l
GUSTAVE GEFFROY
LA
VIE ARTISTIQUE
Préface d'EDMOND DE CONCOURT
Pointe sèche d'EUCÈNE CARRIÈRE . . ,>hC\
Farei-rtiè
eï^e sene
Le Sarcophage égyptien — Edouard Manet
Claude Monet — Eugène Carrière
Auguste Rodin
Camille Pissarro - J.-F. Raffaelli - Me.ssonier
Puvis de Ciiavannes — J.-B. Jongkind
Whistlér
L'Art Japonais — Salons de 1890 et de 1891
ETC., ETC..
PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
3, Place de Valois, 3
1892
[Tous droits réservés)
A MAURICE HAMEL
Te dédier des chapitres de critique d'art,
mon ami, c'est vouloir offrir des fleurs à un
jardinier. Mais c'est pour moi l'occasion
d'inscrire un homjitage à ton intelligence de
lettre, à ta vie désintéressée^ toute aux idées
et aux sentiments. Et toi, tu sauras ne voir
dans ces pages que des sensations d'exis-
tence et des confidences de sensibilité. Heu-
reux si j'ai pu fixer, pendant l'instant dun
livre, le souvenir de notre compagnonnage
à travers le monde social et la poésie des
choses, si j'ai pu te donner, par l'art et la
littérature, un témoignage de ma frater-
nelle affection.
Gustave Geffroy.
PRÉFACE
— A quoi pensez-vous , mon ami^ de
me demander une préface pour la
Vie artistique ?. . . Je suis au fond un cri-
tique vieux jeu, un amateur de la pein-
ture au bain d'huile, oïl le temps fait
de la cristallisation, de la peinture
à la façon de Rubens, de Watteau,
de la peinture transparente , de la
peinture avec des profondeurs... et Je
ne vois, pour ainsi dire, à l'heure qu'il
est, que de la peinture plâtreuse, dar-
treuse, qui s' efforce d'imiter la peinture
à la détrempe. . . Vous savez si J'aime
— II —
la peinture japonaise^ mais enfin la
peiniut'e à l'eau, avec renfort de
gouache^ de colle^ ou de n importe quoi,
est un procédé inférieur^ incomplet, in-
suffisant, un procédé de peuple primi-
tif : pourquoi y revenir'^... Puis vrai-
ment, mon ami, depuis nombre d'an-
nées, f ai trop vécu dans la peinture du
diœ-huitième siècle, dans la peinture de
rExtréine-0 rient; je me suis tenu
trop à l'écart de la peinture moderne,
pour en parler avec autorité.
Gejfroij restait debout, devant moi,
avec la tendresse sourieuse de son re-
gard, en même temps qu'une moue
d'enfant contrarié venait à ses lèvres.
— Une préface, une préface . . . Mais
qu'a besoin d'une préface d'un quel-
concpie, LA Vie artistique ! Vous êtes
l'écrivain — je le dis tous les jours —
qui avez la plus admirable langue pic-
— III —
turalc, une langue colorée juste au
point qu'il faut, une langue à la fois
poétique et technique, et une langue
charriant des idées dans de la clarté :
— enfin le plus beau français moderne
qui soit. Votre Sarcophage égyptien,
un petit chef-d'œuvre, et la description
de la déesse Nephthtjs est une. descrip-
tion, que je tous erœie. Dans /'Olympia
de Manet, il y a toute une originale
histoire philosophique de la chair pa-
risienne de ce corps. Que de pages sa-
vamment japonisantes sur les peintres
japonais ! Votre Salon de 1890 est,
tout du long y de la haute et intelligente
critique. Et vous parlez de Rodin, de
Carrière, de Whistler, de Jongkind,
de Monet , de Renoir, de Puvis de
Chavannes , de Pissarro , de notre
ami Raffaèlli, beaucoup mieux que je
ne peux en parler.
— IV —
— Enfin, vous me refusez ?
— Que le diable cous emporte!,., eh
bien! non, je n'en ai pas le courage,
puisque cous insistez; mais tenez,
alors, je ferai un petit bout d'étude sur
Carrière, que les hasards des rencon-
tres de la vie m'ont fait connaître un
peu plus cpie vos autres peitUres, et qui
pour moi, dans la modernité, continue
le plus habilement la tradition de la
grande peinture ancienne.
II
A quelques jours de là. Carrière se
trouvant brosser une étude pou/- mon
portrcdt, pendant quil me faisait
poser, je F interviewais su/' la forma-
tion de son talent, et voici à peu près ce
qui ressortait de ses paroles, coupées
par des coups de brosse, donnés comme
avec un bâton de chef d'orchesirCy
coupées par des regards pénétrants,
qui me semblaient pomper ma cie.
Une jeunesse passée jusqu'à dix—
huit ans à Strasboui'g, sa/is U ouver-
ture des yeux, sans la fréquentation
du Musée, sans le regard amoureux
sur les tableaux. Les délicates et mys-
tiques pei/dures de Martin Schœn, à
l'église Sai/d-Pier/'C-le- Vieux, il ne
s'apercevra de leur présence que lors-
qu'il repassera plus tard à Stras-
bourg. A dix-neuf ans, ou son exis-
tence est transportée à Saint-Quentin,
(devant cette salle garnie, de haut en
bas, do plus de quatre-vingts têtes de
La Tour, devant ce stupéfiant musée,
paraissant avoir gardé toute vive,
contre ses murs, la vie d'une société
morte, il y a en lui, pour la première
— VI —
fois^ un éveil du peintre Jusqu'alors
sommeillant, et peut-être ces prépara-
tions d'un des plus grands dessina-
teurs de la figure humaine, lui ins-
pirent l'amour de la construction, que
plus tard il apportera dans ses por-
traits. Alors l'année qui suit la guerre
de 1870, oà il est prisonnier en Alle-
magne,et étudie sérieusement le Musée
de Dresde, et le faire et les procédés
des Maîtres anciens. Puis encore les
années allant de 1872 à 1876, pas^
sées à l'Ecole des Beaux-Arts, oà il
était déjà avant la guerre, années
passées là sans grand fruit, sans ré-
sultat bien appréciable. Enfin cinq an-
nées de retraite, dans un coin perdu,
à Vaugirard, où, femme et enfants
pour modèles, sa vie est une vie de
travail du matin au soir, et encore
bien avant dans la nuit, une vie de
— VII —
iranail acharné^ sans trêve, sans re-
pos, avec, en ce travail, quelque chose
de passionné, de fiévreux, de jouis-
seur, qui lui fait dire que, pour lui,
travailler, c'est l'aire la noce.
///
Cest en ce labeur d'intérieur et de
famille que s'est formé le talent de
Carrière. Là, à Yaugirard, la Ma-
ternité divine, le motif religieux qui
s'étale sur toutes les toiles de la vieille
Italie, depuis Cimahue jusqu'à Ra-
phaël, lui, l'a repris, et en a fait le
sujet bourgeois de la Maternité mo-
derne, avec des grandeurs sœurs de
l'autre. Certes ce n'est plus la mater-
nité tranquille et reposée des époques
de foi, c'est la maternité du siècle du
— vil
pessimisme, c'est la maierniié aux
pensées noires de la mère^ apparte-
nant toujours à l'inquiétude, et dont
les étreintes anxieuses, et rcnronlc-
ment inquiet des bra^ autour du coips
de son enfant, semblent perpétuelle-
ment en défense contre la maladie et
la mort.
IV
Puis Carrière nest pas seulement
le peintre de la Mère moderne, c'est
un grand portraitiste, le portraitiste
de Daudet, de Verlaine, de Geffroij,
de Dolent, etc., etc , un peintre, dont
la pensée est préoccupée, tout le temps
qu'il peird, de l'inlellectaalité habitant
les formes ciu'il rej)résente sur sa
toile, et ces formes, il les cliercJie, il
— IX —
los caresse j il les construit, à la façon
d'un sculpteur cjui modèlerait dans
u/ie terre sans épaisseur. Et alo/s
(/u'/l donne à ces /if/urcs une réalité
/)r('S(j((c sculpturale, en iiuhne te/nps il
enveloppe, il estompjc cette réalité de
cette coloratio/i aimée par lui, de cette
coloration prescpie tenue dans le noir
bistré et le blanc, de cette coloration
où, dans le léger barbotage du jnnceau,
dans le miroitement des lumières et
des ombres, qu'on dirait mouisantes,
dans l'éclcdrcie prescpie d'un clair de
lune par nù de rousses ténèbres, il ap-
parcut monter un peu de l'âme du mo-
dèle sur la matière de son visage. Oui,
c'est une transfiguration toujours poé-
ticjue et parfois un peu fantastique
d'une figure.
Mais tout amoureux que Carrière
peut être du clair-obscur de lu vie
— X —
V)Wanie, et tout méprisant qu'il se
montre parfois, dans la conversation,
pour le claquant de la couleur, le colo-
riste cjui a peint la belle tête de femme
de trois cjuarts, exposée, il y a quel-
ques années, chez Boussod et Vala-
don, ne doit pas se confiner dans la
grisaille, quelque savant et artistique
parti cjuil en tire.
V
Je suis dans râtelier de la villa des
Arts à Batignolles, et je regarde.
Ce sont, sous mes yeux, au mur,
sur des chevalets, des esquisses de têtes
de femmes, rosées de la pâleur d'une
rose-thé fleurie à l'ombre, des vivantes,
comme vues dans l'évanouissement de
leur couleur terrestre ; ce sont de pe-
— XI —
tites faces d'enfants, aux prunelles de
diamant noir, dans l' indécision noyée
de leurs traits, dans la coloration
lactée de leur chair ; ce sont, dans des
pots de jardinier, des fleurs aux tons
mourants, et de vagues dessertes de
tables y montrées dans le crépuscule
d'une grisaille : des natures mortes un
peu hoffmannesques ; ce sont les douze
êcoinçons des six dessus de portes de
r Hôtel de Ville, que Carrière ment de
peindre : ces douze corps de femmes, en
le contournement élégant de leur repos
nu, en la rocaille de leur grâce, ce
sont des choses d'hier et des choses
d'aujourd'hui : l'ébauche de Mullem,
brossé, balafré, égratigné en cjuelques
heures, V ébauche d'un enfant du pein-
tre, mort d'une diphtérie, où l'on sent
l'influence de Yelascptez, en ses pre-
mières œuvres.
— XII —
Et ce sont encore des fem'tles, des
feuilles de papier, — pour ainsi dire^
les études de la Caresse maternelle,
— et on un trait de sanguine ou de
fusain a fixé des niouvemerds de ten-
dresse : l'enroulenieid de bras autour
d'un cou, l'écraseme/d d'un baiser sur
une Joue , des ei'renietds de mains
tremblotantes autour d'un petit corps
aimé... Ah, des mains! ah, la main!
ce morceau de l'ét/'e, gui dit et raconte
tant de choses su/' lui! des mains, il y
en a là, dans les tiroirs, des brassées,
— et toujours en la surprise de toute
leur éloqueide mimique. Car Carrière
est un dessinateur passionné de la
main, comme Vont été Watteau et Ga-
tarni, et dans le portrait qu'il fait,
même en un cadre resserré, cherche-t-il
le plus souvent à côté du visage de
l'homme, à y placer sa main!
— XIII '
A travers fa succession des toiles y
les morceaux de carton colorés, des
feuilles de papier crayonnées, que Car-
rière méfait passer sous les yeux, mon
regard cet, tout le temps, à la grande
machine, à la toile posée à terre, qui
prend tout le fond de l'atelier.
C'est son exposition de l'année pro-
chaine, c'est la composition dans la-
quelle le portrcdtiste et le peintre de la
mère moderne va montrer son talent,
dans des proportions historiques , sous
fine forme nouvelle, va nous donner du
Paris contemporain , avec une huma-
nité, à la fois étudiée par un peintre
et par un observateur littéraire. Oui,
dans le vague de l'esquisse, d'ans le
brouillard bitumeux de la grisaille, ou
çà et là, un trait de craie arrête la sil-
houette d'une figure, enfin dans cette
apparence figée d'un rêve, cjue met sur
XIV —
une toile la tâtonnante recherche d'a/i
pinceau, en la première idée d'un
peintre : voici le théâtre de Bellemlle.
L'étude est prise des secondes ga-
leries, en sorte que la vue puisse des-
cendre au parterre, monter au pa-
radis. D'abord quelques gros dos
attentionnés, avec des têtes aplaties
sur la rampe; ça, presque aussitôt
coupé par ut: groupe debout, où une
femme, le bras couché au-dessus de sa
tête, et touchant le plafond, semble une
robuste cariatide qui le soutient; et au
delà de ce groupe, court le tournant de
la galerie, cjui revient à gauche devant
vous, jusqu'au montant de la scène,
avec son monde d'hommes et de fem-
mes, tassé, serré, pressé, entré les uns
dans les autres, tandis qu'à droite,
vous avez la tumultueuse foule de
l'amphithéâtre, mêlée dans une de ces
— XV —
con fumons, grouil laides à la Goya, on,
ses lithographies de la Tauromachie.
Et cette salle qu'il veut, lors de
V achèv)einent de la peinture, éclairée
d'une double lumière, d'une lumière
argentine à gauche^ d'une lumière do-
rée à droite, lumière oà transpercera
le rouge de la tenture, il en montre
l'effet harmonique sur deux longues
et étroites pancartes.
Puis y tirant de je ne scùs où, une
carte du graveur à l' eau-forte Boutet,
une enveloppe de lettre de faire-pjart
de mort, on, un soir, là, à Bellecille,
sur les bouts depapie/- qu'il avait dans
sa poche, le peintre a cherché à instan-
taniser, en quatre coups de crayon, des
mouvements de nature, des poses, des
attitudes du peuple au spectacle, il se
met à parler, les yeux brillards, dans
une espèce d'hallucination fiévreuse, de
— XVI
la « bête humaine »_, dont il veut peu-
pler sa toile ; de cette plèbe fermen-
tante, qu'il rêve d'y mettre, et de ces
mâles vivants de la barrière, et de ces
faubouriennes à la beauté sauvageonne,
enfin de ces rudes et ingénus specta-
teurs, sous le coup de l'empoignement
d'un gros drame, — et il se laisse
aller à dire les frissons de joie qu'il
aura à réaliser cette puissante, cette
intelligente œuvre moderne.
Edmond de Goiscodrt.
Âuteuil, 15 juin 1892.
LA
VIE ARTISTIQUE
1890- 1891
LE SARCOPHAGE EGYPTIEN
20 juillet 1891.
Ces jours de soleil de juillet et d'août
sont les jours d'accalmie de l'existence des
grandes villes. Il y a un temps de répit
dans les régions habituellement soumises à
tant d'agitations et de remous, et ce répit
coïncide avec la fermeture des classes et
l'entrée des élèves en vacances. Faut-il voir
là une preuve de la survivance perpétuelle
de l'écolier chez l'homme? Toujours est-il
que le mouvement journalier s'arrête par-
tout à la fois dans les milieux où cet arrêt
est possible. Le magistrat dépose le glaive
et la balance. L'acteur s'en va aux champs.
La politique s'arrête. Il n'y a pas — évé-
nement extraordinaire! — d'exposition de
peinture. Les polémiques des journaux de-
viennent molles. Les gens de lettres sem-
blent se dérober aux interviews.
C'est le bon moment, sans doute, où l'on
peut réfléchir avec quelque impartialité aux
incidents de la saison et à l'ensemble de la
vie qui a été vécue pendant l'hiver et le
printemps et qu'on revivra à la fin de l'au
tomne, cette année, et l'année suivante, et
les autres années, dans un recommence-
ment aussi régulier, aussi périodique, aussi
semblable que la course de la terre et la ve-
nue des saisons. Oui, mais quelle est, cette
fois, la conclusion passagère ? En quel mot,
— les Chambres parties, les théâtres clos,
le Salons de peinture fermés, les enquêtes
littéraires terminées, — en quel mot peuvent
se résumer les tendances actuelles, peut
s'affirmer l'état d'esprit de l'humanité civi-
lisée?
Autrefois — vers i8()5 — les Concourt
ont cru reconnaître que la maladie du temps
était la Blague. Aujourd'hui, en 1891, n'ap-
paraît-il pas que cette maladie est la Ré-
clame, et ne nous fera-t-elle pas regretter
la Blague ? Car cette Réclame est terrible-
'»'
àprement méthodique. — Voulez-vous la
voir brusquement apparaître, par antithèse,
telle qu'elle est, envahissante, démesurée?
Allez regarder le sarcophage égyptien du
musée du Louvre. C'est ce sarcophage qui
est le point de départ de ces réflexions, par
une naturelle association d'idées, et je suis
allé le revoir.
On ferait bien de se diriger vers lui de
temps à autre, quand la bataille des in-
térêts devient trop ardente, quand la pous-
sée est trop brutale. Ce sarcophage est apai-
sant pour tous les hommes de bonne foi
qui iront tourner autour et regarder dedans,
sous le couvercle exhaussé. Il apparaît sur-
tout impossible que ceux qui ont fait
de la pensée et de l'art les principales
affaires de leur existence n'acceptent pas
l'enseignement dédaigneux et doux, hau-
tain et tranquille, inclus en ce solide coffre
de basalte qui a traversé les siècles.
Ce sarcophage est au Louvre, dans la ga-
lerie des Antiquités égyptiennes, salle du
rez-de-chaussée. On y accède immédiate-
ment par le guichet de Saint-Germain-
l'Auxerrois. Il y a bien d'autres merveilles
dans cette salle, et l'après-midi peut passer
vite entre ces murs sévères, sur ces dalles
où s'allongent les sphinx, où se dressent les
silhouettes de granit rose. Il est très célè-
bre, et à bon droit, dans le m_onde des
égyptologues, ce monument d'époque dis-
parue qui devient inopinément un chapitre
de l'histoire parisienne. C'est, dit M. de
Rougé en sa notice, le chef-d'œuvre de la
gravure égyptienne de l'époque saïte. Il a
une hauteur totale de i m. 20, une longueur
de 2 m. 85, une largeur de i m. 24. Dans
ces dimensions restreintes, toute une race
revit, une conception de la vie et de la mort
s'affirme, une leçon d'humanité, de nature
et d'art se mêle fièrement à l'odeur mé-
lancolique de la fine poussière du passé.
Ce qu'elle donne à entendre, cette leçon,
c'est qu'il peut exister un art fait, non pour
être vu, mais pour être caché, dérobé à
tous les regards, enfoui aux profondeurs, et
que cet art peut être aussi tendre et aussi
grandiose, aussi profondément expressif,
aussi hautement significatif que les œuvres
d'orgueil exhibées en pleine lumière, éri-
gées devant les foules en succès d'apothéose.
Jamais, non, jamais il n'a été fourni une
preuve plus évidente de repliement de
pensée, de forte vie intérieure. Jamais ne
sont mieux apparues la passion désinté-
ressée de la beauté, la jouissance intime res-
senties par le faiseur de chefs-d'œuvre.
Un prêtre, nommé Taho, fut inhumé
dans ce creux, Taho, basilico grammate,
prêtre d'Imhotep, fils de Ptah. Sur la face
extérieure de l'enveloppe de pierre, des
scènes de légendes montrent les zones noc-
turnes où circule l'àme défunte. Le ser-
pent, la barque du soleil, Osiris, Horus, le
châtiment des coupables, la série des Heu-
— 6 —
res, la naissance du scarabée, ont été incisés
dans la pierre. Les personnages défilent,
stationnent, se mêlent aux emblèmes, toute
une existence active et fantastique apparaît.
A l'intérieur, c'est une vie différente, un
séjour de calme, des personnages de soli-
tude, des visages de mystère.
Sur les parois, les déesses Nephthys et
Isis, l'une au chevet, l'autre au pied, toutes
deux acroupies en de légères attitudes de
suprême élégance, étendent leurs ailes au
repos, de longues aides rapides de beaux
oiseaux de proie. Sur les côtés, des génies
célestes se dessinent en attitudes protec-
trices. Et voici, maintenant, les deux œuvres
que l'artiste crut dissimuler à jamais.
Au fond de la cuve, la déesse qui reçoit le
défunt : une jeune déesse vaguement sou-
riante, le visage doux, presque enfantin,
d'une expression aussi inJétinissable que les
visages des femmes de Vinci. Mais ce n'est
pas le trouble voluptueux des époques finis-
santes. C'est une rêverie instinctive faite
pour éclairer doucement l'obscurité, c'est
une aurore de grâce à peine pubère qui se
lève, et qui cesse presque tout de suite, aus-
sitôt couchée dans la nuit de la tombe.
Le regret ne voltige pas sur cette bouche
vivante, n'assombrit pas ce délicieux re-
gard. Cette longue fillette qui est étendue là,
de profil, ouvrant les bras au nouveau venu,
ses longs bras minces, souples comme des
tiges de fleurs, s'avance, donne la sensa-
tion d'une marche heureuse dans la pierre
où elle est encastrée, tout son léger corps
en mouvement rythmique, enfermé dans
cette admirable gaine du dessin égyptien,
d'où l'art grec devait faire déborder la pléni-
tude des formes.
Sur ce corps doucement tressaillant, sur
cette chair qui fleurit dans la pierre, on dé-
posait le mort, la momie embaumée, étroi-
tement enveloppée de bandelettes, enfer-
mée dans la boîte couverte de signes, ornée
de coloriages... Et une autre compagne
était encore donnée à ce prisonnier éternel
de la tombe.
Au-dessus de lui, sous le couvercle, une
seconde déesse, la déesse du Ciel, les bras
— 8 —
en l'air soutenant une circonférence, est
doucement modelée dans la dure matière.
Elle est longue et fine plus encore que sa
sœur, la déesse de l'accueil. Elle a les jam-
bes souples, les pieds minces, les mains
étroites, des petits seins naissants, le ventre
ferme, à peine marqué en relief au ras de
la pierre. Le visage, de face, est sérieux,
mortuaire, les yeux grands ouverts, avec
une expression extraordinaire de jeunesse
et de iatalité.
Elle était là, dans la pensée de l'artiste,
pour toute l'éternité. La déesse et la momie
devaient se regarder sans cesse, dans le
noir du tombeau, avec des yeux qui ne
voient pas, et se chuchoter les confidences
ignorées avec des lèvres qui n'ont plus de
paroles. Ces Egyptiens croyaient que l'exis-
tence se continuait dans cette auge de pierre
où l'on déposait le corps. C'était là, cette
maison des morts, la « demeure éternelle ».
La maison des vivants n'était que 1' « hôtel-
lerie » où l'on passe. Le mort était donc
logé dans un caveau , entouré d'objets
usuels ou de représentations de ces objets.
d'armes, de vêtements, de bijoux. On lui
servait à boire et à manger, on venait man-
ger près de lui. Les travaux qui avaient été
les siens se continuaient sur les murailles,
en gravures et en peintures.
Ces admirables figures que nous voyons
aujourd'hui au Louvre étaient à jamais,
croyait-on, encloses avec lui. Le couvercle
était scellé dans une rainure par du ci-
ment et par des boulons. La porte du cou-
loir du monument était murée. Le puits
intérieur par lequel on accédait au caveau
était obstrué de pierres et de sable. « Il y a
certainement en Egypte, dit Mariette, des
momies si bien cachées, que jamais^ au
sens absolu du mot Jamais, elles ne rever-
ront le jour. >■> Le chef-d'œuvre était ainsi
pour toujours enfoui, exhibé dans l'obscu-
rité, exposé dans le néant.
On ne remonte pas les temps, et les ar-
tistes d'aujourd'hui sont condamnés à exer-
cer leur art comme une profession, à don-
ner la publicité à leur pensée. Ne semble-t-il
pas, tout de nicnic, qu'on exagère cette pu-
I.
10 —
blicité, qu'on installe trop la boutique,
qu'on entreprenne trop le commerce, et
que les hommes de maintenant feraient
bien, certains jours, d'aller regarder de
leurs yeux respectueux l'intérieur de l'é-
mouvant sarcophage ?
II
LES BRAS DE LA VÉNUS DE MILO
28 juin 1890.
La Vénus de Milo redevient d'actualité.
Le marbre divin, pour un instant, est un
sujet de reportage et de chronique. Du fond
de sa galerie du Louvre il prend l'attention
qui ne va d'ordinaire, dans le monde pari-
sien, qu'à ces dames des théâtres ou aux
marchandes de sourires dont les toilettes
sont décrites et les équipées racontées dans
les échos des journaux galants. C'est à la
patience de M. Ravaisson que la déesse doit
cette inattendue réclame. M. Ravaisson a
— II —
imaginé d'expliquer l'attitude de la Vénus
de Milo par la présence du dieu Mars. A
l'aide de quelques documents et d'adroites
suppositions, il a reconstitué le groupe, il a
réinventé les bras qui manquent. On a pu
voir le résultat obtenu dans le vestibule de
l'Institut.
C'est une idée intéressante, mais ce n'est
pas une heureuse idée. Si c'est pour fournir
un renseignement aux érudits que ce dia-
logue entre Mars et Vénus a été rétabli,
passe encore. On accordera à la tentative
une curiosité d'un instant, et ce sera fini.
Mais s'il s'agit de donner au chef-d'œuvre
sa forme définitive, c'est peine perdue. La
Vénus de Milo doit rester et restera isolée
et sans bras. On se souvient des cou-
plets écrits dans Hoinines et dieux, par ce
savoureux prosateur, Paul de Saint-Victor:
« Béni soit le paysan grec dont la bêche
(exhuma la déesse enfouie depuis deux
mille ans dans un champ de blé! Grâce à
lui, l'idée de la Beauté s'est exhaussée d'un
degré sublime; le monde plastique a re-
trouvé sa reine. A son apparition, que d'au-
— 12 —
tels écroulés, que de prestiges évanouis !
Comme dans le temple biblique, toutes les
idoles tombèrent la face contre terre. La
Vénus de Alédicis, la Vénus du Capitole, la
Vénus d'Arles, s'abaissèrent devant la Vé-
nus deux fois Victorieuse qui les réduisait.
en se relevant, au rang secondaire. »
C'est la vérité môme, éloquemment ex-
primée. Les Vénus coquettes, libertines,
faussement pudiques, dont le type est la
Vénus de Médicis, passent au rang inférieur
depuis que la V^énus de Milo est venue ré-
gner sur le monde de l'art grec. Forcer
celle-ci à une conversation avec Mars, c'est
la mettre en déchéance. Elle n'a pas besoin
de ce compagnon porte-glaive et casqué.
Elle se diminue en armant ce militaire. Il
est fort possible qu'elle ait été conçue dans
cette attitude et dans la société du guer-
rier. Qu'importe! Le hasard a bien fait les
choses en supprimant le suffisant bellâtre
et même en cassant les bras de la statue
superbe. Vénus, ainsi, n'est plus localisée
dans la mythologie grecque, elle échappe à
son rôle spécial, elle monte au plus haut
— n —
degré des généralisations et des symboles.
Saint-^'icto^, dans son idéalisme mal
compris, dans son esthétique trop souvent
étroite, s'applaudit de ce qu'il n'y ait pas
un atome de chair dans ce marbre auguste.
« Ces traits grandioses, dit-il, ne répètent
aucune ressemblance; ce corps, où la grâce
se revêt de force, accuse la généralisation
de l'esprit. Il est sorti d'un cerveau viril,
fécondé par l'idée et non par la présence
d'une femme. » Il revient encore sur cette
idée : « 11 n'y a pas de squelette dans ce
corps superbe, ni de larmes dans ces yeux
aveugles, ni d'entrailles dans ce torse où
circule un sang calme et régulier comme la
sève des plantes. » Ce n'est pas l'apparence
exacte que la Vénus prend sous tous les re-
gards. Elle est harmonieuse et éternelle, elle
est devenue synthétique et souveraine,
certes. Mais, c'est une des formes les plus
vivantes de la femme qui aient été réalisées.
Le physiologiste ne trouve ici rien à re-
prendre, il reconnaît la place des organes,
il admire la solidité de l'armature, il voit
circuler le sang, s'accomplir la respiration,
— 14 —
s'élaborer la vie. Oui, tant mieux si les bras
sont absents. On voit mieux l'incomparable
torse. La pensée conçoit plus parfaitement
celle vers laquelle vont tous les désirs, —
qui reste impassible et immuable, — qui
n'étreint pas et ne se donne pas, — la souve-
raine Beauté, éternel appât de la vie.
III
OLYMPIA 1
10 février 1890.
Il me suffît de songer à ce nom d'Olympia
pour revoir le tableau d'Edouard Manet tel
que je le vis, — une première fois, dans
l'atelier du peintre, lorsqu'il montra à tous
deux toiles refusées au Salon, le portrait de
' A propos de la présentation à l'Etat de l'Olympia
par un groupe de souscripteurs réunis sur l'initiative
de Claude Monet. La toile d'Edouard Manet est ac-
tuellement au l;uyembourg, en attendant le Louvre où
elle peut entrer, réglementairement, l'an prochain.
— 15 —
Desboutin et le Linfce, — une seconde fois,
à l'exposition posthume de l'Ecole des
Beaux-Arrs, — et enfin à l'Exposition cen-
tennale de 1S89. Immédiatement, la femme
peinte surgit dans la mémoire comme une
vivante qu'on aurait connue. Tous les traits
de son visage, tous les détails de son atti-
tude sont restés familiers, on séjourne à
nouveau dans le décor où elle habite.
Elle est nue, étendue sur un lit, au pre-
mier plan, à la façon des courtisanes des
tableaux vénitiens. On peut deviner derrière
elle, au delà des rideaux verts, la banale
chambre d'amour où les maîtres du pinceau
ont aimé souvent à faire éclore les chairs
tièdes et souples des véridiques créatures
de rencontre auxquelles leur pinceau a
donné la survie. Les linges du lit sont d'un
blanc gris légèrement bleui. Un chat noir
surgit, s'éveille comme sa maîtresse. Une
négresse apparaît, portant un bouquet. Une
harmonie générale, en larges taches de noir
et de blanc, est déjà éveillée par ces images.
Mais combien elle est résumée et portée au
plus haut point par le corps lumineux de
— i6 —
l'Olympia, tout en clartés étendues et en
ombres légères! Le corps entier est circon-
scrit, un peu comme une figure de vitrail,
par une onduleuse ligne sombre qui le cercle
de nuit. Ligne de convention, parti pris ar-
tistique qui a fort irrité, par un singulier
phénomène, des gens qui sont habituelle-
ment partisans de la convention et de la
formule. Certes, le trait qui représente idéa-
lement les contours n'existe pas dans la na-
ture. Balzac a déjà dit cela en i83i dans le
Chef-cCœuvre inconnu, en une page superbe
qui pourrait bien être, jusqu'à présent, le
plus parlait sommaire de la conception ar-
tistique. Ce trait n'est donc employé que
pour traduire les apparences d'une façon
visible, pour en donner la signification
écrite. C'est un outil, et rien de plus, — un
instrument comme un rabot, disait un jour
Bracquemond. Le véritable dessin, c'est ce-
lui qui consiste à modeler les surfaces. C'est
le signe du don de voir, c'est la preuve du
métier possédé, c'est la réalisation possible
de la beauté de la vie. Ce dessin, c'est le
dessin de l'Olympia. La chair est d'une
— 17 —
coulée de lumière, cette lumière s'épand
comme un fleuve, d.'puis la racine des che-
veux jusqu'à l'orteil, en une pâte pétrie de
clarté, avec des passages de demi-teintes et
de transparentes obscurités d'une justesse
inouïe. Le noir des yeux, le rose éteint des
lèvres, le point rougissant du sein, l'ambre
du ventre, la dureté perceptible des os de la
cheville, des genoux, des côtes, la rondeur
lisse et fuselée des mollets, la tache du
nombril, le bombé élastique de la gorge,
les doigts écartés et les plans en raccourci
de la main posée sur la cuisse, ce sont les
détails impeccables qu'on trouve à l'analyse
de cet ensemble où la vie respire dans la
lumière.
Olympia est une fille de Paris, la première
qui ait figuré ainsi, avec une tranquillité
d'œuvre charmante et définitive, dans la
peinture de ce temps. C'est évidemment un
modèle rencontré, et qui a conquis l'artiste
par sa grâce particulière, son caractère indi-
viduel. Il s'est trouvé qu'en transcrivant sur
sa toile l'aspect de cet être de hasard, devant
— i8 —
lequel il s'était arrêté, il avait réfléchi, il
s'est trouvé que Manet, comme tous les
grands artistes, a fixé la synthèse d'une race
spéciale, a créé une femme qui résume les
mœurs d'une ville, la physiologie d'une
classe. Ce n'est pas la première fois qu'une
créature de cette catégorie passe à l'état de
symbole d'art et entre dans l'Histoire, Dans
le Nord, en Flandre et en Hollande, les
maîtres ont fait poser devant eux des mari-
tornes de carrefours aux sanguins visages et
aux chairs épaisses. Ils les ont montrées
dans leurs rapaces marchandages, discutant
en aigres commerçantes avec le bourgeois
ou le soudard, dans la petite pièce de rez-de-
chaussée proprement meublée, ornée d'oi-
gnons de fleurs, prenant vue sur une église
ou sur un quai. Ou bien ils ont fait coucher
leurs débordantes et roses personnes sur les
vulgaires courtines de leur litd'avaricieuses
ménagères. En Italie, les courtisanes du
terroir, celles dont la beauté rayonnait dans
des réduits de faubourgs, comme les impé-
rieuses qui traînaient leurs robes de brocart
sur les dalles des palais, sont entrées, elles
— ÏQ —
aussi, en victorieuses, dans l'apothéose de
la peinture. Non pas seulement les rousses
et somptueuses créatures du Titien et de
Yéronèse, les corps couleur de soleil alan-
guis au fond des alcôves. Le Carpaccio a
immobilisé dans l'attente, sur les terrasses
de Venise, d'effrayantes courtisanes entou-
rées de chiens, de pigeons et de paons, qui
sont bien les servantes d'amour les plus
atroces à l'embuscade qu'on ait encore ren-
contrées dans l'art, à ce point que les pro-
cès-verbaux des romanciers et des dessina-
teurs naturalistes, en quête d'horreurs dans
le quartier de l'Ecole Militaire, pâlissent au-
près de ces impitoyables et grandioses évo-
cations.
Quelle que soit la situation sociale d'Olym-
pia, qu'elle habite les plus mauvais lieux,
ou qu'elle soit une libre fille de bohème,
modèle de peintres, coureuse de brasseries,
amante d'un jour, elle peut donc se récla-
mer d'assez illustres parentés, car les mu-
sées d'Europe sont occupés, aux places
20
d'honneur, par ses sœurs de tous les temps
et de toutes les nationalités. C'est un produit
de grande ville, l'errante des rues, fatiguée
aux pavés, salie aux ruisseaux. En sa courte
jeunesse, elle connaît les fortunes contraires,
les hauts et les bas de l'existence. Ouvrière
aux maigres salaires, mal nourrie, amou-
reuse en promenade de banlieues le di-
manche, femme savante de sa chair à seize
ans, battue par des brutes, adorée par des
frénétiques et des délicats, c'est une épave
de civilisation promise à la misère et à l'hô-
pital. Heureusement, elle est venue s'échouer
sur cette toile, et voilà que celle qui n'était
pas sûre du lendemain va vivi'e ici de l'exis-
tence prolongée, et peut-être sans fin, que
peut donner l'art. Sa physionomie de malice
et d'inconscience, son visage carré, aux mâ-
choires un peu lourdes, prennent une séré-
nité dans ce silence éternel, dans cette atmos-
phère de paix où vivent les chefs-d'œuvre.
Au milieu de ces vêtements quittés, de ces
falbalas en désordre, le corset, les jupons,
les bas, les souliers, Une main jouant avec
une écharpe à fleurs, un lacet noir en col-
lier, un bracelet au bras, dans tout son faux
luxe de pauvre, toute meurtrie de sa nuit,
toute promise au recommencement des fati-
gues du soir, Olympia est délicieuse et tou-
chante, et tous ceux qui ont au cerveau un
peu de pitié, aimeront cette nerveuse et ané-
miée fillette aux yeux cernés. Ces vaincues
de naissance auront été, en ce siècle de com-
préhension, des inspiratrices de poètes, de
ceux qui veulent enclore des pensées dans
des rimes, de ceux qui cherchent l'expres-
sion par l'harmonie des lignes et des cou-
leurs. Cette face d'esprit instinctif, cette face
d'enfant vicieuse aux yeux de mystère, où
un peu d'innocence erre encore dans les
montantes eaux troubles, ce jeune corps fra-
gile aux seins frêles, aux bras minces, aux
jambes fines, ce corps respirant, doux et
triste comme une fleur fanée, disent tout
cela de façon précise aux yeux qui regardent
et qui interrogent, mais ils ne le disent pas
sous un despotisme d'intentions du peintre.
Ils parlent, mais ils parlent par eux-mêmes,
insconsciemment. Ils sont écoutés et com-
pris parce qu'ils vivent, ils surgissent et ils
22 —
s'imposent par l'autorité de la forme et de
la couleur.
IV
LES MEULES DE CLAUDE MONET i
r" mai 1891.
La réunion de ces quinze toiles des Meu-
les, où le même sujet est inscrit, où le
même paysage se reflète, est une démons-
tration artistique extraordinairement victo-
rieuse. Claude Monet est venu prouver, pour
son compte, le surgissement continuel en
aspects nouveaux des objets immuables,
l'afflux sans trêve de sensations chan-
geantes, liées les unes aux autres, devant un
spectacle d'apparence invariable, la pos-
sibilité de résumer la poésie de l'univers
dans un espace restreint.
' Préface du catalogue de l'exposition de 22 toiles
de M. Claude Monet, dans les galeries Durand-Ruel,
du 5 au 20 mai 1891.
— _>3 —
Pendant une année, le voyageur a renoncé
au voyage, l'actif marcheur s'est défendu
la marche. Il a songé aux pays qu'il avait
vus et traduits, la Hollande, la Normandie,
le Midi de la France, Belle-Ile-en-Mer, la
Creuse, les villages de la Seine. Il a songé
aussi aux pays qu'il avait seulement tra-
versés, où il voudrait retourner, Londres,
l'Algérie, la Bretagne. Sa pensée est allée
vers de vastes étendues et vers des points
précis qui l'attirent, la Suisse, la Norvège,
le mont Saint-Michel, les cathédrales de
France, hautes et belles comme les ro-
chers des promontoires. Il a ressenti le
regret de ne pouvoir hxer, encore et tou-
jours, les villes tumultueuses, les mouve-
ments de la mer, les solitudes du ciel.
Mais il sait aussi que l'artiste peut passer
sa vie à la même place et regarder autour
de lui sans épuiser le spectacle sans cesse
renouvelé. Et le voilà à deux pas de sa
maison tranquille, de son jardin où flambe
un incendie de fleurs, le voilà qui s'arrête
sur la route, un soir de fin d'été, et qui re-
garde le champ où se dressent les meules.
— 24 —
l'humble terre attenant à quelques basses
maisons, circonscrite par les collines pro-
chaines, pavoisée de l'incessant détilé des
nuages. C'est au bord de ce champ qu'il
reste ce jour-là et qu'il revient le lende-
main et le surlendemain, et tous les jours,
jusqu'à l'automne, et pendant tout l'au-
tomne, et au commencement de l'hiver.
Les meules n'auraient pas été enlevées,
qu'il aurait pu continuer, faire le tour de
l'année, renouer les saisons, montrer les
infinis changements du temps sur l'éter-
nelle face de la nature.
Ces meules, dans ce champ désert, ce
sont des objets passagers où viennent se
marquer, comme à la surface d'un miroir,
les influences environnantes, les états de
l'atmosphère, les souffles errants, les lueurs
subites. L'ombre et la clarté trouvent en
elles leur centre d'action, le soleil et l'om-
bre tournent autour d'elles en une pour-
suite régulière : elles réfléchissent les cha-
leurs finales, les derniers ra^'ons^ elles s'en-
veloppent de brume, elles sont miouiilées
- 25 —
de pluie, glacées de neige, elles sont en
harmonie avec les lointains, avec le sol,
avec le ciel.
KUes apparaissent d'abord dans la séré-
nité des belles après-midi, leurs bords fran-
gés des morsures roses du soleil, prenant
des apparences d'heureuses chaumières en
avant des feuillages verts, des coteaux ma-
melonnés d'arbres. Elles se dressent nette-
ment au-dessus du sol clair, dans une at-
mosphère limpide. Aux mêmes jours, le
soir plus proche, la descente du coteau
bleuie, le sol diapré, leur paille se violacé,
leur contour est sillonné d'une ligne incan-
descente. Puis, ce sont les fêtes colorées,
somptueuses et mélancoliques de l'automne.
Par les jours voilés, les arbres et les mai-
sons se tiennent à distance comme des fan-
tômes. Par les temps très clairs, des om-
bres bleues, déjà froides, s'allongent sur le
sol rose. Aux tins des journées de tiédeur,
après des soleils obstinés qui s'en vont à
regret, qui laissent une poudre d'or dans la
campagne, les meules resplendissent dans
la confusion du soir comme des amas de
— 26 —
joyaux sombres. Leurs tlancs se crevassent
et s'allument, laissent entrevoir des escar-
boucles et des saphirs, des améthystes et
des chrysolithes, — les fiammes éparses
dans l'air se condensent en feux violents,
en flammes légères de pierres précieuses,
— l'ombre de ces meules rougeoyantes s'al-
longe criblée d'émeraudes. Plus tard en-
core, sous le ciel orange et rouge, les meu-
les s'assombrissent et scintillent comme
des foyers brûlants. Des voiles tragiques,
d'un rouge de sang et d'un violet de deuil,
traînent autour d'elles, sur le sol, au-des-
sus du sol, dans l'atmosphère. Et c'est enfui
l'hiver, la neige éclairée de rose, les ombres
bleues et pures, la menace du ciel, le blanc
silence de l'espace.
De toutes ces physionomies du môme lieu,
il s'exhale des expressions qui sont pareilles
à des sourires, à de lents assombrissements,
à des gravités et à des stupeurs muettes, à
des certitudes de force et de passion, à
de violents enivrements. L'enchantement
mystérieux qui sort de la nature murmure
et chante ici dans ces incantations par les
formes et par les couleurs. Une \ision
s'affine et s'exalte, une pensée est errante
dans ces reflets de couleur qui se multiplient
les uns par les autres, dans cette matière
illuminée d'étincelles, de pointes bleuâtres
de flammes, des soufres et des phosphores
épars qui sont la fantasmagorie de la cam-
pagne. Le rêve inquiet du bonheur s'élabore
dans cette douceur rose des lins de jour,
monte avec les fumées colorées de l'atmos-
phère, s'harmonise avec le passage du ciel
sur les choses.
Ce même langage que parle la lumière
dans les pa3'sages des meules, la lumière le
parle encore dans ces quelques toiles ajou-
tées ici par Claude Monet à cette série signi-
ficative. Soit qu'il étende devant nous la
prairie fleurie de rouge, la prairie fleurie de
mauve, le champ des légères avoines, —
soit qu'il enferme en un cadre ce bloc de
terre, ce massif sommet de colline, — soit
qu'il adresse en sveltes ascensions, dans la
dorure du soleil et la marche des nuages,
ces figures de jeunes filles aériennes et
rythmiques, — il est toujours l'incompara-
ble peintre de la terre et de l'air, préoccupé
des fugitives influences lumineuses sur le
fond permanent de l'univers. Il donne la
sensation de l'instant éphémère, qui vient
de naître, qui meurt, et qui ne reviendra
plus, — et en même temps, par la densité,
par le poids, par la force qui vient du de-
dans au dehors, il évoque sans cesse, dans
chacune de ses toiles, la courbe de l'hori-
zon, la rondeur du globe, la course de la
terre dans l'espace. Il dévoile les portraits
changeants, les visages des paysages, les
apparences de joie et de désespoir, de
mystère et de fatalité, dont nous revêtons,
à notre image, tout ce qui nous entoure. Il
est l'anxieux observateur des différences des
minutes, — et il est l'artiste qui résume en
synthèses les météores et les éléments. Il
raconte les matins, les midis, les crépus-
cules, la pluie, la neige, le froid, le soleil, il
entend les voix du soir et il nous les fait
entendre, — et il construit sur ses toiles des
morceaux de la planète. C'est un peintre
— 29 —
subtil et fort, instinctif et nuancé, — et c'est
un i^rand poète panthéiste.
EUGENE CARRIERE i
10 avril i8Ui.
Ces dessins aperçus en entrant ici, ces
crayonnages noirs et rouges mis sous verre,
c'est l'indice du perpétuel travail, de l'in-
cessante activité de pensée. Quelques-uns
seulement ont été immobilisés, accrochés
au mur d'exposition. Le reste est en nom-
bre prodigieux, en feuilles volantes partout
disséminées, parties chez des amis, déchi-
rées aux mains des enfants, réfugiées à
Tabri des cartons, au creux des tiroirs, ou
bruissantes et légères, errantes sur les tables,
* Préface du catalogue de l'exposition de tableaux,
esquisses et dessins, de M. Eugène Carrière, chez Bous-
sod Valadon, boulevard Montmartre, du 13 avril au
2 mai i8qi.
— 30 —
sur le sol, soulevées au moindre souffle,
comme les feuilles d'un automne.
Il y en a encore et sans cesse, il y en a eu
hier, il y en aura demain, en poussées in-
cessantes. Carrière regarde, pense, — des-
sine, comme d'autres regardent, pensent,
— écrivent. Ces papiers blancs, gris, bleus,
qu'il anime d'un trait et d'une tache, qu'il
marque du signe personnel, c'est le cahier
d'expressions auquel il ajoute sans cesse,
le livre de son existence, aux pages séparées
qui se suivent comme les heures, le Jour-
nal de son esprit et de son cœur, le clair
grimoire où se reflètent la signification des
événements et les nuances des idées. Il
prend ainsi ses notes sur la vie, et il les
prend tout près de lui, sur les choses qu'il
sait, sur les êtres qui lui sont intimes. Il
trouve la poésie de son imagination et l'ali-
ment de son talent dans un espace restreint,
il voyage à l'infini à travers le monde qui
tient dans la lumière et l'ombre d'une
chambre, sous l'orbe d'or d'une lampe. Il
parle, il rêvasse, il rêve, il est sérieux, il
égaie, et il voit. Il voit des visages con-
— II —
fiants ou réservés, des chairs qui sont
pâles ou roses dans le noir de la nuit, des
arrêts et des montées de vie, des paupières
qui s'abaissent, des lueurs de regards, des
tristesses de fronts, des illuminations de
sourires. Des sentiments surgissent, passent,
se suivent, s'amènent les uns les autres sur
les physionomies mobiles. Une histoire de
l'humanité s'élabore, de l'enfant qui vient
de naître, le visage vieillot et ridé, jusqu'à
cet autre qui essaye des mots et des gestes
et qui boit la clarté par ses yeux limpides,
de la fillette grêle où commence à s'inscrire
la silhouette de la femme jusqu'à la mère
où s'incarne le souci de vivre. Les instincts,
les réfiexions, les passions qui s'agitent, les
sentiments qui se recueillent, se devinent
aux gesticulations et aux attitudes, aux
mouvements rapides, aux frissons subits,
aux lentes cadences, aux prolongés repos.
Ce sont ces silences et ces r3'thmes, ces
mouvements et ces attitudes, dont le dessi-
nateur s'empare. Il les continue sur la
feuille, d'une main volontaire, d'un crayon
sûr de son parcours. Il cherche à prendre
— 32 —
un peu de cette variété jamais interrompue,
une partie de ces manifestations sans fin.
Les formes animées par la force intérieure,
les formes sans cesse changées par l'action
de la lumière, se résolvent en combinai-
sons sans nombre. L'œil le plus apte, les
doigts les plus prompts, ne peuvent en
apercevoir et en fixer que quelques-unes.
Carrière se hâte, suit avec tout le pouvoir
de sa maîtrise cette vie changeante, si riche,
si complexe. Il voit beaucoup et il recueille
beaucoup. Son œuvre est abondamment
pourvue déjà de lignes significatives, d'as-
pects essentiels. Par quelques frottis, par
quelques indications de dominantes, il fait
revivre la silhouette qu'il a vue très loin-
taine, s'en allant comme un regret, ou ve-
nant à lui comme un souvenir. Il force à se
rapprocher et à se préciser les visages. Il
fixe un détail, l'écart ou le rapprochement
des yeux, la noirceur ou laHuidité, la dureté
et l'éclat de pierre précieuse ou le tendre et
le joli de fleur d'une prunelle, la courbe
d'un sourcil, la douceur charnelle, l'inflexion
fine, la fiévreuse aspiration, la ligne de fer-
— 33 —
meture hermétique d'une bouche. Les
mains aussi , il les représente incompa-
rablenient. Ces mains, qui sont là, qu'il a
délimitées et modelées en quelques coups
de crayon, on peut les placer auprès des
mains les plus célèbres racontées par les
croquis des plus impeccables. Carrière les
voit vraiment douées d'une existence spé-
ciale et révélatrices de caractères. Il dit par
elles les volontés et les mollesses, les éner-
gies de l'action, les abandons hautains des
indifférents, les défaites des résignés. Il en
sait de gracieuses, de nobles, d'infiniment
touchantes, palpitantes de nervosité, chu-
choteuses d'aveux. Il caresse de toute sa dé-
licatesse des mains courtes et potelées d'en-
fants, des mains Unes et rêveuses de femmes.
Il est saisi d'un respect attendri devant des
mains de vieillesse au repos d'un long tra-
vail.
Les voilà, ces dessins, les voilà, ces con-
fidences d'une vie mêlée à la vie des autres,
ces divinations de mains, de bouches, d'yeux,
de gestes, de sourires, de pleurs. C'est la
— 34 —
préface et c'est le sommaire de l'œuvre. Il
se trouve qu'en parlant de ces quelques
feuilles, de ces recherches, de ces prépara-
tions, on a parlé aussi de ce qui les suit, de
ces beaux tableaux sombres où rayonne si
doucement la lumière persistante, où l'hum-
ble vie s'approfondit dans l'espace et le
temps, se revêt de voiles d'ombre, de clarté
somptueuse, et monte aux hautes synthèses.
Là, Carrière achève de révéler le sens de
la vie qui est en lui. Il raconte l'existence
tendre et tragique, il fait surgir des êtres
vivaces, il fait défiler des passants, il mêle
dans les créatures les espoirs incertains et
les mélancolies pressenties. Une flamme
obscure vacille dans les yeux qui viennent
de s'ouvrir au jour. Les prunelles de velours
et les bouches couleur de rose ont de déli-
cieux sourires déjà navrés dans les ténèbres.
Mais s'il fait rire les enfants et sourire les
fillettes, l'artiste, supérieurement compré-
hensif, aggrave le visage des mères, aiguille
leurs préoccupations vers la farouche inquié-
tude. Ce sont des lionnes attentives et soup-
çonneuses qui prévoient, qui redoutent, et
qui grondent contre l'inconnu. Enlaçant le
dernier né, guidant les pas de l'hésitant, par-
lant du regard aux aînés, elles se meuvent
dans la tragique atmosphère chargée de
menaces où se livrent les batailles du destin.
Elles y vivent d'une vie passionnée, elles y
dépensent des ardeurs d'amantes, projettent
tout leur corps dans l'avancée d'un baiser,
concentrent en elles les joies violentes et
douloureuses où les yeux se closent. Sur ces
visages de femmes, Carrière a fait passer
toutes les affres de la passion. Il est allé au
grand art, au résumé des formes et des
expressions, à la beauté des idées générales,
il a été poète compréhensif en réunissant
hier à demain dans les mêmes êtres, en évo-
quant le fugitif passé, et l'avenir qui de-
viendra si vite du passé.
Qu'il soit le peintre des enfants qui sou-
rient, des adolescentes qui rêvent, des mères
qui agissent, — qu'il trace en inoubliables
effigies des portraits d'expressions de tous
ceux qu'il a examinés, scrutés, et qu'il ré-
vèle à eux-mêmes en ces biographies stu-
péfiantes écrites sur une toile, — toujours,
— 30 —
avec la puissance de sa forme, la science de
son modelé, toutes ses qualités de peintre,
de dessinateur, d'harmoniste, toujours, et
sans que la lîne matérialité de son art en
souffre et faiblisse, il apporte des préoccu-
pations cérébrales, il s'adresse pour être
compris à des complices intellectuels. Pas
un de ses tableaux qui ne fasse songer, par
l'aigu de son expression, par sa grâce dou-
loureuse et souveraine, aux profondeurs
tressaillantes et énigmatiques de la vie. Et
c'est une vie sans métaphysique compli-
quée, qui ne donne pas à résoudre de sub-
tils rébus, c'est la vie de tous, toute proche,
enfermée, concentrée et épanouie à la fois,
dans nos demeures de villes, dans des réduits
de silence aménagés au milieu des bâtisses
agglomérées et des passages de foules for-
midables. Que l'on regarde et que l'on com-
prenne, que l'on s'aperçoive de ce fait sin-
gulier que jamais ce grand artiste passionné
n'a peint un ciel, n'a fait passer de nuages
et luire de soleil, et peut-être aura-t-on un
des secrets de ces confidences ardentes et
révoltées, où les contacts sont si appuyés et
— 37 —
si tendres, où la joie est si navrée et la dou-
leur si mvstérieuse.
