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Full text of "La vie artistique"

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l 


GUSTAVE   GEFFROY 


LA 

VIE  ARTISTIQUE 


Préface    d'EDMOND    DE    CONCOURT 
Pointe  sèche  d'EUCÈNE  CARRIÈRE      .  .  ,>hC\ 


Farei-rtiè 


eï^e     sene 


Le  Sarcophage  égyptien  —  Edouard  Manet 

Claude  Monet  —  Eugène  Carrière 

Auguste  Rodin 

Camille  Pissarro  -  J.-F.  Raffaelli  -  Me.ssonier 

Puvis  de  Ciiavannes  —  J.-B.  Jongkind 

Whistlér 

L'Art  Japonais  —  Salons  de  1890  et  de  1891 

ETC.,    ETC.. 


PARIS 
E.    DENTU,    ÉDITEUR 

LIBRAIRE    DE    LA    SOCIÉTÉ    DES    GENS    DE    LETTRES 

3,  Place  de  Valois,  3 
1892 

[Tous  droits  réservés) 


A  MAURICE  HAMEL 


Te  dédier  des  chapitres  de  critique  d'art, 
mon  ami,  c'est  vouloir  offrir  des  fleurs  à  un 
jardinier.  Mais  c'est  pour  moi  l'occasion 
d'inscrire  un  homjitage  à  ton  intelligence  de 
lettre,  à  ta  vie  désintéressée^  toute  aux  idées 
et  aux  sentiments.  Et  toi,  tu  sauras  ne  voir 
dans  ces  pages  que  des  sensations  d'exis- 
tence et  des  confidences  de  sensibilité.  Heu- 
reux si  j'ai  pu  fixer,  pendant  l'instant  dun 
livre,  le  souvenir  de  notre  compagnonnage 
à  travers  le  monde  social  et  la  poésie  des 
choses,  si  j'ai  pu  te  donner,  par  l'art  et  la 
littérature,  un  témoignage  de  ma  frater- 
nelle affection. 

Gustave  Geffroy. 


PRÉFACE 


—  A  quoi  pensez-vous ,  mon  ami^  de 
me  demander  une  préface  pour  la 
Vie  artistique  ?. . .  Je  suis  au  fond  un  cri- 
tique vieux  jeu,  un  amateur  de  la  pein- 
ture au  bain  d'huile,  oïl  le  temps  fait 
de  la  cristallisation,  de  la  peinture 
à  la  façon  de  Rubens,  de  Watteau, 
de  la  peinture  transparente ,  de  la 
peinture  avec  des  profondeurs...  et  Je 
ne  vois,  pour  ainsi  dire,  à  l'heure  qu'il 
est,  que  de  la  peinture  plâtreuse,  dar- 
treuse,  qui  s' efforce  d'imiter  la  peinture 
à  la  détrempe. . .  Vous  savez  si  J'aime 


—  II  — 


la  peinture  japonaise^  mais  enfin  la 
peiniut'e  à  l'eau,  avec  renfort  de 
gouache^  de  colle^  ou  de  n  importe  quoi, 
est  un  procédé  inférieur^  incomplet,  in- 
suffisant, un  procédé  de  peuple  primi- 
tif :  pourquoi  y  revenir'^...  Puis  vrai- 
ment, mon  ami,  depuis  nombre  d'an- 
nées, f  ai  trop  vécu  dans  la  peinture  du 
diœ-huitième  siècle,  dans  la  peinture  de 
rExtréine-0 rient;  je  me  suis  tenu 
trop  à  l'écart  de  la  peinture  moderne, 
pour  en  parler  avec  autorité. 

Gejfroij  restait  debout,  devant  moi, 
avec  la  tendresse  sourieuse  de  son  re- 
gard, en  même  temps  qu'une  moue 
d'enfant  contrarié  venait  à  ses  lèvres. 

—  Une  préface,  une  préface . . .  Mais 
qu'a  besoin  d'une  préface  d'un  quel- 
concpie,  LA  Vie  artistique  !  Vous  êtes 
l'écrivain  —  je  le  dis  tous  les  jours  — 
qui  avez  la  plus  admirable  langue  pic- 


—  III  — 


turalc,  une  langue  colorée  juste  au 
point  qu'il  faut,  une  langue  à  la  fois 
poétique  et  technique,  et  une  langue 
charriant  des  idées  dans  de  la  clarté  : 
—  enfin  le  plus  beau  français  moderne 
qui  soit.  Votre  Sarcophage  égyptien, 
un  petit  chef-d'œuvre,  et  la  description 
de  la  déesse  Nephthtjs  est  une. descrip- 
tion, que  je  tous  erœie.  Dans  /'Olympia 
de  Manet,  il  y  a  toute  une  originale 
histoire  philosophique  de  la  chair  pa- 
risienne de  ce  corps.  Que  de  pages  sa- 
vamment japonisantes  sur  les  peintres 
japonais  !  Votre  Salon  de  1890  est, 
tout  du  long  y  de  la  haute  et  intelligente 
critique.  Et  vous  parlez  de  Rodin,  de 
Carrière,  de  Whistler,  de  Jongkind, 
de  Monet ,  de  Renoir,  de  Puvis  de 
Chavannes ,  de  Pissarro ,  de  notre 
ami  Raffaèlli,  beaucoup  mieux  que  je 
ne  peux  en  parler. 


—  IV    — 


—  Enfin,  vous  me  refusez  ? 

—  Que  le  diable  cous  emporte!,.,  eh 
bien!  non,  je  n'en  ai  pas  le  courage, 
puisque  cous  insistez;  mais  tenez, 
alors,  je  ferai  un  petit  bout  d'étude  sur 
Carrière,  que  les  hasards  des  rencon- 
tres de  la  vie  m'ont  fait  connaître  un 
peu  plus  cpie  vos  autres  peitUres,  et  qui 
pour  moi,  dans  la  modernité,  continue 
le  plus  habilement  la  tradition  de  la 
grande  peinture  ancienne. 


II 


A  quelques  jours  de  là.  Carrière  se 
trouvant  brosser  une  étude  pou/-  mon 
portrcdt,  pendant  quil  me  faisait 
poser,  je  F  interviewais  su/'  la  forma- 
tion de  son  talent,  et  voici  à  peu  près  ce 
qui  ressortait  de  ses  paroles,  coupées 


par  des  coups  de  brosse,  donnés  comme 
avec  un  bâton  de  chef  d'orchesirCy 
coupées  par  des  regards  pénétrants, 
qui  me  semblaient  pomper  ma  cie. 

Une  jeunesse  passée  jusqu'à  dix— 
huit  ans  à  Strasboui'g,  sa/is  U ouver- 
ture des  yeux,  sans  la  fréquentation 
du  Musée,  sans  le  regard  amoureux 
sur  les  tableaux.  Les  délicates  et  mys- 
tiques pei/dures  de  Martin  Schœn,  à 
l'église  Sai/d-Pier/'C-le- Vieux,  il  ne 
s'apercevra  de  leur  présence  que  lors- 
qu'il repassera  plus  tard  à  Stras- 
bourg. A  dix-neuf  ans,  ou  son  exis- 
tence est  transportée  à  Saint-Quentin, 
(devant  cette  salle  garnie,  de  haut  en 
bas,  do  plus  de  quatre-vingts  têtes  de 
La  Tour,  devant  ce  stupéfiant  musée, 
paraissant  avoir  gardé  toute  vive, 
contre  ses  murs,  la  vie  d'une  société 
morte,  il  y  a  en  lui,  pour  la  première 


—  VI  — 


fois^  un  éveil  du  peintre  Jusqu'alors 
sommeillant,  et  peut-être  ces  prépara- 
tions d'un  des  plus  grands  dessina- 
teurs de  la  figure  humaine,  lui  ins- 
pirent l'amour  de  la  construction,  que 
plus  tard  il  apportera  dans  ses  por- 
traits. Alors  l'année  qui  suit  la  guerre 
de  1870,  oà  il  est  prisonnier  en  Alle- 
magne,et  étudie  sérieusement  le  Musée 
de  Dresde,  et  le  faire  et  les  procédés 
des  Maîtres  anciens.  Puis  encore  les 
années  allant  de  1872  à  1876,  pas^ 
sées  à  l'Ecole  des  Beaux-Arts,  oà  il 
était  déjà  avant  la  guerre,  années 
passées  là  sans  grand  fruit,  sans  ré- 
sultat bien  appréciable.  Enfin  cinq  an- 
nées de  retraite,  dans  un  coin  perdu, 
à  Vaugirard,  où,  femme  et  enfants 
pour  modèles,  sa  vie  est  une  vie  de 
travail  du  matin  au  soir,  et  encore 
bien  avant  dans  la  nuit,  une  vie  de 


—   VII    — 


iranail  acharné^  sans  trêve,  sans  re- 
pos, avec,  en  ce  travail,  quelque  chose 
de  passionné,  de  fiévreux,  de  jouis- 
seur, qui  lui  fait  dire  que,  pour  lui, 
travailler,  c'est  l'aire  la  noce. 


/// 

Cest  en  ce  labeur  d'intérieur  et  de 
famille  que  s'est  formé  le  talent  de 
Carrière.  Là,  à  Yaugirard,  la  Ma- 
ternité divine,  le  motif  religieux  qui 
s'étale  sur  toutes  les  toiles  de  la  vieille 
Italie,  depuis  Cimahue  jusqu'à  Ra- 
phaël, lui,  l'a  repris,  et  en  a  fait  le 
sujet  bourgeois  de  la  Maternité  mo- 
derne, avec  des  grandeurs  sœurs  de 
l'autre.  Certes  ce  n'est  plus  la  mater- 
nité tranquille  et  reposée  des  époques 
de  foi,  c'est  la  maternité  du  siècle  du 


—  vil 


pessimisme,  c'est  la  maierniié  aux 
pensées  noires  de  la  mère^  apparte- 
nant toujours  à  l'inquiétude,  et  dont 
les  étreintes  anxieuses,  et  rcnronlc- 
ment  inquiet  des  bra^  autour  du  coips 
de  son  enfant,  semblent  perpétuelle- 
ment en  défense  contre  la  maladie  et 
la  mort. 


IV 

Puis  Carrière  nest  pas  seulement 
le  peintre  de  la  Mère  moderne,  c'est 
un  grand  portraitiste,  le  portraitiste 
de  Daudet,  de  Verlaine,  de  Geffroij, 
de  Dolent,  etc.,  etc  ,  un  peintre,  dont 
la  pensée  est  préoccupée,  tout  le  temps 
qu'il  peird,  de  l'inlellectaalité  habitant 
les  formes  ciu'il  rej)résente  sur  sa 
toile,  et  ces  formes,  il  les  cliercJie,  il 


—  IX   — 


los  caresse j  il  les  construit,  à  la  façon 
d'un  sculpteur  cjui  modèlerait  dans 
u/ie  terre  sans  épaisseur.  Et  alo/s 
(/u'/l  donne  à  ces  /if/urcs  une  réalité 
/)r('S(j((c  sculpturale,  en  iiuhne  te/nps  il 
enveloppe,  il  estompjc  cette  réalité  de 
cette  coloratio/i  aimée  par  lui,  de  cette 
coloration  prescpie  tenue  dans  le  noir 
bistré  et  le  blanc,  de  cette  coloration 
où,  dans  le  léger  barbotage  du  jnnceau, 
dans  le  miroitement  des  lumières  et 
des  ombres,  qu'on  dirait  mouisantes, 
dans  l'éclcdrcie  prescpie  d'un  clair  de 
lune  par nù  de  rousses  ténèbres,  il  ap- 
parcut  monter  un  peu  de  l'âme  du  mo- 
dèle sur  la  matière  de  son  visage.  Oui, 
c'est  une  transfiguration  toujours poé- 
ticjue  et  parfois  un  peu  fantastique 
d'une  figure. 

Mais  tout  amoureux  que  Carrière 
peut  être  du   clair-obscur  de    lu  vie 


—  X  — 


V)Wanie,  et  tout  méprisant  qu'il  se 
montre  parfois,  dans  la  conversation, 
pour  le  claquant  de  la  couleur,  le  colo- 
riste cjui  a  peint  la  belle  tête  de  femme 
de  trois  cjuarts,  exposée,  il  y  a  quel- 
ques années,  chez  Boussod  et  Vala- 
don, ne  doit  pas  se  confiner  dans  la 
grisaille,  quelque  savant  et  artistique 
parti  cjuil  en  tire. 


V 


Je  suis  dans  râtelier  de  la  villa  des 
Arts  à  Batignolles,  et  je  regarde. 

Ce  sont,  sous  mes  yeux,  au  mur, 
sur  des  chevalets,  des  esquisses  de  têtes 
de  femmes,  rosées  de  la  pâleur  d'une 
rose-thé  fleurie  à  l'ombre,  des  vivantes, 
comme  vues  dans  l'évanouissement  de 
leur  couleur  terrestre  ;  ce  sont  de  pe- 


—   XI   — 


tites  faces  d'enfants,  aux  prunelles  de 
diamant  noir,  dans  l' indécision  noyée 
de  leurs  traits,  dans  la  coloration 
lactée  de  leur  chair  ;  ce  sont,  dans  des 
pots  de  jardinier,  des  fleurs  aux  tons 
mourants,  et  de  vagues  dessertes  de 
tables  y  montrées  dans  le  crépuscule 
d'une  grisaille  :  des  natures  mortes  un 
peu  hoffmannesques  ;  ce  sont  les  douze 
êcoinçons  des  six  dessus  de  portes  de 
r Hôtel  de  Ville,  que  Carrière  ment  de 
peindre  :  ces  douze  corps  de  femmes,  en 
le  contournement  élégant  de  leur  repos 
nu,  en  la  rocaille  de  leur  grâce,  ce 
sont  des  choses  d'hier  et  des  choses 
d'aujourd'hui  :  l'ébauche  de  Mullem, 
brossé,  balafré,  égratigné  en  cjuelques 
heures,  V ébauche  d'un  enfant  du  pein- 
tre, mort  d'une  diphtérie,  où  l'on  sent 
l'influence  de  Yelascptez,  en  ses  pre- 
mières œuvres. 


—   XII    — 


Et  ce  sont  encore  des  fem'tles,  des 
feuilles  de  papier,  —  pour  ainsi  dire^ 
les  études  de  la  Caresse  maternelle, 

—  et  on  un  trait  de  sanguine  ou  de 
fusain  a  fixé  des  niouvemerds  de  ten- 
dresse :  l'enroulenieid  de  bras  autour 
d'un  cou,  l'écraseme/d  d'un  baiser  sur 
une  Joue ,  des  ei'renietds  de  mains 
tremblotantes  autour  d'un  petit  corps 
aimé...  Ah,  des  mains!  ah,  la  main! 
ce  morceau  de  l'ét/'e,  gui  dit  et  raconte 
tant  de  choses  su/'  lui!  des  mains,  il  y 
en  a  là,  dans  les  tiroirs,  des  brassées, 

—  et  toujours  en  la  surprise  de  toute 
leur  éloqueide  mimique.  Car  Carrière 
est  un  dessinateur  passionné  de  la 
main,  comme  Vont  été  Watteau  et  Ga- 
tarni,  et  dans  le  portrait  qu'il  fait, 
même  en  un  cadre  resserré,  cherche-t-il 
le  plus  souvent  à  côté  du  visage  de 
l'homme,  à  y  placer  sa  main! 


—   XIII  ' 


A  travers  fa  succession  des  toiles  y 
les  morceaux  de  carton  colorés,  des 
feuilles  de  papier  crayonnées,  que  Car- 
rière méfait  passer  sous  les  yeux,  mon 
regard  cet,  tout  le  temps,  à  la  grande 
machine,  à  la  toile  posée  à  terre,  qui 
prend  tout  le  fond  de  l'atelier. 

C'est  son  exposition  de  l'année  pro- 
chaine, c'est  la  composition  dans  la- 
quelle le  portrcdtiste  et  le  peintre  de  la 
mère  moderne  va  montrer  son  talent, 
dans  des  proportions  historiques ,  sous 
fine  forme  nouvelle,  va  nous  donner  du 
Paris  contemporain ,  avec  une  huma- 
nité, à  la  fois  étudiée  par  un  peintre 
et  par  un  observateur  littéraire.  Oui, 
dans  le  vague  de  l'esquisse,  d'ans  le 
brouillard  bitumeux  de  la  grisaille,  ou 
çà  et  là,  un  trait  de  craie  arrête  la  sil- 
houette d'une  figure,  enfin  dans  cette 
apparence  figée  d'un  rêve,  cjue  met  sur 


XIV    — 


une  toile  la  tâtonnante  recherche  d'a/i 
pinceau,  en  la  première  idée  d'un 
peintre  :  voici  le  théâtre  de  Bellemlle. 
L'étude  est  prise  des  secondes  ga- 
leries, en  sorte  que  la  vue  puisse  des- 
cendre au  parterre,  monter  au  pa- 
radis. D'abord  quelques  gros  dos 
attentionnés,  avec  des  têtes  aplaties 
sur  la  rampe;  ça,  presque  aussitôt 
coupé  par  ut:  groupe  debout,  où  une 
femme,  le  bras  couché  au-dessus  de  sa 
tête,  et  touchant  le  plafond,  semble  une 
robuste  cariatide  qui  le  soutient;  et  au 
delà  de  ce  groupe,  court  le  tournant  de 
la  galerie,  cjui  revient  à  gauche  devant 
vous,  jusqu'au  montant  de  la  scène, 
avec  son  monde  d'hommes  et  de  fem- 
mes, tassé,  serré,  pressé,  entré  les  uns 
dans  les  autres,  tandis  qu'à  droite, 
vous  avez  la  tumultueuse  foule  de 
l'amphithéâtre,  mêlée  dans  une  de  ces 


—    XV    — 


con fumons,  grouil laides  à  la  Goya,  on, 
ses  lithographies  de  la  Tauromachie. 

Et  cette  salle  qu'il  veut,  lors  de 
V achèv)einent  de  la  peinture,  éclairée 
d'une  double  lumière,  d'une  lumière 
argentine  à  gauche^  d'une  lumière  do- 
rée  à  droite,  lumière  oà  transpercera 
le  rouge  de  la  tenture,  il  en  montre 
l'effet  harmonique  sur  deux  longues 
et  étroites  pancartes. 

Puis  y  tirant  de  je  ne  scùs  où,  une 
carte  du  graveur  à  l' eau-forte  Boutet, 
une  enveloppe  de  lettre  de  faire-pjart 
de  mort,  on,  un  soir,  là,  à  Bellecille, 
sur  les  bouts  depapie/-  qu'il  avait  dans 
sa  poche,  le  peintre  a  cherché  à  instan- 
taniser,  en  quatre  coups  de  crayon,  des 
mouvements  de  nature,  des  poses,  des 
attitudes  du  peuple  au  spectacle,  il  se 
met  à  parler,  les  yeux  brillards,  dans 
une  espèce  d'hallucination  fiévreuse,  de 


—    XVI 


la  «  bête  humaine  »_,  dont  il  veut  peu- 
pler sa  toile  ;  de  cette  plèbe  fermen- 
tante, qu'il  rêve  d'y  mettre,  et  de  ces 
mâles  vivants  de  la  barrière,  et  de  ces 
faubouriennes  à  la  beauté  sauvageonne, 
enfin  de  ces  rudes  et  ingénus  specta- 
teurs, sous  le  coup  de  l'empoignement 
d'un  gros  drame,  —  et  il  se  laisse 
aller  à  dire  les  frissons  de  joie  qu'il 
aura  à  réaliser  cette  puissante,  cette 
intelligente  œuvre  moderne. 

Edmond  de  Goiscodrt. 

Âuteuil,  15  juin  1892. 


LA 

VIE   ARTISTIQUE 

1890- 1891 


LE  SARCOPHAGE  EGYPTIEN 

20  juillet  1891. 
Ces  jours  de  soleil  de  juillet  et  d'août 
sont  les  jours  d'accalmie  de  l'existence  des 
grandes  villes.  Il  y  a  un  temps  de  répit 
dans  les  régions  habituellement  soumises  à 
tant  d'agitations  et  de  remous,  et  ce  répit 
coïncide  avec  la  fermeture  des  classes  et 
l'entrée  des  élèves  en  vacances.  Faut-il  voir 
là  une  preuve  de  la  survivance  perpétuelle 
de  l'écolier  chez  l'homme?  Toujours  est-il 
que  le  mouvement  journalier  s'arrête  par- 


tout  à  la  fois  dans  les  milieux  où  cet  arrêt 
est  possible.  Le  magistrat  dépose  le  glaive 
et  la  balance.  L'acteur  s'en  va  aux  champs. 
La  politique  s'arrête.  Il  n'y  a  pas  —  évé- 
nement extraordinaire!  —  d'exposition  de 
peinture.  Les  polémiques  des  journaux  de- 
viennent molles.  Les  gens  de  lettres  sem- 
blent se  dérober  aux  interviews. 

C'est  le  bon  moment,  sans  doute,  où  l'on 
peut  réfléchir  avec  quelque  impartialité  aux 
incidents  de  la  saison  et  à  l'ensemble  de  la 
vie  qui  a  été  vécue  pendant  l'hiver  et  le 
printemps  et  qu'on  revivra  à  la  fin  de  l'au 
tomne,  cette  année,  et  l'année  suivante,  et 
les  autres  années,  dans  un  recommence- 
ment aussi  régulier,  aussi  périodique,  aussi 
semblable  que  la  course  de  la  terre  et  la  ve- 
nue des  saisons.  Oui,  mais  quelle  est,  cette 
fois,  la  conclusion  passagère  ?  En  quel  mot, 
—  les  Chambres  parties,  les  théâtres  clos, 
le  Salons  de  peinture  fermés,  les  enquêtes 
littéraires  terminées,  —  en  quel  mot  peuvent 
se  résumer  les  tendances  actuelles,  peut 
s'affirmer  l'état  d'esprit  de  l'humanité  civi- 
lisée? 


Autrefois  —  vers  i8()5  —  les  Concourt 
ont  cru  reconnaître  que  la  maladie  du  temps 
était  la  Blague.  Aujourd'hui,  en  1891,  n'ap- 
paraît-il pas  que  cette  maladie  est  la  Ré- 
clame, et  ne  nous  fera-t-elle  pas  regretter 
la  Blague  ?  Car  cette  Réclame  est  terrible- 


'»' 


àprement  méthodique.  —  Voulez-vous  la 
voir  brusquement  apparaître,  par  antithèse, 
telle  qu'elle  est,  envahissante,  démesurée? 
Allez  regarder  le  sarcophage  égyptien  du 
musée  du  Louvre.  C'est  ce  sarcophage  qui 
est  le  point  de  départ  de  ces  réflexions,  par 
une  naturelle  association  d'idées,  et  je  suis 
allé  le  revoir. 

On  ferait  bien  de  se  diriger  vers  lui  de 
temps  à  autre,  quand  la  bataille  des  in- 
térêts devient  trop  ardente,  quand  la  pous- 
sée est  trop  brutale.  Ce  sarcophage  est  apai- 
sant pour  tous  les  hommes  de  bonne  foi 
qui  iront  tourner  autour  et  regarder  dedans, 
sous  le  couvercle  exhaussé.  Il  apparaît  sur- 
tout impossible  que  ceux  qui  ont  fait 
de    la    pensée    et    de    l'art  les    principales 


affaires  de  leur  existence  n'acceptent  pas 
l'enseignement  dédaigneux  et  doux,  hau- 
tain et  tranquille,  inclus  en  ce  solide  coffre 
de  basalte  qui  a  traversé  les  siècles. 

Ce  sarcophage  est  au  Louvre,  dans  la  ga- 
lerie des  Antiquités  égyptiennes,  salle  du 
rez-de-chaussée.  On  y  accède  immédiate- 
ment par  le  guichet  de  Saint-Germain- 
l'Auxerrois.  Il  y  a  bien  d'autres  merveilles 
dans  cette  salle,  et  l'après-midi  peut  passer 
vite  entre  ces  murs  sévères,  sur  ces  dalles 
où  s'allongent  les  sphinx,  où  se  dressent  les 
silhouettes  de  granit  rose.  Il  est  très  célè- 
bre, et  à  bon  droit,  dans  le  m_onde  des 
égyptologues,  ce  monument  d'époque  dis- 
parue qui  devient  inopinément  un  chapitre 
de  l'histoire  parisienne.  C'est,  dit  M.  de 
Rougé  en  sa  notice,  le  chef-d'œuvre  de  la 
gravure  égyptienne  de  l'époque  saïte.  Il  a 
une  hauteur  totale  de  i  m.  20,  une  longueur 
de  2  m.  85,  une  largeur  de  i  m.  24.  Dans 
ces  dimensions  restreintes,  toute  une  race 
revit,  une  conception  de  la  vie  et  de  la  mort 
s'affirme,  une  leçon  d'humanité,  de  nature 
et  d'art  se  mêle  fièrement  à  l'odeur  mé- 


lancolique  de  la  fine  poussière  du  passé. 
Ce  qu'elle  donne  à  entendre,  cette  leçon, 
c'est  qu'il  peut  exister  un  art  fait,  non  pour 
être  vu,  mais  pour  être  caché,  dérobé  à 
tous  les  regards,  enfoui  aux  profondeurs,  et 
que  cet  art  peut  être  aussi  tendre  et  aussi 
grandiose,  aussi  profondément  expressif, 
aussi  hautement  significatif  que  les  œuvres 
d'orgueil  exhibées  en  pleine  lumière,  éri- 
gées devant  les  foules  en  succès  d'apothéose. 
Jamais,  non,  jamais  il  n'a  été  fourni  une 
preuve  plus  évidente  de  repliement  de 
pensée,  de  forte  vie  intérieure.  Jamais  ne 
sont  mieux  apparues  la  passion  désinté- 
ressée de  la  beauté,  la  jouissance  intime  res- 
senties par  le  faiseur  de  chefs-d'œuvre. 

Un  prêtre,  nommé  Taho,  fut  inhumé 
dans  ce  creux,  Taho,  basilico  grammate, 
prêtre  d'Imhotep,  fils  de  Ptah.  Sur  la  face 
extérieure  de  l'enveloppe  de  pierre,  des 
scènes  de  légendes  montrent  les  zones  noc- 
turnes où  circule  l'àme  défunte.  Le  ser- 
pent, la  barque  du  soleil,  Osiris,  Horus,  le 
châtiment  des  coupables,  la  série  des  Heu- 


—  6  — 

res,  la  naissance  du  scarabée,  ont  été  incisés 
dans  la  pierre.  Les  personnages  défilent, 
stationnent,  se  mêlent  aux  emblèmes,  toute 
une  existence  active  et  fantastique  apparaît. 

A  l'intérieur,  c'est  une  vie  différente,  un 
séjour  de  calme,  des  personnages  de  soli- 
tude, des  visages  de  mystère. 

Sur  les  parois,  les  déesses  Nephthys  et 
Isis,  l'une  au  chevet,  l'autre  au  pied,  toutes 
deux  acroupies  en  de  légères  attitudes  de 
suprême  élégance,  étendent  leurs  ailes  au 
repos,  de  longues  aides  rapides  de  beaux 
oiseaux  de  proie.  Sur  les  côtés,  des  génies 
célestes  se  dessinent  en  attitudes  protec- 
trices. Et  voici,  maintenant,  les  deux  œuvres 
que  l'artiste  crut  dissimuler  à  jamais. 

Au  fond  de  la  cuve,  la  déesse  qui  reçoit  le 
défunt  :  une  jeune  déesse  vaguement  sou- 
riante, le  visage  doux,  presque  enfantin, 
d'une  expression  aussi  inJétinissable  que  les 
visages  des  femmes  de  Vinci.  Mais  ce  n'est 
pas  le  trouble  voluptueux  des  époques  finis- 
santes. C'est  une  rêverie  instinctive  faite 
pour  éclairer  doucement  l'obscurité,   c'est 


une  aurore  de  grâce  à  peine  pubère  qui  se 
lève,  et  qui  cesse  presque  tout  de  suite,  aus- 
sitôt couchée  dans  la  nuit  de  la  tombe. 
Le  regret  ne  voltige  pas  sur  cette  bouche 
vivante,  n'assombrit  pas  ce  délicieux  re- 
gard. Cette  longue  fillette  qui  est  étendue  là, 
de  profil,  ouvrant  les  bras  au  nouveau  venu, 
ses  longs  bras  minces,  souples  comme  des 
tiges  de  fleurs,  s'avance,  donne  la  sensa- 
tion d'une  marche  heureuse  dans  la  pierre 
où  elle  est  encastrée,  tout  son  léger  corps 
en  mouvement  rythmique,  enfermé  dans 
cette  admirable  gaine  du  dessin  égyptien, 
d'où  l'art  grec  devait  faire  déborder  la  pléni- 
tude des  formes. 

Sur  ce  corps  doucement  tressaillant,  sur 
cette  chair  qui  fleurit  dans  la  pierre,  on  dé- 
posait le  mort,  la  momie  embaumée,  étroi- 
tement enveloppée  de  bandelettes,  enfer- 
mée dans  la  boîte  couverte  de  signes,  ornée 
de  coloriages...  Et  une  autre  compagne 
était  encore  donnée  à  ce  prisonnier  éternel 
de  la  tombe. 

Au-dessus  de  lui,  sous  le  couvercle,  une 
seconde  déesse,  la  déesse  du  Ciel,  les  bras 


—  8  — 

en  l'air  soutenant  une  circonférence,  est 
doucement  modelée  dans  la  dure  matière. 
Elle  est  longue  et  fine  plus  encore  que  sa 
sœur,  la  déesse  de  l'accueil.  Elle  a  les  jam- 
bes souples,  les  pieds  minces,  les  mains 
étroites,  des  petits  seins  naissants,  le  ventre 
ferme,  à  peine  marqué  en  relief  au  ras  de 
la  pierre.  Le  visage,  de  face,  est  sérieux, 
mortuaire,  les  yeux  grands  ouverts,  avec 
une  expression  extraordinaire  de  jeunesse 
et  de  iatalité. 

Elle  était  là,  dans  la  pensée  de  l'artiste, 
pour  toute  l'éternité.  La  déesse  et  la  momie 
devaient  se  regarder  sans  cesse,  dans  le 
noir  du  tombeau,  avec  des  yeux  qui  ne 
voient  pas,  et  se  chuchoter  les  confidences 
ignorées  avec  des  lèvres  qui  n'ont  plus  de 
paroles.  Ces  Egyptiens  croyaient  que  l'exis- 
tence se  continuait  dans  cette  auge  de  pierre 
où  l'on  déposait  le  corps.  C'était  là,  cette 
maison  des  morts,  la  «  demeure  éternelle  ». 
La  maison  des  vivants  n'était  que  1'  «  hôtel- 
lerie »  où  l'on  passe.  Le  mort  était  donc 
logé  dans  un  caveau ,  entouré  d'objets 
usuels  ou  de  représentations  de  ces  objets. 


d'armes,  de  vêtements,  de  bijoux.  On  lui 
servait  à  boire  et  à  manger,  on  venait  man- 
ger près  de  lui.  Les  travaux  qui  avaient  été 
les  siens  se  continuaient  sur  les  murailles, 
en  gravures  et  en  peintures. 

Ces  admirables  figures  que  nous  voyons 
aujourd'hui  au  Louvre  étaient  à  jamais, 
croyait-on,  encloses  avec  lui.  Le  couvercle 
était  scellé  dans  une  rainure  par  du  ci- 
ment et  par  des  boulons.  La  porte  du  cou- 
loir du  monument  était  murée.  Le  puits 
intérieur  par  lequel  on  accédait  au  caveau 
était  obstrué  de  pierres  et  de  sable.  «  Il  y  a 
certainement  en  Egypte,  dit  Mariette,  des 
momies  si  bien  cachées,  que  jamais^  au 
sens  absolu  du  mot  Jamais,  elles  ne  rever- 
ront le  jour.  >■>  Le  chef-d'œuvre  était  ainsi 
pour  toujours  enfoui,  exhibé  dans  l'obscu- 
rité, exposé  dans  le  néant. 

On  ne  remonte  pas  les  temps,  et  les  ar- 
tistes d'aujourd'hui  sont  condamnés  à  exer- 
cer leur  art  comme  une  profession,  à  don- 
ner la  publicité  à  leur  pensée.  Ne  semble-t-il 
pas,  tout  de  nicnic,  qu'on  exagère  cette  pu- 

I. 


10   — 


blicité,  qu'on  installe  trop  la  boutique, 
qu'on  entreprenne  trop  le  commerce,  et 
que  les  hommes  de  maintenant  feraient 
bien,  certains  jours,  d'aller  regarder  de 
leurs  yeux  respectueux  l'intérieur  de  l'é- 
mouvant sarcophage  ? 


II 

LES   BRAS   DE  LA   VÉNUS    DE  MILO 

28  juin  1890. 

La  Vénus  de  Milo  redevient  d'actualité. 
Le  marbre  divin,  pour  un  instant,  est  un 
sujet  de  reportage  et  de  chronique.  Du  fond 
de  sa  galerie  du  Louvre  il  prend  l'attention 
qui  ne  va  d'ordinaire,  dans  le  monde  pari- 
sien, qu'à  ces  dames  des  théâtres  ou  aux 
marchandes  de  sourires  dont  les  toilettes 
sont  décrites  et  les  équipées  racontées  dans 
les  échos  des  journaux  galants.  C'est  à  la 
patience  de  M.  Ravaisson  que  la  déesse  doit 
cette  inattendue   réclame.    M.  Ravaisson  a 


—   II  — 

imaginé  d'expliquer  l'attitude  de  la  Vénus 
de  Milo  par  la  présence  du  dieu  Mars.  A 
l'aide  de  quelques  documents  et  d'adroites 
suppositions,  il  a  reconstitué  le  groupe,  il  a 
réinventé  les  bras  qui  manquent.  On  a  pu 
voir  le  résultat  obtenu  dans  le  vestibule  de 
l'Institut. 

C'est  une  idée  intéressante,  mais  ce  n'est 
pas  une  heureuse  idée.  Si  c'est  pour  fournir 
un  renseignement  aux  érudits  que  ce  dia- 
logue entre  Mars  et  Vénus  a  été  rétabli, 
passe  encore.  On  accordera  à  la  tentative 
une  curiosité  d'un  instant,  et  ce  sera  fini. 
Mais  s'il  s'agit  de  donner  au  chef-d'œuvre 
sa  forme  définitive,  c'est  peine  perdue.  La 
Vénus  de  Milo  doit  rester  et  restera  isolée 
et  sans  bras.  On  se  souvient  des  cou- 
plets écrits  dans  Hoinines  et  dieux,  par  ce 
savoureux  prosateur,  Paul  de  Saint-Victor: 

«  Béni  soit  le  paysan  grec  dont  la  bêche 
(exhuma  la  déesse  enfouie  depuis  deux 
mille  ans  dans  un  champ  de  blé!  Grâce  à 
lui,  l'idée  de  la  Beauté  s'est  exhaussée  d'un 
degré  sublime;  le  monde  plastique  a  re- 
trouvé sa  reine.  A  son  apparition,  que  d'au- 


—    12    — 

tels  écroulés,  que  de  prestiges  évanouis  ! 
Comme  dans  le  temple  biblique,  toutes  les 
idoles  tombèrent  la  face  contre  terre.  La 
Vénus  de  Alédicis,  la  Vénus  du  Capitole,  la 
Vénus  d'Arles,  s'abaissèrent  devant  la  Vé- 
nus deux  fois  Victorieuse  qui  les  réduisait. 
en  se  relevant,  au  rang  secondaire.  » 

C'est  la  vérité  môme,  éloquemment  ex- 
primée. Les  Vénus  coquettes,  libertines, 
faussement  pudiques,  dont  le  type  est  la 
Vénus  de  Médicis,  passent  au  rang  inférieur 
depuis  que  la  V^énus  de  Milo  est  venue  ré- 
gner sur  le  monde  de  l'art  grec.  Forcer 
celle-ci  à  une  conversation  avec  Mars,  c'est 
la  mettre  en  déchéance.  Elle  n'a  pas  besoin 
de  ce  compagnon  porte-glaive  et  casqué. 
Elle  se  diminue  en  armant  ce  militaire.  Il 
est  fort  possible  qu'elle  ait  été  conçue  dans 
cette  attitude  et  dans  la  société  du  guer- 
rier. Qu'importe!  Le  hasard  a  bien  fait  les 
choses  en  supprimant  le  suffisant  bellâtre 
et  même  en  cassant  les  bras  de  la  statue 
superbe.  Vénus,  ainsi,  n'est  plus  localisée 
dans  la  mythologie  grecque,  elle  échappe  à 
son  rôle  spécial,   elle  monte  au  plus  haut 


—  n  — 

degré  des  généralisations  et  des  symboles. 
Saint-^'icto^,  dans  son  idéalisme  mal 
compris,  dans  son  esthétique  trop  souvent 
étroite,  s'applaudit  de  ce  qu'il  n'y  ait  pas 
un  atome  de  chair  dans  ce  marbre  auguste. 
«  Ces  traits  grandioses,  dit-il,  ne  répètent 
aucune  ressemblance;  ce  corps,  où  la  grâce 
se  revêt  de  force,  accuse  la  généralisation 
de  l'esprit.  Il  est  sorti  d'un  cerveau  viril, 
fécondé  par  l'idée  et  non  par  la  présence 
d'une  femme.  »  Il  revient  encore  sur  cette 
idée  :  «  11  n'y  a  pas  de  squelette  dans  ce 
corps  superbe,  ni  de  larmes  dans  ces  yeux 
aveugles,  ni  d'entrailles  dans  ce  torse  où 
circule  un  sang  calme  et  régulier  comme  la 
sève  des  plantes.  »  Ce  n'est  pas  l'apparence 
exacte  que  la  Vénus  prend  sous  tous  les  re- 
gards. Elle  est  harmonieuse  et  éternelle,  elle 
est  devenue  synthétique  et  souveraine, 
certes.  Mais,  c'est  une  des  formes  les  plus 
vivantes  de  la  femme  qui  aient  été  réalisées. 
Le  physiologiste  ne  trouve  ici  rien  à  re- 
prendre, il  reconnaît  la  place  des  organes, 
il  admire  la  solidité  de  l'armature,  il  voit 
circuler  le  sang,  s'accomplir  la  respiration, 


—  14  — 
s'élaborer  la  vie.  Oui,  tant  mieux  si  les  bras 
sont  absents.  On  voit  mieux  l'incomparable 
torse.  La  pensée  conçoit  plus  parfaitement 
celle  vers  laquelle  vont  tous  les  désirs,  — 
qui  reste  impassible  et  immuable,  —  qui 
n'étreint  pas  et  ne  se  donne  pas,  —  la  souve- 
raine Beauté,  éternel  appât  de  la  vie. 


III 


OLYMPIA  1 

10  février  1890. 

Il  me  suffît  de  songer  à  ce  nom  d'Olympia 
pour  revoir  le  tableau  d'Edouard  Manet  tel 
que  je  le  vis,  —  une  première  fois,  dans 
l'atelier  du  peintre,  lorsqu'il  montra  à  tous 
deux  toiles  refusées  au  Salon,  le  portrait  de 


'  A  propos  de  la  présentation  à  l'Etat  de  l'Olympia 
par  un  groupe  de  souscripteurs  réunis  sur  l'initiative 
de  Claude  Monet.  La  toile  d'Edouard  Manet  est  ac- 
tuellement au  l;uyembourg,  en  attendant  le  Louvre  où 
elle  peut  entrer,  réglementairement,  l'an  prochain. 


—  15  — 

Desboutin  et  le  Linfce,  —  une  seconde  fois, 
à  l'exposition  posthume  de  l'Ecole  des 
Beaux-Arrs,  —  et  enfin  à  l'Exposition  cen- 
tennale  de  1S89.  Immédiatement,  la  femme 
peinte  surgit  dans  la  mémoire  comme  une 
vivante  qu'on  aurait  connue.  Tous  les  traits 
de  son  visage,  tous  les  détails  de  son  atti- 
tude sont  restés  familiers,  on  séjourne  à 
nouveau  dans  le  décor  où  elle  habite. 

Elle  est  nue,  étendue  sur  un  lit,  au  pre- 
mier plan,  à  la  façon  des  courtisanes  des 
tableaux  vénitiens.  On  peut  deviner  derrière 
elle,  au  delà  des  rideaux  verts,  la  banale 
chambre  d'amour  où  les  maîtres  du  pinceau 
ont  aimé  souvent  à  faire  éclore  les  chairs 
tièdes  et  souples  des  véridiques  créatures 
de  rencontre  auxquelles  leur  pinceau  a 
donné  la  survie.  Les  linges  du  lit  sont  d'un 
blanc  gris  légèrement  bleui.  Un  chat  noir 
surgit,  s'éveille  comme  sa  maîtresse.  Une 
négresse  apparaît,  portant  un  bouquet.  Une 
harmonie  générale,  en  larges  taches  de  noir 
et  de  blanc,  est  déjà  éveillée  par  ces  images. 
Mais  combien  elle  est  résumée  et  portée  au 
plus  haut  point  par  le  corps  lumineux  de 


—  i6  — 

l'Olympia,  tout  en  clartés  étendues  et  en 
ombres  légères!  Le  corps  entier  est  circon- 
scrit, un  peu  comme  une  figure  de  vitrail, 
par  une  onduleuse  ligne  sombre  qui  le  cercle 
de  nuit.  Ligne  de  convention,  parti  pris  ar- 
tistique qui  a  fort  irrité,  par  un  singulier 
phénomène,  des  gens  qui  sont  habituelle- 
ment partisans  de  la  convention  et  de  la 
formule.  Certes,  le  trait  qui  représente  idéa- 
lement les  contours  n'existe  pas  dans  la  na- 
ture. Balzac  a  déjà  dit  cela  en  i83i  dans  le 
Chef-cCœuvre  inconnu,  en  une  page  superbe 
qui  pourrait  bien  être,  jusqu'à  présent,  le 
plus  parlait  sommaire  de  la  conception  ar- 
tistique. Ce  trait  n'est  donc  employé  que 
pour  traduire  les  apparences  d'une  façon 
visible,  pour  en  donner  la  signification 
écrite.  C'est  un  outil,  et  rien  de  plus,  —  un 
instrument  comme  un  rabot,  disait  un  jour 
Bracquemond.  Le  véritable  dessin,  c'est  ce- 
lui qui  consiste  à  modeler  les  surfaces.  C'est 
le  signe  du  don  de  voir,  c'est  la  preuve  du 
métier  possédé,  c'est  la  réalisation  possible 
de  la  beauté  de  la  vie.  Ce  dessin,  c'est  le 
dessin  de  l'Olympia.   La   chair   est  d'une 


—  17  — 

coulée  de  lumière,  cette  lumière  s'épand 
comme  un  fleuve,  d.'puis  la  racine  des  che- 
veux jusqu'à  l'orteil,  en  une  pâte  pétrie  de 
clarté,  avec  des  passages  de  demi-teintes  et 
de  transparentes  obscurités  d'une  justesse 
inouïe.  Le  noir  des  yeux,  le  rose  éteint  des 
lèvres,  le  point  rougissant  du  sein,  l'ambre 
du  ventre,  la  dureté  perceptible  des  os  de  la 
cheville,  des  genoux,  des  côtes,  la  rondeur 
lisse  et  fuselée  des  mollets,  la  tache  du 
nombril,  le  bombé  élastique  de  la  gorge, 
les  doigts  écartés  et  les  plans  en  raccourci 
de  la  main  posée  sur  la  cuisse,  ce  sont  les 
détails  impeccables  qu'on  trouve  à  l'analyse 
de  cet  ensemble  où  la  vie  respire  dans  la 
lumière. 

Olympia  est  une  fille  de  Paris,  la  première 
qui  ait  figuré  ainsi,  avec  une  tranquillité 
d'œuvre  charmante  et  définitive,  dans  la 
peinture  de  ce  temps.  C'est  évidemment  un 
modèle  rencontré,  et  qui  a  conquis  l'artiste 
par  sa  grâce  particulière,  son  caractère  indi- 
viduel. Il  s'est  trouvé  qu'en  transcrivant  sur 
sa  toile  l'aspect  de  cet  être  de  hasard,  devant 


—  i8  — 

lequel  il  s'était  arrêté,  il  avait  réfléchi,  il 
s'est  trouvé  que  Manet,  comme  tous  les 
grands  artistes,  a  fixé  la  synthèse  d'une  race 
spéciale,  a  créé  une  femme  qui  résume  les 
mœurs  d'une  ville,  la  physiologie  d'une 
classe.  Ce  n'est  pas  la  première  fois  qu'une 
créature  de  cette  catégorie  passe  à  l'état  de 
symbole  d'art  et  entre  dans  l'Histoire,  Dans 
le  Nord,  en  Flandre  et  en  Hollande,  les 
maîtres  ont  fait  poser  devant  eux  des  mari- 
tornes  de  carrefours  aux  sanguins  visages  et 
aux  chairs  épaisses.  Ils  les  ont  montrées 
dans  leurs  rapaces  marchandages,  discutant 
en  aigres  commerçantes  avec  le  bourgeois 
ou  le  soudard,  dans  la  petite  pièce  de  rez-de- 
chaussée  proprement  meublée,  ornée  d'oi- 
gnons de  fleurs,  prenant  vue  sur  une  église 
ou  sur  un  quai.  Ou  bien  ils  ont  fait  coucher 
leurs  débordantes  et  roses  personnes  sur  les 
vulgaires  courtines  de  leur  litd'avaricieuses 
ménagères.  En  Italie,  les  courtisanes  du 
terroir,  celles  dont  la  beauté  rayonnait  dans 
des  réduits  de  faubourgs,  comme  les  impé- 
rieuses qui  traînaient  leurs  robes  de  brocart 
sur  les  dalles  des  palais,  sont  entrées,  elles 


—    ÏQ    — 

aussi,  en  victorieuses,  dans  l'apothéose  de 
la  peinture.  Non  pas  seulement  les  rousses 
et  somptueuses  créatures  du  Titien  et  de 
Yéronèse,  les  corps  couleur  de  soleil  alan- 
guis  au  fond  des  alcôves.  Le  Carpaccio  a 
immobilisé  dans  l'attente,  sur  les  terrasses 
de  Venise,  d'effrayantes  courtisanes  entou- 
rées de  chiens,  de  pigeons  et  de  paons,  qui 
sont  bien  les  servantes  d'amour  les  plus 
atroces  à  l'embuscade  qu'on  ait  encore  ren- 
contrées dans  l'art,  à  ce  point  que  les  pro- 
cès-verbaux des  romanciers  et  des  dessina- 
teurs naturalistes,  en  quête  d'horreurs  dans 
le  quartier  de  l'Ecole  Militaire,  pâlissent  au- 
près de  ces  impitoyables  et  grandioses  évo- 
cations. 


Quelle  que  soit  la  situation  sociale  d'Olym- 
pia, qu'elle  habite  les  plus  mauvais  lieux, 
ou  qu'elle  soit  une  libre  fille  de  bohème, 
modèle  de  peintres,  coureuse  de  brasseries, 
amante  d'un  jour,  elle  peut  donc  se  récla- 
mer d'assez  illustres  parentés,  car  les  mu- 
sées  d'Europe    sont    occupés,   aux   places 


20 


d'honneur,  par  ses  sœurs  de  tous  les  temps 
et  de  toutes  les  nationalités.  C'est  un  produit 
de  grande  ville,  l'errante  des  rues,  fatiguée 
aux  pavés,  salie  aux  ruisseaux.  En  sa  courte 
jeunesse,  elle  connaît  les  fortunes  contraires, 
les  hauts  et  les  bas  de  l'existence.  Ouvrière 
aux  maigres  salaires,  mal  nourrie,  amou- 
reuse en  promenade  de  banlieues  le  di- 
manche, femme  savante  de  sa  chair  à  seize 
ans,  battue  par  des  brutes,  adorée  par  des 
frénétiques  et  des  délicats,  c'est  une  épave 
de  civilisation  promise  à  la  misère  et  à  l'hô- 
pital. Heureusement,  elle  est  venue  s'échouer 
sur  cette  toile,  et  voilà  que  celle  qui  n'était 
pas  sûre  du  lendemain  va  vivi'e  ici  de  l'exis- 
tence prolongée,  et  peut-être  sans  fin,  que 
peut  donner  l'art.  Sa  physionomie  de  malice 
et  d'inconscience,  son  visage  carré,  aux  mâ- 
choires un  peu  lourdes,  prennent  une  séré- 
nité dans  ce  silence  éternel,  dans  cette  atmos- 
phère de  paix  où  vivent  les  chefs-d'œuvre. 
Au  milieu  de  ces  vêtements  quittés,  de  ces 
falbalas  en  désordre,  le  corset,  les  jupons, 
les  bas,  les  souliers,  Une  main  jouant  avec 
une  écharpe  à  fleurs,  un  lacet  noir  en  col- 


lier,  un  bracelet  au  bras,  dans  tout  son  faux 
luxe  de  pauvre,  toute  meurtrie  de  sa  nuit, 
toute  promise  au  recommencement  des  fati- 
gues du  soir,  Olympia  est  délicieuse  et  tou- 
chante, et  tous  ceux  qui  ont  au  cerveau  un 
peu  de  pitié,  aimeront  cette  nerveuse  et  ané- 
miée fillette  aux  yeux  cernés.  Ces  vaincues 
de  naissance  auront  été,  en  ce  siècle  de  com- 
préhension, des  inspiratrices  de  poètes,  de 
ceux  qui  veulent  enclore  des  pensées  dans 
des  rimes,  de  ceux  qui  cherchent  l'expres- 
sion par  l'harmonie  des  lignes  et  des  cou- 
leurs. Cette  face  d'esprit  instinctif,  cette  face 
d'enfant  vicieuse  aux  yeux  de  mystère,  où 
un  peu  d'innocence  erre  encore  dans  les 
montantes  eaux  troubles,  ce  jeune  corps  fra- 
gile aux  seins  frêles,  aux  bras  minces,  aux 
jambes  fines,  ce  corps  respirant,  doux  et 
triste  comme  une  fleur  fanée,  disent  tout 
cela  de  façon  précise  aux  yeux  qui  regardent 
et  qui  interrogent,  mais  ils  ne  le  disent  pas 
sous  un  despotisme  d'intentions  du  peintre. 
Ils  parlent,  mais  ils  parlent  par  eux-mêmes, 
insconsciemment.  Ils  sont  écoutés  et  com- 
pris parce  qu'ils  vivent,  ils  surgissent  et  ils 


22    — 


s'imposent  par  l'autorité  de  la  forme  et  de 
la  couleur. 


IV 


LES  MEULES  DE  CLAUDE  MONET i 

r"  mai  1891. 
La  réunion  de  ces  quinze  toiles  des  Meu- 
les, où  le  même  sujet  est  inscrit,  où  le 
même  paysage  se  reflète,  est  une  démons- 
tration artistique  extraordinairement  victo- 
rieuse. Claude  Monet  est  venu  prouver,  pour 
son  compte,  le  surgissement  continuel  en 
aspects  nouveaux  des  objets  immuables, 
l'afflux  sans  trêve  de  sensations  chan- 
geantes, liées  les  unes  aux  autres,  devant  un 
spectacle  d'apparence  invariable,  la  pos- 
sibilité de  résumer  la  poésie  de  l'univers 
dans  un  espace  restreint. 


'  Préface  du  catalogue  de  l'exposition  de  22  toiles 
de  M.  Claude  Monet,  dans  les  galeries  Durand-Ruel, 
du  5  au  20  mai  1891. 


—  _>3  — 
Pendant  une  année,  le  voyageur  a  renoncé 
au  voyage,  l'actif  marcheur  s'est  défendu 
la  marche.  Il  a  songé  aux  pays  qu'il  avait 
vus  et  traduits,  la  Hollande,  la  Normandie, 
le  Midi  de  la  France,  Belle-Ile-en-Mer,  la 
Creuse,  les  villages  de  la  Seine.  Il  a  songé 
aussi  aux  pays  qu'il  avait  seulement  tra- 
versés, où  il  voudrait  retourner,  Londres, 
l'Algérie,  la  Bretagne.  Sa  pensée  est  allée 
vers  de  vastes  étendues  et  vers  des  points 
précis  qui  l'attirent,  la  Suisse,  la  Norvège, 
le  mont  Saint-Michel,  les  cathédrales  de 
France,  hautes  et  belles  comme  les  ro- 
chers des  promontoires.  Il  a  ressenti  le 
regret  de  ne  pouvoir  hxer,  encore  et  tou- 
jours, les  villes  tumultueuses,  les  mouve- 
ments de  la  mer,  les  solitudes  du  ciel. 
Mais  il  sait  aussi  que  l'artiste  peut  passer 
sa  vie  à  la  même  place  et  regarder  autour 
de  lui  sans  épuiser  le  spectacle  sans  cesse 
renouvelé.  Et  le  voilà  à  deux  pas  de  sa 
maison  tranquille,  de  son  jardin  où  flambe 
un  incendie  de  fleurs,  le  voilà  qui  s'arrête 
sur  la  route,  un  soir  de  fin  d'été,  et  qui  re- 
garde le  champ  où  se  dressent  les  meules. 


—   24   — 

l'humble  terre  attenant  à  quelques  basses 
maisons,  circonscrite  par  les  collines  pro- 
chaines, pavoisée  de  l'incessant  détilé  des 
nuages.  C'est  au  bord  de  ce  champ  qu'il 
reste  ce  jour-là  et  qu'il  revient  le  lende- 
main et  le  surlendemain,  et  tous  les  jours, 
jusqu'à  l'automne,  et  pendant  tout  l'au- 
tomne, et  au  commencement  de  l'hiver. 
Les  meules  n'auraient  pas  été  enlevées, 
qu'il  aurait  pu  continuer,  faire  le  tour  de 
l'année,  renouer  les  saisons,  montrer  les 
infinis  changements  du  temps  sur  l'éter- 
nelle face  de  la  nature. 

Ces  meules,  dans  ce  champ  désert,  ce 
sont  des  objets  passagers  où  viennent  se 
marquer,  comme  à  la  surface  d'un  miroir, 
les  influences  environnantes,  les  états  de 
l'atmosphère,  les  souffles  errants,  les  lueurs 
subites.  L'ombre  et  la  clarté  trouvent  en 
elles  leur  centre  d'action,  le  soleil  et  l'om- 
bre tournent  autour  d'elles  en  une  pour- 
suite régulière  :  elles  réfléchissent  les  cha- 
leurs finales,  les  derniers  ra^'ons^  elles  s'en- 
veloppent de   brume,  elles  sont  miouiilées 


-   25    — 

de  pluie,  glacées  de  neige,  elles  sont  en 
harmonie  avec  les  lointains,  avec  le  sol, 
avec  le  ciel. 

KUes  apparaissent  d'abord  dans  la  séré- 
nité des  belles  après-midi,  leurs  bords  fran- 
gés des  morsures  roses  du  soleil,  prenant 
des  apparences  d'heureuses  chaumières  en 
avant  des  feuillages  verts,  des  coteaux  ma- 
melonnés d'arbres.  Elles  se  dressent  nette- 
ment au-dessus  du  sol  clair,  dans  une  at- 
mosphère limpide.  Aux  mêmes  jours,  le 
soir  plus  proche,  la  descente  du  coteau 
bleuie,  le  sol  diapré,  leur  paille  se  violacé, 
leur  contour  est  sillonné  d'une  ligne  incan- 
descente. Puis,  ce  sont  les  fêtes  colorées, 
somptueuses  et  mélancoliques  de  l'automne. 
Par  les  jours  voilés,  les  arbres  et  les  mai- 
sons se  tiennent  à  distance  comme  des  fan- 
tômes. Par  les  temps  très  clairs,  des  om- 
bres bleues,  déjà  froides,  s'allongent  sur  le 
sol  rose.  Aux  tins  des  journées  de  tiédeur, 
après  des  soleils  obstinés  qui  s'en  vont  à 
regret,  qui  laissent  une  poudre  d'or  dans  la 
campagne,  les  meules  resplendissent  dans 
la  confusion  du  soir  comme  des  amas  de 


—    26    — 

joyaux  sombres.  Leurs  tlancs  se  crevassent 
et  s'allument,  laissent  entrevoir  des  escar- 
boucles  et  des  saphirs,  des  améthystes  et 
des  chrysolithes,  —  les  fiammes  éparses 
dans  l'air  se  condensent  en  feux  violents, 
en  flammes  légères  de  pierres  précieuses, 
—  l'ombre  de  ces  meules  rougeoyantes  s'al- 
longe criblée  d'émeraudes.  Plus  tard  en- 
core, sous  le  ciel  orange  et  rouge,  les  meu- 
les s'assombrissent  et  scintillent  comme 
des  foyers  brûlants.  Des  voiles  tragiques, 
d'un  rouge  de  sang  et  d'un  violet  de  deuil, 
traînent  autour  d'elles,  sur  le  sol,  au-des- 
sus du  sol,  dans  l'atmosphère.  Et  c'est  enfui 
l'hiver,  la  neige  éclairée  de  rose,  les  ombres 
bleues  et  pures,  la  menace  du  ciel,  le  blanc 
silence  de  l'espace. 

De  toutes  ces  physionomies  du  môme  lieu, 
il  s'exhale  des  expressions  qui  sont  pareilles 
à  des  sourires,  à  de  lents  assombrissements, 
à  des  gravités  et  à  des  stupeurs  muettes,  à 
des  certitudes  de  force  et  de  passion,  à 
de  violents  enivrements.  L'enchantement 
mystérieux  qui  sort  de  la  nature  murmure 
et  chante  ici  dans  ces  incantations  par  les 


formes  et  par  les  couleurs.  Une  \ision 
s'affine  et  s'exalte,  une  pensée  est  errante 
dans  ces  reflets  de  couleur  qui  se  multiplient 
les  uns  par  les  autres,  dans  cette  matière 
illuminée  d'étincelles,  de  pointes  bleuâtres 
de  flammes,  des  soufres  et  des  phosphores 
épars  qui  sont  la  fantasmagorie  de  la  cam- 
pagne. Le  rêve  inquiet  du  bonheur  s'élabore 
dans  cette  douceur  rose  des  lins  de  jour, 
monte  avec  les  fumées  colorées  de  l'atmos- 
phère, s'harmonise  avec  le  passage  du  ciel 
sur  les  choses. 


Ce  même  langage  que  parle  la  lumière 
dans  les  pa3'sages  des  meules,  la  lumière  le 
parle  encore  dans  ces  quelques  toiles  ajou- 
tées ici  par  Claude  Monet  à  cette  série  signi- 
ficative. Soit  qu'il  étende  devant  nous  la 
prairie  fleurie  de  rouge,  la  prairie  fleurie  de 
mauve,  le  champ  des  légères  avoines,  — 
soit  qu'il  enferme  en  un  cadre  ce  bloc  de 
terre,  ce  massif  sommet  de  colline,  —  soit 
qu'il  adresse  en  sveltes  ascensions,  dans  la 
dorure  du  soleil  et  la  marche  des  nuages, 


ces  figures  de  jeunes  filles  aériennes  et 
rythmiques,  —  il  est  toujours  l'incompara- 
ble peintre  de  la  terre  et  de  l'air,  préoccupé 
des  fugitives  influences  lumineuses  sur  le 
fond  permanent  de  l'univers.  Il  donne  la 
sensation  de  l'instant  éphémère,  qui  vient 
de  naître,  qui  meurt,  et  qui  ne  reviendra 
plus,  —  et  en  même  temps,  par  la  densité, 
par  le  poids,  par  la  force  qui  vient  du  de- 
dans au  dehors,  il  évoque  sans  cesse,  dans 
chacune  de  ses  toiles,  la  courbe  de  l'hori- 
zon, la  rondeur  du  globe,  la  course  de  la 
terre  dans  l'espace.  Il  dévoile  les  portraits 
changeants,  les  visages  des  paysages,  les 
apparences  de  joie  et  de  désespoir,  de 
mystère  et  de  fatalité,  dont  nous  revêtons, 
à  notre  image,  tout  ce  qui  nous  entoure.  Il 
est  l'anxieux  observateur  des  différences  des 
minutes,  —  et  il  est  l'artiste  qui  résume  en 
synthèses  les  météores  et  les  éléments.  Il 
raconte  les  matins,  les  midis,  les  crépus- 
cules, la  pluie,  la  neige,  le  froid,  le  soleil,  il 
entend  les  voix  du  soir  et  il  nous  les  fait 
entendre,  —  et  il  construit  sur  ses  toiles  des 
morceaux  de  la  planète.  C'est  un  peintre 


—   29    — 

subtil  et  fort,  instinctif  et  nuancé,  —  et  c'est 
un  i^rand  poète  panthéiste. 


EUGENE  CARRIERE  i 

10  avril  i8Ui. 

Ces  dessins  aperçus  en  entrant  ici,  ces 
crayonnages  noirs  et  rouges  mis  sous  verre, 
c'est  l'indice  du  perpétuel  travail,  de  l'in- 
cessante activité  de  pensée.  Quelques-uns 
seulement  ont  été  immobilisés,  accrochés 
au  mur  d'exposition.  Le  reste  est  en  nom- 
bre prodigieux,  en  feuilles  volantes  partout 
disséminées,  parties  chez  des  amis,  déchi- 
rées aux  mains  des  enfants,  réfugiées  à 
Tabri  des  cartons,  au  creux  des  tiroirs,  ou 
bruissantes  et  légères,  errantes  sur  les  tables, 

*  Préface  du  catalogue  de  l'exposition  de  tableaux, 
esquisses  et  dessins,  de  M.  Eugène  Carrière,  chez  Bous- 
sod  Valadon,  boulevard  Montmartre,  du  13  avril  au 
2  mai  i8qi. 


—   30   — 

sur  le   sol,  soulevées   au  moindre   souffle, 
comme  les  feuilles  d'un  automne. 

Il  y  en  a  encore  et  sans  cesse,  il  y  en  a  eu 
hier,  il  y  en  aura  demain,  en  poussées  in- 
cessantes. Carrière  regarde,  pense,  —  des- 
sine, comme  d'autres  regardent,  pensent, 
—  écrivent.  Ces  papiers  blancs,  gris,  bleus, 
qu'il  anime  d'un  trait  et  d'une  tache,  qu'il 
marque  du  signe  personnel,  c'est  le  cahier 
d'expressions  auquel  il  ajoute  sans  cesse, 
le  livre  de  son  existence,  aux  pages  séparées 
qui  se  suivent  comme  les  heures,  le  Jour- 
nal de  son  esprit  et  de  son  cœur,  le  clair 
grimoire  où  se  reflètent  la  signification  des 
événements  et  les  nuances  des  idées.  Il 
prend  ainsi  ses  notes  sur  la  vie,  et  il  les 
prend  tout  près  de  lui,  sur  les  choses  qu'il 
sait,  sur  les  êtres  qui  lui  sont  intimes.  Il 
trouve  la  poésie  de  son  imagination  et  l'ali- 
ment de  son  talent  dans  un  espace  restreint, 
il  voyage  à  l'infini  à  travers  le  monde  qui 
tient  dans  la  lumière  et  l'ombre  d'une 
chambre,  sous  l'orbe  d'or  d'une  lampe.  Il 
parle,  il  rêvasse,  il  rêve,  il  est  sérieux,  il 
égaie,  et  il  voit.  Il  voit   des   visages  con- 


—  II  — 

fiants  ou  réservés,  des  chairs  qui  sont 
pâles  ou  roses  dans  le  noir  de  la  nuit,  des 
arrêts  et  des  montées  de  vie,  des  paupières 
qui  s'abaissent,  des  lueurs  de  regards,  des 
tristesses  de  fronts,  des  illuminations  de 
sourires.  Des  sentiments  surgissent,  passent, 
se  suivent,  s'amènent  les  uns  les  autres  sur 
les  physionomies  mobiles.  Une  histoire  de 
l'humanité  s'élabore,  de  l'enfant  qui  vient 
de  naître,  le  visage  vieillot  et  ridé,  jusqu'à 
cet  autre  qui  essaye  des  mots  et  des  gestes 
et  qui  boit  la  clarté  par  ses  yeux  limpides, 
de  la  fillette  grêle  où  commence  à  s'inscrire 
la  silhouette  de  la  femme  jusqu'à  la  mère 
où  s'incarne  le  souci  de  vivre.  Les  instincts, 
les  réfiexions,  les  passions  qui  s'agitent,  les 
sentiments  qui  se  recueillent,  se  devinent 
aux  gesticulations  et  aux  attitudes,  aux 
mouvements  rapides,  aux  frissons  subits, 
aux  lentes  cadences,  aux  prolongés  repos. 
Ce  sont  ces  silences  et  ces  r3'thmes,  ces 
mouvements  et  ces  attitudes,  dont  le  dessi- 
nateur s'empare.  Il  les  continue  sur  la 
feuille,  d'une  main  volontaire,  d'un  crayon 
sûr  de  son  parcours.  Il  cherche  à  prendre 


—   32   — 

un  peu  de  cette  variété  jamais  interrompue, 
une  partie  de  ces  manifestations  sans  fin. 
Les  formes  animées  par  la  force  intérieure, 
les  formes  sans  cesse  changées  par  l'action 
de  la  lumière,  se  résolvent  en  combinai- 
sons sans  nombre.  L'œil  le  plus  apte,  les 
doigts  les  plus  prompts,  ne  peuvent  en 
apercevoir  et  en  fixer  que  quelques-unes. 
Carrière  se  hâte,  suit  avec  tout  le  pouvoir 
de  sa  maîtrise  cette  vie  changeante,  si  riche, 
si  complexe.  Il  voit  beaucoup  et  il  recueille 
beaucoup.  Son  œuvre  est  abondamment 
pourvue  déjà  de  lignes  significatives,  d'as- 
pects essentiels.  Par  quelques  frottis,  par 
quelques  indications  de  dominantes,  il  fait 
revivre  la  silhouette  qu'il  a  vue  très  loin- 
taine, s'en  allant  comme  un  regret,  ou  ve- 
nant à  lui  comme  un  souvenir.  Il  force  à  se 
rapprocher  et  à  se  préciser  les  visages.  Il 
fixe  un  détail,  l'écart  ou  le  rapprochement 
des  yeux,  la  noirceur  ou  laHuidité,  la  dureté 
et  l'éclat  de  pierre  précieuse  ou  le  tendre  et 
le  joli  de  fleur  d'une  prunelle,  la  courbe 
d'un  sourcil,  la  douceur  charnelle,  l'inflexion 
fine,  la  fiévreuse  aspiration,  la  ligne  de  fer- 


—  33  — 
meture  hermétique  d'une  bouche.  Les 
mains  aussi ,  il  les  représente  incompa- 
rablenient.  Ces  mains,  qui  sont  là,  qu'il  a 
délimitées  et  modelées  en  quelques  coups 
de  crayon,  on  peut  les  placer  auprès  des 
mains  les  plus  célèbres  racontées  par  les 
croquis  des  plus  impeccables.  Carrière  les 
voit  vraiment  douées  d'une  existence  spé- 
ciale et  révélatrices  de  caractères.  Il  dit  par 
elles  les  volontés  et  les  mollesses,  les  éner- 
gies de  l'action,  les  abandons  hautains  des 
indifférents,  les  défaites  des  résignés.  Il  en 
sait  de  gracieuses,  de  nobles,  d'infiniment 
touchantes,  palpitantes  de  nervosité,  chu- 
choteuses  d'aveux.  Il  caresse  de  toute  sa  dé- 
licatesse des  mains  courtes  et  potelées  d'en- 
fants, des  mains  Unes  et  rêveuses  de  femmes. 
Il  est  saisi  d'un  respect  attendri  devant  des 
mains  de  vieillesse  au  repos  d'un  long  tra- 
vail. 

Les  voilà,  ces  dessins,  les  voilà,  ces  con- 
fidences d'une  vie  mêlée  à  la  vie  des  autres, 
ces  divinations  de  mains,  de  bouches,  d'yeux, 
de  gestes,  de  sourires,  de  pleurs.  C'est  la 


—  34  — 
préface  et  c'est  le  sommaire  de  l'œuvre.  Il 
se  trouve  qu'en  parlant  de  ces  quelques 
feuilles,  de  ces  recherches,  de  ces  prépara- 
tions, on  a  parlé  aussi  de  ce  qui  les  suit,  de 
ces  beaux  tableaux  sombres  où  rayonne  si 
doucement  la  lumière  persistante,  où  l'hum- 
ble vie  s'approfondit  dans  l'espace  et  le 
temps,  se  revêt  de  voiles  d'ombre,  de  clarté 
somptueuse,  et  monte  aux  hautes  synthèses. 
Là,  Carrière  achève  de  révéler  le  sens  de 
la  vie  qui  est  en  lui.  Il  raconte  l'existence 
tendre  et  tragique,  il  fait  surgir  des  êtres 
vivaces,  il  fait  défiler  des  passants,  il  mêle 
dans  les  créatures  les  espoirs  incertains  et 
les  mélancolies  pressenties.  Une  flamme 
obscure  vacille  dans  les  yeux  qui  viennent 
de  s'ouvrir  au  jour.  Les  prunelles  de  velours 
et  les  bouches  couleur  de  rose  ont  de  déli- 
cieux sourires  déjà  navrés  dans  les  ténèbres. 
Mais  s'il  fait  rire  les  enfants  et  sourire  les 
fillettes,  l'artiste,  supérieurement  compré- 
hensif,  aggrave  le  visage  des  mères,  aiguille 
leurs  préoccupations  vers  la  farouche  inquié- 
tude. Ce  sont  des  lionnes  attentives  et  soup- 
çonneuses qui  prévoient,   qui  redoutent,  et 


qui  grondent  contre  l'inconnu.  Enlaçant  le 
dernier  né,  guidant  les  pas  de  l'hésitant,  par- 
lant du  regard  aux  aînés,  elles  se  meuvent 
dans  la  tragique  atmosphère  chargée  de 
menaces  où  se  livrent  les  batailles  du  destin. 
Elles  y  vivent  d'une  vie  passionnée,  elles  y 
dépensent  des  ardeurs  d'amantes,  projettent 
tout  leur  corps  dans  l'avancée  d'un  baiser, 
concentrent  en  elles  les  joies  violentes  et 
douloureuses  où  les  yeux  se  closent.  Sur  ces 
visages  de  femmes,  Carrière  a  fait  passer 
toutes  les  affres  de  la  passion.  Il  est  allé  au 
grand  art,  au  résumé  des  formes  et  des 
expressions,  à  la  beauté  des  idées  générales, 
il  a  été  poète  compréhensif  en  réunissant 
hier  à  demain  dans  les  mêmes  êtres,  en  évo- 
quant le  fugitif  passé,  et  l'avenir  qui  de- 
viendra si  vite  du  passé. 

Qu'il  soit  le  peintre  des  enfants  qui  sou- 
rient, des  adolescentes  qui  rêvent,  des  mères 
qui  agissent,  —  qu'il  trace  en  inoubliables 
effigies  des  portraits  d'expressions  de  tous 
ceux  qu'il  a  examinés,  scrutés,  et  qu'il  ré- 
vèle à  eux-mêmes  en  ces  biographies  stu- 
péfiantes écrites  sur  une  toile,  —  toujours, 


—  30  — 

avec  la  puissance  de  sa  forme,  la  science  de 
son  modelé,  toutes  ses  qualités  de  peintre, 
de  dessinateur,  d'harmoniste,  toujours,  et 
sans  que  la  lîne  matérialité  de  son  art  en 
souffre  et  faiblisse,  il  apporte  des  préoccu- 
pations cérébrales,  il  s'adresse  pour  être 
compris  à  des  complices  intellectuels.  Pas 
un  de  ses  tableaux  qui  ne  fasse  songer,  par 
l'aigu  de  son  expression,  par  sa  grâce  dou- 
loureuse et  souveraine,  aux  profondeurs 
tressaillantes  et  énigmatiques  de  la  vie.  Et 
c'est  une  vie  sans  métaphysique  compli- 
quée, qui  ne  donne  pas  à  résoudre  de  sub- 
tils rébus,  c'est  la  vie  de  tous,  toute  proche, 
enfermée,  concentrée  et  épanouie  à  la  fois, 
dans  nos  demeures  de  villes,  dans  des  réduits 
de  silence  aménagés  au  milieu  des  bâtisses 
agglomérées  et  des  passages  de  foules  for- 
midables. Que  l'on  regarde  et  que  l'on  com- 
prenne, que  l'on  s'aperçoive  de  ce  fait  sin- 
gulier que  jamais  ce  grand  artiste  passionné 
n'a  peint  un  ciel,  n'a  fait  passer  de  nuages 
et  luire  de  soleil,  et  peut-être  aura-t-on  un 
des  secrets  de  ces  confidences  ardentes  et 
révoltées,  où  les  contacts  sont  si  appuyés  et 


—  37  — 
si  tendres,  où  la  joie  est  si  navrée  et  la  dou- 
leur si  mvstérieuse. 

