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A. MÉRAY
Auteur des Libres 'Vrêcheurs, Devanciers
de Luther et de Rabelais
et de la Vie au temps des Trouvères
LA VIE
qAV TEMTS T)HS
COURS D'AMOUR
LA VIE
q4U TEcMTS "DES
COURS D'AMOUR
CROYANCES, USAGES ET MŒURS INTIMES
des
XI", XIJ" & Xlir^ Siècles
D APRES LES
CHRONIQUES, GESTES,
JEUX- PARTIS ET FABLIAUX
'Par
ANTONY MÉRAY
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^7
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1/
A. CLAUDIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
3 et 5, rue Guénégaud, 3 et 5
MDCCCLXXVI
INTRODUCTION
DIVERSES époques de nos annales,
on voit les femmes entrer en scène
avec la gracieuse autonté de l'in-
tuition morale, de la délicatesse et
du dévouement. De grandes figures féminines
illuminent fréquemment les coins assombris de
notre vie nationale. Après chacune de ces guer-
res si longues, si meurtrières, si compliquées
du moyen-âge, ramenant à leur suite les formes
brutales et les appétits grossiers, apparaît au
milieu de nous une Héloïse, une Christine de
Pisan, une Marguerite d'Angouléme qui ravi-
vent la recherche de l'idéal et le bon goût ; cha-
que épreuve accablante, infligée à la patrie, fait
surgir d'entraînantes enthousiastes : Clotilde.
Geneviève, Jeanne d'Arc, dont la souriante
confiance relève les courages abattus.
2 INTRODUCTION.
Dans les périodes de violence et d'avidité sans
frein, où les mœurs se dégradent, où tout est à
la merci du plus rusé et du plus fort, les fem-
mes se liguent par groupes, compagnies fran-
ches de l'honneur et du droit; elles se mettent
en avant, sans scandale et sans haine, afin de
sauver, en France, la renaissance de la civilisa-
tion.
Avec une adresse infinie et des raffinements
adorables, on les voit, aux douzième et treizième
siècles, se saisir de la direction morale de la so-
ciété française, sans rodomontade et sans bruit.
Au moyen de jeux d'esprit, de sentimentales
distractions, elles parviennent à glisser, peu à
peu, des tribunaux présidés par leur sexe, en
plein pays de loi Salique; elles accoutument bel
et bien les fiers donneurs de coups de lance à
les voir juger les détails des mœurs intimes,
créer des lois nouvelles, et courber sous leur
gracieux arbitrage, les fronts les plus sauvages,
les plus orgueilleux, les plus puissants.
Cette juridiction sans précédent, décorée du
doux nom de Cours d'Amour, est si complète-
ment originale ; elle touche de si près au rêve,
à l'utopie, à la poésie idéale, que les historiens
n'ont pas osé la prendre au sérieux. Ceux d'en-
tre eux qui la mentionnent, en passant, crain-
draient pour leur réputation de gravité, s'ils
se hasardaient à y reconnaître autre chose
INTRODUCTION. 5
qu'un divertissement de haute saveur. Et cette
influence si légitimement usurpée, ce lot des
choses du cœur, dont l'appréciation leur re-
vient si naturellement, nos femmes de France
les conservent jusqu'au jour où toute joie s'éteint
parmi nous, jusqu'à l'heure où cessent de chanter
nos Trouvères; quand commencèrent les longs
désastres de la patrie, inaugurés par le roi Jean.
Au lieu de rester reléguées dans leurs manoirs
aux croisées soigneusement grillées et treillagées
defer, comme leurscontemporaines d'Espagne et
d'Italie; au lieu d'imiter ces cloitrées du mariage,
ces épouses recluses de par de là les Alpes et les
Pyrénées, les femmes de France se mêlent à la
vie publique de leur pays.
Pour adoucir la férocité des tournois, elles
y assistent, elles se font juges des coups de lance;
elles couvrent de leurs talismans d'amour :
d'une écharpe, d'un nœud de Samis, d'une
fleur de leur corsage, d'un ruban de leur coif-
fure, d'une manche brodée, la poitrine des com-
battants. Elles les marcyuent à leur devise, à leur
couleur ; elles pansent leurs blessures, et le
prix de la lutte n'est rien moins que leurs lè-
vres et leurs joues, qu'elles offrent au baiser du
vainqueur.
Plus près de nous, existe un exemple histori-
que de ces vaillantes ingérences des femmes
françaises. Quand les troubles interminables,
4 INTRODUCTION.
causés par les guerres de religion, curent multi-
plié les jurements et l'habitude des paroles obs-
cènes, comme le témoignent les mémoires écrits
sous les derniers Valois, un joli bataillon de
censeurs en cornettes, auquel on a donné le
nom ironique de Précieuses, n'hésite pas à re-
prendre la lutte de la courtoisie contre la gros-
sièreté des mœurs et du langage. A l'exemple
de leurs belles devancières, les aimables con-
jurées de l'hôtel de Rambouillet parvinrent à
triompher de l'ennemi.
Notre histoire est pleine de ces glorieuses
entrées en scène, qui ont placé si haut le renom
des femmes de France. La part de leur œuvre
accomplie sous les premiers rois de la troisième
race va, seule, nous occuper aujourd'hui. II est
intéressant de reconnaître combien leur était
nécessaire le lot d'activité qu'elles étaient parve-
nues à conquérir, à une époque où, en dépit des
grands préceptes de la chevalerie, les paladins
avaient une tendance décidée à considérer leurs
légitimes compagnes comme de simples annexes
des fiefs et des héritages féodaux.
Dans ce tourbillon trois fois séculaire des
Croisades, au milieu duquel les aUiances de fa-
milles se contractaient à la hâte, pour assurer la
survivance de la race ; où l'on mariait souvent
les héritiers au berceau ; où le cœur était si peu
consulté ; où les maris abandonnaient si facile-
INTRODUCTION. J
ment leurs femmes, pour courir les aventures
d'outre-mer et se livrer aux héroïques vagabon-
dages delà chevalerie errante, les femmes fran-
çaises étaient obligées àde grands efforts d'intel-
ligence, pour sauvegarder leur dignité et leur
indépendance.
Les absences de ces hommes de fer se pro-
longeaient souvent outre-mesure : les routes
de terre n'étaient guère alors que de simples
sentiers, les trajets de mer se' faisaient plutôt à
la rame qu'à la voile. Dans les voyages d'autre-
fois les années ne valaient pas les semaines d'au-
jourd'hui. On savait le jour du départ, pour celui
du retour il fallait se confier i\ la garde de
Dieu.
Après avoir dit adieu à leurs barons, avec
des larmes dans la voix, comme le fit la vaillante
Guilborc, dans la bataille d'Aliscan^ à son époux
Guillaume au Court-Nez :
Sire Guillaume, dit Guilborc en ploraiit,
Car i allez, par le voltre commant,
Je remendré en Orenge la grant,
Avec les dames dont il (y) a çaienz tant...
Les belles éplorées, veuves temporaires, pri-
vées de leur appui naturel,avaient à se défendre
contre des périls de toute nature. A elles désor-
mais de protéger leurs domaines et les humbles
0 INTRODUCTION.
classes qui vivaient à l'ombre du manoir ; à elles
de dérouter les projets de voisins ambitieux, de
désarmer l'avidité d'un suzerain puissant ;
à elles de se garder des embûches d'hôtes ar-
més et des entreprises des amants ; à elles,
d'encourager les sains et de guérir les navrés.
Pour se maintenir à la hauteur de ces diffici-
les épreuves, que de qualités merveilleuses ne
fallait-il pas développer, dont le détail surpren-
drait bien leurs sœurs oisives d'aujourd'hui,
habituées à tant de calme et de sécurité.
Blanche de Castille, dont l'adresse a étonné
l'histoire, se trouva deux fois placée dans cette
dangereuse position ; elle est loin d'être un
type unique. Son intelligence, mise en éveil
par la nécessité , ne fît qu'imiter l'exemple
des châtelaines de son pays d'adoption. Les
isolées de tout rang , si nombreuses alors,
lui avaient appris à compter au moins au-
tant sur le pouvoir de ses charmes, que sur celui
de ses tours crénelées, de se confier plus aux
sourires et aux ruses d'amour, qu'à la force
ouverte et aux Brancs d'acier. La mère de St-
Louis tenait de ses sujettes l'art de faire doux
visage aux suspects, de leurrer de tendres pro-
messes les amoureux et les soupirants, l'art de
s'en créer des soutiens à toute épreuve, comme
elle ht du légat Saint- Ange et du comte Thi-
bault.
INTRODUCTION. 7
Il fallait à ces belles délaissées garotter leur
entourage masculin de préceptes d'honneur et
de lois d'amour, enlacer dans un idéal légen-
daire la fiévreuse activité qui délirait autour de
chacune d'elles.
Si la pruderie moderne est tentée de s'effa-
roucher de la partie galante de l'arsenal féminin
à l'usage de la reine Aliéner, de SybiUe de
Flandres, de Marie de Champagne, d'Erman-
garde de Narbonne, il faut se reporter aux né-
cessités de leur temps. Si les Pénélope féodales
s'écartent du convenu actuel, dans les pré-
ceptes de leur code ; si l'article premier de
ce code déclare que le mariage n'est pas un
obstacle à l'amour, si l'article 3i semble permet-
tre la pluralité des aliections amoureuses, c'est
qu'outre la nécessité de faire patienter l'ardeur
effrénée des poursuivants, il fallait donner à
l'humeur aventureuse des maris un avertisse-
ment sérieux, capable de les faire hésiter dans
leurs courses folles, à travers le monde.
Quelquefois le coeur semble faiblir dans ces
dangereuses luttes ; il refuse de cesser de battre
sous l'armure d'emprunt, dont elles affublaient
leurs blanches poitrines. Les châtelaines avaient
beau se cuirasser, à guise de combattants, à
l'exemple de la noble Guilborc:
Je ère (je serai) armée à loi de combattant
D'aubcrc et d'elme et d'espée tranchant.
O INTRODUCTION.
Elles restaient femmes ; or quelles terribles
épreuves que celles qui se renouvelaient pour
elles, chaque jour, chaque heure, pendant d'in-
terminables années ! Une chose reste d'ailleurs
acquise à leur louange, c'est que les arrêts des
cours d'amour, quelqu'ait été leur tendre subti-
lité, ont toujours banni la violence, la vénalité
et Texccs de tempérament, nimia voluptatis
abundantia.
Tenir la ibrce à distance, donner un frein
envié à la violence, et faire patienter la passion,
quelle tâche ! Comment les femmes des XII'' et
XI 11^ siècles ont-elles réussi à accomplir ce tri-
ple miracle ? Quelles mœurs nouvelles, quelle
civilisation originale, de semblables efforts, sou-
tenus pendant plus de deux cents ans, ont-ils
fait naître dans nos contrées? Comment nos
mères ont-elles amené ce pays de France, si
longtemps noyé dans un entourage barbare, à
devenir la terre classique de la galanterie et de
l'amour raffiné? C'est en vérité une piquante
question à résoudre, ce que j'ai essayé de faire
ici.
Ce volume est le complément de la Vie au
temps des Trouvères. Ecrit en même temps, il
est le résultat des mêmes recherches. Ce sont
encore des documents dédaignés par l'enseigne-
ment historique, qui vont passer sous nos yeux.
Les premières pages, consacrées à la Vénerie et à
INTRODUCTION. 9
la Fauconnerie, peuvent paraître unhorsd'œu-
vre;les chasses ne sont cependant que la préface
naturelle de la série des jeux. Or dans la vie de
nos aïeux, privés de lectures régulières et des
distractions du théâtre, les jeux occupaient une
place considérable. Ils formaient un des points
principaux de l'instruction, ils aidaient à acqué-
rir la fortune et la renommée.
Il n'était pas permis à un homme, faisant fi-
gure dans la société féodale, d'ignorer les règles
déjà très-savantes de la Vénerie et de la Faucon-
nerie ; il devait être initié aux secrets des
échecs et des différents jeux de tables. Nos
vieux trouvères n'oublient jamais, dans l'éloge
d'un héros favori, l'énumération de ces précieux
talents. Ecoutez ce que notre poète Robert Wace
nous apprend de l'éducation de Richard, fils de
Guillaume, Longue-Epée :
Sun père V oui {Pavait) bien fet duire et doutriner:
De table et d'eschez sout son compagnon mater,
Bien sout paistre un oisel è livrer è porter.
En bois sout cointement c berser è vener.
Richartsoutescremir (escrimer) o verge et o bâton ;
Cers et bisses sout prendre et altre venoison.
Et sun senglier, tout seul, sanz altre cumpagnon»
Non-seulement les hommes blasonnés, mais
les simples bourgeois qui avaient alors le droit
1© INTRODUCTION.
de " voler roisccuu » sans lévriers, mais les
trouvères qui devaient les chanter, étaient te-
nus de connaître ces glorieux passe-temps.
Les choses ont bien changé : on peut sans
honte ignorer aujourd'hui la manière de dresser
les meutes, de coupler les chiens, de les corner,
de les lancer ; on a presque complètement perdu
la science d'élever les oiseaux de vol, de muer
le faucon, de le chaperonner, de lui offrir le
leurre pour le rappeler ; on ne sait plus la diffé-
rence qui existe entre chacun de ces lévriers de
l'air, ni pourquoi le même oiseau de fauconnerie
est dit Nice, hagart ou pèlerin. Quant aux
échecs, il semble qu'on ait abandonné les hautes
combinaisons de ce divertissement réfléchi, si-
lencieux, sévère, à une classe de spécialistes. Le
facile et rapide maniement des cartes en a fait à
peu près perdre le goût ; de même que la poudre
a tué la haute science cynégétique.
Si émouvantes que soient les diaboliques che-
vauchées de nos pères dans les forets sombres,
dans « les gauts profonds, » hantés encore par
les vigoureux animaux sauvages, que nos prin-
ces essaient de remplacer par les fauves à demi-
privés de leurs réserves, nous n'en parlerons
qu'en passant. Cette robuste distraction des
vieux siècles a été l'objet de tant de savantes
recherches ; la réédition des anciens traités de
vénerie a rendu si familière aux érudits la théo-
INTRODUCTION. I I
ne de la grande chasse « en forêt et en rivière »,
que nous eneffleurerons simplement les singula-
rités les moins connues.
Nous arriverons lestement aux jeux d'esprit,
à ces distractions fines, piquantes, indiscrètes
souvent, et ne reculant pas devant les person-
nalités les plus malicieuses, cachet très caracté-
ristique de cette intéressante époque. Les jeux
sous Formel, le prêtre qui confesse^ le roy qui
conimant, le roy qui ne nieiit^ les tensons, les
énigmes d'amour aux enjeux galants, les jeux-
partis, ces divertissements raffinés, qui mirent
en relief et firent triompher la sagacité fémi-
nine, nous conduiront, sans lacunes, à leur
transformation la plus glorieuse, à ces consul-
tations régulières, à ces parlements d'amour,
selon l'expression du président Fauchet, qui
nous ont paru avoir été presqu'officiellement
organisés.
Ce sera le principal attrait de ce livre, la part
la plus attentivement étudiée, celle que tous
nos efforts ont tendu à transformer en certitude
historique. Ce sera le cœur de cet ouvrage qui,
à lui seul, eut suffi à inspirer un volume entier
avec ce titre attrayant ; «La vie de nos mères au
temps des Croisades. »
Pour éclairer cet important épisode de nos
mœurs du temps passé, nous avons consulté les
documents les moins vulgarisés, lu et relu sur-
12 INTRODUCTION.
tout la singulière compilation d'Andréas Capel-
laniis Regius, non encore traduite à l'heure qu'il
est; nous avons soigneusement examiné nos
contradicteurs allemands, toujours jaloux de ce
queJa vie de la France contient d'original etde
franchement civilisateur. Nous placerons sous le
yeux de nos lecteurs les codes légendaires de ces
charmantes assises, les consultations, les arrêts
rendus en pleine assemblée de dames, dont la
plupart sont signés de noms célèbres dans l'his-
toire. Nous donnerons quelques détails biogra-
phiques sur les présidentes des Cours d'Amour,
et, s'il se peut, sur leurs gracieuses coadju-
trices.
Toutes les traces de ce mystère de nos annales
intimes, de cette page vraiment française, qu'il
nous a été possible de réunir, seront étalées ici.
Viendront ensuite les mœurs générales, qui
s'expliqueront mieux et s'éclaireront plus large-
ment, après que nous aurons constaté l'idéal de
moralité qui veillait au sommet de cette curieuse
époque. Quand nous aurons vu les sens matés,
les appétits tenus en laisse par le noviciat
d'amour, par les épreuves sentimentales, les
petits dons successifs; ces mignardises dilatoires
àxxflirtage des temps féodaux, qui nous parai-
traientsans cela si en dehors des lois d'une
honnête retenue, auront pour nous une toute
autre signification.
INTRODUCTION. ' l3
On s'effarouchera moins des conversations
sur le lit, des baisers sur la bouche, de l'usage
de manger «dans la même écuelle » et de boire
au même hanap. Toutes ces privautés savou-
reuses, savamment graduées, nous apparaîtront
ce qu'elles étaient réellement, de gracieuses
étapes conduisant avec prudence aux grandes
joies de la passion partagée. Elles compléteront
simplement, logiquement à nos yeux la phy-
sionomie franchement exceptionnelle de ces
sociétés du moyen-âge, de ces siècles si pleins
de chaleur et de rayons, dont les fonds rouges
et sanglants ont seuls étonné nos regards.
CHAPITRE P'.
JEUX SANGLANTS, CHASSES EN FORÊT, SOUVENIRS
DE l'aurochs et I>E l'oURS.
u temps des premiers rois Capétiens,
les forêts, dans une grande partie de
la France, serraient de près les ci-
tés et les villages ; les repaires des
bétes sauvages touchaient aux habitations des
hommes. Dans les bourgs non fermés et jus-
que dans les centres populeux, les loups se
chargeaient volontiers du service de la voierie.
Pendant les longues nuits d'hiver et dans les
temps de mortalité publique leurs bandes affa-
mées, aussi nombreuses que celles des chacals
en Algérie, descendaient en quête de proies,
et troublaient de leurs hurlements le sommeil
des populations.
l6 JEUX SANGLANTS.
L'ours, si rare aujourd'hui, ne se gcnait pas
pour venir goûter aux fruits des vergers et au
miel des ruches. Le lynx aux oreilles velues
guettait, le long des sentiers, les femmes et les
enfants qui rentraient fatigués du travail. Les
sangliers fondaient par tribus sur les champs
cultivés, et les retournaient avec rage, pour en
dévorer les récoltes. De grands chats sauvages,
changés en tigres et en léopards par l'imagina-
tion des trouvères, aidaient les renards à met-
tre à mal les poules et les paons des basses-
cours.
Il semblait que la lutte à succès égaux, entre
l'animal et l'homme, n'avait pas encore cessé.
Les mystérieuses profondeurs des bois aux li-
mites indéterminées, surtout dans l'est et le
centre de la France, conservaient, dans leurs
mviolables retraites, des champions assez for-
midablement armés de cornes, de crocs, de mâ-
choires et de griffes, pour fournir encore des
épisodes dramatiques au chroniqueur et au ro-
mancier.
Quand le jeune Doon de Mayence erre dans
(( la forest moult grans qui X journées dura, "
n'a-t-il pas raison de regretter la maison pater-
nelle, d'où le traître Herchambaut l'a chassé :
Ahi ! dolent, fet-il, ce chétif où gerra ~t(où couchera) .
Si je fusse en meison dont li glout m'enména,
CHASSES EN FORET. I7
Jegeusse moult miex; je n'i feusisse jà !
Je sai bien que sangler ou leus m'estranglera,
Si Diex ne me sequelirt
. Au cortège diabolique des animaux sauvages,
existant réellement, les trouvères ajoutaient en-
core. La réalité avait pourtant de quoi faire
trembler le vo3''ageurquela nuit surprenait dans
les épais fourrés si mal hantés. Ecoutez la des-
cription de l'historique forêt des Ardennes, au
moment où la belle princesse Urraque la par-
court, en quête du jeune Partonopeus de Blois;
L'enchanteur Maruc qui, par la force de ses
charmes, tient les monstres en respect, et qui
en sait les gîtes, les lui montre en cheminant :
Les ors (ours) sont tapiz es rochiers,
E li dragon es noirs moriers,
E li leus es mons hauteins,
E li liépars de soz les raims ; (la ramée.)
Li félon serpent sont es monts,
Li grans guivres es vaus parfons,
Desor les eves (sous les eaux) ténébroses,
Noires les font et vénimoses.
Sous l'exagération de la poésie, on sent que
l'ère des chasses héroïques, des chasses de dé-
fense , offrait encore des occasions de lutte aux
grands courages. Pour retrouver un tel régal
2.
Ib JEUX SANGLANTS.
d'émotions, il faut gagner, aujourd'hui, les
contrées nouvellement découvertes, où errent
encore en liberté les grandes espèces animales.
Nos bois amoindris et coupés de vastes routes
sont vides de leurs hôtes antiques ; les quel-
ques bêtes de chasse qui les parcourent le font
sous la surveillance du maître, qui les a comptées
et numérotées. Plus de luttes acharnées, plus de
corps-à-corps avec la redoutable victime ; si
quelque chien est encore décousu, à moins
d'insigne maladresse, les chasseurs ne courrent
plus aucun danger.
Les derniers souvenirs précis du bison d'Eu-
rope, l'aurochs des Gaulois, Vurus de César,
remontent aux princes Carolingiens ; la légende
le fait rencontrer à Charlemagne dans un des
plis rhénans de la Forêt Noire. Or, si l'on en
croit la tradition, cette magnifique surprise au-
rait coûté cher au futur empereur, sans la pré-
sence d'esprit de la belle Hildegarde, fille du
duc de Souabe, Hildebrand.
Habituée à parcourir les sombres fourrés
sous la garde de deux griffons de haute taille,
qu'ù leurs fauves crinières on eût pris pour des
lions des pays maures, la belle sauvage suivait
l'escorte du vainqueur Franc ; quand d'un buis-
son de genévriers, un taureau gigantesque fond
comme un éboulement sur le groupe royal.
Cette apparition étonna le roi qui ne fit pas un
CHASSES EN* FORET. 10
mouvement pour se dérober à ce bloc vivant. La
blonde Germaine,rapide comme une fille d'Odin,
saisit la lance d'un des géants d'Austrasie, et
frappe au jarret l'aurochs qui va s'abattre aux
pieds de l'hôte de son père.
— Ce sera toi qui sera la reine! dit à Hildegar-
de le fils de Pépin, enthousiasmé.
Le jour même en effet, le chef des Francs prit
à femme l'intrépide chasseresse. Quelque temps
après, il régularisa son choix, en répudiant De-
siderata, fille du roi des Lombards, sous prétex-
te, dit le moine de Saint Gall, qu'elle était c/m/ca,
maladive et inapte à porter fruits.
Pépin le Bref avait, lui-même, prouvé sa force
aux seigneurs qui raillaient sa taille, en combat-
tant un taureau sauvage, dont l'aspect les faisait
tous trembler. Les traces de ce redoutable
gibier sont plus nombreuses dans la chronique
Mérovingienne. Childebert II éprouva une joie
extrême en apprenant qu'on venait de découvrir^
dans les bois voisins de sa résidence, un- buffle de
cette espèce. L'aurochs chassé dans toutes les
régies, avec de bonnes meutes qui le coururent
« jusqu'au vespres )^ tomba sous l'épieu du
roi.
Grégoire de Tours mentionne en détailla co-
lère éprouvée par Gontram, le bon roi des
Burgondes, en découvrant, un jour qu'il chassait
2D JEUX SANGLANTS.
dans les Vosges, les traces sanglantes d'un
aurochs, tué sans sa participation. Cela lui fut si
sensible qu'il ordonna le duel judiciaire entre le
neveu du coupable, un de ses familiers qui se
nommait Chundon, et le forestier qui le dénon-
çait. Ce duel destiné à purger un délit cynégéti-
que eut lieu à Chalon-sur-Saône, et se termina,
par la mort des deux champions. Le roi, loin de
s'apaiser, fit poursuivre le malheureux Chundon
jusque dans l'église de Saint-Marcel, illustrée
depuis par le séjour d'Abailard ; puis il le fit lier
à un arbre et lapider sans pité.
Longtemps après, sans doute, il dut arriver
qu'on rencontrât, de temps en temps, quelque
-bison égaré dans les forets de France ; les char-
.bonniers racontèrent, encore longtemps, que
les rauques beuglements des soUtaires errants
de cette race puissante, venaient les troubler
dans leur besogne. Mais le gros de l'es'pèce était
remonté vers le nord ; ce n'était plus un gibier
sur lequel on pût compter. Les princes et leurs
rudes compagnons se virent obligés de reporter
leurs efforts sur les sangliers, dont quelques-uns
parvenaient alors à des splendeurs de dimension
et de férocité, qui eussent rendu des points au
sanglier d'Erimanthe.
Inférieur de beaucoup à l'aurochs, sous le ,
rapport de la taille, le sanglier n'était pas cepen-
CHASSES EN FORÊT. 21
dant à dédaigner ; on l'éprouve quelquefois
même à notre époque, bien qu'on laisse à peine
au marcassin le temps de se développer. Les
poèmes du temps, les chansons de gestes et les
chroniques parlent fréquemment de victimes
illustres, faites par leurs terribles défenses. Les
chasseurs d'autrefois, les rois comme les au-
tres, attaquaient il est vrai la bête eux-mêmes à
l'épieu et au couteau. Ils cornaient pour
animer les chiens, sans souci de l'étiquette, et se
réservaient le dangereux honneur d'abattre
l'animal exaspéré par les cris des meutes et la
rage de la poursuite.
Quand on voit, de nos jours, un prince partir
en chasse, suivi de piqueurs et de veneurs fac-
tices et de valets portant ses armes à tir rapide,
onn'a plus aucune crainte de le voir revenir sur
une civière, comme il arriva à Louis d'Outremer
qui mourut, à Reims, des suites d'une chasse au:
loup, et à Philippe le Bel qui se vit désarçonner,'
dans les grands fourrés de Fontainebleau, par'
un monstrueux sanglier.
Dans la chanson de geste deGarin le Loherain^
on voit le noble duc Bégon de Bélin à la pour-
suite d'un porc sauvage, dont le sabot avait
« une grande palme de long et de lès » un vrai
démon, disaient ses chevaliers. Le sangUer lui
tue ses meilleurs chiens. Le duc demande son
bon Umicr Brochart ; lui-même le détache du
■22 JEUX SANGLANTS.
reste de hx meute, et le caresse pour l'animer
à bien faire :
Li dus demande Brochart son liemier;
Par devant lui li amaine un brenier.
Li dus le prent et si l'a desloié,
Il li menoie (caresse) les costes et le chief,
Et les oreilles, pour mieux l'encouragier.
Le vaillant Brochart attaque la bête blottie
entre deux chênes couchés sur une mare. Le san-
glier d'un furieux coup de croc «giéta mort le
gentil liemier, » que son maître aimait tant.
Montésuruncheval maure, présentdu roi, Bégon
s'obstine à la poursuite. 11 prend sur sa selle,
entre ses bras, ses trois meilleurs lévriers, pour
ménager leurs forces, et parvient enfin, « sur le
vespre», après des péripéties étrangement drama-
tiques, à frapper au poitrail, d'un coup qui lui
traversa le cœur jusqu'à l'épaule, le « maudit tils
de truie », qui s'était enfin décidé à fondre
sur lui, avec la rapidité « d'un carreau barbelé ».
Quant à l'ours, ce compère, si bien fourré, qui
se montre à peine aujourd'hui dans quelque
haute vallée des Pyrénées ou des Alpes, il des-
cendait de toutes les hauteurs boisées qui bossel-
lent le sol de la France. 11 venait sans vergogne,
presqu'en plein jour, lever la dîme sur les fruits
du seigneur et du vilain. On le prenait dans des
CHASSES EN FORET. 23
fosses recouvertes de branchage, amorcées de
pain au beurre ou au miel, afin d'en faire l'orne-
ment des foires et le héros des combats d'ani-
maux, dont nos aïeux étaient très friands.
Seigneurs, manants et vilains raffolaient, à
l'envi, de ces sortes de combats. Annonçait-on
une mêlée de taureaux, d'ours, de chiens et de
loups, dans laquelle l'homme consentait quel-
quefois à figurer,toutes les maisons se vidaient,
à plusieurs lieues à laronde; leurs habitants s'en-
tassaient sur le lieu destiné à la fête sauvage. Si
ces diminutifs des jeux du cirque n'étaient pas
toujours gratuits, le prix en était si minime
qu'il s'adaptait à toutes les bourses. Le dit delà
tnaille nous apprend que, pour l'équivalent de
notre sou, on était admis dans le champ de lice :
Si en voit l'en jouer les singes,
Les ours, les chiens et les marmotes;
Si en ot l'en {entend-on) chançontct notes
Por la maaille seulement.
Dans le fabhau, le Serpent et le chien^ cette
curiosité ardente pour les combats d'animaux
est vivement dramatisée. Un ours devait être
le héros de la fête sanglante, qui faillit devenir
si funeste à l'enfant du Sénéchal. Mais cet ours
avait été nourri à l'attache; c'était presque
un animal domestique, au lieu d'un de ces
24 JEUX SANGLANTS.
ours sauvages, bruns ou noirs, qui léchaient en
paix leurs énormes pattes, dans les montagnes
boisées des environs, à peine troublés par les
seules poursuites, du roi et des grands vassaux.
Deux siècles plus tard, sous Charles VI, nous
retrouvons toute fraîche la trace de l'ours. Ce
gibier de haute saveur est traité comme venai-
son ordinaire, dans une charte de iSgy, dans
laquelle on énumère les parties que le roi se
réserve des bêtes abattues sur ses domaines.
L'article 20 de cette curieuse ordonnance est
ainsi conçu :
In venationibus apronim retinemiis nobis caput
et ungulas; du sanglier le roi se réservait la
hure et les pieds. Et in venationibus ursorum
enchiam; de l'ours, on le voit, c'était la hanche
ou le jambon. Et plantas cervorum, bicchiarum
espaulam; le pied du cerf et l'épaule de la biche.
Remarquons en passant la naïveté de ce latin.
Celui qui a rédigé cette charte ne serait-il pas
un simple employé aux sauces royales ou quel-
qu'un de ces bons moines qui, d'après Rabelais,
sont volontiers en cuisine, d"où ils tirent le plus
clair de leur érudition?
Si les seigneurs s'étaient réservé, tous droits
sur les grands animaux: ours, loups, cerfs, daims
et sangliers, ils ne s'amusaient pas encore « à
courir la petite bête » ; d'où est venu le prover-
be dédaigneux qui frappe ceux qui cherchent
CHASSES EN FORÊT. 2$
les menus détails d'un grand fait. La chasse du
lièvre, du lapin, du blaireau et du renard ne leur
paraissait pas digne d'occuper leurs meutes. Ce
n'est qu'après le dépeuplement de nos forêts, que
les menues bêtes à quatre pieds et le gibier à
plumes furent sévèrement interdits aux fantai-
sies du manant.
Sauf les déduits de la fauconnerie qui visaient
plus spécialement les oiseaux d'étangs et de
rivières, les gardes du domaine suffisaient à
fournir la table du baron, de ces délicates frian-
dises, en les prenant aux pièges et aux toiles.
Le bourgeois et le vilain purent longtemps
braconner, sans crainte, sur ce fretin dédaigné
du noble chasseur. Gaston Phébus conseille ces
distractions de petit exercice aux chanoines et
aux gens chargés d'embonpoint. Un chevalier
qui se mêlait de tracasser cet innocent gibier se
voyait méprisé. Les griefs des deux frères dn Che-
valier à la Manche de Jehan de Condé, n'étaient
pas autres. Honteux de voir leur cadet se dépor-
ter si nicement^ si niaisement, les deux chevaliers
lui avaient assigné une terre éloignée de leurs
domaines, sur laquelle le jouvenceau pût satis-
faire ses lâches passions :
Pour çou qu'il aimoit le repos,
Et volentiers aloit au bos,
■ Pour prandre sauvagine au las;
26 JEUX SANGLANTS.
C'icrt SCS déduis et ses soulas
De prandre pertris et faisans,
Li estoit li déduis plaisans;
S'iert mestres de prendre oisilles
A uregielleset à bruilles,('a2« trébuchet et à V appeau)
Pour cou que teus (tels) iert ses usaiges
Ot (eut) nom li campegnois sauvoigcs.
i
Le droit naturel, qu'ils perdirent plus tard, de
se défendre contre les pillards ù poils et à plumes
qui ravageaint leurs champs, les paysans l'avaient
en ce temps-là; à la condition de les attaquer
sans chiens et sans attirail apparent. C'est à la
ruse qu'ils demandaient les moyens de diminuer
le nombre des lièvres et des lapins. La Somme
rurale constate ce fait, en rappelant une an-
cienne ordonnance qui énonce en termes for-
mels ce droit primordial : « bestes sauvaiges et
oiseaux qui phaonnent en l'air, par le droit des
gens, sont à celui qui les peut prendre.»
Les abbés et les prélats possesseurs de terres
féodales jouissaient des privilèges qui y étaient
attachés. Bien que, dès cette époque, les canons
de l'Eglise et les convenances leur interdisaient
de porter les arm.es et de verser le sang, les ecclé-
siastiques titrés tenaient à leurs droits de chas-
se, qu'ils exerçaient souvent eux-mêmes, sans
souci des convenances et des canons romains.
Vers I i44,Sugerabbé de Saint-Denis,le grand
CHASSES EN FORET. 27
ministre de Louis VII, jugea bon de rappeler
d'une manière éclatante les privilèges cynégé-
tiques de son abbaye. Pendant huit jours entiers
l'illustre moine courut le cerf dans la forêt
d'Iveline, en compagnie nombreuse et choisie.
Amaury de Montfort, Evrard de Villepreux,
Simon de Neaufle, le comte d'Evreux et autres
nobles hommes, mêlés aux chanoines de la
grande abbaye, passèrent une semaine entière
sous la tente, en pleine forêt. Le nombre de
cerfs, de chevreuils, ei de daims qu'on abattit à
répieu et à la lance, à l'aide des puissantes meu-
tes de l'abbé, fut prodigieux. Ajoutons que le
nombre des vins tins, qui s'y consomma, ne 'le
fut pas moins.
Le droit d'abattre les cerfs sur les domaines
de leur couvent, appartenait à l'abbaye de
Saint-Denis, à celle de Saint-Thin et à plu-
sieurs autres, depuis les premières années du
règne des princes Carolingiens. Leurs requêtes
pressantes adroitement motivées, avaient fait
fléchir la répugnance de Charlemagne à cet
égard. Les moines déclaraient que la chair de
ce gibier de choix était nécessaire pour récon-
forter les frères infirmes , et que les peaux
s'employaient à couvrir les livres de leurs
librairies. L'emploi de la peau de cerf, douce
au toucher, agréable à l'œil, souple comme
celle du castor, pour la reliure des livres^ a
28 JEOX SANGLANTS.
duré très-longtemps; on voit encore des ma-
nuscrits aux panneaux de bois et des incu-
nables vénérables, habillés de ce cuir velouté
d'un jaune verdùtre, qui ne se fend jamais, pas
plus que le maroquin du Levant, si fort en
usage aujourd'hui.
Un emploi honorifique était, d'ailleurs, assi-
gné à la peau de cerf par les moines de Saint-
Denis : elle servait de linceul et de suaire aux
corps de nos rois, qui avaient choisi les cryptes
de leur église pour leur dernière demeure.
Nos monastères eurent longtemps la charge
d'héberger les meutes royales et celles des
grands feudataires. Souvent les chants de l'office
divin étaient accompagnés par les hurlements
des chiens profanes, auxquels se mêlaient les
aboiements des meutes du prélat ou de l'abbé.
Une chasse qui mérite d'être mentionnée, est
la chasse au cerf blanc, qui ne manquait jamais
d'avoir de sanglants résultats. Cette variété albi-
ne du cerf a toujours été rare ; à ce titre elle
était estimée comme l'éléphant blanc à Siam.
Les romans et les fabliaux nous apprennent que
la condition pittoresque de cette chasse peu
commune était que l'heureux chevalier qui
abattait la bête, jouissait du droit de choisir,
« entre toute les pucelles qui là estoient « celle
qui lui semblait la plus belle, et de lui donner
« ung baiser sur la bouche ».
CHASSES EN FORÊT, 29
Un choix aussi ostensible a paru plus dange-
reux àLaCurne de Sainte-Palaye, que l'antique
pomme de discorde. Cette faveur ne manquait
jamais d'exciter des rivalités féroces parmi
ces paladins, dont pas un n'était d'humeur à
souffrir une préférence, qui lui semblait un san-
glant affront fait à la dame de ses pensées. Le roi
Artus tenant, un jour, cour plénière ù Cardigan
sur les confins de la féerique forêt de Brocelian-
de,annonce aux chevaliers de laTable Ronde une
chasse au cerf blanc, qui doit être, selon l'usage,
suivi du baiser à la plus belle. De sages conseillers
s'efforcent en vain de démontrer au célèbre ami
de Merlin les cruelles suites de cette condition
traditionnelle; Artus tient bon et la chasse eut
lieu. Les mélancoliques prévisions des sages ne
furent que trop justifiées. La préférence publi-
que, donnée à l'une des belles de la cour par le
chasseur heureux, excita de furieuses jalousies,
La fête fut suivie de duels, où le sang coula à
flots ; et les dames irritées ne firent rien pour
apaiser les combattants,
Lesintrépides chasseurs du temps des Croisades
ne se contentaient déjà plus des émotions qui
les attendaient à la poursuite du cerf, du loup et
du sanglier; on en voyait courir le monde dans
l'unique intention de rencontrer un gibier plus
dramatique ; comme nos Gérard et nos Bon-
3o JEUX SANGLANTS.
bonnel, ils passaient déjà les mers, en quGte de
la panthère et du lion.
Joinviilc raconte une visite originale que le bon
roi Saint Louis reçut en Syrie, pendant qu'il
fortifiait Césarée ; c'est celle d'un chevalier
Scandinave, nommé Elinards de Seninghan. Il
venait de Noroë (Norwège), pays étrange « où les
nuits sont si courtes en esté, qu'il ny avait nuit
là, où l'on ne ne veist encor le jour au plus tard
de la nuit. » Le nouveau venu entreprit de
chasser le lion avec ses hommes d'armes, à la
mode des gens du pays de Syrie.
« Quant fu accognu au païs,dit Joinville (édit.de
Claude Ménard) se print à chasser aux lions, lui
et ses gens. La façon de faire que ils avoient en
en ladite chasse estoit qu'ils courroient sus aux
lions, à cheval, et quant ils en avoient trouvé
aucuns, ils lui tiroient du trait d'arc ou d'arba-
leste, et quand ils en avoient atteint quelqu'un
celui lion couroit sus aux premiers qu'il véoit,
et ils s'enfuyoient piquant des éperons, et
laissoient cheoir à terre aucune couverte ou une
pièce de viel drap, et le lion la prenoit et des-
siroit, cuidant tenir l'orne qui l'avoit frappé ; et
ainsi que le lion se arestoit à dessirer cette viè-
le pièce de drap, les autres homes lui tiroient
d'autres traits et ainsi souventes fois, ils
tuoient des Uons de leurs traits.»
Saint Louis était lui-même passionné pour la
CHASSES EN f^-ORÊT. 3l
chasse. Les misères de sa première croisade ne
l'empêchèrent pas de distinguer une race de
chiens tartares, qu'il ramena en France, où elle
se conserva des siècles, comme nous l'apprend
la Chasse royale de Charles IX.
« Comme entre autres bonnes choses, il (Saint
Louis) aymoit le plaisir de la chasse, estant sur
le point de sa liberté, ayant sceu qu'il y avoit
une race de chiens en Tartarie, qui estoient fort
excellens pour la chasse au cerf, il feist tant
qu'à son retour il en amena une meutte en
France. Cette race de chiens sont ceux que l'on
appelle gris^ la vieille et ancienne race de ceste
couronne, et dict on que la rage ne les accueille
jamais. »
Savoir faire le bois, reconnaître la bête, lever
le cerf, sonner de VOlifant (trompe d'ivoire),
corner les chiens, faisait partie de l'éducation
des jeunes chevaliers. Cette science était tou-
jours une puissante recommandation auprès des
héros, de nos trouvères.
Le noble Huon de Bordeaux, que la nécessité
force à paraître déguisé en valet de ménestrel à la
cour du prince sarrazin Ivoirin de Montbrant,
est requis par lui de lui dire s'il ne sait autre
métier que ce piteux état. Certes! s'écrie Huon
oubliant la prudence :
Je sai mestiers à moult grande plenté :
Je sai moult bien i esprivier muer,
ja JEUX SANGLANTS.
Je sai cacier le cerf et le sangler ;
Quant j'ou l'ai pris, la prise sai corner,
Et la droiture (la curée) en sai as chiens donner.
Dans le dit dou lévrier, Jehan de Condc n'a
garde de mettre en oubli les talents du veneur,
en faisant l'énumération de tous ceux que son
héros avait reçus de ses parents :
11 s'entremist tant de chevaus,
Et corru par mons et par vaus,
S'aprist des chiens et des oiseaux ;
De tous desduis, sachiés pour voir,
Que nuls homs francs doie savoir
lert bien enseigniés et apris.
Egalement dans le roman de Gérard de Rous-
sillon, nous voyons Gharlemagne, reconnais-
sant les vertus d'un chef rival, placer l'adresse à
bien mener une chasse au nombre des grandes
qualités dont il le loue.
Le dit de la chace dou cerf, publié dans le
nouveau recueil de Jubinal, nous apprend que la
savante chasse française, la chasse à courre,
était déjà pratiquée avec toutes ses finesses, des
le commencement du treizième siècle. La
manière de reconnaître la bête, à l'inspection du
pied, au dégât de son bois, à ses fumées ; le
lancer, la poursuite, la curée, les diverses façons
de sonner pour animer et guider les chiens, tout
CHASSES EN FORÊT. 33
cela ne sera pas mieux décrit, quatre cents ans
plus tard, par Salnove.
Le premier ouvrage un peu étendu qui nous
ait renseigné sur ce noble déduit est le livre du
roi Modus et de la reine Racio, poème bizarre,
où,souslaformeallégorique,le trouvère passe en
revue les défauts et les qualités de toutes sortes
de sauvagine et les différentes manières de s'en
emparer. La véritable originalité de cette œuvre
curieuse est dans ses analogies fantasques entre
les différents animaux de chasse et les diverses
classes de la société.
Aux biches craintives, aux lièvres prompts à
s'effarer, le poète compare le menu peuple; les
gens d'église sont assimilés aux cerfs, par cette
inimaginable raison que les andouillers des
dix-cors représentent les dix commandements,
et que le prêtre tient ses dix doigts en l'air pen-
dant l'élévation, comme le cerf son bois aux dix
branches, au moment du lancer.
Quant au sanglier, c'était décidément la bête
noire; on le chargeait d'exécration, comme bru-
tal, boueux, intempérant et sanguinaire. L'au-
teur du Roi Modus fait de ce pachyderme quin-
teux le vrai symbole de l'Antéchrist, enseignant
à rebours les dix commandements de Dieu :
34 JEUX SANGLANTS,
C'est mon premier commandement
Qu'on maugrée Diex souvent.
Fay à ton corps tous ses délits,
Il n'est pointaultre paradis;
Visite souvent mon hostel,
C'est la taverne et le bordel.
Si ton père te fait riote,
Si lui mets sus qu'il radote;
En lieu du service divin ;
Faut getter hazart sur le vin.
Si croiras sors et sorceries. . . .
Se tu as défaultede mise
Si le prens aux biens de l'Eglise.
Il semble tout d'abord que l'exercice de la
chasse aurait dû avoir pour utilité première de
détruireles bêtes nuisibles, et d'en débarrasser les
pauvres vilains, dont elles menaçaient le corps
et les biens; c'est le contraire qui est vrai; ce
plaisir seigneurial était l'un des fléaux des cam-
pagnes. Le soin jaloux avec lequel on conser-
vait le gibierpourle plaisir des chefs, multipliait
les troupeaux sauvages qui, plus que la taxe
et la dîme, diminuaient les récoltes du malheu-
reux attaché à la glèbe. Les loups enlevaient
les chèvres et les agneaux ; les grands fauves
aidaient activement les lièvres, les lapins et les
pigeons des colombiers féodaux à tondre les blés
CHASSES EN FORÊT. 35
en herbe, à dévorer les racines de pleine terre
et les friandises des jardins.
Si seulement, tout ce qui était de race libre,
avait eu le droit de courir sus à la bête rousse et
à la bête fauve, ce droit en eût, au moins, dimi-
nué le nombre ; beaucoup de hobereaux aussi
pauvres que le paysan eussent vécu sur la sau-
vagine. Il s'en fallait bien qu'il en fut ainsi: une
pénalité féroce veillait à la garde des chasses
des grands vassaux, même contre les châtelains
de petite terre ; l'histoire nous a transmis des
actes de cruauté impitoyable, commis pour
réprimer ce genre de délit.
Enguerrand sire de Coucy n'hésita pas à
faire pendre trois damoiseaux de noble extrac-
tion, que ses gardes avaient trouvés chassant
sur ses domaines. Or, pour un fait aussi atroce,
le terrible comte ne fut condamné, par Saint
Louis, qu'à une amende et à une expiation tem-
poraire; encore ce jugement trop doux, fut-il
vivement désapprouvé des hauts barons, qui y
virent unanimement une atteinte à leurs droits
légitimes. Il est bon de rappeler aussi le fait,
plus odieux encore, du seigneur d'Inteville,
évêque d'Auxerre, qui fit crucifier un de ses
gardes, pour avoir détourné à son profit quel-
ques oiseaux de vol.
Certes, le sang des barbares, leurs ancêtres;
bouillonnait encore activement dans les veines
36 • JEUX SANGLANTS.
de ces gens là. Ils avaient grand besoin de la
conciliante intervention des femmes, pour adou-
cir leurs mœurs; heureusement cette gracieuse
école de civilisation ne leur manqua pas.
CHAPITRE ïl.
LA FAUCONNERIE, CHASSE EN RIVIERE ET
EN PLAINE, DAMES ET FAUCONS.
NE des grandes originalités du
moyen-âge, c'est la domestication
perfectionnée des oiseaux de proie.
Etre parvenu à faire de ces libres
voiliers de l'air, de ces fantaisistes du mou-
vement, qui planent au dessus de nos têtes,
sans souci de nous ni de nos demeures, à
moins qu'elles ne soient en ruines, de vérita-
bles chiens fidèles, dressés à reconnaître un
maître et à lui obéir au moindre signal ; voilà
certes un chef d'œuvre de la volonté.
Cela est si étrange qu'on a peine à se l'ima-
giner réel. On est tenté de ranger au nombre
des féeries, cette conquête de l'oiseau de haut
vol aux serres puissantes^ au rostre d'acier,
38 LA FAUCONNERIE,
aux ailes infatigables ; cet apprivoisement si
complet, qui le fait consentir à mettre ses rares
facultés au service de l'homme, à s'en aller sur
un signe, loin de sa main, hors de la portée de
sa voix, lui chercher la pâture de sa table et
l'ornement de sa volière. C'est pourtant ce que ■
le fauconnier a accompli.
Le fauconnier a pétril'cpervier à son caprice;
il lui a remanié l'œil et la plume, les mœurs et
l'instinct. Il a amené l'être indépendant par
excellence, auquel la lumière intense, les vas-
tes espaces et l'air vif sont nécessaires, à se
laisser lier, chaperonner, siller, presqu'aveu-
gler et priver d'air, jusqu'à ce qu'il plaise au
maître de lui rendre l'espace et de lui indiquer,
dans ses profondeurs, une proie déterminée à at-
teindre. De farouche et d'inabordable, le faucon
est devenu familier et joyeux de la présence de
l'homme; il s'est civilisé jusqu'à se plaire aux
hennissements des chevaux, aux aboiements
deschiens.
Voilà qui accompagne merveilleusement les
légendes de fées et la science des enchantements.
Il semble qu'il n'y ait pu avoir que l'enchanteur
Merlin ou la fée Viviane capables d'opérer de
semblables prodiges ; des intelligences surna-
turelles, comme il en existait au temps de l'en-
chanteresse Méliorct du nain Obéron, ont pu,
CHASSE EN RIVIÈRE ET EN PLAINE. 39
seules, concevoir l'idée de mettre d'aussi fan-
tastiques serviteurs dans notre main.
Autre sujet d'étonnement : comment l'homme
a-t-il pu se résigner à perdre un tel pouvoir ?
Comment l'art splendide de la fauconnerie
a-t'il pu s'oublier, se dédaigner ? Comment,
après avoir possédé de semblables serviteurs,
avons-nous consenti à nous en priver ? Laisser
retournera leurs rochers sauvages, les gerfauts,
les autours, les éperviers, les sacres, les laniers
et les faucons francs, n'est-ce pas comme si
l'on permettait aux chiens de redevenir loups ?
Dès les premiers temps de notre histoire,
nous surprenons nos pères chassant à l'oiseau,
et nos mères aussi sans doute, car Brunehaut
aimait les faucons. Grégoire de Tours nous
conte que, pour faire sortir Mérovée de l'église
de Saint-Martin de Tours, et le livrer aux ven-
geances de Frédégonde, le traître Gontram
Boson dit au fils de Chilpéric :
« Pourquoi restons-nous assis là comme des
poltrons, cachés dans les niches d'un moustier
comme des gens qui n'ont pas de cœur? Levons-
nous, faisons venir nos chevaux, nos chiens et
nos oiseaux^ et allons nous livrer aux joies de
la chasse, dans les grands espaces de la campa-
gne. B
L'art de la fauconnerie n'atteignit toute sa
perfection que sous les premiers rois de la troi-
40 LA FAUCONNERIE,
sième dynastie. Cette chasse à l'air libre, en
plein ciel, sans trait, ni épieu ni couteau, ni atti-
rail menaçant d'aucune espèce, était devenue, au
temps de la première chevalerie, le passe-temps
favori des femmes de France. La mâle fierté de
l'oiseau de vol avait séduit la femme ; l'élégante
domination de la femme avait captivé l'oiseau.
Il n'est assurément pas absurde de supposer
que les femmes aient contribué beaucoup à perfec-
tionner « ce gentil déduit. » Le timbre harmo-
nieux de leur voix attirait Iç captif du perchoir,
qui préférait le gant d'une souriante maîtresse
au poing robuste du fauconnier. A elle seule, la
voix féminine est un charme, l'un des plus
puissants de la féerie naturelle. Je ne crois pas
que ce soit une fable, le délicieux épisode du
lai de la Lande dorée, où la pucelle « au cler
vis, aux trèces blondes » apprend à chanter aux
oiseaux du bois :
Elle chantoit,
Un lai sibiau qu'il convenoit,
Et gi doucement le notoit,
Que oisillon
Venoient oïr la chanson,
Et tôt après sus mesme ton,
Laredisoient.
Aussi, pour plaire aux dames, le faucon était-
il prodigué dans les chants des Trouvères. C'est
sous la forme d'un autour, qu'afin de moins
CHASSE EN RIVIÈRE ET EN PLAINE. 4I
l'effrayer, le poétique amant du lai d'Ywenec
apparut à son amie qui languissait dans une
tour. Dans Guillaume au faucon, c'est sous
l'allégorie transparente de cet oiseau que la
douce châtelaine, aimée de Guillaume, expli-
que à son baron de retour au château, la
passion qui allait causer la mort de son écuyer
favori. L'impossibilité de jouir du plus beau
faucon de son seigneur avait fait résoudre le
pauvre Guillaume à se laisser mourir de faim.
— Qu'on le lui donne s'écrie le châtelain :
Et si ot le lendemain
Le faucon dont ilôt si faim.
Dans Garin de Monglave, l'une des plus belles
chansons de geste du cycle de Charlemagnc, la
reine avouant son amour pour Garin, dans un
élan de franchise passionnée, vraiment sublime,
n'oublie pas d'ajouter à la liste de tout ce qui
lui est devenu indifférent, depuis qu'elle aime,
les joies de la fauconnerie. Ces délices de sa
jeunesse sont devenues sans saveur à ses yeux :
Veoir voleir ostour, gyrfaut ne faucon,
Espervier ne sacret, ne vol d'émérillon,
Ne me peuvent aider ni distraire, s'écrie la
pauvre affoUée d'amour. Celle-là était d'une
autre vigueur que ces lâches héroïnes de l'anti-
4.a LA FAUCONNERIE,
quilé, qui ont fourni tant de redites à la bana-
lité dramatique; à l'exemple de Phèdre et de Pu-
tiphar, elle ne rejette pas la faute sur celui
qu'elle aime; mais nous la retrouverons plus
loin.
Nous verrons tout-à-l'heure que c'est encore
dans les serres du bel épervier, au perchoir d'or,
de la foret de Broceliande, que fut trouve le
code d'amour aux feuillets d'or, dont les tendres
et hardis préceptes, recueillis et appliqués
par les dames de France, jugeant en Cour
d'Amour, devaient avoir une si grande influence
sur les mœurs et la civilisation des Français.
Quelle que singulière que cette comparaison
nous paraisse aujourd'hui, les yeux des belles
étaient fréquemment comparés àceux du faucon.
Cet œil vif et brillant donnait un type au moins
comparable, avouons-le, à celui employé par le
vieil Homère, « l'œil de vache » auquel il assi-
milait l'œil de la compagne de Jupiter.
La passion des femmes pour le faucon, res-
semblait à l'amour que portent à leurs fusils les
collégiens armés pour la première fois. Ces
chasseurs novices ont l'arme à poste fixe sur
l'épaule ; c'est le compagnon obhgé de toutes
leurs courses : un merle peut se rencontrer dans
une haie, une grive dans une touffe de gui, une
alouette sur la crête d'un sillon. Ainsi faisaient
les femmes de leur oiseau préféré. On les
CHASSE EN RIVIERE ET EN PLAINE. 43
voyait passer dans les sentiers de la plaine, por-
tant gracieusement le gerfaut, le lanierou l'émé-
rillon, coiffé, chaperonné, la houppe de soie en
tête et la sonnette d'argent aux gets.
Si la belle était de race, elle avait, en outre,
un épagneul ou un lévrier, quelquefois deux,
qui suivaient sa haquenée, en festonnant la
route, chargés d'effaroucher, à droite et à gau-
che, les innocentes victimes. A la vesprée
surtout, quand la chaleur du jour s'attiédit,
quand la perdrix rappelle, et que le ramier
cherche pâture dans les vergers, rien n'était
moins rare que de voir les dames et les damoi-
selles chassant au vol, en compagnie d'un page
ou d'un ami.
Dans la Vengeance de Raguidel, le célèbre
Gauvain, après avoir reçu chez la belle Ydoine
l'hospitalité complète dont nous avons parlé,
au chapitre I Vde la Vie au temps des Trouvères.
— (( O lui mangea et o lui jut, » — engage
son amie de rencontre à se lever et à l'accom-
pagner à la cour : — Je le veuil, dit Ydain; et
pour tout bagage, elle prend un épervier sur son
poing.
Ydaia se lève, Ydain se lace,
Ydain fait venir en la place,
Une mule bien affrétée...
Lors la monta.
Un espcrvier sans plus porta,
Et li lévriers oli [avec elle] cnmainc.
44 LA FAUCONNERIE,
Les dames avaient si cher ce plaisant déduit,
elles aimaient tant à tenir l'oiseau avec ses pa-
rures de tête à tons vifs ; elles réussissaient si
bien iijeterlc faucon, à le lancer « àvent clair»,
à le rcclamer,à le faire revenir avec la proie
intacte, sans mors ni blessures, qu'on faisait
souvent du faucon le prix de la beauté. C'était
le vainqueur du tournois qui l'offrait lui-même
devant tous, Ci celle qu'il préférait. Le roman
deMéraugis dePortlesgue^, par Raoul de Hou-
denc, contient un épisode de ce genre.
A la fontaine, sous le pin,
Sus une lance de sapin,
Sera un esperviers muez....
... 11 sera donez par nom,
A cèle qui ert {se7-a) eslue,
D'estre la plus belle à vue.
Einsi fu lors li tornois pris,
Li bacheliers d'amor espris,
Y ameinent chascun s'amie.
Ce fut la belle pucelle Lidoine qui obtint
ce prix tant désiré. Le poète déclare que cette
victoire eut l'assentiment général; je crains qu'il
ne s'aventure beaucoup en affirmant un pareil
désintéressement, de la part de la noble assem-
blée, où tant étaient d'autres dames et damoy-
selles, tant de chevaliers et d'amoureux.
N'i ot chevalier ne pucèle,
Un trestot seul, qui ne deist
CHASSE EN RIVIÈRE ET EN PLAINE. 45
Qu'il ert raison qu'èle preist
L'espervier; èle l'ala prendre.
Lors vont chascuns son nomaprendre,
Et demendent qui el estoit.
Voilà qui est bien beau pour cette époque de
jalousie héroïque. Le roman du Bel Inconnu
de Renault de Beaujeu, Li Biaiis Desconneus,
nous fournit une preuve que les droits de la
beauté n'étaient pas toujours acclamés aussi
bénignement. L'ami de la belle Marguerie ve-
nait de se faire tuer pour obtenir ce prix envié
à sa maîtresse ; le maître de l'épervier, Giflet
fils d'-O, ne voulait permettre à la pucelle en
larmes de s'en emparer. Le Bel Inconnu prend
alors la défense de Marguerie : « Biau sire, dit-il
à Gifiet le fils d'O, por quel cose volez-vos dire
que la bêle Marguerie l'espervier ne doit avoir?»
— Parce que m'amie est plus belle.
Les deux champions prennent champ, et fon-
dant l'un sur l'autre de tout le poids de leurs
chevaux, ils se heurtent avec fureur. Après
quelques merveilleuses passes d'armes, le dé-
tenteur du faucon se déclare vaincu, et l'oiseau
est remis à la belle qui s'en retourne au pays
desespères;
Sor son puing portant l'espervier,
Qu'èle ot conquis, si l'ot moult cier {cher).
Au temps de Philippe-Auguste, la chasse au
46 LA FAUCONNERIE,
vol se nommait plus spécialement chasse en
rivière, par opposition à la chasse au bois. Les
géants de l'ornithologie, cantonnés le long des
étangs et des rivières, attiraient seuls l'attention
des fauconniers « de grand arroy » ; l'humeur
orgueilleuse des chefs de fiefs n'acceptait la dis-
traction de l'oiseau, qu'avec l'attirail compliqué
et l'équipage bruyant de la grande fauconnerie.
Ils aimaient à voir les puissants carnassiers du
perchoir lutter contre le héron, la grue, la ci-
gogne, le cygne, le grand courlis, l'oie sauvage
et tous les aquatiques à large envergure, dont
les évolutions compliquées, les ruses et la lon-
gue défense multipliaient les péripéties et les
émotions du combat. Les granivores delà plaine :
perdrix, cailles, ramiers étaient dédaignés par
eux ; ils prenaient grand soin d'empêcher le
faucon d'aller au change sur ce menu fretin
si fort apprécié, cependant, de l'officier de
bouche.
Pour la chasse en rivière, on choisissait les
plus fortes espèces des giboyeurs de l'air, celles
dont l'aile aiguë et vigoureuse, dont « le vol
roiJe et pointu « ne craignait pas de couper le
vent. Le Gerfaut à la serre d'acier, à la course
infatigable était admirable, pour celte besogne
à laquelle il mettait, disait-on, « quelque sen-
timent de gloire». L'épervier et l'autour étaient
également de haute entreprise. On faisait accom-
CHASSE EN RIVIÈRE ET EN PLAINE. 47
pagner le pointeur ailé par des chiens, qu'on
l'avait habitué à aimer. Ces derniers, lévriers
ou épagneuls, étaient chargés de faire lever le
gibier qui paressait ou demeurait transi de
peur, dans les roseaux et les hautes herbes ;
ils servaient aussi à l'empêcher de se dérober, et
rapportaient les blessés égarés.
Dans le roman du cycle carolingien qui porte
son nom, Aiiberi le Borgi gnons revenait de
chasser en rivière avec son neveu Garselins, tous
deux bien montés et bien accompagnés, quand
la reine de Bavière et sa fille tombèrent ensem-
ble amoureuses du beau réfugié français.
Auberis est en rivière aies,
Portant faucons et bons ostoirs [autours) mvit% \
Hairons et grues prenent, le jor, assés.
A la vesprée iert Auberis retornés ;
Devant les dames sos la tour est passés.
Dist la roine: — Fille, or esgardés
Le plus bel hom qui soit de mère nés.
Ce terme de faucon mué, d'autour mué, qui
revient à tout propos, indique que l'oiseau a
fait sa plume, qu'ilest vif et gaillard, dans toute
sa force, dans la perfection de sa livrée ; qu'il
n'a rien de commun avec l'oiseau nouvel qui a
son premier duvet, ni avec ïhalbrené qui aies
plumes en désordre et des pennes rompues.
Le mot d'ailleurs est resté, chacun sait encore
ce qui signifie muer, et être en mue. Le mot
LA FAUCONNERIE,
hobereau est, lui aussi, emprunte à la langue
du fauconnier ; c'était le moins puissant des oi-
seaux de proie: le mouchet ou émouchetéiah du
genre hobereau, ainsi que l'émérillon.
Une autre expression, dont le négatif seu
est resté usité, est celle de siller les yeux : des-
siller les yeux c'est les ouvrir ; siller ceux du
faucon c'était les fermer, lui coudre les paupières
aux narines, pour changer la direction de sa
vue. Cette opérationbizarre et celle de lui « don-
ner le feu », d'élargir avec un fer rouge ses na-
rines, pour l'embellir et le rendre plus apte
à aspirer le vent, indiquent bien, avec celle de
curer la plume, de greffer de flouvelles pennes
à la queue et dans l'aile, quand il y en avait
d'usées, à quel point la fantaisie avait pétri ces
serviteurs ailés de no? aïeux.
Nous avons vu que les chiens aidaient à faire
lever le gibier d'eau, tapi dans les végétations
aquatiques, ordinairement si drues et serrées ;
pour obtenir un effet plus rapide et plus sûr,
on leur adjoignait quelquefois des timbaliers et
des valets munis de tambours, dont les roule-
ments formidables faisaient partir, à tire d'ailes,
les nageurs les plus paresseux et les échassiers
les plus rusés, ceux qui se seraient contentés
de faire des chasses-croisés dans les hautes
jonchées, pour décourager les quêteurs.
Au temps de Gace de la Bigne, qui fut cha-
CHASSE EN RIVIÈRE ET PLAINE. 49
pelain du roi Jean, il en était encore ainsi. Dans
son curieux poème, « Li roman des déduis qui
traite de toute chace, selon les bestes et les païs,»
le bon chapelain de cour décrit très-agréable-
ment cet emploiderinstrumentguerrier.il nous
apprend aussi que, de son vivant, la chasse au vol
était libre encore. Hélas! celanedevaitpas tarder
à changer. Peut-être est-ce à l'interdiction des
oiseaux de fauconnerie au bourgeois et au ma-
nant, qui fut décrétée dans les premières années
du règne de CharlesVI, qu'il faut attribuer l'ou-
bli rapide de cetie charmante distraction.
