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LA VIE & LES ŒUVRES
DE
AN-JACQUES ROUSSEAU
Henri BEAUDOUIN t^êd'r^
O BIBLIOTHEQUES •
TOME PREMIER
Ci LIBRAWES J>
=3S
PARIS
.MULLE & POISSON, LIBRAIRES-ÉDITEURS
Rue de Beaune, 14
169 1
2ô43
mi
Vj,
INTRODUCTION
Jean-Jacques Rousseau est un des hommes les plus
connus du xvmc siècle. Il partage avec Voltaire le
privilège .d'avoir imposé à son temps son nom et ses
idées. Ou dit le siècle de Voltaire et de Rousseau,
comme on dit le siècle d'Auguste ou de Louis XIV.
Aussi Rousseau a-t-il été beaucoup lu, beaucoup étu-
dié. Les éditions de ses œuvres sont , pour ainsi dire,
innombrables ; les livres qui traitent de lui, et qui
souvent se composent de plusieurs volumes, se
comptent par centaines, si ce nest par milliers.
Pourquoi, après tant d'autres, venons-nous dire
aussi notre mot dans ce concert de voix très diverses
et parfois passablement discordantes? La raison en
est simple : c'est qu'au milieu de cette abondance de
documents , il n'existe pas, en français du moins,
une seule histoire de J.-J. Rousseau. On a scruté à
la loupe ses moindres actions; on a fouillé les bi-
bliothèques, pour y découvrir ses lettres les plus in-
signifiantes et ses œuvres les plus oubliées; on a com-
menté ses paroles; on a voulu pénétrer ses intentions;
mais, chose incroyable , ce personnage tant étudié ,
tant discuté, tant loué, tant blâmé, ce novateur à
qui la langue française doit une partie de ses beau-
-5?
II INTRODUQTION.
tés, la Révolution une partie de ses idées, la société
actuelle, ou plutôt le Socialisme , une partie de ses
principes; ce philosophe qui n'a prétendu à rien
moins qu'à réformer la religion et la société, la mo-
rale et la politique , l'éducation et les lettres; cette
espèce de saint laïc, qui a eu presque son culte, avec
ses dévots et surtout ses dévotes, qui aujourd'hui en-
core a ses apôtres et ses disciples, attend toujours
l'historien de sa vie. Nous avons beaucoup de
membres épars; nous n'avons pas de corps complet
et vivant.
Sans rechercher bien loin les motifs de cette la-
cune, ne viendrait-t-elle pas de ce que, trop facile-
ment, on a regardé Rousseau comme ayant été son
propre historien? Mais les Confessions, dont nous
n'avons point à médire ici, et que nous étudierons
plus tard en détail, ne peuvent que très imparfaite-
ment passer pour une histoire proprement dite. Elles
manquent pour cela de deux qualités essentielles :
elles ne sont pas complètes, et elles sont lom d'être
toujours exactes. Non seulement elles s'arrêtent à
l'année 1766, c'est-à-dire à une date précédant de
douze ans la mort de leur auteur, mais encore, à
dessein ou non, elles omettent beaucoup d'événements
accomplis pendant la période de temps qu'elles em-
brassent. Rousseau d'ailleurs n'ayant que peu de pré-
tentions à l'exactitude , nous n'avons aucun motif
de lui accorder une confiance plus grande que lui-
même ne la demande. « Je les écrivais de mémoire.
INTRODUCTION. III
dit-il en parlant de ses Confessions. Cette mémoire
me manquait souvent ou ne me fournissait que des
souvenirs imparfait*, et j'en remplissais les lacunes
par des détails que j'imaginais en supplément de ces
souvenirs, mais qui ne leur étaient jamais con-
traires... '. » Et ailleurs : « Ma première partie a été
toute écrite de mémoire; j'y ai dû faire beaucoup d'er-
reurs. Forcé d'écrire la seconde de mémoire aussi, j'//
en ferai probablement beaucoup durant âge... Je puis
faire des omissions dans les faits , des transpositions,
des erreurs de dates; mais je ne puis m? tromper
sur ce que j'ai senti, ni sur ce que mes sentiments
?n' ont fait faire ; et voilà de quoi principalement il
s'agit... C'est l'histoire de mon unie que j'ai pro-
mise'2. » Avec l'imagination et le tempérament im-
pressionnable de Rousseau, cette méthode était ha-
sardeuse et passablement fantaisiste. S'il est bon de
faire l'histoire de son à me f encore faut-il l'appuyer
sur des faits. Si celui qui se pique d'exactitude est
parfois sujet à la critique . que dire de celai qui se
met aussi à son aise avec les événements ? En fait ,
les Confessions ont souvent été reprises en sous-œuvre,
et les plus chauds partisans de Rousseau tout les
premiers, depuis Musset-Pat 'ha g jusqu'à M. Eu-
gène Ritter, ne se sont pas fait faute d'en corriger
les erreurs et d'en combler les lacunes.
Malgré ces réserves, les Confessions n'en restent
1. Rêveries d'un promeneur I 2. Confessions, 1. VII. \rePS le
solitaire, 4e promenade. — j commencement.
IV INTRODUCTION.
pas moins le premier et le plus important monument
de l'histoire de leur auteur. Incontestablement , pour
tout ce qui le regarde, c'est encore lui qui devait
être le mieux informé. D'un autre côté, s'il ?i'est pas
toujours vrai, s'il est même possible de le prendre
souvent en flagrant délit de mensonge, habituellement
du moins, il est sinbère.
La nature de ses aveux n'est-elle pas même ici la
meilleure garantie de sa sincérité? « Quiconque lira
mes Confessions impartialement , dit-il, si jamais
cela arrive, sentira que les aveux que j'y fais sont
plus humiliants, plus pénibles à faire que ceux d'un
mal plus grand, mais moins honteux à dire, et que
je n'ai pas dit, parce que je ne l'ai pas fait1. »
Nous ne parlons pas ici des appréciations qui,
naturellement, se ressentent du système. C'est, en
effet, aux Confessions surtout qu'il faut appliquer
cette observation que, si les faits restent, les juge-
ments sont à refaire.
Ce que nous disons des Confessions, nous le répé-
tons également , dans une certaine mesure, des
Rêveries, des Dialogues, des lettres, des pièces de
défense ou de justification personnelle , des allusions
ou des épisodes répandus dans les autres ouvrages.
Il faut remarquer toutefois que les lettres, étant en
général plus actuelles, plus spontanées, moins apprê-
tées pour le public ou lu postérité, méritent une plus
1. Rêoeries d'un promeneur solitaire, h" promenade.
INTRODUCTION.
grande confiance. Aussi les avons-nous mises bien
plus largement à contribution que les épisodes qui,
plus arrangés encore que les Confessions, ne sont
guère autre chose que des romans historiques ou des
thèses destinées à faire valoir le système.
D'une façon générale, on peut dire en toute vérité
qu'il riy a pas un des ouvrages de Rousseau qui ne
puisse servir à reconstruire sa vie ou à faire connaître
son caractère. Il n'est pas donné à tous les écrivains
de mettre ainsi leur signature au bas de chaque
page : ce privilège, Rousseau l'eut au suprême degré.
Chez lui, point de ces œuvres impersonnelles qui
peuvent donner le change sur le caractère de leur
auteur. Quand il écrit . il se livre et se montre tout
entier. Ses œuvres deviennent par là une source pré-
cieuse d'information, puisqu'elles offrent ce qu'on
peut appeler Rousseau peint par lui-même.
Un autre motif encore nous a engagé à donner
une place considérable à l'analyse et ci la critique
des ouvrages de Rousseau; c'est que ses ouvrages
renferment, avant tout, ce qu'on a le désir de savoir
de lui. Si les livres d'un homme tel que Rousseau ne
sont pas tout lui, au moins en sont-ils la plus grande
et la plus durable partie, la seule qui vive encore
et qui présente autre chose qu'un intérêt rétros-
pectif.
Opéra eoruni sequuntur illos. Il y a des hommes
que suivent leurs œuvres. Elles les suivent en assu-
rant leur renommée littéraire, s'ils ont eu ce don de
VI INTRODUCTION.
bien dire, qui n'est accordé qu'au petit nombre, et
que personne ne conteste à Rousseau. Elles les sui-
vent pour une gloire plus noble, si, par les décou-
vertes qu'ils ont faites, par les vérités qu'ils ont
démontrées ou propagées, par les belles actions qu'ils
ont célébrées ou accomplies, par les bienfaits qu'ils
ont répandus, ils ont fait avancer l'humanité dans
les voies de la science, de la vertu ou du bien-être.
Mais elles les suivent aussi, comme une flétrissure,
s'ils se sont faits les apôtres de l'erreur et du vice,
s'ils ont travaillé à détruire les principes de religion
et de morale sur lesquels reposent les sociétés, s'ils
ont provoqué des révolutions. Sous totis ces rapports,
nous aurons à peser les responsabilités de Rousseau.
Considéré dans ses œuvres et dans ses doctrines, on
peut dire que Rousseau n'est pas mort. Il vit au
contraire ; ?ious le voyons tous les jours, et dans les
hommes qui le continuent, et dans les événements
qu'il a préparés. Cependant, quelque logique que
soit cette méthode, de juger l'arbre à ses fruits, nous
n'en userons qu'avec une grande réserve, dans la
crainte de nous trouver entraîné à refaire, en quelque
sorte, l'histoire de notre pays depuis un siècle.
Si le premier soin du biographe consiste à étudier
son personnage dans ses œuvres, il a d'autres moyens
d'investigation qu'il ne saurait négliger. Il doit
recueillir les témoignages des hommes qui ont été
mêlés aux divers événements de la vie qu'il raconte.
La voix des contemporains, acteurs ou simples témoins
INTRODUCTION. VII
des faits, a un accent qui ne se transmet pas, et
donne souvent aux physionomies leur véritable
cachet. Tout le XVIII0 siècle a connu Rousseau : Vol-
taire, Diderot, Grimm, d'Alembert, Duclos, Mar-
montel, Fréron, Mmc d'Épinay, Mme de Luxembourg,
le maréchal de Luxembourg, le prince de Conti,
Malesherbes, Bernardin de Saint-Pierre, La Harpe
ont été en correspondance avec lui ou ont parlé de
lui dans leurs ouvrages. Christophe de Beaumont,
archevêque de Paris, Le Franc de Pompignan, évêque
du Puy, le cardinal Gerdil, les Pasteurs de Genève
Vont combattu ou réfuté. Leurs témoignages, et ceux
de beaucoup d'autres, fournissent à l'histoire, par
leur réunion, une riche mine de précieux docu-
ments.
Après eux sont venus les écrivains chez qui l'étude
ou le talent supplée à la vue directe. Leurs juge-
ments, moins spontanés sans doute , et moins minu-
tieux, se recommandent , ou devraient se recommander
par une plus grande impartialité, parce qu'ils sont
moins inspirés par l'intérêt ou la passion, et que,
voyant à distance, ils saisissent mieux l'ensemble et
se laissent moins influencer par les détails. Ici encore
il y aurait une longue liste à donner. Qu'il nous suffise
de dire d'une façon générale que nous avons cherché
à nous entourer de tous les documents qui ont été
publiés avant nous. D'ailleurs, afin de rendre plus
faciles les études des autres, la vérification et le con-
trôle de nos propres études, nous avons beaucoup
VIII INTRODUCTION.
cité, et nous avons pris le soin, d'indiquer scrupuleu-
sement les sources où nous avons puisé.
On ne manque pas de gens qui feraient volontiers
deux parts de Rousseau et sacrifieraient l'homme
sans trop de regret, à la condition de conserver le
philosophe et l'écrivain; mais c'est un partage qu'il
est impossible d'accepter. L'homme explique l'écri-
vain. Si les grandes pensées viennent du cœur, que
d'utopies, que d'aberrations en viennent aussi ! Les
ouvrages de Rousseau ne seraient-ils pas tout autres,
si sa conduite avait été honnête et pure ? Il est bon
d'écouter toutes les excuses, de tenir compte, autant
que le comporte l'équité, du caractère, des circons-
tances, du milieu, de l'éducation; mais sur le terrain
des doctrines, là où sont engagés l'honneur de la
vérité, les lois de la morale ou de la société, ce serait
se rendre le complice de l'erreur que de l'approuver ;
ce serait prendre la responsabilité des idées anti-
morales et antisociales de l'auteur que de ne pas les
flétrir.
Nous aurions désiré pouvoir offrir cette histoire à
toute espèce de lecteurs, sans aucune exception ni
distinction. Mais nous tenions plus encore, conformé-
ment à nos principes en matière de critique histo-
rique, à ne rien dissimuler. Or, avec des mœurs
comme celles de Rousseau, avec des œuvres comme
les siennes, il était difficile, pour ne pas dire impos-
sible, de tout dire sans s'exposer à éveiller de légi-
times susceptibilités. Nous l'avons tenté néanmoins.
INTRODUCTION. IX
Si nous n'y avons pas complètement réussi, nous
pouvons du moins affirmer que nous avons fait tous
?ios efforts pour concilier, avec les exigences de la
vérité, celles de la délicatesse et de la réserve du lan-
gage.
CHAPITRE PREMIER
Du 28 juin 1712 au mois de mars 1728'.
Sommaire : I. Naissance de Rousseau. — Sa famille. — Son éducation,
ses lectures, son caractère.
IT. Il est mis en pension chez le ministre Lambercier. — Son amitié
pour son cousin Bernard. — Ses passions précoces. — Son départ, à la
suite d'une punition imméritée.
III. 11 retourne à Genève. — Histoires galantes avec Mlle deVulsonet
M11» Goton. — Il est placé chez un greffier et n'y peut rester. — Il est
rais en apprentissage chez le graveur Ducommun. — Il est repris de sa
passion de lecture. — Sa fuite de Genève.
Jean-Jacques Rousseau naquit à Genève en 1712,
non le 4 juillet, date indiquée dans sa correspon-
dance2, mais bien le 28 juin, comme les registres de
l'état civil l'établissent formellement3. La date du
4 juillet est celle de son baptême, qui eut lieu à
l'église Saint-Pierre. Cette erreur de Jean-Jacques,
volontaire ou non, peut servir à en expliquer bien
d'autres, et montre que, même sur le terrain des
faits qu'il devait le mieux connaître, ses affirmations
ne sont pas toujours une garantie d'exactitude.
Les Genevois ont donné le nom de leur illustre
compatriote à une rue du quartier Saint-Gervais, et
1. Confessions , 1. I. — 2.
Lettre à Mme Latour de Fran-
rjueville, 17 janvier 1763. — 3.
L'acte de naissance de Rous-
seau est rapporté par Mtjsset-
Pathay, Histoire de J.-J. Rous-
seau, t. II, p. 287.
2 LA VIE ET LES OEUVRES
ont gravé sur une maison de cette rue (celle qu'ha-
bitaient ses parents), une inscription commémora-
tive de sa naissance. Ce ne fut pourtant pas là qu'il
reçut le jour; ce fut de l'autre côté du Rhône, dans
une maison de la Grand'Rue, non loin de l'église
Saint-Pierre, et c'est à cause de cela, sans doute,
qu'il fut porté à cette église pour y être baptisé. Sa
mère, dit-on, était en visite chez sa sœur, Mme Ber-
nard, qui habitait la Grand'Rue; elle y fut prise des
douleurs de l'enfantement et mourut quelques jours
après y avoir mis son enfant au monde. Celui-ci ne
tarda pas cependant à être porté chez son père,
dans le quartier Saint-Gervais '.
Rousseau, par son origine, se rattachait à la
France. Ses ancêtres paternels, libraires à Paris,
avaient quitté cette ville en 1550, au moment des
guerres de Religion. Son père s'appelait Isaa.c
Rousseau, sa mère Suzanne Bernard. Ils apparte-
naient au culte protestant-calviniste, le seul d'ail-
leurs qui fût toléré à Genève, et naturellement, ils
élevèrent leur fils dans cette religion. Suzanne
Bernard était, par sa naissance et sa fortuné, d'une
condition supérieure à celle de son mari 2. Elle était
d'ailleurs belle, spirituelle, avait du goût pour la
littérature, dessinait, chantait et fais'ait des vers à
ses heures ; dans sa jeunesse, elle n'avait pas été
1 . Voir sur la naissance, Ja
famille, les ancêtres de J.-J.
Rousseau : Rousseau et les Ge-
nevois, par Gaberel; — La Fa-
mille de Jean-Jacques, par Eu-
gène Ritter; — Recherches sur
J.-J. Rousseau et ses parents, par
Louis Dufour-Vernes. — 2.
Rousseau dit que le père de
Suzanne Bernard était pas-
teur et apporta les plusgraiuls
soins à l'éducation de sa fille.
Nouvelle erreur des Confes-
sions: ce n'était pas le grand-
père, c'était le grand-oncle de
Rousseau qui était pasteur.
(Eug. Ritter, La Famille de
J.-J. Rousseau.)
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. «5
exempte d'une certaine coquetterie. Sa beauté et
son esprit lui attirèrent des hommages, mais l'amour
qu'elle avait voué à son mari lui servit de sauve-
garde. M. de la Closure, résident de France, fut.
dit-on. un des plus empressés auprès d'elle. De là
on n'a pas manqué d'iusinuer qu'il pourrait être le
véritable père de J.-J. Rousseau; mais un mot suf-
fit pour mettre à néant cette calomnie, c'est que la
Closure fut absent de Genève depuis la fin de 1709
jusqu'au mois de juin 1713 '.
L'éducation donnée par la mère est pour l'enfant
la véritable initiation aux luttes de la vie. Jean-
Jacques n'eut pas le bonheur de connaître la sienne.
S'il avait pu profiter de ses leçons, quelque impar-
faites qu'elles eussent été sous certains rapports,
peut-être eùt-il évité bien des écarts.
Si du moins son père avait été à la hauteur de
ses devoirs : mais Isaac Rousseau, assez instruit, as-
sez brave homme, surtout fort attaché à sa femme,
qu'il pleura longtemps, même après en avoir pris
une autre, était d'un caractère trop léger et trop
insouciant pour élever dignement ses enfants. Aussi,
de ses deux fils, l'aîné devint un franc mauvais su-
jet et disparut bientôt sans qu'on sût ce qu'il était
devenu. Quanta Jean-Jacques, le second, il devint. ..
ce que nous allons voir.
Isaac Rousseau, peu favorisé des dons de la for-
tune, n'avait guère, pour nourrir sa famille, que
son métier d'horloger, dans lequel, à la vérité, il
était fort habile, et auquel il joignait, comme sup-
plément, la profession de maître de danse.
1. E. Rittbr, Nouvelles Re- la Correspondance de J.-J.
cherches sur h:s Confessions et , Rousseau.
4 LA VIE ET LES OEUVRKS
Enfin, pour terminer ce que nous avons à dire des
parents de Rousseau, une sœur de son père, Su-
zanne ou Suzon Rousseau , devenue plus tard
Mme Gonceru, femme pleine de cœur, servit de mère
à l'enfant. Jean-Jacques était venu au monde pres-
que mourant et avait apporté en naissant le germe
d'une incommodité grave, que les ans, et peut-être
aussi certains excès augmentèrent1. Sans le guérir,
sa tante, à force de soins, conjura les effets de son
mal. Quoique Jean-Jacques paraisse avoir été peu
reconnaissant du service qu'elle lui avait rendu, il
voulut bien lui pardonner « de lui avoir sauvé la
vie », et il lui fit, dans ses vieux jours, une rente
de 100 francs.
J.-J. Rousseau appartenait, comme on voit, à une
famille des plus modestes. Son enfance et sa jeu-
nesse n'annoncèrent point sa célébrité future ; son
entourage et le milieu où il vécut jusqu'à trente ou
quarante ans, ne pouvaient que le retenir dans son
obscurité. Jusqu'à près de quarante ans donc, il
n'eut ni amis puissants pour le faire connaître , ni
preneurs pour le faire valoir.
Il prétend qu'il fut parfaitement élevé. Cela tient
peut-être à ce que son éducation rappelle par cer-
tains côtés celle qu'il érigea plus tard en système.
Notre avis est qu'il fut un enfant gâté, qu'une au-
torité ferme et une direction éclairée lui firent éga-
lement défaut ; enfin qu'il n'y aurait aucune témé-
rité à voir dans les vices de sa première éducation
l'explication et l'excuse d'une partie des erreurs et
1. C'était un vice de con-
formation de la vessie, qui
lui occasionna des rétentions
d'urine presque continuelles
et des douleurs fréquentes.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. O
des fautes de son âge mûr. Jugeons-en par le récit
qu'il fait des années de son enfance.
Sa mère lui avait laissé pour unique héritage un
cœur sensible et des romans : mieux eût valu qu'elle
ne lui eût rien laissé du tout. Sa sensibilité, dit-il,
fit tous les malheurs de sa vie, et les romans ne fu-
rent bons qu'à développer outre mesure et à dé-
voyer cette faculté, toujours prête à prendre chez
lui la place de la raison.
C'est dans les romans qu'il tenait de sa mère
qu'il apprit à lire. Dès cinq ou six ans, le soir après
souper, il les dévorait avec son père. Et telle était
leur ardeur, qu'ils ne pouvaient quitter leur lecture
qu'à la fin du volume. Quelquefois le père, enten-
dant le matin les hirondelles, disait tout honteux :
Allons nous coucher ; je suis plus enfant que toi.
A ce train, la bibliothèque de la mère fut bientôt
épuisée. On se jeta alors sur celle du père, plus sé-
rieuse, quoique non moins extraordinaire pour un
enfant de sept ans. C'était Y Histoire de l'Eglise et de
l'Empire, par Le Sueur ; le Discours sur l'histoire
universelle , de Bossuet ; Plutarque , Ovide , La
Bruyère, Eontenelle , Molière. Plutarque surtout de-
vint la lecture favorite de Jean-Jacques , et les
Hommes illustres lui tournèrent complètement la tète.
Rien de plus connu que l'influence des livres sur
les lecteurs. Aux nombreux exemples qui mettent
ce fait en lumière, on peut joindre, comme un des
plus frappants, celui de Rousseau. Son caractère
naquit, pour ainsi dire, comme une fleur de sa tige,
de ses lectures, ou dangereuses, ou trop précoces.
Les romans exaltèrent son imagination, échauffèrent
sa sensibilité, et lui donnèrent une intelligence des
passions qu'on rencontre rarement à son âge. Plu-
O LA VIE ET LES ŒUVRES
tarque le guérit en partie des romans, mais pour
le jeter dans un autre excès. « De ces lectures, de
ces entretiens, se forma, dit-il, cet esprit libre et
républicain, ce caractère indomptable et fier, impa-
tient de joug et de servitude, qui m'a tourmenté
tout le temps de ma vie, dans les situations les
moins propres à lui donner l'essor... Je me croyais
Grec ou Romain ; je devenais le personnage dont je
lisais la vie; le récit des traits de constance et d'in-
trépidité qui m'avaient frappé me rendait les yeux
étincelants et la voix forte. Un jour que je racontais
à table l'aventure de Scevola, on fut effrayé de me
voir avancer et tenir la main sur un réchaud, pour
représenter son action. »
Le tableau est joli ; le malheur est qu'il est en
grande partie tracé par l'imagination. L'intrépidité
de l'enfant prête à rire pour quiconque connaît
l'homme, dont la vaillance n'a certainement jamais
fait peur à personne. Comment s'empêcher de son-
ger que ce petit Scevola en herbe passa son âge
mûr et sa vieillesse à gémir et à se plaindre de son
sort, de ses souffrances, de ses amis, de ses enne-
mis. Personne ne fut moins que lui taillé à l'an-
tique ; il n'eut de ce qu'on est convenu d'appeler
l'homme antique, ni les qualités, ni les défauts, ni
la fermeté, ni la dureté, ni la vertu austère, ni la
raideur. Sa nature nerveuse, impressionnable,
ondoyante, rappellerait plutôt celle de la femme
moderne. Aussi, nous semble-t-il plus près de la
vérité quand il parle de son « caractère efféminé,
mais pourtant indomptable, qui, flottant toujours
entre la faiblesse et le courage, entre la mollesse et
la vertu, l'a jusqu'au bout mis en contradiction avec
lui-même, et a fait que l'abstinence et la jouis-
DE JEA.N-JACQUES ROUSSEAU. i
sance, le plaisir et la sagesse lai ont également
échappé. »
Pourquoi toutes ces inégalités et ces contradic-
tions, avouées par Rousseau lui-même ? C'est que
personne ne lui avait présenté le devoir dans sa
nécessité grave et sévère ; personne n'avait songé à
fortifier son àme par l'habitude de la lutte contre le
mal. On ne le laissa pas vagabonder dans la rue
avec les enfants de son âge, c'était bien ; mais on
lui supprima, pour ainsi dire, toute occasion de
désobéir en ne lui commandant rien, c'était beau-
coup moins bien. Ce laisser-aller, cette vertu molle
et*'acile ne feront jamais des hommes. Il n'avait
autour de lui, à ce qu'il prétend, que les meilleures
gens du monde, son père, sa tante, sa bonne, ses
parents, ses amis, ses voisins. Quel bel assemblage!
Unique à coup sûr; et dans tout cela, pas un mau-
vais exemple! Comment serait-il devenu méchant?
Eh. mon Dieu, comme le peuvent devenir tous les
enfants et tous les hommes ; par un effet de leur
nature mêlée de bien et de mal, et plus souvent,
hélas ! portée au mal qu'au bien. Jamais, dit-il, on
n'eut à réprimer en lui, ni à satisfaire aucune de
ces fantasques humeurs qu'on impute à la nature,
et qui naissent toutes de l'éducation. Il avait les
défauts de son âge; il était babillard, gourmand,,
quelquefois menteur ; il volait des fruits, des bon-
bons, de la mangeuille. Sans lui faire des crimes
de ces défauts, très naturels, assurément, c'était
déjà quelque chose. Fallait-il donc les laisser gran-
dir et se développer à leur aise ?
Les lectures de Rousseau eurent sur son esprit et
sur son cœur les influences les plus marquées ; sa <
vie de famille en eut d'analogues sur son caractère./
8 LA VIE ET LES ŒIVRES
Ces années passées entre son père, qui ne le con-
trariait pas, et sa tante, qui lui laissait faire toutes
ses volontés, contribuèrent à lui donner cette dou-
ceur sans énergie, cette faiblesse envers lui-même,
ces fantaisies, ces caprices, qu'on pardonnerait à
peine à une jeune femme nerveuse, cette impatience
de toute gène, qui ne savait même pas se plier aux
usages les plus vulgaires. Il n'est pas jusqu'aux
chansons que sa tante lui chantait d'une voix si
douce, auxquelles il n'attribue au moins le germe
de cette passion pour la musique qui ne se déve-
loppa en lui que beaucoup plus tard, mais pour ne
plus l'abandonner. *
Jean-Jacques ne parle de ses parents que pour en
dire du bien, du moins à sa façon ; c'est d'un bon
fils. Cependant son témoignage suffit pour constater
chez son père un grand fonds de faiblesse et de
négligence. Mais d'après une autre autorité, il pa-
raîtrait que cette faiblesse avait bien ses retours, et
que cette négligence se réveillait parfois, quoique
pas toujours à propos. On cite, entre autres, une
circonstance où le malheureux enfant, pour avoir
déchiré un livre, fut enfermé pendant plusieurs
jours dans un galetas. Sa nourrice, c'est elle qui
raconte le fait, était alors son unique consolation \
En somme pourtant, c'est peut-être encore auprès
de sa famille qu'il eut le plus à gagner, ou le moins
à perdre. Son premier malheur fut d'être élevé
sans mère ; le second fut de quitter sa famille à
dix ans.
1. Musset-Pathay, Histoire i Rousseau Isoae.
de J.-J. Rousseau, t. I. Article |
DE JEA.N-JACQUES ROl'SSEAl I.
II
A ne considérer toutefois que les deux premières
années qui suivirent sa sortie de la maison pater-
nelle, on pourrait le féliciter du changement. Son père
ayant eu un démêlé avec un ex-capitaine au service
de la Pologne et ayant blessé son adversaire, fut
condamné à demander pardon, genoux en terre, à
Dieu et à leurs seigneuries du Conseil; puis à garder
les arrêts pendant trois mois ; mais plutôt que de
se soumettre à cette sorte de pénitence, il aima
mieux s'expatrier et alla s'établir à Nyon, petit vil-
lage du pays de Vaud1. Il laissa en partant son fils
sous la tutelle de son beau-frère Bernard, ingénieur
pour la ville de Genève, et père lui-même d'un
garçon du même âge que Jean-Jacques. Les deux
enfants furent mis ensemble en pension à Bossey,
village voisin de Genève, chez le ministre Lamber-
cier, « pour v apprendre, dit Rousseau, avec le
latin, tout le menu fatras dont on l'accompagne sous
le nom d'éducation. »
M. Lambercier était un excellent homme, fort
raisonnable, qui n'accablait pas ses élèves de devoirs,
et trouvait le moyen de se faire aimer d'eux.
Cependant, comme il ne négligeait pas non plus leur
éducation, il dut leur imposer certaines règles de
conduite. Si ennemi qu'il fût de la gêne, Jean-
1. Ces faits se passaient en
novembre 1722. Gautier, le
capitaine en question, avait
été au service de la Pologne
et non de la France, et Rous-
seau avait alors dix ans pas-
sés et non huit ans comme il
le prêt oii' 1. Mugnier, .V™e de
W'arens et J.-J. Rousseau, ch. I.)
10 LA VIE ET LES ŒUVRES
Jacques dut se soumettre à ces règles, qui, du reste,
étaient pour lui un véritable bienfait.
Il trouva encore à Bossey un autre avantage,
celui de connaître les douceurs de l'amitié. « Jus-
qu'alors, dit-il, je n'avais connu que des sentiments
élevés, mais imaginaires. » Et son père, et son
frère, et sa tante n'ont donc pas été capables d'é-
veiller sa tendresse ! Quoi qu'il en soit, il se lia
d'une vive affection pour son cousin Bernard. Au
bout de sept à huit ans, ils se quittèrent. « Nous ne
nous sommes, dit Jean-Jacques, jamais écrit ni
revus; c'est dommage; il était d'un caractère essen-
tiellement bon ; nous étions faits pour nous aimer. »
Voilà, il faut en convenir, un adieu bien sec, pour
une amitié si tendre.
Son cousin, ses études, ses jeux, ses promenades
reléguèrent naturellement les Grecs et les Romains
au second plan, et rendirent à Jean-Jacques la vie
d'enfant, la seule bonne et gracieuse à son âge.
C'est encore à Bossey qu'il commença, sans pou-
voir s'en lasser jamais, à jouir de la campagne;
c'est de cette époque que date son goût si vif pour
la nature, goût qui ne s'est jamais éteint et lui a
inspiré ses pages les plus charmantes.
Son séjour de Bossey est resté profondément
gravé dans sa mémoire. On dirait qu'après quarante
ans, il n'en a rien oublié : ni les lieux , ni les per-
sonnes, ni les plaisirs simples et naïfs, ni ces anec-
dotes , insignifiantes au fond , mais rendues déli-
cieuses par la manière dont elles sont racontées.
Malheureusement il n'en a pas oublié non plus cer-
tains détails moins innocents, et qu'il avoue avec
son cynisme ordinaire.
M" Lambercier, sœur du ministre, habitait avec
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAC 11
son frère . et partageait avec lui les privilèges
comme les charges de l'éducation. ÎNi l'un ni l'autre
ne manquaient de sévérité quand cela était néces-
saire; mais leur sévérité était si juste, si peu em-
portée, que l'enfant, tout en s'en affligeant , ne se
mutinait pas. Jean-Jacques aimait surtout MUc Lam-
bercier. 11 avait un grand désir de la satisfaire et
une crainte véritable de lui faire de la peine. Elle,
de son côté, éprouvait pour ses élèves l'affection
d'une mère. Elle en avait aussi l'autorité et trouvait
même que son âge (elle avait trente ans) lui permet-
tait de leur infliger le fouet au besoin. Mais elle
avait compté sans les passions latentes, que les ro-
mans sans doute avaient fait germer dans l'imagina-
tion du pauvre Jean-Jacques. M1U Lambercier
s'aperçut-elle que sa correction faisait au coupable
plus de plaisir que de peine? Ce qui est certain,
c'est que, la seconde fois qu'elle l'infligea, elle dé-
clara vouloir y renoncer désormais , renvoya dans
une autre chambre les enfants, qui jusqu'alors
avaient couché dans la sienne, et même quelquefois
dans son lit, et fit enfin à Rousseau l'honneur, dont
il se serait bien passé, de le traiter en grand gar-
çon. Du reste, il devait avoir alors onze à douze
ans; cette mesure n'avait donc rien de prématuré.
Cette petite aventure décida, c'est lui qui le dé-
clare , de ses goûts , de ses désirs , de ses passions
et de lui pour le reste de sa vie. Mais ce qu'il est
impossible d'admettre, c'est que ces passions sans
but, ces désirs, qu'il traite lui même de honteux,
lui aient servi de dérivatif, et qu'ils aient eu, en ce
qui le concerne, le privilège inouï de le maintenir
chaste et pur à un âge où il n'aurait plus eu de
chances de l'être, et la force de confiner dans son
12 LA VIE ET LES OEUVRES
imagination des fureurs erotiques qu'il eût sans
doute transportées dans le domaine des faits. Il est
difficile de comprendre comment ses désirs lui au-
raient précisément servi à ne pas les accomplir;
comment l'ardeur du sang, la dépravation, la folie
de la pensée lui auraient conservé des mœurs hon-
nêtes. Loin de trouver là matière à excuse, on y
peut voir, en un sens, un raffinement de libertinage.
Mœurs honnêtes, pureté, modestie, chasteté, par
quelle profanation ose-t-il employer de tels mots
pour exprimer de telles idées !
Rousseau ne serait-il pas au fond de cet avis?
« J'ai fait, dit-il en terminant cette incroyable tirade,
le premier pas, et le plus pénible, dans le laby-
rinthe obscur et fangeux de mes confessions. Ce
n'est pas ce qui est criminel qui coûte le plus à
dire ; c'est ce qui est ridicule et honteux. Dès à pré-
sent, je suis sûr de moi ; après ce que je viens
d'oser dire, rien ne peut plus m'arrèter. »
L'existence heureuse de Bossey, déjà troublée par
les passions naissantes de l'enfant, fut brusquement
interrompue par une aventure à laquelle son carac-
tère donna des proportions inattendues. Accusé
faussement d'une faute légère, il soutint naturelle-
ment son innocence ; mais les apparences étaient
contre lui; on veut le faire avouer, on insiste, on
exhorte, on menace; lui, de son côté, s'opiniàtré
d'autant plus qu'on le presse davantage ; tant et si
bien que la chose, qui n'était rien d'abord, devint
toute une affaire. L'oncle Bernard fut mandé; il se
chargea lui-même de la punition; elle fut terrible ;
l'enfant pourtant ne faiblit pas , et sortit de cette
cruelle épreuve « en pièces, mais triomphant. »
A partir de ce moment, adieu les beaux jours de
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
13
Bossey. Les maîtres avaient perdu le prestige de jus-
tice et de raison qui faisait leur force; l'indignation,
la crainte, le mensonge, la mutinerie remplacèrent
l'attachement, le respect, l'intimité, la confiance ; les
études et les jeux étaient empoisonnés par la rage
et le désespoir; la campagne elle-même s'était
comme couverte d'un voile et avait perdu une partie
de ses charmes. Rousseau compare cet état à celui
de nos premiers parents après leur faute. Le dégoût
ne tarda pas à arriver; enfin au bout de quelques
mois les deux enfants durent revenir auprès de
l'oncle Bernard.
III
De retour à Genève, entre son oncle, homme de
plaisir, et sa tante, vieille dévote protestante, qui
ne s'occupaient de lui ni l'un ni l'autre , Jean-
Jacques jouit pendant un certain temps1 de la liberté
la plus complète. Son cousin lui restait; il partagea
ses études et ses jeux, dessina, apprit un peu de
géométrie , perdit largement son temps , et mena
cette vie à la fois oisive et occupée , où une cage à
construire, une gravure à enluminer, des marion-
nettes à faire jouer, même des sermons à composer
et à débiter sont affaires graves, capables d'occuper
des journées et des semaines. Les deux cousins se
suffisaient et frayaient peu avec les autres enfants ;
leur sauvagerie, leur tournure originale leur atti-
rèrent des taquineries; Jean-Jacques, qui était le plus
1. Rousseau dit deux ou
trois ans; il ne resta au con-
traire que peu de temps chez
son oncle. (Voir Mugnier,
en. ii.)
14 LA VIE ET LES OEUVRES
fort et le moins patient, se fâcha ; il battit, il fut
battu : toutes peccadilles pardonnables et qui ne
contrediraient pas trop le certificat de sagesse qu'il
se décerne, s'il n'y fallait malheureusement ajouter
des faits plus graves.
Il s'était posé en redresseur de torts en faveur de
son cousin; il ne lui manquait, pour être un paladin
dans les formes, que d'avoir une dame : il en eut
deux ; une pour l'imagination, l'autre pour les sens.
Se figure-t-on cet enfant d'une douzaine d'années
faisant la cour à MUe de Yulson, jeune fille de vingt-
deux, et lui livrant son cœur, ou plutôt toute sa
tète? Yoit-on le ridicule de ses transports , sa ja-
lousie quand un autre homme approchait d'elle, ses
larmes quand il la quittait, et, pour tempérer les
douleurs de l'absence, des échanges de lettres « d'un
pathétique à faire fendre les rochers? » Tout cela
se passait en partie à Nyon, en présence du père de
Jean- Jacques, qui n'y trouvait rien à redire. Cepen-
dant la demoiselle vint, quelque temps après, voir
à Genève son petit galant. Quelle joie, quels trans-
ports ! Hélas ! c'était pour y acheter ses toilettes de
noce. L'enfant devint furieux, jura de ne plus la re-
voir. Elle n'en mourut pas pourtant, ni lui non plus ;
mais vingt ans après, Rousseau l'ayant aperçue de
loin sur le lac, changea de route, pour ne pas la
rencontrer.
En même temps qu'il se livrait à cette folie, il en
caressait une autre , moins romanesque et plus gros-
sière , avec une enfant, MUc Goton , qui n'était guère
plus âgée que lui.
Et voilà ce qu'il appelle ne pas abuser de sa
liberté , faire honneur à sa première éducation.
Ces histoires sont parfaitement ridicules; ne les
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 15
traitons pourtant pas de simples niaiseries ou de
polissonneries d'enfant ; Rousseau lui-même pren-
drait le soin de nous détromper. Il nous dirait que
tout le cours de sa vie s'est partagé entre ces deux
sortes d'amour, l'amour de l'imagination et l'amour
des sens; « qu'il les a même éprouvés tous deux
en même temps. » ?sTous venons d'en voirie premier
exemple, nous sommes destinés à en voir d'autres.
C'est l'application de cette parole de l'Ecriture : « Le
jeune homme fait sa voie; et quand il sera devenu
vieux, il ne la changera pas1. »
Rappelons aussi des souvenirs plus honorables.
Rousseau, qui a toujours eu la prétention de dire
de lui le mal encore plus volontiers que le bien, ne
les a pas consignés dans ses Confessions, mais il les
a racontés plus tard dans ses Rêveries 2. Un jour,
dans une fabrique d'indiennes . il s'amusait à pro-
mener sa main sur un cylindre , quand le fils du
fabricant . imprimant à la roue un léger mouvement,
lui serra les doigts si cruellement que le sang jaillit
et que deux de ses ongles restèrent attachés au
cylindre. Grande consternation du jeune homme,
qui se jeta à son cou en pleurant, et le supplia de
ne pas l'accuser. Jean-Jacques le promit , et en
effet, vingt ans après, personne ne savait encore
par quelle aventure deux de ses doigts portaient
des cicatrices.
L'autre histoire est à peu près du même genre,
et arriva quelques années plus tard. In de ses ca-
marades, avec lequel il jouait au mail , lui appliqua
sur la tète, dans un moment de colère, un coup de
1. Proverbes, en. xxu, v. 6. \ solitaire, 4e promenade.
— 2. Rêveries d'un promeneur
16 LA VIE ET LES ŒUVRES
mail si violentqu'il faillit lui faire sauter la cervelle.
Jean-Jacques aurait pu se plaindre; mais il fut si
touché des larmes de son adversaire et de celles de
sa mère qu'il se lia avec eux d'une affection tendre,
qui ne cessa que quand il quitta le pays.
Sur ces entrefaites , Jean-Jacques arrivait à l'âge
où il lui fallait songer à une profession. Celle de mi-
nistre du Saint Evangile lui aurait assez convenu; il
aurait aimé à faire et à débiter des sermons ; de piété,
il n'en était pas question; peut-être jugeait-on qu'il
n'en était pas besoin. Malheureusement, le maigre
héritage de Suzanne Bernard ne permettait pas à
son fils de faire des études complètes. On se rejeta
du côté de la chicane, et l'enfant fut mis chez le
greffier Masseron « pour y apprendre l'utile métier
de grapignan. » Mais cette profession était si peu
dans son caractère et dans ses goûts qu'au bout de
peu de temps, son patron, jugeant qu'il n'était qu'un
âne et ne serait jamais autre chose, le renvoya igno-
minieusement du greffe pour son ineptie.
Les clercs de maître Masseron avaient prononcé
que Jean-Jacques n'était bon qu'à mener la lime;
on le mit en apprentissage, non toutefois chez un
horloger, mais chez un graveur (26 avril 1726). Ce
fut un nouveau déboire. Son maître, Ducommun,
était un jeune homme rustre et violent, qui vint à
bout, en peu de temps, de ternir tout l'éclat de son
enfance, d'abrutir son caractère aimant_et vif,, de
lui faire tout oublier, son latin, son antiquité, son
histoire. Les goûts les plus vils, la plus basse polis-
sonnerie succédèrent à ses aimables amusements.
C'est, bien entendu, Rousseau qui parle.
Ce n'est pas que l'état lui déplût, et n'eût été la
brutalité de celui qui était chargé de le lui ap-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 17
prendre, il aurait pu espérer d'en atteindre la per-
fection. Mais accoutumé à une égalité parfaite avec
ses supérieurs, qu'on juge de ce qu'il dut devenir
dans une maison où il n'osait ouvrir la bouche, où
il lui fallait sortir de table au tiers du repas, où il
était roué de coups pour les moindres fautes, où
l'image de la liberté du maître et des compagnons
augmentait encore le poids de son assujettissement,
où enfin tout ce qu'il voyait devenait pour son cœur
un objet de convoitise, uniquement parce qu'il était
privé de tout. Voilà comment il apprit à se cacher,
à dissimuler, à mentir et enfin à dérober: d'abord
volant par complaisance et pour le compte d'autrui :
puis pour son propre compte : vols de pommes et
de friandises, vols d'outils et de dessins. S'il ne vola
pas d'argent, ce fut par un reste de bonne éduca-
tion; il fut d'ailleurs toujours si peu tenté par l'ar-
gent! Une fois cependant, à plus de quarante ans,
il prit à M. de Francueil, d'une façon assez niais»',
trois livres dix sous. George Sand . qui était la petite-
fille de Francueil. raconte aussi cette anecdote des
trois livres dix sous, d'après les notes de sa grand'
mère . et ne la croit pas bien authentique. « Fran-
cueil, disent ces notes, n'en a gardé aucun sou-
venir, et même il pensait que Rousseau l'avait
inventée pour montrer les susceptibilités de sa
conscience, et pour empêcher qu'on ne crût aux
fautes dont il ne se confesse pas \ » Mais toutes ces
histoires , même la dernière . ne sortent guère du
domaine de la simple espièglerie, et il y aurait
exagération à y insister outre mesure.
Cette existence de vaurien ne pouvait satisfaire
1 George Sand, Histoire de ma vie, ch. Ier.
18 LA VIE ET LES OEUVRES
Jean-Jacques. 11 s'ennuyait des amusements gros-
siers de ses camarades : il se rebutait du travail.
Pour se distraire, il eut recours à la lecture, et,
suivant sa nature extrême en tout , ce goût tourna
bientôt en passion, et sa passion en fureur. Aucun
maître n'eût toléré que le temps de son apprenti se
perdit en ces occupations pour le moins inutiles ;
Ducommun , qui ne se distinguait pas par la dou-
ceur, s'y opposa avec sa rudesse accoutumée. 11
épiait Jean-Jacques, le surprenait, le battait, brûlait
ses livres ou les jetait par la fenêtre ; mais rien n'y
faisait; à tout prix il lui fallait des livres; bons ou
mauvais, tout y passait, et de même qu'il avait
épuisé autrefois la bibliothèque de son père, il ne
tarda pas à épuiser la boutique de La Tribu , sa
loueuse attitrée. Les quelques sous dont il pouvait
disposer chaque semaine étaient régulièrement portés
chez cette femme. Quand il n'avait plus de quoi
payer, il lui donnait ses chemises, ses cravates; il
lui demandait crédit. Puis vint le moment où il n'eut
plus rien à lire; alors il redevint désœuvré, misan-
thrope; il se nourrit l'imagination de ses souvenirs;
il se plaça en esprit dans la situation de ses héros
favoris ; il relit pour son propre compte et s'appliqua
à lui-même leurs aventures les plus intéressantes. Il
assure qu'au milieu de ce dévergondage , il sut se
préserver des livres obscènes, malgré les offres sé-
duisantes de La Tribu; il nous permettra de n'en
rien croire. Dans l'état d'esprit qu'il nous dépeint,
était-il seulement capable de discerner et de choisir?
« J'atteignis ainsi, dit-il, ma seizième année,
inquiet, mécontent de tout et de moi, sans goût de
mon état, sans plaisirs de mon âge, dévoré de
désirs dont j'ignorais l'objet, pleurant sans sujet de
DE JEAN -JACQUES ROUSSEAU. 19
larmes, soupirant sans savoir de quoi, enfin cares-
sant tendrement mes chimères, faute de rien voir
autour de moi qui les valût. »
Pendant ce temps-là, que faisait son père? Il n'en
est pas question. Et pourtant il vivait : il était à
quelques lieues de là ; mais il songeait peu. à ce
qu'il parait, qu'il eût un fils. Cette vie ne pouvait
durer : voici comment elle prit fin.
Le dimanche, après le prêche, Jean-Jacques
allait souvent, avec ses camarades, s'ébattre hors de
la ville. Egalement difficile à ébranler et à retenir,
il leur aurait volontiers échappé, s'il avait pu, mais
il était plus ardent qu'aucun autre, quand il était
entraîné dans leurs jeux. Il y fut pris deux fois, et
les portes de la ville furent fermées avant qu'il eût
pu y rentrer. Ses absences lui avaient toutefois
attiré de tels traitements qu'il jura de ne pas s'y
exposer de nouveau. En etfet, pareil accident lui
étant arrivé, sans qu'il y eût de sa faute '. le lende-
main matin, au lieu de revenir avec ses camarades,
il leur déclara qu'il était résolu de partir, les char-
geant seulement de prier en secret son cousin Ber-
nard de lui venir dire un dernier adieu.
Il paraîtrait, d'après le récit de Jean-Jacques,
que la famille Bernard ne fut pas fâchée de l'occa-
sion qui se présentait de se débarrasser de lui.
Déjà, d'après les conseils de Mm Bernard, l'inti-
mité s'était refroidie entre les deux jeunes g:ens. en
même temps que leurs carrières avaient pris des
directions différentes; l'un étant un garçon du haut,
destiné aux professions libérales ; l'autre, chétif
1. Le dimanche 14 mars l et le pays romand. )
1728. E. RlTTEK. Jean-Jacques \
20 LA VIE ET LES ŒUVRES
apprenti, n'étant qu'un enfant de Saint-Gervais.
Toujours est-il que son cousin, au lieu de chercher
à le ramener chez ses parents, ou de lui proposer
*de le suivre, l'encouragea simplement dans son
projet. Jean-Jacques voit là, non sans motifs, l'in-
fluence de Mmc, et peut-être de M.. Bernard.
Cet événement décida de sa destinée et le livra
pour le reste de ses jours aux hasards d'une exis-
tence errante et sans famille. Mais avant de s'en-
gager dans le récit du second chapitre de sa vie, il
jette un regard attristé sur le sort qu'il eût pu
espérer, s'il eût été mieux dirigé. Il s'étend avec
complaisance sur les avantages de sa profession de
graveur, sur le bonheur d'un état tranquille et
obscur qui, sans mener à la fortune, procure assez
de ressources et laisse assez de loisirs pour cultiver
des goûts modérés. « J'aurais, dit-il, passé dans le
sein de ma religion, de ma patrie, de ma famille et
de mes amis une vie paisible et douce, telle qu'il
la fallait à mon caractère, dans l'uniformité d'un
travail de mon goût et d'une société selon mon
cœur. J'aurais été bon chrétien, bon citoyen, bon
père de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme
en toute chose. J'aurais aimé mon état, je l'aurais
honoré peut-être ; et, après avoir passé une vie
obscure et simple, mais égale et douce, je serais
mort paisiblement dans le sein des miens. Bientôt
oublié sans doute, j'aurais été regretté du moins
aussi longtemps qu'on se serait souvenu de moi.
« Au lieu de cela... quel tableau vais-je faire? »
Ces lignes sont-elles un rêve de plus à ajouter
aux rêves sans nombre qu'enfanta l'imagination de
Rousseau? C'est possible; mais elles n'en dénotent
pas moins ce désir du bien, ce regret du mal, qui
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 21
souvent le suivirent jusque dans ses plus grands
écarts. Cette page peut, à nos yeux, en racheter
beaucoup d'autres; elle est, pour le moins, une
aspiration vers le bien, si elle n'en est pas la volonté
formelle.
CHAPITRE II
Du mois de mars au mois d'octobre 1728
Sommaire : I. L'abbé de Pontverre entreprend de convertir Rousseau
au catholicisme et l'adresse à Annecy à Mme de Warens. — Portrait de
Rousseau. — Mme de Warens. — L'oncle Bernard et le père de Rous-
seau courent après le fugitif.
IL Mme de Warens envoie Rousseau à Turin, à l'hôpital des Catéchu-
mènes. — Conversion de Rousseau au calholicisme. — Rousseau quitte
l'hôpital et parcourt Turin. — Petit roman avec Mme Bazile.
111. Rousseau entre en qualité de laquais chez Mm» de Vercellis. — Il
vole un ruban.
I
Le premier moment de stupeur une fois passé,
Jean-Jacques prit allègrement son parti. Pour un
jeune homme de seize ans, enthousiaste, romanesque
et passablement étourdi, la fuite, c'était la fin d'une
situation intolérable, c'était l'indépendance, c'était
la réalisation en espérance des rêves les plus fan-
tastiques. Qu'il fût sans ressources , sans famille,
sans moyens d'existence pour subvenir aux néces-
sités de la vie, sans secours et sans expérience contre
les suggestions du vice ou du désespoir, c'était le
moindre de ses soucis. L'inconnu n'avait pour lui
que des charmes , l'avenir ne lui montrait que ses
côtés riants. La faim le rappelait bien par moments
au sentiment de la réalité ; mais les bons paysans
au milieu desquels il errait exerçaient envers lui une
\. Confessions, 1. IL
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 23
hospitalité si aimable, qu'ils le dispensaient à chaque
repas de penser au suivant. C'est ainsi qu'après
plusieurs jours, insouciant et léger , à force de
voyager et de parcourir le monde, il arriva jusques
à deux lieues de Genève, mais sur le territoire sa-
voisien, dans un village appelé Confignon.
Le curé, qui s'appelait M. de Pontverre, le reçut
bien, lui donna à dîner, trouva le jeune homme in-
téressant, et, en bon prêtre qu'il était, ne négligea
pas l'occasion de lui parler de l'hérésie de Calvin
et de lui prouver l'autorité de l'Eglise catholique.
C'était chose sérieuse, et que le curé traita sérieu-
sement; Rousseau, lui, n'y vit guère que le dîner.
« Son vin de Frangi, dit-il, argumentait si victorieu-
sement pour lui, que j'aurais rougi de fermer la
bouche à un si bon hôte. »
La conclusion fut qu'il partirait pour Annecy,
afin de se faire instruire de la religion catholique.
M. de Pontverre, vieillard de soixante-quinze ans,
habitué de longue date à combattre l'hérésie, dut
être enchanté de la conversion qu'il voyait déjà en
espérance. Il adressa le jeune homme à Mm0 de Wa-
rens , nouvelle convertie , qui mettait au service du
catholicisme son activité dévorante et ses modestes
ressources1. Le curé avait incontestablement agi
en tout cela dans l'intérêt de son jeune ami. Celui-ci,
qui en convient, trouve cependant qu'il aurait mieux
fait de le renvoyer à ses parents. C'est possible,
mais savons-nous s'il ne le tenta pas, et si ce n'est
pas après avoir constaté son impuissance à cet égard
qu'il prit le parti de l'adresser à Mme de Warens.
1. La lettre de Pontverre à j Gaberel, Rousseau et les Ge-
Mme de Warens est citée par | nevois, ch. ïii.
24 LA VIE ET LES OEUVRES
Si Ton considère d'ailleurs que Jean-Jacques n'était
nullement empressé de retourner chez ses parents ;
que ceux-ci, de leur côté, y compris son père, pa-
raissaient se soucier assez peu de lui. et, depuis plu-
sieurs jours qu'il rôdait autour de Genève, n'avaient
rien fait pour le rappeler, on s'étonnera moins que
le prêtre catholique ait considéré avant tout une
âme qu'il était possible d'enlever à l'hérésie et de
rendre à l'Eglise.
Il parait que Jean-Jacques ne se serait pas décidé
sans peine, et qu'il était humilié de recevoir la cha-
rité, surtout d'une dévote. Il lui répugnait moins
d'aller chanter sous les fenêtres des châteaux ; il
trouvait sans doute que le morceau de pain qu'il
obtenait ainsi était moins une aumône. Il est vrai
qu'à chaque fenêtre, il s'attendait à voir paraître
quelque dame ou demoiselle, avec une aventure quel-
conque pour prix de ses chansons. L'aventure ne
vint pas, et au bout de trois jours, il avait fait les
cinq ou six lieues qui le séparaient d'Annecy.
Au moment où il entra chez Mme de Warens,
Rousseau ne soupçonnait pas que c'était tout son
avenir qui se décidait. Ni ses parents, ni ses amis,
ni ses livres , ni son père lui-même n'eurent sur sa
vie une influence comparable à celle de M™ de Wa-
rens. Il s'est souvent plaint d'être poursuivi par la
destinée. Hélas ! qui aurait dit que cette connais-
sance elle-même, préparée par un bon prêtre, au
nom de la charité et de la religion, tournerait un
jour au détriment de la religion , de l'honneur et
de la vertu? Mais nous n'en sommes encore qu'à la
première entrevue.
De ces deux personnages , qui allaient se voir
pour la première fois , mais dont l'union devait
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 25
avoir une durée si longue et des péripéties si di-
verses, l'un nous est déjà connu, du moins au mo-
ral. « J'étais, dit Rousseau, au milieu de ma sei-
zième année. Sans être ce qu'on appelle un beau
garçon, j'étais bien pris dans ma petite taille;
j'avais un joli pied, la jambe fine, l'air dégagé, la
physionomie animée, la bouche mignonne ', les sour-
cils et les cheveux noirs , les yeux petits , et même
enfoncés, mais qui lançaient avec force le feu dont
mon sang était embrasé. » Ajoutons qu'il avait la
vue basse 2. Enfin il était d'une timidité extrême,
qui faisait ressortir et augmentait encore sa gau- /
chérie.
Mmc de Warens, Marie-Eléonore de la Tour du
Pil, née à Yevey, canton de Vaud, le 31 mai 1699,
avait alors près de vingt-neuf ans. Elle était assez
jolie, petite, mais gracieuse et séduisante. Elle était
née dans le Protestantisme. Elevée sans mère,
ayant perdu son père à l'âge de six ans, elle eut,
comme Rousseau, une éducation très mêlée et fort
mal dirigée, qu'elle dut un peu à sa gouvernante,
un peu à ses maîtres, beaucoup à un M. de Tavel.
impie, matérialiste, philosophe, et peut-être son
amant. De tout cela il ne lui resta que des mœurs
faciles, des demi-connaissances, se heurtant et se
confondant dans sa tête, et un goût pour l'alchimie
et la médecine empirique qui, joint à un caractère
confiant, la livra sans défense aux expériences
ruineuses des chevaliers d'industrie et des charla-
tans. Elle avait épousé à quatorze ans le baron
de Warens, n'en avait pas eu d'enfants, et n'avait
1. Un des manuscrits de , vilaines dents. » — 2. Confes-
Rousseau porte : « avec de I sions, 1. IV.
26
LA VIE ET LES ŒUVRES
recueilli de cette union que des contrariétés et des
chagrins. Quand elle songea à abandonner le pro-
testantisme, son mari prétend que, sous prétexte
d'aller prendre les eaux à Evian, elle s'y rendit
pour abjurer, emportant avec elle ses effets les plus
précieux : de l'argenterie, de l'argent, des ballots
de marchandises1. Ce qui est certain, c'est qu'elle
alla se jeter aux pieds du roi Victor-Amédée, le
priant de la faire instruire dans la religion catho-
lique. Ce prince lui donna une pension de 1,500 livres
et l'envoya à Annecy, où, sous la direction de
l'évèque de Genève, Michel Rossillon de Bernex,
elle fit abjuration, au monastère de la Visitation, le
8 septembre 172G. Mais chez Mme de Warens,
l'esprit, les idées, les sentiments, la volonté même
étaient peu de chose, le caractère était tout. Il se
composait d'un mélange de douceur, de bonté, de
franchise et de gaité, qui en fit jusque dans sa
vieillesse une femme pleine de charme et d'entrain ;
mais ce qui dominait le fond de cette nature, c'était
surtout une activité inépuisable, qui ne connaissait
ni trêve, ni repos 2. Mmt' de Warens, toujours en
mouvement, toujours en entreprises et en bonnes
œuvres, voyait grand et voulait faire grand ; mais
comme sa fortune était hors de proportion avec ses
projets, elle avait recours aux bourses étrangères,
après s'être engagée de la sienne autant et plus
qu'elle ne le pouvait, et souvent n'arrivait à rien,
pour avoir voulu trop embrasser. Dévote et légère,
1. Mémoire de M. de Warens
adressé à son beau-frère M. de
Middes, publie par MM. de
MONTET et RlTTER. (Revue
suisse, n° de mai 1884.)— 2. Dès
1725, Mme de Warens s'était
faite industrielle, et d'échec
en échec, elle continua ainsi
toute sa vie, jusqu'à la ruine
complète.
DE JEV>T-JACQL"ES ROUSSEAU. 27
prête à donner avec une égale facilité sa bourse et
sa personne, on prétend que c'était sans coquetterie
et sans passion, mais aussi sans scrupule, qu'elle se
laissait aller aux plus déplorables entraînements.
Jean-Jacques se figurait qu'il allait voir une vieille
dévote rechignée, et avait préparé, pour captiver
sa bienveillance, une belle lettre en style d'orateur.
Quelle ne fut pas sa surprise quand il fut en pré-
sence de la charmante personne que nous venons de
dépeindre ! Il en fut ravi et bouleversé et se trouva
en un instant tout prêt à adopter une doctrine prê-
chée par une si jolie bouche.
Nous ne répéterons point, sur les plus minces
détails de cette mémorable entrevue, la narration
émue de Rousseau. Bornons-nous à constater que
les cœurs n'eurent besoin que d'un instant pour
se comprendre. Le jeune homme timide, honteux,
embarrassé, oublia sa gaucherie et eut. dès le pre-
mier jour, cette aisance simple, cette confiance par-
faite, cette affection respectueuse, qu'on n'accorde
d'ordinaire qu'à ses parents ; bientôt il ne nomma
plus Mme de Warens que maman, ma cher? maman.
De son côté, la grande dame entra sans tarder dans
son rôle de mère; elle en eut les soins et les ten-
dresses; que n'en conserva-t-elle toujours les saintes
pudeurs !
Pour commencer, elle retint à dîner son jeune
protégé et lui demanda son histoire. Celui-ci ne se
fit pas prier et retrouva, pour la lui conter, tout le
feu d'imagination qu'il avait perdu chez son maître.
Il aurait bien voulu rester auprès d'elle, et peut-
être elle-même eût-elle été contente de le garder ;
mais il approchait d'un âge où une femme qui n'a-
vait pas trente ans ne pouvait décemment avoir un
28 LA VIE ET LES ŒUVRES
jeune homme chez elle. Il partit donc pour Turin,
où il devait entrer dans un hospice établi pour
l'instruction des catéchumènes1.
L'oncle Bernard cependant ayant fini par s'aper-
cevoir qu'il avait quelque part un neveu qui courait
le monde comme un vagabond, s'était décidé à le
poursuivre. Il arriva ainsi chez M. de Pontverre ;
le fugitif en était parti la veille. Au train dont il
allait, il n'était pas difficile à rattraper ; mais il est
à croire que M. Bernard était peu pressé de le
réintégrer dans son domicile. Toujours est-il que,
jugeant sans doute qu'il en avait fait assez pour
l'acquit de sa conscience, au lieu de continuer ses
recherches, il se contenta de prévenir le père.
Celui-ci au moins va-t-il y mettre plus d'empresse-
ment? Ici se répète la même histoire, nous dirions
volontiers le même roman, tant les événements
arrivent juste à point pour donner du piquant au
récit. Isaac Rousseau se met en route ; il arrive
chez Mm0 de Warens ; son fils en était parti la
veille. On savait où il était; mais le père de Rous-
seau avait autre chose à faire que de courir après
son fils. D'ailleurs il s'était remarié2. L'enfant du
premier mariage n'eut pas à s'en féliciter. Il y
perdit le peu de bien que lui avait laissé sa mère,
et l'amitié que lui continua son père, dans les rares
circonstances où il eut occasion de le voir, en fut
bien diminuée. En somme , ce « père tendre, cet
homme d'une probité sûre, cette âme forte, capable
1. Mm* de Warens, comme
M. de Pontverre, avait un
grand zèle de prosélytisme et
fut souvent marraine de nou-
veaux convertis. Il y avait
aussi à Genève des écoles de
prosélytes en sens inverse.
(Mugnier, ch. i.) — 2. Le 5
mars 172(3. Muunier, ch. il.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 29
des plus grandes vertus » nous parait avoir singu-
lièrement négligé les petites, si l'on peut appeler
petites vertus le soin de ses enfants et la pratique
des devoirs de son état. Aussi, sommes-nous tenté
de prendre pour une ironie cette maxime que
Rousseau formule et commente en faisant l'éloge de
son père : « Eviter les situations qui mettent nos
devoirs en opposition avec nos intérêts, et qui nous
montrent notre bien dans le mal d'autrui. »
II
Laissons Jean-Jacques, joyeux, insouciant, tout
entier aux ravissements d'un paysage admirable,
plus rempli encore du souvenir et des charmes de
son aimable protectrice, cheminer à pied, à petites
journées, sur la route de Turin, en compagnie
d'un gros manant et de sa femme, auxquels il a été
confié.
Son entrée à l'hôpital des catéchumènes fut une
déception. La grosse porte à barreaux de fer qui
se referma sur lui, ne valait pas le grand air et les
caresses de M™8 de Warens. L'occasion était bonne
pour décrier un établissement religieux ; Rousseau
n'a garde de la négliger : ce ne sont que bandits,
ce ne sont que salopes. Si encore les uns et les
autres avaient pu communiquer ! Certaine coureuse
aux yeux fripons lui inspira quelque désir de faire
connaissance avec elle ; mais la séparation était si
complète, la surveillance si exacte, que cela ne lui
fut pas possible. On peut juger à ce trait des dis-
positions du néophyte.
Que la maison n'ait pas été de son goût, cela ne
30 LA VIE ET LES ŒUVRES
démontre pas absolument qu'elle fût mauvaise.
Quant à la pression exercée pour obtenir les con-
versions , nous n'en avons d'autre témoignage que la
parole de Jean-Jacques, preuve qui paraîtra d'au-
tant plus faible qu'il la contredit aussitôt par le récit
de ses controverses, de ses oppositions, enfin de
toute la peine qu'il donna à ses catéchistes. C'est
merveille de voir comme , à l'entendre , il opposait
arguments à arguments, textes à textes, comme il
citait saint Augustin et saint Grégoire. Tant mieux;
une si belle défense ne devait donner que plus de
prix à son abjuration. Mais hélas ! le moment de se
prononcer une fois arrivé, la scène change tout d'un
coup , et Jean-Jacques se met alors à parler de tout,
excepté de ses convictions religieuses : de son édu-
cation et de ses lectures, des préjugés catholiques
et des préjugés protestants, des difficultés de sa
situation, des ennuis de son séjour à l'hôpital. Quant
au point important , à la vérité ou à la fausseté de
la religion catholique , c'est à peine s'il y songe, et
le peu qu'il en dit est pour montrer le peu de cas
qu'il en fait. « Je sentis, dit-il, que quelque religion
qui fût la bonne , j'allais vendre la mienne, et que,
quand même je choisirais bien, j'allais mentir au
Saint-Esprit et mériter le mépris des hommes. »
Eh ! malheureux , c'est là précisément la question ;
choisissez bien , et vous ne mentirez pas au Saint-
Esprit, et vous ne mériterez le mépris de personne.
Rousseau était entré à l'hôpital le 12 avril 1728 ;
il y resta un peu plus de quatre mois i ; mais au
1. Gaberel, ch. i, § 3, dit I les Confessions, p. 311, qui cite
qu'il n'y resta que neuf jours; I l'extrait des registres du cou-
c'est une erreur. Voir E. Rit- | vent du Spiritu Sanlo àTurin.
ter, Nouvelles recherches sur \
DE JEAiN-JACQUES ROUSSEAU. 31
bout de ce temps, il se trouvait si las des ajourne-
ments et des controverses qu'il se rendit, ou feignit
de se rendre , et il fut admis à faire cet acte d'abju-
ration, si important pour un homme sérieux, et qui
le fut si peu pour lui. La cérémonie eut lieu le
23 août. On développa, à cette occasion, les pompes
du culte. Comme Henri IV, dit-il, il eut à répondre
à l'inquisiteur de la foi. Les questions qui devaient
lui être faites étant dictées par le rituel , il est peu
probable qu'on en ait inventé, tout exprès pour lui,
d'odieuses et de contraires à l'enseignement catho-
lique. Enfin, s'il ne se calomnie pas lui-même après
coup , il sortit de l'hôpital , à peu près comme il y
était entré, pas beaucoup plus catholique, malgré
les apparences, faisant assez bon marché du Pro-
testantisme, quoiqu'il y soit revenu à l'époque où
il écrit et qu'il s'en félicite. Il avait fait, dit-il,
l'acte d'un bandit.
Il avait hâté sa conversion . afin de prendre la clé
des champs; on le congédia aussitôt en effet, en lui
donnant pour viatique une petite somme d'un peu
plus de vingt francs.
C'était la misère en perspective, mais c'était aussi
la liberté. Ses vingt francs , quoi qu'il en pût penser,
n'étaient pas inépuisables. Il aurait donc dû cher-
cher une occupation pour vivre ; il préféra courir la
ville, en visiter les monuments et les curiosités. La
Chapelle du Roi l'attirait surtout, tant à cause de la
bonne musique qu'on y faisait, que par l'espoir d'y
faire la conquête de quelque jeune princesse, digne
de ses hommages. Mais il eut beau y rêver dans son
galetas à un sou par nuit, aucune princesse hélas!
ne jeta sur lui ses regards. Cependant, comme il
fallait à son caractère romanesque un aliment quel-
32 LA VIE ET LES OEUVRES
conque, une petite marchande lui fournit l'occasion
d'échafauder une aventure , ou peut-être, plus simple-
ment , celle de raconter une anecdote.
Son héroïne d'alors s'appelait Mme Bazile. Il en
avait été bien accueilli, lorsque, à bout de finances,
il allait de boutique en boutique , offrant de graver
pour quelques sous des chiffres ou des armoiries sur
de la vaisselle. Elle lui avait donné à déjeuner, lui
avait fait raconter son histoire ; de plus elle était
jeune et jolie; il n'en fallait pas tant pour enflammer
le cœur de Jean-Jacques. Cependant, toutes ses
ardeurs n'aboutirent qu'à une main légèrement
pressée sur les lèvres, et à un renvoi bien condi-
tionné de la part du mari. La dame était-elle plus
sage que son amant , ou dédaigna-t-elle une passion
si mal exprimée? Toutes ces histoires, souvent ridi-
cules et presque toujours obscènes, se renouvellent
à chaque instant, et forment pour ainsi dire le fond
de la vie de notre personnage. Elles montrent le
cours habituel de ses idées , son imagination dé-
voyée , le dévergondage de ses pensées. S'il nous
fallait les répéter toutes , avec les développements
qu'y donne leur héros (celle-ci , par exemple, com-
prend douze à quinze pages), notre ouvrage, au
moins dans sa première partie, courrait le risque de
ressembler à un recueil de contes galants plutôt qu'à
une histoire sérieuse , et la vie du philosophe de
Genève ne serait bientôt plus que celle d'unlovelace
imbécile, qui ne sait seulement pas tirer parti de
ses bonnes fortunes.
Quoi qu'il en soit, il fallait vivre. Tel était, et tel
sera plus d'une fois le mot de la situation de Rous-
seau. Sans moyens d'existence et incapable peut-
être de se plier aux exigences d'une position régu-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 33
-
lière, il devait retomber d'autant plus souvent dans
les incertitudes des professions de hasard que, si la
fortune ou la Providence lui venaient en aide, il
n'avait rien de plus pressé, par inconstance, par
maladresse, par étourderie, par orgueil, que de
quitter un état passable, au risque de l'échanger
contre un pire.
III
Cette fois il dut s'estimer heureux d'entrer, en
qualité de laquais, chez la comtesse de Vercellis. A
ce nom de comtesse, il se crut enfin tout de bon
dans les hautes aventures; mais la réalité ne répon-
dit pas encore à ses rêves.
Mme de Vercellis était une femme d'esprit et de
sens. D'après Rousseau, elle composait des lettres
dignes de Mmo de Se vigne ; mais comme une mala-
die cruelle, et qui devait promptement la conduire
au tombeau, l'empêchait de les écrire elle-même,
elle était forcée de les dicter. Son jeune laquais eut
la faveur, tout en restant laquais, d'être choisi pour
être son secrétaire. Cette fonction, qui convenait à
merveille à Jean-Jacques, lui donna l'occasion d'ap-
précier les qualités de sa nouvelle maîtresse. Elle
avait non seulement des talents littéraires, mais, ce
qui vaut mieux, une âme élevée et forte, et une
piété si bien entendue qu'elle lui rendit la religion
catholique aimable, par la sérénité avec laquelle
elle en remplit jusqu'à la fin les devoirs, au milieu
de souffrances atroces, sans néslisrence et sans
affectation. Mais, car il faut toujours qu'il y ait un
mais, elle joignait à ces qualités supérieures un défaut
grave, elle manquait de sensibilité. Elle était bonne
34 LA VIE ET LES OEUVRES
sans doute et elle faisait beaucoup de bien, mais
elle le faisait surtout par devoir. Quoique ce soit au
fond l'essentiel, cela ne pouvait convenir à Jean-
Jacques, car c'était justement l'opposé de son carac-
tère et de son système. Elle parut pourtant s'inté-
resser à lui et le questionna ; mais lui, qui avait besoin
d'affection et de tendresse, ne trouvant qu'une bien-
veillance sèche et froide, resta froid aussi et tint
son cœur fermé. Et puis elle avait des domestiques
si empressés à la flatter et à l'exploiter! Rousseau,
à qui ces manœuvres ne convenaient pas, y gagna
leur antipathie et fut le seul qui ne figura pas sur
son testament. Quand elle mourut, son neveu lui
laissa pourtant l'habit neuf qu'il portait, et lui
donna, en le congédiant, une somme de 30 livres.
Jean-Jacques était resté là trois mois ; c'étaient trois
mois de pris sur la misère et sur la faim.
Ici se place un épisode que Rousseau raconte
avec toutes les démonstrations du repentir. Il l'estime
le plus grand et presque le seul crime de sa vie.
Après quarante ans, sa conscience en est encore
chargée et l'amertume de ses remords est aussi cui-
sante que le premier jour. De quoi s'agit-il donc?
Du vol d'un bout de ruban1. Il est vrai, comme il
le dit, que ce vol fut accompagné de circonstances
qui en augmentèrent singulièrement la gravité.
Après la mort de Mm0 de Vercellis, ce ruban fut
trouvé en sa possession. Il lui était impossible de
nier ; il ne vit rien de mieux, pour s'excuser, que
de rejeter la faute sur une jeune servante. C'est
Marion. dit-il, qui me l'a donné. La pauvre fille
1. Quelques-uns prétendent, | ne voyons pas bien sur quelles
du vol d'un diamant. Nous autorités.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 35
reste interdite, pleure, se défend de son mieux, fait
appel aux bons sentiments de son accusateur ; tout
est inutile, et celui-ci, avec une impudence infernale,
ne craint pas de déshonorer une fille innocente et
soutient audacieusement sa déclaration.
Cette action atroce, ce noir forfait, ne fut pour-
tant pas sans excuse. « Jamais, dit Rousseau, la
méchanceté ne fut plus loin de moi que dans ce
cruel moment... Mon cœur fut déchiré, mais la pré-
sence de tant de monde fut plus forte que mon
repentir. Je craignais peu la punition, je ne crai-
gnais que la honte ; mais je la craignais plus que la
mort, plus que le crime, plus que tout au monde. »
Sans nous engager dans des comparaisons diffi-
ciles, nous pourrions nous demander si cette action,
toute noire qu'elle est, est bien la plus coupable de
cette vie que nous trouverons si souvent honteuse
et méprisable. Nous aimons mieux laisser à la suite
de cette histoire le soin de faire la réponse, et, sans
trop rechercher les notes détonnantes et les pointes
d'orgueil qui pénètrent jusque dans ces aveux humi-
liants, reconnaître que des regrets si amers doivent
désarmer la critique et disposer à l'indulgence.
CHAPITRE IIÏ
Du mois de novembre 1728 au mois
d'avril 1731 *.
Sommaire : I. L'abbé Gaime. — Rousseau entre au service de la
famille de Gouvon. — 11 fait la connaissance de Bâcle et part avec lui.
II. Retour de Rousseau auprès de Mme de Warens. — Son genre de
vie chez Mme de Warens. ~- Son témoignage à propos d'un miracle
III. Rousseau est mis au séminaire. — L'abbé Gatier. — Rousseau
sort du séminaire. — Mme de Warens veut faire de lui un musicien. —
Liaison avec Venture. — Voyage de Rousseau à Lyon. — Son retour à
Annecv.
Pendant quelques semaines, c'est-à-dire à peu
près aussi longtemps que purent'durer les 30 francs,
Jean-Jacques mena une vie d'oisiveté et de désœu-
vrement. On peut imaginer quelles images et quels
rêves peuplèrent alors son esprit. Ce sujet nous est
connu ; ne serait-ce que par respect pour nos lec-
teurs, nous aimons mieux ne pas y insister.
Mais ce temps, mal employé au point de vue
moral, le fut-il mieux au point de vue des idées ?
Rousseau en paraît convaincu , et insiste avec com-
plaisance sur un autre sujet, qui mérite en effet
toute notre attention. Pendant qu'il était à l'hôpital
de Turin, il avait fait la connaissance d'un honnête
ecclésiastique, l'abbé Gaime, et avait trouvé moyen
de le consulter en secret. Le jeune abbé, dit-il,
1. Confessions, liv. III.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 37
favorisa même son évasion, au risque de se faire un
dangereux ennemi. Cela parait peu croyable, par
la raison que, même en s'en rapportant aux Con-
fessions, il n'y eut pas d'évasion. Quoi qu'il en soit,
Jean-Jacques fut heureux de retrouver son abbé
dans la ville, au moment de son besoin, et se lia
avec lui plus intimement.
Est-ce dans l'intention de faire son éloge qu'il en
a fait le portrait que nous lisons dans les Confes-
sions? mais aucun prêtre, à . coup sûr, ne serait
tlatté de lui ressembler; et, chose particulièrement
grave, celui-là, qui a réellement existé, ne rappelle
nullement les traits qu'en a dounés Rousseau.
La vie de l'abbé Gaime a pu en effet être recons-
tituée. Nous y voyons un prêtre instruit, honoré de
l'estime de son êvèque, appelé successivement à
remplir plusieurs charges qu'on n'aurait certaine-
ment pas confiées à un ecclésiastique mal famé, un
prêtre enfin n'ayant nulle part laissé de traces du
plus léger scandale de mœurs.
Lisons maintenant les Confessio?is : l'abbé Gaime,
qui était Savoyard, aurait été obligé de s'expatrier,
à cause d'une certaine aventure de jeunesse qui
l'aurait mis mal avec son évêque. Plein de bon
sens, de lumières, de probité dans la conduite
ordinaire de la vie, il était, quoique prêtre, ou plu-
tôt, parce qu'il était prêtre, beaucoup moins à l'aise
sur les questions de dogmes et de religion. Que de
réserves alors, que de réticences ! C'est qu'en effet
s'il pouvait prétendre au titre de philosophe païen,
peut-être à celui d'honnête homme selon le monde,
il lui manquait, pour être un bon prêtre, ou simple-
ment un chrétien, une qualité essentielle, la foi. On
peut même dire qu'il lui manquait deux qualités, car
38 LA VIE ET LES OEUVRES
« il n'était pas bien corrigé du défaut qui jadis lui
avait attiré sa disgrâce. »
Pourquoi ce petit roman, qu'en bon français, il
est permis d'appeler une calomnie ? Le motif prin-
cipal est sans doute, chez l'auteur, le désir d'avoir
un type pour son Vicaire savoyard. Faute de le
rencontrer sous sa main, il a jugé à propos de le
prendre dans son imagination. Mais alors, à quoi
bon suivre Rousseau dans les détails qu'il donne?
Est-ce qu'on a à s'occuper d'un être imaginaire?
Nous n'aurions, en effet, qu'à le laisser de côté ;
mais il faut remarquer que, par la publication de
Y Emile, cet être a acquis, sous le nom de Vicaire
savoyard, une sorte de réalité conventionnelle qui
a fait de lui un des personnages les plus connus de
l'histoire moderne.
Qu'est-ce donc que ce prêtre, selon Rousseau, qui,
après un long interdit, dit la messe avec plus de
vénération que jamais, qui, avec cela, n'est pas
croyant, et qui pourtant n'est ni faux, ni hypocrite.
Mais, s'il n'était hypocrite, prêcherait-il, professe-
rait-il par tous les actes de sa vie une religion à
laquelle il ne croit pas ? Réunirait-il, s'il était sin-
cère, les dehors et les avantages d'une doctrine
qu'il considère comme erronée avec les opinions
d'une philosophie qu'il est obligé de garder pour
lui. Jean-Jacques n'en demanda pas si long et se fit
le disciple et l'ami de ce singulier docteur1.
L'abbé Gaime, en stratégiste intelligent, com-
1. Voir, pour ce qui con- j du Vicaire savoyard. Pour les
cerne l'abbé Gaime, outre le
livre III des Confessions, VÉ-
mile, livre IV, au préambule et
à la fin de la Profession de foi
rectifications à faire aux ré-
cits de Rousseau, voir Mu-
gnier, ch. il et m.
DE JEA>T-JACQUES ROUSSEAU. 39
mença par étudier le caractère du sujet auquel il
s'intéressait. Il vit. que la mauvaise fortune avait
déjà flétri son cœur, que l'opprobre avait abattu
son courage, que l'oubli de toute religion l'avait
plus d'à moitié conduit à l'oubli de ses devoirs ;
mais il vit aussi que le mal n'était pas absolument
consommé, crue le jeune homme n'était pas d'une
mauvaise nature , qu'il avait des connaissances et
que son àme avait encore tout son ressort. Il entre-
prit de rendre à la vertu cette victime destinée à
l'infamie. Il accueillit le malheureux en ami, par-
tagea avec lui son nécessaire, fit en sorte de gagner
sa confiance et répondit à ses confidences par des
confidences semblables. Mais, dit Rousseau, « ce
qu'il y avait en moi de plus difficile à détruire,
c'était une orgueilleuse misanthropie, une certaine
aigreur contre les riches et les heureux du monde,
comme s'ils l'avaient été à mes dépens et que leur
prétendu bonheur eût été usurpé sur le mien. »
Retenons ces paroles, elles sont, pour ainsi dire,
tout le caractère de Rousseau et l'explication d'une
grande partie de sa vie.
Il fut, dit-il, peu sensible pour l'heure aux leçons
de l'abbé, mais elles se développèrent plus tard, et
il leur attribue les fruits de vertu et de religion
qu'il produisit quand il fut devenu philosophe. Il
est trop tôt de discuter les vertus et la religion de
Rousseau. Bornons-nous, pour le moment, à cons-
tater qu'en supposant qu'il ait été à l'école de
l'abbé Gaime, son enseignement ne dut pas être tel
qu'il le rapporte.
Malgré son aventure avec Marion , Jean-Jacques
avait laissé de bons souvenirs chez Mmc de Vercellis.
Il avait été attentif auprès de la vieille dame , et
40 LA VIE ET LES ŒUVRES
son neveu voulut reconnaître ses services , en lui
procurant une nouvelle position. Celle qui lui fut
offerte était encore une place de laquais, mais elle
lui laissait l'espérance de s'élever plus haut. L'es-
pérance, c'était beaucoup pour Jean-Jacques; d'ail-
leurs, il n'avait pas le choix, il accepta.
Le comte de Gouvon, son nouveau maître, était
un vieillard excellent, qui traita le jeune homme
avec des égards tout particuliers, ne lui laissant
guère de la domesticité que le titre et quelques
services d'intérieur. S'il eut un reproche à se faire,
ce fut de l'avoir traité trop bien , et de l'avoir ainsi
exposé aux dangers de l'oisiveté. Rousseau dit qu'il
n'en abusa pas, et qu'il profita de ses loisirs pour
aller chez son cher abbé Gaime.
Mais le comte avait une petite-fille, Mlle de Breil;
ce fut déjà une pierre d'achoppement. Les distances
sociales ne permettaient pas au laquais de manifester
ses sentiments. Cependant une occasion s'étant of-
ferte à lui de montrer que, par ses connaissances,
il était bien au-dessus de la condition de valet, et
M1U de Breil en ayant paru satisfaite, cette simple
attention lui causa un tel trouble qu'il ne pouvait
lui verser à boire sans répandre le liquide sur la
nappe. On aurait pu le chasser; on préféra ne rien
voir, mais on lui donna un autre service. De cette
façon, grâce à la modestie de la jeune fille, au tact
et à la sagesse de la mère, on tira, tant bien que
mal, le pauvre Jean-Jacques de ce faux pas.
On ne s'en tint pas là, et puisqu'il avait fait
preuve d'esprit et de savoir, on entreprit de pousser
son instruction. L'abbé de Gouvon, fils cadet du
comte, était destiné par sa famille à l'épiscopat; il
avait des connaissances , de la littérature , du goût
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 41
et un grand fonds de bonté ; il attacha Jean-Jacques
à sa personne et voulut se faire lui-même son pro-
fesseur. Il l'appelait auprès de lui pendant les ma-
tinées presque entières, tantôt lui expliquant Virgile,
ce qui était un peu fort pour lui, car il avoue qu'il
n'a jamais bien su le latin, tantôt lui faisant écrire
sous sa dictée ou copier des lettres, exercice qui lui
fut utile et lui apprit l'italien dans toute sa pureté.
Rousseau ne trouvait pas seulement là des faci-
lités singulières pour continuer son instruction, déjà
tant de fois ébauchée, et par tant de méthodes;
mais il était évident qu'on avait des vues sur lui, et
qu'on voulait le pousser dans le monde. La maison
de Solar, une des premières du Piémont, qui avait
pour chef le comte de Gouvon , était parfaitement
en état de le faire. « Ce temps, dit Rousseau, fut
celui de ma vie où, sans projets romanesques, je
pouvais le plus raisonnablement me livrer à l'espoir
de parvenir. M. l'abbé, très content de moi, le
disait à tout le monde, et son père m'avait pris
dans une affection si singulière que le comte de
Favria m'apprit qu'il avait parlé de moi au Roi
Autant que j'ai pu juger des vues qu'on avait sur
moi par quelques mots lâchés à la volée , et aux-
quels je n'ai réfléchi qu'après coup, il m'a paru que
la maison de Solar, voulant courir la carrière des
ambassades, et peut-être s'ouvrir de loin celle du
ministère, aurait été bien aise de se former d'avance
un sujet qui eût du mérite et des talents, et qui,
dépendant uniquement d'elle, eût pu, dans la suite,
obtenir sa confiance et la servir utilement. Ce projet
était trop sensé pour ma tête et demandait un trop
long assujettissement. Ma folle ambition ne cher-
chait la fortune qu'à travers les aventures: et ne
42 LA VIE ET LES ŒUVRES
voyant point de femme à tout cela, cette manière
de parvenir me paraissait lente, pénible et triste;
tandis que j'aurais dû la trouver d'autant plus ho-
norable et sûre que les femmes ne s'en mêlaient
pas. »
Il fallait être fou pour laisser échapper, de gaité
de cœur, une telle occasion. Rousseau eut cette
folie; il l'eut complète; il l'eut préméditée; il l'eut
malgré ses dix-sept ans et les nombreuses déceptions
qu'il avait déjà éprouvées. Ce ne fut pas sans peine
qu'il lassa la générosité de ses bienfaiteurs; mais il
fit tant et si bien qu'il trouva le moyen de se faire
chasser ignominieusement, et qui plus est, qu'il en
fut fier comme d'un triomphe. Il appelle cela « un
de ces traits caractéristiques qui lui sont propres; »
il est triste de se distinguer par de semblables traits.
La cause ou l'occasion de cette nouvelle sottise
fut un jeune homme, nommé Bâcle, avec qui il
avait été autrefois en apprentissage. C'était un garçon
très amusant, plein de saillies bouffonnes, que son
âge rendait agréables. Aussitôt, il s'engoua de
M. Bâcle; mais il s'en engoua au point de ne pouvoir
le quitter. Bâcle allait partir bientôt pour Genève;
il fallait mettre à profit le temps qu'il leur restait à
passer ensemble. Bâcle d'ailleurs obséda si bien son
ami qu'on lui défendit la porte de l'hôtel. Ce fut alors
au tour de Jean-Jacques de s'absenter les journées
entières. On lui fit des réprimandes, il y fut sourd ;
on le menaça de le congédier; il vit là surtout un
moyen d'accompagner son cher Bâcle. Il y en avait
de plus convenables; il préféra le plus odieux.
Enfin il partit , sans dire adieu à personne, pas
même au bon abbé qui l'avait comblé de son affec-
tion et de ses bienfaits , plus riche de projets que
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 43
d'écus, et songeant bien plutôt à prolonger son
voyage qu'à atteindre un but quelconque. A cet
effet, nos deux sages s'avisèrent d'un moyen assez
original et qui montre bien leur étourderie.
L'abbé de Gouvon avait fait présent à Jean-
Jacques d'une petite fontaine de Héron Celui-ci s'en
était beaucoup amusé; les deux amis pensèrent ju-
dicieusement que tout le monde s'en amuserait de
même , et fondèrent sur ce fragile appareil l'édifice
de leur fortune. Ils devaient, dans chaque village,
rassembler les paysans, et ne doutaient pas que,
sans avoir autre chose à débourser que l'eau de leur
fontaine et le vent de leurs poumons , ils recueil-
leraient en échange le couvert, la nourriture et le
reste. Cette vie de bohémiens leur semblait pleine
de séductions. Ils comptaient bien la poursuivre en
Piémont, en Savoie, en France , par toute la terre.
Il est assez inutile de dire que la fameuse fontaine
ne produisit pas les effets merveilleux qu'ils en at-
tendaient. Elle amusait parfois, dans les cabarets,
les hôtesses et les servantes: mais il n'en fallait pas
moins payer en sortant. Enfin, à force de la montrer,
eux-mêmes finirent par s'en ennuyer, et un jour
qu'elle se cassa, ils en jetèrent joyeusement les
morceaux et se trouvèrent allégés d'autant. Ce petit
accident dut leur faire comprendre qu'il était bon
de marcher un peu plus droit vers le terme. Le
terme pour Rousseau , c'était Mmc de Warens : mais
il lui fallait auparavant se débarrasser de Bâcle.
Celui-ci lui en épargna la peine, et en entrant à
Annecy, lui dit: Te voilà chez toi, l'embrassa, fit
une pirouette et partit. Ces deux amis s'oublièrent
dès lors complètement. Leur intimité avait duré six
semaines.
LA VIE ET LES ŒUVRES
II
Mm0 de Warens avait été tenue à peu près au
courant de l'existence mouvementée de son protégé.
Elle l'avait notamment félicité de son entrée chez
le comte de Gouvon, et lui avait donné, à cette
occasion, les conseils les plus sages. Que dirait-elle
quand elle apprendrait qu'il avait quitté cette excel-
lente famille ? Il ne craignait certes pas qu'elle lui
fermât sa porte ; mais la seule pensée de lui causer
un chagrin lui était insupportable.
Un instant suffit pour le rassurer. Quels ne furent
pas ses transports quand il la revit! Il se précipita
à ses pieds; il colla sa bouche sur sa main. Et elle,
d'un ton caressant : « Pauvre petit, lui dit-elle, te
revoilà donc ! Je savais bien que tu étais trop jeune
pour ce voyage. Je suis bien aise. au moins qu'il
n'ait pas aussi mal tourné que j'avais craint. » Puis
elle lui fit raconter son histoire.
Il fut question du gite. On avait trouvé, un an
auparavant, qu'elle ne pouvait convenablement rece-
voir chez elle un jeune homme de seize ans; main-
tenant qu'il en allait avoir dix-sept, la même raison
ne prévalut plus, et, la femme de chambre entendue,
il fut décidé qu'il resterait. « On dira ce qu'on
voudra, déclara Mm0 de Warens ; mais puisque la
Providence me le renvoie, je suis déterminée à ne
pas l'abandonner. »
Il ne resta pourtant chez elle, au moins cette fois,
que peu de temps ; mais il y revint à plusieurs
reprises.' L'enthousiasme avec lequel il peint la vie
qu'il mena alors doit s'appliquer également aux
divers séjours qu'il fit dans sa maison.
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 45
Il la loue de lui avoir révélé la sensibilité de son
propre cœur; il lui fait ici trop d'honneur; il n'a-
vait besoin d'aucune révélation à cet égard. Il
décrit longuement ses sentiments envers elle; mais,
malgré sa finesse d'analyse, il ne peut trouver de
mots pour les exprimer. Etait-ce l'affection d'un
fils pour sa mère? Il le dit, et les noms qu'ils se
donnaient : maman, petit, sembleraient confirmer
cette idée, si la suite ne l'avait tristement démentie.
« Elle fut pour moi, dit-il , la plus tendre des
mères... Jamais elle n'imagina de m'épargner les
baisers ni les plus tendres caresses maternelles ; »
mais qu'il n'ajoute pas : « Et jamais il n'entra dans
mon cœur d'en abuser. » L'abus devint assez fla-
grant pour démontrer qu'il est dangereux à une
jeune femme de faire trop la maman avec un jeune
homme qui n'est pas son fils.
Qu'il ne parle donc pas de son innocence. Les
vices honteux auxquels il se livrait sans frein, aux
dépens de sa santé, les excitations qu'il se plaisait
à rechercher dans les souvenirs et les caresses de
Mme de Warens, ne sont-ils pas le contraire de l'in-
nocence?
Comment en aurait-il pu être autrement? Par le
fait, Mmc de Warens remplissait littéralement son
existence. Il ne vivait que par elle et pour elle : la
belle chambre qu'il occupait, en face de la cam-
pagne, était un de ses nombreux bienfaits; les bons
diners qu'il faisait, et qui lui auraient semblé bien
longs sans sa chère présence, étaient un moyen de
prolonger les doux entretiens avec elle ; se laissait-
elle aller à, la rêverie, il restait à la contempler, et
était le plus heureux des hommes ; était-elle pré-
sente7Tl--^rurait passé Teternité dans sa compagnie
ïfi LA VIE ET LES ŒUVRES
sans s'ennuyer; était-elle absente, l'inquiétude, le
besoin de vivre avec elle lui donnaient des élans
d'attendrissement qui souvent allaient jusqu'aux
larmes. Il n'est pas d'extases, il n'est pas d'extra-
vagances que sa passion ne lui ait inspirées.
Voilà pour la vie de l'imagination et de la sensi-
bilité. C'était la principale pour Rousseau; mais ce
ne pouvait être l'unique; d'autant plus que Mmo de"
Warens, on le sait, n'était rien moins que contem-
plative. Avec son amour du mouvement et son acti-
vité, elle aurait donné de l'occupation à cent per-
sonnes, et elle n'avait que trois domestiques, nombre
plus que suffisant pour sa maigre fortune, mais qui
était petit pour ses vastes projets et sa simple, mais
large hospitalité. Elle dut être contente d'avoir une
quatrième personne à mettre en action. « Je passais
donc mon temps, dit Rousseau, le plus agréable-
ment du monde, occupé des choses qui me plai-
saient le moins. C'étaient des projets à rédiger, des
mémoires à mettre au net, des recettes à transcrire;
c'étaient des herbes à trier, des drogues à piler,
des alambics à gouverner. Tout à travers tout cela,
venaient des foules de passants, de mendiants, de
visites de toute espèce. Il fallait entretenir à la fois
un soldat, un apothicaire, un chanoine, une belle
dame, un frère lai. Je pestais, je grommelais, je jurais,
je donnais au diable toute cette maudite cohue. Pour
elle, qui prenait tout en gaité, mes fureurs la fai-
saient rire aux larmes ; et ce qui la faisait rire
encore plus était de me voir d'autant plus furieux
que je ne pouvais moi-même m'empècher de rire...
Rien de ce qui se faisait autour de moi, rien de
tout ce qu'on me faisait faire n'était selon mon
goût ; mais tout était selon mon cœur. »
DE JEAN-JACQUES RUISSEAU. 47
Enfin la littérature trouvait encore place dans
cette existence affairée. Jean-Jacques avait beaucoup
lu, mais sans discernement. L'abbé de Gouvon lui
avait appris à profiter de ses lectures; grâce à lui,
il put lire avec fruit quelques ouvrages qu'il trouva
dans sa chambre. Il travailla à se corriger de cer-
taines locutions vicieuses, même des fautes d'ortho-
graphe, et à se former un style correct et élégant.
Il rendait compte de ses lectures à Mmc de Warens.
Il apprit auprès d'elle à bien lire. Elle avait l'esprit
orné, avait été en relations avec plusieurs hommes
de lettres, avait un grand usage du monde, et
même quelque habitude de la Cour. Quand elle
philosophait, ce qui lui arrivait surtout sur les sujets
de morale, elle se perdait bien un peu dans les
espaces ; mais quelques tendres baisers, interrom-
pant ses tirades, faisaient prendre patience à l'élève.
« Cette vie, dit Rousseau, était trop douce pour
durer... Tout en folâtrant, maman m'étudiait, m'ob-
servait, m'interrogeait, et bâtissait pour ma fortune
force projets dont je me serais bien passé. » Un de
ses parents, M. d'Aubonne, vieil intrigant débauché,
l'aida dans ses recherches. Il fit venir le jeune
homme, le fit causer, le mit à son aise, et, de son
examen, résulta cette sentence, qu'il n'était pas
capable de grand'chose, et que, faute de mieux, on
pourrait essayer d'en faire un curé de campagne.
Rousseau trouva naturellement le jugement sévère;
d'autres pourraient le trouver trop favorable. S'il
faut, en effet, de l'instruction pour être prêtre, et
Rousseau était très capable d'en acquérir, il faut
autre chose que de l'instruction.
Ce n'était pas la première fois que Jean-Jacques
était magistralement taxé d'ineptie, ou peu s'en faut.
48 LA VIE ET LES OEUVRES
Tout en s'élevant contre cette appréciation, il ne
s'en étonne que médiocrement et convient que sa
tournure d'esprit y pouvait donner lieu. Le juge-
ment qu'il porte ici sur lui-même est intéressant et
mérite d'être rapporté.
« Deux choses presque inalliables s'unissent en
moi, sans que j'en puisse concevoir la manière : un
tempérament très ardent, des passions vives, impé-
tueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées,
et qui ne se présentent jamais qu'après coup. Je
sens tout, et je ne vois rien...
« Cette lenteur de penser, jointe à cette vivacité
de sentir, je ne l'ai pas seulement dans la conversa-
tion; je l'ai même seul et quand je travaille. Mes
idées s'arrangent dans ma tète avec la plus incroyable
difficulté; elles y circulent sourdement; elles y fer-
mentent jusqu'à m'émouvoir, m'échauffer, me don-
ner des palpitations ; et, au milieu de toute cette
émotion, je ne vois rien nettement, je ne saurais
écrire un seul mot; il faut que j'attende. Insensible-
ment, ce grand mouvement s'apaise; ce chaos se
débrouille; chaque chose vient se mettre à sa place,
mais lentement et après une longue et confuse agi-
tation...
« De là vient l'extrême difficulté que je trouve à
écrire. Mes manuscrits, raturés, barbouillés, mêlés,
indéchiffrables, attestent la peine qu'ils m'ont coûtés.
Il n'y en a pas un qu'il ne m'ait fallu transcrire
quatre ou cinq fois, avant de le donner à la presse.
Je n'ai jamais pu rien faire la plume à la main, vis-
à-vis d'une table et de mon papier; c'est à la pro-
menade, au milieu des rochers et des bois; c'est la
nuit, dans mon lit et durant mes insomnies, que
j'écris dans mon cerveau; l'on peut juger avec
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 49
quelle lenteur, surtout pour un homme absolument
dépourvu de mémoire verbale, et qui, de sa vie,
n'a pu retenir six vers par cœur. Il y a telle de mes
périodes que j'ai tournée et retournée cinq ou six
nuits dans ma tête, avant qu'elle lut en état d'être
mise sur le papier. De là vient encore que je réus-
sis mieux aux ouvrages qui demandent du travail
qu'à ceux qui veulent être faits avec une certaine
légèreté, comme les lettres, genre dont je n'ai ja-
mais pu prendre le ton, et dont l'occupation me met
au supplice. Je n'écris point de lettres , sur les
moindres sujets, qui ne me coûtent des heures de
fatigue; ou si je veux écrire de suite ce qui me
vient, je ne sais ni commencer ni finir; ma lettre
est un long et confus verbiage; à peine m'entend-
on, quand on la lit...
« Non seulement les idées me coûtent à rendre;
elles me coûtent même à recevoir. J'ai étudié les
hommes, et je me crois assez bon observateur. Ce-
pendant je ne sais rien voir de ce que je vois; je
ne vois bien que ce que je me rappelle, et je n'ai
de l'esprit que dans mes souvenirs...
« Si peu maître de mon esprit, seul avec moi-
même, qu'on juge de ce que je dois être dans la
conversation, où, pour parler à propos, il faut pen-
ser à la fois et sur-le-champ à mille choses. La
seule idée de tant de convenances, dont je suis sûr
d'oublier au moins quelqu'une, suffit pour m'intimi-
der... Dans le tête-à-tête, il y a un autre inconvé-
nient, que je trouve pire, la nécessité de parler
toujours. Quand on vous parle, il faut répondre ; et
si l'on ne dit mot, il faut relever la conversation.
Cette insupportable contrainte m'eût seule dégoûté
de la société. Je ne trouve point de gène plus ter-
50 LA VIE ET LES OEUVRES
bible que l'obligation de parler sur-le-champ et tou-
jours. Je ne sais si ceci tient à ma mortelle aversion
pour tout assujettissement , mais c'est assez qu'il
faille absolument que je parle, pour que je dise une
sottise infailliblement...
« Ce qu'il y a de plus fatal est, qu'au lieu de sa-
voir me taire quand je n'ai rien à dire, c'est alors
que, pour payer plus tôt ma dette, j'ai la fureur de
vouloir parler. Je me hâte de balbutier prompte-
ment des paroles sans idées, trop heureux quand
elles ne signifient rien du tout. En voulant vaincre
ou cacher mon ineptie, je manque rarement de la
montrer...
« Je crois que voilà de quoi faire assez com-
prendre comment, n'étant pas un sot, j'ai cepen-
dant souvent passé pour l'être, même chez des gens
en état de bien juger ; d'autant plus malheureux que
ma physionomie et mes yeux promettent davantage,
et que cette attente frustrée rend plus choquante
aux autres ma stupidité...
(( Ce détail, qu'une occasion particulière a fait
naître, n'est pas inutile à ce qui doit suivre. Il con-
tient la clé de bien des choses extraordinaires qu'on
m'a vu faire et qu'on attribue à une humeur sau-
vage que je n'ai point. J'aimerais la société comme
un autre, si je n'étais sûr de m'y montrer, non seu-
lement à mon désavantage , mais tout autre que je
ne suis. Le parti que j'ai pris, d'écrire et de me ca-
cher, est précisément celui qui me convient. »
On nous pardonnera cette longue citation en rai-
son de son importance. Outre qu'on y peut voir
l'explication des habitudes et de la vie de Rousseau,
elle ouvre sur son tempérament littéraire des aper-
çus généraux sur lesquels nous aurons à revenir.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 51
Pendant qu'il était à Annecy (septembre 1729 . il
y arriva un petit événement qui se rattache à son
histoire par certains côtés intéressants. Le feu ayant
pris au four des Cordeliers , menaçait déjà la mai-
son où il demeurait avec Mme de Warens, lorsque
survint Mgr de Bernex. L'évêque s'étant mis à ge-
noux, grâce à ses prières, le vent changea tout d'un
coup et le mal fut conjuré. On cria au miracle, et,
en 1742, quand il fut question d'écrire la vie de
Mgr de Bernex, l'auteur en appela au témoignage
de Rousseau. Celui-ci, s'exécutant de bonne grâce,
donna par écrit la déclaration la plus formelle.
« C'est un fait, dit-il, connu de tout Annecy, et que
moi , écrivain du présent mémoire . ai vu de mes
propres yeux1. »
Sans examiner l'événement en lui-même, le mé-
moire de Rousseau a une importance sérieuse, en ce
qu'il précise l'état de sa foi religieuse en 1730, et
même en 1740 ou 1742. A ne consulter que les Co?i-
fessions, il est presque impossible de rien savoir à
cet égard. Lisez le Mémoire ; il tranche nettement
la question : Rousseau était un catholique croyant.
Plus de vingt ans après, à une époque où il se
montrait l'adversaire systématique des miracles, cet
écrit lui fut opposé ; il n'eut qu'une excuse à ap-
porter, c'est qu'il y croyait alors 2.
1. Mémoire remis, le 19 avril 1765, t. II. — Mussbt-Pathay,
1742, à M. Boutet, Antonin. ' qui paraît gêné par la foi reli-
— Vie de M. Bossillon de Ber-
nex, èvêque de Genève, par le
P. Boutet, religieux; antonin,
1751. — M. Mugnier (ch. m),
croit que le Mémoire de Bous-
seau l'ut donne dès 1738 ou 1739.
— 2. FkÉROX, Année littéraire,
gieuse de son héros , cherche
à rabaisser la valeur de son
témoignage et prétend qu'en
1729. il n'était même pas à An-
necy (Histoire de J.-J . Bousseau,
t. I , p. 10 et t. II, article de
Bernex1). Mais si Rousseau
52 LA VIE ET LES ŒUVRES
D'où, soit dit en passant, on peut conclure que
les Confessions de J.-J. Rousseau ne reproduisent
pas tous ses sentiments; qu'elles en omettent même
parmi les plus importants et les plus élevés. Règle
générale, il ne faut jamais oublier, quand on con-
sulte les Confessions , que cet ouvrage, donné par
leur auteur comme révélant surtout l'état de son
âme, a été écrit à une époque où cet état n'était
plus, depuis longtemps, celui qu'il prétendait dé-
crire.
III
L'avis de M. d'Aubonne ayant prévalu, Jean-
Jacques fut mis au séminaire d'Annecy. Il y alla,
comme il aurait été au supplice. C'était une mau-
vaise disposition pour bien juger de la maison et
des habitants. Le supérieur, qu'il peint sous des
traits ridicules, l'accueillit pour une modique pen-
sion, que l'évêque voulut bien payer. Jean-Jacques
devait recommencer, pour la troisième ou quatrième
fois, ses études de latin. 11 prit en aversion son pre-
mier professeur; aussi en fait-il un assez vilain por-
trait. Celui qui lui fut donné ensuite était plus de
son goût. Il était affectueux, sensible, il se dévoua,
mais bien inutilement, à l'instruction de son élève ;
car celui-ci ne put jamais rien apprendre sous des
n'avait pas été présenta l'évé-
nement, se serait-on adressé
à lui, et aurait-il consenti à
le certifier? Le raconterait-il
comme y ayant assisté? Enfin,
pour mettre les rieurs de son
côté : je n'étais pas là; j'ai
donné un certificat de com-
plaisance. Ne l'aurait-il pas
dit, ce mot, s'il eût été vrai,
appelé directement en cause ou seulement vraisemblable?
et n'ayant qu'un mot à dire |
DE JEAN -JACQUES ROUSSEAU.
53
maîtres. Hélas! comme si nous étions condamné à
contredire sans cesse Rousseau, nous dirions, si le
portrait qu'il fait était véritable, que l'abbé Gatier,
c'était son nom, ne mérite pas tant d'éloges. Il
avait eu le malheur, étant vicaire, d'avoir un enfant,
et l'autorité diocésaine s'en était émue. Il parait que
l'imputation est fausse f ; mais , s'il est singulier
qu'en fait de prêtres, Jean-Jacques n'aime et ne
vante que ceux qui manquent à leurs devoirs, n'est-
il pas plus que singulier qu'en pareille matière , il
ne prenne seulement pas la peine de dire la vérité?
L'abbé Gatier servit de second modèle au Vicaire
savoyard] ce n'est pas là ce qui nous réconciliera
avec lui.
L'épreuve du séminaire ne pouvait être longue.
Au bout de deux mois2, Jean-Jacques fut renvoyé,
non comme vicieux, mais comme incapable. Il
semble que la note à lui appliquer aurait dû être
précisément le contraire.
Pendant tout le temps qu'il avait été séparé de sa
chère maman, il avait eu pour unique distraction
un livre de musique assez difficile, dont il était venu
à bout de déchiffrer quelques morceaux. Ce détail
fut un trait de lumière pour Mme de Warens, et aus-
sitôt elle se mit en tête de faire de son protégé un
musicien. C'était peut-être sa dixième profession
(nous ne les comptons plus). « J'étais destiné, dit-
il lui-même, à être le rebut de tous les états. » Ce-
lui-ci eut au moins l'avantage de lui plaire. Jean-
Jacques fut donc mis en pension chez le maitre de
musique de la cathédrale, M. Lemaitre3. La maison
1. MUGNIEB, ch. ni. — i. Au
mois d'août 1729. — 3. Son
véritable nom était Louis Ni-
coloz; on l'appelait Lemaître,
du nom de sa profession.
54 LA VIE ET LES ŒUVRES
de Lemaitre était à vingt pas de celle de Mmc de
Warens ; le professeur et l'élève y venaient souvent
souper. Ce fut, avec l'église, la seule sortie de ce
dernier pendant six mois1. Sauf l'assujettissement
d'une vie égale et réglée, il passa, dit-il, cet hiver
de la façon la plus calme et la plus heureuse. Chose
étonnante, depuis son départ de Turin, il n'avait
point fait de sottises. Si toutefois ce n'était pas déjà
une folie que le sentiment passionné qui absorbait
toutes ses facultés, et le mettait hors d'état de rien
apprendre, pas même la musique, pour laquelle il
eut toujours un goût si prononcé. Cependant cette
passion qui le paralysait pour le bien , devait être
impuissante à le sauver de son esprit romanesque :
il ne fallait qu'une occasion pour l'engager dans de
nouvelles aventures.
Un jour donc, c'était un soir de février, arriva
chez Lemaitre un jeune homme, qu'un mince habit
noir, usé et râpé, et les restes disparates d'une mise
jadis élégante, garantissaient mal du froid et de la
neige. Il venait de Paris, s'appelait Yenture de Vil-
leneuve et se donnait comme musicien. On lui offrit,
en cette qualité, le souper et le gite ; il en avait
grand besoin et ne se fit pas prier. On le fit, ou
plutôt, on le laissa causer; car il parlait avec un
égal aplomb sur tous les sujets, et ne se vantait ja-
mais davantage que des choses qu'il ne savait pas.
Le lendemain, à la messe, on le fit chanter; il s'en
tira admirablement. Il n'était pas jusqu'à l'irrégu-
larité de sa taille qui ne disparût presque sous l'ai-
sance de ses manières et la facilité de ses discours.
Tout en lui dénotait, en un mot, le jeune débauché,
1. Du mois d'octobre 1729 au mois d'avril 1730.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. OO
aimable et entreprenant, qui a reçu de l'éducation,
mais qui n'a pas voulu en profiter. 11 n'en fallait
pas tant pour enthousiasmer le pauvre Jean-Jacques,
et nous pouvons nous attendre à voir se renouveler
en faveur de M. Tenture de Villeneuve le fol en-
gouement dont il s'était pris, à moins de frais, pour
M. Bâcle. Cependant Mme de Warens s'étant alarmée
des dangers d'une aussi mauvaise connaissance,
Rousseau obéit à moitié à ses remontrances et
montra un peu plus de circonspection. Bientôt même
une occasion s'étant présentée d'éloigner Jean-
Jacques de son nouvel ami, Mme de Warens la saisit
avec empressement.
M. Lemaitre. fort bon homme au fond, avait un
défaut, il était buveur : et comme un défaut ne vient
jamais seul, quand il avait bu, il devenait ombra-
geux et susceptible. A propos donc d'une difficulté
qu'il eut avec le chantre, il se fâcha et résolut de
s'enfuir la nuit suivante . \Ime de Warens combattit
bien son projet: mais voyant que c'était en vain,
elle prit le parti de le favoriser, et lui donna Jean-
Jacques pour l'accompagner, au moins jusqu'à Lyon.
C'était aux environs des fêtes de Pâques. Il était
piquant de laisser le Chapitre dans l'embarras à
cette époque de l'année, sans maître de musique,
et même sans musique; car Lemaitre entendait bien
emporter la sienne. Pour comble d'espièglerie, une
fois parti, on réussit, à force d'effronterie et de men-
songes, à s'amuser largement aux dépens du Cha-
pitre et à se faire héberger par un brave curé des
environs: puis, au moyen d'autres mensonges, à se
faire accueillir à Belley. Enfin on arriva à Lyon,
Lemaitre buvant de plus en plus, Jean-Jacques paten-
tant de mieux en mieux. Par malheur , les libations
56 LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
du maître de musique avaient parfois pour effet de
lui donner des attaques d'épilepsie. Il en fut pris
à Lyon, au milieu de la rue. Mais par malheur aussi
pour la réputation de Jean-Jacques , celui-ci ne
joua pas dans la circonstance un rôle très géné-
reux. Après avoir crié et assemblé la foule autour
du malade, il profita de l'empressement des autres
pour abandonner honteusement son maître au mo-
ment où il avait le plus besoin de lui , et s'es-
quiva sans qu'on y prit garde.
On peut deviner sans peine le chemin qu'il prit
en quittant Lyon ; mais quel ne fut pas son déses-
poir en arrivant à Annecy; Mme de Warens n'y était
plus; elle était partie pour Paris.
CHAPITRE VI
Du mois de mai 1730 au printemps de 1732 '.
Sommaire : I. Liaison avec la Merceret et avec Venture. — Anecdote
et correspondance avec Mlles de Galley et de Grafîenried. — Rousseau re-
voit son père.
II. Rousseau à Lausanne. — Ses embarras d'argent. — Il professe la
musique sans la savoir. — Pèlerinage à Yévai.
III. Rousseau à Neuchàtel. — 11 s'attache à un archimandrite. —
L'ambassadeur de France le prend sous sa protection. — Rousseau part
pour Paris.
IV. Ses impressions pendant le voyage et en arrivant à Paris. — Re-
tour en Savoie. — Séjour à Lyon. — Arrivée de Rousseau à Chambéry,
auprès de Mme de Warens. — Rousseau employé au Cadastre.
Laissons Mmc de Warens à Paris, où elle était,
avec son parent d'Aubonne, en train, dit-on, de
trahir sa patrie d'origine, la Suisse, au profit de la
Sardaigne , sa patrie d'adoption. Une telle mission
politique convenait bien à son caractère remuant et
intrigant; elle ne tarda pourtant pas à s'en lasser
et, mécontente du rôle par trop subalterne auquel
l'employait d'Aubonne , elle le laissa seul et reprit
la route de la Savoie 2.
Rousseau, qui ignorait tout cela , fut vivement
contrarié de ne pas retrouver celle qui lui tenait
lieu de mère ; mais n'ayant plus la maîtresse, il
1. Confessions, 1. IV. — 2. I J.-J. Rousseau, ch. IV,
MuGNiER, ■Mme de Warens et |
58 LA. VIE ET LES ŒUVRES
chercha, faute de mieux, à se consoler avec la ser-
vante , et la Merceret se trouva honorée de ses
visites et de son amitié. Nous disons amitié, car il
ne paraît pas que leur familiarité ait dépassé les
bornes de légèretés plus imprudentes que coupables.
Une fille de chambre n'avait rien de séduisant pour
Rousseau; il lui fallait des demoiselles, non par
vanité, mais parce qu'une demoiselle a dans toute
sa personne quelque chose de plus propre et de
plus délicat. Nous verrons plus tard si, sous ce rap-
port, comme sous- bien d'autres, il fut constant dans
ses goûts. La Merceret continuant à habiter la
maison de Mmc de Warens, il n'en fallait pas plus
pour engager Jean-Jacques à l'aller voir. Par elle,
il se trouva entraîné dans toute une compagnie de
servantes , de couturières , de petites marchandes ;
cela faisait au jeune homme une société agréable.
Le temps se passait en agaceries ; toutes n'étaient
pas des plus niaises; Jean-Jacques, parait-il, n'en
voyait pas si long : il n'avait pas le soupçon du mal.
Il trouva encore une autre distraction, qui, sans
lui faire oublier sa bienfaitrice , l'aida à supporter
son absence, ce fut son cher Venture. Rien ne le
retenant plus, il se lia avec lui d'une amitié où l'ad-
miration tempérait la familiarité. Il alla partager
avec lui , chez une espèce de savetier, un logement
des plus économiques ; se mit à son école et put
se pénétrer des polissonneries spirituelles qui fai-
saient le fond de sa conversation. M. Venture était
très répandu, et devait être en position, par ses con-
naissances, de venir en aide à son malheureux ami,
menacé, malgré son économie, de mourir de faim.
Il le conduisit notamment dîner chez un M. Simond,
juge mage, c'est-à-dire président du tribunal, qui
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 59
pouvait lui être utile, mais le fut peu par le fait.
Ce Simoocl était une sorte de nain, disgracié de la
nature , mais spirituel et instruit. Rousseau en fait
un portrait capable de servir de modèle à un cari-
caturiste ; il cultiva plus tard sa connaissance.
Ici se place un épisode qui, comme il arrive d'or-
dinaire pour ces sortes d'historiettes, tire surtout
sa valeur de la manière dont il est raconté.
Un matin que Jean-Jacques , séduit par le beau
temps et son goût inné pour la nature, était sorti
de bonne heure et se livrait avec délices aux charmes
d'une campagne ravissante, il s'entend appeler par
son nom. C'étaient deux jeunes filles , Mlle de Galley
et M1'0 de Graffenried, qui allaient à cheval à une
maison de campagne appartenant à Mme de Galley
mère, et se trouvaient embarrassées pour passer un
ruisseau. Le jeune homme, en chevalier galant,
leur prête ses services et va pour se retirer; mais
elles ne l'entendent pas ainsi et l'engagent à monter
en croupe derrière l'une d'elles. Quelle bonne au-
baine pour notre coureur d'aventures ! Le cœur lui
battait bien fort, et ses yeux, à défaut de sa langue,
en disaient long. Aussi, s'il ne s'oublia pas en dé-
clarations trop sentimentales, ce ne fut pas la faute
de ses intentions. Il accuse ici sa timidité, il ferait
mieux de la bénir. Si sa timidité lui fît faire des
sottises , nous croyons qu'à bien compter, elle lui
en épargna davantage. Nous ne voulons pas trop
épiloguer sur la situation; quelquefois l'idylle con-
fine A la caricature, et on ne peut se figurer sans
rire ce grand garçon, nous allions dire ce grand
benêt de dix-huit ans, en croupe derrière une jeune
fille un peu plus âgée que lui. La journée se passa
toute entière à jouer, à bavarder, à folâtrer avec la
60
LA VIE ET LES ŒUVRES
plus grande liberté, et aussi, si l'on en croit l'his-
toire, avec la plus grande décence. Point d'importuns
pour gêner les élans des cœurs; point de parents
pour régler les ébats et redresser les écarts.
Je laisse à penser la vie
Que firent nos trois amis.
La Fontaine dit deux ; c'eût été aussi l'avis de
Jean- Jacques. Enfin, après douze heures de plaisir,
la nuit approchant, il fallut songer à se séparer;
mais on ne le fit pas sans se promettre de s'écrire.
« Après le dîner, dit Rousseau, nous allâmes
dans le verger achever notre dessert avec des
cerises. Je montai sur l'arbre, et je leur en jetais
des bouquets, dont elles me renvoyaient les noyaux
à travers les branches. » Cette scène du cerisier a
été reproduite plus d'une fois par la peinture; mais,
détail assez piquant, elle avait déjà fait, avant le
récit de Housseau, le sujet d'une gouache : Les
Cerises et les Amoureux, de Baudouin, gendre de
Boucher. Cette œuvre, reproduite par la gravure,
avait été exposée en 1760, plusieurs années avant
que Rousseau commençât ses Confessions. Cette
coïncidence, qui n'est assurément pas fortuite, a fait
révoquer en doute son récit. Il est peu admissible,
en effet, qu'il ait conté son histoire au peintre ; on
croirait plutôt qu'il aurait été frappé, dans un
musée ou dans un salon, par l'œuvre de Baudouin,
et qu'il l'aurait sans façon transportée clans ses
mémoires !.
1. La maison de campagne I comme le disent les Confes-
se Mmc de Galley, située à | sions, existe toujours et s'ap-
Thones, et non pas à Tounes, I pelle la Tour de Thones. On
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
61
Cette rencontre a laissé dans l'esprit de Rousseau
un souvenir d'une grande vivacité. Il redevient
jeune et oublie sa misanthropie, pour vanter ces
deux jeunes filles dans les Confessions; il les avait
déjà célébrées dans la Nouvelle Héloise, sous les
noms de Julie d'Etanges et de Claire d'Orbe. Jean-
Jacques s'est plus d'une fois inspiré de ses souvenirs
dans la composition de ses ouvrag'es. Nous n'avons
pas à le blâmer de cette méthode ; c'est la bonne.
(Nous ne parlons pas ici de l'usage moral qu'il en
a fait.) Poètes, peintres et romanciers feront tou-
jours bien de demander à la nature le sujet et le
fond de leurs tableaux. L'imagination ne doit être
que le complément de l'observation, et l'art véri-
table n'est autre chose que la réalité, dégagée de
ce qu'elle a de trop matériel et élevée jusqu'à
l'idéal. Jean-Jacques, dans cette circonstance, comme
daus beaucoup d'autres d'ailleurs, s'est montré un
artiste de premier ordre.
Cependant, Mmi de Warens tardant à revenir,
voyait encore, il y a trois ou
quatre ans, le cerisier de
Jean-Jacques. C'est sans doute
l'aînée des demoiselles de
Galley, nommée Claudine,
dont il est question dans cette
histoire. Elle était née le
27juinl710, et par conséquent
avait alors vingt ans. La se-
conde, nommée Rose-Marie,
avait deux ans de moins que
sa sœur. Mlle de Graflenried,
qui avait vingt-et-un ans,
était une nouvelle convertie ;
c'est à cause de cela et non
« par quelque folie de son
âge, » qu'elle était à Annecy.
Faut-il donc que Jean-Jacques
salisse tout ce qu'il touche, à
commencer par ses amis. Il
est bon de dire, pour préve-
nir toute pensée malveillante,
que le seul échantillon qui
soit resté de la correspon-
dance de Rousseau avecMIIede
Graflenried est absolument ir-
réprochable (AIugnier, ch. IV).
— Lettre de Rousseau à Mlle de
Graffenried (hiver de 1730 à
1731). Voir aussi Arsène IIous-
Saye, Les Charmetles, J.-J. Rous-
seau et Mma de Warens.
62 LA VIE ET LES ŒUVRES
MUc Merceret dut retourner chez son père, qui était
organiste à Fribourg' ; on persuada à Rousseau de
l'accompagner : autant valait cela qu'autre chose.
On ne dit pas s'il lui fut pénible de quitter Ven-
ture. Il ne devait le revoir qu'une seule fois, vingt-
cinq ans plus tard ; il le trouva alors si crapuleux
que l'entrevue fut froide et n'eut pas de suites1.
Une objection grave retenait Rousseau, l'état de
ses finances ; mais la Merceret le défraya. Seule-
ment, par mesure d'économie, on résolut de voya-
ger à pied, à petites journées. Mlle Merceret se
montra douce, attentive, affectueuse; on eût dit
qu'elle prenait à tâche d'étaler ses bonnes qualités.
Sous prétexte qu'elle avait peur la nuit, elle avait
soin de faire coucher dans sa chambre son compa-
gnon de voyage. Il était clair qu'elle aurait été
heureuse de s'appeler Mme Rousseau ; mais elle en
fut pour ses avances ; Rousseau ne songea que
plus tard, non sans quelque regret, qu'il aurait pu
en faire sa femme. C'était une bonne grosse fille,
de cinq ans plus âgée que lui, qui avait une grande
partie des qualités qui rendent les maris heureux.
Un retour sur la suite de sa vie a bien pu lui
rappeler qu'il était possible de rencontrer plus
mal.
Ce voyage eut ses jours de joie. On passa par
Genève, c'était la patrie. On passa surtout par
Nyon, où habitait le père de Rousseau. Nouveau sujet
d'attendrissement. Le père et le fils mêlèrent, dit-on,
leurs larmes. « Passer sans voir, mon père ! Si
j'avais eu ce courage, j'en serais mort de regret...
Eh ! que j'avais tort de le craindre ! Son âme, à
1. Con/'essioyis, 1. VIII.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 63
mon abord, s'ouvrit aux sentiments paternels, dont
elle était pleine. » Jean-Jacques raconta son his-
toire, déclara sa résolution de continuer sa route ;
le vieillard, qui s'était remarié, essaya de le rete-
nir, mais assez faiblement. Qu'aurait-il fait de lui?
Sa femme l'invita à souper; Jean-Jacques refusa;
ce fut tout; le lendemain, de grand matin, il était
reparti. De part et d'autre, l'entrevue se borna à
quelques démonstrations ; ce qu'il fallait pour se
rendre le témoignage qu'on avait rempli son devoir.
Mais de conseils donnés ou demandés, de direction
paternelle, de déférence filiale, il n'en fut pas ques-
tion. Croirait-on qu'Isaac Rousseau, ayant jugé
très défavorablement les rapports de son fils avec
sa compagne de voyage, ne lui en dit pas un mot.
Ce n'est que plus tard que Jean-Jacques en fut
informé. Malgré la chaleur affectée des expressions
et des sentiments, il y a du froid dans cette entre-
vue.
Rousseau avait promis de revoir son père au
retour. Il devait, en effet, revenir à Annecy, pour y
attendre des nouvelles de Mme de Warens ; mais en
passant à Lausanne, la vue du lac lui fit tout oublier,
et il resta à Lausanne. C'est ainsi que, toute sa vie,
les motifs les plus faibles le déterminèrent à des
résolutions souvent graves. « Des vues éloignées,
dit-il, ont rarement assez de force pour me faire
agir... Le moindre petit plaisir qui s'offre à ma
portée me tente plus que les joies du paradis, » Il
avait laissé son petit paquet chez son père ; celui-ci
se souvenant enfin de ses obligations, le lui renvoya,
accompagné d'une lettre de conseils et de remon-
trances ; mais le jeune homme n'en profita guère.
Tel est le récit des Confessions ; mais il est dé-
Gi
la Vie et les oeuvres
menti en plusieurs points par une lettre que Jean-
Jacques, pressé par la misère, se décida au bout de
six ou huit mois à écrire à son père. « Malgré,
dit-il, les tristes assurances que vous m'avez don-
nées, que vous ne me regardiez plus comme votre
fils, j'ose encore recourir à vous, comme au meilleur
de tous les pères » et il finit par le prier de l'ho-
norer d'une lettre, qui serait la première qu'il rece-
vrait de lui depuis sa sortie de Genève1.
II
Tant que Jean-Jacques avait eu la Merceret pour
payer sa dépense, le souci du lendemain l'avait peu
tourmenté ; maintenant qu'il était réduit à ses
seules ressources, il lui fallait songer à vivre, tant
bien que mal. Déjà, sur la route, il avait été obligé
d'offrir sa veste comme gage; à Lausanne, il eut
encore la chance de rencontrer un cabaretier géné-
reux, qui voulut bien lui fournir à crédit ce qu'il
appelait la demi-pension, c'est-à-dire, une soupe
pour son dîner, et un repas suffisant le soir. C'était
peu ; et pourtant, que de mensonges il lui fallut
débiter, pour obtenir cette nourriture plus que
simple !
Pendant qu'il était en veine d'imagination, il ne
lui en coûtait pas beaucoup plus de se forger des
projets pour l'avenir. S'il faut en rapporter, en
partie, l'invention à la nécessité, à son estomac vide,
1. Lettre de J.-J. Rousseau à ] ne sont pas datées ou le sont
son père, écrite de Neuchâtel
(hiver de 1730 à 1731). Beau-
coup de lettres de Rousseau
d'une façon incomplète. C'est
un embarras pour la classifi-
cation.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 65
à sa cervelle creuse, il serait injuste de ne pas
les attribuer en partie aussi aux leçons de son ami
Venture. Tenture, à son arrivée à Annecy, dans
des circonstances presque semblables, avait si bien
réussi : pourquoi lui-même ne l'imiterait-il pas et
ne ferait-il pas le petit Venture? Il se donna donc
comme venant de Paris, où il n'avait jamais été,
et comme musicien . quoiqu'il ne sût pas la mu-
sique. De plus, car il fallait éviter d'être connu, il
fit l'anagramme de son nom de Rousseau, et comme
son ami s'appelait Venture de Villeneuve, il se fit
appeler Vaussore de Villeneuve.
Le premier embarras était de trouver des éco-
liers: le second, qui était plus grand encore, était
de les instruire. Jean-Jacques avait peu profité des
leçons de Lemaitre: on sait qu'il n'apprit jamais
rien sous un professeur. Dans ces conditions, il ne
pouvait manquer d'éprouver des déboires. Il cite,
entre autres, «un petit serpent de fille, qui se donna
le plaisir de lui montrer beaucoup de musique dont
il ne put pas lire une note, et qu'elle eut la malice
de chanter ensuite devant Monsieur son maitre,
pour lui montrer comment cela s'exécutait. » Mais
ce n'est pas tout ; il voulut se donner comme au-
teur, et passa quinze jours à composer, à mettre
en parties et à distribuer une pièce pour un concert
d'amateurs. Le jour venu, il assemble son monde,
fait ses recommandations, donne le signal, on com-
mence... quel moment! L'effet fut pire que tout ce
qu'on eût pu prévoir ; de mémoire d'homme , on
n'avait entendu un pareil charivari. Les musiciens
pouffaient de rire , les auditeurs se bouchaient les
oreilles; lui-même, incapable de juger si on jouait
véritablement ce qu'il avait composé, suait, se
66 LA VIE ET LES OEUVRES
désespérait, mais n'osait s'enfuir ; enfin, vers la fin
de cette musique enragée; car les symphonistes, en
belle humeur, s'acharnaient à racler sur leurs ins-
truments, arrive un joli menuet, que tout le monde
reconnaît en riant, et que Rousseau avait, en effet,
appris de Venture. L'histoire fit du bruit dans Lau-
sanne. Un musicien eut le courage d'en dire sa
pensée à Jean-Jacques; celui-ci, en revanche, eut
l'imprudence de s'ouvrir à lui. Le lendemain, ses
secrets devenaient la fable de la ville. Tout cela ne
contribua pas à lui rendre le séjour de Lausanne
agréable ; mais la douce correspondance avec
M"0 de Galley et sa compagne venait, dit-il, consoler
ses ennuis et faire diversion à sa détresse. Cependant,
quand il quitta la Suisse, il négligea de leur donner
son adresse et les oublia.
Il n'en pouvait être de même de Mmo de Warens ;
trop de liens l'attachaient à elle, pour qu'elle pût
sortir de sa mémoire. Vévai, son pays natal, était
à 4 lieues de Lausanne ; il profita des loisirs
forcés que lui laissaient ses élèves, pour y faire un
pèlerinage de quelques jours. Vévai, le pays de
Vaud, est toujours resté le centre de ses affections :
ses beautés naturelles l'enchantent, les charmes de
sa campagne et de son lac le ravissent d'admi-
ration ; les souvenirs qu'il lui rappelle l'attendris-
sent. C'est là qu'il offrit à MUc de Vulson les pré-
mices de son cœur ; c'est là que naquit Mm0 de
Warens ; c'est près de là que vécut son père ; c'est
là que, dans la simplicité d'une vie champêtre, il
rêva de finir ses jours ; c'est là enfin qu'il établit
les héros de son roman de prédilection, la Nouvelle
Héloïse.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 67
III
Peu à peu cependant il apprenait la musique en
l'enseignant; mais on doit penser qu'à Lausanne, il
lui était difficile d'exercer son talent. Il transporta
donc ses pénates à Neuchâtel, et y passa l'hiver
(1730-1731).
Les lettres de Mllcs de Galley et de Graffenried le
suivirent jusque-là. Ces demoiselles avaient sans
doute craint qu'en, pays protestant, il ne lût tenté
de revenir à sa première religion. Jean-Jacques
leur répond qu'il veut profiter de leurs sages avis ;
que « sa religion est profondément gravée dans
son âme, et que rien n'est capable de l'en effacer.»
Ces lignes sont la confirmation de ce que nous
avons dit à propos du miracle d'Annecy et font sup-
poser un Rousseau sensiblement différent, et,
disons-le, meilleur que celui des Confessions.
La même lettre nous apprend encore un fait que
les Confessions ne nous auraient certes pas fait soup-
çonner, c'est que Jean-Jacques avait encouru la dis-
grâce de Mme de Warens. Quoiqu'il déclarât en
ignorer le motif, il jugea sans doute que l'affaire
était grave, car il n'osa même pas écrire directe-
ment à sa bienfaitrice ; il eut recours à l'intercession
de M110 de Graffenried pour implorer son pardon1.
Nous avons dit que la misère l'obligea aussi à
écrire à son père. Il faut qu'il se soit senti bien
abandonné de Mme de Warens pour ne s'être pas
adressé à elle de préférence; mais, son parti une
fois pris, il s'exécute de bonne grâce, et sa lettre
1. Lettre à Mil* de Graffenried (hiver de 1730-1731).
68 LA VIE ET LES ŒUVRES
est des plus soumises, quoique passablement étudiée
et déclamatoire. « Quels que soient, dit-il, les justes
sujets de haine que vous devez avoir contre moi , le
titre de fils malheureux et repentant les efface... Les
infortunes qui m'accablent depuis longtemps n'ex-
pient que trop les fautes dont je me sens coupable;
et s'il est vrai qu'elles sont énormes, la pénitence
les surpasse encore. » Enfin, pour en venir au fait,
il est à Neuchàtel; il y a d'abord prospéré, a eu
quelques écoliers; est parvenu, à force d'écono-
mies, à acquitter des dettes qu'il avait laissées à
Lausanne. Mais ayant eu l'imprudence de faire une
absence, il a eu toute sorte d'aventures malheu-
reuses , qu'il ne raconte pas , et à son retour, n'a
plus retrouvé ses élèves ; de sorte qu'il s'est vu forcé
de contracter de nouveaux emprunts, et se trouve
placé entre la misère et le déshonneur. Comme con-
clusion, il assure son père que ses connaissances
en musique le mettent à même de se suffire à lui-
même; qu'il ne lui manque pour cela que les moyens
de sortir honorablement de l'impasse où il s'est
témérairement engagé '. Nous ignorons le résultat
de cette lettre ; nous sommes tenté de croire que
Jean-Jacques en fut pour ses phrases; son père en
effet ne l'avait pas habitué à compter sur sa géné-
rosité.
Il aurait fini peut-être par mènera Neuchàtel une
existence assez douce, si une nouvelle étourderie et
son humeur voyageuse ne l'en avaient éloigné. Un
jour donc qu'il faisait une de ces longues prome-
nades qui lui plaisaient tant, il rencontra dans une
auberge un homme à grande barbe et à l'air assez
1. Lettre de J.-J. Rousseau à son père (hiver de 1730-1731).
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 69
noble , portant un bonnet fourré et un habit violet à
la grecque. Ce singulier personnage était dans un
grand embarras , car il n'entendait pas un mot de
français ni d'allemand ; mais comme il savait l'ita-
lien, Rousseau vint à son aide, et lui servit d'inter-
prète. La connaissance fut bientôt faite, d'autant
plus que , par une attention qui avait bien son prix
dans la situation où était Jean-Jacques, l'étranger
l'invita à laisser son maigre dîner pour en partager
avec lui-même un beaucoup plus succulent. Il lui
dit alors qu'il était prélat grec et archimandrite de
Jérusalem; qu'il faisait une quête en Europe pour
le rétablissement du Saint-Sépulcre , et en fin de
compte , lui offrit de l'accompagner en qualité de
secrétaire et d'interprète. Monseigneur l'archiman-
drite promettant beaucoup, le jeune homme ne de-
mandant rien, le marché était facile. Une bonne
nourriture , des voyages , la perspective d'aller à
Jérusalem , en fallait-il davantage pour séduire notre
aventurier? A Fribourg, les deux quêteurs obtinrent
du sénat une petite somme. A Berne, ce fut bien
autre chose. On voulut procéder à une vérification
des titres, ce qui nécessita de longues conférences
avec les premiers de l'Etat. Rousseau, en sa qualité
d'interprète, était admis partout et portait la parole;
mais devant le sénat lui-même, il ne fut nullement
intimidé. C'est peut-être la seule fois de sa vie, dit-
il , qu'il se soit montré éloquent. Pour prix de ses
belles paroles, il recueillit une bonne somme pour
son patron et force compliments pour lui-même.
Après ce premier triomphe , qui devait , hélas !
rester le dernier, nos deux compagnons partirent
pour Soleure , et commencèrent par y aller pré-
senter leurs hommages à l'ambassadeur de France,
70 LA VIE ET LES ŒUVRES
M. de Bonac. Mais malheureusement pour l'archi-
mandrite, le marquis de Bonac, ancien ambassa-
deur près de la Porte , en savait plus long qu'il ne
fallait sur Jérusalem . les prélats grecs et le Saint-
Sépulcre. 11 commença par prendre l' archimandrite
en particulier pendant un quart d'heure, et le con-
vainquit probablement de n'être qu'un chevalier
d'industrie. Puis vint le tour du secrétaire. Dès les
premiers mots . celui-ci se jeta aux pieds de l'am-
bassadeur, lui raconta son histoire, et par sa sincé-
rité et l'effusion de son cœur, réussit si bien à l'in-
téresser à son sort que , sans plus tarder, il fut .
présenté à Mmo l'ambassadrice, qui prit soin de lui
et le confia à la garde du secrétaire de l'ambassade,
M. de la Martinière. Il se trouva que la chambre
qu'on lui donna avait été occupée par Jean-Baptiste
Rousseau. Il ne tient qu'à vous, lui dit d'un air
aimable La Martinière, de faire dire un jour Rous-
seau premier,. Rousseau second. Il ne se croyait pas
si bon prophète, et ne se doutait pas que le second,
qui n'était autre que le pauvre garçon auquel il
servait d'introducteur, surpasserait le célèbre lyrique.