La  pitié  et  la  violence  d'une  âme  haute, 
la  compréhension  d'une  intelligence,  c'est 
ce  qui  apparaît  dans  ces  œuvres,  c'est  ce 
qui  leur  donne  une  si  grave  signiiication  et 
fera  leur  importance  dans  l'avenir...  Ah! 
cher  Carrière,  mon  ami,  me  voilà  ici  en  cri- 
tique parlant  d'un  peintre,  et  le  flux  des 
souvenirs,  des  conversations,  des  disputes, 
des  ententes,  vient  à  moi  par  toutes  ces 
toiles,  qui  marquent  une  évolution  d'esprit 
et  de  talent  parallèles.  Ce  sont  des  pensées, 
des  sensations,  qui  se  lèvent  dans  ces  ca- 
dres, la  vie  qui  se  m(Me  à  l'art.  Je  nous  re- 
vois dans  l'avenue  verdo3'ante  de  faubourg, 
dans  le  jardinet,  autour  de  la  maison  de 
banlieue,  dans  la  lumière  des  soirs,  dans  les 
promenades  par  les  rues  de  nuit  et  de  si- 
lence, et  là-bas,  en  Bretagne,  devant  la  mer 
émouvante,  et  j'oublie  ma  critique,  ou  plu- 
tôt je  la  continue  et  la  certifie  comme  un 
des  témoins  et  des  compagnons  de  ta  vie. 


-  38- 

VI 

CAMILLE  PISSARRO  i 

15  fiivricr  1890. 

Les  vingt-six  œuvres  exposées  par  M.  Ca- 
mille Pissarro  résument  ses  recherches  des 
récentes  années,  une  évolution  nouvelle«de 
son  talent  d'artiste.  Ce  sont  des  résultats 
ardemment  espérés,  opiniâtrement  voulus, 
qui  sont  montrés  aujourd'hui  au  public  ar- 
tistique. Le  peintre  avait  déjà  un  beau  passé 
derrière  lui  et  se  trouvait  en  pleine  moisson 
d'œuvres,  il  était  le  paysagiste  admis  des 
champs  normands,  des  tranquilles  potagers 
attenant  aux  maisons  villageoises,  l'obser- 
vateur sincère  des  passants  de  la  campa- 
gne, on  admirait  sa  juste  perception  de  la 
lumière,  ses  douces  et  claires  évocations  des 
aspects  de  la  terre  et  du  ciel  —  quand  il 

'  Notice  de  l'exposition  d'œuvres  de  M.  Camille  Pis- 
sarro, chez  Boussod  Valadon,  boulevard  Montmartre, 
du  25  février  au  15  mars  1890. 


—  39  — 
s'arrêta  dans  la  voie  où  il  marchait  d'un  pas 
régulier,  d'une  allure  constante.  L'heure 
du  succès  venue,  au  moment  où  les  hom- 
mes,  d'habitude^  ont  leur  siège  fait  et  se 
contentent  de  récolter  ponctuellement  ce 
qu'ils  ont  semé  dans  l'inquiétude,  à  une 
époque  de  production  effrénée  et  mécanique 
où  tant  de  triomphateurs  se  contentent 
d'être  les  exploiteurs  d'un  genre,  les  four- 
nisseurs d'un  succès,  et  répètent  jusqu'à 
satiété  une  formule,  une  manière  et  un  sujet, 
lui,  le  sincère  et  obstiné  travailleur,  décidait 
une  halte,  et  un  départ  par  un  nouveau 
chemin.  Il  n'y  eut  pas  reniement  d'une  con- 
ception, changement  de  vision,  radicale  ré- 
volution dans  le  procédé.  11  y  eut  un  désir 
de  s'accroître,  un  instinctif  et  logique  be- 
soin de  développement.  Camille  Pissarro 
voulut  l'observation  plus  serrée  des  phéno- 
mènes, une  analyse  plus  exacte  des  in- 
fluences et  des  reflets.  11  était  doux  et  clair, 
il  voulut  être  plus  doux  et  plus  clair  encore, 
il  exigea  de  sa  science  de  fin  coloriste  une 
production  de  lumière  d'une  fraîcheur  plus 
intense  et  d'une  transparence  plus  vive. 


—  40  — 

Il  n'est  pas  d'effort  plus  honorable  et  qui 
mérite  mieux  la  louange.  11  n'est  pas  de  spec- 
tacle plus  enseignant  que  celui  d'un  tel  pein- 
tre, accepté  par  la  critique  et  par  les  ama- 
teurs, et  qui  tente  un  effort  de  plus,  et  qui 
se  remet  de  bonne  foi  à  l'école  de  l'art.  Ou 
plutôt  il  crut  s'y  remettre.  La  vérité,  c'est 
qu'il  en  était  de  lui  comme  de  tous  les  vrais 
artistes.  Il  n'avait  jamais  cessé  d'étudier  et 
d'acquérir,  et  au  moment  où  il  croyait  ré- 
apprendre, il  réalisait  toute  une  vie  d'étude 
acharnée,  de  science  amassée  jour  par  jour. 
S'il  y  eut  quelque  trouble  chez  lui,  s'il  tâ- 
tonna pour  trouver  une  manière  différente 
de  fractionner  la  couleur  et  de  distribuer  la 
lumière,  si  certains  tableaux,  en  petit  nom- 
bre, déroutèrent  un  instant  ceux  qui  aimaient 
son  talent  délicatement  robuste,  ce  ne  fut 
pas  pour  une  période  de  longue  durée. 

Pissarro  fit  partie  du  groupe  de  ceux  qui 
"prirent  le  nom  de  néo-impressionnistes.  Pen- 
dant un  instant  il  subordonna  son  indivi- 
dualité à  la  méthode  du  pointillé.  Les 
preuves  de  l'évolution  qu'il  a  tentée  et  de 
celle  qu'il  a  accomplie  sont  visibles  dans  les 


I  — 


œuvres  qu'il  expose  en  ce  moment.  I.e  pro- 
blème que  donnaient  à  résoudre  les  néo- 
impressionnistes :  fixer  l'impression  d'une 
dominante  fragmentée,  servie  et  combattue 
par  les  reflets  et  les  complémentaires,  ce 
problème,  l'artiste  l'a  résolu  pour  sa  part, 
et  il  l'a  résolu  sans  le  pointillé.  Il  a  supprimé 
le  mélange  sur  la  palette,  il  a  réuni  sur  la 
toile,  tout  en  les  isolant,  les  parties  à  mélan- 
ger, il  a  voulu  que  la  fusion  s'opérât  dans 
l'œil  du  spectateur,  et  il  a  presque  toujours 
mené  à  bien  les  phases  de  ces  opérations 
et  obtenu  le  résultat  espéré.  Mais  le  point,, 
le  rond  coloré,  est  absent.  Le  peintre  a  infi- 
niment varié,  au  contraire,  le  travail  de  sa 
brosse,  —  par  larges  traînées  dans  certaines 
peintures  à  la  détrempe,  —  en  suivant  le  sens 
des  objets,  en  adaptant  à  la  forme  de  ces 
objets  la  forme  de  chaque  touche,  dans  les 
peintures  à  l'huile.  Il  eut  la  volonté  achar- 
née d'exclure  tout  mélange  assombrissant, 
d'exiger,  sur  toutes  les  parties  de  sa  toile, 
la  lumière  absolue,  dans  son  intégrité  at- 
mosphérique. 

Il  était  artiste  personnel,  de  belle  vision 


—  42  — 

et  d'exécution  sùrc,  et  c'était  là  ressenticl. 
Il  a  donc  obéi  à  la  loi  intérieure  qui  gou- 
verne son  individu,  il  a  été  sans  cesse  vers 
l'idéale  clarté  que  son  être  intime  cherchait 
dans  le  monde  extérieur.  Partout,  sur  les 
surfaces,  dans  les  demi-teintes,  dans  les 
ombres,  il  s'est  acharné  à  la  trouver,  cette 
fluide  lumière  pénétrante  pour  laquelle  il 
n'y  a  pas  de  coins  cachés,  de  réduits  invio- 
lables, cette  lumière  permanente  et  chan- 
geante dans  laquelle  baigne  le  monde.  Il 
l'a  aimée  surtout  pendant  les  après-midi 
claires,  dans  les  tendres  prairies,  bordées 
d'arbres  sveltes,  au  pied  des  basses  collines. 
Il  l'a  cherchée  aux  pentes  où  elle  coule  en 
fleuves,  aux  étendues  où  elle  s'étale  en  trans- 
parentes vapeurs.  Il  en  a  étudié  les  caresses 
sur  les  chairs  hàlées  des  travailleurs  rus- 
tiques, sur  les  pelages  des  animaux,  sur  les 
branchases  des  arbres,  sur  les  feuilles  re- 
muantes,  sur  les  brindilles  à  ras  du  sol,  sur 
le  caillou  et  la  motte  de  terre.  Il  a  tout  mis 
en  rapport  avec  l'enveloppe  de  l'air^  avec 
l'éther  lointain,  avec  les  passages  de  nuages. 
Dans  ce  merveilleux  paysage  des  Prjz'r/t'.f 


—  4)  — 
de  Saint-Charles,  la  diffusion  de  la  clarté 
solaire  dans  retendue  céleste  s'accomplit 
pour  ainsi  dire  progressivement  sous  nos 
yeux  par  ces  alternances  de  justes  valeurs 
qui  vont  de  l'orangé  au  bleu  par  des  pas- 
sages de  lilas  et  de  rose  de  nuances  infinies. 
Partout,  sur  la  terre,  dans  l'herbe,  dans  la 
haie  de  saules,  dans  le  rideau  de  peupliers, 
sur  la  gardeuse  de  vaches  et  ses  bètes,  la 
même  influence  lumineuse  se  répète  et  joue 
librement,  dans  la  joie  d'une  journée  d'été. 
C'est  une  vie  abondante  et  une  douceur  ex- 
quise, une  apothéose  de  nature  pénétrée  de 
clarté,  frissonnante  de  sève  et  délicatement 
dorée  de  soleil. 

Dans  le  tableau  des  Faneuses,  l'impres- 
sion différente  éveille  une  joie  et  une  admi- 
ration égales.  Les  derniers  travaux  s'accom- 
plissent avec  la  régularité  et  le  rythme  qui 
font  ressembler  ces  défilés  de  paysans  et 
de  paysannes  à  des  danses  de  lenteur  et 
d'harmonie.  Les  fanes  tombent  sur  le  sol  en 
légères  floches,  les  jambes  marchent  en  me- 
sure, les  bras  vont  et  viennent,  l'herbage 
s'amoncelle  en  vagues  gracieuses  jusqu'aux 


-  44  — 
clairs  horizons.  Toute  cette  verdure  fait 
flamber  en  tons  exaltés  des  vêtements  de 
toile  rose,  des  légères  camisoles,  des  coiiTes, 
des  jupons,  et  aussi  les  visages  et  les  mains 
de  chairs  colorées.  La  svelte  et  saine  fille 
qui  surgit,  les  pieds  dans  l'herbe,  et  qui 
règne  par  sa  belle  allure,  le  caractère  de  son 
mouvement,  sur  tout  le  paysage  en  fcte, 
apparaît  incandescente  dans  l'air  imprégné 
de  verdure,  son  visage  et  ses  mains  s'allu- 
ment d'une  lueur  de  couchant  rouge  et  rose. 
Le  Beau  jour  dliircr  à  Érafrny  est  tra- 
versé de  rayons  lumineux,  mais  la  pâle 
prairie,  les  arbres  dépouillés,  les  lointains 
de  givre,  le  feu  qui  flambe  et  fume,  le  vent 
qui  froisse  la  jupe  de  grosse  laine  de  la  fil- 
lette, le  vêtement  du  garçonnet,  tous  les 
détails  de  l'œuvre  constituent  un  des  plus 
extraordinaires  effets  de  froid  et  de  soleil 
qui  aient  été  obtenus  par  la  peinture. 

Il  est  encore  d'autres  belles  pages,  après 
ces  trois  paysages  qui  prennent  tout  d'abord 
l'attention  :  les  Côtes  cC EragJiy^  où  les  plans 
du  ciel  et  la  transparence  des  ombres  ravis- 


sent  rœil,  —  la  vue,  de  Ruucm  dans  le  brouil- 
lard, un  surgissement  fantastique  des  pre- 
miers plans  d'une  ville,  une  atmosphère 
blafarde  et  vaguement  colorée,  devinée  et 
lointaine,  —  les  Pruniars  en  Jleiirs^  d'une 
clarté  tamisée,  d'une  intimité  de  verger  et 
de  jardin,  —  une  Fcnaisrm  à  Ponloisc^  de 
justes  mouvements  au-devant  d'une  étendue 
de  campagne  à  la  fois  intime  et  profonde, 
—  une  Paysamie  gardant  des  chèvres  dans 
des  hautes  herbes,  à  la  lisière  d'un  bois  où 
des  richesses  de  couleurs  luisent  dans 
l'ombre  du  feuillage,  —  un  Berger  sous 
une  averse,  une  averse  qui  noie  les  contours 
des  coteaux,  qui  couche  les  herbes,  qui  fait 
ruisseler  la  cape,  qui  entoure  d'une  trombe 
les  moutons,  les  uns  qui  se  rassemblent, 
d'autres  retardataires  qui  broutent. 

Et  encore,  des  scènes  des  champs,  des 
villages,  des  petites  villes,  cueillettes  de 
pommes,  femmes  causant,  cours  de  ferme, 
gardeuses  d'oies,  marchés  à  Gisors,  obser- 
vations des  êtres  et  de  leurs  occupations 
qui  dénotent  une  connaissance  approfondie 
de  la  vie   de  campagne,  le  regard   le  plus 

3- 


-  46- 

attentif  fixé  sur  les  paysans  depuis  Millet, 
et  une  conception  toute  ditîérente  de  celle 
de  Millet,  un  sens  intime  de  la  vie  rurale, 
une  vision  nette  de  la  vérité  locale,  de  la 
particularité  des  allures,  de  la  couleur  des 
vêtements.  C'est  d'une  fine  rudesse,  d'une 
malice  tranquille.  Chez  l'artiste  épris  des 
vives  lumières,  des  fortes  chaleurs  des 
après-midi,  et  que  la  critique  d'hier  a  par- 
fois traité  en  violent  et  en  énergumène,  il 
y  a  un  délicat  qui  sait  et  qui  exprime  en  un 
langage  de  nuances,  le  charme  de  la  vie 
rustique.  Les  preuves  abondent,  parmi  ces 
vingt-six  œuvres  :  cette  faneuse  rose,  si  fine 
et  de  si  haut  style,  qui  reste  véridique,  cette 
autre  faneuse  vue  de  dos,  de  construction 
jeune  et  souple,  ces  causeries  au  bas  d'un 
champ,  cette  jeune  paysanne  à  sa  toilette, 
et  ces  gouaches,  en  forme  d'éventail,  où 
s'avive  et  s'adoucit  encore  la  lumière  aux 
champs  apaisés,  aux  légers  ciels,  aux  purs 
horizons. 


—  47   - 

VII 

RAFFAËLLI,  PEINTRE-SCULPTEUR  ' 

27  mai  1890. 
Comme  en  1884,  alors  qu'il  avait  loué  une 
boutique,  avenue  de  l'Opéra,  pour  accro- 
cher ses  toiles,  Raffaëlli  expose  tout  seul, 
cette  année,  dans  cet  entresol  du  boulevard 
Montmartre  qui  est  un  des  plus  sûrs  ren- 
dez-vous artistiques  de  Paris.  Plus  que  ja- 
mais il  faut  l'approuver,  en  ce  mois  de 
double  Salon,  où  quelque  application  est 
nécessaire  pour  découvrir  les  vraies  œuvres 
d'art  égarées  dans  la  cohue.  D'ailleurs,  la 
nouveauté  qu'il  apporte  prend  mieux  sa  si- 
gnification dans  un  milieu  isolant.  Ici,  on 
fera  mieux  connaissance  avec  de  l'inédit. 
Car  Raffaëlli  veut  encore  de  l'inédit,  après 
les  siècles  d'art  qui  ont  absorbé  notre  atten- 


'  Notice  de  l'exposition  de  toiles  et  de  bronzes  de 
M.  J.-F.  Raffaëlli  chez  Boussod  Valladon,  boulevard 
Montmartre,  du  27  mai  au  21  juin  1890. 


-  48  - 

tion  et  découragé  notre  esprit.  De  fait,  tout 
renaît  et  tout  recommence  chaque  fois  qu'un 
être  nouveau  éprouve  une  sensation  au  con- 
tact des  choses.  C'est  de  l'inédit,  et  c'est  de 
l'unique,  venu  avec  lui  et  qui  va  disparaître 
avec  lui.  RafFaëlli  est  un  de  ceux  qui  se 
préoccupent  le  plus  de  ce  passage  rapide 
de  l'homme  à  travers  cet  immuable  et 
inconscient  décor  de  nature  qui  ignore  nos 
gesticulations  et  nos  inquiétudes.  Il  croit 
sans  doute  qu'il  est  nécessaire  de  marquer  ce 
passage  et  d'en  inscrire  ici  ou  là  le  souvenir, 
comme  on  griffonne  son  nom  sur  un  livre 
d'auberge.  Qu'on  croie  ou  non  à  cette  néces- 
sité, on  fait,  en  tout  cas,  comme  si  l'on  y 
croyait,  par  instinct  plus  que  par  raisonne- 
ment, par  cet  impérieux  besoin  d'agir  qui 
est  au  fond  de  l'homme  et  qui  est  si  difficile 
à  refréner. 

L'artiste  qui  m'a  confié  le  soin  d'écrire  ces 
quelques  lignes  est  un  désireux  d'action,  un 
chercheur  en  mal  de  cervelle,  un  perpétuel 
recommenceur  d'efforts  miultiples.  Combien 
de  projets  il  a  dû  rouler  entre  Asnières  et 


—  49  — 
Paris,  combien  de  tickets  pour  des  stations 
imaginaires  a-t-il  cru  prendre  en  frappant 
au  iiuichet  de  sa  iiare  de  banlieue.  Il  a  dé- 
couvert  une  zone,  tout  d'abord,  ce  qui 
n'est  pas  peu  de  chose  en  art,  il  a  pris  pos- 
session d'un  sol,  il  a  arpenté,  il  a  catalogué 
sa  flore  et  sa  faune,  la  plante  des  gravats,  le 
chien  de  chiffonnier,  le  cheval  de  terrains 
vagues,  le  cheval  blanc  qui  pâture  des 
écailles  d'huîtres.  Il  s'est  logé  chez  l'habi- 
tant, et  il  est  devenu  le  confident,  l'histo- 
rien et  le  poète  de  l'humanité  qui  vit  proche 
des  grandes  villes.  Il  fournit  encore,  cette 
fois,  un  beau  spécimen  de  cet  art  et  de  cette 
région  où  il  est  passé  propriétaire  intellec- 
tuel. Le  Vieillard  qui  vient  d\ihattre  des 
arbres  le  montre  en  pleine  possession  des 
êtres  et  des  horizons,  très  décisif  dans  le 
choix  des  moyens  d'exprimer.  L'homme 
a  la  sérénité,  la  lourde  tranquillité  des  tra- 
vailleurs sans  révolte,  les  arbres  abattus 
sont  des  cadavres  de  choses,  et  leur  sueur 
de  mort  est  de  la  couleur  noire  des  pays 
d'usines  et  des  latitudes  pluvieuses.  —  Une 
excursion  du  peintre   établi   proche  Paris, 


—  50  — 

mais  s'en  allant  en  vacances,  a  été  l'Angle- 
terre et  les  îles  anglaises.  Par  des  retours 
fréquents,  par  une  assimilation  scrupu- 
leuse, il  a  pénétré  certains  aspects,  il  a  dé- 
couvert des  intimités  de  paysages,  il  a  com- 
pris des  surgissements  de  silhouettes.  Il 
est  resté  lui-même  là-bas,  et  il  est  revenu 
légèrement  changé  ici ,  épris  de  l'atmo- 
sphère blonde  et  des  gracieusetés  de  ver- 
dures de  Jersey.  Il  a  donc  calmé  un  peu  les 
êtres  farouches  qui  erraient  dans  ses  toiles, 
qui  se  dressaient  derrière  des  monticules 
avec  des  yeux  d'embuscade.  Il  s'est  plu 
davantage  dans  des  rues  de  printemps  où 
il  entrevoyait  comme  une  possible  banlieue 
anglaise.  Je  n'en  veux  pour  preuve  que 
ces  Blanchisseuses  d Asnièi^es  qui  cousinent 
vaguement  avec  des  bonnes  de  Londres, 
Maud  et  Mary  allant  aux  provisions. 

Mais  il  est  impossible  de  dresser  une 
topographie  des  voyages  de  Raffaëlli  à  tra- 
vers les  paysages  et  la  société.  Les  scènes 
et  les  portraits  exposés  par  lui  depuis  dix 
ans  sont  présents  à  la  mémoire.  On  sait 
aussi  la  souplesse  et  l'amusant  de  ses  illus- 


trations.  En  voici  trois  belles  séries.  Des 
habitués  de  l'Hôtel  Drouot.  D'étonnants 
acteurs  de  mélodrame,  les  Gubetta  et  les 
Rustigheilo  de  Lucrèce  Borgia,  les  figu- 
rants à  fausses  barbes  féroces  qui  tiennent 
leurs  épées  en  queues  de  billard  et  circu- 
lent dans  les  salons  d'Alphonse  d'Esté 
comme  au  promenoir  des  bains  à  quatre 
sous,  Georî^es  de  Germanv,  le  héros  de 
Trente  ans  ou  la  vie  d'un  joueur,  méritait 
aussi  d'être  raconté  en  ces  images  où  l'iro- 
nie est  d'une  si  perfide  naïveté.  C'est  vrai- 
ment, pour  qui  sait  lire  l'alphabet  de  ce 
dessin  intentionnel,  une  histoire  de  l'esthé- 
tique d'Ambigu,  un  exposé  de  l'état  d'esprit 
des  spectateurs.  —  Raffaëlli  a  été  aussi  arti- 
clier,  brochurier,  polémiste,  il  a  voulu  com- 
menter lui-même  sa  peinture,  ou  plutôt  le 
programme  de  sa  peinture,  il  a  fondé  le  ca- 
ractérisme.  —  Enfin,  il  a  fait  de  la  sculp- 
ture. C'est  à  cette  sculpture  qu'il  revient 
aujourd'hui,  c'est  elle  qui  est  le  motif  prin- 
cipal de  cette  exposition  et  de  cette  notice, 
et  c'est  d'elle  qu'il  me  reste  à  dire  quelques 
mots. 


Il  n'est  pas  besoin  de  grandes  explica- 
tions pour  faire  admettre  qu'il  s'agit  d'un 
nouvel  emploi  de  la  sculpture,  et  que  le 
volontaire  artiste  a  trouvé  une  forme  qui 
n'avait  pas  encore  été  emplo3^ée  avant  lui. 
Quel  que  soit  l'avenir  réservé  à  cette  com- 
binaison de  lignes  et  de  reliefs,  il  prend 
date  avec  ces  huit  bronzes  qu'il  montre  au- 
jourd'hui, il  s'inscrit  pour  un  brevet  d'in- 
venteur qu'il  sera  impossible  de  lui  con- 
tester, puisque  l'invention  est  là  très  solide, 
visible  et  palpable  pour  la  satisfaction  du 
regard  et  du  toucher. 

Ce  sont  des  bas-reliefs  sans  fonds,  des 
silhouettes  d'êtres  et  d'objets  traitées  en 
ombres  chinoises  quant  aux  lignes  qui  les 
délimitent,  mais  augmentées  du  modelé,  du 
relief,  de  toute  la  coloration  de  la  lumière 
et  de  l'ombre.  Raffaëlli  a  voulu  faire  profi- 
ter la  sculpture  de  la  fluidité  de  l'atmo- 
sphère, de  l'espacement  de  plans  que  la 
peinture  s'est  naturellement  appropriés.  Il 
a  voulu  supprimer  une  convention  du  bas- 
relief,  celle  qui  soude  le  personnage  à  la 
pierre  ou  au  bronze.  Ce  personnage,  il  le 


I 


—  53  — 
veut  libre,  non  pas  libre  comme  une  statue, 
diflîcile  à  placer  dans  un  décor  réalisé  artis- 
tiquement, mais  libre  dans  son  cadre  natu- 
rel, avec  le  contact  des  objets  familiers.  Il 
continue  à  loisir  la  coulée  du  bronze,  le 
conduit  à  exprimer,  en  sinueux  trajets,  le 
miCuble  sur  lequel  l'homme  est  accoudé,  la 
bouteille  posée  sur  la  table,  le  parquet,  la 
route  où  il  marche,  l'arbre  qui  se  profile  en 
avant  ou  en  arrière  de  lui.  Il  peut,  par  une 
juste  indication  de  perspective,  indiquer  la 
'lointaine  ligne  d"horizon,  bâtir  sommaire- 
mient  un  panorama  de  ville,  fixer  un  nuage. 
Personne,  plus  que  Raffaëlli,  ne  respecte  le 
grand  passé  de  la  sculpture,  et  il  n'y  a  pas, 
certes,  d'irrespect  à  vouloir  employer  cette 
sculpture  à  exprimer  le  pittoresque  de  nos 
mœurs  intimes.  C'est  là  son  ambition  en 
essayant  cette  figuration  d'êtres  découpés  et 
si  réels.  Il  croit  que  la  statue  et  le  bas-relief 
sont  surtout  faits  pour  décorer  des  tom- 
beaux, que  c'est  une  forme  de  l'art  dont 
nous  ne  pouvons  jouir  pleinement  qu'après 
notre  mort.  Il  oublie  que  c'est  aussi  un  art 
de   places    publiques   et    de   hauts    monu- 


—  54  — 
ments.  Mais,  précisément,  ce  qu'il  poursuit 
ici,  c'est  un  art  qui  soit  le  contraire  de  l'art 
des  ronds-points  et  des  sommets  de  buttes. 
La  diversion  est  permise.  11  Aeut  l'œuvre 
sans  piédestal,  la  sculpture  d'appartement 
ou  plutôt  de  muraille.  La  statue  et  le  bas- 
relief,  tels  qu'on  les  pratique,  ne  peuvent 
pas  prendre  place  dans  nos  chambres  exi- 
guës. Lui,  il  accroche  au  mur,  avec  un  ou 
deux  centimètres  d'intervalle,  la  feuille  de 
bronze  qui  ne  tient  pas  plus  d'espace  que  le 
tableau  ou  le  dessin.  Il  trouve  le  moyen' 
d'éterniser,  par  la  durable  matière,  des  as- 
pects qui  étaient  soumis  à  la  fragilité  des 
toiles  et  des  panneaux,  au  hasard  de  la  fa- 
brication des  couleurs. 

Tout  devient  réalisable,  sous  une  forme  de 
souple  défilé  multiple  comme  la  vie.  Aucun 
détail  de  la  vie  contemporaine,  de  cette  vie 
d'aujourd'hui  où  la  sculpture  semble  s'être 
achoppée  ,  n'est  impossible  à  inscrire  sur 
ces  tableaux  familiers.  La  redingote,  la 
blouse,  l'habit,  le  tricot,  y  trouvent  place 
sans  difficulté.  Le  paysage  y  apparaît,  par 


un  artifice  inattaquable,  et  cette  prise  de 
possession  semblait  jusqu'à  présent  bien 
problématique.  Elle  se  trouve,  dès  mainte- 
nant, suffisamment  marquée  par  un  des 
exemples  apportés  par  Raffaëlli  à  l'appui  de 
sa  conception.  L'arbre  devant  lequel  vien- 
nent de  passer  le  chiffonnier  et  son  chien  ne 
suggère-t-il  pas,  avec  une  précision  singu- 
lière, l'idée  d'un  paysage  particulier,  d'une 
grande  route  de  pauvres,  d'un  pays  désolé  et 
plat,  d'un  vent  âpre  dépouilleur  de  branches  ? 
Pour  la  mise  en  scène  d'attitudes  et  d'ac- 
tions humaines,  elle  se  zigzague  en  méan- 
dres de  bronze  infiniment  expressifs.  Un 
homme  est  assis  au  cabaret,  le  coude  sur  la 
table.  Une  voiture  à  bras,  oîi  s'entasse  et  se 
hérisse  un  mobilier  strictement  composé, 
monte  une  pente  absolument  appréciable 
par  la  position  des  roues  dégringolantes,  de 
l'homme  qui  tire,  de  la  femme  qui  pousse. 
Une  servante  s'arrête  en  son  balayage.  Tous 
les  accessoires  du  métier  de  rémouleur  sont 
présents  autour  de  l'homme  qui  active  sa 
pédale,  s'acharne  sur  sa  roue,  les  outils  à 
leur  place,  la  cafetière  d'eau  à  portée  de  la 


-  56- 

main.  Et  ce  qui  reste  à  dire,  c'est  que  l'art 
particulier  de  Raffaëlli  est  visible  partout, 
dans  ses  sculptures,  comme  dans  ses  toiles 
et  ses  dessins.  Son  modelé,  toujours  appli- 
qué et  poursuivi  dans  le  sens  des  objets,  est 
vigoureux  et  ligneux  comme  son  trait  de 
crayon  et  sa  touche  d'huile.  Le  buste  de 
paysan  à  la  casquette  de  loutre,  le  profil  de 
cantonnier,  sont  reconnaissables  et  se  révè- 
lent signés  au  premier  coup  d'œil.  La  ser- 
vante est  populaire  et  saine,  coquette  et 
alerte.  L'homme  au  cabaret  est  accablé  de 
labeur  ou  de  marche,  une  songerie  s'est  in- 
stallée dans  sa  tète  inculte,  derrière  son  front 
soucieux.  Il  a  la  seule  joie  d'une  minute  de 
repos,  d'une  pipe  étroitement  tenue  en  ses 
doigts  et  tout  près  des  lèvres. 

VIII 

MEISSO?vIER 

3  février  1891. 

Ceux  qui  n'ont  pas  connu  l'homme  n'ont 
pas  à  examiner  les  événements  de  sa  bio- 


-  57  — 
graphie  et  les  traits  de  son  caractère.  Il 
importe  peu  que  Meissonier  ait  été  môié  à 
la  querelle  des  deux  Salons,  et  il  n'}'  a  qu'à 
souscrire  aux  éloges  qui  s'adressent  aux 
vertus  privées,  à  la  probité,  à  la  bienveil- 
lance, au  courageux  travail  de  celui  qui 
n'est  plus.  Il  ne  peut  être  question  que  de 
sa  production  de  peintre.  Cette  production, 
qui  commande  toute  une  spéciale  peinture 
de  genre,  de  sujets  en  somme  fort  restreints, 
ne  figurera  pas  ici  par  une  longue  disserta- 
tion, et  n'excitera  pas  l'admiration  coutu- 
m.ière. 

Le  peintre  a  été,  certes,  des  plus  habiles. 
Il  a  exécuté  certaines  toiles  avec  une  vo- 
lonté étroite  et  une  dure  précision  aux- 
quelles il  n'est  pas  difficile  de  rendre  justice. 
Il  a  surtout  montré  son  savoir  par  des  étu- 
des qui  ne  subsistent  guère  dans  les  œuvres 
achevées.  Mais  l'ensemble  de  ces  œuvres 
est  antipathique  aux  yeux  et  à  l'esprit  par 
le  jeu  de  patience  des  détails,  la  dureté  des 
contours,  le  froid  modelé  sans  lumière, 
l'absence  d'émotion  et  d'intellectualité,   le 


-  58- 

désagréable  parti  pris  anti-artistique  de  l'a- 
necdote. 11  y  a  eu  seulement  là  un  grand 
succès  dû  au  lîni  de  l'exécution,  et  une 
grande  influence  expliquée  par  le  grand 
succès. 

Mais  en  art,  les  influences,  les  imitations, 
les  traditions,  les  théories,  n"ont  pas  à  être 
invoquées.  Et  ici  moins  que  jamais.  La  fa- 
brication de  la  peinture  de  genre,  de  l'abo- 
minable anecdote  à  costumes,  est  rapide- 
ment devenue  une  des  plaies  des  Salons 
annuels  et  des  expositions  à  la  mode.  Elle 
sévit  encore  à  l'heure  actuelle,  et  Aleisso- 
nier  est  certainement  le  grand  responsable 
de  cet  envahissement  de  la  cimaise  par 
tant  de  costumes  Louis  XIII,  Louis  XV, 
Directoire  et  Premier  Empire.  C'est  lui  qui 
a  installé  dans  l'art  de  notre  temps  le  ta- 
bleau de  format  flamand,  où  se  voient  des 
vêtements  de  bal  masqué  et  des  bibelots 
d'étagère. 

Non  pas  que  le  tableau  d'histoire  et  l'évo- 
cation du  passé  soient  interdits  à  l'artiste, 
Delacroix,  lui  aussi,  a  habillé  des  person- 
nages de  vêtements  disparus  et  les  a  fait  se 


—  59  — 
mouvoir  à  travers  des  décors  qui  sont  au- 
jourd  hui  des  ruines.  Mais  devant  ses  toiles 
on  ne  pense  pas  au  costume,  on  voit  le 
geste  et  la  physionomie,  on  assiste  au  sur- 
gissement  d'une  passion  d'amour  ou  de  co- 
lère, on  s'enivre  de  l'harmonie  des  senti- 
ments et  des  couleurs.  Devant  les  toiles  de 
Meissonier  les  plus  célèbres,  l'obsédante 
idée  du  modèle,  du  mannequin,  de  la  dé- 
froque, envahit  l'esprit.  Le  procédé  méti- 
culeux, le  travail  puéril,  stupéfient  l'imagi- 
nation. Qu'il  s'agisse  du  graveur  à  sa  table, 
du  joueur  d'échecs,  du  liseur,  du  fumeur, 
de  l'homme  en  contemplation  à  sa  fenêtre, 
—  ou  des  furieux  de  la  Rixe,  ou  des  cui- 
rassiers lancés  dans  une  charge,  ou  de  Na- 
poléon à  cheval,  l'application  est  la  même. 
Nulle  synthèse,  nulle  grandeur  de  dessin, 
nulle  enveloppe  d'atmosphère.  Le  cuiras- 
sier et  le  cheval,  qui  partent  dans  un  galop 
d'escadron,  sont  vus  d'aussi  près,  représen- 
tés dans  les  mêmes  innombrables  détails, 
que  l'homme  vu  à  deux  pas,  dans  une  im- 
mobilité absolue.  Chez  celui-ci,  une  telle 
preuve  de  vision  étroite  est  déjà  choquante, 


—  6o  — 

on  s'étonne  de  ce  parti  pris  singulier,  de 
cette  impuissance  à  généraliser.  Qu'est-ce 
donc,  lorsqu'on  regarde  un  tableau  qui  veut 
donner  la  sensation  du  grouillement  d'une 
armée,  d"un  violent  passage  de  cavalerie! 

On  aperçoit  un  extraordinaire  échan- 
tillonnage de  buffleteries,  de  boutons  et 
de  galons,  on  compterait  les  poils  de  la 
moustache  de  l'homme,  les  crins  de  la 
queue  du  cheval.  Dans  les  ligures  au  repos, 
c'est  l'équivalent  de  la  photographie  faite  à 
loisir,  avec  le  choix  de  l'attitude  et  de  l'éclai- 
rage. Dans  les  figures  en  mouvement,  c'est 
l'équivalent  de  la  photographie  instantanée. 
Quelle  que  soit  l'occupation,  l'attitude  des 
modèles,  il  y  a  toujours  un  «  Ne  bougeons 
plus  A  dans  chacune  des  toiles  de  M.  Meis- 
sonier. 

Ses  admirateurs,  dont  je  viens  de  lire 
avec  soin  les  dithyrambes,  reconnaissent, 
presque  tous,  qu'il  n'a  pas  le  sentiment  des 
plans  et  des  distances,  qu'il  ignore  l'har- 
monie générale,  qu'il  a  vécu  hors  de  son 
temps,  non  par  inquiétude  et  en  vertu  d'une 
aspiration  supérieure,  mais  par  goût  d'imi- 


—  6i  — 

tation.  Quelques-uns  même  veulent  bien 
reconnaître  qu'il  y  a  eu  avant  lui  des  pein- 
tres militaires  qui  s'appelaient  Gros,  Charlet 
et  Rafïet.  La  grande  majorité  célèbre  les  ré- 
compenses obtenues  aux  Expositions  et 
rénorme  valeur  marchande  des  tableaux. 
Pour  rendre  un  hommage  vraiment  natio- 
nal à  l'artiste  qui  vient  de  mourir,  on  s'est 
ingénié  à  calculer  le  prix  de  tous  ces  chefs- 
d'œuvre  par  centimètre  et  par  mètre  carré. 
Que  pourrait-on  ajouter  à  tant  de  louanges, 
sinon  qu'on  a  fait  subir  au  peintre  décédé 
une  apothéose  un  peu  cruelle? 


IX 

J-B.  JONGKIND 

8  décembre  i8ji. 

On  a  organisé  à  l'hôtel  Drouot  la  vente 
des  œuvres,  tableaux,  esquisses,  études  et 
aquarelles  du  peintre  hollandais  Johann- 
Barthold  Jongkind,  né  en   1819,  à  Latrop, 

4 


près    Rotterdam,    mort    cette    année    à   la 
Côte-Saint-André,  en  Isère.  La  biographie 
artistique  oflicielle  de  l'artiste  peut  être  vite 
rédigée.  On  a  tout  dit,  quand  on  a  rappelé 
qu'il  eut  pour  maîtres  un  peintre  de  son 
pays   nommé  Schelïout,  et  ici,  plus  tard, 
Isabey,  et  qu'il  obtint  au  Salon  une  médaille 
de  troisième  classe  en  i852.  C'est  tout.  De- 
puis, les  jurys  refusèrent  ses  toiles,  il  se  tint 
à  l'écart,  très  soucieux  de  son  art,  très  peu 
soucieux  de  fortune  et  de  renommée.  Lors  de 
l'Exposition  universelle  de  1889,  personne 
ne  s'avisa,  parmi  ceux  qui  avaient  autorité 
pour  cela,  de  faire  accrocher  une  seule  de 
ses  œuvres  à  une  muraille  de  la  section  hol- 
landaise. On  peut  donc  dire  sans  exagération 
que  Jongkind,  connu  de  quelques  amateurs 
et  de  quelques  artistes,  a  vécu  et  est  mort 
ignoré.  Ceux  qui  n'ont  pas  rencontré  l'ar- 
tiste, et  à  qui  il  n'a  pas  été  donné  de  visiter 
son  atelier,  avaient  à  peine  aperçu  çà  et  là 
une  toile  signée  de  lui  chez  certains  mar- 
chands. Ses  aquarelles,  surtout,    n'avaient 
été  vues  que  par  quelques  personnes.  L'expo- 
sition et  la  vente  de  l'hôtel  Drouot  ont  donc 


-  63  - 

pu  révéler  complètement  à  certains  un  ar- 
tiste original,  qui  a  joué  un  rôle  important 
dans  révolution  artistique  de  ces  A'ingt-cinq 
dernières  années. 


Ce  rôle,  Fourcaud  l'a  montré  dans  la  no- 
tice qu'il  a  écrite  pour  le  catalogue  de  cette 
vente,  en  racontant  avec  simplicité  l'exis- 
tence de  l'homme  qu'il  a  connu,  en  ana- 
lysant de  manière  sagace  l'œuvre  qui  va 
être  délinitivement  dispersée.  Il  s'exprime 
ainsi,  après  avoir  dénombré  les  paysagistes 
de  la  première  moitié  de  ce  siècle  : 

«  Ne  croyons  pas  néanmoins  que  les 
maîtres  illustres  à  qui  nous  venons  de  rendre 
hommage  aient  fixé  la  vision  entière  de  la 
terre  et  d%i  ciel.  A  le  bien  prendre,  il  manque 
à  leurs  chefs-d'œuvre  quelque  chose  de  cette 
mobilité,  de  cette  vie  instantanée,  de  cette 
ondoyance  des  aspects  changeants,  pour  tout 
dire  de  ce  sentiment  de  la  succession  inin- 
terrompue des  effets  qui  nous  ravit  en  pré- 
sence d'un  beau  site,  où  la  plus  furtive  mo- 
dification de  l'atmosphère  déplace  les  clar- 


-  64- 

tés,  les  reflets,  les  ombres  et  transpose  les 
harmonies.  Corot  lui-même,  si  merveilleux 
à  évoquer  les  formes  dans  la  transparente 
fluidité  de  l'espace,  ne  donne  point  l'idée  de 
ce  que  j'appellerai  l'incessante  palpitation 
lumineuse  du  monde.  » 

C'est  là,  pendant  la  période  de  transition 
entre  les  paN^sagistes  de  i83o  et  les  impres- 
sionnistes d'aujourd'hui,  que  Jongkind  a 
joué  un  rôle. 

Turner  en  a  joué  un  plus  grand  encore, 
cela  est  certain.  Pour  la  seconde  fois  —  en 
i83o,  ce  fut  par  Constable  et  Bonnigton, — 
sinon  l'initiation  complète,  du  moins  le  trait 
de  lumière  aura  été  fourni  par  un  artiste  de 
l'Angleterre.  Delacroix  et  Corot  avaient  été 
de  savants  transmetteurs  en  même  temps 
que  des  artistes  individuels  assez  glorieux. 
jNIais,  sur  eux,  Tart  anglais  avait  eu  son 
influence,  comme  il  l'eut  sur  Monet  et  Pis- 
sarro, déjà  préparés,  lors  de  leur  voyage 
à  Londres,  et  qui  revinrent  avec  l'éblouis- 
sement  du  grand  Turner  dans  les  yeux. 
L'histoire  de  telles  filiations  serait  intéres- 
sante à  étudier  de  près,  mais  il  faudrait  le 


-65  - 
temps  de  dire  toutes  les  ressemblances,  de 
montrer  l'Angleterre  influencée,  elle  aussi, 
par  le  xvni®  siècle  français,  et  d'indiquer 
avec  quelque  exactitude  l'apport  de  chaque 
artiste,  le  mélange  de  tradition  et  de  na- 
ture inclus  dans  chaque  œuvre.  Aujour- 
d'hui, c'est  le  nom  de  Jongkind  qui  vient 
s'inscrire  dans  cette  chronologie.  On  peut 
être  assuré  qu'il  y  restera  et  que  ses  ta- 
bleaux seront  nécessaires  dans  une  salle 
de  musée,  non  seulement  pour  leur  valeur 
intrinsèque,  mais  encore  pour  la  fixation 
d'une  date  intermédiaire  qu'il  est  impossible 
de  négliger.  Il  est  facile  de  s'en  convaincre, 
Jongkind  a  été  préoccupé,  un  des  premiers, 
de  la  vérité  de  l'atmosphère,  de  la  décom- 
position des  ra3^ons  lummeux,  de  la  colo- 
ration des  ombres. 

Il  marque  cette  préoccupation  dans  ses 
aquarelles,  qui  sont  parmi  les  plus  belles 
aquarelles  qui  aient  été  faites,  d'une  calli- 
graphie de  dessin  fougueuse,  rapide,  et 
d'une  sûreté  extraordinaire,  d'une  couleur 
infiniment  délicate,  véridique,  apte  à  mettre 
en  valeur  les  aspects  essentiels  des  premiers 

4- 


—  66  — 

plans,  à  donner  leur  élqignement  et  leur 
charme  aux  lointains.  De  ces  aquarelles 
rapides  il  extrayait  ses  tableaux,  plus  pe- 
sants, où  il  s'essayait  à  de  plus  longues 
analyses.  Presque  tous  sont  intéressants, 
soit  qu'il  fasse  se  mirer  les  moulins  de  son 
pays  dans  l'eau  tranquille  des  canaux,  soit 
qu'il  explore  la  banlieue  et  les  faubourgs  de 
Paris  pendant  les  journées  de  ciel  gris  et  de 
sol  boueux,  soit  qu'il  produise  ses  plus 
délicates  pages,  à  la  fin  de  sa  vie,  dans  l'at- 
mosphère fine  et  vibrante  des  plateaux  du 
Dauphiné. 

Jongkind  restera  ainsi  comme  un  con- 
structeur de  paysages  et  un  trouveur  de 
nuances  d'atmosphères.  Il  a  gardé,  en 
somme,  le  désir  et  le  sens  de  l'arrangement 
des  paysagistes  hollandais.  Il  s'ingéniait  à 
«  composer  »  un  tableau,  à  mettre  en  bonnes 
places  les  arbres,  les  bateaux,  les  maisons, 
les  voitures,  les  êtres.  Ce  souci  est  visible, 
surtout  dans  ses  tableaux,  et  même  dans 
ses  aquarelles,  si  primesautières.  Et  en 
même  temps  qu'il  gardait  avec  respect  cette 
formule  des  petits  maîtres  disparus,  il  pre- 


-67  - 

nait  sa  place  de  novateur  par  son  inquié- 
tude des  transparences  de  Tair,  des  jeux 
des  reflets,  des  états  fugitifs  créés  par  les 
heures. 

X 

LE  MONUMENT  DE  VICTOR  HUGO 

22   juillet    1890. 

Le  monument  de  Victor  Hugo,  conçu 
par  Rodin,  et  qui  a  été  refusé  à  l'unanimité 
par  la  Commission  des  travaux  d'art,  n'a 
pas  été  contemplé  seulement  par  les  per- 
sonnages officiels  qui  lui  ont  refusé  leur 
estampille.  Quelques-uns  des  amis  et  des 
admirateurs  de  l'artiste  ont  pu,  pendant 
plusieurs  mois,  assister  à  la  mise  au  jour 
de  l'œuvre,  ils  connaissent  les  raisons  pour 
lesquelles  s'est  décidé  le  sculpteur,  ils  ont 
assisté  à  ses  premières  recherches,  ils  ont 
vu,  enfin,  le  commencement  de  la  décisive 
exécution.  Ceux-là,  évidemment,  la  per- 
sonnalité de  Rodin  mise  à  part,  n'arrive- 
ront pas    à    comprendre   les    motifs    pour 


—  68  — 

lesquels   s'est  décidée    la    commission  qui 
admet  Injalbert  et  rejette  Rodin. 

C'est  le  Victor  Hugo  de  la  dernière  pé- 
riode qui  est  représenté  ici,  le  Victor  Hugo 
définitivement  populaire,  le  vieillard  chenu, 
robuste  et  un  peu  las,  aux  cheveux  drus  et 
courts,  à  la  barbe  blanche,  auquel  songe 
le  lecteur  d'aujourd'hui,  le  premier  pas- 
sant venu  qui  a  acheté  les  Misérables  par 
livraisons,  et  qui  a  suivi  le  corbillard  du 
poète.  Il  est  assis,  adossé  à  un  roc  de  Guer- 
nesey,  fatigué  comme  un  rude  ouvrier  de 
la  mer  qui  a  fait  entrer  sa  barque  au  port 
sous  la  bourrasque.  C'est  le  soir  de  sa  vie, 
l'heure  dramatique  du  couchant,  où  il  donne 
ses  livres  de  songerie  et  de  colère.  N'est-ce 
pas  avec  cette  physionomie,  qu'il  s'est  vio- 
lemment appliqué  à  prendre,  qu'il  apparaî- 
tra aux  enthousiastes  de  son  œuvre?  Rodin 
a  bien  vu  et  compris  cette  attitude  du  vieil- 
lard soucieux,  fatigué  et  combattant.  Il  l'a 
représenté  en  une  des  accalmies  de  sa  ba- 
taille poétique.  Hugo  regarde  d'un  œil  fixe 
les  flots  qui  battent  son  île  et  qui  s'en  vont, 


-69- 

à  la  marée  prochaine,  aller  battre  la  côte  de 
FYance,  il  a  le  regard  perdu  et  lointain  de 
ceux  qui  voient  au  loin  et  qui  voient  aussi 
au  dedans  d'eux-mêmes. 

Il  regarde  —  et  il  écoute.  La  vague  qui 
bat  la  plate-forme  du  rocher  où  il  se  tient, 
qui  rampe  à  ses  pieds,  qui  lui  fait  un  pié- 
destal mouvant  et  écumeux,  cette  vague  a 
cipporté  jusqu'à  lui,  a  jeté  au-dessus  de  sa 
tète  les  sirènes  enlacées  qui  chantent  leurs 
chants  de  douceur  et  de  fureur.  Elles  sont 
venues,  portées  dans  la  longue  lame  enrou- 
lée, elles  sont  échevelées  et  ruisselantes,  à 
genoux  sur  la  pierre,  se  penchant  vers  le 
vieillard,  lui  souffiant  leurs  haleines  d'eni- 
vrement et  de  passion.  Jamais  l'inspiration 
qui  chuchote  et  qui  crie  n'a  été  exprimée 
d'une  manière  plus  saisissante,  à  la  fois 
grandiose  et  intime.  Il  y  a  une  hâte  et  une 
fièvre  dans  le  rassemblement  de  ces  trois 
corps  de  jeunesse  et  de  souplesse  infinies. 
Les  visages  languides  et  crispés  se  rappro- 
chent, les  bras  se  nouent  autour  des  corps 
comme  des  lianes,  les  chevelures  et  les 
seins  frôlent  le  poète.  Une  atmosphère  de 


—  70  — 

séduction  l'enveloppe,  il  est  en  proie  à  l'ob- 
session de  ridée  et  du  chant,  il  entend  dans 
toutes  ces  voix  qui  n'en  font  qu'une,  l'hymne 
des  Contemplations  et  les  imprécations  des 
Châtiments. 

Sans  doute  il  va  se  lever  tout  à  l'heure, 
et  sa  poésie  s'en  ira  encore  dans  le  bruit 
rythmé  de  l'eau  et  dans  la  tempête  du  vent. 
Les  filles  de  la  mer  l'arracheront  à  son  re- 
pos et  le  forceront  une  fois  de  plus  à  courir 
avec  elles  les  aventures  : 

Toi  qui  bats  de  ton  flux  fidèle 
La  roche  où  j'ai  ployé  mon  aile, 
Vaincu,  mais  non  pas  abattu. 
Gouffre  où  l'air  joue,  où  l'esquif  sombre 
Pourquoi  me  parles-tu  dans  l'ombre? 
O  sombre  mer,  que  me  veux-tu  ? 

C'est  cette  rêverie  de  poète,  et  ce  repos 
prêt  à  l'action,  que  Rodin  a  symbolisés  dans 
les  fîiTures  de  ce  magnifique  monument.  Il 
est  bien  indifférent,  semble-t-il,  qu'une  telle 
sculpture  soit  en  rapport  avec  les  propor- 
tions et  le  style  du  Panthéon.  11  ne  s'agit 
pas  de  continuer  la  construction  de  Souf- 
flot  par  une  ornementation  intérieure.  Le 


Panthéon  est  devenu  un  musée  civique  où 
des  manifestations  d'art  très  différentes  doi- 
vent trouver  place.  Il  faut  en  prendre  son 
parti.  En  tous  cas,  pourquoi  la  sculpture 
serait-elle  traitée  autrement  que  la  pein- 
ture? En  quoi  les  fresques  de  Puvis  de 
Chavannes  révèlent- elles  une  homogénéité 
avec  les  compositions  de  Cabanel,  J.-P.  Lau- 
rens,  Blanc,  etc.?  Quel  programme  peut-on 
imposer  aux  artistes  d'aujourd'hui,  au  nom 
de  Testhétique  particulière  qui  a  inspiré 
l'architecte  du  xviii"  siècle  et  qui  lui  a  fait 
pasticher  Saint-Pierre  de  Rome  dans  le 
Paris  des  philosophes  et  de  VEncydo- 
pcdie? 

Il  faut  ajouter  que  l'expérience  faite  pour 
l'œuvre  de  Rodin  a  été  défectueuse  et  nul- 
lement concluante,  même  au  point  de  vue 
restreint  où  la  commission  s'est  placée. 
«  Afin  de  juger  de  l'effet,  dit  M.  Arsène 
Alexandre,  l'architecte  du  Panthéon  a  fait 
exécuter  deux  décorations  figurées,  l'agran- 
dissement, sur  une  toile  peinte,  du  projet 
de  Rodin,  et  de  celui  d'injalbert  pour  Ali- 


—  72  — 
rabeau.  C'était  déjà  une  première  trahi- 
son. Seulement,  tandis  qu'on  avait  laissé 
tel  quel  le  projet  de  M.  Injalbert,  on  a  jugé 
à  propos  d'agrémenter  celui  de  M.  Rodin 
de  rochers  auxquels  il  n'avait  jamais  songé, 
et  de  surélever  son  groupe  à  une  hauteur 
pour  laquelle  il  n'était  pas  calculé.  La  com- 
mission des  travaux  d'art,  enchantée  d'être 
ainsi  induite  en  erreur,  a  prié  J\L  Rodin  de 
recommencer  une  nouvelle  esquisse.  En 
vérité,  cela  est  admirable  :  ce  sont  quatre 
ou  cinq  ronds  de  cuir  et  deux  ou  trois  pon- 
tifes qui,  maintenant,  dirigent  l'inspiration 
d'un  artiste  de  cette  taille.  » 

C'est  fort  bien  dit.  11  faut  ajouter  que 
Rodin  a  cédé  trop  vite  devant  cette  stupé- 
fiante décision.  A  défaut  de  la  direction  des 
Beaux-Arts,  qui  n'est  pas  entrée  en  lutte  avec 
ces  juges  condamnant  un  chef-d'œuvre, 
le  sculpteur  devait  défendre  son  groupe.  Il 
avait  le  droit  de  parler  haut,  et  les  argu- 
ments n'auraient  pas  manqué  à  sa  discus- 
sion. A  lire  les  journaux,  vraiment  bien 
inspirés,  perspicaces  et  respectueux  en  cette 
circonstance,  le  grand  artiste  aurait  eu  des 


—  /)  — 
auxiliaires  dans   la   bataille  qu'il  aurait  li- 
vrée,  et  il  est  à  croire  qu'il    serait    reste 
libre  d'achever  son  travail  selon  son  inspi- 
ration, et  non  d'après  les  avis  de  ce  jury 
parfois  malfaisant,  et  inutile  toujours. 


WHISTLER 

4  novembre  1891. 

Je  voudrais  donner,  à  ceux  que  de  telles 
choses  intéressent,  l'adresse  d'un  chef- 
d'œuvre. 

Ce  chef-d'œuvre  est  un  tableau,  encadré 
d'or  terni,  qui  mesure  i  mètre  45  sur 
I  mètre  65.  Il  est  visible  dans  une  petite 
salle,  de  plafond  bas,  boulevard  Mont- 
martre, dans  ce  réduit  très  spécial,  bien 
connu  d'un  certain  nombre  d'artistes 
d'hommes  de  lettres  et  d'amateurs,  exacts 
aux  rendez-vous  que  leur  donnent  ici  tant 
d'œuvres  hautes,  profondes,  fines,  char- 
mantes. 


—  74  — 
Il  y  a  déjà  eu  là,  organisées  par  feu  Van 
Gogh,  puis  par  son  successeur,  M.  Mau- 
rice Joyant,  des  expositions  de  Claude 
Monet,  de  Pissarro,  de  Raffaëlli,  de  Gau- 
guin, de  Forain,  d'Eugène  Carrière.  Cette 
fois  le  tableau,  inattendu,  exceptionnel,  est 
d'un  étranger  en  visite.  11  a  pour  auteur 
Whistler,  et  c'est  le  portrait  de  la  mère  de 
l'artiste. 

Whistler  n'est,  certes  pas,  un  inconnu  à 
Paris.  Il  fit  vaguement  partie,  en  1857  de 
l'atelier  de  Gleyre.  Il  y  a  bien  eu  quelque 
arrêt  dans  les  relations  après  le  refus  du 
jury  de  i863,  qui  repoussa  la  Fille  Blanche, 
laquelle  trouva  l'hospitalité  au  Salon  des 
refusés  de  cette  année-là.  Un  salon  des  re- 
fusés qui  pouvait,  d'ailleurs,  bravement 
supporter  le  voisinage  du  Salon  des  ad- 
mis !  Il  eut,  en  effet,  inscrits  dans  son  cata- 
logue, avec  le  nom  de  Whistler,  les  noms 
de  Manet,  Bracquemond,  Degas,  Cazin, 
qui  ont  acquis  depuis  quelque  célébrité.  Le 
peintre  de  la  Fille  blanche  ne  renouvela 
pas  de  'sitôt  sa  tentative.  Il  mit  quelque 


vingt  ans  avant  de  décider  à  nouveau 
l'envoi  d'une  œuvre  de  Londres  à  Paris.  Il 
ne  reparait  ici  qu'en  18S2  avec  le  portrait 
de  M.  liarry  Men.  Puis,  c'est  le  portrait 
de  sa  mère  en  i883,  les  portraits  de  miss 
Alexander  et  de  Carl3'le  en  1884,  les  por- 
traits de  lady  Archibald  Campbell  et  de 
Théodore  Duret  en  i885,  le  portrait  de 
Pablo  de  Sarasate  en  1886,  deux  Noc- 
turnes en  1890,  et  enfin,  cette  année,  au 
Champ  de  JNlars,  un  portrait  de  femme  et 
un  paysage  de  la  rade  de  Valparaiso. 

Mais  ce  ne  fut  ici  qu'une  série  de  mani- 
festations artistiques  discrètes,  beaucoup 
moins  actives  que  les  manifestations  orga- 
nisées à  Londres.  James  Mac  Neil  Whistler, 
qui  est  Américain  —  il  est  né  aux  Etats- 
Unis,  à  Baltimore  —  a  choisi  Londres 
comme  lieu  de  séjour  et,  par  suite,  comme 
la  scène  où  il  joue  d'habitude,  et  cela  très 
naturellement,  très  sincèrement,  le  rôle  qui 
lui  est  échu  dans  l'existence,  celui  d'un 
artiste  rare,  convaincu,  violemment  origi- 
nal. Il  est,  là-bas,  très  admiré  d'un  certain 
nombre,  et  il  est  connu  de  tous.  Une  lettre 


adressée  à  M.  Whistler,  à  Londres,  arrive- 
rait sûrement  et  rapidement  à  son  adresse, 
à  travers  le  bruyant  dédale  de  l'énorme  ville 
de  chaos  et  de  mystère.  Le  peintre  fait  partie 
de  la  vie  anglaise.  Il  en  fait  partie,  à  un  autre 
titre,  mais  de  la  même  manière  que  tous  les 
personnages  du  tout-Londres,  quels  que 
soient  leur  profession  particulière  et  leur 
importance  acceptée. 

Le  peintre  est  désigné,  mis  en  vedette 
par  l'attention  publique,  classé  au  nombre 
des  célébrités,  reconnu  là  où  il  se  mon- 
tre, comme  le  prince  de  Galles,  comme 
M.  Gladstone,  comme  M.  Irving,  ou  comme 
telle  professionnelle  beauté.  Il  représente, 
sans  un  effort,  le  dand3'sme  intellectuel  qui 
se  meut  à  l'aise  au  milieu  de  cette  civilisa- 
tion tumultueuse. 

Quoiqu'il  n'ait  pas  revêtu  de  costume 
particulier  et  que  son  élégance  soit  en  dedans 
et  non  traduite  au  dehors  par  des  coupes 
et  des  couleurs  voulues,  on  peut  définir 
assez  bien  son  attitude  d'esprit  artistique  en 
rappelant  l'attitude  de  littérature  du  grand 
écrivain  disparu,  Barbey  d'Aurevilly.  C'est 


/  / 
la  môme  hautaine  aflirmation  du  privilège 
de  l'Art,  c'est  la  même  ardeur  de  sensations 
et  la  mcme  bravoure  de  jugements. 

Les  conversations,  les  ripostes,  les  dis- 
cussions, les  procès  de  Whistler,  ont  fait 
en  Angleterre  autant  de  bruit  que  les  dis- 
cours d'un  leader  et  les  polémiques  d'un 
maître  journaliste.  On  se  souvient  toujours 
de  l'assignation  qu'il  adressa  au  critique 
Ruskin,  et  qui  se  termina,  dans  l'embarras 
où  se  trouvèrent  les  juges,  perdus  dans 
l'esthétique,  par  la  reconnaissance  des  droits 
de  Whistler  et  la  condamnation  de  Ruskin 
à  un  liard  d'amende  !  Depuis,  Whistler  a 
toujours  su  faire  respecter  sa  personne  et  sa 
production,  et  c'est  devenu,  en  somme,  une 
des  réjouissances  du  Londres  artistique, 
chaque  fois  qu'il  expose  à  Royal  Academ}^, 
à  Grosvenor-Gallerv  ou  dans  l'une  de  ces 
salles,  qu'il  décore  de  si  harmonieuse  façon 
pour  en  faire  le  milieu  logique  où  doit  sur- 
gir son  œuvre. 

JMais  ce  n'est  là  que  l'apparence  d'exis- 
tence de  Wliistler,  l'au-dehors  de  sa  per- 


—  78  — 

sonnalité,  le  spectacle  de  cette  personna- 
lité aux  prises  avec  le  monde  social. 

C'est  dans  le  monde  moral  qu'il  vit  sa 
véritable  existence,  c'est  dans  la  région  close 
où  naissent  et  croissent  les  sentiments, 
où  s'élaborent  et  s'approfondissent  les  ré- 
flexions intimes  de  l'individu.  Là,  ^Yhistler 
réside  solitairement,  sans  souci  des  vaines 
extériorités,  enfermé  comme  un  alchimiste 
qui  cherche  la  pierre  philosophale.  C'est 
aussi  une  pierre  philosophale  qu'il  cherche 
et  qu'il  trouve.  C'est  la  formule  éternelle  et 
toujours  changeante  de  l'œuvre  d'art,  c'est 
la  manière  individuelle,  forte,  sereine  et 
émouvante  d'évoquer  sur  l'étroit  espace 
d'une  toile  l'image  de  la  vie  éphémère. 
Cette  vie,  il  l'arrête  au  passage,  il  la  mé- 
dite, il  s'en  empare  dans  son  apparition  es- 
sentielle, et  il  acharne  sa  volonté  à  la  fixer, 
à  la  prolonger  magiquement  à  travers  les 
siècles. 

C'est  dans  une  maison  de  Chelsea,  pro- 
che la  Tamise,  que  Whistler  habite.  C'est 
là,  dans  cette  demeure  discrète  en  arrière 
d'un    jardinet,  dans   ces  pièces   que  visite 


—  79  — 
la  lumière  trouble  des  jours,  dans  ce  salon 
de  rez-de-chaussée  d'une  harmonie  vert- 
pàle,  dans  l'atelier  du  premier  étage,  en- 
combré de  gravures  et  de  toiles,  c'est  là  que 
i'eus  la  grande  joie,  l'hiver  dernier,  d'être 
accueilli  par  l'artiste  sur  la  présentation  de 
notre  ami  commun,  Théodore  Duret,  cri- 
tique d'avant-garde,  collectionneur  des  im- 
pressionnistes et  des  Japonais.  Le  Whistler 
de  ce  logis  est  autre  que  le  Whistler  tel  que 
peuvent  le  concevoir  ceux  qui  ne  veulent 
connaître  de  lui  que  ses  mots,  ses  procès, 
ses  conférences,  son  allure  dédaigneuse, 
son  visage  sarcastique,  la  mèche  blanche  en 
aigrette  dans  sa  chevelure  noire  et  la  haute 
canne  dont  il  scande  sa  marche  à  travers 
les  salles  d'une  exposition. 

Ici,  à  ce  seuil,  expirent  les  bruits  de  la 
foule,  s'arrêtent  les  hostilités  ou  les  mani- 
festations S3^mpathiques  de  la  mode.  Whis- 
tler devient,  dans  ce  quartier  londonien, 
dans  cette  maison  fermée,  le  solitaire  cloî- 
tré par  lui-même,  le  maître  d'un  domaine 
lointain,  étrange  et  silencieux,  peuplé  de 
ses  pensées,  où  il  règne  au  milieu  de  pa3'sa- 


ges  mystérieux  qu'il  a  traversés  et  qu'il 
suscite  encore,  au  milieu  d'êtres  singuliers 
qui  sont  proches  de  son  cœur  et  de  son 
esprit,  ses  familiers  et  ses  interlocuteurs,  et 
qu'il  a  créés  à  nouveau  en  leur  donnant  la 
vie  harmonieuse  des  lignes  et  des  couleurs, 
^vie  profonde  de  l'expression. 
Le  portrait  de  la  mère  de  Whistler  est  le 
oortrait  de  l'un  de  ces  êtres  qui  vivent 
dans  la  solitude  de  l'artiste.  C'est  le  mieux 
connu  et  le  plus  cher  sans  doute,  c'est  ce- 
lui où  se  trouve  exprimé  cet  amour  si  doux 
et  si  douloureux  de  la  mère  qui  est  chez 
tous  les  intellectuels.  Allez  le  contempler  là 
où  il  est\  que  vous  so3^ez  convaincu  ou  non 
par  cette  pâle  description. 

La  femme  est  assise  dans  une  chambre 
sévère  où  traîne  la  clarté  dernière  des  cré- 
puscules. Elle  est  tournée  de  profil,  au  re- 
pos, immobile  et  songeuse,  dans  une  de  ces 
longues  stations  des  vieillards,  ces  stations 
qui  paraissent  si  calmes  et  qui  doivent  être 

*  Il  est  maintenant  au  Musée  du  Luxembourg. 


—  8i  — 

si   intérieurement  agitées  par  toute  l'exis- 
tence qui  a  été  vécue. 

Il  y  a  bien  du  sombre,  il  y  a  bien  du  noir 
sur  cette  douce  femme  et  autour  d'elle.  Le 
rideau  à  fleurettes,  la  chaise,  le  cadre  fixé 
au  mur,  un  autre  cadre  dont  on  voit  un  peu 
la  bordure,  la  plinthe,  la  chaussure  des 
deux  pieds  rassemblés  sur  un  tabouret, 
l'ample  robe,  tout  cela  est  noir,  d'un  noir 
de  deuil,  d'un  noir  de  tentures  funèbres, 
d'un  noir  de  lettres  de  faire-part.  Mais  la 
vie  est  réfugiée  dans  ce  décor  de  tristesse, 
la  vie  d'un  cœur  chaleureux  et  d'une  pen- 
sée sereine.  Les  deux  mains  menues  per- 
dues dans  les  manchettes,  et  appuyées  au 
creux  des  genoux  sur  un  mouchoir  de  den- 
telle, le  visage  amaigri,  fin,  pensif,  abaissé 
vers  le  sol  alors  que  les  3^eux  se  lèvent  vers 
les  visions  invisibles  et  certaines,  ces  mains 
et  ce  visage  sont  de  la  réalité  la  plus  douce, 
de  la  chair  la  plus  soyeuse  et  la  plus  tiède 
que  jamais  artiste  ait  évoquée  avec  un  res- 
pect attendri  devant  la  vieillesse  qui  a  gardé 
de  la  jeunesse  la  grâce,  —  ce  souvenir  exquis 
de  la  beauté. 


Cette  grâce,  cette  beauté,  cette  jeunesse, 
sont  présentes.  Elles  sont  partout  errantes, 
et  elles  se  fixent  à  la  sinuosité  de  la  bouche 
rentrée,  au  profond  du  regard,  à  la  fleur 
rose  qui  fleurit  encore  sur  ces  joues  amai- 
gries. C'est  ce  rose,  plus  encore  que  cette 
lumière  d'argent  et  de  vermeil  qui  remplit 
la  chambre,  c'est  ce  rose  qui  éclaire  ces 
murailles,  ces  tentures,  ces  vêtements,  où 
se  sont  accumulées  tant  de  ténèbres.  «  De- 
puis qu'il  existe  des  peintres,  écrivait 
exquisement  d'Aurevilly,  n'est-ce  pas  tou- 
jours sur  une  palette  noire  que  se  broie  le 
rose  le  plus  doux?  »  Et  il  disait  aussi  : 
«  L'amour,  la  jeunesse,  les  premières  ivres- 
ses de  la  vie,  tout  cela  est  si  beau  quand 
tout  cela  n'est  plus,  tout  cela  s'empourpre 
tant  en  nous  quand  le  noir  de  la  nuit  nous 
tombe  sur  la  tète...  » 

C'est  l'admirable  signification  de  cette 
toile  où  rayonne  un  art  de  simplicité,  d'har- 
monie, de  grandes  lignes,  comparable  seu- 
lement à  l'art  des  plus  grands  artistes,  et 
d'une  signification  si  individuelle,  si  nou- 
velle.    Qî^uvre    admirable,    harmonieuse, 


-85  - 

image  grave  et  profonde  où  le  génie  du 
Nord  resplendit  dans  la  pénombre  avec 
une  fierté  incomparable  et  une  douceur  in- 
finie! En  même  temps  que  le  portrait  de  la 
Maternité,  tel  que  pouvait  le  concevoir  le 
fils  né  de  cette  femme  et  devenu  un  grand 
artiste,  c'est  un  poème  extraordinaire  à  la 
gloire  de  la  femme.  Il  est  peut-être  trop  in- 
diqué de  prendre  une  créature  de  jeunesse  et 
de  beauté,  en  croissance  ou  en  épanouisse- 
ment, et  de  la  donner  à  admirer  sur  la  toile 
où  elle  a  été  transportée.  Whistler  a  montré 
qu'il  était  aussi  facile  pour  lui  de  la  prendre, 
alors  que  sa  taille,  flexible  et  souple,  tombe 
aux  attitudes  lasses,  que  ses  cheveux  s'ar- 
gentent  et  que  ce  rose  délicieux  des  joues 
reste  délicieux  et  devient  si  mélancolique 
quand  il  vient  parer  l'usure  du  corps  et  le 
refuge  des  pensées  de  la  vieillesse. 

On  a  déjà  pu  voir  une  fois  à  Paris,  il  y  a 
huit  ans,  cette  œuvre  de  beauté  souveraine. 
Whistler  avait  adressé  ce  portrait  de  sa  mère 
au  jury  du  Salon  de  i883.  Il  fut  reçu,  ce  qui 
peut  bien  être  remarqué,  et  les  promeneurs 


-  84  - 

du  palais  de  l'Industrie  ont  pu  le  découvrir 
dans  la  salle  où  il  fut  exposé.  Il  se  trouva 
même  que  le  jury  dépassa  la  mansuétude 
habituelle  aux  jurys.  Whistler  vit  recon- 
naître son  mérite  par  une  médaille  de  troi- 
sième classe,  qui  échut  en  même  temps, 
d'ailleurs,  à  toute  une  promotion  de  maîtres 
superliciels,  de  peintres  achalandés,  de  men- 
tions honorables  de  l'année  précédente.  Le 
tableau  passa,  néanmoins,  à  peu  près  ina- 
perçu. Inaperçu,  en  tous  cas,  des  commis- 
sions qui  sont  chargées  de  désigner  les 
œuvres  rares  et  significatives,  et  qui  doivent 
deviner  quels  tableaux  vivront  suftisamment 
pour  arriver  au  Louvre  en  passant  par  le 
Luxembourg. 

En  1 89 1 ,  voici  que  la  merveilleuse  toile  est 
revenue  de  nouveau  à  Paris,  et  il  y  a  lieu  de 
croire  que  nous  serons,  cette  fois,  quelques- 
uns  pour  l'empccher  de  disparaître,  vaincue 
par  le  parti-pris  du  silence  plus  encore  que 
par  l'indifférence  publique.  Il  se  présente 
une  occasion  rare  de  faire  entrer  un  des 
maîtres  de  la  peinture  contemporaine  et  de 
la  peinture  de  tous  les  temps  dans  ce  mu- 


-  85  - 

sée  des  artistes  modernes,  où  l'on  compte 
si  peu  d'artistes  modernes!  Ce  serait  un 
acte  qui  serait  compté  à  l'administration 
actuelle  des  beaux-arts,  et  qu'elle  devrait 
tenir  à  honneur  de  réaliser.  A  son  défaut, 
n'existe-t-il  pas  à  Paris  assez  de  gens  capa- 
bles de  s'occuper  autrement  qu'aux  futilités 
ordinaires,  et  qui  sauraient  rendre  à  l'artiste 
de  Londres  le  grand  hommage  qu'il  mérite, 
et  faire  don  à  la  France  d'un  chef-d'œuvre 
de  Whistler,  comme  il  lui  a  été  fait  don, 
l'an  dernier,  d'un  chef-d'œuvre  d'Edouard 
Manet. 


