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Full text of "La vie au temps des cours d'amour : croyances, usages et moeurs intimes des XIe, XIIe, XIIIe siècles; d'après les chronique gestes, jeux-partis et fabliaux"

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A.   MÉRAY 

Auteur  des  Libres  'Vrêcheurs,  Devanciers 

de  Luther  et  de  Rabelais 

et  de  la  Vie  au  temps  des  Trouvères 


LA   VIE 

qAV      TEMTS      T)HS 

COURS    D'AMOUR 


LA  VIE 

q4U      TEcMTS      "DES 

COURS  D'AMOUR 

CROYANCES,     USAGES    ET    MŒURS     INTIMES 

des 

XI",  XIJ"  &  Xlir^  Siècles 


D APRES    LES 


CHRONIQUES,    GESTES, 

JEUX- PARTIS     ET    FABLIAUX 
'Par 

ANTONY  MÉRAY 


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A.    CLAUDIN,    LIBRAIRE-ÉDITEUR 

3  et  5,  rue  Guénégaud,  3  et  5 

MDCCCLXXVI 


INTRODUCTION 


DIVERSES  époques  de  nos  annales, 
on  voit  les  femmes  entrer  en  scène 
avec  la  gracieuse  autonté  de  l'in- 
tuition morale,  de  la  délicatesse  et 
du  dévouement.  De  grandes  figures  féminines 
illuminent  fréquemment  les  coins  assombris  de 
notre  vie  nationale.  Après  chacune  de  ces  guer- 
res si  longues,  si  meurtrières,  si  compliquées 
du  moyen-âge,  ramenant  à  leur  suite  les  formes 
brutales  et  les  appétits  grossiers,  apparaît  au 
milieu  de  nous  une  Héloïse,  une  Christine  de 
Pisan,  une  Marguerite  d'Angouléme  qui  ravi- 
vent la  recherche  de  l'idéal  et  le  bon  goût  ;  cha- 
que épreuve  accablante,  infligée  à  la  patrie,  fait 
surgir  d'entraînantes  enthousiastes  :  Clotilde. 
Geneviève,  Jeanne  d'Arc,  dont  la  souriante 
confiance  relève  les  courages  abattus. 


2  INTRODUCTION. 

Dans  les  périodes  de  violence  et  d'avidité  sans 
frein,  où  les  mœurs  se  dégradent,  où  tout  est  à 
la  merci  du  plus  rusé  et  du  plus  fort,  les  fem- 
mes se  liguent  par  groupes,  compagnies  fran- 
ches de  l'honneur  et  du  droit;  elles  se  mettent 
en  avant,  sans  scandale  et  sans  haine,  afin  de 
sauver,  en  France,  la  renaissance  de  la  civilisa- 
tion. 

Avec  une  adresse  infinie  et  des  raffinements 
adorables,  on  les  voit,  aux  douzième  et  treizième 
siècles,  se  saisir  de  la  direction  morale  de  la  so- 
ciété française,  sans  rodomontade  et  sans  bruit. 
Au  moyen  de  jeux  d'esprit,  de  sentimentales 
distractions,  elles  parviennent  à  glisser,  peu  à 
peu,  des  tribunaux  présidés  par  leur  sexe,  en 
plein  pays  de  loi  Salique;  elles  accoutument  bel 
et  bien  les  fiers  donneurs  de  coups  de  lance  à 
les  voir  juger  les  détails  des  mœurs  intimes, 
créer  des  lois  nouvelles,  et  courber  sous  leur 
gracieux  arbitrage,  les  fronts  les  plus  sauvages, 
les  plus  orgueilleux,  les  plus  puissants. 

Cette  juridiction  sans  précédent,  décorée  du 
doux  nom  de  Cours  d'Amour,  est  si  complète- 
ment originale  ;  elle  touche  de  si  près  au  rêve, 
à  l'utopie,  à  la  poésie  idéale,  que  les  historiens 
n'ont  pas  osé  la  prendre  au  sérieux.  Ceux  d'en- 
tre eux  qui  la  mentionnent,  en  passant,  crain- 
draient pour  leur  réputation  de  gravité,  s'ils 
se  hasardaient    à   y   reconnaître   autre    chose 


INTRODUCTION.  5 

qu'un  divertissement  de  haute  saveur.  Et  cette 
influence  si  légitimement  usurpée,  ce  lot  des 
choses  du  cœur,  dont  l'appréciation  leur  re- 
vient si  naturellement,  nos  femmes  de  France 
les  conservent  jusqu'au  jour  où  toute  joie  s'éteint 
parmi  nous, jusqu'à  l'heure  où  cessent  de  chanter 
nos  Trouvères;  quand  commencèrent  les  longs 
désastres  de  la  patrie,  inaugurés  par  le  roi  Jean. 

Au  lieu  de  rester  reléguées  dans  leurs  manoirs 
aux  croisées  soigneusement  grillées  et  treillagées 
defer,  comme  leurscontemporaines  d'Espagne  et 
d'Italie;  au  lieu  d'imiter  ces cloitrées  du  mariage, 
ces  épouses  recluses  de  par  de  là  les  Alpes  et  les 
Pyrénées,  les  femmes  de  France  se  mêlent  à  la 
vie  publique  de   leur  pays. 

Pour  adoucir  la  férocité  des  tournois,  elles 
y  assistent,  elles  se  font  juges  des  coups  de  lance; 
elles  couvrent  de  leurs  talismans  d'amour  : 
d'une  écharpe,  d'un  nœud  de  Samis,  d'une 
fleur  de  leur  corsage,  d'un  ruban  de  leur  coif- 
fure, d'une  manche  brodée,  la  poitrine  des  com- 
battants. Elles  les  marcyuent  à  leur  devise,  à  leur 
couleur  ;  elles  pansent  leurs  blessures,  et  le 
prix  de  la  lutte  n'est  rien  moins  que  leurs  lè- 
vres et  leurs  joues,  qu'elles  offrent  au  baiser  du 
vainqueur. 

Plus  près  de  nous,  existe  un  exemple  histori- 
que de  ces  vaillantes  ingérences  des  femmes 
françaises.  Quand  les   troubles   interminables, 


4  INTRODUCTION. 

causés  par  les  guerres  de  religion,  curent  multi- 
plié les  jurements  et  l'habitude  des  paroles  obs- 
cènes, comme  le  témoignent  les  mémoires  écrits 
sous  les  derniers  Valois,  un  joli  bataillon  de 
censeurs  en  cornettes,  auquel  on  a  donné  le 
nom  ironique  de  Précieuses,  n'hésite  pas  à  re- 
prendre la  lutte  de  la  courtoisie  contre  la  gros- 
sièreté des  mœurs  et  du  langage.  A  l'exemple 
de  leurs  belles  devancières,  les  aimables  con- 
jurées de  l'hôtel  de  Rambouillet  parvinrent  à 
triompher  de  l'ennemi. 

Notre  histoire  est  pleine  de  ces  glorieuses 
entrées  en  scène,  qui  ont  placé  si  haut  le  renom 
des  femmes  de  France.  La  part  de  leur  œuvre 
accomplie  sous  les  premiers  rois  de  la  troisième 
race  va,  seule,  nous  occuper  aujourd'hui.  II  est 
intéressant  de  reconnaître  combien  leur  était 
nécessaire  le  lot  d'activité  qu'elles  étaient  parve- 
nues à  conquérir,  à  une  époque  où,  en  dépit  des 
grands  préceptes  de  la  chevalerie,  les  paladins 
avaient  une  tendance  décidée  à  considérer  leurs 
légitimes  compagnes  comme  de  simples  annexes 
des  fiefs  et  des  héritages  féodaux. 

Dans  ce  tourbillon  trois  fois  séculaire  des 
Croisades,  au  milieu  duquel  les  aUiances  de  fa- 
milles se  contractaient  à  la  hâte,  pour  assurer  la 
survivance  de  la  race  ;  où  l'on  mariait  souvent 
les  héritiers  au  berceau  ;  où  le  cœur  était  si  peu 
consulté  ;  où  les  maris  abandonnaient  si  facile- 


INTRODUCTION.  J 

ment  leurs  femmes,  pour  courir  les  aventures 
d'outre-mer  et  se  livrer  aux  héroïques  vagabon- 
dages delà  chevalerie  errante,  les  femmes  fran- 
çaises étaient  obligées  àde  grands  efforts  d'intel- 
ligence, pour  sauvegarder  leur  dignité  et  leur 
indépendance. 

Les  absences  de  ces  hommes  de  fer  se  pro- 
longeaient souvent  outre-mesure  :  les  routes 
de  terre  n'étaient  guère  alors  que  de  simples 
sentiers,  les  trajets  de  mer  se'  faisaient  plutôt  à 
la  rame  qu'à  la  voile.  Dans  les  voyages  d'autre- 
fois les  années  ne  valaient  pas  les  semaines  d'au- 
jourd'hui. On  savait  le  jour  du  départ,  pour  celui 
du  retour  il  fallait  se  confier  i\  la  garde  de 
Dieu. 

Après  avoir  dit  adieu  à  leurs  barons,  avec 
des  larmes  dans  la  voix,  comme  le  fit  la  vaillante 
Guilborc,  dans  la  bataille  d'Aliscan^  à  son  époux 
Guillaume  au  Court-Nez  : 

Sire  Guillaume,  dit  Guilborc  en  ploraiit, 

Car  i  allez,  par  le  voltre  commant, 

Je  remendré  en  Orenge  la  grant, 

Avec  les  dames  dont  il  (y)  a  çaienz  tant... 

Les  belles  éplorées,  veuves  temporaires,  pri- 
vées de  leur  appui  naturel,avaient  à  se  défendre 
contre  des  périls  de  toute  nature.  A  elles  désor- 
mais de  protéger  leurs  domaines  et  les  humbles 


0  INTRODUCTION. 

classes  qui  vivaient  à  l'ombre  du  manoir  ;  à  elles 
de  dérouter  les  projets  de  voisins  ambitieux,  de 
désarmer  l'avidité  d'un  suzerain  puissant  ; 
à  elles  de  se  garder  des  embûches  d'hôtes  ar- 
més et  des  entreprises  des  amants  ;  à  elles, 
d'encourager  les  sains  et  de  guérir  les  navrés. 

Pour  se  maintenir  à  la  hauteur  de  ces  diffici- 
les épreuves,  que  de  qualités  merveilleuses  ne 
fallait-il  pas  développer,  dont  le  détail  surpren- 
drait bien  leurs  sœurs  oisives  d'aujourd'hui, 
habituées  à  tant  de  calme  et  de  sécurité. 

Blanche  de  Castille,  dont  l'adresse  a  étonné 
l'histoire,  se  trouva  deux  fois  placée  dans  cette 
dangereuse  position  ;  elle  est  loin  d'être  un 
type  unique.  Son  intelligence,  mise  en  éveil 
par  la  nécessité ,  ne  fît  qu'imiter  l'exemple 
des  châtelaines  de  son  pays  d'adoption.  Les 
isolées  de  tout  rang ,  si  nombreuses  alors, 
lui  avaient  appris  à  compter  au  moins  au- 
tant sur  le  pouvoir  de  ses  charmes, que  sur  celui 
de  ses  tours  crénelées,  de  se  confier  plus  aux 
sourires  et  aux  ruses  d'amour,  qu'à  la  force 
ouverte  et  aux  Brancs  d'acier.  La  mère  de  St- 
Louis  tenait  de  ses  sujettes  l'art  de  faire  doux 
visage  aux  suspects,  de  leurrer  de  tendres  pro- 
messes les  amoureux  et  les  soupirants,  l'art  de 
s'en  créer  des  soutiens  à  toute  épreuve,  comme 
elle  ht  du  légat  Saint- Ange  et  du  comte  Thi- 
bault. 


INTRODUCTION.  7 

Il  fallait  à  ces  belles  délaissées  garotter  leur 
entourage  masculin  de  préceptes  d'honneur  et 
de  lois  d'amour,  enlacer  dans  un  idéal  légen- 
daire la  fiévreuse  activité  qui  délirait  autour  de 
chacune  d'elles. 

Si  la  pruderie  moderne  est  tentée  de  s'effa- 
roucher de  la  partie  galante  de  l'arsenal  féminin 
à  l'usage  de  la  reine  Aliéner,  de  SybiUe  de 
Flandres,  de  Marie  de  Champagne,  d'Erman- 
garde  de  Narbonne,  il  faut  se  reporter  aux  né- 
cessités de  leur  temps.  Si  les  Pénélope  féodales 
s'écartent  du  convenu  actuel,  dans  les  pré- 
ceptes de  leur  code  ;  si  l'article  premier  de 
ce  code  déclare  que  le  mariage  n'est  pas  un 
obstacle  à  l'amour,  si  l'article  3i  semble  permet- 
tre la  pluralité  des  aliections  amoureuses,  c'est 
qu'outre  la  nécessité  de  faire  patienter  l'ardeur 
effrénée  des  poursuivants,  il  fallait  donner  à 
l'humeur  aventureuse  des  maris  un  avertisse- 
ment sérieux,  capable  de  les  faire  hésiter  dans 
leurs  courses  folles,  à  travers  le  monde. 

Quelquefois  le  coeur  semble  faiblir  dans  ces 
dangereuses  luttes  ;  il  refuse  de  cesser  de  battre 
sous  l'armure  d'emprunt,  dont  elles  affublaient 
leurs  blanches  poitrines.  Les  châtelaines  avaient 
beau  se  cuirasser,  à  guise  de  combattants,  à 
l'exemple  de  la  noble  Guilborc: 

Je  ère  (je  serai)  armée  à  loi  de  combattant 
D'aubcrc  et  d'elme  et  d'espée  tranchant. 


O  INTRODUCTION. 

Elles  restaient  femmes  ;  or  quelles  terribles 
épreuves  que  celles  qui  se  renouvelaient  pour 
elles,  chaque  jour,  chaque  heure,  pendant  d'in- 
terminables années  !  Une  chose  reste  d'ailleurs 
acquise  à  leur  louange,  c'est  que  les  arrêts  des 
cours  d'amour,  quelqu'ait  été  leur  tendre  subti- 
lité, ont  toujours  banni  la  violence,  la  vénalité 
et  Texccs  de  tempérament,  nimia  voluptatis 
abundantia. 

Tenir  la  ibrce  à  distance,  donner  un  frein 
envié  à  la  violence,  et  faire  patienter  la  passion, 
quelle  tâche  !  Comment  les  femmes  des  XII''  et 
XI 11^  siècles  ont-elles  réussi  à  accomplir  ce  tri- 
ple miracle  ?  Quelles  mœurs  nouvelles,  quelle 
civilisation  originale,  de  semblables  efforts,  sou- 
tenus pendant  plus  de  deux  cents  ans,  ont-ils 
fait  naître  dans  nos  contrées?  Comment  nos 
mères  ont-elles  amené  ce  pays  de  France,  si 
longtemps  noyé  dans  un  entourage  barbare,  à 
devenir  la  terre  classique  de  la  galanterie  et  de 
l'amour  raffiné?  C'est  en  vérité  une  piquante 
question  à  résoudre,  ce  que  j'ai  essayé  de  faire 
ici. 

Ce  volume  est  le  complément  de  la  Vie  au 
temps  des  Trouvères.  Ecrit  en  même  temps,  il 
est  le  résultat  des  mêmes  recherches.  Ce  sont 
encore  des  documents  dédaignés  par  l'enseigne- 
ment historique,  qui  vont  passer  sous  nos  yeux. 
Les  premières  pages,  consacrées  à  la  Vénerie  et  à 


INTRODUCTION.  9 

la  Fauconnerie,  peuvent  paraître  unhorsd'œu- 
vre;les  chasses  ne  sont  cependant  que  la  préface 
naturelle  de  la  série  des  jeux.  Or  dans  la  vie  de 
nos  aïeux,  privés  de  lectures  régulières  et  des 
distractions  du  théâtre,  les  jeux  occupaient  une 
place  considérable.  Ils  formaient  un  des  points 
principaux  de  l'instruction,  ils  aidaient  à  acqué- 
rir la  fortune  et  la  renommée. 

Il  n'était  pas  permis  à  un  homme,  faisant  fi- 
gure dans  la  société  féodale,  d'ignorer  les  règles 
déjà  très-savantes  de  la  Vénerie  et  de  la  Faucon- 
nerie ;  il  devait  être  initié  aux  secrets  des 
échecs  et  des  différents  jeux  de  tables.  Nos 
vieux  trouvères  n'oublient  jamais,  dans  l'éloge 
d'un  héros  favori,  l'énumération  de  ces  précieux 
talents. Ecoutez  ce  que  notre  poète  Robert  Wace 
nous  apprend  de  l'éducation  de  Richard,  fils  de 
Guillaume,  Longue-Epée  : 

Sun  père  V oui  {Pavait)  bien  fet  duire  et  doutriner: 
De  table  et  d'eschez  sout  son  compagnon  mater, 
Bien  sout  paistre  un  oisel  è  livrer  è  porter. 
En  bois  sout  cointement  c  berser  è  vener. 
Richartsoutescremir  (escrimer)  o  verge  et  o  bâton  ; 
Cers  et  bisses  sout  prendre  et  altre  venoison. 
Et  sun  senglier,  tout  seul,  sanz  altre  cumpagnon» 

Non-seulement  les  hommes  blasonnés,  mais 
les  simples  bourgeois  qui  avaient  alors  le  droit 


1©  INTRODUCTION. 

de  "  voler  roisccuu  »  sans  lévriers,  mais  les 
trouvères  qui  devaient  les  chanter,  étaient  te- 
nus  de  connaître  ces  glorieux  passe-temps. 

Les  choses  ont  bien  changé  :  on  peut  sans 
honte  ignorer  aujourd'hui  la  manière  de  dresser 
les  meutes,  de  coupler  les  chiens,  de  les  corner, 
de  les  lancer  ;  on  a  presque  complètement  perdu 
la  science  d'élever  les  oiseaux  de  vol,  de  muer 
le  faucon,  de  le  chaperonner,  de  lui  offrir  le 
leurre  pour  le  rappeler  ;  on  ne  sait  plus  la  diffé- 
rence qui  existe  entre  chacun  de  ces  lévriers  de 
l'air,  ni  pourquoi  le  même  oiseau  de  fauconnerie 
est  dit  Nice,  hagart  ou  pèlerin.  Quant  aux 
échecs,  il  semble  qu'on  ait  abandonné  les  hautes 
combinaisons  de  ce  divertissement  réfléchi,  si- 
lencieux, sévère,  à  une  classe  de  spécialistes.  Le 
facile  et  rapide  maniement  des  cartes  en  a  fait  à 
peu  près  perdre  le  goût  ;  de  même  que  la  poudre 
a  tué  la  haute  science  cynégétique. 

Si  émouvantes  que  soient  les  diaboliques  che- 
vauchées de  nos  pères  dans  les  forets  sombres, 
dans  «  les  gauts  profonds,  »  hantés  encore  par 
les  vigoureux  animaux  sauvages,  que  nos  prin- 
ces essaient  de  remplacer  par  les  fauves  à  demi- 
privés  de  leurs  réserves,  nous  n'en  parlerons 
qu'en  passant.  Cette  robuste  distraction  des 
vieux  siècles  a  été  l'objet  de  tant  de  savantes 
recherches  ;  la  réédition  des  anciens  traités  de 
vénerie  a  rendu  si  familière  aux  érudits  la  théo- 


INTRODUCTION.  I  I 

ne  de  la  grande  chasse  «  en  forêt  et  en  rivière  », 
que  nous  eneffleurerons  simplement  les  singula- 
rités les  moins  connues. 

Nous  arriverons  lestement  aux  jeux  d'esprit, 
à  ces  distractions  fines,  piquantes,  indiscrètes 
souvent,  et  ne  reculant  pas  devant  les  person- 
nalités les  plus  malicieuses,  cachet  très  caracté- 
ristique de  cette  intéressante  époque.  Les  jeux 
sous  Formel,  le  prêtre  qui  confesse^  le  roy  qui 
conimant,  le  roy  qui  ne  nieiit^  les  tensons,  les 
énigmes  d'amour  aux  enjeux  galants,  les  jeux- 
partis,  ces  divertissements  raffinés,  qui  mirent 
en  relief  et  firent  triompher  la  sagacité  fémi- 
nine, nous  conduiront,  sans  lacunes,  à  leur 
transformation  la  plus  glorieuse,  à  ces  consul- 
tations régulières,  à  ces  parlements  d'amour, 
selon  l'expression  du  président  Fauchet,  qui 
nous  ont  paru  avoir  été  presqu'officiellement 
organisés. 

Ce  sera  le  principal  attrait  de  ce  livre,  la  part 
la  plus  attentivement  étudiée,  celle  que  tous 
nos  efforts  ont  tendu  à  transformer  en  certitude 
historique.  Ce  sera  le  cœur  de  cet  ouvrage  qui, 
à  lui  seul,  eut  suffi  à  inspirer  un  volume  entier 
avec  ce  titre  attrayant  ;  «La  vie  de  nos  mères  au 
temps  des  Croisades.  » 

Pour  éclairer  cet  important  épisode  de  nos 
mœurs  du  temps  passé,  nous  avons  consulté  les 
documents  les  moins  vulgarisés,  lu  et  relu  sur- 


12  INTRODUCTION. 

tout  la  singulière  compilation  d'Andréas  Capel- 
laniis  Regius,  non  encore  traduite  à  l'heure  qu'il 
est;  nous  avons  soigneusement  examiné  nos 
contradicteurs  allemands,  toujours  jaloux  de  ce 
queJa  vie  de  la  France  contient  d'original  etde 
franchement  civilisateur.  Nous  placerons  sous  le 
yeux  de  nos  lecteurs  les  codes  légendaires  de  ces 
charmantes  assises,  les  consultations,  les  arrêts 
rendus  en  pleine  assemblée  de  dames,  dont  la 
plupart  sont  signés  de  noms  célèbres  dans  l'his- 
toire. Nous  donnerons  quelques  détails  biogra- 
phiques sur  les  présidentes  des  Cours  d'Amour, 
et,  s'il  se  peut,  sur  leurs  gracieuses  coadju- 
trices. 

Toutes  les  traces  de  ce  mystère  de  nos  annales 
intimes,  de  cette  page  vraiment  française,  qu'il 
nous  a  été  possible  de  réunir,  seront  étalées  ici. 

Viendront  ensuite  les  mœurs  générales,  qui 
s'expliqueront  mieux  et  s'éclaireront  plus  large- 
ment, après  que  nous  aurons  constaté  l'idéal  de 
moralité  qui  veillait  au  sommet  de  cette  curieuse 
époque.  Quand  nous  aurons  vu  les  sens  matés, 
les  appétits  tenus  en  laisse  par  le  noviciat 
d'amour,  par  les  épreuves  sentimentales,  les 
petits  dons  successifs;  ces  mignardises  dilatoires 
àxxflirtage  des  temps  féodaux,  qui  nous  parai- 
traientsans  cela  si  en  dehors  des  lois  d'une 
honnête  retenue,  auront  pour  nous  une  toute 
autre  signification. 


INTRODUCTION.  '        l3 

On  s'effarouchera  moins  des  conversations 
sur  le  lit,  des  baisers  sur  la  bouche,  de  l'usage 
de  manger  «dans  la  même  écuelle  »  et  de  boire 
au  même  hanap.  Toutes  ces  privautés  savou- 
reuses, savamment  graduées,  nous  apparaîtront 
ce  qu'elles  étaient  réellement,  de  gracieuses 
étapes  conduisant  avec  prudence  aux  grandes 
joies  de  la  passion  partagée.  Elles  compléteront 
simplement,  logiquement  à  nos  yeux  la  phy- 
sionomie franchement  exceptionnelle  de  ces 
sociétés  du  moyen-âge,  de  ces  siècles  si  pleins 
de  chaleur  et  de  rayons,  dont  les  fonds  rouges 
et  sanglants  ont  seuls  étonné  nos  regards. 


CHAPITRE  P'. 

JEUX    SANGLANTS,    CHASSES     EN    FORÊT,    SOUVENIRS 
DE   l'aurochs    et    I>E   l'oURS. 


u  temps  des  premiers  rois  Capétiens, 
les  forêts,  dans  une  grande  partie  de 
la  France,  serraient  de  près  les  ci- 
tés et  les  villages  ;  les  repaires  des 
bétes  sauvages  touchaient  aux  habitations  des 
hommes.  Dans  les  bourgs  non  fermés  et  jus- 
que dans  les  centres  populeux,  les  loups  se 
chargeaient  volontiers  du  service  de  la  voierie. 
Pendant  les  longues  nuits  d'hiver  et  dans  les 
temps  de  mortalité  publique  leurs  bandes  affa- 
mées, aussi  nombreuses  que  celles  des  chacals 
en  Algérie,  descendaient  en  quête  de  proies, 
et  troublaient  de  leurs  hurlements  le  sommeil 
des  populations. 


l6  JEUX   SANGLANTS. 

L'ours,  si  rare  aujourd'hui,  ne  se  gcnait  pas 
pour  venir  goûter  aux  fruits  des  vergers  et  au 
miel  des  ruches.  Le  lynx  aux  oreilles  velues 
guettait,  le  long  des  sentiers,  les  femmes  et  les 
enfants  qui  rentraient  fatigués  du  travail.  Les 
sangliers  fondaient  par  tribus  sur  les  champs 
cultivés,  et  les  retournaient  avec  rage,  pour  en 
dévorer  les  récoltes.  De  grands  chats  sauvages, 
changés  en  tigres  et  en  léopards  par  l'imagina- 
tion des  trouvères,  aidaient  les  renards  à  met- 
tre à  mal  les  poules  et  les  paons  des  basses- 
cours. 

Il  semblait  que  la  lutte  à  succès  égaux,  entre 
l'animal  et  l'homme,  n'avait  pas  encore  cessé. 
Les  mystérieuses  profondeurs  des  bois  aux  li- 
mites indéterminées,  surtout  dans  l'est  et  le 
centre  de  la  France,  conservaient,  dans  leurs 
mviolables  retraites,  des  champions  assez  for- 
midablement armés  de  cornes,  de  crocs,  de  mâ- 
choires et  de  griffes,  pour  fournir  encore  des 
épisodes  dramatiques  au  chroniqueur  et  au  ro- 
mancier. 

Quand  le  jeune  Doon  de  Mayence  erre  dans 
((  la  forest  moult  grans  qui  X  journées  dura,  " 
n'a-t-il  pas  raison  de  regretter  la  maison  pater- 
nelle, d'où  le   traître  Herchambaut  l'a  chassé  : 

Ahi  !  dolent,  fet-il,  ce  chétif  où  gerra  ~t(où  couchera) . 
Si  je  fusse  en  meison  dont  li  glout  m'enména, 


CHASSES    EN    FORET.  I7 

Jegeusse  moult  miex;  je  n'i  feusisse  jà  ! 

Je  sai  bien  que  sangler  ou  leus  m'estranglera, 

Si  Diex  ne  me  sequelirt 

.  Au  cortège  diabolique  des  animaux  sauvages, 
existant  réellement,  les  trouvères  ajoutaient  en- 
core. La  réalité  avait  pourtant  de  quoi  faire 
trembler  le  vo3''ageurquela  nuit  surprenait  dans 
les  épais  fourrés  si  mal  hantés.  Ecoutez  la  des- 
cription de  l'historique  forêt  des  Ardennes,  au 
moment  où  la  belle  princesse  Urraque  la  par- 
court, en  quête  du  jeune  Partonopeus  de  Blois; 
L'enchanteur  Maruc  qui,  par  la  force  de  ses 
charmes,  tient  les  monstres  en  respect,  et  qui 
en  sait  les  gîtes,  les  lui  montre  en  cheminant  : 

Les  ors  (ours)  sont  tapiz  es  rochiers, 
E  li  dragon  es  noirs  moriers, 
E  li  leus  es  mons  hauteins, 
E  li  liépars  de  soz  les  raims  ;  (la  ramée.) 
Li  félon  serpent  sont  es  monts, 
Li  grans  guivres  es  vaus  parfons, 
Desor  les  eves  (sous  les  eaux)  ténébroses, 
Noires  les  font  et  vénimoses. 

Sous  l'exagération  de  la  poésie,  on  sent  que 
l'ère  des  chasses  héroïques,  des  chasses  de  dé- 
fense ,  offrait  encore  des  occasions  de  lutte  aux 
grands  courages.  Pour  retrouver  un  tel  régal 

2. 


Ib  JEUX   SANGLANTS. 

d'émotions,  il  faut  gagner,  aujourd'hui,  les 
contrées  nouvellement  découvertes,  où  errent 
encore  en  liberté  les  grandes  espèces  animales. 
Nos  bois  amoindris  et  coupés  de  vastes  routes 
sont  vides  de  leurs  hôtes  antiques  ;  les  quel- 
ques bêtes  de  chasse  qui  les  parcourent  le  font 
sous  la  surveillance  du  maître,  qui  les  a  comptées 
et  numérotées.  Plus  de  luttes  acharnées,  plus  de 
corps-à-corps  avec  la  redoutable  victime  ;  si 
quelque  chien  est  encore  décousu,  à  moins 
d'insigne  maladresse,  les  chasseurs  ne  courrent 
plus  aucun  danger. 

Les  derniers  souvenirs  précis  du  bison  d'Eu- 
rope, l'aurochs  des  Gaulois,  Vurus  de  César, 
remontent  aux  princes  Carolingiens  ;  la  légende 
le  fait  rencontrer  à  Charlemagne  dans  un  des 
plis  rhénans  de  la  Forêt  Noire.  Or,  si  l'on  en 
croit  la  tradition,  cette  magnifique  surprise  au- 
rait coûté  cher  au  futur  empereur,  sans  la  pré- 
sence d'esprit  de  la  belle  Hildegarde,  fille  du 
duc  de  Souabe,  Hildebrand. 

Habituée  à  parcourir  les  sombres  fourrés 
sous  la  garde  de  deux  griffons  de  haute  taille, 
qu'ù  leurs  fauves  crinières  on  eût  pris  pour  des 
lions  des  pays  maures,  la  belle  sauvage  suivait 
l'escorte  du  vainqueur  Franc  ;  quand  d'un  buis- 
son de  genévriers,  un  taureau  gigantesque  fond 
comme  un  éboulement  sur  le  groupe  royal. 
Cette  apparition  étonna  le  roi  qui  ne  fit  pas  un 


CHASSES   EN*   FORET.  10 

mouvement  pour  se  dérober  à  ce  bloc  vivant.  La 
blonde  Germaine,rapide  comme  une  fille  d'Odin, 
saisit  la  lance  d'un  des  géants  d'Austrasie,  et 
frappe  au  jarret  l'aurochs  qui  va  s'abattre  aux 
pieds  de  l'hôte  de  son  père. 

—  Ce  sera  toi  qui  sera  la  reine!  dit  à  Hildegar- 
de  le  fils  de  Pépin,  enthousiasmé. 

Le  jour  même  en  effet,  le  chef  des  Francs  prit 
à  femme  l'intrépide  chasseresse.  Quelque  temps 
après,  il  régularisa  son  choix,  en  répudiant  De- 
siderata, fille  du  roi  des  Lombards,  sous  prétex- 
te, dit  le  moine  de  Saint  Gall,  qu'elle  était  c/m/ca, 
maladive  et  inapte  à  porter  fruits. 

Pépin  le  Bref  avait,  lui-même,  prouvé  sa  force 
aux  seigneurs  qui  raillaient  sa  taille,  en  combat- 
tant un  taureau  sauvage,  dont  l'aspect  les  faisait 
tous  trembler.  Les  traces  de  ce  redoutable 
gibier  sont  plus  nombreuses  dans  la  chronique 
Mérovingienne.  Childebert  II  éprouva  une  joie 
extrême  en  apprenant  qu'on  venait  de  découvrir^ 
dans  les  bois  voisins  de  sa  résidence,  un- buffle  de 
cette  espèce.  L'aurochs  chassé  dans  toutes  les 
régies,  avec  de  bonnes  meutes  qui  le  coururent 
«  jusqu'au  vespres  )^  tomba  sous  l'épieu  du 
roi. 

Grégoire  de  Tours  mentionne  en  détailla  co- 
lère éprouvée  par  Gontram,  le  bon  roi  des 
Burgondes,  en  découvrant,  un  jour  qu'il  chassait 


2D  JEUX   SANGLANTS. 

dans  les  Vosges,  les  traces  sanglantes  d'un 
aurochs,  tué  sans  sa  participation.  Cela  lui  fut  si 
sensible  qu'il  ordonna  le  duel  judiciaire  entre  le 
neveu  du  coupable,  un  de  ses  familiers  qui  se 
nommait  Chundon,  et  le  forestier  qui  le  dénon- 
çait. Ce  duel  destiné  à  purger  un  délit  cynégéti- 
que eut  lieu  à  Chalon-sur-Saône,  et  se  termina, 
par  la  mort  des  deux  champions.  Le  roi,  loin  de 
s'apaiser,  fit  poursuivre  le  malheureux  Chundon 
jusque  dans  l'église  de  Saint-Marcel,  illustrée 
depuis  par  le  séjour  d'Abailard  ;  puis  il  le  fit  lier 
à  un  arbre  et  lapider  sans  pité. 

Longtemps  après,  sans  doute,  il  dut  arriver 
qu'on  rencontrât,  de  temps  en  temps,  quelque 
-bison  égaré  dans  les  forets  de  France  ;  les  char- 
.bonniers  racontèrent,  encore  longtemps,  que 
les  rauques  beuglements  des  soUtaires  errants 
de  cette  race  puissante,  venaient  les  troubler 
dans  leur  besogne.  Mais  le  gros  de  l'es'pèce  était 
remonté  vers  le  nord  ;  ce  n'était  plus  un  gibier 
sur  lequel  on  pût  compter.  Les  princes  et  leurs 
rudes  compagnons  se  virent  obligés  de  reporter 
leurs  efforts  sur  les  sangliers,  dont  quelques-uns 
parvenaient  alors  à  des  splendeurs  de  dimension 
et  de  férocité,  qui  eussent  rendu  des  points  au 
sanglier  d'Erimanthe. 

Inférieur  de  beaucoup  à  l'aurochs,    sous  le  , 
rapport  de  la  taille,  le  sanglier  n'était  pas  cepen- 


CHASSES  EN   FORÊT.  21 

dant  à  dédaigner  ;  on  l'éprouve  quelquefois 
même  à  notre  époque,  bien  qu'on  laisse  à  peine 
au  marcassin  le  temps  de  se  développer.  Les 
poèmes  du  temps,  les  chansons  de  gestes  et  les 
chroniques  parlent  fréquemment  de  victimes 
illustres,  faites  par  leurs  terribles  défenses.  Les 
chasseurs  d'autrefois,  les  rois  comme  les  au- 
tres, attaquaient  il  est  vrai  la  bête  eux-mêmes  à 
l'épieu  et  au  couteau.  Ils  cornaient  pour 
animer  les  chiens,  sans  souci  de  l'étiquette,  et  se 
réservaient  le  dangereux  honneur  d'abattre 
l'animal  exaspéré  par  les  cris  des  meutes  et  la 
rage  de  la  poursuite. 

Quand  on  voit,  de  nos  jours,  un  prince  partir 
en  chasse,  suivi  de  piqueurs  et  de  veneurs  fac- 
tices et  de  valets  portant  ses  armes  à  tir  rapide, 
onn'a  plus  aucune  crainte  de  le  voir  revenir  sur 
une  civière,  comme  il  arriva  à  Louis  d'Outremer 
qui  mourut,  à  Reims,  des  suites  d'une  chasse  au: 
loup,  et  à  Philippe  le  Bel  qui  se  vit  désarçonner,' 
dans  les  grands  fourrés  de  Fontainebleau,  par' 
un  monstrueux  sanglier. 

Dans  la  chanson  de  geste  deGarin  le  Loherain^ 
on  voit  le  noble  duc  Bégon  de  Bélin  à  la  pour- 
suite d'un  porc  sauvage,  dont  le  sabot  avait 
«  une  grande  palme  de  long  et  de  lès  »  un  vrai 
démon,  disaient  ses  chevaliers.  Le  sangUer  lui 
tue  ses  meilleurs  chiens.  Le  duc  demande  son 
bon  Umicr  Brochart  ;  lui-même  le  détache  du 


■22  JEUX    SANGLANTS. 

reste  de  hx  meute,  et  le  caresse  pour  l'animer 
à  bien  faire  : 

Li  dus  demande  Brochart  son   liemier; 
Par   devant  lui  li  amaine    un   brenier. 
Li  dus  le  prent  et  si  l'a  desloié, 
Il  li  menoie  (caresse)  les  costes  et  le  chief, 
Et  les  oreilles,  pour  mieux  l'encouragier. 

Le  vaillant  Brochart  attaque  la  bête  blottie 
entre  deux  chênes  couchés  sur  une  mare.  Le  san- 
glier d'un  furieux  coup  de  croc  «giéta  mort  le 
gentil    liemier,    »  que    son  maître  aimait  tant. 
Montésuruncheval  maure, présentdu  roi,  Bégon 
s'obstine  à  la  poursuite.   11  prend  sur  sa  selle, 
entre  ses  bras,  ses  trois  meilleurs  lévriers,  pour 
ménager  leurs  forces,  et  parvient  enfin,  «  sur  le 
vespre»,  après  des  péripéties  étrangement  drama- 
tiques, à  frapper  au  poitrail,   d'un    coup  qui  lui 
traversa  le  cœur  jusqu'à  l'épaule,  le  «  maudit  tils 
de  truie    »,   qui  s'était    enfin  décidé  à  fondre 
sur  lui,  avec  la  rapidité  «  d'un  carreau  barbelé  ». 
Quant  à  l'ours,  ce  compère,  si  bien  fourré, qui 
se  montre  à   peine    aujourd'hui  dans    quelque 
haute  vallée  des  Pyrénées  ou  des  Alpes,  il  des- 
cendait de  toutes  les  hauteurs  boisées  qui  bossel- 
lent le  sol  de  la  France.  11  venait  sans  vergogne, 
presqu'en  plein  jour,  lever  la  dîme  sur  les  fruits 
du  seigneur  et  du  vilain.  On  le  prenait  dans  des 


CHASSES  EN   FORET.  23 

fosses  recouvertes  de  branchage,  amorcées  de 
pain  au  beurre  ou  au  miel,  afin  d'en  faire  l'orne- 
ment des  foires  et  le  héros  des  combats  d'ani- 
maux, dont  nos  aïeux  étaient  très  friands. 

Seigneurs,  manants  et  vilains  raffolaient,  à 
l'envi,  de  ces  sortes  de  combats.  Annonçait-on 
une  mêlée  de  taureaux,  d'ours,  de  chiens  et  de 
loups,  dans  laquelle  l'homme  consentait  quel- 
quefois à  figurer,toutes  les  maisons  se  vidaient, 
à  plusieurs  lieues  à  laronde;  leurs  habitants  s'en- 
tassaient sur  le  lieu  destiné  à  la  fête  sauvage.  Si 
ces  diminutifs  des  jeux  du  cirque  n'étaient  pas 
toujours  gratuits,  le  prix  en  était  si  minime 
qu'il  s'adaptait  à  toutes  les  bourses.  Le  dit  delà 
tnaille  nous  apprend  que,  pour  l'équivalent  de 
notre  sou,  on  était  admis  dans  le  champ  de  lice  : 

Si  en  voit  l'en  jouer  les  singes, 
Les  ours,  les  chiens  et  les  marmotes; 
Si  en  ot  l'en  {entend-on)  chançontct  notes 
Por  la  maaille  seulement. 

Dans  le  fabhau,  le  Serpent  et  le  chien^  cette 
curiosité  ardente  pour  les  combats  d'animaux 
est  vivement  dramatisée.  Un  ours  devait  être 
le  héros  de  la  fête  sanglante,  qui  faillit  devenir 
si  funeste  à  l'enfant  du  Sénéchal.  Mais  cet  ours 
avait  été  nourri  à  l'attache;  c'était  presque 
un   animal   domestique,  au   lieu  d'un   de  ces 


24  JEUX   SANGLANTS. 

ours  sauvages,  bruns  ou  noirs,  qui  léchaient  en 
paix  leurs  énormes  pattes,  dans  les  montagnes 
boisées  des  environs,  à  peine  troublés  par  les 
seules  poursuites,  du  roi  et  des  grands  vassaux. 

Deux  siècles  plus  tard,  sous  Charles  VI,  nous 
retrouvons  toute  fraîche  la  trace  de  l'ours.  Ce 
gibier  de  haute  saveur  est  traité  comme  venai- 
son ordinaire,  dans  une  charte  de  iSgy,  dans 
laquelle  on  énumère  les  parties  que  le  roi  se 
réserve  des  bêtes  abattues  sur  ses  domaines. 
L'article  20  de  cette  curieuse  ordonnance  est 
ainsi  conçu  : 

In  venationibus  apronim  retinemiis  nobis  caput 
et  ungulas;  du  sanglier  le  roi  se  réservait  la 
hure  et  les  pieds.  Et  in  venationibus  ursorum 
enchiam;  de  l'ours,  on  le  voit,  c'était  la  hanche 
ou  le  jambon.  Et  plantas  cervorum,  bicchiarum 
espaulam;  le  pied  du  cerf  et  l'épaule  de  la  biche. 

Remarquons  en  passant  la  naïveté  de  ce  latin. 
Celui  qui  a  rédigé  cette  charte  ne  serait-il  pas 
un  simple  employé  aux  sauces  royales  ou  quel- 
qu'un de  ces  bons  moines  qui,  d'après  Rabelais, 
sont  volontiers  en  cuisine,  d"où  ils  tirent  le  plus 
clair  de  leur  érudition? 

Si  les  seigneurs  s'étaient  réservé,  tous  droits 
sur  les  grands  animaux:  ours,  loups,  cerfs,  daims 
et  sangliers,  ils  ne  s'amusaient  pas  encore  «  à 
courir  la  petite  bête  »  ;  d'où  est  venu  le  prover- 
be dédaigneux  qui  frappe  ceux  qui  cherchent 


CHASSES    EN   FORÊT.  2$ 

les  menus  détails  d'un  grand  fait.  La  chasse  du 
lièvre,  du  lapin,  du  blaireau  et  du  renard  ne  leur 
paraissait  pas  digne  d'occuper  leurs  meutes.  Ce 
n'est  qu'après  le  dépeuplement  de  nos  forêts,  que 
les  menues  bêtes  à  quatre  pieds  et  le  gibier  à 
plumes  furent  sévèrement  interdits  aux  fantai- 
sies du  manant. 

Sauf  les  déduits  de  la  fauconnerie  qui  visaient 
plus  spécialement  les  oiseaux  d'étangs  et  de 
rivières,  les  gardes  du  domaine  suffisaient  à 
fournir  la  table  du  baron,  de  ces  délicates  frian- 
dises, en  les  prenant  aux  pièges  et  aux  toiles. 
Le  bourgeois  et  le  vilain  purent  longtemps 
braconner,  sans  crainte,  sur  ce  fretin  dédaigné 
du  noble  chasseur.  Gaston  Phébus  conseille  ces 
distractions  de  petit  exercice  aux  chanoines  et 
aux  gens  chargés  d'embonpoint.  Un  chevalier 
qui  se  mêlait  de  tracasser  cet  innocent  gibier  se 
voyait  méprisé.  Les  griefs  des  deux  frères  dn  Che- 
valier à  la  Manche  de  Jehan  de  Condé,  n'étaient 
pas  autres.  Honteux  de  voir  leur  cadet  se  dépor- 
ter si  nicement^  si  niaisement,  les  deux  chevaliers 
lui  avaient  assigné  une  terre  éloignée  de  leurs 
domaines,  sur  laquelle  le  jouvenceau  pût  satis- 
faire ses  lâches  passions  : 

Pour  çou  qu'il  aimoit  le  repos, 
Et  volentiers  aloit  au  bos, 
■    Pour  prandre  sauvagine  au  las; 


26  JEUX   SANGLANTS. 

C'icrt  SCS  déduis  et  ses  soulas 

De  prandre  pertris  et  faisans, 

Li  estoit  li  déduis  plaisans; 

S'iert  mestres  de  prendre  oisilles 

A  uregielleset  à  bruilles,('a2«  trébuchet  et  à  V appeau) 

Pour  cou  que  teus  (tels)  iert  ses  usaiges 

Ot  (eut)  nom  li  campegnois  sauvoigcs. 

i 

Le  droit  naturel, qu'ils  perdirent  plus  tard, de 
se  défendre  contre  les  pillards  ù  poils  et  à  plumes 
qui  ravageaint  leurs  champs,  les  paysans  l'avaient 
en  ce  temps-là;  à  la  condition  de  les  attaquer 
sans  chiens  et  sans  attirail  apparent.  C'est  à  la 
ruse  qu'ils  demandaient  les  moyens  de  diminuer 
le  nombre  des  lièvres  et  des  lapins.  La  Somme 
rurale  constate  ce  fait,  en  rappelant  une  an- 
cienne ordonnance  qui  énonce  en  termes  for- 
mels ce  droit  primordial  :  «  bestes  sauvaiges  et 
oiseaux  qui  phaonnent  en  l'air,  par  le  droit  des 
gens,  sont  à  celui  qui  les  peut  prendre.» 

Les  abbés  et  les  prélats  possesseurs  de  terres 
féodales  jouissaient  des  privilèges  qui  y  étaient 
attachés.  Bien  que,  dès  cette  époque,  les  canons 
de  l'Eglise  et  les  convenances  leur  interdisaient 
de  porter  les  arm.es  et  de  verser  le  sang, les  ecclé- 
siastiques titrés  tenaient  à  leurs  droits  de  chas- 
se, qu'ils  exerçaient  souvent  eux-mêmes,  sans 
souci  des  convenances  et  des  canons  romains. 

Vers  I  i44,Sugerabbé  de  Saint-Denis,le  grand 


CHASSES    EN   FORET.  27 

ministre  de  Louis  VII,  jugea  bon  de  rappeler 
d'une  manière  éclatante  les  privilèges  cynégé- 
tiques de  son  abbaye.  Pendant  huit  jours  entiers 
l'illustre  moine  courut  le  cerf  dans  la  forêt 
d'Iveline,  en  compagnie  nombreuse  et  choisie. 
Amaury  de  Montfort,  Evrard  de  Villepreux, 
Simon  de  Neaufle,  le  comte  d'Evreux  et  autres 
nobles  hommes,  mêlés  aux  chanoines  de  la 
grande  abbaye,  passèrent  une  semaine  entière 
sous  la  tente,  en  pleine  forêt.  Le  nombre  de 
cerfs,  de  chevreuils,  ei  de  daims  qu'on  abattit  à 
répieu  et  à  la  lance,  à  l'aide  des  puissantes  meu- 
tes de  l'abbé,  fut  prodigieux.  Ajoutons  que  le 
nombre  des  vins  tins,  qui  s'y  consomma,  ne 'le 
fut  pas  moins. 

Le  droit  d'abattre  les  cerfs  sur  les  domaines 
de  leur  couvent,  appartenait  à  l'abbaye  de 
Saint-Denis,  à  celle  de  Saint-Thin  et  à  plu- 
sieurs autres,  depuis  les  premières  années  du 
règne  des  princes  Carolingiens.  Leurs  requêtes 
pressantes  adroitement  motivées,  avaient  fait 
fléchir  la  répugnance  de  Charlemagne  à  cet 
égard.  Les  moines  déclaraient  que  la  chair  de 
ce  gibier  de  choix  était  nécessaire  pour  récon- 
forter les  frères  infirmes ,  et  que  les  peaux 
s'employaient  à  couvrir  les  livres  de  leurs 
librairies.  L'emploi  de  la  peau  de  cerf,  douce 
au  toucher,  agréable  à  l'œil,  souple  comme 
celle  du  castor,  pour   la   reliure  des   livres^  a 


28  JEOX   SANGLANTS. 

duré  très-longtemps;  on  voit  encore  des  ma- 
nuscrits aux  panneaux  de  bois  et  des  incu- 
nables vénérables,  habillés  de  ce  cuir  velouté 
d'un  jaune  verdùtre,  qui  ne  se  fend  jamais,  pas 
plus  que  le  maroquin  du  Levant,  si  fort  en 
usage  aujourd'hui. 

Un  emploi  honorifique  était,  d'ailleurs,  assi- 
gné à  la  peau  de  cerf  par  les  moines  de  Saint- 
Denis  :  elle  servait  de  linceul  et  de  suaire  aux 
corps  de  nos  rois,  qui  avaient  choisi  les  cryptes 
de  leur  église  pour  leur  dernière  demeure. 

Nos  monastères  eurent  longtemps  la  charge 
d'héberger  les  meutes  royales  et  celles  des 
grands  feudataires.  Souvent  les  chants  de  l'office 
divin  étaient  accompagnés  par  les  hurlements 
des  chiens  profanes,  auxquels  se  mêlaient  les 
aboiements  des  meutes  du  prélat  ou  de  l'abbé. 

Une  chasse  qui  mérite  d'être  mentionnée,  est 
la  chasse  au  cerf  blanc,  qui  ne  manquait  jamais 
d'avoir  de  sanglants  résultats.  Cette  variété  albi- 
ne  du  cerf  a  toujours  été  rare  ;  à  ce  titre  elle 
était  estimée  comme  l'éléphant  blanc  à  Siam. 
Les  romans  et  les  fabliaux  nous  apprennent  que 
la  condition  pittoresque  de  cette  chasse  peu 
commune  était  que  l'heureux  chevalier  qui 
abattait  la  bête,  jouissait  du  droit  de  choisir, 
«  entre  toute  les  pucelles  qui  là  estoient  «  celle 
qui  lui  semblait  la  plus  belle,  et  de  lui  donner 
«  ung  baiser  sur  la  bouche  ». 


CHASSES  EN   FORÊT,  29 

Un  choix  aussi  ostensible  a  paru  plus  dange- 
reux àLaCurne  de  Sainte-Palaye,  que  l'antique 
pomme  de  discorde.  Cette  faveur  ne  manquait 
jamais  d'exciter  des  rivalités  féroces  parmi 
ces  paladins,  dont  pas  un  n'était  d'humeur  à 
souffrir  une  préférence,  qui  lui  semblait  un  san- 
glant affront  fait  à  la  dame  de  ses  pensées.  Le  roi 
Artus  tenant,  un  jour,  cour  plénière  ù  Cardigan 
sur  les  confins  de  la  féerique  forêt  de  Brocelian- 
de,annonce  aux  chevaliers  de  laTable  Ronde  une 
chasse  au  cerf  blanc,  qui  doit  être,  selon  l'usage, 
suivi  du  baiser  à  la  plus  belle.  De  sages  conseillers 
s'efforcent  en  vain  de  démontrer  au  célèbre  ami 
de  Merlin  les  cruelles  suites  de  cette  condition 
traditionnelle;  Artus  tient  bon  et  la  chasse  eut 
lieu.  Les  mélancoliques  prévisions  des  sages  ne 
furent  que  trop  justifiées.  La  préférence  publi- 
que, donnée  à  l'une  des  belles  de  la  cour  par  le 
chasseur  heureux,  excita  de  furieuses  jalousies, 
La  fête  fut  suivie  de  duels,  où  le  sang  coula  à 
flots  ;  et  les  dames  irritées  ne  firent  rien  pour 
apaiser  les  combattants, 

Lesintrépides  chasseurs  du  temps  des  Croisades 
ne  se  contentaient  déjà  plus  des  émotions  qui 
les  attendaient  à  la  poursuite  du  cerf,  du  loup  et 
du  sanglier;  on  en  voyait  courir  le  monde  dans 
l'unique  intention  de  rencontrer  un  gibier  plus 
dramatique  ;  comme  nos   Gérard  et  nos  Bon- 


3o  JEUX   SANGLANTS. 

bonnel,  ils  passaient  déjà  les  mers,  en  quGte  de 
la  panthère  et  du  lion. 

Joinviilc  raconte  une  visite  originale  que  le  bon 
roi  Saint  Louis  reçut  en  Syrie,  pendant  qu'il 
fortifiait  Césarée  ;  c'est  celle  d'un  chevalier 
Scandinave,  nommé  Elinards  de  Seninghan.  Il 
venait  de  Noroë  (Norwège),  pays  étrange  «  où  les 
nuits  sont  si  courtes  en  esté,  qu'il  ny  avait  nuit 
là,  où  l'on  ne  ne  veist  encor  le  jour  au  plus  tard 
de  la  nuit.  »  Le  nouveau  venu  entreprit  de 
chasser  le  lion  avec  ses  hommes  d'armes,  à  la 
mode  des  gens  du  pays  de  Syrie. 

«  Quant  fu  accognu  au  païs,dit  Joinville  (édit.de 
Claude  Ménard)  se  print  à  chasser  aux  lions,  lui 
et  ses  gens.  La  façon  de  faire  que  ils  avoient  en 
en  ladite  chasse  estoit  qu'ils  courroient  sus  aux 
lions,  à  cheval,  et  quant  ils  en  avoient  trouvé 
aucuns,  ils  lui  tiroient  du  trait  d'arc  ou  d'arba- 
leste,  et  quand  ils  en  avoient  atteint  quelqu'un 
celui  lion  couroit  sus  aux  premiers  qu'il  véoit, 
et  ils  s'enfuyoient  piquant  des  éperons,  et 
laissoient  cheoir  à  terre  aucune  couverte  ou  une 
pièce  de  viel  drap,  et  le  lion  la  prenoit  et  des- 
siroit,  cuidant  tenir  l'orne  qui  l'avoit  frappé  ;  et 
ainsi  que  le  lion  se  arestoit  à  dessirer  cette  viè- 
le  pièce  de  drap,  les  autres  homes  lui  tiroient 

d'autres  traits et  ainsi  souventes  fois,  ils 

tuoient  des  Uons  de  leurs  traits.» 

Saint  Louis  était  lui-même  passionné  pour  la 


CHASSES   EN    f^-ORÊT.  3l 

chasse.  Les  misères  de  sa  première  croisade  ne 
l'empêchèrent  pas  de  distinguer  une  race  de 
chiens  tartares,  qu'il  ramena  en  France,  où  elle 
se  conserva  des  siècles,  comme  nous  l'apprend 
la  Chasse  royale  de  Charles  IX. 

«  Comme  entre  autres  bonnes  choses,  il  (Saint 
Louis)  aymoit  le  plaisir  de  la  chasse,  estant  sur 
le  point  de  sa  liberté,  ayant  sceu  qu'il  y  avoit 
une  race  de  chiens  en  Tartarie,  qui  estoient  fort 
excellens  pour  la  chasse  au  cerf,  il  feist  tant 
qu'à  son  retour  il  en  amena  une  meutte  en 
France.  Cette  race  de  chiens  sont  ceux  que  l'on 
appelle  gris^  la  vieille  et  ancienne  race  de  ceste 
couronne,  et  dict  on  que  la  rage  ne  les  accueille 
jamais.  » 

Savoir  faire  le  bois,  reconnaître  la  bête,  lever 
le  cerf,  sonner  de  VOlifant  (trompe  d'ivoire), 
corner  les  chiens,  faisait  partie  de  l'éducation 
des  jeunes  chevaliers.  Cette  science  était  tou- 
jours une  puissante  recommandation  auprès  des 
héros,  de  nos  trouvères. 

Le  noble  Huon  de  Bordeaux,  que  la  nécessité 
force  à  paraître  déguisé  en  valet  de  ménestrel  à  la 
cour  du  prince  sarrazin  Ivoirin  de  Montbrant, 
est  requis  par  lui  de  lui  dire  s'il  ne  sait  autre 
métier  que  ce  piteux  état.  Certes!  s'écrie  Huon 
oubliant  la  prudence  : 

Je  sai  mestiers  à  moult  grande  plenté  : 
Je  sai  moult  bien  i  esprivier  muer, 


ja  JEUX  SANGLANTS. 

Je  sai  cacier  le  cerf  et  le  sangler  ; 

Quant  j'ou  l'ai  pris,  la  prise  sai  corner, 

Et  la  droiture  (la  curée)  en  sai  as  chiens  donner. 

Dans  le  dit  dou  lévrier,  Jehan  de  Condc  n'a 
garde  de  mettre  en  oubli  les  talents  du  veneur, 
en  faisant  l'énumération  de  tous  ceux  que  son 
héros  avait  reçus  de  ses  parents  : 

11  s'entremist  tant  de  chevaus, 
Et  corru  par  mons  et  par  vaus, 
S'aprist  des  chiens  et  des  oiseaux  ; 
De  tous  desduis,  sachiés  pour  voir, 
Que  nuls  homs  francs doie  savoir 
lert  bien  enseigniés   et  apris. 

Egalement  dans  le  roman  de  Gérard  de  Rous- 
sillon,  nous  voyons  Gharlemagne,  reconnais- 
sant les  vertus  d'un  chef  rival,  placer  l'adresse  à 
bien  mener  une  chasse  au  nombre  des  grandes 
qualités  dont  il  le  loue. 

Le  dit  de  la  chace  dou  cerf,  publié  dans  le 
nouveau  recueil  de  Jubinal,  nous  apprend  que  la 
savante  chasse  française,  la  chasse  à  courre, 
était  déjà  pratiquée  avec  toutes  ses  finesses,  des 
le  commencement  du  treizième  siècle.  La 
manière  de  reconnaître  la  bête,  à  l'inspection  du 
pied,  au  dégât  de  son  bois,  à  ses  fumées  ;  le 
lancer,  la  poursuite,  la  curée,  les  diverses  façons 
de  sonner  pour  animer  et  guider  les  chiens,  tout 


CHASSES   EN   FORÊT.  33 

cela  ne  sera  pas  mieux  décrit,  quatre  cents  ans 
plus  tard,  par  Salnove. 

Le  premier  ouvrage  un  peu  étendu  qui  nous 
ait  renseigné  sur  ce  noble  déduit  est  le  livre  du 
roi  Modus  et  de  la  reine  Racio,  poème  bizarre, 
où,souslaformeallégorique,le  trouvère  passe  en 
revue  les  défauts  et  les  qualités  de  toutes  sortes 
de  sauvagine  et  les  différentes  manières  de  s'en 
emparer.  La  véritable  originalité  de  cette  œuvre 
curieuse  est  dans  ses  analogies  fantasques  entre 
les  différents  animaux  de  chasse  et  les  diverses 
classes  de  la  société. 

Aux  biches  craintives,  aux  lièvres  prompts  à 
s'effarer,  le  poète  compare  le  menu  peuple;  les 
gens  d'église  sont  assimilés  aux  cerfs,  par  cette 
inimaginable  raison  que  les  andouillers  des 
dix-cors  représentent  les  dix  commandements, 
et  que  le  prêtre  tient  ses  dix  doigts  en  l'air  pen- 
dant l'élévation,  comme  le  cerf  son  bois  aux  dix 
branches,  au  moment  du  lancer. 

Quant  au  sanglier,  c'était  décidément  la  bête 
noire;  on  le  chargeait  d'exécration,  comme  bru- 
tal, boueux,  intempérant  et  sanguinaire.  L'au- 
teur du  Roi  Modus  fait  de  ce  pachyderme  quin- 
teux  le  vrai  symbole  de  l'Antéchrist,  enseignant 
à  rebours  les  dix  commandements  de  Dieu  : 


34  JEUX   SANGLANTS, 

C'est  mon  premier  commandement 

Qu'on  maugrée  Diex  souvent. 

Fay  à  ton  corps  tous  ses  délits, 

Il  n'est  pointaultre  paradis; 

Visite  souvent  mon  hostel, 

C'est  la  taverne  et  le  bordel. 

Si  ton  père  te  fait  riote, 

Si  lui  mets  sus  qu'il  radote; 

En  lieu  du  service  divin  ; 

Faut  getter  hazart  sur  le  vin. 

Si  croiras  sors  et  sorceries.  .  .  . 

Se  tu  as  défaultede  mise 

Si  le  prens  aux  biens  de  l'Eglise. 


Il  semble  tout  d'abord  que  l'exercice  de  la 
chasse  aurait  dû  avoir  pour  utilité  première  de 
détruireles  bêtes  nuisibles,  et  d'en  débarrasser  les 
pauvres  vilains,  dont  elles  menaçaient  le  corps 
et  les  biens;  c'est  le  contraire  qui  est  vrai;  ce 
plaisir  seigneurial  était  l'un  des  fléaux  des  cam- 
pagnes. Le  soin  jaloux  avec  lequel  on  conser- 
vait le  gibierpourle  plaisir  des  chefs,  multipliait 
les  troupeaux  sauvages  qui,  plus  que  la  taxe 
et  la  dîme,  diminuaient  les  récoltes  du  malheu- 
reux attaché  à  la  glèbe.  Les  loups  enlevaient 
les  chèvres  et  les  agneaux  ;  les  grands  fauves 
aidaient  activement  les  lièvres,  les  lapins  et  les 
pigeons  des  colombiers  féodaux  à  tondre  les  blés 


CHASSES   EN   FORÊT.  35 

en  herbe,  à  dévorer  les  racines  de  pleine  terre 
et  les  friandises  des  jardins. 

Si  seulement,  tout  ce  qui  était  de  race  libre, 
avait  eu  le  droit  de  courir  sus  à  la  bête  rousse  et 
à  la  bête  fauve,  ce  droit  en  eût,  au  moins,  dimi- 
nué le  nombre  ;  beaucoup  de  hobereaux  aussi 
pauvres  que  le  paysan  eussent  vécu  sur  la  sau- 
vagine. Il  s'en  fallait  bien  qu'il  en  fut  ainsi:  une 
pénalité  féroce  veillait  à  la  garde  des  chasses 
des  grands  vassaux,  même  contre  les  châtelains 
de  petite  terre  ;  l'histoire  nous  a  transmis  des 
actes  de  cruauté  impitoyable,  commis  pour 
réprimer  ce  genre  de  délit. 

Enguerrand  sire  de  Coucy  n'hésita  pas  à 
faire  pendre  trois  damoiseaux  de  noble  extrac- 
tion, que  ses  gardes  avaient  trouvés  chassant 
sur  ses  domaines.  Or,  pour  un  fait  aussi  atroce, 
le  terrible  comte  ne  fut  condamné,  par  Saint 
Louis,  qu'à  une  amende  et  à  une  expiation  tem- 
poraire; encore  ce  jugement  trop  doux,  fut-il 
vivement  désapprouvé  des  hauts  barons,  qui  y 
virent  unanimement  une  atteinte  à  leurs  droits 
légitimes.  Il  est  bon  de  rappeler  aussi  le  fait, 
plus  odieux  encore,  du  seigneur  d'Inteville, 
évêque  d'Auxerre,  qui  fit  crucifier  un  de  ses 
gardes,  pour  avoir  détourné  à  son  profit  quel- 
ques oiseaux  de  vol. 

Certes,  le  sang  des  barbares,  leurs  ancêtres; 
bouillonnait   encore  activement  dans  les  veines 


36  •   JEUX    SANGLANTS. 

de  ces  gens  là.  Ils  avaient  grand  besoin  de  la 
conciliante  intervention  des  femmes,  pour  adou- 
cir leurs  mœurs;  heureusement  cette  gracieuse 
école  de  civilisation  ne  leur  manqua  pas. 


CHAPITRE  ïl. 


LA    FAUCONNERIE,   CHASSE    EN    RIVIERE  ET 
EN  PLAINE,  DAMES  ET  FAUCONS. 


NE  des  grandes  originalités  du 
moyen-âge,  c'est  la  domestication 
perfectionnée  des  oiseaux  de  proie. 
Etre  parvenu  à  faire  de  ces  libres 
voiliers  de  l'air,  de  ces  fantaisistes  du  mou- 
vement, qui  planent  au  dessus  de  nos  têtes, 
sans  souci  de  nous  ni  de  nos  demeures,  à 
moins  qu'elles  ne  soient  en  ruines,  de  vérita- 
bles chiens  fidèles,  dressés  à  reconnaître  un 
maître  et  à  lui  obéir  au  moindre  signal  ;  voilà 
certes  un  chef  d'œuvre  de  la  volonté. 

Cela  est  si  étrange  qu'on  a  peine  à  se  l'ima- 
giner réel.  On  est  tenté  de  ranger  au  nombre 
des  féeries,  cette  conquête  de  l'oiseau  de  haut 
vol    aux  serres  puissantes^  au   rostre   d'acier, 


38  LA  FAUCONNERIE, 

aux  ailes  infatigables  ;  cet  apprivoisement  si 
complet,  qui  le  fait  consentir  à  mettre  ses  rares 
facultés  au  service  de  l'homme,  à  s'en  aller  sur 
un  signe,  loin  de  sa  main,  hors  de  la  portée  de 
sa  voix,  lui  chercher  la  pâture  de  sa  table  et 
l'ornement  de  sa  volière.  C'est  pourtant  ce  que  ■ 
le  fauconnier  a  accompli. 

Le  fauconnier  a  pétril'cpervier  à  son  caprice; 
il  lui  a  remanié  l'œil  et  la  plume,  les  mœurs  et 
l'instinct.  Il  a  amené  l'être  indépendant  par 
excellence,  auquel  la  lumière  intense,  les  vas- 
tes espaces  et  l'air  vif  sont  nécessaires,  à  se 
laisser  lier,  chaperonner,  siller,  presqu'aveu- 
gler  et  priver  d'air,  jusqu'à  ce  qu'il  plaise  au 
maître  de  lui  rendre  l'espace  et  de  lui  indiquer, 
dans  ses  profondeurs,  une  proie  déterminée  à  at- 
teindre. De  farouche  et  d'inabordable,  le  faucon 
est  devenu  familier  et  joyeux  de  la  présence  de 
l'homme;  il  s'est  civilisé  jusqu'à  se  plaire  aux 
hennissements  des  chevaux,  aux  aboiements 
deschiens. 

Voilà  qui  accompagne  merveilleusement  les 
légendes  de  fées  et  la  science  des  enchantements. 
Il  semble  qu'il  n'y  ait  pu  avoir  que  l'enchanteur 
Merlin  ou  la  fée  Viviane  capables  d'opérer  de 
semblables  prodiges  ;  des  intelligences  surna- 
turelles, comme  il  en  existait  au  temps  de  l'en- 
chanteresse Méliorct  du  nain  Obéron,  ont  pu, 


CHASSE  EN  RIVIÈRE  ET  EN   PLAINE.  39 

seules,  concevoir  l'idée  de  mettre  d'aussi  fan- 
tastiques serviteurs  dans  notre  main. 

Autre  sujet  d'étonnement  :  comment  l'homme 
a-t-il  pu  se  résigner  à  perdre  un  tel  pouvoir  ? 
Comment  l'art  splendide  de  la  fauconnerie 
a-t'il  pu  s'oublier,  se  dédaigner  ?  Comment, 
après  avoir  possédé  de  semblables  serviteurs, 
avons-nous  consenti  à  nous  en  priver  ?  Laisser 
retournera  leurs  rochers  sauvages,  les  gerfauts, 
les  autours,  les  éperviers,  les  sacres,  les  laniers 
et  les  faucons  francs,  n'est-ce  pas  comme  si 
l'on  permettait  aux  chiens  de  redevenir  loups  ? 

Dès  les  premiers  temps  de  notre  histoire, 
nous  surprenons  nos  pères  chassant  à  l'oiseau, 
et  nos  mères  aussi  sans  doute,  car  Brunehaut 
aimait  les  faucons.  Grégoire  de  Tours  nous 
conte  que,  pour  faire  sortir  Mérovée  de  l'église 
de  Saint-Martin  de  Tours,  et  le  livrer  aux  ven- 
geances de  Frédégonde,  le  traître  Gontram 
Boson  dit  au  fils  de  Chilpéric  : 

«  Pourquoi  restons-nous  assis  là  comme  des 
poltrons,  cachés  dans  les  niches  d'un  moustier 
comme  des  gens  qui  n'ont  pas  de  cœur?  Levons- 
nous,  faisons  venir  nos  chevaux,  nos  chiens  et 
nos  oiseaux^  et  allons  nous  livrer  aux  joies  de 
la  chasse,  dans  les  grands  espaces  de  la  campa- 
gne. B 

L'art  de  la  fauconnerie  n'atteignit  toute  sa 
perfection  que  sous  les  premiers  rois  de  la  troi- 


40  LA  FAUCONNERIE, 

sième  dynastie.  Cette  chasse  à  l'air  libre,  en 
plein  ciel,  sans  trait,  ni  épieu  ni  couteau,  ni  atti- 
rail menaçant  d'aucune  espèce,  était  devenue,  au 
temps  de  la  première  chevalerie,  le  passe-temps 
favori  des  femmes  de  France.  La  mâle  fierté  de 
l'oiseau  de  vol  avait  séduit  la  femme  ;  l'élégante 
domination  de  la  femme  avait  captivé  l'oiseau. 
Il  n'est  assurément  pas  absurde  de  supposer 
que  les  femmes  aient  contribué  beaucoup  à  perfec- 
tionner «  ce  gentil  déduit.  »  Le  timbre  harmo- 
nieux de  leur  voix  attirait  Iç  captif  du  perchoir, 
qui  préférait  le  gant  d'une  souriante  maîtresse 
au  poing  robuste  du  fauconnier.  A  elle  seule,  la 
voix  féminine  est  un  charme,  l'un  des  plus 
puissants  de  la  féerie  naturelle.  Je  ne  crois  pas 
que  ce  soit  une  fable,  le  délicieux  épisode  du 
lai  de  la  Lande  dorée,  où  la  pucelle  «  au  cler 
vis,  aux  trèces  blondes  »  apprend  à  chanter  aux 
oiseaux  du  bois  : 

Elle  chantoit, 
Un  lai  sibiau  qu'il  convenoit, 
Et  gi  doucement  le  notoit, 

Que  oisillon 
Venoient  oïr  la  chanson, 
Et  tôt  après  sus  mesme  ton, 

Laredisoient. 

Aussi,  pour  plaire  aux  dames,  le  faucon  était- 
il  prodigué  dans  les  chants  des  Trouvères.  C'est 
sous  la  forme   d'un  autour,    qu'afin  de  moins 


CHASSE  EN  RIVIÈRE  ET  EN  PLAINE.  4I 

l'effrayer,  le  poétique  amant  du  lai  d'Ywenec 
apparut  à  son  amie  qui  languissait  dans  une 
tour.  Dans  Guillaume  au  faucon,  c'est  sous 
l'allégorie  transparente  de  cet  oiseau  que  la 
douce  châtelaine,  aimée  de  Guillaume,  expli- 
que à  son  baron  de  retour  au  château,  la 
passion  qui  allait  causer  la  mort  de  son  écuyer 
favori.  L'impossibilité  de  jouir  du  plus  beau 
faucon  de  son  seigneur  avait  fait  résoudre  le 
pauvre  Guillaume  à  se  laisser  mourir  de  faim. 
—  Qu'on  le  lui  donne  s'écrie  le  châtelain  : 

Et  si  ot  le  lendemain 

Le  faucon  dont  ilôt  si  faim. 

Dans  Garin  de  Monglave,  l'une  des  plus  belles 
chansons  de  geste  du  cycle  de  Charlemagnc,  la 
reine  avouant  son  amour  pour  Garin,  dans  un 
élan  de  franchise  passionnée,  vraiment  sublime, 
n'oublie  pas  d'ajouter  à  la  liste  de  tout  ce  qui 
lui  est  devenu  indifférent,  depuis  qu'elle  aime, 
les  joies  de  la  fauconnerie.  Ces  délices  de  sa 
jeunesse  sont  devenues  sans  saveur  à  ses  yeux  : 

Veoir  voleir  ostour,  gyrfaut  ne  faucon, 
Espervier  ne  sacret,  ne  vol  d'émérillon, 

Ne  me  peuvent  aider  ni  distraire,  s'écrie  la 
pauvre  affoUée  d'amour.  Celle-là  était  d'une 
autre  vigueur  que  ces  lâches  héroïnes  de  l'anti- 


4.a  LA   FAUCONNERIE, 

quilé,  qui  ont  fourni  tant  de  redites  à  la  bana- 
lité dramatique;  à  l'exemple  de  Phèdre  et  de  Pu- 
tiphar,  elle  ne  rejette  pas  la  faute  sur  celui 
qu'elle  aime;  mais  nous  la  retrouverons  plus 
loin. 

Nous  verrons  tout-à-l'heure  que  c'est  encore 
dans  les  serres  du  bel  épervier,  au  perchoir  d'or, 
de  la  foret  de  Broceliande,  que  fut  trouve  le 
code  d'amour  aux  feuillets  d'or,  dont  les  tendres 
et  hardis  préceptes,  recueillis  et  appliqués 
par  les  dames  de  France,  jugeant  en  Cour 
d'Amour,  devaient  avoir  une  si  grande  influence 
sur  les  mœurs  et  la  civilisation  des  Français. 
Quelle  que  singulière  que  cette  comparaison 
nous  paraisse  aujourd'hui,  les  yeux  des  belles 
étaient  fréquemment  comparés  àceux  du  faucon. 
Cet  œil  vif  et  brillant  donnait  un  type  au  moins 
comparable,  avouons-le,  à  celui  employé  par  le 
vieil  Homère,  «  l'œil  de  vache  »  auquel  il  assi- 
milait l'œil  de  la  compagne  de  Jupiter. 

La  passion  des  femmes  pour  le  faucon,  res- 
semblait à  l'amour  que  portent  à  leurs  fusils  les 
collégiens  armés  pour  la  première  fois.  Ces 
chasseurs  novices  ont  l'arme  à  poste  fixe  sur 
l'épaule  ;  c'est  le  compagnon  obhgé  de  toutes 
leurs  courses  :  un  merle  peut  se  rencontrer  dans 
une  haie,  une  grive  dans  une  touffe  de  gui,  une 
alouette  sur  la  crête  d'un  sillon.  Ainsi  faisaient 
les   femmes   de    leur   oiseau   préféré.    On  les 


CHASSE  EN  RIVIERE  ET  EN  PLAINE.  43 

voyait  passer  dans  les  sentiers  de  la  plaine,  por- 
tant gracieusement  le  gerfaut,  le  lanierou  l'émé- 
rillon,  coiffé,  chaperonné,  la  houppe  de  soie  en 
tête  et  la  sonnette  d'argent  aux  gets. 

Si  la  belle  était  de  race,  elle  avait,  en  outre, 
un  épagneul  ou  un  lévrier,  quelquefois  deux, 
qui  suivaient  sa  haquenée,  en  festonnant  la 
route,  chargés  d'effaroucher,  à  droite  et  à  gau- 
che, les  innocentes  victimes.  A  la  vesprée 
surtout,  quand  la  chaleur  du  jour  s'attiédit, 
quand  la  perdrix  rappelle,  et  que  le  ramier 
cherche  pâture  dans  les  vergers,  rien  n'était 
moins  rare  que  de  voir  les  dames  et  les  damoi- 
selles  chassant  au  vol,  en  compagnie  d'un  page 
ou  d'un  ami. 

Dans  la  Vengeance  de  Raguidel,  le  célèbre 
Gauvain,  après  avoir  reçu  chez  la  belle  Ydoine 
l'hospitalité  complète  dont  nous  avons  parlé, 
au  chapitre  I  Vde  la  Vie  au  temps  des  Trouvères. 
—  ((  O  lui  mangea  et  o  lui  jut,  »  —  engage 
son  amie  de  rencontre  à  se  lever  et  à  l'accom- 
pagner à  la  cour  :  —  Je  le  veuil,  dit  Ydain;  et 
pour  tout  bagage,  elle  prend  un  épervier  sur  son 
poing. 

Ydaia  se  lève,  Ydain  se  lace, 
Ydain  fait  venir  en  la  place, 
Une  mule  bien  affrétée... 

Lors  la  monta. 

Un  espcrvier  sans  plus  porta, 

Et  li  lévriers  oli  [avec  elle]  cnmainc. 


44  LA  FAUCONNERIE, 

Les  dames  avaient  si  cher  ce  plaisant  déduit, 
elles  aimaient  tant  à  tenir  l'oiseau  avec  ses  pa- 
rures de  tête  à  tons  vifs  ;  elles  réussissaient  si 
bien  iijeterlc  faucon, à  le  lancer  «  àvent  clair», 
à  le  rcclamer,à  le  faire  revenir  avec  la  proie 
intacte,  sans  mors  ni  blessures,  qu'on  faisait 
souvent  du  faucon  le  prix  de  la  beauté.  C'était 
le  vainqueur  du  tournois  qui  l'offrait  lui-même 
devant  tous,  Ci  celle  qu'il  préférait.  Le  roman 
deMéraugis  dePortlesgue^,  par  Raoul  de  Hou- 
denc,  contient  un  épisode  de  ce  genre. 

A  la  fontaine,  sous  le  pin, 
Sus  une  lance  de  sapin, 
Sera  un  esperviers  muez.... 
...  11  sera  donez  par  nom, 
A  cèle  qui  ert  {se7-a)  eslue, 
D'estre  la  plus  belle  à  vue. 
Einsi  fu  lors  li  tornois  pris, 
Li  bacheliers  d'amor  espris, 
Y  ameinent  chascun  s'amie. 

Ce  fut  la  belle  pucelle  Lidoine  qui  obtint 
ce  prix  tant  désiré.  Le  poète  déclare  que  cette 
victoire  eut  l'assentiment  général;  je  crains  qu'il 
ne  s'aventure  beaucoup  en  affirmant  un  pareil 
désintéressement,  de  la  part  de  la  noble  assem- 
blée, où  tant  étaient  d'autres  dames  et  damoy- 
selles,  tant  de  chevaliers  et  d'amoureux. 

N'i  ot  chevalier  ne  pucèle, 
Un  trestot  seul,  qui  ne  deist 


CHASSE  EN  RIVIÈRE  ET  EN  PLAINE.  45 

Qu'il  ert  raison  qu'èle  preist 
L'espervier;  èle  l'ala  prendre. 
Lors  vont  chascuns  son  nomaprendre, 
Et  demendent  qui  el  estoit. 

Voilà  qui  est  bien  beau  pour  cette  époque  de 
jalousie  héroïque.  Le  roman  du  Bel  Inconnu 
de  Renault  de  Beaujeu,  Li  Biaiis  Desconneus, 
nous  fournit  une  preuve  que  les  droits  de  la 
beauté  n'étaient  pas  toujours  acclamés  aussi 
bénignement.  L'ami  de  la  belle  Marguerie  ve- 
nait de  se  faire  tuer  pour  obtenir  ce  prix  envié 
à  sa  maîtresse  ;  le  maître  de  l'épervier,  Giflet 
fils  d'-O,  ne  voulait  permettre  à  la  pucelle  en 
larmes  de  s'en  emparer.  Le  Bel  Inconnu  prend 
alors  la  défense  de  Marguerie  :  «  Biau  sire,  dit-il 
à  Gifiet  le  fils  d'O,  por  quel  cose  volez-vos  dire 
que  la  bêle  Marguerie  l'espervier  ne  doit  avoir?» 
—  Parce  que  m'amie  est  plus  belle. 

Les  deux  champions  prennent  champ,  et  fon- 
dant l'un  sur  l'autre  de  tout  le  poids  de  leurs 
chevaux,  ils  se  heurtent  avec  fureur.  Après 
quelques  merveilleuses  passes  d'armes,  le  dé- 
tenteur du  faucon  se  déclare  vaincu,  et  l'oiseau 
est  remis  à  la  belle  qui  s'en  retourne  au  pays 
desespères; 

Sor  son  puing  portant  l'espervier, 
Qu'èle  ot  conquis,  si  l'ot  moult  cier  {cher). 

Au  temps  de  Philippe-Auguste,  la  chasse  au 


46  LA  FAUCONNERIE, 

vol  se  nommait  plus  spécialement  chasse  en 
rivière,  par  opposition  à  la  chasse  au  bois.  Les 
géants  de  l'ornithologie,  cantonnés  le  long  des 
étangs  et  des  rivières,  attiraient  seuls  l'attention 
des  fauconniers  «  de  grand  arroy  »  ;  l'humeur 
orgueilleuse  des  chefs  de  fiefs  n'acceptait  la  dis- 
traction de  l'oiseau,  qu'avec  l'attirail  compliqué 
et  l'équipage  bruyant  de  la  grande  fauconnerie. 
Ils  aimaient  à  voir  les  puissants  carnassiers  du 
perchoir  lutter  contre  le  héron,  la  grue,  la  ci- 
gogne, le  cygne,  le  grand  courlis,  l'oie  sauvage 
et  tous  les  aquatiques  à  large  envergure,  dont 
les  évolutions  compliquées,  les  ruses  et  la  lon- 
gue défense  multipliaient  les  péripéties  et  les 
émotions  du  combat. Les  granivores  delà  plaine  : 
perdrix,  cailles,  ramiers  étaient  dédaignés  par 
eux  ;  ils  prenaient  grand  soin  d'empêcher  le 
faucon  d'aller  au  change  sur  ce  menu  fretin 
si  fort  apprécié,  cependant,  de  l'officier  de 
bouche. 

Pour  la  chasse  en  rivière,  on  choisissait  les 
plus  fortes  espèces  des  giboyeurs  de  l'air,  celles 
dont  l'aile  aiguë  et  vigoureuse,  dont  «  le  vol 
roiJe  et  pointu  «  ne  craignait  pas  de  couper  le 
vent.  Le  Gerfaut  à  la  serre  d'acier,  à  la  course 
infatigable  était  admirable,  pour  celte  besogne 
à  laquelle  il  mettait,  disait-on,  «  quelque  sen- 
timent de  gloire».  L'épervier  et  l'autour  étaient 
également  de  haute  entreprise.  On  faisait  accom- 


CHASSE  EN  RIVIÈRE  ET  EN  PLAINE.  47 

pagner  le  pointeur  ailé  par  des  chiens,  qu'on 
l'avait  habitué  à  aimer.  Ces  derniers,  lévriers 
ou  épagneuls,  étaient  chargés  de  faire  lever  le 
gibier  qui  paressait  ou  demeurait  transi  de 
peur,  dans  les  roseaux  et  les  hautes  herbes  ; 
ils  servaient  aussi  à  l'empêcher  de  se  dérober,  et 
rapportaient  les  blessés  égarés. 

Dans  le  roman  du  cycle  carolingien  qui  porte 
son  nom,  Aiiberi  le  Borgi gnons  revenait  de 
chasser  en  rivière  avec  son  neveu  Garselins,  tous 
deux  bien  montés  et  bien  accompagnés,  quand 
la  reine  de  Bavière  et  sa  fille  tombèrent  ensem- 
ble amoureuses  du  beau  réfugié  français. 

Auberis  est  en  rivière  aies, 

Portant  faucons  et  bons  ostoirs  [autours)  mvit%  \ 

Hairons  et  grues  prenent,  le  jor,  assés. 

A  la  vesprée  iert  Auberis  retornés  ; 

Devant  les  dames  sos  la  tour  est  passés. 

Dist  la  roine:  —  Fille,  or  esgardés 

Le  plus  bel  hom  qui  soit  de  mère  nés. 

Ce  terme  de  faucon  mué,  d'autour  mué,  qui 
revient  à  tout  propos,  indique  que  l'oiseau  a 
fait  sa  plume,  qu'ilest  vif  et  gaillard,  dans  toute 
sa  force,  dans  la  perfection  de  sa  livrée  ;  qu'il 
n'a  rien  de  commun  avec  l'oiseau  nouvel  qui  a 
son  premier  duvet,  ni  avec  ïhalbrené  qui  aies 
plumes  en  désordre  et  des  pennes  rompues. 
Le  mot  d'ailleurs  est  resté,  chacun  sait  encore 
ce  qui  signifie  muer,    et  être  en  mue.   Le  mot 


LA  FAUCONNERIE, 


hobereau  est,  lui  aussi,  emprunte  à  la  langue 
du  fauconnier  ;  c'était  le  moins  puissant  des  oi- 
seaux de  proie:  le  mouchet  ou  émouchetéiah  du 
genre  hobereau,  ainsi  que  l'émérillon. 

Une  autre  expression,  dont  le  négatif  seu 
est  resté  usité,  est  celle  de  siller  les  yeux  :  des- 
siller les  yeux  c'est  les  ouvrir  ;  siller  ceux  du 
faucon  c'était  les  fermer,  lui  coudre  les  paupières 
aux  narines,  pour  changer  la  direction  de  sa 
vue.  Cette  opérationbizarre  et  celle  de  lui  «  don- 
ner le  feu  »,  d'élargir  avec  un  fer  rouge  ses  na- 
rines, pour  l'embellir  et  le  rendre  plus  apte 
à  aspirer  le  vent,  indiquent  bien,  avec  celle  de 
curer  la  plume,  de  greffer  de  flouvelles  pennes 
à  la  queue  et  dans  l'aile,  quand  il  y  en  avait 
d'usées,  à  quel  point  la  fantaisie  avait  pétri  ces 
serviteurs  ailés  de  no?  aïeux. 

Nous  avons  vu  que  les  chiens  aidaient  à  faire 
lever  le  gibier  d'eau,  tapi  dans  les  végétations 
aquatiques,  ordinairement  si  drues  et  serrées  ; 
pour  obtenir  un  effet  plus  rapide  et  plus  sûr, 
on  leur  adjoignait  quelquefois  des  timbaliers  et 
des  valets  munis  de  tambours,  dont  les  roule- 
ments formidables  faisaient  partir,  à  tire  d'ailes, 
les  nageurs  les  plus  paresseux  et  les  échassiers 
les  plus  rusés,  ceux  qui  se  seraient  contentés 
de  faire  des  chasses-croisés  dans  les  hautes 
jonchées,  pour  décourager  les  quêteurs. 

Au  temps  de  Gace  de  la  Bigne,  qui  fut  cha- 


CHASSE  EN  RIVIÈRE  ET  PLAINE.  49 

pelain  du  roi  Jean,  il  en  était  encore  ainsi.  Dans 
son  curieux  poème,  «  Li  roman  des  déduis  qui 
traite  de  toute  chace,  selon  les  bestes  et  les  païs,» 
le  bon  chapelain  de  cour  décrit  très-agréable- 
ment cet  emploiderinstrumentguerrier.il  nous 
apprend  aussi  que,  de  son  vivant,  la  chasse  au  vol 
était  libre  encore. Hélas!  celanedevaitpas  tarder 
à  changer.  Peut-être  est-ce  à  l'interdiction  des 
oiseaux  de  fauconnerie  au  bourgeois  et  au  ma- 
nant, qui  fut  décrétée  dans  les  premières  années 
du  règne  de  CharlesVI,  qu'il  faut  attribuer  l'ou- 
bli rapide  de  cetie  charmante  distraction. 