Les domaines de Tair jouissaient donc de
toute franchise ; avait faucon qui voulait, à la
seule réserve, s'il n'était noble, de ne pas s'ai-
der de chiens pour poursuivre les victimes de
i'épervier. Cependant nous trouvons encore,
dans une charte du temps, une autre restriction,
celle-ll commune à tous : c'est que les princes
souverains retenaient, pour leurusage, tous les
nids d'oiseaux nobles, omnes nidosaviumnobi-
liutn, c'est-à-dire les nidsdes oiseaux propres à
la fauconnerie, qui se trouvaient dans les bois
et rochers de leur domination. Pour mieux
assurer ce privilège royal, legrand fauconnier de
France percevait un tribut sur les oiseleurs am-
bulants, portant faucons à vendre, et sur chaque
tête de leur marchandise, quelle qu'en fût la
provenance déclarée.
4
:>0 I.A FAUCONNFRIF.
A l'époque des Croisades, le personnel ailé de
la fauconnerie s'enrichit encore des oiseaux de
grand vol, employés parles Sarrazins ù la chasse
du flamand, de l'ibis, de l'autruche et de la
gazelle. y
Le tiinicien ou alphanet, « qui a bon œil
et fait bon guet n était une de ces nouvelles
acquisitions ; également le tartaret, « qui vole
hors vue », et qui ressemble au pèlerin ainsi
nommé, parce qu'il n'est jamais pris en France
sur le nid. Mais nos gerfauts, éperviers, autours,
sacres et faucons francs, trafisportés par les
Croisés en terre orientale, ne tardèrent pas à
faire envie aux chefs musulmans ; ils appré-
ciaient fort la perfection de leur vol et leur doci-
lité, et se montraient très-désireux d'en acqué-
rir.
Il est vraisemblable que les faucons, portés i\
la Croisade par les Francs, durent rendre de meil-
leurs services que ceux d'une simple distraction
de chasse. On les employa sans doute à voler les
espions de l'air, les pigeons messagers, dont,
au témoignage de Joinville, les Sarrazins se ser-
vaient, pour se transmettre des dépêches à lon-
gue distance.
« Les Sarrazins, dit le fidèle historien, envoiè-
reni (annoncer) au Soudan, par Coulombs més-
sagiers, par trois fois, que le roy estoit arrivé ;
mais onques messagiers n'en orent. »
CHASSE EN RIVIÈRE ET EN PLAINE. 5l
Pendant les trêves, les adversaires échan-
geaient mutuellement les plus beaux échantil-
lons de leurs volières de chasse. On vit même
le don de certains faucons de grand prix, entrer
dans les conditions des rançons ou des traités.
Vers la fin du XIV'' siècle, Bajazet qui battit,
près de Nicopolis, les chrétiens commandés par
Jehan de Nevers, se fil gloire d'étaler, devant
ses prisonniers francs, les trésors de sa riche
fauconnerie, où l'on comptait septmilleoiseaux
de vol. Lors qu'il fut question de la rançon de
Jehan de Nevers, le prince turc exigea douze
faucons blancs du nord, oiseaux des plus puis-
sants et de la plus grande rareté. Le roi Char-
les VI, pour achever d'adoucir le vainqueur,
ajouta à ce lot officiellement stipulé, des au-
tours admirablement dressés et des cperviers
hautains de grand prix, le tout accompagné des
gants brodés de perles fines, destinés à les por-
ter au poing.
Ce n'est pas la seule apparition historique du
faucon dans nos annales. Froissart nous ap-
prend qu'Edouard d'Angleterre traversait la
France en chassant ù grand appareil, pour hu-
milier la noblesse française.
« Avoit bien pour lui (le roi anglais) trente
faulconniers à cheval, chargésd'oiseaux, et bien
soixante couples de forts chiens et autant de
lévriers, dont il alloit chascun jour en chasse ou
52 LA FAUCONNERIE,
en rivière, ainsi qu'il li plaisoit; et y avoit plu-
sieurs seigneurs et de moult riches hommes
qui avoient aussi leurs chiens et leurs oiseaux. «
D'après le même auteur, le fils du roi Jean
fit un étrange rêve : il songea, une nuit, que le
comte de Flandres lui disait :
« Monseigneur, je vous donne en bonne es-
trenne ce faulcon pour le meillor que je veisse
onques, le plus gravement chaçant et le miex
abattant oiseaus. »
Charles V, continuant son rêve, employa aus-
sitôt celte belle paire d'ailes et de serres,
sous lesquelles, tout d'abord, hérons et grues
tombaient par centaines. Mais le hardi voleur
coupe le vent, rapide comme l'éclair; il s'éloi-
gne à tire d'ailes, montant dans la nue, si bien
qu'il lasse chiens et chevaux; s'il ne se fut ren-
contré à point un merveilleux cerf ailé, sur le-
quel le roi put monter pour suivre son faucon,
celui-ci échappait, et le rêve eut été de mauvais
pronostic. Heureusement le roi l'atteignit, et le
fit revenir au poing, ce qui le consola beaucoup
ù son réveil.
Autre souvenir de l'intervention du faucon
dans notre histoire. Sous Philippe le Valois, le
jeune comte Louis de Flandres déjoua, par son
moyen, à la tyrannique injonction de ses sujets,
qui voulaient le contraindre à épouser la fille du
roi d'Angleterre. Gardé à vue, surveillé jusqu'à
CHASSE EN RIVIÈRE ET EN PLAINE. 53
l'accomplissement de cette union forcée, Louis
de Flandres feignit, un jour, « d'aller en ri-
vière )i, où, lâchant un gerfaut sur un héron de
bonne fuite, il échappa à ses gens qui le crurent
simplement sur la piste de la proie.
La Curne de Sainte-Palaye cite encore un trait
singulicrd'un roi Louis, qu'il a lu, dit-il, dans un
roman de fauconnerie, et qu'il attribue, bien à
tort sans doute, au roi Louis IX. Il s'agit d'un
faucon de grand cœur, qui n'hésite pas àvoler
un aigle royal, et l'abat aux pieds de toute la
cour étonnée et charmée de tant d'audace. Loin
de s'associer à cette admiration, ce roi Louis
condamna à mort le fier vainqueur, sous pré-
texte qu'il avait forfait à la loyauté, en entre-
prenant sur le roi des airs, sur son propre roi.
Cette anecdote, je l'ai rencontrée, presque dans
les mêmes termes, dans une chronique du temps
d'Aliénor d'Aquitaine, avec cette différence
qu'elle étaitattribuéeàun prince sarrazin, etque
l'aigle avait deux agresseurs, « deux sacres, ^ au
lieu d'un seul faucon.
.'\ côté des exploits des oiseaux hautains, de
vol roide et pointu, à côté des poursuites, me-
nées à grand attirail, contre les géants aquati-
ques, il y avait des chasses au vol, de moindre
entreprise et de moindre orgueil ; ce n'étaient
peut-être pas celles de moindre agrément. On
34 LA FAUCONNERIE,
volait le gibier lin en val, en coleau et en
plaine.
Nous l'avons dit, ce gracieux passe-temps,
qui ne coûtait pas de larmes au laboureur,
était il la disposition de chacun. Quiconque
avait du temps à lui, pouvait aller voler la per-
drix, la caille, la grive, l'alouette et \c coulomb;
routarde et la caacpetière, ces princesses de la
gent granivore, ne faisaient pas exception à ce
droit précieux. On prenait même ainsi le lièvre
et le lapin : ^ li lanier bat bien le lièvre ", dit
un vieil auteur. Il arrivait souvent que de sim-
ples bourgeois, sans terres, possédaient sur la
perche, de plus beaux oiseaux que les seigneur»?
de fiefs. _
Aussi bien que les châtelaines, de simples
pucelles et femmes de petite condition portaient
sur le gant le faucon coiffé, houppe et muni de
sonnettes. Ce fut une simple damoiselle ,
fille d'un bourgeois de Chalons en Champagne,
qui fit don à Gérard de Nevers de l'épervier
« Si bien duit à tote chace », chaperonné d'or
fin et portant un rubis au sommet, en guise de
houppe ou de cornette. Ce beau chasseur se
sentait d'avoir appartenu aune pucelle; il savait
prendre tous oiseaux qu'on lui montrait, si me-
nus fussent-t'ils, sans les blesser ni défaire en
rien. Aussi porta-t'il bonheur à Gérard, en lui
mettant, un jour, en mains, une alouette qui
CHASSE EN RIVIÈRE ET EN PLAINE. 35
avait emporte i' à son col l'anclct de s'amic
Euriant. »
Bien qu'on pût dresser le grand faucon au
vol du gibier de grain, et que le pèlerin, le ger-
faut et l'autour y fussent, eux-mêmes, assez fré-
quemment façonnés, les damoiselles et les sim-
ples gens se contentaient, pour la plupart, de l'oi-
seau de vol moyen et de petite taille. Les mâles,
de la plupart des espèces de proie leur conve-
naient mieux que les femelles : dans les oiseaux
de fauconnerie, les lois des sexes sont, générale-
ment renversées, chacun le sait ; la femelle est
grande et forte, le maie semble n'en être que
le diminutif; on leur donnait le nom dédaigneux
de tiercelets qu'ils portent encore aujourd'hui.
Moins bien avantagés de la taille, les tierce-
lets étaient, chose étrange, plus fantasques, plus
capricieux, moins dociles et plus difficiles à dres-
ser que leurs majestueuses femelles. Pourtantles
dames s'entendaient à merveille avec ces mâles,
mignons, drus et mutins, qui ne fatiguaient pas
beaucoup le poing. Les tiercelets de l'épervier,
du lanier et du sacre, le mouchet, le laneret, le
sacretet l'émérillon donnaient à celles et à ceux
qui daignaient s'en servir,beaucoup de plaisir, et
leur rendaient de bons services. Dans le roman
de la Charrette, commencé par Chrestien de
Troyes, l'intarisable trouvère, et terminé par
Godefroy de Laigny, un chevalier, qui force
56 LA FAUCONNERIE,
son adversaire à se rendre, est comparé à l'émé-
rillon que fascine l'alouette :
Tant H passe, tant li travalle,
Qu'à merci venir li estuet.
Comme l'aloé qui ne puet
Devant l'esmérillon voler.
Gace de la Bigne revient souvent, dans son
poème curieusement allégorique, sur les joies
que la volerie procure aux dames et aux damoy-
selles ; et cela sans péril et sans donner prise à
la médisance, comme il arrive souvent quand
elles suivent la chasse au bois. D'ailleurs rien
n'est perdu pour elle au vol des oiseaux, aucun
détail ne lcuréchappe,au contraire de la course
des meutes,qu elles n'entrevoient que par éclairs,
à travers les grands fourrés. La chasse à l'oi-
seau aurait donc du être rayée de l'énuméra-
tion proverbiale que cite le bon chanoine ;
De chiens, d'oiseaux, d'armes, d'amours,
Pour une joie cent douleurs.
En vrai dignitaire de l'Eglise, le friand chape-
lain se livre à l'énumération succulente et dé-
taillée de tous les fins gibiers qui se prennent
avec les faucons, et les compare avantageuse-
ments à la grossière venaison du cerf. Il fait
mieux, il indique la manière de mettre ces frian-
CHASSE EN RIVIÈRE ET EN PLAINE. Sj
dises en œuvre, et donne à ses lecteurs la recette
savante et compliquée d'un pâté de gibier de
haute saveur, que nous retrouverons plus loin sur
la table de nos ancêtres. Nous avons sous la
main une citation qui s'encadre mieux dans
notre sujet actuel : c'est un agréable fabliau de
fauconnerie, dontGace de la Bigne a orné son
roman des déduits^ en déclarant que la vérité
de l'aventure lui a été attestée « sor tos li saints
de Rome » par le chevalier Pierre d' Orge-
mont.
Un chevalier revenant de chasser en rivière,
avait laissé son épervier, vaguer en liberté, sans
capuchons, longes ni sonnettes ; il avait oublié
de le«coifferaprèsgibier. «Sa femme qu'il adorait,
avait, de son côté, un gentil étourneau qu'elle
aimait à la folie; aussi était-il inappréciable.
Il parioit si bien et si bel.
Que très grant merveille avoient
Ceulx qui si bien parler l'oyoient.
Or, pendant que l'épervier se tenait librement
perché « sur le trait d'une haulte fenestre, »> le
précieux étourneau prit la clef des champs,
comme il avait accoutumé de faire, et sa mai-
tresse ne se doutant pas du danger, " en soub-
riant le regardoit.
58 I.A lAUCONNEKlt,
Tantost com l'cspervier le vit,
D'amont où cstoit descendit,
i;t le prcist et l'en emporta.
.luycz de rémoi de la chaiclaine : elle se déso-
lait, se tordait les mains, en disant : « lasse que
ferai? car mon cstourncl perdu ai. « Ses lamenta,
lions attirèrent son baron qui n'était pas loin :
Le chevalier tost print son gant,
Et le poin lui tcnt maintenant,
En s'en alant droit à la porte.
Tantost l'espervier li aportc
L'estournel. Or le chevalier.
Qui savoit d'oyseaus le mestier,
Courtoisement le descherna,
Et du pié tout sain lui osta.
Et dit à la dame : — Tenez,
Vostre estournel, et le gardez.
Cecharmantfabliau peint,on ne sauraitmieux,
l'influence que l'homme était parvenu à acqué-
rir sur l'espèce la plus indépendante des êtres
vivants. Se faire obéir à la minute, en montrant
son gant à l'oiseau en liberté, le réclamer dun
geste ; faire descendre des profondeurs de Tair
ce capricieux vagabond, le descharner^ enlever
de ses serres impitoyables la proie vivante et
sans blessures, quel résultat magique, quelle
preuve poétique de la puissance de fascination
CHASSK EN RIVIERE ET EN PLAKNE.
yq
que l'homme peut arriver à exercer sur les créa-
tures inférieures 1
On comprend l'attrait que les coups dailes du
faucon dompté, obéissant avec la docilité d'un
chien en laisse, ont dû avoir pour nos aïeux,
auxquels ils soumettaient les caravanes errantes
du ciel; et l'on se prend à regretter vivement
les satisfactions de cette puissance perdue.
r:^
'^^ék
CHAPITRE III.
Jeux d'adresse et de hazard ; les dés,
les échecs, les tables.
^y uand la pluie, les frimats et les in-
terminables soirées d'hiver rete-
naientnosaïeuxaulogis,les moyens
de s'y distraire ne leur manquaient
pas; ils en avaientd'aussi piquants, d'aussi nom-
breux que nous. Les mille combinaisons four-
nies aujourd'hui par les cartes, leur faisaient
défaut, il est vrai ; bien qu'on ait prétendu qu'ils
tinssent des Arabes d'Espagne les cartes caba-
listiques, aux fitures bizarres, dont les Maures
d'Afrique et les Espagnols du Midi de la Pénin-
sule se servent encore, les traces de ce jeu Sar-
razin sont très-controversables, dans la littéra-
ture de leur temps. Aucun texte clair et formel
n'est venu autoriser l'hypothèse que les contem-
JEUX D ADRESSE ET DE HAZARD. bl
porains des Croisades aient tenu de véritables
cartes entre leurs mains.
Aux subtiles combinaisons des soixante et
deux petits cartons qui font la joie des sociétés
modernes, nos ancêtres suppléaient par d'autres
jeux de hazard et d'adresse, tout aussi subtile-
ment combinées. Les échecs, les tables, la mé-
relle et les dés étaient les plus populaires de ces
passe-temps. Les dés, surtout se montraient sur
toutes les tables ; on les rencontrait au château,
au manoir de modeste apparence, à l'auberge,
au cloître même, et jusqu'à la chaumière du Vil-
lain.
Bien déchus de leur gloire, puisqu'ils ne s'em-
ploient plus guère qu'aux tables de tric-trac,
bien oubliées elles-mêmes depuis la fin du der-
nier siècle, ces petits carrés d'ivoire au pointillé
fatidique étaient comme les jongleurs et les trou-
vères,de toutes les fêtes, de toutes les réunions.
Nos pères s'y livraient avec passion : clercs et laï-
ques, nobles et manants, gens d'armes et paisi-
bles bourgeois aimaient à agiter les cornets.
Les fabliaux nous parlent de gens de tout
rang, de toute profession et de tout âge qui s'y
ruinaient avec entrain. Avant de se îalreguaite
au haut de la grande tour du château de celle
qu'il aimait, Gauthier d'.'\upais avait perdu aux
dés jusqu'à ses chausses et son surcot. Les coups
de dés menaient lestement les joueurs à l'opu-
0 2 JEUX d'adresse et dk hazard
lence ou à la misère, sans les raffinements du
calcul, d'intelligence et de mémoire, qui aident
l\ corriger les duretés du sort. Les dés étaient
le lansquenet de ce temps-là.
De tous ceux qui aimaient à tenter la chance
de ces petits cubes piquetés, les hommes d'ar-
mes, les ménestrels et les clercs étaient les plus
zélés ; ayant plus de loisir que les autres, ils s'y
livraient avec fureur. Dans le labliau : du pro-
voire et des deux ribauds, il est question de
deux vauriens, deux ménestrels hélas ! qui ne
gagnaient pas une maille, légitimement ou d'au-
tre façon, sans l'aventurer sur cet irrésistible
trébuchet de Satan.
A leur goût pour le jeu de dés, ils ajoutaient,
dit l'auteur, on ne sait si c'est dans l'intention
d'y applaudir et de les en louer, une rare habi-
leté à les manier. Malgré tout leur talent, 'nos
aventuriers ne payaient pas de mine : leurs ha-
bits montraient plus que la corde. En les voyant,
on disait : — « Véci de quoy faire de biaus sou-
doyers ! » — Ainsi nommait-on les guerriers de
rencontre, à solde quotidienne, que Philippe-Au-
guste avait introduit dans son armée. Toute plac^
était bonne à nos ribauds pour déployer leur ta-
lent, la poussière du chemin aussi bien que la
table du cabaret.
Un jour ils se trouvent face-à-face avec un
chapelain à l'air opulent, monté sur un beau che-
LES ÉCHECS, LES TABLES. 63
val bai. L'un d'eux, Thibault, accoste l'homme
de Dieu et lui propose un coup de dés, comme
chose très-ordinaire, et dont il ne pouvait se scan-
daliser. Alléché par une ceinture artificieusement
gonflée d'une douzaine de mailles, le prêtre des-
cend de son cheval, et entame la partie. Quelques
passes de cornets le mettent en chemise; le pau-
vre chapelain perd Jusqu'à son cheval.
Sans s'inquiéterde sa colère et de ses injures,
les gagnants s'emparent consciencieusement de
ses effets. Thibault saute sur le beau cheval bai,
et l'éperonne pour s'éloigner. Heureusement
pour le perdant tonsuré, la monture était om-
brageuse : rintervention du maître devient né-
cessaire. On devine qu'il en profita pour sauver
au moins cette partie de ses biens.
Saint-Pierre lui-même qui fut grand clerc en
son temps, puisqu'il passe pour avoir adroite-
ment placé le chef de clergie dans la capitale du
monde, est représenté les dés à la main, dans le
curieux fabliau, de Saint Pierre et du Jongleur.
Voici comment la chose advint. Un pauvre mé-
nestrel du pays de Sens n'avait pas été très-ré-
gulier de conduite, durant sa vie; il vendait sou-
vent sonbliaud, ses braies ses chausses et jusqu'à
son violon pour s'enivrer et paillarder.
Le dez et la taverne araoit
Tout son gaing i despendoit.
64 JEUX d'adresse et de hazard
La Mort l'ayant surpris en état de péché, le
pauvre jongleur fut emporté droit en Enfer, nu
et grelottant. Comme il n'avait jamais fait de
grosses méchancetés, qu'il avait beaucoup souf-
fert du froid, et qu'il offrait de chanter pour
payer sa bienvenue, Lucifer en eut pitié : il se
contenta de lui confier le soin d'attiser le feu
sous les chauciièresoùse morfondaient lesdam-
nés. — Volontiers, fit le pauvre trouvère que la
vue du feu réjouissait :
Quar de chauffer ai grant meslier.
Atant s'assit lèz le foier,
Si fet le feu délivrement.
Et chauffe tout à son talent.
Un jour, Lucifer, s'en allant avec ses suppôts
faire sur terre, une battue générale, charge notre
jongleur de veiller sur ses victimes, et l'en rend
responsable sur ses yeux. — « Sire, dit le nou-
veau chauffeur, partez, sans crainte, je les garde-
rai loiaument, toutes vos âmes vous rendrai. » A
peine la porte fermée sur Tinfernal tourbillon,
messire Saint Pierre, qui guettait, se présente
au jongleur, « avec un berlenc et trois dés, » et
lui offre l'assaut. Le malheureux n'a rien à aven-
turer contre les Jlourins et les esterlins que fai-
sait sonner le céleste concierge.
LES ÉCHECS, LES TABLES. 65
Saint Picr li dist : — biaus dous amis
Met de ces âmes cinq ou siz.
— Sire, fet-il, je n'oseroie,
Car se une seule perdoie
Mon mestre, vif me mengeroie.
Saint Pierre continuait à étaler l'or du Paradis
et a remuer les dés dans les cornets ; le jongleur
se décida. Le bienheureux portier raffla les
âmes, par douzaines d'abord, puis par centai-
nes et par milliers ; le perdant effaré doublait et
triplait l'enjeu. Efforts inutiles, toutes les âmes
tombèrent dans le giron du portier des élus,
qui, par aventure, trichait.
Chevaliers, dames ou chanoines,
Larrons ou champions ou moines,
Atout franz homes ou vilains,
Atout prestres ou chapelains.
Tout y passa. Qu'on se figure la rage de Sa-
tan, quand il retrouva ses marmites vides. L'in-
fidèle chauffeur fut battu et envoyé à Dieu et ù
tous les saints, par les diables qui jurèrent de ne
recevoir à l'avenir aucun trouvère dans l'infer-
nal séjour. Cette fois au moins, la passion du
jeu eut un bon résultat : le jongleur, en per-
dant, gagna le Paradis pour lui et ses confrères,
tous très-ardents à manier l'ivoire de perdition.
5
06 JFUX d'adresse et de HAZARI)
Le hazard qui, en quelques bonds capricieux:,
enlève au poète le gaind'un roman, d'un drame
ou d'un poème, n'est pas né d'hier.
Le remède cotjtrà pestem du malin page de
Louis XI, les dés si faciles à porter, si gais à
faire tourbillonner l'espérance, faisaient peut-
être plus de ravage dans la ceinture des trouvè-
res, que les cartes dans la poche des poètes
d'aujourd'hui,
Rutebeuf chercha plus d'une fois la fortune
et y rencontra toujours la misère. Le glorieux
trouvère fait ce lamentable aveu dans plusieurs
de ses poésies. Selon lui, le dé a fait la dette et
^es dettiers ; écoutez les doléances de la Griesche
d'y ver :
Li dés qui li dcticrs ont fet,
M'ont de ma robe [de mon bien) tout desfet.
Li dés m'occient.
Li dés m'aguètent et espient,
Li dés m'assaillent et deffient, ^
Ce poise-moi.
Je n'en puis mes, si je m'esmoi. ...
James de cest mal ne garroie ; {ne guérirais'
Par tel marchié,
Trop ai eu mauves le marchié
Li dés m'ont pris et empeschié,
Je les claim quite.
Fols est qu'à lor conseil abite.
Avec une telle passion au cœur, on comprend
que le prince des poètes du XII le siècle ait été
LES ÉCHECS, LKS TABLES. 67
fait « compagnon à Job » ; l'intervention du
ciel ne l'avait pas seule accablé, comme il feint
de le croire. Si Jehan de Condé, son glorieux
rival, finit par entrer au cloitre, ne serait-ce pas
afin de sauver au moins, des coups du sort, sa
robe, sa table et son lit. Une centaine d'années
plus tard, l'excellent trouvère Eustache Des-
champs, qui, lui aussi, sans doute, gardait ran-
cune aux vilains tours que les dés jouaient aux
poètes, leur consacrait un petit poème histori-
que du plus piquant intérêt.
Le titre seul de cette pièce d'un peu plus de
trois cents vers vaut un chapitre d'histoire; le
voici : C'est le dit du gieu des dez, fait par
Eustace , et la manière et contenence des
joueurs qui estaient à Ne'elle, où estaient mes-
seigneurs de Berry^ de Bourgogne et plusieurs
autres.
Bien que le tripot se tint à l'hôtel, célèbre par
sa tour si royalement tragique, et que les fils
du roi Jean en fussent les principaux tenants,
la société y était fort mélangée. Outre le duc de
Berry, l'amphytrionde la fête, Philippede Bour-
gogne, le duc de Bourbon et le sire de Coucy,
Furent là plusieur bon,
Tant chevaliers comme escuiers,
Lombards (gens de finance) et autres officiers.
Eustache lui-même parvint ù s'y glisser :
68 JEUX d'adresse et de hazard
« j'entrai cns et jouer les vis. « Se contenta-t-il
de les regarder jouer?
Lors s'assist chascun à la table,
Où y avoit or délectable,
Par monceaulx, à moult grant foison.
Le poète raconte en détail les diverses façons
dont on salue la chute des dés, les trépigne-
ments, les fureurs et les blasphèmes. On mau-
grée le pape, on renie Dieu, la Vierge et les
Saints. Un perdant maltraite Notre-Dame :
« Chétive gloute l'appela, elle et son fils moult
diffama. » On voue ses adversaires à la male-
mort, à la damnation, à tous les diables ; sans
aucun respect pour les princes du sang qui, du
reste, étaient d'assez mauvais drôles, comme
ils le firent voir sous le règne de leur neveu; on
échange les titres de ribauds et de « fils de pu-
tain. » On s'en prend de la mauvaise chance sur
les inférieurs forcés de se trouver là. L'un frappe
à coups de chandeliers un valet « quérant argent
.pour les chandelles » ; un autre donne un coup
de pied dans la poitrine d'un pauvre page, « d'un
enfant » qui cherchait argent pour son maître ;
celui-ci traite avec fureur un assistant qui éter-
nuait; celui-là accuse violemment de son mal-
heur « un compains qui ronfloit assommé » de
sommeil.
Pendant ce temps les flourins allaient et ve-
LES ECHECS, LES TABLES. 6i)
naient, au milieu des accusations de triche et
de vol ; ils faisaient riches plusieurs « de ceulx
qui n'avait ni croix ne pile, » une heure aupa-
ravant. A cette orgie de l'or, les princes ne fi-
rent pas grand butin, s'il est permis de les re-
connaître, dans la discrète expression des vers
suivants :
. . . Plus est homme saigc et grant
Plus si mesfait ; et si dis tant,
Que mains gentilz hommes trcs-haulx
Y ont perdu armes, chevaulx,
Argent, honneur et seigneurie,
Dont c'estoit horrible folie.
Mais l'histoire est là pour nous apprendre
comment ces terribles ducs savaient réparer les
prodigalités de leurs vices, aux dépens du trésor
épuisé de la France.
Un trouvère anonyme qui, à l'exemple de ses
confrères, avait du être mordu au cœur de sa
bourse par cet endiablé passe-temps, nous a
laissé la vigoureuse satire, du gieiide de^ éditée
par Jubinal, dans son nouveau recueil de contes,
dits et fabliaux. Sous la plume de ce jongleur,
ce jeu, qui avait tant fait jurer et dépiter d^on-
nêtes gens, devient une invention du diable, il
y avait, dit-il, à Rome un sénateur capable de
tout pour s'accroître en honneur et en fortune,
un orgueilleux doué de toutes les qualités utiles
à la cause du diable, à laquelle il s'était voué.
70 JKUX d'adresse et de hazard
Un jour le mauves lui apparut dans son verger,
et luiofFrit l'invention la meilleure pour perdre,
déshonorer et désespérer les humains.
Frère, dist le mauves, je me suis pourpcnsez;
Tu feras une chose qui son nom sera dez ;
Maint homme en iert encore honnis et vergondez,
Li un en iert pendu, et li autre tuez.
Tu feras « le dé de six costés quarré. » Sur
l'une de ses faces, tu mettras un, en dépit de
Dieu; sur l'autre deux, en dépit du Christ et
de Marie ; ailleurs trois en dépit de Sainte Tri-
nité ; sur un autre côté, tu feras un quatre en
dédain des quatre évangélistes ; en un autre
CINQ, « en despit des cinq plaies que Dieu ot en
la croix. » Enfin sur le dernier carré, « feras le
SIX, en despit des six jors que Dieu fist toutes
choses. »
Le sénateur promit de fabriquer le nouvel
instrument de perdition, et de le répandre par
tous les pays. Un jour qu'il pratiquait cette nou-
veautéavec un riche romain, une querelle s'élève
entre eux ; de son poing * qu'il ot massif » le
patrice bouleverse le nez et les dents de son ad-
versaire qui, lui-même, riposte par un coup de
couteau. Ainsi fut justifiée la prévision de Sa-
tan: le sénateur tué et l'homme au couteau pris
et pendu.
Il existait des jeux moins eflVavanis, où l'a-
LES ÉCHECS, LES TABLES. JI
dresse pouvait dominer le hazard. Le héros du
lai de Courtois, perd S3s eslrelins à la niérelle
avec deux de ces drôlesses qui, de tout temps,
ont fait la chasse auv ceintures gonflées. Ce jeu
de la mérelle n'est pas celui où Ton pousse, à
cloche-pied, un palet dans les cases d'une Hgure
à compartiments, tracée sur le sol, comme cer-
tains érudits ont cru pouvoir se Timaginer. A
cet exercice, le jeune prodigue eut été plus agile
que les deux filles de joie, dont les robes au-
raient singulièrement gêné les mouvements. Ce
n'est pas non plus la Mora des Italiens qui con-
siste à deviner subitement le nombre de doigts
que vient d'ouvrir son adversaire.
Une branche de l'épopée du Reiiart. imprimée
dans le supplément de M. Chabaille à l'édition
de Méon, nous montre le malin compère jouant
une andouille à ce jeu : De l'andotiille qui fui
juyé es marelles. C'est sur la dalle d'une croix,
où des bergers ont tracé un marregler que Re-
nard dispute ce friand morceau.
Cette table de pierre où les bergers ont tracé
les compartiments du jeu, lève tous nos doutes.
La mérelle ou marelle se joue encore ainsi dans
nos campagnes : un carré tracé, avec lignes mé-
dianes et diagonales sur une table, sur une pierre
sur une marche d'escalier; trois jetons, trois
cailloux ou trois noisettes de chaque côté, que
chacun des joueurs s'efl'orce de mettre en ligne
72 JEUX D ADKliSSli ET DE HAZARD
sur l'une des diagonales ; ce n'est pas plus ma-
lin que cela.
Si cette dernière explication est la bonne, la
mérelle ne dut être qu'un prétexte pour détour-
ner l'attention du naïi Courtois, et permettre à
ces dames de lui couper son aumonièrc, pendant
qu'il s'escrimait à aligner ses jetons.
Autre énigme : qu'était le jeu des tables ? Se-
lon Ménage et Gueulette, le jeu des tables n'é-
tait autre que celui des dames ; ils oubliaient
l'un et l'autre qu'on y emploie les dés. Je me
range à l'avis de Roquefort qui suppose que c'é-
taient les diverses combinaisons des tables du
tric-trac. On voiteneflFet dansles fabliaux qu'on
s'y servait de dés. Ici encore la chronique est
de l'avis des trouvères, et notre bon Joinville
est prêt à nous renseigner.
Après sa délivrance des mains des Sarrazins
Louis IX s'en allait à Acre, avec les siens, monté
sur une galère ; ses pensées étaient tristes, la
mer était haute, et la mémoire de la mort du
comte d'Artois ne le quittait pas. Un jour dit
le fidèle historien, on vint lui rapporter que le
comte d'Anjou, son second frère, jouait aux ta-
bles avec messire Gaultier de Nemours.
« Et quant il eut ce ouy, il se leva, et alla
tout chancelant, pour la fèblesse de sa maladie.
Et quant fut sus eulx, il print les dés et les ta-
bles et les gecta en la mer, et se courroussa
LES ÉCHECS, LES TABLES. JJ
très-fort à son frère de ce qu'il s'estoit si tost
prins à jouer aux dés, et que aultrement ne lui
souvenoit de la mort de son frère, le comte d' Ar-
thois, ne des périls desquels Nostre-Seigneur
les avoit délivrez. Mes messire Gaultier de Ne-
mours en fut le mieulx paie, car le roy gecta
tous ses deniers qui estoient sur le tablier, dont
il y avait grant foison, et en son giron les em-
porta. ))
Avec le jeu des tables, celui plus noble et plus
célèbre des échecs était depuis longtemps en
usage : « Cil chevaliers jouent as tables, et as
échiers d'aultre part. »
De même que la fauconnerie et la chasse au
bois, les échecs faisaient partie de la haute édu-
cation. Le héros du dit don lévrier, de Jehan de
Condé, « des eschiers aprist et des tables. » Gé-
rard de Roussillon est loué de posséder ce pré-
cieux talent. Dans la chronique desducs de Nor-
mandie, en vers romans, Benoit de Saint-More
place la science des échecs au nombre des choses
honorables que Guillaume longue Espée fit ap-
prendre à son fils Richard :
D'eschez, de rivière et de chace
Voil (je veux) Ke del tôt aprenge et Sace.
Il n'est guère de roman de chevalerie où soit
oubliée cette part de l'éducation ; il n'en est
guère où les échecs ne se lient à quelque dra-
74 JEUX D ADRESSE ET DE HAZARD
matique épisode d'un puissant intérêt. On voit
dans les chansons de geste, des chefs chrétiens
jouant entre eux ou contre les Sarrazins, jeter
leur fortune, leur indépendance et jusqu'à leur
vie au hazard des combinaisons de l'échiquier.
Dans Garin de Monglave le roi Karle cherche à
se venger de l'amour que la reine porte à Garin,
bien que ce dernier en soit innocent. Tout le
tort est à la reine, qui l'avoue avec une héroïque
ostentation : C'est une passion à laquelle elle
n'a pu résister, un mystère entre Dieu seul et
elle.
Lasse ! q'en pues-je mais, se s'amour me sorprant :
Nus ne m'en doit blasmer, fors que Diex solement
Qui me fist cuer et cors et pensée ensement...
Por coi le fist donques Diex, si douset si plaisant -
Karle propose à Garin, devant ses barons, une
partie d'échecs dont l'enjeu, du côté du roi, sera
sa femme et son royaume ; du côté de Garin-
sa propre tête. Cette partie d'échecs est bien une
des scènes les plus émouvantes qu'ait jamais in-
ventée la poésie humaine ; le stile en est gran-
diose, dans sa rudesse primitive, et l'intérêt pal-
pitant. On prépare l'échiquier, une merveille
d'ivoire et de pierres précieuses, dont une pièce
enrichirait un homme: « Jamais ne li faudroit
qu'il n'eust et vair et gris, viandes et deniers et
boins chevaus de pris. »
LES ÉCHECS, LES TABLES. 7 3
On apporte la croix et l'évangile qui reçoivent
le serment des deux adversaires : Les parrains
se placent aux côtés de chacun; c'est le duc d'A-
quitaine qui patronne Garin. Cependant la reine
se lamente à grans plains. Son dolent cœur se
désole et s'accuse : — Hélas ! combien sont en
détresse pour mon chétif corps !
Enfin le jeu commence. Après quelques pas-
ses, où l'on voit le roi placer un roc, notre mo-
derne tour., et l'appuyer d'un chevalier, le cava-
lier d'aujourd'hui, afin de préparer le mat;
Garin reprend l'avantage, il détruit cette com-
binaison en s'emparant de l'entreprenant cava-
lier. Cette découverte met Karlc en fureur ;
« par mautalent cifiertdu poing sur l'échiquier»
brouille et renverse tout, et menace son adver-
saire de lui faire payer sa dette, «avant que com-
pile sonne. » Mais son autorité n'allait pas jus-
que là.
Par précaution, les compagnons de Garin
avaient subtilement placé de bons ôra;iC5 d'acier
sous leur haubert; d'ailleurs les grands vassaux
n'étaient pas hommes à tolérer cet acte despo-
tique contre un des leurs. Tous se dressent en
face du roi ; le duc de Normandie s'avance, et
lui reproche un accès de colère que « tuit li ba-
rons tiennent à folie. » — J'ai ici, dit-il, cent
hommes d"armcs qui ne faudront pas à Garin
dans le besoin. Karle reprend la partie en fré-
76 JEUX d'adresse et de hazahd
missant. Un moment le fils de Pépin se croit
sûr du mat ; il recommence à menacer Garin^
dont le comte de Poitiers prend la défense: Sire
s'ccric-t-il :
Trop menasscz sovent nostre germain cousin,
Mais jocz vistement, baissez votre latin.
Encor n'avcis-vus pas le jeu trait à sa fin,
Qui vus metra annuit {aujourd'hui) de clieval à ronsin.
Piqué de ces paroles, Karle saisit un bâton de
pommier, et le lance à la tête du railleur, d'une
telle force que, si le comte ne se fut baissé,
il était tué du coup. Autour de lui les épées sor-
tent du fourreau, a et Karles se défant à [avec]
un fust de sapin, •> de taille à assommer un bœuf,
jusqu'au moment où saillant d'un souterrain,
quatre cents de ses leudes bien armés, « tant
Chartrains qu'Angevins, » viennent à son se-
cours. On se toise, on se provoque, on fait grand
cliquetis d'armes ; le sang va couler, quand le
duc de Bourgogne « qui moult ot de bonté » de
raison et d'éloquence, intervient et apaise la
bouillante assemblée.
La partie reprend, muette et anxieuse. Garin
retrouve sa chance, et conduit son jeu jusqu'à
rendre le mat du roi inévitable. Le fils Pépin
lui-même l'avoue tristement. « Or quant Garins
entant la grant humilité de son lige Seignor »
il déclare noblement qu'il ne veut rien prendre
LES ÉCHECS, LES TABLES, 77
de lui, ni sa femme ni sa terre. La seule chose
qu'il demande, ô folie héroïque ! c'est la per-
mission d'aller conquérir le château de Monglave
inaccessible, imprenable, dont les murs sont plus
élevés que le vol du faucon, et ue Pépin, lui-
même, n'a pu arracher aux payens qui le tien-
nent. Il ne veut de son seigneur que le droit de
le tenir de lui à fief, après l'avoir conquis. Qu'on
juge de la joie immense qui saisit le roi à cette
heureuse surprise.
Karle donne à son courtois vainqueur son
destrier Abrive, qui n'avait son pareil « jusqu'à
port de Cartaige. » Monté sur ce coursier d'in-
telligence presque humaine, Garin part sans
craindre ni douter, pour aller assaillir cette ro-
che merveilleuse qui a vu tomber, devant ses
tours hautaines, les plus braves de la Chrétienté.
Le fils deParise la Duchesse sauve également
sa vie au moyen de l'échiquier, mais d'une au-
tre façon. Adopté par le roi de Hongrie, à la
cour duquel il a été porté enfant par des larrons
il grandit en science, notamment dans celle des
échecs. Bien qu'il passe pour bâtard, le vieux
rJi le destine à sa fille qui héritera de la cou-
ronne. Cela ne plait guère aux fils des barons
de la cour de Hongrie. Les traîtres se liguent
contre Hugues, le fils de Parise, et décident qu'ils
le meurtriront.
Pour arriver à leur but, sans esclandre, les
yS JEUX IV ADRESSE KT DE IIAZARD
iélons proposent au favori du roi une partie
d'échecs dans un cellier souterrain, où, la par-
tie engagée, ils l'appelleront bâtard et « fils de
putain ; » c'était, paraît-il, l'injure à la mode.
Le hautain garçon se fâcherait, mais à eux qua-
tre ils en viendraient à bout. Il n'en advint pas
comme ils avaient décidé. Hugues ne manque
pas i\ la vérité de s'irriter de l'injure, et les quatre
traîtres de tirer leurs couteaux, et de l'en frap-
per ; mais le lils de Parise la Duchesse, quoique
blessé, se fait de l'échiquier un bouclier et une
massue, et les assomme sur la place.
Hugues tient l'eschaquier, si est vers eux allez...
Si en tiert (en frappe) I des III, tôt est escervelez ;
Puis hauça l'eschaquier, s'en a un autre tué,
Li quart torne c-n fuie, mais Hugues l'a asté [atteint)
Il faut l'avouer, cet usage de l'échiquier n'est
pas ordinaire, et n'a sans doute pas été prévu
par Palamède. Les dames, damoyselles et sim-
ples pucelles apprenaient aussi ce noble jeu;
elles y réùssisaient très-bien. Dans le lai d'Eli-
duc^ Marie de France nous raconte que le beau
chevalier trouve s'amie occupée à apprendre les
échecs, en regardant jouer le roi son père, Ce-
lui-ci après avoir mangé :
As échès commence à juer,
A un chevaler d'utrc-mer;
LES ECHECS. LES TABLES. 79
De l'autre part del eschéker
Devent sa fille (à) enseigner.
A la cour de Témir Ivoirin de Monbranc, l'il-
lustre Huon de Bordeaux, déguisé en valet de
ménestrel, est forcé par le prince Sarrazin à faire,
avec sa fille, une partie d'échecs tout aussi dan-
gereuse que celle de Garin de Monglave. La
belle pucelle est invincible, personne ne la
jamais pu mater. Or voici les conditions dictées
par Ivoirin à Huon et à sa fille, placés en face
l'un de l'autre, devant la table de l'échiquier:
Dit l'amirès {l'émir) : Ma fille, or m'entendes.
Il vous convient à chevalet juer.
Se le poës au jeu d'eskiés mater,
Trestot errant ara le chief copé,
Kt s'il vous puet faire torner.
De vous doit faire sa volonté.
En voyant « la grant biauté » de celui aux
bras duquel elle tombera, si elle est vaincue, la
belle fille se décide en elle-même à se laisser
battre. Il lui tarde même que cela soit fait.
Vaudroie ja ke li jeu fûts fine,
Si me tenist de jouste son côté.
Et me fesist toute sa volonté.
Pour cacher son dessein, elle excite Henri à
'ouer serré: « Vassal, dist-ele, à coi pensés .-
Prés ne s'en faut que vous n'estes matés. » Son
8o jf:ux d'adresse et de hazard
adversaire qui s'efforce de paraître calme, ré-
pond que l'enjeu n'est pas égal :
Amis ert grans hontes et moult très-grans vicutcs.
Quant en mes bras toute nue gerrés,
(Moi) qui su sergans du povre ménestrel.
La fille d'Ivoirin perd donc. Mais à songrand
dépit et à la grande joie de Témir, Garin refuse
se savoureux prix de la lutte, parce qu'il aime
la belle Esclarmonde, exemple de fidélité et de
continence déjà bien rare en ce temps-ià.
Une particularité caractéristique des mœurs
galantes de l'époque, est la métamorphose en
reine toute-puissante, du maussade ministre que
les Orientaux avaient rivé à la personne du roi.
La pièce du ministre suivait jadis le roi pas à
pas; par courtoisie, nos chevaliers en firent d'a-
bord une dame, afin que le beau sexe fut repré-
senté sur ce spirituel champ de bataille. Puis
ils affranchirent la marche de la dame, et la lais-
sèrent libre de courir à sa fantaisie : à droite,
à gauche, en avant, en arrière, perpendiculaire-
ment ou diagonalement, dans toute la longueur
des lignes non gardées. Cette pièce devint ainsi
la plus redoutable du jeu; elle fut enfin nom-
mée la reine^ et c'est sous ce titre qu'elle nous
est parvenue.
C'est en vérité une chose curieuse, presqu'un
étonnement, d'apprendre que ce jeu élégant et
* LES ÉCHECS, LES TABLES, 8l
raffiné ait eu autant de vogue chez ces belliqueux
tapageurs. Si les témoignages de ce fait n'étaient
aussi précis, aussi multipliés, on aurait peine à
croire qu'une distraction si sérieuse, où l'intel-
ligence seule est utilement employée, où nulle
porte n'est ouverte à l'intervention du hazard,
se soit si bien acclimatée dans une société si
bruyante en apparence, si peu capable de ré-
flexion.
Les souvenirs des temps chevaleresques nous
ont tellement habitués à voir ces hommes de fer
rompre du poing les obstacles, qu'on ne se ré-
signe pas volontiers à les imaginer courbés, pa-
tients, pensifs, sur la table aux cases d'ivoire,
combinant les coups fourrés,et préparant le mat
du roi, à travers les pacifiques embûches de leur
adversaire. Nous les comprendrions bien mieux
brisant l'échiquier, comme Charlemagne au nez
de Garin de Monglave, ou s'en faisant une
arme à la manière du fils de Parise la Duchesse
Cependant nons allons, au chapitre suivant,
surprendre ces turbulents compagnons occupés,
sous la direction des dames, à de plus subtiles
encore, à de plus paisibles divertissements.
CHAPITRE IV.
DEDUITS JOYEUX, JEUX SOUS l'oRMEL, JEUX-PARTIS.
LA SOIRÉE, quand on avait allumé
les cierges dans les rostres de fer,
qui saillaient sur les parois des
hautes salles, aux poutres coloriées;
quand dans les vastes cheminées aux manteaux
en hotte, les chenets gigantesques avaient vu
charger leurs bras d'énormes quartiers de chêne
et de bouleau embrasés, les bancs et les chaires
se rapprochaient,et l'imagination entrait enjeu.
Nous avons vu, dans la première série de cette
étude^ le rôle actif, réservé aux trouvères, et
comment ils contribuaient à l'amusement gé-
néral, par les innombrables talents de leur
joyeux métier. Il était rare qu il n'y en eût pas
de conviés, pour conter des fabliaux, psalmo-
dier des chansons de gestes et des romans d'à-
DÉDUITS JOYEUX. 83
venture, chanter en solo ou à plusieurs voix, des
lais d'amour, des scènes dialoguées, des pasto\i-
relles et des sirventes, en s'accompagnant de
leurs pittoresques instruments. Mais ces gais
compagnons ne s'y trouvaient pas toujours, et
quand ils étaient représentés, il y avait des in-
tervalles à leur intervention. Les dames choi-
sissaient alors les passe-temps qu'elles jugeaient
être les plus agréables à l'assemblée.
Ces réunions étaient les tournois du sexe fé-
minin; les dames dirigeaient ces passes d'armes
de l'esprit ; elles s'efforçaient d'y maintenir la
décence. C'étaient elles qui jugeaient del'excel-
lence des coups. Les jeux qui obtenaient faveur
à leurs yeux, mettaient en éveil les facultés de
l'intelligence. Ils consistaient à échanger des
confidences, rendues publiques à certaines
conditions, à improviser des questions piquan-
tes, des subtilités d'amour, qui exigeaient des
solutions rapides, sans délai ni répit. Ve-
naient ensuite les pénitences bizarres et plai-
santes, imposées à ceux qui avaient failli aux
régies convenues. Les oeuvres des trouvères
nous ont conservé les noms de plusieurs de ces
jeux si fort goûtés en ce temps là :
Mais des gieus c'on fait as étreines,
Entour la veille de Noël.
Dans la charmante pastorale, // gieu de Robin
'Sîj. DÉDUITS JOYEIÏX,
et de Marion^ nous en trouvons deux : celui du
Pèlerin à saint Coisne et celui du Roi et de la
Reine. Adam de la Halle les fait jouer, il est vrai,
à de simples bergers ; mais, ne l'oublions pas,
les classes de la nation n'étaient pas aussi tran-
chées de mœurs et de langage, qu'elles le sont
devenues depuis. Les trouvères ne diversifiaient
ni le stile ni la note de leurs chants, selon la
condition des gens qui devaient les ouir et les
répéter. On était partout aussi crédule, aussi
facile à attendrir et à charmer.
Les élégantes chansons du comte de Béthune,
de Thibault de Champagne,de Raoul de Coucy,
faisaient à la fois les délices des chaumières et
des palais. Les fabliaux les plus risqués obte-
naient les rires sonores des princes et seigneurs,
aussi bien que ceux du bourgeois et du manant.
Le fossé profond qui allait se creuser entre les
classes lettrées de la Renaissance et les foules
restées naïves, ne pouvait pas encore se pres-
sentir. Les jeux que maître Adam fait jouer à
cette jeunesse de vilains, à ces adolescents de
village, ces passe-temps champêtres étaient
aussi, avec de légers raffinements, ceux du châ-
teau et du salon.
On choisissait un arbitre, un roi, une reine,
si le choix tombait sur une femme; dans le jeu
du Pèlerin à saint Coisne c'était un saint.Ce di-
vertissement consistait à aller, sans rire, faire
JEUX SOUS l'ormel. SS
une offrande comique au joyeux compère qui
jouait le rôle du saint personnage, avec des
mines à dérider un masque tragique, et dont les
efforts pour forcer son pèlerin à desserrer les
lèvres, avaient pour complices tous les assistants.
Ces excitations allaient jusqu'aux chatouille-
ments et aux jeux de main ; aussi Marion dé-
clare-t'elle que ce jeu ne lui plaît guère : « C'est
vilains jeus, on i conkie. »
L'avis de Marion était partagé par le Synode
de Worcester, tenu en 1 240, où l'on défendit
aux clercs ce genre de jeux, et, par dessus tous,
celui du Roi et de la Reine. « Nec sustineant
ludos fieri de Rege et Regina. »
Celui des pèlerins à saint Coisne qui cédait
aux tentations du rire, payait l'amende ou se
voyait soumis à quelque joviale expiation. Le
jeu du Roi et de la Reine, que j'ai vu ailleurs
nommé le Roy quicommant, avait pour règle de
venir, l'un après l'autre, faire hommage à celui
que le sort ou le choix couronnait. Ce mo-
narque d'aventure posait à chacun une questiori
plaisante, souvent équivoque, à laquelle il n'é-
tait pas toujours facile de répondre; en voici
un échantillon.
HuARS : Pcrrettc, alez à {la) court.
Perrette : — Je n'ose.
Le rov (du jeu) : Si feras, si Perrette. Or di,
Par cèle foi que tu dois (à) mi,
86 DÉDUITS JOYEUX,
La plusgrant joie c'ains eusses
D'amours, en quel lieu que tu fusse s
Or di et je t'ccouterai.
Perrette : Sire volontiers le dirai :
Sire c'est quant mes amis vint
A moi, aus chans, et si me tint
Soignement bonne compagnie.
Li ROIS : Sans plus ?
Perrette : — Voire, voir ! {vrai .')
HuARS : Elc ment.
Le spirituel fabliau de Jehan de Condé, le
Sentier battu, met aux prises une société plus
raffinée avec les malices d'une récréation de ce
genre : « Le Roy qui ne ment. » Ce petit poème
nous apprend que, dans le meilleur monde, on
se permettait ces libertés défendues aux clercs
anglais, ces allusions stimulantes, souvent gri-
voises, dans le but d'amuser la compagnie, aux
dépens de quelque victime. A la veille d'un
grand tournois , une nombreuse société de
dames, damoiselles, chevaliers et écuyers est
réunie dans un château, « entre Péronne et
Athies, » près du lieu où doivent se faire les
joiàtes. Pour passer le temps et s'esjouir en
toute honnêteté, on convient de chercher un
déduit agréable. Chacun propose le sien, « tant
qu'une reyne firent, pour jouer au Roy qui ne
ment. »
Une dame « bien parlante et faitice, bêle de
JEUX SOUS l'ormel. 87
manières et rice, » fut élue. La belle se mit à
questionner, l'une après l'autre, toutes les per-
sonnes de la brillante compagnie, et à leur
adresser quelques fines demandes sur leurs ap-
titudes et leurs goûts personnels. Après plu-
sieurs stations, elle vint à un jeune chevalier
qui avait été épris de ses charmes ;
Mais bien taillez ne sembloitmie,
Pour faire ce qui plait à mie,
Quant on la tient en ses bras nue,
Car n'ot pas la barbe crémue.
C'est- à-dire que le bachelier avait peu de
barbe, au moins était-elle, dit l'auteur, aussi
clairsemée qu'on en voit « aux pucèles en maint
lieu. » Or la maligne reine, sans égard pour
l'amour que l'imberbe soupirant lui avait porté,
lui demande avec effronterie s'il n'a jamais eu
d'enfants :— Dame, dit-il, point ne m'en vante.»
A cette modeste répartie, la reine riposte par
une raillerie cruelle :
Sire, point ne vous en mescroi,
Et si croi que ne sui pas seule,
Car il pert assez à l'esteule (à la paille)
Q,ue bon n'est mie li espis.
Le pauvre chevalier ainsi accoutré devant
tous « esbahi fut et ne dit mot. » Mais quant
la railleuse eut servi de lardons le reste de la
88 DEDUITS JOYEUX,
société, et qu'elle revint à sa place, pour s'en-
tendre brocarder ii son tour, celui qu'elle avait
atteint dans ses œuvres vives lui rendit bien la
pareille. Voici l'indiscrète question qu'il s'avisa
de lui adresser ; je ne me permettrai pas de la
traduire en bon français :
Dame, respondez-moi sans guile :
A point de poil à vos poinile ?
ï
Une demande aussi immodeste étonna la
belle qui répondit, sans se douter du piège :
« Sachiez qu'il n'y en a point. » En ce temps
commençait à se répandre la mode des ctuves,
bains de vapeur à la sarrazine, contre lesquels
tonnèrent si longtemps les prédicateurs ; les
dames qui les fréquentaient adoptaient, pour
la plupart, l'usage oriental de se faire épiler. La
reine du jeu put donc répondre ainsi sans
étonner personne, et sans s'attendre à cette in-,
sultante réplique :
Bien vous en croi, quar à sentier
Qui est batus ne croit pas d'erbe.
La revanche était raide ; la pauvre femme
n'eut plus envie de rire, « son cœur en fu si
esperdu, que tout son desduit fu perdu. » Sa
réputation par malheur ne démentait pas suf-
JEUX SOUS l'ormel. 89
fîsamment ce vilain proverbe, qui fut accueilli à
grandes risées.
Quand le temps était clair et tiède, quand les
buissons verdissaient et les oisillons s'esjouis-
saient dans la fouillée, les réunions de plaisir
se tenaient sous les ombrages du verger. Le
verger était le jardin un peu désordonné de nos
pères, pittoresque fouillis de rosiers, de chèvre-
feuilles, de sauges, de mauves, de violiers et de
marjolaines, de plantes vivaces, d'arbustes aux
massifs fleuris, d'arbres fruitiers et de treilles ;
le tout s'entrelaçant à l'aventure, et croissant
dans une liberté presque sauvage, à la manière
des jardins d'Orient.
C'est au milieu du verger que se joua, dans
le lai d'Ignaurès , la dramatique partie du
Prêtre qui confesse, laquelle eut de si tragi-
ques conséquences pour le bel Ignaurès. C'est
sous une ente floiirie du vergier que se tenait la
gente prêtresse, choisie par le joli groupe fé-
minin, et dont l'oreille allait recevoir la révé-
lation des amours de ses douze amies.
D'une de nous fasons ung prestre....
Lès ccle ente ki est flourie,
Chascunc i voise [y aille], et si li die
Gui èle aimme, en confession.
Et à cui elle a fait le don :
Ensi sarons certainement
Li qu'èle aimrae plus hautement.
go DEDUITS JOYEUX,
Par un terrible hazard, le choix de ces tendres
cœurs s'était réuni sur le jeune chevalier qui,
le lendemain, n'évita « le coutiel à pointe » de
ses douze maîtresses que pour tomber, trahi
par un espion, sous la vengeance bien autre-
ment féroce des douze maris.
Aux solennités bruyantes, aux fêtes patro-
nales, l'assemblée, plus générale et plus mêlée, se
faisait devant la porte du château ou de l'é-
glise, sous l'orme que l'usage était d'y planter.
L'orme était l'arbre favori, il jouait un grand
rôle dans la vie publique de nos aïeux ; son
branchage évasé et sa feuille solide, qui ne
tombe qu'aux gelées de novembre, formaient
une voûte ombreuse, sous laquelle nos pères ai-
maient à s'assembler. Sous l'orme du château,
le seigneur ou son sénéchal, son prévôt ou
bailli, rendaient la justice en temps d'été, te-
naient les plaids sous Vormel. Symbole du droit
de juridiction féodale, l'arbre traditionnel pas-
sait ù l'héritier mâle. Sous l'orme de l'église se
faisaient les discussions d'intérêt communal, les
publications de mariage et les avertissements
du prône. Là encore le moine de passage aimait
à sermonner les fidèles, à leur montrer les reli-
ques, Cl leur débiter, pour quelques mailles, les
bienheureuses indulgences romaines.
Malgré le voisinage du saint lieu, quand l'orme
du manoir seigneurial appartenait à un châte-
JEUX SOUS LORMELi gi
lain tyrannique, c'était sous celui de la paroisse
qu'on dansait et devisait, à la tombée du jour.
Hues de Braie-Selves,un des trouvères conviés
à la cour de l'empereur Conrad, à Mayence,
apprit au prince germain une danse en vogue
sous l'orme de son pays.
.... Li aprist une danse
Que firent pucèles de France,
A l'ormel devant Trémilli ,
Où l'on a maint bon plaid basti.
On dansait donc sous l'orme ; mais quelles
danses ? On y menait la Ronde où l'on « fait li
tour des bras », on y conduisait la Tresque, sorte
de chaîne animée qui se fait encore en Italie
sous le nom de la Tresca ; on y sautait le Branle
avec « le tour du chief » ; on s'y faisait vis-à-
vis, « alant du piet avant et arrière u. A part
quelques scènes d'amour, mimées avec in-
flexions langoureuses de la tête et du corps, et
mouvements plus lents des bras et des jambes,
toutes ces danses en plein air, < à tabour et
muse », à tambourins et musettes, étaient joyeu-
ses et gaillardes. Les accolades et les baisers n'y
étaient pas épargnés.
Dire quelle est au juste la danse que Hues
de Braie-Selves apprit au monarque de Germa-
nie, serai-t difficile, l'auteur de Guillaume de
Dole ne nous l'a pas transmis. Etait-ce une sorte
ga ^DEDUITS JOYEUX,
de ballet primitif, une scène mimée ou sim-
plement un branle remarquable parla vivacité de
ses allures ? Contentons-nous de savoir que cet
excellent jongleur fit faire de sensibles progrès
aux jeux qui se jouaient sous l'orme.
Tant a bien en li,
Que moult embéli
Li gieus sous l'ormel.
Ces détails nous expliquent pourquoi l'orme,
l'ormeau ou Formel, revient si souvent dans nos
anciens dictons, et pourquoi les divertissements
qui nous occupent étaient groupés sous la dé-
nomination générale de jeux sous Formel. Les
rendez-vous de plaisir et d'affaires, les conci-
liabules d'amoureux, les prônes et les plaids qui
se tenaient sous le feuillage de Farbre favori,
nous donnent aussi la clef du vieux proverbe :
« Attendez-moi sous Forme. » Quand les dames
de la Langue d'Oc, alliées aux princes de la
Langue d'Oil, transportèrent du midi au nord
de la France la poétique juridiction des Cours
d'Amour, ce dut être sous Forme que s'en firent
les premiers essais.
Le germe de ces nouveautés judiciaires, si
piquantes, si bien adaptées aux instincts élégam-
ment moralisateurs de la femme française, se
révèle dans les jeux partis^ ces consultations
moitié badines, moitié sérieuses qui firent long-
JEUX-PARTIS. 93
temps les délices de nos ancêtres. Ce furent les
dames et les poètes de la Langue d'Oc, véritables
casuistes de la religion damour, qui nous ensei-
gnèrent ce gracieux questionnaire des devoirs
des amants. C'est sous le ciel voluptueux de
cette partie de la France, que débuta la mission
de résoudre les énigmes du cœur. C'est là que
se dessina la première ébauche des arrêts
d'amour ; là que furent tracés, le sourire aux
lèvres, les premiers linéaments de ce code, dont
les articles, formulés plus tard par les dames
d'en-deçà la Loire, furent adoptés, pendant
plus de deux siècles, comme fixant le droit cou-
tumier des relations du cœur et des sens.
Cette inauguration rentrait à merveille dans
le génie littéraire de nos contrées méridionales.
A Toulouse, à Narbonne, à Avignon, partout
où chantaient, dans une langue plus harmo-
nieuse et plus sonore, les troubadours, ces
langoureux contemporains des trouvères, les
poésies mouvementées de la Langue d'Oil ne
venaient pas communément réveiller l'imagina-
tion des auditeurs. A part quelques vertes sail-
lies satiriques de Bertrand de Born, de Guy de
Cavaillon, de Raimbaut de Vaqueiras, de Guil-
laume de Fîguera, on s'y contentait de raffiner
les arguties de la passion d'amour. On y chan-
tait sur tous les tons ses joies et ses douleurs,
ses triomphes et ses défaites. Les romans
94 DEDUITS JOYEUX,
d'aventures et les chansons de gestes, lais de
féerie, fabliaux drolatiques, épopées mêlées
d'enchantements, sont, ainsi que les romans
chevaleresques des cycles d'Artus et de Charlc-
magne, presqu'exclusivement des produits de
la littérature du nord de la France.
Pétrarque conduit enfant à Avignon, par ses
parents qui fuyaient les troubles d'Italie, passa
les plus belles années de sa vie dans la cité pa-
pale ; il y fut berceaux refrains de ces poétiques
bagatelles. C'est à ce rendez-vous des dames et
des derniers troubadours, que l'inspiration facile
du grand sonnettiste italien s'imprégna des
molles langueurs de cette littérature, dont
l'énervante monotonie rappelle les notes plain-
tives des harpes éoliennes.
Dans le nord, où les poètes avaient la fibre
plus mâle, le génie plus large, les subtilités des
tensons ne pénétrèrent, dès les premières années
du XII^ siècle, que grâce à la faveur toute spé-
ciale avec laquelle les femmes les accueillirent.
Les jeux-partis produisirent sur la verve de
certains trouvères le même effet d'allanguisse-
ment qu'ils devaient, un siècle ou deux plus
tard, produire sur le pâle amant de Laure. Les
chansons de Raoul de Coucy, de Gace Brûlés,
de Blondiaus de Neele et de tant d'autres, por-
tent l'empreinte irrécusable de la source méridio-
nale. On peut, sanstrop d'invraisemblance, attri-
JEUX-PARTIS. 95
buer à la vogue, un moment excessive, des
chansons, en manière de plaintes, et des tensons
ou énigmes d'amour, la manie de subtiliser qui,
dès la fin du XII 1^ siècle, remplaça la rude sim-
plicité de nos premiers poètes, faussa nos vieux
moules littéraires, et déteignit peu à peu sur
tous les travaux de la pensée.
Les tensons du midi, d'où est venu notre
verbe tancer, ne sont autre chose que le galant
badinage auquel nos trouvères ont donné le
nom departures ou. jeux-partis, jeux partagés.
On peut s'en assurer par ces vers de Raoul de
Houdanc, dans Méraugis de Portlesgiie^ :
Un gieu vous part que voliez faire ;
Se volés miex tancer que taire,
Véez-moi tôt prêts de tencier.