XII 

MAITRES  JAPONAIS 

§     I.     LES     PAYSAGISTES 

Au  jardin,  dans  la  vallée,  le  Japonais  a 
rassemblé  des  aspects  de  nature,  installé 
des  décors  multiples.  Il  s'est  ingénié  à  ré- 
duire les  choses  de  l'immensité  à  des  pro- 


—  86  — 

portions  habitables  et  tangibles.  Il  semble 
ici,  dans  l'intimité  de  cet  enclos,  que  le  pos- 
sesseur de  ce  morceau  de  terre  ait  le  senti- 
ment de  la  relativité,  et  qu'il  se  plaise  aux 
résumés  et  se  satisfasse  du  possible.  Tout 
€st  représenté  en  cet  étroit  espace  qu'une 
lente  promenade  de  quelques  pas  peut  par- 
courir si  vite.  —  Il  y  a  la  forte  et  universelle 
substance,  il  y  a  la  terre.  Cette  terre,  sous 
les  outils  qui  la  nivellent  et  qui  la  creusent, 
reproduit  les  ondulations  rythmiques  du 
sol,  les  soulèvements  des  chaînes  de  mon- 
tagnes, les  surfaces  unies  des  plaines.  —  Il 
V  a  le  fluide  et  chanteur  élément,  il  y  a  l'eau 
qui  court,  qui  jase  et  qui  s'encolère.  Le 
mince  filet  circule  en  rivière  bordée  de  si- 
nueuses rives,  descend  une  pente  de  terrain 
et  tombe  en  cascade,  bouillonne,  jaillit, 
s'apaise  et  s'approfondit  au  bassin  minus- 
cule qui  simule  le  lac  tranquille  et  la  baie 
rassurante.  —  Dans  les  plates-bandes  et  sur 
les  versants  croît  la  variété  des  arbres,  des 
arbustes,  des  plantes,  la  profusion  des  fleurs. 
En  même  temps  que  la  vérité,  l'artiticiel 
triomphe.    Pour  posséder  les  nombreuses 


-87  - 

essences  et  créer  la  forêt  imaginaire,  le  rêveur 
et  patient  jardinier  a  violenté  la  nature,  com- 
primé les  sèves,  forcé  à  la  petitesse  les  arbres 
aux  troncs  élevés,  aux  longues  ramures.  Il 
leur  a  gardé  leur  physionomie,  mais  cette 
physionomie  complète  et  caractéristique  est 
ramassée  en  dimensions  minuscules.  Toutes 
cespousses  naines,  depuis  le  cerisieren  fleurs 
jusqu'au  chêne  multicolore  de  l'automne, 
peuvent  tenir  dans  des  pots  de  fleurs  que 
l'homme  emporte,  rentre  et  sort  à  son  gré. 
Son  œil  s'amuse  de  ce  rapetissement  im- 
posé aux  libres  forces  végétatives,  mais  son 
imagination  se  réjouit  de  ces  images  qui  en 
évoquent  d'autres,  de  cette  transposition 
artistique  qui  lui  livre,  par  des  jeux  puérils, 
le  spectacle  changeant  de  l'univers,  —  Il 
poursuit  donc  cette  mise  en  scène,  plante  des 
roseaux  sur  les  bords  de  l'imperceptible  ri- 
vière, fait  s'épanouir  la  flore  des  marécages, 
érige  dans  l'eau  un  rocher  couvert  des 
mousses  des  falaises.  Qu'il  porte  ses  regards 
tout  près  ou  au  loin,  il  est  en  pleine  nature. 
Ce  jardin  miniature  est  enveloppé  d'air  lu- 
mineux. Sur  lui  passent  les  brises  de  l'été  et 


—  88  — 

les  bourrasques  de  l'hiver,  les  ondées  obli- 
ques de  la  pluie,  les  cinglantes  averses  de 
grêle,  les  silencieuses  tombées  de  neige.  Au 
printemps,  le  pécher  et  le  prunier  essai- 
ment leurs  fleurs  comme  des  vols  de  papil- 
lons blancs  et  roses,  et  les  chr3'santhcmes 
échevclés  palpitent  dans  la  dorure  des  der- 
niers soleils.  Au  loin,  c'est  l'horizon  de  la 
montagne  ou  c'est  l'horizon  de  la  mer. 

Comment  un  peuple  qui  affirme  un  tel 
goût  de  la  terre  et  de  ses  ornements  de  ver- 
dures et  de  fleurs,  ne  se  serait-il  pas  épris, 
dans  son  art,  de  la  représentation  des  pa\'- 
sages?  Cette  passion  de  jardiniers  artistes, 
transmise  de  pères  en  fils,  persistant  à  tra- 
vers les  générations,  ne  devrait-elle  pas  s'af- 
finer encore  et  s'agrandir  chez  ceux  qui 
fixaient  sur  le  papier  et  sur  le  laque  les 
spectacles  familiers  à  leur  vue?  A  vrai 
dire,  l'histoire  du  paysage  japonais  serait 
l'histoire  même  de  l'art  japonais.  La  vie  en 
plein  air  mêle,  en  Extrême-Orient,  les 
mœurs  à  la  nature,  fait  défiler  les  êtres  sur 
les  fonds  de  terrains,  d'eaux  et  de  ciels. 
Tous  les  artistes  japonais,  plus  ou  moins,  ont 


-89- 

donc  été  des  paysagistes,  ceux  qui  se  sont 
adonnés  à  la  représentation  de  l'humanité, 
comme  ceux  qui  étudiaient  de  préférence 
les  fleurs,  les  poissons,  les  reptiles,  les  oi- 
seaux, les  mammifères.  Au  delà  des  fleurs 
apparaît  le  jardin,  s'étend  la  campagne.  Le 
poisson  vit  dans  le  dormant,  dans  le  re- 
mous, dans  la  vague,  remonte  un  torrent, 
il  est  environné  de  pierres,  d'herbe,  d'algues 
marines,  et  il  n'est  pas  rare  que  la  surface 
de  l'eau  soit  indiquée,  et  le  rivage,  et  l'ho- 
rizon, et  le  ciel.  A  travers  les  branches  de 
l'arbre  où  s'enroule  le  reptile,  où  perche 
l'oiseau,  où  s'accroche  le  singe,  les  champs, 
les  bois,  les  sommets  s'étagent.  La  biche 
marche  de  ses  pattes  fines  sur  un  sol  de 
forêt  semé  de'feuilles  et  d'aiguilles  de  pin. 
Le  tigre  royal,  habitant  du  ravin  et  seigneur 
tout-puissant  de  la  solitude,  contourne  son 
souple  corps  et  fronce  ses  impérieux  sour- 
cils, dans  des  défilés  de  rochers  aux  détours 
sinistres,  propices  aux  affûts.  Pour  l'homme, 
en  marche  guerrière,  en  voyage,  en  prome- 
nade, en  plaisir  ou  en  occupation,  il  donne 
à  parcourir  aux  yeux  l'entier  panorama  du 


—  90  — 

Japon.  Il  laboure  les  champs,  descend  et 
remonte  les  rivières,  contourne  les  mon- 
tagnes, emplit  un  faubourg  du  bruit  d'un 
métier,  manœuvre  une  barque  sur  la  mer, 
franchit  l'enceinte  fleurie  d'un  temple,  se 
réjouit  aux  farces  et  aux  spectacles  de  la  rue, 
trébuche  à  la  porte  du  Yoshivara  ouverte 
sur  le  lumineux  quartier  sensuel.  La  ten- 
dance est  si  marquée,  la  préoccupation  est 
si  forte  qu'il  n'est  pas  rare  de  voir  le  pay- 
sage intervenir  dans  les  scènes  d'intérieur. 
La  ronde  baie  ouverte  des  appartements  est 
un  cadre  permanent  oii  s'inscrivent  les  per- 
spectives de  villes,  les  vergers  multicolores, 
les  champs,  les  monts,  les  lacs,  la  mer,  les 
saisons. 

Un  classement  complet  est  donc  impos- 
sible, sous  peine  de  réunir  tous  les  objets, 
tous  les  livres,  toutes  les  gravures,  où  s'in- 
scrivent les  lignes  d'un  pa3'sage,  un  lacis  de 
branchages,  un  passage  de  nuées.  Quelques- 
uns  des  noms  de  ceux  qui  ont  été  plus 
spécialement  des  paysagistes  seront  seuls 
cités  et  leurs  œuvres  indiquées  sommaire- 
ment. Toutefois  il  m'a  paru  qu'il   fallait, 


—  91  — 
avant  de  noter  des  détails  individuels  et  des 
aspects  de  talents,  reconnaître  le  milieu  où 
s'était  produit  cet  art  de  nature  et  essayer 
d'entrer,  sans  préoccupations  érudites,  dans 
les  ànies  subtiles  des  insulaires  du  Nippon. 
Regarder,  et  regarder  sans  cesse  les  pro- 
ductions écloses  dans  l'atmosphère  de  là- 
bas,  c'est  le  meilleur  moyen  d'entrer  en 
communication  avec  ces  grands  artistes. 
Leur  existence  et  leur  cérébralité  se  font 
connaître  à  ceux  qui  vivent  longtemps  de- 
vant les  mémoires  et  les  testaments  qu'ils 
ont  laissés  en  traits  décisifs  sur  ces  feuilles 
volantes  où  s'inscrivent  les  immenses  per- 
spectives et  les  détails  essentiels.  C'est  cette 
impression  qui  sera  éparse  en  ces  lignes 
rapides.  JNIais  un  moyen  de  contrôle  et  de 
confrontation  peut  être  fourni,  et  je  n'aurais 
garde  de  le  délaisser. 

Ces  paysages,  que  les  artistes  ont  dessinés 
etcolorés,les  poètes  les  ont  vus  aussi  etles  ont 
évoqués  dans  de  courtes  pièces  de  vers,  des 
distiques,  des  quatrains,  où  ils  enfermaient 
leurs  sensations.  Tous,  et  c'est  déjà  un  trait 
commun,  tous,  les  peintres  et  les  poètes,  sont 


—   02    — 

brefs  dans  leurs  moyens,  ont  horreur  du  trop 
dire,  cherchent  l'ellet  rapide  et  juste  de  la 
synthèse,  laissent  à  l'imagination  un  travail 
d'achèvement  et  une  course  à  fournir.  Les 
poètes  veulent  marquer  une  émotion  de 
l'âme,  éveiller  un  souvenir,  le  regret  d'une 
joie,  l'irréparable  d'une  douleur.  Il  est  bien 
rare  qu'un  pa3''sage  ne  surgisse  pas  entre 
les  lignes,  ou  qu'un  terme  de  comparai- 
son pris  dans  la  nature  ne  serve  pas  à 
l'explication  d'un  état  d'esprit  et  d'un  état 
de  cœur.  Ils  invoquent  le  nuage  qui  passe 
sur  le  pic,  qui  cache  la  lune,  les  bateaux 
de  pêcheurs,  les  roseaux  des  rivages,  le  bruit 
du  navire  s'élevant  sur  la  vague,  les  ban- 
deroles des  nuées,  la  pourpre  du  soleil  cou- 
chant. Un  vêtement  trempé  de  larmes  de- 
vient semblable  au  «  rocher  de  la  haute 
mer,  »  à  la  «  bouée  du  port  de  Naniva  \  » 
Dans  une  pièce  de  souhaits  du  nouvel  an, 
on  lit  ceci  : 

'  Ces  citations  et  les  suivantes  sont  extraites  de 
VArithoIogic  japonaise,  poésies  anciennes  et  modernes 
traduites  en  français  et  publiées  avec  le  texte  original 
par  Léon  de  Rosny,  professeur  à  l'Kcole  spéciale  des 
langues  orientales  (Paris,  Maisonneuve  et  C'%  1871). 


—  93  — 

«  Que  votre  bonheur  soit  inépuisable 
comme  la  neige  qui  tombe  en  ce  jour  de 
printemps  naissant...  » 

Une  autre  pièce  de  souhaits  et  de  bonheur 
exprime  la  crainte  par  cette  image  : 

«  Je  n'ose  croire  que  mon  bonheur  sera 
d'éternelle  durée, 

«  Comme  cette  blanche  vapeur  toujours 
suspendue  sur  la  montagne  de  JVlifouné,  au- 
dessus  de  la  cascade.  » 

Quand  l'impératrice  Dzi-tô,  qui  règne  de 
690  à  (39(5,  compose  une  pièce  de  vers  pour 
honorer  la  mémoire  de  l'empereur  Ten-bu, 
elle  invoque  les  soirs  et  les  matins  où  le 
défunt  contemplait  les  érables  : 

«  O  mon  grand  seigneur,  maître  du 
monde,  le  soir  tu  tournais  tes  regards  vers 
les  arbres  aux  feuilles  rougissantes  de  la 
colline  des  esprits,  et  dès  la  pointe  du  jour, 
tu  les  cherchais  des  yeux.  Aujourd'hui,  tes 
yeux  les  chercheraient  encore,  demain,  tu 
les  contemplerais  encore!   » 

Dans  la  collection  des  cent  poètes, 
l'homme  qui  a  quitté  sa  maison  pense  à  la 
floraison  prochaine  : 


—    9  'r    — 

«  Bien  que  mon  palais  soit  inhabité  par 
son  maître,  n'oubliez  pas,  fleurs  de  prunier, 
d'épanouir  au  printemps  sur  le  bord  de  sa 
toiture.  » 

U Injustice  tf  ici-bas  apparaît  de  cette  sai- 
sissante façon  : 

«  Je  songe  à  me  retirer  dans  la  profon- 
deur de  la  montagne;  et,  là  encore,  le  cerf 
pleure!  » 

Abe-no  Naka-maro,  qui  fît  partie,  en  716, 
d'une  ambassade  envoyée  en  Chine,  regarde 
la  lune  se  lever  pendant  le  festin  d'adieu 
qui  lui  est  offert.  Il  va  retourner  dans  son 
pays,  il  songe  aux  endroits  familiers  d'où 
il  regardait  aussi  la  même  montée  silen- 
cieuse de  l'astre,  et  il  compose  ces  vers  : 

«  Sur  la  voûte  céleste,  en  ce  moment  où 
j'élève  mon  regard,  n'est-ce  pas  au-dessus 
de  la  montagne  de  Mikasa  du  pays  de  Ka- 
souga  que  la  lune  se  lève?   » 

L'amour  s'exhale  ainsi  dans  la  poésie  des 
Pins  : 

«  Après  que  je  t'aurai  quittée,  si  j'ap- 
prends que  tu  m'attends  sur  le  pic  de  la 
montagne  du   pays   d'Inaba,  où   croissent 


—  95  — 
les  pins,  alors  je  reviendrai  sur-le-champ.  » 

Et  dans  les  Feuilles  de  Wakana  : 

«  Pour  vous,  ô  ma  maîtresse,  j'ai  été 
cueillir  au  printemps  la  feuille  de  Wakana 
dans  les  prairies  ;  la  neige  est  tombée  sur 
mon  vêtement.  » 

La  vieillesse  se  revêt  de  ce  symbole  : 

«  La  neige  qui  tombe  n'est  point  celle  des 
fleurs  emportées  par  la  tempête  :  c'est  celle 
de  mes  années.  » 

Il  y  a  des  pièces  intitulées.  En  rcgwrdant 
la  lune.  —  La  trace  des  pas  dans  la  neiijçe. 
Pour  exprimer  les  caractères  différents  de 
trois  lieutenants  impériaux,  la  comparaison 
est  cherchée  au  fond  des  bois,  et  le  poète 
fait  parler  en  ces  mots  expressifs  le  patient, 
l'habile  et  le  violent: 

«  Si  le  coucou  ne  chante  pas,  j'attendrai 
qu'il  chante.  » 

«  Si  le  coucou  ne  chante  pas,  je  le  ferai 
chanter.  » 

«  Si  le  coucou  ne  chante  pas,  je  le  tue- 
rai. » 

S'il  s'agit  de  la  description  d'une  courti- 
sane, comme  dans  la  chanson  populaire  de 


—  96  — 

V Etude  des  fleurs  â  Yoshivara,  toute  la  na- 
ture est  mise  à  contribution,  la  neige,  la 
brume,  le  feuillage  du  saule,  les  fleurs 
d'arbres  fruitiers.  Si  le  poète  devient  mora- 
liste, la  déclaration  la  plus  philosophique 
est  inséparable  de  la  célébration  de  la  na- 
ture. Ce  double  sentiment  inspire  les  Pen- 
sers  d'automne  : 

«  Si  vous  désirez  connaître  l'endroit  où 
s'dcquierv   i  nature  rationnelle, 

«  Allez  la  chercher  dans  le  sentiment  de 
l'humanité  et  de  la  sagesse. 

«  L'air  est  pur,  les  collines  et  les  cours 
d'eau  sont  gracieux; 

«  Le  vent  est  haut,  la  nature  est  par- 
fumée; 

«  Les  nids  d'hirondelle  ont  perdu  leur 
couleur  d'été; 

«  Les  oies  sauvages  sur  leur  étang  font 
entendre  des  chants  d'automne. 

«  Inspirés  par  cette  nature,  les  amis  des 
forêts  de  bambous 

«  Sont  indifférents  à  l'estime  aussi  bien 
qu'au  mépris  du  monde.   » 

Enfin,  si  l'on  veut  voir,  en  un  poète,  une 


—  97  — 
vision  de  peintre,  voici  deux  lignes  sur  les 
oies  sauvages  : 

0  Les  oies  sauvages  qui  s'envolentdans  la 
brume  des  nuages  me  paraissent  semblables 
à  des  caractères  tracés  dans  de  l'encre  lim- 
pide. A 

C'en  est  assez  pour  faire  prévoir  la  poésie 
des  paysagistes  japonais,  la  joie  de  contem- 
plation incluse  dans  leurs  œuvres  extraor- 
dinaires. Il  était  nécessaire  de  montrer  les 
caractéristiques  japonaises,  les  qualités  com- 
munes, les  préoccupations  semblables.  La 
qualité  de  vision,  le  plaisir  du  regard  et  de 
l'esprit,  sont  portés  au  plus  haut  point  et 
prouvés  avec  une  maîtrise  supérieurs  par  les 
peintres.  Mais  on  les  apercevra  mieux  et  on 
les  comprendra  davantage  après  les  avoir 
entendu  exprimer  par  les  poètes,  après  les 
avoir  vus  mêlés  à  l'existence  de  Ihomme 
tranquille  et  raffiné  évoqué  tout  à  l'heure 
dans  son  jardin  bruissant  d'eau,  parfumé  de 
rieurs. 


Le  même  amour  des  choses  de  la  terre, 

6 


-98- 

la  facilité  à  accepter  les  joies  de  nature  fu- 
gitives et  renouvelées,  l'adresse  à  trouver 
un  charme  particulier  aux  différences  des 
saisons,  —  ce  sont  les  sentiments  instinctifs 
que  l'on  trouvera  chez  l'artiste  comme  chez 
le  Japonais  épris  du  jardin  où  il  cherche  sa 
distraction  et  installe  sa  rêverie.  La  même 
concision  de  moyen ,  la  certitude  dans  le 
choix  des  caractéristiques,  la  rapidité  à  dé- 
signer une  dominante,  —  c'est  la  ressem- 
blance de  technique  que  l'on  constatera 
chez  les  écrivains  et  chez  les  peintres, 
poètes  de  la  mèm.e  façon.  Sans  doute,  les 
poètes  de  l'écriture  peuvent  mieux  mar- 
quer la  profondeur  et  la  nuance  d'un  senti- 
ment, et  les  poètes  du  dessin  sont  plus  natu- 
rellement outillés  pour  évoquer  les  specta- 
cles matériels.  Les  vers  ne  comportent  les 
phénomènes  et  les  aspects  des  paysages  qu'à 
l'état  de  métaphores  ingénieuses  à  mettre 
en  valeur  une  émotion,  et  les  œuvres  des 
paysagistes  ne  laissent  apercevoir  des  ma- 
nières de  sentir  qu'à  travers  des  construc- 
tions et  des  harmonies  individuelles. 
Il  serait  bien  impossible  de  nommer  ici 


—  99  — 
les  peintres  et  dessinateurs  dont  on  connaît 
des  paysages.  Ce  serait  vouloir  établir  une 
immense  nomenclature ,  un  dictionnaire 
d'individus,  un  catalogue  d'œuvres.  Qu'il 
suffise  d'indiquer,  chez  les  artistes  supé- 
rieurs, cette  tendance  perpétuelle  à  résu- 
mer la  réalité  en  grandes  lignes,  en  lueurs 
décisives.  Ils  expriment  l'aigu  des  sensa- 
tions, ils  subordonnent  les  détails  au  trait 
qui  les  représente,  à  la  lumière  qui  les 
éclaire,  à  l'ombre  qui  les  envahit.  Ils  sa- 
vent agrandir  l'étroit  espace  où  ils  inscri- 
vent leurs  visions,  et  sur  cette  feuille  sou- 
dain haussée  ou  élargie,  ils  montrent,  avec 
un  minimum  de  traits,  l'écart  entre  le  pre- 
mier plan  et  le  lointain  de  l'horizon,  prodi- 
gieusement reculé.  Souvent  il  n'y  a  rien, 
ou  pas  grand'chose,  dans  cet  écart  béant, 
mais  les  deux  apparences  distinctes  sont  si 
exactement  en  rapport,  que  tout  est  révélé. 
C'est  l'atmosphère  qui  emplit  les  vides  et 
qui  donne  aux  3'eux  qui  regardent  l'extra- 
ordinaire illusion  de  l'éloignement.  C'est 
ce  qui  se  passe  dans  l'atmosphère  qui  est 
l'objet  principal,  la  raison  d'être  de  l'œuvre 


—    100    — 

d'art.  Malgré  tous  les  rapprochements  que 
l'on  peut  faire,  et  dont  quelques-uns,  en 
effet,  prennent  leur  raison  d'être  dans  des 
ressemblances  de  résultats,  les  œuvres  des 
paysagistes  japonais  et  des  maîtres  impres- 
sionnistes d'aujourd'hui  n'ont  pas  les  mêmes 
points  de  départ.  Les  grands  artistes  fran- 
çais auxquels  je  fais  allusion  exprinient  la 
lumière  par  le  modelé  des  surfaces,  alors 
que  les  Japonais  ne  A'eulent  que  la  délimi- 
tation de  la  ligne  et  le  secours  de  quelques 
teintes  pour  produire  la  sensation  d'éten- 
due et  l'illusion  de  la  lumière. 

La  tendance  est  visible  dès  les  commen- 
cements connus  de  l'art  japonais,  et  elle  est 
visible  dans  tous  les  genres  abordés  par  les 
précieux  et  poétiques  manieurs  de  pinceau 
dont  les  œuvres  sont  venues  jusqu'à  nous. 
Le  génie  de  l'Extrême-Orient  s'incarne  dans 
une  nouvelle  race,  l'héritage  esthétique  de  la 
Chine  est  transmis  au  petit  peuple  du  Nip- 
pon, qui  reçoit  ce  dépôt  respectueusement, 
comme  un  ensemble  de  traditions  histori- 
ques et  de  préceptes  religieux.  Les  paysa- 
gistes d'alors  obéissent  à  la  loi  commune. 


—  loi  — 

Leur  attention  ne  va  pas  aux  sentiers  fami- 
liers, aux  douces  rivières,  à  la  mer  lumi- 
neuse, à  la  montagne  vue  de  partout.  Les 
paysages  qu'ils  représentent  sont  des  pay- 
sages du  Japon  transportés  sous  une  autre 
latitude  artistique.  Il  est  permis  de  croire 
que  ces  premiers  peintres  japonais  ont  sur- 
tout connu  la  fin  de  l'art  chinois,  les  con- 
ventions dernières  issues  de  chefs-d'œuvre 
probables,  originaux  et  puissants,  les  con- 
clusions expirantes  de  tout  un  long  passé 
somptueux  et  raffiné,  jalousement  défendu 
comme  un  secret  social,  un  mystère  de  na- 
tionalité. Certains  ont  pu  faire  le  voyage  de 
Chine  et  apprendre  en  partie  la  chronolo- 
gie  de  la  tradition,  mais  on  ne  recommenc 
pas  l'idéal  poétique  d'une  civilisation,  et  le. 
instinctifs  Japonais,  alors  qu'ils  ne  faisaient 
que  se  mettre  à  la  suite  des  artistes  chinois, 
annonçaient  déjà  des  explorations  person- 
nelles et  des  découvertes  inédites. 

Dans  les  œuvres  des  Japonais  des  xv"  et 
xvi"^  siècles,  inspirées  directement  de  la  fan- 
taisie hiératique  de  leurs  voisins  du  conti- 
nent asiatique,  «ans  les  productions  de  Ses- 

6. 


—    102 


shiu  et  de  son  école,  de  Keishoki,  de  Doan  et 
de  Schiuboun,  un  contemporain  de  Sesshiu 
encore  plus  étroitement  appliqué  à  l'imi- 
tation, on  trouve  déjà  les  indices  de  la  per- 
sonnalité de  la  vision  et  de  la  liberté  du  pin- 
ceau. Il  y  a,  de  Sesshiu,  des  noirceurs  d'encre, 
des  violences  de  traits,  à  travers  lesquelles 
s'aperçoivent  un  chemin  de  montagne,  un 
assaut  de  l'eau  contre  des  arbres  et  des  ro- 
chers, et  déjà  la  tache  et  la  diffusion  de  la 
tache,   par  les  plus  simples  procédés,   an- 
noncent  la    curiosité    pour   les    choses    et 
l'amour  des   états  d'atmosphère.   Keishoki 
donne    l'impression    vraie    de    l'espace   de 
brume  Hottant  en  lac  de  vapeur  suspendu 
entre  deux  sommets  de  montagne.  Cet  autre, 
anonyme,  amoncelle  la  neige,  profile  le  sque- 
lette d'un  arbre  et  fait  errer  un  cavalier  à 
travers  une  immensité  d'hiver.  Chez  eux,  et 
chez  les  Kano,  dont  les  œuvres  marquèrent 
une  phase  de  l'évolution  artistique,  une  réac- 
tion contre  le  nationalisme  purement  aris- 
tocratique des  Tosa,  l'enseignement  chinois 
fut  singulièrement  productif.  Si  les  œuvres 
qu'ils  connurent  présentaient  des  signes  d'en- 


10' 


tétement  et  de  décrépitude,  ils  ne  surent 
pas  moins  y  démêler  la  grandeur  du  dessin 
sommaire,  l'agrandissement  du  sujet  par 
l'emploi  des  lignes  et  des  taches  expressives. 
C'est  le  point  de  départ  de  l'art  des  paysa- 
gistes japonais,  et  le  génie  de  leur  race  se 
trouve  en  accord  pendant  trois  siècles  avec 
ces  premières  affirmations.  En  dehors  des 
différences  individuelles,  un  caractère  géné- 
ral frappe  surtout  les  yeux  et  l'esprit,  et 
peut-être  tout  le  dessin  des  dessinateurs  ja- 
ponais se  résume-t-il  dans  ce  fait  que  les 
traits  par  lesquels  ils  représentent  les  objets 
ne  reproduisent  jamais  que  l'essentiel  des 
choses.  Une  avancée  de  promontoire,  un 
bord  de  rivière,  un  découpage  de  montagnes 
donnent  à  parcourir  aux  yeux  d'immenses 
paysages.  Chez  tous  les  représentants  de 
cette  dynastie  des  Kano,  qui  naît  au  xvi"  siè- 
cle, qui  traversa  le  xvii"  et  le  xviif  siècles  et 
vit  jusqu'à  nos  jours,  il  y  a,  d'abord,  avant 
tout  souci  de  particulariser,  l'ambition  de 
faire  percevoir  un  état  géologique  et  atmos- 
phérique, la  lourdeur  du  minéral,  la  fluidité 
de  l'air,  la  force  d'un  élément.  Ils  sont  les 


—  104  — 

montreurs  de  la  plaine,  du  roc,  de  la  mon- 
tagne, de  la  rivière,  du  lac,  de  la  mer,  de  la 
pluie,  de  la  neige,  de  la  brume,  du  vent,  du 
soleil,  —  de  la  terre,  de  l'eau,  de  la  lumière. 

Chez  tous,  on  les  trouvera,  ces  préoccupa- 
tions de  résumé  et  d'agrandissement,  —  chez 
JMotonobou,  qui  fait  traverser  l'air  par  des 
rayons  lumineux  et  qui  donne  à  entrevoir 
des  montagnes,  —  chez  Tanyu  qui  peint  des 
collines  basses  bleutées, —  chez  Naonobou, 
—  chez  Yassunobou  qui  déroule  d'infinies 
perspectives  sur  la  bande  étroite  d'un  ma- 
kiyemono,  des  paysages  rapides,  des  panora- 
mas à  vol  d'oiseau,  des  levers  de  lune  dont 
la  clarté  vibre  en  ondes  molles  au-dessus 
des  basses  rizières,  des  sommets  qui  émer- 
gent et  s'étagent. 

Tsunenobou  exprime  une  densité  d'at- 
mosphère, un  ciel  bas,  un  sol  où  s'assour- 
dissent les  bruits,  une  nature  rendue  froide 
et  muette,  en  faisant  se  dresser  un  échassier 
debout,  sur  une  patte,  dans  une  brume  de 
neige.  Guéami,  d'une  école  parallèle  à  celle 
des  Kano,  inscrit  les  quatre  saisons  sur 
la  môme  feuille,  en  partant  de  l'arbre  en 


—  105  — 

fleurs  du  printemps  pour  aller  aboutir  au 
sommet  glacé  par  le  perpétuel  hiver  des 
hautes  régions.  Un  doux  rêveur,  Soami,  fils 
de  (juéami,  dégage  des  frêles  vapeurs  les 
toits  de  maisons,  les  extrémités  de  branches, 
étage  les  kiosques  dans  la  brume  et  fait  sor- 
tir soudain  une  rivière  d'un  couloir  de  hautes 
montagnes.  Je  les  nomme  ici  sans  ordre,  au 
hasard  des  rencontres,  comme  en  courant  à 
travers  les  musées.  Voici  celui  qui  ne  peut 
être  oublié,  Korin,  le  maître  unique,  se  ser- 
vant du  moindre  fragment  pour  évoquer  les 
ensembles. 

Depuis  la  fondation  de  l'art  populaire  par 
Moronobou,  à  la  fin  du  xvii''  siècle,  les  ar- 
tistes qui  s'avisent  de  raconter  les  mœurs 
et  de  montrer  avec  précision  les  endroits  où 
se  passent  les  scènes,  n'ont  pas  pour  cela  re- 
noncé aux  grandes  lignes  des  paysages,  à  la 
poésie  de  l'étendue.  Ils  n'ont  plus  le  sens 
des  pa3'sages  en  quelque  sorte  abstraits  de 
leurs  prédécesseurs,  —  et  il  faudra  en  arriver 
à  Hokusaï  pour  trouver  réalisée  l'alliance  de 
la  vérité  familière  et  des  généralisations  de 
la  matière,  —  ils  sont  quelquefois  amusés  de 


—  îc6  — 

gracieuses  puérilités,  et  confinés  dans  des 
sécheresses  de  technique.  Mais  ils  sont  les 
historiens  au  jour  le  jour  de  leurs  pays,  et 
ils  gardent,  à  travers  toutes  les  différencia- 
tions, un  sens  des  beaux  spectacles  et  une 
tendance  aux  éloquents  résumés. 

Devant  leurs  œuvres,  on  peut  encore  pas- 
ser les  heures  de  rêverie  et  deviner  des  per- 
spectives, et  ajouter,  aux  provinces  qu'ils 
parcourent,  des  contrées  d'imagination.  La 
figure  humaine  joue  d'ailleurs  un  grand  rôle 
dans  leurs  compositions,  et  certains  d'entre 
eux  l'ont  réalisée  de  telle  façon  typique  et 
grandiose  que  leur  part  est  ainsi  suffisante 
et  qu'on  ne  peut  leur  demander  injustement 
le  génie  panthéiste  qui  est  le  lot  de  quelques 
rares  individus.  Ne  suffît-il  pas  que  les  ar- 
tistes de  la  famille  des  Outagawa  aient  été 
les  fins  chroniqueurs  qui  font  défiler  la  vie 
publique  du  Japon  dans  les  paysages  coutu- 
miers,  fêtes  de  nuit  de  To3'oharu,  fines  ar- 
chitectures, foules  spirituelles  de  Toyohiro, 
Uustrations  théâtrales  et  scènes  de  mœurs 
de  Toyokouni,  promenades  de  femmes  de 
Kounisada,  mises    en   scène   fastueuses   et 


—  107  — 

mélodramatiques  de  Kouniyoshi,  où  les  pay- 
sages apparaissent  comme  des  décors  de 
féeries.  Il  y  a  des  feuilles  éclatantes  très 
particulières  dans  l'œuvre  de  Kouniyoshi, 
le  dernier  du  groupe,  contemporain  de  Ho- 
kusaï,  auprès  duquel  il  s'inspire.  Dans  la 
mémoire  restent  le  monstre  dans  les  nuées, 
rénorme  poisson  entouré  par  des  hommes 
en  barque,  des  montagnes  ceinturées  par 
des  nuées,  de  grands  feux  au  bord  de  l'eau, 
le  Fujiyama  \u  à  travers  un  filet  de  pê- 
cheur, un  arc-en-ciel,  la  courbe  harmonieuse 
du  golfe  d'Yedo,  la  barque  au  grand  oi- 
seau noir  en  proue,  de  vives  harmonies 
d'arbres  rouges  et  verts, 'de  chemins  jaunes, 
de  ciel  bleu,  —  et  ce  pays  de  désolation,  ces 
rocs,  ce  hameau  ensevelis  sous  la  neige  au 
bord  d'une  mer  bleue,  pure  et  hostile,  et  le 
prêtre  Nitshiren,  seul  dans  le  froid  et  dans 
le  silence,  cheminant  par  la  neige  qui  lui 
monte  jusqu'à  la  ceinture. 

Kiyonaga  et  Outamaro  ,  poètes  de  la 
femme,  qui  savent  ses  journées,  ses  occupa- 
tions chez  elle,  ses  promenades,  ses  gentil- 
lesses, ses  élégances,  ses  amours,  savent  aussi 


quelle  nature  elle  aime,  à  travers  quelles 
rues  elle  passe,  au  bord  de  quelles  ri- 
vières traîne  sa  démarche  onduleuse.  Qu'on 
regarde  le  joli  paysage  de  Kiyonaga,  dans 
la  gravure  des  deux  femmes  montées  en 
barque,  et  dans  l'œuvre  de  Outamaro,  le 
plus  grand  de  tous  dans  la  représentation 
de  la  femme,  qu'on  regarde  les  ponts  illu- 
minés, les  cieux  obscurcis,  les  blancheurs 
de  lune,  les  scintillements  d'étoiles,  les  ar- 
bres du  printemps  fleuris  de  blanc  et  de 
rose,  la  neige  légère  tombant  sur  les  jar- 
dins délicats. 

Tous,  il  faut  y  insister,  ne  sont  pas  nom- 
més, et  les  biographies  d'individus  avec 
énumérations  etdescriptions  de  leurs  œuvres 
apparaissent  nécessaires  si  Ton  veut  con- 
naître l'histoire  de  l'art  japonais.  Un  cha- 
pitre serait  consacré  à  Massayoshi,  qui  a 
dessiné  des  paysages  à  la  manière  dont  les 
grands  observateurs  du  crayon  prennent 
des  croquis  de  physionomie.  De  même,  il 
faudrait  faire  place  aux  peintres  réalistes  de 
l'école  de  Shijo  (fondée  par  Okio  à  la  fin  du 
xviii*  siècle),  épris  des  brumes  matinales. 


—  109  — 

des  cimes  d'arbres,  des  montagnes  trans- 
parentes. Ici,  où  il  ne  pouvait  être  question 
que  d'une  revue  rapide,  il  ne  reste  plus  à 
inscrire  que  deux  noms,  celui  de  Miroshi- 
ghé  et  celui  de  Hokusaï,  Pour  moi,  je  ne  les 
mets  pas  sur  la  même  ligne  et  je  vois  entre 
eux  d'énormes  dilïérences  de  conception  et 
de  talents.  Maisilsreprésententbien,au  der- 
nier jour  de  l'art  japonais,  les  deux  direc- 
tions que  l'on  peut  démêler  et  suivre  à  tra- 
vers l'amas  des  peintures,  des  dessins  et  des 
gravures. 

Hiroshighé  est  un  homme  de  grand  ta- 
lent, très  préoccupé  d'exactitude,  attentif 
aux  formes  des  objets,  et  qui  arrive  même 
à  éprouver  et  à  faire  ressentir  les  grandes 
sensations.  Il  y  a  de  lui  une  proue  de  ba- 
teau, dans  une  vignette  de  deux  pouces 
de  largeur,  qui  suggère  le  mouvement  des 
lames.  Il  y  a  une  cataracte  qui  fait  le  sujet 
d'une  vaste  composition  où  les  remous  et 
les  tourbillons  des  basses  eaux  sont  d'une 
maîtrise  supérieure.  Il  y  a  un  très  beau 
paysage  de  neige,  blanc  et  vert,  il  y  en  a 
d'autres  encore,  certes,  et  il  donne  une  très 

7 


—    I  10   — 

haute  idée  de  son  talent  par  les  rapides 
études  de  ses  croquis.  Il  excelle  à  voir  les 
choses  de  près,  mais  il  brutalise  un  peu  les 
lointains.  On  peut  croire  qu'il  a  été  souvent 
trahi  par  la  gravure  qui  a  grossi  son  trait, 
chargé  sa  couleur.  Finalement,  il  laisse 
dans  l'esprit  la  sensation  d'un  imagier-ar- 
tiste, admirablement  doué,  destiné  aux  po- 
pularités immédiates,  essaimant  pour  la  joie 
des  yeux  de  tous  ses  innombrables  produc- 
tions, véridiques  et  distrayantes,  d'un  art 
éclatant  et  souple. 

Hokusaï  est  un  poète  d'une  autre  enver- 
gure. Peintre  de  mœurs  comme  pas  un, 
affirmant  vraiment  une  vue  de  philosophie 
personnelle  de  Itiumanité,  ajoutant  sa  bon- 
homie malicieuse  dans  la  représentation  des 
êtres  à  ses  vols  les  plus  hardis  au-dessus  des 
horizons,  il  est  en  même  temps,  pour  s'en 
tenir  aux  moyens  employés,  un  coloriste 
harmonieux  et  un  nerveux  et  distingué  des- 
sinateur. C'est  un  réaliste  en  ce  sens  qu'il 
est  peintre  scrupuleux  des  paysages  qu'il 
a  vus,  des  effets  qu'il  a  saisis  au  passage, 
mais  un  réaliste  qui  va  toujours  plus  avant, 


—  III  — 


toujours  plus  haut,  qui  alllrme  sans  cesse 
l'essence  des  choses  et  la  force  des  phéno- 
mènes. Une  vague  de  lui  s'enfle,  s'élève, 
s'abaisse  et  fait  songer  à  toute  la  mer,  à 
la  rythmique  universelle.  Partout,  dans 
les  vues  du  Fuji3'ania,  dans  la  ?tlangwa, 
il  suit  le  détail  le  plus  infime,  —  et  il  dé- 
limite les  espaces.  Il  est  l'observateur  le 
plus  attentif,  l'explicateur  le  plus  scienti- 
fique, il  mesure  rigoureusement  les  objets, 
il  décompose  les  moindres  mouvements,  — 
et  il  est  en  même  temps  un  des  voyageurs 
les  plus  audacieux  qui  se  soient  aventurés 
au  pays  des  rêves.  Il  inscrit  les  décors  im- 
mobiles, les  rocs  inébranlables,  les  mon- 
tagnes perpétuelles  —  il  énumère  leurs  as- 
pects changeants  d'ombres  perceptibles,  le 
mouvement  des  êtres  et  des  choses,  il  fait 
gesticuler  les  hommes,  marcher  les  ani- 
maux, voler  les  oiseaux,  glisser  les  reptiles, 
nager  les  poissons,  il  fait  bouger  les  feuilles 
des  arbres,  l'eau  des  rivières  et  de  la  mer, 
les  nuages  du  ciel.  Le  terrc-à-terre  de  l'exis- 
tence, il  le  quitte  à  sa  fantaisie,  iJ  s'envole 
sur  l'aile  de  la  Chimère,  déforme  la  vie,  crée 


—    112    — 

des  monstres,  raconte  ses  songes  de  poésie 
terrifiante.  Il  est  le  paysagiste  véritablement 
extraordinaire,  —  il  évoque  les  saisons,  de  la 
floraison  du  printemps  au  noir  de  l'hiver,  — 
il  établit  la  carte  géographique  des  champs, 
des  vergers,  des  bois,  —  il  trace  le  cours  si- 
nueux des  rivières,  —  il  fait  monter  la  mer 
en  écumes  de  mousseline  et  en  vagues  grif- 
fantes, —  il  jette  la  lame  sur  le  rocher,  l'ar- 
rondit en  volutes  épuisées  sur  le  sable, — et  là 
encore,  quand  le  panorama  du  monde  qu'il 
habite  ne  lui  suffit  pas,  son  œil  de  vision- 
naire retourne  aux  époques  antérieures  ou 
prévoit  les  cataclysmes  futurs,  et  il  bouscule 
l'univers,  et  il  invente  le  chaos. 

§  II.  LE  JAPON'    A    l'école    DES    BEAUX-ARTS 

i6  mai  1890. 

Il  y  a  foule  tous  les  jours  au  Salon,  et 
aux  dates  des  vernissages  l'assistance  rend 
la  peinture  invisible.  11  n'y  a  pas  la  même 
affluence  à  l'école  des  Beaux-Arts,  où  l'ex- 
position de  la  gravure  japonaise  a  été  ou- 


—  113  — 

verte  en  avril.  jMais  les  tourniquets  ne 
font  pas  la  loi ,  le  chiffre  des  entrées 
n'est  pas  une  sanction  d'art.  Si  les  specta- 
teurs sont  moins  nombreux  dans  les  salles 
du  quai  JNlalaquais,  ils  sont  en  revanche 
plus  attentifs.  Chez  Meissonier,  comme 
chez  Bouguereau,  la  peinture  est  le  prétexte 
à  réunion  et  à  conversation.  Ici,  chez  les 
Japonais,  la  curiosité  d'art  est  surtout  visi- 
ble. Les  visiteurs  sont  des  familiers  de 
cette  imagerie  d'Extrême-Orient  si  subtile 
et  si  simple  à  la  fois,  ou  bien  ce  sont  des 
adeptes  nouveaux,  qui  veulent  voir  et  sa- 
voir, et  qui  s'en  vont  conquis.  Les  quel- 
ques centaines  de  personnes  qui  entrent  là 
tous  les  jours  ne  passentpas  indifféremment 
à  travers  les  salles,  jetant  un  regard  distrait 
aux  murailles,  sortant  comme  elles  sont 
entrées.  Non,  l'étude  est  longue  et  minu- 
tieuse. Toutes  les  estampes  sont  regardées, 
on  voudrait  feuilleter  tous  les  albums  ou- 
verts sous  les  vitrines. 

11  faut  féliciter  les  amateurs  qui  ont  eu 
l'idée  d'organiser  cette  exposition  histori- 
que :   ivIjNL  s.  Bing,  Henri  Bouilhet,  Phi- 


—  114  — 

lippe  Burty,  G.  Clemenceau,  Ch.  Gillot, 
Edmond  de  Concourt,  L.  Conse,  Roger 
Marx,  Montefiore,  Cuimet,  A.  Proust, 
Edmond  Taign}-,  Ch.  Tillot,  H.  Vever.  En 
associant  leurs  efforts,  en  réunissant  les 
pièces  caractéristiques  de  leurs  collections, 
ils  ont  révélé  au  public  japonisant  l'ensem- 
ble d'un  art  et  d'une  ci\ilisation  qui  n'é- 
taient connus  que  par  fragments.  Désor- 
mais, quand  on  a  parcouru  cette  incompa- 
rable série,  avec  l'intelligence  des  dates,  des 
événements,  des  transformations,  on  a  scellé 
de  durables  relations  intellectuelles  avec 
ces  artistes  qui  ont  raconté  leur  pays 
pendant  deux  siècles  et  demi  dans  un  lan- 
gage inoubliable,  de  vivacité  et  de  coloris, 
de  brièveté  et  de  rêve. 

Il  restera  d'ailleurs  un  précieux  docu- 
ment dans  les  bibliothèques,  lorsque  toutes 
ces  feuilles  coloriées,  qui  auront  été  visi- 
bles pendant  un  mois  à  l'Ecole  des  beaux- 
arts,  auront  été  reprises  par  leurs  posses- 
seurs :  ce  document,  c'est  le  catalogue  très 
étendu  et  très  scientifique  dressé  par  M. 
S.  Bing,  et  qui  classe   chronologiquement 


11'^  — 


les  artistes  japonais,  depuis  le  commence- 
ment du  dix-septième  siècle  jusqu'à  i8ôo, 
époque  qui  marque  la  fin  de  la  production 
artistique  originale.  Ce  sont  d'abord  les 
livres  illustrés  en  noir  sans  nom  d'auteur, 
de  1675.  Puis  les  ouvrages  illustres  en  noir 
par  Hishikawa  JMoronobou,  C'est  la  créa- 
tion de  l'estampe  encore  subordonnée  aux 
enluminures  du  pinceau.  L'impression  en 
couleurs  est  proche,  les  harmonies  tout  d'a- 
bord vont  être  obtenues  par  deux  tons. 
Toutes  ces  transformations  vont  de  1676 
à  1720.  De  1720  à  1760,  c'est  le  dévelop- 
pement rapide  de  l'estampe  polychrome, 
l'apparition  de  livres  illustrés  en  noir  et 
en  couleurs.  La  troisième  période,  de  1760 
à  1800,  sera  l'apogée  de  la  chromox34o- 
graphie.  Elle  se  termine  par  les  noms  glo- 
rieux d'Outamaro  et  d'Hokusaï.  La  qua- 
trième et  dernière  période,  de  1800  à  1860, 
est  encore  commandée  par  Hokusaï,  qui 
incarne,  à  ses  derniers  jours,  le  génie  du 
dessin  avec  une  volonté  et  une  profusion 
qui  n'ont  peut-être  jamais  été  égalées. 


—  ii6  — 

Après  quelques  heures  passées  en  con- 
templation de  ces  pages  innombrables, 
on  sort  avec  la  sensation  qu'on  vient 
d'explorer  une  contrée  lointaine  où  toutes 
choses,  à  travers  les  préjugés  d'Europe, 
ont  pu  paraître  d'abord  chimériques  ou 
tout  au  moins  d'une  fantaisie  paradoxale, 
et  qui,  peu  à  peu,  à  mesure  qu'on  a 
pénétré  davantage  l'extraordinaire  alpha- 
bet de  dessin  employé  par  les  artistes, 
sont  devenues  d'une  réalité  complexe, 
tour  à  tour  grandiose  et  intime.  C'est 
une  civilisation  complète  qui  est  présente, 
avec  les  grandes  lignes  de  ses  décors  et 
toutes  les  iînesses  de  ses  détails.  Et  c'est  un 
art  qui  ne  ressemble  à  aucun  autre,  issu 
directement  de  la  vision  et  des  habitudes 
manuelles  de  l'Extrême-Orient.  La  race  est 
incarnée  dans  cet  art,  mais  les  grands  ma- 
nieurs de  crayon  et  de  pinceau  ont  été,  là- 
bas  comme  partout,  des  êtres  exception- 
nels. Ce  qui  est  certain,  c'est  que  le  peuple 
était  ingénieux  d'invention,  habile  de  ses 
doigts,  sachant  façonner  des  objets  et  dé- 
corer l'usuel  de  l'existence.  Quelques-uns, 


alors  —  la  liste,  en  ce  qui  concerne  l'es- 
tampe, a  pu  être  facilement  dressée  — 
quelques-uns  sont  venus  qui  ont  poussé  à 
l'extrême  le  don  échu  à  tant  de  leurs  con- 
génères et  qui  ont  su  raconter  les  paysages 
et  les  mœurs  de  l'archipel.  C'est  au  bout  de 
deux  siècles  d'art  qu'on  voit  surgir  un 
Hokusaï. 

En  dehors  des  différences  individuelles, 
un  caractère  général  frappe  surtout  les  yeux 
et  l'esprit,  et  peut-être  tout  le  dessin  des 
dessinateurs  japonais  se  résum.e-t-il  dans 
ce  fait  que  les  traits  dont  ils  représentent 
les  objets  ne  reproduisent  jamais  que  l'es- 
sentiel des  choses.  Une  avancée  de  promon- 
toire, un  bord  de  rivière,  un  découpage  de 
montagnes  donnent  à  parcourir  aux  yeux 
d'immenses  paysages,  depuis  les  premiers 
plans  très  précis  jusqu'aux  loint-ains  hori- 
zons. Une  vague  fait  songer  à  toute  la  mer. 
Une  proue  de  bateau,  dans  une  vignette  de 
deux  pouces  de  largeur,  suggère  le  mouve- 
ment des  lames.  De  même  pour  les  repré- 
sentations des  êtres,  ils  ont  su  trouver  les 
lignes  qui  résument  les  mouvements,  ils  se 

7. 


—  iiS  — 

sont  bornés  parfois  à  noter  la  place  d'un  ou 
deux  muscles.  Sans  cesse  ils  ont  choisi,  et 
sans  cesse  ils  ont  trouvé  le  détail  significa- 
tif, celui  qui  est  chargé  de  représenter  tous 
les  autres.  Ils  en  sont  arrivés,  logiquement, 
à  deviner  la  brume  de  l'air,  la  mousse  des 
vagues,  ils  ont  su  enfermer  le  corps  humain 
dans  une  seule  ligne  onduleuse.  C'est  l'en- 
seignement qui  restera  de  cette  exposition. 
Mais  il  resterait  à  trouver  une  application 
qui  ne  fût  pas  un  pastiche.  Quel' ennui  si 
nos  peintres  employaient  grossièrement  de 
tels  procédés  par  lesquels  on  a  su,  là-bas, 
tout  exprimer,  faire  tenir  le  monde  en  d'é- 
troits espaces  !  Quel  ennui  aussi,  ce  Japon 
destiné  à  s'européaniser  et  qui  nous  enverra 
incessamment,  sans  doute,  des  concurrents 
pour  le  prix  de  Rome!  L'art  est  devenu, 
décidément,  un  produit  commercial  qui  s'é- 
change, et  les  idées  font  trop  facilement  le 
tour  du  monde. 


119 


§    III.   —   OUTA.riARO 

28  mai  1890. 

L'exposition  de  l'estampe  japonaise  à  l'E- 
cole des  Beaux-Arts  a  été  heureusement 
prolongée.  On  aura  pu,  pendant  quelques 
jours  encore,  parcourir  cette  contrée  d'art 
qui  n'avait  jamais  été  ainsi  ouverte  à  tous. 
Ce  n'est  pas  tout  l'art  japonais.  Il  reste  à 
faire  connaître  des  formes  différentes,  il 
reste  même  à  montrer,  en  leur  ensemble, 
des  œuvres  de  maîtres  que  l'on  a  seulement 
pu  faire  représenter  cette  fois  par  quelques 
pièces.  Ce  sont  deux  de  ces  artistes  dont 
je  voudrais  inscrire  maintenant  les  noms  et 
caractériser  les  tendances,  au  cours  de  ces 
chroniques  d'art.  Il  y  a,  certes,  des  ten- 
dances communes  marquées  par  toutes  ces 
images,  de  semblables  manières  de  voir  et 
d'exprimer  peuvent  être  constatées.  Mais  il 
s'agit  du  caractère  d'une  race,  et  non  d'une 
renonciation  d'individualité,  de  l'acceptation 
d'une  règle  d'esthétique  rigoureuse  et  mo- 
notone. A  la  simple  inspection  de  ces  es- 


—    120 


tampes  des  murailles,  de  ces  albums  des  vi- 
trines, les  différences  profondes  et  accen- 
tuées se  révèlent. 

Beaucoup  peuvent  être  nommés  qui  sont 
tous  des  artistes  essentiellement  japonais, 
qui  ne  peuvent  être  nés  qu'au  Japon,  qui 
ont  reçu  des  choses,  de  la  lumière,  des  ha- 
bitudes manuelles,  la  même  éducation,  mais 
qui  affirment  en  même  temps  des  instincts 
et  des  choix  très  opposés,  impossibles  à 
confondre  les  uns  avec  les  autres.  Tels  sont, 
pour  n'en  citer  que  quelques-uns,  Morono- 
bou,  Kiyonaga,  Outamaro,  Hokusaï,  Hiros- 
highé. 

Une  gravure  d'Outamaro,  par  exemple, 
s'affirmera  parmi  des  centaines  et  des  mil- 
liers d'autres  gravures  japonaises.  On  la  re- 
connaîtra de  loin  à  ses  traits,  à  sa  colora- 
tion. Celui-là  semble  avoir  été  pris  à  la  fois 
de  mélancolie  et  d'exaltation  devant  les 
femmes  de  son  pays,  les  courtes  et  menues 
créatures  que  les  voyageurs  nous  ont  dé- 
crites comme  de  vifs  et  gentils  petits  ani- 
maux, et  que  nous  avons  pu  voir  depuis 


121 


circuler  dans  les  galeries  de  nos  exposi- 
tions internationales.  Outamaro  à  n'en  pas 
douter,  a  été  affecté  par  cette  petitesse.  Il 
devait  être  opiniâtrement  convaincu  que  les 
grandes  lignes  et  les  longues  formes  effilées 
sont  les  indispensables  conditions  d'exis- 
tence de  l'art,  car  il  a  violemment  passé 
outre  et  inventé  la  femme  qui  n'existait  pas. 
De  la  naine  qui  bougeait  devant  lui  il  a  fait 
jaillir  à  profusion  d'élancées  créatures  qui 
restent  immobiles  en  d'hiératiques  postures, 
qui  semblent  pâlir  et  s'évanouir  dans  la  tor- 
peur d'un  rêve,  qui  marchent  en  une  len- 
teur rythmique  au  bord  de  lacs  de  rêverie 
et  de  fleuves  de  paresse,  dans  le  doux  rayon- 
nement des  fêtes  nocturnes. 

Il  a  pris  pour  modèles  de  minces  fillettes, 
des  mères  de  famille  parvenues  à  la  mûris- 
sante saison,  d'aristocratiques  personnes  en 
promenade,  des  servantes  d'auberge.  Tou- 
jours il  a  dégagé  d'elles  une  sérénité,  toujours 
son  pur  dessin  flexible  a  augmenté  la  grâce 
et  la  sveltesse  de  leurs  corps.  Le  plus  sou- 
vent, celles  qu'il  a  suivies  auxpremenades, 
qu'il  a  isolées  comme  des  idoles,  ce  sont  les 


—    122    — 


courtisanes  somptueuses,  le  buste  capara- 
çonné de  brocards,  les  reins  et  les  jambes 
entourés  de  souples  et  collantes  étoffes,  de 
robes  enroulées  qui  donnent  à  la  femme 
une  courbe  de  sabre  ou  de  vague.  Et  de 
même  qu'il  supprime  les  épaisseurs,  qu'il 
anoblit  et  endort  les  visages,  qu'il  affine  les 
mains  et  les  gestes,  de  même  il  calme  les 
couleurs  voyantes,  les  éclats  de  vêtements, 
il  se  plaît  aux  noirs  profonds,  aux  douces 
blancheurs,  aux  nuances  apaisées,  aux  roses, 
aux  lilas  qui  se  perdent  et  s'effacent  en 
mourantes  décolorations. 

§  IV.  — noKUSAï 

30  mai  1890. 

Il  faut,  après  Outamaro,  hiératique  et  so- 
lennel, citer  l'autre  grand  artiste  qui  est  au 
pôle  opposé  de  l'art,  Hokusaï,  naturiste  et 
familier,  épris  des  formes  multiples  de 
l'existence. 

Celui-là  s'est  intéressé  à  tout.  C'est  évi- 
demment un  des  plus  prodigieux  parmi  les 


—    123   — 

créateurs  de  formes  et  de  mouvements.  Il 
est  à  souhaiter  qu'on  expose  un  jour  en 
entier  son  œuvre  incomparable.  On  saura 
alors,  comme  on  ne  l'a  jamais  su,  ce  que 
peut  être  une  existence  vouée  à  la  vision 
des  choses.  Le  dessinateur  apparaîtra  dans 
sa  hâte  et  sa  joie  de  tout  regarder  et  de  tout 
reproduire.  On  comprendra  le  spécial  état 
de  fièvre  dans  lequel  devait  se  trouver  celui 
qui  écrivait  à  la  lin  de  sa  vie  ces  lignes 
naïves  et  exaltées  :  «  Depuis  Tàge  de  six 
ans,  j'avais  la  manie  de  dessiner  les  formes 
des  objets.  Vers  Tàge  de  cinquante  ans,  j'ai 
publié  une  infinité  de  dessins,  m.ais  je  suis 
mécontent  de  tout  ce  que  j'ai  produit  avant 
soixante-dix  ans.  C'est  à  l'âge  de  soixante- 
treize  ans  que  j'ai  compris  à  peu  près  la 
forme  des  oiseaux,  des  poissons...  A  l'àgc 
de  cent-dix  ans,  tout  ce  qui  sortira  de  mon 
pinceau,  soit  un  point,  soit  une  ligne,  sera 
vivant.   » 

Le  programme  a  été  accompli  par  Hoku- 
saï,  mort  à  Tàge  de  quatre-vingt-dix  ans. 
Né  en  1  7(3o,  il  a  dessiné  jusqu'à  son  dernier 


—    I2.|    — 

jour,  en  i85o.  Simplifiant  toujours  de  plus 
en  plus,  il  en  était  arrivé,  vraiment,  par 
l'inflexion  d'une  ligne,  par  la  place  donnée 
à  un  point,  à  résumer  la  forme  apparente 
des  êtres  et  des  objets  et  leur  structure  in- 
time. Il  en  exprimait  à  la  fois  Taspect  de 
surgissement  et  l'essence  cachée.  Il  ne  gar- 
dait sur  son  papier  que  la  forme  envelop- 
pante, ce  qui  s'impose  aux  regards  lors 
d'une  furtive  apparition  et  ce  qui  reste 
dans  le  souvenir  quand  la  vision  a  dis- 
paru. Et  en  même  temps,  par  on  ne  sait 
quel  sortilège  d'indication,  par  une  juste 
mise  en  place  du  détail  caractéristique,  par 
une  fixation  de  nuance  et  de  frisson  qui  est 
la  vie  même,  il  donne  Tidée  du  flux  inté- 
rieur, du  ressort  caché,  de  la  force  ner- 
veuse. «  Cet  homme,  dit  Edmond  de  Con- 
court dans  la  Maison  d'iui  artiste,  a  le 
génie  du  dessin  de  premier  jet,  le  talent 
unique  d'enfermer,  dans  une  ligne  tracée 
en  courant,  la  vie  d'un  mouvement  humain 
ou  animal,  la  physionomie  d'une  chose 
animée.   » 

Hokusaï  a  été  un  illustrateur  de  livres, 


—    12)    — 

minces  brochures  et  ouvrages  en  cinquante 
volumes,  il  a  publié  des  recueils  destinés 
à  l'enseignement  du  dessin,  à  l'exercice  des 
métiers,  il  a  signé  des  affiches,  il  a  employé 
son  pinceau  pour  des  motifs  industriels,  il 
a  été  dilettante  raffiné  et  artisan  utilitaire. 

C'est  que  dans  le  pays  et  au  temps  où  il 
vivait,  l'art  était  instinctif  et  perpétuelle- 
ment inclus  dans  la  vie.  Le  Japon,  comme 
la  Grèce,  comme  la  France  au  moyen  âge 
et  au  dix-huitième  siècle,  aura  eu  son  ex- 
pansion et  sa  plénitude  artistiques.  Hokusaï 
a  été  la  suprême  incarnation  de  cet  état  des 
esprits  et  de  ce  désir  esthétique.  Mais  il  a 
vite  repris  son  rang  d'exception,  et  il  se 
présente  aujourd'hui  pour  prendre  sa  place 
parmi  les  artistes  volontaires  et  aristocra- 
tiques. Une  seule  page  de  la  Mangwa,  cet 
ouvrage  en  quatorze  volumes  que  l'on  peut 
considérer  comme  ses  Mémoires  et  son 
Testament  de  dessinateur,  une  seule  page 
de  cette  Mangwa  le  révèle  en  possession  du 
don  de  voir  et  de  dire  sa  vision,  qui  est 
le  don  de  quelques-uns  seulement. 

Le  moindre  de  ses  croquis  peut  figurer 


—    126    — 

dans  les  planches  d'une  histoire  naturelle, 
et  c'est  en  même  temps  de  l'art  le  plus 
haut  et  le  plus  personnel.  C'est  un  anato- 
miste,  un  botaniste,  un  géologue.  Par 
quelques  traits  qui  cherchent  toujours  la 
brièveté,  la  simplicité,  l'expression,  il  des- 
sine des  êtres  A'ivants,  des  fleurs,  des 
pierres.  Il  modèle  des  corps  minuscules 
en  une  incomparable  largeur  de  dessin. 
C'est  un  observateur  exquis  des  actes  et 
des  sentiments,  il  n'est  pas  un  copiste  ba- 
nal, il  pénètre,  il  juge,  il  reste  lui-même, 
au  point  qu'il  n'est  pas  un  seul  de  ses  ad- 
mirables croquis  pris  dans  l'au  jour  le  jour 
de  l'existence,  qui  ne  soit  une  révélation 
de  son  àme  singulière,  faite  de  fine  malice 
et  de  haute  poésie. 


§   y.  IIOKUSAÏ    A    LONDRES 

Londres,  22  novembre  1890. 

Au  milieu  de  Londres,  148,  New  Bond 
Street,  une  exposition  de  peintures,  dessins 
et  gravures  de  Hokusaï  est  ouverte,  grâce 


—    127    — 

aux  collections  de  M.  S.  Bing,  dans  des  lo- 
caux et  avec  le  concours  de  The  fine  art  So- 
ciL'ly's.  Il  ne  s'agit  plus  ici,  comme  à  Paris 
au  mois  de  mai  dernier,  dans  les  salles  de 
l'Ecole  de  Beaux-Arts,  de  montrer  une  suite 
chronologique,  un  ensemble  de  gravures  et 
de  dessins  japonais,  depuis  les  origines  in- 
fluencées par  l'art  chinois  et  les  premières 
productions  de  l'école  classique,  jusqu'aux 
derniers  dessins  des  derniers  artistes.  Le 
seul  Hokusaï  occupe  la  salle  d'exhibition,  et 
il  pourrait  en  occuper  bien  d'autres.  C'est 
un  choix  dans  son  œuvre,  c'est  un  assem- 
blage de  pièces  diiTérentes  choisies  à  toutes 
les  époques  de  sa  vie,  et  dans  tous  les 
genres  où  s'est  exercée  son  extraordinaire 
personnalité.  Il  faudra  en  venir  à  ces  expo- 
sitions partielles  pour  faire  naître  l'idée 
exacte  des  œuvres  individuelles,  pour  qu'on 
aperçoive  que  l'art  du  Nippon,  en  dehors 
des  caractères  généraux  de  la  race,  com- 
porte de  profondes  différences  et  d'infinies 
nuances,  comme  tous  les  autres  arts.  Toutes 
les  hautes  œuvres  sont  nées  de  sensations 
directes,  profondément  éprouvées  devant  la 


—    128    — 

nature  et  la  vie  sociale,  toutes  comportent 
une  vision  caractéristique,  une  manière  in- 
dividuelle, une  irrécusable  signature. 

Ces  décisives  expériences,  où  les  artistes 
japonais  achèveront  de  se  révéler,  je  ne  se- 
rais pas  autrement  surpris  de  les  voir  tenter 
à  Londres  si  le  succès  de  l'exposition  de 
Hokusaï,  très  vif  hier,  jour  de  l'ouverture, 
allait  s'accentuant.  Pourquoi,  après  le  maî- 
tre qui  semble  avoir  clos,  du  sceau  de  son 
génie,  l'existence  artistique  du  Japon,  pour- 
quoi ne  pas  montrer  ses  prédécesseurs  et 
ses  contemporains  :  Korin,  Moronobou , 
Motonobou,  Kounyoshi,  Massa^-oshi,  Kiyo- 
naga,  Outamaro ,  Hiroshighé...  et  tant 
d'autres?  A  Londres,  il  ne  serait  pas  diffi- 
cile de  trouver  des  salles  d'exposition  et 
une  critique  attentive.  A  Paris,  on  peut 
croire,  après  l'exposition  de  la  gravure  ja- 
ponaise à  l'Ecole  des  Beaux-Arts,  que  les 
visites  ne  manqueraient  pas  maintenant  à 
des  expositions  fragmentées,  où  l'on  pour- 
rait voir  et  étudier  à  son  aise  les  œuvres 
d'un  seul  artiste.  AL  Durand-Ruel,  qui  a 
montré     l'heureuse    persistance    que    l'on 


—    129  — 

sait  pour  faire  reconnaître  l'art  des  im- 
pressionnistes, devrait  bien  installer  un  peu 
chez  lui,  dans  une  ou  deux  salles  de  la  rue 
Le  Peletier,  les  dessinateurs  de  l'Extrême- 
Orient. 

En  attendant,  Hokusaï  occupe  les  écri- 
vains d'art,  les  peintres  et  les  amateurs  de 
Londres.  Sa  gloire  apparaît,  comme  un  so- 
leil tardif,  à  travers  le  brouillard,  son  rire 
spirituel  se  fait  finement  entendre  à  travers 
le  bruit  de  bataille  de  la  tumultueuse  ville. 
C'est  un  charme,  en  quittant  la  rue  vio- 
lente, houleuse  de  foule,  où  les  cabs  filent 
et  oscillent  comme  des  bateaux  secoués 
par  les  lames,  c'est  un  charme  de  trouver, 
dans  le  tranquille  abri,  le  petit  peuple  en- 
fantin et  narquois,  souriant,  subtil  et  puéril. 
Les  contemplatifs  s'accoudent  et  réfléchis- 
sent, pèchent  à  la  ligne,  fument  leurs  mi- 
nuscules pipes,  regardent  la  dorure  du  so- 
leil sur  le  sommet  d'une  montagne.  Les 
promeneurs  circulent,  la  tête  cachée  sous 
les  parasols,  les  artisans  travaillent  avec 
des  gestes  de  drôlerie   et  des  grimaces  de 


—  130  — 

bonne  humeur.  Les  femmes  passent,  les 
unes  vivaces,  trottant  menu  comme  des 
souris,  les  autres  lentes  et  souples  comme 
des  couleuvres.  Partout,  ce  sont  de  tendres 
images,  des  couleurs  harmonieuses  légère- 
ment indiquées,  des  profonds  paysages  dont 
les  perspectives  s'éloignent  sous  des  ciels 
roses,  des  vagues  contournées  et  mous- 
seuses, des  levers  de  lune  qu'un  calme  poète 
regarde,  assis  au  frais  d'une  terrasse,  des 
tombées  de  cascades  bleues,  des  feuillages 
d'automne,  de  rouges  érables,  d'échevelés 
et  somptueux  chrysanthèmes...  Au  dehors, 
dans  Londres,  les  locomotives  mugissent, 
le  mouvement  de  la  rue  s'accélère,  la  suie 
tombe. 

On  n'est  pas  choqué,  pourtant,  en  sor- 
tant de  ce  refuge,  par  la  différence  de  la 
vie  et  de  l'œuvre  d'art,  qui  éclate  parfois 
si  brusquement  au  sortir  d'une  exposition. 
Certes,  la  représentation  de  l'existence  au 
Japon  n'est  pas  en  accord  avec  l'existeace 
de  Londres.  Toutefois,  il  y  a  un  tel  accent 
et  une  telle  souplesse  dans  ces  dessins  de 
Hokusaï,  que    l'unité  s'établit,   que  la  vie 


—  III  — 

semble  reprendre  et  continuer  au  dehors. 
On  vient  de  voir  des  Japonaises,  on  voit 
des  Anglaises,  et  il  semble  que  ce  soient 
les  mêmes  femmes  en  marche,  les  jambes 
nerveusement  projetées  en  avant,  le  souple 
buste  en  arrière,  la  tète  doucement  penchée. 
On  peut,  dès  maintenant,  après  cette 
nouvelle  présentation  d'œuvres,  affirmer 
que  Hokusaï  est  un  maître  égal  aux  plus 
grands  de  Grèce  ou  d'Italie,  d'Espagne, 
d'Allemagne  ou  des  Flandres.  Il  y  a  ici  une 
série  de  dessins  originaux ,  des  portraits 
d'une  fine  précision,  des  silhouettes  d'une 
grâce  émouvante,  des  dessins  qui  ne  crai- 
gnent aucune  confrontation,  qu'on  peut  pla- 
cer aux  murs  des  musées  et  dans  les  car- 
tons de  chefs-d'œuvre,  avec  les  feuilles  des- 
sinées ou  gravées  où  se  lisent  les  noms  du 
Vinci,  de  Holbein,  de  Rembrandt,  de  Goya. 

§  VI.  A  PROPOS  DE  LA  VENTE  BURTY 

19  mars  1891. 
On  a  vendu  la  bibliothèque,  les   estam- 
pes, les  tableaux,  aquarelles  et  dessins  qui 


—  n2  — 


)■ 

composaient  la  collection  de  Philippe 
Burty.  Ensuite,  c'est  la  mise  aux  enchères 
des  peintures,  des  estampes  japonaises, 
des  objets  d'art  japonais  et  chinois.  C'est 
à  propos  de  ces  dernières  collections,  où 
s'était  aflîrmé  le  goiît  du  critique  d'art  pour 
l'esthétique  de  l'Extrême-Orient,  qu'il  im- 
porte de  faire  une  remarque  et  d'exprimer 
un  regret.  Il  suflit  de  feuilleter  les  deux 
catalogues  dressés  par  MM.  S.  Bing  et 
Ernest  Leroux  pour  reconnaître  l'impor- 
tance des  séries  dispersées.  Il  y  a  là,  sur- 
tout, dans  cette  collection  Burty,  établie 
par  l'effort  de  toute  une  vie,  contrôlée  par 
un  goût  difficile,  une  histoire  résumée  des 
manifestations  artistiques  du  peuple  du  Nip- 
pon, pendant  plusieurs  siècles.  Les  ama- 
teurs n'ont  donc  pas  fait  défaut.  Un  seul 
acquéreur  n'apparaît  pas  :  aucun  représen- 
tant des  musées  nationaux  n'a  acquis  une 
de  ces  œuvres  précieuses  qui  appartiennent 
à  l'art  universel. 

Si  le  budget  des  beaux-arts  n'existe  pas 
lorsqu'il   se  présente    une  occasion   de  ce 


—  133  — 
genre,  on  ne  voit  pas  trop  bien  à  quoi  il 
peut  servir.  Si  les  fonds  dont  on  peut  dis- 
poser sont  insuffisants  pour  acquérir  de 
magnifiques  dessins  qui  sont  adjugés  pour 
quelques  centaines  de  francs,  de  merveil- 
leuses estampes  qui  trouvent  acheteurs  à 
cinquante  francs  et  même  moins,  il  faut  le 
dire  et  expliquer  une  bonne  fois  comment 
sont  employés  les  subsides  votés  par  la 
Chambre...  Mais,  d'ailleurs,  nous  le  con- 
naissons trop,  cet  emploi  de  fonds,  et  il  n'y 
a,  pour  le  connaître,  qu'à  visiter  le  stupé- 
fiant musée  du  Luxembourg,  qu'à  par- 
courir les  listes  d'achats  annuels  du  Salon. 
Où  s'en  va  toute  cette  peinture,  où  s'en  va 
toute  cette  sculpture,  qu'on  emporte  par 
cargaisons,  aussitôt  le  Palais  de  l'Industrie 
fermé.''  Vers  quels  mornes  musées  de  pré- 
fectures dirige-t-on  ces  toiles  prises  dans  le 
tas,  celles-ci  ou  celles-là,  qu'importe!  sous 
quelles  voûtes  d'églises  accroche-t-on  les 
tristes  peintures  à  l'eau  bénite  qui  propa- 
gent la  religion  en  faveur  dans  les  bou- 
tiques du  quartier  Saint-Sulpice,  au  milieu 
de  quels  squares  lamentables  érige-t-on  les 

8 


—  174  — 
guerriers,    les   nymphes,    les   allégories    en 
marbre  et  en  bronze,  qui  méritaient  à  peine 
le  zinc  et  la  mie  de  pain  ! 