Les  domaines  de  Tair  jouissaient  donc  de 
toute  franchise  ;  avait  faucon  qui  voulait,  à  la 
seule  réserve,  s'il  n'était  noble,  de  ne  pas  s'ai- 
der de  chiens  pour  poursuivre  les  victimes  de 
i'épervier.  Cependant  nous  trouvons  encore, 
dans  une  charte  du  temps,  une  autre  restriction, 
celle-ll  commune  à  tous  :  c'est  que  les  princes 
souverains  retenaient,  pour  leurusage,  tous  les 
nids  d'oiseaux  nobles,  omnes  nidosaviumnobi- 
liutn,  c'est-à-dire  les  nidsdes  oiseaux  propres  à 
la  fauconnerie,  qui  se  trouvaient  dans  les  bois 
et  rochers  de  leur  domination.  Pour  mieux 
assurer  ce  privilège  royal,  legrand  fauconnier  de 
France  percevait  un  tribut  sur  les  oiseleurs  am- 
bulants, portant  faucons  à  vendre,  et  sur  chaque 
tête  de  leur  marchandise,  quelle  qu'en  fût  la 
provenance  déclarée. 

4 


:>0  I.A  FAUCONNFRIF. 

A  l'époque  des  Croisades,  le  personnel  ailé  de 
la  fauconnerie  s'enrichit  encore  des  oiseaux  de 
grand  vol, employés  parles  Sarrazins  ù  la  chasse 
du  flamand,  de  l'ibis,  de  l'autruche  et  de  la 
gazelle.  y 

Le  tiinicien  ou  alphanet,  «  qui  a  bon  œil 
et  fait  bon  guet  n  était  une  de  ces  nouvelles 
acquisitions  ;  également  le  tartaret,  «  qui  vole 
hors  vue  »,  et  qui  ressemble  au  pèlerin  ainsi 
nommé,  parce  qu'il  n'est  jamais  pris  en  France 
sur  le  nid.  Mais  nos  gerfauts,  éperviers,  autours, 
sacres  et  faucons  francs,  trafisportés  par  les 
Croisés  en  terre  orientale,  ne  tardèrent  pas  à 
faire  envie  aux  chefs  musulmans  ;  ils  appré- 
ciaient fort  la  perfection  de  leur  vol  et  leur  doci- 
lité, et  se  montraient  très-désireux  d'en  acqué- 
rir. 

Il  est  vraisemblable  que  les  faucons,  portés  i\ 
la  Croisade  par  les  Francs,  durent  rendre  de  meil- 
leurs services  que  ceux  d'une  simple  distraction 
de  chasse. On  les  employa  sans  doute  à  voler  les 
espions  de  l'air,  les  pigeons  messagers,  dont, 
au  témoignage  de  Joinville,  les  Sarrazins  se  ser- 
vaient, pour  se  transmettre  des  dépêches  à  lon- 
gue distance. 

«  Les  Sarrazins,  dit  le  fidèle  historien,  envoiè- 
reni  (annoncer)  au  Soudan,  par  Coulombs  més- 
sagiers,  par  trois  fois,  que  le  roy  estoit  arrivé  ; 
mais  onques  messagiers  n'en  orent.  » 


CHASSE  EN  RIVIÈRE  ET  EN   PLAINE.  5l 

Pendant   les  trêves,    les  adversaires   échan- 
geaient mutuellement  les  plus  beaux  échantil- 
lons de  leurs  volières  de  chasse.  On  vit  même 
le  don  de  certains  faucons  de  grand  prix,  entrer 
dans  les  conditions  des  rançons  ou  des  traités. 
Vers  la  fin  du  XIV''  siècle,  Bajazet  qui  battit, 
près  de  Nicopolis,  les  chrétiens  commandés  par 
Jehan  de  Nevers,  se  fil  gloire  d'étaler,  devant 
ses    prisonniers  francs,   les  trésors  de  sa  riche 
fauconnerie,  où  l'on  comptait  septmilleoiseaux 
de  vol.  Lors  qu'il  fut  question  de  la  rançon  de 
Jehan   de  Nevers,  le  prince    turc  exigea  douze 
faucons  blancs  du  nord,  oiseaux  des  plus  puis- 
sants et  de  la  plus  grande  rareté.  Le  roi  Char- 
les  VI,    pour   achever  d'adoucir  le  vainqueur, 
ajouta  à    ce  lot  officiellement    stipulé,  des  au- 
tours admirablement  dressés  et  des  cperviers 
hautains  de  grand  prix,  le  tout  accompagné  des 
gants  brodés  de  perles  fines,  destinés  à  les  por- 
ter au  poing. 

Ce  n'est  pas  la  seule  apparition  historique  du 
faucon  dans  nos  annales.  Froissart  nous  ap- 
prend qu'Edouard  d'Angleterre  traversait  la 
France  en  chassant  ù  grand  appareil,  pour  hu- 
milier la  noblesse  française. 

«  Avoit  bien  pour  lui  (le  roi  anglais)  trente 
faulconniers  à  cheval,  chargésd'oiseaux,  et  bien 
soixante  couples  de  forts  chiens  et  autant  de 
lévriers,  dont  il  alloit  chascun  jour  en  chasse  ou 


52  LA    FAUCONNERIE, 

en  rivière,  ainsi  qu'il  li  plaisoit;  et  y  avoit  plu- 
sieurs seigneurs  et  de  moult  riches  hommes 
qui  avoient  aussi  leurs  chiens  et  leurs  oiseaux.  « 

D'après  le  même  auteur,  le  fils  du  roi  Jean 
fit  un  étrange  rêve  :  il  songea,  une  nuit,  que  le 
comte  de  Flandres  lui  disait  : 

«  Monseigneur,  je  vous  donne  en  bonne  es- 
trenne  ce  faulcon  pour  le  meillor  que  je  veisse 
onques,  le  plus  gravement  chaçant  et  le  miex 
abattant  oiseaus.  » 

Charles  V,  continuant  son  rêve,  employa  aus- 
sitôt celte  belle  paire  d'ailes  et  de  serres, 
sous  lesquelles,  tout  d'abord,  hérons  et  grues 
tombaient  par  centaines.  Mais  le  hardi  voleur 
coupe  le  vent,  rapide  comme  l'éclair;  il  s'éloi- 
gne à  tire  d'ailes,  montant  dans  la  nue,  si  bien 
qu'il  lasse  chiens  et  chevaux;  s'il  ne  se  fut  ren- 
contré à  point  un  merveilleux  cerf  ailé,  sur  le- 
quel le  roi  put  monter  pour  suivre  son  faucon, 
celui-ci  échappait,  et  le  rêve  eut  été  de  mauvais 
pronostic.  Heureusement  le  roi  l'atteignit,  et  le 
fit  revenir  au  poing,  ce  qui  le  consola  beaucoup 
ù  son  réveil. 

Autre  souvenir  de  l'intervention  du  faucon 
dans  notre  histoire.  Sous  Philippe  le  Valois,  le 
jeune  comte  Louis  de  Flandres  déjoua,  par  son 
moyen,  à  la  tyrannique  injonction  de  ses  sujets, 
qui  voulaient  le  contraindre  à  épouser  la  fille  du 
roi  d'Angleterre.  Gardé  à  vue,  surveillé  jusqu'à 


CHASSE  EN   RIVIÈRE  ET  EN   PLAINE.  53 

l'accomplissement  de  cette  union  forcée,  Louis 
de  Flandres  feignit,  un  jour,  «  d'aller  en  ri- 
vière )i,  où,  lâchant  un  gerfaut  sur  un  héron  de 
bonne  fuite,  il  échappa  à  ses  gens  qui  le  crurent 
simplement  sur  la  piste  de  la  proie. 

La  Curne  de  Sainte-Palaye  cite  encore  un  trait 
singulicrd'un  roi  Louis,  qu'il  a  lu, dit-il, dans  un 
roman  de  fauconnerie,  et  qu'il  attribue,  bien  à 
tort  sans  doute,  au  roi  Louis  IX.  Il  s'agit  d'un 
faucon  de  grand  cœur,  qui  n'hésite  pas  àvoler 
un  aigle  royal,  et  l'abat  aux  pieds  de  toute  la 
cour  étonnée  et  charmée  de  tant  d'audace.  Loin 
de  s'associer  à  cette  admiration,  ce  roi  Louis 
condamna  à  mort  le  fier  vainqueur,  sous  pré- 
texte qu'il  avait  forfait  à  la  loyauté,  en  entre- 
prenant sur  le  roi  des  airs,  sur  son  propre  roi. 
Cette  anecdote,  je  l'ai  rencontrée,  presque  dans 
les  mêmes  termes,  dans  une  chronique  du  temps 
d'Aliénor  d'Aquitaine,  avec  cette  différence 
qu'elle  étaitattribuéeàun  prince  sarrazin,  etque 
l'aigle  avait  deux  agresseurs,  «  deux  sacres,  ^  au 
lieu  d'un  seul  faucon. 

.'\  côté  des  exploits  des  oiseaux  hautains,  de 
vol  roide  et  pointu,  à  côté  des  poursuites,  me- 
nées à  grand  attirail,  contre  les  géants  aquati- 
ques, il  y  avait  des  chasses  au  vol,  de  moindre 
entreprise  et  de  moindre  orgueil  ;  ce  n'étaient 
peut-être  pas  celles   de  moindre  agrément.  On 


34  LA  FAUCONNERIE, 

volait   le   gibier   lin    en   val,  en    coleau    et  en 
plaine. 

Nous  l'avons  dit,  ce  gracieux  passe-temps, 
qui  ne  coûtait  pas  de  larmes  au  laboureur, 
était  il  la  disposition  de  chacun.  Quiconque 
avait  du  temps  à  lui,  pouvait  aller  voler  la  per- 
drix, la  caille,  la  grive,  l'alouette  et  \c coulomb; 
routarde  et  la  caacpetière,  ces  princesses  de  la 
gent  granivore,  ne  faisaient  pas  exception  à  ce 
droit  précieux.  On  prenait  même  ainsi  le  lièvre 
et  le  lapin  :  ^  li  lanier  bat  bien  le  lièvre  ",  dit 
un  vieil  auteur.  Il  arrivait  souvent  que  de  sim- 
ples bourgeois,  sans  terres,  possédaient  sur  la 
perche, de  plus  beaux  oiseaux  que  les  seigneur»? 
de  fiefs.  _ 

Aussi  bien  que  les  châtelaines,  de  simples 
pucelles  et  femmes  de  petite  condition  portaient 
sur  le  gant  le  faucon  coiffé,  houppe  et  muni  de 
sonnettes.  Ce  fut  une  simple  damoiselle , 
fille  d'un  bourgeois  de  Chalons  en  Champagne, 
qui  fit  don  à  Gérard  de  Nevers  de  l'épervier 
«  Si  bien  duit  à  tote  chace  »,  chaperonné  d'or 
fin  et  portant  un  rubis  au  sommet,  en  guise  de 
houppe  ou  de  cornette.  Ce  beau  chasseur  se 
sentait  d'avoir  appartenu  aune  pucelle;  il  savait 
prendre  tous  oiseaux  qu'on  lui  montrait,  si  me- 
nus fussent-t'ils,  sans  les  blesser  ni  défaire  en 
rien.  Aussi  porta-t'il  bonheur  à  Gérard,  en  lui 
mettant,  un   jour,  en    mains,  une  alouette  qui 


CHASSE  EN  RIVIÈRE  ET  EN   PLAINE.  35 

avait  emporte  i'  à  son  col  l'anclct  de  s'amic 
Euriant.  » 

Bien  qu'on  pût  dresser  le  grand  faucon  au 
vol  du  gibier  de  grain,  et  que  le  pèlerin,  le  ger- 
faut et  l'autour  y  fussent,  eux-mêmes,  assez  fré- 
quemment façonnés,  les  damoiselles  et  les  sim- 
ples gens  se  contentaient, pour  la  plupart, de  l'oi- 
seau de  vol  moyen  et  de  petite  taille.  Les  mâles, 
de  la  plupart  des  espèces  de  proie  leur  conve- 
naient mieux  que  les  femelles  :  dans  les  oiseaux 
de  fauconnerie,  les  lois  des  sexes  sont,  générale- 
ment renversées,  chacun  le  sait  ;  la  femelle  est 
grande  et  forte,  le  maie  semble  n'en  être  que 
le  diminutif;  on  leur  donnait  le  nom  dédaigneux 
de  tiercelets  qu'ils  portent  encore  aujourd'hui. 

Moins  bien  avantagés  de  la  taille,  les  tierce- 
lets étaient,  chose  étrange, plus  fantasques,  plus 
capricieux,  moins  dociles  et  plus  difficiles  à  dres- 
ser que  leurs  majestueuses  femelles.  Pourtantles 
dames  s'entendaient  à  merveille  avec  ces  mâles, 
mignons,  drus  et  mutins,  qui  ne  fatiguaient  pas 
beaucoup  le  poing.  Les  tiercelets  de  l'épervier, 
du  lanier  et  du  sacre,  le  mouchet,  le  laneret,  le 
sacretet  l'émérillon  donnaient  à  celles  et  à  ceux 
qui  daignaient  s'en  servir,beaucoup  de  plaisir, et 
leur  rendaient  de  bons  services.  Dans  le  roman 
de  la  Charrette,  commencé  par  Chrestien  de 
Troyes,  l'intarisable  trouvère,  et  terminé  par 
Godefroy   de    Laigny,  un    chevalier,  qui  force 


56  LA  FAUCONNERIE, 

son  adversaire  à  se  rendre,  est  comparé  à  l'émé- 
rillon  que  fascine  l'alouette  : 

Tant  H    passe,   tant  li  travalle, 
Qu'à  merci  venir  li  estuet. 
Comme  l'aloé  qui  ne  puet 
Devant  l'esmérillon  voler. 

Gace  de  la  Bigne  revient  souvent,  dans  son 
poème  curieusement  allégorique,  sur  les  joies 
que  la  volerie  procure  aux  dames  et  aux  damoy- 
selles  ;  et  cela  sans  péril  et  sans  donner  prise  à 
la  médisance,  comme  il  arrive  souvent  quand 
elles  suivent  la  chasse  au  bois.  D'ailleurs  rien 
n'est  perdu  pour  elle  au  vol  des  oiseaux,  aucun 
détail  ne  lcuréchappe,au  contraire  de  la  course 
des  meutes,qu  elles  n'entrevoient  que  par  éclairs, 
à  travers  les  grands  fourrés.  La  chasse  à  l'oi- 
seau aurait  donc  du  être  rayée  de  l'énuméra- 
tion  proverbiale  que  cite  le  bon  chanoine  ; 

De  chiens,  d'oiseaux,  d'armes,    d'amours, 
Pour  une  joie  cent  douleurs. 

En  vrai  dignitaire  de  l'Eglise,  le  friand  chape- 
lain se  livre  à  l'énumération  succulente  et  dé- 
taillée de  tous  les  fins  gibiers  qui  se  prennent 
avec  les  faucons,  et  les  compare  avantageuse- 
ments  à  la  grossière  venaison  du  cerf.  Il  fait 
mieux,  il  indique  la  manière  de  mettre  ces  frian- 


CHASSE   EN  RIVIÈRE  ET  EN   PLAINE.  Sj 

dises  en  œuvre,  et  donne  à  ses  lecteurs  la  recette 
savante  et  compliquée  d'un  pâté  de  gibier  de 
haute  saveur, que  nous  retrouverons  plus  loin  sur 
la  table  de  nos  ancêtres.  Nous  avons  sous  la 
main  une  citation  qui  s'encadre  mieux  dans 
notre  sujet  actuel  :  c'est  un  agréable  fabliau  de 
fauconnerie,  dontGace  de  la  Bigne  a  orné  son 
roman  des  déduits^  en  déclarant  que  la  vérité 
de  l'aventure  lui  a  été  attestée  «  sor  tos  li  saints 
de  Rome  »  par  le  chevalier  Pierre  d' Orge- 
mont. 

Un  chevalier  revenant  de  chasser  en  rivière, 
avait  laissé  son  épervier,  vaguer  en  liberté,  sans 
capuchons,  longes  ni  sonnettes  ;  il  avait  oublié 
de  le«coifferaprèsgibier.  «Sa  femme  qu'il  adorait, 
avait,  de  son  côté,  un  gentil  étourneau  qu'elle 
aimait  à  la  folie;  aussi  était-il  inappréciable. 

Il  parioit  si  bien  et  si  bel. 

Que  très  grant  merveille  avoient 

Ceulx  qui  si  bien  parler  l'oyoient. 

Or,  pendant  que  l'épervier  se  tenait  librement 
perché  «  sur  le  trait  d'une  haulte  fenestre,  »>  le 
précieux  étourneau  prit  la  clef  des  champs, 
comme  il  avait  accoutumé  de  faire,  et  sa  mai- 
tresse  ne  se  doutant  pas  du  danger,  "  en  soub- 
riant  le  regardoit. 


58  I.A  lAUCONNEKlt, 

Tantost  com  l'cspervier   le  vit, 
D'amont  où  cstoit  descendit, 
i;t  le  prcist  et  l'en  emporta. 

.luycz  de  rémoi  de  la  chaiclaine  :  elle  se  déso- 
lait, se  tordait  les  mains,  en  disant  :  «  lasse  que 
ferai? car  mon  cstourncl perdu  ai.  «  Ses  lamenta, 
lions  attirèrent  son  baron  qui  n'était  pas  loin  : 

Le  chevalier  tost  print  son  gant, 
Et  le  poin  lui  tcnt  maintenant, 
En  s'en  alant  droit  à  la  porte. 
Tantost  l'espervier  li  aportc 
L'estournel.  Or  le  chevalier. 
Qui  savoit  d'oyseaus  le  mestier, 
Courtoisement  le  descherna, 
Et  du  pié  tout  sain  lui  osta. 
Et  dit  à  la  dame  :  —  Tenez, 
Vostre  estournel,  et  le  gardez. 

Cecharmantfabliau  peint,on  ne  sauraitmieux, 
l'influence  que  l'homme  était  parvenu  à  acqué- 
rir sur  l'espèce  la  plus  indépendante  des  êtres 
vivants.  Se  faire  obéir  à  la  minute,  en  montrant 
son  gant  à  l'oiseau  en  liberté,  le  réclamer  dun 
geste  ;  faire  descendre  des  profondeurs  de  Tair 
ce  capricieux  vagabond,  le  descharner^  enlever 
de  ses  serres  impitoyables  la  proie  vivante  et 
sans  blessures,  quel  résultat  magique,  quelle 
preuve  poétique  de  la  puissance  de  fascination 


CHASSK  EN  RIVIERE  ET  EN   PLAKNE. 


yq 


que  l'homme  peut  arriver  à  exercer  sur  les  créa- 
tures inférieures  1 

On  comprend  l'attrait  que  les  coups  dailes  du 
faucon  dompté,  obéissant  avec  la  docilité  d'un 
chien  en  laisse,  ont  dû  avoir  pour  nos  aïeux, 
auxquels  ils  soumettaient  les  caravanes  errantes 
du  ciel;  et  l'on  se  prend  à  regretter  vivement 
les  satisfactions  de  cette  puissance  perdue. 


r:^ 


'^^ék 


CHAPITRE  III. 


Jeux  d'adresse  et  de  hazard  ;  les  dés, 
les  échecs,  les  tables. 


^y  uand  la  pluie,  les  frimats  et  les  in- 
terminables soirées  d'hiver  rete- 
naientnosaïeuxaulogis,les  moyens 
de  s'y  distraire  ne  leur  manquaient 
pas;  ils  en  avaientd'aussi  piquants,  d'aussi  nom- 
breux que  nous.  Les  mille  combinaisons  four- 
nies aujourd'hui  par  les  cartes,  leur  faisaient 
défaut,  il  est  vrai  ;  bien  qu'on  ait  prétendu  qu'ils 
tinssent  des  Arabes  d'Espagne  les  cartes  caba- 
listiques, aux  fitures  bizarres,  dont  les  Maures 
d'Afrique  et  les  Espagnols  du  Midi  de  la  Pénin- 
sule se  servent  encore,  les  traces  de  ce  jeu  Sar- 
razin  sont  très-controversables,  dans  la  littéra- 
ture de  leur  temps.  Aucun  texte  clair  et  formel 
n'est  venu  autoriser  l'hypothèse  que  les  contem- 


JEUX  D  ADRESSE  ET  DE  HAZARD.  bl 

porains  des  Croisades  aient  tenu  de  véritables 
cartes  entre  leurs  mains. 

Aux  subtiles  combinaisons  des  soixante  et 
deux  petits  cartons  qui  font  la  joie  des  sociétés 
modernes,  nos  ancêtres  suppléaient  par  d'autres 
jeux  de  hazard  et  d'adresse,  tout  aussi  subtile- 
ment combinées.  Les  échecs,  les  tables,  la  mé- 
relle  et  les  dés  étaient  les  plus  populaires  de  ces 
passe-temps.  Les  dés,  surtout  se  montraient  sur 
toutes  les  tables  ;  on  les  rencontrait  au  château, 
au  manoir  de  modeste  apparence,  à  l'auberge, 
au  cloître  même,  et  jusqu'à  la  chaumière  du  Vil- 
lain. 

Bien  déchus  de  leur  gloire,  puisqu'ils  ne  s'em- 
ploient plus  guère  qu'aux  tables  de  tric-trac, 
bien  oubliées  elles-mêmes  depuis  la  fin  du  der- 
nier siècle,  ces  petits  carrés  d'ivoire  au  pointillé 
fatidique  étaient  comme  les  jongleurs  et  les  trou- 
vères,de  toutes  les  fêtes,  de  toutes  les  réunions. 
Nos  pères  s'y  livraient  avec  passion  :  clercs  et  laï- 
ques, nobles  et  manants,  gens  d'armes  et  paisi- 
bles bourgeois  aimaient  à  agiter  les  cornets. 

Les  fabliaux  nous  parlent  de  gens  de  tout 
rang,  de  toute  profession  et  de  tout  âge  qui  s'y 
ruinaient  avec  entrain.  Avant  de  se  îalreguaite 
au  haut  de  la  grande  tour  du  château  de  celle 
qu'il  aimait,  Gauthier  d'.'\upais  avait  perdu  aux 
dés  jusqu'à  ses  chausses  et  son  surcot.  Les  coups 
de  dés  menaient  lestement  les  joueurs  à  l'opu- 


0  2  JEUX  d'adresse  et  dk  hazard 

lence  ou  à  la  misère,  sans  les  raffinements  du 
calcul,  d'intelligence  et  de  mémoire,  qui  aident 
l\  corriger  les  duretés  du  sort.  Les  dés  étaient 
le  lansquenet  de  ce  temps-là. 

De  tous  ceux  qui  aimaient  à  tenter  la  chance 
de  ces  petits  cubes  piquetés,  les  hommes  d'ar- 
mes, les  ménestrels  et  les  clercs  étaient  les  plus 
zélés  ;  ayant  plus  de  loisir  que  les  autres,  ils  s'y 
livraient  avec  fureur.  Dans  le  labliau  :  du  pro- 
voire  et  des  deux  ribauds,  il  est  question  de 
deux  vauriens,  deux  ménestrels  hélas  !  qui  ne 
gagnaient  pas  une  maille,  légitimement  ou  d'au- 
tre façon,  sans  l'aventurer  sur  cet  irrésistible 
trébuchet  de  Satan. 

A  leur  goût  pour  le  jeu  de  dés,  ils  ajoutaient, 
dit  l'auteur,  on  ne  sait  si  c'est  dans  l'intention 
d'y  applaudir  et  de  les  en  louer,  une  rare  habi- 
leté à  les  manier.  Malgré  tout  leur  talent, 'nos 
aventuriers  ne  payaient  pas  de  mine  :  leurs  ha- 
bits montraient  plus  que  la  corde.  En  les  voyant, 
on  disait  :  —  «  Véci  de  quoy  faire  de  biaus  sou- 
doyers  !  »  —  Ainsi  nommait-on  les  guerriers  de 
rencontre,  à  solde  quotidienne,  que  Philippe-Au- 
guste avait  introduit  dans  son  armée.  Toute  plac^ 
était  bonne  à  nos  ribauds  pour  déployer  leur  ta- 
lent, la  poussière  du  chemin  aussi  bien  que  la 
table  du  cabaret. 

Un  jour  ils  se  trouvent  face-à-face  avec   un 
chapelain  à  l'air  opulent,  monté  sur  un  beau  che- 


LES  ÉCHECS,  LES  TABLES.         63 

val  bai.  L'un  d'eux,  Thibault,  accoste  l'homme 
de  Dieu  et  lui  propose  un  coup  de  dés,  comme 
chose  très-ordinaire, et  dont  il  ne  pouvait  se  scan- 
daliser. Alléché  par  une  ceinture  artificieusement 
gonflée  d'une  douzaine  de  mailles,  le  prêtre  des- 
cend de  son  cheval,  et  entame  la  partie. Quelques 
passes  de  cornets  le  mettent  en  chemise;  le  pau- 
vre chapelain  perd  Jusqu'à  son  cheval. 

Sans  s'inquiéterde  sa  colère  et  de  ses  injures, 
les  gagnants  s'emparent  consciencieusement  de 
ses  effets.  Thibault  saute  sur  le  beau  cheval  bai, 
et  l'éperonne  pour  s'éloigner.  Heureusement 
pour  le  perdant  tonsuré,  la  monture  était  om- 
brageuse :  rintervention  du  maître  devient  né- 
cessaire. On  devine  qu'il  en  profita  pour  sauver 
au  moins  cette  partie  de  ses  biens. 

Saint-Pierre  lui-même  qui  fut  grand  clerc  en 
son  temps,  puisqu'il  passe  pour  avoir  adroite- 
ment placé  le  chef  de  clergie  dans  la  capitale  du 
monde,  est  représenté  les  dés  à  la  main,  dans  le 
curieux  fabliau,  de  Saint  Pierre  et  du  Jongleur. 
Voici  comment  la  chose  advint.  Un  pauvre  mé- 
nestrel du  pays  de  Sens  n'avait  pas  été  très-ré- 
gulier de  conduite,  durant  sa  vie;  il  vendait  sou- 
vent sonbliaud,  ses  braies  ses  chausses  et  jusqu'à 
son  violon  pour  s'enivrer  et  paillarder. 

Le  dez  et  la  taverne  araoit 
Tout  son  gaing  i  despendoit. 


64  JEUX  d'adresse  et  de  hazard 

La  Mort  l'ayant  surpris  en  état  de  péché,  le 
pauvre  jongleur  fut  emporté  droit  en  Enfer,  nu 
et  grelottant.  Comme  il  n'avait  jamais  fait  de 
grosses  méchancetés,  qu'il  avait  beaucoup  souf- 
fert du  froid,  et  qu'il  offrait  de  chanter  pour 
payer  sa  bienvenue,  Lucifer  en  eut  pitié  :  il  se 
contenta  de  lui  confier  le  soin  d'attiser  le  feu 
sous  les  chauciièresoùse  morfondaient  lesdam- 
nés.  —  Volontiers,  fit  le  pauvre  trouvère  que  la 
vue  du  feu  réjouissait  : 


Quar  de  chauffer  ai  grant  meslier. 
Atant  s'assit  lèz  le  foier, 
Si  fet  le  feu  délivrement. 
Et  chauffe  tout  à  son  talent. 


Un  jour,  Lucifer,  s'en  allant  avec  ses  suppôts 
faire  sur  terre,  une  battue  générale,  charge  notre 
jongleur  de  veiller  sur  ses  victimes,  et  l'en  rend 
responsable  sur  ses  yeux.  —  «  Sire,  dit  le  nou- 
veau chauffeur,  partez,  sans  crainte,  je  les  garde- 
rai loiaument,  toutes  vos  âmes  vous  rendrai.  »  A 
peine  la  porte  fermée  sur  Tinfernal  tourbillon, 
messire  Saint  Pierre,  qui  guettait,  se  présente 
au  jongleur,  «  avec  un  berlenc  et  trois  dés,  »  et 
lui  offre  l'assaut.  Le  malheureux  n'a  rien  à  aven- 
turer contre  les  Jlourins  et  les  esterlins  que  fai- 
sait sonner  le  céleste  concierge. 


LES  ÉCHECS,  LES  TABLES.  65 

Saint  Picr  li  dist  :  —  biaus  dous  amis 

Met  de  ces  âmes  cinq  ou  siz. 

—  Sire,  fet-il,  je  n'oseroie, 

Car  se  une  seule  perdoie 

Mon  mestre,  vif  me  mengeroie. 

Saint  Pierre  continuait  à  étaler  l'or  du  Paradis 
et  a  remuer  les  dés  dans  les  cornets  ;  le  jongleur 
se  décida.  Le  bienheureux  portier  raffla  les 
âmes,  par  douzaines  d'abord,  puis  par  centai- 
nes et  par  milliers  ;  le  perdant  effaré  doublait  et 
triplait  l'enjeu.  Efforts  inutiles,  toutes  les  âmes 
tombèrent  dans  le  giron  du  portier  des  élus, 
qui,  par  aventure,  trichait. 

Chevaliers,  dames  ou  chanoines, 
Larrons  ou  champions  ou  moines, 
Atout  franz  homes  ou  vilains, 
Atout  prestres  ou  chapelains. 

Tout  y  passa.  Qu'on  se  figure  la  rage  de  Sa- 
tan, quand  il  retrouva  ses  marmites  vides.  L'in- 
fidèle chauffeur  fut  battu  et  envoyé  à  Dieu  et  ù 
tous  les  saints,  par  les  diables  qui  jurèrent  de  ne 
recevoir  à  l'avenir  aucun  trouvère  dans  l'infer- 
nal séjour.  Cette  fois  au  moins,  la  passion  du 
jeu  eut  un  bon  résultat  :  le  jongleur,  en  per- 
dant, gagna  le  Paradis  pour  lui  et  ses  confrères, 
tous  très-ardents  à  manier  l'ivoire  de  perdition. 

5 


06  JFUX  d'adresse  et  de   HAZARI) 

Le  hazard  qui,  en  quelques  bonds  capricieux:, 
enlève  au  poète  le  gaind'un  roman,  d'un  drame 
ou  d'un  poème,  n'est  pas  né  d'hier. 

Le  remède  cotjtrà  pestem  du  malin  page  de 
Louis  XI,  les  dés  si  faciles  à  porter,  si  gais  à 
faire  tourbillonner  l'espérance,  faisaient  peut- 
être  plus  de  ravage  dans  la  ceinture  des  trouvè- 
res, que  les  cartes  dans  la  poche  des  poètes 
d'aujourd'hui, 

Rutebeuf  chercha  plus  d'une  fois  la  fortune 
et  y  rencontra  toujours  la  misère.  Le  glorieux 
trouvère  fait  ce  lamentable  aveu  dans  plusieurs 
de  ses  poésies.  Selon  lui,  le  dé  a  fait  la  dette  et 
^es  dettiers  ;  écoutez  les  doléances  de  la  Griesche 
d'y  ver  : 

Li  dés  qui  li  dcticrs  ont  fet, 

M'ont  de  ma  robe  [de  mon  bien)  tout  desfet. 

Li  dés  m'occient. 
Li  dés  m'aguètent  et  espient, 
Li  dés  m'assaillent  et  deffient,  ^ 

Ce  poise-moi. 
Je  n'en  puis  mes,  si  je  m'esmoi. ... 
James  de  cest  mal  ne  garroie  ;  {ne  guérirais' 

Par  tel  marchié, 
Trop  ai  eu  mauves  le  marchié 
Li  dés  m'ont  pris  et  empeschié, 

Je  les  claim  quite. 
Fols  est  qu'à  lor  conseil  abite. 

Avec  une  telle  passion  au  cœur,  on  comprend 
que  le  prince  des  poètes  du  XII le  siècle  ait  été 


LES  ÉCHECS,  LKS  TABLES.  67 

fait  «  compagnon  à  Job  »  ;  l'intervention  du 
ciel  ne  l'avait  pas  seule  accablé,  comme  il  feint 
de  le  croire.  Si  Jehan  de  Condé,  son  glorieux 
rival,  finit  par  entrer  au  cloitre,  ne  serait-ce  pas 
afin  de  sauver  au  moins,  des  coups  du  sort,  sa 
robe,  sa  table  et  son  lit.  Une  centaine  d'années 
plus  tard,  l'excellent  trouvère  Eustache  Des- 
champs, qui,  lui  aussi,  sans  doute,  gardait  ran- 
cune aux  vilains  tours  que  les  dés  jouaient  aux 
poètes,  leur  consacrait  un  petit  poème  histori- 
que du  plus  piquant  intérêt. 

Le  titre  seul  de  cette  pièce  d'un  peu  plus  de 
trois  cents  vers  vaut  un  chapitre  d'histoire;  le 
voici  :  C'est  le  dit  du  gieu  des  dez,  fait  par 
Eustace ,  et  la  manière  et  contenence  des 
joueurs  qui  estaient  à  Ne'elle,  où  estaient  mes- 
seigneurs  de  Berry^  de  Bourgogne  et  plusieurs 
autres. 

Bien  que  le  tripot  se  tint  à  l'hôtel,  célèbre  par 
sa  tour  si  royalement  tragique,  et  que  les  fils 
du  roi  Jean  en  fussent  les  principaux  tenants, 
la  société  y  était  fort  mélangée.  Outre  le  duc  de 
Berry,  l'amphytrionde  la  fête,  Philippede  Bour- 
gogne, le  duc  de  Bourbon  et  le  sire  de  Coucy, 

Furent  là  plusieur  bon, 

Tant  chevaliers  comme  escuiers, 

Lombards  (gens  de  finance)  et  autres  officiers. 

Eustache   lui-même   parvint   ù   s'y  glisser  : 


68  JEUX  d'adresse  et  de  hazard 

«  j'entrai  cns  et  jouer  les  vis.  «  Se  contenta-t-il 
de  les  regarder  jouer? 

Lors  s'assist  chascun  à  la  table, 

Où  y  avoit  or  délectable, 

Par  monceaulx,  à  moult  grant  foison. 

Le  poète  raconte  en  détail  les  diverses  façons 
dont  on  salue  la  chute  des  dés,  les  trépigne- 
ments, les  fureurs  et  les  blasphèmes.  On  mau- 
grée le  pape,  on  renie  Dieu,  la  Vierge  et  les 
Saints.  Un  perdant  maltraite  Notre-Dame  : 
«  Chétive  gloute  l'appela,  elle  et  son  fils  moult 
diffama.  »  On  voue  ses  adversaires  à  la  male- 
mort,  à  la  damnation,  à  tous  les  diables  ;  sans 
aucun  respect  pour  les  princes  du  sang  qui,  du 
reste,  étaient  d'assez  mauvais  drôles,  comme 
ils  le  firent  voir  sous  le  règne  de  leur  neveu;  on 
échange  les  titres  de  ribauds  et  de  «  fils  de  pu- 
tain. »  On  s'en  prend  de  la  mauvaise  chance  sur 
les  inférieurs  forcés  de  se  trouver  là.  L'un  frappe 
à  coups  de  chandeliers  un  valet  «  quérant  argent 
.pour  les  chandelles  »  ;  un  autre  donne  un  coup 
de  pied  dans  la  poitrine  d'un  pauvre  page,  «  d'un 
enfant  »  qui  cherchait  argent  pour  son  maître  ; 
celui-ci  traite  avec  fureur  un  assistant  qui  éter- 
nuait;  celui-là  accuse  violemment  de  son  mal- 
heur «  un  compains  qui  ronfloit  assommé  »  de 
sommeil. 

Pendant  ce  temps  les  flourins  allaient  et  ve- 


LES  ECHECS,  LES  TABLES.  6i) 

naient,  au  milieu  des  accusations  de  triche  et 
de  vol  ;  ils  faisaient  riches  plusieurs  «  de  ceulx 
qui  n'avait  ni  croix  ne  pile,  »  une  heure  aupa- 
ravant. A  cette  orgie  de  l'or,  les  princes  ne  fi- 
rent pas  grand  butin,  s'il  est  permis  de  les  re- 
connaître, dans  la  discrète  expression  des  vers 
suivants  : 

.  . .  Plus  est  homme  saigc  et  grant 
Plus  si  mesfait  ;  et  si  dis  tant, 
Que  mains  gentilz  hommes  trcs-haulx 
Y  ont  perdu  armes,  chevaulx, 
Argent,  honneur  et  seigneurie, 
Dont  c'estoit  horrible  folie. 

Mais  l'histoire  est  là  pour  nous  apprendre 
comment  ces  terribles  ducs  savaient  réparer  les 
prodigalités  de  leurs  vices,  aux  dépens  du  trésor 
épuisé  de  la  France. 

Un  trouvère  anonyme  qui,  à  l'exemple  de  ses 
confrères,  avait  du  être  mordu  au  cœur  de  sa 
bourse  par  cet  endiablé  passe-temps,  nous  a 
laissé  la  vigoureuse  satire,  du  gieiide  de^  éditée 
par  Jubinal,  dans  son  nouveau  recueil  de  contes, 
dits  et  fabliaux.  Sous  la  plume  de  ce  jongleur, 
ce  jeu,  qui  avait  tant  fait  jurer  et  dépiter  d^on- 
nêtes  gens,  devient  une  invention  du  diable,  il 
y  avait,  dit-il,  à  Rome  un  sénateur  capable  de 
tout  pour  s'accroître  en  honneur  et  en  fortune, 
un  orgueilleux  doué  de  toutes  les  qualités  utiles 
à  la  cause  du  diable,  à  laquelle  il  s'était  voué. 


70  JKUX  d'adresse  et  de  hazard 

Un  jour  le  mauves  lui  apparut  dans  son  verger, 
et  luiofFrit  l'invention  la  meilleure  pour  perdre, 
déshonorer  et  désespérer  les  humains. 

Frère,  dist  le  mauves,  je  me  suis  pourpcnsez; 
Tu  feras  une  chose  qui  son  nom  sera  dez  ; 
Maint  homme  en  iert  encore  honnis  et  vergondez, 
Li  un  en  iert  pendu,  et  li  autre  tuez. 

Tu  feras  «  le  dé  de  six  costés  quarré.  »  Sur 
l'une  de  ses  faces,  tu  mettras  un,  en  dépit  de 
Dieu;  sur  l'autre  deux,  en  dépit  du  Christ  et 
de  Marie  ;  ailleurs  trois  en  dépit  de  Sainte  Tri- 
nité ;  sur  un  autre  côté,  tu  feras  un  quatre  en 
dédain  des  quatre  évangélistes  ;  en  un  autre 
CINQ,  «  en  despit  des  cinq  plaies  que  Dieu  ot  en 
la  croix.  »  Enfin  sur  le  dernier  carré,  «  feras  le 
SIX,  en  despit  des  six  jors  que  Dieu  fist  toutes 
choses.  » 

Le  sénateur  promit  de  fabriquer  le  nouvel 
instrument  de  perdition,  et  de  le  répandre  par 
tous  les  pays.  Un  jour  qu'il  pratiquait  cette  nou- 
veautéavec  un  riche  romain,  une  querelle  s'élève 
entre  eux  ;  de  son  poing  *  qu'il  ot  massif  »  le 
patrice  bouleverse  le  nez  et  les  dents  de  son  ad- 
versaire qui,  lui-même,  riposte  par  un  coup  de 
couteau.  Ainsi  fut  justifiée  la  prévision  de  Sa- 
tan: le  sénateur  tué  et  l'homme  au  couteau  pris 
et  pendu. 

Il  existait  des  jeux  moins  eflVavanis,  où   l'a- 


LES  ÉCHECS,  LES  TABLES.  JI 

dresse  pouvait  dominer  le  hazard.  Le  héros  du 
lai  de  Courtois,  perd  S3s  eslrelins  à  la  niérelle 
avec  deux  de  ces  drôlesses  qui,  de  tout  temps, 
ont  fait  la  chasse  auv  ceintures  gonflées.  Ce  jeu 
de  la  mérelle  n'est  pas  celui  où  Ton  pousse,  à 
cloche-pied,  un  palet  dans  les  cases  d'une  Hgure 
à  compartiments,  tracée  sur  le  sol,  comme  cer- 
tains érudits  ont  cru  pouvoir  se  Timaginer.  A 
cet  exercice,  le  jeune  prodigue  eut  été  plus  agile 
que  les  deux  filles  de  joie,  dont  les  robes  au- 
raient singulièrement  gêné  les  mouvements.  Ce 
n'est  pas  non  plus  la  Mora  des  Italiens  qui  con- 
siste à  deviner  subitement  le  nombre  de  doigts 
que  vient  d'ouvrir  son  adversaire. 

Une  branche  de  l'épopée  du  Reiiart.  imprimée 
dans  le  supplément  de  M.  Chabaille  à  l'édition 
de  Méon,  nous  montre  le  malin  compère  jouant 
une  andouille  à  ce  jeu  :  De  l'andotiille  qui  fui 
juyé  es  marelles.  C'est  sur  la  dalle  d'une  croix, 
où  des  bergers  ont  tracé  un  marregler  que  Re- 
nard dispute  ce  friand  morceau. 

Cette  table  de  pierre  où  les  bergers  ont  tracé 
les  compartiments  du  jeu,  lève  tous  nos  doutes. 
La  mérelle  ou  marelle  se  joue  encore  ainsi  dans 
nos  campagnes  :  un  carré  tracé,  avec  lignes  mé- 
dianes et  diagonales  sur  une  table,  sur  une  pierre 
sur  une  marche  d'escalier;  trois  jetons,  trois 
cailloux  ou  trois  noisettes  de  chaque  côté,  que 
chacun  des  joueurs  s'efl'orce  de  mettre  en  ligne 


72  JEUX  D  ADKliSSli   ET  DE  HAZARD 

sur  l'une  des  diagonales  ;  ce  n'est  pas  plus  ma- 
lin que  cela. 

Si  cette  dernière  explication  est  la  bonne,  la 
mérelle  ne  dut  être  qu'un  prétexte  pour  détour- 
ner l'attention  du  naïi  Courtois,  et  permettre  à 
ces  dames  de  lui  couper  son  aumonièrc,  pendant 
qu'il  s'escrimait  à  aligner  ses  jetons. 

Autre  énigme  :  qu'était  le  jeu  des  tables  ?  Se- 
lon Ménage  et  Gueulette,  le  jeu  des  tables  n'é- 
tait autre  que  celui  des  dames  ;  ils  oubliaient 
l'un  et  l'autre  qu'on  y  emploie  les  dés.  Je  me 
range  à  l'avis  de  Roquefort  qui  suppose  que  c'é- 
taient les  diverses  combinaisons  des  tables  du 
tric-trac.  On  voiteneflFet  dansles  fabliaux  qu'on 
s'y  servait  de  dés.  Ici  encore  la  chronique  est 
de  l'avis  des  trouvères,  et  notre  bon  Joinville 
est  prêt  à  nous  renseigner. 

Après  sa  délivrance  des  mains  des  Sarrazins 
Louis  IX  s'en  allait  à  Acre,  avec  les  siens,  monté 
sur  une  galère  ;  ses  pensées  étaient  tristes,  la 
mer  était  haute,  et  la  mémoire  de  la  mort  du 
comte  d'Artois  ne  le  quittait  pas.  Un  jour  dit 
le  fidèle  historien,  on  vint  lui  rapporter  que  le 
comte  d'Anjou,  son  second  frère,  jouait  aux  ta- 
bles avec  messire  Gaultier  de  Nemours. 

«  Et  quant  il  eut  ce  ouy,  il  se  leva,  et  alla 
tout  chancelant,  pour  la  fèblesse  de  sa  maladie. 
Et  quant  fut  sus  eulx,  il  print  les  dés  et  les  ta- 
bles et  les   gecta   en  la  mer,  et  se  courroussa 


LES  ÉCHECS,  LES  TABLES.  JJ 

très-fort  à  son  frère  de  ce  qu'il  s'estoit  si  tost 
prins  à  jouer  aux  dés,  et  que  aultrement  ne  lui 
souvenoit  de  la  mort  de  son  frère,  le  comte  d' Ar- 
thois,  ne  des  périls  desquels  Nostre-Seigneur 
les  avoit  délivrez.  Mes  messire  Gaultier  de  Ne- 
mours en  fut  le  mieulx  paie,  car  le  roy  gecta 
tous  ses  deniers  qui  estoient  sur  le  tablier,  dont 
il  y  avait  grant  foison,  et  en  son  giron  les  em- 
porta. )) 

Avec  le  jeu  des  tables,  celui  plus  noble  et  plus 
célèbre  des  échecs  était  depuis  longtemps  en 
usage  :  «  Cil  chevaliers  jouent  as  tables,  et  as 
échiers  d'aultre  part.  » 

De  même  que  la  fauconnerie  et  la  chasse  au 
bois,  les  échecs  faisaient  partie  de  la  haute  édu- 
cation. Le  héros  du  dit  don  lévrier,  de  Jehan  de 
Condé,  «  des  eschiers  aprist  et  des  tables.  »  Gé- 
rard de  Roussillon  est  loué  de  posséder  ce  pré- 
cieux talent.  Dans  la  chronique  desducs  de  Nor- 
mandie, en  vers  romans,  Benoit  de  Saint-More 
place  la  science  des  échecs  au  nombre  des  choses 
honorables  que  Guillaume  longue  Espée  fit  ap- 
prendre à  son  fils  Richard  : 

D'eschez,  de  rivière  et  de  chace 

Voil  (je  veux)  Ke  del  tôt  aprenge  et  Sace. 

Il  n'est  guère  de  roman  de  chevalerie  où  soit 
oubliée  cette  part  de  l'éducation  ;  il  n'en  est 
guère  où  les  échecs  ne  se  lient  à  quelque  dra- 


74        JEUX  D  ADRESSE  ET  DE  HAZARD 

matique  épisode  d'un  puissant  intérêt.  On  voit 
dans  les  chansons  de  geste,  des  chefs  chrétiens 
jouant  entre  eux  ou  contre  les  Sarrazins,  jeter 
leur  fortune,  leur  indépendance  et  jusqu'à  leur 
vie  au  hazard  des  combinaisons  de  l'échiquier. 
Dans  Garin  de  Monglave  le  roi  Karle  cherche  à 
se  venger  de  l'amour  que  la  reine  porte  à  Garin, 
bien  que  ce  dernier  en  soit  innocent.  Tout  le 
tort  est  à  la  reine,  qui  l'avoue  avec  une  héroïque 
ostentation  :  C'est  une  passion  à  laquelle  elle 
n'a  pu  résister,  un  mystère  entre  Dieu  seul  et 
elle. 

Lasse  !  q'en  pues-je  mais,  se  s'amour  me  sorprant  : 
Nus  ne  m'en  doit  blasmer,  fors  que  Diex  solement 
Qui  me  fist  cuer  et  cors  et  pensée  ensement... 
Por  coi  le  fist  donques  Diex,  si  douset  si  plaisant  - 

Karle  propose  à  Garin,  devant  ses  barons,  une 
partie  d'échecs  dont  l'enjeu,  du  côté  du  roi,  sera 
sa  femme  et  son  royaume  ;  du  côté  de  Garin- 
sa  propre  tête.  Cette  partie  d'échecs  est  bien  une 
des  scènes  les  plus  émouvantes  qu'ait  jamais  in- 
ventée la  poésie  humaine  ;  le  stile  en  est  gran- 
diose, dans  sa  rudesse  primitive,  et  l'intérêt  pal- 
pitant. On  prépare  l'échiquier,  une  merveille 
d'ivoire  et  de  pierres  précieuses,  dont  une  pièce 
enrichirait  un  homme:  «  Jamais  ne  li  faudroit 
qu'il  n'eust  et  vair  et  gris,  viandes  et  deniers  et 
boins  chevaus  de  pris.  » 


LES  ÉCHECS,   LES  TABLES.  7 3 

On  apporte  la  croix  et  l'évangile  qui  reçoivent 
le  serment  des  deux  adversaires  :  Les  parrains 
se  placent  aux  côtés  de  chacun;  c'est  le  duc  d'A- 
quitaine qui  patronne  Garin.  Cependant  la  reine 
se  lamente  à  grans  plains.  Son  dolent  cœur  se 
désole  et  s'accuse  :  —  Hélas  !  combien  sont  en 
détresse  pour  mon  chétif  corps  ! 

Enfin  le  jeu  commence.  Après  quelques  pas- 
ses, où  l'on  voit  le  roi  placer  un  roc,  notre  mo- 
derne tour.,  et  l'appuyer  d'un  chevalier,  le  cava- 
lier d'aujourd'hui,  afin  de  préparer  le  mat; 
Garin  reprend  l'avantage,  il  détruit  cette  com- 
binaison en  s'emparant  de  l'entreprenant  cava- 
lier. Cette  découverte  met  Karlc  en  fureur  ; 
«  par  mautalent  cifiertdu  poing  sur  l'échiquier» 
brouille  et  renverse  tout,  et  menace  son  adver- 
saire de  lui  faire  payer  sa  dette,  «avant  que  com- 
pile sonne.  »  Mais  son  autorité  n'allait  pas  jus- 
que là. 

Par  précaution,  les  compagnons  de  Garin 
avaient  subtilement  placé  de  bons  ôra;iC5  d'acier 
sous  leur  haubert;  d'ailleurs  les  grands  vassaux 
n'étaient  pas  hommes  à  tolérer  cet  acte  despo- 
tique contre  un  des  leurs.  Tous  se  dressent  en 
face  du  roi  ;  le  duc  de  Normandie  s'avance,  et 
lui  reproche  un  accès  de  colère  que  «  tuit  li  ba- 
rons tiennent  à  folie.  »  —  J'ai  ici,  dit-il,  cent 
hommes  d"armcs  qui  ne  faudront  pas  à  Garin 
dans  le  besoin.  Karle  reprend   la  partie  en  fré- 


76  JEUX  d'adresse  et  de  hazahd 

missant.  Un  moment  le  fils  de  Pépin  se  croit 
sûr  du  mat  ;  il  recommence  à  menacer  Garin^ 
dont  le  comte  de  Poitiers  prend  la  défense:  Sire 
s'ccric-t-il  : 

Trop  menasscz  sovent  nostre  germain  cousin, 

Mais  jocz  vistement,  baissez  votre  latin. 

Encor  n'avcis-vus  pas  le  jeu  trait  à  sa  fin, 

Qui  vus  metra  annuit  {aujourd'hui)  de  clieval  à  ronsin. 

Piqué  de  ces  paroles,  Karle  saisit  un  bâton  de 
pommier,  et  le  lance  à  la  tête  du  railleur,  d'une 
telle  force  que,  si  le  comte  ne  se  fut  baissé, 
il  était  tué  du  coup.  Autour  de  lui  les  épées  sor- 
tent du  fourreau,  a  et  Karles  se  défant  à  [avec] 
un  fust  de  sapin,  •>  de  taille  à  assommer  un  bœuf, 
jusqu'au  moment  où  saillant  d'un  souterrain, 
quatre  cents  de  ses  leudes  bien  armés,  «  tant 
Chartrains  qu'Angevins,  »  viennent  à  son  se- 
cours. On  se  toise,  on  se  provoque,  on  fait  grand 
cliquetis  d'armes  ;  le  sang  va  couler,  quand  le 
duc  de  Bourgogne  «  qui  moult  ot  de  bonté  »  de 
raison  et  d'éloquence,  intervient  et  apaise  la 
bouillante  assemblée. 

La  partie  reprend,  muette  et  anxieuse.  Garin 
retrouve  sa  chance,  et  conduit  son  jeu  jusqu'à 
rendre  le  mat  du  roi  inévitable.  Le  fils  Pépin 
lui-même  l'avoue  tristement.  «  Or  quant  Garins 
entant  la  grant  humilité  de  son  lige  Seignor  » 
il  déclare  noblement  qu'il  ne  veut  rien  prendre 


LES  ÉCHECS,  LES  TABLES,  77 

de  lui,  ni  sa  femme  ni  sa  terre.  La  seule  chose 
qu'il  demande,  ô  folie  héroïque  !  c'est  la  per- 
mission d'aller  conquérir  le  château  de  Monglave 
inaccessible,  imprenable,  dont  les  murs  sont  plus 
élevés  que  le  vol  du  faucon,  et  ue  Pépin,  lui- 
même,  n'a  pu  arracher  aux  payens  qui  le  tien- 
nent. Il  ne  veut  de  son  seigneur  que  le  droit  de 
le  tenir  de  lui  à  fief,  après  l'avoir  conquis.  Qu'on 
juge  de  la  joie  immense  qui  saisit  le  roi  à  cette 
heureuse  surprise. 

Karle  donne  à  son  courtois  vainqueur  son 
destrier  Abrive,  qui  n'avait  son  pareil  «  jusqu'à 
port  de  Cartaige.  »  Monté  sur  ce  coursier  d'in- 
telligence presque  humaine,  Garin  part  sans 
craindre  ni  douter,  pour  aller  assaillir  cette  ro- 
che merveilleuse  qui  a  vu  tomber,  devant  ses 
tours  hautaines,  les  plus  braves  de  la  Chrétienté. 

Le  fils  deParise  la  Duchesse  sauve  également 
sa  vie  au  moyen  de  l'échiquier,  mais  d'une  au- 
tre façon.  Adopté  par  le  roi  de  Hongrie,  à  la 
cour  duquel  il  a  été  porté  enfant  par  des  larrons 
il  grandit  en  science,  notamment  dans  celle  des 
échecs.  Bien  qu'il  passe  pour  bâtard,  le  vieux 
rJi  le  destine  à  sa  fille  qui  héritera  de  la  cou- 
ronne. Cela  ne  plait  guère  aux  fils  des  barons 
de  la  cour  de  Hongrie.  Les  traîtres  se  liguent 
contre  Hugues,  le  fils  de  Parise,  et  décident  qu'ils 
le  meurtriront. 

Pour  arriver  à  leur  but,   sans  esclandre,   les 


yS  JEUX   IV ADRESSE  KT   DE   IIAZARD 

iélons  proposent  au  favori  du  roi  une  partie 
d'échecs  dans  un  cellier  souterrain,  où,  la  par- 
tie engagée,  ils  l'appelleront  bâtard  et  «  fils  de 
putain  ;  »  c'était,  paraît-il,  l'injure  à  la  mode. 
Le  hautain  garçon  se  fâcherait,  mais  à  eux  qua- 
tre ils  en  viendraient  à  bout.  Il  n'en  advint  pas 
comme  ils  avaient  décidé.  Hugues  ne  manque 
pas  i\  la  vérité  de  s'irriter  de  l'injure,  et  les  quatre 
traîtres  de  tirer  leurs  couteaux,  et  de  l'en  frap- 
per ;  mais  le  lils  de  Parise  la  Duchesse,  quoique 
blessé,  se  fait  de  l'échiquier  un  bouclier  et  une 
massue,  et  les  assomme  sur  la  place. 

Hugues  tient  l'eschaquier,  si  est  vers  eux  allez... 
Si  en  tiert  (en  frappe)  I  des  III,  tôt  est  escervelez  ; 
Puis  hauça  l'eschaquier,  s'en  a  un  autre  tué, 
Li  quart  torne  c-n  fuie,  mais  Hugues  l'a  asté  [atteint) 

Il  faut  l'avouer,  cet  usage  de  l'échiquier  n'est 
pas  ordinaire,  et  n'a  sans  doute  pas  été  prévu 
par  Palamède.  Les  dames,  damoyselles  et  sim- 
ples pucelles  apprenaient  aussi  ce  noble  jeu; 
elles  y  réùssisaient  très-bien.  Dans  le  lai  d'Eli- 
duc^  Marie  de  France  nous  raconte  que  le  beau 
chevalier  trouve  s'amie  occupée  à  apprendre  les 
échecs,  en  regardant  jouer  le  roi  son  père,  Ce- 
lui-ci après  avoir  mangé  : 

As  échès  commence  à  juer, 
A  un  chevaler  d'utrc-mer; 


LES  ECHECS.  LES  TABLES.  79 

De  l'autre  part  del  eschéker 
Devent  sa  fille  (à)  enseigner. 

A  la  cour  de  Témir  Ivoirin  de  Monbranc,  l'il- 
lustre Huon  de  Bordeaux,  déguisé  en  valet  de 
ménestrel,  est  forcé  par  le  prince  Sarrazin  à  faire, 
avec  sa  fille,  une  partie  d'échecs  tout  aussi  dan- 
gereuse que  celle  de  Garin  de  Monglave.  La 
belle  pucelle  est  invincible,  personne  ne  la 
jamais  pu  mater.  Or  voici  les  conditions  dictées 
par  Ivoirin  à  Huon  et  à  sa  fille,  placés  en  face 
l'un  de  l'autre,  devant  la  table  de  l'échiquier: 

Dit  l'amirès   {l'émir)  :  Ma   fille,   or   m'entendes. 

Il  vous  convient  à  chevalet  juer. 

Se  le  poës  au  jeu  d'eskiés  mater, 

Trestot  errant  ara  le  chief  copé, 

Kt  s'il  vous  puet  faire  torner. 

De  vous  doit  faire  sa  volonté. 

En  voyant  «  la  grant  biauté  »  de  celui  aux 
bras  duquel  elle  tombera,  si  elle  est  vaincue,  la 
belle  fille  se  décide  en  elle-même  à  se  laisser 
battre.  Il  lui  tarde  même  que  cela  soit  fait. 

Vaudroie  ja  ke  li  jeu  fûts  fine, 
Si  me  tenist  de  jouste  son  côté. 
Et  me  fesist  toute  sa  volonté. 

Pour  cacher  son  dessein,  elle  excite  Henri  à 
'ouer  serré:  «  Vassal,  dist-ele,  à  coi  pensés  .- 
Prés  ne  s'en  faut  que  vous  n'estes  matés.  »  Son 


8o  jf:ux  d'adresse  et  de  hazard 

adversaire  qui  s'efforce  de  paraître  calme,    ré- 
pond que  l'enjeu  n'est  pas  égal  : 

Amis  ert  grans  hontes  et  moult  très-grans  vicutcs. 
Quant  en  mes  bras  toute  nue  gerrés, 
(Moi)  qui  su  sergans  du  povre  ménestrel. 

La  fille  d'Ivoirin  perd  donc.  Mais  à  songrand 
dépit  et  à  la  grande  joie  de  Témir,  Garin  refuse 
se  savoureux  prix  de  la  lutte,  parce  qu'il  aime 
la  belle  Esclarmonde,  exemple  de  fidélité  et  de 
continence  déjà  bien  rare  en  ce  temps-ià. 

Une  particularité  caractéristique  des  mœurs 
galantes  de  l'époque,  est  la  métamorphose  en 
reine  toute-puissante,  du  maussade  ministre  que 
les  Orientaux  avaient  rivé  à  la  personne  du  roi. 
La  pièce  du  ministre  suivait  jadis  le  roi  pas  à 
pas;  par  courtoisie,  nos  chevaliers  en  firent  d'a- 
bord une  dame,  afin  que  le  beau  sexe  fut  repré- 
senté sur  ce  spirituel  champ  de  bataille.  Puis 
ils  affranchirent  la  marche  de  la  dame,  et  la  lais- 
sèrent libre  de  courir  à  sa  fantaisie  :  à  droite, 
à  gauche,  en  avant,  en  arrière,  perpendiculaire- 
ment ou  diagonalement,  dans  toute  la  longueur 
des  lignes  non  gardées.  Cette  pièce  devint  ainsi 
la  plus  redoutable  du  jeu;  elle  fut  enfin  nom- 
mée la  reine^  et  c'est  sous  ce  titre  qu'elle  nous 
est  parvenue. 

C'est  en  vérité  une  chose  curieuse,  presqu'un 
étonnement,  d'apprendre  que  ce  jeu  élégant  et 


*       LES  ÉCHECS,  LES  TABLES,         8l 

raffiné  ait  eu  autant  de  vogue  chez  ces  belliqueux 
tapageurs.  Si  les  témoignages  de  ce  fait  n'étaient 
aussi  précis,  aussi  multipliés,  on  aurait  peine  à 
croire  qu'une  distraction  si  sérieuse,  où  l'intel- 
ligence seule  est  utilement  employée,  où  nulle 
porte  n'est  ouverte  à  l'intervention  du  hazard, 
se  soit  si  bien  acclimatée  dans  une  société  si 
bruyante  en  apparence,  si  peu  capable  de  ré- 
flexion. 

Les  souvenirs  des  temps  chevaleresques  nous 
ont  tellement  habitués  à  voir  ces  hommes  de  fer 
rompre  du  poing  les  obstacles,  qu'on  ne  se  ré- 
signe pas  volontiers  à  les  imaginer  courbés,  pa- 
tients, pensifs,  sur  la  table  aux  cases  d'ivoire, 
combinant  les  coups  fourrés,et  préparant  le  mat 
du  roi,  à  travers  les  pacifiques  embûches  de  leur 
adversaire.  Nous  les  comprendrions  bien  mieux 
brisant  l'échiquier,  comme  Charlemagne  au  nez 
de  Garin  de  Monglave,  ou  s'en  faisant  une 
arme  à  la  manière  du  fils  de  Parise  la  Duchesse 
Cependant  nons  allons,  au  chapitre  suivant, 
surprendre  ces  turbulents  compagnons  occupés, 
sous  la  direction  des  dames,  à  de  plus  subtiles 
encore,  à  de  plus  paisibles  divertissements. 


CHAPITRE  IV. 


DEDUITS  JOYEUX,  JEUX  SOUS  l'oRMEL,  JEUX-PARTIS. 


LA  SOIRÉE,  quand  on  avait  allumé 
les  cierges  dans  les  rostres  de  fer, 
qui  saillaient  sur  les  parois  des 
hautes  salles,  aux  poutres  coloriées; 
quand  dans  les  vastes  cheminées  aux  manteaux 
en  hotte,  les  chenets  gigantesques  avaient  vu 
charger  leurs  bras  d'énormes  quartiers  de  chêne 
et  de  bouleau  embrasés,  les  bancs  et  les  chaires 
se  rapprochaient,et  l'imagination  entrait  enjeu. 
Nous  avons  vu,  dans  la  première  série  de  cette 
étude^  le  rôle  actif,  réservé  aux  trouvères,  et 
comment  ils  contribuaient  à  l'amusement  gé- 
néral, par  les  innombrables  talents  de  leur 
joyeux  métier.  Il  était  rare  qu  il  n'y  en  eût  pas 
de  conviés,  pour  conter  des  fabliaux,  psalmo- 
dier des  chansons  de  gestes  et  des  romans  d'à- 


DÉDUITS  JOYEUX.  83 

venture,  chanter  en  solo  ou  à  plusieurs  voix,  des 
lais  d'amour,  des  scènes  dialoguées,  des  pasto\i- 
relles  et  des  sirventes,  en  s'accompagnant  de 
leurs  pittoresques  instruments.  Mais  ces  gais 
compagnons  ne  s'y  trouvaient  pas  toujours,  et 
quand  ils  étaient  représentés,  il  y  avait  des  in- 
tervalles à  leur  intervention.  Les  dames  choi- 
sissaient alors  les  passe-temps  qu'elles  jugeaient 
être  les  plus  agréables  à  l'assemblée. 

Ces  réunions  étaient  les  tournois  du  sexe  fé- 
minin; les  dames  dirigeaient  ces  passes  d'armes 
de  l'esprit  ;  elles  s'efforçaient  d'y  maintenir  la 
décence.  C'étaient  elles  qui  jugeaient  del'excel- 
lence  des  coups.  Les  jeux  qui  obtenaient  faveur 
à  leurs  yeux,  mettaient  en  éveil  les  facultés  de 
l'intelligence.  Ils  consistaient  à  échanger  des 
confidences,  rendues  publiques  à  certaines 
conditions,  à  improviser  des  questions  piquan- 
tes, des  subtilités  d'amour,  qui  exigeaient  des 
solutions  rapides,  sans  délai  ni  répit.  Ve- 
naient ensuite  les  pénitences  bizarres  et  plai- 
santes, imposées  à  ceux  qui  avaient  failli  aux 
régies  convenues.  Les  oeuvres  des  trouvères 
nous  ont  conservé  les  noms  de  plusieurs  de  ces 
jeux  si  fort  goûtés  en  ce  temps  là  : 

Mais  des  gieus  c'on  fait  as  étreines, 
Entour  la  veille  de  Noël. 

Dans  la  charmante  pastorale,  //  gieu  de  Robin 


'Sîj.  DÉDUITS  JOYEIÏX, 

et  de  Marion^  nous  en  trouvons  deux  :  celui  du 
Pèlerin  à  saint  Coisne  et  celui  du  Roi  et  de  la 
Reine.  Adam  de  la  Halle  les  fait  jouer,  il  est  vrai, 
à  de  simples  bergers  ;  mais,  ne  l'oublions  pas, 
les  classes  de  la  nation  n'étaient  pas  aussi  tran- 
chées de  mœurs  et  de  langage,  qu'elles  le  sont 
devenues  depuis.  Les  trouvères  ne  diversifiaient 
ni  le  stile  ni  la  note  de  leurs  chants,  selon  la 
condition  des  gens  qui  devaient  les  ouir  et  les 
répéter.  On  était  partout  aussi  crédule,  aussi 
facile  à  attendrir  et  à  charmer. 

Les  élégantes  chansons  du  comte  de  Béthune, 
de  Thibault  de  Champagne,de  Raoul  de  Coucy, 
faisaient  à  la  fois  les  délices  des  chaumières  et 
des  palais.  Les  fabliaux  les  plus  risqués  obte- 
naient les  rires  sonores  des  princes  et  seigneurs, 
aussi  bien  que  ceux  du  bourgeois  et  du  manant. 
Le  fossé  profond  qui  allait  se  creuser  entre  les 
classes  lettrées  de  la  Renaissance  et  les  foules 
restées  naïves,  ne  pouvait  pas  encore  se  pres- 
sentir. Les  jeux  que  maître  Adam  fait  jouer  à 
cette  jeunesse  de  vilains,  à  ces  adolescents  de 
village,  ces  passe-temps  champêtres  étaient 
aussi,  avec  de  légers  raffinements,  ceux  du  châ- 
teau et  du  salon. 

On  choisissait  un  arbitre,  un  roi,  une  reine, 
si  le  choix  tombait  sur  une  femme;  dans  le  jeu 
du  Pèlerin  à  saint  Coisne  c'était  un  saint.Ce  di- 
vertissement consistait  à  aller,  sans  rire,  faire 


JEUX  SOUS  l'ormel.  SS 

une  offrande  comique  au  joyeux  compère  qui 
jouait  le  rôle  du  saint  personnage,  avec  des 
mines  à  dérider  un  masque  tragique,  et  dont  les 
efforts  pour  forcer  son  pèlerin  à  desserrer  les 
lèvres,  avaient  pour  complices  tous  les  assistants. 
Ces  excitations  allaient  jusqu'aux  chatouille- 
ments et  aux  jeux  de  main  ;  aussi  Marion  dé- 
clare-t'elle  que  ce  jeu  ne  lui  plaît  guère  :  «  C'est 
vilains  jeus,  on  i  conkie.  » 

L'avis  de  Marion  était  partagé  par  le  Synode 
de  Worcester,  tenu  en  1 240,  où  l'on  défendit 
aux  clercs  ce  genre  de  jeux,  et,  par  dessus  tous, 
celui  du  Roi  et  de  la  Reine.  «  Nec  sustineant 
ludos  fieri  de  Rege  et  Regina.  » 

Celui  des  pèlerins  à  saint  Coisne  qui  cédait 
aux  tentations  du  rire,  payait  l'amende  ou  se 
voyait  soumis  à  quelque  joviale  expiation.  Le 
jeu  du  Roi  et  de  la  Reine,  que  j'ai  vu  ailleurs 
nommé  le  Roy  quicommant,  avait  pour  règle  de 
venir,  l'un  après  l'autre,  faire  hommage  à  celui 
que  le  sort  ou  le  choix  couronnait.  Ce  mo- 
narque d'aventure  posait  à  chacun  une  questiori 
plaisante,  souvent  équivoque,  à  laquelle  il  n'é- 
tait pas  toujours  facile  de  répondre;  en  voici 
un  échantillon. 

HuARS  :  Pcrrettc,  alez  à  {la)  court. 

Perrette  :  —  Je  n'ose. 

Le  rov  (du  jeu)  :  Si  feras,  si  Perrette.  Or  di, 

Par  cèle  foi  que  tu  dois  (à)  mi, 


86  DÉDUITS  JOYEUX, 

La  plusgrant  joie  c'ains  eusses 
D'amours,  en  quel  lieu  que  tu  fusse  s 
Or  di  et  je  t'ccouterai. 

Perrette  :     Sire  volontiers  le  dirai  : 

Sire  c'est  quant  mes  amis  vint 
A  moi,  aus  chans,  et  si  me  tint 
Soignement  bonne  compagnie. 

Li  ROIS  :         Sans  plus  ? 

Perrette  :  —  Voire,  voir  !  {vrai .') 

HuARS  :  Elc  ment. 


Le  spirituel  fabliau  de  Jehan  de  Condé,  le 
Sentier  battu,  met  aux  prises  une  société  plus 
raffinée  avec  les  malices  d'une  récréation  de  ce 
genre  :  «  Le  Roy  qui  ne  ment.  »  Ce  petit  poème 
nous  apprend  que,  dans  le  meilleur  monde,  on 
se  permettait  ces  libertés  défendues  aux  clercs 
anglais,  ces  allusions  stimulantes,  souvent  gri- 
voises, dans  le  but  d'amuser  la  compagnie,  aux 
dépens  de  quelque  victime.  A  la  veille  d'un 
grand  tournois ,  une  nombreuse  société  de 
dames,  damoiselles,  chevaliers  et  écuyers  est 
réunie  dans  un  château,  «  entre  Péronne  et 
Athies,  »  près  du  lieu  où  doivent  se  faire  les 
joiàtes.  Pour  passer  le  temps  et  s'esjouir  en 
toute  honnêteté,  on  convient  de  chercher  un 
déduit  agréable.  Chacun  propose  le  sien,  «  tant 
qu'une  reyne  firent,  pour  jouer  au  Roy  qui  ne 
ment.  » 

Une  dame  «  bien  parlante  et  faitice,  bêle  de 


JEUX  SOUS  l'ormel.  87 

manières  et  rice,  »  fut  élue.  La  belle  se  mit  à 
questionner,  l'une  après  l'autre,  toutes  les  per- 
sonnes de  la  brillante  compagnie,  et  à  leur 
adresser  quelques  fines  demandes  sur  leurs  ap- 
titudes et  leurs  goûts  personnels.  Après  plu- 
sieurs stations,  elle  vint  à  un  jeune  chevalier 
qui  avait  été  épris  de  ses  charmes  ; 

Mais  bien  taillez  ne  sembloitmie, 
Pour  faire  ce  qui  plait  à  mie, 
Quant  on  la  tient  en  ses  bras  nue, 
Car  n'ot  pas  la  barbe  crémue. 

C'est-  à-dire  que  le  bachelier  avait  peu  de 
barbe,  au  moins  était-elle,  dit  l'auteur,  aussi 
clairsemée  qu'on  en  voit  «  aux  pucèles  en  maint 
lieu.  »  Or  la  maligne  reine,  sans  égard  pour 
l'amour  que  l'imberbe  soupirant  lui  avait  porté, 
lui  demande  avec  effronterie  s'il  n'a  jamais  eu 
d'enfants  :— Dame,  dit-il,  point  ne  m'en  vante.» 
A  cette  modeste  répartie,  la  reine  riposte  par 
une  raillerie  cruelle  : 

Sire,  point  ne  vous  en  mescroi, 
Et  si  croi  que  ne  sui  pas  seule, 
Car  il  pert  assez  à  l'esteule  (à  la  paille) 
Q,ue  bon  n'est  mie  li  espis. 

Le  pauvre  chevalier  ainsi  accoutré  devant 
tous  «  esbahi  fut  et  ne  dit  mot.  »  Mais  quant 
la  railleuse  eut  servi  de  lardons  le  reste  de   la 


88  DEDUITS  JOYEUX, 

société,  et  qu'elle  revint  à  sa  place,  pour  s'en- 
tendre brocarder  ii  son  tour,  celui  qu'elle  avait 
atteint  dans  ses  œuvres  vives  lui  rendit  bien  la 
pareille.  Voici  l'indiscrète  question  qu'il  s'avisa 
de  lui  adresser  ;  je  ne  me  permettrai  pas  de  la 
traduire  en  bon  français  : 

Dame,  respondez-moi  sans  guile  : 

A  point  de  poil  à  vos  poinile  ? 
ï 

Une  demande  aussi  immodeste  étonna  la 
belle  qui  répondit,  sans  se  douter  du  piège  : 
«  Sachiez  qu'il  n'y  en  a  point.  »  En  ce  temps 
commençait  à  se  répandre  la  mode  des  ctuves, 
bains  de  vapeur  à  la  sarrazine,  contre  lesquels 
tonnèrent  si  longtemps  les  prédicateurs  ;  les 
dames  qui  les  fréquentaient  adoptaient,  pour 
la  plupart,  l'usage  oriental  de  se  faire  épiler.  La 
reine  du  jeu  put  donc  répondre  ainsi  sans 
étonner  personne,  et  sans  s'attendre  à  cette  in-, 
sultante  réplique  : 

Bien  vous  en  croi,  quar  à  sentier 
Qui  est  batus  ne  croit  pas  d'erbe. 

La  revanche  était  raide  ;  la  pauvre  femme 
n'eut  plus  envie  de  rire,  «  son  cœur  en  fu  si 
esperdu,  que  tout  son  desduit  fu  perdu.  »  Sa 
réputation  par  malheur  ne   démentait  pas  suf- 


JEUX  SOUS  l'ormel.  89 

fîsamment  ce  vilain  proverbe,  qui  fut  accueilli  à 
grandes  risées. 

Quand  le  temps  était  clair  et  tiède,  quand  les 
buissons  verdissaient  et  les  oisillons  s'esjouis- 
saient  dans  la  fouillée,  les  réunions  de  plaisir 
se  tenaient  sous  les  ombrages  du  verger.  Le 
verger  était  le  jardin  un  peu  désordonné  de  nos 
pères,  pittoresque  fouillis  de  rosiers,  de  chèvre- 
feuilles, de  sauges,  de  mauves,  de  violiers  et  de 
marjolaines,  de  plantes  vivaces,  d'arbustes  aux 
massifs  fleuris,  d'arbres  fruitiers  et  de  treilles  ; 
le  tout  s'entrelaçant  à  l'aventure,  et  croissant 
dans  une  liberté  presque  sauvage,  à  la  manière 
des  jardins  d'Orient. 

C'est  au  milieu  du  verger  que  se  joua,  dans 
le  lai  d'Ignaurès ,  la  dramatique  partie  du 
Prêtre  qui  confesse,  laquelle  eut  de  si  tragi- 
ques conséquences  pour  le  bel  Ignaurès.  C'est 
sous  une  ente  floiirie  du  vergier  que  se  tenait  la 
gente  prêtresse,  choisie  par  le  joli  groupe  fé- 
minin, et  dont  l'oreille  allait  recevoir  la  révé- 
lation des  amours  de  ses  douze  amies. 


D'une  de  nous  fasons  ung  prestre.... 

Lès  ccle  ente  ki  est  flourie, 

Chascunc  i  voise  [y  aille],  et  si  li  die 

Gui  èle  aimme,  en  confession. 

Et  à  cui  elle  a  fait  le  don  : 

Ensi  sarons  certainement 

Li  qu'èle  aimrae  plus  hautement. 


go  DEDUITS  JOYEUX, 

Par  un  terrible  hazard,  le  choix  de  ces  tendres 
cœurs  s'était  réuni  sur  le  jeune  chevalier  qui, 
le  lendemain,  n'évita  «  le  coutiel  à  pointe  »  de 
ses  douze  maîtresses  que  pour  tomber,  trahi 
par  un  espion,  sous  la  vengeance  bien  autre- 
ment féroce  des  douze  maris. 

Aux  solennités  bruyantes,  aux  fêtes  patro- 
nales, l'assemblée,  plus  générale  et  plus  mêlée,  se 
faisait  devant  la  porte  du  château  ou  de  l'é- 
glise, sous  l'orme  que  l'usage  était  d'y  planter. 
L'orme  était  l'arbre  favori,  il  jouait  un  grand 
rôle  dans  la  vie  publique  de  nos  aïeux  ;  son 
branchage  évasé  et  sa  feuille  solide,  qui  ne 
tombe  qu'aux  gelées  de  novembre,  formaient 
une  voûte  ombreuse,  sous  laquelle  nos  pères  ai- 
maient à  s'assembler.  Sous  l'orme  du  château, 
le  seigneur  ou  son  sénéchal,  son  prévôt  ou 
bailli,  rendaient  la  justice  en  temps  d'été,  te- 
naient les  plaids  sous  Vormel.  Symbole  du  droit 
de  juridiction  féodale,  l'arbre  traditionnel  pas- 
sait ù  l'héritier  mâle.  Sous  l'orme  de  l'église  se 
faisaient  les  discussions  d'intérêt  communal,  les 
publications  de  mariage  et  les  avertissements 
du  prône.  Là  encore  le  moine  de  passage  aimait 
à  sermonner  les  fidèles,  à  leur  montrer  les  reli- 
ques, Cl  leur  débiter,  pour  quelques  mailles,  les 
bienheureuses  indulgences  romaines. 

Malgré  le  voisinage  du  saint  lieu,  quand  l'orme 
du  manoir  seigneurial  appartenait  à  un  châte- 


JEUX  SOUS  LORMELi  gi 

lain  tyrannique,  c'était  sous  celui  de  la  paroisse 
qu'on  dansait  et  devisait,  à  la  tombée  du  jour. 
Hues  de  Braie-Selves,un  des  trouvères  conviés 
à  la  cour  de  l'empereur  Conrad,  à  Mayence, 
apprit  au  prince  germain  une  danse  en  vogue 
sous  l'orme  de  son  pays. 

....  Li  aprist  une  danse 

Que  firent  pucèles  de  France, 

A  l'ormel  devant  Trémilli , 

Où  l'on  a  maint  bon  plaid  basti. 

On  dansait  donc  sous  l'orme  ;  mais  quelles 
danses  ?  On  y  menait  la  Ronde  où  l'on  «  fait  li 
tour  des  bras  »,  on  y  conduisait  la  Tresque,  sorte 
de  chaîne  animée  qui  se  fait  encore  en  Italie 
sous  le  nom  de  la  Tresca  ;  on  y  sautait  le  Branle 
avec  «  le  tour  du  chief  »  ;  on  s'y  faisait  vis-à- 
vis,  «  alant  du  piet  avant  et  arrière  u.  A  part 
quelques  scènes  d'amour,  mimées  avec  in- 
flexions langoureuses  de  la  tête  et  du  corps,  et 
mouvements  plus  lents  des  bras  et  des  jambes, 
toutes  ces  danses  en  plein  air,  <  à  tabour  et 
muse  »,  à  tambourins  et  musettes,  étaient  joyeu- 
ses et  gaillardes.  Les  accolades  et  les  baisers  n'y 
étaient  pas  épargnés. 

Dire  quelle  est  au  juste  la  danse  que  Hues 
de  Braie-Selves  apprit  au  monarque  de  Germa- 
nie, serai-t  difficile,  l'auteur  de  Guillaume  de 
Dole  ne  nous  l'a  pas  transmis.  Etait-ce  une  sorte 


ga  ^DEDUITS  JOYEUX, 

de  ballet  primitif,  une  scène  mimée  ou  sim- 
plement un  branle  remarquable  parla  vivacité  de 
ses  allures  ?  Contentons-nous  de  savoir  que  cet 
excellent  jongleur  fit  faire  de  sensibles  progrès 
aux  jeux  qui  se  jouaient  sous  l'orme. 

Tant  a  bien  en  li, 
Que  moult  embéli 
Li  gieus  sous  l'ormel. 

Ces  détails  nous  expliquent  pourquoi  l'orme, 
l'ormeau  ou  Formel,  revient  si  souvent  dans  nos 
anciens  dictons,  et  pourquoi  les  divertissements 
qui  nous  occupent  étaient  groupés  sous  la  dé- 
nomination générale  de  jeux  sous  Formel.  Les 
rendez-vous  de  plaisir  et  d'affaires,  les  conci- 
liabules d'amoureux,  les  prônes  et  les  plaids  qui 
se  tenaient  sous  le  feuillage  de  Farbre  favori, 
nous  donnent  aussi  la  clef  du  vieux  proverbe  : 
«  Attendez-moi  sous  Forme.  »  Quand  les  dames 
de  la  Langue  d'Oc,  alliées  aux  princes  de  la 
Langue  d'Oil,  transportèrent  du  midi  au  nord 
de  la  France  la  poétique  juridiction  des  Cours 
d'Amour,  ce  dut  être  sous  Forme  que  s'en  firent 
les  premiers  essais. 

Le  germe  de  ces  nouveautés  judiciaires,  si 
piquantes,  si  bien  adaptées  aux  instincts  élégam- 
ment moralisateurs  de  la  femme  française,  se 
révèle  dans  les  jeux  partis^  ces  consultations 
moitié  badines,  moitié  sérieuses  qui  firent  long- 


JEUX-PARTIS.  93 

temps  les  délices  de  nos  ancêtres.  Ce  furent  les 
dames  et  les  poètes  de  la  Langue  d'Oc,  véritables 
casuistes  de  la  religion  damour,  qui  nous  ensei- 
gnèrent ce  gracieux  questionnaire  des  devoirs 
des  amants.  C'est  sous  le  ciel  voluptueux  de 
cette  partie  de  la  France,  que  débuta  la  mission 
de  résoudre  les  énigmes  du  cœur.  C'est  là  que 
se  dessina  la  première  ébauche  des  arrêts 
d'amour  ;  là  que  furent  tracés,  le  sourire  aux 
lèvres,  les  premiers  linéaments  de  ce  code,  dont 
les  articles,  formulés  plus  tard  par  les  dames 
d'en-deçà  la  Loire,  furent  adoptés,  pendant 
plus  de  deux  siècles,  comme  fixant  le  droit  cou- 
tumier  des  relations  du  cœur  et  des  sens. 

Cette  inauguration  rentrait  à  merveille  dans 
le  génie  littéraire  de  nos  contrées  méridionales. 
A  Toulouse,  à  Narbonne,  à  Avignon,  partout 
où  chantaient,  dans  une  langue  plus  harmo- 
nieuse et  plus  sonore,  les  troubadours,  ces 
langoureux  contemporains  des  trouvères,  les 
poésies  mouvementées  de  la  Langue  d'Oil  ne 
venaient  pas  communément  réveiller  l'imagina- 
tion des  auditeurs.  A  part  quelques  vertes  sail- 
lies satiriques  de  Bertrand  de  Born,  de  Guy  de 
Cavaillon,  de  Raimbaut  de  Vaqueiras,  de  Guil- 
laume de  Fîguera,  on  s'y  contentait  de  raffiner 
les  arguties  de  la  passion  d'amour.  On  y  chan- 
tait sur  tous  les  tons  ses  joies  et  ses  douleurs, 
ses   triomphes    et    ses  défaites.    Les   romans 


94  DEDUITS  JOYEUX, 

d'aventures  et  les  chansons  de  gestes,  lais  de 
féerie,  fabliaux  drolatiques,  épopées  mêlées 
d'enchantements,  sont,  ainsi  que  les  romans 
chevaleresques  des  cycles  d'Artus  et  de  Charlc- 
magne,  presqu'exclusivement  des  produits  de 
la  littérature  du  nord  de  la  France. 

Pétrarque  conduit  enfant  à  Avignon,  par  ses 
parents  qui  fuyaient  les  troubles  d'Italie,  passa 
les  plus  belles  années  de  sa  vie  dans  la  cité  pa- 
pale ;  il  y  fut  berceaux  refrains  de  ces  poétiques 
bagatelles.  C'est  à  ce  rendez-vous  des  dames  et 
des  derniers  troubadours,  que  l'inspiration  facile 
du  grand  sonnettiste  italien  s'imprégna  des 
molles  langueurs  de  cette  littérature,  dont 
l'énervante  monotonie  rappelle  les  notes  plain- 
tives des  harpes  éoliennes. 

Dans  le  nord,  où  les  poètes  avaient  la  fibre 
plus  mâle,  le  génie  plus  large,  les  subtilités  des 
tensons  ne  pénétrèrent,  dès  les  premières  années 
du  XII^  siècle,  que  grâce  à  la  faveur  toute  spé- 
ciale avec  laquelle  les  femmes  les  accueillirent. 
Les  jeux-partis  produisirent  sur  la  verve  de 
certains  trouvères  le  même  effet  d'allanguisse- 
ment  qu'ils  devaient,  un  siècle  ou  deux  plus 
tard,  produire  sur  le  pâle  amant  de  Laure.  Les 
chansons  de  Raoul  de  Coucy,  de  Gace  Brûlés, 
de  Blondiaus  de  Neele  et  de  tant  d'autres,  por- 
tent l'empreinte  irrécusable  de  la  source  méridio- 
nale. On  peut,  sanstrop  d'invraisemblance,  attri- 


JEUX-PARTIS.  95 

buer  à  la  vogue,  un  moment  excessive,  des 
chansons,  en  manière  de  plaintes,  et  des  tensons 
ou  énigmes  d'amour,  la  manie  de  subtiliser  qui, 
dès  la  fin  du  XII 1^  siècle,  remplaça  la  rude  sim- 
plicité de  nos  premiers  poètes,  faussa  nos  vieux 
moules  littéraires,  et  déteignit  peu  à  peu  sur 
tous  les  travaux  de  la  pensée. 

