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Full text of "La Vie et les oeuvres de Jean-Jacques Rousseau"

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University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/lavieetlesoeuvre01beau 


LA  VIE  &  LES  ŒUVRES 


DE 


AN-JACQUES  ROUSSEAU 


Henri   BEAUDOUIN         t^êd'r^ 


O    BIBLIOTHEQUES    • 


TOME    PREMIER 


Ci         LIBRAWES         J> 


=3S 


PARIS 

.MULLE     &     POISSON,     LIBRAIRES-ÉDITEURS 
Rue   de    Beaune,    14 


169  1 


2ô43 

mi 

Vj, 


INTRODUCTION 


Jean-Jacques  Rousseau  est  un  des  hommes  les  plus 
connus  du  xvmc  siècle.  Il  partage  avec  Voltaire  le 
privilège  .d'avoir  imposé  à  son  temps  son  nom  et  ses 
idées.  Ou  dit  le  siècle  de  Voltaire  et  de  Rousseau, 
comme  on  dit  le  siècle  d'Auguste  ou  de  Louis  XIV. 
Aussi  Rousseau  a-t-il  été  beaucoup  lu,  beaucoup  étu- 
dié. Les  éditions  de  ses  œuvres  sont ,  pour  ainsi  dire, 
innombrables  ;  les  livres  qui  traitent  de  lui,  et  qui 
souvent  se  composent  de  plusieurs  volumes,  se 
comptent  par  centaines,  si  ce  nest  par  milliers. 

Pourquoi,  après  tant  d'autres,  venons-nous  dire 
aussi  notre  mot  dans  ce  concert  de  voix  très  diverses 
et  parfois  passablement  discordantes?  La  raison  en 
est  simple  :  c'est  qu'au  milieu  de  cette  abondance  de 
documents ,  il  n'existe  pas,  en  français  du  moins, 
une  seule  histoire  de  J.-J.  Rousseau.  On  a  scruté  à 
la  loupe  ses  moindres  actions;  on  a  fouillé  les  bi- 
bliothèques, pour  y  découvrir  ses  lettres  les  plus  in- 
signifiantes et  ses  œuvres  les  plus  oubliées;  on  a  com- 
menté ses  paroles;  on  a  voulu  pénétrer  ses  intentions; 
mais,  chose  incroyable ,  ce  personnage  tant  étudié , 
tant  discuté,  tant  loué,  tant  blâmé,  ce  novateur  à 
qui  la  langue  française  doit  une  partie  de  ses  beau- 


-5? 


II  INTRODUQTION. 

tés,  la  Révolution  une  partie  de  ses  idées,  la  société 
actuelle,  ou  plutôt  le  Socialisme ,  une  partie  de  ses 
principes;  ce  philosophe  qui  n'a  prétendu  à  rien 
moins  qu'à  réformer  la  religion  et  la  société,  la  mo- 
rale et  la  politique ,  l'éducation  et  les  lettres;  cette 
espèce  de  saint  laïc,  qui  a  eu  presque  son  culte,  avec 
ses  dévots  et  surtout  ses  dévotes,  qui  aujourd'hui  en- 
core a  ses  apôtres  et  ses  disciples,  attend  toujours 
l'historien  de  sa  vie.  Nous  avons  beaucoup  de 
membres  épars;  nous  n'avons  pas  de  corps  complet 
et  vivant. 

Sans  rechercher  bien  loin  les  motifs  de  cette  la- 
cune, ne  viendrait-t-elle  pas  de  ce  que,  trop  facile- 
ment, on  a  regardé  Rousseau  comme  ayant  été  son 
propre  historien?  Mais  les  Confessions,  dont  nous 
n'avons  point  à  médire  ici,  et  que  nous  étudierons 
plus  tard  en  détail,  ne  peuvent  que  très  imparfaite- 
ment passer  pour  une  histoire  proprement  dite.  Elles 
manquent  pour  cela  de  deux  qualités  essentielles  : 
elles  ne  sont  pas  complètes,  et  elles  sont  lom  d'être 
toujours  exactes.  Non  seulement  elles  s'arrêtent  à 
l'année  1766,  c'est-à-dire  à  une  date  précédant  de 
douze  ans  la  mort  de  leur  auteur,  mais  encore,  à 
dessein  ou  non,  elles  omettent  beaucoup  d'événements 
accomplis  pendant  la  période  de  temps  qu'elles  em- 
brassent. Rousseau  d'ailleurs  n'ayant  que  peu  de  pré- 
tentions à  l'exactitude ,  nous  n'avons  aucun  motif 
de  lui  accorder  une  confiance  plus  grande  que  lui- 
même  ne  la  demande.  «  Je  les  écrivais  de  mémoire. 


INTRODUCTION.  III 

dit-il  en  parlant  de  ses  Confessions.   Cette  mémoire 
me  manquait  souvent  ou  ne  me  fournissait  que  des 
souvenirs   imparfait*,  et  j'en  remplissais  les  lacunes 
par  des  détails  que  j'imaginais  en  supplément  de  ces 
souvenirs,    mais    qui   ne    leur    étaient   jamais   con- 
traires... '.  »  Et  ailleurs  :  «  Ma  première  partie  a  été 
toute  écrite  de  mémoire;  j'y  ai  dû  faire  beaucoup  d'er- 
reurs. Forcé  d'écrire  la  seconde  de  mémoire  aussi,  j'// 
en  ferai  probablement  beaucoup  durant  âge...  Je  puis 
faire  des  omissions  dans  les  faits ,  des  transpositions, 
des  erreurs  de   dates;  mais  je  ne  puis  m?  tromper 
sur  ce  que  j'ai  senti,  ni  sur  ce  que  mes  sentiments 
?n' ont  fait  faire  ;  et  voilà  de  quoi  principalement  il 
s'agit...    C'est  l'histoire    de  mon    unie  que  j'ai  pro- 
mise'2. »  Avec  l'imagination  et  le  tempérament  im- 
pressionnable de  Rousseau,  cette   méthode  était  ha- 
sardeuse et  passablement  fantaisiste.  S'il  est  bon  de 
faire  l'histoire  de  son  à  me f  encore  faut-il  l'appuyer 
sur  des  faits.    Si  celui  qui  se  pique  d'exactitude  est 
parfois  sujet    à  la  critique  .  que   dire  de   celai   qui  se 
met  aussi  à  son  aise  avec   les  événements  ?  En  fait , 
les  Confessions  ont  souvent  été  reprises  en  sous-œuvre, 
et  les  plus   chauds   partisans   de  Rousseau  tout   les 
premiers,    depuis   Musset-Pat 'ha g   jusqu'à    M.   Eu- 
gène Ritter,  ne  se  sont  pas  fait  faute  d'en  corriger 
les  erreurs  et  d'en  combler  les  lacunes. 

Malgré  ces   réserves,  les  Confessions   n'en  restent 

1.    Rêveries    d'un    promeneur   I    2.  Confessions,    1.    VII.    \rePS  le 
solitaire,     4e     promenade.     —   j   commencement. 


IV  INTRODUCTION. 

pas  moins  le  premier  et  le  plus  important  monument 
de  l'histoire  de  leur  auteur.  Incontestablement ,  pour 
tout  ce  qui  le  regarde,  c'est  encore  lui  qui  devait 
être  le  mieux  informé.  D'un  autre  côté,  s'il  ?i'est  pas 
toujours  vrai,  s'il  est  même  possible  de  le  prendre 
souvent  en  flagrant  délit  de  mensonge,  habituellement 
du  moins,  il  est  sinbère. 

La  nature  de  ses  aveux  n'est-elle  pas  même  ici  la 
meilleure  garantie  de  sa  sincérité?  «  Quiconque  lira 
mes  Confessions  impartialement ,  dit-il,  si  jamais 
cela  arrive,  sentira  que  les  aveux  que  j'y  fais  sont 
plus  humiliants,  plus  pénibles  à  faire  que  ceux  d'un 
mal  plus  grand,  mais  moins  honteux  à  dire,  et  que 
je  n'ai  pas  dit,  parce  que  je  ne  l'ai  pas  fait1.  » 

Nous  ne  parlons  pas  ici  des  appréciations  qui, 
naturellement,  se  ressentent  du  système.  C'est,  en 
effet,  aux  Confessions  surtout  qu'il  faut  appliquer 
cette  observation  que,  si  les  faits  restent,  les  juge- 
ments sont  à  refaire. 

Ce  que  nous  disons  des  Confessions,  nous  le  répé- 
tons également ,  dans  une  certaine  mesure,  des 
Rêveries,  des  Dialogues,  des  lettres,  des  pièces  de 
défense  ou  de  justification  personnelle ,  des  allusions 
ou  des  épisodes  répandus  dans  les  autres  ouvrages. 
Il  faut  remarquer  toutefois  que  les  lettres,  étant  en 
général  plus  actuelles,  plus  spontanées,  moins  apprê- 
tées pour  le  public  ou  lu  postérité,  méritent  une  plus 

1.  Rêoeries  d'un  promeneur  solitaire,  h"  promenade. 


INTRODUCTION. 


grande  confiance.  Aussi  les  avons-nous  mises  bien 
plus  largement  à  contribution  que  les  épisodes  qui, 
plus  arrangés  encore  que  les  Confessions,  ne  sont 
guère  autre  chose  que  des  romans  historiques  ou  des 
thèses  destinées  à  faire  valoir  le  système. 

D'une  façon  générale,  on  peut  dire  en  toute  vérité 
qu'il  riy  a  pas  un  des  ouvrages  de  Rousseau  qui  ne 
puisse  servir  à  reconstruire  sa  vie  ou  à  faire  connaître 
son  caractère.  Il  n'est  pas  donné  à  tous  les  écrivains 
de  mettre  ainsi  leur  signature  au  bas  de  chaque 
page  :  ce  privilège,  Rousseau  l'eut  au  suprême  degré. 
Chez  lui,  point  de  ces  œuvres  impersonnelles  qui 
peuvent  donner  le  change  sur  le  caractère  de  leur 
auteur.  Quand  il  écrit .  il  se  livre  et  se  montre  tout 
entier.  Ses  œuvres  deviennent  par  là  une  source  pré- 
cieuse d'information,  puisqu'elles  offrent  ce  qu'on 
peut  appeler  Rousseau  peint  par  lui-même. 

Un  autre  motif  encore  nous  a  engagé  à  donner 
une  place  considérable  à  l'analyse  et  ci  la  critique 
des  ouvrages  de  Rousseau;  c'est  que  ses  ouvrages 
renferment,  avant  tout,  ce  qu'on  a  le  désir  de  savoir 
de  lui.  Si  les  livres  d'un  homme  tel  que  Rousseau  ne 
sont  pas  tout  lui,  au  moins  en  sont-ils  la  plus  grande 
et  la  plus  durable  partie,  la  seule  qui  vive  encore 
et  qui  présente  autre  chose  qu'un  intérêt  rétros- 
pectif. 

Opéra  eoruni  sequuntur  illos.  Il  y  a  des  hommes 
que  suivent  leurs  œuvres.  Elles  les  suivent  en  assu- 
rant leur  renommée  littéraire,  s'ils  ont  eu  ce  don  de 


VI  INTRODUCTION. 

bien  dire,  qui  n'est  accordé  qu'au  petit  nombre,  et 
que  personne  ne  conteste  à  Rousseau.  Elles  les  sui- 
vent  pour  une  gloire  plus  noble,  si,  par  les  décou- 
vertes qu'ils  ont  faites,  par  les  vérités  qu'ils  ont 
démontrées  ou  propagées,  par  les  belles  actions  qu'ils 
ont  célébrées  ou  accomplies,  par  les  bienfaits  qu'ils 
ont  répandus,  ils  ont  fait  avancer  l'humanité  dans 
les  voies  de  la  science,  de  la  vertu  ou  du  bien-être. 
Mais  elles  les  suivent  aussi,  comme  une  flétrissure, 
s'ils  se  sont  faits  les  apôtres  de  l'erreur  et  du  vice, 
s'ils  ont  travaillé  à  détruire  les  principes  de  religion 
et  de  morale  sur  lesquels  reposent  les  sociétés,  s'ils 
ont  provoqué  des  révolutions.  Sous  totis  ces  rapports, 
nous  aurons  à  peser  les  responsabilités  de  Rousseau. 

Considéré  dans  ses  œuvres  et  dans  ses  doctrines,  on 
peut  dire  que  Rousseau  n'est  pas  mort.  Il  vit  au 
contraire  ;  ?ious  le  voyons  tous  les  jours,  et  dans  les 
hommes  qui  le  continuent,  et  dans  les  événements 
qu'il  a  préparés.  Cependant,  quelque  logique  que 
soit  cette  méthode,  de  juger  l'arbre  à  ses  fruits,  nous 
n'en  userons  qu'avec  une  grande  réserve,  dans  la 
crainte  de  nous  trouver  entraîné  à  refaire,  en  quelque 
sorte,  l'histoire  de  notre  pays  depuis  un  siècle. 

Si  le  premier  soin  du  biographe  consiste  à  étudier 
son  personnage  dans  ses  œuvres,  il  a  d'autres  moyens 
d'investigation  qu'il  ne  saurait  négliger.  Il  doit 
recueillir  les  témoignages  des  hommes  qui  ont  été 
mêlés  aux  divers  événements  de  la  vie  qu'il  raconte. 
La  voix  des  contemporains,  acteurs  ou  simples  témoins 


INTRODUCTION.  VII 

des  faits,  a  un  accent  qui  ne  se  transmet  pas,  et 
donne  souvent  aux  physionomies  leur  véritable 
cachet.  Tout  le  XVIII0  siècle  a  connu  Rousseau  :  Vol- 
taire, Diderot,  Grimm,  d'Alembert,  Duclos,  Mar- 
montel,  Fréron,  Mmc  d'Épinay,  Mme  de  Luxembourg, 
le  maréchal  de  Luxembourg,  le  prince  de  Conti, 
Malesherbes,  Bernardin  de  Saint-Pierre,  La  Harpe 
ont  été  en  correspondance  avec  lui  ou  ont  parlé  de 
lui  dans  leurs  ouvrages.  Christophe  de  Beaumont, 
archevêque  de  Paris,  Le  Franc  de  Pompignan,  évêque 
du  Puy,  le  cardinal  Gerdil,  les  Pasteurs  de  Genève 
Vont  combattu  ou  réfuté.  Leurs  témoignages,  et  ceux 
de  beaucoup  d'autres,  fournissent  à  l'histoire,  par 
leur  réunion,  une  riche  mine  de  précieux  docu- 
ments. 

Après  eux  sont  venus  les  écrivains  chez  qui  l'étude 
ou  le  talent  supplée  à  la  vue  directe.  Leurs  juge- 
ments, moins  spontanés  sans  doute ,  et  moins  minu- 
tieux, se  recommandent ,  ou  devraient  se  recommander 
par  une  plus  grande  impartialité,  parce  qu'ils  sont 
moins  inspirés  par  l'intérêt  ou  la  passion,  et  que, 
voyant  à  distance,  ils  saisissent  mieux  l'ensemble  et 
se  laissent  moins  influencer  par  les  détails.  Ici  encore 
il  y  aurait  une  longue  liste  à  donner.  Qu'il  nous  suffise 
de  dire  d'une  façon  générale  que  nous  avons  cherché 
à  nous  entourer  de  tous  les  documents  qui  ont  été 
publiés  avant  nous.  D'ailleurs,  afin  de  rendre  plus 
faciles  les  études  des  autres,  la  vérification  et  le  con- 
trôle de  nos  propres  études,   nous  avons   beaucoup 


VIII  INTRODUCTION. 

cité,  et  nous  avons  pris  le  soin,  d'indiquer  scrupuleu- 
sement les  sources  où  nous  avons  puisé. 

On  ne  manque  pas  de  gens  qui  feraient  volontiers 
deux  parts  de  Rousseau  et  sacrifieraient  l'homme 
sans  trop  de  regret,  à  la  condition  de  conserver  le 
philosophe  et  l'écrivain;  mais  c'est  un  partage  qu'il 
est  impossible  d'accepter.  L'homme  explique  l'écri- 
vain. Si  les  grandes  pensées  viennent  du  cœur,  que 
d'utopies,  que  d'aberrations  en  viennent  aussi  !  Les 
ouvrages  de  Rousseau  ne  seraient-ils  pas  tout  autres, 
si  sa  conduite  avait  été  honnête  et  pure  ?  Il  est  bon 
d'écouter  toutes  les  excuses,  de  tenir  compte,  autant 
que  le  comporte  l'équité,  du  caractère,  des  circons- 
tances, du  milieu, de  l'éducation;  mais  sur  le  terrain 
des  doctrines,  là  où  sont  engagés  l'honneur  de  la 
vérité,  les  lois  de  la  morale  ou  de  la  société,  ce  serait 
se  rendre  le  complice  de  l'erreur  que  de  l'approuver  ; 
ce  serait  prendre  la  responsabilité  des  idées  anti- 
morales et  antisociales  de  l'auteur  que  de  ne  pas  les 
flétrir. 

Nous  aurions  désiré  pouvoir  offrir  cette  histoire  à 
toute  espèce  de  lecteurs,  sans  aucune  exception  ni 
distinction.  Mais  nous  tenions  plus  encore,  conformé- 
ment à  nos  principes  en  matière  de  critique  histo- 
rique, à  ne  rien  dissimuler.  Or,  avec  des  mœurs 
comme  celles  de  Rousseau,  avec  des  œuvres  comme 
les  siennes,  il  était  difficile,  pour  ne  pas  dire  impos- 
sible, de  tout  dire  sans  s'exposer  à  éveiller  de  légi- 
times susceptibilités.  Nous  l'avons  tenté  néanmoins. 


INTRODUCTION.  IX 

Si  nous  n'y  avons  pas  complètement  réussi,  nous 
pouvons  du  moins  affirmer  que  nous  avons  fait  tous 
?ios  efforts  pour  concilier,  avec  les  exigences  de  la 
vérité,  celles  de  la  délicatesse  et  de  la  réserve  du  lan- 
gage. 


CHAPITRE  PREMIER 

Du  28  juin  1712  au  mois  de  mars  1728'. 


Sommaire  :  I.  Naissance  de  Rousseau.  —  Sa  famille.  —  Son  éducation, 
ses  lectures,  son  caractère. 

IT.  Il  est  mis  en  pension  chez  le  ministre  Lambercier.  —  Son  amitié 
pour  son  cousin  Bernard.  —  Ses  passions  précoces.  —  Son  départ,  à  la 
suite  d'une  punition  imméritée. 

III.  11  retourne  à  Genève.  —  Histoires  galantes  avec  Mlle  deVulsonet 
M11»  Goton.  —  Il  est  placé  chez  un  greffier  et  n'y  peut  rester.  —  Il  est 
rais  en  apprentissage  chez  le  graveur  Ducommun.  —  Il  est  repris  de  sa 
passion  de  lecture.  —  Sa  fuite  de  Genève. 


Jean-Jacques  Rousseau  naquit  à  Genève  en  1712, 
non  le  4  juillet,  date  indiquée  dans  sa  correspon- 
dance2, mais  bien  le  28  juin,  comme  les  registres  de 
l'état  civil  l'établissent  formellement3.  La  date  du 
4  juillet  est  celle  de  son  baptême,  qui  eut  lieu  à 
l'église  Saint-Pierre.  Cette  erreur  de  Jean-Jacques, 
volontaire  ou  non,  peut  servir  à  en  expliquer  bien 
d'autres,  et  montre  que,  même  sur  le  terrain  des 
faits  qu'il  devait  le  mieux  connaître,  ses  affirmations 
ne  sont  pas  toujours  une  garantie  d'exactitude. 

Les  Genevois  ont  donné  le  nom  de  leur  illustre 
compatriote  à  une  rue  du  quartier  Saint-Gervais,  et 


1.  Confessions ,  1.  I.  —  2. 
Lettre  à  Mme  Latour  de  Fran- 
rjueville,  17  janvier  1763.  —  3. 
L'acte  de  naissance  de  Rous- 


seau est  rapporté  par  Mtjsset- 
Pathay,  Histoire  de  J.-J.  Rous- 
seau, t.  II,  p.  287. 


2  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

ont  gravé  sur  une  maison  de  cette  rue  (celle  qu'ha- 
bitaient ses  parents),  une  inscription  commémora- 
tive  de  sa  naissance.  Ce  ne  fut  pourtant  pas  là  qu'il 
reçut  le  jour;  ce  fut  de  l'autre  côté  du  Rhône,  dans 
une  maison  de  la  Grand'Rue,  non  loin  de  l'église 
Saint-Pierre,  et  c'est  à  cause  de  cela,  sans  doute, 
qu'il  fut  porté  à  cette  église  pour  y  être  baptisé.  Sa 
mère,  dit-on,  était  en  visite  chez  sa  sœur,  Mme  Ber- 
nard, qui  habitait  la  Grand'Rue;  elle  y  fut  prise  des 
douleurs  de  l'enfantement  et  mourut  quelques  jours 
après  y  avoir  mis  son  enfant  au  monde.  Celui-ci  ne 
tarda  pas  cependant  à  être  porté  chez  son  père, 
dans  le  quartier  Saint-Gervais  '. 

Rousseau,  par  son  origine,  se  rattachait  à  la 
France.  Ses  ancêtres  paternels,  libraires  à  Paris, 
avaient  quitté  cette  ville  en  1550,  au  moment  des 
guerres  de  Religion.  Son  père  s'appelait  Isaa.c 
Rousseau,  sa  mère  Suzanne  Bernard.  Ils  apparte- 
naient au  culte  protestant-calviniste,  le  seul  d'ail- 
leurs qui  fût  toléré  à  Genève,  et  naturellement,  ils 
élevèrent  leur  fils  dans  cette  religion.  Suzanne 
Bernard  était,  par  sa  naissance  et  sa  fortuné,  d'une 
condition  supérieure  à  celle  de  son  mari 2.  Elle  était 
d'ailleurs  belle,  spirituelle,  avait  du  goût  pour  la 
littérature,  dessinait,  chantait  et  fais'ait  des  vers  à 
ses  heures  ;  dans   sa  jeunesse,   elle  n'avait  pas  été 


1 .  Voir  sur  la  naissance,  Ja 
famille,  les  ancêtres  de  J.-J. 
Rousseau  :  Rousseau  et  les  Ge- 
nevois, par  Gaberel;  —  La  Fa- 
mille de  Jean-Jacques,  par  Eu- 
gène Ritter;  —  Recherches  sur 
J.-J.  Rousseau  et  ses  parents,  par 
Louis  Dufour-Vernes.  —  2. 
Rousseau  dit  que  le  père  de 


Suzanne  Bernard  était  pas- 
teur et  apporta  les  plusgraiuls 
soins  à  l'éducation  de  sa  fille. 
Nouvelle  erreur  des  Confes- 
sions: ce  n'était  pas  le  grand- 
père,  c'était  le  grand-oncle  de 
Rousseau  qui  était  pasteur. 
(Eug.  Ritter,  La  Famille  de 
J.-J.  Rousseau.) 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  «5 

exempte  d'une  certaine  coquetterie.  Sa  beauté  et 
son  esprit  lui  attirèrent  des  hommages,  mais  l'amour 
qu'elle  avait  voué  à  son  mari  lui  servit  de  sauve- 
garde. M.  de  la  Closure,  résident  de  France,  fut. 
dit-on.  un  des  plus  empressés  auprès  d'elle.  De  là 
on  n'a  pas  manqué  d'iusinuer  qu'il  pourrait  être  le 
véritable  père  de  J.-J.  Rousseau;  mais  un  mot  suf- 
fit pour  mettre  à  néant  cette  calomnie,  c'est  que  la 
Closure  fut  absent  de  Genève  depuis  la  fin  de  1709 
jusqu'au  mois  de  juin   1713  '. 

L'éducation  donnée  par  la  mère  est  pour  l'enfant 
la  véritable  initiation  aux  luttes  de  la  vie.  Jean- 
Jacques  n'eut  pas  le  bonheur  de  connaître  la  sienne. 
S'il  avait  pu  profiter  de  ses  leçons,  quelque  impar- 
faites qu'elles  eussent  été  sous  certains  rapports, 
peut-être  eùt-il  évité  bien  des  écarts. 

Si  du  moins  son  père  avait  été  à  la  hauteur  de 
ses  devoirs  :  mais  Isaac  Rousseau,  assez  instruit,  as- 
sez brave  homme,  surtout  fort  attaché  à  sa  femme, 
qu'il  pleura  longtemps,  même  après  en  avoir  pris 
une  autre,  était  d'un  caractère  trop  léger  et  trop 
insouciant  pour  élever  dignement  ses  enfants.  Aussi, 
de  ses  deux  fils,  l'aîné  devint  un  franc  mauvais  su- 
jet et  disparut  bientôt  sans  qu'on  sût  ce  qu'il  était 
devenu.  Quanta  Jean-Jacques,  le  second,  il  devint. .. 
ce  que  nous  allons  voir. 

Isaac  Rousseau,  peu  favorisé  des  dons  de  la  for- 
tune, n'avait  guère,  pour  nourrir  sa  famille,  que 
son  métier  d'horloger,  dans  lequel,  à  la  vérité,  il 
était  fort  habile,  et  auquel  il  joignait,  comme  sup- 
plément, la  profession  de  maître  de  danse. 


1.  E.  Rittbr,   Nouvelles    Re-       la     Correspondance     de     J.-J. 
cherches  sur   h:s  Confessions   et    ,    Rousseau. 


4  LA    VIE    ET    LES    OEUVRKS 

Enfin,  pour  terminer  ce  que  nous  avons  à  dire  des 
parents  de  Rousseau,  une  sœur  de  son  père,  Su- 
zanne ou  Suzon  Rousseau ,  devenue  plus  tard 
Mme  Gonceru,  femme  pleine  de  cœur,  servit  de  mère 
à  l'enfant.  Jean-Jacques  était  venu  au  monde  pres- 
que mourant  et  avait  apporté  en  naissant  le  germe 
d'une  incommodité  grave,  que  les  ans,  et  peut-être 
aussi  certains  excès  augmentèrent1.  Sans  le  guérir, 
sa  tante,  à  force  de  soins,  conjura  les  effets  de  son 
mal.  Quoique  Jean-Jacques  paraisse  avoir  été  peu 
reconnaissant  du  service  qu'elle  lui  avait  rendu,  il 
voulut  bien  lui  pardonner  «  de  lui  avoir  sauvé  la 
vie  »,  et  il  lui  fit,  dans  ses  vieux  jours,  une  rente 
de  100  francs. 

J.-J.  Rousseau  appartenait,  comme  on  voit,  à  une 
famille  des  plus  modestes.  Son  enfance  et  sa  jeu- 
nesse n'annoncèrent  point  sa  célébrité  future  ;  son 
entourage  et  le  milieu  où  il  vécut  jusqu'à  trente  ou 
quarante  ans,  ne  pouvaient  que  le  retenir  dans  son 
obscurité.  Jusqu'à  près  de  quarante  ans  donc,  il 
n'eut  ni  amis  puissants  pour  le  faire  connaître ,  ni 
preneurs  pour  le  faire  valoir. 

Il  prétend  qu'il  fut  parfaitement  élevé.  Cela  tient 
peut-être  à  ce  que  son  éducation  rappelle  par  cer- 
tains côtés  celle  qu'il  érigea  plus  tard  en  système. 
Notre  avis  est  qu'il  fut  un  enfant  gâté,  qu'une  au- 
torité ferme  et  une  direction  éclairée  lui  firent  éga- 
lement défaut  ;  enfin  qu'il  n'y  aurait  aucune  témé- 
rité à  voir  dans  les  vices  de  sa  première  éducation 
l'explication  et  l'excuse  d'une  partie  des   erreurs  et 


1.  C'était  un  vice  de  con- 
formation de  la  vessie,  qui 
lui  occasionna  des  rétentions 


d'urine  presque  continuelles 
et  des  douleurs  fréquentes. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  O 

des  fautes  de  son  âge  mûr.   Jugeons-en  par  le  récit 
qu'il  fait  des  années  de  son  enfance. 

Sa  mère  lui  avait  laissé  pour  unique  héritage  un 
cœur  sensible  et  des  romans  :  mieux  eût  valu  qu'elle 
ne  lui  eût  rien  laissé  du  tout.  Sa  sensibilité,  dit-il, 
fit  tous  les  malheurs  de  sa  vie,  et  les  romans  ne  fu- 
rent bons  qu'à  développer  outre  mesure  et  à  dé- 
voyer cette  faculté,  toujours  prête  à  prendre  chez 
lui  la  place  de  la  raison. 

C'est  dans  les  romans  qu'il  tenait  de  sa  mère 
qu'il  apprit  à  lire.  Dès  cinq  ou  six  ans,  le  soir  après 
souper,  il  les  dévorait  avec  son  père.  Et  telle  était 
leur  ardeur,  qu'ils  ne  pouvaient  quitter  leur  lecture 
qu'à  la  fin  du  volume.  Quelquefois  le  père,  enten- 
dant le  matin  les  hirondelles,  disait  tout  honteux  : 
Allons  nous  coucher  ;  je  suis  plus  enfant  que  toi. 

A  ce  train,  la  bibliothèque  de  la  mère  fut  bientôt 
épuisée.  On  se  jeta  alors  sur  celle  du  père,  plus  sé- 
rieuse, quoique  non  moins  extraordinaire  pour  un 
enfant  de  sept  ans.  C'était  Y  Histoire  de  l'Eglise  et  de 
l'Empire,  par  Le  Sueur  ;  le  Discours  sur  l'histoire 
universelle ,  de  Bossuet  ;  Plutarque ,  Ovide ,  La 
Bruyère,  Eontenelle ,  Molière.  Plutarque  surtout  de- 
vint la  lecture  favorite  de  Jean-Jacques ,  et  les 
Hommes  illustres  lui  tournèrent  complètement  la  tète. 

Rien  de  plus  connu  que  l'influence  des  livres  sur 
les  lecteurs.  Aux  nombreux  exemples  qui  mettent 
ce  fait  en  lumière,  on  peut  joindre,  comme  un  des 
plus  frappants,  celui  de  Rousseau.  Son  caractère 
naquit,  pour  ainsi  dire,  comme  une  fleur  de  sa  tige, 
de  ses  lectures,  ou  dangereuses,  ou  trop  précoces. 
Les  romans  exaltèrent  son  imagination,  échauffèrent 
sa  sensibilité,  et  lui  donnèrent  une  intelligence  des 
passions  qu'on  rencontre  rarement  à  son  âge.    Plu- 


O  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

tarque  le  guérit  en  partie  des  romans,  mais  pour 
le  jeter  dans  un  autre  excès.  «  De  ces  lectures,  de 
ces  entretiens,  se  forma,  dit-il,  cet  esprit  libre  et 
républicain,  ce  caractère  indomptable  et  fier,  impa- 
tient de  joug  et  de  servitude,  qui  m'a  tourmenté 
tout  le  temps  de  ma  vie,  dans  les  situations  les 
moins  propres  à  lui  donner  l'essor...  Je  me  croyais 
Grec  ou  Romain  ;  je  devenais  le  personnage  dont  je 
lisais  la  vie;  le  récit  des  traits  de  constance  et  d'in- 
trépidité qui  m'avaient  frappé  me  rendait  les  yeux 
étincelants  et  la  voix  forte.  Un  jour  que  je  racontais 
à  table  l'aventure  de  Scevola,  on  fut  effrayé  de  me 
voir  avancer  et  tenir  la  main  sur  un  réchaud,  pour 
représenter  son  action.  » 

Le  tableau  est  joli  ;  le  malheur  est  qu'il  est  en 
grande  partie  tracé  par  l'imagination.  L'intrépidité 
de  l'enfant  prête  à  rire  pour  quiconque  connaît 
l'homme,  dont  la  vaillance  n'a  certainement  jamais 
fait  peur  à  personne.  Comment  s'empêcher  de  son- 
ger que  ce  petit  Scevola  en  herbe  passa  son  âge 
mûr  et  sa  vieillesse  à  gémir  et  à  se  plaindre  de  son 
sort,  de  ses  souffrances,  de  ses  amis,  de  ses  enne- 
mis. Personne  ne  fut  moins  que  lui  taillé  à  l'an- 
tique ;  il  n'eut  de  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler 
l'homme  antique,  ni  les  qualités,  ni  les  défauts,  ni 
la  fermeté,  ni  la  dureté,  ni  la  vertu  austère,  ni  la 
raideur.  Sa  nature  nerveuse,  impressionnable, 
ondoyante,  rappellerait  plutôt  celle  de  la  femme 
moderne.  Aussi,  nous  semble-t-il  plus  près  de  la 
vérité  quand  il  parle  de  son  «  caractère  efféminé, 
mais  pourtant  indomptable,  qui,  flottant  toujours 
entre  la  faiblesse  et  le  courage,  entre  la  mollesse  et 
la  vertu,  l'a  jusqu'au  bout  mis  en  contradiction  avec 
lui-même,    et  a   fait    que    l'abstinence   et  la  jouis- 


DE    JEA.N-JACQUES    ROUSSEAU.  i 

sance,    le  plaisir  et    la    sagesse  lai   ont  également 
échappé.  » 

Pourquoi  toutes  ces  inégalités  et  ces  contradic- 
tions, avouées  par  Rousseau  lui-même  ?  C'est  que 
personne  ne  lui  avait  présenté  le  devoir  dans  sa 
nécessité  grave  et  sévère  ;  personne  n'avait  songé  à 
fortifier  son  àme  par  l'habitude  de  la  lutte  contre  le 
mal.  On  ne  le  laissa  pas  vagabonder  dans  la  rue 
avec  les  enfants  de  son  âge,  c'était  bien  ;  mais  on 
lui  supprima,  pour  ainsi  dire,  toute  occasion  de 
désobéir  en  ne  lui  commandant  rien,  c'était  beau- 
coup moins  bien.  Ce  laisser-aller,  cette  vertu  molle 
et*'acile  ne  feront  jamais  des  hommes.  Il  n'avait 
autour  de  lui,  à  ce  qu'il  prétend,  que  les  meilleures 
gens  du  monde,  son  père,  sa  tante,  sa  bonne,  ses 
parents,  ses  amis,  ses  voisins. Quel  bel  assemblage! 
Unique  à  coup  sûr;  et  dans  tout  cela,  pas  un  mau- 
vais exemple!  Comment  serait-il  devenu  méchant? 
Eh.  mon  Dieu,  comme  le  peuvent  devenir  tous  les 
enfants  et  tous  les  hommes  ;  par  un  effet  de  leur 
nature  mêlée  de  bien  et  de  mal,  et  plus  souvent, 
hélas  !  portée  au  mal  qu'au  bien.  Jamais,  dit-il,  on 
n'eut  à  réprimer  en  lui,  ni  à  satisfaire  aucune  de 
ces  fantasques  humeurs  qu'on  impute  à  la  nature, 
et  qui  naissent  toutes  de  l'éducation.  Il  avait  les 
défauts  de  son  âge;  il  était  babillard,  gourmand,, 
quelquefois  menteur  ;  il  volait  des  fruits,  des  bon- 
bons, de  la  mangeuille.  Sans  lui  faire  des  crimes 
de  ces  défauts,  très  naturels,  assurément,  c'était 
déjà  quelque  chose.  Fallait-il  donc  les  laisser  gran- 
dir et  se  développer  à  leur  aise  ? 

Les  lectures  de  Rousseau  eurent  sur  son  esprit  et 
sur  son  cœur  les   influences   les  plus  marquées  ;  sa  < 
vie  de  famille  en  eut  d'analogues  sur  son  caractère./ 


8  LA    VIE    ET    LES    ŒIVRES 

Ces  années  passées  entre  son  père,  qui  ne  le  con- 
trariait pas,  et  sa  tante,  qui  lui  laissait  faire  toutes 
ses  volontés,  contribuèrent  à  lui  donner  cette  dou- 
ceur sans  énergie,  cette  faiblesse  envers  lui-même, 
ces  fantaisies,  ces  caprices,  qu'on  pardonnerait  à 
peine  à  une  jeune  femme  nerveuse,  cette  impatience 
de  toute  gène,  qui  ne  savait  même  pas  se  plier  aux 
usages  les  plus  vulgaires.  Il  n'est  pas  jusqu'aux 
chansons  que  sa  tante  lui  chantait  d'une  voix  si 
douce,  auxquelles  il  n'attribue  au  moins  le  germe 
de  cette  passion  pour  la  musique  qui  ne  se  déve- 
loppa en  lui  que  beaucoup  plus  tard,  mais  pour  ne 
plus  l'abandonner.  * 

Jean-Jacques  ne  parle  de  ses  parents  que  pour  en 
dire  du  bien,  du  moins  à  sa  façon  ;  c'est  d'un  bon 
fils.  Cependant  son  témoignage  suffit  pour  constater 
chez  son  père  un  grand  fonds  de  faiblesse  et  de 
négligence.  Mais  d'après  une  autre  autorité,  il  pa- 
raîtrait que  cette  faiblesse  avait  bien  ses  retours,  et 
que  cette  négligence  se  réveillait  parfois,  quoique 
pas  toujours  à  propos.  On  cite,  entre  autres,  une 
circonstance  où  le  malheureux  enfant,  pour  avoir 
déchiré  un  livre,  fut  enfermé  pendant  plusieurs 
jours  dans  un  galetas.  Sa  nourrice,  c'est  elle  qui 
raconte  le  fait,  était  alors  son  unique  consolation  \ 

En  somme  pourtant,  c'est  peut-être  encore  auprès 
de  sa  famille  qu'il  eut  le  plus  à  gagner,  ou  le  moins 
à  perdre.  Son  premier  malheur  fut  d'être  élevé 
sans  mère  ;  le  second  fut  de  quitter  sa  famille  à 
dix  ans. 


1.  Musset-Pathay,  Histoire    i   Rousseau  Isoae. 
de  J.-J.  Rousseau,  t.  I.    Article    | 


DE    JEA.N-JACQUES    ROl'SSEAl I. 


II 


A  ne  considérer  toutefois  que  les  deux  premières 
années  qui  suivirent  sa  sortie  de  la  maison  pater- 
nelle, on  pourrait  le  féliciter  du  changement.  Son  père 
ayant  eu  un  démêlé  avec  un  ex-capitaine  au  service 
de  la  Pologne  et  ayant  blessé  son  adversaire,  fut 
condamné  à  demander  pardon,  genoux  en  terre,  à 
Dieu  et  à  leurs  seigneuries  du  Conseil;  puis  à  garder 
les  arrêts  pendant  trois  mois  ;  mais  plutôt  que  de 
se  soumettre  à  cette  sorte  de  pénitence,  il  aima 
mieux  s'expatrier  et  alla  s'établir  à  Nyon,  petit  vil- 
lage du  pays  de  Vaud1.  Il  laissa  en  partant  son  fils 
sous  la  tutelle  de  son  beau-frère  Bernard,  ingénieur 
pour  la  ville  de  Genève,  et  père  lui-même  d'un 
garçon  du  même  âge  que  Jean-Jacques.  Les  deux 
enfants  furent  mis  ensemble  en  pension  à  Bossey, 
village  voisin  de  Genève,  chez  le  ministre  Lamber- 
cier,  «  pour  v  apprendre,  dit  Rousseau,  avec  le 
latin,  tout  le  menu  fatras  dont  on  l'accompagne  sous 
le  nom  d'éducation.  » 

M.  Lambercier  était  un  excellent  homme,  fort 
raisonnable,  qui  n'accablait  pas  ses  élèves  de  devoirs, 
et  trouvait  le  moyen  de  se  faire  aimer  d'eux. 
Cependant,  comme  il  ne  négligeait  pas  non  plus  leur 
éducation,  il  dut  leur  imposer  certaines  règles  de 
conduite.    Si    ennemi    qu'il  fût  de    la    gêne,   Jean- 


1.  Ces  faits  se  passaient  en 
novembre  1722.  Gautier,  le 
capitaine  en  question,  avait 
été  au  service  de  la  Pologne 
et  non  de  la  France,  et  Rous- 


seau avait  alors  dix  ans  pas- 
sés et  non  huit  ans  comme  il 
le  prêt oii' 1.  Mugnier,  .V™e  de 
W'arens  et  J.-J.  Rousseau,  ch.  I.) 


10  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Jacques  dut  se  soumettre  à  ces  règles,  qui,  du  reste, 
étaient  pour  lui  un  véritable  bienfait. 

Il  trouva  encore  à  Bossey  un  autre  avantage, 
celui  de  connaître  les  douceurs  de  l'amitié.  «  Jus- 
qu'alors, dit-il,  je  n'avais  connu  que  des  sentiments 
élevés,  mais  imaginaires.  »  Et  son  père,  et  son 
frère,  et  sa  tante  n'ont  donc  pas  été  capables  d'é- 
veiller sa  tendresse  !  Quoi  qu'il  en  soit,  il  se  lia 
d'une  vive  affection  pour  son  cousin  Bernard.  Au 
bout  de  sept  à  huit  ans,  ils  se  quittèrent.  «  Nous  ne 
nous  sommes,  dit  Jean-Jacques,  jamais  écrit  ni 
revus;  c'est  dommage;  il  était  d'un  caractère  essen- 
tiellement bon  ;  nous  étions  faits  pour  nous  aimer.  » 
Voilà,  il  faut  en  convenir,  un  adieu  bien  sec,  pour 
une  amitié  si  tendre. 

Son  cousin,  ses  études,  ses  jeux,  ses  promenades 
reléguèrent  naturellement  les  Grecs  et  les  Romains 
au  second  plan,  et  rendirent  à  Jean-Jacques  la  vie 
d'enfant,  la  seule  bonne  et  gracieuse  à  son  âge. 

C'est  encore  à  Bossey  qu'il  commença,  sans  pou- 
voir s'en  lasser  jamais,  à  jouir  de  la  campagne; 
c'est  de  cette  époque  que  date  son  goût  si  vif  pour 
la  nature,  goût  qui  ne  s'est  jamais  éteint  et  lui  a 
inspiré  ses  pages  les  plus  charmantes. 

Son  séjour  de  Bossey  est  resté  profondément 
gravé  dans  sa  mémoire.  On  dirait  qu'après  quarante 
ans,  il  n'en  a  rien  oublié  :  ni  les  lieux ,  ni  les  per- 
sonnes, ni  les  plaisirs  simples  et  naïfs,  ni  ces  anec- 
dotes ,  insignifiantes  au  fond ,  mais  rendues  déli- 
cieuses par  la  manière  dont  elles  sont  racontées. 
Malheureusement  il  n'en  a  pas  oublié  non  plus  cer- 
tains détails  moins  innocents,  et  qu'il  avoue  avec 
son  cynisme  ordinaire. 