En changeant de cUmat et de nom, la physio-
nomie des tensons s'altéra ; les jeux-partis pri-
rent un caractère plus alerte, plus osé, plus sen-
suel ; on y serra de plus près les réalités
d'amour. Quelques échantillons nous feront
faire un pas de plus dans l'intimité de la société
oîi florissaient ces voluptueuses distractions.
Examinons d'abord quelques-uns de ces jeux que
le président Fauchet a résumés sous forme de
dilemmes, ne fût-ce qu'afin de nous assurer
que ces nœuds d'amour n'étaient pas toujours
faciles à dénouer.
96 DÉDUITS JOYEUX,
Jehan Bretel ou Bretiaus d'Arras était fort
habile à poser de semblables énigmes ; c'est à
son talent de diriger les jeux-partis qu'il dut la
meilleure part de sa célébrité. Ce maître, sur
qui s'est spécialement arrêtée l'attention du pré-
sident historien, demande au ménestrel Gadi-
fer : « S'il avoit mis son cœur à une gente
damoyselle, et il l'airaast bien, lequel voudroit
mieux qu'elle fust mariée ou trépassée? »
Le même pose le cas suivant à son concitoyen
Adam de la Halle (cette ville d'Arras était alors
une pépinière de gentils poètes) : « Il marchande
tant à une dame qu'à la fin elle lui ottroya
s'amour; mes il n'y avoit en elle foy ne loïauté,
pour ce que chascun la gagnoit à son tour.
Savoir s'il a perdu ou gagné ? »
A un autre trouvère Lambert Ferris, Bretel
propose cette épineuse question : « Ils sont
deux loïaux amants, dont l'un jouist de sa dame,
et l'autre n'a bien de la sienne ; or les deux
dames se sont si mal portées, que l'une et
l'autre s'est abandonnée à autrui. Lequel des
deux se doit le plus plaindre, et des dames
laquelle a le plus failli ? «
A Perrot de Neesle il pose ce fantasque pro-
blème : « S'il aimoit une dame, et elle le priast
qu'il souffrist qu'elle peust en aimer un autre,
l'espace d'un an, et lui jurast que, cest an passé,
il seroit aimé : scavoir s'il le souffriroit? »
JEUX-PARTIS. . 97
A Audeffoy le Bastard, l'excellent rimeur
de lais, l'infatigable Bretel donne cette papil-
lotte à débrouiller: « Il aime loïaument, aussi
est-il aimé de mesme ; toutes fois il ne peut
trouver moyen de baiser (sur les lèvres) ou faire
davantage, s'il ne se veut mesfaire ; sçavoir s'il
passera outre ? »
A son grand ami Cuveillers, son rival en
}eux-partis, l'ingénieux lutteur adresse cette
autre question, laquelle paraît, au premier
aspect, assez peu compliquée : « Pourquoi on
refuse en amour ceulx qui ont de l'aage, et les
jeunes sont aimés et conjouis des dames ? »
Si que li bon, li sage, 11 celant {les discrets),
Sont mis arrière, et li novice avant.
Ces problèmes fourmillent dans les manus-
crits de la langue romane. Adam de la Halle
nous en a laissés une vingtaine, rimes et notés
pour le chant. Gomars de Villers, Grévilliers,
Roland de Reims, Cuveilliers, iMadopoIis qui
avait sans doute rapporté son nom de la croi-
sade, Girard de Boulogne, Roland de Billi et
nombre d'autres bons trouvères ont signé de
leurs noms quelques-unes de ces piquantes con-
sultations.
Souvent la solution d'un jeu-parti restait
indécise ; les parleurs en appelaient alors à la
sagesse d'un tiers ou de plusieurs. Ainsi dans
7
gS DÉDUITS JOYEUX,
L' amant hardi et V amant crémeteus [ùmiàQ)^ de
Jehan de Condé, sorte de tenson fort élégam-
ment brodé, deux dames ne pouvant parvenir
à résoudre le jeu-parti qu'elles se sont posé,
prennent le fils de Baudoin de Condé pour
arbitre. C'était au temps d'été, dit le poète :
En I moult bel vergier entrai,
Et 1 1 dames y encontrai
— Compaigne, com a dit li une,
Véci Jehan qui nous dira
De nostre débat la sentence,
Dont avons esté en grant tence.
Jehan écoute gravement le plaid erotique :
l'une des deux dames tient pour l'amant qui
brusque le dénouement; l'autre pour celui dont
la passion est si délicate qu'il frémit à la pensée
de déplaire par trop de hâte. Après avoir pesé
les raisons, notre docteur ès-amoureuses scien-
ces résume les débats, et prononce un arrêt
dont la sagesse eut rendu Salomon jaloux.
Selon lui, tant qu'il n'a pas réussi à pénétrer
dans le cœur de sa belle, l'amant doit être
crémeteux et craintif.
Humbles doit estre cil qui prie,
Et qui mierci requiert et crie;
Doubter se doit li hom qui plaide
En court, quant ne seit qui li aide.
Mais une fois le procès gagné et la place
JEUX-PARTIS. 99
prise, « hardi doit estre l'amant au siervir ; »
suppliant et timide avant le baiser de merci,
fort et vaillant après, sans fanfaronade ni
indiscrétion. Les dames durent être satisfaites
d'un aussi équitable jugement.
Souvent c'était aux dames qu'on allait de-
mander une solution. Déjà dans ces luttes
courtoises, certaines d'entre elles s'étaient
acquis une grande réputation d'équité et d'ex-
périence ; on parlait d'elles, et l'on faisait de
grands détours pour aller les consulter. C'était
là une sorte de stage qui menait aux honneurs
de la magistrature d'amour. Je trouve dans les
Archives des missions scientifiques et littéraires,
année 1868, au nombre des poésies des trou-
vères, extraites des manuscrits de la bibliothèque
d'Oxford, un jeu-parti dans lequel une dame
s'adresse ainsi au ménestrel Rolan, Roland de
Reims sans doute :
Conciliiez-moi Rolan, je vous prie;
Dui {deux) chivalliers me vont d'amour priant,
Riches et preus est li uns, je vos dis.,..,
L'autre, vos di, il est preus et hardis,
Mais il n'a pas tant d'avoir comme a cils ;
Mais cortois est et saiges et célans. {discret)
S'ainsi estoit ke je volsisse amer,
A qui vos plaît-il mieux à (m'} accorder l
Roland conseille à la dame de choisir le plus
riche ; car bien sied à dame, dit-il, « kelle aime
100 DEDUITS JOYEUX,
SI haut c'en ne l'en puist blasmer. » La belle
incline à aimer le chevalier qui « n'a pas tant
d'avoir. » A son avis c'est aux femmes à réparer
les injustices du sort, surtout quand il ne
manque à un amant qu'un peu d'aide de la
fortune t por conquerre los et pris. » Toutes
ses raisons ne sont pas aussi avouables, on
était franc alors ; on s'écriait volontiers ; honny
soit qui mal y pense! Il ne faut donc pas se
scandaliser de voir la dame glisser cet argu-
ment dans ses répliques : « Povres homs ont
grant proésse au lit. » Roland propose de s'en
référer à la haute sagesse de deux sœurs re-
nommées pour le grand sens de leurs décisions:
la comtesse de Linaiges et la dame Mahaut de
Commarsi, deux charmants avocats consultants,
que nous retrouverons plus loin.
Le trouvère Gamart, peut-être Gomars de
Villiers, demande conseil à Cuveillierssurlecas
suivant: — Il aime la femme d'un chevalier et il
en est aimé « en boine foi », mais le sire époux
de la dame se fie en lui et l'accueille cordiale-
ment. Doit-il accepter les faveurs de la femme,
ou justifier en les refusant la confiance du mari?
Cuveilliers n'hésite pas à déclarer qu'il doit
accepter,
L'amour et sa compaignic
Koike ses maris en die.
JEUX-PARTIS. lOI
Gamart a des scrupules qu'il motive très-ho-
norablement. Tous deux conviennent d'aller
soumettre la chose à « la dame jolie de Foué-
camps, qui sait très bien le droit jugier », et les
tensons apaiser. De ces erotiques énigmes,
quelques-unes dépassaient les limites du plus
hardi Jlirtage ; celle-ci, par exemple, offerte par
Guillaume le Viniers à la sagacité de son con-
frère et rival Frère d'Arras :
Si est uns hom qui aime loiaument.
Et tant a vers sa dame déservi (mérité],
Que une nuit en son lit le consent,
Tout nu à nu, sans nul dosnoiement [licence).
Fors de baisier et d'acoler aussi.
Dites s'èle fait plus pour li que il pour li ? (elle)
La solution bien débattue demeure indécise ;
avouons pourtant que voilà un amant dans un
grand embarras. Autre exemple de réalisme un
peu risqué ; je l'extrais du recueil intitulé Rom-
vart : — Si vous aviez une dame à votre gré,
Liquel vous contenteroit
Miex, ou se vers li allez,
Et puis si la besiez.
Tout par son gré, une fois sans plus,
Ou s'èle aloit vers vous, les bras tendus,
Pour vous bésier, mais ains que parvenir.
Pust à vous, l'en convenist fuir ?
Assurément la seconde partie de cette alter
102 DEDUITS JOYEUX,
native prouverait plus de spontanéité du côté
de l'amante ; cependant Grévilliers, à qui est
posé ce leste problème, répond que, si la dame
doit être empêchée d'arriver jusqu'à lui, il pré-
férerait aller à elle prendre le baiser. Son rival
au contraire choisit d'être assuré de la complète
bonne volonté de son amie : En pareil cas, dit-il,
la volonté bien constatée doit compter pour
œuvre accomplie. Les jeux-partis proposés par
les dames sont plus réservés dans leur objet,
plus gracieux dans leur expression.
D'après le président Fauchet, Saincte Des
Prées, la charmante trouvéresse qui préféra le
chevalier Seymours au beau ménestrel Guille-
bert de Bernevilie, demande à la dame de la
Chaucie, quel parti il faut prendre pour son
honneur : ou éconduire celui qui la prie d'a-
mour, avant qu'il achève sa prière, ou le laisser
auparavant dire tout ce qu'il voudra?
La thèse délicate de la curiosité aux prises
avec la pudeur, éternel combat de l'âme fémi-
nine, est nettement posée ici. La décision favo-
rise't'elle la pudeur ou la curiosité ? La dame
de la Chaucie accepte t'elle la tentation des
douces paroles, ou préfère-t-elle esquiver le
combat en fermant l'oreille .-' Fauchet ne le dit
pas, mais ; je ne crains pas d'être contredit par
les dames expérimentées, si j'émets l'avis que la
JEUX-PARTIS. I03
belle confidente de Saincte Des Prées dut se
trouver dans une extrême perplexité.
S'il nous reste un si grand nombre de ces
fragiles bagatelles, c'est qu'après avoir lutté
d'adresse en discutant ces cas de conscience du
sentiment, les trouvères rimaient, à tête reposée,
ceux de ces gentils débats qui avaient le plus
vivement piqué l'attention des dames. En leur
donnant une forme littéraire, les poètes en
élargissaient ordinairement le cadre. Li plais
des chanoinesses et des grises nonnains, où les
religieuses de ces ordres disputent chaudement
la valeur réciproque de leurs qualités d'amour ;
le plaid de Huéline et Eglantine, où les mérites
amoureux du clerc rès-tonJu et du chevalier
sont gravement mis en parallèle, ne sont autres
que des jeux-partis montés en fabliaux. Ainsi
en est-il de cette gaillarde petite pièce exhumée
par Achille Jubinal d'un manuscrit de la Haye;
il y est question de l'originale faveur qu'une
dame, touchée de la constance de son ami, se
décide à lui accorder : celle d'abandonner à ses
caresses la moitié de son corps, depuis le sein
jusqu'en haut, en lui déniant la jouissance du
reste.
Lois que j'aim et aymerai
Tous dis (toujours) tant que pouray durer,
Vous m'avés ser%-i de cuer vray.
Si lonctemps que rémunérer
104 DÉDUITS JOYEUX, '
Je vous vueil, et abandonner
Mon corps, (à) faire vostre commant,
Fors que puis le chaynt {le sein) en avant.
Cet abandon ne parait pas suffisant au pauvre
Loïs ; il réclame son amie entière : en accepter
la moitié supérieure seulement serait s'exposer,
dit-il, à prendre feu sans pouvoir l'éteindre.
Celle qui s'arrête ainsi dans ses largesses ne
sait-elle pas ceci, ajoute-t-il:
Par amour chascun plus labeure
A che dessous qu'a che desseure.
On ne saurait mieux clore ce chapitre
qu'avec le tenson si suave, si mélancolique, que
se posait à elle-même, à la fin du douzième
siècle, la gracieuse trouvéresse Agnès de Bra-
gelonne, l'amante aimée d'Henri de Craon,
sujet favori de ses vers.
Ore en de'duict, ores en lermes,
Vos pri me dire ô cœurs infermes !
Si tant en est com' est li miens,
Amors est-il malz ? est-il biens?
S'est malz, d'où vient que nus {nul) l'empeschc
D'enchaîner tendre josnèche?
(Je) sçay contre li siens carrelets
Foiblent [faiblissent) escus, casques, borletz ;
Mais n'est-il plante qu'en guarisse
Ni d'enchantor qui le jorisse?
Le maugréer ?... ha l'air si doux !
Le fuyr r... Gort plus viste que nous.
JEUX-PARTIS. I05
S'est biens, porquoy tos jors le creindre,
Et mesme quant soubrit, se pleindre
De son délittable povoir ?
Ha ! ne gronce (ne se plaigne) qui peult avoir
Déduit en myeu (des) paynes qu'endure !
Car n'est pas de gieux qui moins dure ;
Toteseyson ne pond li flours,
Emprès les riz viegnent des plours,
Ore en déduict, ores en lermes,
Vos pri me dire, ô cœurs infermes!
Se tant en est com' est li miens,
Amors est-il malz? est-il biens ?
Ce gracieux passe-temps devait porter fruits ;
il en porta de vraiment savoureux. C'était là,
répétons-le, une préparation très-directe, très-
accentuée, à de plus solennels débats. Nous
allons voir cette distraction élégante qui, au
premier abord, offre l'apparence d'un jeu sim-
plement destiné à aiguiser les facultés de l'es-
prit, nous allons la voir échapper aux subtilités
d'une métaphysique sentimentale, s'évprtuant
dans une sphère de pure imagination, pour
entrer hardiment dans les institutions réelles
de la vie.
Sur le frêle et poétique fondement des ten-
sons et des jeux-partis, les dames de France
établirent une magistrature de leur ressort, une
juridiction à elles, consentie par tous, libre-
ment, sans l'ombre d'aucune contrainte; un
véritable tribunal d'honneur, mieux obéi que
I©6 DÉDUITS JOYEUX, JEUX SOUS l'oRMEL .
celui des maréchaux de France. Elles y con-
quirent une influence toute-puissante qui leur
soumit les cœurs les plus indomptés, les plus
sauvages, et fit trembler les plus forts et les
plus vaillants.
CHAPITRE V.
COURS D AMOUR, LEUR RAISON D ETRE,
LEUR CHRONIQUEUR CONTEMPORAIN.
ous voici arrivés à l'un des traits
les plus intéressants de la physio-
nomie des siècles lointains qui nous
occupent, à l'une des institutions
les plus originales, les plus colorées, les plus
franchement civilisatrices de la vie au Moyen-
Age. Les parlements féminins, au sein desquels
nos aïeules du temps des Croisades rendaient,
dans la forme des tribunaux ordinaires, des
arrêts respectés, basés sur les prescriptions d'un
droit couturaier tout spécial, ont paru aux his-
toriens un fait si étrange, que la plupart ont
laissé dans l'ombre l'existence d'une pareille
juridiction. Ces assises de courtoisie passèrent
longtemps pour une simple imagination de
poètes.
io8 COURS d'amour, leur raison d'être,
Les Cours d'Amour commencent enfin à sortir
du domaine de la fantaisie. Les traces qu'elles
ont laissé dans nos annales littéraires, relevées
avec plus de soin, permettent aujourd'hui aux
maîtres de l'histoire moderne de les traiter
moins lestement, et d'incliner leur éclectisme
austère devant cette gracieuse excentricité. Déjà
l'on s'accorde à y soupçonner les contours d'une
institution moralisatrice, s'harmonisant à mer-
veille avec les mœurs galantes de ces siècles si
différents de ceux qui les précèdent et de ceux
qui les ont suivis. Le dédain n'accueille plus
cette surprise brillante d'une époque naïve-
ment artistique, qui ménage bien d'autres éton-
nements à ceux qui se décideront à l'étudier
sans idée préconçue.
Dans son excellente histoire de France, au
règne de Louis le Gros, Henri Martin constate
en ces termes ce fait si difficile à nier désor-
mais :
« Cette singulière institution des cotirs
d'amour fut prise au sérieux par les nobles
châtelaines des XII" et XIII*' siècles, et réalisée
en diverses contrées de Provence, d'Aquitaine
et de France. L'amour érigé en science et en
religion eut son code, son droit canonique,
pour ainsi dire ; et des tribunaux féminins
essayèrent d'appliquer ce droit qui n'était rien
moins que d'accord avec celui de l'Eglise.' »
LEUR CHRONIQUEUR CONTEMPORAIN. IO9
A qui doit-on accorder l'initiative, réclamée à
la fois par les dames du Nord et par celles du
Midi de la France, dans cette tentative ado-
rable de substituer au droit du plus fort le droit
du plus aimant ? Lequel de ces deux charmants
groupes parvint, le premier, à placer les déci-
sions de la grâce et de la beauté à côté des bru-
talités sommaires de la justice féodale? L'origine
évidemment méridionale des tensons et des
jeux-partis nous dispose à donner l'avantage de
la primauté aux dames de par delà la Loire.
Il nous est resté bien peu d'arrêts formulés
judiciairement en matière amoureuse,sur la terre
natale de ces luttes à armes courtoises, si l'on
en excepte les documents d'une source relati-
vement moderne, recueillis en passant par le
Monge des Isles d'Or et par Jean de Nostre-
dame ou Nostradamus. Cependant l'une des
présidentes de ces cours, où nous allons voir
appliquer religieusement les articles vénérés de
la loi d'amour, Ermangarde de Narbonne, figure
honorablement dans le recueil d'André le Cha-
pelain. Nous verrons également qu'une cour
d'amour existait en Gascogne, dès le commen-
cement du XII«siècle, dont il nous est parvenu
l'une des sentences les plus fermes de toutes
celles que nous aurons à citer.
Quoiqu'il en soit, les dames du Nord ne tar-
dèrent pas à s'emparer de ce merveilleux moyen
no COURS d'amour, leur raison d'être,
d'influence, et d'ouvrir des prétoires d'amour
dans leur propre pays. Le rêve, souvent caressé
par les poètes, d'un aréopage féminin jugeant
les relations des sexes, décidant les cas réservés
des mœurs intimes, s'incarna un moment parmi
nous. Pendant de longues années, sa réalisation
travailla puissamment à adoucir les efferves-
cences barbares de ces sociétés, où le duel à
mort tranchait tous les différends.
Le fait de contemporaines d'Héloïse saisis-
sant, dans leurs mignonnes mains, la trame im-
mortelle sur laquelle viennent se broder, depuis
que le monde existe, tous les grands actes de
l'humanité, fut pour la civilisation renaissante
une chance inappréciable. Une aussi considé-
rable usurpation, entreprise de complicité avec
les chevaliers et les trouvères, se trouva pleine-
ment justifiée par l'usage équitable que les
Françaises firent de leur pouvoir, pendant plu-
sieurs siècles, avec une grande probabilité his-
torique de régularité.
Bien qu'elle contrastât vivement avec les tur-
bulences guerrières et l'appétit des grands coups
de lances, l'autorité de ces gentils parlements
était en parfait accord avec le culte des fées et
l'obligation de vouer sa vie à un idéal de beauté.
A la bataille de Bouvines, au moment où la
chevalerie française pliait devant les hommes
d'armes d'Othon, une voix s'écria, du côté de
LEUR CHRONIQUEUR CONTEMPORAIN. I I I
la France : « Souvienne-vous de vos dames ! »
C'était la fortifiante devise, adoptée de tous,
quelle que fût au fond la rudesse de leurs habi-
tudes.
A l'ombre de ce respect, dont il était admis
d'outrer les apparences, les dames réussirent à
réglementer les libertés du cœur, à les raffiner,
à les sanctifier par l'épreuve et la patience.
Dans ces temps où les alliances, en vue de la
possession des fiefs, avaient, plus qu'en aucun
autre siècle, fait du mariage une formalité de
convention, les dames doivent être louées pour
avoir caressé l'utopie, chère aux âmes tendres,
d'un code d'amour affirmant les droits de la
passion véritable et plaçant les convenances du
libre choix à côté des convenances de l'hérédité,
les entraînements du cœur à côté de l'ascétisme
monacal, leur droit d'intervention dans les actes
de la vie à côté de la claustration matrimoniales
qui isolait du monde vivant leurs sœurs d'Es-
pagne et d'Italie.
Cette vaillante entrée en scène leur fut con-
seillée, presqu'imposée par les habitudes errantes
de leurs soutiens naturels, pères, fils, époux et
frères. Plaie permanente du moyen-âge, cette
humeur vagabonde exposait les veuves tempo-
raires à se voir dépouillées, violentées, persé-
cutées, bien autrement que ne le fut la patiente
femme d'Ulysse. Plus d'un traître veillait au-
I I 3 COURS d'amour, LEUR RAISON d'ÊTRE,
tour du manoir abandonné, prêt à se jeter sur
les biens et la femme de l'absent, et il meurdrir
ses héritiers légitimes.
Ainsi en advint-il à la femme et aux fils du
comte Gui, seigneur de la cité de Mayence, qui
s'était confiné dans une hermitage de la forêt
des Ardennes, par une subite fantaisie de dé-
votion. Le comte avait fait ce vœu de réclusion,
comme on le voit dans Doon de Mdience,
sans songer à en prévenir ses parents ni ses
amis. Son sénéchal Herchambaut, le croyant
mort, se présente à la châtelaine, et prélude en
ces termes à la cruelle félonie, dont il usa en-
vers elle et ses deux fils Gérard et Doon :
Dame, fet Herchambaut, entendez ma raison :
Se messire est mort, (je) ne le prise i bouton,
Que trop estoit vieilart et de pute fâchons ;
J'en sui le plus haut hom de cheste région,
Et qui plus ay amis et avoir à foison.
Vous m'arez à Segneur et à boen compagnon....
Si ferez, par mon chief ! ou vous vœillez ou non !
Voilà une terrible façon de disposer en sa fa-
veur le cœur d'une pauvre délaissée. Le drame
qui suit dépasse toutes les craintes eue doit
faire naître un pareil début.
Rien n'arrêtait ces turbulents personnages
dans leur passion de courir les aventures, dont
les lamentables conséquences remplissent les
LEUR CHRONIQUEUR CONTEMPORAIN, I I 3
romans de chevalerie; tout leur était motif à
enfourcher le destrier, chaque occasion de for-
tune ou de gloire sollicitait leur déplacement.
Les croisades étaient permanentes ; Sarrazins
d'Orient, Sarrazins d'Espagne, payens du Nord,
fantaisistes religieux des vallées du Midi de la
France, réclamaient sans trêve le poids de leur
Branc d'acier. Il ne se passait guère d'années
où ne fut publié un de ces saints remue-mé-
nages, à l'appel duquel tDut seigneur, qui trou-
vait à engager ses domaines et à manger son
blé en herbe, s'empressait d'obéir.
A ces pieuses raisons de fuir le logis, ajou-
tons les pèlerinages lointains, imposés comme
expiations personnelles, les vœux pittoresques,
les dévotes impulsions, les entreprises fabu-
leuses et extravagantes, qui excitaient à l'envi les
poétiques caprices de ces hommes infatigables,
aux yeux desquels les professions errantes
étaient la perfection des activités de la vie. La
plupart des femmes de ce temps, châtelaines
ou simples femmes libres, auraient pu répondre
avec la dame aimée du Chevalier à la Manche,
à l'hôte qui s'enquérait où était son époux :
...:... Si je le Savoie,
Biaus sire, je le vous diroie
Ni point ne vous en mentiroie.
De ci partit hier matin.
I 14 COURS D AMOUR, LEUR RAISON D ETRE,
Sans dire romant ni latin ;
Ne sai où il tourna sa voie.
Quand on refléchit à la position d'isolement
presque habituelle des dames de cette époque,
fait attesté par nos chroniques, nos poèmes et
les ballades rajeunies qui sont parvenues jus-
qu'à nous, on arrive à comprendre quel puis-
sant auxiliaire nos aïeules durent trouver dans
cette juridiction morale, qui régularisait les bat-
tements du cœur, dans cette science des dons
successifs et des gracieux attermoiements.
C'est grâce à l'art de graduer les sourires et
de proportionner les menues faveurs que la
mère de Saint Louis eut la chance heureuse
d'échapper aux périls de l'isolement, auxquels
l'exposèrent par deux fois, la mort de son mari
d'abord, puis l'interminable séjour de son fils
en Egypte et en Syrie. J'ai déjà, par la citation,
dans La vie au temps des Trouvères^ d'un pas-
quil latin fredonné par les écoliers de Paris,
rappelé que Blanche de Castille avait attaché à
sa fortune le rude légat Saint-Ange, qui n'hési-
tait pas à mettre les foudres de l'Eglise à son
service. Quant au plus illustre de ses captifs
d'amour, Thibault de Champagne, elle l'avait
si tendrement enguirlandé et garrotté de cares-
ses, qu'il faillit jeter jusqu'à sa popularité dans
e giron royal. Si l'on en croit la Chronique de
LEUR CHRONIQUEUR CONTEMPORAIN. I I 5
Saint- M a gloire y ce puissant feudataire, déguisé
en ribaud, parcourait les foules avec un compa-
gnon, afin de savoir par lui-même « com on en
devisoit. »
Tuit le retraient de traïson.
Petits et grans, mauves et bon,
Et un et aultre, et bas et haut.
Lors dist li queens à son ribaut :
— Compains, ci voy-je bien de plain
Que d'une denrée de pain
Souleroye tous mes amis.
N'eussent été les liens dont il était si étroite-
ment enlacé, le comte eût déféré à l'opinion de
ses sujets, etcontribué à grossir le parti rebelle
au jeune roi; mais les charmes de la fée de
Castille lui firent interpréter autrement les
murmures populaires : — Elle seule m'aime, se
dit mélancoliquement le prince charmé, il faut
l'aimer et la servir.
N'ai nul ami, ce m'est avis,
Ne je n'ai en nuli fiance
Fors qu'en la reine de France.
A quoi la Chronique de Saint-Magloire ajoute
que cet amour fut bien payé de retour. On les
tenait pour aussi aimants, aussi fidèles l'un à
l'autre que le couple le plus loyalement amou-
reux de la légende des temps féodaux. Est-ce
naïveté? Est-ce malice?
iiG COURS d'amour, leur raison d'être,
Celle li fu loyale amie,
Bien montra que ne le hait mie
Maintes paroles en dit-en,
Comme d'Iseult et de Tristan.
Un coup d'œil attentif sur les documents que
nous ont conservé les souvenirs de ces juges au
doux visage ; un moment de réflexion sur la
solidarité de leurs opinions, d'un bout à l'autre
de la France, sur la persévérance qu'elles mi-
rent à poursuivre une tâcrie identique, ne nous
permettra guère de douter du but que s'ef-
forcèrent d'atteindre les fondatrices des Cours
d'Amour. Dans ces pittoresques exhumations
le guide le plus précieux, le plus sûr, le plus
complet, est le vieil André le Chapelain, qui fut
clerc au service de la cour de France, au XII"
siècle ; son livre : De arte amatoriâ abonde en
témoignages pris sur le vif, par la plume d'un
contemporain.
Les Cours d'Amour n'ont pas de base plus
ferme que le receuil du bon chapelain royal.
Une bonne pjrt de son œuvre est consacrée à
reproduire les consultations et les arrêts rendus
par nos mères, de Louis le Gros à Louis VIII,
depuis la comtesse Sybille de Flandres et la
reine Aliénor d'Aquitaine jusqu'à Marie de
Champagne, dont les décisions faisaient encore
loi, au temps de Saint Louis, et jetaient leurs
LEUR CHRONIQUEUR CONTEMPORAIN. II 7
derniers échos à la cour pontificale d'Avignon.
Si l'on veut avoir le secret de cette époque, la
plus intéressante des temps féodaux, on ne sau-
rait se dispenser de tenir ouvert sous ses yeux
le De ar te amatoriâ, Andrece Capellani regii.
On s'assurera par lui de la fermeté courageuse
que mirent les dames de France à essayer de
déraciner, du champ des amoureuses relations,
les abus de la vénalité, du tempérament et de
la violence.
La date où vécut ce chroniqueur original, ce
témoin occulaire de nos gloires féminines, ayant
été souvent contestée, il est bon de l'établir so-
lidement, avant de passer outre.
Fabricius fixe approximativement cette date
essentielle, vers 1 170. Dans son traité des Cours
d'Amour, Raynouard place la phase active de
maître André entre ii5o et 11 70. Fauriel se
montre plus indécis ; il ne répugne pas absolu-
ment à voir notre docteur ès-sciences amou-
reuses, vivant à la fin du XII» siècle; mais il
préférerait le faire vivre au commencement du
XII P. La notice de ce dernier sur André le
Chapelain n'a pas, d'ailleurs, la fermeté de ses
travaux ordinaires ; Fauriel a fouillé avec dis-
traction cette vieille mine d'or, peut-être même
ne l'a-t-il fait que par complaisance afin d'or-
ner de son honorable nom le 21^ vol. de VHis-
1 18 COURS d'amour, leur raison d'être,
toire littéraire de la France, publié en 1847,
sous la direction de son ami Victor Leclerc.
Un peu plus d'attention l'aurait empêché
d'hésiter sur le nom du maître auquel notre
André servait de clerc et de chapelain. Un
point cependant sur lequel Fauriel n'hésite pas,
c'est sur l'extrême importance historique de ce
traité d'amour. Voici son opinion sur la partie
théorique, dialoguée, de ce recueil, sorte de
guide des poursuivants d'amour, de diverses
castes et conditions. Après avoir reconnu que
ces débats galants ne sont pas très-conformes
« aux idées généralement regardées, en fait d'a-
mour, comme celles de la nature et du bon
sens ^, Fauriel ajoute :
« Mais tels qu'ils sont, ils suffisent aux inten-
tions et au but de l'auteur; ils lui donnent lieu
de mettre à découvert les côtés les plus délicats,
les plus bizarres de la galanterie la plus cheva-
leresque ; ils le conduisent à en exposer avec
détail les prétentions, les paradoxes et les sub-
tilités... Il ne se trouve dans cette théorie hé-
roïque de l'amour pas un principe, pas un trait
significatif qui appartienne en propre au cha-
pelain. Tout ce qu'il y dit, il le dit d'après son
temps ; il l'extrait d'opinions et de doctrines
alors répandues dans les hautes classes de la
société féodale. En un [mot cet ojuvrage, appelé
aussi Fleur d'amour^ n'est qu'une amplification,
LEUR CHRONIQUEUR CONTEMPORAIN. II 9
qu'un commentaire de ce qu'il y a, dans la poé-
sie amoureuse du même temps, de plus relevé,
de plus original et de plus piquant. »
C'est au-delà du Rhin, terre où fleurit le pa-
radoxe', que les plus vives protestations se sont
élevées contre la date de ce livre, contre la pa-
trie même de l'auteur et contre la valeur histo-
rique de son œuvre.
Frédéric Diez, auteur allemand, d'ailleurs
très érudit, d'un essai sur les Cours d'Amour,
s'est pris d'un beau zèle contre le traité de notre
Chapelain ; il s'est efforcé de lui ravir sa pré-
cieuse signification, en bouleversant, de son
mieux, le point de chronologie littéraire qui le
fait contemporain de la reine Aliénor d'Aqui-
taine. Très peu favorable à la poétique création
qui proclame si haut la supériorité des femmes
de France, le critique germain croit la saper
par la base, en installant le chroniqueur des
Cours d'Amour, dans un siècle où l'on ne se rap-
pelait ces cours que pour les parodier.
Diez essaie de raviver l'opinion erronée d'un
autre de ses compatriotes, le baron d'Arétin,
conservateur de la bibliothèque de Munich,
qui avait placé notre vieux maître à cheval sur
la fin du XIV« siècle et le commencement du
XV°, et l'avait fait vivre sous le lamentable règne
de Charles VI . Ignoraient-ils l'un et l'autre que,
120 COURS d'amour, LEUR RAISON D'eTRE,
dès l'an 1275/ Jérôme de Padoue parlait de
maître André, dans son Epitome sapientiœ ?
Le baron d'Arétin ne se contenta pas de dater
le livre du chapelain royal, de l'an 1408, l'année
même où, selon Fauriel, Michel Arrigucci, flo-
rentin, en fit, sur l'ancienne traduction italienne,
la copie qui se trouve encore à la Bibliothèque
Laurcntienne de Florence ; il lui sembla bon de
faire un italien de maître André. A cette double
erreur, l'érudit germain, en goût de fantaisie,
ajoute cette belle imagination, qu'André le Cha-
pelain a choisi la langue latine, parce que la
langue itahenne du quinzième siècle n'était pas
encore suffisamment formée. Or Dante, Pé-
trarque et Boccace avaient déjà porté à sa per-
fection la noble langue toscane, chose connue
des moindres échappés du collège ; et c'est à la
fin de ce même quinzième siècle, que le sédui-
sant Arioste allait chanter Angélique et Roland.
Si invraisemblable que soient à première vue
ces affirmations étranges, elles ont été grave-
ment traduites d'allemand en français ; il n'est
donc pas inutile d'écarter ces cailloux de la voie
lumineuse où vont nous apparaître Marie de
Champagne et ses souriantes émules. André le
Chapelain lui-même nous viendra en aide, dans
cette opération ; voici ce qu'il nous apprend,
dans sa description du palais allégorique du dieu
d'amour.
LEUR CHRONIQUEUR CONTEMPORAIN. 121
« Cum Domini mei nobilissimi viri Roberti
adessem, armis circumstitutus, et die quâdàm,
in œstu magnicaloris,per regiam Franciœ Syl-
vain, cum ipso et aliis multis militibiis equita-
rem, in quemdam locnm valde amcenum et de-
lectabilem, via nos sylvestris deduxit... »
On le voit,notre chapelain royale chevauchait,
à travers une forêt royal de France, avec son
seigneur et maître, le très-noble Seigneur Ro-
bert, suivi d'une nombreuse escorte de cheva-
liers. C'est à un prince Robert que notre André
était attaché, mais lequel? Ouvrons nos an-
nales; il ne s'y trouve que trois princes de sang
royal portant ce nom : Robert de Dreux, fils de
Louis le Gros; Robert comte d'Artois, fils de
Louis VIII, et Robert de Clermont, fils de saint
Louis. Deux autres Robert du sang de la mai-
son de France, l'un fils de Philippe le Hardi,
l'autre de Philippe le Bel, ne peuvent entrer en
ligne, étant morts l'un et l'autre, avant l'âge de
montera cheval.
Des trois Robert qui ont vécu, je n'hésite pas
à désigner Robert, comte de Dreux, pour celui
de qui maître André tint le titre de chapelain
de la cour de France, que lui donne le manus-
crit de la Bibliothèque Nationale : A magistro
Andréa, Franconnn aulœ regiœ capellano ; et
cela non par fantaisie et dans le but d'orner le
front du chroniqueur des gestes d'amour, de la
122 COURS d'amour, LEUR RAISON D'ÊTRE,
vénérable poussière des siècles, mais parce que
ce Robert, frère de Louis VII, fut contemporain
de la plupart des présidentes, dont le livre
De arie amatoriâ met en lumière les consulta-
tions et les jugements.
La reine Elconore d'Aquitaine était sa belle-
sœur, et Marie de Champagne, sa nièce. Cette
Marie, fille du roi Louis VII et femme du comte
Henri I^"" de Champagne, fait surtout époque
dans cette affaire ; c'était la grande inspiratrice
d'André qui la cite à presque toutes ses pages.
Même, dans la partie théorique de son recueil, il
la signale comme le flambeau, dont les autres
dames aimaient à s'éclairer.
Ce passage authentique, emprunté au texte
même suffirait à justifier la sagacité de Fabri-
cius, de Raynouard et de Fauriel \ ajoutons
l'évidence morale à l'appui de cette opinion.
Rapproché du quinzième siècle et des Aresta
amorum de Martial d'Auvergne, le livre de
maître André ne pouvait plus être compris. Dès
avant le règne de Charles VI, le Moyen-Age
des Croisades avait vu s'effacer, un à un, les
traits si complètement originaux de sa physio-
nomie ; la société féodale avait changé d'as-
pect.
Les barons erraient beaucoup moins ; les
guerres s'étaient concentrées sur le sol des
provinces de France : guerres intestines, guer-
LEUR CHRONIQUEUR CONTEMPORAIN. 123
res contre l'envahisseur étranger, compétitions
féroces entre les princes (}e France et d'Angle-
terre. Les seigneurs avaient à peu près renoncé
aux expéditions lointaines, aux pèlerinages
armés d'Outre-Mer. Les batailles, où ils
Jouaient plus que jamais de la masse d'armes,
de la hache et de la lance, ne les empêchaient
plus de surveiller leurs propres domaines, ni
d'avoir nouvelles de leur famille et de leur
maJgnie.
Les trouvères s'étaient métamorphosés : les
poètes qui chantaient jadis, presses et nom-
breux,' s'étaient mis, la plupart, il tonner dans
les chaires des moustiers, contre l'avidité du
haut clergé, contre les appétits terribles des
princes, qui désolaient « la gent menue ». Les
femmes terrifiées par les atrocités de cette
furieuse période, la plus lamentable de nos an-
nales, avaient laissé tomber de leurs mains le
gracieux arbitrage d'honneur et d'amour. Les
cours d'amour de Provence et d'Avignon, dont
parle Jean de Nostredame, bien que tenues
encore par des juges féminins, songeaient déjà
moins à l'influence utile qu'à la récréation poé-
tique.
Au temps où ceux qui semblent se plaire à
narguer la vérité, s'efforcent de placer ce témoin
de la courageuse intervention de nos mères, les
réminiscences des Cours d'Amour étaient sans
124 COURS d'amour, leur raison d'être,
vérité, comme les carrousels au temps de
Louis XV; on essayait ces pâles imitations
dans les fctes, mais les femmes n'y étaient plus
présidentes ni conseillères. On peut s'assurer de
ce fait, en feuilletant les Arrêts d'amour de Mar-
tial d'Auvergne ; les débats de ces prétoires de
fantaisie se font invariablement sous la prési-
dence de personnages allégoriques et masculins
— Par devant le prévost de Dueil se assist
ung procès... — Par devant le bailli/ de Joye...
— Devant le prévost d'Aulbépiiie... — Pardcxant
le séneschal des Ayglantiers^ le vigider
d'Amours, le maire des Boys vers^ le marquis
des Fleurs et Violettes, le conservateur des
haults Privilèges d'amour, etc.
Et puis les jugements parlent de prisons,
d'amendes honorables, faites à genoux, un cierge
du poids de tant de livres à la main, de com-
pensations des amoureuses injures, en argent.
Non seulement les figures de nos mères ne
sourient plus dans ces bizarres imitations, mais
le code d'amour de la légende d'Artus en a com-
plètement disparu. Le formulaire des arrêts
n'est plus naïf ; il n'offre plus ce mélange char-
mant de sensualité prudente et d'hésitante
chasteté, ce parfum de foi et d'équité naturelle.
Dans le recueil de Martial d'Auvergne, la licence,
sans but voilé ni apparent, commence déjà à
s'étaler.
LEUR CHRONIQUEUR CONTEMPORAIN. 125
La plupart des érudits qui ont parlé du livre
d'André le Chapelain, n'ont pas eu le courage
d'affronter, jusqu'au bout, son latin tant soit peu
barbare. Ceux d'entre eux, qui ont passé sur ce
défaut, ont pu recueillir cette autre affirmation
de sa date, que les contemporaines de Marie de
Champagne lisaient ce traité d'amour, et le
citaient dans leurs décisions. Ce fait prouve
que son auteur dut recopier son oeuvre, plusieurs
fois et à divers intervalles.
Un des plus grands arguments de la critique,
hostile à l'existence des Cours d'Amour, consiste
à affirmer que leur chroniqueur n'a fait à peu
près aucune sensation, à l'époque où il écrivait,
et que les poètes du temps ne lui auraient jamais
emprunté de motifs de chants où de fabliaux.
La vérité est que les imitations des parties de
ce livre, pouvant prêter à la poésie, fourmillent
dans la littérature contemporaine; mais pour
les reconnaître, il faut avoir lu l'ouvrage en
entier.
Dans le Lai du Trot, que ses éditeurs^ MM»
Francisque Michel et de Montmerqué, datent
de la fin du douzième siècle, le trouvère Renaut
s'est évidemment inspiré de la double cavalcade
introduite par notre chapelain royal, dans son
cinquième dialogue : Hic nobilis loquitur nobili
mulieri. Ce lai n'est autre ehose que l'imitation
du curieux paissage destiné, dans notre traité
1 26 COURS d'amour, leur raison d'être,
d'amour, à encourager les amantes fidèles, et à
faire trembler celles qui ne se soucient de garder
leurs serments. Dans le fabliau, c'est le cheva-
lier Norois, au lieu du chapelain de Robert de
Dreux, qui voit passer tour à tour, devant ses
yeux, l'escadron des amantes glorieuses, che-
vauchant de merveilleux palefrois, et celui des
amantes volages, hissées sur des rosses efflan-
quées, dont le trot sec leur brise les dents.
Mettons en regard les joies des amantes
fidèles, d'après le texte latin et d'après les vers
romans du fabliau ; cette épreuve ne nous lais-
sera plus de doute.
« Mulieriim chorus venustus quarum quœli-
bet in pinguissimo equo atque formoso^ et sua-
vissimè ambulante^ sedebat,ac preciosissimis et
variis erat induta vestibus. »
Lorois devant lui esgarda ;
Si voit de la forest issir,
Tôt bêlement et à loisir,
Dus c'a un. XX damoiseles,
Ki cortoises furent et bêles...
Totes blancs palefrois avoient,
Q.ui très souef les portoient.
On retrouve également dans les vers de
Renaut la dolente compagnie des amies infi-
dèles, copiée sur celle de maître André, que
voici :
« Mulieres pulcherrimce valdè, sed vestîmen-
i
LEUR CHR0N1Q,UEUR CONTEMPORAIN I27
tis erant coopertœ turpissimis... Quce, turpeset
indécentes^ indecenter equitabant cavallos^ sci-
licet maciîantes valdè et graviter irottonantes^
etneque frena habentes neque sellas, et claudi-
cantibus pedibus insidentes. » Ces pauvres filles
ne sont-elles pas les mêmes que celles rencon-
trées par le chevalier Norois?
Si vi puceles dus c'a cent,
Qui moult èrent à mai loisir,
Sor noirs roncins maigres et las,
Et venoient plus que le pas,..
Et trottoient si durement,
Qu'il n'a, el mont, sage ne sot
Qui peust soffrir si dur trot...
Les resnes de lor frains estoient
De tilles [de tilleul), qui molt mal séoient,
Et lor sèles èrent brisiés.
Le malicieux fabliau de Huéline et Eglan-
tine^ celui de Florance et Blanchejlor, qui tous
deux se terminent par un plaid en Cour d'A-
mour, ont J'un et l'autre emprunté leurs meil-
leurs arguments au dialogue onzième d'André
le Chapelain, qui met aux prises, avec une dame,
un prêtre dont tout l'esprit se dépense à essayer
d'obtenir les amoureuses faveurs. Il en est de
même du petit poème Flos et Phyllis, composé
au XII® siècle dans un latin assez élégant, et
dont le dénouement se fait aussi en Cour d'A-
mour. La petite pièce citée par JubinaI,oùune
128 COURS d'amour, leur raison d'être,
dame offre son corps à son amant, depuis le
sein jusqu'en haut, est également un pastiche
de la première question d'amour, qui suit le
dialogue du prctre sollicitant la dame. L'une et
l'autre présentent une sorte de tcnson bizarre,
par lequel les deux dames éprouvent la délica-
tesse de leurs poursuivants.
Ne serait-ce pas encore le livre de Arte ama-
torid qui aurait fourni aux poètes des vieux
temps les pénitences d'amour, dont leurs œu-
vres fourmillent ? Dante lui-même n'avait-il
pas entendu parler par son maître Brunetto
Latini, qui savait tant de choses, de la descrip-
tion des régions torrides, glacées et épineuses,
destinées par notre chapelain à punir les délits
amoureux ? Ce qui n'est pas douteux, c'est que
Boccace ait traduit librement, quelquefois même
mot à mot, dans son Dialogod'Amore, la partie
de ce livre où maître André fournit des argu-
ments, à son avis irrésistibles, aux amants de
tout âge et de tout rang.
Dans l'imitation du célèbre conteur florentin,
on retrouve la dialectique raffinée, quintessen-
ciée, légèrement pédante, qui était à l'usage des
amoureux du douzième siècle ; il semble que
Boccace ait tenu à la transplanter sur le sol de
l'Italie. Il serait trop long de confronter le texte
latin et la copie italienne, contentons-nous de
mettre en regard les titres des thèses soutenues
LEUR CHRONIQUEUR CONTEMPORAIN, I 29
dans les deux langues, à deux cents ans d'inter-
valle.
André le Chapelain ; Quid sit effectus amo-
rîsl
BoccACE : Quai siano gl'effetti de l'amore?
André : Qiiœ personnce siint aptœ amori ?
BoccACE : Quai siano quelle personne che
sono atte à l'amore '?
André : Qiiibus modis amor acquiritur ?
BoccACE : Come s'acquista l'amore ?
André : Qualiter plebeius loqiii debeat nobili
femince ?
BoccACE : Come uno ignobile posse acquis-
tare, con il parlare, l'amore d'una nobile ?
André : Hic docetur qualiter loqui debeat
nobilis plebeiœ ?
BoccACE : Come un nobile acquisti, con il
parlare, l'amore d'una ignobile ?
Le poète florentin poursuit ainsi son pastiche,
renversant parfois l'ordre des questions, ajou-
tant, abrégeant, supprimant, mêlant des cita«-
tions d'Ovide, et toujours oubliant de citer le
nom du vieux maître français. Boccace em-
prunte aussi la description du palais d'amour
et la pittoresque cavalcade des amantes fortu-
nées et des coureuses infortunées, déjà mise en
vers par plusieurs de nos trouvères. Si l'élégant
plagiaire s'arrête à la partie historique, s'il ne
traduit, dans son Dialogo d'amore, ni le code
9-
i3o COURS d'amour, i.eur raison d'être,
légendaire d'Artus ni les arrêts d'amour; s'il
passe sous silence les noms des présidentes des
tribunaux féminins, c'est que cette part si
vivante, si originale, si glorieusement datée, du
livre de notre chapelain royal eût trop mani-
festement dévoilé la source à laquelle son génie
ne dédaignait pas de puiser.
Dès le commencement du XI V« siècle, d'ail-
leurs, ce livre caractéristique d'une inimitable
époque, ce recueil de preuves vivantes, dont on
a essayé de nier la popularité au temps où il
fut écrit, était traduit en Italie. Ce n'est qu'au
XV^ qu'il obtint cet honneur dans l'idiome ger-
manique.
Une dernière preuve de son origine authen-
tique, se trouve dans la pittoresque légende du
manuscrit aux feuillets d'or, qui contenait les
articles du Code d'amour. Cette partie du livre
d'André est traitée dans le pur stile des romans
du cycle d'Artus. On y rencontre toutes les pé-
ripéties féeriques, les enchantements, les talis-
mans, les charmes qui font évanouir les dangers,
brisent les obstacles et conjurent les mirages, sé-
duisants ou terribles, qui barrent le chemin d'un
chevalier en quête de l'objet promis à la dame de
ses pensées. Cette chevaleresque aventure a un
type si fermement accusé, qu'on ne s'étonnerait
pas de découvrir, un jour, qu'elle a servi de pa-
tron aux romans du même cycle, qui ont paru
LEUR CHRONIQUEUR CONTEMPORAIN. l3l
à la fin du douzième et dans la première moitié
du treizième siècle, à la grande joie des naïfs
contemporains de Philippe-Auguste et de saint
Louis.
A présent que nous espérons avoir affermi la
pierre angulaire de cet édifice d'amour, étudions
l'organisation de ces gracieux tribunaux, dont
la hardiesse fera longtemps l'étonnement des
générations. Faisons connaissance avec ceux de
ces magistrats à physionomies piquantes, dont
les noms et quelques pages de l'œuvre sont
parvenus à échapper aux terribles orages du
Moyen-Age, qui ont englouti tant de précieux
souvenirs.
Il nous suffira de constater que nos aïeux, du
temps de Louis le Gros et de ses successeurs
directs, ont vu ces élégants parlements en plein
exercice de leur juridiction morale, et de recueil-
lir quelques épaves de leurs traces historiques,
débris éclatants et authentiques, pour nous
assurer que l'ère des cours d'amour n'appartient
pas uniquement au domaine si vaste des poé-
tiques fantaisies.
CHAPITRE VI.
LES DAMES DES COURS D AMOUR, LEURS FONCTIONS
JUDICIAIRES, LIEUX OU SE TENAIENT LEURS
PARLEMENTS.
i^ç^saâ;^^ ENONs pour assuré que les cours
£;'-' '- ',-^ d'amour ne sont pas sorties de terre.
i , ' '> par un iaii de création spontanée,
^^^^^M ni tombées du ciel dans un rayon
lumineux. Cette irradiation de l'âme des fem-
mes françaises, ce moyen d'influence concilia-
trice, si cher à nos aïeules, leur avait été tout
naturellement inspiré par l'habitude de présider
aux distractions raflinées, dont le souvenir rem-
plit nos annales littéraires. Leur sagacité, leur
adresse, leur tact supéi leur avaient mis en leurs
mains la direction des énigmes du cœur, qui,
gOus des dénominations si diverses, occupaient,
ne l'oublions pas, les réunions du foyer et du
verger. On s'habitua peu à peu à les consulter
LES DAMES DES COURS d' AMOUR. l33
dans tous les cas réservés de la vie intime, à
soumettre à leur sentiment délicat toutes les
difficultés des relations amoureuses. C'est de ce
fait que jaillit, sans usurpation brusque, le gra-
cieux pouvoir qui fait encore notre admiration ;
la position critique dans laquelle les plaçaient
les héroïques chevauchées, si fort à la mode en
ce temps-là, fit le reste. Rien de plus logique,
en vérité.
Il n'en est pas moins glorieux à elles d'avoir
su s'emparer vaillamment de ce moyen de dé-
fense contre les larrons de tout genre, qui rô-
daient autour de leur sécurité. C'est leur hon-
neur d'avoir osé tracer un code d'amour en rap-
port avec les nécessités de l'époque, d'avoir im-
posé des lois de courtoisie à la turbulence che-
valeresque, de s'être résolument déclarées juges
et arbitres des choses du sentiment.
Un savant d'au delà du Rhin, J. Ebert,
dans un éclair de clairvoyante équité, a entrevu
ce but de précaution défensive, et n'a pas crain^
de compromettre sa dignité, en signalant en ces
termes son hypothèse historique, dans une
revue allemande intitulée V Hermès :
« En l'absence de leurs maris, exposées sans
égide aux atteintes de la calomnie, les femmes
(du temps des croisades) avaient voulu, dans
l'intérêt de leur honneur, formuler certaines
règles de la vie sociale. Aussi, dans ic principe.
l34 LES DAMES DES COURS d'amour,
les cours d'amour ne sont-elles que de simples
tribunaux réprimant les contraventions en
amour, aplanissant les difficultés entre amants,
et, par forme de délassement, rendant solutions
sur des question proposées. «
L'origine de ces gentils parlements continua
à s'affirmer par la liberté des parties, qu'aucune
contrainte n'entraînait aux pieds de ces juges
d'espèce inusitée; ils ne démentirent jamais leur
double mission de résoudre les cas épineux de
l'amour, et d'en condamner les trahisons, les
violences et les excès. Les cours d'amour étaient
à la fois des groupes de prudes-femmes indi-
quant des solutions amiables, et des cours de
justice rendant des sentences judiciaires. Pour
bien comprendre le jeu et les bénéfices de cette
institution originale, telle qu'elle était en réa-
lité, il faut se garder d'en exagérer la portée lé-
gale et le fonctionnement régulier ; ce serait
forcer la dose que d'assimiler ces justices cour-
toises aux justices sévères du seigneur roi et de
ses grands vassaux. Les cours d'amour étaient
fortes surtout par la touchante faiblesse de leurs
juges, par le respect presque sans bornes qu'il
était de mode en France de porter aux dames.
L'idéal de la chevalerie, les génuflexions pas-
sionnées des poètes et des trouvères, aux pieds
du beau sexe, donnaient aux décisions de ces
cours ce qui leur manquait eu puissance et en
LEURS FONCTIONS JUDICIAIRES. l35
autorité reconnue. A moins de cas particulière-
ment graves, de délits retentissants, c'étaient
les justiciables d'amour qui venaient, eux-mê-
mes, solliciter leur sentence aux genoux de ces
jolis justiciers, guidés par la certitude de ne
jamais rencontrer ailleurs plus d'indulgence,
d'honneur, d'appréciation fine et de conscien-
cieuse équité.
Ceux qui hésitent encore à laisser pénétrer,
dans les feuillets de notre histoire , ce glorieux
épisode national, réclament des indications pré-
cises sur les lieux où siégeaient les cours d'a-
mour. Quand on sonde les mystères de ce loin-
tain Moyen-Age, on ne se défend pas assez d'en
demander le mot aux rouages si nettement dé-
finis des institutions modernes. Autour de nous
fonctionnent des tribunaux systématiquement
parqués dans des villes et dans des édifiées exac-
tement désignés; et nous ne serions pas fâchés
de retrouver ces conditions de régularité par-
faite dans les sociétés mouvantes des temps féo-
daux.
Il s'en fallait de beaucoup qu'il en fût ainsi
au XI I^ siècle, même à l'égard des justices sei-
gneuriales et royales. Les lieux où fonction-
naient les tribunaux ordinaires n'étaient pas
absolument déterminés, non plus que leurs au-
diences, qui se tenaient à la résidence ordinaire
du baron, du sénéchal ou du bailli, aux heures
l36 LES DAMES DES COURS d' AMOUR,
OÙ il leur plaisait de siéger. Ainsi en était-il
des tribunaux d'amour. C'était à la résidence
des nobles dames, jouissant de la confiance gé-
nérale, que les amants en contestation allaient
demander le redresscii.cnt de leurs torts. Com-
me les justiciables ordinaires, les plaideurs d'a-
mour s'adressaient aux habitans du château ; le
château étant à la fois le manoir seigneurial, la
place d'armes et le palais de justice du fief. De
mêmeque les plaids criminels ou civils, les plaids
amoureux s'y débattaient dans la grand'-salle
ou sous l'orme de la façade, ce vénérable té-
moin des droits du châtelain. Une page deFau-
riel nous aidera à éclairer ce point intéressant.
« Il est à croire, dit l'ingénieux érudit, qu'on
y avait transporté, autant que possible, (dans
l'institution des cours d'amour) non-seulement
les formes alors en usage du pouvoir judiciaire,
mais les idées qu'on s'était faites de la nature de
ce pouvoir. Ainsi ce devait être à titre de dames
principales ou souveraines des lieux de leur ré-
sidence, que les juges féminins tenaient ces plaids
galants, d'où leur venait une grande partie de
leur renom. C'était de leur suzeraineté politique
ou de celle de leurs époux, que leur était échue
cette autre suzeraineté qu'elles exerçaient dans
les affaires d'amour. De même que dans les
plaids ordinaires, les principaux vassaux du sei-
gneur intervenaient comme ses conseillers, dans
LEURS FONCTIONS JUDICIAIRES. 187
les plaids d'amour les dames souveraines pou-
vaient être assistées d'autres dames, qui rem-
plissaient auprès d'elles l'office de vassales et de
conseillères. »
On ne saurait lever plus habilement l'obsta-
cle de la résidence. Ainsi lorsque Marie de
Champagne déclare qu'elle a rendu l'un des
arrêts enregistrés par André le Chapelain, « avec
l'assistance de soixante dames, » tout nous porte
à croire que ce sont là des coadjutrices, prises
dans les principales vassales de sa haute suze-
raineté. Si elle ne désigne pas le lieu où la déci-
sion a été rendue, c'est que c'était, au su de
chacun , celui de sa résidence seigneuriale ,
Troyes ou Reims, et par intermittences Chau-
mont ou Château-Thierry.
S'agit-il de l'errante princesse Eléonore d'A-
quitaine, sa mère, la marge est, à la vérité, plus
large ; on peut se demander si l'arrêt a été rendu
avant ou après son divorce avec le roi Louis VII.
Etait-ce au château du quai des Tournelles ou à
celui de Vincennes? Etait-ce sous l'orme d'un
des parcs de la cité royale de son second époux,
Henri II d'Angleterre? ou bien en Aquitaine,
dans une de ses délicieuses résidences des bords
de la Vienne ou du Clain ? Il n'y aurait même
rien d'exorbitant à supposer que la belle pré-
sidente ait transporté à Antioche sa juridiction
l38 LES DAMES DES COURS D'aMOUR,
d'amour, pendant son séjour à la cour du galant
Raymond.
Afin de jeter plus de vie dans cette étude,
faisons dès maintenant connaissance avec celles
de ces dames, dont l'histoire n'a pas permis aux
noms de s'effacer ; entrons dans l'intimité de
celles de ces doctoresses èz-amoureuses scien-
ces, dont les signatures se sont apposées sur les
jugements pieusement recueillis par lebon clerc
du palais de Philippe-Anguste. Nous goûterons
mieux la délicatesse de leur œuvre, quand leurs
physionomies historiques rayonneront sous nos
yeux.
La première par le rang et l'ordre de date est
Aliénor ou Eléonore d'Aquitaine, née dans les
vingt premières années du douzième siècle, et
mariée, en iiSy, au jeune roi de France
Louis VII ou Loys Florès, comme le nom-
maient ses compagnons. Cette princesse, qui a
signé six des arrêts du traité De arle amatorià,
avait été au feu des combats d'amour; c'est une
de celles qui contribuèrent le plus i\ incarner
dans les faits le programme des sentimentales
réformes. Restée belle au-delà de l'âge assigné
à la beauté, la reine Aliénor fut long-temps sol-
licitée d'amour. A près de soixante ans, elle fut
chantée par Bernard de Vantadour, qui passa
pour avoir f otenu ses plus intimes faveurs.
Aussi était-elle regardée par ses contemporains
LEURS FONCTIONS JUDICIAIRES. l39
comme très-experte en ces délicates matières,
et fort habile à pénétrer les secrets des cas ré-
servés.
Son abord riant, sa facilité d'enthousiasme, sa
hardiesse d'imagination, sa physionomie singu-
lièrement vive n'étaient pas de nature à éloigner
les amants. Intelligente et passionnée, souple
d'esprit, dédaigneuse des contradictions, cu-
rieuse d'émotions nouvelles, cette femme, dont
le rang et la puissance autorisaient toutes les
fantaisies, possédait à haute dose les qualités
nécessaires à remplir ce rôle de persuasive pro-
testation.
Dans ce temps d'agitation et de turbulence
poétiques , son existence avait été particulière-
ment romanesque et agitée. Mariée à un prince
indécis, sans vigueur morale , hébété de dévo-
tion, qu'elle-même comparait à un moine, sa
vivacité d'allures et son amour du changement
avaient effarouché ce pauvre prince. En Terre
Sainte où la bouillante Aliénor avait suivi le
roi, celui-ci l'avait soupçonnée d'intrigue amou-
reuse avec un chevalier Sarrazin, de complicité
avec Raymond prince d'Antioche, son oncle. De
retour en France Louis VII requit son divorce,
au concile national de Beaugency-sur-Loire, dé-
clarant « qu'il ne serait jamais sûr de la lignée
qui lui viendrait d'elle. »
Eléonore insistait de son côté pour être se-
140 LES DAMES DES COURS d'aMOUR,
parée de ce moine couronné, qui n'était bon
qu'à « chanter au psaultier. » Au grand détri-
ment de la France, le concile les satisfit tous
deux, en appuyant sa décision sur l'élastique
prétexte d'une découverte de parenté, entre les
époux qui avaient cessé de se plaire.
Libre de ce premier lien, la princesse reprit
le chemin de ses états d'Aquitaine. Son voyage
eut toutes les péripéties d'un roman d'aventu-
res, et dut satisfaire son ardente imagination.
Elle se vit traquée, comme une proie d'élite, par
des veneurs friands de ses charmes et de ses
vastes domaines, et n'éc'nappa que par une fuite
de nuit aux sollicitations de Thibaut de Char-
tres. Ce premier chasseur avait comploté de la
retenir dans la maîtresse tour de son château de
Blois, afin de la supplier d'amour à son aise,
jusqu'à ce qu'elle eut consenti à l'épouser.
Aux frontières de la Tourraine, Aliénor se
heurta à un second poursuivant, amant forcer J
de sa beauté et de sa puissance ; ce nouveau ra-
visseur était Geoffroy Plantagcnet, qui, dit la
Chronique de Tours, subtilement embusqué au
port de Piles sur la Loire, se croyait sûr de
l'enlever. Mise en garde par sa récente aven-
ture, la noble voyageuse faisait éclairer sa route;
elle réussit à éviter le piège du prince anglais,
en quittant L droit chemin. Mais l'amour s'a-
charnait à sa poursuite.
LEURS FOiNCTIONS JUDICIAIRES. I4I
Le jour môme où elle préparait son entrée
dans sa bonne ville de Poitiers, Eléonore y fut
relancée par un troisième amoureux, Henry
Plantagenet, frère du fougueux Geoffroy. Hen-
ry se glissa dans le cortège de la belle divorcée ;
courtois et gracieux, il employa d'autres armes
que ses rivaux; au lieu de forcer à la course la
proie royale, il parvint à l'apprivoiser. Quelques
semaines après, bienqu'ii n'eut pas encore vingt
ans, Henry épousa solennellement la belle ca-
pricieuse qui en avait près de trente ; il mit sur
cette jolie tête une nouvelle couronne royale,
celle d'Angleterre et de Normandie. C'est de
cette union que naquit le roi-poète, Richard
Cœur de Lion, qui hérita du tempérament et du
caractère aventureux de sa vaillante mère.