Les  tensons  du  midi,  d'où  est  venu  notre 
verbe  tancer,  ne  sont  autre  chose  que  le  galant 
badinage  auquel  nos  trouvères  ont  donné  le 
nom  departures  ou.  jeux-partis,  jeux  partagés. 
On  peut  s'en  assurer  par  ces  vers  de  Raoul  de 
Houdanc,  dans  Méraugis  de  Portlesgiie^  : 

Un  gieu  vous  part  que  voliez  faire  ; 
Se  volés  miex  tancer  que  taire, 
Véez-moi  tôt  prêts  de  tencier. 

En  changeant  de  cUmat  et  de  nom,  la  physio- 
nomie des  tensons  s'altéra  ;  les  jeux-partis  pri- 
rent un  caractère  plus  alerte,  plus  osé,  plus  sen- 
suel ;  on  y  serra  de  plus  près  les  réalités 
d'amour.  Quelques  échantillons  nous  feront 
faire  un  pas  de  plus  dans  l'intimité  de  la  société 
oîi  florissaient  ces  voluptueuses  distractions. 
Examinons  d'abord  quelques-uns  de  ces  jeux  que 
le  président  Fauchet  a  résumés  sous  forme  de 
dilemmes,  ne  fût-ce  qu'afin  de  nous  assurer 
que  ces  nœuds  d'amour  n'étaient  pas  toujours 
faciles  à  dénouer. 


96  DÉDUITS  JOYEUX, 

Jehan  Bretel  ou  Bretiaus  d'Arras  était  fort 
habile  à  poser  de  semblables  énigmes  ;  c'est  à 
son  talent  de  diriger  les  jeux-partis  qu'il  dut  la 
meilleure  part  de  sa  célébrité.  Ce  maître,  sur 
qui  s'est  spécialement  arrêtée  l'attention  du  pré- 
sident historien,  demande  au  ménestrel  Gadi- 
fer  :  «  S'il  avoit  mis  son  cœur  à  une  gente 
damoyselle,  et  il  l'airaast  bien,  lequel  voudroit 
mieux  qu'elle  fust  mariée  ou  trépassée?  » 

Le  même  pose  le  cas  suivant  à  son  concitoyen 
Adam  de  la  Halle  (cette  ville  d'Arras  était  alors 
une  pépinière  de  gentils  poètes)  :  «  Il  marchande 
tant  à  une  dame  qu'à  la  fin  elle  lui  ottroya 
s'amour;  mes  il  n'y  avoit  en  elle  foy  ne  loïauté, 
pour  ce  que  chascun  la  gagnoit  à  son  tour. 
Savoir  s'il  a  perdu  ou  gagné  ?  » 

A  un  autre  trouvère  Lambert  Ferris,  Bretel 
propose  cette  épineuse  question  :  «  Ils  sont 
deux  loïaux  amants,  dont  l'un  jouist  de  sa  dame, 
et  l'autre  n'a  bien  de  la  sienne  ;  or  les  deux 
dames  se  sont  si  mal  portées,  que  l'une  et 
l'autre  s'est  abandonnée  à  autrui.  Lequel  des 
deux  se  doit  le  plus  plaindre,  et  des  dames 
laquelle  a  le  plus  failli  ?  « 

A  Perrot  de  Neesle  il  pose  ce  fantasque  pro- 
blème :  «  S'il  aimoit  une  dame,  et  elle  le  priast 
qu'il  souffrist  qu'elle  peust  en  aimer  un  autre, 
l'espace  d'un  an,  et  lui  jurast  que,  cest  an  passé, 
il  seroit  aimé  :  scavoir  s'il  le  souffriroit?  » 


JEUX-PARTIS.  .  97 

A  Audeffoy  le  Bastard,  l'excellent  rimeur 
de  lais,  l'infatigable  Bretel  donne  cette  papil- 
lotte  à  débrouiller:  «  Il  aime  loïaument,  aussi 
est-il  aimé  de  mesme  ;  toutes  fois  il  ne  peut 
trouver  moyen  de  baiser  (sur  les  lèvres)  ou  faire 
davantage,  s'il  ne  se  veut  mesfaire  ;  sçavoir  s'il 
passera  outre  ?  » 

A  son  grand  ami  Cuveillers,  son  rival  en 
}eux-partis,  l'ingénieux  lutteur  adresse  cette 
autre  question,  laquelle  paraît,  au  premier 
aspect,  assez  peu  compliquée  :  «  Pourquoi  on 
refuse  en  amour  ceulx  qui  ont  de  l'aage,  et  les 
jeunes  sont  aimés  et  conjouis  des  dames  ?  » 

Si  que  li  bon,  li  sage,  11  celant  {les  discrets), 
Sont  mis  arrière,  et  li  novice  avant. 

Ces  problèmes  fourmillent  dans  les  manus- 
crits de  la  langue  romane.  Adam  de  la  Halle 
nous  en  a  laissés  une  vingtaine,  rimes  et  notés 
pour  le  chant.  Gomars  de  Villers,  Grévilliers, 
Roland  de  Reims,  Cuveilliers,  iMadopoIis  qui 
avait  sans  doute  rapporté  son  nom  de  la  croi- 
sade, Girard  de  Boulogne,  Roland  de  Billi  et 
nombre  d'autres  bons  trouvères  ont  signé  de 
leurs  noms  quelques-unes  de  ces  piquantes  con- 
sultations. 

Souvent  la  solution  d'un  jeu-parti  restait 
indécise  ;  les  parleurs  en  appelaient  alors  à  la 
sagesse  d'un  tiers  ou  de  plusieurs.  Ainsi  dans 

7 


gS  DÉDUITS  JOYEUX, 

L' amant  hardi  et  V amant  crémeteus  [ùmiàQ)^  de 
Jehan  de  Condé,  sorte  de  tenson  fort  élégam- 
ment brodé,  deux  dames  ne  pouvant  parvenir 
à  résoudre  le  jeu-parti  qu'elles  se  sont  posé, 
prennent  le  fils  de  Baudoin  de  Condé  pour 
arbitre.  C'était  au  temps  d'été,  dit  le  poète  : 

En  I  moult  bel  vergier  entrai, 

Et  1 1  dames  y  encontrai 

—  Compaigne,  com  a  dit  li  une, 
Véci  Jehan  qui  nous  dira 
De  nostre  débat  la  sentence, 
Dont  avons  esté  en  grant  tence. 

Jehan  écoute  gravement  le  plaid  erotique  : 
l'une  des  deux  dames  tient  pour  l'amant  qui 
brusque  le  dénouement;  l'autre  pour  celui  dont 
la  passion  est  si  délicate  qu'il  frémit  à  la  pensée 
de  déplaire  par  trop  de  hâte.  Après  avoir  pesé 
les  raisons,  notre  docteur  ès-amoureuses  scien- 
ces résume  les  débats,  et  prononce  un  arrêt 
dont  la  sagesse  eut  rendu  Salomon  jaloux. 
Selon  lui,  tant  qu'il  n'a  pas  réussi  à  pénétrer 
dans  le  cœur  de  sa  belle,  l'amant  doit  être 
crémeteux  et  craintif. 

Humbles  doit  estre  cil  qui  prie, 
Et  qui  mierci  requiert  et  crie; 
Doubter  se  doit  li  hom  qui  plaide 
En  court,  quant  ne  seit  qui  li  aide. 

Mais  une   fois   le  procès  gagné  et  la  place 


JEUX-PARTIS.  99 

prise,  «  hardi  doit  estre  l'amant  au  siervir  ;  » 
suppliant  et  timide  avant  le  baiser  de  merci, 
fort  et  vaillant  après,  sans  fanfaronade  ni 
indiscrétion.  Les  dames  durent  être  satisfaites 
d'un  aussi  équitable  jugement. 

Souvent  c'était  aux  dames  qu'on  allait  de- 
mander une  solution.  Déjà  dans  ces  luttes 
courtoises,  certaines  d'entre  elles  s'étaient 
acquis  une  grande  réputation  d'équité  et  d'ex- 
périence ;  on  parlait  d'elles,  et  l'on  faisait  de 
grands  détours  pour  aller  les  consulter.  C'était 
là  une  sorte  de  stage  qui  menait  aux  honneurs 
de  la  magistrature  d'amour.  Je  trouve  dans  les 
Archives  des  missions  scientifiques  et  littéraires, 
année  1868,  au  nombre  des  poésies  des  trou- 
vères, extraites  des  manuscrits  de  la  bibliothèque 
d'Oxford,  un  jeu-parti  dans  lequel  une  dame 
s'adresse  ainsi  au  ménestrel  Rolan,  Roland  de 
Reims  sans  doute  : 

Conciliiez-moi  Rolan,  je  vous  prie; 

Dui  {deux)  chivalliers  me  vont  d'amour  priant, 

Riches  et  preus  est  li  uns,  je  vos  dis.,.., 

L'autre,  vos  di,  il  est  preus  et  hardis, 

Mais  il  n'a  pas  tant  d'avoir  comme  a  cils  ; 

Mais  cortois  est  et  saiges  et  célans.  {discret) 

S'ainsi  estoit  ke  je  volsisse  amer, 

A  qui  vos  plaît-il  mieux  à  (m'}  accorder  l 

Roland  conseille  à  la  dame  de  choisir  le  plus 
riche  ;  car  bien  sied  à  dame,  dit-il,  «  kelle  aime 


100  DEDUITS   JOYEUX, 

SI  haut  c'en  ne  l'en  puist  blasmer.  »  La  belle 
incline  à  aimer  le  chevalier  qui  «  n'a  pas  tant 
d'avoir.  »  A  son  avis  c'est  aux  femmes  à  réparer 
les  injustices  du  sort,  surtout  quand  il  ne 
manque  à  un  amant  qu'un  peu  d'aide  de  la 
fortune  t  por  conquerre  los  et  pris.  »  Toutes 
ses  raisons  ne  sont  pas  aussi  avouables,  on 
était  franc  alors  ;  on  s'écriait  volontiers  ;  honny 
soit  qui  mal  y  pense!  Il  ne  faut  donc  pas  se 
scandaliser  de  voir  la  dame  glisser  cet  argu- 
ment dans  ses  répliques  :  «  Povres  homs  ont 
grant  proésse  au  lit.  »  Roland  propose  de  s'en 
référer  à  la  haute  sagesse  de  deux  sœurs  re- 
nommées pour  le  grand  sens  de  leurs  décisions: 
la  comtesse  de  Linaiges  et  la  dame  Mahaut  de 
Commarsi,  deux  charmants  avocats  consultants, 
que  nous  retrouverons  plus  loin. 

Le  trouvère  Gamart,  peut-être  Gomars  de 
Villiers,  demande  conseil  à  Cuveillierssurlecas 
suivant: —  Il  aime  la  femme  d'un  chevalier  et  il 
en  est  aimé  «  en  boine  foi  »,  mais  le  sire  époux 
de  la  dame  se  fie  en  lui  et  l'accueille  cordiale- 
ment. Doit-il  accepter  les  faveurs  de  la  femme, 
ou  justifier  en  les  refusant  la  confiance  du  mari? 
Cuveilliers  n'hésite  pas  à  déclarer  qu'il  doit 
accepter, 

L'amour  et  sa  compaignic 
Koike  ses  maris  en  die. 


JEUX-PARTIS.  lOI 

Gamart  a  des  scrupules  qu'il  motive  très-ho- 
norablement. Tous  deux  conviennent  d'aller 
soumettre  la  chose  à  «  la  dame  jolie  de  Foué- 
camps,  qui  sait  très  bien  le  droit  jugier  »,  et  les 
tensons  apaiser.  De  ces  erotiques  énigmes, 
quelques-unes  dépassaient  les  limites  du  plus 
hardi  Jlirtage ;  celle-ci,  par  exemple,  offerte  par 
Guillaume  le  Viniers  à  la  sagacité  de  son  con- 
frère et  rival  Frère  d'Arras  : 

Si  est  uns  hom  qui  aime  loiaument. 
Et  tant  a  vers  sa  dame  déservi  (mérité], 
Que  une  nuit  en  son  lit  le  consent, 
Tout  nu  à  nu,  sans  nul  dosnoiement  [licence). 
Fors  de  baisier  et  d'acoler  aussi. 
Dites  s'èle  fait  plus  pour  li  que  il  pour  li  ?  (elle) 

La  solution  bien  débattue  demeure  indécise  ; 
avouons  pourtant  que  voilà  un  amant  dans  un 
grand  embarras.  Autre  exemple  de  réalisme  un 
peu  risqué  ;  je  l'extrais  du  recueil  intitulé  Rom- 
vart  :  —  Si  vous  aviez  une  dame  à  votre  gré, 

Liquel  vous  contenteroit 

Miex,  ou  se  vers  li  allez, 

Et  puis  si  la  besiez. 
Tout  par  son  gré,  une  fois  sans  plus, 
Ou  s'èle  aloit  vers  vous,  les  bras  tendus, 
Pour  vous  bésier,  mais  ains  que  parvenir. 
Pust  à  vous,  l'en  convenist  fuir  ? 

Assurément  la  seconde  partie  de  cette  alter 


102  DEDUITS  JOYEUX, 

native  prouverait  plus  de  spontanéité  du  côté 
de  l'amante  ;  cependant  Grévilliers,  à  qui  est 
posé  ce  leste  problème,  répond  que,  si  la  dame 
doit  être  empêchée  d'arriver  jusqu'à  lui,  il  pré- 
férerait aller  à  elle  prendre  le  baiser.  Son  rival 
au  contraire  choisit  d'être  assuré  de  la  complète 
bonne  volonté  de  son  amie  :  En  pareil  cas,  dit-il, 
la  volonté  bien  constatée  doit  compter  pour 
œuvre  accomplie.  Les  jeux-partis  proposés  par 
les  dames  sont  plus  réservés  dans  leur  objet, 
plus  gracieux  dans  leur  expression. 

D'après  le  président  Fauchet,  Saincte  Des 
Prées,  la  charmante  trouvéresse  qui  préféra  le 
chevalier  Seymours  au  beau  ménestrel  Guille- 
bert  de  Bernevilie,  demande  à  la  dame  de  la 
Chaucie,  quel  parti  il  faut  prendre  pour  son 
honneur  :  ou  éconduire  celui  qui  la  prie  d'a- 
mour, avant  qu'il  achève  sa  prière,  ou  le  laisser 
auparavant  dire  tout  ce  qu'il  voudra? 

La  thèse  délicate  de  la  curiosité  aux  prises 
avec  la  pudeur,  éternel  combat  de  l'âme  fémi- 
nine, est  nettement  posée  ici.  La  décision  favo- 
rise't'elle  la  pudeur  ou  la  curiosité  ?  La  dame 
de  la  Chaucie  accepte  t'elle  la  tentation  des 
douces  paroles,  ou  préfère-t-elle  esquiver  le 
combat  en  fermant  l'oreille  .-'  Fauchet  ne  le  dit 
pas,  mais  ;  je  ne  crains  pas  d'être  contredit  par 
les  dames  expérimentées,  si  j'émets  l'avis  que  la 


JEUX-PARTIS.  I03 

belle  confidente  de  Saincte  Des   Prées  dut  se 
trouver  dans  une   extrême  perplexité. 

S'il  nous  reste  un  si  grand  nombre  de  ces 
fragiles   bagatelles,   c'est   qu'après    avoir  lutté 
d'adresse  en  discutant  ces  cas  de  conscience  du 
sentiment,  les  trouvères  rimaient,  à  tête  reposée, 
ceux  de  ces  gentils  débats  qui  avaient  le  plus 
vivement  piqué  l'attention  des  dames.  En  leur 
donnant  une  forme   littéraire,    les   poètes   en 
élargissaient  ordinairement  le  cadre.  Li  plais 
des  chanoinesses  et  des  grises  nonnains,  où  les 
religieuses  de  ces  ordres  disputent  chaudement 
la  valeur  réciproque  de  leurs  qualités  d'amour  ; 
le  plaid  de  Huéline  et  Eglantine,  où  les  mérites 
amoureux  du  clerc  rès-tonJu  et  du  chevalier 
sont  gravement  mis  en  parallèle,  ne  sont  autres 
que  des  jeux-partis  montés  en  fabliaux.  Ainsi 
en  est-il  de  cette  gaillarde  petite  pièce  exhumée 
par  Achille  Jubinal  d'un  manuscrit  de  la  Haye; 
il  y  est  question  de  l'originale  faveur  qu'une 
dame,  touchée  de  la  constance  de  son  ami,  se 
décide  à  lui  accorder  :  celle  d'abandonner  à  ses 
caresses  la  moitié  de  son  corps,  depuis  le  sein 
jusqu'en  haut,  en  lui  déniant  la  jouissance  du 
reste. 

Lois  que  j'aim  et  aymerai 

Tous  dis  (toujours)  tant  que  pouray  durer, 

Vous  m'avés  ser%-i  de  cuer  vray. 

Si  lonctemps  que  rémunérer 


104  DÉDUITS  JOYEUX,  ' 

Je  vous  vueil,  et  abandonner 

Mon  corps,  (à)  faire  vostre  commant, 

Fors  que  puis  le  chaynt  {le  sein)  en  avant. 

Cet  abandon  ne  parait  pas  suffisant  au  pauvre 
Loïs  ;  il  réclame  son  amie  entière  :  en  accepter 
la  moitié  supérieure  seulement  serait  s'exposer, 
dit-il,  à  prendre  feu  sans  pouvoir  l'éteindre. 
Celle  qui  s'arrête  ainsi  dans  ses  largesses  ne 
sait-elle  pas  ceci,  ajoute-t-il: 

Par  amour  chascun  plus  labeure 
A  che  dessous  qu'a  che  desseure. 

On  ne  saurait  mieux  clore  ce  chapitre 
qu'avec  le  tenson  si  suave,  si  mélancolique,  que 
se  posait  à  elle-même,  à  la  fin  du  douzième 
siècle,  la  gracieuse  trouvéresse  Agnès  de  Bra- 
gelonne, l'amante  aimée  d'Henri  de  Craon, 
sujet  favori  de  ses  vers. 

Ore  en  de'duict,  ores  en  lermes, 
Vos  pri  me  dire  ô  cœurs  infermes  ! 
Si  tant  en  est  com'  est  li  miens, 
Amors  est-il  malz  ?  est-il  biens? 

S'est  malz,  d'où  vient  que  nus  {nul)  l'empeschc 

D'enchaîner  tendre  josnèche? 

(Je)  sçay  contre  li  siens  carrelets 

Foiblent  [faiblissent)  escus,  casques,  borletz  ; 

Mais  n'est-il  plante  qu'en  guarisse 

Ni  d'enchantor  qui  le  jorisse? 

Le  maugréer  ?...  ha  l'air  si  doux  ! 

Le  fuyr  r...  Gort  plus  viste  que  nous. 


JEUX-PARTIS.  I05 

S'est  biens,  porquoy  tos  jors  le  creindre, 
Et  mesme  quant  soubrit,  se  pleindre 
De  son  délittable  povoir  ? 
Ha  !  ne  gronce  (ne  se  plaigne)  qui  peult  avoir 
Déduit  en  myeu  (des)  paynes  qu'endure  ! 
Car  n'est  pas  de  gieux  qui  moins  dure  ; 
Toteseyson  ne  pond  li  flours, 
Emprès  les  riz  viegnent  des  plours, 

Ore  en  déduict,  ores  en  lermes, 
Vos  pri  me  dire,  ô  cœurs  infermes! 
Se  tant  en  est  com'  est  li  miens, 
Amors  est-il  malz?  est-il  biens  ? 

Ce  gracieux  passe-temps  devait  porter  fruits  ; 
il  en  porta  de  vraiment  savoureux.  C'était  là, 
répétons-le,  une  préparation  très-directe,  très- 
accentuée,  à  de  plus  solennels  débats.  Nous 
allons  voir  cette  distraction  élégante  qui,  au 
premier  abord,  offre  l'apparence  d'un  jeu  sim- 
plement destiné  à  aiguiser  les  facultés  de  l'es- 
prit, nous  allons  la  voir  échapper  aux  subtilités 
d'une  métaphysique  sentimentale,  s'évprtuant 
dans  une  sphère  de  pure  imagination,  pour 
entrer  hardiment  dans  les  institutions  réelles 
de  la  vie. 

Sur  le  frêle  et  poétique  fondement  des  ten- 
sons  et  des  jeux-partis,  les  dames  de  France 
établirent  une  magistrature  de  leur  ressort,  une 
juridiction  à  elles,  consentie  par  tous,  libre- 
ment, sans  l'ombre  d'aucune  contrainte;  un 
véritable  tribunal  d'honneur,  mieux  obéi  que 


I©6      DÉDUITS  JOYEUX,  JEUX  SOUS  l'oRMEL  . 

celui  des  maréchaux  de  France.  Elles  y  con- 
quirent une  influence  toute-puissante  qui  leur 
soumit  les  cœurs  les  plus  indomptés,  les  plus 
sauvages,  et  fit  trembler  les  plus  forts  et  les 
plus  vaillants. 


CHAPITRE  V. 


COURS    D    AMOUR,    LEUR    RAISON    D   ETRE, 
LEUR  CHRONIQUEUR  CONTEMPORAIN. 


ous  voici  arrivés  à  l'un  des  traits 
les  plus  intéressants  de  la  physio- 
nomie des  siècles  lointains  qui  nous 
occupent,  à  l'une  des  institutions 
les  plus  originales,  les  plus  colorées,  les  plus 
franchement  civilisatrices  de  la  vie  au  Moyen- 
Age.  Les  parlements  féminins,  au  sein  desquels 
nos  aïeules  du  temps  des  Croisades  rendaient, 
dans  la  forme  des  tribunaux  ordinaires,  des 
arrêts  respectés,  basés  sur  les  prescriptions  d'un 
droit  couturaier  tout  spécial,  ont  paru  aux  his- 
toriens un  fait  si  étrange,  que  la  plupart  ont 
laissé  dans  l'ombre  l'existence  d'une  pareille 
juridiction.  Ces  assises  de  courtoisie  passèrent 
longtemps  pour  une  simple  imagination  de 
poètes. 


io8     COURS  d'amour,  leur  raison  d'être, 

Les  Cours  d'Amour  commencent  enfin  à  sortir 
du  domaine  de  la  fantaisie.  Les  traces  qu'elles 
ont  laissé  dans  nos  annales  littéraires,  relevées 
avec  plus  de  soin,  permettent  aujourd'hui  aux 
maîtres  de  l'histoire  moderne  de  les  traiter 
moins  lestement,  et  d'incliner  leur  éclectisme 
austère  devant  cette  gracieuse  excentricité.  Déjà 
l'on  s'accorde  à  y  soupçonner  les  contours  d'une 
institution  moralisatrice,  s'harmonisant  à  mer- 
veille avec  les  mœurs  galantes  de  ces  siècles  si 
différents  de  ceux  qui  les  précèdent  et  de  ceux 
qui  les  ont  suivis.  Le  dédain  n'accueille  plus 
cette  surprise  brillante  d'une  époque  naïve- 
ment artistique,  qui  ménage  bien  d'autres  éton- 
nements  à  ceux  qui  se  décideront  à  l'étudier 
sans  idée  préconçue. 

Dans  son  excellente  histoire  de  France,  au 
règne  de  Louis  le  Gros,  Henri  Martin  constate 
en  ces  termes  ce  fait  si  difficile  à  nier  désor- 
mais : 

«  Cette  singulière  institution  des  cotirs 
d'amour  fut  prise  au  sérieux  par  les  nobles 
châtelaines  des  XII"  et  XIII*'  siècles,  et  réalisée 
en  diverses  contrées  de  Provence,  d'Aquitaine 
et  de  France.  L'amour  érigé  en  science  et  en 
religion  eut  son  code,  son  droit  canonique, 
pour  ainsi  dire  ;  et  des  tribunaux  féminins 
essayèrent  d'appliquer  ce  droit  qui  n'était  rien 
moins  que  d'accord  avec  celui  de  l'Eglise.'  » 


LEUR  CHRONIQUEUR  CONTEMPORAIN.    IO9 

A  qui  doit-on  accorder  l'initiative,  réclamée  à 
la  fois  par  les  dames  du  Nord  et  par  celles  du 
Midi  de  la  France,  dans  cette  tentative  ado- 
rable de  substituer  au  droit  du  plus  fort  le  droit 
du  plus  aimant  ?  Lequel  de  ces  deux  charmants 
groupes  parvint,  le  premier,  à  placer  les  déci- 
sions de  la  grâce  et  de  la  beauté  à  côté  des  bru- 
talités sommaires  de  la  justice  féodale?  L'origine 
évidemment  méridionale  des  tensons  et  des 
jeux-partis  nous  dispose  à  donner  l'avantage  de 
la  primauté  aux  dames  de  par  delà  la  Loire. 

Il  nous  est  resté  bien  peu  d'arrêts  formulés 
judiciairement  en  matière  amoureuse,sur  la  terre 
natale  de  ces  luttes  à  armes  courtoises,  si  l'on 
en  excepte  les  documents  d'une  source  relati- 
vement moderne,  recueillis  en  passant  par  le 
Monge  des  Isles  d'Or  et  par  Jean  de  Nostre- 
dame  ou  Nostradamus.  Cependant  l'une  des 
présidentes  de  ces  cours,  où  nous  allons  voir 
appliquer  religieusement  les  articles  vénérés  de 
la  loi  d'amour,  Ermangarde  de  Narbonne, figure 
honorablement  dans  le  recueil  d'André  le  Cha- 
pelain. Nous  verrons  également  qu'une  cour 
d'amour  existait  en  Gascogne,  dès  le  commen- 
cement du  XII«siècle,  dont  il  nous  est  parvenu 
l'une  des  sentences  les  plus  fermes  de  toutes 
celles  que  nous  aurons  à  citer. 

Quoiqu'il  en  soit,  les  dames  du  Nord  ne  tar- 
dèrent pas  à  s'emparer  de  ce  merveilleux  moyen 


no     COURS  d'amour,  leur  raison  d'être, 

d'influence,  et  d'ouvrir  des  prétoires  d'amour 
dans  leur  propre  pays.  Le  rêve,  souvent  caressé 
par  les  poètes,  d'un  aréopage  féminin  jugeant 
les  relations  des  sexes,  décidant  les  cas  réservés 
des  mœurs  intimes,  s'incarna  un  moment  parmi 
nous.  Pendant  de  longues  années,  sa  réalisation 
travailla  puissamment  à  adoucir  les  efferves- 
cences barbares  de  ces  sociétés,  où  le  duel  à 
mort  tranchait  tous  les  différends. 

Le  fait  de  contemporaines  d'Héloïse  saisis- 
sant, dans  leurs  mignonnes  mains,  la  trame  im- 
mortelle sur  laquelle  viennent  se  broder,  depuis 
que  le  monde  existe,  tous  les  grands  actes  de 
l'humanité,  fut  pour  la  civilisation  renaissante 
une  chance  inappréciable.  Une  aussi  considé- 
rable usurpation,  entreprise  de  complicité  avec 
les  chevaliers  et  les  trouvères,  se  trouva  pleine- 
ment justifiée  par  l'usage  équitable  que  les 
Françaises  firent  de  leur  pouvoir,  pendant  plu- 
sieurs siècles,  avec  une  grande  probabilité  his- 
torique de  régularité. 

Bien  qu'elle  contrastât  vivement  avec  les  tur- 
bulences guerrières  et  l'appétit  des  grands  coups 
de  lances,  l'autorité  de  ces  gentils  parlements 
était  en  parfait  accord  avec  le  culte  des  fées  et 
l'obligation  de  vouer  sa  vie  à  un  idéal  de  beauté. 
A  la  bataille  de  Bouvines,  au  moment  où  la 
chevalerie  française  pliait  devant  les  hommes 
d'armes  d'Othon,  une  voix  s'écria,  du  côté   de 


LEUR  CHRONIQUEUR  CONTEMPORAIN.         I  I  I 

la  France  :  «  Souvienne-vous  de  vos  dames  !  » 
C'était  la  fortifiante  devise,  adoptée  de  tous, 
quelle  que  fût  au  fond  la  rudesse  de  leurs  habi- 
tudes. 

A  l'ombre  de  ce  respect,  dont  il  était  admis 
d'outrer  les  apparences,  les  dames  réussirent  à 
réglementer  les  libertés  du  cœur,  à  les  raffiner, 
à  les  sanctifier  par  l'épreuve  et  la  patience. 
Dans  ces  temps  où  les  alliances,  en  vue  de  la 
possession  des  fiefs,  avaient,  plus  qu'en  aucun 
autre  siècle,  fait  du  mariage  une  formalité  de 
convention,  les  dames  doivent  être  louées  pour 
avoir  caressé  l'utopie,  chère  aux  âmes  tendres, 
d'un  code  d'amour  affirmant  les  droits  de  la 
passion  véritable  et  plaçant  les  convenances  du 
libre  choix  à  côté  des  convenances  de  l'hérédité, 
les  entraînements  du  cœur  à  côté  de  l'ascétisme 
monacal,  leur  droit  d'intervention  dans  les  actes 
de  la  vie  à  côté  de  la  claustration  matrimoniales 
qui  isolait  du  monde  vivant  leurs  sœurs  d'Es- 
pagne et  d'Italie. 

Cette  vaillante  entrée  en  scène  leur  fut  con- 
seillée, presqu'imposée  par  les  habitudes  errantes 
de  leurs  soutiens  naturels,  pères,  fils,  époux  et 
frères.  Plaie  permanente  du  moyen-âge,  cette 
humeur  vagabonde  exposait  les  veuves  tempo- 
raires à  se  voir  dépouillées,  violentées,  persé- 
cutées, bien  autrement  que  ne  le  fut  la  patiente 
femme  d'Ulysse.  Plus  d'un  traître  veillait  au- 


I  I  3       COURS  d'amour,  LEUR  RAISON  d'ÊTRE, 

tour  du  manoir  abandonné,  prêt  à  se  jeter  sur 
les  biens  et  la  femme  de  l'absent,  et  il  meurdrir 
ses  héritiers  légitimes. 

Ainsi  en  advint-il  à  la  femme  et  aux  fils  du 
comte  Gui,  seigneur  de  la  cité  de  Mayence,  qui 
s'était  confiné  dans  une  hermitage  de  la  forêt 
des  Ardennes,  par  une  subite  fantaisie  de  dé- 
votion. Le  comte  avait  fait  ce  vœu  de  réclusion, 
comme  on  le  voit  dans  Doon  de  Mdience, 
sans  songer  à  en  prévenir  ses  parents  ni  ses 
amis.  Son  sénéchal  Herchambaut,  le  croyant 
mort,  se  présente  à  la  châtelaine,  et  prélude  en 
ces  termes  à  la  cruelle  félonie,  dont  il  usa  en- 
vers elle  et  ses  deux  fils  Gérard  et  Doon  : 

Dame,  fet  Herchambaut,  entendez  ma  raison  : 

Se  messire  est  mort,  (je)  ne  le  prise  i  bouton, 

Que  trop  estoit  vieilart  et  de  pute  fâchons  ; 

J'en  sui  le  plus  haut  hom  de  cheste  région, 

Et  qui  plus  ay  amis  et  avoir  à  foison. 

Vous  m'arez  à  Segneur  et  à  boen  compagnon.... 

Si  ferez,  par  mon  chief  !  ou  vous  vœillez  ou  non  ! 

Voilà  une  terrible  façon  de  disposer  en  sa  fa- 
veur le  cœur  d'une  pauvre  délaissée.  Le  drame 
qui  suit  dépasse  toutes  les  craintes  eue  doit 
faire  naître  un  pareil  début. 

Rien  n'arrêtait  ces  turbulents  personnages 
dans  leur  passion  de  courir  les  aventures,  dont 
les   lamentables   conséquences  remplissent  les 


LEUR  CHRONIQUEUR  CONTEMPORAIN,         I  I  3 

romans  de  chevalerie;  tout  leur  était  motif  à 
enfourcher  le  destrier,  chaque  occasion  de  for- 
tune ou  de  gloire  sollicitait  leur  déplacement. 
Les  croisades  étaient  permanentes  ;  Sarrazins 
d'Orient,  Sarrazins  d'Espagne,  payens  du  Nord, 
fantaisistes  religieux  des  vallées  du  Midi  de  la 
France,  réclamaient  sans  trêve  le  poids  de  leur 
Branc  d'acier.  Il  ne  se  passait  guère  d'années 
où  ne  fut  publié  un  de  ces  saints  remue-mé- 
nages, à  l'appel  duquel  tDut  seigneur,  qui  trou- 
vait à  engager  ses  domaines  et  à  manger  son 
blé  en  herbe,  s'empressait  d'obéir. 

A  ces  pieuses  raisons  de  fuir  le  logis,  ajou- 
tons les  pèlerinages  lointains,  imposés  comme 
expiations  personnelles,  les  vœux  pittoresques, 
les  dévotes  impulsions,  les  entreprises  fabu- 
leuses et  extravagantes,  qui  excitaient  à  l'envi  les 
poétiques  caprices  de  ces  hommes  infatigables, 
aux  yeux  desquels  les  professions  errantes 
étaient  la  perfection  des  activités  de  la  vie.  La 
plupart  des  femmes  de  ce  temps,  châtelaines 
ou  simples  femmes  libres,  auraient  pu  répondre 
avec  la  dame  aimée  du  Chevalier  à  la  Manche, 
à  l'hôte  qui  s'enquérait  où  était  son  époux  : 


...:...  Si  je  le  Savoie, 
Biaus  sire,  je  le  vous  diroie 
Ni  point  ne  vous  en  mentiroie. 
De  ci  partit  hier  matin. 


I  14     COURS  D  AMOUR,  LEUR  RAISON   D  ETRE, 

Sans  dire  romant  ni  latin  ; 
Ne  sai  où  il  tourna  sa  voie. 


Quand  on  refléchit  à  la  position  d'isolement 
presque  habituelle  des  dames  de  cette  époque, 
fait  attesté  par  nos  chroniques,  nos  poèmes  et 
les  ballades  rajeunies  qui  sont  parvenues  jus- 
qu'à nous,  on  arrive  à  comprendre  quel  puis- 
sant auxiliaire  nos  aïeules  durent  trouver  dans 
cette  juridiction  morale,  qui  régularisait  les  bat- 
tements du  cœur,  dans  cette  science  des  dons 
successifs  et  des  gracieux  attermoiements. 

C'est  grâce  à  l'art  de  graduer  les  sourires  et 
de  proportionner  les  menues  faveurs  que  la 
mère  de  Saint  Louis  eut  la  chance  heureuse 
d'échapper  aux  périls  de  l'isolement,  auxquels 
l'exposèrent  par  deux  fois,  la  mort  de  son  mari 
d'abord,  puis  l'interminable  séjour  de  son  fils 
en  Egypte  et  en  Syrie.  J'ai  déjà,  par  la  citation, 
dans  La  vie  au  temps  des  Trouvères^  d'un  pas- 
quil  latin  fredonné  par  les  écoliers  de  Paris, 
rappelé  que  Blanche  de  Castille  avait  attaché  à 
sa  fortune  le  rude  légat  Saint-Ange,  qui  n'hési- 
tait pas  à  mettre  les  foudres  de  l'Eglise  à  son 
service.  Quant  au  plus  illustre  de  ses  captifs 
d'amour,  Thibault  de  Champagne,  elle  l'avait 
si  tendrement  enguirlandé  et  garrotté  de  cares- 
ses, qu'il  faillit  jeter  jusqu'à  sa  popularité  dans 
e  giron  royal.  Si  l'on  en  croit  la  Chronique  de 


LEUR  CHRONIQUEUR  CONTEMPORAIN.  I  I  5 

Saint- M  a  gloire  y  ce  puissant  feudataire,  déguisé 
en  ribaud,  parcourait  les  foules  avec  un  compa- 
gnon, afin  de  savoir  par  lui-même  «  com  on  en 
devisoit.  » 

Tuit  le  retraient  de  traïson. 
Petits  et  grans,  mauves  et  bon, 
Et  un  et  aultre,  et  bas  et  haut. 
Lors  dist  li  queens  à  son  ribaut  : 
—  Compains,  ci  voy-je  bien  de  plain 
Que  d'une  denrée  de  pain 
Souleroye  tous  mes  amis. 

N'eussent  été  les  liens  dont  il  était  si  étroite- 
ment enlacé,  le  comte  eût  déféré  à  l'opinion  de 
ses  sujets,  etcontribué  à  grossir  le  parti  rebelle 
au  jeune  roi;  mais  les  charmes  de  la  fée  de 
Castille  lui  firent  interpréter  autrement  les 
murmures  populaires  :  — Elle  seule  m'aime,  se 
dit  mélancoliquement  le  prince  charmé,  il  faut 
l'aimer  et  la  servir. 

N'ai  nul  ami,  ce  m'est  avis, 
Ne  je  n'ai  en  nuli  fiance 
Fors  qu'en  la  reine  de  France. 

A  quoi  la  Chronique  de  Saint-Magloire  ajoute 
que  cet  amour  fut  bien  payé  de  retour.  On  les 
tenait  pour  aussi  aimants,  aussi  fidèles  l'un  à 
l'autre  que  le  couple  le  plus  loyalement  amou- 
reux de  la  légende  des  temps  féodaux.  Est-ce 
naïveté?  Est-ce  malice? 


iiG    COURS  d'amour,  leur  raison  d'être, 

Celle  li  fu  loyale  amie, 
Bien  montra  que  ne  le  hait  mie 
Maintes  paroles  en  dit-en, 
Comme  d'Iseult  et  de  Tristan. 

Un  coup  d'œil  attentif  sur  les  documents  que 
nous  ont  conservé  les  souvenirs  de  ces  juges  au 
doux  visage  ;  un  moment  de  réflexion  sur  la 
solidarité  de  leurs  opinions,  d'un  bout  à  l'autre 
de  la  France,  sur  la  persévérance  qu'elles  mi- 
rent à  poursuivre  une  tâcrie  identique,  ne  nous 
permettra  guère  de  douter  du  but  que  s'ef- 
forcèrent d'atteindre  les  fondatrices  des  Cours 
d'Amour.  Dans  ces  pittoresques  exhumations 
le  guide  le  plus  précieux,  le  plus  sûr,  le  plus 
complet,  est  le  vieil  André  le  Chapelain,  qui  fut 
clerc  au  service  de  la  cour  de  France,  au  XII" 
siècle  ;  son  livre  :  De  arte  amatoriâ  abonde  en 
témoignages  pris  sur  le  vif,  par  la  plume  d'un 
contemporain. 

Les  Cours  d'Amour  n'ont  pas  de  base  plus 
ferme  que  le  receuil  du  bon  chapelain  royal. 
Une  bonne  pjrt  de  son  œuvre  est  consacrée  à 
reproduire  les  consultations  et  les  arrêts  rendus 
par  nos  mères,  de  Louis  le  Gros  à  Louis  VIII, 
depuis  la  comtesse  Sybille  de  Flandres  et  la 
reine  Aliénor  d'Aquitaine  jusqu'à  Marie  de 
Champagne,  dont  les  décisions  faisaient  encore 
loi,  au  temps  de  Saint  Louis,  et  jetaient  leurs 


LEUR  CHRONIQUEUR  CONTEMPORAIN.    II 7 

derniers  échos  à  la  cour  pontificale  d'Avignon. 
Si  l'on  veut  avoir  le  secret  de  cette  époque,  la 
plus  intéressante  des  temps  féodaux,  on  ne  sau- 
rait se  dispenser  de  tenir  ouvert  sous  ses  yeux 
le  De ar te  amatoriâ,  Andrece  Capellani  regii. 
On  s'assurera  par  lui  de  la  fermeté  courageuse 
que  mirent  les  dames  de  France  à  essayer  de 
déraciner,  du  champ  des  amoureuses  relations, 
les  abus  de  la  vénalité,  du  tempérament  et  de 
la  violence. 

La  date  où  vécut  ce  chroniqueur  original,  ce 
témoin  occulaire  de  nos  gloires  féminines,  ayant 
été  souvent  contestée,  il  est  bon  de  l'établir  so- 
lidement, avant  de  passer  outre. 

Fabricius  fixe  approximativement  cette  date 
essentielle,  vers  1 170.  Dans  son  traité  des  Cours 
d'Amour,  Raynouard  place  la  phase  active  de 
maître  André  entre  ii5o  et  11 70.  Fauriel  se 
montre  plus  indécis  ;  il  ne  répugne  pas  absolu- 
ment à  voir  notre  docteur  ès-sciences  amou- 
reuses, vivant  à  la  fin  du  XII»  siècle;  mais  il 
préférerait  le  faire  vivre  au  commencement  du 
XII P.  La  notice  de  ce  dernier  sur  André  le 
Chapelain  n'a  pas,  d'ailleurs,  la  fermeté  de  ses 
travaux  ordinaires  ;  Fauriel  a  fouillé  avec  dis- 
traction cette  vieille  mine  d'or,  peut-être  même 
ne  l'a-t-il  fait  que  par  complaisance  afin  d'or- 
ner de  son  honorable  nom  le  21^  vol.  de  VHis- 


1 18    COURS  d'amour,  leur  raison  d'être, 

toire  littéraire  de  la  France,  publié  en  1847, 
sous  la  direction  de  son  ami  Victor  Leclerc. 

Un  peu  plus  d'attention  l'aurait  empêché 
d'hésiter  sur  le  nom  du  maître  auquel  notre 
André  servait  de  clerc  et  de  chapelain.  Un 
point  cependant  sur  lequel  Fauriel  n'hésite  pas, 
c'est  sur  l'extrême  importance  historique  de  ce 
traité  d'amour.  Voici  son  opinion  sur  la  partie 
théorique,  dialoguée,  de  ce  recueil,  sorte  de 
guide  des  poursuivants  d'amour,  de  diverses 
castes  et  conditions.  Après  avoir  reconnu  que 
ces  débats  galants  ne  sont  pas  très-conformes 
«  aux  idées  généralement  regardées,  en  fait  d'a- 
mour, comme  celles  de  la  nature  et  du  bon 
sens  ^,  Fauriel  ajoute  : 

«  Mais  tels  qu'ils  sont,  ils  suffisent  aux  inten- 
tions et  au  but  de  l'auteur;  ils  lui  donnent  lieu 
de  mettre  à  découvert  les  côtés  les  plus  délicats, 
les  plus  bizarres  de  la  galanterie  la  plus  cheva- 
leresque ;  ils  le  conduisent  à  en  exposer  avec 
détail  les  prétentions,  les  paradoxes  et  les  sub- 
tilités... Il  ne  se  trouve  dans  cette  théorie  hé- 
roïque de  l'amour  pas  un  principe,  pas  un  trait 
significatif  qui  appartienne  en  propre  au  cha- 
pelain. Tout  ce  qu'il  y  dit,  il  le  dit  d'après  son 
temps  ;  il  l'extrait  d'opinions  et  de  doctrines 
alors  répandues  dans  les  hautes  classes  de  la 
société  féodale.  En  un  [mot  cet  ojuvrage,  appelé 
aussi  Fleur  d'amour^  n'est  qu'une  amplification, 


LEUR  CHRONIQUEUR  CONTEMPORAIN.  II 9 

qu'un  commentaire  de  ce  qu'il  y  a,  dans  la  poé- 
sie amoureuse  du  même  temps,  de  plus  relevé, 
de  plus  original  et  de  plus  piquant.  » 

C'est  au-delà  du  Rhin,  terre  où  fleurit  le  pa- 
radoxe', que  les  plus  vives  protestations  se  sont 
élevées  contre  la  date  de  ce  livre,  contre  la  pa- 
trie même  de  l'auteur  et  contre  la  valeur  histo- 
rique de  son  œuvre. 

Frédéric  Diez,  auteur  allemand,  d'ailleurs 
très  érudit,  d'un  essai  sur  les  Cours  d'Amour, 
s'est  pris  d'un  beau  zèle  contre  le  traité  de  notre 
Chapelain  ;  il  s'est  efforcé  de  lui  ravir  sa  pré- 
cieuse signification,  en  bouleversant,  de  son 
mieux,  le  point  de  chronologie  littéraire  qui  le 
fait  contemporain  de  la  reine  Aliénor  d'Aqui- 
taine. Très  peu  favorable  à  la  poétique  création 
qui  proclame  si  haut  la  supériorité  des  femmes 
de  France,  le  critique  germain  croit  la  saper 
par  la  base,  en  installant  le  chroniqueur  des 
Cours  d'Amour,  dans  un  siècle  où  l'on  ne  se  rap- 
pelait ces  cours  que  pour  les  parodier. 

Diez  essaie  de  raviver  l'opinion  erronée  d'un 
autre  de  ses  compatriotes,  le  baron  d'Arétin, 
conservateur  de  la  bibliothèque  de  Munich, 
qui  avait  placé  notre  vieux  maître  à  cheval  sur 
la  fin  du  XIV«  siècle  et  le  commencement  du 
XV°,  et  l'avait  fait  vivre  sous  le  lamentable  règne 
de  Charles  VI .  Ignoraient-ils  l'un  et  l'autre  que, 


120      COURS  d'amour,  LEUR  RAISON  D'eTRE, 

dès  l'an  1275/  Jérôme  de  Padoue  parlait  de 
maître  André,  dans  son  Epitome  sapientiœ  ? 

Le  baron  d'Arétin  ne  se  contenta  pas  de  dater 
le  livre  du  chapelain  royal,  de  l'an  1408, l'année 
même  où,  selon  Fauriel,  Michel  Arrigucci,  flo- 
rentin, en  fit,  sur  l'ancienne  traduction  italienne, 
la  copie  qui  se  trouve  encore  à  la  Bibliothèque 
Laurcntienne  de  Florence  ;  il  lui  sembla  bon  de 
faire  un  italien  de  maître  André.  A  cette  double 
erreur,  l'érudit  germain,  en  goût  de  fantaisie, 
ajoute  cette  belle  imagination,  qu'André  le  Cha- 
pelain a  choisi  la  langue  latine,  parce  que  la 
langue  itahenne  du  quinzième  siècle  n'était  pas 
encore  suffisamment  formée.  Or  Dante,  Pé- 
trarque et  Boccace  avaient  déjà  porté  à  sa  per- 
fection la  noble  langue  toscane,  chose  connue 
des  moindres  échappés  du  collège  ;  et  c'est  à  la 
fin  de  ce  même  quinzième  siècle,  que  le  sédui- 
sant Arioste  allait  chanter  Angélique  et  Roland. 

Si  invraisemblable  que  soient  à  première  vue 
ces  affirmations  étranges,  elles  ont  été  grave- 
ment traduites  d'allemand  en  français  ;  il  n'est 
donc  pas  inutile  d'écarter  ces  cailloux  de  la  voie 
lumineuse  où  vont  nous  apparaître  Marie  de 
Champagne  et  ses  souriantes  émules.  André  le 
Chapelain  lui-même  nous  viendra  en  aide,  dans 
cette  opération  ;  voici  ce  qu'il  nous  apprend, 
dans  sa  description  du  palais  allégorique  du  dieu 
d'amour. 


LEUR  CHRONIQUEUR  CONTEMPORAIN.  121 

«  Cum  Domini  mei  nobilissimi  viri  Roberti 
adessem,  armis  circumstitutus,  et  die  quâdàm, 
in  œstu  magnicaloris,per  regiam  Franciœ  Syl- 
vain, cum  ipso  et  aliis  multis  militibiis  equita- 
rem,  in  quemdam  locnm  valde  amcenum  et  de- 
lectabilem,  via  nos  sylvestris  deduxit...  » 

On  le  voit,notre  chapelain  royale  chevauchait, 
à  travers  une  forêt  royal  de  France,  avec  son 
seigneur  et  maître,  le  très-noble  Seigneur  Ro- 
bert, suivi  d'une  nombreuse  escorte  de  cheva- 
liers. C'est  à  un  prince  Robert  que  notre  André 
était  attaché,  mais  lequel?  Ouvrons  nos  an- 
nales; il  ne  s'y  trouve  que  trois  princes  de  sang 
royal  portant  ce  nom  :  Robert  de  Dreux,  fils  de 
Louis  le  Gros;  Robert  comte  d'Artois,  fils  de 
Louis  VIII,  et  Robert  de  Clermont,  fils  de  saint 
Louis.  Deux  autres  Robert  du  sang  de  la  mai- 
son de  France,  l'un  fils  de  Philippe  le  Hardi, 
l'autre  de  Philippe  le  Bel,  ne  peuvent  entrer  en 
ligne,  étant  morts  l'un  et  l'autre,  avant  l'âge  de 
montera  cheval. 

Des  trois  Robert  qui  ont  vécu,  je  n'hésite  pas 
à  désigner  Robert,  comte  de  Dreux,  pour  celui 
de  qui  maître  André  tint  le  titre  de  chapelain 
de  la  cour  de  France,  que  lui  donne  le  manus- 
crit de  la  Bibliothèque  Nationale  :  A  magistro 
Andréa,  Franconnn  aulœ  regiœ  capellano  ;  et 
cela  non  par  fantaisie  et  dans  le  but  d'orner  le 
front  du  chroniqueur  des  gestes  d'amour,  de  la 


122        COURS  d'amour,  LEUR  RAISON  D'ÊTRE, 

vénérable  poussière  des  siècles,  mais  parce  que 
ce  Robert,  frère  de  Louis  VII,  fut  contemporain 
de  la  plupart  des  présidentes,  dont  le  livre 
De  arie  amatoriâ  met  en  lumière  les  consulta- 
tions et  les  jugements. 

La  reine  Elconore  d'Aquitaine  était  sa  belle- 
sœur,  et  Marie  de  Champagne,  sa  nièce.  Cette 
Marie,  fille  du  roi  Louis  VII  et  femme  du  comte 
Henri  I^""  de  Champagne,  fait  surtout  époque 
dans  cette  affaire  ;  c'était  la  grande  inspiratrice 
d'André  qui  la  cite  à  presque  toutes  ses  pages. 
Même,  dans  la  partie  théorique  de  son  recueil,  il 
la  signale  comme  le  flambeau,  dont  les  autres 
dames  aimaient  à  s'éclairer. 

Ce  passage  authentique,  emprunté  au  texte 
même  suffirait  à  justifier  la  sagacité  de  Fabri- 
cius,  de  Raynouard  et  de  Fauriel  \  ajoutons 
l'évidence  morale  à  l'appui  de  cette  opinion. 
Rapproché  du  quinzième  siècle  et  des  Aresta 
amorum  de  Martial  d'Auvergne,  le  livre  de 
maître  André  ne  pouvait  plus  être  compris.  Dès 
avant  le  règne  de  Charles  VI,  le  Moyen-Age 
des  Croisades  avait  vu  s'effacer,  un  à  un,  les 
traits  si  complètement  originaux  de  sa  physio- 
nomie ;  la  société  féodale  avait  changé  d'as- 
pect. 

Les  barons  erraient  beaucoup  moins  ;  les 
guerres  s'étaient  concentrées  sur  le  sol  des 
provinces  de  France  :  guerres  intestines,  guer- 


LEUR  CHRONIQUEUR  CONTEMPORAIN.  123 

res  contre  l'envahisseur  étranger,  compétitions 
féroces  entre  les  princes  (}e  France  et  d'Angle- 
terre. Les  seigneurs  avaient  à  peu  près  renoncé 
aux  expéditions  lointaines,  aux  pèlerinages 
armés  d'Outre-Mer.  Les  batailles,  où  ils 
Jouaient  plus  que  jamais  de  la  masse  d'armes, 
de  la  hache  et  de  la  lance,  ne  les  empêchaient 
plus  de  surveiller  leurs  propres  domaines,  ni 
d'avoir  nouvelles  de  leur  famille  et  de  leur 
maJgnie. 

Les  trouvères  s'étaient  métamorphosés  :  les 
poètes  qui  chantaient  jadis,  presses  et  nom- 
breux,' s'étaient  mis,  la  plupart,  il  tonner  dans 
les  chaires  des  moustiers,  contre  l'avidité  du 
haut  clergé,  contre  les  appétits  terribles  des 
princes,  qui  désolaient  «  la  gent  menue  ».  Les 
femmes  terrifiées  par  les  atrocités  de  cette 
furieuse  période,  la  plus  lamentable  de  nos  an- 
nales, avaient  laissé  tomber  de  leurs  mains  le 
gracieux  arbitrage  d'honneur  et  d'amour.  Les 
cours  d'amour  de  Provence  et  d'Avignon,  dont 
parle  Jean  de  Nostredame,  bien  que  tenues 
encore  par  des  juges  féminins,  songeaient  déjà 
moins  à  l'influence  utile  qu'à  la  récréation  poé- 
tique. 

Au  temps  où  ceux  qui  semblent  se  plaire  à 
narguer  la  vérité,  s'efforcent  de  placer  ce  témoin 
de  la  courageuse  intervention  de  nos  mères,  les 
réminiscences  des  Cours  d'Amour  étaient  sans 


124    COURS  d'amour,  leur  raison  d'être, 

vérité,  comme  les  carrousels  au  temps  de 
Louis  XV;  on  essayait  ces  pâles  imitations 
dans  les  fctes,  mais  les  femmes  n'y  étaient  plus 
présidentes  ni  conseillères.  On  peut  s'assurer  de 
ce  fait,  en  feuilletant  les  Arrêts  d'amour  de  Mar- 
tial d'Auvergne  ;  les  débats  de  ces  prétoires  de 
fantaisie  se  font  invariablement  sous  la  prési- 
dence de  personnages  allégoriques  et  masculins 
—  Par  devant  le  prévost  de  Dueil  se  assist 
ung  procès...  —  Par  devant  le  bailli/ de  Joye... 
—  Devant  le  prévost  d'Aulbépiiie... —  Pardcxant 
le  séneschal  des  Ayglantiers^  le  vigider 
d'Amours,  le  maire  des  Boys  vers^  le  marquis 
des  Fleurs  et  Violettes,  le  conservateur  des 
haults  Privilèges  d'amour,  etc. 

Et  puis  les  jugements  parlent  de  prisons, 
d'amendes  honorables,  faites  à  genoux,  un  cierge 
du  poids  de  tant  de  livres  à  la  main,  de  com- 
pensations des  amoureuses  injures,  en  argent. 
Non  seulement  les  figures  de  nos  mères  ne 
sourient  plus  dans  ces  bizarres  imitations,  mais 
le  code  d'amour  de  la  légende  d'Artus  en  a  com- 
plètement disparu.  Le  formulaire  des  arrêts 
n'est  plus  naïf  ;  il  n'offre  plus  ce  mélange  char- 
mant de  sensualité  prudente  et  d'hésitante 
chasteté,  ce  parfum  de  foi  et  d'équité  naturelle. 
Dans  le  recueil  de  Martial  d'Auvergne,  la  licence, 
sans  but  voilé  ni  apparent,  commence  déjà  à 
s'étaler. 


LEUR   CHRONIQUEUR  CONTEMPORAIN.         125 

La  plupart  des  érudits  qui  ont  parlé  du  livre 
d'André  le  Chapelain,  n'ont  pas  eu  le  courage 
d'affronter,  jusqu'au  bout,  son  latin  tant  soit  peu 
barbare.  Ceux  d'entre  eux,  qui  ont  passé  sur  ce 
défaut,  ont  pu  recueillir  cette  autre  affirmation 
de  sa  date,  que  les  contemporaines  de  Marie  de 
Champagne  lisaient  ce  traité  d'amour,  et  le 
citaient  dans  leurs  décisions.  Ce  fait  prouve 
que  son  auteur  dut  recopier  son  oeuvre, plusieurs 
fois  et  à  divers  intervalles. 

Un  des  plus  grands  arguments  de  la  critique, 
hostile  à  l'existence  des  Cours  d'Amour,  consiste 
à  affirmer  que  leur  chroniqueur  n'a  fait  à  peu 
près  aucune  sensation,  à  l'époque  où  il  écrivait, 
et  que  les  poètes  du  temps  ne  lui  auraient  jamais 
emprunté  de  motifs  de  chants  où  de  fabliaux. 
La  vérité  est  que  les  imitations  des  parties  de 
ce  livre,  pouvant  prêter  à  la  poésie,  fourmillent 
dans  la  littérature  contemporaine;  mais  pour 
les  reconnaître,  il  faut  avoir  lu  l'ouvrage  en 
entier. 

Dans  le  Lai  du  Trot,  que  ses  éditeurs^  MM» 
Francisque  Michel  et  de  Montmerqué,  datent 
de  la  fin  du  douzième  siècle,  le  trouvère  Renaut 
s'est  évidemment  inspiré  de  la  double  cavalcade 
introduite  par  notre  chapelain  royal,  dans  son 
cinquième  dialogue  :  Hic  nobilis  loquitur  nobili 
mulieri.  Ce  lai  n'est  autre  ehose  que  l'imitation 
du  curieux  paissage  destiné,  dans  notre  traité 


1 26     COURS  d'amour,  leur  raison  d'être, 

d'amour,  à  encourager  les  amantes  fidèles,  et  à 
faire  trembler  celles  qui  ne  se  soucient  de  garder 
leurs  serments.  Dans  le  fabliau,  c'est  le  cheva- 
lier Norois,  au  lieu  du  chapelain  de  Robert  de 
Dreux,  qui  voit  passer  tour  à  tour,  devant  ses 
yeux,  l'escadron  des  amantes  glorieuses,  che- 
vauchant de  merveilleux  palefrois,  et  celui  des 
amantes  volages,  hissées  sur  des  rosses  efflan- 
quées, dont  le  trot  sec  leur  brise  les  dents. 

Mettons  en  regard  les  joies  des  amantes 
fidèles,  d'après  le  texte  latin  et  d'après  les  vers 
romans  du  fabliau  ;  cette  épreuve  ne  nous  lais- 
sera plus  de  doute. 

«  Mulieriim  chorus  venustus  quarum  quœli- 
bet  in  pinguissimo  equo  atque  formoso^  et  sua- 
vissimè  ambulante^  sedebat,ac  preciosissimis  et 
variis  erat  induta  vestibus.  » 

Lorois  devant  lui  esgarda  ; 
Si  voit  de  la  forest  issir, 
Tôt  bêlement  et  à  loisir, 
Dus  c'a  un.  XX  damoiseles, 
Ki  cortoises  furent  et  bêles... 
Totes  blancs  palefrois  avoient, 
Q.ui  très  souef  les  portoient. 

On  retrouve  également  dans  les  vers  de 
Renaut  la  dolente  compagnie  des  amies  infi- 
dèles, copiée  sur  celle  de  maître  André,  que 
voici  : 

«  Mulieres  pulcherrimce  valdè,  sed  vestîmen- 


i 


LEUR  CHR0N1Q,UEUR  CONTEMPORAIN  I27 

tis  erant  coopertœ  turpissimis...  Quce,  turpeset 
indécentes^  indecenter  equitabant  cavallos^  sci- 
licet  maciîantes  valdè  et  graviter  irottonantes^ 
etneque  frena  habentes  neque  sellas,  et  claudi- 
cantibus pedibus  insidentes.  »  Ces  pauvres  filles 
ne  sont-elles  pas  les  mêmes  que  celles  rencon- 
trées par  le  chevalier  Norois? 

Si  vi  puceles  dus  c'a  cent, 

Qui  moult  èrent  à  mai  loisir, 

Sor  noirs  roncins  maigres  et  las, 

Et  venoient  plus  que  le  pas,.. 

Et  trottoient  si  durement, 

Qu'il  n'a,  el  mont,  sage  ne  sot 

Qui  peust  soffrir  si  dur  trot... 

Les  resnes  de  lor  frains  estoient 

De  tilles  [de  tilleul),  qui  molt  mal  séoient, 

Et  lor  sèles  èrent  brisiés. 

Le  malicieux  fabliau  de  Huéline  et  Eglan- 
tine^  celui  de  Florance  et  Blanchejlor,  qui  tous 
deux  se  terminent  par  un  plaid  en  Cour  d'A- 
mour, ont  J'un  et  l'autre  emprunté  leurs  meil- 
leurs arguments  au  dialogue  onzième  d'André 
le  Chapelain, qui  met  aux  prises,  avec  une  dame, 
un  prêtre  dont  tout  l'esprit  se  dépense  à  essayer 
d'obtenir  les  amoureuses  faveurs.  Il  en  est  de 
même  du  petit  poème  Flos  et  Phyllis,  composé 
au  XII®  siècle  dans  un  latin  assez  élégant,  et 
dont  le  dénouement  se  fait  aussi  en  Cour  d'A- 
mour. La  petite  pièce  citée  par  JubinaI,oùune 


128     COURS  d'amour,  leur  raison  d'être, 

dame  offre  son  corps  à  son  amant,  depuis  le 
sein  jusqu'en  haut,  est  également  un  pastiche 
de  la  première  question  d'amour,  qui  suit  le 
dialogue  du  prctre  sollicitant  la  dame.  L'une  et 
l'autre  présentent  une  sorte  de  tcnson  bizarre, 
par  lequel  les  deux  dames  éprouvent  la  délica- 
tesse de  leurs  poursuivants. 

Ne  serait-ce  pas  encore  le  livre  de  Arte  ama- 
torid  qui  aurait  fourni  aux  poètes  des  vieux 
temps  les  pénitences  d'amour,  dont  leurs  œu- 
vres fourmillent  ?  Dante  lui-même  n'avait-il 
pas  entendu  parler  par  son  maître  Brunetto 
Latini,  qui  savait  tant  de  choses,  de  la  descrip- 
tion des  régions  torrides,  glacées  et  épineuses, 
destinées  par  notre  chapelain  à  punir  les  délits 
amoureux  ?  Ce  qui  n'est  pas  douteux,  c'est  que 
Boccace  ait  traduit  librement,  quelquefois  même 
mot  à  mot,  dans  son  Dialogod'Amore,  la  partie 
de  ce  livre  où  maître  André  fournit  des  argu- 
ments, à  son  avis  irrésistibles,  aux  amants  de 
tout  âge  et  de  tout  rang. 

Dans  l'imitation  du  célèbre  conteur  florentin, 
on  retrouve  la  dialectique  raffinée,  quintessen- 
ciée,  légèrement  pédante,  qui  était  à  l'usage  des 
amoureux  du  douzième  siècle  ;  il  semble  que 
Boccace  ait  tenu  à  la  transplanter  sur  le  sol  de 
l'Italie.  Il  serait  trop  long  de  confronter  le  texte 
latin  et  la  copie  italienne,  contentons-nous  de 
mettre  en  regard  les  titres  des  thèses  soutenues 


LEUR  CHRONIQUEUR  CONTEMPORAIN,    I  29 

dans  les  deux  langues,  à  deux  cents  ans  d'inter- 
valle. 

André  le  Chapelain  ;  Quid  sit  effectus  amo- 
rîsl 

BoccACE  :  Quai  siano  gl'effetti  de  l'amore? 

André  :  Qiiœ personnce  siint  aptœ  amori  ? 

BoccACE  :    Quai    siano  quelle  personne  che 
sono  atte  à  l'amore  '? 

André  :  Qiiibus  modis  amor  acquiritur  ? 

BoccACE  :  Come  s'acquista  l'amore  ? 

André  :    Qualiter  plebeius  loqiii  debeat  nobili 
femince  ? 

BoccACE  :  Come  uno  ignobile  posse  acquis- 
tare,  con  il  parlare,  l'amore  d'una  nobile  ? 

André  :  Hic  docetur  qualiter  loqui  debeat 
nobilis  plebeiœ  ? 

BoccACE  :  Come  un  nobile  acquisti,  con  il 
parlare,  l'amore  d'una  ignobile  ? 

Le  poète  florentin  poursuit  ainsi  son  pastiche, 
renversant  parfois  l'ordre  des  questions,  ajou- 
tant, abrégeant,  supprimant,  mêlant  des  cita«- 
tions  d'Ovide,  et  toujours  oubliant  de  citer  le 
nom  du  vieux  maître  français.  Boccace  em- 
prunte aussi  la  description  du  palais  d'amour 
et  la  pittoresque  cavalcade  des  amantes  fortu- 
nées et  des  coureuses  infortunées,  déjà  mise  en 
vers  par  plusieurs  de  nos  trouvères.  Si  l'élégant 
plagiaire  s'arrête  à  la  partie  historique,  s'il  ne 
traduit,  dans  son  Dialogo  d'amore,  ni  le  code 

9- 


i3o     COURS  d'amour,  i.eur  raison  d'être, 

légendaire  d'Artus  ni  les  arrêts  d'amour;  s'il 
passe  sous  silence  les  noms  des  présidentes  des 
tribunaux  féminins,  c'est  que  cette  part  si 
vivante,  si  originale,  si  glorieusement  datée,  du 
livre  de  notre  chapelain  royal  eût  trop  mani- 
festement dévoilé  la  source  à  laquelle  son  génie 
ne  dédaignait  pas  de  puiser. 

Dès  le  commencement  du  XI V«  siècle,  d'ail- 
leurs, ce  livre  caractéristique  d'une  inimitable 
époque,  ce  recueil  de  preuves  vivantes,  dont  on 
a  essayé  de  nier  la  popularité  au  temps  où  il 
fut  écrit,  était  traduit  en  Italie.  Ce  n'est  qu'au 
XV^  qu'il  obtint  cet  honneur  dans  l'idiome  ger- 
manique. 

Une  dernière  preuve  de  son  origine  authen- 
tique, se  trouve  dans  la  pittoresque  légende  du 
manuscrit  aux  feuillets  d'or,  qui  contenait  les 
articles  du  Code  d'amour.  Cette  partie  du  livre 
d'André  est  traitée  dans  le  pur  stile  des  romans 
du  cycle  d'Artus.  On  y  rencontre  toutes  les  pé- 
ripéties féeriques,  les  enchantements,  les  talis- 
mans, les  charmes  qui  font  évanouir  les  dangers, 
brisent  les  obstacles  et  conjurent  les  mirages,  sé- 
duisants ou  terribles,  qui  barrent  le  chemin  d'un 
chevalier  en  quête  de  l'objet  promis  à  la  dame  de 
ses  pensées.  Cette  chevaleresque  aventure  a  un 
type  si  fermement  accusé,  qu'on  ne  s'étonnerait 
pas  de  découvrir,  un  jour,  qu'elle  a  servi  de  pa- 
tron aux  romans  du  même  cycle,  qui  ont  paru 


LEUR  CHRONIQUEUR  CONTEMPORAIN.    l3l 

à  la  fin  du  douzième  et  dans  la  première  moitié 
du  treizième  siècle,  à  la  grande  joie  des  naïfs 
contemporains  de  Philippe-Auguste  et  de  saint 
Louis. 

A  présent  que  nous  espérons  avoir  affermi  la 
pierre  angulaire  de  cet  édifice  d'amour,  étudions 
l'organisation  de  ces  gracieux  tribunaux,  dont 
la  hardiesse  fera  longtemps  l'étonnement  des 
générations.  Faisons  connaissance  avec  ceux  de 
ces  magistrats  à  physionomies  piquantes,  dont 
les  noms  et  quelques  pages  de  l'œuvre  sont 
parvenus  à  échapper  aux  terribles  orages  du 
Moyen-Age,  qui  ont  englouti  tant  de  précieux 
souvenirs. 

Il  nous  suffira  de  constater  que  nos  aïeux,  du 
temps  de  Louis  le  Gros  et  de  ses  successeurs 
directs,  ont  vu  ces  élégants  parlements  en  plein 
exercice  de  leur  juridiction  morale,  et  de  recueil- 
lir quelques  épaves  de  leurs  traces  historiques, 
débris  éclatants  et  authentiques,  pour  nous 
assurer  que  l'ère  des  cours  d'amour  n'appartient 
pas  uniquement  au  domaine  si  vaste  des  poé- 
tiques fantaisies. 


CHAPITRE  VI. 


LES  DAMES  DES  COURS  D  AMOUR,  LEURS  FONCTIONS 
JUDICIAIRES,  LIEUX  OU  SE  TENAIENT  LEURS 
PARLEMENTS. 


i^ç^saâ;^^  ENONs  pour  assuré  que  les  cours 
£;'-'  '-  ',-^  d'amour  ne  sont  pas  sorties  de  terre. 
i  ,  '  '>  par  un  iaii  de  création  spontanée, 
^^^^^M  ni  tombées  du  ciel  dans  un  rayon 
lumineux.  Cette  irradiation  de  l'âme  des  fem- 
mes françaises,  ce  moyen  d'influence  concilia- 
trice, si  cher  à  nos  aïeules,  leur  avait  été  tout 
naturellement  inspiré  par  l'habitude  de  présider 
aux  distractions  raflinées,  dont  le  souvenir  rem- 
plit nos  annales  littéraires.  Leur  sagacité,  leur 
adresse,  leur  tact  supéi  leur  avaient  mis  en  leurs 
mains  la  direction  des  énigmes  du  cœur,  qui, 
gOus  des  dénominations  si  diverses,  occupaient, 
ne  l'oublions  pas,  les  réunions  du  foyer  et  du 
verger.  On  s'habitua  peu  à  peu  à  les  consulter 


LES   DAMES   DES   COURS   d' AMOUR.  l33 

dans  tous  les  cas  réservés  de  la  vie  intime,  à 
soumettre  à  leur  sentiment  délicat  toutes  les 
difficultés  des  relations  amoureuses.  C'est  de  ce 
fait  que  jaillit,  sans  usurpation  brusque,  le  gra- 
cieux pouvoir  qui  fait  encore  notre  admiration  ; 
la  position  critique  dans  laquelle  les  plaçaient 
les  héroïques  chevauchées,  si  fort  à  la  mode  en 
ce  temps-là,  fit  le  reste.  Rien  de  plus  logique, 
en  vérité. 

Il  n'en  est  pas  moins  glorieux  à  elles  d'avoir 
su  s'emparer  vaillamment  de  ce  moyen  de  dé- 
fense contre  les  larrons  de  tout  genre,  qui  rô- 
daient autour  de  leur  sécurité.  C'est  leur  hon- 
neur d'avoir  osé  tracer  un  code  d'amour  en  rap- 
port avec  les  nécessités  de  l'époque,  d'avoir  im- 
posé des  lois  de  courtoisie  à  la  turbulence  che- 
valeresque, de  s'être  résolument  déclarées  juges 
et  arbitres  des  choses  du  sentiment. 

Un  savant  d'au  delà  du  Rhin,  J.  Ebert, 
dans  un  éclair  de  clairvoyante  équité,  a  entrevu 
ce  but  de  précaution  défensive,  et  n'a  pas  crain^ 
de  compromettre  sa  dignité,  en  signalant  en  ces 
termes  son  hypothèse  historique,  dans  une 
revue  allemande  intitulée  V Hermès  : 

«  En  l'absence  de  leurs  maris,  exposées  sans 
égide  aux  atteintes  de  la  calomnie,  les  femmes 
(du  temps  des  croisades)  avaient  voulu,  dans 
l'intérêt  de  leur  honneur,  formuler  certaines 
règles  de  la  vie  sociale.  Aussi,  dans  ic  principe. 


l34  LES  DAMES  DES  COURS  d'amour, 

les  cours  d'amour  ne  sont-elles  que  de  simples 
tribunaux  réprimant  les  contraventions  en 
amour,  aplanissant  les  difficultés  entre  amants, 
et,  par  forme  de  délassement,  rendant  solutions 
sur  des  question  proposées.  « 

L'origine  de  ces  gentils  parlements  continua 
à  s'affirmer  par  la  liberté  des  parties,  qu'aucune 
contrainte  n'entraînait  aux  pieds  de  ces  juges 
d'espèce  inusitée;  ils  ne  démentirent  jamais  leur 
double  mission  de  résoudre  les  cas  épineux  de 
l'amour,  et  d'en  condamner  les  trahisons,  les 
violences  et  les  excès.  Les  cours  d'amour  étaient 
à  la  fois  des  groupes  de  prudes-femmes  indi- 
quant des  solutions  amiables,  et  des  cours  de 
justice  rendant  des  sentences  judiciaires.  Pour 
bien  comprendre  le  jeu  et  les  bénéfices  de  cette 
institution  originale,  telle  qu'elle  était  en  réa- 
lité, il  faut  se  garder  d'en  exagérer  la  portée  lé- 
gale et  le  fonctionnement  régulier  ;  ce  serait 
forcer  la  dose  que  d'assimiler  ces  justices  cour- 
toises aux  justices  sévères  du  seigneur  roi  et  de 
ses  grands  vassaux.  Les  cours  d'amour  étaient 
fortes  surtout  par  la  touchante  faiblesse  de  leurs 
juges,  par  le  respect  presque  sans  bornes  qu'il 
était  de  mode  en  France  de  porter  aux  dames. 

L'idéal  de  la  chevalerie,  les  génuflexions  pas- 
sionnées des  poètes  et  des  trouvères,  aux  pieds 
du  beau  sexe,  donnaient  aux  décisions  de  ces 
cours  ce  qui  leur  manquait  eu  puissance  et  en 


LEURS  FONCTIONS  JUDICIAIRES.  l35 

autorité  reconnue.  A  moins  de  cas  particulière- 
ment graves,  de  délits  retentissants,  c'étaient 
les  justiciables  d'amour  qui  venaient,  eux-mê- 
mes, solliciter  leur  sentence  aux  genoux  de  ces 
jolis  justiciers,  guidés  par  la  certitude  de  ne 
jamais  rencontrer  ailleurs  plus  d'indulgence, 
d'honneur,  d'appréciation  fine  et  de  conscien- 
cieuse équité. 

Ceux  qui  hésitent  encore  à  laisser  pénétrer, 
dans  les  feuillets  de  notre  histoire ,  ce  glorieux 
épisode  national,  réclament  des  indications  pré- 
cises sur  les  lieux  où  siégeaient  les  cours  d'a- 
mour. Quand  on  sonde  les  mystères  de  ce  loin- 
tain Moyen-Age,  on  ne  se  défend  pas  assez  d'en 
demander  le  mot  aux  rouages  si  nettement  dé- 
finis des  institutions  modernes.  Autour  de  nous 
fonctionnent  des  tribunaux  systématiquement 
parqués  dans  des  villes  et  dans  des  édifiées  exac- 
tement désignés;  et  nous  ne  serions  pas  fâchés 
de  retrouver  ces  conditions  de  régularité  par- 
faite dans  les  sociétés  mouvantes  des  temps  féo- 
daux. 

Il  s'en  fallait  de  beaucoup  qu'il  en  fût  ainsi 
au  XI I^  siècle,  même  à  l'égard  des  justices  sei- 
gneuriales et  royales.  Les  lieux  où  fonction- 
naient les  tribunaux  ordinaires  n'étaient  pas 
absolument  déterminés,  non  plus  que  leurs  au- 
diences, qui  se  tenaient  à  la  résidence  ordinaire 
du  baron,  du  sénéchal  ou  du  bailli,  aux  heures 


l36  LES  DAMES  DES  COURS  d' AMOUR, 

OÙ  il  leur  plaisait  de  siéger.  Ainsi  en  était-il 
des  tribunaux  d'amour.  C'était   à   la   résidence 
des  nobles  dames,  jouissant  de  la  confiance  gé- 
nérale, que  les  amants  en  contestation  allaient 
demander  le  redresscii.cnt  de  leurs  torts.  Com- 
me les  justiciables  ordinaires,  les  plaideurs  d'a- 
mour s'adressaient  aux  habitans  du  château  ;  le 
château  étant  à  la  fois  le  manoir  seigneurial,  la 
place  d'armes  et  le  palais  de  justice  du  fief.  De 
mêmeque  les  plaids  criminels  ou  civils,  les  plaids 
amoureux  s'y  débattaient  dans  la  grand'-salle 
ou  sous  l'orme  de  la  façade,  ce  vénérable    té- 
moin des  droits  du  châtelain.  Une  page  deFau- 
riel  nous  aidera  à  éclairer  ce  point  intéressant. 
«  Il  est  à  croire,  dit  l'ingénieux  érudit,  qu'on 
y  avait  transporté,  autant  que  possible,   (dans 
l'institution  des  cours  d'amour)  non-seulement 
les  formes  alors  en  usage  du  pouvoir  judiciaire, 
mais  les  idées  qu'on  s'était  faites  de  la  nature  de 
ce  pouvoir.  Ainsi  ce  devait  être  à  titre  de  dames 
principales  ou  souveraines  des  lieux  de  leur  ré- 
sidence, que  les  juges  féminins  tenaient  ces  plaids 
galants,  d'où  leur  venait  une  grande  partie  de 
leur  renom.  C'était  de  leur  suzeraineté  politique 
ou  de  celle  de  leurs  époux,  que  leur  était  échue 
cette  autre  suzeraineté  qu'elles  exerçaient  dans 
les  affaires   d'amour.  De  même  que  dans   les 
plaids  ordinaires,  les  principaux  vassaux  du  sei- 
gneur intervenaient  comme  ses  conseillers,  dans 


LEURS  FONCTIONS  JUDICIAIRES.  187 

les  plaids  d'amour  les  dames  souveraines  pou- 
vaient être  assistées  d'autres  dames,  qui  rem- 
plissaient auprès  d'elles  l'office  de  vassales  et  de 
conseillères.  » 

On  ne  saurait  lever  plus  habilement  l'obsta- 
cle de  la  résidence.  Ainsi  lorsque  Marie  de 
Champagne  déclare  qu'elle  a  rendu  l'un  des 
arrêts  enregistrés  par  André  le  Chapelain,  «  avec 
l'assistance  de  soixante  dames,  »  tout  nous  porte 
à  croire  que  ce  sont  là  des  coadjutrices,  prises 
dans  les  principales  vassales  de  sa  haute  suze- 
raineté. Si  elle  ne  désigne  pas  le  lieu  où  la  déci- 
sion a  été  rendue,  c'est  que  c'était,  au  su  de 
chacun ,  celui  de  sa  résidence  seigneuriale , 
Troyes  ou  Reims,  et  par  intermittences  Chau- 
mont  ou  Château-Thierry. 

S'agit-il  de  l'errante  princesse  Eléonore  d'A- 
quitaine, sa  mère,  la  marge  est,  à  la  vérité,  plus 
large  ;  on  peut  se  demander  si  l'arrêt  a  été  rendu 
avant  ou  après  son  divorce  avec  le  roi  Louis VII. 
Etait-ce  au  château  du  quai  des  Tournelles  ou  à 
celui  de  Vincennes?  Etait-ce  sous  l'orme  d'un 
des  parcs  de  la  cité  royale  de  son  second  époux, 
Henri  II  d'Angleterre?  ou  bien  en  Aquitaine, 
dans  une  de  ses  délicieuses  résidences  des  bords 
de  la  Vienne  ou  du  Clain  ?  Il  n'y  aurait  même 
rien  d'exorbitant  à  supposer  que  la  belle  pré- 
sidente ait  transporté  à  Antioche  sa  juridiction 


l38  LES  DAMES  DES  COURS  D'aMOUR, 

d'amour,  pendant  son  séjour  à  la  cour  du  galant 
Raymond. 

Afin  de  jeter  plus  de  vie  dans  cette  étude, 
faisons  dès  maintenant  connaissance  avec  celles 
de  ces  dames,  dont  l'histoire  n'a  pas  permis  aux 
noms  de  s'effacer  ;  entrons  dans  l'intimité  de 
celles  de  ces  doctoresses  èz-amoureuses  scien- 
ces, dont  les  signatures  se  sont  apposées  sur  les 
jugements  pieusement  recueillis  par  lebon  clerc 
du  palais  de  Philippe-Anguste.  Nous  goûterons 
mieux  la  délicatesse  de  leur  œuvre,  quand  leurs 
physionomies  historiques  rayonneront  sous  nos 
yeux. 

La  première  par  le  rang  et  l'ordre  de  date  est 
Aliénor  ou  Eléonore  d'Aquitaine,  née  dans  les 
vingt  premières  années  du  douzième  siècle,  et 
mariée,  en  iiSy,  au  jeune  roi  de  France 
Louis  VII  ou  Loys  Florès,  comme  le  nom- 
maient ses  compagnons.  Cette  princesse,  qui  a 
signé  six  des  arrêts  du  traité  De  arle  amatorià, 
avait  été  au  feu  des  combats  d'amour;  c'est  une 
de  celles  qui  contribuèrent  le  plus  i\  incarner 
dans  les  faits  le  programme  des  sentimentales 
réformes.  Restée  belle  au-delà  de  l'âge  assigné 
à  la  beauté,  la  reine  Aliénor  fut  long-temps  sol- 
licitée d'amour.  A  près  de  soixante  ans,  elle  fut 
chantée  par  Bernard  de  Vantadour,  qui  passa 
pour  avoir  f  otenu  ses  plus  intimes  faveurs. 
Aussi  était-elle  regardée  par  ses  contemporains 


LEURS  FONCTIONS  JUDICIAIRES.  l39 

comme  très-experte  en  ces  délicates  matières, 
et  fort  habile  à  pénétrer  les  secrets  des  cas  ré- 
servés. 

Son  abord  riant,  sa  facilité  d'enthousiasme,  sa 
hardiesse  d'imagination,  sa  physionomie  singu- 
lièrement vive  n'étaient  pas  de  nature  à  éloigner 
les  amants.  Intelligente  et  passionnée,  souple 
d'esprit,  dédaigneuse  des  contradictions,  cu- 
rieuse d'émotions  nouvelles,  cette  femme,  dont 
le  rang  et  la  puissance  autorisaient  toutes  les 
fantaisies,  possédait  à  haute  dose  les  qualités 
nécessaires  à  remplir  ce  rôle  de  persuasive  pro- 
testation. 

Dans  ce  temps  d'agitation  et  de  turbulence 
poétiques ,  son  existence  avait  été  particulière- 
ment romanesque  et  agitée.  Mariée  à  un  prince 
indécis,  sans  vigueur  morale  ,  hébété  de  dévo- 
tion, qu'elle-même  comparait  à  un  moine,  sa 
vivacité  d'allures  et  son  amour  du  changement 
avaient  effarouché  ce  pauvre  prince.  En  Terre 
Sainte  où  la  bouillante  Aliénor  avait  suivi  le 
roi,  celui-ci  l'avait  soupçonnée  d'intrigue  amou- 
reuse avec  un  chevalier  Sarrazin,  de  complicité 
avec  Raymond  prince  d'Antioche,  son  oncle.  De 
retour  en  France  Louis  VII  requit  son  divorce, 
au  concile  national  de  Beaugency-sur-Loire,  dé- 
clarant «  qu'il  ne  serait  jamais  sûr  de  la  lignée 
qui  lui  viendrait  d'elle.  » 

Eléonore  insistait  de  son  côté  pour  être  se- 


140  LES  DAMES  DES  COURS  d'aMOUR, 

parée  de  ce  moine  couronné,  qui  n'était  bon 
qu'à  «  chanter  au  psaultier.  »  Au  grand  détri- 
ment de  la  France,  le  concile  les  satisfit  tous 
deux,  en  appuyant  sa  décision  sur  l'élastique 
prétexte  d'une  découverte  de  parenté,  entre  les 
époux  qui  avaient  cessé  de  se  plaire. 

Libre  de  ce  premier  lien,  la  princesse  reprit 
le  chemin  de  ses  états  d'Aquitaine.  Son  voyage 
eut  toutes  les  péripéties  d'un  roman  d'aventu- 
res, et  dut  satisfaire  son  ardente  imagination. 
Elle  se  vit  traquée,  comme  une  proie  d'élite,  par 
des  veneurs  friands  de  ses  charmes  et  de  ses 
vastes  domaines,  et  n'éc'nappa  que  par  une  fuite 
de  nuit  aux  sollicitations  de  Thibaut  de  Char- 
tres. Ce  premier  chasseur  avait  comploté  de  la 
retenir  dans  la  maîtresse  tour  de  son  château  de 
Blois,  afin  de  la  supplier  d'amour  à  son  aise, 
jusqu'à  ce  qu'elle  eut  consenti  à  l'épouser. 

Aux  frontières  de  la  Tourraine,  Aliénor  se 
heurta  à  un  second  poursuivant,  amant  forcer  J 
de  sa  beauté  et  de  sa  puissance  ;  ce  nouveau  ra- 
visseur était  Geoffroy  Plantagcnet,  qui,  dit  la 
Chronique  de  Tours,  subtilement  embusqué  au 
port  de  Piles  sur  la  Loire,  se  croyait  sûr  de 
l'enlever.  Mise  en  garde  par  sa  récente  aven- 
ture, la  noble  voyageuse  faisait  éclairer  sa  route; 
elle  réussit  à  éviter  le  piège  du  prince  anglais, 
en  quittant  L  droit  chemin.  Mais  l'amour  s'a- 
charnait à  sa  poursuite. 


LEURS  FOiNCTIONS  JUDICIAIRES.  I4I 

Le  jour  môme  où  elle  préparait  son  entrée 
dans  sa  bonne  ville  de  Poitiers,  Eléonore  y  fut 
relancée  par  un  troisième  amoureux,  Henry 
Plantagenet,  frère  du  fougueux  Geoffroy.  Hen- 
ry se  glissa  dans  le  cortège  de  la  belle  divorcée  ; 
courtois  et  gracieux,  il  employa  d'autres  armes 
que  ses  rivaux;  au  lieu  de  forcer  à  la  course  la 
proie  royale,  il  parvint  à  l'apprivoiser.  Quelques 
semaines  après,  bienqu'ii  n'eut  pas  encore  vingt 
ans,  Henry  épousa  solennellement  la  belle  ca- 
pricieuse qui  en  avait  près  de  trente  ;  il  mit  sur 
cette  jolie  tête  une  nouvelle  couronne  royale, 
celle  d'Angleterre  et  de  Normandie.  C'est  de 
cette  union  que  naquit  le  roi-poète,  Richard 
Cœur  de  Lion,  qui  hérita  du  tempérament  et  du 
caractère  aventureux  de  sa  vaillante  mère. 