Pour  encourager  cet  art-là,  pour  l'ins- 
taller sur  les  places  publiques  et  dans  les 
musées,  on  trouve  de  l'argent,  on  en  trouve 
même  beaucoup,  et  il  n'y  a  personne  pour 
surveiller  et  pour  dénoncer  ces  pratiques, 
et  pas  un  fonctionnaire  des  beaux-arts  n'a 
un  sursaut  devant  ces  besognes  !  On  sub- 
ventionne n'importe  qui,  on  fait  droit  à 
des  centaines  de  demandes,  et  de  grands 
artistes  ont  attendu  pendant  vingt  ans,  pen- 
dant trente  ans,  pendant  toute  leur  vie,  que 
justice  leur  soit  rendue.  Que  dis-Je!  ils  ont 
attendu  un  peu  d'équité,  un  peu  d'impar- 
tialité, une  heure  de  repos  et  de  sérénité. 
On  encombre  les  cathédrales,  les  hôtels 
de  ville,  les  théâtres,  tous  les  édiiîces  pu- 
blics, de  peinturlures  quelconques,  exé- 
cutées au  mètre  carré,  et  on  ne  peut  pas 
acquérir  la  vraie  œuvre  d'art  qui  apparaît 
dans  une  vente  et  qui  est  immédiatement 
ravie  par  un  amateur,  ou  par  le  représen- 
tant d'un  musée  étranger! 


Pour  s'en  tenir  à  cette  vente  de  Burty, 
après  les  rares  estampes  de  Korin,  d'Ou- 
tamaro,  de  Massavoshi,  de  Hiroshi^hé,  elle 
a  mis  en  vue  une  admirable  collection  de 
Hokusaï,  qui  est  un  des  grands  artistes 
de  tous  les  temps  et  de  toutes  les  natio- 
nalités, des  kakémonos,  des  peintures  ori- 
ginales, parmi  lesquelles  l'extraordinaire 
poisson  de  Mori  Sosen.  Et  ni  le  Louvre  ni 
la  Bibliothèque  nationale  ne  se  présentent! 
Les  laques,  les  objets  en  bois  sculpté,  en 
ivoire,  en  bronze,  en  argent,  les  armes,  les 
gardes  de  sabres,  sont  offerts  aux  curiosités 
et  aux  convoitises,  —  il  y  a  des  pièces  uni- 
ques parmi  ces  dix-huit  cents  objets,  —  et 
on  ne  profite  pas  d'une  telle  circonstance 
pour  ouvrir  une  salle,  pour  installer  au 
Louvre  l'art  prodigieux,  si  fort  et  si  délicat, 
de  la  Chine  et  du  Japon  ^  ! 


'  Depuis,  cette  installation  a  eu  lieu  grâce  à  MM.  Cle- 
menceau et  Bourgeois.  L'art  japonais,  représente  par 
deux  belles  statues  de  bois,  est  désormais  au  Louvre 
ailleurs  qu'au  musée  de  marine. 


—  136  — 


XIII 

SALON  DE  1890 

AUX  CHAMPS-ELYSÉES  à  au  CHAMP -DE-MARS 

§    I.   PRECHER    VERNISSAGE 

Les  fêtes  se  multiplient.  Deux  vernissages 
au  lieu  d'un.  Les  plus  exigeants  devront  se 
déclarer  satisfaits.  S'il  pleut  aujourd'hui,  si 
les  victuailles  manquent  aux  restaurants,  si 
les  voisins  de  tables  sont  déplaisants,  ce 
sera  une  revanche  à  prendre  dans  quinze 
jours,  au  Champ  de  Mars.  Et  même,  si  l'on 
pense  tout  à  coup  que  l'on  a  été  convoqué 
sous  un  prétexte  d'art,  si  l'on  s'avise  de  re- 
garder aux  murailles,  et  si  les  œuvres  mon- 
trées au  Palais  de  l'Industrie  apparaissent 
médiocres,  on  gardera  l'espoir  d'aubaines 
meilleures  dans  le  Pavillon  des  Beaux-Arts 


—   riî7  — 

laissé  vacant  par  la  disparition  de  l'Exposi- 
tion du  Centenaire. 

On  s'est  beaucoup  préoccupé  dans  les 
milieux  élégants  et  intellectuels  de  savoir 
si  la  disparition  d'un  certain  nombre  de 
peintres,  dont  quelques-uns  sont  à  la  mode, 
amènerait  un  changement  dans  les  disposi- 
tions d'esprit  du  public,  si  les  visiteurs  ha- 
bituels déserteraient  en  masse  l'ancien  local 
pour  le  nouveau.  On  peut  dès  à  présent  se 
rassurer.  Les  habitudes  ne  se  changent  pas 
ici  en  un  jour.  Les  journalistes  que  la  du- 
reté des  temps  force  à  écrire  des  comptes 
rendus  de  Salons,  et  qui  ont  été  machinale- 
ment retirer  leurs  cartes,  ont  pu  voir  par 
l'aftluence  des  quémandeurs  et  des  quéman- 
deuses que  l'annuelle  solennité  n^avait  rien 
perdu  de  son  prestige.  L'empressement  est 
le  même,  le  désir  de  voir  et  de  se  faire  voir 
est  aussi  exalté. 

C'est  un  prétexte  à  sortie,  à  toilettes  clai- 
res, à  bouquets,  à  gaîté  de  vin  de  Champa- 
gne, et  c'est  là  l'important  pour  l'aimable 
assistance.  Réellement,  cette  journée  du 
3o  avril   est    un  rendez-vous    parisien   où 

8. 


-  ns  - 

l'on  ne  se  préoccupe  que  très  peu  de  vernis 
et  presque  pas  de  peinture.  Pour  les  gale- 
ries où  sont  les  dessins,  pastels,  miniatures, 
et  pour  la  nef  peuplée  de  sculptures,  ce  sont 
es  fumoirs  de  l'établissement.  Une  telle 
/ndifférence  a  sans  doute  sa  raison  d'être,  et 
si  elle  est  peu  flatteuse  pour  les  sociétaires, 
du  moins  elle  leur  assure  une  clientèle  fidèle. 

Longtemps  encore,  quand  même  tous  les 
hommes  de  génie  exposeraient  au  Champ 
de  Mars,  quand  il  ne  resterait  que  les  mé- 
diocres aux  Champs-Elysées,  par  un  ata- 
visme invincible,  semblable  à  celui  qui  con- 
duit les  Parisiens  sur  le  boulevard,  les  jours 
de  carnaval,  aux  heures  où  passait  autrefois 
le  bœuf  gras,  —  longtemps  encore,  on  des- 
cendra de  voiture  devant  le  tourniquet  établi 
à  la  porte  du  Palais  de  l'Industrie  en  i855. 

Mais  il  s'agit  là,  dira-t-on,  d'un  public 
spécial  qui  n'a  rien  de  commun  avec  la 
foule  des  jours  suivants.  Peut-être  le  public 
payant  des  matinées  et  des  après-midi  ordi- 
naires, n'aura-t-il  pas  les  mêmes  raisons 
d'envahir  la  maison,  peut-être  hésitera-t-il 
entre  les  deux  établissements  ennemis.  C'est 


—  i'39  — 
peu  probable.  Il  ira  une  fois  au  Champ  de 
Mars,  qui  est  loin,  qui  exige  une  locomotion 
bien  combinée,  où  le  chemin  de  fer,  l'om- 
nibus avec  correspondance,  le  bateau  mou- 
che ou  hirondelle,  et  le  terrible  fiacre,  jouent 
des  rôles  appréciables.  Et  puis,  pour  le  pu- 
blic de  tous  les  jours,  les  Champs-Elysées 
et  les  restaurants  constituent  aussi  des 
attractions.  On  déjeune  au  buffet,  et  à  la 
sortie  on  s'asseoit  sur  les  chaises  de  la  pro- 
menade, on  fait  le  tour  du  l'ond-point,  on 
monte  jusqu'à  l'Arc  de  Triomphe.  Ce  n'est 
pas  rien. 

De  plus,  un  travail  consciencieux  se  ré- 
vèle chez  les  visiteurs  dès  le  lendemain 
du  vernissage.  Le  tableau  à  sujet  est  re- 
cherché avec  fièvre,  avec  âpreté.  La  moin- 
dre scène  de  genre  est  scrutée  comme  un 
rébus,  les  effets  de  drame  et  de  vaudeville 
sont  subis  par  les  groupes  compacts  qui 
s'amusent  réellement  comme  au  théâtre. 
Or,  le  tableau  à  sujet  n'est  pas  près  de 
manquer  au  Palais  des  Champs-Elysées. 
JNlème,  les  émigrants  du  Champ  de  Mars 
feront  bien  d'en  avoir  quelques-uns,  et  de 


—  140  — 

ne  pas  trop  faire  répandre  le  bruit  qu'eux 
seuls  monopolisent  l'art  pur.  Toute  l'ingé- 
niosité des  organisateurs  n'y  ferait  rien,  les 
salles  resteraient  désertes. 

Pour  la  critique,  elle  ne  peut  pas  non 
plus  être  hostile  à  la  dislocation  de  la  So- 
ciété des  artistes  français.  Au  fond,  pour 
elle,  si  vraiment  elle  cherche  les  manifes- 
tations d'art,  les  affirmations  individuelles, 
il  n'y  aura  qu'un  Salon,  elle  ne  se  préoccu- 
pera pas  de  remarquer  à  quels  panneaux 
seront  accrochées  les  toiles.  Pour  le  reste, 
discussions  entre  M.  Meissonier  et  M.  Bou- 
guereau,  réunions  bruyantes,  discussions 
de  statuts,  réclamations  de  médaillés  et  de 
hors  concours,  c'est  le  fait-divers  artistique 
aussitôt  oublié  que  publié.  Montrez-nous 
des  œuvres. 


§   II.    LA   CONVENTION  DE  LA   PEINTURE 

Ce  qui  est  tout  d'abord  indiqué,  c'est 
un  jugement  sur  le  changement  causé  par 
le  départ  des  émigrants  du  Champ  de  Mars. 


—  141  — 

La  vérité,  c'est  qu'il  s'agit  surtout  d'une 
déialcation  de  quelques  œuvres  indivi- 
duelles. Pour  l'ensemble ,  il  est  à  peu 
près  ce  qu'il  était  l'année  dernière,  et  ce 
qu'il  était  Tannée  précédente,  et  ce  qu'il  a 
été  pendant  une  période  de  dix  ans.  C'est 
un  Salon  clair  et  moderniste,  pourront  dire 
encore  les  critiques  qui  passent  volontiers 
sur  la  faiblesse  des  œuvres  pour  louer  la 
cohésion  et  le  progrès,  la  tendance  à  l'ob- 
servation et  la  préoccupation  du  plein  air. 
Rien  n'est  plus  vrai,  et  à  ce  point  de  vue, 
si  les  personnalités  sont  négligeables,  cet 
amas  de  toiles  vaut  les  amas  antérieurs.  A 
n"\^  pas  regarder  de  trop  près,  si  Ton  se 
satisfaisait  des  courants  d'idées  et  du  goût 
d'imitation,  si  l'on  estimait  l'influence 
comme  chose  importante  entre  toutes,  on 
pourrait  passer  outre  au  départ  de  Puvis  de 
Chavannes,  par  exemple.  Les  pastiches  de 
sa  manière  foisonnent.  Des  grandes  toiles, 
ces  pastiches  sont  descendus  aux  tableaux 
de  chevalet.  Gazin  est  également  très  admis 
et  beaucoup  veulent  s'approprier  Carrière. 
Les   reflets   de   feux   et   les   projections   de 


—    142    — 

lampes  de  Besnard  luisent  çà  et  là  dans 
diverses  salles.  PourManet,  il  A^a  sans  doute 
se  partager  entre  les  Champs-Elysées  et  le 
Champ  de  Mars.  C'est  lui  surtout  que  l'on 
fusille,  mais  dont  on  fouille  les  poches,  pour 
citer  le  mot  où  Degas  a  résumé  l'histoire 
du  groupe  à  la  fois  si  raillé  et  si  influent. 

J'avoue,  pour  mon   compte,  que  toutes 
ces  enrégimentations  ne  me  touchent  guère 
et  qu'il  me  suffit  qu'il  existe  un  seul  Manet 
et  un  seul  Puvis.  D'abord,  il  ne  peut  pas 
en  exister  deux.  Quelque  perfection  qui  soit 
apportée  par  le  pasticheur,  il  y  aura  tou- 
jours  un  endroit  au  moins  de  son  œuvre 
par  lequel  il  se  trahira   pasticheur.   S'il  a 
conscience  des  travaux  qu'il  exécute  d'après 
les  autres,  c'est  un  habile.  S'il  est  incon- 
scient, c'est  un  sincère  élève,  un   suiveur 
pénible.  Dans  les  deux  cas,  il  est  en  sous- 
ordre.  C'est  que  l'on  confond  trop  l'éduca- 
tion des  arts  du  dessin  et  l'exécution  même 
de  l'œuvre  d'art.  Le  courant  national,  ou 
le  courant  d'école,  que  certains  réclament, 
c'est  par  l'éducation  qu'il  peut  être   créé, 
c'est  en  apprenant  à  voir  et  à  dessiner  à 


—  143  — 
l'enfant  en  même  temps  qu'on  lui  apprend 
à  lire.  Aujourd'hui,  avec  la  nécessité  de 
science  et  d'exactitude  où  nous  sommes,  il 
n'y  a  que  cette  chance  de  faire  naître  un 
art  français  de  ce  temps  comme  il  y  a  eu, 
pour  d'autres  raisons,  un  art  grec,  un  art 
du  moyen  âge,  un  art  du  xvni"  siècle,  un 
art  japonais. 

S'il  y  a  impossibilité  dans  ce  sens,  ou  si 
l'utilité  de  tels  groupements  n'était  pas  dé- 
montrée, restons  individuels  et  hâtons  la 
venue  de  la  complète  anarchie  artistique. 

Les  Salons  n'auront  pas  été  étrangers  à 
l'établissement  de  ce  terrible  régime  nou- 
veau d'une  liberté  sans  limite  et  sans  con- 
trôle, qui  plaît  à  l'orgueil  de  l'homme 
d'aujourd'hui.  Cette  liberté,  c'est  un  océan 
mouvementé  et  dangereux,  où  les  gros 
temps  sont  fréquents,  où  la  vague  est  traî- 
tresse et  assaillante.  Il  faut  qu'un  bateau 
soit  bon  marcheur  et  fin  voilier  pour  résis- 
ter au  vent  du  large  et  à  la  mer  démontée. 
Ceux  qui  survivent  s'en  vont  allègrement 
dans  la  lumière,  balancés  au  rythme  des 
flots,  avec  l'espoir  d'aborder  un  jour  dans 


—  M4  — 
des  havres  sûrs.  Mais  combien  de  carcasses 
insuffisantes,  d'épaves  méconnaissables  s'en 
vont  joncher  les  lointains  rivages  de  l'oubli? 
Le  nombre  de  ces  débris  est  infini,  les  cata- 
logues annuels  semblent  des  livres  où  s'in- 
scrivent régulièrement  les  désastres,  où  les 
départs  sont  toujours  marqués  et  rarement 
les  arrivées. 

Le  chapitre  des  imitations,  recommence- 
ments, plagiats,  pastiches,  comporte  une 
bifurcation.  On  s'aperçoit  parfois  que  ceux 
qui  ont  commencé  par  imiter  les  autres 
Unissent  par  s'imiter  eux-mêmes.  Ils  ont 
découvert  un  lilon,  ils  ont  acquis  un  cer- 
tain tour  de  main,  le  succès,  un  succès  de 
récompenses  de  jury  et  d'attroupement  de 
public,  leur  est  venu  pour  une  trouvaille 
d'expression,  pour  la  mise  en  scène  d'une 
anecdote.  Et  voilà  que  pendant  toute  leur 
vie,  tous  les  ans,  ils  montrent  sans  se 
lasser  cet  arrangement  colorié  pour  lequel 
ils  ont  été  brevetés. 

C'est  la  dominante  des  Salons,  c'est  ce 
qui  a  fini   par  les  rendre  insupportables  à 


—  i4)  - 
nombre  de  gens.  Qu'on  ne  se  figure  pas,  en 
effet,  que  tout  Paris  se  rue,  comme  le  Tout- 
Paris,  à  la  fête  du  vernissage  et  continue, 
pendant  deux  mois,  à  fréquenter  les  galeries 
et  la  nef,  à  pointer  les  numéros  du  livret 
jusqu'à  complet  épuisement  du  stock  ex- 
posé. Il  n'en  est  pas  ainsi.  De  nombreux 
curieux  des  choses  de  Tintelligence  fuient 
ces  exhibitions,  se  refusent  à  voir  une  inté- 
ressante manifestation  d'humanité  dans  cette 
monotonie,  et,  même,  en  ont  conçu  quelque 
aversion  pour  la  peinture.  Cette  année  en- 
core, si  quelques  exceptions  vont  contre 
leur  colère  ou  leur  dédain,  trop  de  preuves 
sont  à  l'appui  de  leur  opinion  tour  à  tour 
malveillante  et  indifférente. 

Prenez  au  hasard  parmi  les  exemples 
qui  abondent.  Le  premier  qui  vient  sous 
nos  yeux  est  typique.  C'est  l'exemple  de 
M.  Vibert.  M.  Vibert  est  célèbre  pour  ses 
cardinaux.  Il  s'est  risqué  un  jour  à  dresser 
l'apothéose  de  AI.  Thiers,  mais  il  est  vite 
revenu  à  ses  sujets  habituels,  aux  rouges 
dignitaires  qu'il  présente  à  l'aquarelle  ou  à 
l'huile  avec  des  intentions   malicieuses.  Il 


les  recherche  goutteux,  gourmands  ou  égril- 
lards. On  peut  dire  qu'il  n'est  guère  de 
cadre  de  lui  qui  n'en  contienne  un,  quelque- 
fois deux.  Or,  cette  année,  M.  Yibert  a  en- 
trepris de  souligner  de  ses  ironies  coutu- 
mières  une  scène  du  Malade  unai^-mairc.  Il 
n'a  pas  voulu  renoncer  pour  cela  au  succès 
périodique,  et  il  a  inventé  de  vêtir  Argan 
de  la  robe  et  de  la  pourpre  cardinalices.  Si 
le  peintre  avait  seulement  jeté  les  yeux  sur 
les  indications  de  costumes  des  person- 
nages de  la  comédie  de  Molière,  il  aurait  lu 
ceci  : 

«  Argan,  malade  imaginaire.  11  est  vêtu 
en  malade.  De  gros  bas,  des  mules,  un 
haut-de-chausse  étroit,  une  camisole  rouge 
avec  quelque  galon  ou  dentelle,  un  mou- 
choir de  cou  à  vieux  passements,  négligem- 
ment attaché;  un  bonnet  de  nuit  avec  la 
coiffe  à  dentelle.  » 

Comparez. 

Si  ce  Malade  imaginaire  de  M.  Vibert  a 
d'abord  été  choisi,  ce  n'est  pas  pour  la  va- 
leur de  l'œuvre,  on  s'en  doute,  mais  à  cause 
de   cette   typique  opération  de  l'esprit   du 


—  1-17  — 
peintre  qui   est  bien  visible  et  bien  singu- 
lière.  Des    observations    du    môme   genre 
peuvent  être  faites  à  chaque  pas. 

JNI.  Gérôme  a  pris  Thabitude  de  durs 
paysages  dans  lesquels  il  fait  surgir  des 
personnages  ou  des  animaux  plus  durs  en- 
core. Cette  année,  ce  sont  des  antilopes 
poursuivies  par  un  lion  empaillé.  On  cher- 
che, et  l'on  aperçoit  au  loin  ces  antilopes 
qui  courent.  Elles  peuvent  fuir  en  flânant, 
revenir  sur  leurs  pas,  bondir  légèrement  sur 
leurs  pattes  frêles  en  jouant  et  tournant 
autour  du  roi  des  animaux.  Le  roi  des 
animaux  a  été  la  victime  du  pinceau  de 
M.  Gérôme.  Il  lui  a  été  jeté  un  sort  :  il  est 
pétrifié  pour  toujours. 

JNl.  Jean-Paul  Laurens  a  cru  représenter 
les  sept  Troubadours  et  la  fondation  des 
Jeux  floraux.  Il  a,  une  fois  de  plus,  cos- 
tumé des  piètres  figurants,  aptes  à  jouer  des 
inquisiteurs  et  des  hommes  d'armes  à  Mont- 
parnasse ou  à  faire  les  flots  dans  les  féeries, 
au  Chàtelet.  Et  M.  Jean-Paul  Laurens  a 
pourtant  dessiné  des  pages  compréhensives 


—   l^H  — 

parmi  ses  dessins  pour  les  Rc'cils  des  temps 
mérovingiens^  d'Augustin  Thierry. 

M.  Julien  le  Blant  s'attarde  parmi  les 
Vendéens,  qui  font,  eux  aussi,  penser  d'une 
façon  invincible  à  du  théâtre  de  mélodrame. 
C'est  décidément  le  mélo  qui  est  le  grand 
pervertisseur  des  peintres  d'histoire.  Et 
aussi  des  peintres  de  modernité  comme 
jNI.  Pelez.  Pauvre  enfant!  c'est  le  titre  de 
son  tableau^,  qui  fait  songer  aux  petits  ac- 
teurs-prodiges de  huit  à  dix  ans. 

Des  toiles  de  M.  Jules  Breton,  c'est  au 
contraire  une  influence  de  romance  qui  se 
dégage.  Influence  très  visible  dans  la  Lavan- 
dière, que  nous  vîmes  déjà  en  glaneuse,  en 
moissonneuse,  en  promeneuse  des  champs, 
en  révasseuse  de  crépuscule,  et  dans  les 
Dernières  Jleiirs,  des  chrysanthèmes  sous  la 
neige,  ce  qui  était  un  joli  et  subtil  tableau 
à  faire. 

M.  Benjamin  Constant  a  fait  voisiner 
chez  Eugène  Carrière  son  Beethoven  de  la 
Sonate  au  clair  de  lune.  Mais  il  se  retrouve 
lui-même  avec  Victrix  :  une  femme  nue,  de 
physionomie  coquette,  couchée  sur  le  dos, 


—  i.i9  — 

et  qui  saisit  un  sabre.  Si  c'est  pour  tuer  le 
papillon  qui  voltige  au-dessus  de  sa  tête, 
l'effort  est  peut-être  excessif. 

De  M.  Lobrichon,  des  enfants. 

De  M.  Luminais,  des  Gaulois. 

De  M.  Schenck,  des  moutons  surpris 
par  la  neige. 

De  jNI.  Desgoffe  :  Casque  circassien,  poire 
à  poudre  orientale,  agates  et  cristaux.  Ici, 
le  travail  aux  résultats  antipathiques  a  été 
puéril  et  attentif.  Une  patience  sans  fin  se 
révèle  dans  ces  clous  et  dans  ces  ciselures, 
dans  ces  pierres  précieuses  qui  toutes  étin- 
cellent  également.  L'habitude,  après  tout, 
est  encore  plus  grande  que  la  patience.  Il  y 
a  des  années  et  des  années  que  M.  Desgoffe 
nettoie  ainsi  les  cuivres  et  les  cristaux 
comme  s'il  s'agissait  de  boutons  de  sonnet- 
tes et  de  boules  d'escalier.  Il  y  a  des  exis- 
tences qui  ont  vraiment  touché  le  fond  de 
l'ennui. 

jNI.    Vollon,    cette  fois,   n'a  pas  été   très 

prudent  en  envo^'ant  ces  meules  en   même 

.  temps  que  cette  citrouille  et  ce  chaudron. 

11  fait  apercevoir  que  le  chaudron  est  mol- 


—    1)0   — 

lement  peint,  il  fait  naître  des  doutes  sur 
toute  sa  batterie  de  cuisine,  car  meules  et 
chaudron  sont  de  la  même  pâte,  et  les  meu- 
les, épaisses,  sans  lumière,  sont  en  crème, 
en  beurre,  en  moutarde,  en  tout  ce  que  Ton 
voudra  de  gras,  avec  une  fonte  et  un  cou- 
lage probables. 

Chez  M.  Bonnat,  par  contre,  aucune  mol- 
lesse. Plus  il  va,  plus  les  crins  de  ses  brosses 
se  raidissent,  plus  les  modelés  des  ph3^sio- 
nomies  qu'il  attaque  se  bossèlent  en  zinc, 
plus  les  vêtements  se  durcissent  en  stupé- 
fiantes carapaces.  M.  le  Président  de  la  Ré- 
publique et  M'"^  la  vicomtesse  de  C...  sont 
peints  avec  la  même  inflexibilité,  ils  ont  les 
cheveux  du  même  noir,  la  chair  du  même 
métal.  Il  n'y  a  de  différences  que  pour  les 
fonds.  La  vicomtesse  a  été  placée  en  avant 
d'une  fournaise,  et  c'est  dans  un  milieu 
glauque,  devant  un  bureau  sérieux^  qu'a 
été  installé  M,  Carnot. 

jNl.  Bouguereau...  Mais  c'est  devenu  trop 
une  mode  que  de  s'attaquer  à  M.  Bougue- 
reau. M.  iSleissonier  lui-même  s'en  est  mêlé. 
L'abstention  est  donc  possible. 


-   151  — 

Eji  batterie,  artillerie  de  la  Garde,  régi- 
ment jnonte\  c'est  le  tableau  de  M.  Détaille, 
et  c'est  un  fragment  très  réussi  de  pano- 
rama. On  pourrait  continuer  le  sol  sur  le 
plancher  de  la  salle  avec  de  la  vraie  terre, 
et  semer  quelques  vraies  cartouches. 

De  M.  Worms,  un  Récit  du  torero. 

Et  pour  finir  cette  série,  une  figure  de 
M.  Henner  qui  a  été  intitulée  Mélancolie, 
avec  intention,  il  est  permis  de  l'espérer.  Si 
cette  figure  familière,  aux  chairs  fondantes, 
à  la  chevelure  rousse,  aux  lèvres  rouges,  est 
un  symbole,  si  elle  est  chargée  d'exprimer 
un  jugement  sur  le  défilé  mystificateur  de 
ces  dernières  années,  si  elle  constitue  une 
conclusion,  enregistrons  cette  mélancolie 
compréhensible,  mais  appréhendons  de  la 
voir  revenir  en  Madeleine,  en  Salomé  ou  en 
Hérodiade,  l'année  prochaine. 

Des  objections  de  même  ordre,  avec  des 
nuances,  pourraient  être  faites  à  beaucoup 
d'autres  triomphateurs,  des  anciens  et  des 
nouveaux  :  à  jM.  Chaplin,  dont  telle  figure 
garde  toutefois  un  charme  de  jeunesse, 
—  à  M.  Lucien  Doucet,  qui  a  caressé  un 


—    152    - 

jour  un  portrait  si  alangui  et  si  meurtri  de 
femme  au  retour  du  bal  et  qui  paraît  s'é- 
prendre maintenant  de  la  peluche  et  du 
satin,  —  à  M.  Raphaël  Collin,  qui  ne  paraît 
plus  donner  que  des  morceaux  de  ses  grandes 
toiles  de  verdure  pâles  et  de  chairs  blondes 
d'autrefois. 

Les  paysans,  maraîchers,  endimanchés, 
vêtus  de  drap,  tels  que  les  peignent 
MM.  Buland,  Brispot,  d'autres  encore, 
lourds  trompe  l'œil,  personnages  photo- 
graphiques, s'éloignent  de  l'art  tout  autant 
que  les  fades  figures,  et  le  vrai  vulgaire 
s'en  va  rejoindre  le  faux  distingué. 

§  III.  TOILES   GRANDE  LARGEUR 

Il  faut  en  venir  à  la  grande  peinture,  aux 
énormes  décorations,  aux  œuvres  qui  pré- 
tendent à  installer  du  style  aux  plafonds  et 
sur  les  hautes  murailles.  On  pourrait  s'en 
tenir  aux  toiles  de  M.  de  Munkacsy  et  de 
M.  Jules  Lefebvre.  Du  premier,  voici  le 
Plafond  pour   le  niiisce  de    V Histoire    de 


—  1)3  — 
l\jrt  à  T 'icjine  ;  allepçoric  de  la  Renaissance 
italienne.  Ceux  qui  avaient  conservé  des 
illusions  sur  l'artiste  austro-hongrois  après 
la  mise  en  scène  de  chez  Sedelmeyer,  et 
qui  ne  les  avaient  pas  encore  perdues  Tan 
dernier,  à  TExposition  universelle,  seront 
bien  forcés  de  se  rendre,  cette  fois,  devant 
cette  composition  désordonnée  et  hési- 
tante, où  tout  se  disloque  et  où  tous  les  ar- 
rangements de  convention  apparaissent. 
Le  pape,  naturellement,  regarde  un  projet, 
des  peintres  et  des  sculpteurs  célèbres  dres- 
sent leurs  bustes  au-dessus  d"une  balus- 
trade. II  y  a  dans  l'air  des  rouleaux  de 
parchemin,  des  palettes  et  des  trompettes. 
Des  Renommées  volent  à  travers  des  co- 
lonnades. Edifice  en  papier  peint  laborieu- 
sement élevé.  Plafond  véritablement  tout 
indiqué  pour  un  Palais  du.  Poncif. 

L'autre  grande  toile  est  de  M.  Jules  Le- 
febvre.  Il  suffira  peut-être  d'en  donner  la 
description  telle  qu'elle  figure  au  catalo- 
gue. 

«  Lady  Godiva.  C'était  la  femme  de 
Lœfric,  comte  de  Coventry;  timide  comme 

9- 


—  154  — 
un  agneau,  douce  comme  une  colombe.  Sa 
chasteté  était  sans  tache  et  sa  pudeur  scru- 
puleuse. Un  jour  que  les  habitants  de  Coven- 
try  suppliaient  le  comte  Lœfric  de  lever  des 
impôts  accablants  qui  les  plongeaient  de- 
puis longtemps  dans  la  misère,  elle  inter- 
céda pour  eux.  «  De  par  Dieu,  s'écria  le  dur 
guerrier,  je  ne  remettrai  aucun  des  impôts 
que  vous  ne  vous  alliez  promener  à  cheval, 
nue  comme  l'enfant  qui  vient  de  naître,  d'un 
bout  à  l'autre  de  la  ville.  »  Il  pensait  ainsi 
émettre  une  condition  impossible.  Lady 
Godiva  l'accepta  :  «  Je  ferai  ce  que  vous 
dites,  répliqua-t-elle,  s'il  le  faut  pour  sau- 
ver ces  pauvres  gens.  »  Lœfric,  très  marri 
de  son  imprudence,  ordonna  qu'au  jour  de 
l'épreuve  on  ne  mît  pas  le  pied  dans  la  rue, 
qu'aucun  œil  ne  s'y  abaissât,  mais  que  tous 
restassent  dedans,  portes  closes  et  fenêtres 
barrées;  et  que  quiconque  hasarderait  sur 
sa  femme  un  regard  indiscret  serait  puni  de 
mort.  » 

Pour  ne  faire  qu'une  seule  objection  à 
M.  Jules  Lefebvre,  comment  a-t-il  pu  con- 
cevoir l'idée  de   donner    cette  attitude  de 


.  —      I^5     — 

coupable  tressaillante  à  la  chaste  Godiva  ? 
Par  la  seule  réponse  qu'elle  fait  à  son  mari, 
elle  se  révèle  absolument  calme  et  candide, 
et  c'est  en  une  attitude  de  douceur  impas- 
sible qu'elle  aurait  dii  nous  apparaître.  Mais 
qui  ne  voit  que  cela  est  bien  indifférent, 
qu'on  n'a  pas  le  temps  de  scruter  les  légen- 
des, et  que  M.  Jules  Lefebvre  s'est  dévoué 
pour  exécuter  une  des  attractions  du  Salon 
compromis  par  quelques  défections.  De 
même  que  dans  le  portrait  de  femme  qu'il 
expose  dans  une  autre  salle,  il  se  montre 
couturier  expert,  de  même,  ici,  il  s'aftirme 
anecdotier  susceptible  d'attirer  la  curiosité, 
s'il  ne  peut  susciter  une  émotion.  Il  a  su 
être  aimable  et  un  peu  inconvenant,  juste 
ce  qu'il  fallait  pour  plaire  à  la  fois  au  pu- 
blic du  vendredi  et  à  celui  du  dimanche. 
11  a  donné  l'idée  du  déshabillé,  mais  il  est 
resté  juste  dans  la  mesure,  et  il  sera  récom- 
pensé de  ses  efforts  par  un  grand  succès  de 
spectateurs  et  de  reproductions  photogra- 
phiques. Le  comte  Lœfric  a  su  faire  ren- 
trer les  habitants  de  Coventry  chez  eux, 
mais  il  n'avait  pas  prévu  le  peintre  de  1890 


—  156  - 

et  les  visiteurs  du  Salon  de  peinture.  Voilà 
cette  lady  Godiva,  blanche  et  molle  comme 
un  godiveau,  bien  affichée. 

M.  Maignan  a  violé  ou  cru  violer  un  au- 
tre mystère,  celui  des  profondeurs  océani- 
ques. 11  nous  fait  assister  à  la  Naissance  de 
la  perle,  avec  une  profusion  de  pierres,  de 
poissons,  de  zoophytes,  de  crabes,  d'algues. 
C'est  un  peu  gros  de  peinture,  très  peu 
fluide  et  très  peu  mystérieux.  Si  le  fond  de 
la  mer  est  maçonné  de  cette  manière,  mieux 
valait  nous  laisser  nos  illusions. 

La  Fleur  dtn?ial,  de  M.  Henri  Martin,  est 
plus  délicate  et  plus  étrange.  Elle  est  pres- 
que peinte  au  pointillé,  si  mes  yeux  ne 
m'abusent,  dans  une  gamme  de  douce  gri- 
saille. L'attitude  de  cette  svelte  et  bizarre 
fille  est  osée,  et  les  lignes  sont  jolies  et 
graciles.  Mais  elle  tient  à  la  main  une  vul- 
gaire pensée  des  pelouses  de  nos  jardins  : 
il  devient  décidément  difficile  d'inventer  une 
fleur  du  mal   inédite. 

M.  Cormon  n'a  pas  envoy  de  grande 
toile,  mais  avec  un  portrait  intelligemment 
disposé  de  M"'^  B,..  il  a  encadré  une  esquisse 


—  I 


)/  — 

de  la  Bataille  de  Graves^  qui  est  peut-être 
bien  l'embryon  d'une  grande  toile.  Telle 
qu'elle  est,  cette  bataille  de  Graves  peut 
passer  pour  une  revanche  de  la  Salamine  du 
même  peintre.  C'est  une  mêlée,  plus  qu'une 
bataille,  une  confusion  de  cris,  de  horions, 
bouches  qui  crient,  mains  qui  frappent. 
Et  encore,  et  toujours,  de  durs  portrai- 
tistes, des  tableaux  pour  des  régiments,  des 
gardes-françaises  serrant  la  main  à  des  offi- 
ciers de  la  ligne,  et  des  scènes  exotiques  en 
quantité,  ressouvenirs  évidents  de  l'Orient 
de  l'Exposition,  esplanade  des  Invalides, 
Kampong  javanais,  rue  du  Caire. 

§    IV.  DEUX  NOCTURNES  DE  WHISTLER 

A  travers  les  salles  qui  donnent  la  sensa- 
tion d'avoir  déjà  été  traversées,  les  yeux 
levés  sur  des  peintures  identiques  ont  la  joie 
de  se  trouver  brusquement  en  face  des  deux 
tableaux  de  Whistler  : 

Nocturne  en  bleu  et  argent. 

Nocturne  en  noir  et  or. 


\ 


-  158  - 

Celui-là  est  toujours  lui-même  et  pour- 
tant ne  se  répète  pas  à  la  façon  des  autres. 
Chaque  fois,  on  perçoit  une  sensation  diffé- 
rente, une  étude  attentive.  Les  vrais  ar- 
tistes, peintres  ou  littérateurs,  parlent  sans 
cesse  le  langage  qu'ils  ont  choisi  et  adopté, 
mais  ils  l'emploient  à  dire  des  choses  di- 
A'erses,  ils  sont  toujours  en  éveil  et  en 
progrès.  Les  spectacles  enclos  en  ces  deux 
cadres  sont  vraiment  aussi  opposés,  aussi 
antithétiques  que  les  titres  qui  leur  ont  été 
donnés. 

Dans  le  premier,  le  Nocturne  en  bleu  et 
argent,  une  jetée  s'avance  au-dessus  d'une 
eau  d'un  bleu  pâle.  Des  personnages  vont 
et  viennent,  ils  sont  d'un  noir  transparent, 
leurs  vêtements  plus  clairs  sont  des  taches 
livides.  Ils  bougent  réellement,  ils  se  sil- 
houettent en  ombres  mouvantes.  Sur  l'eau, 
des  bateaux  se  profilent  en  coques  et  en 
mâtures,  striés  de  feux  rouges,  jaunes, 
bleus,  blancs.  Une  pluie  d'étincelles  espa- 
cées tombe.  Des  collines,  au  fond,  montent 
devant  le  ciel.  La  nuit  est  claire,  elle  n'est 


—   l'O  — 
assombrie  que  par  les  fantômes  de  barques 
et  les  étranges  promeneurs  de  la  jetée,  si 
impalpables  et  si  actifs. 

Le  Nocturne  en  noir  et  or  s'élabore  au- 
dessus  des  pelouses,  autour  de  chevelures 
d'arbres,  au  long  d'un  haut  édifice.  Des  feux 
courent  au  ras  du  gazon,  tombent  en  pluie 
lumineuse  à  travers  les  feuillages,  dorent  les 
tours  entr'aperçues,  trouent  l'obscurité.  Des 
voiles  de  deuil  s'entre-croisent,  de  déchi- 
rantes lueurs  traversent  l'espace,  le  sol 
frissonne,  devient  phosphorescent,  d'une 
lueur  A^erdàtre.  C'est  infiniment  délicat  et 
tendre.  Par  un  prodige  de  sensitivité  et  de 
virtuosité,  la  nuit  reste  despotique  et  mys- 
térieuse tout  en  étant  clarifiée  et  pénétrée 
de  lumière. 

Une  de  ces  délicieuses  et  profondes  vi- 
sions est  bien  placée,  aussi  bien  qu'elle  peut 
l'être  dans  la  cohue  des  toiles.  Des  œuvres 
de  ce  genre  veulent  être  isolées,  exigent  d'être 
contemplées  à  loisir  dans  des  conditions 
d'entours,  d'éclairage,  d'atmosphères,  très 
chosies  et  très  particulières,  ^lais  on  n'a  pas 


—  i6o  — 

daigné  faire  au  Nocturne  en  noir  et  or  les 
honneurs  de  la  cimaise,  et  il  faut  s'acharner 
pour  trouver  un  angle  de  vision  qui  permette 
d'apercevoir  ce  second  chef-d'œuvre. 

§  V.  —  FAXTIX-LATOUR.    —  KEXOIR. 

En  même  temps  qu'un  pastel  :  Le  Jui>'e- 
ment  de  Paris,  et  trois  lithographies  :  Hé- 
lùjie,  — L'immortalité,  —  La  G/o/re,  F antin- 
Latour  expose  deux  portraits  de  femmes, 
le  Portrait  de  iVi""  S.  Y...,  le  portrait  de 
A/"'*  L.  G...  La  femme  est  coiffée  pour  une 
soirée,  vêtue  d'une  robe  décolletée,  étoffe 
solide  et  somptueuse  tramée  de  colorations 
sourdes.  La  brosse  du  peintre  a  tissé  le  cos- 
tume en  souples  traînées  de  vert  et  de  sou- 
fre, La  poitrine,  les  bras  nus,  jaillissent  en 
chairs  robustes  et  reposées.  C'est  l'apparat 
moderne,  le  repos  dans  le  plaisir,  la  chair 
tranquille  et  sereine.  La  profondeur  de  sen- 
timent, le  jugement  sur  l'existence  -sont 
marqués  au  visage  fier  et  réfléchi.  La  jeune 
fille,  en  blanc  verdàtre,  en  ornements  d'un 


—  i6i  — 

rouge  doucement  rouillé,  col  montant,  cha- 
peau qui  ombre  le  visage,  a  le  charme  de  la 
naïveté  intelligente  et  de  l'éveil  pensif.  La 
bouche  fermée  et  le  regard  direct  sont  en 
délicieux  accord.  Fantin,  une  fois  de  plus, 
s'aftîrme,  en  son  autorité  discrète,  coloriste 
caché,  dessinateur  d'une  force  assouplie, 
peintre  du  caractère  de  la  jeune  fille  et  du 
caractère  de  la  femme. 

Le  tableau  de  Renoir  est  aussi  mal  placé 
que  possible.  Il  a  fallu  le  découvrir,  d'a- 
bord dans  le  dénombrement  du  livret,  puis 
au  haut  de  la  muraille  où  il  a  été  accro- 
ché. Les  jurés  qui  ont  accepté  la  mission 
de  recevoir  et  de  classer  les  envois,  n'ont 
pas  pu  se  résigner  à  faire  les  honneurs 
logiques  de  la  cimaise  à  cette  toile  lumi- 
neuse. Ils  ne  savaient  pas,  sans  doute,  que 
l'artiste  qui  consentait  à  leur  examen  est 
un  des  rares  et  des  personnels  de  ce  temps, 
un  des  maîtres  d'aujourd'hui  et  de  demain, 
et  ils  l'ont  traité  en  débutant,  en  postulant 
de  mention  honorable. 

Cette  réunion  de  fillettes  :  Portraits  de 


—    l62    — 

J\i""j\/...,  est  pourtant  parmi  les  quelques 
ceuvres  exceptionnelles  qui  sont  l'honneur 
et  le  charme  cie  ce  Salon  presque  désert. 
L'aînée,  assise  devant  le  piano,  laisse  sa  main 
errante  au  clavier,  et  lève  vers  le  vol  d'une 
fugitive  mélodie  un  visage  de  rêverie  in- 
quiète. La  seconde,  les  doigts  frôlant  les 
cordes  d'un  violon,  projette  en  avant  son 
jeune  corps  en  une  marche  rythmique.  La 
plus  petite,  appu3^ée  des  deux  mains  au 
piano,  écoute  les  préludes,  promet  son  at- 
tention et  son  émotion  enfantines  au  con 
cert  des  deux  sœurs,  "fout  le  tableau  est 
en  vives  lueurs,  en  subtils  reflets.  Le  meu- 
ble, les  fleurs  rouges  et  jaunes,  le  cahier  de 
musique,  les  courtes  robes  blanches,  la 
longue  robe  blanche  à  pois  bleus,  la  chair 
des  visages,  des  mains  menues,  des  jambes 
nues,  les  cheveux  blonds  et  légers,  les  yeux 
bleus  d'un  bleu  de  violettes,  les  pieds  impa- 
tients chaussés  de  hautes  bottines,  ou  trans- 
parents sous  le  bas  de  soie  dans  les  souliers 
plats  découverts,  tout  est  en  harmonie  de 
lignes  et  de  couleurs.  C'est  un  poème  inti- 
me des  mouvements  instinctifs  de  l'enfance 


-  i63  - 

et  des   commencements  de   joies   intellec- 
tuelles. 


§   VI.  LE    BOTTIN    DE    LA    PEINTURE 

Des  peintres  intimistes,  il  en  est  beaucoup 
par  les  étiquettes,  il  en  est  quelques-uns  en 
réalité.  Ils  ne  révèlent  pas  pour  cela  la  vie 
intime  dans  un  absolu  de  vérité  et  de  beauté, 
Celui  qui  sait  exprimer  par  une  toile  la  liai- 
son entre  son  intellectualité  et  le  monde 
extérieur,  quand  cette  intellectualité  est 
haute  et  puissante,  ou  fine  et  distinguée, 
quand  le  monde  extérieur  a  été  vu  dans  la 
grandeur  des  formes  et  dans  l'harmonie 
atmosphérique,  celui-là  a  touché  au  but 
suprême  de  l'art,  il  est  un  maître,  et  les 
maîtres  sont  rares.  Ils  ne  se  rencontrent 
pas  à  chaque  instant  dans  les  Salons  an- 
nuels. Il  y  en  a  eu  et  il  y  en  a  pourtant.  J'ai 
nommé  Whistler,  Fantin-Latour,  Renoir. 
C'est  ici  l'explication  d'opinions  et  de  si- 
lences qui  seront  peut-être  trouvés  sévères 
et  hors  de  propos.  En  vérité,  Je  n'ai  aucune 


—  164  — 

raison  d'être  dédaigneux,  et  la  sévérité  n'est 
pas  mon  fait.  Je  ne  suis  qu'un  passant,  épris 
d'art  et  se  promenant  dans  des  galeries  ou- 
vertes à  tous.  Je  ne  suis  guidé  dans  mes 
recherches  que  par  le  désir  de  découvrir 
une  œuvre  individuelle,  et  malgré  moi,  en 
regardant  ce  qui  est  exposé,  et  en  essayant 
de  me  formuler  à  moi-même  une  opinion, 
une  préoccupation  parle  plus  haut  que  toutes 
les  autres  :  celle  de  savoir  laquelle  de  ces 
toiles  restera,  sera  retenue  par  les  vivants 
qui  viendront  après  nous,  —  pourra  venir 
prendre  sa  place  dans  un  musée  et  y  vivre 
de  la  douce  et  rayonnante  vie  des  chefs- 
d'œuvre. 

Certes,  ce  sont  de  mauvaises  dispositions 
d'esprit  pour  visiter  ces  salles  remplies  au 
petit  bonheur  par  le  vote  de  quelques  per- 
sonnes fatiguées  du  défilé  monotone,  levant 
machinalement  leurs  cannes  et  leurs  para- 
pluies, pensant  obstinément  aux  noms  qui 
leur  ont  été  recommandés.  Mais  qu'y  faire? 
Cette  méthode  que  j'emploie  en  vaut  bien 
une  autre.  Je  ne  nie  pas  l'habileté  et  le 
savoir-faire,  je  constate  les  pensées  à  fleur 


—  105  - 

de  tète,  ringéniosité,  le  faux  esprit  qui  con- 
çoit un  tableau  comme  un  mot  de  la  (in,  le 
mot  pour  le  mot,  sans  rien  dessous,  une 
nouvelle  à  la  main  compliquée  de  calem- 
bour. Je  vois  des  imitations,  des  pistes  sui- 
vies, je  vois  beaucoup  d'arrangements  qui 
n'ont  aucun  rapport  avec  l'art,  qui  ne  com- 
portent ni  la  science  de  la  vie  ni  la  belle  ima- 
gination passionnée.  Je  vois  tout  cela,  et  je 
le  dis  avec  infiniment  de  réserve.  Je  ne  dé- 
finis guère  les  tendances  déplaisantes,  les 
instincts  antiartistiques,  les  roublardises 
sociales,  que  par  les  œuvres  prétentieuses 
et  nulles  de  quelques  arrivés.  Ceux-là  sont 
des  membres  de  l'Institut,  des  dirigeants 
d'écoles,  chamarrés  de  décorations,  criblés 
d'ordres  étrangers,  accablés  de  commandes, 
—  ce  sont  des  chefs  d'usines  au  fonctionne- 
ment régulier,  expédiant  les  produits  par  bal- 
lots, couvrant  le  monde  de  leur  toile  peinte. 
Leurs  noms  prononcés  donnent  immé- 
diatement à  l'esprit  les  idées  de  négoces 
considérables,  de  commerces  prospères,  de 
maisons  solidement  établies  qui  font  vivre 
tout  un  actif  personnel. 


—  i66  — 

Certains  sont  d'opulents  boutiquiers  te- 
nant les  objets  de  piété,  les  images  mysti- 
ques, les  Vierges  aux  yeux  baissés,  les  saints 
auréolés,  les  Pères  éternels  à  barbes  blan- 
ches, les  adorations  de  mages,  les  Passions, 
les  Résurrections.  Invinciblement  ils  font 
songer  aux  devantures  du  quartier  Saint- 
Sulpice,  où  se  déroulent  les  chromolitho- 
graphies, où  reluisent  les  ostensoirs. 

D'autres  sont  des  fournisseurs  de  mai- 
ries, d'hospices,  d'écoles. 

D'autres  sont  des  tailleurs,  ils  coupent  à 
plein  drap,  ils  chiffonnent  l'étoffe,  ils  la 
plient,  la  cassent,  la  font  miroiter,  l'agré- 
mentent de  dentelles,  de  passementeries,  ils 
surgissent  autour  des  personnages  de  leurs 
tableaux,  un  mètre  à  la  main,  un  crayon 
à  l'oreille,  prenant  des  mesures,  faisant  va- 
loir l'elbeuf,  le  tout  laine,  le  revers  de  soie, 
parlant  de  la  dernière  mode,  exhibant  des 
gravures,  faisant  tourner  l'employée-man- 
nequin  devant  la  cliente  mondaine. 

D'autres  encore  sont  des  restaurateurs, 
et  d'autres  des  épiciers.  Ils  installent  des 
tables,  mettent  des  bouteilles  de  vin  dans 


—  107  — 

des  seaux  de  glace,  ordonnent  un  dessert, 
biscuits,  poires,  raisins  secs,  pruneaux, 
couvrent  le  puant  camembert  d'une  cloche. 

Et  des  légions  de  notables  commerçants 
accourent,  réclamant  leur  place  au  Bottin 
de  la  peinture  : 

des  fournisseurs  d'équipements  mili- 
taires, 

des  menuisiers, 

des  tapissiers, 

des  fleuristes, 

des  surveillants  des  halles  et  marchés, 

des  marchands  de  chevaux, 

des  coupeurs  de  chats, 

des  bonnes  d'enfants. 

Quelques-uns  de  ces  grands  magasins, 
de  ces  vastes  entrepôts,  de  ces  entreprises 
d'exportations,  auront  été  signalés  dans  ces 
pages  modérées.  Il  faut  bien  s'en  prendre 
aux  responsables  et  aux  heureux.  Pour  la 
cohue  qui  les  suit,  il  sied  de  la  respecter  en 
bloc,  de  lui  conserver  un  clair-obscur  d'ano- 
nymat. Sans  doute  il  en  est,  parmi  cette 
foule,  qui  n'ont  pris  la  peinture  que  comme 
un   moyen  de   parvenir  et  qui  font    anti- 


—  i6S  — 

chambre,  non  pour  la  gloire,  mais  pour  le 
succès.  Mais  le  nombre  est  grand  aussi 
de  ceux  qui  croient  à  leur  vocation,  et  il 
serait  bien  inutile,  et  peut-être  bien  cruel, 
de  chercher  à  les  désillusionner.  Tous 
peuvent  être  laissés  en  repos.  La  vie  est 
dure  à  vivre,  une  tiède  aisance  est  difficile 
à  gagner.  Peu  nous  importe  que  les  paque- 
bots emportent  tous  ces  cadres,  que  tous 
les  salons  bourgeois  recueillent  ces  tableaux 
à  sujets.  Il  faut  reconnaître  le  droit  à  l'exis- 
tence de  tout  le  monde,  même  des  élèves- 
femmes  de  chez  Julian,  qui  ont  excité 
tant  d'irascibles.  Le  malheur,  c'est  que  les 
médiocres  empêchent  les  gens  de  talent  de 
gagner  leur  vie  et  la  vie  des  leurs.  Le  champ 
de  bataille  est  obstrué,  la  lutte  devient  de 
plus  en  plus  âpre  et  confuse.  Ceux  qui  ont 
quelque  chose  à  dire  s'usent  dans  une  opi- 
niâtre production  méconnue,  ou  se  perdent 
dans  le  rêve.  Les  autres,  ceux  qui  exécutent 
mécaniquement,  donnent  tous  leurs  efforts 
au  placement  de  leurs  marchandises  parées 
pour  le  client.  C'est  la  marche  du  monde. 
Mais  j'ai  parlé  de  peintres  intimistes,  il 


-    iCc)   - 

faut  en  indiquer  quelques-uns.  D'abord, 
pour  aller  à  un  nouveau,  JM,  Charles  Mau- 
rin.  Non  dans  le  portrait  d'homme  qui  est 
durement  découpé,  sans  compensation  d'ex- 
pression. Mais  dans  le  portrait  de  femme, 
une  femme  qui  va  sortir  de  chez  elle,  qui 
boutonne  ses  gants,  et  auprès  de  laquelle 
une  bonne  s'empresse.  Aucune  dureté,  seu- 
lement de  la  précision  et  de  la  douceur,  un 
rayonnement  de  lumière  dans  les  yeux 
d'un  gris  vert  au  regard  direct,  une  tiède 
délicatesse  dans  la  main  gantée  et  dans  la 
main  nue.  M.  Charles  Maurin  sait  les  plans 
d'un  visage,  l'habituelle  légère  moue  d'une 
bouche,  le  lisse  d'une  chevelure,  le  fin  ré- 
seau de  veines  des  tempes,  et  il  sait  enve- 
lopper ses  silhouettes  exactes  d'une  claire, 
froide  et  lo3^ale  atmosphère  qui  rendra  re- 
connaissables  ses  toiles  artistes  et  véridi- 
ques. 

Ensuite  : 

De  M.  Amand  Gautier  :  La  première  le- 
çon, un  groupe  sans  affectation  de  pose, 
sans  souci  de  théâtre,  deux  femmes  bien 
enfermées  chez  elles. 


—  170  — 

De  M.  Mettling  :  une  Tète  dliommCy 
vivante  dans  la  pénombre.  Le  regret  à  ex- 
primer, c'est  que  ce  buste  ait  été  costumé 
en  chef  de  reîtres.  Le  peintre  devait  donner 
l'idée,  sans  buffle  et  sans  hausse-col  de  fer- 
blanc,  que  ce  moderne  pouvait  avoir  une 
âme  de  chercheur  d'aventures,  de  guer- 
ro3'ant  de  hasard,  déterminé  et  grave. 

Et  ces  titres  de  tableaux  pris  en  notes  : 

La  Lampe  y  de  M.  Dillon. 

Portrait  de  M""'  A...,  de  M.  E.-R.  Mé- 
nard. 

Portrait  Je  ^f...,  de  M.  Rachou. 

Dessert  et  ALx  pèche,  de  M.  Fouace,  des 
oranges,  des  raisins,  des  prunes,  des  cre- 
vettes, des  coquilles  de  Saint-Jacques,  d'un 
travail  qui  exprime  surtout  le  gras,  le 
mouillé,  le  mûri  des  choses. 

LWbsejite,  de  j\L  Ewen,  est  fantasma- 
gorique d'une  façon  puérile.  L'ombre  de 
la  grand-mère  et  la  chaise  jouent  un  ca- 
che-cache pour  intriguer  et  amuser  le  pu- 
blic. Mais  les  vivants  sont  peints  avec  une 
parfaite  dextérité  sentimentale.  Cette  dexté- 
rité est    d'ailleurs  frappante  chez   nombre 


—  lyi  - 
d'étrangers.  Ils  sont  adroits  à  enfermer  une 
atmosphère  brillante  dans  les  chambres 
closes,  ils  savent  faire  reluire  le  parquet, 
étinceler  la  lampe  de  cuivre,  filtrer  une  lu- 
mière couleur  d'eau  à  travers  les  vitres  ver- 
dàtres  à  fonds  de  bouteilles,  égayer  un  re- 
bord de  fenêtre  du  rouge  fleurissement  des 
géraniums.  Quelques  marques  ont  été  faites 
sur  le  livret  à  ce  propos  : 

Des  Baigneurs,  de  M.  Bunny,  qui  est 
Australien. 

L.T  Soupe^  des  éreintés  de  travail  qui 
mangent  en  affamés  dans  une  chambre  aux 
meubles  peints,  de  ]M.  Wentzel,  qui  est 
Norwégien. 

La  Jeune  JiHo  aux  ffc'raniums,  de  M.  Wal- 
ter  Gay,  qui  est  de  Boston. 

Le  Fortran  de  M'^'  F...,  du  violet,  du 
blond,  des  ténèbres,  de  M.  Guthrie,  qui  est 
d'Ecosse. 

La  Promenade  dans  le  parc  et  r Attente^ 
une  robe  noire,  une  robe  blanche,  des  pa)'- 
sages  qui  s'évaporent,  de  M.  W.  Lee,  qui 
est  d'origine  anglaise. 

La    Classe  manuelle   et   La   Partie    de 


—    172   — 

cartes,  de  M.  Richard  Hall,  qui  est  Fin- 
landais. 

Un  très  expressif  portrait  d'homme,  de 
M.  Bendheim,  qui  est  Berlinois. 

Le  Soir  en  février,  de  M.  CauUvine,  né 
en  Suède. 

Rustic  Grâces,  de  M.  Christie,  second 
Ecossais. 

Les  Sœurs,  un  tout  petit  tableau,  où  deux 
vieilles  chuchotent,  de  M.  Kooreman,  né  à 
Leyde. 

§  VII.  DEUXIÈME  VERNISSAGE 

Le  décor  extérieur  de  ce  deuxième  ver- 
nissage ne  vaut  pas,  à  beaucoup  près,  l'ar- 
rangement de  verdures  et  la  douceur  de 
promenade  des  Champs-Elysées.  Les  car- 
casses restées  debout  de  la  fête  de  l'Exposi- 
tion sont  suffisamment  mélancoliques.  En 
revanche,  l'intérieur  est  fort  bien  aménagé, 
et  la  lumière  est  de  meilleure  qualité  qu'au 
Palais  de  l'Industrie.  Les  galeries  du  res- 
taurant Sapin  n'ont  pas  l'accueil  aussi  aima- 


—  17)  — 
ble  que  les  jardins  fleuris  de  Ledoyen,  mai- 
il  est  bien  probable  que  la  cuisine  est  h 
même  et  que  les  saumons  seront  noyés  dans 
une  identique  sauce  verte.  Les  conditions 
de  succès  se  contre-balancent  donc,  et  le 
public  parisien,  avide  de  premières  repré- 
sentations, se  réjouira  des  deux  vernis- 
sages. 

Tout  de  môme,  deux  Salons,  cette  année, 
après  la  peinture  et  la  sculpture  interna- 
tionales de  l'année  dernière,  après  les  kilo- 
mètres de  cadres  et  de  socles  que  la  critique 
a  dû  mesurer,  cuber,  inventorier,  deux  Sa- 
lons, c'est  peut-être  beaucoup,  et  l'on  a  pu 
voir  errer  tous  ces  jours-ci  des  journalistes 
aux  visages  consternés,  on  a  pu  entendre 
des  lamentations  d'esthéticiens  sur  les  dents. 
De  janvier  à  juin,  en  effet,  la  peinture  ne 
désarme  pas.  Partout  où  il  y  a  une  appa- 
rence de  cimaise,  le  tableau,  le  pastel  et 
l'aquarelle  s'installent.  Partout  où  il  y  a  un 
couloir  qui  peut  jouer  la  galerie,  un  tour- 
niquet fonctionne,  un  catalogue  se  débite, 
des  dames  s'asseoient  en  rond,  des  mes- 
sieurs  prennent  des  notes.   Il  paraît  que 


—  174  — 
cette  prise  de  possession  de  la  ville  par 
Tarmée  des  peintres  n'était  pas  encore  assez 
complète.  Les  gros  bataillons  qui  campaient 
aux  Champs-Elysées  se  trouvaient  à  l'étroit 
dans  les  chambrées  du  Palais  de  l'Industrie. 
Serrer  les  rangs  devenait  difficile,  le  coude- 
à-coude  était  irritant.  Les  locaux  du  Champ- 
de-Mars,  vides  depuis  le  mois  de  novembre, 
pouvaient  être  emportés  par  une  expédition 
hardie  sur  la  rive  gauche.  Quelques-uns  se 
sont  décidés  à  tenter  l'aventure. 

Il  y  a  eu  de  fortes  discussions  à  ce  pro- 
pos. Pendant  quelques  semaines,  le  monde 
artiste  a  tenu  des  réunions,  prononcé  des 
discours,  polémiqué,  élaboré  des  règle- 
ments. Le  prétexte  avait  été  la  ratification 
des  récompenses  jetées  comme  des  dragées 
de  baptême  aux  exposants  de  la  fête  du 
Centenaire  de  89.  Décidément,  les  hors- 
concours  devenaient  une  puUulation  irré- 
frénable,  le  flot  de  l'huile  montait  comme 
une  marée  d'équinoxe. 

C'est  alors  que  les  graves  déclarations 
patriotiques  furent  émises,  que  l'action  ci- 
vilisatrice et  le  renom   de  politesse  de  la 


—  ^75  — 
France  furent  invoqués  en  phrases  émues 
et  solennelles.  Les  prétentions  et  les  inté- 
rêts se  mirent  à  l'abri  derrière  l'agaçant 
chauvinisme,  plus  hors  de  propos  que 
jamais.  La  transaction  se  fit  de  plus  en  plus 
difficile.  Des  paroles  aigres,  prononcées  de 
part  et  d'autre,  révélèrent  de  puérils  des- 
sous d'élections,  des  fonctionnements  de 
jurys  favorisant  indistinctement  les  maîtres 
et  les  élèves,  les  artistes  et  les  amateurs. 
La  réception  en  masse  de  tout  le  personnel 
féminin  des  ateliers  établis  çà  et  là  en  suc- 
cursales de  l'Institut  et  en  arrière-boutiques 
du  Salon  avait  surtout  le  privilège  d'exciter 
l'irascibilité  des  dissidents.  Ce  travail  d'ou- 
vroirs  leur  était  antipathique,  ils  se  refu- 
saient, pour  leur  compte,  à  favoriser  l'ex- 
tinction du  paupérisme  féminin,  ils  ren- 
voyaient tout  ce  personnel  en  perpétuelle 
augmentation  aux  ateliers  de  modes  et  de 
couture,  aux  imprimeries,  chez  les  fleuris- 
tes, partout  où  les  petites  mains  sont  de- 
mandées, et  où  les  fillettes  de  Paris  tra- 
vaillent en  grands  tabliers  et  se  nourrissent 
de  déjeuners  de  crudités  et  de  vinaigre. 


-  176  - 

Que  les  séparatistes  aient  eu  raison  ou 
non,  que  les  querelles  latentes  aient  été 
poussées  jusqu'à  l'exaspération  par  les  con- 
flits des  personnalités  de  MM.  Bouguereau 
et  Meissonier,  l'un  représentant  la  Reli- 
gion et  l'autre  la  Grande  Armée,  ce  n'est 
pas,  après  tout,  une  de  ces  questions  qui 
doivent  troubler  un  peuple  et  alarmer  les 
consciences. 

Il  n'est  pas  nécessaire  de  prendre  parti 
dans  cette  bataille,  de  se  faire  le  champion 
d'un  camp,  il  y  aurait  injustice  à  procla- 
mer excellent  ou  détestable  ce  qui  est  ici  ou 
ce  qui  est  là,  à  affirmer  au  public  que  la 
meilleure  peinture  reluit  aux  Champs- 
Elysées  ou  au  pied  de  la  tour  Eiffel.  Il  n'y 
a  qu'à  entrer  dans  les  magasins  concur- 
rents, qu'à  examiner  les  produits  mis  en 
montre,  qu'à  constater  le  chef-d'œuvre,  s'il 
se  présente. 

Aux  Champs-Elysées,  il  y  a  Whistler^ 
Renoir,  Fantin-Latour. 

Ici,  au  Champ-de-Mars,  l'œuvre  de  Puvis 
de  Chavannes,  toute  de  sérénité  et  de  lu- 


—  'Il  — 
mière,    conquiert    radmiration    et    donne 
l'idée   de  la  survie.  Inter  Arles  et  Natu- 
}'jj?i,  c'est  le  titre  de  ce  panneau  destiné  à 
l'escalier  du  musée  de  Rouen. 

Et  aussi,  Eugène  Carrière,  en  six  toiles 
qui  sont  des  visions  de  réalité  émouvante 
et  d'intelligence  supérieure,  exprime  ses 
sensations  d'existence  et  ses  vouloirs  d'ar- 
tiste. Le  Sommeil,  surtout,  restera  comme 
une  des  plus  belles  conceptions  et  des  plus 
magnifiques  réalisations  de  l'artiste. 

De  telles  pages  sont  forcément  isolées 
dans  une  exposition  de  ce  genre  qui  est  tou- 
jours un  carrefour  d'art.  Il  reste,  après  les 
avoir  vues  et  revues,  à  faire  des  constata- 
tions de  talent,  d'habileté,  à  reconnaître  des 
bons  vouloirs  et  des  scrupules  dans  des  por- 
traits et  dans  des  paysages. 

L'imitation,  d'ailleurs,  règne  ici  comme 
aux  Champs-Elysées.  Le  même  panneau, 
où  sont  espacées  quatre  ou  cinq  toiles  du 
même  peintre,  montre  les  spécimens  les 
plus  divers,  les  preuves  les  plus  concluantes 
de  la  faculté  d'assimilation.  Dans  un  côte-à- 
côte  fraternel,  c'est  le  paysage  à  la  Cazin, 


-  178  - 

un  effet  de  Besnard,  un  portrait  genre  Bon- 
nat  ou  Carolus  Duran,  une  réduction  de 
Puvis  de  Chavannes,  une  scène  inspirée  par 
les  peintres  des  pa3's  du  Nord.  Cette  fabri- 
cation est  véritablement  stupéfiante.  La 
fausse  mondanité  continue  aussi  à  envahir 
les  cervelles.  Les  envois  de  MM.  Duez,  Bé- 
raud,  et  de  tant  d'autres,  parmi  lesquels 
AL  Sargent  surtout  s'affiche,  sont  fort  ren- 
seignants à  ce  sujet.  L'art  se  retrouve  dans  les 
envois  nombreux  de  Ribot,  dans  deux  toiles 
d'Israëls  et  de  Liebermann,  dans  les  por- 
traits de  femmes  au  pastel  de  Louis  Anque- 
tin,  dans  la  série  des  dessins  d'observation 
et  de  philosophie  exposés  par  Forain. 

La  sculpture,  qui  vaut  un  chapitre  étendu 
et  qui  l'aura,  est  représentée  par  des  œu- 
vres de  Constantin  Meunier,  Dalou,  Des- 
bois, Michel-Malherbe,  Lenoir,  Devillez, 
Ringel,  Mme  Besnard,  Mme  Cazin,  Baf- 
fier.  —  Rodin  a  envoyé  une  statue  de 
vieille  femme,  un  bronze  stupéfiant  de  vé- 
f'ixé  et  d'audace,  d'une  expression  incom- 
parable et  où   le  grand   artiste  a  exprimé 


—  179  — 
sur  la  vie  le  jugement  le  plus  hautain  et  l<r 
plus  douloureux. 

§   VIII.   LES    PAYSAGISTES 

l'out  à  l'heure,  énumérant  les  genres  de 
peinture  qui  peuvent  donner  le  change  et 
faire  croire  à  de  commerciaux  établisse- 
ments, à  des  emmagasinements  de  denrées 
journellement  achetées  et  revendues,  avec 
bénéfices,  les  paysagistes  ont  été  omis.  Ils 
occupent  néanmoins  une  place  énorme  dans 
le  dénombrement. 

Eux,  ce  sont  les  rustiques  travailleurs, 
les  hommes  des  champs.  Ils  se  subdivisent 
en  journaliers,  en  fermiers,  en  grands  pro- 
priétaires terriens.  —  Les  commençants, 
ceux  qui  s'en  vont  avec  leur  déjeuner  dans 
un  bissac  et  un  outil  à  la  ceinture,  se  con- 
tentent de  pousser  une  charrue,  de  creu- 
ser des  sillons,  d'ensemencer  un  champ, 
de  le  sarcler,  de  récolter  des  légumes,  de 
couper  le  blé,  de  vendanger,  de  ranger 
les   fruits   dans  des  paniers.   —   Les    fer- 


—  i8o  — 

miers   exploitent  de  vastes   domaines,   ils 
s'entendent  à  diriger  des   attelages,   à   en- 
granger le  blé,  à  rentrer  le  foin,  à  engrais- 
ser les  bètes  aux  gras   pâturages,  à   traire 
les  vaches.  Ils  possèdent  les  guérets  jusqu'à 
l'horizon,  des   vergers   blancs   et  roses  de 
fieurs,    chargés    de     fruits.    Les    espaliers 
plient  sous  les  abricots   et   les  pêches.   Ils 
combattent    opiniâtrement     le    phylloxéra 
dans   leurs   vignes   agrippées   aux    coteaux 
pierreux.  Ils  gaulent  les  no3^ers,  ramassent 
les    châtaignes,    recueillent   le    bois    mort. 
La  terre  est  pour  eux  d'un  bon  rapport,  ils 
l'exploitent  sans  cesse,  ils  y  viennent,  y  re- 
tournent après  avoir  vendu  leurs  produits 
à  la  ville.  Ils  peuvent  devenir  un  jour  de 
grands  propriétaires,  on  leur  concédera  les 
immenses  étendues,  des  morceaux  de  dé- 
partement. —  Les  champs  seront  à  eux,  et 
avec  les  champs,  la  forêt,  la  montagne,  la 
rivière,  le  fleuve,  l'étang,  le  lac,  le  lai  de 
mer,  la  mer  elle-même,  et  le  vent  qui  passe, 
et  l'espace  qui  se  clôt  dans   la   brume  et 
s'agrandit  dans  la  lumière,  et  tout  ce  qui 
pousse,  toutes  les  plantes,  tous  les  arbris- 


—  iSi  — 

seaux,  tous  les  arbres,  et  tout  ce  qui  mar- 
che, rampe,  vole,  nage,  les  quadrupèdes, 
les  reptiles,  les  insectes,  les  oiseaux,  les 
poissons. 

Toutes  comparaisons  terminées,  le  pein- 
tre paj'sagiste  apparaîtra  à  de  nombreux 
hommes  des  villes  comme  Tètre  le  plus 
heureux  de  la  civilisation  actuelle.  On  peut 
avoir  d'autres  goûts  que  le  goût  de  la  cam- 
pagne, mais  on  reconnaîtra  que  s'il  y  a  des 
citoyens  libres,  affranchis  autant  que  pos- 
sible de  toute  charge  sociale,  ce  sont  les 
paysagistes.  Ils  sont  inscrits  au  rôle  des 
contributions,  s'ils  ont  un  logement  et  un 
atelier,  mais  rien  ne  les  empêche  de  vivre 
perpétuellement  à  l'auberge,  en  campe- 
ments rapides  si  le  pays  ne  leur  plaît  pas,  ou 
en  campements  sédentaires,  s'ils  trouvent 
la  contrée  accueillante.  Ils  ne  sont  astreints 
à  aucun  des  travaux  de  ceux  qui  ont  dans 
les  villes  des  emplois  et  des  relations.  Leur 
fonction  ne  les  oblige  pas  à  se  raser  le  men- 
ton tous  les  jours,  à  porter  des  chemises 
empesées,  des  cols  raides,  des  bottines  poin- 


—    i82    — 

tues,  des  chapeaux  haut-de-forme.  Ils  ne 
lisent  pas  de  journaux,  ils  n'ont  personne 
qui  les  force  à  aller  au  théâtre,  ils  ne  son- 
gent pas,  à  six  heures,  quand  tombe  le  déli- 
cieux crépuscule,  qu'il  faut  mettre  un  habit 
pour  aller  dîner  en  ville,  il  ne  sont  pas  obli- 
gés de  séjourner  sur  le  Boulevard. 

Non,  ils  sont  libres  de  leurs  heures,  de 
leurs  allures,  de  leurs  vêtements.  Ils  s'en 
vont  au  matin  inspecter  le  temps,  juger  de 
l'elTet.  Ils  sont  vêtus  de  toile  en  été,  de  gros 
velours  en  hiver,  ils  coilfent  un  béret,  chaus- 
sent des  sabots  ou  des  bottes.  L'automne 
leur  est  hostile,  et  il  leur  arrive  de  recevoir 
un  soir  le  coup  de  lancette  du  rhumatisme. 
Mais  il  V  a  des  rhumatismes  aussi  dans  les 
villes,  et  eux,  ils  peuvent  se  défendre  à 
l'aide  de  bas  de  laine,  de  passe-montagnes, 
de  doubles  et  triples  tricots.  Avec  quelques 
précautions,  ils  ont  le  droit  de  vivre  dans  le 
plein  air,  de  respirer  sous  les  arbres  verts 
des  bois,  de  baigner  leur  individu  dans  le 
'sel  marin.  Ils  s'installent  dans  des' jardins 
fleuris,  ils  longent  les  champs  de  blé,  ils 
s'étendent  aux  lisières  des  forêts,  ils  suivent 


-  i8^  — 

les  bords  herbus  des  rivières,  ils  arpentent 
les  grèves.  Tout  ce  qui  est  parfum,  chant 
et  couleur,  leur  appartient.  Ils  respirent, 
ils  écoutent,  ils  regardent.  Ils  peuvent  par- 
ler tout  haut,  gesticuler,  chanter,  dans  une 
ivresse  de  nature.  Ils  ont  le  droit  de  fu- 
mer, de  dormir,  de  lire  un  livre,  ils  ne  sont 
pas  forcés  à  des  conversations.  Même  avec 
quelqu'un  à  côté  d'eux,  il  leur  est  permis 
de  se  réfugier  dans  le  silence,  sous  le  pré- 
texte de  la  poursuite  obstinée  d'une  nuance 
qui  ne  va  pas  durer  dans  le  ciel. 