De toutes les gentilles interprètes de la loi
d'amour, dont le nom nous est parvenu, la plus
osée, la plus active est cette Marie, fille de la
précédente, que nous avons déjà présentée com-
me la favorite d'André le Chapelain. Devenue
comtesse de Champagne en épousant Henry,
premier du nom, de cette race que nous avons
vue, au chapitre V de la vie au temps des Trou-
vères, faisant fleurir à Troyes, la justice, le
commerce et la poésie. C'est de Marie de Cham-
pagne que nous possédons les arrêts les plus
nombreux, les précédents les plus hardis, dans
le Nord de la France. Tout le livre de maître
142 LES DAMES DES COURS D AMOUR,
André est imprégné de cette vivante personnalité;
elle est la principale héroïne et, sans doute,
l'inspiratrice de ce précieux traité. A chaque
feuillet de ce guide des amants au Moyen-Age,
on retrouve l'expérience de cette aimable juris-
consulte du droit d'aimer ; elle est l'âme de cet
art de plaire original, qui n'a copié, même de
loin, aucun de ses devanciers, et dont la Renais-
sance oubliera les leçons vraiement françaises,
pour fêter les préceptes erotiques des Grecs et
des Romains.
Ce qu'on sait de la vie intime de Marie de
Champagne est relativement peu, si l'on en
excepte ses états officiels de princesse royale et
d'épouse d'un des plus puissants vassaux du
royaume. Il est bien peu de femmes cependant,
même aussi h.aut placées, qui aient laissé d'aussi
glorieuses traces de leur influence que la fille
aînée de Loys Florès.
La cour qu'elle présidait était nombreuse ;
elle-même déclare qu'elle se composait de
soixante conseillères, siégeant à ses côtés. Les
arrêts qu'elle rendait faisaient autorité auprès
de ces galants tribunaux, aussi bien dans le Midi
que dans le Nord de la France. Ermangarde de
Narbonne les prend pour bases de ses décisions.
La reine Aliénor ne dédaigne pas elle-même de
s'appuyer sur la compétence reconnue de sa
fille, nous le verrons bientôt.
LEURS FONCTIONS JUDICIAIRES, 142
Nous ne craignons pas de nous tromper, en
affirmant que Marie de Champagne fut pour
une large part dans la voie passionnément poé-
tique, dans les traditions d'équité relative, su-
périeure à l'époque, où s'engagea, à partir
d'Henry I", l'illustre maison de Champagne,
d'où devait sortir l'ami de Blanche de Cas-
tille, ce modèle des poètes et des amants.
Quelle est maintenant cette comtesse de Flan-
dres, sans autre désignation, qui a signé deux
des jugements de notre recueil ? Est-ce Sybille
d'Anjou? Est-ce Elisabeth deVermandois? Cette
dernière, que nous avions choisie d'abord, n'eut
pas eu la liberté d'esprit nécessaire pour pro-
noncer à la résidence de Philippe de Flandres,
son mari, des arrêts conformes aux prescriptions
du Code d'Artus. Ce comte de Flandres était dur
et farouche ; il n'eut pas laissé raffiner à sacour
les problèmes du cœur et du sentiment ; il n'eut
surtout pas souffert qu'on se permît de mettre
en doute, autour de lui, les droits du maître de
par la loi. Les chroniqueurs, en effet, nous
apprennent que Philippe de Flandres s'était fait
abhorrer du gracieux personnel des cours d'a-
mour et maudire des trouvères, pour avoir
fait pendre par les pieds un jeune chevalier
surpris aux genoux de la comtesse Elisabeth.
Dans cette époque de civilisation renaissante,
144 LES DAMES DES COURS d'AMOUR,
le comte Philippe restait un type de barbare
du temps des Mérovingiens.
A loptcr l'opinion des crudits qui tiennent
pour Sybille d'Anjou, nous paraît plus vraisem-
blable. Agréable et sympathique, celle-ci avait
quelque ressemblance avec Eléonorc d'Aqui-
taine, avec plus de tendresse et de sentimenta-
lité; comme elle, Sybille venait des contrées de
par delà la Loire. La date de son union avec
Thierry comte de Flandres, qui fut célébrée en
1 134, cadre mieux, d'ailleurs, avec le temps où
maître André recueillait les documents de son
livre. La douce Sybille fit tous ses efforts pour
atténuer la rudesse de sa nouvelle famille ; elle
n'y réussit que fort incomplètement, si l'on en
juge par le trait de jalousie féroce que nous ve-
nons de citer, de l'un de ses enfants.
Son action ne fut pas perdue, cependant ; les
femmes de cette famille, au moins, conservè-
rent le feu sacré. Marguerite de Flandres, qui
vivait deux générations après Sybille, était par-
venue à faire de sa cour une des capitales du
gai savoir, dans le nord des provinces françaises.
Baudouin de Condé et Jehan son fils en témoi-
gnent dans leurs poésies. Le premier s'exprime
en ces termes sur cette princesse, qu'il appelle
« la grant dame de Flandres », dans Li contes
de l'Olifant :
LEURS FONCTIONS JUDICIAIRES. I+S
Pour la dame qui est tenue
A la meillour dame du monde,
Si com il dot {il circule] à la roonde,
Çou est la comtesse de Flandres...
Pour ki fus cis contes trouvés...
Elle n'est mie à poures (pauvres) dure,
Mais douce et humble et charitable,
Et sage et bone et véritable...
Elle a mainte guerre accordée.
Car moult aim(e) pais et concorde.
Le bon comte Guillaume, à qui Jehan de
Condé a consacré une de ses poésies les plus
cordialement reconnaissantes, ne rappelait en
rien, d'ailleurs, l'odieux Philippe ; il justifiait
bien, lui aussi, les efforts civilisateurs tentés
sur le sang de sa race par son aïeule Syhillequi
tenait cour d'amour, au temps du roi Louis le
Gros.
La quatrième de ces belles présidentes est la
vicomtesse de Narbonne, sur l'identité de la-
quelle il ne saurait y avoir le moindre doute,
car notre chroniqueur la nomme en toutes let-
tres. C'est Ermangarde de Narbonne qui, en
1143, à l'exemple des autres princes de la Septi-
manie, mit ses domaines, convoités par le comte
de Toulouse, sous la protection du puissant
Béranger-Raymond IV, comte de Barcelonne.
La grande beauté d'Ermangarde fut célébrée,
sous le discret anagramme de Tort nave^, par
le troubadour Pierre Rogiers qui l'aima pas-
10
146 LES DAMES DES COURS d'a.MOUH.
sionnément, et, si Ton en croit Andréa Gesualdo,
un des commentateurs de Pétrarque, obtint
d'elle ruîtima Spercin:^a d'amore.
Quelques temps après cet excès de bonté, fut-
ce par inconstance, ou pour punir l'indiscrétion
du poète, le plus grand des crimes aux yeux des
dames ? la belle vicomtesse disgracia son fa-
vori. Le pauvre amant désespéré se réfugia à la
cour du comte de Toulouse, dont le brillant ac-
cueil ne put guérir sa blessure ; car n'ayant plus
d'espoir de rentrer en grâce, Pierre Rogiers se
fit moine, et vint mourir d'amour au couvent
de Grammont.
Ermangarde tint sa couru Narbonne où, dans
ces temps de trouble, elle réussit à maintenir,
par ses charmes autant que par sa prudence, la
paix, la joie et l'activité. Cinq des sentences
qu'elle y prononça, avec le concours des dames
qu'elle s'adjoignit, en qualité de conseillères,
nous ont été textuellement conservées.
En ce même temps, première moitié du dou-
zième siècle, existait en Gascogne une cour d'a-
mour, assez célèbre pour que le bruit de ses
arrêts passât la Loire. Maître André n'en cite
qu'un seul ; mais le libellé nous indique que
cette cour n'était pas moins nombreuse que
celles du nord ; la plupart des dames influentes
du pays en faisaient partie, si l'on en juge par
l'ampleur de cette signature collective : « Do-
LKURS FONCTIONS JUDICIAIRES. I47
minarum ergà curia in Vasconiâ congregata,
de totiiis curice voluntatis assensu. perpétua fuit
constitutionefirmatum^ etc. »
Cette cour, qui ne nous a pas laissé le nom
de sa présidente, ne serait-elle pas celle qu'avait
établie la comtesse de Provence, femme de
Raymond Béranger V ? Renommée pour sa
rare habileté à faire poésies et chants d'amourt
et à résoudre tensons, cette princesse était la
zélée protectrice des troubadours et des amants.
Les parlements féminins, tenus par ces hautes
contemporaines d'André le Chapelain, n'étaient
assurément pas les seuls qui fussent consultés.
Il devait y avoir aussi des degrés dans la juri-
diction d'amour. Certaines dames de renom,
mais d'un rang inférieur à ces sommités de
leur sexe, dont nous venons de parler, ont pré-
sidé, elles aussi, il n'est guère permis d'en dou-
ter, des tribunaux de moindre importance, des
justices d'amour plus modestes, tenant de la
justice de paix et du cabinet de consultation. La
notoriété de leur savoir, de leurs grâces et de
leur courtoisie dut amener aux pieds de beau-
coup de dames, qui s'étaient contentées d'abord
de (enser dans rintimité de leur manoir, les
amants timides qu'eftarouchaient les palais prin-
ciers.
Ici les trouvères combleront les lacunes de
notre chapehun. D'une feuille de manuscrit go-
148 LKS DAMES DES COURS d'amOUR,
thique, que lui communiqua un bibliophile de
La Haye, M. A. Jubinal a extrait trois jeux-
partis, dont l'un, proposé par le trouvère Go-
mart à son confrère Cuvélier, vient fort à point
nous révéler l'existence de l'une de ces juris-
consultes en cornettes , que les amants du
temps de la reine Aliénor allaient volontiers
consulter. Les deux trouvères discutent un cas
des plus subtils, sans pouvoir s'accorder sur la
solution.
— Choisissons « pour le droit jugier, tielle
qui le vrai nous en die » propose Gomart à son
compagnon Cuvélier :
Cuvélier, de ma partie,
Je preng la dame jolie
De Fouécamp, sans targier ;
S'en vœille le droit jugier ;
S' lert {ainsi sera) no tendions apaisié.
Voilà donc une trace nettement accusée de
ces consultations d'amour, en Normandie. Cette
dame jolie de P'éc^mp était une prude-femme,
une arbitre des choses du cœur, peut-être une
conseillère en mission détachée, appartenant à
quelque haute cour, qui siégeait à Evreux ou à
Rouen.
En terre de Lorraine, nous trouvons la même
fonction remplie par un aimable couple, deux
sœurs, la dame Mahaut de Commercy et la
LEURS FONCTIONS JUDICIAIRES, I49
comtesse de Linaiges, dont les noms sont cités
dans un jeu-parti, extrait d'un manuscrit de la
bibliothèque Bodléienne par M. Paul Meyer.
Roland de Reims, à qui une jeune femme lait
part de son indécision dans une difficulté d'a-
mour, propose à la belle indécise de porter la
question devant ces deux sœurs, célèbres pour
leur habileté à juger.
Douce dame, laissons nos parlemcns,
Et s'en prenons juge por acorder
De Linaige la comtesse vaillant ;
Sor li en soit pour le droit raporter
Et sor sa suœr Mahaut de Commarsi.
— Certes, Rolan, et je bien m'i otri,
Sor elles soit, jà ne m'en kiers ester.
Citons encore une cour en miniature de trois
dames du Poitou, contemporaines de Richard
Cœur de Lion : Guillemette de Benanguès, Ma-
rie de Vantadour et la dame de Montferrand,
que le poète Savary, baron de Mauléon, par le
conseil de son hôte, le prévôt de Limoges,
choisit pour juger un différend d'amour, entre
deux de ses maîtresses et lui. Il s'agissait de sa-
voir au service de laquelle de ces dames il devait
se tenir : — Devait-il continuer à aimer la dame
Guillemette de Benavias, femme du seigneur de
Langon, qui le laissait languir d'amour, se con-
tentant de tirer de lui des éloges en beaux vers
i5o LES n/.:.;ss des cours d'amour,
sonores ; ou devait-il se donner de cœur et
d'âme à la comtesse Mahaut de Montagnac
qui s'était, dès les premières approches, mon-
trée plus accomodante?
Hugues de Saint-Cyr, après avoir réclamé
notre confiance en ces termes : « Et sachez que
moi, qui écris ceci, fus le messager qui portai
les lettres, » nous apprend comment ledit pré-
vôt de Limoges, « vaillant homme et bon trou-
veur, » à qui Savary avait déclaré son fait, lui
rédigea la difficulté en vers, sous forme de ten-
son, pour ne compromettre personne, l'invitant
à prendre pour juges les trois prudes femmes
que nous venons dénommer.
Le baronde Mauléon s'y accorde volontiers
et répond : « Que ces trois dames lui suffisent;
qu'elles sont si expertes en amour, qu'il se
soumet à tout ce qu'elles décideront. » Une de
ces trois conseillères, Marie de Vantadour
est encore citée, d'autre part, comme ayant
été choisie pour arbitre, dans l'appréciation de
promesses d'amour et de l'importance de cer-
taines faveurs préliminaires, par Gaucelin de
Faidit et Hugues de la Bacalaria.
Dans les jeux-partis résumés par Claude Fau-
chet, la gente trouvéresse Saincte Desprées
propose à la dame de Chancie, châtelaine du
pays du Jura, une énigme d'amour à résoudre,
comme à une femme très-experle en ce genre de
LEURS FONCTIONS JUDICIAIRES. l5l
consultation. Cette dame de la comté de Bour-
gogne devait être, tout au moins, un avocat con-
sultant du droit d'amour.
En Provence, toujours dans ces vieux siècles,
s'offre à nous une de ces conseillères en mission
détachée ; c'est la dame Tiberge du château de
Séranon, dans la Vigerie de Grasse. Les manus-
crits du temps la déclarent « courtoise, bien
apprise, avenante, fort habile ^ juger les cas
(l'amour, à faire vers, tensons a ciiaasons. >
L'abbé Miliot qui en parle en passant, dans son
histoire des troubadours, et la désigne sous le
nom de Natibors, ajoute que tous les barons du
pays la tenaient en haute estime, et que les da-
mes, redoutant son influence, lui témoignaient
de grands égards, afin de ne pas la voir tourner
contre elles les qualités de son esprit.
Iciseprésenie unelacunedeprès d'un siècle, du
milieu du treizième au milieu du quatorziè-
me, où l'on est réduit à des suppositions, en cou-
sant Tune à l'autre quelques vraisemblances
éparpillées dans les poésies de l'époque. A partir
de Louis IX, les cours d'amour du nord de la
France n'ont plus d'échos historiques ; quant à
celles du midi, leur éclipse qui devait être suivie
d'une dernière lueur, datait deplusloin encore;
elle eut pour cause les guerres religieuses qui
ravagèrent impitoyablement ces contrées, jadis
si joyeuses et si florissantes.
l52 LES DAMES DES COURS d'aMOUR,
Les parlements féminins de la Provenceet du
comtat d'Avignon, que Ravnouard, si clair-
voyant d'habitude, mêle sans transition à ceux
dont André le Chapelain nous a conservé le sou-
venir, sont de beaucoup postérieurs au temps
où florissait Marie de Champagne. Raynouard
a cédé ici à l'enthousiasme que lui inspirait ce
thème charmant, et au besoin de compléter les
preuves d'une cause qu'il avait embrassée avec
tant de bonheur. Les cours d'amour du Midi,
dont il parle concurremment avec celles da
Nord, sont séparées de celles-ci par bien des
règnes. Les premières de ces institutions sur
leur sol natal, étaient depuis longtemps déser-
tes, non faute de justicières d'amour, mais faute
de résidences paisibles où elles pussent se réu-
nir en paix.
La croisade prêchée, à diverses reprises, contre
les fantaisistes religieux des contrées méridio-
nales, avait ruiné les villes, brûlé les châteaux,
et mis la désolation dans le pays. Il n'était plus
possible aux femmes des malheureux barons
poursuivis, traqués, dépouillés, de songer à
rendre la justice aux amants : même en amour,
dans cette mêlée sanglante, la force primait le
droit. Fauriel l'a bien compris en disant avec sa
sagacité ordinaire :
« Dans la désolation générale du Midi, les
premières cours d'amour, celles qui (là comme
LEURS FONCTIONS JUDICIAIRES. l53
dans le nord de la France) avaient fait partie de
l'ensemble des institutions chevaleresques,
avaient pris de lugubres vacances qui ne devaient
pas finir. »
Les cours dont parle JeanNostradamus sont,
au moins, une agréable preuve que les dames
du pays des troubadours n'avaient pas complè-
tement abdiqué leur glorieux pouvoir. Accep-
tons-les comme de vivants témoignages de la
longue carrière parcourue par ces gracieuses
institutions, comme des signes encore palpables
de la ténacité de nos mères à retenir ce moyen
d'influence dans leurs blanches mains. Mais
cette restauration judiciaire, dont nous devons
tenir compte ici, ne reprit plus son œuvre avec
la même fermeté, avec la même liberté surtout:
les hardis principes du code d'Artus, qui déplai-
saient tant au clergé, ne purent, on le comprend,
recevoir d'application rigoureuse, à la courpen-
tificale d'Avignon.
Cependant c'est grâce à la paix relative qui
entourait le palais des papes, que purent avoir
lieu les derniers essais mentionnés par le Monge
des Isles d'Or et, après lui, par Jean Nostrada-
mus. On conçoit que l'institution y dut peu-à-
peu dégénérer en cérémonie joyeuse, en spec-
tacle d'apparat, et que la molle indécision des
juges de la dernière heure n'agit plus sur la
partie élevée de la société féodale, que pour en
l54 LES DAMES DKS COURS d'aMOUR,
obtenir des sourires et des baisers. Un grand
point, c'est que les femmes y présidaient en-
core, ce que la fin du XI V^ siècle ne devait plus
revoir ; déjà ù titre honorifique, des princes,
des seigneurs, de simples chevaliers étaient
admis à siéger à côté des belles conseillères.
De ces dernières cours d'amour, les meil-
leures traces, presque les seules, nous viennent
de la bibliothèque du monastère de Lérins en
Provence; le Monge des Isles d'Or, moine très
éclairé pour son temps, en refit le catalogue
avec soin, s'aidant de celui qu'Hermentaire,
religieux du même ordre avait fait de cette cé-
lèbre bibliothèque, longtemps auparavant. Ce
moine des Isles d'Or avait orné son ouvrage
bibliographique de judicieux commentaires ;
pour empêcher que les troubles ne vinssent
détruire encore la meilleure part du trésor lit-
téraire du monastère de Lérins, il avait pris le
soin de copier plusieurs de ses manuscrits, spé-
cialement ceux qui contenaient les œuvres des
vieux poètes provençaux Le bon moine eut en
outre la précaution gracieuse d'envoyer un
exemplaire de ces précieuses copies à Louis II,
duc d'Anjou et comte de Provence, héritier des
goûts choisis, des livres et des Etats du roi René,
qui tant aima poésie.
Jean Nostradamus, un des ancêtres du célèbre
prophète, a recueilli, dans sa vie des anciens
LEURS FONCTIONS JUDICIAIRES. 103
poètes provençaux, les documents du catalogue
de Lérins; il reproduit souvent le texte du
Monge des Isles d'Or, souvent aussi il l'ampli-
fie et l'embrouille. Nous allons donner en quel-
ques lignes le plus clair des renseignements que
puissent nous fournir ces deux historiens des
vieilles gloires de la Provence.
Ces cours d'amour, que nous pouvons nom-
mer de la décadence, furent établies dans les
contrées provençales par des associations de
dames qui se réunissaient, selon l'expression du
chroniqueur, plutôt pour lutter d'esptil avec
ceux qui venaient à elles, a et deffinir les ques-
tions d'amour qui leur estoyent proposées ou
envoyées, » que pour rendre de véritables sen-
tences judiciaires. C'étaient surtout des réu-
nions poétiques qui avaient été installées « à
Signe, à Pierrefeu, à Romanin ou à autres, et
faisoyent arrêts qu'on nommoit tous arrests
d'amour. > Nostradamus n'oublie pas de nous
transmettre les noms des principales de ces
dames, dans son livre où nous renvoyons les
curieux.
Les deux châteaux de Pierrefeu et de Signe
étaient voisins l'un de l'autre, si voisins que
Raynouard se croit autorisé à penser qu'ils ne
faisaient qu'une seule et même juridiction,
dont les deux résidences alternaient à la fantai-
sie de celles qui donnaient les galantes consul-
l56 LES DAMES DES COURS D AMOUR,
talions. Peut-être est-il également permis de
supposer que les deux châteaux se servaient
réciproquement de tribunal d'appel. Je vois en
effet deux poètes provençaux, Giraud et Peyro-
net choisir pour juger un tenson, le premier la
cour de Pierrefeu « o la bella fai cort d'ensa-
gnement », le second en appeler à la cour de
Signe, « l'onorat castel de Sinha. »
Ces appels étaient devenus à la mode ; ainsi
deux autres troubadours, Perceval Doria et
Lanfranc Cigalla en appellent des deux cours
précédentes, à celle de Romanin, près de la ville
de Saint-Remy en Provence. Nostradamus
nous donne encore ici les noms de douze des
dames qui s'assemblaient au château de Roma-
nin. Le premier de ces gracieux noms est Pha-
nette de Gantelmes, châtelaine du lieu, qui fut
tante de la fameuse Lorette de Sade aimée et si
longuement chantée par Pétrarque. Le Monge
desisles d'Or parle de PhanetteouEstephanette,
ardemment aimée par Bertrand'Allamon, comme
d'une « dame très-excellente en poésie, ayant
fureur divine, laquelle fureur estoit estimée
vray, don de Dieu. »
La cour d'Avignon établie postérieurement ii
ces dernières, en perdant son caractère défon-
sif, ne perdit pas son éclat, à l'arrivée des
papes ; ce fut au contraire le départ des pontifes
romains, qui donna le signal de sa dispersion.
LEURS FONCTIONS JUDICIAIRES. iSy
Jean de Nostredame nous transmet un curieux
renseignement, qui témoigne de la renommée
des assises galantes de la cité pontificale, au
XlVe siècle, le voici :
« Guillen, Pierre Balbz et Loys des Lascaris,
comtes de Vintimille, de Tende et de la Brigue,
personnages de grand renom, estant venus de
ce temps en Avignon visiter Innocent VI du
nom, pape, furent ouyr les deffinitions et sen-
tences d'amour prononcées par ces dames ; les-
quels, esmerveillez et ravis de leurs beaultés et
savoir, furent surpris de leur amour. »
Ici nouvelle liste de treize des plus illustres
de cette élégante association, dont la majeure
partie dut voir le célèbre sonnettiste florentin,
avant de clore leurs beaux yeux.
Autant que les ténèbres de ces lointains his-
toriques nous ont permis de le faire, nous
avons évoqué les juges de ces prétoires étran-
ges ; nous avons découvert la source et deviné
le but de leur influence conciliatrice. Nous al-
lons compulser maintenant leur code tradition-
nel et ses codicilles, étudier les principes de la
morale toute spéciale qui dirigeait leurs délibé-
rations. Rien n'était moins arbitraire, en effet,
que les considérants des arrêts d'amour ; ce
n'était nullement par inspiration, ni au gré de
leurs caprices, que ces magistrats roses et im-
berbes prononçaient leurs jugements.
i38
LFS DAMES JiES COURS D AMOUR.
Outre les arrêts de leurs devancières, recueil-
lis comme précédents vénérés, elles avaient
sous les yeux les articles d'un code de courtoi-
sie, fermement motivés et clairement rédigés,
sur lesquels elles basaient leurs interprétations,
même celles qui nous paraîtraient les plus per-
sonnelles et les plus osées.
CHAPITRE VIL
LE CODE D AMOUR, SA LEGENDE ET
SON' AUTORITÉ.
"est du fond de la vieille Armori-
que, pays des fées et des vierges
"inspirées, que le code d'amour, ce
complément de la révélation divi-
ne, aux yeux de nos mères, pissait pour avoir
été miraculeusement rapporté. Comme tous les
livres sacres, devant lesquels l'esprit humain
s'incline, le livre aux feuillets d'or, où se trou-
vaient gravés les articles de la nouvelle loi
d'amour, devait avoir une origine mystérieuse
et légendaire. Cet idéal des relations du cœur
attendait, depuis des siècles, à la cour d'Artus,
retenu par un charme puissant dans les serres du
faucon symbolique, qu'un chevalier eût la har-
diesse de rompre le charme et de le conquérir.
I()0 LE CODE D AMOUR,
La date précise de l'héroïque aventure, qui
devait précéder la révélation d'amour, ne nous
est pas connue ; elle est demeurée adroitement
voilée des ombres vénérables d'un lointain in-
déterminé. André le Chapelain ne nous apprend
ni le nom du chevalier qui mit fin à cette glo-
rieuse entreprise, ni l'époque où se fit cette sen-
timentale chevauchée. Le texte dit simplement:
Quidam Britanniœ miles^ ditm soins, causa
videndi Arturum, sylvam regiam peragraret...
On peut se demander de quelle Bretagne la
légende a voulu parler; la principale résidence
du roi Arthur ou Artus, qui inspira tant et de
si beaux romans autour de sa Table Ronde, n'é-
tait-elle pas dans la Grande-Bretagne ? Ce mo-
narque, on peut en croire Marie de France, se
plaisait au moins autant « en Bretaigne la me-
neur >' que dans ses grands domaines des pays
de Galles et de Cornouailles. 11 aimait surtout
son château magique de la forêt de Broceliande,
que nos compatriotes bretons n'ont cessé de
revendiquer comme appartenant à leur pitto-
resque province.
Dans les romans de ce cycle, les deux parts
du royaume d'Artus, insulaire et continentale?
sont souvent prises l'une pour l'autre ; sur ces
deux portions des immenses rivages de l'Océan
Atlantique, les chevaliers bretons accordaient
une égale vénération au royal ami de l'enchan-
SA LÉGENDE ET SON AUTORITÉ. l6l
teur Merlin, et à placer de vastes espérances
sur son réveil, quand l'heure fatidique en
aurait sonné.
Si nous choisissons la terre d'Armorique pour
celle où fut révélé le code d'amour, c'est parce
qu'on ne voit pas, dans l'historique de la con-
quête de ce bienheureux code, que le héros de
l'entreprise ait eu à passer la mer pour atteindre
lobjet désiré. Autre raison de notre choix et'la
meilleure, c'est que les préceptes d'amour n'ont
eu d'application, régulièrement constatée, que
sur le sol de la vieille France et dans les fiefs
des grands vassaux de nos rois. Seules les
dames françaises reçurent ces commandements
semi-divins avec vénération ; seules elles mirent
une ardeur sans égale à les propager. Venons à
la romanesque expédition décrite par notre
Chapelain; résumons-la en quelques mots.
Un chevalier breton allait chevauchant à tra-
vers les profondeurs de la forêt royale d'Artus, -
quand apparut devant ses yeux, montée sur
un riche palefroi, une pucelle de merveilleuse
beauté, dont la chevelure dénouée flottait au
vent. Tous deux s'arrêtèrent, échangeant un
salut en paroles courtoises, curiali sermone.
« Je sais, dit la ravissante apparition, ce que
tu viens chercher ici. Or sans moi tu ne réus-
siras à rien.
— Si vous voulez que je vous croie, répondit
1 1
l62 LE CODE i/aMOUR,
le chevalier, apprenez-moi ce que je cherche?
— La dame que tu aimes t'a imposé d'aller
lui conquérir l'épervier qui se tient sur le per-
choir d'or du portique de la cour d'Artus.
— Cela est vrai.
— Eh bien, reprit la damoiselle aux cheveux
ondoyants, apprends que tu ne peux obtenir
le faucon désiré par ta maîtresse, qu'en prou-
vant, les armes à la main, contre tous les che-
valiers de la cour du roi, que la belle dont tu
portes les couleurs est supérieure en beauté à
toutes les autres. Tu ne saurais, on outre, fran-
chir le seuil du palais, si tu ne montres aux
gardes le gant magique, sur lequel doit venir
se poser l'épervier enchanté; ce gant ne s'ob-
tient qu'en triomphant, en champ clos, des
deux plus formidables champions de la chré-
tienté. »
Le chevalier réclame l'aide de la belle pu-
celle, dont il avoue ne pouvoir se passer; il se
soumet humblement à sa domination, la priant
de lui permettre d'aller faire reconnaître la
supériorité de sa dame : « Si vous consentez à
m'accorder ma double demande, ajoute-t-il, je
sens que je puis tout braver sans crainte. »
Charmée de tant de modestie et d'audace, la
fée de la forêt le félicite; elle lui tend ses lèvres
purpurines, oij il cueille un long baiser de
confort et d'amour. Puis la belle protectrice
SA LÉGENDE ET SON AUTORITÉ. l63
échange son merveilleux cheval, familier avec
tous les secrets des grands fourrés de Broce-
liande, contre celui du chevalier qui laissait
errer son maître au hasard des sentiers, tracés
sans ordre, dans les fourrés du gaiilt profond.
Avant de se retirer, elle donne à son nouvel
ami tous les conseils, tous les mots de passe,
tous les renseignements que comportent les
circonstances; elle lui recommande surtout de
ne pas oublier, après avoir vaincu les deux
gardiens du gant magique, de le détacher de la
colonne d'or où il est suspendu.
« Ce gant, ajoute telle, est le charme indis-
pensable, le talisman nécessaire, sans lequel le
courage, le sang-froid ni la prudence ne sont
utiles à rien. »
A ces mots, l'enchanteresse prend gracieuse-
ment congé de lui, et disparaît.
Sûrement guidé par le beau cheval qui a
remplacé son lourd destrier de combat, l'amou-
reux Breton ne tarde pas à arriver sur le lieu
des grandes épreuves, où commencent les fan-
tastiques aventures. Le jeune chevalier brave
tous les périls, surmonte tous les obstacles; il
parvient à détacher de la célèbre colonne d'or,
qui supporte tout le poids du palais d'Artus, le
gant enchanté, qui le fait triompher des der-
niers mirages, et sur lequel vient s'abattre le
bel épervier portant , à sa grande surprise ,
164 LE CODE u'aMOUR.
attache à ses gets, un précieux livre dont les
feuillets sont d'or. Le vainqueur regardait cu-
rieusement le merveilleux manuscrit du por-
tique de la royale demeure; il paraissait hésiter
à se l'approprier, lorsqu'une voix invisible dis-
sipa ses doutes, en lui parlant ainsi :
« Toi qui as su conquérir le faucon pacifique,
emporte avec lui ces pages, où sont gravées les
règles d'amour, que le roi d'amour a lui-même
tracées, afin de les faire connaître à tous les
loyaux amants. »
Le chevalier obéit; il détache le mystérieux
code, et prenant congé, il se voit transporté, en
un clin d'œil et sans plus rencontrer d'obstacles,
à l'endroit de la forêt où la fée aux beaux che-
veux s'était présentée à lui. En le revoyant
bien portant et victorieux, la gente pucelle ne
cache pas son contentement.
« Pars en joie, lui dit-elle, mon preux et
vaillant ami, la Bretagne attend ton retour; ne
t'attriste pas de me quitter si promptement :
partout où tu seras, près ou loin, heureux ou
dans la peine, tu n'auras qu'à m'évoquer, j'ac-
courrai à ton appel. »
Revenu aux pieds de sa maîtresse, le triom-
phant Breton lui fit hommage de ce traité de
toute courtoisie, qu'il avait, pour lui plaire,
conquis à travers tant de dangers. Il va sans
dire que la dame récompensa, largement et sans
SA LÉGENDE ET SON AUTORITÉ. l65
réserves, ses fatigues et sa vaillance, />/e(,n'Ù6- siio
remuneravit amorc . Cette douce obligation rem-
plie, une cour nombreuse de dames et de barons
fut convoquée, bien des années sans doute avant
l'entrée en scène de Marie de Champagne. La
maîtresse du vainqueur de l'cpervier révéla à
la gracieuse réunion les règles rédigées par le
dieu d'amour, lesquelles furent alors solennel-
lement promulguées, comme lois devant être,
dit le texte, observées et maintenues à toujours
et sans fin, par ceux qui veulent être dignes
d'aimer et d'être aimés.
Après l'inauguration de la loi nouvelle, les
membres de ce premier parlement d'amour se
séparèrent, se jurant de propager, chacun selon
son pouvoir, de vive voix ou par écrit, et par
sentences judiciaires, les articles de loi qui
allaient désormais régler les mœurs de la répu-
blique des amants.
Ces détails légendaires, détachés du livre de
maître André, nous ont paru indispensables à
faire apprécier la vénération profonde dont les
contemporains des Croisades entouraient ce
précieux code, et l'humble soumission qui
accueillait les arrêts rendus conformément à ce
texte si poétiquement révélé.
Pour la plus grande gloire de l'utopie des
amours libres et sincères, les dames de France
se hâtèrent de répandre cet idéal de la galan-
l6b LE CODE d'amOUR ,
terie parfaite ; elles se chargèrent d'en activer
la prédication et de réaliser les principes semi-
divins, gravés sur les lames d'or du mystérieux
manuscrit par la main même d'un dieu. Voici
le texte exact de ces lois adorables et leur con-
sciencieuse interprétation.
ISTiE SUNT REGULiE AMORIS.
Article I. — Causa conjugii non est ab
amore excusatio : Le mariage n'est pas un
obstacle à l'amour.
Cet article est, de tous, celui qui proteste le
plus nettement, le plus hardiment, contre les
conventions des unions féodales et contre l'abus
du vagabondage héroïque ; c'est aussi, nous Tal-
ions voir, celui qui est le plus souvent invoqué en
cour d'amour. Les dames prenaient si bien au
sérieux cette sauvegarde contre l'indifférence
de l'époux, qu'un amant, devenu lui-même
époux en titre, voyait inexorablement se tour-
ner contre lui la pointe de cet instrument de
défense; il perdait comme mari les privilèges
de fidélité que la loi d'amour accordait aux
amants.
Article II. — Qiù non cclat, amare non
potest : Qui n'est pas discret, n'est pas digne
d'aimer.
La discrétion n'est-elle pas la principale vertu
SA LÉGENDE ET SON AUTORITE. 167
en amour? De tout temps, les dames en ont
fait le plus grand cas : — Je serai discret ! a tou-
jours été le « Sésame ouvre-toi » des amants.
La légèreté de la langue a causé bien des mé-
saventures : celles de Lanval, de Partonopeus
de Blois, du chevalier Gracient et de tant
d'autres en font foi. Les fées, pas plus que les
simples mortelles, ne pardonnaient la divulga-
tion de leurs préférences intimes. Ami, dit à
son amant la belle fée de Lanval dans les lais
de Marie de France,
Si vus comande et si vus pri,
Ne vus descuvrez à nul home...
A tus-jors m'ariez perdue
Se ceste amors esteit seue.
Article III. — Nemo duplici potest amore
ligari : Personne ne peut être contraint à un
double lien d'amour.
Si clair qu'il paraisse, ce précepte semble
contredire l'article 3i qui, nous le verrons,
constate la possibilité des doubles engage-
ments. L'esprit général de la loi et le sens des
arrêts intervenus indiquent que l'on a simple-
ment en vue ici d'empêcher la contrainte et
l'indivision. L'amant d'ailleurs n'est pas regardé
comme un rival de l'époux, ce dernier étant
tenu à l'écart, comme ayant reçu ses droits
non du cœur, ni du Ubre choix, mais de la loi
i68 LE coiJK d'amour,
civile et de la convention féodale, qui ne
gênaient guère les dames de ce temps.
ARTicLt: IV. — Semper amorcm minui vel
crescere constat : L'amour doit toujours croître
ou diminuer.
On pose ici l'obligation de la continuité de
l'effort, loi de tout être vivant; ainsi l'amant
qui refuserait l'épreuve, imposée pour entre-
tenir sa passion, est bien près du parjure; son
amour ne bat plus que d'une aile : avis à sa
maîtresse de s'en défier.
Article V. — Non est sapidum qiiod amans
ab invita subit amante : Il n'y a aucune volupté
aux caresses subies.
Ceci est un avertissement à la modération
qui prévient la tiédeur et la satiété.
Article VI. — Masculus non solet, nisi in
plena pubertate, amare : L'homme n'est admis
aux intimités d'amour qu'à l'âge de la pleine
puberté.
Il ne s'agit pas ici de la puberté légale, dan-
gereusement précoce dans l'ancienne loi; c'est
de l'âge du plein développement que la loi
d'amour entend parler. En lisant ce sage pré-
cepte, on est tenté de se demander pourquoi le
masculus ejji est seul l'objet; serait-ce parce que
l'on s'est défié davantage de l'attaque que de la
défense? En eff"ct, la furia juvénile du page,
son impatience amoureuse, l'impétuosité de ses
SA LÉGENDE ET SON AUTORITÉ. 169
désirs pouvaient, si l'assaut de l'adolescent était
autorisé, avoir des suites énervantes et désas-
treuses, pour lui destiné à faire un jour parade
de sa vigueur et de la force de son bras. Dans
le rôle de défense assigné à la bachelette, au
contraire, les longues épreuves, les attermoie-
ments interminables du noviciat, que les dames
devaient imposer à leurs poursuivants, don-
naient aux pucelles tout le temps nécessaire au
développement complet du corps.
Article VW. — Biennalis viduitas pro amante
defuncto superstiti prescribitur amanti : L'un des
amants morts, le survivant est astreint à un
veuvage de deux ans.
Notons ici, de même que pour l'article pré-
cédent, combien la loi d'amour était plus déli-
cate que la loi civile, laquelle se montrait du
double moins exigeante, quand il était ques-
tion du deuil de l'an des époux.
Article VIII. — Nemo, sine rationis ex-
cesstt, siio débet amore privari : Nul ne doit
être privé, sans cause majeure, de la jouissance
de son amour.
Cette prescription rappelle aux amants la
nécessité de la constance, de la fidélité réci-
proque, idéal de la passion d'amour, qui doit
persister, les jugements des parlements fémi-
nins vont nous le prouver, même après la perte
de la beauté, même lorsque l'amant revient de
lyO LE COnE D AMOUR,
tournois, d'aventure ou de guerre, défiguré ou
mutilé.
Article IX. — Amare nemo potest, nisi qui
amoris suasione compellitur : Nul n'aime sin-
cèrement s'il n'obéit à l'irrésistible impulsion
de l'amour.
Ceci tombe directement sur les alliances
politiques, sur les nécessités féodales de la
conservation et de l'accroissement du fief, sur
les amours venais, contraints ou de convention.
Aux yeux de nos mères, l'amour était une im-
pulsion céleste, une voix de Dieu ; tant pis pour
les époux, si le contrat matrimonial n'a pas été
fait d'accord avec le cœur. Rappelons-nous ici
cet élan passionné de la royale amante de
Garin de Monglave :
Lasse ! qu'en puis-je mais se s'amour me sourprant?
Nus ne m'en doit blasnrieir, fors que diex seulement,
Qui me fist cuer et cors et penseie ensement;
Comment puet nul aimer se diex ne le consent ?
Article X. — Aînor semper consiievit ab
avaritiœ domiciliis cxulare : L'amour fuit tou-
jours le voisinage de l'avarice.
La générosité est une des éternelles recom-
mandations des théoriciens de l'art d'aimer.
Une chose est nouvelle ici, c'est qu'il ne s'agit
pas seulement de la générosité du soupirant,
cause fréquente de vénalité, que réprouve le
code d'amour, mais d'une largesse réciproque,
SA LÉGENDE ET SON AUTORITÉ. I7I
selon les moyens des amants. Une fois l'atta-
chement éprouvé, on pouvait de part et d'autre
donner et recevoir des présents d'amour, sans
indignité. Nous verrons tout à l'heure, soi-
gneusement énumérés par Marie de Cham-
pagne, les divers genres de dons que pouvaient
décemment s'offrii- les amants. La recomman-
dation de générosité était plus générale encore ;
l'amour devait ouvrir le cœur et le rendre
charitable envers tous : — Donnez, dit la fée
Mélior à l'ami qu'elle venait de favoriser :
Souviegne-vous de bien doner,
Et ne vos estuet (convient) pas douter
Que vos n'aiez assez de quoi;
Assés aurés avoir par moi;
Ne soit bons cevaliers trovés
Gui vostre avoir ne soit donés.
Humbles soies vers pôvres gens,
Donés lor dras et garnimens (vêtements).
Article XI. — Non decet amare quarum
piidor est nuptias affectare : Il ne faut pas
rechercher l'amour de personnes qu'il serait
indécent d'épouser.
Est-ce là un précepte d'orgueil? Non, assu-
rément; les poèmes de chevalerie nous offrent
de fréquents exemples d'amour entre personnes
de rang différent, mais de condition libre. Le
livre de Arte amaioria donne lui-même des
modèles d'approches amoureuses, selon les
172 LE CODE 1) AMOUR,
rangs et les conditions des amants : une con-
sultation empruntée à ces divers dialogues nous
fait comprendre le sens précis de cet article. Il
y est déclaré que ne sont pas reconnues, en
cour d'amour, les liaisons avec des nonnes,
avec des serves, ni des courtisanes; parce
qu'on ne saurait réclamer des droits sur les
personnes qui ne s'appartiennent pas.
Article XII. — Vcrus amans altcriiis, nisi
sua.' coamantis ex affectu, non cupit amplexus ;
L'amant sincère ne doit désirer autres embras-
sements que ceux de celle qu'il aime.
Cet article est formel, le sens n'en peut être
douteux : nous avons vu Huon de Bordeaux
refuser les embrassements de la charmante fille
d'Ivorin, qu'il avait loyalement gagnée aux
échecs; et cela parce qu'il aimait la belle Es-
clarmonde. Cependant on trouve dans le livre
de maître André une indulgente exception en
faveur du tempérament masculin : « Qu'advien-
drait-il d'un amant qui rencontre en lieu op-
portun, tcmpore Veneris incitantis, une jeune
femme facile ou une jeune dariolette, merelri-
cula vel puella famiila, s'il se laisse aller à se
jouer dans l'herbe avec la belle que le diable a
mise à sa portée, 5/ liisit secum in herba? »
Doit-il être déclaré indigne de conserver
l'amour de sa dame? Non, dit le texte, à moins
que de pareilles faiblesses ne dégénèrent en
SA LÉGENDE ET SON AUTORITE. \ J 3
habitude, auquel cas il tomberait sous le coup de
l'article XXVIII, qui va passer bientôt sous nos
yeux. Les juges d'amour avaient des trésors d'in-
dulgence pour leurs fougueux contemporains.
Article XIII. — Amor raro consuevit diirare
vidgatus : L'amour divulgué est rarement du-
rable.
Encore un appel à la discrétion, au silence,
au mystère; encore une constatation des qua-
lités qui manquaient forcément à l'union des
époux, proclamée à son de trompe et criée sur
les toits.
Article XIV. — Facilis perccptio contcmp-
tibilem reddit amantem; difficilis eiim carum
facit haberi : Une jouissance facile blase l'amant
que l'obstacle passionne.
Ceci est encore un sage avertissement à la
modération, à la prudence; un conseil destiné
à assurer la constance par l'estime réciproque.
Les femmes surtout étaient tenues à une longue
défense; une préférence trop prompte eiit dé-
couragé les autres poursuivants, dont l'espoir
créait des protecteurs aux belles isolées. — Je ne
crois guère à vos serments, répond à son ami
l'amante du comte de Blois :
r
Par Dieu, fait-ele, nel croi pas
Car (vous et) vos gens savés tant degas (de tours)
Que quand vos avés fait vos fès,
Al départir nous en gabés (moque:^).
I 74 l'E CODE D AMOUR ,
Article XV. — Omnis consuevit amans in
coamantis aspcctu pallcscere : Le véritable amant
change de couleur à l'aspect de l'objet aimé.
Dans // Ronmans de Cléomadés, quand la
belle Clarmondine aperçut son amant qui pa-
raissait devant elle sous un faux nom, nul n'eût
pu douter de son amour, si son visage avait été
placé en pleine lumière. Aussitôt qu'elle l'eut
reconnu, aliène put se tenir de pâlir et rougir :
De muer samblant et colour,
Qu'èle ne sot que devenir;
De joie commence à frémir
Et d'esmoi se prist à trambler.
En son cuer prist Dieu à loer
De ce qu'èle voit devant li
Celui qu'èle peraimoit si...
Cet article et les huit suivants sont moins des
préceptes que des axiomes de sentiment, de purs
symptômes d'amour, bons simplement à guider
les juges d'instruction féminins, dans leurs déli-
cates enquêtes.
Ces huit articles constatent : le XV1«, que la
présence subite de l'être aimé fait palpiter le
cœur; le XVII«, qu'un nouvel amour tend à
chasser l'ancien; le XVIII'', que la probité fait
seule les amours sérieux et durables; le XIX'',
que si la passion s'attiédit, elle ne tarde pas à
s'éteindre, et rarement se rallume; le XX«, que
l'amour sincère est toujours timide ; le XXI''. que
SA LÉGENDE ET SON AUTORITÉ. lyS
la jalousie faitflamboyer la passion et l'accroît ; le
XXII", que le soupçon possède le même pouvoir ;
le XXIII« enfin, que la fièvre d'amour diminue
le sommeil et l'appétit. Après cela recommen-
cent les prescriptions légales proprement dites.
Article XXIV. — Qidlibet amantis actus in
cogitatione coamantis finitur : Tout acte d'un
amant s'accomplit ayant au cœur la pensée de
sa dame.
Celui-ci et le suivant forment la base de l'idéal
chevaleresque; en guerre et en paix, dans la
prospérité et dans l'adversité, agissant ou rê-
vant, qu'on sente toujours en soi l'aiguillon
sacré : « Souvienne-vous de vos dames! »
Article XXV. — Verus amans nihil beatum
crédit nisi qiiod cogitet amanti placera : L'amant
véritable ne voit de bien que ce qu'il pense
devoir plaire à l'être aimé.
Ce précepte encore est le mobile de toutes
les périlleuses, de toutes les audacieuses et folles
aventures, entreprises sur un signe des dames,
aux dépens de toute autre chevauchée, si ur-
gente, si avantageuse qu'elle puisse paraître à la
gloire de l'amant.
Article XXVI. — A7nor nihil posset leviter
amori denegari : L'amour ne doit rien refuser
à l'amour.
Le correctif, leviter, n'existe que dans l'édi-
tion de Dorpmund, 1610; il ne change d'ail-
176 LE CODE d'amour.
leurs pas beaucoup le sens de l'article, qui
semble répondre suffisamment à ceux qui affec-
tent de ne voir que du platonisme dans l'idéai
chevaleresque, et de chastes intentions chez les
servants d'amour, aux temps féodaux. Déjà l'ar-
ticle sixième contenait à cet égard une indénia-
ble indication. On peut également voir dans ce
précepte le commandement de n'hésiter jamais
à accomplir les désirs ni même les caprices de
sa belle; vous ordonnât-elle de prendre la lune,
il fallait le tenter, et on le tentait.
Article XXVII. — Amans coamantis solatiis
satiare non potest : L'amant ne saurait se ras-
sasier des caresses de celle qu'il aime.
Ici encore on a prévu les objections de la sa-
tiété colorant le parjure et l'abandon.
Article XXVIII. — Modica prcesumptio cogit
amantem de coamante siispicari sinistra : Entre
amants l'inquiétude exagère les moindres ap-
parences.
La jalousie est en effet déclarée légitime dans
le vu" dialogue du livre de maître André; bien
plus, la jalousie y est appelée mère et nourrice
de la passion vraie, en ajoutant qu'elle n'est
ridicule qu'entre époux : Zelotipia inter conju-
gatos per omnia reprobatiir.
Article XXIX. — Non solet amare quem
nimia voluptatis abundantia vexât : L'excès du
tempérament exclut le véritable amour.
SA LEGENDE ET SON AUTORITÉ. I77
Dans une série de questions pratiques , ce
point délicat est longuement traité par notre
Chapelain; il y démontre comment l'extrême
appétit des joies sensuelles fait achopper la fidé-
lité, base essentielle de l'amour, au profit du
premier solliciteur de caresses qui passe à la
portée du luxurieux. L'état habituel d'éréthisme
physique était, en cour d'amour, une cause
d'excommunication ; nouvelle preuve que le
libertinage était loin d'y être favorisé.
Article XXX. — Venis amxns assiduâ, sine
intennissione, coamantis imagine detinetur :
Que l'amour sincère soit toujours réchauff'é par
l'image de la bien-aimée.
Ceci est un rappel de la devise sacrée :
« Souviegne-vous de vos dames ! » Quelle que
fût la longueur de l'absence ou la distance de
1 eloignement, il fallait imiter Cléomadès son-
geant à Clarmondine :
Souvent songeoit à Clarmondine,
En larmes plaines de désirs
Et en pensers plains de souzpirs.
C'estoit sa vie et jour et nuit,
Onques n'avoit autre déduit.
Article XXXI. — Unam feminam nihil pro-
hibct à diiobiis amari, et à duabiis mnlieribus
iinum : Rien ne s'oppose à ce qu'une dame soit
aimée par deux amants, et un homme par deux
dames.
I 78 I.E CODE d'amour ,
Ici. plus que partout ailleurs, s'accentue le
but de délense qu'ont en vue les hardiesses de
ce code exceptionnel, de cette loi utopique. dont
la morale tend à nous dérouter. On peut tra-
duire cet article par la devise romaine : « Se
garder des'endormirdanslesdclicesdeCapoue. »
La vigilance de l'amant doit être toujours tenue
en haleine par un germe de jalousie. Si nos
mères menacent la possession somnolente de
l'époux, ce n'est assurément pas pour retomber
dans la tiède affection d'un amant.
Tout était prévu pour faire sentir l'éperon
du désir, pour faire flamboyer constamment
l'amour, ce mobile accepté de toutes les héroï-
ques actions. Disons-le cependant, le cas de
deux amants favorisés ne se rencontre jamais
dans les arrêts rendus par les dames. Dans
cette possibilité d'un double amour, il ne faut
voir que des espérances tolérées; le second
amoureux, dont les droits sont loin d'égaler
ceux de l'amant en titre, est admis à off"rir
humblement ses services et ses hommages, il
est à la suite. Mais il n'a chance de parvenir au
plein don du cœur, que si le véritable amant
devient époux.
Aux âmes timorées qui seraient tentées de
s'effaroucher des téméraires innovations de nos
a'ieules; aux jurisconsultes modernes, de droit
civil et de droit canon, qui sursauteraient à la
SA LEGENDE ET SON AUTORITE. I79
lecture des articles i, i3, 22, 25, 26, 27 et 3i,
il ne faut pas se lasser de répéter que l'amour
était le bouclier suprême des belles isolées du
temps des Croisades. A ces préceptes qui pa-
raissent au moins étranges au bon sens recti-
ligne de nos prud'hommes contemporains, op-
posons ceux des articles 2, 5, 7, 9, II, 12, 14,
16, 18, 24, 29 et 3o, dont le pudique sentiment
et la tendre délicatesse viennent compenser
amplement ces infractions à la morale officielle
d'aujourd'hui.
Le code d'Artus avait des codicilles, des an-
nexes, dont la plupart des articles n'étaient
qu'une explication, une rédaction nouvelle des
lois primitives. Voici, par exemple, une série
de douze préceptes de courtoisie raffinée, dont
André le Chapelain fait suivre la description du
palais du Dieu d'amour; ceux de ces douze ar-
ticles, qui ne doublent pas les autres, sont éga-
lement obligatoires et cités dans les jugements
portés par nos aïeules. Je me contenterai d'en
donner ici une traduction littérale.
jcr puir l'avarice comme une peste perni-
cieuse. 2" Ne mentir jamais. 3*= Se bien garder
de la médisance. 4'= Etre muet sur les secrets
d'autrui. 5» Ne pas multiplier les secrétaires
dans les messages d'amour. (Ceci nous rappelle
qu'on oubliait, souvent alors, d'apprendre à lire
et à écrire.) 6° Ne pas chercher à séduire celle
l8o I.K CODK I)'aMOUK.
qu'un loy;;l attachement a jetée dans les bras
d'un autre. 7° Ne pas choisir pour amante celle
qu'il serait honteux d'épouser. 8" Se montrer
toujours docile aux commandcmentsdes dames.
0" Se tenir toujours en état de servir sous les
étendards du Dieu d'amour. Précepte civilisateur
par excellence, faisant une obligation de la dé-
cence, de la patience, de la franchise, de la
courtoisie et de la loyauté, afin d'être toujours
digne d'être admis in amoris ciiriâ, ce qu'ex-
plique l'article suivant. 10'' Se montrer toujours
et partout, doux, agréable et courtois^ air ialem.
1 1° Dans les caresses amoureuses ne jamais ex-
céder les désirs de l'être aimé. 12° Qu'une mo-
deste rougeur accompagne toujours les voluptés
d'amour, soit qu'on les donne, soit qu'on les
reçoive.
Là encore tout n'est pas entièrement ortho-
doxe; plus d'un front austère dut se rembrunir
en face de ce double formulaire qui cherchait à
mettre la grâce, la décence, la modération et
l'équité dans des relations non sanctifiées par
l'Église ni sanctionnées par la loi. A plusieurs
reprises, en effet, le clergé se prononça vertement
contre ce code interlope et les téméraires con-
séquences que les belles jurisconsultes en ti-
raient avec tant de persévérance et de sérénité.
Si les jeunes chevaliers, les princes galants, les
poètes et les trouvères de noble extraction ne
SA LÉGENDE ET SON AUTORITE. l8l
s'étaient ardemment enrôlés au service de ces
gracieux magistrats; s'ils ne leur avaient fait
un rempart de leur admiration, de leur respect
exalté, les cours d'amour n'auraient pu résister
à la réprobation qu'excitaient leurs galantes
décisions, dans l'esprit des puritains monas-
tiques. Heureusement le clergé avait, en ce
temps-là, de bien autres hérésies à combattre.
Pour clore cette revue des lois d'amour, ci-
tons, bien qu'ils nous paraissent d'un bon siècle
postérieurs au code d'Artus, les dix comman-
dements du manuscrit de Wolfenbuttel. Ce
curieux décalogue est une réédition, sous forme
différente, de l'idéal chevaleresque ; mais déjà le
dernier de ses commandements indique que le
fîirtage féodal commençait à n'avoir plus autant
de raison d'être.
« Dix commandements fait amors à ses ser-
jants, auxquels tous cueurs loiaulx doibvent
doulcement et sans contredict obéir. »
Que d'orgueil et d'envye soie exempt en tout temps,
Parole dye à nulluy qui puist estre nuisans.
A tous soie acquointable et en parler plaisans.
De toutes villonies soie partout eschievanS('e5^i</i^<7«r
D'estre faitis et cointes soie toujours récordans.
De honnourer toutes femmes ne soie jà rccréans.
En toutes compaignies soie et lyes et joians.
Les vilains mots ne soie hors de ta bouche partans.
Soie larges aulx petits, aulx rtoiens et aus grans.
Soie en i tout seul lieu ton cueur perscvérans.
l82 LE CODE d'amour,
Qui ces coinmans ne garde,
Secret et obéissant,
Aulx biens d'amour qu'on garde
Ne soie participant.
Déjà perce, dans le dixième de ces comman-
dements, l'orthodoxie que devait prôner plus
tard, en ces termes, Martin P'ranc dans son
Champion des Dames :
Cœur qui de dame en dame saulte,
A l'une tire, à l'autre court,
Et sans nul arrest trompe et faultc.
Qui ne comprend Tintluence salutaire que
ces gentils recueils de lois , de conseils et
d'axiomes d'amour durent exercer sur les
mœurs violentes de ces coureurs, sans cesse
occupés à découvrir des occasions de frapper?
Quel frein dut être contre toute déloyauté,
brutalité et vilains déportements, la crainte de
se voir condamné par l'application de ces lois
de courtoisie, de se voir mis au ban de toute
société féminine et amiable! Que d'inspirations
honteuses, d'actes égoïstes, de lâchetés intéres-
sées, d'appétits sauvages reculèrent devant cette
barrière d'honneur, dressée par de blanches
mains et gardée par des yeux souriants !
Voyons maintenant si la pratique judiciaire
était à la hauteur de la théorie ; assurons-nous
que le code d'Artus n'était pas une lettre morte.
SA LEGENDE ET SON AUTORITE.
i83
Grâce au soin touchant qu'a pris André le
Chapelain de recueillir les plus notables de-
ces décisions rendues de son vivant, nous
avons pour preuves de l'équité et du zèle de
ces gracieux gens dérobe, des arrêts aussi fière-
ment dressés , aussi authentiques que ceux
édictés par nos plus grands modèles parlemen-
taires, dans les temps les mieux éclairés par les
historiens.
CHAPITRE VIII.
ARRÊTS, CONSULTATIONS ET PÉNALITÉS d'aMOUR.
I^j ES juges de ces élégants tribunaux
portaient-ils un costume spécial,
dans l'exercice de leurs fonctions?
W^^^^M L^^ dames, devant qui se faisaient
les plaids d'amour, siégeaient-elles en manteaux
longs ou en pelissons fourrés? On ne trouve
nulle part ce pittoresque renseignement.
Il nous est permis de les imaginer ornées, en
hiver, de quelque précieuse fourrure de menu-
vair ou de zibeline, le velours du temps ; en
été, d'un bliaut de samit cendré, vert ou rose,
à longues manches, ou d'un léger mante.iu de
lin, brodé à fleurs et oiseaux. Au lieu d'une
toque raide et carrée, je suis porté à croire
qu'elles plaçaient sur leurs cheveux crépelés un
chapeau ou chapelet de fleurs : violettes , pri-
mevères ou laurier en hiver, mvrtc. roses
l8Ô ARRÊTS, CONSULTATIONS
marguerites ou marjolaine dans la belle saison.
Les guirlandes de fleurs, dans les cheveux,
étaient fort à la mode au temps de la reine Alié-
nor, et longtemps après.
Au-dessus de la table du prétoire, tout prêt à
recevoir les serments, se tenait sur un pinacle
bleu et or le dieu d'amour mignonnemcnt en-
taillé, pensif, un peu longuet, portant mantcl
semé de fleurs de mai, couronné d'un nimbe
d'églantines et de soucis, ou d'un chapel de vio-
lettes et de myrte, selon l'idée qu'on s'en faisait
au temps d'André le Chapelain.
Mais or me dites, qui avés tant de flors,
Quis hom vos iestes?— Je sui li diex d'amors;
A vostre amie venu sui pour secors.
Pour auditoire, des groupes attentifs, re-
cueillis, d'amoureux demi-pensifs, demi-sou-
riants, joyeux ou dolents, auxquels les mani-
festations libres, les applaudissements et les
murmures, les rires ou les sanglots n'étaient
nullement défendus.
Si l'un de nous pouvait redescendre les siècles
et se voir transporté, par un charme féerique,
dans un de ces tribunaux féminins, plus ado-
rables que vénérables, il y oubherait un mo-
ment les griefs légitimes que l'histoire nous a
transmis contre le moyen âge. 11 se croirait un
instant placé non en arrière, mais en avant de
ET PÉNALITÉS d'aMOUR. 1 87
la course de l'humanité, et parvenu déjà à cette
période d'harmonie si ardemment rêvée par les
poètes, les utopistes et les passionnés du pro-
grès.
Dans ces temples de la justice d'amour, toutes
les sensations étaient agréables. L'air y était
tiède et odorant, les voix douces et modulées;
l'éloquence, si naturelle aux lèvres des femmes,
y coulait comme une céleste mélodie. Ce moyen
âge avait vraiment des coins enchanteurs; il
s'entendait, on ne saurait mieux, à recouvrir ses
iniquités, ses servitudes, ses misères, ses effer-
vescences brutales, de couleurs opulentes et
gaies; à les voiler d'azur et de carmin, comme
les sombres mystères de ses cathédrales. Au
sortir de ces riants asiles, il est vrai, les misè-
res reparaissaient, reprenant largement le des-
sus. Mais retournons à nos prétoires d'amour.
Nous avons dit que le premier article du code
d'Artus, celui qui déclare que le mariage n'est
pas un obstacle aux faveurs réservées à l'amant,
est amplement commenté et appliqué en cours
d'amour; pour l'originalité de cette morale ex-
ceptionnelle, cela est précieux à constater. Ce
fait piquant contient toute la philosophie de
cette institution qu'avait fait naître, ne l'ou-
blions pas, le besoin urgent où se trouvaient
alors les dames de se créer des défenseurs, en
l'absence de leurs soutiens naturels.
l88 ARRÊTS, CONSULTATIONS
Une dccision de la comtesse de Champagne,
qui tranche vaillamment ce point scabreux,
devint un précédent judiciaire, invoqué et cité
par toutes ses sœurs des amoureux parle-
ments. Cette décision met une adresse infinie à
décorer de considérants d'une sentimentalité
délicate et d'une dignité pudique, une aussi
audacieuse infraction à la morale officielle.
Cette pièce étrange se trouve dans la partie
théorique du livre de maître André, au dialo-
gue : Hîc loquititr nobilior nobili niulieri. C'est
une réponse à une consultation par lettre, de-
mandée par un couple d'amants, dont la femme
éprouve de vifs scrupules à violer son serment
d'épouse.
La sentence de la suzeraine est implorée avec
de si beaux compliments sur sa science certaine
en casuistique amoureuse, qu'on ne saurait
douter que la femme d'Henri de Champagne
n'ait été acceptée et reconnue comme une
autorité irréfutable, dans de semblables ques-
tions. La comtesse Marie n'hésite pas à prendre
le parti de l'amant; elle appuie la solution du
problème sur le texte admis par cette justice
particulière, stabilito tenore, et ne décide qu'a-
près avoir pris conseil de ses nombreuses con-
seillères : Hoc ergo nostnim judichim , cum
nimiâ vioderatioiie prolaliDii. et aliariiniquani-
pliirimaruDi douiiiianiui coiisiiio roboralii»!...
ET PÉNALITÉS d' AMOUR. I 89
Voici le résumé de sa réponse, qui doit à sa
forme de lettre d'être exceptionnellement da-
tée : ab anno M.C.LXXIV, tertio kalendarum
mai, indiciione VII; formalité qui ajoute à sa
valeur, en en faisant un document historique
de toute authenticité :
« Nous affirmons, nous fondant sur le texte
établi par la loi d'amour, que l'amour ne saurait
étendre son empire sur les époux, comme il le
fait sur les amants. Ces derniers se prodiguent
mutuellement les largesses amoureuses, de leur
plein gré, sans y être obligés par aucune con-
trainte légale; les époux, au contraire, sont te-
nus par obéissance, par devoir, ex dcbito, à ne
jamais se refuser les caresses matrimoniales. »
La question posée était double; cette pre-
mière partie de la consultation écrite a seule été
traduite, incomplètement, par Raynouard et
ceux qui se sont contentés de copier cet érudit.
La princesse Marie a d'autres arguments contre
l'amour du mari, qu'il n'est pas permis de né-
gliger; elle continue ainsi :
« Que peut ajouter à l'honneur des époux le
fait de jouir des embrassements l'un de l'autre,
si ce n'est qu'ils retiennent sans droit, sine jure,
les prémices d'amour que la loi leur a données?