De  toutes  les  gentilles  interprètes  de  la  loi 
d'amour,  dont  le  nom  nous  est  parvenu,  la  plus 
osée,  la  plus  active  est  cette  Marie,  fille  de  la 
précédente,  que  nous  avons  déjà  présentée  com- 
me la  favorite  d'André  le  Chapelain.  Devenue 
comtesse  de  Champagne  en  épousant  Henry, 
premier  du  nom,  de  cette  race  que  nous  avons 
vue,  au  chapitre  V  de  la  vie  au  temps  des  Trou- 
vères, faisant  fleurir  à  Troyes,  la  justice,  le 
commerce  et  la  poésie.  C'est  de  Marie  de  Cham- 
pagne que  nous  possédons  les  arrêts  les  plus 
nombreux,  les  précédents  les  plus  hardis,  dans 
le  Nord  de  la  France.  Tout  le  livre  de  maître 


142  LES  DAMES  DES  COURS  D  AMOUR, 

André  est  imprégné  de  cette  vivante  personnalité; 
elle  est  la  principale  héroïne  et,  sans  doute, 
l'inspiratrice  de  ce  précieux  traité.  A  chaque 
feuillet  de  ce  guide  des  amants  au  Moyen-Age, 
on  retrouve  l'expérience  de  cette  aimable  juris- 
consulte du  droit  d'aimer  ;  elle  est  l'âme  de  cet 
art  de  plaire  original,  qui  n'a  copié,  même  de 
loin,  aucun  de  ses  devanciers,  et  dont  la  Renais- 
sance oubliera  les  leçons  vraiement  françaises, 
pour  fêter  les  préceptes  erotiques  des  Grecs  et 
des  Romains. 

Ce  qu'on  sait  de  la  vie  intime  de  Marie  de 
Champagne  est  relativement  peu,  si  l'on  en 
excepte  ses  états  officiels  de  princesse  royale  et 
d'épouse  d'un  des  plus  puissants  vassaux  du 
royaume.  Il  est  bien  peu  de  femmes  cependant, 
même  aussi  h.aut  placées,  qui  aient  laissé  d'aussi 
glorieuses  traces  de  leur  influence  que  la  fille 
aînée  de  Loys  Florès. 

La  cour  qu'elle  présidait  était  nombreuse  ; 
elle-même  déclare  qu'elle  se  composait  de 
soixante  conseillères,  siégeant  à  ses  côtés.  Les 
arrêts  qu'elle  rendait  faisaient  autorité  auprès 
de  ces  galants  tribunaux,  aussi  bien  dans  le  Midi 
que  dans  le  Nord  de  la  France.  Ermangarde  de 
Narbonne  les  prend  pour  bases  de  ses  décisions. 
La  reine  Aliénor  ne  dédaigne  pas  elle-même  de 
s'appuyer  sur  la  compétence  reconnue  de  sa 
fille,  nous  le  verrons  bientôt. 


LEURS    FONCTIONS   JUDICIAIRES,  142 

Nous  ne  craignons  pas  de  nous  tromper,  en 
affirmant  que  Marie  de  Champagne  fut  pour 
une  large  part  dans  la  voie  passionnément  poé- 
tique, dans  les  traditions  d'équité  relative,  su- 
périeure à  l'époque,  où  s'engagea,  à  partir 
d'Henry  I",  l'illustre  maison  de  Champagne, 
d'où  devait  sortir  l'ami  de  Blanche  de  Cas- 
tille,  ce  modèle  des  poètes  et  des  amants. 

Quelle  est  maintenant  cette  comtesse  de  Flan- 
dres, sans  autre  désignation,  qui  a  signé  deux 
des  jugements  de  notre  recueil  ?  Est-ce  Sybille 
d'Anjou?  Est-ce  Elisabeth  deVermandois?  Cette 
dernière,  que  nous  avions  choisie  d'abord,  n'eut 
pas  eu  la  liberté  d'esprit  nécessaire  pour  pro- 
noncer à  la  résidence  de  Philippe  de  Flandres, 
son  mari,  des  arrêts  conformes  aux  prescriptions 
du  Code  d'Artus.  Ce  comte  de  Flandres  était  dur 
et  farouche  ;  il  n'eut  pas  laissé  raffiner  à  sacour 
les  problèmes  du  cœur  et  du  sentiment  ;  il  n'eut 
surtout  pas  souffert  qu'on  se  permît  de  mettre 
en  doute,  autour  de  lui,  les  droits  du  maître  de 
par  la  loi.  Les  chroniqueurs,  en  effet,  nous 
apprennent  que  Philippe  de  Flandres  s'était  fait 
abhorrer  du  gracieux  personnel  des  cours  d'a- 
mour et  maudire  des  trouvères,  pour  avoir 
fait  pendre  par  les  pieds  un  jeune  chevalier 
surpris  aux  genoux  de  la  comtesse  Elisabeth. 
Dans  cette  époque  de  civilisation  renaissante, 


144       LES  DAMES  DES  COURS  d'AMOUR, 

le  comte  Philippe  restait  un  type  de  barbare 
du  temps  des  Mérovingiens. 

A  loptcr  l'opinion  des  crudits  qui  tiennent 
pour  Sybille  d'Anjou,  nous  paraît  plus  vraisem- 
blable. Agréable  et  sympathique,  celle-ci  avait 
quelque  ressemblance  avec  Eléonorc  d'Aqui- 
taine, avec  plus  de  tendresse  et  de  sentimenta- 
lité; comme  elle, Sybille  venait  des  contrées  de 
par  delà  la  Loire.  La  date  de  son  union  avec 
Thierry  comte  de  Flandres,  qui  fut  célébrée  en 
1 134,  cadre  mieux,  d'ailleurs,  avec  le  temps  où 
maître  André  recueillait  les  documents  de  son 
livre.  La  douce  Sybille  fit  tous  ses  efforts  pour 
atténuer  la  rudesse  de  sa  nouvelle  famille  ;  elle 
n'y  réussit  que  fort  incomplètement,  si  l'on  en 
juge  par  le  trait  de  jalousie  féroce  que  nous  ve- 
nons de  citer,  de  l'un  de  ses  enfants. 

Son  action  ne  fut  pas  perdue,  cependant  ;  les 
femmes  de  cette  famille,  au  moins,  conservè- 
rent le  feu  sacré.  Marguerite  de  Flandres,  qui 
vivait  deux  générations  après  Sybille,  était  par- 
venue à  faire  de  sa  cour  une  des  capitales  du 
gai  savoir,  dans  le  nord  des  provinces  françaises. 
Baudouin  de  Condé  et  Jehan  son  fils  en  témoi- 
gnent dans  leurs  poésies.  Le  premier  s'exprime 
en  ces  termes  sur  cette  princesse,  qu'il  appelle 
«  la  grant  dame  de  Flandres  »,  dans  Li  contes 
de  l'Olifant  : 


LEURS   FONCTIONS    JUDICIAIRES.  I+S 

Pour  la  dame  qui  est  tenue 

A  la  meillour  dame  du  monde, 

Si  com  il  dot  {il  circule]  à  la  roonde, 

Çou  est  la  comtesse  de  Flandres... 

Pour  ki  fus  cis  contes  trouvés... 

Elle  n'est  mie  à  poures  (pauvres)  dure, 

Mais  douce  et  humble  et  charitable, 

Et  sage  et  bone  et  véritable... 

Elle  a  mainte  guerre  accordée. 

Car  moult  aim(e)  pais  et  concorde. 

Le  bon  comte  Guillaume,  à  qui  Jehan  de 
Condé  a  consacré  une  de  ses  poésies  les  plus 
cordialement  reconnaissantes,  ne  rappelait  en 
rien,  d'ailleurs,  l'odieux  Philippe  ;  il  justifiait 
bien,  lui  aussi,  les  efforts  civilisateurs  tentés 
sur  le  sang  de  sa  race  par  son  aïeule  Syhillequi 
tenait  cour  d'amour,  au  temps  du  roi  Louis  le 
Gros. 

La  quatrième  de  ces  belles  présidentes  est  la 
vicomtesse  de  Narbonne,  sur  l'identité  de  la- 
quelle il  ne  saurait  y  avoir  le  moindre  doute, 
car  notre  chroniqueur  la  nomme  en  toutes  let- 
tres. C'est  Ermangarde  de  Narbonne  qui,  en 
1143,  à  l'exemple  des  autres  princes  de  la  Septi- 
manie,  mit  ses  domaines,  convoités  par  le  comte 
de  Toulouse,  sous  la  protection  du  puissant 
Béranger-Raymond  IV,  comte  de  Barcelonne. 
La  grande  beauté  d'Ermangarde  fut  célébrée, 
sous  le  discret  anagramme  de  Tort  nave^,  par 
le  troubadour  Pierre    Rogiers  qui   l'aima   pas- 

10 


146      LES  DAMES  DES  COURS  d'a.MOUH. 

sionnément,  et,  si  Ton  en  croit  Andréa  Gesualdo, 
un  des  commentateurs  de  Pétrarque,  obtint 
d'elle  ruîtima  Spercin:^a  d'amore. 

Quelques  temps  après  cet  excès  de  bonté,  fut- 
ce  par  inconstance,  ou  pour  punir  l'indiscrétion 
du  poète,  le  plus  grand  des  crimes  aux  yeux  des 
dames  ?  la  belle  vicomtesse  disgracia  son  fa- 
vori. Le  pauvre  amant  désespéré  se  réfugia  à  la 
cour  du  comte  de  Toulouse,  dont  le  brillant  ac- 
cueil ne  put  guérir  sa  blessure  ;  car  n'ayant  plus 
d'espoir  de  rentrer  en  grâce,  Pierre  Rogiers  se 
fit  moine,  et  vint  mourir  d'amour  au  couvent 
de  Grammont. 

Ermangarde  tint  sa  couru  Narbonne  où,  dans 
ces  temps  de  trouble,  elle  réussit  à  maintenir, 
par  ses  charmes  autant  que  par  sa  prudence,  la 
paix,  la  joie  et  l'activité.  Cinq  des  sentences 
qu'elle  y  prononça,  avec  le  concours  des  dames 
qu'elle  s'adjoignit,  en  qualité  de  conseillères, 
nous  ont  été  textuellement  conservées. 

En  ce  même  temps,  première  moitié  du  dou- 
zième siècle,  existait  en  Gascogne  une  cour  d'a- 
mour, assez  célèbre  pour  que  le  bruit  de  ses 
arrêts  passât  la  Loire.  Maître  André  n'en  cite 
qu'un  seul  ;  mais  le  libellé  nous  indique  que 
cette  cour  n'était  pas  moins  nombreuse  que 
celles  du  nord  ;  la  plupart  des  dames  influentes 
du  pays  en  faisaient  partie,  si  l'on  en  juge  par 
l'ampleur  de  cette   signature  collective  :  «  Do- 


LKURS   FONCTIONS   JUDICIAIRES.  I47 

minarum  ergà  curia  in  Vasconiâ  congregata, 
de  totiiis  curice  voluntatis  assensu. perpétua  fuit 
constitutionefirmatum^  etc.  » 

Cette  cour,  qui  ne  nous  a  pas  laissé  le  nom 
de  sa  présidente,  ne  serait-elle  pas  celle  qu'avait 
établie  la  comtesse  de  Provence,  femme  de 
Raymond  Béranger  V  ?  Renommée  pour  sa 
rare  habileté  à  faire  poésies  et  chants  d'amourt 
et  à  résoudre  tensons,  cette  princesse  était  la 
zélée  protectrice  des  troubadours  et  des  amants. 

Les  parlements  féminins,  tenus  par  ces  hautes 
contemporaines  d'André  le  Chapelain,  n'étaient 
assurément  pas  les  seuls  qui  fussent  consultés. 
Il  devait  y  avoir  aussi  des  degrés  dans  la  juri- 
diction d'amour.  Certaines  dames  de  renom, 
mais  d'un  rang  inférieur  à  ces  sommités  de 
leur  sexe,  dont  nous  venons  de  parler,  ont  pré- 
sidé, elles  aussi,  il  n'est  guère  permis  d'en  dou- 
ter, des  tribunaux  de  moindre  importance,  des 
justices  d'amour  plus  modestes,  tenant  de  la 
justice  de  paix  et  du  cabinet  de  consultation.  La 
notoriété  de  leur  savoir,  de  leurs  grâces  et  de 
leur  courtoisie  dut  amener  aux  pieds  de  beau- 
coup de  dames,  qui  s'étaient  contentées  d'abord 
de  (enser  dans  rintimité  de  leur  manoir,  les 
amants  timides  qu'eftarouchaient  les  palais  prin- 
ciers. 

Ici  les  trouvères  combleront  les  lacunes  de 
notre  chapehun.  D'une  feuille  de  manuscrit  go- 


148      LKS  DAMES  DES  COURS  d'amOUR, 

thique,  que  lui  communiqua  un  bibliophile  de 
La  Haye,  M.  A.  Jubinal  a  extrait  trois  jeux- 
partis,  dont  l'un,  proposé  par  le  trouvère  Go- 
mart  à  son  confrère  Cuvélier,  vient  fort  à  point 
nous  révéler  l'existence  de  l'une  de  ces  juris- 
consultes en  cornettes  ,  que  les  amants  du 
temps  de  la  reine  Aliénor  allaient  volontiers 
consulter.  Les  deux  trouvères  discutent  un  cas 
des  plus  subtils,  sans  pouvoir  s'accorder  sur  la 
solution. 

—  Choisissons  «  pour  le  droit  jugier,  tielle 
qui  le  vrai  nous  en  die  »  propose  Gomart  à  son 
compagnon  Cuvélier  : 

Cuvélier,  de  ma  partie, 

Je  preng  la  dame  jolie 

De  Fouécamp,  sans  targier  ; 

S'en  vœille  le  droit  jugier  ; 

S' lert  {ainsi  sera)  no  tendions  apaisié. 

Voilà  donc  une  trace  nettement  accusée  de 
ces  consultations  d'amour,  en  Normandie.  Cette 
dame  jolie  de  P'éc^mp  était  une  prude-femme, 
une  arbitre  des  choses  du  cœur,  peut-être  une 
conseillère  en  mission  détachée,  appartenant  à 
quelque  haute  cour,  qui  siégeait  à  Evreux  ou  à 
Rouen. 

En  terre  de  Lorraine,  nous  trouvons  la  même 
fonction  remplie  par  un  aimable  couple,  deux 
sœurs,  la  dame  Mahaut  de    Commercy  et   la 


LEURS   FONCTIONS   JUDICIAIRES,  I49 

comtesse  de  Linaiges,  dont  les  noms  sont  cités 
dans  un  jeu-parti,  extrait  d'un  manuscrit  de  la 
bibliothèque  Bodléienne  par  M.  Paul  Meyer. 
Roland  de  Reims,  à  qui  une  jeune  femme  lait 
part  de  son  indécision  dans  une  difficulté  d'a- 
mour, propose  à  la  belle  indécise  de  porter  la 
question  devant  ces  deux  sœurs,  célèbres  pour 
leur  habileté  à  juger. 

Douce  dame,  laissons  nos  parlemcns, 
Et  s'en  prenons  juge  por  acorder 
De  Linaige  la  comtesse  vaillant  ; 
Sor  li  en  soit  pour  le  droit  raporter 
Et  sor  sa  suœr  Mahaut  de  Commarsi. 
—  Certes,  Rolan,  et  je  bien  m'i  otri, 
Sor  elles  soit,  jà  ne  m'en  kiers  ester. 

Citons  encore  une  cour  en  miniature  de  trois 
dames  du  Poitou,  contemporaines  de  Richard 
Cœur  de  Lion  :  Guillemette  de  Benanguès,  Ma- 
rie de  Vantadour  et  la  dame  de  Montferrand, 
que  le  poète  Savary,  baron  de  Mauléon,  par  le 
conseil  de  son  hôte,  le  prévôt  de  Limoges, 
choisit  pour  juger  un  différend  d'amour,  entre 
deux  de  ses  maîtresses  et  lui.  Il  s'agissait  de  sa- 
voir au  service  de  laquelle  de  ces  dames  il  devait 
se  tenir  :  —  Devait-il  continuer  à  aimer  la  dame 
Guillemette  de  Benavias,  femme  du  seigneur  de 
Langon,  qui  le  laissait  languir  d'amour,  se  con- 
tentant de  tirer  de  lui  des  éloges  en  beaux  vers 


i5o  LES  n/.:.;ss  des  cours  d'amour, 

sonores  ;  ou  devait-il  se  donner  de  cœur  et 
d'âme  à  la  comtesse  Mahaut  de  Montagnac 
qui  s'était,  dès  les  premières  approches,  mon- 
trée plus  accomodante? 

Hugues  de  Saint-Cyr,  après  avoir  réclamé 
notre  confiance  en  ces  termes  :  «  Et  sachez  que 
moi,  qui  écris  ceci,  fus  le  messager  qui  portai 
les  lettres,  »  nous  apprend  comment  ledit  pré- 
vôt de  Limoges,  «  vaillant  homme  et  bon  trou- 
veur,  »  à  qui  Savary  avait  déclaré  son  fait,  lui 
rédigea  la  difficulté  en  vers,  sous  forme  de  ten- 
son,  pour  ne  compromettre  personne,  l'invitant 
à  prendre  pour  juges  les  trois  prudes  femmes 
que  nous  venons  dénommer. 

Le  baronde  Mauléon  s'y  accorde  volontiers 
et  répond  :  «  Que  ces  trois  dames  lui  suffisent; 
qu'elles  sont  si  expertes  en  amour,  qu'il  se 
soumet  à  tout  ce  qu'elles  décideront.  »  Une  de 
ces  trois  conseillères,  Marie  de  Vantadour 
est  encore  citée,  d'autre  part,  comme  ayant 
été  choisie  pour  arbitre,  dans  l'appréciation  de 
promesses  d'amour  et  de  l'importance  de  cer- 
taines faveurs  préliminaires,  par  Gaucelin  de 
Faidit  et  Hugues  de  la  Bacalaria. 

Dans  les  jeux-partis  résumés  par  Claude  Fau- 
chet,  la  gente  trouvéresse  Saincte  Desprées 
propose  à  la  dame  de  Chancie,  châtelaine  du 
pays  du  Jura,  une  énigme  d'amour  à  résoudre, 
comme  à  une  femme  très-experle  en  ce  genre  de 


LEURS    FONCTIONS   JUDICIAIRES.  l5l 

consultation.  Cette  dame  de  la  comté  de  Bour- 
gogne devait  être,  tout  au  moins,  un  avocat  con- 
sultant du  droit  d'amour. 

En  Provence,  toujours  dans  ces  vieux  siècles, 
s'offre  à  nous  une  de  ces  conseillères  en  mission 
détachée  ;  c'est  la  dame  Tiberge  du  château  de 
Séranon,  dans  la  Vigerie  de  Grasse.  Les  manus- 
crits du  temps  la  déclarent  «  courtoise,  bien 
apprise,  avenante,  fort  habile  ^  juger  les  cas 
(l'amour,  à  faire  vers,  tensons  a  ciiaasons.  > 
L'abbé  Miliot  qui  en  parle  en  passant,  dans  son 
histoire  des  troubadours,  et  la  désigne  sous  le 
nom  de  Natibors,  ajoute  que  tous  les  barons  du 
pays  la  tenaient  en  haute  estime,  et  que  les  da- 
mes, redoutant  son  influence,  lui  témoignaient 
de  grands  égards,  afin  de  ne  pas  la  voir  tourner 
contre  elles  les  qualités  de  son  esprit. 

Iciseprésenie  unelacunedeprès  d'un  siècle, du 
milieu  du  treizième  au  milieu  du  quatorziè- 
me, où  l'on  est  réduit  à  des  suppositions,  en  cou- 
sant Tune  à  l'autre  quelques  vraisemblances 
éparpillées  dans  les  poésies  de  l'époque.  A  partir 
de  Louis  IX,  les  cours  d'amour  du  nord  de  la 
France  n'ont  plus  d'échos  historiques  ;  quant  à 
celles  du  midi,  leur  éclipse  qui  devait  être  suivie 
d'une  dernière  lueur, datait  deplusloin  encore; 
elle  eut  pour  cause  les  guerres  religieuses  qui 
ravagèrent  impitoyablement  ces  contrées,  jadis 
si  joyeuses  et  si  florissantes. 


l52  LES   DAMES    DES   COURS    d'aMOUR, 

Les  parlements  féminins  de  la  Provenceet  du 
comtat  d'Avignon,  que  Ravnouard,  si  clair- 
voyant d'habitude,  mêle  sans  transition  à  ceux 
dont  André  le  Chapelain  nous  a  conservé  le  sou- 
venir, sont  de  beaucoup  postérieurs  au  temps 
où  florissait  Marie  de  Champagne.  Raynouard 
a  cédé  ici  à  l'enthousiasme  que  lui  inspirait  ce 
thème  charmant,  et  au  besoin  de  compléter  les 
preuves  d'une  cause  qu'il  avait  embrassée  avec 
tant  de  bonheur.  Les  cours  d'amour  du  Midi, 
dont  il  parle  concurremment  avec  celles  da 
Nord,  sont  séparées  de  celles-ci  par  bien  des 
règnes.  Les  premières  de  ces  institutions  sur 
leur  sol  natal,  étaient  depuis  longtemps  déser- 
tes, non  faute  de  justicières  d'amour,  mais  faute 
de  résidences  paisibles  où  elles  pussent  se  réu- 
nir en  paix. 

La  croisade  prêchée,  à  diverses  reprises,  contre 
les  fantaisistes  religieux  des  contrées  méridio- 
nales, avait  ruiné  les  villes,  brûlé  les  châteaux, 
et  mis  la  désolation  dans  le  pays.  Il  n'était  plus 
possible  aux  femmes  des  malheureux  barons 
poursuivis,  traqués,  dépouillés,  de  songer  à 
rendre  la  justice  aux  amants  :  même  en  amour, 
dans  cette  mêlée  sanglante,  la  force  primait  le 
droit.  Fauriel  l'a  bien  compris  en  disant  avec  sa 
sagacité  ordinaire  : 

«  Dans  la  désolation  générale  du  Midi,  les 
premières  cours  d'amour,  celles  qui  (là  comme 


LEURS   FONCTIONS   JUDICIAIRES.  l53 

dans  le  nord  de  la  France)  avaient  fait  partie  de 
l'ensemble  des  institutions  chevaleresques, 
avaient  pris  de  lugubres  vacances  qui  ne  devaient 
pas  finir.  » 

Les  cours  dont  parle  JeanNostradamus  sont, 
au  moins,  une  agréable  preuve  que  les  dames 
du  pays  des  troubadours  n'avaient  pas  complè- 
tement abdiqué  leur  glorieux  pouvoir.  Accep- 
tons-les comme  de  vivants  témoignages  de  la 
longue  carrière  parcourue  par  ces  gracieuses 
institutions,  comme  des  signes  encore  palpables 
de  la  ténacité  de  nos  mères  à  retenir  ce  moyen 
d'influence  dans  leurs  blanches  mains.  Mais 
cette  restauration  judiciaire,  dont  nous  devons 
tenir  compte  ici,  ne  reprit  plus  son  œuvre  avec 
la  même  fermeté, avec  la  même  liberté  surtout: 
les  hardis  principes  du  code  d'Artus,  qui  déplai- 
saient tant  au  clergé,  ne  purent,  on  le  comprend, 
recevoir  d'application  rigoureuse,  à  la  courpen- 
tificale  d'Avignon. 

Cependant  c'est  grâce  à  la  paix  relative  qui 
entourait  le  palais  des  papes,  que  purent  avoir 
lieu  les  derniers  essais  mentionnés  par  le  Monge 
des  Isles  d'Or  et,  après  lui,  par  Jean  Nostrada- 
mus.  On  conçoit  que  l'institution  y  dut  peu-à- 
peu  dégénérer  en  cérémonie  joyeuse,  en  spec- 
tacle d'apparat,  et  que  la  molle  indécision  des 
juges  de  la  dernière  heure  n'agit  plus  sur  la 
partie  élevée  de  la  société  féodale,  que  pour  en 


l54  LES    DAMES    DKS    COURS    d'aMOUR, 

obtenir  des  sourires  et  des  baisers.  Un  grand 
point,  c'est  que  les  femmes  y  présidaient  en- 
core, ce  que  la  fin  du  XI V^  siècle  ne  devait  plus 
revoir  ;  déjà  ù  titre  honorifique,  des  princes, 
des  seigneurs,  de  simples  chevaliers  étaient 
admis  à  siéger  à  côté  des  belles  conseillères. 

De  ces  dernières  cours  d'amour,  les  meil- 
leures traces,  presque  les  seules,  nous  viennent 
de  la  bibliothèque  du  monastère  de  Lérins  en 
Provence;  le  Monge  des  Isles  d'Or,  moine  très 
éclairé  pour  son  temps,  en  refit  le  catalogue 
avec  soin,  s'aidant  de  celui  qu'Hermentaire, 
religieux  du  même  ordre  avait  fait  de  cette  cé- 
lèbre bibliothèque,  longtemps  auparavant.  Ce 
moine  des  Isles  d'Or  avait  orné  son  ouvrage 
bibliographique  de  judicieux  commentaires  ; 
pour  empêcher  que  les  troubles  ne  vinssent 
détruire  encore  la  meilleure  part  du  trésor  lit- 
téraire du  monastère  de  Lérins,  il  avait  pris  le 
soin  de  copier  plusieurs  de  ses  manuscrits,  spé- 
cialement ceux  qui  contenaient  les  œuvres  des 
vieux  poètes  provençaux  Le  bon  moine  eut  en 
outre  la  précaution  gracieuse  d'envoyer  un 
exemplaire  de  ces  précieuses  copies  à  Louis  II, 
duc  d'Anjou  et  comte  de  Provence,  héritier  des 
goûts  choisis, des  livres  et  des  Etats  du  roi  René, 
qui  tant  aima  poésie. 

Jean  Nostradamus,  un  des  ancêtres  du  célèbre 
prophète,  a  recueilli,  dans  sa  vie  des    anciens 


LEURS    FONCTIONS   JUDICIAIRES.  103 

poètes  provençaux,  les  documents  du  catalogue 
de  Lérins;  il  reproduit  souvent  le  texte  du 
Monge  des  Isles  d'Or,  souvent  aussi  il  l'ampli- 
fie et  l'embrouille.  Nous  allons  donner  en  quel- 
ques lignes  le  plus  clair  des  renseignements  que 
puissent  nous  fournir  ces  deux  historiens  des 
vieilles  gloires  de  la  Provence. 

Ces  cours  d'amour,  que  nous  pouvons  nom- 
mer de  la  décadence,  furent  établies  dans  les 
contrées  provençales  par  des  associations  de 
dames  qui  se  réunissaient,  selon  l'expression  du 
chroniqueur,  plutôt  pour  lutter  d'esptil  avec 
ceux  qui  venaient  à  elles,  a  et  deffinir  les  ques- 
tions d'amour  qui  leur  estoyent  proposées  ou 
envoyées,  »  que  pour  rendre  de  véritables  sen- 
tences judiciaires.  C'étaient  surtout  des  réu- 
nions poétiques  qui  avaient  été  installées  «  à 
Signe,  à  Pierrefeu,  à  Romanin  ou  à  autres,  et 
faisoyent  arrêts  qu'on  nommoit  tous  arrests 
d'amour.  >  Nostradamus  n'oublie  pas  de  nous 
transmettre  les  noms  des  principales  de  ces 
dames,  dans  son  livre  où  nous  renvoyons  les 
curieux. 

Les  deux  châteaux  de  Pierrefeu  et  de  Signe 
étaient  voisins  l'un  de  l'autre,  si  voisins  que 
Raynouard  se  croit  autorisé  à  penser  qu'ils  ne 
faisaient  qu'une  seule  et  même  juridiction, 
dont  les  deux  résidences  alternaient  à  la  fantai- 
sie de  celles  qui  donnaient  les  galantes  consul- 


l56       LES  DAMES  DES  COURS  D  AMOUR, 

talions.  Peut-être  est-il  également  permis  de 
supposer  que  les  deux  châteaux  se  servaient 
réciproquement  de  tribunal  d'appel.  Je  vois  en 
effet  deux  poètes  provençaux,  Giraud  et  Peyro- 
net  choisir  pour  juger  un  tenson,  le  premier  la 
cour  de  Pierrefeu  «  o  la  bella  fai  cort  d'ensa- 
gnement  »,  le  second  en  appeler  à  la  cour  de 
Signe,  «  l'onorat  castel  de  Sinha.  » 

Ces  appels  étaient  devenus  à  la  mode  ;  ainsi 
deux  autres  troubadours,  Perceval  Doria  et 
Lanfranc  Cigalla  en  appellent  des  deux  cours 
précédentes,  à  celle  de  Romanin,  près  de  la  ville 
de  Saint-Remy  en  Provence.  Nostradamus 
nous  donne  encore  ici  les  noms  de  douze  des 
dames  qui  s'assemblaient  au  château  de  Roma- 
nin. Le  premier  de  ces  gracieux  noms  est  Pha- 
nette  de  Gantelmes,  châtelaine  du  lieu,  qui  fut 
tante  de  la  fameuse  Lorette  de  Sade  aimée  et  si 
longuement  chantée  par  Pétrarque.  Le  Monge 
desisles  d'Or  parle  de  PhanetteouEstephanette, 
ardemment  aimée  par  Bertrand'Allamon, comme 
d'une  «  dame  très-excellente  en  poésie,  ayant 
fureur  divine,  laquelle  fureur  estoit  estimée 
vray,  don  de  Dieu.  » 

La  cour  d'Avignon  établie  postérieurement  ii 
ces  dernières,  en  perdant  son  caractère  défon- 
sif,  ne  perdit  pas  son  éclat,  à  l'arrivée  des 
papes  ;  ce  fut  au  contraire  le  départ  des  pontifes 
romains,  qui  donna  le  signal  de  sa  dispersion. 


LEURS    FONCTIONS   JUDICIAIRES.  iSy 

Jean  de  Nostredame  nous  transmet  un  curieux 
renseignement,  qui  témoigne  de  la  renommée 
des  assises  galantes  de  la  cité  pontificale,  au 
XlVe  siècle,  le  voici  : 

«  Guillen,  Pierre  Balbz  et  Loys  des  Lascaris, 
comtes  de  Vintimille,  de  Tende  et  de  la  Brigue, 
personnages  de  grand  renom,  estant  venus  de 
ce  temps  en  Avignon  visiter  Innocent  VI  du 
nom,  pape,  furent  ouyr  les  deffinitions  et  sen- 
tences d'amour  prononcées  par  ces  dames  ;  les- 
quels, esmerveillez  et  ravis  de  leurs  beaultés  et 
savoir,  furent  surpris  de  leur  amour.  » 

Ici  nouvelle  liste  de  treize  des  plus  illustres 
de  cette  élégante  association,  dont  la  majeure 
partie  dut  voir  le  célèbre  sonnettiste  florentin, 
avant  de  clore  leurs  beaux  yeux. 

Autant  que  les  ténèbres  de  ces  lointains  his- 
toriques nous  ont  permis  de  le  faire,  nous 
avons  évoqué  les  juges  de  ces  prétoires  étran- 
ges ;  nous  avons  découvert  la  source  et  deviné 
le  but  de  leur  influence  conciliatrice.  Nous  al- 
lons compulser  maintenant  leur  code  tradition- 
nel et  ses  codicilles,  étudier  les  principes  de  la 
morale  toute  spéciale  qui  dirigeait  leurs  délibé- 
rations. Rien  n'était  moins  arbitraire,  en  effet, 
que  les  considérants  des  arrêts  d'amour  ;  ce 
n'était  nullement  par  inspiration,  ni  au  gré  de 
leurs  caprices,  que  ces  magistrats  roses  et  im- 
berbes prononçaient  leurs  jugements. 


i38 


LFS    DAMES  JiES  COURS  D  AMOUR. 


Outre  les  arrêts  de  leurs  devancières,  recueil- 
lis comme  précédents  vénérés,  elles  avaient 
sous  les  yeux  les  articles  d'un  code  de  courtoi- 
sie, fermement  motivés  et  clairement  rédigés, 
sur  lesquels  elles  basaient  leurs  interprétations, 
même  celles  qui  nous  paraîtraient  les  plus  per- 
sonnelles et  les  plus  osées. 


CHAPITRE  VIL 


LE    CODE    D  AMOUR,     SA    LEGENDE    ET 
SON'    AUTORITÉ. 


"est  du  fond  de  la  vieille  Armori- 
que,  pays  des  fées  et  des  vierges 
"inspirées,  que  le  code  d'amour,  ce 
complément  de  la  révélation  divi- 
ne, aux  yeux  de  nos  mères,  pissait  pour  avoir 
été  miraculeusement  rapporté.  Comme  tous  les 
livres  sacres,  devant  lesquels  l'esprit  humain 
s'incline,  le  livre  aux  feuillets  d'or,  où  se  trou- 
vaient gravés  les  articles  de  la  nouvelle  loi 
d'amour,  devait  avoir  une  origine  mystérieuse 
et  légendaire.  Cet  idéal  des  relations  du  cœur 
attendait,  depuis  des  siècles,  à  la  cour  d'Artus, 
retenu  par  un  charme  puissant  dans  les  serres  du 
faucon  symbolique,  qu'un  chevalier  eût  la  har- 
diesse de  rompre  le  charme  et  de  le  conquérir. 


I()0  LE    CODE    D  AMOUR, 

La  date  précise  de  l'héroïque  aventure,  qui 
devait  précéder  la  révélation  d'amour,  ne  nous 
est  pas  connue  ;  elle  est  demeurée  adroitement 
voilée  des  ombres  vénérables  d'un  lointain  in- 
déterminé. André  le  Chapelain  ne  nous  apprend 
ni  le  nom  du  chevalier  qui  mit  fin  à  cette  glo- 
rieuse entreprise,  ni  l'époque  où  se  fit  cette  sen- 
timentale chevauchée.  Le  texte  dit  simplement: 
Quidam  Britanniœ  miles^  ditm  soins,  causa 
videndi  Arturum,  sylvam  regiam  peragraret... 

On  peut  se  demander  de  quelle  Bretagne  la 
légende  a  voulu  parler;  la  principale  résidence 
du  roi  Arthur  ou  Artus,  qui  inspira  tant  et  de 
si  beaux  romans  autour  de  sa  Table  Ronde,  n'é- 
tait-elle pas  dans  la  Grande-Bretagne  ?  Ce  mo- 
narque, on  peut  en  croire  Marie  de  France,  se 
plaisait  au  moins  autant  «  en  Bretaigne  la  me- 
neur >'  que  dans  ses  grands  domaines  des  pays 
de  Galles  et  de  Cornouailles.  11  aimait  surtout 
son  château  magique  de  la  forêt  de  Broceliande, 
que  nos  compatriotes  bretons  n'ont  cessé  de 
revendiquer  comme  appartenant  à  leur  pitto- 
resque province. 

Dans  les  romans  de  ce  cycle,  les  deux  parts 
du  royaume  d'Artus,  insulaire  et  continentale? 
sont  souvent  prises  l'une  pour  l'autre  ;  sur  ces 
deux  portions  des  immenses  rivages  de  l'Océan 
Atlantique,  les  chevaliers  bretons  accordaient 
une  égale  vénération  au  royal  ami  de  l'enchan- 


SA   LÉGENDE    ET    SON   AUTORITÉ.  l6l 

teur  Merlin,  et  à  placer  de  vastes  espérances 
sur  son  réveil,  quand  l'heure  fatidique  en 
aurait  sonné. 

Si  nous  choisissons  la  terre  d'Armorique  pour 
celle  où  fut  révélé  le  code  d'amour,  c'est  parce 
qu'on  ne  voit  pas,  dans  l'historique  de  la  con- 
quête de  ce  bienheureux  code,  que  le  héros  de 
l'entreprise  ait  eu  à  passer  la  mer  pour  atteindre 
lobjet  désiré.  Autre  raison  de  notre  choix  et'la 
meilleure,  c'est  que  les  préceptes  d'amour  n'ont 
eu  d'application,  régulièrement  constatée,  que 
sur  le  sol  de  la  vieille  France  et  dans  les  fiefs 
des  grands  vassaux  de  nos  rois.  Seules  les 
dames  françaises  reçurent  ces  commandements 
semi-divins  avec  vénération  ;  seules  elles  mirent 
une  ardeur  sans  égale  à  les  propager.  Venons  à 
la  romanesque  expédition  décrite  par  notre 
Chapelain;  résumons-la  en  quelques  mots. 

Un  chevalier  breton  allait  chevauchant  à  tra- 
vers les  profondeurs  de  la  forêt  royale  d'Artus,  - 
quand  apparut  devant  ses  yeux,  montée  sur 
un  riche  palefroi,  une  pucelle  de  merveilleuse 
beauté,  dont  la  chevelure  dénouée  flottait  au 
vent.  Tous  deux  s'arrêtèrent,  échangeant  un 
salut  en  paroles  courtoises,  curiali  sermone. 

«  Je  sais,  dit  la  ravissante  apparition,  ce  que 
tu  viens  chercher  ici.  Or  sans  moi  tu  ne  réus- 
siras à  rien. 

—  Si  vous  voulez  que  je  vous  croie,  répondit 

1 1 


l62  LE    CODE    i/aMOUR, 

le  chevalier,  apprenez-moi  ce  que  je  cherche? 

—  La  dame  que  tu  aimes  t'a  imposé  d'aller 
lui  conquérir  l'épervier  qui  se  tient  sur  le  per- 
choir d'or  du  portique  de  la  cour  d'Artus. 

—  Cela  est  vrai. 

—  Eh  bien,  reprit  la  damoiselle  aux  cheveux 
ondoyants,  apprends  que  tu  ne  peux  obtenir 
le  faucon  désiré  par  ta  maîtresse,  qu'en  prou- 
vant, les  armes  à  la  main,  contre  tous  les  che- 
valiers de  la  cour  du  roi,  que  la  belle  dont  tu 
portes  les  couleurs  est  supérieure  en  beauté  à 
toutes  les  autres.  Tu  ne  saurais,  on  outre,  fran- 
chir le  seuil  du  palais,  si  tu  ne  montres  aux 
gardes  le  gant  magique,  sur  lequel  doit  venir 
se  poser  l'épervier  enchanté;  ce  gant  ne  s'ob- 
tient qu'en  triomphant,  en  champ  clos,  des 
deux  plus  formidables  champions  de  la  chré- 
tienté. » 

Le  chevalier  réclame  l'aide  de  la  belle  pu- 
celle,  dont  il  avoue  ne  pouvoir  se  passer;  il  se 
soumet  humblement  à  sa  domination,  la  priant 
de  lui  permettre  d'aller  faire  reconnaître  la 
supériorité  de  sa  dame  :  «  Si  vous  consentez  à 
m'accorder  ma  double  demande,  ajoute-t-il,  je 
sens  que  je  puis  tout  braver  sans  crainte.  » 

Charmée  de  tant  de  modestie  et  d'audace,  la 
fée  de  la  forêt  le  félicite;  elle  lui  tend  ses  lèvres 
purpurines,  oij  il  cueille  un  long  baiser  de 
confort  et  d'amour.    Puis  la   belle  protectrice 


SA    LÉGENDE   ET   SON   AUTORITÉ.  l63 

échange  son  merveilleux  cheval,  familier  avec 
tous  les  secrets  des  grands  fourrés  de  Broce- 
liande,  contre  celui  du  chevalier  qui  laissait 
errer  son  maître  au  hasard  des  sentiers,  tracés 
sans  ordre,  dans  les  fourrés  du  gaiilt  profond. 
Avant  de  se  retirer,  elle  donne  à  son  nouvel 
ami  tous  les  conseils,  tous  les  mots  de  passe, 
tous  les  renseignements  que  comportent  les 
circonstances;  elle  lui  recommande  surtout  de 
ne  pas  oublier,  après  avoir  vaincu  les  deux 
gardiens  du  gant  magique,  de  le  détacher  de  la 
colonne  d'or  où  il  est  suspendu. 

«  Ce  gant,  ajoute  telle,  est  le  charme  indis- 
pensable, le  talisman  nécessaire,  sans  lequel  le 
courage,  le  sang-froid  ni  la  prudence  ne  sont 
utiles  à  rien.  » 

A  ces  mots,  l'enchanteresse  prend  gracieuse- 
ment congé  de  lui,  et  disparaît. 

Sûrement  guidé  par  le  beau  cheval  qui  a 
remplacé  son  lourd  destrier  de  combat,  l'amou- 
reux Breton  ne  tarde  pas  à  arriver  sur  le  lieu 
des  grandes  épreuves,  où  commencent  les  fan- 
tastiques aventures.  Le  jeune  chevalier  brave 
tous  les  périls,  surmonte  tous  les  obstacles;  il 
parvient  à  détacher  de  la  célèbre  colonne  d'or, 
qui  supporte  tout  le  poids  du  palais  d'Artus,  le 
gant  enchanté,  qui  le  fait  triompher  des  der- 
niers mirages,  et  sur  lequel  vient  s'abattre  le 
bel  épervier  portant ,   à   sa  grande  surprise  , 


164  LE   CODE    u'aMOUR. 

attache  à  ses  gets,  un  précieux  livre  dont  les 
feuillets  sont  d'or.  Le  vainqueur  regardait  cu- 
rieusement le  merveilleux  manuscrit  du  por- 
tique de  la  royale  demeure;  il  paraissait  hésiter 
à  se  l'approprier,  lorsqu'une  voix  invisible  dis- 
sipa ses  doutes,  en  lui  parlant  ainsi  : 

«  Toi  qui  as  su  conquérir  le  faucon  pacifique, 
emporte  avec  lui  ces  pages,  où  sont  gravées  les 
règles  d'amour,  que  le  roi  d'amour  a  lui-même 
tracées,  afin  de  les  faire  connaître  à  tous  les 
loyaux  amants.  » 

Le  chevalier  obéit;  il  détache  le  mystérieux 
code,  et  prenant  congé,  il  se  voit  transporté,  en 
un  clin  d'œil  et  sans  plus  rencontrer  d'obstacles, 
à  l'endroit  de  la  forêt  où  la  fée  aux  beaux  che- 
veux s'était  présentée  à  lui.  En  le  revoyant 
bien  portant  et  victorieux,  la  gente  pucelle  ne 
cache  pas  son  contentement. 

«  Pars  en  joie,  lui  dit-elle,  mon  preux  et 
vaillant  ami,  la  Bretagne  attend  ton  retour;  ne 
t'attriste  pas  de  me  quitter  si  promptement  : 
partout  où  tu  seras,  près  ou  loin,  heureux  ou 
dans  la  peine,  tu  n'auras  qu'à  m'évoquer,  j'ac- 
courrai à  ton  appel.  » 

Revenu  aux  pieds  de  sa  maîtresse,  le  triom- 
phant Breton  lui  fit  hommage  de  ce  traité  de 
toute  courtoisie,  qu'il  avait,  pour  lui  plaire, 
conquis  à  travers  tant  de  dangers.  Il  va  sans 
dire  que  la  dame  récompensa,  largement  et  sans 


SA    LÉGENDE   ET   SON   AUTORITÉ.  l65 

réserves,  ses  fatigues  et  sa  vaillance, />/e(,n'Ù6-  siio 
remuneravit  amorc .  Cette  douce  obligation  rem- 
plie, une  cour  nombreuse  de  dames  et  de  barons 
fut  convoquée,  bien  des  années  sans  doute  avant 
l'entrée  en  scène  de  Marie  de  Champagne.  La 
maîtresse  du  vainqueur  de  l'cpervier  révéla  à 
la  gracieuse  réunion  les  règles  rédigées  par  le 
dieu  d'amour,  lesquelles  furent  alors  solennel- 
lement promulguées,  comme  lois  devant  être, 
dit  le  texte,  observées  et  maintenues  à  toujours 
et  sans  fin,  par  ceux  qui  veulent  être  dignes 
d'aimer  et  d'être  aimés. 

Après  l'inauguration  de  la  loi  nouvelle,  les 
membres  de  ce  premier  parlement  d'amour  se 
séparèrent,  se  jurant  de  propager,  chacun  selon 
son  pouvoir,  de  vive  voix  ou  par  écrit,  et  par 
sentences  judiciaires,  les  articles  de  loi  qui 
allaient  désormais  régler  les  mœurs  de  la  répu- 
blique des  amants. 

Ces  détails  légendaires,  détachés  du  livre  de 
maître  André,  nous  ont  paru  indispensables  à 
faire  apprécier  la  vénération  profonde  dont  les 
contemporains  des  Croisades  entouraient  ce 
précieux  code,  et  l'humble  soumission  qui 
accueillait  les  arrêts  rendus  conformément  à  ce 
texte  si  poétiquement  révélé. 

Pour  la  plus  grande  gloire  de  l'utopie  des 
amours  libres  et  sincères,  les  dames  de  France 
se  hâtèrent  de  répandre  cet  idéal  de  la  galan- 


l6b  LE   CODE    d'amOUR  , 

terie  parfaite  ;  elles  se  chargèrent  d'en  activer 
la  prédication  et  de  réaliser  les  principes  semi- 
divins,  gravés  sur  les  lames  d'or  du  mystérieux 
manuscrit  par  la  main  même  d'un  dieu.  Voici 
le  texte  exact  de  ces  lois  adorables  et  leur  con- 
sciencieuse interprétation. 

ISTiE  SUNT  REGULiE  AMORIS. 

Article  I.  —  Causa  conjugii  non  est  ab 
amore  excusatio  :  Le  mariage  n'est  pas  un 
obstacle  à  l'amour. 

Cet  article  est,  de  tous,  celui  qui  proteste  le 
plus  nettement,  le  plus  hardiment,  contre  les 
conventions  des  unions  féodales  et  contre  l'abus 
du  vagabondage  héroïque  ;  c'est  aussi,  nous  Tal- 
ions voir,  celui  qui  est  le  plus  souvent  invoqué  en 
cour  d'amour.  Les  dames  prenaient  si  bien  au 
sérieux  cette  sauvegarde  contre  l'indifférence 
de  l'époux,  qu'un  amant,  devenu  lui-même 
époux  en  titre,  voyait  inexorablement  se  tour- 
ner contre  lui  la  pointe  de  cet  instrument  de 
défense;  il  perdait  comme  mari  les  privilèges 
de  fidélité  que  la  loi  d'amour  accordait  aux 
amants. 

Article  II.  —  Qiù  non  cclat,  amare  non 
potest  :  Qui  n'est  pas  discret,  n'est  pas  digne 
d'aimer. 

La  discrétion  n'est-elle  pas  la  principale  vertu 


SA  LÉGENDE  ET  SON  AUTORITE.      167 

en  amour?  De  tout  temps,  les  dames  en  ont 
fait  le  plus  grand  cas  :  —  Je  serai  discret  !  a  tou- 
jours été  le  «  Sésame  ouvre-toi  »  des  amants. 
La  légèreté  de  la  langue  a  causé  bien  des  mé- 
saventures :  celles  de  Lanval,  de  Partonopeus 
de  Blois,  du  chevalier  Gracient  et  de  tant 
d'autres  en  font  foi.  Les  fées,  pas  plus  que  les 
simples  mortelles,  ne  pardonnaient  la  divulga- 
tion de  leurs  préférences  intimes.  Ami,  dit  à 
son  amant  la  belle  fée  de  Lanval  dans  les  lais 
de  Marie  de  France, 

Si  vus  comande  et  si  vus  pri, 
Ne  vus  descuvrez  à  nul  home... 
A  tus-jors  m'ariez  perdue 
Se  ceste  amors  esteit  seue. 

Article  III.  —  Nemo  duplici  potest  amore 
ligari  :  Personne  ne  peut  être  contraint  à  un 
double  lien  d'amour. 

Si  clair  qu'il  paraisse,  ce  précepte  semble 
contredire  l'article  3i  qui,  nous  le  verrons, 
constate  la  possibilité  des  doubles  engage- 
ments. L'esprit  général  de  la  loi  et  le  sens  des 
arrêts  intervenus  indiquent  que  l'on  a  simple- 
ment en  vue  ici  d'empêcher  la  contrainte  et 
l'indivision.  L'amant  d'ailleurs  n'est  pas  regardé 
comme  un  rival  de  l'époux,  ce  dernier  étant 
tenu  à  l'écart,  comme  ayant  reçu  ses  droits 
non  du  cœur,  ni  du  Ubre  choix,  mais  de  la  loi 


i68  LE  coiJK  d'amour, 

civile  et  de  la  convention  féodale,  qui  ne 
gênaient  guère  les  dames  de  ce  temps. 

ARTicLt:  IV.  —  Semper  amorcm  minui  vel 
crescere  constat  :  L'amour  doit  toujours  croître 
ou  diminuer. 

On  pose  ici  l'obligation  de  la  continuité  de 
l'effort,  loi  de  tout  être  vivant;  ainsi  l'amant 
qui  refuserait  l'épreuve,  imposée  pour  entre- 
tenir sa  passion,  est  bien  près  du  parjure;  son 
amour  ne  bat  plus  que  d'une  aile  :  avis  à  sa 
maîtresse  de  s'en  défier. 

Article  V.  —  Non  est  sapidum  qiiod  amans 
ab  invita  subit  amante  :  Il  n'y  a  aucune  volupté 
aux  caresses  subies. 

Ceci  est  un  avertissement  à  la  modération 
qui  prévient  la  tiédeur  et  la  satiété. 

Article  VI.  —  Masculus  non  solet,  nisi  in 
plena  pubertate,  amare  :  L'homme  n'est  admis 
aux  intimités  d'amour  qu'à  l'âge  de  la  pleine 
puberté. 

Il  ne  s'agit  pas  ici  de  la  puberté  légale,  dan- 
gereusement précoce  dans  l'ancienne  loi;  c'est 
de  l'âge  du  plein  développement  que  la  loi 
d'amour  entend  parler.  En  lisant  ce  sage  pré- 
cepte, on  est  tenté  de  se  demander  pourquoi  le 
masculus  ejji  est  seul  l'objet;  serait-ce  parce  que 
l'on  s'est  défié  davantage  de  l'attaque  que  de  la 
défense?  En  eff"ct,  la  furia  juvénile  du  page, 
son  impatience  amoureuse,  l'impétuosité  de  ses 


SA    LÉGENDE   ET   SON   AUTORITÉ.  169 

désirs  pouvaient,  si  l'assaut  de  l'adolescent  était 
autorisé,  avoir  des  suites  énervantes  et  désas- 
treuses, pour  lui  destiné  à  faire  un  jour  parade 
de  sa  vigueur  et  de  la  force  de  son  bras.  Dans 
le  rôle  de  défense  assigné  à  la  bachelette,  au 
contraire,  les  longues  épreuves,  les  attermoie- 
ments  interminables  du  noviciat,  que  les  dames 
devaient  imposer  à  leurs  poursuivants,  don- 
naient aux  pucelles  tout  le  temps  nécessaire  au 
développement  complet  du  corps. 

Article  VW.  —  Biennalis  viduitas  pro  amante 
defuncto  superstiti prescribitur amanti  :  L'un  des 
amants  morts,  le  survivant  est  astreint  à  un 
veuvage  de  deux  ans. 

Notons  ici,  de  même  que  pour  l'article  pré- 
cédent, combien  la  loi  d'amour  était  plus  déli- 
cate que  la  loi  civile,  laquelle  se  montrait  du 
double  moins  exigeante,  quand  il  était  ques- 
tion du  deuil  de  l'an  des  époux. 

Article  VIII.  —  Nemo,  sine  rationis  ex- 
cesstt,  siio  débet  amore  privari  :  Nul  ne  doit 
être  privé,  sans  cause  majeure,  de  la  jouissance 
de  son  amour. 

Cette  prescription  rappelle  aux  amants  la 
nécessité  de  la  constance,  de  la  fidélité  réci- 
proque, idéal  de  la  passion  d'amour,  qui  doit 
persister,  les  jugements  des  parlements  fémi- 
nins vont  nous  le  prouver,  même  après  la  perte 
de  la  beauté,  même  lorsque  l'amant  revient  de 


lyO  LE    COnE    D  AMOUR, 

tournois,  d'aventure  ou  de  guerre,  défiguré  ou 
mutilé. 

Article  IX.  —  Amare  nemo  potest,  nisi  qui 
amoris  suasione  compellitur  :  Nul  n'aime  sin- 
cèrement s'il  n'obéit  à  l'irrésistible  impulsion 
de  l'amour. 

Ceci  tombe  directement  sur  les  alliances 
politiques,  sur  les  nécessités  féodales  de  la 
conservation  et  de  l'accroissement  du  fief,  sur 
les  amours  venais,  contraints  ou  de  convention. 
Aux  yeux  de  nos  mères,  l'amour  était  une  im- 
pulsion céleste,  une  voix  de  Dieu  ;  tant  pis  pour 
les  époux,  si  le  contrat  matrimonial  n'a  pas  été 
fait  d'accord  avec  le  cœur.  Rappelons-nous  ici 
cet  élan  passionné  de  la  royale  amante  de 
Garin  de  Monglave  : 

Lasse  !  qu'en  puis-je  mais  se  s'amour  me  sourprant? 
Nus  ne  m'en  doit  blasnrieir,  fors  que  diex  seulement, 
Qui  me  fist  cuer  et  cors  et  penseie  ensement; 
Comment  puet  nul  aimer  se  diex  ne  le  consent  ? 

Article  X.  —  Aînor  semper  consiievit  ab 
avaritiœ  domiciliis  cxulare  :  L'amour  fuit  tou- 
jours le  voisinage  de  l'avarice. 

La  générosité  est  une  des  éternelles  recom- 
mandations des  théoriciens  de  l'art  d'aimer. 
Une  chose  est  nouvelle  ici,  c'est  qu'il  ne  s'agit 
pas  seulement  de  la  générosité  du  soupirant, 
cause  fréquente  de  vénalité,  que  réprouve  le 
code  d'amour,  mais  d'une  largesse  réciproque, 


SA  LÉGENDE  ET  SON  AUTORITÉ.      I7I 

selon  les  moyens  des  amants.  Une  fois  l'atta- 
chement éprouvé,  on  pouvait  de  part  et  d'autre 
donner  et  recevoir  des  présents  d'amour,  sans 
indignité.  Nous  verrons  tout  à  l'heure,  soi- 
gneusement énumérés  par  Marie  de  Cham- 
pagne, les  divers  genres  de  dons  que  pouvaient 
décemment  s'offrii-  les  amants.  La  recomman- 
dation de  générosité  était  plus  générale  encore  ; 
l'amour  devait  ouvrir  le  cœur  et  le  rendre 
charitable  envers  tous  :  —  Donnez,  dit  la  fée 
Mélior  à  l'ami  qu'elle  venait  de  favoriser  : 

Souviegne-vous  de  bien  doner, 

Et  ne  vos  estuet  (convient)  pas  douter 

Que  vos  n'aiez  assez  de  quoi; 

Assés  aurés  avoir  par  moi; 

Ne  soit  bons  cevaliers  trovés 

Gui  vostre  avoir  ne  soit  donés. 

Humbles  soies  vers  pôvres  gens, 

Donés  lor  dras  et  garnimens   (vêtements). 

Article  XI.  —  Non  decet  amare  quarum 
piidor  est  nuptias  affectare  :  Il  ne  faut  pas 
rechercher  l'amour  de  personnes  qu'il  serait 
indécent  d'épouser. 

Est-ce  là  un  précepte  d'orgueil?  Non,  assu- 
rément; les  poèmes  de  chevalerie  nous  offrent 
de  fréquents  exemples  d'amour  entre  personnes 
de  rang  différent,  mais  de  condition  libre.  Le 
livre  de  Arte  amaioria  donne  lui-même  des 
modèles    d'approches    amoureuses,    selon    les 


172  LE   CODE    1)  AMOUR, 

rangs  et  les  conditions  des  amants  :  une  con- 
sultation empruntée  à  ces  divers  dialogues  nous 
fait  comprendre  le  sens  précis  de  cet  article.  Il 
y  est  déclaré  que  ne  sont  pas  reconnues,  en 
cour  d'amour,  les  liaisons  avec  des  nonnes, 
avec  des  serves,  ni  des  courtisanes;  parce 
qu'on  ne  saurait  réclamer  des  droits  sur  les 
personnes  qui  ne  s'appartiennent  pas. 

Article  XII.  —  Vcrus  amans  altcriiis,  nisi 
sua.'  coamantis  ex  affectu,  non  cupit  amplexus  ; 
L'amant  sincère  ne  doit  désirer  autres  embras- 
sements  que  ceux  de  celle  qu'il  aime. 

Cet  article  est  formel,  le  sens  n'en  peut  être 
douteux  :  nous  avons  vu  Huon  de  Bordeaux 
refuser  les  embrassements  de  la  charmante  fille 
d'Ivorin,  qu'il  avait  loyalement  gagnée  aux 
échecs;  et  cela  parce  qu'il  aimait  la  belle  Es- 
clarmonde.  Cependant  on  trouve  dans  le  livre 
de  maître  André  une  indulgente  exception  en 
faveur  du  tempérament  masculin  :  «  Qu'advien- 
drait-il d'un  amant  qui  rencontre  en  lieu  op- 
portun, tcmpore  Veneris  incitantis,  une  jeune 
femme  facile  ou  une  jeune  dariolette,  merelri- 
cula  vel  puella  famiila,  s'il  se  laisse  aller  à  se 
jouer  dans  l'herbe  avec  la  belle  que  le  diable  a 
mise  à  sa  portée,  5/  liisit  secum  in  herba?  » 

Doit-il  être  déclaré  indigne  de  conserver 
l'amour  de  sa  dame?  Non,  dit  le  texte,  à  moins 
que   de  pareilles   faiblesses  ne  dégénèrent  en 


SA    LÉGENDE    ET    SON    AUTORITE.  \  J 3 

habitude,  auquel  cas  il  tomberait  sous  le  coup  de 
l'article  XXVIII,  qui  va  passer  bientôt  sous  nos 
yeux.  Les  juges  d'amour  avaient  des  trésors  d'in- 
dulgence pour  leurs  fougueux  contemporains. 

Article  XIII.  — Amor  raro  consuevit  diirare 
vidgatus  :  L'amour  divulgué  est  rarement  du- 
rable. 

Encore  un  appel  à  la  discrétion,  au  silence, 
au  mystère;  encore  une  constatation  des  qua- 
lités qui  manquaient  forcément  à  l'union  des 
époux,  proclamée  à  son  de  trompe  et  criée  sur 
les  toits. 

Article  XIV.  —  Facilis  perccptio  contcmp- 
tibilem  reddit  amantem;  difficilis  eiim  carum 
facit  haberi  :  Une  jouissance  facile  blase  l'amant 
que  l'obstacle  passionne. 

Ceci  est  encore  un  sage  avertissement  à  la 
modération,  à  la  prudence;  un  conseil  destiné 
à  assurer  la  constance  par  l'estime  réciproque. 
Les  femmes  surtout  étaient  tenues  à  une  longue 
défense;  une  préférence  trop  prompte  eiit  dé- 
couragé les  autres  poursuivants,  dont  l'espoir 
créait  des  protecteurs  aux  belles  isolées. — Je  ne 
crois  guère  à  vos  serments,  répond  à  son  ami 
l'amante  du  comte  de  Blois  : 

r 

Par  Dieu,  fait-ele,  nel  croi  pas 

Car  (vous  et)  vos  gens  savés  tant  degas  (de  tours) 

Que  quand  vos  avés  fait  vos  fès, 

Al  départir  nous  en  gabés  (moque:^). 


I  74  l'E   CODE    D  AMOUR  , 

Article  XV.  —  Omnis  consuevit  amans  in 
coamantis  aspcctu pallcscere  :  Le  véritable  amant 
change  de  couleur  à  l'aspect  de  l'objet  aimé. 

Dans  //  Ronmans  de  Cléomadés,  quand  la 
belle  Clarmondine  aperçut  son  amant  qui  pa- 
raissait devant  elle  sous  un  faux  nom,  nul  n'eût 
pu  douter  de  son  amour,  si  son  visage  avait  été 
placé  en  pleine  lumière.  Aussitôt  qu'elle  l'eut 
reconnu,  aliène  put  se  tenir  de  pâlir  et  rougir  : 

De  muer  samblant  et  colour, 
Qu'èle  ne  sot  que  devenir; 
De  joie  commence  à  frémir 
Et  d'esmoi  se  prist  à  trambler. 
En  son  cuer  prist  Dieu  à  loer 
De  ce  qu'èle  voit  devant  li 
Celui  qu'èle  peraimoit  si... 

Cet  article  et  les  huit  suivants  sont  moins  des 
préceptes  que  des  axiomes  de  sentiment,  de  purs 
symptômes  d'amour,  bons  simplement  à  guider 
les  juges  d'instruction  féminins,  dans  leurs  déli- 
cates enquêtes. 

Ces  huit  articles  constatent  :  le  XV1«,  que  la 
présence  subite  de  l'être  aimé  fait  palpiter  le 
cœur;  le  XVII«,  qu'un  nouvel  amour  tend  à 
chasser  l'ancien;  le  XVIII'',  que  la  probité  fait 
seule  les  amours  sérieux  et  durables;  le  XIX'', 
que  si  la  passion  s'attiédit,  elle  ne  tarde  pas  à 
s'éteindre,  et  rarement  se  rallume;  le  XX«,  que 
l'amour  sincère  est  toujours  timide  ;  le  XXI''.  que 


SA   LÉGENDE    ET    SON   AUTORITÉ.  lyS 

la  jalousie  faitflamboyer  la  passion  et  l'accroît  ;  le 
XXII",  que  le  soupçon  possède  le  même  pouvoir  ; 
le  XXIII«  enfin,  que  la  fièvre  d'amour  diminue 
le  sommeil  et  l'appétit.  Après  cela  recommen- 
cent les  prescriptions  légales  proprement  dites. 

Article  XXIV.  —  Qidlibet  amantis  actus  in 
cogitatione  coamantis  finitur  :  Tout  acte  d'un 
amant  s'accomplit  ayant  au  cœur  la  pensée  de 
sa  dame. 

Celui-ci  et  le  suivant  forment  la  base  de  l'idéal 
chevaleresque;  en  guerre  et  en  paix,  dans  la 
prospérité  et  dans  l'adversité,  agissant  ou  rê- 
vant, qu'on  sente  toujours  en  soi  l'aiguillon 
sacré  :  «  Souvienne-vous  de  vos  dames!  » 

Article  XXV.  —  Verus  amans  nihil  beatum 
crédit  nisi  qiiod  cogitet  amanti  placera  :  L'amant 
véritable  ne  voit  de  bien  que  ce  qu'il  pense 
devoir  plaire  à  l'être  aimé. 

Ce  précepte  encore  est  le  mobile  de  toutes 
les  périlleuses,  de  toutes  les  audacieuses  et  folles 
aventures,  entreprises  sur  un  signe  des  dames, 
aux  dépens  de  toute  autre  chevauchée,  si  ur- 
gente, si  avantageuse  qu'elle  puisse  paraître  à  la 
gloire  de  l'amant. 

Article  XXVI.  —  A7nor  nihil  posset  leviter 
amori  denegari  :  L'amour  ne  doit  rien  refuser 
à  l'amour. 

Le  correctif,  leviter,  n'existe  que  dans  l'édi- 
tion de  Dorpmund,   1610;  il  ne  change  d'ail- 


176  LE   CODE    d'amour. 

leurs  pas  beaucoup  le  sens  de  l'article,  qui 
semble  répondre  suffisamment  à  ceux  qui  affec- 
tent de  ne  voir  que  du  platonisme  dans  l'idéai 
chevaleresque,  et  de  chastes  intentions  chez  les 
servants  d'amour,  aux  temps  féodaux.  Déjà  l'ar- 
ticle sixième  contenait  à  cet  égard  une  indénia- 
ble indication.  On  peut  également  voir  dans  ce 
précepte  le  commandement  de  n'hésiter  jamais 
à  accomplir  les  désirs  ni  même  les  caprices  de 
sa  belle;  vous  ordonnât-elle  de  prendre  la  lune, 
il  fallait  le  tenter,  et  on  le  tentait. 

Article  XXVII.  —  Amans  coamantis  solatiis 
satiare  non  potest  :  L'amant  ne  saurait  se  ras- 
sasier des  caresses  de  celle  qu'il  aime. 

Ici  encore  on  a  prévu  les  objections  de  la  sa- 
tiété colorant  le  parjure  et  l'abandon. 

Article  XXVIII.  — Modica prcesumptio  cogit 
amantem  de  coamante  siispicari  sinistra  :  Entre 
amants  l'inquiétude  exagère  les  moindres  ap- 
parences. 

La  jalousie  est  en  effet  déclarée  légitime  dans 
le  vu"  dialogue  du  livre  de  maître  André;  bien 
plus,  la  jalousie  y  est  appelée  mère  et  nourrice 
de  la  passion  vraie,  en  ajoutant  qu'elle  n'est 
ridicule  qu'entre  époux  :  Zelotipia  inter  conju- 
gatos  per  omnia  reprobatiir. 

Article  XXIX.  —  Non  solet  amare  quem 
nimia  voluptatis  abundantia  vexât  :  L'excès  du 
tempérament  exclut  le  véritable  amour. 


SA    LEGENDE    ET    SON    AUTORITÉ.  I77 

Dans  une  série  de  questions  pratiques ,  ce 
point  délicat  est  longuement  traité  par  notre 
Chapelain;  il  y  démontre  comment  l'extrême 
appétit  des  joies  sensuelles  fait  achopper  la  fidé- 
lité, base  essentielle  de  l'amour,  au  profit  du 
premier  solliciteur  de  caresses  qui  passe  à  la 
portée  du  luxurieux.  L'état  habituel  d'éréthisme 
physique  était,  en  cour  d'amour,  une  cause 
d'excommunication  ;  nouvelle  preuve  que  le 
libertinage  était  loin  d'y  être  favorisé. 

Article  XXX.  —  Venis  amxns  assiduâ,  sine 
intennissione,  coamantis  imagine  detinetur  : 
Que  l'amour  sincère  soit  toujours  réchauff'é  par 
l'image  de  la  bien-aimée. 

Ceci  est  un  rappel  de  la  devise  sacrée  : 
«  Souviegne-vous  de  vos  dames  !  »  Quelle  que 
fût  la  longueur  de  l'absence  ou  la  distance  de 
1  eloignement,  il  fallait  imiter  Cléomadès  son- 
geant à  Clarmondine  : 

Souvent  songeoit  à  Clarmondine, 
En  larmes  plaines  de  désirs 
Et  en  pensers  plains  de  souzpirs. 
C'estoit  sa  vie  et  jour  et  nuit, 
Onques  n'avoit  autre  déduit. 

Article  XXXI.  —  Unam  feminam  nihil  pro- 
hibct  à  diiobiis  amari,  et  à  duabiis  mnlieribus 
iinum  :  Rien  ne  s'oppose  à  ce  qu'une  dame  soit 
aimée  par  deux  amants,  et  un  homme  par  deux 
dames. 


I  78  I.E    CODE    d'amour  , 

Ici.  plus  que  partout  ailleurs,  s'accentue  le 
but  de  délense  qu'ont  en  vue  les  hardiesses  de 
ce  code  exceptionnel,  de  cette  loi  utopique.  dont 
la  morale  tend  à  nous  dérouter.  On  peut  tra- 
duire cet  article  par  la  devise  romaine  :  «  Se 
garder  des'endormirdanslesdclicesdeCapoue.  » 
La  vigilance  de  l'amant  doit  être  toujours  tenue 
en  haleine  par  un  germe  de  jalousie.  Si  nos 
mères  menacent  la  possession  somnolente  de 
l'époux,  ce  n'est  assurément  pas  pour  retomber 
dans  la  tiède  affection  d'un  amant. 

Tout  était  prévu  pour  faire  sentir  l'éperon 
du  désir,  pour  faire  flamboyer  constamment 
l'amour,  ce  mobile  accepté  de  toutes  les  héroï- 
ques actions.  Disons-le  cependant,  le  cas  de 
deux  amants  favorisés  ne  se  rencontre  jamais 
dans  les  arrêts  rendus  par  les  dames.  Dans 
cette  possibilité  d'un  double  amour,  il  ne  faut 
voir  que  des  espérances  tolérées;  le  second 
amoureux,  dont  les  droits  sont  loin  d'égaler 
ceux  de  l'amant  en  titre,  est  admis  à  off"rir 
humblement  ses  services  et  ses  hommages,  il 
est  à  la  suite.  Mais  il  n'a  chance  de  parvenir  au 
plein  don  du  cœur,  que  si  le  véritable  amant 
devient  époux. 

Aux  âmes  timorées  qui  seraient  tentées  de 
s'effaroucher  des  téméraires  innovations  de  nos 
a'ieules;  aux  jurisconsultes  modernes,  de  droit 
civil  et  de  droit  canon,  qui  sursauteraient  à  la 


SA  LEGENDE  ET  SON  AUTORITE.       I79 

lecture  des  articles  i,  i3,  22,  25,  26,  27  et  3i, 
il  ne  faut  pas  se  lasser  de  répéter  que  l'amour 
était  le  bouclier  suprême  des  belles  isolées  du 
temps  des  Croisades.  A  ces  préceptes  qui  pa- 
raissent au  moins  étranges  au  bon  sens  recti- 
ligne  de  nos  prud'hommes  contemporains,  op- 
posons ceux  des  articles  2,  5,  7,  9,  II,  12,  14, 
16,  18,  24,  29  et  3o,  dont  le  pudique  sentiment 
et  la  tendre  délicatesse  viennent  compenser 
amplement  ces  infractions  à  la  morale  officielle 
d'aujourd'hui. 

Le  code  d'Artus  avait  des  codicilles,  des  an- 
nexes, dont  la  plupart  des  articles  n'étaient 
qu'une  explication,  une  rédaction  nouvelle  des 
lois  primitives.  Voici,  par  exemple,  une  série 
de  douze  préceptes  de  courtoisie  raffinée,  dont 
André  le  Chapelain  fait  suivre  la  description  du 
palais  du  Dieu  d'amour;  ceux  de  ces  douze  ar- 
ticles, qui  ne  doublent  pas  les  autres,  sont  éga- 
lement obligatoires  et  cités  dans  les  jugements 
portés  par  nos  aïeules.  Je  me  contenterai  d'en 
donner  ici  une  traduction  littérale. 

jcr  puir  l'avarice  comme  une  peste  perni- 
cieuse. 2"  Ne  mentir  jamais.  3*=  Se  bien  garder 
de  la  médisance.  4'=  Etre  muet  sur  les  secrets 
d'autrui.  5»  Ne  pas  multiplier  les  secrétaires 
dans  les  messages  d'amour.  (Ceci  nous  rappelle 
qu'on  oubliait,  souvent  alors,  d'apprendre  à  lire 
et  à  écrire.)   6°  Ne  pas  chercher  à  séduire  celle 


l8o  I.K    CODK    I)'aMOUK. 

qu'un  loy;;l  attachement  a  jetée  dans  les  bras 
d'un  autre.  7°  Ne  pas  choisir  pour  amante  celle 
qu'il  serait  honteux  d'épouser.  8"  Se  montrer 
toujours  docile  aux  commandcmentsdes dames. 
0"  Se  tenir  toujours  en  état  de  servir  sous  les 
étendards  du  Dieu  d'amour.  Précepte  civilisateur 
par  excellence,  faisant  une  obligation  de  la  dé- 
cence, de  la  patience,  de  la  franchise,  de  la 
courtoisie  et  de  la  loyauté,  afin  d'être  toujours 
digne  d'être  admis  in  amoris  ciiriâ,  ce  qu'ex- 
plique l'article  suivant.  10'' Se  montrer  toujours 
et  partout,  doux,  agréable  et  courtois^  air ialem. 
1 1°  Dans  les  caresses  amoureuses  ne  jamais  ex- 
céder les  désirs  de  l'être  aimé.  12°  Qu'une  mo- 
deste rougeur  accompagne  toujours  les  voluptés 
d'amour,  soit  qu'on  les  donne,  soit  qu'on  les 
reçoive. 

Là  encore  tout  n'est  pas  entièrement  ortho- 
doxe; plus  d'un  front  austère  dut  se  rembrunir 
en  face  de  ce  double  formulaire  qui  cherchait  à 
mettre  la  grâce,  la  décence,  la  modération  et 
l'équité  dans  des  relations  non  sanctifiées  par 
l'Église  ni  sanctionnées  par  la  loi.  A  plusieurs 
reprises,  en  effet,  le  clergé  se  prononça  vertement 
contre  ce  code  interlope  et  les  téméraires  con- 
séquences que  les  belles  jurisconsultes  en  ti- 
raient avec  tant  de  persévérance  et  de  sérénité. 
Si  les  jeunes  chevaliers,  les  princes  galants,  les 
poètes  et  les  trouvères  de  noble  extraction  ne 


SA    LÉGENDE    ET    SON    AUTORITE.  l8l 

s'étaient  ardemment  enrôlés  au  service  de  ces 
gracieux  magistrats;  s'ils  ne  leur  avaient  fait 
un  rempart  de  leur  admiration,  de  leur  respect 
exalté,  les  cours  d'amour  n'auraient  pu  résister 
à  la  réprobation  qu'excitaient  leurs  galantes 
décisions,  dans  l'esprit  des  puritains  monas- 
tiques. Heureusement  le  clergé  avait,  en  ce 
temps-là,  de  bien  autres  hérésies  à  combattre. 

Pour  clore  cette  revue  des  lois  d'amour,  ci- 
tons, bien  qu'ils  nous  paraissent  d'un  bon  siècle 
postérieurs  au  code  d'Artus,  les  dix  comman- 
dements du  manuscrit  de  Wolfenbuttel.  Ce 
curieux  décalogue  est  une  réédition,  sous  forme 
différente,  de  l'idéal  chevaleresque  ;  mais  déjà  le 
dernier  de  ses  commandements  indique  que  le 
fîirtage  féodal  commençait  à  n'avoir  plus  autant 
de  raison  d'être. 

«  Dix  commandements  fait  amors  à  ses  ser- 
jants,  auxquels  tous  cueurs  loiaulx  doibvent 
doulcement  et  sans  contredict  obéir.  » 

Que  d'orgueil  et  d'envye  soie  exempt  en  tout  temps, 
Parole  dye  à  nulluy  qui  puist  estre  nuisans. 
A  tous  soie  acquointable  et  en  parler  plaisans. 
De  toutes  villonies  soie  partout  eschievanS('e5^i</i^<7«r 
D'estre  faitis  et  cointes  soie  toujours  récordans. 
De  honnourer  toutes   femmes  ne   soie  jà  rccréans. 
En  toutes  compaignies  soie  et  lyes  et  joians. 
Les  vilains  mots  ne  soie  hors  de  ta  bouche  partans. 
Soie  larges  aulx  petits,  aulx  rtoiens  et  aus  grans. 
Soie  en    i   tout  seul  lieu  ton  cueur  perscvérans. 


l82  LE   CODE    d'amour, 

Qui  ces  coinmans  ne  garde, 
Secret  et  obéissant, 
Aulx  biens  d'amour  qu'on  garde 
Ne  soie  participant. 

Déjà  perce,  dans  le  dixième  de  ces  comman- 
dements, l'orthodoxie  que  devait  prôner  plus 
tard,  en  ces  termes,  Martin  P'ranc  dans  son 
Champion  des  Dames  : 

Cœur  qui  de  dame  en  dame  saulte, 

A  l'une  tire,  à  l'autre  court, 

Et  sans  nul  arrest  trompe  et  faultc. 

Qui  ne  comprend  Tintluence  salutaire  que 
ces  gentils  recueils  de  lois ,  de  conseils  et 
d'axiomes  d'amour  durent  exercer  sur  les 
mœurs  violentes  de  ces  coureurs,  sans  cesse 
occupés  à  découvrir  des  occasions  de  frapper? 
Quel  frein  dut  être  contre  toute  déloyauté, 
brutalité  et  vilains  déportements,  la  crainte  de 
se  voir  condamné  par  l'application  de  ces  lois 
de  courtoisie,  de  se  voir  mis  au  ban  de  toute 
société  féminine  et  amiable!  Que  d'inspirations 
honteuses,  d'actes  égoïstes,  de  lâchetés  intéres- 
sées, d'appétits  sauvages  reculèrent  devant  cette 
barrière  d'honneur,  dressée  par  de  blanches 
mains  et  gardée  par  des  yeux  souriants  ! 

Voyons  maintenant  si  la  pratique  judiciaire 
était  à  la  hauteur  de  la  théorie  ;  assurons-nous 
que  le  code  d'Artus  n'était  pas  une  lettre  morte. 


SA    LEGENDE    ET    SON    AUTORITE. 


i83 


Grâce  au  soin  touchant  qu'a  pris  André  le 
Chapelain  de  recueillir  les  plus  notables  de- 
ces  décisions  rendues  de  son  vivant,  nous 
avons  pour  preuves  de  l'équité  et  du  zèle  de 
ces  gracieux  gens  dérobe,  des  arrêts  aussi  fière- 
ment dressés ,  aussi  authentiques  que  ceux 
édictés  par  nos  plus  grands  modèles  parlemen- 
taires, dans  les  temps  les  mieux  éclairés  par  les 
historiens. 


CHAPITRE  VIII. 


ARRÊTS,  CONSULTATIONS  ET  PÉNALITÉS  d'aMOUR. 


I^j  ES  juges  de  ces  élégants  tribunaux 
portaient-ils  un  costume  spécial, 
dans  l'exercice  de  leurs  fonctions? 
W^^^^M  L^^  dames,  devant  qui  se  faisaient 
les  plaids  d'amour,  siégeaient-elles  en  manteaux 
longs  ou  en  pelissons  fourrés?  On  ne  trouve 
nulle  part  ce  pittoresque  renseignement. 

Il  nous  est  permis  de  les  imaginer  ornées,  en 
hiver,  de  quelque  précieuse  fourrure  de  menu- 
vair  ou  de  zibeline,  le  velours  du  temps  ;  en 
été,  d'un  bliaut  de  samit  cendré,  vert  ou  rose, 
à  longues  manches,  ou  d'un  léger  mante.iu  de 
lin,  brodé  à  fleurs  et  oiseaux.  Au  lieu  d'une 
toque  raide  et  carrée,  je  suis  porté  à  croire 
qu'elles  plaçaient  sur  leurs  cheveux  crépelés  un 
chapeau  ou  chapelet  de  fleurs  :  violettes ,  pri- 
mevères   ou   laurier   en    hiver,    mvrtc.   roses 


l8Ô  ARRÊTS,    CONSULTATIONS 

marguerites  ou  marjolaine  dans  la  belle  saison. 
Les  guirlandes  de  fleurs,  dans  les  cheveux, 
étaient  fort  à  la  mode  au  temps  de  la  reine  Alié- 
nor,  et  longtemps  après. 

Au-dessus  de  la  table  du  prétoire,  tout  prêt  à 
recevoir  les  serments,  se  tenait  sur  un  pinacle 
bleu  et  or  le  dieu  d'amour  mignonnemcnt  en- 
taillé, pensif,  un  peu  longuet,  portant  mantcl 
semé  de  fleurs  de  mai,  couronné  d'un  nimbe 
d'églantines  et  de  soucis,  ou  d'un  chapel  de  vio- 
lettes et  de  myrte,  selon  l'idée  qu'on  s'en  faisait 
au  temps  d'André  le  Chapelain. 

Mais  or  me  dites,  qui  avés  tant  de  flors, 
Quis  hom  vos  iestes?— Je  sui  li  diex  d'amors; 
A  vostre  amie  venu  sui  pour  secors. 

Pour  auditoire,  des  groupes  attentifs,  re- 
cueillis, d'amoureux  demi-pensifs,  demi-sou- 
riants, joyeux  ou  dolents,  auxquels  les  mani- 
festations libres,  les  applaudissements  et  les 
murmures,  les  rires  ou  les  sanglots  n'étaient 
nullement  défendus. 

Si  l'un  de  nous  pouvait  redescendre  les  siècles 
et  se  voir  transporté,  par  un  charme  féerique, 
dans  un  de  ces  tribunaux  féminins,  plus  ado- 
rables que  vénérables,  il  y  oubherait  un  mo- 
ment les  griefs  légitimes  que  l'histoire  nous  a 
transmis  contre  le  moyen  âge.  11  se  croirait  un 
instant  placé  non  en  arrière,  mais  en  avant  de 


ET    PÉNALITÉS    d'aMOUR.  1 87 

la  course  de  l'humanité,  et  parvenu  déjà  à  cette 
période  d'harmonie  si  ardemment  rêvée  par  les 
poètes,  les  utopistes  et  les  passionnés  du  pro- 
grès. 

Dans  ces  temples  de  la  justice  d'amour,  toutes 
les  sensations  étaient  agréables.  L'air  y  était 
tiède  et  odorant,  les  voix  douces  et  modulées; 
l'éloquence,  si  naturelle  aux  lèvres  des  femmes, 
y  coulait  comme  une  céleste  mélodie.  Ce  moyen 
âge  avait  vraiment  des  coins  enchanteurs;  il 
s'entendait,  on  ne  saurait  mieux,  à  recouvrir  ses 
iniquités,  ses  servitudes,  ses  misères,  ses  effer- 
vescences brutales,  de  couleurs  opulentes  et 
gaies;  à  les  voiler  d'azur  et  de  carmin,  comme 
les  sombres  mystères  de  ses  cathédrales.  Au 
sortir  de  ces  riants  asiles,  il  est  vrai,  les  misè- 
res reparaissaient,  reprenant  largement  le  des- 
sus. Mais  retournons  à  nos  prétoires  d'amour. 

Nous  avons  dit  que  le  premier  article  du  code 
d'Artus,  celui  qui  déclare  que  le  mariage  n'est 
pas  un  obstacle  aux  faveurs  réservées  à  l'amant, 
est  amplement  commenté  et  appliqué  en  cours 
d'amour;  pour  l'originalité  de  cette  morale  ex- 
ceptionnelle, cela  est  précieux  à  constater.  Ce 
fait  piquant  contient  toute  la  philosophie  de 
cette  institution  qu'avait  fait  naître,  ne  l'ou- 
blions pas,  le  besoin  urgent  où  se  trouvaient 
alors  les  dames  de  se  créer  des  défenseurs,  en 
l'absence  de  leurs  soutiens  naturels. 


l88  ARRÊTS,    CONSULTATIONS 

Une  dccision  de  la  comtesse  de  Champagne, 
qui  tranche  vaillamment  ce  point  scabreux, 
devint  un  précédent  judiciaire,  invoqué  et  cité 
par  toutes  ses  sœurs  des  amoureux  parle- 
ments. Cette  décision  met  une  adresse  infinie  à 
décorer  de  considérants  d'une  sentimentalité 
délicate  et  d'une  dignité  pudique,  une  aussi 
audacieuse    infraction   à    la    morale    officielle. 

Cette  pièce  étrange  se  trouve  dans  la  partie 
théorique  du  livre  de  maître  André,  au  dialo- 
gue :  Hîc  loquititr  nobilior  nobili  niulieri.  C'est 
une  réponse  à  une  consultation  par  lettre,  de- 
mandée par  un  couple  d'amants,  dont  la  femme 
éprouve  de  vifs  scrupules  à  violer  son  serment 
d'épouse. 

La  sentence  de  la  suzeraine  est  implorée  avec 
de  si  beaux  compliments  sur  sa  science  certaine 
en  casuistique  amoureuse,  qu'on  ne  saurait 
douter  que  la  femme  d'Henri  de  Champagne 
n'ait  été  acceptée  et  reconnue  comme  une 
autorité  irréfutable,  dans  de  semblables  ques- 
tions. La  comtesse  Marie  n'hésite  pas  à  prendre 
le  parti  de  l'amant;  elle  appuie  la  solution  du 
problème  sur  le  texte  admis  par  cette  justice 
particulière,  stabilito  tenore,  et  ne  décide  qu'a- 
près avoir  pris  conseil  de  ses  nombreuses  con- 
seillères :  Hoc  ergo  nostnim  judichim ,  cum 
nimiâ  vioderatioiie  prolaliDii.  et  aliariiniquani- 
pliirimaruDi  douiiiianiui  coiisiiio   roboralii»!... 


ET    PÉNALITÉS    d' AMOUR.  I  89 

Voici  le  résumé  de  sa  réponse,  qui  doit  à  sa 
forme  de  lettre  d'être  exceptionnellement  da- 
tée :  ab  anno  M.C.LXXIV,  tertio  kalendarum 
mai,  indiciione  VII;  formalité  qui  ajoute  à  sa 
valeur,  en  en  faisant  un  document  historique 
de  toute  authenticité  : 

«  Nous  affirmons,  nous  fondant  sur  le  texte 
établi  par  la  loi  d'amour,  que  l'amour  ne  saurait 
étendre  son  empire  sur  les  époux,  comme  il  le 
fait  sur  les  amants.  Ces  derniers  se  prodiguent 
mutuellement  les  largesses  amoureuses,  de  leur 
plein  gré,  sans  y  être  obligés  par  aucune  con- 
trainte légale;  les  époux,  au  contraire,  sont  te- 
nus par  obéissance,  par  devoir,  ex  dcbito,  à  ne 
jamais  se  refuser  les  caresses  matrimoniales.  » 

La  question  posée  était  double;  cette  pre- 
mière partie  de  la  consultation  écrite  a  seule  été 
traduite,  incomplètement,  par  Raynouard  et 
ceux  qui  se  sont  contentés  de  copier  cet  érudit. 
La  princesse  Marie  a  d'autres  arguments  contre 
l'amour  du  mari,  qu'il  n'est  pas  permis  de  né- 
gliger; elle  continue  ainsi  : 

«  Que  peut  ajouter  à  l'honneur  des  époux  le 
fait  de  jouir  des  embrassements  l'un  de  l'autre, 
si  ce  n'est  qu'ils  retiennent  sans  droit,  sine  jure, 
les  prémices  d'amour  que  la  loi  leur  a  données? 
Il  est  d'ailleurs  constant  que  le  dieu  d'amour 
ne  couronne  les  vrais  combattants  de  sa  milice 
qu'en  dehors  du   joug   matrimonial  ;    or   une 


IQO  ARRKTS,    CONSULTATIONS 

autre  rùglc  de  sa  loi  nous  enseigne  qu'on  ne 
saurait  jouir,  à  la  fois,  des  caresses  de  deux 
amants  (article  III).  Il  est  donc  évident  que 
l'époux  ne  peut  passer  pour  amant,  et  que  le 
code  d'amour  ne  reconnaît  pas  les  conjoints 
comme  enrôlés  sous  ses  étendards.  S'il  en  était 
autrement,  l'admission  d'un  amant,  à  côté  de 
l'époux,  violerait  le  troisième  commandement 
du  code  révélé.  » 

Quant  à  la  seconde  question  à  laquelle  répond 
la  savante  suzeraine,  elle  a  trait  à  la  jalousie  et 
à  sa  légitimité  en  amour.  La  noble  présidente, 
le  vingt  et  unième  article  à  la  main,  se  contente 
de  déclarer  :  que  ce  précepte  ne  regarde  que  les 
vrais  amants,  unis  discrètement  par  des  liens 
demeurés  secrets,  en  conformité  de  l'article 
deuxième;  que  la  jalousie  ne  peut  exister  entre 
les  époux,  lesquels  n'ont  pas  à  redouter  de  voir 
se  rompre  un  nœud  qui  les  enchaîne,  une  union 
solennisée  à  son  de  trompe,  avec  une  publicité 
exagérée,  qui  viole  le  précepte  suprême  de  la 
discrétion. 