La pitié et la violence d'une âme haute,
la compréhension d'une intelligence, c'est
ce qui apparaît dans ces œuvres, c'est ce
qui leur donne une si grave signiiication et
fera leur importance dans l'avenir... Ah!
cher Carrière, mon ami, me voilà ici en cri-
tique parlant d'un peintre, et le flux des
souvenirs, des conversations, des disputes,
des ententes, vient à moi par toutes ces
toiles, qui marquent une évolution d'esprit
et de talent parallèles. Ce sont des pensées,
des sensations, qui se lèvent dans ces ca-
dres, la vie qui se m(Me à l'art. Je nous re-
vois dans l'avenue verdo3'ante de faubourg,
dans le jardinet, autour de la maison de
banlieue, dans la lumière des soirs, dans les
promenades par les rues de nuit et de si-
lence, et là-bas, en Bretagne, devant la mer
émouvante, et j'oublie ma critique, ou plu-
tôt je la continue et la certifie comme un
des témoins et des compagnons de ta vie.
- 38-
VI
CAMILLE PISSARRO i
15 fiivricr 1890.
Les vingt-six œuvres exposées par M. Ca-
mille Pissarro résument ses recherches des
récentes années, une évolution nouvelle«de
son talent d'artiste. Ce sont des résultats
ardemment espérés, opiniâtrement voulus,
qui sont montrés aujourd'hui au public ar-
tistique. Le peintre avait déjà un beau passé
derrière lui et se trouvait en pleine moisson
d'œuvres, il était le paysagiste admis des
champs normands, des tranquilles potagers
attenant aux maisons villageoises, l'obser-
vateur sincère des passants de la campa-
gne, on admirait sa juste perception de la
lumière, ses douces et claires évocations des
aspects de la terre et du ciel — quand il
' Notice de l'exposition d'œuvres de M. Camille Pis-
sarro, chez Boussod Valadon, boulevard Montmartre,
du 25 février au 15 mars 1890.
— 39 —
s'arrêta dans la voie où il marchait d'un pas
régulier, d'une allure constante. L'heure
du succès venue, au moment où les hom-
mes, d'habitude^ ont leur siège fait et se
contentent de récolter ponctuellement ce
qu'ils ont semé dans l'inquiétude, à une
époque de production effrénée et mécanique
où tant de triomphateurs se contentent
d'être les exploiteurs d'un genre, les four-
nisseurs d'un succès, et répètent jusqu'à
satiété une formule, une manière et un sujet,
lui, le sincère et obstiné travailleur, décidait
une halte, et un départ par un nouveau
chemin. Il n'y eut pas reniement d'une con-
ception, changement de vision, radicale ré-
volution dans le procédé. 11 y eut un désir
de s'accroître, un instinctif et logique be-
soin de développement. Camille Pissarro
voulut l'observation plus serrée des phéno-
mènes, une analyse plus exacte des in-
fluences et des reflets. 11 était doux et clair,
il voulut être plus doux et plus clair encore,
il exigea de sa science de fin coloriste une
production de lumière d'une fraîcheur plus
intense et d'une transparence plus vive.
— 40 —
Il n'est pas d'effort plus honorable et qui
mérite mieux la louange. 11 n'est pas de spec-
tacle plus enseignant que celui d'un tel pein-
tre, accepté par la critique et par les ama-
teurs, et qui tente un effort de plus, et qui
se remet de bonne foi à l'école de l'art. Ou
plutôt il crut s'y remettre. La vérité, c'est
qu'il en était de lui comme de tous les vrais
artistes. Il n'avait jamais cessé d'étudier et
d'acquérir, et au moment où il croyait ré-
apprendre, il réalisait toute une vie d'étude
acharnée, de science amassée jour par jour.
S'il y eut quelque trouble chez lui, s'il tâ-
tonna pour trouver une manière différente
de fractionner la couleur et de distribuer la
lumière, si certains tableaux, en petit nom-
bre, déroutèrent un instant ceux qui aimaient
son talent délicatement robuste, ce ne fut
pas pour une période de longue durée.
Pissarro fit partie du groupe de ceux qui
"prirent le nom de néo-impressionnistes. Pen-
dant un instant il subordonna son indivi-
dualité à la méthode du pointillé. Les
preuves de l'évolution qu'il a tentée et de
celle qu'il a accomplie sont visibles dans les
I —
œuvres qu'il expose en ce moment. I.e pro-
blème que donnaient à résoudre les néo-
impressionnistes : fixer l'impression d'une
dominante fragmentée, servie et combattue
par les reflets et les complémentaires, ce
problème, l'artiste l'a résolu pour sa part,
et il l'a résolu sans le pointillé. Il a supprimé
le mélange sur la palette, il a réuni sur la
toile, tout en les isolant, les parties à mélan-
ger, il a voulu que la fusion s'opérât dans
l'œil du spectateur, et il a presque toujours
mené à bien les phases de ces opérations
et obtenu le résultat espéré. Mais le point,,
le rond coloré, est absent. Le peintre a infi-
niment varié, au contraire, le travail de sa
brosse, — par larges traînées dans certaines
peintures à la détrempe, — en suivant le sens
des objets, en adaptant à la forme de ces
objets la forme de chaque touche, dans les
peintures à l'huile. Il eut la volonté achar-
née d'exclure tout mélange assombrissant,
d'exiger, sur toutes les parties de sa toile,
la lumière absolue, dans son intégrité at-
mosphérique.
Il était artiste personnel, de belle vision
— 42 —
et d'exécution sùrc, et c'était là ressenticl.
Il a donc obéi à la loi intérieure qui gou-
verne son individu, il a été sans cesse vers
l'idéale clarté que son être intime cherchait
dans le monde extérieur. Partout, sur les
surfaces, dans les demi-teintes, dans les
ombres, il s'est acharné à la trouver, cette
fluide lumière pénétrante pour laquelle il
n'y a pas de coins cachés, de réduits invio-
lables, cette lumière permanente et chan-
geante dans laquelle baigne le monde. Il
l'a aimée surtout pendant les après-midi
claires, dans les tendres prairies, bordées
d'arbres sveltes, au pied des basses collines.
Il l'a cherchée aux pentes où elle coule en
fleuves, aux étendues où elle s'étale en trans-
parentes vapeurs. Il en a étudié les caresses
sur les chairs hàlées des travailleurs rus-
tiques, sur les pelages des animaux, sur les
branchases des arbres, sur les feuilles re-
muantes, sur les brindilles à ras du sol, sur
le caillou et la motte de terre. Il a tout mis
en rapport avec l'enveloppe de l'air^ avec
l'éther lointain, avec les passages de nuages.
Dans ce merveilleux paysage des Prjz'r/t'.f
— 4) —
de Saint-Charles, la diffusion de la clarté
solaire dans retendue céleste s'accomplit
pour ainsi dire progressivement sous nos
yeux par ces alternances de justes valeurs
qui vont de l'orangé au bleu par des pas-
sages de lilas et de rose de nuances infinies.
Partout, sur la terre, dans l'herbe, dans la
haie de saules, dans le rideau de peupliers,
sur la gardeuse de vaches et ses bètes, la
même influence lumineuse se répète et joue
librement, dans la joie d'une journée d'été.
C'est une vie abondante et une douceur ex-
quise, une apothéose de nature pénétrée de
clarté, frissonnante de sève et délicatement
dorée de soleil.
Dans le tableau des Faneuses, l'impres-
sion différente éveille une joie et une admi-
ration égales. Les derniers travaux s'accom-
plissent avec la régularité et le rythme qui
font ressembler ces défilés de paysans et
de paysannes à des danses de lenteur et
d'harmonie. Les fanes tombent sur le sol en
légères floches, les jambes marchent en me-
sure, les bras vont et viennent, l'herbage
s'amoncelle en vagues gracieuses jusqu'aux
- 44 —
clairs horizons. Toute cette verdure fait
flamber en tons exaltés des vêtements de
toile rose, des légères camisoles, des coiiTes,
des jupons, et aussi les visages et les mains
de chairs colorées. La svelte et saine fille
qui surgit, les pieds dans l'herbe, et qui
règne par sa belle allure, le caractère de son
mouvement, sur tout le paysage en fcte,
apparaît incandescente dans l'air imprégné
de verdure, son visage et ses mains s'allu-
ment d'une lueur de couchant rouge et rose.
Le Beau jour dliircr à Érafrny est tra-
versé de rayons lumineux, mais la pâle
prairie, les arbres dépouillés, les lointains
de givre, le feu qui flambe et fume, le vent
qui froisse la jupe de grosse laine de la fil-
lette, le vêtement du garçonnet, tous les
détails de l'œuvre constituent un des plus
extraordinaires effets de froid et de soleil
qui aient été obtenus par la peinture.
Il est encore d'autres belles pages, après
ces trois paysages qui prennent tout d'abord
l'attention : les Côtes cC EragJiy^ où les plans
du ciel et la transparence des ombres ravis-
sent rœil, — la vue, de Ruucm dans le brouil-
lard, un surgissement fantastique des pre-
miers plans d'une ville, une atmosphère
blafarde et vaguement colorée, devinée et
lointaine, — les Pruniars en Jleiirs^ d'une
clarté tamisée, d'une intimité de verger et
de jardin, — une Fcnaisrm à Ponloisc^ de
justes mouvements au-devant d'une étendue
de campagne à la fois intime et profonde,
— une Paysamie gardant des chèvres dans
des hautes herbes, à la lisière d'un bois où
des richesses de couleurs luisent dans
l'ombre du feuillage, — un Berger sous
une averse, une averse qui noie les contours
des coteaux, qui couche les herbes, qui fait
ruisseler la cape, qui entoure d'une trombe
les moutons, les uns qui se rassemblent,
d'autres retardataires qui broutent.
Et encore, des scènes des champs, des
villages, des petites villes, cueillettes de
pommes, femmes causant, cours de ferme,
gardeuses d'oies, marchés à Gisors, obser-
vations des êtres et de leurs occupations
qui dénotent une connaissance approfondie
de la vie de campagne, le regard le plus
3-
- 46-
attentif fixé sur les paysans depuis Millet,
et une conception toute ditîérente de celle
de Millet, un sens intime de la vie rurale,
une vision nette de la vérité locale, de la
particularité des allures, de la couleur des
vêtements. C'est d'une fine rudesse, d'une
malice tranquille. Chez l'artiste épris des
vives lumières, des fortes chaleurs des
après-midi, et que la critique d'hier a par-
fois traité en violent et en énergumène, il
y a un délicat qui sait et qui exprime en un
langage de nuances, le charme de la vie
rustique. Les preuves abondent, parmi ces
vingt-six œuvres : cette faneuse rose, si fine
et de si haut style, qui reste véridique, cette
autre faneuse vue de dos, de construction
jeune et souple, ces causeries au bas d'un
champ, cette jeune paysanne à sa toilette,
et ces gouaches, en forme d'éventail, où
s'avive et s'adoucit encore la lumière aux
champs apaisés, aux légers ciels, aux purs
horizons.
— 47 -
VII
RAFFAËLLI, PEINTRE-SCULPTEUR '
27 mai 1890.
Comme en 1884, alors qu'il avait loué une
boutique, avenue de l'Opéra, pour accro-
cher ses toiles, Raffaëlli expose tout seul,
cette année, dans cet entresol du boulevard
Montmartre qui est un des plus sûrs ren-
dez-vous artistiques de Paris. Plus que ja-
mais il faut l'approuver, en ce mois de
double Salon, où quelque application est
nécessaire pour découvrir les vraies œuvres
d'art égarées dans la cohue. D'ailleurs, la
nouveauté qu'il apporte prend mieux sa si-
gnification dans un milieu isolant. Ici, on
fera mieux connaissance avec de l'inédit.
Car Raffaëlli veut encore de l'inédit, après
les siècles d'art qui ont absorbé notre atten-
' Notice de l'exposition de toiles et de bronzes de
M. J.-F. Raffaëlli chez Boussod Valladon, boulevard
Montmartre, du 27 mai au 21 juin 1890.
- 48 -
tion et découragé notre esprit. De fait, tout
renaît et tout recommence chaque fois qu'un
être nouveau éprouve une sensation au con-
tact des choses. C'est de l'inédit, et c'est de
l'unique, venu avec lui et qui va disparaître
avec lui. RafFaëlli est un de ceux qui se
préoccupent le plus de ce passage rapide
de l'homme à travers cet immuable et
inconscient décor de nature qui ignore nos
gesticulations et nos inquiétudes. Il croit
sans doute qu'il est nécessaire de marquer ce
passage et d'en inscrire ici ou là le souvenir,
comme on griffonne son nom sur un livre
d'auberge. Qu'on croie ou non à cette néces-
sité, on fait, en tout cas, comme si l'on y
croyait, par instinct plus que par raisonne-
ment, par cet impérieux besoin d'agir qui
est au fond de l'homme et qui est si difficile
à refréner.
L'artiste qui m'a confié le soin d'écrire ces
quelques lignes est un désireux d'action, un
chercheur en mal de cervelle, un perpétuel
recommenceur d'efforts miultiples. Combien
de projets il a dû rouler entre Asnières et
— 49 —
Paris, combien de tickets pour des stations
imaginaires a-t-il cru prendre en frappant
au iiuichet de sa iiare de banlieue. Il a dé-
couvert une zone, tout d'abord, ce qui
n'est pas peu de chose en art, il a pris pos-
session d'un sol, il a arpenté, il a catalogué
sa flore et sa faune, la plante des gravats, le
chien de chiffonnier, le cheval de terrains
vagues, le cheval blanc qui pâture des
écailles d'huîtres. Il s'est logé chez l'habi-
tant, et il est devenu le confident, l'histo-
rien et le poète de l'humanité qui vit proche
des grandes villes. Il fournit encore, cette
fois, un beau spécimen de cet art et de cette
région où il est passé propriétaire intellec-
tuel. Le Vieillard qui vient d\ihattre des
arbres le montre en pleine possession des
êtres et des horizons, très décisif dans le
choix des moyens d'exprimer. L'homme
a la sérénité, la lourde tranquillité des tra-
vailleurs sans révolte, les arbres abattus
sont des cadavres de choses, et leur sueur
de mort est de la couleur noire des pays
d'usines et des latitudes pluvieuses. — Une
excursion du peintre établi proche Paris,
— 50 —
mais s'en allant en vacances, a été l'Angle-
terre et les îles anglaises. Par des retours
fréquents, par une assimilation scrupu-
leuse, il a pénétré certains aspects, il a dé-
couvert des intimités de paysages, il a com-
pris des surgissements de silhouettes. Il
est resté lui-même là-bas, et il est revenu
légèrement changé ici , épris de l'atmo-
sphère blonde et des gracieusetés de ver-
dures de Jersey. Il a donc calmé un peu les
êtres farouches qui erraient dans ses toiles,
qui se dressaient derrière des monticules
avec des yeux d'embuscade. Il s'est plu
davantage dans des rues de printemps où
il entrevoyait comme une possible banlieue
anglaise. Je n'en veux pour preuve que
ces Blanchisseuses d Asnièi^es qui cousinent
vaguement avec des bonnes de Londres,
Maud et Mary allant aux provisions.
Mais il est impossible de dresser une
topographie des voyages de Raffaëlli à tra-
vers les paysages et la société. Les scènes
et les portraits exposés par lui depuis dix
ans sont présents à la mémoire. On sait
aussi la souplesse et l'amusant de ses illus-
trations. En voici trois belles séries. Des
habitués de l'Hôtel Drouot. D'étonnants
acteurs de mélodrame, les Gubetta et les
Rustigheilo de Lucrèce Borgia, les figu-
rants à fausses barbes féroces qui tiennent
leurs épées en queues de billard et circu-
lent dans les salons d'Alphonse d'Esté
comme au promenoir des bains à quatre
sous, Georî^es de Germanv, le héros de
Trente ans ou la vie d'un joueur, méritait
aussi d'être raconté en ces images où l'iro-
nie est d'une si perfide naïveté. C'est vrai-
ment, pour qui sait lire l'alphabet de ce
dessin intentionnel, une histoire de l'esthé-
tique d'Ambigu, un exposé de l'état d'esprit
des spectateurs. — Raffaëlli a été aussi arti-
clier, brochurier, polémiste, il a voulu com-
menter lui-même sa peinture, ou plutôt le
programme de sa peinture, il a fondé le ca-
ractérisme. — Enfin, il a fait de la sculp-
ture. C'est à cette sculpture qu'il revient
aujourd'hui, c'est elle qui est le motif prin-
cipal de cette exposition et de cette notice,
et c'est d'elle qu'il me reste à dire quelques
mots.
Il n'est pas besoin de grandes explica-
tions pour faire admettre qu'il s'agit d'un
nouvel emploi de la sculpture, et que le
volontaire artiste a trouvé une forme qui
n'avait pas encore été emplo3^ée avant lui.
Quel que soit l'avenir réservé à cette com-
binaison de lignes et de reliefs, il prend
date avec ces huit bronzes qu'il montre au-
jourd'hui, il s'inscrit pour un brevet d'in-
venteur qu'il sera impossible de lui con-
tester, puisque l'invention est là très solide,
visible et palpable pour la satisfaction du
regard et du toucher.
Ce sont des bas-reliefs sans fonds, des
silhouettes d'êtres et d'objets traitées en
ombres chinoises quant aux lignes qui les
délimitent, mais augmentées du modelé, du
relief, de toute la coloration de la lumière
et de l'ombre. Raffaëlli a voulu faire profi-
ter la sculpture de la fluidité de l'atmo-
sphère, de l'espacement de plans que la
peinture s'est naturellement appropriés. Il
a voulu supprimer une convention du bas-
relief, celle qui soude le personnage à la
pierre ou au bronze. Ce personnage, il le
I
— 53 —
veut libre, non pas libre comme une statue,
diflîcile à placer dans un décor réalisé artis-
tiquement, mais libre dans son cadre natu-
rel, avec le contact des objets familiers. Il
continue à loisir la coulée du bronze, le
conduit à exprimer, en sinueux trajets, le
miCuble sur lequel l'homme est accoudé, la
bouteille posée sur la table, le parquet, la
route où il marche, l'arbre qui se profile en
avant ou en arrière de lui. Il peut, par une
juste indication de perspective, indiquer la
'lointaine ligne d"horizon, bâtir sommaire-
mient un panorama de ville, fixer un nuage.
Personne, plus que Raffaëlli, ne respecte le
grand passé de la sculpture, et il n'y a pas,
certes, d'irrespect à vouloir employer cette
sculpture à exprimer le pittoresque de nos
mœurs intimes. C'est là son ambition en
essayant cette figuration d'êtres découpés et
si réels. Il croit que la statue et le bas-relief
sont surtout faits pour décorer des tom-
beaux, que c'est une forme de l'art dont
nous ne pouvons jouir pleinement qu'après
notre mort. Il oublie que c'est aussi un art
de places publiques et de hauts monu-
— 54 —
ments. Mais, précisément, ce qu'il poursuit
ici, c'est un art qui soit le contraire de l'art
des ronds-points et des sommets de buttes.
La diversion est permise. 11 Aeut l'œuvre
sans piédestal, la sculpture d'appartement
ou plutôt de muraille. La statue et le bas-
relief, tels qu'on les pratique, ne peuvent
pas prendre place dans nos chambres exi-
guës. Lui, il accroche au mur, avec un ou
deux centimètres d'intervalle, la feuille de
bronze qui ne tient pas plus d'espace que le
tableau ou le dessin. Il trouve le moyen'
d'éterniser, par la durable matière, des as-
pects qui étaient soumis à la fragilité des
toiles et des panneaux, au hasard de la fa-
brication des couleurs.
Tout devient réalisable, sous une forme de
souple défilé multiple comme la vie. Aucun
détail de la vie contemporaine, de cette vie
d'aujourd'hui où la sculpture semble s'être
achoppée , n'est impossible à inscrire sur
ces tableaux familiers. La redingote, la
blouse, l'habit, le tricot, y trouvent place
sans difficulté. Le paysage y apparaît, par
un artifice inattaquable, et cette prise de
possession semblait jusqu'à présent bien
problématique. Elle se trouve, dès mainte-
nant, suffisamment marquée par un des
exemples apportés par Raffaëlli à l'appui de
sa conception. L'arbre devant lequel vien-
nent de passer le chiffonnier et son chien ne
suggère-t-il pas, avec une précision singu-
lière, l'idée d'un paysage particulier, d'une
grande route de pauvres, d'un pays désolé et
plat, d'un vent âpre dépouilleur de branches ?
Pour la mise en scène d'attitudes et d'ac-
tions humaines, elle se zigzague en méan-
dres de bronze infiniment expressifs. Un
homme est assis au cabaret, le coude sur la
table. Une voiture à bras, oîi s'entasse et se
hérisse un mobilier strictement composé,
monte une pente absolument appréciable
par la position des roues dégringolantes, de
l'homme qui tire, de la femme qui pousse.
Une servante s'arrête en son balayage. Tous
les accessoires du métier de rémouleur sont
présents autour de l'homme qui active sa
pédale, s'acharne sur sa roue, les outils à
leur place, la cafetière d'eau à portée de la
- 56-
main. Et ce qui reste à dire, c'est que l'art
particulier de Raffaëlli est visible partout,
dans ses sculptures, comme dans ses toiles
et ses dessins. Son modelé, toujours appli-
qué et poursuivi dans le sens des objets, est
vigoureux et ligneux comme son trait de
crayon et sa touche d'huile. Le buste de
paysan à la casquette de loutre, le profil de
cantonnier, sont reconnaissables et se révè-
lent signés au premier coup d'œil. La ser-
vante est populaire et saine, coquette et
alerte. L'homme au cabaret est accablé de
labeur ou de marche, une songerie s'est in-
stallée dans sa tète inculte, derrière son front
soucieux. Il a la seule joie d'une minute de
repos, d'une pipe étroitement tenue en ses
doigts et tout près des lèvres.
VIII
MEISSO?vIER
3 février 1891.
Ceux qui n'ont pas connu l'homme n'ont
pas à examiner les événements de sa bio-
- 57 —
graphie et les traits de son caractère. Il
importe peu que Meissonier ait été môié à
la querelle des deux Salons, et il n'}' a qu'à
souscrire aux éloges qui s'adressent aux
vertus privées, à la probité, à la bienveil-
lance, au courageux travail de celui qui
n'est plus. Il ne peut être question que de
sa production de peintre. Cette production,
qui commande toute une spéciale peinture
de genre, de sujets en somme fort restreints,
ne figurera pas ici par une longue disserta-
tion, et n'excitera pas l'admiration coutu-
m.ière.
Le peintre a été, certes, des plus habiles.
Il a exécuté certaines toiles avec une vo-
lonté étroite et une dure précision aux-
quelles il n'est pas difficile de rendre justice.
Il a surtout montré son savoir par des étu-
des qui ne subsistent guère dans les œuvres
achevées. Mais l'ensemble de ces œuvres
est antipathique aux yeux et à l'esprit par
le jeu de patience des détails, la dureté des
contours, le froid modelé sans lumière,
l'absence d'émotion et d'intellectualité, le
- 58-
désagréable parti pris anti-artistique de l'a-
necdote. 11 y a eu seulement là un grand
succès dû au lîni de l'exécution, et une
grande influence expliquée par le grand
succès.
Mais en art, les influences, les imitations,
les traditions, les théories, n"ont pas à être
invoquées. Et ici moins que jamais. La fa-
brication de la peinture de genre, de l'abo-
minable anecdote à costumes, est rapide-
ment devenue une des plaies des Salons
annuels et des expositions à la mode. Elle
sévit encore à l'heure actuelle, et Aleisso-
nier est certainement le grand responsable
de cet envahissement de la cimaise par
tant de costumes Louis XIII, Louis XV,
Directoire et Premier Empire. C'est lui qui
a installé dans l'art de notre temps le ta-
bleau de format flamand, où se voient des
vêtements de bal masqué et des bibelots
d'étagère.
Non pas que le tableau d'histoire et l'évo-
cation du passé soient interdits à l'artiste,
Delacroix, lui aussi, a habillé des person-
nages de vêtements disparus et les a fait se
— 59 —
mouvoir à travers des décors qui sont au-
jourd hui des ruines. Mais devant ses toiles
on ne pense pas au costume, on voit le
geste et la physionomie, on assiste au sur-
gissement d'une passion d'amour ou de co-
lère, on s'enivre de l'harmonie des senti-
ments et des couleurs. Devant les toiles de
Meissonier les plus célèbres, l'obsédante
idée du modèle, du mannequin, de la dé-
froque, envahit l'esprit. Le procédé méti-
culeux, le travail puéril, stupéfient l'imagi-
nation. Qu'il s'agisse du graveur à sa table,
du joueur d'échecs, du liseur, du fumeur,
de l'homme en contemplation à sa fenêtre,
— ou des furieux de la Rixe, ou des cui-
rassiers lancés dans une charge, ou de Na-
poléon à cheval, l'application est la même.
Nulle synthèse, nulle grandeur de dessin,
nulle enveloppe d'atmosphère. Le cuiras-
sier et le cheval, qui partent dans un galop
d'escadron, sont vus d'aussi près, représen-
tés dans les mêmes innombrables détails,
que l'homme vu à deux pas, dans une im-
mobilité absolue. Chez celui-ci, une telle
preuve de vision étroite est déjà choquante,
— 6o —
on s'étonne de ce parti pris singulier, de
cette impuissance à généraliser. Qu'est-ce
donc, lorsqu'on regarde un tableau qui veut
donner la sensation du grouillement d'une
armée, d"un violent passage de cavalerie!
On aperçoit un extraordinaire échan-
tillonnage de buffleteries, de boutons et
de galons, on compterait les poils de la
moustache de l'homme, les crins de la
queue du cheval. Dans les ligures au repos,
c'est l'équivalent de la photographie faite à
loisir, avec le choix de l'attitude et de l'éclai-
rage. Dans les figures en mouvement, c'est
l'équivalent de la photographie instantanée.
Quelle que soit l'occupation, l'attitude des
modèles, il y a toujours un « Ne bougeons
plus A dans chacune des toiles de M. Meis-
sonier.
Ses admirateurs, dont je viens de lire
avec soin les dithyrambes, reconnaissent,
presque tous, qu'il n'a pas le sentiment des
plans et des distances, qu'il ignore l'har-
monie générale, qu'il a vécu hors de son
temps, non par inquiétude et en vertu d'une
aspiration supérieure, mais par goût d'imi-
— 6i —
tation. Quelques-uns même veulent bien
reconnaître qu'il y a eu avant lui des pein-
tres militaires qui s'appelaient Gros, Charlet
et Rafïet. La grande majorité célèbre les ré-
compenses obtenues aux Expositions et
rénorme valeur marchande des tableaux.
Pour rendre un hommage vraiment natio-
nal à l'artiste qui vient de mourir, on s'est
ingénié à calculer le prix de tous ces chefs-
d'œuvre par centimètre et par mètre carré.
Que pourrait-on ajouter à tant de louanges,
sinon qu'on a fait subir au peintre décédé
une apothéose un peu cruelle?
IX
J-B. JONGKIND
8 décembre i8ji.
On a organisé à l'hôtel Drouot la vente
des œuvres, tableaux, esquisses, études et
aquarelles du peintre hollandais Johann-
Barthold Jongkind, né en 1819, à Latrop,
4
près Rotterdam, mort cette année à la
Côte-Saint-André, en Isère. La biographie
artistique oflicielle de l'artiste peut être vite
rédigée. On a tout dit, quand on a rappelé
qu'il eut pour maîtres un peintre de son
pays nommé Schelïout, et ici, plus tard,
Isabey, et qu'il obtint au Salon une médaille
de troisième classe en i852. C'est tout. De-
puis, les jurys refusèrent ses toiles, il se tint
à l'écart, très soucieux de son art, très peu
soucieux de fortune et de renommée. Lors de
l'Exposition universelle de 1889, personne
ne s'avisa, parmi ceux qui avaient autorité
pour cela, de faire accrocher une seule de
ses œuvres à une muraille de la section hol-
landaise. On peut donc dire sans exagération
que Jongkind, connu de quelques amateurs
et de quelques artistes, a vécu et est mort
ignoré. Ceux qui n'ont pas rencontré l'ar-
tiste, et à qui il n'a pas été donné de visiter
son atelier, avaient à peine aperçu çà et là
une toile signée de lui chez certains mar-
chands. Ses aquarelles, surtout, n'avaient
été vues que par quelques personnes. L'expo-
sition et la vente de l'hôtel Drouot ont donc
- 63 -
pu révéler complètement à certains un ar-
tiste original, qui a joué un rôle important
dans révolution artistique de ces A'ingt-cinq
dernières années.
Ce rôle, Fourcaud l'a montré dans la no-
tice qu'il a écrite pour le catalogue de cette
vente, en racontant avec simplicité l'exis-
tence de l'homme qu'il a connu, en ana-
lysant de manière sagace l'œuvre qui va
être délinitivement dispersée. Il s'exprime
ainsi, après avoir dénombré les paysagistes
de la première moitié de ce siècle :
« Ne croyons pas néanmoins que les
maîtres illustres à qui nous venons de rendre
hommage aient fixé la vision entière de la
terre et d%i ciel. A le bien prendre, il manque
à leurs chefs-d'œuvre quelque chose de cette
mobilité, de cette vie instantanée, de cette
ondoyance des aspects changeants, pour tout
dire de ce sentiment de la succession inin-
terrompue des effets qui nous ravit en pré-
sence d'un beau site, où la plus furtive mo-
dification de l'atmosphère déplace les clar-
- 64-
tés, les reflets, les ombres et transpose les
harmonies. Corot lui-même, si merveilleux
à évoquer les formes dans la transparente
fluidité de l'espace, ne donne point l'idée de
ce que j'appellerai l'incessante palpitation
lumineuse du monde. »
C'est là, pendant la période de transition
entre les paN^sagistes de i83o et les impres-
sionnistes d'aujourd'hui, que Jongkind a
joué un rôle.
Turner en a joué un plus grand encore,
cela est certain. Pour la seconde fois — en
i83o, ce fut par Constable et Bonnigton, —
sinon l'initiation complète, du moins le trait
de lumière aura été fourni par un artiste de
l'Angleterre. Delacroix et Corot avaient été
de savants transmetteurs en même temps
que des artistes individuels assez glorieux.
jNIais, sur eux, Tart anglais avait eu son
influence, comme il l'eut sur Monet et Pis-
sarro, déjà préparés, lors de leur voyage
à Londres, et qui revinrent avec l'éblouis-
sement du grand Turner dans les yeux.
L'histoire de telles filiations serait intéres-
sante à étudier de près, mais il faudrait le
-65 -
temps de dire toutes les ressemblances, de
montrer l'Angleterre influencée, elle aussi,
par le xvni® siècle français, et d'indiquer
avec quelque exactitude l'apport de chaque
artiste, le mélange de tradition et de na-
ture inclus dans chaque œuvre. Aujour-
d'hui, c'est le nom de Jongkind qui vient
s'inscrire dans cette chronologie. On peut
être assuré qu'il y restera et que ses ta-
bleaux seront nécessaires dans une salle
de musée, non seulement pour leur valeur
intrinsèque, mais encore pour la fixation
d'une date intermédiaire qu'il est impossible
de négliger. Il est facile de s'en convaincre,
Jongkind a été préoccupé, un des premiers,
de la vérité de l'atmosphère, de la décom-
position des ra3^ons lummeux, de la colo-
ration des ombres.
Il marque cette préoccupation dans ses
aquarelles, qui sont parmi les plus belles
aquarelles qui aient été faites, d'une calli-
graphie de dessin fougueuse, rapide, et
d'une sûreté extraordinaire, d'une couleur
infiniment délicate, véridique, apte à mettre
en valeur les aspects essentiels des premiers
4-
— 66 —
plans, à donner leur élqignement et leur
charme aux lointains. De ces aquarelles
rapides il extrayait ses tableaux, plus pe-
sants, où il s'essayait à de plus longues
analyses. Presque tous sont intéressants,
soit qu'il fasse se mirer les moulins de son
pays dans l'eau tranquille des canaux, soit
qu'il explore la banlieue et les faubourgs de
Paris pendant les journées de ciel gris et de
sol boueux, soit qu'il produise ses plus
délicates pages, à la fin de sa vie, dans l'at-
mosphère fine et vibrante des plateaux du
Dauphiné.
Jongkind restera ainsi comme un con-
structeur de paysages et un trouveur de
nuances d'atmosphères. Il a gardé, en
somme, le désir et le sens de l'arrangement
des paysagistes hollandais. Il s'ingéniait à
« composer » un tableau, à mettre en bonnes
places les arbres, les bateaux, les maisons,
les voitures, les êtres. Ce souci est visible,
surtout dans ses tableaux, et même dans
ses aquarelles, si primesautières. Et en
même temps qu'il gardait avec respect cette
formule des petits maîtres disparus, il pre-
-67 -
nait sa place de novateur par son inquié-
tude des transparences de Tair, des jeux
des reflets, des états fugitifs créés par les
heures.
X
LE MONUMENT DE VICTOR HUGO
22 juillet 1890.
Le monument de Victor Hugo, conçu
par Rodin, et qui a été refusé à l'unanimité
par la Commission des travaux d'art, n'a
pas été contemplé seulement par les per-
sonnages officiels qui lui ont refusé leur
estampille. Quelques-uns des amis et des
admirateurs de l'artiste ont pu, pendant
plusieurs mois, assister à la mise au jour
de l'œuvre, ils connaissent les raisons pour
lesquelles s'est décidé le sculpteur, ils ont
assisté à ses premières recherches, ils ont
vu, enfin, le commencement de la décisive
exécution. Ceux-là, évidemment, la per-
sonnalité de Rodin mise à part, n'arrive-
ront pas à comprendre les motifs pour
— 68 —
lesquels s'est décidée la commission qui
admet Injalbert et rejette Rodin.
C'est le Victor Hugo de la dernière pé-
riode qui est représenté ici, le Victor Hugo
définitivement populaire, le vieillard chenu,
robuste et un peu las, aux cheveux drus et
courts, à la barbe blanche, auquel songe
le lecteur d'aujourd'hui, le premier pas-
sant venu qui a acheté les Misérables par
livraisons, et qui a suivi le corbillard du
poète. Il est assis, adossé à un roc de Guer-
nesey, fatigué comme un rude ouvrier de
la mer qui a fait entrer sa barque au port
sous la bourrasque. C'est le soir de sa vie,
l'heure dramatique du couchant, où il donne
ses livres de songerie et de colère. N'est-ce
pas avec cette physionomie, qu'il s'est vio-
lemment appliqué à prendre, qu'il apparaî-
tra aux enthousiastes de son œuvre? Rodin
a bien vu et compris cette attitude du vieil-
lard soucieux, fatigué et combattant. Il l'a
représenté en une des accalmies de sa ba-
taille poétique. Hugo regarde d'un œil fixe
les flots qui battent son île et qui s'en vont,
-69-
à la marée prochaine, aller battre la côte de
FYance, il a le regard perdu et lointain de
ceux qui voient au loin et qui voient aussi
au dedans d'eux-mêmes.
Il regarde — et il écoute. La vague qui
bat la plate-forme du rocher où il se tient,
qui rampe à ses pieds, qui lui fait un pié-
destal mouvant et écumeux, cette vague a
cipporté jusqu'à lui, a jeté au-dessus de sa
tète les sirènes enlacées qui chantent leurs
chants de douceur et de fureur. Elles sont
venues, portées dans la longue lame enrou-
lée, elles sont échevelées et ruisselantes, à
genoux sur la pierre, se penchant vers le
vieillard, lui souffiant leurs haleines d'eni-
vrement et de passion. Jamais l'inspiration
qui chuchote et qui crie n'a été exprimée
d'une manière plus saisissante, à la fois
grandiose et intime. Il y a une hâte et une
fièvre dans le rassemblement de ces trois
corps de jeunesse et de souplesse infinies.
Les visages languides et crispés se rappro-
chent, les bras se nouent autour des corps
comme des lianes, les chevelures et les
seins frôlent le poète. Une atmosphère de
— 70 —
séduction l'enveloppe, il est en proie à l'ob-
session de ridée et du chant, il entend dans
toutes ces voix qui n'en font qu'une, l'hymne
des Contemplations et les imprécations des
Châtiments.
Sans doute il va se lever tout à l'heure,
et sa poésie s'en ira encore dans le bruit
rythmé de l'eau et dans la tempête du vent.
Les filles de la mer l'arracheront à son re-
pos et le forceront une fois de plus à courir
avec elles les aventures :
Toi qui bats de ton flux fidèle
La roche où j'ai ployé mon aile,
Vaincu, mais non pas abattu.
Gouffre où l'air joue, où l'esquif sombre
Pourquoi me parles-tu dans l'ombre?
O sombre mer, que me veux-tu ?
C'est cette rêverie de poète, et ce repos
prêt à l'action, que Rodin a symbolisés dans
les fîiTures de ce magnifique monument. Il
est bien indifférent, semble-t-il, qu'une telle
sculpture soit en rapport avec les propor-
tions et le style du Panthéon. 11 ne s'agit
pas de continuer la construction de Souf-
flot par une ornementation intérieure. Le
Panthéon est devenu un musée civique où
des manifestations d'art très différentes doi-
vent trouver place. Il faut en prendre son
parti. En tous cas, pourquoi la sculpture
serait-elle traitée autrement que la pein-
ture? En quoi les fresques de Puvis de
Chavannes révèlent- elles une homogénéité
avec les compositions de Cabanel, J.-P. Lau-
rens, Blanc, etc.? Quel programme peut-on
imposer aux artistes d'aujourd'hui, au nom
de Testhétique particulière qui a inspiré
l'architecte du xviii" siècle et qui lui a fait
pasticher Saint-Pierre de Rome dans le
Paris des philosophes et de VEncydo-
pcdie?
Il faut ajouter que l'expérience faite pour
l'œuvre de Rodin a été défectueuse et nul-
lement concluante, même au point de vue
restreint où la commission s'est placée.
« Afin de juger de l'effet, dit M. Arsène
Alexandre, l'architecte du Panthéon a fait
exécuter deux décorations figurées, l'agran-
dissement, sur une toile peinte, du projet
de Rodin, et de celui d'injalbert pour Ali-
— 72 —
rabeau. C'était déjà une première trahi-
son. Seulement, tandis qu'on avait laissé
tel quel le projet de M. Injalbert, on a jugé
à propos d'agrémenter celui de M. Rodin
de rochers auxquels il n'avait jamais songé,
et de surélever son groupe à une hauteur
pour laquelle il n'était pas calculé. La com-
mission des travaux d'art, enchantée d'être
ainsi induite en erreur, a prié J\L Rodin de
recommencer une nouvelle esquisse. En
vérité, cela est admirable : ce sont quatre
ou cinq ronds de cuir et deux ou trois pon-
tifes qui, maintenant, dirigent l'inspiration
d'un artiste de cette taille. »
C'est fort bien dit. 11 faut ajouter que
Rodin a cédé trop vite devant cette stupé-
fiante décision. A défaut de la direction des
Beaux-Arts, qui n'est pas entrée en lutte avec
ces juges condamnant un chef-d'œuvre,
le sculpteur devait défendre son groupe. Il
avait le droit de parler haut, et les argu-
ments n'auraient pas manqué à sa discus-
sion. A lire les journaux, vraiment bien
inspirés, perspicaces et respectueux en cette
circonstance, le grand artiste aurait eu des
— /) —
auxiliaires dans la bataille qu'il aurait li-
vrée, et il est à croire qu'il serait reste
libre d'achever son travail selon son inspi-
ration, et non d'après les avis de ce jury
parfois malfaisant, et inutile toujours.
WHISTLER
4 novembre 1891.
Je voudrais donner, à ceux que de telles
choses intéressent, l'adresse d'un chef-
d'œuvre.
Ce chef-d'œuvre est un tableau, encadré
d'or terni, qui mesure i mètre 45 sur
I mètre 65. Il est visible dans une petite
salle, de plafond bas, boulevard Mont-
martre, dans ce réduit très spécial, bien
connu d'un certain nombre d'artistes
d'hommes de lettres et d'amateurs, exacts
aux rendez-vous que leur donnent ici tant
d'œuvres hautes, profondes, fines, char-
mantes.
— 74 —
Il y a déjà eu là, organisées par feu Van
Gogh, puis par son successeur, M. Mau-
rice Joyant, des expositions de Claude
Monet, de Pissarro, de Raffaëlli, de Gau-
guin, de Forain, d'Eugène Carrière. Cette
fois le tableau, inattendu, exceptionnel, est
d'un étranger en visite. 11 a pour auteur
Whistler, et c'est le portrait de la mère de
l'artiste.
Whistler n'est, certes pas, un inconnu à
Paris. Il fit vaguement partie, en 1857 de
l'atelier de Gleyre. Il y a bien eu quelque
arrêt dans les relations après le refus du
jury de i863, qui repoussa la Fille Blanche,
laquelle trouva l'hospitalité au Salon des
refusés de cette année-là. Un salon des re-
fusés qui pouvait, d'ailleurs, bravement
supporter le voisinage du Salon des ad-
mis ! Il eut, en effet, inscrits dans son cata-
logue, avec le nom de Whistler, les noms
de Manet, Bracquemond, Degas, Cazin,
qui ont acquis depuis quelque célébrité. Le
peintre de la Fille blanche ne renouvela
pas de 'sitôt sa tentative. Il mit quelque
vingt ans avant de décider à nouveau
l'envoi d'une œuvre de Londres à Paris. Il
ne reparait ici qu'en 18S2 avec le portrait
de M. liarry Men. Puis, c'est le portrait
de sa mère en i883, les portraits de miss
Alexander et de Carl3'le en 1884, les por-
traits de lady Archibald Campbell et de
Théodore Duret en i885, le portrait de
Pablo de Sarasate en 1886, deux Noc-
turnes en 1890, et enfin, cette année, au
Champ de JNlars, un portrait de femme et
un paysage de la rade de Valparaiso.
Mais ce ne fut ici qu'une série de mani-
festations artistiques discrètes, beaucoup
moins actives que les manifestations orga-
nisées à Londres. James Mac Neil Whistler,
qui est Américain — il est né aux Etats-
Unis, à Baltimore — a choisi Londres
comme lieu de séjour et, par suite, comme
la scène où il joue d'habitude, et cela très
naturellement, très sincèrement, le rôle qui
lui est échu dans l'existence, celui d'un
artiste rare, convaincu, violemment origi-
nal. Il est, là-bas, très admiré d'un certain
nombre, et il est connu de tous. Une lettre
adressée à M. Whistler, à Londres, arrive-
rait sûrement et rapidement à son adresse,
à travers le bruyant dédale de l'énorme ville
de chaos et de mystère. Le peintre fait partie
de la vie anglaise. Il en fait partie, à un autre
titre, mais de la même manière que tous les
personnages du tout-Londres, quels que
soient leur profession particulière et leur
importance acceptée.
Le peintre est désigné, mis en vedette
par l'attention publique, classé au nombre
des célébrités, reconnu là où il se mon-
tre, comme le prince de Galles, comme
M. Gladstone, comme M. Irving, ou comme
telle professionnelle beauté. Il représente,
sans un effort, le dand3'sme intellectuel qui
se meut à l'aise au milieu de cette civilisa-
tion tumultueuse.
Quoiqu'il n'ait pas revêtu de costume
particulier et que son élégance soit en dedans
et non traduite au dehors par des coupes
et des couleurs voulues, on peut définir
assez bien son attitude d'esprit artistique en
rappelant l'attitude de littérature du grand
écrivain disparu, Barbey d'Aurevilly. C'est
/ /
la môme hautaine aflirmation du privilège
de l'Art, c'est la même ardeur de sensations
et la mcme bravoure de jugements.
Les conversations, les ripostes, les dis-
cussions, les procès de Whistler, ont fait
en Angleterre autant de bruit que les dis-
cours d'un leader et les polémiques d'un
maître journaliste. On se souvient toujours
de l'assignation qu'il adressa au critique
Ruskin, et qui se termina, dans l'embarras
où se trouvèrent les juges, perdus dans
l'esthétique, par la reconnaissance des droits
de Whistler et la condamnation de Ruskin
à un liard d'amende ! Depuis, Whistler a
toujours su faire respecter sa personne et sa
production, et c'est devenu, en somme, une
des réjouissances du Londres artistique,
chaque fois qu'il expose à Royal Academ}^,
à Grosvenor-Gallerv ou dans l'une de ces
salles, qu'il décore de si harmonieuse façon
pour en faire le milieu logique où doit sur-
gir son œuvre.
JMais ce n'est là que l'apparence d'exis-
tence de Wliistler, l'au-dehors de sa per-
— 78 —
sonnalité, le spectacle de cette personna-
lité aux prises avec le monde social.
C'est dans le monde moral qu'il vit sa
véritable existence, c'est dans la région close
où naissent et croissent les sentiments,
où s'élaborent et s'approfondissent les ré-
flexions intimes de l'individu. Là, ^Yhistler
réside solitairement, sans souci des vaines
extériorités, enfermé comme un alchimiste
qui cherche la pierre philosophale. C'est
aussi une pierre philosophale qu'il cherche
et qu'il trouve. C'est la formule éternelle et
toujours changeante de l'œuvre d'art, c'est
la manière individuelle, forte, sereine et
émouvante d'évoquer sur l'étroit espace
d'une toile l'image de la vie éphémère.
Cette vie, il l'arrête au passage, il la mé-
dite, il s'en empare dans son apparition es-
sentielle, et il acharne sa volonté à la fixer,
à la prolonger magiquement à travers les
siècles.
C'est dans une maison de Chelsea, pro-
che la Tamise, que Whistler habite. C'est
là, dans cette demeure discrète en arrière
d'un jardinet, dans ces pièces que visite
— 79 —
la lumière trouble des jours, dans ce salon
de rez-de-chaussée d'une harmonie vert-
pàle, dans l'atelier du premier étage, en-
combré de gravures et de toiles, c'est là que
i'eus la grande joie, l'hiver dernier, d'être
accueilli par l'artiste sur la présentation de
notre ami commun, Théodore Duret, cri-
tique d'avant-garde, collectionneur des im-
pressionnistes et des Japonais. Le Whistler
de ce logis est autre que le Whistler tel que
peuvent le concevoir ceux qui ne veulent
connaître de lui que ses mots, ses procès,
ses conférences, son allure dédaigneuse,
son visage sarcastique, la mèche blanche en
aigrette dans sa chevelure noire et la haute
canne dont il scande sa marche à travers
les salles d'une exposition.
Ici, à ce seuil, expirent les bruits de la
foule, s'arrêtent les hostilités ou les mani-
festations S3^mpathiques de la mode. Whis-
tler devient, dans ce quartier londonien,
dans cette maison fermée, le solitaire cloî-
tré par lui-même, le maître d'un domaine
lointain, étrange et silencieux, peuplé de
ses pensées, où il règne au milieu de pa3'sa-
ges mystérieux qu'il a traversés et qu'il
suscite encore, au milieu d'êtres singuliers
qui sont proches de son cœur et de son
esprit, ses familiers et ses interlocuteurs, et
qu'il a créés à nouveau en leur donnant la
vie harmonieuse des lignes et des couleurs,
^vie profonde de l'expression.
Le portrait de la mère de Whistler est le
oortrait de l'un de ces êtres qui vivent
dans la solitude de l'artiste. C'est le mieux
connu et le plus cher sans doute, c'est ce-
lui où se trouve exprimé cet amour si doux
et si douloureux de la mère qui est chez
tous les intellectuels. Allez le contempler là
où il est\ que vous so3^ez convaincu ou non
par cette pâle description.
La femme est assise dans une chambre
sévère où traîne la clarté dernière des cré-
puscules. Elle est tournée de profil, au re-
pos, immobile et songeuse, dans une de ces
longues stations des vieillards, ces stations
qui paraissent si calmes et qui doivent être
* Il est maintenant au Musée du Luxembourg.
— 8i —
si intérieurement agitées par toute l'exis-
tence qui a été vécue.
Il y a bien du sombre, il y a bien du noir
sur cette douce femme et autour d'elle. Le
rideau à fleurettes, la chaise, le cadre fixé
au mur, un autre cadre dont on voit un peu
la bordure, la plinthe, la chaussure des
deux pieds rassemblés sur un tabouret,
l'ample robe, tout cela est noir, d'un noir
de deuil, d'un noir de tentures funèbres,
d'un noir de lettres de faire-part. Mais la
vie est réfugiée dans ce décor de tristesse,
la vie d'un cœur chaleureux et d'une pen-
sée sereine. Les deux mains menues per-
dues dans les manchettes, et appuyées au
creux des genoux sur un mouchoir de den-
telle, le visage amaigri, fin, pensif, abaissé
vers le sol alors que les 3^eux se lèvent vers
les visions invisibles et certaines, ces mains
et ce visage sont de la réalité la plus douce,
de la chair la plus soyeuse et la plus tiède
que jamais artiste ait évoquée avec un res-
pect attendri devant la vieillesse qui a gardé
de la jeunesse la grâce, — ce souvenir exquis
de la beauté.
Cette grâce, cette beauté, cette jeunesse,
sont présentes. Elles sont partout errantes,
et elles se fixent à la sinuosité de la bouche
rentrée, au profond du regard, à la fleur
rose qui fleurit encore sur ces joues amai-
gries. C'est ce rose, plus encore que cette
lumière d'argent et de vermeil qui remplit
la chambre, c'est ce rose qui éclaire ces
murailles, ces tentures, ces vêtements, où
se sont accumulées tant de ténèbres. « De-
puis qu'il existe des peintres, écrivait
exquisement d'Aurevilly, n'est-ce pas tou-
jours sur une palette noire que se broie le
rose le plus doux? » Et il disait aussi :
« L'amour, la jeunesse, les premières ivres-
ses de la vie, tout cela est si beau quand
tout cela n'est plus, tout cela s'empourpre
tant en nous quand le noir de la nuit nous
tombe sur la tète... »
C'est l'admirable signification de cette
toile où rayonne un art de simplicité, d'har-
monie, de grandes lignes, comparable seu-
lement à l'art des plus grands artistes, et
d'une signification si individuelle, si nou-
velle. Qî^uvre admirable, harmonieuse,
-85 -
image grave et profonde où le génie du
Nord resplendit dans la pénombre avec
une fierté incomparable et une douceur in-
finie! En même temps que le portrait de la
Maternité, tel que pouvait le concevoir le
fils né de cette femme et devenu un grand
artiste, c'est un poème extraordinaire à la
gloire de la femme. Il est peut-être trop in-
diqué de prendre une créature de jeunesse et
de beauté, en croissance ou en épanouisse-
ment, et de la donner à admirer sur la toile
où elle a été transportée. Whistler a montré
qu'il était aussi facile pour lui de la prendre,
alors que sa taille, flexible et souple, tombe
aux attitudes lasses, que ses cheveux s'ar-
gentent et que ce rose délicieux des joues
reste délicieux et devient si mélancolique
quand il vient parer l'usure du corps et le
refuge des pensées de la vieillesse.
On a déjà pu voir une fois à Paris, il y a
huit ans, cette œuvre de beauté souveraine.
Whistler avait adressé ce portrait de sa mère
au jury du Salon de i883. Il fut reçu, ce qui
peut bien être remarqué, et les promeneurs
- 84 -
du palais de l'Industrie ont pu le découvrir
dans la salle où il fut exposé. Il se trouva
même que le jury dépassa la mansuétude
habituelle aux jurys. Whistler vit recon-
naître son mérite par une médaille de troi-
sième classe, qui échut en même temps,
d'ailleurs, à toute une promotion de maîtres
superliciels, de peintres achalandés, de men-
tions honorables de l'année précédente. Le
tableau passa, néanmoins, à peu près ina-
perçu. Inaperçu, en tous cas, des commis-
sions qui sont chargées de désigner les
œuvres rares et significatives, et qui doivent
deviner quels tableaux vivront suftisamment
pour arriver au Louvre en passant par le
Luxembourg.
En 1 89 1 , voici que la merveilleuse toile est
revenue de nouveau à Paris, et il y a lieu de
croire que nous serons, cette fois, quelques-
uns pour l'empccher de disparaître, vaincue
par le parti-pris du silence plus encore que
par l'indifférence publique. Il se présente
une occasion rare de faire entrer un des
maîtres de la peinture contemporaine et de
la peinture de tous les temps dans ce mu-
- 85 -
sée des artistes modernes, où l'on compte
si peu d'artistes modernes! Ce serait un
acte qui serait compté à l'administration
actuelle des beaux-arts, et qu'elle devrait
tenir à honneur de réaliser. A son défaut,
n'existe-t-il pas à Paris assez de gens capa-
bles de s'occuper autrement qu'aux futilités
ordinaires, et qui sauraient rendre à l'artiste
de Londres le grand hommage qu'il mérite,
et faire don à la France d'un chef-d'œuvre
de Whistler, comme il lui a été fait don,
l'an dernier, d'un chef-d'œuvre d'Edouard
Manet.
XII
MAITRES JAPONAIS
§ I. LES PAYSAGISTES
Au jardin, dans la vallée, le Japonais a
rassemblé des aspects de nature, installé
des décors multiples. Il s'est ingénié à ré-
duire les choses de l'immensité à des pro-
— 86 —
portions habitables et tangibles. Il semble
ici, dans l'intimité de cet enclos, que le pos-
sesseur de ce morceau de terre ait le senti-
ment de la relativité, et qu'il se plaise aux
résumés et se satisfasse du possible. Tout
€st représenté en cet étroit espace qu'une
lente promenade de quelques pas peut par-
courir si vite. — Il y a la forte et universelle
substance, il y a la terre. Cette terre, sous
les outils qui la nivellent et qui la creusent,
reproduit les ondulations rythmiques du
sol, les soulèvements des chaînes de mon-
tagnes, les surfaces unies des plaines. — Il
V a le fluide et chanteur élément, il y a l'eau
qui court, qui jase et qui s'encolère. Le
mince filet circule en rivière bordée de si-
nueuses rives, descend une pente de terrain
et tombe en cascade, bouillonne, jaillit,
s'apaise et s'approfondit au bassin minus-
cule qui simule le lac tranquille et la baie
rassurante. — Dans les plates-bandes et sur
les versants croît la variété des arbres, des
arbustes, des plantes, la profusion des fleurs.