Cette parole et les éloges qu'on lui fit de son ho-
monyme , donnèrent à Jean-Jacques l'idée de lire
ses œuvres, puis de s'essayer à les imiter. Pour
commencer, il fit une cantate en l'honneur de Mme de
Bonac. Toutefois , par un progrès qu'il est bon de
noter, il ne devint pas amoureux d'elle. Un autre
petit travail , qui pouvait lui être plus utile , fut un
récit de sa vie , que lui demanda La Martinière. Cet
écrit fut conservé longtemps, à. ce que croit Rous-
seau. Il ne put néanmoins s'en procurer une copie
pour le joindre à ses Confessions. On a été plus heu-
reux depuis ; on peut le lire tout au long dans les
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 71
dernières éditions de ses œuvres1. Son récit est clair,
rapide et d'une sobriété qu'on n'aurait pas attendue
de son âge et de son caractère ; il est , en un mot ,
bien supérieur à ce qu'on pourrait appeler la pre-
mière manière de Rousseau. Ce document est pré-
cieux du reste, en ce qu'il retrace les événements
de la jeunesse de l'auteur dans un temps où ces
événements étaient encore tout frais dans sa mémoire.
Constatons que, si l'esprit et le ton diffèrent com-
plètement de ceux des Confessions, les faits sont au
fond les mêmes. Seulement, dans les Confessions,
Rousseau a un système, des idées philosophiques et
religieuses: il brave l'opinion, et. sons prétexte de
ne rien cacher, devient parfois cynique. Dans la
lettre à La Martinière au contraire, il a simplement
pour but de se faire bien voir de M. l'ambassadeur;
il se présente par le beau côté;, déguise ou atténue
ses fautes, ou les rejette sur autrui.
Il aurait été heureux de rester au service de M. de
Bonac ; mais la place de secrétaire étant prise, il
songea sagement à se tourner d'un autre côté et
manifesta un ardent désir d'aller à Paris. Paris ou
Jérusalem, peu lui importait, pourvu qu'il changeât
de place. Un M. Godard, colonel suisse au service
de la France , cherchait justement quelqu'un à mettre
auprès de son neveu qui allait suivre la carrière des
armes. Jean-Jacques accepta cet emploi avec recon-
naissance. On lui donna des lettres de recomman-
dation , des instructions, cent francs pour sa route,
et il partit plein de joie. Jeune, alerte, la bourse
assez bien garnie, voyageant à pied, c'était trop de
bonheur. Il était seul, mais n'avait-il pas avec lui
la meilleure des compagnes, son imagination? Elle
1. Voir redit. MUSSBT-PATHAY ; t. I de? Œuvres inédites.
TOME l 6
72 LÀ VIE ET LES ŒUVRES
ne manqua pas, selon l'usage, de l'emporter dans
le pays des chimères. Pour se conformer sans doute
à la nouvelle position qu'il allait occuper auprès d'un
brillant officier, il se livra cette fois aux rêves de la
gloire militaire. Déjà il se voyait maréchal. Le
maréchal Rousseau, cela sonnait bien aux oreilles
de sa vanité; si les riantes campagnes ne l'avaient
parfois ramené à son naturel et à ses chères ber-
geries, il eût pu se croire un guerrier véritable.
IV
Les moralistes remarquent que la réalisation des
plaisirs ne produit jamais la satisfaction qu'on s'en
était promise. Ce manque de proportion s'applique
à Rousseau plus qu'à tout autre : il était difficile
que la réalité égalât la richesse de son imagination
et de ses rêves. Si l'amant passionné de la nature
éprouva une déception la première fois qu'il vit la
mer, il n'est pas surprenant qu'il en ait éprouvé
une bien plus grande quand il arriva à Paris, sur-
tout si l'on songe qu'il y entra par le faubourg
Saint-Marceau. Il s'était figuré un Paris d'or et de
marbre; il ne vit qu'un Paris de boue, sans air et
sans soleil, des rues puantes, des maisons noires et
élevées, des cris, du tumulte, de la malpropreté.
Cette impression lui est restée. Il ne goûta jamais
Paris ; il l'habita longtemps ; presque tout le temps
qu'il y fut, il eut le désir de le quitter.
Les Parisiens lui parurent d'abord plus séduisants
que leur ville ; mais il fut bientôt à même de s'a-
percevoir que leurs protestations affectueuses et
obligeantes, quoique vraies et sincères, manquaient
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 73
de fond et n'avaient pas assez de suite et de fermeté
pour les engager dans la voie des services effectifs.
La seule personne qui lui ait montré de l'intérêt
fat Mme de Merveilleux, belle-sœur de l'interprète
de M. de Bonac ; celle dont il parle le moins est le
jeune officier auprès duquel il était envoyé. En
revanche, il en dit plus long sur son oncle, le colonel
Godard, vieil avare, cousu d'or, qui aurait voulu
transformer le gouverneur de son neveu en une
sorte de valet sans gages. Jean-Jacques, obligé
d'être sans cesse auprès du jeune Godard, et par
suite dispensé du service, trouva qu'il avait bien le
droit d'avoir un autre uniforme que celui du régi-
ment, et qu'il était peu séant de le réduire, pour
vivre , à la paye de cadet, c'est-à-dire de soldat.
Mmc de Merveilleux fut consultée ; d'un commun
accord, on résolut qu'il chercherait à se pourvoir
ailleurs. D'un autre côté, le souvenir de sa chère
maman le pressait. Il l'avait en vain cherchée et fait
chercher à Paris. Enfin , MmP de Merveilleux apprit
qu'elle devait être retournée en Savoie ou en Suisse,
on ne savait trop lequel. Cette nouvelle le décida,
et il dit adieu sans regret à Paris, qu'il avait tant
désiré connaître.
Mais, avant de partir, il voulut exercer sa verve
poétique aux dépens du colonel, et, afin que la plai-
santerie fût complète , il lui envoya par la poste
l'expression de son juste courroux. Cette pièce qui,
d'après son propre jugement, était au-dessous du
médiocre, n'a pas été conservée. Elle commençait
ainsi :
Tu croyais, vieux pénard, qu'une folle manie
D'élever ton neveu, m'inspirerait l'envie.
74
LA VIE ET LES OEUVRES
Cette satire est presque la seule qu'il ait faite.
« Je suis en racontant mes voyages, dit Rous-
seau , comme j'étais en les faisant ; je ne saurais
arriver. » Nous qui sommes un peu plus pressés,
nous laisserons de côté les épisodes et les réflexions
qui ne se rattachent pas à l'histoire. Ce voyage, qui
fut presque le dernier que Jean-Jacques fit à pied,
a laissé dans son âme une impression ineffaçable.
En allant à Paris , la position qu'il y devait remplir
l'occupait un peu ; au retour, aucune réalité ne
gênait l'essor de sa pensée. Un site le séduisait-il,
il s'y arrêtait, il le parcourait dans tous les sens, il
s'y égarait pendant des journées entières, tandis
que sa tète s'égarait avec non moins de délices
dans le pays des chimères. Il arriva ainsi à Lyon.
Il y alla voir une amie de Mmo de Warens, M"° du
Châtelet, espérant qu'elle lui donnerait des nou-
velles de sa bienfaitrice. Mme de Warens était, en
effet, passée par Lyon; mais en était repartie, sans
trop savoir elle-même où elle s'arrêterait ; le plus pru-
dent était de lui écrire et de l'attendre1. Jean-
Jacques attendit, en effet; mais ce ne fut pas sans
peine. L'accueil bienveillant de M110 du Châtelet,
le pied d'égalité sur lequel elle l'avait mis l'empê-
chaient de lui dévoiler sa situation précaire, et de
mendier en quelque sorte auprès d'elle son pain de
chaque jour. Il était moins embarrassé pour le
coucher. On était en été ; le porche d'une église ou
1. Mme de Warens était en
effet resiée à Lyon, chez Mlle du
Châtelet, du 28 juillet au 11
août 1730 ; de là elle avait été
à Charnbéry, puis à Annecy.
Rousseau savait tout cela par
ses conversations avecMlle du
Châtelet et par la letire de
Mlle de Graffenried ; mais, ce
qu'il ignorait sans doute, c'est
qu'elle fût retournée de nou-
veau à Chambéry.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 75
le gazon de la campagne lui fournissaient un lit peu
moelleux, mais à peu près suffisant.
Un matin, après une nuit passée à la belle étoile,
il s'était réveillé frais et dispos, et, afin de tromper
la faim, s'était mis à chanter en retournant à la
ville, quand il s'entendit appeler. C'était un antonin
qui l'accosta et lui demanda s'il savait la musique
et s'il serait capable d'en copier. Certainement, dit
Jean-Jacques ; et, sur cette réponse, le moine l'ins-
talla dans sa chambre et le mit à l'ouvrage. Jean-
Jacques y resta trois ou quatre jours, travaillant
presque d'aussi bon cœur qu'il mangeait ; car il
était sec comme du bois, et, de sa vie, n'avait été
si affamé et si bien nourri. Il est vrai qu'il n'était
pas aussi correct que diligent. Le brave antonin
n'en continua pas moins à le bien traiter et lui
donna même, en le congédiant, un petit écu qu'il
n'avait guère gagné.
Pendant qu'il fréquentait M110 du Chàtelet, il fit
chez elle la connaissance d'une jeune fille de qua-
torze ans, M110 Serre. Il n'y fit pas grande attention
pour le moment ; mais , neuf ans après , il se pas-
sionna pour elle, et avec raison, dit-il, car c'était
une charmante fille.
Sur ces entrefaites, il avait reçu des nouvelles de
sa chère maman. Elle était à Chambéry, et lui en-
voyait de l'argent pour le mettre en état de venir
la rejoindre. Elle lui parlait aussi d'une position
qu'elle lui avait trouvée. Aussitôt ses commissions
faites, et elle en donnait beaucoup, le jeune homme
s'empressa de quitter Lyon ; mais, une fois parti, il
n'en alla pas plus vite. Les montagnes, les gorges,
les torrents, les précipices, les cascades le retenaient
à chaque instant. Il n'eut pas pourtant, dans cette
76 LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
seconde partie de son voyage, les jouissances qu'il
avait éprouvées dans la première. Il savait où il
allait ; la réalité gênait chez lui l'imagination : le
bonheur qu'il possédait, ou qu'il allait posséder, le
touchait moins que celui qu'il pouvait se forger et
embellir à son gré.
Enfin, il revit sa chère maman ; mais elle n'était
pas seule ; l'intendant général était avec elle. « Sans
me parler, dit Rousseau, elle me prend par la
main et me présente à lui avec cette grâce qui lui
ouvrait tous les cœurs Puis, m'adressant la
parole : Mon enfant, me dit-elle, vous appartenez
au Roi ; monsieur l'Intendant vous donne du pain. »
Jean-Jacques s'attendait à un accueil bien touchant.
Au lieu de cela, ce début solennel semblait lui pré-
sager de hautes destinées. De quoi s'agissait-il donc?
Non certes d'être intendant, ni en voie de le devenir;
mais simplement d'être employé aux travaux du
cadastre en qualité de secrétaire ; encore cet emploi
aussi modeste que facile n'était-il que temporaire.
« Et c'est ainsi , dit-il en forme de conclusion ,
qu'après quatre ou cinq ans de courses, de folies et
de souffrances, depuis ma sortie de Genève, je
commençai pour la première fois à gagner mon pain
avec honneur. »
CHAPITRE V
Du printemps de 1732 au mois de
septembre 17381.
Sommaire : I. Claude Anet. — Études et occupations de Rousseau. —
Sa pièce de Naixisse. — Rousseau quitte le cadastre pour se livrer tout
entier à la musique.
II. Voyage de Rousseau à Besançon. — Ses écolières. — Moyen de
préservation morale inventé par Mrae de Warens. — Ménage à trois. —
Mort de Claude Anet. — Rousseau élevé à la dignité de majordome de
M'°e de Warens.
III. Relations de société de Rousseau. — Ses fréquentes absences. —
Sa vie occupée et décousue. — 11 se blesse grièvement et fait son tes-
tament. — H va à Genève recueillir la succession de sa mère. — Il
tombe malade.
IV. Voyage de Rousspau à Montpellier. — Ses amours avec Mme de\
Larnage. — Sa vie à Montpellier. — A son retour, il évite de voir ] £/yj/U>/
Mme de Larnage. — Retour auprès de Mme de Warens. jj £. — '
Rousseau estime qu'il arriva à Chambéry en 1732,
et, quelques lignes plus loin, qu'il avait vingt ans
passés, près de vingt-et-un. Ce calcul montre qu'il
attachait peu d'importance aux dates. C'est en effet
au milieu de 1733 , et non en 1732 , qu'il atteignit
ses vingt-et-un ans.
« Je logeai chez moi , dit-il , c'est-à-dire , chez
maman. » Ainsi vont les choses. D'abord Mm0 de
Warens n'ose le garder; puis elle l'admet dans sa
maison; enfin les distinctions s'effacent, tout devient
commun.
I. Confessions, 1. Y.
78 LA VIE ET LES ŒUVRES
C'était uue singulière maison que celle de Mme de
Warens. Laissons de côté l'habitation elle-même,
qui était sombre, froide, et ne rappelait en rien
celle d'Annecy; grand sujet de douleur pour Jean-
Jacques; mais parlons plutôt des habitants et des
habitudes.
Rousseau était toujours ce jeune homme sans rai-
son et sans jugement que nous connaissons. Les an-
nées se succédaient sur sa tête ; les épreuves auraient
dû le mûrir; ses visions romanesques demeuraient
malgré tout. « Il avait grand besoin, dit-il, des
mains dans lesquelles il tomba, pour apprendre à se
conduire. » Cette phrase, si elle est sincère, est une
preuve de plus de son inexpérience. Hélas! ces
mains qu'il s'estimait heureux de rencontrer , cette
tète, ce cœur auxquels il se confiait, étaient inca-
pables et corrompus autant et plus, s'il est pos-
sible, qu'il ne l'était lui-même. Entre les deux qui
aurait pu conduire l'autre? Ils étaient aussi fous
l'un que l'autre.
Enfin un troisième personnage, déjà connu de
Jean-Jacques, mais qui avait acquis depuis quelque
temps une grande importance, c'était Claude Anet.
De simple domestique, il s'était élevé au rang de
majordome. Rien d'étonnant jusque-là ; Mmo de Wa-
rens menait si mal ses affaires , qu'il n'était pas
mauvais qu'elle eût un gérant. Rousseau fait l'éloge
le plus pompeux de Claude Anet, de ses vertus so-
lides, de son dévouement à toute épreuve, de son
jugement, de sa modestie, de la fermeté qu'il savait
montrer au besoin, même contre sa maîtresse, quand
il s'agissait de ses intérêts ; enfin c'était un homme
sans défaut. Voyons pourtant si nous ne lui en dé-
couvririons pas quelques-uns. Un jour, Mmc de Wa-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 79
rens lui dit, dans la colère, un mot outrageant.
Était-il fondé ? Peu importe ; mais Claude Anet en
fut si désespéré que, trouvant sous sa main une
fiole de laudanum, il l'avala, puis alla tranquille-
ment se coucher , comptant ne se réveiller jamais.
Voilà, il en faut convenir, un dévouement bien sus-
ceptible. Tel fut aussi l'avis de Jean-Jacques. Cela
lui donna à penser, et il découvrit en effet, dans les /
rapports du garçon avec sa maîtresse, des choses;
assez surprenantes. Mmc de Warens ne tarda pas d'ail-
leurs à l'en informer directement. Croira-t-on qu'il
en éprouva une irritation bien profonde ? Pas le
moins du monde. Il s'affligea bien d'abord de cons-
tater qu'un autre homme était plus avant que lui
dans l'intimité de Mme de Warens ; mais, les premiers
moments une fois passés, il étendit sans vergogne
sur le domestique l'attachement qu'il portait à la
maîtresse ; ajoutant à l'égard du premier, c'est lui-
même qui l'assure, le respect à l'estime , et se fai-
sant en quelque sorte son élève ; ce dont il ne se
trouva pas plus mal.
Laissons Rousseau s'étendre sur les douceurs de
ce singulier ménage à trois, sans rivalité et sans ja-
lousie. Quelle aimable femme ! Non seulement elle
se faisait aimer, mais tous ceux qui vivaient avec
elle s'aimaient entre eux. Tout était paix et bonheur
autour d'elle ; tout était union et harmonie. Et cela
simplement, sans effort , par un effet naturel de sa
seule présence et de son charmant caractère. Rous-
seau s'aperçoit bien que le tableau qu'il fait est peu
vraisemblable. Cependant comme nous n'avons pas
de preuves positives à lui opposer, nous abandon-
nons au lecteur le soin d'en prendre ou d'en laisser
ce qu'il voudra.
80 LA. VIE ET LES ŒUVRES
Cette vie calme était favorable à l'étude. Rousseau
en profita pour continuer son instruction tant de fois
ébauchée. Il estime qu'il y put consacrer huit ou
neuf années de suite; temps largement suffisant,
s'il eût su l'employer d'une façon convenable et
suivie.
Le premier travail auquel il se livra fut celui de
sa nouvelle profession, et celui-là, nous n'hésitons
pas à l'approuver sans réserve. Il avait l'avantage
d'ètre_ régulier ; il n'est pas jusqu'à l'exactitude
qu'il exigeait qui n'eût pour résultat de plier le
jeune employé à une sorte de discipline, dont il
avait grand besoin. « La gène du bureau ne le lais-
sait pas songer à autre chose. » Quelle heureuse
gêne ! Mais il y puisa aussi des connaissances
théoriques et pratiques très précieuses.
Pour sa besogne journalière au cadastre, il lui
fallait de l'arithmétique, il l'apprit seul; (on sait
que c'était sa méthode) et, à l'en croire, il y devint
fort habile. Le lavis des plans ne lui était pas
moins nécessaire ; puis le lavis le conduisit au des-
sin. Il peignit des fleurs, il dessina des paysages;,
rien ne le pouvait arracher à ces occupations atta-
chantes... jusqu'au moment où il les abandonnait
sans retour.
11 se livra encore à d'autres travaux. Non content
de s'adonner à la lecture; mais, comme toujours,
avec plus de passion que de profit, il se fit auteur
dramatique. C'est de cette époque que date sa co-
médie de Narcisse ou l'amant de lui-même. Il la fit
pour se prouver à lui-même et pour prouver aux
autres qu'il n'était pas aussi bête que le prétendait
M. d'Aubonne. Il dit dans la préface qu'il avait
alors dix-huit ans ; mais il avoue dans les Con-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
81
fessions qu'il avait menti de quelques années ',
On aime à rechercher dans les premiers essais
d'un auteur les germes de ce qu'il devra être plus
tard. Nous pourrions, à ce titre, étudier la pièce de
Narcisse avec quelque soin ; mais véritablement
elle n'en vaut pas la peine. Tout ce qu'on en peut
dire de mieux, c'est qu'elle est une de ces œuvres
médiocres et sans relief qui n'ont pas de défauts,
précisément parce qu'elles no»t pas de qualités.
Elle manque complètement d'inspiration ; l'intrigue
en est fausse et commune, les caractères sans vi-
gueur, le style fade, l'intérêt nul; elle laisse froid
depuis le premier mot jusqu'au dernier. IN 'en di-
sons pas davantage ; elle ne fait pressentir en rien
ce que devait être son auteur.
Une autre étude, la botanique, le sollicitait en
quelque sorte, et il avait, dans la personne de
Claude Anet, un professeur tout trouvé; mais,
d'après la manière dont on la traitait autour de lui,
il n'y vit qu'une science d'apothicaire, et en haine
de la médecine, il refusa de se livrer à la botanique.
Est-ce en réminiscence de ce temps de sa jeunesse
qu'il en fit sur ses vieux jours son occupation de
prédilection ?
Mais sa grande passion, une de celles qui ne l'a-
bandonnèrent jamais, fut la passion de la musique.
Mme de Warens avait une jolie voix; tout en faisant
cuire les drogues et les extraits, Jean- Jacques la
1. M. Mugnier (ch. v.) n'hé-
site pas à affirmer que, dans
les Confessions, il commet un
nouveau mensonge. Ses lettres
datées de cette époque, no-
tamment celle du 31 août 1733,
adressée à Mma de Warens,
sont en effet si mal écrites
qu'on ne peut le croire capable
d'avoir composé alors, même
une mauvaise comédie.
82 LA VIE ET LES ŒUVRES
forçait à chanter des duos. Pendant ce temps, la
cuisine brûlait; la maman en barbouillait le visage
du petit, et tout cela était délicieux.
Citons encore un amusement qui était bien
propre à faire valoir les autres. On loua un jardin,
avec une guinguette assez jolie ; Rousseau s'en en-
goua. Il y transporta ses livres et ses estampes ; on
y dinait souvent, il y couchait quelquefois; il y
préparait des surprises agréables à sa chère maman.
Ennuyé de la cohue des gens de toute espèce qui
l'entouraient chez elle, il se retirait là pour penser
à elle plus à son aise ; il la quittait pour mieux la
posséder.
Il s'éloigna une fois davantage pour aller à Cluses,
et de là à Genève, où il espérait terminer une af-
faire avec son père1; mais, dit-il, « mon père n'est
point venu et m'a écrit une lettre de vrai Gascon;
et qui pis est, c'est que c'est bien moi qu'il gas-
conne. Ainsi rien de fait ni à faire pour le moment. »
Les rapports entre eux étaient sans doute toujours
tendus, mais on voit qu'il s'en afflige médiocre-
ment.
Des événements importants mêlèrent à cette
idylle quelques notes plus graves. La guerre fut
déclarée à l'empereur par la France 2. Des régi-
ments français passèrent par Chambéry pour se
rendre dans le Milanais. Jean-Jacques fut présenté
à un colonel, le duc de la Trémouille, et en obtint
des promesses qui restèrent sans résultat. Il ne s'en
plaint pas; il n'était pas fait pour la guerre.
Quelques années plus tard, lors de la pacification
1. Lettre de Rousseau à son I tobrel733.
pire, 31 août 1733. — 2. 10 OC- |
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 83
de Genève (1738), le comte de Lautrec lui fit aussi
des offres de services, qu'il oublia également. Sa
nationalité suisse laissait à Rousseau la liberté de
ses préférences; constatons qu'elles furent constam-
ment en faveur de la France. Cet amour pour la
France, qui peut-être fut surtout l'amour de sa lit-
térature, mais qui, par extension, embrassa aussi
le reste, ne l'abandonna jamais. Il se plaint de
l'avoir eu envers et contre tous, à tort et à raison,
aux époques même où la religion et la politique,
les tracasseries et les persécutions auraient dû
l'en détourner. ]\ous trouvons, pour notre part,
qu'il tranche honorablement sur l'amour que portait
alors à l'étranger un Français illustre, et qu'il le flé-
trit par le contraste. Voltaire et Rousseau n'étaient
pas destinés à s'entendre ; mais ce point n'est pas
le seul où Rousseau ait eu le plus beau rôle.
On était alors au temps où commençait la gloire
de Rameau. Jean-Jacques s'en enthousiasma. Une
maladie qui lui survint assez à propos, lui permit
d'étudier le Traité de V Harmonie de ce musicien.
Pendant un mois que dura sa convalescence , il
s'appliqua avec ardeur à' débrouiller cet ouvrage ;
mais il le trouva bien obscur et bien difficile. Il se
délassait avec des cantates plus aisées. Enfin il
acheva de se passionner pour la musique auprès
d'un jeune organiste, l'abbé Palais. Il obtint de
Mmc de Warens la permission de donner un petit
concert chaque mois. Dès lors il ne rêva plus
qu'accords, harmonie, accompagnements. Mme de
Warens chantait; un cordelier, le Père Caton, chan-
tait aussi; un maître à danser et son fils jouaient
du violon; un Piémontais, employé au cadastre,
jouait du violoncelle; l'abbé Palais accompagnait
84 LA VIE ET LES OEUVRES
sur le clavecin, et Jean-Jacques était chef d'or-
chestre. Tout cela rappelait bien un peu le fameux
concert de Lausanne; il faut dire pourtant qu'il y
avait du progrès.
Il y a longtemps que nous n'avons parlé du
cadastre. Jean- Jacques semblait oublier que là était
sa profession et son gagne-pain. Il n'allait plus à
son bureau qu'à contre-cœur; il y travaillait mal;
la fureur de la musique l'absorbait. Il aurait bien
voulu, non pas s'y livrer tout entier, il le faisait
déjà ; mais en faire sa %profession régulière et
avouée. Mmc de Warens, en mère prudente, s'y
opposait de tout son pouvoir. L'état de musicien
était si précaire ; les perspectives en étaient si peu
brillantes ! Cependant les prières, les caresses, une
insistance constante firent ce que n'avaient pu faire
les raisons. Aussitôt sa permission obtenue, ou
plutôt extorquée, Jean-Jacques alla fièrement prendre
congé de son directeur, encore plus content de
quitter le cadastre qu'il ne l'avait été d'y entrer,
moins de deux ans auparavant.
II
Grâce à la faiblesse de Mme de Warens, Jean-
Jacques en était arrivé à ses fins et allait devenir un
musicien de profession. Avant toutefois de faire part
de sa science aux autres, il jugea prudent d'en acquérir
lui-même. Il savait déchiffrer passablement, il vou-
lut devenir compositeur. Pour cela, il lui fallait un
maître. La Savoie n'en possédait pas, mais il avait
entendu parler à son ami Venture de l'abbé Blan-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 85
chard, maitre de chapelle à Besançon. Il résolut
d'aller suivre son cours '.
Il part, il passe par Annecy, espérant y trouver
Venture, qui n'y était plus ; par Genève, où il avait
des parents ; par Nyon, où il revoit son père, qui
le reçoit comme à l'ordinaire. Il était à cheval ; il
prit les devants, et son père se chargea de lui faire
parvenir son bagage. Mais il avait laissé par mé-
garde, au fond d'une de ses poches, un petit pam-
phlet. Les commis de la douane jugèrent que cet
écrit, assez innocent d'ailleurs, était janséniste,
qu'il venait de Genève et qu'il était introduit en
France pour y être imprimé et répandu ; l'écrit fut
confisqué, et la malle avec l'écrit.
Cependant Rousseau, qui ne se doutait de rien,
était arrivé à Besançon. L'abbé Blanchard lui fit,
parait-il, un accueil parfait, le retint à dîner, le fit
chanter, le questionna et lui trouva un talent mer-
veilleux pour la composition. Un obstacle imprévu
l'empêchait, à la vérité, de lui donner des leçons,
car il devait partir un mois après pour Paris, afin
de remplacer le maitre de chapelle du Roi, qui était
âgé et malade ; mais comme il espérait bien hériter
de sa charge, Rousseau n'avait qu'à se féliciter de
cet empêchement. L'abbé lui promettait en effet de
le caser avantageusement sous deux ans dans la
chapelle ou dans la chambre du Roi. Qu'on juge
comme ces belles espérances durent exalter la
vanité du jeune homme. Dès le lendemain, il rendait
à l'abbé son diner et recevait avec lui quelques
1. Le voyage de Besançon, lieu en réalité dès 1733 Mu-
auquel on attribue habituel-
lement la date de 173">. eut
GNIKR, Ch. VI .
86 LA VIE ET LES ŒUVRES
officiers dont il avait déjà fait la connaissance. Il
chanta, il se fit applaudir, il était plein de projets.
Encore deux ans, et sa fortune était faite ; il n'avait,
en attendant, qu'à se perfectionner clans la compo-
sition 11 songea même à aller tout de suite à Paris,
avec l'abbé Blanchard, et consulta sur ce point
Mme de Warens1.
Ce fut alors qu'une lettre de son père, lui appre-
nant la confiscation de sa malle , l'arracha brusque-
ment à ses espérances. Il courut aussitôt à la fron-
tière, réclama, insista, et finit par se perdre si bien
dans le labyrinthe des formalités , qu'il se décida à
tout abandonner. La conclusion fut qu'au lieu de
prendre la route de Paris, il retourna tranquillement
à Chambéry, résolu de s'attacher uniquement à sa
chère maman et de partager sa fortune. C'étaient
800 francs de perdus; mais au milieu des joies du
retour, ce malheur, tout grand qu'il était dans leur
situation, fut bientôt oublié.
Rousseau ne pouvant donc avoir de maître, cher-
cha dans le travail le moyen de s'en passer. Il étudia
Rameau, parvint à l'entendre et fit quelques essais
de composition, dont le succès l'encouragea. Il
entreprit aussi de donner des leçons ; ses talents
n'étaient pas grands, sans doute; mais dans la petite
ville de Chambéry. il n'y en avait pas d'autres pour
les éclipser. Il passa là pour un bon professeur,
parce qu'il n'y en avait que de mauvais.
Il ne dit pas s'il eut ou non des écoliers , mais
les écolières ne lui manquèrent pas. Xous pouvons
nous dispenser de le suivre dans les portraits qu'il
trace de plusieurs d'entre elles; nous y verrions une
1. Lettre à M"" de Warens, 29 juin 1733.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 87
nouvelle preuve du sensualisme habituel de ses
pensées. Mais toutes ces dames et demoiselles
n'ayant rien à faire avec l'histoire, nous n'avons
qu'à les laisser dans l'oubli dont, fort sagement, la
plupart ne demandaient pas à sortir. Toutes n'étaient
pas également réservées ; quant au jeune profes-
seur, si nous voulions le croire, sa simplicité aurait
été telle qu'il ne comprenait rien à leurs agaceries
et à leurs avances, et que. plus d'une fois, il se
sauva de leurs intrigues à force de bêtise. Toute-
fois, s'il ne voyait pas le péril, une autre personne,
dit-il, s'en inquiétait à sa place, et elle imagina,
pour le prévenir, un moyen que lui-même qualifie
du plus singulier dont jamais femme se soit avisée
en pareille occasion.
Ici nous touchons à un de ces événements carac-
téristiques et répugnants qui déconcertent la pensée
et sont capables d'étonner jusqu'aux coeurs corrom-
pus. Jean-Jacques lui-même en fut effrayé et ne
comprit qu'avec peine les propositions qui lui étaient
faites. La femme, la bienfaitrice, nous dirions
presque la mère, oubliant son sexe, sa position, ses
devoirs, se plaça moralement au-dessous de l'aven-
turier sans principes, de l'étourdi sans raison que
nous connaissons. Elle le disposa par un air
plus grave et un propos plus moral ! à l'impor-
tante communication qu'elle voulait lui faire ; à sa
gaité folâtre succéda un ton toujours soutenu, qui
n'était ni familier, ni sévère ; enfin elle fit tout ce
qu'il fallait pour amener une explication, prépara
la scène, y apporta une sorte de solennité, et c'est
seulement au bout de tous ces préliminaires qu'elle
en vint à dévoiler son projet. Mais ce ne fut pas
tout : par une autre sorte de fantaisie, et afin de
TOME I 7
88 LA VIE ET LES ŒUVRES
paraître donner plus de sérieux et de réflexion à ce
qui en comportait si peu, elle remit gravement son
interlocuteur à huit jours.
Nous savons trop le respect que nous devons à
nos lecteurs pour leur exposer, d'après notre auteur,
la manière dont il passa cette semaine d'attente,
calculée peut-être pour exciter davantage ses désirs.
Nous pouvons dire cependant pour son excuse, qu'à
l'en croire, il ne fut pas, pendant ce temps-là,
sans inquiétude et sans une sorte d'effroi. Etait-ce
remords ou incertitude? Nullement. Il craignait le
moment attendu; il aurait voulu, dit-il, s'y dérober,
s'il l'avait pu avec bienséance ; mais au fond, il
n'hésita pas un instant. Au moins cette proposition
inouïe lui fit-elle perdre quelque peu de l'estime
qu'il portait à celle qui la lui faisait, ou bien des
faveurs partagées avec l'ancien domestique lui
semblèrent-elles moins enviables ? Pas davantage.
Son affection et son estime ne ressemblaient pas à
celles du commun des mortels et ne se laissaient
pas arrêter par d'aussi minces détails ? Et pourtant
il est effrayé et troublé. C'est que Mmc de War'ens
n'est pas pour lui une femme comme une autre ;
elle est plus qu'une bienfaitrice, plus qu'une amie,
plus qu'une maîtresse adorée; elle est une mère1.
Il connaissait trop son cœur chaste et son tempé-
rament froid pour croire que le plaisir des sens ait
aucune part à cet abandon d'elle-même ; elle ne
songeait qu'à une chose, l'arracher à des dangers
presque inévitables, le conserver à ses devoirs. Hé-
las ! que viennent faire ici la chasteté et les devoirs?
1. D'après M. Mugnier
(ch.v), le rôle de Jean-Jacques
aurait été, dans cette circons-
tance, moins passif qu'il ne
le prétend, et il n'aurait pas
manqué d'aspirer aux mêmes
faveurs que Claude Anet au-
près de Mm« du Warens.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 89
Que Mme de ^Ya^ens ait eu toute sa vie des amants
par indifférence ou par passion, c'est une triste ma-
nière de l'excuser que de prétendre qu'elle n'atta-
chait aucune importance à ces sortes d'actions, et
qu'elle n'honora jamais du nom de vertu une absti-
nence qui lui coûtait si peu, mais qu'elle pratiqua
si mal. On excuse quelquefois le coupable sur la
violence de la passion; il appartenait à Rousseau de
l'excuser aussi sur l'absence de passion. De cette
façon, tout le monde sera excusé ; il n'y aura plus
de coupables.
M. de Tavel avait été à la fois le professeur de
philosophie et le premier amant, dit-on, de Mmo de
Warens ; celle-ci se fit, à son tour, l'institutrice et
la maîtresse de Rousseau. Elle lui enseigna la mo-
rale, une morale en exemples, assez facile, sans
doute, que l'élève dut trouver à son gré, car il
déclare qu'il tira de ses entretiens de grands avan-
tages pour son instruction . Est-ce à cette époque
qu'elle le chargea de lui composer une prière? Mus-
set-Pathay croit qu'ils devaient alors beaucoup
négliger leurs prières. Oui, s'ils avaient su ce qu'ils
faisaient; mais avec la tète et les principes de
Mm de Warens, on ne peut répondre de rien. La
prière composée par Rousseau n'était pas, dans
tous les cas, celle du publicain : « Souveraine puis-
sance de l'univers, Etre des êtres, sois-moi propice;
jette sur moi un œil de commisération ; vois mon
cœur, il est pur, il est sans crime. . . Je suis prêt à
paraître aux marches de ton trône , pour y recevoir
la destinée que tu m'as promise en me donnant la
vie, et que je veux mériter en faisant le bien et en
accomplissant ta loi1. »
1. Ml'SSET-Pathav. Œuvres inédites de J.-J. Rousseau.
90 LA MF. KT LKS ŒUVRES
Mm0 de Warens entreprit encore de montrer à son
élève un art dans lequel elle était très expérimentée,
Fart de se présenter et de faire son chemin dans le
monde. Elle avait jugé que, malgré son air gauche,
Jean-Jacques valait la peine d'être cultivé pour la
société. Cependant elle ne réussit que fort impar-
faitement à le dégrossir. Elle lui donna aussi un
maître de danse et un maître d'armes ; mais ces
sortes d'exercices ne convenaient ni à ses aptitudes
physiques, ni à ses dispositions morales; bientôt il
y fallut renoncer.
On doit penser que Claude Anet n'avait pas été
consulté sur certaines questions. Jean-Jacques sup-
pose néanmoins qu'il fut instruit de tout. C'é-
tait un si bon caractère, un homme si parfait, qui
était entré si pleinement clans les principes de sa
maîtresse, qu'il ne put la désapprouver. Sa place,
d'ailleurs, n'était pas perdue pour cela, mais seule-
ment partagée. On sait, de reste, que Mmo de Wa-
rens n'était pas effrayée d'avoir deux amants à la
fois; Jean-Jacques ne dit-il pas quelque part qu'elle
se prodiguait de toute façon ? Loin donc d'avoir re-
tiré à Claude Anet la plus petite parcelle de son at-
tachement, elle s'appliqua à le faire partagera celui
qui l'avait en partie supplauté. « Combien de fois,
dit Rousseau , elle attendrit nos cœurs et nous
fit embrasser avec larmes, en nous disant que nous
étions nécessaires tous deux au bonheur de sa vie...
Ainsi s'établit entre nous trois une société sans autre
exemple peut-être sur la terre. . . Tous nos vœux,
nos soins, nos cœurs étaient en commun. . . les tête-
à-tête nous étaient moins doux que la réunion ; ce
qui prévenait entre nous la gêne était une extrême
confiance réciproque. » Est-ce une pastorale ? Est-
DK JE4» -JACQUES ROUSSEAU. 01
ce une comédie? Il est certain que les exemples
d'une amitié pareille sont rares; si rares même que
nous nous permettons de révoquer en doute celui
qui nous est proposé.
Rousseau signale un autre moyen qui maintenait
l'harmonie dans ce singulier ménage, et celui-là
était en effet assez bon, c'était une vie active et sans
cesse occupée. L'oisiveté engendre bien des vices ;
ce n'est pas Rousseau qui a inventé ce proverbe.
Avec Mme de Warens, on était toujours sûr d'être
préservé de l'ennui, et si, le plus souvent, ses tra-
vaux procuraient peu de profit, ils étaient au moins
des travaux. « La pauvre maman n'avait pas perdu
son ancienne fantaisie d'entreprises et de systèmes.
Au contraire, plus ses besoins domestiques deve-
naient pressants, plus, pour y pourvoir, elle se li-
vrait à ses visions. Moins elle avait de ressources
présentes, plus elle s'en forgeait dans l'avenir... La
maison ne désemplissait pas de charlatans, de fa-
bricants, de souffleurs, d'entrepreneurs de toute es-
pèce, qui, distribuant par millions la fortune, finis-
saient par avoir besoin d'un écu. Aucun ne sortait
de chez elle à vide, et l'un de mes étonnements est
qu'elle ait pu suffire aussi longtemps à tant de pro-
fusions sans en épuiser la source et sans lasser ses
créanciers. »
Son projet du moment, et ce ne fut pas un des
plus mauvais, était de faire établir à Chambéry un
jardin royal des plantes, avec un démonstrateur ap-
pointé. Claude Anet était naturellement désigné
pour remplir cette fonction. Puis, comme un projet
en amène un autre, elle y joignit celui d'un collège
de pharmacie, où sans doute Jean-Jacques devait
aussi trouver sa place. Elle se remua beaucoup
02
LA VIE ET LES ŒUVRES
pour mener à bien ces beaux desseins, vint à bout
d'apprivoiser des personnages impossibles et posa
avantageusement son ancien domestique. Mais un
événement inattendu renversa tous ces plans ;
Claude Anet gagna une pleurésie en revenant d'une
course botanique et en mourut au bout de cinq jours \
Jean-Jacques se trouvait être l'héritier désigné de
ses nippes, notamment d'un bel habit noir qui lui
avait donné dans la vue. Il eut la bassesse d'en
ressentir un mouvement de joie. Ce sentiment était
condamnable, assurément; mais quand on considère
qu'il avait été précédé des soins les plus touchants
pour le mourant, qu'il fut suivi des pleurs et des
regrets les plus amers après sa mort, on se demande
s'il valait le remords dont Rousseau l'accompagne.
Pourquoi donc, lui qui passe souvent si légèrement
sur les actes les plus coupables, sur les habitudes
les plus odieuses, se prend-il de scrupules pour des
peccadilles? Est-ce pour dérouter le moraliste et
lui donner à penser que celui qui se reproche ainsi
les moindres fautes ne peut en avoir de bien lourdes
sur la conscience? Est-ce par amour du paradoxe et
par perversion du sens moral? Ne serait-ce pas plu-
tôt pour avoir occasion d'ajouter que, depuis ce
jour, jamais un sentiment bas ou malhonnête n'est
entré dans son cœur? Pas un sentiment malhonnête
dans une période de plus de quarante ans ! Heureux
Rousseau! les plus saints pourraient envier sa per-
fection !
1. Le 14 mars 1734. Voir
Eug. Ritter, Nouvelles Re-
cherches sur les Confessions.
Jean-Jacques prétend qu'Anet
était allé pour cueillir du gi-
nepi; mais le ginepi est une
plante de hautes montagnes,
qui se récolte au mois d'août.
Au mois de mars, d'ailleurs
les montagnes sont couvertes
de neige.
hE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 93
Le résultat le plus clair de la mort de Claude
Anet fut d'augmenter la gène de cette maison, déjà
si gênée. Tant qu'il avait vécu, il avait pu, à force
d'exactitude et d'expédients, suffire, tant bien que
mal, aux besoins du ménage. Nous n'apprendrons
rien à personne en disant que Jean-Jacques n'avait
pas ce qu'il fallait pour continuer ses fonctions.
Il y fut cependant bien forcé. Il voyait le désordre,
il en gémissait, mais il n'avait ni l'expérience ni
l'autorité nécessaire pour y remédier. Ce n'est pas
qu'il fût habituellement prodigue ; il l'était à ses
moments, mais il était plus naturellement économe,
et il dit qu'à partir de cette époque, il devint enclin
à l'avarice. Mais que pouvait son économie ; que
pouvaient les innocentes supercheries du jeune
chargé d'affaires contre la folle imprévoyance de la
maîtresse ? In de ses moyens favoris était d'enfermer
dans des cachettes l'argent qu'il pouvait mettre de
côté, afin de le réserver pour le moment du besoin;
mais il le cachait si mal (pourquoi ne le cachait-il
pas mieux?; que Mme de Warens ne tardait pas à
le découvrir et à l'employer en futilités pour lui-
même.
Dans l'état de pénurie de la maison, il devait,
sans doute, lui être pénible de se voir entièrement
à la charge de sa bienfaitrice. Pourquoi son père ne
contribuait-il en rien à son entretien? Mm0 de Wa-
rens lui écrivit pour l'en prier; le bonhomme, tou-
tefois, faisant la sourde oreille, Jean-Jacques ne
craignit pas de le rappeler aux convenances. Avec
une dame du mérite et du rang de Mme de Warens,
qui était en correspondance avec les plus grands
seigneurs, à laquelle le Roi lui-même répondait
exactement, il y aurait mauvaise grâce et ingrati-
94 LA VIE ET LES OEUVRES
tude à s'obstiner dans le silence. Les fâcheuses nou-
velles que Jean-Jacques ajoutait sur sa santé, les
menaces de phtisie dont il parlait touchèrent-elles
son père ? Toujours est-il que ce dernier ne tarda
pas à s'exécuter, sinon en argent, ce dont nous n'a-
vons aucune preuve, du moins en politesses. C'était
déjà quelque chose. Le jeune homme lui en té-
moigna sa reconnaissance, tout en lui avouant une
nouvelle escapade, un nouveau départ, sur lequel
nous n'avons aucun détail l.
III
Mme de Warens, avec toutes les affaires, toutes
les entreprises qu'elle avait un peu partout, se trou-
vait être une femme très répandue. Son jeune pro-
tégé, avec elle ou par elle, dut faire beaucoup de
connaissances. Parmi les relations qu'il cultiva vers
cette époque, citons Gauffecourt, qui resta toujours
son ami ; le marquis d'Entremont, dont la liaison,
longtemps interrompue, se renoua pour ne plus
cesser qu'à la mort; de Conzié, dont l'influence fut
plus actuelle, mais qui demeura surtout, jusqu'à la
fin, le voisin et l'ami de Mmc de Warens. De Conzié
eut la fantaisie d'apprendre la musique ; mais comme
il était plus littérateur que musicien, et de plus
d'un caractère très liant, le temps des leçons se
passait à tout autre chose qu'à solfier. Rousseau dit
qu'ils lurent ensemble la Correspondance de Voltaire
avec Frédéric, qui venait de monter sur le trône de
1. Lettres de Rousseau à son I 2. Lettre à Mm° de Warens,
père, 1735 et 26 juin 1735. — | 14 décembre 1737.
C-u
DE JEAN-JACQUES RUISSEAU. 95
Prusse, et quelques lignes plus bas, que bientôt
après parurent les Lettres philosophiques. Ces dé-
tails montrent que Rousseau n'était pas toujours
bien servi par ses souvenirs. Frédéric ne devint roi
de Prusse qu'en 1740 ; les lettres que lui adressa
Voltaire sont comprises entre les dates du 8 août 1736
et du 18 mai 1740 ; mais elles ne furent réunies
qu'en 1745 ; enfin les Lettres philosophiques avaient
paru dès 1734. Cet ouvrage, le seul de Voltaire que
Rousseau put lire alors, l'enthousiasma et lui donna
ce goût pour la belle littérature qui devait faire de
lui dans la suite un auteur éminent.
Au nombre des amitiés que Jean-Jacques se fit
encore, citons, pendant que nous y sommes, Perri-
chon, Parizot, Mme Deybens, la présidente de Bor-
donanche, M. de la Closure, qui, comme nous sa-
vons, avait connu sa mère, et qui lui parlait souvent
d'elle ; enfin les deux Barillot, père et fils, qui,
dans une émeute à Genève, sortirent armés de la
même maison, pour se jeter dans les deux partis
opposés, au risque de s'égorger l'un l'autre. « Ce
spectacle affreux, dit Rousseau, me fit une impres-
sion si vive que je jurai de ne tremper jamais dans
aucune guerre civile, et de ne soutenir jamais au
dedans la liberté par les armes, ni de ma personne,
ni de mon aveu, si jamais je rentrais dans mes
droits de citoyen. Je me rends le témoignage d'a-
voir tenu ce serment dans une occasion délicate ; et
l'on trouvera du moins, je pense, que cette modé-
ration fut de quelque prix. »
Plusieurs des personnes dont nous venons de
parler étaient de Lyon, de Grenoble, de Genève,
presque aucune n'était de Chambéry. Jean-Jacques
s'était, en effet, mis à voyager beaucoup. Le dé-
m
L\ VIE ET LES HEUVHKS
sordre des finances de Mmc de Warens le désolant,
l'impuissance où il était d'y remédier le décou-
rageant, il avait pris le parti de se soustraire à ce
spectacle par l'absence. Ses courses continuelles
allaient, à la vérité, contre son but, puisqu'elles oc-
casionnaient un surcroit de dépenses; mais un peu
plus, un peu moins de gaspillage, il fallait toujours
que tout y passât ; autant valait que ce fût lui
qu'un autre qui en profitât. Mm0 de Warens avait
d'ailleurs tant de commissions à donner à quelqu'un
de sûr, qu'elle ne demandait qu'à envoyer son
chargé d'affaires, tandis que lui-même ne deman-
dait qu'à aller.
Isaac Rousseau ne pouvait ignorer cette vie sans
régularité et sans issue pratique. Quoiqu'il en prit
fort à son aise des devoirs de la paternité, il s'en-
nuya à la fin de voir que son fils, essayant de tout
et n'aboutissant à rien, restait toujours, malgré ses
vingt-quatre ans, incapable de se suffire. Jean-
Jacques, mis en demeure de s'expliquer sur son
avenir, ne le fit pas sans réflexion ; mais il ne pou-
vait, avec toute la bonne volonté du monde , pré-
senter que des projets, c'est-à-dire, rien d'actuel et
de réel. Trois carrières s'ouvraient devant lui : la
musique, qui lui avait déjà servi et pouvait lui ser-
vir encore, ne fût-ce qu'en attendant mieux ; un
poste de secrétaire chez quelque grand seigneur ;
ses talents de style, sa prudence, sa fidélité, sa dis-
crétion, le rendaient suffisamment propre à remplir
cette fonction; enfin, et c'est là ce qu'il aurait pré-
féré, une place de précepteur dans une grande
famille ; ses études de sciences et de belles-lettres, le
soin qu'il avait donné par-dessus tout à celles qui
peuvent former le cœur à la sagesse et à la vertu,
DE JEAN-JACQUES KOISSEAU,
97
l'avaient préparé à cette difficile mission ; il chéris-
sait les bonnes mœurs ; il avait de la religion et de
la crainte de Dieu ; que fallait-il davantage ? Il ne
parle pas de la profession de médecin, vers laquelle
Mmc de Warens le poussait, mais dont il n'avait ja-
mais voulu essayer1. Sans prendre au mot les éloges
qu'il se donne, on doit croire que c'est l'état de pré-
cepteur qu'il va choisir. Il n'en est rien, et, tou-
jours dans la même lettre, il trouve dans l'irrégu-
larité de son passé et dans la nécessité d'acquérir
quelques années d'expérience un motif d'attendre.
Ou plutôt, ce n'est plus d'une simple attente qu'il
va parler, mais d'un projet tout nouveau, complè-
tement différent des trois autres : il veut passer le
reste de ses jours auprès de Mme de Warens. Il lui
doit tout ce [qu'il est, ses mœurs, son instruction,
jusqu'à son existence ; il est juste qu'il lui consacre
sa vie et lui paie par son attachement et ses soins
la dette de reconnaissance qu'il a contractée envers
elle2. Ce dernier parti n'était ni le plus raisonnable, ^
ni surtout le plus moral ; mais alors, comme d'ha-
bitude, on prit conseil de la passion plutôt que de
la raison.
L'oncle Bernard étant venu à mourir et ayant été
suivi dans la tombe de très près par son fils, ce fut
une occasion pour Jean-Jacques de fureter dans ses
livres et dans ses papiers. Il y trouva des choses cu-
rieuses, dont il fait peut-être trop d'étalage, mais il
était content de montrer qu'il appartenait par sa
famille aux notables de Genève. Il en tira encore un
1 . Notice de M. DE ConziÉ des
Charmettes sur Mma de Warens
et J.-J. Rousseau, 1856. — 2. Let-
tre de J.-J. Rousseau à son père
(1736).
OS LA VIE ET LES ŒUVRES
autre profit plus certain, ce fut d'étudier les mathéma-
tiques et l'art des fortifications, connaissances fort su-
perficielles sans doute, et qu'il n'eut guère le loisir
de pousser loin. Il avait d'ailleurs trop d'études en
tète pour se perfectionner dans aucune. Il se livrait
à la littérature avec M. Simond, le magistrat bossu
dont nous avons parlé. Il fit précisément à cette
époque une traduction qu'on peut voir dans ses
œuvres '. La valeur en étant nulle, ou à peu près,
nous n'avons rien à en dire. Puis il s'occupa de
physique avec un. moine jacobin, qui en était pro-
fesseur. Par malheur, il voulut aussi s'en occuper
seul. Un jour qu'il avait rempli une bouteille avec
de la chaux, de l'orpiment et de l'eau, l'efferves-
cence subite du mélange fit éclater le vase entre ses
mains; il avala de l'orpiment et de la chaux; pas
beaucoup sans doute, car l'orpiment, qui n'est autre
chose que du sulfure d'arsenic, l'aurait infaillible-
ment empoisonné ; ses yeux surtout furent atteints.
Toujours est-il qu'il faillit mourir, et qu'il resta
aveugle, dit-il, pendant plus de six semaines. Le
jour même de l'accident, 27 juin 1737, il fit son tes-
tament. Il est naturel d'y chercher le secret de ses
sentiments et de ses idées. Il y proteste de sa
volonté de mourir dans la religion catholique et
laisse de l'argent afin de faire dire des messes pour
le repos de son âme. D'un autre côté, il n'a rien
perdu de sa tendresse pour Mm0 de Warens, qu'il
prie très humblement de vouloir bien accepter son
hoirie, comme le seul témoignage qu'il lui puisse
donner de la vive reconnaissance qu'il a de ses
1. Traduction de YOde de I Emmanuel, roi de Savoie,
J. Puthod. chanoine d'An- | avec Elisabeth de Lorraine
necy.surle mariage de Charles j (avril 1737).
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 99
bontés. Le legs n'était pas considérable, et ses
dettes une fois payées, ainsi que la légitime de son
père, il est peu probable qu'il fût resté à la légataire
de quoi se remplir des deux mille livres que Jean-
Jacques reconnaît lui devoir pour sa pension et son
entretien pendant dix ans. Mais l'intention y était;
c'est ce que nous considérons avant tout. Or, ne
trouvons-nous point ici deux sentiments qui s'ex-
cluent : la religion d'une part, et des affections qui
n'étaient rien moins que religieuses? Sans taxer,
comme on l'a fait, les protestations catholiques de
Rousseau de formalités insignifiantes, nous n'y vou-
drions pourtant pas voir non plus une hypocrisie et
un mensonge, mais plutôt une de ces contradictions
dont le cœur humain est hélas ! si coutumier. Rous-
seau n'est pas le premier qui ait voulu servir deux
maîtres, accorder Dieu et le monde, le devoir et la
passion. Il faut convenir d'ailleurs que si Mmc de
Warens avait été pour lui une occasion de chute, il
lui devait, d'un autre côté, de la reconnaissance
pour les services matériels qu'elle lui avait rendus,
et qu'il était tenu à lui en payer le prix, si cela lui
était possible \
Nous ne voudrions pas trop épiloguer sur les
récits de Rousseau. Il nous faut pourtant remarquer
que. s'il faillit mourir de son accident, chose impos-
sible à contrôler, il est au moins certain qu'il n'en
resta pas aveugle pendant six semaines. Un mois
après, en effet, il était à Genève, pour y recueillir
l'héritage de sa mère 2. Son père, dont l'exil n'était
pas bien rigoureux, y vint aussi. Jean-Jacques crai-
1. Le testament de Rous- seau, t. I, p. 15. — 2. Lettre à
seau est rapporté par Musset- j Af,n* de Warens, écrite de Ge-
PaTHat, Histoire de J.-J. Rous- } nève.
yniversitas
BIBLIOTHECA
100
LA VIE ET LES ŒUVRES
gnait que son change ment de religion ne fût une
cause de difficultés ; il n'en éprouva aucune. Il
toucha pour sa part 1,500 florins, un peu plus de
3,000 livres de France'.
Qu'on joigne à cette vie ambulante, à ces travaux
multiples, à ces exaltations de l'imagination et des
sens, à ces craintes, à ces désirs, les distractions
d'une maison bruyante, livrée à des allées et
venues continuelles, et enfin la musique, qu'il
n'abandonna jamais, quoiqu'il eût cessé de l'ensei-
gner, et l'on arrivera à une vie fort occupée, mais
passablement décousue. Il avait du reste une ma-
nière à lui de prendre toutes choses, et l'on dirait
vraiment que, dans tout son être, il n'y avait que
des passions. Ecoutons-le : « AIes_j)assiojis m'ont
fait vivre et mes passions m'ont tué. Quelles pas-
sions, dira-t-on ? Des riens, les choses du monde les
plus puériles..., toutes les folies qui passent clans
mon inconstante tète, les goûts fugitifs d'un seul
jour, un voyage, un concert, un souper, une pro-
menade à faire, un roman à lire, une comédie à
voir, tout ce qui était prémédité le moins du monde
dans mes plaisirs ou dans mes affaires devenait pour
moi tout autant de passions violentes qui, dans leur
impétuosité ridicule, me donnaient un vrai tour-
ment. » Parmi ces riens, on doit s'attendre que les
femmes figurent en première ligne. Le moyen
héroïque de MmP de Warens s'était trouvé insuffisant.
Jusque dans l'ivresse des sens, le malheureux était
dévoré par les ardeurs de son imagination et de ses
désirs. Faut-il mettre encore au nombre de ses pas-
sions son amour pour les échecs? Pourquoi non? Il
1. Sa quittance notariée est i Nouv. Recherches.
du 31 juillet 1737. (E. Ritter, J ch. vi .
MroxiER,
DE JEAN-JACQUES ROUSSKAU. 101
y passa les jours et les nuits, il y consuma sa vie :
tout devenait passion pour sa nature impression-
nable.
Sa santé ne put résister à tant de secousses. II
devint triste, languissant, mélancolique ; il pleurait,
il soupirait sans cesse ; enfin il tomba tout à fait
malade. Les soins que lui donna Mmp de Warens
furent tendres et empressés, tels qu'on devait les
attendre de sa nature dévouée et agissante. Les sen-
timents qu'il s'attribue à lui-même ne nous semblent
pas aussi certains. L'occasion de faire de l'émotion
était trop tentante. C'est le cas de répéter ce mot :
je disais les choses comme il me semblait qu'elles
avaient dû être. Donc, il lui semble qu'il dut avoir
la paix du cœur, la résignation aux décrets de la
Providence, nul regret de la vie ; enfin un calme
parfait, tempéré seulement par la douleur de laisser
derrière lui sa tendre amie. De repentir de ses
fautes, de remords sur le scandale de sa vie avec
cette tendre amie, pas un mot. Nous sommes porté
à croire toutefois, en dépit de lui-même, qu'à
l'époque où il était alors, il valait un peu mieux qu'il
ne le prétend, et nous en avons pour preuve l'atti-
tude qu'il avait eue, peu de temps auparavant, à
l'occasion de son accident. Nous croyons que, s'il
était vicieux sans réserve, il ne Tétait pas encore
sans remords. En un mot, son récit nous donne
l'auteur des Confessions, le Rousseau de cinquante-
cinq ans, plutôt que celui de vingt-cinq.
En dépit des Confessio?is, l'ordre des dates nous
engage à placer ici certains événements que Rous-
seau reporte à une époque plus tardive1. Seule-
1. Voir Confessions, 1. VI. — i de Montpellier a l'époque où il
Rousseau rapporte son voyage | habitait les Charinettes; or,
102
LA VIE ET LES OEUVRES
ment, à qui nous demanderait quelle garantie nous
avons qu'il n'altère pas la vérité des faits aussi bien
que l'ordre qu'il leur assigne, il nous faudrait bien
répondre que nous n'en avons aucune qui soit abso-
lument satisfaisante. Aussi ne donnons-nous son
récit que comme une indication probable, qu'on est
forcé d'accepter, faute de mieux, mais où le vrai et
le faux peuvent et doivent se mêler, sans qu'il soit
possible de les bien débrouiller. Afin toutefois de ne
pas ajouter de notre fait une cause d'erreur de
plus, nous aurons soin de nous rapprocher le plus
possible des Confessions.
IV
Ne prenons pas trop à la lettre le calme et la ré-
signation dont se vante Jean-Jacques. La preuve
qu'il n'était pas si tranquille, c'est que, malgré son
antipathie pour les médecins, il se mita lire des
livres de médecine. Les malades aiment ces sortes
d'ouvrages ; mais il faut pour en supporter impuné-
ment la lecture, une dose de connaissances spéciales
et de force d'esprit que n'avait pas Rousseau. Bien-
tôt il crut avoir toutes les maladies; peut-être
n'avait-il que des vapeurs. Il se trouva surtout tous
les symptômes d'un polype au cœur; et ce qu'il y a
de plus fâcheux, c'est que lui qui paraissait jadis si
détaché de la vie, se sentit pris d'un ardent désir
toutes les lettres qu'il écrivit
de Montpellier sont datées de
novembre et de décembre
1737, tandis que M,uï deWarens
ne loua les Charmettes que
le 24 juin 1738, et n'alla les
habiter qu'un peu plus tard.
(Notice de M. de Gonzié, —
MUGNIER, Ch. VII.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 103
de guérison. Au lieu donc d'attendre paisiblement
la mort, qu'il avait si souvent appelée, il résolut, au
prix de beaucoup de fatigues et de dépenses, d'aller
chercher au loin la santé. 11 avait entendu parler
d'un médecin de Montpellier qui avait guéri un
semblable polype; il partit pour Montpellier.
Dans ce temps-là, où l'on n'avait pas la vapeur à
sa disposition, on voyageait à petites journées. De
Chambéry à Montpellier , on avait tout le temps
d'avoir des aventures. Jean- Jacques en eut en effet,
et de plus d'une sorte1.
En passant par Grenoble, il assista à une repré-
sentation d'AIzire, ce qui augmenta encore ses pal-
pitations ; tant il était sensible aux choses pathé-
tiques et sublimes2. Il eut aussi la chance de trouver
dans la même ville une chaise de poste qui retour-
nait à Montpellier. On lui offrit de le conduire à bon
compte, la fatigue et sa santé délabrée le détermi-
nèrent à accepter. Jusque-là, il était venu à cheval.
Mais il avait à peine fait quelques lieues qu'il se
rencontra avec cinq ou six autres chaises. Laissons-
en quatre ou cinq, pour n'en considérer qu'une seule.
Notre malade se sentait peu disposé à faire des frais
pour une société, quelle qu'elle fût; on en serait
donc resté aux rapports de politesse qui s'échangent
d'ordinaire entre personnes fréquentant les mêmes
auberges, si une des voyageuses, Mme de Larnage,
n'avait réclamé plus que des politesses, et n'avait
positivement entrepris le pauvre garçon. Rousseau
1. Voir sur ce voyage :
J.-J. Rousseau à Montpellier,
par A. Grasset, vice-prési-
dent du Tribunal civil de
Montpellier, 1854. — 2. Lettre
à .l/1"» de Warens, datée de Gre-
noble, 13 septembre 1737.
104 LA VIE ET LES OEUVRES
aime à dire que les femmes du monde l'ont recher-
ché et courtisé; ici, il ne demandait qu'à rendre les
armes. Dès le premier jour, les charmes de Mrac Lar-
nage lui avaient tourné la tête, et, à tout hasard,
afin de rendre sa situation plus piquante, il s'était,
sans savoir un mot d'anglais, fait passer pour un
Anglais jacobite, et avait pris le nom de Dudding.
Il parait pourtant que ce ne fut pas sans bien des
peines que la dame vint à bout de vaincre la timi-
dité du jeune homme et de lui faire comprendre ses
intentions. Enfin il lui fallut se rendre à l'évidence,
et un tendre baiser lui expliqua ce que n'avaient pu
lui faire entendre les phrases les plus claires. A par-
tir de ce moment, il n'est plus le même : adieu
niaiserie et timidité; adieu fièvre, vapeurs et polype ;
jamais il ne s'était trouvé tant d'esprit ; jamais il ne
fut si gai ni si bavard.
Le reste se devine. Le voyage déjà si lent, devint
plus lent encore; Jean-Jacques fier de ses exploits,
fier d'être un homme, comme il dit, oublia Mme de
Warens dans les bras de sa nouvelle maîtresse.
Chaque jour resserrait ces liens honteux. D'abord
la présence d'un vieux marquis jaloux imposa une
certaine réserve. Le marquis une fois parti, on ne
se cacha plus et l'on ne se quitta plus. On s'at-
tardait à plaisir; on resta trois jours entiers à Mon-
telimart ; enfin on arriva au Pont Saint-Esprit.
Mmc de Larnage habitait près de là ; il fallut se sé-
parer. Il en était temps; le malheureux, épuisé de
plaisirs, n'aurait pu résister plus longtemps à une
telle vie. Mais on ne se dit pas adieu sans se faire
des promesses, et l'on convint que Rousseau, ou
Dudding, viendrait passer l'hiver avec sa maîtresse.
On supposait qu'il aurait besoin de cinq à six se-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 105
maines pour se soigner; de son côté, Mme de Lar-
nage n'avait pas trop de ce temps pour préparer
l'opinion; sans doute aussi pour disposer sa fille;
car cette femme , qui n'était plus jeune , avait une
fille de quinze ans, qu'elle idolâtrait et à qui,
comme on voit, elle donnait de beaux exemples. En
attendant, on devait s'écrire ; en effet l'on n'y man-
qua pas; mais cette curieuse correspondance n'est
pas venue jusqu'à nous.
La fin de la route fut surtout remplie par les sou-
venirs du commencement. Pas tout à fait cependant :
voyez l'inconstance et la mobilité de Jean-Jacques ;
le Pont du Gard, qui n'est pourtant pas bien loin
du Pont Saint-Esprit, suffit presque à lui faire ou-
blier ses amours. Stupéfait, ravi d'admiration en
face du magnifique ouvrage des Romains, il se di-
sait en soupirant : « Que ne suis-je né Romain ! »
Mme de Larnage avait bien songé à le prémunir
contre les filles de Montpellier, mais non contre le
Pont du Gard. Les arènes de Nîmes, qu'il vit peu
de temps après, lui firent bien moins d'impression.
Le premier était en pleine campagne, les autres
dans une ville et entourées de vilaines maisons. Il
s'arrêta ensuite un jour entier au pont de Lunel,
pour se régaler à son aise dans le cabaret le plus
estimé de l'Europe : Mmc de Larnage l'avait rendu
sensuel. Enfin il ne se rappela qu'il était malade
qu'en mettant le pied à Montpellier. Dès son arrivée,
il alla consulter M. Fizes, et se mit en pension chez
un autre médecin qui tenait une sorte d'hôtel à
l'usage des étudiants. La table y était maigre, mais
la société vive et enjouée ; cette gaité lui fit plus de
bien que toutes les drogues qu'on lui prodiguait. Son
temps passait vite, quoique sans grande utilité : il
106 LA VIE ET LES ŒUVRES
écrivait à Mme de Larnage ; il se promenait en com-
pagnie de quelqu'un de ses commensaux; l'après-
midi, il allait voir jouer au mail; l'exercice qu'il
prenait, rien qu'à suivre les joueurs et les boules,
lui était encore des plus salutaires. En fait d'études,
il voulut faire de l'anatomie, mais la puanteur des
cadavres le dégoûta. Il avait parmi ses amis des Ir-
landais; il apprenait d'eux, par précaution, quelques
mots d'anglais, afin de se mettre en état de soute-
nir, tant bien que mal, chez Mmc de Larnage, le
nom de Dudding, qu'il avait pris assez imprudem-
ment. Le moment d'aller la rejoindre approchait ;
elle le rappelait avec instance ; il s'apercevait d'ail-
leurs qu'on le traitait à Montpellier en malade ima-
ginaire, et qu'on en voulait surtout à sa bourse. Il
jugea donc qu'il trouverait au Pont Saint-Esprit un
régime plus sain, plus agréable et moins coûteux.
Il fixe son départ à la fin de novembre, après six
semaines ou deux mois passés à Montpellier ; mais
il y resta plus longtemps. Nous avons une lettre de
lui à Mmo de Warens, datée de Montpellier, 14 dé-
cembre 1737. Dans une autre, il lui parle de son
projet de quitter cette ville vers la fin de décembre.
Quoique la correspondance de ce côté se soit ralen-
tie, et pour cause, elle conserve, du moins en appa-
rence, le même abandon. Rousseau se plaint beau-
coup de la vie de Montpellier; sa santé, loin de se
rétablir, va de mal en pis. Il ne craint pas de con-
sulter Mme de AYarens sur son projet d'aller, pen-
dant deux mois, prendre le lait d'ànesse, à deux
lieues du Pont Saint-Esprit, dans une charmante fa-
mille, dont il a fait la connaissance en chemin.
Mme de Warens, de son côté, lui donnait si rare-
ment de ses nouvelles que, tout inquiet de son si-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 107
lence_, il écrivit à un ami commun pour en avoir1.
Rousseau n'était pas homme à garder bien long-
temps clans son cœur un amour dont l'objet était
absent. Ses infidélités, doublées d'ingratitude, envers
Mmc de Warens lui pesaient ; les difficultés qu'il
allait chercher auprès de Mm0 de Larnage ne l'in-
quiétaient pas moins. Sans parler de son rôle d'An-
glais, qui pouvait devenir embarrassant, Mm0 de
Larnage avait une famille ; comment serait-il reçu
par elle? Elle avait surtout une fille, quel visage lui
ferait-elle? Et lui-même saurait-il résister à ses jeunes
appas de quinze ans, en face de la beauté un peu
mûre de la mère? Irait-il, pour prix des bontés de
cette dernière, jeter le déshonneur et la dissension
dans sa maison? Il pourrait se vaincre ; le ferait-il?
Le plus sûr était d'échapper par la fuite à toutes
ces chances d'affronts, de tourments, de scandales
et de remords. Tout en faisant ces réflexions, il
approchait du Pont-Saint-Esprit. La volupté, un
reste de passion, les engagements pris l'attiraient;
d'autres considérations le retenaient ; il brûla l'étape
sans s'arrêter.
Il est très fier de cette résolution héroïque ;
et tout en se disant que l'orgueil d'être consé-
quent à ses maximes de sagesse et de vertu n'y
fut pas étranger, il en attribue le plus grand hon-
neur à ses nouveaux principes de philosophie.
« Voilà, dit-il, la première obligation véritable que
j'aie à l'étude... Cette résolution, je l'exécutai cou-
rageusement, avec quelques soupirs, je l'avoue,
1. Lettres, datées de Mont- à M. X. . 4 novembre 1737;
pellier, à Mm» de Warens et à à Mm- de Warens, 14 décembre
M. de Conziè, 23 octobre 1737; 1737.
108 LA VIE ET LES ŒUVRES
mais aussi avec cette satisfaction intérieure, que je
goûtais pour la première fois de ma vie, de me
dire : j'ai mérité ma propre estime; je sais préférer
mon devoir à mon plaisir. » Comme c'est beau
d'avoir de la philosophie, et, par surcroit, de
grandes phrases pour la faire valoir ; mais , qu'un
peu de vieille et simplï!~352ï25pé vaudrait bien
mieux! Il évitait Mmc de Larnage, rien de mieux;
mais pourquoi retournait-il auprès de Mme de Wa-
rens? Quel beau mérite de n'échapper à une faute
que pour tomber dans une autre, pour le moins
aussi grave !
Après un si haut fait, il n'aspirait plus qu'à
monter encore; car, dit-il, « un des avantages des
bonnes actions est d'élever l'âme et de la disposer
à en faire de meilleures. » Celles qu'il rêvait alors
se bornaient à une fidélité, que nous appellerons cri-
minelle, envers Mme de Warens. Mais le sort n'allait-il
pas lui refuser jusqu'à cette prétendue vertu et lui
ménager l'occasion d'en pratiquer une à laquelle il
ne manquait que d'être volontaire pour être plus
réelle ?
Depuis le Pont-Saint-Esprit, il lui tardait d'ar-
river, et le cœur lui battait fort en approchant des
lieux fortunés dont il gardait un si doux souvenir,
et de cette chère maman si tendrement , si vivement,
si 'purement aimée ! Il entre tout essoufflé, il se pré-
cipite ; quel accueil, hélas! Il s'attendait à une
petite fête ; c'est à peine si l'on se dérange pour
lui. Mmc de Warens était avec un jeune homme qui
paraissait établi dans la maison; en un mot, sa
place était prise.
Mais nous continuons le récit de Jean-Jacques,
sans songer que son heureux rival était là depuis
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 109
plusieurs mois, qu'il le savait, et que s'il trouva,
en effet, sa place prise, ce dut être au retour d'un
autre voyage, sans doute de celui de Genève. Une
fois de plus, donc, les Co?ifessious sont encore en
défaut ; mais Jean-Jacques aura pensé que ce dé-
nouement inattendu de son action héroïque ferait
un bon effet dans son histoire.
Le personnage qui le supplantait s'appelait vVint-
zenried. 11 appartenait à une bonne famille, et,
comme sa maîtresse, était de nationalité suisse et
nouveau converti. Il n'était pas d'ailleurs sans ins-
truction ni sans mérite ; mais convenons que Jean-
Jacques était assez dans son rôle en faisant de lui
un portrait qui n'est rien moins que flatteur. C'était,
à l'en croire, un garçon perruquier, sot et ignorant,
autant que vain et présomptueux, qui avait, sans
trop de peine, profité de l'extrême facilité de la
dame. Cette dernière, toujours en veine d'entreprises,
ayant jugé à propos d'étendre sa culture, l'avait
pris comme piqueur pour ses ouvriers et intendant
pour ses affaires. Son garçon perruquier pouvait
être tout cela, et bien d'autres choses encore; car
il n'y avait rien dont il ne se crût capable. Aussi
n'avait-elle pas tardé à le payer de la monnaie qui
lui coûtait le moins ; mais le galant n'était pas
homme à s'en contenter, et tout en gaspillant et gra-
pillant dans la maison de la maîtresse, il ne man-
quait pas d'ajouter aux faveurs qu'elle lui accordait,
celles d'une vieille et laide femme de chambre.
Le coup était rude. Le jour où Jean-Jacques
avait appris de la bouche même de Mme de Warens
la nature de ses relations avec\\)fintzenried, il en
avait été comme étourdi ; et quand elle lui proposa
tranquillement de partager avec lui, son àme se
110 LA VIE ET LES ŒUVRES
révolta. « Non, maman, lui dit-il avec transport, je
vous aime trop pour vous avilir ; votre possession
m'est trop chère pour la partager. » Et il tint sa
résolution « avec une constance digne du sentiment
qui la lui avait fait former. » Le voilà donc trans-
formé, sous le feu de l'adversité, en modèle des
plus hautes vertus. Il s'oublie, pour ne songer qu'à
celle qu'il aime d'une façon si désintéressée ; il veut
la rendre heureuse en dépit d'elle-même. Non con-
tent de refouler tout sentiment de haine et d'envie ,
il entreprend de former le cœur de son rival , de
travailler à son éducation , enfin de le rendre digne
de celle qui a voulu l'élever jusqu'à elle. On peut
remarquer, en effet, dans ses lettres, qu'il ne parait
pas garder à cet homme la moindre rancune. 11 l'ap-
pelle son frère (n'avaient-ils pas la même mère et
maîtresse); il est gai, spirituel, affectueux plus que
jamais. Cependant il ne fut pas longtemps à s'aper-
cevoir qu'il se donnait une peine inutile ; qu'il avait
affaire à un sot impertinent qui n'avait que du babil ,
qui savait cogner, charroyer, fendre du bois avec
gloire, crier à tue-tête, trancher avec cela du gentil-
homme campagnard ; mais à qui il ne fallait pas
demander autre chose.
Nous suivons ici, sans trop y croire, le récit des
Confessions. Cette situation inouïe, incroyable, et la
manière non moins incroyable dont Rousseau semble
la prendre, exigeraient des preuves plus convain-
cantes que sa simple affirmation.
Ne savons-nous pas d'ailleurs qu'à maintes re-
prises, Mmc de Warens avait eu des sujets de mé-
contentement contre lui; que, plus d'une fois, il
avait dû recourir à des amis communs , pour se
ménager une réconciliation, que son cœur, nous
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 111
voulons le croire, désirait sincèrement, mais dont
son intérêt surtout lui imposait le besoin? Dès le
temps de Claude Anet , la mésintelligence régnait
souvent, soyons-en sûrs, dans cette maison pré-
tendue si unie. C'était alors Claude Anet qui pouvait
se dire l'offensé ; maintenant que lui-même subissait
la même injure qu'il avait faite autrefois à son rival,
c'était à son tour à se trouver offensé.
Etant donnés toutefois , d'un coté son intérêt et
son affection, et d'un autre côté la facilité de AIme de
Warens, on peut admettre qu'il la retrouva, sinon
aussi tendre, du moins aussi bien disposée, et sur-
tout aussi affairée qu'il l'avait laissée en partant;
qu'il put oublier, dans son intimité. Mmc de Lar-
nage ; qu'enfin , elle lui fit goûter la médecine qui
convenait le mieux à son état , non celle des mé-
decins, mais celle des attentions et de l'amitié.
Bientôt même, il se fit dans leur vie un change-
ment qui dépassait presque ses rêves : ils allèrent
s'établir à la campagne. On ordonnait le lait à Jean-
Jacques, Mme de Warens voulait étendre sa culture ;
ce projet de campagne leur donnait ainsi satisfaction
à l'un et à l'autre. Ils abandonnèrent la vilaine
maison de Chambéry et ils louèrent dans un vallon
délicieux , à la porte de la ville , une terre retirée et
solitaire. Elle se nommait les Charmettes. C'est là
qu'ils résolurent de se fixer1. «Au devant, un jardin
en terrasse, une vigne au dessus, un verger au
dessous; vis-à-vis , un petit bois de châtaigniers, une
fontaine à portée; plus haut, dans la montagne.
1. Xotice de M. de Confié, etc.
Le bail est du 6 juillet 1738.
Quoique M. de Conzie fût sei-
n'est pas lui, mais un nommé
Noerey, qui était propriétaire
de l'habitation que loua Mme de
gneur des Charmettes, ce | Warens.
112 LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
des prés pour l'entretien du bétail ; enfin tout ce
qu'il fallait pour le petit ménage champêtre que nous
y voulions établir... J'étais transporté. Le premier
jour que nous y couchâmes : 0 maman ! dis-je à cette
chère amie en l'embrassant et l'inondant de larmes
d'attendrissement et de joie, ce séjour est celui du
bonheur et de l'innocence. Si nous ne les trouvons
pas ici l'un avec l'autre, il ne faut les chercher nulle
part. »
CHAPITRE VI
Du mois de juillet 4738 à l'été de 1741 ».
Sommaire : I. Établissement aux Charmettes. — Le Verger des Char-
mettes. — Rousseau se croit très malade. — Ses craintes de la mort
et son retour au sentiment religieux.
IL Hiver passé à Chambéry. — Le médecin Salomon. — Partage de
la journée aux Charmettes. — Fausse méthode de travail.
III. Mémoire au Gouverneur de Savoie. — Refroidissement avec
Mmo de Warens.
IV. Rousseau devient précepteur des enfants de M. de Mably. — Son
inaptitude et son insuccès. — Son Projet pour l'éducation de M. de
Sainte-Marie. — Il compose la Découverte du Nouveau-Monde et
d'autres morceaux littéraires. — Son retour aux Charmettes. — Son
départ pour Paris.
La petite maison des Charmettes, qui abrita pen-
dant trois étés les amours de Rousseau et de Mmo de
Warens, est restée célèbre. Les guides l'indiquent
aux touristes presque à l'égal d'un pèlerinage pieux ;
elle a sa notice spéciale ; le propriétaire a voulu
lui conserver son aspect historique et jusqu'aux
moindres souvenirs de son passé; on y trouve des
vers et de la prose, des sentences et des noms
propres. Citons l'inscription placée par Hérault de
Séchelles, commissaire de la Convention au dépar-
tement du Mont-Blanc; elle peut être regardée
comme le cachet officiel de la Révolution, apposé
1. Confessions, 1. VI.
114 LA VIE ET LES ŒUVRES
sur le séjour d'un de ses plus illustres précur-
seurs :
Réduit par Jean- Jacques habité,
Tu me rappelles son génie,
Sa solitude, sa fierté,
Et ses malheurs et sa folie.
A la gloire, à la vérité
Il osa consacrer sa vie.
Il fut toujours persécuté,
Ou par lui-même ou par l'envie.
Mais en fait de vers, mieux vaut citer ceux que
Rousseau composa lui-même pour célébrer son
Eden. Sa pièce du Verger des Charmettes mériterait
assez peu l'examen, si elle n'avait un côté histo-
rique qui doit nous intéresser. Tout le séduisait
dans ce lieu des Charmettes. Si donc, comme il le
dit, « les vers qu'il a faits sont l'ouvrage de son
cœur et non de son esprit, » ceux-ci devraient être
•parfaits. Cependant, quand on les compare à ses des-
criptions en prose, à celle de l'Ile Saint-Pierre, par
exemple'; ou même, sans aller si loin, à celle du
même lieu des Charmettes , dans les Confessions,
on est étonné de la différence. C'est que la forme
du vers, qui aide si puissamment certains esprits,
gênait au contraire celui de Rousseau. Lui-même,
du reste, se rendait justice à cet égard : « de fré-
quentes répétitions dans les mots, et même dans
les pensées , et beaucoup de négligence dans la
diction n'annoncent pas, dit-il, un homme fort em-
pressé d'être un bon poète. » Signalons encore,
quoique ce ne soit pas le défaut habituel de Rous-
seau, l'air pédantesque qui règne dans cette pièce.
Ces études de toute sorte, ces noms propres se
1 . Rêveries d'un Promeneur solitaire, be promenade.
DE JEAN-JACQUES BOISSEAU. 115
suivant par douzaines, rappellent autant, à notre
avis, le programme du professeur ou le catalogue
du libraire que l'inspiration des muses. Enfin, n'ou-
blions pas non plus les vers heureux. Mais quelques
citations en apprendront plus long que toutes les
remarques :
Verger cher à mon cœur, séjour de l'innocence,
Honneur des plus beaux jours que le ciel me dispense,
Solitude charmante, asile de la paix,
Puissé-je, heureux verger, ne vous quitter jamais.
Il parle de ses occupations : il apprend à jouir
de la vie, à méditer sur la vanité des mortels et à
se déprendre de leurs goûts frivoles ; il fait des-
promenades philosophiques et astronomiques, en
compagnie de Montaigne, La Bruyère, Socrate,
Platon, La Hire, Cassini, Huyghens, Fontenelle. Puis
arrivant, si nous ne nous trompons, au but principal
de son œuvre, il célèbre les vertus et les bienfaits
de Mmc de Warens et s'applique à répondre aux
détracteurs de sa conduite :
Ils voudraient d"un grand roi vous ôter les bienfait?
Leur basse jalousie et leur fureur injuste
N'arriveront jamais jusqu'à son trône auguste;
Et le monstre qui règne en leurs cœurs abattus
N'est pas fait pour braver l'éclat de ses vertus...
Et vous, sage Warens, que ce héros protège,
En vain la calomnie en secret vous assiège ;
Craignez peu ses effets, bravez son vain courroux ;
La vertu vous défeud, et c'est assez pour vous.
Ce grand roi vous estime, il connaît votre zèle ;
Toujours à sa parole il sait être hdèle ;
Et pour tout dire enfin, garant de ses bontés,
Votre cœur vous repond que vous les méritez.
116 LA VIE ET LES ŒUVRES
Vous donc, dès mou eufauce, attachée à m'instruire,
A travers ma misère, hélas ! qui crûtes lire
Que de quelques talents le ciel m'avait pourvu,
Qui daignâtes former mon cœur à la vertu,
Vous que j'ose appeler du tendre nom de mère,
Acceptez aujourd'hui cet hommage sincère,
Le tribut légitime et trop bien mérité
Que ma reconnaissance offre à la vérité.
Oui, si quelques douceurs assaisonnent ma vie,
Si j'ai pu jusqu'ici me soustraire à l'envie,
Si le cœur plus sensible et l'esprit moins grossier,
Au-dessus du vulgaire on m'a vu m'élever;
Si, dis-je, en mon pouvoir, j'ai tous ces avantages,
Je le répète encor, ce sont là vos ouvrages.
Vertueuse Warens, c'est de vous que je tiens
Le vrai bonheur de l'homme et les solides biens.
La liste des auteurs qui contribuent à lui faire ce
bonheur et à lui dispenser ces biens est assez
longue, et il fait défiler sous les yeux : Leibnitz,
Malebranche, Newton, Locke, Kepler, Wallis, Bar-
row, Raynaud, Pascal, Archimède, L'Hôpital, le
mathématicien Descartes, Pline, Nieuwentit, Féne-
lon, Cléveland, Spon, Racine, Horace :
Clarville, Saint-Aubin, Plutarque, Mézerai,
Despréaux, Cicéron, Pope, Rollin, Bardai,
Et vous, trop doux Lamothe, et toi, touchant Voltaire,
Ta lecture à mon cœur restera toujours chère.
Décidément, si Rousseau n'avait pas d'autres
titres pour passer à la postérité, il y a longtemps
qu'il serait oublié.
Il eut encore une autre fois recours à la poésie
pour célébrer « l'adorable bienfaitrice » à qui il
devait son salut. Les vers sont médiocres : mais,
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
117
comme il le dit, « maman n'a pas voulu que je les
fisse meilleurs, disant qu'il n'est pas bon que les
malades aient tant d'esprit1. »
On peut assurément aller aux Charmettes, sans
qu'une pensée d'hommage aux hôtes qui les habitè-
rent s'attache à cette visite. Autrement, non seule-
lement le chrétien, mais l'homme, mais surtout la
femme qui se respectent devraient fuir ce lieu,
comme on fuit une société corrompue. Tel qu'il est,
nous dirions volontiers que la curiosité est déjà de
trop, quand il s'agit d'une retraite qui n'est connue
que par les outrages qu'y subit la morale2.
Le Verqer des Charmettes nous fait pénétrer assez
intimement dans la vie de Rousseau. Nous y
voyons ses méditations et ses promenades, le fouil-
lis de ses études, ses inquiétudes de santé, ses em-
barras d'argent, les accrocs à la réputation de
Mmo de Warens, accrocs qui menaçaient d'aller jus-
qu'à compromettre son existence, en lui faisant sup-
1. Vers à Fanie et lettre
d'envoi à M. de Conzié. On
donne ordinairement à cette
lettre la date du 14 mars 1738;
M. Mugnier la croit de 1739.—
2. Aucune inscription n'indi-
quelamaison des Charmettes,
et quoi qu'en disent les pro-
priétaires, elle semble assez
peu fréquentée. Le salon, la
chambre de Mm« de Warens
et celle de Rousseau sont en-
core tels qulls étaient alors,
et près iue avec les mêmes
meubles. Dans le salon est
un mauvais portrait de Rous-
seau, le portrait classique,
et un autre de Mme de Wa-
rens. On y voit aussi un
tableau allégorique, Hercule
aux pieds d'Omphale : Om-
phale est Mme de Warens en
son costume ordinaire, robe
très décolletée ; mais la figure
d'Hercule ne nous a pas paru
être celle de Rousseau. Sur
deux portes, les bustes de
Rousseau et de Voltaire, se
regardant comme deux chiens
de faïence. Que fait là Vol-
taire, qui n'a jamais pu souf-
frir Rousseau ? On montre en-
core aux Charmettes quelques
autres souvenirs, un cerisier
dont il est parlé dans les Con-
fessions, etc.
118 LA VIE ET LES OEUVRES
primer sa pension. Les Confessions ne font que ré-
péter les mêmes choses avec plus de détails et en
meilleur style. Il y avait dans tout cela Lien des
causes de soucis. Sans parler de ceux qui tenaient
à l'argent et à la santé, Jean-Jacques lui-même nous
laisse entrevoir, sous les fleurs dont il entoure le
vice, qu'une félicité empoisonnée par le remords a
de tristes retours, et que le plaisir condamné par le
devoir n'est pas digne de l'homme. Cependant il
se déclare heureux. Heureux de quoi? D'un bon-
heur senti, goûté, mais qui ne saurait être exprimé.
Malheur à celui qui sentirait comme Rousseau ! Ce
bonheur des Charmettes, presque le seul qu'il re-
connaisse avoir éprouvé dans sa vie, est resté si
profondément gravé dans sa mémoire que quarante
ans après, et jusqu'à son dernier jour1, il lui sem-
blait encore présent. Il en voudrait prolonger la
peinture. Nous, au contraire, pour des raisons faciles
à comprendre, nous ne demanderions pas mieux que
de l'abréger. Cela semble facile au premier abord :
des joies qui ne consistent ni en faits, ni en paroles,
ni, pour ainsi dire, en pensées, ne valent guère que
par le style, et seraient bientôt dites, s'il ne venait
s'y mêler de petits événements qu'il nous faut ra-
conter.
Jean-Jacques avait compté sur l'air de la cam-
pagne pour le rétablissement de sa santé ; au bout
de quelque temps, il fallut renoncer à. cette espé-
rance. La mode était alors au système de l'eau pour
unique remède ; il abandonna le lait pour se mettre
à l'eau; il en but des quantités énormes; mais ce
1. Voir la dernière page des I vrages de Rousseau, inter-
Hêveries, le dernier des ou- | rompu par sa mort.
DE JEANWACQUES ROUSSEAU. 1 19
régime débilitant ne fit que le rendre plus malade.
Son estomac, qui avait été bon jusque-là, lui refusa
sou service; il digérait mal; puis, un matin, il se
sentit pris tout à coup de battements d'artères et
de bourdonnements dans les oreilles. Il se crut
mort, se mit au lit, appela l'homme de l'art, subit
pendant plusieurs semaines ses drogues et ses mé-
decines; mais à la fin, ne se sentant pas mieux, il
se remit à ses occupations ordinaires, préférant,
plutôt que de continuer une cure aussi dégoûtante,
garder toute sa vie ses battements d'artères et ses
bourdonnements. En effet, il n'en guérit jamais
bien et en resta même un peu sourd. A ces acci-
dents vint se joindre une insomnie complète. Pour
le coup, il n'avait plus qu'a se préparer à la mort;
mais ici nous allons le retrouver encore avec ses
idées fausses. 11 avait dû négliger beaucoup la reli-
gion ; il n'avait cependant jamais été un impie. Ses
fautes venaient plutôt de son éducation manquée et
de ses passions que d'une hostilité déclarée. Mais
la passion, si forte qu'elle soit pendant la vie, de-
vient faible à la mort. Il n'avait guère songé depuis
quelque temps qu'à chercher son paradis auprès de
sa maîtresse ; il se prit à penser que ce paradis
éphémère pourrait bien n'être que l'antichambre de
l'enfer éternel.
A l'en croire, il serait tombé dans le scrupule, et
il aurait fallu que le P. Hémet, un brave jésuite,
qui était son confesseur, combattit ses frayeurs.
INous laisserons, bien entendu, Jean-Jacques se con-
fesser tout seul; mais, sans entrer dans des secrets
qu'il ne nous appartient pas de lever, les Confes-
sions (qu'il ne faut pas confondre avec la confes-
sion) nous appartiennent, et nous y voyons de reste
120
LA VIE ET LES ŒUVRES
que le scrupule fut toujours le moindre défaut de
leur auteur. Il avait d'ailleurs, dans la personne de
Mme de Warens, une autre directrice de conscience,
« plus utile que tous les théologiens », qui veillait
sur ses principes, aussi bien que sur sa conduite.
Cette aimable femme, qui « eût couché tous les
jours avec vingt hommes, en repos de conscience,
et sans même en avoir plus de scrupule que de dé-
sir », avait aussi sa religion à elle, faite tout exprès
pour ne pas gêner sa moralité. Elle croyait au pur-
gatoire, mais elle ne croyait pas à l'enfer; elle se
soumettait en général à tous les enseignements et à
toutes les prescriptions de l'Eglise , sauf à en inter-
préter chaque point en particulier tout autrement
que l'Eglise : au demeurant, bonne chrétienne et
bonne catholique, du moins à ce qu'elle prétendait.
Elle inspira ses faciles maximes à son disciple; et
comme celui-ci ne demandait qu'à être persuadé, il
eut bientôt banni ses frayeurs et résolut d'attendre
la mort en toute sécurité1.
11
Jean-Jacques ne mourut point et, l'hiver venu, il
lui fallut retourner traîner à la ville son corps lan-
guissant. Ce ne fut pas sans regrets qu'il dit adieu
aux Charmettes. Ayant perdu depuis longtemps ses
écolières, n'ayant jamais eu de goût pour le monde,
il avait peu de chose à faire à la ville. Il y partagea
son temps entre sa maman et son médecin, M. Sa-
1. Tous ces détails de santé
doivent-ils s'appliquera cette
période de la maladie de Rous-
seau ou à celle qui avait dé-
terminé son voyage de Mont-
pellier? C'est ce que nous ne
saurions décider.
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 1 "2 l
lomon, lequel était de plus un homme instruit, spi-
rituel et grand partisan de Deseartes. Les conver-
sations qu'il eut avec lui sur le système du monde
l'intéressèrent et lui rendirent son ancien goût pour "
l'étude. Il lui semblait qu'il étudiait pour l'autre
monde, mais il n'en étudiait pas moins. Enfin l'ap-
plication de l'esprit, qu'on lui croyait préjudiciable,
le détournant de la pensée de ses maux, en fut
peut-être le meilleur remède. Salomon lui en pro-
cura un autre également excellent, en le délivrant
de ses drogues et le rendant à la manière de vivre
de tout le monde. De sorte qu'il se trouva tout
étonné au printemps de pouvoir, muni d'une respec-
table cargaison de livres, reprendre le chemin des
Charmettes.
C'était trop de bonheur ; il ne songea plus à
mourir. Ne pensant donc qu'à mettre à profit les
joies qui s'offraient à lui . il se plut à mêler les
lettres et les sciences avec les soins du jardin et du
colombier. Mais il avait une mauvaise manière de
travailler. Persuadé que, pour lire un ouvrage avec
fruit, il fallait posséder toutes les connaissances
qu'il suppose , il était arrêté à chaque instant et
forcé de courir incessamment d'un livre à un autre ;
de sorte que quelquefois, avant d'être arrivé à la
dixième page de celui qu'il voulait étudier, il lui
aurait fallu épuiser des bibliothèques. Cette extra-
vagante méthode lui fit perdre un temps infini et
faillit lui brouiller complètement la cervelle.
Salomon le tira de ce mauvais pas. « J'ai bien
réfléchi à vos observations, lui écrivit Jean-Jacques;
je faisais fausse route ;. la marche était trop compli-
quée : je ne m'y embarrasse plus1. » Se sentant alors
I. Lettre a Salomon. sans date.
L
122 LA VIE ET LES ŒUVRES
plus alerte et plus dégagé, il voulut se faire un
plan, trop vaste sans doute, mais convenant assez
bien à son esprit, qui exigeait de la variété et ne
comportait pas une longue application sur un même
objet. La littérature, le latin, l'histoire, les sciences
exactes, la physique, la philosophie, la religion, tout
, y passe. « ISe rien savoir à près de vingt-cinq ans,
■/ dit-il, et vouloir tout apprendre, c'est s'engager à
bien mettre le temps à profit. » Il s'appliqua en
conséquence à partager ses journées de la façon la
plus utile. Il se levait avant le soleil et allait en se
promenant élever son cœur jusqu'à l'auteur de
l'aimable nature. C'était dans l'ordre. « Mes prières
étaient pures, dit-il, et dignes par là d'être exau-
cées. » Sans croire d'une façon absolue à ce compli-
ment, il est certain que sa prière se recommandait
par la beauté de la forme, et même par une exacte
orthodoxie. Adoration, foi, reconnaissance, repentir,
amour, attente de la grâce, demande des biens spi-
rituels et temporels, ferme propos de ne plus offenser
Dieu et confiance en sa miséricorde, prière pour les
parents, les bienfaiteurs, les étrangers même, Rous-
seau y exprime en très bons termes tout ce qui fait
la grandeur et la puissance de la prière. Que n'a-t-il
été plus fidèle à ces beaux sentiments ! Cette prière,
qu'il s'est bien gardé d'insérer dans ses Confessions,
faisait partie des papiers réunis pour la première
édition de Genève. Pourquoi ne l'a-t-on pas utilisée
alors ' ? A-t-on craint de laisser voir un Rousseau
trop religieux?
Après sa prière, il allait rendre visite à sa maman.
Nouvelle occasion de vanter, malgré le flagrant
t. SAYOUS, Le XVIIIe siècle à L'étranger, 1861, t. I, ch. IV.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 123
démenti des faits, sa pureté et son innocence. Us
déjeunaient longuement, et ce n'est qu'après une ou
deux heures de causerie que Jean-Jacques prenait
ses livres jusqu'à midi. Il lisait des philosophes,
qui, selon leur habitude, ne s'accordaient pas entre
eux. Il se mit en tête de les concilier; peine bien
inutile, à laquelle il dut renoncer. Il voulut alors
les lire en s'abstenant de les juger, dans le but
unique d'approfondir leurs idées, sans y mêler les
siennes. Ces essais montrent qu'il n'était pas encore
en possession de la vraie méthode. Ses études de
géométrie et d'algèbre étaient plus faciles ; il ne
dépassa pas du reste les éléments et ne fit qu'ef-
fleurer la géométrie analytique. Il rencontra dans
l'étude du latin de sérieuses difficultés ; il en vint à
le comprendre passablement, mais jamais à l'écrire
ni à le parler. Il scanda presque tout Virgile pour
se familiariser avec le rythme, et ne sut jamais la
prosodie ; il apprenait par cœur de longues tirades
du même auteur pour exercer sa mémoire, mais il
la trouva toujours rebelle.
Le diner était fixé à midi. S'il n'était pas prêt, le
jardin et le colombier offraient un excellent moyen
de passer le temps en attendant. Les repas avec
Mme de Warens étaient longs ; puis venaient les
doux entretiens, les conversations d'affaires, le soin
des fleurs et des légumes, la visite aux ruches.
Jean-Jacques avait tous les goûts de la campagne.
Il aimait les animaux et savait se faire aimer d'euxra
Il fallait le voir au milieu de ses abeilles, admirant
leurs travaux. Il en avait sur les mains, il en avait!
sur la figure ; mais aucune ne le piquait.
Ses occupations du soir étaient moins sérieuses
que celles du matin et consistaient plutôt en lec-
124 LA VIE ET LES OEUVRES
tures qu'en études proprement dites. L'histoire et la
géographie en faisaient les plus grands frais. Il cul-
tivait aussi la cosmographie, et, la nuit venue,
aimait à observer les étoiles. Il plaçait une chan-
delle au fond d'un seau, bien à l'abri du vent, éta-
blissait au-dessus un planisphère au moyen de quatre
piquets et considérait le ciel à travers une petite
lunette, seul instrument qu'il possédât. Un jour, ou
plutôt une nuit, que, couvert d'un grand chapeau et
d'un pet-en-1'air de Mm0 de Warens, il se livrait à
ses observations, des paysans l'aperçurent en ce
grotesque équipage ; ils le prirent pour un sorcier
et ne doutèrent pas qu'on ne dansât le sabbat dans
le jardin.
Ces nombreuses études ne l'empêchaient pas de
se donner avec une égale ardeur à l'horticulture et
à l'agriculture : la terre, le verger, la vigne l'occu-
paient tour à tour. Malheureusement ses forces phy-
siques n'étaient pas au niveau de son zèle ; malheu-
reusement aussi, ces soins, qui auraient dû être un
délassement pour son esprit, ne faisaient que le fati-
guer davantage. Tout en travaillant des mains, il
prétendait en effet ne pas se reposer de la tète.
Partout il emportait avec lui des livres, sauf aussi
à les oublier et à les perdre un peu partout. Il
n'était pas un instant sans se creuser la cervelle,
sans réciter des vers, sans faire des efforts inouïs
pour se remettre en mémoire ce qu'il avait lu ou
appris ; mais tous ses efforts n'eurent d'autre résultat
que de le rendre, pour ainsi dire, stupide et hébété.
Parmi les livres qui lui passaient par les mains,
il affectionnait spécialement ceux de Port-Royal et
de l'Oratoire. Il raconte que ces ouvrages l'incli-
nèrent vers le Jansénisme ; mais on dirait qu'il ne
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 125
voit dans cette erreur que la crainte de l'enfer,
crainte très catholique à coup sûr, quand elle n'est
pas exagérée, et que lui en particulier avait bien
des motifs d'éprouver. « Dans quel état suis-je, se
demandait-il avec terreur, et si je mourais à l'instant
même, serais-je damné? Selon mes jansénistes, la
chose était indubitable ; mais selon ma conscience,
il me paraissait que non. » Toutefois, sa conscience
n'était pas bien sûre de ce qu'elle disait, car malgré
sa vie innocente, il continuait à s'effrayer. MmP de
Warens le tranquillisait ; cela n'a rien d'étonnant.
Le P. Hemet contribuait aussi à calmer ses inquié-
tudes. Il nous semble pourtant que si le Révérend
Père était instruit des habitudes de son pénitent, il
ne devait le rassurer que sous condition. Enfin
Jean-Jacques eut recours aux expédients les plus
puérils. Il se mit en face d'un gros arbre, avec une
pierre dans la main. Si je touche le tronc, dit-il, ce
sera un signe de salut ; si je le manque, un signe
de damnation. Il toucha le but et ne douta plus de
son salut éternel. Il jeùt mieux fait de se croire sauvé
s'il ch,angea+t"cle vie-; tarais ce point' était plus diffi-
cile que l'autre.
En attendant la mort, il se mit à jouir de la vie
le plus doucement possible. Les épauchements avec
Mme de Warens devinrent plus tendres, plus affec-
tueux, s'il est possible ; il était heureux de prolonger
avec elle ses promenades et ses entretiens. A en
juger par la longueur des courses qu'ils faisaient
ensemble, et aussi par l'événement, nous avons peine
à croire qu'il fût aussi mourant qu'il le dit.
126 LA VIE ET LES ŒUVRES
III
Vers le même temps , il écrivit au gouverneur de
Savoie pour l'intéresser à son sort et lui demander
une pension. Cette démarche, concertée et étudiée
avec Mme de Warens , n'était rendue que trop né-
cessaire par l'état financier de la maison '. Le mé-
moire de Rousseau , qui paraît péniblement travaillé,
n'est pas sans valeur au point de vue de la forme.
L'auteur avait pour but de toucher le cœur de Son
Excellence, désir très permis assurément, s'il n'avait
employé que des moyens avoués par la vérité. II.
raconte l'histoire de sa vie; mais pour se rendre
plus intéressant, il la raconte d'une façon tellement
fantaisiste que c'est tout juste si on la reconnaît.
Comme conclusion, il demande que Son Excellence
veuille bien lui accorder une pension telle qu'elle la
jugera raisonnable , et supplie que le prix en soit
remis en ses mains ou en celles de Mme de Warens.
« Ainsi , dit-il en terminant , jouissant pour le peu
de jours qu'il me reste des secours nécessaires pour
le temporel, je recueillerai mon esprit et mes forces
pour mettre mon âme et ma conscience en paix
avec Dieu, pour me préparer à commencer avec
courage et résignation le voyage de l'éternité, et
pour prier Dieu sincèrement et sans distraction pour
la parfaite prospérité et la très précieuse conserva-
tion de Son Excellence2. » Tout à l'heure nous plai-
1. Lettre de Rousseau à Mm' de I seau. M. Mugnier est porté à
Warens, 3 mars 1739. — 2. Mé- I croire que le Verger des Char-
moire au Gouverneur du Savoie. \ mettes était destiné à être pré-
Aux Œuvres de J.-J. Rous- I sente au Roi avec le Mémoire.
DE JEAN -JACQUES ROUSSEAU.
127
dions en faveur des sentiments religieux de Jean-
Jacques ; mais ici il en affecte beaucoup trop pour
qu'ils soient vrais. Dans son testament, il pouvait
être sincère ; dans son mémoire, il n'est qu'un hypo-
crite qui ment pour avoir de l'argent.
Deux lettres , auxquelles on donne la date de 1739,
fixent l'époque de ce mémoire. Toutes deux sont
adressées à Mmc de Warens ; l'une est du 3 mars,
l'autre du 18. Rousseau était alors seul aux Char-
mettes, pendant que Mme de Warens était à Cham-
béry. Il y montre l'abandon le plus tendre, et même
y affecte un ton de gaité qui ne lui est guère habi-
tuel, et qui peut sembler d'autant plus étonnant
qu'un nouveau motif de tristesse, le refroidissement
de Mme de Warens , ne tarda pas à lui arriver.
\JSfintzenried , ou si l'on aime mieux, M. de Cour-
tilles, car il avait pris ce nom pour se donner plus
d'importance , remplissait la maison de sa ridicule
et bruyante personnalité; le pauvre Jean-Jacques,
plus modeste et moins tapageur, n'était plus rien,
^fintzenried le lui faisait sentir en toute occasion :
Mme de Warens en fit bientôt autant, quoique avec
plus de discrétion \ Ce changement qui, d'une simple
diminution d'intimité , devait en venir presque à
l'indifférence, ne se produisit que progressivement,
et eut pour effet d'ajtacher de plus en plus Rous-
seau à ses livres : il n'avait pas d'autre consolation.
Que de fois, seul, en compagnie d'un auteur préféré,
il alla pleurer dans les bois! L'hiver surtout, qu'on
passait à la ville, devait lui être pénible. Toutefois,
s'il n'y possédait pas la ressource de la campagne
1. Il est facile de s'en aper-
cevoir dès le coinm en cément
de 1739. (Voir une Lettre assez
dure de Mm» de Warens, 15 mars,
et la Réponse très soumise de
Rousseau, 18 mars 1739.)
128
LA VIE ET LES ŒUVRES
pour se dérober à ses chagrins, il dut y retrouver
des amis, qui l'aidaient à les supporter. Il s'attacha
à la théorie et à l'histoire de la musique ; c'étaient
deux nouvelles faces d'un goût ancien qui continuait
à lui être cher. Il répondit à un mémoire paru au
Mercure sur la sphéricité parfaite de la terre1. Son
travail , sage et clair, mais sans originalité , ne s'é-
lève pas au-dessus des connaissances élémentaires
et montre simplement qu'il se tenait au courant des
questions scientifiques du jour. Celle-ci était alors
très actuelle; on était au moment où La Hire, Picard
et Cassini allaient publier les résultats de leurs ob-
servations et de leurs calculs sur l'aplatissement des
pôles. C'est aussi vers cette époque qu'il commença
la tragédie-opéra d'Iphis2. Cette ébauche est trop
incomplète pour qu'il soit utile d'en rendre compte.
Dans un genre très différent, il proposa, dit-on, au
ministre du roi de Sardaigne un plan de diligences
pour le commerce du transit. Il espérait, si l'entre-
prise était mise à exécution, en être nommé le direc-
teur3. Enfin, si l'on en croit Grimm, il inventa une
espèce de machine pour s'élever dans les airs4.
IV
Son état d'isolement et de contrainte dura toute
une année. Jean-Jacques sentait qu'il ferait mieux
de s'y soustraire par l'absence; mais il était arrêté
par l'habitude, par l'affection, par l'embarras de
1. Voir aux Œuvres. — 2. Ici.
— 3. Sennebier, Histoire litté-
raire de Genève, 1786, article
J.-J. Rousseau. — h. Correspon-
dance littéraire, 15 juin 1762.—
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 129
trouver le moyen de vivre ailleurs. Mmo de Wareus
ne le renvoyait pas; elle ne faisait rien non plus
pour le retenir. Il finit sans doute par juger que
c'était peu ; que sa situation devenait trop fausse et
trop pénible ; car il prit la résolution de partir.
Mmc de Warens s'employa aussitôt dans ses nom-
breuses connaissances pour lui trouver une position.
Elle ne tarda pas à lui obtenir, par l'entremise de
M. Deybens, le préceptorat des enfants de M. de
Mably, grand prévôt de France et frère du fameux
Condillac1.
Rousseau avait du goût et se croyait des disposi-
tions pour ces délicates fonctions; l'expérience ne*
tarda pas à montrer qu'il avait trop présumé de ses
forces. Il avait deux élèves, d'bumeurs fort diffé-
rentes. L'ainé, enfant de huit ou neuf ans, appelé
Sainte-Marie, d'un esprit assez ouvert, était vif,
étourdi et malin; l'autre , qui s'appelait Condillac,
comme son oncle, était presque stupide, musard,
têtu et ne pouvait rien apprendre. Nous ne savons
si le futur auteur de Y Emile profita pour son grand
ouvrage des observations et des expériences person-
nelles qu'il put faire alors, mais il est certain que
son apprentissage ne fut pas heureux. « Je ne savais
employer, dit-il , auprès de mes élèves que trois
instruments, toujours inutiles et souvent dangereux:
le sentiment, le raisonnement, la colère. » Les deux
premiers étaient à l'usage de l'ainé ; mais l'enfant
ne faisait que rire à part lui des tirades sentimen-
tales de Monsieur son professeur, ou répondre à ses
raisons par d'autres raisons, et rien n'était gagné.
[. Lettre de Rousseau à M. Dey- I par an, plus 30 livres d'é-
bens (avril 1740 . Ses appointe- ! trémies,
inents furent fixés à 350 livres ,
130 LA VJE ET LES ŒUVRES
Avec le petit Condillaç , c'était bien pis , et l'élève
ne triomphait jamais mieux que quand le maître
était en colère. Rousseau voyait son erreur, se ren-
dait compte du caractère des enfants, mais, faute de
savoir diriger le sien, ne réussissait à rien.
Parlons maintenant de son Projet pour C éducation
de M. de Sainte-Marie '. Ce travail est de la fin de
1740. Six ou huit mois, passés auprès de ses élèves
Font mis à même de les bien connaître et de se
faire un plan. M. le Gouverneur renonçait-il déjà à
tirer parti du petit Condillaç, ou respectait-il le
droit d'aînesse au point de ne pas s'occuper du ca-
det? Quoi qu'il en soit, c'est à peine s'il fait men-
tion de ce dernier. Les règles qu'il pose sont très
sages pour la plupart ; quelques-unes sont contes-
tables ; mais en général, elles n'ont rien de neuf.
Songer aux mœurs avant de songer aux études ;
— en religion et en morale , préférer les principes
solides à la multiplicité des préceptes ; — cultiver
l'habitude de l'observation et de la réllexion ; —
montrer l'inlluence des bons sentiments du cœur
sur les lumières de l'esprit; — donner de la vigueur
à l'esprit par l'exercice du raisonnement; — préparer
l'élève, par l'enseignement et l'observation, à acqué-
rir la connaissance des hommes.
Il est à croire que Rousseau espérait rester long-
temps chez M. de Mably, car il expose en termi-
nant un plan complet d'études: latin, histoire, géo-
graphie, histoire naturelle, mathématiques, phy-
sique, morale et droit naturel, belles-lettres, poésie,
peu de rhétorique et de philosophie, des versions,
pas de thèmes; il y est question de toutes les con-
I. Vuir aux Œuvres.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 131
naissances humaines, ou à peu près; la religion
seule y est à peine mentionnée. Au xmiic siècle, on
n'avait pourtant pas encore inventé renseignement
sans Dieu.
Si encore il eût mis en pratique les préceptes
qu'il donnait; mais on dirait qu'il n'en avait voulu
faire qu'un exercice d'esprit. Rousseau a eu dès sa
jeunesse la manie écrivassière ; il ne faut donc pas
s'étonner qu'avant ses chefs-d'œuvre , il ait pro-
duit des œuvres médiocres et banales. On peut dire
toutefois à sa décharge que c'est peut-être à force
de faire des œuvres banales, qu'il a fini par faire
des chefs-d'œuvre.
Sans le projet ci-dessus, l'année qu'il passa chez
M. de Mably serait plus connue par les faits étran-
gers à ses fonctions que par les soins qu'il donna à
ses élèves. Il est fastidieux de se répéter ; mais s'il
retombe sans cesse dans la même ornière, il faut
bien le redire sans cesse. Donc, il se prit d'une
belle passion pour Mmo de Mably. Celle-ci s'en
aperçut; elle ne lui fit pas même l'honneur d'en avoir
l'air; de sorte que le pauvre amoureux, ennuyé de
se morfondre sans profit, finit par où il aurait dû
commencer : il cessa ses œillades et calma ses sou-
pirs. On était d'accommodement dans la famille de
Mably; on en donna bientôt une nouvelle preuve,
et de même qu'on avait toléré auprès des enfants
un gouverneur peu scrupuleux sur les lois de la mo-
rale et de la bienséance, on ne se montra pas moins
facile sur l'article de la probité.
Ce n'est pas que Jean- Jacques fût positivement
un fripon; mais, l'occasion aidant, il fut toujours
faible contre la tentation. On servait de temps en
temps à table un certain vin d'Arbois qui lui plai-
132 LA VIE ET LES ŒUVRES
sait fort. Il aurait aimé à en boire plus souvent ;
mais comment faire? En demander était difficile;
il trouva plus commode d'en prendre. Ses ruses
pour se faire préposer à la cave et pour déguiser
son larcin, sa joie de déguster à lui seul son bon
petit vin , tout en lisant un roman , ses inquiétudes
d'être surpris forment un tableau peu digne de ses
graves fonctions. Il ne pouvait manquer d'être dé-
couvert; mais au lieu de lui faire des reproches ou
de le chasser, on se contenta de lui retirer sans
rien dire la direction du caveau. Tant de discrétion
le toucha et le disposa à rester plus longtemps
qu'il ne l'aurait fait; d'autres, poussés par la confu-
sion, n'auraient eu rien de plus pressé que de s'en aller.
Pendant qu'il était à Lyon, il se fit dans cette
ville un certain nombre d'amis ; malheureusement
il alla surtout les chercher parmi les libres pen-
seurs; ses sentiments religieux, déjà peu ardents,
en furent encore amoindris1. On doit citer parmi
les hommes qu'il vit avec le plus de plaisir, Bordes,
à qui il dédia deux épitres en vers ; le chirurgien
Parisot, à qui il en dédia une aussi 2 ; le musicien
David, un riche Lyonnais nommé Perrichon, et plu-
sieurs autres encore 3.
Un précepteur qui fait de la littérature et des
vers est dans son rôle; Rousseau n'y manqua pas.
Il reste de lui plusieurs morceaux , principale-
ment en vers, qui datent de cette époque. Citons
d'abord la Découverte du Nouveau-Monde, tragédie,
ou plutôt opéra en trois actes, dont il fit même la
musique du prologue et du premier acte4. Colomb,
1. E. Ritter, Nouvelles re- i J. VIII, au commencement. —
cherches, etc., p. 213. — 2. Voir
aux Œuvres. — 3. Confessin7is,
k. Voir aux Œuvres.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 133
à son arrivée en Amérique, se trouve en présence
d'un cacique, modèle de bravoure, de fidélité con-
jugale et de toutes les vertus. Ce héros de la simple
nature est résolu à sauver au moins son honneur
par les armes, s'il ne peut sauver sa vie et ses
états ; mais une femme dont il a repoussé les feux,
ne craint pas, pour se venger, de porter son amour
dédaigné à un des lieutenants de l'étranger. Colomb
vainqueur se laisse toucher par le repentir de la
femme, la noble fierté du cacique et pardonne à
tous. Les passions, même les passions violentes
ne manquent pas dans cette pièce ; elle est, sous ce
rapport, plus vivante que celle de Narcisse, et, sans
être irréprochable, lui est d'ailleurs supérieure de
toute façon ; mais on y voudrait plus d'originalité
dans l'invention et des effets mieux amenés. Les
caractères, plutôt indiqués que suivis, ont à peine
le temps de se développer. Celui de Colomb est ab-
solument nul. On peut encore remarquer dans
cette œuvre le germe des idées que l'auteur sou-
tint si brillamment plus tard, sur la vie sauvage;
témoin les vers de la fin :
Vante-nous désormais ton éclat prétendu,
Europe, en ce climat sauvage.
On éprouve autant de courage ;
On y trouve plus de vertu.
Mais en voilà assez sur un travail que son auteur
avait fini, après quelque hésitation, par jeter au
feu1.
LïÉpître à M. Bordes est consacrée, du moins en
1. Confessions, 1. VII.
134 LA VIE KT LES ŒUVRES
partie, à défendre une thèse analogue, l'union de la
vertu avec la. pauvreté ' :
Restes trop précieux de ces antiques temps
Où des moindres apprêts nos ancêtres contents,
Recherchés dans leurs mœurs, simples dans leur parure,
Ne sentaient de besoins que ceux de la nature,
Illustres malheureux, quels lieux habitez-vous ?
Dites quels sont vos noms ; il me serait trop doux
D'exercer mes talents à chanter votre gloire.
Ce qui ne l'empêche pas de célébrer, en attendant,
les merveilles de l'industrie lyonnaise.il a pris évi-
demment dans cette épître Boileau pour modèle ; il
en affecte la manière dans ses professions de brusque
franchise et d'amour de la vérité ; mais il ne saurait
en atteindre la verve et la correction élégante. Du
reste, il se rend justice, quand il dit :
... Dès les premiers pas, inquiet et surpris,
L'haleine m'abandonne et je renonce au prix.
Il dit encore dans cette épître :
Mon cœur sincère et franc abhorre la satire.
Je dis la vérité, sans l'abreuver de fiel.
Une autre pièce, adressée peu de temps aupara-
vant au même M. Bordes, n'était pourtant pas
autre chose qu'une satire des plus mordantes2. Il
y prend à partie les dévots et les dévotes qui cou-
rent les églises et les reposoirs à la fin du carême,
1. Voir aux Œuvres. — 2. Id.
DE JliAN-JACQUKS ROUSSEAU. 133
et les déchire à belles dents. Tout y passe : le luxe
et la pompe mondaine des autels, les parfums, la
musique, les chanteuses, le moine ignorant et ses
oremus, « la dévote piquante »
Au teint frais, à l'œil tendre et doux,
Qui, pour éloigner tout scrupule,
Vient à la Vierge, à deux genoux,
Offrir, dans l'ardeur qui la brûle ,
Tous les vœux qu'elle attend de nous.
Sans donner à cette pièce plus d'importance
qu'elle ne mérite, est-il bien convenable à un pré-
cepteur de jeter le ridicule sur les choses saintes
et les personnes pieuses, dans des vers pour le
moins légers ?
On voit par ces citations que les idées, le carac-
tère, le talent de Rousseau se développent et pren-
nent le pli que le temps devait leur assurer. Il n'est
pas jusqu'à sa manière de se croire toujours mal-
heureux qui ne se produise dès lors :
Mes maux se comptent par mes jours,
dit-il, dans un compliment à Mme de Fleurieu ».
11 semble, d'après Y È pitre à Parisot, que Jean-
Jacques l'avait pris pour conseiller et pour modèle.
Quoique Mme de Warens l'eût formé précédemment
de plusieurs manières qu'il indique, et d'autres
encore, dont il ne parle pas, il le remercie dans ses
vers d'avoir adouci la rigueur de ses mœurs, et,
par son commerce aimable, de grossier qu'il était,
de l'avoir rendu traitable. Cette pièce répand un
t. Vers pour Mme de Fleurieu ; aux Œuvres.
10
TOME I
136 LA VIE ET LES ŒUVRES
certain jour sur sa manière de vivre à Lyon ,
pendant qu'il y remplissait ses fonctions de pré-
cepteur '.
Je reconnus alors combien il est charmant
De joindre à la sagesse un peu d'amusement.
L'amour, malgré mes soins, heureux à m'égarer,
Auprès de deux beaux .yeux m'apprit à soupiier.
Ce qui ne l'empêche pas d'ajouter :
L'innocence est le bien le plus cher à mes yeux.
Mais aussi.
Rien ne doit être outré, pas même la vertu.
Celle de Parisot n'était pas outrée, eu effet, et sa
tranquille vie avec la « douce Godefroi » qu'il entre-
tenait depuis plus de dix ans, fait l'admiration du
jeune poète. Celui-ci n'était pas précisément un
novice. Il manquait toutefois de la légèreté de
mœurs, de la volupté élégante, de la recherche des
plaisirs faciles, alors si prisées dans un certain
monde , et que le bon Parisot lui enseigna sans
doute.
On peut remarquer que, dans cette pièce , il se
montre nettement républicain. Cela lui était permis,
ne fût-ce que parce qu'il était citoyen d'une répu-
blique. Cependant le portrait qu'il fait de la sienne
1. Aux Œuvres.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 137
n'était pas très ressemblant dès cette époque, et ne
l'est pas devenu depuis.
Être juste est chez nous Tunique politique.
Quel changement quand il a été obligé d'avoir re-
cours à des grands arrogants et vicieux! Il était bien
tenté de rejeter dès lors toute inégalité; mais Mm0 de
Warens lui a appris , malheureusement pas pour
toujours.
Qu'il ne serait pas bien dans la société
Qu'il fût entre les rangs moins d'inégalité.
Avec de telles dispositions, il serait un triste solli-
citeur.
Il en coûterait trop de contrainte à mon cœur.
A. cet indigne prix, je renonce au bonheur.
Il préfère retourner auprès de Mme de Warens, lui
porter sa reconnaissance, ou du moius partager son
destin et ses tourments.
Et le bonheur en vain s'obstine à se cacher;
Puisqu'enfln je connais où je le dois chercher.
La dernière tirade indique que cette épitre fut com-
posée à Lyon peu de temps avant le retour aux
Charmettes.
Il est étonnant que Rousseau, souvent si poétique
dans sa prose, le soit si peu dans ses vers. Il était,
avec le temps , arrivé à peu près à la correction,
mais il ne pouvait s'élever plus haut. Ses vers sont
sur les pieds, ils n'ont pas d'ailes.
138 LA VIE ET LES ŒUVRES
Pendant ce temps-là, il continuait par correspon-
dance ses relations avec Mm0 de Warens. Aussitôt après
son arrivée chez M. de Mably, il lui avait fait part de
ses premières impressions1. Il lui faisait parvenir une
partie de ce qu'il gagnait; elle, de son côté, lui
envoyait des livres, des chemises, des effets, et,
toujours dans la gène, toujours réduite aux expé-
dients, le chargeait de vendre quelques pièces d'ar-
genterie 2.
Cette correspondance, tout en le consolant, renou-
velait ses douleurs et ses regrets. Son cœur était
toujours aux Charmettes. Les usages du monde et
les habitudes aristocratiques d'une grande maison
l'embarrassaient; son inaptitude et son insuccès au-
près de ses élèves étaient manifestes, et il fallait
toute la condescendance, ou plutôt toute la négli-
gence de la famille de Mably pour ne pas s'en préoc-
cuper. Enfin, au bout d'un an, n'y pouvant plus te-
nir, il partit.
Il espérait retrouver le passé, mais le passé ne
saurait renaître. Quelle place pouvait-il occuper
entre Mmc de Warens etfS/intzenried. Il ne lui res-
tait qu'à reprendre sa vie d'étude et d'isolement.
Ne possédant pas dans ses connaissances litté-
raires les moyens de venir en aide à sa bienfaitrice,
il espéra que la science théorique et les idées par-
ticulières qu'il avait en musique lui ouvriraient une
voie plus heureuse. Il travailla dans ce sens et in-
venta un système de notation par les chiffres, qui
lui parut aussi exact, aussi précis et infiniment plus
facile que l'ancien procédé. Il crut avoir rencontré
1. Lettre à Mme de Warens, I lobre 1740.
1» mai 1740. — 2. Id., 24 oc- ;
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 139
d'un seul coup la gloire pour lui, la fortune pour
Mm0 de Warens. Mais il ne pouvait exploiter une si
belle mine dans la petite ville de Ghambéry. Il se
hâta de vendre ses livres, de réaliser les petites
épargnes qu'il avait pu faire à Lyon , et il partit
pour Paris. Il n'y avait pas plus de trois ou quatre
mois qu'il était de retour aux Charmettes ; il avait
alors vingt-neuf ans.
Au moment où il va quitter Mmo de Warens pour
toujours , un mot encore à propos des relations
qu'il avait entretenues avec elle pendant plusieurs
années. Nous n'avons rien à retirer de ce que nous
avons dit, et nous ne présumons pas qu'aucun mo-
raliste soit tenté de nous contredire. Il n'en faudrait
pas conclure pourtant que le scandale ait été ce
qu'il devint plus tard. Certainement la réputation
de Mmc de Warens n'était pas intacte, et celle de
Rousseau pouvait avoir aussi ses taches ; mais
sans les révélations de ce dernier, il est probable
que personne ne se serait douté des graves dé-
sordres qui se commettaient dans cet intérieur. La
situation particulière de Mme de Warens vis-à-vis de
son protégé, les bienfaits dont elle l'avait comblé,
l'espèce d'adoption maternelle qu'elle lui avait ac-
cordée , la différence des âges , tout contribuait à
détourner d'eux les soupçons et donnait une sorte
de légitimité à leur affection, par cela même qu'elle
en rendait les écarts plus odieux. Si le public avait
soupçonné la vérité, auraient-ils pris le soin bien
inutile de continuer leurs habitudes extérieures de
religion? Le P. Hemet, et autres, les auraient-ils
honorés de leurs visites? Rousseau aurait-il osé se
vanter, dans une circonstance solennelle, que « per-
sonne n'avait sur sa conduite, ses sentiments et ses
140 LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
mœurs que de favorables témoignages à rendre '? »
M. de Mably l'aurait-il pris pour précepteur de ses
enfants? En 1751, le P. Bautet faisait encore Méloge
de la piété et des vertus de Mmc de Warens 2. /Quand
elle mourut, Gonzié, un ami, à la vérité, ef fansant
œuvre d'ami, continue à vanter ses qualité^3. Seul,
celui qui aurait dû dissimuler ses hontes, ne fut-ce
que par reconnaissance, se fait une sorte $e glbire
de les étaler au grand jour. IL est vrai qu'il se dés-
honore avec elle, mais le coupable qui dénonce son
complice n'est pas généralement approuvé. Quel
ont été ses motifs ? Nous pouvons nous/ dispense]
de "les rechercher. Explique qui pourra, ce phéno-1
mène de franchise ou de cynisme; nous /constatons,
nous n'expliquons pas. On a dit, ce qui est pour le
moins douteux , que la vérité de ses Confessio?is
l'obligeait à divulguer ces désordres; mais s'il ne
pouvait écrire ses mémoires qu'à ce Rfix, qui l'obli-
geait à les écrire? Quel besoin l'Univers avait-il de
savoir qu'un certain auteur, nommé J.-J. Rousseau,
avait fait sa maîtresse de la femme qui lui avait
tenu lieu de mère ?
I. Mémoire au gouverneur de [ sillon de Bernex, 1751. — 3. De
Savoie. — 2. Vie de M. de Ros- | Conziè, Notice, etc.
CHAPITRE VII
Depuis l'été de 1741 jusqu'à l'été de 1743
Sommaire : I. Séjour de Rousseau à Lyon. — M11» Serre. — Épitre
à Parisot. — Mémoire au P. Boulet.
II. Accueil que Rousseau reçoit à Paris. — Il lit à l'Académie
des sciences son Projet concernant les nouveaux signes de musique.
— Exposé de son système. — Jugement de l'Académie.
III. Importance naissante de Rousseau. — Ses premières relations
avec Diderot. — Il obtient la protection de plusieurs grandes dames. —
Sa maladie. — Ses Prisonniei's de guerre. — L'ambassadeur de Venise
le prend pour secrétaire.
I
Avec le livre VII des Confessions, on entre dans
ce qu'on pourrait appeler la vie publique de Rous-
seau. Désormais la critique aura à s'exercer d'une
façon plus suivie, et l'abondance des documents per-
mettra de soumettre les faits, devenus eux-mêmes
plus nombreux, à la contre-épreuve de témoignages
puisés à des sources différentes; soit que nous con-
frontions l'auteur avec lui-même dans ses produc-
tions diverses, soit que nous le contrôlions au moyen
des mémoires ou des rapports des contemporains.
Comme conséquence, nous devons cesser de suivre
les Confessions pas à pas dans la division de nos
chapitres, ainsi que dans la disposition de notre
travail.
1. Confessions, 1. VII.
142 LA VIE ET LES OEUVRES
Rousseau composa cette seconde partie de ses
Mémoires deux ans après la première , c'est-à-dire
de 1768 à 1770, pendant la période la plus troublée
de sa vie, ne voyant autour de lui que des ennemis,
se croyant traqué, espionné, persécuté par eux.
Mais cette disposition maladive de son esprit n'a,
quoi qu'il en dise, affecté en rien son talent.
Nous l'avons laissé se disposant à partir pour
Paris. A moins de circonstances exceptionnelles, il
goûtait peu les voyages rapides. Rien ne l'obligeant
alors à se hâter, il ne dérogea pas à ses habitudes.
Il s'arrêta à Lyon pendant un temps assez long; il
avait des commissions à y faire, des amis à y voir,
des recommandations à y prendre. Il fut bien ac-
cueilli chez M. de Mably, dont le frère, l'abbé de
Mably, lui donna plusieurs lettres , une entre autres
pour Fontenelle.
Les loisirs dont il disposait lui permirent de voir
souvent MIlc Serre. Il se prit pour elle d'une affec-
tion de plus en plus vive. Tant qu'il ne s'était donné
que comme une simple connaissance, on l'avait bien
accueilli ; mais du moment qu'il laissa supposer des
projets d'union, ses avances furent très froidement
accueillies. La jeune fille elle-même, qui avait
d'autres vues , cessa presque de le recevoir et fit
tout ce qu'elle put pour décourager ses espérances.
Sans fortune, sans état, sans usage du monde,
n'ayant à son actif qu'un passé beaucoup trop ac-
cidenté, il était au fond un maigre parti. Il ne pou-
vait s'empêcher de s'en apercevoir lui-même; mais
comme si l'amour suppléait à tout et devait renverser
tous les obstacles , il ne se rebuta pas et prit le
procédé employé par les amants dans l'embarras,
il écrivit. Il espérait sans doute renouer ainsi des
1>E JEAN-JACQUES R0USSËA1 . 143
relations qui lui échappaient; mais Mllc Serre per-
sista dans son refus, et elle fit bien '.
Ce rôle d'amoureux éconduit déplaisant sans doute
à Jean-Jacques, il a préféré, dans les Confessions,
s'en donner un plus généreux. « Mon cœur se prit, dit-
il, et très vivement. J'eus quelque lieu de penser que
le sien ne m'était pas contraire ; mais elle m'accorda
une confiance qui m'ôta la tentation d'en abuser.
Elle n'avait rien, ni moi non plus; nos situations
étaient trop semblables pour que nous pussions nous
unir: et, dans les vues qui m'occupaient, j'étais bien
éloigné de songer au mariage. Elle m'apprit qu'un
jeune négociant, appelé M. Genève, paraissait vou-
loir s'attacher à elle. Je le vis chez elle une ou deux
fois; il me parut honnête homme; il passait pour
l'être. Persuadé qu'elle serait heureuse avec lui, je
désirai qu'il l'épousât, comme il a fait dans la suite,
et pour ne pas troubler leurs innocentes amours , je
me hâtai de partir. »
« J'arrivai à Paris, dit-il encore, dans l'automne
de 1741, avec quinze louis d'argent comptant, ma
comédie de Narcisse et mon projet de musique pour
toute ressource. )) Il descendit rue des Cordiers,près
de la Sorbonne, à l'hôtel de Saint-Quentin, aujour-
d'hui hôtel Jean-Jacques Rousseau. Jean-Jacques
prétend que c'était une vilaine rue, qu'en dirait-il
aujourd'hui? L'hôtel, qui n'était pas plus beau que
la rue, avait cependant logé des hommes de mérite,
Gresset, Bordes. Mably, Condillac. Jean-Jacques n'y
trouva pour le moment qu'un hobereau boiteux ,
1. Lettreà M"* X., s. d. ÎT'.I . 1736: Musset-Pathay et Peti-
Plusieurs auteurs rapportent tain la placent, avec raison,
cette lettre à l'année 1733 ou , selon nous, en 1741.
114 LA VIE ET LKS ŒUVRES
plaideur et puriste , qui le mit en relations avec
Roguin, et par lui avec Diderot.
Ici se place, suivant l'ordre des temps, le Mémoire
à M. Boulet , pour servir à la vie de l'évèque d'A?i-
)iecy*. Jean-Jacques était alors dans le feu de ses
inventions et beaucoup plus occupé de musique que
de miracles. Cependant cette occasion s'étant offerte
à lui de relever la réputation de Mmc de Warens, il
ne manqua pas de la saisir et raconta en détail, avec
le ton de la plus tendre dévotion, la conversion, la
vie de piété, de détachement et de charité de sa
bienfaitrice, ainsi que l'affection quasi paternelle dont
le saint évêque l'avait entourée jusqu'à sa mort. Si
le P. Boutet forma d'après ce mémoire son opinion
sur Mmc de Warens, il n'est pas étonnant qu'il ait
fait son éloge.
II
Ce que Rousseau avait de plus pressé en arrivant
à Paris, c'était de faire valoir ses recommandations.
Elles lui procurèrent un accueil favorable dans plu-
sieurs maisons, mais ses protecteurs, bienveillants
plutôt que zélés, n'avaient rien à lui offrir de bien
effectif. Une place de secrétaire, aux appointements
de 800 francs et quelques leçons de composition
avaient tout au plus l'avantage de le faire patienter
en faisant durer ses quinze louis. Enfin Réaumur,
avec qui il avait diné plusieurs fois, obtint que son
mémoire sur la notation musicale en chiffres serait
lu à l'Académie des sciences, et le jour dit, 22 août
1. Voir la Vie de M. Rossil- I de Rousseau porte la date du
Ion de Bprnex. — Le mémoire ' 19 avril 1742.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 145
1742, le lit inviter à le présenter lui-même. C'était
un grand avantage pour l'inventeur que d'être ad-
mis aux honneurs de la lecture; mais ce n'était qu'un
premier pas ; l'important était de tirer parti de ce
commencement. Rousseau fut assez content de lui ; la
docte assemblée ne l'intimida pas trop; il lut bien,
répondit passablement; enfin son mémoire réussit et
lui attira les compliments les plus flatteurs. Il en
pouvait à peine croire ses yeux et ses oreilles. Trois
commissaires furent nommés; ce furent MM. de
Mairan, Hellot et de Fouchy, « tous trois de mérite
assurément, dit Rousseau, mais dont pas un ne sa-
vait la musique, assez du moins pour être en état de
juger de mon projet. » Cette ignorance de ses juges
donna bien des soucis à l'inventeur; elle fut, à l'en
croire, l'unique cause de son peu de succès.
Le système de notation musicale de Rousseau est
exposé dans deux ouvrages, dont le second n'est,
pour ainsi dire, que l'explication du premier1. Le
mémoire à l'Académie étant fait pour des savants et
étant destiné à être lu en séance, devait être court
et très |sobre de développements. Les objections à
résoudre et le désir de mettre le public de la partie
inspirèrent bientôt à l'auteur le désir de faire une
seconde édition, plus détaillée, de son premier tra-
vail. Nous n'aurons pas à les séparer dans notre
examen.
Rousseau, malgré son goût pour la musique, avait
eu beaucoup de peine à l'apprendre. Plus tard,
lorsqu'il l'enseigna, il put constater que les obs-
tacles qui l'avaient arrêté, arrêtaient aussi ses élèves.
\. Projet concernant les nou- I — Dissertation sur la musique
veaux signes pour la musique. \ moderne.
J 46 LA VIE ET LES OEUVRES
Du reste, quand ou considère l'immense quantité de
lignes, de notes, de clefs, de signes de toute espèce,
de combinaisons en nombre presque infini, qui en-
combrent une partition, on n'a pas le droit de s'é-
tonner des difficultés de l'exécution ; on devrait plu-
tôt être surpris qu'il soit possible de se mettre tant
de choses dans la tète. L'exécution du chant, qui
devrait être le tout de la musique, n'en est que la
moindre partie; l'observation des règles a, pour
ainsi dire, tout absorbé.
Mais ces règles sont-elles dans la réalité aussi
compliquées qu'elles en ont l'air, et ne serait-il pas
possible d'inventer des signes équivalents, mais plus
simples et moins nombreux? Rousseau l'a pensé;
qui plus est, il prétend avoir réussi. Il n'avait point
à changer la musique; elle est ce que la font les
compositeurs; sous ce rapport, elle est une affaire
d'inspiration et échappe en quelque sorte à toutes
les règles ; mais il pouvait proposer un moyen meil-
leur et plus facile.de la noter.
La science de la musique n'est autre chose qu'une
science de rapports : rapports de hauteur ou de gra-
vité des sons, correspondant à des nombres de vi-
brations plus ou moins grands; rapports de durée,
correspondant aux temps plus ou moins prolongés
des sons ou des silences. Or les chiffres sont l'ex-
pression naturelle des rapports ; le système de nota-
tion par les chiffres- semble donc indiqué par la na-
ture elle-même comme le plus logique et le meil-
leur.
Rousseau avait deux objets à considérer, deux
choses à exprimer : les sons et les durées.
En ce qui concerne les sons, il a pris pour son
fondamental celui qui est donné par un tuyau ou-
I>K JE AN- JACQUES ROUSSEAU. 1 17
vert, long de seize pieds, c'est Yut naturel. Il en a
fait en quelque sorte son unité, unité arbitraire,
mais qui, une fois fixée, entraine tout le reste. Il
l'exprime par le chiffre 1.
Les autres notes de la gamme sont données par
les harmoniques, comme dans la musique ordinaire;
il les désigne par les chiffres 2, 3, 4, 5, 6, 7.
Arrivé là, on peut recommencer une nouvelle oc-
tave, et les mêmes chiffres pourront servir à l'ex-
primer. Il suffit pour cela de leur ajouter un signe
qui permette de reconnaître du premier coup d'œil •
à quelle octave ils appartiennent. Rousseau donne
le choix entre deux moyens : ou bien mettre un
point au-dessus du chiffre pour indiquer l'octave
supérieure, un point au-dessous pour indiquer l'oc-
tave inférieure ; ou bien ranger les chiffres de l'oc-
tave moyenne sur une même ligne, et placer au-
dessus et au-dessous ceux des octaves supérieure et
inférieure. On pourrait, s'il en était besoin, em-
ployer plus d'un point et plus d'une ligne.
Il est bon de remarquer que, dans son mémoire
à l'Académie, Rousseau ne parle que du premier
de ces moyens. Il est présumable que le second lui
fut suggéré par une objection que lui fit Rameau,
la seule, du reste, qu'il ait considérée comme sé-
rieuse. <( Vos signes, lui dit Rameau, sont très bons
en ce qu'ils déterminent simplement et clairement
les valeurs, en ce qu'ils représentent nettement les
intervalles et montrent toujours le simple dans le
redoublé, toutes choses que ne fait pas la note or-
dinaire ; mais ils sont mauvais en ce qu'ils exigent
une opération de l'esprit, qui ne peut toujours suivre
la rapidité de l'exécution. La position d'e nos notes,
continua-t-il, se peint à l'œil sans le concours de
148 LA VIE ET LES ŒUVRES
cette opération. Si deux notes, Tune très haute,
l'autre très basse, sont jointes par une tirade de
notes intermédiaires, je vois du premier coup d'œil
le progrès de Tune à l'autre par degrés conjoints ;
mais pour m'assurer chez vous de cette tirade, il
faut nécessairement que j'épelle tous vos chiffres
l'un après l'autre; le coup d'œil ne peut suppléera
rien. » Cette objection est encore aujourd'hui la
principale qu'on oppose au système de Rousseau et
qu'on peut opposer à tous les systèmes analogues
nés ou à naître1. Cependant la manière dont Rous-
seau a, sinon supprimé, du moins atténué l'inconvé-
nient signalé par Rameau, montre que la notation
par les chiffres pouvait se prêter aux améliorations.