M"    Lambercier,  sœur  du  ministre,  habitait  avec 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAC  11 

son  frère  .  et  partageait  avec  lui  les  privilèges 
comme  les  charges  de  l'éducation.  ÎNi  l'un  ni  l'autre 
ne  manquaient  de  sévérité  quand  cela  était  néces- 
saire; mais  leur  sévérité  était  si  juste,  si  peu  em- 
portée, que  l'enfant,  tout  en  s'en  affligeant ,  ne  se 
mutinait  pas.  Jean-Jacques  aimait  surtout  MUc  Lam- 
bercier.  11  avait  un  grand  désir  de  la  satisfaire  et 
une  crainte  véritable  de  lui  faire  de  la  peine.  Elle, 
de  son  côté,  éprouvait  pour  ses  élèves  l'affection 
d'une  mère.  Elle  en  avait  aussi  l'autorité  et  trouvait 
même  que  son  âge  (elle  avait  trente  ans)  lui  permet- 
tait de  leur  infliger  le  fouet  au  besoin.  Mais  elle 
avait  compté  sans  les  passions  latentes,  que  les  ro- 
mans sans  doute  avaient  fait  germer  dans  l'imagina- 
tion du  pauvre  Jean-Jacques.  M1U  Lambercier 
s'aperçut-elle  que  sa  correction  faisait  au  coupable 
plus  de  plaisir  que  de  peine?  Ce  qui  est  certain, 
c'est  que,  la  seconde  fois  qu'elle  l'infligea,  elle  dé- 
clara vouloir  y  renoncer  désormais ,  renvoya  dans 
une  autre  chambre  les  enfants,  qui  jusqu'alors 
avaient  couché  dans  la  sienne,  et  même  quelquefois 
dans  son  lit,  et  fit  enfin  à  Rousseau  l'honneur,  dont 
il  se  serait  bien  passé,  de  le  traiter  en  grand  gar- 
çon. Du  reste,  il  devait  avoir  alors  onze  à  douze 
ans;  cette  mesure  n'avait  donc  rien  de  prématuré. 
Cette  petite  aventure  décida,  c'est  lui  qui  le  dé- 
clare ,  de  ses  goûts ,  de  ses  désirs  ,  de  ses  passions 
et  de  lui  pour  le  reste  de  sa  vie.  Mais  ce  qu'il  est 
impossible  d'admettre,  c'est  que  ces  passions  sans 
but,  ces  désirs,  qu'il  traite  lui  même  de  honteux, 
lui  aient  servi  de  dérivatif,  et  qu'ils  aient  eu,  en  ce 
qui  le  concerne,  le  privilège  inouï  de  le  maintenir 
chaste  et  pur  à  un  âge  où  il  n'aurait  plus  eu  de 
chances  de  l'être,  et  la  force  de  confiner  dans  son 


12  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

imagination  des  fureurs  erotiques  qu'il  eût  sans 
doute  transportées  dans  le  domaine  des  faits.  Il  est 
difficile  de  comprendre  comment  ses  désirs  lui  au- 
raient précisément  servi  à  ne  pas  les  accomplir; 
comment  l'ardeur  du  sang,  la  dépravation,  la  folie 
de  la  pensée  lui  auraient  conservé  des  mœurs  hon- 
nêtes. Loin  de  trouver  là  matière  à  excuse,  on  y 
peut  voir,  en  un  sens,  un  raffinement  de  libertinage. 
Mœurs  honnêtes,  pureté,  modestie,  chasteté,  par 
quelle  profanation  ose-t-il  employer  de  tels  mots 
pour  exprimer  de  telles  idées  ! 

Rousseau  ne  serait-il  pas  au  fond  de  cet  avis? 
«  J'ai  fait,  dit-il  en  terminant  cette  incroyable  tirade, 
le  premier  pas,  et  le  plus  pénible,  dans  le  laby- 
rinthe obscur  et  fangeux  de  mes  confessions.  Ce 
n'est  pas  ce  qui  est  criminel  qui  coûte  le  plus  à 
dire  ;  c'est  ce  qui  est  ridicule  et  honteux.  Dès  à  pré- 
sent, je  suis  sûr  de  moi  ;  après  ce  que  je  viens 
d'oser  dire,  rien  ne  peut  plus  m'arrèter.  » 

L'existence  heureuse  de  Bossey,  déjà  troublée  par 
les  passions  naissantes  de  l'enfant,  fut  brusquement 
interrompue  par  une  aventure  à  laquelle  son  carac- 
tère donna  des  proportions  inattendues.  Accusé 
faussement  d'une  faute  légère,  il  soutint  naturelle- 
ment son  innocence  ;  mais  les  apparences  étaient 
contre  lui;  on  veut  le  faire  avouer,  on  insiste,  on 
exhorte,  on  menace;  lui,  de  son  côté,  s'opiniàtré 
d'autant  plus  qu'on  le  presse  davantage  ;  tant  et  si 
bien  que  la  chose,  qui  n'était  rien  d'abord,  devint 
toute  une  affaire.  L'oncle  Bernard  fut  mandé;  il  se 
chargea  lui-même  de  la  punition;  elle  fut  terrible  ; 
l'enfant  pourtant  ne  faiblit  pas ,  et  sortit  de  cette 
cruelle  épreuve  «  en  pièces,  mais  triomphant.  » 

A  partir  de  ce  moment,  adieu  les  beaux  jours  de 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


13 


Bossey.  Les  maîtres  avaient  perdu  le  prestige  de  jus- 
tice et  de  raison  qui  faisait  leur  force;  l'indignation, 
la  crainte,  le  mensonge,  la  mutinerie  remplacèrent 
l'attachement,  le  respect,  l'intimité,  la  confiance  ;  les 
études  et  les  jeux  étaient  empoisonnés  par  la  rage 
et  le  désespoir;  la  campagne  elle-même  s'était 
comme  couverte  d'un  voile  et  avait  perdu  une  partie 
de  ses  charmes.  Rousseau  compare  cet  état  à  celui 
de  nos  premiers  parents  après  leur  faute.  Le  dégoût 
ne  tarda  pas  à  arriver;  enfin  au  bout  de  quelques 
mois  les  deux  enfants  durent  revenir  auprès  de 
l'oncle  Bernard. 


III 


De  retour  à  Genève,  entre  son  oncle,  homme  de 
plaisir,  et  sa  tante,  vieille  dévote  protestante,  qui 
ne  s'occupaient  de  lui  ni  l'un  ni  l'autre ,  Jean- 
Jacques  jouit  pendant  un  certain  temps1  de  la  liberté 
la  plus  complète.  Son  cousin  lui  restait;  il  partagea 
ses  études  et  ses  jeux,  dessina,  apprit  un  peu  de 
géométrie ,  perdit  largement  son  temps  ,  et  mena 
cette  vie  à  la  fois  oisive  et  occupée ,  où  une  cage  à 
construire,  une  gravure  à  enluminer,  des  marion- 
nettes à  faire  jouer,  même  des  sermons  à  composer 
et  à  débiter  sont  affaires  graves,  capables  d'occuper 
des  journées  et  des  semaines.  Les  deux  cousins  se 
suffisaient  et  frayaient  peu  avec  les  autres  enfants  ; 
leur  sauvagerie,  leur  tournure  originale  leur  atti- 
rèrent des  taquineries;  Jean-Jacques,  qui  était  le  plus 


1.  Rousseau  dit  deux  ou 
trois  ans;  il  ne  resta  au  con- 
traire que  peu  de  temps  chez 


son    oncle.    (Voir    Mugnier, 
en.  ii.) 


14  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

fort  et  le  moins  patient,  se  fâcha  ;  il  battit,  il  fut 
battu  :  toutes  peccadilles  pardonnables  et  qui  ne 
contrediraient  pas  trop  le  certificat  de  sagesse  qu'il 
se  décerne,  s'il  n'y  fallait  malheureusement  ajouter 
des  faits  plus  graves. 

Il  s'était  posé  en  redresseur  de  torts  en  faveur  de 
son  cousin;  il  ne  lui  manquait,  pour  être  un  paladin 
dans  les  formes,  que  d'avoir  une  dame  :  il  en  eut 
deux  ;  une  pour  l'imagination,  l'autre  pour  les  sens. 
Se  figure-t-on  cet  enfant  d'une  douzaine  d'années 
faisant  la  cour  à  MUe  de  Yulson,  jeune  fille  de  vingt- 
deux,  et  lui  livrant  son  cœur,  ou  plutôt  toute  sa 
tète?  Yoit-on  le  ridicule  de  ses  transports ,  sa  ja- 
lousie quand  un  autre  homme  approchait  d'elle,  ses 
larmes  quand  il  la  quittait,  et,  pour  tempérer  les 
douleurs  de  l'absence,  des  échanges  de  lettres  «  d'un 
pathétique  à  faire  fendre  les  rochers?  »  Tout  cela 
se  passait  en  partie  à  Nyon,  en  présence  du  père  de 
Jean- Jacques,  qui  n'y  trouvait  rien  à  redire.  Cepen- 
dant la  demoiselle  vint,  quelque  temps  après,  voir 
à  Genève  son  petit  galant.  Quelle  joie,  quels  trans- 
ports !  Hélas  !  c'était  pour  y  acheter  ses  toilettes  de 
noce.  L'enfant  devint  furieux,  jura  de  ne  plus  la  re- 
voir. Elle  n'en  mourut  pas  pourtant,  ni  lui  non  plus  ; 
mais  vingt  ans  après,  Rousseau  l'ayant  aperçue  de 
loin  sur  le  lac,  changea  de  route,  pour  ne  pas  la 
rencontrer. 

En  même  temps  qu'il  se  livrait  à  cette  folie,  il  en 
caressait  une  autre ,  moins  romanesque  et  plus  gros- 
sière ,  avec  une  enfant,  MUc  Goton ,  qui  n'était  guère 
plus  âgée  que  lui. 

Et  voilà  ce  qu'il  appelle  ne  pas  abuser  de  sa 
liberté ,  faire  honneur  à  sa  première  éducation. 

Ces  histoires  sont  parfaitement   ridicules;  ne   les 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  15 

traitons  pourtant  pas  de  simples  niaiseries  ou  de 
polissonneries  d'enfant  ;  Rousseau  lui-même  pren- 
drait le  soin  de  nous  détromper.  Il  nous  dirait  que 
tout  le  cours  de  sa  vie  s'est  partagé  entre  ces  deux 
sortes  d'amour,  l'amour  de  l'imagination  et  l'amour 
des  sens;  «  qu'il  les  a  même  éprouvés  tous  deux 
en  même  temps.  »  ?sTous  venons  d'en  voirie  premier 
exemple,  nous  sommes  destinés  à  en  voir  d'autres. 
C'est  l'application  de  cette  parole  de  l'Ecriture  :  «  Le 
jeune  homme  fait  sa  voie;  et  quand  il  sera  devenu 
vieux,  il  ne  la  changera  pas1.  » 

Rappelons  aussi  des  souvenirs  plus  honorables. 
Rousseau,  qui  a  toujours  eu  la  prétention  de  dire 
de  lui  le  mal  encore  plus  volontiers  que  le  bien,  ne 
les  a  pas  consignés  dans  ses  Confessions,  mais  il  les 
a  racontés  plus  tard  dans  ses  Rêveries  2.  Un  jour, 
dans  une  fabrique  d'indiennes .  il  s'amusait  à  pro- 
mener sa  main  sur  un  cylindre ,  quand  le  fils  du 
fabricant .  imprimant  à  la  roue  un  léger  mouvement, 
lui  serra  les  doigts  si  cruellement  que  le  sang  jaillit 
et  que  deux  de  ses  ongles  restèrent  attachés  au 
cylindre.  Grande  consternation  du  jeune  homme, 
qui  se  jeta  à  son  cou  en  pleurant,  et  le  supplia  de 
ne  pas  l'accuser.  Jean-Jacques  le  promit ,  et  en 
effet,  vingt  ans  après,  personne  ne  savait  encore 
par  quelle  aventure  deux  de  ses  doigts  portaient 
des  cicatrices. 

L'autre  histoire  est  à  peu  près  du  même  genre, 
et  arriva  quelques  années  plus  tard.  In  de  ses  ca- 
marades, avec  lequel  il  jouait  au  mail ,  lui  appliqua 
sur  la  tète,  dans  un  moment  de  colère,  un  coup  de 

1.    Proverbes,  en.  xxu,  v.  6.    \    solitaire,  4e  promenade. 
—  2.  Rêveries   d'un  promeneur 


16  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

mail  si  violentqu'il  faillit  lui  faire  sauter  la  cervelle. 
Jean-Jacques  aurait  pu  se  plaindre;  mais  il  fut  si 
touché  des  larmes  de  son  adversaire  et  de  celles  de 
sa  mère  qu'il  se  lia  avec  eux  d'une  affection  tendre, 
qui  ne  cessa  que  quand  il  quitta  le  pays. 

Sur  ces  entrefaites ,  Jean-Jacques  arrivait  à  l'âge 
où  il  lui  fallait  songer  à  une  profession.  Celle  de  mi- 
nistre du  Saint  Evangile  lui  aurait  assez  convenu;  il 
aurait  aimé  à  faire  et  à  débiter  des  sermons  ;  de  piété, 
il  n'en  était  pas  question;  peut-être  jugeait-on  qu'il 
n'en  était  pas  besoin.  Malheureusement,  le  maigre 
héritage  de  Suzanne  Bernard  ne  permettait  pas  à 
son  fils  de  faire  des  études  complètes.  On  se  rejeta 
du  côté  de  la  chicane,  et  l'enfant  fut  mis  chez  le 
greffier  Masseron  «  pour  y  apprendre  l'utile  métier 
de  grapignan.  »  Mais  cette  profession  était  si  peu 
dans  son  caractère  et  dans  ses  goûts  qu'au  bout  de 
peu  de  temps,  son  patron,  jugeant  qu'il  n'était  qu'un 
âne  et  ne  serait  jamais  autre  chose,  le  renvoya  igno- 
minieusement du  greffe  pour  son  ineptie. 

Les  clercs  de  maître  Masseron  avaient  prononcé 
que  Jean-Jacques  n'était  bon  qu'à  mener  la  lime; 
on  le  mit  en  apprentissage,  non  toutefois  chez  un 
horloger,  mais  chez  un  graveur  (26  avril  1726).  Ce 
fut  un  nouveau  déboire.  Son  maître,  Ducommun, 
était  un  jeune  homme  rustre  et  violent,  qui  vint  à 
bout,  en  peu  de  temps,  de  ternir  tout  l'éclat  de  son 
enfance,  d'abrutir  son  caractère  aimant_et  vif,,  de 
lui  faire  tout  oublier,  son  latin,  son  antiquité,  son 
histoire.  Les  goûts  les  plus  vils,  la  plus  basse  polis- 
sonnerie succédèrent  à  ses  aimables  amusements. 
C'est,  bien  entendu,  Rousseau  qui  parle. 

Ce  n'est  pas  que  l'état  lui  déplût,  et  n'eût  été  la 
brutalité   de   celui   qui    était  chargé   de  le  lui  ap- 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  17 

prendre,  il  aurait  pu  espérer  d'en  atteindre  la  per- 
fection. Mais  accoutumé  à  une  égalité  parfaite  avec 
ses  supérieurs,  qu'on  juge  de  ce  qu'il  dut  devenir 
dans  une  maison  où  il  n'osait  ouvrir  la  bouche,  où 
il  lui  fallait  sortir  de  table  au  tiers  du  repas,  où  il 
était  roué  de  coups  pour  les  moindres  fautes,  où 
l'image  de  la  liberté  du  maître  et  des  compagnons 
augmentait  encore  le  poids  de  son  assujettissement, 
où  enfin  tout  ce  qu'il  voyait  devenait  pour  son  cœur 
un  objet  de  convoitise,  uniquement  parce  qu'il  était 
privé  de  tout.  Voilà  comment  il  apprit  à  se  cacher, 
à  dissimuler,  à  mentir  et  enfin  à  dérober:  d'abord 
volant  par  complaisance  et  pour  le  compte  d'autrui  : 
puis  pour  son  propre  compte  :  vols  de  pommes  et 
de  friandises,  vols  d'outils  et  de  dessins.  S'il  ne  vola 
pas  d'argent,  ce  fut  par  un  reste  de  bonne  éduca- 
tion; il  fut  d'ailleurs  toujours  si  peu  tenté  par  l'ar- 
gent! Une  fois  cependant,  à  plus  de  quarante  ans, 
il  prit  à  M.  de  Francueil,  d'une  façon  assez  niais»', 
trois  livres  dix  sous.  George  Sand  .  qui  était  la  petite- 
fille  de  Francueil.  raconte  aussi  cette  anecdote  des 
trois  livres  dix  sous,  d'après  les  notes  de  sa  grand' 
mère  .  et  ne  la  croit  pas  bien  authentique.  «  Fran- 
cueil,  disent  ces  notes,  n'en  a  gardé  aucun  sou- 
venir, et  même  il  pensait  que  Rousseau  l'avait 
inventée  pour  montrer  les  susceptibilités  de  sa 
conscience,  et  pour  empêcher  qu'on  ne  crût  aux 
fautes  dont  il  ne  se  confesse  pas  \  »  Mais  toutes  ces 
histoires  ,  même  la  dernière .  ne  sortent  guère  du 
domaine  de  la  simple  espièglerie,  et  il  y  aurait 
exagération  à  y  insister  outre  mesure. 

Cette  existence   de   vaurien   ne  pouvait   satisfaire 

1    George  Sand,  Histoire  de  ma  vie,  ch.  Ier. 


18  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

Jean-Jacques.  11  s'ennuyait  des  amusements  gros- 
siers de  ses  camarades  :  il  se  rebutait  du  travail. 
Pour  se  distraire,  il  eut  recours  à  la  lecture,  et, 
suivant  sa  nature  extrême  en  tout ,  ce  goût  tourna 
bientôt  en  passion,  et  sa  passion  en  fureur.  Aucun 
maître  n'eût  toléré  que  le  temps  de  son  apprenti  se 
perdit  en  ces  occupations  pour  le  moins  inutiles  ; 
Ducommun ,  qui  ne  se  distinguait  pas  par  la  dou- 
ceur, s'y  opposa  avec  sa  rudesse  accoutumée.  11 
épiait  Jean-Jacques,  le  surprenait,  le  battait,  brûlait 
ses  livres  ou  les  jetait  par  la  fenêtre  ;  mais  rien  n'y 
faisait;  à  tout  prix  il  lui  fallait  des  livres;  bons  ou 
mauvais,  tout  y  passait,  et  de  même  qu'il  avait 
épuisé  autrefois  la  bibliothèque  de  son  père,  il  ne 
tarda  pas  à  épuiser  la  boutique  de  La  Tribu ,  sa 
loueuse  attitrée.  Les  quelques  sous  dont  il  pouvait 
disposer  chaque  semaine  étaient  régulièrement  portés 
chez  cette  femme.  Quand  il  n'avait  plus  de  quoi 
payer,  il  lui  donnait  ses  chemises,  ses  cravates;  il 
lui  demandait  crédit.  Puis  vint  le  moment  où  il  n'eut 
plus  rien  à  lire;  alors  il  redevint  désœuvré,  misan- 
thrope; il  se  nourrit  l'imagination  de  ses  souvenirs; 
il  se  plaça  en  esprit  dans  la  situation  de  ses  héros 
favoris  ;  il  relit  pour  son  propre  compte  et  s'appliqua 
à  lui-même  leurs  aventures  les  plus  intéressantes.  Il 
assure  qu'au  milieu  de  ce  dévergondage ,  il  sut  se 
préserver  des  livres  obscènes,  malgré  les  offres  sé- 
duisantes de  La  Tribu;  il  nous  permettra  de  n'en 
rien  croire.  Dans  l'état  d'esprit  qu'il  nous  dépeint, 
était-il  seulement  capable  de  discerner  et  de  choisir? 
«  J'atteignis  ainsi,  dit-il,  ma  seizième  année, 
inquiet,  mécontent  de  tout  et  de  moi,  sans  goût  de 
mon  état,  sans  plaisirs  de  mon  âge,  dévoré  de 
désirs  dont  j'ignorais  l'objet,  pleurant  sans  sujet  de 


DE    JEAN -JACQUES    ROUSSEAU.  19 

larmes,  soupirant  sans  savoir  de  quoi,  enfin  cares- 
sant tendrement  mes  chimères,  faute  de  rien  voir 
autour  de  moi  qui  les  valût.  » 

Pendant  ce  temps-là,  que  faisait  son  père?  Il  n'en 
est  pas  question.  Et  pourtant  il  vivait  :  il  était  à 
quelques  lieues  de  là  ;  mais  il  songeait  peu.  à  ce 
qu'il  parait,  qu'il  eût  un  fils.  Cette  vie  ne  pouvait 
durer  :  voici  comment  elle  prit  fin. 

Le  dimanche,  après  le  prêche,  Jean-Jacques 
allait  souvent,  avec  ses  camarades,  s'ébattre  hors  de 
la  ville.  Egalement  difficile  à  ébranler  et  à  retenir, 
il  leur  aurait  volontiers  échappé,  s'il  avait  pu,  mais 
il  était  plus  ardent  qu'aucun  autre,  quand  il  était 
entraîné  dans  leurs  jeux.  Il  y  fut  pris  deux  fois,  et 
les  portes  de  la  ville  furent  fermées  avant  qu'il  eût 
pu  y  rentrer.  Ses  absences  lui  avaient  toutefois 
attiré  de  tels  traitements  qu'il  jura  de  ne  pas  s'y 
exposer  de  nouveau.  En  etfet,  pareil  accident  lui 
étant  arrivé,  sans  qu'il  y  eût  de  sa  faute  '.  le  lende- 
main matin,  au  lieu  de  revenir  avec  ses  camarades, 
il  leur  déclara  qu'il  était  résolu  de  partir,  les  char- 
geant seulement  de  prier  en  secret  son  cousin  Ber- 
nard de  lui  venir  dire  un  dernier  adieu. 

Il  paraîtrait,  d'après  le  récit  de  Jean-Jacques, 
que  la  famille  Bernard  ne  fut  pas  fâchée  de  l'occa- 
sion qui  se  présentait  de  se  débarrasser  de  lui. 
Déjà,  d'après  les  conseils  de  Mm  Bernard,  l'inti- 
mité s'était  refroidie  entre  les  deux  jeunes  g:ens.  en 
même  temps  que  leurs  carrières  avaient  pris  des 
directions  différentes;  l'un  étant  un  garçon  du  haut, 
destiné    aux    professions    libérales  ;    l'autre,    chétif 


1.    Le    dimanche    14    mars   l   et  le  pays  romand. ) 
1728.     E.  RlTTEK.  Jean-Jacques    \ 


20  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

apprenti,  n'étant  qu'un  enfant  de  Saint-Gervais. 
Toujours  est-il  que  son  cousin,  au  lieu  de  chercher 
à  le  ramener  chez  ses  parents,  ou  de  lui  proposer 
*de  le  suivre,  l'encouragea  simplement  dans  son 
projet.  Jean-Jacques  voit  là,  non  sans  motifs,  l'in- 
fluence de  Mmc,  et  peut-être  de  M..  Bernard. 

Cet  événement   décida  de  sa  destinée  et  le  livra 
pour  le  reste  de  ses  jours  aux  hasards  d'une  exis- 
tence errante  et  sans   famille.    Mais   avant  de  s'en- 
gager dans  le  récit  du  second  chapitre  de  sa  vie,  il 
jette    un    regard   attristé    sur  le  sort    qu'il   eût  pu 
espérer,    s'il  eût  été  mieux   dirigé.  Il  s'étend    avec 
complaisance  sur  les  avantages  de  sa  profession  de 
graveur,   sur   le   bonheur    d'un    état   tranquille    et 
obscur  qui,  sans  mener  à  la  fortune,   procure  assez 
de  ressources  et  laisse  assez  de  loisirs  pour  cultiver 
des  goûts  modérés.  «  J'aurais,  dit-il,    passé  dans  le 
sein  de  ma  religion,  de  ma  patrie,  de  ma  famille  et 
de  mes  amis   une   vie   paisible   et  douce,  telle  qu'il 
la  fallait    à    mon   caractère,    dans  l'uniformité  d'un 
travail   de  mon    goût   et    d'une   société   selon    mon 
cœur.  J'aurais  été   bon   chrétien,   bon    citoyen,  bon 
père  de  famille,  bon  ami,  bon  ouvrier,  bon  homme 
en  toute  chose.   J'aurais  aimé   mon  état,  je  l'aurais 
honoré    peut-être  ;    et,   après   avoir  passé  une    vie 
obscure  et  simple,  mais   égale    et  douce,  je   serais 
mort  paisiblement  dans  le  sein  des  miens.  Bientôt 
oublié    sans    doute,  j'aurais   été   regretté  du  moins 
aussi  longtemps  qu'on  se  serait  souvenu  de  moi. 
«  Au  lieu  de  cela...  quel  tableau  vais-je  faire?  » 
Ces   lignes  sont-elles   un  rêve    de  plus  à  ajouter 
aux  rêves  sans  nombre  qu'enfanta  l'imagination  de 
Rousseau?  C'est  possible;   mais  elles  n'en  dénotent 
pas  moins  ce  désir  du  bien,  ce  regret  du  mal,  qui 


DE    JEAN- JACQUES    ROUSSEAU.  21 

souvent  le  suivirent  jusque  dans  ses  plus  grands 
écarts.  Cette  page  peut,  à  nos  yeux,  en  racheter 
beaucoup  d'autres;  elle  est,  pour  le  moins,  une 
aspiration  vers  le  bien,  si  elle  n'en  est  pas  la  volonté 
formelle. 


CHAPITRE  II 

Du  mois  de  mars  au  mois  d'octobre  1728 


Sommaire  :  I.  L'abbé  de  Pontverre  entreprend  de  convertir  Rousseau 
au  catholicisme  et  l'adresse  à  Annecy  à  Mme  de  Warens.  —  Portrait  de 
Rousseau.  —  Mme  de  Warens.  —  L'oncle  Bernard  et  le  père  de  Rous- 
seau courent  après  le  fugitif. 

IL  Mme  de  Warens  envoie  Rousseau  à  Turin,  à  l'hôpital  des  Catéchu- 
mènes. —  Conversion  de  Rousseau  au  calholicisme.  —  Rousseau  quitte 
l'hôpital  et  parcourt  Turin.  —  Petit  roman  avec  Mme  Bazile. 

111.  Rousseau  entre  en  qualité  de  laquais  chez  Mm»  de  Vercellis.  —  Il 
vole  un  ruban. 


I 


Le  premier  moment  de  stupeur  une  fois  passé, 
Jean-Jacques  prit  allègrement  son  parti.  Pour  un 
jeune  homme  de  seize  ans,  enthousiaste,  romanesque 
et  passablement  étourdi,  la  fuite,  c'était  la  fin  d'une 
situation  intolérable,  c'était  l'indépendance,  c'était 
la  réalisation  en  espérance  des  rêves  les  plus  fan- 
tastiques. Qu'il  fût  sans  ressources ,  sans  famille, 
sans  moyens  d'existence  pour  subvenir  aux  néces- 
sités de  la  vie,  sans  secours  et  sans  expérience  contre 
les  suggestions  du  vice  ou  du  désespoir,  c'était  le 
moindre  de  ses  soucis.  L'inconnu  n'avait  pour  lui 
que  des  charmes ,  l'avenir  ne  lui  montrait  que  ses 
côtés  riants.  La  faim  le  rappelait  bien  par  moments 
au  sentiment  de  la  réalité  ;  mais  les  bons  paysans 
au  milieu  desquels  il  errait  exerçaient  envers  lui  une 

\.  Confessions,  1.  IL 


DE    JEAN- JACQUES    ROUSSEAU.  23 

hospitalité  si  aimable,  qu'ils  le  dispensaient  à  chaque 
repas  de  penser  au  suivant.  C'est  ainsi  qu'après 
plusieurs  jours,  insouciant  et  léger ,  à  force  de 
voyager  et  de  parcourir  le  monde,  il  arriva  jusques 
à  deux  lieues  de  Genève,  mais  sur  le  territoire  sa- 
voisien,  dans  un  village  appelé  Confignon. 

Le  curé,  qui  s'appelait  M.  de  Pontverre,  le  reçut 
bien,  lui  donna  à  dîner,  trouva  le  jeune  homme  in- 
téressant, et,  en  bon  prêtre  qu'il  était,  ne  négligea 
pas  l'occasion  de  lui  parler  de  l'hérésie  de  Calvin 
et  de  lui  prouver  l'autorité  de  l'Eglise  catholique. 
C'était  chose  sérieuse,  et  que  le  curé  traita  sérieu- 
sement; Rousseau,  lui,  n'y  vit  guère  que  le  dîner. 
«  Son  vin  de  Frangi,  dit-il,  argumentait  si  victorieu- 
sement pour  lui,  que  j'aurais  rougi  de  fermer  la 
bouche  à  un  si  bon  hôte.  » 

La  conclusion  fut  qu'il  partirait  pour  Annecy, 
afin  de  se  faire  instruire  de  la  religion  catholique. 
M.  de  Pontverre,  vieillard  de  soixante-quinze  ans, 
habitué  de  longue  date  à  combattre  l'hérésie,  dut 
être  enchanté  de  la  conversion  qu'il  voyait  déjà  en 
espérance.  Il  adressa  le  jeune  homme  à  Mm0  de  Wa- 
rens ,  nouvelle  convertie ,  qui  mettait  au  service  du 
catholicisme  son  activité  dévorante  et  ses  modestes 
ressources1.  Le  curé  avait  incontestablement  agi 
en  tout  cela  dans  l'intérêt  de  son  jeune  ami.  Celui-ci, 
qui  en  convient,  trouve  cependant  qu'il  aurait  mieux 
fait  de  le  renvoyer  à  ses  parents.  C'est  possible, 
mais  savons-nous  s'il  ne  le  tenta  pas,  et  si  ce  n'est 
pas  après  avoir  constaté  son  impuissance  à  cet  égard 
qu'il  prit  le  parti  de  l'adresser  à  Mme  de  Warens. 


1.  La  lettre  de  Pontverre  à   j   Gaberel,  Rousseau  et  les  Ge- 
Mme  de  Warens  est  citée  par  |   nevois,  ch.  ïii. 


24  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

Si  Ton  considère  d'ailleurs  que  Jean-Jacques  n'était 
nullement  empressé  de  retourner  chez  ses  parents  ; 
que  ceux-ci,  de  leur  côté,  y  compris  son  père,  pa- 
raissaient se  soucier  assez  peu  de  lui.  et,  depuis  plu- 
sieurs jours  qu'il  rôdait  autour  de  Genève,  n'avaient 
rien  fait  pour  le  rappeler,  on  s'étonnera  moins  que 
le  prêtre  catholique  ait  considéré  avant  tout  une 
âme  qu'il  était  possible  d'enlever  à  l'hérésie  et  de 
rendre  à  l'Eglise. 

Il  parait  que  Jean-Jacques  ne  se  serait  pas  décidé 
sans  peine,  et  qu'il  était  humilié  de  recevoir  la  cha- 
rité, surtout  d'une  dévote.  Il  lui  répugnait  moins 
d'aller  chanter  sous  les  fenêtres  des  châteaux  ;  il 
trouvait  sans  doute  que  le  morceau  de  pain  qu'il 
obtenait  ainsi  était  moins  une  aumône.  Il  est  vrai 
qu'à  chaque  fenêtre,  il  s'attendait  à  voir  paraître 
quelque  dame  ou  demoiselle,  avec  une  aventure  quel- 
conque pour  prix  de  ses  chansons.  L'aventure  ne 
vint  pas,  et  au  bout  de  trois  jours,  il  avait  fait  les 
cinq  ou  six  lieues  qui  le  séparaient  d'Annecy. 

Au  moment  où  il  entra  chez  Mme  de  Warens, 
Rousseau  ne  soupçonnait  pas  que  c'était  tout  son 
avenir  qui  se  décidait.  Ni  ses  parents,  ni  ses  amis, 
ni  ses  livres ,  ni  son  père  lui-même  n'eurent  sur  sa 
vie  une  influence  comparable  à  celle  de  M™  de  Wa- 
rens.  Il  s'est  souvent  plaint  d'être  poursuivi  par  la 
destinée.  Hélas  !  qui  aurait  dit  que  cette  connais- 
sance elle-même,  préparée  par  un  bon  prêtre,  au 
nom  de  la  charité  et  de  la  religion,  tournerait  un 
jour  au  détriment  de  la  religion  ,  de  l'honneur  et 
de  la  vertu?  Mais  nous  n'en  sommes  encore  qu'à  la 
première  entrevue. 

De  ces  deux  personnages ,  qui  allaient  se  voir 
pour    la  première   fois  ,     mais   dont  l'union    devait 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  25 

avoir  une  durée  si  longue  et  des  péripéties  si  di- 
verses, l'un  nous  est  déjà  connu,  du  moins  au  mo- 
ral. «  J'étais,  dit  Rousseau,  au  milieu  de  ma  sei- 
zième année.  Sans  être  ce  qu'on  appelle  un  beau 
garçon,  j'étais  bien  pris  dans  ma  petite  taille; 
j'avais  un  joli  pied,  la  jambe  fine,  l'air  dégagé,  la 
physionomie  animée,  la  bouche  mignonne  ',  les  sour- 
cils et  les  cheveux  noirs  ,  les  yeux  petits  ,  et  même 
enfoncés,  mais  qui  lançaient  avec  force  le  feu  dont 
mon  sang  était  embrasé.  »  Ajoutons  qu'il  avait  la 
vue  basse 2.  Enfin  il  était  d'une  timidité  extrême, 
qui  faisait  ressortir  et  augmentait  encore  sa  gau-  / 
chérie. 

Mmc  de  Warens,  Marie-Eléonore  de  la  Tour  du 
Pil,  née  à  Yevey,  canton  de  Vaud,  le  31  mai  1699, 
avait  alors  près  de  vingt-neuf  ans.  Elle  était  assez 
jolie,  petite,  mais  gracieuse  et  séduisante.  Elle  était 
née  dans  le  Protestantisme.  Elevée  sans  mère, 
ayant  perdu  son  père  à  l'âge  de  six  ans,  elle  eut, 
comme  Rousseau,  une  éducation  très  mêlée  et  fort 
mal  dirigée,  qu'elle  dut  un  peu  à  sa  gouvernante, 
un  peu  à  ses  maîtres,  beaucoup  à  un  M.  de  Tavel. 
impie,  matérialiste,  philosophe,  et  peut-être  son 
amant.  De  tout  cela  il  ne  lui  resta  que  des  mœurs 
faciles,  des  demi-connaissances,  se  heurtant  et  se 
confondant  dans  sa  tête,  et  un  goût  pour  l'alchimie 
et  la  médecine  empirique  qui,  joint  à  un  caractère 
confiant,  la  livra  sans  défense  aux  expériences 
ruineuses  des  chevaliers  d'industrie  et  des  charla- 
tans. Elle  avait  épousé  à  quatorze  ans  le  baron 
de   Warens,   n'en  avait    pas  eu  d'enfants,  et  n'avait 


1.    Un    des   manuscrits    de   ,   vilaines  dents.  »  —  2.  Confes- 
Rousseau  porte   :   «  avec  de   I  sions,  1.  IV. 


26 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


recueilli  de  cette  union  que  des  contrariétés  et  des 
chagrins.  Quand  elle  songea  à  abandonner  le  pro- 
testantisme, son  mari  prétend  que,  sous  prétexte 
d'aller  prendre  les  eaux  à  Evian,  elle  s'y  rendit 
pour  abjurer,  emportant  avec  elle  ses  effets  les  plus 
précieux  :  de  l'argenterie,  de  l'argent,  des  ballots 
de  marchandises1.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'elle 
alla  se  jeter  aux  pieds  du  roi  Victor-Amédée,  le 
priant  de  la  faire  instruire  dans  la  religion  catho- 
lique. Ce  prince  lui  donna  une  pension  de  1,500  livres 
et  l'envoya  à  Annecy,  où,  sous  la  direction  de 
l'évèque  de  Genève,  Michel  Rossillon  de  Bernex, 
elle  fit  abjuration,  au  monastère  de  la  Visitation,  le 
8  septembre  172G.  Mais  chez  Mme  de  Warens, 
l'esprit,  les  idées,  les  sentiments,  la  volonté  même 
étaient  peu  de  chose,  le  caractère  était  tout.  Il  se 
composait  d'un  mélange  de  douceur,  de  bonté,  de 
franchise  et  de  gaité,  qui  en  fit  jusque  dans  sa 
vieillesse  une  femme  pleine  de  charme  et  d'entrain  ; 
mais  ce  qui  dominait  le  fond  de  cette  nature,  c'était 
surtout  une  activité  inépuisable,  qui  ne  connaissait 
ni  trêve,  ni  repos 2.  Mmt'  de  Warens,  toujours  en 
mouvement,  toujours  en  entreprises  et  en  bonnes 
œuvres,  voyait  grand  et  voulait  faire  grand  ;  mais 
comme  sa  fortune  était  hors  de  proportion  avec  ses 
projets,  elle  avait  recours  aux  bourses  étrangères, 
après  s'être  engagée  de  la  sienne  autant  et  plus 
qu'elle  ne  le  pouvait,  et  souvent  n'arrivait  à  rien, 
pour  avoir  voulu  trop  embrasser.  Dévote  et  légère, 


1.  Mémoire  de  M.  de  Warens 
adressé  à  son  beau-frère  M.  de 
Middes,  publie  par  MM.  de 
MONTET  et  RlTTER.  (Revue 
suisse,  n°  de  mai  1884.)—  2.  Dès 


1725,  Mme  de  Warens  s'était 
faite  industrielle,  et  d'échec 
en  échec,  elle  continua  ainsi 
toute  sa  vie,  jusqu'à  la  ruine 
complète. 


DE   JEV>T-JACQL"ES    ROUSSEAU.  27 

prête  à  donner  avec  une  égale  facilité  sa  bourse  et 
sa  personne,  on  prétend  que  c'était  sans  coquetterie 
et  sans  passion,  mais  aussi  sans  scrupule,  qu'elle  se 
laissait  aller  aux  plus  déplorables  entraînements. 

Jean-Jacques  se  figurait  qu'il  allait  voir  une  vieille 
dévote  rechignée,  et  avait  préparé,  pour  captiver 
sa  bienveillance,  une  belle  lettre  en  style  d'orateur. 
Quelle  ne  fut  pas  sa  surprise  quand  il  fut  en  pré- 
sence de  la  charmante  personne  que  nous  venons  de 
dépeindre  !  Il  en  fut  ravi  et  bouleversé  et  se  trouva 
en  un  instant  tout  prêt  à  adopter  une  doctrine  prê- 
chée  par  une  si  jolie  bouche. 

Nous  ne  répéterons  point,  sur  les  plus  minces 
détails  de  cette  mémorable  entrevue,  la  narration 
émue  de  Rousseau.  Bornons-nous  à  constater  que 
les  cœurs  n'eurent  besoin  que  d'un  instant  pour 
se  comprendre.  Le  jeune  homme  timide,  honteux, 
embarrassé,  oublia  sa  gaucherie  et  eut.  dès  le  pre- 
mier jour,  cette  aisance  simple,  cette  confiance  par- 
faite, cette  affection  respectueuse,  qu'on  n'accorde 
d'ordinaire  qu'à  ses  parents  ;  bientôt  il  ne  nomma 
plus  Mme  de  Warens  que  maman,  ma  cher?  maman. 
De  son  côté,  la  grande  dame  entra  sans  tarder  dans 
son  rôle  de  mère;  elle  en  eut  les  soins  et  les  ten- 
dresses; que  n'en  conserva-t-elle  toujours  les  saintes 
pudeurs  ! 

Pour  commencer,  elle  retint  à  dîner  son  jeune 
protégé  et  lui  demanda  son  histoire.  Celui-ci  ne  se 
fit  pas  prier  et  retrouva,  pour  la  lui  conter,  tout  le 
feu  d'imagination  qu'il  avait  perdu  chez  son  maître. 
Il  aurait  bien  voulu  rester  auprès  d'elle,  et  peut- 
être  elle-même  eût-elle  été  contente  de  le  garder  ; 
mais  il  approchait  d'un  âge  où  une  femme  qui  n'a- 
vait pas  trente  ans  ne  pouvait  décemment  avoir  un 


28  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

jeune  homme  chez  elle.  Il  partit  donc  pour  Turin, 
où  il  devait  entrer  dans  un  hospice  établi  pour 
l'instruction  des  catéchumènes1. 

L'oncle  Bernard  cependant  ayant  fini  par  s'aper- 
cevoir qu'il  avait  quelque  part  un  neveu  qui  courait 
le  monde  comme  un  vagabond,  s'était  décidé  à  le 
poursuivre.  Il  arriva  ainsi  chez  M.  de  Pontverre  ; 
le  fugitif  en  était  parti  la  veille.  Au  train  dont  il 
allait,  il  n'était  pas  difficile  à  rattraper  ;  mais  il  est 
à  croire  que  M.  Bernard  était  peu  pressé  de  le 
réintégrer  dans  son  domicile.  Toujours  est-il  que, 
jugeant  sans  doute  qu'il  en  avait  fait  assez  pour 
l'acquit  de  sa  conscience,  au  lieu  de  continuer  ses 
recherches,  il  se  contenta  de  prévenir  le  père. 
Celui-ci  au  moins  va-t-il  y  mettre  plus  d'empresse- 
ment? Ici  se  répète  la  même  histoire,  nous  dirions 
volontiers  le  même  roman,  tant  les  événements 
arrivent  juste  à  point  pour  donner  du  piquant  au 
récit.  Isaac  Rousseau  se  met  en  route  ;  il  arrive 
chez  Mm0  de  Warens  ;  son  fils  en  était  parti  la 
veille.  On  savait  où  il  était;  mais  le  père  de  Rous- 
seau avait  autre  chose  à  faire  que  de  courir  après 
son  fils.  D'ailleurs  il  s'était  remarié2.  L'enfant  du 
premier  mariage  n'eut  pas  à  s'en  féliciter.  Il  y 
perdit  le  peu  de  bien  que  lui  avait  laissé  sa  mère, 
et  l'amitié  que  lui  continua  son  père,  dans  les  rares 
circonstances  où  il  eut  occasion  de  le  voir,  en  fut 
bien  diminuée.  En  somme ,  ce  «  père  tendre,  cet 
homme  d'une  probité  sûre,  cette  âme  forte,  capable 


1.  Mm*  de  Warens,  comme 
M.  de  Pontverre,  avait  un 
grand  zèle  de  prosélytisme  et 
fut  souvent  marraine  de  nou- 
veaux  convertis.    Il  y   avait 


aussi  à  Genève  des  écoles  de 
prosélytes  en  sens  inverse. 
(Mugnier,  ch.  i.)  —  2.  Le  5 
mars  172(3.  Muunier,  ch.  il. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  29 

des  plus  grandes  vertus  »  nous  parait  avoir  singu- 
lièrement négligé  les  petites,  si  l'on  peut  appeler 
petites  vertus  le  soin  de  ses  enfants  et  la  pratique 
des  devoirs  de  son  état.  Aussi,  sommes-nous  tenté 
de  prendre  pour  une  ironie  cette  maxime  que 
Rousseau  formule  et  commente  en  faisant  l'éloge  de 
son  père  :  «  Eviter  les  situations  qui  mettent  nos 
devoirs  en  opposition  avec  nos  intérêts,  et  qui  nous 
montrent  notre  bien  dans  le  mal  d'autrui.  » 


II 


Laissons  Jean-Jacques,  joyeux,  insouciant,  tout 
entier  aux  ravissements  d'un  paysage  admirable, 
plus  rempli  encore  du  souvenir  et  des  charmes  de 
son  aimable  protectrice,  cheminer  à  pied,  à  petites 
journées,  sur  la  route  de  Turin,  en  compagnie 
d'un  gros  manant  et  de  sa  femme,  auxquels  il  a  été 
confié. 