En même temps que la vérité, l'artiticiel
triomphe. Pour posséder les nombreuses
-87 -
essences et créer la forêt imaginaire, le rêveur
et patient jardinier a violenté la nature, com-
primé les sèves, forcé à la petitesse les arbres
aux troncs élevés, aux longues ramures. Il
leur a gardé leur physionomie, mais cette
physionomie complète et caractéristique est
ramassée en dimensions minuscules. Toutes
cespousses naines, depuis le cerisieren fleurs
jusqu'au chêne multicolore de l'automne,
peuvent tenir dans des pots de fleurs que
l'homme emporte, rentre et sort à son gré.
Son œil s'amuse de ce rapetissement im-
posé aux libres forces végétatives, mais son
imagination se réjouit de ces images qui en
évoquent d'autres, de cette transposition
artistique qui lui livre, par des jeux puérils,
le spectacle changeant de l'univers, — Il
poursuit donc cette mise en scène, plante des
roseaux sur les bords de l'imperceptible ri-
vière, fait s'épanouir la flore des marécages,
érige dans l'eau un rocher couvert des
mousses des falaises. Qu'il porte ses regards
tout près ou au loin, il est en pleine nature.
Ce jardin miniature est enveloppé d'air lu-
mineux. Sur lui passent les brises de l'été et
— 88 —
les bourrasques de l'hiver, les ondées obli-
ques de la pluie, les cinglantes averses de
grêle, les silencieuses tombées de neige. Au
printemps, le pécher et le prunier essai-
ment leurs fleurs comme des vols de papil-
lons blancs et roses, et les chr3'santhcmes
échevclés palpitent dans la dorure des der-
niers soleils. Au loin, c'est l'horizon de la
montagne ou c'est l'horizon de la mer.
Comment un peuple qui affirme un tel
goût de la terre et de ses ornements de ver-
dures et de fleurs, ne se serait-il pas épris,
dans son art, de la représentation des pa\'-
sages? Cette passion de jardiniers artistes,
transmise de pères en fils, persistant à tra-
vers les générations, ne devrait-elle pas s'af-
finer encore et s'agrandir chez ceux qui
fixaient sur le papier et sur le laque les
spectacles familiers à leur vue? A vrai
dire, l'histoire du paysage japonais serait
l'histoire même de l'art japonais. La vie en
plein air mêle, en Extrême-Orient, les
mœurs à la nature, fait défiler les êtres sur
les fonds de terrains, d'eaux et de ciels.
Tous les artistes japonais, plus ou moins, ont
-89-
donc été des paysagistes, ceux qui se sont
adonnés à la représentation de l'humanité,
comme ceux qui étudiaient de préférence
les fleurs, les poissons, les reptiles, les oi-
seaux, les mammifères. Au delà des fleurs
apparaît le jardin, s'étend la campagne. Le
poisson vit dans le dormant, dans le re-
mous, dans la vague, remonte un torrent,
il est environné de pierres, d'herbe, d'algues
marines, et il n'est pas rare que la surface
de l'eau soit indiquée, et le rivage, et l'ho-
rizon, et le ciel. A travers les branches de
l'arbre où s'enroule le reptile, où perche
l'oiseau, où s'accroche le singe, les champs,
les bois, les sommets s'étagent. La biche
marche de ses pattes fines sur un sol de
forêt semé de'feuilles et d'aiguilles de pin.
Le tigre royal, habitant du ravin et seigneur
tout-puissant de la solitude, contourne son
souple corps et fronce ses impérieux sour-
cils, dans des défilés de rochers aux détours
sinistres, propices aux affûts. Pour l'homme,
en marche guerrière, en voyage, en prome-
nade, en plaisir ou en occupation, il donne
à parcourir aux yeux l'entier panorama du
— 90 —
Japon. Il laboure les champs, descend et
remonte les rivières, contourne les mon-
tagnes, emplit un faubourg du bruit d'un
métier, manœuvre une barque sur la mer,
franchit l'enceinte fleurie d'un temple, se
réjouit aux farces et aux spectacles de la rue,
trébuche à la porte du Yoshivara ouverte
sur le lumineux quartier sensuel. La ten-
dance est si marquée, la préoccupation est
si forte qu'il n'est pas rare de voir le pay-
sage intervenir dans les scènes d'intérieur.
La ronde baie ouverte des appartements est
un cadre permanent oii s'inscrivent les per-
spectives de villes, les vergers multicolores,
les champs, les monts, les lacs, la mer, les
saisons.
Un classement complet est donc impos-
sible, sous peine de réunir tous les objets,
tous les livres, toutes les gravures, où s'in-
scrivent les lignes d'un pa3'sage, un lacis de
branchages, un passage de nuées. Quelques-
uns des noms de ceux qui ont été plus
spécialement des paysagistes seront seuls
cités et leurs œuvres indiquées sommaire-
ment. Toutefois il m'a paru qu'il fallait,
— 91 —
avant de noter des détails individuels et des
aspects de talents, reconnaître le milieu où
s'était produit cet art de nature et essayer
d'entrer, sans préoccupations érudites, dans
les ànies subtiles des insulaires du Nippon.
Regarder, et regarder sans cesse les pro-
ductions écloses dans l'atmosphère de là-
bas, c'est le meilleur moyen d'entrer en
communication avec ces grands artistes.
Leur existence et leur cérébralité se font
connaître à ceux qui vivent longtemps de-
vant les mémoires et les testaments qu'ils
ont laissés en traits décisifs sur ces feuilles
volantes où s'inscrivent les immenses per-
spectives et les détails essentiels. C'est cette
impression qui sera éparse en ces lignes
rapides. JNIais un moyen de contrôle et de
confrontation peut être fourni, et je n'aurais
garde de le délaisser.
Ces paysages, que les artistes ont dessinés
etcolorés,les poètes les ont vus aussi etles ont
évoqués dans de courtes pièces de vers, des
distiques, des quatrains, où ils enfermaient
leurs sensations. Tous, et c'est déjà un trait
commun, tous, les peintres et les poètes, sont
— 02 —
brefs dans leurs moyens, ont horreur du trop
dire, cherchent l'ellet rapide et juste de la
synthèse, laissent à l'imagination un travail
d'achèvement et une course à fournir. Les
poètes veulent marquer une émotion de
l'âme, éveiller un souvenir, le regret d'une
joie, l'irréparable d'une douleur. Il est bien
rare qu'un pa3''sage ne surgisse pas entre
les lignes, ou qu'un terme de comparai-
son pris dans la nature ne serve pas à
l'explication d'un état d'esprit et d'un état
de cœur. Ils invoquent le nuage qui passe
sur le pic, qui cache la lune, les bateaux
de pêcheurs, les roseaux des rivages, le bruit
du navire s'élevant sur la vague, les ban-
deroles des nuées, la pourpre du soleil cou-
chant. Un vêtement trempé de larmes de-
vient semblable au « rocher de la haute
mer, » à la « bouée du port de Naniva \ »
Dans une pièce de souhaits du nouvel an,
on lit ceci :
' Ces citations et les suivantes sont extraites de
VArithoIogic japonaise, poésies anciennes et modernes
traduites en français et publiées avec le texte original
par Léon de Rosny, professeur à l'Kcole spéciale des
langues orientales (Paris, Maisonneuve et C'% 1871).
— 93 —
« Que votre bonheur soit inépuisable
comme la neige qui tombe en ce jour de
printemps naissant... »
Une autre pièce de souhaits et de bonheur
exprime la crainte par cette image :
« Je n'ose croire que mon bonheur sera
d'éternelle durée,
« Comme cette blanche vapeur toujours
suspendue sur la montagne de JVlifouné, au-
dessus de la cascade. »
Quand l'impératrice Dzi-tô, qui règne de
690 à (39(5, compose une pièce de vers pour
honorer la mémoire de l'empereur Ten-bu,
elle invoque les soirs et les matins où le
défunt contemplait les érables :
« O mon grand seigneur, maître du
monde, le soir tu tournais tes regards vers
les arbres aux feuilles rougissantes de la
colline des esprits, et dès la pointe du jour,
tu les cherchais des yeux. Aujourd'hui, tes
yeux les chercheraient encore, demain, tu
les contemplerais encore! »
Dans la collection des cent poètes,
l'homme qui a quitté sa maison pense à la
floraison prochaine :
— 9 'r —
« Bien que mon palais soit inhabité par
son maître, n'oubliez pas, fleurs de prunier,
d'épanouir au printemps sur le bord de sa
toiture. »
U Injustice tf ici-bas apparaît de cette sai-
sissante façon :
« Je songe à me retirer dans la profon-
deur de la montagne; et, là encore, le cerf
pleure! »
Abe-no Naka-maro, qui fît partie, en 716,
d'une ambassade envoyée en Chine, regarde
la lune se lever pendant le festin d'adieu
qui lui est offert. Il va retourner dans son
pays, il songe aux endroits familiers d'où
il regardait aussi la même montée silen-
cieuse de l'astre, et il compose ces vers :
« Sur la voûte céleste, en ce moment où
j'élève mon regard, n'est-ce pas au-dessus
de la montagne de Mikasa du pays de Ka-
souga que la lune se lève? »
L'amour s'exhale ainsi dans la poésie des
Pins :
« Après que je t'aurai quittée, si j'ap-
prends que tu m'attends sur le pic de la
montagne du pays d'Inaba, où croissent
— 95 —
les pins, alors je reviendrai sur-le-champ. »
Et dans les Feuilles de Wakana :
« Pour vous, ô ma maîtresse, j'ai été
cueillir au printemps la feuille de Wakana
dans les prairies ; la neige est tombée sur
mon vêtement. »
La vieillesse se revêt de ce symbole :
« La neige qui tombe n'est point celle des
fleurs emportées par la tempête : c'est celle
de mes années. »
Il y a des pièces intitulées. En rcgwrdant
la lune. — La trace des pas dans la neiijçe.
Pour exprimer les caractères différents de
trois lieutenants impériaux, la comparaison
est cherchée au fond des bois, et le poète
fait parler en ces mots expressifs le patient,
l'habile et le violent:
« Si le coucou ne chante pas, j'attendrai
qu'il chante. »
« Si le coucou ne chante pas, je le ferai
chanter. »
« Si le coucou ne chante pas, je le tue-
rai. »
S'il s'agit de la description d'une courti-
sane, comme dans la chanson populaire de
— 96 —
V Etude des fleurs â Yoshivara, toute la na-
ture est mise à contribution, la neige, la
brume, le feuillage du saule, les fleurs
d'arbres fruitiers. Si le poète devient mora-
liste, la déclaration la plus philosophique
est inséparable de la célébration de la na-
ture. Ce double sentiment inspire les Pen-
sers d'automne :
« Si vous désirez connaître l'endroit où
s'dcquierv i nature rationnelle,
« Allez la chercher dans le sentiment de
l'humanité et de la sagesse.
« L'air est pur, les collines et les cours
d'eau sont gracieux;
« Le vent est haut, la nature est par-
fumée;
« Les nids d'hirondelle ont perdu leur
couleur d'été;
« Les oies sauvages sur leur étang font
entendre des chants d'automne.
« Inspirés par cette nature, les amis des
forêts de bambous
« Sont indifférents à l'estime aussi bien
qu'au mépris du monde. »
Enfin, si l'on veut voir, en un poète, une
— 97 —
vision de peintre, voici deux lignes sur les
oies sauvages :
0 Les oies sauvages qui s'envolentdans la
brume des nuages me paraissent semblables
à des caractères tracés dans de l'encre lim-
pide. A
C'en est assez pour faire prévoir la poésie
des paysagistes japonais, la joie de contem-
plation incluse dans leurs œuvres extraor-
dinaires. Il était nécessaire de montrer les
caractéristiques japonaises, les qualités com-
munes, les préoccupations semblables. La
qualité de vision, le plaisir du regard et de
l'esprit, sont portés au plus haut point et
prouvés avec une maîtrise supérieurs par les
peintres. Mais on les apercevra mieux et on
les comprendra davantage après les avoir
entendu exprimer par les poètes, après les
avoir vus mêlés à l'existence de Ihomme
tranquille et raffiné évoqué tout à l'heure
dans son jardin bruissant d'eau, parfumé de
rieurs.
Le même amour des choses de la terre,
6
-98-
la facilité à accepter les joies de nature fu-
gitives et renouvelées, l'adresse à trouver
un charme particulier aux différences des
saisons, — ce sont les sentiments instinctifs
que l'on trouvera chez l'artiste comme chez
le Japonais épris du jardin où il cherche sa
distraction et installe sa rêverie. La même
concision de moyen , la certitude dans le
choix des caractéristiques, la rapidité à dé-
signer une dominante, — c'est la ressem-
blance de technique que l'on constatera
chez les écrivains et chez les peintres,
poètes de la mèm.e façon. Sans doute, les
poètes de l'écriture peuvent mieux mar-
quer la profondeur et la nuance d'un senti-
ment, et les poètes du dessin sont plus natu-
rellement outillés pour évoquer les specta-
cles matériels. Les vers ne comportent les
phénomènes et les aspects des paysages qu'à
l'état de métaphores ingénieuses à mettre
en valeur une émotion, et les œuvres des
paysagistes ne laissent apercevoir des ma-
nières de sentir qu'à travers des construc-
tions et des harmonies individuelles.
Il serait bien impossible de nommer ici
— 99 —
les peintres et dessinateurs dont on connaît
des paysages. Ce serait vouloir établir une
immense nomenclature , un dictionnaire
d'individus, un catalogue d'œuvres. Qu'il
suffise d'indiquer, chez les artistes supé-
rieurs, cette tendance perpétuelle à résu-
mer la réalité en grandes lignes, en lueurs
décisives. Ils expriment l'aigu des sensa-
tions, ils subordonnent les détails au trait
qui les représente, à la lumière qui les
éclaire, à l'ombre qui les envahit. Ils sa-
vent agrandir l'étroit espace où ils inscri-
vent leurs visions, et sur cette feuille sou-
dain haussée ou élargie, ils montrent, avec
un minimum de traits, l'écart entre le pre-
mier plan et le lointain de l'horizon, prodi-
gieusement reculé. Souvent il n'y a rien,
ou pas grand'chose, dans cet écart béant,
mais les deux apparences distinctes sont si
exactement en rapport, que tout est révélé.
C'est l'atmosphère qui emplit les vides et
qui donne aux 3'eux qui regardent l'extra-
ordinaire illusion de l'éloignement. C'est
ce qui se passe dans l'atmosphère qui est
l'objet principal, la raison d'être de l'œuvre
— 100 —
d'art. Malgré tous les rapprochements que
l'on peut faire, et dont quelques-uns, en
effet, prennent leur raison d'être dans des
ressemblances de résultats, les œuvres des
paysagistes japonais et des maîtres impres-
sionnistes d'aujourd'hui n'ont pas les mêmes
points de départ. Les grands artistes fran-
çais auxquels je fais allusion exprinient la
lumière par le modelé des surfaces, alors
que les Japonais ne A'eulent que la délimi-
tation de la ligne et le secours de quelques
teintes pour produire la sensation d'éten-
due et l'illusion de la lumière.
La tendance est visible dès les commen-
cements connus de l'art japonais, et elle est
visible dans tous les genres abordés par les
précieux et poétiques manieurs de pinceau
dont les œuvres sont venues jusqu'à nous.
Le génie de l'Extrême-Orient s'incarne dans
une nouvelle race, l'héritage esthétique de la
Chine est transmis au petit peuple du Nip-
pon, qui reçoit ce dépôt respectueusement,
comme un ensemble de traditions histori-
ques et de préceptes religieux. Les paysa-
gistes d'alors obéissent à la loi commune.
— loi —
Leur attention ne va pas aux sentiers fami-
liers, aux douces rivières, à la mer lumi-
neuse, à la montagne vue de partout. Les
paysages qu'ils représentent sont des pay-
sages du Japon transportés sous une autre
latitude artistique. Il est permis de croire
que ces premiers peintres japonais ont sur-
tout connu la fin de l'art chinois, les con-
ventions dernières issues de chefs-d'œuvre
probables, originaux et puissants, les con-
clusions expirantes de tout un long passé
somptueux et raffiné, jalousement défendu
comme un secret social, un mystère de na-
tionalité. Certains ont pu faire le voyage de
Chine et apprendre en partie la chronolo-
gie de la tradition, mais on ne recommenc
pas l'idéal poétique d'une civilisation, et le.
instinctifs Japonais, alors qu'ils ne faisaient
que se mettre à la suite des artistes chinois,
annonçaient déjà des explorations person-
nelles et des découvertes inédites.
Dans les œuvres des Japonais des xv" et
xvi"^ siècles, inspirées directement de la fan-
taisie hiératique de leurs voisins du conti-
nent asiatique, «ans les productions de Ses-
6.
— 102
shiu et de son école, de Keishoki, de Doan et
de Schiuboun, un contemporain de Sesshiu
encore plus étroitement appliqué à l'imi-
tation, on trouve déjà les indices de la per-
sonnalité de la vision et de la liberté du pin-
ceau. Il y a, de Sesshiu, des noirceurs d'encre,
des violences de traits, à travers lesquelles
s'aperçoivent un chemin de montagne, un
assaut de l'eau contre des arbres et des ro-
chers, et déjà la tache et la diffusion de la
tache, par les plus simples procédés, an-
noncent la curiosité pour les choses et
l'amour des états d'atmosphère. Keishoki
donne l'impression vraie de l'espace de
brume Hottant en lac de vapeur suspendu
entre deux sommets de montagne. Cet autre,
anonyme, amoncelle la neige, profile le sque-
lette d'un arbre et fait errer un cavalier à
travers une immensité d'hiver. Chez eux, et
chez les Kano, dont les œuvres marquèrent
une phase de l'évolution artistique, une réac-
tion contre le nationalisme purement aris-
tocratique des Tosa, l'enseignement chinois
fut singulièrement productif. Si les œuvres
qu'ils connurent présentaient des signes d'en-
10'
tétement et de décrépitude, ils ne surent
pas moins y démêler la grandeur du dessin
sommaire, l'agrandissement du sujet par
l'emploi des lignes et des taches expressives.
C'est le point de départ de l'art des paysa-
gistes japonais, et le génie de leur race se
trouve en accord pendant trois siècles avec
ces premières affirmations. En dehors des
différences individuelles, un caractère géné-
ral frappe surtout les yeux et l'esprit, et
peut-être tout le dessin des dessinateurs ja-
ponais se résume-t-il dans ce fait que les
traits par lesquels ils représentent les objets
ne reproduisent jamais que l'essentiel des
choses. Une avancée de promontoire, un
bord de rivière, un découpage de montagnes
donnent à parcourir aux yeux d'immenses
paysages. Chez tous les représentants de
cette dynastie des Kano, qui naît au xvi" siè-
cle, qui traversa le xvii" et le xviif siècles et
vit jusqu'à nos jours, il y a, d'abord, avant
tout souci de particulariser, l'ambition de
faire percevoir un état géologique et atmos-
phérique, la lourdeur du minéral, la fluidité
de l'air, la force d'un élément. Ils sont les
— 104 —
montreurs de la plaine, du roc, de la mon-
tagne, de la rivière, du lac, de la mer, de la
pluie, de la neige, de la brume, du vent, du
soleil, — de la terre, de l'eau, de la lumière.
Chez tous, on les trouvera, ces préoccupa-
tions de résumé et d'agrandissement, — chez
JMotonobou, qui fait traverser l'air par des
rayons lumineux et qui donne à entrevoir
des montagnes, — chez Tanyu qui peint des
collines basses bleutées, — chez Naonobou,
— chez Yassunobou qui déroule d'infinies
perspectives sur la bande étroite d'un ma-
kiyemono, des paysages rapides, des panora-
mas à vol d'oiseau, des levers de lune dont
la clarté vibre en ondes molles au-dessus
des basses rizières, des sommets qui émer-
gent et s'étagent.
Tsunenobou exprime une densité d'at-
mosphère, un ciel bas, un sol où s'assour-
dissent les bruits, une nature rendue froide
et muette, en faisant se dresser un échassier
debout, sur une patte, dans une brume de
neige. Guéami, d'une école parallèle à celle
des Kano, inscrit les quatre saisons sur
la môme feuille, en partant de l'arbre en
— 105 —
fleurs du printemps pour aller aboutir au
sommet glacé par le perpétuel hiver des
hautes régions. Un doux rêveur, Soami, fils
de (juéami, dégage des frêles vapeurs les
toits de maisons, les extrémités de branches,
étage les kiosques dans la brume et fait sor-
tir soudain une rivière d'un couloir de hautes
montagnes. Je les nomme ici sans ordre, au
hasard des rencontres, comme en courant à
travers les musées. Voici celui qui ne peut
être oublié, Korin, le maître unique, se ser-
vant du moindre fragment pour évoquer les
ensembles.
Depuis la fondation de l'art populaire par
Moronobou, à la fin du xvii'' siècle, les ar-
tistes qui s'avisent de raconter les mœurs
et de montrer avec précision les endroits où
se passent les scènes, n'ont pas pour cela re-
noncé aux grandes lignes des paysages, à la
poésie de l'étendue. Ils n'ont plus le sens
des pa3'sages en quelque sorte abstraits de
leurs prédécesseurs, — et il faudra en arriver
à Hokusaï pour trouver réalisée l'alliance de
la vérité familière et des généralisations de
la matière, — ils sont quelquefois amusés de
— îc6 —
gracieuses puérilités, et confinés dans des
sécheresses de technique. Mais ils sont les
historiens au jour le jour de leurs pays, et
ils gardent, à travers toutes les différencia-
tions, un sens des beaux spectacles et une
tendance aux éloquents résumés.
Devant leurs œuvres, on peut encore pas-
ser les heures de rêverie et deviner des per-
spectives, et ajouter, aux provinces qu'ils
parcourent, des contrées d'imagination. La
figure humaine joue d'ailleurs un grand rôle
dans leurs compositions, et certains d'entre
eux l'ont réalisée de telle façon typique et
grandiose que leur part est ainsi suffisante
et qu'on ne peut leur demander injustement
le génie panthéiste qui est le lot de quelques
rares individus. Ne suffît-il pas que les ar-
tistes de la famille des Outagawa aient été
les fins chroniqueurs qui font défiler la vie
publique du Japon dans les paysages coutu-
miers, fêtes de nuit de To3'oharu, fines ar-
chitectures, foules spirituelles de Toyohiro,
Uustrations théâtrales et scènes de mœurs
de Toyokouni, promenades de femmes de
Kounisada, mises en scène fastueuses et
— 107 —
mélodramatiques de Kouniyoshi, où les pay-
sages apparaissent comme des décors de
féeries. Il y a des feuilles éclatantes très
particulières dans l'œuvre de Kouniyoshi,
le dernier du groupe, contemporain de Ho-
kusaï, auprès duquel il s'inspire. Dans la
mémoire restent le monstre dans les nuées,
rénorme poisson entouré par des hommes
en barque, des montagnes ceinturées par
des nuées, de grands feux au bord de l'eau,
le Fujiyama \u à travers un filet de pê-
cheur, un arc-en-ciel, la courbe harmonieuse
du golfe d'Yedo, la barque au grand oi-
seau noir en proue, de vives harmonies
d'arbres rouges et verts, 'de chemins jaunes,
de ciel bleu, — et ce pays de désolation, ces
rocs, ce hameau ensevelis sous la neige au
bord d'une mer bleue, pure et hostile, et le
prêtre Nitshiren, seul dans le froid et dans
le silence, cheminant par la neige qui lui
monte jusqu'à la ceinture.
Kiyonaga et Outamaro , poètes de la
femme, qui savent ses journées, ses occupa-
tions chez elle, ses promenades, ses gentil-
lesses, ses élégances, ses amours, savent aussi
quelle nature elle aime, à travers quelles
rues elle passe, au bord de quelles ri-
vières traîne sa démarche onduleuse. Qu'on
regarde le joli paysage de Kiyonaga, dans
la gravure des deux femmes montées en
barque, et dans l'œuvre de Outamaro, le
plus grand de tous dans la représentation
de la femme, qu'on regarde les ponts illu-
minés, les cieux obscurcis, les blancheurs
de lune, les scintillements d'étoiles, les ar-
bres du printemps fleuris de blanc et de
rose, la neige légère tombant sur les jar-
dins délicats.
Tous, il faut y insister, ne sont pas nom-
més, et les biographies d'individus avec
énumérations etdescriptions de leurs œuvres
apparaissent nécessaires si Ton veut con-
naître l'histoire de l'art japonais. Un cha-
pitre serait consacré à Massayoshi, qui a
dessiné des paysages à la manière dont les
grands observateurs du crayon prennent
des croquis de physionomie. De même, il
faudrait faire place aux peintres réalistes de
l'école de Shijo (fondée par Okio à la fin du
xviii* siècle), épris des brumes matinales.
— 109 —
des cimes d'arbres, des montagnes trans-
parentes. Ici, où il ne pouvait être question
que d'une revue rapide, il ne reste plus à
inscrire que deux noms, celui de Miroshi-
ghé et celui de Hokusaï, Pour moi, je ne les
mets pas sur la même ligne et je vois entre
eux d'énormes dilïérences de conception et
de talents. Maisilsreprésententbien,au der-
nier jour de l'art japonais, les deux direc-
tions que l'on peut démêler et suivre à tra-
vers l'amas des peintures, des dessins et des
gravures.
Hiroshighé est un homme de grand ta-
lent, très préoccupé d'exactitude, attentif
aux formes des objets, et qui arrive même
à éprouver et à faire ressentir les grandes
sensations. Il y a de lui une proue de ba-
teau, dans une vignette de deux pouces
de largeur, qui suggère le mouvement des
lames. Il y a une cataracte qui fait le sujet
d'une vaste composition où les remous et
les tourbillons des basses eaux sont d'une
maîtrise supérieure. Il y a un très beau
paysage de neige, blanc et vert, il y en a
d'autres encore, certes, et il donne une très
7
— I 10 —
haute idée de son talent par les rapides
études de ses croquis. Il excelle à voir les
choses de près, mais il brutalise un peu les
lointains. On peut croire qu'il a été souvent
trahi par la gravure qui a grossi son trait,
chargé sa couleur. Finalement, il laisse
dans l'esprit la sensation d'un imagier-ar-
tiste, admirablement doué, destiné aux po-
pularités immédiates, essaimant pour la joie
des yeux de tous ses innombrables produc-
tions, véridiques et distrayantes, d'un art
éclatant et souple.
Hokusaï est un poète d'une autre enver-
gure. Peintre de mœurs comme pas un,
affirmant vraiment une vue de philosophie
personnelle de Itiumanité, ajoutant sa bon-
homie malicieuse dans la représentation des
êtres à ses vols les plus hardis au-dessus des
horizons, il est en même temps, pour s'en
tenir aux moyens employés, un coloriste
harmonieux et un nerveux et distingué des-
sinateur. C'est un réaliste en ce sens qu'il
est peintre scrupuleux des paysages qu'il
a vus, des effets qu'il a saisis au passage,
mais un réaliste qui va toujours plus avant,
— III —
toujours plus haut, qui alllrme sans cesse
l'essence des choses et la force des phéno-
mènes. Une vague de lui s'enfle, s'élève,
s'abaisse et fait songer à toute la mer, à
la rythmique universelle. Partout, dans
les vues du Fuji3'ania, dans la ?tlangwa,
il suit le détail le plus infime, — et il dé-
limite les espaces. Il est l'observateur le
plus attentif, l'explicateur le plus scienti-
fique, il mesure rigoureusement les objets,
il décompose les moindres mouvements, —
et il est en même temps un des voyageurs
les plus audacieux qui se soient aventurés
au pays des rêves. Il inscrit les décors im-
mobiles, les rocs inébranlables, les mon-
tagnes perpétuelles — il énumère leurs as-
pects changeants d'ombres perceptibles, le
mouvement des êtres et des choses, il fait
gesticuler les hommes, marcher les ani-
maux, voler les oiseaux, glisser les reptiles,
nager les poissons, il fait bouger les feuilles
des arbres, l'eau des rivières et de la mer,
les nuages du ciel. Le terrc-à-terre de l'exis-
tence, il le quitte à sa fantaisie, iJ s'envole
sur l'aile de la Chimère, déforme la vie, crée
— 112 —
des monstres, raconte ses songes de poésie
terrifiante. Il est le paysagiste véritablement
extraordinaire, — il évoque les saisons, de la
floraison du printemps au noir de l'hiver, —
il établit la carte géographique des champs,
des vergers, des bois, — il trace le cours si-
nueux des rivières, — il fait monter la mer
en écumes de mousseline et en vagues grif-
fantes, — il jette la lame sur le rocher, l'ar-
rondit en volutes épuisées sur le sable, — et là
encore, quand le panorama du monde qu'il
habite ne lui suffit pas, son œil de vision-
naire retourne aux époques antérieures ou
prévoit les cataclysmes futurs, et il bouscule
l'univers, et il invente le chaos.
§ II. LE JAPON' A l'école DES BEAUX-ARTS
i6 mai 1890.
Il y a foule tous les jours au Salon, et
aux dates des vernissages l'assistance rend
la peinture invisible. 11 n'y a pas la même
affluence à l'école des Beaux-Arts, où l'ex-
position de la gravure japonaise a été ou-
— 113 —
verte en avril. jMais les tourniquets ne
font pas la loi , le chiffre des entrées
n'est pas une sanction d'art. Si les specta-
teurs sont moins nombreux dans les salles
du quai JNlalaquais, ils sont en revanche
plus attentifs. Chez Meissonier, comme
chez Bouguereau, la peinture est le prétexte
à réunion et à conversation. Ici, chez les
Japonais, la curiosité d'art est surtout visi-
ble. Les visiteurs sont des familiers de
cette imagerie d'Extrême-Orient si subtile
et si simple à la fois, ou bien ce sont des
adeptes nouveaux, qui veulent voir et sa-
voir, et qui s'en vont conquis. Les quel-
ques centaines de personnes qui entrent là
tous les jours ne passentpas indifféremment
à travers les salles, jetant un regard distrait
aux murailles, sortant comme elles sont
entrées. Non, l'étude est longue et minu-
tieuse. Toutes les estampes sont regardées,
on voudrait feuilleter tous les albums ou-
verts sous les vitrines.
11 faut féliciter les amateurs qui ont eu
l'idée d'organiser cette exposition histori-
que : ivIjNL s. Bing, Henri Bouilhet, Phi-
— 114 —
lippe Burty, G. Clemenceau, Ch. Gillot,
Edmond de Concourt, L. Conse, Roger
Marx, Montefiore, Cuimet, A. Proust,
Edmond Taign}-, Ch. Tillot, H. Vever. En
associant leurs efforts, en réunissant les
pièces caractéristiques de leurs collections,
ils ont révélé au public japonisant l'ensem-
ble d'un art et d'une ci\ilisation qui n'é-
taient connus que par fragments. Désor-
mais, quand on a parcouru cette incompa-
rable série, avec l'intelligence des dates, des
événements, des transformations, on a scellé
de durables relations intellectuelles avec
ces artistes qui ont raconté leur pays
pendant deux siècles et demi dans un lan-
gage inoubliable, de vivacité et de coloris,
de brièveté et de rêve.
Il restera d'ailleurs un précieux docu-
ment dans les bibliothèques, lorsque toutes
ces feuilles coloriées, qui auront été visi-
bles pendant un mois à l'Ecole des beaux-
arts, auront été reprises par leurs posses-
seurs : ce document, c'est le catalogue très
étendu et très scientifique dressé par M.
S. Bing, et qui classe chronologiquement
11'^ —
les artistes japonais, depuis le commence-
ment du dix-septième siècle jusqu'à i8ôo,
époque qui marque la fin de la production
artistique originale. Ce sont d'abord les
livres illustrés en noir sans nom d'auteur,
de 1675. Puis les ouvrages illustres en noir
par Hishikawa JMoronobou, C'est la créa-
tion de l'estampe encore subordonnée aux
enluminures du pinceau. L'impression en
couleurs est proche, les harmonies tout d'a-
bord vont être obtenues par deux tons.
Toutes ces transformations vont de 1676
à 1720. De 1720 à 1760, c'est le dévelop-
pement rapide de l'estampe polychrome,
l'apparition de livres illustrés en noir et
en couleurs. La troisième période, de 1760
à 1800, sera l'apogée de la chromox34o-
graphie. Elle se termine par les noms glo-
rieux d'Outamaro et d'Hokusaï. La qua-
trième et dernière période, de 1800 à 1860,
est encore commandée par Hokusaï, qui
incarne, à ses derniers jours, le génie du
dessin avec une volonté et une profusion
qui n'ont peut-être jamais été égalées.
— ii6 —
Après quelques heures passées en con-
templation de ces pages innombrables,
on sort avec la sensation qu'on vient
d'explorer une contrée lointaine où toutes
choses, à travers les préjugés d'Europe,
ont pu paraître d'abord chimériques ou
tout au moins d'une fantaisie paradoxale,
et qui, peu à peu, à mesure qu'on a
pénétré davantage l'extraordinaire alpha-
bet de dessin employé par les artistes,
sont devenues d'une réalité complexe,
tour à tour grandiose et intime. C'est
une civilisation complète qui est présente,
avec les grandes lignes de ses décors et
toutes les iînesses de ses détails. Et c'est un
art qui ne ressemble à aucun autre, issu
directement de la vision et des habitudes
manuelles de l'Extrême-Orient. La race est
incarnée dans cet art, mais les grands ma-
nieurs de crayon et de pinceau ont été, là-
bas comme partout, des êtres exception-
nels. Ce qui est certain, c'est que le peuple
était ingénieux d'invention, habile de ses
doigts, sachant façonner des objets et dé-
corer l'usuel de l'existence. Quelques-uns,
alors — la liste, en ce qui concerne l'es-
tampe, a pu être facilement dressée —
quelques-uns sont venus qui ont poussé à
l'extrême le don échu à tant de leurs con-
génères et qui ont su raconter les paysages
et les mœurs de l'archipel. C'est au bout de
deux siècles d'art qu'on voit surgir un
Hokusaï.
En dehors des différences individuelles,
un caractère général frappe surtout les yeux
et l'esprit, et peut-être tout le dessin des
dessinateurs japonais se résum.e-t-il dans
ce fait que les traits dont ils représentent
les objets ne reproduisent jamais que l'es-
sentiel des choses. Une avancée de promon-
toire, un bord de rivière, un découpage de
montagnes donnent à parcourir aux yeux
d'immenses paysages, depuis les premiers
plans très précis jusqu'aux loint-ains hori-
zons. Une vague fait songer à toute la mer.
Une proue de bateau, dans une vignette de
deux pouces de largeur, suggère le mouve-
ment des lames. De même pour les repré-
sentations des êtres, ils ont su trouver les
lignes qui résument les mouvements, ils se
7.
— iiS —
sont bornés parfois à noter la place d'un ou
deux muscles. Sans cesse ils ont choisi, et
sans cesse ils ont trouvé le détail significa-
tif, celui qui est chargé de représenter tous
les autres. Ils en sont arrivés, logiquement,
à deviner la brume de l'air, la mousse des
vagues, ils ont su enfermer le corps humain
dans une seule ligne onduleuse. C'est l'en-
seignement qui restera de cette exposition.
Mais il resterait à trouver une application
qui ne fût pas un pastiche. Quel' ennui si
nos peintres employaient grossièrement de
tels procédés par lesquels on a su, là-bas,
tout exprimer, faire tenir le monde en d'é-
troits espaces ! Quel ennui aussi, ce Japon
destiné à s'européaniser et qui nous enverra
incessamment, sans doute, des concurrents
pour le prix de Rome! L'art est devenu,
décidément, un produit commercial qui s'é-
change, et les idées font trop facilement le
tour du monde.
119
§ III. — OUTA.riARO
28 mai 1890.
L'exposition de l'estampe japonaise à l'E-
cole des Beaux-Arts a été heureusement
prolongée. On aura pu, pendant quelques
jours encore, parcourir cette contrée d'art
qui n'avait jamais été ainsi ouverte à tous.
Ce n'est pas tout l'art japonais. Il reste à
faire connaître des formes différentes, il
reste même à montrer, en leur ensemble,
des œuvres de maîtres que l'on a seulement
pu faire représenter cette fois par quelques
pièces. Ce sont deux de ces artistes dont
je voudrais inscrire maintenant les noms et
caractériser les tendances, au cours de ces
chroniques d'art. Il y a, certes, des ten-
dances communes marquées par toutes ces
images, de semblables manières de voir et
d'exprimer peuvent être constatées. Mais il
s'agit du caractère d'une race, et non d'une
renonciation d'individualité, de l'acceptation
d'une règle d'esthétique rigoureuse et mo-
notone. A la simple inspection de ces es-
— 120
tampes des murailles, de ces albums des vi-
trines, les différences profondes et accen-
tuées se révèlent.
Beaucoup peuvent être nommés qui sont
tous des artistes essentiellement japonais,
qui ne peuvent être nés qu'au Japon, qui
ont reçu des choses, de la lumière, des ha-
bitudes manuelles, la même éducation, mais
qui affirment en même temps des instincts
et des choix très opposés, impossibles à
confondre les uns avec les autres. Tels sont,
pour n'en citer que quelques-uns, Morono-
bou, Kiyonaga, Outamaro, Hokusaï, Hiros-
highé.
Une gravure d'Outamaro, par exemple,
s'affirmera parmi des centaines et des mil-
liers d'autres gravures japonaises. On la re-
connaîtra de loin à ses traits, à sa colora-
tion. Celui-là semble avoir été pris à la fois
de mélancolie et d'exaltation devant les
femmes de son pays, les courtes et menues
créatures que les voyageurs nous ont dé-
crites comme de vifs et gentils petits ani-
maux, et que nous avons pu voir depuis
121
circuler dans les galeries de nos exposi-
tions internationales. Outamaro à n'en pas
douter, a été affecté par cette petitesse. Il
devait être opiniâtrement convaincu que les
grandes lignes et les longues formes effilées
sont les indispensables conditions d'exis-
tence de l'art, car il a violemment passé
outre et inventé la femme qui n'existait pas.
De la naine qui bougeait devant lui il a fait
jaillir à profusion d'élancées créatures qui
restent immobiles en d'hiératiques postures,
qui semblent pâlir et s'évanouir dans la tor-
peur d'un rêve, qui marchent en une len-
teur rythmique au bord de lacs de rêverie
et de fleuves de paresse, dans le doux rayon-
nement des fêtes nocturnes.
Il a pris pour modèles de minces fillettes,
des mères de famille parvenues à la mûris-
sante saison, d'aristocratiques personnes en
promenade, des servantes d'auberge. Tou-
jours il a dégagé d'elles une sérénité, toujours
son pur dessin flexible a augmenté la grâce
et la sveltesse de leurs corps. Le plus sou-
vent, celles qu'il a suivies auxpremenades,
qu'il a isolées comme des idoles, ce sont les
— 122 —
courtisanes somptueuses, le buste capara-
çonné de brocards, les reins et les jambes
entourés de souples et collantes étoffes, de
robes enroulées qui donnent à la femme
une courbe de sabre ou de vague. Et de
même qu'il supprime les épaisseurs, qu'il
anoblit et endort les visages, qu'il affine les
mains et les gestes, de même il calme les
couleurs voyantes, les éclats de vêtements,
il se plaît aux noirs profonds, aux douces
blancheurs, aux nuances apaisées, aux roses,
aux lilas qui se perdent et s'effacent en
mourantes décolorations.
§ IV. — noKUSAï
30 mai 1890.
Il faut, après Outamaro, hiératique et so-
lennel, citer l'autre grand artiste qui est au
pôle opposé de l'art, Hokusaï, naturiste et
familier, épris des formes multiples de
l'existence.
Celui-là s'est intéressé à tout. C'est évi-
demment un des plus prodigieux parmi les
— 123 —
créateurs de formes et de mouvements. Il
est à souhaiter qu'on expose un jour en
entier son œuvre incomparable. On saura
alors, comme on ne l'a jamais su, ce que
peut être une existence vouée à la vision
des choses. Le dessinateur apparaîtra dans
sa hâte et sa joie de tout regarder et de tout
reproduire. On comprendra le spécial état
de fièvre dans lequel devait se trouver celui
qui écrivait à la lin de sa vie ces lignes
naïves et exaltées : « Depuis Tàge de six
ans, j'avais la manie de dessiner les formes
des objets. Vers Tàge de cinquante ans, j'ai
publié une infinité de dessins, m.ais je suis
mécontent de tout ce que j'ai produit avant
soixante-dix ans. C'est à l'âge de soixante-
treize ans que j'ai compris à peu près la
forme des oiseaux, des poissons... A l'àgc
de cent-dix ans, tout ce qui sortira de mon
pinceau, soit un point, soit une ligne, sera
vivant. »
Le programme a été accompli par Hoku-
saï, mort à Tàge de quatre-vingt-dix ans.
Né en 1 7(3o, il a dessiné jusqu'à son dernier
— I2.| —
jour, en i85o. Simplifiant toujours de plus
en plus, il en était arrivé, vraiment, par
l'inflexion d'une ligne, par la place donnée
à un point, à résumer la forme apparente
des êtres et des objets et leur structure in-
time. Il en exprimait à la fois Taspect de
surgissement et l'essence cachée. Il ne gar-
dait sur son papier que la forme envelop-
pante, ce qui s'impose aux regards lors
d'une furtive apparition et ce qui reste
dans le souvenir quand la vision a dis-
paru. Et en même temps, par on ne sait
quel sortilège d'indication, par une juste
mise en place du détail caractéristique, par
une fixation de nuance et de frisson qui est
la vie même, il donne Tidée du flux inté-
rieur, du ressort caché, de la force ner-
veuse. « Cet homme, dit Edmond de Con-
court dans la Maison d'iui artiste, a le
génie du dessin de premier jet, le talent
unique d'enfermer, dans une ligne tracée
en courant, la vie d'un mouvement humain
ou animal, la physionomie d'une chose
animée. »
Hokusaï a été un illustrateur de livres,
— 12) —
minces brochures et ouvrages en cinquante
volumes, il a publié des recueils destinés
à l'enseignement du dessin, à l'exercice des
métiers, il a signé des affiches, il a employé
son pinceau pour des motifs industriels, il
a été dilettante raffiné et artisan utilitaire.
C'est que dans le pays et au temps où il
vivait, l'art était instinctif et perpétuelle-
ment inclus dans la vie. Le Japon, comme
la Grèce, comme la France au moyen âge
et au dix-huitième siècle, aura eu son ex-
pansion et sa plénitude artistiques. Hokusaï
a été la suprême incarnation de cet état des
esprits et de ce désir esthétique. Mais il a
vite repris son rang d'exception, et il se
présente aujourd'hui pour prendre sa place
parmi les artistes volontaires et aristocra-
tiques. Une seule page de la Mangwa, cet
ouvrage en quatorze volumes que l'on peut
considérer comme ses Mémoires et son
Testament de dessinateur, une seule page
de cette Mangwa le révèle en possession du
don de voir et de dire sa vision, qui est
le don de quelques-uns seulement.
Le moindre de ses croquis peut figurer
— 126 —
dans les planches d'une histoire naturelle,
et c'est en même temps de l'art le plus
haut et le plus personnel. C'est un anato-
miste, un botaniste, un géologue. Par
quelques traits qui cherchent toujours la
brièveté, la simplicité, l'expression, il des-
sine des êtres A'ivants, des fleurs, des
pierres. Il modèle des corps minuscules
en une incomparable largeur de dessin.
C'est un observateur exquis des actes et
des sentiments, il n'est pas un copiste ba-
nal, il pénètre, il juge, il reste lui-même,
au point qu'il n'est pas un seul de ses ad-
mirables croquis pris dans l'au jour le jour
de l'existence, qui ne soit une révélation
de son àme singulière, faite de fine malice
et de haute poésie.
§ y. IIOKUSAÏ A LONDRES
Londres, 22 novembre 1890.
Au milieu de Londres, 148, New Bond
Street, une exposition de peintures, dessins
et gravures de Hokusaï est ouverte, grâce
— 127 —
aux collections de M. S. Bing, dans des lo-
caux et avec le concours de The fine art So-
ciL'ly's. Il ne s'agit plus ici, comme à Paris
au mois de mai dernier, dans les salles de
l'Ecole de Beaux-Arts, de montrer une suite
chronologique, un ensemble de gravures et
de dessins japonais, depuis les origines in-
fluencées par l'art chinois et les premières
productions de l'école classique, jusqu'aux
derniers dessins des derniers artistes. Le
seul Hokusaï occupe la salle d'exhibition, et
il pourrait en occuper bien d'autres. C'est
un choix dans son œuvre, c'est un assem-
blage de pièces diiTérentes choisies à toutes
les époques de sa vie, et dans tous les
genres où s'est exercée son extraordinaire
personnalité. Il faudra en venir à ces expo-
sitions partielles pour faire naître l'idée
exacte des œuvres individuelles, pour qu'on
aperçoive que l'art du Nippon, en dehors
des caractères généraux de la race, com-
porte de profondes différences et d'infinies
nuances, comme tous les autres arts. Toutes
les hautes œuvres sont nées de sensations
directes, profondément éprouvées devant la
— 128 —
nature et la vie sociale, toutes comportent
une vision caractéristique, une manière in-
dividuelle, une irrécusable signature.
Ces décisives expériences, où les artistes
japonais achèveront de se révéler, je ne se-
rais pas autrement surpris de les voir tenter
à Londres si le succès de l'exposition de
Hokusaï, très vif hier, jour de l'ouverture,
allait s'accentuant. Pourquoi, après le maî-
tre qui semble avoir clos, du sceau de son
génie, l'existence artistique du Japon, pour-
quoi ne pas montrer ses prédécesseurs et
ses contemporains : Korin, Moronobou ,
Motonobou, Kounyoshi, Massa^-oshi, Kiyo-
naga, Outamaro , Hiroshighé... et tant
d'autres? A Londres, il ne serait pas diffi-
cile de trouver des salles d'exposition et
une critique attentive. A Paris, on peut
croire, après l'exposition de la gravure ja-
ponaise à l'Ecole des Beaux-Arts, que les
visites ne manqueraient pas maintenant à
des expositions fragmentées, où l'on pour-
rait voir et étudier à son aise les œuvres
d'un seul artiste. AL Durand-Ruel, qui a
montré l'heureuse persistance que l'on
— 129 —
sait pour faire reconnaître l'art des im-
pressionnistes, devrait bien installer un peu
chez lui, dans une ou deux salles de la rue
Le Peletier, les dessinateurs de l'Extrême-
Orient.
En attendant, Hokusaï occupe les écri-
vains d'art, les peintres et les amateurs de
Londres. Sa gloire apparaît, comme un so-
leil tardif, à travers le brouillard, son rire
spirituel se fait finement entendre à travers
le bruit de bataille de la tumultueuse ville.
C'est un charme, en quittant la rue vio-
lente, houleuse de foule, où les cabs filent
et oscillent comme des bateaux secoués
par les lames, c'est un charme de trouver,
dans le tranquille abri, le petit peuple en-
fantin et narquois, souriant, subtil et puéril.
Les contemplatifs s'accoudent et réfléchis-
sent, pèchent à la ligne, fument leurs mi-
nuscules pipes, regardent la dorure du so-
leil sur le sommet d'une montagne. Les
promeneurs circulent, la tête cachée sous
les parasols, les artisans travaillent avec
des gestes de drôlerie et des grimaces de
— 130 —
bonne humeur. Les femmes passent, les
unes vivaces, trottant menu comme des
souris, les autres lentes et souples comme
des couleuvres. Partout, ce sont de tendres
images, des couleurs harmonieuses légère-
ment indiquées, des profonds paysages dont
les perspectives s'éloignent sous des ciels
roses, des vagues contournées et mous-
seuses, des levers de lune qu'un calme poète
regarde, assis au frais d'une terrasse, des
tombées de cascades bleues, des feuillages
d'automne, de rouges érables, d'échevelés
et somptueux chrysanthèmes... Au dehors,
dans Londres, les locomotives mugissent,
le mouvement de la rue s'accélère, la suie
tombe.
On n'est pas choqué, pourtant, en sor-
tant de ce refuge, par la différence de la
vie et de l'œuvre d'art, qui éclate parfois
si brusquement au sortir d'une exposition.
Certes, la représentation de l'existence au
Japon n'est pas en accord avec l'existeace
de Londres. Toutefois, il y a un tel accent
et une telle souplesse dans ces dessins de
Hokusaï, que l'unité s'établit, que la vie
— III —
semble reprendre et continuer au dehors.
On vient de voir des Japonaises, on voit
des Anglaises, et il semble que ce soient
les mêmes femmes en marche, les jambes
nerveusement projetées en avant, le souple
buste en arrière, la tète doucement penchée.
On peut, dès maintenant, après cette
nouvelle présentation d'œuvres, affirmer
que Hokusaï est un maître égal aux plus
grands de Grèce ou d'Italie, d'Espagne,
d'Allemagne ou des Flandres. Il y a ici une
série de dessins originaux , des portraits
d'une fine précision, des silhouettes d'une
grâce émouvante, des dessins qui ne crai-
gnent aucune confrontation, qu'on peut pla-
cer aux murs des musées et dans les car-
tons de chefs-d'œuvre, avec les feuilles des-
sinées ou gravées où se lisent les noms du
Vinci, de Holbein, de Rembrandt, de Goya.
§ VI. A PROPOS DE LA VENTE BURTY
19 mars 1891.
On a vendu la bibliothèque, les estam-
pes, les tableaux, aquarelles et dessins qui
— n2 —
)■
composaient la collection de Philippe
Burty. Ensuite, c'est la mise aux enchères
des peintures, des estampes japonaises,
des objets d'art japonais et chinois. C'est
à propos de ces dernières collections, où
s'était aflîrmé le goiît du critique d'art pour
l'esthétique de l'Extrême-Orient, qu'il im-
porte de faire une remarque et d'exprimer
un regret. Il suflit de feuilleter les deux
catalogues dressés par MM. S. Bing et
Ernest Leroux pour reconnaître l'impor-
tance des séries dispersées. Il y a là, sur-
tout, dans cette collection Burty, établie
par l'effort de toute une vie, contrôlée par
un goût difficile, une histoire résumée des
manifestations artistiques du peuple du Nip-
pon, pendant plusieurs siècles. Les ama-
teurs n'ont donc pas fait défaut. Un seul
acquéreur n'apparaît pas : aucun représen-
tant des musées nationaux n'a acquis une
de ces œuvres précieuses qui appartiennent
à l'art universel.
Si le budget des beaux-arts n'existe pas
lorsqu'il se présente une occasion de ce
— 133 —
genre, on ne voit pas trop bien à quoi il
peut servir. Si les fonds dont on peut dis-
poser sont insuffisants pour acquérir de
magnifiques dessins qui sont adjugés pour
quelques centaines de francs, de merveil-
leuses estampes qui trouvent acheteurs à
cinquante francs et même moins, il faut le
dire et expliquer une bonne fois comment
sont employés les subsides votés par la
Chambre... Mais, d'ailleurs, nous le con-
naissons trop, cet emploi de fonds, et il n'y
a, pour le connaître, qu'à visiter le stupé-
fiant musée du Luxembourg, qu'à par-
courir les listes d'achats annuels du Salon.
Où s'en va toute cette peinture, où s'en va
toute cette sculpture, qu'on emporte par
cargaisons, aussitôt le Palais de l'Industrie
fermé.'' Vers quels mornes musées de pré-
fectures dirige-t-on ces toiles prises dans le
tas, celles-ci ou celles-là, qu'importe! sous
quelles voûtes d'églises accroche-t-on les
tristes peintures à l'eau bénite qui propa-
gent la religion en faveur dans les bou-
tiques du quartier Saint-Sulpice, au milieu
de quels squares lamentables érige-t-on les
8
— 174 —
guerriers, les nymphes, les allégories en
marbre et en bronze, qui méritaient à peine
le zinc et la mie de pain !
Pour encourager cet art-là, pour l'ins-
taller sur les places publiques et dans les
musées, on trouve de l'argent, on en trouve
même beaucoup, et il n'y a personne pour
surveiller et pour dénoncer ces pratiques,
et pas un fonctionnaire des beaux-arts n'a
un sursaut devant ces besognes ! On sub-
ventionne n'importe qui, on fait droit à
des centaines de demandes, et de grands
artistes ont attendu pendant vingt ans, pen-
dant trente ans, pendant toute leur vie, que
justice leur soit rendue. Que dis-Je! ils ont
attendu un peu d'équité, un peu d'impar-
tialité, une heure de repos et de sérénité.
On encombre les cathédrales, les hôtels
de ville, les théâtres, tous les édiiîces pu-
blics, de peinturlures quelconques, exé-
cutées au mètre carré, et on ne peut pas
acquérir la vraie œuvre d'art qui apparaît
dans une vente et qui est immédiatement
ravie par un amateur, ou par le représen-
tant d'un musée étranger!