Si, au lieu de l'abandonner, on l'avait étudiée et
suivie, qui sait si elle ne serait pas devenue l'ori-
gine de grands perfectionnements et si son inventeur
ne serait pas rangé parmi les fondateurs delà science
musicale? Mais il se heurtait à des habitudes prises ;
rien de plus difficile à déraciner qu'une habitude.
Un des grands avantages du système est dans la
facilité de la transposition. On sait que les inter-
valles entre les différentes notes ne sont pas égaux,
mais qu'ils sont tantôt d'un ton, tantôt d'un demi-
ton ; de sorte que les sept intervalles de la gamme
font ensemble douze demi-tons. Les douze sons ren-
fermés dans l'étendue de l'octave, forment une série
continue, appelée les douze cordes du système chro-
matique, et servent de fondements ou de toniques
aux douze tons majeurs. Sept de ces sons corres-
pondent aux sept notes ; les cinq autres sont repré-
sentés par les dièzes et les bémols, qui divisent
1. Voir Fétis, Biographie gé- I 1864, t. VII.
nèrale des musiciens, 2e édit., |
DE JEAN-JACQUES RUISSEAU. 149
par moitié l'intervalle entre certaines notes. Ces
douze cordes partagent donc l'octave en douze par-
ties égales, ou réputées égales ; car il y a bien
quelques différences ; mais elles sont si légères qu'on
peut les négliger sans inconvénient.
Supposons qu'on ait effectué le partage et qu'on
l'ait prolongé indéfiniment en haut et en bas ; rien
n'empêche de prendre un quelconque de ces sons
pour en faire Yut d'une nouvelle gamme. Chaque
note de cette nouvelle gamme aura sa note corres-
pondante dans l'ancienne, et tombera nécessaire-
ment sur une des cordes, soit sur une note naturelle,
soit sur une note diézée. Les dièzes se reconnaissent
à un trait oblique qui traverse les chiffres.
Le nom d'une note écrit au commencement d'une
ligne ou d'un morceau de musique, indique que cette
note devenant Yut, les autres suivent régulièrement,
en tenant compte des différences d'intervalles.
L'élève de Rousseau devra s'exercer à lire et à
exécuter couramment les douze notes de la gamme
chromatique, d'abord de la façon normale, puis en
faisant de chacune de ces notes Yut de nouvelles
gammes. Cela s'appelle transposer. Avec un peu
d'exercice, il ne tardera pas à improviser ces trans-
positions sur un simple signe du maître ; et un
orchestre entier jouera en mi ou en sol une pièce
notée en fa, en la, en si bémol, ou en tout autre ton
imaginable.
Rousseau a donné, dans son système, une grande
importance aux intervalles et à la transposition. Il
a la prétention d'avoir apporté à cette partie de la
musique des perfectionnements importants.
Voyons maintenant comment il a satisfait aux
conditions exigées par les durées.
150 LA VIE ET LES OEUVRES
Il se plaint qu'on ait multiplié comme à plaisir
les espèces de mesures. On en comptait quatorze,
il les réduit à deux, la mesure à deux temps et la
mesure à trois temps. Toute mesure indiquée par
un multiple de deux se ramène à la mesure à deux
temps ; et de même pour l'autre.
Oh indique l'espèce de mesure par un chiffre
plus grand, placé au commencement de la ligne ou
du morceau. Quant aux divisions par temps et par
mesures, rien de plus facile que de les marquer.
Chaque mesure es.t renfermée entre deux lignes ver-
ticales; chaque temps est séparé par une virgule.
S'il y a plusieurs notes clans un temps, il peut
arriver que ces notes soient d'inégale durée ; on
réunit alors par un trait, ou même au besoin par
deux traits, toutes celles qui, par leur ensemble,
représentent une seule unité de durée.
Les tenures ou syncopes s'expriment par un point
placé dans la ligne des chiffres. Il est seul, si le son
précédent doit se prolonger pendant un temps ou
une mesure; il est réuni avec d'autres notes, si le
son ne doit se prolonger qu'une partie aliquote du
temps ou de la mesure.
Enfin lé zéro est naturellement indiqué pour ex-
primer les silences, soupirs, demi-soupirs. Il tient la
place du chiffre et marque le temps que doit durer
le silence, de même que le chiffre marque le temps
que doit durer le son.
Ce que nous avons dit suffit pour donner une
idée du système de notation de Rousseau. En
résumé, sa musique est exprimée par des signes
moins nombreux et plus simples ; elle conserve tou-
jours le même nom aux mêmes caractères ; elle re-
présente les intervalles et leurs rapports par les
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 151
caractères mêmes des notes ; elle distingue plus
nettement les notes, les temps et les sileuces ; elle
indique mieux le mode ; elle est à la fois plus
logique, plus claire, plus facile à noter, plus aisée à
apprendre, moins volumineuse et moins diffuse,
moins coûteuse à acheter.
Et pourtant elle n'eut pas de succès. Les trois
académiciens chargés de l'examiner eurent de nom-
breuses conférences avec Fauteur ; ils lui posèrent
des objections; celui-ci y répondit victorieusement,
à ce qu'il lui semblait ; mais allez donc persuader un
savant! Ils lui opposèrent notamment un certain
P. Souhaitti, qui avait aussi imaginé un procédé de
notation par les chiffres. Il est vrai que le système
du P. Souhaitti était très incomplet et différait nota-
blement de celui de Rousseau ; il est vrai encore
que celui-ci ignorait jusqu'à l'existence du P. Sou-
haitti ; ces messieurs n'en conclurent pas moins que
l'invention de Rousseau n'était pas une invention.
Ils trouvèrent aussi, par d'autres raisons qui ne va-
laient pas mieux, des inconvénients et des défauts,
là où ils auraient mieux fait de voir des avantagées.
Enfin, comme conclusion, ils donnèrent à l'auteur
force compliments et prononcèrent que son système
n'était ni neuf ni utile. Rousseau ne pouvait accepter
un tel jugement ; il en appela au public, et composa
à cet effet sa Dissertation sur la musique moderne,
dont nous avons parlé ci-dessus.
111
Cependant, si ses rapports avec l'Académie lui
furent peu utiles pour le but précis qu'il se propo-
152 LA VIE ET LES ŒUVRES
sait, ils lui servirent beaucoup dans un autre sens :
ils le firent connaître. Des éloges décernés par
l'Académie des Sciences ne sont jamais à dédaigner.
Rousseau arrivait d'ailleurs dans un monde et dans
un moment des plus favorables. On était en plein
xviii" siècle. Les esprits, surtout à Paris, étaient
agités par une sorte de fermentation universelle ; on
était las des vieilles idées et de l'ancien régime ; on
voulait à tout prix du nouveau, quel qu'il fût; il n'y
avait pas d'utopie qui n'eût ses admirateurs, pas de
projet qui n'eût ses adhérents, pas de charlatan qui
n'eût ses prûneurs. La religion avec ses dogmes, la
morale avec ses principes, la société avec ses bases,
tout était repris en sons-œuvre ; la littérature, la
philosophie, les sciences, et jusqu'aux questions éco-
nomiques et financières captivaient l'intérêt et exci-
taient les passions, comme le font aujourd'hui la
politique et les affaires ; les hommes de lettres
étaient les arbitres des salons, aussi bien que des
académies. Jean-Jacques avait su tirer parti de ses
recommandations ; la nouveauté de son système,
l'accueil demi-flatteur de l'Académie, l'amitié de
Diderot et de quelques hommes influents lui acqui-
rent une sorte de notoriété ; bientôt il fut en rela-
tions avec tout ce que Paris possédait de plus dis-
tingué ; il n'était pas encore un personnage, mais à
la première occasion il pouvait le devenir. Il comp-
tait à cet effet sur sa Dissertation. Il avait dû, pour
la faire, dire adieu, pendant deux ou trois mois, à
toute autre préoccupation ; il s'obstinait à croire que
là était pour lui la gloire et la fortune. L'événement
donna le change à ses espérances ; la célébrité, que
ne lui procura jamais la musique, devait lui arriver
d'un tout autre côté. Pour commencer, il fallait
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 153
trouver un libraire. Jean-Jacques n'avait pas le
moyen de faire publier son ouvrage à son compte,
et les libraires n'ont pas l'habitude de prodiguer
leurs faveurs aux débutants. Il finit par obtenir
avec peine un traité à moitié frais. Cette difficulté
une fois résolue, il attendait quelque argent de son
œuvre ; mais, malgré l'appui de l'abbé Desfontaines
et d'autres journalistes, elle eut un médiocre succès,
et il dut s'estimer heureux de n'y perdre que le prix
du privilège.
Un des reproches qu'on faisait à son invention
était qu'elle manquait de la sanction de l'expé-
rience ; une jeune Américaine, MUe des Roulins,
qu'il mit en trois mois en état de déchiffrer et de
chanter la musique, même difficile, fut la réponse
victorieuse qu'il fit à l'objection. Mais il aurait fallu
lancer ce succès aux quatre vents du ciel; Jean-
Jacques déclare qu'un tel effort était au-dessus de
son pouvoir. Il avait jeté d'abord tout son feu, avait
épuisé toute l'activité compatible avec sa nature
nerveuse, capable d'un premier mouvement éner-
gique, mais incapable de le soutenir. Il retomba
ensuite dans son indolence naturelle, et l'effort inu-
tile qu'il avait fait n'eut d'autre résultat que d'y
ajouter le dégoût. Il lui restait encore quelques
louis ; il se mit tranquillement à les manger, sans
souci du lendemain et sans songer qu'avant trois
mois il serait à bout de ressources. Il passait la
moitié de ses journées à apprendre des vers, l'autre
à jouer aux échecs. Il voulait arriver à une supério-
rité quelconque , ne fût-ce qu'au jeu d'échecs.
« Primons, n'importe en quoi, se disait-il, je serai
recherché ; les occasions se présenteront, et mon
mérite fera le reste. » Idée ridicule, qu'il appelle le
154 LA VIE ET LES OEUVRES
sophisme de son indolence ; on pourrait l'appeler
plus justement encore le sophisme d'un caractère
égoïste, qui ne veut pas voir que l'homme est sur la
terre, non pour primer, mais pour remplir ses
devoirs dans la situation où la Providence l'a placé
et pour être utile à la société La nécessité même où
il était de se faire une position n'était pas capable
de le décider à presser ses protecteurs. Mably, Fon-
tenelle et Marivaux furent presque les seuls qu'il
continua à voir de temps en temps. Il dit que ce
dernier loua sa comédie de Narcisse et consentit à
la retoucher ; cela ferait peu d'honneur au goût de
Marivaux. On peut remarquer d'ailleurs que les
premières pièces de Rousseau sont tout à fait, sauf
la grâce, dans le goût de cet écrivain. La Biblio-
thèque de Neuchâtel en possède une entre autres,
Arlequin amoureux malgré lui, trop insignifiante
pour qu'il soit utile d'en parler, mais qui n'est
qu'une mauvaise imitation de Marivaux *.
L'abbé Desfontaines lui fut plus utile, par les
justes et sévères critiques qu'il lui adressa et qu'il
parvint même à lui taire goûter. L'abbé journaliste
lui démontra pertinemment qu'il ne savait encore
rien, pas même écrire en français, et qu'il ferait
bi' n de lire d'abord, afin d'apprendre à écrire2.
Mais Jean-Jacques se lia surtout avec Diderot.
Diderot était du même âge que lui, aimait la mu-
sique, en savait la théorie; il ne tarda pas à acquérir
sur son ami un ascendant considérable, et eut à
coup sûr sa part de responsabilité dans les para-
doxes révolutionnaires et impies qui font une partie
1. Revue des Deux Mondes, 15 ] BrunetièRE sur Marivaux. —
décembre 1883; article de M. F. | 2. De Conzié, Notice, etc.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 155
de la célébrité de Rousseau. Celui-ci. faible comme
il était, plus facile à mener qu'un enfant, se serait
évité bien des erreurs s'il eût su mieux choisir ses
conseillers et ses amis.
Le P. Castel, un jésuite, contribua aussi à le
tirer de sa léthargie. Il le détermina à user d'un
nouveau moyen qui ne devait guère convenir à son
antipathie pour le monde ; ce moyen consistait à
faire son chemin par les femmes. Le P. Castel le
recommanda lui-même à deux ou trois grandes
dames : Mmc Dupin, Mmo de Buzenval, Mmc de Broglie,
fille de Mme de Buzenval. Le Révérend Père lui rap-
pela plus tard ce temps de sa jeunesse et les bons
conseils qu'il lui avait donnés alors1.
Rousseau n'eut qu'à se louer de sa docilité pour
son protecteur. Mm de Buzenval et sa fille l'accueil-
lirent bien. Cette dernière surtout, allant à son cla-
vecin, lui fit le compliment le plus flatteur de son
système, en lui montrant qu'elle s'en était occupée.
Dès sa première visite, on le retint à dîner, en com-
pagnie du président de Lamoignon. Le pauvre
Jean-Jacques ne faisait pas grande figure au milieu
de cette brillante société. Après le diner, il essaya
de se relever en lisant son Épitre à Parisot. Son
moyen réussit, et, à l'en croire, il arracha des
larmes à ses trois auditeurs. Passe encore pour les
deux dames, mais pour le grave président, la chose
est difficile à admettre.
L'entrevue avec Mme Dupin fut plus romanesque.
Mme Dupin, malgré ses trente ans passés, était en-
core d'une grande beauté. La première fois que
t. L'Homme moral opposé à | seau..., parle P. CASTEL, 1756.
l'homme physique de M. Rous- ,
156 LA VIE ET LES ŒUVRES
Rousseau vint chez elle, elle le reçut à sa toilette,
usage qui paraîtrait aujourd'hui déplacé, mais que
suivaient alors les femmes les plus comme il faut
et du plus grand monde, et Mmo Dupin était incon-
testablement l'un et l'autre. Cet abord, auquel Jean-
Jacques n'était pas accoutumé, fut plus que n'en
pouvait supporter sa pauvre tête, et en quelques
minutes, en un clin d'œil, il était devenu amoureux.
Il sentit pourtant qu'il n'était pas en situation de
faire à l'instant même une déclaration ; mais au
risque de se fermer, par son indiscrétion, une mai-
son qui pouvait lui être très utile pour son avenir,
il usa et abusa de l'accueil bienveillant qu'on lui fit;
il multiplia ses visites ; il venait diner deux ou trois
fois la semaine ; enfin, n'y tenant plus et ne sa-
chant comment se déclarer, il écrivit. On voit qu'il
n'était timide qu'à ses heures. Mme Dupin fit comme
Mmc de Mably; elle ne prit pas au sérieux la lettre de
Rousseau, la lui rendit au bout de trois jours, avec
accompagnement d'une petite exhortation bien
froide, et continua à le recevoir et à le protéger.
Jean-Jacques aurait dû se tenir pour averti ; il de-
vint plus réservé, mais ne diminua pas ses visites;
il fallut que M. de Francueil, fils de M. Dupin,
lui fit comprendre que sa belle-mère les trouvait
trop fréquentes. Le coup lui fut sensible, mais il
ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même.
Les salons de Mme Dupin étaient des plus bril-
lants de Paris. Sa fortune, ou plutôt celle de son
mari, qui était fermier général, sa beauté, son es-
prit, son amabilité, attiraient l'élite aristocratique et
littéraire de la capitale. « On ne voyait chez elle
que ducs, ambassadeurs, cordons bleus ; » les
Rohan, les Mirepoix s'y rencontraient avec Fonte-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 157
nelle, l'abbé de Saint-Pierre, Buffon, Voltaire et
d'autres. Jean-Jacques, tout perdu qu'il était au mi-
lieu de ces splendeurs, se flattait d'en réfléchir tôt
ou tard quelques rayons, et d'en retirer de l'éclat
pour son propre compte.
Mme Dupin avait deux sœurs, qui ne la valaient
pas. et dont l'une, Mm d'Epinay, jouera plus tard
un rôle important dans la vie de Rousseau. Pour le
moment, il dut se contenter de l'amitié de M. de
Francueil1. La musique fut le lien qui les unit d'a-
bord. Ils étaient amateurs l'un et l'autre, ils travail-
lèrent ensemble. Bientôt ils se mirent aussi à faire
de la chimie. Jean-Jacques, pour se rapprocher de
Francueil, quitta même son hôtel de la rue des
Cordiers et vint habiter rue Verdelet, dans le quar-
tier Saint-Honoré. Il ne tarda pas à y être pris
d'une fluxion de poitrine. « Oh ! s'écria-t-il, si l'on
pouvait tenir resistre des rêves d'un fiévreux, quelles
grandes et sublimes choses on verrait sortir quel-
quefois de son cerveau ! » Ce qui en sortit fut un
opéra-ballet assez agréable, mais qui ne mérite pas
une telle exclamation. Nous voulons parler des
Muses galantes, « œuvre, dit Gérusez, d'un écolier
qui ne promet pas un maître2. » Il fut empêché de
la terminer alors par d'autres soins plus importants,
ce qui fait que nous remettons à plus tard à en
parler.
Il avait composé peu de temps auparavant une
petite pièce de circonstance, en prose, intitulée :
Les Prisonniers de guerre. Il y a peu de chose à en
dire au point de vue littéraire. Elle est sans pré-
1. Francueil est le grand- I 2. Biographie Michaud, article
père de Mm« George Sand. — } J.-J. Rousseau.
158
LA VIE ET LES ŒUVRES
tention ; c'est là sa plus grande qualité. Dorante,
jeune officier français, prisonnier en Hongrie, se
montre à la fois brave , galant et spirituel, et finit
par épouser la fille d'un gentilhomme du pays, en
supplantant un gros et lourd Allemand. Cette petite
intrigue est agrémentée de la part du valet de
Dorante par ce langage alsacien qui fait les délices
des petits théâtres. Rien en tout cela de bien extra-
ordinaire, ni pour le fond, ni pour la forme. Mais,
en qualité de Français, nous ne pouvons refuser à
cette pièce au moius le mérite de l'intention. Les
Français venaient d'éprouver, dans la guerre de
succession d'Autriche , une suite de défaites en
Bavière et en Bohème. Rousseau, qui avait toujours
eu de l'amour pour la France, et qui, par position,
en devait avoir alors plus que jamais, eut la bonne
pensée de le manifester. Sa pièce venait à propos.
Des parents, des amis de ses protecteurs étaient
engagés dans cette malheureuse guerre. « Jamais,
dit-il, le Roi, ni la France, ni les Français ne furent
peut-être mieux loués, et de meilleur cœur que
dans cette pièce. » Il en conclut qu'il n'osa, lui
républicain et frondeur par vocation, ni l'avouer,
ni la montrer. Cette pudeur est de trop, et nous
avons peine à croire qu'il s'y soit soumis, au mo-
ment où son œuvre pouvait lui être si utile. Pour-
quoi l'aurait-il faite, s'il ne voulait la montrer à
personne, et pourquoi, après trois ou quatre ans,
l'aurait-il donnée à un officier de mousquetaires, s'il
l'avait tenue cachée jusque-là.
On peut croire, d'après ces détails, que Rousseau
ne négligeait pas autant ses intérêts qu'il en avait
l'air ; mais d'autres que lui y pensaient également.
Un nouvel ambassadeur, M. de Montaigu, ayant
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 159
été nommé à Venise, Mmes de Buzenval et de Bro-
glie lui firent proposer leur protégé en qualité de
secrétaire. L'affaire ne se traita pas sans peine.
Montaigu, bon militaire peut-être et ayant t'ait beau-
coup de campagnes , mais assez pauvre homme
d'ailleurs, jugeait que, s'il avait besoin de Rous-
seau, celui-ci, vu sa position précaire, avait encore
plus besoin de lui, et il n'aurait pas été fâché de
s'en faire un employé à bon marché. Rousseau
demandait 1,200 francs, l'ambassadeur n'en offrait
que 1,000. Francueil, qui aimait son collaborateur,
l'entretenait dans sa résistance; si bien que Môn-
taigu partit avec un autre secrétaire. Mais celui ci,
à peine arrivé à Venise, se brouilla avec son
patron, de sorte qu'on en revint à Rousseau. On
finit par s'arranger pour 1,000 francs, plus 20 louis
d'indemnité de route. Et voilà comment, après
avoir essayé de dix professions, Rousseau se trouva
engagé dans une nouvelle à laquelle il n'avait
jamais songé sérieusement, et entra dans la diplo-
matie.
CHAPITRE VIII
Du mois de mai 1743 à la fin de 1744
Sommaire : I. Départ pour Venise. — Le lazaret de Gênes. — Rous-
seau exerça-t-il les fonctions de secrétaire d'ambassade? — Manière
dont il s'acquitta de ces fonctions. — Ses premières difficultés avec
Montaigu. — Rousseau quitte l'ambassadeur.
II. L'affaire de Rousseau avec Montaigu est portée au ministère à
Paris. — Vie privée de Rousseau à Venise. — Sun retour à Paris. —
Sympathie universelle qui l'accompagne à Paris. — Inutilité de ses
efforts pour obtenir justice. — Intimité de Rousseau et d'Altuna.
I
Jean-Jacques regrette que la guerre, l'état de sa
bourse, Fini patience de l'ambassadeur l'aient privé
du bonheur d'aller par Chambéry, pour embrasser
en passant sa pauvre maman. Ses regrets sont ici
de trop : il y alla en effet et le voyage de Cham-
béry figure sur la note de frais qu'il présenta plus
tard à Montaigu2. Il est difficile d'admettre que
cette erreur soit involontaire et que cette visite si
désirée, dit-il, n'ait pas laissé dans son cœur un
souvenir plus profond. Les Confessions ne seraient-
elles donc en définitive qu'un roman plus ou moins
historique, dans lequel fauteur se serait préoccupé
de littérature beaucoup plus que de vérité ?
1. Confessions, 1. VII. — 2.
Lettre du comte de Montaigu à
l'abbé Alary, citée par P. Fau-
gère, dans son article : J.-J.
Rousseau à Venise [Corvesponr
dant, 10 et 25 juin 1888).
LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 161
De Chambéry, il alla s"embarquer à Toulon, ou
plutôt à Marseille ; maïs en arrivant à Gènes, un
incident imprévu le retarda plus que ne l'aurait fait
l'autre voie ; le bateau qui le portait fut soumis à
une quarantaine de vingt-et-un jours.
Une quarantaine n'est jamais agréable ; celle-ci
était particulièrement pénible. On avait donné aux
passagers le choix de la subir sur le bateau ou au
lazaret; Rousseau seul choisit le lazaret. Il fut en
conséquence transporté dans un vaste bâtiment, où
il trouva juste les quatre murs, car on n'avait pas
eu le temps de le meubler. Il s'y arrangea une
sorte de vie de Robinson, se faisant un matelas et
une couverture avec ses vêtements, des draps avec
des serviettes cousues ensemble , un siège d'une de
ses malles, et une table de l'autre. Il avait des
livres, du papier, de l'encre, ses repas lui étaient
servis régulièrement, quoique avec les précautions
exigées. Il aurait ainsi atteint sans trop d'ennui le
terme fixé ; il ne fut pas fâché néanmoins de voir
sa détention abrégée d'une semaine, grâce à l'in-
tervention de l'envoyé de France, M. de Jonville.
Il alla passer chez celui-ci le reste de son temps,
se promena, s'amusa, se livra aux charmes de la
société. Cela valait mieux que le lazaret.
À son arrivée à Venise, il trouva un tas de papiers
que M. l'ambassadeur lui avait religieusement con-
servés, faute de savoir les déchiffrer et les appré-
cier. Rousseau, qui ignorait ce que c'était qu'un
chiffre de ministre, vit que ce n'était qu'un jeu ; et
pour le reste, il se mit rapidement au courant ; de
sorte qu'au bout de huit jours, il avait constaté que
toutes ces paperasses étaient fort insignifiantes.
Cela du reste n'avait rieu d'étonnant, car l'ambas-
162
LA VIE ET LES ŒUVRES
sade de Venise était peu importante. Montaigu
n'était pas d'ailleurs un homme à qui on pût con-
fier la moindre négociation. Cependant il lui était
d'autant plus difficile de se passer de secrétaire
qu'il ne savait ni dicter ni écrire1; aussi, avait-il été
obligé tout d'abord, quoique bien à contre-cœur,
d'avoir recours au consul. Aussitôt qu'il eut un
homme à lui, il s'empressa de remercier le consul
et de lui substituer Jean-Jacques 2. De cette façon,
ce dernier qui n'avait en vue que les fonctions de
secrétaire de M. de Montaigu, se trouva élevé du
premier coup à celles de secrétaire d'ambassade.
Ce point a son importance. Voltaire abusant de
quelques expressions équivoques de Rousseau3,
prétendit publiquement à Genève que ce dernier
avait été simplement le valet de M. de Montaigu.
« Si M. de Voltaire, répondit Rousseau, a dit qu'au
lieu d'avoir été secrétaire de l'ambassadeur de
France à Venise, j'ai été son valet, M. de Voltaire
en a menti comme un impu lent. Si dans les années
1743 et 1744, je n'ai pas été premier secrétaire de
l'ambassadeur de France ; si je n'ai pas fait les
fonctions de secrétaire d'ambassade ; si je n'en ai
1. Plusieurs de ses lettres, ]
qui S' int conservées au minis-
tère des affaires étrangères,
sont aussi ridicules pour le
fond qu'incorrectes dans la
furm •. Il l'ut heureux pour
l'ambassadeurque l'arrivée de
Jean-Jacques vint lui appor-
ter le secours d'une réfaction
plus frança ise et inème.rna Igré
son inexpérience, d'une habi-
letémoinsinsufflsantefP.FAU- !
GÈRE, /.-/. Rousseau à Venise).
— 2. Rousseau dut arriver à
Venise au commencement de
septembre ; la prenrère dé-
pêche que l'on trouve écrite
de sa main, au ministère,
porte la date du l\ s<pt mbre
(P. Faugèue). — 3. Voir Let-
tres de Rousseau à Dulheil,
ebargé par intérim des af-
fair s étrangères, 8 et 15 août,
septembre et 11 octobre 1744.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 163
pas eu les honneurs au Sénat de Venise, j'en aurai
menti moi-même \ »
« Il est vrai, dit-il ailleurs, que j'ai été domes-
tique 2 de M. de Montaigu, ambassadeur de France
à Venise, et que j'ai mangé son pain, comme ses
gentilshommes étaient ses domestiques et man-
geaient son pain ; avec cette différence que j'avais
partout le pas sur les gentilshommes, que j'allais au
Sénat, que j'assistais aux conférences et que j'allais
en visite chez les ambassadeurs et ministres étran-
gers, ce qu'assurément les gentilshommes de l'am-
bassadeur n'auraient osé taire. Mais bien qu'eux et
moi fussions ses domestiques, il ne s'ensuit pas que
nous fussions ses valets3. »
Voltaire fit faire, au ministère des affaires étran-
gères, des recherches qui, malgré ses dires, n'étaient
pas concluantes. Rousseau, de son côté, en appela
au témoignage de plusieurs de ses collègues, qui
étaient revenus à Paris à l'époque où il écrivait. Il
aurait pu citer de même tout ce qu'il fit à Venise,
ses actes comme sa correspondance. Ses lettres à
son confrère M. Dupont, secrétaire de M. de Jon-
ville *, à Mme de Warens 3, à Mme de Montaigu elle-
même6, prolestent contre ce titre de valet; ses que-
relles avec M. de Montaigu apr's qu'il l'eut quitté,
ses réclamations au ministre des alfaires étrangères,
ne sont point disputes de valet à maître ; enfin les
1. Bilfpt à M. de Voltaire, | était important. {Dictionnaire
31 mai 17oo. — 2. Le mot do- de LittrÉ.) — 3. Résonnes aux
rne> tique se disait ancien- questions faites par M. de
nement des individus atta- Chauvel, 5 janvier 1767. —
ches à une grande maison, , 4. 25 juillet 1743. — 5. 5 oc-
même quand ils étaient gon- tobre 1743. — 6. 23 novembre
tilshommes et que l'emploi I 1743.
104
LA VIE ET LES ŒUVRES
archives diplomatiques elles-mêmes serviraient au
besoin à lui donner raison contre son contradicteur.
M. de Bourquenay a découvert au consulat de
France à Constantinople une pièce qui montre l'im-
portance du rôle de Housseau. Saint-Marc Girardin,
qui la cite, en l'ait ressortir la portée1. Mais qu'im-
portaient les preuves à M. de Voltaire, il n'en con-
tinua pas moins ses mensonges2.
Non seulement donc Rousseau fut (sans titre offi-
ciel toutefois) secrétaire d'ambassade, mais il mani-
festa, dans cette position, des qualités qu'on ne lui
aurait pas soupçonnées : il fut à la fois probe et
habile. Il se vante, non sans raison, de s'être mon-
tré le défenseur impartial, mais inflexible, des droits
de la France, et de les avoir, quoique étranger,
soutenus avec plus d'énergie et d'efficacité que bien
des Français. Ainsi, l'ambassade jouissait d'une es-
pèce de privilège de franchise ou d'asile, il le
maintint; certains profits revenaient au secrétaire
sur les passeports, il en dispensa les Français,
mais les exigea rigoureusement de tous les étran-
gers, quels qu'ils fussent. Cela faillit lui causer des
désagréments, non seulement de la part de quel-
ques étrangers influents, mais aussi de celle de
Montaigu qui, toujours mesquin, prétendit entrer
en compte avec lui. Rousseau en fut quitte pour
prendre à sa charge les frais de bureau ; ce qui ne
l'empêcha pas de faire au sous-secrétaire, l'abbé de
1. Revue des Deux Mondes,
1er janvier 1852. Voir aussi un
autre article du même au-
teur, sur le séjour de 1-tousseau
à Venise, Journal des Débats.
22 janvier 1862, et surtout l'ar-
ticle de M. P. Faugère, dans le
Correspondant. — 2. Lettres de
Voltaire à Damilavillc, 11 au-
guste, 29 auguste et 7 novem-
bre 1766.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 165
Binis, sa petite part de profits. Son exactitude d'ail-
leurs était telle qu'il aimait mieux supporter per-
sonnellement les conséquences d'une négligence
que de donner la moindre prise contre lui.
On voit que Montaigu, qui était incapable d'avoir
une idée par lui-même, aurait pu sans inconvénient
prendre son secrétaire pour conseil. Sa vanité s'y
opposant, il prêtera se mettre à la remorque de
l'ambassadeur d'Espagne. A tant faire que d'avoir
un directeur, le choix était sensé, les deux cours
ayant à peu près les mêmes intérêts. Par une con-
séquence assez naturelle, les deux secrétaires ne
tardèrent pas à se prendre d'affection, et Carrio, le
secrétaire de l'ambassadeur d'Espagne, resta jus-
qu'à la fin un des amis les plus intimes de Rousseau.
Cependant, l'insuffisance présomptueuse et entêtée
de Montaigu était une cause permanente d'embarras
pour le secrétaire. Quoique celui-ci n'eût pas la
responsabilité des sottises qui lui étaient imposées,
il lui en coûtait néanmoins de s'y soumettre. Il est
vrai que Montaigu, signant souvent sans lire, ou
même ne signant pas du tout, laissait à son subor-
donné bien des moyens de réparer ses maladresses.
Rousseau n'avait garde de négliger les occasions
d'être utile à la France et aux Français. Les cir-
constances lui auraient même permis dit-il, de le
faire dans un ou deux cas assez graves. Après la
mort de Philippe V, l'Autriche avait élevé des pré-
tentions sur le royaume de iNaples. Don Carlos était
dans une situation assez précaire et n'avait pu en-
core se faire reconnaître par les Puissances. Sur ces
entrefaites, l'ambassade de Venise fut informée qu'un
agent désigné était parti de Vienne et se rendait
dans les Abruzzes, afin de les soulever en faveur des
166 LA VIE ET LES ŒUVRES
Autrichiens. Tl était urgent de prévenir le marquis
de l'Hôpital, ambassadeur à Naples ; mais, suivant
sa coutume, Montaigu n'était pas là; Rousseau
écrivit la dépêche et la signa. Peut-être est-ce à
elle, ajoute-t-il, que la maison de Bourbon doit la
conservation du royaume de Naples. Cet avis servit à
Jean-Jacques auprès de l'Hôpital, qui ne s'en cacha
pas; il lui nuisit auprès de Montaigu, qui regardait
les compliments faits à un homme sous ses ordres
comme un vol commis contre lui-même.
L'histoire est jolie et ferait honneur à Rousseau,
si elle était vraie; malheureusement elle ne l'est pas.
R eut, dit M. P. Faugère, l'imprudence de la ra-
conter à un grand diner, chez Mmc d'Epinay; mais
un ancien diplomate lui représenta fort sèchement
qu'il n'avait pu remplir aucune fonction publique à
Venise, étant simple secrétaire de l'ambassadeur,
et non de l'ambassade. Jean-Jacques rougit beau-
coup et se tut1. Faut-il, par la même raison, relé-
guer également parmi les contes une anecdote ana-
logue, quoique de moindre importance, qui lui serait
arrivée avec l'ambassadeur de Constantinople?
Malgré cela, laissons-le se rendre le témoignage
qu'il servit l'ambassadeur, dont il était l'employé,
et la France, à qui il ne devait rien,, d'une façon
irréprochable ; qu'il mérita et obtint l'estime de la
République et de tous les ambassadeurs avec les-
quels il fut en relations; qu'il gagna l'afiection de
tous les Français, y compris le consul qu'il avait
supplanté. Sauf les réserves que nous venons d'in-
diquer, ces éloges pompeux sont en effet à peu près
vrais. Rs doivent suffire à sa gloire; on préférerait
1. P. Faugère, J.-J. Rousseau à Venise.
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 167
pourtant les entendre d'une autre bouche que la
sienne.
Ces occupations ne lui faisaient pas oublier Mmc de
Warens. Il lui écrivit par plusieurs voies différentes.
« Quand Rousseau fut parti, dit Conzié, je portais
à Mm0 de Warens de ses nouvelles l. » Mais pour-
quoi Jean-Jacques avait-il besoin d'un intermédiaire
auprès de Mme de Warens? Pourquoi n'obtenait-il
d'elle aucune réponse? Est-ce que les rapports avec
elle continuaient à être tendus? « Je compte pour
rien, écrivait-il. les infirmités qui me rendent mou-
rant (il était, comme on sait, toujours mourant) au
prix de la douleur de n'avoir aucune nouvelle de
Mm0 de Warens 2. » Cela ne l'empêchait pas d'écrire
quinze jours après à Mme de Warens elle-même :
« Je me porte bien et vous aime plus que jamais...
0! mille fois chère maman, il me semble déjà qu'il
y a un siècle que je ne vous ai vue. En vérité, je
ne puis vivre sans vous3. »
Il s'habituait pourtant à Venise et s'attachait à son
état : il y réussissait et y faisait du bien. Ses succès
lui donnaient de l'importance. Un tel début était
plein de promesses pour l'avenir; mais il était écrit
que la voie de la diplomatie ne serait pas encore la
dernière qu'il tenterait.
Une année ne s'était pas écoulée que déjà les
points noirs se formaient à son horizon. Il est diffi-
cile de juger à distance les querelles de ménage
dont il nous entretient. Est-il vrai que Montaigu
se soit appliqué à peupler sa maison de canaille,
et que Jean-Jacques ait été, au milieu de ces fripons,
1. De Coxzié, Xolice, etc. — , tembre 1743. — 3. 5 octobre
2. Lettre à M. de Conzié, 21 sep- , 1743.
tome i 12
108 LA VIE ET LES ŒUVRES
la plupart italiens, le seul honnête homme ou à peu
près? Est-il vrai que ces domestiques infidèles, forts
de la complaisance ou de l'appui de leur maître,
aient résolu de perdre le censeur inexorable de leurs
vices, le seul qui ait osé leur tenir tète? Est-il
vrai que la crapule et la débauche introduites dans
le palais, presque dans la chambre de l'ambassa-
deur, aient soulevé les scrupules du secrétaire, que
la lésinerie et la malpropreté des repas aient offensé
sa délicatesse, que les passe-droits et les impoli-
tesses aient éveillé sa susceptibilité? Est-il vrai qu'il
ait montré dans ces circonstances une dignité, une
décence, une fierté qu'on ne lui avait pas connues
jusque-là? Peut-être. Mais il est vrai aussi que
Rousseau avait une profonde antipathie pour Mon-
taigu ; il est vrai qu'il avait une faculté d'exagéra-
tion qui l'empêchait de voir la moindre chose dans
ses véritables proportions, une susceptibilité qui le
rendait bien mauvais juge dans sa propre cause,
une inconstance qui le dégoûtait promptement des
choses qui l'avaient le plus séduit d'abord. Il est
vrai aussi que le pudique Jean-Jacques, un moment
après avoir fait parade de ses sentiments d'honnê-
teté et de décence, ne se gène pas pour raconter
certaines aventures assez égrillardes auxquelles il
prit part. Qu'on tempère donc (et Jean-Jacques
semble y consentir ') les torts de l'un par les sus-
ceptibilités de l'autre, les prétentions aristocra-
tiques du grand seigneur par la morgue démocra-
tique du Citoyen de Genève, les exagérations de
1. Lettre à Dulheil, 8 août
17'i4. Voir aussi la lettre dans
laquelle Montaigu explique
à l'abbé Alary ses griefs contre
Rousseau. (P. Faugère.)
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 169
l'imagination et du souvenir par la réalité simple et
prosaïque, et l'on aura plus de chances d'approcher
de la vérité. Mais après cette opération, et sans
attacher une importance excessive à des misères,
on n'en devra pas moins laisser la plus grande
somme de torts au compte de M. de Montaigu.
Jean-Jacques, vraisemblablement, ne se dépouilla
pas de ses défauts en prenant la livrée de l'ambas-
sadeur ; mais, sans avoir eu la conduite exemplaire
et irréprochable dont il se vante, il fut suffisam-
ment intelligent et honnête; c'est déjà beaucoup;
il y en a bien d'autres dont on ne pourrait pas faire
le même éloge.
La première querelle un peu sérieuse entre Jean-
Jacques et son patron eut pour motif une question
d'étiquette. L'ambassadeur devant avoir un jour à
dîner le duc de Modène, prétendit que Rousseau,
qui n'était pas même gentilhomme, n'aurait, pas
plus que les gentilshommes de sa maison, place à sa
table. Rousseau soutint que son titre de secrétaire
lui donnait le pas sur tous les gentilshommes, et
que l'usage lui donnait le droit de diner, en grande
cérémonie, avec le doge lui-même. Le duc de Mo-
dène ne vint pas. Cela trancha la difficulté, mais
n'arrêta pas les taquineries et les injustices de
Montaigu. Cependant, comme celui-ci avait besoin
d'un secrétaire intelligent et sachant l'italien, et
pensait qu'il aurait de la peine à remplacer celui
qu'il possédait, il ne voulait que le mater et non le
renvoyer. 11 avait même trouvé, pour y réussir, un
excellent procédé, c'était de lui enlever les moyens
de s'en aller en ne lui payant pas son traitement.
Jean-Jacques avait beau réclamer, demander son
compte et son congé, son insistance était inutile. A
170 LA VIE ET LES ŒUVRES
la fin, il se fâcha tout à fait, et écrivit au frère
même de Montaigu. La réponse fut faite à l'ambas-
sadeur; on put ju^er à sa colère de ce qu'elle
devait être. Le malheur est qu'elle ne procura pas
à Rousseau son traitement, et qu'elle ne fit qu'en-
venimer le différend ; de sorte qu'il n'eut d'autre
ressource que de prendre ou de recevoir son congé;
car, sur ce point, ses lettres ne sont pas d'accord
avec ses Confessions.
Il se donne naturellement le beau rôle dans la
scène qui eut lieu à cette occasion. Quand on songe
que tous, ou presque tous les faits qu'il rapporte
sont confirmés par sa correspondance du moment1,
on ne peut guère révoquer en doute sa sincérité,
tout en tenant compte de sa passion. C'est encore,
il est vrai, son témoignage, mais donné dans des
circonstances qui en augmentent l'autorité, alors que
la présence de son contradicteur et de ses témoins
eût rendu facile la constatation d'un mensonge. A
la fureur du maître, il opposa la dignité hautaine
et calme de l'homme sûr de son droit. Montaigu
ne trouva rien de mieux que de l'accuser d'avoir
vendu ses chiffres. Vos chiffres, lui répondit Rous-
seau d'un ton moqueur, vous trouveriez difficile-
ment un homme assez sot pour en donner un écu.
Puis, voyant que Montaigu faisait mine d'appeler
ses gens pour le jeter par la fenêtre ; trouvez bon,
ajouta-t-il en fermant la porte, que cette affaire se
passe entre nous; et, lui faisant ses adieux, il s'en
alla, la tète haute, avec la gravité d'un sénateur
romain. Il était resté quatorze mois chez M. de Mon-
taigu.
1. Voir ses Lettres à Dutheil.
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 171
II
Rousseau, sans argent, et, par surcroit, chargé
des malédictions de l'ambassadeur, aurait pu se
trouver dans l'embarras. Mais, par une singularité
qui ne lui fait pas moins d'honneur qu'à ses amis,
il ne rencontra partout que sympathie et bon ac-
cueil. Le consul de France le retint à diner. Tous
les Français de distinction vinrent à ce repas, lui
firent fête, lui ouvrirent leur bourse. Montaigu, de
son côté, s'oublia jusqu'à demander au Sénat de le
faire arrêter ; il n'obtint pas même l'honneur d'une
réponse, et Jean-Jacques, pour le braver, resta
quinze jours de plus, se montrant partout, faisant
des visites. Comment arriva-t-il que des fonction-
naires, des hommes qui avaient besoin de l'ambas-
sadeur, oubliant dans cette circonstance la crainte
de se compromettre, aient pris parti pour le secré-
taire? Celui-ci ne prend pas la peine de nous en
informer ; mais le fait, tout vraisemblable qu'il est,
parait constant.
Rousseau n'avait pas seulement à se faire bien
voir à Venise, qu'il allait quitter ; il avait surtout à
ménager sa situation à Paris, où il pouvait retourner.
Il ne négligea pas ce point important. Il chercha à
mettre dans ses intérêts l'abbé Alary, celui-là même
qui l'avait présenté à la famille de Montaigu. Après
s'être fait auprès de lui un mérite de sa réserve et
des excès qu'il avait endurés avant de prendre la
résolution de se défendre. « Aujourd'hui, ajoute-t-il,
que les procédés de Son Excellence ont rendu
l'éclat nécessaire, je suis obligé d'agir différemment.
172 LA VIE ET LES ŒUVRES
Insulté publiquement,- la défense de mon honneur
veut que je me justifie devant le publie ; et c'est ce
que je ferai avec l'ardeur et la fermeté qui convient
en pareil cas à un honnête homme \ »
Il eut soin d'envoyer directement ses informations
et ses réclamations au premier commis, chargé par
intérim des affaires étrangères. Dès le surlendemain
de sa sortie, il commençait cette correspondance.
Elle est nette, ferme, et ne fait que répéter ce que
nous savons déjà. « Au reste, dit-il, s'il se trouve
que j'aie ajouté un seul mot à la vérité dans l'exposé
que j'ai l'honneur de vous faire, et cela ne sera pas
difficile à vérifier, je consens à payer de ma tête
ma calomnie et mon insolence. »
Huit jours après, nouvelle lettre. L'ambassadeur
continue à traiter son ancien secrétaire comme on
traiterait à peine le dernier des scélérats ; il le fait
poursuivre de maison en maison et défend aux habi-
tants de le loger; il lui a envoyé le compte le plus
inique et a voulu le lui faire accepter de force, le
menaçant, s'il ne partait sur-le-champ de Venise,
de le faire assommer de coups ; non content de lui
refuser ses gages, il lui retient ses hardes sous les
prétextes les plus odieux. Mais Rousseau ne se lais-
sera pas décourager par toutes ces ignominies.
Malgré les préjugés capables de déconcerter un
serviteur demandant satisfaction contre un maître
puissant, il ose en appeler à la voix publique, à
l'estime des honnêtes gens, à l'équité, à la clémence
du Roi contre les injustices et les outrages sanglants
par lesquels M. l'ambassadeur a prétendu signaler
soa autorité, en diffamant un homme d'honneur qui
1. Lettre à l'abbé Alary, août 174i.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 173
ne peut se reprocher d'autre faute à son sujet que
celle d'être entré dans sa maison1.
Avant de suivre Rousseau à Paris, où il continua
cette correspondance et cette petite guerre, restons
encore un peu à Venise. Nous avons vu jusqu'ici le
fonctionnaire grave et digne, il est à propos de voir
aussi l'homme privé.
La première et la plus douce de ses récréations
était, dit-il, la société des gens de mérite. Il en cite
trois ou quatre, il a oublié les autres, ce qui prouve
que leur mérite n'était pas bien frappant. Dans ces
réunions, passablement mêlées, on faisait de la
musique, on dansait, on jouait quelquefois. Chacun
amenait sa femme, son amie, sa maîtresse, et, ce qui
paraîtra étonnant dans ce pays italien, célèbre par
ses jalousies, tout ce monde s'amusait et faisait bon
ménage. Jean-Jacques était arrivé avec les préjugés
de tout bon Français contre la musique italienne,
mais il ne tarda pas à changer d'avis et se prit pour
cette musique d'une passion qui ne le quitta plus.
Son bonheur était de s'enfermer seul dans une loge
à l'Opéra et de savourer à son gré les airs délicieux
qu'on y chantait. Mais il mettait encore bien au-
dessus de la musique d'opéra celle des Scuole. Les
Scuole étaient des maisons de charité établies pour
donner de l'éducation à des jeunes filles pauvres.
Tous les dimanches, à vêpres, ces jeunes filles,
cachées dans des tribunes grillées, exécutaient des
motifs à grand orchestre. Rousseau ne concevait
rien de plus admirable que leurs chants. Il aurait
bien voulu joindre au plaisir de l'oreille celui des
yeux. Son ami Carrio lui procura cette satisfaction
1. Lettres à Duthei', 8 et 15 août 17 14.
174 LA VIE ET LES ŒUVRES
et lui fit voir ces enfants; la plupart étaient horri-
bles ; il n'en continua pas moins à se les figurer
charmantes toutes les fois qu'il les entendit. Enfin,
tout cela ne lui suffisant pas, s'il n'exécutait lui-
même, il trouva moyen de faire, avec quatre ou cinq
symphonistes, de petits concerts. Il y répétait les
plus beaux morceaux des opéras qu'il avait entendus.
Il y essaya aussi plusieurs airs de ses Muses
Galantes. Pour comble de bonheur, il eut la joie
d'en voir jouer et danser deux ballets au célèbre
théâtre de Saint-Jean-Chrysostome.
Heureux s'il s'était borné à ces distractions ; mais
il voulut goûter aussi d'autres plaisirs. Les plaisirs
de Venise sont, hélas ! les plaisirs de partout. Le
consul avait deux filles ; Jean-Jacques ne pou-
vait décemment jeter ses vues sur elles; les mai-
tresses étaient trop chères pour sa bourse ; il eut la
pensée d'en avoir une de moitié avec son insépa-
rable Carrio. Ils commencèrent à cet effet à faire
élever une toute jeune fille, trop jeune même pour
servir à leurs passions; mais la pauvre enfant leur
fit pitié ; ils l'auraient plutôt protégée que désho-
norée. Jean-Jacques partit sur ces entrefaites, et la
chose n'eut pas de suites.
Restent deux aventures de courtisanes, assez mal-
propres et qu'il est difficile de présenter aux lec-
teurs honnêtes. Les détails d'anatomie physique et
morale qu'elles contiennent sont également répu-
gnants et seraient plus à leur place dans YAsso?n-
moir que dans un livre sérieux. Rousseau, qu'on
regarde avec raison comme un des pères du Roman-
tisme , était bien aussi réaliste à ses moments. Les
romans et le théâtre ont l'habitude d'idéaliser le
vice. Jean-Jacques l'idéalise et le matérialise tout à
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 17.")
la fois. C'est la nature, dira-t-on. — Oui, mais c'est
la nature corrompue; on doit se garder de la dé-
voiler au public. Nous pourrions donner en preuve
de ce que nous avançons la Padoana et Zulietta;
nous croyons mieux faire de les passer sous silence.
Il était temps, ne fût-ce que par crainte pour sa
peau, que Jean-Jacques partit de Venise. Il se rendit
à Genève; il eut même, à ce qu'il prétend, l'inten-
tion de s'y arrêter, afin de se ménager un retour
auprès de Mme deWarens. Cependant, s'il avait un si
grand désir de vivre avec elle, comment, passant si
près de sa demeure , ne l'honora-t-il pas seulement
d'une visite? Son affection pour Mme deWarens avait
reçu de rudes atteintes, cela n'est pas douteux:
mais alors qu'il ne continue pas à en faire parade.
Il traversa Nyon sans voir son père. Non par in-
différence, grand Dieu! mais uniquement parce qu'il
craignait les reproches de sa belle-mère. A Genève,
un ami commun, le libraire Duvillard, lui fit sentir
son tort. Afin de le réparer, ils reprirent ensemble
la route de Nyon et descendirent au cabaret. Duvil-
lard alla chercher le père Rousseau : tous trois sou-
pèrent de compagnie, passèrent une soirée déli-
cieuse, et de cette façon, Jean-Jacques eut la
satisfaction de voir son père, et celle, non moins
vive, de ne pas voir sa belle-mère. Enfin, il arriva
à Paris avec l'intention bien arrêtée d'employer
tous les moyens pour obtenir justice.
Le bruit de son histoire l'avait devancé. Il avait
écrit . vraisemblablement de Genève , une nouvelle
lettre au ministre ; il lui en remit une dernière aus-
sitôt qu'il fut à Paris. De son côté, Montaigu avait
envoyé aussi ses informations. Jean-Jacques, du
reste, ne se posait point en solliciteur; il ne de-
176 LA VIE ET LES ŒUVRES
mandait pas d'emploi; mais il lui importait que le
public sût si, oui ou non, il avait mérité son sort.
Rien de plus facile , disait-il , que de s'en assurer.
k S'agit-il de l'intérêt; le compte que j'aurai l'hon-
neur de vous remettre, écrit de la propre main de
M. le comte de Montaigu, est un témoignage sans
réplique, qui ne fera pas honneur à sa bonne foi.
S'agit-il de l'honneur; tout Venise a vu avec indi-
gnation les traitements honteux dont il m'a accablé *. »
Tout Paris le voyait également et ne se faisait
pas faute de le dire; mais qu'il y avait loin de cette
sympathie platonique à la réparation effective!
Montaigu était l'ambassadeur, Rousseau n'était que
le secrétaire; Montaigu était Français, Rousseau
était étranger; Rousseau surtout étant l'employé
personnel de Montaigu, l'affaire semblait devoir
s'arranger entre eux; le Gouvernement avait peu
de chose à y voir. Aussi le malheureux Jean-Jacques
fut-il en définitive abandonné à la discrétion de son
contradicteur. On convint que c'était inique, mais
les mœurs du temps le voulaient ainsi.
Il espérait qu'à force de crier, de tempêter, de
traiter publiquement Montaigu comme il le méritait,
il éveillerait l'attention et en profiterait pour ré-
clamer un jugement. Au lieu de cela, on le laissa
crier; on fit même chorus avec lui; si bien qu'à la
fin, las d'avoir toujours raison et de n'obtenir ja-
mais justice, il perdit courage et en resta là. Mais on
peut se figurer l'indignation qui lui monta au cer-
veau « contre ces sottes institutions sociales , où le
vrai bien public et la véritable justice sont toujours
sacrifiés à je ne sais quel ordre apparent, destructif
1. Lettres à Dutheil, fin de septembre et 11 octobre 1744.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 177
en effet de tout ordre, et qui ne fait qu'ajouter la
sanction de l'autorité publique à l'oppression du
faible et à l'iniquité du fort. »
Le concert d'approbation qui entoura Rousseau
eut pourtant sa note discordante. Mmc de Buzenval,
entichée de sa noblesse, ne put se mettre dans la
tète qu'un ambassadeur put avoir tort contre son
secrétaire et ne cacha pas son sentiment à son an-
cien protégé. Il en fut si piqué qu'en sortant de chez
elle, il lui écrivit une des plus vives lettres qu'il ait
faites, et ne retourna jamais la voir. Sa lettre même
est tellement mordante qu'on douterait presque qu'il
ait osé l'envoyer à son adresse '.
Quoiqu'il ait été reçu par le P. Castel mieux que
par Mme de Buzenval, il le trouva partial et cessa
de le voir. Il n'eut plus désormais de relations avec
les Jésuites.
Peu de temps après ces événements , Montaigu
fut destitué. Jean-Jacques se flatte que les difficultés
qu'il avait eues avec lui ne furent pas étrangères à
sa destitution. Il eut alors la joie tardive d'être payé
de son traitement. Il en employa l'argent à s'acquitter
de ses dettes, notamment de celles qu'il avait con-
tractées à Venise, et se retrouva la bourse aussi vide
qu'auparavant, mais avec un grand poids de moins
sur l'esprit.
Nous avons fini de raconter les hauts faits de
Rousseau dans la diplomatie. Il y fit preuve de
qualités utiles; s'il avait eu un meilleur chef, il
aurait pu s'y fixer, peut-être y réussir. Faut-il re-
gretter néanmoins qu'il ait abandonné cette carrière,
comme il en avait abandonné tant d'autres. ISous
1. Lettre à A/™0 de Buzenval, novembre 1744.
178 LA VIE ET LES ŒUVRES
ne le croyons pas. Comme à tous les hommes d'ima-
gination, toutes choses d'abord lui semblaient belles;
il s'élevait facilement, mais il ne savait pas se sou-
tenir. Il aurait été dans la diplomatie ce qu'il avait
été dans l'éducation, pour laquelle aussi il s'était
cru des dispositions. Il iit longtemps sa profession de
la littérature, parce qu'elle est la variété même,
encore finit-il par l'abandonner comme le reste.
Rousseau donc n'aurait jamais été un ambassadeur
habile , parce qu'il aurait porté avec lui dans ses
ambassades son imagination exaltée, sa sensibilité
maladive, son inconstance, ses passions. Voyez-le
donc menant les affaires de la politique comme il
mena ses propres affaires ; voyez ce mélange de lais-
ser-aller et de raideur, ce caractère inquiet, qui se
trouble pour rien , cette sauvagerie , cette indépen-
dance incapable de se plier aux usages les plus
simples. Voyez encore Rousseau fatalement amou-
reux, comme Ruy Blas, d'une reine ou d'une impé-
ratrice, et ne sachant pas même contenir ses senti-
ments. C'est là que Voltaire aurait eu raison de
s'écrier que ce serait un opprobre pour un ministère
qu'un homme tel que J.-J. Rousseau eût été ambas-
sadeur1.
Ayant dit adieu de bon cœur à toutes les ambas-
sades, Jean-Jacques fut heureux de trouver dans le
sein de l'amitié des consolations à ses ennuis. Il
s'était lié à Venise avec un Biscayen nommé Al-
tuna. Ce jeune homme était, paraît-il, un modèle
de toutes les vertus et de toutes les perfections. Il
était venu en Italie pour y étudier les beaux-arts,
\. Lettre de Voltaire au Secrc- I 6 novembre 1766.
taire d'ambassade de France, \
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 179
mais Rousseau lui ayant reconnu un merveilleux
talent pour les sciences , l'engagea à aller passer
quelque temps à Paris. Ils s'y retrouvèrent en effet,
et comme Altuna avait un logement trop grand pour
lui seul, il en offrit la moitié à son ami. Altuna
n'aurait pas été parfait, s'il n'avait été un chrétien
convaincu et fervent; mais il était aussi tolérant
pour les idées des autres qu'il était affermi dans les
siennes. Aussi les divergences de pensées qui exis-
taient entre les deux amis, n'altéraient pas l'harmonie
de leurs cœurs. Sa tolérance toutefois n'était pas de
l'indifférence, et quoique Rousseau ne le dise pas
formellement, il semble clair qu' Altuna essaya de
le convertir. Toujours est-il que malgré, ou peut-
être à cause de leurs discussions, ils étaient devenus
inséparables. Pourquoi nous séparer, disait Altuna?
Venez avec moi en Biscaye; nous vivrons ensemble,
ensemble nous serons heureux. Ils convinrent en
effet de se réunir, mais les événements, peut-être
aussi la nécessité de mener avec Altuna une vie ré-
gulière empêchèrent Rousseau d'accepter ces offres
généreuses. Altuna partit seul. Pendant plusieurs
années, il continua ses instances pour attirer Rous-
seau. La réponse de ce dernier est curieuse et bien
capable d'attrister un cœur chrétien. « A quelle
rude épreuve mettez-vous ma vertu , en me rappe-
lant sans cesse un projet qui fait l'espoir de ma vie.
. . . Mais vous connaissez mes sentiments sur un cer-
tain point; ils sont invariables... Vous cherchez
par zèle à me tirer de mon état ; je me fais un de-
voir de vous laisser dans le vôtre... Vous voyez
donc que, de toute manière, la dispute sur ce point
est interdite entre nous. Du reste, ayez assez bonne
opinion du cœur et de l'esprit de votre ami, pour
180 LA. VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
croire qu'il a réfléchi plus d'une fois sur les lieux
communs que vous lui alléguez, et que sa morale
de principes, si ce n'est celle de sa conduite, n'est
pas inférieure à la votre, ni moins agréable à Dieu.
Je suis donc invariable sur ce point. Les plus af-
freuses douleurs ni les approches de la mort n'ont
rien qui ne m'affermisse, rien qui ne me console,
dans l'espérance d'un bonheur éternel que j'espère
partager avec vous dans le sein de mon Créateur1.»
Les liens honteux dans lesquels Jean-Jacques était
engagé à l'époque où il écrivit cette lettre lui don-
nent une triste signification. Est-il absolument sin-
cère et serait-ce juger témérairement que de donner
pour première cause à sa prétendue fermeté la
crainte d'être obligé de changer de vie en changeant
de principes? Quoi qu'il en soit, il n'alla point en
Espagne comme il en avait eu le désir. Altuna se
maria, eut des enfants, mourut jeune, et Jean-
Jacques poursuivit son existence décousue.
\. 30 juin 1748.
CHAPITRE IX
1745-1749 \
Sommaire : I. Thérèse Le Vasseur. — Opéra des Muses galantes. —
Difficultés avec Rameau.
II. Les Fêtes de Ramire ; premiers rapports de Rousseau avec Vol-
laire. — Rousseau perd son père. — Il devient la proie de la famille
de Thérèse. — Il reprend ses fonctions de secrétaire de Mme Dupin et
de M. de Francueil. — Liaison avec Diderot et Condillac. — L^ Per-
ti fleur.
III. Le ch;Ueau de Chenonceaux. — L'Engagement téméraire. —
L'Allée de Sylvie.
IV. Rousseau met ses enfants aux Eafants-Trouvé?.
V. Le château de la Chevrette. — Liaison avec Mmï d"Épinay. —
Rousseau fait des articles sur la musique pour l'Encyclopédie.
I
Jean-Jacques était retourné loger à son petit hôtel
de la rue des Cordiers. « Là, dit-il, m'attendait la
seule consolation que le ciel m'ait fait goûter dans
ma misère; et qui seule me la rend supportable. »
11 est bon d'ajouter pour ceux qui ne s'en doute-
raient pas, que ces paroles s'appliquent à une liai-
son de bas étage qui, de l'aveu de tous, amis 'et
ennemis, pesa sur sa vie entière, pour la tourmen-
ter, la perdre et la flétrir. Son récit, digne du
fait lui-même, peut passer pour un chef-d'œuvre
de sophistique. Pendant que, dans sa chambrette,
il travaillait à son opéra des Muses galantes, Thé-
rèse Le Vasseur. car c'est d'elle qu'il est question,
1. Cun fessions, 1. VII-
182 LA VIE ET LES OEUVRES
était employée à raccommoder le linge de la mai-
son. La jeune servante, comme c'était l'usage clans
les auberges de cette importance, mangeait avec les
hôtes, et trop souvent était en butte aux plaisante-
ries de la société. Rousseau, qui n'était plus un
jeune homme, il avait trente-deux à trente-trois
ans, fut frappé de son air modeste, de sa douceur,
de sa timidité ; il se fit le défenseur de l'inno-
cence, et tout en détournant sur lui une bonne part
des quolibets, y gagna la reconnaissance de la
pauvre enfant. Que dire enfin ? Voulant la sauver,
pour mieux y parvenir, il se donna à elle ; en
d'autres termes, il la corrompit lui-même. Ce pro-
cédé rappelle assez bien l'homme charitable qui,
dans la crainte qu'on ne vole la bourse du voisin,
s'en empare le premier. Admirons ce merveilleux
talent qui, volontiers, ferait passer la séduction pour
une bonne œuvre. Dans cette société, qui pouvait
être assez mêlée et se permettre des propos parfois
épicés, il n'y avait, à entendre Jean-Jacques, que lui
d'honnête ; c'est pourquoi il en donna la preuve que
nous venons de voir. Cependant, afin de se montrer
absolument délicat, il déclara à Thérèse qu'il ne
l'abandonnerait pas, mais aussi qu'il ne l'épouserait
jamais. Voilà son maximum en fait de morale.
D'autres trouveront que de tels engagements n'en-
gagent pas beaucoup. Lui-même n'avait, en effet,
cherché d'abord qu'à se donner un amusement ;
mais, ajoute-t-il, un peu d'habitude avec cette ex-
cellente fille et un peu de réflexion lui firent sentir
qu'en ne songeant qu'à ses plaisirs, il avait beau-
coup fait pour son bonheur.
Quel fut donc ce grand bonheur que lui procura
Thérèse? Ici, nouvelles contradictions. Le motif
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 183
de leur liaison n'est pas difficile à trouver, ce fut sa
facilité : Thérèse était à sa portée. Il était timide,
maladroit, paresseux ; il ne se donna pas la peine
d'aller chercher ailleurs ce qu'il avait rencontré
sous sa main. Il est permis de croire qu'il en aurait
fait autant pour toute autre. Il prit une fille laide
et bète, laissant à son imagination le soin de lui fa-
çonner un esprit et une beauté factices. On se sou-
vient du temps où il lui fallait un beau teint, des
mains blanches, de la distinction dans les manières;
mais il était écrit que les trois quarts de ses actes
seraient le démenti de ses déclarations antérieures
ou de ses principes.
Ce vrai motif, Rousseau l'exprime avec une fran-
chise encore plus brutale que nous ne pouvons le
faire : « il fallait, pour tout dire, un successeur à
ma maman. » L'intimité de l'esprit et du cœur, et
aussi les liens honteux qui l'avaient uni à Mm0 de
Warens demeuraient dans son imagination et dans
ses désirs. Mais si sa nouvelle liaison, toute crimi-
nelle qu'elle était, n'eut pas du moins la circons-
tance aggravante d'une sorte d'adoption maternelle,
quelle différence d'ailleurs avec ses premières amours !
Au lieu de la grande dame spirituelle, philosophe,
distinguée, sensible, entreprenante, une servante
d'auberge, ignorante, sans beauté, sans esprit, sans
distinction, bonne, si l'on veut, mais de cette bonté
niaise, qui est à peine un mérite. La chute était
grande. Aussi, M. de Conzié ne pardonna-t-il ja-
mais à Jean-Jacques d'avoir « préféré une femme-
telle que Thérèse à une maman aussi respectable
que l'était Mme de Warens1. » Bien d'autres le blâ-
1. De Conzié, Notice.
TOME 1 o
181 LA. VIE ET LES OEUVRES
nièrent également, et lui-même ne fut pas sans se
repentir plus d'une fois de son choix ; mais l'ornière
était tracée, il alla jusqu'au bout.
Elève de Mme de Warens, il rêva de reporter sur
sa seconde maîtresse les bienfaits de l'éducation
qu'il tenait de la première. Le terrain était neuf;
on pouvait espérer qu'il n'attendait qu'une culture
intelligente ; cependant il resta rebelle à tous les soins.
Thérèse ne savait ni parler, ni lire, ni compter, et
après des années d'efforts, son esprit demeura, pour
ainsi dire, aussi fermé que le premier jour. Elle
apprit à écrire d'une façon passable, mais elle ne
sut jamais lire couramment ; elle ne parvint ni à
connaître les heures sur un cadran, ni ,à suivre
l'ordre des douze mois de l'année, ni à compter l'ar-
gent, ni à se rendre raison du prix d'aucune chose.
Le mot qui lui venait en parlant était souvent l'op-
posé de celui qu'elle voulait dire, et son amant fit,
pour amuser Mmn de Luxembourg, un dictionnaire
de ses phrases et de ses quiproquos. Rousseau, si
susceptible, devait souffrir cruellement d'avoir sans
cesse à rougir de sa maîtresse; s'il paraissait en
rire, c'est que, ne pouvant avoir pour lui l'opinion,
il prenait le parti de la braver. « Mais, ajoute-t-il,
cette personne si bornée et, si l'on veut, si stupide,
est d'un conseil excellent dans les occasions diffi-
ciles. Souvent en Suisse, en Angleterre, en France,
dans les catastrophes où je me trouvais, elle a vu
ce que je ne voyais pas moi-même ; elle m'a donné
les avis les meilleurs à suivre ; elle m'a tiré des
dangers où je me précipitais aveuglément ; et de-
vant les dames du plus haut rang, devant les
grands et les princes, ses sentiments, son bon sens,
ses réponses et sa conduite lui ont attiré l'estime
DE JEÀN-JÀCQÎJES ROUSSEAl . 185
universelle, et à moi, sur son mérite, des compli-
ments dont je sentais la sincérité. » Si ces éloges
ridicules n'étaient qu'invraisemblables, on pourrait
hésiter à les croire ; mais autant que le rôle effacé
de Thérèse permet d'en juger, ils ne sont pas plus
vrais qu'ils ne sont vraisemblables. C'est d'ailleurs
assez l'habitude de Jean-Jacques de vanter Thérèse
dune façon générale et de la déprécier dans les cas
particuliers. Après avoir dit d'elle quelque chose de
désavantageux, il est rare qu'il ne conclue pas à
son avantage. L'amour, il est vrai, explique bien des
choses ; mais si l'amour résiste à une foule de lai-
deurs physiques et morales, c'est ordinairement
parce qu'il ne les aperçoit pas. Jean-Jacques voyait
tout suivant la vérité, c'est-à-dire en laid, et il con-
cluait comme s'il avait vu tout en beau ; explique qui
pourra cette anomalie.
La mère Le Yasseur commençait bien dès lors à
jeter sa note aigre dans ce doux concert; mais le
bel esprit et l'astuce de la mère ne faisaient qu'en-
flammer les sentiments pour la fille. Tout était donc
pour le mieux.
Il n'était pas jusqu'au travail que cet amour ne
favorisât à sa manière, en rendant toute autre dis-
traction superflue. Rousseau se remit pour la troi-
sième fois à ses Muses galantes; au bout de trois
mois elles étaient achevées.
Les opéras de Rousseau ne se sont jamais beau-
coup joués et sont oubliés depuis longtemps ; cela
peut nous dispenser de les apprécier longuement.
Jean-Jacques a d'ailleurs parlé lui-même de son
œuvre de manière à désarmer la critique. « Cet
ouvrage, dit-il, est si médiocre en son genre, et le
genre en est si mauvais que, pour comprendre corn-
186 LA VIE ET LES OEUVHES
meut il m'a pu plaire, il faut sentir toute la force de
l'habitude et des préjugés1. » L'idée en était pour le
moins singulière. L'auteur se proposait d'offrir, en
trois actes détachés, trois genres différents de mu-
sique. En bonne règle, on aurait dû appeler cela
trois pièces. Mais la donnée une fois admise, on a
pu soutenir que l'unité se retrouve dans l'exécution,
et par le fait, on ne peut désirer une analogie plus
complète que celle qu'on trouve dans ces trois
actes, en quelque sorte coulés dans le même moule,
et se répondant point pour point.
Les amours de trois poètes fournissent à Rous-
seau les sujets de ses trois parties. Le Tasse, au-
quel plus tard il substitua Hésiode . convenait à
la musique forte et élevée; Ovide représentait à
merveille le genre tendre, et Anacréon était natu-
rellement indiqué pour inspirer des airs vifs et lé-
gers. Le tout était précédé d'un prologue et accom-
pagné de danses. Ces personnages allégoriques ou
mythologiques, Apollon, la Gloire, l'Amour, les
Muses, ces ballets soi-disant héroïques, ces vers
langoureux, cette musique énervante sont assez
pauvres au fond; mais c'était la mode : Molière
lui-même avait payé son tribut à ce mauvais genre.
Cette excuse eu vaut bien une autre ; mais elle ne
peut faire que le mauvais goût devienne de l'art
véritable.
L'opéra étant composé, il s'agissait de le faire
jouer; besogne difficile, qui donna bien du mal à
l'auteur. S'il parvenait à placer son œuvre sous le
patronage de Rameau, le succès en était assuré: il
ne désespéra pas d'y réussir. Il avait justement
accès auprès de ce musicien par la famille de la Po-
I. Les Muses galantes, Avertissement.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 187
plinière, dans laquelle Gauffecourt l'avait introduit.
M. de la Poplinière était le Mécène de Rameau, Mmc de
la Poplinière sa très humble écolière ; mais il fallait
compter avec les mauvaises humeurs de Rameau.
D'abord celui-ci refusa de voir la pièce. Il ne se
décida même pas sans impatience à l'entendre. Alors
se montrant également prodigue de louanges et de
critiques , il conclut à la fin que l'auteur n'était
qu'un petit pillard sans talent et sans goût ; que
ses partitions étaient parfois d'un homme consommé
dans l'art, et d'autres fois d'un ignorant qui ne savait
pas même la musique. « Et il est vrai, dit Rousseau,
que mon travail , inégal et sans règle , était tantôt
sublime et tantôt très plat, comme doit être celui
de quiconque ne s'élève que par quelques élans de
génie , et que la science ne soutient point. » De
cette époque date ce que Rousseau appelle la ja-
lousie de Rameau; mais comment admettre que le
grand musicien ait été jaloux de Rousseau?
Rameau a raconté la même anecdote ; on pense
bien que les deux récits diffèrent sensiblement. « Je
fus frappé, dit Rameau, d'y trouver de très beaux
airs de violon , dans un goût absolument italien , et
en même temps tout ce qu'il y de plus mauvais en
musique française... Ce contraste me surprit; mais
je vis bientôt qu'il n'avait fait que la musique fran-
çaise, et qu'il avait pillé l'italienne. » « Si le ballet
eût été représenté, ajoute Rameau, et que le public
eût jugé comme moi, Rousseau n'aurait pas manqué
d'en tirer avantage en faveur de la musique ita-
lienne: mais cela aurait prouvé simplement que de
la bonne musique italienne vaut mieux que de la
mauvaise musique française'. »
1. Rameau, Erreurs sur la musique dans l'Encyclopédie. 17o6.
188
LA VIE ET LES ŒUVRES
Tout le monde , du reste , ne fut pas aussi sévère
que Rameau. Mmc de la Poplinière, eu élève docile
de l'auteur de la Princesse de Navarre , opina du
bonnet et se montra mécontente; M. de la Popli-
nière , au contraire , fut enchanté et parla autour de
lui du nouveau maestro; si bien que le duc de Riche-
lieu voulut entendre l'œuvre, et qu'elle fut exécutée
à grand orchestre en sa présence, aux frais du Roi.
« M. Rousseau, dit le duc quand elle fut terminée,
voilà de l'harmonie qui transporte. Je n'ai jamais
rien entendu de plus beau; je veux donner cet ou-
vrage à Versailles. » Les Muses Galantes ne furent
pourtant pas représentées devant le Roi. Deux ans
après , en 1747, elles passèrent à l'Opéra , et en
1761, elles furent jouées devant le prince de Conti.
Après la mort de Rousseau , Thérèse resta en pos-
session de l'unique manuscrit contenant la partition;
elle n'en tira aucun parti1. On ne peut pas dire que
la gloire de l'auteur ait eu à souffrir de cette né-
gligence.
II
Pour se consoler des retards apportés à l'exécu-
tion de son opéra , il se mit à en faire un autre ,
auquel il n'aurait pas même songé , si la faveur de
Richelieu ne le lui avait imposé. Malheureusement,
il y rencontra de nouveau l'opposition de Rameau.
Tout Versailles fut eu fêtes à l'occasion de la vic-
1. Noie sur les manuscrits de
J.-J. Rousseau remis au Comité
d'Instruction publique par le
citoyen René Girardin père.
Cette noie est en tète des Let-
tres authographes de J.-J. Rous-
seau à Mme de Luxembourg,
conservées à la bibliothèque
de la Chambre des députés. —
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 189
toire de Fontenoy. On joua au théâtre des Petites-
Ecuries plusieurs opéras, entre autres la Princesse
de Navarre , dont les paroles étaient de Voltaire et
la musique de Rameau. On voulut toutefois pour la
circonstance , réformer la pièce , et on lui donna le
nom de Fêtes de Ramire. Voltaire et Rameau étant
l'un et l'autre empêchés, Richelieu chargea Rous-
seau de faire les remaniements. Celui-ci sentant que
c'était une grosse responsabilité, mais aussi que cela
pourrait être une bonne fortune pour lui de toucher
aux vers de Voltaire , désira s'assurer de son assen-
timent. Sa lettre, comme on le pense bien, est toute
pleine du témoignage de sa propre faiblesse et de
son admiration pour le grand homme. On peut re-
marquer cependant que lorsqu'il l'écrivit, son travail
qui, d'après lui, dura deux mois, devait être fort
avancé. La lettre, en effet, est du 11 décembre, et
la représentation eut lieu le 22 l.
Voltaire ne pouvait voir en Rousseau un futur
rival et un contradicteur; peut-être crut-il découvrir
au contraire dans sa naissante célébrité un satellite
de plus pour sa personne. Aussi, sa réponse est-
elle aimable et louangeuse. « Vous réunissez, Mon-
sieur, deux talents qui ont toujours été séparés
jusqu'à présent. Voilà deux bonnes raisons pour
moi de vous estimer et de chercher à vous aimer.
Je suis fâché pour vous que vous employiez ces
deux talents à un ouvrage qui n'en est pas trop
digne... Heureusement il est entre vos mains; vous
en êtes le maître absolu; j'ai perdu tout cela de
vue 2. »
1. Voir Lettre de Rousseau à 2. Réponse de Voltaire. 15 dé-
Vo'.taire, Il décembre 17411. — , e< mbre 1745-
190
LA VIE ET LES OEUVRES
Rousseau ménageait moins Rameau, et Rameau
était plus exigeant et plus maussade; double motif
pour que l'affaire ne se passât pas aussi aisément
de ce côté. Mm" de la Poplinière , éternelle prôneuse
de son maître , se montrait impitoyable. Rameau
remania les remaniements de Rousseau , sauf l'ou-
verture, qu'il n'eut pas le temps de refaire et que
Jean-Jacques avait refusé de lui communiquer.
Enfin, disent les Confessions, Rameau aima mieux
faire supprimer son nom du livret que de le voir
associé à celui de Rousseau1. Le malheureux Jean-
Jacques , ballotté entre le duc de Richelieu , qui le
favorisait, et Mmo de Poplinière, qui l'avait pris en
aversion, ne pouvait arrivera rien. Il tomba malade
de chagrin et de dépit. Quand il fut en état de
sortir, Richelieu avait quitté le ministère. Que pou-
vait-il sans lui? Son temps, ses honoraires, ses dé-
penses, les fruits et l'honneur de son travail, tout
était perdu; ses espérances étaient encore une fois
déçues.
Mais en ce moment un autre événement, nous ne
savons si nous devons dire une autre peine, détourna
ses soins ; son père vint à mourir. Il avoue lui-même
que les embarras de sa situation l'empêchèrent de
ressentir cette perte comme il l'aurait fait dans un
autre moment. Ce qui signifie qu'il avait besoin
d'argent, et que le plaisir d'hériter compensa ou
tempéra sa douleur. La somme qu'il toucha s'éleva
à 1,500 florins, comme pour la succession de sa
mère2. Il craignait que le défaut de preuves juri-
1. C'est uue erreur; le seul
nom cité est celui de Laval,
auteur du ballet. — Voir le
livret, 14 p. in-4°.
gnteb, ch. VI.
2. Mu-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 191
diques de la mort de son frère ne suscitât des dif-
ficultés. Il pria son ami Gauffecourt dette son man-
dataire officieux et s'en trouva bien.
Dieu nous garde de passer sous silence les actions
vertueuses de Rousseau! In soir donc, en rentrant
chez lui, il trouva une lettre qui devait contenir
l'heureuse nouvelle du règlement de sa succession.
Laissons-le parler : « Je la pris pour l'ouvrir avec
un tremblement d'impatience dont j'eus honte au-
dedans de moi. Eh quoi ! me dis-je avec dédain,
Jean-Jacques se laisserait-il subjuguer à ce point
par l'intérêt et par la curiosité ? Je remis sur-le-
champ la lettre sur la cheminée ; je nie déshabillai,
me couchai tranquillement, dormis mieux qu'à mon
ordinaire et, le lendemain, me levai assez tard,
sans plus penser à ma lettre. En m'habillant. je l'a-
perçus ; je l'ouvris sans nie presser. J'y trouvai une
lettre de change. J'eus bien des plaisirs à la fois ;
mais je puis jurer que le plus vit' fut celui d'avoir
su me vaincre. »
N'en déplaise à Jean-Jacques, cet acte est tout
chrétien, et, qui plus est. appartient à la haute spi-
ritualité catholique. Il a son nom dans la langue de
l'ascétisme et s'appelle la mortification. Il serait
difficile à la raison d'en rendre complètement
compte ; en revanche, les livres de piété et les vies
de saints sont émaillésà chaque page de semblables
traits. Rousseau ajoute qu'il en pourrait citer vingt
à son actif ; tant mieux pour lui ; cela prouve qu'il
se laissait parfois emporter au-dessus de la raison,
jusque dans les régions du surnaturel. Que ne l'a-
t-il fait plus souvent!
Pendant qu'il était en veine de bonnes œuvres, il
envoya à Mme de Warens une petite part de l'héri-
192
LA VIE ET LES ŒUVRES
tage qu'il venait de recueillir. Il aurait bien désiré
lui donner davantage, mais d'abord il fallait vivre.
D'ailleurs la malheureuse femme était tombée si
bas qu'on ne pouvait savoir si les secours qui lui
étaient destinés ne serviraient pas plutôt à engrais-
ser ses exploiteurs qu'à satisfaire ses besoins. Elle
avait même manœuvré de telle façon, que la pen-
sion du Roi de Sardaigne ne lui était plus payée, si
même elle ne lui était officiellement retirée. Jean-
Jacques s'employa auprès des gouvernements de
France et d'Espagne pour lui en obtenir une autre;
mais n'avait-il pas plutôt besoin d'être protégé,
qu'il ne pouvait protéger ses amis ' ? S'il pouvait
toutefois essayer de venir en aide à son ancienne
maîtresse, il était moins à l'aise pour la sermonner,
étant lui-même dans une situation analogue à la
sienne : dans la misère comme elle, engage comme
elle dans d'indignes liens, et peut-être non moins
exploité qu'elle, quoique d'une autre manière.
Il apprenait en effet à ses dépens que le désordre
des mœurs coûte cher. Passe encore s'il n'avait eu
à sa charge que Thérèse ; mais avec elle s'était abat-
tue, comme une nuée de vautours, toute une famille
avide de profiter de la curée que lui promettait la
faiblesse de caractère du nouveau couple. Ils n'é-
taient guère plus capables de se défendre l'un que
l'autre, et la mère Le Vasseur était insatiable.
1. Lettres à M"" de Warens,
25 février 174b et fin de 174b,
avec Mémoire à l'appui. — Deux
Lettres de février 1747. La pen-
sion subit, en effet, de longs
retards, pendant l'occupation
espagnole (1743-1749); mais
l'arriéré fut payé et Mme de
Warens ne perdit rien. Quant
à ses entreprises ruineuses,
il est sûr que, presque jus-
qu'à son dernier jour, aussi-
tôt qu'elle était forcée d'en
laisser une, c'était pour se
jeter dans une autre. Voir
Mugnier, ch. vu, et passim.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 193
Sœurs, fils, filles, petites-filles, tout vint, hors une
sœur mariée, à Angers. On ne peut voir sans dé-
goût celui qu'on devrait nommer le philosophe de
Genève, en proie à cette bande d'affamés, se faisant
l'un d'eux, les appelant des noms de tantes, de
nièces; se laissant appeler oncle ou neveu. Mais
le malheureux était engagé dans le fatal engrenage ;
il lui aurait fallu, pour s'en arracher, une dose d'é-
nergie qu'il ne possédait pas. Au lieu donc de plan-
ter là Thérèse et sa suite, il se mettait en peine de
les nourrirtous.il essaya de nouveau, mais en vain,
de faire représenter son opéra. Il eut meilleur es-
poir pour sa pièce de Na?xisse et la fit recevoir aux
Italiens, mais il ne put la faire jouer. Enfin il dut
s'estimer heureux de reprendre, chez Mme Dupin et
M. de Francueil, ses fonctions de secrétaire à 8 ou
900 francs.
Francueil s'était engagé à faire répéter les Muses
galantes, il tint strictement parole ; la pièce fut ré-
pétée ; mais il fit en sorte, dit Rousseau, qu'elle ne
fût pas jouée. Une de ces répétitions eut lieu sur le
Grand Théâtre, devant un nombreux auditoire. Elle
fut applaudie; cependant l'auteur vit qu'elle était
défectueuse sous plusieurs rapports ; lui-même la re-
tira sans rien dire.
Désabusé de la gloire, il prit le parti de s'atta-
cher à ses fonctions. Elles l'obligèrent à avoir un
logement dans le quartier Saint-IIonoré (rue Jean-
Saint-Denis, près de l'Opéra) mais il tenait encore
davantage à conserver celui qu'il avait loué pour
Thérèse, au haut de la rue Saint-Jacques. Il y allait
souper presque tous les soirs. Le jour, il écrivait
sous la dictée de MmG Dupin et l'aidait à un ou-
vrage qu'elle préparait avec son mari, sur le mérite
194
LA VIE ET LES OEUVRES
des femmes, ou bien il faisait de la chimie avec
Francucil. On a encore à Chenonceaux des liasses de
manuscrits de la main de Rousseau1.
Le surplus de son temps, quand il lui en restait,
était pour ses amis. Le principal et le plus connu
était Diderot. Diderot avait sa Nanette, comme lui
sa Thérèse ; c'était entre eux une conformité de
plus. Jean-Jacques se lia également avec Condillac,
qu'il représente ici comme un homme obscur et
ignoré dans la littérature, peut-être pour se donner
le plaisir de le tirer, en paroles du moins, de son
obscurité.
11 se vante même d'avoir contribué à trouver un
libraire à Fauteur de Y Essai sur V origine des con-
naissances humaines, et de l'avoir mis en relations
avec Diderot. Tous trois venaient dîner ensemble
un jour chaque semaine au Palais-Royal, à l'hôtel
du Panier fleuri. C'est dans une de ces réunions
que fut conçu entre Rousseau et Diderot le pro-
jet de publier à tour de rôle , sous ce titre , le
Persifleur, une revue critique des productions litté-
raires françaises et étrangères. Jean -Jacques se
chargea du premier numéro ; il n'en parut jamais
d'autre 2.
Cet essai aurait sans doute eu du retentissement
s'il avait duré. Tel qu'il est, on n'y peut voir qu'une
boutade assez spirituelle et une sorte de programme.
L'auteur, afin de se donner le droit de persifler les
autres, commence par se persifler lui-même. Dide-
1. Mémoires de Mmcd'Épinay,
édit. Boiteux, t. I, ch. yin,
en note. — G. Sand, Histoire de
ma vie, ch. u. Le château de
Chenonceaux appartenait à
Mm0 Dupin. — 2. Voir aux
Œuvres.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 198
rot montra à d'Alembert ce petit écrit de son ami.
Rousseau entra ainsi en relations avec d'Alembert;
tel fut sans doute pour lui le résultat le plus clair
de son Persifleur.
III
Francueil ayant été passer l'automne de 1747 à
Chenonceaux, Jean-Jacques l'y accompagna. La vie
opulente et facile du grand seigneur à la campagne
lui était inconnue; il n'eut pas de peine à s'y faire
et devint en peu de temps « gras comme un moine. »
Malgré, ou peut-être à cause de son originalité, il
entra fort avant dans les bonnes grâces des dames,
et fut bientôt leur ami et leur conseiller. Sa sauva-
gerie servait d'excuse à son sans-gène et à son
manque d'usages.
Il lui fallait cependant payer sa bienvenue. 11 le
fit à sa manière et composa deux ou trois morceaux
littéraires qui lui donnèrent une grande importance.
On sait la considération dont on entourait à cette
époque les hommes de lettres. Il n'y avait pas de
maison aristocratique qui n'eût les siens ; on leur
faisait presque la cour ; les dames les comblaient de
prévenances. Eux, de leur côté, recevaient ces hon-
neurs comme une dette, et non contents de traiter,
en quelque sorte, d'égal à égal avec les plus hauts
seigneurs et les femmes du plus grand monde, affec-
taient souvent une espèce de supériorité qu'on
subissait sans se plaindre. Les productions de Rous-
seau étaient donc bien venues à Chenonceaux. On y
jouait la comédie, on y faisait de la musique, on y
récitait des vers ; quelle heureuse fortune d'avoir à
I!M) LA MF. ET LES ŒUVRES
côté de soi un homme qui était à la fois auteur dra-
matique, poète et musicien !
Parmi les œuvres que Rousseau composa à Che-
nonceaux, on doit citer Y Engagement téméraire*.
Un des plus grands reproches qu'on puisse faire à
cette comédie, c'est d'être de son époque. Voilà
bien le xviiic siècle, avec son goût du convenu, son
ton sentimental, son genre faux et fade, qui rap-
pelle la nature à peu près comme les bergers de
Florian. L'intrigue, qui n'est pas sans défauts, est
encore, à notre avis, ce que la pièce contient de
meilleur. Isabelle qui, malgré ses résolutions, se
sent prise d'amour pour Dorante, lui fait contracter
l'engagement de se tenir en garde pendant vingt-
quatre heures contre un seul objet qu'elle, lui dési-
gnera; elle lui laisse d'ailleurs toute liberté de fixer
ensuite le prix de la gageure, s'il parvient à la
gagner. Or, cet objet pour lequel il a promis de ne
témoigner que de l'in différence, c'est. . . elle-même.
Là-dessus, ruses d'Isabelle pour exciter l'amour et
la jalousie de son amant et le forcer à se déclarer;
désespoir et incertitude de Dorante, qui n'ose mon-
trer ses sentiments, dans la crainte de perdre son
pari. Enfin, Lisette vient à son secours, et
lui dit de se prêter à tout, même à signer le contrat
d'Isabelle avec Valère son rival, car le nom de
l'époux doit être en blanc. C'est alors au tour d'Isa-
belle de se prendre d'étonnement et de rage, en
présence de l'indifférence apparente de Dorante. Il
signe le contrat ; il a gagné son pari ; il demande
la liberté d'écrire.
1. Voir aux Œuvres.
DE JEAN -JACQUES ROUSSEAU. 197
Isabelle
D'écrire!
Lisette
Il est donc fou !
Valèbe
Que demandes-tu là ?
Dorante
Oui, d'écrire mon nom dans le blanc que voilà.
Isabelle
Ah! vous m'avez trahie.
Dorante se jette aux pieds d'Isabelle ; Isabelle
accorde sa main ; c'est elle qui a contracté renga-
gement téméraire.
Il y avait là de quoi faire une jolie pièce; mais ce
cadre, qui prêtait à des situations intéressantes, a
été rempli d'une manière bien insuffisante. L'action
elle-même, qu'il n'y avait qu'à laisser aller, se com-
plique et se dégage difficilement. De caractères, il
n'y en a pas l'ombre. La versification est facile, et
on rencontre des vers bien frappés, de la gaité par
moments et de l'esprit presque partout. Cette
comédie donc ne manque pas d'agrément , quoi-
qu'elle soit plus froide que ne le ferait supposer
notre analyse ; mais elle ne sort pas de la foule des
médiocrités agréables. L'heure de Rousseau n'était
pas encore venue. Il commence son avertissement
par ces mots : « Rien n'est plus plat que cette
pièce. » Que n'aurait-il pas dit si on l'avait pris au
mut? Mais quand il parie du temps qu'elle lui a
coûté, nous nous inscrivons en faux contre son affir-
inatiou. Rousseau, qui écrivait si difficilement, était.
1 98 LA VIE ET LES OEUVRES
à coup sûr, incapable de faire cet ouvrage en trois
jours, comme il le prétend dans son avertissement,
ni même en quinze, suivant la variante des Confes-
sions. Si la pièce ne fut pas jouée alors, car elle fut
réservée pour une autre occasion, ne serait-ce point
parce qu'elle n'était pas terminée?
L'Allée de Sylvie 1 est également datée de Chenon-
ceaux. Elle est incontestablement la meilleure pièce
de vers de Rousseau ; ce qui n'empêche pas Saint-
Marc-Girardin d'y reconnaître à peine quelques vers
harmonieux et respirant la rêverie 2. Quoique
Rousseau ne soit jamais moins poète que dans ses
vers, on s'attache néanmoins à la plupart de ses
productions, quelles qu'elles soient. L'historien a
d'ailleurs un motif particulier de s'en occuper, car
presque toujours on y découvre, non seulement la
marque de son talent, mais un coin de l'histoire de
son âme. Bien différent du statuaire qui se demande
en face de son bloc de marbre : sera-t-il Dieu, table
ou cuvette, Rousseau (et c'est là un de ses mérites
littéraires) se peint toujours lui-même dans ses
œuvres. V Allée de Sylvie ne déroge point à cette
loi. On y retrouve Jean-Jacques au naturel, son
amour de la campagne et de la rêverie solitaire, ses
plaintes sur son malheureux sort, et cet amalgame
de sentiments, de passions et de philosophie, qui
était chez lui non une simple attitude, mais un des
traits les plus réels de son caractère :
Qu'à m'égarer dans ces bocages
Mon cœur goûte de voluptés !
Que je me plais sous ces ombrages !
Que j'aime ces flots argentés !
I. Voir nux Œuvres. — | l"j;invier 1852.
2. Revue des iJeux Mondes,
DE JEAÎSWACQUES ROUSSEAU. 199
Douce et charmante rêverie,
Solitude aimable et chérie,
Puissiez-vous toujours me charmer.
De ma triste et lente carrière,
Rien n'adoucirait la misère,
Si je cessais de vous aimer.
Passions, source de délices,
Passions, source de supplices,
Cruels tyrans, doux séducteurs,
Sans vos fureurs impétueuses,
Sans vos amorces dangereuses,
La paix serait dans tous les cœurs.
En 1763, cette pièce, restée jusqu'alors inédite,
tomba par hasard entre les mains de Fréron :
« Yous connaissez, dit-il, la prose énergique et brû-
lante de cet écrivain; je doute que vous soyez aussi
content de sa versification '. »
IV
Pendant que Jean-Jacques menait joyeuse vie à
Chenonceaux, Thérèse portait, à Paris, les tristes
fruits de leur inconduite. Lorsqu'il alla l'y rejoindre,
en décembre 1747 2, il trouva son ouvrage plus
avancé qu'il ne l'avait cru. Le cas était délicat, et,
vu l'insouciance des parents, presque imprévu. La
naissance d'un enfant, une des plus pures joies de
la famille, une des plus douces bénédictions accor-
dées par la Providence à un jeune ménage, n'est
1. FRÉRON, Année littéraire I M"^ de Wartns, 17 décembre
de 1763, t. V. — 2. Lettre à | 1747.
TOME 1 14
200 LA VIE ET LES OEUVRES
pour les unions irrégulières qu'un déshonneur et
une gène, dont trop souvent on se débarrasse par
une nouvelle faute. Tout le monde sait le moyen
qu'employa Rousseau ; l'histoire lui répétera éter-
nellement ce reproche dont on ne se relève pas : il
a mis ses enfants à l'hôpital. « Je m'y déterminai,
dit-il, gaillardement, sans le moindre scrupule. »
Et près de trente ans plus tard, après avoir fait un
gros traité de l'éducation, où il s'étend doctement
sur les devoirs de la paternité ; après avoir prononcé
ces paroles décisives : « Celui qui ne peut remplir
les devoirs de père n'a point le droit de le devenir.
Il n'y a ni pauvreté, ni travaux, ni respect humain
qui le dispensent de nourrir ses enfauts et de les
élever lui-même ' ; » après avoir été honoré du titre
d'éducateur des peuples et de directeur du genre
humain, il ne trouve rien de mieux que de redire :
« Je le ferais encore si c'était à faire 2. »
Il est vrai qu'il gémit sur la dure nécessité qui le
pressait ; qu'il assure que nul père n'aurait été plus
tendre que lui, pour peu que l'habitude eût aidé la
nature 3 ; qu'il verse sur sa faute des larmes amères
et n'en sera jamais consolé 4 ; qu'il se reproche
d'avoir négligé des devoirs dont rien ne pouvait le
dispenser5. Et il continue follement sa vie de dé-
sordre ; et une première, une seconde faute ne l'é-
clairent ni ne le corrig-ent; et cinq fois il renouvelle
ce coupable abandon de ses enfants, sauf à l'accom-
pag-ner des mêmes gémissements.
Thérèse, qui n'était qu'une pauvre fille sans esprit
et sans éducation, mais qui était inspirée par son
1. Emile, 1. I. — 2. Rêve- I — 4. Emile, 1. 1er.— 5. Confcs-
ries..., 9e promenade. — LS. ïd. \ sions, 1. XII.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 201
cœur de mère, se montra, dans cette circonstance,
supérieure au philosophe du sentiment et de la na-
ture. Elle voulait à toute force garder son enfant ;
mais sa mère venant ajouter ses motifs intéressés
aux subtilités de l'amant, finit par vaincre sa résis-
tance. Au moment de porter l'enfant aux Enfants-
Trouvés, on se contenta d'attacher à ses langes un
signe de reconnaissance. Nous verrons plus tard
l'inutilité de cette précaution, qu'on oublia d'ail-
leurs, ou qu'on négligea dès le second enfant. Il
faut croire que l'affaire, aux yeux de Rousseau, n'en
valait pas la peine.
Il semblerait, d'après Mm0 d'Allard, qui dit le sa-
voir par Mme dTIoudetot, que c'était Thérèse qui
aurait voulu se débarrasser de ses enfants ' ; mais
cette version ne saurait tenir contre les présomptions
de la situation, contre les dires de Rousseau et
d'autres personnes encore, enfin contre le bruit
public. Car, quoique Jean-Jacques ait prétendu que
son secret n'avait pu être divulgué que par les faux
amis à qui il l'avait confié, le fait était connu dans
tout le quartier. On y plaignait ouvertement Thé-
rèse, et l'on blA niait Rousseau de cet envoi barbare
de ses enfants aux Enfants-Trouvés.
Une citation encore sur le même sujet. Elle est
tirée du Manuscrit de ma mère, publié par Lamar-
tine. Mmc des Roys, mère de Lamartine, tenait le
fait de sa mère à elle-même, qui était très liée avec
Mmc de Luxembourg. « La maréchale de Luxem-
bourg, dit-elle, sut que la femme avec laquelle il
vivait était enceinte. Elle craignit que Rousseau ne
1. Voir Musse t-P ythay. His- ! de J.-J. Rousseau, t. I, p. 209.
toire de la vie et des ouvrages \
202 LA VIE ET LES ŒUVRES
voulût jeter, comme il l'avait déjà fait trois fois, cet
enfant aux Enfants-Trouvés. Elle alla trouver
M. Tronchin, de Genève, ami particulier de Jean-
Jacques Rousseau, et le pria instamment de lui faire
apporter cet enfant, dont elle prendrait soin.
M. Tronchin en parla à Rousseau, qui parut y don-
ner son consentement. Il le dit aussi à la mère qui
fut ivre de joie. Aussitôt qu'elle fut accouchée, cette
pauvre femme fit avertir Tronchin. Il vint, il vit un
bel enfant, qui était un garçon plein de vie. Il prit
l'heure avec la mère pour revenir le lendemain
chercher l'enfant ; mais à minuit, Rousseau, vêtu
d'un manteau de couleur sombre, s'approcha du lit
de l'accouchée et, malgré ses cris, emporta lui-
même son fils pour le perdre, sans marque de re-
connaissance, dans un hospice1. »
Nous ne rapportons, toutefois, ce témoignage
qu'avec hésitation, parce qu'il prête par certains
côtés à la critique. Le fait n'aurait pu avoir lieu
qu'à partir du mois de mai de 1739, époque où Rous-
seau a connu Mmo de Luxembourg. Or, il parait ad-
mis (nous ignorons à la vérité sur quelles preuves)
qu'à cette époque il avait eu son quatrième, et
même son cinquième enfant.
L'idée d'abandonner ses enfants ne lui serait sans
doute pas venue, si elle ne lui avait été suggérée par
d'autres personnes, dans des conjonctures qu'il
raconte longuement, afin peut-être de donner le
change et de plaider les circonstances atténuantes.
Ecoutons ce récit essentiel, qu'il entend faire simple-
ment et sans commentaires, afin de ne se charger ni
de s'excuser.
1. Le Manuscrit de ma mère, 1879, p. 121.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 203
Après son retour de Venise, il allait ordinaire-
ment prendre ses repas près de l'Opéra, dans une
maison qui se recommandait par sa société plutôt
que par sa cuisine. A la tète de cette bonne et sûre
compagnie trônait un vieux commandeur débauché,
plein de politesse et d'esprit, mais ordurier, cheva-
lier de toutes les filles de l'Opéra et grand conteur
de nouvelles scandaleuses. Autour de ce soleil, pa-
pillonnait une brillante jeunesse composée d'officiers
aux gardes, de mousquetaires, de commerçants, de
financiers, enfin d'une foule de viveurs habitués à
se retrouver chaque jour et à ne pas se contraindre.
Le commandeur donnait le ton ; à en croire Jean-
Jacques, c'était celui de la politesse et de l'honnê-
teté. On s'amusait, on polissonnait beaucoup, mais
sans grossièreté, et la grâce de la forme faisait
passer la crudité du fond. Et puis, quand les con-
versations ne suffisaient pas, le magasin voisin d'une
modiste, avec ses jolies ouvrières, fournissait un
supplément toujours à la disposition de ces Mes-
sieurs. Enfin, « celui qui peuplait le mieux les En-
fants-Trouvés était toujours le plus applaudi. »
Jean-Jacques se vante d'avoir pris les maximes du
lieu, sans en prendre les mœurs ; c'était déjà beau-
coup trop ; mais, en pareille matière, il est rare
qu'on s'en tienne à la théorie. Il ne prévoyait pas
alors que cet expédient des Enfants-Trouvés aurait
à lui servir un jour. L'occasion se présentant, il se
trouva que la leçon avait germé ; il en profita.
Il aime mieux, d'ailleurs, suivant son habitude, se
plaindre du sort que de lui-même. Il avait com-
mencé par s'excuser ; plus tard il en vint à tenter
un essai de justification en règle. Quoique la ques-
tion qu'il nous soumet soit facile à résoudre, elle
204 LA VIE ET LES ŒUVRES
est assez sérieuse pour que nous écoutions au
moins ses raisons. « Tandis que je philosophais sur
les devoirs de l'homme , dit-il au VIII0 livre des
Confessions, un événement vint me faire mieux ré-
fléchir sur les miens. Thérèse devint grosse pour la
troisième fois. Trop sincère avec moi, trop fier en
dedans pour démentir mes principes par mes
œuvres, je me mis à examiner la destination de mes
enfants et mes liaisons avec leur mère sur les lois
de la nature, de la justice, de la raison, de la reli-
gion... Si je me trompai sur les résultats, rien n'est
plus étonnant que la sécurité d'âme avec laquelle je
m'y livrai... Non, je le sens, et je le dis hautement,
jamais un seul instant de sa vie Jean-Jacques n'a
pu être un homme sans sentiments , sans entrailles,
un père dénaturé. J'ai pu me tromper, mais non
m'endurcir. Si je disais mes raisons, j'en dirais
trop... Je me contenterai de dire que mon erreur
fut telle qu'en livrant mes enfants à l'éducation pu-
blique , faute de pouvoir les élever moi-même , en
les destinant à devenir ouvriers ou paysans plutôt
qu'aventuriers et coureurs de fortunes, je crus faire
un acte de citoyen et de père, et je me regardai
comme un membre de la République de Platon.
Plus d'une fois depuis lors, les regrets de mon
cœur m'ont appris que je m'étais trompé ; mais loin
que ma raison m'ait donné le même avertissement,
j'ai souvent béni le ciel de les avoir garantis par là
du sort de leur père et de celui qui les menaçait,
quand j'aurais été forcé de les abandonner. Mon
troisième enfant fut donc mis aux Enfants-Trouvés
ainsi que les premiers ; et il en fut de même des
deux suivants ; car j'en ai eu cinq en tout. Cet ar-
rangement me parut si bon, si sensé, si légitime,
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 205
que, si je ne m'en vantai pas ouvertement, ce fut
uniquement par égard pour la mère ; mais je le dis
à tous ceux à qui j'avais déclaré nos liaisons .. En
un mot, je ne mis aucun mystère à ma conduite,
non seulement parce que je n'ai jamais rien à cacher
à mes amis ; mais parce qu'en effet je n'y voyais
aucun mal. Tout pesé, je choisis pour mes enfants
le mieux, ou ce que je crus l'être. J'aurais voulu,
je voudrais encore avoir été élevé et nourri comme
ils l'ont été. »
Jean-Jacques vient de dire qu'il a dévoilé sa con-
duite à ses amis. En ce qui concerne ses rapports
avec Thérèse, ils étaient publics; il n'avait donc
rien à dévoiler. Quant à l'envoi de ses enfants à
l'hôpital, le fait, parait-il, resta longtemps ignoré.
Pas si ignoré pourtant que plusieurs personnes ne
l'aient connu. Tronchin en fut instruit , et ne garda
sans doute pas la nouvelle pour lui seul1. Il est
curieux d'ailleurs de voir en quels termes Rousseau
en informa les personnes auxquelles il crut devoir en
faire part. Sa lettre à Mme de Francueil, à ce sujet,
mérite d'être citée : « Oui, Madame, j'ai mis mes
enfants aux Enfants-Trouvés. J'ai chargé de leur
entretien l'établissement fait pour cela. Si ma misère
et mes maux m'ôtent le pouvoir de remplir un soin
si cher, c'est un malheur dont il faut me plaindre,
et non pas un crime à me reprocher... Vous con-
naissez ma situation : Je gagne, au jour la journée,
mon pain avec assez de peine. Comment nourrirais-
je encore une famile? Et si j'étais obligé de recourir
au métier d'auteur, comment les soucis domestiques
1. Lettre de Tronchin au pas- I par G. MauGRAS, Vo'laire et
leur Vernes, 20 mai 1763. Cité | J.-J, Rousseau, ch. xn, p. 289.
206 LA VIE ET LES ŒUVRES
et le tracas des enfants me laisseraient-ils dans
mon grenier la tranquillité nécessaire pour faire un
travail lucratif?... Que ne me suis-je marié, me
direz-vous? Demandez-le à vos injustes lois, Madame.
Il ne me convenait pas de contracter un engage-
ment éternel, et jamais on ne me prouvera qu'aucun
devoir m'y oblige. Ce qu'il y a de certain, c'est que
je n'en ai rien fait, et que je n'en veux rien faire.
— Il ne faut pas faire des enfants quand on ne
peut pas les nourrir? — Pardonnez-moi, Madame,
la nature veut qu'on en fasse , puisque la terre
produit de quoi nourrir tout le monde ; mais c'est
l'état des riches, c'est votre état qui vole au mien
le pain de mes enfants 1.... »
Plus tard cependant, le remords devint si vif que
Jean-Jacques aima mieux se condamner à l'absti-
nence que d'exposer Thérèse à se voir derechef dans
le même cas ; mais il avoue qu'il ne tint pas toujours
sa résolution 2.
Enfin, dans les derniers jours de sa vie, il devient
encore plus explicite. « Il est sûr, dit-il, que c'est
la crainte d'une destinée pour eux mille fois pire,
qui m'a le plus déterminé dans cette démarche.
Plus indifférent sur ce qu'ils deviendraient, et hors
d'état de les élever moi-même, il aurait fallu, dans
ma situation, les laisser élever par leur mère, qui
les aurait gâtés, et par sa famille, qui en aurait fait
des monstres. Je frémis encore d'y penser... Je
savais que l'éducation pour eux la moins périlleuse
était celle des Enfants-Trouvés, et je les y mis.
Je le ferais encore avec bien moins de doute aussi,
si la chose était à faire... 3 »
1. 20 avril 1751. — 2. Confes- j 9a Promenade. — Voir aussi
sions, 1. XII. — 3. Rêveries. \ Confessions, 1. IX.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 207
Ces déclamations sonnent assez bien, mais elles
ne sont pas même spécieuses. >T'aviez-vous pas,
peut-on dire à Rousseau, un moyen bien simple
d'empêcher que vos enfants ne fussent élevés par
leur mère et sa famille, ou livrés à Y éducation pu-
blique (le mot est joli et mérite d'être conservé),
c'était de ne pas contracter des liens honteux éga-
lement condamnés par la nature, la justice, la
raison et la religion ? Si Thérèse et sa famille étaient
un obstacle insurmontable à l'accomplissement
de vos devoirs de père, pourquoi l'avez- vous
prise ? Pourquoi l'avez vous gardée ? Pourquoi vous
ètes-vous embarrassé de cette famille ? Pourquoi
vous êtes-vous laissé dominer par elle? ^N'est-ce
pas vous qui avez dit que « celui qui ne peut rem-
plir les devoirs de père n'a pas le droit de le
devenir? » Mais vous vous êtes engagé, vous avez des
devoirs que vous tenez à remplir ; enfin le mal est
fait, les enfants sont venus ; il n'est pas possible de
revenir sur le passé. — Eh! mon Dieu, qu'au lieu
de mettre en avant vos obligations vis-à-vis de
Thérèse, parce que celles-là vous plaisent, vous
feriez bien mieux de songer aux malheureux petits
êtres auxquels vous imposez le fardeau d'une nais-
sance illégitime et d'une éducation de hasard ! Vous
n'avez, dites-vous, que l'alternative de les aban-
donner ou d'en faire des aventuriers ou des cou-
reurs de fortunes. Eh! pourquoi n'en feriez-vous
pas des honnêtes gens? Quant à Thérèse, donnez-
lui une réparation suffisante, cela vaudra mieux que
de la déshonorer ; si vous n'en connaissez pas
d'autres que le mariage, épousez-la. Vous aurez
ainsi l'avantage de remplir par la même occasion
vos devoirs envers vos enfants et de réparer Fin-
208 LA VIE ET LES ŒUVRES
famie de leur naissance ; vous y trouverez, soyez-en
sûr, le moyen, nous dirions la grâce, si vous étiez
chrétien, de leur procurer une éducation honnête et
une situation dont ils n'aient pas à rougir; enfin,
vous pourrez prétendre à ces joies de la famille,
après lesquelles vous semblez avoir aspiré toute
votre vie et qui constamment vous ont fui par votre
faute.
S'il y a une excuse en faveur de Rousseau , on la
trouverait, tout au plus, dans les vices de son éduca-
tion. Ni son père, ni Mm0 de Warens, ni Diderot,
sans parler des autres, n'étaient propres à lui ins-
pirer la pratique du devoir. Et, depuis qu'il était
engagé dans une société plus aristocratique, il y
voyait plus d'élégance, mais non moins de corrup-
tion.
Les déclarations si précises, si réitérées de Rous-
seau semblaient défier la critique. Cependant, après
plus d'un siècle , une voix s'est inscrite en faux
contre ces preuves, réputées jusque-là sans réplique :
Jean-Jacques Rousseau, d'après le Docteur Rous-
sel, n'aurait pas eu, n'aurait pas pu avoir d'enfants.
Deux obstacles s'y opposaient : sa maladie d'une
part, ses tristes habitudes de l'autre. Deux raisons,
plus ou moins probables , deux à peu près qui ne
feront jamais une certitude. Ils auraient pu produire
quelque impression avant l'événement, mais ils sont
absolument sans valeur du moment que les faits
sont venus les démentir.
Sans discuter à fond la dissertation médicale du
Docteur Roussel, rôle qui ne nous convient nulle-
ment, qu'il nous soit permis de lui demander si
cette maladie constitutionnelle, compliquée, dit-il,
d'uréthrite et d'orchite, il en connaît bien l'exis-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 209
tence, la nature et la gravité. Jean-Jacques avait
une maladie, dont, soit dit en passant, les médecins
n'ont découvert aucune trace après sa mort1 ; il
avait de déplorables habitudes : voilà deux faits
certains. Le reste n'est qu'inductions, rapports sans
consistance, bouts de phrases pris de divers côtés.
Un diagnostic reconstruit après un siècle, dans de
telles conditions, peut-il prévaloir contre des faits
certains ?
V
Un coup d'oeil sur le genre de vie que Rousseau
menait alors, tout en nous rappelant au cours des
événements, nous aidera à comprendre tout ce qu'il
y avait de dangers pour la vertu, de hontes, d'infa-
mies dans ce milieu réputé honnête et poli. Sauf
MmcDupin, qui était presque un phénomène de vertu,
que d'exemples déplorables autour du malheureux
Jean-Jacques ! 11 fait dater de cette époque sa liaison
avec Mmc d'Epinay. En 1748,Francueil l'ayant emmené
en effet passer une partie de l'été à la Chevrette,
château situé près de celui d'Epinay et appartenant
à M. de Bellegarde, père de Mme d'Epinay, celle-ci,
qui s'y trouvait également, eut occasion de voir
Rousseau tout à son aise. Francueil était l'amant
attitré de Mmc d'Epinay; l'intimité du patron amena
celle du secrétaire. Rousseau venait d'être deux fois
malade, si même il ne l'était encore 2 ; l'existence
large à la campagne était un remède fort à son gré.
La vie à la Chevrette rappelle celle de Chenonceaux :
1. Procès -verbal d'autopsie I seau. — 2. Lettre à Mme de Wa-
dressé après la mort de Rous- | rens, 26 août 1748.
210 LA VIE ET LES OEUVRES
la musique, la comédie eu faisaient le fond; il y
faut joindre les intrigues. La plupart des femmes
avaient là leurs amants, à la barbe des maris.
Rousseau, tout nouveau venu qu'il était, se vante
d'avoir été honoré de bien des confidences. M. de
Francueil et Mmc d'Epinay l'avaient, chacun de leur
côté, instruit de leurs relations, et, ce qui est plus
fort, Mme de Francueil l'entretenait de ses chagrins.
Il est fier de l'habileté avec laquelle il sut mener sa
barque entre ces deux femmes, sans les trahir, mais
aussi sans les servir jamais; car il ne leur dissimu-
lait pas l'attachement qu'il avait pour toutes deux.
Il appelle cela de la droiture et de la fermeté, et at-
tribue à ces qualités l'amitié, l'estime et la confiance
qu'il leur inspira jusqu'à la fin; mais un ami véri-
table eût eu quelque chose de mieux à donner
qu'une complaisance banale, qui ne remédie à rien,
parce qu'elle ne sait rien blâmer.
La première comédie qu'on joua sur le théâtre
de la Chevrettre fut Y Engagement téméraire. On
eut la malencontreuse idée de donner un rôle à
l'auteur. Il passa des mois à l'apprendre, le joua
mal, et il fallut le lui souffler d'un bout à l'autre.
« Quoique ce ne soit qu'une comédie de société, dit
Mme d'Epinay, elle a eu un grand succès. Je doute
cependant qu'elle pût réussir au théâtre ; mais c'est
l'ouvrage d'un homme de beaucoup d'esprit, et
peut-être d'un homme singulier. Je ne sais pas trop
cependant si c'est ce que j'ai vu de l'auteur ou de
la pièce qui me le fait juger ainsi. Il est complimen-
teur, sans être poli , ou au moins sans en avoir l'air.
Il parait ignorer les usages du monde', mais il est
aisé de voir cru 'il a infiniment d'esprit. Il a le teint
brun, et des yeux pleins de feu animent sa physio-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 211
noaiie. Lorsqu'il a parlé et qu'on le regarde, il pa-
rait joli ; mais lorsqu'on se le rappelle , c'est tou-
jours en laid. On dit qu'il est d'une mauvaise santé,
et qu'il a des souffrances, qu'il cache avec soin, par
je ne sais quel principe de vanité; c'est apparem-
ment ce qui lui donne de temps en temps l'air fa-
rouche*.
De son côté, Mlle d'Ette, méchant esprit et mé-
chante langue, écrivait à son amant le chevalier de
Valory : « Vous auriez été content de la comédie au-
delà de ce que vous pouvez imaginer... Nous avons
eu vraiment une pièce nouvelle, et Francueil a pré-
senté le pauvre diable d'auteur, qui vous est pauvre
comme Job, mais qui a de l'esprit et de la vanité
comme quatre. Sa pauvreté l'a forcé de se mettre
quelque temps aux gages de la belle-mère de Fran-
cueil. en qualité de secrétaire. On dit toute son his-
toire aussi bizarre que sa personne , et ce n'est pas
peu. J'espère que nous la saurons un jour... Fran-
cueil vint nous apprendre que c'était un homme
d'un grand mérite. Cela pourrait bien être vrai. Il
est certain que sa pièce, sans être bonne, n'est pas
d'un homme ordinaire 2. »
Ces jugements, écrits au moment même, montrent
qu'à cette époque on n'était pas fixé sur le mérite
de Rousseau. Il n'était pas encore un grand homme,
mais il pouvait être en train de le devenir.
Mme d'Epinay se proposait de profiter beaucoup
de sa conversation ; elle se tint parole. « Vous
n'imaginez pas , écrivait-elle à Francueil , combien
j'ai de douceur à causer avec lui... J'ai encore l'àme
attendrie de la manière simple et originale en
1. Mémoires de Mme d'Epinay, t. I, ch. IV. — 2. Id.
212
LA. VIE ET LES OEUVRES
même temps dont il raconte ses malheurs. Il est de
retour à Paris depuis trois ans ; c'est la nécessité
d'essuyer une injustice et la perspective d'être
pendu, dit-il, qui l'y a ramené1. » En effet, sous
prétexte de raconter son histoire à Mmc d'Epinay, il
lui avait fait le conte le plus fantaisiste qu'il soit
possible d'imag-iner2.
L'année suivante , Mm0 d'Epinay était séparée
d'avec son mari. Elle restreignit beaucoup sa so-
ciété. Nous retrouvons cependant à la Chevrette
nos principaux personnages : Francueil, Rousseau,
Gauffecourt, le chevalier de Valory, MUc d'Ette ;
et de plus, Duclos, spirituel, libertin, cynique,
bourru, capable, ce qui n'est pas peu dire, d'effarou-
cher la pudeur de Mme d'Epinay ; au demeurant,
honnête homme et fidèle ami, ou du moins passant
pour tel3. Duclos à qui, selon le mot de la comé-
dienne Quinault, il ne fallait que du pain, du fro-
mage et la première venue 4, devint le personnage
important de la maison. Il tranchait sur tout.
Mme d'Epinay, en l'absence de Jean-Jacques, le con-
sultait sur l'éducation de son fils, et en obtenait les
conseils les plus détestables5. Francueil et Rousseau
faisaient de lui le plus grand cas; lui-même, à
l'occasion, les servait à sa manière, « Depuis quand,
demandait-il un jour à Mme d'Epinay, connaissez-
vous Rousseau ? — Il y a un an à peu près ; c'est à
M. de Francueil que je dois l'agrément de le con-
naître. — Quoi ! pour jouer la comédie ! Il valait
1. Mémoires de Mm' d'Epinay,
t. I, ch. IV. — 2. Lettre de M""
d'Epinay à Francueil ; tirée
de la Jeunesse de Mm» d'Epi-
nay, par L. Perey et G. Mau-
GRAS. — 3. Mémoires de Mm°
d'Epinay, t. I, ch. v. — 4. ld.,
ch. vin. — 5. ld., ch. vi et
vu.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 213
mieux l'employer à autre chose, car il est méchant
acteur. — Cela est vrai, mais il faut lui savoir gré
de sa complaisance. — De la complaisance? c'est
chose nouvelle pour lui ; profitez-en tandis que le
jeu lui plait ; ou, pour mieux dire, ne vous accou-
tumez pas à de petits soins de sa part ; car je vous
avertis qu'il n'est pas homme à femmes. — Qu'est-ce
que vous entendez par là? — Parbleu, de ces
bonnes gens, qui se prêtent à vos plaisirs tant que
vous voulez. — Mais est-ce que Rousseau vous au-
rait fait des plaintes? — Lui? point du tout ; il sait
trop à qui il a affaire pour venir me porter des
plaintes des gens qu'il sait que j'aime, et il a trop
d'esprit pour ne pas les ménager avec d'autres. —
Ah ! pour de l'esprit, on n'en a pas davantage. —
Diable ! vous avez senti cela ; le public ne voit pas
si bien que vous ; mais donnez-lui le temps, et vous
verrez cet homme faire un bruit du diable. — Je
suis étonnée qu'avec toutes les ressources qu'il pour-
rait trouver dans son génie, sa situation soit encore
si malheureuse. Que n'écrit-il ? — Donnez-lui le
temps de se reconnaître. Que diable voulez- vous
qu'il écrive ? Il faut être heureux pour bien écrire ;
sans quoi on ne fait rien de bon. Mais je lui ai dit
au moins ; c'est peut-être plus sa faute que celle des
autres, s'il n'est pas mieux. Pourquoi aussi a-t-il de
l'humeur comme un dogue ' ?... »
Jean-Jacques se plaisait à la Chevrette, parce que
la Chevrette, c'était la campagne ; qu'on y jouissait
d'une grande liberté d'allures; qu'il pouvait s'y
isoler, y exhaler ses humeurs, y laisser \oir ses sin-
gularités. A Paris, il y avait plus d'étiquette et de
I. mémoires de .Umo d'Èpinay, t. I, ch. vi.
214 LA VIE ET LES ŒUVRES
tenue ; aussi allait-il rarement y faire visite à
Mme d'Epinay. « Ne désirant voir que vous, lui
disait-il, que voulez-vous que je fasse au milieu de
votre société. Je figurerais mal dans ce cercle de
petits mirliflores \ »
Il ne dédaigna pas, toutefois, de se montrer poli
et même louangeur à l'occasion, et cultiva sans trop
d'embarras l'amitié que voulut bien lui offrir Mme de
Créqui. Il savait qu'il verrait chez elle d'Alembert ;
mais sauf cette exception nécessaire, il exprima le
désir de ne trouver qu'elle. Elle le chargea de lui
faire la traduction d'une épitre d'Horace. Tout en
se reconnaissant peu propre au métier de traduc-
teur, il finit par lui donner une espèce de traduc-
tion libre ou d'imitation que nous ne possédons
plus. Mmc de Créqui essaya de lui faire accepter des
présents ; il avait son parti arrêté à cet égard ; il
refusa. « Je me suis bien étudié, lui écrit-il, et j'ai
toujours senti que la reconnaissance et l'amitié ne
sauraient compatir dans mon cœur. Permettez donc
que je le conserve pour un sentiment qui peut faire
le bonheur de ma vie, et dont tous vos biens, ni
ceux de personne ne sauraient me dédommager2. »
La reconnaissance ne pèse, dit-on, qu'aux âmes
basses. Elle parut toujours à Jean-Jacques d'un
poids intolérable.
Il se posait parmi les femmes ; l'amitié de Diderot
lui ouvrant la collaboration de Y Encyclopédie, lui
promettait d'avancer ses affaires d'une autre façon.
Il put espérer trouver là une mine inépuisable et un
moyen lucratif de s'occuper pendant des années. 11
1. Mémoires de Mme d'Epinay, ! de Créqui, vers 1751 ou 1752.
t. I, ch. vin. — 2. Lettre à Mmt |
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. "2 1 •")
fit, en effet, des articles sur la musique, qui lui coû-
tèrent quelques frais et ne lui furent jamais payés.
Il ne s'en tenait pas là, et malgré ses souffrances
vraies ou supposées, il continuait à étudier. Il vou-
lait percer, d'abord pour lui-même sans doute, mais
aussi, car c'était déjà sa manie, pour confondre
ses ennemis. « Je bouquine, écrivait-il à Mme de
Warens, j'apprends le grec. Chacun a ses armes.
Au lieu de faire des chansons à mes ennemis, je
leur fais des articles de dictionnaires ; l'un vaudra
bien l'autre, et durera plus longtemps1. » Hélas! il
se flattait. Il vécut assez pour voir qu'il ne travail-
lait guère alors pour la postérité. ?son que ses ar-
ticles fussent pires que la plupart ; ils étaient même
meilleurs que plusieurs d'entre eux; mais, et c'est
assez pour en faire justice, ils étaient dignes de la
place à laquelle ils étaient destinés, lourd recueil
où il y a de tout excepté de la critique.
On avait accordé à Jean-Jacques trois mois pour
livrer son travail; il fut prêt à l'époque prescrite.
Des collaborateurs mieux payés ne se piquaient pas
d'autant d'exactitude. Ses articles, toutefois, devaient
se ressentir de la hâte avec laquelle ils avaient été
composés. Rameau en signala les contradictions et
les ignorances2. Les éditeurs de Y Encyclopédie ré-
clamèrent ; mais Rameau leur adressa une réplique
victorieuse. La partie n'était pas égale; tout autre
que Rousseau ne se serait pas relevé du coup. Pour
lui, cela ne l'empêcha pas de revoir plus tard ses
articles, et d'en faire un livre tout au plus pas-
sable3. Il avait du goût, quelques connaissances,
1. Lettre à Mm» de Créqui,
17 janvier 1749. — 2. Erreurs
sur la musique dans l'Encyclo-
pédie, 1736. — 3. Le Diction-
naire de musique, qui ne parut
qu'en 1767.
TOME I
1
*216 LA VIE ET LES OEUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
mais pourquoi s'entètait-il à vouloir être un grand
musicien ?
Il ne resta pas très longtemps à Y Encyclopédie.
Son esprit original et indépendant, pas plus que
son caractère susceptible ne pouvaient s'arranger
des entraves d'une collaboration en sous-œuvre.
Ajoutons que ses idées, tout impies qu'elles aient
été, ne cadraient pas avec les doctrines dégradantes
du matérialisme et de l'athéisme qui s'étalaient
dans Y Encyclopédie. Il laissa l'œuvre et finit par se
brouiller avec les chefs. INous ne pouvons que le
féliciter de s'être retiré de cette entreprise, aussi
malsaine au point de vue moral et religieux qu'insuf-
fisante au point de vue strictement scientifique.
CHAPITRE X
1749-1753'.
Sommaire : Discours scr les sciences et les arts. — I. Rousseau va
visiter Diderot à Vinceones. — Il lit, chemin faisant, l'annonce d'un
sujet de prix sur l'influence morale des sciences et des arts. — Le parti
qu'il adopta fut l'erreur fondamentale de toute sa vie. — Rousseau rape-
tisse et mutile l'homme. — Motifs intéressés de Rousseau.
II. Les sciences et les arts préparent, d'après Rousseau, la déca-
dence et l'asservissement des nations. — Enseignements de l'histoire. —
Les sciences et les arts condamnés dans leur origine, dans leurs objets,
dans leurs effets. — Ils ruinent la Religion et faussent l'éducation. —
Rousseau ennemi de l'imprimerie et de l'instruction du peuple.
III. Réfutations du Discours de Rousseau. — Lettre de l'abbé
Raynal. — Réfutation de Gautier et réponse de Rousseau. — Réfutation
du roi de Pologne et réponse de Rousseau.
IV. Polémique entre Bordes et Rousseau. — Fausse austérité de
Rousseau. — Préface de Narcisse. — Rousseau forme le projet d'ac-
corder son genre de vie avec ses principes.
V. Rousseau entre définitivement dans la carrière littéraire. — Ses
nouvelles amitiés. — Son effervescence. — Sa manière de travailler. —
Discours sur la vertu la plus nécessaire aux héros. — Oraison
funèbre du duc d'Orléans.
I
Rousseau, qui passa sa vie à se plaindre de ses
amis, tient à se donner lui-même comme ayant tou-
jours été un excellent ami. Jusqu'à quel point cette
prétention était-elle fondée ? Il est trop tôt pour
résoudre cette question ; mais nous savons au moins
qu'il se passionnait vite et que ses amitiés étaient
ardentes, si elles n'étaient pas durables. H eut à
1. Confessions. 1. VIII.
218 LA VIE ET LES OEUVRES
cette époque une occasion mémorable de montrer la
vivacité de ses sentiments.
Diderot, son intime, presque son patron, avait eu
le malheur d'offenser dans son dernier ouvrage
quelques hauts personnages. Ses Pensées philoso-
phiqnes lui avaient déjà attiré des désagréments ;
mais les plaisanteries assez inoffensives de la Lettre
sur les aveugles, où M. de Réaumur et Mm0 du Pré-
Saint-Maur purent se reconnaître, semblèrent bien
plus graves que les maximes philosophiques qui
n'attaquaient que Dieu et la morale. L'auteur fut,
pour ce méfait, enfermé au donjon de Vincennes.
De là, de grandes angoisses pour Jean-Jacques. Son
imagination exaltée ne lui découvre que malheurs ;
enfin, il se monte si bien la tête, qu'il écrit inconti-
nent une belle lettre à Mme de Pompadour, pour lui
demander la grâce de son ami ou la faveur d'aller
partager sa captivité. Cette lettre est perdue ; Jean-
Jacques la qualifie de peu raisonnable ; cela doit
nous suffire. Il n'ose attribuer à sa tentative radou-
cissement apporté peu de temps après au sort de
Diderot. On donna au prisonnier la permission de
se promener dans le parc, de recevoir sa femme et
ses amis. Quels moments pour Rousseau, quand il
put le serrer dans ses bras, l'arroser de ses larmes !
Diderot était moins expansif; mais Jean-Jacques,
tout entier à ses transports, n'avait rien plus à cœur
que de renouveler ses bienheureuses visites trois ou
quatre fois la semaine. Le plus souvent il allait à
pied, seul moyen de transport à la portée de sa
bourse. Une de ces excursions est restée célèbre à
cause de l'influence considérable qu'elle a eue sur
sa destinée.
Un jour donc que, par une chaleur accablante, il
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 219
arpentait péniblement la route de Yincennes, un
numéro du Mercure de France, qu'il avait emporté
pour se distraire, lui apprit que l'Académie de Dijon
proposait pour sujet de prix la question suivante :
« le rétablissement des sciences et des arts a-t-il
contribué à épurer les mœurs? » « A l'instant de
cette lecture, dit-il, je vis un autre univers, et je
devins un autre homme ! — Si jamais quelque
chose a ressemblé à une inspiration subite, dit-il
ailleurs1, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette
lecture. Tout à coup je me sens l'esprit ébloui de
mille lumières ; des foules d'idées vives s'y présen-
tent à la fois avec une force et une confusion qui
me jettent dans un trouble inexprimable ; je sens
ma tête prise par un étourdissement semblable à
l'ivresse. Une violente palpitation m'oppresse, sou-
lève ma poitrine. Ne pouvant plus respirer en mar-
chant, je me laisse tomber sous un des arbres de
l'avenue et j'y passe une demi-heure dans une telle
agitation qu'en me relevant, j'aperçus tout le devant
de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir senti
que j'en répandais. »
« Voilà, dit Marmontel, qui cite ce passage, une
extase éloque mment décrite. Voici le fait dans sa
simplicité ; tel que me l'avait raconté Diderot, et tel
que je le racontai à Voltaire. J'étais (c'est Diderot
qui parle) j'étais prisonnier à Vincennes. Rousseau
venait m'y voir. Il avait fait de moi son Aristarque,
comme il l'a dit lui-même. Un jour, nous prome-
nant ensemble, il me dit que l'Académie de Dijon
venait de proposer une question intéressante, et
qu'il avait envie de la traiter. Cette question était :
1. Qwilre lettres à M. de Malesherbes ; lettre II.
220
LA VIE ET LES ŒUVRES
le rétablissement des sciences et des arts a-t-il con-
tribué à épurer les mœurs ? Quel parti prendrez-
vous, lui demandai-je? — Il me répondit : le parti
de l'affirmative. — C'est le pont aux ânes, lui dis-je;
tous les talents médiocres prendront ce chemin-là,
et vous n'y trouverez que des idées communes ; au
lieu que le parti contraire présente à la philosophie
et à l'éloquence un champ nouveau, riche et fécond.
— Vous avez raison, me dit-il, après y avoir
réfléchi, et je suivrai votre conseil '. »
Entre les deux, versions, on pourrait être embar-
rassé, si l'on n'avait un interprète de Diderot plus
autorisé que Marmontel, c'est Diderot lui-même.
Voici ses paroles : « Lorsque le programme de
l'Académie de Dijon parut, il (Rousseau) vint me
consulter sur le parti qu'il prendrait. — Le parti
que vous prendrez, lui dis-je, c'est celui que personne
ne prendra. — Vous avez raison, me répliqua-t-il 2. »
Rien donc ne s'oppose à ce qu'on laisse à Rousseau
la responsabilité de l'opinion qu'il a adoptée.
Lui-même y tient, et ses partisans y tiennent
encore plus que lui. Il n'y a là rien d'étonnant ; car
elle contient en germe presque tous ses systèmes.
Il est fier de cette théorie ; libre à lui, quoique à
notre sens elle ne mérite pas tant d'estime ; il la
regarde comme absolument neuve, originale et
accuserait volontiers de larcin quiconque y préten-
drait quelque chose. Il est piquant, en effet, de voir
ce littérateur de profession, ce limeur de phrases,
qui cherche ses effets et retourne ses périodes à
1. Mémoires de Marmontel,
1. VII. La Harpe, à l'article
Rousseau : Dans le Lycée, ra-
conte l'histoire de la même
façon; mais il pourrait bien
n'être que l'écho de Mar-
montel. — 2. Diderot, Vie de
Sénèque, § 66.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 22 î
nuits entières, ce philosophe, cet artiste, cet auteur
de comédies et d'opéras, condamner les sciences et
les arts, rendre les littérateurs, les savants et les
artistes responsables des maux et des crimes de
l'humanité, employer les charmes d'une belle parole
pour démontrer à une académie les inconvénients
des académies et des belles paroles. La critique ne
pouvait manquer de lui reprocher ces contradictions
entre ses principes et sa conduite ; nous verrons
comment il y répondit. Mais remarquons dès main-
tenant que ce qu'il prenait pour une nouveauté
courait depuis des siècles les carrefours de la litté-
rature ; de sorte qu'avec la prétention de faire un
paradoxe, il tomba plutôt dans le lieu commun.
Cent fois avant lui on avait signalé les abus de la
science. Que de textes à citer dans ce sens, depuis
Salomon jusqu'à nos jours, en passant par Platon,
Horace, saint Augustin. Montaigne, etc. Tout au
plus donna-t-il à ces maximes une portée absolue ,
qu'elles n'avaient pas toujours dans la pensée de
leurs auteurs. Lui-même ne cite-t-il pas à l'appui
de sa thèse Socrate, Sénèque, Montaigne, Montes-
quieu ?
11 aurait bien eu , s'il l'avait voulu , un moyen
facile de donner du nouveau, tout en faisant une
œuvre vraiment démocratique , c'était de parler sé-
rieusement de l'instruction populaire. Cette ques-
tion aurait prêté, sous sa plume, à de beaux dé-
veloppements ; elle lui aurait donné l'occasion de
témoigner de ses sympathies pour les petits et les
ignorants , sans l'obliger à maltraiter les grands et
les savants. Au xvni0 siècle, l'instruction populaire
était généralement condamnée. Cette époque, qu'on
a appelée le siècle des lumières, entendait faire de
222 LA VIE ET LES OEUVRES
l'instruction le privilège d'une aristocratie d'élite ,
et Voltaire, félicitant LaChalotais « d'avoir proscrit
l'étude chez les laboureurs ', » se faisait simplement
l'écho des philosophes de son temps. Seule, l'Eglise,
fidèle à ses traditions séculaires, tenait pour l'ins-
truction du peuple.
Mais si Jean-Jacques attaquait les philosophes,
ce n'était pas pour se jeter dans les bras des prêtres.
Il rêva bien l'égalité : il en fut toute sa vie le grand
apôtre; seulement au lieu de prendre son niveau
en haut, il préféra le prendre en bas; au lieu d'ap-
peler le peuple au partage des enseignements donnés
au petit nombre, il voulut confondre tout le monde
dans une commune et universelle ignorance; il prit
pour idéal l'ignorance, comme d'autres auraient pris
le savoir.
Ce n'est pas qu'il tint à persuader qui que ce fût.
Le philosophe , le littérateur Rousseau n'en était
pas venu, au prix de mille expédients, au point où
il était arrivé, pour faire de son passé et de son ave-
nir un sacrifice qui eût été un véritable suicide. Il
espérait bien ne convertir personne , pas plus qu'il
n'avait l'intention de se convertir lui-même ; aux
livres qu'il lui prendrait fantaisie de composer, il
comptait trouver, comme par le passé, des lecteurs
et des partisans.
Une chose , dans tous les cas , qu'on ne saurait
lui contester, ce sont les formes séduisantes dont il
revêtit des maximes plus que contestables. En faut-
il conclure, comme le veut la lettre à Malesherbes,
et comme cela parait admis par presque tout le
monde, à une transformation complète du talent et
l. Lettre du 28 février 1763.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 223
des idées de Rousseau à ce point de sa vie? Fran-
chement , nous n'en voyons pas la raison. Qu'il se
soit montré dans sou mémoire supérieur à ce qu'il
avait été jusque-là, cela n'est pas douteux; mais
depuis longtemps déjà, il apprenait son métier d'é-
crivain. Chaque étape marquait chez lui un nou-
veau progrès ; celle-ci fut plus sensible que les
autres, elle ne fut pourtant pas la dernière. Au
point de vue doctrinal , la différence est encore
moins grande, si même elle n'est tout à fait nulle.
Qu'on se reporte à ce que nous avons dit des pro-
ductions antérieures de Rousseau , de ses épitres à
Parisot et à Bordes, de ses pièces en prose et en
vers, et l'on reconnaîtra dans le mémoire présenté
à l'Académie de Dijon, comme dans les ouvrages
qui l'ont suivi, le développement progressif d'une
pensée qui, d'abord confuse, s'affirme de plus en
plus, jusqu'à ce qu'elle arrive à l'état d'idée fixe.
Cette pensée qu'on peut formuler ainsi: l'homme est
BOH NATURELLEMENT, ET TOUT CE QUE LUI AJOUTE LA SOCIÉTÉ
ni. paît que le pervertir, se retrouve dans tous les
ouvrages de Rousseau et déborde dans plusieurs.
Les plus célèbres n'en sont que l'application systé-
matique et, d'après lui, la confirmation, dans les
conditions diverses de l'humanité. De même que,
dans son premier mémoire, il met la perfection ori-
ginelle de l'homme en opposition avec la littérature
et les arts ; dans le Discours sur l'Inégalité et le
Contrat social , il la mettra en opposition avec la
société et ses lois ; dans l'Emile , en opposition avec
l'éducation; dans la Nouvelle Héloïse, en opposition
avec le monde, ses usages et ses préjugés.