Il est d'ailleurs constant que le dieu d'amour
ne couronne les vrais combattants de sa milice
qu'en dehors du joug matrimonial ; or une
IQO ARRKTS, CONSULTATIONS
autre rùglc de sa loi nous enseigne qu'on ne
saurait jouir, à la fois, des caresses de deux
amants (article III). Il est donc évident que
l'époux ne peut passer pour amant, et que le
code d'amour ne reconnaît pas les conjoints
comme enrôlés sous ses étendards. S'il en était
autrement, l'admission d'un amant, à côté de
l'époux, violerait le troisième commandement
du code révélé. »
Quant à la seconde question à laquelle répond
la savante suzeraine, elle a trait à la jalousie et
à sa légitimité en amour. La noble présidente,
le vingt et unième article à la main, se contente
de déclarer : que ce précepte ne regarde que les
vrais amants, unis discrètement par des liens
demeurés secrets, en conformité de l'article
deuxième; que la jalousie ne peut exister entre
les époux, lesquels n'ont pas à redouter de voir
se rompre un nœud qui les enchaîne, une union
solennisée à son de trompe, avec une publicité
exagérée, qui viole le précepte suprême de la
discrétion.
Et pour que cette consultation soit respectée
de tous et fasse loi, la comtesse de Champagne
ajoute en terminant : « Que notre présent ju-
gement, rendu avec une extrême modération
et corroboré par l'assentiment d'un grand
nombre de dames, soit à vos yeux d'une vérité
constante et indubitable. » Cet arrêt si ferme-
ET PENALITES D AMOUR. I f H
ment motivé devint en effet un article de foi.
Peu de temps après , la reine Éléonore
d'Aquitaine, déférant au sentiment de sa fille,
jugea de même un cas de ce genre porté à son
propre tribunal. Il s'agit ici d'un soupirant,
dont la maîtresse était en possession d'un
amant régulier, ce qui lui interdisait tout
espoir immédiat. Pour le consoler, la dame lui
avait promis ses faveurs, si elle venait à perdre
celui qui les possédait ; en attendant, autorisé
par le trente et unième article du coded'Artus,
il était amant surnuméraire. Or, il advint que
la belle devint la femme légitime de son premier
favori ; l'aspirant se crut dès lors en droit de
demander la survivance de l'amant en titre. Il
porta l'affaire à la cour de la reine Aliénor, et
réclama le bénéfice du terrible article I*^"".
Aliénor d'Aquitaine, Alinoria regina, selon
notre André, remariée à Henri Plantagenet et
déjà sur le retour, confirma en ces termes le
droit du demandeur :
« Nous n'osons désapprouver la sentence
rendue avec une si judicieuse fermeté par la
comtesse de Champagne, laquelle déclare que
l'amour ne saurait étendre son empire sur les
conjoints par mariage; nous approuvons donc
les poursuites du chevalier, et enjoignons à la
dame sollicitée de lui accorder les faveurs pro-
mises. «
192 ARRKTS, CONSULTATIONS
Sur ce Icmme primordial de la liberté d'a-
mour, il y avait solidarité étroite entre les cours
du nord et celles du midi. Si l'infortuné Pé-
trarque avait vécu au xiT ou même au xiii"
siècle, il n'aurait pas eu l'excuse du mariage de
Laure, pour inonder la république des lettres
de ses langoureux sonnets. A défaut de la reine
Aliénor, la vicomtesse de Narbonne aurait re-
levé sa maîtresse de ses serments. Ermangarde
de Narbonne nous a laissé, elle aussi, plusieurs
jugements remarquables sur cette épineuse
question.
L'un d'eux est une simple consultation sur
cette demande significative : — Quelle est de
l'affection des époux ou de celle des amants, la
plus sincère et la plus vraie ?
La belle présidente n'hésite pas à répondre,
philosophicâ ratione , dit le texte : « Que ces
deux affections sont choses tout à fait diff"é-
rentes, et que leurs habitudes n'ayant pas plus
de rapport entre elles que leurs origines, la
possibilité de doser ces deux sentiments par
plus ou par mo'ins^ per magis et minus, n'existe
pas. » Elle finit par déclarer « qu'il est oiseux
d'équivoquer sur cette question. » Voilà qui
est vertement jugé. Que diraient nos censeurs
modernes de cette opinion d'une aussi grande
dame, sur le lien officiel ? Cela ne frise-t-il pas
le dédain de très-près?
ET PENALITES D AMOUR. ig3
Ailleurs, et ceci est un bel et bon jugement,
la vicomtesse de Narbonne voit amener à sa
cour une jeune femme qui, étant en plein pou-
voir d'amant, ciun idoneo copularetur amori^
se donne à un autre en légitime mariage, et se
croit en droit de refuser désormais ses caresses
au premier. Aux yeux d'Ermangarde, qui sait
son code, ce refus est une véritable infraction
à la loi d'amour; aussi ne fait-elle aucune dif-
ficulté de condamner, en ces termes, l'impro-
bité, la déloyauté de cette scrupuleuse, hiijus
mulieris improbitas, Mangardœ Narboyiensis
taliter dictis arguitur.
« La survenance du lien matrimonial n'an-
nule en aucune façon les droits de l'amant; à
moins que l'épouse ne déclare renoncer pour
jamais à l'amour; à moins qu'elle ne se résigne
à n'aimer qui que ce soit, pour le reste de ses
jours. »
Ces sentences si bien motivées et fondées sur
un droit tout spécial, tendent à absoudre la
châtelaine de Guillaume au faucon^ les douze
amies du bel Ignaurès^ la dame du fabliau del
Canise et celle du lai du Revenant, dont nous
avons parlé dans La vie au temps des Trouvères.
Ces arrêts si nets, si concordants' dans leur sin-
gulière jurisprudence, expliquent les infractions
conjugales des fabliaux et des romans d'aven-
ture, dont la plupart ne sont que l'usage exces-
i3
194 ARRKTS, CONSULTATIONS
sil', l'abus de principes destines, tout en aver-
tissant les maîtres du lit conjugal, à adoucir les
mœurs, à assouplir l'acier des armures, à faire
germer sous le haubert la courtoisie et le dé-
vouement.
Les doctrin-es les plus pures d'intention, à
leur origine, tendent sans cesse, nul ne l'ignore,
h s'altérer dans l'application prolongée qu'en
font les sociétés humaines; on ne doit pas s'é-
tonner si, dès le xin'= siècle, les mœurs publi-
ques reflètent déjà si mal les articles du code
d'amour, et si quelques belles voluptueuses se
sont permis de les traduire en permissions de
changement, en facilités hospitalières, à l'exem-
ple de la châtelaine d'un scabreux fabliau de
Garin. Cette dernière, ne pouvant gésir avec
son hôte, à 'cause de la présence de son mari,
y envoie une de ses cousines :
- ...Delez lui s'ala couchier
Et se dévesti toute nue, '
Pour miex paier sa bienvenue...
Je suis cousine et damoiselle
(De) madame qui à vous m'envoie,
Pour vous faire soûlas et joie.
Au fond les droits de la passion sincère et per-
sévérante étaient, seuls et toujours, sauvegardés;
seuls ils pouvaient, dans le principe, autoriser en
cour d'amour ces galantes transactions, qui nous
ET rÉNALITÉS d'aMOUR. IqS
paraissent d'une fantaisie si étrange. Chaque
fois, au contraire, qu'il y avait présomption de
libertinage, de trahison ou de vénalité, les
damés se prononçaient fermement, sans hésita-
tion complaisante, contre une aussi coupable
bigamie.
Un arrêt de la comtesse de Flandres lance
une véritable excommunication contre un
amant déloyal, qui n'avait pas craint de sur-
prendre l'amour d'une belle, pendant qu'il était
encore lié à une autre. Sybille déclare le traître
indigne à tout jamais d'être aimé des femmes
d'honneur, qu'elle adjure de ne plus lui sourire
ni même lui parler. Ce jugement visait l'article
vingt-neuvième , qui exclut des immunités
d'amour les tempéraments excessifs, et par cela
même incapables de fidélité. A ce propos la com-
tesse cite le livre de maître André, qui, dit-elle,
est hostile à de semblables excès, et condamne
tout chevalier dominé par un appétit de volupté,
dont il ne parvient pas à dominer les exci-
tations.
Ailleurs, Sybille de Flandres rend un public
hommage à une jeune femme qui avait accepté
la tâche de rendre par ses caresses, oscilla et
lacertoruni amplexus, à la probité d'amour et
à l'honneur, un chevalier que sa conduite avait
rendu odieux à toutes. La noble présidente
prend son parti contre la compétition amou-
196 ARHKTS, CONSULTATIONS
reuse d'une autre dame, qui réclame les ser-
vices de cet amant, qu'elle avait repoussé avant
sa régénération.
En pareil cas, dit la comtesse de Flandres,
les poursuites antérieures ne donnent aucun
droit; c'est à la seconde maîtresse qui a fait de
ce cœur failli un homme d'honneur, qu'appar-
tient l'amour du chevalier ainsi métamor-
phosé.
Ne serait-ce pas le chevalier frappé d'excom-
munication par le premier arrêt de Sybille,
qui, relevé de sa chute par une commisération
intelligente, se voit également relevé de sa
peine, en considération de la belle convertis-
seuse, dont les baisers l'ont ramené dans le
sentier de la courtoisie? Ce serait là une tou-
chante preuve de l'indulgence moralisatrice de
nos aïeules et de leur charité persévérante
à ne pas désespérer du salut du pécheur,
La dame qui avait régénéré ce pauvre che-
valier déchu , ressemble beaucoup à la dame
du chevalier à la manche; par un mot d'espé-
rance et le don d'une de ses manchettes, celle-ci
avait rendu le plus preux et le plus honoré des
chevaliers de Champagne, un jeune fils inu-
tile, que par risée on appelait a le campegnois
sauvaiges. »
Aussi avait-elle raison de dire à son ami ré-
généré .•
ET PENALITES D AMOUR. I 97
C'est bien droit que grant pris aiyés,
Mais de moi bien iestes payiés,
Car don pijeur (du pire) de cest pays,
Et qui plus iert (était) de tous hays,
Par son mauvais et failli fait,
Ai le meilleur cevallier fait.
On peut douter cependant qu'il y ait eu pos-
sibilité de réhabilitation pour le cas suivant,
déféré à la cour de Marie de Chamipagne. Un
confident, chargé de messages d'amour par un
de ses amis, trouve la dame à son gré, parle
pour son propre compte, et, chose plus odieuse
encore, il est écouté par la dame qui consent à
la trahison, et reçoit dans ses bras l'infidèle
confident. Pour un tel fait qui viole outrageu-
sement les préceptes les plus délicats de la
courtoisie, la sentence fut impitoyable.
Le pauvre amant trompé n'avait pas fait
assez attention au conseil de la loi d'amour :
«se défier des confidents; » il vint lui-même
soumettre son infortune au jugement de la
comtesse et de ses conseillères : Campania' co-
mitessœ totam negotii sérient indicavit, et de
ipsiiis et aliarnm judicio dominariim, nef as
prœdictiim postulavit humiliter judicari. La
comtesse ayant donc réuni soixante dames de
sa cour, rendit le terrible arrêt que voici :
« Que le traître qui a trouvé une compagne
digne de lui, laquelle n'a pas rougi de se rendre
ig8 ARRÊTS, CONSULTATIONS
complice de son crime de trahison, jouisse de
baisers aussi honteusement acquis; qu'elle-
même se vautre à son aise avec un pareil amant ;
mais que pour tous les deux cette mutuelle
possession demeure exclusive et perpétuelle.
Qu'ils restent à jamais privés de l'amitié des
gens honnêtes; que ni l'un ni l'autre ne puisse,
en aucune manière, être admis désormais dans
la compagnie des dames et des chevaliers, dont
ils ont violé les lois les plus respectables, en
foulant honteusement aux pieds la décence et
l'honneur, en trahissant la confiance d'un amant
et d'un ami. »
L'article deux, qui défend de divulguer les
secrets intimes de l'amour, est également sanc-
tionné par une sentence d'excommunication
majeure, rendue par la cour des dames de
Gascogne à l'unanimité, totiiis curiœ voluntatis
ascensu firmatum. Le coupable de ces indiscré-
tions honteuses est condamné à être privé à ja-
mais de toute espérance d'amour :
« Qu'il reste dorénavant méprisé et banni de
toute société de dames et de chevaliers. » La
discrétion est une vertu si essentielle en ma-
tière d'amour; c'est une sauvegarde si pré-
cieuse, que l'arrêt, non content d'enlever tout
espoir à l'indiscret, ajoute ce formidable aver-
tissement à toutes celles qui seraient tentées de
communiquer avec l'excommunie :
ET PENALITES D AMOUR. I gg
« Si quelque dame, quel que soit son rang
dans le monde, est assez osée pour violer ce ju-
gement, en .accordant sa compagnie au con-
damné; qu'elle partage à toujours sa peine; que
toute femme d'honneur, dont elle est ainsi de-
venue l'ennemie, la repousse sans pitié de sa
fréquentation. »
S'agit-il d'un délit de vénalité, il n'est pas
moins sévèrement poursuivi. Le dix-septième
arrêt, cité par André le Chapelain, nous en est
un exemple. Un chevalier priait d'amour une
dame qui affectait l'austérité, et refusait d'écou-
ter ses prières; l'amant dédaigné était riche, il
offrit de l'or et des présents, et la prude com-
mère s'adoucit : oblata, alacri vultii et avida
mente, suscepit. La reine Aliénor l'ayant appris,
déclara l'amante avide, digne d'être rejetée pour
toujours dans la société des filles publiques.» A/e-
retriciim patienter siistineat cœtibus agregari. »
Quelque temps plus tard, dans son Castoie-
7nent des dames, Robert de Blois reflète cette
sévérité des cours d'amour, à l'égard des femmes
qui acceptent des présents d'un amoureux :
Eh bien ! sachez s'èle les prent,
Cil qui li done chier li vent,
Quar tost lui coustent son honour
Li joiel doné por amour.
Di^ns une intéressante consultation, qui ter-
200 ARRÊTS, CONSULTATIONS
mine la série des jugements cités par maître
André, Marie de Champagne cnumère les espèces
de présents que les amants peuvent honorable-
ment se faire; cela dut servir de commentaire
aux prescriptions de l'article dix, qui fulmine
contre la cupidité et l'avarice.
A la demande : Quels sont les dons qu'il est
décent de s'offrir mutuellement? la savante ju-
risconsulte des cours d'amour répond : — Les
amants peuvent accepter à coamante, sans
blesser la délicatesse, des ornements de tète,
des ligaments de cheveux, une couronne [chaîné)
d'or ou d'argent, une agrak, ftbidampectoris^un
miroir, une ceinture, une aumônière, une cor-
delière, cordulam lateris^ des aiguières, des pla-
teaux de bois précieux, des étagères, repositoria,
des étendards à sa couleur, des gages à sa de-
vise; en général tout ce qui, sans exagérer la
dépense, peut servir à l'ornement et à l'embel-
lissement du corps, tout ce qui doit conserver
le souvenir et nourrir la passion des amants.
En acceptant ces dons, ajoute la comtesse
Marie, il faut bien se garder de laisser la cupi-
• dite se glisser dans son âme, en violation de
l'article qui exclut les avares du palais d'amour.
A ce précieux document sont jointes des re-
commandations d'une grande originalité, com-
plétant les instructions destinées aux combat-
tants de la milice d'amour : amoris milites
ET PÉNALITÉS d'aMOUR. 201
voliimus omîtes edoceri. Si l'on reçoit un
anneau en présent, il faut le porter au petit
doigt de la main gauche, et, précaution discrète,
avoir garde que la pierre de la bague soit tour-
née à l'intérieur de la main, de façon à la tenir
toujours cachée, semper absconsam.
Suit l'explication de ces précautions multi-
pliées par la pudeur de nos mères : Si l'on a
choisi la main gauche pour porter le gage
d'amour, c'est parce que cette main a coutume
de s'abstenir des contacts honteux et déshon-
nêtes, ^ ciinctis tactibus inhonnestis et turpibus;
si on le plaçait au petit doigt, c'est parce qu'en
lui réside la vie ou la mort, disait-on, in minimo
digito fertur homims mors et vita manere.
Cette raison ne nous semble pas aussi claire
que la première, bien qu'on la tienne encore
pour avéïjée, dans certaines de nos campagnes.
En l'absence d'une force publique chargée
de dégrader le condamné à son de trompe, de
lui lire sa sentence sur un échafaud, dressé à
cet effet, le coupable n'avait-il qu'à sourire et
à oublier? N'allez pas croire cela. Quand les
dames sortaient du ton ordinaire de leurs sou-
riantes consultations ; quand elles s'assemblaient
pour juger les délits de violence, d'indiscré-
tion, de vénalité ou de trahison, on n'échap-
pait pas aussi facilement à la responsabilité de
ses actes. Bien qu'elles n'eussent à leur dispo-
202 ARRKTS, CONSULTATIONS
sition ni prévôts de justice, ni geôliers, ni
bourreaux, leurs jugements étaient exécutés.
L'opinion générale sanctionnait les sentences
du tribunal d'amour, celle d'excommunication
surtout.
Un grand bailli de la comté de Frandres,
nommé Felippe Chandon, ayant tué un jeune
écuyer, qu'il soupçonnait être dans les bonnes
grâces de sa femme, fut excommunié en cour
d'amour, et mis au ban de toute société hon-
nête. A partir du jour de sa condamnation,
tout le monde lui ferma sa porte, et jusque dans
sa propre famille, chacun lui tourna impitoya-
blement le dos. Le brutal Felippe en mourut
« comme désespéré. »
Il en était des arrêts de cette juridiction vo-
lontairement acceptée, on ne saurait trop le
redire, comme de toutes les- conventions so-
ciales que la loi ordinaire n'atteint pas; ils
avaient la perte de l'honneur pour sanction.
La société se fermait sur les violateurs des lois
d'amour, comme elle le fait sur ceux qui sont
surpris à frauder au jeu ou qui en nient les
dettes; sur les lâches qui reculent devant une
réparation parle duel, réclamée dans des cir-
constances particulièrement graves; sur tous
ceux enfin qui se débarrassent des obligations
laissées par le code à l'impulsion de la con-
science, sous le titre «d'obligations naturelles. »
ET PÉNALITÉS d'aMOUR. 2o3
Plus terrible encore était la sentence d'excom-
munication en cour d'amour; elle privait le
condamné des joies suprêmes de la vie; elle
l'excluait à jamais de la compagnie des dames,
du droit de les servir, de porter leurs couleurs
et de soutenir leur cause dans les tournois.
C'était l'enfer sur terre au moyen âge.
Cependant la balance de ces aimables juges
ne penchait pas absolument en faveur de leur
sexe. Par devant Ermangarde de Narbonne fut
portée cette cause exceptionnelle, qui pouvait
étonner et faire hésiter la délicatesse féminine,
si elle n'eût pris sa source ailleurs que dans la
satisfaction des sens : — Un chevalier, après
avoir vaillamment combattu, revient près de
sa belle, écloppé, mutilé, borgne ou balafré. La
dame doit-elle refuser ses baisers à celui que
son amour a réduit en cet état?
La noble vicomtesse juge que le courage de
l'arhant ayant été enflammé par la pensée cons-
tante de celle qu'il aime, suivant les prescriptions
de l'article vingt-quatre, la dame qui a inspiré
un pareil héroïsme ne saurait, sans se désho-
norer et se rendre indigne de tout autre atta-
chement, priver de ses caresses le brave cheva-
lier rendu difforme par des exploits accomplis
en son honneur. Ces accidents arrivant surtout
aux fidèles de la religion d'amour, à ceux dont
le cœur ardc au souvenir de leur maîtresse.
204 ARRICTS, CONSULTATIONS
doivent au contraire redoubler la tendresse des
dames qui savent aimer.
Autre décision en faveur du sexe fort : La
comtesse de Champagne nous a laissé u.i arrêt
de désapprobation, porté contre une dame qui,
en l'absence de son serviteur engagé dans une
lointaine expédition sur mer, accepte un autre
engagement. L'accusée a beau objecter qu'elle
n'a reçu ni lettres ni messages de son premier
ami, pendant les deux ans fixés, par l'article VII,
au veuvage des amants ; elle n'échappe pas à la
condamnation.
Ces deux arrêts ont été inspirés, sans doute,
par les chevaliers allant à la recherche de quel-
que oiseau bleu, à la conquête d'un introu-
vable talisman. Quoi qu'il en soit, l'admi-
rable désintéressement qui impose aux amantes
de si rudes sacrifices, dut être souvent invo-
qué en cour d'amour, suivant la parole de
notre Chapelain : Et hœc sententia venit ynulti-
pUciter corroborata. L'application en dut être
souvent réclamée par les croisés et les paladins
qui revenaient, la plupart du temps, de leur
lointaine expédition, non-seulement mutilés,
mais misérables et ruinés.
Une chose à noter, c'est qu'en prononçant
ces verdicts d'un sentiment si élevé, les dames
tenaient toujours à la main le code d'Artus;
c'était le fil d'Ariane de ce labyrinthe du cœur.
ET PÉNALITÉS d' AMOUR. 2o5
bien autrement compliqué que le labyrinthe du
roi Minos. Ainsi dans la deuxième de ces der-
nières causes, celle où une amante est con-
damnée, pour avoir désespéré du retour de
l'absent, Marie de Champagne n'oublie pas de
réfuter les excuses de la coupable, en citant
l'article de la loi d'amour qui recommande la
discrétion. L'absent n'a-t-il pas dû reculer de-
vant le danger de confier, à une aussi grande
distance, les secrets de son cœur au hasard
d'une lettre, à la discrétion fragile d'un mes-
sager?
On sait ce que coûta une imprudence de ce
genre au châtelain de Coucy et à s amie, la
dame du Fayel. Cette vaillante maîtresse du
sire Raoul n'avait pas perdu patience à atten-
dre son cher poëte qui combattait en Terre
Sainte; elle se consolait en serrant, la nuit, sur
son beau corps, la chemise qu'il lui avait laissée
pour gage.
Sa chemise qu'ot vestue
M'envoia por embracier;
La nuit, quant s'amor m'argue,
(Je) la mets delèz moi couchicr,
Toute nuit à ma char nue,
Pour mes malz assolagier.
Le courrier, chargé d'apprendre à la dame le
retour de son cher croisé, avait laissé surpren-
dre son secret. Fou de jalousie, le sire du Fayel
206 ARRÊTS, CONSULTATIONS
dressa une embûche à son rival; il l'assassina
traîtreusement et donna à sa femme, martyre
de la loi d'amour, le cœur de sa victime à
manger.
Dans les commentaires de ce code, qu'il nous
a laissés, d'après les interprétations des dames
jurisconsultes, André le Chapelain a tout prévu :
l'amour des clercs et des nonnes qui ne peut
être déféré aux tribunaux de courtoisie; l'a-
mour des courtisanes, dont l'amant est con-
damné, par la comtesse Marie, à souffrir
patiemment, ce qu'il n'oserait avouer en société
honnête, le cas probable où la femme de son
choix continuerait à se laisser approcher pour
de l'argent; l'amour des paysannes assimilées
à de simples femelles, dont on n'use qu'à l'état
de rut, comme font le cheval et le mulet, natii-
raliter sicut equus et muliis. Ce dernier cas
souffre pourtant des exceptions ; le délicieux
fabliau de Grisclidis suffit à le prouver.
Dans une autre série de questions, notre vieil
auteur examine des difficultés d'un autre ordre:
— Que doit-il arriver, par exemple, si l'amant
rompt le premier sa foi? Nous avons constaté
ailleurs une cause d'indulgence basée sur une
rencontre provocante, sur une agacerie de Vénus
l'invitant à se jouer dans l'herbe, en temps
opportun. — Que sera-ce si la première infidé-
lité vient de l'amante? La même indulgence
ET PENALITES D AMOUR. 2O7
n'est pas admise, et cela pour des raisons
d'ordre tout à fait supérieures. — Que faire si
Ton s'aperçoit qu'on a placé son amour en lieu
indigne ? Si c'est la femme, elle doit persister
dans son choix, jusqu'à ce qu'elle ait perdu
tout espoir de régénérer son amant. Si c'est
l'homme qui s'est trompé, l'amour lui étant
nécessaire pour les héroïques entreprises, il est
moins soumis à la persévérance. Toujours l'in-
dulgence à son égard.
Nos mères semblent, dans la question de
l'égalité des sexes, s'être décidées plutôt pour
l'équivalence que pour l'égalité absolue. Ce sont
elles au reste qui ont décidé toutes ces ques-
tions, et l'ont fait avec honneur et désintéres-
sement.
De pareilles décisions, si pleines de tendresse
et d'équité, tranchaient d'une éclatante façon
sur les errements ordinaires de la société du
temps des Croisades. Il n'est pas douteux que
les dehors courtois, la physionomie ostensible-
ment honorable, qui masquaient les bouillon-
nements féroces et les âpres cupidités des héros
de la chevalerie, ne soient dus à cette juridic-
tion si hardiment exercée. Au nom des vertus
idéales qui rendent dignes d'aimer et d'être
aimé, les femmes contraignirent les passionnés
de la force, les fanfarons de violence, à se don-
ner une apparence polie et modérée, à prendre
208 ARRÊTS, CONSULTATIONS
en face d'elles des allures d'amant dompté, un
langage d'homme accort et bien disant.
Une aussi touchante façon de rendre la jus-
tice,avec des voixpersuasivesetdedoux regards,
avec d'inlinies délicatesses de recherche et des
subtilités angéliques d'appréciation, a contri-
bué, pour une part inestimable, à dégrossir ces
centaures blindés sur toutes les faces, à assou-
plir ces gantelets de fer, toujours prêts à frapper
et à meurtrir. Cet aréopage raffiné, poétique,
simplement armé de persuasions d'amour, dont
les arrêts guettaient, partout dans la vieille
France, les appétits grossiers et les déporte-
ments sauvages, réussit un moment à faire re-
culer la barbarie.
Le prestige des cours d'amour fut si grand
que de hauts suzerains, des princes, même des
rois, tinrent à honneur de se voir offrir le droit,
purement honorifique , de siéger dans un de
ces adorables parlements. Par une adroite poli-
tique, les dames ne manquaient guère l'occa-
sion de se créer, au moyen de ces admissions,
des protecteurs puissants et dévoués. Le tur-
bulent fils de la reine Aliénor, Richard Cœur
de Lion, ami et collaborateur* du trouvère
Blondel, se montra, ainsi qu'Alphonse d'Ara-
gon, très-glorieux d'une pareille faveur. Fré-
déric Barberousse fut lui-même* si enchanté
d'avoir vu fonctionner ces jolis magistrats, qu'il
ET PENALITES D AMOUR. >0q
essaya d'établir en Germanie une cour d'amour
à l'imitation de celles qu'il avait admirées en
France. Mais le terrain ne fut pas favorable à
ces germes de courtoisie; les Allemands les
laissèrent se flétrir, avant qu'ils aient pris racine
au milieu d'eux.
Si les documents historiques qui attestent
l'existence de ces cours ne sont pas plus abon-
dants, c'est que dans ces siècles reculés , où si
peu de gens savaient tenir la plume, on ne fai-
sait pas de grands efforts pour recueillir les
éléments de la vie sociale. Même pour les
arrêts des tribunaux ordinaires, on ne tenait
pas de registres réguliers , et l'on ne s'in-
quiétait guère de transmettre à la postérité les
noms des magistrats illustres : prévôts, sénéchaux
ou baillis. A l'égard des parlements féminins,
les scribes, qui tenaient tous un peu du froc,
durent mettre moins de zèle encore à conserver
le souvenir de sentences qui avaient désolé
l'Eglise, par l'affirmation de principes si hardi-
ment contraires à toutes les données cano-
niques.
Ne nous étonnons donc pas de la pénurie de
documents attestant une influence que les
moines et les prélats avaient, maintes fois, dé-
clarée pernicieuse et immorale. Félicitons-nous
au contraire d'avoir pu rassembler autant de
vivants témoignages autour de l'œuvre civilisa-
•4
2 10 ARRETS, CONSULTATIONS
trice de nos aïeules. Il n'est pas sûr qu'on
puisse réunir autant de noms de jusiiciers de
droit civil, autant de jugements légaux, signés
et complets, de Louis le Gros à Philippe le
Bel.
Si les dames avaient conservé ce magique
privilège d'épurer les mœurs, d'en surveiller
les infractions intimes, de juger à cet égard
ceux que leur fortune et leur rang semblent
autoriser à se jouer des convenances du senti-
ment, à gaspiller à prix d'or les fleurs du jardin
d'amour; si elles avaient prolongé indéfiniment
ces leçons d'équité, de désintéressement, de
respect de soi-même et des autres, la société
française eût fait de merveilleux progrès, et
leur œuvre eiit pénétré dans le domaine de
toutes les fécondes vertus. Malheureusement
pour le progrès général, les autres peuples, nos
voisins, échappaient à cette influence si large-
ment civilisatrice.
Les querelles d'apanage, les compétitions de
suzeraineté, les terribles ambitions des princes
ramenèrent la brutalité ; l'abus de la force re-
prit son empire. Dès les premières années du
xiv« siècle, les rivalités sanglantes des couronnes
de France et d'Angleterre se rallumèrent avec
fureur, et, pendant des centaines d'années en-
core, noyèrent les efforts de l'humaiiité.
L'héritage des cours d'amour échut aux gens
ET PENALITES D AMOUR.
d'église, qui le guettaient depuis longtemps; si
peu convenable que fût entre ses mains une
aussi scabreuse juridiction, le clergé s'empara
du droit de juger les relations intersexuelles.
Aux pudiques et ingénieux cas de conscience,
posés et subtilement résolus par les dames, les
juges ecclésiastiques substituèrent les investiga-
tions d'alcôve, les indécentes enquêtes, l'exa-
men choquant des secrets de la nature, les
expérimentations obscènes des Congrès, où l'on
contraignait l'époux à faire ostensiblement ses
preuves de virilité.
Ce même envahisseur clérical qui métamor-
phosa, à son profit, les génies et les fées en
sorcières et en possédés du diable, changea les
thèses d'amour et de courtoisie en questions
charnelles et chirurgicales. Des fées et des en-
chanteurs, l'Église avait fait des suppôts d'en-
fer; des femmes et de leur souriant pouvoir,
elle fit des objets de scandale et de damnation.
CHAPITRE IX
AVANCES FAITES PAR LES DAMES.
SAVANTE GRADATION DES AMOUREUSES FAVEURS.
LEUR BUT MORALISATEUR ET ÉLEVÉ.
'■p^j^ 'extrême originalité de cette régu-
Y^^ larisation juridique des droits d'a-
^■0^4 mour ne pouvait manquer d'ob-
Ei^l tenir une influence très-accentuée
sur les mœurs de cette époque. Les lois de
cette morale attrayante et défensive, destinée
à tenir les violents sous le charme, à mettre
les femmes à l'abri des brutales surprises, tra-
cèrent en efïet de fertiles sillons au sein de la
société chevaleresque. Ce fut une irradiation
bienfaisante qui réchauffa le cœur de cette
partie du moyen âge, et le disposa à recevoir
de sérieux germes de civilisation.
Du haut en bas de l'échelle féodale, on es-
saya de se conformer aux prescriptions de cette
AVANCES FAITES PAR LES DAMES. 2 I 3
école de galanterie théorique et pratique. Par-
tout les amants, les soupirants, depuis les ba-
rons portant bannière jusqu'aux bergers mis
en scène par Adam de la Halle, échangeaient
des talismans d'amour et acceptaient des tâches
difficiles, ne fût-ce qu'une couvée d'aiglons à
descendre du sommet d'une ruine, un nid de
calandres, ce phénix de nos aïeux, à enlever
d'une roche inaccessible, au péril de ses jours.
Ce culte fervent, qui les assaillait avec une
sorte de fanatisme, nos mères surent habi-
lement le faire tourner à la conversion des
barbares. Leur sexe y gagna, en France,
une liberté dont il n'a jamais joui, à un aussi
haut degré, dans aucune société humaine. At-
testée par tous les monuments de notre littéra-
ture romane, une pareille indépendance était
payée en services de chaque jour, en agréments
de toute nature, répandus à pleines mains sur
la vie des contemporains du sexe fort. La part
d'initiative féminine était justifiée par le gra-
cieux usage que les dames en faisaient, par des
habitudes d'hospitalité charmantes, par des soins
multipliés, par une sorte de domesticité vo-
lontaire, exercée envers les hôtes, que le hasard
des chevauchées jetait sur le seuil de leur
logis.
Une poétique gradation de menues faveurs,
qui passeraient aujourd'hui pour des avances
2 14 "^-^ AMOUKKUSES FAVEURS,
compromettantes, accordées par principe et
sans hésitation, enivrait à doses répétées les
terribles chercheurs d'aventures, et les méta-
morphosaient en autant de missionnaires de
la religion de courtoisie, en autant de propa-
gateurs zélés du droit des faibles, partout où
les entraînait le sentiment de ce qu'ils croyaient
être leur devoir.
Les dames avaient accepté la tâche d'épurer
les indomptables appétits de leurs rudes com-
pagnons; d'ennoblir les excès de leur aveugle
courage, en leur versant goutte à goutte l'eni-
vrante potion d'amour; de changer en mis-
sions relativement sérieuses leurs courses folles
à travers le monde, et de donner un but aux
irrésistibles impulsions du caprice sauvage, aux
soubresauts de la fantaisie désordonnée. Cha-
cune d'elles, parvenue à l'âge du sourire, vou-
lait avoir son poursuivant dévoué, son captif
enchaîné par le souvenir de ses charmes, son
champion rendu par elle capable de tenter
l'escalade de la lune, sans perdre le désir de
revenir à ses pieds. Il ne faut donc pas s'étonner
si, dans les poèmes de cette héroïque époque,
on voit si souvent les dames engager les pre-
mières escarmouches, pour réussir à s'assurer
le précieux auxiliaire qui devait glorifier au
loin leur idéal, sous la livrée de leurs couleurs.
En vue d'aussi désirables conquêtes, elles n'é-
LEUR BUT MORALISATEUR. 2 1 :>
prouvaient nul scrupule à faire les premières
démarches. Même sous les yeux de leurs pa-
rents, les pucelles oubliaient leur timidité, pour
entreprendre cette œuvre de puissantialisation
des âmes. Dès qu'elles supposaient qu'un varlet,
un écuyer, un chevalier, un hôte de leur père,
était encore libre, elles l'assaillaient de leurs
fortifiantes séductions.
Dans le lai d'Eliduc de Marie de France, un
chevalier « courtois et sage » qui avait dé-
fendu un prince breton contre ses ennemis,
est remarqué par la fille de ce chef; celle-ci
n'hésite pas à faire prier par son chambellan le
jeune héros de la visiter, dans ses appartements
privés. Eliduc « en merciant la damoisèle » se
rend à son appel, et est admis à prendre place
sur le lit, où elle se reposait en l'attendant,. Les
lits, nous le verrons plus loin, servaient fré-
quemment de sièges en ce temps-là.
Cèle l'avoit par la main pris,
Desur un lit èrent assis ;
De plusiors choses unt parlé;
Icèle l'ad mult esgardé.
La conversation resta dans les bornes de la
décence; mais ce que se dirent les deux amants
« les fist pâlir et souspirer ». L'heureux Eliduc
fut longuement chargé de l'électricité d'amour.
Quand finit l'entrevue, la belle enfant l'avait
fait sien.
2l6 DES AMOUREUSES FAVEURS,
Dans le dit du Lévrier, un jeune écuyer, de-
venu fou par la trahison de s'amie, erre pen-
dant trois ans dans la forêt, hors de sens et fu-
rieux, comme le Roland del'Arioste. A la troi-
sième année, une fée de passage le prend en pi-
tic, le guérit avec des herbes d'une puissante
vertu, le fait baigner dans une claire fontaine,
et le revêt d'une belle robe verte. Le pauvre
écuyer, rendu à la raison et débarrassé de la
pensée de sa déloyale, retrouve un nouveau
foyer d'amour, offert avec une touchante sim-
plicité. Une jeune héritière, qui a appris son re-
tour à la raison, pense à compléter le sauvetage;
elle lui envoie un messager, pour l'engager à ve-
nir s' hosteler chez elle. Dès qu'elle l'aperçoit de
sa fenêtre , la généreuse damoiselle descend
« enmy la court » et le salue avec doux regards
qui révèlent, dès l'abord, le projet de son cœur.
L'écuyer ému de ce gentil accueil,
Li dist : — Ma damoiselle,
Mandé m'avés, ne sai pour quoi?
— Amis, fait-elle, par ma foi !
L'occoison orendroit sarès : (saurez)
Pour ce vous mande que vous ares,
Orendroit sans nul respitement, (sans retard)
Moi et ma tierre quitement.
Le joyeux étonné « l'en mercie bien cent
fois ». Cette passion nouvelle lui rend la force
et le courage; il se fera recevoir chevalier, et
LEUR BUT MORALISATEUR. 217
ne laissera « nulle marche, de France jusk'en
Danemarce, qu'il n'i alast » pour acquérir los et
honneur. Il ajoute courtoisement que de tous
les dons offerts par sa belle hôtesse, celui
qu'il apprécie davantage, et dont il se conten-
terait volontiers, « est l'octroi de son gent
corps ».
Infiniment plus raffinées que leurs contem-
porains du sexe fort, nos mères avaient con-
servé dans leurs allures, pourquoi ne pas l'a-
vouer? un reste de sans-façon tout primitif;
quelques gouttes de sang barbare circulaient
dans leurs veines. Franques ou gauloises, elles
subissaient l'influence du milieu où elles vi-
vaient; la plupart se sentaient naturellement
portées à accentuer le sens matériel de leurs
avances. Si elles avaient agi avec plus de senti-
mentalité et de réserve, peut-être n'auraient-
elles pas été aussi bien comprises; et puis cela
eût-il suffi à maîtriser, à modérer les âpres effer-
vescences des centaures à demi domptés, qu'il
s'agissait d'enrôler sous leur amoureuse ban-
nière.
Si attrayantes que fussent les avances des
dames, elles n'étaient pas toujours acceptées ;
mais les causes de refus étaient généralement
légitimes. La belle refusée sortait honorable-
ment de l'épreuve; après quelques larmes de
regret, elle pouvait se mettre en quête d'un au-
2l8 DES AMOUREUSES FAVEURS,
tre cœur à exalter, d'un autre amant à trans-
former en héros.
Dans Gérard de Nevcrs, la damoiselle Eu-
gline, assiégée dans son château des Ardennes,
devant les murs duquel elle a vu succomber
son père et tous les mâles de sa famille, est dé-
livrée par le héros de ce charmant roman d'a-
venture. Par reconnaissance, elle offre ses do-
maines et sa personne à son sauveur. Détail
caractéristique de ces moeurs étranges : aussi
désintéressée que l'amante d'Abailard, la belle
Eugline, en se donnant ainsi, n'impose pas le
mariage à celui qu'elle aime. Héloïse, on se
le rappelle, déclare, dans sa première épître,
qu'elle se fût contentée du titre d'amie, même
de celui de concubine, concubinœ vel scorti. La
contemporaine de Blanche de Castille dit à
Gérard de Nevers :
« Ma tierre, mes chasteaulx et tout ce que
j'ay au monde vous habandonne, poui en faire
à vostre plaisir; moy-mesme me donne à vous
pour estre vostre famé ou vostre amye. Por
Diex ! ne voeillez refuser, car née suis de hait
lignaige. »
Si Gérard n'accepte rien, c'est qu'il a à cœur
de retrouver « s'amye Euriant à qui l'enseigne
moult gente, en semblant de violette, entaillée
sur sa dextre mamelle » a causé tant de mal-
heurs, et envers laquelle il a tant à réparer.
LEUR BUT MORALISATEUR. 2IQ
Si Aubery le Bourgoing refuse l'abandon de
Guibourc, la femme du roi Orry, c'est par dé-
férence pour ce prince, au service duquel il est
entré, et non par dédain, puisqu'il l'épouse à
la mort du roi. Si Huon de Bordeaux décline
l'offre de la belle Esclarmonde, c'est qu'elle est
musulmane et lui chrétien ; dès qu'elle s'est fait
baptiser, il n'hésite plus. La scène est d'ailleurs
charmante. Le roi Karl avait imposé à Huon
d'aller insulter d'un baiser la fille de l'émir
Gaudisse, devant toute sa cour. Cette bravade,
qu'il accomplit, lui vaut la perte de sa liberté et
l'amour de la pucelle qu'il est venu insulter,
au péril de ses jours. Esclarmonde, voulant le
revoir, « prent un cierge qu'èle ot fait embra-
ser », et s'en vient à la prison; où, après s'être
emparée des clefs du chartrier, elle pénètre dans
le cachot du beau Français, et lui tient ce sédui-
sant langage :
Je suis la fille (de) Gaudisse l'amiré,
Que vous baisastes hui matin au diner;
Vo douce (h)alaine m'a si le cuer emblé,
Je vous aim tant que je ne puis durer.
Se vos volez faire ma volenté,
Consel mettrai que serés délivré.
— Dame, dist Hues, laissiés tôt chou ester.
Sarrazine estes, je ne vous puis amer;
Je vous baisai, cou est la vérités,
Mais je le fis por ma foi aquiter.
Il y a pourtant des exemples de fantaisie né-
220 DES AMOUREUSES FAVEURS,
gative difficiles à expliquer. Ainsi, Gauvain, le
célèbre neveu d'Artus, dont la vertu n'était pas
la chasteté, fait, dans la Venp^eancede Kagiiidei
sourde oreille aux avances de la dame de Gau-
destroit qui lui offrait sa guimple, en lui criant,
par trois fois, que c'était moins pour honorer
le vainqueur du tournois que pour engager
l'amant. C'est la dame elle-même qui l'avoue
avec dépit :
Par trois fois si H criai
Que c'ert signes de druerie! (galanterie)
Moult est plains de grant vilonnie,
Quant il de m'amor ot le don,
Que puis ne vint en ma maison
Je cuid qu'il ot honte de moi.
La dame en question n'avait-elle pas tous les
charmes qu'eiit désirés Gauvain ? Le trouvère
ne le dit pas. Dans son dépit, la belle dédaignée
fit établir, à son intention, une fenêtre en façon
de guillotine, dont le haut à fer tranchant
« descent comme arbaleste » : elle comptait que
tôt ou tard le dédaigneux y viendrait passer la
tête. Or c'est à Gauvain lui-même, déguisé en
sénéchal d'Artus, qu'elle explique ses projets de
vengeance savante ; celui-ci se hâte de fuir la
fenêtre vengeresse, et nous ne saurions le désap-
prouver.
Rien n'était moins rare que ces avances fé-
minines; si les pré.ceptes des cours d'amour
LEUR BUT MORALISATEUR. 22 1
n'en avaient ennobli le but, on pourrait les
comparer aux manœuvres des Américaines en
quête de maris. La plupart des dames de ce
temps se réservaient de laisser parler librement
leur cœur, de choisir, avant ou après le ma-
riage, l'époux ou l'ami. Rien ne pouvait donc
leur paraître plus malgracieux que le vœu fait
à la cour d'Artus par le chevalier Mélion :
Il dist (que) jà n'ameroit pucèle,
Que tant seroit gentil ne bêle,
Si un autre home avoit amé,
Ni que à autre eust parlé.
Le jeune favori du roi légendaire avait peut-
être raison de désirer une amie qui n'eût jamais
regardé personne autre avec bienveillance; il
eut tort de le crier si haut. On lit, en effet, dans
le lai de Mélion : « à grand mal li torna. » Les
dames s'accordèrent à juger ce serment comme
une atteinte à leur indépendance; dans un par-
lement d'amour que tinrent plus de cent d'en-
tre elles, chez la reine Genévra, elles fulminèrent
contre le téméraire, déclarant à l'unanimité :
(Que) jamais ne l'ameront
N'encontre lui ne parleront;
Dame n'el (ne le) voloit regarder
Ni à lui pucèle parler.
Ces préférences féminines avaient bien des
façons de se manifester. Ce n'étaient pas tou-
222 DES AMOUREUSES FAVEURS,
jours, il s'en faut, des offres aussi directes que
celles de la reine Guibourc, de la belle Eugline,
ou de la dame de Gaudestrois ; il ne s'agissait
pas invariablement de saisir la proie au pas-
sage, ni de l'atteindre au lazzo du corset. Quand
l'amant, à marquer au chiffre de la dame, con-
sentait à ralentir sa course et à séjourner une
saison, on renonçait aux grands moyens, aux
extrémités héroïques qui conservaient, en dé-
pit du but à atteindre, une saveur un peu bar-
bare. Alors s'exerçait à l'aise la sagacité
féminine, enchantée de pouvoir graduer la
séduction, de mêler aux caresses qui s'adres-
saient au cœur les paroles visant à Tàme.
Se faire comprendre par des sourires, par les
menus dons, par les conversations assaisonnées
de captieux regards et d'éloquents soupirs, a
toujours été le triomphe des femmes. Amener
par des privautés de chaque jour, dont il est
toujours possible d'atténuer le sens trop clair,
le préféré à se troubler le premier, à prendre
ostensiblement les devants, à supplier pour
obtenir ce qu'on brûle de lui octroyer ; puis une
fois maîtresse de la position, traîner le vaincu
à sa cordelle, faire patienter le sauvage appri-
voisé, lui imposer de fantasques conditions,
différer les faveurs significatives, jusqu'à ce que
de glorieuses entreprises l'en aient rendu digne;
c'était l'idéal du triomphe féminin.
LEUR BUT MORALISATEUR. 223
D'abord les tendres colloques, murmurés à
demi-voix, les mots emmiellés, les questions
adroites, les longues promenades sous les eiites
du verger, les cavalcades sur le même palefroi;
puis les enlacements timides, lacerti amplexus
de maître André, les baisers sur les lèvres, dont
la coutume autorisait l'usage entre chrétiennes
et chrétiens, à l'exclusion des Sarrazins, comme
on le voit dans le roman carolingien de Fier-
abras. Si Floripas n'ose donner à Guy de
Beurgogne cette marque ordinaire d'amitié,
c'est qu'elle est encore païenne.
Les bras li mist au col pour ses amours fremer,
Pardevant, en la bouce, ne l'osa adèser,
Pour ce k'èle est paiene, (et) il est crestiennés.
Dans les lais de Marie de France, dans ceux
d'Audefroy le Bastart et dans tous les poèmes
de ce temps, on voit souvent revenir cette
douce formule : « la bouche li baise et le vis ».
Dans le Dolopathos^ de semblables baisers sont
le début des épreuves, que les filles de l'impé-
ratrice font subir au beau Lucinien.
Viennent ensuite les tête-à-tête demandés
par messagers ou directement sans que personne
ne s'en scandalise. Puis les réceptions sur le pied
du lit, comme dans le lai d'Eliduc et celui de
Lanval, ou comme la jeune impératrice du roman
des sept sages voulant causeravec son beau-fils :
224 O^S AMOUREUSES FAVEURS,
« Tous deux s'asistrent sur une couche d'une
coutc-pointc covertc et d'ung draps de soie. »
Ou bien encore comme dans la vieille chanson
de Belle Erembors, citée par Leroux de Lincy,
[Chants historiques français], où se lisent les
vers suivants :
Li cuens Raynaut est montez en la tors,
Si s'est assis en i lit peint à tîors,
Dcjoste lui se sict bêle Erembors;
Lors recommence lor premières-amors.
Puis les dons mutuels, les échanges qui étaient
autant de promesses et d'encouragements pas-
sionnés : ainsi la guimple offerte par la dame
de Gautdestrois à Gauvain, la manche du lai
de ce nom, le gant sénestre donné par la pu-
celle du château des Ardennes à Gérard de Ne-
vers. Dans le roman de Perceforet, une damoi-
selle offre à son ami un paon artificiel, pour
orner le cimier de son heaume. Le fameux or-
dre de la Jarretière n'a pas lui-même une autre
origine, et sa célèbre devise : Honny soit qui mal
y pense ne réussit pas toujours à réprimer les
profanes sourires qui accueillent cet hommage
rendu par Edouard III à l'ornement intime de
la comtesse de Salisbury.
Quelquefois la nature de ces dons, la manière
dont ils étaient faits et les conditions qu'on y
mettait, se ressentaient de la rudesse du temps.
LEUR BUT MORALISATEUR. 22 5
Ainsi, par exemple, la chemise offerte par la
dame du dramatique fabliau des III chivaliers
et del Canine à celui de ses trois poursuivants
qui consentirait, pour l'araour d'elle, à s'exposer
aux chocs des épées et des lances, dans un tour-
noi, sans autres armes défensives. On peut
également citer, dans cette catégorie, la mu-
tuelle garantie de persévérance que se donnent
les deux amants du lai de Gugemer.
— Ami, dit la belle à son amant, forcé de
fuir, donnez-moi votre chemise; sur le pan
antérieur j'y ferai un pli, et vous permets d'ai-
mer celle qui saura le défaire. Gugemer, de
son côté, lui attache aux flancs une ceinture à
fermoir secret, avec la même condition, c'est-
à-dire permission de répondre à la passion de
celui qui l'ouvrirait.
(Amis) vostre cemise me livrez,
El pan dessus ferai un ploit;
Congié vus doins, ù ke ce soit,
D'amer cèle kil' defferat
Et ki despléer le porrat.
Gugemer à son tour prend sûreté de s'amie
« par une ceinture ».
Dunt à sa char nue l'a çaint;
Parmi les flancs aukes l'estraint.
Qui la bucle porrat ouvrir
Il la prie que celi aim.
220 DES AMOUREUSES KAVF.URS,
La nudité, d'ailleurs, n'effarouchait pas outre
mesure la pudeur des dames du temps passé;
nous aurons plusieurs occasions de le consta-
ter. Une seule preuve avant d'aller plus loin :
le livre d'André le Chapelain, ce code officiel de
la courtoisie féodale, admet dans les prélimi-
naires de l'amour honnête, outre les baisers
sur la bouche et les embrassements des bras, les
indiscrètes caresses du toucher direct, à la seule
exclusion de la dernière consolation de Vénus.
« Procedit aiitem (amor probns) usqiie ad oris
oscidum, laccrtiqiie amplexwn et ad inciirren-
dum amantis nudiim tactiim, cxtremo Veneris
solatio prœtermisso. » {Amatoria Andrecv Ca-
pellani. Edit. Dorpnmndœ.)
C'était déjà, de la part des dames, s'exposer
beaucoup; mais la gradation des amoureuses
faveurs allait plus loin encore; et si l'on en
croit les auteurs contemporains, elles sortaient
généralement à leur honneur de ces brûlantes
épreuves. La plus délicate était l'épreuve du
coucher. Celle-ci doit paraître si fiévreuse, si
scabreuse, si étrangement folle à la pudeur
moderne, qu'on serait tenté de la mettre en
doute, si l'on n'avait pour se renseigner à cet
égard que les imaginations colorées des ménes-
trels et des trouvères, bien que ces indiscrets,
nous l'avons constaté souvent, soient un mi-
roir fidèle des mœurs de leur époque.
LEUR BUT MORALISATEUR. 227
La suprême épreuve du coucher se rencon-
tre aussi dans les légendes chrétiennes. Le
prévôt d'Aqnilée, légende extraite de la Vie des
Pères de saint Jérôme, nous montre la femme
d'un prévôt contraignant un moine, orgueilleux
de sa chasteté cénobitique, à se mettre au lit
avec elle; afin de lui faire apprécier le danger de
ces sortes de luttes, où l'objet du péril est en face
du lutteur. Les chroniques abondent de ces pé-
rilleuses fanfaronnades de continence, oîi des
chrétiens se plaisaient à humilier la chair, à la
provoquer pour la vaincre, en partageant le lit
de pieuses femmes qui se croyaient également
assurées de remporter la victoire dans ces en-
gagements corps à corps, où Robert d'Arbris-
sel aimait, dit-on, à s'exposer.
Qu'on ne s'étonne donc pas trop de voir le
fanatisme de l'amour s'imposer les étranges sup-
plices qu'acceptait le fanatisme de la foi. Avant
de partir pour la croisade et de s'en aller outre-
mer, Raoul de Coucy priait Dieu de lui accor-
der l'honneur de cette enivrante épreuve, et de
faire qu'il tînt, une fois, s'amie nue entre ses
bras.
Or me doint Diex en tèle honor monter,
Que cèle où j'ai mon cueur et mon penser,
Tienne une fois entre mes bras nuette,
Ains que j'aille outre-mer.
228 UES AMOUREUSES FAVEURS.
Dans le drame d'Amis et d'A7iîilIe^ dont la lé-
gende mise en roman, en vers et en prose, tra-
duite en tous langages, même en breton, a si
fort attendri nos pères, la fille du roi Karle s'est
propose d'énamourer Amille . Retenu par le
haut rang de la pucelle, le prudent chevalier
répond froidement aux premières avances ; la
demoiselle se décide alors à le soumettre à la
plus vive épreuve : — Il a refusé de m'écoutcr,
se dit-elle; il s'attendrira quand il me sentira
lè^-lui.
Je sçay bien qu'il va reposer,
Mais certes je me vois poser
Et mettre lèz-Iui sur sa couche;
Au moins s'un ^si un) baisier de sa bouche
Puis avoir, il me souffira.
Le chevalier de la Tour- Landry, dont les ré-
cits pittoresques contiennent, par-ci par-là, de
précieux renseignements historiques, raconte
que, de son temps, existait encore cette mode
de tentation mi-partie angélique et diabolique.
Au chapitre xxv« de son livre pour l'enseigne-
ment de ses filles^ il cite l'exemple d'une belle
dame qui, au temps où « elle souloyt estre
blanche, vermeille et grasse, amoit festes, jous-
tes et tournois », et souffrait volontiers que le
seigneur de Craon k couchast en son lit; mais
ce fut sans villennie et sans y mal penser ».
LEUR BUT MORALISATEUR. 229
Au chapitre l du même ouvrage : Du cheva-
lier qui eut 1 1 1 femmes, le bon Latour-Landry
nous apprend que la première et la troisième
des femmes de ce chevalier furent damnées,
pour avoir mis leur vanité, l'une à se parer,
l'autre à se farder ; tandis que la seconde n'avait
eu, ainsi qu'il fut révélé au mari, que quelques
années de purgatoire, « pource que un escuier
s"estoit couchié avec elle, et aultres petits pé-
chiez » ; bien qu'ils eussent répété cette fami-
liarité de haute saveur « environ x ou xn fois ».
N'oublions pas ici le singulier jeu-parti de
maître Guillaume le Viniers, dans lequel il pose
le cas d'une dame qui, pour récompenser son
loyal amant, « une nuit en son lit le consent,
tout nu à nu », sans lui permettre autre chose
que le baiser des lèvres et l'enlacement des bras.
Cette dernière citation a le mérite de mettre le
doigt sur le point brûlant, sur la circonstance
aggravante d'une aussi terrible tentation : c'est
que nos aïeux couchaient nus. ainsi que nos
aïeules ; ils se glissaient, sans aucun linge de
corps, entre des draps de toile à peine suffisants
pour leurs vastes lits.
C'est dans l'état où naquit Eve, l'auteur de
Parthenopeus nous l'apprend sans songer à effa-
roucher son lecteur, que la jeune impératrice
de Constantinople vint se placer, pour dormir,
aux côtés du beau neveu de Clovis. Voici à cet
23o DES AMOUREUSES FAVEURS,
égard Topinion d'un des grands dignitaires du
premier empire. Joseph de Rosny, dans son
Tableau littéraire de la France au xiu" siècle :
« On était alors dans l'habitude de ne se
mettre au lit qu'après s'être dépouillé de son
dernier vêtement, c'est-à-dire de coucher sans
chemise. On eût fait injure à une femme de
partager sa couche, sans s'être soumis à cet
usage; et l'on ne conservait, la nuit, ce léger
vêtement que lorsqu'on voulait prouver à quel-
qu'un le peu de cas que l'on faisait de sa per-
sonne. De là est dérivée cette expression si com-
mune dans nos anciens romans : coucher nu
à nu. »
Notre vieille littérature nous offre fréquem-
ment aussi ce renseignement complémentaire,
que la première chose qui se faisait au sortir du
lit était de vêtir sa chemise. Je demande par-
don au lecteur de prononcer ici ce mot shocking
dont rougit la pudeur britannique; mais je ne
puis éviter, dans cette étude, un détail aussi
caractéristique des mœurs du passé. Rutebeuf
se gênait fort peu à ce sujet. Dans le dit du Se-
crcstain et de la femme au chevalier, cette
bonne dame, qui faisait le lit aussi bon pour le
simple berger que pour le prince, sort un ma-
tin de son lit, pour aller prier au moutier, dit
le poète; or en se levant que fait-elle?
LEUR BUT MORALISATEUR. 20 1
La dame qui aler voloit
Au moustier, si com' elle soloil,
Geta en son dos sa chemise,
Et puis si a sa robe prise.
Nous trouvons dans un des plus graves mo-
numents de notre langue romane la confirma-
tion de cette économie de linge. L'Ordène de
Chevalerie^ où l'auteur, Hues de Tabarie, énu-
mère à un prince sarrazin les articles du cé-
rémonial usité à la consécration d'un chevalier
chrétien, déclare qu'après le bain symbolique
qui le lave de toute souillure morale, le réci-
piendaire est couché nu « en un bel lit », sym-
bole de l'éternel repos. Puis quand il est remis
sur pied, il se rhabille en commençant par la
chemise « qui ère de lin » :
Chis dras qui sont près de nos char,
Tout blanc, nous donnent à entendre
Que chevalier doit adès tendre
A sa char nettem.ent tenir.
Se il à Dieu veut parvenir.
Cette nudité nocturne était encore usitée au
temps de Charles VII ; son poète Martial d'Au-
vergne nous l'apprend dans le troisième arrêt
d'amour : « Et aussi elle diroit quant se léve-
roit au matin, en mettant sa chemise : — Dieu
doint bonjour à mon très doulx ami. » Mieux
encore, Benoît de Court, le pédant qui a noyé
232 DES AMOUREUSES FAVEURS.
dans SCS commentaires latins le facétieux recueil
du compcrc Martial, glisse à ce propos un ren-
seignement en lis sur le devoir des femmes en-
trant au lit : Millier es etiim camisiam^ noctu.
gestare non debent , etc. Cette coutume dura
fort longtemps; il est très-probable que la belle
à qui Clément Marot, dans ses cpigrammes,
souhaitait d'aller « donner les Innocents », au
point du jour, couchait aussi légèrement vêtue
que les contemporaines du roi Robert et de
saint Louis.
Joseph de Rosny avait raison d "affirmer qu'a-
gir autrement était un signe assuré que cette
cohabitation n'était pas du goût de celui ou de
celle qui demeurait à demi vêtu. Dans un des
nombreux poèmes du cycle d'Artus, rimes par
Chrestien deTroyes: Li romans de la Charrette,
le brave Lancelot rencontre en son chemin une
pucelle qui lui offre « de l'hébergier en son
ostiel », où elle exagérera l'hospitalité jusqu'à lui
tenir compagnie la nuit. Le brillant aventurier,
dont le cœur est tout entier à la reine Gene-
vra, voudrait n'accepter qu'une partie de cette
gracieuseté. — Mon ostiel, dit la belle.
Sire vos est aparelliez,
Si dou prendre estes conseillez,
Mes pars (che^ moi) vous hébergerez
Et ovec moi vos coucherez ;
Einsi le vos oftVe et présente
/
LEUR BUT MORALISATEUR. 20J
— Damoisèle, (répond-il) de vostre ostel
Vos merci, car ge l'ai molt chier;
Mes, s'il vos plèsoit, dou couchier
Ge n'en ferai autrement rien.
Pour n'avoir l'air trop discourtois, Lancelot
finit par céder aux instances de la damoiselle;
il la suit avec une sorte de résignation. Après
le repas, la nuit venue, la belle « se couche,
mes n'osta mie sa chemise », témoignant ainsi
qu'elle se contentait d'une apparente soumis-
sion, et laissait son hôte libre du surplus. Le
chevalier tint à la lettre ce qu'il avait promis
« par force ».
... Il se couche tôt adrèt,
Mais sa chemise pas ne trèt,
Nient plus qu'èle ot la sienne trète;
De gésir à li bien se guète,
Ains se couche et gist (à l'jenvers.
Quelque temps après, la pucelle se lève en
disant : « — Ne crois mie que moult vos plèse
mes soûlas et ma compagnie; » je vais vous
laisser reposer, messire. Une fois seule, elle se
remet à la mode : a Est tost en sa chambre
venue; là s'est couchiée tote nue. » Est-il né-
cessaire d'ajouter une preuve, à la portée des
yeux de tous, c'est que toutes les miniatures de
nos vieux manuscrits, même les gravures de nos
premiers imprimés gothiques, jusqu'à P>an-
2J4 RES AMOUREUSES FAVEURS.
çois I"^'", s'accordent à placer dans un état com-
plet de nudité toutes les personnes qu'elles
représentent au lit.
Le sérieux exagéré de ces préliminaires d'a-
mour ne saurait nous persuader, cependant,
que nos turbulents ancêtres des deux sexes fus-
sent d'une autre trempe que les humains d'au-
jourd'hui. Les faveurs ne s'égrenaient pas tou-
jours avec prudence et méthode' beaucoup de
nos galants des vieux siècles brusquaient le dé-
nouement dès les premières épreuves, et ne se
croyaient pas strictement obligés à suivre, de
point en point, la série amoureuse indiquée par
André le Chapelain. Il serait absurde de croire,
avec certains enthousiastes, que les amants
d'alors se contentassent généralement d'un
gant, d'une fleur, d'une jarretière ou d'un ser-
rement de main, et que les dames elles-mêmes
se tinssent toujours dans les limites de la pru-
dence.
Ces courtoisies graduées, de plus en plus pro-
vocantes, de plus en plus significatives et pé-
rilleuses, étaient souvent trop fortes pour ces
tempéraments actifs. Les indiscrétions à tons
vifs, que nous avons dû citer, n'indiquent que
trop à quel point la volupté conservait ses droits
sur l'idéal platonique, et quels amendements
gaillards nos pères faisaient subir, dans la pra-
tique, au code de la courtoisie.
Lf:UK EUT MORALISATEUR. 3'35
Le fait historique qu'il nous a plu de mettre
en lumière, c'est que l'initiative amoureuse des
dames eut pour but principal d'honorer les joies
d'amour et d'en faire la récompense des géné-
reux efforts, imposés par elles à ceux qu'elles
soumettaient à leurs gracieuses lois.
Après avoir lu ces pages, on conviendra que
les femmes de cette partie du moyen âge, libres
sans scandale, amantes sans vices dégradants,
ne ressemblent guère à celles de la société que
Pierre de Bourdeille, abbé de Brantôme, nous
dépeint naïvement, en style décousu et tout à
trac, avec de belles dédicaces à des princes et
princesses du sang; donnant ainsi le caractère
de souvenirs intimes à ce fatras d'obscénités.
Les dames des cours d'amour sont également
bien différentes de celles dont Pierre de l'Es-
toile et Agrippa d'Aubigné nous ont, avec
moins de complaisance , raconté les galants
exploits. Encore moins de rapports ont-elles
avec les Messalines de Bussy-Rabutin, ni avec
les effrontées de la Régence et du règne de
Louis XV, ces héroïnes de Crébillon fils et de
l'abbé de Grécourt.