Pour s'en tenir à cette vente de Burty,
après les rares estampes de Korin, d'Ou-
tamaro, de Massavoshi, de Hiroshi^hé, elle
a mis en vue une admirable collection de
Hokusaï, qui est un des grands artistes
de tous les temps et de toutes les natio-
nalités, des kakémonos, des peintures ori-
ginales, parmi lesquelles l'extraordinaire
poisson de Mori Sosen. Et ni le Louvre ni
la Bibliothèque nationale ne se présentent!
Les laques, les objets en bois sculpté, en
ivoire, en bronze, en argent, les armes, les
gardes de sabres, sont offerts aux curiosités
et aux convoitises, — il y a des pièces uni-
ques parmi ces dix-huit cents objets, — et
on ne profite pas d'une telle circonstance
pour ouvrir une salle, pour installer au
Louvre l'art prodigieux, si fort et si délicat,
de la Chine et du Japon ^ !
' Depuis, cette installation a eu lieu grâce à MM. Cle-
menceau et Bourgeois. L'art japonais, représente par
deux belles statues de bois, est désormais au Louvre
ailleurs qu'au musée de marine.
— 136 —
XIII
SALON DE 1890
AUX CHAMPS-ELYSÉES à au CHAMP -DE-MARS
§ I. PRECHER VERNISSAGE
Les fêtes se multiplient. Deux vernissages
au lieu d'un. Les plus exigeants devront se
déclarer satisfaits. S'il pleut aujourd'hui, si
les victuailles manquent aux restaurants, si
les voisins de tables sont déplaisants, ce
sera une revanche à prendre dans quinze
jours, au Champ de Mars. Et même, si l'on
pense tout à coup que l'on a été convoqué
sous un prétexte d'art, si l'on s'avise de re-
garder aux murailles, et si les œuvres mon-
trées au Palais de l'Industrie apparaissent
médiocres, on gardera l'espoir d'aubaines
meilleures dans le Pavillon des Beaux-Arts
— riî7 —
laissé vacant par la disparition de l'Exposi-
tion du Centenaire.
On s'est beaucoup préoccupé dans les
milieux élégants et intellectuels de savoir
si la disparition d'un certain nombre de
peintres, dont quelques-uns sont à la mode,
amènerait un changement dans les disposi-
tions d'esprit du public, si les visiteurs ha-
bituels déserteraient en masse l'ancien local
pour le nouveau. On peut dès à présent se
rassurer. Les habitudes ne se changent pas
ici en un jour. Les journalistes que la du-
reté des temps force à écrire des comptes
rendus de Salons, et qui ont été machinale-
ment retirer leurs cartes, ont pu voir par
l'aftluence des quémandeurs et des quéman-
deuses que l'annuelle solennité n^avait rien
perdu de son prestige. L'empressement est
le même, le désir de voir et de se faire voir
est aussi exalté.
C'est un prétexte à sortie, à toilettes clai-
res, à bouquets, à gaîté de vin de Champa-
gne, et c'est là l'important pour l'aimable
assistance. Réellement, cette journée du
3o avril est un rendez-vous parisien où
8.
- ns -
l'on ne se préoccupe que très peu de vernis
et presque pas de peinture. Pour les gale-
ries où sont les dessins, pastels, miniatures,
et pour la nef peuplée de sculptures, ce sont
es fumoirs de l'établissement. Une telle
/ndifférence a sans doute sa raison d'être, et
si elle est peu flatteuse pour les sociétaires,
du moins elle leur assure une clientèle fidèle.
Longtemps encore, quand même tous les
hommes de génie exposeraient au Champ
de Mars, quand il ne resterait que les mé-
diocres aux Champs-Elysées, par un ata-
visme invincible, semblable à celui qui con-
duit les Parisiens sur le boulevard, les jours
de carnaval, aux heures où passait autrefois
le bœuf gras, — longtemps encore, on des-
cendra de voiture devant le tourniquet établi
à la porte du Palais de l'Industrie en i855.
Mais il s'agit là, dira-t-on, d'un public
spécial qui n'a rien de commun avec la
foule des jours suivants. Peut-être le public
payant des matinées et des après-midi ordi-
naires, n'aura-t-il pas les mêmes raisons
d'envahir la maison, peut-être hésitera-t-il
entre les deux établissements ennemis. C'est
— i'39 —
peu probable. Il ira une fois au Champ de
Mars, qui est loin, qui exige une locomotion
bien combinée, où le chemin de fer, l'om-
nibus avec correspondance, le bateau mou-
che ou hirondelle, et le terrible fiacre, jouent
des rôles appréciables. Et puis, pour le pu-
blic de tous les jours, les Champs-Elysées
et les restaurants constituent aussi des
attractions. On déjeune au buffet, et à la
sortie on s'asseoit sur les chaises de la pro-
menade, on fait le tour du l'ond-point, on
monte jusqu'à l'Arc de Triomphe. Ce n'est
pas rien.
De plus, un travail consciencieux se ré-
vèle chez les visiteurs dès le lendemain
du vernissage. Le tableau à sujet est re-
cherché avec fièvre, avec âpreté. La moin-
dre scène de genre est scrutée comme un
rébus, les effets de drame et de vaudeville
sont subis par les groupes compacts qui
s'amusent réellement comme au théâtre.
Or, le tableau à sujet n'est pas près de
manquer au Palais des Champs-Elysées.
JNlème, les émigrants du Champ de Mars
feront bien d'en avoir quelques-uns, et de
— 140 —
ne pas trop faire répandre le bruit qu'eux
seuls monopolisent l'art pur. Toute l'ingé-
niosité des organisateurs n'y ferait rien, les
salles resteraient désertes.
Pour la critique, elle ne peut pas non
plus être hostile à la dislocation de la So-
ciété des artistes français. Au fond, pour
elle, si vraiment elle cherche les manifes-
tations d'art, les affirmations individuelles,
il n'y aura qu'un Salon, elle ne se préoccu-
pera pas de remarquer à quels panneaux
seront accrochées les toiles. Pour le reste,
discussions entre M. Meissonier et M. Bou-
guereau, réunions bruyantes, discussions
de statuts, réclamations de médaillés et de
hors concours, c'est le fait-divers artistique
aussitôt oublié que publié. Montrez-nous
des œuvres.
§ II. LA CONVENTION DE LA PEINTURE
Ce qui est tout d'abord indiqué, c'est
un jugement sur le changement causé par
le départ des émigrants du Champ de Mars.
— 141 —
La vérité, c'est qu'il s'agit surtout d'une
déialcation de quelques œuvres indivi-
duelles. Pour l'ensemble , il est à peu
près ce qu'il était l'année dernière, et ce
qu'il était Tannée précédente, et ce qu'il a
été pendant une période de dix ans. C'est
un Salon clair et moderniste, pourront dire
encore les critiques qui passent volontiers
sur la faiblesse des œuvres pour louer la
cohésion et le progrès, la tendance à l'ob-
servation et la préoccupation du plein air.
Rien n'est plus vrai, et à ce point de vue,
si les personnalités sont négligeables, cet
amas de toiles vaut les amas antérieurs. A
n"\^ pas regarder de trop près, si Ton se
satisfaisait des courants d'idées et du goût
d'imitation, si l'on estimait l'influence
comme chose importante entre toutes, on
pourrait passer outre au départ de Puvis de
Chavannes, par exemple. Les pastiches de
sa manière foisonnent. Des grandes toiles,
ces pastiches sont descendus aux tableaux
de chevalet. Gazin est également très admis
et beaucoup veulent s'approprier Carrière.
Les reflets de feux et les projections de
— 142 —
lampes de Besnard luisent çà et là dans
diverses salles. PourManet, il A^a sans doute
se partager entre les Champs-Elysées et le
Champ de Mars. C'est lui surtout que l'on
fusille, mais dont on fouille les poches, pour
citer le mot où Degas a résumé l'histoire
du groupe à la fois si raillé et si influent.
J'avoue, pour mon compte, que toutes
ces enrégimentations ne me touchent guère
et qu'il me suffit qu'il existe un seul Manet
et un seul Puvis. D'abord, il ne peut pas
en exister deux. Quelque perfection qui soit
apportée par le pasticheur, il y aura tou-
jours un endroit au moins de son œuvre
par lequel il se trahira pasticheur. S'il a
conscience des travaux qu'il exécute d'après
les autres, c'est un habile. S'il est incon-
scient, c'est un sincère élève, un suiveur
pénible. Dans les deux cas, il est en sous-
ordre. C'est que l'on confond trop l'éduca-
tion des arts du dessin et l'exécution même
de l'œuvre d'art. Le courant national, ou
le courant d'école, que certains réclament,
c'est par l'éducation qu'il peut être créé,
c'est en apprenant à voir et à dessiner à
— 143 —
l'enfant en même temps qu'on lui apprend
à lire. Aujourd'hui, avec la nécessité de
science et d'exactitude où nous sommes, il
n'y a que cette chance de faire naître un
art français de ce temps comme il y a eu,
pour d'autres raisons, un art grec, un art
du moyen âge, un art du xvni" siècle, un
art japonais.
S'il y a impossibilité dans ce sens, ou si
l'utilité de tels groupements n'était pas dé-
montrée, restons individuels et hâtons la
venue de la complète anarchie artistique.
Les Salons n'auront pas été étrangers à
l'établissement de ce terrible régime nou-
veau d'une liberté sans limite et sans con-
trôle, qui plaît à l'orgueil de l'homme
d'aujourd'hui. Cette liberté, c'est un océan
mouvementé et dangereux, où les gros
temps sont fréquents, où la vague est traî-
tresse et assaillante. Il faut qu'un bateau
soit bon marcheur et fin voilier pour résis-
ter au vent du large et à la mer démontée.
Ceux qui survivent s'en vont allègrement
dans la lumière, balancés au rythme des
flots, avec l'espoir d'aborder un jour dans
— M4 —
des havres sûrs. Mais combien de carcasses
insuffisantes, d'épaves méconnaissables s'en
vont joncher les lointains rivages de l'oubli?
Le nombre de ces débris est infini, les cata-
logues annuels semblent des livres où s'in-
scrivent régulièrement les désastres, où les
départs sont toujours marqués et rarement
les arrivées.
Le chapitre des imitations, recommence-
ments, plagiats, pastiches, comporte une
bifurcation. On s'aperçoit parfois que ceux
qui ont commencé par imiter les autres
Unissent par s'imiter eux-mêmes. Ils ont
découvert un lilon, ils ont acquis un cer-
tain tour de main, le succès, un succès de
récompenses de jury et d'attroupement de
public, leur est venu pour une trouvaille
d'expression, pour la mise en scène d'une
anecdote. Et voilà que pendant toute leur
vie, tous les ans, ils montrent sans se
lasser cet arrangement colorié pour lequel
ils ont été brevetés.
C'est la dominante des Salons, c'est ce
qui a fini par les rendre insupportables à
— i4) -
nombre de gens. Qu'on ne se figure pas, en
effet, que tout Paris se rue, comme le Tout-
Paris, à la fête du vernissage et continue,
pendant deux mois, à fréquenter les galeries
et la nef, à pointer les numéros du livret
jusqu'à complet épuisement du stock ex-
posé. Il n'en est pas ainsi. De nombreux
curieux des choses de Tintelligence fuient
ces exhibitions, se refusent à voir une inté-
ressante manifestation d'humanité dans cette
monotonie, et, même, en ont conçu quelque
aversion pour la peinture. Cette année en-
core, si quelques exceptions vont contre
leur colère ou leur dédain, trop de preuves
sont à l'appui de leur opinion tour à tour
malveillante et indifférente.
Prenez au hasard parmi les exemples
qui abondent. Le premier qui vient sous
nos yeux est typique. C'est l'exemple de
M. Vibert. M. Vibert est célèbre pour ses
cardinaux. Il s'est risqué un jour à dresser
l'apothéose de AI. Thiers, mais il est vite
revenu à ses sujets habituels, aux rouges
dignitaires qu'il présente à l'aquarelle ou à
l'huile avec des intentions malicieuses. Il
les recherche goutteux, gourmands ou égril-
lards. On peut dire qu'il n'est guère de
cadre de lui qui n'en contienne un, quelque-
fois deux. Or, cette année, M. Yibert a en-
trepris de souligner de ses ironies coutu-
mières une scène du Malade unai^-mairc. Il
n'a pas voulu renoncer pour cela au succès
périodique, et il a inventé de vêtir Argan
de la robe et de la pourpre cardinalices. Si
le peintre avait seulement jeté les yeux sur
les indications de costumes des person-
nages de la comédie de Molière, il aurait lu
ceci :
« Argan, malade imaginaire. 11 est vêtu
en malade. De gros bas, des mules, un
haut-de-chausse étroit, une camisole rouge
avec quelque galon ou dentelle, un mou-
choir de cou à vieux passements, négligem-
ment attaché; un bonnet de nuit avec la
coiffe à dentelle. »
Comparez.
Si ce Malade imaginaire de M. Vibert a
d'abord été choisi, ce n'est pas pour la va-
leur de l'œuvre, on s'en doute, mais à cause
de cette typique opération de l'esprit du
— 1-17 —
peintre qui est bien visible et bien singu-
lière. Des observations du môme genre
peuvent être faites à chaque pas.
JNI. Gérôme a pris Thabitude de durs
paysages dans lesquels il fait surgir des
personnages ou des animaux plus durs en-
core. Cette année, ce sont des antilopes
poursuivies par un lion empaillé. On cher-
che, et l'on aperçoit au loin ces antilopes
qui courent. Elles peuvent fuir en flânant,
revenir sur leurs pas, bondir légèrement sur
leurs pattes frêles en jouant et tournant
autour du roi des animaux. Le roi des
animaux a été la victime du pinceau de
M. Gérôme. Il lui a été jeté un sort : il est
pétrifié pour toujours.
JNl. Jean-Paul Laurens a cru représenter
les sept Troubadours et la fondation des
Jeux floraux. Il a, une fois de plus, cos-
tumé des piètres figurants, aptes à jouer des
inquisiteurs et des hommes d'armes à Mont-
parnasse ou à faire les flots dans les féeries,
au Chàtelet. Et M. Jean-Paul Laurens a
pourtant dessiné des pages compréhensives
— l^H —
parmi ses dessins pour les Rc'cils des temps
mérovingiens^ d'Augustin Thierry.
M. Julien le Blant s'attarde parmi les
Vendéens, qui font, eux aussi, penser d'une
façon invincible à du théâtre de mélodrame.
C'est décidément le mélo qui est le grand
pervertisseur des peintres d'histoire. Et
aussi des peintres de modernité comme
jNI. Pelez. Pauvre enfant! c'est le titre de
son tableau^, qui fait songer aux petits ac-
teurs-prodiges de huit à dix ans.
Des toiles de M. Jules Breton, c'est au
contraire une influence de romance qui se
dégage. Influence très visible dans la Lavan-
dière, que nous vîmes déjà en glaneuse, en
moissonneuse, en promeneuse des champs,
en révasseuse de crépuscule, et dans les
Dernières Jleiirs, des chrysanthèmes sous la
neige, ce qui était un joli et subtil tableau
à faire.
M. Benjamin Constant a fait voisiner
chez Eugène Carrière son Beethoven de la
Sonate au clair de lune. Mais il se retrouve
lui-même avec Victrix : une femme nue, de
physionomie coquette, couchée sur le dos,
— i.i9 —
et qui saisit un sabre. Si c'est pour tuer le
papillon qui voltige au-dessus de sa tête,
l'effort est peut-être excessif.
De M. Lobrichon, des enfants.
De M. Luminais, des Gaulois.
De M. Schenck, des moutons surpris
par la neige.
De jNI. Desgoffe : Casque circassien, poire
à poudre orientale, agates et cristaux. Ici,
le travail aux résultats antipathiques a été
puéril et attentif. Une patience sans fin se
révèle dans ces clous et dans ces ciselures,
dans ces pierres précieuses qui toutes étin-
cellent également. L'habitude, après tout,
est encore plus grande que la patience. Il y
a des années et des années que M. Desgoffe
nettoie ainsi les cuivres et les cristaux
comme s'il s'agissait de boutons de sonnet-
tes et de boules d'escalier. Il y a des exis-
tences qui ont vraiment touché le fond de
l'ennui.
jNI. Vollon, cette fois, n'a pas été très
prudent en envo^'ant ces meules en même
. temps que cette citrouille et ce chaudron.
11 fait apercevoir que le chaudron est mol-
— 1)0 —
lement peint, il fait naître des doutes sur
toute sa batterie de cuisine, car meules et
chaudron sont de la même pâte, et les meu-
les, épaisses, sans lumière, sont en crème,
en beurre, en moutarde, en tout ce que Ton
voudra de gras, avec une fonte et un cou-
lage probables.
Chez M. Bonnat, par contre, aucune mol-
lesse. Plus il va, plus les crins de ses brosses
se raidissent, plus les modelés des ph3^sio-
nomies qu'il attaque se bossèlent en zinc,
plus les vêtements se durcissent en stupé-
fiantes carapaces. M. le Président de la Ré-
publique et M'"^ la vicomtesse de C... sont
peints avec la même inflexibilité, ils ont les
cheveux du même noir, la chair du même
métal. Il n'y a de différences que pour les
fonds. La vicomtesse a été placée en avant
d'une fournaise, et c'est dans un milieu
glauque, devant un bureau sérieux^ qu'a
été installé M, Carnot.
jNl. Bouguereau... Mais c'est devenu trop
une mode que de s'attaquer à M. Bougue-
reau. M. iSleissonier lui-même s'en est mêlé.
L'abstention est donc possible.
- 151 —
Eji batterie, artillerie de la Garde, régi-
ment jnonte\ c'est le tableau de M. Détaille,
et c'est un fragment très réussi de pano-
rama. On pourrait continuer le sol sur le
plancher de la salle avec de la vraie terre,
et semer quelques vraies cartouches.
De M. Worms, un Récit du torero.
Et pour finir cette série, une figure de
M. Henner qui a été intitulée Mélancolie,
avec intention, il est permis de l'espérer. Si
cette figure familière, aux chairs fondantes,
à la chevelure rousse, aux lèvres rouges, est
un symbole, si elle est chargée d'exprimer
un jugement sur le défilé mystificateur de
ces dernières années, si elle constitue une
conclusion, enregistrons cette mélancolie
compréhensible, mais appréhendons de la
voir revenir en Madeleine, en Salomé ou en
Hérodiade, l'année prochaine.
Des objections de même ordre, avec des
nuances, pourraient être faites à beaucoup
d'autres triomphateurs, des anciens et des
nouveaux : à jM. Chaplin, dont telle figure
garde toutefois un charme de jeunesse,
— à M. Lucien Doucet, qui a caressé un
— 152 -
jour un portrait si alangui et si meurtri de
femme au retour du bal et qui paraît s'é-
prendre maintenant de la peluche et du
satin, — à M. Raphaël Collin, qui ne paraît
plus donner que des morceaux de ses grandes
toiles de verdure pâles et de chairs blondes
d'autrefois.
Les paysans, maraîchers, endimanchés,
vêtus de drap, tels que les peignent
MM. Buland, Brispot, d'autres encore,
lourds trompe l'œil, personnages photo-
graphiques, s'éloignent de l'art tout autant
que les fades figures, et le vrai vulgaire
s'en va rejoindre le faux distingué.
§ III. TOILES GRANDE LARGEUR
Il faut en venir à la grande peinture, aux
énormes décorations, aux œuvres qui pré-
tendent à installer du style aux plafonds et
sur les hautes murailles. On pourrait s'en
tenir aux toiles de M. de Munkacsy et de
M. Jules Lefebvre. Du premier, voici le
Plafond pour le niiisce de V Histoire de
— 1)3 —
l\jrt à T 'icjine ; allepçoric de la Renaissance
italienne. Ceux qui avaient conservé des
illusions sur l'artiste austro-hongrois après
la mise en scène de chez Sedelmeyer, et
qui ne les avaient pas encore perdues Tan
dernier, à TExposition universelle, seront
bien forcés de se rendre, cette fois, devant
cette composition désordonnée et hési-
tante, où tout se disloque et où tous les ar-
rangements de convention apparaissent.
Le pape, naturellement, regarde un projet,
des peintres et des sculpteurs célèbres dres-
sent leurs bustes au-dessus d"une balus-
trade. II y a dans l'air des rouleaux de
parchemin, des palettes et des trompettes.
Des Renommées volent à travers des co-
lonnades. Edifice en papier peint laborieu-
sement élevé. Plafond véritablement tout
indiqué pour un Palais du. Poncif.
L'autre grande toile est de M. Jules Le-
febvre. Il suffira peut-être d'en donner la
description telle qu'elle figure au catalo-
gue.
« Lady Godiva. C'était la femme de
Lœfric, comte de Coventry; timide comme
9-
— 154 —
un agneau, douce comme une colombe. Sa
chasteté était sans tache et sa pudeur scru-
puleuse. Un jour que les habitants de Coven-
try suppliaient le comte Lœfric de lever des
impôts accablants qui les plongeaient de-
puis longtemps dans la misère, elle inter-
céda pour eux. « De par Dieu, s'écria le dur
guerrier, je ne remettrai aucun des impôts
que vous ne vous alliez promener à cheval,
nue comme l'enfant qui vient de naître, d'un
bout à l'autre de la ville. » Il pensait ainsi
émettre une condition impossible. Lady
Godiva l'accepta : « Je ferai ce que vous
dites, répliqua-t-elle, s'il le faut pour sau-
ver ces pauvres gens. » Lœfric, très marri
de son imprudence, ordonna qu'au jour de
l'épreuve on ne mît pas le pied dans la rue,
qu'aucun œil ne s'y abaissât, mais que tous
restassent dedans, portes closes et fenêtres
barrées; et que quiconque hasarderait sur
sa femme un regard indiscret serait puni de
mort. »
Pour ne faire qu'une seule objection à
M. Jules Lefebvre, comment a-t-il pu con-
cevoir l'idée de donner cette attitude de
. — I^5 —
coupable tressaillante à la chaste Godiva ?
Par la seule réponse qu'elle fait à son mari,
elle se révèle absolument calme et candide,
et c'est en une attitude de douceur impas-
sible qu'elle aurait dii nous apparaître. Mais
qui ne voit que cela est bien indifférent,
qu'on n'a pas le temps de scruter les légen-
des, et que M. Jules Lefebvre s'est dévoué
pour exécuter une des attractions du Salon
compromis par quelques défections. De
même que dans le portrait de femme qu'il
expose dans une autre salle, il se montre
couturier expert, de même, ici, il s'aftirme
anecdotier susceptible d'attirer la curiosité,
s'il ne peut susciter une émotion. Il a su
être aimable et un peu inconvenant, juste
ce qu'il fallait pour plaire à la fois au pu-
blic du vendredi et à celui du dimanche.
11 a donné l'idée du déshabillé, mais il est
resté juste dans la mesure, et il sera récom-
pensé de ses efforts par un grand succès de
spectateurs et de reproductions photogra-
phiques. Le comte Lœfric a su faire ren-
trer les habitants de Coventry chez eux,
mais il n'avait pas prévu le peintre de 1890
— 156 -
et les visiteurs du Salon de peinture. Voilà
cette lady Godiva, blanche et molle comme
un godiveau, bien affichée.
M. Maignan a violé ou cru violer un au-
tre mystère, celui des profondeurs océani-
ques. 11 nous fait assister à la Naissance de
la perle, avec une profusion de pierres, de
poissons, de zoophytes, de crabes, d'algues.
C'est un peu gros de peinture, très peu
fluide et très peu mystérieux. Si le fond de
la mer est maçonné de cette manière, mieux
valait nous laisser nos illusions.
La Fleur dtn?ial, de M. Henri Martin, est
plus délicate et plus étrange. Elle est pres-
que peinte au pointillé, si mes yeux ne
m'abusent, dans une gamme de douce gri-
saille. L'attitude de cette svelte et bizarre
fille est osée, et les lignes sont jolies et
graciles. Mais elle tient à la main une vul-
gaire pensée des pelouses de nos jardins :
il devient décidément difficile d'inventer une
fleur du mal inédite.
M. Cormon n'a pas envoy de grande
toile, mais avec un portrait intelligemment
disposé de M"'^ B,.. il a encadré une esquisse
— I
)/ —
de la Bataille de Graves^ qui est peut-être
bien l'embryon d'une grande toile. Telle
qu'elle est, cette bataille de Graves peut
passer pour une revanche de la Salamine du
même peintre. C'est une mêlée, plus qu'une
bataille, une confusion de cris, de horions,
bouches qui crient, mains qui frappent.
Et encore, et toujours, de durs portrai-
tistes, des tableaux pour des régiments, des
gardes-françaises serrant la main à des offi-
ciers de la ligne, et des scènes exotiques en
quantité, ressouvenirs évidents de l'Orient
de l'Exposition, esplanade des Invalides,
Kampong javanais, rue du Caire.
§ IV. DEUX NOCTURNES DE WHISTLER
A travers les salles qui donnent la sensa-
tion d'avoir déjà été traversées, les yeux
levés sur des peintures identiques ont la joie
de se trouver brusquement en face des deux
tableaux de Whistler :
Nocturne en bleu et argent.
Nocturne en noir et or.
\
- 158 -
Celui-là est toujours lui-même et pour-
tant ne se répète pas à la façon des autres.
Chaque fois, on perçoit une sensation diffé-
rente, une étude attentive. Les vrais ar-
tistes, peintres ou littérateurs, parlent sans
cesse le langage qu'ils ont choisi et adopté,
mais ils l'emploient à dire des choses di-
A'erses, ils sont toujours en éveil et en
progrès. Les spectacles enclos en ces deux
cadres sont vraiment aussi opposés, aussi
antithétiques que les titres qui leur ont été
donnés.
Dans le premier, le Nocturne en bleu et
argent, une jetée s'avance au-dessus d'une
eau d'un bleu pâle. Des personnages vont
et viennent, ils sont d'un noir transparent,
leurs vêtements plus clairs sont des taches
livides. Ils bougent réellement, ils se sil-
houettent en ombres mouvantes. Sur l'eau,
des bateaux se profilent en coques et en
mâtures, striés de feux rouges, jaunes,
bleus, blancs. Une pluie d'étincelles espa-
cées tombe. Des collines, au fond, montent
devant le ciel. La nuit est claire, elle n'est
— l'O —
assombrie que par les fantômes de barques
et les étranges promeneurs de la jetée, si
impalpables et si actifs.
Le Nocturne en noir et or s'élabore au-
dessus des pelouses, autour de chevelures
d'arbres, au long d'un haut édifice. Des feux
courent au ras du gazon, tombent en pluie
lumineuse à travers les feuillages, dorent les
tours entr'aperçues, trouent l'obscurité. Des
voiles de deuil s'entre-croisent, de déchi-
rantes lueurs traversent l'espace, le sol
frissonne, devient phosphorescent, d'une
lueur A^erdàtre. C'est infiniment délicat et
tendre. Par un prodige de sensitivité et de
virtuosité, la nuit reste despotique et mys-
térieuse tout en étant clarifiée et pénétrée
de lumière.
Une de ces délicieuses et profondes vi-
sions est bien placée, aussi bien qu'elle peut
l'être dans la cohue des toiles. Des œuvres
de ce genre veulent être isolées, exigent d'être
contemplées à loisir dans des conditions
d'entours, d'éclairage, d'atmosphères, très
chosies et très particulières, ^lais on n'a pas
— i6o —
daigné faire au Nocturne en noir et or les
honneurs de la cimaise, et il faut s'acharner
pour trouver un angle de vision qui permette
d'apercevoir ce second chef-d'œuvre.
§ V. — FAXTIX-LATOUR. — KEXOIR.
En même temps qu'un pastel : Le Jui>'e-
ment de Paris, et trois lithographies : Hé-
lùjie, — L'immortalité, — La G/o/re, F antin-
Latour expose deux portraits de femmes,
le Portrait de iVi"" S. Y..., le portrait de
A/"'* L. G... La femme est coiffée pour une
soirée, vêtue d'une robe décolletée, étoffe
solide et somptueuse tramée de colorations
sourdes. La brosse du peintre a tissé le cos-
tume en souples traînées de vert et de sou-
fre, La poitrine, les bras nus, jaillissent en
chairs robustes et reposées. C'est l'apparat
moderne, le repos dans le plaisir, la chair
tranquille et sereine. La profondeur de sen-
timent, le jugement sur l'existence -sont
marqués au visage fier et réfléchi. La jeune
fille, en blanc verdàtre, en ornements d'un
— i6i —
rouge doucement rouillé, col montant, cha-
peau qui ombre le visage, a le charme de la
naïveté intelligente et de l'éveil pensif. La
bouche fermée et le regard direct sont en
délicieux accord. Fantin, une fois de plus,
s'aftîrme, en son autorité discrète, coloriste
caché, dessinateur d'une force assouplie,
peintre du caractère de la jeune fille et du
caractère de la femme.
Le tableau de Renoir est aussi mal placé
que possible. Il a fallu le découvrir, d'a-
bord dans le dénombrement du livret, puis
au haut de la muraille où il a été accro-
ché. Les jurés qui ont accepté la mission
de recevoir et de classer les envois, n'ont
pas pu se résigner à faire les honneurs
logiques de la cimaise à cette toile lumi-
neuse. Ils ne savaient pas, sans doute, que
l'artiste qui consentait à leur examen est
un des rares et des personnels de ce temps,
un des maîtres d'aujourd'hui et de demain,
et ils l'ont traité en débutant, en postulant
de mention honorable.
Cette réunion de fillettes : Portraits de
— l62 —
J\i""j\/..., est pourtant parmi les quelques
ceuvres exceptionnelles qui sont l'honneur
et le charme cie ce Salon presque désert.
L'aînée, assise devant le piano, laisse sa main
errante au clavier, et lève vers le vol d'une
fugitive mélodie un visage de rêverie in-
quiète. La seconde, les doigts frôlant les
cordes d'un violon, projette en avant son
jeune corps en une marche rythmique. La
plus petite, appu3^ée des deux mains au
piano, écoute les préludes, promet son at-
tention et son émotion enfantines au con
cert des deux sœurs, "fout le tableau est
en vives lueurs, en subtils reflets. Le meu-
ble, les fleurs rouges et jaunes, le cahier de
musique, les courtes robes blanches, la
longue robe blanche à pois bleus, la chair
des visages, des mains menues, des jambes
nues, les cheveux blonds et légers, les yeux
bleus d'un bleu de violettes, les pieds impa-
tients chaussés de hautes bottines, ou trans-
parents sous le bas de soie dans les souliers
plats découverts, tout est en harmonie de
lignes et de couleurs. C'est un poème inti-
me des mouvements instinctifs de l'enfance
- i63 -
et des commencements de joies intellec-
tuelles.
§ VI. LE BOTTIN DE LA PEINTURE
Des peintres intimistes, il en est beaucoup
par les étiquettes, il en est quelques-uns en
réalité. Ils ne révèlent pas pour cela la vie
intime dans un absolu de vérité et de beauté,
Celui qui sait exprimer par une toile la liai-
son entre son intellectualité et le monde
extérieur, quand cette intellectualité est
haute et puissante, ou fine et distinguée,
quand le monde extérieur a été vu dans la
grandeur des formes et dans l'harmonie
atmosphérique, celui-là a touché au but
suprême de l'art, il est un maître, et les
maîtres sont rares. Ils ne se rencontrent
pas à chaque instant dans les Salons an-
nuels. Il y en a eu et il y en a pourtant. J'ai
nommé Whistler, Fantin-Latour, Renoir.
C'est ici l'explication d'opinions et de si-
lences qui seront peut-être trouvés sévères
et hors de propos. En vérité, Je n'ai aucune
— 164 —
raison d'être dédaigneux, et la sévérité n'est
pas mon fait. Je ne suis qu'un passant, épris
d'art et se promenant dans des galeries ou-
vertes à tous. Je ne suis guidé dans mes
recherches que par le désir de découvrir
une œuvre individuelle, et malgré moi, en
regardant ce qui est exposé, et en essayant
de me formuler à moi-même une opinion,
une préoccupation parle plus haut que toutes
les autres : celle de savoir laquelle de ces
toiles restera, sera retenue par les vivants
qui viendront après nous, — pourra venir
prendre sa place dans un musée et y vivre
de la douce et rayonnante vie des chefs-
d'œuvre.
Certes, ce sont de mauvaises dispositions
d'esprit pour visiter ces salles remplies au
petit bonheur par le vote de quelques per-
sonnes fatiguées du défilé monotone, levant
machinalement leurs cannes et leurs para-
pluies, pensant obstinément aux noms qui
leur ont été recommandés. Mais qu'y faire?
Cette méthode que j'emploie en vaut bien
une autre. Je ne nie pas l'habileté et le
savoir-faire, je constate les pensées à fleur
— 105 -
de tète, ringéniosité, le faux esprit qui con-
çoit un tableau comme un mot de la (in, le
mot pour le mot, sans rien dessous, une
nouvelle à la main compliquée de calem-
bour. Je vois des imitations, des pistes sui-
vies, je vois beaucoup d'arrangements qui
n'ont aucun rapport avec l'art, qui ne com-
portent ni la science de la vie ni la belle ima-
gination passionnée. Je vois tout cela, et je
le dis avec infiniment de réserve. Je ne dé-
finis guère les tendances déplaisantes, les
instincts antiartistiques, les roublardises
sociales, que par les œuvres prétentieuses
et nulles de quelques arrivés. Ceux-là sont
des membres de l'Institut, des dirigeants
d'écoles, chamarrés de décorations, criblés
d'ordres étrangers, accablés de commandes,
— ce sont des chefs d'usines au fonctionne-
ment régulier, expédiant les produits par bal-
lots, couvrant le monde de leur toile peinte.
Leurs noms prononcés donnent immé-
diatement à l'esprit les idées de négoces
considérables, de commerces prospères, de
maisons solidement établies qui font vivre
tout un actif personnel.
— i66 —
Certains sont d'opulents boutiquiers te-
nant les objets de piété, les images mysti-
ques, les Vierges aux yeux baissés, les saints
auréolés, les Pères éternels à barbes blan-
ches, les adorations de mages, les Passions,
les Résurrections. Invinciblement ils font
songer aux devantures du quartier Saint-
Sulpice, où se déroulent les chromolitho-
graphies, où reluisent les ostensoirs.
D'autres sont des fournisseurs de mai-
ries, d'hospices, d'écoles.
D'autres sont des tailleurs, ils coupent à
plein drap, ils chiffonnent l'étoffe, ils la
plient, la cassent, la font miroiter, l'agré-
mentent de dentelles, de passementeries, ils
surgissent autour des personnages de leurs
tableaux, un mètre à la main, un crayon
à l'oreille, prenant des mesures, faisant va-
loir l'elbeuf, le tout laine, le revers de soie,
parlant de la dernière mode, exhibant des
gravures, faisant tourner l'employée-man-
nequin devant la cliente mondaine.
D'autres encore sont des restaurateurs,
et d'autres des épiciers. Ils installent des
tables, mettent des bouteilles de vin dans
— 107 —
des seaux de glace, ordonnent un dessert,
biscuits, poires, raisins secs, pruneaux,
couvrent le puant camembert d'une cloche.
Et des légions de notables commerçants
accourent, réclamant leur place au Bottin
de la peinture :
des fournisseurs d'équipements mili-
taires,
des menuisiers,
des tapissiers,
des fleuristes,
des surveillants des halles et marchés,
des marchands de chevaux,
des coupeurs de chats,
des bonnes d'enfants.
Quelques-uns de ces grands magasins,
de ces vastes entrepôts, de ces entreprises
d'exportations, auront été signalés dans ces
pages modérées. Il faut bien s'en prendre
aux responsables et aux heureux. Pour la
cohue qui les suit, il sied de la respecter en
bloc, de lui conserver un clair-obscur d'ano-
nymat. Sans doute il en est, parmi cette
foule, qui n'ont pris la peinture que comme
un moyen de parvenir et qui font anti-
— i6S —
chambre, non pour la gloire, mais pour le
succès. Mais le nombre est grand aussi
de ceux qui croient à leur vocation, et il
serait bien inutile, et peut-être bien cruel,
de chercher à les désillusionner. Tous
peuvent être laissés en repos. La vie est
dure à vivre, une tiède aisance est difficile
à gagner. Peu nous importe que les paque-
bots emportent tous ces cadres, que tous
les salons bourgeois recueillent ces tableaux
à sujets. Il faut reconnaître le droit à l'exis-
tence de tout le monde, même des élèves-
femmes de chez Julian, qui ont excité
tant d'irascibles. Le malheur, c'est que les
médiocres empêchent les gens de talent de
gagner leur vie et la vie des leurs. Le champ
de bataille est obstrué, la lutte devient de
plus en plus âpre et confuse. Ceux qui ont
quelque chose à dire s'usent dans une opi-
niâtre production méconnue, ou se perdent
dans le rêve. Les autres, ceux qui exécutent
mécaniquement, donnent tous leurs efforts
au placement de leurs marchandises parées
pour le client. C'est la marche du monde.
Mais j'ai parlé de peintres intimistes, il
- iCc) -
faut en indiquer quelques-uns. D'abord,
pour aller à un nouveau, JM, Charles Mau-
rin. Non dans le portrait d'homme qui est
durement découpé, sans compensation d'ex-
pression. Mais dans le portrait de femme,
une femme qui va sortir de chez elle, qui
boutonne ses gants, et auprès de laquelle
une bonne s'empresse. Aucune dureté, seu-
lement de la précision et de la douceur, un
rayonnement de lumière dans les yeux
d'un gris vert au regard direct, une tiède
délicatesse dans la main gantée et dans la
main nue. M. Charles Maurin sait les plans
d'un visage, l'habituelle légère moue d'une
bouche, le lisse d'une chevelure, le fin ré-
seau de veines des tempes, et il sait enve-
lopper ses silhouettes exactes d'une claire,
froide et lo3^ale atmosphère qui rendra re-
connaissables ses toiles artistes et véridi-
ques.
Ensuite :
De M. Amand Gautier : La première le-
çon, un groupe sans affectation de pose,
sans souci de théâtre, deux femmes bien
enfermées chez elles.
— 170 —
De M. Mettling : une Tète dliommCy
vivante dans la pénombre. Le regret à ex-
primer, c'est que ce buste ait été costumé
en chef de reîtres. Le peintre devait donner
l'idée, sans buffle et sans hausse-col de fer-
blanc, que ce moderne pouvait avoir une
âme de chercheur d'aventures, de guer-
ro3'ant de hasard, déterminé et grave.
Et ces titres de tableaux pris en notes :
La Lampe y de M. Dillon.
Portrait de M""' A..., de M. E.-R. Mé-
nard.
Portrait Je ^f..., de M. Rachou.
Dessert et ALx pèche, de M. Fouace, des
oranges, des raisins, des prunes, des cre-
vettes, des coquilles de Saint-Jacques, d'un
travail qui exprime surtout le gras, le
mouillé, le mûri des choses.
LWbsejite, de j\L Ewen, est fantasma-
gorique d'une façon puérile. L'ombre de
la grand-mère et la chaise jouent un ca-
che-cache pour intriguer et amuser le pu-
blic. Mais les vivants sont peints avec une
parfaite dextérité sentimentale. Cette dexté-
rité est d'ailleurs frappante chez nombre
— lyi -
d'étrangers. Ils sont adroits à enfermer une
atmosphère brillante dans les chambres
closes, ils savent faire reluire le parquet,
étinceler la lampe de cuivre, filtrer une lu-
mière couleur d'eau à travers les vitres ver-
dàtres à fonds de bouteilles, égayer un re-
bord de fenêtre du rouge fleurissement des
géraniums. Quelques marques ont été faites
sur le livret à ce propos :
Des Baigneurs, de M. Bunny, qui est
Australien.
L.T Soupe^ des éreintés de travail qui
mangent en affamés dans une chambre aux
meubles peints, de ]M. Wentzel, qui est
Norwégien.
La Jeune JiHo aux ffc'raniums, de M. Wal-
ter Gay, qui est de Boston.
Le Fortran de M'^' F..., du violet, du
blond, des ténèbres, de M. Guthrie, qui est
d'Ecosse.
La Promenade dans le parc et r Attente^
une robe noire, une robe blanche, des pa)'-
sages qui s'évaporent, de M. W. Lee, qui
est d'origine anglaise.
La Classe manuelle et La Partie de
— 172 —
cartes, de M. Richard Hall, qui est Fin-
landais.
Un très expressif portrait d'homme, de
M. Bendheim, qui est Berlinois.
Le Soir en février, de M. CauUvine, né
en Suède.
Rustic Grâces, de M. Christie, second
Ecossais.
Les Sœurs, un tout petit tableau, où deux
vieilles chuchotent, de M. Kooreman, né à
Leyde.
§ VII. DEUXIÈME VERNISSAGE
Le décor extérieur de ce deuxième ver-
nissage ne vaut pas, à beaucoup près, l'ar-
rangement de verdures et la douceur de
promenade des Champs-Elysées. Les car-
casses restées debout de la fête de l'Exposi-
tion sont suffisamment mélancoliques. En
revanche, l'intérieur est fort bien aménagé,
et la lumière est de meilleure qualité qu'au
Palais de l'Industrie. Les galeries du res-
taurant Sapin n'ont pas l'accueil aussi aima-
— 17) —
ble que les jardins fleuris de Ledoyen, mai-
il est bien probable que la cuisine est h
même et que les saumons seront noyés dans
une identique sauce verte. Les conditions
de succès se contre-balancent donc, et le
public parisien, avide de premières repré-
sentations, se réjouira des deux vernis-
sages.
Tout de môme, deux Salons, cette année,
après la peinture et la sculpture interna-
tionales de l'année dernière, après les kilo-
mètres de cadres et de socles que la critique
a dû mesurer, cuber, inventorier, deux Sa-
lons, c'est peut-être beaucoup, et l'on a pu
voir errer tous ces jours-ci des journalistes
aux visages consternés, on a pu entendre
des lamentations d'esthéticiens sur les dents.
De janvier à juin, en effet, la peinture ne
désarme pas. Partout où il y a une appa-
rence de cimaise, le tableau, le pastel et
l'aquarelle s'installent. Partout où il y a un
couloir qui peut jouer la galerie, un tour-
niquet fonctionne, un catalogue se débite,
des dames s'asseoient en rond, des mes-
sieurs prennent des notes. Il paraît que
— 174 —
cette prise de possession de la ville par
Tarmée des peintres n'était pas encore assez
complète. Les gros bataillons qui campaient
aux Champs-Elysées se trouvaient à l'étroit
dans les chambrées du Palais de l'Industrie.
Serrer les rangs devenait difficile, le coude-
à-coude était irritant. Les locaux du Champ-
de-Mars, vides depuis le mois de novembre,
pouvaient être emportés par une expédition
hardie sur la rive gauche. Quelques-uns se
sont décidés à tenter l'aventure.
Il y a eu de fortes discussions à ce pro-
pos. Pendant quelques semaines, le monde
artiste a tenu des réunions, prononcé des
discours, polémiqué, élaboré des règle-
ments. Le prétexte avait été la ratification
des récompenses jetées comme des dragées
de baptême aux exposants de la fête du
Centenaire de 89. Décidément, les hors-
concours devenaient une puUulation irré-
frénable, le flot de l'huile montait comme
une marée d'équinoxe.
C'est alors que les graves déclarations
patriotiques furent émises, que l'action ci-
vilisatrice et le renom de politesse de la
— ^75 —
France furent invoqués en phrases émues
et solennelles. Les prétentions et les inté-
rêts se mirent à l'abri derrière l'agaçant
chauvinisme, plus hors de propos que
jamais. La transaction se fit de plus en plus
difficile. Des paroles aigres, prononcées de
part et d'autre, révélèrent de puérils des-
sous d'élections, des fonctionnements de
jurys favorisant indistinctement les maîtres
et les élèves, les artistes et les amateurs.
La réception en masse de tout le personnel
féminin des ateliers établis çà et là en suc-
cursales de l'Institut et en arrière-boutiques
du Salon avait surtout le privilège d'exciter
l'irascibilité des dissidents. Ce travail d'ou-
vroirs leur était antipathique, ils se refu-
saient, pour leur compte, à favoriser l'ex-
tinction du paupérisme féminin, ils ren-
voyaient tout ce personnel en perpétuelle
augmentation aux ateliers de modes et de
couture, aux imprimeries, chez les fleuris-
tes, partout où les petites mains sont de-
mandées, et où les fillettes de Paris tra-
vaillent en grands tabliers et se nourrissent
de déjeuners de crudités et de vinaigre.
- 176 -
Que les séparatistes aient eu raison ou
non, que les querelles latentes aient été
poussées jusqu'à l'exaspération par les con-
flits des personnalités de MM. Bouguereau
et Meissonier, l'un représentant la Reli-
gion et l'autre la Grande Armée, ce n'est
pas, après tout, une de ces questions qui
doivent troubler un peuple et alarmer les
consciences.
Il n'est pas nécessaire de prendre parti
dans cette bataille, de se faire le champion
d'un camp, il y aurait injustice à procla-
mer excellent ou détestable ce qui est ici ou
ce qui est là, à affirmer au public que la
meilleure peinture reluit aux Champs-
Elysées ou au pied de la tour Eiffel. Il n'y
a qu'à entrer dans les magasins concur-
rents, qu'à examiner les produits mis en
montre, qu'à constater le chef-d'œuvre, s'il
se présente.
Aux Champs-Elysées, il y a Whistler^
Renoir, Fantin-Latour.
Ici, au Champ-de-Mars, l'œuvre de Puvis
de Chavannes, toute de sérénité et de lu-
— 'Il —
mière, conquiert radmiration et donne
l'idée de la survie. Inter Arles et Natu-
}'jj?i, c'est le titre de ce panneau destiné à
l'escalier du musée de Rouen.
Et aussi, Eugène Carrière, en six toiles
qui sont des visions de réalité émouvante
et d'intelligence supérieure, exprime ses
sensations d'existence et ses vouloirs d'ar-
tiste. Le Sommeil, surtout, restera comme
une des plus belles conceptions et des plus
magnifiques réalisations de l'artiste.
De telles pages sont forcément isolées
dans une exposition de ce genre qui est tou-
jours un carrefour d'art. Il reste, après les
avoir vues et revues, à faire des constata-
tions de talent, d'habileté, à reconnaître des
bons vouloirs et des scrupules dans des por-
traits et dans des paysages.
L'imitation, d'ailleurs, règne ici comme
aux Champs-Elysées. Le même panneau,
où sont espacées quatre ou cinq toiles du
même peintre, montre les spécimens les
plus divers, les preuves les plus concluantes
de la faculté d'assimilation. Dans un côte-à-
côte fraternel, c'est le paysage à la Cazin,
- 178 -
un effet de Besnard, un portrait genre Bon-
nat ou Carolus Duran, une réduction de
Puvis de Chavannes, une scène inspirée par
les peintres des pa3's du Nord. Cette fabri-
cation est véritablement stupéfiante. La
fausse mondanité continue aussi à envahir
les cervelles. Les envois de MM. Duez, Bé-
raud, et de tant d'autres, parmi lesquels
AL Sargent surtout s'affiche, sont fort ren-
seignants à ce sujet. L'art se retrouve dans les
envois nombreux de Ribot, dans deux toiles
d'Israëls et de Liebermann, dans les por-
traits de femmes au pastel de Louis Anque-
tin, dans la série des dessins d'observation
et de philosophie exposés par Forain.
La sculpture, qui vaut un chapitre étendu
et qui l'aura, est représentée par des œu-
vres de Constantin Meunier, Dalou, Des-
bois, Michel-Malherbe, Lenoir, Devillez,
Ringel, Mme Besnard, Mme Cazin, Baf-
fier. — Rodin a envoyé une statue de
vieille femme, un bronze stupéfiant de vé-
f'ixé et d'audace, d'une expression incom-
parable et où le grand artiste a exprimé
— 179 —
sur la vie le jugement le plus hautain et l<r
plus douloureux.
§ VIII. LES PAYSAGISTES
l'out à l'heure, énumérant les genres de
peinture qui peuvent donner le change et
faire croire à de commerciaux établisse-
ments, à des emmagasinements de denrées
journellement achetées et revendues, avec
bénéfices, les paysagistes ont été omis. Ils
occupent néanmoins une place énorme dans
le dénombrement.
Eux, ce sont les rustiques travailleurs,
les hommes des champs. Ils se subdivisent
en journaliers, en fermiers, en grands pro-
priétaires terriens. — Les commençants,
ceux qui s'en vont avec leur déjeuner dans
un bissac et un outil à la ceinture, se con-
tentent de pousser une charrue, de creu-
ser des sillons, d'ensemencer un champ,
de le sarcler, de récolter des légumes, de
couper le blé, de vendanger, de ranger
les fruits dans des paniers. — Les fer-
— i8o —
miers exploitent de vastes domaines, ils
s'entendent à diriger des attelages, à en-
granger le blé, à rentrer le foin, à engrais-
ser les bètes aux gras pâturages, à traire
les vaches. Ils possèdent les guérets jusqu'à
l'horizon, des vergers blancs et roses de
fieurs, chargés de fruits. Les espaliers
plient sous les abricots et les pêches. Ils
combattent opiniâtrement le phylloxéra
dans leurs vignes agrippées aux coteaux
pierreux. Ils gaulent les no3^ers, ramassent
les châtaignes, recueillent le bois mort.
La terre est pour eux d'un bon rapport, ils
l'exploitent sans cesse, ils y viennent, y re-
tournent après avoir vendu leurs produits
à la ville. Ils peuvent devenir un jour de
grands propriétaires, on leur concédera les
immenses étendues, des morceaux de dé-
partement. — Les champs seront à eux, et
avec les champs, la forêt, la montagne, la
rivière, le fleuve, l'étang, le lac, le lai de
mer, la mer elle-même, et le vent qui passe,
et l'espace qui se clôt dans la brume et
s'agrandit dans la lumière, et tout ce qui
pousse, toutes les plantes, tous les arbris-
— iSi —
seaux, tous les arbres, et tout ce qui mar-
che, rampe, vole, nage, les quadrupèdes,
les reptiles, les insectes, les oiseaux, les
poissons.
Toutes comparaisons terminées, le pein-
tre paj'sagiste apparaîtra à de nombreux
hommes des villes comme Tètre le plus
heureux de la civilisation actuelle. On peut
avoir d'autres goûts que le goût de la cam-
pagne, mais on reconnaîtra que s'il y a des
citoyens libres, affranchis autant que pos-
sible de toute charge sociale, ce sont les
paysagistes. Ils sont inscrits au rôle des
contributions, s'ils ont un logement et un
atelier, mais rien ne les empêche de vivre
perpétuellement à l'auberge, en campe-
ments rapides si le pays ne leur plaît pas, ou
en campements sédentaires, s'ils trouvent
la contrée accueillante. Ils ne sont astreints
à aucun des travaux de ceux qui ont dans
les villes des emplois et des relations. Leur
fonction ne les oblige pas à se raser le men-
ton tous les jours, à porter des chemises
empesées, des cols raides, des bottines poin-
— i82 —
tues, des chapeaux haut-de-forme. Ils ne
lisent pas de journaux, ils n'ont personne
qui les force à aller au théâtre, ils ne son-
gent pas, à six heures, quand tombe le déli-
cieux crépuscule, qu'il faut mettre un habit
pour aller dîner en ville, il ne sont pas obli-
gés de séjourner sur le Boulevard.
Non, ils sont libres de leurs heures, de
leurs allures, de leurs vêtements. Ils s'en
vont au matin inspecter le temps, juger de
l'elTet. Ils sont vêtus de toile en été, de gros
velours en hiver, ils coilfent un béret, chaus-
sent des sabots ou des bottes. L'automne
leur est hostile, et il leur arrive de recevoir
un soir le coup de lancette du rhumatisme.
Mais il V a des rhumatismes aussi dans les
villes, et eux, ils peuvent se défendre à
l'aide de bas de laine, de passe-montagnes,
de doubles et triples tricots. Avec quelques
précautions, ils ont le droit de vivre dans le
plein air, de respirer sous les arbres verts
des bois, de baigner leur individu dans le
'sel marin. Ils s'installent dans des' jardins
fleuris, ils longent les champs de blé, ils
s'étendent aux lisières des forêts, ils suivent
- i8^ —
les bords herbus des rivières, ils arpentent
les grèves. Tout ce qui est parfum, chant
et couleur, leur appartient. Ils respirent,
ils écoutent, ils regardent. Ils peuvent par-
ler tout haut, gesticuler, chanter, dans une
ivresse de nature. Ils ont le droit de fu-
mer, de dormir, de lire un livre, ils ne sont
pas forcés à des conversations. Même avec
quelqu'un à côté d'eux, il leur est permis
de se réfugier dans le silence, sous le pré-
texte de la poursuite obstinée d'une nuance
qui ne va pas durer dans le ciel.
Si le temps change, ils ne font rien. S'il
pleut, ils regardent et ils écoutent la pluie,
ce qui est bien une des plus charmantes oc-
cupations dct;e monde quand les feuilles se
froissent et exhalent leur odeur, quand la
terre fume comme une cassolette sous la
tiédeur de Taverse. Ils peuvent peindre aussi
de leur fenêtre, ou s'installer sous un para-
pluie. S'ils sont gourmands, ils savent faire
mijoter pour eux des plats graissés du meil-
leur beurre de Tétable. S'ils sont observa-
teurs, ils peuvent se récréer aux veillées,
quand on apporte la lampe ou qu'on allume
— 18} —
la chandelle dans l'humble logis de campa-
gne où ils ont exilé leurs ennuis et dissi-
mulé leur bonheur.