Son  entrée  à  l'hôpital  des  catéchumènes  fut  une 
déception.  La  grosse  porte  à  barreaux  de  fer  qui 
se  referma  sur  lui,  ne  valait  pas  le  grand  air  et  les 
caresses  de  M™8  de  Warens.  L'occasion  était  bonne 
pour  décrier  un  établissement  religieux  ;  Rousseau 
n'a  garde  de  la  négliger  :  ce  ne  sont  que  bandits, 
ce  ne  sont  que  salopes.  Si  encore  les  uns  et  les 
autres  avaient  pu  communiquer  !  Certaine  coureuse 
aux  yeux  fripons  lui  inspira  quelque  désir  de  faire 
connaissance  avec  elle  ;  mais  la  séparation  était  si 
complète,  la  surveillance  si  exacte,  que  cela  ne  lui 
fut  pas  possible.  On  peut  juger  à  ce  trait  des  dis- 
positions du  néophyte. 

Que  la  maison  n'ait  pas  été  de   son  goût,   cela  ne 


30  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

démontre  pas  absolument  qu'elle  fût  mauvaise. 
Quant  à  la  pression  exercée  pour  obtenir  les  con- 
versions ,  nous  n'en  avons  d'autre  témoignage  que  la 
parole  de  Jean-Jacques,  preuve  qui  paraîtra  d'au- 
tant plus  faible  qu'il  la  contredit  aussitôt  par  le  récit 
de  ses  controverses,  de  ses  oppositions,  enfin  de 
toute  la  peine  qu'il  donna  à  ses  catéchistes.  C'est 
merveille  de  voir  comme ,  à  l'entendre ,  il  opposait 
arguments  à  arguments,  textes  à  textes,  comme  il 
citait  saint  Augustin  et  saint  Grégoire.  Tant  mieux; 
une  si  belle  défense  ne  devait  donner  que  plus  de 
prix  à  son  abjuration.  Mais  hélas  !  le  moment  de  se 
prononcer  une  fois  arrivé,  la  scène  change  tout  d'un 
coup ,  et  Jean-Jacques  se  met  alors  à  parler  de  tout, 
excepté  de  ses  convictions  religieuses  :  de  son  édu- 
cation et  de  ses  lectures,  des  préjugés  catholiques 
et  des  préjugés  protestants,  des  difficultés  de  sa 
situation,  des  ennuis  de  son  séjour  à  l'hôpital.  Quant 
au  point  important ,  à  la  vérité  ou  à  la  fausseté  de 
la  religion  catholique ,  c'est  à  peine  s'il  y  songe,  et 
le  peu  qu'il  en  dit  est  pour  montrer  le  peu  de  cas 
qu'il  en  fait.  «  Je  sentis,  dit-il,  que  quelque  religion 
qui  fût  la  bonne  ,  j'allais  vendre  la  mienne,  et  que, 
quand  même  je  choisirais  bien,  j'allais  mentir  au 
Saint-Esprit  et  mériter  le  mépris  des  hommes.  » 
Eh  !  malheureux  ,  c'est  là  précisément  la  question  ; 
choisissez  bien  ,  et  vous  ne  mentirez  pas  au  Saint- 
Esprit,  et  vous  ne  mériterez  le  mépris  de  personne. 
Rousseau  était  entré  à  l'hôpital  le  12  avril  1728  ; 
il  y  resta  un  peu   plus  de   quatre   mois  i  ;    mais   au 

1.  Gaberel,  ch.  i,  §  3,   dit  I  les  Confessions,  p.  311,  qui  cite 

qu'il  n'y  resta  que  neuf  jours;  I  l'extrait  des  registres  du  cou- 

c'est  une  erreur.  Voir  E.  Rit-  |  vent  du  Spiritu  Sanlo  àTurin. 

ter,   Nouvelles   recherches   sur  \ 


DE    JEAiN-JACQUES    ROUSSEAU.  31 

bout  de  ce  temps,  il  se  trouvait  si  las  des  ajourne- 
ments et  des  controverses  qu'il  se  rendit,  ou  feignit 
de  se  rendre ,  et  il  fut  admis  à  faire  cet  acte  d'abju- 
ration, si  important  pour  un  homme  sérieux,  et  qui 
le  fut  si  peu  pour  lui.  La  cérémonie  eut  lieu  le 
23  août.  On  développa,  à  cette  occasion,  les  pompes 
du  culte.  Comme  Henri  IV,  dit-il,  il  eut  à  répondre 
à  l'inquisiteur  de  la  foi.  Les  questions  qui  devaient 
lui  être  faites  étant  dictées  par  le  rituel ,  il  est  peu 
probable  qu'on  en  ait  inventé,  tout  exprès  pour  lui, 
d'odieuses  et  de  contraires  à  l'enseignement  catho- 
lique. Enfin,  s'il  ne  se  calomnie  pas  lui-même  après 
coup ,  il  sortit  de  l'hôpital ,  à  peu  près  comme  il  y 
était  entré,  pas  beaucoup  plus  catholique,  malgré 
les  apparences,  faisant  assez  bon  marché  du  Pro- 
testantisme, quoiqu'il  y  soit  revenu  à  l'époque  où 
il  écrit  et  qu'il  s'en  félicite.  Il  avait  fait,  dit-il, 
l'acte  d'un  bandit. 

Il  avait  hâté  sa  conversion .  afin  de  prendre  la  clé 
des  champs;  on  le  congédia  aussitôt  en  effet,  en  lui 
donnant  pour  viatique  une  petite  somme  d'un  peu 
plus  de  vingt  francs. 

C'était  la  misère  en  perspective,  mais  c'était  aussi 
la  liberté.  Ses  vingt  francs  ,  quoi  qu'il  en  pût  penser, 
n'étaient  pas  inépuisables.  Il  aurait  donc  dû  cher- 
cher une  occupation  pour  vivre  ;  il  préféra  courir  la 
ville,  en  visiter  les  monuments  et  les  curiosités.  La 
Chapelle  du  Roi  l'attirait  surtout,  tant  à  cause  de  la 
bonne  musique  qu'on  y  faisait,  que  par  l'espoir  d'y 
faire  la  conquête  de  quelque  jeune  princesse,  digne 
de  ses  hommages.  Mais  il  eut  beau  y  rêver  dans  son 
galetas  à  un  sou  par  nuit,  aucune  princesse  hélas! 
ne  jeta  sur  lui  ses  regards.  Cependant,  comme  il 
fallait  à  son  caractère  romanesque  un  aliment  quel- 


32  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


conque,  une  petite  marchande  lui  fournit  l'occasion 
d'échafauder  une  aventure  ,  ou  peut-être,  plus  simple- 
ment ,  celle  de  raconter  une  anecdote. 

Son  héroïne  d'alors  s'appelait  Mme  Bazile.  Il  en 
avait  été  bien  accueilli,  lorsque,  à  bout  de  finances, 
il  allait  de  boutique  en  boutique ,  offrant  de  graver 
pour  quelques  sous  des  chiffres  ou  des  armoiries  sur 
de  la  vaisselle.  Elle  lui  avait  donné  à  déjeuner,  lui 
avait  fait  raconter  son  histoire  ;  de  plus  elle  était 
jeune  et  jolie;  il  n'en  fallait  pas  tant  pour  enflammer 
le  cœur  de  Jean-Jacques.  Cependant,  toutes  ses 
ardeurs  n'aboutirent  qu'à  une  main  légèrement 
pressée  sur  les  lèvres,  et  à  un  renvoi  bien  condi- 
tionné de  la  part  du  mari.  La  dame  était-elle  plus 
sage  que  son  amant ,  ou  dédaigna-t-elle  une  passion 
si  mal  exprimée?  Toutes  ces  histoires,  souvent  ridi- 
cules et  presque  toujours  obscènes,  se  renouvellent 
à  chaque  instant,  et  forment  pour  ainsi  dire  le  fond 
de  la  vie  de  notre  personnage.  Elles  montrent  le 
cours  habituel  de  ses  idées ,  son  imagination  dé- 
voyée ,  le  dévergondage  de  ses  pensées.  S'il  nous 
fallait  les  répéter  toutes  ,  avec  les  développements 
qu'y  donne  leur  héros  (celle-ci ,  par  exemple,  com- 
prend douze  à  quinze  pages),  notre  ouvrage,  au 
moins  dans  sa  première  partie,  courrait  le  risque  de 
ressembler  à  un  recueil  de  contes  galants  plutôt  qu'à 
une  histoire  sérieuse ,  et  la  vie  du  philosophe  de 
Genève  ne  serait  bientôt  plus  que  celle  d'unlovelace 
imbécile,  qui  ne  sait  seulement  pas  tirer  parti  de 
ses  bonnes  fortunes. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  fallait  vivre.  Tel  était,  et  tel 
sera  plus  d'une  fois  le  mot  de  la  situation  de  Rous- 
seau. Sans  moyens  d'existence  et  incapable  peut- 
être  de  se  plier  aux   exigences  d'une  position  régu- 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  33 

- 

lière,  il  devait  retomber  d'autant  plus  souvent  dans 
les  incertitudes  des  professions  de  hasard  que,  si  la 
fortune  ou  la  Providence  lui  venaient  en  aide,  il 
n'avait  rien  de  plus  pressé,  par  inconstance,  par 
maladresse,  par  étourderie,  par  orgueil,  que  de 
quitter  un  état  passable,  au  risque  de  l'échanger 
contre  un  pire. 

III 

Cette  fois  il  dut  s'estimer  heureux  d'entrer,  en 
qualité  de  laquais,  chez  la  comtesse  de  Vercellis.  A 
ce  nom  de  comtesse,  il  se  crut  enfin  tout  de  bon 
dans  les  hautes  aventures;  mais  la  réalité  ne  répon- 
dit pas  encore  à  ses  rêves. 

Mme  de  Vercellis  était  une  femme  d'esprit  et  de 
sens.  D'après  Rousseau,  elle  composait  des  lettres 
dignes  de  Mmo  de  Se  vigne  ;  mais  comme  une  mala- 
die cruelle,  et  qui  devait  promptement  la  conduire 
au  tombeau,  l'empêchait  de  les  écrire  elle-même, 
elle  était  forcée  de  les  dicter.  Son  jeune  laquais  eut 
la  faveur,  tout  en  restant  laquais,  d'être  choisi  pour 
être  son  secrétaire.  Cette  fonction,  qui  convenait  à 
merveille  à  Jean-Jacques,  lui  donna  l'occasion  d'ap- 
précier les  qualités  de  sa  nouvelle  maîtresse.  Elle 
avait  non  seulement  des  talents  littéraires,  mais,  ce 
qui  vaut  mieux,  une  âme  élevée  et  forte,  et  une 
piété  si  bien  entendue  qu'elle  lui  rendit  la  religion 
catholique  aimable,  par  la  sérénité  avec  laquelle 
elle  en  remplit  jusqu'à  la  fin  les  devoirs,  au  milieu 
de  souffrances  atroces,  sans  néslisrence  et  sans 
affectation.  Mais,  car  il  faut  toujours  qu'il  y  ait  un 
mais,  elle  joignait  à  ces  qualités  supérieures  un  défaut 
grave,  elle  manquait  de  sensibilité.  Elle  était  bonne 


34  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

sans  doute  et  elle  faisait  beaucoup  de  bien,  mais 
elle  le  faisait  surtout  par  devoir.  Quoique  ce  soit  au 
fond  l'essentiel,  cela  ne  pouvait  convenir  à  Jean- 
Jacques,  car  c'était  justement  l'opposé  de  son  carac- 
tère et  de  son  système.  Elle  parut  pourtant  s'inté- 
resser à  lui  et  le  questionna  ;  mais  lui,  qui  avait  besoin 
d'affection  et  de  tendresse,  ne  trouvant  qu'une  bien- 
veillance sèche  et  froide,  resta  froid  aussi  et  tint 
son  cœur  fermé.  Et  puis  elle  avait  des  domestiques 
si  empressés  à  la  flatter  et  à  l'exploiter!  Rousseau, 
à  qui  ces  manœuvres  ne  convenaient  pas,  y  gagna 
leur  antipathie  et  fut  le  seul  qui  ne  figura  pas  sur 
son  testament.  Quand  elle  mourut,  son  neveu  lui 
laissa  pourtant  l'habit  neuf  qu'il  portait,  et  lui 
donna,  en  le  congédiant,  une  somme  de  30  livres. 
Jean-Jacques  était  resté  là  trois  mois  ;  c'étaient  trois 
mois  de  pris  sur  la  misère  et  sur  la  faim. 

Ici  se  place  un  épisode  que  Rousseau  raconte 
avec  toutes  les  démonstrations  du  repentir.  Il  l'estime 
le  plus  grand  et  presque  le  seul  crime  de  sa  vie. 
Après  quarante  ans,  sa  conscience  en  est  encore 
chargée  et  l'amertume  de  ses  remords  est  aussi  cui- 
sante que  le  premier  jour.  De  quoi  s'agit-il  donc? 
Du  vol  d'un  bout  de  ruban1.  Il  est  vrai,  comme  il 
le  dit,  que  ce  vol  fut  accompagné  de  circonstances 
qui  en  augmentèrent  singulièrement  la  gravité. 

Après  la  mort  de  Mm0  de  Vercellis,  ce  ruban  fut 
trouvé  en  sa  possession.  Il  lui  était  impossible  de 
nier  ;  il  ne  vit  rien  de  mieux,  pour  s'excuser,  que 
de  rejeter  la  faute  sur  une  jeune  servante.  C'est 
Marion.    dit-il,    qui  me  l'a  donné.    La  pauvre    fille 


1.  Quelques-uns  prétendent,   |   ne  voyons  pas  bien  sur  quelles 
du  vol    d'un  diamant.  Nous      autorités. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  35 

reste  interdite,  pleure,  se  défend  de  son  mieux,  fait 
appel  aux  bons  sentiments  de  son  accusateur  ;  tout 
est  inutile,  et  celui-ci,  avec  une  impudence  infernale, 
ne  craint  pas  de  déshonorer  une  fille  innocente  et 
soutient  audacieusement  sa  déclaration. 

Cette  action  atroce,  ce  noir  forfait,  ne  fut  pour- 
tant pas  sans  excuse.  «  Jamais,  dit  Rousseau,  la 
méchanceté  ne  fut  plus  loin  de  moi  que  dans  ce 
cruel  moment...  Mon  cœur  fut  déchiré,  mais  la  pré- 
sence de  tant  de  monde  fut  plus  forte  que  mon 
repentir.  Je  craignais  peu  la  punition,  je  ne  crai- 
gnais que  la  honte  ;  mais  je  la  craignais  plus  que  la 
mort,  plus  que  le  crime,  plus  que  tout  au  monde.  » 

Sans  nous  engager  dans  des  comparaisons  diffi- 
ciles, nous  pourrions  nous  demander  si  cette  action, 
toute  noire  qu'elle  est,  est  bien  la  plus  coupable  de 
cette  vie  que  nous  trouverons  si  souvent  honteuse 
et  méprisable.  Nous  aimons  mieux  laisser  à  la  suite 
de  cette  histoire  le  soin  de  faire  la  réponse,  et,  sans 
trop  rechercher  les  notes  détonnantes  et  les  pointes 
d'orgueil  qui  pénètrent  jusque  dans  ces  aveux  humi- 
liants, reconnaître  que  des  regrets  si  amers  doivent 
désarmer  la  critique  et  disposer  à  l'indulgence. 


CHAPITRE   IIÏ 

Du  mois  de  novembre  1728  au  mois 
d'avril  1731  *. 


Sommaire  :  I.  L'abbé  Gaime.  —  Rousseau  entre  au  service  de  la 
famille  de  Gouvon.  —  11  fait  la  connaissance  de  Bâcle  et  part  avec  lui. 

II.  Retour  de  Rousseau  auprès  de  Mme  de  Warens.  —  Son  genre  de 
vie  chez  Mme  de  Warens.  ~-  Son  témoignage  à  propos  d'un  miracle 

III.  Rousseau  est  mis  au  séminaire.  —  L'abbé  Gatier.  —  Rousseau 
sort  du  séminaire.  —  Mme  de  Warens  veut  faire  de  lui  un  musicien.  — 
Liaison  avec  Venture.  —  Voyage  de  Rousseau  à  Lyon.  —  Son  retour  à 
Annecv. 


Pendant  quelques  semaines,  c'est-à-dire  à  peu 
près  aussi  longtemps  que  purent'durer  les  30  francs, 
Jean-Jacques  mena  une  vie  d'oisiveté  et  de  désœu- 
vrement. On  peut  imaginer  quelles  images  et  quels 
rêves  peuplèrent  alors  son  esprit.  Ce  sujet  nous  est 
connu  ;  ne  serait-ce  que  par  respect  pour  nos  lec- 
teurs, nous  aimons  mieux  ne  pas  y  insister. 

Mais  ce  temps,  mal  employé  au  point  de  vue 
moral,  le  fut-il  mieux  au  point  de  vue  des  idées  ? 
Rousseau  en  paraît  convaincu ,  et  insiste  avec  com- 
plaisance sur  un  autre  sujet,  qui  mérite  en  effet 
toute  notre  attention.  Pendant  qu'il  était  à  l'hôpital 
de  Turin,  il  avait  fait  la  connaissance  d'un  honnête 
ecclésiastique,  l'abbé  Gaime,  et  avait  trouvé  moyen 
de   le  consulter  en   secret.    Le  jeune  abbé,    dit-il, 

1.  Confessions,  liv.  III. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  37 

favorisa  même  son  évasion,  au  risque  de  se  faire  un 
dangereux  ennemi.  Cela  parait  peu  croyable,  par 
la  raison  que,  même  en  s'en  rapportant  aux  Con- 
fessions, il  n'y  eut  pas  d'évasion.  Quoi  qu'il  en  soit, 
Jean-Jacques  fut  heureux  de  retrouver  son  abbé 
dans  la  ville,  au  moment  de  son  besoin,  et  se  lia 
avec  lui  plus  intimement. 

Est-ce  dans  l'intention  de  faire  son  éloge  qu'il  en 
a  fait  le  portrait  que  nous  lisons  dans  les  Confes- 
sions?  mais  aucun  prêtre,  à  .  coup  sûr,  ne  serait 
tlatté  de  lui  ressembler;  et,  chose  particulièrement 
grave,  celui-là,  qui  a  réellement  existé,  ne  rappelle 
nullement  les  traits  qu'en  a  dounés  Rousseau. 

La  vie  de  l'abbé  Gaime  a  pu  en  effet  être  recons- 
tituée. Nous  y  voyons  un  prêtre  instruit,  honoré  de 
l'estime  de  son  êvèque,  appelé  successivement  à 
remplir  plusieurs  charges  qu'on  n'aurait  certaine- 
ment pas  confiées  à  un  ecclésiastique  mal  famé,  un 
prêtre  enfin  n'ayant  nulle  part  laissé  de  traces  du 
plus  léger  scandale  de  mœurs. 

Lisons  maintenant  les  Confessio?is  :  l'abbé  Gaime, 
qui  était  Savoyard,  aurait  été  obligé  de  s'expatrier, 
à  cause  d'une  certaine  aventure  de  jeunesse  qui 
l'aurait  mis  mal  avec  son  évêque.  Plein  de  bon 
sens,  de  lumières,  de  probité  dans  la  conduite 
ordinaire  de  la  vie,  il  était,  quoique  prêtre,  ou  plu- 
tôt, parce  qu'il  était  prêtre,  beaucoup  moins  à  l'aise 
sur  les  questions  de  dogmes  et  de  religion.  Que  de 
réserves  alors,  que  de  réticences  !  C'est  qu'en  effet 
s'il  pouvait  prétendre  au  titre  de  philosophe  païen, 
peut-être  à  celui  d'honnête  homme  selon  le  monde, 
il  lui  manquait,  pour  être  un  bon  prêtre,  ou  simple- 
ment un  chrétien,  une  qualité  essentielle,  la  foi.  On 
peut  même  dire  qu'il  lui  manquait  deux  qualités,  car 


38  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

«  il  n'était  pas  bien  corrigé  du  défaut  qui  jadis  lui 
avait  attiré  sa  disgrâce.  » 

Pourquoi  ce  petit  roman,  qu'en  bon  français,  il 
est  permis  d'appeler  une  calomnie  ?  Le  motif  prin- 
cipal est  sans  doute,  chez  l'auteur,  le  désir  d'avoir 
un  type  pour  son  Vicaire  savoyard.  Faute  de  le 
rencontrer  sous  sa  main,  il  a  jugé  à  propos  de  le 
prendre  dans  son  imagination.  Mais  alors,  à  quoi 
bon  suivre  Rousseau  dans  les  détails  qu'il  donne? 
Est-ce  qu'on  a  à  s'occuper  d'un  être  imaginaire? 
Nous  n'aurions,  en  effet,  qu'à  le  laisser  de  côté  ; 
mais  il  faut  remarquer  que,  par  la  publication  de 
Y  Emile,  cet  être  a  acquis,  sous  le  nom  de  Vicaire 
savoyard,  une  sorte  de  réalité  conventionnelle  qui 
a  fait  de  lui  un  des  personnages  les  plus  connus  de 
l'histoire  moderne. 

Qu'est-ce  donc  que  ce  prêtre,  selon  Rousseau,  qui, 
après  un  long  interdit,  dit  la  messe  avec  plus  de 
vénération  que  jamais,  qui,  avec  cela,  n'est  pas 
croyant,  et  qui  pourtant  n'est  ni  faux,  ni  hypocrite. 
Mais,  s'il  n'était  hypocrite,  prêcherait-il,  professe- 
rait-il par  tous  les  actes  de  sa  vie  une  religion  à 
laquelle  il  ne  croit  pas  ?  Réunirait-il,  s'il  était  sin- 
cère, les  dehors  et  les  avantages  d'une  doctrine 
qu'il  considère  comme  erronée  avec  les  opinions 
d'une  philosophie  qu'il  est  obligé  de  garder  pour 
lui.  Jean-Jacques  n'en  demanda  pas  si  long  et  se  fit 
le  disciple  et  l'ami  de  ce  singulier  docteur1. 

L'abbé   Gaime,    en   stratégiste  intelligent,    com- 

1.  Voir,  pour   ce   qui  con-    j  du  Vicaire  savoyard.   Pour  les 


cerne  l'abbé  Gaime,  outre  le 
livre  III  des  Confessions,  VÉ- 
mile,  livre  IV,  au  préambule  et 
à  la  fin  de  la  Profession  de  foi 


rectifications  à  faire  aux  ré- 
cits de  Rousseau,  voir  Mu- 
gnier,  ch.  il  et  m. 


DE    JEA>T-JACQUES    ROUSSEAU.  39 

mença  par  étudier  le  caractère  du  sujet  auquel  il 
s'intéressait.  Il  vit.  que  la  mauvaise  fortune  avait 
déjà  flétri  son  cœur,  que  l'opprobre  avait  abattu 
son  courage,  que  l'oubli  de  toute  religion  l'avait 
plus  d'à  moitié  conduit  à  l'oubli  de  ses  devoirs  ; 
mais  il  vit  aussi  que  le  mal  n'était  pas  absolument 
consommé,  crue  le  jeune  homme  n'était  pas  d'une 
mauvaise  nature ,  qu'il  avait  des  connaissances  et 
que  son  àme  avait  encore  tout  son  ressort.  Il  entre- 
prit de  rendre  à  la  vertu  cette  victime  destinée  à 
l'infamie.  Il  accueillit  le  malheureux  en  ami,  par- 
tagea avec  lui  son  nécessaire,  fit  en  sorte  de  gagner 
sa  confiance  et  répondit  à  ses  confidences  par  des 
confidences  semblables.  Mais,  dit  Rousseau,  «  ce 
qu'il  y  avait  en  moi  de  plus  difficile  à  détruire, 
c'était  une  orgueilleuse  misanthropie,  une  certaine 
aigreur  contre  les  riches  et  les  heureux  du  monde, 
comme  s'ils  l'avaient  été  à  mes  dépens  et  que  leur 
prétendu  bonheur  eût  été  usurpé  sur  le  mien.  » 
Retenons  ces  paroles,  elles  sont,  pour  ainsi  dire, 
tout  le  caractère  de  Rousseau  et  l'explication  d'une 
grande  partie  de  sa  vie. 

Il  fut,  dit-il,  peu  sensible  pour  l'heure  aux  leçons 
de  l'abbé,  mais  elles  se  développèrent  plus  tard,  et 
il  leur  attribue  les  fruits  de  vertu  et  de  religion 
qu'il  produisit  quand  il  fut  devenu  philosophe.  Il 
est  trop  tôt  de  discuter  les  vertus  et  la  religion  de 
Rousseau.  Bornons-nous,  pour  le  moment,  à  cons- 
tater qu'en  supposant  qu'il  ait  été  à  l'école  de 
l'abbé  Gaime,  son  enseignement  ne  dut  pas  être  tel 
qu'il  le  rapporte. 

Malgré  son  aventure  avec  Marion ,  Jean-Jacques 
avait  laissé  de  bons  souvenirs  chez  Mmc  de  Vercellis. 
Il  avait  été  attentif  auprès    de  la   vieille   dame ,    et 


40  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

son  neveu  voulut  reconnaître  ses  services ,  en  lui 
procurant  une  nouvelle  position.  Celle  qui  lui  fut 
offerte  était  encore  une  place  de  laquais,  mais  elle 
lui  laissait  l'espérance  de  s'élever  plus  haut.  L'es- 
pérance, c'était  beaucoup  pour  Jean-Jacques;  d'ail- 
leurs, il  n'avait  pas  le  choix,  il  accepta. 

Le  comte  de  Gouvon,  son  nouveau  maître,  était 
un  vieillard  excellent,  qui  traita  le  jeune  homme 
avec  des  égards  tout  particuliers,  ne  lui  laissant 
guère  de  la  domesticité  que  le  titre  et  quelques 
services  d'intérieur.  S'il  eut  un  reproche  à  se  faire, 
ce  fut  de  l'avoir  traité  trop  bien  ,  et  de  l'avoir  ainsi 
exposé  aux  dangers  de  l'oisiveté.  Rousseau  dit  qu'il 
n'en  abusa  pas,  et  qu'il  profita  de  ses  loisirs  pour 
aller  chez  son  cher  abbé  Gaime. 

Mais  le  comte  avait  une  petite-fille,  Mlle  de  Breil; 
ce  fut  déjà  une  pierre  d'achoppement.  Les  distances 
sociales  ne  permettaient  pas  au  laquais  de  manifester 
ses  sentiments.  Cependant  une  occasion  s'étant  of- 
ferte à  lui  de  montrer  que,  par  ses  connaissances, 
il  était  bien  au-dessus  de  la  condition  de  valet,  et 
M1U  de  Breil  en  ayant  paru  satisfaite,  cette  simple 
attention  lui  causa  un  tel  trouble  qu'il  ne  pouvait 
lui  verser  à  boire  sans  répandre  le  liquide  sur  la 
nappe.  On  aurait  pu  le  chasser;  on  préféra  ne  rien 
voir,  mais  on  lui  donna  un  autre  service.  De  cette 
façon,  grâce  à  la  modestie  de  la  jeune  fille,  au  tact 
et  à  la  sagesse  de  la  mère,  on  tira,  tant  bien  que 
mal,  le  pauvre  Jean-Jacques  de  ce  faux  pas. 

On  ne  s'en  tint  pas  là,  et  puisqu'il  avait  fait 
preuve  d'esprit  et  de  savoir,  on  entreprit  de  pousser 
son  instruction.  L'abbé  de  Gouvon,  fils  cadet  du 
comte,  était  destiné  par  sa  famille  à  l'épiscopat;  il 
avait  des  connaissances ,  de   la  littérature ,  du  goût 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  41 

et  un  grand  fonds  de  bonté  ;  il  attacha  Jean-Jacques 
à  sa  personne  et  voulut  se  faire  lui-même  son  pro- 
fesseur. Il  l'appelait  auprès  de  lui  pendant  les  ma- 
tinées presque  entières,  tantôt  lui  expliquant  Virgile, 
ce  qui  était  un  peu  fort  pour  lui,  car  il  avoue  qu'il 
n'a  jamais  bien  su  le  latin,  tantôt  lui  faisant  écrire 
sous  sa  dictée  ou  copier  des  lettres,  exercice  qui  lui 
fut  utile  et  lui  apprit  l'italien  dans  toute  sa  pureté. 
Rousseau  ne  trouvait  pas  seulement  là  des  faci- 
lités singulières  pour  continuer  son  instruction,  déjà 
tant  de  fois  ébauchée,  et  par  tant  de  méthodes; 
mais  il  était  évident  qu'on  avait  des  vues  sur  lui,  et 
qu'on  voulait  le  pousser  dans  le  monde.  La  maison 
de  Solar,  une  des  premières  du  Piémont,  qui  avait 
pour  chef  le  comte  de  Gouvon ,  était  parfaitement 
en  état  de  le  faire.  «  Ce  temps,  dit  Rousseau,  fut 
celui  de  ma  vie  où,  sans  projets  romanesques,  je 
pouvais  le  plus  raisonnablement  me  livrer  à  l'espoir 
de  parvenir.  M.  l'abbé,  très  content  de  moi,  le 
disait  à  tout  le  monde,  et  son  père  m'avait  pris 
dans   une   affection   si    singulière   que  le   comte   de 

Favria  m'apprit  qu'il  avait  parlé  de  moi  au  Roi 

Autant  que  j'ai  pu  juger  des  vues  qu'on  avait  sur 
moi  par  quelques  mots  lâchés  à  la  volée ,  et  aux- 
quels je  n'ai  réfléchi  qu'après  coup,  il  m'a  paru  que 
la  maison  de  Solar,  voulant  courir  la  carrière  des 
ambassades,  et  peut-être  s'ouvrir  de  loin  celle  du 
ministère,  aurait  été  bien  aise  de  se  former  d'avance 
un  sujet  qui  eût  du  mérite  et  des  talents,  et  qui, 
dépendant  uniquement  d'elle,  eût  pu,  dans  la  suite, 
obtenir  sa  confiance  et  la  servir  utilement.  Ce  projet 
était  trop  sensé  pour  ma  tête  et  demandait  un  trop 
long  assujettissement.  Ma  folle  ambition  ne  cher- 
chait la  fortune    qu'à  travers    les    aventures:   et  ne 


42  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

voyant  point  de  femme  à  tout  cela,  cette  manière 
de  parvenir  me  paraissait  lente,  pénible  et  triste; 
tandis  que  j'aurais  dû  la  trouver  d'autant  plus  ho- 
norable et  sûre  que  les  femmes  ne  s'en  mêlaient 
pas.  » 

Il  fallait  être  fou  pour  laisser  échapper,  de  gaité 
de  cœur,  une  telle  occasion.  Rousseau  eut  cette 
folie;  il  l'eut  complète;  il  l'eut  préméditée;  il  l'eut 
malgré  ses  dix-sept  ans  et  les  nombreuses  déceptions 
qu'il  avait  déjà  éprouvées.  Ce  ne  fut  pas  sans  peine 
qu'il  lassa  la  générosité  de  ses  bienfaiteurs;  mais  il 
fit  tant  et  si  bien  qu'il  trouva  le  moyen  de  se  faire 
chasser  ignominieusement,  et  qui  plus  est,  qu'il  en 
fut  fier  comme  d'un  triomphe.  Il  appelle  cela  «  un 
de  ces  traits  caractéristiques  qui  lui  sont  propres;  » 
il  est  triste  de  se  distinguer  par  de  semblables  traits. 

La  cause  ou  l'occasion  de  cette  nouvelle  sottise 
fut  un  jeune  homme,  nommé  Bâcle,  avec  qui  il 
avait  été  autrefois  en  apprentissage.  C'était  un  garçon 
très  amusant,  plein  de  saillies  bouffonnes,  que  son 
âge  rendait  agréables.  Aussitôt,  il  s'engoua  de 
M.  Bâcle;  mais  il  s'en  engoua  au  point  de  ne  pouvoir 
le  quitter.  Bâcle  allait  partir  bientôt  pour  Genève; 
il  fallait  mettre  à  profit  le  temps  qu'il  leur  restait  à 
passer  ensemble.  Bâcle  d'ailleurs  obséda  si  bien  son 
ami  qu'on  lui  défendit  la  porte  de  l'hôtel.  Ce  fut  alors 
au  tour  de  Jean-Jacques  de  s'absenter  les  journées 
entières.  On  lui  fit  des  réprimandes,  il  y  fut  sourd  ; 
on  le  menaça  de  le  congédier;  il  vit  là  surtout  un 
moyen  d'accompagner  son  cher  Bâcle.  Il  y  en  avait 
de  plus  convenables;  il  préféra  le  plus  odieux. 

Enfin  il  partit ,  sans  dire  adieu  à  personne,  pas 
même  au  bon  abbé  qui  l'avait  comblé  de  son  affec- 
tion et  de    ses  bienfaits ,  plus  riche  de  projets  que 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  43 

d'écus,  et  songeant  bien  plutôt  à  prolonger  son 
voyage  qu'à  atteindre  un  but  quelconque.  A  cet 
effet,  nos  deux  sages  s'avisèrent  d'un  moyen  assez 
original  et  qui  montre  bien  leur  étourderie. 

L'abbé  de  Gouvon  avait  fait  présent  à  Jean- 
Jacques  d'une  petite  fontaine  de  Héron  Celui-ci  s'en 
était  beaucoup  amusé;  les  deux  amis  pensèrent  ju- 
dicieusement que  tout  le  monde  s'en  amuserait  de 
même ,  et  fondèrent  sur  ce  fragile  appareil  l'édifice 
de  leur  fortune.  Ils  devaient,  dans  chaque  village, 
rassembler  les  paysans,  et  ne  doutaient  pas  que, 
sans  avoir  autre  chose  à  débourser  que  l'eau  de  leur 
fontaine  et  le  vent  de  leurs  poumons ,  ils  recueil- 
leraient en  échange  le  couvert,  la  nourriture  et  le 
reste.  Cette  vie  de  bohémiens  leur  semblait  pleine 
de  séductions.  Ils  comptaient  bien  la  poursuivre  en 
Piémont,  en  Savoie,  en  France ,  par  toute  la  terre. 
Il  est  assez  inutile  de  dire  que  la  fameuse  fontaine 
ne  produisit  pas  les  effets  merveilleux  qu'ils  en  at- 
tendaient. Elle  amusait  parfois,  dans  les  cabarets, 
les  hôtesses  et  les  servantes:  mais  il  n'en  fallait  pas 
moins  payer  en  sortant.  Enfin,  à  force  de  la  montrer, 
eux-mêmes  finirent  par  s'en  ennuyer,  et  un  jour 
qu'elle  se  cassa,  ils  en  jetèrent  joyeusement  les 
morceaux  et  se  trouvèrent  allégés  d'autant.  Ce  petit 
accident  dut  leur  faire  comprendre  qu'il  était  bon 
de  marcher  un  peu  plus  droit  vers  le  terme.  Le 
terme  pour  Rousseau ,  c'était  Mmc  de  Warens  :  mais 
il  lui  fallait  auparavant  se  débarrasser  de  Bâcle. 
Celui-ci  lui  en  épargna  la  peine,  et  en  entrant  à 
Annecy,  lui  dit:  Te  voilà  chez  toi,  l'embrassa,  fit 
une  pirouette  et  partit.  Ces  deux  amis  s'oublièrent 
dès  lors  complètement.  Leur  intimité  avait  duré  six 
semaines. 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


II 


Mm0  de  Warens  avait  été  tenue  à  peu  près  au 
courant  de  l'existence  mouvementée  de  son  protégé. 
Elle  l'avait  notamment  félicité  de  son  entrée  chez 
le  comte  de  Gouvon,  et  lui  avait  donné,  à  cette 
occasion,  les  conseils  les  plus  sages.  Que  dirait-elle 
quand  elle  apprendrait  qu'il  avait  quitté  cette  excel- 
lente famille  ?  Il  ne  craignait  certes  pas  qu'elle  lui 
fermât  sa  porte  ;  mais  la  seule  pensée  de  lui  causer 
un  chagrin  lui  était  insupportable. 

Un  instant  suffit  pour  le  rassurer.  Quels  ne  furent 
pas  ses  transports  quand  il  la  revit!  Il  se  précipita 
à  ses  pieds;  il  colla  sa  bouche  sur  sa  main.  Et  elle, 
d'un  ton  caressant  :  «  Pauvre  petit,  lui  dit-elle,  te 
revoilà  donc  !  Je  savais  bien  que  tu  étais  trop  jeune 
pour  ce  voyage.  Je  suis  bien  aise. au  moins  qu'il 
n'ait  pas  aussi  mal  tourné  que  j'avais  craint.  »  Puis 
elle  lui  fit  raconter  son  histoire. 

Il  fut  question  du  gite.  On  avait  trouvé,  un  an 
auparavant,  qu'elle  ne  pouvait  convenablement  rece- 
voir chez  elle  un  jeune  homme  de  seize  ans;  main- 
tenant qu'il  en  allait  avoir  dix-sept,  la  même  raison 
ne  prévalut  plus,  et,  la  femme  de  chambre  entendue, 
il  fut  décidé  qu'il  resterait.  «  On  dira  ce  qu'on 
voudra,  déclara  Mm0  de  Warens  ;  mais  puisque  la 
Providence  me  le  renvoie,  je  suis  déterminée  à  ne 
pas  l'abandonner.  » 

Il  ne  resta  pourtant  chez  elle,  au  moins  cette  fois, 
que  peu  de  temps  ;  mais  il  y  revint  à  plusieurs 
reprises.'  L'enthousiasme  avec  lequel  il  peint  la  vie 
qu'il  mena  alors  doit  s'appliquer  également  aux 
divers  séjours  qu'il  fit  dans  sa  maison. 


DE  JEAN- JACQUES  ROUSSEAU.  45 

Il  la  loue  de  lui  avoir  révélé  la  sensibilité  de  son 
propre  cœur;  il  lui  fait  ici  trop  d'honneur;  il  n'a- 
vait besoin  d'aucune  révélation  à  cet  égard.  Il 
décrit  longuement  ses  sentiments  envers  elle;  mais, 
malgré  sa  finesse  d'analyse,  il  ne  peut  trouver  de 
mots  pour  les  exprimer.  Etait-ce  l'affection  d'un 
fils  pour  sa  mère?  Il  le  dit,  et  les  noms  qu'ils  se 
donnaient  :  maman,  petit,  sembleraient  confirmer 
cette  idée,  si  la  suite  ne  l'avait  tristement  démentie. 
«  Elle  fut  pour  moi,  dit-il ,  la  plus  tendre  des 
mères...  Jamais  elle  n'imagina  de  m'épargner  les 
baisers  ni  les  plus  tendres  caresses  maternelles  ;  » 
mais  qu'il  n'ajoute  pas  :  «  Et  jamais  il  n'entra  dans 
mon  cœur  d'en  abuser.  »  L'abus  devint  assez  fla- 
grant pour  démontrer  qu'il  est  dangereux  à  une 
jeune  femme  de  faire  trop  la  maman  avec  un  jeune 
homme  qui  n'est  pas  son  fils. 

Qu'il  ne  parle  donc  pas  de  son  innocence.  Les 
vices  honteux  auxquels  il  se  livrait  sans  frein,  aux 
dépens  de  sa  santé,  les  excitations  qu'il  se  plaisait 
à  rechercher  dans  les  souvenirs  et  les  caresses  de 
Mme  de  Warens,  ne  sont-ils  pas  le  contraire  de  l'in- 
nocence? 

Comment  en  aurait-il  pu  être  autrement?  Par  le 
fait,  Mmc  de  Warens  remplissait  littéralement  son 
existence.  Il  ne  vivait  que  par  elle  et  pour  elle  :  la 
belle  chambre  qu'il  occupait,  en  face  de  la  cam- 
pagne, était  un  de  ses  nombreux  bienfaits;  les  bons 
diners  qu'il  faisait,  et  qui  lui  auraient  semblé  bien 
longs  sans  sa  chère  présence,  étaient  un  moyen  de 
prolonger  les  doux  entretiens  avec  elle  ;  se  laissait- 
elle  aller  à,  la  rêverie,  il  restait  à  la  contempler,  et 
était  le  plus  heureux  des  hommes  ;  était-elle  pré- 
sente7Tl--^rurait  passé  Teternité  dans  sa  compagnie 


ïfi  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

sans  s'ennuyer;  était-elle  absente,  l'inquiétude,  le 
besoin  de  vivre  avec  elle  lui  donnaient  des  élans 
d'attendrissement  qui  souvent  allaient  jusqu'aux 
larmes.  Il  n'est  pas  d'extases,  il  n'est  pas  d'extra- 
vagances que  sa  passion  ne  lui  ait  inspirées. 