Si  le  temps  change,  ils  ne  font  rien.  S'il 
pleut,  ils  regardent  et  ils  écoutent  la  pluie, 
ce  qui  est  bien  une  des  plus  charmantes  oc- 
cupations dct;e  monde  quand  les  feuilles  se 
froissent  et  exhalent  leur  odeur,  quand  la 
terre  fume  comme  une  cassolette  sous  la 
tiédeur  de  Taverse.  Ils  peuvent  peindre  aussi 
de  leur  fenêtre,  ou  s'installer  sous  un  para- 
pluie. S'ils  sont  gourmands,  ils  savent  faire 
mijoter  pour  eux  des  plats  graissés  du  meil- 
leur beurre  de  Tétable.  S'ils  sont  observa- 
teurs, ils  peuvent  se  récréer  aux  veillées, 
quand  on  apporte  la  lampe  ou  qu'on  allume 


—  18}  — 

la  chandelle  dans  l'humble  logis  de  campa- 
gne où  ils  ont  exilé  leurs  ennuis  et  dissi- 
mulé leur  bonheur. 

Aussi,  regardez-les,  les  vrais,  même  ceux 
qui  ne  font  pas  de  la  peinture  géniale,  mais 
qui  aiment  la  campagne  comme  une  maî- 
tresse chuchoteuse  et  confidente.  Ils  sont 
habituellement  charpentés  solidement,  ils 
marchent  d'aplomb,  ils  ont  le  bon  coffre, 
mais  leur  figure  est  fine,  et  leur  œil  est  dé- 
licat.'Certains  mêmes  vont  plus  loin,  leur 
physionomie  les  révèle  rusés  et  pleins  d'as- 
tuce, ils  font  songer  à  d'avisés  renards 
prompts  à  regagner  leurs  terriers.  Ce  sont, 
vraiment  oui,  des  habiles  qui  ont  choisi 
leurs  occupations,  qui  ont  imposé  leur  vo- 
lonté à  leur  temps,  ce  qui  est  rare. 

Ceux  qui  n'accomplissent  pas  conscien- 
cieusement les  rites  du  métier  sont,  par 
contre,  bien  coupables.  Le  rustique  devrait 
sans  cesse  travailler  d'après  nature,  juxta- 
poser sa  rêverie  à  tous  les  fugitifs  frissons 
qui  passent  sur  l'eau,  sur  la  terre,  sur  les 
feuillages  et  dans   l'air.   Il   est   invraisem- 


-  i85  - 

blable.  pour  être  plus  vrai,  qu'on  soit  forcé 
d'amonceler  les  études,  de  les  fondre  en 
un  tableau,  qui  n'a  plus  la  Heur  et  la  fraî- 
cheur de  cet  air  de  la  campagne,  dont  les 
Concourt  ont  si  joliment  dit,  dans  les  Lices 
L't  Sensations  ;  a  II  semble  que  le  matin  à  la 
campagne  il  y  ait  de  l'air  neuf.  »  Il  est  in- 
vraisemblable que  la  vision  ait  besoin  de 
s'aider  de  photographies,  et  que  les  pa3^sages 
puissent  se  confectionner  dans  les  ateliers 
des  villes.  Il  en  est  ainsi,  pourtant.  Le  goiit 
de  nature  s'est,  lui  aussi,  compliqué  de  pa- 
risianisme, de  désirs  de  succès,  d'ambitions 
de  médailles. 

Une  des  preuves  morales  de  cette  indif- 
férence naturiste,  c'est  la  recherche  indif- 
férente du  pittoresque,  c'est  la  trouvaille 
hâtive  qui  fait  au  peintre  s'asseoir  sur  son 
pliant,  ouvrir  son  parasol  et  peindre  sans 
connaître  seulement  le  pays  dans  lequel  il 
vient  de  débarquer,  où  il  était  un  étranger, 
il  v  a  une  heure,  où  il  est  encore  un  étran- 
ger maintenant,  où  il  sera  longtemps  l'in- 
trus et  l'incompréhensif.  Un  artiste  extra- 
ordinaire comme  Claude  Monet,  universel 


—  i56  — 

paysagiste,  constructeur  de  morceaux  de 
planètes,  sensitif  peintre  de  météores,  peut 
aller  çà  et  là,  courir  ébloui  à  travers  cet  uni- 
vers qu'il  voudrait  exprimer  tout  entier.  Il 
ne  veut  pas  représenter  la  réalité  des  choses, 
il  veut  tixer  la  lumière  qui  est  entre  lui  et 
les  objets,  tout  ce  qui  s'allume  et  tout  ce 
qui  s'assombrit  entre  ses  yeux  et  le  décor 
du  paysage.  Il  pourrait  peindre  toute  sa  vie 
d'après  les  mêmes  objets,  qu'il  ferait  sans 
cesse  des  tableaux  diiterents.  Quelle  variété 
de  lignes,  de  formes,  de  couleur,  d'aspects, 
obtiendra-t-il  donc,  en  se  hâtant  du  nord 
au  sud,  de  l'ouest  au  centre,  de  la  lumi- 
neuse Hollande  au  chaleureux  Midi,  des 
roches  de  Belle-Isle  aux  ravins  de  la  Creuse. 
Celui-là,  il  faut  le  laisser  faire  son  œuvre 
suivant  la  secrète  logique  qui  est  l'àme  in- 
flexible de  son  apparente  fantaisie,  de  son 
ivresse  de  tout  voir. 

Mais  d'autres  se  fixent  dans  une  région, 
tel  Corot  se  réjouissant  de  la  succession  des 
minutes  changeantes  de  l'heure,  —  tel  Pis- 
sarro, cherchant  toujours  plus  de  lumière 
autour  de  sa  demeure.  Ceux-là  aussi  sont 


-  .87  - 

de  grands  artistes,  et  c'est  de  leur  exemple 
que  doit  sortir  ce  conseil  : 

L'artiste  doit  être  d'un  pays. 

Du  pays  où  il  est  né,  où  il  a  été  élevé,  si 
c'est  possible.  S'il  l'a  quitté,  qu'il  y  re- 
tourne, qu'il  aille  y  rechercher  ses  souve- 
nirs, qu'il  les  évoque  doucement,  qu'il  les 
fasse  se  lever  des  chemins,  des  angles  de 
ruelles,  qu'il  les  fasse  sortir  des  clartés  ma- 
tinales, des  soirs  qui  se  vaporisent  en  pou- 
droiement d'or,  en  buée  de  sang,  en  mous- 
selines grises,  —  qu'il  les  appelle,  qu'il  les 
assemble  autour  de  lui,  qu'il  les  force  à 
parler  dans  son  œuvre. 

Après  la 'promenade  au  Salon,  et  à  l'aide 
du  livret,  j'aurais  voulu  faire  pour  chaque 
région  un  résumé  des  forces  superficielles 
adaptées  tant  bien  que  mal  à  des  contrées 
inconnues,  un  total  des  curiosités  A^nues  en 
chemins  de  fer,  —  pourquoi  ici  plutôt  que 
là?  C'était  une  besogne  trop  considérable. 
Mais  voici  un  commencement  de  cet  état 
irrécusable,  quelques  pages  du  livret  seule- 


—  iS8  — 

ment  où  ont  été  recueilles  les  indications 
sur  la  Bretagne  : 

La  fontaine  de  Salnl-Pierre-le-Paurre, 
haie  de  Douarnenez  (Finistère),  par  M.  Paul 
Abram,  qui  est  de  Yesoul. 

Vanse  de  Dinard,  par  M.  Adelsward,  qui 
est  de  Lyon. 

La  ferme  de  Lesdowini  (Finistère),  par 
M.  Atkinson,  du  Canada. 

Dans  les  îles  du  Morbihan^  par  M.  Barck, 
Suédois. 

Un  intérieur  à  l'iriac  (Loire-Lijerieure), 
par  M.  A.  Bellanger,  né  en  Seine-et-Oisc. 

La  pointe  de  Testriu'm'l((Jôtes-du-No?\i), 
par  M.  Eug.  Bergeron,  de  Paris. 

Le  Pieux  chemin  du  Locli  à  Fouesnant  (Fi- 
nistère)^ par  M.  Henri  Bergeron,  de  Paris. 

La  chapelle  Saint-Léonard,  enviroyis  de 
Guingamp,  par  M.  Bouille,  de  l'Yonne. 

La  clarté:  Ploumanacli  (Côtes-du-Nord), 
par  M.  Eug.  Bourgeois,  de  Paris, 

La  tour  de  Bridebec,  par  M.  Cabuzet,  de 
Meaux. 

Fileuse  bretcmne,  par  M""  Callac,  de 
Ne  vers. 


—  i8()  — 

Les  bords  de  lEsole,  à  Quimperlé ,  par 
M.  Chaudey,  de  Paris, 

Le  cloître  de  Sainte- Anne-d Auray ,  par 
M.  Choisnard,'  de  Valence. 

Chemin  couvert  à  Pont- Aven,  par  M.  Cho- 
quet,  de  Paris. 

Vallon  en  Bretjixne,  par  M.  Clavel,  de 
Paris. 

Etc.,  etc.,  etc. 

Nous  ne  sommes  qu'à  la  lettre  C,  aux 
toutes  premières  pages  du  catalogue,  et  pas 
un  de  ceux  dont  le  nom  vient  d'être  recueilli 
n'est  de  ce  pays  si  avidement  transcrit.  Que 
les  artistes  ne  se  donnent  pas,  d'ailleurs,  la 
peine  de  rectifier  leur  état  civil.  Il  peut  y 
avoir  un  tiers  d'entre  eux,  admettons-le, 
ayant  des  origines  et  des  habitudes  bre- 
tonnes, non  seulement  parmi  ceux  de  Pa- 
ris, mais  même  parmi  ceux  du  Canada  et 
de  la  Suède,  et  des  États-Unis,  dont  la 
colonie  conquérante  n'a  pas  été  abordée. 
Soit.  Et  les  deux  autres  tiers.  Sûrement, 
ceux-là  feront  une  peinture  quelconque, 
ethnographique  si  l'on  veut,  renseignante 
si  l'on  V  met  de  la  bonne  volonté.  Mais  la 


—  iqo  — 

mémoire  émue,  la  connaissance  intime,  la 
douceur  des  évocations,  la  rêverie  réfléchie, 
manqueront  à  ces  procès-verbaux. 

Pour  chaque  province,  ce  relevé  som- 
maire donnerait  les  mêmes  résultats. 

Quelques  notes  pour  finir  : 

A  travers  le  Crépuscule,  souvenirs  de 
l Allier,  de  M.  Harpignies.  Une  lumière 
mourante  erre  au  creux  des  vallées,  à  la 
surface  des  eaux,  aux  cimes  des  feuillages. 

Al.  Jan  Monchablon  se  montre  préoc- 
cupé des  effets  de  fines  brumes  bleues  et 
de  dorures  de  soleil  qui  intéressaient  Chin- 
treuil.  Dans  les  Ventes,  dans  la  Petite  ri- 
vière, il  déploie  les  ciels,  il  délimite  délica- 
tement les  champs. 

M.  Albert  Gosselin  produit  une  sensation 
de  matin  et  de  solitude  dans  ce  paysage  de 
septembre,  trois  arbres  haut  poussés,  et  sur 
le  sol  une  buse  qui  saisit  quelque  bête,  rat 
ou  mulot. 

M.  Gabriel  a  transcrit  la  poésie  d'un 
paysage  de  Hollande,  verdures  pâles,  canal 


—    ICI    — 

froid,  sol  mouillé,  une  locomotive  qui  glisse 
sa  course  à  un  tournant  de  rails. 

M.  Pointelin  connaît  les  effacements  et 
les  fumées  du  soir,  mais  il  lui  arrive  de 
planter  des  arbres  trop  réels  en  dehors  de 
ces  paysages  qui  s'évanouissent. 

De  M.  Edmond  Yon,  la  Loire,  l'étang  de 
Gerna}^,  des  herbes  couchées  au  bord  des 
eaux.  De  M.  Paul  Sain,  des  monticules 
pierreux,  de  blancs  oliviers  aux  environs 
d'Avignon.  De  ]M.  Petitjean,  un  gris  village 
de  Lorraine.  Enfin,  de  AL  Quost,  qui  est 
un  consciencieux  jardinier,  des  fleurs  en 
pleine  terre,  des  clochettes,  des  corolles 
roses,  jaunes,  bleues,  joyeuses  dans  la  ver- 
dure des  herbes  légères. 

§  IX.  —  -AlONDANITÉS 

Quoiqu'il  n'y  ait  pas  lieu  de  formuler 
une  philosophie  nouvelle  pour  parler  de 
l'art  de  la  rive  gauche,  une  tendance  parti- 
culière peut  être  signalée  chez  les  artistes 
campés  dans  les  ruines  de  l'Exposition. 
Là-bas,  au  Palais  de  l'Industrie,  le  tableau 


102    

à  explications  historiques,  la  mise  en  scène 
d'anecdotes,  dominent.  Ici.  au  Palais  des 
Beaux-Arts,  la  préoccupation  de  la  monda- 
nité est  surtout  évidente.  Le  Salon  du  Pre- 
mier-Mai est  davantage  pour  le  public  du 
dimanche.  Le  Salon  du  Quinze-Mai  s'offre 
avec  un  empressement  marqué  au  public 
du  vendredi.  Esthétiquement  parlant,  il  ne 
s'ensuit  pas,  chez  les  uns  ou  chez  les 
autres,  une  supériorité.  Les  cohues  du  di- 
manche qui  viennent  chercher  un  amuse- 
ment au  long  des  cimaises,  les  visiteurs  et 
les  visiteuses  du  vendredi  qui  se  rencon- 
trent et  causent  devant  les  toiles  comme 
autour  de  la  théière  de  cinq  heures,  ont,  au 
fond,  en  regardant  de  la  peinture,  la  même 
préoccupation  du  sujet.  Il  y  a  peu  de  re- 
gards pour  le  surgissement  de  lignes  du 
dessin,  l'harmonie  de  la  couleur,  l'envelop- 
pement de  l'atmosphère.  Peu  de  cervelles 
s'inquiètent,  devant  une  œuvre  d'art,  de 
l'esprit  de  précision,  de  rêve,  d'ironie,  qui 
l'a  inspirée,  de  l'enivrement  de  nature,  de 
la  poési;^'  de  la  vie,  de  l'àme  individuelle 
qu'elle  exprime. 


—  10  ;  — 

Cette  distraction  à  côté,  désirée  par  la 
majorité  des  promeneurs  d'expositions,  sera 
donc  trouvée  chez  les  dissidents  comme  à  la 
maison-mère.  Presque  toutes  les  toiles  affi- 
chent le  désir  de  plaire,  par  leur  soumis- 
sion à  la  mode,  leur  apparence  d'ameuble- 
ment riche,  leur  fard  luxueux.  On  a  la  sen- 
sation que  le  grand  nombre  de  ces  expo- 
sants s'est  appliqué  à  vouloir  produire  l'illu- 
sion de  tous  les  décors  de  civilisation  qui 
sont  admis  comme  élégants  et  distingués. 

Il  est  impossible  de  ne  pas  songer,  en 
face  de  cette  peinture  prétendue  raffinée,  aux 
gens  du  boulevard  et  des  théâtres,  des  cour- 
ses et  de  la  Bourse,  des  cercles  et  des  villes 
d'eaux.  Restaurants  aux  prix  forts,  cabinets 
particuliers,  salles  de  premières  représenta- 
tions, enceintes  du  pesage,  retours  du  Bois, 
hall  de  maison  de  banque,  salons  de  jeu, 
buffets  où  l'on  soupe  debout,  promenades 
sur  des  planches  au  bord  de  la  mer,  casinos, 
fumoirs,  boudoirs,  loges  d'actrices,  divans, 
sleeping-cars,  old  engiand,  ateliers  pelu- 
cheux de  peintres,  paletots  mastic,  lor- 
gnettes en  bandoulière,  habits  rouges,  que 


—  194  — 

sais-je!  Consultçz  le  code  de  la  mondanité, 
lisez  les  journaux  qui  racontent  les  bals  et 
soirées,  les  fêtes  des  clubs,  les  petites  noces 
chez  les  horizontales,  dégrafées,  etc.,  les 
parties  de  chasse  avec  honneurs  du  pied, 
évoquez  la  gomme  et  le  sport,  faites-vous 
l'idée  d'une  peinture  qui  soit  le  résultat  de 
la  vision  superficielle  de  tout  cela,  et  ce  sera 
assez  exactement  l'art  actuel.  On  a  une  hâte 
et  une  inquiétude,  on  songe  à  des  hôtels 
prétentieux  où  l'on  peut  échouer  en  voyage, 
à  des  soirées  encombrées  où  l'on  ne  connaît 
personne.  Les  fauteuils,  l'argenterie,  les 
fleurs,  semblent  pris  en  location  pour  la  cir- 
constance. Le  même  entrepreneur  a  tout 
fourni,  mais  il  n'a  pu  fournir  l'impression 
du  définitif. 

Une  telle  peinture,  qui  n'a  pas  été  vécue, 
est  sans  dessous  et  sans  profondeur,  alors 
qu'elle  pourrait  être  si  charmante  et  expres- 
sive. Qu'on  ne  croie  pas,  en  effet,  qu'il  se 
cache  des  revendications  démocratiques 
sous  cette  critique  d'art,  et  que  l'occasion 
ait  été  choisie  de  réclamer  un  nivellement 
social  à  propos  du  second  Salon.  C'est  sim- 


—   10)  — 

plement  un  refus  de  se  laisser  éblouir  par 
un  tel  étalage  d'étofTes  et  une  telle  vantar- 
dise de  relations,  La  représentation  de  la 
vie  mondaine,  dans  ce  qu'elle  peut  avoir 
de  grâce  séduisante,  devrait,  pour  se  faire 
agréer,  indiquer  une  nerveuse  sensibilité, 
et  quant  aux  trompe-l'œil  et  aux  défilés 
factices  de  la  haute  vie,  ils  ne  sont  pas 
acceptables,  s'ils  ne  sont  pas  plus  ou  moins 
soulignés  d'ironie.  Le  snobisme  de  vision 
et  de  procédés  aura  quelque  peine  à  cons- 
tituer un  art. 

Ces  réflexions,  quoique  très  précises  et 
très  appuyées  de  renseignements,  sont 
d'une  signification  toute  générale,  et  il  est 
presque  inutile  de  les  étayer  par  des  noms 
et  des  œuvres.  Il  est  vraiment  des  entre- 
prises picturales,  très  achalandées,  que  Ton 
ne  peut  désigner  sans  avoir  l'air  de  recom- 
mander des  boutiques  de  fleuristes  ou  des 
magasins  de  tapissiers.  Pourquoi  décrire  le 
portrait  de  celui-ci  ou  le  tableau  de  genre 
de  celui-là  avec  plus  de  soin  qu'il  n'en  a  été 
employé  à  les  peindre?  Pourquoi  s'attarder 
dans   ces  Monte-Carlo  et  dans    ces  Trou- 


—  !o6  — 

ville  où  la  peinture  suit  les  villégiatures  à 
la  mode?  S'il  faut  absolument  en  arriver 
à  quelques  faits-divers  artistiques,  lequel 
choisir  pour  une  démonstration,  de  M.  Au- 
blet,  avec  ses  baigneuses  au  bain  photogra- 
phique, ou  de  M.  Béraud  qui  a  trouvé  pour 
un  tableau  ce  titre  de  fatalité  :  Rien  ne  va 
plus!  Est-il  nécessaire  de  rédiger  encore 
un  bulletin  de  déroute  devant  les  toiles  de 
M.  Gervex  ou  celles  de  M.  Duez,  —  devant 
cette  rédaction  de  la  République  française 
qui  réédite  les  attitudes  de  Téternelle  leçon 
de  clinique,  où  MAI.  Reinach,  Spuller, 
Challemel-Lacour,  etc.,  paraissent  oc- 
cupés a  disséquer  un  premier  Paris,  — 
ou  devant  le  Portrait  de  Georges  Hugo. 
sans  ressemblance  et  sans  intuition,  et  qui 
n'est,  en  son  costume  de  soirée,  qu'un 
piètre  découpage  de  tailleur.  Une  page  de  la 
Majiette  Salomon  des  Concourt  revient  en 
mémoire,  une  tirade  de  Chassagnol  sur  le 
vêtement  moderne  :  «  Et  il  n'y  aurait  plus 
rien  pour  l'artiste  dans  l'ordre  des  choses 
plastiques,  plus  d'inspiration  d'art  dans  le 
contemporain!...  Je  sais  bien,  le  costume, 


—  197  — 
rhabit  noir...  On  vous  jette  toujours  ça  au 
nez,  l'habit  noir!  Mais  s'il  y  avait  un  Bron- 
zino  dans  notre  école,  je  réponds  qu'il  trou- 
verait un  fier  style  dans  un  Elbeuf.  Et  si 
Rembrandt  revenait...  crois-tu  qu'un  habit 
noir  peint  par  lui  ne  serait  pas  une  belle 
chose  .•*...  Il  y  a  eu  des  peintres  de  brocart, 
de  soie,  de  velours,  d'étoffes  de  luxe,  d'ha- 
bits de  nuage...  Eh  bien!  il  faut  maintenant 
un  peintre  du  drap  :  il  viendra...  et  il  fera 
des  choses  superbes,  toutes  neuAes,  tu  ver- 
ras, avec  ce  noir  d'allaires  de  notre  vie  so- 
ciale... »  Rembrandt  et  Bronzino,  et  même 
Bronzinetto,  sont  ici  absents,  mais  la  sur- 
prise n'est  pas  énorme. 

L'étonnement  est  plus  grand  avec  M.  John 
Sargent,  qui  a  vraiment  signé  les  toiles  les 
plus  extraordinaires  de  la  série,  un  portrait 
de  femme  en  toilette  de  soirée  et  un  por- 
trait d'actrice  dans  le  rôle  de  lady  Mac- 
beth. Nous  sommes  loin ,  avec  ces  ori- 
peaux inouïs,  ces  effigies  désordonnées  et 
barbares,  du  portrait  de  M™"  Gautereau 
de  1884!  Les  toiles  de  M.  Carolus  Duran 
se  trouvent  gagner  à  ces  manifestations  ex- 


—  198  — 

cessives,  la  combinaison  connue  des  p,ns  et 
des  roses  de  son  portrait  de  jeune  fille  en 
deviendrait  reposante  pour  les  3^eux  irrités 
de  CCS  mélanges  inharmoniques.  Après,  il 
y  a  encore  les  modes  anglaises  de  M.  Jac- 
ques Blanche,  et,  au  milieu  de  ces  cruelles 
énigmes,  le  D"" Blanche,  assis  un  peu  comme 
le  Bertin,  de  Ingres,  et  lisant,  d'ailleurs,  les 
Dc'bats.  Et  encore,  le  panneau  où  les  figures 
de  M.  Boldini  rient,  grimacent,  perdent  l'é- 
quilibre, tombent  les  unes  sur  les  autres, 
prennent  par  leurs  contorsions  une  atten- 
tion qui  s'enfuit  vite. 

La  nature  d'observateur  de  M.  Roll  esf 
très  différente  de  la  nature  boulevardière 
des  peintres  de  mondanité.  Il  y  a  en  lui 
une  émotion  loyale,  un  goût  des  rudesses 
natives,  qui  se  sont  manifestés  dans  des 
études  et  des  compositions  présentes  à  la 
mémoire.  La  rue  et  l'atelier,  la  campagne 
et  la  ferme  l'ont  intéressé,  et  il  s'est  sou- 
vent trouvé  en  correspondance  avec  l'exis- 
tence populaire  et  villageoise.  Pourquoi 
faut-il  qu'il  paraisse  gagné  depuis  quel- 
que temps,  aux    Pastellistes,  il  y   a  deux 


—  199  — 
mois,  et  à  ce  Salon,  aujourd'hui,  par  les 
fallacieuses  invites  d'un  art  de  mièvrerie 
auquel  son  individu  aurait  ciù  être  rcfrac- 
taire.  Les  dernières  études  de  nus  ne  sem- 
blaient plus  de  la  brosse  qui  avait  fait 
tourner  les  nymphes  autour  du  Silène  et 
qui  avait  glacé  de  lumière  et  rosé  de  sang 
le  corps  de  la  Femme  au  taureau.  Le  por- 
trait de  ^L  Antonin  Proust  fut  surprenant 
aussi,  comme  le  sont  maintenant  les  por- 
traits de  Coquelin  cadet  et  de  ^M"""  Jeanne 
Hading,  Çà  et  là,  la  franchise  d'art  veut 
réapparaître,  mais  elle  ne  conquiert  pas 
l'ensemble,  elle  s'atténue  maladroitement, 
elle  est  en  déperdition.  Tous  ne  savent 
donc  pas  résister  aux  courants  de  con- 
vention, aux  coudoiements,  puisque  ceux 
qui  paraissaient  devoir  garder  intacte  leur 
personnalité  se  laissent  aller  aux  faciles 
consentements.  Les  artistes  d'aujourd'hui, 
littérateurs  et  peintres,  n'ont  pas  grand'- 
chose  à  gagner  à  une  préoccupation  exclu- 
sive de  Paris,  et  je  leur  voudrais  de  plus 
longs  intervalles  de  vie  isolante  et  d'examen 
de  leur  conscience  artistique. 


—    200    — 

Ceci,  pour  répéter  à  propos  d'un  cas  in- 
dividuel une  réflexion  d'ordre  général,  n'est 
pas  un  rigide  arrêt  contre  des  curiosités  très 
légitimes.  Le  peintre  de  la  Grève  des  mi- 
neurs a  certes  le  droit  de  changer  ses  mi- 
lieux d'expériences,  mais  il  faut  lui  deman- 
der d'y  rester  lui-même,  et  cette  apprécia- 
tion sincère  du  peintre,  où  il  y  a  de  ma 
sympathie  pour  l'homme,  n'a  pas  d'autre 
but.  C'est  avec  la  même  préoccupation  que 
je  regarde  les  envois  de  M.  Besnard  après 
les  toiles  de  M.  Roll.  Le  goût  particu- 
lier, ici,  est  très  différent.  L'éducation  est 
classique,  et  le  désir  d'affranchissement 
est  très  visible,  au  point  que  la  fantaisie 
s'exaspère  comme  dans  le  plafond  destiné 
au  Salon  des  sciences  à  l'Hôtel  de  Ville, 
qui  est  d'ailleurs  une  esquisse  à  laquelle 
il  ne  faut  pas  imposer  un  injuste  classement 
définitif.  De  même,  dans  la  Vision  de  femme 
s'aperçoit  une  volonté  d'étonner,  une  ten- 
dance à  s'en  aller  vers  Texcentricité,  à  ne 
pas  expliquer  l'arrangement  et  la  construc- 
tion. Mais  M.  Besnard  a  fait  s'épanouir  ici 
les  fleurs  amoncelées,  mais  il  a  le  sens   des 


—    201    — 

éclairages  de  lustres  et  de  bougies  des  fêtes, 
des  lueurs  douces  des  lampes,  des  lumières 
contrariées  par  de  subites  ouvertures  sur 
des  nuits  claires.  Il  peut  trouver  du  rêve 
et  de  la  grâce  dans  le  réel,  je  n'en  veux  pour 
preuve  que  ce  Soiiuucil  lumineux,  et  cette 
InsoiJiiiicoù  la  lueur  de  la  veilleuse  épanduc 
dans  la  pièce,  sur  le  lit,  enveloppant  la 
femme  dressée,  les  yeux  grands  ouverts, 
le  geste  halluciné,  colore  tout  d'un  bleu  fin 
et  léger  de  bleuet  et  de  véronique,  un  bleu 
tout  en  clartés  et  en  ombres  légères,  comme 
des  émanations  et  des  souffles. 

L'ironie,  par  trop  absente  de  cette  expo- 
sition, on  la  trouvera  chez  Jean-Louis  Fo- 
rain, dessinateur  du  Fifre  et  du  Courrier 
Français^  qui  expose  vingt-trois  dessins  ori- 
ginaux d'un  faire  délicieux  et  d'une  nou- 
veauté de  légendes  qui  démontre  l'accord 
entre  la  vision  et  la  cérébralité.  Le  dessin 
de  ces  précieuses  images  de  la  vie  pari- 
sienne, c'est  la  concision  et  la  justesse  mê- 
mes. Rien  de  trop  et  rien  ne  manquant.  Des 
fines  anatomies  de  femmes  anémiques,  de 


—    202    — 


danseuses  à  pattes  de  sauterelles,  de  pau- 
vres mal  nourries,  —  d'épaisses  corpu- 
lences de  jouisseurs  congestionnes,  —  de 
Tesprit  dans  la  ligne  d'un  habit,  d'une  pe- 
lisse, dans  une  jupe  de  tulle,  dans  une 
robe  d'indienne,  dans  l'ameublement  d'une 
pièce,  —  une  forme  rapide  où  il  y  a  de 
la  légèreté  de  la  note  et  du  style  définitif, 
où  tout  semble  se  passer  en  demi-mots  et 
en  clins  d'yeux.  Dans  la  blague  des  lé- 
gendes, dans  les  sténographies  de  phrases, 
un  esprit  agile  court  et  tout  à  coup  s'ar- 
rête sur  un  mot  qui  fait  surgir  de  la  pro- 
fonde canaillerie  et  de  l'affreuse  détresse 
humaines.  La  blague  souvent  s'évapore,  et 
il  en  reste  on  ne  sait  quelle  songerie  gouail- 
leuse et  quelle  gravité  stupéfiante. 

L'homme  affalé  sur  un  divan,  LÎ^•a^t  la 
femme,  à  genoux,  près  de  lui,  trouve  ce  re- 
merciement bégayant  : 

«  Jamais  ^jamais,  ma  chérie,  je  n  oublierai 
ce  que  tu  viens  de  faire  pour  moi.  » 

Un  voyou  étonnant,  une  femme  rigolarde 
au  bras,  constate  avec  une  fumisterie  et  un 


—   203   — 

mépris  de  bonne  humeur  que  sa  table  est 
prise  au  Café  Anglais,  et  il  donne  le  senti- 
ment immédiat  et  irréfutable  d'un  scepti- 
cisme d'en  bas  et  d'une  inapaisable  bataille 
de  classes. 

La  danseuse  s'adresse  au  monsieur. 

«  C'est  à  prendre  ou  à  laisser  ; —  freux 
qutu  mènes  ma  mère  au  Bois.  » 

Le  mari  à  la  femme,  sur  un  ton  chan- 
geant : 

«  Tu  as  un  amant,  je  le  sais  —  et  vous  me 
laissez  afficher  au  club!  » 

Et  ces  trois  autres  pages  : 

A  l'hôpital,  auprès  d'un  lit,  deux  chirur- 
giens, à  tabliers  blancs,  à  lunettes,  se  char- 
gent de  faire  tpnir  en  une  phrase  l'inhuma- 
nité possible  de  la  science  : 

a  Morte!  ça  ne  fait  rien,  continuons  tout 
de  même  l opération  — pour  la  famille.  » 

Dans  un  coin  de  salle  de  jeu,  un  homme 
affaissé,  l'œil  fixe,  les  muscles  du  visage 
défaits.  C'est  \ Afficha p;e  au  club. 

Sur  un  sombre  palier,  une  femme,  un 
bougeoir  à  la  main,  tourne  une  clef  dans 
une  serrure.  Derrière  elle,  un  homme,  col 


—    20. \    — 

relevé,  chapeau  enfoncé  sur  les  yeux,  les 
mainsdans  les  poches,  la  canne  tenue  comme 
un  sabre,  une  bouche  brutale  de  carnassier, 
le  Pran/ini  et  le  Prado  probable.  Titre  : 
U  Inconnu. 

Dans  cette  silhouette,  comme  dans  les 
deux  scènes  précédentes,  Forain  est  allé 
jusqu'au  tragique.  C'est  sa  gaieté  qui  de- 
vient sérieuse  et  c'est  le  sérieux  d'une  foule 
d'autres  qui  devient  comique  et  cocasse. 

Il  devient  difficile  de  revenir  aux  habi- 
tuels peintres  de  la  vie  parisienne  après  ces 
plaisanteries  de  supérieur  pince-sans-rire 
et  ces  remarques  ai.^i;uës.  Ici,  dans  les  salles 
de  dessins,  gravures,  faïences,  je  note  en- 
core le  panneau  de  faïence  de  M.  Ernest 
Carrière,  Faisan  doré  et  Roses  trémicrcs, 
—  les  belles  gravures  de  Desboutin,  d'après 
Fragonard,  —  les  dessins  de  Constantin 
Meunier  :  Mineurs  remontant  au  jour  et 
V Accrochage,  —  et  les  deux  pastels  de 
M.  Louis  Anquetin,  deux  portraits  de  fem- 
mes vêtues  de  rouge  où  les  attitudes,  les 
traits  des  physionomies  énigmatiques,  sont 


—    20)    — 

exprimés  en  lii^ncs  simples,  à  la  manière  ja- 
ponaise, mais  avec  une  expression  indivi- 
duelle. Seul,  le  dessin  des  mains  grimace 
un  peu.  Le  visage  de  rêverie  sur  lequel 
s'étend  l'ombre,  cet  autre  visage  au  regard 
direct,  ces  chevelures  aux  souples  ban- 
deaux et  aux  lourdes  Hoches  témoignent 
qu'un  artiste  est  présent,  et  continuent  ces 
recherches  de  dessin  que  l'on  a  eu  déjà  oc- 
casion de  constater  aux  expositions  faites 
par  M.  Anquetin  dans  les  salles  des  Indé- 
pendants. 


§X.  ELGJiNE  CARRIÈRE 

Voici,  avec  les  six  tableaux  d'Eugène  Car- 
rière, une  manifestation  d'art  pure  des  allia- 
ges et  des  influences  de  la  mode. 

Le  Soniiueil  :  une  grandiose  et  allongée 
tigure  de  femme  qui  pourrait  tout  aussi 
bien  s'appeler  la  Nuit,  une  sorte  de  mère 
géante  couchée  dans  un  accablement  de 
fatigue,  et  gardant  jusque  dans  l'abandon 
de  ses  membres  une  tendresse  inquiète  qui 


—    206    — 

ne  fait  que  sommeiller,  elle  aussi,  et  qui  va 
se  ranimer  et  recommencer  sa  garde  et  ses 
soins.  L'enfant  dort  à  l'abri  de  ses  seins,  de 
son  visage,  de  ses  mains  inquiètes.  Sa  tète 
aux  yeux  fermés,  aux  traits  gonHés,  s'appe- 
santit sur  son  bras  relevé.  Ses  membres  sou- 
ples, son  torse  où  le  clair-obscur  donne  l'il- 
lusion de  la  respiration  régulière  et  profonde, 
son  visage  d'énergie  coiiïé  d'une  sombre  cri- 
nière, sortent  de  l'ombre  et  présentent  aux 
yeux  admiratifs  la  douceur  de  la  chair  et  un 
impeccable  modelé  de  sculpture.  En  cette 
évocation,  la  femme  endormie  apparaît  avec 
les  chairs  tièdes  d'une  vivante  et  la  solidité 
de  formes  d'une  noble  statue  visible  dans 
l'ombre. 

Tendresse  :  c'est  le  contact  de  corps  de 
la  mère  et  de  l'enfant,  des  mains  de  femme 
serrées  aux  fragiles  tempes,  une  union  de 
chairs  qui  n'a  été  jamais  exprimée  que  par 
de  rares  artistes,  et  les  sentiments  rendus 
jusqu'aux  nuances,  jusqu'il  la  petite  douleur 
physique  de  l'enfant  étreint  avec  trop  de 
force. 

Le  Déjeuner   :  l'enfant   libre   qui    agite 


—   207   — 

par  mouvements  d'instinct  ses  bras  et  ses 
mains  errants  sur  la  table,  contre  l'assiette 
et  le  verre. 

Une  fillette  ronde  et  rose  comme  un 
fruit,  un  ruban  aux  cheveux,  tourne  les 
pages  d'un  cahier,  et  les  tourne  de  tout  son 
bras  étendu,  et  croit  lire,  la  bouche  ouverte 
pour  le  cri  vif  et  le  vague  chantonnement. 

La  jeune  fille  est  à  sa  coilîure,  le  profil  en 
avant,  avançant  les  lèvres  en  une  moue  de 
coquetterie  et  de  grâce  souffrante,  les  mains 
effilées  occupées  à  lisser  les  fins  cheveux  de 
soie  blonde  de  la  nuque. 

Et  la  voici  encore,  assise,  sérieuse,  regar- 
dant les  reflets  d'une  coupe  de  verre,  per- 
due dans  une  rêverie,  dans  une  solitude, 
où  il  n'y  a  plus  d'entours,  plus  d'objets, 
plus  de  décors,  plus  d'indications,  d'habi- 
tudes d'existence,  rien  qu'une  grise  profon- 
deur, du  vide  de  néant,  du  silence  sans  fin. 

Les  fonds  indistincts  où  semblent  re- 
muer lentement  des  formes  confuses,  où 
des  fleurs  épanouies  parfument  secrètement 
e  silence,  où  la  luisancc  d'un  objet  éclaire 


—    208    — 

la  chambre  d'une  clarté  de  veilleuse,  ces 
fonds  sont  des  décors  où  tâtonnent  des  vies 
qui  commencent,  où  errent  les  enfants  qui 
A'eulent  pa'icr  et  grandir,  où  s'ouvrent  tout 
grands  sur  la  vie  les  yeux  des  adolescentes. 
11  y  a  donc  des  espoirs  et  des  illusions  qui 
passent  à  travers  cet  air  de  deuil,  comme 
les  chauves-souris  voletantes  le  soir  et  se 
cognant  à  des  issues  fermées.  Des  prunelles 
fines  et  colorées  comme  des  fleurs,  mysté- 
rieuses comme  des  corolles,  s'imprègnent 
de  la  lumière  rare,  des  bouches  charmantes 
sourient  sous  ces  voiles  d'ombres  qui  s'en- 
tre-croisent  sur  les  visages.  Les  mères  qui 
veillent  sur  ces  jeunes  chairs  bougeantes, 
qui  croisent  leurs  regards  chaleureux  avec 
ces  regards  d'inconscience,  qui  inventent 
des  dialogues  en  rapport  avec  le  bégaye- 
ments  de  ces  lèvres  impatientes,  ces  mères 
oublient  Texistence  déjà  vécue,  en  réap- 
prennent une  autre  avec  les  petits  êtres 
neufs  encore  dans  les  langes,  avec  les  sé- 
rieuses filles  de  douze  ans.  Et  pourtant, 
malgré  tant  de  vouloirs  vivaces ,  tant  de 
promesses  de  bonheur  volontairement  affir- 


—    200   — 

mées,  c'est  une  impression  de  tristesse  qui 
se  lève  de  ces  demi-teintes,  de  ces  crépus- 
cules et  de  ces  nuits.  Ces  tableaux  de  ma- 
ternités vaillantes,  d'enfances  joyeuses,  de 
nerveuses  adolescences,  peuvent  devenir  des 
inspirateurs  d'affliction  et  des  refuges  de 
désabusement.  Ceux  qui  ont  réfléchi  sur  la 
vie,  et  qui  regardent  ces  douces,  lointaines 
et  profondes  images,  se  sentent  peu  à  peu 
envahis  par  l'envahissante  obscurité  des 
souvenirs  et  des  regrets.  Sans  cesse  cette 
ombre  s'accroît  et  les  gagne,  les  fait  retour- 
ner en  arrière,  les  replonge  dans  le  passé, 
les  force  à  évoquer  des  sentiments  et  des 
pensées  qui  ne  sont  plus  que  des  fantômes. 
Les  enfants,  alors,  apparaissent  blêmes, 
délicatement  maladifs,  promis  en  pâture  à 
l'existence  vorace,  au  sphinx  incompréhen- 
sible. Les  mères  deviennent  songeuses,  las- 
ses, passives.  Les  fillettes,  sveltes  et  pâles, 
ont  la  line  et  anémique  beauté,  si  frèlement 
poussée ,  si  paiement  fleurie  des  grandes 
villes.  Il  en  est  une,  blanche  et  rousse,  mai- 
gre et  Hère,  qui  se  coiffe,  qui  passe  dans  sa 
chevelure  ses  doigts  transparents.  C'est  une 


—    210   — 

enfant  où  va  naître  la  femme,  une  tiède 
chair  pubère,  un  vague  et  hésitant  sourire 
d'inoubhable  grâce.  Je  ne  sais  pas  de  plus 
mystérieux,  navrant  et  hautain  symbole  de 
mélancolie  qui  s'ignore  et  de  prescience 
douloureuse. 

Telles  sont  ces  œuvres,  de  pensée  haute 
et  d'infinie  séduction,  qui  parlent  dans  ce 
Salon  un  langage  altier  et  rare.  Celui-là,  Eu- 
gène Carrière,  est  un  solitaire.  Il  s'est  en- 
fermé dans  un  rêve  dont  il  refuse  de  sortir, 
il  ne  veut  pas  aller  courir  les  aventures  au 
dehors.  La  chambre  où  réfléchit  un  intellec- 
tuel, où  respire  un  enfant,  lui  est  un  monde, 
toute  la  nature  lui  apparaît  perceptible  en 
un  seul  point  où  se  manifeste  la  vie,  où  tres- 
saille la  matière  organique,  où  se  creuse  une 
réflexion,  où  va  bégayer  une  intelligence. 

Il  ne  représente  pas  la  vie  en  étendue, 
mais  il  la  scrute  en  profondeur.  Il  sait  ce 
que  les  spectacles  familiers  comportent  de 
rêverie  et  comment  ils  peuvent  aboutir  aux 
attitudes  de  résignée  mélancolie  et  d'at- 
tente tragique.  Il  est  le  peintre  des  humbles 


—    211    — 

existences,  mais  il  ignore  les  faciles  effets 
d'apitoiement  et  les  mélodrames  de  misère, 
il  ne  cherche  l'expression  des  joies  et  des 
tristesses  que  dans  les  visages  nuancés  de 
sentiments  et  dans  les  gestes  de  passion,  il 
pare  la  vie  éphémère  de  grâce  iine  et  de 
muette  fierté. 

Ce  repliement  sur  soi-même,  cette  recher- 
che au  profond  de  l'être,  ces  perpétuelles 
écoutes  des  voix  qui  parlent  dans  les  ténè 
bres,  comportent  à  la  fois  une  joie  d'inti- 
mité et  la  tristesse  de  la  pensée  sans  cesse 
aggravée  et  plus  fixe.  L'éveil  inconscient  de 
la  vie  cherche  la  lumière  avec  des  sourires 
et  des  larmes ,  les  pressentiments  s'élabo- 
rent, des  visages  fatigués  se  détendent  en 
des  repos  de  tombes  et  de  nirvanas,  des  ac- 
tivités recommencent  sur  des  physionomies 
où  se  combattent  la  douceur  des  yeux  et 
l'amertume  de  la  bouche.  Dans  ces  tableaux 
pour  lesquels  on  peut  hardiment  employer 
les  mots  de  poèmes  psychologiques,  les 
idées  complexes  de  départs  pour  l'existence, 
de  haltes  et  de  refuges,  s'assemblent  et  se 
complètent.  Ces    logis   sont  clos  et  silen- 


—    2  I  2 


cieLix,  et  parce  qu'ils  sont  silencieux,  on  y 
entend  bien  mieux  le  murmure  de  vie  qui 
est  au  loin  et  tout  près,  comme  une  arrivée 
de  mer.  La  lumière  a  ses  ondes  sonores  et 
ses  échos  comme  le  bruit. 


§  XI.    FIGURES    ET    PAYSAGES 

A  parcourir  de  nouveau  les  salles,  des 
notes  peuvent  être  prises  sur  un  portrait 
de  femme  de  M'"  Louise  Breslau,  les  cava- 
liers de  AL  John  Levis  Brown,  des  scènes 
d'intérieur  de  jeanniot,  les  envois  d'étran- 
gers tels  que  ceux  de  Liebermann,  un  pay- 
sage :  Dans  les  dunes,  et  la  Coiu^  d'une  mai- 
son de  retraite  à  Leiden  (Hollande)^  intelli- 
gente vision  d'existences  casanières  et  de 
jardinets  de  vieilles,  —  de  Josef  Israëls  : 
Jeunes  Jilles  de  Zandjpurt  allant  à  la  criée^ 
de  la  vérité  et  de  la  tristesse  du  prolétariat 
de  la  campagne. 

Puis,  c'est  le  groupe  des  paysagistes,  que 
la  vie  des  champs  a  empêchés  d'être  con- 


2  1  ,•    — 


taminés  par  les  élégances  cosmopolites. 
Cazin,  qui  exerce  dans  ce  Salon  l'influence 
la  plus  étendue,  qui  n'a  jamais  été  plus 
imité  que  cette  année,  a  envoyé  quatre 
toiles  :  Un  soir^  L'e'tc'.  Aïoissoîîs,  Les  ]'ova- 
geiirs,  des  femmes  qui  se  baignent  dans  une 
calme  rivière,  des  champs  assombris,  une 
rencontre  mélancolique  dans  une  campa- 
gne trouble,  cette  dernière  toile  fort  singu- 
lière, évoquant  des  lectures  de  romans 
russes,  du  nihilisme,  Raskolnikoff,  \'era 
Zassoulitch,  par  je  ne  sais  quelle  associa- 
tion d'idées.  Des  imitateurs,  qu'il  n'en  soit 
pas  question,  ils  sont  trop. 

Mais  voici  des  brumes  de  la  mer  du  Nord 
et  de  la  ?>Ianche,  de  Boudin,  des  paysages 
imprégnés  d'eau,  des  ports,  des  anses,  des 
bords  de  quais,  des  réunions  de  bateaux, 
des  maisons  de  pécheurs.  C'est  le  bassin  de 
l'Eure  au  Havre  et  la  plage  de  Schwenin- 
gue  en  Hollande,  c'est  le  départ  et  le  retour 
des  barques  à  Berck,  l'entrée  et  le  fond  du 
port  à  Dunkerque,  la  plage  de  Benerville 
et  une  vue  de  Caudebec-en-Caux.  —  11 
y    a   de   fines   notes,   d'exactes    levées    de 


—   214  — 

plans  de  ^l.  Damoye,  en  Bretagne,  de 
M.  Lhermitte,  à  travers  les  travaux  cham- 
pêtres, de  M.  Lebourg,  en  Auvergne.  — 
M.  Emile  Barau  s'est  arrêté,  près  de  Paris, 
sur  la  place  de  l'église  de  Creil  et  dans  l'île 
de  la  Grande-Jatte,  mais  il  reste  peintre 
de  Champagne,  épris  du  sol  de  calcaire, 
de  la  A^erdure  maigre,  des  filets  d'eau 
coulant  entre  les  pierres.  La  Rue  à  Roisy^ 
le  Coudierde  Soleil,  Bnult-sur-Suippe ,  V Im- 
pression d'automne,  le  montrent  fidèle  au 
pays  où  il  a  pris  son  inspiration,  où  s'est  dé- 
veloppé son  talent.  Il  connaît  les  solitudes 
particulières  des  rues  de  village,  alors  que 
les  gens  sont  aux  champs  et  que  les  maisons 
donnent  la  sensation  que  les  habitants  ne 
sont  pas  partis  bien  loin  et  vont  rentrer 
tout  à  l'heure.  Il  sait  la  juste  place  qu'oc- 
cupe, dans  un  paysage,  la  silhouette  du 
passant  sur  la  grande  route,  dans  une  plaine 
coupée  de  bois,  sous  un  profond  et  doux 
ciel.  —  M.  Alfred  Schlaich  a  établi  son  poste 
d'observation  entre  Vincennes  et  Bagnolet. 
Il  descend  parfois  à  Paris,  il  en  rapporte 
une   rue   Royale,    un    Trocadéro,   le  soir, 


mais  il  revient,  par  Bercy,  il  s'arrête  à 
Vincennes,  il  parcourt  à  nouveau  les  rues 
de  Montreuil-sous-Bois,  il  est  épris  de 
ce  pays  aux  terrains  glaiseux,  aux  guin- 
guettes rouges,  aux  monticules  d'où  l'on 
a  des  échappées  sur  l'Océan  de  maisons  de 
Paris,  et  il  exprime  des  goûts  d'esprit  et  des 
habitudes  de  vie  dans  des  pastels  où  s'a- 
paise la  banlieue  aigre  et  souffreteuse.  — 
Parmi  les  six  toiles  de  M.  Sisley,  l'une  : 
Le  Loing  et  le  coteau  de  Saint-Nicaise , 
est  empreinte  d'une  lumière  rose  et  se- 
reine où  s'adoucissent  les  maisons,  la  col- 
line, la  rivière,  dans  un  échange  de  tendres 
reflets.  —  M.A'ictorBinet  a  affirmé  sa  nature 
de  pa3''sagiste  dans  des  sens  très  différents. 
Il  a  reconnu  et  délimité,  dans  les  Carrières 
de  Gentilly^  les  abords  de  grande  ville  et  le 
panorama  lointain  des  maisons.  Avec  le 
Soir,  il  se  montre  subjugué  par  la  poésie 
d'une  certaine  heure,  de  l'heure  crépus- 
culaire qui  assouplit  les  plans,  qui  vert- 
de-grise  les  arbres,  qui  conduit  aux  mysté- 
rieux horizons  les  sentiers  indistincts.  Le 
Jardinet  de  Moiiîrouge  est  l'analyse  d'une 


—    2  10    — 

lumière  d'hiver,  par  une  après-midi  oiî  la 
légère  brume  flotte  et  se  violacé.  C'est  en 
même  temps  une  jolie  et  scrupuleuse  repré- 
sentation d'un  coin  de  faubourg,  la  mai- 
son de  plâtre,  les  maigres  arbustes,  la  pe- 
louse minuscule.  M.  Victor  Binet  a  exprimé 
en  un  dessin  finement  coloré  les  brindilles 
moussues,  le  tournant  du  sentier  humide, 
la  fragilité  de  la  bâtisse. 

L'effort  très  attendu  de  M.  Meissonier  a 
consisté  à  peindre  un  Octf)brc  i8o(),  où  l'é- 
popée napoléonienne  devient  à  peine  une 
équipée.  L'air  manque  dans  ce  musée  de 
costumes  militaires  où  la  Redingote  grise 
est  en  enseigne.  Le  tableau  tant  acclamé  à 
l'avance  est  tout  au  plus  une  illustration 
pour  une  Histoire  à  la  façon  de  M.  Thiers, 

Un  de  ceux  qui  honorent  le  plus  la  pein- 
ture française  actuelle,  Ribot,  occupe  tout 
un  panneau  avec  le  portrait  de  M"""  T.  Ris 
bot,  le  portrait  de  M.  Léon  Mage,  la.  Femme 
aux  luneties.  Devant  le  Cahaire,  Une  Fla- 
mande, Au  Sermon,  les  Titres  de  famille, 
la  Gibecière,  les  Perles  noir  es,  la  Tricoteuse. 


II  y  a  la  force  et  le  savoir  que  Ton  sait  dans 
ces  ligures  qui  se  délimitent  sur  les  fonds 
opaques,  certains  portraits  ont  une  allure 
d'autorité,  et  l'assemblée  de  Bretonnes  est 
d'une  cohésion  à  la  fois  délicate  et  vigou- 
reuse. Quelquefois  pourtant,  malgré  cette 
solidité  de  pâte,  la  construction  seule  des  vi- 
sages apparaît  en  avant,  la  forme  de  la  tête 
semble  absente,  les  chairs  sont  appliquées 
en  minces  lamelles  sur  les  énergiques  noir- 
ceurs. 


§   XII.    PUVIS    DE    CIIAVAXXES 

Dans  l'une  des  galeries  du  Champ-de- 
Mars,  une  œuvre  ravit  les  yeux,  invite  l'es- 
prit, par  l'éternelle  poésie  qui  émane  d'elle. 
C'est  celle  de  Puvis  de  Chavannes  :  Intcr 
artes  et  îiaturam,  panneau  destiné  à  Tesca- 
lier  du  musée  de  Rouen. 

C'est  un  enclos  fermé  d'une  haie  de  pom- 
miers qui  s'arrondissent  et  s'entrelacent  en 
cloître,  et  c'est  un  enclos  ouvert,  à  travers 

13 


—    2l8    — 

les  branches,  sur  un  incomparable  paysage, 
les  collines,  la  vallée  de  la  Seine,  les  ponts, 
le  large  fleuve,  les  îles  en  bouquets,  la  ville 
hérissée  de  clochers,  tout  un  espace  de  va- 
peurs bleuâtres,  lointain  et  étendu  comme 
la  mer.  Dans  le  doux  jardin  abandonné,  des 
hommes,  des  femmes,  des  enfants,  assis, 
se  promenant,  causant,  s'arrêtant  devant 
des  fragments  d'architectures,  des  chapi- 
teaux, des  morceaux  de  fresques.  Ce  sont 
des  femmes,  vêtues  de  vert  pâle,  de  rose,  de 
violet,  une  mère  qui  endort  sa  fille,  des  ar- 
tistes en  costumes  modernes,  très  simpli- 
fiés et  très  harmonieux,  vestons,  blouses 
grises  et  bleues,  un  enfant  qui  traîne  des 
feuillages,  un  autre  enfant  tenu  en  des  bras 
maternels,  d'autres  femmes,  assises,  debout, 
en  robes  lilas,  bleu  pâle,  gris  clair,  un  ado- 
lescent qui  porte  des  terres  cuites. 

Dans  le  bassin  desséché,  des  fleurs,  des 
iris,  dans  l'herbe,  des  fleurs  jaunes  et  rouges, 
dans  la  main  d'une  femm.c,  une  tulipe.  Ces 
fleurs  sont  des  points  lumineux  ajoutés  en- 
core à  la  lumière  sereine  de  ce  tableau,  où 
tout  est  lumière,  où  tous  les  êtres,  tous  les 


210   — 


objets  sont  enveloppés  de  clarté.  La  Nor- 
mandie du  fond  est  d'une  vérité  grandiose, 
et  ce  jardin  de  rêve  s'ajoute  tout  naturelle- 
ment, par  la  magie  du  poète,  à  cette  contrée 
véridique.  La  terre  se  déroule  sous  le  ciel 
infini,  une  terre  exacte  où  vivent  les  hom- 
mes, et  voici,  dans  l'étroit  espace,  —  sur 
cette  terrasse  comparable  aux  balcons  du 
ciel  de  Baudelaire  : 

. .  .Vois  se  pencher  les  défuntes  Années, 
Sur  les  balcons  du  ciel,  en  robes  surannées, 

—  voici  les  figures  vivantes  qui  symbolisent 
les  idées  fécondes  et  les  années  disparues. 

Par  ce  décor  s'exprime  une  émanation 
d'humanité,  un  résumé  de  civilisation,  Hier 
si  proche  d'Aujourd'hui,  le  passé  vu  par  la 
mélancolie  d'un  moderne.  La  représentation 
réelle  et  vivante  des  préoccupations  idéales 
de  l'humanité  apparaît  en  cette  réunion  de 
femmes  aux  corps  charmants,  d'hommes 
aux  sérieux  visages,  qui  sont  à  la  fois 
scrupuleusement  vrais  et  synthériquement 
expressifs.   En  même  temps  qu'une   apo- 


220    — 


théose  du  paysage  normand,  il  y  a  exalta- 
tion de  ce  qui  peut  subsister  de  l'homme, 
un  fragment  d'art,  une  lointaine  pensée. 
Une  telle  fresque,  résurrection  de  l'histoire, 
évocation  du  monde  des  pensées,  qui  vous 
arrête  au  passage  et  vous  fait  pénétrer  dans 
d'aussi  hautes  régions  de  poésie  avec  une 
grâce  si  accueillante  qu''elle  vous  donne  l'il- 
lusion de  frôler  des  compagnes  habituelles 
et  de  marcher  dans  des  sentiers  familiers, 
une  telle  fresque  devient  la  gloire  d'une  ville 
et  d'un  temps.  Rouen  s'augmente  d'une  ex- 
quise parure  et  le  civilisé  d'aujourd'hui  re- 
pose sa  lassitude  dans  cette  atmosphère  de 
recueillement  et  d'oubli. 

§   XlII.    —  LA  SCULPTURE 

Aux  Champs-Elysées. 

Sur  presque  tous  les  socles,  des  attitudes 
déjà  vues,  des  pieds  en  l'air,  des  bras  ar- 
rondis. Pauvreté  de  conceptions  qui  parait 
singulière  lorsqu'on  songe  à  la  souplesse  et 
à  la  complexité  des  mouvements  de  la  vie. 
La  Femme  au  paon  de  M.  Falguière  est  une 


■ —    22 1    — 

figuration  accentuée  de  l'orgueil,  et  un  re- 
commencement trop  évident  de  la  Diane. 
Pour  le  monument  du  peintre  Guillaumet, 
M.  Barrias  a  eu  l'heureuse  idée  de  sculpter 
une  jeune  Algérienne  de  Bou-Saada  qui  jette 
des  fleurs  sur  le  médaillon  de  l'artiste.  Le 
MafX'cau  de  M.  Morice  monte  péniblement 
dans  un  bas-relief,  avec  l'aide  d'une  Renom- 
mée. Le  sabre  et  les  bottes  rendent  l'ascen- 
sion plus  lourde  et  plus  déplaisante.  M.  Mar- 
queste  fait  lutter  Persée  et  Gorgone.  M.  De- 
laplanche  dresse  à  la  mémoire  d'un  arche- 
vêque de  Bordeaux  le  monument  classique 
pour  prélats.  h'Ère  de  j\L  Garnier  est 
comme  tatouée  par  l'application  de  ses 
cheveux  au  corps  :  on  cherche  un  cœur, 
une  flèche,  et  le  nom  d'Adam.  M.  Antonin 
Alercié  a  représenté  la  Peinture  en  sta- 
tuette, et  a  taillé  Victor  Hugo  en  Jupiter, 
Jupin  plutôt  que  Zeus. 

Divers  bustes  :  AL  Pasteur,  par  M.  Paul 
Dubois,  —  Gavarni,  par  AL  Injalbert,  — 
Ricord,  par  M.  Doublemard,  —  AL  Gréard, 
par  AL  Crauk,  —  AL  Spuller,  par  AL  Aube, 
—  AL  Perrin,  par  AL  Guillaume. 


Le  monument  de  Flaubert,  par  M.  Chapu, 
est  mièvre.  Le  Danton,  de  M.  Desca,  est 
plus  raisonnablement  brutal,  mais  d'une 
brutalité  convenue.  Il  faut  donner  une  autre 
place  au  Velasquez,  de  M.  Fremiet.  Sur  le 
lourd  cheval,  c'est  une  silhouette  fringante 
du  peintre  espagnol.  Ce  cheval,  dit-on,  est 
un  cheval  de  toréador.  Le  Velasquez,  alors, 
devient  singulier.  Malgré  cela,  il  surgit  avec 
vérité  en  cavalier  artiste,  manteau  court, 
chapeau  à  plumes,  serré  dans  son  justau- 
corps, botté,  l'épée  au  flanc,  une  menue 
branche  de  laurier  entre  les  doigts.  C'est 
une  effigie  compréhensive  de  celui  qui 
peignit  les  rois  ennuyés,  les  infants  anémi- 
ques sur  les  chevaux  massifs,  l'élégante  ar- 
mée des  Lances.  Une  autre  statue  délicate 
et  intelligente,  c'est  celle  de  AL  Gérôme  : 
Taiiagra^  un  marbre  discrètement  coloré 
en  chair,  rosé  aux  seins  et  aux  lèvres,  une 
femme  au  front  bas,  au  nez  droit,  qui  tient 
en  sa  main  une  statuette  de  danseuse.  D'au- 
tres statuettes,  dorées,  faiblement  colorées, 
sortent  de  terre,  sous  ses  pieds.  C'est  une 
charmanteévocation,  réelle  et  archéologique. 


) 


Au  Champ-de-Mars. 

Là,  les  sculpteurs  se  sont  installés  comme 
ils  ont  pu,  sous  un  jour  défectueux.  Et  c'est 
fâcheux,  car  les  œuvres  distinguées  et  fortes 
y  sont  en  nombre  :  la  Mort^  de  Desbois,  un 
grand  effort  et  une  exécution  solide,  une 
Mort  à  la  fois  squelettique  et  décharnée, 
hypocrite,  ironique,  cruelle,  penchée,  le 
geste  invitant,  vers  le  malheureux  qui  la  re- 
pousse, un  groupe  qui  aurait  été  l'honneur 
d'une  église  du  xv°  siècle  ou  d'un  de  ces  ci- 
metières de  Bretagne  où  les  tètes  décharnées 
rient  dans  les  reliquaires,  —  le  Victor  Noir 
et  le  Lai'oisier,  le  buste  de  M.  Floquet,  un 
bas-relief  des  Châtiments,  de  beaux  envois 
de  Dalou,  —  les  Berrichons  de  Baffîer, 
moissonneur,  pionnier,  greffeux,  pâtre, 
sonneur  de  vielle,  —  le  Puddleur,  le  Mar- 
teleur,  le  Débardeur,  le  Souffleur  de  verre, 
de  Constantin  Meunier,  quatre  bronzes  de 
haute  allure,  —  la  Nymphe,  de  Michel 
Malherbe,  —  le  Masque,  de  Devillez,  —  le 
buste  d'Edmond  de  Concourt,  très  vivace, 
et  le  buste  de  Daumier,  très  narquois,  de 
Lenoir,  —  le  bas-relief  de  M"""  Cazin,  — 


—    224    — 

les  médaillons  de  Ringel,  —  la  Mcrc  et 
r Enfant,  et  la  jolie  statue  de  fillette  en 
faïence,  de  M"*  Besnard,  —  enfin,  les  en- 
vois d'Auguste  Rodin,  réservés  pour  un 
dernier  chapitre. 

Dans  la  section  de  gravure  au  Champ-de- 
Mars,  le  nom  de  Guérard  doit  être  cité  pour 
ses  planches  originales,  et  le  nom  de  Des- 
boutin  pour  ses  Fragonard.  Aux  Champs- 
Elysées,  beaucoup  de  reproductions,  peu 
d'œuvres  personnelles.  M.  Baude  montre 
encore  une  magnifique  gravure  sur  bois,  le 
Rembrandt  vieux  de  la  National  Gallery. 
M.  Kratké  a  bien  gravé  un  Constable. 
MM.  Dautrey  et  Alasonière  ont  fidèlement 
interprété  Millet,  le  premier  avec  V Homme 
à  la  reste,  le  second  avec  VAumone. 
MM.  Dillon  et  Lunois  ressuscitent  pour 
leur  compte  la  lithographie  trop  dédaignée. 
M.  Léveillé  a  extraordinairement  reproduit 
en  une  gravure  sur  bois  le  Rochefort,  de 
Rodin,  comme  il  avait  déjà  reproduit  le  Da- 
lou.  M.  Haig  a  gravé  à  l'eau-forte  deux 
vues  de  la  cathédrale  de  Burgos,  et  M.  Vie- 


—    225    — 

tor  Focillon  a  gravé  d'une  fine  pointe,  sûre 
d'elle-même,  des  Meules,  de  Millet,  et  un 
Claude  Gueux,  de  Raffaëlli. 

§    XIV.    —    RODIX 

Le  grand  sculpteur  de  ce  temps,  l'éner- 
gique maître  de  la  matière,  Auguste  Rodin, 
est  représenté  au  salon  du  Champ-de-Mars 
par  quelques  œuvres  qu'il  intitule  simple- 
ment :  PZbauches,  Esquisses  ou  Marbres. 
Lorsqu'on  verra  de  lui  quelque  haute 
rîgure,  ou  l'un  de  ces  ensembles  grandio- 
ses auxquels  il  travaille  dans  l'atelier  de 
la  rue  de  l'Université  ou  dans  l'atelier  du 
boulevard  de  Vaugirard,  l'impression  pro- 
duite par  dé  semblables  conceptions  sera 
nouvelle  et  profonde.  Toutefois,  la  marque 
matérielle  et  spirituelle  de  l'artiste  est  em- 
preinte sur  ces  fragments  et  ces  figures  : 
un  admirable  buste  de  femme,  au  visage 
harmonieux,  la  nuque  renfîée,  les  cheveux 
drus,  la  bouche  expressive,  les  yeux  sou- 
riants, la  chair  vivante,  —  un  torse  beau 
comme   n'importe  quel  torse  antique,   — 


'  —    220    — 

une  femme  penchée  vers  la  terre,  le  corps 
souple  et  frémissant,  —  une  Vieille  femme 
qui  est  la  statue  même  des  décadences  et 
des  regrets  de  la  vieillesse.  On  songe,  en 
la  regardant,  aux  vers  de  Ronsard,  aux 
vers  de  Baudelaire.  La  vie  vécue  apparaît 
avec  ses  espoirs  anéantis  et  sa  décrépitude 
irrémédiable. 

C'est  une  nouveauté  hardie  qu'une  telle 
œuvre.  Quand  il  s'agit  de  la  femme,  habi- 
tuellement, en  art  et  en  littérature,  c'est 
d'une  certaine  femme  qu'il  s'agit,  de  la 
femme  de  dix-huit  à  vingt-cinq  ans,  trente 
ans  quelquefois,  chez  les  audacieux.  C'est 
le  type  conventionnel  que  les  habiles  et  les 
coquets  fleurissent  de  lys  et  de  roses.  Rodin, 
lui,  s'est  avisé  que  la  femme  de  soixante - 
dix  ans  existait,  et  il  l'a  sculptée,  il  lui  a 
donné  la  durable  existence.  Une  fois  de 
plus,  par  cette  trouvaille  de  posture  acca- 
blée, de  bras  lassés,  par  cette  étude  d'une 
armature  humaine  défaite,  d'une  chair  flé- 
trie, d'une  douleur  où  il  y  a  de  la  passivité, 
—  une  fois  de  plus,  Rodin  s'est  affirmé  un 


statuaire  d'expressions  et  d'attitudes  nou- 
velles. 

Les  attitudes  nouvelles!  C'est  par  elles, 
même  en  s'en  tenant  à  la  technique  d'un 
métier  et  à  la  matérialité  d'un  art,  que  peut 
se  démontrer  la  hardiesse  de  nouveauté  et 
l'originalité  profonde  de  Rodin.  Dans  ce 
temps-ci,  la  remarque  doit  en  être  faite,  et 
elle  peut  être  facilement  vérifiée  aux  expo- 
sitions annuelles,  les  pratiques  de  l'Ecole, 
la  routine  des  commandes,  l'habitude  si 
facilement  prise  et  gardée  de  se  contenter 
des  moules  conventionnels,  font  que  la 
sculpture  réside  en  quelques  poses  admises 
qui  pourraient  être  facilement  énumérées. 
Un  corps  droit,  une  jambe  infléchie,  un 
bras  levé,  ^  un  corps  étendu,  accoudé,  — 
les  mains  croisées  derrière  la  tête  pour  faire 
se  projeter  le  buste  en  avant,  —  une  tête 
inclinée,  une  main  tenant  un  coude,  et  l'au- 
tre main  au  menton,  —  tels  sont  les  princi- 
paux arrangements  de  lignes,  à  peine  aug- 
mentés de  quelques  variantes  insignifiantes, 
qui  rendent  si  monotone  la  foule  semblable 
des  statues. 


—    228    — 

Rodin,  s'avisant  de  comparer  les  formes 
existantes  avec  les  formes  reproduites,  est 
resté  stupéfait  devant  les  innombrables  po- 
sitions possibles.  Non  seulement,  pour  lui, 
Jes  attitudes  ne  peuvent  être  réduites  à  quel- 
ques types,  mais  encore  elles  lui  appa- 
raissent infinies,  s'engendrant  les  unes  les 
autres  par  les  décompositions  el  les  recom- 
positions de  mouvements,  ae  multipliant  en 
fugitifs  aspects  à  chaque  fois  que  le  corps 
bouge.  Ce  n'est  pas  la  difficulté  d'aperce- 
voir une  combinaison  inédite  qui  le  frappe 
et  l'effraie,  c'est  au  contraire  l'impuissance, 
imposée  par  le  manque  de  temps,  par  la 
brièA'eté  de  la  vie,  à  recréer  dans  le  marbre 
et  le  bronze  toutes  les  combinaisons  de 
lignes  et  nuances  d'expression  qui  se  re- 
flètent dans  les  yeux  qui  savent  voir.  Pour 
employer  les  vives  images,  les  saisissantes 
comparaisons  qui  n'ont  pu  encore  être 
usées  par  l'usage,  les  attitudes  des  corps 
sont ,  pour  lui ,  nombreuses  comme  les 
vagues  de  la  mer,  comme  les  grains  de 
sable  des  grèves,  comme  les  étoiles  du  ciel. 
Après  les  vagues  visibles,  là-bas,  au  loin. 


—    2  2()    — 

il  en  arrive  d'autres,  sous  les  grains  de 
sable,  les  grains  de  sable  s'accumulent,  au 
delà  des  astres  vifs  et  de  la  poussière  d'or 
du  ciel,  il  v  a  des  étoiles,  encore  et  tou- 
jours. La  vie  passe  devant  l'observateur, 
l'entoure  de  ses  agitations,  et  le  moindre 
de  ses  frissons,  devenu  perceptible,  peut  se 
lîxer  en  une  statue  définitive,  comme  une 
brusque  et  intime  pensée  peut  éclore  en  une 
page  durable,  et  y  inscrire  à  jamais  un  état 
de  l'humanité. 

XIV 

SALON   DE    1891 

AUX   CHAMPS-ELYSEES 
ET    AU    CHAMP-DE- MARS 

§   I.  LA    PEINTURE 

AU    PALAIS     DE    l'iXDUSTRIE 

Les  promeneurs  du  vernissage  au  Pa- 
lais de  l'Industrie,  n'auront  peut-être  pas 
la  sensation  d'une  production  diminuée  et 
d'un  jury  plus  sévère.  Le  nombre  des  œu- 


210 


vres  exposées  apparaîtra  probablement 
aussi  considérable,  et  pourtant  il  y  a  seu- 
lement 3,()()o  numéros  au  catalogue,  alors 
que  l'année  dernière  il  y  en  avait  5,3oi.  En 
1890,  il  y  a  un  chiffre  de  2,480  peintures. 
Cette  fois,  ce  chiffre  est  i,733,  soit  747  pein- 
tures de  moins.  Au  lieu  de  962  dessins, 
aquarelles,  pastels,  miniatures,  etc.,  le  total 
est  486,  soit  466  numéros  en  moins.  La 
sculpture  est  également  réduite,  740  plâtres, 
bronzes  et  marbres,  et  non  plus  1,196.  Dif- 
férence :  456.  La  gravure  en  médailles  et 
sur  pierres  fines  n'a  subi  qu'une  faible  sous- 
traction de  8.  C'est  54  pièces,  alors  qu'il  y 
en  avait  62.  La  section  de  gravure  et  litho- 
graphie est  peu  atteinte  également,  436  ca- 
dres à  la  place  de  461.  11  en  a  été  écarté  25. 
Seule,  l'architecture  monte.  L'an  dernier,  le 
chiffre  est  de  1 5o.  Cette  année,  il  est  de  2 1  ] . 
L'augmentation  est  de  61.  Il  faudra  sur- 
veiller cette  petite  folle  d'architecture,  qui 
fait  mine  de  s'émanciper. 

Cette  arithmétique  était  nécessaire  pour 
expliquer  l'émotion  populaire,  le  mouve- 
ment d'insurrection,  qui  viennent  de  se  pro- 


—  231   — 

duire  dans  la  foule  des  refusés.  Au  Salon 
du  Champ-de-Mars,  la  résistance  des  jurés  a 
été  plus  vive,  et  des  assaillants  en  plus  grand 
nombre  encore  sont  restés  sur  le  carreau. 
La  bataille  a  été  rude,  et  Paris  en  ce  moment 
est  plein  de  toiles  crevées  et  de  bustes  pul- 
vérisés. Les  vaincus  se  sont  retirés  au  fond 
de  cafés  spacieux,  ont  voté  des  motions, 
nommé  des  comités,  décidé  d'entrer  de 
nouveau  en  ligne  au  mois  de  juin,  quand 
ils  auront  repris  des  forces  et  choisi  un  ter- 
rain favorable. 