Ces dernières surtout n'avaient d'autre but,
en aimant, que la débauche. Tout autres étaient
les contemporaines de Marie de Champagne :
passionnées dans le sens héroïque, elles inscri-
vaient ouvertement le droit d'aimer dans leurs
2 36
DES AMOUREUSES FAVEURS.
codes de haute saveur. Dignes jusque dans leurs
erreurs, elles ne s'abaissaient pas aux mesquines
tromperies, et ne cherchaient nullement à s'at-
franchirdela responsabilité de leurs actes. Dans
toutes les fonctions de la vie, ces femmes se
présentent à nous avec une physionomie puis-
samment originale.
Nous allons les surprendre maintenant dans
une activité plus modeste, remplissant, volon-
tairement et par attrait, des fonctions domes-
tiques d'un caractère plus touchant; payant en
soins délicats, en attentions dévouées, le culte
fervent que nos aïeux leur consacraient.
CHAPITRE X.
DÉTAILS d'hospitalité. — DOMESTICITE
ATTRAYANTE. — SERVICE DE LA TABLE AVANT
l'invention DE LA FOURCHETTE.
UAND on parcourt les récits de cette
période de notre histoire, on est
surpris autant que charmé de voir
s'échapper des feuillets de nos
manuscrits gothiques un parfum des chants
d'Homère. Au foyer de la famille française,
dans cette partie du moyen âge, l'hôte était
accueilli avec la même cordialité qu'au foyer
de la Grèce antique. Cette similitude de cer-
tains détails des mœurs hospitalières se ren-
contre également au seuil de toutes les sociétés;
on la retrouve, même aujourd'hui, au sein des
colonies lointaines, chez quelques populations
du monde oriental et dans la plupart des
groupes de populations que les grands courants
humains n'ont pas encore traversés.
238 DÉTAILS d'hospitalité.
Partout où la civilisation n'a pas tracé ses
grandes routes jalonnées d'hôtelleries , les
mêmes soins touchants attendent le voyageur.
Les mêmes périodes d'isolement de l'enfance
des peuples ont produit, avec des variétés dues
au climat et au tempérament des races, les
mêmes compensations d'hospitalité.
Dans les siècles qui nous occupent, l'auberge
manquait à peu près complètement. Le mot
hôtel, ostiel, signifie simplem.ent, dans notre
vieille littérature, la maison de l'hôte, le logis
particulier de celui qui hébergeait et ostelait
le voyageur par pure libéralité. Lorsque Gérard
de Nevers^ dans le roman de ce nom, arrive
sur le tarda Pont-à-Mousson, près de Metz, ce
n'est pas une auberge publique qu'il cherche,
c'est un logis privé pour lui et son cheval.
« Quant dedans le bourg fut entré, il vit une
femme veuve assise devant son huis ; si lui
requist que celle nuyt le voulsist hébergicr. La
dame lui respondit courtoisement que moult
volontiers le feroit ; il entra dedans Vhostcl. «
Également , lorsque Aubery le Bourgoing,
fuyant les assassins de sa famille, vint offrir ses
services au roi de Bavière, il est u ostelé che^
un borgeois que il oit nommer Guillaume».
Ce bourgeois s'étonne de voir Aubery et son
neveu si mal en point, si déconfits: — Quoi,
dit-il, vous n'avez ni peliçon ni fourrure, ni
DOMESTICITE ATTRAYANTE. 23q
chausses de drap ni souliers lacés ! Vos maigres
roussins ne valent pas ensemble vingt sous
parisis, et pas un boulanger du pays ne vous
feroit crédit d'une douzaine de petits pains.
Le neveu d'Aubery répond que si leur garni-
ment n'est pas riche, son oncle n'en est pas
moins le plus vaillant chevalier qu'on puisse
voir. L'oncle lui-même ajoute : « Biaus très-
dous hôtes, par le cors Saint-Vincent ! le cueurs
n'est mie en l'or et en l'argent » ; on le verra à
l'assaut des pa'iens; quant aux beaux destriers,
nous les prendrons sur les occis. Le bourgeois
n'avait pas fait ces observations par malignité,
mais par une sympathique compassion ; il se
hâte de leur offrir tout ce qui leur sera besoin.
Je vos donrai quanque vos iert meslier :
Assez aurez vos et vostre destrier,
Et vos ferai très bien apareillier
Et bien vestir et laver et pignier.
Les bonnes gens tenaient toujours prête la
chambre du voyageur, à un ou plusieurs lits.
La femme au chevalier du fabliau de Rutebeuf
poussait la charité jusqu'à la préparer chaque
jour, à la tombée de la nuit, et ne faisait nulle
différence entre ceux que le ciel lui cnvovait,
princes ou bergers.
Le soir quant l'on doit hébergier
La pôvre gent, n'est-ce q'un bergier.
240 DETAILS D FIOSPITALITK,
Fesoit-clc si très biiiu lit,
C'uns rois i ncust à dclit.
On n'avait sans doute pas toujours la chance
de rencontrer si bon hôtel; mais plus rares
encore étaient ceux qui s'excusaient absolument
de remplir ce devoir sacré. Des refus motivés,
comme celui du provoire du Boiichicr d'Abbe-
ville qui cachait sa maîtresse, ou celui de la
femme du Pôvre clerc qui cachait son amant,
étaient signalés à la vindicte publique. Plus
rares encore étaient ceux qui tendaient un
piège à l'hôte, comme le Chevalier à l'e'pe'e, ou
comme les deux frères du château de Mont-
Estrais, dans le roman de Cléomadès. Ces der-
niers forçaient le voyageur entré chez eux à
lutter contre eux ensemble ou à leur abandonner
cheval et armures. Encore ici se rencontre-
t-il une dame compatissante qui, pour sauver
Cléomadès, le supplie de céder à cette dure loi ;
lui promettant de compenser sa perte par un
a très biau palefroy», très-bien appareillé, qui
est à elle et qu'elle chevauche, quand elle va à
ses déduits.
L'absence à peu près complète d'établisse-
ments où l'on pût loger et manger pour son
argent, forçait le voyageur de ce temps-là à
frapper à l'huis d'un foyer domestique, dès que
la vesprée s'obscurcissait, s'il ne voulait rester
DOMESTICITE ATTRAYANTE. 24 I
exposé aux larrons et aux loups. Riche ou
pauvre, à pied ou à cheval, celui que ses affaires
contraignaient à courir par monts et par vaux,
arrivait à l'étape du soir, ruisselant de sueur ou
de pluie, harassé de fatigue, dans des propor-
tions oubliées de nos jours.
Aucune voiture publique ne parcourait les
routes, dont la plupart n'étaient que des sen-
tiers. Les coches si mal suspendus, les dili-
gences si étroites, n'étaient même pas dans le
domaine des rêves. Jugez comme eût été ac-
cueillie une prédiction annonçant nos chemins
de fer; prophétisant qu'un jour viendrait où de
larges voitures tapissées, closes, capitonnées,
recevraient par milliers les voyageurs, et glis-
sant surdes barres d'acier, leur feraient parcourir
l'Europe de long en large, sans fatigue, avec
des vêtements de rechange et des buffets bien
approvisionnés, sous la main.
Nos ancêtres auraient vu là une féerie joyeuse,
dépassant en imagination toutes les féeries du
paradis. Les saints eux-mêmes et tous les génies
bienfaisants, qui visitaient de temps à autre
les mortels, ne se présentaient-ils pas à leurs
foyers en souliers poudreux et la sueur au front?
Aussi dès que la présence du passant attardé
était signalée, accourait-on pour aider le cava-
lier à descendre de sa monture, le piéton h se
soulager de son sac et de son bâton. On se hà-
24^ DKTAII.S I) HOSriTAI.ITK.
tait de préparer à son intention un vêtement
chaud et sec et les flots d'eau tiède que récla-
maient ses membres fatigués.
Les varlets (les fils) et les pucelics de la mai-
son se disputaient la joie de prodiguer les pre-
miers soins aux voyageurs. Si c'était un cheva-
lier, les enfants de l'hôte le délivraient du poids
de son armure et jetaient sur ses épaules !e
manteau le plus élégant du logis ; souvent même
on se dépouillait en sa faveur de son propre vê-
tement. Dans le Chevalier au lion, par Chres-
tien de Troyes, Calogrenant, preux de la cour
d'Artus, raconte une de ses aventures : « Ung
soir que mestier avoit d'oslel, » il entra en la
cour d'un vavasseur officier féodal gérant un
iief). En le voyant, le vavasseur « féri m cops
d'un martel sur une table qui pendoit emmi la
cort ». A ce signal tous les membres de la famille
accoururent.
Li uns saisirent mon cheval.
Que li bons vavassors tenoit;
Et je vis que vers moi venoit
Une pucèle bèlc et gente,
En moi désarmer mist s'entente;
Si le hst bien et moult bel,
Et m'affubla i chier mantel.
Dans le Roman delà Charrette^lebnwc Lan-
celot est invité par une avenante damoiselle à
DOMESTICITE ATTRAYANTE. 243
choisir « le sien ostiel pour s'héberger ». Or,
la première chose que fait la gentille hôtesse,
est de le couvrir d'un manteau d'écarlate: puis
elle lui donne à laver avant le repas.
Quant èle li oi au col mis
Le mantel, si li dit : — Amis
Véez-ci l'eaux et la touaille, (serviette
Lavez vos mains, si vos séez.
Arrivé au pays de Lohengre, situé dans la
vieille Galles bretonne, où doivent s'accomplir
ses grands exploits , Lancelot rencontre un
autre vavasseur qui le prie de prendre hôtel
chez lui. L'honnête homme avait « de safemme »
deux filles et cinq fils, dont deux déjà cheva-
liers ; toute la famille, femme, fils et pucelles,
accoururent saluer le nouveau venu.
Et quant il l'orent désarmé,
Un mantel 11 a affublé
L'une des deux filles (de) son oste,
Au col li met et dou sien Toste.
Le lendemain, les deux fils déjà chevaliers
s'offrent à partager les dangers de son entre-
prise, bonne occasion de courir les champs.
Les voilà tous trois chevauchant sans provi-
sions ni bagages. Après un rude combat, que
la nuit vient interrompre, nos trois coureurs
244 DÉTAILS I) HOSPITALITE.
vont frapper à la porte d'une maison, à Tissue
d'une forêt. Là les mêmes gracieusetés recom-
mencent: le maître était absent; mais sa femme
« moult courtoise » les vient saluer, et leur dit :
« Bien vegniez, mon ostel veuil que vos pre-
gniez, »
Ses fils et ses filles apèle;
A un commande oster les scies,
Désarmer fet les chevaliers....
Au désarmer les filles saillent;
Désarmés sont, puis si lor baillent
A affubler m chiers mantiaux.
Les convives de Conrad, dans le roman de
Guillaume de Dôle, ont plus d'heur encore :
après s'être lavé les mains, les yeux et le visage,
« as fontenèles qui sourdoient », les dames de
la cour impériale leur prêtent, à défaut de ser-
viettes, iouailles, le lin de leur plus secret vê-
tement. Pour éviter le scandale, l'empereur
Conrad avait conduit les barbes grises en forêt,
et rejoint secrètement la jeune et joyeuse com-
pagnie, dès qu'il eut vu les vieux bien échauffés
à courre le cerf et le sanglier. Voici ce détail de
haute courtoisie :
As dames, en lieu de touaillc,
Empruntent lor blanches chemises;
Par ceste ochoison si ont mises
DOMESTICITE ATTRAYANTE. 24D
Lors mains à mainte blanche cuisse.
Je ne dis mie que cil puisse
Estre cortois qui plus demande.
A table, le voyageur était servi le premier et
le plus largement; là encore les femmes se dis-
tinguaient par leur gracieuseté : elles lui choi-
sissaient les morceaux les plus savoureux de la
bête préalablement tranchée. Elles prenaient
même sur leur propre assiette les parties les
plus succulentes, à son intention, et les lui of-
fraient, à la mode arabe, avec leurs jolis doigts
bien lavés à l'eau de rose et de lavande. Les
doigts étaient alors la seule fourchette en usage
chez les convives de tous les rangs.
Sur les tables servies, qui se voient dans les
miniatures des manuscrits et les gravures des
premiers monuments de l'imprimerie, la four-
chette est invariablement absente. Le service
se compose d'une assiette ou d'une écuelle à
anses, d'un pot d'étain à couvercle, destiné à
contenir le vin ou l'hydromel ; de plusieurs go-
belets de même métal, d'or ou d'argent chez les
princes, souvent de corne, d'ivoire ou de bois
ouvragé. Les deux hanaps donnés à Amis et
Amille par VApostole de Rome (version en
prose, édition Janet), étaient de bois : « ii énaps
de fust ornés d'or et de pierres précieuses d'un
grant et lar^e faicturc. » Le verre était rare, la
246 DÉTAILS D HOSPITALITÉ.
faïence et la porcelaine l'étaient davantage en-
core, à moins qu'on ne veuille les reconnaître
dans CCS « vases de madré », tant appréciés dans
les fabliaux, lesquels en petit nombre arrivaient
des lointains pays.
Au milieu de la table, un plat où s'étale la
pièce de résistance : une hure, un pâté, un
oiseau ou un poisson; plus un large couteau à
panse arrondie. Rarement on y ajoutait une
cuiller à spatule camarde. Il me semble pour-
tant avoir vu dans un manuscrit de la compi-
lation de Bartholomeus Glanvil une sorte de
fourche à deux dents aiguës. Mais ce redou-
table instrument n'était là que pour aider les
convives à achever, à la fantaisie de chacun,
l'œuvre de l'écuyer tranchant.
Cette nécessité de toucher à la viande explique
le soin extrême qu'on mettait à donner à laver,
avant et après le repas. L'usage de la fourchette
qui rend les races européennes si dédaigneuses
des instruments naturels , employés par la
plupart des autres races, est d'une mode relati-
vement récente. Une des délicatesses qui sur-
prenait le plus le sarcastique auteur de Vlsle
des Hermaphrodites^ dans la série de voluptés
énervantes de la table de Henri III et de ses
mignons, était l'usage de la fourchette.
« Aussi apportoient-ils bien autant de façons
pour manger, comme en tout le reste; car pre-
DOMESTICITE ATTRAYANTE. 247
mièrement ils ne touchoient jamais la viande
aves les mains, mais avec des fourchettes ils la
portoient jusque dans leur bouche, en allon-
geant le col et le corps sur leur assiette, laquelle
on leur changeoit souvent. «
Et ailleurs : « Ils prenoient la viande avec des
fourchettes: car il est deffendu en ce pays-là
(l'île des Hermaphrodites; de toucher la viande
avec les mains, quelque difficile à prendre
qu'elle soit, et ayment mieux que ce petit in-
strument fourchu touche à leur bouche que
leurs doigts. Après ce service, on apporta quel-
ques pois et fèves escossés, et lors ce fut un
plaisir de les voir manger cecy avec leurs four-
chettes; car Ceux qui n'estoient pas du tout si
adroits que les autres en laissoient bien autant
tomber dans le plat, sur leurs assiettes et par le
chemin, qu'ils en mettoient en leurs bouches. »
Le même satirique se moque de voir Henri HI
et ses mignons se laver les doigts « précieuse-
ment dedans de l'eau où on avoit trempé de
l'iris » ; il ajoute que cette précaution lui sem-
blait superflue, puisque leurs mains « n'avoient
pas touché la viande ny la gresse, ains seulement
la fourchette ».
Malgré la privation de certains raffinements
modernes, la table de nos ancêtres était opu-
lemment approvisionnée. On la chargeait de
quartiers de bœufs et de porcs salés, de che-
24S DÉTAILS DHOSriTALITÉ.
vrcuils et moutons rôtis entiers, de poissons
bouillis, (Je volailles et de gibier. Peu de mets
liquides, peu de légumes; des salades cpicces à
sec, des fruits crus ou simplement confits au
miel blanc. Les mets d'apparat étaient le paon
et le cygne. C'était sur le paon, servi avec l'or-
nement de sa queue splendide, dont les yeux
semblaient surveiller les convives, que se fai-
saient les vœux extravagants, sous l'impression
des vins épicés et chauds, fort estimés alors.
On prisait beaucoup aussi, à cause de leur
grande taille sans doute, le héron et la grue,
maigre régal que nos paysans dédaigneraient
aujourd'hui. On peut s'assurer, dans le leste
fabliau de la Gnie^ à quel prix une naïve pucelle
crutpouvoir payer cette friandise de prince. Le
sombre poëme, le Vœu du héron, nous apprend
que cet oiseau, aux hautes échasscs, partageait
avec le paon l'honneur de recevoir les serments
téméraires et les vœux de lointaines aventures.
Dans le roman de Mahomet, dont la couleur
n'a rien d'arabe, car au lieu de pasteurs et de
chameliers on n'y voit figurer que bourgeois,
écuyers, barons et chevaliers, le banquet de
noces du prophète est de saveur toute chré-
tienne. On y boit et on y mange exactement
comnie nos pères des xu'' et xiu'' siècles. Après
avoir parlé des jongleurs dont les jeux égayaient
la fête, l'auteur décrit ainsi les mets du repas :
DOMESTICITÉ ATTRAYANTE. 249
Dou mangier k'iroie (je) contant r
Tantes pertris et tants faisans
I ot, maint cisne (cygne) et maint paon,
Tant hairon et tant bon poisson;
Piment i boit-on et claré
Le trouvère Vatriquet , dont les poésies ont
été publiées à Bruxelles en 18GS, nous raconte,
dans le dit des 1 1 1 chanoinesses de Couloisrue,
que mandé par ces gaies commères, pour les
égayer de « paroles qui mieux rire les face »,
il vit tout d'abord placer devant lui deux cygnes
gras, trois chapons et bons vins frais. Quant
aux hérons, nous les retrouvons encore dans
les Comptes de i lia tel des rois de France^ aux
xiv'' et xv° siècles, publiés par M. Douet d'Arcq,
chapitres concernant l'hôtel de Charles VI.
«A Colinet Germain, pour deux voyaiges
de Nerville et de Citeaulx jusques à Fréteville,
quérir xviii hérons, etc. »
L'auteur du roman carolingien de Fiérabras,
racontant une sortie tentée par les Français
qu'assiègent les Sarrasins , loue la prudence
d'Olivier qui réussit à ne pas revenir les mains
vides.
Mais li qucns Oliviers fu moult bien pourpcnsés,
m paons a saisis et m pains biuctés
Et plain baril de vin; atant s'en est tornés.
25o DÉTAILS d'hospitalité.
Les comptes de l'hôtel de Philippe-Auguste
nous apprennent qu'au dessert on servait sur
la table du roi, gaufres, oublis, échaudés, ave-
lines, fruits secs, confitures sèches et gingembre
confît.
Les pâtés étaient surtout à la mode; on en
faisait avec toutes les viandes et tous les fruits.
C'était en effet le mets le plus commode à
manger à la main. Les pâtés de venaison réu-
nissaient tous les suffrages, on en faisait d'aussi
savoureux qu'ils étaient monstrueux de gros-
seur. Cette façon de citadelle de pâte, dont les
murailles dorées abritaient tant de friandises,
servaient à merveille la préparation de ce genre
de surprises nommées jadis entre-mets. De ses
larges flancs sortaient des colombes qu'on fai-
sait chasser par des oiseaux de fauconnerie, des
lièvres vivants poursuivis par des nains sortis
de la même enceinte, ou des oiselets auxquels
on donnait la liberté. Dans Florès et Blanche-
flor, il est parlé d'un de ces pâtés « de vifs oi-
selets » destiné à l'ébattement des dames.
Et quant ces pastés brisoient,
Li oiselets partout voloient ;
Adonc vissiez-vous faucons,
Autours et esmérillons
Voler après les oiselets.
Un pâté plus solide et de plus odorante saveur
DOMESTICITE ATTRAYANTE. 2:3 1
est celui décrit par Gace de la Bigne dans son
poème des déduits de la chasse. L'auteur lui-
même le déclare : « Oncques meilleur pasté ne
fut tasté. » Cette appétissante description sera
parfaitement à sa place ici.
Trois perdriaux gras et refets
Au meilleu du pasté me mets;
Mais gardes bien que tu ne failles
A moi prendre six grosses cailles,
De quoi tu les apoieras;
Et puis après tu me prendras
Une douzaine d'alouettes,
Qu'environ les cailles tu inettes
Et de ces petits oyselets,
Selon que tu en auras.
Le pasté me bellèteras.
Or te fault faire pourvéancc
D'un poy de lart, sans point de rance,
Que tu tailleras comme dez
La prédominance des viandes en rots et en
pâtes nous fait comprendre une autre coutume
de courtoisie, celle de manger « ens la mesme
escuelie » avec un ami ou une amie. C'était là,
au témoignage des trouvères, une manière de
faire montre d'amitié ou d'amour. Avec des
mains aussi scrupuleusement lavées à l'eau de
menthe ou de violette, il n'y avait rien de ré-
pugnant à cette extraordinaire familiarité. Dans
un leste fabliau de Garin, où il est question d'un
23-2 DETAILS IJ HOSr'ITALlTE.
onde cnamourc de sa nièce, le tableur n'oublie
jvis ce détail :
Et si sachiez que, chascun jour,
En mesme écuelle manjoient.
Paysant de Maizière, dans la Mule sans freiti^
nous montre la méchante sœur qui cherche à
séduire le redoutable champion de son aînée,
offrant à Gauvain de partager son repas et de
manger dans son écuelle. La charmante nou-
velle du xiii'= siècle, la Comtesse de Ponthieu,
nous apprend que messire Thiébaut, de retour
de son pèlerinage, reçut cet honneur de son
beau-père le comte de Ponthieu : « Celui jour,
sist li cuens de Pontiu et menja avoec monsei-
gneur Tiebaut à une escuelle. »
Dans Laucclot du Lac, une dame séquestrée
par un mari jaloux, dit en soupirant : « Grant
temps est que chevalier ne menja en mon es-
cuelle ! » Dans le roman de Pcrceforêt^ à la
description d'une fête donnée à la suite d'un
tournoi, on lit cet agréable détail : « Y cust
huit cens chevaliers séant à la table, et si n'y
eust celuy qui n'eust une dame ou une pucelle
à son escuelle. » On voit aussi, dans une des
versions de la nouvelle racontée par le philo-
sophe Malaquidas, au roman des Sept sages,
qu'un mari voulant honorer son hôte, un se-
DOMESTICITÉ ATTRAYANTE. 2?j)
néchal du roi, le mit de moitié à l'assiette de sa
femme. C'était en effet la plus grande preuve
d'estime et de tendresse qu'on pût offrir en ce
temps-là; à quoi il faut ajouter qu'on buvait
au même hanap, privauté dont l'usage se con-
serva beaucoup plus longtemps.
A table, les femmes déposaient souvent leur
dignité. Pour honorer leurs convives, elles se
faisaient humbles et ne dédaignaient pas de
remplacer les servantes; usage charmant qui a
laissé des traces dans plusieurs de nos vieilles
provinces, où les maîtresses de maison se font
encore un devoir de veiller elles-mêmes au ser-
vice et de laisser leur assiette inoccupée, jusqu'à
ce que leurs hôtes n'aient plus rien à désirer.
Cette domesticité attrayante s'exerçait souvent
par les dames du plus haut rang, lors même que
leur mesnie était au grand complet. Au banquet
anniversaire de la nativité du bon roi Méliacin.
dans // contes du cheval de fust, il n'y eut pas
d'autres « meschines », comme vous le pouvez
ouïr :
Et sachiez bien qu'à cel mangier
Ne servirent onques vilain...
Mais bêles dames jouvencèles
Pucèles et tiex (telles) damoisèles
Qui trop joliemcnt chantoient.
l.e même cœur qu'elles mettaient à enlever
zS^- DÉTAIl.S 1) HOSPITALITE.
aux arrivants les lourdes armures, à remplacer
les vêtements souillés ou humides, les dames
l'employaient à servir les mets et les A'ins, à
charger les ccuelles et à remplir les hanaps.
Quand le héros du Chevalier an lion se trouve
pris entre deux portes d'acier, dont la première
venait de trancher l'arrière-train de son cheval,
une demoiselle témoin de sa mésaventure n'hé-
site pas à se mettre en péril, pour lui venir en
aide. Après lui avoir passé au doigt un talisman ,
dont la vertu doit le rendre invisible à ses en-
nemis, la belle s'empresse de lui servir à man-
ger-
La damoisèle cort isnel ; (court vite)
En la chambre revint moult tost,
Si aporta chapon en rost
Et un gastel (un pâté) et une nape
Et vin qui fu de bonne grape.
Également dans l'épopée carolingienne de
Fiérabras^ la fille de l'émir Balan et ses com-
pagnes servent à table les barons français déli-
vrés des prisons du prince sarrazin.
En une cheminée ont le feu alumé,
Et la table fu mise; quant ils eurent lavé,
Les pucièles les servent à joie et'à bonté;
A manger et à boire eurent à grant plenté,
Et il barons manjent qui l'eurent désiré.
DOMESTICITÉ ATTRAYANTE. i.'^."'
Ici encore la fille de l'émir exerça envers les
barons français l'hospitalité complète, qui dé-
routait si fort le bon Lacurne de Sainte-Palaye
chez les contemporaines chrétiennes de la reine
Aliéner d'Aquitaine. Après le dîner vint le bain,
puis le lit où « V pucèles de grant nobilité »,
celles même qui les avaient servis à table, tinrent
compagnie aux cinq chevaliers de la cour de
Charlemagne.
Autre souvenir des temps chantés par les
poètes de l'Hellade, l'usage de se couronner de
fleurs embaumait joyeusement les repas de nos
pères. I.e chapel, chapelet ou chapeau de fleurs
était off'ert à l'arrivant en signe de bienvenue.
Ces guirlandes odorantes, tressées en façon de
couronnes, ornaient les têtes en maintes autres
occasions ; les éléments en variaient selon l'état
d'esprit de celui ou de celle qui les portait; car
nos ancêtres étaient aussi habiles que les Orien-
taux à interpréter le langage symbolique des
fleurs. La rose, la violette, l'œillet, la menthe,
la marguerite, le souci y jouaient leur rôle tour
à tour, ainsi que le chèvrefeuille et les pompons
richement nuancés de la renoncule, dont le bon
roi Saint Louis ne dédaigna pas de rapporter
de rareo variétés de la Terre Sainte.
On y employait aussi des plantes plus mo-
destes, bannies aujourd'hui de nos jardins par
lescréationsdc l'horticulture moderne : lavande.
2DU DETAILS I) HO ^IITAI.ITK.
ancolie, marjolaine, consolide, hysope, armoise
« et plusiors aultres bones herbes », comme
le témoigne le compte des dépenses faites par
Charles V au château du Louvre, publié par
Leroux de Lincy. Ledit don capiel à vu /Jours
nous décrit une dcces jolies coiffures, un cha-
pel de fleurs variées et symboliques, composé
par un trouvère « pour une pucèle qui l'en
pria ».
Au commencheinent dou capiel,
Por che que jou H face bicl,
Jou i métrai la flors de lis...
La seconde iert la violette,
Et H tierce est une florette
De soucis, car moult est bièle;
La quarte est la piercèlc
Et H quinte la consoudc,
La sixième, rose espanie,
Et la siestième l'ancolic.
Toute cette petite pièce roule sur la signi-
fication de ces sept fleurettes. Les convives n'y
mettaient pas tant de façon : ils se contentaient
des fleurs que la saison apporte. En hiver, c'é-
tait des branches vertes : du thym, du laurier
ou du romarin.
En ce temps-là, les expressions de haut-bout
et de bas-bout de la table n'étaient pas une
simple fiction honorifique, admise entre gens
de même société ". maîtres et serviteurs man-
DOMESTICITE ATTRAYANTE. 2^7
geaient ensemble, à peine séparés par quelques
pieds de distance. Les humbles passants se ran-
geaient d'eux-mêmes au bas-bout de la large
tranche de chêne, avec les gens attachés au ser-
vice de la maison, et les hauts personnages se
plaçaient à côté des chefs de la famille. Tous
prenaient leur repas en même temps. Une cita-
tion empruntée aux notes du 2'' volume des
Contes, dits et fabliaux^ publiés par Ach. Jubi-
nal, nous confirme ce fait que, la table servie,
on se faisait alors scrupule d'y admettre tous
les arrivants :
S'a vostre mengier este d'aucune gents souspris,
Qui viegiient sans mander, ça uit, ça nuef, ça dis,
Ne devez semblant faire que soiez esbahis;
Mes faites hèle chère, joie, soûlas et ris,
Et leur prometez miex quant vous serez garnis.
Une autre coutume favorisait singulièrement
l'exercice de l'hospitalité : celle de manger à
portes ouvertes, et même au devant de la porte
d'entrée, quand la saison le permettait. Mais au
milieu du xni'= siècle, déjà cette largesse hospita-
lière commençait à diminuer ; on le voit aux re-
grets bien sentis qu'en expriment les fableurs.
Aux charmants détails de ces mœurs du vieux
temps, il y avait de lamentables contrastes. Si,
dans les manoirs de grand fief, le voyageur était
courtoisement accueilli; si on lui prodiguait le
«7
258 DÉTAILS d'hospitalité.
bien-ctre de l'opulente maison; s'il partageait
un jour les richesses de la famille ; ces richesses,
nous l'avons vu, dans la Vie au temps des Trou-
vères, n'entraient guère dans les châteaux que
sous forme de conquêtes. Le travail de la lance
et de 1 epée, qui ne produisait pas même la
protection efficace du territoire, et n'assurait
qu'exceptionnellement la sécurité locale, était
de tous les travaux le plus fructueux, le plus
rétribué. Chaque manoir crénelé, nous l'avons
dit, défrayait son luxe aux dépens des fruits du
travail d'autrui.
L'artisan qui fabriquait ces vases, ces écuelles
et ces hanaps, ces pots brillants à mettre vin
ou hippocras, qui tissait ou façonnait ces man-
teaux moelleux, ces pâlissons fourrés, ces bliauds
doux aux membres fatigués du voyageur, réus-
sissait rarement à transmettre ses modestes
épargnes à ses enfants : les filets tendus par les
gens de froc, d'épée et de justice, étaient si nom-
breux, les mailles en étaient si drues et si serrées
que peu de chose leur échappait.
Le marchand qui transportait à si grande
fatigue les denrées de tout genre aux foires
lointaines, ne passait guère à la portée des tours
dominant les côtés de la route ou les berges du
fleuve, sans y laisser la meilleure part de son
gain. Quant au déplorable serf attaché à la
glèbe, à peine lui laissait-on ce qui était strie-
DOMESTICITÉ ATTRAYANTE. " 2 59
tement nécessaire pour le forcer à vivre, à sup-
porter son dur labeur. Nos ouvriers d'aujour-
d'hui, nos laboureurs, nos -vignerons sont d'o-
pulents personnages, comparés aux travailleurs
des siècles de la chevalerie ; en surprenant les
douleurs de ce qu'on appelait « la gent menue»,
il semble que l'équité des lois de courtoisie se
soit arrêtée à la pn rtie supérieure de cette étrange
société.
Malgré leur pauvreté cependant, on frappait
rarement aux pauvres maisonnettes « closes de
pieux et de sauciaux » pour y demander hosteU
sans y être bien accueiUi. Quand cet honneur
arrivait au toit de paille, on s'empressait autour
du bienvenu. La femme et les tilles du pauvre
logis jetaient sur le feu le fagot de genêts ou de
bruyères, pour sécher se3 vêtements, et lui don-
naient à laver, comme dans les riches manoirs.
On renouvelait la jonchée de rameaux verts
qui tapissait le sol battu ; on blutait la meil-
leure farine, on entamait le lard pendu à l'âtre;
puis les œufs s'il y en avait, quelquefois la
poule ; puis la poignée de faînes, de noisettes
ou de noix ; enlin tout ce qu'il y avait de mieux
sous ces poutres noircies sortait du coin où il
semblait guetter la grande occasion.
Après le repas, souvent aussi frugal que celui
décrit dans le fabliau de Gombert et des deux
clercs :
26o DÉTAILS d'hospitalité.
Tel bien com sire Gombert ot
Orenl assez anuit si oste (ses hôtes)
Lait boilli, matons et composte...
On offrait à l'arrivant de partager le meilleur
matelas de feuilles, la meilleure co'ctte de laine,
la plus chaude toison, au risque de méprises
nocturnes, semblables à celle qui advint à la
femme et à la fille du brave Gombert, dans le
susdit fabliau.
Souvent, lorsqu'un coin de verger permet-
tait à quelques pieds de mauve, de margue-
rite, de giroflée, d'amaranthe, de glaïeul ou
d'églantier de végéter autour de la chaumière,
les fillettes se hâtaient d'en jeter des tiges fleu-
ries dans leurs cheveux. Malgré l'invraisem-
blance de la chose, ces jeunes cœurs rêvaient
de princes devenus amoureux de simples vi-
laines, comme dans le gracieux poème si popu-
laire de Griselidis. C'étaient les seuls joyaux
de leur parure, le seul moyen qu'elles croyaient
avoir de paraître avenantes, aux yeux de l'étran-
ger.
Les légendes qu'elles chantaient, en tournant
le fuseau, n'étaient-elles pas remplies de bien-
veillantes interventions de Saints du ciel,
d'enchanteurs amis, de nobles et débonnaires
barons qui frappaient à l'huis modeste du pau-
vre, pour en éprouver l'àme et le cœur, sous
de trompeurs déguisements? L'imagination de
DOMESTICITE ATTRAYANTE.
261
leurs seize ans trottait sur ce joli thème : Qui
sait si , par aventure , l'amour et la fortune
n'avaient pas, pour s'offrir à elles, choisi, ce
jour-là, les traits de l'hôte improvisé?
CHAPITRE XI
ACTIVITÉ DES VILLES. — CRIS DES MARCHANDS.
ARMOIRIES DU COMMERCE. — BAINS EN COMMUN.
MENDICITÉ DES ORDRES RELIGIEUX.
ES villes offraient déjà, à l'époque
des Croisades, de grandes ressour-
ces au voyageur ; là il pouvait,
à la rigueur, s'il avait la bourse
garnie de bons csterlins , se passer des soins
gratuits de Phospitalité.
Bien qu'en comparaison de nos maisons mo-
dernes, les logis de ce temps fussent de peu de
hauteur et généralement étroits, étant la plu-
part appropriés aux besoins d'une seule famille,
encore y avait-il toujours la chambre de l'hôte
et celle de l'ami. Nombreux étaient, d'ailleurs,
les gens qui, défrayés par le fait de leurs fonctions,
logés par l'État, par la cité ou par la corpora-
tion dont ils géraient les charges, avaient à louer
MENDICITÉ DES ORDRES RELIGIEUX. 263
des maisons ayant pignon sur rue, héritage
patrimonial dont ils étaient fort aises de tirer
profit. Les corporations elles-mêmes, les chapi-
tres, les couvents, les fondations hospitalières
possédaient des immeubles de mainmorte que
louaient, au compte de la communauté, les in-
tendants de ses deniers et les régisseurs de ses
domaines.
Dans les grandes cités, on pouvait trouver
logis en payant. Déjà l'on y rencontrait des ta-
vernes, germes de nos modernes hôtelleries ; les
œuvres des Trouvères nous en offrent des traces,
surtout dans les ports de mer et dans les places
commerçantes. Dans le roman de Flore et
Blancheflor^ nous voyons le héros allant à la
recherche de sa mie, déguisé en marchand,
chercher hostel dans le port où la pucelle a été
traîtreusement embarquée. Il descend avec sa
suite chez un tavernier du pays,
Qui maisons ot larges et grans,
A hébergier les marcéans;
Quant li cheval establés sont,
Fuerre et avaine à planté ont.
Ce n'est encore là qu'une sorte de caravan-
sérail, où le voyageur n'obtenait que le couvert
et la pitance de ses chevaux ; à lui de pourvoir
au reste de ses besoins. L'amant de Blanche-
tlor est obligé d'envoyer plusieurs de ses corn-
264 ACTIVITÉ DKS VII-LF.S.
pagnons aux étalages des gens de l'endroit,
pour s'approvisionner de vivres.
As estaus tic! bourc sont aie,
Où il acatent ^achètent) lor mangié :
Et pain et vin en font porter,
Moult aprestent riche souper.
Ce fut dans une auberge de ce genre que
logea a à la bone foire de Troics » le bourgeois
de Decize près Nevers, dont Jehan le Galois
nous conte les aventures, dans la Bourse pleine
de Sens.
Dans le joli fabliau de Courtebarbc, les 1 i i
aveugles de Compiègne. l'auberge est déjà
mieux dessinée. Les trois pauvres diables
auxquels le clerc facétieux, «qui venoit de Paris
en bel palefroi chevauchant )>, avait feint de
donner un besantd'or, retournent à Compiègne
pour y manger la somme que chacun d'eux
supposait dans la bourse de son compagnon.
Ils savaient la ville bonne et bien approvi-
sionnée ; en effet, à peine entrés dans lechatel,
(ainsi nommait-on les villes fermées), ils enten-
dirent crier des vivres.
Si oïrent et escoutèrent
Qu'on crioit parmi le chastel :
— Ci a bon vin frès et nouvel,
Ça d'Auçoire fd'Aiixerre), ça de Soissons;
Pain et char et vin et poissons.
Céans t'et bon despendre argent.
MENDICITÉ DES ORDRES RELIGIEUX. 2Ô5
Là encore, rhôtelitr criant son vin avait
une cuisine et des casseroles, mais ses four-
neaux ne s'allumaient et ses casseroles ne
s'emplissaient que sur commandes, et non avec
des provisions attendant la pratique, comme
dans un restaurant d'aujourd'hui.
En la vil n'a bon morsel
Que vous n'aiez si vos volez.
— Sire, font-il, or tost alez,
Si nous fêtes assez venir.
Ici au moins l'aubergiste consent à faire l'a-
vance des viandes et du feu : « Il fist del char-
bon au feu mettre, et lor atorne pain et char,
pastez et chapons. » Déplus on trouvait à cou-
cher chez lui. Après que les trois aveugles fu-
rent repus, « li lit sont fet, si vont couchier
jusqu'au demain ». Le clerc qui voulait assister
au dénoûment de sa farce, passa lui-même la
nuit dans l'établissement, bien que les tavernes
de ce genre fussent souvent mal famées et que
la prostitution y eût d'activés succursales.
Les prédicateurs, en effet, tonnaient en chaire
contre les tavernes, et signalaient aux gens de
bien les écueils de ces asiles, dont la plupart
ressemblaient au mauvais lieu où parvint à se
faire régaler, gratis, le bon compagnon de
Boivins de Provins. Ceux qui portaient sur eux
de bonnes bour.ses bien chargées de besants.
2,66 ACTIVITÉ DES VII.LKS.
de livres et de deniers, si bien attachées qu'elles
fussent sous leurs bliaiix^ risquaient fort de se
les voir couper en si gaillarde compagnie.
On se contentait généralement, en arrivant
en ville inconnue, de chercher un logis où l'on
trouvât la lumière et le feu, un lit bien large et
les quelques meubles nécessaires, si massifs
qu'ils semblaient incrustés dans l'immeuble.
Pour le surplus on n'avait qu'à prêter l'oreille:
les vivres, le vin et autres nécessités de la vie
s'annonçaient bruyamment sous vos fenêtres, à
la portée de votre main.
A Paris surtout, les marchands ambulants
encombraient les rues déjà si peu larges, où les
avancées des toits aux poutres saillantes échan-
geaient souvent l'eau de leurs gargouilles. Ils
allaient criant leurs offres, de l'aube à la ves-
prée : pain, vin, flancs tout chauds, « châtai-
gnes de Lombardie, figues de Mélite (Malte),
raisins, naviaus, pois en cosse ». Tout ce qui
se consommait alors était promené sur la voie
publique dans des paniers, dans des hottes ou
des éventaires ; sur la tête, sur les bras, sur le
ventre ou sur le dos, quelquefois sur un âne ou
sur un mulet. Le vieux marchand de Galice,
dans la Bourse pleine de Sens, criait ainsi ses
épices : a rigolice, annis, gingembre ou ca-
nelle », aux oreilles de sire Réniers, « par la
mestre rue de Troies ».
MENDICITÉ DES ORSRES RELIGIEUX. 267
Guillaume de Villeneuve nous a conservé,
dans ses Cris de Paris, la physionomie de ce
brouhaha pittoresque, en rimant comme il les
a recueillies ces assourdissantes annonces.
Ceux qui, dit-il, ont denrées à vendre ne cessent
de braire par la ville, vaguant sans trêve ni
repos par les rues et les carrefours. Il n'y avait
guère, il est vrai, d'autres manières de faire
connaître la spécialité de son commerce.
Le papier, plus cher que le parchemin, eût-il
été à la portée du petit marchand, aurait encore
exigé le précieux travail d'un clerc, sachant
écrire et enluminer, avant de pouvoir s'étaler
sur la muraille humide, aux hasards des sai-
sons. Qui d'ailleurs eût pu déchiffrer les hiéro-
glvphes de l'alphabet ? Seuls, les clercs avaient
la clef de l'écriture ; et encore combien d'entre
eux auraient piteusement hésité sur cette beso-
gne, si l'on en croit lëvêque contemporain
Guillaume Lemaire, dont la célèbre allocution,
prononcée dans un synode présidé par lui, dé-
clare que la plupart de ceux même qui étaient
prêtres, étaient rudes, idioti., illiterati, grossiers,
slupides et illettrés !
Force était donc de crier, de braire, si Ton
voulait faire savoir le genre de denrées que l'on
offrait au public. Chacun criait donc, même
les seigneurs, même les rois ; ceux-là seulement
le faisaient par l'intermédiaire de hérauts à
268 ACTIVITÉ DES VILLES.
voix puissantLS, par des bedeaux « à cornes
d'airain et à tambours », portant leurs armes et
leurs couleurs, et criant à haute haleine les
cdits, sentences, arrêts et règlements de leurs
maîtres : a Aucune fois, ce m'est avis, crie on
le ban du roy Loys. » Dans le fabliau du pôvre
mercier, on voit « un sire qui tenoit tarant
terres », et protégeait le commerce et la justice,
faire par pays « crier un marché nouvel »,
qui devait se tenir sur la grande place de sa ré-
sidence.
On criait les condamnations des coupables ;
on criait le cours des monnaies ; on criait les
fêtes à chômer sur le parvis des Moustiers ; on
criait les décès, avec sonnettes, pour demander
prières aux âmes chrétiennes.
Quant mort i a, home ne famé,
Crier oirez: — Proiez pour s'ame,
A la sonnette par les rues.
On criait les gens égarés et les choses perdues.
Dans la xiv<^ nouvelle du Castoiement : « D'un
homme qui portoit grant avoir », ce riche per-
sonnage avait perdu un sac contenant mille
besants et un serpent d'or, a qui les œils de
jagonce avoit ». Il en fut moult dolent, et se
résolut à le faire crier par un bedeau dont c'était
l'office.
MENDICITÉ DES ORDRES RELIGIEUX. 269
A tant vint li bedeax corant,
Et si fait (cet) avoir demandant,
Et dist que cil qui le fendroit
Cent besans quitement auroit.
Revenons aux études de la vie parisienne en
plein air, au temps des Croisades, aux scènes si
mouvementées que nous a transmises Guil-
laume de Villeneuve. Oirez retentir, dit le
trouvère, les voix de beaucoup de gens vendant
a en les rues ». D'abord les poissonniers :
De cels qui les frès harens crient :
Or au vivet! Li aultres crient :
Sor et blanc harenc, frès et poudrés...
J'ai bon merlens frez et salés,
Et puis alètes de la mer.
Le volailler criant : oisons, pigeons, gras
chapons et oiselets ; le boucher criant : viande
fraîche et salée; le maraîcher annonçant ses
pois tout cuits, ses fèves toutes chaudes et nou-
velles « et les mesurant à escuelles », oignons,
cerfeuil, pourpier, naviaus, laitue, a cresson de
fontaine » comme aujourd'hui ; le laitier louant
son lait et son beurre, ses œufs et son fromage :
« J'ai bon fromaige de Champaigne, or ai fro-
maige de Brie. » Puis les fruits : pèches d'aoiàt,
pommes d'Auvergne, poires de chailloux et de
hastivel, poires de Saint-Riule et poires d'an-
goisse, noix fraîches, bonnes noix de coudre
270 ACTIVITE DES VILLES.
[noisetta]^ nèfles mûres, cerniaux, cornillcs
(fruits du cournouillcr , alises, prunelles de
haies, boutons d'églantier, verjus pour bois-
son, etc.
Puis les balais de genêt et de bouleau, le
bois « la busche bone, à deux oboles je vous
donne » ; charbon, le sac pour un denier. A
défaut de houille, on criait déjà, et plus fort
qu'aujourd'hui, le tan en mottes et en poussier :
« l'autre crie, qui veut le ten ». Puis l'huile de
noix, l'huile comestible de ce temps-là, le vi-
naigre bon et biaiis, « du poivre por le denier
qu'as ». La pâtisserie n'est pas oubliée ; le trou-
vère nous la montre passablement variée dans
ses produits, dont quelques-uns, les échaudés,
les gaufres et les oublis, se jouaient aux dés
sur les places, comme les macarons de nos lote-
ries ambulantes.
Chaux pastez i a, chaus gastiaux,
Chaudes oublie renforciez,
Galètes chaudes, eschaudés,
Roissolles (beignets), ça denrées aux dcz;
Les flaons chaus, pas ne s'oublie.
On criait le vieux fer : vieux pots, vieilles
poêles et vieilles marmites à acheter ; vieux
pots d'étain à esclaircir. On criait cote et sur-
cote à échanger, chapiati.v, inantels ci pelissons,
vieux houzeaux, « solcrs vieux à rafaitier ».
MENDICITE DES ORDRES RELIGIEUX. 27 I
On criait : chandoiles {chandelles) de coton,
chandoiles qui plus art cler (bride clair) que
nulle estoile ! » plus jonc paré pour mettre en
lampe, moelle de jonc pour remplacer le coton
qui était cher. Est-il besoin de répéter que l'on
criait aussi le vin ? A cet égard il y avait à
choisir.
Si crie l'en, en plusieurs leus,
Le bon vin à trente-deux,
A seize, à douze, à dix, à huit;
Moult mainent (ce genre de), criéor, grant bruit.
Outre leur pain, les boulangers offraient
leur four ; outre leur farine de gruel et de fro-
ment, les meuniers offraient leurs meules :
o crier, oirez, quiaà moudre?» L-emoulintourne
à bon vent sur les collines de Montmartre et
de Châtillon. On criait encore « nates et nate-
rons » pour tapisser les chambres, « joncheures
de jagiiaus » jonchées de glaïeul et « frès jonc
à mOult grant alénée » de très-bonne senteur,
pour étendre sur le carreau des salles, usage
qui s'est conservé longtemps. Enfin, dit maître
Guillaume, on crie tant de bonnes choses que
l'on ne peut se tenir de despendre ses deniers ;
lui-même déclare y avoir mis le peu qu'il pos-
sédait. Celui de ses confrères qui a rimé le dit
de la Maille confirme le danger que font courir
à la bourse toutes ces otïres séductrices : on
272 ACTIVITÉ DES VILLES.
laisse partout, dit-il, se répandre ses mailles
(petite monnaie équivalant à notre souj en
achats de fleurettes et de roses :
En pois ou en t'cvcs novelles,
En choux, en cresson ou en bettes,
En arraches (chicorée) ou en laitues
Que l'on va criant par les rues.
Nous l'avons constaté tout à l'heure, les en-
seignes peintes ou écrites étaient à peu près
inconnues, au temps des Cours d'amour ; il faut
ajouter qu'elles étaient brillamment remplacées,
pour les industries sédentaires, par les enseignes
parlantes, par la représentation des denrées à
vendre, taillées ou pourtraitcs sur un écusson
suspendu au-dessus de la porte ou de la maî-
tresse fenêtre du pignon faisant face à la rue.
Ce genre d'enseignes se retrouve encore dans
les carrefours de nos villes, dans les bourgs et
gros villages de nos provinces. *
Une douzaine de chandelles de bois annon-
çaient un épicier ; un cheval barbouillé de noir,
de gris ou de rouge, indiquait un logeur avec
écurie ; une gerbe d'épis, un grainetier ; des
boudins de bois noir, des saucisses en chapelet,
un jambon violet taillé en pleine bûche, déno-
taient un charcutier. On reconnaissait la ta-
verne, à un pot d'etain ou à une grappe énorme
ornée de ses feuilles larges comme des nénu-
MENDICITÉ DES ORDRES RELIGIEUX. 273
phars. A la porte du barbier se balançait l'an-
tique plat échancré, ou un pied nu, frappé par
la lancette, d'où s'échappait un flot de sang.
Un gant sans doigts (il n'y en avait pas d'au-
tres), une loutre, un ours, entaillés sur l'écus-
son de la porte, désignaient le marchand de
fourrures, ce velours de l'époque. Un castor se
tranchant les génitoires avec ses dents, pour
offrir le castoreitm au chasseur, selon la lé-
gende, une vipère mordant sa queue, le pilon
d'or d'un mortier, montraient l'officine d'un
triaclcur, marchand d'onguents et de drogues
curatives.
A la place des brillants étalages modernes, si
bien à l'œil et à la main, quelques-uns des ob-
jets mis en vente se cachaient, sans ordre, der-
rière des carreaux minuscules de verre enfumé,
assombris sous un réseau de mailles de plomb,
et défendus de l'atteinte des passants par des
barreaux de fer. A peine si le marchand d'étoffes
et le tailleur d'habits consentaient à exposer au
vent un manteau fané, un vieux bliaud, un
surcot, un pelisson passé de mode, au risque
de fournir un moyen ingénieux de renouveler
sa garde-robe, à quelque subtil robeur, cuirassé
contre les hasards de la corde ou du pilori.
Malgré ces annonces parlantes, les marchands,
dont l'industrie nous paraît le plus sédentaire,
se mettaient eux-mêmes en voie pour crier ce
18
274 ACTIVnÉ DES VILLES.
que les acheteurs tardaient à venir chercher
dans leur logis. Ceux même dont la spécialité
de fournitures ne pouvait ni s'étaler en ensei-
gne, ni se porter sur les bras, les baigneurs et
étuvistes, par exemple, ne dédaignaient pas de
courir les rues en criant :
Seignor, quar vous alez baingnier
Et estuver sans dclaier;
Li baing sont chaut, c"cst sans mentir.
Le bain était une des nécessités de la vie de
nos aïeux, qui faisaient généralement usage de
tissus de laine, de fourrures et de toisons sur
la peau. Ce sont les prédicateurs du xin'^ siècle,
nous l'avons dit dans les Libres Prêcheurs, qui
réussirent à faire fermer les étu^es, à force de
tonner contre le mélange des sexes et le liber-
tinage que favorisaient ces bains de vapeur à la
sarrasine. Si leur zèle outré ne parvint pas à
ruiner aussi complètement les baigneurs ordi-
naires, il n'y eut pas de leur faute. L'habitude
du linge aidant, cette saine coutume de nos pè-
res perdit de sa vogue ; dans les petites localités
surtout, un seul baigneur put se maintenir, sur
dix qu'il y avait auparavant. A partir des der-
niers Valois, le bain ne fut guère employé qu'en
façon de médication curativc, sœur de la purga-
tion et du clystère.
A l'époque où furent rimes les Cris de Paris.
MENDICITE DES ORDRES RELIGIEUX. 27?
chacun, à la ville et à la campagne, avait la cuve
de bois, où il se baignait avec les siens, oii il
faisait baigner son hôte. Au baigneur de Paris,
on se contentait souvent de commander l'eau
chaude, qu'il apportait à dos d'âne ou sur ses
épaules. Le bain étant le complément indispen-
sable de l'hospitalité, le lecteur nous permettra
de glisser ici quelques détails sur cette saine
coutume.
Le bain était jadis, non-seulement un prin-
cipe d'hygiène et de purification matérielle,
c'était un symbole de régénération morale au-
quel le baptême antique, l'immersion complète
du chrétien, a dû son origine. Les ablutions
dogmatiques des Musulmans peuvent encore
nous en donner une idée. La plupart des céré-
monies qui élevaient l'homme en dignité exi-
geaient une immersion préalable. On baignait
le clerc élevé à la prêtrise; on baignait Técuyer
qui devenait chevalier, de même qu'on donnait
le bain aux fiancés avant l'union intime, aux
convives avant le festin. Dans YOrdène de che-
valerie^ Hues de Tabarie répond ainsi au prince
sarrasin, qui demande pourquoi l'on fait le
jeune chevalier «en un baing entrer » :
Tout ensement com l'enfençons
Né de péchié ist hors des fons,
Quant de baptesme est aportez,
Sire, tout ensement devez
27O ACTIVITÉ DES VILLKS.
Issir sans nulc vilonnie
Et estrc plains de courtoisie;
Baignier devez en honesteté,
En courtoisie et en bonté.
La netteté parfaite des membres, au sortir du
bain, avait la vertu de se «faire aimer à toutes
gens», surtout aux dames « pour la druerie»,
et aux anges «pour la saulvetc». On se baignait
donc à tout propos. La nudité d'ailleurs n'effa-
rouchait nullement nos ancêtres : à la nudité
du lit, il faut ajouter la nudité du bain pris en
compagnie.
Dans le vieux roman carolingien de Fiera-
bras, la belle Florippe est baptisée en présence
de Charlemagne et de ses barons, dont les yeux,
nous apprend le trouvère, y prirent beaucoup
d'agrément. Quand l'émir Balant eut été mis à
mort pour avoir craché, par dédain, dans « la
cuve de marbre » préparée pour sa feinte con-
version, la beflc néophyte somme les barons
français de lui tenir promesse, et de la baptiser
dans l'eau qui devait régénérer son sacrilège
aïeul. Les pairs y consentent. On fait dépouiller
la pucelle devant toute la baronnie, «voïant tout
le barné», qui, malgré la gravité delà cérémo-
nie, ne se montra pas indifférente aux charmes
de la jolie fille.
La car avoit plus blance que n'est fleurs en esté :
Petites mamelètes, le cors grant et plané,
MENDICITE DES ORDRES RELIGIEUX. 277
Les cheveils resambloient fin or bien esmeré.
A mains de nos barons est li talens mués,
L'emperères meismes en a i ris jeté;
Pour tant (quoique) s'il ot le poil et canu et mellé.
Ens es fons c'on avoit pour Balant apresté
Ont donné (à) la pucièle sainte crestienté,
Et par nom de bautesme ont son cors généré.
Sans trop s'inquiéter de la décence, les mem-
bres de la famille se baignaient dans le même
baquet de bouleau ou de sapin. Quand l'eau
tiède était versée dans la cuve du foyer hospi-
talier, l'hôte n'hésitait pas à y entrer en pré-
sence de ses nouveaux amis. Les époux et les
amants prenaient ensemble cet agréable rafraî-
chissement. Souvent, et pour voluptueux sur-
croît, à côté de la baignoire se tenaient des
ménétriers sonnatît de leurs instruments, comme
on peut le voir dans une des naïves gravures
qui ornent les premières éditions lyonnaises du
Compost des bergicrs.
Cette curieuse image est placée dans la partie
«De astrologie», à l'explication des vertus de
la planète Vénus. Les deux époux, deux amants
peut-être, ont devant le cuvier de bois, où ils
délassent leurs membres nus, une table toute
servie, qui leur permet de prendre le repas sans
sortir de l'eau, pendant que trois jongleurs
jouent, en leur honneur, de la cornemuse, de
la guiterne et du rebec.
27S ACTIVITÉ DES VILLES.
Ce supplément joyeux de la table, dressée de-
vant la baignoire, se retrouve souvent dans les
poésies de ce temps-là. Watriquet de Couvin,
qui rimait ces allégoriques poèmes vers le mi-
lieu du xiv= siècle, nous en offre un exemple
dans ses Trois Chanoinesses de Cologne. Ces
religieuses, de race noble, n'avaient de monas-
tique que l'apparence; elles aimaient à faire
fcte aux chevaliers et aux trouvères, qui sa-
vaient conter de fantastiques aventures et de
jolis fabliaux. Leurs cellules étaient, au dire du
poète, « un fin paradis terrestre, plein d'anges,
de saints et d'images, et de dous et de biaus
visages ».
Or, une veille d'Ascension, «que chascun
doit joie mener». Dieu lui inspire de tourner sa
voie vers leur couvent, où il rencontre trois de
ces nonnes de tant de quartiers, qui l'invitent
à venir s'aaiser avec elles, banqueter et leur,
conter ses fabliaux les plus lestes, « si que de
risées (tu) nous moilles ». Chacune de ces pieu-
ses commères des bords du Rhin se mit sans
difficulté au bain devant Watriquet, et mangea
avec lui, sans sortir de l'eau tiède où trem-
paient ses appas.
Chascune en son baing, toutes nues,
Et la tierce sans nul desdaing
Se despoille et entre en son baing,
Conques pour moi n'i fîst dangier.
MENDICITE DES ORDRES RELIGIEUX. 279
Lors comenchâmes à inengier ;
Ma table estoit assez près d'èles.
Si les vis vermeilles et bêles
Et esprises de grant chaleur,
Qui leur fesoient avoir couleur,
Li bains chaus et li bons vins frois,
Dont assez burent sans effrois.
Là fûmes aise à tout point.
Nous avons vu, dans la première partie de
CCS études, que la femme de Constant Duhamel
s'était servie de l'attrait du bain avant le repas,
pour faire tomber dans le piège tendu par son
mari, les femmes du provoire, du forestier et du
prévôt. La pieuse compagne du Prévost d'Aqiii-
lée nous a également offert un exemple de
femme ne s'effarouchant nullement du bain
pris en sa présence, quand elle force son hôte,
l'hermite, à entrer nu dans une cuve d'eau gla-
cée, pour amortir l'aiguillon de la chair. L'hé-
roïne du fabliau des deux changeors rsçoit son
amant avec le même sans-façon :
Amis, fet-èle, tant vous aim(o)
Que por vous fis fère cel bain,
Si nous baignerons ensamble.
L'état de parure de nos premiers parents
semblait si peu choquant alors, que le pieux
roi Louis IX se crut autorisé décemment à
condamner un chevalier, pris sur le fait d'im-
pureté, à Damiette, à être traîné par sa com-
\
28o ACTIVITÉ DES VILLES.
plice à travers le camp, lié par la partie coupa-
ble, s'il ne préferait abandonner son cheval et
son armure. Ducange cite, à propos des délits
de ce genre, des punitions où la nudité étalée
en public joue invariablement le principal
rôle.
Mieux encore, dans plusieurs poèmes, lais et
légendes, on voit de très-grandes dames, des
reines, s'exposer nues, certains jours de l'an-
née, à l'admiration de leurs grands vassaux,
sur l'exprès commandement de leurs époux.
Ainsi dans le lai de Lanval, la vanité du roi
Candaule est largement surpassée par celle du
roi Artus.
Revenons à nos cris de Paris, dont les plus
étranges nous restent à noter. Jusqu'ici nous
n'avons entendu crier que les braves gens ayant
denrées matérielles à vendre ; il semble, en effet,
qu'il n'y ait autre chose à acheter par les rues.
Cependant, à côté des marchands de produits
saisissables et visibles, s'égosillaient, avec au
moins autant d'importunité, ceux qui offraient
aux chalands les prières , les interventions
miraculeuses et les joies du paradis.
Guillaume de Villeneuve le témoigne, on
n'enteiidait partout que lamentations nasales
des ordres de toutes robes, qui mendiaient sous
divers boniments. D'abord les Dominicains, dits
jacobins, du nom de la rue Saint-Jacques, où
MENDICITÉ DES ORDRES RELIGIEUX. 28 1
était situé leur principal couvent : « Aux frères
de Saint- Jacques, pain ! » Ce n'était pas par be-
soin que ces moines s'adressaient à la charité
publique, si l'on en croit les trouvères. Dans sa
requête des Frères Mineurs, Rutebeuf nous
peint les frères de Saint-Dominique, dominant
Rome et Paris, tenant sous leur influence re-
doutée le pape et le roi. Puissamment riches
déjà, ils étaient fort amateurs de legs : « Qui se
meurt, s'il ne les nomme pour exécuteurs (tes-
tamentaires), son âme affolle, » et perd pour
l'éternité. Nul n'osait en parler trop haut ; le
hardi poète hésite lui-même à en dire librement
son avis.
Nul n'en dit voir (vrai) qu'on ne l'assomme,
Lor haine n'est pas frivole;
Je qui redoute (pour) ma teste foie,
Ne vous di plus, mais qu'il sont home.
Dans sa mordante satire, le dit des Jacobins^
Rutebeuf reprend courage et frappe sur ces re-
doutables frocards, en ces termes :
Premier ne demandaient qu'un peu de repostaille,
Atout un pou d'estrain, ou de chaume ou de paille;
Le nom-dieu sermonoient à la pôvre prêtrailje.
Mes or n'ont que fère d'omme qui à pié aille;
Tant ont eu deniers, et de clercs et de lais,
Et d'exécucions (testaments) et d'aumosnes et de lais,
Que des basses mesons ont fct de f^ranz palais.
282 ACTIVITÉ DES VILLES.
L'impitoyable frondeur ajoute qu'un pareil
aplomb d'orgueil et d'avarice finit toujours par
en imposer aux gens candides, tant la foule est
naïve.
Il n'a en tout cest mont ne bougre ne hérite (héréti-
Ne fort popelican, vaudois ne sodomite, [?"^/,
Se il vestoit l'abit où papclars s'abite,
C'on ne le tenist jà à Saint ou à hermite.
Viennent ensuite les Frères Mineurs que maî-
tre Guillaume tient « pour bons preneurs ».
Puis, les Augustins «qui vont criant dès le ma-
tin )) ; puis les Frères au sac : « Du pain aus
sas! » ainsi nommés du sac qu'ils portaient
pour ensacher les aumônes en nature. Ces moi-
nes, établis en 1261 par Saint Louis, font à
notre satirique l'effet de valets de charrue, ou
pis encore, arrachés à leur fumier : « Chascun.
dit Rutebeuf, semble vachier qui ist de son
mestier. » Après ceux-là, les Carmes, dits bar-
rés^ à cause de la bariolure primitive de leurs
frocs ; comme les autres beuglant : « Pain aus
barrés ! » Le bon fîagelleur de moines ne se
montre guère édifié de la continence de ces
Carmes, de ceux de Paris surtout, dont il dit :
Li Barré sont près des Béguines,
LXX en ont à lor voisines,
Ne leur faut que passer la porte.
En voici qui crient pour les prisonniers :
MENDICITÉ DES ORDRES RELIGIEUX. 283
«Aus pôvres (èzj prisons enserrés!» véritable
mission de charité cette fois ; car on nourrissait
peu souvent, même pas du tout, les malheu-
reux confiés au geôlier. Les écoliers, venus
pour étudier, criaient aussi : « A cels du Val
des Escoliers ! » Ici encore il faut se garder de
sourire : les conditions de l'étudiant pauvre
étaient dures, aux xn^ et xiii'= siècles ; nous en
avons amplement parlé en son lieu. Quant au
manque de dignité de cet acte , il ne faut
point le juger au point de vue moderne;
rappelons-nous qne l'humilité, poussée jusqu'à
tendre la main à l'aumône, était une vertu
chrétienne : les pèlerinages vraiment méritoi-
res se faisaient en mendiant son pain.