Voilà  pour  la  vie  de  l'imagination  et  de  la  sensi- 
bilité. C'était  la  principale  pour  Rousseau;  mais  ce 
ne  pouvait  être  l'unique;  d'autant  plus  que  Mmo  de" 
Warens,  on  le  sait,  n'était  rien  moins  que  contem- 
plative. Avec  son  amour  du  mouvement  et  son  acti- 
vité, elle  aurait  donné  de  l'occupation  à  cent  per- 
sonnes, et  elle  n'avait  que  trois  domestiques,  nombre 
plus  que  suffisant  pour  sa  maigre  fortune,  mais  qui 
était  petit  pour  ses  vastes  projets  et  sa  simple,  mais 
large  hospitalité.  Elle  dut  être  contente  d'avoir  une 
quatrième  personne  à  mettre  en  action.  «  Je  passais 
donc  mon  temps,  dit  Rousseau,  le  plus  agréable- 
ment du  monde,  occupé  des  choses  qui  me  plai- 
saient le  moins.  C'étaient  des  projets  à  rédiger,  des 
mémoires  à  mettre  au  net,  des  recettes  à  transcrire; 
c'étaient  des  herbes  à  trier,  des  drogues  à  piler, 
des  alambics  à  gouverner.  Tout  à  travers  tout  cela, 
venaient  des  foules  de  passants,  de  mendiants,  de 
visites  de  toute  espèce.  Il  fallait  entretenir  à  la  fois 
un  soldat,  un  apothicaire,  un  chanoine,  une  belle 
dame,  un  frère  lai.  Je  pestais,  je  grommelais,  je  jurais, 
je  donnais  au  diable  toute  cette  maudite  cohue.  Pour 
elle,  qui  prenait  tout  en  gaité,  mes  fureurs  la  fai- 
saient rire  aux  larmes  ;  et  ce  qui  la  faisait  rire 
encore  plus  était  de  me  voir  d'autant  plus  furieux 
que  je  ne  pouvais  moi-même  m'empècher  de  rire... 
Rien  de  ce  qui  se  faisait  autour  de  moi,  rien  de 
tout  ce  qu'on  me  faisait  faire  n'était  selon  mon 
goût  ;  mais  tout  était  selon  mon  cœur.  » 


DE    JEAN-JACQUES    RUISSEAU.  47 

Enfin  la  littérature  trouvait  encore  place  dans 
cette  existence  affairée.  Jean-Jacques  avait  beaucoup 
lu,  mais  sans  discernement.  L'abbé  de  Gouvon  lui 
avait  appris  à  profiter  de  ses  lectures;  grâce  à  lui, 
il  put  lire  avec  fruit  quelques  ouvrages  qu'il  trouva 
dans  sa  chambre.  Il  travailla  à  se  corriger  de  cer- 
taines locutions  vicieuses,  même  des  fautes  d'ortho- 
graphe, et  à  se  former  un  style  correct  et  élégant. 
Il  rendait  compte  de  ses  lectures  à  Mmc  de  Warens. 
Il  apprit  auprès  d'elle  à  bien  lire.  Elle  avait  l'esprit 
orné,  avait  été  en  relations  avec  plusieurs  hommes 
de  lettres,  avait  un  grand  usage  du  monde,  et 
même  quelque  habitude  de  la  Cour.  Quand  elle 
philosophait,  ce  qui  lui  arrivait  surtout  sur  les  sujets 
de  morale,  elle  se  perdait  bien  un  peu  dans  les 
espaces  ;  mais  quelques  tendres  baisers,  interrom- 
pant ses  tirades,  faisaient  prendre  patience  à  l'élève. 

«  Cette  vie,  dit  Rousseau,  était  trop  douce  pour 
durer...  Tout  en  folâtrant,  maman  m'étudiait,  m'ob- 
servait, m'interrogeait,  et  bâtissait  pour  ma  fortune 
force  projets  dont  je  me  serais  bien  passé.  »  Un  de 
ses  parents,  M.  d'Aubonne,  vieil  intrigant  débauché, 
l'aida  dans  ses  recherches.  Il  fit  venir  le  jeune 
homme,  le  fit  causer,  le  mit  à  son  aise,  et,  de  son 
examen,  résulta  cette  sentence,  qu'il  n'était  pas 
capable  de  grand'chose,  et  que,  faute  de  mieux,  on 
pourrait  essayer  d'en  faire  un  curé  de  campagne. 
Rousseau  trouva  naturellement  le  jugement  sévère; 
d'autres  pourraient  le  trouver  trop  favorable.  S'il 
faut,  en  effet,  de  l'instruction  pour  être  prêtre,  et 
Rousseau  était  très  capable  d'en  acquérir,  il  faut 
autre  chose  que  de  l'instruction. 

Ce  n'était  pas  la  première  fois  que  Jean-Jacques 
était  magistralement  taxé  d'ineptie,  ou  peu  s'en  faut. 


48  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

Tout  en  s'élevant  contre  cette  appréciation,  il  ne 
s'en  étonne  que  médiocrement  et  convient  que  sa 
tournure  d'esprit  y  pouvait  donner  lieu.  Le  juge- 
ment qu'il  porte  ici  sur  lui-même  est  intéressant  et 
mérite  d'être  rapporté. 

«  Deux  choses  presque  inalliables  s'unissent  en 
moi,  sans  que  j'en  puisse  concevoir  la  manière  :  un 
tempérament  très  ardent,  des  passions  vives,  impé- 
tueuses, et  des  idées  lentes  à  naître,  embarrassées, 
et  qui  ne  se  présentent  jamais  qu'après  coup.  Je 
sens  tout,  et  je  ne  vois  rien... 

«  Cette  lenteur  de  penser,  jointe  à  cette  vivacité 
de  sentir,  je  ne  l'ai  pas  seulement  dans  la  conversa- 
tion; je  l'ai  même  seul  et  quand  je  travaille.  Mes 
idées  s'arrangent  dans  ma  tète  avec  la  plus  incroyable 
difficulté;  elles  y  circulent  sourdement;  elles  y  fer- 
mentent jusqu'à  m'émouvoir,  m'échauffer,  me  don- 
ner des  palpitations  ;  et,  au  milieu  de  toute  cette 
émotion,  je  ne  vois  rien  nettement,  je  ne  saurais 
écrire  un  seul  mot;  il  faut  que  j'attende.  Insensible- 
ment, ce  grand  mouvement  s'apaise;  ce  chaos  se 
débrouille;  chaque  chose  vient  se  mettre  à  sa  place, 
mais  lentement  et  après  une  longue  et  confuse  agi- 
tation... 

«  De  là  vient  l'extrême  difficulté  que  je  trouve  à 
écrire.  Mes  manuscrits,  raturés,  barbouillés,  mêlés, 
indéchiffrables,  attestent  la  peine  qu'ils  m'ont  coûtés. 
Il  n'y  en  a  pas  un  qu'il  ne  m'ait  fallu  transcrire 
quatre  ou  cinq  fois,  avant  de  le  donner  à  la  presse. 
Je  n'ai  jamais  pu  rien  faire  la  plume  à  la  main,  vis- 
à-vis  d'une  table  et  de  mon  papier;  c'est  à  la  pro- 
menade, au  milieu  des  rochers  et  des  bois;  c'est  la 
nuit,  dans  mon  lit  et  durant  mes  insomnies,  que 
j'écris    dans    mon   cerveau;    l'on    peut    juger    avec 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  49 

quelle  lenteur,  surtout  pour  un  homme  absolument 
dépourvu  de  mémoire  verbale,  et  qui,  de  sa  vie, 
n'a  pu  retenir  six  vers  par  cœur.  Il  y  a  telle  de  mes 
périodes  que  j'ai  tournée  et  retournée  cinq  ou  six 
nuits  dans  ma  tête,  avant  qu'elle  lut  en  état  d'être 
mise  sur  le  papier.  De  là  vient  encore  que  je  réus- 
sis mieux  aux  ouvrages  qui  demandent  du  travail 
qu'à  ceux  qui  veulent  être  faits  avec  une  certaine 
légèreté,  comme  les  lettres,  genre  dont  je  n'ai  ja- 
mais pu  prendre  le  ton,  et  dont  l'occupation  me  met 
au  supplice.  Je  n'écris  point  de  lettres ,  sur  les 
moindres  sujets,  qui  ne  me  coûtent  des  heures  de 
fatigue;  ou  si  je  veux  écrire  de  suite  ce  qui  me 
vient,  je  ne  sais  ni  commencer  ni  finir;  ma  lettre 
est  un  long  et  confus  verbiage;  à  peine  m'entend- 
on,  quand  on  la  lit... 

«  Non  seulement  les  idées  me  coûtent  à  rendre; 
elles  me  coûtent  même  à  recevoir.  J'ai  étudié  les 
hommes,  et  je  me  crois  assez  bon  observateur.  Ce- 
pendant je  ne  sais  rien  voir  de  ce  que  je  vois;  je 
ne  vois  bien  que  ce  que  je  me  rappelle,  et  je  n'ai 
de  l'esprit  que  dans  mes  souvenirs... 

«  Si  peu  maître  de  mon  esprit,  seul  avec  moi- 
même,  qu'on  juge  de  ce  que  je  dois  être  dans  la 
conversation,  où,  pour  parler  à  propos,  il  faut  pen- 
ser à  la  fois  et  sur-le-champ  à  mille  choses.  La 
seule  idée  de  tant  de  convenances,  dont  je  suis  sûr 
d'oublier  au  moins  quelqu'une,  suffit  pour  m'intimi- 
der...  Dans  le  tête-à-tête,  il  y  a  un  autre  inconvé- 
nient, que  je  trouve  pire,  la  nécessité  de  parler 
toujours.  Quand  on  vous  parle,  il  faut  répondre  ;  et 
si  l'on  ne  dit  mot,  il  faut  relever  la  conversation. 
Cette  insupportable  contrainte  m'eût  seule  dégoûté 
de  la  société.  Je  ne  trouve  point  de  gène  plus  ter- 


50  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

bible  que  l'obligation  de  parler  sur-le-champ  et  tou- 
jours. Je  ne  sais  si  ceci  tient  à  ma  mortelle  aversion 
pour  tout  assujettissement ,  mais  c'est  assez  qu'il 
faille  absolument  que  je  parle,  pour  que  je  dise  une 
sottise  infailliblement... 

«  Ce  qu'il  y  a  de  plus  fatal  est,  qu'au  lieu  de  sa- 
voir me  taire  quand  je  n'ai  rien  à  dire,  c'est  alors 
que,  pour  payer  plus  tôt  ma  dette,  j'ai  la  fureur  de 
vouloir  parler.  Je  me  hâte  de  balbutier  prompte- 
ment  des  paroles  sans  idées,  trop  heureux  quand 
elles  ne  signifient  rien  du  tout.  En  voulant  vaincre 
ou  cacher  mon  ineptie,  je  manque  rarement  de  la 
montrer... 

«  Je  crois  que  voilà  de  quoi  faire  assez  com- 
prendre comment,  n'étant  pas  un  sot,  j'ai  cepen- 
dant souvent  passé  pour  l'être,  même  chez  des  gens 
en  état  de  bien  juger  ;  d'autant  plus  malheureux  que 
ma  physionomie  et  mes  yeux  promettent  davantage, 
et  que  cette  attente  frustrée  rend  plus  choquante 
aux  autres  ma  stupidité... 

((  Ce  détail,  qu'une  occasion  particulière  a  fait 
naître,  n'est  pas  inutile  à  ce  qui  doit  suivre.  Il  con- 
tient la  clé  de  bien  des  choses  extraordinaires  qu'on 
m'a  vu  faire  et  qu'on  attribue  à  une  humeur  sau- 
vage que  je  n'ai  point.  J'aimerais  la  société  comme 
un  autre,  si  je  n'étais  sûr  de  m'y  montrer,  non  seu- 
lement à  mon  désavantage ,  mais  tout  autre  que  je 
ne  suis.  Le  parti  que  j'ai  pris,  d'écrire  et  de  me  ca- 
cher, est  précisément  celui  qui  me  convient.   » 

On  nous  pardonnera  cette  longue  citation  en  rai- 
son de  son  importance.  Outre  qu'on  y  peut  voir 
l'explication  des  habitudes  et  de  la  vie  de  Rousseau, 
elle  ouvre  sur  son  tempérament  littéraire  des  aper- 
çus généraux  sur  lesquels  nous  aurons  à  revenir. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  51 

Pendant  qu'il  était  à  Annecy  (septembre  1729  .  il 
y  arriva  un  petit  événement  qui  se  rattache  à  son 
histoire  par  certains  côtés  intéressants.  Le  feu  ayant 
pris  au  four  des  Cordeliers ,  menaçait  déjà  la  mai- 
son où  il  demeurait  avec  Mme  de  Warens,  lorsque 
survint  Mgr  de  Bernex.  L'évêque  s'étant  mis  à  ge- 
noux, grâce  à  ses  prières,  le  vent  changea  tout  d'un 
coup  et  le  mal  fut  conjuré.  On  cria  au  miracle,  et, 
en  1742,  quand  il  fut  question  d'écrire  la  vie  de 
Mgr  de  Bernex,  l'auteur  en  appela  au  témoignage 
de  Rousseau.  Celui-ci,  s'exécutant  de  bonne  grâce, 
donna  par  écrit  la  déclaration  la  plus  formelle. 
«  C'est  un  fait,  dit-il,  connu  de  tout  Annecy,  et  que 
moi ,  écrivain  du  présent  mémoire  .  ai  vu  de  mes 
propres  yeux1.  » 

Sans  examiner  l'événement  en  lui-même,  le  mé- 
moire de  Rousseau  a  une  importance  sérieuse,  en  ce 
qu'il  précise  l'état  de  sa  foi  religieuse  en  1730,  et 
même  en  1740  ou  1742.  A  ne  consulter  que  les  Co?i- 
fessions,  il  est  presque  impossible  de  rien  savoir  à 
cet  égard.  Lisez  le  Mémoire  ;  il  tranche  nettement 
la  question  :  Rousseau    était  un  catholique  croyant. 

Plus  de  vingt  ans  après,  à  une  époque  où  il  se 
montrait  l'adversaire  systématique  des  miracles,  cet 
écrit  lui  fut  opposé  ;  il  n'eut  qu'une  excuse  à  ap- 
porter, c'est  qu'il  y  croyait  alors  2. 

1.  Mémoire  remis,  le  19  avril       1765,  t.  II.  —  Mussbt-Pathay, 
1742,  à  M.  Boutet,  Antonin.   '   qui  paraît  gêné  par  la  foi  reli- 


—  Vie  de  M.  Bossillon  de  Ber- 
nex, èvêque  de  Genève,  par  le 
P.  Boutet,  religieux;  antonin, 
1751.  —  M.  Mugnier  (ch.  m), 
croit  que  le  Mémoire  de  Bous- 
seau  l'ut  donne  dès  1738  ou  1739. 

—  2.  FkÉROX,  Année  littéraire, 


gieuse  de  son  héros ,  cherche 
à  rabaisser  la  valeur  de  son 
témoignage  et  prétend  qu'en 
1729.  il  n'était  même  pas  à  An- 
necy (Histoire  de  J.-J .  Bousseau, 
t.  I ,  p.  10  et  t.  II,  article  de 
Bernex1).    Mais    si    Rousseau 


52  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

D'où,  soit  dit  en  passant,  on  peut  conclure  que 
les  Confessions  de  J.-J.  Rousseau  ne  reproduisent 
pas  tous  ses  sentiments;  qu'elles  en  omettent  même 
parmi  les  plus  importants  et  les  plus  élevés.  Règle 
générale,  il  ne  faut  jamais  oublier,  quand  on  con- 
sulte les  Confessions ,  que  cet  ouvrage,  donné  par 
leur  auteur  comme  révélant  surtout  l'état  de  son 
âme,  a  été  écrit  à  une  époque  où  cet  état  n'était 
plus,  depuis  longtemps,  celui  qu'il  prétendait  dé- 
crire. 


III 


L'avis  de  M.  d'Aubonne  ayant  prévalu,  Jean- 
Jacques  fut  mis  au  séminaire  d'Annecy.  Il  y  alla, 
comme  il  aurait  été  au  supplice.  C'était  une  mau- 
vaise disposition  pour  bien  juger  de  la  maison  et 
des  habitants.  Le  supérieur,  qu'il  peint  sous  des 
traits  ridicules,  l'accueillit  pour  une  modique  pen- 
sion, que  l'évêque  voulut  bien  payer.  Jean-Jacques 
devait  recommencer,  pour  la  troisième  ou  quatrième 
fois,  ses  études  de  latin.  11  prit  en  aversion  son  pre- 
mier professeur;  aussi  en  fait-il  un  assez  vilain  por- 
trait. Celui  qui  lui  fut  donné  ensuite  était  plus  de 
son  goût.  Il  était  affectueux,  sensible,  il  se  dévoua, 
mais  bien  inutilement,  à  l'instruction  de  son  élève  ; 
car  celui-ci  ne  put  jamais  rien  apprendre  sous  des 


n'avait  pas  été  présenta  l'évé- 
nement, se  serait-on  adressé 
à  lui,  et  aurait-il  consenti  à 
le  certifier?  Le  raconterait-il 
comme  y  ayant  assisté?  Enfin, 


pour  mettre  les  rieurs  de  son 
côté  :  je  n'étais  pas  là;  j'ai 
donné  un  certificat  de  com- 
plaisance. Ne  l'aurait-il  pas 
dit,  ce  mot,  s'il  eût  été  vrai, 


appelé  directement  en  cause      ou  seulement  vraisemblable? 
et  n'ayant  qu'un  mot  à  dire  | 


DE    JEAN  -JACQUES    ROUSSEAU. 


53 


maîtres.  Hélas!  comme  si  nous  étions  condamné  à 
contredire  sans  cesse  Rousseau,  nous  dirions,  si  le 
portrait  qu'il  fait  était  véritable,  que  l'abbé  Gatier, 
c'était  son  nom,  ne  mérite  pas  tant  d'éloges.  Il 
avait  eu  le  malheur,  étant  vicaire,  d'avoir  un  enfant, 
et  l'autorité  diocésaine  s'en  était  émue.  Il  parait  que 
l'imputation  est  fausse f  ;  mais ,  s'il  est  singulier 
qu'en  fait  de  prêtres,  Jean-Jacques  n'aime  et  ne 
vante  que  ceux  qui  manquent  à  leurs  devoirs,  n'est- 
il  pas  plus  que  singulier  qu'en  pareille  matière  ,  il 
ne  prenne  seulement  pas  la  peine  de  dire  la  vérité? 
L'abbé  Gatier  servit  de  second  modèle  au  Vicaire 
savoyard]  ce  n'est  pas  là  ce  qui  nous  réconciliera 
avec  lui. 

L'épreuve  du  séminaire  ne  pouvait  être  longue. 
Au  bout  de  deux  mois2,  Jean-Jacques  fut  renvoyé, 
non  comme  vicieux,  mais  comme  incapable.  Il 
semble  que  la  note  à  lui  appliquer  aurait  dû  être 
précisément  le  contraire. 

Pendant  tout  le  temps  qu'il  avait  été  séparé  de  sa 
chère  maman,  il  avait  eu  pour  unique  distraction 
un  livre  de  musique  assez  difficile,  dont  il  était  venu 
à  bout  de  déchiffrer  quelques  morceaux.  Ce  détail 
fut  un  trait  de  lumière  pour  Mme  de  Warens,  et  aus- 
sitôt elle  se  mit  en  tête  de  faire  de  son  protégé  un 
musicien.  C'était  peut-être  sa  dixième  profession 
(nous  ne  les  comptons  plus).  «  J'étais  destiné,  dit- 
il  lui-même,  à  être  le  rebut  de  tous  les  états.  »  Ce- 
lui-ci eut  au  moins  l'avantage  de  lui  plaire.  Jean- 
Jacques  fut  donc  mis  en  pension  chez  le  maitre  de 
musique  de  la  cathédrale,  M.  Lemaitre3.  La  maison 


1.  MUGNIEB,  ch.  ni.  —  i.  Au 
mois  d'août  1729.  —  3.  Son 
véritable  nom  était  Louis  Ni- 


coloz;  on  l'appelait  Lemaître, 
du  nom  de  sa  profession. 


54  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

de  Lemaitre  était  à  vingt  pas  de  celle  de  Mmc  de 
Warens  ;  le  professeur  et  l'élève  y  venaient  souvent 
souper.  Ce  fut,  avec  l'église,  la  seule  sortie  de  ce 
dernier  pendant  six  mois1.  Sauf  l'assujettissement 
d'une  vie  égale  et  réglée,  il  passa,  dit-il,  cet  hiver 
de  la  façon  la  plus  calme  et  la  plus  heureuse.  Chose 
étonnante,  depuis  son  départ  de  Turin,  il  n'avait 
point  fait  de  sottises.  Si  toutefois  ce  n'était  pas  déjà 
une  folie  que  le  sentiment  passionné  qui  absorbait 
toutes  ses  facultés,  et  le  mettait  hors  d'état  de  rien 
apprendre,  pas  même  la  musique,  pour  laquelle  il 
eut  toujours  un  goût  si  prononcé.  Cependant  cette 
passion  qui  le  paralysait  pour  le  bien ,  devait  être 
impuissante  à  le  sauver  de  son  esprit  romanesque  : 
il  ne  fallait  qu'une  occasion  pour  l'engager  dans  de 
nouvelles  aventures. 

Un  jour  donc,  c'était  un  soir  de  février,  arriva 
chez  Lemaitre  un  jeune  homme,  qu'un  mince  habit 
noir,  usé  et  râpé,  et  les  restes  disparates  d'une  mise 
jadis  élégante,  garantissaient  mal  du  froid  et  de  la 
neige.  Il  venait  de  Paris,  s'appelait  Yenture  de  Vil- 
leneuve et  se  donnait  comme  musicien.  On  lui  offrit, 
en  cette  qualité,  le  souper  et  le  gite  ;  il  en  avait 
grand  besoin  et  ne  se  fit  pas  prier.  On  le  fit,  ou 
plutôt,  on  le  laissa  causer;  car  il  parlait  avec  un 
égal  aplomb  sur  tous  les  sujets,  et  ne  se  vantait  ja- 
mais davantage  que  des  choses  qu'il  ne  savait  pas. 
Le  lendemain,  à  la  messe,  on  le  fit  chanter;  il  s'en 
tira  admirablement.  Il  n'était  pas  jusqu'à  l'irrégu- 
larité de  sa  taille  qui  ne  disparût  presque  sous  l'ai- 
sance de  ses  manières  et  la  facilité  de  ses  discours. 
Tout  en  lui  dénotait,  en  un  mot,  le  jeune  débauché, 

1.  Du  mois  d'octobre  1729  au  mois  d'avril  1730. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  OO 

aimable  et  entreprenant,  qui  a  reçu  de  l'éducation, 
mais  qui  n'a  pas  voulu  en  profiter.  11  n'en  fallait 
pas  tant  pour  enthousiasmer  le  pauvre  Jean-Jacques, 
et  nous  pouvons  nous  attendre  à  voir  se  renouveler 
en  faveur  de  M.  Tenture  de  Villeneuve  le  fol  en- 
gouement dont  il  s'était  pris,  à  moins  de  frais,  pour 
M.  Bâcle.  Cependant  Mme  de  Warens  s'étant  alarmée 
des  dangers  d'une  aussi  mauvaise  connaissance, 
Rousseau  obéit  à  moitié  à  ses  remontrances  et 
montra  un  peu  plus  de  circonspection.  Bientôt  même 
une  occasion  s'étant  présentée  d'éloigner  Jean- 
Jacques  de  son  nouvel  ami,  Mme  de  Warens  la  saisit 
avec  empressement. 

M.  Lemaitre.  fort  bon  homme  au  fond,  avait  un 
défaut,  il  était  buveur  :  et  comme  un  défaut  ne  vient 
jamais  seul,  quand  il  avait  bu,  il  devenait  ombra- 
geux et  susceptible.  A  propos  donc  d'une  difficulté 
qu'il  eut  avec  le  chantre,  il  se  fâcha  et  résolut  de 
s'enfuir  la  nuit  suivante  .  \Ime  de  Warens  combattit 
bien  son  projet:  mais  voyant  que  c'était  en  vain, 
elle  prit  le  parti  de  le  favoriser,  et  lui  donna  Jean- 
Jacques  pour  l'accompagner,  au  moins  jusqu'à  Lyon. 
C'était  aux  environs  des  fêtes  de  Pâques.  Il  était 
piquant  de  laisser  le  Chapitre  dans  l'embarras  à 
cette  époque  de  l'année,  sans  maître  de  musique, 
et  même  sans  musique;  car  Lemaitre  entendait  bien 
emporter  la  sienne.  Pour  comble  d'espièglerie,  une 
fois  parti,  on  réussit,  à  force  d'effronterie  et  de  men- 
songes, à  s'amuser  largement  aux  dépens  du  Cha- 
pitre et  à  se  faire  héberger  par  un  brave  curé  des 
environs:  puis,  au  moyen  d'autres  mensonges,  à  se 
faire  accueillir  à  Belley.  Enfin  on  arriva  à  Lyon, 
Lemaitre  buvant  de  plus  en  plus,  Jean-Jacques  paten- 
tant de  mieux  en  mieux.  Par  malheur ,  les  libations 


56       LA  VIE  ET  LES  ŒUVRES  DE  JEAN-JACQUES   ROUSSEAU. 

du  maître  de  musique  avaient  parfois  pour  effet  de 
lui  donner  des  attaques  d'épilepsie.  Il  en  fut  pris 
à  Lyon,  au  milieu  de  la  rue.  Mais  par  malheur  aussi 
pour  la  réputation  de  Jean-Jacques ,  celui-ci  ne 
joua  pas  dans  la  circonstance  un  rôle  très  géné- 
reux. Après  avoir  crié  et  assemblé  la  foule  autour 
du  malade,  il  profita  de  l'empressement  des  autres 
pour  abandonner  honteusement  son  maître  au  mo- 
ment où  il  avait  le  plus  besoin  de  lui ,  et  s'es- 
quiva sans  qu'on  y  prit  garde. 

On  peut  deviner  sans  peine  le  chemin  qu'il  prit 
en  quittant  Lyon  ;  mais  quel  ne  fut  pas  son  déses- 
poir en  arrivant  à  Annecy;  Mme  de  Warens  n'y  était 
plus;  elle  était  partie  pour  Paris. 


CHAPITRE   VI 

Du  mois  de  mai  1730  au  printemps  de  1732  '. 


Sommaire  :  I.  Liaison  avec  la  Merceret  et  avec  Venture.  —  Anecdote 
et  correspondance  avec  Mlles  de  Galley  et  de  Grafîenried. —  Rousseau  re- 
voit son  père. 

II.  Rousseau  à  Lausanne.  —  Ses  embarras  d'argent.  —  Il  professe  la 
musique  sans  la  savoir.  —  Pèlerinage  à  Yévai. 

III.  Rousseau  à  Neuchàtel.  —  11  s'attache  à  un  archimandrite.  — 
L'ambassadeur  de  France  le  prend  sous  sa  protection.  —  Rousseau  part 
pour  Paris. 

IV.  Ses  impressions  pendant  le  voyage  et  en  arrivant  à  Paris.  —  Re- 
tour en  Savoie.  —  Séjour  à  Lyon.  —  Arrivée  de  Rousseau  à  Chambéry, 
auprès  de  Mme  de  Warens.  —  Rousseau  employé  au  Cadastre. 


Laissons  Mmc  de  Warens  à  Paris,  où  elle  était, 
avec  son  parent  d'Aubonne,  en  train,  dit-on,  de 
trahir  sa  patrie  d'origine,  la  Suisse,  au  profit  de  la 
Sardaigne ,  sa  patrie  d'adoption.  Une  telle  mission 
politique  convenait  bien  à  son  caractère  remuant  et 
intrigant;  elle  ne  tarda  pourtant  pas  à  s'en  lasser 
et,  mécontente  du  rôle  par  trop  subalterne  auquel 
l'employait  d'Aubonne ,  elle  le  laissa  seul  et  reprit 
la  route  de  la  Savoie  2. 

Rousseau,  qui  ignorait  tout  cela ,  fut  vivement 
contrarié  de  ne  pas  retrouver  celle  qui  lui  tenait 
lieu  de   mère  ;  mais   n'ayant   plus  la  maîtresse,  il 


1.    Confessions,    1.    IV.    —    2.    I    J.-J.  Rousseau,  ch.  IV, 
MuGNiER,    ■Mme    de    Warens   et   | 


58  LA.    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

chercha,  faute  de  mieux,  à  se  consoler  avec  la  ser- 
vante ,    et    la   Merceret   se   trouva   honorée   de    ses 
visites  et  de  son   amitié.   Nous  disons  amitié,  car  il 
ne   paraît  pas   que   leur  familiarité  ait  dépassé   les 
bornes  de  légèretés  plus  imprudentes  que  coupables. 
Une  fille  de  chambre  n'avait  rien  de  séduisant  pour 
Rousseau;    il    lui  fallait   des   demoiselles,   non    par 
vanité,  mais  parce  qu'une   demoiselle  a   dans  toute 
sa   personne  quelque   chose   de   plus  propre   et   de 
plus  délicat.  Nous  verrons  plus  tard  si,  sous  ce  rap- 
port, comme  sous- bien  d'autres,  il  fut  constant  dans 
ses   goûts.    La    Merceret    continuant    à    habiter    la 
maison  de   Mmc  de  Warens,  il  n'en   fallait  pas   plus 
pour  engager  Jean-Jacques  à  l'aller  voir.  Par  elle, 
il  se  trouva  entraîné  dans  toute  une  compagnie  de 
servantes ,  de  couturières ,  de   petites   marchandes  ; 
cela  faisait  au  jeune  homme   une  société  agréable. 
Le  temps  se  passait  en   agaceries  ;  toutes   n'étaient 
pas  des  plus  niaises;  Jean-Jacques,   parait-il,  n'en 
voyait  pas  si  long  :  il  n'avait  pas  le  soupçon  du  mal. 
Il  trouva  encore  une  autre  distraction,  qui,  sans 
lui  faire    oublier  sa  bienfaitrice ,  l'aida  à  supporter 
son  absence,  ce  fut  son   cher  Venture.  Rien  ne  le 
retenant  plus,  il  se  lia  avec  lui  d'une  amitié  où  l'ad- 
miration  tempérait  la  familiarité.    Il  alla  partager 
avec  lui ,  chez  une  espèce  de  savetier,  un  logement 
des  plus   économiques  ;   se  mit  à  son  école  et  put 
se  pénétrer  des  polissonneries   spirituelles  qui   fai- 
saient le  fond  de  sa  conversation.  M.  Venture  était 
très  répandu,  et  devait  être  en  position,  par  ses  con- 
naissances, de  venir  en  aide  à  son  malheureux  ami, 
menacé,  malgré  son  économie,  de  mourir  de  faim. 
Il  le  conduisit  notamment  dîner  chez  un  M.  Simond, 
juge  mage,  c'est-à-dire   président  du   tribunal,  qui 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  59 

pouvait  lui  être  utile,  mais  le  fut  peu  par  le  fait. 
Ce  Simoocl  était  une  sorte  de  nain,  disgracié  de  la 
nature ,  mais  spirituel  et  instruit.  Rousseau  en  fait 
un  portrait  capable  de  servir  de  modèle  à  un  cari- 
caturiste ;  il  cultiva  plus  tard  sa  connaissance. 

Ici  se  place  un  épisode  qui,  comme  il  arrive  d'or- 
dinaire pour  ces  sortes  d'historiettes,  tire  surtout 
sa  valeur  de  la  manière  dont  il  est  raconté. 

Un  matin  que  Jean-Jacques  ,  séduit  par  le  beau 
temps  et  son  goût  inné  pour  la  nature,  était  sorti 
de  bonne  heure  et  se  livrait  avec  délices  aux  charmes 
d'une  campagne  ravissante,  il  s'entend  appeler  par 
son  nom.  C'étaient  deux  jeunes  filles  ,  Mlle  de  Galley 
et  M1'0  de  Graffenried,  qui  allaient  à  cheval  à  une 
maison  de  campagne  appartenant  à  Mme  de  Galley 
mère,  et  se  trouvaient  embarrassées  pour  passer  un 
ruisseau.  Le  jeune  homme,  en  chevalier  galant, 
leur  prête  ses  services  et  va  pour  se  retirer;  mais 
elles  ne  l'entendent  pas  ainsi  et  l'engagent  à  monter 
en  croupe  derrière  l'une  d'elles.  Quelle  bonne  au- 
baine pour  notre  coureur  d'aventures  !  Le  cœur  lui 
battait  bien  fort,  et  ses  yeux,  à  défaut  de  sa  langue, 
en  disaient  long.  Aussi,  s'il  ne  s'oublia  pas  en  dé- 
clarations trop  sentimentales,  ce  ne  fut  pas  la  faute 
de  ses  intentions.  Il  accuse  ici  sa  timidité,  il  ferait 
mieux  de  la  bénir.  Si  sa  timidité  lui  fît  faire  des 
sottises ,  nous  croyons  qu'à  bien  compter,  elle  lui 
en  épargna  davantage.  Nous  ne  voulons  pas  trop 
épiloguer  sur  la  situation;  quelquefois  l'idylle  con- 
fine A  la  caricature,  et  on  ne  peut  se  figurer  sans 
rire  ce  grand  garçon,  nous  allions  dire  ce  grand 
benêt  de  dix-huit  ans,  en  croupe  derrière  une  jeune 
fille  un  peu  plus  âgée  que  lui.  La  journée  se  passa 
toute  entière  à  jouer,  à  bavarder,  à  folâtrer  avec  la 


60 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


plus  grande  liberté,  et  aussi,  si  l'on  en  croit  l'his- 
toire, avec  la  plus  grande  décence.  Point  d'importuns 
pour  gêner  les  élans  des  cœurs;  point  de  parents 
pour  régler  les  ébats  et  redresser  les  écarts. 

Je  laisse  à  penser  la  vie 
Que  firent  nos  trois  amis. 

La  Fontaine  dit  deux  ;  c'eût  été  aussi  l'avis  de 
Jean- Jacques.  Enfin,  après  douze  heures  de  plaisir, 
la  nuit  approchant,  il  fallut  songer  à  se  séparer; 
mais  on  ne  le  fit  pas  sans  se  promettre  de  s'écrire. 

«  Après  le  dîner,  dit  Rousseau,  nous  allâmes 
dans  le  verger  achever  notre  dessert  avec  des 
cerises.  Je  montai  sur  l'arbre,  et  je  leur  en  jetais 
des  bouquets,  dont  elles  me  renvoyaient  les  noyaux 
à  travers  les  branches.  »  Cette  scène  du  cerisier  a 
été  reproduite  plus  d'une  fois  par  la  peinture;  mais, 
détail  assez  piquant,  elle  avait  déjà  fait,  avant  le 
récit  de  Housseau,  le  sujet  d'une  gouache  :  Les 
Cerises  et  les  Amoureux,  de  Baudouin,  gendre  de 
Boucher.  Cette  œuvre,  reproduite  par  la  gravure, 
avait  été  exposée  en  1760,  plusieurs  années  avant 
que  Rousseau  commençât  ses  Confessions.  Cette 
coïncidence,  qui  n'est  assurément  pas  fortuite,  a  fait 
révoquer  en  doute  son  récit.  Il  est  peu  admissible, 
en  effet,  qu'il  ait  conté  son  histoire  au  peintre  ;  on 
croirait  plutôt  qu'il  aurait  été  frappé,  dans  un 
musée  ou  dans  un  salon,  par  l'œuvre  de  Baudouin, 
et  qu'il  l'aurait  sans  façon  transportée  clans  ses 
mémoires  !. 


1.  La  maison  de  campagne  I  comme  le  disent  les  Confes- 
se Mmc  de  Galley,  située  à  |  sions,  existe  toujours  et  s'ap- 
Thones,  et  non  pas  à  Tounes,   I   pelle  la  Tour  de  Thones.  On 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


61 


Cette  rencontre  a  laissé  dans  l'esprit  de  Rousseau 
un  souvenir  d'une  grande  vivacité.  Il  redevient 
jeune  et  oublie  sa  misanthropie,  pour  vanter  ces 
deux  jeunes  filles  dans  les  Confessions;  il  les  avait 
déjà  célébrées  dans  la  Nouvelle  Héloise,  sous  les 
noms  de  Julie  d'Etanges  et  de  Claire  d'Orbe.  Jean- 
Jacques  s'est  plus  d'une  fois  inspiré  de  ses  souvenirs 
dans  la  composition  de  ses  ouvrag'es.  Nous  n'avons 
pas  à  le  blâmer  de  cette  méthode  ;  c'est  la  bonne. 
(Nous  ne  parlons  pas  ici  de  l'usage  moral  qu'il  en 
a  fait.)  Poètes,  peintres  et  romanciers  feront  tou- 
jours bien  de  demander  à  la  nature  le  sujet  et  le 
fond  de  leurs  tableaux.  L'imagination  ne  doit  être 
que  le  complément  de  l'observation,  et  l'art  véri- 
table n'est  autre  chose  que  la  réalité,  dégagée  de 
ce  qu'elle  a  de  trop  matériel  et  élevée  jusqu'à 
l'idéal.  Jean-Jacques,  dans  cette  circonstance,  comme 
daus  beaucoup  d'autres  d'ailleurs,  s'est  montré  un 
artiste  de  premier  ordre. 

Cependant,    Mmi    de   Warens   tardant  à   revenir, 


voyait  encore,  il  y  a  trois  ou 
quatre  ans,  le  cerisier  de 
Jean-Jacques.  C'est  sans  doute 
l'aînée  des  demoiselles  de 
Galley,  nommée  Claudine, 
dont  il  est  question  dans  cette 
histoire.  Elle  était  née  le 
27juinl710,  et  par  conséquent 
avait  alors  vingt  ans.  La  se- 
conde, nommée  Rose-Marie, 
avait  deux  ans  de  moins  que 
sa  sœur.  Mlle  de  Graflenried, 
qui  avait  vingt-et-un  ans, 
était  une  nouvelle  convertie  ; 
c'est  à  cause  de  cela  et  non 
«  par    quelque  folie  de    son 


âge,  »  qu'elle  était  à  Annecy. 
Faut-il  donc  que  Jean-Jacques 
salisse  tout  ce  qu'il  touche,  à 
commencer  par  ses  amis.  Il 
est  bon  de  dire,  pour  préve- 
nir toute  pensée  malveillante, 
que  le  seul  échantillon  qui 
soit  resté  de  la  correspon- 
dance de  Rousseau  avecMIIede 
Graflenried  est  absolument  ir- 
réprochable (AIugnier,  ch.  IV). 
—  Lettre  de  Rousseau  à  Mlle  de 
Graffenried  (hiver  de  1730  à 
1731).  Voir  aussi  Arsène  IIous- 
Saye,  Les  Charmetles,  J.-J.  Rous- 
seau et  Mma  de  Warens. 


62  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

MUc  Merceret  dut  retourner  chez  son  père,  qui  était 
organiste  à  Fribourg'  ;  on  persuada  à  Rousseau  de 
l'accompagner  :  autant  valait  cela  qu'autre  chose. 
On  ne  dit  pas  s'il  lui  fut  pénible  de  quitter  Ven- 
ture.  Il  ne  devait  le  revoir  qu'une  seule  fois,  vingt- 
cinq  ans  plus  tard  ;  il  le  trouva  alors  si  crapuleux 
que  l'entrevue  fut  froide  et  n'eut  pas  de  suites1. 

Une  objection  grave  retenait  Rousseau,  l'état  de 
ses  finances  ;  mais  la  Merceret  le  défraya.  Seule- 
ment, par  mesure  d'économie,  on  résolut  de  voya- 
ger à  pied,  à  petites  journées.  Mlle  Merceret  se 
montra  douce,  attentive,  affectueuse;  on  eût  dit 
qu'elle  prenait  à  tâche  d'étaler  ses  bonnes  qualités. 
Sous  prétexte  qu'elle  avait  peur  la  nuit,  elle  avait 
soin  de  faire  coucher  dans  sa  chambre  son  compa- 
gnon de  voyage.  Il  était  clair  qu'elle  aurait  été 
heureuse  de  s'appeler  Mme  Rousseau  ;  mais  elle  en 
fut  pour  ses  avances  ;  Rousseau  ne  songea  que 
plus  tard,  non  sans  quelque  regret,  qu'il  aurait  pu 
en  faire  sa  femme.  C'était  une  bonne  grosse  fille, 
de  cinq  ans  plus  âgée  que  lui,  qui  avait  une  grande 
partie  des  qualités  qui  rendent  les  maris  heureux. 
Un  retour  sur  la  suite  de  sa  vie  a  bien  pu  lui 
rappeler  qu'il  était  possible  de  rencontrer  plus 
mal. 

Ce  voyage  eut  ses  jours  de  joie.  On  passa  par 
Genève,  c'était  la  patrie.  On  passa  surtout  par 
Nyon,  où  habitait  le  père  de  Rousseau.  Nouveau  sujet 
d'attendrissement.  Le  père  et  le  fils  mêlèrent,  dit-on, 
leurs  larmes.  «  Passer  sans  voir,  mon  père  !  Si 
j'avais  eu  ce  courage,  j'en  serais  mort  de  regret... 
Eh  !  que  j'avais  tort   de  le    craindre  !    Son  âme,  à 

1.  Con/'essioyis,  1.  VIII. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  63 

mon  abord,  s'ouvrit  aux  sentiments  paternels,  dont 
elle  était  pleine.  »  Jean-Jacques  raconta  son  his- 
toire, déclara  sa  résolution  de  continuer  sa  route  ; 
le  vieillard,  qui  s'était  remarié,  essaya  de  le  rete- 
nir, mais  assez  faiblement.  Qu'aurait-il  fait  de  lui? 
Sa  femme  l'invita  à  souper;  Jean-Jacques  refusa; 
ce  fut  tout;  le  lendemain,  de  grand  matin,  il  était 
reparti.  De  part  et  d'autre,  l'entrevue  se  borna  à 
quelques  démonstrations  ;  ce  qu'il  fallait  pour  se 
rendre  le  témoignage  qu'on  avait  rempli  son  devoir. 
Mais  de  conseils  donnés  ou  demandés,  de  direction 
paternelle,  de  déférence  filiale,  il  n'en  fut  pas  ques- 
tion. Croirait-on  qu'Isaac  Rousseau,  ayant  jugé 
très  défavorablement  les  rapports  de  son  fils  avec 
sa  compagne  de  voyage,  ne  lui  en  dit  pas  un  mot. 
Ce  n'est  que  plus  tard  que  Jean-Jacques  en  fut 
informé.  Malgré  la  chaleur  affectée  des  expressions 
et  des  sentiments,  il  y  a  du  froid  dans  cette  entre- 
vue. 