Ces  vaincus  ont  raison,  car  il  est  bien 
évident  que  beaucoup  d'entre  eux  avaient 
le  même  droit  à  la  cimaise  que  ceux  qui  les 
ont  évincés.  Toutefois,  la  superficie  des 
toiles  présentées  ne  peut  dépasser  la  super- 
ficie des  murailles  disponibles,  le  contenu 
ne  peut  pas  être  plus  grand  que  le  contenant. 
La  nécessité  d'un  troisième,  d'un  quatrième, 
d'un  cinquième  Salon,  et  de  tous  les  Salons 
qu'on  voudra,  s'impose  donc,  et  même  un 
rédacteur  des  Débats  a  pu  proposer  d'ac- 
crocher les  cadres  aux  arbres  du  Bois  de 
Boulogne.  Soit.  La  seule  réserve  à  faire,  et 


il  est  grand  temps  de  la  faire,  c'est  sur  le 
laps  de  temps  qui  doit  être  accordé  à  ces 
manifestations.  Il  semble  qu'en  deux  mois, 
mai  et  juin,  avec  un  Salon  par  semaine, 
tout  puisse  être  réglé.  Il  faut  organiser  le 
campement  des  peintres  et  ne  pas  leur  livrer 
la  ville  pendant  toute  l'année. 

Pour  le  public  d'aujourd'hui,  il  considère 
cette  ouverture  du  Salon  des  Champs-Ely- 
sées comme  une  préface  à  l'ouverture  du 
Salon  du  Champ-de-Mars,  comme  une  mise 
en  train  pour  la  promenade  de  la  quin- 
zaine prochaine.  Il  se  distraira  pourtant  des 
améliorations  apportées  à  la  mise  en  scène, 
de  l'agencement  nouveau  des  galeries,  du 
changement  de  place  des  dessins,  pastels, 
aquarelles,  gravures,  de  la  création  d'un 
salon  de  repos  proche  le  buffet.  On  verra 
là  une  preuve  de  l'utilité  de  la  concurrence, 
on  s'amusera  de  l'avenir  de  distractions  que 
vaudra  aux  visiteurs  cette  émulation  entre 
les  deux  Sociétés  rivales.  L'adjonction  des 
objets  d'art  a  été  décidée  déjà  au  Champ- 
de-Mars,  ce  qui  est  bien.  On  parle  mainte- 


—  2n  — 

nant  d'inviter  la  musique,  ce  qui  n'est  pas 
non  plus  une  mauvaise  idée.  C'est  un 
commencement,  et  il  est  sur  qu'on  ne  s'ar- 
rêtera pas  en  chemin,  que  la  peinture  et  la 
sculpture  deviendront  de  plus  en  plus  acces- 
soires, et  qu'on  en  arrivera  à  ouvrir  des  Sa- 
lons qui  seront  des  lieux  de  plaisir  parisien, 
des  jardins  d'été,  des  salles  de  concert,  de 
théâtre,  de  bal,  avec  pourtour  et  promenoir, 
danseuses  et  promeneuses,  diseurs  de  mo- 
nologues, chanteuses  de  cafés-concerts,  etc. 
II  n'y  a  nul  inconvénient  à  ces  pratiques 
anglo-américaines.  Peu  à  peu,  les  quelques 
artistes  qui  s'attardent  encore  dans  ces  co- 
hues se  retireront  à  l'écart,  on  saura  où  les 
trouver,  et  leur  œuvre  sera  mieux  vue  par 
ceux  qui  auront  le  désir  de  la  voir.  Ce  sera 
un  des  bons  résultats  de  la  singulière  évolu- 
tion qui  s'accomplit  à  grand  bruit  de  ré- 
clame, et  tout  le  monde,  on  peut  l'espérer, 
y  trouvera  son  compte,  les  artistes,  le  public 
et  les  critiques.  Comment  ces  derniers  ac- 
compliraient-ils, en  eflfet,  dans  les  conditions 
actuelles,  le  labeur  qui  leur  est  demandé, 
comment  se  résoudraient-ils  à  l'énumération 


—  234  — 
de  tant  de  toiles  qui  se  ressemblent?  C'est 
un  travail  qui  est  suffisamment  fait  par  le 
catalogue.  Devant  ces  milliers  d'œuvres,  on 
ne  peut  guère  fournir  qu'une  impression  gé- 
nérale, dire  le  résultat  de  confusion,  de  colo- 
riage criard,  de  puérile  ingéniosité,  obtenu 
par  toutes  ces  mains  habiles  rompues  aux 
besognes  hâtives,  aux  exécutions  matérielles 
qui  indiquent  l'absence  de  lentes  réflexions. 
Du  faire  adroit,  de  l'adaptation  indiffé- 
rente, il  y  en  a.  Mais  toute  cette  adresse  et 
tout  ce  pastiche  sont  des  quantités  négli- 
geables, de  même  que  la  recherche  de  l'in- 
tention et  la  trouvaille  de  l'anecdote.  Chez 
les  peintres  notables  et  achalandés,  et  chez 
les  débutants  qui  essayent  de  s'approprier 
les  marques  à  succès,  la  même  prestidigita- 
tion et  la  même  lassitude  apparaissent.  Chez 
presque  tous,  il  y  a  paresse  ou  insuffisance 
intellectuelle,  l'esprit  est  mis  à  la  torture 
pour  trouver  le  sujet  alors  que  la  vie  abon- 
dante, multiple,  sans  fin,  s'ofTre  aux  regards 
qui  savent  voir,  —  chez  presque  tous  il  y  a 
l'aveuglement  sur  cette  vie,  l'impuissance  à 
découvrir  les  beaux  spectacles  coutumiers. 


—  235  — 
On  pourra  alambiquer  les  esthétiques, 
disserter  sur  les  méthodes,  la  vérité  qui 
ressort  de  l'étude  des  musées  et  de  l'histoire 
de  l'art,  c'est  que  le  haut  talent  a  toujours 
été  en  accord  avec  une  belle  cérébralité, 
avec  une  conception  passionnée  et  intelli- 
gente de  l'existence.  Pas  une  des  œuvres 
d'art  qui  ont  survécu  n'échappe  à  cette  loi 
vraiment  par  trop  facile  à  découvrir.  La 
compréhension  des  choses,  la  sensibilité 
instinctive,  la  réflexion  profonde,  se  pré- 
sentent, en  un  tout  inséparable,  avec  la 
beauté  des  lignes,  le  charme  voluptueux  de 
la  couleur,  la  force  de  réalisation  par  le 
modelé,  la  merveilleuse  fixation  de  la  lu- 
mière. 

Il  faut  ajouter  à  ces  réflexions  quelques 
indications  de  noms  et  d'œuvres.  11  im- 
porte de  savoir  que  le  tableau  mis  en  meil- 
leure place,  en  face  la  porte  d'entrée  du 
Salon  d'honneur,  c'est  la  Voûte  d'acier  de 
M.  Jean-Paul  Laurens,  une  toile  énorme 
d'une  réussite  contestable.  La  réception  de 
Louis  XVI   par  Bailly  et  Lafayette  se  ré- 


sout  ici  en  une  froide  exposition  de  cos- 
tumes de  courtisans  et  de  constituants,  la 
Révolution  est  résum.ée  par  des  mollets 
blancs  et  par  des  mollets  noirs,  par  un 
Louis  XVI  costumé  en  pigeon  ramier,  et 
Ton  chercherait  en  vain  d'autres  signes  ca- 
ractéristiques des  passions  de  ce  temps-là 
et  de  ce  jour-là  dans  cet  immense  déHlé 
d'habits  mis  en  scène  à  la  façon  de  M.  Sar- 
dou. — C'est  une  autre  méthode  qui  prévaut 
dans  les  scènes  d'histoire  que  choisissent 
Al.  Chalon,  M.  Rochegrosse  et  quelques 
autres.  La  Mort  de  Sardanapale,  la  Fin  de 
Bahylone,  amusent  l'œil  par  des  détails 
archéologiques  et  l'agacent  par  l'ensemble 
inharmonique  où  le  caractère  essentiel  de 
ces  formidables  écroulements  n'est  pas  mar- 
qué. Tout  y  est,  excepté  le  drame  humain, 
et  l'on  se  refuse  à  prendre  au  sérieux  ces 
catastrophes  d'Eden-Théàtre,  ces  fins  de 
drames  en  attitudes  de  ballets,  ces  apo- 
théoses dans  la  lumière  électrique. 

Les  voyants  de  l'histoire  sont  rares.  Un 
Michelet  et  un  Delacroix  sont  des  solitaires 
exceptionnels,  et  il  y  aurait  quelque  naïveté 


—  2)7   — 

à  leur  vouloir  trop  de  congénères.  Combien 
de  peintres  sont  aptes  à  faire  oublier  le 
modèle  sous  les  oripeaux  et  dans  le  bric-à- 
brac  !  C'est  donc  là  un  sujet  où  il  n'y  a  pas 
à  s'attarder.  Il  vaut  mieux  vite  nommer  les 
anciens  chefs  de  file  qui  se  sont  serrés  autour 
de  M.  Bouguereau,  et  qui  exposent,  cette 
année,  comme  tous  les  ans,  leurs  produits 
immuables.  De  M.  Henner,  un  Christ  et 
une  Madeleine,  pas  plus  renouvelés  d'atti- 
tudes et  d'expressions  que  ceux  des  années 
précédentes.  Le  même  procédé  aussi,  une 
chair  glacée  qui  fond  dans  des  opacités  de 
chocolat,  une  pâte  de  peinture  grasse  et  sa- 
voureuse, mais  sans  atmosphère.  M.  Jules 
Lefebvre  montre  son  mal  académique  ag- 
gravé par  une  Nymphe  chasseresse.  M.  Al- 
bert Maignan  fournit  une  Mérovingiejuie 
à  sa  toilette  qui  s'inscrit  dans  la  pauvre  ma- 
nière historique  indiquée  tout  à  l'heure,  et 
un  Dormoir  de  sirène  qui  donne  une  éton- 
nante idée  du  fond  de  la  mer.  C'est  extrê- 
mement inférieur  à  l'aquarium  du  Troca- 
déro.  M.  de  Munkacsy  se  montre  tapissier 
encombrant  dans  son  portrait  de  femme 


—  238  — 

bloquée  par  les  meubles  et  les  plantes 
d'appartement.  J'aime  mieux  les  portraits 
un  peu  blancs  et  expressifs  de  MM.  Jules 
Simon  et  Bonnat  par  Jean  Gigoux.  Un 
coin  du  Caire,  de  M.  Gérôme,  est  un  sec 
découpage  de  maisons,  une  étendue  res- 
treinte qui  fait  songer  à  un  jeu  de  do- 
minos parsemé  de  pièces  d'échiquier.  Le 
Lion  aux  aguets,  ceci  dit  sans  raillerie,  a 
des  apparences  de  singe.  C'est  un  lion  qui 
finira  évidemment  au  Nouveau-Cirque,  et 
l'observation  n'est  pas  dépourvue  d'agré- 
ment. Le  petit  paysage  est  drôlet,  éclairé 
comme  par  une  flamme  d'allumette.  Le  lion 
de  M.  Bonnat  ne  vaut  pas  ce  spirituel  lion 
de  M.  Gérôme.  Le  lion  que  déchire  le 
Samson  de  M.  Bonnat  est  un  lion  de  «  che- 
vaux de  bois  »,  et  le  seul  compte  rendu 
possible  de  pareilles  histoires  est  le  compte 
rendu  à  petites  images  des  caricaturistes  du 
Charivari  et  du  Jourtial  amusant. 

On  trouve  le  repos  devant  les  peintures 
de  Fantin-Latour,  Danses.,  Tentation  de 
Saint- Antoine,  où  la  vue  se  récrée  enfin  de 


—  239  — 
l'harmonie  des  fonds  avec  les  premiers 
plans,  où  les  draperies  d'une  richesse  som- 
bre, les  robes  de  couleurs  pâles,  de  nuances 
effacées,  les  nobles  feuillages  de  parcs,  les 
gestes  de  bel  opéra,  ont  l'éloquence  de  cou- 
leur et  de  rythme  habituelle  à  l'artiste. 

Quelques  bons  portraits  sont  signés  de 
MM.  Cormon,  Amand  Gautier,  Guthrie, 
Aman  Jean,  Kaphaël  Collin,  Parmi  les 
paysagistes,  M.  Harpignies  a  peint  une  Au- 
rore et  un  Couchant,  une  arrivée  et  un 
départ  de  lumière  sur  de  doux  feuillages, 
de  sombres  roches. 


§  II.  LA    SCULPTURE 

La  nef  du  Palais  de  l'Industrie  est  encore 
plus  vaste  et  plus  vide  cette  année  que  les 
années  précédentes.  Les  chefs-d'œuvre 
sont  absents,  ce  qui  n'est  pas  pour  sur- 
prendre, car  il  y  a  souvent  des  années  sans 
chefs-d'œuvre.  Mais  les  œuvres  même  s'y 
font  rares,  excessivement  rares.  Il  faut  une 
certaine    bonne    volonté    pour    découvrir 


—  240  — 

parmi  les  monuments  dégingandés,  les  nus 
de  fausse  élégance,  les  bustes  vulgaires,  un 
morceau  qui  révèle  une  réHexion  et  une 
étude. 

Pourquoi  donc  s'épuiser  en  descriptions, 
développer  des  raisonnements  d'esthétique? 
Quand  les  artistes  ne  consentent  pas  à  des 
renouvellements  et  à  des  efforts,  les  jour- 
nalistes chargés  de  la  critique  d'art  ne  sont 
pas  tenus  à  de  longues  explications.  Il  faut 
prendre  cette  nef  pour  ce  qu'elle  est,  pour 
un  lieu  de  promenade  fort  agréable  aux 
heures  claires  de  la  matinée.  On  est  ins- 
tallé à  merveille  sur  ces  bancs  pour  fumer 
des  cigarettes,  et  les  femmes  en  jolies  toi- 
lettes qui  se  promènent  là  sont  des  statues 
vivantes  et  souples  autrement  expressives 
que  les  silhouettes  de  plâtre  et  de  marbre 
qui  gesticulent  sur  les  piédestaux. 

A  quoi  bon  se  déranger  de  cette  sieste  et 
de  cette  contemplation  pour  chercher  des 
noms  dans  le  catalogue  et  pour  inscrire 
des  notes  sur  son  carnet.  D'ailleurs,  le  mé- 
tier de  sculpteur  est  un  rude  métier,  dans 
lequel  on  arrive  rarement  à  gagner  sa  vie. 


—    2,11    — 

ù  nouer  les  deux  bouts  de  l'année.  Les  mo- 
dèles sont  chers,  la  matière  employée  est 
onéreuse,  le  placement  de  l'œuvre  est  difli- 
cile.  Pas  encore  assez  difficile,  sans  doute, 
puisque  les  places  publiques,  les  vestibules 
de  monuments  et  les  cimejtières  —  les  ci- 
metières, oiî  il  ne  devrait  y  avoir  que  des 
œuvres  admirables  —  sont  encombrés  des 
extraordinaires  morceaux  que  l'on  sait.  Il 
n'y  a  donc  pas  à  interpeller  directement  ces 
braves  gens  à  grandes  barbes,  qui,  pour  la 
plupart,  mènent  des  existences  de  ma- 
nœuvres, modelant  la  glaise,  gâchant  le 
plâtre,  taillant  le  marbre,  prenant  leur 
repas  dans  les  boutiques  de  marchands  de 
vins,  peintes  en  rouge,  du  quartier  Mont- 
parnasse. 

Quelques-uns,  que  l'on  pouvait  consi- 
dérer comme  des  arrivés,  sont  morts,  et 
leurs  œuvres  sont  tous  les  jours  fleuries  de 
fleurs  fraîches.  Pourquoi  regarder  de  trop 
près,  discuter  trop  àprement?  La  princesse 
de  Galles,  de  Chapu,  assise,  le  front  cré- 
nelé comme  les  fronts  des  statues  de  villes 
de  la  place  de  la  Concorde,  est  d'un  corps 

14 


—    242   — 

bien  léger,  d'une  physionomie  bien  incon- 
sistante, dans  son  lourd  fauteuil,  sous  la 
lourde  garniture  de  sa  robe.  L'Ère  avant 
le  pc'clic,  de  Delaplanche,  est  d'une  malice 
excessivement  précoce,  et  c'est  elle,  évidem- 
ment, qui  va  séduire  le  serpent.  Et  voici, 
parmi  les  vivants,  M.  Mercié,  avec  la  Toi- 
lette de  Diane,  un  groupe  sans  accent  qui 
essaye  de  plaire,  et  M.  Falguière,  auquel  on 
fait  tous  les  ans  le  même  succès  en  l'hon- 
neur de  Diane.  Cette  année,  il  a  reproduit 
un  modèle  un  peu  plus  allongé  que  les 
années  précédentes.  La  décocheuse  de 
flèches  apparaît  au  loin  svelte  et  élégante, 
mais  les  membres  sont  ronds,  sans  tres- 
saillements, sans  .muscles  ni  nerfs,  sans 
une  dominante  de  mouvements.  C'est,  en 
somme,  d'une  inspiration  assez  semblable, 
en  sculpture,  à  l'inspiration  de  M.  Jules  Le- 
febvre  en  peinture.  Art  d'Institut,  pondéré 
et  connu. 

Il  faut  citer  la  Peinture  de  M.  Turcan, 
le  groupe  de  M.  Stephan  Sinding  :  Homme 
et  femme  ^  la  statuette  de  Saint -Georges  de 
M.  Fremiet.  L'émotion  historique  pourrait 


—  2.n  — 

être  contestée  au  Danton  de  M.  Paris,  et  des 
objections  pourraient  être  faites  à  l'Alsace 
et  à  la  Lorraine  que  M.  Bartholdi  a  sculp- 
tées pour  le  monument   de  Gambetta. 


§   III.  AU    CHAMI'-DE-.AIARS 

Le  décor  des  salles  est  agréable,  les  ga- 
leries sont  assez  spacieuses  pour  favoriser 
les  promenades  devant  les  toiles,  la  lumière 
est  bien  distribuée  à  travers  les  vitres  et  les 
vélums,  le  salon  rouge  et  le  salon  bleu  in- 
vitent le  passant  fatigué  au  repos,  le  jardin 
vitré,  verdo3^ant  et  fleuri,  est  un  joli  asile 
offert  aux  sculpteurs...  Voilà  les  aimables 
constatations  qui  peuvent  être  faites  à  pro- 
pos de  ce  lointain  Salon  du  Champ-de- 
Mars,  ouvert  pour  la  seconde  fois  entre  la 
Tour  Eiffel  et  la  Galerie  des  Machines.  On 
peut  encore  rendre  hommage  à  la  cage  de 
l'escalier,  aux  vitrines  où  sont  exposés  les 
objets  d'art.  Mais  pour  l'art  lui-même, 
pour  tout  ce  qui  est  peint,  dessiné,  gravé^ 
•sculpté,    façonné    en    une    matière    quel- 


—    21  I    — 

conque,  exposé  dans  des  cadres  ou  sur  des 
piédestaux,  pour  cet  art  à  la  mode  qui  fait 
se  pâmer  tant  de  messieurs  et  de  mesda- 
mes, l'enthousiasme  n'est  guère  de  mise. 
C'est  une  production  qui  est  en  accord  avec 
l'ameublement,  les  tapis,  les  fauteuils,  les 
banquettes,  tout  ce  qui  est  du  ressort  de 
MM.  Alphand  et  Belloir.  Cela  va  connaître 
le  succès  bruyant  d'un  jour,  les  bavardages 
élogieux  du  public,  les  phrases  hâtives  de 
la  critique,  les  réclames  à  images  des  jour- 
naux illustrés.  Mais  c'est  tout.  Succès  d'un 
jour  et  durée  d'un  jour. 

Qu'on  se  promène  à  travers  ces  galeries 
avec  la  préoccupation  de  ce  qui  doit  sur- 
vivre. Avec  quelque  habitude  d'œil  et  de 
cerveau,  le  compte  sera  vite  fait  des  belles 
œuvres  égarées  dans  ces  luxueux  magasins, 
et  il  faudra  bien  reconnaître  que  les  mêmes 
maladies  de  banalité  et  d'imitation  qui 
régnent  aux  Champs-Elysées  existent  aussi 
au  Champ-de-Mars  à  l'état  aigu.  On  n'a 
pas  tout  dit,  et  on  n'a  même  rien  dit,  lors- 
qu'on s'est  réjoui  d'un  Salon  moderne, 
d'un  Salon  clair,  d'un  Salon  influencé  par 


—  2-r)  — 

rimpressionnisme.  La  belle  affaire,  que  les 
peintres  s'ingénient  à  représenter  des  sujets 
de  la  vie  d'aujourd'hui,  s'ils  les  représen- 
tent sans  compréhension  et  sans  profon- 
deur, avec  la  même  facilité  déplorable 
qu'ils  montraient  également  autrefois,  alors 
qu'ils  traitaient  les  anecdotes  costumées  du 
genre  historique.  La  belle  affaire,  que  leurs 
tableaux  soient  clairs,  si  cette  prétendue 
clarté,  mal  imitée  des  maîtres  de  la  lu- 
mière, est  sans  harmonie,  et  si  les  couleurs 
échantillonnées  violent  les  inexorables  lois 
des  valeurs.  Cette  clarté-là  aboutit  aux  as- 
pects blafards  et  plâtreux,  ce  faux  impres- 
sionnisme se  résout  en  ombres  violettes  qui 
tachent  au  hasard  les  toiles.  Grand  merci  ! 

Ce  sont  des  indiv^idus  qu'il  faut  chercher, 
ce  sont  des  œuvres  longuement  vécues,  avec 
émotion,  avec  passion,  qu'il  faut  réclamer. 
Il  est  quelques-uns  de  ces  artistes,  indiffé- 
rents aux  procédés  régnants,  aux  manières 
acclamées,  aux  succès  organisés  et  consa- 
crés par  la  société  mondaine.  Ceux-là  vivent 
librement  leurs  conceptions  et  se  réfugient 

14. 


-  240  - 

dans  leur  art  comme  dans  une  cellule.  Ils 
ne  sont  pas  nombreux  ici,  et  comment 
seraient-ils  nombreux?  Les  artistes  person- 
nels ne  foisonnent  pas,  ne  se  rencontrent 
pas  tous  à  la  fois  en  un  rendez-vous  ba- 
nal d'exposition.  Ils  sont  clairsemés  dans 
chaque  siècle,  et  c'est  déjà  une  bonne  for- 
tune d'en  rencontrer  par  occasion  dans  les 
fêtes  données  au  Tout-Paris.  Je  ne  man- 
querai pas  de  signaler  ces  exceptionnels  et 
de  dire  quelles  sensations  peuvent  faire 
naître  leurs  œuvres. 

L'admirable  paysage,  VEte,  de  Puvis  de 
Chavannes,  vaut  que  la  pensée  erre  à  loisir 
par  cette  étendue  de  champs  et  de  bois.  La 
montée  de  la  maîtrise  d'Eugène  Carrière, 
la  rencontre  de  son  esprit  avec  l'esprit  de 
Daudet,  son  évocation  rapide  et  inoubliable 
de  Verlaine,  la  beauté  expressive  de  ses 
visages  de  femmes,  exigent  une  rêverie  non 
troublée  par  la  foule.  L'œuvre  dominatrice 
de  Whistler  est  représentée  par  un  paysage 
d'eau  et  de  navires  et  par  un  portrait  de 
femme  de  haute  allure,  auxquels  on  pourra 
demander  des  renseignements  sur  la  dis- 


—  247  — 
tinction  cérébrale  et  sur  la  simplicité  énig- 
matique  de  leur  auteur.  J'aimerai  encore 
dire  le  charme  des  anciens  marmitons  de 
Ribot,  heureusement  revenus  à  la  lumière, 
et  montrer  dans  quelle  banlieue  bleuâtre 
et  attendrie  vit  à  présent  Raffaëlli,  qui  ex- 
pose, avec  ses  paysages,  un  très  intelligent 
et  vivant  portrait  du  peintre  Dannat.  Et 
encore,  çà  et  là,  car  la  nomenclature  tire 
à  sa  fin  pour  les  peintres,  un  morceau  bien 
venu,  un  paysage  de  fine  exactitude,  un 
portrait  curieux.  Par  exemple,  une  souple 
silhouette  de  Al.  Besnard,  les  portraits  de 
M.  Blanche,  des  scènes  de  MM.  Jeanniot 
et  Lobre,  les  panneaux  de  M.  Marchai,  la 
femme  en  robe  jaune  de  Stevens.  Les  pay- 
sages sont  nombreux.  Il  y  en  a  de  MM.  Vic- 
tor Binet,  Ary  Renan,  Boudin,  Lhermitte, 
Damoye,  Barau,  Lépine,  Cazin,  Lebourg, 
Sisle\-.  Il  y  aurait  bien  à  dire  sur  beaucoup 
de  ces  paysages  qui  donnent  une  envie,  une 
envie  folle,  d'aller  voir  de  la  vraie  cam- 
pagne. Si  je  résiste  pendant  quelque  temps 
à  ce  désir,  habituellement  suggéré  par  la 
verdure  des  Salons,  je  reviendrai  à  l'exa- 


-    24«    - 

men  des  œuvres  des  paysagistes  du  Champ- 
de-Mars. 

Et  puis,  beaucoup  d'imitations,  de  pro- 
cédés éculés  remis  à  neuf,  beaucoup  de  pro- 
miscuité dans  l'habileté.  Tous  ces  exposants 
se  connaissent,  sont  au  courant  des  derniers 
trucs,  à  l'alfùt  des  plus  minimes  trouvailles. 
On  pourrait  croire  qu'ils  se  prêtent  entre  eux 
leurs  observations,  leurs  moyen  de  peindre, 
leurs  palettes,  leurs  cadres.  La  grosse  majo- 
rité, l'immense  majorité,  ne  songe  pas  à  la 
vie,  cette  vie  énorme,  multiple,  sans  cesse 
renouvelée,  toujours  inédite,  toujours  inat- 
tendue, qui  s'offre  à  chaque  esprit  qui  vient 
de  naître.  Non,  c'est  à  la  façon  d'opérer  du 
voisin  que  l'on  songe,  c'est  chez  lui  que  l'on 
s'introduit  avec  effraction  ou  avec  prudence. 
Vraiment,  puisqu'il  y  a  des  jurys  qui  fonc- 
tionnent, est-ce  qu'ils  ne  devraient  pas  faire 
quelque  objection  aux  envois  de  ces  imita- 
teurs effrénés  de  Puvis  de  Chavannes,  de 
Whistler,  de  Carrière,  et  à  tous  les  pasti- 
cheurs d'impressionnisme?  C'est  la  tare  des 
Salons,  de  tous  les  Salons,  cette  confusion 


—  249  — 
créée  par  les  plagiaires.  Il  y  a  d'autres  vices, 
certes,  et  je  ne  vois  pas  trop  ce  que  le  Champ- 
de-Mars  et  les  Champs-Elysées  pourraient 
avoir  à  s'envier  à  quelque  point  de  vue  que 
l'on  se  place.  Au  fond,  tout  se  ressemble, 
tout  se  vaut.  MM.  Carolus  Duran,  Jean 
Béraud,  Duez,  Gervex,  etc.,  ne  sont  pas, 
somme  toute,  d'une  supériorité  écrasante, 
si  on  les  place  en  comparaison  de  MM.  Bou- 
guereau,  Henner,  Donnât,  Gérôme,  etc.  Il 
y  aurait  encore  bien  d'autres  observations 
à  noter  :  —  sur  l'étonnante  inspiration  de 
ce  tableau  de  M.  Béraud,  où  le  Christ,  assis 
parmi  des  messieurs  en  habit  noir,  relève 
une  Madeleine  moderne  en  costume  de 
bal,  —  sur  le  curieux  document  établi  par 
M.  Priant,  Coquelin  aîné  soucieux  et  napo- 
léonisant  qui  écoute  une  lecture  par  Coque- 
lin  jeune,  —  sur  les  conscrits  de  M.  Dagnan- 
Bouveret  qui  déploient  hors  de  la  toile  un 
excessif  drapeau  tricolore.  Mais  il  faut  savoir 
se  borner,  le  premier  jour,  et  traverser  le 
jardin  de  la  sculpture  où  exposent  Rodin, 
Constantin  Meunier,  Desbois,  Dalou,  Baf- 
fier,  Charpentier,    Injalbert,   Lenoir,    Raf- 


—  250  — 

faëlli,  et  de  nouveaux  venus  comme  Bour- 
delle  et  Bartholomé.  La  section  des  objets 
d'art,  enfin  inaugurée  au  Salon,  présente 
quelques  œuvres  et  fragments  d'œuvres 
tels  que  les  meubles  de  Carabin,  le  lustre 
en  fer  forgé  de  Servat,  les  vases  de  Cha- 
plet,  de  Deck,  de  Delaherche,  de  Galle... 
C'en  serait  assez  pour  justifier  l'adjonction 
de  ces  objets  où  peuvent  s'affirmer,  où  s'af- 
firment déjà,  des  artisans  vivaces,  des  ar- 
tistes solitaires. 


§    IV.    PUVIS  DE  CIIAVANNES 

L'artiste  qui  a  déjà  peint  tant  de  ses  rêves 
aux  murailles  de  nos  édifices,  —  à  Lyon,  à 
Marseille,  à  Amiens,  —  au  Panthéon  et  à 
la  Sorbonne  de  Paris,  expose  cette  année, 
au  milieu  de  tant  de  colifichets  de  la  mode, 
le  complément  de  la  décoration  du  musée 
céramique  de  Rouen,  la  Poterie  Qt  la  Céra- 
mique, et  une  grande  page  sereine,  VEte, 
destinée  à  l'Hôtel  de  Ville  de  Paris. 

Les  personnages  qui  personnifient  la  Po- 


terie  et  la  Céramique,  —  des  jeunes  fem- 
mes en  robes  de  couleurs  pâles,  tenant 
entre  leurs  mains  douces  et  attentives  un 
plat,  un  vase,  fleuris  d'arabesques,  —  des 
ouvriers  robustes  et  graves  occupés  à  re- 
muer la  terre  et  à  chauffer  le  four,  —  pensent 
et  agissent  dans  des  jardinets  étroits,  dans 
des  cours  d'espace  restreint,  auprès  de  min- 
ces plates-bandes.  De  beaux  ciels  légers 
pavoisent  de  lumière  ces  entours  de  fabri- 
ques, ces  tranquilles  travaux,  ces  humbles 
personnages  fixés  dans  la  régularité  de  leur 
vie,  dans  lehr  grâce  et  dans  leur  force 
journalières,  et  devenus  comme  de  pâles 
statues  immuables  du  labeur  humain. 

Mais  voici  le  panneau  décoratif  de  VEte\ 
oiîily  a  aussi  des  personnages,  des  femmes, 
des  enfants  qui  se  baignent,  qui  sortent  de 
l'eau,  qui  se  reposent  du  mouvement  de  la 
rivière  dans  la  tiédeur  de  l'air.  Une  femme 
est  debout,  dans  i'eau  jusqu'aux  hanches, 
une  autre,  en  robe  rose,  remet  sa  chemise, 
une  autre,  debout,  penchée,  s'essuie  les 
jambes,  une  autre,  toute  nue,  est  étendue 


sur  l'herbe.  Ce  sont  de  grandes  et  fortes 
créatures,  vite  indiquées,  sommairement 
modelées,  surtout  conçues  en  vue  de  l'en- 
semble, d'attitudes  et  de  carnations  en  har- 
monie avec  le  paysage  qui  s'étage  au-des- 
sus d'elles,  et  célébrant  l'été  par  la  joie 
saine  de  leurs  corps  mouillés  et  de  leurs 
placides  visages. 

Autant  et  davantage  même  que  ces  heu- 
reuses créatures,  le  paysage  représente  la 
beauté  de  la  saison  et  de  l'heure.  La  rivière 
bleue  circule  en  large  méandre  à  travers 
rétendue,  revient  en  courbe  molle  au  pre- 
mier plan  où  se  dressent  les  femmes.  Les 
bandes  vertes  de  la  prairie  enserrent  un 
champ  de  blé,  éblouissant  d'or.  De  longs 
et  légers  peupliers  palpitent  doucement,  de 
toutes  leurs  feuilles^  au  bord  de  l'eau,  dans 
la  chaleur  de  l'air.  Les  feuilles  jaunes  d'un 
frêle  bouleau  semblent  battre  des  ailes, 
comme  des  légers  papillons  couleur  de 
soufre.  Et  voici,  au  sommet  de  cette  belle 
pente  cultivée,  au  milieu  de  ces  champs, 
au  delà  des  arbustes  légers,  sous  le  ciel  pro- 
fond et  lumineux  pénétré  par  l'ardeur  du 


—  255  — 
soleil,  voici  un  centenaire  et  impénétrable 
massif  d'arbres,  sombre,  chenu,  opaque, 
dressé  au  centre  de  cette  clarté,  de  cette 
fluidité  de  l'air.  Toute  l'ombre  de  la  vallée 
est  amassée  là,  —  dans  les  interstices  du 
feuillage  qui  sont  comme  des  fentes,  des 
crevasses  de  rochers,  au  ras  du  sol,  —  au- 
tour des  troncs  énormes,  trapus,  chargés  de 
ramures  basses. 

Au  loin,  à  droite,  une  forêt  bleuit.  Plus 
loin  encore,  à  gauche,  des  collines  pier- 
reuses, d'un  mauve  pâle,  enveloppées  de  la 
brume  chaude  du  milieu  du  jour,  brillent 
faiblement  comme  de  très  lointains  cris- 
taux. Çà  et  là,  l'activité  humaine  apparaît. 
Sur  Teau  bleue  un  bateau  passe,  une  femme 
assise  à  l'arrière,  un  homme  debout  à 
l'avant,  jetant  u,n  filet.  Une  femme  s'abrite 
avec  un  enfant  à  l'ombre  de  saules.  Des 
travailleurs  vont  et  viennent  autour  d'un 
chariot  d'herbages.  Tout  cela  disséminé, 
perdu  dans  la  campagne,  les  personnages 
se  confondant  à  demi  avec  les  choses,  les 
êtres  vivants  teintés  des  reflets  roses  et  verts 
de  la  lumière  et  du  sol.  C'est  la  vie  d'un 

15 


—  254  — 
jour  qui  s'agite  et  qui  défile  autour  de  ce 
formidable  massif  d'arbres,  si  ancien,  d'ap- 
parence si  farouche,  si  écrasante,  si  dura- 
ble, qu'on  pourrait  le  croire  sans  commen- 
cement et  sans  fin,  immuable,  éternel. 


Il  est  beau  de  fixer  ainsi  le  décor  dans 
lequel  nous  vivons,  le  décor  dans  lequel 
nous  promenons  notre  vain  désir  de  bon- 
heur, le  songe  mystérieux,  sans  explication 
possible,  de  notre  destinée.  Les  choses  sont 
expressives  et  parlantes,  nous  savons  quels 
liens  nous  unissent  à  tout  ce  qui  nous  en- 
toure, nous  savons  que  nous  faisons  partie 
de  cet  univers  qui  déroule  autour  de  nous 
son  mirage,  et  notre  sympathie  spirituelle, 
et  notre  joie  et  notre  mélancolie  s'en  vont 
vers  ces  aspects  de  la  matière  qui  existaient 
avant  nous,  qui  existeront  après  nous.  C'est 
la  haute  raison  d'être  d'une  poésie  éloquente 
et  attractive  comme  la  poésie  de  cet  Eté  de 
Puvis  de  Chavannes.  L'artiste  a  su  faire 
parler  à  notre  esprit  les  nuées,  les  eaux,  les 
champs,  les  arbres,  toute  cette  nature  insen- 


—  255  — 
sible  où  nous  nous  réfugions  comme  auprès 
d'une  complice  et  d'une  confidente. 

§   V.  EUGÈNE  CARRIÈRE 

Deux  scènes  familiales ,  —  une  figure 
expressive  de  femme,  —  quatre  portraits, 
sont  exposés  par  Eugène  Carrière  au  Salon 
du  Champ-de-jMars.  —  Le  Matin ^  c'est 
réveil  d'un  enfant  sur  les  genoux  de  sa 
mère.  Au  centre  d'une  chambre  éclairée 
par  une  clarté  douce,  tendre,  argentée 
comme  une  clarté  d'aurore,  le  petit  être 
commence  la  vie.  Sa  chair  nouvelle,  si 
molle,  si  impressionnable,  respire  et  frémit 
dans  la  lumière  du  jour.  Son  visage  ridé  se 
ride  davantage,  s'effare  et  se  contracte,  ses 
yeux  se  ferment,  ses  mains  fragiles  grima- 
cent aussi,  se  retournent  dos  à  dos  con- 
vulsivement. Il  se  débat  dans  l'éclat  et  la 
chaleur  du  rayon  qui  l'enveloppe  et  qui 
l'éblouit.  11  apprend  inconsciemment  la  vie 
et  sa  douceur  blessante.  Mais  il  est  tenu 
dans  des  bras  bienveillants,  embrassé  par 


-  256  - 

une  fillette  qui  avance  son  lin  profil  en  une 
amoureuse  et  impatiente  moue  des  lèvres. 
Il  se  débat  entre  des  tendresses.  —  La 
Timbale,  c'est  une  plus  accentuée  prise  de 
possession  des  choses  par  l'enfant.  Pâle  et 
blond,  de  doux  et  rares  cheveux  d'or  en- 
volés autour  du  crâne  frêle,  les  tempes 
nacrées  veinées  faiblement,  les  os  des  pom- 
mettes et  du  front  devinés  friables  et  légers 
comme  les  os  d'une  tète  en  formation,  soli- 
dement tenu  par  les  grandes  mains  de  sa 
mère  qui  enveloppent  tout  son  corps,  il  boit 
à  longs  traits  le  breuvage  de  la  timbale.  — 
Rèrerie,  c'est  une  tête,  un  buste  et  des 
mains  de  femme ,  un  visage  douloureux 
appuyé  sur  des  mains  lasses,  un  accord  de 
tristesse  farouche  entre  les  yeux  et  la  bou- 
che, une  pensée  qui  cherche  le  repos,  une 
âme  énergique  qui  voudrait  se  refuser  à  l'ac- 
tion. Carrière  est  aujourd'hui  le  peintre  de 
ces  faces  expressives  où  les  lentes  réflexions, 
les  creusements  d'idées  fixes,  les  luttes  inté- 
rieures, apparaissent  en  contractions  et  en 
lueurs  dans  une  atmosphère  de  silence. 


—  257  — 
Des  quatre  portraits,  il  en  est  un  dont  je 
ne  puis  rien  dire,  sinon  qu'il  me  fait  songer 
aux  vers  de  Musset  : 

Un  étranger  vctu  de  noir 

Qui  me  ressemblait  comme  un  frère. 

Et  j'ai  hâte  de  signaler  cette  curieuse  ef- 
figie de  M.  Armand  Berton,  dont  la  tête 
penchée  en  avant  est  significative  au  plus 
haut  point  de  vie  concentrée.  Et  voici  Paul 
Verlaine,  le  poète  des  Fêtes  gaLuites  et  de 
Sagesse,  image  significative  par  le  front  en 
dôme,  la  fente  des  yeux  où  transparaît  un 
regard  lointain,  la  barbe  fauve,  le  masque 
ravagé.  C'est  une  ébauche  puissante,  un 
portrait  A'ite  fait  pendant  quelques  heures 
de  conversation.  Le  peintre  ne  connaissait 
pas  le  poète  et  il  a  su  garder  à  sa  physio- 
nomie et  à  sa  silhouette  leur  caractère  de 
brusque  apparition.  Peut-être  n'est-ce  pas 
tout  ^'erlaine,  mais  certainement  c'est  un 
Verlaine  caractéristique,  tel  qu'il  surgit  dans 
l'atelier  de  Carrière,  fatigué,  éloquent,  at- 
tendri, évoquant  des  souvenirs,  commen- 
tant sa  fine,  souffrante  et  incertaine  poésie, 


-258- 

où  se  livrent  les  combats  des  instincts  et 
de  l'esprit. 

Le  portrait  d'Alphonse  Daudet  a  été  com- 
pris par  la  même  intelligence  d'observateur, 
mais  plus  longuement  préparé  et  plus  lon- 
guement exécuté.  Ceux  qui  connaissent 
Daudet  y  retrouvent  Tami  qu'ils  aiment 
avec  le  grand  esprit  qu'ils  admirent.  L'ar- 
tiste a  marqué  l'affection  tendre  dans  ce 
doux  enlacement  du  père  et  de  la  fille,  la 
petite  main  de  la  fille  dans  la  main  du  père, 
les  deux  corps  penchés  dans  le  même  mou- 
vement de  vague  par  une  continuité  de 
lignes  qui  va  de  l'enfant  à  l'homme,  de 
l'ignorance  à  la  connaissance,  de  l'être  qui 
balbutie  la  vie  à  celui  qui  sait  la  vie.  C'est 
de  la  poésie  d'existence,  et  c'est  une  poésie 
consciente  et  commentée  par  Daudet  lui- 
même,  par  son  front  d'intellectualité,  par 
son  regard  direct,  par  son  visage  de  pensée 
ferme  et  de  sérénité  songeuse. 

La  variété  et  la  progression  du  talent 
de  Carrière  se  prouvent  ainsi  par  cette 
exposition,  si  différente  de  son  exposition 


—  259  — 
de  l'an  dernier.  Il  n'a  pas  à  se  préoccuper 
des  imitateurs  vulgaires  ou  adroits  qui 
tournent,  sans  pouvoir  y  pénétrer,  autour 
de  ce  monde  d'art  et  de  pensée  où  il  est 
maître.  Il  peut  continuer  son  chemin  sans 
s'arrêter  aux  non-compréhensions  des  gens 
du  monde  qui  s'attroupent  devant  ses  toiles 
et  des  critiques  qui  se  dispensent  d'examen 
et  de  rétlexion  avec  les  plaisanteries  coutu- 
mières.  Pour  la  technique  savante  de  son 
métier,  pour  la  beauté  souple  des  formes, 
pour  l'harmonie  des  tons  atténués,  elles 
apparaissent  et  elles  apparaîtront  de  plus 
en  plus,  incontestables,  à  ceux  qui  regar- 
dent et  qui  aiment  la  peinture.  Il  me  semble 
inutile  d'entreprendre  des  démonstrations 
pour  prouver  la  science  de  construction  et 
de  modelé,  la  qualité  de  la  lumière,  la 
transparence  des  ombres  dans  les  tableaux 
de  Carrière.  C'est  un  divinateur,  c'est  un 
voyant,  c'est  un  expressif,  mais  c'est  aussi 
un  peintre,  un  peintre  de  fine  et  haute  race. 
Il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de  regarder 
ces  vêtements  noirs  et  blancs  de  petite  fille, 
cette  soie  de  cheveux  blonds,  cette  timbale 


—  26o  — 

d'argent,  et  ces  mains,  et  ces  visages  ou 
l'enveloppe  est  d'une  si  étonnante  unité,  où 
tous  les  passages  de  chair  entre  les  organes 
sont  écrits  avec  une  si  belle  certitude,  où 
les  yeux,  le  nez,  la  bouche  sont  en  accord 
si  délicieux  avec  le  menton,  le  front  et  les 
joues.  Ces  joues  qui  jouent  un  tel  rôle  dans 
les  physionomies  et  dont  la  littérature  parle 
si  rarement,  que  la  peinture  esquive  d'habi- 
tude. Carrière  les  connaît  bien,  il  les  arrondit 
et  il  les  caresse  comme  les  sculpteurs  égyp- 
tiens, comme  les  primitifs  italiens,  comme 
Vinci  et  comme  Prudhon. 

Quand  on  est  l'artiste  d'un  tel  art,  on 
peut  rester  solitaire,  volontaire,  patient, 
comme  sont  les  forts.  Si  l'heure  des  banales 
popularités  ne  sonne  pas  pour  Carrière,  il 
s'en  réjouira  facilement  et  quelques-uns 
avec  lui.  L'heure  de  la  joie  au  travail,  de 
l'enivrement  artiste  devant  la  nature,  devant 
les  êtres  et  les  choses,  pourra,  du  moins, 
sonner  souvent,  et  c'est  cette  heure-là  qu'il 
est  essentiel  et  doux  d'entendre. 


—   26l    — 
§   VI.   —   J.-I-.    RAFFAELLI 

Désormais  peintre-sculpteur,  RafTaëlli  ex- 
pose au  Salon  du  Champ-de-Mars  six  pein- 
tures et  cinq  bronzes.  Ces  derniers  ont  été 
placés  en  partie  à  la  sculpture,  en  partie  à 
la  section  des  objets  d'art.  On  ne  saura 
jamais  pourquoi  ils  ont  été  ainsi  disséminés 
et  je  n'y  vois  d'autre  raison  que  le  désir 
d'accrocher  des  ornementations  à  la  mu- 
raille du  salon  bleu  du  premier  étage.  Ce 
sont,  en  elTet,  des  œuvres  de  même  famille, 
des  découpures  en  relief  qui  gardent  toutes 
les  qualités  du  dessin  cursif  et  appuyé  de 
l'artiste,  et  qui  prennent  un  intérêt  nouveau 
et  une  beauté  nouvelle  par  la  matière  em- 
ployée, un  beau  bronze  doux  au  regard  et 
souple  au  toucher,  où  la  lumière  achève  de 
modeler  les  surfaces.  Il  y  a  là,  —  en  plus 
d'un  Buste  Je  vieux  exécuté  d'après  les  lois 
habituelles  de  la  statuaire,  —  le  Buste  de 
Paysan^  la  Servante,  le  Rémouleur,  où  l'on 
retrouvera  quelques-uns  des  types  sur  les- 
quels  Raiîaëlli   a  mis   sa   marque,  et  une 

15- 


—    202    — 

silhouette  de  femme  nue,  Fleur  de  mon- 
tagne ^  de  physionomie  jeune,  naïve  et 
étrange,  au  corps  énergiquement  construit, 
avec  de  naissantes  grâces  charnelles.  C'est 
une  curieuse  étude  de  nature,  d'une  allure 
vivante,  à  la  fois  fine  et  fruste,  d'une  spon- 
tanéité et  d'une  décision  charmantes,  gar- 
dées jusqu'à  la  fin  d'un  travail  délicatement 
précis,  scrupuleusement  attentif. 

Il  n'y  aurait  donc  pas  de  raison,  sur  la 
vue  de  ces  résultats,  de  renvoyer  Raffaëlli 
à  la  seule  peinture  de  la  banlieue.  La  manie 
d'aujourd'hui  est  de  vouloir  spécialiser,  de 
force,  les  chercheurs  qui  ont  en  eux  des 
aptitudes  diverses.  Cette  manie-là  était  in- 
connue aux  belles  époques  d'art.  On  ad- 
mettait que  le  même  homme  s'ingéniât  à 
manifester  son  action  par  des  applications 
différentes  de  la  force  artistique  qu'il  por- 
tait en  lui.  On  ne  se  récriait  pas  devant  des 
peintures  et  des  sculptures  sorties  des 
mêmes  mains,  on  admettait  qu'un  tailleur 
de  marbre  fût  aussi  architecte,  on  ne  trou- 
vait pas  que  c'était  déchoir  pour  un  faiseur 


—  263  — 

de  statues  s'il  s'avisait  de  fournir  le  dessin 
d'un  objet  usuel,  et  s'il  allait  jusqu'à  façon- 
ner lui-même  cet  objet  utile  et  gracieux. 
On  a,  maintenant,  changé  tout  cela,  et  ca- 
tégorisé les  individus.  On  a  mieux  fait,  on 
a  divisé  et  catégorisé  l'art  lui-même,  et  c'est 
un  événement  tout  à  fait  imprévu  que  l'ex- 
position, cette  année,  au  Champ-de-JMars, 
d'œuvres  artistiques  qui  ne  sont  ni  des  ta- 
bleaux ni  des  statues,  mais  des  meubles, 
des  vases,  des  cruches,  des  plats,  des  as- 
siettes. 

Raflaëlli,  sculpteur,  est  d'ailleurs  resté 
peintre,  et  les  pa3^sages  et  le  portrait  qu'il 
expose  le  montrent  en  plein  exercice  de  son 
observation,  en  pleine  possession  de  ses 
moyens  d'exprimer.  Le  portrait,  c'est  celui 
de  M.  William  Dannat,  un  peintre  améri- 
cain assis  au  bord  d'une  table,  dans  son  ate- 
lier, où  apparaissent  une  toile  commencée 
et  des  falbalas  noirs  et  jaunes  de  costumes 
espagnols.  Le  corps  en  son  altitude  de  re- 
pos, la  physionomie  aux  regards  aigus  ont 
été  lîxés  par  un  travail  léger  de  couleur 
qui  recouvre  une  construction  de  hachures, 


—  264  — 

un  jeu  de  pinceau  et  de  crayon  opiniâtre 
comme  un  modelé  de  pointe  sèche.  C'est  un 
portrait  vivace,  nerveux,  supérieurement 
griffé  de  main  d'artiste. 

Les  banlieues,  —  Autour  cic  la  ca?^rièrc 
de  sable,  La  Plaine,  Les  grands  arbres, 
V avenue  d'Arg'enteuil,  Le  grand-père,  — 
sont  très  différentes  des  banlieues  violentes 
d'il  y  a  di.x  ans,  des  paysages  inquiétants 
où  erraient  des  révoltés.  Ce  sont  d'autres 
coins  et  d'autres  passants,  et  ce  sont  des 
visions  vraies  aussi,  qui  témoignent  d'un 
esprit  adouci  et  d'une  période  de  mansué- 
tude. Il  est  un  de  ces  paysages  où  les  hum- 
bles bâtisses,  les  pauvres  terrains  apparais- 
sent vraiment  touchants  dans  une  atmos- 
phère douce  et  bleue,  légère  et  calmante. 
Les  personnages  entrevus,  le  grand-père 
en  casquette  qui  promène  une  fillette  au 
long  des  premières  et  timides  verdures,  les 
gens  qui  parcourent  l'avenue  dorée  de  so- 
leil, marchent  et  respirent  sous  le  ciel  clé- 
ment des  matinées  heureuses. 

Dans  ses  récentes  œuvres  comme  dans 


—  205  — 

les  œuvres  précédentes,  dans  ses  sculptures 
comme  dans  ses  peintures,  Raffaëlli  affirme 
sa  vision  particulière  de  riiumanité.  Il  a, 
dans  l'art  moderne,  sa  place  bien  à  lui,  de 
producteur  d'êtres  d'une  espèce  nettement 
définie  et  reconnaissable.  Il  a  donné,  par 
ses  dessins  et  par  ses  peintures,  des  signa- 
lements certains  d'individus  qui  vivent  aux 
confins  de  la  petite  bourgeoisie,  du  com- 
merce retiré  à  la  campagne,  aux  environs 
de  la  zone  ou  dans  les  quartiers  où  la  grande 
ville  change  d'aspect,  et  d'autres  individus 
encore  qui  rôdent  dans  les  mêmes  parages 
avec  des  allures  prudentes  et  des  yeux  in- 
quiets de  gibier  chassé  et  chasseur.  Des  ren- 
tiers, des  boutiquiers,  des  employés,  des 
commerçants  de  hasard,  des  habitants  de 
ruelles,  et  des  errants  de  routes,  ont  été 
vus  et  étudiés  par  lui,  dans  leur  milieu, 
avec  un  souci  rare  du  caractère  individuel. 
Ils  sont  maintenant  à  demeure  dans  son 
œuvre,  ils  s'y  montrent,  étonnamment  vé- 
ridiques,  conquis  par  le  peintre  qui  a  su  les 
voir  et  les  comprendre,  qui  les  a  regardés 
d'abord  curieusement,  puis  avec  une  sym- 


—   200   — 

pathie  humaine.  Ils  sont  désormais  fami- 
liers pour  nos  regards,  commensaux  de 
notre  esprit.  Combien  de  fois,  dans  les  rues 
des  régions  oiî  ils  stationnent,  où  ils  pas- 
sent, ne  les  a-t-on  pas  vus,  ne  les  a-t-on  pas 
reconnus  à  leurs  yeux,  à  leurs  mains,  à  leur 
coiffure,  à  leur  pantalon,  à  leurs  souliers? 
combien  de  fois  celui  qui  connaît  cette  sé- 
rie de  tableaux  expressifs  ne  s'est-il  pas 
écrié,  devant  un  bonhomme  brusquement 
surgi  :  «  Un  Raffaëlli  !  »  Celui  qui  recueille 
de  tels  témoignages  est  un  artiste  créateur 
d'êtres,  —  et  ces  artistes-là  ne  courent  pas 
les  rues,  ni  les  Salons  de  peinture. 

^    VII.    WIIISTLER 

En  novembre  dernier,  allant  de  Calais  à 
Douvres,  je  vis  tomber  le  soir  sur  la  mer. 
L'eau  glauque  très  calme,  sur  laquelle  glis- 
sait régulièrement  le  long  bateau,  se  con- 
fondit peu  à  peu  avec  le  ciel,  déjà  si  bas, 
si  rapproché,  aux  derniers  instants  du  jour, 
et  qui  enfermait  si  hermétiquement  le  pay- 


—  267  — 

sage  de  sa  circulaire  cloison  grise.  La  nuit 
désemprisonna  les  choses,  rompit  la  ri- 
gide, l'inexorable  ligne  de  démarcation.  La 
fluidité  de  l'ombre  envahit  l'atmosphère 
hostile  du  crépuscule  d'hiver,  harmonisa 
dans  l'espace  obscurci  la  mer  de  froide 
émeraude  et  le  ciel  de  cendre.  Il  n'y  eut 
plus  rien,  autour  du  fanal  scintillant  à  l'a- 
vant, qu'une  étendue  de  ténèbres. 

Soudain,  à  droite,  se  projeta  un  jet  de  lu- 
mière de  phare,  une  tache  jaune,  ronde  et 
scintillante  comme  un  astre.  Puis,  un  peu 
en  arrière,  une  autre  lumière,  plus  fine, 
puis  une  autre,  et  d'autres,  et  d'autres  en- 
core, qui  apparaissaient  lentement  ou  se 
déclaraient  vite,  à  des  places  irrégulières, 
en  une  ligne  brisée,  en  une  perspective  qui 
fuyait  et  se  rapprochait.  L'ensemble  se  ré- 
véla enfin,  circonscrit  de  noirceur  bleue.  Ce 
fut  un  féerique  jardin  suspendu  dans  la 
nuit,  entre  l'eau  et  le  ciel  devinés,  un  jardin 
où  s'épanouissaient  des  fleurs  d'or,  des 
fleurs  de  lumière,  des  fleurs  de  feu,  vi- 
vantes, remuantes,  qui  semblaient  par  mo- 
ments se  voiler,  clore  leurs  calices,  dispa- 


—  268  — 

raître  sous  des  gazes,  sombrer  sous  des 
lames,  pour  se  ranimer  ensuite  et  reparaître 
plus  vives.  Elles  surgissaient,  montaient, 
descendaient,  selon  le  mouvement  rythmé 
du  bateau,  s'élançaient  vers  la  nue,  se  ca- 
chaient au  ras  de  l'onde,  brillaient  comme 
des  yeux  ardents  et  curieux  à  l'horizon  d'un 
rêve.  Et  ces  fleurs  frémissantes,  et  ces  pru- 
nelles de  Hamme,  auréolées  dans  l'air,  re- 
flétées par  l'eau,  perdues  dans  un  infini, 
sillonnaient  le  lointain  d'une  illumination 
fantastique  de  points  brillants,  de  poussière 
d'or  et  d'argent,  et  dessinaient  au-dessus  et 
en  dehors  du  réel  un  décor  de  ville  étrange, 
inexistante,  où  s'apercevaient  les  lignes 
pressenties  de  l'avancée  d'une  jetée,  de  la 
bordure  d'un  quai,  de  l'ascension  d'une  col- 
line, d'un  amas  obscur  de  maisons,  d'une 
flottille  balancée  au  calme  d'une  rade.  Il 
était  bien  impossible  que  la  songerie  d'un 
art  ne  vînt  pas  à  la  pensée,  qu'un  nom  de 
magicien  ne  montât  pas  aux  lèvres  : 
—  Un  Whistler! 

Un  Whistler,  oui,  c'était  bien  un  Whist- 


—  269  — 

1er  qui  s'évoquait  en  ce  lieu,  à  cette  heure, 
par  ce  Douvres  allumé  au  sommet  des  Hots, 
au  bas  du  ciel.  L'œuvre  de  paysage  du 
peintre  des  Nocturnes  se  résumait  là,  en 
partie,  par  cette  courbe  étincelante,  par  ces 
entours  immenses,  profonds  et  sombres. 
Pendant  la  course  finale  du  paquebot  vers 
la  côte,  au  bruit  des  derniers  tours  de  roue, 
devant  les  aspects  grandissants  et  les  lu- 
mières plus  vives,  je  songeai  à  tant  de  no- 
tations lucides  et  rêveuses,  à  tant  d'expres- 
sives représentations  des  choses  ensevelies 
dans  Tombre  et  dans  le  silence,  à  tant  de 
poèmes  de  lumière  éteinte  signés  du  pres- 
tigieux artiste  James  Mac  Neil  Whistler.  Je 
revis  en  pensée  ces  Nocturnes  en  bleu  et 
argent,  en  noir  et  or,  en  argent  et  noir,  l'un 
d'eux,  surtout,  chez  Théodore  Duret,  le 
plus  hardi  et  le  plus  extraordinaire  peut- 
être.  De  l'eau,  du  ciel,  et  entre  l'eau  et  le 
ciel  une  irrégulière  masse  noire,  morcelée 
à  la  base  par  les  avancées  et  les  retraits  de 
la  berge,  découpée  au  sommet  en  opacités 
et  en  légèretés  aériennes.  C'est  tout,  et  c'est 
suffisant  pour  la  vision  de  l'œil  et  pour  la 


—  270  — 

contemplation  de  l'esprit.  Le  spectacle  se 
déploie  en  beauté  harmonieuse,  s'approfon- 
dit sans  cesse  devant  la  rêverie  interroga- 
tive.  Qu'y  a-t-il  là  devant  nous?  Une  ville, 
des  arbres?  des  vivants  habitent-ils  derrière 
ce  décor  de  silence?  On  finit  par  distinguer 
que  cette  masse  est  çà  et  là  dorée  de 
quelques  lueurs  imperceptibles,  qu'il  y  a 
tout  en  haut,  dans  la  cage  de  quelque  vague 
tour,  clocher  ou  beffroi,  une  pâle  horloge 
éclairée,  tremblante  et  presque  indistincte 
veilleuse,  qui  dit  dans  la  nuit  une  heure 
incertaine,  et  qu'il  y  a  encore,  au  bas  de  la 
ville  mystérieuse,  au  plus  épais  du  noir, 
une  courte  flamme  enfouie,  derrière  quelque 
vitre  invisible!  Mais  tout  cela  conjecturé 
plutôt  que  vu,  tout  cela  cerné,  envahi,  re- 
couvert par  la  nuit.  Le  vers  de  Baudelaire 
revient  en  mémoire  :  «  Entends,  ma  chère, 
entends  la  douce  Nuit  qui  marche.  »  C'est 
la  Nuit  qui  passe  sur  l'eau,  qui  englobe  la 
ville,  qui  absorbe  l'air,  c'est  elle  qui  do- 
mine ce  paysage,  qui  lui  donne  cette  cou- 
leur inclassée  que  l'on  voit  les  yeux  fermés, 
qui   en   fait  l'apparence    visible  de  l'Om- 


—    271    — 

bre,   le  portrait  prodigieux  de  TObscurité. 

Il  est  d'autres  paysages  de  Whistler,  des 
aquarelles,  des  peintures,  des  eaux-fortes 
du  travail  le  plus  rare  (i),  qui  constituent 
des  indications  d'une  justesse  extrême,  des 
preuves  de  sensations  d'une  autorité  irréfu- 
table. Il  y  a  au  Salon  du  Champ- de-Mars, 
cette  année,  une  Marine  {harmonie  en  j'ert 
et  opale),  une  rade  de  Valparaiso  où  l'eau  et 
le  ciel  sont  en  accord  délicieux,  où  les  vais- 
seaux légers  célèbrent  les  longs  voyages  et 
les  douces  rentrées  au  port  et  les  désirs  de 
repartir. 

Il  y  a  eu  exposées  çà  et  là,  à  Paris  et 
surtout  à  Londres,  dans  des  salles  judi- 
cieusement décorées  par  l'artiste,  des  séries 
dont  les  litres  disent  le  souci  de  couleur 
qui  hante  le  peintre.  Ce  sont  des  Notes,  des 
Harmonies,  des  Symphonies,  en  vert,   en 


(i)  II  faut  lire,  sur  la  technique  de  l'œuvre  de 
Whistler,  sur  la  description  des  combinaisons  de  co- 
loris du  peintre,  des  procédés  de  l'aquafortiste,  le 
savant  travail  public  dans  la  revue  Les  Lettres  et  les 
Arts,  par  Théodore  Duret,  l'écrivain  de  ce  livre  bien 
nommé  :  Critique  d'avant-giXrde. 


rouge,  en  gris,  en  bleu  et  argent,  en  bleu  et 
or,  en  argent  et  violet,  en  violet  et  rose,  en 
rose  et  nacre,  en  capucine  et  rose,  en 
mauve  et  argent,  en  opale,  en  noir  et  or, 
des  Arrangements  en  noir.  Il  s'agit  de 
notes  prises  sur  la  réalité,  mais  très  sim- 
plifiées, les  tons  significatifs  seulement 
gardés.  C'est  ainsi  que  sont  représentés 
la  Mer,  la  Hollande,  Dieppe,  Jerse}',  le 
Havre,  Honffeur,  Liverpool,  le  village  de 
Wortley,  Londres,  le  faubourg  de  Chelsea, 
Paris,  et  la  Venise  de  rêve  où  l'art  harmo- 
nieux et  singulier  de  Whister  élit  parfois 
domicile,  la  ville  où  son  pinceau  et  sa 
pointe  creusent  les  ruelles,  font  trembler 
l'eau,  glisser  les  barques.  La  virtuosité  de 
toutes  ces  représentation  est  excessive,  les 
surfaces  des  objets,  les  épidermes  des 
choses  sont  exprimés  avec  un  bonheur 
inouï.  Il  en  est  ainsi  pour  des  rues,  des 
devantures  de  boutiques,  des  prairies,  des 
plages,  des  marchés,  d'étonnantes  mai- 
sons illuminées,  reflétées  dans  l'eau,  des 
paysages  délimités  avec  un  art  égal  à  l'art 
des  maîtres  japonais.  Les  tableaux  de  ces 


—  273  — 
formats  restreints  mettent  aussi  en  scène 
des  ligurines  précises,  sveltes,  délicates 
comme  des  statuettes  colorées  de  Tanagra. 
Telles  ces  femmes  en  rouge,  ces  liseuses,  et 
certaine  autre  assise  devant  une  cheminée 
dans  un  intérieur  vieil  or.  Et  ceci  me  con- 
duit aux  grands  portraits  de  Whistler,  qui 
se  trouvèrent  attestés  dès  ma  première  pro- 
menade à  travers  Londres,  comme  les  pay- 
sages avaient  été  certifiés  à  l'approche  de 
Douvres,  aux  heures  submergées  du  cré- 
puscule vaincu  par  la  nuit. 

Ce  jour-là,  à  Londres,  après  une  tempête 
de  neige,  l'atmosphère  de  brume  fut  parti- 
culièrement dense  et  somptueuse,  une  prise 
de  possession  despotique  de  la  rue,  du  sol, 
des  maisons,  des  monuments,  par  un  brouil- 
lard enfouisseur  des  choses,  large  et  haut, 
énorme  et  rampant,  tenant  tout  le  ciel,  em- 
brassant toute  la  terre,  roulant  et  s'étalant 
avec  lenteur,  sans  une  déchirure.  Dans  cette 
lourde  atmosphère  grise  et  blanche,  er- 
raient une  clarté  verdàtre,  une  dorure  de 
vermeil,  une  émanation  longuement  pro- 
longée d'un  pâle  soleil  invisible  reculé  dans 


—  274  — 

l'immensité.  Quelles  inoubliablessilhouettes 
surgirent  alors  aux  centres  des  places,  aux 
angles  des  rues,  dans  les  halos  de  lumière 
des  boutiques,  sous  les  flammes  ouatées  des 
becs  de  gaz!  Ce  fut  un  déiilé  sans  lin,  où 
les  êtres  étaient  visibles  pendant  le  temps 
d'un  fugitif  regard,  où  les  longues  formes 
noires  surgissaient,  se  montraient,  dispa- 
raissaient, étaient  remplacées  par  d'autres, 
en  croisaient  d'autres,  dans  un  va-et-vient 
de  rue  agitée,"  de  silence  de  neige,  de  vie 
tragique. 

Nombre  de  ces  personnages  vivent  à 
jamais  sur  les  toiles  de  Whistler,  en  avant 
de  fonds  sombres,  dans  des  atmosphères 
concentrées.  J'en  retrouvai  quelques-uns 
chez  lui,  à  Chelsea,  après  l'accueil  d'un 
geste  cordial  et  d'une  parole  fine.  Je  les  vis 
dans  l'encombrement  d'un  atelier  de  travail- 
leur, à  la  lueur  d'une  bougie.  L'admirable 
femme  exposée  au  Champ-de-Mars,  la 
Femme  vue  de  dos,  qui  détourne  un  dé- 
daigneux profil,  appartient  à  la  famille  de 
ces  minces,  élégantes,  hautaines  créa- 
tures,   de    ces    vivantes    silencieuses,    aux 


mains     blanches ,    aux     visages     secrets  ! 

L'une  porte  une  fleur  au  corsage,  l'autre 
tient  un  feutre  traversé  d'une  plume  noire. 
Les  fleurs,  les  cheveux  blonds,  les  joues 
roses  d'un  extraordinaire  modelé  lisse,  à 
plat,  en  dedans,  sont  vus  comme  à  travers 
ces  invisibles  voilettes  en  tulle  de  soie  où 
transparaissent  les  visages.  Les  formes  sont 
enveloppées  d'une  atmosphère  qui  serait  à 
la  fois  noire  et  claire,  l'atmosphère  de  cette 
chambre  profonde  où  le  peintre  voit  ses 
modèles,  médite  ses  imaginations  amou- 
reuses de  nature  résumée  et  de  poésie  rare. 
C'est  dans  ce  jour  voilé,  c'est  dans  cette 
lumière  qui  semble  une  lumière  ancienne, 
que  se  remémorent  tant  de  hauts  chefs- 
d'œuvre. 

La  Mère  de  l'artiste  est  assise,  de  profil, 
en  robe  noire,  le  visage  pâle,  pensif  de 
souvenirs  évoqués.  —  Lady  Archibald 
Campbell  marche  vers  l'ombre,  bouton- 
nant son  gant  d'un  geste  nerveux,  baissant 
et  retournant  la  tête  en  un  mouvement  de 
grâce  indicible.  —  Théodore  Duret  est 
debout,     droit,     fin,    le     visage     sagace, 


-  276  - 

évoquant  une  fête  mondaine,  un  bal  de 
masques  mystérieux,  par  son  habit  noir, 
par  ce  domino  rose  à  dentelle  noire  qu'il 
porte  au  bras,  par  Téventail  rouge  qu'il 
tient  de  sa  main  gantée  de  blanc.  —  Le 
violoniste  Pablo  de  Sarasate  sort,  son 
vibrant  violon  aux  mains,  de  Tobscuriié 
qui  apparaît  d'abord  impénétrable,  puis 
qui  se  dévoile,  qui  révèle  un  vague  mo- 
bilier à  des  plans  de  demi-teintes,  qui 
projette  en  avant  le  virtuose  en  une 
atmosphère  grise,  l'habit  noir  décoloré,  le 
plastron  recevant  la  lueur  d'une  lueur  pro- 
chaine. 

Miss  Alexander,  une  fillette  d'une  dou- 
zaine d'années,  est  debout  dans  une 
chambre.  Les  murs  gris  ont,  par  places, 
de  mortuaires  revêtements  de  bois  noir. 
Le  costume  parcourt  toute  la  gamme  des  ' 
gris,  atténués  ou  exaltés  par  des  détails  de 
toilette  :  la  bouffette  des  souliers,  la  plume 
du  chapeau,  la  gaze  qui  recouvre  la  jupe. 
La  chevelure  blonde,  brillante  et  légère 
comme  l'étalement  d'une  floche  de  soie, 
est    traversée    par    un    ruban    noir.    Une 


—  277  — 
atmosphère  de  rêve  douloureux  se  dégage, 
la  douceur  ardente  de  cette  jeune  tète 
rayonne  dans  cette  atmosphère  vert-de- 
grisée  et  pour  ainsi  dire  dédorée  où  il 
semble  que  des  ravons  de  soleil  expirent 
pendant  que  tremble  une  clarté  naissante 
de  lune.  —  L'historien  Carlyle  est  assis, 
profilé  sur  un  mur  gris.  Tout  ici  est  dis- 
posé pour  donner,  par  la  couleur,  la  même 
impression  qu'une  marche  funèbre  exé- 
cutée en  mineur.  Les  cadres  fixés  au  mur, 
la  chaise  de  Carlyle,  sont  noirs,  le  chapeau 
qu'il  tient  sur  son  genou,  la  redingote  qui 
se  gonfle  en  jabot  sur  sa  poitrine,  le  gant 
qui  recouvre  une  de  ses  mains,  sont  noirs. 
Il  y  a  de  TafTaissement  dans  la  ligne  qui 
dessine  Thomme  depuis  la  chevelurei  us- 
qu'à  la  pointe  des  pieds.  Le  corps  est  en- 
goncé dans  de  gros  draps.  Les  jambes 
croisées  disparaissent  en  partie  soux  le  faix 
d'un  pardessus.  La  tête  est  inclinée  sur  la 
poitrine,  une  tête  songeuse,  écrasée  sous 
l'ombre  qui  tombe.  Le  nez,  la  bouche,  la 
mâchoire,  affirment  une  nervosité  excessive. 
La  barbe  inculte,  les  cheveux  longs,  sont 

lÔ 


—  278  — 

gris.  Les  yeux  sont  à  demi-clos,  les  traits 
sont  crispés,  le  visage  est  à  la  fois  endormi 
et  vivant.  Et  la  profonde  originalité  de  l'ar- 
tiste se  révèle  encore  dans  la  qualité  de  l'air 
qui  enveloppe  les  personnages.  Le  jour 
n'est  pas,  dans  le  portrait  de  Carlyle,  d'un 
jaune  verdàtre  comme  dans  le  portrait  de 
Miss  Aiexander.  Il  est  noir,  à  la  fois  bru- 
meux comme  les  vapeurs  qui  s'élèvent  de 
la  Tamise,  et  transparent  comme  des 
voiles  de  crêpe  flottant.  C'est  le  jour  des 
hivers  de  Londres,  le  jour  mourant  qui 
semble  sans  cesse  près  de  céder  à  la  nuit 
qui  menace. 

Telles  sont,  ici  indiquées,  quelques-unes 
de  ces  œuvres  de  si  fine  psychologie,  de 
vérité  si  fîère,  de  si  hautaine  étrangeté. 