Et  pour  que  cette  consultation  soit  respectée 
de  tous  et  fasse  loi,  la  comtesse  de  Champagne 
ajoute  en  terminant  :  «  Que  notre  présent  ju- 
gement, rendu  avec  une  extrême  modération 
et  corroboré  par  l'assentiment  d'un  grand 
nombre  de  dames,  soit  à  vos  yeux  d'une  vérité 
constante  et  indubitable.  »  Cet  arrêt  si  ferme- 


ET    PENALITES    D  AMOUR.  I  f H 

ment  motivé  devint  en  effet  un  article  de  foi. 

Peu  de  temps  après ,  la  reine  Éléonore 
d'Aquitaine,  déférant  au  sentiment  de  sa  fille, 
jugea  de  même  un  cas  de  ce  genre  porté  à  son 
propre  tribunal.  Il  s'agit  ici  d'un  soupirant, 
dont  la  maîtresse  était  en  possession  d'un 
amant  régulier,  ce  qui  lui  interdisait  tout 
espoir  immédiat.  Pour  le  consoler,  la  dame  lui 
avait  promis  ses  faveurs,  si  elle  venait  à  perdre 
celui  qui  les  possédait  ;  en  attendant,  autorisé 
par  le  trente  et  unième  article  du  coded'Artus, 
il  était  amant  surnuméraire.  Or,  il  advint  que 
la  belle  devint  la  femme  légitime  de  son  premier 
favori  ;  l'aspirant  se  crut  dès  lors  en  droit  de 
demander  la  survivance  de  l'amant  en  titre.  Il 
porta  l'affaire  à  la  cour  de  la  reine  Aliénor,  et 
réclama  le  bénéfice  du  terrible  article  I*^"". 

Aliénor  d'Aquitaine,  Alinoria  regina,  selon 
notre  André,  remariée  à  Henri  Plantagenet  et 
déjà  sur  le  retour,  confirma  en  ces  termes  le 
droit  du  demandeur  : 

«  Nous  n'osons  désapprouver  la  sentence 
rendue  avec  une  si  judicieuse  fermeté  par  la 
comtesse  de  Champagne,  laquelle  déclare  que 
l'amour  ne  saurait  étendre  son  empire  sur  les 
conjoints  par  mariage;  nous  approuvons  donc 
les  poursuites  du  chevalier,  et  enjoignons  à  la 
dame  sollicitée  de  lui  accorder  les  faveurs  pro- 
mises. « 


192  ARRKTS,    CONSULTATIONS 

Sur  ce  Icmme  primordial  de  la  liberté  d'a- 
mour, il  y  avait  solidarité  étroite  entre  les  cours 
du  nord  et  celles  du  midi.  Si  l'infortuné  Pé- 
trarque avait  vécu  au  xiT  ou  même  au  xiii" 
siècle,  il  n'aurait  pas  eu  l'excuse  du  mariage  de 
Laure,  pour  inonder  la  république  des  lettres 
de  ses  langoureux  sonnets.  A  défaut  de  la  reine 
Aliénor,  la  vicomtesse  de  Narbonne  aurait  re- 
levé sa  maîtresse  de  ses  serments.  Ermangarde 
de  Narbonne  nous  a  laissé,  elle  aussi,  plusieurs 
jugements  remarquables  sur  cette  épineuse 
question. 

L'un  d'eux  est  une  simple  consultation  sur 
cette  demande  significative  :  —  Quelle  est  de 
l'affection  des  époux  ou  de  celle  des  amants,  la 
plus  sincère  et  la  plus  vraie  ? 

La  belle  présidente  n'hésite  pas  à  répondre, 
philosophicâ  ratione ,  dit  le  texte  :  «  Que  ces 
deux  affections  sont  choses  tout  à  fait  diff"é- 
rentes,  et  que  leurs  habitudes  n'ayant  pas  plus 
de  rapport  entre  elles  que  leurs  origines,  la 
possibilité  de  doser  ces  deux  sentiments  par 
plus  ou  par  mo'ins^  per  magis  et  minus,  n'existe 
pas.  »  Elle  finit  par  déclarer  «  qu'il  est  oiseux 
d'équivoquer  sur  cette  question.  »  Voilà  qui 
est  vertement  jugé.  Que  diraient  nos  censeurs 
modernes  de  cette  opinion  d'une  aussi  grande 
dame,  sur  le  lien  officiel  ?  Cela  ne  frise-t-il  pas 
le  dédain  de  très-près? 


ET    PENALITES    D  AMOUR.  ig3 

Ailleurs,  et  ceci  est  un  bel  et  bon  jugement, 
la  vicomtesse  de  Narbonne  voit  amener  à  sa 
cour  une  jeune  femme  qui,  étant  en  plein  pou- 
voir d'amant,  ciun  idoneo  copularetur  amori^ 
se  donne  à  un  autre  en  légitime  mariage,  et  se 
croit  en  droit  de  refuser  désormais  ses  caresses 
au  premier.  Aux  yeux  d'Ermangarde,  qui  sait 
son  code,  ce  refus  est  une  véritable  infraction 
à  la  loi  d'amour;  aussi  ne  fait-elle  aucune  dif- 
ficulté de  condamner,  en  ces  termes,  l'impro- 
bité,  la  déloyauté  de  cette  scrupuleuse,  hiijus 
mulieris  improbitas,  Mangardœ  Narboyiensis 
taliter  dictis  arguitur. 

«  La  survenance  du  lien  matrimonial  n'an- 
nule en  aucune  façon  les  droits  de  l'amant;  à 
moins  que  l'épouse  ne  déclare  renoncer  pour 
jamais  à  l'amour;  à  moins  qu'elle  ne  se  résigne 
à  n'aimer  qui  que  ce  soit,  pour  le  reste  de  ses 
jours.  » 

Ces  sentences  si  bien  motivées  et  fondées  sur 
un  droit  tout  spécial,  tendent  à  absoudre  la 
châtelaine  de  Guillaume  au  faucon^  les  douze 
amies  du  bel  Ignaurès^  la  dame  du  fabliau  del 
Canise  et  celle  du  lai  du  Revenant,  dont  nous 
avons  parlé  dans  La  vie  au  temps  des  Trouvères. 
Ces  arrêts  si  nets,  si  concordants'  dans  leur  sin- 
gulière jurisprudence,  expliquent  les  infractions 
conjugales  des  fabliaux  et  des  romans  d'aven- 
ture, dont  la  plupart  ne  sont  que  l'usage  exces- 

i3 


194  ARRKTS,    CONSULTATIONS 

sil',  l'abus  de  principes  destines,  tout  en  aver- 
tissant les  maîtres  du  lit  conjugal,  à  adoucir  les 
mœurs,  à  assouplir  l'acier  des  armures,  à  faire 
germer  sous  le  haubert  la  courtoisie  et  le  dé- 
vouement. 

Les  doctrin-es  les  plus  pures  d'intention,  à 
leur  origine,  tendent  sans  cesse,  nul  ne  l'ignore, 
h  s'altérer  dans  l'application  prolongée  qu'en 
font  les  sociétés  humaines;  on  ne  doit  pas  s'é- 
tonner si,  dès  le  xin'=  siècle,  les  mœurs  publi- 
ques reflètent  déjà  si  mal  les  articles  du  code 
d'amour,  et  si  quelques  belles  voluptueuses  se 
sont  permis  de  les  traduire  en  permissions  de 
changement,  en  facilités  hospitalières,  à  l'exem- 
ple de  la  châtelaine  d'un  scabreux  fabliau  de 
Garin.  Cette  dernière,  ne  pouvant  gésir  avec 
son  hôte,  à 'cause  de  la  présence  de  son  mari, 
y  envoie  une  de  ses  cousines  : 

-  ...Delez  lui  s'ala  couchier 
Et  se  dévesti  toute  nue,  ' 

Pour  miex  paier  sa  bienvenue... 
Je  suis  cousine  et  damoiselle 
(De)  madame  qui  à  vous  m'envoie, 
Pour  vous  faire  soûlas  et  joie. 

Au  fond  les  droits  de  la  passion  sincère  et  per- 
sévérante étaient,  seuls  et  toujours,  sauvegardés; 
seuls  ils  pouvaient,  dans  le  principe,  autoriser  en 
cour  d'amour  ces  galantes  transactions,  qui  nous 


ET    rÉNALITÉS    d'aMOUR.  IqS 

paraissent  d'une  fantaisie  si  étrange.  Chaque 
fois,  au  contraire,  qu'il  y  avait  présomption  de 
libertinage,  de  trahison  ou  de  vénalité,  les 
damés  se  prononçaient  fermement,  sans  hésita- 
tion complaisante,  contre  une  aussi  coupable 
bigamie. 

Un  arrêt  de  la  comtesse  de  Flandres  lance 
une  véritable  excommunication  contre  un 
amant  déloyal,  qui  n'avait  pas  craint  de  sur- 
prendre l'amour  d'une  belle,  pendant  qu'il  était 
encore  lié  à  une  autre.  Sybille  déclare  le  traître 
indigne  à  tout  jamais  d'être  aimé  des  femmes 
d'honneur,  qu'elle  adjure  de  ne  plus  lui  sourire 
ni  même  lui  parler.  Ce  jugement  visait  l'article 
vingt-neuvième ,  qui  exclut  des  immunités 
d'amour  les  tempéraments  excessifs,  et  par  cela 
même  incapables  de  fidélité.  A  ce  propos  la  com- 
tesse cite  le  livre  de  maître  André,  qui,  dit-elle, 
est  hostile  à  de  semblables  excès,  et  condamne 
tout  chevalier  dominé  par  un  appétit  de  volupté, 
dont  il  ne  parvient  pas  à  dominer  les  exci- 
tations. 

Ailleurs,  Sybille  de  Flandres  rend  un  public 
hommage  à  une  jeune  femme  qui  avait  accepté 
la  tâche  de  rendre  par  ses  caresses,  oscilla  et 
lacertoruni  amplexus,  à  la  probité  d'amour  et 
à  l'honneur,  un  chevalier  que  sa  conduite  avait 
rendu  odieux  à  toutes.  La  noble  présidente 
prend  son  parti  contre  la  compétition  amou- 


196  ARHKTS,    CONSULTATIONS 

reuse  d'une  autre  dame,  qui  réclame  les  ser- 
vices de  cet  amant,  qu'elle  avait  repoussé  avant 
sa  régénération. 

En  pareil  cas,  dit  la  comtesse  de  Flandres, 
les  poursuites  antérieures  ne  donnent  aucun 
droit;  c'est  à  la  seconde  maîtresse  qui  a  fait  de 
ce  cœur  failli  un  homme  d'honneur,  qu'appar- 
tient l'amour  du  chevalier  ainsi  métamor- 
phosé. 

Ne  serait-ce  pas  le  chevalier  frappé  d'excom- 
munication par  le  premier  arrêt  de  Sybille, 
qui,  relevé  de  sa  chute  par  une  commisération 
intelligente,  se  voit  également  relevé  de  sa 
peine,  en  considération  de  la  belle  convertis- 
seuse,  dont  les  baisers  l'ont  ramené  dans  le 
sentier  de  la  courtoisie?  Ce  serait  là  une  tou- 
chante preuve  de  l'indulgence  moralisatrice  de 
nos  aïeules  et  de  leur  charité  persévérante 
à  ne  pas  désespérer  du  salut  du  pécheur, 

La  dame  qui  avait  régénéré  ce  pauvre  che- 
valier déchu ,  ressemble  beaucoup  à  la  dame 
du  chevalier  à  la  manche;  par  un  mot  d'espé- 
rance et  le  don  d'une  de  ses  manchettes,  celle-ci 
avait  rendu  le  plus  preux  et  le  plus  honoré  des 
chevaliers  de  Champagne,  un  jeune  fils  inu- 
tile, que  par  risée  on  appelait  a  le  campegnois 
sauvaiges.  » 

Aussi  avait-elle  raison  de  dire  à  son  ami  ré- 
généré .• 


ET    PENALITES    D  AMOUR.  I  97 

C'est  bien  droit  que  grant  pris  aiyés, 
Mais  de  moi  bien  iestes  payiés, 
Car  don  pijeur  (du  pire)  de  cest  pays, 
Et  qui  plus  iert  (était)  de  tous  hays, 
Par  son  mauvais  et  failli  fait, 
Ai  le  meilleur  cevallier  fait. 

On  peut  douter  cependant  qu'il  y  ait  eu  pos- 
sibilité de  réhabilitation  pour  le  cas  suivant, 
déféré  à  la  cour  de  Marie  de  Chamipagne.  Un 
confident,  chargé  de  messages  d'amour  par  un 
de  ses  amis,  trouve  la  dame  à  son  gré,  parle 
pour  son  propre  compte,  et,  chose  plus  odieuse 
encore,  il  est  écouté  par  la  dame  qui  consent  à 
la  trahison,  et  reçoit  dans  ses  bras  l'infidèle 
confident.  Pour  un  tel  fait  qui  viole  outrageu- 
sement les  préceptes  les  plus  délicats  de  la 
courtoisie,  la  sentence  fut  impitoyable. 

Le  pauvre  amant  trompé  n'avait  pas  fait 
assez  attention  au  conseil  de  la  loi  d'amour  : 
«se  défier  des  confidents;  »  il  vint  lui-même 
soumettre  son  infortune  au  jugement  de  la 
comtesse  et  de  ses  conseillères  :  Campania'  co- 
mitessœ  totam  negotii  sérient  indicavit,  et  de 
ipsiiis  et  aliarnm  judicio  dominariim,  nef  as 
prœdictiim  postulavit  humiliter  judicari.  La 
comtesse  ayant  donc  réuni  soixante  dames  de 
sa  cour,  rendit  le  terrible  arrêt  que  voici  : 

«  Que  le  traître  qui  a  trouvé  une  compagne 
digne  de  lui,  laquelle  n'a  pas  rougi  de  se  rendre 


ig8  ARRÊTS,    CONSULTATIONS 

complice  de  son  crime  de  trahison,  jouisse  de 
baisers  aussi  honteusement  acquis;  qu'elle- 
même  se  vautre  à  son  aise  avec  un  pareil  amant  ; 
mais  que  pour  tous  les  deux  cette  mutuelle 
possession  demeure  exclusive  et  perpétuelle. 
Qu'ils  restent  à  jamais  privés  de  l'amitié  des 
gens  honnêtes;  que  ni  l'un  ni  l'autre  ne  puisse, 
en  aucune  manière,  être  admis  désormais  dans 
la  compagnie  des  dames  et  des  chevaliers,  dont 
ils  ont  violé  les  lois  les  plus  respectables,  en 
foulant  honteusement  aux  pieds  la  décence  et 
l'honneur,  en  trahissant  la  confiance  d'un  amant 
et  d'un  ami.  » 

L'article  deux,  qui  défend  de  divulguer  les 
secrets  intimes  de  l'amour,  est  également  sanc- 
tionné par  une  sentence  d'excommunication 
majeure,  rendue  par  la  cour  des  dames  de 
Gascogne  à  l'unanimité,  totiiis  curiœ  voluntatis 
ascensu  firmatum.  Le  coupable  de  ces  indiscré- 
tions honteuses  est  condamné  à  être  privé  à  ja- 
mais de  toute  espérance  d'amour  : 

«  Qu'il  reste  dorénavant  méprisé  et  banni  de 
toute  société  de  dames  et  de  chevaliers.  »  La 
discrétion  est  une  vertu  si  essentielle  en  ma- 
tière d'amour;  c'est  une  sauvegarde  si  pré- 
cieuse, que  l'arrêt,  non  content  d'enlever  tout 
espoir  à  l'indiscret,  ajoute  ce  formidable  aver- 
tissement à  toutes  celles  qui  seraient  tentées  de 
communiquer  avec  l'excommunie  : 


ET    PENALITES    D  AMOUR.  I  gg 

«  Si  quelque  dame,  quel  que  soit  son  rang 
dans  le  monde,  est  assez  osée  pour  violer  ce  ju- 
gement, en  .accordant  sa  compagnie  au  con- 
damné; qu'elle  partage  à  toujours  sa  peine;  que 
toute  femme  d'honneur,  dont  elle  est  ainsi  de- 
venue l'ennemie,  la  repousse  sans  pitié  de  sa 
fréquentation.  » 

S'agit-il  d'un  délit  de  vénalité,  il  n'est  pas 
moins  sévèrement  poursuivi.  Le  dix-septième 
arrêt,  cité  par  André  le  Chapelain,  nous  en  est 
un  exemple.  Un  chevalier  priait  d'amour  une 
dame  qui  affectait  l'austérité,  et  refusait  d'écou- 
ter ses  prières;  l'amant  dédaigné  était  riche,  il 
offrit  de  l'or  et  des  présents,  et  la  prude  com- 
mère s'adoucit  :  oblata,  alacri  vultii  et  avida 
mente,  suscepit.  La  reine  Aliénor  l'ayant  appris, 
déclara  l'amante  avide,  digne  d'être  rejetée  pour 
toujours  dans  la  société  des  filles  publiques.»  A/e- 
retriciim  patienter  siistineat  cœtibus  agregari.  » 

Quelque  temps  plus  tard,  dans  son  Castoie- 
7nent  des  dames,  Robert  de  Blois  reflète  cette 
sévérité  des  cours  d'amour,  à  l'égard  des  femmes 
qui  acceptent  des  présents  d'un  amoureux  : 

Eh  bien  !  sachez  s'èle  les  prent, 
Cil  qui  li  done  chier  li  vent, 
Quar  tost  lui  coustent  son  honour 
Li  joiel  doné  por  amour. 

Di^ns  une  intéressante  consultation,  qui  ter- 


200  ARRÊTS,    CONSULTATIONS 

mine  la  série  des  jugements  cités  par  maître 
André,  Marie  de  Champagne  cnumère  les  espèces 
de  présents  que  les  amants  peuvent  honorable- 
ment se  faire;  cela  dut  servir  de  commentaire 
aux  prescriptions  de  l'article  dix,  qui  fulmine 
contre  la  cupidité  et  l'avarice. 

A  la  demande  :  Quels  sont  les  dons  qu'il  est 
décent  de  s'offrir  mutuellement?  la  savante  ju- 
risconsulte des  cours  d'amour  répond  :  —  Les 
amants  peuvent  accepter  à  coamante,  sans 
blesser  la  délicatesse,  des  ornements  de  tète, 
des  ligaments  de  cheveux,  une  couronne  [chaîné) 
d'or  ou  d'argent, une  agrak, ftbidampectoris^un 
miroir,  une  ceinture,  une  aumônière,  une  cor- 
delière, cordulam  lateris^  des  aiguières,  des  pla- 
teaux de  bois  précieux,  des  étagères,  repositoria, 
des  étendards  à  sa  couleur,  des  gages  à  sa  de- 
vise; en  général  tout  ce  qui,  sans  exagérer  la 
dépense,  peut  servir  à  l'ornement  et  à  l'embel- 
lissement du  corps,  tout  ce  qui  doit  conserver 
le  souvenir  et  nourrir  la  passion  des  amants. 

En  acceptant  ces  dons,  ajoute  la  comtesse 
Marie,  il  faut  bien  se  garder  de  laisser  la  cupi- 
•  dite  se  glisser  dans  son  âme,  en  violation  de 
l'article  qui  exclut  les  avares  du  palais  d'amour. 
A  ce  précieux  document  sont  jointes  des  re- 
commandations d'une  grande  originalité,  com- 
plétant les  instructions  destinées  aux  combat- 
tants   de    la    milice  d'amour  :  amoris    milites 


ET    PÉNALITÉS    d'aMOUR.  201 

voliimus  omîtes  edoceri.  Si  l'on  reçoit  un 
anneau  en  présent,  il  faut  le  porter  au  petit 
doigt  de  la  main  gauche,  et,  précaution  discrète, 
avoir  garde  que  la  pierre  de  la  bague  soit  tour- 
née à  l'intérieur  de  la  main,  de  façon  à  la  tenir 
toujours  cachée,  semper  absconsam. 

Suit  l'explication  de  ces  précautions  multi- 
pliées par  la  pudeur  de  nos  mères  :  Si  l'on  a 
choisi  la  main  gauche  pour  porter  le  gage 
d'amour,  c'est  parce  que  cette  main  a  coutume 
de  s'abstenir  des  contacts  honteux  et  déshon- 
nêtes,  ^  ciinctis  tactibus  inhonnestis  et  turpibus; 
si  on  le  plaçait  au  petit  doigt,  c'est  parce  qu'en 
lui  réside  la  vie  ou  la  mort,  disait-on,  in  minimo 
digito  fertur  homims  mors  et  vita  manere. 
Cette  raison  ne  nous  semble  pas  aussi  claire 
que  la  première,  bien  qu'on  la  tienne  encore 
pour  avéïjée,  dans  certaines  de  nos  campagnes. 

En  l'absence  d'une  force  publique  chargée 
de  dégrader  le  condamné  à  son  de  trompe,  de 
lui  lire  sa  sentence  sur  un  échafaud,  dressé  à 
cet  effet,  le  coupable  n'avait-il  qu'à  sourire  et 
à  oublier?  N'allez  pas  croire  cela.  Quand  les 
dames  sortaient  du  ton  ordinaire  de  leurs  sou- 
riantes consultations  ;  quand  elles  s'assemblaient 
pour  juger  les  délits  de  violence,  d'indiscré- 
tion, de  vénalité  ou  de  trahison,  on  n'échap- 
pait pas  aussi  facilement  à  la  responsabilité  de 
ses  actes.  Bien  qu'elles  n'eussent  à  leur  dispo- 


202  ARRKTS,    CONSULTATIONS 

sition  ni  prévôts  de  justice,  ni  geôliers,  ni 
bourreaux,  leurs  jugements  étaient  exécutés. 
L'opinion  générale  sanctionnait  les  sentences 
du  tribunal  d'amour,  celle  d'excommunication 
surtout. 

Un  grand  bailli  de  la  comté  de  Frandres, 
nommé  Felippe  Chandon,  ayant  tué  un  jeune 
écuyer,  qu'il  soupçonnait  être  dans  les  bonnes 
grâces  de  sa  femme,  fut  excommunié  en  cour 
d'amour,  et  mis  au  ban  de  toute  société  hon- 
nête. A  partir  du  jour  de  sa  condamnation, 
tout  le  monde  lui  ferma  sa  porte,  et  jusque  dans 
sa  propre  famille,  chacun  lui  tourna  impitoya- 
blement le  dos.  Le  brutal  Felippe  en  mourut 
«  comme  désespéré.  » 

Il  en  était  des  arrêts  de  cette  juridiction  vo- 
lontairement acceptée,  on  ne  saurait  trop  le 
redire,  comme  de  toutes  les- conventions  so- 
ciales que  la  loi  ordinaire  n'atteint  pas;  ils 
avaient  la  perte  de  l'honneur  pour  sanction. 
La  société  se  fermait  sur  les  violateurs  des  lois 
d'amour,  comme  elle  le  fait  sur  ceux  qui  sont 
surpris  à  frauder  au  jeu  ou  qui  en  nient  les 
dettes;  sur  les  lâches  qui  reculent  devant  une 
réparation  parle  duel,  réclamée  dans  des  cir- 
constances particulièrement  graves;  sur  tous 
ceux  enfin  qui  se  débarrassent  des  obligations 
laissées  par  le  code  à  l'impulsion  de  la  con- 
science, sous  le  titre  «d'obligations  naturelles.  » 


ET    PÉNALITÉS    d'aMOUR.  2o3 

Plus  terrible  encore  était  la  sentence  d'excom- 
munication en  cour  d'amour;  elle  privait  le 
condamné  des  joies  suprêmes  de  la  vie;  elle 
l'excluait  à  jamais  de  la  compagnie  des  dames, 
du  droit  de  les  servir,  de  porter  leurs  couleurs 
et  de  soutenir  leur  cause  dans  les  tournois. 
C'était  l'enfer  sur  terre  au  moyen  âge. 

Cependant  la  balance  de  ces  aimables  juges 
ne  penchait  pas  absolument  en  faveur  de  leur 
sexe.  Par  devant  Ermangarde  de  Narbonne  fut 
portée  cette  cause  exceptionnelle,  qui  pouvait 
étonner  et  faire  hésiter  la  délicatesse  féminine, 
si  elle  n'eût  pris  sa  source  ailleurs  que  dans  la 
satisfaction  des  sens  :  —  Un  chevalier,  après 
avoir  vaillamment  combattu,  revient  près  de 
sa  belle,  écloppé,  mutilé,  borgne  ou  balafré.  La 
dame  doit-elle  refuser  ses  baisers  à  celui  que 
son  amour  a  réduit  en  cet  état? 

La  noble  vicomtesse  juge  que  le  courage  de 
l'arhant  ayant  été  enflammé  par  la  pensée  cons- 
tante de  celle  qu'il  aime,  suivant  les  prescriptions 
de  l'article  vingt-quatre,  la  dame  qui  a  inspiré 
un  pareil  héroïsme  ne  saurait,  sans  se  désho- 
norer et  se  rendre  indigne  de  tout  autre  atta- 
chement, priver  de  ses  caresses  le  brave  cheva- 
lier rendu  difforme  par  des  exploits  accomplis 
en  son  honneur.  Ces  accidents  arrivant  surtout 
aux  fidèles  de  la  religion  d'amour,  à  ceux  dont 
le  cœur  ardc  au  souvenir  de  leur  maîtresse. 


204  ARRICTS,    CONSULTATIONS 

doivent  au  contraire  redoubler  la  tendresse  des 
dames  qui  savent  aimer. 

Autre  décision  en  faveur  du  sexe  fort  :  La 
comtesse  de  Champagne  nous  a  laissé  u.i  arrêt 
de  désapprobation,  porté  contre  une  dame  qui, 
en  l'absence  de  son  serviteur  engagé  dans  une 
lointaine  expédition  sur  mer,  accepte  un  autre 
engagement.  L'accusée  a  beau  objecter  qu'elle 
n'a  reçu  ni  lettres  ni  messages  de  son  premier 
ami,  pendant  les  deux  ans  fixés,  par  l'article  VII, 
au  veuvage  des  amants  ;  elle  n'échappe  pas  à  la 
condamnation. 

Ces  deux  arrêts  ont  été  inspirés,  sans  doute, 
par  les  chevaliers  allant  à  la  recherche  de  quel- 
que oiseau  bleu,  à  la  conquête  d'un  introu- 
vable talisman.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'admi- 
rable désintéressement  qui  impose  aux  amantes 
de  si  rudes  sacrifices,  dut  être  souvent  invo- 
qué en  cour  d'amour,  suivant  la  parole  de 
notre  Chapelain  :  Et  hœc  sententia  venit  ynulti- 
pUciter  corroborata.  L'application  en  dut  être 
souvent  réclamée  par  les  croisés  et  les  paladins 
qui  revenaient,  la  plupart  du  temps,  de  leur 
lointaine  expédition,  non-seulement  mutilés, 
mais  misérables  et  ruinés. 

Une  chose  à  noter,  c'est  qu'en  prononçant 
ces  verdicts  d'un  sentiment  si  élevé,  les  dames 
tenaient  toujours  à  la  main  le  code  d'Artus; 
c'était  le  fil  d'Ariane  de  ce  labyrinthe  du  cœur. 


ET    PÉNALITÉS    d' AMOUR.  2o5 

bien  autrement  compliqué  que  le  labyrinthe  du 
roi  Minos.  Ainsi  dans  la  deuxième  de  ces  der- 
nières causes,  celle  où  une  amante  est  con- 
damnée, pour  avoir  désespéré  du  retour  de 
l'absent,  Marie  de  Champagne  n'oublie  pas  de 
réfuter  les  excuses  de  la  coupable,  en  citant 
l'article  de  la  loi  d'amour  qui  recommande  la 
discrétion.  L'absent  n'a-t-il  pas  dû  reculer  de- 
vant le  danger  de  confier,  à  une  aussi  grande 
distance,  les  secrets  de  son  cœur  au  hasard 
d'une  lettre,  à  la  discrétion  fragile  d'un  mes- 
sager? 

On  sait  ce  que  coûta  une  imprudence  de  ce 
genre  au  châtelain  de  Coucy  et  à  s  amie,  la 
dame  du  Fayel.  Cette  vaillante  maîtresse  du 
sire  Raoul  n'avait  pas  perdu  patience  à  atten- 
dre son  cher  poëte  qui  combattait  en  Terre 
Sainte;  elle  se  consolait  en  serrant,  la  nuit,  sur 
son  beau  corps,  la  chemise  qu'il  lui  avait  laissée 
pour  gage. 

Sa  chemise  qu'ot  vestue 
M'envoia  por  embracier; 
La  nuit,  quant  s'amor  m'argue, 
(Je)  la  mets  delèz  moi  couchicr, 
Toute  nuit  à  ma  char  nue, 
Pour  mes  malz  assolagier. 

Le  courrier,  chargé  d'apprendre  à  la  dame  le 
retour  de  son  cher  croisé,  avait  laissé  surpren- 
dre son  secret.  Fou  de  jalousie,  le  sire  du  Fayel 


206  ARRÊTS,    CONSULTATIONS 

dressa  une  embûche  à  son  rival;  il  l'assassina 
traîtreusement  et  donna  à  sa  femme,  martyre 
de  la  loi  d'amour,  le  cœur  de  sa  victime  à 
manger. 

Dans  les  commentaires  de  ce  code,  qu'il  nous 
a  laissés,  d'après  les  interprétations  des  dames 
jurisconsultes,  André  le  Chapelain  a  tout  prévu  : 
l'amour  des  clercs  et  des  nonnes  qui  ne  peut 
être  déféré  aux  tribunaux  de  courtoisie;  l'a- 
mour des  courtisanes,  dont  l'amant  est  con- 
damné, par  la  comtesse  Marie,  à  souffrir 
patiemment,  ce  qu'il  n'oserait  avouer  en  société 
honnête,  le  cas  probable  où  la  femme  de  son 
choix  continuerait  à  se  laisser  approcher  pour 
de  l'argent;  l'amour  des  paysannes  assimilées 
à  de  simples  femelles,  dont  on  n'use  qu'à  l'état 
de  rut,  comme  font  le  cheval  et  le  mulet,  natii- 
raliter  sicut  equus  et  muliis.  Ce  dernier  cas 
souffre  pourtant  des  exceptions  ;  le  délicieux 
fabliau  de  Grisclidis  suffit  à  le  prouver. 

Dans  une  autre  série  de  questions,  notre  vieil 
auteur  examine  des  difficultés  d'un  autre  ordre: 

—  Que  doit-il  arriver,  par  exemple,  si  l'amant 
rompt  le  premier  sa  foi?  Nous  avons  constaté 
ailleurs  une  cause  d'indulgence  basée  sur  une 
rencontre  provocante,  sur  une  agacerie  de  Vénus 
l'invitant  à  se  jouer  dans  l'herbe,  en  temps 
opportun.  —  Que  sera-ce  si  la  première  infidé- 
lité   vient  de  l'amante?  La    même  indulgence 


ET    PENALITES    D  AMOUR.  2O7 

n'est  pas  admise,  et  cela  pour  des  raisons 
d'ordre  tout  à  fait  supérieures.  —  Que  faire  si 
Ton  s'aperçoit  qu'on  a  placé  son  amour  en  lieu 
indigne  ?  Si  c'est  la  femme,  elle  doit  persister 
dans  son  choix,  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  perdu 
tout  espoir  de  régénérer  son  amant.  Si  c'est 
l'homme  qui  s'est  trompé,  l'amour  lui  étant 
nécessaire  pour  les  héroïques  entreprises,  il  est 
moins  soumis  à  la  persévérance.  Toujours  l'in- 
dulgence à  son  égard. 

Nos  mères  semblent,  dans  la  question  de 
l'égalité  des  sexes,  s'être  décidées  plutôt  pour 
l'équivalence  que  pour  l'égalité  absolue.  Ce  sont 
elles  au  reste  qui  ont  décidé  toutes  ces  ques- 
tions, et  l'ont  fait  avec  honneur  et  désintéres- 
sement. 

De  pareilles  décisions,  si  pleines  de  tendresse 
et  d'équité,  tranchaient  d'une  éclatante  façon 
sur  les  errements  ordinaires  de  la  société  du 
temps  des  Croisades.  Il  n'est  pas  douteux  que 
les  dehors  courtois,  la  physionomie  ostensible- 
ment honorable,  qui  masquaient  les  bouillon- 
nements féroces  et  les  âpres  cupidités  des  héros 
de  la  chevalerie,  ne  soient  dus  à  cette  juridic- 
tion si  hardiment  exercée.  Au  nom  des  vertus 
idéales  qui  rendent  dignes  d'aimer  et  d'être 
aimé,  les  femmes  contraignirent  les  passionnés 
de  la  force,  les  fanfarons  de  violence,  à  se  don- 
ner une  apparence  polie  et  modérée,  à  prendre 


208  ARRÊTS,    CONSULTATIONS 

en  face  d'elles  des  allures  d'amant  dompté,  un 
langage  d'homme  accort  et  bien  disant. 

Une  aussi  touchante  façon  de  rendre  la  jus- 
tice,avec  des  voixpersuasivesetdedoux  regards, 
avec  d'inlinies  délicatesses  de  recherche  et  des 
subtilités  angéliques  d'appréciation,  a  contri- 
bué, pour  une  part  inestimable,  à  dégrossir  ces 
centaures  blindés  sur  toutes  les  faces,  à  assou- 
plir ces  gantelets  de  fer,  toujours  prêts  à  frapper 
et  à  meurtrir.  Cet  aréopage  raffiné,  poétique, 
simplement  armé  de  persuasions  d'amour,  dont 
les  arrêts  guettaient,  partout  dans  la  vieille 
France,  les  appétits  grossiers  et  les  déporte- 
ments sauvages,  réussit  un  moment  à  faire  re- 
culer la  barbarie. 

Le  prestige  des  cours  d'amour  fut  si  grand 
que  de  hauts  suzerains,  des  princes,  même  des 
rois,  tinrent  à  honneur  de  se  voir  offrir  le  droit, 
purement  honorifique ,  de  siéger  dans  un  de 
ces  adorables  parlements.  Par  une  adroite  poli- 
tique, les  dames  ne  manquaient  guère  l'occa- 
sion de  se  créer,  au  moyen  de  ces  admissions, 
des  protecteurs  puissants  et  dévoués.  Le  tur- 
bulent fils  de  la  reine  Aliénor,  Richard  Cœur 
de  Lion,  ami  et  collaborateur*  du  trouvère 
Blondel,  se  montra,  ainsi  qu'Alphonse  d'Ara- 
gon, très-glorieux  d'une  pareille  faveur.  Fré- 
déric Barberousse  fut  lui-même* si  enchanté 
d'avoir  vu  fonctionner  ces  jolis  magistrats,  qu'il 


ET   PENALITES    D  AMOUR.  >0q 

essaya  d'établir  en  Germanie  une  cour  d'amour 
à  l'imitation  de  celles  qu'il  avait  admirées  en 
France.  Mais  le  terrain  ne  fut  pas  favorable  à 
ces  germes  de  courtoisie;  les  Allemands  les 
laissèrent  se  flétrir,  avant  qu'ils  aient  pris  racine 
au  milieu  d'eux. 

Si  les  documents  historiques  qui  attestent 
l'existence  de  ces  cours  ne  sont  pas  plus  abon- 
dants, c'est  que  dans  ces  siècles  reculés ,  où  si 
peu  de  gens  savaient  tenir  la  plume,  on  ne  fai- 
sait pas  de  grands  efforts  pour  recueillir  les 
éléments  de  la  vie  sociale.  Même  pour  les 
arrêts  des  tribunaux  ordinaires,  on  ne  tenait 
pas  de  registres  réguliers ,  et  l'on  ne  s'in- 
quiétait guère  de  transmettre  à  la  postérité  les 
noms  des  magistrats  illustres  :  prévôts,  sénéchaux 
ou  baillis.  A  l'égard  des  parlements  féminins, 
les  scribes,  qui  tenaient  tous  un  peu  du  froc, 
durent  mettre  moins  de  zèle  encore  à  conserver 
le  souvenir  de  sentences  qui  avaient  désolé 
l'Eglise,  par  l'affirmation  de  principes  si  hardi- 
ment contraires  à  toutes  les  données  cano- 
niques. 

Ne  nous  étonnons  donc  pas  de  la  pénurie  de 
documents  attestant  une  influence  que  les 
moines  et  les  prélats  avaient,  maintes  fois,  dé- 
clarée pernicieuse  et  immorale.  Félicitons-nous 
au  contraire  d'avoir  pu  rassembler  autant  de 
vivants  témoignages  autour  de  l'œuvre  civilisa- 

•4 


2  10  ARRETS,    CONSULTATIONS 

trice  de  nos  aïeules.  Il  n'est  pas  sûr  qu'on 
puisse  réunir  autant  de  noms  de  jusiiciers  de 
droit  civil,  autant  de  jugements  légaux,  signés 
et  complets,  de  Louis  le  Gros  à  Philippe  le 
Bel. 

Si  les  dames  avaient  conservé  ce  magique 
privilège  d'épurer  les  mœurs,  d'en  surveiller 
les  infractions  intimes,  de  juger  à  cet  égard 
ceux  que  leur  fortune  et  leur  rang  semblent 
autoriser  à  se  jouer  des  convenances  du  senti- 
ment, à  gaspiller  à  prix  d'or  les  fleurs  du  jardin 
d'amour;  si  elles  avaient  prolongé  indéfiniment 
ces  leçons  d'équité,  de  désintéressement,  de 
respect  de  soi-même  et  des  autres,  la  société 
française  eût  fait  de  merveilleux  progrès,  et 
leur  œuvre  eiit  pénétré  dans  le  domaine  de 
toutes  les  fécondes  vertus.  Malheureusement 
pour  le  progrès  général,  les  autres  peuples,  nos 
voisins,  échappaient  à  cette  influence  si  large- 
ment civilisatrice. 

Les  querelles  d'apanage,  les  compétitions  de 
suzeraineté,  les  terribles  ambitions  des  princes 
ramenèrent  la  brutalité  ;  l'abus  de  la  force  re- 
prit son  empire.  Dès  les  premières  années  du 
xiv«  siècle,  les  rivalités  sanglantes  des  couronnes 
de  France  et  d'Angleterre  se  rallumèrent  avec 
fureur,  et,  pendant  des  centaines  d'années  en- 
core, noyèrent  les  efforts  de  l'humaiiité. 

L'héritage  des  cours  d'amour  échut  aux  gens 


ET    PENALITES    D  AMOUR. 


d'église,  qui  le  guettaient  depuis  longtemps;  si 
peu  convenable  que  fût  entre  ses  mains  une 
aussi  scabreuse  juridiction,  le  clergé  s'empara 
du  droit  de  juger  les  relations  intersexuelles. 

Aux  pudiques  et  ingénieux  cas  de  conscience, 
posés  et  subtilement  résolus  par  les  dames,  les 
juges  ecclésiastiques  substituèrent  les  investiga- 
tions d'alcôve,  les  indécentes  enquêtes,  l'exa- 
men choquant  des  secrets  de  la  nature,  les 
expérimentations  obscènes  des  Congrès,  où  l'on 
contraignait  l'époux  à  faire  ostensiblement  ses 
preuves  de  virilité. 

Ce  même  envahisseur  clérical  qui  métamor- 
phosa, à  son  profit,  les  génies  et  les  fées  en 
sorcières  et  en  possédés  du  diable,  changea  les 
thèses  d'amour  et  de  courtoisie  en  questions 
charnelles  et  chirurgicales.  Des  fées  et  des  en- 
chanteurs, l'Église  avait  fait  des  suppôts  d'en- 
fer; des  femmes  et  de  leur  souriant  pouvoir, 
elle  fit  des  objets  de  scandale  et  de  damnation. 


CHAPITRE  IX 

AVANCES  FAITES  PAR  LES  DAMES. 

SAVANTE    GRADATION    DES   AMOUREUSES    FAVEURS. 

LEUR    BUT    MORALISATEUR    ET    ÉLEVÉ. 


'■p^j^  'extrême  originalité  de  cette  régu- 

Y^^  larisation  juridique  des  droits  d'a- 

^■0^4    mour  ne  pouvait  manquer   d'ob- 

Ei^l   tenir  une  influence  très-accentuée 


sur  les  mœurs  de  cette  époque.  Les  lois  de 
cette  morale  attrayante  et  défensive,  destinée 
à  tenir  les  violents  sous  le  charme,  à  mettre 
les  femmes  à  l'abri  des  brutales  surprises,  tra- 
cèrent en  efïet  de  fertiles  sillons  au  sein  de  la 
société  chevaleresque.  Ce  fut  une  irradiation 
bienfaisante  qui  réchauffa  le  cœur  de  cette 
partie  du  moyen  âge,  et  le  disposa  à  recevoir 
de  sérieux  germes  de  civilisation. 

Du   haut  en  bas  de  l'échelle  féodale,  on  es- 
saya de  se  conformer  aux  prescriptions  de  cette 


AVANCES   FAITES    PAR    LES    DAMES.  2  I  3 

école  de  galanterie  théorique  et  pratique.  Par- 
tout les  amants,  les  soupirants,  depuis  les  ba- 
rons portant  bannière  jusqu'aux  bergers  mis 
en  scène  par  Adam  de  la  Halle,  échangeaient 
des  talismans  d'amour  et  acceptaient  des  tâches 
difficiles,  ne  fût-ce  qu'une  couvée  d'aiglons  à 
descendre  du  sommet  d'une  ruine,  un  nid  de 
calandres,  ce  phénix  de  nos  aïeux,  à  enlever 
d'une  roche  inaccessible,  au  péril  de  ses  jours. 

Ce  culte  fervent,  qui  les  assaillait  avec  une 
sorte  de  fanatisme,  nos  mères  surent  habi- 
lement le  faire  tourner  à  la  conversion  des 
barbares.  Leur  sexe  y  gagna,  en  France, 
une  liberté  dont  il  n'a  jamais  joui,  à  un  aussi 
haut  degré,  dans  aucune  société  humaine.  At- 
testée par  tous  les  monuments  de  notre  littéra- 
ture romane,  une  pareille  indépendance  était 
payée  en  services  de  chaque  jour,  en  agréments 
de  toute  nature,  répandus  à  pleines  mains  sur 
la  vie  des  contemporains  du  sexe  fort.  La  part 
d'initiative  féminine  était  justifiée  par  le  gra- 
cieux usage  que  les  dames  en  faisaient,  par  des 
habitudes  d'hospitalité  charmantes,  par  des  soins 
multipliés,  par  une  sorte  de  domesticité  vo- 
lontaire, exercée  envers  les  hôtes,  que  le  hasard 
des  chevauchées  jetait  sur  le  seuil  de  leur 
logis. 

Une  poétique  gradation  de  menues  faveurs, 
qui  passeraient  aujourd'hui  pour  des  avances 


2  14  "^-^    AMOUKKUSES    FAVEURS, 

compromettantes,  accordées  par  principe  et 
sans  hésitation,  enivrait  à  doses  répétées  les 
terribles  chercheurs  d'aventures,  et  les  méta- 
morphosaient en  autant  de  missionnaires  de 
la  religion  de  courtoisie,  en  autant  de  propa- 
gateurs zélés  du  droit  des  faibles,  partout  où 
les  entraînait  le  sentiment  de  ce  qu'ils  croyaient 
être  leur  devoir. 

Les  dames  avaient  accepté  la  tâche  d'épurer 
les  indomptables  appétits  de  leurs  rudes  com- 
pagnons; d'ennoblir  les  excès  de  leur  aveugle 
courage,  en  leur  versant  goutte  à  goutte  l'eni- 
vrante potion   d'amour;  de  changer   en   mis- 
sions relativement  sérieuses  leurs  courses  folles 
à  travers  le  monde,  et  de  donner  un  but  aux 
irrésistibles  impulsions  du  caprice  sauvage,  aux 
soubresauts  de  la  fantaisie  désordonnée.  Cha- 
cune d'elles,  parvenue  à  l'âge  du  sourire,  vou- 
lait avoir  son  poursuivant  dévoué,  son  captif 
enchaîné  par   le  souvenir  de  ses  charmes,  son 
champion    rendu   par   elle  capable    de    tenter 
l'escalade  de  la   lune,  sans  perdre  le  désir  de 
revenir  à  ses  pieds.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner 
si,  dans  les  poèmes  de  cette  héroïque  époque, 
on  voit  si  souvent  les  dames  engager  les  pre- 
mières escarmouches,  pour  réussir  à  s'assurer 
le  précieux  auxiliaire   qui  devait  glorifier  au 
loin  leur  idéal,  sous  la  livrée  de  leurs  couleurs. 
En  vue  d'aussi  désirables  conquêtes,  elles  n'é- 


LEUR    BUT    MORALISATEUR.  2  1  :> 

prouvaient  nul  scrupule  à  faire  les  premières 
démarches.  Même  sous  les  yeux  de  leurs  pa- 
rents, les  pucelles  oubliaient  leur  timidité,  pour 
entreprendre  cette  œuvre  de  puissantialisation 
des  âmes.  Dès  qu'elles  supposaient  qu'un  varlet, 
un  écuyer,  un  chevalier,  un  hôte  de  leur  père, 
était  encore  libre,  elles  l'assaillaient  de  leurs 
fortifiantes  séductions. 

Dans  le  lai  d'Eliduc  de  Marie  de  France,  un 
chevalier  «  courtois  et  sage  »  qui  avait  dé- 
fendu un  prince  breton  contre  ses  ennemis, 
est  remarqué  par  la  fille  de  ce  chef;  celle-ci 
n'hésite  pas  à  faire  prier  par  son  chambellan  le 
jeune  héros  de  la  visiter,  dans  ses  appartements 
privés.  Eliduc  «  en  merciant  la  damoisèle  »  se 
rend  à  son  appel,  et  est  admis  à  prendre  place 
sur  le  lit,  où  elle  se  reposait  en  l'attendant,.  Les 
lits,  nous  le  verrons  plus  loin,  servaient  fré- 
quemment de  sièges  en  ce  temps-là. 

Cèle  l'avoit  par  la  main  pris, 
Desur  un  lit  èrent  assis  ; 
De  plusiors  choses  unt  parlé; 
Icèle  l'ad  mult  esgardé. 

La  conversation  resta  dans  les  bornes  de  la 
décence;  mais  ce  que  se  dirent  les  deux  amants 
«  les  fist  pâlir  et  souspirer  ».  L'heureux  Eliduc 
fut  longuement  chargé  de  l'électricité  d'amour. 
Quand  finit  l'entrevue,  la  belle  enfant  l'avait 
fait  sien. 


2l6  DES   AMOUREUSES    FAVEURS, 

Dans  le  dit  du  Lévrier,  un  jeune  écuyer,  de- 
venu fou  par  la  trahison  de  s'amie,  erre  pen- 
dant trois  ans  dans  la  forêt,  hors  de  sens  et  fu- 
rieux, comme  le  Roland  del'Arioste.  A  la  troi- 
sième année,  une  fée  de  passage  le  prend  en  pi- 
tic,  le  guérit  avec  des  herbes  d'une  puissante 
vertu,  le  fait  baigner  dans  une  claire  fontaine, 
et  le  revêt  d'une  belle  robe  verte.  Le  pauvre 
écuyer,  rendu  à  la  raison  et  débarrassé  de  la 
pensée  de  sa  déloyale,  retrouve  un  nouveau 
foyer  d'amour,  offert  avec  une  touchante  sim- 
plicité. Une  jeune  héritière,  qui  a  appris  son  re- 
tour à  la  raison,  pense  à  compléter  le  sauvetage; 
elle  lui  envoie  un  messager,  pour  l'engager  à  ve- 
nir s' hosteler  chez  elle.  Dès  qu'elle  l'aperçoit  de 
sa  fenêtre ,  la  généreuse  damoiselle  descend 
«  enmy  la  court  »  et  le  salue  avec  doux  regards 
qui  révèlent,  dès  l'abord,  le  projet  de  son  cœur. 
L'écuyer  ému  de  ce  gentil  accueil, 

Li  dist  :  —  Ma  damoiselle, 

Mandé  m'avés,  ne  sai  pour  quoi? 
—  Amis,  fait-elle,  par  ma  foi  ! 
L'occoison  orendroit  sarès  :  (saurez) 
Pour  ce  vous  mande  que  vous  ares, 
Orendroit  sans  nul  respitement,  (sans  retard) 
Moi  et  ma  tierre  quitement. 

Le  joyeux  étonné  «  l'en  mercie  bien  cent 
fois  ».  Cette  passion  nouvelle  lui  rend  la  force 
et  le  courage;  il  se  fera  recevoir  chevalier,  et 


LEUR    BUT   MORALISATEUR.  217 

ne  laissera  «  nulle  marche,  de  France  jusk'en 
Danemarce,  qu'il  n'i  alast  »  pour  acquérir  los  et 
honneur.  Il  ajoute  courtoisement  que  de  tous 
les  dons  offerts  par  sa  belle  hôtesse,  celui 
qu'il  apprécie  davantage,  et  dont  il  se  conten- 
terait volontiers,  «  est  l'octroi  de  son  gent 
corps  ». 

Infiniment  plus  raffinées  que  leurs  contem- 
porains du  sexe  fort,  nos  mères  avaient  con- 
servé dans  leurs  allures,  pourquoi  ne  pas  l'a- 
vouer? un  reste  de  sans-façon  tout  primitif; 
quelques  gouttes  de  sang  barbare  circulaient 
dans  leurs  veines.  Franques  ou  gauloises,  elles 
subissaient  l'influence  du  milieu  où  elles  vi- 
vaient; la  plupart  se  sentaient  naturellement 
portées  à  accentuer  le  sens  matériel  de  leurs 
avances.  Si  elles  avaient  agi  avec  plus  de  senti- 
mentalité et  de  réserve,  peut-être  n'auraient- 
elles  pas  été  aussi  bien  comprises;  et  puis  cela 
eût-il  suffi  à  maîtriser,  à  modérer  les  âpres  effer- 
vescences des  centaures  à  demi  domptés,  qu'il 
s'agissait  d'enrôler  sous  leur  amoureuse  ban- 
nière. 

Si  attrayantes  que  fussent  les  avances  des 
dames,  elles  n'étaient  pas  toujours  acceptées  ; 
mais  les  causes  de  refus  étaient  généralement 
légitimes.  La  belle  refusée  sortait  honorable- 
ment de  l'épreuve;  après  quelques  larmes  de 
regret,  elle  pouvait  se  mettre  en  quête  d'un  au- 


2l8  DES    AMOUREUSES    FAVEURS, 

tre  cœur  à  exalter,  d'un  autre  amant  à  trans- 
former en  héros. 

Dans  Gérard  de  Nevcrs,  la  damoiselle  Eu- 
gline,  assiégée  dans  son  château  des  Ardennes, 
devant  les  murs  duquel  elle  a  vu  succomber 
son  père  et  tous  les  mâles  de  sa  famille,  est  dé- 
livrée par  le  héros  de  ce  charmant  roman  d'a- 
venture. Par  reconnaissance,  elle  offre  ses  do- 
maines et  sa  personne  à  son  sauveur.  Détail 
caractéristique  de  ces  moeurs  étranges  :  aussi 
désintéressée  que  l'amante  d'Abailard,  la  belle 
Eugline,  en  se  donnant  ainsi,  n'impose  pas  le 
mariage  à  celui  qu'elle  aime.  Héloïse,  on  se 
le  rappelle,  déclare,  dans  sa  première  épître, 
qu'elle  se  fût  contentée  du  titre  d'amie,  même 
de  celui  de  concubine,  concubinœ  vel  scorti.  La 
contemporaine  de  Blanche  de  Castille  dit  à 
Gérard  de  Nevers  : 

«  Ma  tierre,  mes  chasteaulx  et  tout  ce  que 
j'ay  au  monde  vous  habandonne,  poui  en  faire 
à  vostre  plaisir;  moy-mesme  me  donne  à  vous 
pour  estre  vostre  famé  ou  vostre  amye.  Por 
Diex  !  ne  voeillez  refuser,  car  née  suis  de  hait 
lignaige.  » 

Si  Gérard  n'accepte  rien,  c'est  qu'il  a  à  cœur 
de  retrouver  «  s'amye  Euriant  à  qui  l'enseigne 
moult  gente,  en  semblant  de  violette,  entaillée 
sur  sa  dextre  mamelle  »  a  causé  tant  de  mal- 
heurs,   et  envers  laquelle  il  a  tant  à  réparer. 


LEUR    BUT   MORALISATEUR.  2IQ 

Si  Aubery  le  Bourgoing  refuse  l'abandon  de 
Guibourc,  la  femme  du  roi  Orry,  c'est  par  dé- 
férence pour  ce  prince,  au  service  duquel  il  est 
entré,  et  non  par  dédain,  puisqu'il  l'épouse  à 
la  mort  du  roi.  Si  Huon  de  Bordeaux  décline 
l'offre  de  la  belle  Esclarmonde,  c'est  qu'elle  est 
musulmane  et  lui  chrétien  ;  dès  qu'elle  s'est  fait 
baptiser,  il  n'hésite  plus.  La  scène  est  d'ailleurs 
charmante.  Le  roi  Karl  avait  imposé  à  Huon 
d'aller  insulter  d'un  baiser  la  fille  de  l'émir 
Gaudisse,  devant  toute  sa  cour.  Cette  bravade, 
qu'il  accomplit,  lui  vaut  la  perte  de  sa  liberté  et 
l'amour  de  la  pucelle  qu'il  est  venu  insulter, 
au  péril  de  ses  jours.  Esclarmonde,  voulant  le 
revoir,  «  prent  un  cierge  qu'èle  ot  fait  embra- 
ser »,  et  s'en  vient  à  la  prison;  où,  après  s'être 
emparée  des  clefs  du  chartrier,  elle  pénètre  dans 
le  cachot  du  beau  Français,  et  lui  tient  ce  sédui- 
sant langage  : 

Je  suis  la  fille  (de)  Gaudisse  l'amiré, 
Que  vous  baisastes  hui  matin  au  diner; 
Vo  douce  (h)alaine  m'a  si  le  cuer  emblé, 
Je  vous  aim  tant  que  je  ne  puis  durer. 
Se  vos  volez  faire  ma  volenté, 
Consel  mettrai  que  serés  délivré. 
—  Dame,  dist  Hues,  laissiés  tôt  chou  ester. 
Sarrazine  estes,  je  ne  vous  puis  amer; 
Je  vous  baisai,  cou  est  la  vérités, 
Mais  je  le  fis  por  ma  foi  aquiter. 

Il  y  a  pourtant  des  exemples  de  fantaisie  né- 


220  DES    AMOUREUSES    FAVEURS, 

gative  difficiles  à  expliquer.  Ainsi,  Gauvain,  le 
célèbre  neveu  d'Artus,  dont  la  vertu  n'était  pas 
la  chasteté,  fait,  dans  la  Venp^eancede  Kagiiidei 
sourde  oreille  aux  avances  de  la  dame  de  Gau- 
destroit  qui  lui  offrait  sa  guimple,  en  lui  criant, 
par  trois  fois,  que  c'était  moins  pour  honorer 
le  vainqueur  du  tournois  que  pour  engager 
l'amant.  C'est  la  dame  elle-même  qui  l'avoue 
avec  dépit  : 

Par  trois  fois  si  H  criai 
Que  c'ert  signes  de  druerie!  (galanterie) 
Moult  est  plains  de  grant  vilonnie, 
Quant  il  de  m'amor  ot  le  don, 

Que  puis  ne  vint  en  ma  maison 

Je  cuid  qu'il  ot  honte  de  moi. 

La  dame  en  question  n'avait-elle  pas  tous  les 
charmes  qu'eiit  désirés  Gauvain  ?  Le  trouvère 
ne  le  dit  pas.  Dans  son  dépit,  la  belle  dédaignée 
fit  établir,  à  son  intention,  une  fenêtre  en  façon 
de  guillotine,  dont  le  haut  à  fer  tranchant 
«  descent  comme  arbaleste  »  :  elle  comptait  que 
tôt  ou  tard  le  dédaigneux  y  viendrait  passer  la 
tête.  Or  c'est  à  Gauvain  lui-même,  déguisé  en 
sénéchal  d'Artus,  qu'elle  explique  ses  projets  de 
vengeance  savante  ;  celui-ci  se  hâte  de  fuir  la 
fenêtre  vengeresse,  et  nous  ne  saurions  le  désap- 
prouver. 

Rien  n'était  moins  rare  que  ces  avances  fé- 
minines; si    les  pré.ceptes   des  cours  d'amour 


LEUR   BUT   MORALISATEUR.  22  1 

n'en  avaient  ennobli  le  but,  on  pourrait  les 
comparer  aux  manœuvres  des  Américaines  en 
quête  de  maris.  La  plupart  des  dames  de  ce 
temps  se  réservaient  de  laisser  parler  librement 
leur  cœur,  de  choisir,  avant  ou  après  le  ma- 
riage, l'époux  ou  l'ami.  Rien  ne  pouvait  donc 
leur  paraître  plus  malgracieux  que  le  vœu  fait 
à  la  cour  d'Artus  par  le  chevalier  Mélion  : 

Il  dist  (que)  jà  n'ameroit  pucèle, 
Que  tant  seroit  gentil  ne  bêle, 
Si  un  autre  home  avoit  amé, 
Ni  que  à  autre  eust  parlé. 

Le  jeune  favori  du  roi  légendaire  avait  peut- 
être  raison  de  désirer  une  amie  qui  n'eût  jamais 
regardé  personne  autre  avec  bienveillance;  il 
eut  tort  de  le  crier  si  haut.  On  lit,  en  effet,  dans 
le  lai  de  Mélion  :  «  à  grand  mal  li  torna.  »  Les 
dames  s'accordèrent  à  juger  ce  serment  comme 
une  atteinte  à  leur  indépendance;  dans  un  par- 
lement d'amour  que  tinrent  plus  de  cent  d'en- 
tre elles,  chez  la  reine  Genévra,  elles  fulminèrent 
contre  le  téméraire,  déclarant  à  l'unanimité  : 

(Que)  jamais  ne  l'ameront 
N'encontre  lui  ne  parleront; 
Dame  n'el  (ne  le)  voloit  regarder 
Ni  à  lui  pucèle  parler. 

Ces  préférences  féminines  avaient  bien  des 
façons  de  se  manifester.  Ce  n'étaient  pas  tou- 


222  DES   AMOUREUSES    FAVEURS, 

jours,  il  s'en  faut,  des  offres  aussi  directes  que 
celles  de  la  reine  Guibourc,  de  la  belle  Eugline, 
ou  de  la  dame  de  Gaudestrois  ;  il  ne  s'agissait 
pas  invariablement  de  saisir  la  proie  au  pas- 
sage, ni  de  l'atteindre  au  lazzo  du  corset.  Quand 
l'amant,  à  marquer  au  chiffre  de  la  dame,  con- 
sentait à  ralentir  sa  course  et  à  séjourner  une 
saison,  on  renonçait  aux  grands  moyens,  aux 
extrémités  héroïques  qui  conservaient,  en  dé- 
pit du  but  à  atteindre,  une  saveur  un  peu  bar- 
bare. Alors  s'exerçait  à  l'aise  la  sagacité 
féminine,  enchantée  de  pouvoir  graduer  la 
séduction,  de  mêler  aux  caresses  qui  s'adres- 
saient au  cœur  les  paroles  visant  à  Tàme. 

Se  faire  comprendre  par  des  sourires,  par  les 
menus  dons,  par  les  conversations  assaisonnées 
de  captieux  regards  et  d'éloquents  soupirs,  a 
toujours  été  le  triomphe  des  femmes.  Amener 
par  des  privautés  de  chaque  jour,  dont  il  est 
toujours  possible  d'atténuer  le  sens  trop  clair, 
le  préféré  à  se  troubler  le  premier,  à  prendre 
ostensiblement  les  devants,  à  supplier  pour 
obtenir  ce  qu'on  brûle  de  lui  octroyer  ;  puis  une 
fois  maîtresse  de  la  position,  traîner  le  vaincu 
à  sa  cordelle,  faire  patienter  le  sauvage  appri- 
voisé, lui  imposer  de  fantasques  conditions, 
différer  les  faveurs  significatives,  jusqu'à  ce  que 
de  glorieuses  entreprises  l'en  aient  rendu  digne; 
c'était  l'idéal  du  triomphe  féminin. 


LEUR    BUT    MORALISATEUR.  223 

D'abord  les  tendres  colloques,  murmurés  à 
demi-voix,  les  mots  emmiellés,  les  questions 
adroites,  les  longues  promenades  sous  les  eiites 
du  verger,  les  cavalcades  sur  le  même  palefroi; 
puis  les  enlacements  timides,  lacerti  amplexus 
de  maître  André,  les  baisers  sur  les  lèvres,  dont 
la  coutume  autorisait  l'usage  entre  chrétiennes 
et  chrétiens,  à  l'exclusion  des  Sarrazins,  comme 
on  le  voit  dans  le  roman  carolingien  de  Fier- 
abras.  Si  Floripas  n'ose  donner  à  Guy  de 
Beurgogne  cette  marque  ordinaire  d'amitié, 
c'est  qu'elle  est  encore  païenne. 

Les  bras  li  mist  au  col  pour  ses  amours  fremer, 
Pardevant,  en  la  bouce,  ne  l'osa  adèser, 
Pour  ce  k'èle  est  paiene,  (et)  il  est  crestiennés. 

Dans  les  lais  de  Marie  de  France,  dans  ceux 
d'Audefroy  le  Bastart  et  dans  tous  les  poèmes 
de  ce  temps,  on  voit  souvent  revenir  cette 
douce  formule  :  «  la  bouche  li  baise  et  le  vis  ». 
Dans  le  Dolopathos^  de  semblables  baisers  sont 
le  début  des  épreuves,  que  les  filles  de  l'impé- 
ratrice font  subir  au  beau  Lucinien. 

Viennent  ensuite  les  tête-à-tête  demandés 
par  messagers  ou  directement  sans  que  personne 
ne  s'en  scandalise.  Puis  les  réceptions  sur  le  pied 
du  lit,  comme  dans  le  lai  d'Eliduc  et  celui  de 
Lanval,  ou  comme  la  jeune  impératrice  du  roman 
des  sept  sages  voulant  causeravec  son  beau-fils  : 


224  O^S   AMOUREUSES    FAVEURS, 

«  Tous  deux  s'asistrent  sur  une  couche  d'une 
coutc-pointc  covertc  et  d'ung  draps  de  soie.  » 
Ou  bien  encore  comme  dans  la  vieille  chanson 
de  Belle  Erembors,  citée  par  Leroux  de  Lincy, 
[Chants  historiques  français],  où  se  lisent  les 
vers  suivants  : 

Li  cuens  Raynaut  est  montez  en  la  tors, 
Si  s'est  assis  en  i  lit  peint  à  tîors, 
Dcjoste  lui  se  sict  bêle  Erembors; 
Lors  recommence  lor  premières-amors. 

Puis  les  dons  mutuels,  les  échanges  qui  étaient 
autant  de  promesses  et  d'encouragements  pas- 
sionnés :  ainsi  la  guimple  offerte  par  la  dame 
de  Gautdestrois  à  Gauvain,  la  manche  du  lai 
de  ce  nom,  le  gant  sénestre  donné  par  la  pu- 
celle  du  château  des  Ardennes  à  Gérard  de  Ne- 
vers.  Dans  le  roman  de  Perceforet,  une  damoi- 
selle  offre  à  son  ami  un  paon  artificiel,  pour 
orner  le  cimier  de  son  heaume.  Le  fameux  or- 
dre de  la  Jarretière  n'a  pas  lui-même  une  autre 
origine,  et  sa  célèbre  devise  :  Honny  soit  qui  mal 
y  pense  ne  réussit  pas  toujours  à  réprimer  les 
profanes  sourires  qui  accueillent  cet  hommage 
rendu  par  Edouard  III  à  l'ornement  intime  de 
la  comtesse  de  Salisbury. 

Quelquefois  la  nature  de  ces  dons,  la  manière 
dont  ils  étaient  faits  et  les  conditions  qu'on  y 
mettait,  se  ressentaient  de  la  rudesse  du  temps. 


LEUR    BUT   MORALISATEUR.  22  5 

Ainsi,  par  exemple,  la  chemise  offerte  par  la 
dame  du  dramatique  fabliau  des  III  chivaliers 
et  del  Canine  à  celui  de  ses  trois  poursuivants 
qui  consentirait,  pour  l'araour  d'elle,  à  s'exposer 
aux  chocs  des  épées  et  des  lances,  dans  un  tour- 
noi, sans  autres  armes  défensives.  On  peut 
également  citer,  dans  cette  catégorie,  la  mu- 
tuelle garantie  de  persévérance  que  se  donnent 
les  deux  amants  du  lai  de  Gugemer. 

—  Ami,  dit  la  belle  à  son  amant,  forcé  de 
fuir,  donnez-moi  votre  chemise;  sur  le  pan 
antérieur  j'y  ferai  un  pli,  et  vous  permets  d'ai- 
mer celle  qui  saura  le  défaire.  Gugemer,  de 
son  côté,  lui  attache  aux  flancs  une  ceinture  à 
fermoir  secret,  avec  la  même  condition,  c'est- 
à-dire  permission  de  répondre  à  la  passion  de 
celui  qui  l'ouvrirait. 

(Amis)  vostre  cemise  me  livrez, 
El  pan  dessus  ferai  un  ploit; 
Congié  vus  doins,  ù  ke  ce  soit, 
D'amer  cèle  kil'  defferat 
Et  ki  despléer  le  porrat. 

Gugemer  à  son  tour  prend  sûreté  de  s'amie 
«  par  une  ceinture  ». 

Dunt  à  sa  char  nue  l'a  çaint; 
Parmi  les  flancs  aukes  l'estraint. 

Qui  la  bucle  porrat  ouvrir 

Il  la  prie  que  celi  aim. 


220  DES   AMOUREUSES    KAVF.URS, 

La  nudité,  d'ailleurs,  n'effarouchait  pas  outre 
mesure  la  pudeur  des  dames  du  temps  passé; 
nous  aurons  plusieurs  occasions  de  le  consta- 
ter. Une  seule  preuve  avant  d'aller  plus  loin  : 
le  livre  d'André  le  Chapelain,  ce  code  officiel  de 
la  courtoisie  féodale,  admet  dans  les  prélimi- 
naires de  l'amour  honnête,  outre  les  baisers 
sur  la  bouche  et  les  embrassements  des  bras,  les 
indiscrètes  caresses  du  toucher  direct,  à  la  seule 
exclusion  de  la  dernière  consolation  de  Vénus. 

«  Procedit  aiitem  (amor  probns)  usqiie  ad  oris 
oscidum,  laccrtiqiie  amplexwn  et  ad  inciirren- 
dum  amantis  nudiim  tactiim,  cxtremo  Veneris 
solatio  prœtermisso.  »  {Amatoria  Andrecv  Ca- 
pellani.  Edit.  Dorpnmndœ.) 

C'était  déjà,  de  la  part  des  dames,  s'exposer 
beaucoup;  mais  la  gradation  des  amoureuses 
faveurs  allait  plus  loin  encore;  et  si  l'on  en 
croit  les  auteurs  contemporains,  elles  sortaient 
généralement  à  leur  honneur  de  ces  brûlantes 
épreuves.  La  plus  délicate  était  l'épreuve  du 
coucher.  Celle-ci  doit  paraître  si  fiévreuse,  si 
scabreuse,  si  étrangement  folle  à  la  pudeur 
moderne,  qu'on  serait  tenté  de  la  mettre  en 
doute,  si  l'on  n'avait  pour  se  renseigner  à  cet 
égard  que  les  imaginations  colorées  des  ménes- 
trels et  des  trouvères,  bien  que  ces  indiscrets, 
nous  l'avons  constaté  souvent,  soient  un  mi- 
roir fidèle  des  mœurs  de  leur  époque. 


LEUR    BUT   MORALISATEUR.  227 

La  suprême  épreuve  du  coucher  se  rencon- 
tre aussi  dans  les  légendes  chrétiennes.  Le 
prévôt  d'Aqnilée,  légende  extraite  de  la  Vie  des 
Pères  de  saint  Jérôme,  nous  montre  la  femme 
d'un  prévôt  contraignant  un  moine,  orgueilleux 
de  sa  chasteté  cénobitique,  à  se  mettre  au  lit 
avec  elle;  afin  de  lui  faire  apprécier  le  danger  de 
ces  sortes  de  luttes,  où  l'objet  du  péril  est  en  face 
du  lutteur.  Les  chroniques  abondent  de  ces  pé- 
rilleuses fanfaronnades  de  continence,  oîi  des 
chrétiens  se  plaisaient  à  humilier  la  chair,  à  la 
provoquer  pour  la  vaincre,  en  partageant  le  lit 
de  pieuses  femmes  qui  se  croyaient  également 
assurées  de  remporter  la  victoire  dans  ces  en- 
gagements corps  à  corps,  où  Robert  d'Arbris- 
sel  aimait,  dit-on,  à  s'exposer. 

Qu'on  ne  s'étonne  donc  pas  trop  de  voir  le 
fanatisme  de  l'amour  s'imposer  les  étranges  sup- 
plices qu'acceptait  le  fanatisme  de  la  foi.  Avant 
de  partir  pour  la  croisade  et  de  s'en  aller  outre- 
mer, Raoul  de  Coucy  priait  Dieu  de  lui  accor- 
der l'honneur  de  cette  enivrante  épreuve,  et  de 
faire  qu'il  tînt,  une  fois,  s'amie  nue  entre  ses 
bras. 


Or  me  doint  Diex  en  tèle  honor  monter, 
Que  cèle  où  j'ai  mon  cueur  et  mon  penser, 
Tienne  une  fois  entre  mes  bras  nuette, 
Ains  que  j'aille  outre-mer. 


228  UES   AMOUREUSES    FAVEURS. 

Dans  le  drame  d'Amis  et  d'A7iîilIe^  dont  la  lé- 
gende mise  en  roman,  en  vers  et  en  prose,  tra- 
duite en  tous  langages,  même  en  breton,  a  si 
fort  attendri  nos  pères,  la  fille  du  roi  Karle  s'est 
propose  d'énamourer  Amille .  Retenu  par  le 
haut  rang  de  la  pucelle,  le  prudent  chevalier 
répond  froidement  aux  premières  avances  ;  la 
demoiselle  se  décide  alors  à  le  soumettre  à  la 
plus  vive  épreuve  :  —  Il  a  refusé  de  m'écoutcr, 
se  dit-elle;  il  s'attendrira  quand  il  me  sentira 
lè^-lui. 

Je  sçay  bien  qu'il  va  reposer, 

Mais  certes  je  me  vois  poser 

Et  mettre  lèz-Iui  sur  sa  couche; 

Au  moins  s'un  ^si  un)  baisier  de  sa  bouche 

Puis  avoir,  il  me  souffira. 

Le  chevalier  de  la  Tour- Landry,  dont  les  ré- 
cits pittoresques  contiennent,  par-ci  par-là,  de 
précieux  renseignements  historiques,  raconte 
que,  de  son  temps,  existait  encore  cette  mode 
de  tentation  mi-partie  angélique  et  diabolique. 
Au  chapitre  xxv«  de  son  livre  pour  l'enseigne- 
ment de  ses  filles^  il  cite  l'exemple  d'une  belle 
dame  qui,  au  temps  où  «  elle  souloyt  estre 
blanche,  vermeille  et  grasse,  amoit  festes,  jous- 
tes  et  tournois  »,  et  souffrait  volontiers  que  le 
seigneur  de  Craon  k  couchast  en  son  lit;  mais 
ce  fut  sans  villennie  et  sans  y  mal  penser  ». 


LEUR    BUT    MORALISATEUR.  229 

Au  chapitre  l  du  même  ouvrage  :  Du  cheva- 
lier qui  eut  1 1 1  femmes,  le  bon  Latour-Landry 
nous  apprend  que  la  première  et  la  troisième 
des  femmes  de  ce  chevalier  furent  damnées, 
pour  avoir  mis  leur  vanité,  l'une  à  se  parer, 
l'autre  à  se  farder  ;  tandis  que  la  seconde  n'avait 
eu,  ainsi  qu'il  fut  révélé  au  mari,  que  quelques 
années  de  purgatoire,  «  pource  que  un  escuier 
s"estoit  couchié  avec  elle,  et  aultres  petits  pé- 
chiez »  ;  bien  qu'ils  eussent  répété  cette  fami- 
liarité de  haute  saveur  «  environ  x  ou  xn  fois  ». 

N'oublions  pas  ici  le  singulier  jeu-parti  de 
maître  Guillaume  le  Viniers,  dans  lequel  il  pose 
le  cas  d'une  dame  qui,  pour  récompenser  son 
loyal  amant,  «  une  nuit  en  son  lit  le  consent, 
tout  nu  à  nu  »,  sans  lui  permettre  autre  chose 
que  le  baiser  des  lèvres  et  l'enlacement  des  bras. 
Cette  dernière  citation  a  le  mérite  de  mettre  le 
doigt  sur  le  point  brûlant,  sur  la  circonstance 
aggravante  d'une  aussi  terrible  tentation  :  c'est 
que  nos  aïeux  couchaient  nus.  ainsi  que  nos 
aïeules  ;  ils  se  glissaient,  sans  aucun  linge  de 
corps,  entre  des  draps  de  toile  à  peine  suffisants 
pour  leurs  vastes  lits. 

C'est  dans  l'état  où  naquit  Eve,  l'auteur  de 
Parthenopeus  nous  l'apprend  sans  songer  à  effa- 
roucher son  lecteur,  que  la  jeune  impératrice 
de  Constantinople  vint  se  placer,  pour  dormir, 
aux  côtés  du  beau  neveu  de  Clovis.  Voici  à  cet 


23o  DES   AMOUREUSES   FAVEURS, 

égard  Topinion  d'un  des  grands  dignitaires  du 
premier  empire.  Joseph  de  Rosny,  dans  son 
Tableau  littéraire  de  la  France  au  xiu"  siècle  : 

«  On  était  alors  dans  l'habitude  de  ne  se 
mettre  au  lit  qu'après  s'être  dépouillé  de  son 
dernier  vêtement,  c'est-à-dire  de  coucher  sans 
chemise.  On  eût  fait  injure  à  une  femme  de 
partager  sa  couche,  sans  s'être  soumis  à  cet 
usage;  et  l'on  ne  conservait,  la  nuit,  ce  léger 
vêtement  que  lorsqu'on  voulait  prouver  à  quel- 
qu'un le  peu  de  cas  que  l'on  faisait  de  sa  per- 
sonne. De  là  est  dérivée  cette  expression  si  com- 
mune dans  nos  anciens  romans  :  coucher  nu 
à  nu.  » 

Notre  vieille  littérature  nous  offre  fréquem- 
ment aussi  ce  renseignement  complémentaire, 
que  la  première  chose  qui  se  faisait  au  sortir  du 
lit  était  de  vêtir  sa  chemise.  Je  demande  par- 
don au  lecteur  de  prononcer  ici  ce  mot  shocking 
dont  rougit  la  pudeur  britannique;  mais  je  ne 
puis  éviter,  dans  cette  étude,  un  détail  aussi 
caractéristique  des  mœurs  du  passé.  Rutebeuf 
se  gênait  fort  peu  à  ce  sujet.  Dans  le  dit  du  Se- 
crcstain  et  de  la  femme  au  chevalier,  cette 
bonne  dame,  qui  faisait  le  lit  aussi  bon  pour  le 
simple  berger  que  pour  le  prince,  sort  un  ma- 
tin de  son  lit,  pour  aller  prier  au  moutier,  dit 
le  poète;  or  en  se  levant  que  fait-elle? 


LEUR   BUT   MORALISATEUR.  20  1 

La  dame  qui  aler  voloit 
Au  moustier,  si  com'  elle  soloil, 
Geta  en  son  dos  sa  chemise, 
Et  puis  si  a  sa  robe  prise. 

Nous  trouvons  dans  un  des  plus  graves  mo- 
numents de  notre  langue  romane  la  confirma- 
tion de  cette  économie  de  linge.  L'Ordène  de 
Chevalerie^  où  l'auteur,  Hues  de  Tabarie,  énu- 
mère  à  un  prince  sarrazin  les  articles  du  cé- 
rémonial usité  à  la  consécration  d'un  chevalier 
chrétien,  déclare  qu'après  le  bain  symbolique 
qui  le  lave  de  toute  souillure  morale,  le  réci- 
piendaire est  couché  nu  «  en  un  bel  lit  »,  sym- 
bole de  l'éternel  repos.  Puis  quand  il  est  remis 
sur  pied,  il  se  rhabille  en  commençant  par  la 
chemise  «  qui  ère  de  lin  »  : 

Chis  dras  qui  sont  près  de  nos  char, 
Tout  blanc,  nous  donnent  à  entendre 
Que  chevalier  doit  adès  tendre 
A  sa  char  nettem.ent  tenir. 
Se  il  à  Dieu  veut  parvenir. 

Cette  nudité  nocturne  était  encore  usitée  au 
temps  de  Charles  VII  ;  son  poète  Martial  d'Au- 
vergne nous  l'apprend  dans  le  troisième  arrêt 
d'amour  :  «  Et  aussi  elle  diroit  quant  se  léve- 
roit  au  matin,  en  mettant  sa  chemise  :  —  Dieu 
doint  bonjour  à  mon  très  doulx  ami.  »  Mieux 
encore,   Benoît  de  Court,  le  pédant  qui  a  noyé 


232  DES   AMOUREUSES    FAVEURS. 

dans  SCS  commentaires  latins  le  facétieux  recueil 
du  compcrc  Martial,  glisse  à  ce  propos  un  ren- 
seignement en  lis  sur  le  devoir  des  femmes  en- 
trant au  lit  :  Millier  es  etiim  camisiam^  noctu. 
gestare  non  debent ,  etc.  Cette  coutume  dura 
fort  longtemps;  il  est  très-probable  que  la  belle 
à  qui  Clément  Marot,  dans  ses  cpigrammes, 
souhaitait  d'aller  «  donner  les  Innocents  »,  au 
point  du  jour,  couchait  aussi  légèrement  vêtue 
que  les  contemporaines  du  roi  Robert  et  de 
saint  Louis. 

Joseph  de  Rosny  avait  raison  d "affirmer  qu'a- 
gir autrement  était  un  signe  assuré  que  cette 
cohabitation  n'était  pas  du  goût  de  celui  ou  de 
celle  qui  demeurait  à  demi  vêtu.  Dans  un  des 
nombreux  poèmes  du  cycle  d'Artus,  rimes  par 
Chrestien  deTroyes:  Li  romans  de  la  Charrette, 
le  brave  Lancelot  rencontre  en  son  chemin  une 
pucelle  qui  lui  offre  «  de  l'hébergier  en  son 
ostiel  »,  où  elle  exagérera  l'hospitalité  jusqu'à  lui 
tenir  compagnie  la  nuit.  Le  brillant  aventurier, 
dont  le  cœur  est  tout  entier  à  la  reine  Gene- 
vra,  voudrait  n'accepter  qu'une  partie  de  cette 
gracieuseté.  —  Mon  ostiel,  dit  la  belle. 

Sire  vos  est  aparelliez, 
Si  dou  prendre  estes  conseillez, 
Mes  pars  (che^  moi)  vous  hébergerez 
Et  ovec  moi  vos  coucherez  ; 
Einsi  le  vos  oftVe  et  présente 


/ 


LEUR    BUT    MORALISATEUR.  20J 

—  Damoisèle,  (répond-il)  de  vostre  ostel 
Vos  merci,  car  ge  l'ai  molt  chier; 
Mes,  s'il  vos  plèsoit,  dou  couchier 
Ge  n'en  ferai  autrement  rien. 

Pour  n'avoir  l'air  trop  discourtois,  Lancelot 
finit  par  céder  aux  instances  de  la  damoiselle; 
il  la  suit  avec  une  sorte  de  résignation.  Après 
le  repas,  la  nuit  venue,  la  belle  «  se  couche, 
mes  n'osta  mie  sa  chemise  »,  témoignant  ainsi 
qu'elle  se  contentait  d'une  apparente  soumis- 
sion, et  laissait  son  hôte  libre  du  surplus.  Le 
chevalier  tint  à  la  lettre  ce  qu'il  avait  promis 
«  par  force  ». 

...  Il  se  couche  tôt  adrèt, 

Mais  sa  chemise  pas  ne  trèt, 

Nient  plus  qu'èle  ot  la  sienne  trète; 

De  gésir  à  li  bien  se  guète, 

Ains  se  couche  et  gist  (à  l'jenvers. 

Quelque  temps  après,  la  pucelle  se  lève  en 
disant  :  «  — Ne  crois  mie  que  moult  vos  plèse 
mes  soûlas  et  ma  compagnie;  »  je  vais  vous 
laisser  reposer,  messire.  Une  fois  seule,  elle  se 
remet  à  la  mode  :  a  Est  tost  en  sa  chambre 
venue;  là  s'est  couchiée  tote  nue.  »  Est-il  né- 
cessaire d'ajouter  une  preuve,  à  la  portée  des 
yeux  de  tous,  c'est  que  toutes  les  miniatures  de 
nos  vieux  manuscrits,  même  les  gravures  de  nos 
premiers  imprimés  gothiques,    jusqu'à    P>an- 


2J4  RES   AMOUREUSES    FAVEURS. 

çois  I"^'",  s'accordent  à  placer  dans  un  état  com- 
plet de  nudité  toutes  les  personnes  qu'elles 
représentent  au  lit. 

Le  sérieux  exagéré  de  ces  préliminaires  d'a- 
mour ne  saurait  nous  persuader,  cependant, 
que  nos  turbulents  ancêtres  des  deux  sexes  fus- 
sent d'une  autre  trempe  que  les  humains  d'au- 
jourd'hui. Les  faveurs  ne  s'égrenaient  pas  tou- 
jours avec  prudence  et  méthode'  beaucoup  de 
nos  galants  des  vieux  siècles  brusquaient  le  dé- 
nouement dès  les  premières  épreuves,  et  ne  se 
croyaient  pas  strictement  obligés  à  suivre,  de 
point  en  point,  la  série  amoureuse  indiquée  par 
André  le  Chapelain.  Il  serait  absurde  de  croire, 
avec  certains  enthousiastes,  que  les  amants 
d'alors  se  contentassent  généralement  d'un 
gant,  d'une  fleur,  d'une  jarretière  ou  d'un  ser- 
rement de  main,  et  que  les  dames  elles-mêmes 
se  tinssent  toujours  dans  les  limites  de  la  pru- 
dence. 

Ces  courtoisies  graduées,  de  plus  en  plus  pro- 
vocantes, de  plus  en  plus  significatives  et  pé- 
rilleuses, étaient  souvent  trop  fortes  pour  ces 
tempéraments  actifs.  Les  indiscrétions  à  tons 
vifs,  que  nous  avons  dû  citer,  n'indiquent  que 
trop  à  quel  point  la  volupté  conservait  ses  droits 
sur  l'idéal  platonique,  et  quels  amendements 
gaillards  nos  pères  faisaient  subir,  dans  la  pra- 
tique, au  code  de  la  courtoisie. 


Lf:UK    EUT    MORALISATEUR.  3'35 

Le  fait  historique  qu'il  nous  a  plu  de  mettre 
en  lumière,  c'est  que  l'initiative  amoureuse  des 
dames  eut  pour  but  principal  d'honorer  les  joies 
d'amour  et  d'en  faire  la  récompense  des  géné- 
reux efforts,  imposés  par  elles  à  ceux  qu'elles 
soumettaient  à  leurs  gracieuses  lois. 

Après  avoir  lu  ces  pages,  on  conviendra  que 
les  femmes  de  cette  partie  du  moyen  âge,  libres 
sans  scandale,  amantes  sans  vices  dégradants, 
ne  ressemblent  guère  à  celles  de  la  société  que 
Pierre  de  Bourdeille,  abbé  de  Brantôme,  nous 
dépeint  naïvement,  en  style  décousu  et  tout  à 
trac,  avec  de  belles  dédicaces  à  des  princes  et 
princesses  du  sang;  donnant  ainsi  le  caractère 
de  souvenirs  intimes  à  ce  fatras  d'obscénités. 
Les  dames  des  cours  d'amour  sont  également 
bien  différentes  de  celles  dont  Pierre  de  l'Es- 
toile  et  Agrippa  d'Aubigné  nous  ont,  avec 
moins  de  complaisance ,  raconté  les  galants 
exploits.  Encore  moins  de  rapports  ont-elles 
avec  les  Messalines  de  Bussy-Rabutin,  ni  avec 
les  effrontées  de  la  Régence  et  du  règne  de 
Louis  XV,  ces  héroïnes  de  Crébillon  fils  et  de 
l'abbé  de  Grécourt. 

Ces  dernières  surtout  n'avaient  d'autre  but, 
en  aimant,  que  la  débauche.  Tout  autres  étaient 
les  contemporaines  de  Marie  de  Champagne  : 
passionnées  dans  le  sens  héroïque,  elles  inscri- 
vaient ouvertement  le  droit  d'aimer  dans  leurs 


2  36 


DES   AMOUREUSES    FAVEURS. 


codes  de  haute  saveur.  Dignes  jusque  dans  leurs 
erreurs,  elles  ne  s'abaissaient  pas  aux  mesquines 
tromperies,  et  ne  cherchaient  nullement  à  s'at- 
franchirdela  responsabilité  de  leurs  actes.  Dans 
toutes  les  fonctions  de  la  vie,  ces  femmes  se 
présentent  à  nous  avec  une  physionomie  puis- 
samment originale. 