Rousseau  avait  promis  de  revoir  son  père  au 
retour.  Il  devait,  en  effet,  revenir  à  Annecy,  pour  y 
attendre  des  nouvelles  de  Mme  de  Warens  ;  mais  en 
passant  à  Lausanne,  la  vue  du  lac  lui  fit  tout  oublier, 
et  il  resta  à  Lausanne.  C'est  ainsi  que,  toute  sa  vie, 
les  motifs  les  plus  faibles  le  déterminèrent  à  des 
résolutions  souvent  graves.  «  Des  vues  éloignées, 
dit-il,  ont  rarement  assez  de  force  pour  me  faire 
agir...  Le  moindre  petit  plaisir  qui  s'offre  à  ma 
portée  me  tente  plus  que  les  joies  du  paradis,  »  Il 
avait  laissé  son  petit  paquet  chez  son  père  ;  celui-ci 
se  souvenant  enfin  de  ses  obligations,  le  lui  renvoya, 
accompagné  d'une  lettre  de  conseils  et  de  remon- 
trances ;    mais  le  jeune  homme   n'en  profita  guère. 

Tel  est  le  récit   des  Confessions  ;  mais  il   est  dé- 


Gi 


la  Vie  et  les  oeuvres 


menti  en  plusieurs  points  par  une  lettre  que  Jean- 
Jacques,  pressé  par  la  misère,  se  décida  au  bout  de 
six  ou  huit  mois  à  écrire  à  son  père.  «  Malgré, 
dit-il,  les  tristes  assurances  que  vous  m'avez  don- 
nées, que  vous  ne  me  regardiez  plus  comme  votre 
fils,  j'ose  encore  recourir  à  vous,  comme  au  meilleur 
de  tous  les  pères  »  et  il  finit  par  le  prier  de  l'ho- 
norer d'une  lettre,  qui  serait  la  première  qu'il  rece- 
vrait de  lui  depuis  sa  sortie  de  Genève1. 


II 


Tant  que  Jean-Jacques  avait  eu  la  Merceret  pour 
payer  sa  dépense,  le  souci  du  lendemain  l'avait  peu 
tourmenté  ;  maintenant  qu'il  était  réduit  à  ses 
seules  ressources,  il  lui  fallait  songer  à  vivre,  tant 
bien  que  mal.  Déjà,  sur  la  route,  il  avait  été  obligé 
d'offrir  sa  veste  comme  gage;  à  Lausanne,  il  eut 
encore  la  chance  de  rencontrer  un  cabaretier  géné- 
reux, qui  voulut  bien  lui  fournir  à  crédit  ce  qu'il 
appelait  la  demi-pension,  c'est-à-dire,  une  soupe 
pour  son  dîner,  et  un  repas  suffisant  le  soir.  C'était 
peu  ;  et  pourtant,  que  de  mensonges  il  lui  fallut 
débiter,  pour  obtenir  cette  nourriture  plus  que 
simple  ! 

Pendant  qu'il  était  en  veine  d'imagination,  il  ne 
lui  en  coûtait  pas  beaucoup  plus  de  se  forger  des 
projets  pour  l'avenir.  S'il  faut  en  rapporter,  en 
partie,  l'invention  à  la  nécessité,  à  son  estomac  vide, 

1.  Lettre  de  J.-J.  Rousseau  à   ]  ne  sont  pas  datées  ou  le  sont 


son  père,  écrite  de  Neuchâtel 
(hiver  de  1730  à  1731).  Beau- 
coup de  lettres  de  Rousseau 


d'une  façon  incomplète.  C'est 
un  embarras  pour  la  classifi- 
cation. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  65 

à  sa  cervelle  creuse,  il  serait  injuste  de  ne  pas 
les  attribuer  en  partie  aussi  aux  leçons  de  son  ami 
Venture.  Tenture,  à  son  arrivée  à  Annecy,  dans 
des  circonstances  presque  semblables,  avait  si  bien 
réussi  :  pourquoi  lui-même  ne  l'imiterait-il  pas  et 
ne  ferait-il  pas  le  petit  Venture?  Il  se  donna  donc 
comme  venant  de  Paris,  où  il  n'avait  jamais  été, 
et  comme  musicien .  quoiqu'il  ne  sût  pas  la  mu- 
sique. De  plus,  car  il  fallait  éviter  d'être  connu,  il 
fit  l'anagramme  de  son  nom  de  Rousseau,  et  comme 
son  ami  s'appelait  Venture  de  Villeneuve,  il  se  fit 
appeler  Vaussore  de  Villeneuve. 

Le  premier  embarras  était  de  trouver  des  éco- 
liers: le  second,  qui  était  plus  grand  encore,  était 
de  les  instruire.  Jean-Jacques  avait  peu  profité  des 
leçons  de  Lemaitre:  on  sait  qu'il  n'apprit  jamais 
rien  sous  un  professeur.  Dans  ces  conditions,  il  ne 
pouvait  manquer  d'éprouver  des  déboires.  Il  cite, 
entre  autres,  «un  petit  serpent  de  fille,  qui  se  donna 
le  plaisir  de  lui  montrer  beaucoup  de  musique  dont 
il  ne  put  pas  lire  une  note,  et  qu'elle  eut  la  malice 
de  chanter  ensuite  devant  Monsieur  son  maitre, 
pour  lui  montrer  comment  cela  s'exécutait.  »  Mais 
ce  n'est  pas  tout  ;  il  voulut  se  donner  comme  au- 
teur, et  passa  quinze  jours  à  composer,  à  mettre 
en  parties  et  à  distribuer  une  pièce  pour  un  concert 
d'amateurs.  Le  jour  venu,  il  assemble  son  monde, 
fait  ses  recommandations,  donne  le  signal,  on  com- 
mence... quel  moment!  L'effet  fut  pire  que  tout  ce 
qu'on  eût  pu  prévoir  ;  de  mémoire  d'homme ,  on 
n'avait  entendu  un  pareil  charivari.  Les  musiciens 
pouffaient  de  rire ,  les  auditeurs  se  bouchaient  les 
oreilles;  lui-même,  incapable  de  juger  si  on  jouait 
véritablement    ce    qu'il    avait    composé,    suait,    se 


66  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

désespérait,  mais  n'osait  s'enfuir  ;  enfin,  vers  la  fin 
de  cette  musique  enragée;  car  les  symphonistes,  en 
belle  humeur,  s'acharnaient  à  racler  sur  leurs  ins- 
truments, arrive  un  joli  menuet,  que  tout  le  monde 
reconnaît  en  riant,  et  que  Rousseau  avait,  en  effet, 
appris  de  Venture.  L'histoire  fit  du  bruit  dans  Lau- 
sanne. Un  musicien  eut  le  courage  d'en  dire  sa 
pensée  à  Jean-Jacques;  celui-ci,  en  revanche,  eut 
l'imprudence  de  s'ouvrir  à  lui.  Le  lendemain,  ses 
secrets  devenaient  la  fable  de  la  ville.  Tout  cela  ne 
contribua  pas  à  lui  rendre  le  séjour  de  Lausanne 
agréable  ;  mais  la  douce  correspondance  avec 
M"0  de  Galley  et  sa  compagne  venait,  dit-il,  consoler 
ses  ennuis  et  faire  diversion  à  sa  détresse.  Cependant, 
quand  il  quitta  la  Suisse,  il  négligea  de  leur  donner 
son  adresse  et  les  oublia. 

Il  n'en  pouvait  être  de  même  de  Mmo  de  Warens  ; 
trop  de  liens  l'attachaient  à  elle,  pour  qu'elle  pût 
sortir  de  sa  mémoire.  Vévai,  son  pays  natal,  était 
à  4  lieues  de  Lausanne  ;  il  profita  des  loisirs 
forcés  que  lui  laissaient  ses  élèves,  pour  y  faire  un 
pèlerinage  de  quelques  jours.  Vévai,  le  pays  de 
Vaud,  est  toujours  resté  le  centre  de  ses  affections  : 
ses  beautés  naturelles  l'enchantent,  les  charmes  de 
sa  campagne  et  de  son  lac  le  ravissent  d'admi- 
ration ;  les  souvenirs  qu'il  lui  rappelle  l'attendris- 
sent. C'est  là  qu'il  offrit  à  MUc  de  Vulson  les  pré- 
mices de  son  cœur  ;  c'est  là  que  naquit  Mm0  de 
Warens  ;  c'est  près  de  là  que  vécut  son  père  ;  c'est 
là  que,  dans  la  simplicité  d'une  vie  champêtre,  il 
rêva  de  finir  ses  jours  ;  c'est  là  enfin  qu'il  établit 
les  héros  de  son  roman  de  prédilection,  la  Nouvelle 
Héloïse. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  67 


III 


Peu  à  peu  cependant  il  apprenait  la  musique  en 
l'enseignant;  mais  on  doit  penser  qu'à  Lausanne,  il 
lui  était  difficile  d'exercer  son  talent.  Il  transporta 
donc  ses  pénates  à  Neuchâtel,  et  y  passa  l'hiver 
(1730-1731). 

Les  lettres  de  Mllcs  de  Galley  et  de  Graffenried  le 
suivirent  jusque-là.  Ces  demoiselles  avaient  sans 
doute  craint  qu'en,  pays  protestant,  il  ne  lût  tenté 
de  revenir  à  sa  première  religion.  Jean-Jacques 
leur  répond  qu'il  veut  profiter  de  leurs  sages  avis  ; 
que  «  sa  religion  est  profondément  gravée  dans 
son  âme,  et  que  rien  n'est  capable  de  l'en  effacer.» 
Ces  lignes  sont  la  confirmation  de  ce  que  nous 
avons  dit  à  propos  du  miracle  d'Annecy  et  font  sup- 
poser un  Rousseau  sensiblement  différent,  et, 
disons-le,  meilleur  que  celui  des  Confessions. 

La  même  lettre  nous  apprend  encore  un  fait  que 
les  Confessions  ne  nous  auraient  certes  pas  fait  soup- 
çonner, c'est  que  Jean-Jacques  avait  encouru  la  dis- 
grâce de  Mme  de  Warens.  Quoiqu'il  déclarât  en 
ignorer  le  motif,  il  jugea  sans  doute  que  l'affaire 
était  grave,  car  il  n'osa  même  pas  écrire  directe- 
ment à  sa  bienfaitrice  ;  il  eut  recours  à  l'intercession 
de  M110  de   Graffenried  pour  implorer  son   pardon1. 

Nous  avons  dit  que  la  misère  l'obligea  aussi  à 
écrire  à  son  père.  Il  faut  qu'il  se  soit  senti  bien 
abandonné  de  Mme  de  Warens  pour  ne  s'être  pas 
adressé  à  elle  de  préférence;  mais,  son  parti  une 
fois  pris,  il  s'exécute  de  bonne   grâce,  et  sa   lettre 

1.  Lettre  à  Mil*  de  Graffenried  (hiver  de  1730-1731). 


68  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

est  des  plus  soumises,  quoique  passablement  étudiée 
et  déclamatoire.  «  Quels  que  soient,  dit-il,  les  justes 
sujets  de  haine  que  vous  devez  avoir  contre  moi ,  le 
titre  de  fils  malheureux  et  repentant  les  efface...  Les 
infortunes  qui  m'accablent  depuis  longtemps  n'ex- 
pient que  trop  les  fautes  dont  je  me  sens  coupable; 
et  s'il  est  vrai  qu'elles  sont  énormes,  la  pénitence 
les  surpasse  encore.  »  Enfin,  pour  en  venir  au  fait, 
il  est  à  Neuchàtel;  il  y  a  d'abord  prospéré,  a  eu 
quelques  écoliers;  est  parvenu,  à  force  d'écono- 
mies, à  acquitter  des  dettes  qu'il  avait  laissées  à 
Lausanne.  Mais  ayant  eu  l'imprudence  de  faire  une 
absence,  il  a  eu  toute  sorte  d'aventures  malheu- 
reuses ,  qu'il  ne  raconte  pas ,  et  à  son  retour,  n'a 
plus  retrouvé  ses  élèves  ;  de  sorte  qu'il  s'est  vu  forcé 
de  contracter  de  nouveaux  emprunts,  et  se  trouve 
placé  entre  la  misère  et  le  déshonneur.  Comme  con- 
clusion, il  assure  son  père  que  ses  connaissances 
en  musique  le  mettent  à  même  de  se  suffire  à  lui- 
même;  qu'il  ne  lui  manque  pour  cela  que  les  moyens 
de  sortir  honorablement  de  l'impasse  où  il  s'est 
témérairement  engagé  '.  Nous  ignorons  le  résultat 
de  cette  lettre  ;  nous  sommes  tenté  de  croire  que 
Jean-Jacques  en  fut  pour  ses  phrases;  son  père  en 
effet  ne  l'avait  pas  habitué  à  compter  sur  sa  géné- 
rosité. 

Il  aurait  fini  peut-être  par  mènera  Neuchàtel  une 
existence  assez  douce,  si  une  nouvelle  étourderie  et 
son  humeur  voyageuse  ne  l'en  avaient  éloigné.  Un 
jour  donc  qu'il  faisait  une  de  ces  longues  prome- 
nades qui  lui  plaisaient  tant,  il  rencontra  dans  une 
auberge  un  homme  à  grande  barbe  et  à  l'air  assez 

1.  Lettre  de  J.-J.  Rousseau  à  son  père  (hiver  de  1730-1731). 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  69 

noble ,  portant  un  bonnet  fourré  et  un  habit  violet  à 
la  grecque.  Ce  singulier  personnage  était  dans  un 
grand  embarras ,  car  il  n'entendait  pas  un  mot  de 
français  ni  d'allemand  ;  mais  comme  il  savait  l'ita- 
lien, Rousseau  vint  à  son  aide,  et  lui  servit  d'inter- 
prète. La  connaissance  fut  bientôt  faite,  d'autant 
plus  que ,  par  une  attention  qui  avait  bien  son  prix 
dans  la  situation  où  était  Jean-Jacques,  l'étranger 
l'invita  à  laisser  son  maigre  dîner  pour  en  partager 
avec  lui-même  un  beaucoup  plus  succulent.  Il  lui 
dit  alors  qu'il  était  prélat  grec  et  archimandrite  de 
Jérusalem;  qu'il  faisait  une  quête  en  Europe  pour 
le  rétablissement  du  Saint-Sépulcre ,  et  en  fin  de 
compte ,  lui  offrit  de  l'accompagner  en  qualité  de 
secrétaire  et  d'interprète.  Monseigneur  l'archiman- 
drite promettant  beaucoup,  le  jeune  homme  ne  de- 
mandant rien,  le  marché  était  facile.  Une  bonne 
nourriture ,  des  voyages ,  la  perspective  d'aller  à 
Jérusalem ,  en  fallait-il  davantage  pour  séduire  notre 
aventurier?  A  Fribourg,  les  deux  quêteurs  obtinrent 
du  sénat  une  petite  somme.  A  Berne,  ce  fut  bien 
autre  chose.  On  voulut  procéder  à  une  vérification 
des  titres,  ce  qui  nécessita  de  longues  conférences 
avec  les  premiers  de  l'Etat.  Rousseau,  en  sa  qualité 
d'interprète,  était  admis  partout  et  portait  la  parole; 
mais  devant  le  sénat  lui-même,  il  ne  fut  nullement 
intimidé.  C'est  peut-être  la  seule  fois  de  sa  vie,  dit- 
il  ,  qu'il  se  soit  montré  éloquent.  Pour  prix  de  ses 
belles  paroles,  il  recueillit  une  bonne  somme  pour 
son  patron  et  force  compliments  pour  lui-même. 

Après  ce  premier  triomphe ,  qui  devait ,  hélas  ! 
rester  le  dernier,  nos  deux  compagnons  partirent 
pour  Soleure ,  et  commencèrent  par  y  aller  pré- 
senter leurs  hommages  à  l'ambassadeur  de  France, 


70  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

M.  de  Bonac.  Mais  malheureusement  pour  l'archi- 
mandrite, le  marquis  de  Bonac,  ancien  ambassa- 
deur près  de  la  Porte ,  en  savait  plus  long  qu'il  ne 
fallait  sur  Jérusalem  .  les  prélats  grecs  et  le  Saint- 
Sépulcre.  11  commença  par  prendre  l' archimandrite 
en  particulier  pendant  un  quart  d'heure,  et  le  con- 
vainquit probablement  de  n'être  qu'un  chevalier 
d'industrie.  Puis  vint  le  tour  du  secrétaire.  Dès  les 
premiers  mots .  celui-ci  se  jeta  aux  pieds  de  l'am- 
bassadeur, lui  raconta  son  histoire,  et  par  sa  sincé- 
rité et  l'effusion  de  son  cœur,  réussit  si  bien  à  l'in- 
téresser à  son  sort  que ,  sans  plus  tarder,  il  fut . 
présenté  à  Mmo  l'ambassadrice,  qui  prit  soin  de  lui 
et  le  confia  à  la  garde  du  secrétaire  de  l'ambassade, 
M.  de  la  Martinière.  Il  se  trouva  que  la  chambre 
qu'on  lui  donna  avait  été  occupée  par  Jean-Baptiste 
Rousseau.  Il  ne  tient  qu'à  vous,  lui  dit  d'un  air 
aimable  La  Martinière,  de  faire  dire  un  jour  Rous- 
seau premier,.  Rousseau  second.  Il  ne  se  croyait  pas 
si  bon  prophète,  et  ne  se  doutait  pas  que  le  second, 
qui  n'était  autre  que  le  pauvre  garçon  auquel  il 
servait  d'introducteur,  surpasserait  le  célèbre  lyrique. 
Cette  parole  et  les  éloges  qu'on  lui  fit  de  son  ho- 
monyme ,  donnèrent  à  Jean-Jacques  l'idée  de  lire 
ses  œuvres,  puis  de  s'essayer  à  les  imiter.  Pour 
commencer,  il  fit  une  cantate  en  l'honneur  de  Mme  de 
Bonac.  Toutefois ,  par  un  progrès  qu'il  est  bon  de 
noter,  il  ne  devint  pas  amoureux  d'elle.  Un  autre 
petit  travail ,  qui  pouvait  lui  être  plus  utile ,  fut  un 
récit  de  sa  vie ,  que  lui  demanda  La  Martinière.  Cet 
écrit  fut  conservé  longtemps,  à. ce  que  croit  Rous- 
seau. Il  ne  put  néanmoins  s'en  procurer  une  copie 
pour  le  joindre  à  ses  Confessions.  On  a  été  plus  heu- 
reux depuis  ;  on  peut  le  lire  tout  au  long  dans  les 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  71 

dernières  éditions  de  ses  œuvres1.  Son  récit  est  clair, 
rapide  et  d'une  sobriété  qu'on  n'aurait  pas  attendue 
de  son  âge  et  de  son  caractère  ;  il  est ,  en  un  mot , 
bien  supérieur  à  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  pre- 
mière manière  de  Rousseau.  Ce  document  est  pré- 
cieux du  reste,  en  ce  qu'il  retrace  les  événements 
de  la  jeunesse  de  l'auteur  dans  un  temps  où  ces 
événements  étaient  encore  tout  frais  dans  sa  mémoire. 
Constatons  que,  si  l'esprit  et  le  ton  diffèrent  com- 
plètement de  ceux  des  Confessions,  les  faits  sont  au 
fond  les  mêmes.  Seulement,  dans  les  Confessions, 
Rousseau  a  un  système,  des  idées  philosophiques  et 
religieuses:  il  brave  l'opinion,  et.  sons  prétexte  de 
ne  rien  cacher,  devient  parfois  cynique.  Dans  la 
lettre  à  La  Martinière  au  contraire,  il  a  simplement 
pour  but  de  se  faire  bien  voir  de  M.  l'ambassadeur; 
il  se  présente  par  le  beau  côté;,  déguise  ou  atténue 
ses  fautes,  ou  les  rejette  sur  autrui. 

Il  aurait  été  heureux  de  rester  au  service  de  M.  de 
Bonac  ;  mais  la  place  de  secrétaire  étant  prise,  il 
songea  sagement  à  se  tourner  d'un  autre  côté  et 
manifesta  un  ardent  désir  d'aller  à  Paris.  Paris  ou 
Jérusalem,  peu  lui  importait,  pourvu  qu'il  changeât 
de  place.  Un  M.  Godard,  colonel  suisse  au  service 
de  la  France  ,  cherchait  justement  quelqu'un  à  mettre 
auprès  de  son  neveu  qui  allait  suivre  la  carrière  des 
armes.  Jean-Jacques  accepta  cet  emploi  avec  recon- 
naissance. On  lui  donna  des  lettres  de  recomman- 
dation ,  des  instructions,  cent  francs  pour  sa  route, 
et  il  partit  plein  de  joie.  Jeune,  alerte,  la  bourse 
assez  bien  garnie,  voyageant  à  pied,  c'était  trop  de 
bonheur.  Il  était  seul,  mais  n'avait-il  pas  avec  lui 
la  meilleure  des  compagnes,  son  imagination?  Elle 

1.  Voir  redit.  MUSSBT-PATHAY ;  t.  I  de?  Œuvres  inédites. 

TOME    l  6 


72  LÀ    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

ne  manqua  pas,  selon  l'usage,  de  l'emporter  dans 
le  pays  des  chimères.  Pour  se  conformer  sans  doute 
à  la  nouvelle  position  qu'il  allait  occuper  auprès  d'un 
brillant  officier,  il  se  livra  cette  fois  aux  rêves  de  la 
gloire  militaire.  Déjà  il  se  voyait  maréchal.  Le 
maréchal  Rousseau,  cela  sonnait  bien  aux  oreilles 
de  sa  vanité;  si  les  riantes  campagnes  ne  l'avaient 
parfois  ramené  à  son  naturel  et  à  ses  chères  ber- 
geries, il  eût  pu  se  croire  un  guerrier  véritable. 


IV 


Les  moralistes  remarquent  que  la  réalisation  des 
plaisirs  ne  produit  jamais  la  satisfaction  qu'on  s'en 
était  promise.  Ce  manque  de  proportion  s'applique 
à  Rousseau  plus  qu'à  tout  autre  :  il  était  difficile 
que  la  réalité  égalât  la  richesse  de  son  imagination 
et  de  ses  rêves.  Si  l'amant  passionné  de  la  nature 
éprouva  une  déception  la  première  fois  qu'il  vit  la 
mer,  il  n'est  pas  surprenant  qu'il  en  ait  éprouvé 
une  bien  plus  grande  quand  il  arriva  à  Paris,  sur- 
tout si  l'on  songe  qu'il  y  entra  par  le  faubourg 
Saint-Marceau.  Il  s'était  figuré  un  Paris  d'or  et  de 
marbre;  il  ne  vit  qu'un  Paris  de  boue,  sans  air  et 
sans  soleil,  des  rues  puantes,  des  maisons  noires  et 
élevées,  des  cris,  du  tumulte,  de  la  malpropreté. 
Cette  impression  lui  est  restée.  Il  ne  goûta  jamais 
Paris  ;  il  l'habita  longtemps  ;  presque  tout  le  temps 
qu'il  y  fut,  il  eut  le  désir  de  le  quitter. 

Les  Parisiens  lui  parurent  d'abord  plus  séduisants 
que  leur  ville  ;  mais  il  fut  bientôt  à  même  de  s'a- 
percevoir que  leurs  protestations  affectueuses  et 
obligeantes,  quoique  vraies  et  sincères,  manquaient 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  73 

de  fond  et  n'avaient  pas  assez  de  suite  et  de  fermeté 
pour  les  engager  dans  la  voie  des  services  effectifs. 

La  seule  personne  qui  lui  ait  montré  de  l'intérêt 
fat  Mme  de  Merveilleux,  belle-sœur  de  l'interprète 
de  M.  de  Bonac  ;  celle  dont  il  parle  le  moins  est  le 
jeune  officier  auprès  duquel  il  était  envoyé.  En 
revanche,  il  en  dit  plus  long  sur  son  oncle,  le  colonel 
Godard,  vieil  avare,  cousu  d'or,  qui  aurait  voulu 
transformer  le  gouverneur  de  son  neveu  en  une 
sorte  de  valet  sans  gages.  Jean-Jacques,  obligé 
d'être  sans  cesse  auprès  du  jeune  Godard,  et  par 
suite  dispensé  du  service,  trouva  qu'il  avait  bien  le 
droit  d'avoir  un  autre  uniforme  que  celui  du  régi- 
ment, et  qu'il  était  peu  séant  de  le  réduire,  pour 
vivre ,  à  la  paye  de  cadet,  c'est-à-dire  de  soldat. 
Mmc  de  Merveilleux  fut  consultée  ;  d'un  commun 
accord,  on  résolut  qu'il  chercherait  à  se  pourvoir 
ailleurs.  D'un  autre  côté,  le  souvenir  de  sa  chère 
maman  le  pressait.  Il  l'avait  en  vain  cherchée  et  fait 
chercher  à  Paris.  Enfin ,  MmP  de  Merveilleux  apprit 
qu'elle  devait  être  retournée  en  Savoie  ou  en  Suisse, 
on  ne  savait  trop  lequel.  Cette  nouvelle  le  décida, 
et  il  dit  adieu  sans  regret  à  Paris,  qu'il  avait  tant 
désiré  connaître. 

Mais,  avant  de  partir,  il  voulut  exercer  sa  verve 
poétique  aux  dépens  du  colonel,  et,  afin  que  la  plai- 
santerie fût  complète ,  il  lui  envoya  par  la  poste 
l'expression  de  son  juste  courroux.  Cette  pièce  qui, 
d'après  son  propre  jugement,  était  au-dessous  du 
médiocre,  n'a  pas  été  conservée.  Elle  commençait 
ainsi  : 


Tu  croyais,  vieux  pénard,  qu'une  folle  manie 
D'élever  ton  neveu,  m'inspirerait  l'envie. 


74 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


Cette  satire  est  presque  la  seule  qu'il  ait  faite. 

«  Je  suis  en  racontant  mes  voyages,  dit  Rous- 
seau ,  comme  j'étais  en  les  faisant  ;  je  ne  saurais 
arriver.  »  Nous  qui  sommes  un  peu  plus  pressés, 
nous  laisserons  de  côté  les  épisodes  et  les  réflexions 
qui  ne  se  rattachent  pas  à  l'histoire.  Ce  voyage,  qui 
fut  presque  le  dernier  que  Jean-Jacques  fit  à  pied, 
a  laissé  dans  son  âme  une  impression  ineffaçable. 
En  allant  à  Paris ,  la  position  qu'il  y  devait  remplir 
l'occupait  un  peu  ;  au  retour,  aucune  réalité  ne 
gênait  l'essor  de  sa  pensée.  Un  site  le  séduisait-il, 
il  s'y  arrêtait,  il  le  parcourait  dans  tous  les  sens,  il 
s'y  égarait  pendant  des  journées  entières,  tandis 
que  sa  tète  s'égarait  avec  non  moins  de  délices 
dans  le  pays  des  chimères.  Il  arriva  ainsi  à  Lyon. 
Il  y  alla  voir  une  amie  de  Mmo  de  Warens,  M"°  du 
Châtelet,  espérant  qu'elle  lui  donnerait  des  nou- 
velles de  sa  bienfaitrice.  Mme  de  Warens  était,  en 
effet,  passée  par  Lyon;  mais  en  était  repartie,  sans 
trop  savoir  elle-même  où  elle  s'arrêterait  ;  le  plus  pru- 
dent était  de  lui  écrire  et  de  l'attendre1.  Jean- 
Jacques  attendit,  en  effet;  mais  ce  ne  fut  pas  sans 
peine.  L'accueil  bienveillant  de  M110  du  Châtelet, 
le  pied  d'égalité  sur  lequel  elle  l'avait  mis  l'empê- 
chaient de  lui  dévoiler  sa  situation  précaire,  et  de 
mendier  en  quelque  sorte  auprès  d'elle  son  pain  de 
chaque  jour.  Il  était  moins  embarrassé  pour  le 
coucher.  On  était  en  été  ;  le  porche  d'une  église  ou 


1.  Mme  de  Warens  était  en 
effet  resiée  à  Lyon,  chez  Mlle  du 
Châtelet,  du  28  juillet  au  11 
août  1730  ;  de  là  elle  avait  été 
à  Charnbéry,  puis  à  Annecy. 
Rousseau  savait  tout  cela  par 


ses  conversations  avecMlle  du 
Châtelet  et  par  la  letire  de 
Mlle  de  Graffenried  ;  mais,  ce 
qu'il  ignorait  sans  doute,  c'est 
qu'elle  fût  retournée  de  nou- 
veau à  Chambéry. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  75 

le  gazon  de  la  campagne  lui  fournissaient  un  lit  peu 
moelleux,  mais  à  peu  près  suffisant. 

Un  matin,  après  une  nuit  passée  à  la  belle  étoile, 
il  s'était  réveillé  frais  et  dispos,  et,  afin  de  tromper 
la  faim,  s'était  mis  à  chanter  en  retournant  à  la 
ville,  quand  il  s'entendit  appeler.  C'était  un  antonin 
qui  l'accosta  et  lui  demanda  s'il  savait  la  musique 
et  s'il  serait  capable  d'en  copier.  Certainement,  dit 
Jean-Jacques  ;  et,  sur  cette  réponse,  le  moine  l'ins- 
talla dans  sa  chambre  et  le  mit  à  l'ouvrage.  Jean- 
Jacques  y  resta  trois  ou  quatre  jours,  travaillant 
presque  d'aussi  bon  cœur  qu'il  mangeait  ;  car  il 
était  sec  comme  du  bois,  et,  de  sa  vie,  n'avait  été 
si  affamé  et  si  bien  nourri.  Il  est  vrai  qu'il  n'était 
pas  aussi  correct  que  diligent.  Le  brave  antonin 
n'en  continua  pas  moins  à  le  bien  traiter  et  lui 
donna  même,  en  le  congédiant,  un  petit  écu  qu'il 
n'avait  guère  gagné. 

Pendant  qu'il  fréquentait  M110  du  Chàtelet,  il  fit 
chez  elle  la  connaissance  d'une  jeune  fille  de  qua- 
torze ans,  M110  Serre.  Il  n'y  fit  pas  grande  attention 
pour  le  moment  ;  mais ,  neuf  ans  après ,  il  se  pas- 
sionna pour  elle,  et  avec  raison,  dit-il,  car  c'était 
une  charmante  fille. 

Sur  ces  entrefaites,  il  avait  reçu  des  nouvelles  de 
sa  chère  maman.  Elle  était  à  Chambéry,  et  lui  en- 
voyait de  l'argent  pour  le  mettre  en  état  de  venir 
la  rejoindre.  Elle  lui  parlait  aussi  d'une  position 
qu'elle  lui  avait  trouvée.  Aussitôt  ses  commissions 
faites,  et  elle  en  donnait  beaucoup,  le  jeune  homme 
s'empressa  de  quitter  Lyon  ;  mais,  une  fois  parti,  il 
n'en  alla  pas  plus  vite.  Les  montagnes,  les  gorges, 
les  torrents,  les  précipices,  les  cascades  le  retenaient 
à  chaque  instant.  Il  n'eut  pas  pourtant,  dans  cette 


76       LA   VIE  ET   LES  ŒUVRES   DE  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU. 

seconde  partie  de  son  voyage,  les  jouissances  qu'il 
avait  éprouvées  dans  la  première.  Il  savait  où  il 
allait  ;  la  réalité  gênait  chez  lui  l'imagination  :  le 
bonheur  qu'il  possédait,  ou  qu'il  allait  posséder,  le 
touchait  moins  que  celui  qu'il  pouvait  se  forger  et 
embellir  à  son  gré. 

Enfin,  il  revit  sa  chère  maman  ;  mais  elle  n'était 
pas  seule  ;  l'intendant  général  était  avec  elle.  «  Sans 
me  parler,  dit  Rousseau,  elle  me  prend  par  la 
main  et  me  présente   à  lui  avec  cette  grâce  qui  lui 

ouvrait    tous    les    cœurs Puis,    m'adressant    la 

parole  :  Mon  enfant,  me  dit-elle,  vous  appartenez 
au  Roi  ;  monsieur  l'Intendant  vous  donne  du  pain.  » 
Jean-Jacques  s'attendait  à  un  accueil  bien  touchant. 
Au  lieu  de  cela,  ce  début  solennel  semblait  lui  pré- 
sager de  hautes  destinées.  De  quoi  s'agissait-il  donc? 
Non  certes  d'être  intendant,  ni  en  voie  de  le  devenir; 
mais  simplement  d'être  employé  aux  travaux  du 
cadastre  en  qualité  de  secrétaire  ;  encore  cet  emploi 
aussi  modeste  que  facile  n'était-il  que  temporaire. 
«  Et  c'est  ainsi ,  dit-il  en  forme  de  conclusion , 
qu'après  quatre  ou  cinq  ans  de  courses,  de  folies  et 
de  souffrances,  depuis  ma  sortie  de  Genève,  je 
commençai  pour  la  première  fois  à  gagner  mon  pain 
avec  honneur.  » 


CHAPITRE  V 

Du  printemps  de  1732  au  mois  de 
septembre   17381. 


Sommaire  :  I.  Claude  Anet.  —  Études  et  occupations  de  Rousseau.  — 
Sa  pièce  de  Naixisse.  —  Rousseau  quitte  le  cadastre  pour  se  livrer  tout 
entier  à  la  musique. 

II.  Voyage  de  Rousseau  à  Besançon.  —  Ses  écolières.  —  Moyen  de 
préservation  morale  inventé  par  Mrae  de  Warens.  —  Ménage  à  trois.  — 
Mort  de  Claude  Anet.  —  Rousseau  élevé  à  la  dignité  de  majordome  de 
M'°e  de  Warens. 

III.  Relations  de  société  de  Rousseau.  —  Ses  fréquentes  absences.  — 
Sa  vie  occupée  et  décousue.  —  11  se  blesse  grièvement  et  fait  son  tes- 
tament. —  H  va  à  Genève  recueillir  la  succession  de  sa  mère.  —  Il 
tombe  malade. 

IV.  Voyage  de  Rousspau  à  Montpellier.  —  Ses  amours  avec  Mme  de\ 
Larnage.   —  Sa  vie  à    Montpellier.  —  A   son    retour,    il   évite  de  voir  ]  £/yj/U>/ 
Mme  de  Larnage.  —  Retour  auprès  de  Mme  de  Warens.  jj  £. — ' 


Rousseau  estime  qu'il  arriva  à  Chambéry  en  1732, 
et,  quelques  lignes  plus  loin,  qu'il  avait  vingt  ans 
passés,  près  de  vingt-et-un.  Ce  calcul  montre  qu'il 
attachait  peu  d'importance  aux  dates.  C'est  en  effet 
au  milieu  de  1733  ,  et  non  en  1732 ,  qu'il  atteignit 
ses  vingt-et-un  ans. 

«  Je  logeai  chez  moi ,  dit-il ,  c'est-à-dire  ,  chez 
maman.  »  Ainsi  vont  les  choses.  D'abord  Mm0  de 
Warens  n'ose  le  garder;  puis  elle  l'admet  dans  sa 
maison;  enfin  les  distinctions  s'effacent,  tout  devient 
commun. 

I.  Confessions,  1.  Y. 


78  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

C'était  uue  singulière  maison  que  celle  de  Mme  de 
Warens.  Laissons  de  côté  l'habitation  elle-même, 
qui  était  sombre,  froide,  et  ne  rappelait  en  rien 
celle  d'Annecy;  grand  sujet  de  douleur  pour  Jean- 
Jacques;  mais  parlons  plutôt  des  habitants  et  des 
habitudes. 

Rousseau  était  toujours  ce  jeune  homme  sans  rai- 
son et  sans  jugement  que  nous  connaissons.  Les  an- 
nées se  succédaient  sur  sa  tête  ;  les  épreuves  auraient 
dû  le  mûrir;  ses  visions  romanesques  demeuraient 
malgré  tout.  «  Il  avait  grand  besoin,  dit-il,  des 
mains  dans  lesquelles  il  tomba,  pour  apprendre  à  se 
conduire.  »  Cette  phrase,  si  elle  est  sincère,  est  une 
preuve  de  plus  de  son  inexpérience.  Hélas!  ces 
mains  qu'il  s'estimait  heureux  de  rencontrer  ,  cette 
tète,  ce  cœur  auxquels  il  se  confiait,  étaient  inca- 
pables et  corrompus  autant  et  plus,  s'il  est  pos- 
sible, qu'il  ne  l'était  lui-même.  Entre  les  deux  qui 
aurait  pu  conduire  l'autre?  Ils  étaient  aussi  fous 
l'un  que  l'autre. 

Enfin  un  troisième  personnage,  déjà  connu  de 
Jean-Jacques,  mais  qui  avait  acquis  depuis  quelque 
temps  une  grande  importance,  c'était  Claude  Anet. 
De  simple  domestique,  il  s'était  élevé  au  rang  de 
majordome.  Rien  d'étonnant  jusque-là  ;  Mmo  de  Wa- 
rens menait  si  mal  ses  affaires ,  qu'il  n'était  pas 
mauvais  qu'elle  eût  un  gérant.  Rousseau  fait  l'éloge 
le  plus  pompeux  de  Claude  Anet,  de  ses  vertus  so- 
lides, de  son  dévouement  à  toute  épreuve,  de  son 
jugement,  de  sa  modestie,  de  la  fermeté  qu'il  savait 
montrer  au  besoin,  même  contre  sa  maîtresse,  quand 
il  s'agissait  de  ses  intérêts  ;  enfin  c'était  un  homme 
sans  défaut.  Voyons  pourtant  si  nous  ne  lui  en  dé- 
couvririons pas  quelques-uns.  Un  jour,  Mmc  de  Wa- 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  79 

rens  lui  dit,  dans  la  colère,  un  mot  outrageant. 
Était-il  fondé  ?  Peu  importe  ;  mais  Claude  Anet  en 
fut  si  désespéré  que,  trouvant  sous  sa  main  une 
fiole  de  laudanum,  il  l'avala,  puis  alla  tranquille- 
ment se  coucher  ,  comptant  ne  se  réveiller  jamais. 
Voilà,  il  en  faut  convenir,  un  dévouement  bien  sus- 
ceptible. Tel  fut  aussi  l'avis  de  Jean-Jacques.  Cela 
lui  donna  à  penser,  et  il  découvrit  en  effet,  dans  les  / 
rapports  du  garçon  avec  sa  maîtresse,  des  choses; 
assez  surprenantes.  Mmc  de  Warens  ne  tarda  pas  d'ail- 
leurs à  l'en  informer  directement.  Croira-t-on  qu'il 
en  éprouva  une  irritation  bien  profonde  ?  Pas  le 
moins  du  monde.  Il  s'affligea  bien  d'abord  de  cons- 
tater qu'un  autre  homme  était  plus  avant  que  lui 
dans  l'intimité  de  Mme  de  Warens  ;  mais,  les  premiers 
moments  une  fois  passés,  il  étendit  sans  vergogne 
sur  le  domestique  l'attachement  qu'il  portait  à  la 
maîtresse  ;  ajoutant  à  l'égard  du  premier,  c'est  lui- 
même  qui  l'assure,  le  respect  à  l'estime  ,  et  se  fai- 
sant en  quelque  sorte  son  élève  ;  ce  dont  il  ne  se 
trouva  pas  plus  mal. 

Laissons  Rousseau  s'étendre  sur  les  douceurs  de 
ce  singulier  ménage  à  trois,  sans  rivalité  et  sans  ja- 
lousie. Quelle  aimable  femme  !  Non  seulement  elle 
se  faisait  aimer,  mais  tous  ceux  qui  vivaient  avec 
elle  s'aimaient  entre  eux.  Tout  était  paix  et  bonheur 
autour  d'elle  ;  tout  était  union  et  harmonie.  Et  cela 
simplement,  sans  effort ,  par  un  effet  naturel  de  sa 
seule  présence  et  de  son  charmant  caractère.  Rous- 
seau s'aperçoit  bien  que  le  tableau  qu'il  fait  est  peu 
vraisemblable.  Cependant  comme  nous  n'avons  pas 
de  preuves  positives  à  lui  opposer,  nous  abandon- 
nons au  lecteur  le  soin  d'en  prendre  ou  d'en  laisser 
ce  qu'il  voudra. 


80  LA.    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Cette  vie  calme  était  favorable  à  l'étude.  Rousseau 
en  profita  pour  continuer  son  instruction  tant  de  fois 
ébauchée.  Il  estime  qu'il  y  put  consacrer  huit  ou 
neuf  années  de  suite;  temps  largement  suffisant, 
s'il  eût  su  l'employer  d'une  façon  convenable  et 
suivie. 

Le  premier  travail  auquel  il  se  livra  fut  celui  de 
sa  nouvelle  profession,  et  celui-là,  nous  n'hésitons 
pas  à  l'approuver  sans  réserve.  Il  avait  l'avantage 
d'ètre_  régulier  ;  il  n'est  pas  jusqu'à  l'exactitude 
qu'il  exigeait  qui  n'eût  pour  résultat  de  plier  le 
jeune  employé  à  une  sorte  de  discipline,  dont  il 
avait  grand  besoin.  «  La  gène  du  bureau  ne  le  lais- 
sait pas  songer  à  autre  chose.  »  Quelle  heureuse 
gêne  !  Mais  il  y  puisa  aussi  des  connaissances 
théoriques  et  pratiques  très  précieuses. 

Pour  sa  besogne  journalière  au  cadastre,  il  lui 
fallait  de  l'arithmétique,  il  l'apprit  seul;  (on  sait 
que  c'était  sa  méthode)  et,  à  l'en  croire,  il  y  devint 
fort  habile.  Le  lavis  des  plans  ne  lui  était  pas 
moins  nécessaire  ;  puis  le  lavis  le  conduisit  au  des- 
sin. Il  peignit  des  fleurs,  il  dessina  des  paysages;, 
rien  ne  le  pouvait  arracher  à  ces  occupations  atta- 
chantes... jusqu'au  moment  où  il  les  abandonnait 
sans  retour. 