§  VIIL  FIGURES  ET    PAYSAGES 

Il  ne  faut  pas  quitter  les  salles  de  pein- 
ture sans  une  station  devant  l'ensemble 
d'œuvres  exposées  par  Ribot.  Le  peintre 
expose  dix  toiles  et  dix  dessins  par  lesquels 


—  279  — 
la  qualité  de  sa  vision  et  les  recherches  de 
son  existence  sont  éloquemment  résumées. 
Il  évoque  dans  le  noir  l'ombre  des  vieilles 
femmes  vêtues  de  noir,  les  mains  osseuses, 
les  profils  décharnés.  Ainsi  dans  la  Tireuse 
de  cartes^  où  se  hérisse  un  étonnant  chat 
blanc,  ainsi  dans  le  Livre  d'images.  Il  sait 
aussi  faire  fleurir  la  jeunesse  enfouie  dans 
ces  ombres  opaques,  il  fait  passer  une  ca- 
resse de  lumière  sur  les  joues  roses,  sur  les 
cheveux  de  soie  blonde  et  au  profond  des 
yeux  couleur  de  bluets.  Ainsi  dans  A//- 
gnoiine^  un  doux  et  calme  visage  d'infante 
pauvre,  ainsi  dans  Avant  V église,  toutes  ces 
physionomies  colorées,  marquées  de  la 
même  sérénité,  enveloppées  du  même 
silence.  Et  les  mêmes  personnages  familiers 
se  retrouvent  encore  dans  ces  beaux  dessins, 
d'un  modelé  magistral  :  la  Leçon  de  tricot, 
la  Couture^  Méditation^  la  Lecture,  La 
Femme  aux  limettes,  la  Remmailleuse,  les 
Pommes  de  terre,  le  Sommeil.  Et  voici 
encore,  dans  un  autre  ordre  d'idées,  ces 
énergiques  peintures  de  natures  mortes,  si 
réelles,  le  Gigot  de  Pâques,  les  Œufs  sur 


—    280   — 

le  pLit,  et  les  scènes  qui  commencèrent  la 
réputation  de  Ribot,  les  Rccurcurs  et  deux 
tableaux  de  Cuisiiiiers,  l'un  qui  s'en  va  à  la 
cave,  muni  de  la  clef,  de  la  chandelle  et  de 
la  bouteille,  l'autre  qui  prépare  des  pois- 
sons. Ce  sont  là  de  belles  toiles  oiî  l'ombre 
est  transparente,  où  les  costumes,  d'un 
blanc  verdàtre,  apparaissent  éclairés  de 
lueurs  singulières,  où  les  marmitons  errent 
dans  les  sous-sols  comme  des  Pierrots 
lointains  et  falots. 

Parmi  les  toiles  qu'expose  M.  Alfred 
Stevens,  V  Album  et  la  Dame  jaune  ?,onX  sur- 
tout significatives.  Un  peu  datées  par  le 
costume,  elles  gardent,  et  elles  garderont 
sans  doute,  puisque  maintenant  l'expérience 
est  faite,  un  chai  me  persistant  de  peinture, 
un  arôme  de  vie  expressive  et  mélancolique. 
La  femme  de  V Album  est  au  départ  d'une 
rêverie  hallucinée.  Elle  laisse  tomber  le  livre 
et  regarde  droit  devant  elle,  de  ses  yeux 
grands  ouverts.  Mais  s'il  y  a  exagération 
dans  cette  mimique  de  physionomie,  on 
l'oublie  vite  pour  goûter  l'harmonie  savante 


—    28l    — 

entre  les  chairs  et  le  bleu  du  peignoir.  La 
Dajuc  jaune  est  une  œuvre  aussi  aiguë  et 
plus  complète.  Si  les  ombres  sont  un  peu 
lourdes  sur  les  épaules  et  sur  les  bras,  le 
visage  à  l'abri  de  l'éventail  est  enveloppé 
d'une  transparente  atmosphère  de  clair- 
obscur  où  les  yeux  et  la  bouche  expriment 
la  vie  au  repos  et  la  songerie  lucide.  Les 
gants  chamois  et  la  robe  jaune,  d'un  jaune 
éclatant,  d'un  jaune  de  bouton-d'or,  témoi- 
gnent d'un  coloriste  énergique,  précis  et 
savant. 

Voici  maintenant  des  élégances  d'aujour- 
d'hui. J'ai  déjà  indiqué  la  fine  silhouette  de 
femme  de  ^L  Besnard  qui  traverse  un 
paysage  de  soleil  couchant  :  Xiic'cs  du  soir. 
Du  même  artiste,  il  y  a  au  Champ-de-Mars 
des  portraits,  de  formes  souples,  dans  des 
milieux  habilement  agencés,  et  des  cartons 
pour  vitraux,  d'un  dessin  ample  issu  du 
dessin  japonais.  Les  femmes  nues  de 
M.  Roll,  fondantes  dans  l'atmosphère  du 
paysage  environnant,  sont  d'une  carnation 
légère  et  nacrée.  M.  Jacques  Blanche  prouve 
l'intelh'gence  de  son  observation  et  la  diver- 

16. 


—    2«2    — 

site  de  son  talent  par  de  nombreux  portraits  : 
de  sa  mère,  M""  E.  Blanche,  de  M""'  Abel 
Hermant,  de  M.  Maurice  Barres,  de 
M.  Henri  de  Régnier  et  de  lui-même, 
M.  J.  Blanche,  en  compagnie  de  M.  de 
Ochoa.  Il  faut  ajoutera  cette  revue  les  noms 
de  M"°  Louise  Breslau,  de  M.  Desboutin, 
de  M.  Anquetin,  de  M.  René  Ménard,  qui 
expose  un  harmonieux  pa3^sage  édénique  : 
Adam  et  Ère,  et  un  bon  portrait  de  M.  Rioux 
de  Maillou,  de  M.  Louis  Picard,  peintre  de 
gracieuses  femmes  :  Mimosa^  Lifféia,  et 
une  Sphinge  aux  yeux  d'un  bleu  vert. 

Parmi  les  étrangers,  M.  Josef  Israëls, 
M.  de  Uhde,  J\L  Liebermann,  M.  Kuehl, 
ne  nous  donnent  pas  cette  année  de  nou- 
veaux renseignements  sur  les  milieux  qu'ils 
habitent  et  sur  les  impressions  qu'ils  reçoi- 
vent. AL  Liebermann  et  M.  Kuehl  parais- 
sent surtout  enclins  à  la  manière,  à  la  répé- 
tition, à  la  rapide  habileté  technique.  Un 
seul  étranger  M.  Léon  Frédéric  révèle  un 
talent  nouveau  par  une  vingtaine  de  des- 
sins, des  séries  consacrées  au  Die  et  au 
Lin,  des  histoires  de  travaux  des  champs. 


-  283  - 

des  fragments  de  paysages,  des  intérieurs 
de  chaumines,  où  passent  et  vivent  des 
hommes,  des  femmes,  des  enfants.  Il  con- 
naît les  attitudes  de  corps  et  les  expressions 
de  visages  des  vieilles  femmes  ankylosées, 
fatiguées  par  les  dures  besognes.  Il  sait  les 
mouvements  instinctifs  des  enfants,  les  in- 
terrogations de  profils,  les  gestes  ébauchés 
par  les  mains  frêles.  Il  y  a  aussi  une  science 
du  corps,  une  grandeur  de  dessin,  dans  la 
Nuit  de  M.  Ferdinand  Hodler.  Quelques 
parties  de  cette  grande  composition  ont  une 
précision  de  trompe-l'œil,  mais  il  y  a  des 
lignes  souples  et  de  vivantes  surfaces,  telle 
la  femme  couchée  au  premier  plan,  et 
une  vraie  science  des  attitudes  cadavéri- 
ques du  sommeil  et  de  l'agitation  des  cau- 
chemars. 

Parmi  les  pa3'sagistes,  qui  ont  été  seule- 
ment signalés,  il  faut  revenir  vers  M,  Sis- 
le}^  à  ses  paysages  des  environs  de  ]Moret, 
des  bords  du  Loing,  où  il  rend  visibles 
la  chaleur  de  l'atmosphère,  le  bleuis- 
sement des  verdures  dans  la  lumière,   la 


—  284  — 

force  de  végétation  qui  envahit  les  chemins 
d'herbe  et  les  bords  de  rivières  où  croissent 
les  roseaux  et  les  lentilles  d'eau.  Il  faut 
louer  les  marines  de  M,  Boudin,  peintes  à 
Etretat,  à  Trouvillc,  à  Saint-Valery,  au 
Crotoy,  à  Berck.  Il  y  a  aussi  un  goût  de 
nature,  une  sensitivité  éparse  dans  les  toiles 
de  MM.  Cazin,  Lebourg,  Lépine.  M.  Ary 
Renan  a  rapporté  d'Algérie  des  toiles  de  co- 
lorations précieuses.  M.  Emile  Barau  peint 
les  villages  et  les  rivières  de  Champagne 
avec  une  compréhension  très  locale  du 
pays  calcaire,  des  verdures  maigres,  des 
rues  droites  et  sèches.  M.  Auguste  Durst, 
dans  ses  paysages  de  La  Garde,  près  Tou- 
lon, du  Alont-Coudon^  près  7 o///o«,  indique 
les  harmonies  de  ce  pays  de  lumière,  et  il 
sait  rythmer  le  mouvement  des  vagues 
dans  sa  Bourrasque  et  dans  son  Anse  des 
Catalans.  M.  Victor  Binet  est  le  peintre 
précis  des  plaines  normandes,  des  étendues 
où  il  délimite  les  champs,  où  il  plante  les 
fins  bouquets  d'arbres,  où  il  déploie  de 
grands  ciels  au-dessus  des  collines  bleues 
de  l'horizon.  Le  Pont  des  Ai'ts  et  la  Fon~ 


—  285  — 
taine  du  Chatclet  le  montrent  en  villégîa- 
ture  à  Paris,  regrettant  Saint-Aubin  et 
Ouillebeuf,  mais  gardant  sa  conscience 
d'artiste  devant  les  ponts  de  fer  et  les  mai- 
sons en  pierre  de  taille.  Les  quatre  pan- 
neaux décoratifs  de  M.  Marchai  sont  des 
paysages  à  diverses  heures  et  à  diverses  sai- 
sons, tout  baignés  de  lumière  et  tout  odo- 
rants de  terre.  L'artiste  excelle  à  montrer 
ces  campagnes  familières,  à  travers  des  pre- 
miers plans  occupés  par  la  végétation  des 
bords  de  routes  et  des  lisières  de  champs, 
des  ronces,  des  orties,  des  chardons,  des 
herbes  sèches,  des  tiges  délleuries. 

Il  ne  reste  plus  à  signaler  au  Champ- 
de-Mars,  avant  de  passer  à  la  sculpture  et 
aux  objets  d'art,  que  les  dessins  de  Daniel 
Vierge,  de  Serret,  les  gravures  de  Bracque- 
mond,  Desboutin,  Guérard,  Max  Klinger, 
les  lithographies  de  Lauzet. 

§   IX.   —  LA    SCULPTURE 

Le  buste  de  M.  Puvis  de  Chavannes  est 
la  seule   œuvre  exposée   par   Rodin,   mais 


elle  suffit  à  représenter  le  grand  sculpteur 
de  ce  temps  dans  sa  manière  d'observer  et 
d'exprimer  le  visaç^e  humain.  Ici,  comme 
dans  tous  les  bustes  modelés  par  l'artiste,  la 
préoccupation  de  l'ensemble  et  de  l'expres- 
sion dominante  s'affirme  et  triomphe.  On 
peut  tourner  autour  de  ce  socle,  regarder 
l'œuvre  de  dix  points  de  vue  différents,  tou- 
jours s'inscrira  dans  le  champ  de  la  vision 
un  profilement  de  lignes  significatives,  tou- 
jours l'attitude  sera  physiologiquement  et 
intellectuellement  renseignante.  C'est  ainsi 
que  M.  Puvis  de  Chavannes  apparaît  ro- 
buste et  calme,  lier  et  réservé,  la  mâchoire 
et  la  nuque  solides,  le  pli  de  l'attention  en- 
tre les  yeux,  le  regard  fixe,  le  front  bossue 
et  fuyant  d'un  mystique  lyonnais.  Pourquoi 
faut-il  que  le  modèle  ait  demandé  à  son 
portraitiste  tant  de  précision  dans  le  cos- 
tume et  que  Rodin,  au  dernier  jour,  ait  dû 
indiquer  cette  redingote,  ce  col  droit,  cette 
rosette  de  Légion  d'honneur?  C'est  seule- 
ment l'évocation  du  poète  du  Dois  sacré  et 
de  Y  Eté  qui  nous  importait,  et  non  celle  du 
grand   artiste  compliqué  d'un  chef  de  bu- 


—  287  — 

reau  de  l'art,  président  de  société,  faiseur 
de  discours,  fonctionnaire  successeur  de 
Miessonier. 

La  Scène  bachique,  de  M.  Dalou,  est 
une  fontaine  classiquement  conçue,  où  les 
formes  en  mouvement  sont  privées  de 
couleur  par  l'égalité  des  reliefs.  Mais  la 
bacchante  renversée  est  grassement  mode- 
lée, et  l'allure  générale  de  la  scène,  savam- 
ment encerclée,  pourra  s'harmoniser,  au 
fond  d'une  allée,  avec  un  décor  de  verdure, 
une  montée  de  plantes,  un  bruit  d'eau.  La 
Le'da,  de  j\L  Jules  Desbois,  très  grande  de 
lignes,  très  ample  de  surfaces,  en  ses  pro- 
portions restreintes,  est  d'une  courbe  har- 
monieuse, la  tête  basse,  le  dos  arrondi, 
tout  le  torse  incliné  vers  l'oiseau  divin.  Les 
mains  molles,  abandonnées,  les  paumes  re- 
tournées, avouent  l'accablement  de  la  dé- 
faite et  l'heureuse  lassitude.  On  aimerait 
revoir,  agrandie,  cette  œuvre  qui  fait  hon- 
neur au  sculpteur  de  la  Mort  de  l'an  der- 
nier. ^L  Jean  Baffier  affirme  la  simplicité 
et  la  grâce  de  son  talent,  par  cette  statue  à 


mi-corps  :  La  Jeannette,  qui  est  bien  une 
des  plus  douces  représentations  de  la  pay- 
sanne qui  soient  dans  l'art.  C'est  la  préci- 
sion nuancée,  c'est  l'observation  de  tous  les 
jours,  sûre  d'elle-même,  tendre  et  fami- 
lière, et  c'est  en  même  temps  une  silhouette 
généralisée,  celle  de  la  iillette  silencieuse, 
vivant  aux  solitudes,  sérieuse  et  attentive, 
■   bouche  close,  yeux  baissés. 

M.  Constantin  Meunier  continue  ses  étu- 
tudes  au  pa3's  noir  de  la  mine.  Son  Fau- 
cheur et  ses  statuettes  de  cette  année,  Mi- 
neur^ Le  grisou,  Ahatteur,  sont  marquées 
de  force  line  et  d'expression  tragique. 
M.  Emile  Bourdelle  anime  le  marbre,  le 
fait  vivre  en  souples  arabesques  dans  ce 
groupe  d'une  femme  et  d'un  enfant  aux  vi- 
sages rapprochés  et  rieurs.  Il  faut  se  sou- 
venir aussi  des  médaillons  et  de  la  vasque 
de  M.  Charpentier,  des  statues  et  des  bustes 
de  M.  Lenoir,  et  de  la  tête  de  jeune  fille, 
jolie  d'expression,  délicate  de  travail,  de 
M"'"  Besnard. 

Dans  la  section  des  Objets  d'art,  heureu- 
sement ouverte  à  cette  exposition,  je  con- 


—  289  — 

tinue  à  parler  sculpture  en  écrivant  ici  le 
nom  de  Carabin  qui  expose  des  meubles  en 
noyer  :  —  une  bibliothèque,  où  toute  une 
ornementation,  les  masques,  la  figure  de 
rignorance,  l'ait  bien  partie  de  la  forme  d'en- 
semble du  meuble,  mais  dont  le  fronton  est 
surmonté  de  figures  simplement  surajou- 
tées, —  une  table  qui  est  un  livre  soutenu 
par  quatre  lemmes,  —  un  siège,  qui  repro- 
duit le  mJme  motif  avec  une  variante  heu- 
reuse, —  un  classeur  de  correspondance  : 
une  figure  de  curieuse,  les  doigts  pris  dans 
la  bouche  d'un  masque,  —  une  statue  de  la 
Misère  qui  sera  le  départ  d'une  rampe  d'es- 
calier. 

Et  voici  maintenant,  un  nouveau  sta- 
tuaire, jNI.  Albert  Bartholom.é,  qui  révèle 
une  intelligence  affinée  et  une  haute  com- 
préhension de  l'existence  et  de  la  disparition 
de  l'être.  Il  expose  cinq  sujets,  statues  et 
groupes,  qui  font  partie  d'un  monument  fu- 
néraire dont  nous  saurons  quelque  jour  l'ar- 
rangement définitif.  L'homme  et  la  femme 
sont  couchés  côte   à  côte  sur  la  pierre  du 

>7 


—  290  — 

sépulcre,  leurs  quatre  mains  réunies  en  une 
étreinte  de  douceur  et  de  fièvre.  Un  bras 
de  rhomme  est  un  peu  grêle,  un  peu  court, 
mais  la  beauté  de  la  mélancolie  est  em- 
preinte sur  toutes  ces  formes  longues,  élé- 
gantes et  mortes.  Ce  sont  les  torses  que  ne 
soulèvera  plus  le  rythme  de  la  respiration, 
les  jambes  qui  ne  marcheront  plus,  la  chair 
à  jamais  abolie.  Ce  beau  groupe  est  dominé 
par  une  femme  nue,  courbée,  un  genou  en 
terre  en  avant  d'une  pierre  qu'elle  semble 
supporter  et  sur  laquelle  se  lit  cette  inscrip- 
tion :  «  Sur  ceux  qui  habitaient  le  pa3^s  de 
l'ombre  de  la  mort  une  lumière  resplendit.  » 
Celle-là  est  un  peu  une  silhouette  de  gracieu- 
seté admise,  et  son  apparition,  les  bras  éten- 
dus, évoque  une  ligure  d'apothéose  théâ- 
trale. Pour  tout  le  reste,  il  n'y  a  qu'à  louer  : 
la  fillette  repliée  sur  elle-même,  les  mem- 
bres rassemblés,  dans  une  prostration  irré- 
médiable, —  la  mère  penchée  en  avant,  la 
tête  cachée  dans  ses  mains,  laissant  aller  à 
la  renverse  l'enfant  mort  tenu  en  ses  bras, 
—  l'homme  enveloppé  d'un  linceul,  qui  sort 
à  demi  de  la  tombe,  la  bouche  amère,  le  vi- 


—  291  — 

sage  pleurant,  regardant  de  ses  yeux  obs- 
curcis le  médaillon  que  tiennent  fébrilement 
ses  mains  décharnées. 

Ce  qui  apparaît  surtout,  c'est  la  manière 
singulière,  émouvante  et  contenue,  par  la- 
quelle l'artiste  a  opéré  le  mélange  de  vie  et 
de  mort,  qui  est  le  grand  caractère  de  son 
œuvre.  Il  faut  saluer  en  Bartholomé  un 
noble  esprit,  un  savant  artiste,  un  sculpteur 
de  la  douleur. 


XV 

REFUSÉ  AU  SALON 

23  juin  1891. 

On  a  annoncé  qu'un  jeune  peintre  s'était 
suicidé  parce  qu'il  avait  eu  un  tableau  refusé 
au  Salon.  C'est  un  fait-divers  assez  extraor- 
dinaire, mais  qui  réapparaît  encore  de  temps 
à  autre,  aux  saisons  trop  chargées  de  pein- 
ture. 

Le  public  des  amateurs  et  des  prome- 
neurs ne  prend  pas  très  au  sérieux  les  fêtes 


—  292  — 

annuelles  du  portrait  et  du  genre,  du  nu  et 
du  paysage,  de  la  ligne  et  de  la  couleur.  La 
partie  dite  parisienne  de  ce  public,  celle  qui 
trouve  encore  un  charme  aux  premières 
représentations  des  vieux  vaudevilles,  ne 
croit  au  Salon  que  pendant  la  journée  du 
vernissage.  Ce  jour-là,  par  exemple,  il  faut 
être  au  poste,  à  tout  prix,  il  faut  prendre 
son  rang  dans  la  cohue,  défiler  devant  les 
toiles,  reconnaître  les  gens  au  passage,  dé- 
jeuner dans  un  restaurant  tumultueux. 
Après,  le  Salon  n'existe  plus.  C'est  une  jour- 
née, dans  l'existence  de  Paris,  et  une  jour- 
née sans  lendemain.  On  pourra  retourner 
dans  les  galeries  de  peinture,  dans  la  nef 
de  la  sculpture,  mais  par  désœuvrement, 
ou  pour  aller  à  un  rendez-vous,  mais  le  Pa- 
lais de  l'Industrie  et  le  Champ-de-Mars  ne 
tiendront  plus  de  place  dans  les  préoccu- 
pations des  cervelles  à  la  dernière  mode. 
On  ira  peut-être  encore  au  Salon,  mais  on 
n'en  parlera  plus. 

Ensuite,  c'est  la  foule  tranquille,  le  défilé 
de  ceux  qui  sortent  de  chez  eux  en  quête 


—  295  — 
d'une  distraction,  la  procession  des  couples, 
des  ménages,  des  hommes,  des  femmes, 
des  époux,  des  épouses,  des  enfants,  des 
habitants  de  tous  les  quartiers,  des  subur- 
bains, des  départementaux,  des  étrangers. 
Les  uns  sont  des  désœuvrés  sceptiques, 
d'autres  sont  de  la  classe  des  croyants  de 
la  distraction,  des  gobeurs  de  l'anecdote. 
Ces  derniers  viennent  là  pour  deviner  des 
sujets  de  tableaux.  Quand  ils  ont  découvert 
ce  que  les  personnages  se  disent,  ils  s'en 
vont  enchantés,  et  ils  en  parlent  encore  le 
soir,  au  milieu  de  leur  famille.  Mais  le  plus 
grand  nombre  voit  là  une  promenade  indi- 
quée, l'endroit  où  l'on  peut  se  rendre  à 
cette  époque  de  l'année,  où  Ton  est  sur  de 
rencontrer  la  foule.  Car  les  gens  des  villes 
ont  définitivement  horreur  de  la  solitude. 
Ils  projettent  bien  parfois  d'aller  visiter  la 
campagne,  ils  parlent  avec  ravissement  des 
bords  de  rivière,  des  allées  de  forêts,  mais 
quand  ils  se  décident  à  réaliser  ces  rêves 
de  bonheur  champêtre,  ce  qui  leur  arrive 
bien  quatre  fois  l'an,  ils  s'en  vont  toujours 
par   bandes    et   se   dirigent    vers   des   sites 


—  294  — 
excessivement  fréquentés.  Ils  s'enquièrent 
des  villages  en  fête,  et  ils  aiment  à  déjeuner 
sur  l'herbe,  aux  bords  de  chemins  et  sur 
des  pelouses  où  se  trouvent  réunis,  par 
hasard,  quelques  centaines  de  groupes  qui 
ont  eu  la  même  idée  et  qui  retrouvent  là, 
dans  cette  promiscuité  et  dans  ce  coude-à- 
coude,  les  pures  Joies  des  restaurants  et  des 
cafés  du  boulevard. 

Il  est  certain,  et  il  ne  saurait  en  être  au- 
trement, que  le  public  s'intéresse  à  la  pein- 
ture de  la  même  façon  qu'il  s'intéresse  à  la 
littérature  et  à  la  musique.  On  regarde  un 
tableau,  on  lit  un  livre,  on  écoute  un  opéra, 
comme  on  s'en  va  aux  courses,  aux  illumi- 
nations, au  feu  d'artifice.  Le  livre  est  ou- 
vert lorsque  la  journée  est  vraiment  vide, 
vraiment  morne,  lorsqu'on  a  épuisé  toutes 
les  recherches  de  délassement,  lorsqu'il  ne 
s'agit  plus  que  de  tuer  les  heures.  La  mxU- 
sique  est  un  plaisir  du  soir,  utile  après  le 
dîner  comme  une  heure  de  marche  ou  un 
verre  de  chartreuse,  selon  les  estomacs,  en 
tous  cas,  et  de  l'aveu  de  tous,  un  fameux 
digestif.  Pour  les  tableaux,  ce  sont  des  ima- 


—  -95  — 
ges  qui  sont  accrochées  à  un  mur,  et  qui  ne 
peuvent  pas  ne  pas  y  être,  en  mai  et  juin. 
C'est  un  décor  devant  lequel  il  faut  passer. 
Et  voilà  que  ceci  me  ramène  au  suicide 
de  ce  jeune  peintre,  et  voilà  que,  subi- 
tement, les  différences  de  compréhension 
apparaissent,  et  que  les  futilités  deviennent 
graves.  Ce  qui  n'est  rien  ou  pas  grand'- 
chose  pour  les  uns,  ce  qui  n'est,  en  tous  cas, 
considéré  par  eux,  d'un  certain  point  de 
vue,  que  d'une  manière  à  la  fois  récréative 
et  indifférente,  cela  peut  devenir  tout  pour 
d'autres.  Ce  banal  Salon  où  la  foule  va 
errer,  en  traînant  les  pieds,  devient  subi- 
tement un  champ  de  bataille  où  l'on  ra- 
masse des  morts. 

Certes,  ce  malheureux  a  pris  au  tragique 
un  incident  sans  doute  insignifiant  par  lui- 
même.  Il  n'était  pas  admis  cette  année  à 
exposer  sa  toile,  il  aurait  été  admis  l'année 
suivante  et  peut-être  même  aurait-il  pu  se 
résigner  à  vivre  de  longs  jours  en  renon- 
çant à  la  cimaise  et  aux  mentions  honora- 
bles, aux  bourses  de  voyage  et  aux  palmes 


académiques.  C'est  là  une  observation  où  il 
n'entre  que  de  la  pitié  pour  cette  lamentable 
victime,  et  qui  s'adresse  à  ceux  qui  se  lais- 
seraient affoler  demain  par  le  même  misé- 
rable prétexte.  C^'est  la  preuve  de  cet  affo- 
lement qu'il  faut  retenir  et  qui  doit  faire 
apporter  quelque  circonspection  humaine 
dans  leurs  jugements  à  ceux  qui  savent  un 
peu  la  vie,  et  qui  ne  se  laissent  pas  piper 
par  les  solennités  parisiennes  et  par  les  mi- 
rages d'art.  Oui,  certes,  le  Salon  est  une 
institution  qu'on  peut  se  refuser  à  considé- 
rer comme  essentielle,  et  la  badauderie  de 
la  peinture  peut  apparaître  extraordinaire - 
ment  niaise  dans  ses  manifestations  de  tous 
les  jours.  Oui,  mais  il  n'y  en  a  pas  moins  de 
pauvres  êtres  qui  vivent  dans  l'illusion  de 
cette  peinture  et  de  ce  Salon,  qui  s'enfiè- 
vrent à  l'idée  d'être  reçus  ou  refusés  par  le 
jury,  qui  croient  être  des  artistes  et  qui  veu- 
lent vivre,  et  faire  vivre  les  leurs,  de  cet  art 
chimérique,  tant  poursuivi,  si  rarement  ap- 
proché. Leur  déception  est  enfantine,  oui, 
et  ils  auraient  mieux  fait  d'apprendre  un 
état,  de  vivre  d'un  métier  ou  d'un  commerce^ 


—  297  — 
et  de  ne  donner  à  leur  semblant  d'art  que 
le  surplus  de  leur  vie.  Mais  il  faut  être  déjà 
un  philosophe  pour  agir  ainsi,  et  les  philo- 
sophes sont  rares.  Le  débutant  refusé  croit, 
lui,  qu'il  lui  arrive  un  malheur  irréparable, 
rentre  chez  lui,  et  s'asphyxie  comme  une 
grisette  abandonnée.  L'existence  ne  s'ap- 
prend donc  pas  vite,  et  il  en  est,  même,  qui 
ne  l'apprennent  jamais.  Ce  suicide  du  pein- 
tre inconnu  ne  vous  fait-il  pas  songer  à  un 
autre  suicide,  le  suicide  d'un  illustre?  Qu'on 
lise  la  biographie  de  Gros,  du  baron  Gros, 
le  glorieux  auteur  de  la  Peste  de  -lajfa  et 
de  la  Bataille  cfEylau,  qui  se  laissa  aller 
à  s'enrégimenter  de  nouveau  derrière  David, 
qui  produisit  alors  des  toiles  neutres,  des 
œuvres  hésitantes,  qui  fut  ulcéré  par  l'aban- 
don du  public  et  par  la  raillerie  des  jour- 
naux, et  qui  s'en  alla  se  noyer  à  Aleudon, 
à  rage  de  soixante-quatre  ans! 


17' 


—  298  — 

XVI 

ILLUSIONS  ET  RECHERCHES  D'ART 

22  avril  1890. 

A  propos  d'une  exposition  comme  celle 
des  Indépendants,  ouverte  au  pavillon  de  la 
Ville  de  Paris,  comme  à  propos  de  toutes 
les  manifestations  de  ce  genre,  on  pourrait 
écrire  des  volumes  en  prenant  les  choses 
exposées  comme  point  de  départ,  en  remon- 
tant aux  états  d'esprit,  en  reconstituant  les 
milieux  d'éclosion. 

Là,  aux  Indépendants,  où  tout  le  monde 
est  reçu  moyennant  une  cotisation,  où  tout 
le  monde  a  droit  à  une  place,  et  probable- 
ment à  un  morceau  de  cimaise,  c'est  une 
lamentable  et  touchante  plèbe  artistique  qui 
envahit  les  salles.  Ambitions  irréfléchies, 
vocations  ratées,  illusions  maladives,  ce 
sont  les  confidences  que  déclament  et  pleu- 
rent les  étonnants  peinturlurages.  Portraits, 


—  299  — 
paysages,  natures  mortes,  scènes  histori- 
ques, ce  sont  les  toiles  qu'on  aperçoit  chez 
les  encadreurs  de  faubourgs  et  dans  les 
amas  de  marchands  de  ferrailles.  Person- 
nages à  petits  bras  et  à  grosses  tètes,  redin- 
gotes au  cirage,  sujets  coloriés  inventés  à 
la  suite  d'égarements  de  lectures,  romances 
en  action  inspirées  par  la  poésie  des  cafés- 
concerts ,  forêts,  champs  et  marines  qui 
semblent  peints  à  l'eau  de  vaisselle,  ce  sont 
toutes  les  aberrations  de  ceux  qui  passent 
dans  la  vie  sans  rien  voir  et  qui  se  croient 
néanmoins  soulevés  par  le  flot  de  l'inspira- 
tion intérieure.  La  critique  de  ces  préten- 
tions et  de  ces  aveux  n'a  pas  à  être  entre- 
prise en  citant  les  toiles  exposées  et  les 
noms  de  leurs  auteurs. 

Plutôt  que  d'essayer  un  triage,  il  vaut 
mieux  passer  outre  après  avoir  reconnu 
chez  le  grand  nombre  les  sj'mptômes  du 
mal  singulier  et  probablement  inguérissable. 
Pour  avoir  été  menés  au  Louvre,  un  di- 
manche, quand  ils  étaient  petits  enfants, 
pour  avoir  reçu  en  livre  de  distribution  de 


—  300  — 
prix  une  Vie  des  Peintres  célèbres,  pour 
avoir  fréquenté  le  Salon  et  s'être  exalté  de- 
vant les  Hors  concours,  ils  ont  délaissé  des 
occupations  où  ils  auraient  pu  trouver  l'em- 
ploi de  leurs  naturelles  facultés  à  défaut  du 
placement  de  leur  idéal.  Ils  auraient  pu 
être  des  emplo3'és  ponctuels,  des  commer- 
çants avisés,  d'opiniâtres  cultivateurs.  Là, 
dans  cet  au  jour  le  jour  de  l'existence  cou- 
rageusement accepté,  ils  auraient  pu,  qui 
sait?  se  faire  à  la  longue  une  conception 
résignée  et  délicate  de  l'ordre  des  choses 
et  découvrir  un  motif  de  penser  et  un 
charme  d'habitude  dans  la  monotonie  des 
travaux  accomplis.  Ils  auraient  pu  égale- 
ment, s'ils  avaient  eu  quelque  sensitivité, 
garder  pour  eux,  jalousement,  leur  secrète 
attirance  vers  l'art,  leur  manie  de  réalisation, 
ils  auraient  consacré  à  leur  humble  chimère 
le  temps  que  la  vie  exigeante  aurait  concédé 
à  leur  repos,  ils  se  seraient  enfouis  dans  la 
solitude  des  dimanches  pour  tenter  de 
diminuer  le  tourment  de  produire  qui  était 
en  eux. 

Il  en  est  qui  ont  ainsi  réparti  les  nécessi- 


;oi 


tés  et  les  inquiétudes  de  leur  destinée,  et 
Ton  doit  de  beaux  livres  à  cette  acceptation 
de  la  vie  régulière.  L'homme,  certes,  est 
épris  de  changement,  il  désire  sans  cesse 
autre  chose,  il  voudrait  perpétuellement 
être  ailleurs,  et  cette  impatience  qu'il 
éprouve  en  face  de  la  besogne  forcée,  il  la 
trompe  comme  il  peut,  il  la  promène  et  il 
l'occupe.  Des  casaniers  s'enferment  pour 
dessiner,  sculpter  des  morceaux  de  bois, 
chercher  des  rimes,  jouer  de  la  flûte.  Des 
remuants  s'en  vont  par  les  campagnes  de 
banlieues  pour  marcher,  pour  respirer, 
pour  voir  des  feuilles  et  de  l'eau.  Certains 
liront,  liront  sans  cesse,  jusqu'à  la  fatigue 
des  yeux  et  jusqu'à  la  congestion  du  cer- 
veau, et  pour  ceux-là,  la  lecture  sera  le  dé- 
placement et  le  voyage,  la  fuite  incessante 
à  travers  le  temps  et  à  travers  l'espace.  Des 
instincts  de  violence  et  de  guerre  se  satisfe- 
ront dans  la  chasse,  un  goût  de  ruse  silen- 
cieuse et  de  patience  sans  fin  trouvera  son 
emploi  dans  les  stations  prolongées  de  la 
pèche  à  la  ligne,  au  bord  des  rivières.  La 
grande  masse  humaine  cherchera  le  plaisir, 


—   302    — 

sous  toutes  ses  formes  matérielles,  depuis 
sa  plus  brutale  manifestation  de  sensualité 
jusqu'à  ses  diplomaties  amoureuses.  Le  jeu 
sera  despotique.  Les  boissons,  les  tabacs  et 
les  opiums  donneront  de  l'excitation  et  de 
l'oubli.  Quelques-uns  seulement,  parmi  les 
civilisés  d'aujourd'hui,  ayant  mesuré  le 
passé  et  jaugé  la  A'ie,  se  déclareront  con- 
vaincus qu'il  faut  se  contenter  de  ce  qu'a- 
mène le  sort  et  qu'il  est  imprudent  d'agir 
pour  quitter  le  médiocre  et  acquérir  le 
mieux.  Ce  serait,  il  est  vrai,  beaucoup  de- 
mander, non  seulement  aux  illusionnés, 
mais  même  à  ceux  qui  agissent  sans  pour 
cela  croire  à  l'importance  de  leur  action, 
poussés  par  la  seule  force  vitale  diffici- 
lement réductible.  Ceux-là  trouvent  leur 
seule  joie  dans  une  organisation  voulue  de 
leurs  heures,  ils  satisfont  le  besoin  de  s'ex- 
primer qui  est  en  eux,  ou  ils  le  dissolvent 
dans  une  exaltation  d'imagination,  une  rê- 
verie d'esprit,  une  fumée  de  cigarettes. 

Pour  ceux  qui  ont  essayé  à  travers  leur 
travail,  au  jour  du  repos  hebdomadaire,  de 


—    JOJ   — 

lixer  pour  eux-mêmes  les  bégaiements  ou 
les  curiosités  de  leurs  impressions,  ils  gâ- 
tent la  sincérité  de  leur  sensation,  et  ils 
s'affirment  inférieurs  lorsqu'ils  essayent  la 
propagande  de  leur  impuissance  et  qu'ils 
affichent  leur  ambition  de  conquérir  la  cé- 
lébrité de  leur  vivant  et  la  lointaine  gloire 
future.  C'est  le  cas  de  la  plupart  de  ceux 
qui  exposent  au  Pavillon  de  la  Ville  de 
Paris,  si  proche  le  Palais  de  l'Industrie, 
qu'ils  semblent  encore  affirmer  leur  désir 
de  ce  Salon  à  jury  et  à  récompenses  où  ils 
n'ont  pu  pénétrer,  faute  de  place.  Les  men- 
tions, les  médailles,  les  exemptions  les  ont 
tentés,  comme  les  autres,  et  ce  n'est,  pour 
beaucoup,  qu'à  la  suite  de  tentatives  obs- 
tinées et  d'échecs  répétés,  qu'ils  se  sont 
résignés  à  arborer  le  drapeau  de  la  ré- 
volte et  à  proclamer  l'indépendance  de 
l'art. 

C'est  assez  insister  en  ce  qui  concerne  la 
cocasserie  des  effigies  et  la  plainte  que  fait 
entendre  une  telle  exhibition  morale.  L'in- 
justice serait  de  ne  pas  signaler  les  tableaux 
en  ombres  colorées  de  ^i"""  Berria-Blanc  et 


—  304  — 
les  cléphants  dessinés  par  M.  Lcmmen.  Si 
plusieurs   sont  oubliés  qui   n'auraient  pas 
dû  l'être,  qu'ils  n'en  accusent  que  leurs  dé- 
courageants compagnons. 

Ces  réflexions,  dont  l'application  est  trop 
générale  et  qui,  il  faut  le  répéter,  ne  sont 
pas  bornées  à  cette  seule  réunion,  devraient 
maintenant  se  compliquer  d'esthétique, 
lorsque  le  visiteur  passe  dans  la  salle  sé- 
parée oij  se  sont  réunis  quelques-uns  des 
Indépendants  qui  font  bande  à  part,  les 
adeptes  du  pointillé,  les  chercheurs  de  lu- 
mières inédites.  Il  en  est  là,  comme  Seu- 
rat,  qui  a  inventé  le  procédé,  qui  sont  des 
ardents  à  cette  recherche,  des  convaincus 
évolutionnistes.  Chez  eux,  le  talent  est  in- 
dividuel et  se  serait  montré  sous  n'importe 
quelle  forme  choisie.  Il  est  des  aspects  que 
la  méthode  employée  exprime  avec  déli- 
catesse, des  calmes  d'eaux  et  de  ciels,  des 
verdures  de  prairies,  des  douceurs  de  lu- 
mières, telles  les  marines  de  Seurat,  de 
Signac,  des  meules  d'Angrand,  des  champs 
de  Lucien  Pissarro.  Le  Chahut  de  Seurat  est 
plus  incertain  comme  résultat,    malgré   la 


—  305  — 
visible  volonté  du  dessin  caricatural  et 
expressif  et  du  fané  de  tapisserie  de  Ten- 
semble.  Bientôt  aussi,  en  dehors  de  quel- 
ques-uns, la  personnalité  va  manquer,  et 
l'obsédant  procédé,  trop  marqué,  blessera 
inexorablement  le  regard  le  plus  attentif, 
le  plus  disposé  à  Texamen.  \o\ci  que  les 
imitateurs  accourent,  que  les  étrangers  se 
livrent  à  des  contrefaçons  mécaniques,  que 
la  chapelle  est  envahie.  Un  Belge,  ^L  Théo 
Van  Rysselberghe,  s'exerce  même  avec 
une  virtuosité  évidente  dans  les  étoffes  de 
deux  grands  portraits,  où  les  têtes,  par 
contre,  d"un  pointillé  timide,  à  peine  appa- 
rent, semblent  d'un  autre  peintre  et  adroi- 
tement rapportées.  Trois  autres  artistes,  ac- 
ceptés ici,  ne  se  réclament  pas,  pourtant,  de 
la  règle  admise  :  l'impressionniste  Guillau- 
min,  avec  de  beaux  pa3'sages  éclatants, 
Toulouse-Lautrec,  avec  un  bal  du  Moulin- 
Rouge  d'une  sarcastique  vision,  et  Vincent 
Van-Gogh,  qui  sculpte  ses  pa3'sages  en 
même  temps  qu'il  les  peint,  et  qui  réalise 
des  reliefs  montagneux,  d'osées  perspec- 
tives, des   juxtapositions   de   modelés,  des 


—  506  — 

flammes  colorées  véritablement  imprévues, 
rutilantes  et  belles. 


XVII 

LES  INDÉPENDANTS 

10  avril  1891. 

Au  pavillon  de  la  Ville  de  Paris,  la  der- 
nière salle,  oij  se  réunissaient  annuellement 
les  néo-impressionnistes,  est  en  deuil.  Du* 
bois-Pillet,  un  des  fondateurs  de  la  Société, 
est  mort  il  y  a  quelques  mois,  et  on  a  réuni 
ses  œuvres  aussi  complètement  que  pos- 
sible. Vincent  Van  Gogh  est  mort,  lui 
aussi.  Et  depuis  l'ouverture  de  la  présente 
exposition,  un  autre  artiste,  jeune  et  cher- 
cheur, Georges  Seurat,  a  disparu  :  on  l'en- 
terrait la  semaine  dernière,  et  les  regrets 
furent  vifs  autour  de  ce  mort  de  trente- 
et-un  ans.  Seurat  fut  le  promoteur  de 
cette  nouvelle  division  des  tons,  de  ce 
pointillé    qui    suscita    tant    de    discussions 


—  307  — 
entre  artistes,  tant  de  polémiques  dans  les 
journaux.  Qu'une  telle  technique  revêtît 
quelque  monotonie,  produisît  ça  et  là  des 
applications  pénibles,  peu  importe.  Seurat, 
dans  certains  paysages  de  Gravelines  expo- 
sés aujourd'hui,  n'en  fut  pas  moins  un 
peintre  très  distingué,  épris  de  lignes  ani- 
ples  et  d'une  atmosphère  délicatement  pâle. 
Ses  recherches  de  lignes  droites,  obliques, 
relevées,  abaissées,  par  lesquelles  il  vou- 
lait exprimer  les  sensations  d'ensemble 
n'avaient  pas  encore  donné  les  résultats 
qu'il  en  attendait.  Son  Chahut  de  l'an  der- 
nier était  singulièrement  inerte,  et  la  joie 
violente  du  mouvement  n'était  pas  la  do- 
minante de  cette  grande  toile.  Dans  le  Cir- 
que de  cette  année,  quelques  personnages 
me  paraissent  discutables,  mais  il  y  a  un 
joli  sens  de  la  caricature  dans  les  aspects 
des  assistants,  et  l'écuyère  qui  arrive,  de- 
bout sur  le  cheval  blanc,  penchée  et  tour- 
nante, est  excessivement  aérienne  et  gra- 
cieuse. Il  y  avait  évidemment  en  Seurat 
une  science  et  une  volonté,  et  il  serait  sorti, 
de  ses  expériences  de  laboratoire  et  de  ses 


—  3oS  — 

combinaisons  géométriques,  un  artiste  par- 
ticulier qui  apparaît  déjà  dans  son  œuvre 
sitôt  close. 

D'autres,  qui  ont  commencé  avec  Scural, 
et  d'autres  qui  sont  venus  après  lui,  expo- 
sent des  tableaux  où  les  tons  sont  égale- 
ment divisés.  Chez  les  uns,  on  croit  aper- 
cevoir une  foi  et  une  ardeur,  chez  les 
autres,  une  habileté,  chez  d'autres,  de  Ten- 
nui.  L'inconvénient  apparaît  souvent,  c'est 
une  analyse  menue  des  phénomènes  lumi- 
neux, un  morcellement  infinitésimal  de  la 
couleur,  une  absence  de  synthèse  et  de 
hautes  généralités,  M.  Charles  Angrand, 
lui,  irait  volontiers,  par  VAtre  et  le  Chien 
de  berLicr,  vers  des  impressions  d'en- 
semble. M.  Van  Rysselberghc  est  surtout 
adroit,  il  a  un  sens  des  dispositions  élé- 
gantes et  de  la  gaîté  des  robes  claires  dans 
un  jardin.  Les  lignes  de  rivières  et  de 
bords  de  mer  de  M.  Paul  Signac  ont  des 
longueurs  et  des  courbes  grandes  et  sou- 
ples, mais  on  voudrait  des  eaux  plus  denses 
et  des  horizons  plus  lointains,  et  mon 
goût  d'explication   reste  court  devant  le    ta- 


—  309  — 
bleau  ainsi  étiqueté  :  «  Sur  l'émail  d'un 
fond  rythmique  de  mesures  et  d'angles,  de 
tons  et  de  demi-teintes,  portrait  de  M.  Fé- 
lix Fénéon  en  1890  ».  M.  Maximilien  Luce 
cherche  à  travers  les  paysages  des  sensa- 
tions d'énergie,  c'est  un  violent  harmoniste 
épris  des  rudes  apparences.  Il  expose  une 
Vue  de  Montmartre  où  s'exhale  l'atmos- 
phère des  faubourgs,  des  étendues  de  toits 
pauvres,  des  fabriques  actives.  M.  Lucien 
Pissarro  n'a  pas  envoyé  de  peintures,  mais 
des  gravures  sur  bois,  d'un  beau  résumé 
de  dessin. 

11  est  d'autres  exposants,  dans  cette  salle, 
qui  ne  se  réclament  pas  de  la  doctrine  du 
mélange  optique.  M.  de  Toulouse-Lau- 
trec représente  avec  une  volonté  gouail- 
leuse des  milieux  équivoques,  de  couleurs 
salies,  où  surgissent  d'aflVeuses  créatures, 
des  larves  de  vice  et  de  misère.  AL  Willum- 
sen  fait  drôlement  gambader  les  passants. 
Il  3^  a  là  une  tendance  à  la  déformation,  à 
la  caricature,  qui  existe  aussi  chez  JM.  Louis 
Anquetin,  très  varié  ou  très  incertain  :   il 


—  3'<J  — 
réunit  de  lamentables  femmes,  des  paysa- 
ges très  dillerents,  un  Pont  des  Saints-Pères 
japonais,  un  beau  décor  d'opéra,  un  doux 
torse  de  jeune  fille.  M.  Léo  Gaussonfait  ru- 
tiler certaines  parties  de  V()i\Tg'e  et  du  Soleil 
couchant,  comme  des  fragments  de  paysages 
vus  à  travers  des  morceaux  de  vitraux. 
M.  Armand  Guillaumin  installe  des  Vaches 
du  rt'pAvdans  un  paysage  de  verdure  somp- 
tueuses. M.  Henri  Cuvillier  exprime,  en  des 
peintures  voilées,  çà  et  là  trop  construites 
comme  des  Monet,  les  espaces  de  brume 
chaude  de  la  nature  méridionale.  Et  voici 
AI.  Pierre  Bonnard,  avec  V Après-midi  au 
jarditi,  quatre  panneaux  décoratifs,  et  un 
portrait  aux  yeux  fins,  qui  réalise  sommai- 
rement les  expressions  et  les  effets. 

M.  Maurice  Denis,  dont  le  nom  apparaît 
pour  la  première  fois  dans  les  expositions, 
est  un  artiste  épris  de  synthèse,  dont  on  peut 
attendre  des  œuvres  charmantes  et  sub- 
tiles. C'est  un  archaïque  dans  la  série  qu'il 
nous  montre  aujourd'hui,  il  s'est  enfermé 
dans  un  béguinage  de  peinture  visité  par  les 
délicieux  ravons  de  soleil  couchant.  Il  re- 


—  -î  1 1  — 


) 

garde,  dans  le  silence,  les  sœurs  aux  coifl'es 
bleuâtres  qui  passent  dans  le  braisillement 
des  lumières,  auprès  de  la  Vierge  en  or,  —  il 
célèbre  avec  dévotion  le  Mystère  catholique 
où  le  diacre  s'avance  vers  la  sainte,  pré- 
cédé de  deux  enfants  de  chœurs,  dans  la 
chambre  ouverte  sur  le  coteau  fleuri  d'ar- 
bres roses.  C'est  un  poète  qui  se  plaît  aux 
glissements  de  pas,  aux  gestes  lents,  aux 
corps  ployés  comme  des  lis,  aux  flottements 
d'encens.  C'est  en  même  temps  un  observa- 
teur de  la  vie  cléricale,  il  sait  les  regards 
brefs  cachés  aux  bords  des  paupières,  les 
crânes  pointus,  les  mains  molles.  Il  connaît 
les  soirs  des  dimanches,  les  femmes  en  pro- 
menade aux  bords  des  canaux,  dans  le  violet 
du  soir,  sous  les  ciels  roux  et  verts.  Il  des- 
sine avec  d'exquises  harmonies  de  lignes 
les  illustrations  pour  Sag'esse  de  Verlaine. 
Il  n'y  fait  pas  apparaître  le  sens  d'aujour- 
d'hui, il  en  marque  surtout  le  côté  ancien, 
la  poésie  de  moyen-âge  —  mais  dans  le  Motif 
romanesque,  il  est  moderne  avec  infiniment 
de  douceur,  et  la  femme  qu'il  montre  en 
promenade,  cueillant  des  fleurs  par  les  taillis 


—  312  

dépouillés,  est  une  frêle,  charmante  et  vi- 
vante apparition. 


XVIII 


PASTELLISTES  ET  PEINTRES-GRAVEURS 

28  avril   i8i)i. 

Les  pastellistes  sont  luxueusement  logés 
dans  la  galerie  Georges  Petit,  et  leur  art  est 
en  accord  avec  les  tentures  et  l'ameuble- 
ment. C'est  un  art  riche,  très  pelucheux,  ou 
tout  semble  revêtu  d'étoiles  à  la  mode,  choi- 
sies chez  les  tapissiers  les  plus  réputés, 
tout,  les  vêtements  des  portraits,  cela  va 
sans  dire,  mais  aussi  les  terres  et  les  ciels 
des  paysages.  Les  personnages  élégants  re- 
présentés sans  profondeur  et  sans  malice 
d'observation  habitent  tous  des  champs,  des 
vallons,  des  jardins,  des  bords  de  rivières, 
des  océans  infiniment  distingués.  11  3^  a  une 
grande  ressemblance  entre  ces  scènes  en- 
cadrées.  Les  auteurs  ont  obéi  aux  mêmes 


I  ^  — 


—  )'  ) 

préoccupations,  connaissentles mêmes  gens, 
sont  du  même  monde,  et  l'on  a  vraiment, 
à  parcourir  cette  jolie  galerie  de  la  rue  de 
Sèze,  la  sensation  d'avoir  été  invité  à  unfive 
o'clock  artistique. 

Il  est  pourtant  quelques  invités  à  remar- 
quer dans  cette  foule.  M.  Besnard  continue 
ses  études  de  colorations  de  chairs  de  femme, 
il  montre  des  épaules  et  des  chevelures  de 
rousses,  des  profils  et  des  nuques  teintées 
par  des  atmosphères  violemment  colorées. 
Les  pastels  de  MM.  Dagnan  et  Boldini 
sont  d'une  adresse  qui  essaie  de  frôler  le 
sentiment  et  le  caractère.  Les  portraits  de 
M.  Jacques  Blanche  réalisent  des  expres- 
sions alanguies  et  fines,  des  sveltesses  de 
corps  et  des  souplesses  de  vêtements.  Et 
voici  Chéret  dont  la  gaîté  passe  sur  les 
murs  en  fusées,  en  ra3'ons  lunaires,  en 
dégringolades  de  femmes,  de  polichinelles 
et  de  pierrojs,  en  expressions  entrevues  de 
bouches  entr'ouvertes  et  d'yeux  qui  rient. 
Et  voici  Forain  avec  un  beau  dialogue  entre 
un  garçon  de  café,  gras  et  important  comme 
un   financier,  et  une  fille  hâve  et  macabre. 

i8 


—  314  — 

Les  peintres-graveurs  habitent  chez  Du- 
rand-Ruel,  avec  Bracquemond  à  leur  tète. 
Le  maître  graveur,  à  qui  l'on  doit  déjà  tant 
de  belles  interprétations  de  la  nature,  a  en- 
voyé des  études  d'oiseaux,  de  fougères,  des 
croquis  pris  dans  un  atelier  de  couturières, 
et  un  Janot  lafiîi  digne  d'illustrer  La  Fon- 
taine. C'est  la  même  lucidité  et  la  même 
rêverie  que  dans  les  vers  du  fabuliste,  parfu- 
més de  thym  et  mouillés  de  rosée.  Le  lapin 
est  pendu  par  une  patte,  et  le  duveteux  de 
son  pelage,  la  construction  et  la  lourdeur  de 
sa  tête  sont  merveilleusement  exprimés.  Au 
loin,  comme  dans  un  rêve,  d'autres  lapins, 
vivants,  heureux  dans  la  clarté  de  l'aurore, 
s'ébattent  dans  une  tendre  et  lumineuse 
clairière. 

De  très  beaux  portraits  de  Desboutin,  des 
dessins  avec  légendes  de  Forain,  des  eaux- 
fortes  à  la  manière  noire,  une  pointe  sèche, 
des  gravures  sur  bois,  des  gravures  en  cou- 
leurs, tout  cela  très  varié  et  très  curieux,  de 
Henri  Guérard,  des  cadres  de  MM.  Bes- 
nard,Chéret,  Buhot,  Lepère,  Lunois,  Louis 
Morin,  P.    Renouard,  Vignon,    Storm  de 


—  >i5  — 
Gravesande,  Zorn,  Henri  Rivière,  uue  série 
de  lithographies  et  de  dessins  fantastiques 
d'Odilon  Redon,  de  superbes  dessins  mar- 
qués de  la  griffe  de  Rodin...  Et  puis,  et  puis, 
beaucoup  de  choses  qui  se  ressemblent, 
beaucoup  d'habiletés  semblables,  beau- 
coup de  virtuosités  matérielles,  très  mono- 
tones. 

Au  milieu  de  tout  cela,  un  rayonnement 
subit,  une  tète  ardente,  le  profil  levé,  la 
paupière  close,  les  cheveux  légers  envolés 
sur  les  tempes,  —  une  indicible  expression 
passionnée,  —  une  main  d'une  fine  élégance, 
d'une  sèche  nervosité,  qui  vient  s'appuyer 
au  visage  en  un  contact  de  fièvre,  —  un  art 
merveilleux  mis  au  service  de  l'expression, 
une  sobriété  de  moyens  qui  stupéfie,  un  ra- 
pide dessin  au  pinceau,  un  modelé  d'une 
infinie  douceur,  une  extraordinaire  concen- 
tration de  clarté  sur  cette  face  tendre  et  fière 
qui  pâlit  et  resplendit  dans  une  lumière  d'or. 
C'est  une  tète  de  femme  avec  la  signature 
d'Eugène  Carrière. 

A  l'écart,  dans  deux  petites  salles,  ce  sont 


—  3'6  — 
les   expositions   de  Camille  Pissarro  et  de 
M'^'  Mary  Cassatt. 

M"''  Cassatt  aura  eu  ce  bonheur,  gagné 
par  infiniment  de  volonté  et  de  patience,  de 
retrouver,  par  la  pointe  sèche,  l'aquatinte, 
l'impression  en  couleurs,  des  effets  de  sim- 
plicité et  d'harmonie  des  colorations  japo- 
naises. Il  est  évident,  et  l'artiste  le  sait  bien, 
qu'il  y  a  ici  des  ressemblances  avec  les 
œuvres  de  là-bas,  avec  celles  d'Outamaro, 
surtout.  Mais  il  y  a  aussi  une  nouveauté  de 
vision,  une  adaptation  de  ces  procédés  à  des 
spectacles  modernes.  Il  en  est  ainsi  pour  la 
Lampe,  pour  la  Jeune  femme  essayant  une 
robe.  Auprès  de  ces  dix  planches,  d'un  en- 
semble précis  et  doux  à  la  fois,  M""  Cas- 
satt expose,  comme  peintre  et  pastelliste, 
quatre  œuvres,  des  portraits  de  femmes  et 
d'enfants,  d'une  observation  nette,  d'une 
belle  science  de  mouvements.  Elle  a  vu 
exactement,  dans  des  jardins  très  clairs, 
des  babvs  roses,  joueurs  ou  renfrognés, 
essayant  des  gestes,  et  elle  a  bien  vu  aussi 
des  femmes  aux  visages  tachés  de  rous- 
seurs, des  fronts    durs  de  rurales,  des  vi- 


—  ^'7  — 
sages  nets,  sérieux,  impassibles,  de  bonnes 
d'enfants  villageoises,  de  gouvernantes  alle- 
mandes  correctes. 

Camille  Pissarro  a  réuni  vingt-six  de  ses 
dernières  œuvres,  des  eaux-fortes,  des  goua- 
ches, des  dessins,  des  aquarelles,  des  pas- 
tels, des  éventails.  Il  excelle  à  exprimer  les 
mouvements  des  foules  dans  les  marchés, 
les  occupations  des  paysannes  dans  les 
champs.  Il  faittenir  sur  un  éventail  de  vastes 
espaces  d'eaux  et  de  ciels,  des  lointains  de 
brume  dorée,  des  disparitions  de  soleils 
d'hiver.  C'est  un  des  grands  artistes  du 
paysage  et  de  la  vie  rurale.  Quelques-uns  le 
savent  et  le  disent,  mais  il  ne  faut  pas  se 
lasser  de  le  redire  et  de  rendre  l'hommage 
artistique  qu'il  mérite  à  ce  maître  délicat, 
dont  l'œuvre  de  nature  est  pénétrée  d'une 
si  tendre  et  si  éclatante  lumière. 


18. 


—  3i8  — 

XIX 

MODES  DE  PARIS 

4  avril  1890. 
Paris  est  tous  les  ans,  pendant  quatre 
mois^  la  ville  peinte.  Il  se  prête  avec  une 
bonne  grâce  parfaite,  qu'il  ne  montre  pas 
souvent  pour  la  littérature  et  pour  la  mu- 
sique, aux  entreprises  de  ceux  qui  dé- 
gorgent des  tubes  sur  des  palettes,  qui  dé- 
layent des  petits  pains  de  couleur  dans  des 
godets,  qui  écrasent  des  poussières  de 
pastels  sur  des  cartons,  qui  grattent  le  cui- 
vre. Il  ne  faudrait  pas  en  conclure  que 
tous  les  ans,  à  époque  périodique,  un  subit 
engouement  s'affirme  pour  l'art,  et  qu'une 
compréhension  particulière  s'exerce  devant 
les  toiles  depuis  le  premier  jour  de  mars 
jusqu'au  dernier  jour  de  juin.  Non,  il  s'agit 
d'un  rite  spécial  de  l'existence  parisienne, 


—  319  — 
d'une  occupation  prévue  par  la  mode  et  à 
laquelle  nul  ne  songe  à  se  soustraire.  C'est 
réglé  comme  la  réouverture  des  théâtres 
en  septembre,  comme  les  premières  repré- 
sentations de  l'hiver,  comme  les  visites  du 
mois  de  janvier,  comme  la  saison  au  bord 
de  la  mer  mitigée  de  casinos. 

C'est  ainsi  que  s'expliquent  à  peu  près, 
sans  qu'il  soit  guère  besoin  d'y  insister  au- 
trement, les  expositions  particulières  ou- 
vertes çà  et  là,  rue  Volney,  rue  Boissy- 
d'Anglas,  rue  de  Sèze.  Les  amateurs,  en 
grand  nombre,  ont  cherché  des  satisfac- 
tions intimes,  se  sont  récréés  aux  ren- 
contres et  aux  salutations  amicales.  Des 
seigneurs  de  l'avenue  de  Villiers  ont  quitté 
leurs  châteaux  à  poternes  et  à  mâchicou- 
lis, et  se  sont  débonnairement  mêlés  aux 
gens  du  monde,  tellement  mêlés  qu'il  est 
presque  impossible  de  sV  reconnaître  sans 
catalogue.  Ces  prétentions  et  ces  commerces 
n'ont  pas  à  être  encouragés  ici.  D'au- 
tant que  la  publicité  a  été  suffisante.  Tel 
critique  d'art  omnipotent,  qui  ne  parle  ja- 


—    )'20    — 

mais  des  grands  artistes  isolés  d'aujour- 
d'hui, ne  se  fait  pas  faute,  ordinairement, 
de  célébrer  les  toiles  d'exportation  de  Ma- 
chin et  les  bouts  d'aquarelles  de  Chose. 
Pourquoi  ajouter  à  ces  réclames  insérées 
en  si  extraordinaire  abondance  ? 

Rue  Volne}',  la  critique  de  bonne  volonté 
n'a  pu  trouver  à  citer  que  des  fusains  d'Al- 
longé !  —  Rue  Boiss3'-d'Anglas,  la  Famille, 
de  y\.  Besnard,  une  réunion  d'enfants  très 
divers  d'expressions  et  de  colorations,  deux 
paysages  nocturnes  de  M.  Cazin,  des  por- 
traits de  ALM.  Elie  Delaunay  et  Jacques 
Blanche,  sont  les  seules  œuvres,  sur  les 
deux  cents  exposées,  qui  donnent  aux  yeux 
une  sensation  d'art.  Le  reste,  c'est  le  ta- 
bleau de  rieurs  durement  découpées,  c'est 
le  paysage  photographique,  c'est  le  banal 
portrait,  c'est  la  puérile  scène  de  guerre.  Il 
suffit  d'avoir  constaté  le  Printemps^  de 
M.  Gérôme  :  une  lionne  dans  les  fleurs, 
étendue,  les  pattes  écartées,  comme  une 
descente  de  lit.  —  Les  aquarellistes  de  la 
rue  de  Sèze  ont  plus  d'habileté,  un  savoir- 
faire  égal  en  toutes  choses,  un  soin  dans  le 


—    ^21     — 

fini  qui  donne  à  tout  ce  qui  est  exposé  une 
physionomie  semblable  d'articles  de  Paris 
montrés  dans  un  magasin  luxueux.  M.  Bes- 
nard  se  retrouve  ici  avec  des  fantaisies  d'une 
couleur  un  peu  égarée.  Ses  femmes  nues, 
l'une  à  queue  de  paon,  l'autre  conduisant 
une  bande  de  paons  blancs,  sont  revêtues 
de  tendres  et  roses  clartés,  mais  leur  ana- 
tomie  s'elîbndre  dans  les  étincellements  qui 
les  entourent.  En  revanche,  les  paons  blancs 
qui  suivent  leur  conductrice  sont  jolis,  ils 
ont,  dans  la  lumière  qui  flotte  autour  de 
leur  plumage,  de  lins  et  prolongés  mouve- 
ments d'oiseaux-reptiles.  Il  v  a  aussi  rue 
de  Sèze  des  grisailles  vertes  d'Harpignies, 
des  sentiers  d'ombre,  des  branchages  cen- 
dreux sur  le  ciel.  ^Mais  les  rassemblements 
de  la  foule  sont  devant  une  charge  des  cui- 
rassiers de  Détaille,  où  l'on  peut  compter 
les  boutons,  les  poils  des  moustaches  et  des 
crinières,  une  galopade  rigide  à  laquelle  on 
a  crié  :  Fixe!  une  charge  de  cavalerie  em- 
paillée ! 

Les  pastels  succèdent  aux  aquarelles.  Un 
parisianisme    spécial    triomphe    dans    les 


—    322    — 

effigies  exposées.   L'inquiétude  de  l'œuvre 
de  Manet  compliquée  par  des  ambitions  d'é- 
légance anglaise,  ce  sont  les  influences  qui 
peuvent  être  signalées  dans  les  portraits  de 
MM.  Jacques  Blanche,    Helleu,   Besnard. 
Une  parenté  avec  certains  décors  et  cer- 
taines préoccupations  des  romans  de  Bour- 
get  est  visible  dans   ces  silhouettes  mon- 
daines qui  sont  de  la  même  famille   artis- 
tique.   Et    encore,    d'habiles    travaux    de 
MM.  Doucet,  Dagnan,  Eliot,  Lewis-Brown, 
des  mondanités  de  M.  Tissot,  des  sous-mon- 
danités de  M"'°  Lemaire.  Au  dernier  degré 
se  tient  M.   Dubufe.  Heureusement  qu'en 
descendant  l'escalier  on  retrouve  au  mur  du 
vestibule  quelques  pages  suffisamment  iro- 
niques  signées   de  Jean-Louis  Forain.  Le 
cruel  manieur  de  crayon  ne  s'attendait  pas 
à  jouer  ce  rôle  de  consolateur. 

On  va  là  pour  rencontrer  des  amis,  pour 
causer,  pour  s'asseoir,  pour  manier  les 
faces- à-main.  La  mode  y  est.  Elle  n'est  pas 
encore  à  l'exposition  des  femmes-artistes 
qui  ressemble  à  une  exposition  d'horticul- 


—  323  — 

ture.  Intéressante  et  curieuse  manifestation 
que  celle-là,  où  l'on  peut  voir  s'épanouir, 
auprès  de  désirs  délicats,  une  extraordinaire 
poésie  convenue,  un  goût  d'imitation  poussé 
à  l'excès.  La  vérité,  c'est  que  l'artiste, 
femme  ou  homme,  est  une  exception,  et 
que  les  formations  et  les  associations  de 
groupes  n'y  feront  rien.  Voici  une  autre 
exposition,  celle  des  peintres-graveurs,  chez 
Durand-Ruel,oùronrencontre deux  femmes 
artistes,  et  d'une  rare  distinction.  M"'  Ma- 
ry Cassatt,  avec  d'exquises  pointes-sèches, 
M""*  Marie  Bracquemond,  avec  ses  portraits 
de  femmes  gravés  à  l'eau-forte  en  traits 
d'une  suprême  élégance,  et  quatre  peintures, 
où  les  figures  et  les  paysages  sont  évoqués 
en  lins  modelés,  en  lumineuses  apparitions. 
Là  sont  aussi  exposés  des  gravures  de  Des- 
boutin,  Seymour-Haden,  Bracquemond, 
Legros,  Guérard,  des  pastels  de  Chéret,  des 
lithographies  de  Fantin-Latour,  des  dessins 
d'Odilon  Redon,  des  peintures  de  Henri 
Rivière,  Luce,  Vignon,  Sisley.  —  Camille 
et  Lucien  Pissarro,  le  père  et  le  fils,  ont 
une   double  et  belle  manifestation  artisti- 


—  3-^4  — 
que.  Lucien  Pissarro  sait  indiquer,  en  ses 
eaux-fortes,  en  ses  bois,  en  ses  dessins, 
l'allure  particulière  des  figures,  paysannes 
aux  champs,  habitués  de  cafés,  ruraux, 
provinciaux.  Il  y  a  une  saveur  d'archaïsme 
dans  ces  précises  et  hardies  silhouettes  qui 
témoiiinent  d'un  observateur  des  mœurs 
d'aujourd'hui.  Camille  Pissarro  est  un 
maître  dans  la  représentation  du  paysage 
et  du  paysan.  Il  le  prouve  par  cette  magni- 
lique  série  d'une  douzaine  d'eauxfortes, 
où  il  a,  par  des  recherches  patientes,  par 
des  procédés  nouveaux,  exprimé  de  si  di- 
vers aspects  des  choses  :  bâtiments  de  fer- 
mes, vétustés  de  masures,  silhouettes  de 
petites  villes,  prairies,  jardins",  ruisseaux. 
Le  trait  sommaire  et  délié  dans  lequel  il  sait 
enclore  ses  figures  gravées,  le  révélera  des- 
sinateur à  ceux  qui  ne  veulent  pas  voir  la 
justesse  et  la  solidité  des  ligures  de  ses  pein- 
tures, sous  les  variables  effets  atmosphé- 
riques qui  les  colorent.  Quelle  décision  im- 
peccable dans  ce  geste  de  la  paysanne  bê- 
chant, de  cette  autre  portant  des  seaux,  de 
la  femme  retournant  une  brouette,  à  bout 


—  325  — 

de  bras,  les  deux  poings  solidement  rivés 
aux  brancards. 


XX 


HORS  DE  L'ECOLE 


13  janvier  1891. 

Cette  École  dont  il  s'agit,  c'est  l'Ecole  des 
Beaux-Arts.  Quelques-uns  des  élèves,  qui 
avaient  promis  la  fréquentation  assidue  des 
cours,  le  respect  du  professeur,  l'adoration 
perpétuelle  tournée  vers  la  villa  romaine, 
quelques-uns,  l'autre  jour,  ont  passé  devant 
la  porte,  sont  partis  au  hasard,  lassés  de 
l'apprentissage,  désireux  de  marcher  en  li- 
berté, de  se  dégourdir  les  doigts,  de  changer 
l'orientation  de  leur  cervelle.  Ce  n'est  pas 
seulement  dans  l'échauffourée  de  l'atelier 
Bonnat  et  dans  l'arrêté  qui  a  suivi,  suspen- 
dant les  cours  pour  trois  mois,  qu'il  faut 

19 


—  326  — 

chercher  le  motif  d'une  telle  évasion.  Il  n'y 
a,  parmi  les  dissidents,  que  deux  ou  trois 
élèves  de  l'atelier  Bonnat.  Les  autres,  ils 
sont  une  douzaine,  et  ils  seront,  disent-ils, 
vingt-cinq  prochainement,  les  autres  appar- 
tenaient à  d'autres  geôles.  Que  l'incident 
soit  mince,  que  les  écoliers  en  liberté  n'aient 
voulu  se  livrer  à  aucune  manifestation,  qu'il 
n'y  ait  pas  encore  là  de  quoi  révolutionner 
le  régime  artistique  sous  lequel  nous  vivons, 
tout  cela  est  possible,  tout  cela  est  vrai. 
C'est  tout  de  même  un  fait-divers  qu'on 
n'avait  pas  eu  encore  à  enregistrer,  c'est  un 
petit  commencement  de  la  fin,  c'est  une  iine 
lézarde  dans  la  maçonnerie  de  la  maison  du 
quai,  c'est  un  caillou  lancé  dans  les  fenêtres 
de  l'Institut. 

Naturellement,  ces  jeunes  gens  échappés 
à  un  professeur  ont  eu  immédiatement  l'idée 
d'en  prendre  un  autre.  Ils  ne  se  sont  pas 
plus  tôt  trouvés  libres,  qu'ils  n'ont  su  que 
faire  de  leur  liberté.  Ils  ont  montré  une  in- 
quiétude, ils  ont  manifesté  par  leurs  allures 
incertaines   qu'il    leur    manquait    quelque 


—  327  — 
chose.  Le  prisonnier  qui  se  sauve  et  le  pri 
sonnier  qu'on  pousse  dehors,  au  jour  de  la 
levée  d'écrou,  ont  ainsi  une  période  d'hési- 
tation pendant  laquelle  ils  ne  savent  que 
faire,  que  dire,  où  aller.  Ils  promènent  leur 
cellule  avec  eux,  ils  ne  se  sentent  pas  en  sé- 
curité dans  l'espace.  Le  soleil  est  trop  chaud, 
il  va  peut-être  pleuvoir,  il  y  a  trop  d'air,  et 
le  vent  est  une  chose  terrible.  Comment 
résister  à  tous  ces  éléments  violents  et  eni- 
vrants dont  on  était  déshabitué?  Il  est  tout 
naturel  que  les  jambes  flageolent,  que  les 
mains  tâtonnent  en  gestes  irrésolus,  que 
l'ivresse  de  l'atmosphère  du  dehors  monte 
aux  fronts  délivrés.  On  raconte  que  Barbes, 
au  lendemain  du  24  Février  1848,  mis  hors 
de  sa  prison  à  Tours,  ne  sut  que  devenir 
jusqu'au  moment  du  départ  pour  Paris,  et 
qu'il  demanda  à  passer  sous  les  verrous 
cette  soirée  et  cette  nuit  pendant  lesquelles 
il  aurait  pu  vaguer  par  les  rues  et  les 
champs.  Ainsi,  les  jeunes  artistes  qui  ont 
manqué  l'heure  du  cours  n'ont  pas  su  me- 
ner jusqu'au  bout  leur  école  buissonnière. 
Heureusement,  ils  se  sont  adressés  à  un 


:2«  — 


artiste  qui  a  mieux  à  faire  qu'à  jouer  au 
professeur.    Eugène    Carrière,    qu'ils    sont 
allés  trouver,  à  qui  ils  ont  conté  leur  histoire, 
à  qui  ils  ont  demandé  de  les  réunir  et  de 
les  aider  de  ses  conseils,  Eugène  Carrière 
n'imposera  aucune  discipline  à  ces  enfants 
de  troupe  qui  ont  rompu  les  rangs.  Ils  au- 
raient pu,  sans  savoir,  s'adresser  à  quelque 
autre,  d'apparences  indépendantes,  enchanté 
d'installer  une  chapelle  libre  en  face  de  l'é- 
glise abandonnée,  et  en  réalité,  c'aurait  été 
là,  avec  tous  les  affichages  violents  et  tous 
les  drapeaux  clac|uant  au  vent,  une  simple 
succursale  de  l'Ecole,  où  la  convention  du 
moderne    aurait   succédé   à  la   convention 
d'hier.  Carrière,  qui  n'est  pas  seulement  un 
peintre,  qui  est  un  amoureux  et  un  voyant 
de  la  vie,  saura  donner,  on  peut  le  croire, 
un  enseignement  spécial  à   ceux  qui   sont 
venus  gentiment  et  naïvement  vers  lui.  Il 
les  a  félicités,  sans  doute,  de  leur  départ,  et 
il  a  accepté  leur  groupenient  provisoire.  Il 
leur  a  dit  que  rien  n'était  plus  simple  que 
de  se  réunir  pour  dessiner,  qu'il  n'y  avait 
qu'à  louer  un  atelier  et  qu'à  faire  venir  des 


—  329  — 
modèles,  et  qu'il  consentait  volontiers  à  aller 
voir  ses  nouveaux  amis  de  temps  en  temps. 
J'imagine  volontiers  ce  que  seront  ces  vi- 
sites, et  je  crois  entendre  les  conseils  donnés 
par  l'artiste. 