Aussi, regardez-les, les vrais, même ceux
qui ne font pas de la peinture géniale, mais
qui aiment la campagne comme une maî-
tresse chuchoteuse et confidente. Ils sont
habituellement charpentés solidement, ils
marchent d'aplomb, ils ont le bon coffre,
mais leur figure est fine, et leur œil est dé-
licat.'Certains mêmes vont plus loin, leur
physionomie les révèle rusés et pleins d'as-
tuce, ils font songer à d'avisés renards
prompts à regagner leurs terriers. Ce sont,
vraiment oui, des habiles qui ont choisi
leurs occupations, qui ont imposé leur vo-
lonté à leur temps, ce qui est rare.
Ceux qui n'accomplissent pas conscien-
cieusement les rites du métier sont, par
contre, bien coupables. Le rustique devrait
sans cesse travailler d'après nature, juxta-
poser sa rêverie à tous les fugitifs frissons
qui passent sur l'eau, sur la terre, sur les
feuillages et dans l'air. Il est invraisem-
- i85 -
blable. pour être plus vrai, qu'on soit forcé
d'amonceler les études, de les fondre en
un tableau, qui n'a plus la Heur et la fraî-
cheur de cet air de la campagne, dont les
Concourt ont si joliment dit, dans les Lices
L't Sensations ; a II semble que le matin à la
campagne il y ait de l'air neuf. » Il est in-
vraisemblable que la vision ait besoin de
s'aider de photographies, et que les pa3^sages
puissent se confectionner dans les ateliers
des villes. Il en est ainsi, pourtant. Le goiit
de nature s'est, lui aussi, compliqué de pa-
risianisme, de désirs de succès, d'ambitions
de médailles.
Une des preuves morales de cette indif-
férence naturiste, c'est la recherche indif-
férente du pittoresque, c'est la trouvaille
hâtive qui fait au peintre s'asseoir sur son
pliant, ouvrir son parasol et peindre sans
connaître seulement le pays dans lequel il
vient de débarquer, où il était un étranger,
il v a une heure, où il est encore un étran-
ger maintenant, où il sera longtemps l'in-
trus et l'incompréhensif. Un artiste extra-
ordinaire comme Claude Monet, universel
— i56 —
paysagiste, constructeur de morceaux de
planètes, sensitif peintre de météores, peut
aller çà et là, courir ébloui à travers cet uni-
vers qu'il voudrait exprimer tout entier. Il
ne veut pas représenter la réalité des choses,
il veut tixer la lumière qui est entre lui et
les objets, tout ce qui s'allume et tout ce
qui s'assombrit entre ses yeux et le décor
du paysage. Il pourrait peindre toute sa vie
d'après les mêmes objets, qu'il ferait sans
cesse des tableaux diiterents. Quelle variété
de lignes, de formes, de couleur, d'aspects,
obtiendra-t-il donc, en se hâtant du nord
au sud, de l'ouest au centre, de la lumi-
neuse Hollande au chaleureux Midi, des
roches de Belle-Isle aux ravins de la Creuse.
Celui-là, il faut le laisser faire son œuvre
suivant la secrète logique qui est l'àme in-
flexible de son apparente fantaisie, de son
ivresse de tout voir.
Mais d'autres se fixent dans une région,
tel Corot se réjouissant de la succession des
minutes changeantes de l'heure, — tel Pis-
sarro, cherchant toujours plus de lumière
autour de sa demeure. Ceux-là aussi sont
- .87 -
de grands artistes, et c'est de leur exemple
que doit sortir ce conseil :
L'artiste doit être d'un pays.
Du pays où il est né, où il a été élevé, si
c'est possible. S'il l'a quitté, qu'il y re-
tourne, qu'il aille y rechercher ses souve-
nirs, qu'il les évoque doucement, qu'il les
fasse se lever des chemins, des angles de
ruelles, qu'il les fasse sortir des clartés ma-
tinales, des soirs qui se vaporisent en pou-
droiement d'or, en buée de sang, en mous-
selines grises, — qu'il les appelle, qu'il les
assemble autour de lui, qu'il les force à
parler dans son œuvre.
Après la 'promenade au Salon, et à l'aide
du livret, j'aurais voulu faire pour chaque
région un résumé des forces superficielles
adaptées tant bien que mal à des contrées
inconnues, un total des curiosités A^nues en
chemins de fer, — pourquoi ici plutôt que
là? C'était une besogne trop considérable.
Mais voici un commencement de cet état
irrécusable, quelques pages du livret seule-
— iS8 —
ment où ont été recueilles les indications
sur la Bretagne :
La fontaine de Salnl-Pierre-le-Paurre,
haie de Douarnenez (Finistère), par M. Paul
Abram, qui est de Yesoul.
Vanse de Dinard, par M. Adelsward, qui
est de Lyon.
La ferme de Lesdowini (Finistère), par
M. Atkinson, du Canada.
Dans les îles du Morbihan^ par M. Barck,
Suédois.
Un intérieur à l'iriac (Loire-Lijerieure),
par M. A. Bellanger, né en Seine-et-Oisc.
La pointe de Testriu'm'l((Jôtes-du-No?\i),
par M. Eug. Bergeron, de Paris.
Le Pieux chemin du Locli à Fouesnant (Fi-
nistère)^ par M. Henri Bergeron, de Paris.
La chapelle Saint-Léonard, enviroyis de
Guingamp, par M. Bouille, de l'Yonne.
La clarté: Ploumanacli (Côtes-du-Nord),
par M. Eug. Bourgeois, de Paris,
La tour de Bridebec, par M. Cabuzet, de
Meaux.
Fileuse bretcmne, par M"" Callac, de
Ne vers.
— i8() —
Les bords de lEsole, à Quimperlé , par
M. Chaudey, de Paris,
Le cloître de Sainte- Anne-d Auray , par
M. Choisnard,' de Valence.
Chemin couvert à Pont- Aven, par M. Cho-
quet, de Paris.
Vallon en Bretjixne, par M. Clavel, de
Paris.
Etc., etc., etc.
Nous ne sommes qu'à la lettre C, aux
toutes premières pages du catalogue, et pas
un de ceux dont le nom vient d'être recueilli
n'est de ce pays si avidement transcrit. Que
les artistes ne se donnent pas, d'ailleurs, la
peine de rectifier leur état civil. Il peut y
avoir un tiers d'entre eux, admettons-le,
ayant des origines et des habitudes bre-
tonnes, non seulement parmi ceux de Pa-
ris, mais même parmi ceux du Canada et
de la Suède, et des États-Unis, dont la
colonie conquérante n'a pas été abordée.
Soit. Et les deux autres tiers. Sûrement,
ceux-là feront une peinture quelconque,
ethnographique si l'on veut, renseignante
si l'on V met de la bonne volonté. Mais la
— iqo —
mémoire émue, la connaissance intime, la
douceur des évocations, la rêverie réfléchie,
manqueront à ces procès-verbaux.
Pour chaque province, ce relevé som-
maire donnerait les mêmes résultats.
Quelques notes pour finir :
A travers le Crépuscule, souvenirs de
l Allier, de M. Harpignies. Une lumière
mourante erre au creux des vallées, à la
surface des eaux, aux cimes des feuillages.
Al. Jan Monchablon se montre préoc-
cupé des effets de fines brumes bleues et
de dorures de soleil qui intéressaient Chin-
treuil. Dans les Ventes, dans la Petite ri-
vière, il déploie les ciels, il délimite délica-
tement les champs.
M. Albert Gosselin produit une sensation
de matin et de solitude dans ce paysage de
septembre, trois arbres haut poussés, et sur
le sol une buse qui saisit quelque bête, rat
ou mulot.
M. Gabriel a transcrit la poésie d'un
paysage de Hollande, verdures pâles, canal
— ICI —
froid, sol mouillé, une locomotive qui glisse
sa course à un tournant de rails.
M. Pointelin connaît les effacements et
les fumées du soir, mais il lui arrive de
planter des arbres trop réels en dehors de
ces paysages qui s'évanouissent.
De M. Edmond Yon, la Loire, l'étang de
Gerna}^, des herbes couchées au bord des
eaux. De M. Paul Sain, des monticules
pierreux, de blancs oliviers aux environs
d'Avignon. De ]M. Petitjean, un gris village
de Lorraine. Enfin, de AL Quost, qui est
un consciencieux jardinier, des fleurs en
pleine terre, des clochettes, des corolles
roses, jaunes, bleues, joyeuses dans la ver-
dure des herbes légères.
§ IX. — -AlONDANITÉS
Quoiqu'il n'y ait pas lieu de formuler
une philosophie nouvelle pour parler de
l'art de la rive gauche, une tendance parti-
culière peut être signalée chez les artistes
campés dans les ruines de l'Exposition.
Là-bas, au Palais de l'Industrie, le tableau
102
à explications historiques, la mise en scène
d'anecdotes, dominent. Ici. au Palais des
Beaux-Arts, la préoccupation de la monda-
nité est surtout évidente. Le Salon du Pre-
mier-Mai est davantage pour le public du
dimanche. Le Salon du Quinze-Mai s'offre
avec un empressement marqué au public
du vendredi. Esthétiquement parlant, il ne
s'ensuit pas, chez les uns ou chez les
autres, une supériorité. Les cohues du di-
manche qui viennent chercher un amuse-
ment au long des cimaises, les visiteurs et
les visiteuses du vendredi qui se rencon-
trent et causent devant les toiles comme
autour de la théière de cinq heures, ont, au
fond, en regardant de la peinture, la même
préoccupation du sujet. Il y a peu de re-
gards pour le surgissement de lignes du
dessin, l'harmonie de la couleur, l'envelop-
pement de l'atmosphère. Peu de cervelles
s'inquiètent, devant une œuvre d'art, de
l'esprit de précision, de rêve, d'ironie, qui
l'a inspirée, de l'enivrement de nature, de
la poési;^' de la vie, de l'àme individuelle
qu'elle exprime.
— 10 ; —
Cette distraction à côté, désirée par la
majorité des promeneurs d'expositions, sera
donc trouvée chez les dissidents comme à la
maison-mère. Presque toutes les toiles affi-
chent le désir de plaire, par leur soumis-
sion à la mode, leur apparence d'ameuble-
ment riche, leur fard luxueux. On a la sen-
sation que le grand nombre de ces expo-
sants s'est appliqué à vouloir produire l'illu-
sion de tous les décors de civilisation qui
sont admis comme élégants et distingués.
Il est impossible de ne pas songer, en
face de cette peinture prétendue raffinée, aux
gens du boulevard et des théâtres, des cour-
ses et de la Bourse, des cercles et des villes
d'eaux. Restaurants aux prix forts, cabinets
particuliers, salles de premières représenta-
tions, enceintes du pesage, retours du Bois,
hall de maison de banque, salons de jeu,
buffets où l'on soupe debout, promenades
sur des planches au bord de la mer, casinos,
fumoirs, boudoirs, loges d'actrices, divans,
sleeping-cars, old engiand, ateliers pelu-
cheux de peintres, paletots mastic, lor-
gnettes en bandoulière, habits rouges, que
— 194 —
sais-je! Consultçz le code de la mondanité,
lisez les journaux qui racontent les bals et
soirées, les fêtes des clubs, les petites noces
chez les horizontales, dégrafées, etc., les
parties de chasse avec honneurs du pied,
évoquez la gomme et le sport, faites-vous
l'idée d'une peinture qui soit le résultat de
la vision superficielle de tout cela, et ce sera
assez exactement l'art actuel. On a une hâte
et une inquiétude, on songe à des hôtels
prétentieux où l'on peut échouer en voyage,
à des soirées encombrées où l'on ne connaît
personne. Les fauteuils, l'argenterie, les
fleurs, semblent pris en location pour la cir-
constance. Le même entrepreneur a tout
fourni, mais il n'a pu fournir l'impression
du définitif.
Une telle peinture, qui n'a pas été vécue,
est sans dessous et sans profondeur, alors
qu'elle pourrait être si charmante et expres-
sive. Qu'on ne croie pas, en effet, qu'il se
cache des revendications démocratiques
sous cette critique d'art, et que l'occasion
ait été choisie de réclamer un nivellement
social à propos du second Salon. C'est sim-
— 10) —
plement un refus de se laisser éblouir par
un tel étalage d'étofTes et une telle vantar-
dise de relations, La représentation de la
vie mondaine, dans ce qu'elle peut avoir
de grâce séduisante, devrait, pour se faire
agréer, indiquer une nerveuse sensibilité,
et quant aux trompe-l'œil et aux défilés
factices de la haute vie, ils ne sont pas
acceptables, s'ils ne sont pas plus ou moins
soulignés d'ironie. Le snobisme de vision
et de procédés aura quelque peine à cons-
tituer un art.
Ces réflexions, quoique très précises et
très appuyées de renseignements, sont
d'une signification toute générale, et il est
presque inutile de les étayer par des noms
et des œuvres. Il est vraiment des entre-
prises picturales, très achalandées, que Ton
ne peut désigner sans avoir l'air de recom-
mander des boutiques de fleuristes ou des
magasins de tapissiers. Pourquoi décrire le
portrait de celui-ci ou le tableau de genre
de celui-là avec plus de soin qu'il n'en a été
employé à les peindre? Pourquoi s'attarder
dans ces Monte-Carlo et dans ces Trou-
— !o6 —
ville où la peinture suit les villégiatures à
la mode? S'il faut absolument en arriver
à quelques faits-divers artistiques, lequel
choisir pour une démonstration, de M. Au-
blet, avec ses baigneuses au bain photogra-
phique, ou de M. Béraud qui a trouvé pour
un tableau ce titre de fatalité : Rien ne va
plus! Est-il nécessaire de rédiger encore
un bulletin de déroute devant les toiles de
M. Gervex ou celles de M. Duez, — devant
cette rédaction de la République française
qui réédite les attitudes de Téternelle leçon
de clinique, où MAI. Reinach, Spuller,
Challemel-Lacour, etc., paraissent oc-
cupés a disséquer un premier Paris, —
ou devant le Portrait de Georges Hugo.
sans ressemblance et sans intuition, et qui
n'est, en son costume de soirée, qu'un
piètre découpage de tailleur. Une page de la
Majiette Salomon des Concourt revient en
mémoire, une tirade de Chassagnol sur le
vêtement moderne : « Et il n'y aurait plus
rien pour l'artiste dans l'ordre des choses
plastiques, plus d'inspiration d'art dans le
contemporain!... Je sais bien, le costume,
— 197 —
rhabit noir... On vous jette toujours ça au
nez, l'habit noir! Mais s'il y avait un Bron-
zino dans notre école, je réponds qu'il trou-
verait un fier style dans un Elbeuf. Et si
Rembrandt revenait... crois-tu qu'un habit
noir peint par lui ne serait pas une belle
chose .•*... Il y a eu des peintres de brocart,
de soie, de velours, d'étoffes de luxe, d'ha-
bits de nuage... Eh bien! il faut maintenant
un peintre du drap : il viendra... et il fera
des choses superbes, toutes neuAes, tu ver-
ras, avec ce noir d'allaires de notre vie so-
ciale... » Rembrandt et Bronzino, et même
Bronzinetto, sont ici absents, mais la sur-
prise n'est pas énorme.
L'étonnement est plus grand avec M. John
Sargent, qui a vraiment signé les toiles les
plus extraordinaires de la série, un portrait
de femme en toilette de soirée et un por-
trait d'actrice dans le rôle de lady Mac-
beth. Nous sommes loin , avec ces ori-
peaux inouïs, ces effigies désordonnées et
barbares, du portrait de M™" Gautereau
de 1884! Les toiles de M. Carolus Duran
se trouvent gagner à ces manifestations ex-
— 198 —
cessives, la combinaison connue des p,ns et
des roses de son portrait de jeune fille en
deviendrait reposante pour les 3^eux irrités
de CCS mélanges inharmoniques. Après, il
y a encore les modes anglaises de M. Jac-
ques Blanche, et, au milieu de ces cruelles
énigmes, le D"" Blanche, assis un peu comme
le Bertin, de Ingres, et lisant, d'ailleurs, les
Dc'bats. Et encore, le panneau où les figures
de M. Boldini rient, grimacent, perdent l'é-
quilibre, tombent les unes sur les autres,
prennent par leurs contorsions une atten-
tion qui s'enfuit vite.
La nature d'observateur de M. Roll esf
très différente de la nature boulevardière
des peintres de mondanité. Il y a en lui
une émotion loyale, un goût des rudesses
natives, qui se sont manifestés dans des
études et des compositions présentes à la
mémoire. La rue et l'atelier, la campagne
et la ferme l'ont intéressé, et il s'est sou-
vent trouvé en correspondance avec l'exis-
tence populaire et villageoise. Pourquoi
faut-il qu'il paraisse gagné depuis quel-
que temps, aux Pastellistes, il y a deux
— 199 —
mois, et à ce Salon, aujourd'hui, par les
fallacieuses invites d'un art de mièvrerie
auquel son individu aurait ciù être rcfrac-
taire. Les dernières études de nus ne sem-
blaient plus de la brosse qui avait fait
tourner les nymphes autour du Silène et
qui avait glacé de lumière et rosé de sang
le corps de la Femme au taureau. Le por-
trait de ^L Antonin Proust fut surprenant
aussi, comme le sont maintenant les por-
traits de Coquelin cadet et de ^M""" Jeanne
Hading, Çà et là, la franchise d'art veut
réapparaître, mais elle ne conquiert pas
l'ensemble, elle s'atténue maladroitement,
elle est en déperdition. Tous ne savent
donc pas résister aux courants de con-
vention, aux coudoiements, puisque ceux
qui paraissaient devoir garder intacte leur
personnalité se laissent aller aux faciles
consentements. Les artistes d'aujourd'hui,
littérateurs et peintres, n'ont pas grand'-
chose à gagner à une préoccupation exclu-
sive de Paris, et je leur voudrais de plus
longs intervalles de vie isolante et d'examen
de leur conscience artistique.
— 200 —
Ceci, pour répéter à propos d'un cas in-
dividuel une réflexion d'ordre général, n'est
pas un rigide arrêt contre des curiosités très
légitimes. Le peintre de la Grève des mi-
neurs a certes le droit de changer ses mi-
lieux d'expériences, mais il faut lui deman-
der d'y rester lui-même, et cette apprécia-
tion sincère du peintre, où il y a de ma
sympathie pour l'homme, n'a pas d'autre
but. C'est avec la même préoccupation que
je regarde les envois de M. Besnard après
les toiles de M. Roll. Le goût particu-
lier, ici, est très différent. L'éducation est
classique, et le désir d'affranchissement
est très visible, au point que la fantaisie
s'exaspère comme dans le plafond destiné
au Salon des sciences à l'Hôtel de Ville,
qui est d'ailleurs une esquisse à laquelle
il ne faut pas imposer un injuste classement
définitif. De même, dans la Vision de femme
s'aperçoit une volonté d'étonner, une ten-
dance à s'en aller vers Texcentricité, à ne
pas expliquer l'arrangement et la construc-
tion. Mais M. Besnard a fait s'épanouir ici
les fleurs amoncelées, mais il a le sens des
— 201 —
éclairages de lustres et de bougies des fêtes,
des lueurs douces des lampes, des lumières
contrariées par de subites ouvertures sur
des nuits claires. Il peut trouver du rêve
et de la grâce dans le réel, je n'en veux pour
preuve que ce Soiiuucil lumineux, et cette
InsoiJiiiicoù la lueur de la veilleuse épanduc
dans la pièce, sur le lit, enveloppant la
femme dressée, les yeux grands ouverts,
le geste halluciné, colore tout d'un bleu fin
et léger de bleuet et de véronique, un bleu
tout en clartés et en ombres légères, comme
des émanations et des souffles.
L'ironie, par trop absente de cette expo-
sition, on la trouvera chez Jean-Louis Fo-
rain, dessinateur du Fifre et du Courrier
Français^ qui expose vingt-trois dessins ori-
ginaux d'un faire délicieux et d'une nou-
veauté de légendes qui démontre l'accord
entre la vision et la cérébralité. Le dessin
de ces précieuses images de la vie pari-
sienne, c'est la concision et la justesse mê-
mes. Rien de trop et rien ne manquant. Des
fines anatomies de femmes anémiques, de
— 202 —
danseuses à pattes de sauterelles, de pau-
vres mal nourries, — d'épaisses corpu-
lences de jouisseurs congestionnes, — de
Tesprit dans la ligne d'un habit, d'une pe-
lisse, dans une jupe de tulle, dans une
robe d'indienne, dans l'ameublement d'une
pièce, — une forme rapide où il y a de
la légèreté de la note et du style définitif,
où tout semble se passer en demi-mots et
en clins d'yeux. Dans la blague des lé-
gendes, dans les sténographies de phrases,
un esprit agile court et tout à coup s'ar-
rête sur un mot qui fait surgir de la pro-
fonde canaillerie et de l'affreuse détresse
humaines. La blague souvent s'évapore, et
il en reste on ne sait quelle songerie gouail-
leuse et quelle gravité stupéfiante.
L'homme affalé sur un divan, LÎ^•a^t la
femme, à genoux, près de lui, trouve ce re-
merciement bégayant :
« Jamais ^jamais, ma chérie, je n oublierai
ce que tu viens de faire pour moi. »
Un voyou étonnant, une femme rigolarde
au bras, constate avec une fumisterie et un
— 203 —
mépris de bonne humeur que sa table est
prise au Café Anglais, et il donne le senti-
ment immédiat et irréfutable d'un scepti-
cisme d'en bas et d'une inapaisable bataille
de classes.
La danseuse s'adresse au monsieur.
« C'est à prendre ou à laisser ; — freux
qutu mènes ma mère au Bois. »
Le mari à la femme, sur un ton chan-
geant :
« Tu as un amant, je le sais — et vous me
laissez afficher au club! »
Et ces trois autres pages :
A l'hôpital, auprès d'un lit, deux chirur-
giens, à tabliers blancs, à lunettes, se char-
gent de faire tpnir en une phrase l'inhuma-
nité possible de la science :
a Morte! ça ne fait rien, continuons tout
de même l opération — pour la famille. »
Dans un coin de salle de jeu, un homme
affaissé, l'œil fixe, les muscles du visage
défaits. C'est \ Afficha p;e au club.
Sur un sombre palier, une femme, un
bougeoir à la main, tourne une clef dans
une serrure. Derrière elle, un homme, col
— 20. \ —
relevé, chapeau enfoncé sur les yeux, les
mainsdans les poches, la canne tenue comme
un sabre, une bouche brutale de carnassier,
le Pran/ini et le Prado probable. Titre :
U Inconnu.
Dans cette silhouette, comme dans les
deux scènes précédentes, Forain est allé
jusqu'au tragique. C'est sa gaieté qui de-
vient sérieuse et c'est le sérieux d'une foule
d'autres qui devient comique et cocasse.
Il devient difficile de revenir aux habi-
tuels peintres de la vie parisienne après ces
plaisanteries de supérieur pince-sans-rire
et ces remarques ai.^i;uës. Ici, dans les salles
de dessins, gravures, faïences, je note en-
core le panneau de faïence de M. Ernest
Carrière, Faisan doré et Roses trémicrcs,
— les belles gravures de Desboutin, d'après
Fragonard, — les dessins de Constantin
Meunier : Mineurs remontant au jour et
V Accrochage, — et les deux pastels de
M. Louis Anquetin, deux portraits de fem-
mes vêtues de rouge où les attitudes, les
traits des physionomies énigmatiques, sont
— 20) —
exprimés en lii^ncs simples, à la manière ja-
ponaise, mais avec une expression indivi-
duelle. Seul, le dessin des mains grimace
un peu. Le visage de rêverie sur lequel
s'étend l'ombre, cet autre visage au regard
direct, ces chevelures aux souples ban-
deaux et aux lourdes Hoches témoignent
qu'un artiste est présent, et continuent ces
recherches de dessin que l'on a eu déjà oc-
casion de constater aux expositions faites
par M. Anquetin dans les salles des Indé-
pendants.
§X. ELGJiNE CARRIÈRE
Voici, avec les six tableaux d'Eugène Car-
rière, une manifestation d'art pure des allia-
ges et des influences de la mode.
Le Soniiueil : une grandiose et allongée
tigure de femme qui pourrait tout aussi
bien s'appeler la Nuit, une sorte de mère
géante couchée dans un accablement de
fatigue, et gardant jusque dans l'abandon
de ses membres une tendresse inquiète qui
— 206 —
ne fait que sommeiller, elle aussi, et qui va
se ranimer et recommencer sa garde et ses
soins. L'enfant dort à l'abri de ses seins, de
son visage, de ses mains inquiètes. Sa tète
aux yeux fermés, aux traits gonHés, s'appe-
santit sur son bras relevé. Ses membres sou-
ples, son torse où le clair-obscur donne l'il-
lusion de la respiration régulière et profonde,
son visage d'énergie coiiïé d'une sombre cri-
nière, sortent de l'ombre et présentent aux
yeux admiratifs la douceur de la chair et un
impeccable modelé de sculpture. En cette
évocation, la femme endormie apparaît avec
les chairs tièdes d'une vivante et la solidité
de formes d'une noble statue visible dans
l'ombre.
Tendresse : c'est le contact de corps de
la mère et de l'enfant, des mains de femme
serrées aux fragiles tempes, une union de
chairs qui n'a été jamais exprimée que par
de rares artistes, et les sentiments rendus
jusqu'aux nuances, jusqu'il la petite douleur
physique de l'enfant étreint avec trop de
force.
Le Déjeuner : l'enfant libre qui agite
— 207 —
par mouvements d'instinct ses bras et ses
mains errants sur la table, contre l'assiette
et le verre.
Une fillette ronde et rose comme un
fruit, un ruban aux cheveux, tourne les
pages d'un cahier, et les tourne de tout son
bras étendu, et croit lire, la bouche ouverte
pour le cri vif et le vague chantonnement.
La jeune fille est à sa coilîure, le profil en
avant, avançant les lèvres en une moue de
coquetterie et de grâce souffrante, les mains
effilées occupées à lisser les fins cheveux de
soie blonde de la nuque.
Et la voici encore, assise, sérieuse, regar-
dant les reflets d'une coupe de verre, per-
due dans une rêverie, dans une solitude,
où il n'y a plus d'entours, plus d'objets,
plus de décors, plus d'indications, d'habi-
tudes d'existence, rien qu'une grise profon-
deur, du vide de néant, du silence sans fin.
Les fonds indistincts où semblent re-
muer lentement des formes confuses, où
des fleurs épanouies parfument secrètement
e silence, où la luisancc d'un objet éclaire
— 208 —
la chambre d'une clarté de veilleuse, ces
fonds sont des décors où tâtonnent des vies
qui commencent, où errent les enfants qui
A'eulent pa'icr et grandir, où s'ouvrent tout
grands sur la vie les yeux des adolescentes.
11 y a donc des espoirs et des illusions qui
passent à travers cet air de deuil, comme
les chauves-souris voletantes le soir et se
cognant à des issues fermées. Des prunelles
fines et colorées comme des fleurs, mysté-
rieuses comme des corolles, s'imprègnent
de la lumière rare, des bouches charmantes
sourient sous ces voiles d'ombres qui s'en-
tre-croisent sur les visages. Les mères qui
veillent sur ces jeunes chairs bougeantes,
qui croisent leurs regards chaleureux avec
ces regards d'inconscience, qui inventent
des dialogues en rapport avec le bégaye-
ments de ces lèvres impatientes, ces mères
oublient Texistence déjà vécue, en réap-
prennent une autre avec les petits êtres
neufs encore dans les langes, avec les sé-
rieuses filles de douze ans. Et pourtant,
malgré tant de vouloirs vivaces , tant de
promesses de bonheur volontairement affir-
— 200 —
mées, c'est une impression de tristesse qui
se lève de ces demi-teintes, de ces crépus-
cules et de ces nuits. Ces tableaux de ma-
ternités vaillantes, d'enfances joyeuses, de
nerveuses adolescences, peuvent devenir des
inspirateurs d'affliction et des refuges de
désabusement. Ceux qui ont réfléchi sur la
vie, et qui regardent ces douces, lointaines
et profondes images, se sentent peu à peu
envahis par l'envahissante obscurité des
souvenirs et des regrets. Sans cesse cette
ombre s'accroît et les gagne, les fait retour-
ner en arrière, les replonge dans le passé,
les force à évoquer des sentiments et des
pensées qui ne sont plus que des fantômes.
Les enfants, alors, apparaissent blêmes,
délicatement maladifs, promis en pâture à
l'existence vorace, au sphinx incompréhen-
sible. Les mères deviennent songeuses, las-
ses, passives. Les fillettes, sveltes et pâles,
ont la line et anémique beauté, si frèlement
poussée , si paiement fleurie des grandes
villes. Il en est une, blanche et rousse, mai-
gre et Hère, qui se coiffe, qui passe dans sa
chevelure ses doigts transparents. C'est une
— 210 —
enfant où va naître la femme, une tiède
chair pubère, un vague et hésitant sourire
d'inoubhable grâce. Je ne sais pas de plus
mystérieux, navrant et hautain symbole de
mélancolie qui s'ignore et de prescience
douloureuse.
Telles sont ces œuvres, de pensée haute
et d'infinie séduction, qui parlent dans ce
Salon un langage altier et rare. Celui-là, Eu-
gène Carrière, est un solitaire. Il s'est en-
fermé dans un rêve dont il refuse de sortir,
il ne veut pas aller courir les aventures au
dehors. La chambre où réfléchit un intellec-
tuel, où respire un enfant, lui est un monde,
toute la nature lui apparaît perceptible en
un seul point où se manifeste la vie, où tres-
saille la matière organique, où se creuse une
réflexion, où va bégayer une intelligence.
Il ne représente pas la vie en étendue,
mais il la scrute en profondeur. Il sait ce
que les spectacles familiers comportent de
rêverie et comment ils peuvent aboutir aux
attitudes de résignée mélancolie et d'at-
tente tragique. Il est le peintre des humbles
— 211 —
existences, mais il ignore les faciles effets
d'apitoiement et les mélodrames de misère,
il ne cherche l'expression des joies et des
tristesses que dans les visages nuancés de
sentiments et dans les gestes de passion, il
pare la vie éphémère de grâce iine et de
muette fierté.
Ce repliement sur soi-même, cette recher-
che au profond de l'être, ces perpétuelles
écoutes des voix qui parlent dans les ténè
bres, comportent à la fois une joie d'inti-
mité et la tristesse de la pensée sans cesse
aggravée et plus fixe. L'éveil inconscient de
la vie cherche la lumière avec des sourires
et des larmes , les pressentiments s'élabo-
rent, des visages fatigués se détendent en
des repos de tombes et de nirvanas, des ac-
tivités recommencent sur des physionomies
où se combattent la douceur des yeux et
l'amertume de la bouche. Dans ces tableaux
pour lesquels on peut hardiment employer
les mots de poèmes psychologiques, les
idées complexes de départs pour l'existence,
de haltes et de refuges, s'assemblent et se
complètent. Ces logis sont clos et silen-
— 2 I 2
cieLix, et parce qu'ils sont silencieux, on y
entend bien mieux le murmure de vie qui
est au loin et tout près, comme une arrivée
de mer. La lumière a ses ondes sonores et
ses échos comme le bruit.
§ XI. FIGURES ET PAYSAGES
A parcourir de nouveau les salles, des
notes peuvent être prises sur un portrait
de femme de M'" Louise Breslau, les cava-
liers de AL John Levis Brown, des scènes
d'intérieur de jeanniot, les envois d'étran-
gers tels que ceux de Liebermann, un pay-
sage : Dans les dunes, et la Coiu^ d'une mai-
son de retraite à Leiden (Hollande)^ intelli-
gente vision d'existences casanières et de
jardinets de vieilles, — de Josef Israëls :
Jeunes Jilles de Zandjpurt allant à la criée^
de la vérité et de la tristesse du prolétariat
de la campagne.
Puis, c'est le groupe des paysagistes, que
la vie des champs a empêchés d'être con-
2 1 ,• —
taminés par les élégances cosmopolites.
Cazin, qui exerce dans ce Salon l'influence
la plus étendue, qui n'a jamais été plus
imité que cette année, a envoyé quatre
toiles : Un soir^ L'e'tc'. Aïoissoîîs, Les ]'ova-
geiirs, des femmes qui se baignent dans une
calme rivière, des champs assombris, une
rencontre mélancolique dans une campa-
gne trouble, cette dernière toile fort singu-
lière, évoquant des lectures de romans
russes, du nihilisme, Raskolnikoff, \'era
Zassoulitch, par je ne sais quelle associa-
tion d'idées. Des imitateurs, qu'il n'en soit
pas question, ils sont trop.
Mais voici des brumes de la mer du Nord
et de la ?>Ianche, de Boudin, des paysages
imprégnés d'eau, des ports, des anses, des
bords de quais, des réunions de bateaux,
des maisons de pécheurs. C'est le bassin de
l'Eure au Havre et la plage de Schwenin-
gue en Hollande, c'est le départ et le retour
des barques à Berck, l'entrée et le fond du
port à Dunkerque, la plage de Benerville
et une vue de Caudebec-en-Caux. — 11
y a de fines notes, d'exactes levées de
— 214 —
plans de ^l. Damoye, en Bretagne, de
M. Lhermitte, à travers les travaux cham-
pêtres, de M. Lebourg, en Auvergne. —
M. Emile Barau s'est arrêté, près de Paris,
sur la place de l'église de Creil et dans l'île
de la Grande-Jatte, mais il reste peintre
de Champagne, épris du sol de calcaire,
de la A^erdure maigre, des filets d'eau
coulant entre les pierres. La Rue à Roisy^
le Coudierde Soleil, Bnult-sur-Suippe , V Im-
pression d'automne, le montrent fidèle au
pays où il a pris son inspiration, où s'est dé-
veloppé son talent. Il connaît les solitudes
particulières des rues de village, alors que
les gens sont aux champs et que les maisons
donnent la sensation que les habitants ne
sont pas partis bien loin et vont rentrer
tout à l'heure. Il sait la juste place qu'oc-
cupe, dans un paysage, la silhouette du
passant sur la grande route, dans une plaine
coupée de bois, sous un profond et doux
ciel. — M. Alfred Schlaich a établi son poste
d'observation entre Vincennes et Bagnolet.
Il descend parfois à Paris, il en rapporte
une rue Royale, un Trocadéro, le soir,
mais il revient, par Bercy, il s'arrête à
Vincennes, il parcourt à nouveau les rues
de Montreuil-sous-Bois, il est épris de
ce pays aux terrains glaiseux, aux guin-
guettes rouges, aux monticules d'où l'on
a des échappées sur l'Océan de maisons de
Paris, et il exprime des goûts d'esprit et des
habitudes de vie dans des pastels où s'a-
paise la banlieue aigre et souffreteuse. —
Parmi les six toiles de M. Sisley, l'une :
Le Loing et le coteau de Saint-Nicaise ,
est empreinte d'une lumière rose et se-
reine où s'adoucissent les maisons, la col-
line, la rivière, dans un échange de tendres
reflets. — M.A'ictorBinet a affirmé sa nature
de pa3''sagiste dans des sens très différents.
Il a reconnu et délimité, dans les Carrières
de Gentilly^ les abords de grande ville et le
panorama lointain des maisons. Avec le
Soir, il se montre subjugué par la poésie
d'une certaine heure, de l'heure crépus-
culaire qui assouplit les plans, qui vert-
de-grise les arbres, qui conduit aux mysté-
rieux horizons les sentiers indistincts. Le
Jardinet de Moiiîrouge est l'analyse d'une
— 2 10 —
lumière d'hiver, par une après-midi oiî la
légère brume flotte et se violacé. C'est en
même temps une jolie et scrupuleuse repré-
sentation d'un coin de faubourg, la mai-
son de plâtre, les maigres arbustes, la pe-
louse minuscule. M. Victor Binet a exprimé
en un dessin finement coloré les brindilles
moussues, le tournant du sentier humide,
la fragilité de la bâtisse.
L'effort très attendu de M. Meissonier a
consisté à peindre un Octf)brc i8o(), où l'é-
popée napoléonienne devient à peine une
équipée. L'air manque dans ce musée de
costumes militaires où la Redingote grise
est en enseigne. Le tableau tant acclamé à
l'avance est tout au plus une illustration
pour une Histoire à la façon de M. Thiers,
Un de ceux qui honorent le plus la pein-
ture française actuelle, Ribot, occupe tout
un panneau avec le portrait de M""" T. Ris
bot, le portrait de M. Léon Mage, la. Femme
aux luneties. Devant le Cahaire, Une Fla-
mande, Au Sermon, les Titres de famille,
la Gibecière, les Perles noir es, la Tricoteuse.
II y a la force et le savoir que Ton sait dans
ces ligures qui se délimitent sur les fonds
opaques, certains portraits ont une allure
d'autorité, et l'assemblée de Bretonnes est
d'une cohésion à la fois délicate et vigou-
reuse. Quelquefois pourtant, malgré cette
solidité de pâte, la construction seule des vi-
sages apparaît en avant, la forme de la tête
semble absente, les chairs sont appliquées
en minces lamelles sur les énergiques noir-
ceurs.
§ XII. PUVIS DE CIIAVAXXES
Dans l'une des galeries du Champ-de-
Mars, une œuvre ravit les yeux, invite l'es-
prit, par l'éternelle poésie qui émane d'elle.
C'est celle de Puvis de Chavannes : Intcr
artes et îiaturam, panneau destiné à Tesca-
lier du musée de Rouen.
C'est un enclos fermé d'une haie de pom-
miers qui s'arrondissent et s'entrelacent en
cloître, et c'est un enclos ouvert, à travers
13
— 2l8 —
les branches, sur un incomparable paysage,
les collines, la vallée de la Seine, les ponts,
le large fleuve, les îles en bouquets, la ville
hérissée de clochers, tout un espace de va-
peurs bleuâtres, lointain et étendu comme
la mer. Dans le doux jardin abandonné, des
hommes, des femmes, des enfants, assis,
se promenant, causant, s'arrêtant devant
des fragments d'architectures, des chapi-
teaux, des morceaux de fresques. Ce sont
des femmes, vêtues de vert pâle, de rose, de
violet, une mère qui endort sa fille, des ar-
tistes en costumes modernes, très simpli-
fiés et très harmonieux, vestons, blouses
grises et bleues, un enfant qui traîne des
feuillages, un autre enfant tenu en des bras
maternels, d'autres femmes, assises, debout,
en robes lilas, bleu pâle, gris clair, un ado-
lescent qui porte des terres cuites.
Dans le bassin desséché, des fleurs, des
iris, dans l'herbe, des fleurs jaunes et rouges,
dans la main d'une femm.c, une tulipe. Ces
fleurs sont des points lumineux ajoutés en-
core à la lumière sereine de ce tableau, où
tout est lumière, où tous les êtres, tous les
210 —
objets sont enveloppés de clarté. La Nor-
mandie du fond est d'une vérité grandiose,
et ce jardin de rêve s'ajoute tout naturelle-
ment, par la magie du poète, à cette contrée
véridique. La terre se déroule sous le ciel
infini, une terre exacte où vivent les hom-
mes, et voici, dans l'étroit espace, — sur
cette terrasse comparable aux balcons du
ciel de Baudelaire :
. . .Vois se pencher les défuntes Années,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées,
— voici les figures vivantes qui symbolisent
les idées fécondes et les années disparues.
Par ce décor s'exprime une émanation
d'humanité, un résumé de civilisation, Hier
si proche d'Aujourd'hui, le passé vu par la
mélancolie d'un moderne. La représentation
réelle et vivante des préoccupations idéales
de l'humanité apparaît en cette réunion de
femmes aux corps charmants, d'hommes
aux sérieux visages, qui sont à la fois
scrupuleusement vrais et synthériquement
expressifs. En même temps qu'une apo-
220 —
théose du paysage normand, il y a exalta-
tion de ce qui peut subsister de l'homme,
un fragment d'art, une lointaine pensée.
Une telle fresque, résurrection de l'histoire,
évocation du monde des pensées, qui vous
arrête au passage et vous fait pénétrer dans
d'aussi hautes régions de poésie avec une
grâce si accueillante qu''elle vous donne l'il-
lusion de frôler des compagnes habituelles
et de marcher dans des sentiers familiers,
une telle fresque devient la gloire d'une ville
et d'un temps. Rouen s'augmente d'une ex-
quise parure et le civilisé d'aujourd'hui re-
pose sa lassitude dans cette atmosphère de
recueillement et d'oubli.
§ XlII. — LA SCULPTURE
Aux Champs-Elysées.
Sur presque tous les socles, des attitudes
déjà vues, des pieds en l'air, des bras ar-
rondis. Pauvreté de conceptions qui parait
singulière lorsqu'on songe à la souplesse et
à la complexité des mouvements de la vie.
La Femme au paon de M. Falguière est une
■ — 22 1 —
figuration accentuée de l'orgueil, et un re-
commencement trop évident de la Diane.
Pour le monument du peintre Guillaumet,
M. Barrias a eu l'heureuse idée de sculpter
une jeune Algérienne de Bou-Saada qui jette
des fleurs sur le médaillon de l'artiste. Le
MafX'cau de M. Morice monte péniblement
dans un bas-relief, avec l'aide d'une Renom-
mée. Le sabre et les bottes rendent l'ascen-
sion plus lourde et plus déplaisante. M. Mar-
queste fait lutter Persée et Gorgone. M. De-
laplanche dresse à la mémoire d'un arche-
vêque de Bordeaux le monument classique
pour prélats. h'Ère de j\L Garnier est
comme tatouée par l'application de ses
cheveux au corps : on cherche un cœur,
une flèche, et le nom d'Adam. M. Antonin
Alercié a représenté la Peinture en sta-
tuette, et a taillé Victor Hugo en Jupiter,
Jupin plutôt que Zeus.
Divers bustes : AL Pasteur, par M. Paul
Dubois, — Gavarni, par AL Injalbert, —
Ricord, par M. Doublemard, — AL Gréard,
par AL Crauk, — AL Spuller, par AL Aube,
— AL Perrin, par AL Guillaume.
Le monument de Flaubert, par M. Chapu,
est mièvre. Le Danton, de M. Desca, est
plus raisonnablement brutal, mais d'une
brutalité convenue. Il faut donner une autre
place au Velasquez, de M. Fremiet. Sur le
lourd cheval, c'est une silhouette fringante
du peintre espagnol. Ce cheval, dit-on, est
un cheval de toréador. Le Velasquez, alors,
devient singulier. Malgré cela, il surgit avec
vérité en cavalier artiste, manteau court,
chapeau à plumes, serré dans son justau-
corps, botté, l'épée au flanc, une menue
branche de laurier entre les doigts. C'est
une effigie compréhensive de celui qui
peignit les rois ennuyés, les infants anémi-
ques sur les chevaux massifs, l'élégante ar-
mée des Lances. Une autre statue délicate
et intelligente, c'est celle de AL Gérôme :
Taiiagra^ un marbre discrètement coloré
en chair, rosé aux seins et aux lèvres, une
femme au front bas, au nez droit, qui tient
en sa main une statuette de danseuse. D'au-
tres statuettes, dorées, faiblement colorées,
sortent de terre, sous ses pieds. C'est une
charmanteévocation, réelle et archéologique.
)
Au Champ-de-Mars.
Là, les sculpteurs se sont installés comme
ils ont pu, sous un jour défectueux. Et c'est
fâcheux, car les œuvres distinguées et fortes
y sont en nombre : la Mort^ de Desbois, un
grand effort et une exécution solide, une
Mort à la fois squelettique et décharnée,
hypocrite, ironique, cruelle, penchée, le
geste invitant, vers le malheureux qui la re-
pousse, un groupe qui aurait été l'honneur
d'une église du xv° siècle ou d'un de ces ci-
metières de Bretagne où les tètes décharnées
rient dans les reliquaires, — le Victor Noir
et le Lai'oisier, le buste de M. Floquet, un
bas-relief des Châtiments, de beaux envois
de Dalou, — les Berrichons de Baffîer,
moissonneur, pionnier, greffeux, pâtre,
sonneur de vielle, — le Puddleur, le Mar-
teleur, le Débardeur, le Souffleur de verre,
de Constantin Meunier, quatre bronzes de
haute allure, — la Nymphe, de Michel
Malherbe, — le Masque, de Devillez, — le
buste d'Edmond de Concourt, très vivace,
et le buste de Daumier, très narquois, de
Lenoir, — le bas-relief de M""" Cazin, —
— 224 —
les médaillons de Ringel, — la Mcrc et
r Enfant, et la jolie statue de fillette en
faïence, de M"* Besnard, — enfin, les en-
vois d'Auguste Rodin, réservés pour un
dernier chapitre.
Dans la section de gravure au Champ-de-
Mars, le nom de Guérard doit être cité pour
ses planches originales, et le nom de Des-
boutin pour ses Fragonard. Aux Champs-
Elysées, beaucoup de reproductions, peu
d'œuvres personnelles. M. Baude montre
encore une magnifique gravure sur bois, le
Rembrandt vieux de la National Gallery.
M. Kratké a bien gravé un Constable.
MM. Dautrey et Alasonière ont fidèlement
interprété Millet, le premier avec V Homme
à la reste, le second avec VAumone.
MM. Dillon et Lunois ressuscitent pour
leur compte la lithographie trop dédaignée.
M. Léveillé a extraordinairement reproduit
en une gravure sur bois le Rochefort, de
Rodin, comme il avait déjà reproduit le Da-
lou. M. Haig a gravé à l'eau-forte deux
vues de la cathédrale de Burgos, et M. Vie-
— 225 —
tor Focillon a gravé d'une fine pointe, sûre
d'elle-même, des Meules, de Millet, et un
Claude Gueux, de Raffaëlli.
§ XIV. — RODIX
Le grand sculpteur de ce temps, l'éner-
gique maître de la matière, Auguste Rodin,
est représenté au salon du Champ-de-Mars
par quelques œuvres qu'il intitule simple-
ment : PZbauches, Esquisses ou Marbres.
Lorsqu'on verra de lui quelque haute
rîgure, ou l'un de ces ensembles grandio-
ses auxquels il travaille dans l'atelier de
la rue de l'Université ou dans l'atelier du
boulevard de Vaugirard, l'impression pro-
duite par dé semblables conceptions sera
nouvelle et profonde. Toutefois, la marque
matérielle et spirituelle de l'artiste est em-
preinte sur ces fragments et ces figures :
un admirable buste de femme, au visage
harmonieux, la nuque renfîée, les cheveux
drus, la bouche expressive, les yeux sou-
riants, la chair vivante, — un torse beau
comme n'importe quel torse antique, —
' — 220 —
une femme penchée vers la terre, le corps
souple et frémissant, — une Vieille femme
qui est la statue même des décadences et
des regrets de la vieillesse. On songe, en
la regardant, aux vers de Ronsard, aux
vers de Baudelaire. La vie vécue apparaît
avec ses espoirs anéantis et sa décrépitude
irrémédiable.
C'est une nouveauté hardie qu'une telle
œuvre. Quand il s'agit de la femme, habi-
tuellement, en art et en littérature, c'est
d'une certaine femme qu'il s'agit, de la
femme de dix-huit à vingt-cinq ans, trente
ans quelquefois, chez les audacieux. C'est
le type conventionnel que les habiles et les
coquets fleurissent de lys et de roses. Rodin,
lui, s'est avisé que la femme de soixante -
dix ans existait, et il l'a sculptée, il lui a
donné la durable existence. Une fois de
plus, par cette trouvaille de posture acca-
blée, de bras lassés, par cette étude d'une
armature humaine défaite, d'une chair flé-
trie, d'une douleur où il y a de la passivité,
— une fois de plus, Rodin s'est affirmé un
statuaire d'expressions et d'attitudes nou-
velles.
Les attitudes nouvelles! C'est par elles,
même en s'en tenant à la technique d'un
métier et à la matérialité d'un art, que peut
se démontrer la hardiesse de nouveauté et
l'originalité profonde de Rodin. Dans ce
temps-ci, la remarque doit en être faite, et
elle peut être facilement vérifiée aux expo-
sitions annuelles, les pratiques de l'Ecole,
la routine des commandes, l'habitude si
facilement prise et gardée de se contenter
des moules conventionnels, font que la
sculpture réside en quelques poses admises
qui pourraient être facilement énumérées.
Un corps droit, une jambe infléchie, un
bras levé, ^ un corps étendu, accoudé, —
les mains croisées derrière la tête pour faire
se projeter le buste en avant, — une tête
inclinée, une main tenant un coude, et l'au-
tre main au menton, — tels sont les princi-
paux arrangements de lignes, à peine aug-
mentés de quelques variantes insignifiantes,
qui rendent si monotone la foule semblable
des statues.
— 228 —
Rodin, s'avisant de comparer les formes
existantes avec les formes reproduites, est
resté stupéfait devant les innombrables po-
sitions possibles. Non seulement, pour lui,
Jes attitudes ne peuvent être réduites à quel-
ques types, mais encore elles lui appa-
raissent infinies, s'engendrant les unes les
autres par les décompositions el les recom-
positions de mouvements, ae multipliant en
fugitifs aspects à chaque fois que le corps
bouge. Ce n'est pas la difficulté d'aperce-
voir une combinaison inédite qui le frappe
et l'effraie, c'est au contraire l'impuissance,
imposée par le manque de temps, par la
brièA'eté de la vie, à recréer dans le marbre
et le bronze toutes les combinaisons de
lignes et nuances d'expression qui se re-
flètent dans les yeux qui savent voir. Pour
employer les vives images, les saisissantes
comparaisons qui n'ont pu encore être
usées par l'usage, les attitudes des corps
sont , pour lui , nombreuses comme les
vagues de la mer, comme les grains de
sable des grèves, comme les étoiles du ciel.
Après les vagues visibles, là-bas, au loin.
— 2 2() —
il en arrive d'autres, sous les grains de
sable, les grains de sable s'accumulent, au
delà des astres vifs et de la poussière d'or
du ciel, il v a des étoiles, encore et tou-
jours. La vie passe devant l'observateur,
l'entoure de ses agitations, et le moindre
de ses frissons, devenu perceptible, peut se
lîxer en une statue définitive, comme une
brusque et intime pensée peut éclore en une
page durable, et y inscrire à jamais un état
de l'humanité.
XIV
SALON DE 1891
AUX CHAMPS-ELYSEES
ET AU CHAMP-DE- MARS
§ I. LA PEINTURE
AU PALAIS DE l'iXDUSTRIE
Les promeneurs du vernissage au Pa-
lais de l'Industrie, n'auront peut-être pas
la sensation d'une production diminuée et
d'un jury plus sévère. Le nombre des œu-
210
vres exposées apparaîtra probablement
aussi considérable, et pourtant il y a seu-
lement 3,()()o numéros au catalogue, alors
que l'année dernière il y en avait 5,3oi. En
1890, il y a un chiffre de 2,480 peintures.
Cette fois, ce chiffre est i,733, soit 747 pein-
tures de moins. Au lieu de 962 dessins,
aquarelles, pastels, miniatures, etc., le total
est 486, soit 466 numéros en moins. La
sculpture est également réduite, 740 plâtres,
bronzes et marbres, et non plus 1,196. Dif-
férence : 456. La gravure en médailles et
sur pierres fines n'a subi qu'une faible sous-
traction de 8. C'est 54 pièces, alors qu'il y
en avait 62. La section de gravure et litho-
graphie est peu atteinte également, 436 ca-
dres à la place de 461. 11 en a été écarté 25.
Seule, l'architecture monte. L'an dernier, le
chiffre est de 1 5o. Cette année, il est de 2 1 ] .
L'augmentation est de 61. Il faudra sur-
veiller cette petite folle d'architecture, qui
fait mine de s'émanciper.
Cette arithmétique était nécessaire pour
expliquer l'émotion populaire, le mouve-
ment d'insurrection, qui viennent de se pro-
— 231 —
duire dans la foule des refusés. Au Salon
du Champ-de-Mars, la résistance des jurés a
été plus vive, et des assaillants en plus grand
nombre encore sont restés sur le carreau.
La bataille a été rude, et Paris en ce moment
est plein de toiles crevées et de bustes pul-
vérisés. Les vaincus se sont retirés au fond
de cafés spacieux, ont voté des motions,
nommé des comités, décidé d'entrer de
nouveau en ligne au mois de juin, quand
ils auront repris des forces et choisi un ter-
rain favorable.
Ces vaincus ont raison, car il est bien
évident que beaucoup d'entre eux avaient
le même droit à la cimaise que ceux qui les
ont évincés. Toutefois, la superficie des
toiles présentées ne peut dépasser la super-
ficie des murailles disponibles, le contenu
ne peut pas être plus grand que le contenant.
La nécessité d'un troisième, d'un quatrième,
d'un cinquième Salon, et de tous les Salons
qu'on voudra, s'impose donc, et même un
rédacteur des Débats a pu proposer d'ac-
crocher les cadres aux arbres du Bois de
Boulogne. Soit. La seule réserve à faire, et
il est grand temps de la faire, c'est sur le
laps de temps qui doit être accordé à ces
manifestations. Il semble qu'en deux mois,
mai et juin, avec un Salon par semaine,
tout puisse être réglé. Il faut organiser le
campement des peintres et ne pas leur livrer
la ville pendant toute l'année.