Lui-même veut bien nous édifier sur cette marche
progressive de ses idées. « Dès sa jeunesse , il s'était
H2 ï LA VIE ET LES ŒUVRES
souvent demandé pourquoi il ne trouvait pas tous
les hommes bons, sages, heureux, comme ils lui
semblaient faits pour l'être... En admirant les pro-
grès de l'esprit humain, il s'étonnait de voir croître
en même temps les calamités publiques. Il entre-
voyait une[secrète opposition entre la constitution de
l'homme et celle de nos sociétés... Une malheureuse
question d'académie, qu'il lut dans un Mercure, vint
tout à coup dessiller ses yeux, débrouiller ce chaos
dans sa tète , lui montrer un autre univers , un
véritable âge d'or,- des sociétés d'hommes simples ,
sages , heureux , et réaliser en espérance toutes ses
visions, par la destruction des préjugés qui l'avaient
subjugué lui-même, mais dont il crut en ce moment
voir découler les vices et les misères du genre
humain. De la vive effervescence qui se fit alors
dans son âme sortirent des étincelles de génie ,
qu'on a vu briller dans ses écrits durant dix ans de
délire et de fièvre1. »
Ainsi c'est de cette époque qu'il date la création
de son système. S'il ne le développa que progres-
sivement, ce fut parce que, dans ce premier exposé
de sa doctrine , il ne pouvait tout dire , ni le public
tout accepter. « Si le seul discours de Dijon , dit-il
dans une réplique qu'il avait préparée contre un de
ses contradicteurs , a tant excité de murmures et
tant causé de scandales , qu'eût-ce été , si j'avais
développé du premier instant toute l'étendue d'un
système vrai , mais affligeant , dont la question
traitée dans ce discours n'est qu'un corollaire 2. »
1 . Rousseau Juge de Jean-Jac-
ques, 2* Dialogue. — 2. Préface
d'une Seconde lettre projetée à
Bordes, sur le Discours de
Dijon (Œuvres et discours iné-
dits de J.-J. Rousseau, publiés
par Streciceiskn-Moultou).
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 225
« >*e parlez donc pas, dit Yillemain, du paradoxe
de Rousseau. ?Se voyez pas dans ce discours un
caprice, un calcul, mais son génie même, ce génie
fait pour préparer à la fois une révolution politique
et une réforme morale... Ce n'est plus l'opposition
fine et modérée de quelques académiciens ; ce ne
sont plus les épigrammes profondes, mais discrètes,
de V Es prit des Lois; ce n'est plus cette indépen-
dance, qui flattait parfois les vices de la cour, et
ne lui demandait que d'être favorable aux lettres.
Sous ce beau langage de Rousseau perce une ran-
cune démocratique qui s'en prend à la philosophie
comme aux abus, aux lettres comme aux grands
seigneurs , et frappe les premières pour mieux at-
teindre les seconds \ »
Cette thèse, toute fausse qu'elle est, prêtait à des
développements sophistiques de nature à piquer la
curiosité. Le plus souvent elle était restée à l'état
de boutade ou de jeu de l'imagination , jamais elle
n'avait été traitée avec l'ampleur que lui donna
Rousseau. Mais il ne faudrait pas croire qu'elle ait
été difficile à soutenir, par cela seul qu'elle était
un paradoxe. Sans parler de l'esprit paradoxal de
Jean-Jacques, de son caractère, toujours porté
à voir le mauvais côté des choses , ne sait-on pas
qu'il est plus aisé de démolir que d'édifier ? Si les
objections sont possibles même contre la vé-
rité absolue, elles sont surtout spécieuses contre
les institutions, toujours sujettes à des abus,
toujours représentées par des hommes imparfaits.
On a beau jeu de signaler les abus de la science ;
1. Villemain, Tableau de la I leçon.
littérature au XVIIIe siècle, 23" \
2"2() LA VIE ET LES OEUVRES
il n'y a pour les voir qu'à ouvrir les yeux ; mais
il en est de môme de tout ce qui tient à
l'homme. Pour supprimer ses vices, il en faudrait
venir à le supprimer lui-même. Faites un bon usage
de vos facultés, vous vous perfectionnez; faites-en
un mauvais usage, vous vous pervertissez; mais
n'en concluez pas que la faculté elle-même soit
mauvaise. Faudra-t-il arracher la langue à tous les
enfants, parce que beaucoup d'hommes s'en servent
pour médire? Et pourquoi pas les yeux et les
oreilles? Et pourquoi pas les mains et les pieds? Et
pourquoi pas surtout la tête et le cœur, principes
de tous nos actes. Rousseau, ne pouvant songer à
détruire l'homme (il aurait trouvé trop difficilement
des disciples), a au moins tenté de le mutiler et de
l'amoindrir. Qu'est-ce que la littérature, qu'est-ce
que la science, qu'est-ce que l'art, sinon le dévelop-
pement des facultés de l'homme? Qu'est-ce que l'é-
ducation, sinon la propagation de ce développe-
ment? Qu'est-ce que la société, sinon la multiplica-
tion, en quelque sorte, de ses facultés et de son
pouvoir, au moyen de l'association? Qu'est-ce que
la civilisation, en un mot, sinon la culture de
l'homme? Culture qui peut être bien ou mal dirigée,
qui, par suite, grandira l'homme pour le bien ou
pour le mal, mais qui lui est nécessaire, s'il ne veut
rester perpétuellement dans l'enfance et dans l'im-
puissance. Un esprit généreux veut l'homme grand,
un esprit sain le veut grand dans le bien; Rousseau
le veut petit et misérable. Rousseau, qui passe pour
un hardi novateur, et qui a bien parfois ses audaces,
n'est au fond qu'un poltron, qui ne voit dans les
choses que leurs inconvénients, et supprime le bien
lui-même, de peur qu'on n'en abuse.
T)K JEANWACQUES ROUSSEAU. 227
Ali! si Rousseau s'était contenté de s'élever contre
les abus du savoir; s'il avait montré que la science
n'est pas tout l'homme, qu'elle ne remplace pas la
vertu, qu'elle est un moyen qui peut aider à at-
teindre le but, qui peut aussi en éloigner, qui
par conséquent n'est pas le but lui-même ; s'il avait
prouvé, l'histoire à la main, qu'un peuple qui pré-
fère l'art de bien dire au mérite de bien faire, et
demande à un orateur ou à un livre, non ce qu'il
dit, mais comment il le dit, est un peuple corrompu,
qu'une civilisation qui. comme il l'a écrit lui-même
ailleurs, prise une belle statue au-dessus d'une
bonne action, est une civilisation menteuse, il aurait
assurément fait une œuvre utile, ce qui ne l'aurait
pas empêché de la faire éloquente. Mais quel mérite
de démontrer ce que tout le monde pense ou doit
penser? Un brillant sophisme avait bien plus de
charmes pour Jean-Jacques.
Saint-Marc Girardin lui trouve encore une autre
intention plus particulière qui, pour être inavouée,
n'en est pas moins évidente : elle consistait à atta-
quer les contemporains et à se faire un rôle à part.
Rousseau était envieux, mécontent, déclassé. Ces
défauts, qui ne firent que croître avec le temps,
qui devinrent à la fin une véritable folie, faisaient
dès lors son tourment, obscurcissaient sa raison,
déterminaient la plupart de ses jugements et de
ses actes. Il n'en était plus à compter ses dé-
ceptions, mais il aimait mieux les attribuer aux
injustices du sort ou des hommes qu'à ses ma-
ladresses ou à ses fautes. Egalement incapable
d'accepter sa situation et de combattre pour l'a-
méliorer, les luttes de la vie et les inégalités so-
ciales échauffaient sa bile, excitaient sa mauvaise
228 LA VIE ET LES ŒUVRES
humeur, sans parvenir à exalter son courage. Ja-
loux de toute supériorité chez les autres, embar-
rassé de celle qu'on lui reconnaissait souvent, il ne
savait ni recevoir, ni rendre un hommage. Les
grands, les heureux du siècle, les philosophes sur-
tout lui déplaisaient, à cause de leurs doctrines et
de leurs succès. (TU-iiiaii obscur, gêné, gauche,
pauvre, campagnard, spiritualiste ; ils étaient cé-
lèbres, à l'aise, honorés, brillants, un peu tyrans,
matérialistes, incrédules. Aussi les vices des sociétés
civilisées qu'il énumère avec le plus de complai-
sance, sont les défauts du monde et des salons. Sa
satire s'exerce surtout sur ses contemporains; on
dirait presque qu'elle est personnelle. Du reste, il
n'est pas le premier qui se soit fait frondeur et uto-
piste par envie, et il a eu, sous ce rapport, de
nombreux successeurs '.
Donc , Rousseau déclara que les sciences, les
lettres et les arts sont les pires ennemis de la mo-
rale ; il appela à son secours, pour le prouver,
toutes les ressources de l'érudition, du raisonnement
et de l'éloquence, et il trouva une académie pour
lui décerner un prix.
Il
Nous nous sommes étendu longuement sur l'idée
fondamentale du Mémoire, parce que nous la regar-
dons comme la clé de presque toutes les opinions
de l'auteur. Nous voudrions aussi donner un aperçu
de la manière dont il a développé sa thèse.
Rousseau s'adressant à une académie, il lui im-
1. Revue des Dmx Mondes, 15 février 1852.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 229
portait d'accorder « le mépris pour l'étude avec le
respect pour les vrais savants. » Quelques formules
polies, qui n'engagent à rien et ne trompent per-
sonne, pouvaient, à la rigueur, suffire à lui rendre
sa liberté d'allures. Mais il y avait un préjugé plus
gênant, dont il fallait se débarrasser avant tout. La
civilisation toute entière est fondée sur la culture
des lettres, des sciences et des arts. Avec l'igno-
rance et l'état sauvage , que deviennent la politesse
des mœurs , la bienveillance des rapports , les
charmes de la société, le bien-être de la vie? Jean-
Jacques ne pouvait nier ces avantages ; qu'en va-t-il
faire? Des pièges pour la liberté , des hypocrisies ,
des œuvres de dépravation. « Tandis que le gou-
vernement et les lois, dit-il, pourvoient à la sûreté
et au bien-être des hommes assemblés, les sciences,
les lettres et les arts, moins despotiques et plus
puissants peut-être , étendent des guirlandes de
fleurs sur les chaînes dont ils sont chargés ,
étouffent en eux le sentiment de cette liberté origi-
nelle pour laquelle ils semblent être créés, leur font
aimer leur esclavage , et en font ce qu'on appelle
des peuples policés. Le besoin éleva les trônes, les
sciences et les arts les ont affermis... Les princes
voient avec plaisir le goût des arts agréables et des
superfluités... ils savent bien que tous les besoins
que le peuple se donne sont autant de chaînes dont
il se charge... Quel joug imposerait-on à des
hommes qui n'ont besoin de rien?... qui, comme
les sauvages de l'Amérique, vont tout nus et ne
vivent que du produit de leur chasse ?... Avant que
l'art eût façonné nos manières et appris à nos pas-
sions à parler un langage apprêté, nos mœurs
étaient rustiques, mais naturelles, et la différence
w23() LA VIE ET LES OEUVRES
des procédés annonçait au premier coup d'œil celle
des caractères... » Actuellement, au contraire, au
milieu de « ce troupeau qu'on appelle société... plus
d'amitiés sincères, plus d'estime réelle, plus de con-
fiance fondée Les soupçons, les ombrages, les
craintes, la froideur, la réserve, la haine, la trahi-
son se cacheront sans cesse sous ce voile uniforme
de politesse... Ici l'effet est certain, la dépravation
réelle, et nos âmes se sont corrompues à mesure
que nos sciences et nos arts se sont avancés à la
perfection... On a vu les vertus s'enfuir, à mesure
que leur lumière s'élevait sur notre horizon; et le
même phénomène s'est observé dans tous les temps
et dans tous les lieux. »
A l'appui de ces affirmations l'histoire apporte le
témoignage de tous les peuples l'un après l'autre :
les Romains des premiers temps, avec leur rude
simplicité, et ceux de la décadence, avec leur cor-
ruption élégante ; la Grèce victorieuse de la Perse
amollie par les arts et le luxe; l'austère Sparte gar-
dant sa liberté, en face d'Athènes livrée à l'éloquence
et à la tyrannie; les Scythes barbares, donnant des
leçons de vertu à leurs vainqueurs civilisés; les
Germains presque sauvages, si supérieurs, d'après
Tacite, aux Romains de l'Empire; Constantinople ,
subtile et philosophe, tombant au pouvoir du croisé
bardé de fer ou du farouche musulman ; la Chine
lettrée en proie à tous les vices ; l'Amérique et la
Suisse heureuses de leur simplicité et de leur igno-
rance. Les exemples abondaient; l'embarras était
de les choisir et de se restreindre. La réponse non
plus n'était pas douteuse; Sénèque l'a résumée en
deux mots : Postquam docti prodierunt, boni desunt\
1. SÉNÈQUE, Ép. 95.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 231
Depuis que les savants ont paru parmi nous, les
gens de biens se sont éclipsés. On aurait pu à la
vérité, avec non moins de raison, choisir d'autres
exemples et obtenir des réponses tout opposées; d'où
il aurait fallu conclure que les uns comme les autres
ne prouvent qu'une chose, qui n'a rien de bien sur-
prenant, c'est que les peuples savants comme les
peuples ignorants, les sauvages comme les civilisés
ont chacun leur mélange de qualités et de défauts.
Au milieu de ces énumérations historiques, la
prosopopée de Fabricius est restée célèbre. Si,
comme le dit Rousseau, elle s'échappa de son àme
à l'instant où il se trouva saisi et transporté
par son sujet, on peut la proposer comme le mo-
dèle de cette éloquence passionnée qu'il regardait
comme son triomphe et qu'il ne produisait que dans
ses moments de première et subite inspiration.
« 0 Fabricius ! Qu'eût pensé votre grande àme ,
si, pour votre malheur, rappelé à la vie, vous eus-
siez vu la face pompeuse de cette Rome sauvée par
votre bras, et que votre nom respectable avait plus
illustrée que toutes ses conquêtes? Dieux, eussiez-
vous dit, que sont devenus ces toits de chaume et
ces foyers rustiques, qu'habitaient jadis la modéra-
tion et la vertu? Quelle splendeur funeste a succédé
à la simplicité romaine? Quel est ce langage
étrange? Quelles sont ces mœurs efféminées? Que
signifient ces tableaux, ces statues, ces édifices ? In-
sensés, qu'avez-vous fait? Vous, les maîtres des na-
tions , vous vous êtes rendus les esclaves des
hommes frivoles que vous avez vaincus ! Ce sont des
rhéteurs qui vous gouvernent! C'est pour enrichir
des architectes, des peintres, des statuaires, des
histrions que vous avez arrosé de votre sang la
TOME r 10
23'2 LA VIE ET LES ŒUVRES
Grèce et l'Asie! Les dépouilles de Cartilage sont la
proie d'un joueur de flûte! Romains, hâtez-vous de
renverser ces amphithéâtres, brisez ces marbres,
brûlez ces tableaux, chassez ces esclaves qui vous
subjuguent, et dont les funestes arts vous cor-
rompent. . .
« Voilà comment le luxe, la dissolution et l'es-
clavage ont été de tout temps le châtiment des ef-
forts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de
l'heureuse ignorance où la Sagesse éternelle nous
avait placés. » •
Enfin il n'est pas jusqu'aux épines de la science
que Jean-Jacques ne tourne contre elle. « Peuples,
sachez donc une fois que la nature a voulu vous
préserver de la science , comme une mère arrache
une arme dangereuse aux mains de son enfant; que
tous les secrets qu'elle vous cache sont autant de
maux dont elle vous garantit, et que la peine que
vous trouvez à vous instruire n'est pas le moindre
de ses bienfaits. Les hommes sont pervers; ils se-
raient pires encore, s'ils avaient le malheur de naître
savants. »
« Quoi, la probité serait fille de l'ignorance! La
science et la vertu seraient incompatibles ! » — Cer-
tainement. Si vous en doutiez encore, voyez plutôt,
dût votre orgueil en souffrir, la seconde partie du
Mémoire. Rousseau y resserre et y généralise à la
fois la question ; les faits , qu'il a amassés et triés
avec soin, lui servent à étendre ses observations
historiques à un genre de considérations plus pré-
cises et plus élevées. Il ne va plus voir seulement
ce qu'ont été les sciences ici ou là, en tel ou tel
temps, mais ce qu'elles sont partout et toujours, ce
qu'elles sont en elles-mêmes.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 233
Il examine les sciences et les arts dans leur ori-
gine. Tous doivent leur naissance à nos vices.
L'astronomie est née de la superstition ; l'éloquence
de l'ambition, de la haine, de la flatterie, du men-
songe ; la géométrie, de l'avarice ; la physique, d'une
vaine curiosité ; la morale elle-même, de l'orgueil
humain.
Il les étudie dans leurs objets. « Que ferions-nous
des arts sans le luxe qui les nourrit? Sans les injus-
tices des hommes, à quoi servirait la jurisprudence?
Que deviendrait l'histoire, s'il n'y avait ni tyrans, ni
guerres, ni conspirations ? »
Mais c'est surtout dans leurs effets qu'il poursuit
les sciences et les arts. Ils nourrissent l'oisiveté.
Quand nous ne saurions pas les théories des savants
et des philosophes, « en serions-nous moins nom-
breux, moins bien gouvernés, moins redoutables,
moins florissants ou plus pervers?... » Ils sont donc
inutiles. Si encore ils n'étaient qu'inutiles? mais ne
sapent-ils pas par leurs funestes paradoxes les fon-
dements de la foi et de la vertu? Et le luxe, qui est
l'opposé des bonnes mœurs ; et les mots de com-
merce et d'argent substitués à ceux de morale et de
devoir ; et cet amollissement des courages ; tout cela
n'est-il pas l'effet propre du perfectionnement des
sciences et des arts ? Il est d'expérience que les
peuples livrés au luxe ont toujours été conquis par
des peuples pauvres ; que les commodités de la
vie et les études sédentaires énervent les âmes et
détruisent les vertus militaires.
L'auteur était amené à parler de l'éducation, par
laquelle se perpétuent ces déplorables effets. « C'est
dès nos premières années, dit-il, qu'une éducation
insensée orne notre esprit et corrompt notre juge-
234
LA VIE KT LES ŒUVRES
ment. Je vois de toutes parts des établissements
immenses, où l'on élève à grands frais la jeunesse,
pour lui apprendre toutes choses , excepté ses
devoirs. Vos enfants ignoreront leur propre langue,
mais ils en parleront d'autres, qui ne sont en usage
nulle part ; ils sauront composer des vers, qu'à
peine ils sauront comprendre ; sans savoir démêler
l'erreur de la vérité, ils posséderont l'art de les
rendre méconnaissables aux autres par des argu-
ments spécieux. Mais ces mots de magnanimité,
d'équité, de tempérance, d'humanité, de courage,
ils ne sauront ce que c'est ; ce doux nom de patrie
ne frappera jamais leur oreille Que faut-il donc
qu'ils apprennent? Voilà certes une belle question!
Qu'ils apprennent ce qu'ils doivent faire étant
hommes, et non ce qu'ils doivent oublier. »
Ce tableau fantaisiste de l'éducation au xvme siècle
contient en germe une partie de Y Emile ; la phrase
suivante prépare le Discours sur l'Inégalité : « D'où
naissent tous ces abus, si ce n'est de l'inégalité
funeste introduite entre les hommes par la distinc-
tion des talents et par l'avilissement des vertus1. »
Avec une telle théorie, l'imprimerie ne pouvait
trouver grâce aux yeux de Jean-Jacques. « Le paga-
nisme, dit-il, livré à tous les égarements de la raison
humaine, a-t-il laissé à la postérité rien qu'on
puisse comparer aux monuments honteux que lui a
préparés l'imprimerie sous le règne de l'Evangile ? »
Et dans une note ajoutée après coup, il appelle le
moment où les souverains banniront cet art terrible
de leurs états.
1. Rousseau déclare dans
l'Avertissement avoir fait pos-
térieurement deux additiuns
à son Discours. Cette phrase
en pourrait bien être une.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 233
Ou'on ne s'y trompe pas, d'ailleurs ; si Jean-
Jacques permet la science à quelques génies excep-
tionnels, il l'interdit absolument au grand nombre.
« Que penserons-nous, dit-il, de ces compilateurs
d'ouvrages qui ont indiscrètement brisé la porte des
sciences et introduit dans leur sanctuaire une popu-
lace indigne d'en approcher, tandis qu'il serait à
souhaiter que tous ceux qui ne peuvent avancer loin
dans la carrière des lettres eussent été rebutés dès
l'entrée et se fussent jetés dans des arts utiles à la
société. »
Il est indigné qu'on demande à un homme, non
s'il a de la probité, mais s'il a des talents; à un
livre, non s'il est utile, mais s'il est bien écrit.
Est-ce sur ces maximes qu'il ouvre à Voltaire seul,
en compagnie de Socrate, ce sanctuaire de la
science, qu'il ferme impitoyablement au simple vul-
gaire ?
III
Nous n'avons pas à réfuter Rousseau ; d'autres
s'en sont chargés. Il aurait tort d'ailleurs de se
plaindre d'avoir été combattu. C'est toujours un
ennui de souffrir la critique, mais c'est aussi une
garantie de notoriété. Combien d'auteurs voudraient
être contredits et ne trouvent personne qui les
prenne au sérieux. Rousseau aimait à occuper le
public. A l'époque où nous sommes, il n'était déjà
plus tout à fait un inconnu ; son Discours, achevant de
le tirer de l'obscurité, lui obtint un succès d'ori-
ginalité, presque de scandale. Peut-être était-ce
précisément celui-là qu'il recherchait de préférence.
Une longue et cruelle maladie (il n'en avait jamais
236
LA VIE ET LES ŒUVRES
d'autres) avait retardé l'impression ' ; Diderot, qui
s'était chargé de la préparer, mandait à son ami,
aussitôt que l'ouvrage eut paru : « Il prend tout
par-dessus les nues ; il n'y a pas d'exemple d'un
succès pareil. » La critique, il est vrai, n'était pas
l'élément le moins important de ce succès ; mais
sous ce rapport encore, Jean- Jacques put être fier
de la qualité, aussi bien que du nombre de ses con-
tradicteurs 2.
Le Mercure avait rendu compte du Mémoire dès
le mois de janvier, mais l'avait jugé très sommai-
rement. Quelque temps après (juin 1751), dans le
même recueil, l'abbé Raynal est plus explicite ;
cependant il se contente encore de faire prévoir les
attaques, plutôt qu'il n'attaque lui-même. Jean-
Jacques profita de ces escarmouches pour s'assurer
sur ses étriers et faire son plan de bataille. « Quand
il sera question de me défendre, dit-il, je suivrai
sans scrupule toutes les conséquences de mes prin-
cipes. Je sais d'avance avec quels grands mots on
m'attaquera : lumières, connaissances, lois, morale,
raison, bienséance, égards, douceur, aménité, poli-
tesse, éducation, etc. A tout cela, je ne répondrai
que par deux autres mots, qui sonnent encore plus
fort à mon oreille : Vertu, vérité, m'écrierai-je sans
cesse; vérité, vertu3! » Parfaitement; mais la ques-
tion est de savoir si, pour être vertueux, il faut être
nécessairement ignorant, grossier, impoli, sans édu-
cation et sans lumières.
1. Lettre i(e Rousseau à M. Petit,
secrétaire de l'Académie de
Dijon, 19 janvier 1751.— 2. Une
grande partie de la polémique
engagée à propos du Discours
sur les sciences et les arts est au
Mercure de 1751 et des années
suivantes. — 3. Lettre de Lïous-
seau à l'abbé Raynal (Mercure
de juin 17111,).
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 237
Un certain M. Gautier, professeur de mathéma-
tiques et d'histoire, et membre de l'Académie
royale des Belles-Lettres de Nancy, tenta une réfu-
tation en règle du Discours de Rousseau1. Ses cri-
tiques, qui valent à notre avis bien mieux que leur
réputation, ne manquent pas de bonnes raisons,
exposées en assez bons termes. Rousseau voulut lui
faire sentir néanmoins qu'il le regardait comme un
adversaire indigne de lui. Avec la désinvolture d'un
homme sûr de sa supériorité, il se contenta de
répondre, en quinze ou vingt pages, qu'il ne répon-
drait pas2. C'est qu'en môme temps que la réfuta-
tion de Gautier, et même un peu auparavant, en
avait paru une autre infiniment plus flatteuse. Le
duc de Lorraine, Stanislas, roi de Pologne, protec-
teur éclairé des arts et des lettres, n'avait pas dédai-
gné en effet de prendre la plume contre Rousseau.
Avoir un roi pour adversaire ; voilà un honneur qui
n'arrive pas tous les jours à un homme de lettres.
Le Roi de Pologne fit paraître sa Réponse 3 sous
le voile d'un anonyme facile à pénétrer. Jean-
Jacques soupçonna, non sans raison peut-être, un
jésuite, le P. Menou, d'avoir prêté une large colla-
boration à l'œuvre du monarque. Il se flatta même
de démêler ce qui était du prince et ce qui était du
moine, se promettant bien de se dédommager sur
le dos du dernier des ménagements auxquels il se
croyait tenu à l'égard du premier. Mais il avait
affaire à forte partie et put se convaincre qu'il ne
lui suffirait pas de faire briller son esprit dans un
tournoi littéraire où le talent suppléerait à la rai-
1. Mercure d'octobre 1751 . — : cours, par M. Gautier. (Mer-
■2. Lettre de Rousseau à Grimtn, cure de novembre 1751.) — 3.
sur la réfutation de sou Dis- \ Mercure de septembre 1751.
238
LA. VIE ET LES ŒUVRES
son. Il eût été mal venu de répondre par une fin de
non-recevoir, comme il l'avait fait avec le professeur
Gautier. Il ne pouvait même décemment se plaindre,
tant on était aimable à son égard. Ses talents, per-
sonne ne les révoquait en doute ; on en pouvait
juger par son œuvre; de même aussi qu'on pouvait
juger de ses vertus par ses déclarations. Il ne s'a-
gissait donc, lui disait-on poliment, que d'effacer
une contradiction démentie par les faits, et de
mettre d'accord son esprit avec son cœur.
Rousseau avait, et pour cause, laissé prudem-
ment de côté les principes généraux; la Réponse -de
Stanislas n'avait point à garder la même réserve.
Les sciences et les arts, considérés en eux-mêmes,
n'étant en effet que la connaissance du vrai, du bon,
de Futile, il serait par trop extraordinaire qu'ils
fussent incompatibles avec la vertu. Autant vaudrait
dire que la connaissance est incompatible avec son
objet. La nature est fort belle assurément; devien-
drait-elle moins belle parce qu'on l'étudierait da-
vantage? une stupide contemplation serait-elle pré-
férable à une admiration éclairée?
L'instinct a ses avantages, mais il nous est com-
mun avec les animaux ; bientôt nous serions con-
fondus avec eux, si nous n'y ajoutions le secours de
la raison. La raison elle-même nous dirigerait-
elle sûrement, si elle n'était aidée par la réflexion?
La terre serait-elle longtemps en état de nourrir des
populations de plus en plus pressées, si les progrès
de l'agriculture ne la forçaient à multiplier ses pro-
duits? Que deviendrait la société, sans les lois qui
y maintiennent l'ordre, la subordination, la sûreté,
l'abondance?
La civilisation a ses excès, la science a ses dan-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 239
gers; l'état sauvage en a-t-il moins? Le sauvage
est-il moins voleur, moins fourbe, moins intempé-
rant, moins corrompu ? Est-il plus respectueux des
droits, de la réputation, de la vie de son semblable
que l'homme civilisé? Les peuples ignorants sont-
ils plus exempts des attentats contre la nature et
l'humanité? Ont-ils moins de guerres sans merci,
moins de tueries sans pitié? Et quand ils auraient
moins de vices que l'homme policé, ont-ils autant
de vertus? Trouve-t-on chez eux notamment ces
qualités sublimes, cette pureté de mœurs, ce désin-
téressement magnanime, ces actions surnaturelles
qu'enfante la religion?
Qu'on laisse donc ces tableaux fantaisistes d'une
innocence qui n'existe que dans l'imagination, ces
parallèles odieux, où il entre moins de zèle et d'é-
quité que d'humeur et d'envie. Tant qu'on n'aura
pas pesé exactement les qualités et les défauts des
différents peuples, tant qu'on n'aura pas prouvé que
les vices des uns ont leur principe dans leur civili-
sation, les vertus des autres dans leur état d'igno-
rance ; tant qu'on n'aura pas fait surtout la dis-
tinction entre la science et ses abus, on aura peu
avancé la question.
Mais qu'est-ce que la civilisation ? Le royal écri-
vain la confond volontiers avec le progrès des mœurs ;
il est incontestable en effet que ces deux choses,
si elles ne sont pas identiques, ont au moins de
grandes affinités. Il semble avoir devancé cette belle
définition d'un penseur moderne : la civilisation est
le développement de l'activité sociale et le dévelop-
pement de l'activité intellectuelle '.
I. GmzOT, Histoire de la Ci- j et Histoire de la Civilisation en
vilisation en Europe, lre leçon; | France, lr» leçon.
240 LA VIE ET LES ŒUVRES
La réfutation de Stanislas indiquait nettement la
voie à suivre ; Rousseau, dans sa Réponse, semble
d'abord s'y engager, mais ce n'est pas pour long-
temps. Il est bien vrai que la science en soi est
excellente; il n'a jamais dit autre chose; il est vrai
qu'on en abuse beaucoup; son adversaire en con-
vient. La seule différence donc, c'est que l'un dit
qu'on en abuse souvent, l'autre qu'on en abuse
toujours. C'est entre ce souvent et ce toujoiws que
roule la discussion. La science, toute belle, toute
sublime qu'elle est, n'est pas faite pour l'homme ; il
a l'esprit trop borné pour y faire des progrès,
trop de passions dans le cœur pour n'en pas faire
un mauvais usage. Voilà qui s'appelle étouffer son
ennemi sous les fleurs. Au point de vue pratique,
autant valait dire que la science est mauvaise.
Telle est, en effet, la thèse qu'il reprend, sans argu-
ments bien nouveaux, mais avec un véritable talent
de polémiste.
Ce débat a perdu de son importance. Il y avait,
du reste, dès cette époque, plus de tendance à exa-
gérer les droits de la science qu'à les restreindre.
Il est instructif néanmoins de voir de quel côté sont
les champions de l'ignorance.
Jean-Jacques avait peu de mérite à confesser sa
profonde estime pour un aussi aimable contradic-
teur. Mais s'il tenait à se montrer respectueux, il
tenait encore plus à étaler sa fierté. Il se rend le
témoignage d'avoir su allier ces deux sentiments et
d'avoir appris au public « comment un particulier
peut défendre la cause de la vérité contre un sou-
verain même. » C'était facile dans la circonstance.
Ses amis lui conseillaient de ne pas publier sa ré-
ponse sans l'agrément du prince, et lui promettaient
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 241
la Bastille en récompense de ses libertés de lan-
gage. Il ne les écouta point. Loin de s'en trouver
plus mal, il y gagna les bonnes grâces du monarque,
et en eut par la suite des marques formelles.
ïl prétend que ce bon prince, après avoir vu sa
réponse, aurait dit : j'ai mon compte, je ne m'y
frotte plus. Mais Stanislas eût été vraiment trop
bon et trop modeste s'il eût tenu ce propos. Sans
prétendre qu'il ait eu dans cette affaire la palme du
talent, il eut au moins, avec un mérite littéraire très
réel, l'avantage du côté de la raison. Mais, aux yeux
de certaines gens, le talent dispense de tout, même
de la raison. Seulement ces gens-là ont mauvaise
grâce à suivre Jean-Jacques dans sa campagne
contre les lettres et les sciences, puisqu'ils en ad-
mettent jusqu'aux abus.
Parmi les curiosités de la Réponse de Rousseau,
notons les points suivants :
Il fait un grand usage de l'Ecriture, des Saints-
Pères, des arguments théologiques; il n'admet
d'autre étude que celle de la religion, d'autre re-
cherche que celle de nos devoirs. Auprès d'un roi
chrétien, qu'il supposait aidé par un jésuite, cela
ne pouvait faire qu'un bon effet.
Il tranche du moraliste austère, restreint les besoins
aux limites de la plus stricte nécessité, condamne
les penchants naturels, et confondrait volontiers la
curiosité qui porte l'homme à apprendre avec les
passions qui le poussent à mal faire. Chez cet amant
de la nature qui, dans d'autres circonstances, se
montre si plein d'indulgence pour ses faiblesses, un
tel rigorisme est-il bien de saison? Stanislas avait
dit, entre autres choses, que l'hypocrisie, toute dé-
testable qu'elle est, présente, au point de vue social,
2l'I
LA VIE ET LES ŒUVRES
moins d'inconvénients que le vice effronté, et rend
indirectement hommage à la vertu en voulant la
contrefaire. Quoi ! prendre parti pour l'hypocrisie !
Quelle horreur! Il est curieux de voir avec quel
air de pudeur effarouchée les propositions les plus
innocentes sont parfois accueillies par les puritains
de la libre pensée et de la morale indépendante.
Venons à la conclusion : on pourra la trouver
assez inattendue.
Rousseau avait commencé par dire que la science
est bonne en soi; première proposition.
Aussitôt , il affirme qu'elle est mauvaise dans son
usage ; qu'elle n'a jamais causé que des crimes et
des malheurs; deuxième proposition.
Cependant, quoique mauvaise, il faut la con-
server, la protéger, la répandre ; troisième propo-
sition.
N'accusons pas trop ici Rousseau de contradiction.
S'il veut bien faire grâce aux bibliothèques, aux
universités, aux académies, ce n'est qu'à titre de
maux nécessaires. « Nous ne ferions, dit-il, que
replonger l'Europe dans la barbarie, et les mœurs
n'y gagneraient rien.... On n'a jamais vu de peuple,
une fois corrompu, revenir à la vertu. En vain pré-
tendriez-vous détruire les sources du mal; en vain
ôteriez-vous les aliments de la vanité, de l'oisiveté,
du luxe; en vain même vous ramèneriez les hommes
à cette première égalité , conservatrice de l'inno-
cence et source de toute vertu ; leurs cœurs , une
fois gâtés, le seront toujours; il n'y aura plus de
remède, à moins de quelque grande révolution,
presque aussi à craindre que le mal qu'elle pourrait
guérir, et qu'il est blâmable de désirer et impos-
sible de prévoir. Laissons donc les sciences et les
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 243
arts adoucir eu quelque sorte la férocité des hommes
qu'ils ont corrompus... Offrons quelque aliment à
ces tigres , afin qu'ils ne dévorent pas nos enfants. »
Jean-Jacques aurait bien fait de formuler ces
déclarations plus tôt. Tout le monde en effet s'était
trompé, et avait dû se tromper sur ses conclusions
pratiques : il n'est pas sur qu'il ne s'y soit pas
trompé comme tout le monde.
Quoi qu'il en soit, moyennant ce principe nou-
veau , qu'un peuple corrompu ne saurait revenir à
la vertu, il n'a aucun souci de diminuer le fléau.
Loin de là, il faut toujours qu'un prince protège
les sciences et les arts. Jean- Jacques songer a-t-il au
moins à les épurer, à en corriger autant que pos-
sible les excès et les abus? Pas davantage; il signale
le mal, puis il conseille de le favoriser sans
réserve. Mais alors pourquoi son discours? Pourquoi
cette rude campagne contre un ennemi à qui on
veut laisser toutes ses forces, même assurer toutes
les faveurs? Mieux valait se tenir tranquille que de
soulever l'opinion en faveur d'une doctrine sans
conclusion, où la pratique est en contradiction con-
tinuelle avec la théorie.
IV
Les adversaires de Rousseau se distinguent en gé-
néral par un ton d'urbanité parfaite. Il y avait
comme un courant d'admiration pour ce nouveau
génie qui se révélait : on ne le combattait qu'à
regret. Sa thèse en effet, dégagée des conséquences
extrêmes qui n'apparurent que plus tard, n'était
244
LA VIE ET LES ŒUVRES
point encore classée parmi les questions irritantes
et ne semblait intéresser que les littérateurs et les
savants. Or, ceux-ci se croyaient parfaitement de
taille à vaincre un confrère qui, quoi qu'il pût dire,
était et restait des leurs, et passait pour se livrer à
un jeu d'esprit plutôt qu'à une polémique bien sé-
rieuse.
Bordes, qui, lui aussi, entra dans la lice, devait,
plus que tout autre, se montrer fidèle à ces règles.
Il avait été l'ami de Jean-Jacques; mais celui-ci
l'avait négligé , comme cela lui arrivait souvent pour
ses amis, quand il ne les avait plus sous la main.
Bordes, qui connaissait peut-être par expérience le
caractère ombrageux de son adversaire, avait em-
ployé toute la modération, toute la douceur pos-
sibles, pour ne pas blesser sa susceptibilité1. Rous-
seau, dans sa réponse, ne se piqua pas d'une
semblable délicatesse2. L'autre répliqua. Cette po-
lémique, courtoise dans la forme, au moins d'un
côté, laissa dans les. cœurs un levain de ressen-
timent qui se retrouvera plus tard.
Grimm avait admiré la réponse à Stanislas ; il
admira encore davantage celle qui fut faite à Bordes.
Cette dernière est, à son avis, « égale, et même
supérieure au discours même 3. »
1. Discours sur les avantages
des sciences et des arts, pro-
noncé dans l'Assemblée pu-
blique des sciences et belles-
lettres de Lyon, le 22 juin
1751 {Mercure de décembre
1751 et de mai 1732). — 2.
Il Ta intitulée : Dernière ré-
ponse à M. Bordes; non parce
qu'il en avait fait une au-
paravant; mais pour signi-
fier qu'il n'en voulait plus
faire d'autre à personne. Voir
nussi la Préface de la Se-
conde lettre à Bordes qui resta
à l'état de projet. — 3. Corres-
pondance littéraire, 15 février
1754.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 245
La discussion continuait à avoir ses effets ordi-
naires : elle obligeait Jean-Jacques à quelques con-
cessions, mais elle l'attachait plus résolument aux
points où il prétendait se fortifier. Abusant de
quelques expressions justes de Bordes, il s'en fit,
sans grande peine, une arme contre lui et un moyen
de donner une nouvelle face à la question. Nos
mœurs , avait dit Bordes , ne sont pas assez parfaites
pour se montrer sans voile ; la politesse sert à cou-
vrir nos défauts de caractère ; sans elle , la société
n'offrirait que des disparates et des chocs. — Quoi,
répondait Bousseau , vous prétendez donc que
l'homme est méchant par nature ! Et à l'homme na-
turellement méchant, il oppose hardiment la bonté
native et l'égalité originelle de tous. Les hommes
méchants par nature! ce serait difficile à prouver.
On cite des annales; mais « il faudrait bien des té-
moignages pour m'obliger de croire une absurdité.
Avant que les mots affreux de tien et de mien fussent
inventés ; avant qu'il y eût de cette espèce d'hommes
cruels et barbares qu'on appelle maîtres , et de cette
autre espèce d'hommes fripons et menteurs qu'on
appelle esclaves ; avant qu'il y eût des hommes
assez abominables pour oser avoir du superflu, pen-
dant que d'autres hommes meurent de faim ; avant
qu'une dépendance mutuelle les ait tous forcés à
devenir fourbes, jaloux et traîtres, je voudrais bien
qu'on m'expliquât en quoi pouvaient consister ces
vices , ces crimes , qu'on leur reproche avec tant
d'emphase '. »
Nous sommes loin de la question restreinte des
lettres et des arts. Il y avait là de quoi soule-
1". Dernière réponse.
246 LA VIE ET LES ŒUVRES
ver bien des passions , bouleverser bien des so-
ciétés.
En attendant , Jean-Jacques ne prêche plus seule-
ment l'austérité, mais une sorte de vertu farouche,
telle que les vieux Romains en fournissent quelques
exemples. Qu'est-il besoin de rendre les hommes
doux et sociables ? Est-ce que la vertu est toujours
douce? voyez Brutus, « qui n'a fait que son devoir, »
voyez Gaton , Lucrèce, Virginius, Scévola. — Qu'on
n'objecte pas que le luxe nourrit les pauvres. — Sans
le luxe, il n'y aurait pas de pauvres. — Que les
sciences ne servent pas seulement au bien-être et à
l'agrément, mais qu'elles sont nécessaires à la satis-
faction des besoins. — Les besoins sont si peu de
chose, quand on sait les réduire à l'indispensable.
« On croit m'embarrasser en me demandant à quel
point il faut borner le luxe. Mon sentiment est qu'il
n'en faut point du tout. Tout est source de mal, au-
delà du nécessaire physique. La nature ne nous
donne que trop de besoins, et c'est au moins une
très haute imprudence de les multiplier sans néces-
sité, et de mettre ainsi son âme dans une plus grande
dépendance. 11 y a cent à parier contre un que le
premier qui porta des sabots était un homme punis-
sable, à moins qu'il n'eût mal aux pieds. »
L'état animal lui-même n'effraie pas ce moraliste
impitoyable. « Il ne faut pas tant craindre, dit-il, la
vie animale : mieux vaut ressembler à une brebis
qu'à un mauvais ange... Sous prétexte que le pain
est nécessaire, faut-il que tout le monde se mette à
labourer la terre ? — Pourquoi non ? qu'ils paissent
même, s'il le faut. J'aime mieux voir les hommes
brouter l'herbe dans les champs que s'entredévorer
dans les villes... Pour répondre à cel;i, osera-t-ou
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 247
prendre le parti de l'instinct contre la raison? C'est
précisément ce que je demande1. »
Pourtant il ne propose pas plus de borner les
hommes au strict nécessaire qu'il n'a proposé de
brûler les collèges et les bibliothèques. « Je sens
bien, dit-il, qu'il ne faut pas former le ridicule
projet d'en faire d'honnêtes gens ; mais je me suis
cru obligé de dire sans déguisement la vérité, qu'on
m'a demandée. J'ai vu le mal et j'ai tâché d'en
trouver les causes ; d'autres, plus hardis ou plus
insensés, pourront chercher le remède2. » Là-dessus,
il ne lui reste plus qu'à se draper dans sa philo-
sophie et à laisser les pauvres humains accomplir
leur destinée.
La question semblait inépuisable. Formey, acadé-
micien de Berlin, vint clore la liste des écrits publiés
à cette occasion et se posa en conciliateur3. Il pré-
tendit que les sciences et les arts n'avaient fait aux
mœurs ni bien ni mal. Il ne reste plus, dit Fréron,
pour donner à cette question toutes les combinai-
sons dont elle est susceptible, que de dire que les
sciences et les arts ont fait aux mœurs beaucoup de
bien et beaucoup de mal. C'est, en effet, ce qu'on
pouvait dire de plus vrai '.
Cette querelle avait fait de Rousseau l'homme à
la mode. Les réfutations, comme on voit, ne lui
manquèrent pas. Outre les auteurs que nous avons
1. Dernière Réponse. — 2. Der-
nière Réponse. — 3- Examen
philosophique de la liaison réelle
qu'il y a entre les scieyices et les
mœurs, dans lequel on trouvera
la solution de la dispute de
M. J.-J. Rousseau avec ses ad-
versaires, etc., par Formey. —
4. Année littéraire, 1755, t. V.
Telle est, en effet, la véritable
solution; mais était-il bien
vrai que personne ne l'eût dit
jusque-là?
17
248 LA VIE ET LES ŒUVRES
cités, Leroy de Bonneval, Lecat, d'autres encore s'y
essayèrent tour à tour. Ce dernier s'intitula fausse-
ment « un académicien de Dijon qui a refusé son
suffrage. » L'Académie le désavoua1. Rousseau ré-
pondit à Lecat. Il n'avait pas attendu d'ailleurs les der-
nières attaques pour prendre situation d'une façon
plus pratique, et avait profité pour le faire de sa
pièce de Narcisse. La circonstance était d'autant
plus singulièrement choisie, qu'il voulait surtout
répondre au reproche de contradiction entre ses
principes et sa conduite. Cet argument ad hominem,
sans être le plus fort, était un de ceux qui l'avaient
touché davantage. Laissons de côté ses raisons, il
les a déjà données, prenons uniquement ce qui lui
est personnel ; c'est d'ailleurs la partie la plus inté-
ressante pour son biographe. « Je conseille donc,
dit-il, à ceux qui sont si ardents à chercher des
reproches à me faire, de vouloir mieux étudier mes
principes et mieux observer ma conduite, avant que
de m'y taxer de contradiction et d'inconséquence.
S'ils s'aperçoivent jamais que je commence à bri-
guer les suffrages du public; ou que je tire vanité
d'avoir fait de jolies chansons ; ou que je rougisse
d'avoir fait de mauvaises comédies ; ou que je
cherche à nuire à la gloire de mes concurrents ; ou
que j'affecte de mal parler des grands hommes de
mon siècle, pour tâcher de m' élever à leur niveau,
en les rabaissant au mien ; ou que j'aspire à des
places d'académie ; ou que j'aille faire ma cour aux
femmes qui donnent le ton ; ou que j'encense la
sottise des grands ; ou que, cessant de vouloir vivre
1. Délibération du 22 juin | tion de Lecat le Mercure de
1752, insérée au Mercure d'août
1752. Voir aussi sur la réfuta-
juin 1752.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 249
du travail de mes mains, je tienne à ignominie le
métier que je me suis choisi et fasse des pas vers la
fortune ; s'ils remarquent, en un mot, que l'amour
de la réputation me fasse oublier celui de la vertu,
je les supplie de m'en avertir, et même publique-
ment, et je leur promets de jeter à l'instant au feu
mes écrits et mes livres, et de convenir de toutes les
erreurs qu'il leur plaira de me reprocher.
« En attendant, j'écrirai des livres ; je ferai des vers
et de la musique, si j'en ai le talent, le temps, la
force et la volonté ; je continuerai à dire très fran-
chement tout le mal que je pense des lettres et de
ceux qui les cultivent et croirai n'en valoir pas
moins pour cela. Il est vrai qu'on pourra dire
quelque jour : Cet ennemi déclaré des sciences et
des arts fit pourtant et publia des pièces de théâtre ;
et ce discours sera, je l'avoue, une satire très
amère, non de moi, mais de mon siècle1. »
Cette fastueuse déclaration mit le sceau à ce que
quelques-uns ont appelé la Conversion de Rousseau.
Le succès de son Discours en fut la cause détermi-
nante, mais non la première origine. Quand il
apprit qu'il avait remporté le prix, « cette nouvelle,
dit-il, réveilla toutes les idées qui me l'avaient dicté,
les anima d'une nouvelle force, et acheva de mettre
en fermentation dans mon cœur ce premier levain
d'héroïsme et de vertu que mon père, et ma patrie,
et Plutarque y avaient mis dans mon enfance. Je ne
trouvai plus rien de grand et de beau que d'être
libre et vertueux, au-dessus de la fortune et de
l'opinion, et de se suffire à soi-même. Quoique la
mauvaise honte et la crainte des sifflets m'empè-
1. Préface de Narcisse, 1753.
250 LA VIE ET LES ŒUVRES
chassent de me conduire d'abord sur ces principes
et de rompre brusquement en visière aux maximes
de mon siècle, j'en eus dès lors la volonté décidée,
et je ne tardai à l'exécuter qu'autant de temps qu'il
en fallait aux contradicteurs pour l'exciter et la
rendre triomphante. » Ces lignes expliquent suffi-
samment la préface de Narcisse. En même temps,
comme par une ironie du sort, Thérèse devint
enceinte pour la troisième fois.
Rousseau reprochait aux lettres et aux sciences
de faire naître la politesse qui donne les dehors des
vertus qu'on n'a pas. Sa déclaration, qui n'était que
l'aggravation de son discours, semblait avoir pour
but de le mettre dans la nécessité d'être vertueux :
par le fait, il s'appliqua surtout à le paraître. Aussi,
à quiconque demanderait s'il fut toujours l'homme
libre, fort et vertueux qu'il prétend, les faiblesses,
les vices, les servitudes de toute sa vie, la grossesse
de Thérèse, qui se manifestait à cet instant même,
seraient là pour répondre.
Le Discours pour l'académie de Dijon, qui ne fut
que le développement naturel des idées et des ten-
dances de Rousseau , marque néanmoins un des
points les plus saillants de sa carrière. Il était ar-
rivé à trente-huit ans sans avoir pu, ou selon lui,
sans avoir voulu sortir de son obscurité. Au moment
même où il composait son fameux Discours, il dé-
clarait qu'il avait « renoncé aux lettres et à la fan-
taisie d'acquérir de la réputation. Désespérant,
écrit-il à Voltaire, d'y arriver à force de génie, j'ai
DK JEAN-JACQUES KOUSSE.U I.
2oi
dédaigné de tenter, comme les hommes vulgaires,
d'y arriver à force de manège1. »
Son Discours fit de lui un littérateur, ou si l'on
aime mieux , un philosophe de profession , car
au xviii0 siècle, c'était tout un. Il y avait longtemps
qu'il aspirait à le devenir. Désormais il eut son rang
dans la littérature. Beaucoup auraient été fiers de
la place qu'il y occupa ; lui-même ne le fut pas
moins qu'un autre; mais toujours porté à être mé-
content de son sort, il y vit surtout l'origine des
tourments de toute sa vie. « Qu'est-ce que la célé-
brité, dit-il quelque part2? Voici le malheureux ou-
vrage à qui je dois la mienne. Il est certain que
cette pièce, qui m'a valu un prix et qui m'a fait un
nom, est tout au plus médiocre... Quel gouffre de
misères n'eût point évité Fauteur , si ce premier
écrit n'eût été reçu que comme il méritait de
l'être! Mais il fallait qu'une faveur, d'abord injuste,
m'attirât par degrés une rigueur qui l'est encore
plus. »
Pour parler exactement, c'est moins la littérature
que les littérateurs qu'il rend responsables de ses
malheurs. Il s'était déjà fait parmi eux des connais-
sances et des appuis; du jour où il fut devenu un
d'eux, et non des moindres, on pourrait croire qu'il
étendit ses relations. Il continua cependant à recher-
cher les musiciens, encore plus que les hommes de
lettres. Il avait fait, chez Mm0 Dupin, la connais-
sance du prince héritier de Saxe-Gotha ; il ne tarda
1. Lettre à Voltaire, 30 jan-
vier 1750. — Voir aussi Lettre
à l'abbé Raijnal, directeur du
Mercure, 15 juillet 1750. —
■2. Avertissement mis en tète
du Discours sur les sciences et
les arts, dans la première édi-
tion di's Œuvres de J.-J. lious-
seau.
252 LA VIE ET LES ŒUVRES
pas à se lier avec son chapelain Klupffel, et cultiva
surtout l'amité de Grimm, qui servait de lecteur au
prince, en attendant mieux. Grimm était d'un abord
peu aimable, mais il était musicien; c'était tout pour
Jean-Jacques. Bientôt ils devinrent inséparables ; ils
passaient une partie des jours et les nuits presque
entières à faire de la musique. Grimm ayant con-
tracté pour une comédienne une sorte de mal
d'amour, qui le prit on ne sait comment et le quitta
de même, Jean-Jacques, de moitié avec l'abbé Ray-
nal, le veilla sans relâche, jusqu'à sa guérison.
Rapporterons-nous un projet, que les trois amis
Rousseau, Diderot et Grimm, auraient, dit-on, formé
un jour. Il s'agissait d'un grand voyage en Italie, à
pied, avec la carabine sur l'épaule, pour défendre
au besoin sa bourse. La mise de chacun devait être
de cent louis. On passerait par le mont Cenis ou le
Saint-Bernard. On badinait d'avance sur les aven-
tures que ne manquerait pas de faire naître l'intem-
pérance de Diderot, et dont le pauvre Jean-Jacques
devait être la victime. Je riais alors comme eux,
disait Jean- Jacques ; mais depuis, j'ai réfléchi. Le
malheureux faisait remonter jusqu'à ces plaisante-
ries de jeunesse les complots qu'il croyait ourdis
contre lui l.
Citons encore parmi les amitiés que Rousseau
contracta à cette époque, Saurin, avec qui il se
brouilla plus tard, et l'abbé de l'Etang', vicaire de
Marcoussis, près de Montlhéri. Il allait voir ce der-
nier de temps en temps avec Thérèse et Mme Le
Vasseur, et faisait chez lui de la musique de sa fa-
i. Anecdote racontée par G a- I par M. Scherer, p. 37.
rat. Voir Melchior Grimm, \
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 253
çon. Il lui adressa un peu plus tard une Epitre en
vers sur les ennuis et les tracas de Paris. Les vers
de cette Èpitre sont naturels, sans pédanterie, mais
aussi sans élévation '. Jean-Jacques allait souvent
aussi à Passy, chez Mussard, ancien joaillier retiré
des affaires, son compatriote et un peu son parent.
Mussard, sans être de la haute société, aimait à re-
cevoir et accueillait agréablement ses hôtes. On fai-
sait de la littérature et de la conversation, on chan-
tait, on jouait du clavecin.
Rousseau était assez content : on s'occupait de
lui ; mais il avait bien aussi à s'occuper lui-même
de sa personne, tant pour remettre à la raison ses
critiques, que pour répondre à l'idée que Ton com-
mençait à se faire de son génie. Il se passionna pour
la littérature, comme il s'était passionné pour tant
d'autres choses. « Mes sentiments, dit-il, se mon-
tèrent avec la plus inconcevable rapidité au ton de
mes idées. Toutes mes petites passions furent étouf-
fées par l'enthousiasme de la vérité, de la liberté,
de la vertu ; et ce qu'il y a de plus étonnant est que
cette effervescence se soutint dans mon cœur durant
plus de quatre ou cinq ans, à un aussi haut degré
qu'elle ait jamais été dans le cœur d'aucun autre
homme. » Nous savons ce que signifient dans sa
bouche ces grands mots de vérité, de liberté, de
vertu ; mais si la valeur de ses sentiments peut être
révoquée en doute, l'effervescence au moins est
certaine.
Cette activité passionnée toutefois ne lui épar-
gnait nullement les labeurs de la composition. Si
parfois, dans les moments où il était monté, il com-
1. Voir aux Œuvres : Èpitre au vicaire de Marcoussis..
254 LA VIE ET LES ŒUVRES
posait facilement, il lui fallait revenir après coup
sur son œuvre et en limer péniblement les aspé-
rités. Loin de notre pensée de lui en faire un re-
proche ; c'est le cas de répéter : le temps et le
travail ne font rien à l'affaire.
Sa manière de composer mérite d'être citée : « Je
travaillai ce discours, dit-il en parlant de son mé-
moire sur les sciences, d'une manière bien singulière,
et que j'ai presque toujours suivie dans mes autres
ouvrages. Je lui consacrais les insomnies de mes
nuits. Je méditais dans mon lit, les yeux fermés, et
je tournais et retournais mes périodes dans ma tète,
avec des peines incroyables ; puis , quand j'étais
parvenu à en être content, je les disposais dans ma
mémoire, jusqu'à ce que je pusse les mettre sur le
papier. Mais le temps de me lever et de m'habiller
me faisait tout perdre, et quand je m'étais mis à
mon papier, il ne me restait presque plus rien de ce
que j'avais composé. Je m'avisai de prendre pour
secrétaire Mmc Le Vasseur. Je l'avais logée, avec sa
fille et son mari, plus près de moi, et c'était elle
qui, pour m'épargner un domestique, venait tous
les matins allumer mon feu et faire mon petit ser-
vice. A son arrivée, je lui dictais, de mon lit, mon
travail de la nuit, et cette pratique, que j'ai long-
temps suivie, m'a sauvé bien des oublis. » D'autres
fois, Rousseau allait se promener seul, rêvant à son
grand système, et notait ses pensées sur son carnet,
à mesure qu'elles se présentaient à son esprit.
Malgré sa lenteur à produire et les soins d'une
controverse incessante , il trouva encore le temps
de se livrer très activement à la musique et de faire
quelques compositions littéraires. Laissons de côté,
pour le moment, la musique de Rousseau, et disons
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
255
un mot de ses ouvrages de littérature. Comme si
son succès de Dijon l'avait mis en veine, il songea,
dès l'année suivante, à concourir pour l'académie
de la Corse. Il s'agissait de rechercher quelle est la
vertu lapins nécessaire aux héros. « Question frivole,
dit-il, où il n'y avait pas de bonne réponse, mais où
on aurait pu en faire une moins mauvaise1. » Aussi,
soit que l'insuffisance du sujet ait paralysé le talent
de l'auteur, ou que le souci de son autre discours
ne lui ait laissé qu'une médiocre attention pour
celui-ci, il fut si peu satisfait de son œuvre qu'il ne
l'envoya même pas. Il l'avait oubliée depuis long-
temps lorsque, en 1768, elle fut imprimée à Lau-
sanne, à son insu, sans qu'il put savoir à qui
s'en prendre. Bientôt après, nouveau sujet d'éton-
nement, il apprit que ce barbouillage académique,
ce chiffon, ce torche-cul avait aussi été imprimé
à Paris. Il protesta énergiquement contre cette pu-
blication, qui ne pouvait que lui faire tort à tous
les points de vue 2.
Disons un mot encore d'une autre œuvre qui
tranche complètement sur toutes celles dont nous
avons parlé jusqu'ici. Le duc d'Orléans étant venu
à mourir, l'abbé Darti fut invité à prononcer son
oraison funèbre. L'abbé, qui n'était sans doute pas
bien fort, trouva commode de charger Rousseau de
lui composer son discours. Celui-ci n'eut garde
de refuser un travail qui lui donnait le moyen de
remonter un peu sa bourse , et d'être agréable à
Mmo Dupin3. Le marché, il en faut convenir, n'était
1. Voir aux Œuvres, avertis-
sement.— 2. Lettres à Dupeyrou,
18 janvier, et à Lalliaud, 4 et 28
février 176'J. — Année, littéraire,
de 176S, t. VII. — 3. Oraison fu-
nèbre de Mgr le duc d'Orléans ,
aux. Œuvres de J.-J. Rousseau.
Le discours de Rousseau ue
256 LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
bien honorable ni d'un côté ni de l'autre. L'ouvrage
ne pouvait manquer d'avoir le grand défaut de
n'être qu'un devoir de rhétorique, fait sans mission
et sans conviction. L'auteur le qualifie de très faible.
Ce travail prouve néanmoins que Jean-Jacques savait
prendre les tons les plus divers. C'est merveille
de voir comme il semble à l'aise au milieu des
textes de l'Ecriture sainte ; comme il se donne un
air confit en dévotion, pour célébrer un prince jan-
séniste, qui affectait plutôt les allures d'un moine
ou d'un savant que celles d'un grand seigneur.
fut jamais prononcé, parce
qu'un autre que l'abbé Darti
en fut chargé au dernier mo-
ment. Le même abbé avait
déjà demandé à Voltaire de
lui faire un panégyrique de
saint Louis {Lettre de Voltaire
à Frédéric, 23 juillet 1749).
L'abbé Darti était beau-frère
de Mme Darti, laquelle était,
ennuie Mme Dupin, tille de
Samuel Bernard. — Voir en-
core, sur Y Oraison funèbre du
duc d'Orléans, Lettres de Rous-
seau à Moultou, 12 et 23 dé-
cembre 1761; de Moultou à
Rousseau, 26 décembre 1761 et
19 mai 1762, et Confessions,
1. XL
CHAPITRE XI
1750-1754'.
Sommaire : I. Vie intérieure de Rousseau : Thérèse , le père Le Yas-
seur, la mère Le Vasseur. — Mauvaise santé de Rousseau. — Il met à
exécution ses grands projets de réforme. — Rousseau défenseur de
l'existence de Dieu. — Lettre à Francueil à l'occasion de la mort de sa
belle-sœur.
IL Le Devin* do village. — Il est joué devant le Roi. — Rousseau
évite d'être présenté au Roi. — Diderot et Grimm cherchent à indis-
poser Thérèse et sa mère contre Rousseau. — Jugement sur le Devin.
— Parodie du Devin.
III. Querelle de la musique française et de la musique italienne. —
Lettre sur la musique française. — Ennuis que le Devin occasionna
à Rousseau. — Profits que cette pièce lui rapporta. — Portrait de
Rousseau par Latour. — Première représentation de Narcisse.
I
On ne vit pas uniquement de littérature. Rousseau
d'ailleurs avait deux autres passions qui empê-
chaient les lettres de l'absorber entièrement : ces
passions étaient la musique et Thérèse.
Il arriva un moment où le service de M. de
Francueil et de Mmc Dupin, les travaux pour l'Aca-
démie de Dijon, les charmes de l'inséparable Grimm
firent bien petite la part de la maîtresse. Jean-
Jacques était obligé, pour aller la voir, de traverser
tout Paris. Que ne l'avait-il auprès de lui ! Mais il
serait forcé, par la même occasion, de prendre la
lourde charge de toute sa famille ; on ne se met
1. Confessions, 1. VIII.
25cS LA VIE ET LES ŒUVRES
pas, d'ailleurs, en ménage sans argent. Cependant
Francueil et Mmc Dupin ayant élevé son traitement
de 900 à 1,200 livres, cet avantage le détermina.
Mm0 Dupin lui donna quelque argent pour acheter
des meubles ; Thérèse en avait quelques-uns de son
côté ; on réunit le tout et on alla s'installer, tant
bien que mal, dans un petit appartement, au qua-
trième étage, à l'hôtel du Languedoc, rue de Gre-
nelle-Saint-Honoré, aujourd'hui, rue Jean-Jacques
Rousseau, à l'angle de la rue Coquillère.
L'idylle que Jean-Jacques y coula fut-elle aussi
parfaite qu'il le prétend? Commençons par Thérèse.
Elle avait un cœur d'ange. — Soit. — Ils sentaient
davantage chaque jour qu'ils étaient faits l'un pour
l'autre. — C'est difficile à admettre. De petits
soupers dans une guinguette ou à la fenêtre, des
tète-à-tète jusqu'à minuit avec une fdle presque
idiote, pouvaient-ils convenir à un homme tel que
Rousseau? — Mais il craint que ces détails ne
paraissent ridicules. Il a raison ; tenons-nous-en à
ce mot de la fin.
Leur attachement, du reste, résistait à certains
accrocs, qui auraient pu en troubler bien d'autres.
Un soir, Jean-Jacques, en société de Grimm, eut
une assez vilaine histoire avec une fille. Le lende-
main, le bon ami Grimm n'avait rien de plus pressé
que d'en informer Thérèse. Heureusement, Jean-
Jacques lui avait tout avoué de son côté ; de sorte
que Thérèse , qui n'avait eu que des paroles de
douceur pour son amant, fut outrée de la perfidie
de Grimm.
Le père Le Vasseur était un vieillard insignifiant.
Il redoutait sa femme et ne l'appelait que le lieu-
tenant criminel. Nous pourrions le laisser de côté,
DK JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 250
s'il n'avait été une bouche de plus à nourrir.
Quant à Mmc Le Vasseur, ses façons, qui ne man-
quaient pas d'esprit, mais avaient encore plus de
prétentions, agaçaient Jean-Jacques. Elle avait bien
voulu lui donner sa fille; à la condition toutefois
de garder sur elle son pouvoir, de lui continuer ses
conseils, qui n'étaient pas des meilleurs, et de la
prendre pour complice de ses rapacités et de ses
finesses. Elle fit à Mmc Dupin beaucoup de confi-
dences et trouva moyen de lui extorquer de nom-
breuses largesses. Jean-Jacques ne fut instruit de
ces faits que plus tard et écrivit pour s'en excu-
ser ; mais il y en avait bien d'autres, dont il se
doutait, et qu'il n'osait réprimer. Les Gouverneuses,
comme on les appelait quelquefois, étaient sans
cesse en commérages et en chuchoteries avec les
uns et avec les autres, se faisaient valoir et accep-
taient de toutes mains. Jean-Jacques, blessé de ces
petits manèges, s'échappait pour rêver plus à son
aise, et répandait dans ses livres une partie de la
bile et de l'humeur qui débordaient de son cœur.
Nous voilà déjà loin de la félicité de tout à
l'heure.
La santé de notre philosophe était pour lui un
autre sujet de tourment. Des circonstances acciden-
telles, l'excès du travail, l'effervescence de son ima-
gination , le tout joint à un état constitutionnel peu
satisfaisant lui avaient occasionné des crises assez
graves et des souffrances aiguës. Il vit quatre ou
cinq célébrités médicales, qui le traitèrent chacune
à sa mode, le soumirent aux sondages, aux bains,
aux saignées, et finirent par déclarer qu'il n'en avait
pas pour six mois à vivre. Un chrétien aurait profité
de l'annonce de la mort pour s'y préparer ; Jean-
2()0 LA VIE ET LES ŒUVRES
Jacques ne songea qu'à utiliser pour le plus grand
profit de son agrément les jours qui lui étaient
comptés.
Sur ces entrefaites, M. de Francueil, qui était
receveur général des finances, ayant eu besoin d'un
caissier, proposa cet emploi à son secrétaire.
Celui-ci en commença même les fonctions, afin de
se mettre au courant; mais les misères de sa santé,
l'ennui des chiffres et par-dessus tout la responsa-
bilité l'effrayèrent. Il avait bien encore un autre
motif de refuser,, c'était le grand projet qu'il nour-
rissait depuis quelque temps de rompre en visière
avec les usages du monde, et de mener la vie aus-
tère et indépendante qu'il avait préconisée dans son
Discours. Comment accorder en effet ses sévères
principes avec un état qui s'y rapportait si peu? De
quel œil verrait-on un caissier, un homme de finance
prêcher le désintéressement et la pauvreté ? Ces
idées de réforme avaient fermenté dans sa tète pen-
dant le délire de la fièvre ; il s'y confirma de sang-
froid, renonça à tout projet de fortune et d'avenir,
et, pour commencer, se mit en quête d'un métier
qui pût lui assurer son pain de chaque jour et son
indépendance. Il choisit la profession de copiste de
musique, et écrivit à Mme Dupin et à M. de Fran-
cueil pour les remercier de leurs bontés passées et
leur demander leur pratique. Il dut lui en coûter
de quitter cette maison qu'il avait fini par regarder
presque comme la sienne. Il s'était habitué à ses
fonctions ; il s'était surtout attaché à Mmo de Che-
nonceaux, belle-fille de Mm0 Dupin : il lui trouvait
de l'amabilité, des charmes, beaucoup de disposi-
tions pour la philosophie. Il en avait fait son élève.
Chose surprenante, il passa trois ou quatre heures
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 26 L
chaque jour, pendant tout un été, avec cette jeune
femme, qui n'avait pas vingt ans , sans laisser
échapper une galanterie.
Quand Francueil reçut le billet de Rousseau, il
le crut fou et accourut chez lui pour combattre sa
résolution; mais elle était irrévocable. Jean-Jacques
laissa dire le monde et alla son train ; le premier
article de son programme n'était-il pas de « briser
les fers de l'opinion et de faire avec courage tout
ce qui lui paraissait bon, sans s'embarrasser aucu-
nement du jugement des hommes? » Il quitta la
dorure et les bas blancs, prit la perruque ronde,
posa l'épée et vendit sa montre, sous prétexte qu'il
n'aurait plus besoin de savoir l'heure. Il n'avait
gardé que son linge, qui était fort beau. Quelqu'un,
qu'il soupçonna être le propre frère de Thérèse, lui
rendit le bon office de le débarrasser de cette ser-
vitude, força la porte de son logement et le dépouilla
de toute sa lingerie. Ce vol eut lieu le 25 décembre
1751, pendant les Vêpres. Cette date peut servir à
fixer l'époque de la réforme de Rousseau. On força
la porte d'un grenier au sixième étage, où couchait
le vieux Le Vasseur, et l'on prit vingt-deux che-
mises fines, garnies de manchettes unies, brodées
ou festonnées et d'autre linge. Il n'est, du reste,
question de soupçons ni dans la déclaration de la
femme Le Vasseur, ni dans l'information faite à la
requête du procureur du Roi, ni dans la déposition
de Rousseau et des trois Le Vasseur1.
Si l'on se reporte à la préface de Narcisse, il faudra
admettre que l'amour de la philosophie fut le prin-
1. Voir ces pièces aux Ar- l ciaire Y, 15779 à 15801.
chives nationales, section judi- |
26*2 LA VIE ET LES ŒUVRES
eipal motif de la résolution de Jean-Jacques ; clans
tous les cas, il ne fut pas le seul. Sans insister sur
sa manie de fausse simplicité, qui pourrait bien
n'être qu'un raffinement de son orgueil, et sur ce
désir de se singulariser et de faire parler de lui,
qui fut toujours un trait de son caractère, il avoue
que la misanthropie ne fut pas étrangère à sa dé-
termination. Dès l'époque où il était chez Mmo de
Warens, on remarquait son goût pour la solitude,
son mépris inné pour les hommes, son penchant â
blâmer leurs défauts et à se défier de leur probité1.
Ces dispositions ne firent que croître avec le temps.
« Jeté malgré moi dans le monde, dit-il, sans en
avoir le ton, sans être en état de le prendre et de
m'y assujettir, je m'avisai d'en prendre un qui m'en
dispensât. . . Je me fis cynique et caustique par
honte; j'affectai de mépriser la politesse que je ne
savais pas pratiquer. »
Si Jean-Jacques avait désiré véritablement fuir le
bruit, le moyen était mauvais. Comme il était facile
de le prévoir, il parvint à la notoriété par l'affecta-
tion à la simplicité, plus aisément qu'il n'y serait
parvenu par le faste. Il suffisait qu'il ne voulut pas
se montrer, pour que chacun s'efforçât de le voir ;
il suffisait qu'il refusât les présents, pour que tout
le monde lui en offrit. Il y gagna des pratiques,
mais aussi bien des importunités. Sa chambre ne
désemplissait pas; les femmes employaient mille
ruses pour l'avoir à dîner; il se trouvait dans l'al-
ternative ou de se faire des ennemis par ses refus,
ou de se créer des ennuis par ses complaisances ;
enfin il crut voir le moment où il lui faudrait se
montrer comme Polichinelle.
1. De ConziÉ, Aolice sur Mma de Warens, etc.
DE JEA>T-JACQUES ROUSSEAU. 263
Il lui restait encore une servitude, l'amitié. Par
malheur, il n'y avait pas songé. « Si, dit-il, j'avais
aussi bien secoué le joug" de l'amitié que celui de
l'opinion, je venais à bout de mon dessein, le plus
grand peut-être, ou du moins le plus utile à la vertu
que mortel ait jamais conçu. Mais tandis que je
foulais aux pieds les jugements insensés de la tourbe
vulgaire des soi-disant grands et des soi-disant
sages, je me laissais subjuguer et mener comme un
enfant par de soi-disant amis qui, jaloux de me voir
marcher seul dans une route nouvelle, tout en pa-
raissant s'occuper beaucoup à me rendre heureux,
ne s'occupaient, en effet, qu'à me rendre ridicule et
commencèrent par travailler à m'avilir, pour par-
venir dans la suite à me diffamer1. » Hélas ! Jean-
Jacques n'avait pas besoin de ses amis pour le
rendre ridicule; il s'acquittait assez bien lui-même
de cette fonction.
La réforme qu'il s'était imposée l'obligea sans
doute à des sacrifices, mais il ne faudrait pas en
exagérer la portée. Dans la réalité, il ne renonça
qu'aux choses auxquelles il lui plut de renoncer. Jl
avait des goûts simples et savait se contenter de
peu. « Je gagnerai ma vie, dit-il, et je serai heu-
reux; il n'y a pas de fortune au-dessus de cela. »
En revanche, il avait la passion de l'indépendance
et du sans-gène. A tort ou à raison, il se figura qu'il
ne pouvait prétendre en même temps à la fortune
et à l'indépendance, et sacrifia la première pour
assurer la seconde. Mais il ne renonça ni à vivre avec
Thérèse, ni à mettre ses enfants à l'hôpital, malgré
tout ce qu'il avait dit et devait dire sur la famille;
1. Lettre à Ume de Créqui. 1752.
TOME I 18
264 LA VIE ET LES ŒUVRES
ni à cultiver les lettres et la musique, malgré ses
déclamations contre les lettres et les arts ; ni à faire
jouer ses opéras, malgré ses critiques contre les
spectacles; ni à vivre dans la société et non dans la
meilleure, malgré sa campagne contre la société; ni
à se faire accueillir par les grands, malgré ses pa-
roles amères contre les grands. Bien plus, afin de
n'être en aucun cas dupe de son marché, il s'arran-
gea de façon à profiter à la fois de deux situations
opposées. Etait-il aimable et poli, il fallait lui en
savoir gré; était-il impoli et maussade, c'était la
faute de ses principes. Il le dit bien, il prit la li-
berté du cynisme. Il changea peu ses manières; il
se contenta de les ériger en règles. Il était sauvage
avant sa réforme, il resta sauvage après; il y gagna
seulement de l'être plus à son aise. Il est commode
de se donner ainsi comme n'étant tenu à rien envers
personne ; de s'autoriser de sa vertu pour tout dire
et tout faire à son gré, sans être arrêté par les bien-
séances ; d'être fantasque, taciturne ou bavard,
brusque et impoli, et d'appeler tout cela du nom de
vertu.
Renonça-t-il même à la richesse? Non, car il ne
la possédait pas. Tout au plus aurait-il renoncé à
l'espoir de l'acquérir. Mais les amis qu'il avait dans
la littérature et surtout parmi les grands, eurent
toujours soin de le tenir à l'abri du besoin. Heureux
quand il ne leur faisait pas payer par ses suscepti-
bilités et ses brusqueries le plaisir de l'obliger !
Nous n'affirmons pas, bien entendu, que ces con-
sidérations soient entrées dans son esprit de la ma-
nière que nous venons de les exposer. Nous croyons
que sa détermination fut surtout une affaire de ca-
ractère et de tempérament, mais tel fut au moins le
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 265
résultat de son changement de vie, et cela suffît
pour faire justice des motifs de morale transcen-
dante qu'on pourrait être tenté d'y voir. Règle gé-
nérale, il faut se défier des moralistes excentriques
qui prétendent se faire une vertu pour eux seuls.
Ils sont austères sur certains points qui leur coûtent
peu ; mais comme ils se rattrapent bien sur les au-
tres ! ils font ce qu'on pourrait appeler de la morale
à côté. La morale, pour être sûre et complète, a
besoin de prendre sa règle au-dessus de l'homme
qu'elle doit diriger. C'est pour cela que toute
morale personnelle ou indépendante est par cela
même une morale facile. Quand on s'impose son
joug à soi-même, on a soin de le prendre doux et
léger.
Ainsi le grand changement de Rousseau consista
surtout à le confirmer dans des habitudes qu'il ne
demandait qu'à suivre. Marmontel fit sa connais-
sance précisément à ce moment, alors qu'il venait
de remporter son prix et qu'il n'avait pas encore
fait sa déclaration. Ils se voyaient chez d'Holbach,
« à des diners de garçons, où régnait une liberté
franche; mais, continue Marmontel. c'est un mets
dont Rousseau ne goûtait que très sobrement. Per-
sonne, mieux que lui, n'observait la triste maxime
de vivre avec ses amis comme s'ils devaient être un
jour ses ennemis... Dans sa réserve craintive, on
voyait de la défiance ; son regard en dessous obser-
vait tout avec une ombrageuse attention. Il se com-
muniquait à peine, et jamais il ne se livrait '. »
Pourtant, comme il est content de lui! « Je ne
bornai pas ma réforme, dit-il. aux choses exté-
1. Marmontel. Mémoires, 1. IV.
266 LA VIE ET LES ŒUVRES
Heures. Je sentis que celle-là même en exigeait une
autre, plus pénible mais plus nécessaire, dans les
opinions, et résolu de n'en pas faire à deux fois,
j'entrepris de soumettre mon intérieur à un examen
sévère, qui le réglât pour le reste de ma vie, tel que
je voulais le trouver à ma mort1. » « Jusque-là j'avais
été bon, dès lors je devins vertueux, ou du moins
enivré de vertu... J'étais vraiment transformé ; mes
amis ne me reconnaissaient plus. Je n'étais plus cet
homme timide, et plutôt honteux que modeste, qui
n'osait ni se présenter, ni parler, qu'un mot badin
déconcertait, qu'un regard de femme faisait rougir.
Audacieux, fier, intrépide, je portais partout une
assurance d'autant plus ferme qu'elle était simple
et résidait dans mon âme plus que dans mon main-
tien2. » Les faits plus encore que les paroles de
Marmontel, démontrent qu'il faut beaucoup rabattre
de ces fanfaronnades.
Jean-Jacques avait-il changé au moins sur les
questions de doctrine? Non; encore moins que sur
le reste. Cependant, il est à noter qu'avant comme
après sa déclaration, ses principes, tout insuffisants
qu'ils étaient, valaient encore mieux que ceux de ses
amis. Au besoin même, il ne reculait pas, dans les
limites restreintes de sa pensée , devant une profes-
sion de foi.
Un jour, il prenait sa part d'un dîner fort leste
chez M110 Quinault. Il venait de défendre contre
Duclos la religion naturelle et la morale de l'Evan-
gile. Il s'était toutefois contenu jusque-là ; mais
Saint-Lambert ayant fait une déclaration d'athéisme,
1. Rêveries, 3e promenade. — j aussi la 2mt' lettre à Malcs-
2. Confessions. 1. IX. — Voir j herbes.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 2ti7
Rousseau se fâcha; et, comme on le plaisantait.
« Si c'est une lâcheté, dit-il, de souffrir qu'on dise
du mal de son ami absent, c'est un crime de souf-
frir qu'on dise du mal de son Dieu qui est présent ;
et moi, Messieurs, je crois en Dieu. » Et un mo-
ment après : « Je sors, s'écria-t-il, si vous dites un
mot de plus. » Il s'apprêtait, en effet, à fuir, quand
l'arrivée d'un nouveau venu changea le cours de la
conversation, et remplaça l'impiété par les chansons
poissardes.
Mais il ne s'en tint pas là, et, après le dîner,
prenant à part Mmo d'Epinay. « Quoi! lui dit-il,
seriez-vous de son avis? Gardez-vous de me le
dire, car je ne pourrais m'empêcher de vous haïr.
D'ailleurs, l'idée d'un Dieu est nécessaire au bon-
heur, et je veux que vous soyez heureuse. » Hélas!
Mme d'Epinay avait trouvé que Saint-Lambert était
le plus fort ; et il faut convenir, en effet , que Jean-
Jacques, malgré l'énergie de sa profession de foi,
se montrait au fond faible et hésitant. Il avouait
que souvent, au fond de son cabinet, les deux
poings dans ses yeux et au milieu des ténèbres
de la nuit, il ne savait trop que penser. « Mais,
voyez cela, dit-il, en montrant d'une main le ciel,
la tète levée, et avec le regard d'un inspiré; le
lever du soleil, en dissipant la vapeur qui couvre
la terre et en m'exposant la scène brillante et mer-
veilleuse de la nature, dissipe en même temps les
brouillards de mon esprit. Je retrouve ma foi, mon
Dieu, ma croyance en lui ; je l'admire, je l'adore et
je me prosterne en sa présence. » Et comme
Mmo d'Epinay lui opposait ses hésitations et lui posait
cette question catégorique : De quel côté trouvez-
vous les preuves les plus claires ?« Madame, nos lu-
268 LA VIE ET LES ŒUVRES
mières sont si courtes qu'il est presque impossible
de prononcer; » et il lui répondait par un conte.
Un étranger jeté dans une lie rencontre des vieil-
lards, qui lui déclarent qu'il doit avant tout satis-
faire le Génie, seigneur du lieu, dont ils lui re-
mettent les volontés reliées dans une douzaine
d'in-folio. L'étranger se trouve à la fin en présence
du Génie, et voici le langage que celui-ci lui tient :
« Il importe fort peu, mon ami, que vous et vos
pareils croyiez en mon existence. Au reste, ce n'est
ni pour votre bien, ni pour votre mal que vous
avez habité et parcouru ces contrées. J'aurais sur
tout cela de très belles choses à vous dire, mais
vous croyez bien, mon enfant, que j'ai autre chose
à faire qu'à instruire un polisson comme vous.
Allez vous établir dans quelque coin, et laissez-moi
en repos, jusqu'à ce que le temps et la nécessité
disposent encore de vous. Bonsoir. L'étranger, en
se retirant aura dit en lui-même : Je savais bien
que, s'il y avait un génie sur cette terre, il était
bon et indulgent, et que nous n'aurions rien à
démêler ensemble1. »
Ce conte ou cette -parabole , qui, par son ton scep-
tique et railleur, rappellerait plutôt la manière de
Voltaire que le genre habituel de Rousseau, a été, à
cause de cela, regardé par quelques personnes comme
d'une authenticité douteuse. Mais on n'a pas de
motifs sérieux de le révoquer en doute plutôt que le
reste des Mémoires de Mme d'Epinay. Rappelons-
nous que Rousseau était encore à cette époque
l'admirateur de Voltaire, l'ami de Diderot, l'habitué
des plus détestables sociétés. Il y avait bien là de
1. Mémoires de Mm» d'Epinay, t. I, ch. VIII.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 269
quoi ébranler le peu de bons sentiments qu'il gardait
au fond du cœur. Il est triste , assurément , de
débuter par une énergique profession de foi, pour
aboutir à une si misérable conclusion. Tant il est
vrai que Rousseau trouvait le moyen d'avoir tort,
même quand il avait raison.
Cette scène dut avoir lieu en 1751, c'est-à-dire
avant sa réforme. On y trouverait une nouvelle
preuve que cet événement changea peu ses idées,
et môme sa manière brusque de les exprimer.
Il est douteux, toutefois, qu'avant d'être devenu
un homme vertueux par profession, il se fût avisé
d'écrire à Francueil la lettre de condoléances qu'il
lui adressa à l'occasion de la mort de sa belle-sœur.
Après quelques phrases assez lestes sur la douleur
du mari et le superbe mausolée qu'il fait élever à
sa femme , voici comment il continue : « Savez-vous
qu'un habile artiste, en pareil cas, serait peut-être
désolé que sa femme revint. L'empire des arts est
peut-être le plus puissant de tous. Je ne serais pas
étonné qu'un homme, même très honnête, mais
très éloquent, souhaitât quelquefois un beau malheur
à peindre. Si cela vous parait fou, réfléchissez-y et
cela vous le paraîtra moins. En attendant, je suis
bien sûr qu'il n'y a aucun poète tragique qui ne fût
très fâché qu'il ne se fût jamais commis de grands
crimes, et qui ne dit au fond de son cœur, en lisant
l'histoire de Néron, de Sémiramis, d'Œdipe, de
Phèdre, de Mahomet, etc. : La belle scène que je
n'aurais pas faite, si tous ces brigands n'eussent pas
fait parler d'eux! Eh! Messieurs nos amis des beaux-
arts, vous voulez me faire aimer une chose qui
conduit les hommes à sentir ainsi! Eh bien, oui, j'y
suis tout résolu ; mais c'est à condition que vous
270 LA VIE ET LES ŒUVRES
me prouverez qu'une belle statue vaut mieux qu'une
belle action ; qu'une belle scène écrite vaut mieux
qu'un sentiment honnête, et enfin qu'un morceau
de toile peint par Wanloo vaut mieux que la
vertu l. » Cette dernière phrase est digne de toute
notre admiration ; elle peut servir à confondre les
partisans de l'art pour l'art, de l'indépendance de
la politique et du talent, et de toutes ces choses
auxquelles on voudrait faire une place à part, en
dehors de la morale. Elle n'a qu'un tort, c'est de
tomber à faux et de ne prouver en aucune façon ce
qu'elle a la prétention de prouver. Gravons-la en
lettres d'or au seuil de nos académies ; mais n'en
continuons pas moins à cultiver les sciences, les
lettres et les arts.
II
Rousseau tout le premier ne se fit pas faute d'a-
gir ainsi. Nous avons étudié les œuvres littéraires
qu'il fit vers ce temps; c'est aussi celui qui vit
éclore la meilleure de ses œuvres musicales , le De-
vin du village. Il dit que cette pièce fit époque, et
il dit vrai. Elle fit époque, moins par son mérite
réel, qui était médiocre, que par les circonstances
qui l'accompagnèrent. A en croire l'auteur, elle lui
aurait coûté fort peu de travail. Il avait besoin pour
sa santé de l'air de la campagne. Il se retira à
Passy, chez son parent et ami Mussard. On y faisait
de la musique; on s'y passionnait surtout pour la
musique italienne. Rousseau rêvant comment il
1. Lettre à Francueil, janvier I pinay, t. I, ch. IX.
17IJ3 ; aux Mémoires de Mme d'È- \
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 271
pourrait en donner une idée à la France, jeta quel-
ques vers sur le papier et y adapta des airs. Inutile
de demander si ces essais furent goûtés et s'il fut
difficile de sauver des flammes ces chiffons que,
quoi qu'il en dise, il ne demandait sans doute pas
mieux que de conserver. En six jours les vers étaient
faits et la musique esquissée; en trois semaines la
pièce était en état d'être jouée, sauf le divertisse-
ment de la fin, qui ne fut composé que l'année sui-
vante. Il faut convenir que ce n'était pas mal pour
un malade.
Restait à faire représenter ce chef-d'œuvre ; c'était
là le point difficile. Après le triste succès des Muses
galantes, c'était aller au-devant d'un second échec
que d'offrir sans précautions un drame qui tran-
chait si brusquement avec les habitudes françaises.
Duclos se chargea de le faire essayer sous le voile
de l'anonyme, mais l'enthousiasme que souleva la
répétition rendit aussitôt le secret superflu. Dans
toutes les sociétés, on ne parla plus d'autre chose.
L'intendant des menus demanda, et sur le refus de
Duclos. exigea la pièce pour la cour; de sorte qu'il
fallut se soumettre à ce qu'elle fût jouée à Fontaine-
bleau devant le Roi. Cependant le récitatif s'éloi-
gnait si complètement des usages reçus, qu'on
pensa qu'il devait être changé. L'auteur y consentit,
mais ne voulut pas s'en mêler ; les changements
furent faits par Francueil et Jeliotte.
Rousseau, dans la crainte de se déceler, n'avait
pas osé assister à la répétition de l'Opéra; il fut
plus heureux à Fontainebleau. Ces répétitions étaient
une sorte de huis-clos très ouvert ; on s'y pres-
sait; on y étouffait; il n'y avait guère de différence
avec les représentations ordinaires que dans le
272 ■ LA VIE ET LES ŒUVRES
public, qui était plus connaisseur et plus choisi.
Le lendemain fut un grand jour. Un triomphe à
la cour est toujours flatteur. Jean-Jacques voulut
mieux, ou autrement, et sous prétexte de se mon-
trer fidèle à ses principes et supérieur à sa gloire,
inventa un nouveau raffinement de vanité. Il s'agis-
sait de savoir si, pour ne pas se singulariser, il se
départirait pendant un jour de son costume négligé.
Difficile problème, qu'il finit par résoudre intrépi-
dement en faveur de la grande barbe et de la per-
ruque mal peignée. Cependant son intrépidité dut
rester à l'état de simple intention; contrairement à
ses prévisions, la cour attacha moins d'importance
que lui-même à son manque d'usage, et ne parut
pas seulement s'en apercevoir. Il en fut touché jus-
qu'aux larmes. N'eut-il pas aussi un peu de dépit
d'avoir manqué son effet? Quoi qu'il en soit, au mi-
lieu d'une cour brillante et parée, juste en face de
Louis XV et de Mm0 de Pompadour, il eut, dans
son équipage plus que modeste, la joie de recueil-
lir les murmures de surprise et d'applaudissement
des jolies bouches, les larmes d'attendrissement des
jolis yeux de toutes les femmes charmantes qui l'en-
touraient. Comme elles lui semblaient belles! Comme
il était ravi et enivré!
Ce n'est pas tout. Après la représentation, le Roi,
désirant exprimer sa satisfaction à l'auteur, le fit
demander pour le lendemain. On supposait qu'il
s'agissait d'une pension et que le Roi voulait la lui
annoncer lui-même. Cette nouvelle fut pour Jean-
Jacques un nouveau sujet de perplexité; il n'en
dormit pas la nuit suivante. Il aurait pu se dispenser
de nous parler à ce propos de son fréquent besoin
de sortir, qui ne lui permettait pas de répondre à
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 273
l'invitation royale. Sa présence à la longue repré-
sentation de la veille était la meilleure réponse à
cette objection plus que prosaïque. Mais c'était le
cas ou jamais de mettre en avant ses fameux prin-
cipes. Accepter une pension! était-ce digne d'un
philosophe qui faisait profession de désintéresse-
ment, de liberté et de courage? La refuser! n'était-
ce pas une impolitesse? Et puis, à tant faire que
d'aller devant le Roi, il fallait, se dit-il à lui-même,
sans quitter l'air et le ton sévères qu'il avait pris,
se montrer sensible à l'honneur que lui faisait un
si grand monarque. Il fallait envelopper quelque
grande et utile vérité dans une louange belle et mé-
ritée. Allez donc, avec la maudite timidité de
Jean-Jacques, vous proposer un pareil programme!
Soit qu'il se fie à l'inspiration du moment ou qu'il
prépare une réponse heureuse, l'émotion risque fort
de ne lui suggérer qu'une balourdise. Toute ré-
flexion faite, il résolut de ne pas s'exposer à ce
danger et partit dès le matin \
Son départ fut généralement blâmé. On l'accusa
d'orgueil. Quel grand malheur, en effet, s'il- n'avait
pas rencontré, à point nommé, une phrase sublime
à faire passer à la postérité. Mais il avait sacrifié sa
pension; Diderot ne s'en consolait pas et voulait
qu'il fit une demande. S'il était libre d'être désin-
téressé pour lui-même, ne devait-il pas songer à
Thérèse et à sa mère? Jean-Jacques, toujours sus-
ceptible et soupçonneux, vit là des intentions mal-
veillantes, qui pouvaient bien ne pas exister. « De-
puis lors, dit-il, Diderot et Grimm semblèrent
prendre à tâche d'aliéner de moi les Gouverneuses,
leur faisant entendre que, si elles n'étaient pas plus
1. Confessions, 1. VIII. — Lettre à Lenieps, 22 octobre 1752.
274 LA. VIE ET LES ŒUVRES
à leur aise, c'était mauvaise volonté de ma part;
qu'elles ne feraient jamais rien avec moi. Ils tâ-
chaient de les engager à me quitter, leur promet-
tant un regrat de sel, un bureau de tabac, un je ne
sais quoi encore, par le crédit de Mm0 d'Epinay. »
Notons que Rousseau vient de dire que Diderot ne
pouvait pas souffrir Mm0 d'Epinay, et ne consentit à
aller la voir que beaucoup plus tard.
Le Devin n'était pas complet; Rousseau en fit
l'ouverture et le divertissement, afin de le mettre en
état d'être joué à l'Opéra l'hiver suivant. Il aurait
voulu faire de ce divertissement un sujet suivi; il
avait bien raison, mais on ne l'entendit seulement
pas à l'Opéra, et il lui fallut se soumettre à la rou-
tine. Il rétablit aussi son récitatif. La pièce n'en fut
pas plus mal reçue ; au contraire. Enfin il fit une
dédicace à Duclos. C'était justice ; n'était-ce pas à
lui qu'elle devait d'avoir vu le jour?
A propos du Devin, Rousseau eut un sujet de
mécontentement contre d'Holbach. Celui-ci l'avait
engagé à prendre dans sa propre musique quelques
airs pour son divertissement, lui assurant qu'ils
resteraient toujours connus de lui seul ; Rousseau
en accepta un par complaisance. Quel ne fut pas
son étonnement de voir peu après ce même air étalé
en pleines réunions chez Grimni et chez Mme d'E-
pinay. Il crut qu'on s'était moqué de lui et soup-
çonna ceux qui lui avaient joué ce vilain tour d'a-
voir répandu le bruit qu'il n'était pas l'auteur de
sa pièce. Mais si jamais œuvre a porté la marque
du maître, c'est bien celle-là. Il l'a, pour ainsi dire,
créée sans précédents; de sorte que si l'on deman-
dait à quel genre elle appartient, on pourrait ré-
pondre : au genre de Rousseau.
DE JEAN-JACQUKS ROUSSEAU. 27.')
La musique du Devin a vieilli: aujourd'hui ou
l'apprécierait difficilement. La pièce elle-même est
d'une extrême simplicité; elle est plutôt une série
de chansonnettes agréables qu'une œuvre de mu-
sique savante. Un berger qui boude sa bergère, un
vieillard qui les réconcilie, voilà tout. On y cher-
cherait en vain des événements, une intrigue, des
caractères, des mots d'esprit, de grands effets ; elle
n'a peut-être pas un vers à citer. C'est toujours la
nature dans sa simplicité primitive et la bonté na-
tive de l'homme; là encore Rousseau reste fidèle à
son système. On pourrait pourtant dire dans un
autre sens que l'œuvre manque de naturel. On ne
rencontre guère ailleurs que dans les livres des
bergers frisés et pomponnés qui roucoulent des
vers. Son succès cependant fut prodigieux et du-
rable, au point d'étonner l'auteur lui-même. C'est
qu'elle offre un charme de sentiments, un air de
fraîcheur, une harmonie complète entre les paroles
et la musique auxquels on n'était pas accoutumé l.
Cette pastorale prêtait à la critique par sa nou-
veauté même. Favart en fît une parodie : les Amours
de Bastien et de Bastienne. La parodie est une sorte
de plante parasite, qui ne vit qu'aux dépens de
l'œuvre qu'elle critique. Bastien et Bastienne rappe-
laient assez agréablement Colin et Colette ; mais la
pièce de Favart avait d'ailleurs un autre mérite,
celui d'être jouée par sa femme.
1. La bibliothèque de la : bon nombre de morceaux de-
Chambre des dépulés possède tachés, également autogra-
iin manuscrit autographe, pa- phes, mais sur de nouveaux
rôles et musique du Devin du airs, que Rousseau substitua
village. La Bibliothèque na- plus tard à sa musique pri-
tionale en possède aussi un ; mitive.
276 LA VIE ET LES ŒUVRES
Rousseau eut encore à subir une critique qui lui
fut plus sensible. Un certain Bonneval publia une bro-
chure intitulée : Lettre d'un Ermite à J.-J. Mous-
seau. S'il n'y avait eu que Termite, Jean-Jacques
s'en serait peu préoccupé ; mais Fréron s'avisa de
faire cause commune avec lui. Fréron était un ad-
versaire redoutable, qui n'avait pas craint de s'atta-
quer aux rois du jour, même à Voltaire. Ses raille-
ries ne visaient pas seulement le Devin, ni même le
Discours sur les arts et les sciences; mais au-delà
des ouvrages, elles allaient chercher l'homme, avec
ses travers, ses ridicules et son orgueil. Rousseau
fut blessé cruellement et fit une réponse à ces at-
taques; mais il ne l'envoya ni ne la publia. Il fit
bien; elle ne manquait pas d'esprit, mais elle avait
encore plus d'insolence ; or, il ne faisait pas bon
être insolent avec Fréron1.
III
Quoique le Devin ne fût pas très italien, il eut
pour effet de répandre le goût de la musique ita-
lienne; mais d'autres causes encore y contribuèrent,
notamment une troupe de bouffons italiens, qui
jouèrent à l'Opéra et qui, bien que détestables,
firent grand tort au genre français. Seul, le Devin
du village, dit Rousseau , soutint la comparaison et
plut encore après la Serva padrona. Rousseau fit
graver et publia cette belle pièce de Pergolèse2. Il
1. Lettre à Fréron, 2 juillet | tobre 1752.
1733. — 2. Lettre à Lenieps, 28 OC-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
277
était devenu une autorité en musique. Il ne man-
qua pas de tenir sa partie dans les discussions mu-
sicales qui s'agitaient alors. On était précisément au
moment le plus brûlant de la querelle des parti-
sans de la musique française et des partisans de la
musique italienne ; autrement dit, du coin du Roi et
du coin de la Reine, parce que les premiers se réu-
nissaient à l'Opéra, sous la loge du Roi, et les au-
tres sous la log"e de la Reine. Grimm fit paraître
contre le coin du Roi, entre autres choses, son
Petit Prophète1, un de ses meilleurs ouvrages, qu'on
attribua faussement à Rousseau. Diderot fit au moins
trois brochures dans le môme sens2. Jean-Jacques avait
évité jusque-là de se déclarer ouvertement. Sa Lettre
à M. Grimm, au sujet des remarques ajoutées à sa
Lettre sur Omphale*, est encore pleine de ménage-
ments pour la musique française et môme pour Ra-
meau. Mais il n'était pas homme à se contraindre
longtemps. Entraîné par ses amis, aussi bien que
par ses préférences, il se jeta dans la mêlée 4. Dans
sa Lettre sur la Musique française (1753) , il sou-
1. Première moitié de 1753.
— 2. Œuvres de Diderot, édit.
Asserat, t. XII. — 3. Œuvres
de J.-J. Rousseau, 1752. C'est
le seul de ses ouvrages au-
quel Rousseau n'ait pas mis
sou nom. La Lettre de Grimm
sur Omphale est antérieure
de quelques mois à la Que-
relle des Bouffons. — 4. D'a-
près M. René de Récy, cette
querelle aurait eu pour cause
principale le refus de Rameau
de collaborer à l'Encyclopédie.
Ce refus, en ce qui concerne
Rousseau, se serait compliqué
des dédains de Rameau pour
ses pièces des Muses galantes,
du Devin, et en général pour
ses talents musicaux (Revue
des Deux Mondes, l" juillet
1886). — Voir aussi sur le même
sujet: la Querelle des Bouffons,
par A.Poulet-Malassis, 1876,
et les journaux du temps, no-
tamment la Correspondance
littéraire de Grimm, 11 décem-
bre 1753 et 1" janvier 1754. —
FrÉRON, Lettres sur quelques
Écrits du temps, t. XII, etc.
278 LA VIE ET LES ŒUVRES
tint que la France n'a pas de musique ; la langue
française, avec ses syllabes muettes, sourdes ou na-
sales, étant absolument impropre à l'expression de
l'art musical. Il adoucit plus tard la sévérité de ce
jugement; mais, en attendant, il put se vanter d'a-
voir soulevé l'opinion et, selon le mot de Grimm,
d'avoir mis le feu aux quatre coins de Paris. Il dit
que sa lettre empêcha une révolution d'éclater, par
la diversion qu'elle apporta aux causes de troubles ;
qu'elle faillit le mener à la Bastille ; enfin que l'or-
chestre de l'Opéra fit le complot de l'assassiner, ce
qui ne l'empêcha pas d'aller au spectacle comme à
l'ordinaire; de sorte qu'il ne dut la vie qu'à un offi-
cier de mousquetaires qui le fit escorter en secret.
Tout en faisant la part de l'exagération , il est cer-
tain qu'on se prit d'une grande animosité à son
égard. On ne saurait compter toutes les brochures
qui furent publiées contre lui. On le brûla en effigie;
on alla jusqu'à lui refuser brutalement et contre
toute justice ses entrées à l'Opéra. Une telle ini-
quité lui ramena presque la faveur du public. Ce
n'est pas après quatre-vingts représentations dans
une seule année , qu'on traite ainsi un auteur. Il y
en eut encore vingt autres à la suite d'une reprise
donnée malgré lui. Les annales du théâtre ne pré-
sentaient peut-être pas d'exemple d'un tel succès.
Jean-Jacques n'était pourtant pas satisfait : il avait
stipulé que les quatre premières représentations se-
raient jouées par les bons acteurs; dès la troisième,
la pièce était donnée à des doublures. C'était au
point qu'il ne pouvait plus l'entendre. Mal joué,
chassé, trompé, volé, c'en était trop; il redemanda
sa pièce ; ce fut en vain ; on se borna à lui en en-
voyer le prix fort mesquinement calculé, cinquante
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 279
louis '. D'un autre côté, le Roi lui donna cent louis,
et Mmc de Pompadour, pour une représentation à
Bellevue, où elle-même joua le rôle de Colette, lui
en fit remettre cinquante. Jean-Jacques, par respect
pour ses oreilles, ne voulut pas aller à cette repré-
sentation de Bellevue; il n'aurait pu supporter de
s'entendre estropier par les seigneurs de la cour2.
Pissot lui paya 500 francs pour la gravure. Tout
compte fait, cette pièce, qui lui avait donné si peu
de peine, lui rapporta presque autant que VEmile,
qui lui coûta vingt ans de méditations et trois ans
de travail.
Rousseau, dans ce retour à une modeste aisance,
n'oublia pas de faire la part de Mme de Warens, et
lui envoya 240 livres, avec force plaintes sur la
cherté du pain et sur sa santé3. Du reste, la plainte
était déjà chez lui à l'état d'habitude. Il ne tarit
pas sur les chagrins que lui causa cette œuvre du
Devin, qui pourtant semblait devoir lui procurer
tant de jouissance. Il s'imagina que ses amis étaient
jaloux de le voir acquérir une gloire à laquelle ils
ne pouvaient prétendre, et que ces hommes de let-
tres, qui lui auraient peut-être pardonné de faire des
livres, ne pouvaient supporter ses succès musicaux.
Son intimité avec Grimm et Diderot en souffrit; il
se fâcha tout à fait avec d'Holbach; ses rapports
avec Duclos restèrent seuls sans atteinte.
Rousseau, que ses travaux avaient fait connaître,
fut à cette époque l'objet d'une distinction très flat-
teuse. Latour, le peintre des célébrités du temps,
1. Lettre et Mémoire de Rous-
seau à d'Arfjenson,\) mars 17o'i.
— Autre Lettre avec Mémoire
au comte de Saint-Florentin,
il février 1759. — 2. Lettre à
.1/'"* de \Y<trens , 13 février
1733. — 3. ld., 13 et 28 février
ITo3.
19
280 LA VIE ET LKS OEUVRES
celui dont on prisait si haut les pastels , exposa son
portrait au Salon de 1753. Marmontel fit à cette oc-
casion le distique suivant :
A ces traits par le zèle et l'amitié tracés,
Sages, arrêtez-vous; gens du monde, passez.
Diderot, tout en rendant justice à la beauté de
l'exécution, ne trouva pas l'œuvre de son goût.
« M. de la Tour, dit-il, si vrai, si sublime d'ailleurs,
n'a fait du portrait de Rousseau qu'une belle chose,
au lieu d'un chef-d'œuvre qu'il pouvait faire. J'y
cherche le censeur des lettres, le Caton et le Bru tu s
de notre âge; je m'attendais à voir Épictète, en ha-
bit négligé, en perruque ébouriffée, effrayant par
son air sévère les littérateurs, les grands et les gens
du monde, et je n'y vois que l'auteur du Devin dit
village, bien habillé, bien peigné, bien poudré, et
ridiculement assis sur une chaise de paille !. »
Ces critiques de Diderot, aussi bien que les
louanges qu'il prodigue à Rousseau, nous paraissent
pour le moins exagérées. Diderot, qui connaissait
son ami mieux que personne, aurait bien dû se rap-
peler qu'il n'était ni négligé, ni ébouriffé, mais tou-
jours propre et soigné dans sa simplicité; qu'il ne
rappelait que de très loin Brutus ou même Caton. Ne
parlons pas de la perruque d'Epictète ; il est diffi-
cile de se représenter affublée de cet ornement la
tète du précepteur de Marc-Aurèle. Ces sortes de
lapsus viennent de ce que Diderot improvisait ses
livres, plutôt qu'il ne les écrivait, et n'empêchent
pas le portrait de Latour d'être regardé comme le
1. Essai sur la Peinture (Œuvres de Diderot, t. X).
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 281
plus beau de ceux qui nous restent du philosophe
de Genève. II est encore aujourd'hui celui que l'on
reproduit de préférence à tous les autres.
La musique aurait suffi pour occuper Rousseau.
Quand on songe qu'elle marchait de front avec ses
autres travaux de littérature et de polémique , avec
la première représentation de sa comédie de Nar-
cisse, avec des relations extérieures assez suivies, on
ne voit pas le temps qui lui restait pour son métier
de copiste. Il parait qu'il y consacrait autant que
possible ses matinées et devait, afin de pouvoir
vivre, y gagner 40 sous par jour1. Mais ce que
nous venons de dire du Devin montre que ses autres
travaux n'étaient pas toujours improductifs.
Cette représentation de Narcisse mérite une men-
tion spéciale. Il y avait une vingtaine d'années que
la pièce était faite, et sept ou huit qu'elle courait
après sa première représentation. Enfin, grâce à
Lanoue, et sans doute aussi à la réputation de l'au-
teur, la Comédie française se montra plus facile que
ne l'avaient été l'Opéra et le Théâtre Italien. Il faut
croire que Rousseau lui-même n'avait pas grande
idée de son œuvre, car il la fit jouer sans nom d'au-
teur et recommanda, quoique assez inutilement, le
secret2. La pièce ne réussit pas et n'eut que deux
représentations. « Toutefois, dit Rousseau, je fus sur-
pris et touché de l'indulgence du public, qui eut la
patience de l'entendre tranquillement d'un bout à
l'autre, et d'en souffrir même une seconde représen-
tation, sans donner le moindre signe d'impatience.
Pour moi, je m'ennuyai tellement à la première,
1. Lettre à Mme de Créqui, sa- | sard, 17 décembre 1752.
medi ... 1752. — 2. Lettre à Mus-
282 LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
que je ne pus tenir jusqu'à la fin, et sortant du
spectacle, j'entrai au café de Procope, où je trouvai
Boissy et quelques autres, qui probablement s'é-
taient ennuyés comme moi. Là, je dis hautement
mon peccavi; m'avouant humblement, ou fièrement,
l'auteur de la pièce, et en parlant comme tout le
inonde en pensait. Cet aveu public de l'auteur d'une
mauvaise pièce qui tombe fut fort admiré et me pa-
rut très peu pénible. J'y trouvai même un dédom-
magement d'amour-propre dans le courage avec
lequel il fut fait, et je crois qu'il y eut en cette oc-
casion plus d'orgueil à parler qu'il n'y aurait eu de
sotte honte à se taire. » L'aveu est assez superflu;
il. est bon néanmoins d'en tenir compte à l'auteur.
Combien d'autres n'en auraient pas été capables ?
La comédie de Narcisse, que Rousseau ne jugeait
pas assez intéressante pour affronter la scène, lui
parut cependant digne d'être imprimée. Nous avons
parlé au chapitre dernier de la préface qu'il mit en
tête de cette édition.
CHAPITRE XII
De 1753 au 9 avril 1756 ».
So?nmaire : Discours sur l'Inégalité. — I. Jugements de La Harpe
et de Marmontel. — Rousseau s'isole pour travailler dans la forêt de
Saint-Germain. — Il demande le retour à la nature. — Qu'est-ce que la
nature ? — Méthode hypothétique et fausse. — Négation de la distinc-
tion essentielle du bien et du mal. — Condition de l'homme comparée à
celle des animaux. — Rôle de la pitié. — La société est naturelle et
nécessaire à l'homme. — L'état sauvage est une dégradation de l'état
primitif. — Perfectibilité. — Propriété. — Intérêt. — Premières socié-
tés. — Époque la plus heureuse. — Métallurgie; Agriculture. — Danger
actuel et pratique des théories de Rousseau. — Que serait l'homme sans
la société ?
II. Voyage de Rousseau à Genève. — Gauffecourt et Thérèse. —
Rousseau revoit Mme de Warens. — Accueil fait à Rousseau par les
Genevois. — Son retour au protestantisme. — Amitiés qu'il contracte.
— Promenade de sept jours sur le lac. — Projets de travaux. — Tacite.
— Senèque. — Lucrèce.
III. Retour de Rousseau à Paris. — Dédicace du Discours sur l'Iné-
galité. — Appréciation du Mercure. — Rapport de l'Académie de Di-
jon. — Ch. Bonnet, Philopolis. — Lettre de Voltaire et réponse de
Rousseau. — Autres réfutations : le P. Castel. — Grimm. — Fréron. —
Réfutation par Rousseau lui-même. — Impression de l'ouvrage. — Cor-
respondance avec Rey.
IV. Essai sur l'origine des langues. — Article Économie politique
dans V Encyclopédie.
V. Examen de deux principes aoancés par Rameau. — La Reine
fantasque. — Comédie des Originaux par Palissot.
VI. Projet d'établissement à l'Ermitage. — Rousseau refuse l'emploi
de bibliothécaire à Genève. — Mme d'Èpinay cherche à retenir Rous-
seau. — Intimité de Rousseau et de Mma d'Èpinay. — Rupture avec
d'Holbach.
1
Après le Discours sur les Sciences et les Arts, vient
le Discours sur l'Inégalité ~ ; le passage de l'un à
I. Confessions, 1. VIII. — j fondements de l'inégalité parmi
2. Discours sur l'origine et les | les hommes. Aux Œuvres. Voir
284
LA. VIE ET LES OEUVRES
l'autre est facile. C'était encore l'Académie de Dijon
qui avait proposé le sujet de ce mémoire ; elle sem-
blait avoir pris à tache de fournir à Rousseau ceux
qui devaient le mieux lui convenir. Cette fois pour-
tant elle ne poussa pas la condescendance jusqu'à
lui décerner le prix '.
D'après La Harpe, « le premier ouvrage de
Rousseau est celui qui est le plus éloquemment
écrit, et c'est le moins estimable de tous2. » Loin
de nous associer à ce jugement, nous croyons, au
contraire, qu'au double point de vue du mérite lit-
téraire et du fond des doctrines, le Discours sur les
Sciences ne fut que le point de départ et comme le
premier terme d'une série qui devait se continuer
pendant l'intervalle de plusieurs années et de plu-
sieurs œuvres. Sans aller plus loin, le livre sur
l'inégalité est à coup sûr beaucoup moins estimable,
quoique nous le regardions comme plus fortement
pensé et mieux écrit.
Mais les débuts de Rousseau avaient tellement
frappé les contemporains, qu'on ne pouvait se lasser
de le vanter, et, comme tout ce qui sort des pro-
portions ordinaires, de l'exagérer encore.
Cet homme qui, depuis vingt ans, tournait autour
de la renommée littéraire, sans en pouvoir décou-
vrir la porte, et qui, pour son coup d'essai, prenait
rang auprès des maîtres, forçait toutes les admira-
tions. Marmontel lui-même, qui pourtant ne l'aimait
pas, ne peut s'empêcher de comparer les talents de
aussi aux Œuvres inédites, pu-
bliées par Strkckeiskn-Moul-
tou, un fragment inédit, pro-
bablement destiné à ce dis-
était : Quelle est la source de
l'inégalité parmi les hommes, et
si elle est approuvée par la loi
naturelle ? — 2. Lycée, article
cours. — 1. Le sujet proposé , Rousseau.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 285
Jean-Jacques, mûris et fécondés par vingt ans d'é-
tudes et de méditations, dans le silence et la re-
traite, avec la triste précocité de la plupart des
autres auteurs et de lui-même ; et telle est, à ses
yeux, l'explication de la plénitude étonnante, de la
virilité parfaite qui règne dans les premiers écrits
de l'un, de la stérile abondance, de la facilité su-
perficielle des autres '. Il n'est pas inutile de re-
marquer à ce propos que Jean-Jacques a reçu de
ses ennemis eux-mêmes des louanges que n'a pas
toujours ratifiées la postérité.
Rousseau, comme tous les hommes d'imagination,
aimait les excitations extérieures, et en avait besoin
pour bien écrire. Chez lui, le paysage, la mise en
scène jouent un grand rôle et aident souvent à rendre
compte du fond. Aussi, ce n'est pas en vain qu'il ra-
conte la façon dont il composa son ouvrage. Il alla
passer huit ou dix jours à Saint-Germain, et là, en-
foncé dans la forêt, oubliant la société, ses usages,
ses préjugés et ses lois, seul avec lui-même et avec
la nature, il se créa par la pensée un monde nou-
veau, tout différent de celui que les hommes ont
fabriqué après coup, une sorte de vie qu'il appela
primitive, et il se mit en devoir d'en écrire l'histoire.
Il prétendait ainsi expérimenter par lui-même l'état
qu'il allait décrire ; mais l'expérience n'était ni com-
plète, ni concluante. La société, qu'il fuyait pour
quelques heures, le suivait dans ses promenades so-
litaires. Le littérateur amoureux de périodes, le
philosophe en quête d'arguments, le chercheur de
prix académiques ne rappelait que de bien loin
l'être nu, muet et sauvage qu'il se figurait être
1. Marmontel, Mcmoii-cs, 1. IV.
286 LA VIE ET LES ŒUVRES
l'homme primitif. Et comme si cet essai, tout impar-
fait qu'il était, lui avait semblé encore trop difficile,
il avait eu soin, outre Thérèse, d'emmener avec lui
son hôtesse et une de ses amies. Il s'égayait avec
elles ; il aimait à les retrouver à l'heure des repas.
Cette promenade lui parut des plus agréables ; rien
de plus simple ; mais qu'il cesse d'y chercher
l'image des premiers temps et d'en faire le moyen
d'investigation de tout un monde préhistorique. 0
puissance de l'imagination !
De ces méditations résulta le Discours su?' l'Inéga-
lité. Jean-Jacques ne fit à Saint-Germain que d'en
arrêter le plan et d'en esquisser les lignes géné-
rales. Pour le reste, il prétend que Diderot l'aurait
aidé de ses conseils, et même y aurait jeté mécham-
ment des tirades de son humeur noire. Il convient
que la manière de Diderot et la sienne se ressem-
blaient à cette époque, et il en conclut que Diderot
aurait imité son style. Reste à savoir lequel des
deux a imité l'autre. Que d'idées, que de tirades
sur la nature et la société on trouverait également
dans les deux auteurs '. A quiconque demanderait
auquel on doit en attribuer la paternité première,
peut-être devrait-on dire à l'un et à l'autre, tant ils
étaient en perpétuelle communion de pensées et
d'études. Ou plutôt ne devrait-on pas répondre, ni
à l'un ni à l'autre ? Sans remonter le cours des âges
pour trouver l'origine de ces idées, il est certain
qu'elles étaient répandues au xvme siècle : Rousseau
ne fit que les développer et les faire passer de
1. Comparer notamment le
Discours sur l'Inégalité de ROUS-
SEAU et le Supplément au
Voyage de Bougainville de DI-
DEROT.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 287
la classe des philosophes à celle du peuple. Par une
réaction qui n'a rien de bien étonnant, ce siècle si
raffiné, si esclave du convenu, se prit d'une belle
passion pour la nature, pour les mœurs champêtres,
même pour l'état sauvage. Ou ne parlait que des
sentiments de la nature, de l'innocence des pre-
miers âges ; on déifiait les passions, qui sont la voix
de la nature. >e sachant pas bien ce que c'était que
l'homme de la nature, on l'inventa, et l'on imagina
l'homme abstrait, sorte d'être universel, sans réalité
et sans vie, qui, en fait, n'a jamais existé. Beaucoup
sans doute prirent peu au sérieux ce produit de
leur imagination ; à une certaine générosité de sen-
timents, se mêlait toujours, chez ces hommes du
xviiic siècle, une forte dose de légèreté. Rousseau,
lui, fut sérieux ; ce fut son originalité ; ce fut aussi
sa force. Fut-il réellement convaincu , ou fit-il
comme s'il l'était? En tout cas, il fut passionné et
sut communiquer autour de lui sa passion. Même
quand il prit les idées des autres, il eut encore l'art
de les échauffer par le feu qui l'animait. Ainsi la
deuxième partie de son discours rappelle presque
cVun bout à l'autre le Gouvernement civil de Locke ;
mais comme la froide conception du publiciste an-
glais se relève et s'embellit sous la plume du philo-
sophe de Genève !
Le Discours sur l'Inégalité n'a pas une longue
histoire comme le Discours sur les Sciences et les
Arts, mais l'ouvrage est autrement important. Il ne
s'agissait plus en effet des ornements et des acces-
soires plus ou moins nécessaires de la société et de
la civilisation, mais de la civilisation, de la société
elles-mêmes dans leur essence. Droits et devoirs,
vertus et vices, moralité et justice, bonheur et mal-
288 LA VIE ET LES ŒUVRES
heur de l'humanité : telles étaient les questions vi-
tales qui se posaient devant Rousseau, et pour la
solution desquelles il prétendait pénétrer jusqu'au
fond et à l'origine de la nature humaine. Car le re-
| tour à la nature reste l'idée fondamentale de ce se-
cond discours, comme il avait été celle du premier.
La nature, mot élastique, dont Rousseau fait l'op-
posé de tout progrès, de tout développement. Il n'a
jamais compris que le progrès peut être naturel ;
qu'un homme de trente ans n'est plus un enfant, et
n'en est pas moins naturel. L'art lui-même n'est pas
nécessairement l'artifice; l'art peut et doit procéder
de la nature ; la culture, loin d'être l'ennemie de la
nature , en est plutôt la perfection et le complé-
ment. Mais ne nous attardons pas aux définitions.
Parlerons-nous de la méthode de Rousseau ? Elle
est pour le moins singulière. L'histoire s'appuie sur
les faits. Rousseau, qui prétend faire une histoire,
commence par « écarter tous les faits, comme ne
touchant point à la question1. » Convenons qu'il
aurait eu de la peine à en découvrir heaucoup pour
décrire un état « qui n'existe plus, qui n'a peut-
être point existé, qui probablement n'existera
jamais, et dont il est pourtant nécessaire d'avoir
des notions justes, pour bien juger de notre état
présent2. » Autrefois on allait du connu à l'in-
connu, Jean-Jacques préfère le procédé contraire.
Son histoire est donc une histoire a priori, toute
hypothétique. Rien plus, il prend le soin de décla-
rer qu'elle est fausse. Il regarde, en effet, comme
« évident, par la lecture des livres sacrés, que le
premier homme, ayant reçu immédiatement de Dieu
I. Discuurs, etc. Préambule. — 2. Id., Préface.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 289
des lumières et des préceptes, n'était point lui-
même dans cet état1. »
Quand Rousseau n'aurait eu d'autre but que
d'écrire l'histoire du cœur humain , il aurait dû
recourir à l'observation psychologique, et dans ce
cas-là même, ne pas écarter les faits extérieurs,
encore moins se mettre en contradiction avec eux.
Lui-même, d'ailleurs, avait procédé d'une façon
fort extérieure dans son voyage de Saint-Germain.
Quoi qu'il en soit, il ne suffit pas de jouer au sau-
vage pendant huit jours, pour connaître l'état pri-
mitif de l'homme. C'était poser en principe ce qui
était en question. L'homme a-t-il commencé par
l'état sauvage ? Gros problème que l'auteur tranche
par l'affirmative, mais qu'il ne prend pas la peine
d'examiner. C'était encore remplacer les faits prou-
vés par des expériences artificielles ; c'était enfin
substituer à l'observation les fantaisies de l'imagi-
nation.
D'autres avant lui, Platon dans sa République,
Thomas Morus dans son Utopie, Canipanella clans
sa Cité du Soleil, avaient, à la vérité, parlé d'un état
qui n'avait rien de réel ; mais leurs descriptions,
que nous n'avons pas à juger ici, n'étaient que des
allégories plus ou moins transparentes. Rousseau,
au contraire, oubliant aussitôt les réserves qu'il a
faites, expose jusque dans ses détails non seulement
« ce qu'aurait pu devenir le genre humain, s'il fût
resté abandonné à lui-même 2, » mais ce qu'il a été
en effet à cette époque qui n'a jamais existé.
Une telle méthode peut mener loin ; nous allons
voir jusqu'où elle conduisit notre auteur. Sans
1. Discours, Préambule. — 2. Id., Préambule.
29Q LA ME ET LES OEUVRES
doute, on pourrait rejeter simplement les résultats
auxquels il est arrivé comme non prouvés ; mais
son système a eu un tel retentissement qu'il n'est
pas inutile d'en considérer les détails.
Toute l'école spiritualiste regarde la distinction
du bien et du mal, les notions de justice, de devoir,
de vertu comme des idées fondamentales et primi-
tives. Elle voit dans ces principes les suprêmes
régulateurs et les juges en dernier ressort de nos
actions, et aussitôt que deux hommes sont réunis,
elle en fait la base des relations qui les unissent.
De là les rapports d'époux, de père et d'enfants, de
frères, d'amis ; de là tous les liens sociaux. Rous-
seau, qui n'a jamais été matérialiste; Rousseau, qui
a dit ces belles paroles : « Ce qui est bien et con-
forme à l'ordre est tel par la nature des choses et
indépendamment des conventions humaines : toute
justice vient de Dieu; lui seul en est la source ' ; »
Rousseau qui prodigue sur tous lestons et en toute
occasion les mots de vertu, de morale, de cons-
cience ; Rousseau, dans son Discours sur l'Inégalité,
s'est inspiré de tout autres maximes. La justice,
loin de s'y montrer la cause des causes, n'est plus
qu'un effet éloigné, auquel on arrive à travers mille
détours et mille expériences. L'homme et la société
s'en sont passés longtemps ; ils auraient mieux fait
de s'en passer toujours.
« Dans le principe, dit Rousseau, les hommes
n'ayant entre eux aucune sorte de relations morales
ni de devoirs connus, ne pouvaient être ni bons,
ni méchants, et n'avaient ni vices, ni vertus; à
moins que, prenant ces mots dans un sens physique,
1. Discours, Préambule.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 291
on n'appelle vices, dans l'individu, les qualités qui
peuvent nuire à sa propre conservation, et vertus
celles qui peuvent y coutribuer. »
Pour s'en convaincre, il suffit, suivant notre
auteur, de jeter un coup d'œil sur l'état de l'homme
primitif, probablement couvert d'une peau velue et
armé de griffes en guise d'ongles. Peut-être cet
homme n'était-il qu'un animal perfectionné. En tout
cas, sa condition première différait assez peu de
celle des animaux. Mais aussi, comme ses sens
étaient parfaits ! Comme il était fort, alerte et
adroit, alors que, sans autres ressources que lui-
même, sans instruments et sans auxiliaires, il lui
fallait se procurer sa pâture et se défendre contre
les bêtes de la forêt, ses compagnes habituelles !
Jusque-là il ne peut être question de morale. Les
êtres humains, sans habits, sans maisons, sans agri-
culture et sans industrie, errant au hasard dans les
bois, bornés à un petit nombre de besoins physiques,
avaient bien assez à faire d'y pourvoir, sans songer
à autre chose. En dehors des appétits des sens, ils
n'éprouvaient, faute d'occcasions, ni désirs, ni pas-
sions. Si par hasard ils rencontraient quelques êtres
semblables à eux , ils devaient les traiter de la
même façon qu'un animal qui en rencontre un autre.
Pourquoi un homme aurait-il plus besoin d'un
autre homme, qu'un loup d'un autre loup, ou un
singe d'un autre singe? Pourquoi leur auraient-ils
parlé, et pourquoi se seraient-ils appliqués à recher-
cher l'usage de la parole? Ils n'avaient rien à leur
dire et n'avaient plus qu'à les quitter après que les
mâles avaient satisfait leur appétit auprès des fe-
melles. Àlais ces accouplements fortuits, qui ne se
prolongeaient pas d'habitude au-delà d'une seule
•292
LA ME ET LES ŒUVRES
nuit, étaient bien insuffisants à fonder la famille. La
mère allaitait ses enfants, d'abord pour son propre
besoin, ensuite, l'affection venant, pour le leur. Puis
ces derniers, devenus assez forts pour se suffire,
quittaient celle qui leur avait donné le jour et ne la
reconnaissaient bientôt plus.
Cette vie, dont l'état sauvage ne saurait donner
une idée et qui ne peut être comparée qu'à celle
des animaux , est l'objet des prédilections et des
phrases les plus éloquentes de Rousseau. Ce sont les
tableaux les plus séduisants de la simplicité, de la
paix, du bonheur de ces êtres qui n'ont pas encore
été courbés sous le joug de la société, de la justice
et du droit. Comme la liberté dont ils jouissent est
complète ! Dans l'isolement où ils se trouvent, l'op-
pression n'est pas même possible, faute d'avoir
quelqu'un sur qui s'exercer. Les sauvages ne sont
pas méchants, précisément parce qu'ils ne savent
pas ce que c'est que d'être bons. En l'absence de
lumières et de lois, le calme des passions et l'igno-
rance du vice les empêchent de mal faire. Ils ont
d'ailleurs la pitié, cet aimable sentiment, qui se dé-
veloppe dans l'homme bien avant la raison et dont
on constate la présence jusque chez les animaux.
Elle tient lieu avec avantage de mœurs, de lois et
de vertu; elle produit les deux maximes fondamen-
tales : Fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse ;
— Fais ton bien avec le moins de mal d'autrui qu'il
est possible1.
Quelle heureuse vie! Nous comprenons peu tou-
tefois cette qualité éminemment sociale de la pitié ,
dans un état où il n'y a ni commerce entre les
. 1. Discours, première partie.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 293
hommes, ni vanité, ni considération, ni estime, ni
mépris, ni notion du tien et du mien, ni aucune vé-
ritable idée de la justice, où l'amour est une pas-
sion physique, sans ardeurs et sans préférences, où
l'isolement est complet et la famille inconnue, où
les pères ne connaissent même pas leurs enfants1.
Nous ne voyons surtout dans un tel état rien qui
ne fasse violence à la nature. Qu'on appelle cela un
roman, une fiction, un jeu de l'imagination; mais
une histoire, mais la nature, c'est-à-dire une chose
réelle et existante ! — Jamais. Quand on songe aux
montagnes d'inepties, d'horreurs, de misères, d'im-
possibilités qu'il a fallu entasser; aux frais d'esprit,
aux longs raisonnements qu'il a fallu aligner pour
démontrer qu'il eût beaucoup mieux valu que nous
ne fussions que des bêtes, en est tenté de regar-
der l'ouvrage de Rousseau comme une sorte de ré-
futation, la réfutation par l'absurde, du système qu'il
entend préconiser.
Si d'ailleurs l'état animal ou sauvage est si avan-
tageux, la prétention qu'affichait Jean-Jacques de
suivre ses principes jusqu'au bout avait là une belle
occasion de se montrer. C'était le cas d'adopter le
régime qu'il vantait, d'abandonner une société dé-
pravée pour se mettre à courir tout nu dans les fo-
rêts et à disputer aux bêtes fauves quelques racines
ou quelques pièces de chair palpitante; d'échanger
son style pompeux contre les sons rauques de
quelque idiome réputé primitif, ou le cri plus pri-
mitif encore du loup ou du singe. Son exemple eût
été plus péremptoire que ses livres, et aurait per-
mis de juger par expérience de l'efficacité de son
1. Discours, première partie.
294 LA VIE ET LES OEUVRES
système. En attendant, comme il s'est bien gardé
d'en venir là, il nous autorise, non seulement à n'y
pas croire, mais à supposer que lui-même n'y
croyait pas. Il aurait craint de se faire passer pour
fou s'il l'eût observé, ne devait-il pas craindre de se
faire passer pour fourbe en ne l'observant pas?
Ce n'est pas que l'objection lui ait échappé. Nous
sera-t-il permis de dire qu'il s'en tire par une gas-
connade? Que ceux qui le pourront, dit-il, retournent
dans les forêts vivre avec les ours et y reprennent,
puisque cela dépend d'eux, leur antique et première
innocence. Quant aux hommes semblables à moi,
dont les passions ont détruit pour toujours l'origi-
nelle simplicité , qui ne peuvent plus se nourrir
d'herbes et de glands , qui ont été honorés de lu-
mières surnaturelles ou ont acquis des idées de
moralité, ils en seront réduits, comme pis aller, à
pratiquer la vertu, à respecter les liens sacrés des
sociétés, à aimer et servir leurs semblables, à obéir
scrupuleusement aux lois et à ceux qui en sont les
ministres, à honorer les princes1. Autant valait dire
que le livre qu'il avait commencé par adresser à
tout le monde, ne convenait à personne.
On pourrait établir que l'état sauvage, loin d'être
l'état primitif de l'homme, n'en est que la dégrada-
tion. Mais il n'est pas besoin, pour confondre Rous-
seau, de sortir de son hypothèse. Si tout autre que
lui voulait nous ramener au régime des animaux ou
des sauvages, on le traiterait avec raison d'ennemi
des lumières et du progrès, et on l'enverrait tenir
compagnie à ceux dont il vante la condition. Mais
quelle que soit l'autorité de son talent, il aura de la
1. Discours, première partie, note 9.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 295
peine à persuader aux peuples civilisés de rétro-
grader de quelques mille ans, ou d'aller chercher
leurs modèles chez les Nègres et les Papous. Sans
cesse, le monde tend à s'élever vers un état social
plus parfait. Il donne à ce mouvement le nom de
progrès et de civilisation. Or, il est absurde et ridi-
cule de supposer que dans tous les temps, dans tous
les lieux, dans tous les cas et de toutes les manières,
tous les hommes ont constamment voulu ce qui
devait faire leur plus grand malheur. Si l'état sau-
vage est si beau, pourquoi personne n'y veut-il
revenir? Il y a eu des nations qu'une suite de cir-
constances, qui d'ordinaire ne sont ni glorieuses, ni
heureuses, a ramenées à la vie sauvage ou barbare ;
c'est ce qu'on appelle la décadence ; mais nous ne
pensons pas qu'on cite beaucoup d'hommes, encore
moins de nations, s'honorant de se rapprocher le
plus possible des animaux.
Mais reprenons l'analyse des idées de notre phi-
losophe. La marche du genre humain vers l'état
social est due à la perfectibilité humaine, assez
triste prérogative, qui distingue l'homme de
l'animal, plutôt qu'elle ne l'élève au-dessus de lui. \J
La perfectibilité est en effet, d'après Rousseau, la
source de tous nos maux, et on ne voit pas pour-
quoi l'animal, qui ne se perfectionne pas, parce qu'il
est parfait, vaudrait moins que l'homme, qui se dé-
grade sans cesse, sous prétexte de se perfectionner,
qui détériore l'espèce en développant la raison de
l'individu, qui devient méchant en devenant so-
ciable1.
y Voyez plutôt la propriété, un des éléments les
1. Discours, première partie.
TONfF. I 20
296 LA VIE ET LES ŒUVRES
plus universels de la société ; elle peut servir ici
d'exemple et de démonstration. « Le premier qui,
ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : ceci est à
moi, et trouva des gens assez simples pour le croire,
fut le vrai fondateur de la société civile. Que de
crimes, de guerres, de meurtres ; que de misères et
d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain
celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé,
eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter
cet imposteur ! Vous êtes perdus, si vous oubliez que
les fruits sont à tous et que la terre n'est à per-
sonne1. » Mais avant qu'on en soit venu à cette idée
de propriété, il se passa bien des événements et
bien des siècles.
Il serait fastidieux d'énumérer toutes les phases
que l'homme dut traverser depuis le temps où la
faim était son unique conseillère, jusqu'à celui où,
se voyant entouré d'êtres qui lui ressemblaient et
paraissaient se diriger par les mêmes règles que
lui, il comprit par expérience que « l'amour du bien-
être est le seul mobile des actions humaines, et se
trouva en état de distinguer les occasions rares où
l'intérêt commun devait le faire compter sur l'assis-
tance de ses semblables, et celles, plus rares encore,
où la concurrence devait le faire défier d'eux. »
L'intérêt individuel fut ainsi la source de l'intérêt
commun ; on ne se réunit plusieurs ensemble, soit
en troupeau, soit en une sorte d'association libre,
que parce que chacun y trouvait son avantage, et
pour autant de temps que durait le besoin. Ces
réunions donnèrent cependant à la longue une idée
grossière des engagements communs et de l'utilité
1. Discours, deuxième partie.
•
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 297
de les remplir, et formèrent les premiers rudiments
de la morale, morale tout intéressée, fondée unique-
ment sur le besoin, incapable d'obliger pour l'avenir,
et n'exigeant pas un langage beaucoup plus perfec-
tionné que celui des corneilles ou des singes, qui
en effet s'attroupent à peu près de même.
Cependant cette vie et cette morale de singes met
sur la voie de nouveaux progrès. L'amour paternel
et l'amour conjugal commencent ; la famille, en se
fondant, produit la première société, véritable
modèle et origine de toutes les autres ; un langage
commun, mais toujours très simple, les attraits de
l'amour ou du plaisir, les exigences du besoin unis-
sent plusieurs familles ; les relations, en s'étendant,
forment des peuples, d'abord très petits, puis de
plus en plus considérables.
Ces changements, qui furent les premiers pas vers
l'inégalité et en même temps vers le vice, étaient
funestes au bonheur et à l'innocence. Des idées de
considération et d'estime naquirent celles de vanité
et de mépris, de honte et d'envie ; on inventa les
devoirs de la civilité, on ressentit les traits de l'of-
fense, on éprouva les désirs de la vengeance. « Voilà
précisément le degré où étaient parvenus la plupart
des peuples sauvages qui nous sont connus ; et c'est
faute d'avoir remarqué combien ils étaient déjà loin
du premier état de nature, que plusieurs se sont
hâtés de conclure que l'homme est naturellement
cruel, et qu'il a besoin de police pour l'adoucir. »
Mais qu'on remonte un peu plus haut, et l'on
trouvera un état moins avancé, sorte de juste milieu
entre l'indolence de l'âge primitif et la pétulante
activité de notre amour-propre. Cette époque doit
être la plus heureuse et la plus durable. « L'exemple
298
LA VIE ET LES ŒUVRES
des sauvages, qu'on a presque tous trouvés à ce
point ', semble confirmer que le genre humain était
fait pour y rester toujours, que cet état est la véri-
table jeunesse du monde, et que tous les progrès
ultérieurs ont été en apparence autant de pas vers
la perfection de l'individu, et en effet, vers la dé-
crépitude de l'espèce. »
Que si quelqu'un veut connaître, afin d'en essayer,
le point précis qui caractérise cet heureux état, qu'il
apprenne que c'est celui où les hommes, contents de
leurs cabanes rustiques, de leurs habits de peaux et
de leurs ornements de plumes et de coquillages, de
leurs instruments de pierre et de leurs canots en
écorce, n'avaient aucun des arts qui exigent le con-
cours de plusieurs personnes. « Mais, dès l'instant
qu'un homme eut besoin du secours d'un autre; dès
qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir
des provisions pour deux, l'égalité disparut, la pro-
priété s'introduisit, le travail devint nécessaire, et
les vastes forêts se changèrent en des campagnes
riantes, qu'il fallut arroser de la sueur des hommes,
et dans lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la
misère germer et croître avec les moissons. »
Les deux instruments principaux de cette déplo-
rable révolution furent la métallurgie et l'agricul-
ture. Le blé est, en quelque sorte, le symbole de
notre malheur. Pourquoi l'Europe est-elle plus
policée, et partant plus malheureuse que les autres
parties du monde? Parce qu'elle produit plus de
fer et plus de blé.
1. Nous venons de lire que la
plupart des sauvages connus
étaient en un tout autre état ;
mais nous ne sommes pas
chargé d'accorder ces contra-
dictions.
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 299
A ces relations plus nombreuses, on conçoit qu'il
faut des règles plus savantes. Tant que l'homme
est sans rapports avec ses semblables, il ne prend 7
conseil que de lui-même ; son droit n'a d'autres
limites que son besoin ou son pouvoir ; il est le
maitre absolu, le seul juge des moyens de se con-
server, le seul vengeur de ses offenses. Aussitôt, au
contraire, que, pour sa propre utilité, il a abandonné
une partie de sa liberté , il est indispensable de
régler le nouvel intérêt qui s'est produit, l'intérêt
commun ; la moralité devient nécessaire. Mais en
quoi cette moralité difière-t-elle de l'intérêt, et
pourquoi s'étend-elle plus loin que l'utilité de
chacun? C'est ce que Rousseau néglige de nous
dire.
On pourrait être tenté de croire que l'état de
nature n'ayant aucune réalité, les règles qui s'y ap-
pliquent n'ont aussi aucune portée. Mais le roman
de Rousseau a la prétention d'être une histoire ;
fût-il un idéal , tout idéal doit produire au moins
des aspirations et des désirs ; et alors les actes ne
sont pas loin. Quand on aura bien persuadé aux
peuples que la famille n'a pas ses racines dans la
nature, que la propriété est une injustice et la
source de tous nos maux, la famille et la propriété
conserveront-elles la même autorité? Que disent
donc nos communistes et nos socialistes de plus
effronté et de plus radical? « Rousseau, dit
M. Paul Janet, est incontestablement le fondateur du
communisme moderne. Jusqu'à lui, les attaques à
la propriété et les hypothèses communistes n'étaient
que théoriques, et très rares d'ailleurs. C'est de lui
qu'est née cette haine contre la propriété et cette \J
colère contre l'inégalité des richesses, qui alimen-
300 LA VIE ET LES ŒUVRES
tent d'une façon si terrible nos sectes modernes1.
Maintenant disons adieu à cet heureux état, où
il n'y avait ni vices ni vertus, ni bien ni mal. C'était
le Ijmi temps; mais, puisque nous sommes en pos-
session de la moralité, voyons l'usage qu'en va faire
le philosophe de Genève.
D'abord il en fait uniquement un remède, au lieu
d'en faire surtout une lumière. Le besoin d'apaiser
les guerres et de punir les crimes, voilà, d'après
lui, la principale, sinon l'unique raison de la morale.