Nous  allons  les  surprendre  maintenant  dans 
une  activité  plus  modeste,  remplissant,  volon- 
tairement et  par  attrait,  des  fonctions  domes- 
tiques d'un  caractère  plus  touchant;  payant  en 
soins  délicats,  en  attentions  dévouées,  le  culte 
fervent  que  nos  aïeux  leur  consacraient. 


CHAPITRE  X. 


DÉTAILS   d'hospitalité.    —    DOMESTICITE 

ATTRAYANTE.    —     SERVICE    DE    LA    TABLE    AVANT 

l'invention    DE    LA    FOURCHETTE. 


UAND  on  parcourt  les  récits  de  cette 
période  de  notre  histoire,  on  est 
surpris  autant  que  charmé  de  voir 
s'échapper  des  feuillets  de  nos 
manuscrits  gothiques  un  parfum  des  chants 
d'Homère.  Au  foyer  de  la  famille  française, 
dans  cette  partie  du  moyen  âge,  l'hôte  était 
accueilli  avec  la  même  cordialité  qu'au  foyer 
de  la  Grèce  antique.  Cette  similitude  de  cer- 
tains détails  des  mœurs  hospitalières  se  ren- 
contre également  au  seuil  de  toutes  les  sociétés; 
on  la  retrouve,  même  aujourd'hui,  au  sein  des 
colonies  lointaines,  chez  quelques  populations 
du  monde  oriental  et  dans  la  plupart  des 
groupes  de  populations  que  les  grands  courants 
humains  n'ont  pas  encore  traversés. 


238  DÉTAILS    d'hospitalité. 

Partout  où  la  civilisation  n'a  pas  tracé  ses 
grandes  routes  jalonnées  d'hôtelleries ,  les 
mêmes  soins  touchants  attendent  le  voyageur. 
Les  mêmes  périodes  d'isolement  de  l'enfance 
des  peuples  ont  produit,  avec  des  variétés  dues 
au  climat  et  au  tempérament  des  races,  les 
mêmes  compensations  d'hospitalité. 

Dans  les  siècles  qui  nous  occupent,  l'auberge 
manquait  à  peu  près  complètement.  Le  mot 
hôtel,  ostiel,  signifie  simplem.ent,  dans  notre 
vieille  littérature,  la  maison  de  l'hôte,  le  logis 
particulier  de  celui  qui  hébergeait  et  ostelait 
le  voyageur  par  pure  libéralité.  Lorsque  Gérard 
de  Nevers^  dans  le  roman  de  ce  nom,  arrive 
sur  le  tarda  Pont-à-Mousson,  près  de  Metz,  ce 
n'est  pas  une  auberge  publique  qu'il  cherche, 
c'est  un  logis  privé  pour  lui  et  son  cheval. 

«  Quant  dedans  le  bourg  fut  entré,  il  vit  une 
femme  veuve  assise  devant  son  huis  ;  si  lui 
requist  que  celle  nuyt  le  voulsist  hébergicr.  La 
dame  lui  respondit  courtoisement  que  moult 
volontiers  le  feroit  ;  il  entra  dedans  Vhostcl.  « 

Également ,  lorsque  Aubery  le  Bourgoing, 
fuyant  les  assassins  de  sa  famille,  vint  offrir  ses 
services  au  roi  de  Bavière,  il  est  u  ostelé  che^ 
un  borgeois  que  il  oit  nommer  Guillaume». 
Ce  bourgeois  s'étonne  de  voir  Aubery  et  son 
neveu  si  mal  en  point,  si  déconfits:  —  Quoi, 
dit-il,   vous   n'avez   ni  peliçon  ni  fourrure,  ni 


DOMESTICITE    ATTRAYANTE.  23q 

chausses  de  drap  ni  souliers  lacés  !  Vos  maigres 
roussins  ne  valent  pas  ensemble  vingt  sous 
parisis,  et  pas  un  boulanger  du  pays  ne  vous 
feroit  crédit  d'une  douzaine  de  petits  pains. 

Le  neveu  d'Aubery  répond  que  si  leur  garni- 
ment  n'est  pas  riche,  son  oncle  n'en  est  pas 
moins  le  plus  vaillant  chevalier  qu'on  puisse 
voir.  L'oncle  lui-même  ajoute  :  «  Biaus  très- 
dous  hôtes,  par  le  cors  Saint-Vincent  !  le  cueurs 
n'est  mie  en  l'or  et  en  l'argent  »  ;  on  le  verra  à 
l'assaut  des  pa'iens;  quant  aux  beaux  destriers, 
nous  les  prendrons  sur  les  occis.  Le  bourgeois 
n'avait  pas  fait  ces  observations  par  malignité, 
mais  par  une  sympathique  compassion  ;  il  se 
hâte  de  leur  offrir  tout  ce  qui  leur  sera  besoin. 

Je  vos  donrai  quanque  vos  iert  meslier  : 
Assez  aurez  vos  et  vostre  destrier, 
Et  vos  ferai  très  bien  apareillier 
Et  bien  vestir  et  laver  et  pignier. 

Les  bonnes  gens  tenaient  toujours  prête  la 
chambre  du  voyageur,  à  un  ou  plusieurs  lits. 
La  femme  au  chevalier  du  fabliau  de  Rutebeuf 
poussait  la  charité  jusqu'à  la  préparer  chaque 
jour,  à  la  tombée  de  la  nuit,  et  ne  faisait  nulle 
différence  entre  ceux  que  le  ciel  lui  cnvovait, 
princes  ou  bergers. 

Le  soir  quant  l'on  doit  hébergier 
La  pôvre  gent,  n'est-ce  q'un  bergier. 


240  DETAILS    D  FIOSPITALITK, 

Fesoit-clc  si  très  biiiu  lit, 
C'uns  rois  i  ncust  à  dclit. 


On  n'avait  sans  doute  pas  toujours  la  chance 
de  rencontrer  si  bon  hôtel;  mais  plus  rares 
encore  étaient  ceux  qui  s'excusaient  absolument 
de  remplir  ce  devoir  sacré.  Des  refus  motivés, 
comme  celui  du  provoire  du  Boiichicr  d'Abbe- 
ville  qui  cachait  sa  maîtresse,  ou  celui  de  la 
femme  du  Pôvre  clerc  qui  cachait  son  amant, 
étaient  signalés  à  la  vindicte  publique.  Plus 
rares  encore  étaient  ceux  qui  tendaient  un 
piège  à  l'hôte,  comme  le  Chevalier  à  l'e'pe'e,  ou 
comme  les  deux  frères  du  château  de  Mont- 
Estrais,  dans  le  roman  de  Cléomadès.  Ces  der- 
niers forçaient  le  voyageur  entré  chez  eux  à 
lutter  contre  eux  ensemble  ou  à  leur  abandonner 
cheval  et  armures.  Encore  ici  se  rencontre- 
t-il  une  dame  compatissante  qui,  pour  sauver 
Cléomadès,  le  supplie  de  céder  à  cette  dure  loi  ; 
lui  promettant  de  compenser  sa  perte  par  un 
a  très  biau  palefroy»,  très-bien  appareillé,  qui 
est  à  elle  et  qu'elle  chevauche,  quand  elle  va  à 
ses  déduits. 

L'absence  à  peu  près  complète  d'établisse- 
ments où  l'on  pût  loger  et  manger  pour  son 
argent,  forçait  le  voyageur  de  ce  temps-là  à 
frapper  à  l'huis  d'un  foyer  domestique,  dès  que 
la  vesprée  s'obscurcissait,  s'il  ne  voulait  rester 


DOMESTICITE    ATTRAYANTE.  24  I 

exposé  aux  larrons  et  aux  loups.  Riche  ou 
pauvre,  à  pied  ou  à  cheval,  celui  que  ses  affaires 
contraignaient  à  courir  par  monts  et  par  vaux, 
arrivait  à  l'étape  du  soir,  ruisselant  de  sueur  ou 
de  pluie,  harassé  de  fatigue,  dans  des  propor- 
tions oubliées  de  nos  jours. 

Aucune  voiture  publique  ne  parcourait  les 
routes,  dont  la  plupart  n'étaient  que  des  sen- 
tiers. Les  coches  si  mal  suspendus,  les  dili- 
gences si  étroites,  n'étaient  même  pas  dans  le 
domaine  des  rêves.  Jugez  comme  eût  été  ac- 
cueillie une  prédiction  annonçant  nos  chemins 
de  fer;  prophétisant  qu'un  jour  viendrait  où  de 
larges  voitures  tapissées,  closes,  capitonnées, 
recevraient  par  milliers  les  voyageurs,  et  glis- 
sant surdes  barres  d'acier,  leur  feraient  parcourir 
l'Europe  de  long  en  large,  sans  fatigue,  avec 
des  vêtements  de  rechange  et  des  buffets  bien 
approvisionnés,  sous  la  main. 

Nos  ancêtres  auraient  vu  là  une  féerie  joyeuse, 
dépassant  en  imagination  toutes  les  féeries  du 
paradis.  Les  saints  eux-mêmes  et  tous  les  génies 
bienfaisants,  qui  visitaient  de  temps  à  autre 
les  mortels,  ne  se  présentaient-ils  pas  à  leurs 
foyers  en  souliers  poudreux  et  la  sueur  au  front? 
Aussi  dès  que  la  présence  du  passant  attardé 
était  signalée,  accourait-on  pour  aider  le  cava- 
lier à  descendre  de  sa  monture,  le  piéton  h  se 
soulager  de  son  sac  et  de  son  bâton.  On  se  hà- 


24^  DKTAII.S    I)  HOSriTAI.ITK. 

tait  de  préparer  à  son  intention  un  vêtement 
chaud  et  sec  et  les  flots  d'eau  tiède  que  récla- 
maient ses  membres  fatigués. 

Les  varlets  (les  fils)  et  les  pucelics  de  la  mai- 
son se  disputaient  la  joie  de  prodiguer  les  pre- 
miers soins  aux  voyageurs.  Si  c'était  un  cheva- 
lier, les  enfants  de  l'hôte  le  délivraient  du  poids 
de  son  armure  et  jetaient  sur  ses  épaules  !e 
manteau  le  plus  élégant  du  logis  ;  souvent  même 
on  se  dépouillait  en  sa  faveur  de  son  propre  vê- 
tement. Dans  le  Chevalier  au  lion,  par  Chres- 
tien  de  Troyes,  Calogrenant,  preux  de  la  cour 
d'Artus,  raconte  une  de  ses  aventures  :  «  Ung 
soir  que  mestier  avoit  d'oslel,  »  il  entra  en  la 
cour  d'un  vavasseur  officier  féodal  gérant  un 
iief).  En  le  voyant,  le  vavasseur  «  féri  m  cops 
d'un  martel  sur  une  table  qui  pendoit  emmi  la 
cort  ».  A  ce  signal  tous  les  membres  de  la  famille 
accoururent. 


Li  uns  saisirent  mon  cheval. 
Que  li  bons  vavassors  tenoit; 
Et  je  vis  que  vers  moi  venoit 
Une  pucèle  bèlc  et  gente, 
En  moi  désarmer  mist  s'entente; 
Si  le  hst  bien  et  moult  bel, 
Et  m'affubla  i  chier  mantel. 


Dans  le  Roman  delà  Charrette^lebnwc  Lan- 
celot  est  invité  par  une  avenante  damoiselle  à 


DOMESTICITE    ATTRAYANTE.  243 

choisir  «  le  sien  ostiel  pour  s'héberger  ».  Or, 
la  première  chose  que  fait  la  gentille  hôtesse, 
est  de  le  couvrir  d'un  manteau  d'écarlate:  puis 
elle  lui  donne  à  laver  avant  le  repas. 

Quant  èle  li  oi  au  col  mis 
Le  mantel,  si  li  dit  :  —  Amis 
Véez-ci  l'eaux  et  la  touaille,  (serviette 
Lavez  vos  mains,  si  vos  séez. 

Arrivé  au  pays  de  Lohengre,  situé  dans  la 
vieille  Galles  bretonne,  où  doivent  s'accomplir 
ses  grands  exploits ,  Lancelot  rencontre  un 
autre  vavasseur  qui  le  prie  de  prendre  hôtel 
chez  lui.  L'honnête  homme  avait  «  de  safemme  » 
deux  filles  et  cinq  fils,  dont  deux  déjà  cheva- 
liers ;  toute  la  famille,  femme,  fils  et  pucelles, 
accoururent  saluer  le  nouveau  venu. 

Et  quant  il  l'orent  désarmé, 
Un  mantel  11  a  affublé 
L'une  des  deux  filles  (de)  son  oste, 
Au  col  li  met  et  dou  sien  Toste. 

Le  lendemain,  les  deux  fils  déjà  chevaliers 
s'offrent  à  partager  les  dangers  de  son  entre- 
prise, bonne  occasion  de  courir  les  champs. 
Les  voilà  tous  trois  chevauchant  sans  provi- 
sions ni  bagages.  Après  un  rude  combat,  que 
la  nuit  vient  interrompre,  nos  trois  coureurs 


244  DÉTAILS    I)  HOSPITALITE. 

vont  frapper  à  la  porte  d'une  maison,  à  Tissue 
d'une  forêt.  Là  les  mêmes  gracieusetés  recom- 
mencent: le  maître  était  absent;  mais  sa  femme 
«  moult  courtoise  »  les  vient  saluer,  et  leur  dit  : 
«  Bien  vegniez,  mon  ostel  veuil  que  vos  pre- 
gniez,  » 

Ses  fils  et  ses  filles  apèle; 
A  un  commande  oster  les  scies, 
Désarmer  fet  les  chevaliers.... 
Au  désarmer  les  filles  saillent; 
Désarmés  sont,  puis  si  lor  baillent 
A  affubler  m  chiers  mantiaux. 

Les  convives  de  Conrad,  dans  le  roman  de 
Guillaume  de  Dôle,  ont  plus  d'heur  encore  : 
après  s'être  lavé  les  mains,  les  yeux  et  le  visage, 
«  as  fontenèles  qui  sourdoient  »,  les  dames  de 
la  cour  impériale  leur  prêtent,  à  défaut  de  ser- 
viettes, iouailles,  le  lin  de  leur  plus  secret  vê- 
tement. Pour  éviter  le  scandale,  l'empereur 
Conrad  avait  conduit  les  barbes  grises  en  forêt, 
et  rejoint  secrètement  la  jeune  et  joyeuse  com- 
pagnie, dès  qu'il  eut  vu  les  vieux  bien  échauffés 
à  courre  le  cerf  et  le  sanglier.  Voici  ce  détail  de 
haute  courtoisie  : 


As  dames,  en  lieu  de  touaillc, 
Empruntent  lor  blanches  chemises; 
Par  ceste  ochoison  si  ont  mises 


DOMESTICITE    ATTRAYANTE.  24D 

Lors  mains  à  mainte  blanche  cuisse. 
Je  ne  dis  mie  que  cil  puisse 
Estre  cortois  qui  plus  demande. 

A  table,  le  voyageur  était  servi  le  premier  et 
le  plus  largement;  là  encore  les  femmes  se  dis- 
tinguaient par  leur  gracieuseté  :  elles  lui  choi- 
sissaient les  morceaux  les  plus  savoureux  de  la 
bête  préalablement  tranchée.  Elles  prenaient 
même  sur  leur  propre  assiette  les  parties  les 
plus  succulentes,  à  son  intention,  et  les  lui  of- 
fraient, à  la  mode  arabe,  avec  leurs  jolis  doigts 
bien  lavés  à  l'eau  de  rose  et  de  lavande.  Les 
doigts  étaient  alors  la  seule  fourchette  en  usage 
chez  les  convives  de  tous  les  rangs. 

Sur  les  tables  servies,  qui  se  voient  dans  les 
miniatures  des  manuscrits  et  les  gravures  des 
premiers  monuments  de  l'imprimerie,  la  four- 
chette est  invariablement  absente.  Le  service 
se  compose  d'une  assiette  ou  d'une  écuelle  à 
anses,  d'un  pot  d'étain  à  couvercle,  destiné  à 
contenir  le  vin  ou  l'hydromel  ;  de  plusieurs  go- 
belets de  même  métal,  d'or  ou  d'argent  chez  les 
princes,  souvent  de  corne,  d'ivoire  ou  de  bois 
ouvragé.  Les  deux  hanaps  donnés  à  Amis  et 
Amille  par  VApostole  de  Rome  (version  en 
prose,  édition  Janet),  étaient  de  bois  :  «  ii  énaps 
de  fust  ornés  d'or  et  de  pierres  précieuses  d'un 
grant  et  lar^e  faicturc.  »  Le  verre  était  rare,  la 


246  DÉTAILS    D  HOSPITALITÉ. 

faïence  et  la  porcelaine  l'étaient  davantage  en- 
core, à  moins  qu'on  ne  veuille  les  reconnaître 
dans  CCS  «  vases  de  madré  »,  tant  appréciés  dans 
les  fabliaux,  lesquels  en  petit  nombre  arrivaient 
des  lointains  pays. 

Au  milieu  de  la  table,  un  plat  où  s'étale  la 
pièce  de  résistance  :  une  hure,  un  pâté,  un 
oiseau  ou  un  poisson;  plus  un  large  couteau  à 
panse  arrondie.  Rarement  on  y  ajoutait  une 
cuiller  à  spatule  camarde.  Il  me  semble  pour- 
tant avoir  vu  dans  un  manuscrit  de  la  compi- 
lation de  Bartholomeus  Glanvil  une  sorte  de 
fourche  à  deux  dents  aiguës.  Mais  ce  redou- 
table instrument  n'était  là  que  pour  aider  les 
convives  à  achever,  à  la  fantaisie  de  chacun, 
l'œuvre  de  l'écuyer  tranchant. 

Cette  nécessité  de  toucher  à  la  viande  explique 
le  soin  extrême  qu'on  mettait  à  donner  à  laver, 
avant  et  après  le  repas.  L'usage  de  la  fourchette 
qui  rend  les  races  européennes  si  dédaigneuses 
des  instruments  naturels ,  employés  par  la 
plupart  des  autres  races,  est  d'une  mode  relati- 
vement récente.  Une  des  délicatesses  qui  sur- 
prenait le  plus  le  sarcastique  auteur  de  Vlsle 
des  Hermaphrodites^  dans  la  série  de  voluptés 
énervantes  de  la  table  de  Henri  III  et  de  ses 
mignons,  était  l'usage  de  la  fourchette. 

«  Aussi  apportoient-ils  bien  autant  de  façons 
pour  manger,  comme  en  tout  le  reste;  car  pre- 


DOMESTICITE    ATTRAYANTE.  247 

mièrement  ils  ne  touchoient  jamais  la  viande 
aves  les  mains,  mais  avec  des  fourchettes  ils  la 
portoient  jusque  dans  leur  bouche,  en  allon- 
geant le  col  et  le  corps  sur  leur  assiette,  laquelle 
on  leur  changeoit  souvent.  « 

Et  ailleurs  :  «  Ils  prenoient  la  viande  avec  des 
fourchettes:  car  il  est  deffendu  en  ce  pays-là 
(l'île  des  Hermaphrodites;  de  toucher  la  viande 
avec  les  mains,  quelque  difficile  à  prendre 
qu'elle  soit,  et  ayment  mieux  que  ce  petit  in- 
strument fourchu  touche  à  leur  bouche  que 
leurs  doigts.  Après  ce  service,  on  apporta  quel- 
ques pois  et  fèves  escossés,  et  lors  ce  fut  un 
plaisir  de  les  voir  manger  cecy  avec  leurs  four- 
chettes; car  Ceux  qui  n'estoient  pas  du  tout  si 
adroits  que  les  autres  en  laissoient  bien  autant 
tomber  dans  le  plat,  sur  leurs  assiettes  et  par  le 
chemin,  qu'ils  en  mettoient  en  leurs  bouches.  » 

Le  même  satirique  se  moque  de  voir  Henri  HI 
et  ses  mignons  se  laver  les  doigts  «  précieuse- 
ment dedans  de  l'eau  où  on  avoit  trempé  de 
l'iris  »  ;  il  ajoute  que  cette  précaution  lui  sem- 
blait superflue,  puisque  leurs  mains  «  n'avoient 
pas  touché  la  viande  ny  la  gresse,  ains  seulement 
la  fourchette  ». 

Malgré  la  privation  de  certains  raffinements 
modernes,  la  table  de  nos  ancêtres  était  opu- 
lemment  approvisionnée.  On  la  chargeait  de 
quartiers  de   bœufs  et  de  porcs  salés,  de  che- 


24S  DÉTAILS    DHOSriTALITÉ. 

vrcuils  et  moutons  rôtis  entiers,  de  poissons 
bouillis,  (Je  volailles  et  de  gibier.  Peu  de  mets 
liquides,  peu  de  légumes;  des  salades  cpicces  à 
sec,  des  fruits  crus  ou  simplement  confits  au 
miel  blanc.  Les  mets  d'apparat  étaient  le  paon 
et  le  cygne.  C'était  sur  le  paon,  servi  avec  l'or- 
nement de  sa  queue  splendide,  dont  les  yeux 
semblaient  surveiller  les  convives,  que  se  fai- 
saient les  vœux  extravagants,  sous  l'impression 
des  vins  épicés  et  chauds,  fort  estimés  alors. 

On  prisait  beaucoup  aussi,  à  cause  de  leur 
grande  taille  sans  doute,  le  héron  et  la  grue, 
maigre  régal  que  nos  paysans  dédaigneraient 
aujourd'hui.  On  peut  s'assurer,  dans  le  leste 
fabliau  de  la  Gnie^  à  quel  prix  une  naïve  pucelle 
crutpouvoir  payer  cette  friandise  de  prince.  Le 
sombre  poëme,  le  Vœu  du  héron,  nous  apprend 
que  cet  oiseau,  aux  hautes  échasscs,  partageait 
avec  le  paon  l'honneur  de  recevoir  les  serments 
téméraires  et  les  vœux  de  lointaines  aventures. 

Dans  le  roman  de  Mahomet,  dont  la  couleur 
n'a  rien  d'arabe,  car  au  lieu  de  pasteurs  et  de 
chameliers  on  n'y  voit  figurer  que  bourgeois, 
écuyers,  barons  et  chevaliers,  le  banquet  de 
noces  du  prophète  est  de  saveur  toute  chré- 
tienne. On  y  boit  et  on  y  mange  exactement 
comnie  nos  pères  des  xu''  et  xiu''  siècles.  Après 
avoir  parlé  des  jongleurs  dont  les  jeux  égayaient 
la  fête,  l'auteur  décrit  ainsi  les  mets  du  repas  : 


DOMESTICITÉ    ATTRAYANTE.  249 

Dou  mangier  k'iroie  (je)  contant  r 
Tantes  pertris  et  tants  faisans 
I  ot,  maint  cisne  (cygne)  et  maint  paon, 
Tant  hairon  et  tant  bon  poisson; 
Piment  i  boit-on  et  claré 


Le  trouvère  Vatriquet ,  dont  les  poésies  ont 
été  publiées  à  Bruxelles  en  18GS,  nous  raconte, 
dans  le  dit  des  1 1 1  chanoinesses  de  Couloisrue, 
que  mandé  par  ces  gaies  commères,  pour  les 
égayer  de  «  paroles  qui  mieux  rire  les  face  », 
il  vit  tout  d'abord  placer  devant  lui  deux  cygnes 
gras,  trois  chapons  et  bons  vins  frais.  Quant 
aux  hérons,  nous  les  retrouvons  encore  dans 
les  Comptes  de  i  lia  tel  des  rois  de  France^  aux 
xiv''  et  xv°  siècles,  publiés  par  M.  Douet  d'Arcq, 
chapitres  concernant  l'hôtel  de  Charles  VI. 

«A  Colinet  Germain,  pour  deux  voyaiges 
de  Nerville  et  de  Citeaulx  jusques  à  Fréteville, 
quérir  xviii  hérons,  etc.  » 

L'auteur  du  roman  carolingien  de  Fiérabras, 
racontant  une  sortie  tentée  par  les  Français 
qu'assiègent  les  Sarrasins  ,  loue  la  prudence 
d'Olivier  qui  réussit  à  ne  pas  revenir  les  mains 
vides. 

Mais  li  qucns  Oliviers  fu  moult   bien   pourpcnsés, 

m  paons  a  saisis  et  m  pains  biuctés 

Et  plain  baril  de  vin;  atant  s'en  est  tornés. 


25o  DÉTAILS    d'hospitalité. 

Les  comptes  de  l'hôtel  de  Philippe-Auguste 
nous  apprennent  qu'au  dessert  on  servait  sur 
la  table  du  roi,  gaufres,  oublis,  échaudés,  ave- 
lines, fruits  secs,  confitures  sèches  et  gingembre 
confît. 

Les  pâtés  étaient  surtout  à  la  mode;  on  en 
faisait  avec  toutes  les  viandes  et  tous  les  fruits. 
C'était  en  effet  le  mets  le  plus  commode  à 
manger  à  la  main.  Les  pâtés  de  venaison  réu- 
nissaient tous  les  suffrages,  on  en  faisait  d'aussi 
savoureux  qu'ils  étaient  monstrueux  de  gros- 
seur. Cette  façon  de  citadelle  de  pâte,  dont  les 
murailles  dorées  abritaient  tant  de  friandises, 
servaient  à  merveille  la  préparation  de  ce  genre 
de  surprises  nommées  jadis  entre-mets.  De  ses 
larges  flancs  sortaient  des  colombes  qu'on  fai- 
sait chasser  par  des  oiseaux  de  fauconnerie,  des 
lièvres  vivants  poursuivis  par  des  nains  sortis 
de  la  même  enceinte,  ou  des  oiselets  auxquels 
on  donnait  la  liberté.  Dans  Florès  et  Blanche- 
flor,  il  est  parlé  d'un  de  ces  pâtés  «  de  vifs  oi- 
selets »  destiné  à  l'ébattement  des  dames. 

Et  quant  ces  pastés  brisoient, 
Li  oiselets  partout  voloient  ; 
Adonc  vissiez-vous  faucons, 
Autours  et  esmérillons 
Voler  après  les  oiselets. 

Un  pâté  plus  solide  et  de  plus  odorante  saveur 


DOMESTICITE    ATTRAYANTE.  2:3  1 

est  celui  décrit  par  Gace  de  la  Bigne  dans  son 
poème  des  déduits  de  la  chasse.  L'auteur  lui- 
même  le  déclare  :  «  Oncques  meilleur  pasté  ne 
fut  tasté.  »  Cette  appétissante  description  sera 
parfaitement  à  sa  place  ici. 

Trois  perdriaux  gras  et  refets 
Au  meilleu  du  pasté  me  mets; 
Mais  gardes  bien  que  tu  ne  failles 
A  moi  prendre  six  grosses  cailles, 
De  quoi  tu  les  apoieras; 
Et  puis  après  tu  me  prendras 
Une  douzaine  d'alouettes, 

Qu'environ  les  cailles  tu  inettes 

Et  de  ces  petits  oyselets, 

Selon  que  tu  en  auras. 

Le  pasté  me  bellèteras. 

Or  te  fault  faire  pourvéancc 

D'un  poy  de  lart,  sans  point  de  rance, 

Que  tu  tailleras  comme  dez 

La  prédominance  des  viandes  en  rots  et  en 
pâtes  nous  fait  comprendre  une  autre  coutume 
de  courtoisie,  celle  de  manger  «  ens  la  mesme 
escuelie  »  avec  un  ami  ou  une  amie.  C'était  là, 
au  témoignage  des  trouvères,  une  manière  de 
faire  montre  d'amitié  ou  d'amour.  Avec  des 
mains  aussi  scrupuleusement  lavées  à  l'eau  de 
menthe  ou  de  violette,  il  n'y  avait  rien  de  ré- 
pugnant à  cette  extraordinaire  familiarité.  Dans 
un  leste  fabliau  de  Garin,  où  il  est  question  d'un 


23-2  DETAILS    IJ  HOSr'ITALlTE. 

onde  cnamourc  de  sa  nièce,  le  tableur  n'oublie 


jvis  ce  détail  : 


Et  si  sachiez  que,  chascun  jour, 
En  mesme  écuelle  manjoient. 


Paysant  de  Maizière,  dans  la  Mule  sans  freiti^ 
nous  montre  la  méchante  sœur  qui  cherche  à 
séduire  le  redoutable  champion  de  son  aînée, 
offrant  à  Gauvain  de  partager  son  repas  et  de 
manger  dans  son  écuelle.  La  charmante  nou- 
velle du  xiii'=  siècle,  la  Comtesse  de  Ponthieu, 
nous  apprend  que  messire  Thiébaut,  de  retour 
de  son  pèlerinage,  reçut  cet  honneur  de  son 
beau-père  le  comte  de  Ponthieu  :  «  Celui  jour, 
sist  li  cuens  de  Pontiu  et  menja  avoec  monsei- 
gneur Tiebaut  à  une  escuelle.  » 

Dans  Laucclot  du  Lac,  une  dame  séquestrée 
par  un  mari  jaloux,  dit  en  soupirant  :  «  Grant 
temps  est  que  chevalier  ne  menja  en  mon  es- 
cuelle !  »  Dans  le  roman  de  Pcrceforêt^  à  la 
description  d'une  fête  donnée  à  la  suite  d'un 
tournoi,  on  lit  cet  agréable  détail  :  «  Y  cust 
huit  cens  chevaliers  séant  à  la  table,  et  si  n'y 
eust  celuy  qui  n'eust  une  dame  ou  une  pucelle 
à  son  escuelle.  »  On  voit  aussi,  dans  une  des 
versions  de  la  nouvelle  racontée  par  le  philo- 
sophe Malaquidas,  au  roman  des  Sept  sages, 
qu'un  mari  voulant  honorer  son  hôte,  un  se- 


DOMESTICITÉ    ATTRAYANTE.  2?j) 

néchal  du  roi,  le  mit  de  moitié  à  l'assiette  de  sa 
femme.  C'était  en  effet  la  plus  grande  preuve 
d'estime  et  de  tendresse  qu'on  pût  offrir  en  ce 
temps-là;  à  quoi  il  faut  ajouter  qu'on  buvait 
au  même  hanap,  privauté  dont  l'usage  se  con- 
serva beaucoup  plus  longtemps. 

A  table,  les  femmes  déposaient  souvent  leur 
dignité.  Pour  honorer  leurs  convives,  elles  se 
faisaient  humbles  et  ne  dédaignaient  pas  de 
remplacer  les  servantes;  usage  charmant  qui  a 
laissé  des  traces  dans  plusieurs  de  nos  vieilles 
provinces,  où  les  maîtresses  de  maison  se  font 
encore  un  devoir  de  veiller  elles-mêmes  au  ser- 
vice et  de  laisser  leur  assiette  inoccupée,  jusqu'à 
ce  que  leurs  hôtes  n'aient  plus  rien  à  désirer. 
Cette  domesticité  attrayante  s'exerçait  souvent 
par  les  dames  du  plus  haut  rang,  lors  même  que 
leur  mesnie  était  au  grand  complet.  Au  banquet 
anniversaire  de  la  nativité  du  bon  roi  Méliacin. 
dans  //  contes  du  cheval  de  fust,  il  n'y  eut  pas 
d'autres  «  meschines  »,  comme  vous  le  pouvez 
ouïr  : 

Et  sachiez  bien  qu'à  cel  mangier 
Ne  servirent  onques  vilain... 
Mais  bêles  dames  jouvencèles 
Pucèles  et  tiex  (telles)  damoisèles 
Qui  trop  joliemcnt  chantoient. 

l.e  même  cœur  qu'elles  mettaient  à  enlever 


zS^-  DÉTAIl.S    1)  HOSPITALITE. 

aux  arrivants  les  lourdes  armures,  à  remplacer 
les  vêtements  souillés  ou   humides,  les  dames 
l'employaient   à   servir  les  mets  et  les  A'ins,  à 
charger  les  ccuelles  et  à  remplir  les  hanaps. 
Quand  le  héros  du  Chevalier  an  lion  se  trouve 
pris  entre  deux  portes  d'acier,  dont  la  première 
venait  de  trancher  l'arrière-train  de  son  cheval, 
une  demoiselle  témoin  de  sa  mésaventure  n'hé- 
site pas  à  se  mettre  en  péril,  pour  lui  venir  en 
aide.  Après  lui  avoir  passé  au  doigt  un  talisman , 
dont  la  vertu  doit  le  rendre  invisible  à  ses  en- 
nemis, la  belle  s'empresse  de  lui  servir  à  man- 
ger- 
La  damoisèle  cort  isnel  ;  (court  vite) 
En  la  chambre  revint  moult  tost, 
Si  aporta  chapon  en  rost 
Et  un  gastel  (un  pâté)  et  une  nape 
Et  vin  qui  fu  de  bonne  grape. 

Également  dans  l'épopée  carolingienne  de 
Fiérabras^  la  fille  de  l'émir  Balan  et  ses  com- 
pagnes servent  à  table  les  barons  français  déli- 
vrés des  prisons  du  prince  sarrazin. 

En  une  cheminée  ont  le  feu  alumé, 
Et  la  table  fu  mise;  quant  ils  eurent  lavé, 
Les  pucièles  les  servent  à  joie  et'à  bonté; 
A  manger  et  à  boire  eurent  à  grant  plenté, 
Et  il  barons  manjent  qui  l'eurent  désiré. 


DOMESTICITÉ    ATTRAYANTE.  i.'^."' 

Ici  encore  la  fille  de  l'émir  exerça  envers  les 
barons  français  l'hospitalité  complète,  qui  dé- 
routait si  fort  le  bon  Lacurne  de  Sainte-Palaye 
chez  les  contemporaines  chrétiennes  de  la  reine 
Aliéner  d'Aquitaine.  Après  le  dîner  vint  le  bain, 
puis  le  lit  où  «  V  pucèles  de  grant  nobilité  », 
celles  même  qui  les  avaient  servis  à  table,  tinrent 
compagnie  aux  cinq  chevaliers  de  la  cour  de 
Charlemagne. 

Autre  souvenir  des  temps  chantés  par  les 
poètes  de  l'Hellade,  l'usage  de  se  couronner  de 
fleurs  embaumait  joyeusement  les  repas  de  nos 
pères.  I.e  chapel,  chapelet  ou  chapeau  de  fleurs 
était  off'ert  à  l'arrivant  en  signe  de  bienvenue. 
Ces  guirlandes  odorantes,  tressées  en  façon  de 
couronnes,  ornaient  les  têtes  en  maintes  autres 
occasions  ;  les  éléments  en  variaient  selon  l'état 
d'esprit  de  celui  ou  de  celle  qui  les  portait;  car 
nos  ancêtres  étaient  aussi  habiles  que  les  Orien- 
taux à  interpréter  le  langage  symbolique  des 
fleurs.  La  rose,  la  violette,  l'œillet,  la  menthe, 
la  marguerite,  le  souci  y  jouaient  leur  rôle  tour 
à  tour,  ainsi  que  le  chèvrefeuille  et  les  pompons 
richement  nuancés  de  la  renoncule,  dont  le  bon 
roi  Saint  Louis  ne  dédaigna  pas  de  rapporter 
de  rareo  variétés  de  la  Terre  Sainte. 

On  y  employait  aussi  des  plantes  plus  mo- 
destes, bannies  aujourd'hui  de  nos  jardins  par 
lescréationsdc  l'horticulture  moderne  :  lavande. 


2DU  DETAILS    I)  HO  ^IITAI.ITK. 

ancolie,  marjolaine,  consolide,  hysope,  armoise 
«  et  plusiors  aultres  bones  herbes  »,  comme 
le  témoigne  le  compte  des  dépenses  faites  par 
Charles  V  au  château  du  Louvre,  publié  par 
Leroux  de  Lincy.  Ledit  don  capiel  à  vu  /Jours 
nous  décrit  une  dcces  jolies  coiffures,  un  cha- 
pel  de  fleurs  variées  et  symboliques,  composé 
par  un  trouvère  «  pour  une  pucèle  qui  l'en 
pria  ». 

Au  commencheinent  dou  capiel, 
Por  che  que  jou  H  face  bicl, 
Jou  i  métrai  la  flors  de  lis... 
La  seconde  iert  la  violette, 
Et  H  tierce  est  une  florette 
De  soucis,  car  moult  est  bièle; 
La  quarte  est  la  piercèlc 
Et  H  quinte  la  consoudc, 
La  sixième,  rose  espanie, 
Et  la  siestième  l'ancolic. 

Toute  cette  petite  pièce  roule  sur  la  signi- 
fication de  ces  sept  fleurettes.  Les  convives  n'y 
mettaient  pas  tant  de  façon  :  ils  se  contentaient 
des  fleurs  que  la  saison  apporte.  En  hiver,  c'é- 
tait des  branches  vertes  :  du  thym,  du  laurier 
ou  du  romarin. 

En  ce  temps-là,  les  expressions  de  haut-bout 
et  de  bas-bout  de  la  table  n'étaient  pas  une 
simple  fiction  honorifique,  admise  entre  gens 
de  même  société  ".  maîtres  et  serviteurs  man- 


DOMESTICITE    ATTRAYANTE.  2^7 

geaient  ensemble,  à  peine  séparés  par  quelques 
pieds  de  distance.  Les  humbles  passants  se  ran- 
geaient d'eux-mêmes  au  bas-bout  de  la  large 
tranche  de  chêne,  avec  les  gens  attachés  au  ser- 
vice de  la  maison,  et  les  hauts  personnages  se 
plaçaient  à  côté  des  chefs  de  la  famille.  Tous 
prenaient  leur  repas  en  même  temps.  Une  cita- 
tion empruntée  aux  notes  du  2''  volume  des 
Contes,  dits  et  fabliaux^  publiés  par  Ach.  Jubi- 
nal,  nous  confirme  ce  fait  que,  la  table  servie, 
on  se  faisait  alors  scrupule  d'y  admettre  tous 
les  arrivants  : 

S'a  vostre  mengier  este  d'aucune  gents  souspris, 
Qui  viegiient  sans  mander,  ça  uit,  ça  nuef,  ça  dis, 
Ne  devez  semblant  faire  que  soiez  esbahis; 
Mes  faites  hèle  chère,  joie,  soûlas  et  ris, 
Et  leur  prometez  miex  quant  vous  serez  garnis. 

Une  autre  coutume  favorisait  singulièrement 
l'exercice  de  l'hospitalité  :  celle  de  manger  à 
portes  ouvertes,  et  même  au  devant  de  la  porte 
d'entrée,  quand  la  saison  le  permettait.  Mais  au 
milieu  du  xni'=  siècle,  déjà  cette  largesse  hospita- 
lière commençait  à  diminuer  ;  on  le  voit  aux  re- 
grets bien  sentis  qu'en  expriment  les  fableurs. 

Aux  charmants  détails  de  ces  mœurs  du  vieux 
temps,  il  y  avait  de  lamentables  contrastes.  Si, 
dans  les  manoirs  de  grand  fief,  le  voyageur  était 
courtoisement  accueilli;  si  on  lui  prodiguait  le 

«7 


258  DÉTAILS    d'hospitalité. 

bien-ctre  de  l'opulente  maison;  s'il  partageait 
un  jour  les  richesses  de  la  famille  ;  ces  richesses, 
nous  l'avons  vu,  dans  la  Vie  au  temps  des  Trou- 
vères, n'entraient  guère  dans  les  châteaux  que 
sous  forme  de  conquêtes.  Le  travail  de  la  lance 
et  de  1  epée,  qui  ne  produisait  pas  même  la 
protection  efficace  du  territoire,  et  n'assurait 
qu'exceptionnellement  la  sécurité  locale,  était 
de  tous  les  travaux  le  plus  fructueux,  le  plus 
rétribué.  Chaque  manoir  crénelé,  nous  l'avons 
dit,  défrayait  son  luxe  aux  dépens  des  fruits  du 
travail  d'autrui. 

L'artisan  qui  fabriquait  ces  vases,  ces  écuelles 
et  ces  hanaps,  ces  pots  brillants  à  mettre  vin 
ou  hippocras,  qui  tissait  ou  façonnait  ces  man- 
teaux moelleux,  ces  pâlissons  fourrés,  ces  bliauds 
doux  aux  membres  fatigués  du  voyageur,  réus- 
sissait rarement  à  transmettre  ses  modestes 
épargnes  à  ses  enfants  :  les  filets  tendus  par  les 
gens  de  froc, d'épée  et  de  justice,  étaient  si  nom- 
breux, les  mailles  en  étaient  si  drues  et  si  serrées 
que  peu  de  chose  leur  échappait. 

Le  marchand  qui  transportait  à  si  grande 
fatigue  les  denrées  de  tout  genre  aux  foires 
lointaines,  ne  passait  guère  à  la  portée  des  tours 
dominant  les  côtés  de  la  route  ou  les  berges  du 
fleuve,  sans  y  laisser  la  meilleure  part  de  son 
gain.  Quant  au  déplorable  serf  attaché  à  la 
glèbe,  à  peine  lui  laissait-on  ce  qui  était  strie- 


DOMESTICITÉ    ATTRAYANTE.     "  2  59 

tement  nécessaire  pour  le  forcer  à  vivre,  à  sup- 
porter son  dur  labeur.  Nos  ouvriers  d'aujour- 
d'hui, nos  laboureurs,  nos  -vignerons  sont  d'o- 
pulents personnages,  comparés  aux  travailleurs 
des  siècles  de  la  chevalerie  ;  en  surprenant  les 
douleurs  de  ce  qu'on  appelait  «  la gent menue», 
il  semble  que  l'équité  des  lois  de  courtoisie  se 
soit  arrêtée  à  la  pn  rtie  supérieure  de  cette  étrange 
société. 

Malgré  leur  pauvreté  cependant,  on  frappait 
rarement  aux  pauvres  maisonnettes  «  closes  de 
pieux  et  de  sauciaux  »  pour  y  demander  hosteU 
sans  y  être  bien  accueiUi.  Quand  cet  honneur 
arrivait  au  toit  de  paille,  on  s'empressait  autour 
du  bienvenu.  La  femme  et  les  tilles  du  pauvre 
logis  jetaient  sur  le  feu  le  fagot  de  genêts  ou  de 
bruyères,  pour  sécher  se3  vêtements,  et  lui  don- 
naient à  laver,  comme  dans  les  riches  manoirs. 
On  renouvelait  la  jonchée  de  rameaux  verts 
qui  tapissait  le  sol  battu  ;  on  blutait  la  meil- 
leure farine,  on  entamait  le  lard  pendu  à  l'âtre; 
puis  les  œufs  s'il  y  en  avait,  quelquefois  la 
poule  ;  puis  la  poignée  de  faînes,  de  noisettes 
ou  de  noix  ;  enlin  tout  ce  qu'il  y  avait  de  mieux 
sous  ces  poutres  noircies  sortait  du  coin  où  il 
semblait  guetter  la  grande  occasion. 

Après  le  repas,  souvent  aussi  frugal  que  celui 
décrit  dans  le  fabliau  de  Gombert  et  des  deux 
clercs  : 


26o  DÉTAILS    d'hospitalité. 

Tel  bien  com  sire  Gombert  ot 
Orenl  assez  anuit  si  oste  (ses  hôtes) 
Lait  boilli,  matons  et  composte... 

On  offrait  à  l'arrivant  de  partager  le  meilleur 
matelas  de  feuilles,  la  meilleure  co'ctte  de  laine, 
la  plus  chaude  toison,  au  risque  de  méprises 
nocturnes,  semblables  à  celle  qui  advint  à  la 
femme  et  à  la  fille  du  brave  Gombert,  dans  le 
susdit  fabliau. 

Souvent,  lorsqu'un  coin  de  verger  permet- 
tait à  quelques  pieds  de  mauve,  de  margue- 
rite, de  giroflée,  d'amaranthe,  de  glaïeul  ou 
d'églantier  de  végéter  autour  de  la  chaumière, 
les  fillettes  se  hâtaient  d'en  jeter  des  tiges  fleu- 
ries dans  leurs  cheveux.  Malgré  l'invraisem- 
blance de  la  chose,  ces  jeunes  cœurs  rêvaient 
de  princes  devenus  amoureux  de  simples  vi- 
laines, comme  dans  le  gracieux  poème  si  popu- 
laire de  Griselidis.  C'étaient  les  seuls  joyaux 
de  leur  parure,  le  seul  moyen  qu'elles  croyaient 
avoir  de  paraître  avenantes,  aux  yeux  de  l'étran- 
ger. 

Les  légendes  qu'elles  chantaient,  en  tournant 
le  fuseau,  n'étaient-elles  pas  remplies  de  bien- 
veillantes interventions  de  Saints  du  ciel, 
d'enchanteurs  amis,  de  nobles  et  débonnaires 
barons  qui  frappaient  à  l'huis  modeste  du  pau- 
vre, pour  en  éprouver  l'àme  et  le  cœur,  sous 
de  trompeurs  déguisements?  L'imagination  de 


DOMESTICITE   ATTRAYANTE. 


261 


leurs  seize  ans  trottait  sur  ce  joli  thème  :  Qui 
sait  si ,  par  aventure  ,  l'amour  et  la  fortune 
n'avaient  pas,  pour  s'offrir  à  elles,  choisi,  ce 
jour-là,  les  traits  de  l'hôte  improvisé? 


CHAPITRE  XI 

ACTIVITÉ    DES   VILLES.    —   CRIS    DES    MARCHANDS. 

ARMOIRIES    DU     COMMERCE.    —   BAINS     EN    COMMUN. 

MENDICITÉ    DES   ORDRES   RELIGIEUX. 


ES  villes  offraient  déjà,  à  l'époque 
des  Croisades,  de  grandes  ressour- 
ces au  voyageur  ;  là  il  pouvait, 
à  la  rigueur,  s'il  avait  la  bourse 
garnie  de  bons  csterlins ,  se  passer  des  soins 
gratuits  de  Phospitalité. 

Bien  qu'en  comparaison  de  nos  maisons  mo- 
dernes, les  logis  de  ce  temps  fussent  de  peu  de 
hauteur  et  généralement  étroits,  étant  la  plu- 
part appropriés  aux  besoins  d'une  seule  famille, 
encore  y  avait-il  toujours  la  chambre  de  l'hôte 
et  celle  de  l'ami.  Nombreux  étaient,  d'ailleurs, 
les  gens  qui, défrayés  par  le  fait  de  leurs  fonctions, 
logés  par  l'État,  par  la  cité  ou  par  la  corpora- 
tion dont  ils  géraient  les  charges,  avaient  à  louer 


MENDICITÉ    DES    ORDRES    RELIGIEUX.  263 

des  maisons  ayant  pignon  sur  rue,  héritage 
patrimonial  dont  ils  étaient  fort  aises  de  tirer 
profit.  Les  corporations  elles-mêmes,  les  chapi- 
tres, les  couvents,  les  fondations  hospitalières 
possédaient  des  immeubles  de  mainmorte  que 
louaient,  au  compte  de  la  communauté,  les  in- 
tendants de  ses  deniers  et  les  régisseurs  de  ses 
domaines. 

Dans  les  grandes  cités,  on  pouvait  trouver 
logis  en  payant.  Déjà  l'on  y  rencontrait  des  ta- 
vernes, germes  de  nos  modernes  hôtelleries  ;  les 
œuvres  des  Trouvères  nous  en  offrent  des  traces, 
surtout  dans  les  ports  de  mer  et  dans  les  places 
commerçantes.  Dans  le  roman  de  Flore  et 
Blancheflor^  nous  voyons  le  héros  allant  à  la 
recherche  de  sa  mie,  déguisé  en  marchand, 
chercher  hostel  dans  le  port  où  la  pucelle  a  été 
traîtreusement  embarquée.  Il  descend  avec  sa 
suite  chez  un  tavernier  du  pays, 

Qui  maisons  ot  larges  et  grans, 
A  hébergier  les  marcéans; 
Quant  li  cheval  establés  sont, 
Fuerre  et  avaine  à  planté  ont. 

Ce  n'est  encore  là  qu'une  sorte  de  caravan- 
sérail, où  le  voyageur  n'obtenait  que  le  couvert 
et  la  pitance  de  ses  chevaux  ;  à  lui  de  pourvoir 
au  reste  de  ses  besoins.  L'amant  de  Blanche- 
tlor  est  obligé  d'envoyer  plusieurs  de  ses  corn- 


264  ACTIVITÉ    DKS    VII-LF.S. 

pagnons    aux   étalages   des  gens  de   l'endroit, 
pour  s'approvisionner  de  vivres. 

As  estaus  tic!  bourc  sont  aie, 
Où  il  acatent  ^achètent)  lor  mangié  : 
Et  pain  et  vin  en  font  porter, 
Moult  aprestent  riche  souper. 

Ce  fut  dans  une  auberge  de  ce  genre  que 
logea  a  à  la  bone  foire  de  Troics  »  le  bourgeois 
de  Decize  près  Nevers,  dont  Jehan  le  Galois 
nous  conte  les  aventures,  dans  la  Bourse  pleine 
de  Sens. 

Dans  le  joli  fabliau  de  Courtebarbc,  les  1  i  i 
aveugles  de  Compiègne.  l'auberge  est  déjà 
mieux  dessinée.  Les  trois  pauvres  diables 
auxquels  le  clerc  facétieux,  «qui  venoit  de  Paris 
en  bel  palefroi  chevauchant  )>,  avait  feint  de 
donner  un  besantd'or,  retournent  à  Compiègne 
pour  y  manger  la  somme  que  chacun  d'eux 
supposait  dans  la  bourse  de  son  compagnon. 
Ils  savaient  la  ville  bonne  et  bien  approvi- 
sionnée ;  en  effet,  à  peine  entrés  dans  lechatel, 
(ainsi  nommait-on  les  villes  fermées),  ils  enten- 
dirent crier  des  vivres. 

Si  oïrent  et  escoutèrent 

Qu'on  crioit  parmi  le  chastel  : 

—  Ci  a  bon  vin  frès  et  nouvel, 

Ça  d'Auçoire  fd'Aiixerre),  ça  de  Soissons; 

Pain  et  char  et  vin  et  poissons. 

Céans  t'et  bon  despendre  argent. 


MENDICITÉ    DES    ORDRES    RELIGIEUX.  2Ô5 

Là  encore,  rhôtelitr  criant  son  vin  avait 
une  cuisine  et  des  casseroles,  mais  ses  four- 
neaux ne  s'allumaient  et  ses  casseroles  ne 
s'emplissaient  que  sur  commandes,  et  non  avec 
des  provisions  attendant  la  pratique,  comme 
dans  un  restaurant  d'aujourd'hui. 

En  la  vil  n'a  bon  morsel 
Que  vous  n'aiez  si  vos  volez. 
—  Sire,  font-il,  or  tost  alez, 
Si  nous  fêtes  assez  venir. 

Ici  au  moins  l'aubergiste  consent  à  faire  l'a- 
vance des  viandes  et  du  feu  :  «  Il  fist  del  char- 
bon au  feu  mettre,  et  lor  atorne  pain  et  char, 
pastez  et  chapons.  »  Déplus  on  trouvait  à  cou- 
cher chez  lui.  Après  que  les  trois  aveugles  fu- 
rent repus,  «  li  lit  sont  fet,  si  vont  couchier 
jusqu'au  demain  ».  Le  clerc  qui  voulait  assister 
au  dénoûment  de  sa  farce,  passa  lui-même  la 
nuit  dans  l'établissement,  bien  que  les  tavernes 
de  ce  genre  fussent  souvent  mal  famées  et  que 
la  prostitution  y  eût  d'activés  succursales. 

Les  prédicateurs,  en  effet,  tonnaient  en  chaire 
contre  les  tavernes,  et  signalaient  aux  gens  de 
bien  les  écueils  de  ces  asiles,  dont  la  plupart 
ressemblaient  au  mauvais  lieu  où  parvint  à  se 
faire  régaler,  gratis,  le  bon  compagnon  de 
Boivins  de  Provins.  Ceux  qui  portaient  sur  eux 
de  bonnes  bour.ses  bien  chargées  de  besants. 


2,66  ACTIVITÉ    DES    VII.LKS. 

de  livres  et  de  deniers,  si  bien  attachées  qu'elles 
fussent  sous  leurs  bliaiix^  risquaient  fort  de  se 
les  voir  couper  en  si  gaillarde  compagnie. 

On  se  contentait  généralement,  en  arrivant 
en  ville  inconnue,  de  chercher  un  logis  où  l'on 
trouvât  la  lumière  et  le  feu,  un  lit  bien  large  et 
les  quelques  meubles  nécessaires,  si  massifs 
qu'ils  semblaient  incrustés  dans  l'immeuble. 
Pour  le  surplus  on  n'avait  qu'à  prêter  l'oreille: 
les  vivres,  le  vin  et  autres  nécessités  de  la  vie 
s'annonçaient  bruyamment  sous  vos  fenêtres,  à 
la  portée  de  votre  main. 

A  Paris  surtout,  les  marchands  ambulants 
encombraient  les  rues  déjà  si  peu  larges,  où  les 
avancées  des  toits  aux  poutres  saillantes  échan- 
geaient souvent  l'eau  de  leurs  gargouilles.  Ils 
allaient  criant  leurs  offres,  de  l'aube  à  la  ves- 
prée  :  pain,  vin,  flancs  tout  chauds,  «  châtai- 
gnes de  Lombardie,  figues  de  Mélite  (Malte), 
raisins,  naviaus,  pois  en  cosse  ».  Tout  ce  qui 
se  consommait  alors  était  promené  sur  la  voie 
publique  dans  des  paniers,  dans  des  hottes  ou 
des  éventaires  ;  sur  la  tête,  sur  les  bras,  sur  le 
ventre  ou  sur  le  dos,  quelquefois  sur  un  âne  ou 
sur  un  mulet.  Le  vieux  marchand  de  Galice, 
dans  la  Bourse  pleine  de  Sens,  criait  ainsi  ses 
épices  :  a  rigolice,  annis,  gingembre  ou  ca- 
nelle  »,  aux  oreilles  de  sire  Réniers,  «  par  la 
mestre  rue  de  Troies  ». 


MENDICITÉ  DES   ORSRES   RELIGIEUX.  267 

Guillaume  de  Villeneuve  nous  a  conservé, 
dans  ses  Cris  de  Paris,  la  physionomie  de  ce 
brouhaha  pittoresque,  en  rimant  comme  il  les 
a  recueillies  ces  assourdissantes  annonces. 
Ceux  qui,  dit-il,  ont  denrées  à  vendre  ne  cessent 
de  braire  par  la  ville,  vaguant  sans  trêve  ni 
repos  par  les  rues  et  les  carrefours.  Il  n'y  avait 
guère,  il  est  vrai,  d'autres  manières  de  faire 
connaître  la  spécialité  de  son  commerce. 

Le  papier,  plus  cher  que  le  parchemin,  eût-il 
été  à  la  portée  du  petit  marchand,  aurait  encore 
exigé  le  précieux  travail  d'un  clerc,  sachant 
écrire  et  enluminer,  avant  de  pouvoir  s'étaler 
sur  la  muraille  humide,  aux  hasards  des  sai- 
sons. Qui  d'ailleurs  eût  pu  déchiffrer  les  hiéro- 
glvphes  de  l'alphabet  ?  Seuls,  les  clercs  avaient 
la  clef  de  l'écriture  ;  et  encore  combien  d'entre 
eux  auraient  piteusement  hésité  sur  cette  beso- 
gne, si  l'on  en  croit  lëvêque  contemporain 
Guillaume  Lemaire,  dont  la  célèbre  allocution, 
prononcée  dans  un  synode  présidé  par  lui,  dé- 
clare que  la  plupart  de  ceux  même  qui  étaient 
prêtres,  étaient  rudes,  idioti.,  illiterati,  grossiers, 
slupides  et  illettrés  ! 

Force  était  donc  de  crier,  de  braire,  si  Ton 
voulait  faire  savoir  le  genre  de  denrées  que  l'on 
offrait  au  public.  Chacun  criait  donc,  même 
les  seigneurs,  même  les  rois  ;  ceux-là  seulement 
le  faisaient   par  l'intermédiaire   de    hérauts  à 


268  ACTIVITÉ    DES    VILLES. 

voix  puissantLS,  par  des  bedeaux  «  à  cornes 
d'airain  et  à  tambours  »,  portant  leurs  armes  et 
leurs  couleurs,  et  criant  à  haute  haleine  les 
cdits,  sentences,  arrêts  et  règlements  de  leurs 
maîtres  :  a  Aucune  fois,  ce  m'est  avis,  crie  on 
le  ban  du  roy  Loys.  »  Dans  le  fabliau  du  pôvre 
mercier,  on  voit  «  un  sire  qui  tenoit  tarant 
terres  »,  et  protégeait  le  commerce  et  la  justice, 
faire  par  pays  «  crier  un  marché  nouvel  », 
qui  devait  se  tenir  sur  la  grande  place  de  sa  ré- 
sidence. 

On  criait  les  condamnations  des  coupables  ; 
on  criait  le  cours  des  monnaies  ;  on  criait  les 
fêtes  à  chômer  sur  le  parvis  des  Moustiers  ;  on 
criait  les  décès,  avec  sonnettes,  pour  demander 
prières  aux  âmes  chrétiennes. 

Quant  mort  i  a,  home  ne  famé, 
Crier  oirez:  —  Proiez  pour  s'ame, 
A  la  sonnette  par  les  rues. 

On  criait  les  gens  égarés  et  les  choses  perdues. 
Dans  la  xiv<^  nouvelle  du  Castoiement  :  «  D'un 
homme  qui  portoit  grant  avoir  »,  ce  riche  per- 
sonnage avait  perdu  un  sac  contenant  mille 
besants  et  un  serpent  d'or,  a  qui  les  œils  de 
jagonce  avoit  ».  Il  en  fut  moult  dolent,  et  se 
résolut  à  le  faire  crier  par  un  bedeau  dont  c'était 
l'office. 


MENDICITÉ    DES    ORDRES    RELIGIEUX.  269 

A  tant  vint  li  bedeax  corant, 
Et  si  fait  (cet)  avoir  demandant, 
Et  dist  que  cil  qui  le  fendroit 
Cent  besans  quitement  auroit. 

Revenons  aux  études  de  la  vie  parisienne  en 
plein  air,  au  temps  des  Croisades,  aux  scènes  si 
mouvementées  que  nous  a  transmises  Guil- 
laume de  Villeneuve.  Oirez  retentir,  dit  le 
trouvère,  les  voix  de  beaucoup  de  gens  vendant 
a  en  les  rues  ».  D'abord  les  poissonniers  : 

De  cels  qui  les  frès  harens  crient  : 
Or  au  vivet!  Li  aultres  crient  : 
Sor  et  blanc  harenc,  frès  et  poudrés... 
J'ai  bon  merlens  frez  et  salés, 
Et  puis  alètes  de  la  mer. 

Le  volailler  criant  :  oisons,  pigeons,  gras 
chapons  et  oiselets  ;  le  boucher  criant  :  viande 
fraîche  et  salée;  le  maraîcher  annonçant  ses 
pois  tout  cuits,  ses  fèves  toutes  chaudes  et  nou- 
velles «  et  les  mesurant  à  escuelles  »,  oignons, 
cerfeuil,  pourpier,  naviaus,  laitue,  a  cresson  de 
fontaine  »  comme  aujourd'hui  ;  le  laitier  louant 
son  lait  et  son  beurre,  ses  œufs  et  son  fromage  : 
«  J'ai  bon  fromaige  de  Champaigne,  or  ai  fro- 
maige  de  Brie.  »  Puis  les  fruits  :  pèches  d'aoiàt, 
pommes  d'Auvergne,  poires  de  chailloux  et  de 
hastivel,  poires  de  Saint-Riule  et  poires  d'an- 
goisse, noix   fraîches,   bonnes  noix   de  coudre 


270  ACTIVITE    DES    VILLES. 

[noisetta]^  nèfles  mûres,  cerniaux,  cornillcs 
(fruits  du  cournouillcr  ,  alises,  prunelles  de 
haies,  boutons  d'églantier,  verjus  pour  bois- 
son, etc. 

Puis  les  balais  de  genêt  et  de  bouleau,  le 
bois  «  la  busche  bone,  à  deux  oboles  je  vous 
donne  »  ;  charbon,  le  sac  pour  un  denier.  A 
défaut  de  houille,  on  criait  déjà,  et  plus  fort 
qu'aujourd'hui,  le  tan  en  mottes  et  en  poussier  : 
«  l'autre  crie,  qui  veut  le  ten  ».  Puis  l'huile  de 
noix,  l'huile  comestible  de  ce  temps-là,  le  vi- 
naigre bon  et  biaiis,  «  du  poivre  por  le  denier 
qu'as  ».  La  pâtisserie  n'est  pas  oubliée  ;  le  trou- 
vère nous  la  montre  passablement  variée  dans 
ses  produits,  dont  quelques-uns,  les  échaudés, 
les  gaufres  et  les  oublis,  se  jouaient  aux  dés 
sur  les  places,  comme  les  macarons  de  nos  lote- 
ries ambulantes. 

Chaux  pastez  i  a,  chaus  gastiaux, 
Chaudes  oublie  renforciez, 
Galètes  chaudes,  eschaudés, 
Roissolles  (beignets),  ça  denrées  aux  dcz; 
Les  flaons  chaus,  pas  ne  s'oublie. 

On  criait  le  vieux  fer  :  vieux  pots,  vieilles 
poêles  et  vieilles  marmites  à  acheter  ;  vieux 
pots  d'étain  à  esclaircir.  On  criait  cote  et  sur- 
cote à  échanger,  chapiati.v,  inantels  ci  pelissons, 
vieux  houzeaux,    «  solcrs   vieux   à   rafaitier  ». 


MENDICITE    DES    ORDRES    RELIGIEUX.  27  I 

On  criait  :  chandoiles  {chandelles)  de  coton, 
chandoiles  qui  plus  art  cler  (bride  clair)  que 
nulle  estoile  !  »  plus  jonc  paré  pour  mettre  en 
lampe,  moelle  de  jonc  pour  remplacer  le  coton 
qui  était  cher.  Est-il  besoin  de  répéter  que  l'on 
criait  aussi  le  vin  ?  A  cet  égard  il  y  avait  à 
choisir. 

Si  crie  l'en,  en  plusieurs  leus, 

Le  bon  vin  à  trente-deux, 

A  seize,  à  douze,  à  dix,  à  huit; 

Moult  mainent  (ce  genre  de),  criéor,  grant  bruit. 

Outre  leur  pain,  les  boulangers  offraient 
leur  four  ;  outre  leur  farine  de  gruel  et  de  fro- 
ment, les  meuniers  offraient  leurs  meules  : 
o crier, oirez,  quiaà  moudre?»  L-emoulintourne 
à  bon  vent  sur  les  collines  de  Montmartre  et 
de  Châtillon.  On  criait  encore  «  nates  et  nate- 
rons  »  pour  tapisser  les  chambres,  «  joncheures 
de  jagiiaus  »  jonchées  de  glaïeul  et  «  frès  jonc 
à  mOult  grant  alénée  »  de  très-bonne  senteur, 
pour  étendre  sur  le  carreau  des  salles,  usage 
qui  s'est  conservé  longtemps.  Enfin,  dit  maître 
Guillaume,  on  crie  tant  de  bonnes  choses  que 
l'on  ne  peut  se  tenir  de  despendre  ses  deniers  ; 
lui-même  déclare  y  avoir  mis  le  peu  qu'il  pos- 
sédait. Celui  de  ses  confrères  qui  a  rimé  le  dit 
de  la  Maille  confirme  le  danger  que  font  courir 
à   la   bourse   toutes  ces   otïres  séductrices  :  on 


272  ACTIVITÉ    DES    VILLES. 

laisse  partout,  dit-il,  se  répandre  ses  mailles 
(petite  monnaie  équivalant  à  notre  souj  en 
achats  de  fleurettes  et  de  roses  : 

En  pois  ou  en  t'cvcs  novelles, 
En  choux,  en  cresson  ou  en  bettes, 
En  arraches  (chicorée)  ou  en  laitues 
Que  l'on  va  criant  par  les  rues. 

Nous  l'avons  constaté  tout  à  l'heure,  les  en- 
seignes peintes  ou  écrites  étaient  à  peu  près 
inconnues,  au  temps  des  Cours  d'amour  ;  il  faut 
ajouter  qu'elles  étaient  brillamment  remplacées, 
pour  les  industries  sédentaires,  par  les  enseignes 
parlantes,  par  la  représentation  des  denrées  à 
vendre,  taillées  ou  pourtraitcs  sur  un  écusson 
suspendu  au-dessus  de  la  porte  ou  de  la  maî- 
tresse fenêtre  du  pignon  faisant  face  à  la  rue. 
Ce  genre  d'enseignes  se  retrouve  encore  dans 
les  carrefours  de  nos  villes,  dans  les  bourgs  et 
gros  villages  de  nos  provinces.    * 

Une  douzaine  de  chandelles  de  bois  annon- 
çaient un  épicier  ;  un  cheval  barbouillé  de  noir, 
de  gris  ou  de  rouge,  indiquait  un  logeur  avec 
écurie  ;  une  gerbe  d'épis,  un  grainetier  ;  des 
boudins  de  bois  noir,  des  saucisses  en  chapelet, 
un  jambon  violet  taillé  en  pleine  bûche,  déno- 
taient un  charcutier.  On  reconnaissait  la  ta- 
verne, à  un  pot  d'etain  ou  à  une  grappe  énorme 
ornée  de  ses  feuilles  larges  comme  des  nénu- 


MENDICITÉ    DES    ORDRES    RELIGIEUX.  273 

phars.  A  la  porte  du  barbier  se  balançait  l'an- 
tique plat  échancré,  ou  un  pied  nu,  frappé  par 
la  lancette,  d'où  s'échappait  un  flot  de  sang. 
Un  gant  sans  doigts  (il  n'y  en  avait  pas  d'au- 
tres), une  loutre,  un  ours,  entaillés  sur  l'écus- 
son  de  la  porte,  désignaient  le  marchand  de 
fourrures,  ce  velours  de  l'époque.  Un  castor  se 
tranchant  les  génitoires  avec  ses  dents,  pour 
offrir  le  castoreitm  au  chasseur,  selon  la  lé- 
gende, une  vipère  mordant  sa  queue,  le  pilon 
d'or  d'un  mortier,  montraient  l'officine  d'un 
triaclcur,  marchand  d'onguents  et  de  drogues 
curatives. 

A  la  place  des  brillants  étalages  modernes,  si 
bien  à  l'œil  et  à  la  main,  quelques-uns  des  ob- 
jets mis  en  vente  se  cachaient,  sans  ordre,  der- 
rière des  carreaux  minuscules  de  verre  enfumé, 
assombris  sous  un  réseau  de  mailles  de  plomb, 
et  défendus  de  l'atteinte  des  passants  par  des 
barreaux  de  fer.  A  peine  si  le  marchand  d'étoffes 
et  le  tailleur  d'habits  consentaient  à  exposer  au 
vent  un  manteau  fané,  un  vieux  bliaud,  un 
surcot,  un  pelisson  passé  de  mode,  au  risque 
de  fournir  un  moyen  ingénieux  de  renouveler 
sa  garde-robe,  à  quelque  subtil  robeur,  cuirassé 
contre  les  hasards  de  la  corde  ou  du  pilori. 

Malgré  ces  annonces  parlantes,  les  marchands, 
dont  l'industrie  nous  paraît  le  plus  sédentaire, 
se  mettaient  eux-mêmes  en  voie  pour  crier  ce 

18 


274  ACTIVnÉ    DES    VILLES. 

que  les  acheteurs  tardaient  à  venir  chercher 
dans  leur  logis.  Ceux  même  dont  la  spécialité 
de  fournitures  ne  pouvait  ni  s'étaler  en  ensei- 
gne, ni  se  porter  sur  les  bras,  les  baigneurs  et 
étuvistes,  par  exemple,  ne  dédaignaient  pas  de 
courir  les  rues  en  criant  : 

Seignor,  quar  vous  alez  baingnier 

Et  estuver  sans  dclaier; 

Li  baing  sont  chaut,  c"cst  sans  mentir. 

Le  bain  était  une  des  nécessités  de  la  vie  de 
nos  aïeux,  qui  faisaient  généralement  usage  de 
tissus  de  laine,  de  fourrures  et  de  toisons  sur 
la  peau.  Ce  sont  les  prédicateurs  du  xin'^  siècle, 
nous  l'avons  dit  dans  les  Libres  Prêcheurs,  qui 
réussirent  à  faire  fermer  les  étu^es,  à  force  de 
tonner  contre  le  mélange  des  sexes  et  le  liber- 
tinage que  favorisaient  ces  bains  de  vapeur  à  la 
sarrasine.  Si  leur  zèle  outré  ne  parvint  pas  à 
ruiner  aussi  complètement  les  baigneurs  ordi- 
naires, il  n'y  eut  pas  de  leur  faute.  L'habitude 
du  linge  aidant,  cette  saine  coutume  de  nos  pè- 
res perdit  de  sa  vogue  ;  dans  les  petites  localités 
surtout,  un  seul  baigneur  put  se  maintenir,  sur 
dix  qu'il  y  avait  auparavant.  A  partir  des  der- 
niers Valois,  le  bain  ne  fut  guère  employé  qu'en 
façon  de  médication  curativc,  sœur  de  la  purga- 
tion  et  du  clystère. 

A  l'époque  où  furent  rimes  les  Cris  de  Paris. 


MENDICITE    DES    ORDRES    RELIGIEUX.  27? 

chacun,  à  la  ville  et  à  la  campagne,  avait  la  cuve 
de  bois,  où  il  se  baignait  avec  les  siens,  oii  il 
faisait  baigner  son  hôte.  Au  baigneur  de  Paris, 
on  se  contentait  souvent  de  commander  l'eau 
chaude,  qu'il  apportait  à  dos  d'âne  ou  sur  ses 
épaules.  Le  bain  étant  le  complément  indispen- 
sable de  l'hospitalité,  le  lecteur  nous  permettra 
de  glisser  ici  quelques  détails  sur  cette  saine 
coutume. 

Le  bain  était  jadis,  non-seulement  un  prin- 
cipe d'hygiène  et  de  purification  matérielle, 
c'était  un  symbole  de  régénération  morale  au- 
quel le  baptême  antique,  l'immersion  complète 
du  chrétien,  a  dû  son  origine.  Les  ablutions 
dogmatiques  des  Musulmans  peuvent  encore 
nous  en  donner  une  idée.  La  plupart  des  céré- 
monies qui  élevaient  l'homme  en  dignité  exi- 
geaient une  immersion  préalable.  On  baignait 
le  clerc  élevé  à  la  prêtrise;  on  baignait  Técuyer 
qui  devenait  chevalier,  de  même  qu'on  donnait 
le  bain  aux  fiancés  avant  l'union  intime,  aux 
convives  avant  le  festin.  Dans  YOrdène  de  che- 
valerie^ Hues  de  Tabarie  répond  ainsi  au  prince 
sarrasin,  qui  demande  pourquoi  l'on  fait  le 
jeune  chevalier  «en  un  baing  entrer  »  : 

Tout  ensement  com  l'enfençons 
Né  de  péchié  ist  hors  des  fons, 
Quant  de  baptesme  est  aportez, 
Sire,  tout  ensement  devez 


27O  ACTIVITÉ   DES    VILLKS. 

Issir  sans  nulc  vilonnie 
Et  estrc  plains  de  courtoisie; 
Baignier  devez  en  honesteté, 
En  courtoisie  et  en  bonté. 

La  netteté  parfaite  des  membres,  au  sortir  du 
bain,  avait  la  vertu  de  se  «faire  aimer  à  toutes 
gens»,  surtout  aux  dames  «  pour  la  druerie», 
et  aux  anges  «pour  la  saulvetc».  On  se  baignait 
donc  à  tout  propos.  La  nudité  d'ailleurs  n'effa- 
rouchait nullement  nos  ancêtres  :  à  la  nudité 
du  lit,  il  faut  ajouter  la  nudité  du  bain  pris  en 
compagnie. 

Dans  le  vieux  roman  carolingien  de  Fiera- 
bras,  la  belle  Florippe  est  baptisée  en  présence 
de  Charlemagne  et  de  ses  barons,  dont  les  yeux, 
nous  apprend  le  trouvère,  y  prirent  beaucoup 
d'agrément.  Quand  l'émir  Balant  eut  été  mis  à 
mort  pour  avoir  craché,  par  dédain,  dans  «  la 
cuve  de  marbre  »  préparée  pour  sa  feinte  con- 
version, la  beflc  néophyte  somme  les  barons 
français  de  lui  tenir  promesse,  et  de  la  baptiser 
dans  l'eau  qui  devait  régénérer  son  sacrilège 
aïeul.  Les  pairs  y  consentent.  On  fait  dépouiller 
la  pucelle  devant  toute  la  baronnie,  «voïant  tout 
le  barné»,  qui,  malgré  la  gravité  delà  cérémo- 
nie, ne  se  montra  pas  indifférente  aux  charmes 
de  la  jolie  fille. 

La  car  avoit  plus  blance  que  n'est  fleurs  en  esté  : 
Petites  mamelètes,  le  cors  grant  et  plané, 


MENDICITE   DES   ORDRES    RELIGIEUX.  277 

Les  cheveils  resambloient  fin  or  bien  esmeré. 

A  mains  de  nos  barons  est  li  talens  mués, 

L'emperères  meismes  en  a  i  ris  jeté; 

Pour  tant  (quoique)  s'il  ot  le  poil  et  canu  et  mellé. 

Ens  es  fons  c'on  avoit  pour  Balant  apresté 

Ont  donné  (à)  la  pucièle  sainte  crestienté, 

Et  par  nom  de  bautesme  ont  son  cors  généré. 

Sans  trop  s'inquiéter  de  la  décence,  les  mem- 
bres de  la  famille  se  baignaient  dans  le  même 
baquet  de  bouleau  ou  de  sapin.  Quand  l'eau 
tiède  était  versée  dans  la  cuve  du  foyer  hospi- 
talier, l'hôte  n'hésitait  pas  à  y  entrer  en  pré- 
sence de  ses  nouveaux  amis.  Les  époux  et  les 
amants  prenaient  ensemble  cet  agréable  rafraî- 
chissement. Souvent,  et  pour  voluptueux  sur- 
croît, à  côté  de  la  baignoire  se  tenaient  des 
ménétriers  sonnatît  de  leurs  instruments,  comme 
on  peut  le  voir  dans  une  des  naïves  gravures 
qui  ornent  les  premières  éditions  lyonnaises  du 
Compost  des  bergicrs. 

Cette  curieuse  image  est  placée  dans  la  partie 
«De  astrologie»,  à  l'explication  des  vertus  de 
la  planète  Vénus.  Les  deux  époux,  deux  amants 
peut-être,  ont  devant  le  cuvier  de  bois,  où  ils 
délassent  leurs  membres  nus,  une  table  toute 
servie,  qui  leur  permet  de  prendre  le  repas  sans 
sortir  de  l'eau,  pendant  que  trois  jongleurs 
jouent,  en  leur  honneur,  de  la  cornemuse,  de 
la  guiterne  et  du  rebec. 


27S  ACTIVITÉ    DES    VILLES. 

Ce  supplément  joyeux  de  la  table,  dressée  de- 
vant la  baignoire,  se  retrouve  souvent  dans  les 
poésies  de  ce  temps-là.  Watriquet  de  Couvin, 
qui  rimait  ces  allégoriques  poèmes  vers  le  mi- 
lieu du  xiv=  siècle,  nous  en  offre  un  exemple 
dans  ses  Trois  Chanoinesses  de  Cologne.  Ces 
religieuses,  de  race  noble,  n'avaient  de  monas- 
tique que  l'apparence;  elles  aimaient  à  faire 
fcte  aux  chevaliers  et  aux  trouvères,  qui  sa- 
vaient conter  de  fantastiques  aventures  et  de 
jolis  fabliaux.  Leurs  cellules  étaient,  au  dire  du 
poète,  «  un  fin  paradis  terrestre,  plein  d'anges, 
de  saints  et  d'images,  et  de  dous  et  de  biaus 
visages  ». 

Or,  une  veille  d'Ascension,  «que  chascun 
doit  joie  mener».  Dieu  lui  inspire  de  tourner  sa 
voie  vers  leur  couvent,  où  il  rencontre  trois  de 
ces  nonnes  de  tant  de  quartiers,  qui  l'invitent 
à  venir  s'aaiser  avec  elles,  banqueter  et  leur, 
conter  ses  fabliaux  les  plus  lestes,  «  si  que  de 
risées  (tu)  nous  moilles  ».  Chacune  de  ces  pieu- 
ses commères  des  bords  du  Rhin  se  mit  sans 
difficulté  au  bain  devant  Watriquet,  et  mangea 
avec  lui,  sans  sortir  de  l'eau  tiède  où  trem- 
paient ses  appas. 

Chascune  en  son  baing,  toutes  nues, 
Et  la  tierce  sans  nul  desdaing 
Se  despoille  et  entre  en  son  baing, 
Conques  pour  moi  n'i  fîst  dangier. 


MENDICITE    DES   ORDRES    RELIGIEUX.  279 

Lors  comenchâmes  à  inengier  ; 
Ma  table  estoit  assez  près  d'èles. 
Si  les  vis  vermeilles  et  bêles 
Et  esprises  de  grant  chaleur, 
Qui  leur  fesoient  avoir  couleur, 
Li  bains  chaus  et  li  bons  vins  frois, 
Dont  assez  burent  sans  effrois. 
Là  fûmes  aise  à  tout  point. 

Nous  avons  vu,  dans  la  première  partie  de 
CCS  études,  que  la  femme  de  Constant  Duhamel 
s'était  servie  de  l'attrait  du  bain  avant  le  repas, 
pour  faire  tomber  dans  le  piège  tendu  par  son 
mari,  les  femmes  du  provoire,  du  forestier  et  du 
prévôt.  La  pieuse  compagne  du  Prévost  d'Aqiii- 
lée  nous  a  également  offert  un  exemple  de 
femme  ne  s'effarouchant  nullement  du  bain 
pris  en  sa  présence,  quand  elle  force  son  hôte, 
l'hermite,  à  entrer  nu  dans  une  cuve  d'eau  gla- 
cée, pour  amortir  l'aiguillon  de  la  chair.  L'hé- 
roïne du  fabliau  des  deux  changeors  rsçoit  son 
amant  avec  le  même  sans-façon  : 

Amis,  fet-èle,  tant  vous  aim(o) 
Que  por  vous  fis  fère  cel  bain, 
Si  nous  baignerons  ensamble. 

L'état  de  parure  de  nos  premiers  parents 
semblait  si  peu  choquant  alors,  que  le  pieux 
roi  Louis  IX  se  crut  autorisé  décemment  à 
condamner  un  chevalier,  pris  sur  le  fait  d'im- 
pureté, à  Damiette,  à  être  traîné  par  sa  com- 
\ 


28o  ACTIVITÉ   DES    VILLES. 

plice  à  travers  le  camp,  lié  par  la  partie  coupa- 
ble, s'il  ne  préferait  abandonner  son  cheval  et 
son  armure.  Ducange  cite,  à  propos  des  délits 
de  ce  genre,  des  punitions  où  la  nudité  étalée 
en  public  joue  invariablement  le  principal 
rôle. 

Mieux  encore,  dans  plusieurs  poèmes,  lais  et 
légendes,  on  voit  de  très-grandes  dames,  des 
reines,  s'exposer  nues,  certains  jours  de  l'an- 
née, à  l'admiration  de  leurs  grands  vassaux, 
sur  l'exprès  commandement  de  leurs  époux. 
Ainsi  dans  le  lai  de  Lanval,  la  vanité  du  roi 
Candaule  est  largement  surpassée  par  celle  du 
roi  Artus. 

Revenons  à  nos  cris  de  Paris,  dont  les  plus 
étranges  nous  restent  à  noter.  Jusqu'ici  nous 
n'avons  entendu  crier  que  les  braves  gens  ayant 
denrées  matérielles  à  vendre  ;  il  semble,  en  effet, 
qu'il  n'y  ait  autre  chose  à  acheter  par  les  rues. 
Cependant,  à  côté  des  marchands  de  produits 
saisissables  et  visibles,  s'égosillaient,  avec  au 
moins  autant  d'importunité,  ceux  qui  offraient 
aux  chalands  les  prières ,  les  interventions 
miraculeuses  et  les  joies  du  paradis. 

Guillaume  de  Villeneuve  le  témoigne,  on 
n'enteiidait  partout  que  lamentations  nasales 
des  ordres  de  toutes  robes,  qui  mendiaient  sous 
divers  boniments.  D'abord  les  Dominicains,  dits 
jacobins,  du  nom  de  la  rue  Saint-Jacques,  où 


MENDICITÉ   DES    ORDRES    RELIGIEUX.  28 1 

était  situé  leur  principal  couvent  :  «  Aux  frères 
de  Saint- Jacques,  pain  !  »  Ce  n'était  pas  par  be- 
soin que  ces  moines  s'adressaient  à  la  charité 
publique,  si  l'on  en  croit  les  trouvères.  Dans  sa 
requête  des  Frères  Mineurs,  Rutebeuf  nous 
peint  les  frères  de  Saint-Dominique,  dominant 
Rome  et  Paris,  tenant  sous  leur  influence  re- 
doutée le  pape  et  le  roi.  Puissamment  riches 
déjà,  ils  étaient  fort  amateurs  de  legs  :  «  Qui  se 
meurt,  s'il  ne  les  nomme  pour  exécuteurs  (tes- 
tamentaires), son  âme  affolle,  »  et  perd  pour 
l'éternité.  Nul  n'osait  en  parler  trop  haut  ;  le 
hardi  poète  hésite  lui-même  à  en  dire  librement 
son  avis. 

Nul  n'en  dit  voir  (vrai)  qu'on  ne  l'assomme, 

Lor  haine  n'est  pas  frivole; 

Je  qui  redoute  (pour)  ma  teste  foie, 

Ne  vous  di  plus,  mais  qu'il  sont  home. 

Dans  sa  mordante  satire,  le  dit  des  Jacobins^ 
Rutebeuf  reprend  courage  et  frappe  sur  ces  re- 
doutables frocards,  en  ces  termes  : 

Premier  ne  demandaient  qu'un  peu  de  repostaille, 
Atout  un  pou  d'estrain,  ou  de  chaume  ou  de  paille; 
Le  nom-dieu  sermonoient  à  la  pôvre  prêtrailje. 
Mes  or  n'ont  que  fère  d'omme  qui  à  pié  aille; 
Tant  ont  eu  deniers,  et  de  clercs  et  de  lais, 
Et  d'exécucions  (testaments)  et  d'aumosnes  et  de  lais, 
Que  des  basses  mesons  ont  fct  de  f^ranz  palais. 


282  ACTIVITÉ    DES   VILLES. 

L'impitoyable  frondeur  ajoute  qu'un  pareil 
aplomb  d'orgueil  et  d'avarice  finit  toujours  par 
en  imposer  aux  gens  candides,  tant  la  foule  est 
naïve. 

Il  n'a  en  tout  cest  mont  ne  bougre  ne  hérite  (héréti- 
Ne  fort  popelican,  vaudois  ne  sodomite,  [?"^/, 

Se  il  vestoit  l'abit  où  papclars  s'abite, 
C'on  ne  le  tenist  jà  à  Saint  ou  à  hermite. 

Viennent  ensuite  les  Frères  Mineurs  que  maî- 
tre Guillaume  tient  «  pour  bons  preneurs  ». 
Puis,  les  Augustins  «qui  vont  criant  dès  le  ma- 
tin ))  ;  puis  les  Frères  au  sac  :  «  Du  pain  aus 
sas!  »  ainsi  nommés  du  sac  qu'ils  portaient 
pour  ensacher  les  aumônes  en  nature.  Ces  moi- 
nes, établis  en  1261  par  Saint  Louis,  font  à 
notre  satirique  l'effet  de  valets  de  charrue,  ou 
pis  encore,  arrachés  à  leur  fumier  :  «  Chascun. 
dit  Rutebeuf,  semble  vachier  qui  ist  de  son 
mestier.  »  Après  ceux-là,  les  Carmes,  dits  bar- 
rés^ à  cause  de  la  bariolure  primitive  de  leurs 
frocs  ;  comme  les  autres  beuglant  :  «  Pain  aus 
barrés  !  »  Le  bon  fîagelleur  de  moines  ne  se 
montre  guère  édifié  de  la  continence  de  ces 
Carmes,  de  ceux  de  Paris  surtout,  dont  il  dit  : 

Li  Barré  sont  près  des  Béguines, 

LXX  en  ont  à  lor  voisines, 

Ne  leur  faut  que  passer  la  porte. 

En  voici  qui  crient   pour  les  prisonniers  : 


MENDICITÉ    DES    ORDRES    RELIGIEUX.  283 

«Aus  pôvres  (èzj  prisons  enserrés!»  véritable 
mission  de  charité  cette  fois  ;  car  on  nourrissait 
peu  souvent,  même  pas  du  tout,  les  malheu- 
reux confiés  au  geôlier.  Les  écoliers,  venus 
pour  étudier,  criaient  aussi  :  «  A  cels  du  Val 
des  Escoliers  !  »  Ici  encore  il  faut  se  garder  de 
sourire  :  les  conditions  de  l'étudiant  pauvre 
étaient  dures,  aux  xn^  et  xiii'=  siècles  ;  nous  en 
avons  amplement  parlé  en  son  lieu.  Quant  au 
manque  de  dignité  de  cet  acte  ,  il  ne  faut 
point  le  juger  au  point  de  vue  moderne; 
rappelons-nous  qne  l'humilité,  poussée  jusqu'à 
tendre  la  main  à  l'aumône,  était  une  vertu 
chrétienne  :  les  pèlerinages  vraiment  méritoi- 
res se  faisaient  en  mendiant  son  pain. 