11  se  livra  encore  à  d'autres  travaux.  Non  content 
de  s'adonner  à  la  lecture;  mais,  comme  toujours, 
avec  plus  de  passion  que  de  profit,  il  se  fit  auteur 
dramatique.  C'est  de  cette  époque  que  date  sa  co- 
médie de  Narcisse  ou  l'amant  de  lui-même.  Il  la  fit 
pour  se  prouver  à  lui-même  et  pour  prouver  aux 
autres  qu'il  n'était  pas  aussi  bête  que  le  prétendait 
M.  d'Aubonne.  Il  dit  dans  la  préface  qu'il  avait 
alors   dix-huit  ans  ;    mais   il   avoue    dans    les    Con- 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


81 


fessions  qu'il  avait  menti  de  quelques  années  ', 
On  aime  à  rechercher  dans  les  premiers  essais 
d'un  auteur  les  germes  de  ce  qu'il  devra  être  plus 
tard.  Nous  pourrions,  à  ce  titre,  étudier  la  pièce  de 
Narcisse  avec  quelque  soin  ;  mais  véritablement 
elle  n'en  vaut  pas  la  peine.  Tout  ce  qu'on  en  peut 
dire  de  mieux,  c'est  qu'elle  est  une  de  ces  œuvres 
médiocres  et  sans  relief  qui  n'ont  pas  de  défauts, 
précisément  parce  qu'elles  no»t  pas  de  qualités. 
Elle  manque  complètement  d'inspiration  ;  l'intrigue 
en  est  fausse  et  commune,  les  caractères  sans  vi- 
gueur, le  style  fade,  l'intérêt  nul;  elle  laisse  froid 
depuis  le  premier  mot  jusqu'au  dernier.  IN 'en  di- 
sons pas  davantage  ;  elle  ne  fait  pressentir  en  rien 
ce  que  devait  être  son  auteur. 

Une  autre  étude,  la  botanique,  le  sollicitait  en 
quelque  sorte,  et  il  avait,  dans  la  personne  de 
Claude  Anet,  un  professeur  tout  trouvé;  mais, 
d'après  la  manière  dont  on  la  traitait  autour  de  lui, 
il  n'y  vit  qu'une  science  d'apothicaire,  et  en  haine 
de  la  médecine,  il  refusa  de  se  livrer  à  la  botanique. 
Est-ce  en  réminiscence  de  ce  temps  de  sa  jeunesse 
qu'il  en  fit  sur  ses  vieux  jours  son  occupation  de 
prédilection  ? 

Mais  sa  grande  passion,  une  de  celles  qui  ne  l'a- 
bandonnèrent jamais,  fut  la  passion  de  la  musique. 
Mme  de  Warens  avait  une  jolie  voix;  tout  en  faisant 
cuire  les   drogues   et  les  extraits,   Jean- Jacques  la 


1.  M.  Mugnier  (ch.  v.)  n'hé- 
site pas  à  affirmer  que,  dans 
les  Confessions,  il  commet  un 
nouveau  mensonge.  Ses  lettres 
datées  de  cette  époque,  no- 
tamment celle  du  31  août  1733, 


adressée  à  Mma  de  Warens, 
sont  en  effet  si  mal  écrites 
qu'on  ne  peut  le  croire  capable 
d'avoir  composé  alors,  même 
une  mauvaise  comédie. 


82  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

forçait  à  chanter  des  duos.  Pendant  ce  temps,  la 
cuisine  brûlait;  la  maman  en  barbouillait  le  visage 
du  petit,  et  tout  cela  était  délicieux. 

Citons  encore  un  amusement  qui  était  bien 
propre  à  faire  valoir  les  autres.  On  loua  un  jardin, 
avec  une  guinguette  assez  jolie  ;  Rousseau  s'en  en- 
goua. Il  y  transporta  ses  livres  et  ses  estampes  ;  on 
y  dinait  souvent,  il  y  couchait  quelquefois;  il  y 
préparait  des  surprises  agréables  à  sa  chère  maman. 
Ennuyé  de  la  cohue  des  gens  de  toute  espèce  qui 
l'entouraient  chez  elle,  il  se  retirait  là  pour  penser 
à  elle  plus  à  son  aise  ;  il  la  quittait  pour  mieux  la 
posséder. 

Il  s'éloigna  une  fois  davantage  pour  aller  à  Cluses, 
et  de  là  à  Genève,  où  il  espérait  terminer  une  af- 
faire avec  son  père1;  mais,  dit-il,  «  mon  père  n'est 
point  venu  et  m'a  écrit  une  lettre  de  vrai  Gascon; 
et  qui  pis  est,  c'est  que  c'est  bien  moi  qu'il  gas- 
conne. Ainsi  rien  de  fait  ni  à  faire  pour  le  moment.  » 
Les  rapports  entre  eux  étaient  sans  doute  toujours 
tendus,  mais  on  voit  qu'il  s'en  afflige  médiocre- 
ment. 

Des  événements  importants  mêlèrent  à  cette 
idylle  quelques  notes  plus  graves.  La  guerre  fut 
déclarée  à  l'empereur  par  la  France 2.  Des  régi- 
ments français  passèrent  par  Chambéry  pour  se 
rendre  dans  le  Milanais.  Jean-Jacques  fut  présenté 
à  un  colonel,  le  duc  de  la  Trémouille,  et  en  obtint 
des  promesses  qui  restèrent  sans  résultat.  Il  ne  s'en 
plaint  pas;  il  n'était  pas  fait  pour  la  guerre. 
Quelques  années  plus  tard,  lors  de  la  pacification 


1.   Lettre  de  Rousseau   à  son    I   tobrel733. 
pire,  31  août  1733.  —  2.  10  OC-    | 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  83 

de  Genève  (1738),  le  comte  de  Lautrec  lui  fit  aussi 
des  offres  de  services,  qu'il  oublia  également.  Sa 
nationalité  suisse  laissait  à  Rousseau  la  liberté  de 
ses  préférences;  constatons  qu'elles  furent  constam- 
ment en  faveur  de  la  France.  Cet  amour  pour  la 
France,  qui  peut-être  fut  surtout  l'amour  de  sa  lit- 
térature, mais  qui,  par  extension,  embrassa  aussi 
le  reste,  ne  l'abandonna  jamais.  Il  se  plaint  de 
l'avoir  eu  envers  et  contre  tous,  à  tort  et  à  raison, 
aux  époques  même  où  la  religion  et  la  politique, 
les  tracasseries  et  les  persécutions  auraient  dû 
l'en  détourner.  ]\ous  trouvons,  pour  notre  part, 
qu'il  tranche  honorablement  sur  l'amour  que  portait 
alors  à  l'étranger  un  Français  illustre,  et  qu'il  le  flé- 
trit par  le  contraste.  Voltaire  et  Rousseau  n'étaient 
pas  destinés  à  s'entendre  ;  mais  ce  point  n'est  pas 
le  seul  où  Rousseau  ait  eu  le  plus  beau  rôle. 

On  était  alors  au  temps  où  commençait  la  gloire 
de  Rameau.  Jean-Jacques  s'en  enthousiasma.  Une 
maladie  qui  lui  survint  assez  à  propos,  lui  permit 
d'étudier  le  Traité  de  V Harmonie  de  ce  musicien. 
Pendant  un  mois  que  dura  sa  convalescence ,  il 
s'appliqua  avec  ardeur  à'  débrouiller  cet  ouvrage  ; 
mais  il  le  trouva  bien  obscur  et  bien  difficile.  Il  se 
délassait  avec  des  cantates  plus  aisées.  Enfin  il 
acheva  de  se  passionner  pour  la  musique  auprès 
d'un  jeune  organiste,  l'abbé  Palais.  Il  obtint  de 
Mmc  de  Warens  la  permission  de  donner  un  petit 
concert  chaque  mois.  Dès  lors  il  ne  rêva  plus 
qu'accords,  harmonie,  accompagnements.  Mme  de 
Warens  chantait;  un  cordelier,  le  Père  Caton,  chan- 
tait aussi;  un  maître  à  danser  et  son  fils  jouaient 
du  violon;  un  Piémontais,  employé  au  cadastre, 
jouait  du  violoncelle;    l'abbé    Palais    accompagnait 


84  LA    VIE   ET    LES    OEUVRES 

sur  le  clavecin,  et  Jean-Jacques  était  chef  d'or- 
chestre. Tout  cela  rappelait  bien  un  peu  le  fameux 
concert  de  Lausanne;  il  faut  dire  pourtant  qu'il  y 
avait  du  progrès. 

Il  y  a  longtemps  que  nous  n'avons  parlé  du 
cadastre.  Jean- Jacques  semblait  oublier  que  là  était 
sa  profession  et  son  gagne-pain.  Il  n'allait  plus  à 
son  bureau  qu'à  contre-cœur;  il  y  travaillait  mal; 
la  fureur  de  la  musique  l'absorbait.  Il  aurait  bien 
voulu,  non  pas  s'y  livrer  tout  entier,  il  le  faisait 
déjà  ;  mais  en  faire  sa  %profession  régulière  et 
avouée.  Mmc  de  Warens,  en  mère  prudente,  s'y 
opposait  de  tout  son  pouvoir.  L'état  de  musicien 
était  si  précaire  ;  les  perspectives  en  étaient  si  peu 
brillantes  !  Cependant  les  prières,  les  caresses,  une 
insistance  constante  firent  ce  que  n'avaient  pu  faire 
les  raisons.  Aussitôt  sa  permission  obtenue,  ou 
plutôt  extorquée,  Jean-Jacques  alla  fièrement  prendre 
congé  de  son  directeur,  encore  plus  content  de 
quitter  le  cadastre  qu'il  ne  l'avait  été  d'y  entrer, 
moins  de  deux  ans  auparavant. 


II 


Grâce  à  la  faiblesse  de  Mme  de  Warens,  Jean- 
Jacques  en  était  arrivé  à  ses  fins  et  allait  devenir  un 
musicien  de  profession.  Avant  toutefois  de  faire  part 
de  sa  science  aux  autres,  il  jugea  prudent  d'en  acquérir 
lui-même.  Il  savait  déchiffrer  passablement,  il  vou- 
lut devenir  compositeur.  Pour  cela,  il  lui  fallait  un 
maître.  La  Savoie  n'en  possédait  pas,  mais  il  avait 
entendu   parler  à   son  ami  Venture  de  l'abbé  Blan- 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  85 

chard,  maitre  de  chapelle  à  Besançon.  Il  résolut 
d'aller  suivre  son  cours  '. 

Il  part,  il  passe  par  Annecy,  espérant  y  trouver 
Venture,  qui  n'y  était  plus  ;  par  Genève,  où  il  avait 
des  parents  ;  par  Nyon,  où  il  revoit  son  père,  qui 
le  reçoit  comme  à  l'ordinaire.  Il  était  à  cheval  ;  il 
prit  les  devants,  et  son  père  se  chargea  de  lui  faire 
parvenir  son  bagage.  Mais  il  avait  laissé  par  mé- 
garde,  au  fond  d'une  de  ses  poches,  un  petit  pam- 
phlet. Les  commis  de  la  douane  jugèrent  que  cet 
écrit,  assez  innocent  d'ailleurs,  était  janséniste, 
qu'il  venait  de  Genève  et  qu'il  était  introduit  en 
France  pour  y  être  imprimé  et  répandu  ;  l'écrit  fut 
confisqué,  et  la  malle  avec  l'écrit. 

Cependant  Rousseau,  qui  ne  se  doutait  de  rien, 
était  arrivé  à  Besançon.  L'abbé  Blanchard  lui  fit, 
parait-il,  un  accueil  parfait,  le  retint  à  dîner,  le  fit 
chanter,  le  questionna  et  lui  trouva  un  talent  mer- 
veilleux pour  la  composition.  Un  obstacle  imprévu 
l'empêchait,  à  la  vérité,  de  lui  donner  des  leçons, 
car  il  devait  partir  un  mois  après  pour  Paris,  afin 
de  remplacer  le  maitre  de  chapelle  du  Roi,  qui  était 
âgé  et  malade  ;  mais  comme  il  espérait  bien  hériter 
de  sa  charge,  Rousseau  n'avait  qu'à  se  féliciter  de 
cet  empêchement.  L'abbé  lui  promettait  en  effet  de 
le  caser  avantageusement  sous  deux  ans  dans  la 
chapelle  ou  dans  la  chambre  du  Roi.  Qu'on  juge 
comme  ces  belles  espérances  durent  exalter  la 
vanité  du  jeune  homme.  Dès  le  lendemain,  il  rendait 
à   l'abbé  son  diner  et  recevait   avec    lui   quelques 

1.  Le  voyage  de  Besançon,      lieu  en  réalité  dès  1733    Mu- 


auquel  on  attribue  habituel- 
lement  la  date   de   173">.    eut 


GNIKR,  Ch.   VI  . 


86  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

officiers  dont  il  avait  déjà  fait  la  connaissance.  Il 
chanta,  il  se  fit  applaudir,  il  était  plein  de  projets. 
Encore  deux  ans,  et  sa  fortune  était  faite  ;  il  n'avait, 
en  attendant,  qu'à  se  perfectionner  clans  la  compo- 
sition 11  songea  même  à  aller  tout  de  suite  à  Paris, 
avec  l'abbé  Blanchard,  et  consulta  sur  ce  point 
Mme  de  Warens1. 

Ce  fut  alors  qu'une  lettre  de  son  père,  lui  appre- 
nant la  confiscation  de  sa  malle ,  l'arracha  brusque- 
ment à  ses  espérances.  Il  courut  aussitôt  à  la  fron- 
tière, réclama,  insista,  et  finit  par  se  perdre  si  bien 
dans  le  labyrinthe  des  formalités ,  qu'il  se  décida  à 
tout  abandonner.  La  conclusion  fut  qu'au  lieu  de 
prendre  la  route  de  Paris,  il  retourna  tranquillement 
à  Chambéry,  résolu  de  s'attacher  uniquement  à  sa 
chère  maman  et  de  partager  sa  fortune.  C'étaient 
800  francs  de  perdus;  mais  au  milieu  des  joies  du 
retour,  ce  malheur,  tout  grand  qu'il  était  dans  leur 
situation,  fut  bientôt  oublié. 

Rousseau  ne  pouvant  donc  avoir  de  maître,  cher- 
cha dans  le  travail  le  moyen  de  s'en  passer.  Il  étudia 
Rameau,  parvint  à  l'entendre  et  fit  quelques  essais 
de  composition,  dont  le  succès  l'encouragea.  Il 
entreprit  aussi  de  donner  des  leçons  ;  ses  talents 
n'étaient  pas  grands,  sans  doute;  mais  dans  la  petite 
ville  de  Chambéry.  il  n'y  en  avait  pas  d'autres  pour 
les  éclipser.  Il  passa  là  pour  un  bon  professeur, 
parce  qu'il  n'y  en  avait  que  de  mauvais. 

Il  ne  dit  pas  s'il  eut  ou  non  des  écoliers ,  mais 
les  écolières  ne  lui  manquèrent  pas.  Xous  pouvons 
nous  dispenser  de  le  suivre  dans  les  portraits  qu'il 
trace  de  plusieurs  d'entre  elles;  nous  y  verrions  une 

1.  Lettre  à  M""  de  Warens,  29  juin  1733. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  87 

nouvelle  preuve  du  sensualisme  habituel  de  ses 
pensées.  Mais  toutes  ces  dames  et  demoiselles 
n'ayant  rien  à  faire  avec  l'histoire,  nous  n'avons 
qu'à  les  laisser  dans  l'oubli  dont,  fort  sagement,  la 
plupart  ne  demandaient  pas  à  sortir.  Toutes  n'étaient 
pas  également  réservées  ;  quant  au  jeune  profes- 
seur, si  nous  voulions  le  croire,  sa  simplicité  aurait 
été  telle  qu'il  ne  comprenait  rien  à  leurs  agaceries 
et  à  leurs  avances,  et  que.  plus  d'une  fois,  il  se 
sauva  de  leurs  intrigues  à  force  de  bêtise.  Toute- 
fois, s'il  ne  voyait  pas  le  péril,  une  autre  personne, 
dit-il,  s'en  inquiétait  à  sa  place,  et  elle  imagina, 
pour  le  prévenir,  un  moyen  que  lui-même  qualifie 
du  plus  singulier  dont  jamais  femme  se  soit  avisée 
en  pareille  occasion. 

Ici  nous  touchons  à  un  de  ces  événements  carac- 
téristiques et  répugnants  qui  déconcertent  la  pensée 
et  sont  capables  d'étonner  jusqu'aux  coeurs  corrom- 
pus. Jean-Jacques  lui-même  en  fut  effrayé  et  ne 
comprit  qu'avec  peine  les  propositions  qui  lui  étaient 
faites.  La  femme,  la  bienfaitrice,  nous  dirions 
presque  la  mère,  oubliant  son  sexe,  sa  position,  ses 
devoirs,  se  plaça  moralement  au-dessous  de  l'aven- 
turier sans  principes,  de  l'étourdi  sans  raison  que 
nous  connaissons.  Elle  le  disposa  par  un  air 
plus  grave  et  un  propos  plus  moral  !  à  l'impor- 
tante communication  qu'elle  voulait  lui  faire  ;  à  sa 
gaité  folâtre  succéda  un  ton  toujours  soutenu,  qui 
n'était  ni  familier,  ni  sévère  ;  enfin  elle  fit  tout  ce 
qu'il  fallait  pour  amener  une  explication,  prépara 
la  scène,  y  apporta  une  sorte  de  solennité,  et  c'est 
seulement  au  bout  de  tous  ces  préliminaires  qu'elle 
en  vint  à  dévoiler  son  projet.  Mais  ce  ne  fut  pas 
tout  :    par  une   autre   sorte   de  fantaisie,   et  afin  de 

TOME    I  7 


88  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

paraître  donner  plus  de  sérieux  et  de  réflexion  à  ce 
qui  en  comportait  si  peu,  elle  remit  gravement  son 
interlocuteur  à  huit  jours. 

Nous  savons  trop  le  respect  que  nous  devons  à 
nos  lecteurs  pour  leur  exposer,  d'après  notre  auteur, 
la  manière  dont  il  passa  cette  semaine  d'attente, 
calculée  peut-être  pour  exciter  davantage  ses  désirs. 
Nous  pouvons  dire  cependant  pour  son  excuse,  qu'à 
l'en  croire,  il  ne  fut  pas,  pendant  ce  temps-là, 
sans  inquiétude  et  sans  une  sorte  d'effroi.  Etait-ce 
remords  ou  incertitude?  Nullement.  Il  craignait  le 
moment  attendu;  il  aurait  voulu,  dit-il,  s'y  dérober, 
s'il  l'avait  pu  avec  bienséance  ;  mais  au  fond,  il 
n'hésita  pas  un  instant.  Au  moins  cette  proposition 
inouïe  lui  fit-elle  perdre  quelque  peu  de  l'estime 
qu'il  portait  à  celle  qui  la  lui  faisait,  ou  bien  des 
faveurs  partagées  avec  l'ancien  domestique  lui 
semblèrent-elles  moins  enviables  ?  Pas  davantage. 
Son  affection  et  son  estime  ne  ressemblaient  pas  à 
celles  du  commun  des  mortels  et  ne  se  laissaient 
pas  arrêter  par  d'aussi  minces  détails  ?  Et  pourtant 
il  est  effrayé  et  troublé.  C'est  que  Mmc  de  War'ens 
n'est  pas  pour  lui  une  femme  comme  une  autre  ; 
elle  est  plus  qu'une  bienfaitrice,  plus  qu'une  amie, 
plus  qu'une  maîtresse  adorée;    elle  est  une  mère1. 

Il  connaissait  trop  son  cœur  chaste  et  son  tempé- 
rament froid  pour  croire  que  le  plaisir  des  sens  ait 
aucune  part  à  cet  abandon  d'elle-même  ;  elle  ne 
songeait  qu'à  une  chose,  l'arracher  à  des  dangers 
presque  inévitables,  le  conserver  à  ses  devoirs.  Hé- 
las !  que  viennent  faire  ici  la  chasteté  et  les  devoirs? 


1.  D'après  M.  Mugnier 
(ch.v),  le  rôle  de  Jean-Jacques 
aurait  été,  dans  cette  circons- 
tance, moins   passif  qu'il  ne 


le  prétend,  et  il  n'aurait  pas 
manqué  d'aspirer  aux  mêmes 
faveurs  que  Claude  Anet  au- 
près de  Mm«  du  Warens. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  89 

Que  Mme  de  ^Ya^ens  ait  eu  toute  sa  vie  des  amants 
par  indifférence  ou  par  passion,  c'est  une  triste  ma- 
nière de  l'excuser  que  de  prétendre  qu'elle  n'atta- 
chait aucune  importance  à  ces  sortes  d'actions,  et 
qu'elle  n'honora  jamais  du  nom  de  vertu  une  absti- 
nence qui  lui  coûtait  si  peu,  mais  qu'elle  pratiqua 
si  mal.  On  excuse  quelquefois  le  coupable  sur  la 
violence  de  la  passion;  il  appartenait  à  Rousseau  de 
l'excuser  aussi  sur  l'absence  de  passion.  De  cette 
façon,  tout  le  monde  sera  excusé  ;  il  n'y  aura  plus 
de  coupables. 

M.  de  Tavel  avait  été  à  la  fois  le  professeur  de 
philosophie  et  le  premier  amant,  dit-on,  de  Mmo  de 
Warens  ;  celle-ci  se  fit,  à  son  tour,  l'institutrice  et 
la  maîtresse  de  Rousseau.  Elle  lui  enseigna  la  mo- 
rale, une  morale  en  exemples,  assez  facile,  sans 
doute,  que  l'élève  dut  trouver  à  son  gré,  car  il 
déclare  qu'il  tira  de  ses  entretiens  de  grands  avan- 
tages pour  son  instruction .  Est-ce  à  cette  époque 
qu'elle  le  chargea  de  lui  composer  une  prière? Mus- 
set-Pathay  croit  qu'ils  devaient  alors  beaucoup 
négliger  leurs  prières.  Oui,  s'ils  avaient  su  ce  qu'ils 
faisaient;  mais  avec  la  tète  et  les  principes  de 
Mm  de  Warens,  on  ne  peut  répondre  de  rien.  La 
prière  composée  par  Rousseau  n'était  pas,  dans 
tous  les  cas,  celle  du  publicain  :  «  Souveraine  puis- 
sance de  l'univers,  Etre  des  êtres,  sois-moi  propice; 
jette  sur  moi  un  œil  de  commisération  ;  vois  mon 
cœur,  il  est  pur,  il  est  sans  crime.  .  .  Je  suis  prêt  à 
paraître  aux  marches  de  ton  trône ,  pour  y  recevoir 
la  destinée  que  tu  m'as  promise  en  me  donnant  la 
vie,  et  que  je  veux  mériter  en  faisant  le  bien  et  en 
accomplissant  ta  loi1.  » 

1.  Ml'SSET-Pathav.  Œuvres  inédites  de  J.-J.  Rousseau. 


90  LA    MF.    KT    LKS    ŒUVRES 

Mm0  de  Warens  entreprit  encore  de  montrer  à  son 
élève  un  art  dans  lequel  elle  était  très  expérimentée, 
Fart  de  se  présenter  et  de  faire  son  chemin  dans  le 
monde.  Elle  avait  jugé  que,  malgré  son  air  gauche, 
Jean-Jacques  valait  la  peine  d'être  cultivé  pour  la 
société.  Cependant  elle  ne  réussit  que  fort  impar- 
faitement à  le  dégrossir.  Elle  lui  donna  aussi  un 
maître  de  danse  et  un  maître  d'armes  ;  mais  ces 
sortes  d'exercices  ne  convenaient  ni  à  ses  aptitudes 
physiques,  ni  à  ses  dispositions  morales;  bientôt  il 
y  fallut  renoncer. 

On  doit  penser  que  Claude  Anet  n'avait  pas  été 
consulté  sur  certaines  questions.  Jean-Jacques  sup- 
pose néanmoins  qu'il  fut  instruit  de  tout.  C'é- 
tait un  si  bon  caractère,  un  homme  si  parfait,  qui 
était  entré  si  pleinement  clans  les  principes  de  sa 
maîtresse,  qu'il  ne  put  la  désapprouver.  Sa  place, 
d'ailleurs,  n'était  pas  perdue  pour  cela,  mais  seule- 
ment partagée.  On  sait,  de  reste,  que  Mmo  de  Wa- 
rens n'était  pas  effrayée  d'avoir  deux  amants  à  la 
fois;  Jean-Jacques  ne  dit-il  pas  quelque  part  qu'elle 
se  prodiguait  de  toute  façon  ?  Loin  donc  d'avoir  re- 
tiré à  Claude  Anet  la  plus  petite  parcelle  de  son  at- 
tachement, elle  s'appliqua  à  le  faire  partagera  celui 
qui  l'avait  en  partie  supplauté.  «  Combien  de  fois, 
dit  Rousseau  ,  elle  attendrit  nos  cœurs  et  nous 
fit  embrasser  avec  larmes,  en  nous  disant  que  nous 
étions  nécessaires  tous  deux  au  bonheur  de  sa  vie... 
Ainsi  s'établit  entre  nous  trois  une  société  sans  autre 
exemple  peut-être  sur  la  terre.  .  .  Tous  nos  vœux, 
nos  soins,  nos  cœurs  étaient  en  commun.  .  .  les  tête- 
à-tête  nous  étaient  moins  doux  que  la  réunion  ;  ce 
qui  prévenait  entre  nous  la  gêne  était  une  extrême 
confiance   réciproque.  »  Est-ce  une   pastorale  ?  Est- 


DK    JE4» -JACQUES    ROUSSEAU.  01 

ce  une  comédie?  Il  est  certain  que  les  exemples 
d'une  amitié  pareille  sont  rares;  si  rares  même  que 
nous  nous  permettons  de  révoquer  en  doute  celui 
qui  nous  est  proposé. 

Rousseau  signale  un  autre  moyen  qui  maintenait 
l'harmonie  dans  ce  singulier  ménage,  et  celui-là 
était  en  effet  assez  bon,  c'était  une  vie  active  et  sans 
cesse  occupée.  L'oisiveté  engendre  bien  des  vices  ; 
ce  n'est  pas  Rousseau  qui  a  inventé  ce  proverbe. 
Avec  Mme  de  Warens,  on  était  toujours  sûr  d'être 
préservé  de  l'ennui,  et  si,  le  plus  souvent,  ses  tra- 
vaux procuraient  peu  de  profit,  ils  étaient  au  moins 
des  travaux.  «  La  pauvre  maman  n'avait  pas  perdu 
son  ancienne  fantaisie  d'entreprises  et  de  systèmes. 
Au  contraire,  plus  ses  besoins  domestiques  deve- 
naient pressants,  plus,  pour  y  pourvoir,  elle  se  li- 
vrait à  ses  visions.  Moins  elle  avait  de  ressources 
présentes,  plus  elle  s'en  forgeait  dans  l'avenir...  La 
maison  ne  désemplissait  pas  de  charlatans,  de  fa- 
bricants, de  souffleurs,  d'entrepreneurs  de  toute  es- 
pèce, qui,  distribuant  par  millions  la  fortune,  finis- 
saient par  avoir  besoin  d'un  écu.  Aucun  ne  sortait 
de  chez  elle  à  vide,  et  l'un  de  mes  étonnements  est 
qu'elle  ait  pu  suffire  aussi  longtemps  à  tant  de  pro- 
fusions sans  en  épuiser  la  source  et  sans  lasser  ses 
créanciers.  » 

Son  projet  du  moment,  et  ce  ne  fut  pas  un  des 
plus  mauvais,  était  de  faire  établir  à  Chambéry  un 
jardin  royal  des  plantes,  avec  un  démonstrateur  ap- 
pointé. Claude  Anet  était  naturellement  désigné 
pour  remplir  cette  fonction.  Puis,  comme  un  projet 
en  amène  un  autre,  elle  y  joignit  celui  d'un  collège 
de  pharmacie,  où  sans  doute  Jean-Jacques  devait 
aussi   trouver   sa    place.   Elle    se   remua    beaucoup 


02 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


pour  mener  à  bien  ces  beaux  desseins,  vint  à  bout 
d'apprivoiser  des  personnages  impossibles  et  posa 
avantageusement  son  ancien  domestique.  Mais  un 
événement  inattendu  renversa  tous  ces  plans  ; 
Claude  Anet  gagna  une  pleurésie  en  revenant  d'une 
course  botanique  et  en  mourut  au  bout  de  cinq  jours  \ 
Jean-Jacques  se  trouvait  être  l'héritier  désigné  de 
ses  nippes,  notamment  d'un  bel  habit  noir  qui  lui 
avait  donné  dans  la  vue.  Il  eut  la  bassesse  d'en 
ressentir  un  mouvement  de  joie.  Ce  sentiment  était 
condamnable,  assurément;  mais  quand  on  considère 
qu'il  avait  été  précédé  des  soins  les  plus  touchants 
pour  le  mourant,  qu'il  fut  suivi  des  pleurs  et  des 
regrets  les  plus  amers  après  sa  mort,  on  se  demande 
s'il  valait  le  remords  dont  Rousseau  l'accompagne. 
Pourquoi  donc,  lui  qui  passe  souvent  si  légèrement 
sur  les  actes  les  plus  coupables,  sur  les  habitudes 
les  plus  odieuses,  se  prend-il  de  scrupules  pour  des 
peccadilles?  Est-ce  pour  dérouter  le  moraliste  et 
lui  donner  à  penser  que  celui  qui  se  reproche  ainsi 
les  moindres  fautes  ne  peut  en  avoir  de  bien  lourdes 
sur  la  conscience?  Est-ce  par  amour  du  paradoxe  et 
par  perversion  du  sens  moral?  Ne  serait-ce  pas  plu- 
tôt pour  avoir  occasion  d'ajouter  que,  depuis  ce 
jour,  jamais  un  sentiment  bas  ou  malhonnête  n'est 
entré  dans  son  cœur?  Pas  un  sentiment  malhonnête 
dans  une  période  de  plus  de  quarante  ans  !  Heureux 
Rousseau!  les  plus  saints  pourraient  envier  sa  per- 
fection ! 


1.  Le  14  mars  1734.  Voir 
Eug.  Ritter,  Nouvelles  Re- 
cherches sur  les  Confessions. 
Jean-Jacques  prétend  qu'Anet 
était  allé  pour  cueillir  du  gi- 
nepi;  mais  le  ginepi  est  une 


plante  de  hautes  montagnes, 
qui  se  récolte  au  mois  d'août. 
Au  mois  de  mars,  d'ailleurs 
les  montagnes  sont  couvertes 
de  neige. 


hE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  93 

Le  résultat  le  plus  clair  de  la  mort  de  Claude 
Anet  fut  d'augmenter  la  gène  de  cette  maison,  déjà 
si  gênée.  Tant  qu'il  avait  vécu,  il  avait  pu,  à  force 
d'exactitude  et  d'expédients,  suffire,  tant  bien  que 
mal,  aux  besoins  du  ménage.  Nous  n'apprendrons 
rien  à  personne  en  disant  que  Jean-Jacques  n'avait 
pas  ce  qu'il  fallait  pour  continuer  ses  fonctions. 
Il  y  fut  cependant  bien  forcé.  Il  voyait  le  désordre, 
il  en  gémissait,  mais  il  n'avait  ni  l'expérience  ni 
l'autorité  nécessaire  pour  y  remédier.  Ce  n'est  pas 
qu'il  fût  habituellement  prodigue  ;  il  l'était  à  ses 
moments,  mais  il  était  plus  naturellement  économe, 
et  il  dit  qu'à  partir  de  cette  époque,  il  devint  enclin 
à  l'avarice.  Mais  que  pouvait  son  économie  ;  que 
pouvaient  les  innocentes  supercheries  du  jeune 
chargé  d'affaires  contre  la  folle  imprévoyance  de  la 
maîtresse  ?  In  de  ses  moyens  favoris  était  d'enfermer 
dans  des  cachettes  l'argent  qu'il  pouvait  mettre  de 
côté,  afin  de  le  réserver  pour  le  moment  du  besoin; 
mais  il  le  cachait  si  mal  (pourquoi  ne  le  cachait-il 
pas  mieux?;  que  Mme  de  Warens  ne  tardait  pas  à 
le  découvrir  et  à  l'employer  en  futilités  pour  lui- 
même. 

Dans  l'état  de  pénurie  de  la  maison,  il  devait, 
sans  doute,  lui  être  pénible  de  se  voir  entièrement 
à  la  charge  de  sa  bienfaitrice.  Pourquoi  son  père  ne 
contribuait-il  en  rien  à  son  entretien?  Mm0  de  Wa- 
rens lui  écrivit  pour  l'en  prier;  le  bonhomme,  tou- 
tefois, faisant  la  sourde  oreille,  Jean-Jacques  ne 
craignit  pas  de  le  rappeler  aux  convenances.  Avec 
une  dame  du  mérite  et  du  rang  de  Mme  de  Warens, 
qui  était  en  correspondance  avec  les  plus  grands 
seigneurs,  à  laquelle  le  Roi  lui-même  répondait 
exactement,  il  y  aurait   mauvaise  grâce  et  ingrati- 


94  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

tude  à  s'obstiner  dans  le  silence.  Les  fâcheuses  nou- 
velles que  Jean-Jacques  ajoutait  sur  sa  santé,  les 
menaces  de  phtisie  dont  il  parlait  touchèrent-elles 
son  père  ?  Toujours  est-il  que  ce  dernier  ne  tarda 
pas  à  s'exécuter,  sinon  en  argent,  ce  dont  nous  n'a- 
vons aucune  preuve,  du  moins  en  politesses.  C'était 
déjà  quelque  chose.  Le  jeune  homme  lui  en  té- 
moigna sa  reconnaissance,  tout  en  lui  avouant  une 
nouvelle  escapade,  un  nouveau  départ,  sur  lequel 
nous  n'avons  aucun  détail l. 


III 


Mme  de  Warens,  avec  toutes  les  affaires,  toutes 
les  entreprises  qu'elle  avait  un  peu  partout,  se  trou- 
vait être  une  femme  très  répandue.  Son  jeune  pro- 
tégé, avec  elle  ou  par  elle,  dut  faire  beaucoup  de 
connaissances.  Parmi  les  relations  qu'il  cultiva  vers 
cette  époque,  citons  Gauffecourt,  qui  resta  toujours 
son  ami  ;  le  marquis  d'Entremont,  dont  la  liaison, 
longtemps  interrompue,  se  renoua  pour  ne  plus 
cesser  qu'à  la  mort;  de  Conzié,  dont  l'influence  fut 
plus  actuelle,  mais  qui  demeura  surtout,  jusqu'à  la 
fin,  le  voisin  et  l'ami  de  Mmc  de  Warens.  De  Conzié 
eut  la  fantaisie  d'apprendre  la  musique  ;  mais  comme 
il  était  plus  littérateur  que  musicien,  et  de  plus 
d'un  caractère  très  liant,  le  temps  des  leçons  se 
passait  à  tout  autre  chose  qu'à  solfier.  Rousseau  dit 
qu'ils  lurent  ensemble  la  Correspondance  de  Voltaire 
avec  Frédéric,  qui  venait  de  monter  sur  le  trône  de 

1.  Lettres  de  Rousseau  à  son  I  2.  Lettre  à  Mm°  de  Warens, 
père,   1735  et  26  juin  1735.  —    |   14  décembre  1737. 


C-u 


DE    JEAN-JACQUES    RUISSEAU.  95 

Prusse,  et  quelques  lignes  plus  bas,  que  bientôt 
après  parurent  les  Lettres  philosophiques.  Ces  dé- 
tails montrent  que  Rousseau  n'était  pas  toujours 
bien  servi  par  ses  souvenirs.  Frédéric  ne  devint  roi 
de  Prusse  qu'en  1740  ;  les  lettres  que  lui  adressa 
Voltaire  sont  comprises  entre  les  dates  du  8  août  1736 
et  du  18  mai  1740  ;  mais  elles  ne  furent  réunies 
qu'en  1745  ;  enfin  les  Lettres  philosophiques  avaient 
paru  dès  1734.  Cet  ouvrage,  le  seul  de  Voltaire  que 
Rousseau  put  lire  alors,  l'enthousiasma  et  lui  donna 
ce  goût  pour  la  belle  littérature  qui  devait  faire  de 
lui  dans  la  suite  un  auteur  éminent. 

Au  nombre  des  amitiés  que  Jean-Jacques  se  fit 
encore,  citons,  pendant  que  nous  y  sommes,  Perri- 
chon,  Parizot,  Mme  Deybens,  la  présidente  de  Bor- 
donanche,  M.  de  la  Closure,  qui,  comme  nous  sa- 
vons, avait  connu  sa  mère,  et  qui  lui  parlait  souvent 
d'elle  ;  enfin  les  deux  Barillot,  père  et  fils,  qui, 
dans  une  émeute  à  Genève,  sortirent  armés  de  la 
même  maison,  pour  se  jeter  dans  les  deux  partis 
opposés,  au  risque  de  s'égorger  l'un  l'autre.  «  Ce 
spectacle  affreux,  dit  Rousseau,  me  fit  une  impres- 
sion si  vive  que  je  jurai  de  ne  tremper  jamais  dans 
aucune  guerre  civile,  et  de  ne  soutenir  jamais  au 
dedans  la  liberté  par  les  armes,  ni  de  ma  personne, 
ni  de  mon  aveu,  si  jamais  je  rentrais  dans  mes 
droits  de  citoyen.  Je  me  rends  le  témoignage  d'a- 
voir tenu  ce  serment  dans  une  occasion  délicate  ;  et 
l'on  trouvera  du  moins,  je  pense,  que  cette  modé- 
ration fut  de  quelque  prix.  » 

Plusieurs  des  personnes  dont  nous  venons  de 
parler  étaient  de  Lyon,  de  Grenoble,  de  Genève, 
presque  aucune  n'était  de  Chambéry.  Jean-Jacques 
s'était,    en   effet,  mis  à  voyager  beaucoup.   Le  dé- 


m 


L\    VIE    ET    LES    HEUVHKS 


sordre  des  finances  de  Mmc  de  Warens  le  désolant, 
l'impuissance  où  il  était  d'y  remédier  le  décou- 
rageant, il  avait  pris  le  parti  de  se  soustraire  à  ce 
spectacle  par  l'absence.  Ses  courses  continuelles 
allaient,  à  la  vérité,  contre  son  but,  puisqu'elles  oc- 
casionnaient un  surcroit  de  dépenses;  mais  un  peu 
plus,  un  peu  moins  de  gaspillage,  il  fallait  toujours 
que  tout  y  passât  ;  autant  valait  que  ce  fût  lui 
qu'un  autre  qui  en  profitât.  Mm0  de  Warens  avait 
d'ailleurs  tant  de  commissions  à  donner  à  quelqu'un 
de  sûr,  qu'elle  ne  demandait  qu'à  envoyer  son 
chargé  d'affaires,  tandis  que  lui-même  ne  deman- 
dait qu'à  aller. 

Isaac  Rousseau  ne  pouvait  ignorer  cette  vie  sans 
régularité  et  sans  issue  pratique.  Quoiqu'il  en  prit 
fort  à  son  aise  des  devoirs  de  la  paternité,  il  s'en- 
nuya à  la  fin  de  voir  que  son  fils,  essayant  de  tout 
et  n'aboutissant  à  rien,  restait  toujours,  malgré  ses 
vingt-quatre  ans,  incapable  de  se  suffire.  Jean- 
Jacques,  mis  en  demeure  de  s'expliquer  sur  son 
avenir,  ne  le  fit  pas  sans  réflexion  ;  mais  il  ne  pou- 
vait, avec  toute  la  bonne  volonté  du  monde ,  pré- 
senter que  des  projets,  c'est-à-dire,  rien  d'actuel  et 
de  réel.  Trois  carrières  s'ouvraient  devant  lui  :  la 
musique,  qui  lui  avait  déjà  servi  et  pouvait  lui  ser- 
vir encore,  ne  fût-ce  qu'en  attendant  mieux  ;  un 
poste  de  secrétaire  chez  quelque  grand  seigneur  ; 
ses  talents  de  style,  sa  prudence,  sa  fidélité,  sa  dis- 
crétion, le  rendaient  suffisamment  propre  à  remplir 
cette  fonction;  enfin,  et  c'est  là  ce  qu'il  aurait  pré- 
féré, une  place  de  précepteur  dans  une  grande 
famille  ;  ses  études  de  sciences  et  de  belles-lettres,  le 
soin  qu'il  avait  donné  par-dessus  tout  à  celles  qui 
peuvent  former  le  cœur  à  la  sagesse  et  à  la  vertu, 


DE    JEAN-JACQUES    KOISSEAU, 


97 


l'avaient  préparé  à  cette  difficile  mission  ;  il  chéris- 
sait les  bonnes  mœurs  ;  il  avait  de  la  religion  et  de 
la  crainte  de  Dieu  ;  que  fallait-il  davantage  ?  Il  ne 
parle  pas  de  la  profession  de  médecin,  vers  laquelle 
Mmc  de  Warens  le  poussait,  mais  dont  il  n'avait  ja- 
mais voulu  essayer1.  Sans  prendre  au  mot  les  éloges 
qu'il  se  donne,  on  doit  croire  que  c'est  l'état  de  pré- 
cepteur qu'il  va  choisir.  Il  n'en  est  rien,  et,  tou- 
jours dans  la  même  lettre,  il  trouve  dans  l'irrégu- 
larité de  son  passé  et  dans  la  nécessité  d'acquérir 
quelques  années  d'expérience  un  motif  d'attendre. 
Ou  plutôt,  ce  n'est  plus  d'une  simple  attente  qu'il 
va  parler,  mais  d'un  projet  tout  nouveau,  complè- 
tement différent  des  trois  autres  :  il  veut  passer  le 
reste  de  ses  jours  auprès  de  Mme  de  Warens.  Il  lui 
doit  tout  ce  [qu'il  est,  ses  mœurs,  son  instruction, 
jusqu'à  son  existence  ;  il  est  juste  qu'il  lui  consacre 
sa  vie  et  lui  paie  par  son  attachement  et  ses  soins 
la  dette  de  reconnaissance  qu'il  a  contractée  envers 
elle2.  Ce  dernier  parti  n'était  ni  le  plus  raisonnable,  ^ 
ni  surtout  le  plus  moral  ;  mais  alors,  comme  d'ha- 
bitude, on  prit  conseil  de  la  passion  plutôt  que  de 
la  raison. 

L'oncle  Bernard  étant  venu  à  mourir  et  ayant  été 
suivi  dans  la  tombe  de  très  près  par  son  fils,  ce  fut 
une  occasion  pour  Jean-Jacques  de  fureter  dans  ses 
livres  et  dans  ses  papiers.  Il  y  trouva  des  choses  cu- 
rieuses, dont  il  fait  peut-être  trop  d'étalage,  mais  il 
était  content  de  montrer  qu'il  appartenait  par  sa 
famille  aux  notables  de  Genève.  Il  en  tira  encore  un 


1 .  Notice  de  M.  DE  ConziÉ  des 
Charmettes  sur  Mma  de  Warens 
et  J.-J.  Rousseau,  1856.  —  2.  Let- 


tre de  J.-J.  Rousseau  à  son  père 

(1736). 