Elle n'a qu'une existence conditionnelle, et ne vient
qu'à titre de nécessité sociale, pour rendre moins
intolérable un état détestable. Assurément, il est du
ressort de la morale de sévir contre le crime, aussi
bien que de favoriser la vertu ; on doit dire pour-
tant que sa raison principale est de diriger plutôt
que de punir, et même qu'elle n'a le droit de punir
que parce qu'elle a commencé par éclairer. Ne
serait-il pas ridicule de prétendre que de l'injustice
serait née la justice, et que nous ne connaîtrions la
vertu que par sa violation, c'est-à-dire, parce que
nous ne l'aurions jamais vue?
Cependant il est nécessaire que la moralité
(d'autres diraient la répression) augmente avec le
vice. Elle se trouve, à ce qu'il parait, bien impuis-
saute ; car, dans cette concurrence perpétuelle entre
le mal et le remède, c'est toujours le mal qui tient
l'avance. A mesure que la raison, l'imagination,
l'esprit, la force, l'adresse, la fortune acquièrent de
nouveaux développements, toujours c'est aux dépens
du bonheur et de la liberté ; toujours l'abus sur-
1. Les Origines du Socialisme I Janet (Revue des Deux Mondes
contemporain, par M. Paul | 1er août 1880).
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 301
passe l'usage; de sorte qu'à la fin, l'avarice des
riches, l'oppression des puissants, les entreprises
des ambitieux avertissent les faibles qu'il leur faut
prendre des garanties contre les forts, et sacrifier
une partie de leur indépendance , pour assurer la
conservation de l'autre. Ils courent donc à l'envi au-
devant des fers, croyant garantir leur liberté ; mais
ils ne tardent pas à s'apercevoir qu'ils n'ont réussi
qu'à se donner de nouveaux tyrans. Les lois de pré-
tendue protection donnent de nouvelles forces aux
puissants, l'affermissement de la propriété donne de
nouveaux profits aux riches ; chaque pas dans la
voie de la moralité et de la propriété est la source
d'une nouvelle misère1.
Comment obliger à respecter des lois ainsi viciées
jusque dans leur racine? Et pourtant il faut bien
qu'on leur obéisse. On les a frappées de tous les
anathèmes ; on les a déclarées contraires à la
nature, à la raison, à la justice ; on les a dépouillées
de tous leurs titres au respect ; il n'y a qu'un
moyen de les sauver ; c'est de leur rendre en puis-
sance extérieure et matérielle ce qu'on leur a enlevé
en autorité intrinsèque. C'est ainsi que tous ces
systèmes révolutionnaires, qui commencent invaria-
blement par la liberté absolue et le droit à tout,
finissent non moins invariablement par la servitude
et l'emploi de la force. Mais Rousseau n'en était
pas encore arrivé là.
Un auteur compare le gouvernement au cerveau.
« Si mauvais, dit-il, que soit le gouvernement, il y
a quelque chose de pire, c'est l'absence de gouver-
nement ; car c'est grâce à lui que les volontés hu-
i. Discours, deuxième partie.
302 LA VIE ET LES ŒUVRES
maines font un concert, au lieu d'un pèle-mèle. Il
sert dans une société à peu près comme le cerveau
dans une créature vivante. Incapable, inconsidéré,
dépensier, absorbant, il abuse de sa place, il sur-
mène le corps , qu'il devrait ménager et guider ;
mais à tout prendre, quoi qu'il fasse, il fait encore
plus de bien que de mal, car c'est par lui que le
corps se tient debout, marche et coordonne ses
pas '. » Ce passage s'applique mot pour mot à la
société, aussi bien et mieux qu'au gouvernement;
car la société est le premier, le plus naturel et le
plus essentiel des gouvernements. La tète est sou-
vent mauvaise et fait faire bien des sottises ; cou-
pez-la; que restera-t-il? La société est imparfaite;
supprimez-la, et vous n'aurez môme plus d'hommes.
Rousseau n'a pas simplement la prétention d'amé-
liorer la société, il voudrait la détruire ; il n'en faut
pas davantage pour le juger.
II
Le Discours sur l'Inégalité ne fut publié que plus
d'un an après qu'il eut été composé. Avant de ter-
miner ce que nous avons à en dire, nous devons
rapporter divers faits intéressants, et notamment un
voyage à Genève, qui marque sous plus d'un rap-
port dans la vie de notre philosophe.
La direction qu'il donnait à ses études n'était pas
de nature à lui inspirer un grand amour des
hommes de son époque. Le train de Paris le rebu-
tait, les gens de lettres lui étaient odieux, ses amis
1. T.UNE, La Révolution, t. I, 1. I, cil. m, secL. 1.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 303
eux-mêmes lui étaient à charge. Il soupirait après la
vie des champs, et, ne pouvant l'embrasser tout à
fait, il cherchait au moins à s'en rapprocher. Chaque
jour, il faisait de longues promenades au Bois de
Boulogne, rêvant à ses ouvrages, et tâchant d'ou-^
blier, dans la fuite du monde et dans la médita-
tion, les cabales, les intrigues, les querelles des hu-
mains. Dans cet état d'esprit, il ne fallait qu'une
occasion pour changer le cours de sa vie.
Gauffecourt, devant aller à Genève pour ses af-
faires, lui proposa de l'accompagner. Jean-Jacques
accepta, mais comme il ne se trouvait pas en état
de se passer des soins de Thérèse, il fut décidé
qu'elle serait du voyage. Tous trois partirent en-
semble le 1er juin 1754.
Gauffecourt était un bonhomme de plus de soixante
ans, podagre, impotent, usé de plaisirs et de jouis-
sances. Rousseau avait pleine confiance en lui et le
laissait souvent seul avec Thérèse. S'il ne fut pas
victime de son aveugle sécurité, ce ne fut pas la
faute de son indigne compagnon. Il est vrai que
Thérèse rejeta ses honteuses propositions, mais elle
ne parvint pas sans peine à détromper Jean-Jacques.
Quand celui-ci connut la vérité, sa déception fut
grande et sa tristesse profonde. L'amitié n'était-elle
plus de la terre, et lui fallait-il renoncer à ses der-
nières illusions? Il avait déjà rompu et devait rompre
dans la suite avec plusieurs de ses amis pour des
causes bien moins graves ; dans cette circonstance
pourtant, il jugea à propos de dissimuler. Il insi-
nue que ce fut afin de ne pas jeter le trouble sur le
reste du voyage ; mais l'amitié tout exceptionnelle
qu'il ne cessa jusqu'à la fin de témoigner à Gauffe-
court dénient cette explication. Ses susceptibilités
301
LA VIE ET LES ŒUVRES
n'avaient-elles donc à s'exercer que sur des baga-
telles, ou son récit n'est-il qu'une exagération de
son imagination toujours portée à voir partout des
trahisons1?
Il lui tardait d'atteindre Lyon, où il devait se sé-
parer du misérable. La voix de la reconnaissance et
de ses plus vieilles affections l'engageait, en effet, à
se détourner un peu de sa route. Non loin de là, à
Cliambéry, végétait Mme de Warens. « Je la revis,
dit-il, dans quel état, grand Dieu! Quel avilisse-
ment! Que lui restait-il de sa vertu première? »
Hélas ! la vertu première était bien loin. Jean-Jacques
aurait au moins voulu tirer la malheureuse femme
de sa misère. Il n'y avait pas d'autre moyen pour
cela que de la dépayser. 11 la pria, il la supplia de
venir vivre avec lui ; mais Mme de Warens refusa,
alléguant sa pension, dont elle craignait de n'être
pas payée en France. Il lui donna quelque argent,
qu'il savait devoir lui être inutile, et partit. Quelque
temps après, il reçut lui-même, près de Genève, la
visite de Mm0 de Warens. Il renouvela alors ses
instances et en resta là. Ce ne fut pas toutefois sans
remords. N'aurait-il pas dû tout quitter pour elle et
partager son sort, quel qu'il fût. Mais un autre at-
tachement avait relâché les anciens liens. Il gémit
sur Mmc de Warens et ne la suivit pas.
Du moment que Rousseau était devenu une célé-
brité, sa patrie s'était souvenue de lui. Sa renom-
mée l'avait précédé à Genève. A son arrivée, il fut
entouré, fêté, caressé de tous côtés. Il n'en fallait
1. Lellres à Mm" clPEpinay,
1750, 5 janvier 1757, janvier
1757 ; à Mme d'Houdelot, février
1757 (Mémoires de Mme d'Eptnay,
t. I, ch. iv et v).
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 305
pas tant pour lui tourner la tète. Genève n'était
peut-être pas sous tous les rapports son idéal de
république, mais c'était une république. L'enthou-
siasme républicain n'avait pas été étranger à son
voyage, cet enthousiasme ne lit que s'accroitre par
l'accueil qu'il reçut.
Il y avait toutefois une ombre au tableau. Genève
n'a jamais brillé par la tolérance religieuse. Non
seulement elle avait sa religion d'Etat, mais elle ex-
cluait impitoyablement du titre de citoyen quiconque
ne professait pas le culte de Calvin. Il serait de
mode aujourd'hui chez les disciples de Rousseau de
s'élever contre une telle oppression des consciences;
Rousseau fut simplement honteux pour lui-même
d'être déchu de ses droits, et, sans plus ample in-
formé, résolut de reprendre « le culte de ses pères».
Il est permis de trouver la raison légère et d'un
mince courage ; mais il ne manque pas de colorer
son action par quelques bons sophismes, qui font
aussi peu d'honneur à son instruction qu'à son bon
sens, et en fin de compte, ses raisonnements abou-
tissent à cette banale conclusion : « Voulant être
citoyen, je devais être protestant et rentrer dans le
culte établi dans mon pays. »
Les registres du Consistoire de Genève préten-
dent que depuis longtemps Rousseau préparait son
retour au protestantisme et « en fréquentait assidû-
ment les assemblées de dévotion, à l'hôtel de l'am-
bassade de Hollande, à Paris. » Mais tous les faits
connus, le témoignage de Rousseau lui-même s'é-
lèvent contre cette affirmation. Dans tous les cas, il
fut, sur sa demande, exempté de comparaître en con-
sistoire, et renvoyé devant une commission particu-
lière. Ainsi on simplifia pour lui les formalités, déjà
306
LA VIE ET LES OEUVRES
très faciles, de son changement de culte. Son état
de maladie, sa timidité, ses mœurs reconnues par
tous pures et sans reproche autorisaient, dit-on,
cette dérogation aux règles. Il parut devant une
commission de trois pasteurs et de trois professeurs,
pour y subir un examen doctrinal. Inutile d'ajouter
qu'il y fit des réponses de tout point satisfai-
santes *.
Cependant, comme on n'avait pas tous les jours
des recrues de cette importance, on l'invita à par-
ler dans la petite assemblée. Jean-Jacques n'était
pas orateur; il passa trois semaines à préparer et à
apprendre un petit discours , et le jour venu
(1er août 1754), n'en put pas dire un mot. Il en fut
quitte pour répondre bêtement des oui et des non,
et fut admis à la cène. Chose plus importante, il fut
inscrit au rôle des citoyens et bourgeois et invité à
participer à un conseil g-énéral extraordinaire con-
voqué peut-être exprès pour lui.
Toutes ces prévenances faillirent avoir une in-
fluence déterminante sur sa vie. Son ami Deluc le
pressait de rester dans ce pays, où tout se réunis-
sait pour lui assurer une existence heureuse et ho-
norée. Ce conseil était trop conforme à ses propres
désirs pour n'être pas accueilli. Jean-Jacques ne
pouvait se dispenser de retourner à Paris, pour
prendre quelques dispositions et placer convenable-
ment le père et la mère Le Vasseur ; mais il résolut
de revenir aussitôt après s'établir à Genève pour le
reste de ses jours.
1. Registre du Consistoire de
Genève, séances du 23 juillet
et du 1" août 1754. Voir Ga-
berrl, Rousseau et les Gene-
vois, en. ni.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 30"
On a apprécié de façons assez diverses sa conver-
sion, ou plutôt ses conversions; car il a changé
deux fois de religion : la première fois, comme
nous l'avons vu. à l'âge de seize ans, pour embras-
ser le Catholicisme ; la seconde fois, vingt-six ans
après, pour retourner au Protestantisme. Lui-même
raconte, sur des tons bien différents, ces deux chan-
gements, dont le premier n'aurait été que l'acte
d'un bandit, tandis que l'autre serait le fait d'un
honnête citoyen revenant au culte de ses pères.
Cependant, même à ne consulter que les Confes-
sions, il est facile de voir que l'un et l'autre se
valent. Le moins qu'on puisse demander à une
conversion, c'est d'être un acte religieux ; or, dans
les conversions de Rousseau, on trouvera tout ce
qu'on voudra, excepté l'élément religieux. Le culte
de ses pères n'est qu'un trompe-l'œil, placé au pre-
mier plan pour éblouir le lecteur. Pourquoi pas le
culte de ses aïeux, qui alors l'aurait maintenu dans
la religion catholique? Cette considération, en tout
cas , était peu à sa place dans la bouche d'un
homme qui avait pour principe de rompre avec toute
espèce de tradition. Au reste, ce n'est pas ici le lieu
de parler de la religion de Rousseau, car ce n'est
pas ici qu'il a consigné les articles de son Credo.
Ayant ainsi mis ordre à ses affaires, sinon à sa
conscience, il ne restait plus à Jean-Jacques qu'à se
livrer aux douces joies de l'amitié et aux plaisirs
toujours vivement goûtés de la belle nature.
De tous les amis qu'il connut alors, combien peu
lui resteront dix ans plus tard ! >ous avons déjà
parlé de Deluc, Vernes, Perdriau, Yernet, Marcel,
.Mézières l'abandonner eut ou furent abandonnés par
lui. Il eut plus de satisfaction de la part de Jalabert
308 LA VIE ET LES ŒUVRES
et de Lullin ; mais n'oublions pas surtout de citer
Moultou, avec qui il entretint constamment, sauf
quelques éclipses, une amitié profonde et une cor-
respondance suivie ; Moultou, qui fut à la fois le dépo-
sitaire de ses volontés et le défenseur de sa mémoire.
De sa famille, il ne dit pas un mot dans ses Con-
fessions. Sa correspondance est un peu plus explicite
et nous apprend qu'il dut aller voir sa tante Gon-
ceru, celle précisément qui lui avait servi de mère1.
Genève prêtait aux belles promenades autrement
que Paris. Rousseau se rappelle avec délices une
magnifique excursion de sept jours, qu'il fit sur le
lac, en compagnie de Deluc, de ses fils, de sa bru
et de Thérèse. Il a reproduit dans la Nouvelle Hé-
loïse la description de ces beaux sites 2. Son esprit,
toujours en travail , cherchait aussi à utiliser ses
promenades solitaires. Tout en arpentant les bords
du lac ou en gravissant les coteaux, il continuait
ses méditations sur les Institutions politiques ; il
songeait à une histoire du Valais, qu'il n'écrivit
jamais ; il faisait le plan d'une tragédie en prose
sur Lucrèce, dont il n'a laissé que quelques frag-
ments ; enfin il traduisait le premier livre des His-
toires de Tacite , et peut-être Y Apocolokintosis de
Sénèque.
La traduction de Tacite parut pour la première
fois en 1754, dans l'édition générale des OEuvres
de Jean-Jacques Rousseau, préparée par l'abbé de
la Porte. L'auteur se souciait peu de la mettre au
net et ne la trouvait pas ligne de l'impression J.
I. Lettre à Mme Gonceru, 11 I l'abbé de la Porte, 22 janvier
juillet 1754. — 2. IVe partie. I 1764; à Vernes, 18 novembre
Lettre XVII , de Saint-Preux à j 1759.
Milurd Edouard, — 3. Lettres à ;
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 309
Voici ce qu'on lit dans la Préface : « Quand j'eus
le malheur de vouloir parler au public, je sentis le
besoin d'apprendre à écrire, et j'osai m'essayer sur
Tacite. Dans cette vue, entendant médiocrement le
latin, et souvent n'entendant pas mon auteur, j'ai
dû faire bien des contre -sens particuliers sur ses
pensées... Ce n'est donc ici qu'un travail d'écolier.'»
Ces mots nous dispensent d'en dire plus long1. Avant
que le talent de Rousseau fût formé , nous avons
pu étudier ses essais et chercher dans les travaux
de l'écolier le présage de ce que serait un jour le
maitre. Actuellement, s'il lui plaît de faire encore
l'écolier, ce n'est plus le temps de le traiter comme
tel. Quand on vient de faire le Discours sur l'Iné-
galité ; quand, par surcroit, on entend médiocre-
ment le latin, on peut s'essayer à des traductions
faibles de style et qui n'ont pas même le mérite de
la fidélité, mais on ne les publie pas.
On en peut dire autant à plus forte raison , de
YApocolo/iintosis, sorte de farce sur la métamorphose
de l'empereur Claude en citrouille. C'est une tra-
duction indigne de Rousseau d'un livre qui n'est
guère digne de Senèque.
Rousseau du moins n'eut pas la sotte prétention
d'offrir lui-même au public ses fragments de Lucrèce;
pour le coup, l'erreur eût été par trop forte. Cette
esquisse informe, qui ne permet pas seulement de
juger de ce qu'aurait été la pièce, ne fut imprimée
qu'en 1792. Il fallait vraiment , pour livrer à la pu-
blicité de semblables incohérences , être possédé de
cette sorte de fanatisme qui goûte jusqu'aux essais
les plus insignifiants de l'auteur aimé.
310
LA VIE ET LES OEUVRES
III
De retour à Paris après quatre mois1, Rousseau
n'y manqua ni d'occupations ni de soucis. Il avait
promis, en quittant sa patrie, d'y retourner dès le
printemps suivant, pour ne plus la quitter. Sa pro-
messe aurait dû fixer ses incertitudes; mais il ne
tarda pas à s'apercevoir qu'elle serait plus difficile
à tenir qu'il ne l'avait prévu. Le principal obstacle
qui l'arrêta lui vint de son Discours sur l'Inégalité.
Il avait eu la pensée de dédier son œuvre à la Ré-
publique de Genève. Toutefois, afin d'éviter toule
chicane , il avait préféré ne dater la dédicace ni de
France, ni de Suisse, mais de Chambéry. Par un
motif analogue, et dans la crainte d'un mauvais
accueil de la part du Grand Conseil, il avait attendu
à n'être plus en Suisse, pour publier son livre.
Toutes ces précautions n'étaient pas superflues, et,
si elles furent insuffisantes, il ne dut s'en prendre
qu'à lui seul. A Genève, en effet, il avait été à
même de tàter l'opinion et de s'assurer que ses
idées auraient difficilement cours auprès des ma-
gistrats. Il aurait pu à la vérité s'en ouvrir à eux;
il s'en était bien gardé, prévoyant qu'il n'éprou-
verait que des défaites ou des refus. Depuis son re-
tour, Perdriau l'avait encore averti de ce que son
procédé avait d'insolite , de ce qu'il y avait de peu
séant à imposer aux gens une dédicace sans leur
1. Son passeport pour Paris
est daté du 30 septembre 1754
(Manuscrit joint aux Letiresde
Rousseau à Mm' de Luxembourg.
Bibliothèque de la Chambre
des députée.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 311
agrément, et peut-être malgré eux. enfin des diffi-
cultés que sa conduite allait faire naitre '. Rien n'y
fit ; la dédicace était prête , elle était destinée à
paraître, elle parut. Ce n'est pas que, par elle-
même , elle eût rien qui fût de nature à déplaire au
Grand Conseil; elleétait très belle, très louangeuse;
elle célébrait les avantages de la meilleure et de la
plus parfaite des républiques; mais elle avait le
tort de servir de préface à un ouvrage dont les
principes et les idées ne pouvaient convenir aux
représentants d'un gouvernement régulier. Pour
toute réponse , Rousseau reçut de ses amis genevois
quelques maigres compliments, et une lettre du
syndic où on lisait ce qui suit : « J'ai fait au Magni-
fique Conseil le rapport de l'Epitre dédicatoire.
comme vous l'avez désiré. Ladite épitre étant déjà
imprimée, il n'est pas question de délibérer sur son
contenu. Mais le Conseil a vu avec plaisir les senti-
ments de vertu et de zèle pour la patrie que vous
exprimez avec tant d'élégance2... » Jean- Jacques
trouva la lettre honnête, mais froide. 11 prétend
qu'au premier moment , il avait été beaucoup plus
satisfait; que tout le monde à Genève avait fait ac-
cueil à son livre ; que le Conseil . avec une grâce
parfaite, en avait agréé la dédicace 3. Jean-Jacques
avait parfois la mémoire bien courte et avait déjà
oublié sa lettre à Perdriau. Le seul profit qu'il dé-
clare avoir tiré de son séjour à Genève (et encore il
le prétend sans raison) est le titre de citoyen . qui
lui aurait été donné, par ses amis d'abord, puis, à
1. Lettre à Perdriau, 28 no-
vembre 175 1. — 2. Registres
du Petit Conseil de Genève,
18 juin et 28 juillet 1755 Ga-
BEREL, Rousseau et les Genevois,
ch. n); — Sayous, Le XVIlh
siècle à l'étranger, ch. IV. — 3.
Lettre à Vemes. G juillet 1755.
312 LA VIE ET LES ŒUVRES
leur exemple, par le public; mais il oublie encore
ici que ce titre lui fut donné par ses adversaires ,
et qu'il l'avait pris lui-même lors de ses polémiques
à propos du Discours sur les Sciences. La Réponse
du roi de Pologne , par exemple , commence textuel-
lement par ces mots : « Le Discours du citoyen de
Genève a de quoi surprendre... »
Nous ne voudrions pas nous étendre sur une
simple dédicace, quoique celle-ci, par son impor-
tance, mérite, plus que bien d'autres, une mention
spéciale. Rousseau dit qu'il l'avait esquissée à Paris
et achevée à Chambéry avant son arrivée à Genève.
Il est difficile de n'y pas voir aussi la trace de son
séjour dans cette dernière ville, tant son enthou-
siasme déborde à chaque ligne. Cependant, si le
gouvernement républicain et les mœurs simples de
Genève pouvaient froisser moins vivement ses sen-
timents égalitaires que les habitudes françaises et
les salons de Paris, il n'en est pas moins difficile
d'accorder avec ses principes les louanges pom-
peuses qu'il décerne aux magnifiques , très honorés
et souverains seigneurs du Petit Conseil. Genève,
pour être une République, n'était pas pour cela un
pays de singes et de Papous. En vain l'auteur, dans
un très beau style assurément, félicite ses magis-
trats de la profonde sagesse avec laquelle ils ont
combiné l'égalité de la nature et l'inégalité des ins-
titutions de la manière qui se rapproche le plus de
la loi naturelle; quand, après cela, les magnifiques
seigneurs lisaient le Discours lui-môme, ils devaient
être médiocrement flattés d'être placés si près de
ce que l'auteur considérait comme la perfection.
L'idéal de Rousseau ne pouvait être le leur, et il
suffisait peut-être qu'il leur trouvât tous les mérites
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
313
pour qu'ils fussent tentés de s'en formaliser et d'y
voir une épigramme ou une injure.
Quant au Discours lui-même, Rousseau prétendit
qu'on s'était mépris sur ses intentions. Son objet ne
pouvait être de ramener les peuples nombreux et
les grandes cités à leur simplicité première. Il n'avait
travaillé que pour sa patrie et les petits états
constitués comme elle1. Mais vraiment il se mon-
trait alors trop modeste. Il est difficile d'admettre,
en effet, qu'il s'adressât uniquement aux bons bour-
geois de sa petite république , quand il disait :
« Mon sujet intéressant l'homme en général, je
tâcherai de prendre un langage qui convienne à
toutes les nations. » Et quelques lignes plus loin :
« 0 homme, de quelque contrée que tu sois, quelles
que soient tes opinions, écoute, voici ton histoire2.»
Rousseau avait peut-être cru que la Dédicace
serait comme la lettre d'introduction du Discours, et
pourrait faire passer tout ce que ce dernier avait de
dur à digérer ; par le fait, elle servit surtout de
diversion aux critiques qui, sans vouloir accabler
l'auteur, ne se souciaient point de louer son œuvre
principale. Ainsi le Mercure, qu'on peut regarder
comme l'expression moyenne de l'opinion du jour,
rendant compte du Discours, ne parle, pour ainsi
dire, que de la Dédicace3. C'est que Rousseau deve-
nait un personnage embarrassant. Tous les rédac-
teurs de feuilles périodiques ne se sentaient pas,
comme Fréron, le courage d'entrer en lice contre un
adversaire de sa force ; tous n'osaient pas, ou ne
]. Troisième Dialogue. — Let-
tre à un anonyme, 29 novembre
1756. — 2. Discours sur l'Iné-
galité, préambule. — 3. Mercure
d'octobre 1755.
314 LA VIE ET LES OEUVRES
pouvaient pas, comme lui, marquer au fer rouge de
l'opinion ses contradictions et ses sottises1. Comme
si, d'ailleurs, le public avait épuisé toutes ses sym-
pathies à propos de la première œuvre de notre
politicien, celle-ci fut reçue plus froidement, et ne
fut honorée ni des mêmes oppositions, ni surtout
des mômes enthousiasmes. L'auteur suivait sa voie,
on le laissait aller. Ses théories étaient bien de
nature à passionner les esprits ; mais on les croyait
si peu applicables, qu'il eût semblé ridicule de s'en
effrayer outre mesure. On était loin de soupçonner
qu'un jour viendrait où ces pages brûlantes arme-
raient tout de bon les bras contre la société, que
des sectes nombreuses s'en feraient un drapeau, que
les hommes en viendraient à s'égorger au nom de
ces principes.
Nous ne pouvons compter parmi les réfutations du
livre sur Y Inégalité, le compte rendu de l'Académie
de Dijon. Le nom de Rousseau n'y est pas même
prononcé. Cependant toutes les critiques des mé-
moires non couronnés tombent si pleinement sur le
sien, qu'on ne peut douter que le rapporteur ne l'ait
eu constamment en vue. Ni l'abbé Talbert, qui ne
jugea pas à propos de publier son travail, ni le
jeune étudiant de Rennes qui obtint la seconde
mention, n'occupent la docte assemblée à l'égal de
l'auteur inconnu, que l'usage oblige de laisser der-
rière la scène, mais dont le mérite littéraire et les
erreurs de doctrine forcent également l'attention 2.
La première critique proprement dite vint à
1. Voir l'article de Fréron
dans V Année littéraire de 1756,
t. Vil. — 2. Séance de l'Aca-
démie des Sciences et Belles-
Lettres de Dijon, 18 novembre
1754 [Mercure de février 1755).
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 315
Rousseau de son propre pays. Charles BoDnet, de
Genève, sous le pseudonyme de Philopolis, lui
écrivit une lettre très courtoise ; Jean-Jacques y ré-
pondit avec une égale courtoisie, et tout fut dit. Ce
Philopolis était évidemment un ami, qui tenait à le
rester. L'objection de Charles Bonnet, car il n'en
avait qu'une, pouvait se formuler ainsi : Tout ce qui
résulte immédiatement des facultés de l'homme
résulte aussi de sa nature, constitue sa perfection et
est voulu de Dieu ; or, l'état de société résulte immé-
diatement des facultés de l'homme ; donc, etc. Mais,
répondait Rousseau, si le développement de nos
facultés est toujours bon ; si toutes choses sont bien
par cela seul quelles existent ; si tout mouvement
est nécessairement un progrès, la vieillesse, la dé-
crépitude, qui sont les développements naturels de
la vie humaine, en sont donc le terme le plus par-
fait. Charles Bonnet, avec son optimisme leibnizien,
faisait la part belle à son adversaire. Mais Rousseau
n'avait-il pas, lui aussi, son optimisme? Il ne veut
pas de la décrépitude ; pourquoi nous imposerait-il
plutôt l'enfance ? Du moment qu'il choisit entre na-
ture et nature, qu'il prend Tune, qu'il répudie l'autre,
la question reste entière, et le livre est à refaire '.
Voltaire voulut dire son mot sur le second dis-
cours de Jean-Jacques, et il en prit occasion de don-
ner son avis sur le premier; mais ses traits, légers et
acérés, étaient autrement redoutables que les argu-
ments philosophiques de Charles Bonnet. Son bon
sens, et il en avait plus que personne, avait vu du
premier coup d'oeil le côté faible, ou plutôt le côté
sensible de l'apôtre de l'état sauvage. Ce n'est pas
I. Lettre de Charles Bonnet, I ponse de Rousseau, aux Œuvres.
au Mercure d'octobre 1755; Rè- |
316
LA VIE ET LES ŒUVRES
avec de la grosse artillerie qu'on dégonfle un bal-
lon ; un coup d'épingle suffit. « J'ai reçu, disait
Voltaire, votre nouveau livre contre le Genre hu-
main ; je vous en remercie... On n'a jamais employé
tant d'esprit à vouloir nous rendre bêtes. Il prend
envie de marcher à quatre pattes, quand on lit
votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de
soixante ans que j'en ai perdu l'habitude, je sens
malheureusement qu'il m'est impossible de la re-
prendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux
qui en sont plus, dignes que vous et moi. » Il était
difficile de ne pas se sentir atteint par ce persiflage
spirituel ; on sait par les Confessions qu'il laissa au
cœur de Rousseau une impression pénible qui se
retrouvera plus tard. Cependant le reste de la
lettre était écrit d'un ton si aimable ; Voltaire y in-
vitait si poliment Rousseau à le venir voir ; il était
surtout si embarrassant de se fâcher contre le roi
de la littérature et l'arbitre de toutes les répu-
tations, que le pauvre Jean- Jacques, plutôt que de
céder à une susceptibilité déplacée, aima mieux
faire contre fortune bon cœur, défendre tout douce-
ment son opinion, accepter les louanges, et répondre
par d'autres plus grandes.
Voltaire, dans sa lettre, avait pour but de renier,
au moyen d'impudents mensonges, certaines pater-
nités littéraires compromettantes, celle du poème
de la Pucelle en particulier; il la destinait donc à
la publicité. Il demanda à Rousseau la permission
de la faire imprimer ; des indiscrétions de Gauffe-
court en hâtèrent encore l'impression1.
1. Les Lettres de Voltaire,
3 août 1 753, et Billet, sans date ;
et les Réponses de Rousseau,
10 et 20 septembre 1755, sont
au Mercure de novembre 1755.
Rousseau prétendit que sa
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 317
Rousseaa put compter parmi ses adversaires jus-
qu'à une femme. Une Provinciale lui écrivit avec
autant d'esprit et de convenance que de bon sens1.
Fréron, qui s'y connaissait, regarde sa réfutation
comme une des meilleures, sinon la meilleure2.
Cependant celle du P. Castel est plus connue3.
Le bon père, qui avait beaucoup d'esprit et non
moins de singularités, s'était mis en tête de con-
vertir son ancien protégé. « Oui, le convertir à
Dieu, à l'Eglise, au Roi, à la France, aux lettres,
aux arts, à la société, à l'humanité... toutes choses
pour lesquelles il lui connaît des talents. » Hélas !
s'il ne put le convertir, ce ne fut pas faute de lui
prodiguer les avertissements paternels et les dures
vérités, les arguments solides et les considérations
élevées ; mais eût-il encore cent fois mieux plaidé
sa cause qu'il se serait toujours heurté contre « ce
cynique orgueil » que, dans son langage original,
le P. Castel appelle « le péché capital du péché capi-
tal de l'orgueil ordinaire. »
Grimm eut aussi à dire son avis sur le livre de
son ami; il le fit, naturellement, dans des termes
très élogieux. Ils combattaient tous deux dans le
même camp; auraient-ils été moins amis, que le se-
cours apporté à la cause commune par cette œuvre
brûlante aurait fait passer par-dessus bien des di-
vergences de détail*.
réponse était mutilée et mé- I de M. R. Lettres philosophiques
connaissable et protesta.
[Lettre à M. de Boissy, 4 novem-
bre 1755.) — 1. Réflexions d'une
où Ton réfute le déisme du jour.
— 4. Correspondance littéraire,
années 1755 et 175G; notam-
Provinciale sur le discours de ment 15 juillet et 15 octobre
M. Rousseau. — 2. Année littè- \ 1755, 1er janvier, 1er février,
raire, 1736, t. HI.—-3." L'homme i 1" mars, 15 décembre 1756,
moral opposé à l'homme physique ' 15 août 1759.
318 LA VIE ET LES OEUVRES
Tout autre fut le ton de Fréron. Autant Grimm
se montrait bienveillant, autant l'autre fut, à juste
titre, selon nous, sévère et mordant. Fréron ne
goûte pas même la Dédicace. Avait-il tort de trouver
qu'elle était prétentieuse, et qu'elle jurait d'une
façon trop évidente avec les Discours ' ?
Mais la meilleure réfutation que nous puissions
apporter contre l'Inégalité , c'est à Rousseau lui-
même que nous la demanderons. Le morceau rap-
pelle encore trop le système; mais il est si beau
qu'on nous pardonnera d'en donner au moins un
extrait.
Rousseau commence par considérer ce que nous
devons à la société. « Tout en moi, dit-il, dépend
d'un concours de mes semblables. Je ne suis plus
un être individuel et isolé, mais partie d'un grand
tout, membre d'un grand corps...
« Mais un avantage infiniment supérieur à tous
les biens physiques, et que nous tenons incontesta-
blement de l'harmonie du Genre humain, c'est celui
de parvenir, par la communication des idées et le
progrès de la raison , jusqu'aux idées intellectuelles;
d'acquérir les notions sublimes de l'ordre, de la
sagesse et de la bonté morales, de nourrir nos sen-
timents du fruit de nos connaissances, de nous
élever, par la grandeur de l'âme, au-dessus des
faiblesses de la nature et d'égaler à certains égards,
par l'art du raisonnement, les célestes intelligences ;
enfin de pouvoir, à force de combattre et de vaincre
nos passions, dominer l'homme et imiter la divinité
même. Ainsi ce commerce continuel d'échanges, de
1. Année littéraire, 1755, \ 1759, t. VII.
t. VII; 1756, t. III; 1757, t. I;
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 319
soins, de secours et d'instructions nous soutient
quand nous ne pouvons plus nous soutenir nous-
mêmes, nous éclaire quand nous avons besoin
d'être éclairés, et met en notre pouvoir des biens
d'un prix inestimable, qui nous font mépriser ceux
que nous n'avons plus...
« Voulons-nous maintenant rechercher ce qui
peut nous rendre heureux en ce monde ? Rentrons
en nous-mêmes et consultons notre cœur. Chacun
sentira que son bonheur n'est point en lui, mais dé-
pend de tout ce qui l'environne... Soit besoin d'ai-
mer, soit désir de plaire, soit amitié, confiance ou
orgueil, l'habitude du commerce avec les autres
nous rend ce commerce tellement nécessaire qu'on
peut douter s'il se trouverait un seul homme qui,
sûr de voir d'ailleurs tous ses souhaits prévenus,
fût sûr en même temps de ne revoir jamais ses
semblables, sans tomber dans le désespoir. »
« Tels sont les liens indissolubles qui nous
unissent tous , et font dépendre notre existence ,
notre conservation, nos lumières, notre fortune,
notre bonheur et généralement tous nos biens et
nos maux des relations sociales. Je crois donc qu'en
devenant homme civil, j'ai contracté une dette im-
mense envers le genre humain ; que ma vie et
toutes ses commodités, que je tiens de lui, doivent
être consacrées à son service... Ce devoir sacré,
que la raison m'oblige à reconnaître, n'est point
proprement un devoir de particulier à particulier;
mais il est général et commun comme le droit qui
me l'impose. Car les individus à qui je dois la vie,
et ceux qui m'ont fourni le nécessaire, et ceux qui
ont cultivé mon âme, et ceux qui m'ont communi-
qué leurs talents peuvent n'être plus ; mais les lois
320
LA ME ET LES ŒUVRES
qui protégèrent mon enfance ne meurent point; les
bonnes mœurs dont j'ai reçu l'heureuse habitude,
les secours que j'ai trouvés prêts au besoin, la
liberté civile dont j'ai joui, tous les biens que j'ai
acquis, tous les plaisirs que j'ai goûtés, je les dois
à cette police universelle qui dirige les soins publics
à l'avantage de tous les hommes, qui prévoyait mes
besoins avant ma naissance, et qui fera respecter
mes cendres après ma mort. Ainsi mes bienfaiteurs
peuvent mourir ; mais, tant qu'il y a des hommes,
je suis obligé de. rendre à l'humanité les bienfaits
que j'ai reçus d'elle1. »
Ces considérations sont presque le développement
d'une pensée que Rousseau avait déjà exprimée pré-
cédemment : « Cette parfaite indépendance et cette
liberté sans règle, dit-il, fût-elle demeurée jointe à
l'antique innocence, aurait eu toujours un vice es-
sentiel et nuisible aux progrès de nos plus excel-
lentes facultés, savoir, le défaut de cette liaison des
parties, qui constitue le tout2. »
Nous n'avons pas encore parlé de l'impression du
livre. Rousseau la confia à un éditeur d'Amster-
dam, Marc Michel Rey, dont il avait fait la connais-
sance à Genève. Rey se rendit à Paris pour prendre
avec l'auteur les derniers arrangements et, au mois
d'octobre, emporta le manuscrit. Aussitôt s'établit
entre l'auteur et l'éditeur une longue correspon-
dance, qui dura près de vingt ans, et qui comprend,
rien que du côté de Rousseau, plus de cent cin-
1. Lettres sur la vertu et le ce manuscrit au chapitre du
bonheur, adressées à M"" d'Iïou-
detot. Lettre 1". — 2. Manus-
crit de la Bibliothèque de Ge-
nève, p. 8. (Nous parlerons de
Contrat social). — Le texte pri-
mitif du Contrat social , par
Alexis Bertrand, p. 9. —
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
321
quante lettres *. Celles qui concernent le sujet que
nous traitons, au nombre de dix-sept, nous dévoile-
raient si nous ne le connaissions déjà, le caractère
impressionnable de Jean-Jacques et le soin minu-
tieux qu'il prenait de ses affaires. Il n'y a pas pour
]ui de petites contrariétés, toutes les corrections
sont essentielles, une faute d'impression le désole.
Rey avait promis que l'ouvrage serait prêt en jan-
vier ; au mois de mai il ne l'avait pas encore fait
paraître. Rousseau se dépitait d'avoir refusé un
autre éditeur, qui lui offrait un meilleur prix et au-
rait peut-être été plus exact2. Ce n'est pas tout : à
Genève, on s'agitait; il était à craindre qu'on n'y in-
terdit l'ouvrage ; en Angleterre, il en circulait deux
exemplaires manuscrits : double motif de hâter
la publication, afin de prévenir une condamnation
pouvant venir de Genève, ou une contrefaçon pou-
vant venir d'Angleterre3. L'introduction en France
offrait aussi ses difficultés. Jean- Jacques ne voulait
pas qu'elle ait lieu sans autorisation, ce qui aurait
pu l'exposer à des désagréments sérieux 4. Rey sol-
licita une permission écrite5, c'était une faute; on
ne donne pas ces sortes de permissions par écrit,
afin d'être toujours à même d'arrêter le livre, s'il
vient à gêner0. « Si j'écoutais, dit Rousseau, Jes
discours qu'on tient dans ce pays-ci, ils seraient
1 . Lettres inédites de J.-J. Rous-
seau à Marc Michel Rey, pu-
bliées par J. Bosscha, mem-
bre de l'Académie des scien-
ces des Pays-Bas. Paris, 1858.
— 2. Lettre à Rey, 29 mai 1755.
— 3. ld., 19 novembre 1754.—
4. ld., 6 mars 1755. — 5. Lettre
de Rey à Malcsherbcs , 20 mars
1755, et Réponse de Malesherbes,
s. d. Autres lettres de Rey à
Malesherbes, 17 et 24 avril, 22
et 26 mai, 2 juin 1755. (Biblio-
thèque nationale, fonds fran-
çais, nouvelles acquisitions,
n° 1183.) — 6. Lettre à Rey,
avril 1755.
322
LA VIE ET LES OEUVRES
propres à. m'effrayer ; mais l'estime que je dois au
gouvernement sous lequel j'ai l'honneur de vivre
suffit pour me rassurer. Mon ouvrage ne contient
rien de blâmable, en quelque pays que ce soit, et
l'on respecte trop en France le droit des gens pour
punir un étranger d'avoir soutenu en pays étranger
les maximes de son pays1. » Mais il était au fond
moins tranquille qu'il n'en avait l'air, et ses précau-
tions mêmes prouvent que son livre ne lui semblait
pas à lui-même si inoffensif. Ne l'a-t-il pas déclaré
ailleurs le plus audacieux de tous ses écrits 2 ? Ce-
pendant l'événement montra que ses craintes étaient
exagérées. L'ouvrage ne fut pas interdit, quoiqu'il
le méritât bien ; Malesherbes qui d'abord n'avait
permis l'introduction que de cent exemplaires, en
laissa entrer deux ballots, l'un de quinze cents,
l'autre de deux mille 3. Pissot eut l'autorisation pour
le débit, et se fit fort d'empêcher une contrefaçon à
Paris \ On était au mois de juin ; quelque temps
auparavant, Rousseau menaçait, s'il y avait de
nouveaux retards, de s'adresser à Londres, et d'y
faire paraître son livre en un mois5. Il tenait beau-
coup aux suffrages de l'Angleterre, « le seul pays,
dit-il, où l'ouvrage, s'il est bon, sera estimé ce qu'il
vaut6. »
Tout entier à la joie du succès, quand l'ouvrage
eut enfin paru, il ne s'alarme pas trop des attaques,
ni même des dangers qu'on lui prédit7. Il ne sau-
rait admettre que la France songeât à user contre
1. Lettre à Reij . 23 mars
1755. — 2. Confessions, 1. IX.
— 3. Lettre de Rey à Rousseau,
2 avril 1753. — h. Lettre de Rous-
seauà Rey, 13juin 1735. — 5. Id.,
19 mai 1755. — 6. Id., 23 mars et
13 juin 1735. — 7. Lettres à un
anonyme, 29 novembre 1755; à
M. de Roissy, 24 janvier 1756.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU
323
lui de rigueurs. « Il n'est jamais rien sorti, dit-il, et
il ne sortira jamais rien de sa plume qui puisse
l'exposer au moindre danger sous un gouvernement
juste. » Jamais, de son aveu, pendant son séjour
en France, aucun de ses ouvrages ne paraîtra sans
la permission du magistrat. Que peut-on lui de-
mander de plus ' ?
IV
Entre le Discours sur les Sciences et le Discours
sur l'Inégalité , on doit placer Y Essai sur l'Origine
des langues. Rousseau lui donna aussi le titre
d'Essai sur le Principe de la Mélodie 2. Il y traite
également en effet du langage et de la musique ; ce
qui ne l'empêche pas d'y parler beaucoup aussi de
la société et de ses origines. Ce petit ouvrage,
qu'il avait été question d'imprimer en 1761 3, ne le
l'ut que beaucoup plus tard, à une époque où la
réputation de l'auteur était fondée sur des titres
plus sérieux; aussi fit-il peu de sensation. La date
où il fut composé n'est même pas parfaitement
connue ; mais elle est suffisamment indiquée par le
contexte. Les passages où Rousseau y parle du rôle
pernicieux des arts et des sciences montrent que son
opinion était alors arrêtée sur ce point ; or on
sait qu'il hésitait encore au moment de composer
son discours. Il ne fit donc Y Essai que postérieure-
ment. D'un autre côté, il est facile de voir qu'il
n'avait pas encore sur la société les idées radicales
1. Lettre à Mm» de Créqui,
S septembre 17oo. — 2. Noie
des premières éditions de
YÈmile, et Confessions, 1. XI.
3. Confessions, I. XI.
32i LA VIE ET LES OEUVRES
qu'il professa dans son livre sur Y Inégalité K Tel
qu'il est, Y Essai offre un mélange assez singulier
de vrai et de faux, de retenue et d'audace. La mé-
thode y est constamment hypothétique, les preuves
nulles, les doctrines sur la société pour le moins
médiocres. Souvent on se croirait en pleine Illéga-
lité2 : même style, même coupe de phrase, mêmes
procédés d'examen, même enchaînement de raison-
nements et d'idées. Mais, au milieu de tout cela, il
y a de telles réserves dans les conclusions, un tel
respect pour l'Ecriture Sainte et la tradition, une
telle foi dans la Providence , une telle horreur pour
les philosophes matérialistes que, pour ainsi dire,
on se sent désarmé. En somme donc, Rousseau a
fait ici une œuvre de transition, qui présage le mal,
plutôt qu'elle ne le produit au grand jour. Le bien
qu'il y a mis eût pu le ramener à des idées plus
saines, s'il en avait su tirer parti ; malheureusement
aussi il y a déposé le germe des erreurs qu'il déve-
loppa plus tard dans ses ouvrages subséquents.
Exemple mémorable du soin qu'on doit apporter à
bien orienter, en quelque sorte, son talent et sa vie,
et du chemin que peut faire un principe poussé à
ses conséquences extrêmes par une logique à ou-
trance 3.
Rousseau menait de front avec ces occupations
d'autres travaux encore, que nous devons signaler.
1. La citation de la Lettre | pie. — 3. La bibliothèque de
sur les spectacles, dans une i Neuchâtel possède un frag-
note du en. i,r, n'est pas une
objection bien sérieuse. Rien
de plus simple, en effet, qu'une
note ajoutée après coup. —
2. Les ch. ix et x, par exem-
ment qu'on doit rapporter à
l'Essai sur l'Origine des langues.
Il a été édité par Streckei-
SEN-MoultOU (Œuvres inédites
de J.-J. Rousseau).
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 325
On sait qu'il avait été chargé de la partie musi-
cale de Y Encyclopédie. Dans le commencement, on
se gênait peu avec lui, et on taillait sans façon dans
ses articles. Cependant il fut, dans le Discours préli-
minaire, honoré des éloges de d'Alembert, et la ma-
nière dont il s'acquitta de ses premiers travaux en-
gagea à lui en donner de plus importants, et dans
un genre tout différent. Depuis plusieurs années en
effet, il étudiait avec une prédilection marquée les
questions de société, de constitutions, de gouverne-
ments. Dès le temps de son séjour à Venise, il avait
formé le projet d'un grand ouvrage sur les Institu-
tions politiques. Il ne put le réaliser complètement,
mais il ne l'abandonna jamais et le médita long-
temps, on pourrait dire toute sa vie. Il en écrivit
même des parties importantes. Diderot, qui savait
que son ami s'occupait de ces matières, et qui sans
doute avait eu connaissance de ses essais , lui de-
manda donc pour Y Encyclopédie l'article Economie
politique. Cet article est inséré au tome V, qui
parut vers la fin de 175o. Il fut imprimé à Genève,
en 1738, sous son titre définitif de Discours sur l'Eco-
nomie politique. Il le fut, à la vérité, à l'insu de
l'auteur, mais ne fut pas désavoué par lui '.
Il faut noter que l'Economie politique n'a pas,
dans le traité de Rousseau , le sens restreint que
nous lui donnons aujourd'hui ; mais qu'elle com-
prend la plupart des questions de constitution so-
ciale et de gouvernement. Le premier titre d'Insti-
tutions politiques , s'il n'avait été jugé trop étendu,
rendrait donc mieux la pensée.
Ce traité peut être considéré comme la suite du
{.Lettre à Vernes, 4 juillet 1758.
326 LA VIE ET LES ŒUVRES
Discours sur V Inégalité , et mieux encore, comme
l'introduction du Contrat social. L'humanité étant
tombée, pour son malheur, dans l'état de société,
il fallait tenir compte de cette décadence comme
d'un fait, et en tirer le moins mauvais parti possible.
De là les constitutions et les gouvernements.
C'est une condition fâcheuse pour un auteur,
aussi bien que pour un homme d'état, que de
régler une situation qu'il désapprouve en principe.
Cependant, le fait une fois admis, on ne voit pas
que Rousseau en. soit gêné le moins du inonde, et,
sous le prétexte , acceptable jusqu'à un certain
point, que les règles doivent varier avec les cir-
constances, il ne se fait pas faute de désavouer plu-
sieurs des idées qu'il avait défendues précédem-
ment.
Dès les premiers mots du traité, il proclame son
principe fondamental du Contrat. « Le pouvoir pa-
ternel, dit-il, passe avec raison pour être établi par
la nature. Dans la société civile, au contraire, dont
tous les membres sont naturellement égaux, l'au-
torité politique, purement arbitraire quant à son
institution, ne peut être fondée que sur des conven-
tions, ni le magistrat commander aux autres qu'en
vertu des lois. »
Autre différence , qui manifeste également dès
les premières pages un nouveau principe : les en-
fants n'ayant rien que ce qu'ils reçoivent du père,
tous les droits de propriété lui appartiennent ou
émanent de lui; l'administration générale, au con-
traire, n'est établie que pour assurer la propriété
particulière, qui lui est antérieure. Après ce que
Rousseau a dit dans son Discours sur V Inégalité , il
n'est pas inutile de noter que partout dans celui-ci
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 327
il se montre le défenseur résolu de la propriété. Il
veut qu'elle soit protégée, non seulement contre les
entreprises des particuliers, mais contre l'Etat lui-
même. Il ne craint pas de taxer d'atteintes à la pro-
priété l'établissement irrégulier ou exagéré des
impôts ; ce qui ne l'empêche pas du reste d'être
partisan de l'impôt progressif, et de permettre que
les contributions s'élèvent jusqu'à prendre tout le
superflu du riche. Il ne voit là ni irrégularité ni exa-
gération; tout le monde sans doute ne sera pas de
son avis. Enfin il va, ce qui pourra paraître éton-
nant de sa part, jusqu'à préférer la propriété à la
liberté même.
Il est bon de remarquer qu'en général Rousseau
aime à opposer l'un à l'autre le gouvernement de la
famille et celui de l'Etat; mais cet antagonisme a bien
ses dangers ; car il met en garde contre un pouvoir
qui n'est présenté ni comme naturel ni comme sym-
pathique. Nous avons de la peine à admettre, par
exemple, que le magistrat doive écarter la nature,
repousser les inspirations de son cœur et se défier
même de sa raison, pour n'écouter que la raison
publique, et nous ne sommes pas surpris après cela
que l'auteur aboutisse à cette triste conclusion :
« Aussi la nature a-t-elle fait une multitude de bons
pères de famille ; mais depuis l'existence du monde,
la sagesse humaine a fait bien peu de bons magis-
trats. »
N'insistons pas pour le moment sur le fond du
système de Rousseau et sur son grand principe de
la Volonté générale, dont il fait la règle suprême,
non seulement des gouvernements, mais de la mo-
ralité et de la justice.
L'embarras, c'est de ne pas confondre cette vo-
TOME I 22
328 LA VI K ET LES ŒUVRES
lonté générale, qu'il faut toujours consulter, avec
une volonté particulière quelconque. Rien de plus
difficile, dit Rousseau lui-même, et il n'appartient
qu'à la plus sublime vertu de donner à cet égard
des lumières suffisantes. Va-t-il au moins nous aider
dans cette opération à la fois si nécessaire et si dé-
licate? Hélas! lui qui est d'habitude si clair, devient
ici d'une obscurité désespérante. Cette volonté géné-
rale, qu'on n'est pas même assuré de découvrir dans
les décisions de la nation assemblée, où donc ira-t-il
la chercher? Dans la loi? Peut-être ; alors tout ce que
la loi ordonne est légitime. Cependant il déclare dans
la même page que le premier devoir du législateur est
de conformer les lois à la volonté générale. 11 suit
de là qu'elles n'y sont pas conformes par elles-
mêmes. Montrera-t-il cette volonté générale dans
l'intérêt public et dans l'équité? Deux choses assez
différentes, qu'il lui plait de confondre. Il le dit
quelquefois, il ne le dit pas toujours. Partout donc
la confusion et l'incertitude. Plus tard, dans le Con-
trat social, il reprendra les mêmes idées avec plus
de développements, nous verrons si elles se déga-
geront mieux.
La première partie du traité est consacrée au
principe de la souveraineté et aux règles du gou-
vernement. Elles ont pour but de faire régner
l'ordre et la paix dans toutes les parties de la répu-
blique. Mais c'est peu si l'on n'y fait régner aussi
la vertu; autrement dit, si l'on ne fait en sorte que
toutes les volontés particulières se rapportent à la
volonté générale. Tel est l'objet de la deuxième
partie.
Avec nos idées fausses, nous comprenons difficile-
ment qu'un gouvernement entre dans ces questions
DE JKAN-JACQUES ROUSSEAU. 329
de mœurs et de vertu, et nous nous demandons s'il
peut le faire sans pénétrer dans le domaine de la cons-
cience. Jean-Jacques, qui n'avait le plus souvent
qu'un respect fort modéré pour la liberté et en par-
ticulier pour la liberté de conscience, n'avait garde
de se laisser arrêter pour si peu. Convenons d'ail-
leurs que, sans sortir de leurs attributions, ceux qui
sont à la tète des peuples ont bien des moyens
d'agir sur les mœurs. Ajoutons même qu'ils y ont
toujours agi et y agiront toujours, et que, s'ils ne
travaillent pas à moraliser la nation, nécessairement
ils travaillent à la démoraliser. «■ Si les politiques,
dit Rousseau, étaient moins aveuglés par leur am-
bition, ils verraient combien il est impossible qu'un
établissement, quel qu'il soit, puisse marcher selon
l'esprit de son institution, s'il n'est dirigé selon la
loi du devoir; ils sentiraient que le plus grand res-
pect de l'autorité publique est dans le cœur des ci-
toyens, et que rien ne peut suppléer aux mœurs
pour le maintien du gouvernement. Non seulement
il n'y a que des gens de bien qui sachent adminis-
trer les lois ; mais il n'y a dans le fond que d'hon-
nêtes gens qui sachent leur obéir... Quelques pré-
cautions qu'on prenne , ceux qui n'attendent que
l'impunité pour mal faire ne manqueront guère de
moyens d'éluder la loi ou d'échapper à la peine. »
Voilà de belles et bonnes paroles; que n'en avons-
nous souvent de semblables à citer!
Mais dans ces matières, les pas sont glissants.
Ainsi nous ne rappellerons pas les théories de
Rousseau sur l'éducation, sans une protestation
d'autant plus énergique que ses paroles ont eu dans
l'avenir et ont encore actuellement un écho plus re-
tentissant. « On doit d'autant moins, dit-il, aban-
330 LA VIE ET LES ŒUVRES
donner aux lumières et aux préjugés des pères l'é-
ducation de leurs enfants, qu'elle importe à l'Etat
encore plus qu'aux pères. Car, selon le cours de la
nature, la mort du père lui dérobe souvent les der-
niers fruits <le cette éducation ; mais la patrie en
sent tôt ou tard les effets : l'État demeure et la
famille se dissout... L'éducation publique, sous des
règles prescrites par le gouvernement et sous des
magistrats établis par le Souverain, est donc une des
maximes fondamentales du gouvernement populaire
ou légitime ... » Ne croirait-on pas entendre Dan-
ton s'écrier à la tribune de la Convention que les
enfants appartiennent à la nation avant d'appartenir
à leurs parents, ou bien encore les tirades de nos
ministres en faveur de ce qu'ils appellent les droits
de l'Etat. Il n'y pas jusqu'au mot si rebattu d'en-
fants de la patrie, que nous ne trouvions dans notre
auteur.
Rousseau voulait confier les soins si importants
de l'éducation « aux guerriers illustres courbés sous
le faix de leurs lauriers, aux magistrats intègres
blanchis dans la pourpre et sur les tribunaux ; »
nos hommes d'état, moins respectueux de l'enfance,
se contentent, sans exiger de grandes garanties de
moralité, de leurs professeurs et de leurs maîtres
d'études pour les collèges et les lycées, de leurs
instituteurs et de leurs institutrices pour les villages ;
espèces fort mêlées, tantôt bonnes, quelquefois ex-
cellentes, plus souvent médiocres ou détestables.
La troisième partie du traité nous amène à l'éco-
nomie politique proprement dite. Elle prouve sur-
tout que Jean-Jacques n'était pas économiste, et fe-
rait assurément sourire nos savants actuels. On ne
parle plus de greniers de réserve; l'Etat, loin d'à-
DK JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 331
voir un trésor ou domaine capable de subvenir à la
plus grande partie de ses besoins, n'a plus que des
dettes; au lieu de chercher dans les impôts un
simple supplément, il leur demande la presque to-
talité de ses ressources ; l'impôt personnel ou sur
le revenu, l'impôt progressif surtout n'a plus les
faveurs que du petit nombre; l'impôt foncier, au
contraire, s'est implanté parmi nous en conquérant;
les impôts somptuaires ne restent plus qu'à titre
d'exception; les douanes à l'entrée sont combattues
par plusieurs, celles à la sortie ne sont plus accep-
tées par personne; enfin la prétention socialiste de
supprimer à la fois la richesse et la pauvreté, pour
ne laisser subsister qu'une honnête médiocrité, est
une impossibilité, aussi bien qu'une atteinte à la vé-
rité économique et à la liberté. Cependant parmi
ces erreurs, il est encore possible, à la condition
toutefois de n'être pas économiste, de glaner quel-
ques vues judicieuses. « Souvent, dit Rousseau, les
besoins d'un Etat, comme ceux des particuliers,
croissent moins par une véritable nécessité que par
un accroissement de désirs inutiles. » Yoilà une
maxime dont bien des gouvernements pourraient
faire leur profit.
Cette même année 1755 vit encore paraître d'au-
tres productions de Rousseau.
Rameau s'était permis de critiquer certains ar-
ticles de Y Encyclopédie sur la musique1. C'était fa-
cile; mais Jean-Jacques, qui voulait bien parler
1. Erreurs sur la Musique dans l'Encyclopédie, par R.vMEAU.
332 LA VIE ET LES ŒUVRES
modeste ment de lui-même, tolérait difficilement la
critique. Déjà d'ailleurs, il songeait à réunir ses ar-
ticles, sous le nom de Dictionnaire de musique, et
venait notamment d'en promettre l'impression à
Rey, afin de l'engager à hâter celle du Discours sur
V Inégalité. Il ne réalisa ce projet que plus tard;
mais, en attendant, il ne voulut pas rester sous le
coup des reproches de Rameau et composa son
Examen de deux principes avancés par M. Rameau1 .
Nous disons composa et non publia ; car soit dé-
fiance de lui-même, crainte de son adversaire ou
tout autre motif, ce petit ouvrage ne parut qu'après
sa mort 2. Il s'attaquait, en effet, à forte partie; mais
il lui devenait plus facile dans son petit cercle d'a-
mis, de faire oublier son infériorité et goûter ses
raisons. Non content de se défendre, il ne craignit
pas de prendre l'offensive. Sa réponse, du reste,
était suffisamment polie, quoique d'une politesse
parfois un peu ironique.
Cet échange d'attaques et de répliques , car Ra-
meau ne fut pas sans connaître l'ouvrage de Rous-
seau, n'était pas de nature à réconcilier ces deux
hommes. Ils étaient artistes, avaient des principes
opposés sur leur art et des caractères antipathiques;
triple motif de se traiter sans ménagement. On ne
s'étonnera donc pas que Rameau , dans la plupart
de ses ouvrages, se soit montré au moins sévère
pour Rousseau.
La Reine fantasque est un conte de fées, gai,
amusant et assez bien tourné. On sait que Rous-
seau, dans ses ouvrages, était généralement grave
1. Voir aux Œuvres.— 2. FÉ- I musiciens, 2e éd., 1864, in-4,
TIS, Biographie universelle des j t. VII, article Rousseau.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 333
et sérieux; cette bluette tranche donc sur tout ce
qu'il a écrit d'ailleurs. Musset-Pathay croit qu'il la
fit pour soutenir une gageure, qui serait assurément
fort honorable. Nous avons déjà parlé des dîners de
M"0 Quinault et de leur assaisonnement habituel,
l'impiété et l'obscénité. On ne se contentait pas d'y
faire la conversation, on y racontait aussi des his-
toires, et quelles histoires1! Jean-Jacques, à qui il
en coûtait de se livrer à ce libertinage de paroles,
prétendit qu'il était possible de faire un conte gai,
sans polissonneries, sans équivoques, sans amour,
sans allusions, sans mots graveleux, et fit la Reine
fantasque. La Reine fantasque remplit-elle, comme
le veut Musset-Pathay, toutes ces conditions? Sans
engager la mère à en permettre la lecture à sa
fille, on peut admettre que le côté moral en est à
peu près passable ; malheureusement il n'en est
pas de même du côté religieux. Jean-Jacques, qui
aimait tant à s'élever au-dessus de l'opinion, avait
là une belle occasion de trancher avec son indigne
société. Il a préféré ou n'a osé le faire qu'à moitié;
c'était quelque chose, mais cela n'était pas suffi-
sant.
N'en déplaise à Musset-Pathay, nous sommes
porté à attribuer à la Reine fantasque une autre
origine. Vernes s'employait beaucoup, à Genève, à la
fondation d'une revue, le Choix littéraire; il de-
manda des articles à Rousseau. Celui-ci, tout en
blâmant son ami de se livrer à cette occupation,
qu'il jugeait indigne de son caractère et de son
talent, ne voulut pas le refuser et composa pour lui
1. Elles forment plusieurs I Saint-Jean; le Recueil de ces
volumes : les Ltrennes de la Messieurs et de ces Darnes.
33 i
LA VIE ET LES ŒUVRES
la Reine fantasque '. Son travail ne fut pourtant pas
inséré dans la revue ; ce conte, qui se serait dis-
tingué par sa réserve dans la société Quinault, n'au-
rait-il pas paru trop avancé pour la revue suisse ?
En 17G0, de Bastide demanda pour le journal le
Monde, dont il était le directeur, plusieurs ouvrages
de Rousseau, entre autres la Heine fantasque, qu'il
connaissait, au moins de réputation, pour être un
conte fort agréable 2 ; mais Duclos, après l'avoir lu,
jugea qu' « il ne pouvait paraître à Paris, sans com-
mettre l'auteur3. » Les mêmes motifs n'existant pas
pour les éditions faites à l'étranger, Duclos s'éton-
nait de ne pas trouver dans celle de Neuchatel « le
conte de fées très philosophique dont il lui avait
fait part précédemment4. Jean-Jacques se décida en
conséquence à en parler à Rey. Il le fit même avec
une insistance qui étonne au milieu de ses tracas-
series du moment, vu le peu d'importance de l'ou-
vrage6.
En 1772, Mme Latour de Franqueville, l'amie de
Rousseau, s'enticha, on ne sait pourquoi, d'un projet
de nouvelle édition de la Reine fantasque. Rousseau,
qui n'était pas toujours poli avec elle, ne répondit
sans doute pas à son gré. « Le refus de disposer de
la Reine fantasque, lui répliqua-t-elle, me blesse
jusqu'au fond du cœur, mon cher Jean-Jacques.
Craignez-vous les obligations d'un si léger service
ou quelque artifice? On a, dites-vous, la fureur de
vous protéger malgré vous... J'ai le désir de vous
1 . Lettres à Verbes, 2 avril,
6 juillet 1755, 2S mars 1756. —
2. Lettre de Duclos à Rousseau,
8 décembre 1760. — 3. Jd.,
commencement de 1761. — 4.
ld., 24 février 1764. — 5. Lettres
à Rey, 12 septembre, 18 oc-
tobre, 1er décembre 1765, 13
mars, 23 août 1766.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
335
obliger, quoique vous ne daigniez pas y con-
sentir1. . . »
On peut rattacher à la vie littéraire de Rousseau
un épisode souvent raconté à son honneur à propos
de la comédie des Originaux. Cette pièce, qui avait
pour auteur Palissot, fut jouée devant le roi de
Pologne en 1755, le jour de l'inauguration de la
statue de Louis XV. Elle aurait sans doute passé
inaperçue sans le personnage du philosophe ridicule,
dans lequel tout le monde put reconnaître Jean-
Jacques. Afin d'ailleurs que personne ne s'y méprit,
l'acteur se présentait en chantant ces paroles du
Devin : « Quand on sait aimer et plaire, » etc.
O'Alembert, et sans doute d'autres personnes, s'in-
dignèrent de la témérité de Palissot et se plai-
gnirent au Roi. Palissot écrivit pour se justifier et
prétendit y avoir réussi. Il ne gagna pas toutefois si
complètement sa cause, que Stanislas ne le con-
damnât à la fin à être expulsé de son Académie. Le
comte de Tressan fut chargé d'en informer Rous-
seau -. C'est alors que celui-ci s'interposa avec une
affectation de modestie et de générosité qui ne
laissait pas que de faire sentir sa supériorité. « Si
tout son crime, dit-il, est d'avoir exposé mes ridi-
cules, c'est le droit du théâtre. Je ne vois rien en
cela de répréhensible pour l'honnête homme, et j'y
vois pour l'auteur le mérite d'avoir su choisir un
sujet très riche 3. Le lendemain, il écrivait à d'Alem-
bert pour le remercier de ses démarches et le prier
de ne pas aller plus loin4.
1. Lettre de Mmt Lalour à
Rousseau, 21 juin 1772. — 2.
Lettre du 20 décembre 1755. —
Voir aussi uiieie^'e de d'Alem-
bert au comte de Tressan. — 3.
Lettre aucomte deTressan, 26 dé-
cembre 1735. — 4. 27 décem-
bre 175o.
33G LA VIE ET LES ŒUVRES
Rousseau ne tarda pas à être récompensé de ses
sentiments généreux. Tressan fut transporté d'admi-
ration. « Recevez, Monsieur, lui écrivit-il, le prix
de la vertu la plus pure. Vos ouvrages nous la font
aimer..., vous venez de nous l'enseigner par l'acte
le plus généreux et le plus digne de vous. Le roi de
Pologne, attendri, édifié par. votre lettre, croit ne
pouvoir vous donner une marque plus éclatante de
son estime, qu'en souscrivant à la grâce que seul
aujourd'hui vous pouviez prononcer1. » De son
côté, d'Alembert unissait ses sollicitations à celles
de Rousseau, et refusait la place de Palissot qui lui
était offerte2. Si Jean-Jacques aimait les louanges,
il devait être content.
Quelque temps après, rendant compte à Vernes
de cette affaire, il lui répétait qu'il n'avait fait qu'en
rire. Il ajoutait pourtant : « Je n'ai jamais eu sur le
cœur la moindre chose contre M. Palissot; mais je
doute qu'il me pardonne aisément le service que je
lui ai rendu3... » Voilà bien Jean-Jacques avec ses
défiances.
VI
Les travaux littéraires de Rousseau le retenaient
à Paris beaucoup plus qu'il n'avait projeté d'y
rester. D'abord , il avait promis de retourner à
Genève au printemps, puis vinrent les retards, puis
les hésitations : il se demandait s'il ne se fixerait
1. 1er janvier. — Réponse de
Rousseau, 7 janvier ; autre
Lettre du comte de Tressan, Il
janvier 1756. — 2. Lettre de
d'Alembert à M. de Solignac,
secrétaire de l'Académie de
Nancy. — 3. 28 mars 1756.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 337
pas en France. Il y possédait bien encore d'autres
attaches que ses travaux : ses amis un peu , quoi-
qu'il en diminuât le nombre tous les jours; mais
Mme d'Epinay beaucoup plus que tous ses amis
réunis. Dès avant le voyage de Suisse, elle avait
songé à s'attacher définitivement Jean -Jacques. Un
jour, en visitant avec elle les environs de la Che-
vrette, il s'était arrêté avec complaisance en un lieu
solitaire et agréable, nommé l'Ermitage, situé au
bord de la forêt de Montmorency. « Ah! Madame,
s'était-il écrié avec transport , quelle habitation dé-
licieuse! Voilà un asile tout fait pour moi. » Et
Mme d'Epinay, sans rien dire, avait fait restaurer la
maison, qui était fort délabrée, « à très peu de
frais, » ajoute Jean-Jacques, à qui la reconnais-
sance pèse toujours. Quand, après son voyage, ils
retournèrent au même lieu. « Mon ours, lui dit-elle,
voilà votre asile; c'est vous qui l'avez choisi; c'est
l'amitié qui vous l'offre; j'espère qu'elle vous ôtera
la cruelle idée de vous éloigner de moi. » — « Je
ne crois pas, dit Rousseau, avoir été, de mes jours,
plus vivement, plus délicieusement ému. Je mouillai
de pleurs la main bienfaisante de mon amie, et si
je ne fus pas vaincu dès cet instant même , je fus
extrêmement ébranlé. Mmc d'Epinay, qui ne voulait
pas en avoir le démenti, devint si pressante, em-
ploya tant de moyens , tant de gens pour me circon-
venir; jusqu'à gagner pour cela Mmc Le Vasseur et
sa fille, qu'enfin elle triompha de mes résolutions.
Renonçant au séjour de ma patrie , je résolus , je
promis d'habiter l'Ermitage; et en attendant que le
bâtiment fût sec, elle prit le soin d'en préparer les
meubles, en sorte que tout fut prêt pour y entrer
le printemps suivant. »
338
LA VIE ET LES ŒUVRES
Tel est le récit des Confessions; mais les choses
n'allèrent pas aussi vite que Rousseau le ferait sup-
poser. Il est vrai que Mm0 d'Epinay désirait le fixer
chez elle; mais les Genevois n'avaient pas renoncé
non plus à l'attirer parmi eux. Ma patrie ou la cam-
pagne! disait-il parfois. Sa patrie le réclamait et
lui promettait une situation agréable et paisible. Son
ami Perdriau lui offrit la jouissance gratuite d'une
campagne au bord du lac de Genève. Jean-Jacques
refusa1. D'un autre côté, le médecin Tronchin, qui
était alors à Paris, fut chargé de lui proposer la
place de bibliothécaire de la ville de Genève, avec
douze cents francs d'appointements. C'était, suivant
la remarque de Mme d'Epinay, un prétexte pour lui
faire un sort; car jusque-là cette fonction avait été
surtout honorifique et n'était payée que cent écus 2.
On ne pouvait faire à Rousseau une proposition plus
conforme à ses goûts. Peut-être la retraite et les
livres lui donneraient-ils le bonheur, qu'il désespé-
rait de trouver dans le commerce du monde. Il
hésita longtemps, encore qu'un autre titulaire eût
été immédiatement nommé, et il habitait l'Ermitage
depuis près d'un an quand il se décida à répondre
par un refus. Il ne connaissait rien aux livres, ne
savait pas le grec et fort peu le latin, manquait de
mémoire et de santé, en un mot, n'avait aucune des
qualités d'un bon bibliothécaire3. Outre ces raisons,
qu'il n'avait pas besoin de garder pour lui pendant
1. Gaberel, Rousseau et les
Genevois, ch. II. — 2. Mcm. de
Mme d'Epinay, t. II, ch. îv. —
3. Sayous, ch. iv; Lettre de
Rousseau à Tronchin, 27 février
1737. — Extrait des Registres
de la Vénérable Compagnie
des Pasteurs, du 20 février au
12 mars 1756. Voir aussi Rit-
TER, Nouvelles recherches sur
les Confessions, p. 319,
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 339
dix-huit mois ou deux ans, on en peut deviner
d'autres. Il avait dit en entrant à l'Ermitage qu'il
n'acceptait l'hospitalité de Mme d'Epinay qu'à titre
d'essai; ne voulait-il point se ménager, en cas de
départ, une position avantageuse? Enfin, n'avait-il
pas encore un autre motif, peut-être le principal?
Il n'en parle pas dans ses lettres, mais il l'a con-
signé dans ses Confessions : c'était la présence de
Voltaire, qui venait de s'établir aux Délices, tout
près de Genève (février 1755). Ces deux hommes,
de natures si opposées, ne pouvaient vivre l'un à
côté de l'autre. Ils en étaient encore aux lettres
polies; mais sous leurs formules convenues, on pou-
vait déjà distinguer les germes de leurs futures
querelles. Tant que Voltaire avait pu se flatter de
faire de Rousseau le premier de ses disciples , il
l'avait comblé de louanges; maintenant, il commen-
çait à sentir en lui le rival. Avec les ressources
infinies de son esprit, de sa conversation, de son
entourage et de ses livres, il était bien de taille à
affronter le combat et aurait pris son parti d'un en-
nuyeux voisinage. Il n'en pouvait être de même de
Rousseau. Ses derniers écrits lui avaient donné sans
doute de l'ambition, même une sorte d'aplomb; ils
n'avaient pu lui donner l'adresse, ni l'esprit d'à-
propos et de réplique , ni la richesse , ni une cour
pour l'écouter et une armée de satellites pour exé-
cuter ses ordres. Sa puissance était toute entière
dans sa plume, et sa présence à Genève, loin d'a-
jouter quelque chose à son influence, n'aurait fait
que la compromettre. Il n'aurait pas tardé à la dé-
truire, d'ailleurs, par ses maladresses, ses timidités
ou ses lenteurs. A l'inverse de Voltaire, il était plus
redoutable de loin que de près. Jugea-t-il , comme
340 LA VIE ET LES OEUVRES
il le dit, que sa patrie était perdue; qu'il n'irait à
Genève que pour y retrouver les mœurs de Paris et
y être le témoin attristé de maux qu'il ne pourrait
empêcher? Ne fut-il pas plutôt déterminé par des
considérations plus personnelles? Dans tous les cas,
ses raisons, quelles qu'elles fussent, mirent bien du
temps à se classer dans sa tète. Une détermination
engageant l'avenir semblait toujours redoutable à
son caractère ennemi de toute entrave. Ses amis
l'importunaient, il est vrai; il y en avait pourtant,
Grimm, Diderot, Mmo d'Epinay, qu'il eût regrettés1.
Essayer, aller passer quelques mois à Genève avait
aussi ses difficultés. Que ferait-il pendant ce temps-
là de son loyer, de Thérèse et de sa mère? Com-
ment subviendrait-il aux frais d'un long voyage?
Mmo d'Epinay vint ici à son secours , non pour lui
donner un avis formel, qu'il aurait peut-être mal
reçu , mais pour le mettre à même de faire son choix
plus à son aise. Car, par une délicatesse d'attention
inespérée , elle lui présenta à la fois les deux termes
de ses désirs, sa patrie et la campagne. « Si vous
allez à Genève, dites-vous, que faire de Mmcs Le
Vasseur? Je me chargerai d'elles jusqu'à ce que
vous ayez vu si vous voulez vous fixer à Genève. Je
ne décide rien; je sens que je serais trop partiale ;
je veux seulement lever les obstacles. Si vous re-
fusez'd'aller à Genève, en ce cas, j'ai une petite
maison qui est à vos ordres, à l'entrée de la forêt
de Montmorency: vue superbe, cinq chambres, une
cuisine, une cave, un potager d'un arpent, une
source d'eau vive et la forêt pour jardin. Vous êtes
le maitre, mon bon ami, de disposer de cette habi-
1. Mémoires de Mme d'Epinay, t. II, ch. IV.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 341
tation , si vous vous déterminez à rester en
France. »
Cette offre de l'Ermitage, qui a tout l'air d'une
première ouverture, semble en contradiction avec
le récit quelque peu dramatique des Confessions. Nous
avons déjà dit que les Confessions ont parfois besoin
d'être contrôlées. Or, sur cette période de la vie de
Rousseau, il se trouve précisément qu'on possède
un document qui les égale presque en importance,
ce sont les Mémoires de 3ImB oTEpinay. Ces deux
ouvrages sont loin d'être toujours d'accord ; peut-
être pourtant présentent-ils moins de contradictions
qu'il n'a semblé à Saint-Marc Girardin. Malheureu-
sement ni l'un ni l'autre ne s'astreignent aux dates,
ni même à l'ordre bien exact des événements. Quoi
qu'il en soit, souvent nous pourrons les éclairer
l'un par l'autre ; mais parfois aussi leurs assertions
contraires seront pour l'historien une cause d'em-
barras. Entre les deux, nous croyons pourtant que
c'est le récit de Rousseau qui mérite la préférence.
Ainsi la correspondance qu'il eut avec Mmed'Epinay
est citée bien plus exactement par lui, comme on
en a fait la preuve sur les manuscrits, qui sont con-
servés à la bibliothèque de NeufchAtel.
« Je me rappelle encore, continue Mme d'Epinay,
que vous m'aviez dit que, si vous aviez cent pistoles
de rente, vous n'iriez point ailleurs. Vous êtes, je
l'espère, persuadé qu'il me serait bien doux de
contribuer à votre bien-être... Voici ma proposi-
tion : laissez-moi ajouter sur la vente de votre der-
nier ouvrage ce qui vous manque de fonds pour
compléter vos cent pistoles. Je prendrai même tels
arrangements qu'il vous plaira avec vous... Je sens
tout le prix de votre amitié et l'agrément de votre
3 12 LA VIE ET LES ŒUVRES
société; mais je crois qu'il faut aimer ses amis pour
eux avant tout1. »
Jean-Jacques va sans cloute remercier? Loin de
là, il s'emporte : « Que vous entendez mal vos
intérêts, de vouloir faire un valet d'un ami, et que
vous me pénétrez mal, si vous croyez que de pa-
reilles raisons puissent me déterminer ! Je ne suis
point en peine de vivre ni de mourir; mais le doute
qui m'agite cruellement, c'est celui du parti qui,
durant ce qui me reste à vivre, peut m'assurer la
plus parfaite indépendance. Après avoir tout fait
pour elle , je n'ai pu la trouver à Paris ; je la
cherche avec plus d'ardeur que jamais, et ce qui
m'afflige cruellement depuis plus d'un an, est de
ne pouvoir démêler où je la trouverai la plus
assurée2. »
Cette lettre , tout extravagante qu'elle est , ne
fâcha point Mmc d'Epinay ; elle revint à la charge,
mit Rousseau en demeure de s'expliquer. « J'enten-
drai volontiers vos propositions, répondit-il; mais
attendez-vous d'avance à un refus ; car, ou elles
sont gratuites, ou elles ont des conditions, et je ne
veux ni de l'un ni de l'autre. Je n'engagerai jamais
aucune portion de ma liberté, ni pour ma subsistance,
ni pour celle de personne. Je veux travailler, mais
à ma fantaisie, et même ne rien faire quand il me
plaira, sans que personne le trouve mauvais, hors mon
estomac3. » Et comme Mmo d'Epinay insinuait que
cette belle fierté devenait condamnable, si elle allait
à réduire à la misère Thérèse et sa mère. « Ainsi,
s'écriait-il, je suis esclave, et il faudra que j'assu-
1. Mémoires de Mme d'Epinay, ! lettre précédente. — 3. Lettre
t. II, ch. IV. — 2. Réponse à la ; à M,ae d'Epinay, 1755.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 343
jettisse mon sort! Non, non, cela ne me va pas. Je
ne prie personne de rester avec moi ; je n'ai besoin
de personne. Mmes Le Yasseur sont libres et je pré-
tends l'être aussi ; je le leur ai dit vingt fois, et je
ne les prie ni de rester, ni de me suivre. Je ne sais
pas encore quel parti je prendrai; mais si j'accepte
l'habitation de l'Ermitage, je refuse encore plus que
jamais les fonds que vous voulez me prêter. Je
n'aurai besoin là de rien pour vivre ; une vache,
un cochon et notre potager fourniront suffisamment
à notre nourriture1. » On ne parlait pas dans tout
cela du père Le Yasseur; le bonhomme tirait moins
à conséquence. Pour se débarrasser de lui, on le
mit à l'hôpital, où il ne tarda pas à mourir.
Il était difficile d'obliger Rousseau ; Mm0 d'Ëpinay
y réussit pourtant. Il se décida à aller passer les
fêtes de Pâques à l'Ermitage. « J'y resterai, dit-il,
tant que je m'y trouverai bien et que vous voudrez
m'y souffrir. Mes projets ne vont pas plus loin que
cela 2. »
\jme (j'ÉpjQay était enchantée. Elle n'eut rien de
plus pressé que de faire part de cette grande nou-
velle à Grimm ; mais celui-ci, qui était devenu son
amant, fut loin de partager son enthousiasme. Elle
lui montra les lettres de Jean-Jacques ; il n'y vit que
de l'orgueil et le germe de difficultés futures. La
solitude achèverait de nourrir sa misanthropie,
bientôt il ne verrait dans ses amis qu'ingratitude et
injustice, se montrerait chaque jour plus suscep-
tible et plus exigeant, et, du moment que Mmo d'Ë-
pinay refuserait de se mettre à ses ordres, ne man-
1. Mémoires de Mme d'Ëpinay, I d'Ëpinay, mars 1756.
t. II, ch. iv. — 2. Lettre à „l/me |
■-3
344 LA VIE ET LES ŒUVRES
querait pas de l'accuser de l'avoir accaparé et de
l'avoir empêché de se rendre aux vœux de sa pa-
trie1. Tout cela était vrai, si vrai même qu'on
pourrait croire que ce sont des réflexions arrangées
après coup. (On sait que Grimm eut une grande
part à la rédaction des Mémoires de Mmc d'Épinaij.)
Mais ce qui n'était pas moins vrai, c'est que Grimm
redoutait la rivalité de Rousseau et craignait qu'il
ne s'introduisît dans les bonnes grâces de sa maî-
tresse aussi bien que dans sa maison. Mm0 d'Epinay,
tout à la joie, n'en voulait pas voir si long ; elle
n'exigeait aucune reconnaissance et n'aspirait qu'à
rendre heureux, s'il était possible, à force d'indul-
gence et de gâteries, un homme qui avait toujours
été malheureux 2.
Grimm, qui devait à Jean-Jacques la connaissance
de Mmc d'Epinay, aurait pu sans doute le ménager
davantage ; mais tous ces philosophes ne brillaient
pas par un excès de générosité. Mmc d'Epinay en
avait, pour sa part, trois autour d'elle : Grimm,
Duclos et Rousseau. Duclos représentait Grimm
comme un fourbe adroit, souple et insinuant. Il dit
tant de mal de lui qu'il finit par se faire mettre à la
porte par la maîtresse de la maison. Grimm n'était
pas en reste vis-à-vis de Duclos et n'aimait pas
Rousseau. Rousseau aimait assez Duclos, mais se
défiait de Grimm. Malgré ses extravagances et ses
boutades, peut-être qu'il était encore le moins mé-
chant des trois 3.
Grimm ne fut pas seul à blâmer les arrangements
1. Mémoires de Mm« d'Epinay,
t. II, ch. IV. — 2. Mémoires de
Mmu d'Epinay, t. II, ch. îv. —
3. Mémoires de Mme d'Epinay,
passim.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 345
de l'Ermitage. Aussitôt qu'ils furent connus, ce ne
furent que sarcasmes parmi les amis de Rousseau.
Privé de l'encens dont il avait tant besoin et des
distractions de la ville, il ne soutiendrait pas la so-
litude pendant quinze jours. Rousseau les laissa
dire, et alla son train.
On doit penser que ces rapports avaient établi
une grande intimité entre lui et Mmc d'Epinay. Ils
s'écrivaient souvent, ils se voyaient sans cesse.
Mme d'Epinay ayant été malade, ce fut Rousseau
qui lui procura les visites, et par suite l'amitié du
médecin Troncbin. amitié dont, suivant son usage,
il prétendit plus tard qu'ils avaient abusé contre lui.
Quand, de son côté, il était souffrant, Mmc d'Epinay
venait le voir, lui envoyait son médecin, ce qui, par
parenthèse , n'était pas toujours de son goût. De la
part de Mm0 d'Epinay, ce n'était pas seulement^ de
la bienveillance et de l'amitié, c'était de la con-
fiance. Elle consultait Rousseau pour la direction
de ses enfants, lui soumettait ses plans d'éducation
et le prenait pour guide dans maintes circonstances '.
En dehors de Mmc d'Epinay, de Grimin, de Di-
derot et de Duclos, Jean-Jacques avait conservé
peu d'amis. Cependant il retourna chez d'Holbach
à l'occasion de la mort de sa femme. D'Holbach
l'avait déjà blessé et fâché une première fois par
ses plaisanteries sur son union avec Thérèse et
par la curiosité indiscrète avec laquelle il vérifiait
si les plagiats dont on l'accusait à propos du Devin
étaient justifiés. Une seconde rupture eut lieu, dit-on,
dans une circonstance où Rousseau , comme cela lui
1. Mémoires de Mme d'Epinay. I dance de Rousseau, année 1755.
— Voir aussi la Correspon- |
346 LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
arrivait quelquefois, se serait montré plus honnête
que ses amis. Un jour il dînait chez d'Holbach
avec quelques personnes, au nombre desquelles était
le curé de Montchauvet. Celui-ci les égaya beau-
coup en leur lisant une tragédie de sa façon, avec
accompagnement de théories dramatiques fort ex-
traordinaires. La compagnie qui n'était pas fâchée
de s'amuser aux dépens d'un abbé, le pousse, le
comble de compliments ironiques : c'était une mys-
tification complète. Tout à coup, Jean-Jacques, qui
n'avait pas dit un mot, s'élance sur le curé , lui ar-
rache son manuscrit et lui crie : « Votre pièce ne
vaut rien, votre discours est une extravagance, ces
messieurs se moquent de vous ; sortez d'ici, et
retournez vicarier dans votre village. » Au fond, le
conseil était bon ; que venait, en effet, faire un
prêtre dans cette galère? Cependant Rousseau n'em-
porta pour prix de sa bonne action que les malédic-
tions du curé. Il sortit plein de rage et on ne le
revit plus1.
Cette anecdote peut être vraie, mais à coup sûr
elle ne détermina pas la rupture. Elle est racontée
par Grimm, dès le 15 août 1755; elle eut donc lieu
au plus tard à cette date. Or Rousseau dit, dans ses
Confessio?is, qu'il continua à voir d'Holbach jusqu'à
son départ pour l'Ermitage. Il dînait encore chez
lui en 1756 2. Enfin, en 1757, il se plaint de ne pas
le voir. Il finit en effet par recevoir sa visite, et,
quelque temps après, soupa chez lui 3.
1. Conversation de d'Hol-
bach , citée par Cerutti :
Lettres sur quelques passages
des Confessions (au Journal de
Paris, 2 décembre 1789).— Cou-
res/;, litt., 15 août 1755, Lettre à
Saint-Lambert. — 2. Lettre à
Mme d'Epinay, jeudi (prin-
temps 1756). — 3. Mémoires de
M"" d'Épinay, t. II, ch. IV et
V. Confessions, 1. IX.
CHAPITRE XIII
Du 9 avril 1756 au 15 décembre 1757 *.
Sommaire : I. Établissement à l'Ermitage. — Occupations de Rous-
seau : 1° Promenade. — 2° Travaux littéraires. — 3° Rêverie. —
Revue rétrospective du passé. — Amours sans objet. — Tracasseries do-
mestiques. — Ingérence des amis de Rousseau dans ses affaires. —
Premiers germes de jalousie contre Grimm. — Efforts de Grimm et de
Diderot pour ramener Rousseau à Paris. — Querelle avec Diderot. —
Réconciliation. — Maladie de Gauffecourt. — Origines de la Nouvelle
Héloïse.
II. Mme d'Houdetot; son portrait physique et moral. — Passion de
Rousseau pour Mrae d'Houdetot. — Continuation de la Nouvelle Hé-
loïse. — Scène du bosquet. — La passion de Rousseau transpire dans
le public. — Saint-Lambert en est instruit. — Qui instruisifSaint-Lam-
bert? — Indignation de Rousseau contre Mme d'Épinay. — Retour de
Saint-Lambert. — Son attitude et celle de Rousseau. — Froideur de
Min0 d'Houdetot. — Mme d'Épinay se détache de plus en plus de
Rousseau.
III. Querelle et demi-réconciliation avec Grimm. — Querelle et récon-
ciliation avec Diderot. — Querelles, explications, réconciliation avec
Mme d'Épinay. — Rousseau fait copier son portrait pour Mme d'Épinay.
— Projet de voyage de Mme d'Épinay à Genève. — Motif de ce voyage.
— Explication avec Mme d'Épinay. — Rupture définitive avec Grimm.
— Mme d'Epinay, poussée par Grimm, renvoie Rousseau de l'Ermitage.
— Rousseau renvoie la mère Le Vasseur. — Rùle de Diderot. — Rup-
ture de Rousseau et de Diderot. — Causes de cette rupture.
I
Rousseau avait fait ses préparatifs de déménage-
ments, ou plutôt Mme d'Épinay, toujours attentive,
les avait faits en grande partie pour lui. Ses meubles,
ses livres, sa musique, avaient été divisés en deux
\. Confessions, \. IX.
318
LA. VIE ET LES ŒUVRES
parts, dont il désirait garder l'une, tandis que
l'autre avait été destinée à être vendue. Lui-même
avait fixé son établissement aux fêtes de Pâques
(Pâques tombait cette année-là le 18 avril) ; mais
des deux côtés on était si empressé que tout fut
prêt avant le temps et que dès le 9, il fut possible
de procéder au départ1. Le matin, Mmc d'Epinay
envoya une charrette prendre les effets de Rous-
seau; elle-même vint à 1.0 heures avec son carrosse
pour l'emmener, ainsi que les deux gouverneuses.
Cependant, à l'entrée de la forêt, un incident im-
prévu se produisit : le chemin était impraticable
pour une berline, et la mère Le Vasseur, vieille,
lourde et impotente, était hors d'état de faire la
route à pied. On cloua alors de forts bâtons à un
fauteuil et on la transporta ainsi. La bonne femme
pleurait de joie et de reconnaissance. Jean- Jacques
lui-même fut ému; mais ce premier moment écoulé,
il marcha en silence, la tète basse, sans avoir l'air
de prendre part à ce qui se passait. Supputait-il
dans sa pensée les lourdes charges de reconnais-
sance qui s'amassaient sur sa tête? On dina ; mais
Mmc d'Epinay était si épuisée qu'après le diner,
elle faillit se trouver mal ; Jean-Jacques, fidèle à son
système, n'eut pas l'air de s'en apercevoir2.
A côté du récit de Mmc d'Epinay, citons celui des
Confessions] il fait la part bien plus grande à la
reconnaissance. « Je trouvai, disent-elles, ma pe-
tite retraite arrangée et meublée, simplement, mais
proprement, et même avec goût. La main qui avait
1. Lettres à Mmt d'Epinay,
mars, avril I7o6. — 2. Mémoires
de M'n* d'Epinay, t. II, ch. IV.
Il est bon de se rappeler que
les Mémoires de Mm* d'Epinay
sont une réponse aan Confes-
sions, due en partie à Grimin.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
349
donné ses soins à cet ameublement le rendait à
mes yeux d'un prix inestimable, et je trouvais déli-
cieux d'être l'hôte de mon amie, dans une maison
de mon choix, qu'elle avait bâtie exprès pour moi. »
Il y aurait lieu d'hésiter entre les deux versions,
si les lettres de Rousseau ne confirmaient de tout
point celle des Confessions. A peine arrivé, il aime
à exprimer les sentiments qui remplissent son àme.
« Je viens, dit-il, de passser les trois jours les plus
tranquilles et les plus doux de ma vie; » il vante
les charmes de sa retraite, et plus encore ceux de
l'aimable bienfaitrice qui la lui a procurée; il s'in-
quiète de sa santé , il la gourmande doucement
d'être venue, malade et souffrante, pour l'installer '.
Il fut ému, véritablement ému. Oui, cette femme
pour laquelle, malgré ce qu'on a prétendu, il ne
ressentit jamais d'amour; cette femme qui, comme
il le disait dans son langage cynique, « était maigre,
blanche, avec de la g"orge comme sur la main, » le
prit, le toucha à force d'attentions et de douceur.
Seule, elle vint à bout, sans le secours de passions
malsaines, d'apprivoiser son ourserie2, et non seule-
ment de lui faire accepter, mais de lui faire goûter
ses bienfaits. Non contente en effet de lui donner la
campagne, c'est-à-dire la réalisation du rêve de sa
vie, et l'existence assurée, simple et calme qu'il
1. Lettres à Mm' ePÉpinay,
avril et mai 1736. — 2. On se
donnnit beaucoup de sobri-
quets dans la société de Mme
d'Épinay. Rousseau ne s'ap-
pelait que l'Ours, l'Ermite, le
Solitaire; le fils de M°»« d'Épi-
nay s'appelaiUeZ.^/?-ë;Grimm,
le Tyran, sans doute à cause
de son caractère, Tyran le
Blanc, l'Ours musqué, parce que,
dit-on, il se parfumait et se
peignait le visage; d'après
M. Scherer, il ne se mettait
pas de fard et son nom de
Tyran le Blanc est simplement
une allusion au héros d'un
roman de chevalerie.
330 LA VIE ET LES ŒUVRES
avait toujours désirée, elle y ajoutait les charmes
d'une amitié facile et peu exigeante, les gâteries,
les petits soins, les prévenances, sans espoir de re-
connaissance ou de retour. Elle avait entrepris de
le rendre heureux. Chez moi, avait-elle dit à Grimm,
il ne trouvera que de l'indulgence; nous nous fe-
rons tous un devoir et un plaisir de lui rendre la
vie douce. Tel avait été dès l'origine son programme,
et elle y fut fidèle.
Tout fut-il absolument désintéressé dans ses mo-
tifs? N'y entra-tril pas une part de vanité? Ne fut-
elle pas fière de posséder son philosophe, comme
d'autres possèdent une nombreuse livrée ou de
belles écuries? d'avoir, pour ainsi dire à elle seule,
cet homme, qui avait forcé les portes de la re-
nommée, que son originalité et son génie rendaient
doublement célèbre? — Et quand cela serait! Vou-
drait-on par hasard donner à cette femme aux
mœurs faciles, à la conduite plus que légère, les
purs motifs du devoir idéal et de la charité parfaite?
Elle fut bonne, dévouée, douce, amie fidèle, bien-
faitrice indulgente, n'en demandons pas davantage.
Aussi les premiers temps furent-ils une véritable
lune de miel. Rousseau est heureux ! Mot bien rare
dans sa bouche. Nous ne l'avons guère entendu de-
puis les Charmettes, et nous ne l'entendrons presque
plus après l'Ermitage. De Genève, c'est à peine s'il
prononce le nom. Il règle son loyer à Paris, il y
donne congé de son logement, il se fait apporter tout
ce qu'il y a laissé; on voit qu'il agit comme pour un
établissement définitif1. La coterie holbachique rail-
lait, à la vérité, et prétendait qu'il ne supporterait
1. Lettres à Jl/rae d'Épinay, mai 1756.
DE JEAN -JACQUES ROUSSEAU. 351
pas trois mois de solitude; le mieux était de la lais-
ser railler, et de lui donner, par une facile cons-
tance, le meilleur des démentis.
Rousseau n'était pas homme toutefois à se laisser
vivre, en quelque sorte, insouciant et tranquille,
sans se rendre compte de son bonheur. Aussitôt ar-
rivé, il voulut arranger sa vie. D'abord il supputa
ses ressources. Mme d'Epinay ne demandait qu'à
subvenir à ses besoins, mais il jugea plus digne et
plus sûr de ne pas trop se mettre dans la dépen-
dance de ses dons. Deux mille francs qui lui res-
taient du produit de ses ouvrages, son métier de
copiste de musique, peu de besoins, un nom, des
talents, plusieurs écrits en projet ou sur le métier,
tout cela lui composait un actif largement suffisant.
Il aurait pu y joindre le produit éventuel de livres
et articles pour les libraires, les directeurs de re-
vues ou d'autres publications; mais il professait sur
le mercantilisme littéraire des doctrines dont beau-
coup d'auteurs contemporains feraient bien de pro-
fiter. « Ecrire pour avoir du pain, dit-il, eût bientôt
étouffé mon génie et tué mon talent... Rien de vi-
goureux, rien de grand ne peut partir d'une plume
toute vénale. La nécessité, l'avidité peut-être m'eût
fait faire plus vite que bien. ]\on, non, j'ai toujours
senti que l'état d'auteur n'était _, ne pouvait être il-
lustre et respectable qu'autant qu'il n'était pas un
métier. »
En tète des occupations de Rousseau, il faut pla-
cer la promenade. Il était venu à la compagne pour
la campagne; l'intérieur de la maison, le logement
n'était pour lui que l'accessoire. La matinée restant
donc, suivant sa vieille habitude, et sauf exception,
consacrée à son métier de copiste, il réserva ses
352 LA VIE ET LES OEUVRES
après-midi pour la promenade. Bientôt le beau pays
de Montmorency, la forêt et ses châtaigniers sécu-
laires, les vallées, les coteaux, les superbes vues,
les bosquets ombragés et jusqu'aux plus petits sen-
tiers lui furent connus dans leurs plus minces dé-
tails. A l'occasion, il notait dans sa mémoire les
sites les plus pittoresques, afin d'y retourner en
compagnie de sa bienfaitrice et amie, quand serait
arrivée la saison où elle viendrait habiter la Che-
vrette. Du reste, il était digne de contempler et
d'admirer ces beautés. En un siècle où la nature
n'était ni connue, ni aimée, il fut un véritable
amant de la nature. Il n'était point de ces réalistes
grossiers, qui prennent tout pêle-mêle, le beau
comme le laid, et le laid encore plus que le beau;
il n'était pas non plus de ces faux artistes, si com-
muns alors, qui ne' connaissaient qu'une nature de
convention, parée, fardée, avec des allées droites et
sablées, des arbres taillés en boule ou en pyra-
mide, des bergers et des bergères pomponnés et
enrubanés. Ce qu'il voulait, ce qu'il aimait, c'était
la vraie nature du bon Dieu et du paysan; mais il
savait aussi la saisir à ses beaux endroits et à ses
bons moments. Il était marcheur et ne ménageait
pas sa peine pour découvrir un site grandiose ou
gracieux ; il était connaisseur et savait profiter de
sa découverte. Il ressemblait par là au sculpteur,
qui, tout en regardant le corps humain comme la
plus noble expression de l'art, ne choisit pas ses
modèles parmi les gens laids et difformes.
La campagne n'était pas seulement pour Rous-
seau une distraction et un passe-temps ; elle était
encore son cabinet de travail. C'est en plein air, en
se promenant, qu'il méditait et qu'il écrivait le plus
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 353
à son aise. Aussi son petit carnet blanc, compagnon
assidu de ses courses, se couvrait-il de notes, que,
rentré chez lui, il n'avait plus qu'à mettre en ordre.
Le séjour à la campagne était donc doublement fa-
vorable à ses travaux ; d'abord parce qu'il lui lais-
sait plus de temps ; ensuite parce qu'il inspirait son
génie. Tantôt il s'occupait de son grand ouvrage
des Institutions politiques ; il y travaillait depuis
treize ou quatorze ans ; il s'y livra de nouveau avec
ardeur. Tantôt il faisait de longs extraits des ou-
vrages de l'abbé de Saint-Pierre et tachait de mettre
à la portée du public ces gros volumes , remplis de
bonnes choses, mais cachées sous des obscurités
presque insondables ou noyées en des périodes d'une
insupportable longueur. Ou bien il travaillait à un
traité resté inconnu, qui devait avoir pour titre : la
Morale sensitive ou le Matérialisme du sage. Il s'é-
tait aussi mis en tète, à la prière de Mmc de Che-
nonceaux, de découvrir un nouveau système d'édu-
cation : grande entreprise, qui lui coûta bien des
études et bien des veilles. Enfin il gardait, pour les
jours où le mauvais temps l'empêchait de sortir, son
Dictionnaire de Musique, auquel il ne pouvait tra-
vailler qu'entouré de livres, pour faire des recher-
ches. Nous reviendrons en leur lieu sur ces divers
ouvrages.
Il ne faudrait pas croire que Rousseau s'astreignit
à ces occupations avec la régularité scrupuleuse que
semblent indiquer les Confessions. Ainsi ses copies
de musique, pour ne citer qu'un exemple, étaient
loin d'occuper toutes ses matinées. Il avait demandé
à Mmo d'Epinay sa pratique et celle de ses amies,
mais à la condition qu'elles ne seraient pas pressées,
car il prétendait ne copier qu'à son aise, quand il
354 LA VIE ET LES OEUVRES
n'aurait pas l'esprit de faire autre chose1. Quoi qu'il
en soit, il est certain qu'il travaillait beaucoup. Le
temps qu'il passa à la campagne fut celui de sa plus
grande activité littéraire. C'est pendant les six an-
nées qu'il y resta qu'il produisit la plupart de ses
ouvrages importants, ceux qui ont fondé sa renom-
mée : la Nouvelle Héloïse, le Contrat social, XEmile,
d'autres encore.
Mais il ne faisait pas que travailler. Nous ne di-
rons pas : Que faire à la campagne , à moins que
l'on ne songe ; car nous savons qu'il y fit autre
chose ; mais il y dut songer, et il y songea beau-
coup, en effet. Allez donc interdire à une imagina-
tion comme la sienne de se forger des chimères.
D'abord ses songes furent couleur de rose ; mais ses
idées tournaient si facilement au noir, qu'il ne pou-
vait tarder à en venir là. C'était l'écueil que ses
amis avaient craint pour lui; ce fut l'origine des
troubles d'esprit, des susceptibilités de caractère,
des querelles, des difficultés, des malheurs qui le
tourmentèrent jusqu'à son départ et même au
delà.
Afin de faire mieux comprendre sa- vie à l'Ermi-
tage et les sentiments qui la remplirent, il a senti
le besoin de mêler à son récit plusieurs événements
antérieurs. Il est probable que cette revue n'est pas
un simple résumé littéraire, mais qu'elle eut lieu en
effet. Rousseau, dans ses longues promenades, n'é-
tait-il pas naturellement amené à porter son regard
sur le passé, non peut-être tel qu'il avait existé,
mais tel que son imagination le rappelait à son sou-
venir?
\ . Mémoires de Mme d'Épinay, t II, ch. IV.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 355
Il aimait à faire du sentiment : il n'aurait pas été
de son siècle, s'il n'avait pas eu ce goût; il se pré-
tendait fait pour les liens de l'amitié et de l'amour;
à l'entendre, il avait besoin d'affection ; comment
jusque-là avait-il satisfait ce besoin? Pendant quel-
ques années (c'était le bon temps) Mmo de Warens
avait rempli son cœur. Cet attachement, qui avait
été emporté par le désordre et surtout par l'absence
de celle qui en était l'objet, avait-il été remplacé?
Il aurait voulu se le persuader; mais il avait beau
relever Thérèse dans son esprit aux dépens de Mmo de
Warens, la grossièreté, la sottise, le défaut d'édu-
cation, la nullité de cette fille étaient par trop évi-
dents ; l'avantage restait toujours à Mmo de Warens.
Thérèse avait, d'après lui, toutes les qualités, ce
qui n'empêche pas qu'il termine son éloge par ces
mots dits après une union de vingt-cinq ans : « Du
premier moment que je la vis jusqu'à ce jour, je
n'ai jamais ressenti la moindre étincelle d'amour
pour elle \ » Il voulait, à côté de Thérèse, avoir une
famille ; il n'avait trouvé qu'une vieille femme ru-
sée, rapace, incommode, des frères, des sœurs, des
neveux, des nièces, avides et voleurs; il avait eu
de Thérèse des enfants, et il s'est prétendu forcé de
renoncer aux douces joies de la paternité et d'aban-
donner ses enfants au hasard , pour leur éviter le
malheur certain d'une mauvaise éducation.
Faute de mieux, il a cherché dans l'amitié une
partie au moins des satisfactions qu'il a vainement
demandées à la tendresse d'une compagne. Il n'a
pas encore éprouvé les déceptions de l'amitié ; mais
patience, cela ne tardera pas à arriver. Pour un
1. Confessions, 1. IX.
356 LA. VI K F.T LES ŒUVRES
homme, d'ailleurs, dont la sensibilité physique et
morale sont si exaltées, des amis, quels qu'ils
soient, remplaceront-ils jamais un amour de femme?
Aussi revenait-il sans cesse sur le vide que lui lais-
sait Thérèse. Alors il rassemblait autour de lui tous
les objets qui lui avaient donné de l'émotion dans
sa jeunesse : MIle Galley, M1,c de Graffenried, M"0 de
Breil, Mm0 Bazile, Mmo de Larnage, ses jolies éco-
lières, et jusqu'à la piquante Zulietta. Il se vit en-
touré d'un sérail de houris ; mais, ajoute-t-il, « ami
de la paix, j'aurais craint les orages domestiques,
et j'aimais trop sincèrement ma Thérèse, pour l'ex-
poser au chagrin de me voir porter à d'autres des
sentiments plus vifs que ceux qu'elle m'inspirait. »
Que fit-il donc? « L'impossibilité d'atteindre des
objets réels me jeta, dit-il, dans le pays des chi-
mères, et ne voyant rien d'existant qui fût digne de
mon délire, je le nourris dans un monde idéal, que
mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d'êtres
selon mon cœur... Dans mes continuelles extases, je
m'enivrais à torrents des plus délicieux sentiments
qui jamais soient entrés dans un cœur d'ho.ime...
Je pris un tel goût à planer ainsi dans l'empyrée,
au milieu des objets charmants dont je m'étais en-
touré, que j'y passais les heures, les jours, sans
compter; et perdant le souvenir de toute autre
chose, à peine avais-je mangé un morceau à la hâte,
que je brûlais de m'échapper pour courir retrouver
mes bosquets. » Qu'on dise encore que la solitude
lui était saine !
Il fit plus, et malgré une heureuse diversion, la
Lettre à Voltaire sur la Providence, dont nous par-
lerons bientôt, malgré une maladie, qu'il aurait
fallu bénir, si elle l'avait guéri de ses fantasques
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 357
amours, il y retomba incessamment et s'avisa de les
fixer sur le papier.
Ses souvenirs, embellis par son imagination, suf-
fisaient amplement à lui fournir des modèles : il
choisit M1Ies Galley et de Graffenried ; lui-même,
mais redevenu jeune, beau et aimable, remplit le
rôle d'amant. Il fallait au roman un théâtre conve-
nable; il le fixa dans un site aimé autant que pitto-
resque, au bord du lac de Genève, à Yevai, lieu
natal de Mmc de Warens.
Tout cela n'était que chimères. Pour apprécier
ces chimères toutefois, il est bon de se rappeler que
Jean-Jacques vivait au moins autant par l'imagina-
tion que par la réalité. Tout était prêt pour un dé-
nouement fatal ; qu'il arrive une occasion ; or, on
sait que les occasions ne manquent guère, et ces
amours platoniques vont se transformer en une pas-
sion furieuse et tardive, qui pèsera sur sa vie
comme une honte et un malheur.
L'occasion ici s'appela Mmc d'Houdetot. Alors, à
ses deux gracieux modèles il en ajouta un troisième,
non plus pris dans ses souvenirs , mais vivant, mais
présent, mais doué du triste privilège d'infliger à
son cœur et à ses sens les blessures de l'amour le
plus insensé. Alors, ses quelques lettres éparses,
écrites sans suite, sans liaison, sans plan bien ar-
rêté, s'enflèrent en un long roman, composé au
souffle de la passion, et devinrent la Nouvelle
Hé loi se.
Le pauvre Jean-Jacques était loin du calme et de
la paix qu'il était venu demander à la solitude. On
peut admettre qu'il aimait ces troubles intimes,
puisque lui-même les avait recherchés ; mais à ces
orugej de l'âme s'en joignirent d'autres qu'il aurait
358 LA VIE ET LES OEUVRES
bien voulu éloigner : les tracasseries de son mé-
nage, les querelles avec ses amis.
On sait que Rousseau n'aimait pas la mère Le
Yasseur et ne trouvait clans la compagnie de Thé-
rèse qu'une ressource bien incomplète. Cet état de
choses, tout fâcheux qu'il fût, était moins sensible
au milieu des distractions de Paris ; à la campagne,
au contraire, dans la continuité du tête-à-tête, il ac-
quérait une importance capitale. Or, il arriva que,
dans le même moment, Rousseau eut la double dé-
ception, et de mieux connaître certains faits passés,
dont nous avons déjà parlé, mais qu'il avait plus ou
moins négligés, et de mieux voir et apprécier le
présent. Ni Thérèse, ni surtout sa mère ne ga-
gnèrent à ces découvertes. Tout au plus était-il
possible de plaider les circonstances atténuantes en
faveur de la première, de ménager son honnêteté
aux dépens de son intelligence. Livrée à sa mère, la
pauvre fille était depuis longtemps l'instrument
aveugle de sa rapacité. Elle n'avait point osé jus-
que-là confier à son amant une foule de tripotages
dans lesquels sa mère l'avait mêlée, les présents
qu'elles avaient extorqués à Mmc Dupin et autres,
les entretiens qu'elles avaient avec Grimm et Dide-
rot, les efforts et les promesses de ceux-ci pour la
détacher de Rousseau. Un fait encore qu'il ne sa-
vait pas, et que Mme d'Épinay nous apprend, c'est
que Grimm et Diderot faisaient aux deux femmes
quatre cents livres de rente. Et Mm0 d'Epinay de
s'extasier sur la délicatesse de ses amis *. Jean-
Jacques, lui, n'était pas aussi ravi et s'indignait de
ces actes d'avidité et de dissimulation.
1. Mémoires de Mmt d'Épinay, t. II, ch. V.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 359
Chaque jour, du reste, il eu apprenait de nou-
veaux. Thérèse , à qui l'intimité avait délié la
langue, lui ouvrait alors son cœur, et lui dévoilait
une partie, mais seulement une partie de ces secrets.
La mère Le Vasseur, qui s'apercevait qu'elle per-
dait son influence, se jetait de plus en plus dans
les bras des Diderot, des Grimm, des d'Holbach ;
surtout elle ne négligeait pas ses petits intérêts.
Jean-Jacques avait interdit qu'on laissât venir per-
sonne à l'Ermitage ; mais, malgré sa défense, aus-
sitôt qu'on le savait absent, famille et amis se réu-
nissaient chez lui pour y faire bombance. De là des
dettes et tout un système de ruses et de mensonges.
On recommandait le silence à Thérèse, et elle, aussi
faible crue bète, tiraillée en sens divers, ne sachant
où donner de la tète, n'osait ou ne voulait parler,
ou ne parlait qu'à moitié. Elle était, d'ailleurs, can-
canière, gourmande, et il n'est point téméraire de
juger qu'elle n'était pas fâchée de ces bonnes occa-
sions de se livrer à ses défauts favoris. Elle devait
assurément se mieux plaire dans la société de gens
grossiers comme elle que dans celle de son amant.
Rousseau constate tristement qu'ils n'avaient que
peu de choses à se dire, qu'elle cherchait des pré-
textes pour éluder les promenades qu'il lui propo-
sait, et, sans songer à ce qu'il a dit précédemment
de sa stupidité, peu s'en faut qu'il n'en prenne la
faute sur lui-même, et ne s'accuse de n'avoir pas
mieux cultivé son esprit.
En définitive donc, Rousseau dans la solitude de
son choix, si tant est qu'on puisse appeler solitude
la vie à trois ou quatre personnes, se plaint encore
de son isolement. Dès le jour de son installation à
l'Ermitage, ne rêvait-il pas de le peupler par la
TOME 1 24
360 LA VIE ET LES ŒUVRES
présence de ses amis Diderot et Grimm1. C'est le
cri du cœur, dira-t-on ; comme on dira que l'isole-
ment dont il se plaint est l'isolement des cœurs.
Mais chez Rousseau, l'esprit et le cœur étaient à
l'unisson ; il sentait vivement ; mais, s'il est permis
de parler ainsi, il sentait surtout par la tète ; il
avait besoin d'amis ; mais ses amis lui servaient bien
plus à écouter ses pensées qu'à recevoir le trop
plein de ses sentiments. C'est qu'au fond il n'était
fait précisément ni pour la solitude, ni pour le
monde ; ou plutôt il était fait pour les goûter suc-
cessivement l'un et l'autre. Comme la plupart des
esprits rêveurs et fantasques, il aimait la solitude,
mais à la condition d'être toujours libre d'en sortir;
d'un autre côté, il ne rechercha jamais les compa-
gnies nombreuses et bruyantes ; mais il aurait aimé
un petit cercle d'amis dévoués, peu gênants, tou-
jours à sa disposition et à ses ordres, toujours prêts
à le supporter ou à le laisser selon son caprice ;
c'est-à-dire qu'il aurait voulu tous les bénéfices de
la société, sans en prendre les charges ; conditions
rares, presque impossibles, et au fond peu dési-
rables.
Le moindre inconvénient de ces exigences est de
rendre L'amitié difficile et précaire. Vouloir que
l'un donne tout et que l'autre reçoive tout est
également impossible et inique. Rousseau exigeait
beaucoup de ses amis ; on ne voit pas qu'il se
soit jamais mis en peine de leur rendre la pa-
reille. Il trouvait, par exemple, très mauvais que
Diderot ne vint pas le voir. Il est vrai que Diderot
promettant sans cesse, n'avait jamais le temps de
1. Lellre à Mme d'Épinay.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 361
tenir sa promesse. Mais si Jean-Jacques était si dé-
sireux de le voir, que n'allait-il lui-même à Paris?
— Il s'était fait une loi de ne pas quitter l'Ermitage.
— Franchement, cette loi était-elle bien obligatoire?
Rousseau avait contre ses amis un autre grief,
auquel il attachait une grande importance, car il y
est revenu toute sa vie, c'est qu'ils se mêlaient trop
de ses affaires : on s'occupait de lui malgré lui ; on
lui faisait des cadeaux malgré lui ; on lui rendait
des services malgré lui ; on l'accablait de conseils
dont il n'avait que faire. Dans tous ces témoignages,
dont beaucoup d'autres auraient été heureux, il per-
dait de vue le désir qu'on avait de lui être utile,
pour n'y voir que le dessein de le dominer. — Il
faut convenir qu'il n'avait pas tout à fait tort. Ses
amis furent souvent importuns et gênants ; Diderot
notamment, qui l'aimait sincèrement, était bien le
plus impatientant et le plus tracassier des amis.
Mais n'y avait-il pas aussi de la faute de Jean-
Jacques ? Pour être libre et indépendant, il faut
savoir faire respecter son indépendance ; c'est ce
qu'il ne sut jamais. Diderot, qui le jugeait incapable
de se conduire, aurait voulu le traiter comme un
enfant, et lui servir au besoin de mentor; Grimm,
plus hautain, le regardait comme un fou, et lui au-
rait volontiers donné un tuteur. Quand Jean-Jacques
vint à l'Ermitage, ce fut, parmi ses amis, un concert
de récriminations ; quand il y voulut rester pendant
l'hiver, ce fut bien pis encore, au point qu'il finit
par se fâcher tout à fait. Mais avant d'en venir là,
il est bon de voir comment il passa son été.
En dehors de ses travaux littéraires, l'histoire
n'en est pas longue. Pour un motif ou pour un
autre, Mmc d'Epinay tarda cette année-là de venir
362 LA VIE ET LES ŒUVRES
le retrouver à la Chevrette. Pendant tout le temps
de son absence, il s'établit entre eux une corres-
pondance suivie, mais sans grand intérêt. Des nou-
velles de santé, des témoignages d'affection eu font
tous les frais. Mmc d'Epinay joignait de temps à
autre à ses lettres de petits cadeaux. Elle avait le
très rare privilège de faire accepter à Jean-Jacques
les services et les dons, et encore à la condition de
n'en pas abuser. Bien plus, elle réussit parfois à
lui faire agréer quelques conseils. « Votre con-
seil est bon, lui répondait-il un jour à propos de
Diderot, et j'en userai désormais. J'aimerai mes
amis sans inquiétude, mais sans froideur; je les
verrai avec transport, mais je saurai me passer
d'eux. Je sens qu'ils ne cesseront jamais de m'être
également chers, et je n'ai perdu pour eux que
cette délicatesse excessive qui me rendait quelque-
fois incommode et presque toujours mécontent1. »
Par malheur, il ne sut guère mettre en pratique ces
bonnes résolutions.
La correspondance avec Mmc d'Epinay était une
distraction pour lui et laissait à son affection tout
son charme ; mais, quand elle fut auprès de lui, il
s'aperçut qu'à cette affection était attachée une
chaîne. Mme d'Epinay était discrète ; elle avait pris
pour maxime de s'occuper beaucoup de Jean-
Jacques, mais de paraître s'en occuper peu; sur-
tout de le laisser parfaitement libre vis-à-vis d'elle.
Cependant elle aimait sa société et le lui laissait
voir ; comment résister à une telle amabilité? Elle
désirait le consulter sur ses essais littéraires ; com-
ment refuser de l'écouter, et même, ce qui était plus
1. Lettre à M,"t d'Epinay, mai 1756.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 363
délicat, de lui donner quelques bons avis? Elle lui
parlait de l'éducation de ses enfants ; il fallait bien
répondre à sa confiance ; elle détestait la solitude ;
il eût été peu poli de ne pas aller lui tenir compa-
gnie, quand elle n'avait personne. Mmc d'Épinay,
par une attention toute particulière , sachant que
son ermite n'aimait pas le monde, désirant d'ailleurs
le tirer d'un isolement qui le rendait triste, morose
et misanthrope, était convenue de le faire prévenir
lorsqu'elle était seule. Il vit là d'abord un moyen
de rester chez lui quand elle avait des visites ;
mais, par un retour nécessaire, il se trouva presque
obligé d'aller chez elle toutes les fois qu'il était
demandé. Que d'ennuis donc, que de dépendances!
Dans les premiers temps, l'affection les lui faisait
passer presque inaperçus ; mais enfin il n'était plus
son maître. Puis, quand, à ces devoirs qu'il s'effor-
çait de trouver doux, se joignaient d'autres déran-
gements qu'il pouvait franchement qualifier d'en-
nuyeux, c'est alors qu'il gémissait de ne pouvoir
jouir un seul jour de sa solitude , et qu'il s'écriait
en soupirant : « Ah ! ce ne sont pas encore ici les
Charmettes! »
Son caractère ombrageux lui fournissait encore
d'autres sujets de mécontentement auprès de
Mme d'Epinay. Il sentait, surtout lorsque Grimm était
là, qu'il n'était plus le premier. Elle, qui les aimait
tous deux, quoique de façons différentes, aurait
voulu les mettre d'accord ; ils ne s'y prêtaient ni
l'un ni l'autre. Un rien les mettait aux prises. Rous-
seau ne pouvait s'arranger des airs dominateurs et
des persiflages de Grimm, et Mme d'Epinay elle-
même nous apprend, dans, maints passages de ses
Mémoires, que Grimm ne manquait pas de desservir
son ami auprès d'elle.
36 4 LA VIE ET LES OEUVRES
Parmi les épisodes de cette année 1756, il faut
mentionner une visite de Mm0 d'Houdetot, qui aurait
passé inaperçue sans les conséquences qu'elle eut
dans la suite. Rousseau avait eu précédemment
quelques relations avec Mmo d'Houdetot, mais avait
négligé de les entretenir. Elle s'égara en route, fut
obligée de quitter son carrosse, et s'embourba telle-
ment dans les chemins de traverse que Thérèse fut
forcée de lui prêter ses habits. Elle fit à l'Ermitage
une collation dont la gaîté fut le principal assaison-
nement, et partit en riant et en promettant de re-
venir.
Jean-Jacques avait ainsi passé l'été tant bien que
mal ; heureux, disait-il, et néanmoins s'aigrissant
de tout, gémissant sur sa santé, mécontent de tout
le monde, se plaignant surtout de l'isolement où le
laissaient ses amis. Il n'y avait plus, d'après lui,
que deux personnes qui eussent des égards pour
lui, Mme d'Epinay et GaufFecourt '. Il eut cependant
une occasion de voir Grimm et Diderot à loisir ;
peut-être même plus qu'il ne l'aurait souhaité. Ils
le traitaient de fou et le négligeaient quand ils n'a-
vaient pas besoin de lui ; mais ils prisaient fort ses
avis en matière littéraire. Diderot, qui venait de
terminer sa pièce du Fils naturel , ne voulut point
la livrer au public sans l'assentiment de ses deux
amis. Il fut donc convenu qu'on ferait chez Jean-
Jacques un dîner où on lirait l'ouvrage, que chacun
l'examinerait ensuite à tête reposée, et qu'il y aurait
un second dîner pour résumer les avis 2.
Ils voulaient encore traiter une autre affaire avec
1. Mémoires de Mm* d'Epinay, I de Mme d'Epinay, t. II, ch. v.
t. II, ch. IV et v. — 2. Mémoires \
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 365
lui : ils s'étaient mis en tète de l'empêcher de
passer l'hiver à l'Ermitage. On ne se figure pas
tout le mouvement qu'ils se donnèrent pour en
venir à leurs fins. C'était s'occuper beaucoup trop
d'une affaire qui ne les regardait pas. Tout le monde
s'y employa : Grimm, Diderot, Mmc d'Épinay,
Gauffecourt; on parla, on écrivit, on envoya De-
leyre en députation, on mit en jeu Thérèse et sa
mère ; rien n'y fit, et l'on n'y gagna que d'indis-
poser Rousseau. Grimm, qui avait, ou croyait avoir
un intérêt à l'éloigner, était encore poussé par les
instances de la mère Le Vasseur et de sa fille, qui se
voyaient avec peine éloignées de Paris et frustrées
des cadeaux qu'elles y recueillaient. Duclos seul ne
voulut pas entrer dans ces tripotages. Il est présu-
mable que ce fut Grimm qui prit l'initiative. « Je
vous conseille très fort, écrivait-il à Mm0 d'Epinay,
de travailler de loin à le détourner de passer l'hiver
à l'Ermitage. Je vous jure qu'il y deviendra fou.
Mais cette considération à part, qui ne laisse pas que
d'être forte, il serait en vérité barbare d'exposer la
vieille Le Vasseur à rester six mois sans secours,
dans un lieu inabordable par le mauvais temps,
sans société, sans distraction, sans ressources; cela
serait inhumain1. » Le thème étant donné, chacun
se mit à broder dessus des variations selon son ca-
ractère : Diderot avec sa fougue ordinaire, Mmc d'É-
pinay et Gauffecourt par les moyens de la persua-
sion et de la prière. La mère Le Vasseur, toute
à la dévotion de Grimm, exprimait hautement son
mécontentement et ses alarmes ; Thérèse , stylée
par sa mère, mettait en avant la santé de son
1. Mémoires de Mmo iPÉpinay, t. II, ch, v.
300 LA VIE ET LES ŒUVRES
amant, mais se serait arrangée, comme pis aller, de
passer la mauvaise saison à la Chevrette. Deleyre,
sceptique et léger, était allé relancer l'Ermite
jusque dans sa solitude. L'ambassadeur était bien
choisi : jeune, spirituel, très attaché à Rousseau,
qui le payait de retour, il était d'autant plus en
situation de réussir qu'il n'avait aucune prétention
à l'autorité et n'avait d'autres armes que ses plai-
santeries *.
Rousseau répondait à toutes ces attaques avec la
plus grande énergie. « Je commence par vous dire,
écrivait-il à Mme d'Epinay, que je suis résolu, déter-
miné, quoi qu'il arrive, à passer l'hiver à l'Ermi-
tage ; que rien ne me fera changer de résolution,
et que vous n'en avez pas le droit vous-même,
parce que telles ont été nos conventions quand je
suis venu2. » A Diderot, qui se lamentait sur le
sort de Thérèse et de sa mère et l'en rendait res-
ponsable, il montrait le ridicule de ce reproche.
Lui, inhumain et scélérat, parce que la mère
Le Yasseur est avec lui ! Eh ! mon Dieu, que dirait-
on donc, si elle n'y était pas ? Que n'a-t-il pas fait
pour ces deux femmes?... On croirait, à entendre cer-
taines gens, qu'il n'y a pas de vieillards à la cam-
pagne. D'ailleurs elles ne se plaignent point, elles
vivent contentes de leur sort, lui-même est heureux
et tranquille dans sa solitude. Pourquoi faut-il que
les philosophes des villes viennent troubler son
repos 3 ?
Cette lettre est du mois de décembre. Les deux
1. Lettre de Deleyre à Rous-
seau, 13 octobre 1756. — 2.
Lettre à Mme d'Epinay, novem-
bre 1756. — 3. Lettre à Diderot,
13 décembre 1756.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 367
femmes ne se souciaient pas de déménager en plein
hiver. Le moment paraissait venu d'abandonner la
partie ; ce fut alors au contraire que Diderot la
poursuivit avec le plus d'ardeur.
Il avait commencé par une épigramme un peu
piquante, mais qui n'aurait eu rien de bien sérieux,
sans la publicité qu'il lui avait donnée. « Il n'y a
que le méchant qui soit seul, » avait-il dit dans la
préface du Fils naturel. Rousseau, prenant l'allusion
pour lui, avait écrit à Diderot pour se plaindre,
« mais avec une douceur et un attendrissement qui
lui fit inonder son papier de ses larmes. » Diderot
avait répondu par une lettre fort sèche'. L'autre
répliqua avec toute la vivacité d'un honnête homme
insulté par son ami. « Vous me répartîtes, ajoute-
t-il, par une lettre abominable. » Cette lettre est
perdue , mais on peut affirmer qu'elle était bles-
sante. Mme d'Epinay elle-même la trouva un peu
dure. « L'imagination de Diderot, dit-elle, l'a em-
porté au discours le plus pathétique. De là les mots
d'ingrat, d'assassin, de barbare indigne de son
amitié 2. » Cette même imagination, féconde en ex-
pédients, n'avait-elle pas été jusqu'à faire écrire à
Rousseau par le jeune d'Epinay, une lettre en
faveur des pauvres de Paris qui attendaient vaine-
ment le liard qu'il avait l'habitude de leur donner3.
Jean-Jacques avait beau jeu et devait, pour con-
server ses avantages , montrer une grande modéra-
tion. Il convient dans les Confessions qu'au lieu de
se fâcher, il aurait dû, pour toute réponse, rire au
1. Confessions, 1. IX et Lettre | eh. v. — 3. Confessions, 1. IX,
de Diderot, janvier 1757. — 2. I et Lettre de Rousseau à Diderot,
Mémoires de M me d'Epinay, t. II, , mercredi soir (1757).
368
LA VIE ET LES ŒUVRES
nez de Diderot. Loin de là, il le prend au sérieux;
il répond à ses déclamations par d'autres déclama-
tions ; il s'emporte, et bientôt s'emportera encore
davantage.
Mmc d'Epinay, confidente de Rousseau, maîtresse
de Grimm, admiratrice de Diderot, était bien em-
barrassée. Elle tenait avant tout à laver Grimm de
tout reproche , mais elle voulait aussi amener un rap-
prochement avec Diderot. Elle ne voit en tout cela
qu'un malentendu qu'une bonne explication fera dis-
paraître1. Entre des hommes sensés, ce moyen en effet
aurait été le meilleur; mais ni Rousseau ni Diderot
n'étaient des hommes sensés. Comédiens perpétuels,
peut-être sans le savoir, posant toujours en face du
public ou de la postérité, donnant à toutles proportions
ridicules de leur fausse sentimentalité, ils faisaient
des phrases, ils versaient des torrents de larmes,
là où il n'aurait fallu qu'une bonne et franche
poignée de main. Il est probable que Mme d'Epinay
ne fit pas entendre à Rousseau seul ses paroles de
paix, mais que, par Grimm, elle les fit parvenir
jusqu'à Diderot. Presque dès le principe, celui-ci
avait reconnu, en effet, qu'il avait été trop loin.
Comme lui-même avait beaucoup de lubies, il s'était
accoutumé à celles de Jean-Jacques. Il l'aimait au
fond, et ne voulait point se brouiller avec lui. « Je
vous demande pardon, lui écrivait-il un jour, de
ce que je vous dis sur la solitude où vous vivez. Je
ne vous en avais pas encore parlé ; oubliez ce que
je vous en dis et soyez sûr que je ne vous en par-
1. Lettre de Mme d'Epinay à
Rousseau (Mémoires de Mme d'E-
pinay, t. II, ch. v) ; autre Lettre
de janvier 1755 (Streckeisen-
Moultou).
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU
369
lerai plus. C'est pourtant un citoyen bien singulier
qu'un ermite. » Comme diversion, il lui parlait de
la Nouvelle Héloîse1. Mais il était trop tard, et l'in-
térêt même que Jean-Jacques portait à son ouvrage
n'était pas capable de rétablir sa malheureuse hu-
meur. Il ne s'agissait plus seulement d'un mot
piquant, qu'un désaveu fait oublier, mais d'une
foule d'offenses qui n'étaient nullement désa-
vouées. « Tenez, écrit-il à Mme d'Epinay, voilà les
lettres de Diderot et ma dernière réponse : lisez et
jugez-nous, car. pour moi, je suis trop aigri, trop
indigné pour avoir de la raison \ » Il fallait que
quelqu'un en eût pour lui. Mm d'Epinay s'y appli-
qua, et d'abord lui enjoignit de ne pas envoyer sa
lettre. Elle n'était bonne, en effet, qu'à consommer
la rupture des deux amis. « >'e venez pas, je vous
en conjure, disait Rousseau en finissant... Si vous
avez quelque respect pour une ancienne amitié, ne
venez pas l'exposer à une rupture infaillible et sans
retour3. »
Diderot ne vint pas, mais il écrivit, et dans sa
lettre, il eut le tort de rappeler ses services, sujet
toujours scabreux avec les caractères susceptibles4.
« Vous me parlez de vos services, répliqua Rous-
seau, je ne les avais point oubliés... Mais tout votre
empressement, tout votre zèle pour me procurer
des choses dont je n'ai que faire me touchent peu.
Je ne veux que de l'amitié . et c'est la seule chose
qu'on me refuse. Ingrat ! je ne t'ai point rendu de
1. Deux Lettres de Diderot
à Rousseau, janvier \~'~. —
2. Lettre à Mm° d'Epinay.
janvier 1757. — 3. Lettre à Di-
derot, mercredi soir 1757 ; voir
aussi Deux lettres de Mme d'E-
pinay à Rousseau, janvier 1757.
— 4. Lettre de Diderot à Rous-
seau, janvier 1757.
370 LA VIE ET LES ŒUVRES
services, mais je t'ai aimé, et ta ne me paieras de
ta vie ce que j'ai senti pour toi pendant trois mois...
Homme insensible et dur, deux larmes versées dans
mon sein m'eussent mieux valu que le trône du
monde ; mais tu me les refuses et te contentes de
m'en arracher. Eh bien ! garde tout le reste ; je ne
veux plus rien de toi \ »
Que de déclamations ! Quel étalage 4e grands
sentiments ! Et pourquoi ? Pour une querelle insi-
gnifiante. Quand on écrit si bien, ne saurait-on au
moins écrire et penser juste ?
Rousseau voyait son ami lui échapper. Cette pers-
pective paraissait le désespérer, mais ne le rendait
pas plus accommodant. Dans une lettre particu-
lièrement soignée, car il en a laissé deux rédactions
différentes, il expose à Mme d'Epinay sa théorie de
l'amitié (il aimait à mettre de la théorie partout) :
« Premièrement, je veux que mes amis soient mes
amis, et non pas mes maîtres... Leurs grands
empressements à me rendre mille services dont je
ne me soucie point me sont à charge ; j'y trouve un
certain air de supériorité qui me déplaît...
« S'il survient une querelle... c'est à celui qui a
commencé la querelle à la finir. Si je reçois mal sa
censure, si je m'aigris sans sujet, si je me mets en
colère mal à propos, il ne doit pas s'y mettre à
mon exemple, ou bien il ne m'aime pas.
« J'exige d'un ami bien plus encore que je ne
viens de vous dire, plus même qu'il ne doit exiger
de moi et que je n'exigerais de lui s'il était à ma
place et que je fusse à la sienne. En qualité de soli-
taire, je suis plus sensible qu'un autre... En qualité
I, Lcllre à Diderot, janvier 1737.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 371
de malade, j'ai droit aux ménagements que l'hu-
manité doit à la faiblesse et à l'humeur d'un homme
qui souffre... Je suis pauvre, et il me semble que
cet état mérite encore des égards1. »
Rousseau se montre ici bien exigeant et use d'une
précaution utile en déclarant qu'il ne faut pas se
montrer aussi sévère pour lui. Si les rôles avaient
été intervertis, comme il le dit, aurait-il fait mieux
que les autres? Il est sur qu'il a eu un grand
nombre d'amis ; il n'a pas su, pour ainsi dire, en
conserver un seul. Qu'il y ait eu souvent de leur
faute, c'est indubitable, mais il serait bien singu-
lier qu'il n'y eût pas eu aussi de la sienne.
Restait la question pratique du départ de la mère
Le Vasseur. Mmc d'Epinay, qui jouait ici le rôle de
Providence, voulait bien tout ce qu'on voudrait,
pourvu qu'on arrivât aune réconciliation. « Veut-elle
rester? disait Mrac d'Epinay, qu'elle reste; veut-elle
quitter? je m'en charge; veut-elle rester le printemps
et l'été? je m'en charge encore ; mais soyez sûr que
personne ne croit qu'elle est de force à l'Ermitage 2. »
On en eut bientôt la preuve. Tout le monde semblait
être pour le départ, la bonne femme comme les
autres. Cependant aussitôt que Rousseau l'eut mise à
même de partir, allant même jusqu'à lui promettre
une pension, elle cessa de le vouloir. Quant à Thé-
rèse, elle avait tout de suite déclaré qu'elle ne par-
tirait pas. Il est probable que les deux femmes,
désireuses de revenir à Paris avec Jean-Jacques,
jugèrent qu'elles perdraient trop à y revenir sans
lui. Les amis de celui-ci en étaient donc pour leurs
1. Lettre à Mme d'Epinay, I jl/ra« d'Epinay à Rousseau, j an-
jeudi 1757. — '2. Lettre de \ vier 1757.
372
LA VIE ET LES OEUVRES
frais ; ils n'avaient réussi qu'à troubler sans profit
son intérieur1.
A ne consulter que les apparences, cette querelle,
si mal engagée, finit mieux qu'on ne l'aurait pré-
sumé. Mmo d'Epinay, la seule personne qui eût de
l'influence sur Rousseau, n'avait cessé de travailler à
un rapprochement. « Préparez-vous, lui écrivait-elle
un jour, à ouvrir les bras à votre ami, qui ne doit
pas tarder à s'y jeter, suivant ce que j'entends
dire2. » Deleyre insistait de son côté3. La réconci-
liation était donc toute prête. En effet, quand elle
eut eu lieu, Rousseau écrivit à Mmc d'Epinay : Vous
aviez bien raison de vouloir que je visse Diderot. IL
a passé hier la journée ici; il y a longtemps que je
n'en ai passé d'aussi délicieuse. Il n'y a point de
dépit qui tienne contre la présence d'un ami4. »
Il ne faudrait pas se faire illusion sur la valeur de
la réconciliation de Rousseau et de Diderot. Par le
fait, leur amitié avait reçu une blessure dont elle
ne se releva jamais. On s'efforçait de s'aimer, de se
pardonner, de se faire bonne mine ; mais les liens
étaient relâchés, les défiances éveillées, les suscep-
tibilités surexcitées; la moindre atteinte devait ra-
viver cette plaie mal fermée; une rupture définitive
ne pouvait manquer de se produire tôt ou tard.
Nous venons de voir Rousseau en face de ceux
de ses amis dont il se plaint ; voyons-le en face de
ceux dont il n'a qu'à se louer. Précisément au mo-
ment où il était en délicatesse avec Diderot, son
1. Lettre à Mme cPÉpinay,
janvier 1757. — 2. Lettre de
MmC d'Epinay à Rousseau (Mé-
moires de Mme d'Epinay, t. II,'
ch. V). — 3. Lettre de Deleyre à
Bousseati, 31 mars 1757. — 4.
Lettre à Mme d'Epinay, février
1757 (?). Cette lettre doit être
mal datée et être un peu pos-
térieure.
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 373
ami Je plus cher, le vieux Gauffecourt, fut frappé
d'apoplexie. Mmo d'Epinay le visita, le soigna, et
bientôt apprit à Rousseau la triste nouvelle, annon-
çant que le malade le demandait à grands cris. Elle
supposait que Gauffecourt avait quelque affaire à ar-
ranger, qu'il ne voulait confier qu'à lui. En pareil cas,
le premier mouvement est décisif; Jean-Jacques ne s'y
montra point à son avantage. On était, il est vrai,
au mois de janvier; mais Mmc d'Epinay, toujours
complaisante, lui offrait son carrosse. Malgré cela,
il a de la peine à se décider; tout le monde est ma-
lade chez lui, et lui-même plus que les autres ; les
chemins sont affreux, il ne peut aller à pied ; dans
son état, il ne pourrait même que difficilement sup-
porter la voiture. Enfin, « de plus de vingt amis
qu'avait M. de Gauffecourt à Paris, il trouve étrange
qu'un pauvre infirme, accablé de ses pauvres maux,
soit le seul dont il ait besoin. » Et toutes ces diffi-
cultés, pour promettre à la fin de se rendre, s'il est
possible, à l'appel de son ami. Qu'étaient donc de-
venues ses belles théories sur l'amitié? Il ne put ce-
pendant, dit Mme d'Epinay, résister au désir de
Gauffecourt; il est fâcheux que ce désir n'ait pas
été aussi le sien. Il resta peu de temps; les per-
sonnes qui entouraient le malade lui déplaisant. Il
le quitta à peine convalescent, et reprit à pied le
chemin de l'Ermitage. En venant il pouvait à peine
supporter le carrosse, mais il lui avait été peu
agréable d'aller, tandis qu'il lui plaisait de s'en re-
tourner. Une fois rentré chez lui, sa bonne humeur,
son amitié même semblent renaître ; il s'informe
avec plus d'intérêt de son ami , mais ne peut s'em-
pêcher de reparler de son entourage , « médecins,
comtes, abbés, belles dames, et le diable qui les
374
LA VIE ET LES ŒUVRES
emporte tous. » Il veut bien retourner auprès de lui
pour le soigner, quoiqu'il soit persuadé qu'il ne
reverra jamais Paris que pour y mourir ; mais au
moins il n'y veut pas retrouver tous ces gens-là1.