Il  y  a  un  autre  sens  à  ce  passage,  c'est  qu'il 
existait,  au  faubourg  Saint-Germain,  des  reli- 
gieux nommés  Frères  du  Val  des  Ecoliers^  dont 
Rutebeuf  dit  simplement  :  «  Li  Vaux  des  Esco- 
liers m'enchante,  ils  quièrent  pain  et  si  ont 
rentes.  » 

Les  croisés  aussi,  avant  de  partir  pour  la 
Terre  Sainte,  criaient  pour  leurs  provisions  : 
«  Et  li  croisié  pas  ne  s'atardent  à  pain  crier.  « 
Ainsi  font  les  Frères  nommés  les  Bons  Enfants; 
ainsi  les  Filles-Dieu,  qui  «  savent  bien  dire  :  Du 
pain  pour  Jhésu  nostre  Sire!  »  Rutebeuf,  qui  a 
un  trait  pour  chaque  couvent,  n'oublie  pas  la 
part  de  ces  nonnes  : 


284  ACTIVITÉ   DES   VILLES. 

Diex  a  (re)nom  de  filles  avoir 
Mais  je  ne  puis  onques  savoir 
Que  dieu  eust  famé  en  sa  vie... 
Je  dis  que  ordre  n'est  ce  mie, 
Ains  baras  et  tricherie 
Por  la  foie  gent  décevoir. 

Voilà  qui  est  prouve,  les  hommes  de  Dieu  et 
ses  filles  contribuaient  largement  au  vacarme 
qui  remplaçait,  dans  les  ruelles  du  vieux  Paris, 
le  bruit  que  font  aujourd'hui  les  voitures  sur 
nos  larges  voies  pavées;  et  la  plupart  de  ces 
frocards  le  faisaient  sans  nécessité  et  sans  ver- 
gogne. A  cet  égard,  tous  les  poètes  du  temps 
s'accordent  avec  notre  vaillant  Rutebeuf.  Ce 
surcroît  de  mélopées  lamentables,  dont  les  moi- 
nes emplissaient  les  oreilles  des  chrétiens,  était 
une  des  plus  tristes  originalités  de  cette  époque. 

Ces  Frères  encapuchonnés,  aux  mines  con- 
trites, faisant  geindre  et  pleurer  leurs  puissants 
poumons,  écrasaient  de  leur  pieuse  concur- 
rence les  marchands  ambulants  et  les  pauvres 
véritables.  Cependant,  de  l'aveu  des  poètes  con- 
temporains, ces  apitoyeurs  effrontés  possédaient 
des  couvents  superbes,  de  vastes  enclos  plantés 
en  vergers,  plantureux  en  bons  fruits  et  «  bon- 
nes herbes  »  ;  ils  avaient  de  grasses  basses-cours 
où  s'ébattaient  des  paons  et  des  chapons  de 
haute  graisse  ;  ils  étaient  apanages  de  bons  vi- 
gnobles, de  champs  fertiles,  où  des  troupeaux  de 


MENDICITÉ   DES   ORDRES    RELIGIEUX.  285 

vilains,  attachés  à  la  glèbe,  besognaient  de  la 
pioche,  de  la  charrue  et  de  la  bêche,  à  leur  profit. 

L'affirmation  sempiternelle  de  leur  intimité 
avec  les  puissances  du  ciel  avait  entouré  ces 
hommes  d'un  sentiment  de  crainte  ;  on  les 
regardait  comme  les  favoris  des  anges  et  des 
saints  ;  on  leur  attribuait  le  pouvoir  de  faire 
miracles,  charmes  et  enchantements.  Or,  bien 
que,  selon  Rutebeuf,  la  plupart  d'entre  ces 
moines  eussent  la  distinction  «  du  vacher  en- 
levé à  son  fumier  »,  de  tous  les  commerçants 
ambulant  et  beuglant  par  les  rues,  c'étaient 
eux  qui  faisaient  les  plus  fructueuses  journées, 
et  rapportaient  le  plus  de  pain  et  de  deniers  au 
logis. 

Ces  commerçants  des  denrées  surnaturelles 
n'étaient  pas  les  seuls  qui  s'enhardissent  à  frau- 
der sur  la  qualité  de  la  marchandise  offerte,  les 
vendeurs  de  denrées  terrestres  ne  se  faisaient 
pas  faute  non  plus  d'employer  la  ruse  et  les 
tromperies.  Nous  allons  en  dire  quelques  mots 
en  passant. 


CHAPITRE  XII. 


RUSES    DU   COMMERCE   AU   TEMPS   FÉODAL. 

DITS  A  l'Éloge  des  métiers.  —  valeur  vénale 

DES   serfs. 


E  diminutif  du  rêve  de  l'âge  d'or, 
le  bon  vieux  temps^  n'a  jamais  été 
qu'une;  expression  d'une  vérité 
relative  et  pour  ainsi  dire  person- 
nelle. Aux  yeux  des  privilégiés  de  race,  de 
puissance  et  de  fortune,  le  bon  vieux  temps  est 
toujours  l'époque  où  ils  jouissaient  de  ces  glo- 
rieux privilèges.  Le  vieillard  y  lit  l'amer  regret 
de  la  jeunesse.  Pour  le  peuple  en  décadence, 
c'est  le  temps  oîi  il  rayonnait  sur  les  peuples 
voisins.  En  thèse  générale,  le  progrès  ne  sau- 
rait aller  à  reculons.  Les  siècles  ne  passent 
guère  sans  apporter  leur  contingent  d'amélio- 
rations matérielles  et  morales,  à  l'humanité, 
dont  les  premières  expériences  se  sont  faites. 


DITS  A  l'Éloge  des  métiers.  287 

l'histoire  entière  nous  le  crie,  sous  l'énergique 
stimulant  du  besoin,  escorté  de  la  ruse  et  de  la 
force. 

Si  l'on  tient  à  conserver  la  poétique  croyance 
à  l'âge  d'or,  il  faut  réduire  considérablement 
le  sens  de  ce  beau  rêve.  Résignons-nous  à  ne 
voir  dans  le  prétendu  bonheur  des  ^premiers 
groupes  de  la  race  des  hommes,  que  le  calme 
dans  l'indolence  ,  qu'une  existence  demi- 
humaine,  instinctive,  sans  désirs,  facilement 
satisfaite  dans  une  contrée  tiède ,  arrosée  et 
fertile;  quelque  chose  d'analogue  à  la  période 
de  l'ognon  d'Egypte,  de  la  banane,  de  l'olive 
et  du  gland  doux. 

A  l'époque  où  nous  avons  placé  nos  recher- 
ches, le  droit  de  la  force,  nous  l'avons  vu,  con- 
tinuait vigoureusement  sa  carrière  ;  et  la  ruse, 
si  naturelle  aux  sociétés  en  peine  de  vivre,  s'y 
trouvait  largement  développée.  A  part  quelques 
natures  d'élite  prématurément  raffinées ,  on 
eût  facilement  pu  s'imaginer  que  nos  ancêtres 
de  l'ère  féodale  s'étaient  donné  la  tâche  de  riva- 
liser entre  eux,  à  qui  réussirait  le  mieux  à  do- 
miner les  autres,  à  les  dépouiller,  à  les  tromper. 

Nous  avons  assez  parlé  ailleurs  des  abus  de 
la  force;  il  ne  s'agit  ici  que  de  ruses  et  de  four- 
beries en  vue  du  gain.  Sur  ce  chapitre,  les 
poètes  contemporains  de  Philippe-Auguste  et 
de  Saint  Louis  sont  intarissables.  Ils  mettent  à 


288    RUSES    DU   COMMERCE   AtJ    TEMPS    FÉODAL. 

cette  critique  spéciale  la  même  étmcelle  pas- 
sionnée, le  même  entrain,  le  même  sel  gaulois 
que  dans  leurs  plus  agréables  fabliaux.  Ces  sa- 
tires des  vulgarités  de  la  vie  ont  une  franchise 
de  réalisme,  une  clarté  de  détails,  qui  se  ren- 
contrent bien  peu  dans  les  manifestations  litté- 
raires des  autres  langues;  impossible  à  l'érudit 
qui  les  consulte  de  prendre  le  change.  Nos 
trouvères  vont  droit  au  but,  ils  atteignent  au 
vif  leurs  rusés  contemporains;  ils  les  peignent 
d'autant  mieux,  qu'il  n'y  a  pas  de  colère  ni  de 
sérieuse  indignation  dans  leur  fait  :  on  sent 
qu'au  besoin,  ils  imiteraient  ceux  qu'ils  frap- 
pent avec  tant  de  verve  et  de  bonheur. 

Le  dit  des  Paintres  est  un  modèle  du  genre, 
une  paraphrase  de  ce  mot  décoché,  encore  au- 
jourd'hui, au  mensonge  sous  toutes  ses  formes; 
«  C'est  une  couleur,  n  L"autcur  s'émerveille  de 
l'effrénée  concurrence  que  l'on  fait  aux  peintres 
ci  ymagiers  ;  il  se  demande  comment  ils  peu- 
vent continuer  à  gagner  leur  vie;  car  si  nom- 
breux sont  ceux  qui  se  mêlent  du  métier,  qu'ils 
pourraient  conquérir,  à  eux  seuls,  les  Flandres, 
«  si  li  rois  en  Flandres  les  menoit  ».  Tous 
marchands  peignent  et  colorent  leurs  denrées, 
tous  soignent  le  dessus  du  panier. 

A  paindre  aprennent  païsant, 
Quant  à  la  vile  vont  aportant 


DITS    A    L  ELOGE    DES    METIERS.  20g 

Verjus,  huche  ou  fruitage; 

Le  plus  bel  vont  dehors  mètant. 

Les  écrivains,  les  avocats  colorent  leurs  écrits 
et  leurs  paroles,  imitant  en  cela  les  barbiers, 
arracheurs  de  dents,  tailleurs  de  robes,  bro- 
deurs, armuriers,  selliers  et  chapeliers. 

Je  croi  qu'il  n'est  nul  boulangier, 
Ne  paticier,  ne  oublaier  (m'^i  d'oublis), 
Se  bêle  œvre  veult  faire, 
Que  couleur  ne  leur  ait  mestier. 
Il  n'est  espicier,  ne  celier. 

Ne  nul  apoticaire, 
Ne  mires,  ne  fuisiciens  (médecins) , 

A  qui  couleur  ne  vaille. 

Les  femmes  de  plaisir  ne  sont  pas  à  dédai- 
gner dans  cette  consciencieuse  énuméralion  des 
gens  de  métier  qui  peignent  et  fardent  ce  qu'ils 
offrent  aux  connaisseurs. 

Famés  qui  gaingnent  à  leur  corps 
Mètent  le  plus  biau  par  dehors 

Pour  estre  regardées; 
Quar  tel  leur  porte  un  tornois  d'ors 
Qui  jà  n'i  metroit  ses  effors 

S'il  (si  elles)  n'esloient  parées. 

Parcheminiers,  tanneurs,  cordonniers,  gens 
de  ganterie,  maçons,  couvreurs,  plâtriers,  tous 
ont  recours  à  la  couleur.  Il  n'est  pas  jusqu'aux 
truands  qui  ne  colorent  leurs  plaies,  quand 
(1  vont  leur  méhaing  monstrant,  pour  plus  avoir 

19 


290    RUSES    DU    COMMERCE    AU   TEMPS    FÉODAL. 

monnoic  ».  Tous  se  font,  eux  et  leurs  mar- 
chandises, aussi  coiiils  et  jolis  que  des  images. 
Si  le  bon  trouvère  revenait  parmi  nous,  que  de 
couleurs  d'emprunt  n'y  retrouverait-il  pas?  A 
peine  ont-elles  change  de  nuances.  Le  jongleur 
lui-même,  si  habile  qu'il  soit,  «  tant  soit  sa- 
chant »,  s'il  ne  compose  sa  tenue,  se  voit  exposé 
à  être  jeté  sans  façon  à  la  porte,  «  c'on  le  chace 
en  voie  ». 

Il  n'est  fableur  ne  batelleur, 

Ne  joueur  d'apertize, 
S'il  n'i  met  aucune  couleur, 
Nul  n'aime  ni  ne  (le)  prise. 

Ce  qui  plus  fort  désole  notre  critique,  c'est 
la  fraude  qui  détériore  les  comestibles  ;  ce  sont 
les  tricheries  des  bouchers,  poissonniers,  taver- 
niers,  c'est  surtout  la  couleur  de  ceux  qui  dé- 
naturent, mélangent  et  droguent  les  vins.  Cela 
«  trop  fort  me  déhaite  »,  dit-il.  Comme  dans 
tous  les  produits  de  ce  temps-là  le  clergé  avait 
droit  à  la  dîme,  le  bon  trouvère  la  lui  paye 
copieusement.  En  public,  selon  lui,  les  gens 
d'église  se  colorent  de  gravité  et  d'austérité  ; 
mais  en  leur  privé,  c'est  bien  différent. 

Et  ceux  qui  vestcnt  les  gris  dras, 

Ce  n'est  mie  frivole, 
Peingnent,  quar  quant  sont  à  privé, 

Jà  n'en  aiez  doutance, 
lis  s'esbatent  tout  à  segré  {e>i  secret; 

Et  récréent  leur  pance. 


DITS  A  l'Éloge  des  métiers.  2qi 

Ces  faux  peintres  papelards,  ajoute  l'auteur 
de  ce  joli  coup  de  fouet,  ressemblent  «  à  l'yma- 
gier  qui  paint  busche  pourie  »  ;  il  leur  prédit 
qu'au  lieu  de  réussir  à  tromper  les  pauvres 
gens,  ils  «  chéront  au  puis  d'enfer,  qui  de  dou- 
leur surabonde  », 

Aussi  chaudement  trempé  est  le  dit  de  la  queue 
du  Renart^  boutade  sarcastique  et  mordante, 
contre  tout  ce  qui  est  «  renardie  et  fiction  ».  Ici 
l'ironique  expression  de  la  couleur  est  rempla- 
cée par  celle  de  la  queue  du  renard.  Ceux  qui 
s'accrochent  à  cette  longue  queue  sont  encore 
les  trompeurs  en  toute  denrée  et  marchandise, 
en  toute  parole  et  invention.  Le  poète  se  garde 
bien,  lui  aussi,  d'oublier  les  divers  ordres  du 
clergé  séculier  et  régulier.  Comme  dans  le  dit 
des  paintres,  tous  les  métiers  connus  alors 
passent  sous  nos  yeux  ;  nous  ne  reprendrons 
pas  cette  interminable  Htanie,  il  nous  suffira 
de  constater  que  le  poète  y  donne  un  bon  rang 
aux  sacrilèges  par  excellence,  c'est-à-dire  aux 
fraudeurs  de  cervoise  et  de  vin,  aux  taverniers 
et  à  tous  les  maudits  qui  lui  ont  fait  faire  de 
mauvais  dîners  pour  son  argent. 

Cette  fois  les  professions  libérales  sont  visées 
avec  une  rare  malice  ;  tous  ceux  «  qui  de  rien 
faire  sont  cras  »  sont  accusés  d'emprunter  les 
infinis  déguisements  de  maître  Renard,  dont  les 
bons  tours  ont  si  longtemps  déridé  nos  ancêtres. 


292     RUSES    DU    t;OMMl!:RCE    AU    TEMPS    FEODAI,. 

Regnart  est,  quant  veut,  abbé, 
Et,  quant  il  veut,  il  est  moingne, 
Doïen,  prestre  coronné  (tonsuré), 
Et  quant  vucut  il  est  chanoingnc... 

Les  savants,  les  lettres,  les  docteurs,  mires  et 
physiciens ,  les  légistes,  les  pédants,  tous  les 
enlatinés  de  la  vieille  France  sont  bons  com- 
pagnons de  sire  Renard. 

Regnart  est  lisicien  ; 
Quant  il  veut,  logicien 
N'a  meilleur  en  la  contrée; 
Quant  il  veut,  Sire  est  de  lois... 

Toutes  les  professions  lui  sont  familières;  à 
toutes  il  excelle,  au  moins  à  faire  grand  bruit, 
grande  rapine  et  grande  tromperie. 

Regnart  va  à  court  plaidier, 
De  tous  est  tenu  pour  sage  ; 
Es  esglises  va  preschier, 
Regnart  va  par  les  vilages, 
Chascun  attrait  à  sa  part. 

Les  rois,  les  princes,  ducs  et  comtes  sont  de 
sa  suite,  car  «  tout  fait  vers  lui  obéir  ».  Innu- 
mérable  est  le  triomphant  cortège  de  ce  prince 
de  la  ruse;  la  queue  qu'il  traîne  est  plus  longue 
que  ne  fut  jamais  la  plus  longue  procession  qui 
sortit  d'un  moutier.  Enfin  dit  le  bon  railleur  : 

Il  n'est  aujourd'ui  meslier, 

Excepté  le  poullailier, 

Qui  le  regnard  n'aime  et  prise. 


DITS    A    L  ELOGK    DES    METIERS.  2^2 

Ce  poulailler,  qui  fait  exception  au  grand 
culte,  c'est  le  pauvre  populaire,  hélas!  l'éter- 
nelle proie  de  toute  fraude  et  de  toute  renardie  ; 
c'est  la  gent  utile  qui  labeure  pour  la  besogne 
essentielle,  et  à  qui  le  travail  payé  «  à  moult 
petite  value  »  est  revendu  à  grant  cherté  et  dé- 
naturé par  la  fraude. 

Dans  ses  lettres  à  Salvandy  sur  les  manuscrits 
de  la  Haye,  Ach.  Jubinal  cite  une  pièce  de  ce 
genre,  noyée  dans  un  vaste  poème  où  sont 
blasonnés  tous  les  péchés  du  genre  humain. 
Chaque  état,  chaque  profession  y  a  sa  part  de 
blâme  longuement  motivée.  Les  souverains 
spirituels  et  temporels,  les  prélats  et  leur  en- 
tourage, les  couvents  et  leurs  moines  «  si  bien 
possessionés  come  mandiant  »,  les  gens  d'armes 
et  de  chevalerie,  les  gens  de  lois  et  de  droit,  les 
marchands,  artificiers  [artisans]^  vitaliers,  etc., 
tout  y  apparaît  à  son  rang.  C'est  là  une  mine 
inépuisable  à  études  et  à  citations. 

Et  d'abord  le  coup  d'éperon  obligé  à  la  cour 
de  Rome  :  Simon  le  magicien  en  est  devenu  le 
patron  ;  tout  s'y  vend  à  beaux  deniers  son- 
nants, si  bien  que  le  pauvre  pèlerin  que  l'or  ne 
gêne  guère  ne  peut  parvenir  à  s'y  faire  écouter. 

Si  que  la  cause  al  indigent 
Sera  pour  nul  clameur  oy  ; 
Qui  d'or  n'y  porte  le  présent 
Justice  ne  lui  est  (scra^  présent. 


294    KUSES    DU    COMMERCE    AU    TEMPS    FEODAL. 

Une  chiquenaude  en  passant  à  l'évcquc  qui 
laisse  agir  les  grands  en  toute  paix,  n'osant 
contre  eux  a  faire  ni  dire  »,  quand  pour  le  sert 
«  est  toujours  plain  d'ire  »  ;  une  autre  aux 
prêtres  qui  se  font  baratiers,  taverniers,  et 
changent  leur  chapelle  en  cave  et  leur  autel  en 
tonneau;  autant  aux  religieux, ces  fils  d'orgueil, 
qui  vont  chasser  en  rivière,  avec  faucons,  au 
lieu  de  prier,  aux  moines  mendiants  qui,  selon 
lui, 

...  Nous  preschent  la  poverte 

Et  ont  tout  dis  (toujours)  la  main  ovcrte 

Por  la  richesce  recevoir. 

Mais  cela  nous  le  connaissons,  Rutebeuf  et 
ses  confrères  nous  en  ont  assez  parlé  ;  ce  qui 
revient  le  mieux  à  notre  propos,  ce  sont  les 
marchands,  qui  tous  ont  la  Triche  pour  guide. 
Dans  ce  chapitre,  le  huitième  du  poème,  on 
revoit  défiler  le  bizarre  cortège  des  fraudeurs 
et  des  fripons.  L'usurier  et  le  Lombard  vident 
nos  bourses  de  nos  «  riches  nobles  d'or  roials 
et  nos  esterlings  de  fins  métals  ».  Triche  s'est 
fait  drapier,  argentier,  orfèvre. 

Triche  est  auci  de  nostre  ville 
Riche  espicier,  mais  il  avile  (avilit) 
Au  plus  sovent  sa  conscience, 
S'il  sa  balance  a  trop  soubtile. 

l'riche  fait  son  gain  du  péché  d'autrui,  pré- 


DITS    A    L  ELOGE    DES    METIERS.  29 

parant  et  vendant  les  couleurs  «  dont  se  blan- 
chent  les  fémelines  »,  aidant  l'orgueil  des  bour- 
geoises et  leur  vendant  l'hermine,  le  menu 
vair,  la  zibeline,  dont  elles  se  couvrent,  pour  se 
parer! 

Si  com  madame  la  comtesse, 

Selon  q'affiert  à  sa  noblesse, 

Se  fait  furrer  de  sa  pellure, 

Ensi  la  vaine  escuièresse, 

Voire  et  la  sotte  presteresse,    "^ 

Portent  d'ermine  la  furrure.  \ 

Les  fraudes  du  vin,  du  claret,  de  la  cervoise 
ont  ici  leur  part.  Le  poète  reproche  à  l'initié 
de  Triche  de  contrefaire,  «  de  son  engin,  le 
vin  françois,  le  vin  du  Rhin  ».  Les  tavcrniers 
étaient  déjà  fort  audacieux  dans  cette  abomi- 
nable fourberie,  particulièrement  odieuse  aux 
clercs  et  aux  trouvères. 

Triche  est  tout  plein  de  décevance 
Quant  il,  par  si  fol  alliance, 
Tants  vins  divers  sait  faire  unir  : 
D'Espaigne,  Guyène  et  de  France, 
De  quoy  le  gaing  puât  avenir. 
Mais  s'il  porra  vin  fort  tenir 
Bien  sciet  del  caue  fresche  emplir. 

Triche  est  partout,  en  Orient,  en  Occident  : 
a  Triche  en  Bordeaux,  Triche  à  Civile  ^Séville); 
Triche  en  Paris  achate  et  vent.  »  Triche  est  à 
Florence,  à  Venise,   aussi   à   Bruges,   aussi  à 


296    RUSES    DU   COMMERCE   AU   TEMPS    FEODAL. 

Garni;  «  à  son  agart  aussi  s'est  mise  la  grant 
cité  sur  la  Tamise  ».  Outre  ces  villes  déjà  re- 
nommées pour  leur  grand  trafic,  Triche  est  sur 
mer  et  sur  terre,  dans  les  plaines  et  dans  les 
montagnes,  au  village  et  au  château.  De  même 
que  les  habitants  des  villes,  le  pauvre  paysan 
se  plaint  de  Triche  «  partout  communément.  » 

De  tousmestiers  que  l'en  aprent 
Triche  est  apris,  et  son  gaing  prcnt. 

Dans  l'imagination  de  l'auteur,  tout  autres 
étaient  les  marchands  et  gens  de  cler^ie  du 
temps  passé;  ceux-là  étaient  loyaux,  de  bonne 
foi  et  modestes;  les  poètes  ont  toujours  cru  au 
bon  vieux  temps. 

Ce  qui  jadis  fust  courtoisie, 
Ore  est  tenu  pour  vilainie, 
Et  ce  qu'en  loyalté  tenoit, 
On  le  dist  ore  tricherie. 

A  ces  diatribes  si  réalistes,  si  naïvement  vé- 
ridiques,  correspondent,  en  manière  de  con- 
traste, des  pièces  élogieuses,  vraisemblablement 
commandées  aux  trouvères,  en  quête  de  bons 
salaires,  par  les  jurandes  et  maîtrises  de  cer- 
tains corps  de  métiers.  De  pareils  chants  étaient 
pour  la  corporation  le  complément  glorieux  de 
la  caisse  où  se  trouvait  déposé  le  trésor  com- 
mun, de  la  châsse  où  trônait  le  saint  patron. 
C'était  un  état  de  service  dressé  par  la  poésie, 


DITS  A  l'Éloge  des  métiers.  297 

une  consécration  de  la  dignité  professionnelle 
de  telle  ou  telle  part  de  l'activité  générale. 

Moins  piquants  que  les  satires,  ces  petits 
poèmes  fourmillent  également  de  traits  de  lu- 
mière sur  les  usages  intimes  :  l'historien  des 
modestes  occupations  du  moyen  âge  peut  s'y 
renseigner  sur  les  facilités  de  vivre  que  possé- 
daient déjà  nos  aïeux  et  sur  les  lacunes  de 
l'économie  familiale  que  la  science  a  peu  à  peu 
comblées.  Ces  études  contiennent  plus  de 
philosophie  sociale  qu'on  ne  serait  tout  d'abord 
porté  à  le  supposer  :  on  y  apprend  la  raison  de 
la  rareté  des  produits  fabriqués  et  de  la  lenteur 
de  l'échange  avec  les  nations  voisines. 

Aucune  de  ces  puissantes  machines  qui,  chez 
nous,  reproduisent  par  milliers  à  la  fois  l'objet 
nécessaire,  dont  le  type  est  adopté  par  l'usage  ; 
aucun  de  nos  merveilleux  moyens  de  viabilité 
destinés  à  activer  les  relations  entre  les  peuples. 
La  longue  période  féodale  ne  fait  pas  un  pro- 
grès, à  cet  égard,  sur  les  procédés  industriels 
de  l'antiquité.  Tout  s'y  fait  à  la  main,  tout  s'y 
transporte  par  bêtes  de  somme,  malaisément,  à 
travers  mille  dangers. 

Cela  d'ailleurs  explique  à  merveille  la  char- 
mante variété  de  forme  des  ustensiles  et  objets 
mobiliers  de  ce  temps-là.  Chacun  de  ces  pro- 
duits de  la  main  recevait  l'empreinte  du  caprice 
artistique,  et  s'ornait  à  la  fantaisie  personnelle. 


298  RUSES  DU  COMMERCE  AU  TEMPS  FÉODAL. 

au  goût  de  l'ouvrier  qui  le  manipulait  jusqu'à 
parfait  achèvement.  Dans  cette  lente  fabrication 
se  trouve  aussi  la  cause  de  la  cherté  des  choses 
les  plus  essentielles  à  la  vie,  et  de  la  modeste 
consommation  qu'en  faisaient  les  classes  mfé- 
rieures.  Combien  de  siècles  fallait-il  attendre 
pourvoir  le  populaire,  «  la  gent  menue  »,  fourni 
de  linge,  vêtu,  chaussé  et  à  peu  près  pourvu 
de  meubles?  Ceci  était  la  tâche  des  infatigables 
collaborateurs  de  fer  et  de  feu,  destinés  à  rem- 
placer l'esclave  courbé  sur  un  travail  écrasant  ; 
or  ce  rôle  rédempteur  de  la  machine  dans  l'ave- 
nir est  à  peine  soupçonné  aujourd'hui. 

Nous  voilà  bien  éloignés  de  notre  su)et,  le 
dit  des  Fèvres  va  nous  y  ramener.  Cette  petite 
pièce  de  vers  est  un  éloge  emphatique  des  for- 
gerons; vrai  cantique  en  l'honneur  de  la  pré- 
paration du  fer,  qui  y  est  naturellement  placé 
bien  au-dessus  de  toute  autre  profession.  Sup- 
primer celui  qui  travaille  le  fer,  c'est,  dit  le 
poète,  forcer  le  monde  à  ne  plus  pouvoir  ni 
semer,  ni  planter,  ni  faire  charrois,  ni  trancher 
viande  ;  car  le  fèvre  lorge  de  sa  main  «  le  coutel 
dont  on  tranche  le  pain  »,  la  bêche,  la  houe, 
le  pic,  la  masse  ;  il  fait  «  les  grils  à  rostir  harens 
et  les  ains  à  prendre  merlens  ».  Jamais  clerc 
ne  pourrait  avoir  livres  à  étudier,  si  le  fèvre  ne 
forgeait  les  fers  «  agus  de  quoi  l'on  fet  le  par- 
chemin ». 


DITS  A  l'Éloge  des  métiers.  299 

Ni  ne  seroit  pavé  chemin, 
Se  fèvres  ne  fet  les  martiaus 
De  qoi  l'en  brise  les  quarriaus. 

Rois,  chevaliers  ni  prêtres  ne  chevauche- 
raient, si  le  forgeron  ne  faisait  «  fers  à  ferrer 
cheval  »,  et  les  étriers  et  les  éperons.  Ménestrels 
jamais  ne  chanteraient  si  le  fèvrc  ne  forgeait 
outils  pour  fabriquer  leurs  instruments.  Egale- 
ment ceux  qui  taillent  le  drap  pour  robes, 
comment  s'y  prendraient-ils  sans  les  «  aguilles 
et  les  cisailles  »  que  fèvres  leur  font?  Et  les 
buveurs  très-illustres,  ceux  qui  se  gaudissent  à 
boire  le  vin  en  mangeant  gaufres,  que  devien- 
draient-ils sans  ces  maîtres  ouvriers? 

Fèvre  fait  les  haches  tranchant 
Aus  vingnes  à  ces  païsans, 
Dont  il  taillent  vingnes  et  treilles, 
Et  aus  blés  (à)  scier  fet  faucilles... 
Fèvres  font  les  fers  aus  oublies 
Et  fers  à  gaufres  embeurrées. 

Sans  les  fèvres ,  comment  eût-on  taillé  «  le 
sépulcre  où  Dieu  fust  mis  »  ?  Aussi  le  poète 
déclare-t-il  qu'ils  doivent  être  mieux  honorés 
que  certains  clercs  tonsurés.  Enfin  ces  braves 
gens  peuvent  se  vanter  que  le  siècle  n'a  si  haut 
personnage,  fût-ce  l'empereur  de  Rome,  qui 
puisse  se  passer  des  services  de  leur  métier.  Le 
trouvère  prie  en   terminant  les  fèvres  qui  cet 


300    RUSES    DU    COMMERCE   AU    TEMPS    FÉODAL. 

éloge  ouïront   «  qu'il  li  doingnent  argent  ou 
vin  »,  pour  sa  récompense. 

Voici  ledit  des  Boulanf;icrs;  cette  fois  l'au- 
teur signe  son  œuvre,  il  a  nom  Robins.  Si 
nous  n'avions  encore  dans  les  oreilles  l'hymne 
des  forgerons,  nous  apprendrions  de  lui  que 
sur  tous  états  celui  des  boulangers  doit  avoir 
la  préférence. 

Je  le  vous  os(e)  bien  ténioingnier, 
Que  lor  mestier  est  le  plus  chier 
Et  le  plus  bel  et  le  plus  gent, 
Et  qui  plus  sousticnt  povre  gent. 

Robins  attendait  sans  doute  grand  profit  de 
ses  vers;  la  corporation  s'était-elle  engagée  à  le 
rassasier  indéfiniment  de  pain  et  de  galettes?  11 
s'élève  à  la  hauteur  de  l'ode  et  fait  défiler  sous 
nos  yeux  tout  ce  qui  vit  autour  de  la  farine, 
depuis  le  rat  qui  ronge  les  sacs,  le  coq,  la  géline, 
le  moine,  la  nonne,  «  car  boulengier  à  tous  en 
donne  »,  jusqu'au  sacristain  qui  entame  et 
goûte  le  toriil  «  fet  pour  offrir  à  la  messe  ».  Il 
se  grise  dans  la  contemplation  de  toutes  les 
créatures  qui  vivent  autour  du  fournil,  et  jette 
le  mépris  aux  métiers  de  luxe,  comparés  à  celui 
du.  boulanger. 

Je  ne  prisse)  pas  œvre  d'orfèvre 
Ung  bouton  rouge  d'églantier; 
Quel  bien  vient-il  de  lor  mestier, 


DITS    A    1,'ÉLOGE    DES   MÉTIERS.  JO I 

De  lor  granz  coupes  noiélées 
D'or  et  d'argent,  longues  et  lées  ? 

Il  n'est  qu'un  métier,  celui  de  trouvère,  le 
sien,  que  Robins  mettrait  volontiers  au-dessus 
de  celui  de  boulanger;  parce  que  le  métier  de 
trouvère  est  de  tous  le  plus  indépendant  :  il 
s'exerce  «  enz  taverne  et  en  place  »,  partout  où 
vient  l'inspiration;  et  aussi  sans  doute  parce 
que  les  vers  glori lient  les  autres  œuvres  des 
hommes. 

De  même  saveur  pompeuse  est  l'apologie  des 
changeors,  sans  lesquels  personne,  pèlerins  ni 
«  marcheanz  qui  vont  foirres  quef  re  par  toutes 
les  estranges  terres  »,  ne  pourraient  courir  le 
monde,  faute  de  pouvoir  changer  monnaie.  A 
ceux-ci  l'auteur  demande,  dans  ses  derniers 
vers,  pour  payer  ses  éloges  «  par  honneur  et 
courtoisie  »,  qu'ils  lui  donnent  o  argent  sans 
contredire  ».    ' 

Tel  est  le  dict  des  Cordouaniers,  auxquels  le 
flatteur,  en  terminant  la  curieuse  litanie  de 
leurs  mérites,  réclame  modestement  de  quoi 
faire  restaurer  sa  chaussure,  chaque  fois  qu'il 
en  aura  besoin  :  «  De  coi  il  face  refaitier  ses 
solers,  s'il  en  a  mestier  ». 

Puis  ledit  des  Tisseran:^  qui  sont  à  leur  tour 
les  artisans  les  plus  utiles  de  la  terre.  Sans  eux 
tous  les    hommes,    fussent-ils    rois   ou    ducs, 


J02    RUSES    nu   COMMERCE   AU   TEMPS   FEOI>Ar,. 

«  reines  et  comtesses,  nonains  et  abesscs  », 
iraient  tous  nus,  môme  les  jours  de  pluie, 
même  les  jours  de  fête  ;  ce  qui  «  ne  seroit 
gaires  biaux».  Ici  encore  la  petite  requête 
finale  pour  demander  draps  et  tissus,  dont  a 
besoin  le  trouvère,  et  qu'il  ne  saurait  prendre 
ni  dérober,  «  tolir  ni  embler  ». 

Ainsi  est-il  du  dit  des  Cordiers  que  «  tos  li 
monde  doit  amer  »,  et  de  celui  des  Bochiers, 
lesquels  «  dépiècent  li  bues  par  cartiers  »,  et 
dont  les  restes  servent  à  alimenter  taut  d'autres 
métiers  :  tanneurs,  méglssiers,  chaussetiers, 
tisseuses,  fileuses  de  laine,  etc. 

Si  notre  but  était  d'inventorier,  par  le  menu, 
les  détails  du  commerce  et  de  l'industrie,  à  cette 
époque,  ce  serait  ici  le  cas  de  montrer  combien 
de  séductions  offraient  déjà  les  marchands  à 
leurs  contemporains,  et  les  raffinements  qui 
entraient  dans  les  ustensiles  usuels.  Les  dames 
surtout  avaient  largement  à  choisir  pour  vider 
leurs  bourses  dans  les  escarcelles  de  cuir  de 
nos  infatigables  crieurs.  La  citation  suivante, 
empruntée  au  dit  des  Merciers,  publié  par 
M.  C.-M.  Robert,  suffira  à  nous  en  donner 
une  idée. 

J'ai  les  mignotes  ceinturètes, 

J'ai  beax  ganz  à  damoiselètes,.. 

J'ai  escrins  à  mettre  joiax, 

J'ai  borses  de  cuir  à  noiax  fà  friands  ... 


DITS  A  l'Éloge  des  métiers.  3o3 

J'ai  de  bon  loutre  à  péliçons 

J'ai  herinines  à  siglatons... 

J'ai  les  doex  (dés)  à  costurières, 

J'ai  les  diverses  aumosnières 

Eî  de  soie  et  de  cordoan  (cuir  de  Cordoue) 

Bouclètes  à  mettre  en  solers  (aux  souliers], 

J'ai  bèles  espingles  d'argent, 

Si  en  ai  d'archal  ensement, 

Que  je  vent  à  ces  gentix  femes; 

J'ai  beax  cuevrechiefs  à  dames... 

Seriez-vous  curieux  de  connaître  la  liste  des 
objets  qui  garnissaient  un  ménage,  une  maison 
des  champs  bien  montée?  Vous  pouvez  vous 
satisfaire  en  lisant  La  ditée  des  choses  qui 
/aillent  en  mesnage  (nouveau  recueil  de  fa- 
bliaux, 2°  vol.)  ;  ou  bien  Le  dit  du  viesnage 
publié  par  Trébuticn.  L'oustillement  au  vilain, 
édité  par  Fr.  Michel,  nous  ouvrira  un  logis 
plus  modeste,  une  chaumière  de  paysan.  L'au- 
teur du  premier  de  ces  trois  dits,  celui  des 
choses  qu'il  faut  en  ménage,  avoue  spirituelle- 
ment que  le  ménage  est  un  instrument  à  deux 
tranchants,  qui  taille  richesse  ou  pauvreté,  se- 
lon que  les  gens  s'y  entendent. 

Li  uns  empruntent,  H  autres  vendent, 
Li  uns  achètent,  li  autres  rendent 
Aus  marcheans. 

Le  malin  trouvère  qui  en  est  l'auteur  parle 
de  cet  état  par  expérience;  il  y  a  vécu,  assure- 


304    KUSKS   DU    COMMERCE    AU    TEMPS   FÉODAL. 

t-il,  dix  ans  entiers,  et  sait  ce  qu'il  en  coûte.  Il 
est  permis  de  supposer  qu'à  force  de  prendre  à 
crédit,  il  a  fini  par  rendre  tout  au  marchand. 
A  l'exemple  d'Adam  de  la  Halle,  son  contem- 
porain, il  est  bien  capable  d'avoir  aussi  aban- 
donné sa  femme,  sous  l'impudent  prétexte  que 
sa  faim  amoureuse  était  apaisée  :  «  car  mes 
fains  en  est  apaiés  »  ;  et  cela  pour  courir  libre- 
ment les  aventures  et  s'en  aller  débiter  ses 
rimes  par  pays. 

C'est  donc  par  expérience  que  notre  maître 
rimeur  énumère  les  choses  dont  il  s'est  vu 
obligé  de  garnir  sa  maison.  Instruments  de 
culture:  fourche,  herse,  soc,  ratiau^  flaiau  (à 
battre  en  grange),  coutre,  charrette  et  charrue; 
cognier,  vans,  corbeilles,  boisseau,  marteau, 
serpes  et  faucilles,  seilles,  sacs  et  blutiaii  ;  puis 
la  literie  au  grand  complet,  à  peu  près  comme 
la  nôtre,  moins  l'édredon  que  remplaçait  la 
toison  ou  quelque  fourrure  commune.  Puis  les 
instruments  du  foyer,  du  four  et  ceux  de  la 
table,  moins  la  fourchette  et  les  ustensiles  de 
verre,  moins  aussi  bien  entendu  la  pince  à 
sucre,  la  spatule  à  sel,  voire  même  le  sucre  et 
le  sucrier;  mais  bien  les  pots,  pichets,  hanaps, 
platiaux,  écuelles  de  bois  et  d'étain,  mortier 
au  sel,  sauciers,  couteaux,  cueillers  «  de  bois 
et  de  tremble  ».  Puis  les  objets  de  toilette  et 
ceux  destinés  au  nourrisson  : 


DITS  A  l'Éloge  des  métiers.  3o5 

Liens  à  bers  et  le  berceil 

Faut  pour  l'enfant,  et  le  malleil  (le  maillot) 

Et  la  bavète; 
La  nourrice  faut,  la  cornète  (flacon  de  corne) 
Où  le  lait  est  que  l'enfant  tête. 

Et  mille  autres  choses  encore;  il  se  répète 
plutôt  que  de  rien  oublier,  car,  ajoute-t-il, 
a  C'est  sans  mesure  »,  et  c'est  à  désespérer. 

Détail  caractéristique  dans  un  inventaire  du 
temps  des  Croisades  :  les  varlets  et  les  chambe- 
rières  y  sont  énumérés  pêle-mêle  avec  la  basse- 
cour,  avec  les  chats,  les  chiens,  les  vaches  et 
les  brebis;  les  bouviers  y  prennent  place  au 
milieu  des  boeufs,  des  charrues,  de  la  «  fourche 
au  fiens  et  la  civière  ».  Ce  renseignement  s'en- 
cadre parfaitement  avec  les  autres  détails  d'é- 
conomie domestique  que  ces  siècles  nous  ont 
laissés.  Un  exemple  de  ce  mépris  de  la  dignité 
humaine,  pris  en  haut  lieu,  aux  environs  du 
trône  et  de  l'autel,  suffira  à  nous  édifier  à  cet 
égard. 

Dans  les  pièces  originales  conservées  au  très- 
intéressant  musée  des  Archives  Nationales,  se 
trouve  un  acte  d'une  signification  étrange, 
presque  scandaleuse,  aux  yeux  des  hommes 
d'aujourd'hui.  C'est  un  acte  confirmatif,  dressé 
par  Louis  VII,  pour  assurer  l'exécution  d'une 
transaction  amiable,  faite  entre  son  père  Louis 
le  Gros  et  Guinebaud,  abbé  de  Saint-Magloire 


3o6    RUSES   DU   COMMERCE   AU   TEMPS    FÉODAL. 

de  Paris.  En  voici  le  résumé,  emprunté  au  ca- 
talogue si  habilement  rédigé  par  la  direction 
des  Archives  : 

«  Un  homme  de  la  famille  (un  serf)  de  Saint- 
Magloire  avait  épousé  une  jeune  fille  nommée 
Sehes,  issue  d'une  famille  royale,  ex  regalia 
familia  procreatam,  en  d'autres  termes  serve 
du  roi.  Ce  mariage  déplut  fort  à  l'abbé  et  à  ses 
moines,  qui  se  plaignirent  de  ce  que  leur  église 
serait  privée  des  fruits  (du  part,  du  croît)  de 
l'union  de  leur  serf  avec  la  serve  du  roi  (ce  qui 
diminuait  d'autant  la  valeur  du  troupeau 
humain  de  l'abbaye).  Louis  VII,  pour  mettre 
fin  à  ces  plaintes,  ordonna  que  les  enfants  issus 
de  ce  mariage  seraient  partagés  également  entre 
lui  et  l'abbaye.  » 

N'y  a-t-il  pas  là  un  avant-goût  du  fameux 
Code  Noir,  que  nous  avons  eu  tant  de  peine  à 
abroger?  Cela  nous  remet  également  en  mé- 
moire la  façon  dont  le  code  de  la  courtoisie,  si 
élevé  qu'ait  été  son  idéal,  appréciait  les  amours 
rustiques.  S'il  arrive  à  un  chevalier  de  recher- 
cher l'amour  d'une  paysanne,  dit  crûment 
André  le  Chapelain,  cela  ne  peut  guère  se  faire 
autrement  que  par  l'irrésistible  impulsion  du 
rut,  comme  il  advient  naturellement  au  cheval 
et  au  mulet,  <'  siciit  naturaliter  equiis  et  mulus 
ad  veneris  opéra  promoventur  ». 

La  belle  Éléonore  d'Aquitaine,   qui  tenait 


DITS   A    L  ELOGE    DES   METIERS. 

cour  d'amour  sur  ses  domaines,  et  dont  nous 
avons  cité  les  pittoresques  arrêts,  était-elle,  sur 
ce  délicat  chapitre,  d'une  autre  opinion  que  son 
royal  époux?  Aurait-elle  hésité  à  signer  la 
convention  de  partage  des  produits  de  sa  serve 
et  du  serf  mâle  provenant  du  troupeau  d'escla- 
ves des  moines  de  Saint-Magloire?  Il  est  bien 
permis  d'en  douter. 


CHAPITRE  XIII 

MIRAGE  DES  PAYS   ORIENTAUX.   —  MIRES  ET 
CHARLATANS.    —    l'aRGENT    ET     LES     ARGENTIERS. 


ETTE  société  si  agitée,  si  vivante, 
devait  une  bonne  part  de  son  ori- 
ginalité à  la  fascination  qu'exer- 
çaient sur  elle  les  contrées  orien- 
tales, où  tant  de  merveilles  et  de  dangers  étaient 
semés  sous  les  pas  du  voyageur.  En  attendant 
que  Colomb  vînt  donner  à  l'activité  des  races 
latines  la  seconde  moitié  de  notre  globe,  qu'il 
découvrît  en  cherchant,  lui-même,  le  Cathay 
et  Cipa)2gu  la  dorée,  l'imagination  de  l'Europe 
féodale  se  portait  vers  les  mystérieuses  régions 
de  la  Terre- Sainte,  de  la  Tartarie,  de  l'Inde  et 
de  l'Egypte  ;  elle  errait  à  la  suite  des  quelques 
voyageurs  qui  avaient  osé  franchir  le  seuil  de 
ces  pays  ensoleillés,  où  l'on  plaçait  le  Paradis 
terrestre  et  l'empire  du  «  Prestre  Jehan  ». 


MIRES   ET   CHARLATANS.  30Q 

La  fantaisie  populaire  brodait  avec  délices 
sur  ces  vaillantes  enjambées  du  commerce,  qui 
avaient  soulevé  un  coin  du  voile  sous  lequel  se 
cachait  la  terre  des  épices,  des  aromates,  des 
pierres  précieuses,  des  reliques  et  des  talis- 
mans. Sans  être  très-nombreux,  les  marchands 
héroïques,  dont  les  aventureuses  étapes  avaient 
noms  Damas,  Bagdad,  Jérusalem,  Trébizonde, 
Samarkande,  étaient  déjà  moins  rares  qu'on 
serait  porté  à  le  croire. 

Dès  avant  les  Croisades ,  les  grandes  cités 
commerçantes  de  l'Asie,  au  nombre  desquelles 
il  faut  historiquement  placer  Jérusalem,  rece- 
vaient la  visite  des  marchands  occidentaux. 
C'étaient,  la  plupart,  des  Italiens  des  opulentes 
républiques  de  la  Péninsule,  des  Grecs  du  Bas- 
Empire  et  des  Francs  du  midi  de  la  France, 
qui  tous  avaient  des  caravansérails  particuliers 
à  leur  nation,  dans  les  principales  villes  du  Le- 
vant. Les  marchands  francs  n'allaient  guère, 
il  est  vrai,  au  delà  d'Antioche,  de  Jérusalem  et 
d'Alexandrie  ;  mais  c'était  assez  pour  stimuler 
l'appétit  du  merveilleux. 

Jacques  de  Vitry  nous  apprend  que  le  pre- 
mier germe  des  chevaliers  de  Saint-Jean,  plus 
tard  chevaliers  de  Rhodes,  puis  de  Malte,  avait 
été  fondé  à  Jérusalem  dès  le  x^  siècle,  sous  la 
forme  d'un  hospice  destiné  aux  chrétiens  Francs, 
qui  y  accouraient  poussés,  les  uns  par  amour 


3  10  MIRAGE   DES   PAYS   ORIENTAUX. 

du  commerce,  les  autres  par  zèle  de  dévotion  : 
Alii  causa  negotiationis,  alii  causa  devotionis  et 
peregrinaiionis.  Souvent  même ,  à  l'exemple 
des  pèlerins  de  la  Mecque,  les  pèlerins  chré- 
tiens mêlaient  ensemble  le  zèle  du  commerce 
et  celui  de  la  dévotion. 

Glaber,  qui  vivait  au  commencement  de  la 
troisième  race,  ajoute  aux  motifs  donnés  par 
Jacques  de  Vitry,  la  vanité  et  le  désir  de  se 
faire  admirer  au  retour  :  A  vanitatc  miilti  pro- 
ficiscuntiir,  ut  solum  modo  tnirabiles  habeantur. 
Guillaume  de  Tyr  confirme  de  tous  points  ces 
renseignements,  ainsi  que  l'assertion  de  Glaber 
sur  l'existence  de  foires  régulières  à  Jérusalem, 
lesquelles  attiraient  dans  la  ville  sainte  un 
grand  concours  de  populations. 

Ces  coureurs  d'aventures,  frères  consanguins 
des  errants  de  la  chevalerie,  ne  racontaient  pas 
très-fidèlement  ce  qui  les  avait  frappés  dans 
leurs  pérégrinations ,  et  rarement  ils  l'écri- 
vaient. La  cervelle  encore  troublée  par  des 
dangers,  des  fatigues,  des  privations  de  toute 
sorte,  ils  remplissaient,  au  retour,  les  oreilles 
des  foules  avides  de  nouveautés,  d'un  fatras  de 
notions  bizarres,  fabuleuses,  exagérées.  Re- 
cueillies par  les  compilateurs  et  les  poètes,  ces 
étranges  récits  faisaient  ressembler,  à  s'y  mé- 
prendre, les  érudits  de  ces  siècles  aux  charlatans 
qui  partageaient  avec  eux  l'admiration  et  le 


MIRES   ET   CHARLATANS.  3  l  I 

respect  de  l'opinion  contemporaine.  Ceux 
d'entre  eux  qui  nous  ont  laissé  des  relations 
ont  également  surchargé  leurs  souvenirs  de 
voyage,  d'une  foule  de  contes  absurdes  et  de 
fantastiques  visions,  que  l'on  croirait  inventés 
pour  entretenir  le  renom  merveilleux  de  ces  con- 
trées, où  la  nature  se  plaisait,  disait-on,  à  chan- 
ger en  caprices  les  plus  essentielles  de  ses  lois. 

Ainsi,  dans  la  relation  de  Jean  du  Plan  Car- 
pin  et  de  N.  Ascelin,  moines  envoyés,  en  1246, 
au  cœur  de  l'Asie,  par  Innocent  IV,  on  ren- 
contre une  race  d'hommes  sans  langues  et  sans 
jointures  aux  jambes,  qui,  une  fois  à  terre,  ne 
peuvent  se  relever;  puis  une  autre  race,  dont 
les  femelles  seules  ont  figure  humaine,  et  dont 
les  mâles  sont  à  face  de  chiens.  On  y  apprend 
aussi  que  Gengis-Khan  fut  arrêté  dans  ses 
conquêtes  par  les  roches  d'aimant  des  Monts 
Caspians,  qui  arrachaient  à  distance  le  fer  des 
flèches  de  ses  soldats. 

Le  juif  espagnol  Benjamin  de  Tudela,  dont 
la  pérégrination  date  de  iiyS,  a  vu  à  Damas 
une  muraille  de  verre,  faite  par  art  magique  et 
percée  de  365  trous,  où  passaient  tour  à  tour  les 
rayons  du  soleil,  afin  de  marquer  les  jours  de 
l'année.  Près  de  l'antique  Babel,  il  a  aperçu  de 
loin  les  ruines  du  palais  de  Nabuchodonosor, 
rendues  inaccessibles  par  des  dragons  qui  y 
ont  établi  leur  repaire. 


3  12  MIRAGE    DES    PAYS   ORIENTAUX. 

Dans  le  voyage  de  Guillaume  de  Rubruquis, 
envoyé  par  Saint  Louis  au  chef  des  princes 
Tartares,  on  traverse  une  vallée  étranglée  par 
d'effroyables  roches,  au  sein  desquelles  veillent 
des  démons  qui  ont  la  vilame  habitude  d'arra- 
cher aux  voyageurs  leurs  entrailles;  ce  que  l'on 
évite  en  récitant  le  Credo.  Il  y  est  encore 
question  d'une  province  fortunée,  où  les  voya- 
geurs qui  y  pénètrent  ne  vieillissent  plus,  tant 
qu'ils  y  séjournent. 

L'Arménien  Haiton,  qui  courait  le  monde  à 
la  fin  du  xiii^  siècle,  cite,  entre  autres  mer- 
veilles, celle  d'une  province  de  Géorgie,  nom- 
mée Hamsen,  si  ténébreuse  qu'on  n'y  peut 
rien  apercevoir,  et  que  nul  n'ose  y  entrer, 
bien  qu'elle  soit  peuplée  comme  les  autres;  ce 
qui  se  connaît  au  bruit  de  hurlements  humains, 
de  chants  de  coqs,  de  hennissements  de  che- 
vaux, et  par  le  courant  d'un  fleuve  qui  sort  de 
cette  sombre  contrée  et  en  apporte  des  débris. 
Cela,  ajoute-t-il,  il  n'aurait  pu  le  croire,  s'il  ne 
l'avait  vu  de  ses  yeux. 

Dans  le  précieux  voyage  de  Marco  Polo,  on 
surprend  aussi  des  fantaisies  de  ce  genre  :  les 
rubis  de  Ceylan,  grands  d'une  palme;  les  dia- 
mants du  royaume  de  Murfili,  que  Ton  extrait 
de  vallées  profondes,  inaccessibles,  par  l'inter- 
médiaire de  certains  aigles  blancs,  qui  les  rap- 
portent incrustés   dans  des   pièces   de  viande 


MIRES   ET   CHARLATANS.  3l3 

qu'on  leur  jette,  ou  mêlés  à  leurs  excréments, 
s'ils  ont  avalé  l'appât.  Autre  avant-goût  des 
Mille  et  une  Nuits  :  on  y  rencontre  l'oiseau 
Rue  ou  Roc,  dont  les  plumes  ont  dix  pas  de 
longueur,  et  qui  sont  de  force  à  emporter  un 
éléphant. 

Laissons  un  moment  ces  adorateurs  du  mer- 
veilleux et  constatons  que  le  courant  de  voya- 
geurs, déjà  établi  dans  les  pays  orientaux,  nous 
autorise  à  supposer  qu'un  mobile  plus  réel, 
plus  positif,  dut  se  cacher  sous  le  saint  zèle 
qui  a,  si  longtemps,  passé  pour  l'unique  inspi- 
rateur des  Croisades.  Le  haut  commerce  de  ce 
temps-là  déplorait  vivement  les  difficultés  ap- 
portées, par  la  domination  musulmane,  à  ses 
relations  avec  les  contrées  orientales.  Les 
émules  de  l'illustre  famille  itaUenne,  dont 
Marco  Polo,  l'un  des  membres,  a  raconté  les 
pérégrinations  facilitées  jusqu'à  la  Chine  par 
l'unité  de  domination,  œuvre  de  Gengis-Khan 
et  de  ses  successeurs;  ces  conquérants  paci- 
fiques de  l'échange  commercial  ne  cessaient 
d'envier  aux  sectateurs  de  Mahomet  les  postes 
splendides  qu'ils  occupaient  sur  la  route  cen- 
trale des  trésors  du  monde. 

Nos  pères  rêvaient  la  possession  d'une  partie 
de  la  Syrie  et  de  l'Iran,  qui  avoisinaient  la 
Tartarie  au  nord,  et  au  sud  le  golfe  Persique, 
où  aboutissait   la  meilleure  part  des  richesses 


3  14  MIRAGE   DES   PAYS   ORIENTAUX. 

de  l'Inde.  Antioche,  Damas,  Samarkande,  Mar- 
din,  Bagdad,  Bassora,  Ormus,  ces  villes  aux 
noms  étranges  et  poétiques  les  fascinaient  à 
distance.  Leurs  regards  de  convoitise  n'ou- 
bliaient pas  non  plus  l'Egypte  baignée  par  la 
mer  Rouge  de  la  légende  biblique,  dont  les 
vaisseaux  apportaient,  au  marché  du  vieux 
monde,  la  soie,  les  perles,  l'or,  l'encens  et  les 
aromates.  Ils  savaient  que  cette  vieille  terre 
des  Pharaons  voyait  passer,  sur  son  Nil,  les 
'  canges  des  Ethiopiens,  apportant  aux  rives  de 
la  Méditerranée  le  sucre,  l'ivoire,  le  baume, 
les  bézoards,  les  herbes  aux  miraculeuses  ver- 
tus, les  résines  parfumées  et  toutes  les  richesses 
de  l'Afrique. 

Si  ce  but  commercial  n'apparaît  pas  nette- 
ment dans  les  récits  qui  nous  sont  restés  des 
premières  Croisades  ;  si  l'élan  qui  entraînait 
les  peuples  à  délivrer  le  tombeau  de  Jésus  pa- 
raît être  l'unique  but  des  invasions  armées  de 
l'Occident,  c'est  que  les  chroniqueurs,  clercs  la 
plupart,  ne  voyaient  de  vraiment  digne  d'inté- 
rêt que  la  cause  religieuse.  Cependant,  même 
sans  preuves  directes,  fournies  par  l'histoire, 
on  pourrait  affirmer  ce  but  matériel,  en  rele- 
vant avec  attention  les  traces  du  commerce  de 
l'Occident,  à  cette  époque. 

A  mesure  que  se  multiplient  les  départs  des 
croisés,  les  visées  de  richesse  mondaine  et  de 


MIRES   ET  CHARLATANS.  3  I  5 

domination  temporelle  s'affirment,  et  les  histo- 
riens les  recueillent.  L'extrême  jalousie  des 
Grecs  qui  tenaient  à  garder  la  porte  de  la  con- 
trée aux  trésors,  et  les  sournoises  allures  des 
Vénitiens,  parvenus  déjà  à  lier  avec  les  Califes 
ces  rapports  qui  firent  de  leur  ville,  jusqu'à  la 
découverte  du  cap  de  Bonne-Espérance,  le 
coffre-fort  de  l'Europe ,  suffiraient  à  nous 
éclairer  à  cet  égard. 

Saint  Louis,  choisissant  l'Egypte  pour  attein- 
dre la  Terre-Sainte,  obéissait  sans  doute  à  une 
impulsion,  dont  peut-être  ne  se  rendait-il  pas 
compte;  il  allait  conquérir  le  point  de  jonction 
du  transit  universel.  Si  le  but  n'était  pas  ouver- 
tement avoué,  il  s'accentuait. 

Sanute,  qui  a  révélé  au  xiii°  siècle  les  profits 
de  ce  luxueux  entrepôt,  avait  calculé,  avec  une 
gravité  d'économiste  moderne,  les  immenses 
revenus  apportés  au  Soudan  du  Caire  par  le 
transit  des  produits  des  Indes  et  de  l'Ethiopie. 
Il  conseille  aux  princes  européens  de  préparer 
leurs  projets  de  croisade,  en  commençant  par 
interdire  à  leurs  sujets  le  commerce  avec 
l'Egypte,  dont  le  Soudan  perdrait  ainsi,  lui  et 
les  siens,  la  cause  principale  de  sa  puissance, 
de  ses  revenus  et  de  sa  gloire  :  Qiiod  magna 
pars  honoris,  reditùs,  proventùs  et  exaltationis 
Soldani  et  genthim  illi  subjectarum,  est  propter 
speciariam  (épicerie),  etalia  multa  mercimonia. 


3l6  MIRAGE   DES    PAYS   ORIENTAUX. 

Dès  la  première  Croisade,  Guillaume,  seigneur 
de  Montpellier,  avait  étudié  aur  les  lieux  la 
question  commerciale,  au  profit  de  son  pays, 
nous  apprend  Clicquot  de  Blervache.  A  son 
retour,  il  entreprit  d'affranchir  les  négociants 
de  Montpellier  de  l'intermédiaire  des  Génois  et 
des  Vénitiens,  et  y  réussit,  lui  et  ses  successeurs, 
si  bien,  «  que  les  Génois,  jaloux,  vinrent, 
en  1169,  ravager  Maguelone  et  le  port  de 
Lattes,  devenu  le  rendez-vous  du  commerce  de 
la  Méditerranée  ».  L'affaire  fut  apaisée  par  les 
bons  offices  des  Pisans. 

Sous  Philippe  le  Bel,  dont  le  génie  réaliste 
tranche  vivement  avec  la  haute  sentimentalité 
de  son  aïeul,  le  but  commercial  des  pèlerinages 
armés  prend  le  pas  sur  le  but  religieux;  du 
moins  il  s'affiche  ouvertement.  Une  lettre 
adressée  à  Clément  V  par  le  dernier  grand- 
maître  des  Templiers,  dont  le  but,  en  l'écrivant, 
a  pu  être  de  détourner  les  accusations  d'avidité 
qui  se  multipliaient  contre  son  ordre,  nous  est, 
à  cet  égard,  un  sûr  renseignement.  Cette  lettre, 
citée  par  de  Guignes,  dans  son  traité  «  Sur  l'état 
du  commerce  des  Français  en  Orient,  avant  les 
Croisades  »,  engageait  le  Pape  à  défendre  aux 
vaisseaux  des  Croisés  le  transport  des  mar- 
chandises. Elle  nous  apprend  que  le  Soudan 
d'Egypte  prélevait  des  droits  si  énormes  sur  les 
Chrétiens,  que,  de  trois  vaisseaux,  on  abandon- 


MIRES   ET   CHARLATANS.  i  !  J 

nait  le  chargement  de  l'un  pour  acquitter  l'en- 
trée des  deux  autres  :  Ità  quod  de  tribus  navi- 
bus^  sive  de  onere  triutn  navium,  benè  recipiunt 
seu  tollunî  unam. 

Les  chevaliers  eux-mêmes,  depuis  la  prise  de 
Constantinople,  à  la  fin  du  xii®  siècle,  et  la  mise 
au  pillage  de  l'empire  grec,  pensaient  moins  à 
délivrer  le  Saint  Sépulcre  qu'à  acquérir,  en  se 
croisant,  des  fiefs  et  des  baronnies.  La  lettre  à 
Clément  V,  que  nous  venons  de  citer,  va  jus- 
qu'à accuser  les  marchands  chrétiens  de  porter 
des  armes  aux  infidèles,  trahison  dont  les  véri- 
tables Croisés  recevaient  grand  dommage  : 
Milita  damna  recipiunt  ex  hoc  Christiani, 
propter  lanceas  et  alia  arma  qiiœ  mali  Chri- 
stiani deferunt  et  portaveriint  Saracenis.  La 
candeur  de  cette  épître  ne  sauva  pas  les  Tem- 
pliers :  ces  accusations  furent  les  pièces  les  plus 
considérables  de  leur  procès. 

Un  an  ou  deux  avant  leur  condamnation,  un 
plan  rationnel  de  Croisade,  proposé  à  Philippe 
le  Bel,  débutait  par  la  saisie  des  richesses,  mal 
acquises,  de  l'ordre  du  Temple,  pour  fournir 
aux  frais  de  l'expédition.  Digne  prédécesseur 
de  Jacques  Cœur,  l'auteur  anonyme  de  ce  plan 
donne  au  roi  le  conseil  de  ne  rien  épargner 
pour  s'emparer  de  l'Egypte,  dont  le  Soudan 
perçoit,  affîrme-t-il,  sur  le  transit  du  commerce, 
la  somme,  énorme  pour  l'époque,  de  six  cent 


3l8  MIRAGE    DES    PAYS    ORIENTAUX. 

mille  besans  d'or  (valant  6  florins  l'un),  sexties 
centum  millia  bysantioriim  aiiri  ;  puis,  la  con- 
quête accomplie,  de  placer  sur  le  trône  du 
Caire  son  second  fils,  Philippe.  Les  dépenses 
faites  pour  la  flotte,  ajoute  l'habile  conseiller, 
seront  largement  compensées  par  l'emploi  des 
vaisseaux,  après  la  guerre,  au  transport  des 
épices  et  aromates  :  Ne  si72t  otiosi,  species  aro- 
maticas  et  res  alias  nobis  utiles  reportabunt. 

Ces  contrées  d'un  abord  difficile  jouaient  le 
rôle  doré,  l'attraction  séduisante,  que  les  pays 
découverts  par  Colomb  et  Albuquerque  jouè- 
rent au  xvi"  siècle.  Qu'y  avait-il  d'étonnant  à 
ce  que  les  princes,  les  seigneurs  et  les  papes 
multipliassent  leurs  efforts,  pour  conquérir  cet 
Eldorado  du  premier  moyen-âge,  indépendam- 
ment de  la  délivrance  du  tombeau  du  chef  de 
leur  religion? 

Revenons  à  notre  sujet.  Les  fantaisies  des 
érudits,  les  parades  des  charlatans,  les  légendes 
des  moines  tablaient  toutes  sur  les  prodiges  de 
l'Orient  :  les  mires,  les  physiciens,  les  triacleiirs 
vendaient  les  talismans  de  l'Inde  et  les  bézoards 
de  l'Afrique  ;  les  moines  offraient  à  l'adoration 
les  reliques  de  la  Thébaïde  et  de  la  Terre- 
Sainte.  C'est  sous  l'attrayant  mirage  des  con- 
trées, d'où  l'on  voyait  s'élancer,  chaque  matin, 
les  gerbes  d'or  du  soleil,  que  s'écrivaient  ces 
étranges  traités  :  l'Image  du  monde  ;  la  lettre 


MIRES   ET   CHARLATANS,  3ig 

apocryphe  d'Alexandre  à  Aristote  :  De  rébus 
Indiœ  mirabilibiis;  le  livre  du  docteur  Albertus 
Magnus  :  De  virtutibus  lapidiim  qiiorumdam,  et 
tous  les  lapidaires,  bestiaires  et  volucraires  ci- 
tés par  nous  dans  une  précédente  étude.  Sauf 
leur  ton  de  sincérité  béate,  ces  élucubrations 
fantastiques  font  ressembler  les  docteurs,  qui 
s'adonnaient  alors  aux  études  d'histoire  natu- 
relle et  de  cosmographie,  à  autant  de  véritables 
charlatans. 

Les  guérisseurs  ambulants  se  vantaient,  à  qui 
mieux  mieux,  d'avoir  été  quérir,  dans  ces  loin- 
tains pays,  les  remèdes  puissants,  les  pierres 
d'insigne  vertu,  les  talismans  infaillibles  qu'ils 
distribuaient  pour  quelques  mailles  aux  ba- 
dauds éblouis.  Or,  en  ce  temps-là,  les  badauds, 
c'était  a  peu  près  tout  le  monde;  le  vénérable 
Vincent  de  Beauvais,  Bartholomeus  Glanvil, 
Albertus  Magnus,  le  docte  Richard  de  Fourni- 
val  et  tant  d'hommes  restés  célèbres  étaient  du 
nombre  des  hallucinés.  Personne  d'entre  eux 
ne  se  fût  avisé  de  douter  de  la  vertu  de  l'oeil 
de  Griffon,  sur  lequel  le  roi  Robert  faisait  prê- 
ter serment  à  ses  vassaux,  ni  de  l'efficacité  des 
deux  pierres  «  valant  contre  tous  venins  »  que 
le  roi  Charles  V  portait  toujours  sur  lui,  comme 
il  est  mentionné  dans  l'inventaire  de  ses  meu- 
bles, rédigé  en  iSyo. 

Les  appétissantes  hyperboles  du  fabliau  de 


320  MIRAGE   DES   PAYS   ORIENTAUX. 

Cocagne,  dont  le  nom  a  passé  dans  notre  lan- 
gue, sont  dues  à  ces  pittoresques  visions.  Le 
trouvcirc,  qui  nous  a  décrit  cette  terre  de  papi- 
manie  où,  quelques  siècles  plus  tard,  devait 
voyager  à  son  tour  la  railleuse  imagination  de 
Rabelais,  nous  montre  ce  pays  de  Cocagne, 
fertile  en  toutes  délices,  en  toutes  facilités  de 
vivre  :  rivières  de  bon  vin  ;  boutiques  ouvertes, 
où  l'on  choisit  sans  payer  ;  tables  toujours  ser- 
vies, à  la  disposition  du  passant;  danses  perpé- 
tuelles; femmes  jeunes  et  «  de  grant  biauté  »  à 
tous  souriantes,  que  l'on  n'épouse  que  pour 
douze  mois  ;  fontaine  de  Jouvence  dent  l'eau 
rajeunit,  comme  l'air  de  la  province  découverte 
par  Rubruquis. 

Quel  sensuel  idéal  que  celui  de  ce  pays  de 
Cocagne!  Et  dire  que  le  trouvère  qui  l'a  chanté 
n'y  a  pas  fixé  sa  demeure  1  Envoyé  dans  cette 
terre  benoîte  par  «  l'apostoile  »  de  Rome  (il  y  a 
eu  de  bons  papes),  pour  y  faire  pénitence,  le 
maladroit  avait  eu  l'imprudence  d'en  sortir 
pour  l'indiquer  à  ses  amis,  et  le  malheur 
irréparable  de  n'en  plus  retrouver  le  che- 
min. 

.  Même  origine  est  celle  de  l'ébouriffante  pa- 
rade, rimée  par  Rutebeuf  sous  ce  titre  :  «  Le 
diz  de  l'Erberie  ».  Jamais  plus  joviale  satire  ne 
fut  décochée  aux  débiteurs  de  thériaque  et 
d'onguents.  Après  avoir  félicité  ceux  qui  l'en- 


MIRKS    KT    CHARLATANS.  J2I 

tourent  de  la  chance  admirable  qu'ils  ont  eue 
de  le  rencontrer,  le  héros  de  cette  pièce  mali- 
cieuse s'annonce  en  ces  termes  : 

Je  suis  uns  mires, 
Si  ai  estei  en  mainz  empires; 
Dou  Caire  m'a  tenu  li  Sires 

Plus  d'un  estei. 
Lonc  tanz  ai  avec  li  estei, 
Grant  avoir  i  ai  conquestei. 

Il  a  touché  à  un  port  du  royaume  du  Prestre 
Jehan,  où  la  guerre  l'a  empêché  de  pénétrer  ; 
il  s'y  est  procuré  à  grands  frais  des  pierres 
«  qui  font  resusciter  le  mort  »,  et  d'autres  de 
plus  grande  vertu  encore,  dont  celles-ci  par 
exemple  : 

Cil  qui  les  porte 
N'a  garde  que  le  lièvre  l'emporte, 
S'il  se  tient  bien. 

Il  montre  des  herbes  cueillies  o  es  déserts 
d'Inde  et  de  la  terre  Lincorinde  qui  siet  sur 
l'onde  »,  lesquelles  guérissent  tous  maux  et 
donnent  du  ton  aux  amoureux.  La  fièvre,  le 
mal  de  dents,  les  hémorroïdes  «  qui  la  vainne 
dou  cul  vos  bat  »,  les  hernies,  la  goutte,  le  mal 
du  foie,  la  pierre,  la  surdité  ne  résistent  pas 
une  heure  à  ses  oignements.  Fier  comme  un 
vrai  compagnon  d'Alexandre,  il  dit  superbe- 
ment :  —  Regardez-moi  ! 


J22  MIRAGE   DES    PAYS   ORIENTAUX. 

Or  m'en  créeiz, 
Vos  ne  savciz  qui  vos  véeiz  ; 
Taisiez-vos,  et  si  vos  séeiz. 

Après  les  vers,  la  prose,  où  les  fanfaronnades 
vont  crescendo.  Ce  merveilleux  mire  ne  souffre 
pas  qu'on  le  confonde  avec  la  tourbe  «  de  ces 
povres  prescheurs,  de  ces  povres  herbiers  qui 
vont  par  devant  les  moustiers  »,  sur  les  places 
des  églises,  ni  avec  aucun  de  ceux  qui  «  esten- 
dent  un  tapiz  »  pour  y  étaler  le  contenu  de 
leurs  boîtes  et  sachets. 

«  Sachiez,  dit-il,  que  de  ceulx  (là)  ne  suis-je 
pas  ;  ainz  suis  à  une  dame  qui  a  nom  madame 
Trote  de  Salerne,  qui  fait  cuevre-chief  de  ses 
oreilles,  et  li  sorciz  li  pendent  h  chaainnes 
d'argent  par  desus  les  espaules  ;  et  sachiez  que 
c'est  la  plus  sage  dame  qui  soit  enz  quatre 
parties  dou  monde.  Ma  dame  si  nos  envoie  en 
diverses  terres  et  en  divers  païs...  jusqu'en  la 
forest  d'Ardanne,  por  occir  les  bestes  sauvaiges 
et  por  traire  les  oignemens,  por  doneir  méde- 
cines à  ceux  qui  ont  les  maladies  es  cors.  » 

Puis  il  énumère  et  explique  les  maux  de 
l'homme,  selon  les  philosophes,  et  donne  gra- 
tis des  recettes  à  la  foule ,  s'interrompant  de 
temps  à  autre,  pour  la  prier  de  se  signer  devant 
tel  ou  tel  onguent,  d'ôter  les  chaperons  et  de 
tendre  les  oreilles,  pour  mieux  voir  et  mieux 
ouïr.  En  passant,  il  nomme  les  monnaies  qui 


MIRES    ET    CHARLATANS.  .120 

ont  cours  à  Paris,  à  Orléans,  à  Chartres,  à 
Londres  et  au  Mans.  Si  les  pauvres  gens  n'ont 
denier  ni  maille,  il  recevra  en  paiement  du 
pain  et  du  vin  pour  lui,  de  l'avoine  pour  son 
cheval  ;  car  il  n'est  pas  à  pied  le  bienfaiteur  du 
genre  humain  ;  il  acceptera  aussi  «  une  messe 
du  Saint  Espérit  »  pour  dame  Trote.  Une  der- 
nière citation  nous  montrera  combien  son  lan- 
gage a  de  points  de  rapport  avec  l'idiome  de 
ses  confrères  d'aujourd'hui. 

«  Ces  herbes,  vos  ne  les  mangereiz  pas  ;  car 
il  n'a  si  fort  buef  en  cest  pays,  ne  si  fort  des- 
trier que  c'il  en  avoit  aussi  groz  com  i  pois 
sor  la  langue,  qu'il  ne  morust  de  mal-mort, 
tant  sont  forts  et  ameires  ;  et  ce  qui  est  ameir 
à  la  bouche,  si  est  bon  au  cuer.  Vos  les  metreiz 
1 1 1  jors  dormir  en  bon  vin  blanc  ;  se  vos 
n'aveiz  blanc,  si  preneiz  vermeil  ;  si  vos  n'aveiz 
vermeil,  preneiz  de  la  bêle  yaue  clère  ;  car  tel 
a  un  puis  devant  son  huix,  qui  n'a  pas  i  tonnel 
de  vin  en  son  célier.  Si  vos  en  desgeunereiz 
par  XIII  matins.  » 

Rutebeuf  met  en  passant  le  doigt  sur  la  plaie 
du  moyen  âge  :  la  monnaie  sous  toutes  ses 
formes  n'était  pas  commune  alors.  Les  métaux 
précieux  étaient  fort  peu  abondants,  si  peu  que 
les  princes  eux-mêmes  altéraient  fréquemment 
le  titre  des  monnaies  de  leurs  domaines,  pour 
doubler  la  valeur  fictive  du  métal  qui  y  circu- 


324  MIRAGE    DES    PAYS   ORIENTAUX. 

lait.  Les  institutions  de  crédit,  qui  font  la  for- 
tune des  nations  modernes,  manquaient  com- 
plètement ;  une  tois  l'argent  sorti  de  l'escar- 
celle, il  était  terriblement  difficile  de  l'y  faire 
rentrer  ;  aussi  les  poètes  font-ils  chorus  sur 
cette  calamité  de  leur  temps. 

Le  narquois  fabliau  de  Nicerolcs  (pays  de  la 
Sottise),  raille  amèrement  ceux  qui  «follement 
ont  leurs  deniers  dépendus  »  à  toutes  sortes 
de  folies  et  bobans;  l'auteur  se  met  lui-même 
au  nombre  des  indigènes  de  Niceroles.  Il  le 
pouvait,  car  c'était  le  sort  des  trouvères  de  dé- 
pendre follement  leurs  deniers.  Dans  l'église 
de  ce  pays  des  toqués,  où  il  a  obtenu  un 
bénéfice,  le  clergé  lui-même  expie  ses  légè- 
retés. 

Monseignor  saint  Nissart  fSotJ  si  est  la  mestre  yglise 
Qui  siet  en  Niceroles,  où  j'ai  ma  rente  assise; 
Et  si  n'i  a  chanoine  qui  ne  soit  en  chemise 
Et  nus  pies  en  yver,  quant  cort  la  froide  bise. 

Le  pauvre  fableur  est  entré  là  par  plusieurs 
routes,  dont  l'une  des  mieux  tracées  est  le  jeu 
de  hasard  ;  les  dés  faisaient  tant  de  victimes  ! 
Il  était  alors  jeune,  gai,  aimant  le  plaisir;  l'été 
brillait,  il  narguait  la  froidure.  Quand  vint 
l'hiver,  il  se  vit  logé  «  au  chastel  de  Trem- 
bloi  »,  où  l'on  n'entre  que  quand  il  gèle, 
comme  dans  l'habit  de  Cadet  Roussel. 


MIRES    ET    CHARLATANS.  325 

Quand  g'issi  de  Froidure,  lors  entrai  en    Poverte 

[{pauvreté). 
La  porte  de  la  vile  me  fust  tantost  ouverte... 
Quand  g'issi  de  Pov^erte,  lors  entrai  en  Famine... 
Et  tout  ce  me  dura  la  seson  entérine, 
Dès  l'entrée  d'yver,  tant  que  flourist  l'espine. 

Ce  besoin  d'argent  qui  pressait  les  flancs  des 
poètes  et  de  tant  d'autres,  ce  qui  n'a  pas  en- 
core tout  à  fait  pris  fin  aujourd'hui,  faisait  de 
la  monnaie  un  objet  ordinaire  de  contempla- 
tion. Son  éloge  apparaît  sous  toutes  les  formes 
dans  cette  littérature  véridique.  Outre  les  in- 
vocations éparpillées  dans  les  œuvres  cou- 
rantes, nombre  de  pièces  poétiques  lui  sont 
spécialement  consacrées,  entre  autres  le  dit  de 
don  Denier.  L'auteur  de  ce  petit  poème  dé- 
taille avec  complaisance  les  hauts  services  de 
ce  seigneur  auquel  tout  le  monde  se  soumet. 
Don  Denier  comble  de  joies  et  de  gloire  ses 
favoris,  qu'il  prend  en  aveugle,  sans  choisir. 

Tout  est  en  so     commendement; 
Denier  ne  garde  où  il  descent, 
Li  plus  mauves  l'a  plus  sovent. 

Denier  est  le  grand  fournisseur:  il  donne 
«  peliçons,  granz  mantiaus,  bliaus  et  sygla- 
tons  »;  il  distribue  «  cités,  viles  et  donjons, 
abaies  et  religions  ».  Denier  est  plus  puissant 
que  roi;  «  il  fet  tout  son  voloir  »;  partout  on 


320  MIRAGE   DES    PAYS   ORIENTAUX. 

lui  dit  :  «  Denier,  venez  (ici)  seoir!  »  Il  mange 
les  meilleurs  morceaux  el  se  couche  «  èz  lits 
parés  ».  Il  fait  parler  haut  celui  qu'il  prend 
pour  compagnon  ;  c'est  lui  qui  obtient  l'abso- 
lution du  prêtre  et  l'acquittement  du  juge; 
rien  ne  se  fait  à  Rome  sans  lui.  Tout  ce  qu'il 
ordonne  s'accomplit  :  il  fait  la  guerre  et  la 
paix;  il  fait  moudre  les  moulins  en  famine. 
«  Denier  rachate  les  péchiers  »;  il  sait  ajuster 
les  amours  «  dedans  les  chambres  peintes  à 
flours  )).  Mieux  encore,  il  est  la  loi,  il  est  la 
science,  il  est  la  foi. 

Denier  est  mires  médicinaux, 

Denier  est  mestre  mareséhaux, 

Don  Denier  fet  de  fol  clerc  (un)  prestre. 

Le  fabel  de  don  Argent  vient  de  la  même 
contemplation  platonique  de  quelque  pauvre 
jongleur  rêvant  aux  vertus  du  métal  absent. 
Le  poète  nous  apprend  qu'en  passant  sur  le 
pont  aux  Changes,  où  les  argentiers  tiennent 
boutique,  changeant  monnaies  de  toutes  va- 
leurs et  de  tous  pays,  le  péché  de  convoitise  le 
mordit  au  cœur.  A  la  vue  des  sous  d'or,  des 
deniers  d'argent,  des  esterllns,  des  livres 
tournois,  des  parisis,  il  ne  put  s'empêcher 
de  songer  aux  bonnes  choses  que  distribue 
don  Argent,  et  se  prit  à  les  passer  en  revue 
comme  l'auteur  de  don  Denier.  Il  formule,  lui 


MIRES    ET    CHARLATANS.  327 

aussi,  sa  petite  recommandation  à  l'adresse  de 
l'Église;  dans  ce  temps  de  foi,  personne  ne 
faillait  à  lui  décocher  son  coup  de  griffe.  Si 
vous  allez  à  Rome  sans  prendre  don  Argent 
pour  compagnon,  vous  n'avez  aucune  chance 
d'y  être  écouté  ;  lui  seul  peut  y  ouvrir  pour/" 
vous  les  yeux  et  les  oreilles  ;  lui  seul  peut  vous 
y  obtenir  quelque  succès.  Il  termine  son  iro- 
nique litanie,  en  affirmant  son  ardent  désir 
d'acquérir  l'amitié  de  ce  puissant  maître,  et  se 
demande  qui  pourrait  l'en  blâmer. 

Le  dit  de  la  Maille  appartient  à  une  inspira- 
tion plus  humble;  c'est  la  réhabilitation  de 
cette  pièce  infime,  dont  le  rôle  était  à  peine 
celui  de  notre  sou  d'aujourd'hui.  La  maille 
était  la  monnaie  du  menu  peuple;  elle  n'aspi- 
rait pas  à  la  puissance  tyrannique  de  don 
Denier  et  de  don  Argent,  et  ne  pouvait  guère 
essayer  de  corrompre  les  cœurs  et  les  âmes. 

Si  modeste  que  soit  la  maille,  il  ne  faut  pas 
la  dédaigner  :  «  Si  me  covient  le  petit  prendre, 
quar  je  ne  puis  le  grant  atendre  »,  dit  -le 
pauvre  trouvère.  Sur  les  places  où  il  chante, 
dans  les  compagnies  où  il  fabloie,  il  y  a  plus 
de  pauvres  gens  que  de  riches.  Il  peut  arriver, 
dit-il,  qu'aucun  prud'homme  venu  pour  l'écou- 
ter lui  donne  «  sa  cote,  son  garde-cors,  son 
hérigaut  »,  selon  la  coutume  des  seigneurs 
satisfaits  du  ménestrel;    il  peut  se  faire  aussi 


328  MIRAGE    DES   PAYS   ORIENTAUX.     ' 

que    tel   des   spectateurs    lui    donne    trois   ou 
quatre  de  ses  deniers;  mais  cela  est  rare. 

Oïez,  il  i  a  plus  de  ceus 

Qui  me  donent  ainz  moins  que  plus. 

Et  je  sui  cil  qui  ne  refus(e) 

Denier,  monnoie,  nemaaille; 

Ainz  le  praing,  ainçois  que  je  faille, 

Quar  (de)  la  maaille  a  grant  mestier. 

Pour  le  mince  prix  d'une  maille,  continue 
le  compagnon,  on  a  du  sel  à  saler  potage,  du 
poivre,  une  gousse  d'ail  pour  faire  sauce  à  sa 
chair  ou  à  son  poisson  ;  on  a  un  petit  plat,  une 
écuelle  (de  bois),  un  quart  de  cidre  ou  de 
cervoise,  un  grand  gobelet  de  vin.  Ces  prix-là 
sont  apparemment  des  prix  de  province  :  les 
denrées  étaient  plus  chères  à  Paris;  cepen- 
dant le  prix  de  certains  objets  qui  s'obtenaient, 
selon  lui,  à  Paris,  pour  une  maille,  a  encore  de 
quoi  étonner  : 

Nous  en  aurions  à  Paris 

Une  grant  demie  de  pain, 

Et  une  grandissime  putain 

En  auroit  l'en,  tout  à  son  chois  ; 

De  bon  charbon  et  de  bon  bois. 

Assez  à  cuire  son  mangier. 

Suit  une  kyrielle  d'objets  peu  coûteux  alors, 
où  les  friands  de  détails  colorés  pourraient 
puiser  de  bons  renseignements.  La  maille,  à 
porter  peu  pesante,  ajoute-t-il,  peut  servir,  au 


MIRES    ET    CHARLATANS.  32g 

temps  des  vendanges,  à  aller  «  aux  pesches  ou 
aux  raisins  ».  Avec  elle  on  obtient  un  petit 
pâté,  du  saindoux  ou  de  l'huile  «  pour  amen- 
der ses  pois  ».  Entre  autres  friandises,  on  a  un 
«  boudin  de  foie  ou  de  sanc  ».  Puis  les  fleurs, 
les  légumes  et  les  objets  de  mercerie.  Avec 
une  simple  maille,  on  peut  se  faire  raser,  sai- 
gner, ventouser,  peigner  et  laver;  on  peut 
même  avoir  entrée  dans  certains  théâtres  am- 
bulants, où  l'on  voit  «  jouer  les  singes,  les 
ours,  les  chiens  et  les  marmottes  »,  où  l'on 
entend  les  fabliaux  des  jongleurs  et  leurs 
notes.  Qu'on  se  garde  donc  bien,  s'écrie-t-il, 
de  mettre  en  dcspit  la  maille,  faute  de  laquelle 
on  a  souvent  <  tant  de  soufrète  ». 

Si  l'argent,  sous  toutes  les  formes  qu'il  pre- 
nait pour  visiter  les  bourses,  était  ainsi  désiré 
et  loué,  par  contre,  l'opinion  ne  se  montrait 
pas  tendre  pour  ceux  qui  le  détenaient  et  l'ac- 
caparaient. L'usure  était  d'ailleurs  la  plaie  de 
cette  époque. 