Pour le public d'aujourd'hui, il considère
cette ouverture du Salon des Champs-Ely-
sées comme une préface à l'ouverture du
Salon du Champ-de-Mars, comme une mise
en train pour la promenade de la quin-
zaine prochaine. Il se distraira pourtant des
améliorations apportées à la mise en scène,
de l'agencement nouveau des galeries, du
changement de place des dessins, pastels,
aquarelles, gravures, de la création d'un
salon de repos proche le buffet. On verra
là une preuve de l'utilité de la concurrence,
on s'amusera de l'avenir de distractions que
vaudra aux visiteurs cette émulation entre
les deux Sociétés rivales. L'adjonction des
objets d'art a été décidée déjà au Champ-
de-Mars, ce qui est bien. On parle mainte-
— 2n —
nant d'inviter la musique, ce qui n'est pas
non plus une mauvaise idée. C'est un
commencement, et il est sur qu'on ne s'ar-
rêtera pas en chemin, que la peinture et la
sculpture deviendront de plus en plus acces-
soires, et qu'on en arrivera à ouvrir des Sa-
lons qui seront des lieux de plaisir parisien,
des jardins d'été, des salles de concert, de
théâtre, de bal, avec pourtour et promenoir,
danseuses et promeneuses, diseurs de mo-
nologues, chanteuses de cafés-concerts, etc.
II n'y a nul inconvénient à ces pratiques
anglo-américaines. Peu à peu, les quelques
artistes qui s'attardent encore dans ces co-
hues se retireront à l'écart, on saura où les
trouver, et leur œuvre sera mieux vue par
ceux qui auront le désir de la voir. Ce sera
un des bons résultats de la singulière évolu-
tion qui s'accomplit à grand bruit de ré-
clame, et tout le monde, on peut l'espérer,
y trouvera son compte, les artistes, le public
et les critiques. Comment ces derniers ac-
compliraient-ils, en eflfet, dans les conditions
actuelles, le labeur qui leur est demandé,
comment se résoudraient-ils à l'énumération
— 234 —
de tant de toiles qui se ressemblent? C'est
un travail qui est suffisamment fait par le
catalogue. Devant ces milliers d'œuvres, on
ne peut guère fournir qu'une impression gé-
nérale, dire le résultat de confusion, de colo-
riage criard, de puérile ingéniosité, obtenu
par toutes ces mains habiles rompues aux
besognes hâtives, aux exécutions matérielles
qui indiquent l'absence de lentes réflexions.
Du faire adroit, de l'adaptation indiffé-
rente, il y en a. Mais toute cette adresse et
tout ce pastiche sont des quantités négli-
geables, de même que la recherche de l'in-
tention et la trouvaille de l'anecdote. Chez
les peintres notables et achalandés, et chez
les débutants qui essayent de s'approprier
les marques à succès, la même prestidigita-
tion et la même lassitude apparaissent. Chez
presque tous, il y a paresse ou insuffisance
intellectuelle, l'esprit est mis à la torture
pour trouver le sujet alors que la vie abon-
dante, multiple, sans fin, s'ofTre aux regards
qui savent voir, — chez presque tous il y a
l'aveuglement sur cette vie, l'impuissance à
découvrir les beaux spectacles coutumiers.
— 235 —
On pourra alambiquer les esthétiques,
disserter sur les méthodes, la vérité qui
ressort de l'étude des musées et de l'histoire
de l'art, c'est que le haut talent a toujours
été en accord avec une belle cérébralité,
avec une conception passionnée et intelli-
gente de l'existence. Pas une des œuvres
d'art qui ont survécu n'échappe à cette loi
vraiment par trop facile à découvrir. La
compréhension des choses, la sensibilité
instinctive, la réflexion profonde, se pré-
sentent, en un tout inséparable, avec la
beauté des lignes, le charme voluptueux de
la couleur, la force de réalisation par le
modelé, la merveilleuse fixation de la lu-
mière.
Il faut ajouter à ces réflexions quelques
indications de noms et d'œuvres. 11 im-
porte de savoir que le tableau mis en meil-
leure place, en face la porte d'entrée du
Salon d'honneur, c'est la Voûte d'acier de
M. Jean-Paul Laurens, une toile énorme
d'une réussite contestable. La réception de
Louis XVI par Bailly et Lafayette se ré-
sout ici en une froide exposition de cos-
tumes de courtisans et de constituants, la
Révolution est résum.ée par des mollets
blancs et par des mollets noirs, par un
Louis XVI costumé en pigeon ramier, et
Ton chercherait en vain d'autres signes ca-
ractéristiques des passions de ce temps-là
et de ce jour-là dans cet immense déHlé
d'habits mis en scène à la façon de M. Sar-
dou. — C'est une autre méthode qui prévaut
dans les scènes d'histoire que choisissent
Al. Chalon, M. Rochegrosse et quelques
autres. La Mort de Sardanapale, la Fin de
Bahylone, amusent l'œil par des détails
archéologiques et l'agacent par l'ensemble
inharmonique où le caractère essentiel de
ces formidables écroulements n'est pas mar-
qué. Tout y est, excepté le drame humain,
et l'on se refuse à prendre au sérieux ces
catastrophes d'Eden-Théàtre, ces fins de
drames en attitudes de ballets, ces apo-
théoses dans la lumière électrique.
Les voyants de l'histoire sont rares. Un
Michelet et un Delacroix sont des solitaires
exceptionnels, et il y aurait quelque naïveté
— 2)7 —
à leur vouloir trop de congénères. Combien
de peintres sont aptes à faire oublier le
modèle sous les oripeaux et dans le bric-à-
brac ! C'est donc là un sujet où il n'y a pas
à s'attarder. Il vaut mieux vite nommer les
anciens chefs de file qui se sont serrés autour
de M. Bouguereau, et qui exposent, cette
année, comme tous les ans, leurs produits
immuables. De M. Henner, un Christ et
une Madeleine, pas plus renouvelés d'atti-
tudes et d'expressions que ceux des années
précédentes. Le même procédé aussi, une
chair glacée qui fond dans des opacités de
chocolat, une pâte de peinture grasse et sa-
voureuse, mais sans atmosphère. M. Jules
Lefebvre montre son mal académique ag-
gravé par une Nymphe chasseresse. M. Al-
bert Maignan fournit une Mérovingiejuie
à sa toilette qui s'inscrit dans la pauvre ma-
nière historique indiquée tout à l'heure, et
un Dormoir de sirène qui donne une éton-
nante idée du fond de la mer. C'est extrê-
mement inférieur à l'aquarium du Troca-
déro. M. de Munkacsy se montre tapissier
encombrant dans son portrait de femme
— 238 —
bloquée par les meubles et les plantes
d'appartement. J'aime mieux les portraits
un peu blancs et expressifs de MM. Jules
Simon et Bonnat par Jean Gigoux. Un
coin du Caire, de M. Gérôme, est un sec
découpage de maisons, une étendue res-
treinte qui fait songer à un jeu de do-
minos parsemé de pièces d'échiquier. Le
Lion aux aguets, ceci dit sans raillerie, a
des apparences de singe. C'est un lion qui
finira évidemment au Nouveau-Cirque, et
l'observation n'est pas dépourvue d'agré-
ment. Le petit paysage est drôlet, éclairé
comme par une flamme d'allumette. Le lion
de M. Bonnat ne vaut pas ce spirituel lion
de M. Gérôme. Le lion que déchire le
Samson de M. Bonnat est un lion de « che-
vaux de bois », et le seul compte rendu
possible de pareilles histoires est le compte
rendu à petites images des caricaturistes du
Charivari et du Jourtial amusant.
On trouve le repos devant les peintures
de Fantin-Latour, Danses., Tentation de
Saint- Antoine, où la vue se récrée enfin de
— 239 —
l'harmonie des fonds avec les premiers
plans, où les draperies d'une richesse som-
bre, les robes de couleurs pâles, de nuances
effacées, les nobles feuillages de parcs, les
gestes de bel opéra, ont l'éloquence de cou-
leur et de rythme habituelle à l'artiste.
Quelques bons portraits sont signés de
MM. Cormon, Amand Gautier, Guthrie,
Aman Jean, Kaphaël Collin, Parmi les
paysagistes, M. Harpignies a peint une Au-
rore et un Couchant, une arrivée et un
départ de lumière sur de doux feuillages,
de sombres roches.
§ II. LA SCULPTURE
La nef du Palais de l'Industrie est encore
plus vaste et plus vide cette année que les
années précédentes. Les chefs-d'œuvre
sont absents, ce qui n'est pas pour sur-
prendre, car il y a souvent des années sans
chefs-d'œuvre. Mais les œuvres même s'y
font rares, excessivement rares. Il faut une
certaine bonne volonté pour découvrir
— 240 —
parmi les monuments dégingandés, les nus
de fausse élégance, les bustes vulgaires, un
morceau qui révèle une réHexion et une
étude.
Pourquoi donc s'épuiser en descriptions,
développer des raisonnements d'esthétique?
Quand les artistes ne consentent pas à des
renouvellements et à des efforts, les jour-
nalistes chargés de la critique d'art ne sont
pas tenus à de longues explications. Il faut
prendre cette nef pour ce qu'elle est, pour
un lieu de promenade fort agréable aux
heures claires de la matinée. On est ins-
tallé à merveille sur ces bancs pour fumer
des cigarettes, et les femmes en jolies toi-
lettes qui se promènent là sont des statues
vivantes et souples autrement expressives
que les silhouettes de plâtre et de marbre
qui gesticulent sur les piédestaux.
A quoi bon se déranger de cette sieste et
de cette contemplation pour chercher des
noms dans le catalogue et pour inscrire
des notes sur son carnet. D'ailleurs, le mé-
tier de sculpteur est un rude métier, dans
lequel on arrive rarement à gagner sa vie.
— 2,11 —
ù nouer les deux bouts de l'année. Les mo-
dèles sont chers, la matière employée est
onéreuse, le placement de l'œuvre est difli-
cile. Pas encore assez difficile, sans doute,
puisque les places publiques, les vestibules
de monuments et les cimejtières — les ci-
metières, oiî il ne devrait y avoir que des
œuvres admirables — sont encombrés des
extraordinaires morceaux que l'on sait. Il
n'y a donc pas à interpeller directement ces
braves gens à grandes barbes, qui, pour la
plupart, mènent des existences de ma-
nœuvres, modelant la glaise, gâchant le
plâtre, taillant le marbre, prenant leur
repas dans les boutiques de marchands de
vins, peintes en rouge, du quartier Mont-
parnasse.
Quelques-uns, que l'on pouvait consi-
dérer comme des arrivés, sont morts, et
leurs œuvres sont tous les jours fleuries de
fleurs fraîches. Pourquoi regarder de trop
près, discuter trop àprement? La princesse
de Galles, de Chapu, assise, le front cré-
nelé comme les fronts des statues de villes
de la place de la Concorde, est d'un corps
14
— 242 —
bien léger, d'une physionomie bien incon-
sistante, dans son lourd fauteuil, sous la
lourde garniture de sa robe. L'Ère avant
le pc'clic, de Delaplanche, est d'une malice
excessivement précoce, et c'est elle, évidem-
ment, qui va séduire le serpent. Et voici,
parmi les vivants, M. Mercié, avec la Toi-
lette de Diane, un groupe sans accent qui
essaye de plaire, et M. Falguière, auquel on
fait tous les ans le même succès en l'hon-
neur de Diane. Cette année, il a reproduit
un modèle un peu plus allongé que les
années précédentes. La décocheuse de
flèches apparaît au loin svelte et élégante,
mais les membres sont ronds, sans tres-
saillements, sans .muscles ni nerfs, sans
une dominante de mouvements. C'est, en
somme, d'une inspiration assez semblable,
en sculpture, à l'inspiration de M. Jules Le-
febvre en peinture. Art d'Institut, pondéré
et connu.
Il faut citer la Peinture de M. Turcan,
le groupe de M. Stephan Sinding : Homme
et femme ^ la statuette de Saint -Georges de
M. Fremiet. L'émotion historique pourrait
— 2.n —
être contestée au Danton de M. Paris, et des
objections pourraient être faites à l'Alsace
et à la Lorraine que M. Bartholdi a sculp-
tées pour le monument de Gambetta.
§ III. AU CHAMI'-DE-.AIARS
Le décor des salles est agréable, les ga-
leries sont assez spacieuses pour favoriser
les promenades devant les toiles, la lumière
est bien distribuée à travers les vitres et les
vélums, le salon rouge et le salon bleu in-
vitent le passant fatigué au repos, le jardin
vitré, verdo3^ant et fleuri, est un joli asile
offert aux sculpteurs... Voilà les aimables
constatations qui peuvent être faites à pro-
pos de ce lointain Salon du Champ-de-
Mars, ouvert pour la seconde fois entre la
Tour Eiffel et la Galerie des Machines. On
peut encore rendre hommage à la cage de
l'escalier, aux vitrines où sont exposés les
objets d'art. Mais pour l'art lui-même,
pour tout ce qui est peint, dessiné, gravé^
•sculpté, façonné en une matière quel-
— 21 I —
conque, exposé dans des cadres ou sur des
piédestaux, pour cet art à la mode qui fait
se pâmer tant de messieurs et de mesda-
mes, l'enthousiasme n'est guère de mise.
C'est une production qui est en accord avec
l'ameublement, les tapis, les fauteuils, les
banquettes, tout ce qui est du ressort de
MM. Alphand et Belloir. Cela va connaître
le succès bruyant d'un jour, les bavardages
élogieux du public, les phrases hâtives de
la critique, les réclames à images des jour-
naux illustrés. Mais c'est tout. Succès d'un
jour et durée d'un jour.
Qu'on se promène à travers ces galeries
avec la préoccupation de ce qui doit sur-
vivre. Avec quelque habitude d'œil et de
cerveau, le compte sera vite fait des belles
œuvres égarées dans ces luxueux magasins,
et il faudra bien reconnaître que les mêmes
maladies de banalité et d'imitation qui
régnent aux Champs-Elysées existent aussi
au Champ-de-Mars à l'état aigu. On n'a
pas tout dit, et on n'a même rien dit, lors-
qu'on s'est réjoui d'un Salon moderne,
d'un Salon clair, d'un Salon influencé par
— 2-r) —
rimpressionnisme. La belle affaire, que les
peintres s'ingénient à représenter des sujets
de la vie d'aujourd'hui, s'ils les représen-
tent sans compréhension et sans profon-
deur, avec la même facilité déplorable
qu'ils montraient également autrefois, alors
qu'ils traitaient les anecdotes costumées du
genre historique. La belle affaire, que leurs
tableaux soient clairs, si cette prétendue
clarté, mal imitée des maîtres de la lu-
mière, est sans harmonie, et si les couleurs
échantillonnées violent les inexorables lois
des valeurs. Cette clarté-là aboutit aux as-
pects blafards et plâtreux, ce faux impres-
sionnisme se résout en ombres violettes qui
tachent au hasard les toiles. Grand merci !
Ce sont des indiv^idus qu'il faut chercher,
ce sont des œuvres longuement vécues, avec
émotion, avec passion, qu'il faut réclamer.
Il est quelques-uns de ces artistes, indiffé-
rents aux procédés régnants, aux manières
acclamées, aux succès organisés et consa-
crés par la société mondaine. Ceux-là vivent
librement leurs conceptions et se réfugient
14.
- 240 -
dans leur art comme dans une cellule. Ils
ne sont pas nombreux ici, et comment
seraient-ils nombreux? Les artistes person-
nels ne foisonnent pas, ne se rencontrent
pas tous à la fois en un rendez-vous ba-
nal d'exposition. Ils sont clairsemés dans
chaque siècle, et c'est déjà une bonne for-
tune d'en rencontrer par occasion dans les
fêtes données au Tout-Paris. Je ne man-
querai pas de signaler ces exceptionnels et
de dire quelles sensations peuvent faire
naître leurs œuvres.
L'admirable paysage, VEte, de Puvis de
Chavannes, vaut que la pensée erre à loisir
par cette étendue de champs et de bois. La
montée de la maîtrise d'Eugène Carrière,
la rencontre de son esprit avec l'esprit de
Daudet, son évocation rapide et inoubliable
de Verlaine, la beauté expressive de ses
visages de femmes, exigent une rêverie non
troublée par la foule. L'œuvre dominatrice
de Whistler est représentée par un paysage
d'eau et de navires et par un portrait de
femme de haute allure, auxquels on pourra
demander des renseignements sur la dis-
— 247 —
tinction cérébrale et sur la simplicité énig-
matique de leur auteur. J'aimerai encore
dire le charme des anciens marmitons de
Ribot, heureusement revenus à la lumière,
et montrer dans quelle banlieue bleuâtre
et attendrie vit à présent Raffaëlli, qui ex-
pose, avec ses paysages, un très intelligent
et vivant portrait du peintre Dannat. Et
encore, çà et là, car la nomenclature tire
à sa fin pour les peintres, un morceau bien
venu, un paysage de fine exactitude, un
portrait curieux. Par exemple, une souple
silhouette de Al. Besnard, les portraits de
M. Blanche, des scènes de MM. Jeanniot
et Lobre, les panneaux de M. Marchai, la
femme en robe jaune de Stevens. Les pay-
sages sont nombreux. Il y en a de MM. Vic-
tor Binet, Ary Renan, Boudin, Lhermitte,
Damoye, Barau, Lépine, Cazin, Lebourg,
Sisle\-. Il y aurait bien à dire sur beaucoup
de ces paysages qui donnent une envie, une
envie folle, d'aller voir de la vraie cam-
pagne. Si je résiste pendant quelque temps
à ce désir, habituellement suggéré par la
verdure des Salons, je reviendrai à l'exa-
- 24« -
men des œuvres des paysagistes du Champ-
de-Mars.
Et puis, beaucoup d'imitations, de pro-
cédés éculés remis à neuf, beaucoup de pro-
miscuité dans l'habileté. Tous ces exposants
se connaissent, sont au courant des derniers
trucs, à l'alfùt des plus minimes trouvailles.
On pourrait croire qu'ils se prêtent entre eux
leurs observations, leurs moyen de peindre,
leurs palettes, leurs cadres. La grosse majo-
rité, l'immense majorité, ne songe pas à la
vie, cette vie énorme, multiple, sans cesse
renouvelée, toujours inédite, toujours inat-
tendue, qui s'offre à chaque esprit qui vient
de naître. Non, c'est à la façon d'opérer du
voisin que l'on songe, c'est chez lui que l'on
s'introduit avec effraction ou avec prudence.
Vraiment, puisqu'il y a des jurys qui fonc-
tionnent, est-ce qu'ils ne devraient pas faire
quelque objection aux envois de ces imita-
teurs effrénés de Puvis de Chavannes, de
Whistler, de Carrière, et à tous les pasti-
cheurs d'impressionnisme? C'est la tare des
Salons, de tous les Salons, cette confusion
— 249 —
créée par les plagiaires. Il y a d'autres vices,
certes, et je ne vois pas trop ce que le Champ-
de-Mars et les Champs-Elysées pourraient
avoir à s'envier à quelque point de vue que
l'on se place. Au fond, tout se ressemble,
tout se vaut. MM. Carolus Duran, Jean
Béraud, Duez, Gervex, etc., ne sont pas,
somme toute, d'une supériorité écrasante,
si on les place en comparaison de MM. Bou-
guereau, Henner, Donnât, Gérôme, etc. Il
y aurait encore bien d'autres observations
à noter : — sur l'étonnante inspiration de
ce tableau de M. Béraud, où le Christ, assis
parmi des messieurs en habit noir, relève
une Madeleine moderne en costume de
bal, — sur le curieux document établi par
M. Priant, Coquelin aîné soucieux et napo-
léonisant qui écoute une lecture par Coque-
lin jeune, — sur les conscrits de M. Dagnan-
Bouveret qui déploient hors de la toile un
excessif drapeau tricolore. Mais il faut savoir
se borner, le premier jour, et traverser le
jardin de la sculpture où exposent Rodin,
Constantin Meunier, Desbois, Dalou, Baf-
fier, Charpentier, Injalbert, Lenoir, Raf-
— 250 —
faëlli, et de nouveaux venus comme Bour-
delle et Bartholomé. La section des objets
d'art, enfin inaugurée au Salon, présente
quelques œuvres et fragments d'œuvres
tels que les meubles de Carabin, le lustre
en fer forgé de Servat, les vases de Cha-
plet, de Deck, de Delaherche, de Galle...
C'en serait assez pour justifier l'adjonction
de ces objets où peuvent s'affirmer, où s'af-
firment déjà, des artisans vivaces, des ar-
tistes solitaires.
§ IV. PUVIS DE CIIAVANNES
L'artiste qui a déjà peint tant de ses rêves
aux murailles de nos édifices, — à Lyon, à
Marseille, à Amiens, — au Panthéon et à
la Sorbonne de Paris, expose cette année,
au milieu de tant de colifichets de la mode,
le complément de la décoration du musée
céramique de Rouen, la Poterie Qt la Céra-
mique, et une grande page sereine, VEte,
destinée à l'Hôtel de Ville de Paris.
Les personnages qui personnifient la Po-
terie et la Céramique, — des jeunes fem-
mes en robes de couleurs pâles, tenant
entre leurs mains douces et attentives un
plat, un vase, fleuris d'arabesques, — des
ouvriers robustes et graves occupés à re-
muer la terre et à chauffer le four, — pensent
et agissent dans des jardinets étroits, dans
des cours d'espace restreint, auprès de min-
ces plates-bandes. De beaux ciels légers
pavoisent de lumière ces entours de fabri-
ques, ces tranquilles travaux, ces humbles
personnages fixés dans la régularité de leur
vie, dans lehr grâce et dans leur force
journalières, et devenus comme de pâles
statues immuables du labeur humain.
Mais voici le panneau décoratif de VEte\
oiîily a aussi des personnages, des femmes,
des enfants qui se baignent, qui sortent de
l'eau, qui se reposent du mouvement de la
rivière dans la tiédeur de l'air. Une femme
est debout, dans i'eau jusqu'aux hanches,
une autre, en robe rose, remet sa chemise,
une autre, debout, penchée, s'essuie les
jambes, une autre, toute nue, est étendue
sur l'herbe. Ce sont de grandes et fortes
créatures, vite indiquées, sommairement
modelées, surtout conçues en vue de l'en-
semble, d'attitudes et de carnations en har-
monie avec le paysage qui s'étage au-des-
sus d'elles, et célébrant l'été par la joie
saine de leurs corps mouillés et de leurs
placides visages.
Autant et davantage même que ces heu-
reuses créatures, le paysage représente la
beauté de la saison et de l'heure. La rivière
bleue circule en large méandre à travers
rétendue, revient en courbe molle au pre-
mier plan où se dressent les femmes. Les
bandes vertes de la prairie enserrent un
champ de blé, éblouissant d'or. De longs
et légers peupliers palpitent doucement, de
toutes leurs feuilles^ au bord de l'eau, dans
la chaleur de l'air. Les feuilles jaunes d'un
frêle bouleau semblent battre des ailes,
comme des légers papillons couleur de
soufre. Et voici, au sommet de cette belle
pente cultivée, au milieu de ces champs,
au delà des arbustes légers, sous le ciel pro-
fond et lumineux pénétré par l'ardeur du
— 255 —
soleil, voici un centenaire et impénétrable
massif d'arbres, sombre, chenu, opaque,
dressé au centre de cette clarté, de cette
fluidité de l'air. Toute l'ombre de la vallée
est amassée là, — dans les interstices du
feuillage qui sont comme des fentes, des
crevasses de rochers, au ras du sol, — au-
tour des troncs énormes, trapus, chargés de
ramures basses.
Au loin, à droite, une forêt bleuit. Plus
loin encore, à gauche, des collines pier-
reuses, d'un mauve pâle, enveloppées de la
brume chaude du milieu du jour, brillent
faiblement comme de très lointains cris-
taux. Çà et là, l'activité humaine apparaît.
Sur Teau bleue un bateau passe, une femme
assise à l'arrière, un homme debout à
l'avant, jetant u,n filet. Une femme s'abrite
avec un enfant à l'ombre de saules. Des
travailleurs vont et viennent autour d'un
chariot d'herbages. Tout cela disséminé,
perdu dans la campagne, les personnages
se confondant à demi avec les choses, les
êtres vivants teintés des reflets roses et verts
de la lumière et du sol. C'est la vie d'un
15
— 254 —
jour qui s'agite et qui défile autour de ce
formidable massif d'arbres, si ancien, d'ap-
parence si farouche, si écrasante, si dura-
ble, qu'on pourrait le croire sans commen-
cement et sans fin, immuable, éternel.
Il est beau de fixer ainsi le décor dans
lequel nous vivons, le décor dans lequel
nous promenons notre vain désir de bon-
heur, le songe mystérieux, sans explication
possible, de notre destinée. Les choses sont
expressives et parlantes, nous savons quels
liens nous unissent à tout ce qui nous en-
toure, nous savons que nous faisons partie
de cet univers qui déroule autour de nous
son mirage, et notre sympathie spirituelle,
et notre joie et notre mélancolie s'en vont
vers ces aspects de la matière qui existaient
avant nous, qui existeront après nous. C'est
la haute raison d'être d'une poésie éloquente
et attractive comme la poésie de cet Eté de
Puvis de Chavannes. L'artiste a su faire
parler à notre esprit les nuées, les eaux, les
champs, les arbres, toute cette nature insen-
— 255 —
sible où nous nous réfugions comme auprès
d'une complice et d'une confidente.
§ V. EUGÈNE CARRIÈRE
Deux scènes familiales , — une figure
expressive de femme, — quatre portraits,
sont exposés par Eugène Carrière au Salon
du Champ-de-jMars. — Le Matin ^ c'est
réveil d'un enfant sur les genoux de sa
mère. Au centre d'une chambre éclairée
par une clarté douce, tendre, argentée
comme une clarté d'aurore, le petit être
commence la vie. Sa chair nouvelle, si
molle, si impressionnable, respire et frémit
dans la lumière du jour. Son visage ridé se
ride davantage, s'effare et se contracte, ses
yeux se ferment, ses mains fragiles grima-
cent aussi, se retournent dos à dos con-
vulsivement. Il se débat dans l'éclat et la
chaleur du rayon qui l'enveloppe et qui
l'éblouit. 11 apprend inconsciemment la vie
et sa douceur blessante. Mais il est tenu
dans des bras bienveillants, embrassé par
- 256 -
une fillette qui avance son lin profil en une
amoureuse et impatiente moue des lèvres.
Il se débat entre des tendresses. — La
Timbale, c'est une plus accentuée prise de
possession des choses par l'enfant. Pâle et
blond, de doux et rares cheveux d'or en-
volés autour du crâne frêle, les tempes
nacrées veinées faiblement, les os des pom-
mettes et du front devinés friables et légers
comme les os d'une tète en formation, soli-
dement tenu par les grandes mains de sa
mère qui enveloppent tout son corps, il boit
à longs traits le breuvage de la timbale. —
Rèrerie, c'est une tête, un buste et des
mains de femme , un visage douloureux
appuyé sur des mains lasses, un accord de
tristesse farouche entre les yeux et la bou-
che, une pensée qui cherche le repos, une
âme énergique qui voudrait se refuser à l'ac-
tion. Carrière est aujourd'hui le peintre de
ces faces expressives où les lentes réflexions,
les creusements d'idées fixes, les luttes inté-
rieures, apparaissent en contractions et en
lueurs dans une atmosphère de silence.
— 257 —
Des quatre portraits, il en est un dont je
ne puis rien dire, sinon qu'il me fait songer
aux vers de Musset :
Un étranger vctu de noir
Qui me ressemblait comme un frère.
Et j'ai hâte de signaler cette curieuse ef-
figie de M. Armand Berton, dont la tête
penchée en avant est significative au plus
haut point de vie concentrée. Et voici Paul
Verlaine, le poète des Fêtes gaLuites et de
Sagesse, image significative par le front en
dôme, la fente des yeux où transparaît un
regard lointain, la barbe fauve, le masque
ravagé. C'est une ébauche puissante, un
portrait A'ite fait pendant quelques heures
de conversation. Le peintre ne connaissait
pas le poète et il a su garder à sa physio-
nomie et à sa silhouette leur caractère de
brusque apparition. Peut-être n'est-ce pas
tout ^'erlaine, mais certainement c'est un
Verlaine caractéristique, tel qu'il surgit dans
l'atelier de Carrière, fatigué, éloquent, at-
tendri, évoquant des souvenirs, commen-
tant sa fine, souffrante et incertaine poésie,
-258-
où se livrent les combats des instincts et
de l'esprit.
Le portrait d'Alphonse Daudet a été com-
pris par la même intelligence d'observateur,
mais plus longuement préparé et plus lon-
guement exécuté. Ceux qui connaissent
Daudet y retrouvent Tami qu'ils aiment
avec le grand esprit qu'ils admirent. L'ar-
tiste a marqué l'affection tendre dans ce
doux enlacement du père et de la fille, la
petite main de la fille dans la main du père,
les deux corps penchés dans le même mou-
vement de vague par une continuité de
lignes qui va de l'enfant à l'homme, de
l'ignorance à la connaissance, de l'être qui
balbutie la vie à celui qui sait la vie. C'est
de la poésie d'existence, et c'est une poésie
consciente et commentée par Daudet lui-
même, par son front d'intellectualité, par
son regard direct, par son visage de pensée
ferme et de sérénité songeuse.
La variété et la progression du talent
de Carrière se prouvent ainsi par cette
exposition, si différente de son exposition
— 259 —
de l'an dernier. Il n'a pas à se préoccuper
des imitateurs vulgaires ou adroits qui
tournent, sans pouvoir y pénétrer, autour
de ce monde d'art et de pensée où il est
maître. Il peut continuer son chemin sans
s'arrêter aux non-compréhensions des gens
du monde qui s'attroupent devant ses toiles
et des critiques qui se dispensent d'examen
et de rétlexion avec les plaisanteries coutu-
mières. Pour la technique savante de son
métier, pour la beauté souple des formes,
pour l'harmonie des tons atténués, elles
apparaissent et elles apparaîtront de plus
en plus, incontestables, à ceux qui regar-
dent et qui aiment la peinture. Il me semble
inutile d'entreprendre des démonstrations
pour prouver la science de construction et
de modelé, la qualité de la lumière, la
transparence des ombres dans les tableaux
de Carrière. C'est un divinateur, c'est un
voyant, c'est un expressif, mais c'est aussi
un peintre, un peintre de fine et haute race.
Il suffit, pour s'en convaincre, de regarder
ces vêtements noirs et blancs de petite fille,
cette soie de cheveux blonds, cette timbale
— 26o —
d'argent, et ces mains, et ces visages ou
l'enveloppe est d'une si étonnante unité, où
tous les passages de chair entre les organes
sont écrits avec une si belle certitude, où
les yeux, le nez, la bouche sont en accord
si délicieux avec le menton, le front et les
joues. Ces joues qui jouent un tel rôle dans
les physionomies et dont la littérature parle
si rarement, que la peinture esquive d'habi-
tude. Carrière les connaît bien, il les arrondit
et il les caresse comme les sculpteurs égyp-
tiens, comme les primitifs italiens, comme
Vinci et comme Prudhon.
Quand on est l'artiste d'un tel art, on
peut rester solitaire, volontaire, patient,
comme sont les forts. Si l'heure des banales
popularités ne sonne pas pour Carrière, il
s'en réjouira facilement et quelques-uns
avec lui. L'heure de la joie au travail, de
l'enivrement artiste devant la nature, devant
les êtres et les choses, pourra, du moins,
sonner souvent, et c'est cette heure-là qu'il
est essentiel et doux d'entendre.
— 26l —
§ VI. — J.-I-. RAFFAELLI
Désormais peintre-sculpteur, RafTaëlli ex-
pose au Salon du Champ-de-Mars six pein-
tures et cinq bronzes. Ces derniers ont été
placés en partie à la sculpture, en partie à
la section des objets d'art. On ne saura
jamais pourquoi ils ont été ainsi disséminés
et je n'y vois d'autre raison que le désir
d'accrocher des ornementations à la mu-
raille du salon bleu du premier étage. Ce
sont, en elTet, des œuvres de même famille,
des découpures en relief qui gardent toutes
les qualités du dessin cursif et appuyé de
l'artiste, et qui prennent un intérêt nouveau
et une beauté nouvelle par la matière em-
ployée, un beau bronze doux au regard et
souple au toucher, où la lumière achève de
modeler les surfaces. Il y a là, — en plus
d'un Buste Je vieux exécuté d'après les lois
habituelles de la statuaire, — le Buste de
Paysan^ la Servante, le Rémouleur, où l'on
retrouvera quelques-uns des types sur les-
quels Raiîaëlli a mis sa marque, et une
15-
— 202 —
silhouette de femme nue, Fleur de mon-
tagne ^ de physionomie jeune, naïve et
étrange, au corps énergiquement construit,
avec de naissantes grâces charnelles. C'est
une curieuse étude de nature, d'une allure
vivante, à la fois fine et fruste, d'une spon-
tanéité et d'une décision charmantes, gar-
dées jusqu'à la fin d'un travail délicatement
précis, scrupuleusement attentif.
Il n'y aurait donc pas de raison, sur la
vue de ces résultats, de renvoyer Raffaëlli
à la seule peinture de la banlieue. La manie
d'aujourd'hui est de vouloir spécialiser, de
force, les chercheurs qui ont en eux des
aptitudes diverses. Cette manie-là était in-
connue aux belles époques d'art. On ad-
mettait que le même homme s'ingéniât à
manifester son action par des applications
différentes de la force artistique qu'il por-
tait en lui. On ne se récriait pas devant des
peintures et des sculptures sorties des
mêmes mains, on admettait qu'un tailleur
de marbre fût aussi architecte, on ne trou-
vait pas que c'était déchoir pour un faiseur
— 263 —
de statues s'il s'avisait de fournir le dessin
d'un objet usuel, et s'il allait jusqu'à façon-
ner lui-même cet objet utile et gracieux.
On a, maintenant, changé tout cela, et ca-
tégorisé les individus. On a mieux fait, on
a divisé et catégorisé l'art lui-même, et c'est
un événement tout à fait imprévu que l'ex-
position, cette année, au Champ-de-JMars,
d'œuvres artistiques qui ne sont ni des ta-
bleaux ni des statues, mais des meubles,
des vases, des cruches, des plats, des as-
siettes.
Raflaëlli, sculpteur, est d'ailleurs resté
peintre, et les pa3^sages et le portrait qu'il
expose le montrent en plein exercice de son
observation, en pleine possession de ses
moyens d'exprimer. Le portrait, c'est celui
de M. William Dannat, un peintre améri-
cain assis au bord d'une table, dans son ate-
lier, où apparaissent une toile commencée
et des falbalas noirs et jaunes de costumes
espagnols. Le corps en son altitude de re-
pos, la physionomie aux regards aigus ont
été lîxés par un travail léger de couleur
qui recouvre une construction de hachures,
— 264 —
un jeu de pinceau et de crayon opiniâtre
comme un modelé de pointe sèche. C'est un
portrait vivace, nerveux, supérieurement
griffé de main d'artiste.
Les banlieues, — Autour cic la ca?^rièrc
de sable, La Plaine, Les grands arbres,
V avenue d'Arg'enteuil, Le grand-père, —
sont très différentes des banlieues violentes
d'il y a di.x ans, des paysages inquiétants
où erraient des révoltés. Ce sont d'autres
coins et d'autres passants, et ce sont des
visions vraies aussi, qui témoignent d'un
esprit adouci et d'une période de mansué-
tude. Il est un de ces paysages où les hum-
bles bâtisses, les pauvres terrains apparais-
sent vraiment touchants dans une atmos-
phère douce et bleue, légère et calmante.
Les personnages entrevus, le grand-père
en casquette qui promène une fillette au
long des premières et timides verdures, les
gens qui parcourent l'avenue dorée de so-
leil, marchent et respirent sous le ciel clé-
ment des matinées heureuses.
Dans ses récentes œuvres comme dans
— 205 —
les œuvres précédentes, dans ses sculptures
comme dans ses peintures, Raffaëlli affirme
sa vision particulière de riiumanité. Il a,
dans l'art moderne, sa place bien à lui, de
producteur d'êtres d'une espèce nettement
définie et reconnaissable. Il a donné, par
ses dessins et par ses peintures, des signa-
lements certains d'individus qui vivent aux
confins de la petite bourgeoisie, du com-
merce retiré à la campagne, aux environs
de la zone ou dans les quartiers où la grande
ville change d'aspect, et d'autres individus
encore qui rôdent dans les mêmes parages
avec des allures prudentes et des yeux in-
quiets de gibier chassé et chasseur. Des ren-
tiers, des boutiquiers, des employés, des
commerçants de hasard, des habitants de
ruelles, et des errants de routes, ont été
vus et étudiés par lui, dans leur milieu,
avec un souci rare du caractère individuel.
Ils sont maintenant à demeure dans son
œuvre, ils s'y montrent, étonnamment vé-
ridiques, conquis par le peintre qui a su les
voir et les comprendre, qui les a regardés
d'abord curieusement, puis avec une sym-
— 200 —
pathie humaine. Ils sont désormais fami-
liers pour nos regards, commensaux de
notre esprit. Combien de fois, dans les rues
des régions oiî ils stationnent, où ils pas-
sent, ne les a-t-on pas vus, ne les a-t-on pas
reconnus à leurs yeux, à leurs mains, à leur
coiffure, à leur pantalon, à leurs souliers?
combien de fois celui qui connaît cette sé-
rie de tableaux expressifs ne s'est-il pas
écrié, devant un bonhomme brusquement
surgi : « Un Raffaëlli ! » Celui qui recueille
de tels témoignages est un artiste créateur
d'êtres, — et ces artistes-là ne courent pas
les rues, ni les Salons de peinture.
^ VII. WIIISTLER
En novembre dernier, allant de Calais à
Douvres, je vis tomber le soir sur la mer.
L'eau glauque très calme, sur laquelle glis-
sait régulièrement le long bateau, se con-
fondit peu à peu avec le ciel, déjà si bas,
si rapproché, aux derniers instants du jour,
et qui enfermait si hermétiquement le pay-
— 267 —
sage de sa circulaire cloison grise. La nuit
désemprisonna les choses, rompit la ri-
gide, l'inexorable ligne de démarcation. La
fluidité de l'ombre envahit l'atmosphère
hostile du crépuscule d'hiver, harmonisa
dans l'espace obscurci la mer de froide
émeraude et le ciel de cendre. Il n'y eut
plus rien, autour du fanal scintillant à l'a-
vant, qu'une étendue de ténèbres.
Soudain, à droite, se projeta un jet de lu-
mière de phare, une tache jaune, ronde et
scintillante comme un astre. Puis, un peu
en arrière, une autre lumière, plus fine,
puis une autre, et d'autres, et d'autres en-
core, qui apparaissaient lentement ou se
déclaraient vite, à des places irrégulières,
en une ligne brisée, en une perspective qui
fuyait et se rapprochait. L'ensemble se ré-
véla enfin, circonscrit de noirceur bleue. Ce
fut un féerique jardin suspendu dans la
nuit, entre l'eau et le ciel devinés, un jardin
où s'épanouissaient des fleurs d'or, des
fleurs de lumière, des fleurs de feu, vi-
vantes, remuantes, qui semblaient par mo-
ments se voiler, clore leurs calices, dispa-
— 268 —
raître sous des gazes, sombrer sous des
lames, pour se ranimer ensuite et reparaître
plus vives. Elles surgissaient, montaient,
descendaient, selon le mouvement rythmé
du bateau, s'élançaient vers la nue, se ca-
chaient au ras de l'onde, brillaient comme
des yeux ardents et curieux à l'horizon d'un
rêve. Et ces fleurs frémissantes, et ces pru-
nelles de Hamme, auréolées dans l'air, re-
flétées par l'eau, perdues dans un infini,
sillonnaient le lointain d'une illumination
fantastique de points brillants, de poussière
d'or et d'argent, et dessinaient au-dessus et
en dehors du réel un décor de ville étrange,
inexistante, où s'apercevaient les lignes
pressenties de l'avancée d'une jetée, de la
bordure d'un quai, de l'ascension d'une col-
line, d'un amas obscur de maisons, d'une
flottille balancée au calme d'une rade. Il
était bien impossible que la songerie d'un
art ne vînt pas à la pensée, qu'un nom de
magicien ne montât pas aux lèvres :
— Un Whistler!
Un Whistler, oui, c'était bien un Whist-
— 269 —
1er qui s'évoquait en ce lieu, à cette heure,
par ce Douvres allumé au sommet des Hots,
au bas du ciel. L'œuvre de paysage du
peintre des Nocturnes se résumait là, en
partie, par cette courbe étincelante, par ces
entours immenses, profonds et sombres.
Pendant la course finale du paquebot vers
la côte, au bruit des derniers tours de roue,
devant les aspects grandissants et les lu-
mières plus vives, je songeai à tant de no-
tations lucides et rêveuses, à tant d'expres-
sives représentations des choses ensevelies
dans Tombre et dans le silence, à tant de
poèmes de lumière éteinte signés du pres-
tigieux artiste James Mac Neil Whistler. Je
revis en pensée ces Nocturnes en bleu et
argent, en noir et or, en argent et noir, l'un
d'eux, surtout, chez Théodore Duret, le
plus hardi et le plus extraordinaire peut-
être. De l'eau, du ciel, et entre l'eau et le
ciel une irrégulière masse noire, morcelée
à la base par les avancées et les retraits de
la berge, découpée au sommet en opacités
et en légèretés aériennes. C'est tout, et c'est
suffisant pour la vision de l'œil et pour la
— 270 —
contemplation de l'esprit. Le spectacle se
déploie en beauté harmonieuse, s'approfon-
dit sans cesse devant la rêverie interroga-
tive. Qu'y a-t-il là devant nous? Une ville,
des arbres? des vivants habitent-ils derrière
ce décor de silence? On finit par distinguer
que cette masse est çà et là dorée de
quelques lueurs imperceptibles, qu'il y a
tout en haut, dans la cage de quelque vague
tour, clocher ou beffroi, une pâle horloge
éclairée, tremblante et presque indistincte
veilleuse, qui dit dans la nuit une heure
incertaine, et qu'il y a encore, au bas de la
ville mystérieuse, au plus épais du noir,
une courte flamme enfouie, derrière quelque
vitre invisible! Mais tout cela conjecturé
plutôt que vu, tout cela cerné, envahi, re-
couvert par la nuit. Le vers de Baudelaire
revient en mémoire : « Entends, ma chère,
entends la douce Nuit qui marche. » C'est
la Nuit qui passe sur l'eau, qui englobe la
ville, qui absorbe l'air, c'est elle qui do-
mine ce paysage, qui lui donne cette cou-
leur inclassée que l'on voit les yeux fermés,
qui en fait l'apparence visible de l'Om-
— 271 —
bre, le portrait prodigieux de TObscurité.
Il est d'autres paysages de Whistler, des
aquarelles, des peintures, des eaux-fortes
du travail le plus rare (i), qui constituent
des indications d'une justesse extrême, des
preuves de sensations d'une autorité irréfu-
table. Il y a au Salon du Champ- de-Mars,
cette année, une Marine {harmonie en j'ert
et opale), une rade de Valparaiso où l'eau et
le ciel sont en accord délicieux, où les vais-
seaux légers célèbrent les longs voyages et
les douces rentrées au port et les désirs de
repartir.
Il y a eu exposées çà et là, à Paris et
surtout à Londres, dans des salles judi-
cieusement décorées par l'artiste, des séries
dont les litres disent le souci de couleur
qui hante le peintre. Ce sont des Notes, des
Harmonies, des Symphonies, en vert, en
(i) II faut lire, sur la technique de l'œuvre de
Whistler, sur la description des combinaisons de co-
loris du peintre, des procédés de l'aquafortiste, le
savant travail public dans la revue Les Lettres et les
Arts, par Théodore Duret, l'écrivain de ce livre bien
nommé : Critique d'avant-giXrde.
rouge, en gris, en bleu et argent, en bleu et
or, en argent et violet, en violet et rose, en
rose et nacre, en capucine et rose, en
mauve et argent, en opale, en noir et or,
des Arrangements en noir. Il s'agit de
notes prises sur la réalité, mais très sim-
plifiées, les tons significatifs seulement
gardés. C'est ainsi que sont représentés
la Mer, la Hollande, Dieppe, Jerse}', le
Havre, Honffeur, Liverpool, le village de
Wortley, Londres, le faubourg de Chelsea,
Paris, et la Venise de rêve où l'art harmo-
nieux et singulier de Whister élit parfois
domicile, la ville où son pinceau et sa
pointe creusent les ruelles, font trembler
l'eau, glisser les barques. La virtuosité de
toutes ces représentation est excessive, les
surfaces des objets, les épidermes des
choses sont exprimés avec un bonheur
inouï. Il en est ainsi pour des rues, des
devantures de boutiques, des prairies, des
plages, des marchés, d'étonnantes mai-
sons illuminées, reflétées dans l'eau, des
paysages délimités avec un art égal à l'art
des maîtres japonais. Les tableaux de ces
— 273 —
formats restreints mettent aussi en scène
des ligurines précises, sveltes, délicates
comme des statuettes colorées de Tanagra.
Telles ces femmes en rouge, ces liseuses, et
certaine autre assise devant une cheminée
dans un intérieur vieil or. Et ceci me con-
duit aux grands portraits de Whistler, qui
se trouvèrent attestés dès ma première pro-
menade à travers Londres, comme les pay-
sages avaient été certifiés à l'approche de
Douvres, aux heures submergées du cré-
puscule vaincu par la nuit.
Ce jour-là, à Londres, après une tempête
de neige, l'atmosphère de brume fut parti-
culièrement dense et somptueuse, une prise
de possession despotique de la rue, du sol,
des maisons, des monuments, par un brouil-
lard enfouisseur des choses, large et haut,
énorme et rampant, tenant tout le ciel, em-
brassant toute la terre, roulant et s'étalant
avec lenteur, sans une déchirure. Dans cette
lourde atmosphère grise et blanche, er-
raient une clarté verdàtre, une dorure de
vermeil, une émanation longuement pro-
longée d'un pâle soleil invisible reculé dans
— 274 —
l'immensité. Quelles inoubliablessilhouettes
surgirent alors aux centres des places, aux
angles des rues, dans les halos de lumière
des boutiques, sous les flammes ouatées des
becs de gaz! Ce fut un déiilé sans lin, où
les êtres étaient visibles pendant le temps
d'un fugitif regard, où les longues formes
noires surgissaient, se montraient, dispa-
raissaient, étaient remplacées par d'autres,
en croisaient d'autres, dans un va-et-vient
de rue agitée," de silence de neige, de vie
tragique.
Nombre de ces personnages vivent à
jamais sur les toiles de Whistler, en avant
de fonds sombres, dans des atmosphères
concentrées. J'en retrouvai quelques-uns
chez lui, à Chelsea, après l'accueil d'un
geste cordial et d'une parole fine. Je les vis
dans l'encombrement d'un atelier de travail-
leur, à la lueur d'une bougie. L'admirable
femme exposée au Champ-de-Mars, la
Femme vue de dos, qui détourne un dé-
daigneux profil, appartient à la famille de
ces minces, élégantes, hautaines créa-
tures, de ces vivantes silencieuses, aux
mains blanches , aux visages secrets !
L'une porte une fleur au corsage, l'autre
tient un feutre traversé d'une plume noire.
Les fleurs, les cheveux blonds, les joues
roses d'un extraordinaire modelé lisse, à
plat, en dedans, sont vus comme à travers
ces invisibles voilettes en tulle de soie où
transparaissent les visages. Les formes sont
enveloppées d'une atmosphère qui serait à
la fois noire et claire, l'atmosphère de cette
chambre profonde où le peintre voit ses
modèles, médite ses imaginations amou-
reuses de nature résumée et de poésie rare.
C'est dans ce jour voilé, c'est dans cette
lumière qui semble une lumière ancienne,
que se remémorent tant de hauts chefs-
d'œuvre.
La Mère de l'artiste est assise, de profil,
en robe noire, le visage pâle, pensif de
souvenirs évoqués. — Lady Archibald
Campbell marche vers l'ombre, bouton-
nant son gant d'un geste nerveux, baissant
et retournant la tête en un mouvement de
grâce indicible. — Théodore Duret est
debout, droit, fin, le visage sagace,
- 276 -
évoquant une fête mondaine, un bal de
masques mystérieux, par son habit noir,
par ce domino rose à dentelle noire qu'il
porte au bras, par Téventail rouge qu'il
tient de sa main gantée de blanc. — Le
violoniste Pablo de Sarasate sort, son
vibrant violon aux mains, de Tobscuriié
qui apparaît d'abord impénétrable, puis
qui se dévoile, qui révèle un vague mo-
bilier à des plans de demi-teintes, qui
projette en avant le virtuose en une
atmosphère grise, l'habit noir décoloré, le
plastron recevant la lueur d'une lueur pro-
chaine.
Miss Alexander, une fillette d'une dou-
zaine d'années, est debout dans une
chambre. Les murs gris ont, par places,
de mortuaires revêtements de bois noir.
Le costume parcourt toute la gamme des '
gris, atténués ou exaltés par des détails de
toilette : la bouffette des souliers, la plume
du chapeau, la gaze qui recouvre la jupe.
La chevelure blonde, brillante et légère
comme l'étalement d'une floche de soie,
est traversée par un ruban noir. Une
— 277 —
atmosphère de rêve douloureux se dégage,
la douceur ardente de cette jeune tète
rayonne dans cette atmosphère vert-de-
grisée et pour ainsi dire dédorée où il
semble que des ravons de soleil expirent
pendant que tremble une clarté naissante
de lune. — L'historien Carlyle est assis,
profilé sur un mur gris. Tout ici est dis-
posé pour donner, par la couleur, la même
impression qu'une marche funèbre exé-
cutée en mineur. Les cadres fixés au mur,
la chaise de Carlyle, sont noirs, le chapeau
qu'il tient sur son genou, la redingote qui
se gonfle en jabot sur sa poitrine, le gant
qui recouvre une de ses mains, sont noirs.
Il y a de TafTaissement dans la ligne qui
dessine Thomme depuis la chevelurei us-
qu'à la pointe des pieds. Le corps est en-
goncé dans de gros draps. Les jambes
croisées disparaissent en partie soux le faix
d'un pardessus. La tête est inclinée sur la
poitrine, une tête songeuse, écrasée sous
l'ombre qui tombe. Le nez, la bouche, la
mâchoire, affirment une nervosité excessive.
La barbe inculte, les cheveux longs, sont
lÔ
— 278 —
gris. Les yeux sont à demi-clos, les traits
sont crispés, le visage est à la fois endormi
et vivant. Et la profonde originalité de l'ar-
tiste se révèle encore dans la qualité de l'air
qui enveloppe les personnages. Le jour
n'est pas, dans le portrait de Carlyle, d'un
jaune verdàtre comme dans le portrait de
Miss Aiexander. Il est noir, à la fois bru-
meux comme les vapeurs qui s'élèvent de
la Tamise, et transparent comme des
voiles de crêpe flottant. C'est le jour des
hivers de Londres, le jour mourant qui
semble sans cesse près de céder à la nuit
qui menace.
Telles sont, ici indiquées, quelques-unes
de ces œuvres de si fine psychologie, de
vérité si fîère, de si hautaine étrangeté.
§ VIIL FIGURES ET PAYSAGES
Il ne faut pas quitter les salles de pein-
ture sans une station devant l'ensemble
d'œuvres exposées par Ribot. Le peintre
expose dix toiles et dix dessins par lesquels
— 279 —
la qualité de sa vision et les recherches de
son existence sont éloquemment résumées.
Il évoque dans le noir l'ombre des vieilles
femmes vêtues de noir, les mains osseuses,
les profils décharnés. Ainsi dans la Tireuse
de cartes^ où se hérisse un étonnant chat
blanc, ainsi dans le Livre d'images. Il sait
aussi faire fleurir la jeunesse enfouie dans
ces ombres opaques, il fait passer une ca-
resse de lumière sur les joues roses, sur les
cheveux de soie blonde et au profond des
yeux couleur de bluets. Ainsi dans A//-
gnoiine^ un doux et calme visage d'infante
pauvre, ainsi dans Avant V église, toutes ces
physionomies colorées, marquées de la
même sérénité, enveloppées du même
silence. Et les mêmes personnages familiers
se retrouvent encore dans ces beaux dessins,
d'un modelé magistral : la Leçon de tricot,
la Couture^ Méditation^ la Lecture, La
Femme aux limettes, la Remmailleuse, les
Pommes de terre, le Sommeil. Et voici
encore, dans un autre ordre d'idées, ces
énergiques peintures de natures mortes, si
réelles, le Gigot de Pâques, les Œufs sur
— 280 —
le pLit, et les scènes qui commencèrent la
réputation de Ribot, les Rccurcurs et deux
tableaux de Cuisiiiiers, l'un qui s'en va à la
cave, muni de la clef, de la chandelle et de
la bouteille, l'autre qui prépare des pois-
sons. Ce sont là de belles toiles oiî l'ombre
est transparente, où les costumes, d'un
blanc verdàtre, apparaissent éclairés de
lueurs singulières, où les marmitons errent
dans les sous-sols comme des Pierrots
lointains et falots.
Parmi les toiles qu'expose M. Alfred
Stevens, V Album et la Dame jaune ?,onX sur-
tout significatives. Un peu datées par le
costume, elles gardent, et elles garderont
sans doute, puisque maintenant l'expérience
est faite, un chai me persistant de peinture,
un arôme de vie expressive et mélancolique.