OS  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

autre  profit  plus  certain,  ce  fut  d'étudier  les  mathéma- 
tiques et  l'art  des  fortifications,  connaissances  fort  su- 
perficielles sans  doute,  et  qu'il  n'eut  guère  le  loisir 
de  pousser  loin.  Il  avait  d'ailleurs  trop  d'études  en 
tète  pour  se  perfectionner  dans  aucune.  Il  se  livrait 
à  la  littérature  avec  M.  Simond,  le  magistrat  bossu 
dont  nous  avons  parlé.  Il  fit  précisément  à  cette 
époque  une  traduction  qu'on  peut  voir  dans  ses 
œuvres  '.  La  valeur  en  étant  nulle,  ou  à  peu  près, 
nous  n'avons  rien  à  en  dire.  Puis  il  s'occupa  de 
physique  avec  un. moine  jacobin,  qui  en  était  pro- 
fesseur. Par  malheur,  il  voulut  aussi  s'en  occuper 
seul.  Un  jour  qu'il  avait  rempli  une  bouteille  avec 
de  la  chaux,  de  l'orpiment  et  de  l'eau,  l'efferves- 
cence subite  du  mélange  fit  éclater  le  vase  entre  ses 
mains;  il  avala  de  l'orpiment  et  de  la  chaux;  pas 
beaucoup  sans  doute,  car  l'orpiment,  qui  n'est  autre 
chose  que  du  sulfure  d'arsenic,  l'aurait  infaillible- 
ment empoisonné  ;  ses  yeux  surtout  furent  atteints. 
Toujours  est-il  qu'il  faillit  mourir,  et  qu'il  resta 
aveugle,  dit-il,  pendant  plus  de  six  semaines.  Le 
jour  même  de  l'accident,  27  juin  1737,  il  fit  son  tes- 
tament. Il  est  naturel  d'y  chercher  le  secret  de  ses 
sentiments  et  de  ses  idées.  Il  y  proteste  de  sa 
volonté  de  mourir  dans  la  religion  catholique  et 
laisse  de  l'argent  afin  de  faire  dire  des  messes  pour 
le  repos  de  son  âme.  D'un  autre  côté,  il  n'a  rien 
perdu  de  sa  tendresse  pour  Mm0  de  Warens,  qu'il 
prie  très  humblement  de  vouloir  bien  accepter  son 
hoirie,  comme  le  seul  témoignage  qu'il  lui  puisse 
donner    de    la   vive   reconnaissance   qu'il  a  de   ses 

1.  Traduction  de  YOde  de  I  Emmanuel,  roi  de  Savoie, 
J.  Puthod.  chanoine  d'An-  |  avec  Elisabeth  de  Lorraine 
necy.surle  mariage  de  Charles   j  (avril  1737). 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  99 

bontés.  Le  legs  n'était  pas  considérable,  et  ses 
dettes  une  fois  payées,  ainsi  que  la  légitime  de  son 
père,  il  est  peu  probable  qu'il  fût  resté  à  la  légataire 
de  quoi  se  remplir  des  deux  mille  livres  que  Jean- 
Jacques  reconnaît  lui  devoir  pour  sa  pension  et  son 
entretien  pendant  dix  ans.  Mais  l'intention  y  était; 
c'est  ce  que  nous  considérons  avant  tout.  Or,  ne 
trouvons-nous  point  ici  deux  sentiments  qui  s'ex- 
cluent :  la  religion  d'une  part,  et  des  affections  qui 
n'étaient  rien  moins  que  religieuses?  Sans  taxer, 
comme  on  l'a  fait,  les  protestations  catholiques  de 
Rousseau  de  formalités  insignifiantes,  nous  n'y  vou- 
drions pourtant  pas  voir  non  plus  une  hypocrisie  et 
un  mensonge,  mais  plutôt  une  de  ces  contradictions 
dont  le  cœur  humain  est  hélas  !  si  coutumier.  Rous- 
seau n'est  pas  le  premier  qui  ait  voulu  servir  deux 
maîtres,  accorder  Dieu  et  le  monde,  le  devoir  et  la 
passion.  Il  faut  convenir  d'ailleurs  que  si  Mmc  de 
Warens  avait  été  pour  lui  une  occasion  de  chute,  il 
lui  devait,  d'un  autre  côté,  de  la  reconnaissance 
pour  les  services  matériels  qu'elle  lui  avait  rendus, 
et  qu'il  était  tenu  à  lui  en  payer  le  prix,  si  cela  lui 
était  possible  \ 

Nous  ne  voudrions  pas  trop  épiloguer  sur  les 
récits  de  Rousseau.  Il  nous  faut  pourtant  remarquer 
que.  s'il  faillit  mourir  de  son  accident,  chose  impos- 
sible à  contrôler,  il  est  au  moins  certain  qu'il  n'en 
resta  pas  aveugle  pendant  six  semaines.  Un  mois 
après,  en  effet,  il  était  à  Genève,  pour  y  recueillir 
l'héritage  de  sa  mère  2.  Son  père,  dont  l'exil  n'était 
pas  bien  rigoureux,  y  vint  aussi.  Jean-Jacques  crai- 

1.  Le  testament  de  Rous-  seau,  t.  I,  p.  15.  —  2.  Lettre  à 
seau  est  rapporté  par  Musset-  j  Af,n*  de  Warens,  écrite  de  Ge- 
PaTHat,  Histoire  de  J.-J.  Rous-    }   nève. 


yniversitas 

BIBLIOTHECA 


100 


LA    VIE    ET  LES    ŒUVRES 


gnait  que  son  change  ment  de  religion  ne  fût  une 
cause  de  difficultés  ;  il  n'en  éprouva  aucune.  Il 
toucha  pour  sa  part  1,500  florins,  un  peu  plus  de 
3,000  livres  de  France'. 

Qu'on  joigne  à  cette  vie  ambulante,  à  ces  travaux 
multiples,  à  ces  exaltations  de  l'imagination  et  des 
sens,  à  ces  craintes,  à  ces  désirs,  les  distractions 
d'une  maison  bruyante,  livrée  à  des  allées  et 
venues  continuelles,  et  enfin  la  musique,  qu'il 
n'abandonna  jamais,  quoiqu'il  eût  cessé  de  l'ensei- 
gner, et  l'on  arrivera  à  une  vie  fort  occupée,  mais 


passablement  décousue.  Il  avait  du  reste  une  ma- 
nière à  lui  de  prendre  toutes  choses,  et  l'on  dirait 
vraiment  que,  dans  tout  son  être,  il  n'y  avait  que 
des  passions.  Ecoutons-le  :  «  AIes_j)assiojis  m'ont 
fait  vivre  et  mes  passions  m'ont  tué.  Quelles  pas- 
sions, dira-t-on  ?  Des  riens,  les  choses  du  monde  les 
plus  puériles...,  toutes  les  folies  qui  passent  clans 
mon  inconstante  tète,  les  goûts  fugitifs  d'un  seul 
jour,  un  voyage,  un  concert,  un  souper,  une  pro- 
menade à  faire,  un  roman  à  lire,  une  comédie  à 
voir,  tout  ce  qui  était  prémédité  le  moins  du  monde 
dans  mes  plaisirs  ou  dans  mes  affaires  devenait  pour 
moi  tout  autant  de  passions  violentes  qui,  dans  leur 
impétuosité  ridicule,  me  donnaient  un  vrai  tour- 
ment. »  Parmi  ces  riens,  on  doit  s'attendre  que  les 
femmes  figurent  en  première  ligne.  Le  moyen 
héroïque  de  MmP  de  Warens  s'était  trouvé  insuffisant. 
Jusque  dans  l'ivresse  des  sens,  le  malheureux  était 
dévoré  par  les  ardeurs  de  son  imagination  et  de  ses 
désirs.  Faut-il  mettre  encore  au  nombre  de  ses  pas- 
sions son  amour  pour  les  échecs?  Pourquoi  non?  Il 


1.  Sa  quittance  notariée  est  i   Nouv.  Recherches. 
du  31  juillet  1737.  (E.  Ritter,   J    ch.  vi  . 


MroxiER, 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSKAU.  101 

y  passa  les  jours  et  les  nuits,  il  y  consuma  sa  vie  : 
tout  devenait  passion  pour  sa  nature  impression- 
nable. 

Sa  santé  ne  put  résister  à  tant  de  secousses.  II 
devint  triste,  languissant,  mélancolique  ;  il  pleurait, 
il  soupirait  sans  cesse  ;  enfin  il  tomba  tout  à  fait 
malade.  Les  soins  que  lui  donna  Mmp  de  Warens 
furent  tendres  et  empressés,  tels  qu'on  devait  les 
attendre  de  sa  nature  dévouée  et  agissante.  Les  sen- 
timents qu'il  s'attribue  à  lui-même  ne  nous  semblent 
pas  aussi  certains.  L'occasion  de  faire  de  l'émotion 
était  trop  tentante.  C'est  le  cas  de  répéter  ce  mot  : 
je  disais  les  choses  comme  il  me  semblait  qu'elles 
avaient  dû  être.  Donc,  il  lui  semble  qu'il  dut  avoir 
la  paix  du  cœur,  la  résignation  aux  décrets  de  la 
Providence,  nul  regret  de  la  vie  ;  enfin  un  calme 
parfait,  tempéré  seulement  par  la  douleur  de  laisser 
derrière  lui  sa  tendre  amie.  De  repentir  de  ses 
fautes,  de  remords  sur  le  scandale  de  sa  vie  avec 
cette  tendre  amie,  pas  un  mot.  Nous  sommes  porté 
à  croire  toutefois,  en  dépit  de  lui-même,  qu'à 
l'époque  où  il  était  alors,  il  valait  un  peu  mieux  qu'il 
ne  le  prétend,  et  nous  en  avons  pour  preuve  l'atti- 
tude qu'il  avait  eue,  peu  de  temps  auparavant,  à 
l'occasion  de  son  accident.  Nous  croyons  que,  s'il 
était  vicieux  sans  réserve,  il  ne  Tétait  pas  encore 
sans  remords.  En  un  mot,  son  récit  nous  donne 
l'auteur  des  Confessions,  le  Rousseau  de  cinquante- 
cinq  ans,  plutôt  que  celui  de  vingt-cinq. 

En  dépit  des  Confessio?is,  l'ordre  des  dates  nous 
engage  à  placer  ici  certains  événements  que  Rous- 
seau reporte   à   une  époque    plus   tardive1.    Seule- 

1.  Voir  Confessions,  1.  VI.  —  i   de  Montpellier  a  l'époque  où  il 
Rousseau  rapporte  son  voyage  |   habitait  les   Charinettes;  or, 


102 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


ment,  à  qui  nous  demanderait  quelle  garantie  nous 
avons  qu'il  n'altère  pas  la  vérité  des  faits  aussi  bien 
que  l'ordre  qu'il  leur  assigne,  il  nous  faudrait  bien 
répondre  que  nous  n'en  avons  aucune  qui  soit  abso- 
lument satisfaisante.  Aussi  ne  donnons-nous  son 
récit  que  comme  une  indication  probable,  qu'on  est 
forcé  d'accepter,  faute  de  mieux,  mais  où  le  vrai  et 
le  faux  peuvent  et  doivent  se  mêler,  sans  qu'il  soit 
possible  de  les  bien  débrouiller.  Afin  toutefois  de  ne 
pas  ajouter  de  notre  fait  une  cause  d'erreur  de 
plus,  nous  aurons  soin  de  nous  rapprocher  le  plus 
possible  des  Confessions. 


IV 


Ne  prenons  pas  trop  à  la  lettre  le  calme  et  la  ré- 
signation dont  se  vante  Jean-Jacques.  La  preuve 
qu'il  n'était  pas  si  tranquille,  c'est  que,  malgré  son 
antipathie  pour  les  médecins,  il  se  mita  lire  des 
livres  de  médecine.  Les  malades  aiment  ces  sortes 
d'ouvrages  ;  mais  il  faut  pour  en  supporter  impuné- 
ment la  lecture,  une  dose  de  connaissances  spéciales 
et  de  force  d'esprit  que  n'avait  pas  Rousseau.  Bien- 
tôt il  crut  avoir  toutes  les  maladies;  peut-être 
n'avait-il  que  des  vapeurs.  Il  se  trouva  surtout  tous 
les  symptômes  d'un  polype  au  cœur;  et  ce  qu'il  y  a 
de  plus  fâcheux,  c'est  que  lui  qui  paraissait  jadis  si 
détaché  de  la  vie,  se  sentit  pris  d'un   ardent  désir 


toutes  les  lettres  qu'il  écrivit 
de  Montpellier  sont  datées  de 
novembre  et  de  décembre 
1737,  tandis  que  M,uï  deWarens 
ne  loua  les   Charmettes  que 


le  24  juin  1738,  et  n'alla  les 
habiter  qu'un  peu  plus  tard. 
(Notice    de  M.  de   Gonzié,  — 

MUGNIER,   Ch.   VII. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  103 

de  guérison.  Au  lieu  donc  d'attendre  paisiblement 
la  mort,  qu'il  avait  si  souvent  appelée,  il  résolut,  au 
prix  de  beaucoup  de  fatigues  et  de  dépenses,  d'aller 
chercher  au  loin  la  santé.  11  avait  entendu  parler 
d'un  médecin  de  Montpellier  qui  avait  guéri  un 
semblable  polype;  il  partit  pour  Montpellier. 

Dans  ce  temps-là,  où  l'on  n'avait  pas  la  vapeur  à 
sa  disposition,  on  voyageait  à  petites  journées.  De 
Chambéry  à  Montpellier ,  on  avait  tout  le  temps 
d'avoir  des  aventures.  Jean- Jacques  en  eut  en  effet, 
et  de  plus  d'une  sorte1. 

En  passant  par  Grenoble,  il  assista  à  une  repré- 
sentation d'AIzire,  ce  qui  augmenta  encore  ses  pal- 
pitations ;  tant  il  était  sensible  aux  choses  pathé- 
tiques et  sublimes2.  Il  eut  aussi  la  chance  de  trouver 
dans  la  même  ville  une  chaise  de  poste  qui  retour- 
nait à  Montpellier.  On  lui  offrit  de  le  conduire  à  bon 
compte,  la  fatigue  et  sa  santé  délabrée  le  détermi- 
nèrent à  accepter.  Jusque-là,  il  était  venu  à  cheval. 

Mais  il  avait  à  peine  fait  quelques  lieues  qu'il  se 
rencontra  avec  cinq  ou  six  autres  chaises.  Laissons- 
en  quatre  ou  cinq,  pour  n'en  considérer  qu'une  seule. 
Notre  malade  se  sentait  peu  disposé  à  faire  des  frais 
pour  une  société,  quelle  qu'elle  fût;  on  en  serait 
donc  resté  aux  rapports  de  politesse  qui  s'échangent 
d'ordinaire  entre  personnes  fréquentant  les  mêmes 
auberges,  si  une  des  voyageuses,  Mme  de  Larnage, 
n'avait  réclamé  plus  que  des  politesses,  et  n'avait 
positivement  entrepris  le  pauvre  garçon.  Rousseau 


1.  Voir  sur  ce  voyage  : 
J.-J.  Rousseau  à  Montpellier, 
par  A.  Grasset,  vice-prési- 
dent   du    Tribunal    civil    de 


Montpellier,  1854.  —  2.  Lettre 
à  .l/1"»  de  Warens,  datée  de  Gre- 
noble, 13  septembre  1737. 


104  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

aime  à  dire  que  les  femmes  du  monde  l'ont  recher- 
ché et  courtisé;  ici,  il  ne  demandait  qu'à  rendre  les 
armes.  Dès  le  premier  jour,  les  charmes  de  Mrac  Lar- 
nage  lui  avaient  tourné  la  tête,  et,  à  tout  hasard, 
afin  de  rendre  sa  situation  plus  piquante,  il  s'était, 
sans  savoir  un  mot  d'anglais,  fait  passer  pour  un 
Anglais  jacobite,  et  avait  pris  le  nom  de  Dudding. 
Il  parait  pourtant  que  ce  ne  fut  pas  sans  bien  des 
peines  que  la  dame  vint  à  bout  de  vaincre  la  timi- 
dité du  jeune  homme  et  de  lui  faire  comprendre  ses 
intentions.  Enfin  il  lui  fallut  se  rendre  à  l'évidence, 
et  un  tendre  baiser  lui  expliqua  ce  que  n'avaient  pu 
lui  faire  entendre  les  phrases  les  plus  claires.  A  par- 
tir de  ce  moment,  il  n'est  plus  le  même  :  adieu 
niaiserie  et  timidité;  adieu  fièvre,  vapeurs  et  polype  ; 
jamais  il  ne  s'était  trouvé  tant  d'esprit  ;  jamais  il  ne 
fut  si  gai  ni  si  bavard. 

Le  reste  se  devine.  Le  voyage  déjà  si  lent,  devint 
plus  lent  encore;  Jean-Jacques  fier  de  ses  exploits, 
fier  d'être  un  homme,  comme  il  dit,  oublia  Mme  de 
Warens  dans  les  bras  de  sa  nouvelle  maîtresse. 
Chaque  jour  resserrait  ces  liens  honteux.  D'abord 
la  présence  d'un  vieux  marquis  jaloux  imposa  une 
certaine  réserve.  Le  marquis  une  fois  parti,  on  ne 
se  cacha  plus  et  l'on  ne  se  quitta  plus.  On  s'at- 
tardait à  plaisir;  on  resta  trois  jours  entiers  à  Mon- 
telimart  ;  enfin  on  arriva  au  Pont  Saint-Esprit. 
Mmc  de  Larnage  habitait  près  de  là  ;  il  fallut  se  sé- 
parer. Il  en  était  temps;  le  malheureux,  épuisé  de 
plaisirs,  n'aurait  pu  résister  plus  longtemps  à  une 
telle  vie.  Mais  on  ne  se  dit  pas  adieu  sans  se  faire 
des  promesses,  et  l'on  convint  que  Rousseau,  ou 
Dudding,  viendrait  passer  l'hiver  avec  sa  maîtresse. 
On   supposait  qu'il  aurait  besoin  de  cinq  à  six  se- 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  105 

maines  pour  se  soigner;  de  son  côté,  Mme  de  Lar- 
nage  n'avait  pas  trop  de  ce  temps  pour  préparer 
l'opinion;  sans  doute  aussi  pour  disposer  sa  fille; 
car  cette  femme ,  qui  n'était  plus  jeune  ,  avait  une 
fille  de  quinze  ans,  qu'elle  idolâtrait  et  à  qui, 
comme  on  voit,  elle  donnait  de  beaux  exemples.  En 
attendant,  on  devait  s'écrire  ;  en  effet  l'on  n'y  man- 
qua pas;  mais  cette  curieuse  correspondance  n'est 
pas  venue  jusqu'à  nous. 

La  fin  de  la  route  fut  surtout  remplie  par  les  sou- 
venirs du  commencement.  Pas  tout  à  fait  cependant  : 
voyez  l'inconstance  et  la  mobilité  de  Jean-Jacques  ; 
le  Pont  du  Gard,  qui  n'est  pourtant  pas  bien  loin 
du  Pont  Saint-Esprit,  suffit  presque  à  lui  faire  ou- 
blier ses  amours.  Stupéfait,  ravi  d'admiration  en 
face  du  magnifique  ouvrage  des  Romains,  il  se  di- 
sait en  soupirant  :  «  Que  ne  suis-je  né  Romain  !  » 
Mme  de  Larnage  avait  bien  songé  à  le  prémunir 
contre  les  filles  de  Montpellier,  mais  non  contre  le 
Pont  du  Gard.  Les  arènes  de  Nîmes,  qu'il  vit  peu 
de  temps  après,  lui  firent  bien  moins  d'impression. 
Le  premier  était  en  pleine  campagne,  les  autres 
dans  une  ville  et  entourées  de  vilaines  maisons.  Il 
s'arrêta  ensuite  un  jour  entier  au  pont  de  Lunel, 
pour  se  régaler  à  son  aise  dans  le  cabaret  le  plus 
estimé  de  l'Europe  :  Mmc  de  Larnage  l'avait  rendu 
sensuel.  Enfin  il  ne  se  rappela  qu'il  était  malade 
qu'en  mettant  le  pied  à  Montpellier.  Dès  son  arrivée, 
il  alla  consulter  M.  Fizes,  et  se  mit  en  pension  chez 
un  autre  médecin  qui  tenait  une  sorte  d'hôtel  à 
l'usage  des  étudiants.  La  table  y  était  maigre,  mais 
la  société  vive  et  enjouée  ;  cette  gaité  lui  fit  plus  de 
bien  que  toutes  les  drogues  qu'on  lui  prodiguait.  Son 
temps  passait  vite,  quoique  sans  grande   utilité  :    il 


106  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

écrivait  à  Mme  de  Larnage  ;  il  se  promenait  en  com- 
pagnie de  quelqu'un  de  ses  commensaux;  l'après- 
midi,  il  allait  voir  jouer  au  mail;  l'exercice  qu'il 
prenait,  rien  qu'à  suivre  les  joueurs  et  les  boules, 
lui  était  encore  des  plus  salutaires.  En  fait  d'études, 
il  voulut  faire  de  l'anatomie,  mais  la  puanteur  des 
cadavres  le  dégoûta.  Il  avait  parmi  ses  amis  des  Ir- 
landais; il  apprenait  d'eux,  par  précaution,  quelques 
mots  d'anglais,  afin  de  se  mettre  en  état  de  soute- 
nir, tant  bien  que  mal,  chez  Mmc  de  Larnage,  le 
nom  de  Dudding,  qu'il  avait  pris  assez  imprudem- 
ment. Le  moment  d'aller  la  rejoindre  approchait  ; 
elle  le  rappelait  avec  instance  ;  il  s'apercevait  d'ail- 
leurs qu'on  le  traitait  à  Montpellier  en  malade  ima- 
ginaire, et  qu'on  en  voulait  surtout  à  sa  bourse.  Il 
jugea  donc  qu'il  trouverait  au  Pont  Saint-Esprit  un 
régime  plus  sain,  plus  agréable  et  moins  coûteux. 
Il  fixe  son  départ  à  la  fin  de  novembre,  après  six 
semaines  ou  deux  mois  passés  à  Montpellier  ;  mais 
il  y  resta  plus  longtemps.  Nous  avons  une  lettre  de 
lui  à  Mmo  de  Warens,  datée  de  Montpellier,  14  dé- 
cembre 1737.  Dans  une  autre,  il  lui  parle  de  son 
projet  de  quitter  cette  ville  vers  la  fin  de  décembre. 
Quoique  la  correspondance  de  ce  côté  se  soit  ralen- 
tie, et  pour  cause,  elle  conserve,  du  moins  en  appa- 
rence, le  même  abandon.  Rousseau  se  plaint  beau- 
coup de  la  vie  de  Montpellier;  sa  santé,  loin  de  se 
rétablir,  va  de  mal  en  pis.  Il  ne  craint  pas  de  con- 
sulter Mme  de  AYarens  sur  son  projet  d'aller,  pen- 
dant deux  mois,  prendre  le  lait  d'ànesse,  à  deux 
lieues  du  Pont  Saint-Esprit,  dans  une  charmante  fa- 
mille, dont  il  a  fait  la  connaissance  en  chemin. 
Mme  de  Warens,  de  son  côté,  lui  donnait  si  rare- 
ment de  ses  nouvelles   que,  tout  inquiet  de  son  si- 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  107 

lence_,  il  écrivit  à  un  ami  commun  pour  en  avoir1. 

Rousseau  n'était  pas  homme  à  garder  bien  long- 
temps clans  son  cœur  un  amour  dont  l'objet  était 
absent.  Ses  infidélités,  doublées  d'ingratitude,  envers 
Mmc  de  Warens  lui  pesaient  ;  les  difficultés  qu'il 
allait  chercher  auprès  de  Mm0  de  Larnage  ne  l'in- 
quiétaient pas  moins.  Sans  parler  de  son  rôle  d'An- 
glais, qui  pouvait  devenir  embarrassant,  Mm0  de 
Larnage  avait  une  famille  ;  comment  serait-il  reçu 
par  elle?  Elle  avait  surtout  une  fille,  quel  visage  lui 
ferait-elle?  Et  lui-même  saurait-il  résister  à  ses  jeunes 
appas  de  quinze  ans,  en  face  de  la  beauté  un  peu 
mûre  de  la  mère?  Irait-il,  pour  prix  des  bontés  de 
cette  dernière,  jeter  le  déshonneur  et  la  dissension 
dans  sa  maison?  Il  pourrait  se  vaincre  ;  le  ferait-il? 
Le  plus  sûr  était  d'échapper  par  la  fuite  à  toutes 
ces  chances  d'affronts,  de  tourments,  de  scandales 
et  de  remords.  Tout  en  faisant  ces  réflexions,  il 
approchait  du  Pont-Saint-Esprit.  La  volupté,  un 
reste  de  passion,  les  engagements  pris  l'attiraient; 
d'autres  considérations  le  retenaient  ;  il  brûla  l'étape 
sans  s'arrêter. 

Il  est  très  fier  de  cette  résolution  héroïque  ; 
et  tout  en  se  disant  que  l'orgueil  d'être  consé- 
quent à  ses  maximes  de  sagesse  et  de  vertu  n'y 
fut  pas  étranger,  il  en  attribue  le  plus  grand  hon- 
neur à  ses  nouveaux  principes  de  philosophie. 
«  Voilà,  dit-il,  la  première  obligation  véritable  que 
j'aie  à  l'étude...  Cette  résolution,  je  l'exécutai  cou- 
rageusement,   avec   quelques    soupirs,    je    l'avoue, 


1.  Lettres,  datées  de  Mont-  à  M.  X. .  4  novembre  1737; 
pellier,  à  Mm»  de  Warens  et  à  à  Mm-  de  Warens,  14  décembre 
M.  de  Conziè,  23  octobre  1737;       1737. 


108  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

mais  aussi  avec  cette  satisfaction  intérieure,  que  je 
goûtais  pour  la  première  fois  de  ma  vie,  de  me 
dire  :  j'ai  mérité  ma  propre  estime;  je  sais  préférer 
mon  devoir  à  mon  plaisir.  »  Comme  c'est  beau 
d'avoir  de  la  philosophie,  et,  par  surcroit,  de 
grandes  phrases  pour  la  faire  valoir  ;  mais ,  qu'un 
peu  de  vieille  et  simplï!~352ï25pé  vaudrait  bien 
mieux!  Il  évitait  Mmc  de  Larnage,  rien  de  mieux; 
mais  pourquoi  retournait-il  auprès  de  Mme  de  Wa- 
rens?  Quel  beau  mérite  de  n'échapper  à  une  faute 
que  pour  tomber  dans  une  autre,  pour  le  moins 
aussi  grave  ! 

Après  un  si  haut  fait,  il  n'aspirait  plus  qu'à 
monter  encore;  car,  dit-il,  «  un  des  avantages  des 
bonnes  actions  est  d'élever  l'âme  et  de  la  disposer 
à  en  faire  de  meilleures.  »  Celles  qu'il  rêvait  alors 
se  bornaient  à  une  fidélité,  que  nous  appellerons  cri- 
minelle, envers  Mme  de  Warens.  Mais  le  sort  n'allait-il 
pas  lui  refuser  jusqu'à  cette  prétendue  vertu  et  lui 
ménager  l'occasion  d'en  pratiquer  une  à  laquelle  il 
ne  manquait  que  d'être  volontaire  pour  être  plus 
réelle  ? 

Depuis  le  Pont-Saint-Esprit,  il  lui  tardait  d'ar- 
river, et  le  cœur  lui  battait  fort  en  approchant  des 
lieux  fortunés  dont  il  gardait  un  si  doux  souvenir, 
et  de  cette  chère  maman  si  tendrement ,  si  vivement, 
si  'purement  aimée  !  Il  entre  tout  essoufflé,  il  se  pré- 
cipite ;  quel  accueil,  hélas!  Il  s'attendait  à  une 
petite  fête  ;  c'est  à  peine  si  l'on  se  dérange  pour 
lui.  Mmc  de  Warens  était  avec  un  jeune  homme  qui 
paraissait  établi  dans  la  maison;  en  un  mot,  sa 
place  était  prise. 

Mais  nous  continuons  le  récit  de  Jean-Jacques, 
sans   songer  que    son  heureux  rival  était  là  depuis 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  109 

plusieurs  mois,  qu'il  le  savait,  et  que  s'il  trouva, 
en  effet,  sa  place  prise,  ce  dut  être  au  retour  d'un 
autre  voyage,  sans  doute  de  celui  de  Genève.  Une 
fois  de  plus,  donc,  les  Co?ifessious  sont  encore  en 
défaut  ;  mais  Jean-Jacques  aura  pensé  que  ce  dé- 
nouement inattendu  de  son  action  héroïque  ferait 
un  bon  effet  dans  son  histoire. 

Le  personnage  qui  le  supplantait  s'appelait  vVint- 
zenried.  11  appartenait  à  une  bonne  famille,  et, 
comme  sa  maîtresse,  était  de  nationalité  suisse  et 
nouveau  converti.  Il  n'était  pas  d'ailleurs  sans  ins- 
truction ni  sans  mérite  ;  mais  convenons  que  Jean- 
Jacques  était  assez  dans  son  rôle  en  faisant  de  lui 
un  portrait  qui  n'est  rien  moins  que  flatteur.  C'était, 
à  l'en  croire,  un  garçon  perruquier,  sot  et  ignorant, 
autant  que  vain  et  présomptueux,  qui  avait,  sans 
trop  de  peine,  profité  de  l'extrême  facilité  de  la 
dame.  Cette  dernière,  toujours  en  veine  d'entreprises, 
ayant  jugé  à  propos  d'étendre  sa  culture,  l'avait 
pris  comme  piqueur  pour  ses  ouvriers  et  intendant 
pour  ses  affaires.  Son  garçon  perruquier  pouvait 
être  tout  cela,  et  bien  d'autres  choses  encore;  car 
il  n'y  avait  rien  dont  il  ne  se  crût  capable.  Aussi 
n'avait-elle  pas  tardé  à  le  payer  de  la  monnaie  qui 
lui  coûtait  le  moins  ;  mais  le  galant  n'était  pas 
homme  à  s'en  contenter,  et  tout  en  gaspillant  et  gra- 
pillant  dans  la  maison  de  la  maîtresse,  il  ne  man- 
quait pas  d'ajouter  aux  faveurs  qu'elle  lui  accordait, 
celles  d'une  vieille  et  laide  femme  de  chambre. 

Le  coup  était  rude.  Le  jour  où  Jean-Jacques 
avait  appris  de  la  bouche  même  de  Mme  de  Warens 
la  nature  de  ses  relations  avec\\)fintzenried,  il  en 
avait  été  comme  étourdi  ;  et  quand  elle  lui  proposa 
tranquillement  de  partager  avec  lui,   son    àme    se 


110  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

révolta.  «  Non,  maman,  lui  dit-il  avec  transport,  je 
vous  aime  trop  pour  vous  avilir  ;  votre  possession 
m'est  trop  chère  pour  la  partager.  »  Et  il  tint  sa 
résolution  «  avec  une  constance  digne  du  sentiment 
qui  la  lui  avait  fait  former.  »  Le  voilà  donc  trans- 
formé, sous  le  feu  de  l'adversité,  en  modèle  des 
plus  hautes  vertus.  Il  s'oublie,  pour  ne  songer  qu'à 
celle  qu'il  aime  d'une  façon  si  désintéressée  ;  il  veut 
la  rendre  heureuse  en  dépit  d'elle-même.  Non  con- 
tent de  refouler  tout  sentiment  de  haine  et  d'envie , 
il  entreprend  de  former  le  cœur  de  son  rival ,  de 
travailler  à  son  éducation ,  enfin  de  le  rendre  digne 
de  celle  qui  a  voulu  l'élever  jusqu'à  elle.  On  peut 
remarquer,  en  effet,  dans  ses  lettres,  qu'il  ne  parait 
pas  garder  à  cet  homme  la  moindre  rancune.  11  l'ap- 
pelle son  frère  (n'avaient-ils  pas  la  même  mère  et 
maîtresse);  il  est  gai,  spirituel,  affectueux  plus  que 
jamais.  Cependant  il  ne  fut  pas  longtemps  à  s'aper- 
cevoir qu'il  se  donnait  une  peine  inutile  ;  qu'il  avait 
affaire  à  un  sot  impertinent  qui  n'avait  que  du  babil , 
qui  savait  cogner,  charroyer,  fendre  du  bois  avec 
gloire,  crier  à  tue-tête,  trancher  avec  cela  du  gentil- 
homme campagnard  ;  mais  à  qui  il  ne  fallait  pas 
demander  autre  chose. 

Nous  suivons  ici,  sans  trop  y  croire,  le  récit  des 
Confessions.  Cette  situation  inouïe,  incroyable,  et  la 
manière  non  moins  incroyable  dont  Rousseau  semble 
la  prendre,  exigeraient  des  preuves  plus  convain- 
cantes que  sa  simple  affirmation. 

Ne  savons-nous  pas  d'ailleurs  qu'à  maintes  re- 
prises, Mmc  de  Warens  avait  eu  des  sujets  de  mé- 
contentement contre  lui;  que,  plus  d'une  fois,  il 
avait  dû  recourir  à  des  amis  communs ,  pour  se 
ménager   une  réconciliation,    que   son  cœur,   nous 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  111 

voulons  le  croire,  désirait  sincèrement,  mais  dont 
son  intérêt  surtout  lui  imposait  le  besoin?  Dès  le 
temps  de  Claude  Anet ,  la  mésintelligence  régnait 
souvent,  soyons-en  sûrs,  dans  cette  maison  pré- 
tendue si  unie.  C'était  alors  Claude  Anet  qui  pouvait 
se  dire  l'offensé  ;  maintenant  que  lui-même  subissait 
la  même  injure  qu'il  avait  faite  autrefois  à  son  rival, 
c'était  à  son  tour  à  se  trouver  offensé. 

Etant  donnés  toutefois ,  d'un  coté  son  intérêt  et 
son  affection,  et  d'un  autre  côté  la  facilité  de  AIme  de 
Warens,  on  peut  admettre  qu'il  la  retrouva,  sinon 
aussi  tendre,  du  moins  aussi  bien  disposée,  et  sur- 
tout aussi  affairée  qu'il  l'avait  laissée  en  partant; 
qu'il  put  oublier,  dans  son  intimité.  Mmc  de  Lar- 
nage  ;  qu'enfin ,  elle  lui  fit  goûter  la  médecine  qui 
convenait  le  mieux  à  son  état ,  non  celle  des  mé- 
decins, mais  celle  des  attentions  et  de  l'amitié. 

Bientôt  même,  il  se  fit  dans  leur  vie  un  change- 
ment qui  dépassait  presque  ses  rêves  :  ils  allèrent 
s'établir  à  la  campagne.  On  ordonnait  le  lait  à  Jean- 
Jacques,  Mme  de  Warens  voulait  étendre  sa  culture  ; 
ce  projet  de  campagne  leur  donnait  ainsi  satisfaction 
à  l'un  et  à  l'autre.  Ils  abandonnèrent  la  vilaine 
maison  de  Chambéry  et  ils  louèrent  dans  un  vallon 
délicieux ,  à  la  porte  de  la  ville ,  une  terre  retirée  et 
solitaire.  Elle  se  nommait  les  Charmettes.  C'est  là 
qu'ils  résolurent  de  se  fixer1.  «Au  devant,  un  jardin 
en  terrasse,  une  vigne  au  dessus,  un  verger  au 
dessous;  vis-à-vis  ,  un  petit  bois  de  châtaigniers,  une 
fontaine   à  portée;    plus  haut,  dans   la  montagne. 


1.  Xotice  de  M.  de  Confié,  etc. 
Le  bail  est  du  6  juillet  1738. 
Quoique  M.  de  Conzie  fût  sei- 


n'est  pas  lui,  mais  un  nommé 
Noerey,  qui  était  propriétaire 
de  l'habitation  que  loua  Mme  de 


gneur     des    Charmettes,     ce  |    Warens. 


112    LA   VIE  ET   LES  ŒUVRES  DE  JEAN-JACQUES   ROUSSEAU. 

des  prés  pour  l'entretien  du  bétail  ;  enfin  tout  ce 
qu'il  fallait  pour  le  petit  ménage  champêtre  que  nous 
y  voulions  établir...  J'étais  transporté.  Le  premier 
jour  que  nous  y  couchâmes  :  0  maman  !  dis-je  à  cette 
chère  amie  en  l'embrassant  et  l'inondant  de  larmes 
d'attendrissement  et  de  joie,  ce  séjour  est  celui  du 
bonheur  et  de  l'innocence.  Si  nous  ne  les  trouvons 
pas  ici  l'un  avec  l'autre,  il  ne  faut  les  chercher  nulle 
part.  » 


CHAPITRE  VI 

Du  mois  de  juillet  4738  à  l'été  de  1741  ». 


Sommaire  :  I.  Établissement  aux  Charmettes. —  Le  Verger  des  Char- 
mettes.  —  Rousseau  se  croit  très  malade.  —  Ses  craintes  de  la  mort 
et  son  retour  au  sentiment  religieux. 

IL  Hiver  passé  à  Chambéry.  —  Le  médecin  Salomon.  —  Partage  de 
la  journée  aux  Charmettes.  —  Fausse  méthode  de  travail. 

III.  Mémoire  au  Gouverneur  de  Savoie.  —  Refroidissement  avec 
Mmo  de  Warens. 

IV.  Rousseau  devient  précepteur  des  enfants  de  M.  de  Mably.  —  Son 
inaptitude  et  son  insuccès.  —  Son  Projet  pour  l'éducation  de  M.  de 
Sainte-Marie.  —  Il  compose  la  Découverte  du  Nouveau-Monde  et 
d'autres  morceaux  littéraires.  —  Son  retour  aux  Charmettes.  —  Son 
départ  pour  Paris. 


La  petite  maison  des  Charmettes,  qui  abrita  pen- 
dant trois  étés  les  amours  de  Rousseau  et  de  Mmo  de 
Warens,  est  restée  célèbre.  Les  guides  l'indiquent 
aux  touristes  presque  à  l'égal  d'un  pèlerinage  pieux  ; 
elle  a  sa  notice  spéciale  ;  le  propriétaire  a  voulu 
lui  conserver  son  aspect  historique  et  jusqu'aux 
moindres  souvenirs  de  son  passé;  on  y  trouve  des 
vers  et  de  la  prose,  des  sentences  et  des  noms 
propres.  Citons  l'inscription  placée  par  Hérault  de 
Séchelles,  commissaire  de  la  Convention  au  dépar- 
tement du  Mont-Blanc;  elle  peut  être  regardée 
comme  le  cachet  officiel  de   la  Révolution,  apposé 

1.   Confessions,  1.  VI. 


114  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

sur  le    séjour  d'un    de    ses    plus    illustres    précur- 
seurs : 

Réduit  par  Jean- Jacques  habité, 

Tu  me  rappelles  son  génie, 

Sa  solitude,  sa  fierté, 

Et  ses  malheurs  et  sa  folie. 

A  la  gloire,  à  la  vérité 

Il  osa  consacrer  sa  vie. 

Il  fut  toujours  persécuté, 

Ou  par  lui-même  ou  par  l'envie. 

Mais  en  fait  de  vers,  mieux  vaut  citer  ceux  que 
Rousseau  composa  lui-même  pour  célébrer  son 
Eden.  Sa  pièce  du  Verger  des  Charmettes  mériterait 
assez  peu  l'examen,  si  elle  n'avait  un  côté  histo- 
rique qui  doit  nous  intéresser.  Tout  le  séduisait 
dans  ce  lieu  des  Charmettes.  Si  donc,  comme  il  le 
dit,  «  les  vers  qu'il  a  faits  sont  l'ouvrage  de  son 
cœur  et  non  de  son  esprit,  »  ceux-ci  devraient  être 
•parfaits.  Cependant,  quand  on  les  compare  à  ses  des- 
criptions en  prose,  à  celle  de  l'Ile  Saint-Pierre,  par 
exemple';  ou  même,  sans  aller  si  loin,  à  celle  du 
même  lieu  des  Charmettes ,  dans  les  Confessions, 
on  est  étonné  de  la  différence.  C'est  que  la  forme 
du  vers,  qui  aide  si  puissamment  certains  esprits, 
gênait  au  contraire  celui  de  Rousseau.  Lui-même, 
du  reste,  se  rendait  justice  à  cet  égard  :  «  de  fré- 
quentes répétitions  dans  les  mots,  et  même  dans 
les  pensées  ,  et  beaucoup  de  négligence  dans  la 
diction  n'annoncent  pas,  dit-il,  un  homme  fort  em- 
pressé d'être  un  bon  poète.  »  Signalons  encore, 
quoique  ce  ne  soit  pas  le  défaut  habituel  de  Rous- 
seau, l'air  pédantesque  qui  règne  dans  cette  pièce. 
Ces    études   de    toute   sorte,    ces  noms    propres   se 

1 .  Rêveries  d'un  Promeneur  solitaire,  be  promenade. 


DE    JEAN-JACQUES    BOISSEAU.  115 

suivant  par  douzaines,  rappellent  autant,  à  notre 
avis,  le  programme  du  professeur  ou  le  catalogue 
du  libraire  que  l'inspiration  des  muses.  Enfin,  n'ou- 
blions pas  non  plus  les  vers  heureux.  Mais  quelques 
citations  en  apprendront  plus  long  que  toutes  les 
remarques  : 

Verger  cher  à  mon  cœur,  séjour  de  l'innocence, 
Honneur  des  plus  beaux  jours  que  le  ciel  me  dispense, 
Solitude  charmante,  asile  de  la  paix, 
Puissé-je,  heureux  verger,  ne  vous  quitter  jamais. 

Il  parle  de  ses  occupations  :  il  apprend  à  jouir 
de  la  vie,  à  méditer  sur  la  vanité  des  mortels  et  à 
se  déprendre  de  leurs  goûts  frivoles  ;  il  fait  des- 
promenades philosophiques  et  astronomiques,  en 
compagnie  de  Montaigne,  La  Bruyère,  Socrate, 
Platon,  La  Hire,  Cassini,  Huyghens,  Fontenelle.  Puis 
arrivant,  si  nous  ne  nous  trompons,  au  but  principal 
de  son  œuvre,  il  célèbre  les  vertus  et  les  bienfaits 
de  Mmc  de  Warens  et  s'applique  à  répondre  aux 
détracteurs  de  sa  conduite  : 


Ils  voudraient  d"un  grand  roi  vous  ôter  les  bienfait? 
Leur  basse  jalousie  et  leur  fureur  injuste 
N'arriveront  jamais  jusqu'à  son  trône  auguste; 
Et  le  monstre  qui  règne  en  leurs  cœurs  abattus 
N'est  pas  fait  pour  braver  l'éclat  de  ses  vertus... 