Il y a un autre sens à ce passage, c'est qu'il
existait, au faubourg Saint-Germain, des reli-
gieux nommés Frères du Val des Ecoliers^ dont
Rutebeuf dit simplement : « Li Vaux des Esco-
liers m'enchante, ils quièrent pain et si ont
rentes. »
Les croisés aussi, avant de partir pour la
Terre Sainte, criaient pour leurs provisions :
« Et li croisié pas ne s'atardent à pain crier. «
Ainsi font les Frères nommés les Bons Enfants;
ainsi les Filles-Dieu, qui « savent bien dire : Du
pain pour Jhésu nostre Sire! » Rutebeuf, qui a
un trait pour chaque couvent, n'oublie pas la
part de ces nonnes :
284 ACTIVITÉ DES VILLES.
Diex a (re)nom de filles avoir
Mais je ne puis onques savoir
Que dieu eust famé en sa vie...
Je dis que ordre n'est ce mie,
Ains baras et tricherie
Por la foie gent décevoir.
Voilà qui est prouve, les hommes de Dieu et
ses filles contribuaient largement au vacarme
qui remplaçait, dans les ruelles du vieux Paris,
le bruit que font aujourd'hui les voitures sur
nos larges voies pavées; et la plupart de ces
frocards le faisaient sans nécessité et sans ver-
gogne. A cet égard, tous les poètes du temps
s'accordent avec notre vaillant Rutebeuf. Ce
surcroît de mélopées lamentables, dont les moi-
nes emplissaient les oreilles des chrétiens, était
une des plus tristes originalités de cette époque.
Ces Frères encapuchonnés, aux mines con-
trites, faisant geindre et pleurer leurs puissants
poumons, écrasaient de leur pieuse concur-
rence les marchands ambulants et les pauvres
véritables. Cependant, de l'aveu des poètes con-
temporains, ces apitoyeurs effrontés possédaient
des couvents superbes, de vastes enclos plantés
en vergers, plantureux en bons fruits et « bon-
nes herbes » ; ils avaient de grasses basses-cours
où s'ébattaient des paons et des chapons de
haute graisse ; ils étaient apanages de bons vi-
gnobles, de champs fertiles, où des troupeaux de
MENDICITÉ DES ORDRES RELIGIEUX. 285
vilains, attachés à la glèbe, besognaient de la
pioche, de la charrue et de la bêche, à leur profit.
L'affirmation sempiternelle de leur intimité
avec les puissances du ciel avait entouré ces
hommes d'un sentiment de crainte ; on les
regardait comme les favoris des anges et des
saints ; on leur attribuait le pouvoir de faire
miracles, charmes et enchantements. Or, bien
que, selon Rutebeuf, la plupart d'entre ces
moines eussent la distinction « du vacher en-
levé à son fumier », de tous les commerçants
ambulant et beuglant par les rues, c'étaient
eux qui faisaient les plus fructueuses journées,
et rapportaient le plus de pain et de deniers au
logis.
Ces commerçants des denrées surnaturelles
n'étaient pas les seuls qui s'enhardissent à frau-
der sur la qualité de la marchandise offerte, les
vendeurs de denrées terrestres ne se faisaient
pas faute non plus d'employer la ruse et les
tromperies. Nous allons en dire quelques mots
en passant.
CHAPITRE XII.
RUSES DU COMMERCE AU TEMPS FÉODAL.
DITS A l'Éloge des métiers. — valeur vénale
DES serfs.
E diminutif du rêve de l'âge d'or,
le bon vieux temps^ n'a jamais été
qu'une; expression d'une vérité
relative et pour ainsi dire person-
nelle. Aux yeux des privilégiés de race, de
puissance et de fortune, le bon vieux temps est
toujours l'époque où ils jouissaient de ces glo-
rieux privilèges. Le vieillard y lit l'amer regret
de la jeunesse. Pour le peuple en décadence,
c'est le temps oîi il rayonnait sur les peuples
voisins. En thèse générale, le progrès ne sau-
rait aller à reculons. Les siècles ne passent
guère sans apporter leur contingent d'amélio-
rations matérielles et morales, à l'humanité,
dont les premières expériences se sont faites.
DITS A l'Éloge des métiers. 287
l'histoire entière nous le crie, sous l'énergique
stimulant du besoin, escorté de la ruse et de la
force.
Si l'on tient à conserver la poétique croyance
à l'âge d'or, il faut réduire considérablement
le sens de ce beau rêve. Résignons-nous à ne
voir dans le prétendu bonheur des ^premiers
groupes de la race des hommes, que le calme
dans l'indolence , qu'une existence demi-
humaine, instinctive, sans désirs, facilement
satisfaite dans une contrée tiède , arrosée et
fertile; quelque chose d'analogue à la période
de l'ognon d'Egypte, de la banane, de l'olive
et du gland doux.
A l'époque où nous avons placé nos recher-
ches, le droit de la force, nous l'avons vu, con-
tinuait vigoureusement sa carrière ; et la ruse,
si naturelle aux sociétés en peine de vivre, s'y
trouvait largement développée. A part quelques
natures d'élite prématurément raffinées , on
eût facilement pu s'imaginer que nos ancêtres
de l'ère féodale s'étaient donné la tâche de riva-
liser entre eux, à qui réussirait le mieux à do-
miner les autres, à les dépouiller, à les tromper.
Nous avons assez parlé ailleurs des abus de
la force; il ne s'agit ici que de ruses et de four-
beries en vue du gain. Sur ce chapitre, les
poètes contemporains de Philippe-Auguste et
de Saint Louis sont intarissables. Ils mettent à
288 RUSES DU COMMERCE AtJ TEMPS FÉODAL.
cette critique spéciale la même étmcelle pas-
sionnée, le même entrain, le même sel gaulois
que dans leurs plus agréables fabliaux. Ces sa-
tires des vulgarités de la vie ont une franchise
de réalisme, une clarté de détails, qui se ren-
contrent bien peu dans les manifestations litté-
raires des autres langues; impossible à l'érudit
qui les consulte de prendre le change. Nos
trouvères vont droit au but, ils atteignent au
vif leurs rusés contemporains; ils les peignent
d'autant mieux, qu'il n'y a pas de colère ni de
sérieuse indignation dans leur fait : on sent
qu'au besoin, ils imiteraient ceux qu'ils frap-
pent avec tant de verve et de bonheur.
Le dit des Paintres est un modèle du genre,
une paraphrase de ce mot décoché, encore au-
jourd'hui, au mensonge sous toutes ses formes;
« C'est une couleur, n L"autcur s'émerveille de
l'effrénée concurrence que l'on fait aux peintres
ci ymagiers ; il se demande comment ils peu-
vent continuer à gagner leur vie; car si nom-
breux sont ceux qui se mêlent du métier, qu'ils
pourraient conquérir, à eux seuls, les Flandres,
« si li rois en Flandres les menoit ». Tous
marchands peignent et colorent leurs denrées,
tous soignent le dessus du panier.
A paindre aprennent païsant,
Quant à la vile vont aportant
DITS A L ELOGE DES METIERS. 20g
Verjus, huche ou fruitage;
Le plus bel vont dehors mètant.
Les écrivains, les avocats colorent leurs écrits
et leurs paroles, imitant en cela les barbiers,
arracheurs de dents, tailleurs de robes, bro-
deurs, armuriers, selliers et chapeliers.
Je croi qu'il n'est nul boulangier,
Ne paticier, ne oublaier (m'^i d'oublis),
Se bêle œvre veult faire,
Que couleur ne leur ait mestier.
Il n'est espicier, ne celier.
Ne nul apoticaire,
Ne mires, ne fuisiciens (médecins) ,
A qui couleur ne vaille.
Les femmes de plaisir ne sont pas à dédai-
gner dans cette consciencieuse énuméralion des
gens de métier qui peignent et fardent ce qu'ils
offrent aux connaisseurs.
Famés qui gaingnent à leur corps
Mètent le plus biau par dehors
Pour estre regardées;
Quar tel leur porte un tornois d'ors
Qui jà n'i metroit ses effors
S'il (si elles) n'esloient parées.
Parcheminiers, tanneurs, cordonniers, gens
de ganterie, maçons, couvreurs, plâtriers, tous
ont recours à la couleur. Il n'est pas jusqu'aux
truands qui ne colorent leurs plaies, quand
(1 vont leur méhaing monstrant, pour plus avoir
19
290 RUSES DU COMMERCE AU TEMPS FÉODAL.
monnoic ». Tous se font, eux et leurs mar-
chandises, aussi coiiils et jolis que des images.
Si le bon trouvère revenait parmi nous, que de
couleurs d'emprunt n'y retrouverait-il pas? A
peine ont-elles change de nuances. Le jongleur
lui-même, si habile qu'il soit, « tant soit sa-
chant », s'il ne compose sa tenue, se voit exposé
à être jeté sans façon à la porte, « c'on le chace
en voie ».
Il n'est fableur ne batelleur,
Ne joueur d'apertize,
S'il n'i met aucune couleur,
Nul n'aime ni ne (le) prise.
Ce qui plus fort désole notre critique, c'est
la fraude qui détériore les comestibles ; ce sont
les tricheries des bouchers, poissonniers, taver-
niers, c'est surtout la couleur de ceux qui dé-
naturent, mélangent et droguent les vins. Cela
« trop fort me déhaite », dit-il. Comme dans
tous les produits de ce temps-là le clergé avait
droit à la dîme, le bon trouvère la lui paye
copieusement. En public, selon lui, les gens
d'église se colorent de gravité et d'austérité ;
mais en leur privé, c'est bien différent.
Et ceux qui vestcnt les gris dras,
Ce n'est mie frivole,
Peingnent, quar quant sont à privé,
Jà n'en aiez doutance,
lis s'esbatent tout à segré {e>i secret;
Et récréent leur pance.
DITS A l'Éloge des métiers. 2qi
Ces faux peintres papelards, ajoute l'auteur
de ce joli coup de fouet, ressemblent « à l'yma-
gier qui paint busche pourie » ; il leur prédit
qu'au lieu de réussir à tromper les pauvres
gens, ils « chéront au puis d'enfer, qui de dou-
leur surabonde »,
Aussi chaudement trempé est le dit de la queue
du Renart^ boutade sarcastique et mordante,
contre tout ce qui est « renardie et fiction ». Ici
l'ironique expression de la couleur est rempla-
cée par celle de la queue du renard. Ceux qui
s'accrochent à cette longue queue sont encore
les trompeurs en toute denrée et marchandise,
en toute parole et invention. Le poète se garde
bien, lui aussi, d'oublier les divers ordres du
clergé séculier et régulier. Comme dans le dit
des paintres, tous les métiers connus alors
passent sous nos yeux ; nous ne reprendrons
pas cette interminable Htanie, il nous suffira
de constater que le poète y donne un bon rang
aux sacrilèges par excellence, c'est-à-dire aux
fraudeurs de cervoise et de vin, aux taverniers
et à tous les maudits qui lui ont fait faire de
mauvais dîners pour son argent.
Cette fois les professions libérales sont visées
avec une rare malice ; tous ceux « qui de rien
faire sont cras » sont accusés d'emprunter les
infinis déguisements de maître Renard, dont les
bons tours ont si longtemps déridé nos ancêtres.
292 RUSES DU t;OMMl!:RCE AU TEMPS FEODAI,.
Regnart est, quant veut, abbé,
Et, quant il veut, il est moingne,
Doïen, prestre coronné (tonsuré),
Et quant vucut il est chanoingnc...
Les savants, les lettres, les docteurs, mires et
physiciens , les légistes, les pédants, tous les
enlatinés de la vieille France sont bons com-
pagnons de sire Renard.
Regnart est lisicien ;
Quant il veut, logicien
N'a meilleur en la contrée;
Quant il veut, Sire est de lois...
Toutes les professions lui sont familières; à
toutes il excelle, au moins à faire grand bruit,
grande rapine et grande tromperie.
Regnart va à court plaidier,
De tous est tenu pour sage ;
Es esglises va preschier,
Regnart va par les vilages,
Chascun attrait à sa part.
Les rois, les princes, ducs et comtes sont de
sa suite, car « tout fait vers lui obéir ». Innu-
mérable est le triomphant cortège de ce prince
de la ruse; la queue qu'il traîne est plus longue
que ne fut jamais la plus longue procession qui
sortit d'un moutier. Enfin dit le bon railleur :
Il n'est aujourd'ui meslier,
Excepté le poullailier,
Qui le regnard n'aime et prise.
DITS A L ELOGK DES METIERS. 2^2
Ce poulailler, qui fait exception au grand
culte, c'est le pauvre populaire, hélas! l'éter-
nelle proie de toute fraude et de toute renardie ;
c'est la gent utile qui labeure pour la besogne
essentielle, et à qui le travail payé « à moult
petite value » est revendu à grant cherté et dé-
naturé par la fraude.
Dans ses lettres à Salvandy sur les manuscrits
de la Haye, Ach. Jubinal cite une pièce de ce
genre, noyée dans un vaste poème où sont
blasonnés tous les péchés du genre humain.
Chaque état, chaque profession y a sa part de
blâme longuement motivée. Les souverains
spirituels et temporels, les prélats et leur en-
tourage, les couvents et leurs moines « si bien
possessionés come mandiant », les gens d'armes
et de chevalerie, les gens de lois et de droit, les
marchands, artificiers [artisans]^ vitaliers, etc.,
tout y apparaît à son rang. C'est là une mine
inépuisable à études et à citations.
Et d'abord le coup d'éperon obligé à la cour
de Rome : Simon le magicien en est devenu le
patron ; tout s'y vend à beaux deniers son-
nants, si bien que le pauvre pèlerin que l'or ne
gêne guère ne peut parvenir à s'y faire écouter.
Si que la cause al indigent
Sera pour nul clameur oy ;
Qui d'or n'y porte le présent
Justice ne lui est (scra^ présent.
294 KUSES DU COMMERCE AU TEMPS FEODAL.
Une chiquenaude en passant à l'évcquc qui
laisse agir les grands en toute paix, n'osant
contre eux a faire ni dire », quand pour le sert
« est toujours plain d'ire » ; une autre aux
prêtres qui se font baratiers, taverniers, et
changent leur chapelle en cave et leur autel en
tonneau; autant aux religieux, ces fils d'orgueil,
qui vont chasser en rivière, avec faucons, au
lieu de prier, aux moines mendiants qui, selon
lui,
... Nous preschent la poverte
Et ont tout dis (toujours) la main ovcrte
Por la richesce recevoir.
Mais cela nous le connaissons, Rutebeuf et
ses confrères nous en ont assez parlé ; ce qui
revient le mieux à notre propos, ce sont les
marchands, qui tous ont la Triche pour guide.
Dans ce chapitre, le huitième du poème, on
revoit défiler le bizarre cortège des fraudeurs
et des fripons. L'usurier et le Lombard vident
nos bourses de nos « riches nobles d'or roials
et nos esterlings de fins métals ». Triche s'est
fait drapier, argentier, orfèvre.
Triche est auci de nostre ville
Riche espicier, mais il avile (avilit)
Au plus sovent sa conscience,
S'il sa balance a trop soubtile.
l'riche fait son gain du péché d'autrui, pré-
DITS A L ELOGE DES METIERS. 29
parant et vendant les couleurs « dont se blan-
chent les fémelines », aidant l'orgueil des bour-
geoises et leur vendant l'hermine, le menu
vair, la zibeline, dont elles se couvrent, pour se
parer!
Si com madame la comtesse,
Selon q'affiert à sa noblesse,
Se fait furrer de sa pellure,
Ensi la vaine escuièresse,
Voire et la sotte presteresse, "^
Portent d'ermine la furrure. \
Les fraudes du vin, du claret, de la cervoise
ont ici leur part. Le poète reproche à l'initié
de Triche de contrefaire, « de son engin, le
vin françois, le vin du Rhin ». Les tavcrniers
étaient déjà fort audacieux dans cette abomi-
nable fourberie, particulièrement odieuse aux
clercs et aux trouvères.
Triche est tout plein de décevance
Quant il, par si fol alliance,
Tants vins divers sait faire unir :
D'Espaigne, Guyène et de France,
De quoy le gaing puât avenir.
Mais s'il porra vin fort tenir
Bien sciet del caue fresche emplir.
Triche est partout, en Orient, en Occident :
a Triche en Bordeaux, Triche à Civile ^Séville);
Triche en Paris achate et vent. » Triche est à
Florence, à Venise, aussi à Bruges, aussi à
296 RUSES DU COMMERCE AU TEMPS FEODAL.
Garni; « à son agart aussi s'est mise la grant
cité sur la Tamise ». Outre ces villes déjà re-
nommées pour leur grand trafic, Triche est sur
mer et sur terre, dans les plaines et dans les
montagnes, au village et au château. De même
que les habitants des villes, le pauvre paysan
se plaint de Triche « partout communément. »
De tousmestiers que l'en aprent
Triche est apris, et son gaing prcnt.
Dans l'imagination de l'auteur, tout autres
étaient les marchands et gens de cler^ie du
temps passé; ceux-là étaient loyaux, de bonne
foi et modestes; les poètes ont toujours cru au
bon vieux temps.
Ce qui jadis fust courtoisie,
Ore est tenu pour vilainie,
Et ce qu'en loyalté tenoit,
On le dist ore tricherie.
A ces diatribes si réalistes, si naïvement vé-
ridiques, correspondent, en manière de con-
traste, des pièces élogieuses, vraisemblablement
commandées aux trouvères, en quête de bons
salaires, par les jurandes et maîtrises de cer-
tains corps de métiers. De pareils chants étaient
pour la corporation le complément glorieux de
la caisse où se trouvait déposé le trésor com-
mun, de la châsse où trônait le saint patron.
C'était un état de service dressé par la poésie,
DITS A l'Éloge des métiers. 297
une consécration de la dignité professionnelle
de telle ou telle part de l'activité générale.
Moins piquants que les satires, ces petits
poèmes fourmillent également de traits de lu-
mière sur les usages intimes : l'historien des
modestes occupations du moyen âge peut s'y
renseigner sur les facilités de vivre que possé-
daient déjà nos aïeux et sur les lacunes de
l'économie familiale que la science a peu à peu
comblées. Ces études contiennent plus de
philosophie sociale qu'on ne serait tout d'abord
porté à le supposer : on y apprend la raison de
la rareté des produits fabriqués et de la lenteur
de l'échange avec les nations voisines.
Aucune de ces puissantes machines qui, chez
nous, reproduisent par milliers à la fois l'objet
nécessaire, dont le type est adopté par l'usage ;
aucun de nos merveilleux moyens de viabilité
destinés à activer les relations entre les peuples.
La longue période féodale ne fait pas un pro-
grès, à cet égard, sur les procédés industriels
de l'antiquité. Tout s'y fait à la main, tout s'y
transporte par bêtes de somme, malaisément, à
travers mille dangers.
Cela d'ailleurs explique à merveille la char-
mante variété de forme des ustensiles et objets
mobiliers de ce temps-là. Chacun de ces pro-
duits de la main recevait l'empreinte du caprice
artistique, et s'ornait à la fantaisie personnelle.
298 RUSES DU COMMERCE AU TEMPS FÉODAL.
au goût de l'ouvrier qui le manipulait jusqu'à
parfait achèvement. Dans cette lente fabrication
se trouve aussi la cause de la cherté des choses
les plus essentielles à la vie, et de la modeste
consommation qu'en faisaient les classes mfé-
rieures. Combien de siècles fallait-il attendre
pourvoir le populaire, « la gent menue », fourni
de linge, vêtu, chaussé et à peu près pourvu
de meubles? Ceci était la tâche des infatigables
collaborateurs de fer et de feu, destinés à rem-
placer l'esclave courbé sur un travail écrasant ;
or ce rôle rédempteur de la machine dans l'ave-
nir est à peine soupçonné aujourd'hui.
Nous voilà bien éloignés de notre su)et, le
dit des Fèvres va nous y ramener. Cette petite
pièce de vers est un éloge emphatique des for-
gerons; vrai cantique en l'honneur de la pré-
paration du fer, qui y est naturellement placé
bien au-dessus de toute autre profession. Sup-
primer celui qui travaille le fer, c'est, dit le
poète, forcer le monde à ne plus pouvoir ni
semer, ni planter, ni faire charrois, ni trancher
viande ; car le fèvre lorge de sa main « le coutel
dont on tranche le pain », la bêche, la houe,
le pic, la masse ; il fait « les grils à rostir harens
et les ains à prendre merlens ». Jamais clerc
ne pourrait avoir livres à étudier, si le fèvre ne
forgeait les fers « agus de quoi l'on fet le par-
chemin ».
DITS A l'Éloge des métiers. 299
Ni ne seroit pavé chemin,
Se fèvres ne fet les martiaus
De qoi l'en brise les quarriaus.
Rois, chevaliers ni prêtres ne chevauche-
raient, si le forgeron ne faisait « fers à ferrer
cheval », et les étriers et les éperons. Ménestrels
jamais ne chanteraient si le fèvrc ne forgeait
outils pour fabriquer leurs instruments. Egale-
ment ceux qui taillent le drap pour robes,
comment s'y prendraient-ils sans les « aguilles
et les cisailles » que fèvres leur font? Et les
buveurs très-illustres, ceux qui se gaudissent à
boire le vin en mangeant gaufres, que devien-
draient-ils sans ces maîtres ouvriers?
Fèvre fait les haches tranchant
Aus vingnes à ces païsans,
Dont il taillent vingnes et treilles,
Et aus blés (à) scier fet faucilles...
Fèvres font les fers aus oublies
Et fers à gaufres embeurrées.
Sans les fèvres , comment eût-on taillé « le
sépulcre où Dieu fust mis » ? Aussi le poète
déclare-t-il qu'ils doivent être mieux honorés
que certains clercs tonsurés. Enfin ces braves
gens peuvent se vanter que le siècle n'a si haut
personnage, fût-ce l'empereur de Rome, qui
puisse se passer des services de leur métier. Le
trouvère prie en terminant les fèvres qui cet
300 RUSES DU COMMERCE AU TEMPS FÉODAL.
éloge ouïront « qu'il li doingnent argent ou
vin », pour sa récompense.
Voici ledit des Boulanf;icrs; cette fois l'au-
teur signe son œuvre, il a nom Robins. Si
nous n'avions encore dans les oreilles l'hymne
des forgerons, nous apprendrions de lui que
sur tous états celui des boulangers doit avoir
la préférence.
Je le vous os(e) bien ténioingnier,
Que lor mestier est le plus chier
Et le plus bel et le plus gent,
Et qui plus sousticnt povre gent.
Robins attendait sans doute grand profit de
ses vers; la corporation s'était-elle engagée à le
rassasier indéfiniment de pain et de galettes? 11
s'élève à la hauteur de l'ode et fait défiler sous
nos yeux tout ce qui vit autour de la farine,
depuis le rat qui ronge les sacs, le coq, la géline,
le moine, la nonne, « car boulengier à tous en
donne », jusqu'au sacristain qui entame et
goûte le toriil « fet pour offrir à la messe ». Il
se grise dans la contemplation de toutes les
créatures qui vivent autour du fournil, et jette
le mépris aux métiers de luxe, comparés à celui
du. boulanger.
Je ne prisse) pas œvre d'orfèvre
Ung bouton rouge d'églantier;
Quel bien vient-il de lor mestier,
DITS A 1,'ÉLOGE DES MÉTIERS. JO I
De lor granz coupes noiélées
D'or et d'argent, longues et lées ?
Il n'est qu'un métier, celui de trouvère, le
sien, que Robins mettrait volontiers au-dessus
de celui de boulanger; parce que le métier de
trouvère est de tous le plus indépendant : il
s'exerce « enz taverne et en place », partout où
vient l'inspiration; et aussi sans doute parce
que les vers glori lient les autres œuvres des
hommes.
De même saveur pompeuse est l'apologie des
changeors, sans lesquels personne, pèlerins ni
« marcheanz qui vont foirres quef re par toutes
les estranges terres », ne pourraient courir le
monde, faute de pouvoir changer monnaie. A
ceux-ci l'auteur demande, dans ses derniers
vers, pour payer ses éloges « par honneur et
courtoisie », qu'ils lui donnent o argent sans
contredire ». '
Tel est le dict des Cordouaniers, auxquels le
flatteur, en terminant la curieuse litanie de
leurs mérites, réclame modestement de quoi
faire restaurer sa chaussure, chaque fois qu'il
en aura besoin : « De coi il face refaitier ses
solers, s'il en a mestier ».
Puis ledit des Tisseran:^ qui sont à leur tour
les artisans les plus utiles de la terre. Sans eux
tous les hommes, fussent-ils rois ou ducs,
J02 RUSES nu COMMERCE AU TEMPS FEOI>Ar,.
« reines et comtesses, nonains et abesscs »,
iraient tous nus, môme les jours de pluie,
même les jours de fête ; ce qui « ne seroit
gaires biaux». Ici encore la petite requête
finale pour demander draps et tissus, dont a
besoin le trouvère, et qu'il ne saurait prendre
ni dérober, « tolir ni embler ».
Ainsi est-il du dit des Cordiers que « tos li
monde doit amer », et de celui des Bochiers,
lesquels « dépiècent li bues par cartiers », et
dont les restes servent à alimenter taut d'autres
métiers : tanneurs, méglssiers, chaussetiers,
tisseuses, fileuses de laine, etc.
Si notre but était d'inventorier, par le menu,
les détails du commerce et de l'industrie, à cette
époque, ce serait ici le cas de montrer combien
de séductions offraient déjà les marchands à
leurs contemporains, et les raffinements qui
entraient dans les ustensiles usuels. Les dames
surtout avaient largement à choisir pour vider
leurs bourses dans les escarcelles de cuir de
nos infatigables crieurs. La citation suivante,
empruntée au dit des Merciers, publié par
M. C.-M. Robert, suffira à nous en donner
une idée.
J'ai les mignotes ceinturètes,
J'ai beax ganz à damoiselètes,..
J'ai escrins à mettre joiax,
J'ai borses de cuir à noiax fà friands ...
DITS A l'Éloge des métiers. 3o3
J'ai de bon loutre à péliçons
J'ai herinines à siglatons...
J'ai les doex (dés) à costurières,
J'ai les diverses aumosnières
Eî de soie et de cordoan (cuir de Cordoue)
Bouclètes à mettre en solers (aux souliers],
J'ai bèles espingles d'argent,
Si en ai d'archal ensement,
Que je vent à ces gentix femes;
J'ai beax cuevrechiefs à dames...
Seriez-vous curieux de connaître la liste des
objets qui garnissaient un ménage, une maison
des champs bien montée? Vous pouvez vous
satisfaire en lisant La ditée des choses qui
/aillent en mesnage (nouveau recueil de fa-
bliaux, 2° vol.) ; ou bien Le dit du viesnage
publié par Trébuticn. L'oustillement au vilain,
édité par Fr. Michel, nous ouvrira un logis
plus modeste, une chaumière de paysan. L'au-
teur du premier de ces trois dits, celui des
choses qu'il faut en ménage, avoue spirituelle-
ment que le ménage est un instrument à deux
tranchants, qui taille richesse ou pauvreté, se-
lon que les gens s'y entendent.
Li uns empruntent, H autres vendent,
Li uns achètent, li autres rendent
Aus marcheans.
Le malin trouvère qui en est l'auteur parle
de cet état par expérience; il y a vécu, assure-
304 KUSKS DU COMMERCE AU TEMPS FÉODAL.
t-il, dix ans entiers, et sait ce qu'il en coûte. Il
est permis de supposer qu'à force de prendre à
crédit, il a fini par rendre tout au marchand.
A l'exemple d'Adam de la Halle, son contem-
porain, il est bien capable d'avoir aussi aban-
donné sa femme, sous l'impudent prétexte que
sa faim amoureuse était apaisée : « car mes
fains en est apaiés » ; et cela pour courir libre-
ment les aventures et s'en aller débiter ses
rimes par pays.
C'est donc par expérience que notre maître
rimeur énumère les choses dont il s'est vu
obligé de garnir sa maison. Instruments de
culture: fourche, herse, soc, ratiau^ flaiau (à
battre en grange), coutre, charrette et charrue;
cognier, vans, corbeilles, boisseau, marteau,
serpes et faucilles, seilles, sacs et blutiaii ; puis
la literie au grand complet, à peu près comme
la nôtre, moins l'édredon que remplaçait la
toison ou quelque fourrure commune. Puis les
instruments du foyer, du four et ceux de la
table, moins la fourchette et les ustensiles de
verre, moins aussi bien entendu la pince à
sucre, la spatule à sel, voire même le sucre et
le sucrier; mais bien les pots, pichets, hanaps,
platiaux, écuelles de bois et d'étain, mortier
au sel, sauciers, couteaux, cueillers « de bois
et de tremble ». Puis les objets de toilette et
ceux destinés au nourrisson :
DITS A l'Éloge des métiers. 3o5
Liens à bers et le berceil
Faut pour l'enfant, et le malleil (le maillot)
Et la bavète;
La nourrice faut, la cornète (flacon de corne)
Où le lait est que l'enfant tête.
Et mille autres choses encore; il se répète
plutôt que de rien oublier, car, ajoute-t-il,
a C'est sans mesure », et c'est à désespérer.
Détail caractéristique dans un inventaire du
temps des Croisades : les varlets et les chambe-
rières y sont énumérés pêle-mêle avec la basse-
cour, avec les chats, les chiens, les vaches et
les brebis; les bouviers y prennent place au
milieu des boeufs, des charrues, de la « fourche
au fiens et la civière ». Ce renseignement s'en-
cadre parfaitement avec les autres détails d'é-
conomie domestique que ces siècles nous ont
laissés. Un exemple de ce mépris de la dignité
humaine, pris en haut lieu, aux environs du
trône et de l'autel, suffira à nous édifier à cet
égard.
Dans les pièces originales conservées au très-
intéressant musée des Archives Nationales, se
trouve un acte d'une signification étrange,
presque scandaleuse, aux yeux des hommes
d'aujourd'hui. C'est un acte confirmatif, dressé
par Louis VII, pour assurer l'exécution d'une
transaction amiable, faite entre son père Louis
le Gros et Guinebaud, abbé de Saint-Magloire
3o6 RUSES DU COMMERCE AU TEMPS FÉODAL.
de Paris. En voici le résumé, emprunté au ca-
talogue si habilement rédigé par la direction
des Archives :
« Un homme de la famille (un serf) de Saint-
Magloire avait épousé une jeune fille nommée
Sehes, issue d'une famille royale, ex regalia
familia procreatam, en d'autres termes serve
du roi. Ce mariage déplut fort à l'abbé et à ses
moines, qui se plaignirent de ce que leur église
serait privée des fruits (du part, du croît) de
l'union de leur serf avec la serve du roi (ce qui
diminuait d'autant la valeur du troupeau
humain de l'abbaye). Louis VII, pour mettre
fin à ces plaintes, ordonna que les enfants issus
de ce mariage seraient partagés également entre
lui et l'abbaye. »
N'y a-t-il pas là un avant-goût du fameux
Code Noir, que nous avons eu tant de peine à
abroger? Cela nous remet également en mé-
moire la façon dont le code de la courtoisie, si
élevé qu'ait été son idéal, appréciait les amours
rustiques. S'il arrive à un chevalier de recher-
cher l'amour d'une paysanne, dit crûment
André le Chapelain, cela ne peut guère se faire
autrement que par l'irrésistible impulsion du
rut, comme il advient naturellement au cheval
et au mulet, <' siciit naturaliter equiis et mulus
ad veneris opéra promoventur ».
La belle Éléonore d'Aquitaine, qui tenait
DITS A L ELOGE DES METIERS.
cour d'amour sur ses domaines, et dont nous
avons cité les pittoresques arrêts, était-elle, sur
ce délicat chapitre, d'une autre opinion que son
royal époux? Aurait-elle hésité à signer la
convention de partage des produits de sa serve
et du serf mâle provenant du troupeau d'escla-
ves des moines de Saint-Magloire? Il est bien
permis d'en douter.
CHAPITRE XIII
MIRAGE DES PAYS ORIENTAUX. — MIRES ET
CHARLATANS. — l'aRGENT ET LES ARGENTIERS.
ETTE société si agitée, si vivante,
devait une bonne part de son ori-
ginalité à la fascination qu'exer-
çaient sur elle les contrées orien-
tales, où tant de merveilles et de dangers étaient
semés sous les pas du voyageur. En attendant
que Colomb vînt donner à l'activité des races
latines la seconde moitié de notre globe, qu'il
découvrît en cherchant, lui-même, le Cathay
et Cipa)2gu la dorée, l'imagination de l'Europe
féodale se portait vers les mystérieuses régions
de la Terre- Sainte, de la Tartarie, de l'Inde et
de l'Egypte ; elle errait à la suite des quelques
voyageurs qui avaient osé franchir le seuil de
ces pays ensoleillés, où l'on plaçait le Paradis
terrestre et l'empire du « Prestre Jehan ».
MIRES ET CHARLATANS. 30Q
La fantaisie populaire brodait avec délices
sur ces vaillantes enjambées du commerce, qui
avaient soulevé un coin du voile sous lequel se
cachait la terre des épices, des aromates, des
pierres précieuses, des reliques et des talis-
mans. Sans être très-nombreux, les marchands
héroïques, dont les aventureuses étapes avaient
noms Damas, Bagdad, Jérusalem, Trébizonde,
Samarkande, étaient déjà moins rares qu'on
serait porté à le croire.
Dès avant les Croisades , les grandes cités
commerçantes de l'Asie, au nombre desquelles
il faut historiquement placer Jérusalem, rece-
vaient la visite des marchands occidentaux.
C'étaient, la plupart, des Italiens des opulentes
républiques de la Péninsule, des Grecs du Bas-
Empire et des Francs du midi de la France,
qui tous avaient des caravansérails particuliers
à leur nation, dans les principales villes du Le-
vant. Les marchands francs n'allaient guère,
il est vrai, au delà d'Antioche, de Jérusalem et
d'Alexandrie ; mais c'était assez pour stimuler
l'appétit du merveilleux.
Jacques de Vitry nous apprend que le pre-
mier germe des chevaliers de Saint-Jean, plus
tard chevaliers de Rhodes, puis de Malte, avait
été fondé à Jérusalem dès le x^ siècle, sous la
forme d'un hospice destiné aux chrétiens Francs,
qui y accouraient poussés, les uns par amour
3 10 MIRAGE DES PAYS ORIENTAUX.
du commerce, les autres par zèle de dévotion :
Alii causa negotiationis, alii causa devotionis et
peregrinaiionis. Souvent même , à l'exemple
des pèlerins de la Mecque, les pèlerins chré-
tiens mêlaient ensemble le zèle du commerce
et celui de la dévotion.
Glaber, qui vivait au commencement de la
troisième race, ajoute aux motifs donnés par
Jacques de Vitry, la vanité et le désir de se
faire admirer au retour : A vanitatc miilti pro-
ficiscuntiir, ut solum modo tnirabiles habeantur.
Guillaume de Tyr confirme de tous points ces
renseignements, ainsi que l'assertion de Glaber
sur l'existence de foires régulières à Jérusalem,
lesquelles attiraient dans la ville sainte un
grand concours de populations.
Ces coureurs d'aventures, frères consanguins
des errants de la chevalerie, ne racontaient pas
très-fidèlement ce qui les avait frappés dans
leurs pérégrinations , et rarement ils l'écri-
vaient. La cervelle encore troublée par des
dangers, des fatigues, des privations de toute
sorte, ils remplissaient, au retour, les oreilles
des foules avides de nouveautés, d'un fatras de
notions bizarres, fabuleuses, exagérées. Re-
cueillies par les compilateurs et les poètes, ces
étranges récits faisaient ressembler, à s'y mé-
prendre, les érudits de ces siècles aux charlatans
qui partageaient avec eux l'admiration et le
MIRES ET CHARLATANS. 3 l I
respect de l'opinion contemporaine. Ceux
d'entre eux qui nous ont laissé des relations
ont également surchargé leurs souvenirs de
voyage, d'une foule de contes absurdes et de
fantastiques visions, que l'on croirait inventés
pour entretenir le renom merveilleux de ces con-
trées, où la nature se plaisait, disait-on, à chan-
ger en caprices les plus essentielles de ses lois.
Ainsi, dans la relation de Jean du Plan Car-
pin et de N. Ascelin, moines envoyés, en 1246,
au cœur de l'Asie, par Innocent IV, on ren-
contre une race d'hommes sans langues et sans
jointures aux jambes, qui, une fois à terre, ne
peuvent se relever; puis une autre race, dont
les femelles seules ont figure humaine, et dont
les mâles sont à face de chiens. On y apprend
aussi que Gengis-Khan fut arrêté dans ses
conquêtes par les roches d'aimant des Monts
Caspians, qui arrachaient à distance le fer des
flèches de ses soldats.
Le juif espagnol Benjamin de Tudela, dont
la pérégrination date de iiyS, a vu à Damas
une muraille de verre, faite par art magique et
percée de 365 trous, où passaient tour à tour les
rayons du soleil, afin de marquer les jours de
l'année. Près de l'antique Babel, il a aperçu de
loin les ruines du palais de Nabuchodonosor,
rendues inaccessibles par des dragons qui y
ont établi leur repaire.
3 12 MIRAGE DES PAYS ORIENTAUX.
Dans le voyage de Guillaume de Rubruquis,
envoyé par Saint Louis au chef des princes
Tartares, on traverse une vallée étranglée par
d'effroyables roches, au sein desquelles veillent
des démons qui ont la vilame habitude d'arra-
cher aux voyageurs leurs entrailles; ce que l'on
évite en récitant le Credo. Il y est encore
question d'une province fortunée, où les voya-
geurs qui y pénètrent ne vieillissent plus, tant
qu'ils y séjournent.
L'Arménien Haiton, qui courait le monde à
la fin du xiii^ siècle, cite, entre autres mer-
veilles, celle d'une province de Géorgie, nom-
mée Hamsen, si ténébreuse qu'on n'y peut
rien apercevoir, et que nul n'ose y entrer,
bien qu'elle soit peuplée comme les autres; ce
qui se connaît au bruit de hurlements humains,
de chants de coqs, de hennissements de che-
vaux, et par le courant d'un fleuve qui sort de
cette sombre contrée et en apporte des débris.
Cela, ajoute-t-il, il n'aurait pu le croire, s'il ne
l'avait vu de ses yeux.
Dans le précieux voyage de Marco Polo, on
surprend aussi des fantaisies de ce genre : les
rubis de Ceylan, grands d'une palme; les dia-
mants du royaume de Murfili, que Ton extrait
de vallées profondes, inaccessibles, par l'inter-
médiaire de certains aigles blancs, qui les rap-
portent incrustés dans des pièces de viande
MIRES ET CHARLATANS. 3l3
qu'on leur jette, ou mêlés à leurs excréments,
s'ils ont avalé l'appât. Autre avant-goût des
Mille et une Nuits : on y rencontre l'oiseau
Rue ou Roc, dont les plumes ont dix pas de
longueur, et qui sont de force à emporter un
éléphant.
Laissons un moment ces adorateurs du mer-
veilleux et constatons que le courant de voya-
geurs, déjà établi dans les pays orientaux, nous
autorise à supposer qu'un mobile plus réel,
plus positif, dut se cacher sous le saint zèle
qui a, si longtemps, passé pour l'unique inspi-
rateur des Croisades. Le haut commerce de ce
temps-là déplorait vivement les difficultés ap-
portées, par la domination musulmane, à ses
relations avec les contrées orientales. Les
émules de l'illustre famille itaUenne, dont
Marco Polo, l'un des membres, a raconté les
pérégrinations facilitées jusqu'à la Chine par
l'unité de domination, œuvre de Gengis-Khan
et de ses successeurs; ces conquérants paci-
fiques de l'échange commercial ne cessaient
d'envier aux sectateurs de Mahomet les postes
splendides qu'ils occupaient sur la route cen-
trale des trésors du monde.
Nos pères rêvaient la possession d'une partie
de la Syrie et de l'Iran, qui avoisinaient la
Tartarie au nord, et au sud le golfe Persique,
où aboutissait la meilleure part des richesses
3 14 MIRAGE DES PAYS ORIENTAUX.
de l'Inde. Antioche, Damas, Samarkande, Mar-
din, Bagdad, Bassora, Ormus, ces villes aux
noms étranges et poétiques les fascinaient à
distance. Leurs regards de convoitise n'ou-
bliaient pas non plus l'Egypte baignée par la
mer Rouge de la légende biblique, dont les
vaisseaux apportaient, au marché du vieux
monde, la soie, les perles, l'or, l'encens et les
aromates. Ils savaient que cette vieille terre
des Pharaons voyait passer, sur son Nil, les
' canges des Ethiopiens, apportant aux rives de
la Méditerranée le sucre, l'ivoire, le baume,
les bézoards, les herbes aux miraculeuses ver-
tus, les résines parfumées et toutes les richesses
de l'Afrique.
Si ce but commercial n'apparaît pas nette-
ment dans les récits qui nous sont restés des
premières Croisades ; si l'élan qui entraînait
les peuples à délivrer le tombeau de Jésus pa-
raît être l'unique but des invasions armées de
l'Occident, c'est que les chroniqueurs, clercs la
plupart, ne voyaient de vraiment digne d'inté-
rêt que la cause religieuse. Cependant, même
sans preuves directes, fournies par l'histoire,
on pourrait affirmer ce but matériel, en rele-
vant avec attention les traces du commerce de
l'Occident, à cette époque.
A mesure que se multiplient les départs des
croisés, les visées de richesse mondaine et de
MIRES ET CHARLATANS. 3 I 5
domination temporelle s'affirment, et les histo-
riens les recueillent. L'extrême jalousie des
Grecs qui tenaient à garder la porte de la con-
trée aux trésors, et les sournoises allures des
Vénitiens, parvenus déjà à lier avec les Califes
ces rapports qui firent de leur ville, jusqu'à la
découverte du cap de Bonne-Espérance, le
coffre-fort de l'Europe , suffiraient à nous
éclairer à cet égard.
Saint Louis, choisissant l'Egypte pour attein-
dre la Terre-Sainte, obéissait sans doute à une
impulsion, dont peut-être ne se rendait-il pas
compte; il allait conquérir le point de jonction
du transit universel. Si le but n'était pas ouver-
tement avoué, il s'accentuait.
Sanute, qui a révélé au xiii° siècle les profits
de ce luxueux entrepôt, avait calculé, avec une
gravité d'économiste moderne, les immenses
revenus apportés au Soudan du Caire par le
transit des produits des Indes et de l'Ethiopie.
Il conseille aux princes européens de préparer
leurs projets de croisade, en commençant par
interdire à leurs sujets le commerce avec
l'Egypte, dont le Soudan perdrait ainsi, lui et
les siens, la cause principale de sa puissance,
de ses revenus et de sa gloire : Qiiod magna
pars honoris, reditùs, proventùs et exaltationis
Soldani et genthim illi subjectarum, est propter
speciariam (épicerie), etalia multa mercimonia.
3l6 MIRAGE DES PAYS ORIENTAUX.
Dès la première Croisade, Guillaume, seigneur
de Montpellier, avait étudié aur les lieux la
question commerciale, au profit de son pays,
nous apprend Clicquot de Blervache. A son
retour, il entreprit d'affranchir les négociants
de Montpellier de l'intermédiaire des Génois et
des Vénitiens, et y réussit, lui et ses successeurs,
si bien, « que les Génois, jaloux, vinrent,
en 1169, ravager Maguelone et le port de
Lattes, devenu le rendez-vous du commerce de
la Méditerranée ». L'affaire fut apaisée par les
bons offices des Pisans.
Sous Philippe le Bel, dont le génie réaliste
tranche vivement avec la haute sentimentalité
de son aïeul, le but commercial des pèlerinages
armés prend le pas sur le but religieux; du
moins il s'affiche ouvertement. Une lettre
adressée à Clément V par le dernier grand-
maître des Templiers, dont le but, en l'écrivant,
a pu être de détourner les accusations d'avidité
qui se multipliaient contre son ordre, nous est,
à cet égard, un sûr renseignement. Cette lettre,
citée par de Guignes, dans son traité « Sur l'état
du commerce des Français en Orient, avant les
Croisades », engageait le Pape à défendre aux
vaisseaux des Croisés le transport des mar-
chandises. Elle nous apprend que le Soudan
d'Egypte prélevait des droits si énormes sur les
Chrétiens, que, de trois vaisseaux, on abandon-
MIRES ET CHARLATANS. i ! J
nait le chargement de l'un pour acquitter l'en-
trée des deux autres : Ità quod de tribus navi-
bus^ sive de onere triutn navium, benè recipiunt
seu tollunî unam.
Les chevaliers eux-mêmes, depuis la prise de
Constantinople, à la fin du xii® siècle, et la mise
au pillage de l'empire grec, pensaient moins à
délivrer le Saint Sépulcre qu'à acquérir, en se
croisant, des fiefs et des baronnies. La lettre à
Clément V, que nous venons de citer, va jus-
qu'à accuser les marchands chrétiens de porter
des armes aux infidèles, trahison dont les véri-
tables Croisés recevaient grand dommage :
Milita damna recipiunt ex hoc Christiani,
propter lanceas et alia arma qiiœ mali Chri-
stiani deferunt et portaveriint Saracenis. La
candeur de cette épître ne sauva pas les Tem-
pliers : ces accusations furent les pièces les plus
considérables de leur procès.
Un an ou deux avant leur condamnation, un
plan rationnel de Croisade, proposé à Philippe
le Bel, débutait par la saisie des richesses, mal
acquises, de l'ordre du Temple, pour fournir
aux frais de l'expédition. Digne prédécesseur
de Jacques Cœur, l'auteur anonyme de ce plan
donne au roi le conseil de ne rien épargner
pour s'emparer de l'Egypte, dont le Soudan
perçoit, affîrme-t-il, sur le transit du commerce,
la somme, énorme pour l'époque, de six cent
3l8 MIRAGE DES PAYS ORIENTAUX.
mille besans d'or (valant 6 florins l'un), sexties
centum millia bysantioriim aiiri ; puis, la con-
quête accomplie, de placer sur le trône du
Caire son second fils, Philippe. Les dépenses
faites pour la flotte, ajoute l'habile conseiller,
seront largement compensées par l'emploi des
vaisseaux, après la guerre, au transport des
épices et aromates : Ne si72t otiosi, species aro-
maticas et res alias nobis utiles reportabunt.
Ces contrées d'un abord difficile jouaient le
rôle doré, l'attraction séduisante, que les pays
découverts par Colomb et Albuquerque jouè-
rent au xvi" siècle. Qu'y avait-il d'étonnant à
ce que les princes, les seigneurs et les papes
multipliassent leurs efforts, pour conquérir cet
Eldorado du premier moyen-âge, indépendam-
ment de la délivrance du tombeau du chef de
leur religion?
Revenons à notre sujet. Les fantaisies des
érudits, les parades des charlatans, les légendes
des moines tablaient toutes sur les prodiges de
l'Orient : les mires, les physiciens, les triacleiirs
vendaient les talismans de l'Inde et les bézoards
de l'Afrique ; les moines offraient à l'adoration
les reliques de la Thébaïde et de la Terre-
Sainte. C'est sous l'attrayant mirage des con-
trées, d'où l'on voyait s'élancer, chaque matin,
les gerbes d'or du soleil, que s'écrivaient ces
étranges traités : l'Image du monde ; la lettre
MIRES ET CHARLATANS, 3ig
apocryphe d'Alexandre à Aristote : De rébus
Indiœ mirabilibiis; le livre du docteur Albertus
Magnus : De virtutibus lapidiim qiiorumdam, et
tous les lapidaires, bestiaires et volucraires ci-
tés par nous dans une précédente étude. Sauf
leur ton de sincérité béate, ces élucubrations
fantastiques font ressembler les docteurs, qui
s'adonnaient alors aux études d'histoire natu-
relle et de cosmographie, à autant de véritables
charlatans.
Les guérisseurs ambulants se vantaient, à qui
mieux mieux, d'avoir été quérir, dans ces loin-
tains pays, les remèdes puissants, les pierres
d'insigne vertu, les talismans infaillibles qu'ils
distribuaient pour quelques mailles aux ba-
dauds éblouis. Or, en ce temps-là, les badauds,
c'était a peu près tout le monde; le vénérable
Vincent de Beauvais, Bartholomeus Glanvil,
Albertus Magnus, le docte Richard de Fourni-
val et tant d'hommes restés célèbres étaient du
nombre des hallucinés. Personne d'entre eux
ne se fût avisé de douter de la vertu de l'oeil
de Griffon, sur lequel le roi Robert faisait prê-
ter serment à ses vassaux, ni de l'efficacité des
deux pierres « valant contre tous venins » que
le roi Charles V portait toujours sur lui, comme
il est mentionné dans l'inventaire de ses meu-
bles, rédigé en iSyo.
Les appétissantes hyperboles du fabliau de
320 MIRAGE DES PAYS ORIENTAUX.
Cocagne, dont le nom a passé dans notre lan-
gue, sont dues à ces pittoresques visions. Le
trouvcirc, qui nous a décrit cette terre de papi-
manie où, quelques siècles plus tard, devait
voyager à son tour la railleuse imagination de
Rabelais, nous montre ce pays de Cocagne,
fertile en toutes délices, en toutes facilités de
vivre : rivières de bon vin ; boutiques ouvertes,
où l'on choisit sans payer ; tables toujours ser-
vies, à la disposition du passant; danses perpé-
tuelles; femmes jeunes et « de grant biauté » à
tous souriantes, que l'on n'épouse que pour
douze mois ; fontaine de Jouvence dent l'eau
rajeunit, comme l'air de la province découverte
par Rubruquis.
Quel sensuel idéal que celui de ce pays de
Cocagne! Et dire que le trouvère qui l'a chanté
n'y a pas fixé sa demeure 1 Envoyé dans cette
terre benoîte par « l'apostoile » de Rome (il y a
eu de bons papes), pour y faire pénitence, le
maladroit avait eu l'imprudence d'en sortir
pour l'indiquer à ses amis, et le malheur
irréparable de n'en plus retrouver le che-
min.
. Même origine est celle de l'ébouriffante pa-
rade, rimée par Rutebeuf sous ce titre : « Le
diz de l'Erberie ». Jamais plus joviale satire ne
fut décochée aux débiteurs de thériaque et
d'onguents. Après avoir félicité ceux qui l'en-
MIRKS KT CHARLATANS. J2I
tourent de la chance admirable qu'ils ont eue
de le rencontrer, le héros de cette pièce mali-
cieuse s'annonce en ces termes :
Je suis uns mires,
Si ai estei en mainz empires;
Dou Caire m'a tenu li Sires
Plus d'un estei.
Lonc tanz ai avec li estei,
Grant avoir i ai conquestei.
Il a touché à un port du royaume du Prestre
Jehan, où la guerre l'a empêché de pénétrer ;
il s'y est procuré à grands frais des pierres
« qui font resusciter le mort », et d'autres de
plus grande vertu encore, dont celles-ci par
exemple :
Cil qui les porte
N'a garde que le lièvre l'emporte,
S'il se tient bien.
Il montre des herbes cueillies o es déserts
d'Inde et de la terre Lincorinde qui siet sur
l'onde », lesquelles guérissent tous maux et
donnent du ton aux amoureux. La fièvre, le
mal de dents, les hémorroïdes « qui la vainne
dou cul vos bat », les hernies, la goutte, le mal
du foie, la pierre, la surdité ne résistent pas
une heure à ses oignements. Fier comme un
vrai compagnon d'Alexandre, il dit superbe-
ment : — Regardez-moi !
J22 MIRAGE DES PAYS ORIENTAUX.
Or m'en créeiz,
Vos ne savciz qui vos véeiz ;
Taisiez-vos, et si vos séeiz.
Après les vers, la prose, où les fanfaronnades
vont crescendo. Ce merveilleux mire ne souffre
pas qu'on le confonde avec la tourbe « de ces
povres prescheurs, de ces povres herbiers qui
vont par devant les moustiers », sur les places
des églises, ni avec aucun de ceux qui « esten-
dent un tapiz » pour y étaler le contenu de
leurs boîtes et sachets.
« Sachiez, dit-il, que de ceulx (là) ne suis-je
pas ; ainz suis à une dame qui a nom madame
Trote de Salerne, qui fait cuevre-chief de ses
oreilles, et li sorciz li pendent h chaainnes
d'argent par desus les espaules ; et sachiez que
c'est la plus sage dame qui soit enz quatre
parties dou monde. Ma dame si nos envoie en
diverses terres et en divers païs... jusqu'en la
forest d'Ardanne, por occir les bestes sauvaiges
et por traire les oignemens, por doneir méde-
cines à ceux qui ont les maladies es cors. »
Puis il énumère et explique les maux de
l'homme, selon les philosophes, et donne gra-
tis des recettes à la foule , s'interrompant de
temps à autre, pour la prier de se signer devant
tel ou tel onguent, d'ôter les chaperons et de
tendre les oreilles, pour mieux voir et mieux
ouïr. En passant, il nomme les monnaies qui
MIRES ET CHARLATANS. .120
ont cours à Paris, à Orléans, à Chartres, à
Londres et au Mans. Si les pauvres gens n'ont
denier ni maille, il recevra en paiement du
pain et du vin pour lui, de l'avoine pour son
cheval ; car il n'est pas à pied le bienfaiteur du
genre humain ; il acceptera aussi « une messe
du Saint Espérit » pour dame Trote. Une der-
nière citation nous montrera combien son lan-
gage a de points de rapport avec l'idiome de
ses confrères d'aujourd'hui.
« Ces herbes, vos ne les mangereiz pas ; car
il n'a si fort buef en cest pays, ne si fort des-
trier que c'il en avoit aussi groz com i pois
sor la langue, qu'il ne morust de mal-mort,
tant sont forts et ameires ; et ce qui est ameir
à la bouche, si est bon au cuer. Vos les metreiz
1 1 1 jors dormir en bon vin blanc ; se vos
n'aveiz blanc, si preneiz vermeil ; si vos n'aveiz
vermeil, preneiz de la bêle yaue clère ; car tel
a un puis devant son huix, qui n'a pas i tonnel
de vin en son célier. Si vos en desgeunereiz
par XIII matins. »
Rutebeuf met en passant le doigt sur la plaie
du moyen âge : la monnaie sous toutes ses
formes n'était pas commune alors. Les métaux
précieux étaient fort peu abondants, si peu que
les princes eux-mêmes altéraient fréquemment
le titre des monnaies de leurs domaines, pour
doubler la valeur fictive du métal qui y circu-
324 MIRAGE DES PAYS ORIENTAUX.
lait. Les institutions de crédit, qui font la for-
tune des nations modernes, manquaient com-
plètement ; une tois l'argent sorti de l'escar-
celle, il était terriblement difficile de l'y faire
rentrer ; aussi les poètes font-ils chorus sur
cette calamité de leur temps.
Le narquois fabliau de Nicerolcs (pays de la
Sottise), raille amèrement ceux qui «follement
ont leurs deniers dépendus » à toutes sortes
de folies et bobans; l'auteur se met lui-même
au nombre des indigènes de Niceroles. Il le
pouvait, car c'était le sort des trouvères de dé-
pendre follement leurs deniers. Dans l'église
de ce pays des toqués, où il a obtenu un
bénéfice, le clergé lui-même expie ses légè-
retés.
Monseignor saint Nissart fSotJ si est la mestre yglise
Qui siet en Niceroles, où j'ai ma rente assise;
Et si n'i a chanoine qui ne soit en chemise
Et nus pies en yver, quant cort la froide bise.
Le pauvre fableur est entré là par plusieurs
routes, dont l'une des mieux tracées est le jeu
de hasard ; les dés faisaient tant de victimes !
Il était alors jeune, gai, aimant le plaisir; l'été
brillait, il narguait la froidure. Quand vint
l'hiver, il se vit logé « au chastel de Trem-
bloi », où l'on n'entre que quand il gèle,
comme dans l'habit de Cadet Roussel.
MIRES ET CHARLATANS. 325
Quand g'issi de Froidure, lors entrai en Poverte
[{pauvreté).
La porte de la vile me fust tantost ouverte...
Quand g'issi de Pov^erte, lors entrai en Famine...
Et tout ce me dura la seson entérine,
Dès l'entrée d'yver, tant que flourist l'espine.
Ce besoin d'argent qui pressait les flancs des
poètes et de tant d'autres, ce qui n'a pas en-
core tout à fait pris fin aujourd'hui, faisait de
la monnaie un objet ordinaire de contempla-
tion. Son éloge apparaît sous toutes les formes
dans cette littérature véridique. Outre les in-
vocations éparpillées dans les œuvres cou-
rantes, nombre de pièces poétiques lui sont
spécialement consacrées, entre autres le dit de
don Denier. L'auteur de ce petit poème dé-
taille avec complaisance les hauts services de
ce seigneur auquel tout le monde se soumet.
Don Denier comble de joies et de gloire ses
favoris, qu'il prend en aveugle, sans choisir.
Tout est en so commendement;
Denier ne garde où il descent,
Li plus mauves l'a plus sovent.
Denier est le grand fournisseur: il donne
« peliçons, granz mantiaus, bliaus et sygla-
tons »; il distribue « cités, viles et donjons,
abaies et religions ». Denier est plus puissant
que roi; « il fet tout son voloir »; partout on
320 MIRAGE DES PAYS ORIENTAUX.
lui dit : « Denier, venez (ici) seoir! » Il mange
les meilleurs morceaux el se couche « èz lits
parés ». Il fait parler haut celui qu'il prend
pour compagnon ; c'est lui qui obtient l'abso-
lution du prêtre et l'acquittement du juge;
rien ne se fait à Rome sans lui. Tout ce qu'il
ordonne s'accomplit : il fait la guerre et la
paix; il fait moudre les moulins en famine.
« Denier rachate les péchiers »; il sait ajuster
les amours « dedans les chambres peintes à
flours )). Mieux encore, il est la loi, il est la
science, il est la foi.
Denier est mires médicinaux,
Denier est mestre mareséhaux,
Don Denier fet de fol clerc (un) prestre.
Le fabel de don Argent vient de la même
contemplation platonique de quelque pauvre
jongleur rêvant aux vertus du métal absent.
Le poète nous apprend qu'en passant sur le
pont aux Changes, où les argentiers tiennent
boutique, changeant monnaies de toutes va-
leurs et de tous pays, le péché de convoitise le
mordit au cœur. A la vue des sous d'or, des
deniers d'argent, des esterllns, des livres
tournois, des parisis, il ne put s'empêcher
de songer aux bonnes choses que distribue
don Argent, et se prit à les passer en revue
comme l'auteur de don Denier. Il formule, lui
MIRES ET CHARLATANS. 327
aussi, sa petite recommandation à l'adresse de
l'Église; dans ce temps de foi, personne ne
faillait à lui décocher son coup de griffe. Si
vous allez à Rome sans prendre don Argent
pour compagnon, vous n'avez aucune chance
d'y être écouté ; lui seul peut y ouvrir pour/"
vous les yeux et les oreilles ; lui seul peut vous
y obtenir quelque succès. Il termine son iro-
nique litanie, en affirmant son ardent désir
d'acquérir l'amitié de ce puissant maître, et se
demande qui pourrait l'en blâmer.
Le dit de la Maille appartient à une inspira-
tion plus humble; c'est la réhabilitation de
cette pièce infime, dont le rôle était à peine
celui de notre sou d'aujourd'hui. La maille
était la monnaie du menu peuple; elle n'aspi-
rait pas à la puissance tyrannique de don
Denier et de don Argent, et ne pouvait guère
essayer de corrompre les cœurs et les âmes.
Si modeste que soit la maille, il ne faut pas
la dédaigner : « Si me covient le petit prendre,
quar je ne puis le grant atendre », dit -le
pauvre trouvère. Sur les places où il chante,
dans les compagnies où il fabloie, il y a plus
de pauvres gens que de riches. Il peut arriver,
dit-il, qu'aucun prud'homme venu pour l'écou-
ter lui donne « sa cote, son garde-cors, son
hérigaut », selon la coutume des seigneurs
satisfaits du ménestrel; il peut se faire aussi
328 MIRAGE DES PAYS ORIENTAUX. '
que tel des spectateurs lui donne trois ou
quatre de ses deniers; mais cela est rare.
Oïez, il i a plus de ceus
Qui me donent ainz moins que plus.
Et je sui cil qui ne refus(e)
Denier, monnoie, nemaaille;
Ainz le praing, ainçois que je faille,
Quar (de) la maaille a grant mestier.
Pour le mince prix d'une maille, continue
le compagnon, on a du sel à saler potage, du
poivre, une gousse d'ail pour faire sauce à sa
chair ou à son poisson ; on a un petit plat, une
écuelle (de bois), un quart de cidre ou de
cervoise, un grand gobelet de vin. Ces prix-là
sont apparemment des prix de province : les
denrées étaient plus chères à Paris; cepen-
dant le prix de certains objets qui s'obtenaient,
selon lui, à Paris, pour une maille, a encore de
quoi étonner :
Nous en aurions à Paris
Une grant demie de pain,
Et une grandissime putain
En auroit l'en, tout à son chois ;
De bon charbon et de bon bois.
Assez à cuire son mangier.
Suit une kyrielle d'objets peu coûteux alors,
où les friands de détails colorés pourraient
puiser de bons renseignements. La maille, à
porter peu pesante, ajoute-t-il, peut servir, au
MIRES ET CHARLATANS. 32g
temps des vendanges, à aller « aux pesches ou
aux raisins ». Avec elle on obtient un petit
pâté, du saindoux ou de l'huile « pour amen-
der ses pois ». Entre autres friandises, on a un
« boudin de foie ou de sanc ». Puis les fleurs,
les légumes et les objets de mercerie. Avec
une simple maille, on peut se faire raser, sai-
gner, ventouser, peigner et laver; on peut
même avoir entrée dans certains théâtres am-
bulants, où l'on voit « jouer les singes, les
ours, les chiens et les marmottes », où l'on
entend les fabliaux des jongleurs et leurs
notes. Qu'on se garde donc bien, s'écrie-t-il,
de mettre en dcspit la maille, faute de laquelle
on a souvent < tant de soufrète ».
Si l'argent, sous toutes les formes qu'il pre-
nait pour visiter les bourses, était ainsi désiré
et loué, par contre, l'opinion ne se montrait
pas tendre pour ceux qui le détenaient et l'ac-
caparaient. L'usure était d'ailleurs la plaie de
cette époque.