La femme de V Album est au départ d'une
rêverie hallucinée. Elle laisse tomber le livre
et regarde droit devant elle, de ses yeux
grands ouverts. Mais s'il y a exagération
dans cette mimique de physionomie, on
l'oublie vite pour goûter l'harmonie savante
— 28l —
entre les chairs et le bleu du peignoir. La
Dajuc jaune est une œuvre aussi aiguë et
plus complète. Si les ombres sont un peu
lourdes sur les épaules et sur les bras, le
visage à l'abri de l'éventail est enveloppé
d'une transparente atmosphère de clair-
obscur où les yeux et la bouche expriment
la vie au repos et la songerie lucide. Les
gants chamois et la robe jaune, d'un jaune
éclatant, d'un jaune de bouton-d'or, témoi-
gnent d'un coloriste énergique, précis et
savant.
Voici maintenant des élégances d'aujour-
d'hui. J'ai déjà indiqué la fine silhouette de
femme de ^L Besnard qui traverse un
paysage de soleil couchant : Xiic'cs du soir.
Du même artiste, il y a au Champ-de-Mars
des portraits, de formes souples, dans des
milieux habilement agencés, et des cartons
pour vitraux, d'un dessin ample issu du
dessin japonais. Les femmes nues de
M. Roll, fondantes dans l'atmosphère du
paysage environnant, sont d'une carnation
légère et nacrée. M. Jacques Blanche prouve
l'intelh'gence de son observation et la diver-
16.
— 2«2 —
site de son talent par de nombreux portraits :
de sa mère, M"" E. Blanche, de M""' Abel
Hermant, de M. Maurice Barres, de
M. Henri de Régnier et de lui-même,
M. J. Blanche, en compagnie de M. de
Ochoa. Il faut ajoutera cette revue les noms
de M"° Louise Breslau, de M. Desboutin,
de M. Anquetin, de M. René Ménard, qui
expose un harmonieux pa3^sage édénique :
Adam et Ère, et un bon portrait de M. Rioux
de Maillou, de M. Louis Picard, peintre de
gracieuses femmes : Mimosa^ Lifféia, et
une Sphinge aux yeux d'un bleu vert.
Parmi les étrangers, M. Josef Israëls,
M. de Uhde, J\L Liebermann, M. Kuehl,
ne nous donnent pas cette année de nou-
veaux renseignements sur les milieux qu'ils
habitent et sur les impressions qu'ils reçoi-
vent. AL Liebermann et M. Kuehl parais-
sent surtout enclins à la manière, à la répé-
tition, à la rapide habileté technique. Un
seul étranger M. Léon Frédéric révèle un
talent nouveau par une vingtaine de des-
sins, des séries consacrées au Die et au
Lin, des histoires de travaux des champs.
- 283 -
des fragments de paysages, des intérieurs
de chaumines, où passent et vivent des
hommes, des femmes, des enfants. Il con-
naît les attitudes de corps et les expressions
de visages des vieilles femmes ankylosées,
fatiguées par les dures besognes. Il sait les
mouvements instinctifs des enfants, les in-
terrogations de profils, les gestes ébauchés
par les mains frêles. Il y a aussi une science
du corps, une grandeur de dessin, dans la
Nuit de M. Ferdinand Hodler. Quelques
parties de cette grande composition ont une
précision de trompe-l'œil, mais il y a des
lignes souples et de vivantes surfaces, telle
la femme couchée au premier plan, et
une vraie science des attitudes cadavéri-
ques du sommeil et de l'agitation des cau-
chemars.
Parmi les pa3'sagistes, qui ont été seule-
ment signalés, il faut revenir vers M, Sis-
le}^ à ses paysages des environs de ]Moret,
des bords du Loing, où il rend visibles
la chaleur de l'atmosphère, le bleuis-
sement des verdures dans la lumière, la
— 284 —
force de végétation qui envahit les chemins
d'herbe et les bords de rivières où croissent
les roseaux et les lentilles d'eau. Il faut
louer les marines de M, Boudin, peintes à
Etretat, à Trouvillc, à Saint-Valery, au
Crotoy, à Berck. Il y a aussi un goût de
nature, une sensitivité éparse dans les toiles
de MM. Cazin, Lebourg, Lépine. M. Ary
Renan a rapporté d'Algérie des toiles de co-
lorations précieuses. M. Emile Barau peint
les villages et les rivières de Champagne
avec une compréhension très locale du
pays calcaire, des verdures maigres, des
rues droites et sèches. M. Auguste Durst,
dans ses paysages de La Garde, près Tou-
lon, du Alont-Coudon^ près 7 o///o«, indique
les harmonies de ce pays de lumière, et il
sait rythmer le mouvement des vagues
dans sa Bourrasque et dans son Anse des
Catalans. M. Victor Binet est le peintre
précis des plaines normandes, des étendues
où il délimite les champs, où il plante les
fins bouquets d'arbres, où il déploie de
grands ciels au-dessus des collines bleues
de l'horizon. Le Pont des Ai'ts et la Fon~
— 285 —
taine du Chatclet le montrent en villégîa-
ture à Paris, regrettant Saint-Aubin et
Ouillebeuf, mais gardant sa conscience
d'artiste devant les ponts de fer et les mai-
sons en pierre de taille. Les quatre pan-
neaux décoratifs de M. Marchai sont des
paysages à diverses heures et à diverses sai-
sons, tout baignés de lumière et tout odo-
rants de terre. L'artiste excelle à montrer
ces campagnes familières, à travers des pre-
miers plans occupés par la végétation des
bords de routes et des lisières de champs,
des ronces, des orties, des chardons, des
herbes sèches, des tiges délleuries.
Il ne reste plus à signaler au Champ-
de-Mars, avant de passer à la sculpture et
aux objets d'art, que les dessins de Daniel
Vierge, de Serret, les gravures de Bracque-
mond, Desboutin, Guérard, Max Klinger,
les lithographies de Lauzet.
§ IX. — LA SCULPTURE
Le buste de M. Puvis de Chavannes est
la seule œuvre exposée par Rodin, mais
elle suffit à représenter le grand sculpteur
de ce temps dans sa manière d'observer et
d'exprimer le visaç^e humain. Ici, comme
dans tous les bustes modelés par l'artiste, la
préoccupation de l'ensemble et de l'expres-
sion dominante s'affirme et triomphe. On
peut tourner autour de ce socle, regarder
l'œuvre de dix points de vue différents, tou-
jours s'inscrira dans le champ de la vision
un profilement de lignes significatives, tou-
jours l'attitude sera physiologiquement et
intellectuellement renseignante. C'est ainsi
que M. Puvis de Chavannes apparaît ro-
buste et calme, lier et réservé, la mâchoire
et la nuque solides, le pli de l'attention en-
tre les yeux, le regard fixe, le front bossue
et fuyant d'un mystique lyonnais. Pourquoi
faut-il que le modèle ait demandé à son
portraitiste tant de précision dans le cos-
tume et que Rodin, au dernier jour, ait dû
indiquer cette redingote, ce col droit, cette
rosette de Légion d'honneur? C'est seule-
ment l'évocation du poète du Dois sacré et
de Y Eté qui nous importait, et non celle du
grand artiste compliqué d'un chef de bu-
— 287 —
reau de l'art, président de société, faiseur
de discours, fonctionnaire successeur de
Miessonier.
La Scène bachique, de M. Dalou, est
une fontaine classiquement conçue, où les
formes en mouvement sont privées de
couleur par l'égalité des reliefs. Mais la
bacchante renversée est grassement mode-
lée, et l'allure générale de la scène, savam-
ment encerclée, pourra s'harmoniser, au
fond d'une allée, avec un décor de verdure,
une montée de plantes, un bruit d'eau. La
Le'da, de j\L Jules Desbois, très grande de
lignes, très ample de surfaces, en ses pro-
portions restreintes, est d'une courbe har-
monieuse, la tête basse, le dos arrondi,
tout le torse incliné vers l'oiseau divin. Les
mains molles, abandonnées, les paumes re-
tournées, avouent l'accablement de la dé-
faite et l'heureuse lassitude. On aimerait
revoir, agrandie, cette œuvre qui fait hon-
neur au sculpteur de la Mort de l'an der-
nier. ^L Jean Baffier affirme la simplicité
et la grâce de son talent, par cette statue à
mi-corps : La Jeannette, qui est bien une
des plus douces représentations de la pay-
sanne qui soient dans l'art. C'est la préci-
sion nuancée, c'est l'observation de tous les
jours, sûre d'elle-même, tendre et fami-
lière, et c'est en même temps une silhouette
généralisée, celle de la iillette silencieuse,
vivant aux solitudes, sérieuse et attentive,
■ bouche close, yeux baissés.
M. Constantin Meunier continue ses étu-
tudes au pa3's noir de la mine. Son Fau-
cheur et ses statuettes de cette année, Mi-
neur^ Le grisou, Ahatteur, sont marquées
de force line et d'expression tragique.
M. Emile Bourdelle anime le marbre, le
fait vivre en souples arabesques dans ce
groupe d'une femme et d'un enfant aux vi-
sages rapprochés et rieurs. Il faut se sou-
venir aussi des médaillons et de la vasque
de M. Charpentier, des statues et des bustes
de M. Lenoir, et de la tête de jeune fille,
jolie d'expression, délicate de travail, de
M"'" Besnard.
Dans la section des Objets d'art, heureu-
sement ouverte à cette exposition, je con-
— 289 —
tinue à parler sculpture en écrivant ici le
nom de Carabin qui expose des meubles en
noyer : — une bibliothèque, où toute une
ornementation, les masques, la figure de
rignorance, l'ait bien partie de la forme d'en-
semble du meuble, mais dont le fronton est
surmonté de figures simplement surajou-
tées, — une table qui est un livre soutenu
par quatre lemmes, — un siège, qui repro-
duit le mJme motif avec une variante heu-
reuse, — un classeur de correspondance :
une figure de curieuse, les doigts pris dans
la bouche d'un masque, — une statue de la
Misère qui sera le départ d'une rampe d'es-
calier.
Et voici maintenant, un nouveau sta-
tuaire, jNI. Albert Bartholom.é, qui révèle
une intelligence affinée et une haute com-
préhension de l'existence et de la disparition
de l'être. Il expose cinq sujets, statues et
groupes, qui font partie d'un monument fu-
néraire dont nous saurons quelque jour l'ar-
rangement définitif. L'homme et la femme
sont couchés côte à côte sur la pierre du
>7
— 290 —
sépulcre, leurs quatre mains réunies en une
étreinte de douceur et de fièvre. Un bras
de rhomme est un peu grêle, un peu court,
mais la beauté de la mélancolie est em-
preinte sur toutes ces formes longues, élé-
gantes et mortes. Ce sont les torses que ne
soulèvera plus le rythme de la respiration,
les jambes qui ne marcheront plus, la chair
à jamais abolie. Ce beau groupe est dominé
par une femme nue, courbée, un genou en
terre en avant d'une pierre qu'elle semble
supporter et sur laquelle se lit cette inscrip-
tion : « Sur ceux qui habitaient le pa3^s de
l'ombre de la mort une lumière resplendit. »
Celle-là est un peu une silhouette de gracieu-
seté admise, et son apparition, les bras éten-
dus, évoque une ligure d'apothéose théâ-
trale. Pour tout le reste, il n'y a qu'à louer :
la fillette repliée sur elle-même, les mem-
bres rassemblés, dans une prostration irré-
médiable, — la mère penchée en avant, la
tête cachée dans ses mains, laissant aller à
la renverse l'enfant mort tenu en ses bras,
— l'homme enveloppé d'un linceul, qui sort
à demi de la tombe, la bouche amère, le vi-
— 291 —
sage pleurant, regardant de ses yeux obs-
curcis le médaillon que tiennent fébrilement
ses mains décharnées.
Ce qui apparaît surtout, c'est la manière
singulière, émouvante et contenue, par la-
quelle l'artiste a opéré le mélange de vie et
de mort, qui est le grand caractère de son
œuvre. Il faut saluer en Bartholomé un
noble esprit, un savant artiste, un sculpteur
de la douleur.
XV
REFUSÉ AU SALON
23 juin 1891.
On a annoncé qu'un jeune peintre s'était
suicidé parce qu'il avait eu un tableau refusé
au Salon. C'est un fait-divers assez extraor-
dinaire, mais qui réapparaît encore de temps
à autre, aux saisons trop chargées de pein-
ture.
Le public des amateurs et des prome-
neurs ne prend pas très au sérieux les fêtes
— 292 —
annuelles du portrait et du genre, du nu et
du paysage, de la ligne et de la couleur. La
partie dite parisienne de ce public, celle qui
trouve encore un charme aux premières
représentations des vieux vaudevilles, ne
croit au Salon que pendant la journée du
vernissage. Ce jour-là, par exemple, il faut
être au poste, à tout prix, il faut prendre
son rang dans la cohue, défiler devant les
toiles, reconnaître les gens au passage, dé-
jeuner dans un restaurant tumultueux.
Après, le Salon n'existe plus. C'est une jour-
née, dans l'existence de Paris, et une jour-
née sans lendemain. On pourra retourner
dans les galeries de peinture, dans la nef
de la sculpture, mais par désœuvrement,
ou pour aller à un rendez-vous, mais le Pa-
lais de l'Industrie et le Champ-de-Mars ne
tiendront plus de place dans les préoccu-
pations des cervelles à la dernière mode.
On ira peut-être encore au Salon, mais on
n'en parlera plus.
Ensuite, c'est la foule tranquille, le défilé
de ceux qui sortent de chez eux en quête
— 295 —
d'une distraction, la procession des couples,
des ménages, des hommes, des femmes,
des époux, des épouses, des enfants, des
habitants de tous les quartiers, des subur-
bains, des départementaux, des étrangers.
Les uns sont des désœuvrés sceptiques,
d'autres sont de la classe des croyants de
la distraction, des gobeurs de l'anecdote.
Ces derniers viennent là pour deviner des
sujets de tableaux. Quand ils ont découvert
ce que les personnages se disent, ils s'en
vont enchantés, et ils en parlent encore le
soir, au milieu de leur famille. Mais le plus
grand nombre voit là une promenade indi-
quée, l'endroit où l'on peut se rendre à
cette époque de l'année, où Ton est sur de
rencontrer la foule. Car les gens des villes
ont définitivement horreur de la solitude.
Ils projettent bien parfois d'aller visiter la
campagne, ils parlent avec ravissement des
bords de rivière, des allées de forêts, mais
quand ils se décident à réaliser ces rêves
de bonheur champêtre, ce qui leur arrive
bien quatre fois l'an, ils s'en vont toujours
par bandes et se dirigent vers des sites
— 294 —
excessivement fréquentés. Ils s'enquièrent
des villages en fête, et ils aiment à déjeuner
sur l'herbe, aux bords de chemins et sur
des pelouses où se trouvent réunis, par
hasard, quelques centaines de groupes qui
ont eu la même idée et qui retrouvent là,
dans cette promiscuité et dans ce coude-à-
coude, les pures Joies des restaurants et des
cafés du boulevard.
Il est certain, et il ne saurait en être au-
trement, que le public s'intéresse à la pein-
ture de la même façon qu'il s'intéresse à la
littérature et à la musique. On regarde un
tableau, on lit un livre, on écoute un opéra,
comme on s'en va aux courses, aux illumi-
nations, au feu d'artifice. Le livre est ou-
vert lorsque la journée est vraiment vide,
vraiment morne, lorsqu'on a épuisé toutes
les recherches de délassement, lorsqu'il ne
s'agit plus que de tuer les heures. La mxU-
sique est un plaisir du soir, utile après le
dîner comme une heure de marche ou un
verre de chartreuse, selon les estomacs, en
tous cas, et de l'aveu de tous, un fameux
digestif. Pour les tableaux, ce sont des ima-
— -95 —
ges qui sont accrochées à un mur, et qui ne
peuvent pas ne pas y être, en mai et juin.
C'est un décor devant lequel il faut passer.
Et voilà que ceci me ramène au suicide
de ce jeune peintre, et voilà que, subi-
tement, les différences de compréhension
apparaissent, et que les futilités deviennent
graves. Ce qui n'est rien ou pas grand'-
chose pour les uns, ce qui n'est, en tous cas,
considéré par eux, d'un certain point de
vue, que d'une manière à la fois récréative
et indifférente, cela peut devenir tout pour
d'autres. Ce banal Salon où la foule va
errer, en traînant les pieds, devient subi-
tement un champ de bataille où l'on ra-
masse des morts.
Certes, ce malheureux a pris au tragique
un incident sans doute insignifiant par lui-
même. Il n'était pas admis cette année à
exposer sa toile, il aurait été admis l'année
suivante et peut-être même aurait-il pu se
résigner à vivre de longs jours en renon-
çant à la cimaise et aux mentions honora-
bles, aux bourses de voyage et aux palmes
académiques. C'est là une observation où il
n'entre que de la pitié pour cette lamentable
victime, et qui s'adresse à ceux qui se lais-
seraient affoler demain par le même misé-
rable prétexte. C^'est la preuve de cet affo-
lement qu'il faut retenir et qui doit faire
apporter quelque circonspection humaine
dans leurs jugements à ceux qui savent un
peu la vie, et qui ne se laissent pas piper
par les solennités parisiennes et par les mi-
rages d'art. Oui, certes, le Salon est une
institution qu'on peut se refuser à considé-
rer comme essentielle, et la badauderie de
la peinture peut apparaître extraordinaire -
ment niaise dans ses manifestations de tous
les jours. Oui, mais il n'y en a pas moins de
pauvres êtres qui vivent dans l'illusion de
cette peinture et de ce Salon, qui s'enfiè-
vrent à l'idée d'être reçus ou refusés par le
jury, qui croient être des artistes et qui veu-
lent vivre, et faire vivre les leurs, de cet art
chimérique, tant poursuivi, si rarement ap-
proché. Leur déception est enfantine, oui,
et ils auraient mieux fait d'apprendre un
état, de vivre d'un métier ou d'un commerce^
— 297 —
et de ne donner à leur semblant d'art que
le surplus de leur vie. Mais il faut être déjà
un philosophe pour agir ainsi, et les philo-
sophes sont rares. Le débutant refusé croit,
lui, qu'il lui arrive un malheur irréparable,
rentre chez lui, et s'asphyxie comme une
grisette abandonnée. L'existence ne s'ap-
prend donc pas vite, et il en est, même, qui
ne l'apprennent jamais. Ce suicide du pein-
tre inconnu ne vous fait-il pas songer à un
autre suicide, le suicide d'un illustre? Qu'on
lise la biographie de Gros, du baron Gros,
le glorieux auteur de la Peste de -lajfa et
de la Bataille cfEylau, qui se laissa aller
à s'enrégimenter de nouveau derrière David,
qui produisit alors des toiles neutres, des
œuvres hésitantes, qui fut ulcéré par l'aban-
don du public et par la raillerie des jour-
naux, et qui s'en alla se noyer à Aleudon,
à rage de soixante-quatre ans!
17'
— 298 —
XVI
ILLUSIONS ET RECHERCHES D'ART
22 avril 1890.
A propos d'une exposition comme celle
des Indépendants, ouverte au pavillon de la
Ville de Paris, comme à propos de toutes
les manifestations de ce genre, on pourrait
écrire des volumes en prenant les choses
exposées comme point de départ, en remon-
tant aux états d'esprit, en reconstituant les
milieux d'éclosion.
Là, aux Indépendants, où tout le monde
est reçu moyennant une cotisation, où tout
le monde a droit à une place, et probable-
ment à un morceau de cimaise, c'est une
lamentable et touchante plèbe artistique qui
envahit les salles. Ambitions irréfléchies,
vocations ratées, illusions maladives, ce
sont les confidences que déclament et pleu-
rent les étonnants peinturlurages. Portraits,
— 299 —
paysages, natures mortes, scènes histori-
ques, ce sont les toiles qu'on aperçoit chez
les encadreurs de faubourgs et dans les
amas de marchands de ferrailles. Person-
nages à petits bras et à grosses tètes, redin-
gotes au cirage, sujets coloriés inventés à
la suite d'égarements de lectures, romances
en action inspirées par la poésie des cafés-
concerts , forêts, champs et marines qui
semblent peints à l'eau de vaisselle, ce sont
toutes les aberrations de ceux qui passent
dans la vie sans rien voir et qui se croient
néanmoins soulevés par le flot de l'inspira-
tion intérieure. La critique de ces préten-
tions et de ces aveux n'a pas à être entre-
prise en citant les toiles exposées et les
noms de leurs auteurs.
Plutôt que d'essayer un triage, il vaut
mieux passer outre après avoir reconnu
chez le grand nombre les sj'mptômes du
mal singulier et probablement inguérissable.
Pour avoir été menés au Louvre, un di-
manche, quand ils étaient petits enfants,
pour avoir reçu en livre de distribution de
— 300 —
prix une Vie des Peintres célèbres, pour
avoir fréquenté le Salon et s'être exalté de-
vant les Hors concours, ils ont délaissé des
occupations où ils auraient pu trouver l'em-
ploi de leurs naturelles facultés à défaut du
placement de leur idéal. Ils auraient pu
être des emplo3'és ponctuels, des commer-
çants avisés, d'opiniâtres cultivateurs. Là,
dans cet au jour le jour de l'existence cou-
rageusement accepté, ils auraient pu, qui
sait? se faire à la longue une conception
résignée et délicate de l'ordre des choses
et découvrir un motif de penser et un
charme d'habitude dans la monotonie des
travaux accomplis. Ils auraient pu égale-
ment, s'ils avaient eu quelque sensitivité,
garder pour eux, jalousement, leur secrète
attirance vers l'art, leur manie de réalisation,
ils auraient consacré à leur humble chimère
le temps que la vie exigeante aurait concédé
à leur repos, ils se seraient enfouis dans la
solitude des dimanches pour tenter de
diminuer le tourment de produire qui était
en eux.
Il en est qui ont ainsi réparti les nécessi-
;oi
tés et les inquiétudes de leur destinée, et
Ton doit de beaux livres à cette acceptation
de la vie régulière. L'homme, certes, est
épris de changement, il désire sans cesse
autre chose, il voudrait perpétuellement
être ailleurs, et cette impatience qu'il
éprouve en face de la besogne forcée, il la
trompe comme il peut, il la promène et il
l'occupe. Des casaniers s'enferment pour
dessiner, sculpter des morceaux de bois,
chercher des rimes, jouer de la flûte. Des
remuants s'en vont par les campagnes de
banlieues pour marcher, pour respirer,
pour voir des feuilles et de l'eau. Certains
liront, liront sans cesse, jusqu'à la fatigue
des yeux et jusqu'à la congestion du cer-
veau, et pour ceux-là, la lecture sera le dé-
placement et le voyage, la fuite incessante
à travers le temps et à travers l'espace. Des
instincts de violence et de guerre se satisfe-
ront dans la chasse, un goût de ruse silen-
cieuse et de patience sans fin trouvera son
emploi dans les stations prolongées de la
pèche à la ligne, au bord des rivières. La
grande masse humaine cherchera le plaisir,
— 302 —
sous toutes ses formes matérielles, depuis
sa plus brutale manifestation de sensualité
jusqu'à ses diplomaties amoureuses. Le jeu
sera despotique. Les boissons, les tabacs et
les opiums donneront de l'excitation et de
l'oubli. Quelques-uns seulement, parmi les
civilisés d'aujourd'hui, ayant mesuré le
passé et jaugé la A'ie, se déclareront con-
vaincus qu'il faut se contenter de ce qu'a-
mène le sort et qu'il est imprudent d'agir
pour quitter le médiocre et acquérir le
mieux. Ce serait, il est vrai, beaucoup de-
mander, non seulement aux illusionnés,
mais même à ceux qui agissent sans pour
cela croire à l'importance de leur action,
poussés par la seule force vitale diffici-
lement réductible. Ceux-là trouvent leur
seule joie dans une organisation voulue de
leurs heures, ils satisfont le besoin de s'ex-
primer qui est en eux, ou ils le dissolvent
dans une exaltation d'imagination, une rê-
verie d'esprit, une fumée de cigarettes.
Pour ceux qui ont essayé à travers leur
travail, au jour du repos hebdomadaire, de
— JOJ —
lixer pour eux-mêmes les bégaiements ou
les curiosités de leurs impressions, ils gâ-
tent la sincérité de leur sensation, et ils
s'affirment inférieurs lorsqu'ils essayent la
propagande de leur impuissance et qu'ils
affichent leur ambition de conquérir la cé-
lébrité de leur vivant et la lointaine gloire
future. C'est le cas de la plupart de ceux
qui exposent au Pavillon de la Ville de
Paris, si proche le Palais de l'Industrie,
qu'ils semblent encore affirmer leur désir
de ce Salon à jury et à récompenses où ils
n'ont pu pénétrer, faute de place. Les men-
tions, les médailles, les exemptions les ont
tentés, comme les autres, et ce n'est, pour
beaucoup, qu'à la suite de tentatives obs-
tinées et d'échecs répétés, qu'ils se sont
résignés à arborer le drapeau de la ré-
volte et à proclamer l'indépendance de
l'art.
C'est assez insister en ce qui concerne la
cocasserie des effigies et la plainte que fait
entendre une telle exhibition morale. L'in-
justice serait de ne pas signaler les tableaux
en ombres colorées de ^i""" Berria-Blanc et
— 304 —
les cléphants dessinés par M. Lcmmen. Si
plusieurs sont oubliés qui n'auraient pas
dû l'être, qu'ils n'en accusent que leurs dé-
courageants compagnons.
Ces réflexions, dont l'application est trop
générale et qui, il faut le répéter, ne sont
pas bornées à cette seule réunion, devraient
maintenant se compliquer d'esthétique,
lorsque le visiteur passe dans la salle sé-
parée oij se sont réunis quelques-uns des
Indépendants qui font bande à part, les
adeptes du pointillé, les chercheurs de lu-
mières inédites. Il en est là, comme Seu-
rat, qui a inventé le procédé, qui sont des
ardents à cette recherche, des convaincus
évolutionnistes. Chez eux, le talent est in-
dividuel et se serait montré sous n'importe
quelle forme choisie. Il est des aspects que
la méthode employée exprime avec déli-
catesse, des calmes d'eaux et de ciels, des
verdures de prairies, des douceurs de lu-
mières, telles les marines de Seurat, de
Signac, des meules d'Angrand, des champs
de Lucien Pissarro. Le Chahut de Seurat est
plus incertain comme résultat, malgré la
— 305 —
visible volonté du dessin caricatural et
expressif et du fané de tapisserie de Ten-
semble. Bientôt aussi, en dehors de quel-
ques-uns, la personnalité va manquer, et
l'obsédant procédé, trop marqué, blessera
inexorablement le regard le plus attentif,
le plus disposé à Texamen. \o\ci que les
imitateurs accourent, que les étrangers se
livrent à des contrefaçons mécaniques, que
la chapelle est envahie. Un Belge, ^L Théo
Van Rysselberghe, s'exerce même avec
une virtuosité évidente dans les étoffes de
deux grands portraits, où les têtes, par
contre, d"un pointillé timide, à peine appa-
rent, semblent d'un autre peintre et adroi-
tement rapportées. Trois autres artistes, ac-
ceptés ici, ne se réclament pas, pourtant, de
la règle admise : l'impressionniste Guillau-
min, avec de beaux pa3'sages éclatants,
Toulouse-Lautrec, avec un bal du Moulin-
Rouge d'une sarcastique vision, et Vincent
Van-Gogh, qui sculpte ses pa3'sages en
même temps qu'il les peint, et qui réalise
des reliefs montagneux, d'osées perspec-
tives, des juxtapositions de modelés, des
— 506 —
flammes colorées véritablement imprévues,
rutilantes et belles.
XVII
LES INDÉPENDANTS
10 avril 1891.
Au pavillon de la Ville de Paris, la der-
nière salle, oij se réunissaient annuellement
les néo-impressionnistes, est en deuil. Du*
bois-Pillet, un des fondateurs de la Société,
est mort il y a quelques mois, et on a réuni
ses œuvres aussi complètement que pos-
sible. Vincent Van Gogh est mort, lui
aussi. Et depuis l'ouverture de la présente
exposition, un autre artiste, jeune et cher-
cheur, Georges Seurat, a disparu : on l'en-
terrait la semaine dernière, et les regrets
furent vifs autour de ce mort de trente-
et-un ans. Seurat fut le promoteur de
cette nouvelle division des tons, de ce
pointillé qui suscita tant de discussions
— 307 —
entre artistes, tant de polémiques dans les
journaux. Qu'une telle technique revêtît
quelque monotonie, produisît ça et là des
applications pénibles, peu importe. Seurat,
dans certains paysages de Gravelines expo-
sés aujourd'hui, n'en fut pas moins un
peintre très distingué, épris de lignes ani-
ples et d'une atmosphère délicatement pâle.
Ses recherches de lignes droites, obliques,
relevées, abaissées, par lesquelles il vou-
lait exprimer les sensations d'ensemble
n'avaient pas encore donné les résultats
qu'il en attendait. Son Chahut de l'an der-
nier était singulièrement inerte, et la joie
violente du mouvement n'était pas la do-
minante de cette grande toile. Dans le Cir-
que de cette année, quelques personnages
me paraissent discutables, mais il y a un
joli sens de la caricature dans les aspects
des assistants, et l'écuyère qui arrive, de-
bout sur le cheval blanc, penchée et tour-
nante, est excessivement aérienne et gra-
cieuse. Il y avait évidemment en Seurat
une science et une volonté, et il serait sorti,
de ses expériences de laboratoire et de ses
— 3oS —
combinaisons géométriques, un artiste par-
ticulier qui apparaît déjà dans son œuvre
sitôt close.
D'autres, qui ont commencé avec Scural,
et d'autres qui sont venus après lui, expo-
sent des tableaux où les tons sont égale-
ment divisés. Chez les uns, on croit aper-
cevoir une foi et une ardeur, chez les
autres, une habileté, chez d'autres, de Ten-
nui. L'inconvénient apparaît souvent, c'est
une analyse menue des phénomènes lumi-
neux, un morcellement infinitésimal de la
couleur, une absence de synthèse et de
hautes généralités, M. Charles Angrand,
lui, irait volontiers, par VAtre et le Chien
de berLicr, vers des impressions d'en-
semble. M. Van Rysselberghc est surtout
adroit, il a un sens des dispositions élé-
gantes et de la gaîté des robes claires dans
un jardin. Les lignes de rivières et de
bords de mer de M. Paul Signac ont des
longueurs et des courbes grandes et sou-
ples, mais on voudrait des eaux plus denses
et des horizons plus lointains, et mon
goût d'explication reste court devant le ta-
— 309 —
bleau ainsi étiqueté : « Sur l'émail d'un
fond rythmique de mesures et d'angles, de
tons et de demi-teintes, portrait de M. Fé-
lix Fénéon en 1890 ». M. Maximilien Luce
cherche à travers les paysages des sensa-
tions d'énergie, c'est un violent harmoniste
épris des rudes apparences. Il expose une
Vue de Montmartre où s'exhale l'atmos-
phère des faubourgs, des étendues de toits
pauvres, des fabriques actives. M. Lucien
Pissarro n'a pas envoyé de peintures, mais
des gravures sur bois, d'un beau résumé
de dessin.
11 est d'autres exposants, dans cette salle,
qui ne se réclament pas de la doctrine du
mélange optique. M. de Toulouse-Lau-
trec représente avec une volonté gouail-
leuse des milieux équivoques, de couleurs
salies, où surgissent d'aflVeuses créatures,
des larves de vice et de misère. AL Willum-
sen fait drôlement gambader les passants.
Il 3^ a là une tendance à la déformation, à
la caricature, qui existe aussi chez JM. Louis
Anquetin, très varié ou très incertain : il
— 3'<J —
réunit de lamentables femmes, des paysa-
ges très dillerents, un Pont des Saints-Pères
japonais, un beau décor d'opéra, un doux
torse de jeune fille. M. Léo Gaussonfait ru-
tiler certaines parties de V()i\Tg'e et du Soleil
couchant, comme des fragments de paysages
vus à travers des morceaux de vitraux.
M. Armand Guillaumin installe des Vaches
du rt'pAvdans un paysage de verdure somp-
tueuses. M. Henri Cuvillier exprime, en des
peintures voilées, çà et là trop construites
comme des Monet, les espaces de brume
chaude de la nature méridionale. Et voici
AI. Pierre Bonnard, avec V Après-midi au
jarditi, quatre panneaux décoratifs, et un
portrait aux yeux fins, qui réalise sommai-
rement les expressions et les effets.
M. Maurice Denis, dont le nom apparaît
pour la première fois dans les expositions,
est un artiste épris de synthèse, dont on peut
attendre des œuvres charmantes et sub-
tiles. C'est un archaïque dans la série qu'il
nous montre aujourd'hui, il s'est enfermé
dans un béguinage de peinture visité par les
délicieux ravons de soleil couchant. Il re-
— -î 1 1 —
)
garde, dans le silence, les sœurs aux coifl'es
bleuâtres qui passent dans le braisillement
des lumières, auprès de la Vierge en or, — il
célèbre avec dévotion le Mystère catholique
où le diacre s'avance vers la sainte, pré-
cédé de deux enfants de chœurs, dans la
chambre ouverte sur le coteau fleuri d'ar-
bres roses. C'est un poète qui se plaît aux
glissements de pas, aux gestes lents, aux
corps ployés comme des lis, aux flottements
d'encens. C'est en même temps un observa-
teur de la vie cléricale, il sait les regards
brefs cachés aux bords des paupières, les
crânes pointus, les mains molles. Il connaît
les soirs des dimanches, les femmes en pro-
menade aux bords des canaux, dans le violet
du soir, sous les ciels roux et verts. Il des-
sine avec d'exquises harmonies de lignes
les illustrations pour Sag'esse de Verlaine.
Il n'y fait pas apparaître le sens d'aujour-
d'hui, il en marque surtout le côté ancien,
la poésie de moyen-âge — mais dans le Motif
romanesque, il est moderne avec infiniment
de douceur, et la femme qu'il montre en
promenade, cueillant des fleurs par les taillis
— 312
dépouillés, est une frêle, charmante et vi-
vante apparition.
XVIII
PASTELLISTES ET PEINTRES-GRAVEURS
28 avril i8i)i.
Les pastellistes sont luxueusement logés
dans la galerie Georges Petit, et leur art est
en accord avec les tentures et l'ameuble-
ment. C'est un art riche, très pelucheux, ou
tout semble revêtu d'étoiles à la mode, choi-
sies chez les tapissiers les plus réputés,
tout, les vêtements des portraits, cela va
sans dire, mais aussi les terres et les ciels
des paysages. Les personnages élégants re-
présentés sans profondeur et sans malice
d'observation habitent tous des champs, des
vallons, des jardins, des bords de rivières,
des océans infiniment distingués. 11 3^ a une
grande ressemblance entre ces scènes en-
cadrées. Les auteurs ont obéi aux mêmes
I ^ —
— )' )
préoccupations, connaissentles mêmes gens,
sont du même monde, et l'on a vraiment,
à parcourir cette jolie galerie de la rue de
Sèze, la sensation d'avoir été invité à unfive
o'clock artistique.
Il est pourtant quelques invités à remar-
quer dans cette foule. M. Besnard continue
ses études de colorations de chairs de femme,
il montre des épaules et des chevelures de
rousses, des profils et des nuques teintées
par des atmosphères violemment colorées.
Les pastels de MM. Dagnan et Boldini
sont d'une adresse qui essaie de frôler le
sentiment et le caractère. Les portraits de
M. Jacques Blanche réalisent des expres-
sions alanguies et fines, des sveltesses de
corps et des souplesses de vêtements. Et
voici Chéret dont la gaîté passe sur les
murs en fusées, en ra3'ons lunaires, en
dégringolades de femmes, de polichinelles
et de pierrojs, en expressions entrevues de
bouches entr'ouvertes et d'yeux qui rient.
Et voici Forain avec un beau dialogue entre
un garçon de café, gras et important comme
un financier, et une fille hâve et macabre.
i8
— 314 —
Les peintres-graveurs habitent chez Du-
rand-Ruel, avec Bracquemond à leur tète.
Le maître graveur, à qui l'on doit déjà tant
de belles interprétations de la nature, a en-
voyé des études d'oiseaux, de fougères, des
croquis pris dans un atelier de couturières,
et un Janot lafiîi digne d'illustrer La Fon-
taine. C'est la même lucidité et la même
rêverie que dans les vers du fabuliste, parfu-
més de thym et mouillés de rosée. Le lapin
est pendu par une patte, et le duveteux de
son pelage, la construction et la lourdeur de
sa tête sont merveilleusement exprimés. Au
loin, comme dans un rêve, d'autres lapins,
vivants, heureux dans la clarté de l'aurore,
s'ébattent dans une tendre et lumineuse
clairière.
De très beaux portraits de Desboutin, des
dessins avec légendes de Forain, des eaux-
fortes à la manière noire, une pointe sèche,
des gravures sur bois, des gravures en cou-
leurs, tout cela très varié et très curieux, de
Henri Guérard, des cadres de MM. Bes-
nard,Chéret, Buhot, Lepère, Lunois, Louis
Morin, P. Renouard, Vignon, Storm de
— >i5 —
Gravesande, Zorn, Henri Rivière, uue série
de lithographies et de dessins fantastiques
d'Odilon Redon, de superbes dessins mar-
qués de la griffe de Rodin... Et puis, et puis,
beaucoup de choses qui se ressemblent,
beaucoup d'habiletés semblables, beau-
coup de virtuosités matérielles, très mono-
tones.
Au milieu de tout cela, un rayonnement
subit, une tète ardente, le profil levé, la
paupière close, les cheveux légers envolés
sur les tempes, — une indicible expression
passionnée, — une main d'une fine élégance,
d'une sèche nervosité, qui vient s'appuyer
au visage en un contact de fièvre, — un art
merveilleux mis au service de l'expression,
une sobriété de moyens qui stupéfie, un ra-
pide dessin au pinceau, un modelé d'une
infinie douceur, une extraordinaire concen-
tration de clarté sur cette face tendre et fière
qui pâlit et resplendit dans une lumière d'or.
C'est une tète de femme avec la signature
d'Eugène Carrière.
A l'écart, dans deux petites salles, ce sont
— 3'6 —
les expositions de Camille Pissarro et de
M'^' Mary Cassatt.
M"'' Cassatt aura eu ce bonheur, gagné
par infiniment de volonté et de patience, de
retrouver, par la pointe sèche, l'aquatinte,
l'impression en couleurs, des effets de sim-
plicité et d'harmonie des colorations japo-
naises. Il est évident, et l'artiste le sait bien,
qu'il y a ici des ressemblances avec les
œuvres de là-bas, avec celles d'Outamaro,
surtout. Mais il y a aussi une nouveauté de
vision, une adaptation de ces procédés à des
spectacles modernes. Il en est ainsi pour la
Lampe, pour la Jeune femme essayant une
robe. Auprès de ces dix planches, d'un en-
semble précis et doux à la fois, M"" Cas-
satt expose, comme peintre et pastelliste,
quatre œuvres, des portraits de femmes et
d'enfants, d'une observation nette, d'une
belle science de mouvements. Elle a vu
exactement, dans des jardins très clairs,
des babvs roses, joueurs ou renfrognés,
essayant des gestes, et elle a bien vu aussi
des femmes aux visages tachés de rous-
seurs, des fronts durs de rurales, des vi-
— ^'7 —
sages nets, sérieux, impassibles, de bonnes
d'enfants villageoises, de gouvernantes alle-
mandes correctes.
Camille Pissarro a réuni vingt-six de ses
dernières œuvres, des eaux-fortes, des goua-
ches, des dessins, des aquarelles, des pas-
tels, des éventails. Il excelle à exprimer les
mouvements des foules dans les marchés,
les occupations des paysannes dans les
champs. Il faittenir sur un éventail de vastes
espaces d'eaux et de ciels, des lointains de
brume dorée, des disparitions de soleils
d'hiver. C'est un des grands artistes du
paysage et de la vie rurale. Quelques-uns le
savent et le disent, mais il ne faut pas se
lasser de le redire et de rendre l'hommage
artistique qu'il mérite à ce maître délicat,
dont l'œuvre de nature est pénétrée d'une
si tendre et si éclatante lumière.
18.
— 3i8 —
XIX
MODES DE PARIS
4 avril 1890.
Paris est tous les ans, pendant quatre
mois^ la ville peinte. Il se prête avec une
bonne grâce parfaite, qu'il ne montre pas
souvent pour la littérature et pour la mu-
sique, aux entreprises de ceux qui dé-
gorgent des tubes sur des palettes, qui dé-
layent des petits pains de couleur dans des
godets, qui écrasent des poussières de
pastels sur des cartons, qui grattent le cui-
vre. Il ne faudrait pas en conclure que
tous les ans, à époque périodique, un subit
engouement s'affirme pour l'art, et qu'une
compréhension particulière s'exerce devant
les toiles depuis le premier jour de mars
jusqu'au dernier jour de juin. Non, il s'agit
d'un rite spécial de l'existence parisienne,
— 319 —
d'une occupation prévue par la mode et à
laquelle nul ne songe à se soustraire. C'est
réglé comme la réouverture des théâtres
en septembre, comme les premières repré-
sentations de l'hiver, comme les visites du
mois de janvier, comme la saison au bord
de la mer mitigée de casinos.
C'est ainsi que s'expliquent à peu près,
sans qu'il soit guère besoin d'y insister au-
trement, les expositions particulières ou-
vertes çà et là, rue Volney, rue Boissy-
d'Anglas, rue de Sèze. Les amateurs, en
grand nombre, ont cherché des satisfac-
tions intimes, se sont récréés aux ren-
contres et aux salutations amicales. Des
seigneurs de l'avenue de Villiers ont quitté
leurs châteaux à poternes et à mâchicou-
lis, et se sont débonnairement mêlés aux
gens du monde, tellement mêlés qu'il est
presque impossible de sV reconnaître sans
catalogue. Ces prétentions et ces commerces
n'ont pas à être encouragés ici. D'au-
tant que la publicité a été suffisante. Tel
critique d'art omnipotent, qui ne parle ja-
— )'20 —
mais des grands artistes isolés d'aujour-
d'hui, ne se fait pas faute, ordinairement,
de célébrer les toiles d'exportation de Ma-
chin et les bouts d'aquarelles de Chose.
Pourquoi ajouter à ces réclames insérées
en si extraordinaire abondance ?
Rue Volne}', la critique de bonne volonté
n'a pu trouver à citer que des fusains d'Al-
longé ! — Rue Boiss3'-d'Anglas, la Famille,
de y\. Besnard, une réunion d'enfants très
divers d'expressions et de colorations, deux
paysages nocturnes de M. Cazin, des por-
traits de ALM. Elie Delaunay et Jacques
Blanche, sont les seules œuvres, sur les
deux cents exposées, qui donnent aux yeux
une sensation d'art. Le reste, c'est le ta-
bleau de rieurs durement découpées, c'est
le paysage photographique, c'est le banal
portrait, c'est la puérile scène de guerre. Il
suffit d'avoir constaté le Printemps^ de
M. Gérôme : une lionne dans les fleurs,
étendue, les pattes écartées, comme une
descente de lit. — Les aquarellistes de la
rue de Sèze ont plus d'habileté, un savoir-
faire égal en toutes choses, un soin dans le
— ^21 —
fini qui donne à tout ce qui est exposé une
physionomie semblable d'articles de Paris
montrés dans un magasin luxueux. M. Bes-
nard se retrouve ici avec des fantaisies d'une
couleur un peu égarée. Ses femmes nues,
l'une à queue de paon, l'autre conduisant
une bande de paons blancs, sont revêtues
de tendres et roses clartés, mais leur ana-
tomie s'elîbndre dans les étincellements qui
les entourent. En revanche, les paons blancs
qui suivent leur conductrice sont jolis, ils
ont, dans la lumière qui flotte autour de
leur plumage, de lins et prolongés mouve-
ments d'oiseaux-reptiles. Il v a aussi rue
de Sèze des grisailles vertes d'Harpignies,
des sentiers d'ombre, des branchages cen-
dreux sur le ciel. ^Mais les rassemblements
de la foule sont devant une charge des cui-
rassiers de Détaille, où l'on peut compter
les boutons, les poils des moustaches et des
crinières, une galopade rigide à laquelle on
a crié : Fixe! une charge de cavalerie em-
paillée !
Les pastels succèdent aux aquarelles. Un
parisianisme spécial triomphe dans les
— 322 —
effigies exposées. L'inquiétude de l'œuvre
de Manet compliquée par des ambitions d'é-
légance anglaise, ce sont les influences qui
peuvent être signalées dans les portraits de
MM. Jacques Blanche, Helleu, Besnard.
Une parenté avec certains décors et cer-
taines préoccupations des romans de Bour-
get est visible dans ces silhouettes mon-
daines qui sont de la même famille artis-
tique. Et encore, d'habiles travaux de
MM. Doucet, Dagnan, Eliot, Lewis-Brown,
des mondanités de M. Tissot, des sous-mon-
danités de M"'° Lemaire. Au dernier degré
se tient M. Dubufe. Heureusement qu'en
descendant l'escalier on retrouve au mur du
vestibule quelques pages suffisamment iro-
niques signées de Jean-Louis Forain. Le
cruel manieur de crayon ne s'attendait pas
à jouer ce rôle de consolateur.
On va là pour rencontrer des amis, pour
causer, pour s'asseoir, pour manier les
faces- à-main. La mode y est. Elle n'est pas
encore à l'exposition des femmes-artistes
qui ressemble à une exposition d'horticul-
— 323 —
ture. Intéressante et curieuse manifestation
que celle-là, où l'on peut voir s'épanouir,
auprès de désirs délicats, une extraordinaire
poésie convenue, un goût d'imitation poussé
à l'excès. La vérité, c'est que l'artiste,
femme ou homme, est une exception, et
que les formations et les associations de
groupes n'y feront rien. Voici une autre
exposition, celle des peintres-graveurs, chez
Durand-Ruel,oùronrencontre deux femmes
artistes, et d'une rare distinction. M"' Ma-
ry Cassatt, avec d'exquises pointes-sèches,
M""* Marie Bracquemond, avec ses portraits
de femmes gravés à l'eau-forte en traits
d'une suprême élégance, et quatre peintures,
où les figures et les paysages sont évoqués
en lins modelés, en lumineuses apparitions.
Là sont aussi exposés des gravures de Des-
boutin, Seymour-Haden, Bracquemond,
Legros, Guérard, des pastels de Chéret, des
lithographies de Fantin-Latour, des dessins
d'Odilon Redon, des peintures de Henri
Rivière, Luce, Vignon, Sisley. — Camille
et Lucien Pissarro, le père et le fils, ont
une double et belle manifestation artisti-
— 3-^4 —
que. Lucien Pissarro sait indiquer, en ses
eaux-fortes, en ses bois, en ses dessins,
l'allure particulière des figures, paysannes
aux champs, habitués de cafés, ruraux,
provinciaux. Il y a une saveur d'archaïsme
dans ces précises et hardies silhouettes qui
témoiiinent d'un observateur des mœurs
d'aujourd'hui. Camille Pissarro est un
maître dans la représentation du paysage
et du paysan. Il le prouve par cette magni-
lique série d'une douzaine d'eauxfortes,
où il a, par des recherches patientes, par
des procédés nouveaux, exprimé de si di-
vers aspects des choses : bâtiments de fer-
mes, vétustés de masures, silhouettes de
petites villes, prairies, jardins", ruisseaux.
Le trait sommaire et délié dans lequel il sait
enclore ses figures gravées, le révélera des-
sinateur à ceux qui ne veulent pas voir la
justesse et la solidité des ligures de ses pein-
tures, sous les variables effets atmosphé-
riques qui les colorent. Quelle décision im-
peccable dans ce geste de la paysanne bê-
chant, de cette autre portant des seaux, de
la femme retournant une brouette, à bout
— 325 —
de bras, les deux poings solidement rivés
aux brancards.
XX
HORS DE L'ECOLE
13 janvier 1891.
Cette École dont il s'agit, c'est l'Ecole des
Beaux-Arts. Quelques-uns des élèves, qui
avaient promis la fréquentation assidue des
cours, le respect du professeur, l'adoration
perpétuelle tournée vers la villa romaine,
quelques-uns, l'autre jour, ont passé devant
la porte, sont partis au hasard, lassés de
l'apprentissage, désireux de marcher en li-
berté, de se dégourdir les doigts, de changer
l'orientation de leur cervelle. Ce n'est pas
seulement dans l'échauffourée de l'atelier
Bonnat et dans l'arrêté qui a suivi, suspen-
dant les cours pour trois mois, qu'il faut
19
— 326 —
chercher le motif d'une telle évasion. Il n'y
a, parmi les dissidents, que deux ou trois
élèves de l'atelier Bonnat. Les autres, ils
sont une douzaine, et ils seront, disent-ils,
vingt-cinq prochainement, les autres appar-
tenaient à d'autres geôles. Que l'incident
soit mince, que les écoliers en liberté n'aient
voulu se livrer à aucune manifestation, qu'il
n'y ait pas encore là de quoi révolutionner
le régime artistique sous lequel nous vivons,
tout cela est possible, tout cela est vrai.
C'est tout de même un fait-divers qu'on
n'avait pas eu encore à enregistrer, c'est un
petit commencement de la fin, c'est une iine
lézarde dans la maçonnerie de la maison du
quai, c'est un caillou lancé dans les fenêtres
de l'Institut.
Naturellement, ces jeunes gens échappés
à un professeur ont eu immédiatement l'idée
d'en prendre un autre. Ils ne se sont pas
plus tôt trouvés libres, qu'ils n'ont su que
faire de leur liberté. Ils ont montré une in-
quiétude, ils ont manifesté par leurs allures
incertaines qu'il leur manquait quelque
— 327 —
chose. Le prisonnier qui se sauve et le pri
sonnier qu'on pousse dehors, au jour de la
levée d'écrou, ont ainsi une période d'hési-
tation pendant laquelle ils ne savent que
faire, que dire, où aller. Ils promènent leur
cellule avec eux, ils ne se sentent pas en sé-
curité dans l'espace. Le soleil est trop chaud,
il va peut-être pleuvoir, il y a trop d'air, et
le vent est une chose terrible. Comment
résister à tous ces éléments violents et eni-
vrants dont on était déshabitué? Il est tout
naturel que les jambes flageolent, que les
mains tâtonnent en gestes irrésolus, que
l'ivresse de l'atmosphère du dehors monte
aux fronts délivrés. On raconte que Barbes,
au lendemain du 24 Février 1848, mis hors
de sa prison à Tours, ne sut que devenir
jusqu'au moment du départ pour Paris, et
qu'il demanda à passer sous les verrous
cette soirée et cette nuit pendant lesquelles
il aurait pu vaguer par les rues et les
champs. Ainsi, les jeunes artistes qui ont
manqué l'heure du cours n'ont pas su me-
ner jusqu'au bout leur école buissonnière.
Heureusement, ils se sont adressés à un
:2« —
artiste qui a mieux à faire qu'à jouer au
professeur. Eugène Carrière, qu'ils sont
allés trouver, à qui ils ont conté leur histoire,
à qui ils ont demandé de les réunir et de
les aider de ses conseils, Eugène Carrière
n'imposera aucune discipline à ces enfants
de troupe qui ont rompu les rangs. Ils au-
raient pu, sans savoir, s'adresser à quelque
autre, d'apparences indépendantes, enchanté
d'installer une chapelle libre en face de l'é-
glise abandonnée, et en réalité, c'aurait été
là, avec tous les affichages violents et tous
les drapeaux clac|uant au vent, une simple
succursale de l'Ecole, où la convention du
moderne aurait succédé à la convention
d'hier. Carrière, qui n'est pas seulement un
peintre, qui est un amoureux et un voyant
de la vie, saura donner, on peut le croire,
un enseignement spécial à ceux qui sont
venus gentiment et naïvement vers lui. Il
les a félicités, sans doute, de leur départ, et
il a accepté leur groupenient provisoire. Il
leur a dit que rien n'était plus simple que
de se réunir pour dessiner, qu'il n'y avait
qu'à louer un atelier et qu'à faire venir des
— 329 —
modèles, et qu'il consentait volontiers à aller
voir ses nouveaux amis de temps en temps.
J'imagine volontiers ce que seront ces vi-
sites, et je crois entendre les conseils donnés
par l'artiste.
Il ne sera pas un pédant corrigeur de
dessins, ne donnera pas de notes et de bons
points, ne s'emploiera, quand le moment
sera venu, que pour mettre en lumière,
dans quelque salle d'exposition, les travaux
de ses jeunes camarades. Son cours sera
surtout une conversation. Chaque fois que
ce singulier professeur s'en ira trouver ses
élèves, il leur tiendra le même discours fa-
milier et profond. Il les forcera à faire cette
observation toute simple que les maîtres
n'ont pas copié les maîtres, qu'ils n'ont
placé aucun modèle de calligraphie artis-
tique entre la nature et eux, mais qu'ils se
sont inspirés directement des spectacles
qu'ils avaient sous les yeux, que leur vision
et leur réflexion se sont acharnées à com-
prendre la signification des formes et les
rapports qui existent entre les choses. Il
— 330 —
leur montrera, par des exemples pris dans
toutes les époques, que le grand art, bizar-
rement érigé en système et en pensum, est
né de la persistance d'observation et de la
force de repliement intime, et qu'il est, plus
que le résultat d'un apprentissage, l'expres-
sion suprême de l'individualité. A quoi bon
recommencer ce qui a été fait et définitive-
ment fait, à quoi bon le décalque de l'art
de la Grèce et de l'art de l'Italie? Pourquoi
reprendre en sous-œuvre le Vinci et le Ra-
phaël, pourquoi retravailler dans le vieux,
piocher les procédés, se fatiguer sur l'équi-
libre de celui-ci et le modelé de celui-là?