Malgré ces soucis, Rousseau ne manqua pas de
jouissances pendant cet hiver. Mme d'Epinay, quoi-
que absente, continuait à l'entourer de son affection
et, chose rare chez Rousseau, leur correspondance
était marquée par un abandon qui parfois touchait
à l'enfantillage 2.
Mais il puisait en lui-même ses joies les plus
vives. C'est lorsqu'il était seul que ses souvenirs lui
retraçaient avec le plus d'énergie les images sédui-
santes du passé, qu'il les tournait et retournait dans
sa pensée, qu'il les fixait sur le papier sous forme
de notes passionnées ou de lettres brûlantes. Il com-
posa ainsi pendant l'hiver les deux premières par-
ties de son roman. Le soir, au coin du feu, il le
lisait à Thérèse et à sa mère. Singulier auditoire,
dont il devait se contenter, faute de mieux. La mère
n'y comprenant rien, se bornait à répéter : Mon-
sieur, cela est bien beau! la fille, qui sentait sans
doute un peu mieux, pleurait avec lui d'attendrisse-
ment.
Avec le printemps revinrent les distractions, les
visites, la présence de Mme d'Epinay. Ces dérange-
ments n'empêchèrent pas la continuation du roman.
Mais tous ces faits sont peu de chose en comparai-
son de l'événement capital de cette époque, l'amour
de Rousseau pour Mme d'Houdetot.
1. Mémoires de Mm* d'Epinay,
t. II, ch. V. — Trois Lettres de
Rousseau à Mma d'Epinay, jan-
vier, février 1757. — 2. Confes-
sions, 1. IX. — Mémoires de
Mm0 d'Epinay, t. II, ch. V. —
Lettres à Mme d'Epinay, jan-
vier 1757.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 375
II
Sophie la Live de Bellegarde, comtesse d'Houde-
tot, était la belle-sœur de Mmu d'Epinay. Elle était
née le 18 décembre 1730; elle avait par conséquent
un peu plus de vingt-six ans à l'époque dont nous
parlons. A dix-huit ans, on l'avait mariée à M.d'Hou-
detot; mais celui-ci, qui aimait une autre femme,
ne pouvait avoir un grand attachement pour la
sienne. \Ime d'Houdetot, de son coté, ne tarda pas à
se lier avec Saint-Lambert. Ces deux unions dos à
dos se continuèrent ainsi, sans réclamation de part
ni d'autre, jusqu'à la vieillesse, au vu et au su des
deux époux et du public ; ce qui faisait dire à
M. d'Houdetot : Nous avions, Mm0 d'Houdetot et
moi, la vocation de la fidélité; seulement il y a eu un
malentendu. En 1793, M. d'Houdetot reçut le der-
nier soupir de la femme qu'il aimait; Mm0 d'Houdetot
vécut alors entre son mari et Saint-Lambert : chose
singulière, elle était l'objet des soins et des atten-
tions du premier, et souvent des boutades du se-
cond. Elle perdit Saint-Lambert en 1803; elle-même
ne mourut qu'en 1813.
Mme d'Houdetot n'était rien moins que jolie; ce
ne fut donc pas par les charmes de son visage qu'elle
séduisit Rousseau. En revanche, il n'y a qu'une voix
pour vanter son caractère, et il semble que, sous ce
rapport, l'amant lui-même est resté au-dessous de
la vérité. « Elle n'a de laid que le visage, » disait
son autre amant Saint-Lambert. « Ce sera une con-
solation pour les femmes laides, a écrit la vicomtesse
d'Allard, d'apprendre que Mmc d'Houdetot, qui l'é-
37G
LA VIE ET LES ŒUVRES
tait beaucoup, a dû à son esprit et surtout à son
charmant caractère, d'être si passionnément et si
constamment aimée. Elle avait non seulement la
vue basse et les yeux ronds, comme le dit Rousseau,
mais elle était excessivement louche , ce qui empê-
chait que son âme se peignît dans sa physionomie.
Son front était très bas, son nez gros ; la petite vé-
role avait laissé une teinte jaune dans tous ses
creux, et les pores étaient marqués de brun \
On a dit, et Rousseau n'était pas fâché d'accré-
diter cette opinion, que Mmc d'Epinay fut jalouse de
sa belle-sœur. Toujours est-il que les Mémoires n'en
laissent rien paraître. Tout, au contraire, y respire
la bienveillance. « Mimi (Mmo d'Houdetot) se marie
à M. d'Houdetot... Son âme est si belle, si franche,
si honnête, si sensible2. » « Que c'est une jolie
âme, dit plus tard Mmc d'Epinay, naïve, sensible et
honnête ! Elle est ivre de joie du départ de son
mari, et vraiment elle est si intéressante que tout le
monde est heureux pour elle3. » « Saint-Lambert
part pour l'armée ; Mm0 d'Houdetot en est déses-
pérée et laisse voir sa douleur avec une franchise,
au fond très estimable, mais cependant embarras-
sante pour ceux qui s'intéressent à elle 4. » Au plus
fort de la passion de Rousseau, quand Grimm
demande à Mmc d'Epinay ce qu'il faut penser de la
comtesse : « Sur quel fondement la juger, dit-elle?
Sur le rapport d'une, fille jalouse, bête, bavarde et
menteuse (Thérèse), qui accuse une femme qui nous
est connue pour étourdie, confiante, inconsidérée, à
1. Anecdotes pour faire suite
aux Mémoires de MmC d'Epinay,
par la vicomtesse d'Allard.
— 2. Mémoires de Mme d'Epinay,
t. I, cb. m. — 3. Id., t. II, ch. V.
— 4. Id., t. II, ch. VI.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 377
la vérité, mais franche, honnête et très honnête,
sincère et honne au suprême degré de bonté l. »
Enfin, il n'est pas jusqu'à M110 d'Ette, la malignité
en personne, qui ne joigne son mot à ce concert2.
A ce caractère d'élite, Mme d'Houdetot unissait un
esprit juste, simple, délicat, allié à une grande
modestie. Elle parlait peu, mais toujours à propos.
Elle excellait surtout à ramener ou à résumer la
conversation par une réflexion spirituelle et juste,
qui ne laissait rien à ajouter. Elle tournait joliment
les vers, mais ne voulut jamais en laisser imprimer
un seul.
La morale de Mme d'Houdetot, on a pu s'en aper-
cevoir, était large et commode. Sa maxime favorite
la résume assez bien : Jouissez, c'est le bonheur ;
faites jouir, c'est la vertu. Comment lui a-t-on
appliqué si unanimement ces mots de jolie âme,
d'âme naïve, d'honnête et très honnête? C'est beau-
coup la faute du siècle. La morale n'a pas d'épo-
ques, mais les hommes et les époques ont des
manières diverses de l'entendre. Tout au plus dirons-
nous de Mmo d'Houdetot qu'elle avait cette hon-
nêteté qui consiste à se montrer franchement et
simplement tel qu'on est ; cette honnêteté qui se
réjouissait du départ du mari et s'affligeait de celui
de l'amant.
Mm0 d'Houdetot, lors de sa première visite, avait
promis à Rousseau de revenir ; elle n'exécuta sa
promesse qu'au printemps suivant. « A ce voyage,
elle était à cheval et en homme. Quoique je
n'aime guère, dit Jean-Jacques, ces sortes de mas-
carades, je fus pris à l'air romanesque de celle-là ;
1. Mémoires de Mme d'Épinay, t. II, ch. vil. — 2. Id., t. I, ch. IV.
378 LA VIE ET LES OEUVRES
et pour cette fois, ce fut de l'amour. Comme il fut
le premier et l'unique de toute ma vie, et que ses
suites le rendront à jamais mémorable et terrible à
mon souvenir, qu'il me soit permis d'entrer dans
quelque détail de cet article. »
Jusque dans la poursuite des plaisirs coupables,
il est possible de garder une certaine dignité de
caractère. D'après Mm0 d'Epinay, Rousseau aurait
commencé par se conduire comme un misérable.
Mme d'Houdetot, toujours naïve, n'avait pas été sans
lui parler de son amour pour Saint-Lambert.
Pouvait-elle choisir un confident plus discret, un
conseiller plus sage qu'un philosophe ? Que fait
notre Jean- Jacques ? Il sermonne ; il veut inspirer
des scrupules de conscience à Mme d'Houdetot; il
lui parle éloquemment des règles de la morale, des
droits de son mari1 ; et tout cela pour détourner à
son profit des faveurs qu'il veut enlever à son
rival. Rousseau ne se vante pas de cette petite tar-
tuferie ; ses dévots, ceux qui croient à sa sincérité
quand même, peuvent la nier ; la plupart de ses bio-
graphes aiment mieux la passer sous silence. Mais
Mme d'Houdetot n'y fait-elle point allusion dans une
de ses lettres ? « Respectez, dit-elle, et ne con-
damnez point une passion ^avec Saint-Lambert) à
laquelle nous avons su joindre tant d'honnêteté, et
dans le rang sublime où la vertu doit vous mettre
et où vous pouvez atteindre, excusez deux cœurs
que l'amour de la vertu n'abandonna jamais2. »
Singulier amalgame sans doute de beaux sentiments
et de vilaines actions ! Singulières gens, qui restent
vertueux, tout en se livrant au vice !
1. Mémoires de M'ne d'Êpinay, ] Mme d'Houdetot à Rousseau, été
t. II, ch. VU. — 2. Lettre de | de 1757.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 379
Ce n'est pas que Jean-Jacques lui-même n'ait eu
ses scrupules. « Mes mœurs, mes sentiments, mes
principes, la honte, l'infidélité, le crime, l'abus d'un
dépôt confié par l'amitié, le ridicule enfin de brûler
à mon âge de la passion la plus extravagante pour
un objet dont le cœur préoccupé ne pouvait ni me
rendre aucun retour, ni me laisser aucun espoir ; »
Hélas! pourquoi se donne-t-il la peine d'accumuler
toutes ces raisons? Ne savait-il pas par expérience
qu'il était d'avance destiné à être vaincu? Est-ce
qu'il a jamais su résister à une passion?
Le motif qui le rassure est précisément un de
ceux qu'il invoquait tout à l'heure pour la résis-
tance. « Quel scrupule, pensais-je, puis-je me faire
d'une folie nuisible à moi seul? Suis-je donc un
jeune cavalier fort à craindre pourMmc d'IIoudetot?
Ne dirait-on pas, à mes présomptueux remords, que
ma galanterie, mon air, ma parure, vont la séduire?
Eh! pauvre Jean-Jacques, aime à ton aise, en sûreté
de conscience, et ne crains pas que tes soupirs nui-
sent à Saint-Lambert... Grande leçon, ajoute-t-il
sagement, pour les âmes honnêtes, que le vice
n'attaque jamais à découvert, mais qu'il trouve
moyen de surprendre en se masquant toujours de
quelque sophisme et souvent de quelque vertu. »
Rousseau donc ne se livra pas tout d'abord sans
réserve à sa passion. Il n'avait pas prévu les ravages
que la première entrevue allait jeter dans son âme.
Quand il s'en aperçut, la honte le prit, et à la visite
suivante de Mme d'Houdetot, il resta muet, trem-
blant devant elle, n'osant ouvrir la bouche ni lever
les yeux. Enfin, il prit le parti de lui avouer son
trouble et de lui en laisser deviner la cause. Autre
faute, autre imprudence faudrait-il dire, s'il n'était
380 LA VIE ET LES ŒUVRES
facile de voir que ce trouble n'était qu'un calcul et
un moyen assez usé de poursuivre sa passion. Une
fois avouée, le plus fort était fait ; il n'y avait plus
qu'à continuer.
A partir de ce moment, en effet, il oublie com-
plètement sa timidité. Il multiplie ses visites, il va
s'établir à Eau-Bonne (chez Mmo d'IIoudetot) pen-
dant des jours entiers, il y dine, il y couche, il
recherche les entretiens intimes, les longues prome-
nades en tête-à-tête, il devient pressant, il ne mé-
nage ni les déclarations, ni les lettres sentimentales,
ni les témoignages de tendresse, ni les transports
brûlants ; c'était, comme il le dit, « l'amour dans
toute son énergie et dans toutes ses fureurs. »
La situation de Mm0 d'Houdetot ne laissait pas que
d'être délicate. Une femme franchement honnête
aurait, dès le principe, découragé ces entreprises;
mais Mm0 d'Houdetot, qui n'était honnête que d'une
certaine façon , était en outre très naïve et très bien-
veillante. Sans éprouver d'amour pour Rousseau ,
elle avait pour lui de l'amitié , surtout de la pitié ;
enfin , elle craignait qu'une rupture subite n'éclairât
Saint-Lambert , qui lui-même l'avait poussée à voir
Rousseau.
Elle le traita donc à la fois en ami, en malade et
en maniaque; évitant également de brusquer et de
flatter sa folie. Elle voulut le raisonner, le gour-
mander, le rappeler à ses devoirs; mais toujours
avec douceur et sur le ton de l'amitié la plus tendre.
Mauvais moyen assurément, qui n'était propre qu'à
augmenter le mal. Elle aimait surtout à parler de
Saint-Lambert, sans songer que ce qu'elle regardait
comme une diversion n'était qu'un stimulant de plus,
et que Rousseau savourait à longs traits ces pa-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 381
rôles amoureuses qui ne s'adressaient pas à lui.
Nous n'avons plus , bien entendu , ces entretiens
d'une intimité qui ne saurait supporter le jour de
la publicité , mais nous avons des lettres; elles peu-
vent, jusqu'à un certain point, suppléer aux paroles.
Celle de Mmf d'IIoudetot, que nous avons déjà citée,
exprime assez bien son attitude. Toutes les femmes
ne rendraient pas compte de la leur avec autant de
franchise et de naïveté.
Rentré chez lui, Jean-Jacques se jetait à son ro-
man; autre moyen encore d'attiser le feu qui le dé-
vorait. Jusqu'alors il avait goûté une sorte d'amour
platonique; sa Julie prenait désormais un corps. 11
ne vit plus en Julie que Mme d'Houdetot. Il essayait
de mettre dans les lettres de Saint-Preux ou de Julie
une partie de la passion qu'il éprouvait ou qu'il
voulait inspirer à Mmo d'Houdetot. Celle-ci les re-
cevait et les lisait avec un extrême plaisir : « elle était
du nombre des femmes qui pouvaient sentir leur
valeur1. » Elle en réclamait avec empressement la
première partie tout entière « pour lire avec son
ami Saint-Lambert, cette Julie qui lui plaisait tant2. »
Mais cet amour n'était pas partagé! Eh! qu'im-
porte? Par une fiction qui tourne au grotesque,
Rousseau déclare que son amour était en quelque
sorte partagé, puisqu'il était égal des deux côtés.
Son amante était ivre d'amour; cela lui suffit, bien
que ce ne soit pas pour lui. 0 puissance de l'ima-
gination! Oui, Rousseau a un amour d'imagination.
R a aussi un amour d'orgueil et de défiance : il lui
fallait bien porter partout son caractère ombrageux.
Un jour, il trouve l'amitié de Mmo d'Houdetot « trop
1. Lettre de Mme d'Houdetot à I 23 mars 1737.
Rousseau, 3 mars 1757. — 2. Id., \
38*2 LA VIE ET LES OEUVRES
vive pour être vraie ». Il ne lui en faut pas davan-
tage pour se croire dupe: Mm0 d'IIoudetot veut, il
n'en doute pas, se divertir de lui et de ses douceurs
surannées; elle a averti Saint-Lambert; tous deux
s'entendent pour lui faire tourner la tête et le per-
sifler. Il n'était pas homme à garder pour lui ses
soupçons. Mm0 d'IIoudetot, qui ne fit qu'en rire, ac-
crut encore sa rage. Elle en revint donc à la dou-
ceur, aux tendres reproches. Le croira-t-on? Rous-
seau ne fut qu'à demi satisfait; il lui fallut des
gages, et Mm0 d'IIoudetot, sans rien lui accorder
qui pût la rendre infidèle, ne lui refusa rien de ce
que la plus tendre amitié peut donner. Etait-ce bien
là de l'amour? n'était-ce pas plutôt le jeu grossier
de l'appétit sensuel, cherchant à se satisfaire par
les plus misérables moyens?
Rousseau raconte dans ses Confessions les agita-
tions de son cœur et de ses sens en présence de
Mmc d'IIoudetot , ou dans le trajet qui sépare l'Er-
mitage d'Eau-Bonne, ses éblouissements , ses émo-
tions à la pensée du simple baiser qui l'attend à son
arrivée. Cette peinture réaliste, qui dissèque, en
quelque sorte, l'amour physique, a la prétention
d'émouvoir le lecteur; elle ne fait que l'étonner.
« C'est la clinique de l'amour peut-être, dit Saint-
Marc Girardin, ce n'est pas l'amour... Que dire de
cet amour qui finit par une hernie, et de l'homme
qui le raconte , et qui croit nous toucher par ce dé-
tail d'hôpital? Il y a de tout dans l'amour de Rous-
seau, de l'enthousiaste et du séducteur, du satyre
et du malade; il n'y manque que l'amour vrai,
simple et par conséquent décent1. »
1. Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1853.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 383
Cet état dura quatre mois. Rousseau admire com-
ment, pendant un temps si long-, une intimité
presque sans exemple , dans des circonstances si dé-
licates, put exister, sans qu'un moment d'oubli en
ait dénaturé le caractère. Mmc d'Houdetot, dit-il,
était défendue parle souvenir de Saint-Lambert;
lui-même l'était par son respect pour la divine idole
qu'il adorait dans son cœur. « Je l'aimais trop,
ajoute-t-il , pour vouloir la posséder '. » Purs so-
phismes. On ne poursuit pas un but avec tant d'ar-
deur et de persévérance, quand ou ne veut pas aller
jusqu'au bout. Chimères contre lesquelles s'élève
tout le récit, et que lui-même prend soin de dé-
mentir à la page suivante.
Cependant il n'invente pas tout à fait ce senti-
ment dont il fait ici parade. Il l'a même consigné
dans une lettre , qui offre le plus singulier mélange
de fausse générosité et de tentatives coupables.
(< Qae je vous dise une fois ce que vous devez at-
tendre, sur ce point difficile, de votre tendre et trop
faible ami... Ma passion funeste, vous la connaissez; il
n'en fut jamais d'égale ; je n'ai rien senti de pareil
à la fleur de mes ans; elle peut me faire oublier
tout, et mon devoir même, excepté le vôtre. Cent
fois elle m'eût déjà rendu méprisable , si je pouvais
l'être par elle, sans que vous le devinssiez aussi...
IVon, Sophie, je puis mourir de mes fureurs, mais
je ne vous rendrai point vile. Si vous êtes faible et
que je le voie, je succombe à l'instant même. Tant
que vous demeurerez à mes yeux ce que vous êtes ,
je n'en trahirai pas moins mon ami dans mon cœur,
mais je lui rendrai son dépôt aussi pur que je l'ai
1. Conf., 1. IX.
384 LA VIE ET LES OEUVRES
reçu. Le crime est déjà cent fois commis dans ma
volonté; s'il l'est dans la vôtre, je le consomme et
je suis le plus traître et le'plus heureux des hommes;
mais je ne puis corrompre celle que j'idolâtre.
Qu'elle reste fidèle et que je meure, ou qu'elle me
laisse voir dans ses yeux qu'elle est coupable, je
n'aurai plus rien à ménager '. » Pour qui sait lire, il
ne pouvait pas dire plus clairement que s'il n'était
pas traître et séducteur, c'était par impuissance.
Tant que Mmc d'Houdetot ne voudra pas de lui, il la
respectera; mais qu'elle ait un moment de faiblesse,
il sera heureux d'en profiter.
Mais fut-il toujours fidèle seulement à ce minimum
de délicatesse? Un soir, dit-il, après avoir soupe
tête à tète , nous allâmes nous promener au jardin
par un très beau clair de lune. Au fond de ce jardin
était un assez grand taillis, par où nous fûmes cher-
cher un joli bosquet, orné d'une cascade, dont je
lui avais donné l'idée et qu'elle avait fait exécuter.
Souvenir immortel d'innocence et de jouissance. Ce
fut dans ce bosquet qu'assis avec elle sur un banc
de gazon, sous un acacia chargé de fleurs, je trouvai,
pour rendre les mouvements de mon cœur, un lan-
gage vraiment digne d'eux. Ce fut la première et
l'unique fois de ma vie; mais je fus sublime, si l'on
peut nommer ainsi tout ce que l'amour le plus tendre
et le plus ardent peut porter d'aimable et de sédui-
sant dans un cœur d'homme. Que d'enivrantes
larmes je versai sur ses genoux! Que je lui en fis
verser malgré elle! Enfin, dans un transport invo-
lontaire elle s'écria: Non, jamais homme ne fut
1. Lettre à Mme d'Houdetot, I Bibliographie universelle du
publiée par Ravenei, dans la | 1er janvier 1848.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 385
aimable, et jamais amant n'aima comme vous! Mais
votre ami Saint-Lambert nous écoute, et mon cœur
ne saurait aimer deux fois. Je me tus en soupirant;
je l'embrassai... Quel embrassement! Mais ce fut
tout. »
Rousseau parle de cette scène du bosquet dans
une lettre célèbre, où il a rassemblé tous les ac-
cents de sa passion. « Combien de fois ton cœur,
plein d'un autre amour, fut-il ému des transports
du mien ? Combien de fois m'as-tu dit dans le bos-
quet de la cascade : vous êtes l'amant le plus tendre
dont j'eusse l'idée; non, jamais homme n'aima
comme vous '. » Ainsi cette aventure, que Rousseau
donne comme unique dans ses Confessions, se serait
répétée à plusieurs reprises. Ce n'est pas la pre-
mière fois qu'il aurait sacrifié la vérité à un simple
effet littéraire. Il aura trouvé que l'intérêt gagnerait
à être concentré dans une seule et même scène. Il
est présumable que la version des Confessions n'a
pas d'autre motif.
Enfin « Mme d'Houdetot a raconté clans sa vieil-
lesse à iNépomucène Lemercier qu'elle courut en
effet du danger dans cette soirée (ou dans une de
ces soirées) ; mais qu'elle fut sauvée par le juron
inattendu d'un charretier qui suivait le mur du jar-
din et qui faisait relever sa bête. Un de ses jeunes
éclats de rire, si vifs, si francs, partit de sa bouche;
Rousseau frémit de colère et de honte, et la poésie
resta seule maîtresse de la nuit2. » Ce récit, pour
être moins romanesque que les autres, n'en est pas
moins vraisemblable. On sait que Mme d'Houdetot
1. Lettre à Sophie, juin 1757. | nay , t. II, ch. vu; note de
— 2. Mémoires de Mmt d'Épi- | l'éditeur M. Paul Boiteau.
386 LA ME ET LES ŒUVRES
est toujours restée eu bons termes avec Rousseau,
qu'elle ne Ta jamais chargé ; il serait, d'ailleurs,
ridicule de prétendre qu'elle aurait exagéré à plaisir
une situation scabreuse, à laquelle, en définitive,
elle s'était exposée, et qu'une femme de son monde
et de son caractère ne pouvait aimer à rappeler.
Il était impossible que la passion de Rousseau
restât longtemps cachée. La fréquence de ses visites
à Eau-Bonne, l'empressement avec lequel il recher-
chait Mmc d'Houdetot à la Chevrette, les rendez-
vous qu'il lui donnait devaient éveiller l'attention
de cette société frivole et désœuvrée, dont les
grandes occupations à la campagne étaient les in-
trigues amoureuses, les nouvelles, les médisances,
les regards indiscrets et les jugements malins sur
la vie du prochain. Il n'était nul besoin de complot
pour cela. Jean-Jacques, d'ailleurs, avait constam-
ment deux yeux ouverts sur sa conduite, et qui
avaient intérêt à l'être, c'étaient ceux de Thérèse.
Il tient, en toute circonstance, à la disculper, et ne
demanderait pas mieux que de donner le change,
en substituant à la jalousie de Thérèse, qui n'avait
rien que de naturel, celle de Mme d'Épinay, qui
n'avait rien de fondé. Il est curieux de voir que les
amis de Mme d'Epinay, Grimm en tète, ont prétendu
que Rousseau , qui était amoureux de toutes les
femmes qu'il voyait, le fut notamment beaucoup de
Mme d'Epinay1. Rousseau et ses amis ont affirmé,
au contraire , que c'était Mmc d'Épinay qui était
amoureuse de lui. Mais cette passion, que personne
1. Lpttre de Grimm à M™ I vembre 1783; Article nécrolo-
d'Épinay ; aux Mémoires de gique sur Mme d'Épinay. — Ba-
A/">e d'Épinay, t. II, ch. vu ; — CHAUMONT, 17 janvier 1762.—
Correspondance littéraire, no- |
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 387
ne regarde comme ayant été réciproque, ne parait
avoir existé en réalité ni d'un côté, ni de l'autre.
Si Rousseau avait éprouvé de l'amour pour Mmc d'É-
pinay, pourquoi ne l'aurait-il pas dit dans ses Con-
fessions?Il en a dit bien d'autres. Comment surtout
ne l'aurait-il laissé soupçonner ni dans ses lettres,
ni dans ses conversations? On sait le langage qu'il
tenait quand l'amour le possédait. Mme d'Epinay est
d'ailleurs la première à protester contre ce juge-
ment de ses amis1. Et Mmc d'Epinay; pourquoi
aurait-elle eu de l'amour pour Rousseau? Elle était
déjà pourvue; il est pour le moins inutile de lui
donner un second amant. Ses lettres à Rousseau
respirent l'amitié, la bienveillance; elles sont trop
dégagées de toute contrainte, trop libres d'allures
pour laisser supposer l'amour. Rousseau appelait
Mmo d'Epinay, ma bonne amie, il lui donnait, sui-
vant son expression, de petits baisers bien fraternels;
Mme d'Epinay, comme bien d'autres, du reste, l'ap-
pelait mon ours, mon ermite, etc. On peut voir là
défaut de bon ton, familiarité déplacée, surtout
entre personnes de sociétés différentes, mais que la
philosophie rapprochait singulièrement; on n'est pas
autorisé à y voir davantage.
Bien plus, Rousseau, qui avait un attrait si mar-
qué pour les femmes, ne parait avoir inspiré à
aucune un amour véritable. Plusieurs eurent pour
lui de l'amitié, de l'intérêt, de la pitié, de l'admi-
ration, mais point d'amour. Cela tient en partie aux
raisons qu'il donne : à sa maladresse, à sa timidité;
mais cela tient aussi à d'autres, qu'il ne donne pas :
1. Mémoires de Mme d'Epinay, I pinay à Grimm.
t. II. ch. vu: Lettre de M"" d'É- \
388 LA VIE ET LES ŒUVRES
aux brusqueries, aux inégalités de son caractère, à
son parti-pris de ne se gêner pour rien ni pour
personne, et pour tout dire, à son égoïsme. Il ne
recherchait dans l'amour que lui seul, il autorisait
ainsi à dire qu'il n'aimait que lui seul ; son amour
était trop égoïste pour être communicatif. Il s'en
tenait trop aussi, dans ses rêves d'amour, au plaisir
sensuel, pour faire naître chez les autres des senti-
ments intimes qu'il ne possédait pas lui-même.
Mmo d'Epinay raconte clans ses Mémoires com-
ment elle a appris progressivement la passion de
Rousseau. D'abord, vers le mois de mai ou de juin,
Thérèse vient lui faire part de ses inquiétudes. Elle
a été témoin, lui dit cette fille, d'une scène épou-
vantable qu'il a eue avec Deleyre ; il devient d'une
humeur intraitable ; il passe les jours et les nuits
à pleurer; il parle seul la nuit. « Mais, ajoute
Mme d'Epinay, ce qui me paraît incroyable, c'est
que MUe Le Vasseur assure que la comtesse d'Hou-
detot va voir l'Ermite presque tous les jours, et
qu'ils ont défendu à ses femmes de me le dire. Elle
laisse ses gens dans la forêt, vient seule, et s'en va
de même. La petite Le Vasseur est jalouse ; mais
je crois qu'elle ment et que la tète leur tourne à
tous \ » Mmc d'Epinay cependant devient plus atten-
tive. Ne faut-il pas, d'ailleurs, qu'elle mette Grimm
au courant de la grande nouvelle ? Il ne tient du
reste qu'à elle d'en savoir chaque jour plus long ;
mais elle est obligée d'arrêter les coufidences de
Thérèse, tant elles deviennent scandaleuses. Un jour
cette fille lui apporte une lettre qu'elle dit avoir
trouvée. « Mon enfant, répond Mmo d'Epinay, il
1. Mémoires de Mme d'Epinay, t. II, ch. VI.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 389
faut jeter au feu les lettres qu'on trouve, sans les
lire, ouïes rendre à qui elles appartiennent1. »
Ecoutons maintenant Rousseau, et les rôles vont
être complètement retournés. C'est Mmo d'Epinay
qui épie, c'est elle qui interroge Thérèse, qui veut
la suborner, qui la presse de lui remettre les lettres,
même cachetées , qui lui en demande au moins
les morceaux, pour les reconstituer s'il est possible,
qui va les chercher jusque dans sa bavette et dans
le cabinet de Rousseau. C'est Thérèse qui se scan-
dalise, qui résiste, qui use de mensonges et de
ruses pour déjouer la surveillance de Mm0 d'Epinay,
qui dissimule quelque temps , afin de la ménager,
et se croit enfin obligée de tout dire à Rousseau.
C'est Mm0 d'Epinay qui est jalouse, qui se croit
bravée, « qui assouvit son cœur par ses yeux, de
rage et d'indignation. » C'est elle qui, joignant
l'hypocrisie à la fureur, redouble d'attentions, de
soins, presque d'agaceries pour lui, tout en acca-
blant sa belle-sœur de procédés malhonnêtes et de
marques de son dédain. Il est vrai que celle-ci ne
s'en apercevait pas la moitié du temps, sans doute
parce qu'ils étaient purement imaginaires 2.
Quand la passion de Rousseau fut connue, ce fut
un grand étonnement, mêlé d'une certaine joie ma-
ligne dans la société de la Chevrette et au camp des
Holbachiens. Quoi! le grave philosophe, le citoyen
austère, l'Ours, l'Ermite, le Sauvage intraitable
s'était laissé, lui aussi, enlacer dans les doux liens
de l'amour ! Ce n'est pas qu'on lui en fit un grand
crime. Enlever une femme à son mari eût à peine
passé pour une peccadille ; l'enlever à son amant
1 . Mémoires de Mme d'Epinay, t. II, ch. Vil. — 2. Confessions, 1. IX.
390 LA VIE ET LES ŒUVRES
ne pouvait être regardé comme beaucoup plus grave.
Mais c'était une contradiction et un ridicule ajoutés
à l'actif de Rousseau ; c'était une occasion de plai-
santer à ses dépens. Le baron d'Holbach vint lui-
même à la Chevrette, peut-être tout exprès, pour
être témoin de ce spectacle amusant. On doit penser
s'il en rit et s'il ménagea les allusions piquantes.
Jean-Jacques, si l'on veut bien l'en croire, ne s'a-
percevait de rien. Il était devenu la fable de toute
la maison et des survenants ; les propos goguenards
pleuraient sur son dos ; Mmo d'Epinay s'en tenait les
côtes de rire ; mais lui, ouvrait de grands yeux,
sans rien répondre. Il paraît que, pour la première
fois de sa vie, il aurait été inattentif à une injure.
Un jour, ce fut une bien autre affaire : Mme d'Hou-
detot lui apprit en pleurant que Saint-Lambert
était instruit de tout ; qu'il leur rendait justice,
mais qu'il verrait avec peine leurs relations conti-
nuer sur le même pied. Au fond, ils devaient s'y
attendre. Cette intimité, qu'on l'appelle amitié ou
amour, qu'ils affichaient publiquement, qui était
connue de tout le monde, dont chacun jasait à son
aise, ne pouvait rester longtemps cachée au seul Saint-
Lambert. Quant au pauvre amoureux, il fut absolu-
ment désespéré; désespéré à cause de ses rêves brisés,
désespéré encore plus peut-être à cause du ridicule
où il se sentait tombé. Ce fut alors qu'il écrivit la
lettre que nous avons déjà citée. Quels gémisse-
ments ne lui arrachent pas les froideurs de Mmo d'Hou-
detot, les intrigues de son indigne sœur (MmG d'E-
pinay), le retour prochain de son amant ! Ne
prenons pas trop au sérieux néanmoins ces beaux
désespoirs ; ils sentent trop l'étude et manquent de
spontanéité : Jean-Jacques en faisait des brouillons;
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 391
c'est même de cette façon qu'ils nous sont parvenus.
Il semble que le titre complet devrait être : Lettre
à Sophie, pour être remise à la postérité. Bien
plus, il prend d'avance ses précautions contre l'abus
qu'on en pourrait faire. « La sotte, mais vive crainte
d'être persiflé, dit-il, m'avait fait commencer cette
correspondance sur un ton qui mit mes lettres à
l'abri des communications. Je portai jusqu'à la tu-
toyer la familiarité que j'y pris dans mon ivresse ;
mais quel tutoiement ! Elle n'en devait sûrement
pas être offensée. Cependant elle s'en plaignit plu-
sieurs fois, mais sans succès : ses plaintes ne fai-
saient que réveiller mes craintes. » Que dire de la
confiance de cet amant modèle ?
On a beaucoup discuté pour savoir qui instruisit
Saint-Lambert. Ce que nous avons dit montre qu'il
put l'être de bien des manières. Quand un fait est
public, on n'a pas besoin de demander à quelqu'un
comment il l'a appris. Plusieurs prétendent que ce
fut par Grimm, lequel le tenait de Mme d'Epinay ' ;
d'autres, que ce fut par Thérèse. Il ne faudrait vrai-
ment ni s'en étonner, ni lui en faire un reproche ;
mais dans ce cas, ne trouverait-on pas encore la
main de Grimm, à qui Thérèse avait si volontiers
recours dans les grandes circonstances ? Aime-t-on
mieux dire qu'elle prévint Saint-Lambert par une
lettre signée ou anonyme? Dans ce cas, elle ne
manqua pas à coup sûr, ne fût-ce qu'à l'office, d'une
plume complaisante. Rousseau accuse formellement
la méchanceté de Mme d'Epinay. Que Mme d'Epinay
ait contribué indirectement à répandre la nouvelle,
cela est certain ; qu'elle l'ait fait méchamment et
1. Musset-Path.w, G. Morin, P. Boiteau, etc.
TOME i 26
302 LA VIE ET LES OEUVRES
avec intention, c'est absolument contraire à son ca-
ractère, à ses déclarations, à toutes les vraisem-
blances. Mais puisque Rousseau affirme qu'il n'avait
rien à cacher, qu'il agissait au grand jour, il a
mauvaise grâce à exiger que les autres soient plus dis-
crets que le principal intéressé. Il n'en bâtit pas moins
là-dessus tout un échafaudage de complots, de trahi-
sons et de querelles. Il n'est pas impossible non
plus que Mmc d'IIoudetot, étourdie, naïve, confiante,
désireuse de se débarrasser des importunités de
Rousseau, se soit adressée à son amant pour y par-
venir. Enfin, l'on a été jusqu'à dire que Saint-Lam-
bert aurait été prévenu par Rousseau lui-même. Il
est sûr que Mm0 d'IIoudetot se plaignit à ce dernier
de son indiscrétion et de celle de ses amis. Elle lui
aurait, dit-elle, gardé toute sa vie le secret de sa
malheureuse passion ; mais il en avait parlé à des
gens qui l'avaient rendue publique. Ces bruits
étaient parvenus à Saint-Lambert ; celui-ci s'était
affligé d'une passion qu'elle n'avait pourtant jamais
flattée et dont elle ne lui avait fait mystère que
parce qu'elle avait eu l'espérance de la guérir.
Mme d'IIoudetot ajoutait que depuis qu'il est établi
dans le monde que Rousseau est amoureux d'elle,
il ne serait pas décent pour elle de continuer à le
voir en particulier1.
D'après Marmontel, Jean-Jacques, effrayé de sa
passion, aurait été consulter Diderot. « Il faut vous-
même, lui dit celui-ci, sans différer, écrire à Saint-
Lambert, lui tout avouer, et en vous donnant pour
excuse une ivresse qu'il doit connaître, le prier de
vous pardonner un moment de trouble et d'erreur.
1. Lettre de Mme d'Houdelol à Housseau, 6 mai 17iJS.
DK JEAN-JACQUES ROUSSEAU
393
Je vous promets qu'il ne s'en souviendra que pour
vous aimer davantage. — Rousseau transporté em-
brasse Diderot. Vous me rendez la vie, lui dit-il,
et le conseil que vous me donnez me réconcilie avec
moi-même. Dès ce soir, je m'en vais écrire. A quel-
que temps de là, Diderot voit Saint-Lambert, et le
trouve profondément indigné contre Rousseau. Ce-
lui-ci avait écrit, pourtant ; mais sa lettre n'était
qu'un tissu de fourberie et d'insolence, un chef-
d'œuvre d'artifice, pour rejeter sur Mmc d'Houdetot
le tort dont il voulait se laver1. »
Rousseau n'était pas bien sûr de l'indiscrétion de
Mm0 d'Epinay à l'égard de Saint-Lambert; mais, à
ses yeux, les soupçons se changeaient vite en certi-
tude. Il commence en tout cas par éclater. A un
billet amical de Mmo d'Epinay, il répond par des
paroles de défiance, et comme elle insiste et lui
offre ses consolations : « La confiance dont vous par-
lez, dit-il, n'est plus, et il ne vous sera pas aisé de
la recouvrer : Non, je ne vous pardonnerai jamais.
Vos secrets seuls seront respectés; car je ne serai
jamais un homme sans foi. » Mais s'il s'aperçoit
qu'il s'est trompé! « Alors, j'aurai peut-être, écrit-il,
de grands torts à réparer, et je n'aurai jamais rien
fait en ma vie de si bon cœur. Mais savez-vous com-
ment je rachèterai mes fautes durant le peu de temps
qui me reste à passer près de vous ? En faisant ce
que nul autre ne fera que moi ; en vous disant fran-
chement ce qu'on pense de vous dans le monde, et
les brèches que vous avez à réparer à votre répu-
tation 2. » Voilà comment cet homme reconnaît les
\. Mémoires de Marmontel,
1. VIII. — 2. Lettre à M'"" d'Epi-
nay, aux Confessions, 1. IX. —
Mémoires de Mm" d'Epinay,
t. II, ch. vin.
394
IA VIE ET LES OEUVRES
attentions, les soins, les prévenances dont il a été
l'objet depuis plus d'un an. Jean-Jacques veut agir
comme personne; il ne s'aperçoit pas qu'il est en
effet plus odieux que personne ; qu'il n'a qu'à s'en
aller, si la conduite de Mm0 d'Epinay effarouche sa
pudeur ; mais qu'il choisit pour lui faire ses remon-
trances, juste le moment où elles ne peuvent que la
blesser sans la convaincre. La veille encore il l'ap-
pelait ma chère, mon aimable amie, il regrettait ses
douces conversations, où le cœur avait une si bonne
part; le lendemain, la querelle finie, il reprenait le
même ton affectueux ; et entre deux, parce qu'il est
fâché , il lui jette , sous forme de conseil , l'ou-
trage à la face. Ses injures ne sont pas seulement
grossières, elles manquent d'à-propos.
Cette fois, Mm0 d'Epinay fut bien forcée de com-
prendre. Sa réponse est rapportée dans les Mémoires
et dans les Confessions] les deux versions diffèrent
sensiblement; mais il est établi aujourd'hui que la
seule exacte est celle des Confessions. Mme d'Epinay
se montre moins froissée qu'on n'aurait été tenté de
le croire. Rousseau reviendra quand il voudra; elle
lui tient le pardon toujours prêt; elle le dispense de
se mettre en peine de sa réputation ; mais elle
n'avait garde, quoi qu'en disent les Mémoires, de le
délier de ses secrets. Sans prendre un grand souci
de sa réputation, elle n'en était pas encore à en di-
vulguer ouvertement les écarts1.
Quoi qu'il en soit, Jean-Jacques, par son impru-
1. Lettre de Mmo d'Epinay à
Rousseau, publiée par Strec-
keisen-Moultou, d'après le
manuscrit original. La même
lettre dans les Mémoires de
Mme d'Epinay, t. II, ch. Vil. —
La dernière phrase notam-
ment où Mm# d'Epinay délie
Rousseau de ses secrets, a été
ajoutée après coup.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 395
dence, s'était mis dans le cas, ou d'aller faire des
excuses à Mmc d'Epinay, ou de quitter à jamais l'Er-
mitage : dure alternative, où son orgueil et l'intérêt
de son bien-être le tiraient en sens contraire. Il se
décida à aller s'excuser. Son embarras était grand ;
heureusement il en fut quitte pour la peur. Dès
qu'il entra, Mmc d'Epinay lui sauta au cou en fon-
dant en larmes; il mêla ses pleurs à celles de son
amie, et tout fut dit. On alla dîner; il pensait que
l'explication viendrait après ; mais Mmc d'Epinay
était peu curieuse d'en savoir plus long1. Comme
elle ne demanda rien, il n'eut rien à lui répondre.
Ainsi se termina cette grande querelle qui n'avait
guère duré que deux jours1.
Nous avons de cette visite un autre récit, qui est
loin de concorder avec le premier. Rousseau arrive
en présence de Mme d'Epinay; il se jette à ses ge-
noux avec les marques du plus violent désespoir; il
convient de ses torts; sa vie ne suffira pas à les
expier; mais il ajoute gauchement qu'il croyait
Mmc d'Epinay prise d'une passion invincible pour
Saint-Lambert. Ensuite, par une seconde maladresse,
il veut faire l'apologie de sa conduite avec
Mmo d'Houdetot; mais Mm0 d'Epinay l'arrête, sans
vouloir rien entendre sur cet article. Enfin, après
lui avoir rappelé ses torts avec ses amis, à com-
mencer par Grimm, elle consent à lui pardonner, à
condition qu'il ne leur fera plus d'injures. « Il me
parait déterminé, ajoute-t-elle, à quitter ce pays-ci
et à s'en retourner dans sa patrie; il annonce ce
projet hautement, et il m'a même ajouté qu'il par-
1. Confessions, 1. IX.
398
LA VIE ET LES ŒUVRES
Julie : Eh Dieu ! qu'aurait-on donc dit de celles-là?
PSon, non, jamais celle qui peut inspirer une pa-
reille passion n'aura le courage d'en brûler les
preuves. » Il parait qu'en effet Mmc d'IIoudetot n'a-
vait pas déclaré toute la vérité. Elle les avait brû-
lées, dit-elle plus tard, mais à l'exception d'une
seule, ou même, suivant une autre version, de
quatre, qu'elle avait conservées comme des chefs-
d'œuvre d'éloquence et de passion et qu'elle remit
à Saint-Lambert. Et comme on demandait au vieux
poète ce qu'il en avait fait : brûlées aussi, répondit-
il avec un sourire et une grimace. Il est des faits
dont on aime tout autant ne pas perpétuer le sou-
venir *.
Rousseau était navré. La fièvre le prit. Une nuit,
à la Chevrette, il fut si malade qu'il fallut mander
les Gouverneuses. Dans son exaltation, il menaçait
de se donner la mort. Grimm pronostiqua grave-
ment qu'il allait devenir tout à fait fou ; Mmc d'Epi-
nay le prit décidément en mépris et l'honora à peine
d'une visite2. Son désespoir et cette maladie prou-
vent bien que sa passion n'était pas éteinte. A bout
de ressources, il prit enfin le parti de se plaindre à
Saint-Lambert lui-même. Ce moyen était peut-être
moins mauvais qu'il n'en avait l'air. Les explications
qu'il donne des origines de son amour, de la pureté
de ses intentions, de la fidélité de son amitié, ne
sont sans doute pas très exactes, elles sont au moins
dans la situation. En moraliste sévère, il va jusqu'à
blâmer les liens qui unissent les deux amants. A
1. Anecdotes, etc., par Mrae
D'ALLARD. — Damiron, Mé-
moires pour servir à l'histoire
de laphilosopiue au XY1U" siècle.
— Saint-Marc Girardin, Re-
vue des Deux Mondes, 15 sep-
tembre 1853. — 2. Mémoires de
Mme d'Épinay, t. II, ch. vu.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 399
quoi bon, puisqu'il ajoute qu'il ne veut pas les
ôter l'un à l'autre, et proteste de son respect pour
une union si tendre? Mais, ajoute-t-il, l'amitié aussi
a ses droits et ne fait point de tort à l'amour. Il re-
demande donc sans crainte l'amie qu'il a perdue.
Qu'on admette l'ami entre les deux amants; il ne
déparera pas leur douce société1.
Saint-Lambert, prenant cette lettre du bon côté,
ne fit pas difficulté d'assurer Rousseau de son amitié,
et, ce qui valait mieux, de celle de Mmc d'IIoudetot.
« Nous* méritons, dit-il, votre cœur, et vous serez
content des nôtres. » Là-dessus, il s'accuse, il parle
de ses remords, il veut réparer ses injustices, il de-
mande pardon 2 : on n'est pas plus accommodant.
On pourrait douter de la valeur de ces protesta-
tions, si Saint-Lambert lui-même n'avait donné des
preuves authentiques de leur sincérité dans les con-
seils qu'il offrit à Rousseau quand il jugea que cela
était utile, dans les efforts qu'il fit pour le réconci-
lier avec ses amis, dans la netteté avec laquelle il
prit son parti contre eux. Une fois pourtant, il osa
lui infliger un blâme, Jean-Jacques lui répondit par
une lettre de rupture. Il y eut, à la vérité, une ré-
conciliation , mais Saint-Lambert en fit tous les
frais 3.
Les relations de Rousseau avec Mmu d'Houdetot
furent, sinon plus orageuses (avec elle il n'y avait
pas d'orages) au moins plus accidentées. Elle vou-
lait lui conserver son amitié ; son cœur l'y portait ;
mais elle tenait encore plus à ne rien faire qui pût
1. Lettre à Saint- Lambert ,
4 septembre 1757. — 2. Ré-
ponse de Saint-Lambert à Rous-
Lettres de Saint - Lambert à
Rousseau, octobre 1757, 21 no-
vembre 1757, 9 et 10 octobre
seau, 11 octobre 1757. — 3. I 1758.
•100
LA VIE ET LES ŒUVRES
porter ombrage à Saint-Lambert '. Elle avait donc
posé ses conditions. Rousseau n'y était pas toujours
fidèle. Il était loin d'avoir dans tous ses tète-à-tête
ce calme délicieux dont il se vante et qu'il regarde
comme infiniment préférable à ses accès de fièvre
ardente d'autrefois. Que de fois n'eut-elle pas à lui
prêcher la sagesse, à le ramener au calme et à la
raison !
Plus tard cependant elle s'ennuya de l'inutilité de
ses efforts. Rousseau, que son impatience rendait
maladroit, l'ayant poussée à une rupture, elle
en saisit l'occasion d'autant plus vivement que
Mmc d'Epinay, sa belle-sœur, et Diderot, son grand
homme, étaient en cause 2. Elle ne tarda pas toute-
fois à se repentir de ce premier mouvement, et, à
une lettre désespérée de Rousseau, elle répondit en
lui demandant pardon et en le priant d'oublier sa
vivacité3. Mais lui, n'en continuait pas moins dans
toutes ses lettres à se plaindre du changement qui
s'était opéré en elle, de l'abandon où elle le lais-
sait, du peu d'amitié qu'elle lui témoignait \ Ces
alternatives de calme et d'agitation ne pouvaient
manquer de troubler leur concorde; aussi, sous les
prétextes bien tardifs des indiscrétions de Rousseau
et de ses amis, du bruit qu'avait fait la folle pas-
sion dont il s'était pris pour elle, du souci de sa
propre réputation, Mme d'IIoudetot se décida-t-elle
à une sorte de rupture qui n'altérerait en rien l'es-
1. Lettre de Mrae d'Houdelol à
Rousseau, 26 octobre 1757. —
2. Id. du 3 novembre 1757 au
8 janvier 1758, d'après Strbc-
keisen-Moultou, ou, d'après
Ritter, du 1er novembre 1757
au 10 janvier 1758. — 3. Ré-
ponse de Mm0 d^Houdetot, 10
janvier 1758. — 4. Lettres à Mm>
d'IIoudetot, janvier, 25 mars,
13 juillet 1758.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 401
time et l'amitié qu'elle et Saint-Lambert lui conser-
veraient toujours '. Cet engagement n'était pas une
vaine parole. S'ils cessèrent, en effet, à partir de ce
moment, presque toute correspondance avec lui,
d'autres documents établissent que toute leur vie ils
lui restèrent attachés 2.
Rousseau avait souvent rêvé une sorte de vie à
trois avec Mme d'IIoudetot et Saint-Lambert, et les
deux amants, sans doute pour ne pas froisser ses
idées, ont parfois exprimé le même désir3. On sent
ce que ce projet avait de chimérique ; mais si Rous-
seau ne put unir sa vie à celle de la femme de ses
rêves, il lui garda toujours, même après que sa
passion fut éteinte, un autel au fond de son cœur.
Il avait fait d'elle une des héroïnes de sa Nouvelle
Héloïse; il lui en envoyait les feuilles à mesure qu'il
les composait. Quand le roman fut achevé, il lui en
offrit un exemplaire élégant, tout entier écrit de sa
main : Mme d'IIoudetot garda précieusement ce don
toute sa vie \ Il lui dédia encore d'autres œuvres
littéraires, sous forme de lettres, si même il ne les
lui adressa directement5.
Grimm avait dit en parlant de Rousseau : la soli-
tude le tuera ou le rendra fou ; maintenant il disait :
1. Lettre de Mm* d'IIoudetot à
Rousseau, 6 mai 1758. — 2. Let-
tres de .l/me de Verdelin à Flous-
seau, 5 septembre 1763 ; — de
Rousseau à Mme de Verdelin,
4 octobre 1765 et 17 décembre
1767. — 3. Lettre à Sainl-Lam-
bert, 28 octobre 1757 ; — Confes-
sions, 1. IX. — 4. Lettre de Mme
fut pour moi le gage de rat-
tachement d'un homme cé-
lèbre. Son triste caractère em-
poisonna sa vie ; mais la pos-
térité n'oubliera jamais ses
talents... » (Mémoires de Mme
d'Êpinay, t. II. Appendice. —
5. Leitres sur la vertu et le bon-
heur (Aux Œuvres et Correspon-
d'Houdetot à Rousseau, 1760. — , dance inédites, édition Strec-
Elle écrivit ces mots en tète j keisen'-Moultou .
du volume : « Ce manuscrit '
402 LA VIE ET LES OEUVRES
la solitude l'a rendu fou ; et tout le monde de faire
écho. Sa solitude, en tout cas, n'était pas bien pro-
fonde, et l'on ne pouvait guère l'appeler le Solitaire
que par un reste de vieille habitude. La vie fut no-
tamment cette année-là singulièrement bruyante à
la Chevrette. Il y avait nombreuse compagnie, on
faisait de la musique, on jouait la comédie. Jean-
Jacques, pour faire diversion à ses maux, voulut
prendre part à cette agitation. Il fit la musique
d'une pièce mêlée de chants, dont Mme d'Epinay
avait composé les paroles. Il fit aussi, pour la dédi-
cace de la chapelle du château, celle d'un motet :
Ecce sedes hic tonantis ; la beauté de ce chant
frappa tout le monde '. Il avait bien, pour exciter
sa verve, le désir de se faire honneur auprès de
Mmo d'Houdetot d'un talent qu'elle aimait ; mais il
voulait surtout fermer la bouche aux gens qui,
malgré le Devin et ses autres œuvres musicales,
s'entêtaient, croyait-il, à soutenir qu'il n'entendait
pas la composition et n'était pas l'auteur de ses pro-
pres pièces.
Sa réputation de musicien pouvait s'affermir dans
ces circonstances, mais il était clair que sa situation
morale baissait rapidement dans l'opinion. Devenu
malheureux et ridicule à cause de ses aventures,
son irritabilité s'en était encore accrue. Mme d'Epinay,
excitée de loin par Grimm, indisposée par Rousseau
lui-même, par ses mensonges, par ses querelles, par
ses sottises de chaque jour, ne voyait plus en lui
qu'un nain moral et se détachait de lui. Si Mmc d'Epi-
nay en était là, que dire des autres?
1. Ce irorceau fut de nou- I MIlc Fel. Lettre de M. d'Êpi-
veau çjianté en 1765, par ! nay à Rousseau, lo mars 1765.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 403
III
Ici nous arrivons à une nouvelle phase de ce que
Rousseau a appelé ses malheurs : à sa rupture avec
ses amis, avec Grimm, Diderot et Mme d'Epinay.
Tout cela fut encore, en grande partie, la suite
de son amour pour Mme d'Houdetot. Mais avant la
grande querelle, il y eut avec chacun les piqûres
d'épingle, les taquineries ; comme à la guerre, on a
les escarmouches avant la bataille.
Grimm et Rousseau avaient été très intimement
liés, mais leurs natures ne se convenaient en aucune
façon. Grimm était trop froid, trop fier, trop arro-
gant dans sa morgue de parvenu pour l'orgueil-
leuse simplicité de son ami. Depuis longtemps, il
cherchait à desservir Rousseau. Rousseau, de son
côté, qui savait à peu près à quoi s'en tenir, n'était
pas en reste de mots amers. Il avait donné à Grimm
presque tous ses amis ; celui-ci était, avec le temps,
venu à bout de les lui enlever, bien loin de lui
donner aucun des siens. On n'en finirait pas si l'on
voulait répéter tous les griefs de Rousseau, ses
fâcheries, ses réconciliations, suivies de nouvelles
mésintelligences. 11 était précisément dans un de
ses moments de mécontentement quand Grimm
revint de la guerre. L'accueil qui fut fait au nou-
veau venu ne contribua pas à remettre Rousseau en
bonne humeur. Il occupait une belle chambre auprès
de celle de Mme d'Epinay, il fut obligé de la céder
à Grimm ; il se trouva, non plus relégué au second
rang, mais négligé, oublié, absolument annulé. Pré-
venances, politesses, attentions, tout était pour
404
LA VIE ET LES OEUVRES
Grimm. Ce dernier n'attendait pas seulement qu'on
lui offrit la première place, il la prenait partout et
écrasait le malheureux Jean-Jacques de ses airs
protecteurs et de ses dédains ; il était le maître, il
agissait en maître. Mme d'Épinay elle-même en souf-
frait1.
On pense bien que de pareilles allures n'étaient
pas du goût de Jean- Jacques. 11 s'en plaignit à
Mme d'Epinay et ne parla de rien moins que d'une
rupture ; mais il ne pouvait s'attendre à trouver
auprès d'elle un . grand appui. Elle le sermonna si
bien, verbalement et par écrit2 ; elle lui présenta
les choses de telle façon, qu'elle lui persuada qu'il
pourrait bien s'être mépris, et qu'il devait à son
ami une réparation et des excuses. Grimm, impas-
sible et froid, laissait aller, promettant de répondre
aux avances qu'il recevrait, mais ajoutant qu'il se
garderait bien d'en faire. La scène de raccommode-
ment qui eut lieu à cette occasion est longuement
racontée dans les Ccmfessio?is et dans les Mémoires*.
Mais, au milieu des divergences des deux récits, il
est difficile de démêler l'attitude des adversaires et
la part de torts qu'il faut attribuer à chacun. Etant
donnés leurs caractères, on ne se tromperait sans
doute pas beaucoup en affirmant qu'ils avaient tort
tous les deux. En tout cas, Jean- Jacques fut très
content de lui, prétendit s'être heurté à l'orgueil et
à la morgue de Grimm, s'être humilié et avoir fait
1. Confessions, liv. IX. Ces
faits sont confirmés par le fils
d'Épinay, Lettre à Musset-Pa-
thay, 20 mai 1811. — 2. Lettre
de M"" d'Épinay à Rousseau,
automne de 1757. — 3. Mme
d'Épinay place cette scène à
l'arrivée même de Grimm; il
paraît qu'elle n'eut lieu que
trois ou quatre semaines plus
tard, mais peu importe. Voir
Ritter, p. 331.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 405
toutes les avances. En forme de conclusion, il dit à
Mme d'Epinay : « Si cela doit me rendre le cœur de
mon ami, je ne m'en repens pas1. » Quoi qu'on
doive penser de cette réconciliation, Rousseau en
fut généralement félicité 2.
Diderot, doué d'une imagination impossible, fou-
gueux, emporté, mais aisé à ramener, était l'opposé
de Grimm. Il se fâchait facilement avec Jean-
Jacques, mais il se remettait de même. Dans le cou-
rant de l'été, ils eurent une nouvelle querelle, dont
la cause n'est pas bien connue. Mme d'Epinay se
borne à annoncer à Grimm comme une grande
nouvelle que Jean-Jacques est allé à Paris pour
voir Diderot, se jeter à son cou et lui demander
pardon d'une lettre trop vive qu il lui avait écrite.
Quoiqu'il prétende, dit-elle, n'avoir pas tort, il
a voulu lui jurer une amitié éternelle, a passé deux
jours auprès de lui, et est revenu enchanté. Il
voulait emporter son roman ; elle l'a dissuadé de
cette résolution, qui lui aurait fait perdre le mé-
rite de sa visite. Elle a eu de la peine à le déter-
miner, mais à la fin il s'est soumis. Elle le croyait
du moins ; car Grimm ne tarda pas à la détromper
et à lui apprendre que Rousseau en avait menti ;
qu'il n'avait été voir Diderot que pour lui lire
son ouvrage ; qu'il l'avait tenu depuis le samedi
dix heures du matin, jusqu'au lundi onze heures du
soir, lui donnant à peine le temps de boire et de
manger. Puis, la révision faite, Diderot lui ayant
parlé d'un plan qu'il avait dans la tête et d'un inci-
1. Confessioiis, 1. IX; — Mé- | Saint-Lambert, 28 octobre 1757.
moires de Mme d'Epinay, t. II, — 2. Lettres div rses, lin de
ch. Vlll ; — Lettre de Rousseau à \ 1757-17ofcS.
400
LA VIE HT LES OEUVRES
dent à arranger : Cela est trop difficile, avait répondu
froidement l'Ermite ; il est tard ; je ne suis point
accoutumé à veiller; bonsoir; je pars demain, à
six heures du matin. Et là-dessus, il avait pris congé
de Diderot, pétrifié de son procédé l.
Ce récit ne saurait être accepté de tout point. Il
est bien vrai qu'à cette réconciliation, dont Rous-
seau d'ailleurs s'attribue tout le mérite, il fut beau-
coup question de la Nouvelle Héloïse., Diderot
trouva l'ouvrage feuillu'1, c'est-à-dire trop touffu,
défaut que Rousseau reconnut sans difficulté, et dont
il chercha à se corriger dans la suite du roman.
Mais il est vrai aussi qu'on parla des ouvrages de
Diderot, notamment du Fils naturel, qui avait
échoué, et du Père de Famille, qui fut jugé capable
de réparer cet échec.
Il faut que Diderot ait repris bien vite son ascen-
dant sur Jean-Jacques; car, pour commencer, il
l'emmena souper, malgré sa répugnance, chez le
baron d'Holbach. Jean-Jacques était souvent ainsi,
se laissant gouverner comme un enfant, sauf à se
révolter contre ceux qui le gouvernaient 3.
Mme d'Epinay avait trop d'occasions de voir et
d'apprécier Rousseau pour lui rester longtemps atta-
chée. Outre les querelles de Grimm et de Diderot,
qu'elle avait embrassées chaleureusement, elle avait
ses sujets propres de mécontentement. On ne sait
1, Mémoires de Mmt d'Epi-
nay, t. II, ch. vm. — 2. Les
Confessions et une Lettre de
Rousseau à Duclos, 19 novembre
1760, disent feuillet. Cela doit
être une faute de copiste ou
d'impression; feuillet ne veut
rien dire. Duclos, enchanté
de la Nouvelle Iléloïse, dit for-
mellement d'ailleurs : Je vous
réponds que je ne trouve pas
l'ouvrage feuillu (Lettre de Du-
clos, novembre 1760). — 3. Con-
fessions, 1. IX, et Lettre à Mme
d'IIoudelot, s. d.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 407
si elle se souvenait que Rousseau l'avait soupçonnée
d'avoir écrit à Saint-Lambert; mais à coup sûr,
Rousseau ne l'avait pas oublié. Elle avait chaque
jour à se plaindre des âpretés et des inégalités de
son caractère. Elle a, d'ailleurs, parfaitement indi-
qué dans ses mémoires le mouvement progressif de
ses propres sentiments, qui, peu à peu, à l'amitié
substitua la pitié, puis l'indifférence et le mépris.
Dès le printemps, Jean-Jacques lui avait remis
les premières lettres de la Nouvelle Héloïse ; il lui
sembla que les personnages manquaient de vérité
et de chaleur ; qu'ils ne disaient pas un mot de ce
qu'ils devaient dire : c'était toujours l'auteur qui
parlait. Mais comment lui faire comprendre cela ?
Elle y parvint pourtant, à force de ménagements.
Jean-Jacques ne fut pas blessé, ou du moins ne le
fit pas trop paraître1.
Bientôt elle voit ou apprend ses visites à Eau-
Bonne, ses humeurs, les jalousies de Thérèse ; elle
se trouve négligée et ne tarde pas à être Fobjet de
soupçons odieux; de là, des explications, des récri-
minations. Puis les scènes se multiplient : Jean-
Jacques pleure ou s'irrite, accuse ou se justifie, se
met en colère ou demande pardon, se désespère,
tombe malade, donne toutes les marques du carac-
tère le plus fantasque, de l'esprit le plus désor-
donné. D'autres fois, il se livre aux paradoxes les
plus révoltants ; il a des idées à lui sur l'état de
nature, sur l'éducation : le père et la mère ne sont
pas faits pour élever leurs enfants, ni les enfants
pour être élevés par eux. En présence de ces thèses
bizarres, de ces écarts de caractère, Grimm ne ces-
1. Mémoires de Mme d'Èpinay, t. II, ch. VI.
tome i. 2?
408
LA VIE KT LES .ŒUVRES
sait de répéter à Mmc d'Ëpinay : Ma pauvre amie,
Rousseau est fou , mais vous t'avez encouragé ;
défiez-vous de lui; soyez plus ferme; je crains bien
que vous n'ayez à vous repentir de votre indulgence
à son égard. Le trait suivant peint bien le change-
ment qui s'opérait dans l'esprit de Mme d'Ëpinay.
Elle avait prié Rousseau de faire copier pour elle le
portrait que Latour avait fait de lui quelques années
auparavant. Latour se chargea lui-même de la
copie ; mais quand elle fut. prête, les événements
avaient marché et les rapports s'étaient aigris, au
point que Rousseau ayant demandé à Mmc d'Ëpinay
où il fallait placer cette copie. — Chez vous, lui
dit-elle. Je ne refuse pas votre portrait ; mais je ne
vous presse pas de l'apporter ; il faut voir si vous
méritez que je l'accepte1.
Ce fut alors, et la situation étant déjà très ten-
due, que Mmo d'Ëpinay conçut le projet d'aller à
Genève pour consulter Tronchin sur sa santé.
Le motif de ce voyage a été diversement jugé.
En général on admet, sur la foi de Jean-Jacques,
que celui qui fut mis en avant n'était qu'un pré-
texte, et que la véritable raison était la nécessité
d'aller cacher à l'étranger une grossesse peu hono-
rable. Rousseau ne formule cette explication qu'à
mots couverts, afin de ne pas divulguer, dit-il, les
secrets de Mme d'Ëpinay. Au fond, une accusation
ouverte serait moins venimeuse ; au moins elle ne
1. Voir sur tous ces faits
les Mémoires de Mme d'Ëpinay,
t. Il, ch. vi, vu et vm, et
Lettre deRousseau à Mme d'Ë-
pinay, vendredi, août 1757.
— Rousseau prétend que La-
tour ne lui apporta son por-
trait qu'après son départ de
l'Ermitage. Encore ici deux
versions contradictoires; —
Confessions, 1. IX.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU
-109
serait pas hypocrite. Le fait eût-il été vrai, que
Jean-Jacques était le dernier à qui il fût permis de
le dire. Lui, l'hôte, l'obligé, l'ami de \lme d'Epinay,
devait au moins la ménager devant le public , s'il
ne pouvait la respecter au fond du cœur. Mais que
dire si l'accusation était fausse? \Ime d'Epinay pouvait
être enceinte ; en fait, l'était-elle ' ? On n'en a pour
garant que la parole de Rousseau. Il l'avait appris
de Thérèse, laquelle le tenait du maître d'hôtel,
qui lui-même le savait par la femme de chambre.
Et c'est à ce bruit, venu du fond des cuisines, par
le canal d'une fille bavarde et menteuse, que Rous-
seau sacrifie la réputation d'une femme, sa bienfai-
trice ; et le gros des écrivains a longtemps répété
ce jugement! Bien plus, si on leur dit qu'il n'est
fondé sur aucune preuve positive ; que Mm0 d'Epi-
nay fut accompagnée de son mari, société gênante,
il en faut convenir, pour dissimuler une grossesse 2,
qu'à Genève, elle fut constamment fêtée, entourée,
exposée à tous les regards, qu'aucun document n'y
confirme les allégations de Rousseau3, ils ne sont
pas arrêtés pour si peu, et plutôt que de repro-
cher à leur héros une erreur... ou une calomnie, ils
imputent gratuitement et par simple induction un
crime à Mme d'Epinay. Si elle n'a pu accoucher à
Genève, insinuent-ils, il faut croire qu'elle aura fait
1. Nous ne parlons pas ici
des années précédentes. Ainsi,
l'on sait que le 29 mars 1753,
elle était accouchée d'une tille,
dont le père était Francueil.
— 2. Chemin faisant, à une
vingtaine de lieues de la fron-
tière, il paraît que M"« d'Épi-
nay fut gravement malade.
Elle se prépara à la mort, se
confessa, commuuia. Elle s'en
excusa ensuite auprès de
Grimm, qui aurait pris assez
mal la chose (Scherer, Mel-
chior Grimm). — 3. Sa VOUS,
ch. V.
410
LA VIE ET LES ŒUVRES
disparaître le fruit de ses coupables amours l. Heu-
reusement pour la mémoire de Mm0 d'Epinay, le fait
est éclairci aujourd'hui. Il est certain qu'elle n'était
pas enceinte quand elle fit son voyage de Genève2.
Rousseau avait précédemment exprimé l'intention
de s'en retourner à Genève ; il était naturel que
Mmc d'Epinay le mit à même de venir avec elle.
Elle lui en fit la proposition négligemment, sans
paraître y attacher d'importance ; Rousseau y ré-
pondit de même, en plaisantant sur l'utilité du cor-
tège d'un malade, pour accompagner une autre
malade. Aussi, malgré sa manie de chercher à tout
des motifs secrets, les pourparlers en seraient peut-
être restés là, si Diderot n'était venu se jeter à la
traverse. « J'apprends, écrivit-il à Rousseau, que
Mmc d'Epinay va à Genève, et je n'entends point
dire que vous l'accompagniez. Mon ami, content de
Mmc d'Epinay, il faut partir avec elle ; mécontent, il
faut partir beaucoup plus vite3. » Et, dans ce style,
qui d'un grain de sable ferait une montagne, il dé-
duit les raisons, réfute les objections, et se croit en
règle parce qu'il dit à la fin de jeter sa lettre, si
elle déplaît, et de n'y plus penser. — N'y plus
penser! Mais est-ce que cela était possible à Rous-
seau? Loin de là, il enfle encore les hyperboles de
Diderot. Lui qui, jusque-là, n'avait songé qu'à sa
santé, il découvre tout à coup une foule de com-
plots tramés contre lui. On prétend l'employer à
être le chaperon de Mmc d'Epinay, à couvrir une
situation qu'il n'a pas faite, tandis que Grimm, le
1. Œuvres de J.-J. Rousseau,
édit. Petitain, note du 1. IX
des Confessions. — 2. LUCIEN
Peray et Gaston Maugras,
Les dernières années de Mme d'E-
pinay, cli. I. — 3. Confessions,
1. IX.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 41.1
vrai coupable , le regardera de loin en riant à ses
dépens. Il s'irrite surtout, lui le citoyen libre de la
libre Genève, qu'on veuille faire de lui le suivant,
presque le valet d'une fermière générale i. Quel con-
traste entre le rôle qu'on veut lui imposer et les hon-
neurs qu'il reçut jadis dans cette même ville ! Dans
son dépit , il déchire avec ses dents le billet de
Diderot; il y répond immédiatement et court aus-
sitôt chez Mmc d'Epinay. Elle était avec Grimm. Il
leur lit avec intrépidité les deux lettres ; ils en
furent, dit-il, atterrés, abasourdis. Ce n'est pas tout
à fait ce que prétendent les Mémoires. Mécontent ,
aurait dit Mmo d'Epinay, pourquoi le seriez-vous?
Quels sont mes torts? L'autre, effrayé de son im-
prudence, aurait avoué en balbutiant qu'il l'avait
soupçonnée d'avoir instruit Saint-Lambert de ses
amours, et aussi qu'il avait confié ses soupçons à
Diderot. Mais il était si malheureux ! d'ailleurs, il
n'était pas sur ; il réparera ses torts ; il se rétrac-
tera 2 ; et il tombe aux genoux de Mmc d'Epinay ; il
lui demande pardon ; il lui promet de l'accom-
pagner à Genève, si elle le désire. — Il est bien
question de Genève! Allez, lui dit-elle ; que je ne
vous voie plus; et il sortit furieux3.
Il aurait pu regarder ces dernières paroles comme
un congé ; mais un congé ne faisait pas son affaire.
Aussi fut-il satisfait de l'insistance de Mm0 d'IIou-
1. Voir, outre les Confessions,
la LetU-e de Rousseau à Saitit-
Lambert . du 28 octobre 1757.
— 2. Il ne se pressa pas de le
faire, ou plutôt il ne le fit ja-
mais. « Je n'ai pas oublié ma
promesse, écrivait-il à Mm,d'Ë-
pinay peu de temps avant de
rompre avec elle ; mais on
n'est pas le maître de ses pen-
sées » (octobre 1737). — 3. Mé-
moires de Mme d'Epinay , t. II,
ch. vin.
412 LA ME ET LES ŒUVRES
detot pour le faire rester, au moins jusqu'au prin-
temps.
Tant de lettres, de démarches, de pourparlers
avaient le grand inconvénient de donner à l'affaire
un caractère et une importance qu'elle ne compor-
tait pas. « Si j'eusse été dans mon état naturel, dit
Rousseau, après la proposition et le relus de ce
voyage de Genève, je n'avais qu'à rester tranquille,
et tout était dit. » Malheureusement pour lui, il ne
savait pas être tranquille. Il désirait rester à l'Er-
mitage ; il le demandait parfois plus qu'il ne con-
venait à sa fierté, peut-être à sa dignité; ses amis
l'aidaient ; Mme d'Épinay ne se montrait pas trop
récalcitrante, et il faisait tout ce qu'il fallait pour
hâter son départ ; il provoquait des explications,
et ces explications ne faisaient que lui créer une
situation plus difficile.
Celles qu'il donna à Grimm, quoique longuement
pesées et étudiées, ne prouvent que deux choses
qu'on pouvait déjà savoir : qu'il était un écrivain
de mérite et un caractère méprisable. Première-
ment, dit-il, il n'aime pas les bienfaits; il n'en
veut pas ; il ne sait aucun gré à ceux qui lui en
imposent de force. En second lieu, s'il doit quelque
chose à Mme d'Épinay, elle lui doit bien davantage.
A force de sollicitations et d'intrigues, elle a vaincu
ses goûts et l'improbation de ses amis pour l'attirer
à l'Ermitage. Et depuis qu'il y est, que de cuisants
repentirs ne lui a-t-elle pas inspirés ! « Comparez les
bienfaits de Mme d'Epinay avec mon pays sacrifié et
deux ans d'esclavage, et dites-moi qui, d'elle ou de
moi, a plus d'obligations à l'autre? » Pense-t-on ce-
pendant qu'il doive accompagner Mmc d'Epinay ;
qu'on le dise, et il part à l'instant même, sans se
Dli JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
413
demander s'il ne sera pas pour elle un embarras
bien plutôt qu'un secours. Quant au séjour à l'Er-
mitage, il comprend qu'il ne peut le prolonger; il
lui semble seulement qu'il vaut mieux attendre au
printemps. Le départ aura alors moins d'éclat, et
sera moins pénible pour lui '.
Poser la question dans ces termes, c'était la ré-
soudre. Grimm lui répondit d'abord par un simple
billet assez cavalier qu'on n'avait pas besoin de lui,
mais qu'il pouvait, s'il le voulait, offrir ses services,
afin de se prévaloir ensuite d'un refus. Rousseau
aima mieux écrire une nouvelle lettre de récrimina-
tions à Mmc d'Epinay, au risque de se l'aliéner sans
retour. Mais Saint-Lambert, à qui il avait égale-
ment exposé ses raisons, et surtout M™8 d'Houdetot
lui restaient; leur affection pouvait le consoler de
bien des déboires 2.
Le départ de Mmo d'Epinay (29 octobre) ne rendit
pas le calme à Rousseau. Quelques jours étaient à
peine écoulés, qu'il recevait de Grimm une nouvelle
réponse. « Si je pouvais vous pardonner, lui disait
Grimm, je me croirais indigne d'avoir un ami. Je
ne vous reverrai de ma vie 3. » En effet, ils ne se
réconcilièrent jamais.
La lettre de Grimm désola Rousseau; mais elle
eut au moins l'avantage de l'éclairer. Il vit enfin
qu'il lui fallait quitter l'Ermitage. Il song-ea à cher-
cher à Montmorency un petit établissement provi-
soire jusqu'au printemps*. Ce n'était pas toutefois
1. Lattre à Grimm, 19 octobre
1757. — 2. Lettres de Mme d'Hou-
detot à Rousseaic, 26 octobre :
de Rousseau a Sain f- Lambert,
'ia octobre 1757. — 3. Mémoires
île Mme d'Epinay, t. II, ch. ix.
— 4. Lettre à Sime d'Houdetot,
8 novembre : autre lettre de
novembre 1757.
il 4 LA VIE ET LES ŒUVRES
l'avis de Mmo d'Houdetot. La pitié l'avait rendue
plus affectueuse ; le même sentiment lui donna une
fermeté qui ne lui était pas habituelle. Elle mit tout
en œuvre pour calmer son pauvre ami, pour le ré-
concilier d'abord avec Diderot, puis avec Mmc d'Epi-
nay1. Ses conseils étaient inspirés par un bon na-
turel ; mais pour les rendre efficaces, il aurait fallu
donner à Rousseau une énergie de volonté, une
force contre lui-même dont il était bien incapable.
Ils étaient cependant trop conformes à ses désirs
secrets pour qu'il ne fît pas une tentative ; mais son
effort, comme tout ce qui part d'une volonté faible
et hésitante, fut insuffisant et maladroit. « J'ai voulu
quitter l'Ermitage, écrivit-il à Mmo d'Epinay, et je
le devais ; mais on prétend qu'il faut que j'y reste
jusqu'au printemps ; et puisque mes amis le veulent,
j'y resterai jusqu'au printemps, si vous y consen-
tez. » Cette résolution était trop tardive. « Puisque
vous vouliez quitter l'Ermitage, et que vous le de-
viez, lui répondit Mmo d'Epinay, je suis étonnée que
vos amis vous aient retenu. Pour moi, je ne consulte
point les miens sur mes devoirs, et je n'ai rien à
vous dire sur les vôtres2. »
Le congé était net et sec. Rousseau l'appelle im-
prévu ! Dans tous les cas, il n'y avait plus de place
pour l'hésitation. Quoi que put dire et faire Mme d'Hou-
detot, il fallait partir sur-le-champ. Mmc d'Houdetot
avait en effet nourri jusqu'à la fin l'espoir d'empê-
cher le départ de Rousseau. Elle écrivit à sa belle-
sœur pour la disposer à l'indulgence ; peut-être y
aurait-elle réussi, si celle-ci avait été laissée aux
1. Lettres de M>n» d'Houdetot à'\ 14 décembre 1757. — 2. Lettre
Rousseau, du 26 ■ octobre au | à jl/,ue d'Epinay, et Réponse.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 415
inspirations de son cœur ; mais elle était obsédée
par Grimm. C'est lui qui la prévint contre toute
idée de réconciliation ; il paraît même constant
qu'elle lui en fit plus tard de vifs reproches l.
Grimm s'est expliqué deux fois sur cet événement.
D'abord il a déclaré que personnellement il n'eut
jamais de reproches à faire à Rousseau pendant les
huit années que dura leur liaison. S'il la rompit, il
eut des raisons de justice et de probité qui l'y obli-
gèrent 2. Il revint plus tard sur ce sujet, mais dans
des termes autrement vifs. « Rousseau , dit-il, se
croyant en droit d'être jaloux de son ami M. de
Grimm, paya sa bienfaitrice de la plus noire ingra-
titude, et l'homme qu'il se crut préféré ne fut plus
à ses yeux que le plus injuste et le plus perfide des
hommes 3. » Il ne faut pas s'étonner de la différence
des deux passages ; les Confessions avaient paru
dans l'intervalle.
Jean-Jacques ne fut pas aussi embarrassé qu'il
veut bien le dire , pour faire son déménagement. La
saison était peu favorable , c'est vrai ; mais on n'est
pas pour rien un homme célèbre, et plus d'une per-
sonne aurait été honorée de lui donner asile. Il n'eut
pas besoin, dans tous les cas, d'aller loin. Un
M. Mathas, procureur fiscal du Prince de Condé,
lui fit offrir une petite maison qu'il avait dans sa
propriété de Mont-Louis à Montmorency. Rousseau
accepta, fit marché avec lui, acheta quelques objets
pour compléter son modeste mobilier, et , au milieu
de la glace et de la neige, le 15 décembre 1757, il
1. Mémoires de Mm* d'Épinay, littéraire, la novembre 176(3. —
t. II, ch. IX. — Lettre du fils 3. Correspondance littéraire,
d'Épinaij à Musset-Pat hay, 20 novembre 1783.
mai 1811. — 2. Correspondance ,
\H)
LA VIE ET LES ŒUVRES
fit charrier ses effets dans sa nouvelle demeure. On
prétend qu'il affecta de mettre au cul de la charrette
le portrait de Mm° d'Épinay, la face tournée du cote'
des passants. Rousseau dit au contraire qu'il le lui
avait rendu avant son départ1.
Il profita de l'occasion pour renvoyer à Paris la
mère Le Yasseur. Thérèse voulut intercéder pour
elle, mais il fut inflexible. 11 lui donna en partant de
l'argent, ses effets, quelques meubles; il s'engagea
à payer son loyer et à subvenir à ses besoins. Dans
le même temps , Mmo d'Epinay s'entendait avec
Grimin et Diderot pour que la bonne femme ne
manquât de rien et prenait à son compte la moitié
de la dépense. Jean- Jacques se trouva-t-il alors dé-
chargé, ou sa belle-mère reçut-elle de toutes mains2?
Après le départ de Jean-Jacques, Mm0 d'Epinay,
en femme du monde qui sent qu'entre gens qui ont
eu des rapports intimes et n'en doivent plus avoir,
les récriminations deviennent superflues, se tint
exclusivement sur le terrain des affaires. Elle dési-
rait, entre autres choses, rembourser les gages du
jardinier avancés par Rousseau3; celui-ci, non
content de refuser, ne sut pas se priver de quelques
phrases, que Mmc d'Epinay appelle, non sans raison,
impertinentes ■.
Du reste, si dans ses lettres à Rousseau, elle res-
tait dans les termes d'une froide politesse, il n'en
était pas toujours de môme quand elle parlait de
lui. D'ailleurs, Grimm la tenait au courant des faits
1. Bachaumont, 26 avril
1783; — Confessions, 1. X. —
2. Mémoires de Mme d'Epinay
t. II, eh. ix. — 3. Lettre de
Mme d'Epinay à Rousseau, 17
janvier 1758. — 4. Mém. de
Mme d'Epinay, t. II, ch. ix; —
Lettre de Rousseau à Mme d'E-
pinay, 27 février 1758.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 417
et gestes de ce monstre, de cet homme abominable.
Il lui répétait les bruits de Paris. On blâmait Rous-
seau, disait-il; mais aussi Ton ne voyait dans sa
conduite à elle-même qu'une singulière affectation
et une prétention ridicule; et voilà, ajoutait-il, ce
qu'on gagne à obliger des fous *. Mmc d'Epinay
n'avait pas davantage à se louer de Thérèse et de
ses bavardages 2. Mais ces petites misères étaient
bien insignifiantes à ses yeux, en comparaison de
certains autres soucis : n'allait-on pas, par exemple,
jusqu'à lui imputer d'avoir été la maîtresse de Jean-
Jacques. Grimm s'employait de son mieux à la laver
de ces infamies; mais plus d'un an après, il était
encore obligé de s'élever contre ces rumeurs, tant
elles étaient persistantes 3.
Tandis qu'à Paris on faisait à Mme d'Epinay un
grief de ses bienfaits envers Rousseau, à Genève,
où l'on ne savait pas encore les faits, on lui tenait
compte même du bien qu'elle avait cessé de lui
faire. Elle prétend que Deluc ayant appris parTron-
chin le départ de Rousseau, vint les larmes aux
yeux pour la consoler et l'assurer que lui et la Répu-
blique lui garderaient toujours la reconnaissance
dont leur concitoyen paraissait manquer *. Mais pour
qui connaît Deluc. grand partisan de Rousseau , le
fait a besoin de confirmation.
Pour bien juger du rôle que joua Diderot dans
cette affaire, il est bon que nous retournions un peu
en arrière.
Mme d'Houdetot n'avait pas été la seule à presser
1. Mihn. de M'uC d'Epinay, j derol Mèm. de .Ume d'Epinay,
t. II, ch. ix. — 2. ld., ch. ix j t. II, ch. x). — 4. Mém. de
el X. — 3. Lettre de Grimm à Di- | Mme d'Epinay, t. Il, ch. ix.
418 LA VIE ET LES ŒUVRES
Rousseau de rester à l'Ermitage; Diderot, lui aussi,
quoique en commerce assidu avec Giïmm, avait agi
dans le même sens et prêché d'abord la conciliation.
« Pourquoi , disait-il à Rousseau , délogez-vous de
l'Ermitage? Si c'est impossibilité d'y subsister,
danger de la saison, je n'ai rien à dire; sinon, votre
raison est mauvaise. Votre séjour à Montmorency
aura mauvaise grâce1. » Il promettait en même
temps à Jean-Jacques de le venir voir. Sa visite eut
lieu dans les derniers jours que celui-ci passa à
l'Ermitage. Ils parlèrent longuement et sérieuse-
ment. Jean-Jacques avait le cœur plein ; il l'épancha
dans le sein de son ami, lui confia ses secrets (pas
tous , bien entendu) ; lui dévoila les manœuvres de
Mm0 d'Épinay ; prit les deux Le Vasseur à témoin
de certains faits dont elles avaient connaissance et,
dans le dépit que lui causèrent les réticences et les
démentis de la vieille, se promit bien de ne pas la
garder davantage avec lui2.
Voilà du moins ce que racontent les Confessions.
Il est possible que Diderot ait fait à l'Ermitage la
visite dont il est ici question; mais il en fit assuré-
ment une autre dont Rousseau ne parle pas, visite
qui dut être orageuse et donna lieu à un grand dé-
ploiement de déclamations, de sentimentalité et de
pleurs. Diderot ayant parlé à Saint-Lambert de la
lettre qu'il avait dû recevoir de Rousseau, n'avait
pas appris sans une profonde stupéfaction que ce-
lui-ci, au lieu de lui écrire sur le ton dont ils étaient
convenus, lui avait envoyé une lettre atroce, à la-
quelle Saint-Lambert disait « qu'on ne pouvait ré-
1. Lettre de Diderot à Rous- j 1. IX.
seau, hiver de 1757. — 2. Conf., \
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
419
pondre qu'avec un bâton. » Après avoir rétabli la
vérité des faits, Diderot exaspéré courut chez Rous-
seau. « Je viens savoir, lui dit-il, si vous êtes fou
ou méchant, » et il lui dévoila la noirceur de la
conduite qu'il avait tenue en essayant de brouiller
Saint-Lambert avec Mmc d'Houdetot. — « Il y a
quinze ans, reprit Rousseau, que vous me connais-
sez ; vous savez que je ne suis pas méchant, et je
vais vous prouver que je ne suis pas fou. » Et il lui
donna une lettre de Mmc d'Houdetot; mais cette
lettre prouvait précisément la fourberie dont il
était accusé. — « Ah, certes! vous êtes fou, lui dit
Diderot, de vous être exposé à me laisser lire ceci. »
— Rousseau furieux ne voulut pas convenir de son
tort. Bientôt après il fit un crime à Diderot de
s'être expliqué avec Saint-Lambert, et il l'accusa
de l'avoir trahi et d'avoir violé le secret qu'il lui
avait confié.
De retour chez lui, Diderot écrivit à Grimm la
lettre la plus violente, pour lui dévoiler les men-
songes, les noirceurs, les perfidies de Rousseau.
« Que je ne voie plus cet homme-là, disait-il, il me
ferait croire au diable et à l'enfer. Si je suis jamais
forcé de retourner chez lui, je suis sûr que je fré-
mirai tout le long du chemin1. »
Il parait que ce ne fut pourtant pas encore la rup-
ture définitive, tant il est vrai que les paroles de
Diderot n'étaient que comédie. On voit dans une
lettre postérieure de Deleyre que Diderot continuait
1 . Mémoires de Mma d'Épinay,
t. II, ch. IX. — Mémoires de
Marmontel, 1. VIII. — La Jeu-
nesse de Mme d'Épinay, Appen-
dices. Tablettes manuscrites
de Diderot, communiquées
par M. Maurice Tourneux :
Les sept scélératesses de Bous-
seau.
420 LA VIE ET LFS ŒUVRES
à Rousseau sou affection. « Je ne sais quoi, disait
Deleyre, se met entre vous deux. Pardonnez-vous
mutuellement; il a besoin d'indulgence1. Mais des
coups trop violents avaient été portés de part et
d'autre , et les ressentiments longtemps contenus
n'attendaient qu'une occasion pour éclater.
La rupture vint de Jean-Jacques. Il y avait sans
doute beaucoup d'imagination dans leurs querelles;
mais les causes de leurs divisions, pour être imagi-
naires, n'en étaient pas moins puissantes. Jean-
Jacques se fâcha parce que les discussions précé-
dentes l'y avaient disposé; il se fâcha parce qu'ayant
reçu son congé de MmP d'Epinay, il voulut à son
tour donner le sien à Diderot. Le mot de Diderot :
11 n'y a que le méchant qui soit seul, lui revint â la
mémoire et lui monta au cerveau. Il se fâcha enfin
parce que le refroidissement de Mm0 d'IIoudetot
ayant encore excité sa bile, il voulut, suivant sa cou-
tume, trouver à cette disgrâce des motifs secrets.
Quand donc Mmc d'IIoudetot lui écrivit qu'elle était
décidée à cesser tout commerce avec lui2 : C'est de
Diderot, s'écria-t-il, que vient tout le mal : Dide-
rot a divulgué ses secrets à Saint-Lambert, Diderot
lui a retiré le cœur de son amie, Diderot est un
traître ; il faut rompre avec lui.
Le 2 mars il lui avait encore écrit, pour se
plaindre, il est vrai, mais sans aigreur; et chose
remarquable , il ne faisait pas dans sa lettre la
moindre allusion au fameux grief de la violation de
ses secrets3. Mais désormais à quoi boules explica-
1. Lettre de Deleyre à Rous-
seau, 28 février 1758. — 2. Let-
tres de il/me d'IIoudetot à Rous-
seau, M décembre 1757, 19 fé-
vrier, 6 mai 1758. — 3. Lettre à
Dilerot, 2 mars 1758.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
421
tions? Elles aboutissent trop souvent à un raccommo-
dement; il n'en veut plus. Pourquoi se préoccuper
des règles de la bienséance? Elles ne sont que men-
songe et trahison. Jean-Jacques d'ailleurs est devenu
un personnage et il peut prendre ses modèles sur
les sommets. Il se rappelle que Montesquieu, rom-
pant avec le P. Tournemine, le déclara hautement
à tout le monde. Il veut faire comme Montesquieu;
il veut faire mieux, s'il est possible, et il insère dans
un ouvrage qu'il publiait alors, la Lettre à d'Alem-
bert sur les Spectacles, la phrase suivante : « J'avais
un Aristarque sévère et judicieux; je ne l'ai plus;
je n'en veux plus ; mais je le regretterai sans cesse,
et il manque bien plus encore à mon cœur qu'à
mes écrits. Ad amicum etsi produxeris gladium, non
desperes ; est enim régressas. Ad amicum si aperueris
os triste, non timeas ; est enim concordatio. Excepto
convicio, et improperio, et superbia, et mysterii re-
velatione, et plaga dolosa; in his omnibus effugiet
amicus. » (Ecclesiastic, xxxn, 26, 27) S Rousseau
prétend que ces paroles étaient claires pour qui-
conque était au fait de la question, et ne signifiaient
rien pour le reste du monde. C'est là une mauvaise
plaisanterie. Elles étaient claires pour tout le
1. Voici la traduction de
ce texte par Marmontel
{Mémoires, 1. VII) : « Si vous
avez tire l'épée contre votre
ami, ne désespérez pas, car
il y a moyen de revenir. Si
vous l'avez attriste par vos
paroles, ne craignez rien ; il
est possible encore de vous
réconcilier avec lui- Mais
pour l'outrage, le reproche
injurieux, la révélation du
secret et la plaie laite à son
cœur en trahison., point de
grâce à ses yeux; il s'éloi-
gnera sans r tour. » La lettre
a d'Alembert est datée du 20
mars 1758; mais elle ne parut
qu'un peu plus tard. La pré-
face notamment ne lut pas
imprimée avant le 15 juin.
(Lettre à Rey, 23 juin 1758.)
422
LA VIE KT LES ("(F.l'VRKS
monde; et eussent-elles eu besoin d'être expliquées,
du moment que l'explication était trouvée, elles de-
venaient à l'instant connues de tous1.
La phrase de Rousseau et la rupture qui en fut
la suite fut un événement dans Paris, et pendant
quelque temps, le sujet de toutes les conversations.
« Mon Dieu, disait le duc de Castries, partout où je
vais, je n'entends parler que de ce Rousseau et de
ce Diderot! Conçoit-on cela? des gens de rien; des
gens qui n'ont pas de maison, qui sont logés à un
troisième étage! En vérité, on ne peut se faire à ces
choses-là 2. »
L'injure étant publique ne laissait pas de place à
une réconciliation. Diderot fut très blessé, mais ne
daigna pas répondre, du moins publiquement. « Nos
amis communs, écrivait-il peu de temps après, ont
jugé entre lui et moi; je les ai tous conservés et il
ne lui en reste aucun. C'est une action atroce que
d'accuser publiquement un ancien ami, même lors-
qu'il est coupable ; mais quel nom donner à l'ac-
tion, s'il arrive que l'ami soit innocent? Et quel nom
lui donner encore, si l'accusateur s'avouait au fond
de son cœur l'innocence de celui qu'il ose accuser3? »
La conduite de Rousseau fut universellement blâ-
mée. Deleyre lui en exprima sa tristesse4. Saint-
Lambert, que Rousseau regardait comme son dernier
ami, qui, la veille encore, lui avait écrit dans les
termes de la plus tendre amitié ', ne put contenir
son indignation. Sa lettre a d'autant plus d'impor-
tance que lui-même avait été l'occasion de la rup-
1. Confessions, 1. X. — 2.
Champfort ; cité par Saint-
Marc Girardin (Revue des
Deux Mondes, 15 septembre
1833). — 3. Lettre de Diderot
à M. N., de Genève. — k. Lettre
de Deleyre à Rousseau, 29 oc-
tobre 1758.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 423
ture et savait parfaitement à quoi s'en tenir1. Voici
la réponse insolente que lui fit Rousseau : « Mon-
sieur, en lisant votre lettre, je vous ai fait l'honneur
d'en être surpris, et j'ai eu la bêtise d'en être ému;
mais je l'ai trouvée indigne de réponse. Je ne veux
point continuer les copies de Mmc d'Houdetot. S'il
ne lui convient pas de garder ce qu'elle a, elle peut
me le renvoyer, je lui rendrai son argent2... »
Rousseau croit que cette lettre fit rentrer Saint-
Lambert en lui-même ; c'est peu probable. Il est
vrai que celui-ci ne lui garda pas rigueur ; qu'il dîna
avec lui quinze jours après ; mais il vaut mieux at-
tribuer son retour, si le retour fut véritable, aux
bons soins de Mmc d'Houdetot.
Voilà donc Rousseau absolument sans amis. Il
avait si bien manœuvré qu'il les avait tous perdus
dans l'espace de quelques mois. Sa rupture avec Di-
derot ne revêtit pourtant pas le caractère d'âpreté
qu'elle eut constamment avec Grimm. Certes, Rous-
seau a dit du mal de Diderot ; Diderot, de son côté,
en a dit encore plus de Rousseau, principalement
dans sa Vie de Séitèque, où, à propos de Sénèque,
de Claude et de Néron, il vomit vingt pages d'in-
jures contre son ancien ami. Mais ces boutades
avaient leurs retours. Il fut même, dans un moment,
question d'une réconciliation, dont, bien entendu,
Diderot aurait fait presque tous les frais. Rousseau
ne voulut pas s'y prêter3.
Outre les antipathies de caractère qui divisaient
ces deux hommes, on peut, avec Saint-Marc Girar-
1. Lettre de Saint-Lambert à
Rousseau, 10 octobre 1738;
Confessions, 1. X. — 2. Lelire
à Saint- Lambert, Il octobre
1758. — 3. Lettre du comte d'Es-
cheray à Rousseau, 23 mai 1765.
28
424 LA VIE ET LES OEUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
din, indiquer un autre motif à leur rupture, l'oppo-
sition de leurs idées. Deux tendances partagent les
philosophes du xvm0 siècle ; la tendance franche-
ment antireligieuse, qui avait pour aboutissants le
matérialisme et l'athéisme, quoique le plus souvent
elle n'allât pas jusque-là, et la tendance semi-reli-
gieuse et spiritualiste, qui, sans aller jusqu'au Chris-
tianisme, entendait maintenir une sorte de religion
philosophique. Voltaire, et à sa suite Diderot, sont
les représentants les plus illustres de la première
tendance. Rousseau, qui chaque jour se séparait
davantage de l'école philosophique, se plaçait par
là-même à la tête de la seconde. Tant que ces diffé-
rences ne se manifestèrent que dans l'intimité de la
vie privée, tout en donnant lieu à des discussions,
elles n'altérèrent pas sensiblement l'amitié. Mais il
arriva en même temps, et que les différences s'ac-
centuèrent de plus en plus, et qu'elles eurent pour
témoins et pour juges les salons, qui étaient alors
une sorte de tribune philosophique, et même le grand
public du livre. Les occasions de chocs devinrent
dès lors plus fréquentes, les blessures plus pro-
fondes. Entre hommes qu'on peut appeler des
hommes publics, de cette divergence de direction à
une séparation formelle, et, s'il s'agit d'amis, à une
rupture éclatante, il n'y a pas loin1. Cette explica-
tion qui convient parfaitement aux querelles de
Rousseau et de Diderot, peut s'appliquer également
à celles de Rousseau et de Voltaire. Elle donne à
ces disputes une importance considérable, qui ne
touche plus seulement à l'intérêt privé, mais embrasse
l'intérêt même de la philosophie et de la religion.
1. Revue des Deux Mondes, 1er décembre 1833.
CHAPITRE XIV
Sommaire : Travaux de Rousseau perdant son séjour a l'Ermitage.
— I. Le poème de Voltaire sur le désastre de Lisbonne. — Rousseau
se décide à y répondre. — La Lettre sur la Providence. — Envoi de
cetle lettre à Voltaire et réponse évasive de Voltaire. — Publication de
la Lettre sur la Providence.
II. Extraits des ouvrages de l'abbé de Saint-Pierre. — Motifs et hési-
tations de Rousseau. — Le Projet de paix perpétuelle. — La Polysy-
nodie. — Publication de ces ouvrages. — Opuscules de Voltaire sur la
paix perpétuelle.
III. La Morale sensitive. — Lettres sur la vertu et le bonheur. —
Les Amours de Claire et de Marcellin. — Le Petit savoyard.
I
Nous avons dit à la fin du chapitre précédent
que Voltaire et Rousseau sont les représentants les
plus fameux des deux tendances qui se partagent la
philosophie libre-penseuse du xviii0 siècle. Nous en
trouvons la preuve, sans avoir besoin d'aller plus
loin, dans la conduite qu'ils tinrent à l'occasion du
tremblement de terre qui détruisit Lisbonne m
1755. Ainsi, leur première lutte sérieuse eut lieu à
propos d'une question de philosophie religieuse.
La ruine de Lisbonne avait répandu dans tout le
monde civilisé une émotion profonde. Voltaire n'eut
g-arde de laisser échapper une si belle occasion de
remettre Dieu à la raison. Des milliers d'hommes
ont trouvé la mort dans le désastre ; pourquoi Dieu
ne l'a-t-il pas empêché? On fait honneur à Dieu de
l'ordre de l'univers ; ne pourrait-on pas, à plus
forte raison, lui faire un reproche de ses innom-
426
LA VIE ET LES ŒUVRES
brables désordres ? Cependant à l'argument ancien
de l'existence de Dieu par l'ordre de la nature,
Voltaire qui, d'ailleurs, était déiste, n'avait point à
opposer l'argument de la non-existence de Dieu par
l'existence du désordre dans la création. Il lui était
plus facile de s'en prendre tout bonnement à Pope
et à Leibnitz, et, en face de leur axiome : Tout est
bien, de dresser le tableau des maux qui affligent
l'humanité. Mais ses vers passent par-dessus la tête
de Pope et de Leibnitz , pour aller frapper en plein
la Providence divine \ Peu d'affirmations précises ;
mais, sous un respect simulé, des difficultés, des
cloutes, tout ce qu'il fallait pour ébranler la croyance
à la Providence, tel est le procédé de Voltaire. Il
termine par le mot espérance ; mais d'un bout à
l'autre son œuvre ne respire que le désespoir.
Lorsque Rousseau reçut le poème de Voltaire, ne
sachant d'abord d'où lui venait ce présent, il l'attri-
bua naturellement à l'auteur. L'envoi lui avait été
fait en réalité par Roustan, jeune ministre du saint
Evangile, dans le but précisément de provoquer
une réponse de sa part. Lors de son voyage à Ge-
nève, il s'était établi des rapports d'intimité et de
confiance entre lui et les pasteurs. Ceux-ci fondaient
sur leur illustre compatriote les plus grandes espé-
rances. Il n'est donc pas étonnant que Roustan se
soit adressé à lui, pour défendre leur cause et celle
de la Religion. « Vos lettres, lui écrivait Roustan,
sont lues et dévorées par tous nos concitoyens ;
laisserez-vous passer, sans mot dire, ces tristes
choses2? » Rousseau, heureux d'entrer dans les
1, Œuvres de Voltaire, Poème
sur le desastre de Lisbonne, ou
examen de cet axiome : Tout est
bien. — 2. Desnoiresterres,
Voltaire et la société française
au xvmc siècle, t. IV, p. 131.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
427
vues de ses amis, écrivit alors sa réfutation1.
On a beaucoup admiré sa Lettre, parce que les
conclusions en sont justes. Ses partisans en ont fait
une de leurs grandes réponses à ceux qui l'accusent
d'impiété. Voyez, disent-ils, la Lettre de Rousseau
sur la Providence ; admirez comme il s'y montre re-
ligieux et convaincu. Les chrétiens eux-mêmes le
regarderaient presque , dans cette circonstance ,
comme un des leurs, comme une sorte de franc-
tireur, fort peu discipliné, de l'armée de Dieu. Il
est certain que, dans sa Lettre, l'éloquence déborde
presque d'un bout à l'autre ; il est certain aussi qu'il y
plaide la cause de Dieu, et on doit lui en savoir
gré ; tout en ajoutant qu'il la plaide mal. Défendre
la vérité par des arguments faux n'est la défendre
qu'à moitié, et c'est ce que fait Rousseau.
L'origine du mal est, depuis le commencement
du monde, un des problèmes les plus redoutables
de la philosophie et de la Religion. En vain la phi-
losophie a voulu le résoudre, elle a constamment
échoué; telle est précisément la cause de la fai-
blesse de Rousseau. En voulant rester uniquement
philosophe, il se condamnait d'avance à l'impuis-
sance.
Voltaire, qui ne voulait que détruire et pêcher en
eau trouble, n'avait besoin pour cela que de soule-
ver des objections. Jean-Jacques, au contraire, qui
avait la prétention d'établir une vérité positive ,
avait tout intérêt à ramener la question à ses véri-
tables termes. Entre le tout est bien de Leibnitz et
1. Lettre de Rousseau à M. de
Voltaire, 18 août 1756. Strec-
keisen - Moultou a publié
dans les Œuvres et correspon-
dances inédites de J.-J. Rous-
seau, un fragment inédit de
cette lettre. Ce fragment est
sans importance.
i"28 LA VIE ET LES ŒUVRES
le tout est mal de Voltaire, il y avait en effet un
troisième parti à prendre, et c'était le bon : la. justi-
fication pure et simple de la Providence. Dieu, au-
teur de l'univers, le gouverne avec sagesse ; c'est
lui qui a établi les lois qui le maintiennent et le
conservent. En ce qui concerne les hommes, il a
donné à chacun assez de biens pour que sa bonté,
sa sagesse et sa justice soient pleinement justifiées.
Il a surtout ménagé à l'homme les moyens de par-
venir au bonheur complet en lui laissant les occa-
sions de mériter. Dieu se montre l'exact rému-
nérateur de la vertu, le juste vengeur du crime. Il
n'a pas seulement , d'ailleurs, pour manifester sa
Providence, le temps présent; il a aussi la vie fu-
ture, qui redressera tous les torts, corrigera tous les
abus, remettra toutes choses en leur place. — Com-
ment se fait-il que Rousseau, au lieu de s'attacher
à ces grandes vérités, ait trouvé bon de suivre son
adversaire sur son propre terrain ? Non content
d'augmenter, par ses doctrines sociales et religieuses,
la difficulté de sa tache, il consentait ainsi, par une
fausse générosité ou une fausse manœuvre, à se
priver d'une partie de ses moyens. Son dogme fon-
damental que l'homme naît bon, sa prétention de
substituer au péché originel la corruption de l'homme
par la civilisation le gênaient évidemment pour sou-
tenir la thèse de Leibnitz et de Pope ; aussi est-il
faible, malgré son éloquence. Il raisonne bien, si
l'on veut, mais ses raisonnements manquent de base.
« Si je ramène, dit-il, ces questions diverses à leur
principe commun, il me semble qu'elles se rap-
portent toutes à celle de l'existence de Dieu : Si
Dieu existe, il est parfait; s'il est parfait, il est
sage, puissant et juste ; s'il est sage et puissant, tout
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 429
est bien ; s'il est juste et puissant, mon âme est im-
mortelle ; trente ans de vie ne sont rien pour moi
et sont peut-être nécessaires au maintien de l'uni-
vers. Si l'on m'accorde la première proposition, ja-
mais on n'ébranlera les suivantes ; si on la nie, il ne
faut point discuter sur ses conséquences... Quant à
moi, je vous avouerai que ni le pour ni le contre ne
me paraissent démontrés sur ce point par les seules
lumières de la raison, et que si le théiste ne fonde
son sentiment que sur des probabilités, l'athée,
moins précis encore, ne me parait fonder le sien
que sur des possibilités contraires...
« Non, dit-il en terminant, j'ai trop souffert en
cette vie, pour n'en pas attendre une autre. Toutes
les subtilités de la métaphysique ne me feront pas
douter un moment de l'immortalité de l'âme et
d'une Providence bienfaisante. Je la sens, je la crois,
je la veux, je l'espère, je la défendrai jusqu'à mon
dernier soupir, et ce sera, de toutes les disputes
que j'aurai soutenues, la seule où mon intérêt ne
sera pas oublié. »
Mais il faut convenir que cette conclusion n'est
nullement contenue dans les prémisses ; que Rous-
seau, en bonne logique (il l'avouait lui-même un
instant auparavant), ne pouvait aboutir qu'au doute
et à une preuve de sentiment, qui n'avait rien de
bien rigoureux. Et s'il en est ainsi de la partie la
plus ferme de sa lettre , que dire du surplus ? La
foi en la Providence le console, le fortifie, l'aide à
porter le poids de la vie, l'élève sur les ailes de
l'espérance ; mais à celui qui lui dirait que sa foi
est vaine, que son espérance est trompeuse, il n'au-
rait rien à répondre, sinon qu'il lui plait d'être con-
solé. Voltaire n'avait pas osé nier la Providence,
430 LÀ VIE ET LES ŒUVRES
Rousseau, de son côté, n'osait pas l'affirmer; tous
deux doutent ; seulement l'un incline à croire que
la Providence n'existe pas ; l'autre qu'elle existe ; il
n'y a entre eux qu'une différence de degré et de
tendance. Etait-ce bien la peine d'entamer une
aussi grave discussion puisqu'elle ne devait rouler
que sur un peut-être ?
La péroraison de Rousseau est très belle ; elle a
été souvent citée : « Je ne puis m'empècher, Mon-
sieur, de remarquer à ce propos une opposition bien
singulière entre vous et moi dans le sujet de cette
lettre. Rassasié de gloire et désabusé des vaines
grandeurs, vous vivez libre au sein de l'abondance,
bien sûr de votre immortalité ; vous philosophez
paisiblement sur la nature de l'âme, et si le corps
ou le cœur souffre, vous avez Tronchin pour méde-
cin et pour ami; vous ne trouvez pourtant que mal
sur la terre. Et moi, homme obscur, pauvre et
tourmenté d'un mal sans remède, je médite avec
plaisir dans ma retraite, et trouve que tout est bien.
D'où viennent ces contradictions? Vous l'avez vous-
même expliqué : vous jouissez, mais j'espère, et
l'espérance embellit tout. »
La Lettre sur la Providence ferme en quelque
sorte le cercle du système de Rousseau. Par son
Discours sur l'Inégalité, il avait pris rang contre la
société; par sa Lettre, il se range parmi les spiri-
tualistes ; il se limite ainsi des deux côtés et donne
sa mesure; il se présente à la fois comme révolu-
tionnaire et comme animé de sentiments religieux.
Ce ne serait pas assez de dire que Rousseau com-
battit ici Voltaire à armes courtoises; il ne cessa de
lui témoigner son admiration et son respect; peu
s'en fallait qu'il ne se proclamât son disciple. Ce-
DE JEAN-JACQUES RUISSEAU.
431
pendant Voltaire dut s'apercevoir, à la vigueur de
certains coups, qu'il avait affaire à un rude jouteur.
Embarrassé peut-être par la politesse de son adver-
saire, se souciant peu de donner une réponse sé-
rieuse, ce qui sans doute lui aurait été difficile, il
trouva juste à point pour s'en dispenser la maladie
d'une de ses nièces1. On a dit que cette maladie
n'était qu'un prétexte ; il est certain qu'elle était
réelle 2 ; mais on sait aussi qu'avec sa prodigieuse
activité d'esprit, ni les maladies de ses parents, ni
même quelquefois les siennes propres n'étaient ca-
pables d'arrêter sa plume.
Jean-Jacques ne s'était pas décidé sans une cer-
taine appréhension à envoyer sa Lettre au grand
homme. Il commença par l'adresser à Tronchin,
avec plein pouvoir de la donner ou de la suppri-
mer, selon qu'il le jugerait convenable. « S'il peut
supporter ma franchise, disait-il, cachetez ma lettre
et la lui donnez, en ajoutant tout ce que vous croi-
rez propre à lui persuader que jamais l'intention de
l'offenser n'entra dans mon cœur 3.
Tronchin, de concert avec les pasteurs, avait déjà
tenté de tempérer l'ardeur antireligieuse de Voltaire,
et l'avait conjuré de brûler le poème de la Religion
naturelle. Il n'avait pu obtenir que quelques adou-
cissements et avait été peu satisfait. Aussi ne fut-il
rien moins que rassuré sur le résultat de la com-
mission dont il était chargé. « J'espère pourtant,
dit-il, qu'il lira votre belle lettre avec attention. Si
1. Réponse de Voltaire à Rous-
seau, 12 septembre 1756. — 2.
Lettres de Voltaire à (PArgental,
6 septembre et 1er octobre; à
Ricltelieu, 6 septembre 1756.
— 3. Gaberel, Rousseau et les
Genevois, cb. IV ; — Lettre de
Rousseau à Tronchin, 18 août
1756.
432 LA VIE ET LES ŒUVRES
elle ne produit aucun effet, c'est qu'à soixante ans
on ne guérit guère des maux qui commencent à
dix-huit1. »
L'effet fut nul. On devait s'y attendre; mais la
réponse de Voltaire fut polie. Rousseau y fut pris,
et ne songea pas que les mots flatteurs qu'elle con-
tenait pouvaient bien n'être qu'un pur persiflage 2.
Plusieurs années après, quand Voltaire fut brouillé
avec Rousseau, il publia sa vraie réponse, c'était le
roman de Candide, un de ses écrits les plus impies.
Cette fois Jean-Jacques put se reconnaître dans le
personnage ridicule de Pangloss. Il prétend, il est
vrai, qu'il n'a jamais lu Candide. Est-ce bien exact?
Rousseau ayant demandé en vain et à plusieurs
reprises à Voltaire la permission de publier sa
Lettre, déclara à la fin y vouloir renoncer. Bien
plus, il protesta contre la publication qu'en fit, plu-
sieurs années après, le Prussien Formey, dans son
journal3. Reste à savoir comment Formey se l'était
procurée. Mais que l'indiscrétion soit venue de
Grimm, comme Rousseau le donne à entendre, de
Voltaire ou de Rousseau lui-même, ce dernier n'en
put être bien fâché. Il avait dit, en parlant des let-
tres à Mmc d'Houdetot : on ne brûle pas de telles
lettres; ne peut-on pas dire, en parlant de celle-ci :
on ne compose pas une telle œuvre pour la laisser
enfouie au fond d'un carton ?
Le rôle qu'il tint dans cette circonstance ne pa-
raît pas très net. L'abbé ïrublet, ayant reçu le
1. Lettre de Tronchin à Rous- fessions, 1. X ; — Lettres de
seau, l,r septembre 1756. —
2. Lettre de Rousseau à Tron-
chin. Voir Sayous, t. I, p. 258.
— 3. Le 23 octobre 1759. — Con-
Rousseau à Voltaire, 17 juin
1760; à Rey, juin 1760; à Moul-
tou, 18 janvier 1761.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 433
journal de Formey, y avait vu la lettre, et avait
écrit à Rousseau qu'elle serait bonne à réimprimer
à Paris, en ajoutant toutefois qu'il ne s'en dessaisi-
rait pas sans sa permission. On peut s'étonner que
l'abbé fut seul à la connaître. Il semble d'ailleurs
que, du moment qu'elle avait paru à Berlin, rien ne
s'opposait plus à ce qu'on en fit tel usage qu'on vou-
drait à Paris. Rousseau commença pourtant par dé-
clarer à Voltaire, mais sous certaines réserves, qu'il
ne se prêterait pas au désir de l'abbé. On lui a fait
un grand reproche d'avoir ensuite vivement pressé
la réimpression. Sans vouloir le justifier entière-
ment, la faute ne nous parait pas bien grave.
Quoi qu'il en soit, la lettre de l'abbé Trublet est
du 13 juin 1760; le 17, Rousseau mande à Voltaire
qu'il souhaite que sa lettre ne soit pas imprimée à
Paris; qu'il ne la ferait imprimer lui-même que s'il
ne pouvait éviter qu'elle le fût malgré lui. Cepen-
dant, il avait déjà commencé à agir; car ce même
jour, 17 juin, Malesherbes lui répondait qu'il s'op-
poserait vainement à ce que la lettre parût en
France ; que le mieux était donc qu'il la fit imprimer
lui-même. Le 18, Rousseau entretient de nouveau
l'abbé Trublet, et de nouveau lui recommande le
secret; le 19, il a trouvé un libraire et demande à
Malesherbes la permission d'imprimer ; enfin, le 23,
cette permission est accordée, sans même passer
par la formalité de la censure. Malgré cela, l'im-
pression n'eut pas lieu. « Cet ordre, dit Malesherbes,
ne fut pas exécuté. M. Guérin (l'imprimeur) est
convenu, et M. Rousseau aussi, que la lettre ne
pouvait pas être imprimée en France '.
1. Voir Voltaire et Rousssau, I Lettres de l'abbé Trublet à lious-
par Gaston' Maugras, ch. iv; | seau, 13 et 19 juin ; de Rousseau
434
LA VIE ET LES ŒUVRES
Quels motifs pouvaient donc empêcher la publi-
cation d'un ouvrage aussi religieux? C'est que Rous-
seau, « en combattant les systèmes hasardés de
Voltaire, tombait lui-même, dit Bachaumont, dans
des écarts qui ne permettaient pas au Gouverne-
ment d'en tolérer la publicité '. » Ces paroles s'ap-
pliquent évidemment au passage sur la Religion ci-
vile, que l'auteur reproduisit, en le développant dans
le Contrat social. C'est ainsi qu'il déparait par des
erreurs déplorables jusqu'à ses meilleures œuvres.
Cette interdiction n'empêcha pas d'ailleurs la Lettre
de se répandre. On ne saurait se figurer jusqu'où
allaient alors les tolérances du Gouvernement, sur-
tout sous l'administration de Malesherbes. Tout ce
qu'on exigeait, c'était qu'il n'y eût pas d'éclat.
L'année suivante, un libraire de Genève ayant
voulu réimprimer la Lettre sur la Providence , en
avait déjà tiré vingt-quatre pages, quand Moultou
et Vernet en arrêtèrent l'impression. Cela dut leur
être pénible, car ils trouvaient cette œuvre fort
belle, et Abauzit, une des autorités les plus respec-
tées de Genève, la regardait comme un des meil-
leurs ouvrages de Rousseau. Nous ignorons si celui-ci
fut très satisfait du zèle de ses amis dans cette cir-
constance 2.
à Voltaire, 17 juin 1760, tirées
de la Bibliothèque de Neuchâ-
tel; Lettres de Malesherbes à
Rousseau, 17 juin; de Rousseau
à Malesherbes, 1 9 j uiii ; de Males-
herbes à M. de Caltey, 23 juin;
Permis d'imprimer daté du 23
juin, et Note autographe de
Malesherbes, s. d. Ces derniè-
res pièces à la Bibliothèque
nationale, mss. fonds français,
nouvelles acquisitions n° 1183.
— 1. Mémoires de Rachaumont,
2 novembre 1764. — 2. Lettre
de Moultou à Rousseau, 30 no-
vembre, et Réponse de Rous-
seau, 12 décembre 1761.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 435
II
Les Extraits des ouvrages de l'abbé de Saint-
Pierre prirent beaucoup de temps à Rousseau et
profitèrent peu à sa gloire. C'est un travail ingrat
que d'analyser un livre ; que dire de l'analyse d'un
projet, ou plutôt de projets multiples, longs, diffus,
obscurs, ennuyeux, souvent faux, presque toujours
chimériques ? Aussi Rousseau n'alla-t-il jamais jus-
qu'au bout; il se serait même arrêté plus tôt encore,
s'il ne s'était trouvé engagé par des sollicitations
puissantes et par ses promesses. S'il n'avait eu que
Mably pour le presser, il s'en serait peu embar-
rassé; mais Mmo Dupin s'était mise de la partie.
Mme Dupin avait beaucoup connu le vieil abbé dont
elle avait été, disait-on, l'enfant gâtée; elle avait
conservé pour sa mémoire un grand respect, une
grande affection. Aussi attachait-elle un sérieux
intérêt à voir ressusciter par son ancien secrétaire
les ouvrages morts-nés de son ami. Rousseau n'avait
pas seulement à pêcher dans les vingt-trois volumes
du bonhomme ; son neveu , le comte de Saint-
Pierre, lui avait en outre remis plusieurs volumes
manuscrits, dont il fallait tâcher de tirer parti1.
Il analysa ainsi, moitié de gré, moitié de force,
le Projet de paix perpétuelle et la Polysijnodie, fit
sur ces deux ouvrages quelques pages de réflexions,
et en resta là.
Il n'est personne qui ne désire la paix ; ce qui
n'empêche pas qu'on a toujours fait la guerre... et
qu'on la fera toujours. Les projets de paix, les
1. Confessions, 1. X.
436 LA VIE ET LES ŒUVRES
sociétés, les ligues de la paix peuvent donc avoir
tous les avantages, excepté celui de la possibilité.
Pourtant la paix est une si belle chose qu'on vou-
drait prendre pour des réalités les rêves qui eu
retracent l'image, et qu'alors même qu'on n'a pas
la foi, on se laisse bercer par une sorte d'espérance.
Ces projets, d'ailleurs, tout chimériques qu'ils
sont, ne sont pas inutiles. Ne serviraient-ils qu'à en-
tretenir le désir de la paix, qu'à y disposer les
esprits, qu'à montrer de loin cet idéal inaccessible,
mais dont on peut espérer d'approcher plus ou
moins, que les auteurs pourraient s'estimer large-
ment payés de leurs peines.
Ces réflexions peuvent nous dispenser d'examiner
en détail les moyens réputés infaillibles pour assu-
rer la paix. Quels qu'ils soient, on peut dire qu'ils
sont bons par l'intention et faibles par la pratique.
Hélas ! la première condition pour en assurer le
succès serait de déterminer les souverains et les
peuples à en essayer.
Grimm appelle l'abbé de Saint-Pierre et Rousseau
deux fous logés aux deux extrémités des petites
maisons; il regrette que le philosophe doux, débon-
naire, d'une bienveillance universelle, ait eu pour
interprète un misanthrope austère, injuste, sans
bienveillance, toujours porté à décrier1. Cette déci-
sion est bien sévère.
La meilleure critique du Projet est peut-être
dans le Jugement qu'en porte Rousseau. « On ne
voit point, dit-il en terminant, de ligues fédératives
s'établir autrement que par des révolutions, et sur
1. Correspondance littéraire, l 15 septembre 1757.
1er mai 1761. Voir aussi au
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 437
ce principe, qui de nous oserait dire si cette ligue
européenne est à désirer ou à craindre ? Elle ferait
peut-être plus de mal tout d'un coup, qu'elle n'en
préviendrait pour des siècles1. »
Mais nous ne voulons pas nous attarder plus long-
temps sur un livre dont le mérite, fort médiocre
d'ailleurs, n'appartient môme pas en entier à Rous-
seau.
Nous serons encore plus bref sur la Polysynodie ,
ouvrage destiné à montrer les avantages de la plu-
ralité des conseils dans le gouvernement. Dans notre
temps, où les constitutions se font et se défont avec
tant de rapidité, l'importance relative de rouages
administratifs plus ou moins bien combinés risque-
rait de trouver le public fort blasé. Remarquons
toutefois dans le Jugement sur la Polysynodie un
passage qui montre que si Rousseau était révolu-
tionnaire par moments, il ne l'était pas toujours.
« 11 faudrait, dit-il, commencer par détruire tout ce
qui existe, pour* donner au gouvernement la forme
imaginée par l'abbé de Saint-Pierre , et nul n'ignore
combien est dangereux clans un grand état le mo-
ment d'anarchie et de crise qui précède nécessaire-
ment un établissement nouveau. La seule intro-
duction du scrutin devait faire un renversement
épouvantable et donner plutôt un mouvement con-
vulsif et continuel à chaque partie qu'une vigueur
nouvelle au corps. Qu'on juge du danger d'émou-
voir une fois les masses énormes qui composent la
monarchie française. Qui pourra retenir l'ébranle-
ment donné ou prévoir tous les effets qu'il peut
produire ? Quand tous les avantages du nouveau
1 . Jugement sur le Projet de paix perpétuelle.
438 LA VIE ET LES ŒUVRES
plan seraient incontestables, quel homme de sens
oserait entreprendre d'abolir les vieilles coutumes,
de changer les vieilles maximes, et de donner une
autre forme à l'Etat que celle où l'a successivement
amené une durée de treize cents ans ?
Rousseau venait de terminer ses deux Extraits,
avec les Jugements composés à leur occasion, quand
parut à Londres un abrégé en deux volumes des
œuvres politiques de l'abbé de Saint-Pierre. M. de
Bastide, auteur du journal le Monde, ne se sentit
point découragé par l'insuccès de ce livre ; mais
jugeant sans doute que le nom seul de Rousseau
était une réclame suffisante, il ne négligea rien pour
s'assurer sa collaboration. Il s'adressa à cet effet à
Duclos, qui lui-même ne demandait qu'à pousser
son ami. De Bastide était insatiable ; si on l'avait
écouté, non seulement les travaux de l'abbé de
Saint-Pierre, mais la Nouvelle fléloïse, YEmile, le
Contrat social auraient paru par articles dans son
journal. Rousseau se contenta de €ui céder pour
douze louis Y Extrait sur la paix perpétuelle. Mais
la publication de ce simple travail, qui pourtant ne
comprenait pas le Jugement, souffrit des difficultés.
Le Gouvernement, si indulgent tant qu'il ne s'agis-
sait que de plans ou d'idées générales, ou qu'il
n'avait point à donner d'approbation formelle, était
d'une sévérité outrée pour les livres soumis à sa
censure. Il voulut voir dans Y Extrait des hardiesses
qu'il n'était pas possible de tolérer dans un journal.
De Bastide regarda alors comme plus prudent de
faire la publication en un volume séparé. Il aurait
désiré un titre moins simple et qui mît davantage
en lumière le nom de Rousseau ; mais celui-ci ne
consentit point à ce qu'on lui attribuât intégrale-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 439
ment un honneur qu'il jugeait ne lui appartenir
qu'en partie. Il ne voulut pas non plus qu'on l'ap-
pelât Monsieur Rousseau, mais simplement Jean-
Jacques Rousseau, citoyen de Genève, ni plus, ni
moins.
Le volume parut en 1761, c'est-à-dire quatre ou
cinq ans après qu'il avait été fait. Il arrivait cepen-
dant assez à son heure , et les alternatives de la
guerre de sept ans , les étonnantes victoires de
Frédéric II, les négociations du Pacte de famille
pouvaient lui donner au moins un intérêt d'à-propos.
Deleyre, très admirateur de Y Extrait, très persuadé
qu'il était possible d'en appliquer les vues, regret-
tait de n'être plus au ministère, pour le faire
remettre aux mains des plénipotentiaires. Mais il
est à croire que les hommes d'état et les hommes
de guerre se préoccupaient de tout autre chose que
des utopies de l'abbé de Saint-Pierre, remises à,
neuf par Jean-Jacques Rousseau. Deleyre insistait
pour qu'on fît paraître sans retard le Jugement sur
le Projet^. Duclos, de son côté, aurait voulu qu'on
publiât les extraits de toutes les œuvres de l'abbé2.
Malgré ces invitations , Jean-Jacques voulut s'en
tenir au Projet de paix perpétuelle. La Polysynodie
et les deux Jugements ne furent imprimés qu'après
sa mort. Dans le temps où il songeait à donner plus
d'extension à son œuvre, il avait fait aussi quelques
recherches sur la vie de l'abbé de Saint-Pierre ;
nous n'en possédons qu'un fragment sans impor-
tance, publié en 1861 par M. Streckeisen-Moultou3.
\. Lettre de Deleyre à Bous- bre 1760. — 3. Œuvres el Cor-
seau, là mars 1761. — 2. Lettre , respondances inédites de J.-J.
dr Duclos à Rousseau. 3 déccm- ' Rousseau.
440 LA VIE ET LES OEUVRES
Voltaire, qu'on ne manque jamais de rencontrer
à propos de toutes les œuvres de Rousseau, a voulu
dire son mot sur la Paix perpétuelle. Il l'a fait dans
deux opuscules : l'un, le Rescrit de l'Empereur de la
Chine, dirigé nommément contre Jean-Jacques, n'est
qu'une farce sans portée ; l'autre, intitulé De la paix
perpétuelle, est une impudente falsification de l'his-
toire. Il a pour but de prouver qu'il n'est possible
d'établir la paix que sur les ruines de tous les dogmes
chrétiens. Rousseau ne fit qu'en rire, et cette fois, il
fit bien.
III
La Morale sensitive ou le Matérialisme du Sage,
ne fut connue que par deux pages des Cojifessions
jusqu'à l'époque (1826) où Villenave publia, sous le
titre de Pensées d'un esprit droit et sentiments d'un
cœur vertueux, un opuscule qui évidemment en était
une sorte d'étude préparatoire. « L'on a remarqué,
dit Rousseau, que la plupart des hommes sont, dans
le cours de leur vie, souvent dissemblables à eux-
mêmes, » tantôt portés à la vertu, tantôt inclinés
vers le vice. Il entreprit de chercher les causes de
ces variations et voulut essayer de diriger celles qui
dépendent de nous. « L'impression des objets exté-
rieurs... les climats, les saisons, les couleurs, la
lumière, les éléments, les aliments, le bruit, le
silence, le mouvement, le repos, tout nous offre
mille prises presque assurées , pour gouverner dans
leur origine les sentiments dont nous nous laissons
dominer. » Telle était l'idée fondamentale de Rous-
seau, établie sur ses expériences, sur ses observa-
DE JEAX-JACQUES ROUSSEAU.
tions, et dont il prétendait faire un livre utile et
agréable '. Il y avait peu travaillé ; mais le peu
qu'il avait écrit fut perdu, ou, d'après lui, fut volé,
lors de sa fuite de Montmorency, après la publica-
tion de YÉmîle3. C'est ce manuscrit, venu de l'hôtel
de Luxembourg' et passé ensuite en diverses mains,
que Villenave a retrouvé. Il se compose de pensées
détachées, au nombre de soixante-dix-sept, dans le
genre des Pensées de Pascal, ou des Maximes de La
Rochefoucauld. Un tel travail ne s'analyse pas; mais
on y reconnaît à chaque ligne le cachet si personnel
de Rousseau. Il est évident qu'il songeait à lui-même
en le composant : on dirait parfois qu'il a eu l'inten-
tion de se censurer lui-même dans les défauts qu'il
condamne.
Quoique ses préceptes ne s'élèvent guère en gé-
néral au-dessus d'une prudence tout humaine, la
plupart sont d'une morale très pure , quelques-uns
d'une grande délicatesse de sentiment. Le sujet qui
reparait le plus souvent est l'amitié ; puis viennent
des conseils pour supporter les misères de la vie ou
pour obtenir le bonheur, pour dominer ses passions
ou pour acquérir la vertu 3.
Mmo de Genlis songea à faire un roman qui aurait
eu pour titre : /' Education sensitive. Elle en fut dé-
tournée, on ne voit pas bien pourquoi, parla crainte
d'une sorte de rapprochement avec la Morale sensi-
1. Confessions, 1. XI. — 2.
Confessions, 1. XII. — 3. La
bibliothèque de la Chambre
des députés possède trois co-
pies de la Nouvelle IJéloïse. A
la lin de Tune d'elles, celle
qui porte le titre de 2e co-
pie, se trouvent ciuq ou six
pages de pensées détachées.
Ces fragments, qui rappellent
assez l'opuscule dont nous ve-
nons de parler, n'étaieut-ils
point destinés, dans l'inten-
tion de l'auteur, à figurer dans
la Morale sensilive?
442 LA VIE ET LES ŒUVRES
tive. Ce qu'elle dit, du reste, du projet de Rousseau
montre qu'elle n'avait pas l'idée de ce qu'il devait
être l. Autant qu'on en peut juger par le peu qu'on
en connaît, le plan de la Morale sensitive nous pa-
rait faux, ou du moins exagéré; mais rien n'autorise
à conclure, comme le fait Mmc de Genlis, qu'il abou-
tisse au Matérialisme, à l'Athéisme, à l'Epicurisme.
Les Lettres sur la Vertu et le Bonheur font partie
des manuscrits de Rousseau conservés à la Biblio-
thèque de Neuchâtel. C'est là qu'elles dormaient
dans l'oubli depuis un sircle quand M. Streckeisen-
Moultou les publia en 1861 2. On sait qu'elles furent
composées vers 1757, pour Mmc d'Houdetot. Elles
appartiennent donc à l'époque de la maturité littéraire
de l'auteur ; leur manière les rapproche en effet de
ses plus beaux ouvrages. Il va pourtant encore des
différences à établir entre elles. La première est, sans
contredit, la plus parfaite, la mieux écrite et aussi
la moins inexacte comme doctrine. On peut lui re-
procher toutefois de faire en morale la part beaucoup
trop grande au sentiment. « La nature, » y est-il
dit, « nous donne des sentiments et non des lu-
mières. » Nous avons cité une partie de cette lettre,
à propos du Discours sur l'Inégalité. La seconde, qui
traite plus spécialement du bonheur, insiste sur la
vanité des systèmes de philosophie et sur les contra-
dictions de leurs auteurs. La troisième n'est qu'un
pur scepticisme. « Ce qu'il y a de plus démontré
pour nous, y dit Rousseau, est donc suspect en-
core, et nous ne pouvons savoir si les Eléments
d1 Euclide ne sont pas un tissu d'erreurs. » La qua-
1. Préface A'Alphonsine. — I inédiles de J.-J. Rousseau.
2- Œuvres et Correspondance \
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 443
trième et dernière est une éloquente aspiration vers
les choses d'en haut, vers le bien moral, vois l'ordre
intellectuel : une élévation du cœur qui nous rap-
proche de Dieu.
Les Amours de Claire et de Marcellin ' étaient
peut-être destinées à être placées, comme épisode,
dans une œuvre plus étendue. Deleyre, qui en avait
probablement connu les premières pages, désirait
beaucoup que Rousseau terminât cette pastorale
pleine de fraîcheur. « M'oubliez pas. » dit-il ailleurs,
« votre pauvre Marcellin. Ouoique paysan, il vaut
bien vos amants de ville2. » Tel n'était pas l'avis de
Rousseau; Julie, Saint-Preux, les amants de ville
l'absorbaient tout entier; il n'acheva pas Marcellin.
Une autre nouvelle : Le Petit Savoyard, rie de
Claude Noyer, doit dater aussi de la même époque.
Cet opuscule est trop incomplet pour qu'il soit pos-
sible de le bien juger. Tout ce qu'on en peut dire,
c'est qu'il s'annonce assez mal au point de vue
moral, religieux et social.
1 Cet opuscule et le suivant j dance inédites de J.-J. Rous-
on t été publiés par M. Strec- seau. — 2. Lettres de Deleyre à
keisen-Moultou, dans son vo- : Rousseau, 26 août et 23 sep-
lunie des Œuvres et correspon- [ tembre 1736.
CHAPITRE XV
Du 15 décembre 1757 au 9 juin 1762
Sommaire : I. Maladie de Rousseau. — Son établissement à Mont-
Louis. — Efforts pour introduire le théâtre à Genève. — Article Genève
de Y Encyclopédie. — Motifs d'intervention de Rousseau. — Analyse
de la Lettre à d'Alembert sur les spectacles. — Digressions : de la
condition des femmes. — Les amusements à Genève. — Les plaisirs
publics, tels que Rousseau les conçoit. — Devise de Rousseau : Vitam
impendere vero. — De l'imitation théâtrale.
II. Manière dont la Lettre à d'Alembert fut composée. — Sa publica-
tion. — Réponse de d'Alembert. — Autres réponses. — Appréciation
du monde religieux. — Appréciation de Genève.
III. Irritation de Voltaire. — Lettre de Rousseau à Voltaire. — Fureur
croissante de Voltaire. — Effets de la Lettre à d'Alembert sur le théâtre
à Genève et aux environs de Genève.
IV. Différend entre Rousseau et l'administration de l'Opéra, relative-
ment au Devin. — Nouvelles amitiés contractées par Rousseau. — Mme de
Verdelin. — M. et Mme de Luxembourg. — Mme de Boufflers. — Le
Prince de Conti. — Morgue de Rousseau.
V. Le Petit château de Montmorency. — Visites que Rousseau reçoit à
Mont-Louis. — Flatteries de Mme de Luxembourg. — Rousseau lit à
Mme de Luxembourg la Nouvelle Héloïse, puis l'Emile. — Copie de la
Nouvelle Héloise pour Mme de Luxembourg. — Les Aventures de Mi-
lord Edouard. — Comédie des Philosophes, par Palissot.
1
Il est à croire que Mme d'Epinay n'avait qu'un
médiocre désir de renvoyer Rousseau , et lui-même
ne se souciait nullement de quitter l'Ermitage : son
orgueil, ses susceptibilités, ses maladresses, les cir-
constances avaient tout fait. Maintenant il lui fallait
dire adieu aux douceurs d'une vie large et facile,
aux distractions d'une société nombreuse et spiri-
1. Confessions, 1. X.
LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 445
tuelle, aux cajoleries d'une femme aimable, au bien-
être, sans souci de l'avenir; au lieu de cela, la
solitude, la vraie solitude, en compagnie d'une fille
que, malgré ses efforts, il ne pouvait parvenir à
aimer, le travail de chaque jour, la lutte pour
l'existence. L'effervescence, la nécessité de sortir
d'une position fausse l'avaient soutenu d'abord. Une
fois à Mont- Louis, il ne lui resta plus qu'à mesurer
la profondeur de la chute qu'il venait de faire, à
comparer sa situation de la veille avec celle du len-
demain et à se livrer à ses regrets.
Quand Jean- Jacques était triste, il se croyait ma-
lade. C'est encore ce qui lui arriva. Cette fois cepen-
dant sa maladie se manifesta par des signes exté-
rieurs trop évidents pour laisser place au doute, et
l'obligea à user de sondes, de bougies, de bandages,
de tout l'appareil des infirmités humaines. Il put se
convaincre, comme il le dit, qu'on n'a pas le cœur
jeune impunément, quand le corps a cessé de l'être.
Il consulta le médecin Thierry, qui était son ami.
Selon son habitude, il se crut mort ; mais, selon son
habitude aussi , il en fut quitte pour la peur. Cet
état dura toute une année.
Faut-il attribuer aux inquiétudes que lui inspirait
sa santé, le soin qu'il prit de régler par un acte
authenthique le sort de Thérèse, qu'il qualifie de
sa servante? Il lui reconnaît la propriété de tout le
mobilier. Ce mobilier, évalué à 300 livres, pour
fixer le contrôle, était des plus simples : deux lits,
une commode, une armoire, du linge, de la batterie
de cuisine. Il déclare aussi lui devoir 1,950 livres,
pour treize années de ses gages \
1. Acte passé devant M» Hé- | et encore aujourd'hui con-
bert, notaire à Montmorency, | serve dans l'étude de son
iiG LA VIE ET LES ŒUVRES
La maison de Mont-Louis était petite, mais bien
suffisante pour notre ermite. Elle avait, de ses
chambres ou de sa terrasse, une belle vue, tant
dans la direction du Mont-Valérien que sur Paris,
Montmartre, la forêt de Saint-Germain. Elle existe
encore aujourd'hui, presque sans changement, ainsi
qu'un donjon qui servit souvent à Rousseau de
cabinet de travail.
A peine installé, il fut heureux, comme diversion
à ses soucis, d'avoir à composer une œuvre litté-
raire qui fut, tant par elle-même que par ses con-
séquences, l'événement capital de son séjour à
Mont-Louis ; ce fut sa Lettre à d' Alembert sur les
spectacles.