Il  ne  sera  pas  un  pédant  corrigeur  de 
dessins,  ne  donnera  pas  de  notes  et  de  bons 
points,  ne  s'emploiera,  quand  le  moment 
sera  venu,  que  pour  mettre  en  lumière, 
dans  quelque  salle  d'exposition,  les  travaux 
de  ses  jeunes  camarades.  Son  cours  sera 
surtout  une  conversation.  Chaque  fois  que 
ce  singulier  professeur  s'en  ira  trouver  ses 
élèves,  il  leur  tiendra  le  même  discours  fa- 
milier et  profond.  Il  les  forcera  à  faire  cette 
observation  toute  simple  que  les  maîtres 
n'ont  pas  copié  les  maîtres,  qu'ils  n'ont 
placé  aucun  modèle  de  calligraphie  artis- 
tique entre  la  nature  et  eux,  mais  qu'ils  se 
sont  inspirés  directement  des  spectacles 
qu'ils  avaient  sous  les  yeux,  que  leur  vision 
et  leur  réflexion  se  sont  acharnées  à  com- 
prendre la  signification  des  formes  et  les 
rapports  qui    existent  entre  les  choses.  Il 


—  330  — 

leur  montrera,  par  des  exemples  pris  dans 
toutes  les  époques,  que  le  grand  art,  bizar- 
rement érigé  en  système  et  en  pensum,  est 
né  de  la  persistance  d'observation  et  de  la 
force  de  repliement  intime,  et  qu'il  est,  plus 
que  le  résultat  d'un  apprentissage,  l'expres- 
sion suprême  de  l'individualité.  A  quoi  bon 
recommencer  ce  qui  a  été  fait  et  définitive- 
ment fait,  à  quoi  bon  le  décalque  de  l'art 
de  la  Grèce  et  de  l'art  de  l'Italie?  Pourquoi 
reprendre  en  sous-œuvre  le  Vinci  et  le  Ra- 
phaël, pourquoi  retravailler  dans  le  vieux, 
piocher  les  procédés,  se  fatiguer  sur  l'équi- 
libre de  celui-ci  et  le  modelé  de  celui-là? 
C'est  se  mettre  volontairement  des  œillères, 
et  mal  comprendre  l'enseignement  des  mu- 
sées et  le  langage  des  œuvres  de  ceux  qui 
ne  sont  plus. 

Elles  ne  disent  pas,  ces  œuvres,  que  l'as- 
similation du  procédé  et  la  réussite  de  la 
copie  sont  tout.  Elles  disent  tout  le  con- 
traire. Elles  fournissent  l'irrécusable  témoi- 
gnage de  la  sensation  profonde,  du  contact 
permanent  avec  la  nature,  de  la  vie  person- 
nelle. Ecoutez-les  parler,  ces  maîtres  dont 


—  331  — 
on  veut  faire  des  maîtres  d'études,  écoutez 
leurs  confidences  si  fines  et  si  pénétrantes, 
écoutez-les  chuchoter  dans  l'ombre  et  chan- 
ter dans  la  lumière,  tous,  tous  ceux  qui  ont 
eu  un  approfondissement  et  un  épanouisse- 
ment de  pensée  pendant  leur  passage  de 
joie  et  de  souffrance  à  travers  l'existence  : 
tous  diront  la  même  chose,  tous  s'enten- 
dront secrètement  par  l'affinité  de  leur  génie 
pour  renvoyer  à  la  mêlée  sociale,  aux  ten- 
dresses des  sentiments  et  aux  ivresses  des 
passions,  ceux  qui  demandent  un  enseigne- 
ment, qui  cherchent  inquiètement  une  inspi- 
ration. Cette  inspiration,  elle  est  en  eux, 
cet  enseignement,  il  est  dans  tout.  Pour 
ceux  qui  les  chercheront  sans  cesse  et  qui 
n'aboutiront  jamais  qu'à  de  lointaines  imi- 
tations, qu'à  de  puériles  ressemblances  des 
autres,  pour  ceux-là,  auxquels  le  monde 
qu'ils  habitent  restera  éternellement  fermé 
et  qui  n'entendent  pas  en  eux  les  comman- 
dements d'une  voix  intérieure,  il  est  bien 
inutile  qu'ils  s'acharnent,  qu'ils  essayent  et 
qu'ils  ressassent,  qu'ils  couvrent  les  murs 
d'expositions   de  leurs  redites,  qu'ils  illu- 


—  332  — 

sionnent  les  spectateurs  par  les  exercices 
de  virtuosité  de  talents  qui  travaillent  à 
vide.  S'ils  ne  peuvent  faire  ce  qu'ont  fait 
leurs  prédécesseurs,  s'ils  ne  peuvent  con- 
centrer une  conception  de  l'univers  dans  un 
an  solitaire,  qu'ils  se  livrent  donc  aux  occu- 
pations sociales  qui  les  réclament. 

Ce  sera  là,  probablement,  le  sens  des 
conseils  donnés  par  Eugène  Carrière  aux 
élèves  en  rupture  de  ban.  Il  sera  le  direc- 
teur des  Beaux-Arts  qui  supprime  la  direc- 
tion des  Beaux-Arts,  le  professeur  qui  sup- 
prime le  professorat.  Il  sera,  je  pense,  d'une 
ironie  impitoyable  pour  ceux  qui  imiteraient 
ses  œuvres  à  lui  et  qui  voudraient  entrer 
dans  l'atmosphère  de  ses  tableaux  sans  en 
avoir  la  compréhension,  que  nul  autre  que 
lui  ne  peut  avoir.  Il  pourra  achever  la  mise 
en  liberté  de  ces  désireux  d'indépendance. 
La  manifestation  pourrait  devenir  ainsi 
très  importante.  Il  y  aura  eu,  en  nos  an- 
nées de  bureaucratie,  de  protection  admi- 
nistrative, d'encouragement  officiel,  des  élè- 
ves  suffisamment  incorporés  dans  le  per- 


—  331  — 
sonncl  de  la  Centrale  des  Beaux-Arts,  qui 
auront  refusé  tous  les  avantages  offerts  à 
ses  matricules  par  le  pénitencier  d'Etat.  Ils 
auront  renoncé  aux  récompenses  des  heures 
de  cellule,  aux  distinctions  qui  vont  aux  en- 
fermés bien  pensants,  à  l'honorable  dépor- 
tation dans  la  colonie  de  Rome,  aux  agré- 
ments qui  accompagnent  la  surveillance  de 
haute  police  idéaliste  pendant  toute  la  vie. 
Ils  ont  tiré  leur  révérence  à  ceux  qui  dé- 
tiennent les  cimaises  et  qui  distribuent  les 
commandes  pour  les  mairies  et  pour  les 
églises.  Ils  ont  voulu  marcher  par  les  routes 
qui  leur  plaisent,  regarder  des  horizons  et 
des  visages  ailleurs  que  dans  les  musées, 
respirer  le  doux  air  du  dehors.  Bon  courage 
et  bon  voyage  ^  ! 


(i)  Le  voyage  a  été  bref,  le  courage  a  manqué.  Les 
moutons,  m'a-t-on  dit,  sont  rentrés  au  bercail. 


19. 


—  334  — 

XXI 

DÉCORS  DE  VILLE 

12  janvier  1891. 
On  annonce  des  démolitions  possibles 
dans  le  labyrinthe  de  rues  qui  enserre  le 
palais  et  le  jardin  du  Palais-Royal,  rues 
étroites,  enchevêtrées,  marécageuses.  C'est 
un  projet  dont  la  réalisation  est  encore  assez 
éloignée.  Mais  ce  qui  paraît  plus  proche, 
c'est  l'isolement  de  Notre-Dame.  On  a 
abattu  les  constructions  qui  occupaient  l'es- 
pace entre  la  place  du  Parvis  et  le  quai.  On 
va  maintenant  déblayer  l'autre  côté,  déga- 
ger l'église,  faire  se  dresser  dans  un  espace 
vide  les  deux  tours  et  le  vaisseau.  On  allègue 
des  raisons  d'assainissement  qui  touchent 
l'espi'it,  mais  aussi  des  raisons  d'alignement 
plus  difficiles  à  admettre. 

Un  monument  ne  vit  pas  seulement  par 
sa  forme  propre,  mais  aussi  par  ses  entours. 


—  335  — 
Le  temps  fournit  une  couleur  à  ses  pierres, 
les  tracés  de  voies  et  les  maisons  qui  l'avoi- 
sinent  donnent  un  aspect  particulier  et  une 
signification  logique  à  ses  lignes.  Les  utili- 
taires qui  veulent  défricher  la  baie  du  Mont 
Saint-Michel  en  vue  d'un  rapport  d'her- 
bages et  de  légumes  ne  se  doutent  pas  qu'ils 
suppriment  le  décor  nécessaire,  de  sable 
gris  et  d'horizon  de  mer,  à  la  merveille 
architecturale.  Même  à  leur  point  de  vue 
discutable,  ces  utilitaires  vont  contre  leur 
but.  Un  monument  peut  être,  tout  autant 
que  des  champs  et  des  prés,  un  prétexte  de 
fortune  pour  un  pays. 

La  même  erreur  sur  le  décor  de  nature  et 
de  civilisation  qui  convient  à  Notre-Dame 
paraît  devoir  être  commise.  Si  le  temple 
grec,  avec  ses  exactes  proportions  et  ses 
détails  tout  lumineux,  est  sur  son  emplace- 
ment rationnel  au  sommet  d'une  colline  et 
sur  l'avancée  d'un  promontoire,  la  cathé- 
drale gothique  doit  être  gardée  autant  que 
possible,  par  les  compréhensifs  et  les  éru- 
dits  que  nous  prétendrons  être,  dans  l'amas 
de  maisons  et  le  dédale  de  rues  d'où  ses 


—  3?6  — 

inventeurs  l'ont  fait  jaillir.  La  haute  nef  et 
le  haut  clocher  paraissent  davantage  élevés 
et  ascensionnants  dans  Tair  si  les  maisons 
qu'ils  dominent  se  rapetissent  davantage  et 
s'aplatissent  sur  le  sol,  il  ne  faut  pas  être 
grand  clerc  pour  le  comprendre.  Sans  nul 
doute,  les  admirables  artistes  qui  ont  équi- 
libré les  proportions  des  mystérieuses  nefs, 
qui  ont  distribué  la  lumière  et  l'ombre  avec 
une  telle  science  sur  les  rocheuses  façades, 
sans  nul  doute,  ces  poètes  et  ces  Imaginatifs 
ont  songé  à  cette  augmentation  obtenue  en 
hauteur  par  les  bâtisses  environnantes.  C'est 
donc  enlever  un  des  caractères  essentiels  de 
leur  œuvre  que  de  la  dégager,  de  la  sortir  de 
l'ombre,  de  l'entourer  de  larges  avenues,  de 
vastes  places,  de  rues  tirées  au  cordeau,  de 
maisons  régulières. 

Autour  du  Palais-Royal,  que  l'on  abatte, 
si  l'on  veut,  ce  qui  peut  rester  dans  le  pian 
du  quartier  des  sinuosités  des  rues  de  l'épo- 
que de  la  Révolution,  des  constructions  du 
temps  de  Louis-Philippe.  La  claire  tran- 
quillité du  palais  et  du  jardin  n'en  souifrira 


—  3^7  — 
pas.  Mais  pour  Notre-Dame,  où  le  mal  est 
déjà  grand,  il  faudrait  trouver  autre  chose, 
une  combinaison  qui  établisse  l'accord  entre 
le  monument  et  les  rues  qui  le  longent,  et 
qui  donne  une  satisfaction  légitime  aux 
hygiénistes.  S'il  est  des  maisons  malsaines, 
modifiez  leur  aération,  donnez-leur  des 
cours  intérieures.  Mais  est-il  si  difficile  de 
garder  en  décor  sur  ce  point  de  Paris,  des 
maisons  basses  dont  la  suite  formerait  une 
rue  sinueuse,  rampant  au  pied  des  gigantes- 
ques contreforts?  On  pourrait  bien  çà  et  là, 
pour  le  plaisir,  reconstituer  certains  aspects 
de  Paris  ancien.  On  se  mettrait  ainsi  d'ac- 
cord avec  l'Histoire  d'aujourd'hui,  si  cher- 
cheuse des  origines,  si  soucieuse  des  phases 
traversées  par  la  Patrie.  Non,  en  vérité,  plus 
on  y  pense,  moins  on  voit  Notre-Dame  dans 
un  paysage  industriel  équivalent  à  celui  du 
Champ-de-Mars. 


-338  - 

XXII 

LA  MANUFACTURE  DE  SÈVRES 

26  juillet  1891. 
Forcément,  la  mort  de  M.  Deck  devait 
mettre  en  question  l'existence  de  la  manu- 
facture de  Sèvres.  Avant  de  confier  à  des 
mains  nouvelles  la  direction  officielle  de  la 
céramique,  il  y  avait  d'abord  à  examiner 
l'état  actuel  de  cette  céramique,  et  à  voir  si 
les  résultats  acquis  étaient  bien  de  nature  à 
commander,  ou  à  expliquer,  ou  à  excuser, 
la  conservation  de  l'établissement  où  vit  une 
population  de  fonctionnaires,  de  savants  et 
de  peintres  sur  porcelaine.  L'examen  a  sans 
doute  été  très  attentif,  très  sérieux.  Mais  on 
peut  douter  qu'il  ait  été  satisfaisant.  M.  le 
ministre  de  l'Instruction  publique  et  des 
Beaux-Arts  a  voyagé,  s'est  rendu  compte 
des  procédés  de  fabrication,  a  reçu  des  avis 
divers.  Et  il  a  su  ne  pas  prendre  vite  de 


—  339  — 
décision.  C'est  sans  doute  un  bon  signe, 
c'est  la  preuve  qu'il  éprouve  quelque  inquié- 
tude devant  les  vases,  les  coupes,  les  plats, 
les  assiettes,  qui  lui  ont  été  montrés  comme 
les  produits  définitifs  de  la  chimie  et  de 
la  peinture  appliquées  à  la  céramique  na- 
tionale. 

Mais  tout  le  monde  n'est  pas  obligé  aux 
sérieux  examens  et  aux  longues  réflexions, 
et  il  ne  manque  pas  de  gens  en  place  qui 
sont  tout  disposés  à  laisser  les  choses  comme 
elles  sont  ou  à  ne  réclamer  que  des  modifi- 
cations insignifiantes.  Il  est  si  facile  de 
passer  à  côté  des  choses,  il  est  si  habituel 
que  les  mouvements  de  réformes  aboutissent 
à  des  formules  qui  ne  réforment  rien,  qu'il 
n'y  a  pas  à  s'étonner  des  conclusions  à 
l'envers  rédigées  par  les  personnages  auto- 
risés. Ainsi,  les  vœux  exprimés  par  le  con- 
seil supérieur  des  Beaux-Arts  sur  cette 
question  de  la  manufacture  de  Sèvres,  ces 
vœux  extraordmaires  sont  bien  tels  qu'on 
pouvait  les  attendre,  puisqu'ils  ne  résolvent 
rien  et  répondent  à  des  demandes  qui  n'ont 


—  140  — 
pas  été  laites  et   qui   n'ont  pas  de  raison 
d'être.  Voici  ces  vœux  sous  forme  de  cinq 
articles  de  programme,  tels  qu'ils  ont  été 
publiés  par  les  journaux  : 

«  r  Maintien  de  Sèvres,  comme  manu- 
facture de  porcelaine,  en  affirmant  son  ca- 
ractère d'art. 

«  2"  Création  d'un  laboratoire  d'étude 
pour  la  céramique. 

«  3"  Création  d'une  école  d'application 
décorative  à  la  céramique. 

«  4°  Création  d'une  école  d'application 
technique  à  la  céramique.  y> 

«  5°  Prépondérance  de  la  direction  artis- 
tique dans  les  manufactures. 

Quelques  brèves  remarques  sur  ces  cinq 
articles  ne  seront  pas  inutiles.  Il  ne  s'agit 
pas,  en  effet,  de  refaire  l'historique  tant  de 
fois  fait,  de  la  manufacture  de  Sèvres,  de 
décrire  le  fonctionnement  cahin-caha  de  la 
vieille  machine.  Tout  cela,  d'ailleurs,  est 
su,  archi-su,  et  il  faut  maintenant  aller  aux 
résumés  clairs  et  aux  critiques  nettes. 

On  peut  constater  d'abord  la  parfaite 
concordance  du  premier  et  du  cinquième 


—  341  — 
articles,  et  par  suite  l'inutilité  de  l'un  d'eux. 
C'est  l'indice  d'une  conception  un  peu  va- 
gue. Caractère  d'art,  direction  artistique, 
c'est  vite  dit.  11  faudrait  maintenant  s'expli- 
quer. Le  conseil  supérieur  des  Beaux-Arts 
s'explique  en  effet,  dans  un  autre  article. 
Ce  n'est  pas  dans  le  deuxième  article,  qui 
est,  lui,  parfaitement  inutile,  puisque  la 
manufacture  tout  entière  est  un  laboratoire 
de  céramique,  et  qu'il  n'y  a  pas  à  créer  ce 
qui  existe.  L'article  quatrième,  par  contre, 
est  une  énigme.  Qu'est-ce  qu'une  «  école 
d'application  technique  à  la  céramique  »  ? 
Mystère.  Mais  c'est  dans  l'article  troisième 
qu'elle  gît,  cette  bienheureuse  explication 
du  caractère  d'art  qui  sera  affirmé,  de  la 
direction  artistique  qui  sera  prépondérante. 
Réimprimons-le  et  relisons-le  : 

«  Création  d'une  école  d'application  dé- 
corative à  la  céramique.  » 

Les  intentions  ne  deviennent-elles  pas  ici 
transparentes?  et  n'est-ce  pas  une  simple 
succursale  des  écoles  d'Art  décoratif  qu'on 
a  le  projet  d'installer  à  Sèvres?  En  d'autres 
termes,    la    principale    préoccupation    de 


—  142  — 
MM.  les  conseillers  supérieurs  des  beaux- 
arts,  c'est  la  décoration  des  pièces,  c'est 
l'image  qui  sera  inscrite  au  flanc  du  vase  et 
au  fond  de  l'assiette.  Ils  désirent  des  sujets 
correctement  dessinés  et  d'un  coloris  agréa- 
ble. Ils  souhaitent  de  la  bonne  peinture.  Et 
il  ne  s'est  trouvé  là  personne  pour  dire  que 
ces  considérations  étaient  bien  indifférentes, 
et  que  cette  décoration  du  vase,  ainsi  com- 
prise, est  précisément  la  mystification  qui 
a  trop  duré,  la  cause  essentielle  de  la  ma- 
ladie dont  meurt  la  céramique. 

Oui,  le  dessin,  le  modelé,  l'harmonie  des 
couleurs,  ce  sont  là  de  précieuses  qualités 
d'art.  Mais  il  ne  manque  pas  d'écoles  qui 
les  enseignent  ou  qui  passent  pour  les  en- 
seigner. Où  la  nécessité  d'annexer  Sèvres  à 
cet  enseignement?  Où  la  nécessité  que  les 
peintres  viennent  peindre  sur  les  vases  et 
sur  les  plats  comme  ils  peignent  sur  les 
panneaux  et  sur  les  toiles?  De  cette  pein- 
ture-là, il  y  en  a  assez  comme  cela,  et  ja- 
mais, jamais  elle  ne  pourra  jouer  le  rôle 
décoratif  dans  la  céramique.  La  belle  ma- 


—  343  — 
lice!  on  va  consulter  des  directeurs  d'éco- 
les, des  professeurs  de  dessin,  —  ils  récla- 
ment la  prépondérance  du  dessin.  Si  l'on 
consultait  des  chimistes,  —  ils  affirmeraient 
la  toute-puissance  de  la  chimie. 

Consultez  donc  un  peu  des  potiers,  puis- 
qu'il s'agit  de  poterie. 

Ceux-là  auront  quelque  raison  pour  de- 
mander que  l'art  de  la  terre  soit  considéré 
comme  existant  en  dehors  des  combinai- 
sons scientifiques  qui  sont  des  auxiliaires 
et  des  ajoutés  décoratifs,  qui  peuvent  être 
des  ennemis  s'ils  sont  demandés  à  des 
mains  ignorantes  de  la  céramique.  Il  n'y  a 
pas  que  la  porcelaine,  dure  ou  tendre,  il  y  a 
la  faïence,  il  y  a  le  grès...  il  y  a  toutes  les 
terres.  Ce  sont  ces  matières  variées  qu'il 
s'agit  de  façonner,  c'est  pour  elles  qu'il  faut 
trouver  un  dessin,  un  modelé,  une  colora- 
tion. Les  formes  qu'elles  prendront  ne  se- 
ront pas  mécaniques  et  régulières,  elles  au- 
ront, comme  toutes  les  belles  pièces  de  cé- 
ramique, cette  marque  spéciale,  cet  attrait 
de  vie  artistique  qui  est  l'empreinte  ma- 
nuelle de  l'artisan.    La   décoration  de  ces 


—  144  — 
matières,  elle  n'est  pas  dans  les  travaux 
étrangers  et  plaqués,  indifféremment  juxta- 
posés aux  objets,  elle  est  dans  la  matière 
elle-même,  et  c'est  l'action  du  feu  qui  doit 
en  déterminer  les  infinies  combinaisons.  Le 
feu,  voilà  le  décorateur.  Il  adopte  ou  il 
combat  les  alliages,  il  est  le  maître  que  doit 
deviner  ou  servir  le  potier.  Les  commis- 
sions, les  conseils  supérieurs,  les  esthéti- 
ciens, sont  impuissants  contre  ce  despote 
qui  gronde  et  qui  flambe,  et  ils  n'auront 
rien  dit,  et  ils  n'auront  rien  fait  parce  qu'ils 
auront  décidé  qu'on  continuera  à  peindre 
des  figures  sur  les  vases  et  des  paysages  sur 
les  assiettes. 


XXIII 

ENCORE  SÈVRES 

9  août  1891. 
Cette  fois,  c'est  un  potier  qui  intervient 
dans  le  débat.  C'est  mieux  qu'un  amateur 
de  belle  céramique,  c'est  un  artiste  qui  a 


—  -345  — 
mis  la  main  à  l'œuvre,  qui  connaît  la  ma- 
tière et  le  décor  pour  les  avoir  pratiqués 
pendant  toute  sa  vie.  Bracquemond,  c'est  de 
lui  qu'il  s'agit,  n'est  pas  seulement  le  gra- 
veur dont  la  maîtrise  est  justement  célébrée. 
C'est  aussi  un  potier,  et  pour  être  convaincu 
de  sa  passion  et  de  son  goût,  il  suftit  de 
l'avoir  vu  une  fois  manier  une  pièce  de  ses 
mains  heureuses,  il  suftit  de  l'avoir  entendu 
disserter  sur  cet  art  de  terre  si  humain,  si 
beau,  si  expressif,  et  qui  est  trop  oublié  au- 
jourd'hui. Mais  il  ne  s'en  tient  pas  à  des 
jouissances  d'artiste  et  de  collectionneur.  Il 
aime  à  dire  son  opinion  et  à  la  niotiver,  il 
voudrait  intéresser  et  convaincre,  car  il  vou- 
drait assister  à  la  remise  en  honneur  d'un 
art  qui  a  occupé  sa  vie.  Il  a  souvent  pris  la 
parole  dans  des  articles  spéciaux,  de  rensei- 
gnements sûrs  et  de  verve  éloquente,  et  voici 
qu'il  expose  l'état  de  choses  actuel  et  qu'il 
fournit  des  conclusions  dans  une  brochure 
qui  a  pour  titre  :  A  fropos  des  manufac- 
tures nationales  de  céramique  et  de  tapisse- 
rie. Ce  sont,  en  elTet,  des  réflexions  qui  s'a- 
daptent à  la  situation  de  toutes  les  manu- 


—  346  — 
factures  d'art  de  l'Etat.  Mais  il  suffit,  en  ce 
moment  où  la  question  de  Sèvres  est  posée, 
de  retenir  ce  qui  a  trait  le  plus  particulière- 
ment à  la  céramique. 

La  cause  principale,  pour  Bracquemond, 
de  la  décadence  actuelle  de  la  manufacture 
de  Sèvres  réside  dans  les  pratiques  admises 
de  l'enseignement  du  dessin  :  «  Les  manu- 
factures sont  en  mauvais  état,  dit-il,  parce 
quel'enseignement  du  dessin  est  mauvais.  » 
Et  il  part  de  la  cause  pour  arriver  à  l'effet, 
il  mesure  exactement  le  chemin  suivi,  in- 
dique, en  quelques  lignes,  la  responsabilité 
de  l'Ecole  des  Beaux-Arts,  de  l'État,  de 
l'Ecole  nationale  des  arts  décoratifs,  de  la 
Ville  de  Paris.  Il  constate,  sans  développe- 
ments inutiles,  —  que  tous  les  élèves  de 
l'Ecole  des  Beaux-Arts  s'en  vont  vers  le 
tableau,  vers  la  statue,  vers  l'imitation  de  la 
bâtisse  grecque,  —  que  l'Etat  est  sous  la 
tutelle  artistique  de  l'Académie,  —  que 
l'Ecole  nationale  des  arts  décoratifs  consti- 
tue, de  l'aveu  même  de  ses  programmes, 
une  préparation  à  l'Ecole  des  Beaux-Arts,  — 


—  347  — 
que  l'enseignement  donné  par  la  Ville  de 
Paris,  avec  les  meilleures  intentions  du 
monde,  aboutit  au  dessin  insuffisant  et  au 
demi-métier.  Et  chemin  faisant,  en  quelques 
lignes  nettes,  il  résume  ainsi  toutes  les  défec- 
tuosités de  ces  enseignements  semblables  : 

«  L'artiste  qui  produit  un  objet  n'a  pas 
à  se  préoccuper  de  créer  un  objet  décoratif; 
il  doit  songer  à  orner  la  matière.  La  matière, 
ornée  comme  elle  doit  Fètre,  sera  forcément 
décorative.  Les  choses  ne  seront  décora- 
tives que  si  elles  sont  faites  d'une  certaine 
manière,  que  si  on  a  su  trouver  en  elles  la 
beauté  logique,  savante,  naturelle,  qui  leur 
est  propre.  Un  plat,  un  meuble,  vont-ils 
devenir  décoratifs  par  le  seul  fait  qu'un 
paysage  aura  été  peint  sur  le  plat,  que  des 
fleurs  auront  été  sculptées  dans  le  meuble? 
Mais  rien  n'est  plus  facile  à  faire  qu'un 
mauvais  paysage!  Et  je  crains  bien  que 
l'Ecole  des  arts  décoratifs  ne  prépare,  en  fin 
de  compte,  que  des  paysagistes  médiocres.  » 

Le  terrain  ainsi  déblayé,  l'auteur  de  la 
brochure  examine  le  fonctionnement  des 
manufactures.  Il  découvre  les  résultats  lo- 


-348- 

giques  de  renseignement  défectueux.  Il 
montre,  ce  qui  est  vraiment  l'évidence,  que 
tout  le  dessin  appris  en  vue  du  tableau  et  de 
la  statue  n'a  rien  à  voir  avec  la  production 
céramique,  qu'il  s'agit  ici  de  conditions 
nouvelles,  qu'il  faut  un  modelé  spécial,  le 
dessin  particulier  à  chaque  art,  à  chaque 
manière.  Il  montre  la  science  installée  à 
Sèvres  en  maîtresse  et  méconnaissant  le 
principe  fondamental  de  toute  décoration 
céramique  :  «  V affinité  absolue  entre  rémail 
recouvrant  le  corps  des  pièces  et  les  matières 
colorantes  du  décor.  »  Et  il  ajoute  : 

«  La  valeur  d'art  d'une  décoration  céra- 
mique est  indifférente  en  elle-même,  le  décor 
ne  prenant  une  valeur  réelle  que  par  la  façon 
dont  les  émaux  de  couverte  s  en  emparent 
et  en  développent  l'expression,  c  Le  feu  fait 
«  fleurir  la  couleur  »,  disent  les  potiers...  Le 
dessin,  sans  valeur  propre  si  on  le  sépare  des 
pièces  décorées,  prend  tout  à  coup  l'impor- 
tance d'une  artistique  combinaison,  savam- 
ment réfléchie,  s'il  est  favorablement  reçu 
par  la  matière.  Cette  action  de  la  matière 
sur  le  décor  est  particulière  à  la  céramique. 


—  349  — 

«  En  créant  sa  porcelaine,  Brongniart 
n'a  pas  songé  à  la  façon  dont  elle  recevrait 
le  décor,  ou  plutôt  il  s'est  contenté  d'une 
adhérence  superficielle,  d'une  juxtaposition 
sans  mélange,  sans  intimité  avec  le  des- 
sous... Pleinement  satisfait  de  la  beauté  de 
la  porcelaine  créée,  il  n'a  pas  vu  ou,  pour 
dire  plus  justement,  il  a  regardé  comme  sans 
importance  les  aspects  différents  pris  par  la 
décoration  sur  les  deux  porcelaines  :  l'émail 
de  la  pâte  tendre  s'appropriant  complète- 
ment les  matières  colorées,  lorsque  l'émail 
de  la  pâte  dure  semble  les  tenir  constam- 
ment à  distance... 

«  La  matière  céramique  exalte  la  qualité 
d'art  du  décor,  ou  bien  elle  atténue  et  sup- 
prime cette  qualité  jusqu'à  rendre  revèche 
à  la  vue  une  œuvre  ingénieuse  et  de  bonne 
exécution  sur  la  toile  ou  le  papier. 

«  Commence-t-on  maintenant  à  aperce- 
voirie  mal  d'incompréhension  et  de  routine 
qui  est  celui  de  la  manufacture  de  Sèvres?  » 

N'est-ce  pas  la  vérité  même  qui  apparaît 
dans  ces  lignes  ?  N'est-ce  pas  la  vérité  d'art 


—  350  — 
qu'il  est  indispensable  de  mettre  en  lumière 
et  que  tous  les  enquêteurs  officiels  et  tous 
les  membres  de  commissions  paraissent 
n'avoir  même  pas  entrevue  ?  Et  sur  le  per- 
sonnel de  la  manufacture,  n'était-il  pas  né- 
cessaire aussi  que  les  observations  suivantes 
fussent  présentées  : 

«  Pour  l'apprentissage  dans  les  manufac- 
tures de  l'Etat,  il  est  condamné  par  ce  seul 
fait  que  ces  manufactures  sont  moralement 
obligées  de  conserver  à  leur  service  —  par 
suite  de  la  tournure  d'esprit  qu'elles  leur 
inculquent  —  tous  les  élèves,  bons  ou 
mauvais ,  qu'elles  ont  formés  après  les 
avoir  attirés  dans  leurs  ateliers  par  l'appât 
d'une  rétribution  régulière...  Pourtant,  le 
programme  toujours  proclamé  était  de 
répartir  ces  élèves  dans  l'industrie  privée. 
Il  s'agissait  surtout  d'aider  aux  perfec- 
tionnements de  cette  industrie  privée  en 
lui  préparant  une  élite  d'artistes  et  d'ar- 
tisans formés  par  des  travaux  supérieurs. 
Au  lieu  de  cela,  à  quel  spectacle  assis- 
tons-nous aujourd'hui?  Ces  élèves,  il  faut 
les  garder,  et  imaginer  des  travaux  pour 


—  351  — 
les  fonctions  délèves  qu'on  a  créées,  car 
leur  instruction,  malgré  le  milieu,  mal- 
gré quelques  pratiques  locales  perpétuées, 
ne  présente  aucune  spécialité  siirement  ap- 
plicable ni  désirée  au  dehors.  » 

Et  Bracquemond,  très  fermement,  dé- 
nonce cette  inamovibilité,  signale  même 
des  cas  d'hérédité,  met  en  lumière  ce  fait 
extraordinaire  que  les  remplacements  ont 
lieu  par  vacations  de  fonctions,  et  que  toutes 
les  fonctions  datent  de  la  fondation  de  la 
manufacture,  et  finalement  imagine  ce  petit 
discours,  justifié  par  les  faits,  que  pourrait 
prononcer  chacun  des  membres  de  ce  per- 
sonnel éternel  au  lendemain  de  sa  nomi- 
nation : 

«  Pendant  trente  ans,  j'ai  le  devoir  et  le 
droit,  reconnus,  d^exprimer  le  genre  de  ma 
fonction.  Ce  genre  a  plu  dans  le  passé  par 
mes  devanciers.  En  le  continuant,  je  m'ef- 
force à  plaire  dans  le  présent.  Et  il  devra 
plaire  dans  l'avenir  par  mes  successeurs. 
Laissez-moi  tranquille  avec  vos  innova- 
tions !  » 

II  conclut  contre  les  tableaux  et  les  sta- 


—  3  52  — 

tues  exécutés  sous  prétexte  de  céramique 
par  des  peintres  et  des  sculpteurs,  il  désire 
que  les  manufactures  ne  soient  pas  des  cen- 
tres d'apprentissage,  mais  des  ateliers  de 
réalisation  ouverts  à  tous.  Il  se  prononce 
pour  la  conservation  de  Sèvres,  à  la  condi- 
tion de  liquider  le  passé,  et  de  laisser  l'art 
et  non  la  science  diriger  cette  manufacture 
d'art.  Il  veut  l'emploi  de  toutes  les  matières 
de  la  poterie.  Il  se  prononce  contre  l'inter- 
vention de  l'administration  supérieure  des 
beaux-arts,  —  il  ose  demander  que  la  po- 
terie soit  faite  par  des  potiers  !  C'est  bien 
simple,  et  peut-être  pourtant  cette  humble 
requête  va-t-elle  être  considérée  comme  une 
énormité  ! 


XXIV 

LA  GRATUITÉ  DES  MUSÉES 

i8  décembre  1891. 

Eh  bien  !  oui,  décidément,  la  commission 
du  budget,  qui   a   voté  le  maintien   de  la 


or--»      ___ 

)  1   1      

gratuité  absolue  des  entrées  dans  les  mu- 
sées, a  bien  voté.  L'exemple  de  certaines 
galeries  ne  lui  a  pas  paru  suffisant.  A  Flo- 
rence, on  a  bien  constaté  un  produit  de 
80,000  francs  par  an.  iMais  à  Londres, 
2(),ooo  francs  seulement.  Et  à  Madrid , 
5,000  francs  !  Supposons  qu'à  Paris  on  dé- 
passe le  chiffre  le  plus  élevé,  qui  est  celui 
de  Florence,  et  que  la  recette  prélevée  sur 
les  étrangers,  les  provinciaux  et  les  Pari- 
siens de  bonne  volonté  soit  de  100,000  francs 
Voilà-t-il  pas  un  grand  avantage,  capable 
de  nous  faire  oublier  les  inconvénients  des 
tourniquets  nationaux  !  Ce  serait,  dit-on,  un 
impôt  volontaire.  Alors,  fixez  un  tronc  à  la 
porte  du  Louvre.  Ceux  qui  pourront  et 
voudront  payer  cet  impôt  le  pa3^eront.  Le 
tronc,  soit.  Le  tourniquet,  non.  Le  tourni- 
quet, ce  n'est  pas  la  taxe  volontaire,  c'est 
la  taxe  forcée,  c'est  l'impôt  redoublé.  Le 
contribuable  la  paye  déjà ,  son  entrée  au 
Louvre.  Il  est  injuste,  il  est  inadmissible 
qu'on  la  lui  fasse  payer  à  nouveau. 

La  raison  pour  laquelle  ce  beau  projet  est 


-  354  — 
parfois  remis  en  discussion,  c'est  la  création 
nécessaire  d'une  caisse  des  musées.  Là-des- 
sus, tout  le  monde  est  d'accord.  Les  res- 
sources dont  nous  disposons  pour  l'achat 
d'œuvres  d'art  sont,  paraît-il,  insignifiantes. 
Il  faut  bien  le  croire,  puisque  nous  avons 
vu  dernièrement  l'Etat  français  donner 
4,000  francs  du  portrait  de  la  mère  de 
Whistler,  alors  que  la  seule  ville  de  Glas- 
cow  dépensait  2 5, 000  francs  pour  le  Car- 
lyle,  du  même  grand  artiste.  C'est  le  fait 
le  plus  récent,  et  l'on  pourrait,  n'est-ce  pas, 
en  citer  d'autres,  où  non  seulement  on  n'a 
pas  pu  trouver  4,000  francs,  mais  où  Ton 
n'a  pu  rien  trouver  du  tout.  C'est  à  une 
telle  situation  que  l'on  veut  remédier. 

M.  le  ministre  de  l'instruction  publique 
s'est  employé  très  vivement  auprès  de  la 
commission  du  budget  pour  obtenir  d'elle 
une  décision  enfin  favorable  et  pratique. 
Mais  il  proposait  précisément  cette  adoption 
de  l'entrée  payante  dans  les  musées  qui  a  été 
repoussée  par  la  commission,  et  qui  sera 
repoussée,  il  faut  l'espérer,  parla  Chambre. 
On  ne  s'arrêtera  pas  aux  quelques  billets 


—  355  — 
de  mille  francs  qui  pourront  être  laissés  ici 
par  les  clients  des  agences  Cook,  et  on  con- 
tinuera d'offrir  au  monde  l'hospitalité  des 
chefs-d'œuvre.  Nous  ne  les  avons  pas  tous 
acquis  bien  correctement,  il  faut  bien  le 
dire,  et  il  serait  peut-être  excessif  de  faire 
payer  à  des  Italiens  la  vue  des  toiles  que 
nous  avons  emportées  un  peu  brutalement 
de  chez  eux,  après  des  batailles  heureuses 
et  des  entrées  triomphales  dans  les  villes. 
Ceci  incidemment  rappelé.  Mais  l'essentiel 
est  que  nous  puissions  tous  continuer  à 
entrer  dans  nos  musées  aux  jours  qui  nous 
conviennent.  Nous  sommes  là  chez  nous. 
Ne  pa3^ons  donc  pas  pour  entrer  chez  nous. 

Et  la  caisse?  Et  les  achats  d'œuvres  d'art, 
dira-t-on  ? 

Voici  : 

D'abord,  la  commission,  qui  a  donné  tort 
au  ministre  sur  le  procédé,  lui  a  donné  rai- 
son quant  à  la  réclamation  dont  il  se  faisait 
le  porte-parole,  et  c'est  là  l'essentiel.  Ici,  la 
Chambre  fera  bien  de  ratilier,  puisque  c'est 
la  solution  désirée.  La  commission  du  bud- 


—  356  — 
get  augmente  le  crédit  annuel  inscrit  pour 
acquisitions  d'objets  d'art.  Elle  l'élève  de 
200,000  francs  à  5oo,ooo  francs,  ce  qui  n'est 
pas  peu  de  chose,  et  —  ceci  est  l'important 
—  ai' ce  faculté  de  repor^t  d'un  exercice  à 
Vautre  des  sommes  non  employées.  C'est  là 
ce  qui  était  réclamé  depuis  des  années  et 
des  années,  c'est  là  ce  qui  est  enfin  admis. 
L'entrée  payante  dans  les  musées  n'a  donc 
plus  de  raison  d'être. 

Et  maintenant,  qu'une  dernière  réflexion 
soit  permise.  Décider  qu'on  achètera  des 
œuvres  d'art,  c'est  bien.  Mais  acheter  des 
œuvres  d'art  qui  soient  véritablement  des 
œuvres  d'art,  ce  serait  mieux  encore.  Il  est 
impossible  de  ne  pas  être  frappé  d'un  fait, 
c'est  que,  si  minimes  qu'aient  été  les  res- 
sources jusqu'à  présent,  et  malgré  l'annula- 
tion des  crédits  non  employés,  la  quantité 
des  œuvres  d'art  acquises  par  l'Etat  est, 
chaque  année,  considérable!  Les  musées 
regorgent.  Le  Luxembourg  est  un  magasin 
encombré,  un  déversoir  des  salons  annuels. 
A  chaque  instant,  des  ballots  de  peinture 
sont  dirigés  sur  les  départements.  Dans  tous 


—  357  — 
les  squares,  sur  toutes  les  places,  il  y  a  des 
statues,  et  des  statues  qui  ne  sont  pas  sou- 
vent, hélas!  la  joie  des  yeux  qui  les  regar- 
dent. On  achète  donc  beaucoup  d'œuvres 
d'art,  et  on  en  achète  beaucoup  qui  sont  des 
œuvres  médiocres.  Si  les  augmentations  de 
crédits  doivent  amener  une  augmentation 
du  nombre  des  toiles  quelconques  et  des 
statues  inutiles,  c'est  à  faire  frémir.  Nous 
en  avions  pour  200,000  francs!  Nous  allons 
peut-être  en  avoir  pour  5oo,ooo  francs  !  Cinq 
cent  mille  francs!  Ce  serait  abominable, 
vraiment!  Et  dire  que  la  bonne  peinture 
colite  moins  cher,  oh!  beaucoup  moins 
cher,  que  la  mauvaise! 


XXV 

UNE  PENSÉE  DE  PASCAL 

23  janvier  i8gi. 

Pascal  a  fourni  le  sujet  de  concours  du 
prix  Bordin  à  l'Académie  des  Beaux-Arts  : 


-  358  - 

«  Démontrer  l'erreur  ou  la  vérité  conte- 
nue dans  l'exclamation  suivante  de  Pascal  : 
«  Quelle  vanité  que  la  peinture,  qui  attire 
«  V  admiration  par  la  ressemblance  des  choses 
«  dont  on  n  admire  pas  les  orif^inaux!  » 

Les  mémoires  ont  été  déposés,  il  y  en  a 
soixante  et  un,  et  l'on  peut,  sans  prétendre 
au  prix  Bordin,  fournir  une  interprétation 
et  essayer  de  penser  à  la  suite  de  Pascal. 
Tout  d'abord,  la  ponctuation  doit  être  ré- 
glée. Selon  qu'il  y  aura  ou  non  une  virgule 
après  le  mot  peinture,  le  sens  de  la  phrase 
va  changer.  Quelle  vanité,  déjà,  que  la  ré- 
flexion ainsi  diminuée  ou  oblitérée  parce 
qu'un  petit  signe  d'imprimerie  se  sera 
perdu  à  travers  les  siècles  par  la  négligence 
d'un  correcteur!  Dans  le  texte  publié  par 
les  journaux,  elle  n'y  est  pas,  la  virgule. 
Il  s'agirait  donc,  très  clairement,  de  la 
«  peinture  qui  attire  l'admiration  par  la 
ressemblance  des  choses  dont  on  n'admire 
pas  les  originaux  ».  C'est-à-dire  une  cer- 
taine peinture  préoccupée  de  reproduire 
exactement  des  spectacles  indignes  d'être 
reproduits.   Pascal,  si  cette  interprétation 


—  359  — 
prévalait,  aurait  parlé  là  en  homme  du 
xvii"  siècle,  féru  de  décorations  pompeuses, 
de  rhétoriques  extra-naturelles,  des  festons 
et  des  astragales  de  son  époque.  Il  aurait 
localisé  son  opinion,  examiné  spécialement 
une  tendance  picturale,  grillbnné  en  passant 
la  critique  d'un  genre.  Ce  serait  l'équivalent, 
et  rien  de  plus,  du  mot  de  Louis  XIV  devant 
les  Téniers  :  «  Otez  de  là  ces  magots  », 
une  simple  remarque  sur  le  réalisme,  sur 
les  scènes  populaires,  sur  les  douleurs  et 
les  joies  des  humbles,  sur  la  petite  huma- 
nité vivant  sa  vie  obscure  loin  des  regards 
superbes,  et  tout  à  coup  éclairée  par  le  coup 
de  lumière  de  l'art. 

L'admirable  écrivain,  l'aristocrate  et  le 
souverain  de  la  pensée,  le  méditatif  solitaire, 
Biaise  Pascal,  aurait  donc  été  d'un  pays  et 
d'un  temps,  se  serait  trouvé  contaminé,  sur 
un  point  de  sa  puissance  cérébrale,  par  la 
contagion  d'un  préjugé  contemporain.  C'est 
peu  probable  pourtant,  et  sans  savoir  si  la 
pensée  examinée  a  été  écrite  avant,  pen^^ 
dant  ou  après  la  période  de  dandysme  de 


—  3^0  — 

Pascal,  un  tel  grand  esprit  doit  bénéfi- 
cier du  doute.  L'utile  virgule  est  en  effet 
présente  dans  les  éditions  des  Pensées  où  se 
montre  un  soin  typographique.  Il  y  a  un 
arrêt  après  le  mot  peinture,  il  ne  s'agit  plus 
d'une  observation  restreinte,  mais  de  l'une 
de  ces  généralisations  dont  le  génie  de  Pas- 
cal est  coutumier.  C'est  à  tout  l'art  qu'il 
s'en  prend,  et  non  aux  réalisations  particu- 
lières des  Flamands  ou  des  frères  Lenain. 
Il  a  pu  trouver  son  point  de  départ  dans  la 
vie  de  tous  les  jours,  être  frappé  par  ce  fait 
que  les  mêmes  indifférents,  qui  restent  sans 
émotion  devant  l'expression  d'un  visage 
rencontré,  d'un  paysage  entrevu,  peuvent 
devenir  brusquement  des  enthousiastes  de- 
vant le  même  aspect  de  nature  et  la  même 
physionomie  transportés  de  la  réalité  dans 
l'illusion,  évoqués  sur  une  toile  par  le  des- 
sin et  la  couleur  d'un  artiste. 

Pascal  ne  veut  pas  s'apercevoir  de  l'im- 
portance du  phénomène  alors  accompli. 
L'artiste  ne  devient-il  pas  le  montreur  de 
ces  choses  qu'on  n'admirait  pas  dans  leur 
état  original?  11  les  révèle  aux  passants,  à 


—  ^6i  — 

ces  indifférents  de  tout  à  l'heure,  devenus 
maintenant  des  enthousiastes.  Lui,  l'artiste, 
il  les  admirait,  ou,  plus  simplement,  il  les 
voyait,  et  il  les  voyait  avec  ses  yeux,  il  les 
comprenait  avec  sa  compréhension,  qui  ne 
sont  pas  les  yeux  et  la  compréhension  de 
tous.  Son  rôle  en  ce  monde  est  de  raconter 
le  monde,  de  faire  apercevoir  la  fugitive 
existence,  de  divulguer,  tout  impuissant 
qu'il  est  à  l'expliquer,  la  mystérieuse  sen- 
sation éprouvée  au  spectacle  des  décors 
changeants  et  des  formes  passagères.  L'œu- 
vre d'art  est  une  initiation. 

Sans  doute,  quelques-uns,  qui  ne  pro- 
duisent pas  l'œuvre  d'art,  s'initient  eux- 
mêmes.  La  vie  peut  être  ressentie  au  plus 
profond  de  l'être  par  des  inactifs  qui  sont  à 
eux-mêmes  leurs  propres  poètes.  Dans  leur 
esprit  chante  une  voix  secrète,  dans  leur 
imagination  le  tableau  s'évoque.  Les  créa- 
tures qu'ils  rencontrent  leur  deviennent  des 
apparitions.  La  nature  qu'ils  traversent  se 
multiplie  pour  eux  en  mirages.  Est-ce  à 
dire  que  pour  ceux-là  l'œuvre  d'art  soit  non 
avenue,  le  double  inutile  de  l'impression 


—   3^2    — 

reçue?  Comme  si  Timpression  de  l'un  pou- 
vait être  exactement  l'impression  de  l'autre, 
comme  si  les  manières  de  sentir  n'étaient 
pas  à  l'infini!  Non,  que  l'on  n'admire  pas 
ou  que  l'on  admire  les  originaux,  les  œuvres 
d'art  gardent  leur  beauté  rare,  leur  beauté 
unique.  Elles  sont  à  la  fois,  faites  d'après 
la  vie,  et  en  dehors  de  la  vie.  Elles  se  diffé- 
rencient de  l'univers  par  cette  seule  raison 
que  l'individu  se  différencie  de  l'ensemble. 
L'homme  qui  a  les  yeux  ouverts  sur  le 
monde,  qui  le  voit  pour  lui,  qui  se  l'appro- 
prie par  reHet,  cet  homme  est  un  créateur. 
L'artiste  est  le  créateur  qui  ne  peut  résister 
à  l'instinct  qu'il  porte  en  lui  et  qui  réalise  sa 
création  par  des  mots  ou  par  des  formes. 
Plus  la  nature  sera  présente  dans  son  œuvre, 
et  plus  il  ajoutera  sa  personne  à  cette  nature, 
plus  son  œuvre  sera  précieuse  et  grande. 
C'est  diminuer  l'art  que  de  parler  seule- 
ment de  la  ressemblance  des  choses,  puis- 
que c'est  en  défalquer  l'artiste.  Pascal  au- 
rait dit  vrai  si  la  peinture  n'avait  pour  rai- 
son d'être  que  l'exacte  imitation.  Alors  en 
effet,   à  quoi  bon  ?  Mais,  encore  une  fois, 


—  363  — 
si  l'œuvre  d'art  n'est  pas  plus  belle  que  la 
nature  pour  qui  voit  la  nature,  de  quelle 
beauté  suprême  ne  se  revêt-elle  pas  si  on 
veut  la  considérer  pour  ce  qu'elle  est,  la 
preuve  de  notre  perpétuelle  inquiétude,  de 
notre  insatiable  désir  de  comprendre  ! 


Si  c'est  la  vanité  de  l'art  que  Pascal  a 
voulu  lixer  en  trois  lignes,  si  c'est  l'illu- 
sion de  l'homme  qu'il  a  transpercée  de  sa 
phrase  acérée  et  incassable  comme  un  glaive 
de  diamant,  il  a  sans  doute  hautement  et 
lamentablement  raison.  Mais  s'il  a  raison, 
pourquoi  son  eifort,  son  soin  littéraire,  pour- 
quoi son  art  ? 

Il  semble  que  Voltaire  ait  trouvé,  dans 
cette  pensée  de  Pascal,  à  une  époque  où  il 
n'y  avait  pas  de  prix  Bordin,  le  texte  de 
l'un  des  chapitres  de  Candide,  le  chapi- 
tre XXV  :  Visite  chez  le  seiu;neiir  Pococu- 
rante,  noble  venilien.  Ce  sénateur,  habitant 
du  beau  palais  sur  la  Brenta,  et  qui  passe 
pour  être  un  homme  qui  n'a  jamais  eu  de 
chagrin,  parle  avec  une  parfaite  désinvol- 


—  3^4  — 
ture  de  tous  les  trésors  d'art  qu'il  a  amas- 
sés chez  lui. 

Candide  admire  deux  tableaux  :  a  Ils  sont 
de  Raphaël,  dit  le  sénateur;  je  les  achetai 
fort  cher  par  vanité,  il  y  a  quelques  années  : 
on  dit  que  c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  en 
Italie,  mais  ils  ne  me  plaisent  point  du 
tout  :  la  couleur  en  est  très  rembrunie,  les 
figures  ne  sont  pas  assez  arrondies  et  ne 
sortent  point  assez  :  les  draperies  ne  res- 
semblent en  rien  à  une  étoffe  :  en  un  mot, 
quoi  qu'on  en  dise,  je  ne  trouve  point  là 
une  imitation  vraie  de  la  nature.  Je  n'ai- 
merai un  tableau  que  quand  je  croirai  voir 
la  nature  elle-même:  il  n'y  en  a  point  de 
cette  espèce.  J'ai  beaucoup  de  tableaux, 
mais  je  ne  les  regarde  plus.  » 

Sur  la  musique  :  a  Ce  bruit,  dit  Pococu- 
rante,  peut  amuser  une  demi-heure  ;  mais, 
s'il  dure  plus  longtemps,  il  fatigue  tout  le 
monde,  quoique  personne  n'ose  l'avouer. 
La  musique  aujourd'hui  n'est  plus  que  l'art 
d'exécuter  des  choses  difficiles,  et  ce  qui 
n'est  que  difficile  ne  plaît  point  à  la  longue.  » 
Il  ajoute,  sur  la  musique  d'opéra,  qu'il  a 


—  365  — 

renoncé  depuis  longtemps  à  ces  pauvretés, 
qui  font  la  gloire  de  l'Italie,  et  que  des  sou- 
verains payent  si  chèrement. 

On  visite  la  bibliothèque,  on  s'arrête  de- 
vant un  Homère  magnifiquement  relié  : 
«  Voilà,  dit  Candide,  un  livre  qui  faisait  les 
délices  du  grand  Pangloss,  le  meilleur  phi- 
losophe de  l'Allemagne.  — Une  fait  pas  les 
miennes,  dit  froidement  Pococurante  ;  on 
me  fit  accroire  autrefois  que  j'avais  du  plai- 
sir en  le  lisant  5  mais...  tout  cela  me  causait 
le  plus  mortel  ennui.  J'ai  demandé  quelque- 
fois à  des  savants  s'ils  s'ennuyaient  autant 
que  moi  à  cette  lecture;  tous  les  gens  sin- 
cères m'ont  avoué  que  le  livre  leur  tombait 
des  mains,  mais  qu'il  fallait  toujours  l'avoir 
dans  sa  bibliothèque...  »  Virgile,  Horace, 
Cicéron,  Milton,  ouvrages  scientifiques,  piè- 
ces de  théâtre,  recueils  de  sermons,  volu- 
mes de  théologie,  subissent  des  apprécia- 
tions aussi  simples  et  aussi  définitives.  «  Je 
me  serais  mieux  accommodé  de  ses  œuvres 
philosophiques,  dit  le  Vénitien  à  propos  de 
Cicéron  qu'il  vient  d'annuler  comme  fai- 
seur de  plaidoyers,  mais,  quand  j'ai  vu  qu'il 


—  366  — 

doutait  de  tout,  j'ai  conclu  que  j'en  savais 
autant  que  lui  et  que  je  n'avais  besoin  de 
personne  pour  être  ignorant.  » 

Il  n'empêche  que  Voltaire  a  écrit  ce  chef- 
d'œuvre  de  Candide^  et  ce  déh'cieux  chapi- 
tre XXV,  pour  prouver  l'inutilité  de  tous  les 
livres.  Et  son  livre,  à  lui,  n'ira-t-il  pas 
aussi  dans  la  bibliothèque  de  Pococurante? 
Et  la  phrase  de  Pascal  n'est-elle  pas  aussi 
belle,  ^aussi  travaillée  que  l'œuvre  qu'elle 
proclame  superflue  ?  Quelle  vanité  que  la 
peinture,  quelle  vanité  que  l'art  !  Soit  !  Mais 
il  ne  faut  pas  s'arrêter  en  route.  Quelle 
vanité  que  tout  !  Quelle  vanité  que  l'amu- 
sement supérieur  de  Voltaire  !  Quelle  va- 
nité que  la  désespérée  ironie  de  Pascal  ! 
«  Seul  le  silence  est  grand,  tout  le  reste  est 
faiblesse  »,  a  dit  de  Vigny,  — qui  ne  se  tai- 
sait pas  ! 


INDEX    ALPHABÉTIQUE 


Abram,  188. 
Aclclsward,  188. 
Alasonicre,  224. 
Alexandre  (Arsène),  71, 
Allongé,  320. 
Angrand,  304,  308. 
Anquetin,    178,    204,   282, 

309. 
Atkinson,  188. 
Aube,  221,  249. 
Aublet,  ig6. 


Baffier,  178,  223,  249,  287. 
Balzac  (H.  de),  16. 
Barau,  214,  247,  284. 
Barbes,  327. 

Barbey  d'Aurevilly,  76,  82. 
Barck,  ]88. 
Barrias,  221. 
Bartholdi,  243. 


BarthoIomé,2  5o,289à29i. 
Baude,  224. 
Baudelaire,  226,  270. 
Bellanger,  188. 
Bendheim,  172. 
Bcraud,  178,  196,  249. 
Bcrgeron  (Eugène),  188. 
Rergeron  (Henri),  188. 
Berria-Blanc  (M™"),  303. 
Berton  (Armand),  257. 
Besnard,    141,    178,    200, 

247,  281,  313,  314,  320, 

321,  322. 
Besnard   (M""»),   178,  224, 

288. 
Binet   (Victor),   215,    247, 

284. 
Bing   (S.),    113,   114,   127, 

132. 
Blanche    (Jacques),    198, 

247,  281,  313,  320,  322. 
Boldini,  198,  313. 
Bonington,  64. 
Bonnard  (Pierre),  310. 
Bonnat,  150,  178,  238,  249, 

325. 


368 


Boudin,  2n,  247,  284. 
Bouguereau,  113,  140,  150, 

176,  237,  249. 
Bouilhet  (Henr),  113. 
Bouille.  188. 
Bourdclle,  250,  288. 
Bourgeois   (Eugène),   135, 

188. 
Bourgeois  (Léon),  135,  338, 

354- 
Bourget  (Paul),  322. 
Bracqucmond,  16,  74.  28?, 

314,  323,  345  à  352. 
Bracquemond  (M'"-),   323. 
Breslau  (Louise),  212,  282. 
Breton  (Jules),  148. 
Brispot,  152. 
Bronzino,   197. 
Brown  (John-Lévis),  212, 

322. 
Buhot,  314. 
Buland,  152. 
Bunny,  171. 
Burty,  1 14,  131,  132. 


Cabuzet,  188. 

Callac  (M"«),  188. 

Carabin,  250,  289. 

Carlyle,  74,  277. 

Carnot  (Sadi),  150. 

Carpaccio,   19. 

(barrière  lEugéne),  III,  IVà 
XVI,  29à37,74,  141,148, 
177,  207  à  212,  246,  248 
à  260,  315,  328,  3^2. 

Carrière  (Ernest),  204. 

Cassatt    Mary),  316,  323. 

Caullvine,  172. 


Cazin,  74,  141,    177.  213 

247,  28^,  320. 
Cazin  (M™").  178,  223. 
Chalon,  236. 
Challemel-Lacour,   196. 
Chaplet,  250. 
Chaplin,  151. 
Chapu,  222,  241 . 
Charlet,  61. 
Charpentier,  249,  288. 
Chaudey,  189. 
Chéret,  313,  314,  323. 
Chintreuil,  190. 
Choisnard,  189. 
Choquet,  189. 
Christie,  172. 
Cicéron,  365. 
Cimabue,  VIL 
Clavel,  189. 
Clemenceau  (Georges),!  14, 

135- 
CoUin  (Raphaël),  152,239. 
Constable,  64. 
Constant  (Benjamin).  148. 
Coquelin  aine,  249. 
Coquelin  cadet,  199. 
Coquelin  jeune,  249. 
Cormon,  157,  239. 
Corot,  64,  186. 
Crauck,  221. 
Cuvillier  (Henri),  3i(». 

D 

Dagnan-Bouveret,  249,  3 13, 

322. 
Dalou,  178,  223,  249,  287. 
Damoye,  214,  247. 
Dampt,  249. 
Daudet    (Alphonse),  VIII, 

246,  258. 


—  369  - 


Daumicr,  223. 
Dautrey,  224. 
Dcck,  250,  338. 
Dcf^as,  74,  142. 
Dclaunay  (Eliel,  320. 
Delacroix,  58,  64,  236. 
Delaherchc,  250. 
Delaplanchc.  221,  242. 
Denis  (Maurice),  3  10. 
Desbois,     178,    223,    249, 

287. 
Desboutin,    15,   204,   224, 

282,  28),  314,  323. 
Desca,  222. 
Dcsgoffc,  149. 
Détaille,  151,  321. 
Dewillez,  178,  223. 
Dillon,  170,  224. 
Doan,  102. 
Dolent  (Jean),  VIII. 
Doublcmard,  221. 
I^oucet,  151,  322. 
Dubois  (Paul),  221. 
Dubois-Pillet,  306. 
Dubufe,  322. 
Ducz,  178,  196,  249. 
Duran  (Carolus),  178,  187, 

249. 
Durand-Ruel,  22,  129. 
Duret  (Théodore),  74,  79, 

269,  271,  275. 
Durst,  284, 


E 


Eliot,  322. 
Kscoula,  249. 
Ewen,  170. 


Faiguièrc,  220,  242. 
Fantin-Latour,    160,    163, 

176,  2^8,  323. 
Kenéon  (Félix),  309. 
Focillon  (Victor),  221;. 
Forain    (J.-L.),    74,     178, 

201  à  204,  313,  314, 322. 
Fouace,  170. 
Fourcaud,  63. 
Fragonard,  204. 
Frémiet,  222,  242. 
Frédéric  (Léon),  282. 
Friant,  249. 


Gabriel,  190. 

Galle,  250. 

Galles  (Prince  de),  76. 

Garnier,  221 . 

Gauguin  (Paul),  74. 

Gautier  (Amand),  169,  239. 

Gavarni,  XII. 

Gay  (Walter),  171. 

Gerôme,     147,    222,    238, 

249,  320. 
Gervex,  196,  249. 
Gigoux  (Jean),  238. 
Gillot  (Ch.),  114. 
Gladstone,  76. 
Gleyre,  74. 
Gogh  (Vincent  Van),   305, 

306. 
Goncourt  (E.  et  J.  de),  3, 

i8j,  196. 


—  370  - 


Goncourt   (Edmond    de), 

1 14,  124,  223. 
Gonse  (Louis),  1 14. 
Gosselin  (Albert),  190. 
Goya,  XV. 
Gros,  61,  297. 
Gautereau  (M™"),  197. 
Gausson  (Léo),  310. 
Guéami,  104. 
Guillaume,  221. 
Guérard,224, 285, 3 14, 323. 
Guillaumet,  221. 
Guillaiimin,  305,  310. 
Guimet,  114. 
Guthrie,  171,  239. 

H 

Haig,  224. 

Hall  (Richard),  172. 

Harpignies,  190,  ^39,  321. 

Helleu,  322. 

lienner,  151,  237,  249. 

Hiroshighé,  log,  120,  131;. 

Hodier  (FerdinandI,  283. 

Hokusaï,    105,    107,    109, 

1 10  à  1 12,  115,  117,  120, 

122  à  131,  135. 
Homère,  365. 
Horace,  365. 

Hugo  (Victor),  67  à  70,  221. 
Hugo  (Georges),  196. 


Injalbert,  68,  221,  250. 
Ingres,  198. 
Irving,  7Ô. 
Isabey,  62. 

Israëls  (Josef),    178,    221, 
282. 


Jean  (Aman),  239. 
leanniot,  212,  247. 
jongkind  (J.-B.),  III,  61  à 

67. 
Joyant,  74. 
Julian,  168. 

K 

Kano  (Les),  102,  103,  104. 

Keishoki,  102. 

Kiyonaga,   107,    108,   120, 

128. 
Klinger  (Max),  285. 
Kooreuian,  172. 
Korin,  105,  128,  135. 
Kounisada,  106. 
Kouniyoshi,  107,  128. 
Kratké,  224. 
Kuehl,  282. 


La  Fontaine,  314. 

Lassus,  368. 

La  Tour,  V. 

Laurens  (J.-P.),  147,  235. 

Lauzet,  28$. 

Le  Blant  (Julien),  148. 

Lebourg,  214,  247,  284. 

Lee  (W.),  171. 

Lefebvre  (Jules),  152,  153, 

IÏ4»  237.  242. 
Legros,  323. 

Lemaire  (Madeleine),  322. 
Lemmen,  304. 
Lenain  (Les   frères),  360. 


—  371 


Lenoir,  178,  223,  25o,Î288. 
Lepère,  314. 
Lépine,  247,  284. 
Leroux  (Ernest),  132. 
Léveillé,  224. 
I-hcrmitte,  214,  247. 
Liebermann,  178,212,282. 
Lobre,  247. 
Lobrichon,  149. 
Luce    (Maximilien),    309, 

323. 
Luminais,  149. 
Lunois,  224,  314. 

M 

Maignan,  156.  237. 
Malherbe    (Michel),    178, 

223. 
IWinet  ^Édouard),  III,  14  à 

22,  74,  142,  322. 
.Marchai,  247,  285. 
Mariette,  9. 
]\larqucste,  221. 
Martin  (Henri^,  156. 
Marx  (Roger),  1 14. 
Massayoshi,  108,  '28,  135 
iWaurin  'Charles'),  169. 
Meissonier,  56  à  61,  113, 

140,  uo,  176.  216,  287. 
Menard  (E.  René),  170,  282. 
Mettling,   170. 
Meunier  (Constantin),  178, 

204,  223,  249,  2^8. 
Mercié  fAntonin),  221,  242. 
Michelet,  236. 
Millet,  224. 
Milton,  ^65. 
Mirabeau,  71. 
Molière,  146. 
Monchablon  (Jan),  igo. 


Monet  (Claude),  III,    14, 
22  à  29,  64,  74,  185,  310. 

Montefiore,  114. 
Morice,  221. 
Morin  (Louis),  314. 
Moronobou,  115,  120,  128. 
Motonobou,  104,  128. 
Mullem  (Louis),  XL 
Munkacsy,  152,  237. 

N 

Naonobou,  104. 
Napoléon,  59. 


Okio,  108. 

Outagawa  (Les),  106. 
Outamaro,    107,   108,  115, 
1 19  à  122, 128,  135, 316. 


Paris  (Auguste),  243. 
Pascal  (Biaise),  357  à  365. 
Pelez,  148. 
Pet'tjean,  191. 
Picard  (Louis),  282. 
Pissarro  (Camille),  III,  ?8 

à  46,  64,    74,    186,  316, 

317,  323,  324. 
Pissarro  (Lucien), 304, 309, 

323. 
Pointeliii,  191. 
Puvis  de  Chavannes,   III, 

141,  142,  176, 178, 217  à 

220, 24Ô,  248,  250  à  255, 

285, •286. 


—  372  — 


Proust  (Antonin),  114,199. 
Pnidhon,  260. 


Q 


Qiiost,  191, 


RafTaclli  (j.-F.),  III,  47  à 

56,    7.),   247,    250,    2Ô1      à 

266. 
RalTct,  61. 
Raphaël,  VII,  364. 
Ravaissop,  10. 
Redon  (Odilori),  315,  323. 
Rciiiach,  196. 
Rembrandt,  197. 
Renan  (Ary),  247,  284. 
Renoir,  ill,  lôi,    163,  176. 
Renouard,  314. 
Ribot,  178,  217,  247,  278  à 

280. 
Ringel,  178,  224. 
Rioux  de  Maillou,  282. 
Rivière  (Henri),  31c,  323. 
Rochegrosse,  236. 
Rodin,  III,  67  à  73,    178, 

224,  225  à  229,  249,  285, 

315- 
Roli,  198,  200,  281. 
Ronsard,  226. 
Rosny  (Léon  de),  92. 
Rouge  iDe),  4. 
Rubcns,  I. 
Rusi<in,  77. 
Rysselbcrghc  (Théo  Van), 

305,  308. 


Saint-Victor  (Paul  de),  11, 

•3- 
Sarasate   (Pablo   de),   74, 

276. 
Sardou,  236. 

Sargent  (John),   178,  197. 
SchclTout,  62. 
Schenck,  149. 
Schiuboun,  102. 
Schlaich  (Alfred),  214. 
Schoen  (Alartinj,  V. 
Serret,  285. 
Servat,  250. 
Scsshiu,  loi. 
Seurat  (Georges),  304,  306, 

307,  308. 
Seymour-Haden,  323. 
Signac,  304,  308. 
Sinding  (Stephan),  242. 
Sisley,  21  S,  247,  283,323. 
Soarrii,  105. 
Sosen,  135. 
Spuller,   196. 

Stevens  (Alfred),  247,  280. 
Storm  de  Gravesande,3i4. 


Taigny  (Edmond),  114. 

Tanyu,  104. 

Thierry    (Augustin),    104, 

I  48. 
Thiers  (Adolphe),  145. 
Tiilot  (Ch.),  U4- 
Tissot,  322. 
Titien,  19. 


373 


Tosa  (Les),  102. 
Toulouse-Lautrec,     30^, 

309. 
Toyoharu,  100. 
ToVohiro,  106. 
Toyokouiii,  106. 
Tsûnenobou,  lo^. 
Turcan,  242. 
Turner,  64. 

u 

Uhde  (de),  282. 

V 

Vclasqucz,  XL  222. 
Verlaine  (Paul),  VIII,  24(> 

2S7,  31'- 
Véronese,  19. 
Vever   IL),  114. 
Vibert,  145. 
Vierge  (Daniel),  285. 
Vignon, 314, 323. 


Vigny  (A.  de),  366. 
Vinci,  6,  260. 
Virgile,  365. 
VoUon, 149. 
Voltaire,  363,  366. 

w 

Wattcau,  I,  Xll. 

Wentzcl,  171. 

Whistler,  III,  73  à  85,  1^7 
à  160,  163,  176,  246, 
248,  266  à  278,  354. 

Willumsen,  309. 

Worms,  151. 


Yassunobou, 104. 
Yon,  191. 


Zorn,  31$. 


TABLE 


Dédicace  à  Maurice  Hamcl. 
Préface  d'Edmond  de  Goncourt. 

I.  Le  sarcophage  égyptien i 

II.  Les  bras  de  la  Vénus  de  Miio lo 

III.  Olympia = 14 

IV.  Les  meules  de  Claude  Monet 22 

V.  Eugène  Carrière 29 

VI.  Camille  Pissarro 38 

VII.  RalTaëlli  peintre-sculpteur 47 

VIII.  Meissonier 56 

IX.  J.-B.  Jongkind 61 

X.  Le  monument  de  Victor  Hugo 67 

XI.  Whistler 73 

XII.  Maîtres  japonais 85 

§  I.     Les  paysagistes 85 

§  II.    Le    Japon   à   l'école  des   Beaux- 
Arts lia 

§  III.  Outamaro 119 

§  IV.  Hokusaï 122 

§  V.    Hokusaï  à  Londres 126 

§  VI.  A  propos  de  la  vente  Burty.   .   .  131 

XIII.  SALON  DE  1890 

Aux  Champs-Elysées  et  au  Champ-de-Mars  . 

§  I.         Premier  vernissage 136 

§  II.       La  convention  de  la  peinture.  .  140 

§  III.     Toiles  grande  largeur 152 


—  375  — 

§  IV.     Deux  nocturnes  de  Whistlcr.    .  157 

§  V.       Fantin-Latour.  —  Renoir  .   .   .  lOo 

§  VI.     Le  Bûttin  de  la  peinture.  ...  163 

§  VII.    Deuxième  vernissage 172 

§  VIII.  Les  paysagistes 179 

§  XI.     Mondanités iqï 

§  X.       Eugène  Carrière 205 

§  XI.     Figures  et  paysages 212 

§  XII.   Puvis  de  Chavannes 217 

§  XIII.  La  sculpture 220 

§  XIV.  Rodin 225 

XIV.  SALON  DE   1891 

Aux  Champs-Elysées  et  au  Champ-de-Mars. 
g  I.        La  peinture  au  Palais  de  l'In- 
dustrie   229 

§  II.       La  sculpture 239 

§  III.     Au  Champ-de-Mars 243 

§  IV.     Puvis  de  Chavannes 250 

§  V.       Eugène  Carrière 255 

§  VI.     J.-F.  Raffaëlli 261 

§  VIL    Whistler 266 

§  VIII.  Figures  et  paysages 278 

§  IX.      La  sculpture 285 

XV.  Refusé  au  salon 291 

XVI.  Illusions  et  recherches  d'art 298 

XVII.  Les  Indépendants 306 

XVIII.  Pastellistes  et  peintres-graveurs 312 

XIX.  Modes  de  Paris 318 

XX.  Hors  de  l'École 325 

XXI.  Décors  de  ville 334 

XXII.  La  manufacture  de  Sèvres 338 

XXIII.  Encore  Sèvres 344 

XXIV.  La  gratuité  des  musées 352 

XXV.  Une  pensée  de  Pascal 357 

Index  alphétique 307 


Paris.  —  Imp.  PAUL  DUPONT,  4,  rue  du  Bouloi  (Cl.)  26.7.92.