C'est se mettre volontairement des œillères,
et mal comprendre l'enseignement des mu-
sées et le langage des œuvres de ceux qui
ne sont plus.
Elles ne disent pas, ces œuvres, que l'as-
similation du procédé et la réussite de la
copie sont tout. Elles disent tout le con-
traire. Elles fournissent l'irrécusable témoi-
gnage de la sensation profonde, du contact
permanent avec la nature, de la vie person-
nelle. Ecoutez-les parler, ces maîtres dont
— 331 —
on veut faire des maîtres d'études, écoutez
leurs confidences si fines et si pénétrantes,
écoutez-les chuchoter dans l'ombre et chan-
ter dans la lumière, tous, tous ceux qui ont
eu un approfondissement et un épanouisse-
ment de pensée pendant leur passage de
joie et de souffrance à travers l'existence :
tous diront la même chose, tous s'enten-
dront secrètement par l'affinité de leur génie
pour renvoyer à la mêlée sociale, aux ten-
dresses des sentiments et aux ivresses des
passions, ceux qui demandent un enseigne-
ment, qui cherchent inquiètement une inspi-
ration. Cette inspiration, elle est en eux,
cet enseignement, il est dans tout. Pour
ceux qui les chercheront sans cesse et qui
n'aboutiront jamais qu'à de lointaines imi-
tations, qu'à de puériles ressemblances des
autres, pour ceux-là, auxquels le monde
qu'ils habitent restera éternellement fermé
et qui n'entendent pas en eux les comman-
dements d'une voix intérieure, il est bien
inutile qu'ils s'acharnent, qu'ils essayent et
qu'ils ressassent, qu'ils couvrent les murs
d'expositions de leurs redites, qu'ils illu-
— 332 —
sionnent les spectateurs par les exercices
de virtuosité de talents qui travaillent à
vide. S'ils ne peuvent faire ce qu'ont fait
leurs prédécesseurs, s'ils ne peuvent con-
centrer une conception de l'univers dans un
an solitaire, qu'ils se livrent donc aux occu-
pations sociales qui les réclament.
Ce sera là, probablement, le sens des
conseils donnés par Eugène Carrière aux
élèves en rupture de ban. Il sera le direc-
teur des Beaux-Arts qui supprime la direc-
tion des Beaux-Arts, le professeur qui sup-
prime le professorat. Il sera, je pense, d'une
ironie impitoyable pour ceux qui imiteraient
ses œuvres à lui et qui voudraient entrer
dans l'atmosphère de ses tableaux sans en
avoir la compréhension, que nul autre que
lui ne peut avoir. Il pourra achever la mise
en liberté de ces désireux d'indépendance.
La manifestation pourrait devenir ainsi
très importante. Il y aura eu, en nos an-
nées de bureaucratie, de protection admi-
nistrative, d'encouragement officiel, des élè-
ves suffisamment incorporés dans le per-
— 331 —
sonncl de la Centrale des Beaux-Arts, qui
auront refusé tous les avantages offerts à
ses matricules par le pénitencier d'Etat. Ils
auront renoncé aux récompenses des heures
de cellule, aux distinctions qui vont aux en-
fermés bien pensants, à l'honorable dépor-
tation dans la colonie de Rome, aux agré-
ments qui accompagnent la surveillance de
haute police idéaliste pendant toute la vie.
Ils ont tiré leur révérence à ceux qui dé-
tiennent les cimaises et qui distribuent les
commandes pour les mairies et pour les
églises. Ils ont voulu marcher par les routes
qui leur plaisent, regarder des horizons et
des visages ailleurs que dans les musées,
respirer le doux air du dehors. Bon courage
et bon voyage ^ !
(i) Le voyage a été bref, le courage a manqué. Les
moutons, m'a-t-on dit, sont rentrés au bercail.
19.
— 334 —
XXI
DÉCORS DE VILLE
12 janvier 1891.
On annonce des démolitions possibles
dans le labyrinthe de rues qui enserre le
palais et le jardin du Palais-Royal, rues
étroites, enchevêtrées, marécageuses. C'est
un projet dont la réalisation est encore assez
éloignée. Mais ce qui paraît plus proche,
c'est l'isolement de Notre-Dame. On a
abattu les constructions qui occupaient l'es-
pace entre la place du Parvis et le quai. On
va maintenant déblayer l'autre côté, déga-
ger l'église, faire se dresser dans un espace
vide les deux tours et le vaisseau. On allègue
des raisons d'assainissement qui touchent
l'espi'it, mais aussi des raisons d'alignement
plus difficiles à admettre.
Un monument ne vit pas seulement par
sa forme propre, mais aussi par ses entours.
— 335 —
Le temps fournit une couleur à ses pierres,
les tracés de voies et les maisons qui l'avoi-
sinent donnent un aspect particulier et une
signification logique à ses lignes. Les utili-
taires qui veulent défricher la baie du Mont
Saint-Michel en vue d'un rapport d'her-
bages et de légumes ne se doutent pas qu'ils
suppriment le décor nécessaire, de sable
gris et d'horizon de mer, à la merveille
architecturale. Même à leur point de vue
discutable, ces utilitaires vont contre leur
but. Un monument peut être, tout autant
que des champs et des prés, un prétexte de
fortune pour un pays.
La même erreur sur le décor de nature et
de civilisation qui convient à Notre-Dame
paraît devoir être commise. Si le temple
grec, avec ses exactes proportions et ses
détails tout lumineux, est sur son emplace-
ment rationnel au sommet d'une colline et
sur l'avancée d'un promontoire, la cathé-
drale gothique doit être gardée autant que
possible, par les compréhensifs et les éru-
dits que nous prétendrons être, dans l'amas
de maisons et le dédale de rues d'où ses
— 3?6 —
inventeurs l'ont fait jaillir. La haute nef et
le haut clocher paraissent davantage élevés
et ascensionnants dans Tair si les maisons
qu'ils dominent se rapetissent davantage et
s'aplatissent sur le sol, il ne faut pas être
grand clerc pour le comprendre. Sans nul
doute, les admirables artistes qui ont équi-
libré les proportions des mystérieuses nefs,
qui ont distribué la lumière et l'ombre avec
une telle science sur les rocheuses façades,
sans nul doute, ces poètes et ces Imaginatifs
ont songé à cette augmentation obtenue en
hauteur par les bâtisses environnantes. C'est
donc enlever un des caractères essentiels de
leur œuvre que de la dégager, de la sortir de
l'ombre, de l'entourer de larges avenues, de
vastes places, de rues tirées au cordeau, de
maisons régulières.
Autour du Palais-Royal, que l'on abatte,
si l'on veut, ce qui peut rester dans le pian
du quartier des sinuosités des rues de l'épo-
que de la Révolution, des constructions du
temps de Louis-Philippe. La claire tran-
quillité du palais et du jardin n'en souifrira
— 3^7 —
pas. Mais pour Notre-Dame, où le mal est
déjà grand, il faudrait trouver autre chose,
une combinaison qui établisse l'accord entre
le monument et les rues qui le longent, et
qui donne une satisfaction légitime aux
hygiénistes. S'il est des maisons malsaines,
modifiez leur aération, donnez-leur des
cours intérieures. Mais est-il si difficile de
garder en décor sur ce point de Paris, des
maisons basses dont la suite formerait une
rue sinueuse, rampant au pied des gigantes-
ques contreforts? On pourrait bien çà et là,
pour le plaisir, reconstituer certains aspects
de Paris ancien. On se mettrait ainsi d'ac-
cord avec l'Histoire d'aujourd'hui, si cher-
cheuse des origines, si soucieuse des phases
traversées par la Patrie. Non, en vérité, plus
on y pense, moins on voit Notre-Dame dans
un paysage industriel équivalent à celui du
Champ-de-Mars.
-338 -
XXII
LA MANUFACTURE DE SÈVRES
26 juillet 1891.
Forcément, la mort de M. Deck devait
mettre en question l'existence de la manu-
facture de Sèvres. Avant de confier à des
mains nouvelles la direction officielle de la
céramique, il y avait d'abord à examiner
l'état actuel de cette céramique, et à voir si
les résultats acquis étaient bien de nature à
commander, ou à expliquer, ou à excuser,
la conservation de l'établissement où vit une
population de fonctionnaires, de savants et
de peintres sur porcelaine. L'examen a sans
doute été très attentif, très sérieux. Mais on
peut douter qu'il ait été satisfaisant. M. le
ministre de l'Instruction publique et des
Beaux-Arts a voyagé, s'est rendu compte
des procédés de fabrication, a reçu des avis
divers. Et il a su ne pas prendre vite de
— 339 —
décision. C'est sans doute un bon signe,
c'est la preuve qu'il éprouve quelque inquié-
tude devant les vases, les coupes, les plats,
les assiettes, qui lui ont été montrés comme
les produits définitifs de la chimie et de
la peinture appliquées à la céramique na-
tionale.
Mais tout le monde n'est pas obligé aux
sérieux examens et aux longues réflexions,
et il ne manque pas de gens en place qui
sont tout disposés à laisser les choses comme
elles sont ou à ne réclamer que des modifi-
cations insignifiantes. Il est si facile de
passer à côté des choses, il est si habituel
que les mouvements de réformes aboutissent
à des formules qui ne réforment rien, qu'il
n'y a pas à s'étonner des conclusions à
l'envers rédigées par les personnages auto-
risés. Ainsi, les vœux exprimés par le con-
seil supérieur des Beaux-Arts sur cette
question de la manufacture de Sèvres, ces
vœux extraordmaires sont bien tels qu'on
pouvait les attendre, puisqu'ils ne résolvent
rien et répondent à des demandes qui n'ont
— 140 —
pas été laites et qui n'ont pas de raison
d'être. Voici ces vœux sous forme de cinq
articles de programme, tels qu'ils ont été
publiés par les journaux :
« r Maintien de Sèvres, comme manu-
facture de porcelaine, en affirmant son ca-
ractère d'art.
« 2" Création d'un laboratoire d'étude
pour la céramique.
« 3" Création d'une école d'application
décorative à la céramique.
« 4° Création d'une école d'application
technique à la céramique. y>
« 5° Prépondérance de la direction artis-
tique dans les manufactures.
Quelques brèves remarques sur ces cinq
articles ne seront pas inutiles. Il ne s'agit
pas, en effet, de refaire l'historique tant de
fois fait, de la manufacture de Sèvres, de
décrire le fonctionnement cahin-caha de la
vieille machine. Tout cela, d'ailleurs, est
su, archi-su, et il faut maintenant aller aux
résumés clairs et aux critiques nettes.
On peut constater d'abord la parfaite
concordance du premier et du cinquième
— 341 —
articles, et par suite l'inutilité de l'un d'eux.
C'est l'indice d'une conception un peu va-
gue. Caractère d'art, direction artistique,
c'est vite dit. 11 faudrait maintenant s'expli-
quer. Le conseil supérieur des Beaux-Arts
s'explique en effet, dans un autre article.
Ce n'est pas dans le deuxième article, qui
est, lui, parfaitement inutile, puisque la
manufacture tout entière est un laboratoire
de céramique, et qu'il n'y a pas à créer ce
qui existe. L'article quatrième, par contre,
est une énigme. Qu'est-ce qu'une « école
d'application technique à la céramique » ?
Mystère. Mais c'est dans l'article troisième
qu'elle gît, cette bienheureuse explication
du caractère d'art qui sera affirmé, de la
direction artistique qui sera prépondérante.
Réimprimons-le et relisons-le :
« Création d'une école d'application dé-
corative à la céramique. »
Les intentions ne deviennent-elles pas ici
transparentes? et n'est-ce pas une simple
succursale des écoles d'Art décoratif qu'on
a le projet d'installer à Sèvres? En d'autres
termes, la principale préoccupation de
— 142 —
MM. les conseillers supérieurs des beaux-
arts, c'est la décoration des pièces, c'est
l'image qui sera inscrite au flanc du vase et
au fond de l'assiette. Ils désirent des sujets
correctement dessinés et d'un coloris agréa-
ble. Ils souhaitent de la bonne peinture. Et
il ne s'est trouvé là personne pour dire que
ces considérations étaient bien indifférentes,
et que cette décoration du vase, ainsi com-
prise, est précisément la mystification qui
a trop duré, la cause essentielle de la ma-
ladie dont meurt la céramique.
Oui, le dessin, le modelé, l'harmonie des
couleurs, ce sont là de précieuses qualités
d'art. Mais il ne manque pas d'écoles qui
les enseignent ou qui passent pour les en-
seigner. Où la nécessité d'annexer Sèvres à
cet enseignement? Où la nécessité que les
peintres viennent peindre sur les vases et
sur les plats comme ils peignent sur les
panneaux et sur les toiles? De cette pein-
ture-là, il y en a assez comme cela, et ja-
mais, jamais elle ne pourra jouer le rôle
décoratif dans la céramique. La belle ma-
— 343 —
lice! on va consulter des directeurs d'éco-
les, des professeurs de dessin, — ils récla-
ment la prépondérance du dessin. Si l'on
consultait des chimistes, — ils affirmeraient
la toute-puissance de la chimie.
Consultez donc un peu des potiers, puis-
qu'il s'agit de poterie.
Ceux-là auront quelque raison pour de-
mander que l'art de la terre soit considéré
comme existant en dehors des combinai-
sons scientifiques qui sont des auxiliaires
et des ajoutés décoratifs, qui peuvent être
des ennemis s'ils sont demandés à des
mains ignorantes de la céramique. Il n'y a
pas que la porcelaine, dure ou tendre, il y a
la faïence, il y a le grès... il y a toutes les
terres. Ce sont ces matières variées qu'il
s'agit de façonner, c'est pour elles qu'il faut
trouver un dessin, un modelé, une colora-
tion. Les formes qu'elles prendront ne se-
ront pas mécaniques et régulières, elles au-
ront, comme toutes les belles pièces de cé-
ramique, cette marque spéciale, cet attrait
de vie artistique qui est l'empreinte ma-
nuelle de l'artisan. La décoration de ces
— 144 —
matières, elle n'est pas dans les travaux
étrangers et plaqués, indifféremment juxta-
posés aux objets, elle est dans la matière
elle-même, et c'est l'action du feu qui doit
en déterminer les infinies combinaisons. Le
feu, voilà le décorateur. Il adopte ou il
combat les alliages, il est le maître que doit
deviner ou servir le potier. Les commis-
sions, les conseils supérieurs, les esthéti-
ciens, sont impuissants contre ce despote
qui gronde et qui flambe, et ils n'auront
rien dit, et ils n'auront rien fait parce qu'ils
auront décidé qu'on continuera à peindre
des figures sur les vases et des paysages sur
les assiettes.
XXIII
ENCORE SÈVRES
9 août 1891.
Cette fois, c'est un potier qui intervient
dans le débat. C'est mieux qu'un amateur
de belle céramique, c'est un artiste qui a
— -345 —
mis la main à l'œuvre, qui connaît la ma-
tière et le décor pour les avoir pratiqués
pendant toute sa vie. Bracquemond, c'est de
lui qu'il s'agit, n'est pas seulement le gra-
veur dont la maîtrise est justement célébrée.
C'est aussi un potier, et pour être convaincu
de sa passion et de son goût, il suftit de
l'avoir vu une fois manier une pièce de ses
mains heureuses, il suftit de l'avoir entendu
disserter sur cet art de terre si humain, si
beau, si expressif, et qui est trop oublié au-
jourd'hui. Mais il ne s'en tient pas à des
jouissances d'artiste et de collectionneur. Il
aime à dire son opinion et à la niotiver, il
voudrait intéresser et convaincre, car il vou-
drait assister à la remise en honneur d'un
art qui a occupé sa vie. Il a souvent pris la
parole dans des articles spéciaux, de rensei-
gnements sûrs et de verve éloquente, et voici
qu'il expose l'état de choses actuel et qu'il
fournit des conclusions dans une brochure
qui a pour titre : A fropos des manufac-
tures nationales de céramique et de tapisse-
rie. Ce sont, en elTet, des réflexions qui s'a-
daptent à la situation de toutes les manu-
— 346 —
factures d'art de l'Etat. Mais il suffit, en ce
moment où la question de Sèvres est posée,
de retenir ce qui a trait le plus particulière-
ment à la céramique.
La cause principale, pour Bracquemond,
de la décadence actuelle de la manufacture
de Sèvres réside dans les pratiques admises
de l'enseignement du dessin : « Les manu-
factures sont en mauvais état, dit-il, parce
quel'enseignement du dessin est mauvais. »
Et il part de la cause pour arriver à l'effet,
il mesure exactement le chemin suivi, in-
dique, en quelques lignes, la responsabilité
de l'Ecole des Beaux-Arts, de l'État, de
l'Ecole nationale des arts décoratifs, de la
Ville de Paris. Il constate, sans développe-
ments inutiles, — que tous les élèves de
l'Ecole des Beaux-Arts s'en vont vers le
tableau, vers la statue, vers l'imitation de la
bâtisse grecque, — que l'Etat est sous la
tutelle artistique de l'Académie, — que
l'Ecole nationale des arts décoratifs consti-
tue, de l'aveu même de ses programmes,
une préparation à l'Ecole des Beaux-Arts, —
— 347 —
que l'enseignement donné par la Ville de
Paris, avec les meilleures intentions du
monde, aboutit au dessin insuffisant et au
demi-métier. Et chemin faisant, en quelques
lignes nettes, il résume ainsi toutes les défec-
tuosités de ces enseignements semblables :
« L'artiste qui produit un objet n'a pas
à se préoccuper de créer un objet décoratif;
il doit songer à orner la matière. La matière,
ornée comme elle doit Fètre, sera forcément
décorative. Les choses ne seront décora-
tives que si elles sont faites d'une certaine
manière, que si on a su trouver en elles la
beauté logique, savante, naturelle, qui leur
est propre. Un plat, un meuble, vont-ils
devenir décoratifs par le seul fait qu'un
paysage aura été peint sur le plat, que des
fleurs auront été sculptées dans le meuble?
Mais rien n'est plus facile à faire qu'un
mauvais paysage! Et je crains bien que
l'Ecole des arts décoratifs ne prépare, en fin
de compte, que des paysagistes médiocres. »
Le terrain ainsi déblayé, l'auteur de la
brochure examine le fonctionnement des
manufactures. Il découvre les résultats lo-
-348-
giques de renseignement défectueux. Il
montre, ce qui est vraiment l'évidence, que
tout le dessin appris en vue du tableau et de
la statue n'a rien à voir avec la production
céramique, qu'il s'agit ici de conditions
nouvelles, qu'il faut un modelé spécial, le
dessin particulier à chaque art, à chaque
manière. Il montre la science installée à
Sèvres en maîtresse et méconnaissant le
principe fondamental de toute décoration
céramique : « V affinité absolue entre rémail
recouvrant le corps des pièces et les matières
colorantes du décor. » Et il ajoute :
« La valeur d'art d'une décoration céra-
mique est indifférente en elle-même, le décor
ne prenant une valeur réelle que par la façon
dont les émaux de couverte s en emparent
et en développent l'expression, c Le feu fait
« fleurir la couleur », disent les potiers... Le
dessin, sans valeur propre si on le sépare des
pièces décorées, prend tout à coup l'impor-
tance d'une artistique combinaison, savam-
ment réfléchie, s'il est favorablement reçu
par la matière. Cette action de la matière
sur le décor est particulière à la céramique.
— 349 —
« En créant sa porcelaine, Brongniart
n'a pas songé à la façon dont elle recevrait
le décor, ou plutôt il s'est contenté d'une
adhérence superficielle, d'une juxtaposition
sans mélange, sans intimité avec le des-
sous... Pleinement satisfait de la beauté de
la porcelaine créée, il n'a pas vu ou, pour
dire plus justement, il a regardé comme sans
importance les aspects différents pris par la
décoration sur les deux porcelaines : l'émail
de la pâte tendre s'appropriant complète-
ment les matières colorées, lorsque l'émail
de la pâte dure semble les tenir constam-
ment à distance...
« La matière céramique exalte la qualité
d'art du décor, ou bien elle atténue et sup-
prime cette qualité jusqu'à rendre revèche
à la vue une œuvre ingénieuse et de bonne
exécution sur la toile ou le papier.
« Commence-t-on maintenant à aperce-
voirie mal d'incompréhension et de routine
qui est celui de la manufacture de Sèvres? »
N'est-ce pas la vérité même qui apparaît
dans ces lignes ? N'est-ce pas la vérité d'art
— 350 —
qu'il est indispensable de mettre en lumière
et que tous les enquêteurs officiels et tous
les membres de commissions paraissent
n'avoir même pas entrevue ? Et sur le per-
sonnel de la manufacture, n'était-il pas né-
cessaire aussi que les observations suivantes
fussent présentées :
« Pour l'apprentissage dans les manufac-
tures de l'Etat, il est condamné par ce seul
fait que ces manufactures sont moralement
obligées de conserver à leur service — par
suite de la tournure d'esprit qu'elles leur
inculquent — tous les élèves, bons ou
mauvais , qu'elles ont formés après les
avoir attirés dans leurs ateliers par l'appât
d'une rétribution régulière... Pourtant, le
programme toujours proclamé était de
répartir ces élèves dans l'industrie privée.
Il s'agissait surtout d'aider aux perfec-
tionnements de cette industrie privée en
lui préparant une élite d'artistes et d'ar-
tisans formés par des travaux supérieurs.
Au lieu de cela, à quel spectacle assis-
tons-nous aujourd'hui? Ces élèves, il faut
les garder, et imaginer des travaux pour
— 351 —
les fonctions délèves qu'on a créées, car
leur instruction, malgré le milieu, mal-
gré quelques pratiques locales perpétuées,
ne présente aucune spécialité siirement ap-
plicable ni désirée au dehors. »
Et Bracquemond, très fermement, dé-
nonce cette inamovibilité, signale même
des cas d'hérédité, met en lumière ce fait
extraordinaire que les remplacements ont
lieu par vacations de fonctions, et que toutes
les fonctions datent de la fondation de la
manufacture, et finalement imagine ce petit
discours, justifié par les faits, que pourrait
prononcer chacun des membres de ce per-
sonnel éternel au lendemain de sa nomi-
nation :
« Pendant trente ans, j'ai le devoir et le
droit, reconnus, d^exprimer le genre de ma
fonction. Ce genre a plu dans le passé par
mes devanciers. En le continuant, je m'ef-
force à plaire dans le présent. Et il devra
plaire dans l'avenir par mes successeurs.
Laissez-moi tranquille avec vos innova-
tions ! »
II conclut contre les tableaux et les sta-
— 3 52 —
tues exécutés sous prétexte de céramique
par des peintres et des sculpteurs, il désire
que les manufactures ne soient pas des cen-
tres d'apprentissage, mais des ateliers de
réalisation ouverts à tous. Il se prononce
pour la conservation de Sèvres, à la condi-
tion de liquider le passé, et de laisser l'art
et non la science diriger cette manufacture
d'art. Il veut l'emploi de toutes les matières
de la poterie. Il se prononce contre l'inter-
vention de l'administration supérieure des
beaux-arts, — il ose demander que la po-
terie soit faite par des potiers ! C'est bien
simple, et peut-être pourtant cette humble
requête va-t-elle être considérée comme une
énormité !
XXIV
LA GRATUITÉ DES MUSÉES
i8 décembre 1891.
Eh bien ! oui, décidément, la commission
du budget, qui a voté le maintien de la
or--» ___
) 1 1
gratuité absolue des entrées dans les mu-
sées, a bien voté. L'exemple de certaines
galeries ne lui a pas paru suffisant. A Flo-
rence, on a bien constaté un produit de
80,000 francs par an. iMais à Londres,
2(),ooo francs seulement. Et à Madrid ,
5,000 francs ! Supposons qu'à Paris on dé-
passe le chiffre le plus élevé, qui est celui
de Florence, et que la recette prélevée sur
les étrangers, les provinciaux et les Pari-
siens de bonne volonté soit de 100,000 francs
Voilà-t-il pas un grand avantage, capable
de nous faire oublier les inconvénients des
tourniquets nationaux ! Ce serait, dit-on, un
impôt volontaire. Alors, fixez un tronc à la
porte du Louvre. Ceux qui pourront et
voudront payer cet impôt le pa3^eront. Le
tronc, soit. Le tourniquet, non. Le tourni-
quet, ce n'est pas la taxe volontaire, c'est
la taxe forcée, c'est l'impôt redoublé. Le
contribuable la paye déjà , son entrée au
Louvre. Il est injuste, il est inadmissible
qu'on la lui fasse payer à nouveau.
La raison pour laquelle ce beau projet est
- 354 —
parfois remis en discussion, c'est la création
nécessaire d'une caisse des musées. Là-des-
sus, tout le monde est d'accord. Les res-
sources dont nous disposons pour l'achat
d'œuvres d'art sont, paraît-il, insignifiantes.
Il faut bien le croire, puisque nous avons
vu dernièrement l'Etat français donner
4,000 francs du portrait de la mère de
Whistler, alors que la seule ville de Glas-
cow dépensait 2 5, 000 francs pour le Car-
lyle, du même grand artiste. C'est le fait
le plus récent, et l'on pourrait, n'est-ce pas,
en citer d'autres, où non seulement on n'a
pas pu trouver 4,000 francs, mais où Ton
n'a pu rien trouver du tout. C'est à une
telle situation que l'on veut remédier.
M. le ministre de l'instruction publique
s'est employé très vivement auprès de la
commission du budget pour obtenir d'elle
une décision enfin favorable et pratique.
Mais il proposait précisément cette adoption
de l'entrée payante dans les musées qui a été
repoussée par la commission, et qui sera
repoussée, il faut l'espérer, parla Chambre.
On ne s'arrêtera pas aux quelques billets
— 355 —
de mille francs qui pourront être laissés ici
par les clients des agences Cook, et on con-
tinuera d'offrir au monde l'hospitalité des
chefs-d'œuvre. Nous ne les avons pas tous
acquis bien correctement, il faut bien le
dire, et il serait peut-être excessif de faire
payer à des Italiens la vue des toiles que
nous avons emportées un peu brutalement
de chez eux, après des batailles heureuses
et des entrées triomphales dans les villes.
Ceci incidemment rappelé. Mais l'essentiel
est que nous puissions tous continuer à
entrer dans nos musées aux jours qui nous
conviennent. Nous sommes là chez nous.
Ne pa3^ons donc pas pour entrer chez nous.
Et la caisse? Et les achats d'œuvres d'art,
dira-t-on ?
Voici :
D'abord, la commission, qui a donné tort
au ministre sur le procédé, lui a donné rai-
son quant à la réclamation dont il se faisait
le porte-parole, et c'est là l'essentiel. Ici, la
Chambre fera bien de ratilier, puisque c'est
la solution désirée. La commission du bud-
— 356 —
get augmente le crédit annuel inscrit pour
acquisitions d'objets d'art. Elle l'élève de
200,000 francs à 5oo,ooo francs, ce qui n'est
pas peu de chose, et — ceci est l'important
— ai' ce faculté de repor^t d'un exercice à
Vautre des sommes non employées. C'est là
ce qui était réclamé depuis des années et
des années, c'est là ce qui est enfin admis.
L'entrée payante dans les musées n'a donc
plus de raison d'être.
Et maintenant, qu'une dernière réflexion
soit permise. Décider qu'on achètera des
œuvres d'art, c'est bien. Mais acheter des
œuvres d'art qui soient véritablement des
œuvres d'art, ce serait mieux encore. Il est
impossible de ne pas être frappé d'un fait,
c'est que, si minimes qu'aient été les res-
sources jusqu'à présent, et malgré l'annula-
tion des crédits non employés, la quantité
des œuvres d'art acquises par l'Etat est,
chaque année, considérable! Les musées
regorgent. Le Luxembourg est un magasin
encombré, un déversoir des salons annuels.
A chaque instant, des ballots de peinture
sont dirigés sur les départements. Dans tous
— 357 —
les squares, sur toutes les places, il y a des
statues, et des statues qui ne sont pas sou-
vent, hélas! la joie des yeux qui les regar-
dent. On achète donc beaucoup d'œuvres
d'art, et on en achète beaucoup qui sont des
œuvres médiocres. Si les augmentations de
crédits doivent amener une augmentation
du nombre des toiles quelconques et des
statues inutiles, c'est à faire frémir. Nous
en avions pour 200,000 francs! Nous allons
peut-être en avoir pour 5oo,ooo francs ! Cinq
cent mille francs! Ce serait abominable,
vraiment! Et dire que la bonne peinture
colite moins cher, oh! beaucoup moins
cher, que la mauvaise!
XXV
UNE PENSÉE DE PASCAL
23 janvier i8gi.
Pascal a fourni le sujet de concours du
prix Bordin à l'Académie des Beaux-Arts :
- 358 -
« Démontrer l'erreur ou la vérité conte-
nue dans l'exclamation suivante de Pascal :
« Quelle vanité que la peinture, qui attire
« V admiration par la ressemblance des choses
« dont on n admire pas les orif^inaux! »
Les mémoires ont été déposés, il y en a
soixante et un, et l'on peut, sans prétendre
au prix Bordin, fournir une interprétation
et essayer de penser à la suite de Pascal.
Tout d'abord, la ponctuation doit être ré-
glée. Selon qu'il y aura ou non une virgule
après le mot peinture, le sens de la phrase
va changer. Quelle vanité, déjà, que la ré-
flexion ainsi diminuée ou oblitérée parce
qu'un petit signe d'imprimerie se sera
perdu à travers les siècles par la négligence
d'un correcteur! Dans le texte publié par
les journaux, elle n'y est pas, la virgule.
Il s'agirait donc, très clairement, de la
« peinture qui attire l'admiration par la
ressemblance des choses dont on n'admire
pas les originaux ». C'est-à-dire une cer-
taine peinture préoccupée de reproduire
exactement des spectacles indignes d'être
reproduits. Pascal, si cette interprétation
— 359 —
prévalait, aurait parlé là en homme du
xvii" siècle, féru de décorations pompeuses,
de rhétoriques extra-naturelles, des festons
et des astragales de son époque. Il aurait
localisé son opinion, examiné spécialement
une tendance picturale, grillbnné en passant
la critique d'un genre. Ce serait l'équivalent,
et rien de plus, du mot de Louis XIV devant
les Téniers : « Otez de là ces magots »,
une simple remarque sur le réalisme, sur
les scènes populaires, sur les douleurs et
les joies des humbles, sur la petite huma-
nité vivant sa vie obscure loin des regards
superbes, et tout à coup éclairée par le coup
de lumière de l'art.
L'admirable écrivain, l'aristocrate et le
souverain de la pensée, le méditatif solitaire,
Biaise Pascal, aurait donc été d'un pays et
d'un temps, se serait trouvé contaminé, sur
un point de sa puissance cérébrale, par la
contagion d'un préjugé contemporain. C'est
peu probable pourtant, et sans savoir si la
pensée examinée a été écrite avant, pen^^
dant ou après la période de dandysme de
— 3^0 —
Pascal, un tel grand esprit doit bénéfi-
cier du doute. L'utile virgule est en effet
présente dans les éditions des Pensées où se
montre un soin typographique. Il y a un
arrêt après le mot peinture, il ne s'agit plus
d'une observation restreinte, mais de l'une
de ces généralisations dont le génie de Pas-
cal est coutumier. C'est à tout l'art qu'il
s'en prend, et non aux réalisations particu-
lières des Flamands ou des frères Lenain.
Il a pu trouver son point de départ dans la
vie de tous les jours, être frappé par ce fait
que les mêmes indifférents, qui restent sans
émotion devant l'expression d'un visage
rencontré, d'un paysage entrevu, peuvent
devenir brusquement des enthousiastes de-
vant le même aspect de nature et la même
physionomie transportés de la réalité dans
l'illusion, évoqués sur une toile par le des-
sin et la couleur d'un artiste.
Pascal ne veut pas s'apercevoir de l'im-
portance du phénomène alors accompli.
L'artiste ne devient-il pas le montreur de
ces choses qu'on n'admirait pas dans leur
état original? 11 les révèle aux passants, à
— ^6i —
ces indifférents de tout à l'heure, devenus
maintenant des enthousiastes. Lui, l'artiste,
il les admirait, ou, plus simplement, il les
voyait, et il les voyait avec ses yeux, il les
comprenait avec sa compréhension, qui ne
sont pas les yeux et la compréhension de
tous. Son rôle en ce monde est de raconter
le monde, de faire apercevoir la fugitive
existence, de divulguer, tout impuissant
qu'il est à l'expliquer, la mystérieuse sen-
sation éprouvée au spectacle des décors
changeants et des formes passagères. L'œu-
vre d'art est une initiation.
Sans doute, quelques-uns, qui ne pro-
duisent pas l'œuvre d'art, s'initient eux-
mêmes. La vie peut être ressentie au plus
profond de l'être par des inactifs qui sont à
eux-mêmes leurs propres poètes. Dans leur
esprit chante une voix secrète, dans leur
imagination le tableau s'évoque. Les créa-
tures qu'ils rencontrent leur deviennent des
apparitions. La nature qu'ils traversent se
multiplie pour eux en mirages. Est-ce à
dire que pour ceux-là l'œuvre d'art soit non
avenue, le double inutile de l'impression
— 3^2 —
reçue? Comme si Timpression de l'un pou-
vait être exactement l'impression de l'autre,
comme si les manières de sentir n'étaient
pas à l'infini! Non, que l'on n'admire pas
ou que l'on admire les originaux, les œuvres
d'art gardent leur beauté rare, leur beauté
unique. Elles sont à la fois, faites d'après
la vie, et en dehors de la vie. Elles se diffé-
rencient de l'univers par cette seule raison
que l'individu se différencie de l'ensemble.
L'homme qui a les yeux ouverts sur le
monde, qui le voit pour lui, qui se l'appro-
prie par reHet, cet homme est un créateur.
L'artiste est le créateur qui ne peut résister
à l'instinct qu'il porte en lui et qui réalise sa
création par des mots ou par des formes.
Plus la nature sera présente dans son œuvre,
et plus il ajoutera sa personne à cette nature,
plus son œuvre sera précieuse et grande.
C'est diminuer l'art que de parler seule-
ment de la ressemblance des choses, puis-
que c'est en défalquer l'artiste. Pascal au-
rait dit vrai si la peinture n'avait pour rai-
son d'être que l'exacte imitation. Alors en
effet, à quoi bon ? Mais, encore une fois,
— 363 —
si l'œuvre d'art n'est pas plus belle que la
nature pour qui voit la nature, de quelle
beauté suprême ne se revêt-elle pas si on
veut la considérer pour ce qu'elle est, la
preuve de notre perpétuelle inquiétude, de
notre insatiable désir de comprendre !
Si c'est la vanité de l'art que Pascal a
voulu lixer en trois lignes, si c'est l'illu-
sion de l'homme qu'il a transpercée de sa
phrase acérée et incassable comme un glaive
de diamant, il a sans doute hautement et
lamentablement raison. Mais s'il a raison,
pourquoi son eifort, son soin littéraire, pour-
quoi son art ?
Il semble que Voltaire ait trouvé, dans
cette pensée de Pascal, à une époque où il
n'y avait pas de prix Bordin, le texte de
l'un des chapitres de Candide, le chapi-
tre XXV : Visite chez le seiu;neiir Pococu-
rante, noble venilien. Ce sénateur, habitant
du beau palais sur la Brenta, et qui passe
pour être un homme qui n'a jamais eu de
chagrin, parle avec une parfaite désinvol-
— 3^4 —
ture de tous les trésors d'art qu'il a amas-
sés chez lui.
Candide admire deux tableaux : a Ils sont
de Raphaël, dit le sénateur; je les achetai
fort cher par vanité, il y a quelques années :
on dit que c'est ce qu'il y a de plus beau en
Italie, mais ils ne me plaisent point du
tout : la couleur en est très rembrunie, les
figures ne sont pas assez arrondies et ne
sortent point assez : les draperies ne res-
semblent en rien à une étoffe : en un mot,
quoi qu'on en dise, je ne trouve point là
une imitation vraie de la nature. Je n'ai-
merai un tableau que quand je croirai voir
la nature elle-même: il n'y en a point de
cette espèce. J'ai beaucoup de tableaux,
mais je ne les regarde plus. »
Sur la musique : a Ce bruit, dit Pococu-
rante, peut amuser une demi-heure ; mais,
s'il dure plus longtemps, il fatigue tout le
monde, quoique personne n'ose l'avouer.
La musique aujourd'hui n'est plus que l'art
d'exécuter des choses difficiles, et ce qui
n'est que difficile ne plaît point à la longue. »
Il ajoute, sur la musique d'opéra, qu'il a
— 365 —
renoncé depuis longtemps à ces pauvretés,
qui font la gloire de l'Italie, et que des sou-
verains payent si chèrement.
On visite la bibliothèque, on s'arrête de-
vant un Homère magnifiquement relié :
« Voilà, dit Candide, un livre qui faisait les
délices du grand Pangloss, le meilleur phi-
losophe de l'Allemagne. — Une fait pas les
miennes, dit froidement Pococurante ; on
me fit accroire autrefois que j'avais du plai-
sir en le lisant 5 mais... tout cela me causait
le plus mortel ennui. J'ai demandé quelque-
fois à des savants s'ils s'ennuyaient autant
que moi à cette lecture; tous les gens sin-
cères m'ont avoué que le livre leur tombait
des mains, mais qu'il fallait toujours l'avoir
dans sa bibliothèque... » Virgile, Horace,
Cicéron, Milton, ouvrages scientifiques, piè-
ces de théâtre, recueils de sermons, volu-
mes de théologie, subissent des apprécia-
tions aussi simples et aussi définitives. « Je
me serais mieux accommodé de ses œuvres
philosophiques, dit le Vénitien à propos de
Cicéron qu'il vient d'annuler comme fai-
seur de plaidoyers, mais, quand j'ai vu qu'il
— 366 —
doutait de tout, j'ai conclu que j'en savais
autant que lui et que je n'avais besoin de
personne pour être ignorant. »
Il n'empêche que Voltaire a écrit ce chef-
d'œuvre de Candide^ et ce déh'cieux chapi-
tre XXV, pour prouver l'inutilité de tous les
livres. Et son livre, à lui, n'ira-t-il pas
aussi dans la bibliothèque de Pococurante?
Et la phrase de Pascal n'est-elle pas aussi
belle, ^aussi travaillée que l'œuvre qu'elle
proclame superflue ? Quelle vanité que la
peinture, quelle vanité que l'art ! Soit ! Mais
il ne faut pas s'arrêter en route. Quelle
vanité que tout ! Quelle vanité que l'amu-
sement supérieur de Voltaire ! Quelle va-
nité que la désespérée ironie de Pascal !
« Seul le silence est grand, tout le reste est
faiblesse », a dit de Vigny, — qui ne se tai-
sait pas !
INDEX ALPHABÉTIQUE
Abram, 188.
Aclclsward, 188.
Alasonicre, 224.
Alexandre (Arsène), 71,
Allongé, 320.
Angrand, 304, 308.
Anquetin, 178, 204, 282,
309.
Atkinson, 188.
Aube, 221, 249.
Aublet, ig6.
Baffier, 178, 223, 249, 287.
Balzac (H. de), 16.
Barau, 214, 247, 284.
Barbes, 327.
Barbey d'Aurevilly, 76, 82.
Barck, ]88.
Barrias, 221.
Bartholdi, 243.
BarthoIomé,2 5o,289à29i.
Baude, 224.
Baudelaire, 226, 270.
Bellanger, 188.
Bendheim, 172.
Bcraud, 178, 196, 249.
Bcrgeron (Eugène), 188.
Rergeron (Henri), 188.
Berria-Blanc (M™"), 303.
Berton (Armand), 257.
Besnard, 141, 178, 200,
247, 281, 313, 314, 320,
321, 322.
Besnard (M""»), 178, 224,
288.
Binet (Victor), 215, 247,
284.
Bing (S.), 113, 114, 127,
132.
Blanche (Jacques), 198,
247, 281, 313, 320, 322.
Boldini, 198, 313.
Bonington, 64.
Bonnard (Pierre), 310.
Bonnat, 150, 178, 238, 249,
325.
368
Boudin, 2n, 247, 284.
Bouguereau, 113, 140, 150,
176, 237, 249.
Bouilhet (Henr), 113.
Bouille. 188.
Bourdclle, 250, 288.
Bourgeois (Eugène), 135,
188.
Bourgeois (Léon), 135, 338,
354-
Bourget (Paul), 322.
Bracqucmond, 16, 74. 28?,
314, 323, 345 à 352.
Bracquemond (M'"-), 323.
Breslau (Louise), 212, 282.
Breton (Jules), 148.
Brispot, 152.
Bronzino, 197.
Brown (John-Lévis), 212,
322.
Buhot, 314.
Buland, 152.
Bunny, 171.
Burty, 1 14, 131, 132.
Cabuzet, 188.
Callac (M"«), 188.
Carabin, 250, 289.
Carlyle, 74, 277.
Carnot (Sadi), 150.
Carpaccio, 19.
(barrière lEugéne), III, IVà
XVI, 29à37,74, 141,148,
177, 207 à 212, 246, 248
à 260, 315, 328, 3^2.
Carrière (Ernest), 204.
Cassatt Mary), 316, 323.
Caullvine, 172.
Cazin, 74, 141, 177. 213
247, 28^, 320.
Cazin (M™"). 178, 223.
Chalon, 236.
Challemel-Lacour, 196.
Chaplet, 250.
Chaplin, 151.
Chapu, 222, 241 .
Charlet, 61.
Charpentier, 249, 288.
Chaudey, 189.
Chéret, 313, 314, 323.
Chintreuil, 190.
Choisnard, 189.
Choquet, 189.
Christie, 172.
Cicéron, 365.
Cimabue, VIL
Clavel, 189.
Clemenceau (Georges),! 14,
135-
CoUin (Raphaël), 152,239.
Constable, 64.
Constant (Benjamin). 148.
Coquelin aine, 249.
Coquelin cadet, 199.
Coquelin jeune, 249.
Cormon, 157, 239.
Corot, 64, 186.
Crauck, 221.
Cuvillier (Henri), 3i(».
D
Dagnan-Bouveret, 249, 3 13,
322.
Dalou, 178, 223, 249, 287.
Damoye, 214, 247.
Dampt, 249.
Daudet (Alphonse), VIII,
246, 258.
— 369 -
Daumicr, 223.
Dautrey, 224.
Dcck, 250, 338.
Dcf^as, 74, 142.
Dclaunay (Eliel, 320.
Delacroix, 58, 64, 236.
Delaherchc, 250.
Delaplanchc. 221, 242.
Denis (Maurice), 3 10.
Desbois, 178, 223, 249,
287.
Desboutin, 15, 204, 224,
282, 28), 314, 323.
Desca, 222.
Dcsgoffc, 149.
Détaille, 151, 321.
Dewillez, 178, 223.
Dillon, 170, 224.
Doan, 102.
Dolent (Jean), VIII.
Doublcmard, 221.
I^oucet, 151, 322.
Dubois (Paul), 221.
Dubois-Pillet, 306.
Dubufe, 322.
Ducz, 178, 196, 249.
Duran (Carolus), 178, 187,
249.
Durand-Ruel, 22, 129.
Duret (Théodore), 74, 79,
269, 271, 275.
Durst, 284,
E
Eliot, 322.
Kscoula, 249.
Ewen, 170.
Faiguièrc, 220, 242.
Fantin-Latour, 160, 163,
176, 2^8, 323.
Kenéon (Félix), 309.
Focillon (Victor), 221;.
Forain (J.-L.), 74, 178,
201 à 204, 313, 314, 322.
Fouace, 170.
Fourcaud, 63.
Fragonard, 204.
Frémiet, 222, 242.
Frédéric (Léon), 282.
Friant, 249.
Gabriel, 190.
Galle, 250.
Galles (Prince de), 76.
Garnier, 221 .
Gauguin (Paul), 74.
Gautier (Amand), 169, 239.
Gavarni, XII.
Gay (Walter), 171.
Gerôme, 147, 222, 238,
249, 320.
Gervex, 196, 249.
Gigoux (Jean), 238.
Gillot (Ch.), 114.
Gladstone, 76.
Gleyre, 74.
Gogh (Vincent Van), 305,
306.
Goncourt (E. et J. de), 3,
i8j, 196.
— 370 -
Goncourt (Edmond de),
1 14, 124, 223.
Gonse (Louis), 1 14.
Gosselin (Albert), 190.
Goya, XV.
Gros, 61, 297.
Gautereau (M™"), 197.
Gausson (Léo), 310.
Guéami, 104.
Guillaume, 221.
Guérard,224, 285, 3 14, 323.
Guillaumet, 221.
Guillaiimin, 305, 310.
Guimet, 114.
Guthrie, 171, 239.
H
Haig, 224.
Hall (Richard), 172.
Harpignies, 190, ^39, 321.
Helleu, 322.
lienner, 151, 237, 249.
Hiroshighé, log, 120, 131;.
Hodier (FerdinandI, 283.
Hokusaï, 105, 107, 109,
1 10 à 1 12, 115, 117, 120,
122 à 131, 135.
Homère, 365.
Horace, 365.
Hugo (Victor), 67 à 70, 221.
Hugo (Georges), 196.
Injalbert, 68, 221, 250.
Ingres, 198.
Irving, 7Ô.
Isabey, 62.
Israëls (Josef), 178, 221,
282.
Jean (Aman), 239.
leanniot, 212, 247.
jongkind (J.-B.), III, 61 à
67.
Joyant, 74.
Julian, 168.
K
Kano (Les), 102, 103, 104.
Keishoki, 102.
Kiyonaga, 107, 108, 120,
128.
Klinger (Max), 285.
Kooreuian, 172.
Korin, 105, 128, 135.
Kounisada, 106.
Kouniyoshi, 107, 128.
Kratké, 224.
Kuehl, 282.
La Fontaine, 314.
Lassus, 368.
La Tour, V.
Laurens (J.-P.), 147, 235.
Lauzet, 28$.
Le Blant (Julien), 148.
Lebourg, 214, 247, 284.
Lee (W.), 171.
Lefebvre (Jules), 152, 153,
IÏ4» 237. 242.
Legros, 323.
Lemaire (Madeleine), 322.
Lemmen, 304.
Lenain (Les frères), 360.
— 371
Lenoir, 178, 223, 25o,Î288.
Lepère, 314.
Lépine, 247, 284.
Leroux (Ernest), 132.
Léveillé, 224.
I-hcrmitte, 214, 247.
Liebermann, 178,212,282.
Lobre, 247.
Lobrichon, 149.
Luce (Maximilien), 309,
323.
Luminais, 149.
Lunois, 224, 314.
M
Maignan, 156. 237.
Malherbe (Michel), 178,
223.
IWinet ^Édouard), III, 14 à
22, 74, 142, 322.
.Marchai, 247, 285.
Mariette, 9.
]\larqucste, 221.
Martin (Henri^, 156.
Marx (Roger), 1 14.
Massayoshi, 108, '28, 135
iWaurin 'Charles'), 169.
Meissonier, 56 à 61, 113,
140, uo, 176. 216, 287.
Menard (E. René), 170, 282.
Mettling, 170.
Meunier (Constantin), 178,
204, 223, 249, 2^8.
Mercié fAntonin), 221, 242.
Michelet, 236.
Millet, 224.
Milton, ^65.
Mirabeau, 71.
Molière, 146.
Monchablon (Jan), igo.
Monet (Claude), III, 14,
22 à 29, 64, 74, 185, 310.
Montefiore, 114.
Morice, 221.
Morin (Louis), 314.
Moronobou, 115, 120, 128.
Motonobou, 104, 128.
Mullem (Louis), XL
Munkacsy, 152, 237.
N
Naonobou, 104.
Napoléon, 59.
Okio, 108.
Outagawa (Les), 106.
Outamaro, 107, 108, 115,
1 19 à 122, 128, 135, 316.
Paris (Auguste), 243.
Pascal (Biaise), 357 à 365.
Pelez, 148.
Pet'tjean, 191.
Picard (Louis), 282.
Pissarro (Camille), III, ?8
à 46, 64, 74, 186, 316,
317, 323, 324.
Pissarro (Lucien), 304, 309,
323.
Pointeliii, 191.
Puvis de Chavannes, III,
141, 142, 176, 178, 217 à
220, 24Ô, 248, 250 à 255,
285, •286.
— 372 —
Proust (Antonin), 114,199.
Pnidhon, 260.
Q
Qiiost, 191,
RafTaclli (j.-F.), III, 47 à
56, 7.), 247, 250, 2Ô1 à
266.
RalTct, 61.
Raphaël, VII, 364.
Ravaissop, 10.
Redon (Odilori), 315, 323.
Rciiiach, 196.
Rembrandt, 197.
Renan (Ary), 247, 284.
Renoir, ill, lôi, 163, 176.
Renouard, 314.
Ribot, 178, 217, 247, 278 à
280.
Ringel, 178, 224.
Rioux de Maillou, 282.
Rivière (Henri), 31c, 323.
Rochegrosse, 236.
Rodin, III, 67 à 73, 178,
224, 225 à 229, 249, 285,
315-
Roli, 198, 200, 281.
Ronsard, 226.
Rosny (Léon de), 92.
Rouge iDe), 4.
Rubcns, I.
Rusi<in, 77.
Rysselbcrghc (Théo Van),
305, 308.
Saint-Victor (Paul de), 11,
•3-
Sarasate (Pablo de), 74,
276.
Sardou, 236.
Sargent (John), 178, 197.
SchclTout, 62.
Schenck, 149.
Schiuboun, 102.
Schlaich (Alfred), 214.
Schoen (Alartinj, V.
Serret, 285.
Servat, 250.
Scsshiu, loi.
Seurat (Georges), 304, 306,
307, 308.
Seymour-Haden, 323.
Signac, 304, 308.
Sinding (Stephan), 242.
Sisley, 21 S, 247, 283,323.
Soarrii, 105.
Sosen, 135.
Spuller, 196.
Stevens (Alfred), 247, 280.
Storm de Gravesande,3i4.
Taigny (Edmond), 114.
Tanyu, 104.
Thierry (Augustin), 104,
I 48.
Thiers (Adolphe), 145.
Tiilot (Ch.), U4-
Tissot, 322.
Titien, 19.
373
Tosa (Les), 102.
Toulouse-Lautrec, 30^,
309.
Toyoharu, 100.
ToVohiro, 106.
Toyokouiii, 106.
Tsûnenobou, lo^.
Turcan, 242.
Turner, 64.
u
Uhde (de), 282.
V
Vclasqucz, XL 222.
Verlaine (Paul), VIII, 24(>
2S7, 31'-
Véronese, 19.
Vever IL), 114.
Vibert, 145.
Vierge (Daniel), 285.
Vignon, 314, 323.
Vigny (A. de), 366.
Vinci, 6, 260.
Virgile, 365.
VoUon, 149.
Voltaire, 363, 366.
w
Wattcau, I, Xll.
Wentzcl, 171.
Whistler, III, 73 à 85, 1^7
à 160, 163, 176, 246,
248, 266 à 278, 354.
Willumsen, 309.
Worms, 151.
Yassunobou, 104.
Yon, 191.
Zorn, 31$.
TABLE
Dédicace à Maurice Hamcl.
Préface d'Edmond de Goncourt.
I. Le sarcophage égyptien i
II. Les bras de la Vénus de Miio lo
III. Olympia = 14
IV. Les meules de Claude Monet 22
V. Eugène Carrière 29
VI. Camille Pissarro 38
VII. RalTaëlli peintre-sculpteur 47
VIII. Meissonier 56
IX. J.-B. Jongkind 61
X. Le monument de Victor Hugo 67
XI. Whistler 73
XII. Maîtres japonais 85
§ I. Les paysagistes 85
§ II. Le Japon à l'école des Beaux-
Arts lia
§ III. Outamaro 119
§ IV. Hokusaï 122
§ V. Hokusaï à Londres 126
§ VI. A propos de la vente Burty. . . 131
XIII. SALON DE 1890
Aux Champs-Elysées et au Champ-de-Mars .
§ I. Premier vernissage 136
§ II. La convention de la peinture. . 140
§ III. Toiles grande largeur 152
— 375 —
§ IV. Deux nocturnes de Whistlcr. . 157
§ V. Fantin-Latour. — Renoir . . . lOo
§ VI. Le Bûttin de la peinture. ... 163
§ VII. Deuxième vernissage 172
§ VIII. Les paysagistes 179
§ XI. Mondanités iqï
§ X. Eugène Carrière 205
§ XI. Figures et paysages 212
§ XII. Puvis de Chavannes 217
§ XIII. La sculpture 220
§ XIV. Rodin 225
XIV. SALON DE 1891
Aux Champs-Elysées et au Champ-de-Mars.
g I. La peinture au Palais de l'In-
dustrie 229
§ II. La sculpture 239
§ III. Au Champ-de-Mars 243
§ IV. Puvis de Chavannes 250
§ V. Eugène Carrière 255
§ VI. J.-F. Raffaëlli 261
§ VIL Whistler 266
§ VIII. Figures et paysages 278
§ IX. La sculpture 285
XV. Refusé au salon 291
XVI. Illusions et recherches d'art 298
XVII. Les Indépendants 306
XVIII. Pastellistes et peintres-graveurs 312
XIX. Modes de Paris 318
XX. Hors de l'École 325
XXI. Décors de ville 334
XXII. La manufacture de Sèvres 338
XXIII. Encore Sèvres 344
XXIV. La gratuité des musées 352
XXV. Une pensée de Pascal 357
Index alphétique 307
Paris. — Imp. PAUL DUPONT, 4, rue du Bouloi (Cl.) 26.7.92.