On ne saisirait pas bien l'importance de cette
lettre, si l'on ne se rappelait le puritanisme qui
régnait alors à Genève, les efforts tentés, en face
d'un rigorisme intraitable, pour amener un certain
relâchement dans les mœurs, la résistance des au-
torités, enfin le rôle de Voltaire et l'intérêt tout pra-
tique qu'il attachait â la question des théâtres. « La
vie à Genève , dit Gaberel , était une véritable vie
conventuelle; les lois somptuaires y étaient sévères;
on y comptait une foule de défenses dont la loi
civile ne s'occupe pas d'habitude. Calvin avait fondé
un état réellement chrétien, parce qu'il avait forcé
(le mot est souligné) chaque citoyen à être un
citoyen chrétien *. »
On ne peut s'étonner, après cela, de ne pas
trouver de théâtre à Genève. En 1737, pourtant, le
Gouvernement s'était cru obligé d'en accorder un
successeur (aux Mémoires de • note de l'éditeur). — l. Voltaire
Mm» d'Épinay, t. II, en. ix ; ; et les Genevois.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 447
aux ambassadeurs des cours médiatrices. On s'en-
tassait chaque soir dans ce bâtiment trop étroit ; ce
qui n'empêcha pas les magistrats de révoquer l'au-
torisation au bout d'une année, sur les représen-
tations du Consistoire.
En 1744, 174o, 1749, eurent lieu de nouvelles
tentatives, toujours suivies de répression et de cen-
sures.
Voltaire, établi aux Délices, passionné pour le
théâtre, surtout pour les pièces dont il était l'auteur,
était bien décidé à ne tenir aucun compte de ces
défenses ; mais on résista à Voltaire lui-même. Il
voulut faire jouer la comédie chez lui, avoir des
acteurs genevois, des spectateurs genevois ; on
s'émut, on refusa de tolérer cet abus, et Voltaire
parut se soumettre, tout en se promettant bien
d'avoir raison de ces sages lois , qu'il trouvait fort
sottes.
L'article de d'Alembert sur Genève, dans YEncy-
clopédie , lui fournit une occasion de remettre la
question sur le tapis. D'Alembert avait été à Genève,
pour préparer son article ; il y avait vu de jeunes
ministres, dont plusieurs sans doute étaient médio-
crement épris des vieilles coutumes ; il avait été
prendre langue aux Délices. Rousseau croit que
le passage relatif aux spectacles est de Voltaire lui-
même1. On peut affirmer au moins qu'il fut inspiré
par lui.
Ce fut, dit-on, Diderot qui fit, le premier, con-
naître à Rousseau l'article de d'Alembert ; mais
Diderot, le père de Y Encyclopédie, joua ici tout au
plus le rôle de donneur de nouvelles ; il ne fut pas,
1. Lettre de Rousseau à Vernes, 22 octobre 1758.
LA. VIE ET LES ŒUVRES
il ne pouvait pas être l'instigateur de la lettre de
Rousseau. Celui-ci reçut l'impulsion d'un autre côté,
et beaucoup plus tard ; il commença même par s'y
montrer peu sensible. Vernes, en sa qualité de pas-
teur, était principalement touché par l'accusation de
socinianisme portée contre les pasteurs dans le même
article de d'Alembert. Il s'en ouvrit à son ami, et
le pressa de répondre. Non seulement Rousseau
refusa1, mais il plaida en faveur de d'Alembert pour
le moins les circonstances atténuantes. Il est pro-
bable néanmoins que ce fut la lettre de Vernes qui
déposa dans son esprit le germe de sa Lettre sur les
spectacles. Il persista, il est vrai, à ne traiter qu'in-
cidemment la question religieuse, laissant aux pas-
teurs le soin de se défendre eux-mêmes. Cela valait
mieux ; sa manière de les défendre aurait couru le
risque de n'être pas de leur goût. Le secours indi-
rect qu'il leur prêta , en traitant à fond la question
des spectacles, leur fut néanmoins très utile; aussi
lui en eurent-ils une grande reconnaissance.
Ils étaient au fond assez embarrassés. D'Alem-
bert n'avait pas tout inventé : il avait vu les pas-
teurs, il avait travaillé sur des notes et des mé-
moires. L'accuser d'indiscrétion était une réponse
qui ne pouvait que compromettre sans justifier. Qui
l'avait renseigné? Dans une réunion solennelle de
la Compagnie, où l'on fit subir à tous les membres
présents une sorte d'interrogatoire, l'on aboutit à
un désaveu unanime des doctrines suspectes. Cela
ne prouve pas qu'elles ne fussent partagées par plu-
sieurs. Tous assurément n'étaient pas sociniens,
mais quelques-uns l'étaient ; cela suffisait pour rendre
1. Lettre à Vernes, 18 février 1758.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 449
la situation délicate. On commença par parlemen-
ter. Tronchin, le médecin, écrivit à d'Alembert une
lettre bien douce , bien flatteuse , bien conciliante '.
Mis en demeure de déclarer quels ecclésiastiques
avaient pu l'informer si mal, d'Alembert ne voulut
citer aucun nom 2. D'ailleurs il se sentait soutenu
par Voltaire, qui l'engageait à tenir bon et à ne
rien rétracter, quand même le Parlement se mettrait
de la partie. « Des politesses, disait-il à d'Alembert,
mais point de rétractation , directe ni indirecte 3. »
Après plus de six semaines , la commission nommée
à cet effet avait présenté en consistoire et fait ad-
mettre sa protestation 4. Voltaire et d'Alembert ne
furent pas seuls à critiquer cette pièce; les ortho-
doxes rigides lui trouvèrent bien aussi un certain
fumet d'arianisme 5. Elle était pourtant ferme, mo-
dérée et aussi nette qu'il était possible de l'attendre
d'une assemblée protestante. Mais ne fait pas qui
veut des professions de foi.
La protestation des Pasteurs avait déjà paru, ou
était sur le point de paraître, quand Rousseau se
décida à entrer en lice. Son intervention donna aus-
sitôt à la querelle un éclat tout nouveau.
1. Lettre sans date, fin de
décembre 1757, ou commence-
ment de janvier 1733 (aux
4 mai 1759; de d'Alembert à
Voltaire, 11 et 28 janvier 1758.
— 4. Extrait des registres de
Œuvres posthumes de d' A leiïibert, la Vénérable Compagnie des
édition Pougens, 179':)). — 2. Hé- Pasteurs de Genève, 10 février
ponse de d'Alembert. 6 janvier 1753. —5. Avertissement sur la
1758 ; voir Lettres critiques d'un Justification de l'article Genève
voyageur anglais sur l'article de l'Encyclopédie 'aux Œuvres
Genève, 1766. Voir aussi Ga- de d'Alembert); — Lettres de
BEREL, Voltaire et les Genevois. Voltaire à Verncs, 29 décembre
— 3. Lettres de Voltaire à d'A- 1757; à d'Argental, 5 février
lembert, 6, 12, 29 décembre j 1753. — Sayous, t. I, ch. x.
1757, 19 janvier, 23 février 1758, I
450 LA VIE ET LES ŒUVRES
Constatons d'abord qu'il était dans son rôle en
écrivant contre les spectacles , et ne faisait que con-
tinuer sa campagne contre la civilisation. Quoiqu'on
pense du théâtre en effet , il est incontestable qu'il
est un des produits de la civilisation ; on peut même
ajouter qu'il en est un des produits les plus at-
taquables.
Mais Rousseau avait encore un autre motif d'inter-
venir, à cause du rôle quelque peu prétentieux qu'il
avait pris vis-à-vis de Genève depuis le voyage qu'il
y avait fait. Il avait une façon tout à lui de dire
ma patrie, mon pays, mes concitoyens , mes chers
Genevois. On eût dit d'un curé parlant de ses pa-
roissiens. Il semble qu'il a charge d'âmes; qu'il est
responsable de la conduite de ses concitoyens; que
les maux qui les affligent sont ses maux; que le luxe
qui pénètre chez eux, que les désordres qui y
régnent lui seraient justement reprochés, s'il ne dé-
gageait sa responsabilité. Ce ridicule n'échappa
point à Voltaire; mais auparavant les Pasteurs de
Genève n'avaient pas été sans l'apercevoir ; ils firent
en sorte de l'utiliser pour le besoin de leur cause.
La Lettre à cï Alembert comprend deux sortes d'ar-
guments : les arguments généraux, destinés à mon-
trer les vices, les inconvénients, les dangers du
théâtre ; en second lieu , les raisons spéciales qui
s'opposaient à l'introduction d'un théâtre dans la
ville de Genève en particulier. Le théâtre, dit Rous-
seau à propos de Genève, est bon ou mauvais, selon
qu'il est destiné à remplacer une occupation qui
vaut moins ou qui vaut mieux que lui. Donc , dans
une ville corrompue , établissez des théâtres ; on y
fera moins de mal que dans les tripots et dans les
mauvais lieux; dans une ville, au contraire, qui a
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 451
des mœurs pures, des occupations utiles , gardez-
vous du théâtre ; il amènerait infailliblement à sa
suite une somme de désœuvrement et de corruption
qui feraient perdre aux habitants leur simplicité et
leur pureté primitives. Bâtissez, tant que vous vou-
drez, des théâtres â Paris; ils n'y peuvent pas faire
de mal; mais bannissez-les de Genève, la ville du
travail et de la vertu , la ville des affaires et des
affections de famille , la république aux mœurs
simples et austères.
Genève méritait-elle ces éloges pompeux? C'est
un point que nous n'avons pas â examiner ici. Rous-
seau savait d'ailleurs s'élever à d'autres genres de
considérations. Ce n'est pas que ses arguments aient
au fond rien de bien neuf. La question des théâtres
est une question usée à force d'être traitée; mais
comme il la renouvelle par son talent, comme il la
marque de son cachet, comme il met en relief des
raisons connues depuis des siècles!
Le théâtre, non tel qu'il pourrait être ou qu'on
pourrait le souhaiter, mais tel qu'il existe et qu'il a
toujours existé, est-il un mal? C'est peu qu'il prenne
à l'homme un temps précieux au détriment de sa
famille et de ses devoirs; mais n'a-t-il pas pour
effet habituel d'exciter les passions, d'altérer le sens
moral, d'amollir les caractères? La place dominante
qu'il donne à l'amour est-elle sans danger pour les
jeunes imaginations? Pour répondre à ces questions,
il ne faut, dit Rousseau, que « consulter l'état de
son cœur à la fin d'une tragédie. »
Mais si l'on peut dire du mal des pièces, que dire
des acteurs, surtout des actrices? de ces hommes
et de ces femmes voués au mépris public et le méri-
tant, livrés, en quelque sorte, par état au dérègle-
452 LA VIE ET LES ŒUVRES
ment? de ces femmes, vivant le plus souvent du
désordre et le propageant autour d'elles?
Qu'on prétende encore que le théâtre corrige les
mœurs! Il vaut mieux dire qu'il les peint, qu'il les
flatte, qu'il s'en inspire. Le théâtre relève de l'opi-
nion; il ne peut donc la combattre. Qu'un auteur
tente de heurter les goûts ou les préjugés du public,
et il verra ce qu'il lui en coûtera. Il suit de là que
le théâtre « purge, comme dit Rousseau, les passions
qu'on n'a pas, et fomente celles qu'on a. »
Il rend, dit-on , la vertu aimable, le vice odieux.
Ils le seraient, et le seraient mieux sans lui. La
vertu qu'il rend aimable, est-ce la vraie vertu, la
vertu pratique et de tous les jours? N'est-ce pas
plutôt une sorte de vertu de convention qu'on se
garderait bien de pratiquer, parce qu'en effet elle
est impraticable, la vertu de théâtre?
On a dit que le théâtre n'a pas pour but démora-
liser, mais d'intéresser et de toucher par la peinture
et le jeu des passions humaines. Dans ce sens, il
est un art, et comme tous les arts, il a pour fin
principale l'agrément, plutôt que l'utilité immédiate.
Rousseau touche aussi ce point du plaisir considéré
comme but du théâtre. Tout amusement inutile est
un mal à ses yeux ; or, il est certain que le théâtre
n'est qu'un amusement. Heureux si l'on pouvait
ajouter qu'il n'est qu'inutile!
Nous avons dû laisser de côté les longues digres-
sions de cette lettre, qu'on pourrait plutôt appeler
un livre. Les plus importantes traitent de la condi-
tion des femmes. Jean-Jacques dit beaucoup de mal
des femmes; il venait pourtant d'écrire Julie, et
Mmc d'Houdetot vivait encore dans son cœur. Il se
montre sévère pour les femmes : il redoute leur
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 453
empire , craint leur société , leur refuse le génie , la
profondeur, jusqu'au sens artistique, et ne connaît
d'autre moyen de conserver leur chasteté que de la
cacher à l'abri du foyer domestique. Autant il pré-
conise l'amour pur et vrai, autant il s'indigne contre
les fadeurs de la galanterie. Du reste, il n'est pas
étonnant que les vices de la civilisation le trouvent
moins indulgent que ceux de la simple nature ; que
la grossièreté le révolte moins que la corruption. Les
cercles d'hommes, où l'on dispute, où l'on tient des
propos licencieux, où l'on passe les nuits à jouer et
à s'enivrer, n'ont, pour ainsi dire, rien qui lui dé-
plaise ; les sociétés de femmes, dont les scandales de
la ville, les anecdotes sur les voisins et voisines font
le plus bel ornement, ont ses faveurs; le grand mal
serait que les hommes et les femmes se trouvassent
réunis dans un même salon ou dans une même
salle de spectacle.
Ce n'est pourtant pas qu'il se montre l'ennemi de
toute espèce de spectacles ; mais ceux qu'il admet
ne rappellent en rien notre appareil dramatique.
Ainsi il les veut publics et en plein air; il les
veut libres et dignes d'un peuple généreux ; il les
veut républicains. « C'est dans les républiques qu'ils
sont nés, c'est dans leur sein qu'on les voit briller
avec un véritable air de fête. » Lacédémone lui en
fournit les modèles ; lui-même prend le soin de nous
en tracer les plans. On croirait lire la description
des jeux ou des cérémonies des anciens Grecs , ou
mieux encore, le programme des fêtes de notre Ré-
volution française. Ce ne sont que revues, exercices
et concours, prix de tir, prix pour la gymnastique,
la lutte, la course, le disque, la navigation. Ce
ne sont que danses publiques et solennelles entre
454 LA VIE ET LES OEUVRES
jeunes garçons et jeunes filles, sous les yeux des
parents et des vieillards, avec prix décernés à la
fille la plus honnête et la plus modeste. Ce sont,
pour couronner dignement ces jours de fête, des
repas en commun, à l'image de ceux de Lacédémone,
quoique avec un peu plus de profusion. Ou bien
encore c'est le récit d'une soirée où, après avoir
soupe, tout un régiment s'était pris à danser à la
lueur des flambeaux. Bientôt les femmes, les enfants
s'approchent, pour prendre leur part de la fête, les
servantes apportent du vin ; puis viennent les ein-
brassements, les rires, les santés, les caresses; l'at-
tendrissement est général, l'allégresse universelle.
Sommes-nous à Genève? Ne sommes-nous pas plutôt
à Paris, sous le Directoire?
Nous avons parlé du fameux passage de la préface,
qui consomma la rupture de Rousseau avec Diderot;
nous n'avons point à y revenir. Mais nous devons
citer la prétentieuse devise du livre : Vitam impen-
dere vero. Quoique Rousseau semble la donner
comme déjà connue, c'est la première fois que nous
la remarquons dans ses œuvres. N'examinons pas
actuellement s'il s'y montra fidèle ; s'il fut le martyr,
ou même le serviteur constant de la vérité ; s'il put,
comme il le dit, « se servir de son cachet sans honte,
parce qu'il était empreint dans son cœur1. » C'est à
sa vie à répondre.
A la Lettre sur les spectacles se rattache un opus-
cule intitulé : De l'Imitation théâtrale*. Cet écrit,
qui était d'abord destiné à faire partie de la Lettre à
d' Alembert , puis à entrer dans le Choix littéraire,
1. Lettre à M'»e de Crèqui, \ J.-J. Rousseau — Voir aussi,
'6 février 1761. — 2. Œuvres de \ Lettre à Leij, 24 octobre 1758.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 455
qui se publiait à Genève1, ne parut qu'en 1763, clans
l'édition des œuvres de Rousseau, mise au jour par
l'abbé de la Porte2. Il n'est, de l'aveu de l'auteur,
qu'un extrait de divers ouvrages de Platon, notam-
ment du IP livre des Lois et du Xe de la République.
Il n'a donc rien d'original.
II
La manière dont Rousseau composa sa Lettre à
d'Alembert mérite d'être signalée. « Pendant un
hiver assez rude, dit-il, j'allais tous les jours passer
deux heures le matin et autant le soir dans un don-
jon tout ouvert que j'avais au fond du jardin où
était mon habitation... Ce fut dans ce lieu, pour lors
glacé, que, sans abri contre le vent et la neige, et
sans autre feu que celui de mon cœur, je composai,
dans l'espace de trois semaines, nia lettre à d'Alem-
bert sur les spectacles. C'est ici, (car la Julie n'était
pas à moitié faite) le premier de mes écrits où j'aie
trouvé des charmes dans le travail... Plein de tout
ce qui venait de m'arriver, encore ému de tant de
violents mouvements, mon cœur mêlait le sentiment
de ses peines aux idées que la méditation de mon
sujet m'avait l'ait naître. Mon travail se sentit de ce
mélange. Sans m'en apercevoir, j'y décrivis ma si-
tuation actuelle; j'y peignis Grimm, MmB d'Epinay,
Mmc d'IIoudetot, Saint-Lambert, moi-même. En
l'écrivant, que je versai de délicieuses larmes ! Hélas !
1. Lettre à Veines. G janvier
ITo'J. — 2. Lettres à Duchesiic,
5 juin, 19 juillet, 21 août,
11 septembre, 15 octobre 1703.
— Correspondance littéraire, 15
février 1764.
30
456
LA. VIE ET LES ŒUVRES
on y sent trop que l'amour, cet amour fatal dont je
m'efforçais de guérir, n'était pas encore sorti de mon
cœur. A tout cela se mêlait un certain attendrisse-
ment sur moi-même, qui me sentais mourant et qui
croyais faire au public mes derniers adieux. » Un
homme plus habile que nous, Saint-Marc Girardin,
a cherché dans la Lettre sur les spectacles des traces
de cette disposition d'esprit, des réminiscences des
personnages cités ; il n'a absolument rien trouvé ;
nous ne chercherons pas après lui. En revanche, il
y constate un nouveau progrès du talent de l'auteur,
plus de souplesse, plus de facilité, moins de décla-
mation1.
Que Rousseau l'ait ou non faite en trois semaines,
c'était un ouvrage de circonstance ; il était pressé de
la faire imprimer. Il avait vu Rey peu de jours avant
son départ de l'Ermitage, et s'était entendu avec lui
pour l'impression de la Nouvelle Héloïse , qui, par
parenthèse, était, non pas à moitié faite, mais
presque finie2 ; il était naturel qu'il traitât de même
avec lui pour la Lettre à d'Alembert. Il le fit, selon
son habitude, avec force précautions , fixa lui-même
le prix à trente louis, recommanda le secret, même
à l'égard de Deleyre, exigea diligence et exactitude3.
Rey, qui s'était empressé de payer, se hâta beaucoup
moins de travailler. La première lettre de Jean-
1 . Revue des Deux Mondes,
1er août 1854. — 2. Rousseau
prétend dans les Confessions
qu'il la termina pendant l'hiver"
de 1758 à 1739; mais elle l'était
dès le 13 septembre 1758. (Lettre
à Rey). — 3. Rousseau songea
nn'ine à faire imprimer chez
Rey une édition générale de
ses œuvres. Le désir de sur-
veiller lui-même l'impression
lui suggéra le projet d'aller
s'établir en Hollande, auprès
de son libraire et ami. [Lettres
de Rousseau à Rey, du 9 mars
1758 au 4 mai 175'J: à Vernes,
22 octobre 1758.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 457
Jacques est du 9 mars, l'envoi du manuscrit eut lieu
le 14 mai et l'ouvrage ne parut qu'en octobre. Rey,
comme on doit le penser, désirait que l'introduction
en France fût autorisée1. Malesherbes n'y voulut
pas consentir sans l'assentiment de d'Alembert ; mais
celui-ci , qui avait été prévenu par Jean-Jacques , se
montra généreux, fit dire qu'il arrangerait l'affaire
et demanda à être lui-même désigné comme cen-
seur2. Les épreuves lui étaient remises à mesure
qu'elles étaient imprimées. Une foule de gens purent
ainsi lire l'ouvrage par parties ; de sorte qu'il était
à craindre qu'il ne fût déjà usé, peut-être même
publiquement critiqué avant d'avoir paru3. L'appro-
bation de d'Alembert est conçue en ces termes :
« .l'ai lu l'ouvrage de M. Rousseau contre moi. Il
m'a fait beaucoup de plaisir; je ne doute pas qu'il
n'en fasse au public, et je n'y trouve rien qui doive
en empêcher l'entrée4. » Bien plus, il joignit ses
sollicitations à celles de Rey pour demander l'entrée
en France de seize cents exemplaires5. Aussi, malgré
quelques saillies , quelques paroles mordantes de
part et d'autre, les rapports des deux adversaires
restèrent à peu près courtois. « M. d'Alembert,
écrivait Rousseau longtemps après, m'a fait saluer
plusieurs fois ; j'ai été sensible à cette bonté de sa
part. J'ai des torts avec lui ; je me les reproche ; je
crains de lui avoir fait injustice... Mais j'avoue que
I . Lettre de Rey à Malesherbes,
3 juillet 1758, et autres sans
date (Bibliothèque Nationale,
mss. fonds français, nouv. ac-
quis., n° 1183). — 2. Lettre de
d'Alembert à Malesherbes, Sjuil-
nale, loco citato). — 3. Lettres
de Rousseau à Rey, 13 septembre
175S; — à Vernes, 22 octobre
1758. — i. Lettre de d'Alembert
à Malesherbes , 22 juillet 1758.
Bibl. nat., loco citato. — 5. Id.,
let 1758. (Bibliothèque natio- | 1er septembre 1758.
458
LA VIE ET LES OEUVRES
des malheurs sans exemple et sans nombre m'ont
rendu défiant et crédule sur le mal1. »
D'Alembert ne pouvait se dispenser de répondre,
mais la question se rapetisse bien sous sa plume 2.
Comme sa manière est froide et mesquine, auprès
de l'éloquence de Rousseau ! Comme ses raisons
sont faibles et faiblement présentées ! « M. d'Alem-
bert, dit Rousseau, m'a envoyé son recueil, où j'ai
vu sa réponse. Je m'étais tenu à l'examen de la
question, j'avais oublié l'adversaire ; il n'a pas fait
de même ; il a plus parlé de moi que je n'avais
parlé de lui ; il a donc tort3. »
La Lettre sur les Spectacles eut un succès merveil-
leux. Genève et Paris se la disputaient. Au bout de
peu de mois, Rey avait été obligé d'en préparer une
nouvelle édition \ Les brochures pour ou contre le
théâtre se multipliaient; Rousseau, écrasé de lettres,
ne savait comment y répondre 5. Il avait ouvert la
lice, c'était à qui y entrerait : une fois de plus, il
avait le privilège, ou plutôt l'art de donner aux su-
jets qu'il traitait une nouvelle jeunesse et un sur-
croit d'intérêt.
On ne peut douter qu'il ne fondât sur cet ouvrage
des espérances pour sa gloire littéraire. « Voici mon
livre favori, disait-il à Dusaulx bien des années plus
tard; voici mon Benjamin. C'est que je l'ai produit
sans effort, du premier jet, et dans les moments les
plus lucides de ma vie. On a beau faire, on ne me
ravira jamais, à cet égard, la gloire d'avoir fait une
1. Lettre à Watelel, 18 no-
vembre 1764. — 2. Lettre à
J.-J. Rousseau, citoyen de Ge-
nève, 1759. — 3. Lettre au che-
valier de Lorenzi, 21 mai 1759.
— 4. Lettre à Rey, 14 mai 1759.
— 5. Lettre à Vernes, 21 no-
vembre 1758.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
459
œuvre d'homme '. » Il la composa, nous voulons le
croire, par conviction ; mais cela ne l'empêchait pas
d'y mêler des motifs plus personnels de réputation
et de succès. Rien donc n'autorise à prendre au pied
de la lettre les déclarations de feinte modestie qu'il
répète dans plusieurs de ses lettres. Eh, non, il ne
pensait pas qu'on « y chercherait en vain les restes
d'un talent qui n'est plus2 ». Il ne la regardait pas
comme de la « dernière faiblesse »3; comme « lâche
et faible »;: comme « au-dessous du médiocre »5.
S'il en avait eu cette opinion, il ne l'aurait pas pu-
bliée. Qu'il ait conservé des restes de cette inquié-
tude, dont nul auteur ne se défend, sur le succès de
son livre6, cela n'a rien d'étonnant; mais au fond,
il connaissait sa valeur et n'était pas homme à at-
tendre le jugement du public pour se juger lui-
même. N'affectait-il pas de ne jamais lire les criti-
ques dirigées contre lui, et ne déclare-t-il pas que,
dans la circonstance présente, il n'en lut aucune7?
Et pourtant Dieu sait si elles furent nombreuses.
Les plus directement attaqués étaient les comé-
diens. Plusieurs répliquèrent8. Mais les comédiens,
qui ont pour profession de faire valoir la littérature
des autres, sont ordinairement mal préparés à écrire
eux-mêmes.
Rousseau eut affaire à des adversaires plus re-
1. DUSA.ULX, De lyies rapports
avec J.-J. Rousseau. — 2. Lettre
à tPAlembert, 25 juin 1758. —
3. Lettre à Vernes, 4 juillet 1758.
— 4. Lettre à Deleyre, 5 octobre
[738. — 5. Lettre sur les specta-
cles. Préface. — 6. Lettre à Ja-
cob Vernet, 18 septembre 1758.
— 7. Lettres à Vernes, 18 sep-
tembre et 21 novembre 1758
— 8. R. A. Laval, comédien de
Lyon) à J.-J. Rousseau, citoyen
de Genève, 1758. — L. H. Dan-
court, arlequin (de Berlin) à J.-J.
Rousseau, citoyen de Genève ,
1759. — VlLLARET, Considéra-
tions sur l'art du théâtre, \lsQ.
460
LA VI K ET LES OEUVRES
doutables. Grâce à sa maladresse, il commença par
s'aliéner Marmontel. Voulant lui faire une politesse,
sans paraître lui demander un article louangeur
dans son journal, il lui adressa un exemplaire, avec
ces mots : Non pas a l'auteur du « Mercure, » mais
à M. de Marmontel. Il prétendait lui faire un com-
pliment, Marmontel y vit une injure, ne lui par-
donna point, et inséra au Mercure une apologie en
règle du théâtre '. Musset-Pathay, qui trouve légère
cette raison de l'hostilité de Marmontel, y ajoute,
non sans vraisemblance, les liens d'amitié qui l'unis-
saient de longue date à d'Alembert et à Diderot, et
aussi des motifs de jalousie littéraire 2. « Votre ou-
vrage sur les spectacles , écrivait à Rousseau
Mme de Créqui, a eu un plein succès. M. de Mar-
montel vous réfute en ne vous répondant point ; les
femmes sont un peu furieuses ; laissez dire tous ces
oisons-là, et pensez que jamais vous ne donnerez
quatre lignes qui ne fassent sensation3. »
Citons encore parmi les contradicteurs de Rous-
seau, le marquis de Ximenès, la doublure et quel-
quefois le prête-nom de Voltaire, qui publia une
Lettre sur l'effet moral des théâtres ; de Bastide, qui
fit une lettre en faveur des femmes, et beaucoup
d'autres. Il y eut des brochures signées, il y en eut
d'anonymes ; Grimm parle de trois ou quatre cents ;
c'était un véritable déluge. Les critiques de profes-
sion, Grimm, Fréron, etc.4, n'avaient pas peu à faire
1. Marmontel, Mémoires,
l.Xl:— Mercure, <\e novembre et
décembre 175s, et janvier 175'J.
— 2. Confessions, 1. X. — Letlreà
Mm° de Créqui, S lévrier, el Ré-
ponse, 6 février 1761 .—Musset-
Pathay, Histoire de J.-J . Rous-
seau, t. II, article Marmontel.
— 3. Lettre de Mmt de Créqui
à Rousseau, 1er janvier 1 75'J.
— i. Grimm, Correspondance
littéraire, 1758 et 1759. — FRÉ-
RON, Année littéraire, 1758 à
1761, passim.
DE JE.YN-JACQUES ROUSSEAU. 461
pour tenir leurs correspondants et leurs lecteurs au
courant de ces flots d'encre répandue. En général,
on était peu favorable à Rousseau : le théâtre est
trop cher aux gens de lettres pour qu'on puisse
attendre d'eux qu'ils le condamnent. Il y eut cepen-
dant deux exceptions importantes à faire : Genève
et le monde religieux.
Il est à remarquer que Rousseau, un des hommes
qui ont fait le plus de mal à la religion au xvnie siècle,
ne lui ménagea pas son appui dans certaines cir-
constances. Nous l'avons vu pour la Lettre sur la
Providence ; le même phénomène se reproduisit
pour la Lettre sur les spectacles. C'est que Rous-
seau, l'homme le moins religieux, au sens dogma-
tique du mot, n'était pas sans religion, si l'on veut
réduire la religion à une sorte de sentiment vague,
indéterminé, quoique peut-être eneore assez pro-
fond. A quiconque lui aurait demandé quelle était
sa religion , quels étaient sa foi et son culte, il au-
rait pu être embarrassé pour répondre, et sa ré-
ponse du jour n'aurait assurément pas été celle de
la veille ou du lendemain ; mais jamais, ou presque
jamais, alors même qu'il répudiait les dog'mes, il
n'aurait consenti à faire le sacrifice de ses senti-
ments religieux. N'affirmait-il pas précisément dans
sa Lettre sur les spectacles qu'on ne peut être ver-
tueux sans religion ' ?
On aime beaucoup, on aime trop peut-être le té-
moignage d'un adversaire. Aussi les hommes reli-
gieux firent-ils à la lettre de Rousseau un accueil
chaleureux. Le Journal de Trévoux ne tarit pas
1. Voir les observations que I Lettre de Deleyre à Rousseau,
Deleyre lui lit à ce sujet. | 29 octobre 17o8.
462 LA VIE ET LES ŒUVRES
d'élog'es. Il lui faut bien faire quelques réserves sur
des tirades peu orthodoxes ou des maximes d'une
moralité douteuse ; mais comme l'ensemble est for-
tement pensé : c'est le vrai, armé de tous les traits
de l'éloquence ; c'est la patrie qui venge les bonnes
mœurs sacrifiées aux licences de la scène ; c'est
Sparte contre Athènes ; c'est l'attaque impétueuse
des héros d'Homère qui terrassent quiconque ose
paraître sur le champ de bataille1. Dans le même
temps, Gresset, dans un esprit de piété plus véri-
table , renonçait à la littérature dramatique et
légère 2. Quel beau triomphe si la lettre de Rousseau
avait contribué à la conversion de Gresset! Malheu-
reusement les livres de Rousseau ne sont pas de
ceux qui convertissent.
La Lettre sur les spectacles était faite spécialement
en vue de Genève. Là, elle n'intéressait plus seule-
ment le goût ou la littérature, la théorie ou le sen-
timent; mais elle entrait dans le domaine de la pra-
tique actuelle et des faits. Etablirait-on ou n'établi-
rait-on pas de théâtre à Genève? Grosse question,
qui, depuis des années, passionnait et divisait les
esprits. Le secours que Rousseau apportait aux
adversaires du théâtre fut vivement apprécié. On en
avait d'ailleurs grand besoin pour résister à Faction
que Voltaire, directement ou sous le couvert de
d'Alembert, avait engagée. Le clergé était ravi. Les
Conseils apportaient plus de réserve dans leur admi-
ration. Ce que Rousseau disait des Cercles leur
semblait particulièrement dang'ereux. Il y en avait à
Genève plus de cinquante, véritables écoles d'oisi-
veté, de dissipation et d'irréligion. Rousseau, en
1. Journal de Trévoux, avril 1759. — 2. Id„ juillet 1759.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
463
faisant leur éloge, les connaissait-il bien? Le public
lui-même, qu'on aurait pu croire intéressé à leur
maintien, s'étonnait qu'un moraliste aussi austère
pût les défendre. Malgré ces divergences, il est cer-
tain que la note favorable dominait de beaucoup.
Voltaire et les partisans du théâtre étaient battus,
sauf à prendre leur revanche un peu plus tard l.
Moultou tenait son ami au courant de l'état des
esprits. « Votre lettre, lui écrivait-il, est ici le si-
gnal de ralliement de tous les bons citoyens, l'op-
probre et l'effroi des méchants , et l'on peut juger
maintenant de l'amour plus ou moins grand que
chacun porte à la patrie par le degré d'estime qu'il
donne à votre ouvrage. » Moultou ne pouvait ce-
pendant se taire sur la décadence des mœurs et des
principes. Cette même lettre, qui avait ravi les uns,
avait irrité les autres. Tous les Genevois n'étaient
pas capables de la goûter. Les Tronchin, les Vol-
taire, tous ces sybarites dont il dévoilait les mœurs,
ne pouvaient lui pardonner son austérité ; mais ils
n'étaient pas les plus nombreux , et ses admirateurs
formaient évidemment la majorité2. Sarasin3, Jacob
Vernet4, Vernes 5, Abauzit6, bien d'autres encore,
sans aucun doute, adressèrent également à l'auteur
leurs témoignages de satisfaction. Le médecin Tron-
chin lui-même, quoique ami de Voltaire, se joignit
à ce concert, sauf certaines réserves à propos des
1. Sayous, t. I, ch. v. —
2. Lettre de Moultou à Rousseau,
s. d., et Réponse de Rousseau,
15 décembre 1758. Autre lettre
de Moultou, janvier 1760. —
3. Lettre de Sarasin, l'aîné, à
Rousseau, septembre 1758, et
Réponse de Rousseau, 29 no-
vembre 1758. — 4. Lettre de
Rousseau à Jacob Verncl, 18 sep-
tembre 1758. — 5. Lettre à
Vernes, 21 novembre 1758. —
6. Lettre à Moultou, 15 décem-
bre 1758.
404 LA VIE ET LES ŒUVRES
mœurs de Genève. Jean-Jacques fut particulièrement
sensible à son approbation ; mais il ne voulait pas
admettre que les mœurs de Genève ne fussent plus ce
qu'elles avaient été jadis1. Il lui fallut pourtant à la
fin se rendre à l'évidence. Quelques mois plus tard,
il écrivait au même Troncbin : « Si j'ai bien voulu
devant le public rendre honneur à ma patrie, je ne
prévoyais que trop que ce qui était vrai ne le serait
pas longtemps... Loin d'aller être témoin de la dé-
cadence de nos mœurs, que ne puis-je fuir au loin,
pour ne pas l'apprendre ! J'aime mieux vivre parmi
les Français que d'en aller chercher à Genève. Dans
ce pays, où les beaux esprits sont si fêtés, Jean-
Jacques Rousseau ne le serait guère 2. » Jean-
Jacques avait ici Voltaire en vue. Quoique Voltaire
ne fût pas, en effet, seul coupable des changements
qui s'opéraient à Genève, il en était à coup sûr le
principal artisan. Le premier rôle dans cette affaire
lui appartient incontestablement. Tous les autres
personnages s'effacent, en quelque sorte, pour n'en
laisser que deux sur la scène, Voltaire et Rousseau.
III
Si l'on voulait connaître l'origine de leurs diffé-
rends, il faudrait remonter jusqu'à leurs premiers
rapports. On sait la réponse de Voltaire à l'envoi
du Discours sur l'Inégalité. La Lettre sur la Provi-
dence fut un nouveau motif de mécontentement et
une nouvelle occasion pour Voltaire de railler la
1. Lettre de Tronchin à Nous- | 2. Lettre à Trunc/ùn , voir
seau, s. d., et Réponse de Rous- Sayous, t. I, ch. v.
seau, 27 novembre 1758. — I
DK JEAN-JACQUES ROUSSEAl . 463
sauvagerie et la sagesse iroquoise de Jean-Jacques '.
Ce ne sont là toutefois que des mots piquants, des
espiègleries à la façon de Voltaire.
A partir de la Lettre sur les spectacles, le ton
change subitement. Tant qu'il n'y avait eu en jeu
que la société et des divergences d'opinions, Voltaire
n'avait pas jugé à propos de se fâcher tout à fait.
Mais le théâtre était sa passion, son titre de gloire,
la tribune d'où il faisait entendre sa voix à l'uni-
vers. Attaquer le théâtre, c'était l'attaquer person-
nellement dans ce qui lui tenait le plus au cœur.
Lui-même avait donné le signal de la lutte et inspiré
d'Alembert, il ne voulut pas laisser à son lieutenant
tout le fardeau de la défense. Sa colère n'atteignit
pourtant pas tout d'abord au paroxisme. Il lui sem-
blait en effet qu'il avait fait mieux que de batailler
contre Jean-Jacques ; il avait établi des théâtres. Il
en avait un chez lui depuis plusieurs années ; il y
jouait lui-même2. La lettre de Rousseau ayant paru,
« est-il vrai, demande Voltaire à d'Alembert, que
Jean-Jacques écrit contre vous, et qu'il renouvelle
la querelle de l'article Genève. On dit bien plus ;
on dit qu'il pousse le sacrilège jusqu'à s'élever
contre la comédie, qui devient le troisième sacre-
ment de Genève. On est fou de spectacle dans le
pays de Calvin 3. »
Et quand d'Alembert eut fait sa réponse à Rous-
seau : « Quoi, vous répondez sérieusement à ce fou
de Rousseau, à ce bâtard du chien de Diogène '* ! »
« Vous avez daigné accabler ce fou de Jean-Jacques
1. Lettres de Voltaire à d'A-
lembert, 2 auguste 1736, 29 au-
guste 1757, etc. — 2. M.,
tembre 1758; Autre à Thicriol,
3 octobre 1758. — 4. Lettre de
Voltaire à d'Alembert, 4 mai
7 mars 1758. — 3. Id., 2 sep- 1759.
466 LA VIE ET LES ŒUVRES
par des raisons ; et moi, je fais comme celui qui,
pour toute réponse à des arguments contre le mou-
vement, se mit à marcher. Jean-Jacques démontre
qu'un théâtre ne peut convenir à Genève, et moi,
j'en bâtis un1. » Voltaire avait compté toutefois
sans l'opposition que lui firent pasteurs, Conseils et
bourgeois.
Cet obstacle imprévu l'irrita profondément; mais
ce fut bien pis quand, à propos de l'impression de
la Lettre sur la Providence , il en reçut une autre de
Jean-Jacques, qui se terminait ainsi : « Je ne vous
aime point, Monsieur. Vous m'avez fait les maux
qui pouvaient m'être les plus sensibles, à moi, votre
disciple et votre enthousiaste. Vous avez perdu
Genève, pour le prix de l'asile que vous y avez
reçu ; vous avez aliéné de moi mes concitoyens ,
pour le prix des applaudissements que je vous ai
prodigués parmi eux. C'est vous qui me rendez le
séjour de mon pays insupportable ; c'est vous qui
me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes
les consolations des mourants, et jeté, pour tout
honneur, dans une voirie , tandis que tous les hon-
neurs qu'un homme peut attendre vous accompa-
gneront dans mon pays. Je vous hais enfin, puisque
vous l'avez voulu ; mais je vous hais en homme
encore plus digne de vous aimer, si vous l'aviez
voulu. De tous les sentiments dont mon cœur était
pénétré pour vous, il n'y reste que l'admiration
qu'on ne peut refuser à votre beau génie et l'amour
de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous que
vos talents, ce n'est pas ma faute. Je ne manquerai
jamais au respect qui leur est dû, ni aux pro-
1. Lettre de Voltaire à d'Alembert, 15 octobre 1759.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 4G7
cédés que ce respect exige. Adieu, Monsieur1. »
Rousseau s'étonne que Voltaire n'ait pas répondu,
et ne paraît pas se douter de ce que sa lettre a de
provoquant. On dirait du reste qu'au premier mo-
ment, Voltaire fut plus surpris que fâché. « J'ai
reçu, dit-il, une grande lettre de Jean- Jacques
Rousseau ; il est devenu tout à fait fou ; c'est dom-
mage2. » Mais bientôt sa fureur, ne connaissant plus
de bornes, s'exhala en toute occasion jusqu'à sa
mort. Dans cette lutte, où il semble qu'il aurait dû
faire preuve d'une puissance en l'apport avec l'im-
portance qu'il attachait à la victoire , il se montre
au contraire à la fois faible et violent. La colère
l'aveugle, lui fait perdre son sang-froid, et même
son esprit. Voltaire a parlé de Rousseau des cen-
taines de fois, dans sa correspondance ou dans ses
œuvres ; presque toujours il s'y montre au-dessous
de lui-même. « Rousseau prétend que j'ai corrompu
sa chère ville de Genève — Rousseau, bâtard de
Diogène — Rousseau bâtard du chien de Diogène »,
telles sont les phrases qui, avec quelques variantes,
reviennent sans cesse sous sa plume. « C'est contre
votre Jean-Jacques, écrit-il à d'Alembert, que je
suis le plus en colère. Cet archifou, qui aurait pu
être quelque chose, s'il s'était laissé conduire par
vous, s'avise de faire bande à part. Il écrit contre
les spectacles, après avoir fait une mauvaise comé-
die ; il écrit contre la France, qui le nourrit; il
trouve quatre ou cinq douves pourries du tonneau
de Diogène; il se met dedans pour aboyer; il aban-
1; Lettre à Voltaire, 17 juin riot, 23 juin 1760; à dPAlem-
17G0; — Confessions, 1. X. — bert, même jour.
2. Lettres de Voltaire à Thié- \
468
LA VIE ET LES ŒUVRES
donne ses amis ; il m'écrit, à moi, la plus imperti-
nente lettre que jamais fanatique ait griffonnée1. »
D'Alembert, plus calme que Voltaire, aurait voulu
le rappeler à la modération 2. Mais Voltaire est
intraitable. « A l'égard de Jean-Jacques, dit-il, s'il
n'était qu'un inconséquent, un petit bout d'homme
pétri de vanité, il n'y aurait pas grand mal ; mais
qu'il ait ajouté à l'impertinence de sa lettre l'infa-
mie de cabaler, du fond de son village, avec des
pédants sociniens, pour m'empêcher d'avoir un
théâtre à Tournay, ou du moins, pour empêcher
ses concitoyens, qu'il ne connaît pas, de jouer avec
moi ; qu'il ait voulu, par cette indigne manœuvre,
se préparer un retour triomphant dans ses rues
basses, c'est l'action d'un coquin, et je ne lui par-
donnerai jamais3. »
Malgré de nouveaux différends, la Lettre sur les
spectacles resta pendant des années le thème des
plates injures de Voltaire à Rousseau4. A ce pre-
mier grief, le chef du parti des philosophes en joi-
gnait un autre non moins important; c'était que
Rousseau faisait bande à part, qu'il n'affichait pas
la prétention d'écraser l'infâme, qu'il n'était pas un
frère en Beehebuth 5. « Oh ! dit-il, comme nous
aurions aimé ce fou, s'il n'avait pas été un faux
frère6! »« Que de bien on ferait, si on s'entendait!
Jean-Jacques eût été un Paul, s'il n'avait pas mieux
1. Lettre de Voltaire à d'Alem-
berl, 19 mars 1761. — 2. Lettre
de d' Alembert à Voltaire, 9 avril
17(31. — 3. Lettre de Voltaire à
d' Alembert, 20 avril 1761. Voir
aussi Lettres de Voltaire à Da-
milaviile, 22 avril 1761, 24 no-
vembre 1706; à La Harpe, 30
juin 1764, et beaucoup d'au-
tres. — 4. Correspondance de
Voltaire, 1758 à 1768. — 5. Nom
que Voltaire donne à d'Alem-
bert, 8 mars 1762. — 6. Lettre
de Voltaire à Damilavillc, 31
juillet 1762.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 469
aimé être un Judas1. » « Mais je pardonnerais tout,
pourvu que l'infâme soit décriée comme il faut2. »
« Je lui pardonnerais tous ses torts envers moi, s'il
se mettait à pulvériser par un bon ouvrage les
prêtres de Baal qui le persécutent3. » Ces insultes
de Voltaire font assurément honneur à Rousseau.
Plût à Dieu qu'il les eût encore mieux méritées !
Dans ce combat, Jean-Jacques avait bien des
causes d'infériorité. Il n'avait point à sa disposition,
comme Voltaire, toutes les bouches de la renommée,
toute une armée de disciples et d'admirateurs; il
n'avait pas non plus cette haine persévérante qui
s'acharne sans relâche sur un ennemi, ce rire infer-
nal, plus puissant que la raison, ce mépris de la
vérité, cette absence de scrupules, qui fait trouver
bonnes toutes les armes, pourvu qu'elles blessent
l'adversaire. En revanche, avec des qualités réelles
de polémiste, il avait pour lui la vigueur des dé-
ductions, la force de l'éloquence, souvent celle de
la raison, une sincérité vraie, accompagriée par
malheur d'une imagination qui déformait et exagé-
rait tout. On doit encore lui tenir compte de la di-
gnité qu'il garda dans ses discussions avec son ad-
versaire. Il lui donna à cet ég*ard une leçon, dont
l'autre n'eut pas le sens de profiter. Chacun du reste
ne fit en cela que demeurer fidèle à ses habitudes.
On peut remarquer, en effet, que Rousseau, le plé-
béien, le cynique, l'homme si peu digne dans sa
conduite et dans sa vie, se montra presque toujours
un modèle de dignité littéraire ; tandis que Vol-
1. Lettre de Voltaire à Dami- bert, 9 janvier 176o. — 3. Id.,
laville, 10 décembre 1 702 — 10 avril 17Go.
2. Lettre de Voltaire à d'Alem- '
470 LA VIE ET LES ŒUVRES
taire, le gentilhomme ordinaire de Sa Majesté le
Roi de France, le grand seigneur, si fier de ses
terres et de ses vassaux, Voltaire, le premier écri-
vain de son siècle, traita toute sa vie la littérature
comme le dernier des manœuvres n'oserait traiter
le plus vil des métiers.
En somme, Rousseau évita de suivre son adver-
saire sur le terrain des grossièretés et se contenta
presque toujours de lui répondre dans des lettres
écrites à des tiers. « Vous me parlez de ce Vol-
taire, écrit-il à Moultou; pourquoi le nom de ce ba-
ladin souille-t-il vos lettres ? Le malheureux a perdu
ma patrie. Je le haïrais davantage si je le méprisais
moins... 0 Genevois, il vous paie bien de l'asile
que vous lui avez donné1! » « Ce fanfaron d'impiété,
ce beau génie et cette âme basse, cet homme si
grand par ses talents et si vil par leur usage, nous
laissera de longs et cruels souvenirs de son séjour
parmi nous. La ruine des mœurs, la perte de la li-
berté, qui en est la suite inévitable, seront chez nos
neveux les monuments de sa gloire et de sa recon-
naissance 2. »
Ce qui afflige le plus Rousseau dans cette lutte,
c'est que l'influence de Voltaire finit par prévaloir
à Genève. « Les scrupules ne sont plus de saison,
écrit Rousseau à ce sujet, et partout où séjournera
M. de Voltaire, on pourra jouer après lui la co-
médie et lire des romans sans danger s. » Aussi
qu'irait-il faire dans sa patrie? « Mes chers Gene-
vois, on travaille à vous mettre tous'sur un si bon
1. Lettre à Moultou, 29 janvier i 3. Lettre à d'Alembert, 15 fé-
1760. — 2. Lettre à Jacob vrier 1761.
Verne t, 29 novembre 1760. —
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 171
ton, et l'on y réussit si bien, que je vous trouve
trop avancés pour moi. Vous voilà tous si élégants,
si brillants, si agréables ! que feriez-vous de ma bi-
zarre figure et de mes maximes gothiques? Que de-
viendrais-je au milieu de vous, à présent que vous
avez un maître en plaisanteries (Voltaire), qui vous
instruit si bien ' ? » C'est ainsi qu'il arrivait à Rous-
seau, après s'être jeté à corps perdu dans une af-
faire, de l'abandonner ensuite par découragement.
Peu s'en faut qu'il ne dise qu'il a perdu son temps,
et qu'il aurait mieux fait de laisser tranquillement
les mœurs se dépraver et les théâtres s'établir.
Il réussit pourtant beaucoup mieux qu'il n'en con-
vient lui-même. Malgré les efforts de Voltaire et de
ses partisans en faveur du théâtre, leurs tentatives
éprouvèrent les difficultés les plus sérieuses. La
bourgeoisie, prise d'un accès d'austérité, poussa
des clameurs, et le Consistoire adressa au Conseil
des représentations solennelles, concluant à ce qu'on
fit défense à Voltaire de jouer la comédie chez lui,
et à ce qu'on interdit à tous les habitants de repré-
senter aucune pièce, tant sur le territoire de la ville
que sur les terres étrangères du voisinage2.
Voltaire n'abandonna pas la partie. Tout en gar-
dant son théâtre, tout en vouant à la mort les prê-
tres sociniens et ce Jeanf .. de Rousseau qui les
échauffe contre les spectacles3, il favorisa l'établis-
sement d'une salle à Carouge, à une demi-lieue de
Genève, sur le territoire sarde4 ; et obtint la protec-
tion, peut-être même l'argent de la France en faveur
1. Lettre à Verncs, 14 juin
1759, et Réponse de Verncs. —
2. SayOUS, t. I, en. v. — 3.
Lettre de Voltaire à d'Alembert,
20 octobre 1761. — 4. Lettre de
Voltuire à Chauvclin, 21 jan-
vier 17G1.
31
472
LA VIE ET LES OEUVRES
d'une autre salle, qui s'ouvrit à Châtelaine, égale-
ment à la porte de Genève. Au moment de l'inau-
guration de cette dernière, les Genevois avaient
promis de s'abstenir; « mais hélas ! le jour arrive. . .
et le soir de ce jour, tout le monde va à Châtelaine;
c'était comme une procession. . . Moi qui vous parle,
ajoute le narrateur, j'ai participé à la folie géné-
rale, et je n'ai pu résister à la curiosité de voir le
célèbre acteur (Lekain) f. »
Les comédiens de Châtelaine étaient venus, natu-
rellement, se loger à Genève ; mais, sur la plainte du
Consistoire, le Magnifique Conseil leur donna huit
jours pour s'en aller (18 juillet 1765), et dix jours
plus tard, le Consistoire renouvelait ses plaintes,
parce que les voituriers conduisaient les spectateurs
aux représentations.
Cependant grâce à Voltaire, le théâtre ne devait
pas tarder à pénétrer dans Genève même (avril 1766)2.
Mais on put constater alors l'influence de Rousseau:
les mêmes hommes qui s'étaient pressés à Châte-
laine ne voulurent pas mettre les pieds dans la salle
de la place Neuve. Voltaire pensa bien toutefois
que, la salle existant, les spectateurs ne manqueraient
pas de venir, et ce lég^er nuage, tout en l'irritant
contre son adversaire, ne l'empêcha pas de chanter
son propre triomphe. « Le théâtre est dans Genève.
En vain, Jean-Jacjues a-t-il joué dans cette affaire
le rôle d'une cervelle mal timbrée ; les plénipoten-
tiaires lui ont donné le fouet d'une manière publique.
1. Correspondance de AI. An-
toine Mouehon avec son frère
Pierre Mouehon, pasteur à Bàle
(GABEHEL, Voltaire rt Les 'i^-
nevois). — 2. Lettres de Voltaire
à cPArgental, 15 janvier et
12 mai 1766.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 473
Quant aux prédicants , ils n'osent lever la tète1. »
Mais, en dépit de Voltaire, la majorité du peuple
désapprouvait le théâtre, et un jour de 1768, un in-
cendie, causé, dit-on, par la malveillance, s'y étant
déclaré, la foule, accourue à cette nouvelle, se croi-
sait les bras en disant : « Ah! c'est le théâtre qui
brûle! Eh bien, mes beaux messieurs, que ceux qui
l'ont voulu Téteignent! » « Ah ! cette Genève, s'écria
Voltaire, quand on croit la tenir, tout vous échappe!
Perruques et tignasses, c'est tout un2. » Et il ne
trouva rien de mieux que d'accuser Jean-Jacques de
l'incendie 3.
IV
Tout en surveillant l'impression de sa Lettre sur
les spectacles, Rousseau s'était remis avec amour à
sa Nouvelle Héloïse. Il l'avait assurément terminée,
sauf, tout au plus, quelques retouches, quand un
nouvel embarras lui tomba sur les bras. On se rap-
pelle que, malgré le succès du Devin, L'administra-
tion de l'Opéra avait supprimé à l'auteur ses en-
trées. Il avait réclamé, mais on ne l'avait pus écouté.
Le projet qu'on eut de remettre sa pièce sur la scène
l'engagea à renouveler ses instances. Il avait, trois
ans auparavant, adressé un mémoire à ce sujet au
1. Gaberel, Voltaire et !<■$ MONNIEB, Le Théâtre et la Poé-
Genevois , ch. vr; — Lettres de sie à Génère au xvme siècle.
Voltaire à d'Argental, 3 et 7 no- Perruques et tignasses, ma-
vembre; à DamilavUle, 5 no- : nière de désigner l'aristocra-
vembre 176G; — Desxoires- j tie et le peuple.— 3. Lellrede
TERRES, t. VII, ch. n. — 2.Biblio- | Rousseau à Dupcyrou, 29 avril
thèque universelle cl Revue suisse, j 1768.
mars 1873; article de .Marc- I
17 i
LA VIE ET LES ŒUVRES
marquis d'Argenson, qui avait l'administration de
l'Opéra; il le retoucha et l'envoya de nouveau à son
successeur, M. de Saint-Florentin. Saint-Florentin
promit de répondre et n'en fit rien ; Duclos parla de
son côté aux Petits violoiis et obtint qu'on rendit à
Rousseau ses entrées ' ; mais alors qu'il habitait la
campagne, qu'en pouvait-il faire ? Ce qu'il voulait,
ce qu'il ne put obtenir, du moins alors, c'était sa
pièce. De sorte que l'Opéra continua à disposer et à
profiter du bien d'autrui, malgré le légitime pro-
priétaire. Rousseau cria à l'injustice, au mensonge,
à l'insulte ; il continua ses réclamations pendant
plus de deux ans"; puis, quand il eut bien crié, il
finit par abandonner l'affaire8.
La Lettre à d ' Alembert acheva de brouiller Jean-
Jacques avec ses amis ; mais un homme célèbre n'est
jamais tout à. fait délaissé, on va à lui, comme la
plante se dirige du coté de la lumière. Il affecte de
citer les nombreuses amitiés, anciennes et nouvelles,
qu'il avait à cette époque. On pourrait croire qu'il
est pressé par une sorte de souvenir du cœur ; mais
cela est peu probable. Il commence par déclarer
quïl ne veut plus d'amis dominateurs, ce qui est
bien ; ni d'amis protecteurs , ce qui n'est pas vrai ;
pas même d'amis gênants, ce qui signifie sans doute
d'amis intimes. On est donc porté à admettre qu'il
veut simplement, par une sorte de vanité, montrer
que, pour un ami qui le laissait, dix autres le re-
cherchaient. Ce sont d'abord les connaissances de
simple voisinage : Loyseau de Mauléon, à qui il
1. Lettres de Duclos à Rous-
seau, 14 et 19 février 1759. —
2. Lettre à Coindet, vendredi
soir, 1761 . — 3. Confessions, l. X;
— Lettres au comte de Saint-
Florentin , 11 février 1759, et
Mémoire à l'appui; à Lenieps,
5 août 1759.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 475
prédit sa brillante destinée ; le libraire Guérin , et
par lui Jean Néaulme, qui plus tard imprima l'Emile;
Maltor, curé de Grosley, homme d'instruction et de
ressource, dont la société lui fut des plus agréables;
un oratorien de Montmorency, le P. Berthier. Deux
juifs et son hôte Mathas complétaient ses relations
de tous les jours.
Eu fait d'hommes de lettres, il ne voyait avec
plaisir que Duclos et Deleyre ; il trouvait même ce
dernier bien jeune et bien léger pour lui donner le
titre d'ami1. Condillac, Mably, Mairan, Watelet,
quelques autres encore, avec qui il conservait de
rares relations, ne doivent compter que pour mémoire.
La colonie genevoise à Paris lui fournissait, na-
turellement, un large contingent; mais nous ne voyons
ici que de vieilles connaissances : Roguin, la plus
ancienne de toutes; Lenieps et sa fille, Mme Lambert;
Coindet, qu'il connaissait depuis moins longtemps :
homme de confiance, homme d'affaires, homme du
monde, un peu commissionnaire et factotum plutôt
qu'ami, mais qui fit tout pour le devenir, et à force
de persévérance et d'empressement, finit presque
par y parvenir. Il se donnait comme artiste et fut
utile à Rousseau en maintes circonstances, notamment
pour les estampes de la Nouvelle Héloise.
Il faut citer encore la maison de Mmc Dupin.
Mmc Dupin avait une habitation à Clichy, où elle ve-
nait avec sa fille, Mm0 de Chenonceaux, passer une
partie de l'été. Jean-Jacques y allait de temps en
temps. Il y serait allé plus souvent sans la difficulté
de vivre bien avec ces deux dames, qui vivaient
assez mal ensemble.
1. Lettre à Deleyre, 10 novembre 1759.
Ï7<) LA VIE ET LES ŒUVRES
Et Mmc de Créqui, qui, malgré sa dévotion, lui
resta toujours attachée; et une foule d'autres per-
sonnes, chez qui il allait plus ou moins souvent, ou
qui venaient chez lui. On voit que sa solitude n'était
pas absolument déserte ; que les distractions ne lui
manquaient pas.
N'oublions pas non plus quelques hommes, qu'il
avait connus à Venise et qu'il retrouva à Paris :
Carrio, son ancien collègue, toujours bon et aimable ;
Le Blond, qu'il se reproche d'avoir négligé; Fonville,
qu'il rechercha d'abord, mais dont il ne tarda pas
à s'ennuyer.
A ses amis qu'il voyait, joignons ceux à qui il
écrivait, surtout les pasteurs de Genève, et Tronchin,
avec qui la Lettre sur les spectacles l'avait mis en
relations assez suivies.
Enfin, arrivons à des liaisons qui vont jouer un
grand rôle dans sa vie : le maréchal de Luxem-
bourg, Mme de Luxembourg, et par eux, la du-
chesse de Montmorency, M. de Malesherbes, la
comtesse de Boufflers, le prince de Conti.
Avant de parler toutefois de ces grands person-
nages, n'oublions pas une dame de moins haut pa-
rage/mais d'une affection plus simple et plus sou-
tenue, Mmc de Verdelin. Rousseau dut sa connaissance
à Mmc d'IIoudetot. Mmc de Verdelin avait son parc
entre l'Ermitage et Eau-Bonne ; elle prêtait sa clé à
Rousseau, pour lui abréger la distance1. Malgré ce
préjugé favorable, il parait pourtant que les com-
mencements de la liaison furent difficiles. Leurs ca-
ractères, dit Jean-Jacques, ne se convenaient pas.
Nous dirions volontiers, tant pis pour lui ; car,
1. G. MauGKAS, La Jeunesse de Mme d'Èpinay, ch. XIV.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
477
même à ne consulter dans leur correspondance que
ses réponses, nous y voyons beaucoup plus de
marques de ses défauts de caractère que de ceux de
j\lme de Verdelin. Jean-Jacques, qui ne détestait pas
de dire du mal de ses amis, la traite assez mal dans
ses Confessions, et il faut avouer que, dans plusieurs
de ses lettres, il ne la traite pas beaucoup mieux1.
Cela n'empêcha pas Mmc de Verdelin de lui témoi-
gner constamment une sincère et loyale amitié. 11
est à croire aussi qu'elle sut le prendre mieux que
beaucoup d'autres, car elle est la seule qui ait
réussi à lui faire accepter (quoique à regret) une
foule de petits cadeaux, et qui lui ait offert, sans
l'offenser, de lui venir plus largement en aide dans
des circonstances plus graves. Rousseau finit par
être touché de ses procédés, de son dévouement
affectueux et simple, de sa douceur à supporter ses
•brusqueries. Tous deux eurent des peines ; la com-
munauté de chagrins, la part surtout que Mme de
Verdelin prit à oeux de son ami (car à cet égard,
nous n'oserions dire qu'il y eut réciprocité) mit plus
d'intimité dans leurs rapports. « Cent fois le jour,
lui écrivait-il, je pense avec attendrissement que,
depuis le premier moment de notre connaissance,
vos soins, vos bontés, votre amitié n'ont pas souffert
un moment de relâche ou d'attiédissement ; que vous
avez toujours été la même envers moi, dans ma
bonne et ma mauvaise humeur, dans ma bonne et
1. Voir dans lu journal C Ar-
tiste, année 1810, soixante-trois
lettres de liousseuu a Mme de
Verdelin (de septembre 1759 à
décembre 1767), et dans l'ou-
vrage de M. Streckeisen-
Moultou, soixante-deux let-
tres de Mm° de Verdelin à
Rousseau (de mars 1760 à août
1771).
47S
LA ME ET LES ŒUVRES
ma mauvaise fortune \ » « Il est bien constaté qu'il
ne me reste que vous seule en France2. » « Par-
donnez-moi, Madame, si mon style devient tendre
jusqu'à la familiarité. Celle qui pardonna jadis mes
injures, doit naturellement pardonner aujourd'hui
mes douceurs 3. » « J'ai plus d'argent qu'il ne m'en
faut, lui écrivait-il dans une autre occurrence ; si
j'en manquais, vous seriez la première instruite. Les
cinquante louis que vous avez remis à Coindet ne
feraient que m'embarrasser \ » Ces lettres suffisent
pour indiquer le caractère de leur correspondance.
Charles-François-Frédéric de Montmorency, duc
de Luxembourg-, était le neveu du fameux maré-
chal de Luxembourg qui s'illustra par ses victoires
sous le règne de Louis XIV. En 1724 (il avait alors
vingt-deux ans) il avait épousé Marie-Sophie-Honorate
Colbert de Seignelay. En 1750, il contracta une se-
conde union avec Madeleine-Angélique de Neuville,
sœur du duc de Villeroi et veuve elle-même de Jo-
seph-Marie duc de Boufflers. Les nombreux aveux
qui lui sont faits lui donnent les titres de très haut
et très puissant seigneur Monseigneur Charles-Fran-
çois Montmorency-Luxembourg, duc de Montmo-
rency, de Luxembourg' et d'Epinay, pair et premier
baron chrétien de France, souverain d'Aigremont,
comte de Gournay et de Tancarville, marquis de
Lonray et de Seigneley, baron de Mello, chevalier
des Ordres du Roy, lieutenant-général des armées
de Sa Majesté, gouverneur de la province de Nor-
mandie5. Ce ne fut qu'après son second mariage
qu'il fit la connaissance de Rousseau.
1. Lellre à Mme ,/,; Verdelin,
17 février 1763. — 2. Id., 27 mars
1763. — 3. Id., 2o décembre
1763. — i- l'I.. 14 novembre
1705. — 5. Archives de TOrne.
Marquisat de Lonray.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 479
M. et Mmc de Luxembourg- avaient à Montmo-
rency un château où ils venaient chaque année
passer quelques semaines. Tant que Rousseau était
resté chez Mmc d'Epinay, ils n'avaient pas cherché
à établir de relations avec lui : il n'avait pas besoin
d'eux. La comtesse d'Epinay, d'ailleurs, qui n'était
que de petite noblesse, n'était pas de leur monde.
Mais quand il eut quitté l'Ermitage, ils l'envoyèrent
inviter à souper toutes les fois qu'il le voudrait.
Notre solitaire était sauvage, embarrassé et fier: il
se défiait des grands ; il n'accepta pas et ne fit pas
même de visite de remerciaient. Mmc de Boufflers,
qui se trouvait chez le maréchal, fit aussi des poli-
tesses à Rousseau ; le chevalier de Lorenzy, qui y
était également, vint le voir plusieurs fois ; il ne
parut s'apercevoir ni des politesses de l'une ni des
visites de l'autre. Enfin, à Pâques suivant, le maré-
chal vint lui-même. Il fallut bien répondre à tant
d'avances et aller rendre visite à Mmo de Luxem-
bourg. C'est ainsi que Jean-Jacques se trouva intro-
duit, presque malgré lui, dans une des plus hautes
maisons de France.
Mm0 de Luxembourg était une très grande dame.
Elle avait eu une jeunesse plus que légère et passait
pour méchante. Rousseau la craignait, d'après sa
réputation ; mais elle sut se faire si aimable, si
charmante, que, dès la première visite, il fut sub-
jugué. Il en était souvent ainsi : il commençait par
se faire prier, puis se livrait entièrement, et finissait
par se retirer tout à fait. Mmo de Luxembourg le
flatta ; c'était le bon moyen de le prendre : les flat-
teries d'une grande dame sont toujours précieuses.
Celles que lui prodigua Mme de Luxembourg lui pa-
rurent délicates ; elles étaient plutôt excessives et
480 LA VIE ET LES ŒUVRES
épuisaient toutes les hyperboles. « Je crus m' aper-
cevoir, dit naïvement Rousseau, que, malgré mon
air gauche et mes lourdes phrases, je ne lui déplai-
sais pas. » Les agaceries et les petites malices de
Mma de Montmorency, belle-fille de Mmc de Luxem-
bourg-, excitaient bien un peu ses soupçons ; mais
la bouté du maréchal lui rendait la confiance.
Rousseau a grand soin de dire qu'il se mit sans
tarder sur le pied d'égalité avec le maréchal.
Celui-ci, de son côté, accepta les manies de Rous-
seau et ne le tourmenta ni de ses offres d'argent ou
de crédit, ni de ses exigences de société. Une seule
fois, Mme de Luxembourg lui aurait proposé de le
faire entrer à l'Académie, s'engageant à faire lever
l'obstacle de la religion. Il refusa, comme il avait
refusé le roi de Pologne pour l'Académie de Nancy,
et l'affaire en resta là. Nous verrons si Mmc de
Luxembourg n'essaya pas de lui rendre d'autres
services. Il y a plus d'orgueil qu'il ne parait dans
cette affectation de simplicité. Jean-Jacques est fier
« de faire asseoir le maréchal de Luxembourg, l'ami
particulier du Roi, dans son unique chambre, au
milieu de ses assiettes sales et de ses pots cassés. »
C'est l'orgueil qui passe à travers les trous du man-
teau de Diogène. Le maréchal était accompagné
d'une suite de cinq ou six personnes ; Rousseau
craignant que son plancher pourri ne pût supporter
leur poids, s'empressa de les emmener dans son
donjon. L'illustre visiteur, qui avait remarqué le dé-
labrement de la maison, pria Rousseau d'accepter
un logement dans son château pendant qu'on ferait
réparer le plancher. La réponse de Rousseau paraît
très travaillée; elle n'en est pas moins ridicule.
« N'ayant jamais, dit-il, voulu vivre qu'avec mes
DE JEAN-JACQ1 KS ROUSSEAU. 481
amis, je n'ai qu'un langage, celui de l'amitié, de la
familiarité. Je n'ignore pas combien , de mon état
au vôtre, il faut modifier ce langage ; je sais que
mon respect pour votre personne ne me dispensera
pas de celui que je dois à votre rang ; mais je sais
mieux encore que la pauvreté qui s'avilit devient
bientôt méprisable ; je sais qu'elle a aussi sa dignité,
que l'amour de la vertu l'oblige de conserver. Je
suis ainsi toujours dans le doute de manquer à
vous ou à moi, d'être familier ou rampant ; et ce
danger même, qui me préoccupe, m'empêche de
rien faire ou de rien dire à propos... L'estime réci-
proque rapproche tous les états. Quelque élevé que
vous soyez, quelque obscur que je puisse être, la
gloire de chacun des deux ne doit plus être indiffé-
rente à l'autre. Je me dirai tous les jours de ma
vie : Souviens-toi que si M. le maréchal de Luxem-
bourg t'honora de sa visite et vint s'asseoir sur ta
chaise de paille, au milieu de tes pots cassés, ce ne
fut ni pour ton nom, ni pour ta fortune, mais pour
quelque réputation de probité que tu t'es acquise \ »
Ce langage est peut-être moins impertinent qu'il
ne le parait. A cette époque, le génie, ou ce qu'on
prenait pour le génie, avait le privilège de niveler
les rangs. Les plus grands seigneurs traitaient sur
le pied de l'égalité avec les hommes de lettres; de
sorte que Rousseau ne fit guère qu'exprimer sous
une forme outrecuidante une chose qui se faisait
tous les jours.
On peut rapprocher cette lettre de celle qu'il
écrivit plus tard à Malesherbes. « Je ne puis vous
dissimuler, Monsieur, que j'ai une violente aversion
1. Lettre au maréchal de Luxembourg, 30 avril 1759.
482 LA VIE ET LES ŒUVRES
pour les états qui dominent les autres. J'ai même
tort de dire que je ne puis le dissimuler; car, je
n'ai nulle peine à vous l'avouer, à vous, né d'un
sang illustre, fils du chancelier de France et pre-
mier président d'une cour souveraine... Je hais les
grands, je hais leur état, leur dureté, leurs préju-
gés, leurs petitesses et tous leurs vices; et je les
haïrais bien davantage, si je les méprisais moins.
C'est avec ce sentiment que j'ai été comme entraîné
au château de Montmorency. J'en ai vu les maîtres,
ils m'ont aimé; et moi, Monsieur, je les ai aimés et
les aimerai, tant que je vivrai, de toutes les forces
de mon âme \
Rousseau ne sut jamais prendre le langage qui
convient avec les grands. Il n'a pas d'usage et af-
fecte de n'en pas avoir; mais, ce qui est pire, il n'a
ni aisance, ni simplicité, ni naturel. Tour à tour
sauvage et empressé, impoli et obséquieux, toujours
au-dessus ou au-dessous de la règle , il manque
d'équilibre. La préoccupation de sa dignité le rend
gauche et guindé. On voit que le grand monde le
gène, que sa condition de plébéien l'embarrasse; il
est raide et fier, dans la crainte d'être plat et ser-
vile; ce qui fait qu'il est toujours maladroit2.
Et le souci du public et de la postérité, et ses
principes, et son humeur, et ses maladies, et son
horreur de la gêne : que d'empêchements avoués ou
tacites ! Il est curieux de l'entendre dicter ses con-
ditions dans une circonstance où il semble qu'il
n'aurait qu'à en recevoir. Il verra M. de Luxem-
bourg, mais il ne verra que lui et Mmc de Luxem-
1. Lettre àMuleshcrbes, 28 fô- ; Girardin, Revue des Deux
vricr 1762. —2. Saint-Marc | Mondes, 15 novembre 1855.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 483
bourg-; il ne veut point avoir en lui un patron, lui
promettant, de son côté, de n'être point son pané-
gyriste. « Je n'ignore pas. ajoute-t-il, que mon sé-
jour ici, qui n'est rien pour vous, est pour moi
d'une extrême conséquence. Je sais que. quand je
n'y aurais couché qu'une nuit, le public, la posté-
rité peut-être me demanderaient compte de cette
seule nuit '. »
Le maréchal de Luxembourg dut rire de ces
grandes phrases et de ces déclarations de principes
à propos dune invitation. Ses réponses néanmoins
sont aimables et flatteuses. Il y réitère ses offres,
ne demande aucun engagement, se félicite d'avoir
fait la connaissance d'un homme dont l'esprit , et
encore plus les vertus ont gagné toute son estime,
et dont l'amitié le rendra plus fier que tous ses
titres 2.
Le château de Montmorency, qu'on nommait le
Petit Château, était placé dans un site pittoresque
et avait des points de vue superbes; l'art avait en
outre su tirer parti des ressources de la nature
pour en faire une demeure d'une grande élégance.
Entre plusieurs appartements que le maréchal pro-
posa à Rousseau, celui-ci choisit le plus petit et le
plus simple ; il était d'une propreté charmante ;
l'ameublement en était blanc et bleu. Jean-Jacques
y amena l'inséparable Thérèse, et fit une sorte de
petit ménage à part : mais il était chez les nobles
1. Lettre au maréchal de ! 2. Réponses du Maréchal. 1<"
Luxembourg, i~, mai 1759. — | mai et ijuin 175y.
484 LA VIE ET LES ŒUVRES
châtelains au moins aussi souvent que chez lui. Dès
le matin, il y allait faire sa cour à Mme la Maréchale ;
il y dînait; l'après-midi, il allait se promener avec
le Maréchal; il ne soupait pas avec eux, à cause du
grand monde et parce qu'ils soupaient trop tard
pour lui. Il s'établit donc, au bout de peu de temps,
une grande intimité entre eux et lui. Quand les ré-
parations furent faites à sa maison, il tint à la re-
prendre, mais il n'en continua pas moins à garder
son appartement au château. De plus, il avait sa
chambre à l'hôtel de Luxembourg à Paris, et y al-
lait de temps en temps.
Mathas, son propriétaire, lui avait laissé toute li-
berté pour arranger et embellir sa petite maison;
il se plut surtout à transformer, au dedans et au
dehors, le Donjon, qui lui servait de cabinet de
travail. Devant cette 'pièce était une terrasse ornée
de verdure et de fleurs et ombragée de beaux
arbres; on y jouissait d'une vue magnifique. Jean-
Jacques en fit son salon de compagnie. La , il reçut
M. et Mme de Luxembourg, M. le prince de Conti,
M. le duc de Villeroy , M. le prince de Tingry,
M. le marquis d'Armentières, Mmo la duchesse de
Montmorency, Mmc la duchesse de Boufflers, Mme la
comtesse de Valentinois, Mmc la comtesse de Bouf-
flers, et d'autres personnes de ce rang, dont il de-
vait les visites, dit-il modestement, à la laveur de
M. et de Mmc de Luxembourg. Quelle belle liste!
Comme elle fait bon effet sous la plume du plébéien
Rousseau! Il n'en était pas plus fier, était familier
avec le peuple, soupait avec le maçon Pilleu, après
avoir dîné au château. Nous le croyons sans peine ;
mais nous soupçonnons cette familiarité même de
cacher une autre espèce d'orgueil, l'orgueil du ré-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 485
publicain, qui ne s'inquiète pas des rangs et ne
voit que des hommes; l'orgueil du petit, qui se
croit au-dessus des grands, parce qu'il prétend dé-
daigner leur grandeur.
Parmi les hauts personnages que nous venons de
citer, il en est deux, le prince de Conti et la com-
tesse de Boufflers, qui méritent plus qu'une simple
mention, à cause des rapports intimes et prolongés
qu'ils entretinrent avec Rousseau.
Mmo de Boufflers était la maîtresse du prince de
Conti. Rousseau, qui n'en savait rien, faillit, sans
s'en douter, devenir son rival. Elle était encore
jeune, belle, galante, avait de la conversation et
des prétentions, affectait l'esprit romain, et, comme
le disait Walpole, semblait poser sans cesse pour
son portrait. C'était plus qu'il n'en fallait pour
allumer l'imagination de l'inflammable Jean-Jacques.
Il avoue modestement qu'à son âge il ne pouvait
prétendre aux faveurs de AImo de Boufflers; il ne
serait pas fâché pourtant de faire croire qu'il lui
inspira ce qu'il appelle de la curiosité, et il ajoute
qu'elle ne lui pardonna pas d'avoir trompé ce sen-
timent. Il invente encore un autre motif à la haine
que, suivant lui, elle lui aurait vouée plus tard,
c'est qu'en sa qualité de maîtresse d'un prince, elle
aurait été blessée par la même phrase qui avait
offensé Mmc de Pompadour '. Mais ces dames por-
taient plus gaillardement leur déshonneur et se
trouvaient au-dessus d'une épigramme. Avant de
chercher du reste les motifs de la haine de Mmo de
Boufflers, il faudrait prouver que cette haine ait
existé ailleurs que dans l'imagination du pauvre
1. Voir ci-après, ch. xvi.
.{86 LA VIE ET LES ŒUVRES
Jean-Jacques. Or, tout fait supposer au contraire
que cette dame lui témoigna constamment le plus
grand intérêt.
Par Mm de Boufflers, il gagna l'affection du
prince de Conti, de la maison de Bourbon. Bous-
seau ne raconte pas sans une certaine fierté qu'ayant
été admis à faire sa partie aux échecs, il ne se fît
pas faute de le gagner deux ou trois fois de suite.
« Ce grand prince, dit-il, sentit qu'il n'y avait que
moi qui le traitais en homme, et j'ai tout lieu de
croire qu'il m'en a vraiment su bon gré'. » Mais
lui-même qui savait si bien donner des leçons aux
princes, n'aurait-il pas eu besoin d'en recevoir ?
Conti lui ayant envoyé du gibier de sa chasse, il
accepta deux fois, mais il écrivit à Mmede Boufflers
qu'il n'accepterait pas une troisième. Il sait res-
pecter le mérite jusque dans les grands,... la per-
sonne du prince l'attire plus que son rang ne le
repousse... mais il n'enfreindra pas ses maximes,
même pour lui2. Il avoue, d'ailleurs, que son pro-
cédé sentait moins la délicatesse d'un homme fier
qui veut conserver son indépendance que la rusti-
cité d'un mal appris qui se méconnaît3. Nous aurons,
du reste , à parler assez longuement plus tard du
prince de Conti et de Mme de Boufflers.
Jean-Jacques s'accuse d'avoir eu trop de familia-
rité dans ses manières avec les grands; mais la
faute en est bien, au moins en partie, à ces der-
niers, surtout à Mme de Luxembourg. On est stu-
péfait des gâteries et des marques d'amitié dont
1. C 'on fessions, 1. X. — Lettre
à Dupeyrou, 27 septembre 1767.
— 2. Lettre à Mm° de Boufflers,
7 octobre 1760. — 3. Confes-
sions, 1. X. — Lettre à Dupeyrou,
27 septembre 1767.
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU.
487
elle l'accable. « Les remerciements ne sont pas
faits pour vous , lui avait-elle dit pour commen-
cer; c'est de M. de Luxembourg- et de moi que
vous devez en recevoir. Cependant notre reconnais-
sance serait plus grande, si vous aviez voulu ac-
cepter un autre logement1. » Il s'était attristé d'un
silence trop prolongé de Mmo de Luxembourg et
craignait de l'avoir offensée. « Ce n'est pas à vous,
lui répond-elle, à vous mettre à mes pieds, c'est à
moi à me jeter aux vôtres... C'est à votre clémence et
à votre amitié que je demande pardon, si vous m'en
croyez encore digne2. » « Vous me dites que vous
avez moins de réserve avec M. de Luxembourg
qu'avec moi. Eh! Monsieur, à mon âg-e, on n'a plus
de sexe. Il ne me reste qu'un cœur qui ne vieillit
point pour vous et que vous trouverez toujours bien
tendre3. » — « Adieu, tout ce qu'il y a de plus par-
fait et de plus aimable; je vous aime du plus tendre
de mon cœur4. » — « Je vous embrasse mille fois,
du plus tendre de mon cœur5.» — «Ne connaitrez-
vous jamais les sentiments que j'ai pour vous...
J'embrasse MUe Le Vasseur6! » — Rousseau, de son
côté, tâchait de n'être pas en reste de compli-
ments ; mais au moins il était davantage dans son
rôle.
1. Lettre de Mme de Luxem-
bourg à Rousseau, mai 1759. La
bibliothèque de la Chambre
des députes possède un cahier
contenant trente-six lettres
autographes de Rousseau à
MmG de Luxembourg, plus
quelques autres pièces. La
plupart de ces lettres ne sont
pas signées ; elles ne sont
que des copies, mais écrites
par Rousseau lui-même. Elles
sontd'ailleurs trop bien écrites
pour être des brouillons. —
2. Réponse de Mme de Luxem-
bourg à une lettre de Rousseau,
datée du 15 novembre 175'J.
— 3. Lettre de M,a» de Luxem-
bourg à Rousseau, janvier 1761.
— 4. Id., février 1761. —5. /c/.,
août 1761. — 6. Id., novembre
1761.
3-2
488 LA VIE ET LES ŒUVRES
Malgré la place que ces excursions au pays du
Tendre tenait dans leurs relations , on y peut
trouver autre chose que de fades protestations.
D'abord quelques petits différends, bien petits, bien
peu importants, mais enflés par la sensibilité de
Rousseau. Sa correspondance les montre dans leur
première exagération ; contrairement aux règles
ordinaires de la perspective, vues à distance, elles
s'agrandissent encore dans les Co?ifessions. Du reste
les rapports de Rousseau avec la famille de Luxem-
bourg ne furent jamais sur le pied de confiance et
d'égalité qui avait existé avec Mme d'Epinay. S'il n'y
avait eu que le Maréchal, passe encore ; il avait
tant de bonhomie; entre hommes, d'ailleurs, on
tient moins à l'étiquette. Mais avec Mme de Luxem-
bourg, Rousseau se trouvait toujours en présence
de la grande dame et ne pouvait surmonter son
embarras. Sentant qu'on ne l'avait pris que pour
son esprit (car pour la vertu, il savait qu'on n'était
pas exigeant), il lui fallait, bon gré mal gré, avoir
de l'esprit. Or, l'esprit sur commande fut toujours
au-dessus de ses forces, et il ne fut jamais ce qu'on
appelle un beau parleur. Il s'avisa d'un expédient;
ce fut de demander à, la lecture un supplément à la
conversation. Tous les matins donc, vers 10 heures,
il se rendait auprès du lit de Mmc de Luxembourg ;
le Maréchal y venait de son côté, et il leur lisait
la Nouvelle Héloïse. Le succès passa son attente.
« Mmn de Luxembourg, dit-il, s'engoua de Julie et
de son auteur ; elle ne parlait que de moi, ne s'oc-
cupait que de moi, me disait des douceurs toute la
journée , m'embrassait dix fois le jour. Elle voulut
que j'eusse ma place à côté d'elle; et quand quelques
seigneurs voulaient prendre cette place, elle leur
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 489
disait que c'était la mienne et les faisait mettre
ailleurs. On peut juger de l'impression que ces ma-
nières charmantes faisaient sur moi, que les moin-
dres marques d'affection subjuguent. »
L'année suivante, la Nouvelle Héloïse étant finie,
ce fut le tour de l'Emile ; mais il n'eut pas autant
de succès; soit parce que Y Emile, étant plus sérieux,
fut moins du goût de Mmc de Luxembourg; soit qu'à
cette époque, elle fût moins entichée de Jean-Jacques.
Elle sut qu'il faisait pour Mme d'Houdetot une
copie de la Nouvelle Héloïse;e\\e voulut en posséder
une aussi. Ce fut une nouvelle occasion de compli-
ments. Elle relut l'œuvre avec délices, la trouvant
encore plus belle que la première fois. Cependant,
Mme d'Houdetot, la première en date et assurément
en affection, n'ayant pas encore sa copie toute en-
tière, Mme de Luxembourg dut attendre les dernières
parties au moins une année '.
Afin de rendre ce manuscrit plus digne de sa
haute destination, Rousseau l'orna d'estampes que,
de concert avec Coindet , il avait fait graver pour
l'édition imprimée. Il reproche à cette occasion au
commis de banque Coindet de s'être faufilé dans la
maison de Luxembourg, et s'extasie sur la bonté
du Maréchal, qui, un jour, aurait dit, après les
avoir gardés à diner : Allons nous promener sur le
chemin de Saint- Denis , nous accompagnerons
M. Coindet. Mais sans parler de lui-même, vivant
dans cette maison dans la familiarité la plus intime,
que dire de Thérèse, embrassée par la duchesse de
Luxembourg?
I. Lettres de Rousseau à M-" de I 6 octobre 1700: de Jf™* de Lu-
Luxembourg, 29 octobre 1759, xembourg à Rousseau, mars
lo janvier, a mars, 20 juin, | 1760.
490 LA VIE ET LES OEUVRES
Enfin, Jean-Jacques, pour donner à ce même ma-
nuscrit un avantage qui le distinguât de tout autre,
imagina d'y insérer un extrait d'un roman intitulé Les
Aventures de Milord Edouard; mais, à l'en croire,
il aurait été, clans cette circonstance, bien mal
servi par son envie de mieux faire. 11 avait en effet,
dans ces Aventures, donné le portrait d'une marquise
d'un caractère très odieux, dont quelques traits pou-
vaient être appliqués à Mm0 de Luxembourg. Cette
considération l'avait détourné de les faire entrer
dans la Nouvelle Héloïse, comme il en avait eu d'a-
bord la pensée. Comment donc s'avisa-t-il d'en
enrichir le propre exemplaire qu'il destinait à la
Maréchale? Ce n'est pas tout : afin de mieux préciser
encore, il eut soin de la prévenir qu'il avait brûlé
l'original; que la copie serait pour elle seule et ne
serait jamais vue de personne, à moins qu'elle ne
la montrât elle-même. Vraiment on n'est pas aussi
maladroit ; nous sommes porté à croire que Rous-
seau se fait ici plus niais qu'il n'a jamais été.
Il compte cette malheureuse copie parmi les
grandes causes de l'inimitié que lui aurait vouée
plus tard Mmc de Luxembourg. À vrai dire , nous ne
voyous nullement cette inimitié. La Maréchale ne
lui fit pas sur son fameux épisode les compliments
qu'il attendait; cela pourrait prouver que l'œuvre
lui sembla médiocre; c'est l'avis de bien d'autres.
Mais la preuve qu'elle ne se reconnut pas dans le
personnage de la marquise, c'est que cet extrait,
qu'elle était seule à posséder et qu'elle était libre
de détruire, elle le conserva et le communiqua aux
éditeurs de Genève, pour être publié1. Il y a bien
1. Voir Œuvres de J.-J. Rousseau, édit. de Genève, 1782.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 491
à ce passage des Coîifessiotis une autre explication
que la prétendue stupidité de Rousseau ; c'est
qu'ayant acquis la persuasion que Mmc de Luxem-
bourg" le haïssait . il lui fallut chercher un fonde-
ment à cette haine, et, de bonne foi ou non, il n'a
pas craint de s'accuser lui-même, pour se donner
le plaisir de dire, parla même occasion, du mal de
sa bienfaitrice.
Cette belle copie de la Nouvelle Héloïse , écrite
avec une véritable coquetterie, existe encore; elle
est conservée à la Bibliothèque de la Chambre des
députés. Comme correction , l'édition de 1761, faite
postérieurement, sous les yeux de l'auteur, est pré-
férable; mais le manuscrit, ainsi que plusieurs vo-
lumes de brouillons qui raccompagnent, sont inté-
ressants pour le bibliophile et le critique, qui aiment
à suivre le long" et pénible travail par lequel un au-
teur arrive au dernier mot de son talent \
Rousseau eut une autre occasion de faire une po-
litesse à Mme de Luxembourg". On sait que Mmc d'E-
pinay lui avait demandé son portrait. Que Latour
le lui ait apporté à l'Ermitage, comme c'est pro-
bable, ou au Petit Château de Montmorency, comme
il le prétend, toujours est-il que ce portrait était
dans sa chambre, que Mme de Luxembourg- le vit.
le trouva bien, et que Jean-Jacques le lui offrit. En
échange, M. et Mme de Luxembourg" lui donnèrent
les leurs, peints en miniature et enchâssés dans une
I. V. Cousin, Ou Manuscrit une première etuue deuxième
d'Emile conservé à '<< biblio- copie, sont loin d'être com-
Thèque de la Chambre des Re- plets. Ils sont, le premier
présentants (au Journal des Sa- I surtout, très mal écrits et sur-
vanis, septembre 1848). Ces chargés de corrections, de ra-
brouillons, qui doivent être tures et de renvois.
492 LA VIE ET LES ŒUVRES
boite à bonbons de cristal de roche, montée en or.
Rousseau aurait pu, s'il l'avait voulu, tirer parti
de ces hautes relations; mais il avait ses fiertés, et
la réserve lui semblait, non sans raison, une condi-
tion de son indépendance. Si, de loin en loin, il se
départait de sa sévérité, presque toujours c'était en
faveur d' autrui1. C'est ainsi qu'il usa de son in-
fluence sur Mmc de Luxembourg, lorsque l'abbé Mo-
rellet fut mis à la Bastille , pour avoir offensé dans
une brochure Mm0 de Robeck, la propre fille du
Maréchal. Mais ce fait se rattache à d'autres, qu'il
nous faut raconter auparavant.
Palissot, qui, après avoir blessé Rousseau, avait,
grâce à l'intervention de celui-ci, reçu son pardon
du roi Stanislas, faisait, autant par situation que
par conviction, la guerre aux philosophes du siècle.
Son œuvre la plus connue en ce genre est sa co-
médie des Philosophes, et, dans cette comédie, la
scène où il tourne Jean- Jacques en ridicule. On s'a-
musa beaucoup du valet Crispin, arrivant à quatre
pattes sur le théâtre et débitant ces vers, où tout le
monde reconnut le philosophe de Genève :
Je ne me règle point sur les opinions,
Et c'est là l'heureux fruit de mes réflexions.
Pour la philosophie un goût à qui tout cède
M'a fait choisir exprès l'état de quadrupède.
Sur ses quatre piliers mon corps se soutient mieux,
Et je vois moins de sots qui me blessent les yeux.
L'idée de cette scène était dans les mots de Vol-
taire : en vous lisant, il prend envie de marcher à
quatre pattes ; elle n'en eut sans doute que plus de
1. Lettres de Rousseau à Moul- | Rousseau, mars 1761.
tou, et de M,ae de Luxembourg à |
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
493
succès. D'autres philosophes, Helvétius, Diderot,
étaient plus maltraités que Rousseau; aucun n'était
plus spirituellement raillé.
La première représentation eut lieu le 2 mai 1760,
au milieu d'un concours prodigieux de spectateurs;
elle fut immédiatement suivie de treize autres, ce qui
était alors un très grand succès. Il est vrai que dès le
second jour on avait été obligé de faire des coupures.
L'accueil que Rousseau fit à la comédie des Phi-
losophes donne une triste idée de sa sincérité. Lui,
si susceptible d'habitude, affecta de ne pas se sentir
blessé pour ne songer qu'à Diderot, son ancien ami.
« Mes entrailles s'émurent, dit-il, à la vue de cette
odieuse pièce, je n'en pus supporter la lecture, et,
sans l'achever, je la renvoyai à Duchesne , avec la
lettre suivante :
A Montmorency, le 21 mai 1760.
« En parcourant, Monsieur, la pièce que vous
m'avez envoyée, j'ai frémi de m'y voir loué. Je n'ac-
cepte point cet horrible présent. Je suis persuadé
qu'en me l'envoyant vous n'avez point voulu me faire
une injure; mais vous ignorez ou vous avez oublié
que j'ai eu l'honneur d'être l'ami d'un homme respec-
table, indignement noirci et calomnié dans ce libelle. »
Rousseau s'étonne que Diderot n'ait pas été tou-
ché par la générosité de son procédé ; il serait plus
surprenant qu'il eût été dupe de cette petite hypo-
crisie '.
1. Voir Œuvres de Palissot;
— Confessions, 1. X; — Journal
de Collé, t. II, mai 1760; —
Correspondance littéraire, juin
1760; — Année littéraire, 1760;
— Lettre de Rousseau à Hey,
8 juin 1760.
494
LA ME ET LES OEUVRES
Ce fut alors que Morellet, pour venger Diderot,
ayant fait contre Palissot une brochure qui offensa
Mme de Robeck, fut mis à la Bastille. On pensa à
prier Jean-Jacques d'intercéder auprès de Mme de
Luxembourg ; mais Diderot, qui était la première
occasion de l'aventure, ne pouvant s'adresser à lui,
d'Alembert s'en chargea. Jean-Jacques, qui con-
naissait Morellet, n'avait pas attendu d'ailleurs qu'il
lui fût recommandé. Mmc de Luxembourg1 s'occupa
activement et efficacement de l'affaire; l'abbé fut
rendu peu de jours après à la liberté; mais Jean-
Jacques fut mécontent : mécontent de Morellet, qui
ne le remercia pas à son gré ; mécontent de d'A-
lembert, qui peut-être le desservit auprès de Mm0 de
Luxembourg1 '.
En 1782, il y eut une reprise de la comédie des
Philosophes ; mais au moment où Crispin arrive à
quatre pattes, il y eut une telle explosion de pro-
testations, qu'il fallut baisser la toile. Quand on la
releva, l'on fit entrer Crispin sur ses deux pieds. Ce-
pendant les murmures furent encore assez vifs pour
nécessiter l'intervention d'un petit détachement des
Gardes françaises. Les jours suivants, on voulut re-
commencer, mais la pièce tomba tout à fait au bout
de cinq ou six représentations2.
Enfin cette même comédie, ou plutôt cette même
scène (car il est à peine question du reste) suscita
encore des ennuis à son auteur en 1793. Il s'agis-
sait pour lui d'obtenir un certificat de civisme ;
1. Confessions. l.X; — Lettres
de Rousseau à Miae de Luxem-
bourg, 28 juillet et 6 août 1700;
de Mme de Luxembourg à Rous-
seau, juillet et août 1760; de
Voltaire à d'Alembert, 2'i juillet
1760; de Morellet à Rousseau,
k août 1760. — 2. Correspon-
dance littéraire, juin 1782.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 495
« mais, dit Chaumette. Palissot n'a jamais écrit en
faveur de l'a liberté. Semblable à la chenille veni-
meuse, il a tenté de souiller la couronne du célèbre
Rousseau. Les monstres qui ont enfoncé le fer acéré
de la calomnie dans le cœur sensible de Rousseau
ne méritent que l'anathème \ » Palissot avait déjà
déclaré longtemps auparavant, à la vérité sans con-
vaincre personne, qu'il n'avait pas eu l'intention de
mettre Rousseau sur la s ène, que le valet Crispin
n'était pas plus Rousseau qu'un singe n'est un
homme : il lui en coûta peu de renouveler le même
désaveu, et il obtint ainsi son certificat2. On ne pou-
vait, dans ce temps-là. être un bon citoyen, si l'on
n'était fanatique de Rousseau.
I. Moniteur du 15 septembre ! Moniteur du S octobre I7'J3,
1793; Séance du Conseil gène- note du citoyen Palissot an ré-
ral de la commune de Paris. dacteur; — Musset-Pathay,
du 12 septembre 17D3. — 2. article Palissot.
CHAPITRE XVI
1760-1761.
Sommaire : La. Nouvelle Héloïse. I. Préface de la Nouvelle Héloïse.
— Origines de la Nouvelle Héloïse. — Caractères des personnages. —
Qualités morales de la Nouvelle Héloïse. — Digressions. — Qualités du
style. — Comparaison de Julie avec Clarisse, de Richardson.
II. Impression de la Nouvelle Héloïse. — Arrangements avec Rey.
— Les estampes ; Coindet. — L'édition française ; Malesherbes. — Sup-
pressions exigées. — Succès de la Nouvelle Héloïse. — Triomphe de la
Nouvelle Héloïse'; Mme Latour de Franqueville.
III. Jugements des hommes de lettres. — Duclos. — D'AIembert. — ■
Opposition de Voltaire. — Critiques de Fréron et de Grimm. — L'Es-
prit de Julie, par Formey. — Accueil fait à la Nouvelle Héloïse par
les Genevois.
I
Pendant que, dans sa Lettre à d' Alembert , Rous-
seau s'élevait contre les spectacles et les romans, il
avait en portefeuille un roman qu'il lui tardait de
publier.
Il le publie enfin, et, dès les premiers mots de
la préface, il rappelle ce qu'il a dit dans sa lettre,
u Jamais tille chaste, ajoute-t-il, n'a lu de romans, »
et quant au mien, « celle qui en osera lire une seule
page est une fille perdue. » Mais il se console en
disant : « Qu'elle n'impute point sa perte à ce livre;
le mal était fait d'avance. Puisqu'elle a commencé,
qu'elle achève de lire ; elle n'a plus rien à risquer. »
Étranges sophismes ! mélange absurde de rigueur
et de relâchement! Oui, il n'est que trop vrai, les
romans sont une lecture malsaine ; mais faut-il dire
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 497
à une jeune fille qui a lu une page d'un roman,
fût-ce même de celui de Rousseau, qu'elle est une
fille perdue ; et lui est-il permis, après cela, de s'au-
toriser de cette page pour lire le reste de l'ou-
vrage ?
A qui donc conviendra son roman? « A très peu
de lecteurs, répond-il. » Il ne convient ni aux filles
chastes, et il faut espérer qu'il en existe encore; ni
aux Genevois, car il ne faut de romans qu'aux peuples
corrompus; ni aux hommes de goût, qui seront rebu-
tés par le style; ni aux gens sévères, qui seront alar-
més par la matière ; ni à quiconque ne croit pas à la
vertu. « Il doit déplaire aux dévots, aux libertins, aux
philosophes ; il doit choquer les femmes galantes et
scandaliser les honnêtes femmes. A qui plaira-t-il
donc? Peut-être à moi seul. » Mais alors pourquoi
le publier? Parce q\ïil convient aux femmes! Enfin,
dit-il sous forme de conclusion, « Si quelqu'un,
après avoir lu ce recueil, m'osait blâmer de l'avoir
publié, qu'il le dise, s'il le veut, à toute la terre ;
mais qu'il ne vienne pas me le dire ; je sens que je
ne pourrais de ma vie estimer cet homme-là. » Eh !
mon Dieu, s'il veut qu'on prise son livre, qu'il ne
commence donc pas par en faire ainsi les honneurs.
Nous avons donné à la préface de la Nouvelle
Héloïse bien de l'importance ; c'est qu'en effet elle
peint l'auteur beaucoup mieux que nous ne pour-
rions le faire nous-même. Plus tard, il fit une
seconde préface plus étendue. Quoique, dans l'inter-
valle, son livre ait eu un succès prodigieux, elle en
.est, comme la première, la critique au moins autant
que l'apologie.
La Nouvelle Héloïse était une œuvre de longue
haleine, dont la composition avait pris beaucoup de
i98 LA VIE ET LES OEUVRES
temps à son auteur. Nous en avons suivi la prépa-
ration et les progrès : d'abord l'idée première, née
de souvenirs erotiques et d'amours qui, pour avoir
été platoniques, n'en avaient pas été pour cela moins
brûlantes; puis la continuation, au milieu des ar-
deurs et des combats d'une passion que Rousseau
appelle sans exemple. Nous avons vu les trans-
ports très réels de Rousseau pour la femme de ses
rêves se confondre avec les transports imaginaires
des héros de son roman , et le roman s'inspirer de
la réalité aussi souvent peut-être que la réalité
prenait la teinte et les allures du roman. Enfin,
l'œuvre s'achève dans un temps de sagesse relative,
alors que le malheureux était, ou se croyait .guéri
de sa passion pour Mmc d'Houdetot. On pourrait
suivre, en quelque sorte, dans la Nouvelle Héloïse ,
les phases de ce long enfantement. On y retrouve-
rait les anciennes amies de Rousseau, Mlle Galley et
MUe de Graffenried, sous les noms de Julie et de
Claire; on y retrouverait Mmc de Warens, et au lieu
des Charmettes, Vevay, le pays même de sa bienfai-
trice, dont il fait le théâtre des amours de ses héros;
on y retrouverait surtout, sous ce même nom de
Julie, l'héroïne incomparable, son héroïne à lui,
Mmc d'Houdetot ; on retrouverait dans les récits
des Confessions, dans les lettres adressées par Rous-
seau à Mm0 d'Houdetot, dans celles adressées à
Julie par son amant, les mêmes sentiments, les
mêmes ardeurs, quelquefois les mêmes expressions
et les mêmes phrases. Aussi, de tous les ouvrages
de Rousseau, la Nouvelle Héloïse est-il celui qui le
caractérise le mieux ; elle n'est pas seulement le
produit de son génie ; elle est l'image de son âme,
de son esprit et de son cœur, de sa sensibilité et de
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 499
ses passions, de ses extravagances et de ses utopies.
Jean-Jacques, disait d'Alembert. n*a d'esprit que
quand il a la lièvre : la Nouvelle Héloïte a été
écrite sous l'empire d'une lièvre continue de plu-
sieurs années.
On pourrait se demander s'il est bien convenable
de répandre ainsi son cœur aux quatre vents du
ciel; de rendre l'univers coniident de ses amours ;
mais le futur auteur des Confessions était au-dessus
de ces scrupules. Ne s'était-on pas demandé aussi
si l'ennemi des romans était autorisé à écrire un
roman ; si un auteur de comédies avait bonne grâce
à écrire contre les spectacles? Que de questions
semblables ne pourrait-on pas se faire à propos de
Jean-Jacques?
Rousseau, toujours novateur, ou prétendant l'être,
se proposait de ramener le roman à la simplicité
de la nature. Dédaignant les intrigues compliquées
et les aventures extraordinaires, il voulait prendre
l'homme par le dedans, au lieu de le prendre par
le dehors ; se faire le rapporteur et l'historien de
son àme, de ses passions et de son cœur, plutôt que
des événements dont il était l'auteur ou le témoin :
subordonner les laits aux sentiments, les complica-
tions de l'intrigue aux développements de la pas-
sion.
Il avait encore un autre but, c'était de réagir
contre l'immoralité des romans de son époque, et
peut-être de toutes les époques ; de montrer par
un exemple que ce genre si dangereux l'est surtout
par la faute de ceux qui le traitent.
Nous devons examiner comment il remplit ce
double objet.
11 est certain que l'intrigue de ia Nouvelle Héloïse
300 LA VIE ET LES ŒUVRES
est de la plus grande simplicité. Une jeune fille et
son précepteur se prennent d'amour. Ils sont bien
élevés... dit-on; ils aiment la vertu; ils voudraient se
cacher mutuellement leurs sentiments ; mais la pas-
sion triomphe de leur réserve; ils s'écrivent. De
cette première imprudence en naissent d'autres ;
leur amour idéal devient ce que de tout temps est
devenu l'amour idéal, et Julie ne tarde pas à se li-
vrer.
Après cela que reste-t-il à faire à deux personnes
si vertueuses (c'efèt Rousseau qui les juge ainsi) ;
mais en même temps si amoureuses ? Continuer à
s'aimer, à s'écrire, et se faire la douce illusion de
croire qu'étant faits l'un pour l'autre, un mariage
cimentera, quoique un peu tardivement, l'affection
la plus ardente, la plus pure, la plus sainte, la plus
chaste qui fut jamais. Ils ne se marieront pas néan-
moins ; mais à qui la faute, sinon à ces sottes lois
sociales, qui ne sont bonnes qu'à contrarier la na-
ture. On avait compté en effet sans les préjugés du
père, vieux gentilhomme entiché de sa noblesse,
et qui d'ailleurs avait d'autres vues sur sa fille.
Le pauvre amoureux n'a plus qu'à s'éloigner,
tant pour n'être pas découvert que pour se préparer
par une vie de travail et, s'il est possible, de for-
tune et de gloire, à forcer le consentement du père.
Mais l'absence devient naturellement un nouveau
motif de correspondance, de serments, de projets
d'enlèvement ou de mariage à l'étranger. Hélas !
Malgré ces promesses et ces résolutions, la triste Ju-
lie se voit forcée d'accepter l'époux que lui avait
destiné son père ; enfin le malheureux Saint-Preux
ne peut que consentir à tout, pour sauver l'honneur
de celle qu'il aime plus que la vie.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 501
Julie, après avoir été le modèle des amantes, est
décidée à être le modèle des épouses ; mais com-
ment Saint-Preux pourrait-il être le témoin de cette
union? 11 part pour un long voyage d'exploration,
espérant y trouver le trépas, plutôt qu'une impos-
sible consolation.
De retour après plusieurs années, son cœur s'en-
flamme à mesure qu'il approche de son ancienne
amante; mais en présence de l'épouse fidèle et heu-
reuse, de la mère accompagnée de deux charmants
enfants, de la femme héroïque, toujours vertueuse,
son amie toujours, quoique d'une autre manière, il
n'y a, pour ainsi dire, plus de place dans son âme
que pour l'admiration et pour une sorte d'adoration.
0 prodige ! Wolmar lui-même, l'époux de Julie,
sait tout, et il accueille l'amant à bras ouverts ; il le
garde dans sa maison ; après quelques épreuves fa-
ciles, il le choisit pour être le précepteur de ses
enfants. Saint-Preux est définitivement guéri; l'at-
mosphère de cette sainte maison, la présence de
Julie ont élevé son âme, purifié ses affections. 11
étudie avec amour l'ordre, la paix, la concorde qui
régnent dans cet asile de la vertu et du bonheur :
pas une note discordante, pas une volonté perverse,
pas un caractère violent; tout le monde est bon,
doux, vertueux, heureux, et comme le dit Rousseau
en finissant, « l'intérêt que produit ce recueil est
pur et sans mélange de peine; il n'est point excité
par des noirceurs, par des crimes, ni mêlé du tour-
ment de haïr l.
Cependant au moment où Saint-Preux commence
à jouir de ces biens inappréciables, Julie meurt
1. Nouvelle Héloïse, note finale.
502
LA VIE ET LES OEUVRES
victime de l'amour maternel; elle meurt dans l'ab-
sence de son ami; mais elle confie à Saint-Preux,
comme gage de son constant amour, ses enfants et
son mari.
Enfin, pour que rien ne manque à ces tableaux
enchanteurs, ajoutons que l'auteur y a fait entrer
le dévouement d'une cousine excellente, que rien
ne saurait séparer de Julie, d'un ami généreux, que
Saint-Preux est toujours sûr de trouver aux jours
de l'épreuve ; de sorte qu'on voit, réunis dans le
même cadre, les deux plus beaux sentiments du
cœur de l'homme, l'amour et l'amitié.
On peut déjà préjuger, par ce que nous venons
de dire, que la Nouvelle Héloïse n'est pas d'une mo-
ralité irréprochable. Cette alliance perpétuelle de la
vertu et de la faute semblera toujours impossible à
une âme délicate. Voilà une jeune fille, la plus par-
faite qu'il soit possible de rêver ; elle accepte un
amant, elle lui écrit, elle se livre à lui, elle conti-
nue à entretenir avec lui, A l'insu de ses parents,
une correspondance passionnée; en est-elle moins
parfaite? Elle dit oui, mais elle s'accuse de telle
sorte qu'on est bien tenté de l'absoudre et de l'ad-
mirer malgré elle ; l'amant dit non, et beaucoup de
g-ens seront de son avis. Veut-on avoir la note do-
minante de l'ouvrage, écoutons ces paroles de Saint-
Preux à son amante : « Que je relise mille fois
cette lettre adorable, où ton âme et tes sentiments
sont écrits en caractères de feu ; où malgré tout
l'emportement d'un cœur agité, je vois avec trans-
port combien, dans une âme honnête, les passions
les plus vives gardent encore le saint caractère de
la vertu i.
1. Nouvelle Héloïse, Ir« partie, lettre 5.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 503
Que Julie ne se livre donc point <Y des remords
indignes d'elle. « Sois plus juste envers toi, ma Ju-
lie; vois d'un œil moins prévenu les sacrés liens
que ton cœur a formés. N'as-tu pas suivi les plus
pures lois de la nature? N'as-tu pas librement con-
tracté le plus saint des engagements? Qu'as-tu fait
que les lois divines et humaines ne puissent et ne
doivent autoriser? Que manque-t-il au nœud qui
nous joint, qu'une déclaration publique? Veuille
être à moi; tu n'es plus coupable1. » Et Julie ne
désavouera pas ce langage. « Le véritable amour,
dit-elle, est le plus chaste de tous les liens .. Sa
flamme honore et purifie toutes les caresses; la dé-
cence et l'honnêteté l'accompagnent au sein de la
volupté même, et lui seul sait tout accorder aux
désirs, sans rien oter à la pudeur2. » C'est une
jeune fille qui parle ainsi; et encore nous en passons.
Quant à la conclusion, elle sera donnée par le brave
Anglais, ami de Saint-Preux. « Il s'est joint à votre
amour une élévation de vertu qui vous élève, et
vous vaudriez moins l'un et l'autre, si vous ne vous
étiez point aimés3. » L'amour inspire la vertu,
l'amour élevé à une certaine puissance est néces-
sairement vertueux : voilà la morale de la Nouvelle
Héloïse. Telle n'est pas la nôtre, et l'exemple même
de Julie n'est pas pour nous faire changer d'avis.
Une autre idée, non moins fausse et aussi peu
morale, domine dans le roman; c'est que la sagesse
humaine, la morale sans Dieu, suflit à la conduite
de la vie. C'est Wolmar qui est spécialement chargé
de représenter cette doctrine4. Rousseau venait
1. Nouvelle IJéloïse, Ire partie, j lettre 60. — h. On dit que dans
lettre 31. — 2. Ici., lettre 50. — | le caractéie de Wolmar, Rous-
3. Nouvelle Héloïse, IIe partie, ! seau voulut faire le portrait
TOME I 33
504 LA VIE ET LES ŒUVRES
d'écrire qu'on ne peut être vertueux sans religion1 ;
par quelle aberration donc choisit-il un athée, pour
en faire le modèle des hommes, des époux et des
amis? Il l'a fait exprès, dit-il, pour rapprocher les
partis, donner une leçon de tolérance, et « apprendre
aux croyants qu'on peut être un incrédule sans être
un coquin 2. » Fort bien, mais pourquoi nous pré-
senter comme modèle à suivre un caractère qu'on
a soi-même déclaré impossible? Dans son désir de
se poser en précepteur, Rousseau ajoute que la
dévotion de Julie est une leçon pour les philo-
sophes, à qui elle enseigne que la morale peut s'ap-
puyer sur la religion. Nous croyons, au contraire,
que cette doctrine de la morale sans Dieu se re-
trouve, quoique d'une façon moins marquée, dans
tous les caractères de la Nouvelle Héloïse : dans
celui de Saint-Preux, d'un bout à l'autre ; même
aussi parfois dans celui de l'incomparable Julie.
Rousseau en fait, il est vrai, une dévote, mais seu-
lement vers la fin de sa vie, alors qu'elle avait dit
adieu à sa passion et réglé sa maison et ses mœurs.
Jusque-là, elle parle de Dieu, mais en philosophe,
sans lui demander son secours. Cette coïncidence
de la dévotion avec la réforme des mœurs est
caractéristique; Julie l'avoue avec une sincérité
dont il faut savoir gré à l'auteur. « Si la dévotion
est bonne, dit-elle, où est le tort d'en avoir...
J'aimai la vertu dès mon enfance, et cultivai ma
raison dans tous les temps. Avec du sentiment et
des lumières, j'ai voulu me gouverner et je me
du baron d'Holbach. Celui-ci
n'eut pas à s'en plaindre (Mé-
moires de Mm" d'Èpinay, t. I,
eh. ix. Note de M. Boiteau). —
1. Lettre sur les spectacles. — 2.
Confessions, 1. IX ; — Lettre à
Vernes, 24 juin 1761.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 505
suis mal conduite. Avant de m'ôter le guide que
j'ai choisi, donnez-m'en quelque autre, sur lequel je
puisse compter... Je ne connaissais que ma force,
elle n'a pu me suffire. Toute la résistance qu'on
peut tirer de soi, je crois l'avoir faite, et pourtant
j'ai succombé. Comment font celles qui résistent?
Elles ont un meilleur appui1. » Ces paroles, qu'on
peut regarder comme la conclusion de tout le livre,
en sont aussi la condamnation et la réfutation. Il
n'y a que Rousseau pour se démentir ainsi.
Veut-on entrer dans le détail des caractères de
la Nouvelle Héloïse? Aux yeux de Rousseau, ce sont
autant de pierres de touche, qui lui permettent de
discerner dans le monde les cœurs d'élite, capables
de sympathiser avec le sien. « Quiconque, dit-il, ne
l'aimera pas (mon Héloïse) , peut bien avoir part à
mon estime, mais jamais à mon amitié. Quiconque
n'idolâtre pas ma Julie ne sent pas ce qu'il faut
aimer ; quiconque n'est pas l'ami de Saint-Preux
ne saurait être le mien2. » Hélas ! ces caractères,
on les trouvera en rapport avec les principes qui
les inspirent. Voyez Julie, le type idéal de la femme,
d'après Rousseau ; elle fait, il est vrai, grand éta-
lage de sentiments et de vertu ; elle a de l'amour,
de la passion; mais la pureté lui manque, et presque
le charme : elle n'a ni vertu véritable , ni délica-
tesse, ni naturel; elle a perdu le sens de la pudeur;
elle parle des choses les plus scabreuses dans des
termes qui effaroucheraient une courtisane ; elle
aligne des raisonnements, elle fait des dissertations.
Où a-t-on vu une femme traiter ainsi ex professo
1. Nouvelle Héloïse,Vle partie, I loy, 13 février 1770.
lettre 8. — 2. Lettre à de Bel-
506 LA VIE ET LES ŒUVRES
les questions les plus abstruses de la casuistique ?
La philosophie l'a gâtée ; la pédanterie dépare
toute sa personne ; c'est la femme de la philosophie,
ce n'est pas la femme de la nature.
Non contente de sortir de son sexe par l'étalage
de son érudition philosophique, Julie en sort encore
en se faisant professeur de morale. Julie, qu'on
pourrait appeler Julie la prêcheuse, ou Julie la
pédante, se pose nettement en éducatrice et en
directrice de Saint-Preux. « Je voudrais, dit-elle,
que vous puissiez, sentir combien il est important
que vous vous en remettiez à moi du soin de notre
destin commun1. » « Ah! oui sans doute, répond
Saint-Preux, c'est à vous de régler nos destins...
Dès cet instant, je vous remets, pour ma vie, l'em-
pire de mes volontés 2. » Jusqu'à son dernier jour,
en effet, Julie ne lui ménagea pas les leçons. « Vous
êtes notre disciple, disait longtemps après Claire à
Saint-Preux, car nous vous avons appris à sentir3.»
Mmc de Warens aussi avait été la directrice de
Rousseau. On voit que partout il a transformé en
roman sa propre vie, tantôt telle qu'il l'avait passée,
plus souvent telle qu'il aurait voulu la passer.
Si Julie fait de la philosophie, on doit penser
que Saint-Preux n'en fait pas moins. Du reste,
comme en général ce ne sont ni Julie, ni Saint-
Preux qui parlent, mais Rousseau, toujours Rous-
seau, il est plus simple de dire qu'ils en font beau-
coup tous les deux. Si Julie est peu réservée dans
ses paroles; Saint-Preux, évidemment, ne le sera pas
1. Nouvelle Héloïse, Ire partie, : lettre 13, et passim. — 3. Id.,
lettre 11. — 2. Id., I" partie, me partie, lettre 7.
lettre 12. Voir aussi IIe partie, I
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 507
davantage. Cette grossièreté entre personnes qu'on
donne comme bien élevées a quelque chose de
choquant ; mais ce qui est plus dangereux encore
que l'obscénité du langage, ce sont les mouvements
passionnés que les deux amoureux se renvoient
mutuellement. On a taxé de faute contre le goût
cette longue continuité d'un même sentiment, ces
exclamations qui se répètent pendant des années et
qui remplissent des volumes. Une exaltation aussi
prolongée, a-t-on dit, n'est pas dans la nature; elle
devient même, à la longue, une fatig^ue et un ennui
pour le lecteur. Il est vrai que c'était un problème
difficile que de maintenir pendant un temps si
long une situation si tendue. Il faut avouer que
ce problème, l'auteur l'a résolu. A part donc le
danger moral, qui est immense, quel plus bel éloge
peut-on faire d'un ouvrage d'imagination que de
dire que, sans un seul événement, pour ainsi dire,
il saisit, il entraine . il ne laisse le temps ni de
se reconnaître , ni de respirer. Rousseau a réuni
dans ce roman toute sa sensibilité, toutes les richesses
de son imagination, tout l'éclat de son style, toutes
les ressources de son éloquence. Jamais peut-être la
passion ne parla un tel langage. Ses paroles ne sont
pas seulement des mots , ce sont des flammes qui
dévorent. Aussi n'aperçoit-on d'abord que les
beautés, tant on est, pour ainsi dire, enivré par les
côtés brillants et passionnés de l'œuvre. Mais les
défauts, pour être cachés, n'en sont pas moins
réels ; les dangers surtout , pour être entourés de
séductions et de fleurs, n'en sont que plus à crain-
dre. Ici nous ne citons pas, parce qu'il y aurait
trop à citer, et aussi parce que, souvent, il serait
trop difficile de le faire. Dès la première lettre,
508 LA VIE ET LES ŒUVRES
Saint-Preux en est à l'amour sensuel et aux des-
criptions physiques des charmes de son amante.
Celle-ci n'a pas écrit dix lignes, qu'elle tutoie Saint-
Preux ; elle ne tarde pas à lui accorder le fatal
baiser ; bientôt il ne lui reste plus rien à refuser.
Nous laissons à penser si ces tableaux, dessinés par
la plume de Rousseau, doivent être chastes. Il avait
dit : Consultez l'état de votre cœur à la fin d'une
tragédie ; voyez si vous êtes devenu meilleur et
plus disposé à surmonter et à régler vos passions '.
Voyez, dirons-nous à notre tour, si après voir lu la
Nouvelle Héloïse, vous serez plus attaché à vos
devoirs. Vous aurez subi beaucoup de sermons ;
vous aurez admiré beaucoup de superbes tirades
sur la vertu ; mais en serez-vous plus fort pour la
pratiquer? Julie dit quelque part à Saint-Preux :
« Vous voulez les plaisirs du vice et l'honneur de
la vertu2. » Rousseau n'avait qu'à prendre ces pa-
roles pour lui-même. Son livre n'est, d'un bout à
l'autre, que la théorie de la vertu jointe à la pra-
tique du vice. Mais ce mélange sophistique d'amour,
de vertu, de bonheur, de volupté, de raison, de
sensualisme, de sagesse, de passion, est-il bon à
autre chose qu'à troubler les idées et à corrompre
les mœurs ? Cette morale commode qui, feignant
d'aimer la vertu, permet de rester vertueux sans
rien changer à ses plaisirs, a son nom dans l'his-
toire ; elle s'appelle la morale du sentiment; elle
était fort goûtée au xvmc siècle ; elle n'a pas été
étrangère au succès de la Nouvelle Héloïse.
1. Lettre sur les spectacles. La
Lettre sur les spectacles est
peut-être, par anticipation, la
meilleure réfutation de la
Nouvelle Héloïse. — 2. Nouvelle
Héloïse, p« partie, lettre tô.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 509
Voulons-nous toutefois apprécier cetle morale,
écoutons le jugement qu'en porte Rousseau Lui-même,
par la bouche de Julie. « Prenez garde que ce mot
de vertu, trop abstrait, n'ait plus d'éclat que de so-
lidité, et ne soit un nom de parade, qui sert plus à
éblouir les autres qu'à nous contenter nous-mêmes.
Je frémis quand je songe que des gens qui portaient
l'adultère au fond de leur cœur, osaient parler de
vertu... Nous étions faits, j'ose le croire, pour suivre
et chérir la véritable vertu ; mais nous nous trom-
pions en la cherchant et ne suivions qu'un vain fan-
tôme. Il est temps que l'illusion cesse ; il est temps
de revenir d'un trop long égarement1. »
Il serait d'ailleurs facile de signaler bien des pas-
sages semblables. Car nous ne remplirions que la
moitié de notre tâche, si nous nous bornions à faire
ressortir les côtés immoraux de la Nouvelle Héloïse.
Il y a, quand il s'agit de Rousseau, une contre-
partie presque toujours nécessaire. Ce même livre
donc, que nous venons de montrer si faux, si peu
honnête, a des pages d'une incontestable élévation
de sentiment et de pensée. Qu'on le dise à la
louange de Rousseau ou à la honte de son siècle,
son roman, tout obscène qu'il est, pourrait encore,
si on le compare à tous les récits fictifs de la même
époque, passer pour un roman modèle. L'amour
seul de la vertu est déjà quelque chose, même avec
la pratique du vice ; quoique, à dire vrai, la morale
ait peu à profiter de cet alliage. Les sermons ont du
bon, surtout quand ils sont éloquents ; or, ici, tout
le monde prêche : Julie passe sa vie à prêcher,
Claire prêche, Saint-Preux prêche, l'Anglais prêche;
1. Nouvelle Héloïse, III» partie, lettre 20.
510
LA VIE ET LES ŒUVRES
il n'est pas jusqu'à l'athée Wolmar qui ne prêche aussi
comme les autres. On ne sait ce qui revient le plus
souvent, des sentiments passionnés ou des prédica-
tions puritaines, des tableaux voluptueux ou des
scènes de famille. D'une façon générale, le mal et
le bien se sont partagé la place, le mal ayant pris
la première moitié du livre ; mais ils empiètent par-
fois l'un sur l'autre et s'enchevêtrent de manière
qu'il n'est pas toujours facile de les démêler. Pour
citer un exemple, la lettre où Julie accorde sa main
à Wolmar, tout en g-ardant son cœur à Saint-Preux,
lui sera difficilement pardonnée '. On attendait mieux
d'une femme aussi parfaite ; l'intérêt même qu'on
lui porte souffre de ce manque de constance ou de
franchise. Mais comme la fidélité qu'elle voue à son
mari, l'affection qu'elle ne tarde pas à lui cfonner,
les belles réflexions qu'elle fait sur l'état du mariage
la relèvent bientôt ! Puis, après son mariage, comme
sa conduite tranche heureusement avec ses pre-
mières faiblesses ! Il y a cependant une ombre à ce
tableau : le changement de Julie est bien subit et
bien peu vraisemblable. Comment passe-t-elle tout
d'un coup du relâchement à la sévérité, de l'effron-
terie à un excès de pudeur? Comment peut-elle
vivre heureuse et tranquille entre son mari qu'elle
respecte, qu'elle estime, et son ancien amant, qu'elle
continue d'aimer autant que par le passé, quoique
d'une affection différente? Sa situation est délicate,
si délicate même que Rousseau n'a pas cru pouvoir
sauver son héroïne d'un moment de tentation. Tout
le monde, à commencer par son mari, a beau lui
dire qu'elle n'a rien à craindre, il s'en faut peu
1. Nouvelle Héloïse, IIIe partie, lettre 15.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 511
qu'elle n'apprenne à ses dépens, en présence des
monuments de ses premiers transports, qu'on ne
joue pas avec une ancienne passion. « Allons-nous-en,
mon ami, dit-elle enfin d'une voix émue ; l'air de
ce lieu n'est pas bon pour moi *. » Ce seul mot doit
lui faire pardonner bien des sottises. Encore deux
victoires comme celle-là, dit Saint-Marc Girardin,
et elle est perdue. C'est vrai, mais elle a pris ses
précautions pour ne pas s'exposer à se perdre. Elle
fuit le danger ; c'est le moyen de n'y pas retomber.
Cette promenade de Meillerie rappelle beaucoup la
scène du bosquet avec Mmu d'Houdetot.
Les digressions, et Dieu sait s'il y en a, offrent le
même alliage de bon et de mauvais : il y en a sur
tous les sujets, comme il y en a de toutes les qua-
lités. Il y en a, et ce ne sont pas les moins belles,
qui ne sont que de simples descriptions. Rousseau,
avec son sentiment exquis de la nature , pouvait
s'exercer à son aise, au sein des magnifiques pay-
sages de la Suisse. Parmi ces digressions, plusieurs
sont de véritables traités. On en compte sur l'hon-
neur et sur la noblesse, sur le duel et sur le suicide,
sur la musique et sur l'opéra, sur la danse2, sur les
mauvaises compagnies, sur le respect humain, sur
Paris, les Parisiens, et surtout les Parisiennes, sur
la Providence et sur la prière, sur le mariage, sur
l'humilité, sur la dévotion, sur l'éducation et l'éco-
nomie domestique, sur l'état des hommes après la
mort. Relativement à ce dernier sujet, Jean-Jacques
aboutit à une conclusion très sage et qu'on n'eût pas
1. Nouvelle Hcloïse, IVe par- ! copiées dans la Lettre à d'A-
tie, lettre 17. — 2. Ces consi- I lembert sur les spectacles.
dérations sur la danse sont |
512 LA VIE ET LES OEUVRES
attendue de lui, c'est l'obligation d'avertir les mou-
rants de leur fin prochaine, afin de les mettre à
même de se préparer à la mort et d'appeler en
temps utile le ministre de la religion. Dans le senti-
ment de Julie, dit Wolmar, « la disposition de sa
dernière heure doit décider de son sort durant l'é-
ternité ; dans le mien, les ménagements que je veux
avoir pour elle lui seront indifférents dans trois
jours. Dans trois jours, selon moi, elle ne sentira
plus rien ; mais si peut-être elle avait raison, quelle
différence ! Des biens ou des maux éternels !... Peut-
être... Ce mot est terrible1. » Le traité de Julie sur
le duel est excellent ; seulement où trouver des
femmes capables d'en faire autant2 ? La discussion
en partie double sur le suicide a pour le moins le
tort de laisser l'esprit en suspens. Si Jean-Jacques
n'avait pas d'opinion arrêtée sur ce sujet important,
il aurait mieux fait de n'en pas parler3. Les consi-
dérations sur la Providence, sur la prière, sur la
faiblesse de la raison, sur la nécessité de placer
Dieu à la base de la morale sont pour nous, catho-
liques, d'une orthodoxie incontestable, mais elles
démentent les idées philosophiques de Rousseau. On
se demande notamment comment le déisme s'ar-
range de la vertu si exclusivement chrétienne de
l'humilité. Rousseau a de ces accès de franchise
qui peuvent servir à témoigner de sa sincérité,
même de son bon sens, quand il n'est pas aveuglé
par l'orgueil et par une sensibilité maladive. A côté
d'erreurs déplorables, il a des mots qu'on voudrait
voir gravés sur l'airain. « Je hais, dit-il, les mau-
1. Nouvelle Hcloïse, VI» partie, I lettre 57. — 3. M., IIP partie,
lettre 11. — 2. /rf., 1^ partie, | lettres 21 et 22.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
513
vaises maximes encore plus que les mauvaises ac-
tions1. » « Nous avons recherché le plaisir, et le
bonheur a fui loin de nous 2. » « Il ne faut rien ac-
corder aux sens, quand on veut leur refuser quelque
chose 3. »
Au moment où Ton fait tant d'efforts pour jeter
Dieu à la porte de l'école, nous ne pouvons résister
au plaisir de citer à ce sujet. l'opinion de Rousseau.
Wolmar cherche un précepteur pour ses enfants. //
n'ignore pas que ces soins importants sont le princi-
pal devoir du père. Cependant il renonce à l'exercer,
ce devoir. Pourquoi? Parce que, étant athée, il ne
s'en acquitterait pas au gré de Julie. Il aurait beau
ne pas laisser percer au dehors ses opinions, il sent
que cela ne suffit pas et que, quoi qu'il arrive, la
leçon s'inspirera toujours de la pensée du maître \
Nos ministres, qui prennent fastueusement Rousseau
pour un de leurs modèles, ne l'abandonneraieut-ils
donc que lorsqu'il a raison?
Rousseau a mis au bas des pages de sa Nouvelle
Héloïse quelques notes; elles sont destinées le plus
souvent à confirmer, mais parfois aussi à rectifier,
à critiquer et même à contredire les idées du texte.
Il était censé n'être pas l'auteur, mais seulement
l'éditeur de ses lettres. C'était pousser la fiction un
peu loin.
Nous avons peu parlé du style de la Nouvelle
Héloïse. La Lettre sur les spectacles avait fait con-
naître la grandeur simple et forte du style de Rous-
seau ; dans la Nouvelle Héloïse, l'auteur n'a pas
1. Nouvelle Héloïse, Ire partie,
lettre 30. — 2. ld., I™ partie,
lettre 32. — 3. ld., III» partie,
lettre 18. — 4. ld., IV* partie,
lettre 14.
514 LA VIE ET LES ŒUVRES
moins de puissance, mais il y joint une richesse d'i-
magination et de sentiment qu'il n'avait pas encore
eu occasion de produire. Il est fâcheux qu'il tomhe
parfois dans l'affectation et la recherche. C'était
l'écueil du genre qu'il avait choisi; il n'a pas su l'é-
viter entièrement. C'est la nature, pourrait-on dire;
il n'y a pas d'amoureux qui ne soient affectés et
précieux. — Mais, dit La Harpe, si l'on s'avisait de
publier les conversations de deux amoureux, y au-
rait-il quelqu'un pour les lire1?
Quand parut la Nouvelle Héloïse, le roman anglais
de Clarisse, maintenant oublié, était fort à la mode.
Rousseau dut s'en inspirer; mais s'il l'imita, ce fut à
la manière des hommes de génie, sans rien perdre
de son originalité. Au fond, les deux œuvres ne se
ressemblent guère. On les a beaucoup comparées ;
Rousseau, tout le premier, n'a pas dédaigné de le
faire2. Les Anglais purent bientôt mettre eux-mêmes
sans intermédiaires, les deux romans en parallèle,
car on ne tarda pas à traduire dans leur langue
l'œuvre de Rousseau 3. Il s'est trouvé des gens pour
préférer le roman de Richardson; mais autant Cla-
risse surpasse Julie par le côté moral, autant cette
dernière est supérieure à l'autre par les qualités de
la passion et du style.
Il est souvent question dans la Nouvelle Héloïse
d'un Anglais , lord Edouard Bormston , ami de
Saint-Preux, Jean-Jacques avait eu dans le principe
l'intention d'insérer ses aventures dans le roman ;
mais il jugea avec raison qu'elles y tiendraient trop
1. Lycée, IIIe partie, XVIIIe ! Lettre de Rousseau à M"><> de
siècle, 1. It et III, Romans. — Luxembourg, été de 1761.
2. Confessions, 1. XI. — 3. !
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
515
de place et en dépareraient la simplicité. Nous
avons vu dans le chapitre précédent l'usage qu'il fit
de cet opuscule, nous n'avons pas y à revenir. Du
reste, on s'en est peu occupé dans le temps; on ne
s'en occupe plus du tout aujourd'hui *.
II
Rousseau s'adressa pour l'impression de son livre
à son ami Rey. Les conditions de la vente semblent
avoir été fixées par lui seul ; Rey n'eut qu'à accep-
ter, ce qu'il fit sans difficulté, car Jean-Jacques n'a-
vait pas, comme Voltaire, l'habitude de ruiner ses
libraires. Le prix fut arrêté à soixante louis2. Plus
tard, de Bastide offrit de l'ouvrage deux cents louis.
« Je lui ai dit, répondit Rousseau à Rey, qu'il n'é-
tait plus à moi, mais que j'avais lieu de croire que
vous n'y étiez pas fort attaché. Il m'a demandé votre
adresse et mon consentement. Le reste est votre af-
faire 3. » Mais l'impression était commencée, le prix
payé et l'affaire trop bonne pour que Rey la laissât
échapper. Nous verrons, d'ailleurs, par la suite que,
si Rey eut lieu d'être satisfait des procédés de Rous-
seau, celui-ci eut également à se louer de ceux de
son éditeur.
Si Rousseau était facile sur la question d'argent,
il l'était beaucoup moins sur celle des soins à don-
1. Voir sur cet opuscule les
Confessions, 1. X ; — Lettres à Du-
clos, 1760; à Lcnieps, avril 1761 ;
Lettre de Moullou à Rousseau, 5
juin 1762 ; — Bachaumoxt, au
26 mai 1762; — Correspondance
littéraire, août 1780 ; — FRÉRON,
Année littéraire, 1780, t. VII. —
2. Lettre à Rey, 20 octobre 1758.
— 3. Lettres àRey,\S mai 1760;
de Duclos à Rousseau, com-
mencement de 1761.
516
LA VIE ET LES ŒUVRES
ner à ses œuvres1. Il aurait bien voulu, après avoir
écrit les lettres de ses amants avec l'élégance que
nous savons, continuer, pendant l'impression, d' en-
tourer ses personnages du même luxe. Aussi rêvait-
il pour eux les honneurs de l'illustration. Dès 1757,
il s'en était ouvert à Mme d'IIoudetot et lui avait
soumis des projets d'estampes; mais, répondait
Mmo d'IIoudetot. il faudrait le génie de l'auteur pour
les exécuter 2. L'entreprise, d'ailleurs, était considé-
rable ; pour douze estampes, elle pouvait s'élever à
cent louis3. C'était le cas d'utiliser la bonne volonté
de Coindet. Celui-ci ne ménagea pas sa peine, mais
malgré sa diligence, le travail du burin ne suivit
que de très loin celui des typographes. Il fallut re-
noncer à publier les gravures en même temps que
le texte. Boucher avait consenti à faire les dessins ;
cependant, après avoir, à plusieurs reprises, accepté,
puis refusé, ce ne fut pas lui, en définitive, qui les
fit, mais Gravelot, un artiste de bien moindre ta-
lent4. Inutile d'ajouter que Jean-Jacques revoyait et
critiquait minutieusement les épreuves des estampes,
aussi bien que celles du texte 5.
La publication du texte donna lieu à des embar-
ras d'un autre genre. Si Rousseau n'avait eu que
son édition de Hollande, il en aurait été quitte pour
les transes que ne manquaient jamais de lui faire
éprouver ses libraires; mais M. de Malesherbes, non
content de lui servir d'intermédiaire pour les envois
1. Voir 34 lettres de Rous-
seau à Rey, pour l'impression
de la Nouvelle Héloïse, du 2 mai
1759 au 18 juin 1761. — 2. Lettre
de Mm« ci'Houdetol à Rousseau, 1 4
décembre 1757. — 3. Lettre de
Rousseau à Rey, 21 juin 1759. —
4. Corresp. littér., 15 mai 1761.
— 5. Lettre à Rey, avril 1760; à
Lorenzi, 31 octobre 1760; à
M. X, 1760; à Coindet, 13 fé-
vrier 1761; Autre à Coindet,
1761 ; de Duclos à Rousseau, 12
mars 1761.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 517
des épreuves', s'avisa de demander une édition
française, dont l'auteur devrait retirer tout le pro-
fit. Jean-Jacques détestait les embarras, encore plus
qu'il ne recherchait les bénéfices ; il se trouvait lié
avec Rey; il tenait à ne pas lui faire tort; il s'opposa
donc, autant qu'il le put, à l'édition française; tandis
que Malesherbes, qui s'entêtait à lui faire du bien,
pour ainsi dire malgré lui, y mit la plus gracieuse
insistance. Dans cette espèce de polémique entre
deux hommes de conditions sociales si diverses, il y
eût eu impolitesse à Jean-Jacques de paraître don-
ner des leçons de probité à son noble adversaire. Il
sut néanmoins résister jusqu'au bout à des offres
que réprouvait sa conscience. Je ne puis, disait-il,
vendre mon manuscrit deux fois ; et quand même
vous autoriseriez une édition française, à laquelle je
n'ai pas le pouvoir de m'opposer, je dois refuser au
moins d'en tirer aucun bénéfice.
S'il s'était bien rendu compte des règles qui ré-
gissaient la librairie à cette époque, il aurait sans
doute été moins scrupuleux. Aucun traité internatio-
nal ne garantissait alors la propriété littéraire. Les
contrefaçons d'une nation à une autre s'exerçaient
publiquement, sans qu'aucune loi y pût mettre obs-
tacle. Bien plus, afin de se ménager quelque intérêt
dans la contrefaçon, l'auteur qui se faisait imprimer
en Hollande, par exemple, ou même son imprimeur,
désignaient souvent le libraire qui serait chargé de
l'édition française, faisaient marché avec lui, s'em-
ployaient à lui faire obtenir un privilège. Les seru-
1. Lettres de Rousseau à Rey, | herbes, 6 mais, 18 mai et no-
6 mars 1 760 ; à 3/me de Luxem- vembre 1760.
bourg, 5 mars 1760; à Maies- \
518
LA VIE ET LES ŒUVRES
paies de Rousseau lui font honneur; mais on ne
s'étonnera pas que, dans ces circonstances, ils n'aient
pas arrêté Malesherbes. Rey donna son consente-
ment, il refusa même de partager avec Rousseau
les mille livres que lui valut l'édition de Paris, de
sorte que celui-ci eut tout le profit, sans qu'il en
coûtât aucun sacrifice à sa délicatesse \
Il n'en fut pas de même de son orgueil, et ses
susceptibilités d'auteur eurent largement à souffrir
dans cette circonstance. Malesherbes, le modèle des
administrateurs tolérants; Malesherbes , qui mon-
trait d'autant plus de facilité que lui-même parta-
geait les doctrines de la secte philosophique, aurait
voulu laisser tout passer, bon et mauvais. Il aimait
Rousseau; il se plaignait uniquement de ne pouvoir
lui faire tout le bien qu'il aurait désiré; il venait
encore de lui proposer d'entrer, avec d'honorables
appointements, au Journal des savants, et n'avait
essuyé qu'un refus. Il est présumable toutefois que,
pour l'édition de Julie, il ne* se serait pas tant
avancé , s'il avait lu les épreuves , ou même s'il
avait bien compris certaines lettres de Rousseau 2.