L'absence  d'institutions  de  crédit,  la  facilité 
d'échapper  par  la  force  ou  la  fuite  à  ses  enga- 
gements, l'insécurité  des  garanties,  tout  contri- 
buait à  exagérer  les  conditions  de  l'emprunt,  et 
à  multiplier  les  emprunteurs;  la  société  était 
dévorée  par  les  argentiers  italiens  et  les  usu- 
riers juifs.  Les  conditions  usuraires,  dans  les- 
quelles nous  avons  surpris  les  régences  barba- 


33o  MIRAGE   DES    PAYS    ORIENTAUX. 

resques,  sont  à  peine  comparables  à  celles  où 
52  trouvaient  nos  provinces,  au  temps  des  Croi- 
sades. Pour  obtenir  une  somme  importante, 
l'emprunteur  allait  parfois  jusqu'à  promettre 
son  travail  corporel  à  son  créancier,  ou  à  en- 
gager à  son  service  quelqu'un  des  siens,  si,  au 
terme  fixé,  il  se  trouvait  hors  d'état  de  s'ac- 
quitter. Si  l'on  osait  prendre  au  sérieux  l'ef- 
froyable condition  imposée,  dans  le  Dolopathos, 
à  un  amoureux  qui  avait  besoin  de  cent  marcs 
d'argent,  pour  conquérir  la  main  de  celle  qu'il 
aime,  ce  serait  pis  encore.  Pour  cette  somme, 
le  pauvre  amant  s'adresse  à  vm  homme  riche, 
et  voici  à  quelle  condition  il  l'obtint  : 

II  li  prestoit  par  tel  covent, 
Que  dedans  i  an  li  randroit, 
Ou  se  ce  non,  il  li  prandroit... 
A  tel  mesure  ou  à  tel  poi[d)s, 
Del  sanc  et  de  la  cha^i)r,  celui  ; 
Ainsi  créantent  ambédui. 

Shakespeare,  qui  a  emprunté  à  Herbers  cet 
atroce  épisode,  a  rendu  le  dénoûment  popu- 
laire :  l'usurier  n'ose  prendre  sa  livre  de  chair 
au  jour  dit,  de  peur  d'encourir  la  peine  du 
talion,  s'il  se  trompait  de  poids.  Seulement, 
dans  le  Dolopathos,  ce  cruel  prêteur  n'est  pas 
juif;  c'est  «  un  moult  riche  homme  du  pays  ». 
A  la  vérité,  un  sentiment  de  vengeance  se 
mêle  à  cette  cruauté  chez  le  héros  d'Herbers^ 


MIRES    ET    CHARLATANS.  33  I 

mais  ne  faut-il  pas  que  l'auteur  de  ce  poème, 
du  temps  du  roi  Louis  VIII,  ait  vu  là  quelque 
possibilité  de  vraisemblance,  pour  dramatiser 
son  œuvre  avec  une  pareille  énormité. 

La  physionomie  des  prêteurs  à  usure,  de 
tous  les  prêteurs  de  ce  temps-là,  est  très-spiri- 
tuellement croquée  dans  le  Credo  de  l'usurier 
et  dans  la  Patenostre  de  l'usurier.  Le  fableur 
qui  a  rimé  la  seconde  de  ces  satires  prétend 
l'avoir  empruntée  d'un  sermon  prêché  à  Paris 
par  Robert  de  Corson,  légat  du  pape  sous  Phi- 
lippe-Auguste. Son  héros,  en  entremêlant  aux 
vilaines  préoccupations  de  son  commerce  les 
phrases  du  Pater,  dit  après  le  «  délivrez-nous 
du  mal  »  :  —  Quel  est  ce  traître  de  Robert  de 
Courson  qui  va  prêchant  contre  nous?  Espère- 
t-il  que  je  cesse  mon  commerce  et  que  je 
mendie  mon  pain  par  amour  du  prochain? 

Ce  détail  d'un  prédicateur  qui  met  le  vice 
en  scène  est  bien  dans  le  ton  des  prêcheurs 
du  moyen  âge;  ils  retenaient,  par  ces  pieuses 
scènes  de  comédie,  l'attention  de  leur  audi- 
toire, comme  on  peut  s'en  assurer  dans  les 
Libres  Prêcheurs  devanciers  de  Luther  et  de 
Rabelais.  Le  piquant  du  fabliau  de  la  Pate- 
nostre de  l'usurier  est  que  l'honnête  prêteur 
à  vingt  et  trente  pour  cent  y  fulmine  contre  les 
juifs,  qui  lui  font  une  concurrence  désastreuse, 
et    qu'il    les    recommande    chaudement    à    la 


332  MIRAGE    DKS    PAYS    ORIENTAUX. 

vengeance  de  Dieu,  dont  ils  ont  vilainement 
mis  le  fils  à  mort. 

Le  fabliau  de  la  mort  Largèce  témoigne 
vivement  combien  on  regrettait  le  temps  heu- 
reux où  deniers  pleuvaient  dans  les  poches, 
fabuleux  âge  d'or  dont  ils  croyaient  que  les 
vieux  siècles  avaient  vu  le  fortuné  règne.  Lar- 
gesse, «  jadis  chiérie  et  amée  »,  lutte  avec  son 
ennemie  Avarice,  l'idole  du  jour,  d'abord  en 
paroles  acerbes,  où  chacune  reproche  à  l'autre 
les  effets  de  son  influence;  puis  avec  les  poings, 
où  la  robuste  Avarice  finit  par  l'emporter.  La 
pauvre  Largesse,  aux  blonds  cheveux,  aux  yeux 
bleus,  riants  et  fendus,  aux  bras  bien  faits  et 
étendus,  aux  blanches  mains,  longues  et  ou- 
vertes, est  enfin  précipitée  «  jus  aval  au  flô  de 
la  mer  »  par  sa  vilaine  antagoniste,  la  noire  et 
punaise  avarice,  au  col  sec,  anguleux  et  grêle, 
au  vis  ridé,  aux  crins  noirs,  mal  peignés,  aux 
mains  crochues,  «  dont  el  tient  fort  cels  qu'èle 
embrache  ».  Largesse  morte,  Avarice  règne 
sans  rivale  et  peut  s'écrier  avec  raison  : 

De  cest  roiaume  sui  roine 
Conquis  l'ai,  c'est  vérité! 

Ce  dénoilment  déconforte  très-fort  le  pauvre 
poète,  qui  a  nom  Archevesque.  Heureuse- 
ment il  s'éveille  :  ce  n'était  qu'un  cauchemar, 
un  vilain  rêve  fait  dans  un  pré  fleuri  et  en- 


MIRES    ET    CHARLATANS. 


33: 


chanté,  où  poudroie  gaiement  le  soleil  du 
matin.  Quand  il  s'est  frotté  les  yeux,  le  pauvre 
Archevesque  fouille  dans  son  escarcelle  et 
s'aperçoit,  hélas  !  que  ce  sombre  rêve  res- 
semble un  peu  trop  à  la  réalité,  et  qu'il  se 
trouve  bien  loin  encore  du  pays  de  Cocagne. 


CHAPITRE  XIV. 


CRITIQUES     ORIGINALES     DES     FEMMES,     LEUR     LOT 
IlANS   LES   FONCTIONS    DE   LA    VIE    FÉODALE. 


f%}3^^^  majeure  partie  de  ce  livre  a  été 
1^^^^  employée  à  mettre  en  relief  la  pi- 
^^^^1  quante  physionomie  de  nos  mères 
5^  au  temps  des  Croisades,  à  faire  res- 


sortir le  rôle  considérable  joué  par  elles,  dans 
ces  siècles  si  pittoresquement  agités.  Les 
feuillets  où  il  n'est  pas  exclusivement  question 
d'elles  ne  forment,  à  vrai  dire,  qu'un  cadre 
destiné  à  mettre  mieux  en  relief  leur  œuvre 
civilisatrice,  hardiment  précoce  et  vaillam- 
ment colorée;  ces  dernières  pages  leur  re- 
viennent de  plein  droit. 

Il  nous  reste  à  écouter  ce  que  disaient 
d'elles,  ce  qu'en  pensaient  leurs  contempo- 
rains, par  la  bouche  des  Trouvères.  Éloges  et 
critiques,  dans  tout  ce  qui  nous  est  parvenu  à 


CRITIQUES    DES    FEMMES.  335 

ce  sujet,  l'originalité  est  encore  le  cachet  de 
l'époque;  moins  que  jamais  ne  se  rencontrent 
ici  des  emprunts  faits  aux  Grecs  et  aux  Ro- 
mains. Dans  le  nombre  des  génies  de  l'anti- 
quité, métamorphosés  par  nos  pères  en  en- 
chanteurs et  en  sorciers,  nous  ne  voyons 
figurer  aucun  de  ces  poètes  satiriques  dont  les 
invectives  contre  les  femmes  ont  été  si  souvent 
répétées  par  nos  classiques  français. 

Nos  trouvères  ont  travaillé  sur  le  vif  et 
modelé  en  pleine  chair,  gaiement,  sainement, 
allègrement  ;  même  quand  ils  entament  l'épi- 
derme,  leurs  piqûres  ressemblent  moins  aux 
coups  d'un  ennemi  qu'aux  blasphèmes  dépités 
d'un  dévot,  dont  l'idole  tarde  trop  à  exaucer 
les  vœux.  Nos  vieux  poètes  maudissant  les 
femmes  ont  tout  l'air  de  joueurs  maudissant 
les  dés.  Leur  légende  religieuse  tenait  toujours 
présente  à  leur  mémoire  un  type  féminin, 
adoré  jusqu'à  l'extase;  ils  avaient,  pour  mo- 
dérer leur  fougue,  cette  raison  qui  manquait 
à  Juvénal  : 

Feme  est  mult  haute  chose,  ce  vos  di  sanz  mes- 

[prendre, 
Bien   le  vos  monstre  Diex,  quand    il  daigna  des- 

[cendre 
En  la  virge  Marie,  et  char  i  daigna  prendre. 

Ils  n'oubliaient  pas  l'adorable  indulgence  du 


336  CRITIQUES    ORIGINALES 

Maître  de  la  parole  nouvelle  envers  la  Sama- 
ritaine, la  femme  adultère,  la  Madeleine  et 
toutes  les  pauvres  égarées  qui  s'offraient  à  ses 
regards.  Que  leurs  vers  louent  ou  blâment,  ils 
ne  copient  personne;  ils  éclairent  d'un  vit 
rayon  les  mœurs  de  leur  temps;  les  physio- 
nomies qu'ils  nous  transmettent  ne  sauraient 
se  confondre  avec  celles  du  siècle  des  Césars 
ni  avec  celles  des  Précieuses,  si  gaiement  mises 
en  scène  par  Molière. 

On  a  quelque  droit  de  s'étonner  de  voir, 
dans  un  temps  où  l'on  vouait  aux  dames  un 
culte  si  fervent,  les  poètes  se  permettre,  à 
l'égard  de  certaines  d'entre  elles,  des  critiques 
souvent  fort  peu  courtoises;  mais  ces  critiques, 
nous  allons  nous  en  assurer,  ne  mordaient 
guère  que  les  femmes  qui  s'éloignaient  de 
l'idéal  honoré  en  cour  d'amour.  L'artillerie 
sarcastique  de  la  langue  romane  visait  surtout 
les  éhontées,  les  vénales,  les  violentes  et  les 
trompeuses;  et  encore,  que  d'indulgents  cor- 
rectifs venaient  adoucir  ces  récriminations  ! 

Les  satiriques  des  temps  féodaux  savaient 
qu'à  côté  des  femmes  libres,  maîtresses  de  leur 
cœur,  vivait  une  foule  de  sœurs  déshéritées, 
au  sein  de  laquelle  le  vice  choisissait  impuné- 
ment :  la  caste  entière  des  vilaines  et  des 
serves,  dont  les  libertins  d'alors  détournaient 
les  plus  délicates  et  les  plus  belles.  Ces  victimes 


DES    FEMMES.  337 

façonnées  aux  vicieuses  fantaisies  recevaient, 
comme  à  notre  époque,  une  notoriété,  une 
renommée  de  scandale  ;  on  les  marquait  d'un 
chiflFre  armorié,  afin  de  les  mettre  en  lumière 
et  de  les  empêcher  de  revenir  jamais  à  la  vie 
modeste.  Au  moyen  de  ces  distinctions  mal- 
saines, analogues  à  celles  données  aux  célé- 
brités de  notre  demi-monde,  on  noyait  en 
elles  tout  reste  de  pudeur  ;  on  éternisait  les 
égarements  de  la  passion,  en  exaltant  ainsi  la 
vanité  de  ces  voluptueuses  égarées. 

De  même  qu'en  parlant  des  chevaliers  «  qui 
vont  errant  par  terres  »,  on  disait  le  chevalier 
aux  blanches  armes,  le  chevalier  à  la  cotte 
noire,  «  cil  porte  l'escu  peint,  cil  le  porte  à  la- 
biaus  »  ;  de  même  classait-on,  l'auteur  du 
Chastie-Musart  nous  l'apprend,  les  belles  éva- 
porées, par  le  lieu  de  leur  naissance,  par  le 
genre  de  leurs  exploits,  par  les  particularités 
de  leurs  charmes. 

Ainsi  dit-on  de  femes,  orendroit  tout  à  cors, 
Par  chasteax,  par  cités,  par  viles  et  par  hors  : 
Geste  a  nom  Joenneste,  ceste  a  nom  Erambors, 
Geste  a  blonz  crins  pcndanz,  ceste  les  a  rebors  (/?-/- 

[ses) ; 
Geste  est  de  Paris,  ceste  est  de  Vernon,  [parnon, 
Gel  autre  maint  {demeure)  à  Ghartre  et  ceste  à  Es- 
Gel  est  de  Roam  née,  cel  est  de  Galardon... 

Pour  qu'il  se  soit  décidé  à  décocher  quatre- 

22 


338  CRITIQUES   ORIGINALES 

vingts  strophes,  acérées  comme  traits  d'arba- 
lète, à  ses  contemporaines,  il  faut  que  l'auteur 
de  cette  satire  ait,  en  son  jeune  temps,  dépassé 
les  bornes  de  l'amoureuse  ardeur  ;  et  que,  se- 
lon sa  propre  image,  il  y  ait  tant  employé  sa 
lance,  que  de  droite  qu'elle  était  «  l'en  ait  re- 
traie torte  »  :  effet  ordinaire  de  la  satiété. 

L'avidité  féminine  est  pour  lui  un  thème 
inépuisable.  Devenu  forcément  économe,  le 
pauvre  rimeur  maudit  en  elles  les  générosités 
de  sa  jeunesse  :  «  Femme  semble  sang-sue  qui 
la  gent  saigne,  »  s'écrie-t-il  ;  et  plus  loin  : 

.îà  por  bel   chapeau   d'or,  por  (boucle  d')orel,  por 

[crespine, 
Ne  por  guimple  de  soie  atachié  à  l'espigne, 
Por(vu)  qu'on  lor  doint  beau  don,  tant  connois  lor 
Ne  li  chault  desous  qui  el  se  jise  souvine.  [covine, 

Son  style  passerait  aujourd'hui  pour  fort 
peu  décent  ;  ses  expressions  sonneraient  mal  à 
nos  modernes  oreilles,  bien  que  cette  crudité 
donne  une  singulière  énergie  au  langage  du 
poète  courroucé  ;  les  idiomes  antiques  n'ont 
pas  plus  de  réalisme  et  de  verdeur  dans  leurs 
libres  images.  Notre  trouvère  ne  nous  révèle 
aucun  nom  propre  ;  or  sent  pourtant  que  cha- 
cune de  ses  flétrissures  frappe  une  coupable 
connue  de  lui.  Assurément  elle  vit  dans  son 
souvenir,  l'orgueilleuse  à  laquelle  il  adresse 
cette  strophe  : 


DES    FEMMES.  SSq 

Cèle  qui  plus  s'orgueille  et  qui  plus  se  desroie, 
Qu'il  sanble  chastelaine  de  Péronne  ou  de  Troie, 
Ne  H  chaut  qui  el  mate  ou  enprent  ou  enroie 
Por    I    taissu   d'argent   ou   por   une   corroie   {une 

[chaîne). 

Et  cette  autre  qui  se  fait  humble  et  tendre, 
soupire  et  pleure  pour  attirer  sa  proie,  croyez- 
vous  qu'il  ne  sache  pas  bien  à  qui  elle  a  tendu 
ses  pièges  amorcés  de  sentiment  ? 

[tranble, 
Feme,    par    devant    home,    plaint    et    soupire    et 
Et  emble  cuer  et  cors  et  chatel  tout  ensamble; 
Ne   li   chaut  de   quel   home   el   praingne,    ce   me 

[samble, 
Quar   èle   est   plus    corant    que   cheval    qui    bien 

[amble. 

Tout  n'est  pas  colère,  cependant,  dans  cette 
pièce  passionnée.  Si  le  poète  stigmatise  aussi 
âprement  les  mœurs  vénales  ;  s'il  conseille  de 
jeter  hors  la  ville,  comme  lépreux,  toute  femme 
«  qui,  pour  gaigner,  vent  son  cors  etavile  »,  ce 
terrible  moraliste  a  d'ineffables  retours  d'in- 
dulgence pour  les  pauvrettes  que  la  misère 
affolle. 

L'en  doit  bien  pôvre  feme  de  folie  escuser, 
Qui  n'a  que  une  cote  que  li  convient  user... 
Coment  puet  pôvre  feme  son  gaing  refuser  r 
Ce  n'est  mie  merveille  s'a  pôvre  feme  avient 
Qu'èle  face  folie... 


340  CRITIQUKS    ORIGINALES 

Cet  clan  d'indulgence  ne  rappelle-t-il  pas  les 
pardons  attendris  qu'a  l'auteur  de  Rolla  pour 
les  fautes  des  déshéritées  de  nos  jours  r"  «  Pau- 
vreté, pauvreté,  c'est  toi  la  courtisane  !  »  Mais 
patience  !  ces  vers  où  le  vieux  confrère  d'Al- 
fred de  Musset  s'est  laissé  attendrir,  ce  sont  les 
opulentes  prostituées  qui  le  paieront.  Le  poète 
du  temps  de  Louis  VIII  aura  une  reprise  in- 
dignée, à  l'exemple  de  son  confrère  du  temps 
de  Louis-Philippe,  s'écriant  dans  son  élégant 
langage  : 

Vous    ne    la    plaignez    pas,    vous,    femmes   de   ce 

[monde, 
Vous  qui    vivez  gaiement  dans  une  norreur  pro- 

[  fonde 
De  tout  ce  qui  n'est  pas  riche  et  gai  comme  vous  ! 

Notre  trouvère,  dans  le  style  de  son  époque, 
sans  détours  ni  raffinements,  s'adresse  à  ces 
femmes  qui  possèdent  maisons,  robes  et  four- 
rures, et  qui  vendent  leurs  nuits,  pour  en  dou- 
bler et  tripler  le  nombre  :  «  Moult  en  i  a  de 
cèles  (-ci)  qui  f...  por  loier,  por  les  dons 
qu'en  reçoivent,  et  si  n'en  ont  mestier  ».  Et 
ailleurs  : 

Feme  qui  a  de  robes  ou  v  paires  ou  vi, 
Forrces  d'escuriex  ou  de  vair  ou  de  gris, 
Ou  de  bêles  maisons  ou  son  riche  porpris, 
L'en  la  doit  bien  huer,  quant  èle  s'est  mépris. 


DES    FEMMES.  341 

Dans  son  Évangile  as  famés,  Jehan  Durpain, 
moine  de  la  célèbre  abbaye  de  Vaucelles,  crut 
faire  œuvre  salutaire  à  son  âme,  en  marchant 
sur  les  traces  du  précédent.  Habitués  à  regarder 
la  femme  comme  le  plus  redoutable  auxiliaire 
de  Satan,  les  gens  de  froc  ne  faillaient  guère  à 
lui  décocher  les  meilleures  de  leurs  flèches, 
dans  leurs  œuvres  et  dans  leurs  sermons  ;  bien 
qu'à  l'occasion,  le  tempore  veneris  d'André 
le  Chapelain,  ils  se  laissassent  comme  les  pé- 
cheurs vulgaires,  glisser  dans  ses  filets.  Jehan 
Durpain  déclare  que  son  évangile  a  été  apporté 
de  Constantinople  par  Marie  de  Compiègne, 
qui  n'est  autre  que  la  célèbre  fabloière  Marie 
de  France,  dont  il  cite  l'une  des  fables;  afin  de 
rendre  vraisemblable  cet  ironique  patronage. 
Ce  Jehan  Durpain  est  un  maître  railleur;  dans 
ses  vers  l'ironie  remplace  le  ton  courroucé. 

Chaque  strophe  du  moine  de  Vaucelles  dé- 
bute par  un  baiser  et  finit  par  un  coup  de 
griffes.  Selon  lui,  celui  qui  tient  à  mener  une 
vie  pure  et  sainte  n'a  qu'à  s'adresser  aux 
femmes,  à  les  croire,  à  les  suivre;  il  sera  aussi 
assuré  de  sanctifier  son  âme  que  de  prendre  un 
lièvre  à  la  course.  Leurs  vertus  et  leurs  grâces, 
ajoute-t-il,  nous  doivent  à  bon  droit  émer- 
veiller ;  on  peut  aussi  facilement  les  conseiller, 
les  amender,  les  diriger  «  que  l'on  porroit  la 
mer  d'un  tamis  espuiser  ». 


342  CRITIQUES   ORIGINALES 

Leur  conseil  est  cortois,  et  tant  voir  \,vrai],  et  tant 
Que  autant  font  acroire  comme  font  jacopin;  [fin, 
Conseillez-vous  à  famé,  au  soir  et  au  matin, 
Si  serez  tôt  certains  de  faire  maie  fin. 

Elles  sont  pleines  de  tout  bien,  de  toute  hon- 
nêteté, fidèles  et  constantes;  aussi  leur  amitié 
est-elle  aussi  facile  à  conserver  «  com  on  por- 
roit  garder  un  glaçon  en  esté  ».  Leur  confier 
son  honneur  est  faire  œuvre  de  raison,  comme 
de  confier  son  troupeau  au  loup. 

Il  y  a  vraiment  beaucoup  de  malice  et  de 
bonne  humeur  dans  ce  petit  chef-d'œuvre,  au 
fond  duquel  perce  l'effroi  du  moine,  forcé  bien 
malgré  lui,  de  soupçonner  dans  ces  ravissantes 
créatures,  «  aux  beaux  yeux  verts  et  riants  et 
de  gentil  corsage  »  des  amorces  d'enfer,  des 
tisons  avant-coureurs  du  brasier  éternel.  La 
peur  est  là,  on  le  sent  au  dépit  qui  suit  brus- 
quement chacun  des  éloges  qui  commence  les 
quatrains;  car  ces  éloges  sont  très-tendres  et 
galamment  tournés,  ceux-ci  par  exemple  : 

«  Douce  chose  est  de  femme  et  en  diz  et  en 
fais  »  ;  ou  bien  :  «  J'ai  moult  chières  les  femmes 
pour  les  biens  que  j'y  vois  »  ;  ou  bien  :  «  Com- 
paignie  de  famé  est  moult  sainte  et  honneste  »; 
mieux  encore  :  «  Femme  est  la  gentil  chose 
que  Dieu  fist  à  s'ymage  ». 

Si  Durpain  termine  chaque  strophe  par  une 
pointe  acérée,  c'est  qu'il  voit  toujours  à  côté  du 


DES    FEMMES.  343 

«  gentil  corsage  »  sourire  le  hideux  ennemi  du 
genre  humain  ;  il  craint  d'avoir  à  payer  leurs 
caresses  par  une  éternité  de  grincements  de 
dents.  Aussi,  après  avoir  déclaré  que  les 
femmes  sont  comme  un  baume,  «  qui  tos  les 
maus  apaise  »,  il  s'écrie  que  leur  amour  con- 
duit «  en  une  ardent  fornaise  ».  II  s'aguerrit 
alors  en  martelant  durement  ses  rimes,  dont  il 
se  fait  autant  de  boucliers.  Cette  grêle  d'épi- 
grammes  gauloises  prend  fin  comme  elle  a 
commencé,  par  une  raillerie  à  l'adresse  des 
béguines  ;  il  implore  le  secours  des  prières  de 
ces  saintes  filles,  dont  l'efficacité  lui  paraît  juste 
assez  bonne  pour  que  son  âme  soit  portée  au 
ciel  entre  deux  selles  : 

Ces  vers  Jehan  Durpain,  un  moine  de  Vaucèles, 
A  fet  moult  soutilement,  les  rimes  en  sont  bêles; 
Priez  por  lui,  béguines,  vielles  et  jovencèles. 
Et  par  vous  soit  son  âme  mise  entre  deux  fois- 

[selles. 

Le  fabliau  de  la  Femme  et  de  la  Pie  est  une 
suite  de  malignes  analogies  entre  les  deux  sau- 
tillantes et  babillardes  créatures  ;  il  ne  manque 
pas  de  gaieté  et  de  verve,  bien  que  les  traits 
n'en  soient  pas  aussi  finement  barbelés  que 
ceux  de  Jehan  Durpain.  Une  strophe  de  cette 
malice  poétique,  au  rhytme  joyeux  et  voletant, 
nous  servira  d'échantillon. 


344  CRITIQUES    ORIGINALKS 

I.a  pic  de  costume 
Porte  penne  et  plume 
De  divers  colours; 
Et  femme  se  délite 
En  estrange  habite 
De  divers  atours. 

Produit  de  la  même  inspiration,  La  conte- 
nance des  famés,  s'attaque  principalement  à 
leur  mobilité  d'humeur;  l'auteur  passe  rapide- 
ment en  revue  les  caprices  féminins,  et  le  fait 
avec  un  brio  étincelant,  un  entrain  si  plein  de 
charmes,  que  je  me  désespère  de  ne  pouvoir 
citer  cette  petite  pièce  en  son  entier.  Chez  elles, 
dit-il,  le  cœur  est  tout  ;  leur  sentiment  vif  et 
tendre,  mobile  et  changeant,  empêche  la  raison 
de  s'y  poser. 

Moult  a  famé  le  cuer  muable 
Et  tressaillant,  et  dous  et  tendre, 
Si  que  poi  [peu)  velt  à  riens  entendre 
Fors  tant  com  son  cuer  li  done. 

Cela  posé,  il  fait  tournoyer  cette  mobilité 
gracieuse,  comme  une  rose  des  vents. 

Or  joïaux  prent,  si  les  remire, 

Or  les  desploie,  or  les  ratire; 

Or  s'étand,  or  sospire,  or  plaint, 

Or  s'esvertue  et  or  se  faint, 

Or  cort  à  dextre  et  à  senestre; 

Or  s'en  rêva  à  la  fenestre; 

Or  chante,  or  pense,  or  rit,  or  plore  : 

Moult  mue  son  cuer  en  petit  d'orc  (d'heure). 


DES    FEMMES.  "i-^S 

Elles  laissent  voir  leur  visage,  puis  le  recou- 
vrent d'un  masque  d'étoffe;  elles  donnent,  puis 
refusent,  puis  redonnent,  puis  reprennent.  Ce 
qui  leur  déplaît  le  plus  est  d'entendre  dire 
qu'une  autre  a  plus  joli  pelisson,  une  cotte 
mieux  peinte.  Dans  tout  cela,  il  n'y  a  certes 
pas  de  quoi  crier  à  la  calomnie  :  le  trouvère 
aimait  à  rire,  voilà  tout. 

Pour  ne  pas  fatiguer  le  lecteur,  nous  nous 
bornerons  à  une  dernière  citation,  dans  cette 
longue  série  de  blasphèmes,  contre  le  vrai  dieu 
de  la  chevalerie.  Le  dit  des  Cornettes,  plus  spé- 
cialement dirigé  centre  les  excès  de  la  mode, 
est  une  véritable  gravure  de  modes,  où  les 
attifcuses  d'aujourd'hui  pourraient  retrouver 
quelques  secrets  de  leur  art.  Les  dames  ont 
toujours  aimé  à  amplifier  leurs  attraits  :  tantôt 
la  poitrine,  tantôt  les  hanches  ou  les  bras  ou 
les  reins.  A  certaines  époques  ce  sont  les  che- 
veux ;  au  temps  de  Philippe-le-Bel  on  les  dres- 
sait en  cornes  ;  sous  Isabeau  de  Bavière  on  les 
modelait  en  flèches  et  en  tourelles  ;  à  diverses 
époques  on  en  faisait  des  chignons,  des  cas- 
cades, des  tourteaux,  des  larmes  de  repentir, 
des  crinières,  des  oreilles  de  chien. 

Au  temps  où  fut  rimé  le  dit  des  Cornettes,  la 
mode  était  aux  cornes,  «  pour  assassiner  les 
hommes  ».  Si  épaisses  que  fussent  les  cheve- 
lures, dit   le   malin  tableur,  il  en  fallait  beau- 


3^6  CKI'IIQUES   ORIGINALES 

coup  pour  étoffer  ces  armes  offensives,  qui 
venaient  en  aide  au  fard  et  à  «  la  robe  escoUe- 
tée  »  afin  de  mettre  à  mal  le  cœur  des  hommes  ; 
force  était  d'en  emprunter  :  «  d'autrui  cheveus 
portent  grans  sommes  dessus  lor  teste.  »  Quand 
les  cheveux  étaient  chers,  on  prenait  des 
contre-façons  plus  ou  moins  bien  imitées. 

Foi  que  je  doi  (à)  saint-Mathclin, 
De  chanvre  ouvré  ou  de  lin, 

Se  font  cornues 
Et  contrefont  les  bestes  mues. 

L'édifice  était  habilement  consolidé,  afin 
qu'il  ne  leur  advint  pas,  comme  il  arrive  aux 
belles  de  nos  jours,  de  perdre  leurs  têtes  en 
ballant  et  en  se  jouant  :  on  le  fourrait  «  de 
bendes  et  de  cerciaux  ».  Aux  cornes  du  chef, 
les  victimes  de  notre  trouvère  joignaient  les 
seins  dressés  en  pointe,  à  l'attaque  des  amou- 
reux ;  «  et  font  cornes  de  lor  poitrines  ».  Cela 
lui  paraît  chose  «  de  grant  viltance  » ,  c'est-à- 
dire  très-vilaine;  il  ajoute  : 

L'on  lor  puet  veoir  es  seins 
L'en  i  mettroit  bien  ses  ii  mains. 

Comme  la  Patenoslre  de  l'Usurier,  cette  sa- 
tire avait  été  composée  après  un  sermon  très- 
virulent  de  l'évêque  de  Paris,  contre  ces  excès 
de  toilette,  qui  rendaient  les  hommes  «   trop 


DES    FEMMES.  J47 

plus  fols  et  plus  péchcors  »  que  d'habitude. 
On  riait  avec  le  vénérable  prélat  du  ridicule 
de  ces  cornes,  «  gens  s'en  gaboient  »  ;  mais 
les  cornes  de  la  tête  ne  s'abaissaient  pas, 
et  celles  de  la  gorge  n'en  saillaient  que  davan- 
tage. Aussi  l'auteur,  quelque  clerc  rimeur  à  la, 
suite  de  l'évêque,  menace-t-il  les  pécheresses 
de  l'enfer  «  dont  nul  ne  retorne,  où  l'âme  sera 
triste  et  morne  »;  il  leur  prédit  que  Satan  les 
fera  seoir  à  sa  table,  si  elles  continuent  : 

De  bobancier 
Et  de  jengler  (jaser)  et  de  tencier, 
De  soi  vendre  et  vendangier. 

L'éloge  est  plus  spécialement  le  lot  poétique 
des  troubadours,  dont  les  chansons  d'amour 
ont  inspiré  à  l'amant  de  Laure  ses  langoureux 
sonnets  ;  cependant  dans  la  bouche  des  trou- 
vères du  Nord,  l'éloge  même  perd  sa  mono- 
tonie. Sur  cette  trame  vaporeuse,  le  poète  de 
la  langue  d'oil  jette  presque  toujours  quelque 
couleur  éclatante,  quelque  broderie  inattendue. 

Un  très-gracieux  hymne  à  l'exaltation  du  sexe 
gracieux,  Le  sort  des  dames,  est  une  sorte  de 
chant  d'oiseau,  harmonieux  et  vif,  une  traduc- 
tion des  notes  si  pleines  de  charmes  dont  le 
rossignol  emplit  nos  bois  au  printemps.  Le 
gentil  poète  qui  l'a  rimé  se  nomme,  dit-il, 
Rossignolet;  un  surnom,  peut-être,  que  lui 
avait  valu  la  grâce  de  ses  vers. 


348  CUITIQUES   ORIGINALES 

Roxignolet,  m'apèle-t-on, 
Que  héent  li  vilain  félon  ; 
Mais  cil  qui  ont  d'a{i)mer  coragc 
Font  tos  jors  de  moi  lor  message, 
Quar  je  suis  légiers  et  menus. 

On  lui  doit  bien  ouvrir  la  porte,  car  pour 
louer  les  dames,  le  dieu  d'amour  l'envoie  ;  en 
vrai  rossignol  de  mai,  il  chante  les  élégances 
du  printemps  de  la  vie,  il  s'enivre  de  la  des- 
cription des  beautés  visibles  et  tangibles  de  la 
femme  jeune  et  toute  souriante  encore  des 
premiers  étonnements  d'amour.  Certes,  ce 
trouvère  n'était  pas  un  moine  •,  un  moine  en 
eût  peut-être  pensé  autant,  mais  il  se  serait 
cru  obligé  de  l'expier  par  la  phraséologie  mo- 
nacale, sur  les  germes  de  corruption  que  re- 
couvrent les  opulences  de  la  chair. 

Notre  Rossignolet  chante  «  le  biau  front  poli 
sans  fronce  »,  les  yeux  riants  «  à  point  fendus, 
qui  frémissent  comme  l'estoile  »,  les  jolies 
dents  qui  brillent  à  l'œil  «  quand  vos  buvez 
le  vin  vermeil  »,  la  «  savoureuse  bouchète  et 
la  sade  gorgerète  »,  les  lèvres  qui  «  semblent 
cerises  ».  C'est  un  grand  sensualiste  que  maître 
Rossignolet  ;  son  dernier  coup  de  gorge  est 
bien  celui  de  l'oiseau  qu'il  a  pris  pour  parrain, 
et  l'idole  adorée  a  dû  être  glorieuse  des  plaints 
charmants  qui  lui  échappent,  au  moment  de  la 
quitter  : 


DES    FEMMES.  34g 

...  Aimi  ! 
Aimi  Diex  !  Aimi  que  ferai  ? 
Jà  de  li  ne  me  partirai... 
Ainz  i  morrai  comme  martir, 
Por  la  grant  biauté  qu'en  li  voi. 
Si  [et  pourtant)  vos  laisse...  Ce  poise  moi; 
Je  m'en  vais,  naa  douce  amie, 
Por  Dieu,  ne  m'oubliez  mie  ! 

Le  dit  des  femmes  est  aussi  largement  affir- 
matif  sur  les  vertus  et  les  attraits  féminins,  que 
les  satires,  citées  plus  haut,  le  sont  en  sens  con- 
traire. Aux  yeux  du  galant  ménestrel,  rien  ne 
vaut  la  saveur  d'un  baiser  de  femme,  ni  sucre, 
ni  miel,  ni  lycoris^  ni  gingembre  ;  «  tous  les 
espices  de  ce  monde  ne  sont  si  douces  que 
femes  sont  ».  De  leurs  sourires  seuls,  «  viennent 
les  pr(o)uesses  et  les  honneurs  et  les  hautesses». 

Au  grand  argument  de  la  naissance  du  Sau- 
veur dans  le  sein  d'une  femme,  il  ajoute  que 
tous  doivent  à  ce  sexe  privilégié  l'allaitement 
du  corps  et  l'allaitement  de  l'esprit.  Les  femmes 
sont  la  fontaine  de  toute  plaisance  : 

Elles  sunt  gentiles  à  démesure, 
Gréeles,  bien  fêtes  par  la  seinture... 
Dieu  les  fist  par  grant  leysir 
Pour  servir  gents  à  pleysir. 

Entin  tous  ceux  qui  ne  les  aiment  et  en  mé- 
disent ne  sauraient  être  sauvés  «  quar  Dieu  ne 
ayme  qui  femes  hait  ». 


35o  CRITIQUES   ORIGINALES 

La  même  abondance  d'éloges,  avec  plus  de 
solidité  dans  le  choix  des  vertus  louées,  nous 
est  offerte  dans  le  bien  des  famés.  Ce  sont 
elles  qui  façonnent  et  assouplissent  les  carac- 
tères, qui  rendent  généreux  les  cancres,  et  sou- 
riants les  envieux;  par  leur  amour  «  devienent 
li  vilains  cortois  ». 

Famé  si  est  de  tèle  nature 
Qu'èle  fet  les  coars  hardis, 
Et  csveiller  les  endormis... 
Famé  si  fet,  à  mienuit. 
Les  bachelers  plains  de  déduit 
Aler  aus  festes  et  aus  veilles. 

Ainsi,  bien  que  la  lune  éclairât  seule  les 
rues  et  les  sentiers,  bacheliers  et  bachelettes  ne 
se  couchaient,  pas  plus  que  nous,  à  l'heure  des 
poules.  Nous  arrivons  à  des  éloges  plus  positifs 
que  l'on  s'étonne  de  rencontrer  chez  un  poète 
de  ce  temps,  oîi  le  travail  des  mains  était 
regardé  comme  dégradant.  Le  galant  rimeur 
loue  franchement  les  femmes  de  filer  et  de 
tisser,  comme  s'il  s'agissait  des  Romaines,  au 
siècle  des  Tarquins. 

Mult  doit  famé  estre  chier  tenue, 
Par  li  est  toute  gent  vestue; 
Bien  sai  que  famé  file  et  œuvre 
Les  dras  dont  l'on  se  vest  et  cuevre. 

De  ses    mains   sortent   bliaus,   tissus  d'or  et 


DES    FEMMES.  35  l 

draps  de  soie;  la  femme  est  l'abeille  de  la  ruche 
humaine,  et  en  doit  bien  être  louée.  On  pensera 
peut-être  que  ces  détails  industriels  prouvent, 
avec  le  bon  sens  de  l'auteur,  la  modestie  de  sa 
condition  ;  jamais  en  effet,  Thibault  de  Cham- 
pagne ni  le  sire  de  Coucy,  ni  aucun  des  trou- 
vères de  haut  parage  n'eussent  songé  à  louer 
les  femmes  de  ces  occupations  à  la  Lucrèce  ; 
tout  au  plus  eussent-ils  daigné  mettre  en  relief 
leur  talent  à  broder  les  hautes  tapisseries  de 
leurs  grandes  salles,  les  ceintures  d'or  et  les 
écharpes  brillantes,  destinées  à  ceux  en  qui 
elles  avaient  mis  leur  pensée.  De  quelque  part 
qu'elles  nous  arrivent,  ces  preuves  d'une  acti- 
vité toute  romaine  n'en  sont  pas  moins  pré- 
cieuses. 

Les  contemporaines  des  Croisades  ne  se  bor- 
naient pas,  il  s'en  faut,  à  filer,  à  tisser,  à  fa- 
çonner les  toiles  et  les  draps  ;  si  l'on  en  excepte 
le  maniement  de  la  lance  et  de  l'épée,  on  peut 
s'assurer  qu'elles  participaient  à  toutes  les 
tâches  de  la  vie  des  temps  féodaux. 

Nous  en  avons  rencontrées  faisant  des  vers 
et  les  chantant,  composant  chansons,  lais  et  fa- 
bliaux ;  sans  nul  doute  Marie  de  France, 
Barbe  de  Verrue,  Saincte  des  Prées,  Doète  de 
Troyes,  ces  vaillantes  chanteresses,  comme  les 
appelle  le  président  Fauchet,  dans  son  «  recueil 
des  noms  et  œuvres  de  CXXVII  poètes  françois, 


352  CRITIQUES    ORIGINALES 

vivant  avant  l'an  M. CGC.  »,  ont  eu  bien  des 
compagnes  dans  l'art  de  bien  dire.  Il  nous 
serait  également  facile  de  découvrir  des  sœurs 
à  Héloïse  et  à  Christine  de  Pisan,  dans  la  voie 
de  l'érudition  et  d'une  philosophie  vivante  et 
toute  humaine. 

Une  fonction  particulièrement  généreuse  les 
passionnait  :  celle  de  panser  les  blessures  et  de 
guérir  les  navrés  ;  elles  s'y  livraient  avec  zèle, 
et,  si  l'on  en  croit  les  témoignages  des  poètes, 
elles  y  réussissaient  à  miracle.  Ces  succès  doi- 
vent-ils être  attribués  aux  recettes  simples  et 
éprouvées  qu'elles  se  transmettaient  de  mère 
en  fille,  aux  potions  et  oiguemcnts^  dont  quel- 
ques spécimens  sont  venus  jusqu'à  nous,  sous 
le  nom  touchant  de  remèdes  de  bonnes  femmes  ? 
Étaient-ils,  en  majeure  partie,  le  résultat  du 
contact  magnétique  de  leurs  blanches  mains, 
délicates  et  attentives,  de  leurs  voix  douces  et 
pleines  de  tendres  consolations?  Les  guérisons 
avaient,  nous  le  croyons,  toutes  ces  causes  à  la 
fois. 

Ceux  qui  en  ont  écrit  ont  donné,  pour  but 
unique  de  leur  soin  d'acquérir  la  science  de 
guérir,  le  devoir  de  panser  elles-mêmes  leurs 
parents  et  leurs  amis  blessés  à  la  guerre  ou 
dans  les  tournois.  C'est  un  de  leurs  motifs  en 
effet,  le  passe-temps  favori  étant  alors  de  don- 
ner et  de  recevoir  des  coups  de  lance;  mais  ce 


DES    FEMMES.  353. 

motif  n'est  assurément  pas  le  seul.  Au  talent 
d'étanchcr  une  plaie,  de  l'entourer  de  bande- 
lettes, de  rédtaire  une  fracture,  les  femmes 
joignaient  celui  de  saigner,  de  ventouser,  de 
composer  des  élixirs  et  des  potions,  d'oindre 
les  parties  malades  du  suc  de  bonnes  herbes, 
et  de  les  désenfiévrer. 

Sous  le  nom  de  ventrières^  c'étaient  des 
femmes  qui,  à  l'exclusion  des  hommes,  faisaient 
les  accouchements  ;  par  délicatesse,  elles  se 
soignaient  entre  elles  dans  presque  toutes  les 
maladies.  Ainsi  dans  le  fabliau  de  la  Saineresse^ 
la  femme  rusée  qui  se  feint  malade,  pour  voir 
librement  son  ami,  le  fait  venir  sous  des  habits 
féminins,  afin  de  se  faire  poser  des  ventouses. 
Le  mari  se  laisse  tromper  à  ce  déguisement , 
car  seule  une  femme  était  autorisée  à  faire  à 
sa  compagne  une  semblable  opération. 

Dans  sa  dissertation  sur  l'état  des  sciences 
de  io3i  à  i3i4.  l'abbé  Lebeuf  nous  apprend 
qu'Abailard  voulut,  dans  sa  communauté  du 
Paraclet,  que  l'infirmière  au  moins  fût  experte 
en  médecine,  et  qu'il  y  eût  une  des  religieuses  , 
capable  de  donner  des  soins  aux  autres  sœurs. 
Les  lettres  d'Héloïse  nous  montrent  qu'elle- 
même  était  loin  d'être  ignorante  à  cet  égard. 

C'est  au  point  de  vue  du  pansement  héroïque, 
il  est  vrai,  que  les  preuves  sont  les  plus  nom- 
breuses.  A  chaque  page  de  nos  innombrables 

2  3 


354  CRITIQUES    ORIGINALKS 

cpopces  chevaleresques,  apparaît  une  dame  ou 
une  demoiselle  piteusement  penchée  sur  un 
corps  meurtri.  Dans  le  roman  de  Perccval, 
lorsque  l'illustre  chevalier  a  cassé  le  bras  du 
sénéchal  de  sa  cour,  le  roi  Artus  «  qui  le  cuer 
at  tendre  »  envoie  chercher  pour  le  guérir  un 
médecin  et  trois  jeunes  tilles  ses  élèves  : 

...  Un  mire  moult  sage 
Et  trois  pucèles  de  s'escole, 
Qui  11  renoent  la  canole; 
Et  puis  li  ont  son  bras  lue 
Et  rasoldé  l'os  esmiié  {broyé). 

Autre  exemple  fourni  encore  par  Chrestien 
de  Troyes,  l'Homère  de  la  Table  ronde,  dans 
son  roman  d'Erec  et  d'Enide  :  Le  chevalier 
Erec ,  rapporté  sanglant ,  est  soigné  par  sa 
femme  et  par  les  deux  sœurs  du  comte  Cuivres. 
Ces  habiles  guérisseuses,  «  qui  moult  en  sa- 
voient  »,  enlèvent  premièrement  la  chair  gâtée 
'<  la  morte  car»;  puis  lavent  soigneusement  les 
plaies  : 

Et  remètent  emplastre  sus, 
Cascuns  jor  une  fois  ou  plus; 
Le  faisoient  mangier  et  boivre. 
Si  le  gardent  d'aus  et  de  poivre. 

Dans  la  jolie  nouvelle  à'Aucassin  et  Nicolète. 
Aucassin  tombé  de  cheval  sur  une  pierre,  s'est 
démis  l'épaule,  sa  mie  ne  charge  personne  de 


DES    FEMMES.  355 

sa  guérison  ;  elle-même  opère  la  cure  et  le 
pansement  :  «  Elle  le  portasta  et  trova  qu'il 
avoit  Tespaulle  hors  du  liu  {lieu]:  elle  le  mania 
tant  à  ses  blanches  mains  et  porsaça,  si  com 
Diex  le  veut  qui  les  amans  aime  ,  qu'èle 
(l'épaule)  revint  à  liu  {en  place);  et  puis  si  prist 
desflors  et  de  Terbe  fresce  et  des  feuilles  verdes, 
si  les  loia  sus  au  pan  de  sa  cemise,  et  il  fu  tox 
garis  ». 

La  belle  sarrazine  Floripe,  dans  le  vieux  ro- 
man de  Fiérabras,  panse  Olivier  avec  la  man- 
dragore, cette  plante  mystérieuse  aujourd'hui 
perdue  ;  après  l'avoir  délivré  de  la  prison  où 
l'émir  Balan  l'avait  fait  jeter,  elle  lui  demande 
s'il  n'a  pas  «  le  cors  plaie  ni  navré  ». 

—  Oil,  dist  Olivier,  ou  [au)  flanc  et  ou  costé. 

—  Par  foi  !  ce  dist  la  bêle,  je  vous  donrai  santé. 
(Elle)  vait  à  la  mandeglore,  i  peu  en  a  osté, 
(A)  Olivier  l'aporte;  tantost  k'en  ot  usé, 

Si  sanèrent  ses  plaies,  si  revint  en  santé. 

Gérard  de  Nevers,  blessé  dans  un  combat, 
n'eut  pas  d'autre  médecin  qu'une  demoiselle  : 
«  Une  pucèle  de  léans  le  prlst  en  cure  ;  si  le 
pensa  tèlement  que  en  pou  d'espace  en  com- 
mença à  amender...  tèlement  et  si  bien  le 
pensa  la  pucèle,  que,  avant  que  le  mois  fust 
passé,  il  fut  remis  sus  et  du  tout  guari.  " 

Egalement  dans  le  dramatique  lai  Je  Gu- 
gemer,  par  Marie  de  France,  le    chevalier  de 


356  CRITIQUES    ORIGINALES 

ce  nom,  atteint  à  la  cuisse  par  sa  propre  flèche, 
est  soigné  par  une  dame  et  sa  nièce,  avec  les 
mêmes  soins  touchants.  Quand  elles  l'eurent 
couché  sur  le  lit  de  la  jeune  fille  : 

Bn  baçins  d'or  l'ève  [l'eau]  aportcrcnt, 

Sa  plaie  et  sa  quisse  lavèrent; 

A  un  bel  drap  de  chcisil  blanc 

Li  estèrent  d'entur  le  sanc, 

Puis  l'unt  estreitement  bandé... 

De  sa  plaie  nul  mal  ne  sent. 

On  pourrait  multiplier  à  l'infini  les  citations  : 
celles-ci  suffisent  à  prouver  la  vaillante  acti- 
vité des  femmes  de  France,  à  une  époque  où 
leurs  sœurs  d'Italie  et  d'Espagne,  cloîtrées  à 
l'intérieur  du  logis,  reléguées  dans  une  sorte 
de  gynécée,  comme  les  matrones  de  la  Grèce 
antique,  s'étaient  laissé  enlever  la  part  qui  re- 
vient légitimement  aux  femmes,  dans  toutes  les 
grandes  émotions  des  sociétés  auxquelles  elles 
appartiennent. 

Faire  tourner  les  appétits  indomptables  de 
leurs  contemporains  à  l'adoucissement  des 
moeurs  ;  se  composer  avec  les  raffinements  les 
plus  subtils  de  la  passion  d'amour,  un  bouclier 
féerique,  capable  de  rompre  tous  les  diaboliques 
enchantements  de  la  force  ;  employer  les  pro- 
messes du  sourire  à  tempérer  l'abus  de  la  lance, 
presque  à  en  anoblir  l'usage,  à  faire  germer 
l'équité  dans  lea  cœurs  endurcis  par  la  perma- 


DES    FEMMES.  357 

nence  des  crises  meurtrières;  provoquer  par 
l'invention  de  jeux  aimables,  de  distractions 
spirituelles,  l'éveil  des  facultés  de  l'intelligence 
et  des  subtilités  de  l'esprit  :  tel  est  le  lot  glo- 
rieux dont  nos  mères,  au  temps  des  Croisades, 
avaient  réussi  à  s'emparer.  Telle  est  la  mission 
qu'elles  s'efforçaient  de  remplir,  aux  applaudis- 
sements de  leurs  rudes  compagnons  eux-mêmes, 
un  moment  fascinés  et  assouplis. 

Les  témoignages  précis,  assemblés  en  un 
faisceau  lumineux  par  nos  persévérantes  re- 
cherches, l'histoire,  malgré  ses  regrettables 
lacunes,  les  confirme  pleinement.  Avec  la  seule 
puissance  de  leurs  charmes,  habilement,  diplo- 
matiquement mise  en  jeu,  nos  aïeules  étaient 
parvenues  à  reprendre,  au  conseil  supérieur,  la 
place  dont  la  loi  Salique  semblait  les  avoir  dis- 
courtoisement  exclues.  Sans  cette  reprise  d'in- 
fluence et  le  concert  de  leurs  efforts  civilisa- 
teurs, l'interminable  période  féodale ,  tout 
entière,  eut  offert  la  réalisation  du  sombre  rêve 
de  l'enfer.  Si  nombreuses  que  fussent  alors  les 
enceintes  monastiques,  ouvertes  aux  natures 
amies  des  labeurs  de  l'esprit,  aux  intelligences 
ennemies  de  la  violence,  elles  n'auraient  jamais 
suffi  à  contenir  les  foules  effarées,  fuyant  les 
sanglants  désordres  d'un  monde  qui  justifiait 
si  bien  l'épithète  de  Vallée  de  larmes. 

Grâce  aux  femmes  de  France,   la   brutalité 


358  CRITIQUES   DES   FEMMES. 

apprit  à  rougir  de  ses  excès;  demi-domptée, 
elle  permit  à  la  société  du  moyen-âge  de  res- 
pirer, de  prendre  quelques  trêves,  de  préparer 
ses  forces  pour  franchir,  sans  s'y  briser,  les 
nouveaux  écueils  dont  les  compétitions  à  ou- 
trance des  princes  de  France  et  d'Angleterre 
allaient,  pendant  près  de  deux  siècles  encore, 
hérisser  les  voies  de  la  pensée  et  du  progrès. 


I 


CONCLUSION 


'auteur  de  ces  patientes  études 
Sf^^  sur  la  vie  de  nos  ancêtres,  a  le 
,,- fë-"''/^  .^l  ferme  espoir  d'avoir  contribué  à 
<S^7^73=^S4  accroître  le  mouvement  de  curio- 
sité qui,  depuis  le  commencement  de  notre 
siècle,  s'est  manifesté  par  soubresauts,  autour 
de  cette  intéressante  époque.  Si  Ion  veui  bien 
admettre  que  ces  tableaux  variés,  où  sont  re- 
tracées les  habitudes  sociales  de  nos  aïeux  et 
l'influence  civilisatrice  de  nos  mères,  dans  ces 
temps  reculés  de  notre  histoire,  ne  sont  pas 
une  œuvre  d'imagination,  on  se  convaincra 
que  cette  part  de  notre  irradiation  nationale 
doit  rentrer  dans  le  trésor  historique  de  la 
France. 
Nous  avions  oublié,  sur  la  voie,  le  plus  pré- 


36o  CONCLUSION. 

cieux  wagon  de  notre  bagage  patriotique  : 
celui  qui  contient  les  originaux  de  nos  titres 
patronymiques,  les  clans  les  plus  spontanés  de 
nos  croyances,  de  notre  littérature,  de  notre 
génie  spécial,  de  notre  verve  initiatrice;  il  faut 
nous  hâter  de  le  rattacher  au  reste  du  train,  si 
nous  avons  à  cœur  d'arriver  en  gare  de  la  pos- 
térité, avec  nos  richesses  nationales  au  grand 
complet. 

Rien  de  plus  obligatoire  pour  nous  que  cette 
restitution,  sans  laquelle  l'acte  de  naissance  de 
notre  race,  demeurant  mutilé,  permettrait  de 
croire  que  nous  descendons ,  directement  et 
sans  transition  intellectuelle,  des  Grecs  et  des 
Latins.  Si  l'on  ne  se  met,  dès  aujourd'hui,  au 
travail,  pour  ressouder  à  la  chaîne  rompue  des 
trtiditions  françaises  ces  anneaux,  que  l'indif- 
férence a  laissés  s'oxyder  et  se  briser  ;  si  l'on 
ne  s'empresse  d'arracher  pieusement,  patiem- 
ment, méthodiquement,  par  couches  succes- 
sives et  par  ordre  de  dates,  les  débris  de  nos 
annales  poétiques  et  biographiques  ;  ces  inap- 
préciables témoins  achèveront  de  tomber  en 
poussière. 

Alors  la  nuit  se  fera  autour  de  ces  souvenirs 
effacés,  plus  profonde  qu'autour  des  ruines 
de  l'Egypte  des  Pharaons.  Nos  historiens  tra- 
vailleront en  vain  h  chercher  le  mot  de  l'énigme 
féodale;  ils  ne  parviendront  plus  à  retrouver 


CONCLUSION.  36 1 

le  sens  vrai  des  quelques  faits  généraux,  si  bi- 
zarrement contrastés,  qui  sont  parvenus  jus- 
qu'à nous,  avec  de  si  déplorables  lacunes. 

Le  pourquoi  de  ces  tourbillonnements  de 
foules,  de  ces  entraînements,  de  ces  révoltes 
féroces,  surgissant  tout-à-coup  au  milieu  d'une 
soumission  en  apparence  absolue  ;  la  cause 
de  ces  mélanges  de  bon  sens  et  d'hallucination, 
d'excessive  crédulité  et  d'irrévérence  hostile 
au  prêtre  ;  le  motif  de  ces  alternatives  de  bonté 
extrême,  de  dévouement  héroïque,  coudoyant 
la  plus  égoïste  rapacité,  la  plus  impitoyable 
barbarie  ;  en  un  mot,  ce  secret  du  mystérieux 
moyen-âge,  dont  le  philosophe  a  tout  autant 
besoin  que  l'historien,  nous  échappera  à  tout 
jamais. 

On  ne  saurait  trop,  ni  trop  bruyamment,  in- 
sister sur  la  nécessité  d'un  effort  de  sauvetage, 
en  faveur  de  nos  manuscrits  de  langue  romane, 
etfort  prompt,  régulièrement  suivi,  ininter- 
rompu, pour  rendre  à  la  lumière,  à  la  popu- 
larité m.ême,  au  moyen  de  traductions,  ces 
traces  brillantes  de  la  jeunesse  de  notre  patrie. 

Le  nouveau  volume,  que  nous  livrons  au- 
jourd'hui à  la  publicité,  contient  les  premiers 
linéaments  de  l'histoire  de  nos  mères,  au  temps 
des  Croisades  ;  la  meilleure  part  de  ses  pages 
a  été  employée  à  mettre  en  relief  la  piquante 
physionomie    de    ces    vaillantes    femmes   de 


302  CONCr.USION. 

France,  parvenues  à  reconquérir  l'inHuence 
légitime  que  le  droit  du  plus  fort  semble  avoir 
voulu  leur  enlever.  Les  feuillets  où  il  n'est 
pas  exclusivement  question  d'elles  forment 
un  cadre  vivant,  aux  détails  scrupuleuse- 
ment historiques,  destiné  à  faire  mieux  res- 
sortir leur  œuvre  civilisatrice,  si  hardiment 
précoce. 

Si  ce  complément  obligé  de  la  Vie  au  temps 
des  Trouvères  s'est  fait  attendre,  c'est  que  les 
documents  épars  de  ce  travail  ont  coûté  de 
longs  jours  à  découvrir  et  à  rassembler.  Il  est 
à  peine  croyable  ce  qu'il  a  fallu  fouiller  de  do- 
cuments, en  dehors  de  l'érudition  ordinaire, 
pour  arriver  h  donner  une  vraisemblable  au- 
thenticité à  cette  partie  de  nos  souvenirs, 
regardée  longtemps  comme  une  pure  invention 
de  poètes. 

Assurément,  s'il  n'avait  tenu  dans  ses  mains 
le  fil  conducteur,  autour  duquel  tous  ces  faits, 
en  apparence  frivoles,  viennent  se  grouper; 
s'il  n'avait  entrevu  tout  d'abord  la  nécessité  de 
l'ingérence  féminine  dans  les  agissements  vio- 
lents de  la  société  féodale,  l'auteur  eût  été  plus 
d'une  fois  tenté  d'abandonner  une  entreprise 
capable  d'absorber  les  longues  heures  d'un 
moine  cloîtré.  Mais  la  familiarité  de  cette 
époque  lui  avait  appris  que  la  juridiction  des 
Cours  d'Amour  était  le  seul  remède    qui  pût 


CONCLUSION.  3Ô'3 

tempérer  l'abus  des  professions  errantes,  folie 
contagieuse  de  ce  temps-là. 

Nos  turbulents  ancêtres  erraient  avec  fureur, 
à  la  recherche  des  périlleuses  aventures  :  che- 
valiers, écuyers,  servants  d'armes,  ribauds  sou- 
doyés, jusqu'aux  simples  manants  parvenus  à 
se  faire  enrôler  à  la  suite  de  quelque  seigneur, 
tous  cherchaient  l'occasion  de  vagabonder,  afin 
d'acquérir  los  et  butin.  Et  certes  les  occasions 
ne  manquaient  pas  :  les  croisades  contre  les 
hérétiques  du  Midi,  contre  les  Sarrazins  d'Es- 
pagne et  d'Orient;  les  lointains  pèlerinages,  les 
vœux  à  accomplir,  les  caprices  personnels,  les 
torts  imaginaires  à  redresser,  les  passes  d'armes 
et  tournois;  tout  contribuait  à  solliciter  l'hu- 
meur nomade  de  nos  fantasques  aïeux. 

Les  femmes,  cependant,  restaient  au  manoir, 
indéfiniment  privées  de  leur  soutien  naturel, 
obligées  de  se  garder  elles-mêmes,  de  défendre 
leurs  familles  et  leur  tnesnie,  leur  honneur  et 
leurs  domaines,  contre  les  projets  de  débauchés 
sans  scrupule  et  d'ambitieux  sans  frein. 

Quoi  de  plus  naturel  que  ces  belles  isolées 
aient  imité,  sans  la  connaître,  la  prudente 
adresse  de  Pénélope  ;  qu'elles  aient  donné  un 
but  de  défense  h  leurs  sourires,  et  gradué  leurs 
menues  faveurs,  pour  faire  patienter  les  appétits 
des  prétendants.  Nos  mères  firent  mieux 
encore  :  elles  entreprirent  d'élever  le  cœur  de 


3Ô4  CONCLUSION. 

ces  rudes  compagnons,  de  garottcr  ce  dange- 
reux entourage,  de  subtilités  d'amour  et  de 
lois  de  courtoisie,  d'enlacer  ces  importunitcs 
sauvages,  dans  les  prescriptions  d'un  code  h 
bases  révélées,  dont  elles-mêmes  s'étaient  cons- 
tituées les  gardiennes. 

Elles  prirent  h  tâche  de  se  créer  ainsi  des 
défenseurs  ardents,  des  amis  dévoués,  parmi 
ces  assaillants  de  chaque  jour.  Et  tout  cela 
prit  corps,  s'incarna  dans  les  mœurs  et  réussit 
si  bien,  qu'à  son  arrivée  en  France,  Blanche  de 
Castille  n'eut  qu'à  suivre  l'exemple  courtois  de 
ses  vassales,  pour  échapper  aux  mêmes  dan- 
gers. 

Se  peut-il  voir,  dans  les  annales  du  monde, 
rien  de  plus  poétique,  de  plus  franchement 
original  que  ce  fait  des  contemporaines  d'Hé- 
loïse,  saisissant  dans  leurs  mains  délicates  la 
trame  immortelle,  sur  laquelle  viennent  se 
broder  tous  les  grands  actes  de  l'humanité,  et 
s'en  faisant  une  armure  défensive,  plus  forte 
que  la  cotte  de  mailles  de  leurs  époux  ?  Quelle 
utopie  plus  osée  que  celle  de  faire  accepter  aux 
hommes  de  fer  de  la  première  période  cheva- 
leresque, les  articles  moitié  mystiques,  moitié 
sensuels,  d'une  loi  d'amour,  dont  les  infractions 
exposaient  les  coupables  à  se  voir  honnis  et 
bannis  de  la  compagnie  des  dames. 

Le  merveilleux  est  que  les  femmes  de  France 


CONCLUSION.  365 

aient  triomphé  dans  une  aussi  héroïque  entre- 
prise; que  pendant  près  de  trois  siècles,  le  culte 
de  la  grâce  et  de  la  beauté  ait  tenu  la  barbarie 
en  échec,  la  contraignant  à  s'associer,  dans  une 
certaine  mesure,  à  la  pose  des  premières  bases 
de  la  courtoisie  française  et  de  la  civilisation 
moderne.  C'est  là  précisément  ce  que  ce  livre 
a  la  prétention  d'avoir  rendu  historique  et 
vraiment  indéniable. 

Avant  de  quitter  ce  monde  si  incomplète- 
ment exploré,  où  les  grands  faits  de  l'histoire 
se  chantaient  comme  au  temps  d'Homère,  et 
s'écrivaient  en  vers  inspirés;  avant  de  faire 
trêve  à  ces  attrayantes  études  qui  nous  ont  pro- 
digué les  surprises,  constatons  que  si  cette  re- 
naissance intellectuelle,  inaugurée  par  l'amour 
de  la  poésie  et  la  poésie  de  l'amour,  avait  pu  se 
continuer  sans  interruption,  jusqu'à  l'avéne- 
ment  de  la  renaissance  classique,  l'Europe  en- 
tière serait  arrivée  plus  sûrement  et  plus  vite  à 
sa  régénération.  Lorsque  les  manuscrits  grecs, 
fuyant  le  mépris  des  Turcs,  firent  invasion 
parmi  nous,  si  la  pensée  antique  avait  trouvé 
la  littérature  romane  active  encore,  dans  son 
originale  saveur  qui  lui  valait  les  applaudisse- 
ments de  toutes  les  classes  de  la  société,  la  ri- 
valité des  deux  sœurs  aurait  produit  sans  nul 
doute  d'harmonieux  résultats. 

Ces  deux  branches  de  l'intelligence  humaine 


366  CONCLUSION. 

se  seraient  enlacées  avec  amour,  se  rendant 
mutuellement  la  vigueur  et  la  fécondité.  !/ave- 
nement  de  l'érudition  classique  n'aurait  pas 
produit  le  triste  phénomène  de  dérouter  la 
fibre  populaire,  et  de  rendre  désormais  le  gros 
de  la  nation  française  indifférent  à  la  poésie 
d'emprunt,  qu'on  installait  au-dessus  de  lui. 

Nous  n'aurions  pas  assisté  à  cette  scission  dé- 
plorable, qui  nulle  part  n'a  été  aussi  accentuée 
qu'en  France,  entre  le  goût  des  lettrés  et  celui 
du  reste  de  la  nation.  Nous  n'aurions  pas  vu 
chez  nous  le  peuple  se  désaffectionner  d'une 
littérature  presque  uniquement  faite  de  pla- 
giats, de  moulages  antiques,  dont  le  tort  était 
à  ses  yeux  de  ne  rappeler  rien  de  la  vie  na- 
tionale, rien  des  croyances  de  sa  race,  aucun 
nom  connu  et  cher  à  son  oreille,  aucune  des 
habitudes  du  foyer  de  la  patrie. 

Mais  la  barbarie  n'avait  pas  été  vaincue 
dans  toutes  ses  manifestations.  Si  les  violences 
du  foyer  cédaient  à  l'influence  des  Cours 
d'Amour,  les  violences  de  l'ambition  étaient 
dans  toute  leur  sauvage  vigueur,  prêtes  à  ra- 
viver les  sanglants  excès  du  droit  du  plus 
ibrt. 

Les  compétitions  féroces  des  princes  des  deux 
rives  de  la  Manche  devaient  bientôt  effacer  la 
trace  des  Trouvères,  noyer  l'œuvre  charmante 
de  nos  a'ieules.  et  annuler  nos  premiers  efforts 


CONCLUSION.  367 

de  civilisation.  Une  émulation  de  massacre  et 
de  ruine  allait  séparer  la  France  et  l'An- 
gleterre .  rapprochées  depuis  Guillaume  le 
Conquérant,  par  le  langage,  les  détails  de  la 
vie  sociale  et  les  intérêts  de  relations.  Une 
frontière  de  rancune  et  de  haine  allait  s'élever 
des  deux  côtés  du  détroit,  pour  ne  tomber 
qu'au  milieu  du  xix«  siècle. 

A  ce  propos,  qu'il  me  soit  permis  d'exprimer 
un  regret  que  le  résultat  de  ces  recherches  fait 
naître  irrésistiblement.  Dans  ce  temps-là,  les 
riverains  des  deux  bords  de  la  Manche  étaient 
plus  voisins  de  mœurs  et  de  parler,  que  ne  le 
furent  longtemps  les  Français  des  deux  rives 
de  la  Loire.  Les  Trouvères  formaient  un  lien 
intermédiaire  entre  les  deux  races.  C'est  en 
Angleterre  que  Marie  de  France  a  rimé  ses 
lais  gracieux  et  ses  fables  aux  courageuses  mo- 
ralités. C'est  à  la  persuasion  du  roi  anglais 
Henri  II,  passionné  pour  la  poésie,  que  Robert 
Wacc  traduisit,  sur  la  version  latine,  le  roman 
de  Brut  en  français.  A  la  même  influence  sont 
dues  les  traductions  en  prose  française  de 
Tristan,  de  Méliadus,  du  Saint-Graal  et  de  sa 
Qiieste^  de  Joseph  d'Arimathie,  de  Merlin,  de 
Lancclot  du  Lac.  faites  par  Lucas  de  Gast, 
Gasse-le-Blont,  Gauthier  Map,  Robert  et  Hélis 
de  Borron,  Rusticien  de  Pise,  tous  nés  en  An- 
gleterre ,   affirme  Roquefort,  dans  son    livre  : 


368  CONCLUSION. 

«  De  l'état  de  la  poésie  française  dans  les  xii'- 
et  xm"  siècles  y. 

La  partie  influente  de  la  nation  anglaise  et 
tout  le  peuple  de  ses  provinces  méridionales 
parlaient  et  écrivaient  le  roman  du  nord  de  la 
France.  Aux  Croisades,  les  chevaliers  des  deux 
races  se  mêlèrent  souvent  ;  le  même  nom  de 
Francs  les  accueillait,  partout  où  les  portait 
leur  humeur  aventureuse. 

Si  Edouard  III,  dans  le  dessein  d'envenimer 
incurablement  un  antagonisme  qui  le  servait, 
n'avait  brisé  le  trait  d'union  du  langage,  les 
deux  peuples  retenus  par  ce  lien  familial,  beau- 
coup plus  fort  qu'on  n'est  tenté  de  le  supposer, 
seraient  peut-être  réunis  aujourd'hui  dans  les 
mêmes  efforts  de  progrès  et  de  liberté.  Notre 
langue,  cultivée  avec  le  génie  de  deux  races  si 
fortement  trempées,  régnerait  sans  doute  sur  le 
monde.  Les  œuvres  de  la  pensée,  mûries  à 
profusion  des  deux  côtés  de  la  Manche,  enri- 
chies de  toutes  les  virtualités  intellectuelles, 
de  toutes  les  hardiesses  de  l'esprit,  de  toutes 
les  aspirations  idéales  et  réalistes,  poétiques  et 
pratiques,  inonderaient  de  lumière  le  globe 
entier,  rayonnant  à  la  fois  de  Londres  et  de 
Paris. 

Il  n'est  même  pas  téméraire  de  supposer  que 
la  langue  universelle,  ce  moyen  de  communion 
permanente  des  peuples,  si  efficace  à  faire  dis- 


CONCLUSION.  Jbq 

paraître  les  malentendus  sanglants,  serait  au- 
jourd'hui bien  près  d'être  fondée  par  l'usage 
du  français  conservé,  depuis  les  Trouvères 
jusqu'à  nous,  chez  les  deux  grandes  nations  de 
l'Occident.  Ce  langage  à  la  fois  élégant  et  ra- 
tionnel serait  répandu  sur  la  majeure  partie 
de  l'Amérique,  sur  les  zones  les  mieux  colo- 
nisées du  continent  africain,  sur  l'Océanie  tout 
entière  ;  il  serait  devenu  la  parole  dirigeante 
des  deux  vastes  péninsules  asiatiques,  et  la 
langue  régénératrice  des  agglomérations  chi- 
noise et  japonaise. 

Les  glorieux  livres  des  deux  plus  fécondes 
littératures  européennes,  lancés  par  cent  mille 
exemplaires  dans  toutes  les  directions  du 
compas,  attaqueraient  les  préjugés,  vulgarise- 
raient les  arts,  les  lettres  et  les  sciences,  seuls 
éléments  de  vie,  avec  une  puissance  qu'il  est 
difficile  à  notre  Babel  moderne  d'imaginer. 
Ah  !  de  quel  instrument  de  conciliation  et  de 
progrès,  de  quelle  rapide  possibilité  de  propa- 
gande le  fatal  décret  d'Edouard  III  a  privé  la 
civilisation  ! 

Au  point  de  vue  de  la  légitime  influence  des 
femmes,  comme  force  moralisatrice,  cette  re- 
prise de  la  barbarie  eut  également  de  déplo- 
rables résultats.  L'ouragan  de  fer  qui  s'abattit 
sur  la  France,  h  partir  de  Philippe  de  Valois, 
éteignit    toutes    les   voix    douces   et    concilia- 

24 


SyO  CONCLUSION. 

trices  ;  il  obscurcit  la  scrcnitc  de  l'intelligence. 
Les  têtes  s'cncom'irèrcnl  à  nouveau  Je  pensées 
funèbres;  la  terreur  et  la  superstition  reprirent 
le  dessus.  Les  femmes  durent  céder  le  pas 
aux  inquisiteurs.  Les  gracieux  jurisconsultes 
d'amour  se  virent  enlever  leur  souriante  ma- 
gistrature, qui  métamorphosait  les  appétits  en 
sentiments,  faisait  naître  l'intuition  du  devoir, 
et  jetait  à  travers  les  éblouissements  de  la 
force,  les  premières  lueurs  d'une  équitable 
réciprocité. 

A  la  place  des  Cours  d'Amour,  on  vit  appa- 
raître les  tribunaux  ecclésiastiques,  oij  sié- 
geaient des  moines  en  vêtements  de  pénitence 
et  des  prêtres,  forcés  par  leur  croyance  à  voir 
le  doigt  de  Satan  dans  ces  matières  inter- 
sexueiles,  qu'ils  signalaient  comme  la  pierre 
d'achoppement  de  toute  sagesse,  l'écueil  ordi- 
naire de  toute  force  et  de  toute  vertu. 

Alors,  au  lieu  des  subtilités  prudentes  d'une 
élégante  casuistique  des  passions,  dont  le  but 
était  de  tempérer,  de  moraliser  sans  rigueur 
inutile,  en  évitant  le  scandale  et  les  découra- 
gements, on  assista  à  des  procédures  impi- 
toyables, audacieuses  jusqu'à  l'obscénité  ;  on 
entendit  retentir  le  bruit  d'enquêtes  indécentes, 
dans  lesquelles  la  puissance  génératrice  des 
époux  devenait  le  sujet  d'investigations  impu- 
dentes et  détaillées.   Au  prétoire  des  prélats, 


CONCLUSION.  371 

on  vit  installer  le  lit  du  Congrès,  dans  lequel 
le  pauvre  mari  était  condamné  à  faire  preuve 
de  virilité,  devant  témoins.  Le  clergé ,  voué 
par  sa  foi  et  son  serment  aux  austérités  du  cé- 
libat, fournit,  pendant  plusieurs  siècles,  les 
experts  et  les  juges  de  ces  constatations  mal- 
honnêtes, de  ces  épreuves  éhontées. 

Ne  nous  étendons  pas  davantage  sur  ce  triste 
sujet,  qui  contraste  si  lamentablement  avec  les 
équitables  sentences  et  les  délicates  enquêtes, 
dont  l'histoire  a  fait  le  cœur  de  ce  volume.  Les 
enormités  de  ce  repoussoir  ne  peuvent  nous 
servir  qu'à  faire  mieux  comprendre  la  légiti- 
mité de  cet  autre  regret  :  celui  d'avoir  vu 
ravir  aux  femmes  de  France  la  part  d'influence 
qu'elles  avaient  su  conquérir.  Espérons  que  ce 
lot  le  moins  contestable  de  leur  action  dans  les 
sociétés  humaines,  de  leur  collaboration  spé- 
ciale à  l'œuvre  collective,  leur  sera  tôt  ou  tard 
restitué. 

On  se  tromperait  tort,  je  le  répète  et  j'y 
insiste,  si  l'on  ne  voyait  qu'un  jeu  d'imagina- 
tion dans  ces  études  ;  elles  ont  été  faites,  il  est 
vrai,  avec  un  accent  de  bonne  humeur,  capable 
de  mettre  en  défiance  les  érudits;  mais  chaque 
document  cité  est  puisé  à  sa  source  ;  aucune 
phrase  «  soit  en  roman  soit  en  latin  »  n'a  été 
détournée  de  son  sens;  j'ai  scrupuleusement 
respecté  la  parole  de  nos  vieux  maîtres. 


J72  CONCLUSION. 

Mon  livre,  La  Vie  au  temps  des  Trouvères, 
n'a  pas  eu  à  se  plaindre  de  la  critique;  à  part 
quelques  doutes  ou  mieux  quelques  exclama- 
tions d'étonnement,  ceux  de  mes  confrères  de 
la  presse  qui  en  ont  rendu  compte  l'ont  ac- 
cueilli d'une  manière  très-flatteuse.  Seule,  une 
revue  spéciale  en  matière  d'érudition  a  cru 
devoir  se  montrer  pointilleuse  à  mon  égard. 
Elle  m'a  reproché  de  simples  coquilles  :  Rute- 
beuf,  par  exemple,  se  trouvait  enrichi  de  deux 
T  sur  la  couverture;  l'orthographe  du  nom  de 
Robert  Wace  n'était,  paraît-il,  pas  correcte,  ce 
que  je  n'ai  pas  encore  compris.  Si  l'austère 
critique,  qui  a  voilé  son  nom  sous  le  masque 
d'un  psi  grec,  avait  réellement  lu  mon  ouvrage, 
il  y  aurait  rencontré  une  bien  plus  grave  in- 
correction :  (page  107,  ligne  16),  un  X  mis  à  la 
place  d'un  V  changeait  Louis  VII  en  Louis  XII, 
lequel  n'avait  absolument  rien  à  faire  dans  les 
événements  dont  il  était  question.  Cette  erreur 
typographique,  où  mon  érudition  avait  si  peu 
de  part,  m'a  cependant  poursuivi  comme  un 
remords;  je  rougis  encore  à  la  pensée  qu'un 
lecteur  candide  ait  pu  s'y  tromper. 

Dans  les  épluchures  peu  bienveillantes,  dont 
je  parle,  il  y  en  avait  de  plus  sérieuses  ;  il 
s'agissait  de  trois  trouvéresses  apocryphes  ou 
prétendues  telles,  dont  l'existence  de  deux,  au 
moins,  est   attestée   par  les   poèmes   de   leurs 


CONCLUSION.  373 

contemporains  et  le  témoignage  du  conscien- 
cieux président  Claude  Fauchet.  Ce  dernier, 
il  est  vrai,  nomme  Saincte  Des  Prées  et  Doëte 
de  Troyes  chanteresses  et  non  trouvéresses. 
Qui  de  nous,  d'ailleurs,  oserait  se  dire  impec- 
cable dans  ce  genre  d'études,  surtout  dans 
le  détail  des  fouilles  pratiquées  au  cœur  de  ces 
profondeurs  ténébreuses  du  moyen  âge,  où  le 
rayon  de  lumière,  introduit  depuis  peu,  est 
encore  si  vacillant? 

S'il  y  avait  autour  de  l'épisode  historique 
des  Cours  d'Amour,  restitué  par  mes  travaux, 
quelque  nom  à  l'orthographe  discutable,  quel- 
que coquille  échappée,  quelque  détail  mal  en 
ordre;  cela  se  noierait  assurément  dans  le  flot 
de  témoignages  robustes  dont  je  l'ai  appuyé. 
A  ce  propos,  qu'on  me  permette  de  glisser  ici 
un  petit  fait,  à  l'appui  de  la  loyauté  de  mes 
citations. 

Il  y  a  deux  ou  trois  ans,  un  jeune  professeur 
au  Collège  de  France  m'avait  fait  l'honneur  de 
lire  mes  Libres  Prêcheurs,  devanciers  de  Lu- 
ther et  de  Rabelais,  et  d'y  puiser  la  donnée 
philosophique  de  quelques  leçons;  une  citation, 
cependant,  lui  inspirait  des  doutes.  Il  vint  me 
voir  :  «  Votre  livre,  dit-il  en  m'abordant,  con- 
tient malheureusement  une  citation  invraisem- 
blable, qui  passe  pour  controuvée,  aux  yeux 
d'érudits  de  ma  connaissance.  —  Ah  !  et  Quelle 


374  CONCLUSION. 

est  cette  citation  ?  —  Celle  où  vous  mettez 
Jans  la  bouche  d'un  grave  prélat  espagnol. 
Saint  Vincent  Ferricr  d'Alicante,  la  parabole 
à  saveur  égrillarde,  dont  le  Calendrier  des 
Vieillards,  de  La  Fontaine,  semble  s'être  in- 
spiré. » 

A  cette  inculpation  si  franche,  je  répondis 
en  plaçant  entre  les  mains  de  M.  G.  G...  un 
exemplaire  gothique  (édit.  de  Venise,  1496)  des 
sermons  de  Sanctis,  de  ce  vénérable  prédica- 
teur, et  lui  montrait,  au  verso  de  la  page  64, 
le  leste  apologue,  destiné  à  louer  la  docilité  de 
Sainte  Elisabeth  aux  assauts  muets  de  son  vieux 
mari,  auquel  l'ange  avait  donné  l'ordre  d'en- 
gendrer le  Précurseur.  Non  content  d'être  per- 
suadé lui-même,  le  jeune  professeur  voulut 
faire  justice  :  il  me  pria  de  lui  confier  cette 
preuve  écrite,  afin  de  convaincre  les  sceptiques 
érudits. 

Dans  ce  nouvel  ouvrage,  j"ai  conservé  mon 
habitude  de  ne  m'en  rapporter  qu'à  moi  pour 
l'authenticité  des  documents.  Le  livre  d'André 
Le  Chapelain,  par  exemple,  ce  témoin  vivant  de 
l'influence  des  femmes  de  France,  aux  xi"  et 
xii''  siècles,  je  l'ai  non-seulement  tenu  sous  mes 
yeux;  mais  je  l'ai  acquis  de  mes  deniers,  afin 
de  pouvoir  l'annoter  et  le  rayer,  à  mon  aise,  de 
rouge  et  de  bleu.  Je  l'ai  traduit  et  commenté; 
je  l'ai  pour  ainsi  dire  appris  par  cœur,  prêt  à 


CONCLUSION.  jyS 

le  livrer  traduit  à  l'impression,  si  l'occasion 
s'en  présentait.  J'avais  senti  combien  il  eût  été 
imprudent  de  m'en  rapporter  à  autrui,  fût-ce 
il  Fauriel,  fût-ce  à  Raynouard,dans  les  citations 
d'un  texte  si  précieux,  dont  l'un  ni  l'autre 
n'avait  eu  à  emprunter  autant  que  moi. 

Ce  n'est  assurément  pas  tout  de  faire  preuve 
d'une  pointilleuse  érudition,  d'une  mémoire 
strictement  correcte,  capable  d'orthographier, 
à  un  iota  près,  les  termes  d'un  idiome  vieilli  ; 
sous  le  scrupule  exagéré  de  la  lettre,  on  laisse 
trop  souvent  s'évaporer  le  parfum  de  l'esprit. 
L'essentiel  n'est-il  pas  de  pénétrer  le  sens  vi- 
vant du  texte  des  vieux  maîtres,  d'en  ranimer 
la  pensée  en  même  temps  que  l'expression  ? 
Gardons-nous  bien  de  mériter  ce  reproche  de 
Gaultier  de  Metz  : 

Maintes  c(h)oses  sont  en  romans 
Dont  c(h)ascuns  n'entent  pas  le  sens, 
Encore  sace-il  {qu'il  sache)  bien  le  langage. 

Or,  ce  sens  historique,  c'est  aux  amis  trop 
peu  nombreux  des  vieux  livres,  aux  esprits 
pénétrants  et  raffinés  qui  apprécient  ces  échos 
de  la  jeunesse  de  notre  race ,  c'est  à  eux 
«  non  à  aultres  »  que  je  m'adresse  pour  savoir 
si  je  l'ai  véritablement  pénétré. 

Tel  qu'il  est,  d'ailleurs,  ce  livre  de  «  la  Vie  au 
temps  des  Cours  d'Amour  »,  venant  rejoindre 


376  CONCLUSION^ 

son  aîné  :  «  la  Vie  au  temps  des  Trouvères  ». 
servira,  je  l'espère,  à  stimuler  l'ardeur  des  es- 
prits friands  de  belles  découvertes,  de  trésors 
arrachés  à  cette  mine  d'or  nationale,  à  cette 
littérature  si  abondante,  si  brillamment  variée, 
si  hardiment  primcsautière  de  nos  confrères  du 
temps  des  Croisades. 

Cette  étude  sera  tout  au  moins  un  spécimen 
d'attrayantes  investigations,  un  programme  de 
fortifiantes  hypothèses,  que  compléteront  et  fe- 
ront mûrir  d'autres  fervents  penseurs,  égale- 
ment passionnés  pour  les  souvenirs  lointains 
de  la  patrie,  également  attirés  par  les  lumineux 
témoins  de  ces  premiers  efforts,  aujourd'hui 
presque  oubliés.  Ce  rôle  d'introducteur  au  pa- 
lais des  ancêtres  n'est-il  pas,  à  lui  seul,  une 
haute  et  enviable  mission  ? 

ANTONY    MÉRAY. 


TABLE  DES   MATIÈRES 


Pages. 
Introduction i 

CHAPITRE   I. 

Jeux  sanglants,  chasses  en  forêt,  souve- 
nirs de  l'aurochs  et  de  l'ours i5 

CHAPITRE    II. 

La  fauconnerie,  chasses  en  rivière  et  en 
plaine,  dames  et  faucons By 

CHAPITRE    III. 
Jeux  d'adresse  et  de  hasard  :  les  dés,  les 
échecs,  les  tabks 60 

CHAPITRE    IV. 

Déduits  joyeux,  jeux  sous  l'ormel,  jeux- 
partis ■      81 


378  TABLE    DES    MATIÈRES. 

Pages. 
CHAPITRE    V. 

Cours  d'Amour,  leur  raison  d'ctrc,  leur 
chroniqueur  contemporain 107 

CHAPITRE    VI. 

Les  dames  des  Cours  d'Amour,  leurs 
fonctions  judiciaires,  lieux  où  se  tenaient 
leurs  parlements l'ii 

CHAPITRE   VII. 

Le  Code  d'Amour,  sa  légende  et  son 
autorité 1 5() 

CHAPITRE    VIII. 

Arrêts,  consultations  et  pénalités  d'a- 


i85 


CHAPITRE    IX. 


Avances  faites  par  les  dames,  savante 
gradation  des  amoureuses  faveurs,  leur 
but  moralisateur  et  élevé.     .  .     .     .212 

CHAPITRE  X. 

Détails  d'hospitalité,  domesticité  at- 
trayante, service  de  la  table  avant  Tinven- 
tion  de  la  fourchette 237 


TABLE    DES    MATIERES.  jyg 

Pages. 
CHAPITRE   XI. 

Activité  des  villes,  cris  des  marchands, 
armoiries  du  commerce,  bains  en  com- 
mun, mendicité  des  ordres  religieux.   .     .    262 

CHAPITRE   XII. 

Ruses  du  commerce  au  temps  féodal, 
dits  à  l'éloge  des  métiers,  valeur  vénale 
des  serfs 286 

CHAPITRE  XIII. 

Mirage  des  pays  orientaux,  mires  et 
charlatans,  l'argent  et  les  argentiers.   .     .    3o8 

CHAPITRE   XIV. 

Critiques  originales  des  femmes,  leur 
lot  dans  les  fonctions  de  la  vie  féodale.     .     334 

Conclusion 35o 


1^     E    PRÉSENT    LIVRE    FUT    COMMENCÉ 

Û   d'imprimer  en  la  cité  d'arras, 
A  été  continué  en  la  ville  de 

PARIS  ,     sous     LA     DIRECTION     ET     AUX     FRAIS 

DE  A.  CLAUDIN,  LIBRAIRE  DE  PARIS  ET  DE  LYON 

ET  ACHEVÉ  d'imprimer   PAR   C.  MOTTEROZ 

MAÎTRE     IMPRIMEUR     A     PARIS 

RUE    DU    DRAGON,    N°    XXXI 

LE  XX°  JOUR  DE  JANVIER 

DE        l'année 

M.D.CCC.LXXVI. 


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