L'absence d'institutions de crédit, la facilité
d'échapper par la force ou la fuite à ses enga-
gements, l'insécurité des garanties, tout contri-
buait à exagérer les conditions de l'emprunt, et
à multiplier les emprunteurs; la société était
dévorée par les argentiers italiens et les usu-
riers juifs. Les conditions usuraires, dans les-
quelles nous avons surpris les régences barba-
33o MIRAGE DES PAYS ORIENTAUX.
resques, sont à peine comparables à celles où
52 trouvaient nos provinces, au temps des Croi-
sades. Pour obtenir une somme importante,
l'emprunteur allait parfois jusqu'à promettre
son travail corporel à son créancier, ou à en-
gager à son service quelqu'un des siens, si, au
terme fixé, il se trouvait hors d'état de s'ac-
quitter. Si l'on osait prendre au sérieux l'ef-
froyable condition imposée, dans le Dolopathos,
à un amoureux qui avait besoin de cent marcs
d'argent, pour conquérir la main de celle qu'il
aime, ce serait pis encore. Pour cette somme,
le pauvre amant s'adresse à vm homme riche,
et voici à quelle condition il l'obtint :
II li prestoit par tel covent,
Que dedans i an li randroit,
Ou se ce non, il li prandroit...
A tel mesure ou à tel poi[d)s,
Del sanc et de la cha^i)r, celui ;
Ainsi créantent ambédui.
Shakespeare, qui a emprunté à Herbers cet
atroce épisode, a rendu le dénoûment popu-
laire : l'usurier n'ose prendre sa livre de chair
au jour dit, de peur d'encourir la peine du
talion, s'il se trompait de poids. Seulement,
dans le Dolopathos, ce cruel prêteur n'est pas
juif; c'est « un moult riche homme du pays ».
A la vérité, un sentiment de vengeance se
mêle à cette cruauté chez le héros d'Herbers^
MIRES ET CHARLATANS. 33 I
mais ne faut-il pas que l'auteur de ce poème,
du temps du roi Louis VIII, ait vu là quelque
possibilité de vraisemblance, pour dramatiser
son œuvre avec une pareille énormité.
La physionomie des prêteurs à usure, de
tous les prêteurs de ce temps-là, est très-spiri-
tuellement croquée dans le Credo de l'usurier
et dans la Patenostre de l'usurier. Le fableur
qui a rimé la seconde de ces satires prétend
l'avoir empruntée d'un sermon prêché à Paris
par Robert de Corson, légat du pape sous Phi-
lippe-Auguste. Son héros, en entremêlant aux
vilaines préoccupations de son commerce les
phrases du Pater, dit après le « délivrez-nous
du mal » : — Quel est ce traître de Robert de
Courson qui va prêchant contre nous? Espère-
t-il que je cesse mon commerce et que je
mendie mon pain par amour du prochain?
Ce détail d'un prédicateur qui met le vice
en scène est bien dans le ton des prêcheurs
du moyen âge; ils retenaient, par ces pieuses
scènes de comédie, l'attention de leur audi-
toire, comme on peut s'en assurer dans les
Libres Prêcheurs devanciers de Luther et de
Rabelais. Le piquant du fabliau de la Pate-
nostre de l'usurier est que l'honnête prêteur
à vingt et trente pour cent y fulmine contre les
juifs, qui lui font une concurrence désastreuse,
et qu'il les recommande chaudement à la
332 MIRAGE DKS PAYS ORIENTAUX.
vengeance de Dieu, dont ils ont vilainement
mis le fils à mort.
Le fabliau de la mort Largèce témoigne
vivement combien on regrettait le temps heu-
reux où deniers pleuvaient dans les poches,
fabuleux âge d'or dont ils croyaient que les
vieux siècles avaient vu le fortuné règne. Lar-
gesse, « jadis chiérie et amée », lutte avec son
ennemie Avarice, l'idole du jour, d'abord en
paroles acerbes, où chacune reproche à l'autre
les effets de son influence; puis avec les poings,
où la robuste Avarice finit par l'emporter. La
pauvre Largesse, aux blonds cheveux, aux yeux
bleus, riants et fendus, aux bras bien faits et
étendus, aux blanches mains, longues et ou-
vertes, est enfin précipitée « jus aval au flô de
la mer » par sa vilaine antagoniste, la noire et
punaise avarice, au col sec, anguleux et grêle,
au vis ridé, aux crins noirs, mal peignés, aux
mains crochues, « dont el tient fort cels qu'èle
embrache ». Largesse morte, Avarice règne
sans rivale et peut s'écrier avec raison :
De cest roiaume sui roine
Conquis l'ai, c'est vérité!
Ce dénoilment déconforte très-fort le pauvre
poète, qui a nom Archevesque. Heureuse-
ment il s'éveille : ce n'était qu'un cauchemar,
un vilain rêve fait dans un pré fleuri et en-
MIRES ET CHARLATANS.
33:
chanté, où poudroie gaiement le soleil du
matin. Quand il s'est frotté les yeux, le pauvre
Archevesque fouille dans son escarcelle et
s'aperçoit, hélas ! que ce sombre rêve res-
semble un peu trop à la réalité, et qu'il se
trouve bien loin encore du pays de Cocagne.
CHAPITRE XIV.
CRITIQUES ORIGINALES DES FEMMES, LEUR LOT
IlANS LES FONCTIONS DE LA VIE FÉODALE.
f%}3^^^ majeure partie de ce livre a été
1^^^^ employée à mettre en relief la pi-
^^^^1 quante physionomie de nos mères
5^ au temps des Croisades, à faire res-
sortir le rôle considérable joué par elles, dans
ces siècles si pittoresquement agités. Les
feuillets où il n'est pas exclusivement question
d'elles ne forment, à vrai dire, qu'un cadre
destiné à mettre mieux en relief leur œuvre
civilisatrice, hardiment précoce et vaillam-
ment colorée; ces dernières pages leur re-
viennent de plein droit.
Il nous reste à écouter ce que disaient
d'elles, ce qu'en pensaient leurs contempo-
rains, par la bouche des Trouvères. Éloges et
critiques, dans tout ce qui nous est parvenu à
CRITIQUES DES FEMMES. 335
ce sujet, l'originalité est encore le cachet de
l'époque; moins que jamais ne se rencontrent
ici des emprunts faits aux Grecs et aux Ro-
mains. Dans le nombre des génies de l'anti-
quité, métamorphosés par nos pères en en-
chanteurs et en sorciers, nous ne voyons
figurer aucun de ces poètes satiriques dont les
invectives contre les femmes ont été si souvent
répétées par nos classiques français.
Nos trouvères ont travaillé sur le vif et
modelé en pleine chair, gaiement, sainement,
allègrement ; même quand ils entament l'épi-
derme, leurs piqûres ressemblent moins aux
coups d'un ennemi qu'aux blasphèmes dépités
d'un dévot, dont l'idole tarde trop à exaucer
les vœux. Nos vieux poètes maudissant les
femmes ont tout l'air de joueurs maudissant
les dés. Leur légende religieuse tenait toujours
présente à leur mémoire un type féminin,
adoré jusqu'à l'extase; ils avaient, pour mo-
dérer leur fougue, cette raison qui manquait
à Juvénal :
Feme est mult haute chose, ce vos di sanz mes-
[prendre,
Bien le vos monstre Diex, quand il daigna des-
[cendre
En la virge Marie, et char i daigna prendre.
Ils n'oubliaient pas l'adorable indulgence du
336 CRITIQUES ORIGINALES
Maître de la parole nouvelle envers la Sama-
ritaine, la femme adultère, la Madeleine et
toutes les pauvres égarées qui s'offraient à ses
regards. Que leurs vers louent ou blâment, ils
ne copient personne; ils éclairent d'un vit
rayon les mœurs de leur temps; les physio-
nomies qu'ils nous transmettent ne sauraient
se confondre avec celles du siècle des Césars
ni avec celles des Précieuses, si gaiement mises
en scène par Molière.
On a quelque droit de s'étonner de voir,
dans un temps où l'on vouait aux dames un
culte si fervent, les poètes se permettre, à
l'égard de certaines d'entre elles, des critiques
souvent fort peu courtoises; mais ces critiques,
nous allons nous en assurer, ne mordaient
guère que les femmes qui s'éloignaient de
l'idéal honoré en cour d'amour. L'artillerie
sarcastique de la langue romane visait surtout
les éhontées, les vénales, les violentes et les
trompeuses; et encore, que d'indulgents cor-
rectifs venaient adoucir ces récriminations !
Les satiriques des temps féodaux savaient
qu'à côté des femmes libres, maîtresses de leur
cœur, vivait une foule de sœurs déshéritées,
au sein de laquelle le vice choisissait impuné-
ment : la caste entière des vilaines et des
serves, dont les libertins d'alors détournaient
les plus délicates et les plus belles. Ces victimes
DES FEMMES. 337
façonnées aux vicieuses fantaisies recevaient,
comme à notre époque, une notoriété, une
renommée de scandale ; on les marquait d'un
chiflFre armorié, afin de les mettre en lumière
et de les empêcher de revenir jamais à la vie
modeste. Au moyen de ces distinctions mal-
saines, analogues à celles données aux célé-
brités de notre demi-monde, on noyait en
elles tout reste de pudeur ; on éternisait les
égarements de la passion, en exaltant ainsi la
vanité de ces voluptueuses égarées.
De même qu'en parlant des chevaliers « qui
vont errant par terres », on disait le chevalier
aux blanches armes, le chevalier à la cotte
noire, « cil porte l'escu peint, cil le porte à la-
biaus » ; de même classait-on, l'auteur du
Chastie-Musart nous l'apprend, les belles éva-
porées, par le lieu de leur naissance, par le
genre de leurs exploits, par les particularités
de leurs charmes.
Ainsi dit-on de femes, orendroit tout à cors,
Par chasteax, par cités, par viles et par hors :
Geste a nom Joenneste, ceste a nom Erambors,
Geste a blonz crins pcndanz, ceste les a rebors (/?-/-
[ses) ;
Geste est de Paris, ceste est de Vernon, [parnon,
Gel autre maint {demeure) à Ghartre et ceste à Es-
Gel est de Roam née, cel est de Galardon...
Pour qu'il se soit décidé à décocher quatre-
22
338 CRITIQUES ORIGINALES
vingts strophes, acérées comme traits d'arba-
lète, à ses contemporaines, il faut que l'auteur
de cette satire ait, en son jeune temps, dépassé
les bornes de l'amoureuse ardeur ; et que, se-
lon sa propre image, il y ait tant employé sa
lance, que de droite qu'elle était « l'en ait re-
traie torte » : effet ordinaire de la satiété.
L'avidité féminine est pour lui un thème
inépuisable. Devenu forcément économe, le
pauvre rimeur maudit en elles les générosités
de sa jeunesse : « Femme semble sang-sue qui
la gent saigne, » s'écrie-t-il ; et plus loin :
.îà por bel chapeau d'or, por (boucle d')orel, por
[crespine,
Ne por guimple de soie atachié à l'espigne,
Por(vu) qu'on lor doint beau don, tant connois lor
Ne li chault desous qui el se jise souvine. [covine,
Son style passerait aujourd'hui pour fort
peu décent ; ses expressions sonneraient mal à
nos modernes oreilles, bien que cette crudité
donne une singulière énergie au langage du
poète courroucé ; les idiomes antiques n'ont
pas plus de réalisme et de verdeur dans leurs
libres images. Notre trouvère ne nous révèle
aucun nom propre ; or sent pourtant que cha-
cune de ses flétrissures frappe une coupable
connue de lui. Assurément elle vit dans son
souvenir, l'orgueilleuse à laquelle il adresse
cette strophe :
DES FEMMES. SSq
Cèle qui plus s'orgueille et qui plus se desroie,
Qu'il sanble chastelaine de Péronne ou de Troie,
Ne H chaut qui el mate ou enprent ou enroie
Por I taissu d'argent ou por une corroie {une
[chaîne).
Et cette autre qui se fait humble et tendre,
soupire et pleure pour attirer sa proie, croyez-
vous qu'il ne sache pas bien à qui elle a tendu
ses pièges amorcés de sentiment ?
[tranble,
Feme, par devant home, plaint et soupire et
Et emble cuer et cors et chatel tout ensamble;
Ne li chaut de quel home el praingne, ce me
[samble,
Quar èle est plus corant que cheval qui bien
[amble.
Tout n'est pas colère, cependant, dans cette
pièce passionnée. Si le poète stigmatise aussi
âprement les mœurs vénales ; s'il conseille de
jeter hors la ville, comme lépreux, toute femme
« qui, pour gaigner, vent son cors etavile », ce
terrible moraliste a d'ineffables retours d'in-
dulgence pour les pauvrettes que la misère
affolle.
L'en doit bien pôvre feme de folie escuser,
Qui n'a que une cote que li convient user...
Coment puet pôvre feme son gaing refuser r
Ce n'est mie merveille s'a pôvre feme avient
Qu'èle face folie...
340 CRITIQUKS ORIGINALES
Cet clan d'indulgence ne rappelle-t-il pas les
pardons attendris qu'a l'auteur de Rolla pour
les fautes des déshéritées de nos jours r" « Pau-
vreté, pauvreté, c'est toi la courtisane ! » Mais
patience ! ces vers où le vieux confrère d'Al-
fred de Musset s'est laissé attendrir, ce sont les
opulentes prostituées qui le paieront. Le poète
du temps de Louis VIII aura une reprise in-
dignée, à l'exemple de son confrère du temps
de Louis-Philippe, s'écriant dans son élégant
langage :
Vous ne la plaignez pas, vous, femmes de ce
[monde,
Vous qui vivez gaiement dans une norreur pro-
[ fonde
De tout ce qui n'est pas riche et gai comme vous !
Notre trouvère, dans le style de son époque,
sans détours ni raffinements, s'adresse à ces
femmes qui possèdent maisons, robes et four-
rures, et qui vendent leurs nuits, pour en dou-
bler et tripler le nombre : « Moult en i a de
cèles (-ci) qui f... por loier, por les dons
qu'en reçoivent, et si n'en ont mestier ». Et
ailleurs :
Feme qui a de robes ou v paires ou vi,
Forrces d'escuriex ou de vair ou de gris,
Ou de bêles maisons ou son riche porpris,
L'en la doit bien huer, quant èle s'est mépris.
DES FEMMES. 341
Dans son Évangile as famés, Jehan Durpain,
moine de la célèbre abbaye de Vaucelles, crut
faire œuvre salutaire à son âme, en marchant
sur les traces du précédent. Habitués à regarder
la femme comme le plus redoutable auxiliaire
de Satan, les gens de froc ne faillaient guère à
lui décocher les meilleures de leurs flèches,
dans leurs œuvres et dans leurs sermons ; bien
qu'à l'occasion, le tempore veneris d'André
le Chapelain, ils se laissassent comme les pé-
cheurs vulgaires, glisser dans ses filets. Jehan
Durpain déclare que son évangile a été apporté
de Constantinople par Marie de Compiègne,
qui n'est autre que la célèbre fabloière Marie
de France, dont il cite l'une des fables; afin de
rendre vraisemblable cet ironique patronage.
Ce Jehan Durpain est un maître railleur; dans
ses vers l'ironie remplace le ton courroucé.
Chaque strophe du moine de Vaucelles dé-
bute par un baiser et finit par un coup de
griffes. Selon lui, celui qui tient à mener une
vie pure et sainte n'a qu'à s'adresser aux
femmes, à les croire, à les suivre; il sera aussi
assuré de sanctifier son âme que de prendre un
lièvre à la course. Leurs vertus et leurs grâces,
ajoute-t-il, nous doivent à bon droit émer-
veiller ; on peut aussi facilement les conseiller,
les amender, les diriger « que l'on porroit la
mer d'un tamis espuiser ».
342 CRITIQUES ORIGINALES
Leur conseil est cortois, et tant voir \,vrai], et tant
Que autant font acroire comme font jacopin; [fin,
Conseillez-vous à famé, au soir et au matin,
Si serez tôt certains de faire maie fin.
Elles sont pleines de tout bien, de toute hon-
nêteté, fidèles et constantes; aussi leur amitié
est-elle aussi facile à conserver « com on por-
roit garder un glaçon en esté ». Leur confier
son honneur est faire œuvre de raison, comme
de confier son troupeau au loup.
Il y a vraiment beaucoup de malice et de
bonne humeur dans ce petit chef-d'œuvre, au
fond duquel perce l'effroi du moine, forcé bien
malgré lui, de soupçonner dans ces ravissantes
créatures, « aux beaux yeux verts et riants et
de gentil corsage » des amorces d'enfer, des
tisons avant-coureurs du brasier éternel. La
peur est là, on le sent au dépit qui suit brus-
quement chacun des éloges qui commence les
quatrains; car ces éloges sont très-tendres et
galamment tournés, ceux-ci par exemple :
« Douce chose est de femme et en diz et en
fais » ; ou bien : « J'ai moult chières les femmes
pour les biens que j'y vois » ; ou bien : « Com-
paignie de famé est moult sainte et honneste »;
mieux encore : « Femme est la gentil chose
que Dieu fist à s'ymage ».
Si Durpain termine chaque strophe par une
pointe acérée, c'est qu'il voit toujours à côté du
DES FEMMES. 343
« gentil corsage » sourire le hideux ennemi du
genre humain ; il craint d'avoir à payer leurs
caresses par une éternité de grincements de
dents. Aussi, après avoir déclaré que les
femmes sont comme un baume, « qui tos les
maus apaise », il s'écrie que leur amour con-
duit « en une ardent fornaise ». II s'aguerrit
alors en martelant durement ses rimes, dont il
se fait autant de boucliers. Cette grêle d'épi-
grammes gauloises prend fin comme elle a
commencé, par une raillerie à l'adresse des
béguines ; il implore le secours des prières de
ces saintes filles, dont l'efficacité lui paraît juste
assez bonne pour que son âme soit portée au
ciel entre deux selles :
Ces vers Jehan Durpain, un moine de Vaucèles,
A fet moult soutilement, les rimes en sont bêles;
Priez por lui, béguines, vielles et jovencèles.
Et par vous soit son âme mise entre deux fois-
[selles.
Le fabliau de la Femme et de la Pie est une
suite de malignes analogies entre les deux sau-
tillantes et babillardes créatures ; il ne manque
pas de gaieté et de verve, bien que les traits
n'en soient pas aussi finement barbelés que
ceux de Jehan Durpain. Une strophe de cette
malice poétique, au rhytme joyeux et voletant,
nous servira d'échantillon.
344 CRITIQUES ORIGINALKS
I.a pic de costume
Porte penne et plume
De divers colours;
Et femme se délite
En estrange habite
De divers atours.
Produit de la même inspiration, La conte-
nance des famés, s'attaque principalement à
leur mobilité d'humeur; l'auteur passe rapide-
ment en revue les caprices féminins, et le fait
avec un brio étincelant, un entrain si plein de
charmes, que je me désespère de ne pouvoir
citer cette petite pièce en son entier. Chez elles,
dit-il, le cœur est tout ; leur sentiment vif et
tendre, mobile et changeant, empêche la raison
de s'y poser.
Moult a famé le cuer muable
Et tressaillant, et dous et tendre,
Si que poi [peu) velt à riens entendre
Fors tant com son cuer li done.
Cela posé, il fait tournoyer cette mobilité
gracieuse, comme une rose des vents.
Or joïaux prent, si les remire,
Or les desploie, or les ratire;
Or s'étand, or sospire, or plaint,
Or s'esvertue et or se faint,
Or cort à dextre et à senestre;
Or s'en rêva à la fenestre;
Or chante, or pense, or rit, or plore :
Moult mue son cuer en petit d'orc (d'heure).
DES FEMMES. "i-^S
Elles laissent voir leur visage, puis le recou-
vrent d'un masque d'étoffe; elles donnent, puis
refusent, puis redonnent, puis reprennent. Ce
qui leur déplaît le plus est d'entendre dire
qu'une autre a plus joli pelisson, une cotte
mieux peinte. Dans tout cela, il n'y a certes
pas de quoi crier à la calomnie : le trouvère
aimait à rire, voilà tout.
Pour ne pas fatiguer le lecteur, nous nous
bornerons à une dernière citation, dans cette
longue série de blasphèmes, contre le vrai dieu
de la chevalerie. Le dit des Cornettes, plus spé-
cialement dirigé centre les excès de la mode,
est une véritable gravure de modes, où les
attifcuses d'aujourd'hui pourraient retrouver
quelques secrets de leur art. Les dames ont
toujours aimé à amplifier leurs attraits : tantôt
la poitrine, tantôt les hanches ou les bras ou
les reins. A certaines époques ce sont les che-
veux ; au temps de Philippe-le-Bel on les dres-
sait en cornes ; sous Isabeau de Bavière on les
modelait en flèches et en tourelles ; à diverses
époques on en faisait des chignons, des cas-
cades, des tourteaux, des larmes de repentir,
des crinières, des oreilles de chien.
Au temps où fut rimé le dit des Cornettes, la
mode était aux cornes, « pour assassiner les
hommes ». Si épaisses que fussent les cheve-
lures, dit le malin tableur, il en fallait beau-
3^6 CKI'IIQUES ORIGINALES
coup pour étoffer ces armes offensives, qui
venaient en aide au fard et à « la robe escoUe-
tée » afin de mettre à mal le cœur des hommes ;
force était d'en emprunter : « d'autrui cheveus
portent grans sommes dessus lor teste. » Quand
les cheveux étaient chers, on prenait des
contre-façons plus ou moins bien imitées.
Foi que je doi (à) saint-Mathclin,
De chanvre ouvré ou de lin,
Se font cornues
Et contrefont les bestes mues.
L'édifice était habilement consolidé, afin
qu'il ne leur advint pas, comme il arrive aux
belles de nos jours, de perdre leurs têtes en
ballant et en se jouant : on le fourrait « de
bendes et de cerciaux ». Aux cornes du chef,
les victimes de notre trouvère joignaient les
seins dressés en pointe, à l'attaque des amou-
reux ; « et font cornes de lor poitrines ». Cela
lui paraît chose « de grant viltance » , c'est-à-
dire très-vilaine; il ajoute :
L'on lor puet veoir es seins
L'en i mettroit bien ses ii mains.
Comme la Patenoslre de l'Usurier, cette sa-
tire avait été composée après un sermon très-
virulent de l'évêque de Paris, contre ces excès
de toilette, qui rendaient les hommes « trop
DES FEMMES. J47
plus fols et plus péchcors » que d'habitude.
On riait avec le vénérable prélat du ridicule
de ces cornes, « gens s'en gaboient » ; mais
les cornes de la tête ne s'abaissaient pas,
et celles de la gorge n'en saillaient que davan-
tage. Aussi l'auteur, quelque clerc rimeur à la,
suite de l'évêque, menace-t-il les pécheresses
de l'enfer « dont nul ne retorne, où l'âme sera
triste et morne »; il leur prédit que Satan les
fera seoir à sa table, si elles continuent :
De bobancier
Et de jengler (jaser) et de tencier,
De soi vendre et vendangier.
L'éloge est plus spécialement le lot poétique
des troubadours, dont les chansons d'amour
ont inspiré à l'amant de Laure ses langoureux
sonnets ; cependant dans la bouche des trou-
vères du Nord, l'éloge même perd sa mono-
tonie. Sur cette trame vaporeuse, le poète de
la langue d'oil jette presque toujours quelque
couleur éclatante, quelque broderie inattendue.
Un très-gracieux hymne à l'exaltation du sexe
gracieux, Le sort des dames, est une sorte de
chant d'oiseau, harmonieux et vif, une traduc-
tion des notes si pleines de charmes dont le
rossignol emplit nos bois au printemps. Le
gentil poète qui l'a rimé se nomme, dit-il,
Rossignolet; un surnom, peut-être, que lui
avait valu la grâce de ses vers.
348 CUITIQUES ORIGINALES
Roxignolet, m'apèle-t-on,
Que héent li vilain félon ;
Mais cil qui ont d'a{i)mer coragc
Font tos jors de moi lor message,
Quar je suis légiers et menus.
On lui doit bien ouvrir la porte, car pour
louer les dames, le dieu d'amour l'envoie ; en
vrai rossignol de mai, il chante les élégances
du printemps de la vie, il s'enivre de la des-
cription des beautés visibles et tangibles de la
femme jeune et toute souriante encore des
premiers étonnements d'amour. Certes, ce
trouvère n'était pas un moine •, un moine en
eût peut-être pensé autant, mais il se serait
cru obligé de l'expier par la phraséologie mo-
nacale, sur les germes de corruption que re-
couvrent les opulences de la chair.
Notre Rossignolet chante « le biau front poli
sans fronce », les yeux riants « à point fendus,
qui frémissent comme l'estoile », les jolies
dents qui brillent à l'œil « quand vos buvez
le vin vermeil », la « savoureuse bouchète et
la sade gorgerète », les lèvres qui « semblent
cerises ». C'est un grand sensualiste que maître
Rossignolet ; son dernier coup de gorge est
bien celui de l'oiseau qu'il a pris pour parrain,
et l'idole adorée a dû être glorieuse des plaints
charmants qui lui échappent, au moment de la
quitter :
DES FEMMES. 34g
... Aimi !
Aimi Diex ! Aimi que ferai ?
Jà de li ne me partirai...
Ainz i morrai comme martir,
Por la grant biauté qu'en li voi.
Si [et pourtant) vos laisse... Ce poise moi;
Je m'en vais, naa douce amie,
Por Dieu, ne m'oubliez mie !
Le dit des femmes est aussi largement affir-
matif sur les vertus et les attraits féminins, que
les satires, citées plus haut, le sont en sens con-
traire. Aux yeux du galant ménestrel, rien ne
vaut la saveur d'un baiser de femme, ni sucre,
ni miel, ni lycoris^ ni gingembre ; « tous les
espices de ce monde ne sont si douces que
femes sont ». De leurs sourires seuls, « viennent
les pr(o)uesses et les honneurs et les hautesses».
Au grand argument de la naissance du Sau-
veur dans le sein d'une femme, il ajoute que
tous doivent à ce sexe privilégié l'allaitement
du corps et l'allaitement de l'esprit. Les femmes
sont la fontaine de toute plaisance :
Elles sunt gentiles à démesure,
Gréeles, bien fêtes par la seinture...
Dieu les fist par grant leysir
Pour servir gents à pleysir.
Entin tous ceux qui ne les aiment et en mé-
disent ne sauraient être sauvés « quar Dieu ne
ayme qui femes hait ».
35o CRITIQUES ORIGINALES
La même abondance d'éloges, avec plus de
solidité dans le choix des vertus louées, nous
est offerte dans le bien des famés. Ce sont
elles qui façonnent et assouplissent les carac-
tères, qui rendent généreux les cancres, et sou-
riants les envieux; par leur amour « devienent
li vilains cortois ».
Famé si est de tèle nature
Qu'èle fet les coars hardis,
Et csveiller les endormis...
Famé si fet, à mienuit.
Les bachelers plains de déduit
Aler aus festes et aus veilles.
Ainsi, bien que la lune éclairât seule les
rues et les sentiers, bacheliers et bachelettes ne
se couchaient, pas plus que nous, à l'heure des
poules. Nous arrivons à des éloges plus positifs
que l'on s'étonne de rencontrer chez un poète
de ce temps, oîi le travail des mains était
regardé comme dégradant. Le galant rimeur
loue franchement les femmes de filer et de
tisser, comme s'il s'agissait des Romaines, au
siècle des Tarquins.
Mult doit famé estre chier tenue,
Par li est toute gent vestue;
Bien sai que famé file et œuvre
Les dras dont l'on se vest et cuevre.
De ses mains sortent bliaus, tissus d'or et
DES FEMMES. 35 l
draps de soie; la femme est l'abeille de la ruche
humaine, et en doit bien être louée. On pensera
peut-être que ces détails industriels prouvent,
avec le bon sens de l'auteur, la modestie de sa
condition ; jamais en effet, Thibault de Cham-
pagne ni le sire de Coucy, ni aucun des trou-
vères de haut parage n'eussent songé à louer
les femmes de ces occupations à la Lucrèce ;
tout au plus eussent-ils daigné mettre en relief
leur talent à broder les hautes tapisseries de
leurs grandes salles, les ceintures d'or et les
écharpes brillantes, destinées à ceux en qui
elles avaient mis leur pensée. De quelque part
qu'elles nous arrivent, ces preuves d'une acti-
vité toute romaine n'en sont pas moins pré-
cieuses.
Les contemporaines des Croisades ne se bor-
naient pas, il s'en faut, à filer, à tisser, à fa-
çonner les toiles et les draps ; si l'on en excepte
le maniement de la lance et de l'épée, on peut
s'assurer qu'elles participaient à toutes les
tâches de la vie des temps féodaux.
Nous en avons rencontrées faisant des vers
et les chantant, composant chansons, lais et fa-
bliaux ; sans nul doute Marie de France,
Barbe de Verrue, Saincte des Prées, Doète de
Troyes, ces vaillantes chanteresses, comme les
appelle le président Fauchet, dans son « recueil
des noms et œuvres de CXXVII poètes françois,
352 CRITIQUES ORIGINALES
vivant avant l'an M. CGC. », ont eu bien des
compagnes dans l'art de bien dire. Il nous
serait également facile de découvrir des sœurs
à Héloïse et à Christine de Pisan, dans la voie
de l'érudition et d'une philosophie vivante et
toute humaine.
Une fonction particulièrement généreuse les
passionnait : celle de panser les blessures et de
guérir les navrés ; elles s'y livraient avec zèle,
et, si l'on en croit les témoignages des poètes,
elles y réussissaient à miracle. Ces succès doi-
vent-ils être attribués aux recettes simples et
éprouvées qu'elles se transmettaient de mère
en fille, aux potions et oiguemcnts^ dont quel-
ques spécimens sont venus jusqu'à nous, sous
le nom touchant de remèdes de bonnes femmes ?
Étaient-ils, en majeure partie, le résultat du
contact magnétique de leurs blanches mains,
délicates et attentives, de leurs voix douces et
pleines de tendres consolations? Les guérisons
avaient, nous le croyons, toutes ces causes à la
fois.
Ceux qui en ont écrit ont donné, pour but
unique de leur soin d'acquérir la science de
guérir, le devoir de panser elles-mêmes leurs
parents et leurs amis blessés à la guerre ou
dans les tournois. C'est un de leurs motifs en
effet, le passe-temps favori étant alors de don-
ner et de recevoir des coups de lance; mais ce
DES FEMMES. 353.
motif n'est assurément pas le seul. Au talent
d'étanchcr une plaie, de l'entourer de bande-
lettes, de rédtaire une fracture, les femmes
joignaient celui de saigner, de ventouser, de
composer des élixirs et des potions, d'oindre
les parties malades du suc de bonnes herbes,
et de les désenfiévrer.
Sous le nom de ventrières^ c'étaient des
femmes qui, à l'exclusion des hommes, faisaient
les accouchements ; par délicatesse, elles se
soignaient entre elles dans presque toutes les
maladies. Ainsi dans le fabliau de la Saineresse^
la femme rusée qui se feint malade, pour voir
librement son ami, le fait venir sous des habits
féminins, afin de se faire poser des ventouses.
Le mari se laisse tromper à ce déguisement ,
car seule une femme était autorisée à faire à
sa compagne une semblable opération.
Dans sa dissertation sur l'état des sciences
de io3i à i3i4. l'abbé Lebeuf nous apprend
qu'Abailard voulut, dans sa communauté du
Paraclet, que l'infirmière au moins fût experte
en médecine, et qu'il y eût une des religieuses ,
capable de donner des soins aux autres sœurs.
Les lettres d'Héloïse nous montrent qu'elle-
même était loin d'être ignorante à cet égard.
C'est au point de vue du pansement héroïque,
il est vrai, que les preuves sont les plus nom-
breuses. A chaque page de nos innombrables
2 3
354 CRITIQUES ORIGINALKS
cpopces chevaleresques, apparaît une dame ou
une demoiselle piteusement penchée sur un
corps meurtri. Dans le roman de Perccval,
lorsque l'illustre chevalier a cassé le bras du
sénéchal de sa cour, le roi Artus « qui le cuer
at tendre » envoie chercher pour le guérir un
médecin et trois jeunes tilles ses élèves :
... Un mire moult sage
Et trois pucèles de s'escole,
Qui 11 renoent la canole;
Et puis li ont son bras lue
Et rasoldé l'os esmiié {broyé).
Autre exemple fourni encore par Chrestien
de Troyes, l'Homère de la Table ronde, dans
son roman d'Erec et d'Enide : Le chevalier
Erec , rapporté sanglant , est soigné par sa
femme et par les deux sœurs du comte Cuivres.
Ces habiles guérisseuses, « qui moult en sa-
voient », enlèvent premièrement la chair gâtée
'< la morte car»; puis lavent soigneusement les
plaies :
Et remètent emplastre sus,
Cascuns jor une fois ou plus;
Le faisoient mangier et boivre.
Si le gardent d'aus et de poivre.
Dans la jolie nouvelle à'Aucassin et Nicolète.
Aucassin tombé de cheval sur une pierre, s'est
démis l'épaule, sa mie ne charge personne de
DES FEMMES. 355
sa guérison ; elle-même opère la cure et le
pansement : « Elle le portasta et trova qu'il
avoit Tespaulle hors du liu {lieu]: elle le mania
tant à ses blanches mains et porsaça, si com
Diex le veut qui les amans aime , qu'èle
(l'épaule) revint à liu {en place); et puis si prist
desflors et de Terbe fresce et des feuilles verdes,
si les loia sus au pan de sa cemise, et il fu tox
garis ».
La belle sarrazine Floripe, dans le vieux ro-
man de Fiérabras, panse Olivier avec la man-
dragore, cette plante mystérieuse aujourd'hui
perdue ; après l'avoir délivré de la prison où
l'émir Balan l'avait fait jeter, elle lui demande
s'il n'a pas « le cors plaie ni navré ».
— Oil, dist Olivier, ou [au) flanc et ou costé.
— Par foi ! ce dist la bêle, je vous donrai santé.
(Elle) vait à la mandeglore, i peu en a osté,
(A) Olivier l'aporte; tantost k'en ot usé,
Si sanèrent ses plaies, si revint en santé.
Gérard de Nevers, blessé dans un combat,
n'eut pas d'autre médecin qu'une demoiselle :
« Une pucèle de léans le prlst en cure ; si le
pensa tèlement que en pou d'espace en com-
mença à amender... tèlement et si bien le
pensa la pucèle, que, avant que le mois fust
passé, il fut remis sus et du tout guari. "
Egalement dans le dramatique lai Je Gu-
gemer, par Marie de France, le chevalier de
356 CRITIQUES ORIGINALES
ce nom, atteint à la cuisse par sa propre flèche,
est soigné par une dame et sa nièce, avec les
mêmes soins touchants. Quand elles l'eurent
couché sur le lit de la jeune fille :
Bn baçins d'or l'ève [l'eau] aportcrcnt,
Sa plaie et sa quisse lavèrent;
A un bel drap de chcisil blanc
Li estèrent d'entur le sanc,
Puis l'unt estreitement bandé...
De sa plaie nul mal ne sent.
On pourrait multiplier à l'infini les citations :
celles-ci suffisent à prouver la vaillante acti-
vité des femmes de France, à une époque où
leurs sœurs d'Italie et d'Espagne, cloîtrées à
l'intérieur du logis, reléguées dans une sorte
de gynécée, comme les matrones de la Grèce
antique, s'étaient laissé enlever la part qui re-
vient légitimement aux femmes, dans toutes les
grandes émotions des sociétés auxquelles elles
appartiennent.
Faire tourner les appétits indomptables de
leurs contemporains à l'adoucissement des
moeurs ; se composer avec les raffinements les
plus subtils de la passion d'amour, un bouclier
féerique, capable de rompre tous les diaboliques
enchantements de la force ; employer les pro-
messes du sourire à tempérer l'abus de la lance,
presque à en anoblir l'usage, à faire germer
l'équité dans lea cœurs endurcis par la perma-
DES FEMMES. 357
nence des crises meurtrières; provoquer par
l'invention de jeux aimables, de distractions
spirituelles, l'éveil des facultés de l'intelligence
et des subtilités de l'esprit : tel est le lot glo-
rieux dont nos mères, au temps des Croisades,
avaient réussi à s'emparer. Telle est la mission
qu'elles s'efforçaient de remplir, aux applaudis-
sements de leurs rudes compagnons eux-mêmes,
un moment fascinés et assouplis.
Les témoignages précis, assemblés en un
faisceau lumineux par nos persévérantes re-
cherches, l'histoire, malgré ses regrettables
lacunes, les confirme pleinement. Avec la seule
puissance de leurs charmes, habilement, diplo-
matiquement mise en jeu, nos aïeules étaient
parvenues à reprendre, au conseil supérieur, la
place dont la loi Salique semblait les avoir dis-
courtoisement exclues. Sans cette reprise d'in-
fluence et le concert de leurs efforts civilisa-
teurs, l'interminable période féodale , tout
entière, eut offert la réalisation du sombre rêve
de l'enfer. Si nombreuses que fussent alors les
enceintes monastiques, ouvertes aux natures
amies des labeurs de l'esprit, aux intelligences
ennemies de la violence, elles n'auraient jamais
suffi à contenir les foules effarées, fuyant les
sanglants désordres d'un monde qui justifiait
si bien l'épithète de Vallée de larmes.
Grâce aux femmes de France, la brutalité
358 CRITIQUES DES FEMMES.
apprit à rougir de ses excès; demi-domptée,
elle permit à la société du moyen-âge de res-
pirer, de prendre quelques trêves, de préparer
ses forces pour franchir, sans s'y briser, les
nouveaux écueils dont les compétitions à ou-
trance des princes de France et d'Angleterre
allaient, pendant près de deux siècles encore,
hérisser les voies de la pensée et du progrès.
I
CONCLUSION
'auteur de ces patientes études
Sf^^ sur la vie de nos ancêtres, a le
,,- fë-"''/^ .^l ferme espoir d'avoir contribué à
<S^7^73=^S4 accroître le mouvement de curio-
sité qui, depuis le commencement de notre
siècle, s'est manifesté par soubresauts, autour
de cette intéressante époque. Si Ion veui bien
admettre que ces tableaux variés, où sont re-
tracées les habitudes sociales de nos aïeux et
l'influence civilisatrice de nos mères, dans ces
temps reculés de notre histoire, ne sont pas
une œuvre d'imagination, on se convaincra
que cette part de notre irradiation nationale
doit rentrer dans le trésor historique de la
France.
Nous avions oublié, sur la voie, le plus pré-
36o CONCLUSION.
cieux wagon de notre bagage patriotique :
celui qui contient les originaux de nos titres
patronymiques, les clans les plus spontanés de
nos croyances, de notre littérature, de notre
génie spécial, de notre verve initiatrice; il faut
nous hâter de le rattacher au reste du train, si
nous avons à cœur d'arriver en gare de la pos-
térité, avec nos richesses nationales au grand
complet.
Rien de plus obligatoire pour nous que cette
restitution, sans laquelle l'acte de naissance de
notre race, demeurant mutilé, permettrait de
croire que nous descendons , directement et
sans transition intellectuelle, des Grecs et des
Latins. Si l'on ne se met, dès aujourd'hui, au
travail, pour ressouder à la chaîne rompue des
trtiditions françaises ces anneaux, que l'indif-
férence a laissés s'oxyder et se briser ; si l'on
ne s'empresse d'arracher pieusement, patiem-
ment, méthodiquement, par couches succes-
sives et par ordre de dates, les débris de nos
annales poétiques et biographiques ; ces inap-
préciables témoins achèveront de tomber en
poussière.
Alors la nuit se fera autour de ces souvenirs
effacés, plus profonde qu'autour des ruines
de l'Egypte des Pharaons. Nos historiens tra-
vailleront en vain h chercher le mot de l'énigme
féodale; ils ne parviendront plus à retrouver
CONCLUSION. 36 1
le sens vrai des quelques faits généraux, si bi-
zarrement contrastés, qui sont parvenus jus-
qu'à nous, avec de si déplorables lacunes.
Le pourquoi de ces tourbillonnements de
foules, de ces entraînements, de ces révoltes
féroces, surgissant tout-à-coup au milieu d'une
soumission en apparence absolue ; la cause
de ces mélanges de bon sens et d'hallucination,
d'excessive crédulité et d'irrévérence hostile
au prêtre ; le motif de ces alternatives de bonté
extrême, de dévouement héroïque, coudoyant
la plus égoïste rapacité, la plus impitoyable
barbarie ; en un mot, ce secret du mystérieux
moyen-âge, dont le philosophe a tout autant
besoin que l'historien, nous échappera à tout
jamais.
On ne saurait trop, ni trop bruyamment, in-
sister sur la nécessité d'un effort de sauvetage,
en faveur de nos manuscrits de langue romane,
etfort prompt, régulièrement suivi, ininter-
rompu, pour rendre à la lumière, à la popu-
larité m.ême, au moyen de traductions, ces
traces brillantes de la jeunesse de notre patrie.
Le nouveau volume, que nous livrons au-
jourd'hui à la publicité, contient les premiers
linéaments de l'histoire de nos mères, au temps
des Croisades ; la meilleure part de ses pages
a été employée à mettre en relief la piquante
physionomie de ces vaillantes femmes de
302 CONCr.USION.
France, parvenues à reconquérir l'inHuence
légitime que le droit du plus fort semble avoir
voulu leur enlever. Les feuillets où il n'est
pas exclusivement question d'elles forment
un cadre vivant, aux détails scrupuleuse-
ment historiques, destiné à faire mieux res-
sortir leur œuvre civilisatrice, si hardiment
précoce.
Si ce complément obligé de la Vie au temps
des Trouvères s'est fait attendre, c'est que les
documents épars de ce travail ont coûté de
longs jours à découvrir et à rassembler. Il est
à peine croyable ce qu'il a fallu fouiller de do-
cuments, en dehors de l'érudition ordinaire,
pour arriver h donner une vraisemblable au-
thenticité à cette partie de nos souvenirs,
regardée longtemps comme une pure invention
de poètes.
Assurément, s'il n'avait tenu dans ses mains
le fil conducteur, autour duquel tous ces faits,
en apparence frivoles, viennent se grouper;
s'il n'avait entrevu tout d'abord la nécessité de
l'ingérence féminine dans les agissements vio-
lents de la société féodale, l'auteur eût été plus
d'une fois tenté d'abandonner une entreprise
capable d'absorber les longues heures d'un
moine cloîtré. Mais la familiarité de cette
époque lui avait appris que la juridiction des
Cours d'Amour était le seul remède qui pût
CONCLUSION. 3Ô'3
tempérer l'abus des professions errantes, folie
contagieuse de ce temps-là.
Nos turbulents ancêtres erraient avec fureur,
à la recherche des périlleuses aventures : che-
valiers, écuyers, servants d'armes, ribauds sou-
doyés, jusqu'aux simples manants parvenus à
se faire enrôler à la suite de quelque seigneur,
tous cherchaient l'occasion de vagabonder, afin
d'acquérir los et butin. Et certes les occasions
ne manquaient pas : les croisades contre les
hérétiques du Midi, contre les Sarrazins d'Es-
pagne et d'Orient; les lointains pèlerinages, les
vœux à accomplir, les caprices personnels, les
torts imaginaires à redresser, les passes d'armes
et tournois; tout contribuait à solliciter l'hu-
meur nomade de nos fantasques aïeux.
Les femmes, cependant, restaient au manoir,
indéfiniment privées de leur soutien naturel,
obligées de se garder elles-mêmes, de défendre
leurs familles et leur tnesnie, leur honneur et
leurs domaines, contre les projets de débauchés
sans scrupule et d'ambitieux sans frein.
Quoi de plus naturel que ces belles isolées
aient imité, sans la connaître, la prudente
adresse de Pénélope ; qu'elles aient donné un
but de défense h leurs sourires, et gradué leurs
menues faveurs, pour faire patienter les appétits
des prétendants. Nos mères firent mieux
encore : elles entreprirent d'élever le cœur de
3Ô4 CONCLUSION.
ces rudes compagnons, de garottcr ce dange-
reux entourage, de subtilités d'amour et de
lois de courtoisie, d'enlacer ces importunitcs
sauvages, dans les prescriptions d'un code h
bases révélées, dont elles-mêmes s'étaient cons-
tituées les gardiennes.
Elles prirent h tâche de se créer ainsi des
défenseurs ardents, des amis dévoués, parmi
ces assaillants de chaque jour. Et tout cela
prit corps, s'incarna dans les mœurs et réussit
si bien, qu'à son arrivée en France, Blanche de
Castille n'eut qu'à suivre l'exemple courtois de
ses vassales, pour échapper aux mêmes dan-
gers.
Se peut-il voir, dans les annales du monde,
rien de plus poétique, de plus franchement
original que ce fait des contemporaines d'Hé-
loïse, saisissant dans leurs mains délicates la
trame immortelle, sur laquelle viennent se
broder tous les grands actes de l'humanité, et
s'en faisant une armure défensive, plus forte
que la cotte de mailles de leurs époux ? Quelle
utopie plus osée que celle de faire accepter aux
hommes de fer de la première période cheva-
leresque, les articles moitié mystiques, moitié
sensuels, d'une loi d'amour, dont les infractions
exposaient les coupables à se voir honnis et
bannis de la compagnie des dames.
Le merveilleux est que les femmes de France
CONCLUSION. 365
aient triomphé dans une aussi héroïque entre-
prise; que pendant près de trois siècles, le culte
de la grâce et de la beauté ait tenu la barbarie
en échec, la contraignant à s'associer, dans une
certaine mesure, à la pose des premières bases
de la courtoisie française et de la civilisation
moderne. C'est là précisément ce que ce livre
a la prétention d'avoir rendu historique et
vraiment indéniable.
Avant de quitter ce monde si incomplète-
ment exploré, où les grands faits de l'histoire
se chantaient comme au temps d'Homère, et
s'écrivaient en vers inspirés; avant de faire
trêve à ces attrayantes études qui nous ont pro-
digué les surprises, constatons que si cette re-
naissance intellectuelle, inaugurée par l'amour
de la poésie et la poésie de l'amour, avait pu se
continuer sans interruption, jusqu'à l'avéne-
ment de la renaissance classique, l'Europe en-
tière serait arrivée plus sûrement et plus vite à
sa régénération. Lorsque les manuscrits grecs,
fuyant le mépris des Turcs, firent invasion
parmi nous, si la pensée antique avait trouvé
la littérature romane active encore, dans son
originale saveur qui lui valait les applaudisse-
ments de toutes les classes de la société, la ri-
valité des deux sœurs aurait produit sans nul
doute d'harmonieux résultats.
Ces deux branches de l'intelligence humaine
366 CONCLUSION.
se seraient enlacées avec amour, se rendant
mutuellement la vigueur et la fécondité. !/ave-
nement de l'érudition classique n'aurait pas
produit le triste phénomène de dérouter la
fibre populaire, et de rendre désormais le gros
de la nation française indifférent à la poésie
d'emprunt, qu'on installait au-dessus de lui.
Nous n'aurions pas assisté à cette scission dé-
plorable, qui nulle part n'a été aussi accentuée
qu'en France, entre le goût des lettrés et celui
du reste de la nation. Nous n'aurions pas vu
chez nous le peuple se désaffectionner d'une
littérature presque uniquement faite de pla-
giats, de moulages antiques, dont le tort était
à ses yeux de ne rappeler rien de la vie na-
tionale, rien des croyances de sa race, aucun
nom connu et cher à son oreille, aucune des
habitudes du foyer de la patrie.
Mais la barbarie n'avait pas été vaincue
dans toutes ses manifestations. Si les violences
du foyer cédaient à l'influence des Cours
d'Amour, les violences de l'ambition étaient
dans toute leur sauvage vigueur, prêtes à ra-
viver les sanglants excès du droit du plus
ibrt.
Les compétitions féroces des princes des deux
rives de la Manche devaient bientôt effacer la
trace des Trouvères, noyer l'œuvre charmante
de nos a'ieules. et annuler nos premiers efforts
CONCLUSION. 367
de civilisation. Une émulation de massacre et
de ruine allait séparer la France et l'An-
gleterre . rapprochées depuis Guillaume le
Conquérant, par le langage, les détails de la
vie sociale et les intérêts de relations. Une
frontière de rancune et de haine allait s'élever
des deux côtés du détroit, pour ne tomber
qu'au milieu du xix« siècle.
A ce propos, qu'il me soit permis d'exprimer
un regret que le résultat de ces recherches fait
naître irrésistiblement. Dans ce temps-là, les
riverains des deux bords de la Manche étaient
plus voisins de mœurs et de parler, que ne le
furent longtemps les Français des deux rives
de la Loire. Les Trouvères formaient un lien
intermédiaire entre les deux races. C'est en
Angleterre que Marie de France a rimé ses
lais gracieux et ses fables aux courageuses mo-
ralités. C'est à la persuasion du roi anglais
Henri II, passionné pour la poésie, que Robert
Wacc traduisit, sur la version latine, le roman
de Brut en français. A la même influence sont
dues les traductions en prose française de
Tristan, de Méliadus, du Saint-Graal et de sa
Qiieste^ de Joseph d'Arimathie, de Merlin, de
Lancclot du Lac. faites par Lucas de Gast,
Gasse-le-Blont, Gauthier Map, Robert et Hélis
de Borron, Rusticien de Pise, tous nés en An-
gleterre , affirme Roquefort, dans son livre :
368 CONCLUSION.
« De l'état de la poésie française dans les xii'-
et xm" siècles y.
La partie influente de la nation anglaise et
tout le peuple de ses provinces méridionales
parlaient et écrivaient le roman du nord de la
France. Aux Croisades, les chevaliers des deux
races se mêlèrent souvent ; le même nom de
Francs les accueillait, partout où les portait
leur humeur aventureuse.
Si Edouard III, dans le dessein d'envenimer
incurablement un antagonisme qui le servait,
n'avait brisé le trait d'union du langage, les
deux peuples retenus par ce lien familial, beau-
coup plus fort qu'on n'est tenté de le supposer,
seraient peut-être réunis aujourd'hui dans les
mêmes efforts de progrès et de liberté. Notre
langue, cultivée avec le génie de deux races si
fortement trempées, régnerait sans doute sur le
monde. Les œuvres de la pensée, mûries à
profusion des deux côtés de la Manche, enri-
chies de toutes les virtualités intellectuelles,
de toutes les hardiesses de l'esprit, de toutes
les aspirations idéales et réalistes, poétiques et
pratiques, inonderaient de lumière le globe
entier, rayonnant à la fois de Londres et de
Paris.
Il n'est même pas téméraire de supposer que
la langue universelle, ce moyen de communion
permanente des peuples, si efficace à faire dis-
CONCLUSION. Jbq
paraître les malentendus sanglants, serait au-
jourd'hui bien près d'être fondée par l'usage
du français conservé, depuis les Trouvères
jusqu'à nous, chez les deux grandes nations de
l'Occident. Ce langage à la fois élégant et ra-
tionnel serait répandu sur la majeure partie
de l'Amérique, sur les zones les mieux colo-
nisées du continent africain, sur l'Océanie tout
entière ; il serait devenu la parole dirigeante
des deux vastes péninsules asiatiques, et la
langue régénératrice des agglomérations chi-
noise et japonaise.
Les glorieux livres des deux plus fécondes
littératures européennes, lancés par cent mille
exemplaires dans toutes les directions du
compas, attaqueraient les préjugés, vulgarise-
raient les arts, les lettres et les sciences, seuls
éléments de vie, avec une puissance qu'il est
difficile à notre Babel moderne d'imaginer.
Ah ! de quel instrument de conciliation et de
progrès, de quelle rapide possibilité de propa-
gande le fatal décret d'Edouard III a privé la
civilisation !
Au point de vue de la légitime influence des
femmes, comme force moralisatrice, cette re-
prise de la barbarie eut également de déplo-
rables résultats. L'ouragan de fer qui s'abattit
sur la France, h partir de Philippe de Valois,
éteignit toutes les voix douces et concilia-
24
SyO CONCLUSION.
trices ; il obscurcit la scrcnitc de l'intelligence.
Les têtes s'cncom'irèrcnl à nouveau Je pensées
funèbres; la terreur et la superstition reprirent
le dessus. Les femmes durent céder le pas
aux inquisiteurs. Les gracieux jurisconsultes
d'amour se virent enlever leur souriante ma-
gistrature, qui métamorphosait les appétits en
sentiments, faisait naître l'intuition du devoir,
et jetait à travers les éblouissements de la
force, les premières lueurs d'une équitable
réciprocité.
A la place des Cours d'Amour, on vit appa-
raître les tribunaux ecclésiastiques, oij sié-
geaient des moines en vêtements de pénitence
et des prêtres, forcés par leur croyance à voir
le doigt de Satan dans ces matières inter-
sexueiles, qu'ils signalaient comme la pierre
d'achoppement de toute sagesse, l'écueil ordi-
naire de toute force et de toute vertu.
Alors, au lieu des subtilités prudentes d'une
élégante casuistique des passions, dont le but
était de tempérer, de moraliser sans rigueur
inutile, en évitant le scandale et les découra-
gements, on assista à des procédures impi-
toyables, audacieuses jusqu'à l'obscénité ; on
entendit retentir le bruit d'enquêtes indécentes,
dans lesquelles la puissance génératrice des
époux devenait le sujet d'investigations impu-
dentes et détaillées. Au prétoire des prélats,
CONCLUSION. 371
on vit installer le lit du Congrès, dans lequel
le pauvre mari était condamné à faire preuve
de virilité, devant témoins. Le clergé , voué
par sa foi et son serment aux austérités du cé-
libat, fournit, pendant plusieurs siècles, les
experts et les juges de ces constatations mal-
honnêtes, de ces épreuves éhontées.
Ne nous étendons pas davantage sur ce triste
sujet, qui contraste si lamentablement avec les
équitables sentences et les délicates enquêtes,
dont l'histoire a fait le cœur de ce volume. Les
enormités de ce repoussoir ne peuvent nous
servir qu'à faire mieux comprendre la légiti-
mité de cet autre regret : celui d'avoir vu
ravir aux femmes de France la part d'influence
qu'elles avaient su conquérir. Espérons que ce
lot le moins contestable de leur action dans les
sociétés humaines, de leur collaboration spé-
ciale à l'œuvre collective, leur sera tôt ou tard
restitué.
On se tromperait tort, je le répète et j'y
insiste, si l'on ne voyait qu'un jeu d'imagina-
tion dans ces études ; elles ont été faites, il est
vrai, avec un accent de bonne humeur, capable
de mettre en défiance les érudits; mais chaque
document cité est puisé à sa source ; aucune
phrase « soit en roman soit en latin » n'a été
détournée de son sens; j'ai scrupuleusement
respecté la parole de nos vieux maîtres.
J72 CONCLUSION.
Mon livre, La Vie au temps des Trouvères,
n'a pas eu à se plaindre de la critique; à part
quelques doutes ou mieux quelques exclama-
tions d'étonnement, ceux de mes confrères de
la presse qui en ont rendu compte l'ont ac-
cueilli d'une manière très-flatteuse. Seule, une
revue spéciale en matière d'érudition a cru
devoir se montrer pointilleuse à mon égard.
Elle m'a reproché de simples coquilles : Rute-
beuf, par exemple, se trouvait enrichi de deux
T sur la couverture; l'orthographe du nom de
Robert Wace n'était, paraît-il, pas correcte, ce
que je n'ai pas encore compris. Si l'austère
critique, qui a voilé son nom sous le masque
d'un psi grec, avait réellement lu mon ouvrage,
il y aurait rencontré une bien plus grave in-
correction : (page 107, ligne 16), un X mis à la
place d'un V changeait Louis VII en Louis XII,
lequel n'avait absolument rien à faire dans les
événements dont il était question. Cette erreur
typographique, où mon érudition avait si peu
de part, m'a cependant poursuivi comme un
remords; je rougis encore à la pensée qu'un
lecteur candide ait pu s'y tromper.
Dans les épluchures peu bienveillantes, dont
je parle, il y en avait de plus sérieuses ; il
s'agissait de trois trouvéresses apocryphes ou
prétendues telles, dont l'existence de deux, au
moins, est attestée par les poèmes de leurs
CONCLUSION. 373
contemporains et le témoignage du conscien-
cieux président Claude Fauchet. Ce dernier,
il est vrai, nomme Saincte Des Prées et Doëte
de Troyes chanteresses et non trouvéresses.
Qui de nous, d'ailleurs, oserait se dire impec-
cable dans ce genre d'études, surtout dans
le détail des fouilles pratiquées au cœur de ces
profondeurs ténébreuses du moyen âge, où le
rayon de lumière, introduit depuis peu, est
encore si vacillant?
S'il y avait autour de l'épisode historique
des Cours d'Amour, restitué par mes travaux,
quelque nom à l'orthographe discutable, quel-
que coquille échappée, quelque détail mal en
ordre; cela se noierait assurément dans le flot
de témoignages robustes dont je l'ai appuyé.
A ce propos, qu'on me permette de glisser ici
un petit fait, à l'appui de la loyauté de mes
citations.
Il y a deux ou trois ans, un jeune professeur
au Collège de France m'avait fait l'honneur de
lire mes Libres Prêcheurs, devanciers de Lu-
ther et de Rabelais, et d'y puiser la donnée
philosophique de quelques leçons; une citation,
cependant, lui inspirait des doutes. Il vint me
voir : « Votre livre, dit-il en m'abordant, con-
tient malheureusement une citation invraisem-
blable, qui passe pour controuvée, aux yeux
d'érudits de ma connaissance. — Ah ! et Quelle
374 CONCLUSION.
est cette citation ? — Celle où vous mettez
Jans la bouche d'un grave prélat espagnol.
Saint Vincent Ferricr d'Alicante, la parabole
à saveur égrillarde, dont le Calendrier des
Vieillards, de La Fontaine, semble s'être in-
spiré. »
A cette inculpation si franche, je répondis
en plaçant entre les mains de M. G. G... un
exemplaire gothique (édit. de Venise, 1496) des
sermons de Sanctis, de ce vénérable prédica-
teur, et lui montrait, au verso de la page 64,
le leste apologue, destiné à louer la docilité de
Sainte Elisabeth aux assauts muets de son vieux
mari, auquel l'ange avait donné l'ordre d'en-
gendrer le Précurseur. Non content d'être per-
suadé lui-même, le jeune professeur voulut
faire justice : il me pria de lui confier cette
preuve écrite, afin de convaincre les sceptiques
érudits.
Dans ce nouvel ouvrage, j"ai conservé mon
habitude de ne m'en rapporter qu'à moi pour
l'authenticité des documents. Le livre d'André
Le Chapelain, par exemple, ce témoin vivant de
l'influence des femmes de France, aux xi" et
xii'' siècles, je l'ai non-seulement tenu sous mes
yeux; mais je l'ai acquis de mes deniers, afin
de pouvoir l'annoter et le rayer, à mon aise, de
rouge et de bleu. Je l'ai traduit et commenté;
je l'ai pour ainsi dire appris par cœur, prêt à
CONCLUSION. jyS
le livrer traduit à l'impression, si l'occasion
s'en présentait. J'avais senti combien il eût été
imprudent de m'en rapporter à autrui, fût-ce
il Fauriel, fût-ce à Raynouard,dans les citations
d'un texte si précieux, dont l'un ni l'autre
n'avait eu à emprunter autant que moi.
Ce n'est assurément pas tout de faire preuve
d'une pointilleuse érudition, d'une mémoire
strictement correcte, capable d'orthographier,
à un iota près, les termes d'un idiome vieilli ;
sous le scrupule exagéré de la lettre, on laisse
trop souvent s'évaporer le parfum de l'esprit.
L'essentiel n'est-il pas de pénétrer le sens vi-
vant du texte des vieux maîtres, d'en ranimer
la pensée en même temps que l'expression ?
Gardons-nous bien de mériter ce reproche de
Gaultier de Metz :
Maintes c(h)oses sont en romans
Dont c(h)ascuns n'entent pas le sens,
Encore sace-il {qu'il sache) bien le langage.
Or, ce sens historique, c'est aux amis trop
peu nombreux des vieux livres, aux esprits
pénétrants et raffinés qui apprécient ces échos
de la jeunesse de notre race , c'est à eux
« non à aultres » que je m'adresse pour savoir
si je l'ai véritablement pénétré.
Tel qu'il est, d'ailleurs, ce livre de « la Vie au
temps des Cours d'Amour », venant rejoindre
376 CONCLUSION^
son aîné : « la Vie au temps des Trouvères ».
servira, je l'espère, à stimuler l'ardeur des es-
prits friands de belles découvertes, de trésors
arrachés à cette mine d'or nationale, à cette
littérature si abondante, si brillamment variée,
si hardiment primcsautière de nos confrères du
temps des Croisades.
Cette étude sera tout au moins un spécimen
d'attrayantes investigations, un programme de
fortifiantes hypothèses, que compléteront et fe-
ront mûrir d'autres fervents penseurs, égale-
ment passionnés pour les souvenirs lointains
de la patrie, également attirés par les lumineux
témoins de ces premiers efforts, aujourd'hui
presque oubliés. Ce rôle d'introducteur au pa-
lais des ancêtres n'est-il pas, à lui seul, une
haute et enviable mission ?
ANTONY MÉRAY.
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Introduction i
CHAPITRE I.
Jeux sanglants, chasses en forêt, souve-
nirs de l'aurochs et de l'ours i5
CHAPITRE II.
La fauconnerie, chasses en rivière et en
plaine, dames et faucons By
CHAPITRE III.
Jeux d'adresse et de hasard : les dés, les
échecs, les tabks 60
CHAPITRE IV.
Déduits joyeux, jeux sous l'ormel, jeux-
partis ■ 81
378 TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
CHAPITRE V.
Cours d'Amour, leur raison d'ctrc, leur
chroniqueur contemporain 107
CHAPITRE VI.
Les dames des Cours d'Amour, leurs
fonctions judiciaires, lieux où se tenaient
leurs parlements l'ii
CHAPITRE VII.
Le Code d'Amour, sa légende et son
autorité 1 5()
CHAPITRE VIII.
Arrêts, consultations et pénalités d'a-
i85
CHAPITRE IX.
Avances faites par les dames, savante
gradation des amoureuses faveurs, leur
but moralisateur et élevé. . . . .212
CHAPITRE X.
Détails d'hospitalité, domesticité at-
trayante, service de la table avant Tinven-
tion de la fourchette 237
TABLE DES MATIERES. jyg
Pages.
CHAPITRE XI.
Activité des villes, cris des marchands,
armoiries du commerce, bains en com-
mun, mendicité des ordres religieux. . . 262
CHAPITRE XII.
Ruses du commerce au temps féodal,
dits à l'éloge des métiers, valeur vénale
des serfs 286
CHAPITRE XIII.
Mirage des pays orientaux, mires et
charlatans, l'argent et les argentiers. . . 3o8
CHAPITRE XIV.
Critiques originales des femmes, leur
lot dans les fonctions de la vie féodale. . 334
Conclusion 35o
1^ E PRÉSENT LIVRE FUT COMMENCÉ
Û d'imprimer en la cité d'arras,
A été continué en la ville de
PARIS , sous LA DIRECTION ET AUX FRAIS
DE A. CLAUDIN, LIBRAIRE DE PARIS ET DE LYON
ET ACHEVÉ d'imprimer PAR C. MOTTEROZ
MAÎTRE IMPRIMEUR A PARIS
RUE DU DRAGON, N° XXXI
LE XX° JOUR DE JANVIER
DE l'année
M.D.CCC.LXXVI.
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