Quoi qu'il en soit, après avoir plusieurs fois pro-
testé de sa confiance dans les doctrines de l'auteur,
lorsque vint le moment de s'exécuter, il exigea des
suppressions. Des suppressions, grand Dieu! Mais il
ne savait donc pas combien Jean-Jacques tenait à
ses idées; comme le moindre changement, une faute
1. Lettres de Malesherbes à
Rousseau, 29 octobre, 13 no-
vembre 1760 et 26 janvier 1761 ;
Réponses de Rousseau, 5 et 17 no-
vembre 1760, 28 janvier et 10 fé-
vrier 1761 ; Lettres de Rousseau
à Guérin , libraire, 21. dé-
cembre 1760; à Rey, 18 février
1761; — Confessions, 1. X. —
2. Voir notamment les Lettres
de Rousseau à Malesherbes du
5 et du 17 novembre 1760.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU
519
d'impression le bouleversait. Rousseau d'ailleurs,
n'ayant pas demandé L'édition française , était fort
pour résister. Il se montra pourtant assez conciliant
d'abord. Que Rey donne son consentement, lui-
même fera les corrections , enverra les préfaces,
engagera Goindet à s'arranger avec l'éditeur pour
les estampes '. Mais à mesure que les feuilles parais-
saient, il sentait son indignation augmenter. Com-
ment a-t-on eu si peu d'égards pour lui, que d'ajouter
aux fautes de l'édition de Hollande une multitude de
contre-sens qu'on aurait évités en lui soumettant les
épreuves de celle de Paris 2?
Mais ce fut bien pis quand il connut l'étendue des
retranchements qu'on lui imposait. Ils ne compre-
naient guère moins de cent pages. Tous étaient
pris, sauf un seul, dans le cinquième et le sixième
livre. Malesherbes y tenait peu au fond ; mais il était
obligé par ses fonctions à venger les attaques contre
les souverains ou contre le corps judiciaire, à pro-
téger la religion de TEtat, à s'entourer de l'avis des
théologiens; il n'était pas jusqu'aux Jansénistes qu'il
ne se crût forcé de ménager3. « Hélas! s'écriait Rous-
seau, les théologiens ont flétri les charmes de Julie.
J'avoue qu'elle me plaisait plus, aimable quoique hé-
1. Lettre à l'éditeur Guérin,
21 décembre 17(30. — 2. Lettres
à Malesherbes , 28 janvier 1761;
à Coindel, s. d. Vendredi. Pe-
titain suppose que cette der-
nière lettre se rapporte à
l'Emile; nous croyons plutôt
qu'elle concerne la Nouvelle
Héloïse. Voir aussi Lettre de
Malesherbes à Rousseau, 2'J jan-
vier 1761. — 3. Lettre de Ma-
lesherbes à Rousseau, 16 février
1761, et note des retranche-
ments exigés, (Streckeisen
MOULTOU, J.-J. Rousseau, ses
amis et ses ennemis). — Notes
polémiques de Rousseau, en
réponse à la note de Males-
herbes et à une lettre de fé-
vrier 1761 (Œuvres inédiles de
J.-J. Rousseau , éditées par
Musset-Pathay, t. I, p. 49.)
34
520 LA VIE ET LES ŒUVRES
rétique, que bigote et maussade comme la voilà1. »
« ... M. de Malesherbes, continuait-il d'un ton rodo-
mont, pense que la doctrine mise dans la bouche de
Julie mourante est celle de l'auteur, et il veut qu'on la
tronque. Dans une édition faite sous mes yeux, ce
serait un désaveu tacite. Quoi! M. de Malesherbes
veut-il donc que je renie ma foi! Ou le courage que je
crois sentir au fond de mon cœur me trompe, ou,
quand je verrais devant moi l'appareil des supplices,
je n'ôterais pas un mot de ce discours2. »
Malesherbes, qui sans doute commençait à con-
naître son Jean-Jacques, mais qui, malgré tout,
tenait à jouer auprès de lui le rôle de protecteur,
chercha à l'amadouer par la douceur et lui fit les
plus belles promesses pour une troisième édition,
s'engageant à discuter à l'avance, article par article,
les modifications qu'il consentirait à admettre , et
l'assurant qu'il n'en serait pas fait d'autres3.
Eu attendant, l'intérêt qu'il lui portait l'engagea
encore à faire un autre changement, et dans un
seul exemplaire. L'auteur avait mis dans la bouche
de Saint-Preux cette maxime , plus vraie qu'oppor-
tune : « La femme d'un charbonnier est plus res-
pectable que la maîtresse d'un roi. » 11 protesta qu'il
n'avait sougé à aucune application de personnes et
consentit à substituer le mot prince à celui de roi;
mais Malesherbes, ne jugeant pas encore cela suffi-
sant, fit supprimer, au moyen d'un carton exprès, le
membre de phrase tout entier sur l'exemplaire des-
tiné à Mrac de Pompadour \ Il est bien possible que
1. Lettre à M. D., 19 février
17ol. — 2. Lettres à Guérin,
'20 février 17(31, et à M. X., s. d.
— 3. Lettre de Malesherbes à
Rousseau, février 1761 ; — Notes
polémiques de Rousseau. — h.
<J on fessions, 1. X.
DE .JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
521
ce rhabillage maladroit n'ait eu d'autre effet que de
faire remarquer davantage le passage incriminé.
Malesherbes avait pris ses mesures pour empêcher
l'introduction de l'édition de Hollande, mais seule-
ment jusqu'à ce que la sienne à lui-même fût prête
à paraître. Rousseau, qui ne voyait rien venir, s'im-
patientait, se désespérait, s'imaginait que son
libraire ayant fait l'envoi par mer, par mesure d'é-
conomie, la cargaison avait été prise par les An-
glais '. Enfin, les ballots arrivèrent; le directeur
général de la librairie reprit ses complaisances ha-
bituelles; les deux éditions se propagèrent simul-
tanément et presque avec une égale liberté.
Ce n'était pas trop de l'une et de l'autre pour
répondre à l'accueil enthousiaste qui fut fait à
l'ouvrage. Les différences, d'ailleurs, tout impor-
tantes qu'elles étaient pour les délicats, ne tou-
chaient guère le simple public. Mmo d'IIoudetot, qui
avait suivi l'œuvre jour par jour, à mesure qu'elle
se développait, en avait parlé autour d'elle. Mme de
Luxembourg-, qui avait eu la faveur d'une lecture
et le don d'un exemplaire écrit de la main de l'au-
teur, ne pouvait taire son admiration 2 et avait ob-
tenu l'autorisation que Saint-Lambert lût l'ouvrage
en manuscrit au roi de Pologne. Duclos, qui le con-
naissait aussi, en avait fait l'éloge en pleine acadé-
mie3. Le livre était donc attendu avec impatience.
On ne parlait que de Julie \ Le succès dépassa
{.Lettre à M«" de Verdcliji, 28
décembre 17G0. — 2. Lettres de
Rousseau à Mme de Luxembourg,
29 octobre 1759, 15 janvier,
20 juin 1760 ; de M™« de Luxem-
bourg à Rousseau, novembre
1759, mars P60. —3. Lettre de
Rousseau à Mme de Luxembourg,
12 décembre 1760. — 4. Lettre
du maréchal de Luxembourg à
Rousseau, 4 janvier 1761.
522
LA VIE ET LES ŒUVRES
pourtant encore les espérances. « Les sentiments,
dit Rousseau, furent partagés chez les gens de
lettres; mais dans le monde, il n'y eut qu'un avis,
et les femmes surtout s'enivrèrent et du livre et de
l'auteur, au point qu'il y en avait peu, même dans
les hauts rangs, dont je n'eusse fait la conquête, si
je l'avais entrepris. J'ai de cela des preuves que je
ne veux pas écrire, et qui, sans avoir besoin de
l'expérience , autorisent mon opinion *. » Dispensons
Rousseau des preuves; franchement, nous aimons
mieux croire qu'il aurait été embarrassé pour les
produire.
Ce qui est plus certain, c'est qu'on s'arrachait les
volumes; que clans les premiers jours, on les louait
à raison de douze sous l'heure ; que les deux édi-
tions, hollandaise et française, devenant insuffi-
santes, Jean-Jacques ne tarda pas à en préparer une
troisième, dont il fit gracieusement cadeau à Rey2;
c'est que bientôt il y en eut une traduction anglaise 3 ;
c'est, en un mot, que l'effet fut immense, principa-
lement sur les femmes ; c'est que, malheureusement,
il y eut bien des ravages produits dans les jeunes
cœurs. On pourrait signaler aussi des retours et des
protestations de vertu ; mais ces retours furent-ils
autre chose qu'une attitude, ces protestations une
sorte de jargon? « Ce ne fut, dit un auteur, qu'une
façon de se travestir et de se masquer, et, au lieu
d'errer dans les bosquets dans l'ajustement court
vêtu des Marinette et des Colombine, la vanité,
l'amour-propre , le désœuvrement trouvèrent leur
1. Confessions, 1. XI. — 2.
Lettres à Rey, 2 septembre,
14 et 31 octobre, 7 novembre
1761. — 3. Lettres de Rousseau
à Mmt de Luxembourg, été de
1761; à Rey, 11 mars 1762.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 523
compte à afficher des principes, à jouer à l'épouse
et à la mère, sans que le diable en fit moins pour
cela ses affaires1. » En somme, Rousseau créa une
foule de Julies plus ou moins authentiques ; c'est
déjà un beau succès ; bien des auteurs se conten-
teraient à moins.
Il était fier de l'enthousiasme qu'il avait excité
chez les femmes. Il aimait à raconter des anecdotes
à ce sujet. Un jour, une grande dame s'était fait
habiller pour aller au bal, « en attendant l'heure,
elle se mit à lire le nouveau roman. À minuit elle
ordonna qu'on mit ses chevaux et continua à lire.
On vint lui dire que ses chevaux étaient mis ; elle
ne répondit rien. Ses gens, voyant qu'elle s'oubliait,
vinrent l'avertir qu'il était 2 heures. Rien ne
presse encore, dit-elle en lisant toujours. Quelque
temps après, sa montre étant arrêtée, elle sonne
pour savoir l'heure qu'il était. On lui dit qu'il était
4 heures. Cela étant, dit-elle, il est trop tard pour
aller au bal; qu'on ôte mes chevaux. Elle se fit
déshabiller et passa le reste de la nuit à lire...
« Ce qui me rendit les femmes si favorables ,
ajoute Rousseau, fut la persuasion où elles furent
que j'avais écrit ma propre histoire et que j'étais
moi-même le héros de ce roman. Cette croyance
était si bien établie que Mm0 de Polignac écrivit à
Mme de Verdelin pour la prier de m'engager à lui
laisser voir le portrait de Julie. Tout le monde était
persuadé qu'on ne pouvait exprimer si vivement
des sentiments qu'on n'aurait point éprouvés, ni
peindre ainsi les transports de l'amour que d'après
1. Desnoiresterres, Vol- I xvnie siècle, t. VI, § 1.
taire et la Société française au |
524
LA VIE ET LES OEUVRES
son propre cœur... Je ne voulus ni confirmer ni dé-
truire une erreur qui m'était si avantageuse '. »
Cet engouement des femmes ne fut pas seulement
le caprice d'un moment. Bien des années après
l'apparition de la Nouvelle Héloïse, Mmc de Francueil
et son mari le poussaient encore jusqu'à l'excès. En
1770, Francueil ayant amené Rousseau chez lui, on
ne sait comment, fit avertir sa femme de venir au
salon, sans lui dire qui l'attendait. « J'aperçois,
dit-elle, un petit homme assez mal vêtu et comme
renfrogné, qui se levait lourdement et mâchonnait
des mots confus. Je le regarde et je devine ; je
crie, je veux parler, je fonds en larmes. Jean-
Jacques, étourdi de cet accueil, veut me remercier
et fond en larmes. Francueil veut nous remettre
l'esprit par une plaisanterie et fond en larmes. Nous
ne pûmes nous rien dire, Rousseau me serra la
main et ne m'adressa pas une parole 2. »
Mais le triomphe de la Nouvelle Héloïse fut sans
contredit l'amitié de Mmc Latour pour Jean-Jacques
Rousseau. Mmc Latour de Franqueville était une
femme de vingt-huit à trente ans, absolument in-
connue de Rousseau, riche, intelligente. Elle avait
été obligée, à ce qu'il paraît, de se séparer de son
mari. Elle avait l'âme sensible, ardente, romanesque.
La lecture de la Nouvelle Héloïse la transporta. Dès
lors elle voua à l'auteur une sorte de culte qui ne
se démentit jamais. Elle lui écrivit, sous le nom de
Julie, ses impressions, tandis qu'une de ses amies
lui écrivait sous celui de Claire 3. Ce qu'elle désire,
1. Confessions, 1. XL —
2. GEORGE Sand, Histoire de
ma vie, ch. III. — 3. Lettre de
M""> X. à Rousseau et Réponse
de Rousseau, le 29 septembre
1761.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 5*25
ce n'est pas de le voir ; elle ne veut même pas être
connue. « Un homme qui fait parler Saint-Preux
serait trop dangereux pour une Julie engagée dans
les liens du mariage. » Qu'il lui écrive une seule
fois, et il n'entendra plus parler d'elle1. Cependant
Jean-Jacques se défie; cet incognito l'intrigue; ces
lettres ne sont point d'une femme, mais seulement
d'un homme ou d'un ange 2. Enfin il se laisse en-
traîner3, et une correspondance suivie s'établit sur
un ton moitié galant, moitié précieux. On doit
penser qu'elle n'est pas riche en événements ; en
revanche elle fait assez bien connaître le caractère
de Jean-Jacques. Claire ne tarda pas à s'ennuyer de
ses brusqueries ; quant à Mmc Latour, elle continua
pendant plus de quinze ans avec son ami et son
maître un commerce de lettres, souvent orageux,
grâce aux maussaderies et aux duretés de Rous-
seau ; mais rien ne la rebuta. Sans l'avoir vu plus
de deux ou trois fois dans sa vie, elle lui con-
sacra le dévouement le plus pur et le plus désinté-
ressé, le consola quand il fut malheureux, le dé-
fendit quand il fut attaqué. Son affection, qui fut
plus que de l'amitié, ne fut pourtant pas de l'amour ;
elle rappellerait plutôt la tendresse de la mère pour
son enfant, la piété et l'adoration envers la di-
vinité. Quelques-uns l'ont appelée de la vanité, et
l'ont comparée au zèle de l'amateur qui s'ingénie
de toute façon pour posséder l'autographe désiré4;
mais la vanité n'explique pas une telle somme de
1. Lettre de M,a° Latour à I hommes ou femmes. » — 4*
Rousseau, 5 octobre 1761. — ! Cte d'Eschernv, Mélanges de
2. Lettre à Mme Latour, 19 OC- | Littérature, de Morale et de Phi-
tobre 1761. — 3. Lettre de j losophie, t. III, supplément.
Rousseau aux « inséparables, \
526
LA VIE ET LES OEUVRES
persévérance et de dévouement. Nous aurons plus
d'une fois occasion de renouveler connaissance avec
Mmc' La tour '.
III
Les sentiments sur la Nouvelle Hélotse, c'est
Rousseau qui nous le dit, furent partagés chez les
gens de lettres ; voyons leurs jugements. Lui-même
nous a déjà donné le sien dans sa préface. Il per-
sista, malgré l'avis de Duclos, à regarder son livre
comme très dangereux pour les filles2. Il regrettait
qu'il eût pénétré jusqu'à Genève3. Du reste, sur
ce point, comme sur beaucoup d'autres, ses opi-
nions sont contradictoires. Mm0 de Créqui lui ayant
demandé si elle pouvait lire son roman, il lui ré-
pondit : « Vous me marquez qu'on trouve ce livre
dangereux ; je le crois en effet dangereux aux fri-
pons, car il fait aimer les choses honnêtes. Au reste,
si vous voulez en jug-er par vous-même, vous pou-
vez hasarder de lire ou parcourir les trois derniers
volumes1. » Pourquoi pas les trois premiers? « Je
persiste à croire, écrit-il encore, que quiconque,
après avoir lu ma Nouvelle Héloïse, la peut regarder
comme un livre de mauvaises mœurs, n'est pas fait
pour aimer les bonnes 5. »
1 . La Correspondance de Rous-
seau avec Mme Latour de Fran-
queville a été publiée par Du-
peyrou, 2 vol. in-8, 1803. —
La bibliothèque de la Chambre
des députés en possède un
recueil de copies qui nous a
paru être de la main deMme La-
tour. — 2. Lettre de Duclos à
Rousseau, novembre 1760, et
Réponse de Rousseau, 19 no-
vembre 1760. — 3. Lettre à
Mm" C, 12 février 1761. — 4.
Lettre de M™' de Créqui à Rous-
seau, Réponse de Rousseau, 5 fé-
vrier 1761. — 5. Lettre à M™° X.,
13 février 1761.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 527
Mais il tenait aussi à se poser en conciliateur
entre les impies et les dévots. « Il reste là-dessus,
écrivait-il, d'importantes vérités à dire, et qui
doivent être dites par un croyant. Je serai ce croyant-
là1. » « Si Wolmar pouvait ne pas déplaire aux dé-
vots, et que sa femme plût aux philosophes, j'aurais
peut-être publié le livre le plus salutaire qu'on pût
lire dans ce temps-ci". Par malheur, il ne plut ni
aux philosophes ni aux dévots. Jean-Jacques eut
beau dire qu'il était absolument détaché du parti
des philosophes ; qu'il n'aimait point qu'on prêchât
l'impiété ; qu'il blâmait l'intolérance 3 ; on ne le
prit au sérieux ni d'un côté ni de l'autre : Julie put
faire école chez les femmes, nullement chez les
hommes. Rousseau eut beaucoup d'admirateurs,
encore plus d'admiratrices ; et de tous et de toutes,
ce fut peut-être encore lui qui s'admira le plus. De
tous ses ouvrages, c'est de la Nouvelle Eéloïse qu'il
parla toujours avec le plus d'intérêt 4 ; c'est Julie
seule qu'il relut jusqu'à la fin de sa vie avec un
plaisir toujours nouveau5.
Quand la Nouvelle Eéloïse parut, Rousseau fut
accablé de lettres 6. Sauf quelques exceptions et
quelques réserves, on doit penser qu'elles furent
louangeuses : on n'a pas l'habitude d'écrire aux gens
pour leur dire des choses désagréables. Pour se
convaincre que, lorsqu'on remercie un auteur de
l'envoi de son livre, on peut lui faire connaître sa
1. Lettre à M™ X., 1760. —
2. Lettre à Duclos, 19 novem-
bre 1760. — 3. Lettre à .1/'"° de
Créqui, 5 février 1761. — 4. Let-
tre d'un jeune Suisse à son père, bourg, 16 lévrier 1761
après une visite à Rousseau |
(Bibliothèque de Genève, janvier
1836). — 5. Lettre à Rey, 11 oc-
tobre 1773. — 6. Confessions,
1. XI. — Lettre à Mmc de Luxem-
528
LA VIE ET LES ŒUVRES
pensée sans la lui dévoiler en entier, il suffit de
comparer, par exemple, la lettre que Fréron écrivit
à Rousseau pour lui accuser réception de Y Héloïse
et l'article qu'il publia sur cet ouvrage dans son
Année littéraire* . Nous avons déjà sur ce sujet l'o-
pinion de Mme d'Houdetot, de Saint-Lambert, de
Mmc de Luxembourg"; auxquels on peut joindre
Mmo de Gréqui2, Mmc de Chenonceaux3, Mme de
Boufflers4, Mmc de Montmorency5, Necker6; mais
on ne manque d'autres appréciations plus intéres-
santes.
Duclos fut toujours partisan très zélé de la Nou-
velle Héloïse. Rousseau la lui avait communiquée
en manuscrit, sans lui dire qu'il en fût l'auteur,
« Si l'ouvrage est de vous, lui répondit Duclos, j'en
suis bien aise, parce que je vous aime ; s'il n'en
est pas, j'en serai encore plus aise, parce que j'aime
mieux qu'il y ait deux hommes capables de le faire
qu'un seul. » Cependant il ne lui ménagea pas les
critiques de détail ; il blâmait la préface, quelques
notes et même quelques scènes ; il voyait surtout
des inconvénients à l'introduction de l'ouvrage
en France. Rousseau, qui appréciait beaucoup le ju-
gement de Duclos, fut enchanté7.
D'Alembert lui adressa de grands éloges, mêlés
de quelques critiques. La préface, les notes surtout
1. Lettre de Fréron à Rous-
seau, 21 février 1761. — Année
littéraire, 1761, t. II. — 2. Lettres
de Mme de Créqui à Rousseau,
février et 16 février 1761. —
3. Lettre de Mme de Chenonceaux
à Rousseau, s. <1. — 4. Lettre de
Mme de Montmorency à Rous-
seau, 14 février 1761. — 5. Lettre
de Rousseau à Mm* de Montmo-
rency, 21 février 1761. —
6. Lettre de Necker à Rousseau,
16 février 1761. — 7. Lettres de
Duclos à Rousseau, octobre,
21 octobre, novembre 1760; de
Rousseau à Duclos, 19 novem-
bre 1760.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
529
lui déplaisaient. « Quelques personnes, ajoutait-il,
paraissent surprises que la Lettre sur la Comédie et
la Nouvelle Héloïse soient sorties de la même plume ;
mais bien loin de me joindre à ces critiques, plus
ils auraient raison, et plus je devrais vous remercier
pour ma part. » Le compliment était peut-être
quelque peu ironique, Jean-Jacques le prit par le
bon côté et parut satisfait1. Du reste, d'Alembert ne
fit qu'accentuer plus tard le même jugement2.
Voltaire se montra furieux. La Nouvelle Héloïse
était, il en faut convenir, antiphatique à son génie
net, précis et fort peu sentimental; mais ces dispo-
sitions, qui peuvent expliquer certaines sévérités,
n'expliquent pas les injures qu'il proféra contre le
livre et contre l'auteur. Sa haine elle-même ne se
serait point exhalée en de telles violences, si le
succès de son rival n'avait excité sa jalousie. Quoi,
Voltaire jaloux! Pourquoi non? Du haut du trône
où il recevait l'encens de l'univers lettré, il ne vit
pas sans dépit des hommages qui s'adressaient à un
autre que lui. Son coup d'œil pénétrant n'ob-
serva-t-il pas aussi dans ce livre d'un homme détesté,
à côté de défauts qu'il exagérait sans doute, un genre
de perfection qu'il se sentait incapable d'atteindre.
« Point de roman de Jean-Jacques, s'écrie-t-il, je
l'ai lu pour mon malheur, et c'eût été pour le sien,
si j'avais le temps de dire ce que je pense de cet
impertinent ouvrage3 ». Le temps qu'il se plaignait
de ne pas avoir, il ne tarda pas à le trouver. Peu de
jours après, paraissaient des lettres portant la si-
1. Lettre de d'Alembert à Rous-
seau, février 1761 , et Réponse de
Rousseau, lo février 1761. —
2. Jugement sur la youveUe Hé-
loïse; (aux Œuvres de d'Alem-
bert). — 3. Lettre de Voltaire à
ïhiériot, 21 janvier 1761.
330
LA. VIE ET LES ŒUVRES
gnature du marquis de Ximenès, son lieutenant et
son prête -nom, lettres certainement inspirées,
corrigées, et peut-être composées par lui. Elles
n'en valaient pas mieux pour cela1. Il prétendit
qu'elles n'étaient pas de lui2; il se les fit même
adresser et dédier, pour mieux détourner les soup-
çons3. « Tenez, écrivait-il à d'Argental, en les lui
envoyant, voilà encore des lettres sur le roman de
Jean-Jacques ; mandez-moi qui les a faites, ô mes
anges, qui avez le nez fin4. » Deux jours après, il
en adressait à Damilaville une petite cargaison, avec
un chant de la Pucelle, tant il avait hâte de les ré-
pandre3. Il les vantait en toute occasion, autant
qu'il décriait le roman de Jean-Jacques6. Voltaire,
qui aimait à s'amuser aux dépens de ses adversaires,
alla jusqu'à composer une complainte en cinquante-
sept couplets, sur les amours de Saint-Preux et de
Julie. Il la chantait sur un air qui a été conservé.
C'était une plaisanterie assez plate et peu digne du
talent de Voltaire ; mais elle montre quelles étaient
ses dispositions7. Dix ans plus tard, il poursuivait
encore la Nouvelle Héloïse de ses sarcasmes. « Son
Héloïse, disait-il, me paraît écrite moitié dans un
mauvais lieu et moitié aux petites maisons. Une des
1 . Correspondance littéraire, 1 er
février 1761. — 2. Lettre de Vol-
taire à d'Alembert, 19 mars 1761.
— 3. Vie de Voltaire, par l'abbé
Maynard, 1. IV, ch. ni, § 6. —
4. Lettre de Voltaire à d'Argen-
tal, 16 février 1761. — 5. Lettre
de Voltaire à Damilaville, 18 fé-
vrier 1761. — 6. Lettres de Vol-
taire à Mme de Fontaine, 27 fé-
vrier 1761 ; — à Mme du Deffand,
6 mars 1761; — à Damilaville,
19 mars, 22 avril 1761 ; — à Ci-
deville, 26 mars 1761 ; — à d'Ar-
gental, 29 mars 1761 ; — à Hume.
24 octobre 1766; — à Bordes,
29 novembre 1766. — 7. Histoire
de la vie privée d'autrefois , par
Oscar Honoré (Voltaire à Lau-
sanne) ; — Desnoiresterres,
t. VI, § 2.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
531
infamies de ce siècle est d'avoir applaudi quelque
temps à ce monstrueux ouvrage1. »
Les critiques de profession, les Fréron, les Grimm,
avaient une belle matière à articles, sur un livre qui
faisait tant de bruit et qui était si mêlé de qualités
et de défauts. Fréron, qui pourtant n'était pas l'ennemi
de Rousseau, se montra impitoyable. Caractères dé-
fectueux, hors nature, mal soutenus: intrigue vi-
cieuse ; peu de faits, beaucoup de raisonnements et
de hors - d'oeuvre ; action faible et sans lien, sans
cesse coupée et interrompue; roman personnel,
l'auteur parle toujours, jamais le personnage2; abus
de la métaphysique: style souvent emphatique, in-
correct, énigmatique , obscur, précieux, ignoble,
mêlé de jargon et de bel esprit : images peu na-
turelles, notes ridicules, préface révoltante, dure et
hautaine; voilà pour les défauts. Et au milieu de
tout cela, goût exquis de la nature physique et
morale, descriptions admirables, éloquence du cœur,
douce mélancolie, passion brûlante, sentiments
élevés, génie mâle et flexible, pinceau aimable et
voluptueux3.
Grimm est encore plus dur. A l'en croire, l'absur-
dité de la fable, les défauts du plan, la pauvreté de
l'exécution en font, malgré l'emphase du style, un
ouvrage très plat : point de génie, point de goût,
point de bonne foi, paradoxes déjouant toutes les
prévisions4.
1 . Lettre de Voltaire à Mme du
Deffand. 8 auguste 1770. —
2. Suivant une métaphore
un peu risquée, Rousseau est
un peintre qui crève sa toile
et passe la tète pir le trou,
pour mieux se montrer (Bar-
bey d'Aurevilly, Goete et Di-
derot). — 3. Année littéraire,
1761, t. II; 1762, t. VI; 1763,
t. VI; 1776, t. I; 1778, t. I. —
4. Correspondance littéraire,
1er février, 13 mai, 15 juin 1761 ;
janvier 1789.
532 LA VIE ET LES OEUVRES
Nous ne parlons, comme on voit, que clés juge-
ments absolument contemporains, et nous laissons
de côté les Servan1, les Sabatier2, les la Harpe3,
M'110 de Staël4; à plus forte raison, les Barère5, les
Poinsot6, les de Barante7, les Nisard 8, et une foule
d'autres.
Parmi les brochures publiées à l'occasion de la
Nouvelle Héloïse , citons encore une Prédiction en
style biblique, qui fut attribuée faussement à Vol-
taire : elle était de Bordes, un des anciens amis de
Rousseau. C. Panckoucke y répondit par une Contre-
pr 'è 'diction9 .
En dehors des détracteurs et des admirateurs, en
dehors aussi des simples critiques, se place le se-
crétaire de l'Académie de Berlin, Formey, qui, lui,
se mit en devoir d'expurger la Nouvelle Héloïse. Son
Esprit de Julie 10 est une sorte de Nouvelle Héloïse
arrangée adusum juventutis ; c'est-à-dire la Nouvelle
Héloïse dépouillée des charmes du récit et de l'en-
thousiasme des sentiments. L'entreprise, toute sin-
gulière qu'elle était, n'était peut-être pas impossible.
Il y a clans le livre de Rousseau tant d'apologies
éloquentes de la vérité religieuse, morale, philoso-
phique, tant de scènes honnêtes, tant de descriptions
gracieuses qu'un philosophe chrétien a pu être tenté
1. Jugement sur les ouvrages j publiés à l'occasion de la Nou-
de Rousseau, Gazelle de France
du 8 mai 1812. — 2. Les trois
siècles de la littérature française,
1781. — 3. Lycée. — 4. Lettres sur
les ouvrages et le caractère deJ.-J.
Rousseau, 1789. — S. Éloge de
Bousseau, présenté aux Jeux
lloraux, 1787. — 6.- Œuvres de
J.-J. Rousseau, édition Poinsot,
velle Héloïse. — 7. De la litté-
rature française pendant le
xviii0 siècle, 1810. — 8. His-
toire de la littérature française.
— 9. Prédiction tirée d'un vieux
manuscrit. — Contre-prédiction,
etc (au Journal encyclopédique,
1er juin 1761). — 10. L'Esprit de
Julie, ou extrait de la Nouvelle
t. IV, avec la liste des écrits | Héloïse, Berlin, in-12, 1763
DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 533
de s'approprier ces richesses. Rousseau, un des
hommes qui ont répandu le plus d'erreurs, est aussi
un de ceux qui ont dit le plus de vérités, et qui les
ont le mieux dites. N'a-t-on pas été jusqu'à faire un
ouvrage intitulé : Jean-Jacques Rousseau apologiste
de la religion chrétienne l, extrait mot pour mot de
ses œuvres. Il est vrai qu'un Rousseau dépouillé de
ses paradoxes, de ses erreurs, de sa sensibilité ma-
ladive et malsaine n'est pas plus le vrai Rousseau
que Julie sans les agitations d'un cœur ardent et
passionné n'est la vraie Julie. Aussi Formey, qui a
pu faire une œuvre de bonne intention dont on lui
a su gré, ne fera jamais oublier celui qu'il a prétendu
corriger.
Rousseau n'avait pas fait la Nouvelle Hélo'ise pour
sa patrie ; il n'avait pas voulu, comme il l'avait fait
pour d'autres ouvrages, y inscrire son titre de ci-
toyen de Genève ; il n'en avait pas, dit-il, envoyé
un seul exemplaire dans cette ville 2 ; il ne l'empê-
cha pas néanmoins d'y pénétrer et de s'y ré-
pandre. Il constate qu'elle y fut moins bien accueillie
qu'en France, ce qui doit s'entendre évidemment du
public mondain et non du public lettré; nous venons
de voir au contraire comme elle fut discutée à Paris
parmi les gens de lettres. Le puritanisme genevois
devait s'effaroucher des allures par trop libres de
Julie; mais le puritanisme ne demandait pas mieux
que de s'émanciper, même à Genève, et la Nouvelle
Héloïse eut sa part dans ce relâchement3. Plusieurs
des amis de Rousseau furent péniblement impres-
1. Par Martin du Theil I Migne. — 2. Lettre de Rousseau
(1841), reproduite au t. IX des
Démonstrations évangéliques de
à M"" C, 12 février 1761. —
3. Sayous, t. I, ch. v.
534
LA VIE ET LES OEUVRES
sionnés ; d'autres, même parmi les pasteurs, se mon-
trèrent plus faciles. Cependant la note rigoriste do-
mina. Le Conseil, non sans hésitation, se décida à
« faire défense aux loueurs et loueuses de livres de
louer et prêter ce livre, dont, au rapport des mem-
bres du Consistoire, les tableaux étaient peints avec
un crayon si hardi et des couleurs si vives que la
lecture ne pouvait être que très dangereuse aux
mœurs des jeunes gens1. » Le vieux Abauzit se fit
l'interprète de l'opinion commune. « Non, écri-
vait-il à Rousseau, votre Héloïse ne nous satisfait
point, et vous ne tenez pas ce que vous avez pro-
mis d'écrire touchant la pudeur, la modestie et la
vertu chez les femmes2. » Vernes fut plus content;
mais il ne pouvait passer à Wolmar son athéisme 3.
Moultou seul se montre pleinement satisfait ; encore
ne put-il s'empêcher de constater qu'un grand nombre
de Genevois honnêtes étaient d'un avis tout à fait
contraire au sien. « Non, s'écrie-t-il, il ne m'est
pas possible de garder le silence. 0 Julie ! ô Saint-
Preux ! ô Claire ! ô Edouard ! Quel globe habitent
vos âmes, et comment pourrais-je m'unir à vous?
Monsieur, ce sont là les enfants de votre cœur; votre
esprit ne les eût point faits tels. Ouvrez-le moi donc,
ce cœur, que j'y contemple vivantes des vertus dont
la seule image m'a fait répandre de si douces larmes.
Julie me fait haïr les misérables conventions des
hommes... M. de Wolmar me fait sentir la dignité
humaine au milieu de l'ordre factice qui la corrompt.
Partout, vous êtes le vengeur de la nature. »
1. Sayous, t. I,ch. v. — 2. Ga-
berel, Rousseau et les Genevois,
ctu V. — 3. Lettres de Vernes à
Rousseau, 26 mai, et Réponse de
Rousseau, 24 juin 1761. Voir
aussi : Lettre d'une Genevoise,
(anonyme) à Rousseau, 1702.
LA VIE ET LES ŒUVRES DK JEAN-JACQUES ROUSSEAU. .').*îo
« Pourquoi donc votre livre a-t-il trouvé à Genève
un si grand nombre de censeurs ? C'est que vous
n'avez pas écrit pour Genève... Mais un sage ne se
doit-il pas à l'univers ?
« 0 Rousseau ! notre ange tutélaire, sauvez-nous,
ou élevez un monument qui proteste contre notre
corruption, et qui fasse après vous des citoyens,
quand vous ne pourrez plus nous en montrer le mo-
dèle1. »
Et c'est un ministre du Saint Evangile qui parle
ainsi ! « Je suis théologien et non pas superstitieux. »
dit-il encore, à propos du personnage de Wolmar.
Il est possible qu'il ne fût pas superstitieux, mais
à coup sur il n'était pas davantage théologien.
1. Lettre de Moultou, 7 mars 1761.
35
CHAPITRE XVII
De 1760 au 9 juin 1762.
Sommaire : Mme de Luxembourg se charge de l'impression de
V Emile. —Achèvement du Confrat social. — Rousseau forme le projet
d'écrire ses Mémoires. — Caractère de sa correspondance au point de
vue religieux. — Sou crédit baisse auprès de Mme de Luxembourg. —
Ses dégoûts de la vie de château et de la carrière des Lettres. — Mous-
seau prie Mme de Luxembourg de faire rechercher ses enfants et lui
confie Thérèse. — Produit des ouvrages de Rousseau. — Marché pour
l'impression de YÊmile et pouf celle du Contrat social. — Projet d'une
édition générale des œuvres de Rousseau. — Amitié intime avec Rey. —
Désir de Rousseau de ne laisser publier ses Confessioiis qu'après sa
mort. — Accident de santé. — Rente viagère de trois cents francs
constituée par Rey au profit de Thérèse. — Vaines tentatives pour la
libre introduction en France du Contrat social. — Rousseau veut s'op-
poser à ce que Y Emile soit imprimé en France. — Corrections exigées. —
Déclaration de Malesherbes. — Inquiétudes, soupçons, puis remords et
retours de confiance dé Rousseau à propos de son livre. — Les quatre
lettres de Rousseau à Malesherbes. — Pensées de suicide. — Facilités
de la censure pour la Profession de foi. — Nouvelles anxiétés de Rous-
seau. — Sa sûreté personnelle est menacée. — UÊmile paraît sans dif-
ficulté. — Revirement subit. — Bruits alarmants. — On conseille vainement
à Rousseau de pourvoir à sa sûreté. — Il se décide à fuir. — Il se rend
en Suisse et compose, chemin faisant, le Lévite d'Éphraïm. — Que
serait-il arrivé à Rousseau, s'il n'avait pas voulu tenir compte du décret
porté contre lui ?
Il est clair que Rousseau devait peu travailler
pendant que M. et Mme de Luxembourg étaient à
Montmorency : c'était son temps de vacances ; mais
le reste de Tannée , c'est-à-dire - pendant dix mois
au moins, il pouvait se dédommager. Il avait trouvé
le temps de publier la Nouvelle Héloïse. UEmile était
moins avancé ; il l'acheva et le mit en état d'être
imprimé aussitôt après son roman. Parmi ses études
de prédilection, restaient les Institutions politiques.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 537
Désespérant de les mener jamais à terme, il en dé-
tacha une partie, le Contrat social, et brûla le reste
malgré les supplications de Moultou *. Le Contrat so-
cial seul lui coûta encore deux années de travail. Il
le fit imprimer en même temps que XEmile.
Les trois œuvres les plus importantes de Rousseau
furent donc publiées pendant son séjour à Montmo-
rency. Chose remarquable, qui montre qu'il avait
dans l'esprit et dans le style plus de flexibilité qu'on
ne serait tenté de le croire d'après son caractère,
comme ces trois livres, qui datent de la même
époque, appartiennent à trois genres entièrement
différents, l'auteur a su approprier à ces sujets di-
vers des styles qui ne le sont pas moins. On parle
des trois manières successives de Raphaël ; Rousseau
a eu aussi ses trois manières, mais elles ont été si-
multanées. Enfin, comme si tous les ouvrages qui
ont fondé sa réputation avaient dû se donner ren-
dez-vous à Montmorency, les Confessions elles-mêmes
y ont laissé leur marque, sinon comme exécution,
au moins à titre de projet. Rousseau en attribue
l'idée première à Rey, et dit qu'il les entreprit pour
céder à ses instances. Il fait ici trop d'honneur à
Rey; il n'était pas homme, en effet, à laisser à ses
libraires l'initiative de ses ouvrages. Ce qui est vrai,
c'est qu'aussitôt après en avoir reçu la première ou-
verture, Rey, qui aimait Jean-Jacques, qui voulait
le flatter, qui voyait là pour lui-même une source
de profit, dut naturellement le presser de donner
suite à son idée 2. À partir de ce moment donc,
Jean-Jacques commença à mûrir son dessein et à
1. Lettre de Moultou à Bous- I de Rousseau h Rey, 16 noyem-
seau, 3 février 1762. — 2. Lettre \ bre 1762.
538
LA VIE ET LES ŒUVRES
recueillir des lettres et des papiers, sauf à ne les
mettre en œuvre que plus tard.
Compterons-nous parmi ses occupations sérieuses
sa correspondance ? Il est certain qu'elle prit alors
une importance considérable. Rousseau, par ses
derniers travaux, était devenu comme le théologien
d'un certain parti et d'une sorte de religion libre-
penseuse, qui n'était ni la religion ni l'impiété ;
qui acceptait l'Evangile, mais seulement sous béné-
fice d'inventaire.
Le libre examen- n'est pas la libre-pensée, mais il
est au moins sur le chemin qui y conduit. Aussi les
idées religieuses de Rousseau, sans être absolument
admises par les pasteurs, leur souriaient à plusieurs
points de vue. Ils le consultaient avec plaisir, ils lui
soumettaient leurs objections; lui-même répondait à
ses amis sans se faire prier. Cependant, comme il
refusait de se déclarer publiquement, même pour
ses frères les Protestants1; comme il ne voulait point
entrer en discussion avec les étrangers 2, cet échange
de vues tout intime entre Rousseau et ses corres-
pondants n'a pour le lecteur qu'une sorte d'utilité,
celle de confirmer le jugement que les ouvrages de
notre philosophe permettent d'asseoir sur son compte.
Nous y pouvons voir qu'il respectait l'Evangile ;
qu'il le plaçait au-dessus de tous les livres ; mais
qu'il élevait encore bien au dessus la conscience,
règle suprême de la justice et de la vertu 3. Nous y
verrons que, tout en se donnant comme très reli-
gieux, il entendait dégager la religion de tout ce
1. Lettre à M. R., 24 octobre
1761. — 2. Lettre à l'abbé Jodel,
16 novembre 1761. — 3. Lettres
à Vemes, 25 mars et 25 mai
1758, à M. X. (Duclos?), 1760.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
339
que les hommes y avaient, d'après lui, ajouté de
barbare, d'injuste, de pernicieux à la société '. Nous
y verrons qu'il recommandait l'obéissance aux
princes, même en matière de religion2. Nous y ver-
rons surtout, et c'est sa lettre la plus importante,
quelles étaient ses idées sur le principe de la mo-
rale. Y a-t-il une morale absolument désintéressée?
Non, dit-il. Mais il place l'intérêt si haut, dans les
joies de la conscience, dans les espérances de la vie
future, que les partisans de la morale de l'intérêt
chercheraient en vain à se prévaloir de son autorité 3.
Entre Voltaire qui voulait écraser l'infâme, et le re-
ligieux adorateur de Jésus-Christ, Rousseau s'atta-
chait chaque jour davantage à son attitude d'indé-
pendance sympathique et d'orgueilleux respect;
mais ni Jésus-Christ, ni le monde, ni la philosophie
ne pouvaient s'accommoder de ces situations mi-
toyennes. Nul ne peut servir deux maîtres. A dire
vrai, Rousseau n'avait peut-être en tout cela d'autre
maître que lui seul.
Il n'était pas dans sa nature de garder ses amitiés
pendant longtemps. Après une année environ d'in-
timité, il se plaignit que son crédit eût baissé auprès
de Alme de Luxembourg. Ne serait-il pas plus exact
de dire que Mme de Luxembourg avait baissé dans
son esprit? Quoi qu'il en soit, à partir de 1761, les
légers nuages, inséparables de toute société un peu
prolongée, lui parurent être gros d'orages et présager
des tempêtes. Après la lecture de Y Emile, il lui
sembla qu'il était devenu moins nécessaire ; il remar-
1. Lettre à M. M., 6 sep-
tembre 1760. — 2. Lettre à
M. R., à propos des mauvais
traitements infligés aux Pro-
testants. — 3. Lettre à d'Offre-
ville, à Douai, 4 octobre 1761.
540 LA VIE ET LES ŒUVRES
qua que sa place était moins marquée auprès de
Mmc de Luxembourg-. N'est-il pas plaisant de voir ce
plébéien, fanfaron habituel de simplicité, se forma-
liser de n'avoir pas tous les jours la première place
à une des tables les plus aristocratiques de France?
Il se plaignait de Mmo de Luxembourg ; que ne se
plaignait-il plutôt de lui-même? de ses balourdises,
de ses fautes contre l'usage, de ses conseils dépla-
cés, de ses sorties malséantes, de tous ces guignons,
qui sont moins des hasards que des sottises et ne
tombent que sur les maladroits? Le petit-fds du Ma-
réchal est malade. Les médecins, dit Jean-Jacques ,
le font mourir d'inanition et de remèdes ; et il s'é-
tonne que, dans une question de santé, on s'en soit
rapporté à Bordeu plutôt qu'à lui. Le xMaréchal est
souffrant; Jean-Jacques n'a rien de plus pressé que
de prononcer le mot de goutte. Grand émoi, grand mé-
contentement contre le prophète de malheur! Qu'en
savait-il au fond, et de quoi se mêlait-il? Le Maré-
chal vieillit; Rousseau qui l'aime, qui voit qu'il se
fatigue et s'afflaiblit, ose parler de retraite. Mmc de
Luxembourg, pour qui la Cour et les honneurs sont
devenus une nécessité, se fâche et fait promettre au
conseiller malavisé ne ne plus jamais toucher cette
corde. Quelque temps après le Maréchal mourait, et
Rousseau demeurait convaincu que c'était pour
n'avoir pas écouté ses avis. Il avait depuis des années
un vilain chien qu'il appelait Duc ; en entrant au,
château, il jugea convenable, (grande condescen-
dance de sa part) de changer le nom de son chien
en celui de Turc. Mais voyez sa déveine ; ses efforts
pour plaire ne lui réussirent pas mieux que sa rus-
ticité, car un marquis espiègle qui avait appris l'his-
toire le poussa si vivement qu'il le força de la ra-
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 541
conter lui-même. L'abbé de Boufflers, jeune, léger,
superficiel et brillant, était venu étaler ses grâces à
Montmorency. Le pauvre Jean-Jacques se mit en
tète de le cajoler, de s'en faire un ami ; mais le traître
d'abbé ne fit que le persifler et se moquer de lui.
Il avait tort assurément ; mais Jean-Jacques, par sa
morgue et ses airs de simplicité importante, ne
prètait-il pas au ridicule ? Un jour, il embrassa par
hasard une enfant de onze ans, la jeune Amélie de
Boufflers; le lendemain, en faisant à Mmo de Luxem-
bourg la lecture de YEmile, il tomba précisément
sur le passage où il censurait ces sortes de familia-
rités. Il rougit, il balbutia, il sembla prendre un air
coupable pour excuser l'action la plus innocente.
M. de Silhouette, contrôleur des finances, appesan-
tit sa main sur les financiers, ce qui lui gagna l'es-
time de Rousseau. Il fut disgracié et Rousseau lui
écrivit une lettre de condoléances, sans se douter
qu'au nombre des gagneurs d'argent, dont il disait
tant de mal, se trouvait Mmc de Luxembourg elle-
même.
Mme de Luxembourg n'était pas seule atteinte par
ces pavés que lançait Rousseau ; les familiers du
château étaient l'occasion de désagréments analogues.
Mmc de Boufflers s'avisa de faire une pièce de théâtre,
et qui pis est, d'en demander à Jean-Jacques son
avis. Il le donna avec tous les ménagements pos-
sibles, mais ne put éviter de mécontenter la dame1.
Enfin à ces causes d'ennui et de mauvaise humeur,
joignons celle d'un état de souffrance habituel. Pen-
dant quatre ans qu'il passa à Montmorency, il dé-
clare qu'il n'eut pas un jour de bonne santé. Sans
1. Lettre de Mme de Boufflers à Rousseau, 1761.
',')]'! LA VIE ET LES OEUVRES
prendre cette affirmation à la lettre, il est certain
qu'il souffrait, et que les écarts de son imagination
augmentaient encore ses souffrances. Le Maréchal
exigea qu'il consultât le frère Côme, qui avait une
grande réputation d'habileté. Le frère Côme dit à
Jean-Jacques que son mal, sans être mortel, était
incurable. Il lui fallait donc se résigner à souffrir
toute sa vie l.
Pour un homme qui se tourmentait de peu de
chose, c'en était plus qu'il ne fallait pour le disposer
à prendre des résolutions extrêmes, sauf à ne pas
les exécuter. Dégoûté des gens de lettres, fatigué
des gens du monde, ce n'était pas la première fois
qu'il songeait à renoncer au métier d'auteur et à la
vie de château. Dès l'époque de son séjour à l'Er-
mitage, « il avait senti par expérience que toute as-
sociation inégale est toujours désavantageuse au parti
faible ; » il devait le sentir bien mieux encore à
Montmorency. Vivant avec des gens opulents, il était
obligé de les imiter en bien des choses. Seul, sans
domestique, il était à la merci de ceux de la maison.
On le ruinait à force de vouloir économiser sa bourse.
S'il soupait en ville, loin de chez lui, la maîtresse de
la maison était fort aise de le faire reconduire dans
sa voiture, pour lui épargner vingt-quatre sous de
fiacre ; elle ne songeait pas à l'écu qu'il donnait au
cocher. On lui envoyait ses lettres par un exprès,
pour lui éviter quatre sous de port ; mais lui, donnait
à dîner et un écu au commissionnaire. On l'invitait
à passer quinze jours à la campagne, pour lui éviter
les frais de nourriture, et son séjour lui coûtait plus
1. Confessions, 1. XI ; — Lettre I 30 octobre 1761.
de Rousseau à Julie (MmC Latour), \
DK JEAN-JACQUES RO SSEAU. 543
cher que s'il était resté chez lui. N'était-il pas hu-
milié aussi par cette vie de demi-domesticité, où il
devait, quoi qu'il fit pour n'en pas convenir, se
sentir l'inférieur et l'obligé ; où il ne trouvait d'autre
moyen de ne pas paraître servile que d'affecter le
sans-gêne et la fierté ? Si encore cette existence de
parasite eût été de son goût ; mais se ruiner pour
s'ennuyer, c'était trop insupportable. Alors il se pre-
nait de soupçons et de regrets, qu'il exprimait avec
sa rudesse ordinaire. « Que vos bontés sont cruelles,
s'écriait-il. Pourquoi troubler la paix d'un solitaire ,
qui renonçait aux plaisirs de la vie, pour n'en plus
ressentir les ennuis... Que n'habitez-vous Clarens !
J'irais y chercher le bonheur de ma vie ; mais le
château de Montmorency, mais l'hôtel de Luxem-
bourg! Est-ce là qu'on doit voir Jean-Jacques?
Est-ce là qu'un ami de l'égalité doit porter les affec-
tions d'un cœur sensible qui, payant ainsi l'estime
qu'on lui témoigne, croit rendre autant qu'il reçoit?...
Yous m'oublierez, Madame, après m'avoir mis hors
d'état de vous imiter. Yous aurez beaucoup fait pour
me rendre malheureux et pour être inexcusable1. »
Nous nous faisons ici l'écho des récriminations de
Rousseau ; mais la preuve -qu'il faut rabattre beau-
coup de ses plaintes, que MmP de Luxembourg y fut
peu sensible, que lui-même n'y attacha pas alors une
grande importance, c'est que jamais, plus qu'à cette
époque, elle ne s'employa à lui rendre service ; c'est
que jamais lui-même ne s'abandonna plus complè-
tement à son amitié.
Jusque-là, il avait refusé de souper au château,
il s'y décida alors. Le Maréchal avait perdu depuis
1. Lettre à Mme de Luxembourg, automne 1760.
544 LA VIE ET LES ŒUVRES
pea sa sœur et sa fille; cette année 1761 mit le
comble à ses épreuves en lui ravissant son fils et
son petit-fils. L'effet de ces malheurs fut de resserrer
l'affection de Jean-Jacques pour cette famille
éprouvée. Ne parlons pas de l'Emile, quoique ce ne
soit pas la faute de Mmc de Luxembourg1, si le service
qu'elle voulut rendre à Rousseau en cette circons-
tance ne réussit pas mieux. Ne parlons pas des pro-
testations qu'il adressait à la Maréchale, quand il
craignait de l'avoir offensée1. Il est un fait plus dé-
cisif, parce qu'il montre à la fois abandon d'un côté,
bienveillance de l'autre. Rousseau ne pouvait assu-
rément donner à Mmc de Luxembourg une plus
grande marque de sa confiance qu'en l'initiant aux
secrets de sa paternité, et en la priant de faire des
recherches pour retrouver ses enfants 2. C'est ce
qu'il fit précisément au moment où il prétend avoir
été moins bien avec elle. Hélas ! il ne savait pas
même la date de la naissance de ses enfants. L'ainé
seul avait eu dans ses langes des lettres initiales,
comme marques pouvant servir à le faire reconnaître.
« Il doit, dit Jean-Jacques, être né, ce me semble,
dans l'hiver de 1746 à 1747, ou à peu près. Voilà
tout ce que je me rappelle3. » Avec des indications
si vagues, les recherches étaient difficiles; il fallait
s'attendre à plusieurs mois de démarches. Rousseau
n'en demandait pas tant 4. Sa lettre en effet avait
1. Lettres à Mme de Luxem- I Luxembourg, 12 juin 1761. —
bourg, mardi matin, octobre , 4. Lettres de Mme de Luxem-
1761 et 3 novembre 1761. — bourg à Rousseau, commence-
2. Peut-être faudrait-il dire : ! ment d'août 1761; — de Rous-
en consentant qu'elle fît des re-
cherches pour retrouver ses
enfants. — 3. Lettre à M™» de
seau à Mm° de Luxembourg,
10 août 1761 ; — Confessions,
1. XI ; — Rêveries,9e promenade.
DE JEAN-JACQUES KOIJSSEAU.
545
encore un autre but, qui paraît même avoir été le
premier dans sa pensée, c'était, en cas qu'il vint à
mourir, de confier Thérèse aux soins de M. et de
Mmc de Luxembourg'. Il fallait qu'il se crût bien sûr
d'eux, pour leur proposer une pareille charge.
Ses projets de retraite ne sont donc rien moins
que sérieux, et doivent être regardés comme des
velléités sans consistance, plutôt que comme des
désirs formels. Un motif puissant le retenait d'ail-
leurs au château de Montmorency , c'était l'impres-
sion de son livre RÉmile. Mmr de Luxembourg, qui
désirait que cet ouvrage fût publié en France, ne se
contenta pas cette fois d'offrir sa protection ; elle
voulut prendre personnellement en main la direction
de l'affaire. Jean-Jacques s'engagea à ne rien faire
sans elle; bientôt ce fut elle qui fit tout sans lui.
Elle-même, ou plutôt Malesherbes pour elle, fit le
marché avec Duchesne , libraire de Paris, sans que
l'auteur fût appelé à agir autrement que pour donner
sa signature. Les conditions étaient bonnes : six
mille francs en argent, payables, moitié comptant,
moitié aux termes d'avril, juillet et octobre de l'année
suivante, plus cent exemplaires. Malesherbes lui-
même prit le soin d'ajouter de sa main une clause
réservant à Rousseau le droit de comprendre, après
un délai de trois ans, son livre dans une édition
générale de ses œuvres1.
Duchesne avait demandé à faire graver le portrait
de l'auteur en tête de l'ouvrage ; celui-ci s'y opposa
formellement; il se montra, du reste, satisfait et re-
1. Marché fait avec M. Du-
chesne pour ÏÉmile. Deux
copies , l'une en projet ,
l'autre approuvée par Rous-
seau (Bibliot. nat. Mss. fd fran-
çais, nouv. acquis. n° 1183).
546
LA VIE ET LES ŒUVRES
connaissant du marché et ne tarda pas à adresser
personnellement ses remercîments à son bienfaiteur.
Ce n'était que justice1.
Tout en remerciant Malesherbes , il voulut le
consulter sur un autre petit ouvrage, Y Essai sur
l'Origine des langues, qu'il désirait publier comme
une sorte de réponse indirecte à Rameau. Ma-
lesherbes n'avait guère le temps de lire ces sortes
de productions et ne se croyait pas les connaissances
nécessaires pour en donner son avis. Il lui en coûta
peu, en tout cas, d'abonder dans le sens de son
correspondant , de lui faire force compliments et de
l'engager à suivre son désir. La publication n'eut
pourtant pas lieu alors. Nous avons parlé ailleurs de
Y Essai sur l'Origine des langues 2.
Rey n'avait offert de Y Emile que trois mille francs 3.
Il est vrai que de Bastide en avait fait proposer par
Duclos quatre louis de la feuille; mais Rousseau,
qui jugeait que l'impression ne pourrait être faite
toute entière en France , se voyait menacé de l'ar-
rêter à moitié. Qu'aurait-il fait du reste?
Panckoucke avait également fait des propositions
très favorables. « Je compte, avait-il écrit à Rous-
seau, me rendre à Anvers, y monter une imprimerie;
et dans cette circonstance , si vous n'avez point en-
core disposé de votre Traité d'Education -, je vous
prie de me préférer. Je serais charmé que mes pre-
miers travaux typographiques fussent employés à
1 . Même manuscrit ; Lettres de
Guérin à Malesherbes, 30 août
1761 ; de Rousseau à Malesherbes,
s.d.— 2. Même manuscrit: Ré-
ponse de Malesherbes A Rous-
seau, 25 octobre 1761; autre
Réponse, un peu postérieure.
— 3. Lettre de Rousseau à Mmede
Luxembourg, 12 décembre; à
Moultou, même jour; à Guérin,
21 décembre 1 761 ; à Lenieps,
18 janvier 1762 ; — Conf., 1. XI.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
Ul
imprimer vos ouvrages. Vos conditions me plairont
toujours, parce que, connaissant le prix de votre
travail, je croirais ne le payer jamais assez. Si vous
étiez satisfait de ce premier travail, on pourrait par
la suite donner une édition complète de toutes vos
œuvres, in-8 ou in-4, dont on ferait un chef-d'œuvre
de typographie , ornée de votre portrait, d'estampes
et de culs de lampe1. »
Duchesne traita bientôt lui-même avec Néaulme^
libraire d'Amsterdam. Quoique Rousseau n'ait pas
eu à figurer dans leur marché, il en conclut, ce à
quoi il tenait beaucoup, que l'impression se ferait
en Hollande. Enfin, il remarqua, alors ou plus tard,
qu'un des doubles de son traité ayant été remis à
Duchesne, Mmcde Luxembourg, au lieu de lui donner
l'autre, l'avait gardé pour elle.
A peu près dans le même temps, il traita avec
Rey, pour le Contrat social. 11 en fixa lui-même le
prix à mille francs2. L'impression des deux ouvrages,
les derniers qu'il eût l'intention de donner au pu-
blic, marcha donc, pour ainsi dire, de front, quoique
dans des conditions fort différentes. Autant, à en
croire les Confessions , il fut satisfait de Rey, autant
il eut lieu d'être mécontent de Duchesne; ce qui
n'empêche pas sa correspondance avec le premier de
laisser percer bien des points noirs au milieu de sa
satisfaction.
D'abord, il avait exigé un secret absolu ; mais Rey
n'avait pas été fidèle à sa promesse. Il n'est question
de rien moins que de rompre le marché3. Six mois
\. Lettre de Panckoucke à Rous-
seau, 25 juin 176 1 (Cahier ma-
nuscrit des Lettres de Rousseau
à Mmr de Luxembourg, à la Bi-
bliothèque de la Chambre des
députes). — 2. Lettre à Rey,
18 février 1761. — 3. Lettre à
Rey,lS lévrier 1761.
548
LA VIE ET LES ŒUVRES
après, nouvelles plaintes : Rey ne s'est-il pas permis
d'entreprendre, sans l'autorisation de Rousseau, une
édition de ses œuvres; il a fait plus, il a osé lui
demander les révisions et les corrections nécessaires.
Jean-Jacques serait tenté d'abandonner Rey à lui-
même; mais ses livres en souffriraient; il faut bien
qu'il s'exécute, et il le fait sans trop se fâcher. 11 ne
peut, malgré son désir, donner à Rey son traité de
l'éducation ; mais son traité de droit politique est
prêt; qu'il commence par en publier avec soin et
diligence, comme ils en sont convenus, deux édi-
tions simultanées, l'une in-8 et l'autre in-121; on
verra ensuite pour l'édition générale. Cette affaire
est grave, dit Rousseau, et demande du temps et
de la réflexion : sa réputation et son aisance en dé-
pendent. Il revint sur ce sujet à plusieurs reprises;
il en avait déjà écrit à Guérin2; il en écrivit ensuite
à Moultou, qui lui inspirait plus de confiance que
les libraires, et ne jugea pas excessif de le prier de
venir à Paris exprès pour s'entendre avec lui3; plus
tard, il en écrivit à d'autres encore. Il avait fort à
faire pour maintenir son droit contre les doctrines
faciles qui régnaient alors sur la propriété litté-
raire 4.
Le gouvernement hollandais avait d'abord accordé
un privilège au libraire Néaulme pour la publica-
tion de l'Emile; mais cette faveur lui ayant été re-
tirée, Rousseau fut profondément mortifié de cette
révocation et en prit même occasion de faire des dif-
1. Lettre à Bey, 19 août 1761.
— 2. Lettre à Guérin, libraire,
21 décembre 1760. — 3. Lettres
à Moultou, 29 mai et 24 juillet
1761. — 4. Id., 29 mai 1761;
à Rey, 2 septembre et 14 oc-
tobre 1761, 6 et 23 janvier,
4 et 28 février, 18 mars,
23 août 1762, 8 janvier 1763,
13 mai 1764.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 549
ficultés à Rey pour son édition générale. « Ce qui
me fâche, lui écrivit-il, c'est que je ne vois plus la
possibilité de faire avec vous cette édition générale
qui me tient plus au cœur que jamais et de laquelle
je vais uniquement m'occuper... Mon cher Rey, je
vous suis sincèrement attaché; mais je le suis plus
encore à mon honneur. J'ai plus de fierté que les
Hautes Puissances, et une fierté plus légitime. Je
ne consentirai jamais que le recueil de mes écrits
s'imprime en Hollande, qu'il ne s'y imprime avec
approbation, et que l'injuste affront qui m'a été
fait ne soit réparé par un privilège authentique et
aussi honorable que la précédente révocation a été
insultante1. » Au reste, les désagréments que Rous-
seau eut alors à essuyer, il les éprouva presque tou-
jours lorsqu'il eut affaire aux libraires; presque
toutes les éditions de ses écrits subirent des retards,
et en général, elles ne furent pas publiées avec sa
participation ni à son profit. Celle de Rey, en deux
volumes grand in-12 , parut en 1763 et fut bientôt
suivie d'autres plus complètes. Rey lui-même com-
pléta la sienne plus tard. Ajoutons que jamais Rous-
seau n'accorda à ses éditions générales la centième
partie de l'attention qu'il donnait à ses premières
éditions. Les unes étaient, pourrait-on dire, celles
de ses libraires, les autres, les siennes à lui-même.
Les recommandations, les exigences de soins, les
corrections d'épreuves, les additions et cartons furent
pour le Contrat social ce que nous les avons vus
pour Y Inégalité, la Lettre à d'Alembert et la Nouvelle
Héloïse ; mais les rapports personnels avec Rey,
plus ou moins tendus jusque-là, prirent à partir de
1. Lettres à Rey, 23 août et 8 octobre 1762.
550
LA. VIE ET LES OEUVRES
cette époque, un caractère d'intimité tout particulier.
Rousseau n'eut plus seulement en Rey un libraire,
il eut un ami et un confident.
Il commençait alors à être en proie à ces craintes
de complots qui devinrent le tourment de sa vie,
11 songea à parer le coup par un livre important et
s'en ouvrit à Rey dans le plus grand secret. Quelle
était cette entreprise considérable qui devait être ,
entre toutes, avantageuse au libraire, utile aux
hommes, honorable à l'auteur1? Aurait-il eu la
pensée de publier ses Confessions de son vivant? Si
tel fut son projet, il ne tarda pas à y renoncer. « Je
sais, disait-il, que des personnes qui me veulent du
bien ont le désir d'honorer ma mémoire par des
écrits publics2; mais pour ma vie, il est difficile
qu'elle soit mise en état de paraître, parce qu'elle
est mêlée de beaucoup de faits qui en sont insépa-
rables, et qui compromettraient le secret d'autrui3. »
Même pour une biographie posthume, pour des mé-
moires d'outre-tombe, il voit encore des obstacles
et se met en quête de quelque autre moyen de sa-
tisfaire la curiosité publique et l'honnête désir d'ho-
norer sa mémoire que lui marque son correspondant4.
En même temps, un accident plus réel, un bout
de sonde brisé, lui donnait des terreurs d'une autre
espèce ; mais cette fois encore , ses appréhensions
ne furent pas justifiées.
Rey, qui s'était attaché à Rousseau et qui faisait
avec lui d'excellentes affaires, lui marqua généreu-
sement sa reconnaissance et offrit de pourvoir à
1. Lettre à Rey, 29 novembre
1761. — 2. Notamment Moul-
tou ; voir Lettre de Rousseau à
Moultou, 18 janvier 1761. —
3. Id., 6 janvier 1762. — 4. ld.,
23 janvier 1762.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
i)51
l'avenir de Thérèse, au moyen d'une rente viagère.
Rousseau fut heureux de laisser à sa maîtresse un
bienfaiteur après lui. Il demanda cependant que,
sauf à diminuer le chiffre de la rente, on n'attendit
pas l'époque de sa mort pour la payer; et Rey, sans
rien vouloir diminuer sur la somme, consentit à en
avancer l'échéance. Il avait proposé trois cents francs ;
il maintint les trois cents francs et s'obligea par
acte authentique à les servir annuellement à Thérèse,
à partir du Ier janvier 1763. Rousseau a du reste
grand soin de déclarer que cette rente ne fut pas un
moyen détourné de lui être utile à lui-même. « Ce
qui est à moi est à nous , et ce qui est à toi est à
toi, » telle était sa maxime de conduite avec Thérèse1.
Après une telle largesse, Jean-Jacques aurait eu
mauvaise grâce à refuser au donateur une légère
faveur, celle d'être le parrain d'un enfant qui ve-
nait de lui naître2. Mais il aurait voulu reconnaître
sa générosité d'une façon plus effective, lui donner
une part dans l'édition de ses œuvres, lui ménager
une seconde édition de Y Emile, puisque malheureu-
sement il était engagé pour la première, le faire
profiter même de la première édition. A partir de
la fin du second volume, l'ouvrage, lui écrivait-il,
contenait des choses qu'on ne laisserait point passer
en France. 11 y aurait donc des difficultés, qu'il se-
rait facile de rendre insurmontables. De là une rési-
liation possible du marché pour la seconde moitié
du livre, et par suite une sorte de droit éventuel
sur le tout, l'éditeur français ne sachant que faire
\ . Confessions, 1. XI ; — Lettres
à Rey, 6 et 23 janvier, 18 et 25
février, 4 avril (ou peut-être
mai?) 1762. — 2. Id., 18 mars.
4 avril (mai?) 1762.
30
552
LA VIE ET LES OEUVRES
d'une moitié de livre. Mais tant de subtilités
n'étaient pas dans le caractère de Rousseau. Du-
chesne, d'ailleurs, exécuta le traité et tout fut dit1.
Ces sujets divers, qu'on pourrait appeler les di-
gressions de la correspondance, n'en faisaient pas
oublier aux intéressés l'objet principal, le Contrat
social. En fait de points délicats, on ne voit guère
dans leurs lettres que la question de l'introduction
en France. Dès le principe, Rousseau s'en était in-
quiété 2 ; puis, à mesure que l'impression avançait, il
voyait ses inquiétudes augmenter, d'autant plus
qu'elles se compliquaient de craintes semblables
pour Y Emile. Il avait dit qu'il ne s'en mêlerait pas;
cependant l'ouvrage une fois imprimé, les bons
procédés de Rey, joints sans doute au désir de favo-
riser la publicité de son livre, l'engagèrent à en
parler au directeur général de la librairie, Males-
herbes 3 ; mais il put se convaincre que toute démarche
serait inutile. « Il est décidé, mon cher Rey, écrivait-il,
que mon traité du Contrat social ne saurait être ad-
mis ni toléré en France, et les ordres les plus sévères
sont donnés pour en empêcher l'entrée. Nous devons,
vous et moi, nous soumettre à cette décision, que
nous n'étions pas obligés de prévoir d'avance...
Mais quant à mes principes de doctrine, à moi ré-
publicain, publiés dans une république, il n'y a en
France, ni magistrat, ni tribunal, ni parlement, ni
ministre, ni roi lui-même qui soit même en droit de
m'interroger là-dessus et de m'en demander au-
cun compte. Si l'on trouve mon livre mauvais pour
I . Lettres à Rey, \C et 23 jan-
vier, 18 février, 11 mars 1762.
— 2. L'iltre à Ilcy, 29 novembre
1761. — 3. /rf., 23 février et
11 mars 1762. Lettre à Males-
/icrbcs, 7 mai 1762.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 553
le pays, on peut en défendre l'entrée; si on trouve
que j'ai tort, on peut me réfuter ; voilà tout. »
« Que votre amitié ne vous inspire donc aucune
alarme pour ma personne. On connaît et on respecte
trop ici le droit des gens pour le violer d'une ma-
nière odieuse envers un pauvre malade dont le pai-
sible séjour en France n'est peut-être pas moins
honorable au gouvernement qu'à lui l. »
La suite ne tarda pas à lui montrer que cette dé-
claration pleine d'espérance ne le sauverait pas des
rigueurs qu'il devait subir de la part des gouverne-
ments républicains, aussi bien que de celle du gou-
vernement monarchique de la France.
Quand Mme de Luxembourg pria Malesherbes de
s'occuper de l'impression de Y Emile, ils étaient loin
de se douter l'un et l'autre des embarras que leur
susciterait cette affaire. Ils agirent dans l'intention
de rendre service à Rousseau; mais qu'ils lui au-
raient été plus utiles s'ils l'avaient laissé s'arranger
de son ouvrage à son gré ! Il se serait adressé à Rey.
son ami, comme pour le Contrai social ; en supposant
que le livre eut été interdit en France, l'auteur,
comme pour le Contrat social, se serait soumis à la
loi, tout en la trouvant mauvaise. Au lieu de cela,
on avait tenu à faire imprimer son livre en France
malgré lui ; de là, des difficultés sans nombre entre
lui et son libraire, une rupture irréconciliable avec
Mme de Luxembourg, un décret de prise de corps
lancé contre le malheureux publiciste ; il est chassé
de pays en pays, il se monte la tète, il se forge des
complots imaginaires, il devient presque fou.
Il n'y a pas que les Confessions à constater l'op-
1. Lettre à Rey, 29 mai 1762.
554 LA VIE ET LES OEUVRES
position constante qu'il fit à l'impression de Y Emile
en France ' ; la correspondance n'est pas moins for-
melle. Avant même qu'il fût question du traité, son
opinion était faite ; les sévérités antérieures de Ma-
lesherbes lui avaient servi de leçon 2 : « Je n'ima-
gine pas, écrivait-il à Guérin, qu'il {Y Emile) puisse
être imprimé dans le royaume, au moins pour la
première fois, sans une mutilation à laquelle je ne
consentirai jamais3. » « Contre mon avis, disait-il
plus tard à Moultou, mais non sans l'avis du magis-
trat, le manuscrit a été remis à un libraire de Paris
pour l'imprimer4. » C'étaient en effet Mme de Luxem-
bourg et Malesherbes qui avaient tout arrangé, et
Rousseau lui-même ignora d'abord qu'il se fit deux
éditions simultanées de son livre6. « Sitôt que j'ap-
pris, écrivait-il, que mon ouvrage serait imprimé
en France, je prédis ce qui m'arrive, » Et là-dessus
il demande que, la moitié du livre étant imprimée et
la moitié de la somme payée, le marché soit résilié
pour le reste 6. Il insiste auprès de Mme de Luxem-
bourg pour obtenir son agrément 7 ; il finit même
par croire que l'impression aurait lieu désormais en
Hollande8.
Ces faits sont confirmés par une importante dé-
claration que Malesherbes donna à Rousseau plu-
sieurs années après. « Ceux avec qui il conclut son
marché lui dirent que leur intention était de faire
1. Conf., 1. X. — 2. Lettre à j de février 1762. — Voir Rit-
Coindet, s. d. — 3. Lettre à Gué- i ter, Nouvelles recherches, etc.
rin, 21 décembre 1760. —
4. Lettre à Moultou, 12 dé-
cembre 1761. — 5. Lettres de
Malesherbes à Rousseau, 14 et
16 décembre 1761 ; datées à
tort par Streckeisen-Moultou
p. 342. — 6. Lettre à Malesherbes,
8 février 1762. — 7. Lettre à
Mme de Luxembourg, 18 février
1762. — 8. Lettre à Moultou, 25
avril 1762.
DE JEANWACQUES ROUSSEAU.
555
imprimer son livre en Hollande... Un libraire de-
manda la permission de le faire imprimer en France
sans en avertir l'auteur. Quand celui-ci vit la liste
des changements proposés par la censure pour les
premiers cahiers, il déclara qu'il était inutile de
faire ces changements, parce que la lecture de la
suite ferait connaître que l'ouvrage entier ne pour-
rait jamais être permis en France... Le censeur eut
alors l'ordre de discontinuer l'examen, et on dit au
libraire qu'il n'aurait jamais de permission. D'après
ces faits, qui sont très certains et qui ne seront
point désavoués, M. Rousseau peut assurer que, si
le livre intitulé : Emile ou de l'Education, a été im-
primé à Paris malgré les défenses, c'est sans son
consentement, c'est à son insu, et même qu'il a
fait ce qui dépendait de lui pour l'empêcher1. »
Jean-Jacques avait ses motifs pour redemander
son manuscrit. Outre les lenteurs et les difficultés
qui surgissaient à chaque instant, il voyait la direc-
tion de son livre lui échapper ; il voyait surtout les
changements qu'on allait exiger de lui. Or, en ce
qui concernait la Profession de foi, il était résolu à
n'en accepter aucun. Dès 1760, il l'avait dit à Moul-
tou 2 ; il le lui répétait un an plus tard : « Mon parti
est pris : je laisserai ôter ce qu'on voudra des deux
premiers volumes; mais je ne souffrirai pas qu'on
touche à la Profession de foi : il faut qu'elle reste
telle qu'elle est ou qu'elle soit supprimée 3 »
Ces anxiétés, ces embarras déterminèrent chez
1. Déclaration délivrée par
Malesherbes à Rousseau sur
sa demande, le 31 janvier 1766.
(En note des Confessions, 1. XI,
dans plusieurs éditions des
œuvres de J.-J. Rousseau.) —
2. Lettre de Moultou à Rousseau,
21 décembre 1760. — 3. Lettre
à Moultou, 16 février 1762. —
55 b'
LA VIE ET LES OEUVLES
Rousseau une véritable maladie mentale, à laquelle
son caractère ombrageux ne le prédisposait que
trop. Et ce qu'il y a de plus triste, c'est que sou-
vent il s'apercevait de son état; il en gémissait; il
prenait la résolution de le combattre. Ces alterna-
tives de troubles cérébraux et de moments lucides
donnent à ses lettres un cachet très extraordinaire.
Aux soupçons les moins justifiés succèdent des re-
tours subits, aux craintes de complots, des accès de
repentir. Rousseau délire ; il est atteint de folie ; il
en convient parfois' lui-même '. ■
Dès le 8 novembre, l'inquiétude commence déjà
à le saisir. « Il est clair, Monsieur, écrit-il à Du-
chesne, que mon livre est accroché, sans que je
puisse dire à quoi ; et il n'est pas moins clair que
ce n'est pas de vous que je saurai la vérité sur ce
point2. » Quelques jours après, nouvelles plaintes3.
Puis il s'adresse à Malesherbes lui-même. « Vous ap-
prendrez, Monsieur, avec surprise le sort de mon
manuscrit, tombé dans les mains des Jésuites par
les soins de sieur Guérin... La certitude que j'ai
que l'édition, commencée en apparence, n'est que
simulée, me fait comprendre qu'ils veulent absolu-
ment supprimer l'ouvrage, ou du moins, vu l'état
de dépérissement où je suis, en différer la publica-
tion jusqu'après ma mort, afin que, tout à fait
maîtres du manuscrit, ils puissent le tronquer et le
falsifier à leur fantaisie, sans que personne y ait ins-
pection. Or, voilà, Monsieur, le malheur que je re-
doute le plus, aimant cent fois mieux que mon livre
1. Satnt-Marc Girardin, Re-
vue des Deux Mondes, lu no-
vembre 18oo, a parfaitement
saisi ce côté du caractère de
Rousseau. — 2. Lettre à Du-
ckesne, 8 novembre 1 701 . —
3. Id., 16 novembre 1761.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 557
soit anéanti que mis dans un état à déshonorer ma
mémoire1. »
On dirait que Malesherbes n'avait pas autre chose
à faire que de tranquilliser Rousseau. Il connaît,
lui écrit-il, les relations de Guérin avec les Jésuites ;
mais il ne peut croire qu'ils l'aient porté à une in-
fidélité. Il est sûr, d'ailleurs, que son manuscrit ne
sera point altéré 2.
La réponse de Malesherbes est du 22 novembre ,
la lettre de Rousseau était du 18 ; mais il n'est pas
besoin de quatre jours pour modifier les sentiments
du pauvre halluciné. Dans l'intervalle, il a reçu une
lettre de Duchesne, accompagnée peut-être de
quelques épreuves ; il s'aperçoit, en tout cas, de sa
précipitation; il est prêta reconnaître ses torts; il
n'attend pour cela que de nouvelles explications.
« Si le tort, lui écrit-il, est de mon côté, comme je
le souhaite, vous me verrez empressé à le réparer,
et de plus, je vous préviens qu'en pareil cas, vous
aurez une remise de cent écus sur votre dernier
billet3. » Duchesne, bien entendu, n'accepta pas les
cent écus. Mais Rousseau tient à réparer l'injustice
qu'il a pu commettre. « Ah ! Monsieur, écrit-il à
Malesherbes, j'ai fait une abomination ! J'en tremble,
ou plutôt je l'espère, car il vaut cent fois mieux que
je sois un fou, un étourdi, digne de votre disgrâce, et
qu'il reste un homme de bien de plus sur la terre.
Rien n'est changé depuis avant-hier, mais tout prend
une autre face à mes yeux, et je ne vois plus que
des indices très équivoques où je croyais voir les
1. Lettre à Malesherbes, 18 no-
vembre 1761. (Bibl. uat., Ms.
loco citato.) — 2. Lettre de Males-
herbes à Iiousseau, 22 novembre
1761. — 3. Lettre à Duchesne,
20 novembre 1761.
558
LA VIE ET LES ŒUVRES
preuves les plus claires. Oh ! qu'il est cruel pour
un solitaire malade et triste, d'avoir une imagina-
tion déréglée et de ne rien apprendre de ce qui
l'intéresse! S'il en est temps encore, je vous de-
mande, Monsieur, le secret sur ma précédente lettre,
jusqu'à plus amples éclaircissements1. »
« Tranquillisez-vous , lui répond Malesherbes, je
n'ai fait aucun usage de votre lettre qui doive vous
inquiéter 2. »
Mais c'est bien en vain qu'on essaie de calmer le
malheureux Rousseau. Attendons quelques jours, et
ses terreurs vont le reprendre, plus vives que jamais.
« Voyant, Monsieur, après ma première étourderie,
écrit-il à Malesherbes , que vous preniez la peine de
m'écrire de votre main, j'avais résolu de vous épar-
gner désormais l'importunité de cette affaire, tant
qu'il me resterait des doutes; mais il ne m'en reste
plus et je ne puis me dispenser de vous dire qu'il
est clair à mes yeux que le libraire m'amuse et ne
procède point de bonne foi à l'impression... Je suis
persuadé, Monsieur, que d'un regard vous vérifierez
ce que je ne puis conclure ici que d'une multitude
d'indices, légers en eux-mêmes, mais dont le con-
cours fait pour moi démonstration , et dont le ré-
sultat est que mon ouvrage est perdu ; car, quoique
j'ignore quelles mains le retiennent, je ne puis
m'empècher de le présumer3. »
Et le lendemain : « Je vous demande pardon ,
Monsieur, de mon éternelle importunité , mais l'in-
quiétude sur le sort de mon livre me consume et
1. Lettre à Malesherbes, 20 no-
vembre 1761. (Bibl. nat., Ms.
loco cilalo.) — 2. Lettre de Ma-
lesherbes à Rousseau, 7 dé-
cembre; autre Lettre de dé-
cembre 1761. — 3. Lettre à Ma-
lesherbes , 29 novembre 1761.
(Bibl. nat., mss., loc. cit.).
DE JEAiN-JACQUES ROUSSEAU. 559
me tue. On pardonne beaucoup de choses à un
homme dans cet état. J'ai jeté sur le papier quelques
propositions pour le sieur Duchesne, que je sou-
mets à votre examen1. » Ces propositions étaient
que Duchesne lui rendit son manuscrit purement et
simplement, en reprenant son argent et ses billets;
ou qu'il reçût en échange le Dictionnaire de musique,
plus une indemnité à déterminer; ou enfin, s'il
tenait à garder le Traité de l'Education , qu'il prit
un ternie fixé, passé lequel il serait déchu de tous
ses droits , et qu'en outre il s'engageât à faire ré-
voquer le traité avec jNéaulme, s'il en avait un, pour
le remplacer par un autre semblable avec lui-
même2. En cas de résiliation avec Duchesne, Jean-
Jacques n'avait-il pas un libraire tout trouvé? C'était
Rey.
Une lettre qu'il reçut de ce dernier dut contribuer
encore à augmenter ses transes. Rey était naturelle-
ment mécontent de n'avoir pas l'impression. Il s'é-
tonnait que Duchesne se fût adressé à Néaulme
préférablement à lui pour l'édition hollandaise; il
avait en vain demandé à Néaulme de lui céder le
marché moyennant un profit. C'était encore un
mystère à éclaircir3.
Il y avait de quoi lasser la plus longue patience.
Cependant, Malesherbés ne se décourage pas; il
voit Duchesne, il s'assure de sa bonne foi, il lui
fait force recommandations, il le presse, il obtient
de lui des promesses; lui-même veillera chaque
semaine à leur exécution. Comment d'ailleurs Du-
1. Lettre à Malesherbés, 30 no- I cit.). — 3. Lettre de Rey à Rous-
vembre 1761. — 2. Propositions seau (Bibl. nat., niss. loco ci-
du sieur J.-J. Rousseau au sieur : tato.).
Duchesne (Bibl. nat., mss. loc. \
5«0
LA VIE ET LES ŒUVRES
chesne pourrait-il tromper Rousseau , puisqu'il lui
envoie les épreuves à corriger ' ? Mais tout en s'ex-
eusaut de son indiscrétion , Jean-Jacques n'en con-
tinue pas moins ses doléances. Il finit toutefois par
déclarer que la lettre de Malesherbes le rassure;
qu'il a résolu ne plus s'inquiéter de cette affaire et
de n'en garder que le souvenir qu'il doit à ses
bontés2.
Ne plus s'inquiéter! Est-ce que cela lui était pos-
sible? Le 12 décembre, c'est-à-dire quatre jours
après, c'est Moultou qu'il prend pour confident de
ses peines. Sa lettre n'est que la répétition de celles
qu'il a déjà écrites à Malesherbes ; on y retrouve
les mêmes griefs ; il y donne surtout une large place
aux Jésuites. « Jugez, dit-il en terminant, de l'effet
que doit produire une pareille prévoyance sur un
pauvre solitaire qui n'est au fait de rien, sur un
pauvre malade qui se sent finir, sur un auteur enfin
qui peut-être a trop cherché sa gloire, mais qui ne
l'a cherchée au moins que dans des écrits utiles à
ses semblables3. »
Le lendemain, sur un ton encore plus déses-
péré, il écrivait à Mmo de Luxembourg une lettre
semblable, quoique moins détaillée. « Cette perte,
disait-il , la plus sensible que j'aie jamais faite ,
a mis le comble à mes maux et me coûtera la
vie
En même temps , il déliait Malesherbes du secret
qu'il lui avait précédemment demandé. « C'est
1. Lettres de Malesherbes à
Rousseau, 7 décembre, et dé-
cembre 1761. — 2. Lettre à
Malesherbes, 8 décembre 1761
(Bibl. nat., mss. loc. cit.). —
3. Lettre à Moultou, 12 dé-
cembre 1761; voir aussi Lettre
à Duchesne, 16 novembre 1761.
— 4. Lettre à Mme de Luxem-
bourg, 13 décembre 1761.
DE JEAN JACQUES ROUSSEAU.
561
donner, dit-il , trop d'avantages aux méchants que
de se laisser égorger sans rien dire *. »
Dans d'autres moments , ce sont les Jansénistes et
les philosophes qu'il soupçonne de venir jusque
dans son cabinet pour y déranger et y examiner ses
livres et ses papiers.
Mme de Luxembourg et Malesherbes avaient beau
unir leurs efforts, ils réussissaient mal à calmer ses
folles terreurs. « Soyez tranquille, lui disaient-ils,
les libraires sont de bonne foi; il n'y a point d'in-
telligences contre vous , point de falsifications à
craindre ; les Jésuites n'ont aucun motif de vous en
vouloir et ont bien assez de leurs propres affaires ;
le secret dont on a dû s'entourer pour l'édition
étrangère a pu vous troubler, mais n'a rien qui
doive vous inquiéter. Mais vous-même, vous faites
sur les épreuves tant de changements, tant d'addi-
tions, que vous pourriez bien être cause pour une
bonne part des lenteurs dont vous vous plaignez. »
Puis, parlant de ces alternatives d'inquiétudes, de
soupçons, et ensuite de remords d'avoir soupçonné
injustement qu'il remarque dans sa correspondance:
« J'ai conclu, dit Malesherbes , de la moitié de vos
lettres que vous étiez le plus honnête de tous les
hommes , et de l'autre moitié , que vous en étiez le
plus malheureux 2. »
Moultou , qui ne connaissait l'affaire que par les
lettres de Rousseau, se montrait, naturellement, moins
rassuré; au moins lui offrait-il ses services pour ré-
tablir les passages falsifiés, s'il y en avait, confondre
ses ennemis et protester avec lui 3.
1. Lettre à Malesherbes, 13 dé-
cembre 1761 (Bibl. nat., mss.
loco citato). — 2. Lettres de Ma-
lesherbes et de Mm° de Luxem-
bourg à Rousseau, décembre
1761. — 3. lettre de Moultou à
Rousseau, 26 décembre 1761.
562
LA VIE ET LES ŒUVRES
Mais déjà Rousseau avait encore une fois changé de
sentiment; dès le post-scriptum de sa lettre à Moultou,
il n'était plus aussi sûr de ce qu'il venait d'af-
firmer1. Quelques jours après, il écrivait à Mmo de
Verdelin, pour lui exprimer le regret d'avoir mal
jugé des gens qui ne le méritaient pas, et la re-
mercier de l'avoir, par ses remontrances, sauvé
d'une horrible calomnie 2. « Depuis plus de six se-
maines, écrit-il à Malesherbes, ma conduite et mes
lettres ne sont qu'un tissu d'iniquités, de folies,
d'impertinences. Je vous ai compromis, Monsieur;
j'ai compromis Mm0 la Maréchale de la manière la
plus punissable. Vous avez tout enduré, tout fait
pour calmer mon délire, et cet excès d'indulgence,
qui pouvait le prolonger, est en effet ce qui l'a
détruit3. » Et à Mmo de Luxembourg : « Je sens
vivement tous mes torts, et je les expie. Oubliez-les,
Madame la Maréchale, je vous en conjure.... Si l'his-
toire de mes fautes en faisait l'excuse, je reprendrais
ici le détail des indices qui m'ont alarmé et que mon
imagination troublée a changés en preuves cer-
taines; mais, Madame la Maréchale, quand je vous
aurai montré comme quoi je fus un extravagant, je
n'en serai pas plus pardonnable de l'être4. »
Le malheureux Rousseau avait fait part à Moultou
de ses soupçons, il voulut également les rétracter
auprès de lui : « Mon livre s'imprime, lui écrivit-il,
quoique lentement, il s'imprime enfin et je suis per-
suadé que j'ai fait tort au libraire en lui prêtant de
1. La lettre est du 12 dé-
cembre, le post-scriptum du 1 8.
— 2. Lettre à Mme de Verdelin,
23 décembre 1761. — 3. Lettre
à Malesherbes, 23 décembre 1761.
— 4. Lettre à Mme de Luxem-
bourg, 24 décembre 1761. —
Voir aussi, lettre à Duchesne,
22 décembre 1761.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
563
mauvaises intentions, contraires à ses propres in-
térêts... Quant à Guérin, mes soupçons sur son
compte sont encore plus impardonnables... Que mon
injustice et mes torts soient, mon cher Moultou, en-
sevelis par votre discrétion dans un éternel silence.
Mon honneur y est plus intéressé que celui des of-
fensés5. » Il faut croire toutefois qu'il n'était pas
pleinement rassuré, car, dans la même lettre, il
jugeait à propos de mettre eu sûreté chez son ami
sa Profession de foi et lui demandait son avis sur ce
morceau, ainsi que sur les changements et correc-
tions qui lui paraîtraient utiles.
Il est sûr que, dans toute cette affaire, Rousseau
avait été parfaitement insupportable ; il fallait bien
pourtant qu'il eût quelques séductions pour exercer
une telle action sur des personnages comme Males-
herbes et la Maréchale de Luxembourg. Rien ne les
rebute, et le dernier jour, ils semblent tout aussi
dévoués que le premier. Malesherbes avait envoyé
à Mme de Luxembourg la lettre que Rousseau venait
de lui écrire. « Vous y verrez, lui disait-il, comme
dans toute la suite de cette affaire , le fond de son
âme et ce mélange d'honnêteté, d'élévation, et en
même temps de mélancolie et quelquefois de déses-
poir qui fait le fond de sa vie, mais qui a produit
ses ouvrages. Je lui ai fait la réponse la plus con-
solante que j'ai pu; je l'ai assuré en même temps
que vous n'étiez point irritée, parce qu'on ne l'est
jamais des écarts causés par une extrême sensi-
bilité2. » « Vous êtes plein de bonté et d'humanité,
1. Lettre à Moultou datée du
18 janvier 1761; ruais cette
date est évidemment fausse.
— 2. Bibliothèque Nationale,
inss., loco citato.
564 LA VIE ET LES ŒUVRES
Monsieur, répond Mmc de Luxembourg. Ce pauvre
Rousseau en a grand besoin ; mais il est aussi bien
intéressant1. »
La lettre de Malesherbes est longue, et faite pour
flatter Rousseau, au moins autant que pour le con-
soler. Il lui offre en même temps, afin d'éteindre le
souvenir de toute cette affaire , de lui rendre toutes
ses lettres2. « Ne me rendez point mes lettres, ré-
pond aussitôt Rousseau ; brûlez-les, parce qu'elles
ne valent pas la peine d'être gardées, mais non pas
par égard pour moi. Ne songez pas non plus, de
grâce, à retirer celles qui sont entre les mains de
Duchesne. S'il fallait effacer dans le monde les traces
de toutes mes folies, il y aurait trop de lettres à re-
tirer, et je ne remuerais pas le bout du doigt pour
cela. A charge et à décharge, je ne crains point
d'être vu tel que je suis. Je connais mes grands dé-
fauts, et je sens vivement tous mes vices. Avec tout
cela je mourrai plein d'espoir dans le Dieu suprême,
et très persuadé que, de tous les hommes que j'ai
connus en ma vie, aucun ne fut meilleur que moi3. »
Cette phrase : personne ne fut meilleur que moi,
reviendra plus d'une fois sous la plume de Rousseau.
Quand on a une telle opinion de soi, on ne doit pas
craindre de se montrer. Non content donc de ne
pas retirer ses lettres, il en écrivit à Malesherbes
quatre autres, très longues. Ne pouvant alors, dans
la disposition d'esprit où il était, composer ses Con-
fessions, craignant de ne les écrire jamais, il voulut
y suppléer par une sorte de monument capable de
relever sa réputation et de servir sa gloire. Mais ces
1. Bibliothèque Nationale, I 3. Id.
mss., loco citato. — 2. Id. — |
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 565
lettres sont bien plus l'histoire de son caractère et
de ses sentiments que celle de sa vie. Sous une ap-
parence de simplicité, de bonhomie et de franchise,
il y présente sa personne avec beaucoup d'art. Nous
avons de la peine, quoi qu'il en dise, à les croire
écrites du premier jet et sans ratures1.
Peut-être pourrait-on encore regarder les Lettres
à Malesherbes comme une sorte de testament. Egale-
ment malade de corps et d'esprit, non seulement
le malheureux se voyait dépérir et se croyait voué à
une mort prochaine , mais, pour la première fois
peut-être, des pensées de suicide lui montèrent au
cerveau. Il se grisait facilement de ses idées; il est
donc possible que celles qu'il avait prêtées à Saint-
Preux aient influé sur les siennes2. Au moins pou-
vons-nous dire pour son excuse que , sauf dans une
seconde circonstance3, elles sont en désaccord avec
celles qu'il professa pendant le reste de sa vie.
Ici , c'est son ami Moultou , c'est Roustan , son
disciple bien-aimé , qu'il semble prendre pour con-
fidents de son projet. Nous disons, qu'il semble
prendre ; car il ne leur envoya pas ses deux lettres.
« C'en est fait, mon cher Moultou, nous ne nous
reverrons plus que dans le séjour des justes... Ce
qui m'afflige et m'humilie est une fin si peu digne,
j'ose le dire, de ma vie, et du moins de mes sen-
timents. Il y a six semaines que je ne fais que des
iniquités et n'imagine que des calomnies contre
deux honnêtes libraires... Je sens pourtant que la
source de cette folie ne fut jamais dans mon cœur.
1. Quatre lettres à Malesherbes, I lettre 21. — 3. Lettres à Duclos,
4, 12, 26, 28 janvier 1762. — à Martinet et à Moultou, 1er août
■1. Nouvelle Hcloïse, 3e par lie, I 1763.
566 LA VI K ET LES ŒUVRES
Le délire de la douleur m'a fait perdre la raison
avant la vie; en faisant des actions de méchant, je
n'étais qu'un insensé. » Puis il lui envoie la Pro-
fession de foi du Vicaire savoyard , qui est bien la
sienne, lui recommande Thérèse, lui parle de sa foi,
de sa patrie , de ses écrits , et lui dit un suprême
adieu.
A Roustan , il prêche surtout la vanité de la gloire.
« J'ai fait quelque essai delà gloire. Tous mes écrits
ont réussi ; pas un homme de lettres vivant, sans en
excepter Voltaire, n'a eu des moments plus bril-
lants que les miens; et cependant, je vous pro-
teste que, depuis le moment que j'ai commencé
de faire imprimer, ma vie n'a été que peine, an-
goisse et douleur de toute espèce... Mon enfant,
reste obscur, profite du triste exemple de ton maître...
Faites (de concert avec Moultou) la préface de mes
écrits; et puis des sermons, et jamais rien de
plus1... »
Cependant, à mesure que s'avançait l'impression
de Y Emile, les difficultés paraissaient s'aplanir. Par
un revirement inexplicable , il se trouva que la cen-
sure, qui s'était montrée sévère pour la partie la
moins attaquable du livre et avait exigé des change-
ments aux deux premiers volumes, laissa passer
sans rien dire tout ce que l'ouvrage renfermait de
plus répréhensible. La Profession de foi, notam-
ment, ne subit pas un mot de critique. Malesherbes
avait évidemment passé par là; mais Malesherbes
lui-même savait-il dans quelle voie il s'engageait?
Il n'avait envisagé dans l'extrême sensibilité de
Rousseau, dans son caractère mélancolique, clans
1. Lettres à Moultou et à Roustan, 23 décembre 17(31.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 567
sa disposition à voir tout en noir, dans ses aspira-
tions vers la justice et la vérité que de nouveaux
motifs de lui être utile1. Ces considérations lui
avaient fait oublier sa circonspection habituelle. Il
avait bien parcouru cette fameuse Profession de foi ;
mais il l'avait admirée de confiance , sans se rendre
compte de ce qu'elle était au fond. Il avait d'a-
bord approuvé l'idée de Rousseau de donner ce
morceau à part2; puis il avait changé d'avis, et
l'avait pressé de livrer au public l'ouvrage tout
entier 3.
Jean-Jacques aurait dû se réjouir de cette heu-
reuse fortune ; mais il ne voyait jamais les choses
simplement. Quels pouvaient être les motifs cachés
de cette tolérance inespérée? Et aussitôt le voilà
qui se creuse la tète. Les lenteurs apportées aux
deux premiers volumes l'avaient rendu à moitié fou;
l'indulgence avec laquelle on fermait les yeux sur
les hardiesses des deux autres lui fit perdre le peu
de cervelle qui lui restait.
Nous n'avons heureusement pas à donner ici une
quatrième ou une cinquième édition des terreurs
de Jean-Jacques. Cependant, il est loin d'être tran-
quille ; il redoute toujours que son livre , ce livre
qui sera le dernier, car il est résolu à n'en jamais
écrire d'autres, ce livre qu'il regarde comme le
meilleur et le plus utile qui soit sorti de sa plume,
ne soit travesti et défiguré par ses ennemis. Une
seule crainte ne l'atteint pas, c'est que l'ouvrage
soit interdit et la sûreté de l'auteur compromise ;
c'est pourtant la seule qui doive se réaliser.
\. Lettre de MalesherbcsàRous- I 2o octobre 1761. — 3. Id., 18 no-
seau, décembre 1761. — 2. Id., \ vembre 1761.
TOME I 37
568
LA VIE ET LES ŒUVRES
Quanta ses amis , qui voyaient les symptômes
précurseurs de l'orage , ils ne partageaient pas sa
tranquillité et ne manquèrent pas de l'avertir. Un
jour, écrit-il dans ses Confessions, il lut à Duclos la
Profession de foi du Vicaire savoyard. « Quoi ,
Citoyen, lui dit Duclos, cela fait partie d'un livre
qu'on imprime à Paris? — Oui, lui dis-je , et l'on
devrait l'imprimer au Louvre, par ordre du Roi. —
J'en conviens, me dit-il; mais faites-moi le plaisir
de ne dire à personne que vous m'ayez lu ce mor-
ceau1. » « Mon Dieu! je tremble pour vous, lui
écrivait Moultou... Vous serez en butte aux deux
partis en France... Prenez donc bien vos sûretés et
tranquillisez-moi sur mes craintes... Quels cris,
quelles clameurs vous allez exciter à Genève ! Que
vos amis auront de peine à vous défendre ! Comptez
pourtant sur leur zèle. Mais réussiront-ils? Je ne le
crois pas2. » « Je suis touché de vos inquiétudes
sur ma sûreté, répondait Rousseau; mais vous devez
comprendre que, dans l'état où je suis, il y a plus
de franchise que de courage à dire des vérités
utiles3. »
L'événement sembla justifier d'abord cette sécu-
rité, h' Emile parut sans difficulté, publiquement;
il fut distribué ; il fut mis en vente '' ; pendant plus
de quinze jours, l'administration vit tout et ne dit rien.
Bien plus, il semblerait que cette tolérance aurait
été prévue et escomptée par le commerce. Avant
même que l'édition régulière fût achevée, il s'en
était en effet préparé de furtives. Rousseau, prévenu
1. Confessions, 1. XI. — 2. Let-
tre de Moultou à Rousseau, 3 fé-
vrier 1762. — 3. Lettre à Moul-
tou, 1 G lévrier 17d2. — k. Lettres
de Rousseau à Mme de Luxem-
bourg, 19 mai ; du Maréchal de
Luxembourg à Rousseau, 22 mai
1762.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
369
par Néaulme, crut d'abord à la connivence de Du-
chesne. Il lui reprocha formellement deux éditions,
l'une à Lyon, l'autre à Londres, faites, disait-il, par
ses soins. Cela était peu croyable; mais quels que
fussent les contrefacteurs, il fallait, pour qu'ils mul-
tipliassent ainsi les éditions, qu'ils eussent grande
confiance dans le succès et dans la diffusion, pu-
blique ou clandestine, permise ou tolérée, de l'ou-
vrage. Rousseau, de son côté, que ces contrefaçons
contrariaient, qui avait peur de se les voir attribuer,
s'en plaignit ouvertement '. Il ne craignit pas d'en
écrire au lieutenant général de la police en per-
sonne 2.
Tout donnait à penser que Y Emile aurait le sort
des autres ouvrag-es de Rousseau; qu'il serait interdit
peut-être par l'administration, et ne s'en répandrait
que mieux ; qu'il serait acclamé par les uns, attaqué
par les autres ; qu'il ferait en tous cas beaucoup de
bruit, quand il s'opéra un revirement subit, qui
trompa tant d'espérances, rendit vain le crédit de
M. et de Mme de Luxembourg, et mit en défaut le
pouvoir même de Malesherbes, le directeur général de
la librairie. Il est difficile de bien savoir les motifs
de ce changement. Les faits, eux-mêmes, rappor-
tés presque exclusivement par les Confessions, après
coup, sous l'empire des idées de complots et de ma-
nœuvres souterraines qui hantaient le cerveau de
Rousseau, montrent trop les préoccupations du nar-
rateur pour qu'on puisse les admettre sans réserve3.
1. Lettres à Duchesn-, 16, 26
et 28 mai; à Mme de Luxem-
bourg, 28 mai; à Afoultou, 30
mai 1762. — 2. Lettre à M. de
Sarlines, 28 mai 1762. — 3. Voir
sur ces faiis et tout ce qui suit
le livre XI des Confessions.
570
LA VIE ET LES OEUVRES
Malesherbes, très bien placé pour apercevoir de
loin l'orage, sinon pour le conjurer, commença par
prendre ses précautions : pour éviter de voir son
nom mêlé à une affaire désagréable, il redemanda
à Rousseau sa correspondance 1. Il ne fut pas seul, du
reste, à prévoir ce qui allait arriver. Les hommes de
lettres et les amis à qui Jean-Jacques avait envoyé
son livre n'osaient le louer ou ne le louaient qu'en ca-
chette : d'Alembert ne signait pas sa lettre ; Duclos
évitait d'en dire son avis par écrit ; Mmo de Bouf-
flers, après en avoir chanté les louanges, redeman-
dait son billet; un conseiller au Parlement, M. de
Blaize, à qui Mathas l'avait prêté , disait en le ren-
dant : « Yoilà un fort bon livre, mais dont il sera
parlé dans peu plus qu'il ne serait à désirer pour
l'auteur. » Chaque jour les bruits alarmants pre-
naient plus de consistance ; des parlementaires dé-
claraient qu'il ne servait de rien de brûleries livres,
et qu'il fallait brûler les auteurs. « Le Parlement,
écrivait Tronchin, semble vouloir sévir contre l'ou-
vrage et contre l'auteur 2. » Néaulme regrettait ses
engagements3; Mmo de Boufflers promettait l'appui
du prince de Conti, mais doutait de son efficacité.
Elle aurait voulu que Rousseau quittât la France,
et voyant qu'elle ne pouvait le décider, elle allait
jusqu'à lui proposer de se faire enfermer à la Bas-
tille pendant quelques semaines, afin de se sous-
traire à la juridiction du Parlement. Seule, Mmc de
Luxembourg paraissait sans inquiétude ; mais cela
1. Nous n'avons pour garant
de cette assertion que les Con-
fessions; le fait nous paraît au
moins douteux. — 2. Lettre de
Tronchin A Ventes, citée par G.
M.\UGRAS, Voltaire et J .-J .Rous-
seau, ch. vu. — 3. Lettre de
Rousseau à Néaulme, 5 juin.
1762,
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 571
suffisait à tranquilliser Rousseau. N'avait-il pas, pour
le couvrir, Mmc de Luxembourg et Malesherbes? On
n'oserait jamais passer sur leurs corps pour arriver
jusqu'à lui. Tout au plus avait-il des craintes pour
ses libraires (il était alors dans sa période de con-
fiance et d'amende honorable à leur égard). Si son
livre était arrêté, comme on le disait, c'était une af-
faire d'argent : il en serait quitte pour les dédom-
mager l.
En vain le Maréchal cherchait à lui faire craindre
l'animosité de Choiseul; en vain arrivait une lettre du
curé de Deuil portant avis que le Parlement devait
procéder avec la dernière sévérité et décréter Jean-
Jacques de prise de corps; en vain Guy, l'associé
de Duchesne, assurait avoir vu le brouillon du ré-
quisitoire ; Jean-Jacques ne faisait que rire de ces
avertissements, ou les jugeait de fabrique holba-
chienne. Il faisait des projets à l'avance ; il se con-
certait avec Mme Latour sur l'époque d'une visite
qu'elle désirait lui faire2. Et quand les bruits de-
vinrent par trop alarmants, c'est à peine s'il se ren-
dait à l'évidence. « Il n'est que trop vrai, lui écrivait
Mmc de Créqui, vous avez un décret de prise de
corps sur le dos. Au nom de Dieu, allez-vous-en...
Votre livre brûlé ne vous fera nul mal; votre per-
sonne ne peut soutenir la prison. » « Je vous re-
mercie, Madame, répondait Rousseau, de l'avis que
vous voulez bien me donner. On me le donne de
toutes parts, mais il n'est pas de mon usage; Jean-
Jacques Rousseau ne sait point se cacher. D'ailleurs,
je vous avoue qu'il m'est impossible de concevoir à
t. Lettre à Moultou, 30 mai 1762. j 1762.
- 2. Lettre à Mm° Latour, i juin j
:>"-2
LA VIE ET LES ŒUVRES
quel titre un citoyen de Genève, imprimant un livre
en Hollande avec privilège des Etats Généraux, en
peut devoir compte au Parlement de Paris1. » « Le
Parlement de Paris, écrivait-il à Moultou, pour jus-
tifier son zèle contre les Jésuites, veut, dit-on, per-
sécuter aussi ceux qui ne pensent pas comme eux...
Depuis plusieurs jours, tous mes amis s'efforcent à
l'envi de m'effraye r; on m'offre partout des retraites;
mais comme on ne me donne pas pour les accepter
des raisons bonnes pour moi, je demeure2. »
Le 7 juin il mit en sûreté les lettres de Mm0 La-
tour3; mais sauf cette unique précaution, il voulut
continuer jusqu'à la fin sa vie habituelle. Le 8, veille
de l'événement, il fit encore, en compagnie de deux
oraloriens, sa promenade ordinaire. « Je n'ai de ma
vie, dit-il, été aussi gai. » Nous le croyons sans
peine ; nous dirions volontiers que sa gaité fut d'au-
tant plus bruyante qu'elle était affectée. Du moment
qu'il avait adopté le rôle du calme et de la tranquil-
lité, il était engagé à le soutenir jusqu'au bout;
mais au milieu de l'effarement universel, comment
croire à la tranquillité de cette nature si inquiète,
si facile à émouvoir.
Il lisait ordinairement la Bible avant de s'en-
dormir. Il veilla tard ce soir-là et lut le livre des
Juges, qui finit par le Lévite d'Épkraïm. Au milieu
de la nuit, il fut réveillé par du bruit et de la lu-
mière ; c'était Thérèse, accompagnant La Roche, le
1. Lettre de Mme de Créqui à
Rousseau, 7 juin 1762, et Ré-
ponse de Rousseau, même jour.
— 2. Lettre à Moultou, 7 juin
1762; — voir aussi la décla-
ration analogue que Rous-
seau avait faite à Rey, à
propos du Contrat social, et
sans doute aussi de VÉmile,
29 mai 1762. — 3. Lettre à
Mme Lalour. 7 juiu 1762.
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 573
valet de chambre de Mme de Luxembourg. « Ne vous
alarmez pas, lui dit La Roche, c'est de la part de
Mme la Maréchale, qui vous écrit et vous envoie une
lettre de M. le prince de Conti. » Il apprend alors
à Rousseau que, malgré tous les efforts du Prince,
on est déterminé à agir contre lui à toute rigueur.
La Cour le veut, le Parlement l'exige; à 7 heures
du matin, il sera décrété de prise de corps. Qu'il
s'éloigne néanmoins ; on ne le poursuivra pas ; mais
s'il s'obstine à vouloir se laisser prendre, il sera
pris. La Maréchale avait un grand désir de le voir;
il était 2 heures du matin; il courut la trouver1.
Pour la première fois, elle lui parut agitée; son
trouble le toucha ; il eut peur de la compromettre,
s'il restait. « Cela me décida, dit-il, à sacrifier ma
gloire à sa tranquillité ; à faire pour elle, en cette
occasion, ce que rien ne m'eût fait faire pour moi. »
Il comptait sur sa reconnaissance ; au lieu de cela,
son air froid allait peut-être lui faire rétracter sa
résolution, quand survint le Maréchal, puis Mme de
Boufflers, arrivant de Paris. On ouvrit une sorte de
conseil. Le Maréchal voulait garder Rousseau chez
lui, afin de se donner le temps de réfléchir et
d'aviser; d'autres parlaient de le faire retirer au
Temple, chez le prince de Conti'2 ; mais lui, s'obstina
à partir le jour même. Restait à choisir le lieu de
sa retraite. Mme de Boufflers insistait pour l'Angle-
terre ; Rousseau n'en voulut pas. Il aurait préféré
Genève, s'il n'y avait pas eu tant d'ennemis, et si
le Ministre de France n'y avait pas été si puissant.
Au moins voulut-il s'en rapprocher ; il se décida
pour la Suisse.
1. Lettre de M&» de Luxem- I — 2. Le Temple était hors de
bourg à Rousseau, 8 juiu 1762. | la juridiction du Parlement.
574 LA VIE ET LES ŒUVRES
Quand on s'attend à être arrêté à 7 heures du
matin , on ne devrait pas retarder son départ
jusqu'à 4 heures du soir ; c'est pourtant ce que fit
Rousseau. Il avait amassé beaucoup de lettres et de
papiers pour la composition de ses Mémoires; il
passa la matinée à en commencer le triage; il dut
pourtant laisser au Maréchal le soin de l'achever.
Puis il fallait diner; puis il ne pouvait se séparer
de personnes si chères sans passer quelques heures
avec elles. Dans la crainte des indiscrétions, il avait,
il est vrai, pris le soin de cacher sa présence,
même aux yeux de Thérèse. Avant de partir, il la
fit appeler; elle aurait bien voulu l'accompagner;
il s'y opposa, du moins pour le moment, et lui fit
les adieux les plus touchants. Les dames , Mme de
Luxembourg, Mm0 de Boufflers, Mme de Mirepoix,
vinrent tour à tour et l'embrassèrent tendrement;
le Maréchal l'accompagna jusqu'à sa chaise, l'é-
treignit dans un embrassement long- et muet ; quel-
ques instants après , il avait quitté pour toujours
le château de Montmorency.
Il était dans un cabriolet ouvert. A une petite
distance, il aperçut dans un carrosse quatre hommes
en noir, qui le saluèrent en souriant ; c'étaient les
huissiers qui venaient pour l'arrêter: on ne saurait
être plus poli. Il lui fallut traverser tout Paris; plu-
sieurs personnes lui firent des signes de connais-
sance. C'était, il en faut convenir, une singulière
manière de voyager pour un homme recherché par
la police.
Rousseau continua ainsi son voyage , dans une
chaise de poste, à petites journées, sans se gêner,
disposé à s'arrêter ici ou là pour y faire visite à des
amis, évitant seulement certaines villes, comme
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. O/O
Lyon 011 Besançon , parce que les courriers y doivent
être menés au commandant *. Conti avait obtenu
qu'on ne le poursuivit pas.
Chemin faisant, il était bien aise de s'occuper; il
était naturel qu'il pensât à sa situation ; cepen-
dant, à l'en croire, il oublia si bien tout ce qui
venait de se passer, et le Parlement , et Mme de
Pompadour, et M. de Choiseul , et Grimm , et d'A-
lembert, et leurs complots, et leurs complices, que,
fondant ensemble les Idylles de Gessner, qu'il avait
lues depuis peu, et le livre des Juges, qu'il venait
de lire2, il se mit tranquillement à ébaucher un
petit poème en prose , le Lévite cl É phra'im , que
l'auteur, bien à tort, selon nous, trouve frais, naïf,
plein de charmes et d'une antique simplicité.
L'intention de Rousseau était de se retirer à
Yverdun, chez son vieil ami Roguin. En entrant sur
le territoire de Berne, « je descendis, dit-il, je me
prosternai, j'embrassai, je baisai la terre et m'é-
criai dans mon transport: Ciel, protecteur de la
vertu, je te loue; je touche une terre de liberté! »
Le postillon le crut fou ; il ne se trompait peut-être
pas beaucoup. Quelques heures après, il était dans
les bras de son ami.
Rousseau se demande ; nous nous demandons avec
lui, ce qui serait arrivé si, sans tenir compte du dé-
cret, il était resté tranquillement dans son lit et avait
continué à aller à ses affaires. L'aurait-on arrêté
dans le château de M. et de Mmc de Luxembourg,
sous leurs yeux, malgré eux? Aurait-on compromis
dans une affaire criminelle Mme de Luxembourg,
1. Lettre à Mme de Luxem- I des Juges, ch. xix, XX et XXI.
bourg , 17 juin 1762. — 2. Livre |
576
LA VIE ET LES ŒUVRES
qui avait elle-même conseillé et dirigé l'affaire,
M. de Malesherbes, qui l'avait prise en main, qui
l'avait appuyée de son autorité? N'est-il pas plus
probable, au contraire, qu'on compta sur le carac-
tère impressionnable de Rousseau, qu'on pensa qu'il
suffirait de l'effrayer; mais qu'une sorte d'impos-
sibilité aurait empêché d'aller jusqu'au bout? Telle
est en effet notre opinion; telle fut aussi plus tard
celle de Rousseau1.
Tout tend à la confirmer : et le décret, annoncé
pour 7 heures, mais qui n'est rendu qu'à 10,
sans doute pour laisser à Jean-Jacques le temps de
partir; et la lenteur des préparatifs, que personne
ne semble disposé à hâter ; et les huissiers arri-
vant à plus de 4 heures, après le départ de celui
qu'ils ont ordre d'arrêter, le voyant, le saluant,
passant leur chemin sans rien dire ; et les détails
d'un voyage public, que personne ne gène, que
personne ne semble apercevoir, quoiqu'il frappe
tous les yeux. Cette facilité, cette sorte de compli-
cité universelle était l'effet de l'esprit du temps. En
haut comme en bas, tout le monde cédait à l'ascen-
dant des idées nouvelles 2.
1. Lettre à Saint-Germain ,
26 février 1770. — 2. Voici
un fait entre mille,' qui peut
donner une idée de la to-
lérance de l'administration
et notamment de Males-
herbes, en ce qui concerne
les livres interdits comme
dangereux. Quand V Encyclo-
pédie fut arrêtée, « M. de Ma-
lesherbes, ditMmede Vandeul,
fit prévenir mon père qu'il
donnerait le lendemain ordre
d'enlever ses papiers et ses
cartons. — Ce que vous m'au-
noncez là, répondit Diderot,
me chagrine horriblement.
Jamais je n'aurai le temps de
démén.iger tous mes manus-
crits, et d'ailleurs, il n'est pas
facile de trouver en vingt-
quatre heures des gens qui
veuillent s'en charger, et chez
qui ils soient en sûreté. —
Envoyez-les tous chez moi,
lui répondit M. de Malesherbes;
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
577
On peut d'ailleurs regarder comme certain que
Malesherbes, que M. et Mme de Luxembourg, que
Mm0 de Boufflers, que le prince de Conti étaient
dans la confidence ; qu'après avoir tout fait pour
arrêter l'affaire, ils tâchèrent de la réduire à des
limites restreintes. Ils s'y étaient engagés inconsidé-
rément ; ils devaient avoir un grand désir de s'en
décharger; or, le meilleur moyen pour y parvenir
était d'éloigner Rousseau. D'un autre côté, la Cour
et le Parlement, tout montés qu'ils pussent être, ne
devaient pas oublier qu'ils avaient en face d'eux de
bien gros personnages, qu'il était difficile de traiter
comme le commun des mortels. De toute façon
donc, il y avait matière à compromis.
Jean- Jacques, qui aimait à faire du bruit, manqua
là une belle occasion de se poser sans péril en mar-
tyr de la vérité. Il était étranger ; il s'était opposé
à l'impression en France ; il n'avait rien fait par
lui-même ; il était, comme il l'a répété, en règle
avec les lois. Le décret de prise de corps était une
illégalité, son exécution eût été une impossibilité.
Un mot eût suffi pour disculper Rousseau. — Mais
ce mot aurait compromis ses protecteurs? — Tel
est en effet le motif qu'il apporte. Malheureusement
il ne fut jamais un héros de délicatesse. Il n'avait
déjà plus les mêmes tendresses pour Mmc de Luxem-
bourg ; il est donc peu probable que, pour éviter
des désagréments à des grands qu'il détestait et
qu'il jalousait, parce qu'ils étaient au-dessus de lui,
il se soit lui-même soumis à de véritables malheurs.
l'on ne viendra pas les y cher-
cher. — Eu effet, mon père
envoya la moitié de son cabi-
net chez celui qui en ordon-
nait la visite. » — Mémoires
sur Diderot, par Mme DE Van-
deul, sa fille.
578 LA ME ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
Pourquoi d'ailleurs l'aurait -il fait? Leur devoir était
de se déclarer. — Mais s'ils ne le défendaient pas? —
Qui pouvait l'empêcher alors de se défendre lui-
même ? Supposons que Malesberbes eût fait dans
ces conjonctures la déclaration qu'il donna plus tard
à Rousseau; tout était fini; supposons que, par fai-
blesse et pour se ménager lui-même, il ne l'eût pas
faite ; il n'est pas admissible que, mis en demeure
de se prononcer, il eût menti à la justice.
Il est un autre motif, que Rousseau ne dit pas,
qui est moins honorable, mais qui pourrait bien
être le vrai, la peur. On spécula sur son caractère
facile à effrayer, et tout porte à croire que le calcul
se trouva juste. Il n'est pas impossible même que la
scène de la dernière nuit ait été concertée à l'avance.
Les tentatives de Mme de Boufflers et autres, pour
le déterminer à quitter la France ou seulement
Paris ayant échoué, on vit qu'il fallait frapper un
grand coup. On lui dit, on lui répéta qu'il était
perdu, et il eut peur ; qu'on voulait le sauver de la
prison, de la mort peut-être, et il se laissa faire;
qu'il fallait fuir, et il s'enfuit '.
1. Voir sur les prétendues i bourg et de Malesherbes,
manœuvres de Mme de Luxein- | Morin, Essai, etc., ch. m.
TABLE DES MATIERES
Introduction.
Chapitre I. — Du 28 juin il 12 au mois de mars 1728.
Sommaire : I. Naissance de Rousseau. — Sa famille. — Son éducation,
ses lectures, son caractère 1
II. Il est mis en pension chez le ministre Lambercier. — Son amitié
pour son cousin Bernard. — Ses passions précoces. — Son départ, à la
suite d'une punition imméritée 9
III. 11 retourne à Genève. — Histoires galantes avec MUe de Vulson et
M11» Goton. — Il est placé chez un greffier et n'y peut rester. — Il est
mis en apprentissage chez le graveur Ducommun. — Il est repris de sa
passion de lecture. — Sa fuite de Genève 13
Chapitre II. — Du mois de mars au mois d'octobre 4728.
Sommaire : I. L'abbé de Pontverre entreprend de convertir Rousseau
au catholicisme et l'adresse à Annecy à Mme de Warens. — Portrait de
Rousseau. — Mme de Warens. — L'oncle Bernard et le père de Rous-
seau courent après le fugitif 22
II. Mm« de Warens envoie Rousseau à Turin, à l'hôpital des Catéchu-
mènes. — Conversion de Rousseau au catholicisme. — Rousseau quitte
l'hôpital et parcourt Turin. — Petit roman avec Mme Bazile ... 29
III. Rousseau entre en qualité de laquais chez Mme de Vercellis. — Il
vole un ruban 33
Chapitre III. — Du mois de novembre 1728 au mois
d'avril 4750.
Sommaire : 1. L'abbé Gai me. — Rousseau entre au service de la
famille de Gouvou. — 11 fait la connaissance de Bâcle et part avec
lui 36
II. Retour de Rousseau auprès de Mme de Warens. — Son genre de
vie chez Mme de Warens. — Son témoignage à propos d'un mi-
racle 44
III. Rousseau est mis au séminaire. — L'abbé Gatier. — Rousseau
sort du séminaire. — Mme de Warens veut faire de lui un musicien. —
Liaison avec Venture. — Voyage de Rousseau à Lyon. — Son retour à
Annecy 52
580 TABLE DES MATIÈRES.
Chapitre IV. — Du mois de mai 1750 au printemps
de 1732.
Sommaire : I. Liaison avec la Merceret et avec Venture. — Anecdote
et correspondance avec Mlles de Galley et de GralTenried. — Rousseau re-
voit son père 57
II. Rousseau à Lausanne. — Ses embarras d'argent. — Il professe la
musique sans la savoir. — Pèlerinage à Vévai 64
III. Rousseau à Neuchàtel. — 11 s'attache à un archimandrite. —
L'ambassadeur de France le prend sous sa protection. — Rousseau part
pour Paris 67
IV. Ses impressions pendant le voyage et en arrivant à Paris. — Re-
tour en Savoie. — Séjour à Lyon. — Arrivée de Rousseau à Chambéry,
auprès de Mm8 de Warens. — Rousseau employé au cadastre. . . 72
Chapitre V. — Du printemps de 1752 au mois de
septembre 1758.
Sommaire : I. Claude Anet. — Études et occupations de Rousseau. —
Sa pièce de Narcisse. — Rousseau quitte le cadastre pour se livrer tout
entier à la musique 77
II. Voyage de Rousseau à Besançon. — Ses écolières. — Moyen de
préservation morale inventé par M™6 de Warens. — Ménage à trois. —
Mort de Claude Anet. — Rousseau élevé à la dignité de majordome de
Mrae de Warens 84
III. Relations de société de Rousseau. — Ses fréquentes absences. —
Sa vie occupée et décousue. — Il se blesse grièvement et fait son tes-
tament. — Il va à Genève recueillir la succession de sa mère. — Il
tombe malade 94
IV. Voyage de Rousseau à Montpellier. — Ses amours avec Mrae de
Larnage. — Sa vie à Montpellier. — A son retour, il évite de voir
Mrae de Larnage. — Retour auprès de Mmc de Warens 102
Chapitre VI. — Du mois de juillet 1758 à Vété de 1741.
Sommaire : I. Établissement aux Charmeltes. — Le Verger des Char-
mettes. — Rousseau se croit très malade. — Ses craintes de la mort
et son retour au sentiment religieux 113
II. Hiver passé à Chambéry. — Le médecin Salomon. — Partage de
la journée aux Charmettes. — Fausse méthode de travail .... 120
III. Mémoire au Gouverneur de Savoie. — Refroidissement avec
Mmc de Warens ) 126
IV. Rousseau devient précepteur des' enfants de M. de Mably. — Son
inaptitude et son insuccès. — Son Projet pour l'éducation de M. de
Sainte-Marie. — Il compose la Découverte du Nouveau-Monde et
d'autres morceaux littéraires. — Son' retour aux Charmettes. — Son
départ pour Paris 12S
TABLE DES MATIÈRES. 581
Chapitre Vil. — Depuis l'été de 1741 jusqu'à l'été de 17 '45.
Sommaire : I. Séjour de Rousseau à Lyon. — M11' Serre. — Épître
à Parisot. — Mémoire au P. Boutet 151
II. Accueil que Rousseau reçoit à Paris. — Il lit à l'Académie
des sciences son Projet concernant les nouveaux signes de musique.
— Exposé de son système. — Jugement de l'Académie ..... 144
III. Importance naissante de Rousseau. — Ses premières relations
avec Diderot. — Il obtient la protection de plusieurs grandes dames. —
Sa maladie. — Ses Prisonniers de guerre. — L'ambassadeur de Venise
le prend pour secrétaire 151
Chapitre VUE. — Du mois de mai 1745 à la fin de 1744.
Sommaire : I. Départ pour Venise. — Le lazaret de Gênes. — Rous-
seau exerça-t-il les fonctions de secrétaire d'ambassade? — Manière
dont il s'acquitta de ces fonctions. — Ses premières difficultés avec
Montaigu. — Rousseau quitte l'ambas?adeur 150
II. L'affaire de Rousseau avec Montaigu est portée au ministère à
Paris. — Vie privée de Rousseau à Venise. — Son retour à Paris. —
Sympathie universelle qui l'accompagne à Paris. — Inutilité de ses efforts
pour obtenir justice. — Intimité de Rousseau et d'Altuna. . . . 171
Chapitre IX. - 1745-1749.
Sommaire : I. Thérèse Le Vasssur. — Opéra des Muses galantes. —
Difficultés avec Rameau 181
II. Les Fêtes de Ramire ; premiers rapports de Rousseau avec Vol-
taire. — Rousseau perd son père. — Il devient la proie de la famille
de Thérèse. — Il reprend ses fonctions de secrétaire de Mme Dupin et.
de M. de Francueil. — Liaison avec Diderot et CoDdillac. — Le Per-
sifleur 188
III. Le château de Chenonceaux. — L'Engagement téméraire. —
L'Allée de Sylvie 195
IV. Rousseau met ses enfants aux Eafanls-Trouvés IV 9
V. Le ehât'-au de la Chevrette. — Liaison avec MmB d'Épinay. —
Rousseau fait des articles sur la musique pour l'Encyclopédie . . 209
Chapitre X. — 1749-1755.
Somtnaire : Discours sur les sciences et les arts. — I. Rousseau va
visiter Diderot à Vincennes. — Il lit, chemin faisant, l'annonce d'un
sujet de prix sur l'influence morale des sciences et des arts. — Le parti
qu'il adopta fut l'erreur fondamentale de toute sa vie. — Rousseau rape-
tisse et mulile l'homme. — Motifs intéressés de Rousseau. . . . 217
II. Les sciences et les arts préparent, d'après Rousseau, la déca-
dence et l'asservissement des nations. — Enseignements de l'histoire. —
.")X2 TABLE DES MATIÈRES.
Les sciences et les arts condamnés clans leur origine, dans leurs objets,
dan? leurs effets. — Ils ruinent la Religion et faussent l'éducation. —
Rousseau ennemi de l'imprimerie et de l'instruction du peuple. . 228
III. Réfutations du Discours de Rousseau. — Lettre de l'abbé
Raynal. — Réfutation de Gautier et réponse de Rousseau. — Réfutation
du roi de Pologne et réponse de Rousseau 235
IV. Polémique entre Bordes et Rousseau. — Fausse austérité de
Rousseau. — Préface de Narcisse. — Rousseau forme le projet d'ac-
corder son genre de vie avec ses principes 243
V. Rousseau entre définitivement dans la carrière littéraire. — Ses
nouvelles amitiés. — Son effervescence. — Sa manière de travailler. —
Discours sur la vertu la plus nécessaire aux héros. — Oraison
funèbre du duc d'Orléans ■ 250
Chapitre XI. — 4750-1754.
Sommaire: I. Vie intérieure de Rousseau : Thérèse, le père Le Vas-
seur, la mère Le Vasseur. — Mauvaise santé de Rousseau. — Il met à
exécution ses grands projets de réforme. — Rousseau défenseur de
l'existence de Dieu. — Lettre à Francueil à l'occasion de la mort de sa
belle-sœur 257
II. Le Devin du village. — Il est joué devant le Roi. — Rousseau
évite d'être présenté au Roi. — Diderot et Grimm cherchent à indis-
poser Thérèse et sa mère contre Rousseau. — Jugement sur le Devin.
— Parodie du Devin 270
III. Querelle de la musique française et de la musique italienne. —
Lettre sur la musique française. — Ennuis que le Devin occasionna
à Rousseau. — Profits que cette pièce lui rapporta. — Portrait de
Rousseau par Latour. — Première représentation de Narcisse. . 276
Chapitre XII. — De il 55 au 9 avril 1756.
Sommaire : Discours sur l'Inégalité. — I. Jugements de La Harpe
et de Marmontel. — Rousseau s'isole pour travailler dans la forêt de
Saint-Germain. — Il demande le retour à la nature. — Qu'est-ce que la
nature ? — Méthode hypothétique et fausse. — Négation de la distinc-
tion essentielle du bien et du mal. — Condition de l'homme comparée à
celle des animaux. — Rôle de la pitié. — La société est naturelle et
nécessaire à l'homme. — L'état sauvage est une dégradation de l'état
primitif. — Perfectibilité. — Propriété. — Intérêt. — Premières socié-
tés. — Époque la plus heureuse. — Métallurgie; Agriculture. —Danger
actuel et pratique des théories de Rousseau. — Que serait l'homme sans
la société? 283
II. Voyage de Rousseau à Genève. — Gauffecourt et Thérèse. —
Rousseau revoit M"« de Warens. — Accueil fait à Rousseau par les
Genevois. — Son retour au protestantisme. — Amitiés qu'il contracte.
— Promenade de sept jours sur le lac. — Projets de travaux. — Tacite.
— Senèque. — Lucrèce 302
T.VBLE DES MATIÈRES. .")<S3
TIT. Retour de Rousseau à Paris. — Dédicace du Discours sur l'Iné-
galité. — Appréciation du Mercure. — Rapport de l'Académie de Di-
jon. — Ch. Ronnet, Philopolis. — Lettre de Voltaire et réponse de
Rousseau. — Autres réfutations : le P. Castel. — Grimm. — Fréron. —
Réfutation par Rousseau lui-même. — Impression de l'ouvrage. — Cor-
respondance avec Rey 310
IV. Essai sur l'origine des langues. — Article Économie politique
dan? {'Encyclopédie 323
V. Examen de deux principes avancés par Rameau. — La Reine
fantasque. — Comédie des Originaux par Palissot 331
VI. Projet d'établissement à l'Ermitage. — Rousseau refuse l'emploi
de bibliothécaire à Gen'n-e. — Mmc d'Epinay cherche à retenir Rous
spau. — Intimité de Rousseau et de Mme d'Épinav. — Rupture avec
d'Holbach " 336
Chapitre XIII. — Du 9 avril 1756 au 15 décembre 1757.
So7umaire : I. Établissement à l'Ermitage. — Occupations de Rous-
seau : 1° Promenade. — 2° Travaux littéraires. — 3° Rêverie. —
Revue rétrospective du passé. — Amours sans objet. — Tracasseries do-
mestiques. — Ingérence des amis de Rousseau dans ses affaires. —
Premiers germes de jalousie contre Grimm. — Efforts de Grimm et de
Diderot pour ramener Rousseau à Paris. — Querelle avec Didprot. —
icifiation. — Maladie de Gauffeeourt. — Origines de la Nouvelle
Helo'ise 347
II. Mme d'IIoudetot; son portrait physique et moral. — Passion de
Rousseau pour Mme d'IIoudetot. — Continuation de la Nouvelle He-
lo'ise. — Scène du bosquet. — La passion de Rousseau transpire dans
le public. — Saint-Lambert en est instruit. — Qui instruisit Saint-Lam-
bert? — Indignation de Rousseau contre Mmc d'Epinay. — Retour de
Saint-Lambert. — Son attitude et celle de Rousseau. — Froideur de
M;ne d'Houdetot. — Mme d'Epinay se détache de plus en plus de
Rousseau 375
III. Querelle et demi-réconciliation avec Grimm. — Querelle et récon-
ciliation avec Diderot. — Querelles, explications, réconciliation avec
Mn- d'Epinay. — Rousseau fait copier son portrait pour Mme d'Epinay.
— Projet de voyage de Mme d'Epinay à Genève. — .Motif de ce voyage.
— Explication avec Mme d'Epinay. — Rupture définitive avec Grimm.
— Mme d'Epinay, pou-sée par Grimm, renvoie Rousseau de l'Ermitage.
— Rousseau renvoie la mère Le Vasseur. — Rôle de Diderot. — Rup-
ture de Rousseau et de Diderot. — Causes de celte rupture . . . 403
Chapitre XIV.
Sommaire : Travaux de Rousseau pendant son séjour a l'Ermjt.vie.
— I. Le poème de Voltaire sur le désastre de Lisbonne. — Rousseau
se décide a y répondre. — La Lettre sur la Providence. — Envoi de
cette lettre à Voltaire et réponse évasive de Voltaire. — Publication de
la Lettre sur la Providence 425
TOMF i 38
5S4 TABLE DES MATIÈRES.
ir. Extraits des ouvrages de l'abbé de Saint-Pierre. — Motifs et
tations de Rousseau. — Le Projet de pair, perpétuelle. — La Po,
nodie. — Publication de ces ouvrages. — Opuscules de Voltaire s
paix perpétuelle
III. La Morale sénsitive. — Lettres sur la vertu et le
heur. — Les Amours de Claire et de Marcellin. — Le Petit
voyard • •
Chapitre XV. — Du 13 décembre 1757 au 9 juin 176.
Sommaire : I. Maladie de Rousseau. — Son établissement à M
Louis. — Efforts pour introduire le théâtre à Genève. — Article Ge
de V Encyclopédie. — Motifs d'intervention de Rousseau. — Ans
de la Lettre à d'Alemhert sur les spectacles. — Digressions : c
condition des femmes. — Les amusements à Genève. — Les pi a
publics, tels que Rousseau les conçoit. — Devise de Rousseau : IV
impendere vero. — De l'imitation théâtrale
IL Manière dont la Lettre à d'Alembert fut composée. — Sa pub
tion. — Réponse de d'Alembert. — Autres réponses. — Apprécia
du monde religieux. — Appréciation de Genève
III. Irritation de Voltaire. — Lettre de Rousseau à Voltaire. — Fu
croissante de Voltaire. — Effets de la Lettre à d'Alembert sur le thé
à Génère et aux environs de Genève
IV. Différend entre Rousseau et l'administration de l'Opéra, relat
ment au Devin. — Nouvelles amitiés contractées par Rousseau. — Mm
Verdelin. — M. et Mme de Luxembourg. — Mm8 de Roufflers. —
Prince de Conti. — Morgue de Rousseau
V. Le Petit château de Montmorency. — Visites que Rousseau reçc
Mont-Louis. — Flatteries de Mma de Luxembourg. — Rousseau 1
Mrae de Luxembourg la Nouvelle Héloise, puis l'Emile. — Copie d
Nouvelle Héloise pour Mme de Luxembourg. — Les Aventures de
lord Edouard. — Comédie des Philosophes, par Palissnt. . . .
Chapitre XVI. — 1760-1761.
Sommaire : La Nouvelle Héloïse. 1. Préface de la Nouvelle Hélo
— Origines de la Nouvelle Héloise. — Caractères des personnages.
Qualités morales de la Nouvelle Héloise. — Digressions. — Qualités
style. — Comparaison de Julie avec Clarisse, de Ricfiardson . .
IL Impression de la Nouvelle Héloise. — Arrangements avec I
— Les estampes; Coindet. — L'édition française; Malesherbes. — S
pressions exigées. — Succès de la Nouvelle Héloise. — Triomphe di
Nouvelle Héloise: M»8 Latour de Franqueville
III. Jugements des hommes de lettres. — ftuclos. — D'Alembert.
Opposition de Voltaire. — Critiques de Fréron et de Grimm. — L'
prit de Julie, par Fôrmey. — Accueil fait à la Nouvelle Héloise
les Genevois
TABLE DES MATURES. 585
Chapitre XVII. — De 1760 au 9 juin 1762.
Sommaire : Mmc de Luxembourg se charge de l'impression de
l'Emile — achèvement du Contrat social. — Rousseau forme le projet
d'écrire ses Mémoires. — Caractère de sa correspondance au point de
vue religieux. — Sou crédit baisse auprès de M** de Luxembourg. —
Ses dégoûts de la vie de château et de la carrière des Lettres. — Rous-
seau prie Mme de Luxembourg de faire rechercher ses enfants et lui
confie Thérèse. — Produit des ouvrages de Rousseau. — Marché pour
l'impression de YÉmile et pour celle du Contrat social. — Projet d une
édition générale des œuvres de Rousseau. — Amitié intime avec Rey. —
Désir de Rousseau de ne laisser publier ses Confessions qu'après sa
mort. — Accident de santé. — Rente viagère de trois cents francs
constituée par Rey au profit de Thérèse. - Vaines tentatives pour la
libre introduction en France du Contrat social. — Rousseau veut s op-
poser à ce qup V Emile soit imprimé en France. — Corrections exigées. —
Déclaration de Malesherbes. — Inquiétudes, soupçons, puis remords et
ret urs de confiance de Rousseau à propos de son livre. — Les quatre
lettres de Rousseau à Malesherbes. — Pensées de suicide. - Facilites
de la censure pour la Profession de foi. — Nouvelles anxiétés de Rous-
seau _ Sa sûreté personnelle est menacée. — L'Emile parait sans dif-
ficulté. — Revirement'subit. - Bruits alarmants. - On conseille vaine-
ment à Rousseau de pourvoir à sa sûreté. — Il se décide a fuir. — Il se
rend en Suisse et compose, chemin faisant, le Lévite d Ephraim. —
Que serait-il arrivé à Rousseau, s'il n'avait pas voulu tenir compte da
décret porté contre lui? °J
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BIBLIOTHECA
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Echéance
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SEP. 0 6 1988 àM
13JAN.1990
06JAN.1990
02 MARS 1990
1 9 FEV. 1890
1 9 FEV. 1990
20 DEC. 1990
11 DEC. 1990
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Libraries
University of Ottawa
Date Due
FEY 1 0 1997
,1*» DEC. 1998
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