Et  vous,  sage  Warens,  que  ce  héros  protège, 
En  vain  la  calomnie  en  secret  vous  assiège  ; 
Craignez  peu  ses  effets,  bravez  son  vain  courroux  ; 
La  vertu  vous  défeud,  et  c'est  assez  pour  vous. 
Ce  grand  roi  vous  estime,  il  connaît  votre  zèle  ; 
Toujours  à  sa  parole  il  sait  être  hdèle  ; 
Et  pour  tout  dire  enfin,  garant  de  ses  bontés, 
Votre  cœur  vous  repond  que  vous  les  méritez. 


116  LA    VIE   ET    LES   ŒUVRES 

Vous  donc,  dès  mou  eufauce,  attachée  à  m'instruire, 

A  travers  ma  misère,  hélas  !  qui  crûtes  lire 

Que  de  quelques  talents  le  ciel  m'avait  pourvu, 

Qui  daignâtes  former  mon  cœur  à  la  vertu, 

Vous  que  j'ose  appeler  du  tendre  nom  de  mère, 

Acceptez  aujourd'hui  cet  hommage  sincère, 

Le  tribut  légitime  et  trop  bien  mérité 

Que  ma  reconnaissance  offre  à  la  vérité. 

Oui,  si  quelques  douceurs  assaisonnent  ma  vie, 

Si  j'ai  pu  jusqu'ici  me  soustraire  à  l'envie, 

Si  le  cœur  plus  sensible  et  l'esprit  moins  grossier, 

Au-dessus  du  vulgaire  on  m'a  vu  m'élever; 

Si,  dis-je,  en  mon  pouvoir,  j'ai  tous  ces  avantages, 
Je  le  répète  encor,  ce  sont  là  vos  ouvrages. 
Vertueuse  Warens,  c'est  de  vous  que  je  tiens 
Le  vrai  bonheur  de  l'homme  et  les  solides  biens. 


La  liste  des  auteurs  qui  contribuent  à  lui  faire  ce 
bonheur  et  à  lui  dispenser  ces  biens  est  assez 
longue,  et  il  fait  défiler  sous  les  yeux  :  Leibnitz, 
Malebranche,  Newton,  Locke,  Kepler,  Wallis,  Bar- 
row,  Raynaud,  Pascal,  Archimède,  L'Hôpital,  le 
mathématicien  Descartes,  Pline,  Nieuwentit,  Féne- 
lon,  Cléveland,  Spon,  Racine,  Horace  : 


Clarville,  Saint-Aubin,  Plutarque,  Mézerai, 
Despréaux,  Cicéron,  Pope,  Rollin,  Bardai, 
Et  vous,  trop  doux  Lamothe,  et  toi,  touchant  Voltaire, 
Ta  lecture  à  mon  cœur  restera  toujours  chère. 


Décidément,  si  Rousseau  n'avait  pas  d'autres 
titres  pour  passer  à  la  postérité,  il  y  a  longtemps 
qu'il  serait  oublié. 

Il  eut  encore  une  autre  fois  recours  à  la  poésie 
pour  célébrer  «  l'adorable  bienfaitrice  »  à  qui  il 
devait  son   salut.  Les  vers   sont    médiocres  :    mais, 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


117 


comme  il  le  dit,  «  maman  n'a  pas  voulu  que  je  les 
fisse  meilleurs,  disant  qu'il  n'est  pas  bon  que  les 
malades  aient  tant  d'esprit1.  » 

On  peut  assurément  aller  aux  Charmettes,  sans 
qu'une  pensée  d'hommage  aux  hôtes  qui  les  habitè- 
rent s'attache  à  cette  visite.  Autrement,  non  seule- 
lement  le  chrétien,  mais  l'homme,  mais  surtout  la 
femme  qui  se  respectent  devraient  fuir  ce  lieu, 
comme  on  fuit  une  société  corrompue.  Tel  qu'il  est, 
nous  dirions  volontiers  que  la  curiosité  est  déjà  de 
trop,  quand  il  s'agit  d'une  retraite  qui  n'est  connue 
que  par  les  outrages  qu'y  subit  la  morale2. 

Le  Verqer  des  Charmettes  nous  fait  pénétrer  assez 
intimement  dans  la  vie  de  Rousseau.  Nous  y 
voyons  ses  méditations  et  ses  promenades,  le  fouil- 
lis de  ses  études,  ses  inquiétudes  de  santé,  ses  em- 
barras d'argent,  les  accrocs  à  la  réputation  de 
Mmo  de  Warens,  accrocs  qui  menaçaient  d'aller  jus- 
qu'à compromettre  son  existence,  en  lui  faisant  sup- 


1.  Vers  à  Fanie  et  lettre 
d'envoi  à  M.  de  Conzié.  On 
donne  ordinairement  à  cette 
lettre  la  date  du  14  mars  1738; 
M.  Mugnier  la  croit  de  1739.— 
2.  Aucune  inscription  n'indi- 
quelamaison  des  Charmettes, 
et  quoi  qu'en  disent  les  pro- 
priétaires, elle  semble  assez 
peu  fréquentée.  Le  salon,  la 
chambre  de  Mm«  de  Warens 
et  celle  de  Rousseau  sont  en- 
core tels  qulls  étaient  alors, 
et  près  iue  avec  les  mêmes 
meubles.  Dans  le  salon  est 
un  mauvais  portrait  de  Rous- 
seau, le  portrait  classique, 
et  un  autre  de  Mme  de  Wa- 


rens. On  y  voit  aussi  un 
tableau  allégorique,  Hercule 
aux  pieds  d'Omphale  :  Om- 
phale  est  Mme  de  Warens  en 
son  costume  ordinaire,  robe 
très  décolletée  ;  mais  la  figure 
d'Hercule  ne  nous  a  pas  paru 
être  celle  de  Rousseau.  Sur 
deux  portes,  les  bustes  de 
Rousseau  et  de  Voltaire,  se 
regardant  comme  deux  chiens 
de  faïence.  Que  fait  là  Vol- 
taire, qui  n'a  jamais  pu  souf- 
frir Rousseau  ?  On  montre  en- 
core aux  Charmettes  quelques 
autres  souvenirs,  un  cerisier 
dont  il  est  parlé  dans  les  Con- 
fessions,  etc. 


118  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

primer  sa  pension.  Les  Confessions  ne  font  que  ré- 
péter les  mêmes  choses  avec  plus  de  détails  et  en 
meilleur  style.  Il  y  avait  dans  tout  cela  Lien  des 
causes  de  soucis.  Sans  parler  de  ceux  qui  tenaient 
à  l'argent  et  à  la  santé,  Jean-Jacques  lui-même  nous 
laisse  entrevoir,  sous  les  fleurs  dont  il  entoure  le 
vice,  qu'une  félicité  empoisonnée  par  le  remords  a 
de  tristes  retours,  et  que  le  plaisir  condamné  par  le 
devoir  n'est  pas  digne  de  l'homme.  Cependant  il 
se  déclare  heureux.  Heureux  de  quoi?  D'un  bon- 
heur senti,  goûté,  mais  qui  ne  saurait  être  exprimé. 
Malheur  à  celui  qui  sentirait  comme  Rousseau  !  Ce 
bonheur  des  Charmettes,  presque  le  seul  qu'il  re- 
connaisse avoir  éprouvé  dans  sa  vie,  est  resté  si 
profondément  gravé  dans  sa  mémoire  que  quarante 
ans  après,  et  jusqu'à  son  dernier  jour1,  il  lui  sem- 
blait encore  présent.  Il  en  voudrait  prolonger  la 
peinture.  Nous,  au  contraire,  pour  des  raisons  faciles 
à  comprendre,  nous  ne  demanderions  pas  mieux  que 
de  l'abréger.  Cela  semble  facile  au  premier  abord  : 
des  joies  qui  ne  consistent  ni  en  faits,  ni  en  paroles, 
ni,  pour  ainsi  dire,  en  pensées,  ne  valent  guère  que 
par  le  style,  et  seraient  bientôt  dites,  s'il  ne  venait 
s'y  mêler  de  petits  événements  qu'il  nous  faut  ra- 
conter. 

Jean-Jacques  avait  compté  sur  l'air  de  la  cam- 
pagne pour  le  rétablissement  de  sa  santé  ;  au  bout 
de  quelque  temps,  il  fallut  renoncer  à.  cette  espé- 
rance. La  mode  était  alors  au  système  de  l'eau  pour 
unique  remède  ;  il  abandonna  le  lait  pour  se  mettre 
à  l'eau;  il  en   but  des   quantités   énormes;  mais  ce 


1.  Voir  la  dernière  page  des   I   vrages    de    Rousseau,    inter- 
Hêveries,  le   dernier   des  ou-  |  rompu  par  sa  mort. 


DE    JEANWACQUES    ROUSSEAU.  1  19 

régime  débilitant  ne  fit  que  le  rendre  plus  malade. 
Son  estomac,  qui  avait  été  bon  jusque-là,  lui  refusa 
sou  service;  il  digérait  mal;  puis,  un  matin,  il  se 
sentit  pris  tout  à  coup  de  battements  d'artères  et 
de  bourdonnements  dans  les  oreilles.  Il  se  crut 
mort,  se  mit  au  lit,  appela  l'homme  de  l'art,  subit 
pendant  plusieurs  semaines  ses  drogues  et  ses  mé- 
decines; mais  à  la  fin,  ne  se  sentant  pas  mieux,  il 
se  remit  à  ses  occupations  ordinaires,  préférant, 
plutôt  que  de  continuer  une  cure  aussi  dégoûtante, 
garder  toute  sa  vie  ses  battements  d'artères  et  ses 
bourdonnements.  En  effet,  il  n'en  guérit  jamais 
bien  et  en  resta  même  un  peu  sourd.  A  ces  acci- 
dents vint  se  joindre  une  insomnie  complète.  Pour 
le  coup,  il  n'avait  plus  qu'a  se  préparer  à  la  mort; 
mais  ici  nous  allons  le  retrouver  encore  avec  ses 
idées  fausses.  11  avait  dû  négliger  beaucoup  la  reli- 
gion ;  il  n'avait  cependant  jamais  été  un  impie.  Ses 
fautes  venaient  plutôt  de  son  éducation  manquée  et 
de  ses  passions  que  d'une  hostilité  déclarée.  Mais 
la  passion,  si  forte  qu'elle  soit  pendant  la  vie,  de- 
vient faible  à  la  mort.  Il  n'avait  guère  songé  depuis 
quelque  temps  qu'à  chercher  son  paradis  auprès  de 
sa  maîtresse  ;  il  se  prit  à  penser  que  ce  paradis 
éphémère  pourrait  bien  n'être  que  l'antichambre  de 
l'enfer  éternel. 

A  l'en  croire,  il  serait  tombé  dans  le  scrupule,  et 
il  aurait  fallu  que  le  P.  Hémet,  un  brave  jésuite, 
qui  était  son  confesseur,  combattit  ses  frayeurs. 
INous  laisserons,  bien  entendu,  Jean-Jacques  se  con- 
fesser tout  seul;  mais,  sans  entrer  dans  des  secrets 
qu'il  ne  nous  appartient  pas  de  lever,  les  Confes- 
sions (qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  la  confes- 
sion) nous  appartiennent,  et  nous  y  voyons  de  reste 


120 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


que  le  scrupule  fut  toujours  le  moindre  défaut  de 
leur  auteur.  Il  avait  d'ailleurs,  dans  la  personne  de 
Mme  de  Warens,  une  autre  directrice  de  conscience, 
«  plus  utile  que  tous  les  théologiens  »,  qui  veillait 
sur  ses  principes,  aussi  bien  que  sur  sa  conduite. 
Cette  aimable  femme,  qui  «  eût  couché  tous  les 
jours  avec  vingt  hommes,  en  repos  de  conscience, 
et  sans  même  en  avoir  plus  de  scrupule  que  de  dé- 
sir »,  avait  aussi  sa  religion  à  elle,  faite  tout  exprès 
pour  ne  pas  gêner  sa  moralité.  Elle  croyait  au  pur- 
gatoire, mais  elle  ne  croyait  pas  à  l'enfer;  elle  se 
soumettait  en  général  à  tous  les  enseignements  et  à 
toutes  les  prescriptions  de  l'Eglise ,  sauf  à  en  inter- 
préter chaque  point  en  particulier  tout  autrement 
que  l'Eglise  :  au  demeurant,  bonne  chrétienne  et 
bonne  catholique,  du  moins  à  ce  qu'elle  prétendait. 
Elle  inspira  ses  faciles  maximes  à  son  disciple;  et 
comme  celui-ci  ne  demandait  qu'à  être  persuadé,  il 
eut  bientôt  banni  ses  frayeurs  et  résolut  d'attendre 
la  mort  en  toute  sécurité1. 


11 


Jean-Jacques  ne  mourut  point  et,  l'hiver  venu,  il 
lui  fallut  retourner  traîner  à  la  ville  son  corps  lan- 
guissant. Ce  ne  fut  pas  sans  regrets  qu'il  dit  adieu 
aux  Charmettes.  Ayant  perdu  depuis  longtemps  ses 
écolières,  n'ayant  jamais  eu  de  goût  pour  le  monde, 
il  avait  peu  de  chose  à  faire  à  la  ville.  Il  y  partagea 
son  temps  entre  sa  maman   et  son  médecin,  M.  Sa- 


1.  Tous  ces  détails  de  santé 
doivent-ils  s'appliquera  cette 
période  de  la  maladie  de  Rous- 
seau ou  à  celle  qui  avait  dé- 


terminé son  voyage  de  Mont- 
pellier? C'est  ce  que  nous  ne 
saurions  décider. 


DE    JEAN- JACQUES    ROUSSEAU.  1  "2  l 

lomon,  lequel  était  de  plus  un  homme  instruit,  spi- 
rituel et  grand  partisan  de  Deseartes.  Les  conver- 
sations qu'il  eut  avec  lui  sur  le  système  du  monde 
l'intéressèrent  et  lui  rendirent  son  ancien  goût  pour  " 
l'étude.  Il  lui  semblait  qu'il  étudiait  pour  l'autre 
monde,  mais  il  n'en  étudiait  pas  moins.  Enfin  l'ap- 
plication de  l'esprit,  qu'on  lui  croyait  préjudiciable, 
le  détournant  de  la  pensée  de  ses  maux,  en  fut 
peut-être  le  meilleur  remède.  Salomon  lui  en  pro- 
cura un  autre  également  excellent,  en  le  délivrant 
de  ses  drogues  et  le  rendant  à  la  manière  de  vivre 
de  tout  le  monde.  De  sorte  qu'il  se  trouva  tout 
étonné  au  printemps  de  pouvoir,  muni  d'une  respec- 
table cargaison  de  livres,  reprendre  le  chemin  des 
Charmettes. 

C'était  trop  de  bonheur  ;  il  ne  songea  plus  à 
mourir.  Ne  pensant  donc  qu'à  mettre  à  profit  les 
joies  qui  s'offraient  à  lui .  il  se  plut  à  mêler  les 
lettres  et  les  sciences  avec  les  soins  du  jardin  et  du 
colombier.  Mais  il  avait  une  mauvaise  manière  de 
travailler.  Persuadé  que,  pour  lire  un  ouvrage  avec 
fruit,  il  fallait  posséder  toutes  les  connaissances 
qu'il  suppose ,  il  était  arrêté  à  chaque  instant  et 
forcé  de  courir  incessamment  d'un  livre  à  un  autre  ; 
de  sorte  que  quelquefois,  avant  d'être  arrivé  à  la 
dixième  page  de  celui  qu'il  voulait  étudier,  il  lui 
aurait  fallu  épuiser  des  bibliothèques.  Cette  extra- 
vagante méthode  lui  fit  perdre  un  temps  infini  et 
faillit  lui  brouiller  complètement  la  cervelle. 
Salomon  le  tira  de  ce  mauvais  pas.  «  J'ai  bien 
réfléchi  à  vos  observations,  lui  écrivit  Jean-Jacques; 
je  faisais  fausse  route  ;.  la  marche  était  trop  compli- 
quée :  je  ne  m'y  embarrasse  plus1.  »  Se  sentant  alors 

I.  Lettre  a  Salomon.  sans  date. 


L 


122  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

plus  alerte  et  plus  dégagé,  il  voulut  se  faire  un 
plan,  trop  vaste  sans  doute,  mais  convenant  assez 
bien  à  son  esprit,  qui  exigeait  de  la  variété  et  ne 
comportait  pas  une  longue  application  sur  un  même 
objet.  La  littérature,  le  latin,  l'histoire,  les  sciences 
exactes,  la  physique,  la  philosophie,  la  religion,  tout 
,  y  passe.  «  ISe  rien  savoir  à  près  de  vingt-cinq  ans, 
■/  dit-il,  et  vouloir  tout  apprendre,  c'est  s'engager  à 
bien  mettre  le  temps  à  profit.  »  Il  s'appliqua  en 
conséquence  à  partager  ses  journées  de  la  façon  la 
plus  utile.  Il  se  levait  avant  le  soleil  et  allait  en  se 
promenant  élever  son  cœur  jusqu'à  l'auteur  de 
l'aimable  nature.  C'était  dans  l'ordre.  «  Mes  prières 
étaient  pures,  dit-il,  et  dignes  par  là  d'être  exau- 
cées. »  Sans  croire  d'une  façon  absolue  à  ce  compli- 
ment, il  est  certain  que  sa  prière  se  recommandait 
par  la  beauté  de  la  forme,  et  même  par  une  exacte 
orthodoxie.  Adoration,  foi,  reconnaissance,  repentir, 
amour,  attente  de  la  grâce,  demande  des  biens  spi- 
rituels et  temporels,  ferme  propos  de  ne  plus  offenser 
Dieu  et  confiance  en  sa  miséricorde,  prière  pour  les 
parents,  les  bienfaiteurs,  les  étrangers  même,  Rous- 
seau y  exprime  en  très  bons  termes  tout  ce  qui  fait 
la  grandeur  et  la  puissance  de  la  prière.  Que  n'a-t-il 
été  plus  fidèle  à  ces  beaux  sentiments  !  Cette  prière, 
qu'il  s'est  bien  gardé  d'insérer  dans  ses  Confessions, 
faisait  partie  des  papiers  réunis  pour  la  première 
édition  de  Genève.  Pourquoi  ne  l'a-t-on  pas  utilisée 
alors  '  ?  A-t-on  craint  de  laisser  voir  un  Rousseau 
trop  religieux? 

Après  sa  prière,  il  allait  rendre  visite  à  sa  maman. 
Nouvelle    occasion   de    vanter,    malgré    le    flagrant 

t.  SAYOUS,  Le  XVIIIe  siècle  à  L'étranger,  1861,  t.  I,  ch.  IV. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  123 

démenti  des  faits,  sa  pureté  et  son  innocence.  Us 
déjeunaient  longuement,  et  ce  n'est  qu'après  une  ou 
deux  heures  de  causerie  que  Jean-Jacques  prenait 
ses  livres  jusqu'à  midi.  Il  lisait  des  philosophes, 
qui,  selon  leur  habitude,  ne  s'accordaient  pas  entre 
eux.  Il  se  mit  en  tête  de  les  concilier;  peine  bien 
inutile,  à  laquelle  il  dut  renoncer.  Il  voulut  alors 
les  lire  en  s'abstenant  de  les  juger,  dans  le  but 
unique  d'approfondir  leurs  idées,  sans  y  mêler  les 
siennes.  Ces  essais  montrent  qu'il  n'était  pas  encore 
en  possession  de  la  vraie  méthode.  Ses  études  de 
géométrie  et  d'algèbre  étaient  plus  faciles  ;  il  ne 
dépassa  pas  du  reste  les  éléments  et  ne  fit  qu'ef- 
fleurer la  géométrie  analytique.  Il  rencontra  dans 
l'étude  du  latin  de  sérieuses  difficultés  ;  il  en  vint  à 
le  comprendre  passablement,  mais  jamais  à  l'écrire 
ni  à  le  parler.  Il  scanda  presque  tout  Virgile  pour 
se  familiariser  avec  le  rythme,  et  ne  sut  jamais  la 
prosodie  ;  il  apprenait  par  cœur  de  longues  tirades 
du  même  auteur  pour  exercer  sa  mémoire,  mais  il 
la  trouva  toujours  rebelle. 

Le  diner  était  fixé  à  midi.  S'il  n'était  pas  prêt,  le 
jardin  et  le  colombier  offraient  un  excellent  moyen 
de  passer  le  temps  en  attendant.  Les  repas  avec 
Mme  de  Warens  étaient  longs  ;  puis  venaient  les 
doux  entretiens,  les  conversations  d'affaires,  le  soin 
des  fleurs  et  des  légumes,  la  visite  aux  ruches. 
Jean-Jacques  avait  tous  les  goûts  de  la  campagne. 
Il  aimait  les  animaux  et  savait  se  faire  aimer  d'euxra 
Il  fallait  le  voir  au  milieu  de  ses  abeilles,  admirant 
leurs  travaux.  Il  en  avait  sur  les  mains,  il  en  avait! 
sur  la  figure  ;  mais  aucune  ne  le  piquait. 

Ses  occupations  du  soir  étaient  moins  sérieuses 
que   celles   du   matin   et  consistaient  plutôt  en  lec- 


124  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

tures  qu'en  études  proprement  dites.  L'histoire  et  la 
géographie  en  faisaient  les  plus  grands  frais.  Il  cul- 
tivait aussi  la  cosmographie,  et,  la  nuit  venue, 
aimait  à  observer  les  étoiles.  Il  plaçait  une  chan- 
delle au  fond  d'un  seau,  bien  à  l'abri  du  vent,  éta- 
blissait au-dessus  un  planisphère  au  moyen  de  quatre 
piquets  et  considérait  le  ciel  à  travers  une  petite 
lunette,  seul  instrument  qu'il  possédât.  Un  jour,  ou 
plutôt  une  nuit,  que,  couvert  d'un  grand  chapeau  et 
d'un  pet-en-1'air  de  Mm0  de  Warens,  il  se  livrait  à 
ses  observations,  des  paysans  l'aperçurent  en  ce 
grotesque  équipage  ;  ils  le  prirent  pour  un  sorcier 
et  ne  doutèrent  pas  qu'on  ne  dansât  le  sabbat  dans 
le  jardin. 

Ces  nombreuses  études  ne  l'empêchaient  pas  de 
se  donner  avec  une  égale  ardeur  à  l'horticulture  et 
à  l'agriculture  :  la  terre,  le  verger,  la  vigne  l'occu- 
paient tour  à  tour.  Malheureusement  ses  forces  phy- 
siques n'étaient  pas  au  niveau  de  son  zèle  ;  malheu- 
reusement aussi,  ces  soins,  qui  auraient  dû  être  un 
délassement  pour  son  esprit,  ne  faisaient  que  le  fati- 
guer davantage.  Tout  en  travaillant  des  mains,  il 
prétendait  en  effet  ne  pas  se  reposer  de  la  tète. 
Partout  il  emportait  avec  lui  des  livres,  sauf  aussi 
à  les  oublier  et  à  les  perdre  un  peu  partout.  Il 
n'était  pas  un  instant  sans  se  creuser  la  cervelle, 
sans  réciter  des  vers,  sans  faire  des  efforts  inouïs 
pour  se  remettre  en  mémoire  ce  qu'il  avait  lu  ou 
appris  ;  mais  tous  ses  efforts  n'eurent  d'autre  résultat 
que  de  le  rendre,  pour  ainsi  dire,  stupide  et  hébété. 

Parmi  les  livres  qui  lui  passaient  par  les  mains, 
il  affectionnait  spécialement  ceux  de  Port-Royal  et 
de  l'Oratoire.  Il  raconte  que  ces  ouvrages  l'incli- 
nèrent vers  le  Jansénisme  ;   mais  on  dirait  qu'il  ne 


DE  JEAN- JACQUES  ROUSSEAU.  125 

voit  dans  cette  erreur  que  la  crainte  de  l'enfer, 
crainte  très  catholique  à  coup  sûr,  quand  elle  n'est 
pas  exagérée,  et  que  lui  en  particulier  avait  bien 
des  motifs  d'éprouver.  «  Dans  quel  état  suis-je,  se 
demandait-il  avec  terreur,  et  si  je  mourais  à  l'instant 
même,  serais-je  damné?  Selon  mes  jansénistes,  la 
chose  était  indubitable  ;  mais  selon  ma  conscience, 
il  me  paraissait  que  non.  »  Toutefois,  sa  conscience 
n'était  pas  bien  sûre  de  ce  qu'elle  disait,  car  malgré 
sa  vie  innocente,  il  continuait  à  s'effrayer.  MmP  de 
Warens  le  tranquillisait  ;  cela  n'a  rien  d'étonnant. 
Le  P.  Hemet  contribuait  aussi  à  calmer  ses  inquié- 
tudes. Il  nous  semble  pourtant  que  si  le  Révérend 
Père  était  instruit  des  habitudes  de  son  pénitent,  il 
ne  devait  le  rassurer  que  sous  condition.  Enfin 
Jean-Jacques  eut  recours  aux  expédients  les  plus 
puérils.  Il  se  mit  en  face  d'un  gros  arbre,  avec  une 
pierre  dans  la  main.  Si  je  touche  le  tronc,  dit-il,  ce 
sera  un  signe  de  salut  ;  si  je  le  manque,  un  signe 
de  damnation.  Il  toucha  le  but  et  ne  douta  plus  de 
son  salut  éternel.  Il  jeùt  mieux  fait  de  se  croire  sauvé 
s'il  ch,angea+t"cle  vie-;  tarais  ce  point'  était  plus  diffi- 
cile que  l'autre. 

En  attendant  la  mort,  il  se  mit  à  jouir  de  la  vie 
le  plus  doucement  possible.  Les  épauchements  avec 
Mme  de  Warens  devinrent  plus  tendres,  plus  affec- 
tueux, s'il  est  possible  ;  il  était  heureux  de  prolonger 
avec  elle  ses  promenades  et  ses  entretiens.  A  en 
juger  par  la  longueur  des  courses  qu'ils  faisaient 
ensemble,  et  aussi  par  l'événement,  nous  avons  peine 
à  croire  qu'il  fût  aussi  mourant  qu'il  le  dit. 


126  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


III 


Vers  le  même  temps ,  il  écrivit  au  gouverneur  de 
Savoie  pour  l'intéresser  à  son  sort  et  lui  demander 
une  pension.  Cette  démarche,  concertée  et  étudiée 
avec  Mme  de  Warens ,  n'était  rendue  que  trop  né- 
cessaire par  l'état  financier  de  la  maison  '.  Le  mé- 
moire de  Rousseau ,  qui  paraît  péniblement  travaillé, 
n'est  pas  sans  valeur  au  point  de  vue  de  la  forme. 
L'auteur  avait  pour  but  de  toucher  le  cœur  de  Son 
Excellence,  désir  très  permis  assurément,  s'il  n'avait 
employé  que  des  moyens  avoués  par  la  vérité.  II. 
raconte  l'histoire  de  sa  vie;  mais  pour  se  rendre 
plus  intéressant,  il  la  raconte  d'une  façon  tellement 
fantaisiste  que  c'est  tout  juste  si  on  la  reconnaît. 
Comme  conclusion,  il  demande  que  Son  Excellence 
veuille  bien  lui  accorder  une  pension  telle  qu'elle  la 
jugera  raisonnable ,  et  supplie  que  le  prix  en  soit 
remis  en  ses  mains  ou  en  celles  de  Mme  de  Warens. 
«  Ainsi ,  dit-il  en  terminant ,  jouissant  pour  le  peu 
de  jours  qu'il  me  reste  des  secours  nécessaires  pour 
le  temporel,  je  recueillerai  mon  esprit  et  mes  forces 
pour  mettre  mon  âme  et  ma  conscience  en  paix 
avec  Dieu,  pour  me  préparer  à  commencer  avec 
courage  et  résignation  le  voyage  de  l'éternité,  et 
pour  prier  Dieu  sincèrement  et  sans  distraction  pour 
la  parfaite  prospérité  et  la  très  précieuse  conserva- 
tion de  Son  Excellence2.  »  Tout  à  l'heure  nous  plai- 


1.  Lettre  de  Rousseau  à  Mm'  de  I  seau.  M.  Mugnier  est  porté  à 
Warens,  3  mars  1739.  —  2.  Mé-  I  croire  que  le  Verger  des  Char- 
moire  au  Gouverneur  du  Savoie.  \  mettes  était  destiné  à  être  pré- 
Aux  Œuvres  de    J.-J.    Rous-  I  sente  au  Roi  avec  le  Mémoire. 


DE    JEAN -JACQUES    ROUSSEAU. 


127 


dions  en  faveur  des  sentiments  religieux  de  Jean- 
Jacques  ;  mais  ici  il  en  affecte  beaucoup  trop  pour 
qu'ils  soient  vrais.  Dans  son  testament,  il  pouvait 
être  sincère  ;  dans  son  mémoire,  il  n'est  qu'un  hypo- 
crite qui  ment  pour  avoir  de  l'argent. 

Deux  lettres ,  auxquelles  on  donne  la  date  de  1739, 
fixent  l'époque  de  ce  mémoire.  Toutes  deux  sont 
adressées  à  Mmc  de  Warens  ;  l'une  est  du  3  mars, 
l'autre  du  18.  Rousseau  était  alors  seul  aux  Char- 
mettes,  pendant  que  Mme  de  Warens  était  à  Cham- 
béry.  Il  y  montre  l'abandon  le  plus  tendre,  et  même 
y  affecte  un  ton  de  gaité  qui  ne  lui  est  guère  habi- 
tuel, et  qui  peut  sembler  d'autant  plus  étonnant 
qu'un  nouveau  motif  de  tristesse,  le  refroidissement 
de  Mme  de  Warens ,  ne  tarda  pas  à  lui  arriver. 

\JSfintzenried ,  ou  si  l'on  aime  mieux,  M.  de  Cour- 
tilles,  car  il  avait  pris  ce  nom  pour  se  donner  plus 
d'importance ,  remplissait  la  maison  de  sa  ridicule 
et  bruyante  personnalité;  le  pauvre  Jean-Jacques, 
plus  modeste  et  moins  tapageur,  n'était  plus  rien, 
^fintzenried  le  lui  faisait  sentir  en  toute  occasion  : 
Mme  de  Warens  en  fit  bientôt  autant,  quoique  avec 
plus  de  discrétion  \  Ce  changement  qui,  d'une  simple 
diminution  d'intimité ,  devait  en  venir  presque  à 
l'indifférence,  ne  se  produisit  que  progressivement, 
et  eut  pour  effet  d'ajtacher  de  plus  en  plus  Rous- 
seau à  ses  livres  :  il  n'avait  pas  d'autre  consolation. 
Que  de  fois,  seul,  en  compagnie  d'un  auteur  préféré, 
il  alla  pleurer  dans  les  bois!  L'hiver  surtout,  qu'on 
passait  à  la  ville,  devait  lui  être  pénible.  Toutefois, 
s'il  n'y   possédait  pas  la  ressource  de  la  campagne 


1.  Il  est  facile  de  s'en  aper- 
cevoir dès  le  coinm  en  cément 
de  1739.  (Voir  une  Lettre  assez 


dure  de  Mm»  de  Warens,  15  mars, 
et  la  Réponse  très  soumise  de 
Rousseau,  18  mars  1739.) 


128 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


pour  se  dérober  à  ses  chagrins,  il  dut  y  retrouver 
des  amis,  qui  l'aidaient  à  les  supporter.  Il  s'attacha 
à  la  théorie  et  à  l'histoire  de  la  musique  ;  c'étaient 
deux  nouvelles  faces  d'un  goût  ancien  qui  continuait 
à  lui  être  cher.  Il  répondit  à  un  mémoire  paru  au 
Mercure  sur  la  sphéricité  parfaite  de  la  terre1.  Son 
travail ,  sage  et  clair,  mais  sans  originalité  ,  ne  s'é- 
lève pas  au-dessus  des  connaissances  élémentaires 
et  montre  simplement  qu'il  se  tenait  au  courant  des 
questions  scientifiques  du  jour.  Celle-ci  était  alors 
très  actuelle;  on  était  au  moment  où  La  Hire,  Picard 
et  Cassini  allaient  publier  les  résultats  de  leurs  ob- 
servations et  de  leurs  calculs  sur  l'aplatissement  des 
pôles.  C'est  aussi  vers  cette  époque  qu'il  commença 
la  tragédie-opéra  d'Iphis2.  Cette  ébauche  est  trop 
incomplète  pour  qu'il  soit  utile  d'en  rendre  compte. 
Dans  un  genre  très  différent,  il  proposa,  dit-on,  au 
ministre  du  roi  de  Sardaigne  un  plan  de  diligences 
pour  le  commerce  du  transit.  Il  espérait,  si  l'entre- 
prise était  mise  à  exécution,  en  être  nommé  le  direc- 
teur3. Enfin,  si  l'on  en  croit  Grimm,  il  inventa  une 
espèce  de  machine  pour  s'élever  dans  les  airs4. 


IV 


Son  état  d'isolement  et  de  contrainte  dura  toute 
une  année.  Jean-Jacques  sentait  qu'il  ferait  mieux 
de  s'y  soustraire  par  l'absence;  mais  il  était  arrêté 
par  l'habitude,   par  l'affection,    par  l'embarras   de 


1.  Voir  aux  Œuvres.  —  2.  Ici. 
—  3.  Sennebier,  Histoire  litté- 
raire  de   Genève,   1786,  article 


J.-J.  Rousseau.  —  h.  Correspon- 
dance littéraire,  15  juin  1762.— 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  129 

trouver  le  moyen  de  vivre  ailleurs.  Mmo  de  Wareus 
ne  le  renvoyait  pas;  elle  ne  faisait  rien  non  plus 
pour  le  retenir.  Il  finit  sans  doute  par  juger  que 
c'était  peu  ;  que  sa  situation  devenait  trop  fausse  et 
trop  pénible  ;  car  il  prit  la  résolution  de  partir. 
Mmc  de  Warens  s'employa  aussitôt  dans  ses  nom- 
breuses connaissances  pour  lui  trouver  une  position. 
Elle  ne  tarda  pas  à  lui  obtenir,  par  l'entremise  de 
M.  Deybens,  le  préceptorat  des  enfants  de  M.  de 
Mably,  grand  prévôt  de  France  et  frère  du  fameux 
Condillac1. 

Rousseau  avait  du  goût  et  se  croyait  des  disposi- 
tions pour  ces  délicates  fonctions;  l'expérience  ne* 
tarda  pas  à  montrer  qu'il  avait  trop  présumé  de  ses 
forces.  Il  avait  deux  élèves,  d'bumeurs  fort  diffé- 
rentes. L'ainé,  enfant  de  huit  ou  neuf  ans,  appelé 
Sainte-Marie,  d'un  esprit  assez  ouvert,  était  vif, 
étourdi  et  malin;  l'autre ,  qui  s'appelait  Condillac, 
comme  son  oncle,  était  presque  stupide,  musard, 
têtu  et  ne  pouvait  rien  apprendre.  Nous  ne  savons 
si  le  futur  auteur  de  Y  Emile  profita  pour  son  grand 
ouvrage  des  observations  et  des  expériences  person- 
nelles qu'il  put  faire  alors,  mais  il  est  certain  que 
son  apprentissage  ne  fut  pas  heureux.  «  Je  ne  savais 
employer,  dit-il ,  auprès  de  mes  élèves  que  trois 
instruments,  toujours  inutiles  et  souvent  dangereux: 
le  sentiment,  le  raisonnement,  la  colère.  »  Les  deux 
premiers  étaient  à  l'usage  de  l'ainé  ;  mais  l'enfant 
ne  faisait  que  rire  à  part  lui  des  tirades  sentimen- 
tales de  Monsieur  son  professeur,  ou  répondre  à  ses 
raisons  par  d'autres    raisons,  et  rien   n'était  gagné. 

[.  Lettre  de  Rousseau  à  M.  Dey-    I   par  an,    plus    30    livres    d'é- 
bens  (avril  1740  .  Ses  appointe-    !   trémies, 
inents  furent  fixés  à 350  livres   , 


130  LA    VJE    ET    LES    ŒUVRES 

Avec  le  petit  Condillaç ,  c'était  bien  pis ,  et  l'élève 
ne  triomphait  jamais  mieux  que  quand  le  maître 
était  en  colère.  Rousseau  voyait  son  erreur,  se  ren- 
dait compte  du  caractère  des  enfants,  mais,  faute  de 
savoir  diriger  le  sien,  ne  réussissait  à  rien. 

Parlons  maintenant  de  son  Projet  pour  C  éducation 
de  M.  de  Sainte-Marie  '.  Ce  travail  est  de  la  fin  de 
1740.  Six  ou  huit  mois,  passés  auprès  de  ses  élèves 
Font  mis  à  même  de  les  bien  connaître  et  de  se 
faire  un  plan.  M.  le  Gouverneur  renonçait-il  déjà  à 
tirer  parti  du  petit  Condillaç,  ou  respectait-il  le 
droit  d'aînesse  au  point  de  ne  pas  s'occuper  du  ca- 
det? Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  à  peine  s'il  fait  men- 
tion de  ce  dernier.  Les  règles  qu'il  pose  sont  très 
sages  pour  la  plupart  ;  quelques-unes  sont  contes- 
tables ;  mais  en  général,  elles  n'ont  rien  de  neuf. 
Songer  aux  mœurs  avant  de  songer  aux  études  ; 
—  en  religion  et  en  morale ,  préférer  les  principes 
solides  à  la  multiplicité  des  préceptes  ;  —  cultiver 
l'habitude  de  l'observation  et  de  la  réllexion  ;  — 
montrer  l'inlluence  des  bons  sentiments  du  cœur 
sur  les  lumières  de  l'esprit;  —  donner  de  la  vigueur 
à  l'esprit  par  l'exercice  du  raisonnement;  —  préparer 
l'élève,  par  l'enseignement  et  l'observation,  à  acqué- 
rir la  connaissance  des  hommes. 

Il  est  à  croire  que  Rousseau  espérait  rester  long- 
temps chez  M.  de  Mably,  car  il  expose  en  termi- 
nant un  plan  complet  d'études:  latin,  histoire,  géo- 
graphie, histoire  naturelle,  mathématiques,  phy- 
sique, morale  et  droit  naturel,  belles-lettres,  poésie, 
peu  de  rhétorique  et  de  philosophie,  des  versions, 
pas  de  thèmes;  il  y  est  question  de  toutes  les  con- 

I.   Vuir  aux  Œuvres. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  131 

naissances  humaines,  ou  à  peu  près;  la  religion 
seule  y  est  à  peine  mentionnée.  Au  xmiic  siècle,  on 
n'avait  pourtant  pas  encore  inventé  renseignement 
sans  Dieu. 

Si  encore  il  eût  mis  en  pratique  les  préceptes 
qu'il  donnait;  mais  on  dirait  qu'il  n'en  avait  voulu 
faire  qu'un  exercice  d'esprit.  Rousseau  a  eu  dès  sa 
jeunesse  la  manie  écrivassière  ;  il  ne  faut  donc  pas 
s'étonner  qu'avant  ses  chefs-d'œuvre ,  il  ait  pro- 
duit des  œuvres  médiocres  et  banales.  On  peut  dire 
toutefois  à  sa  décharge  que  c'est  peut-être  à  force 
de  faire  des  œuvres  banales,  qu'il  a  fini  par  faire 
des  chefs-d'œuvre. 

Sans  le  projet  ci-dessus,  l'année  qu'il  passa  chez 
M.  de  Mably  serait  plus  connue  par  les  faits  étran- 
gers à  ses  fonctions  que  par  les  soins  qu'il  donna  à 
ses  élèves.  Il  est  fastidieux  de  se  répéter  ;  mais  s'il 
retombe  sans  cesse  dans  la  même  ornière,  il  faut 
bien  le  redire  sans  cesse.  Donc,  il  se  prit  d'une 
belle  passion  pour  Mmo  de  Mably.  Celle-ci  s'en 
aperçut;  elle  ne  lui  fit  pas  même  l'honneur  d'en  avoir 
l'air;  de  sorte  que  le  pauvre  amoureux,  ennuyé  de 
se  morfondre  sans  profit,  finit  par  où  il  aurait  dû 
commencer  :  il  cessa  ses  œillades  et  calma  ses  sou- 
pirs. On  était  d'accommodement  dans  la  famille  de 
Mably;  on  en  donna  bientôt  une  nouvelle  preuve, 
et  de  même  qu'on  avait  toléré  auprès  des  enfants 
un  gouverneur  peu  scrupuleux  sur  les  lois  de  la  mo- 
rale et  de  la  bienséance,  on  ne  se  montra  pas  moins 
facile  sur  l'article  de  la  probité. 

Ce  n'est  pas  que  Jean- Jacques  fût  positivement 
un  fripon;  mais,  l'occasion  aidant,  il  fut  toujours 
faible  contre  la  tentation.  On  servait  de  temps  en 
temps  à  table  un  certain  vin  d'Arbois  qui  lui  plai- 


132  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

sait  fort.  Il  aurait  aimé  à  en  boire  plus  souvent  ; 
mais  comment  faire?  En  demander  était  difficile; 
il  trouva  plus  commode  d'en  prendre.  Ses  ruses 
pour  se  faire  préposer  à  la  cave  et  pour  déguiser 
son  larcin,  sa  joie  de  déguster  à  lui  seul  son  bon 
petit  vin ,  tout  en  lisant  un  roman ,  ses  inquiétudes 
d'être  surpris  forment  un  tableau  peu  digne  de  ses 
graves  fonctions.  Il  ne  pouvait  manquer  d'être  dé- 
couvert; mais  au  lieu  de  lui  faire  des  reproches  ou 
de  le  chasser,  on  se  contenta  de  lui  retirer  sans 
rien  dire  la  direction  du  caveau.  Tant  de  discrétion 
le  toucha  et  le  disposa  à  rester  plus  longtemps 
qu'il  ne  l'aurait  fait;  d'autres,  poussés  par  la  confu- 
sion, n'auraient  eu  rien  de  plus  pressé  que  de  s'en  aller. 

Pendant  qu'il  était  à  Lyon,  il  se  fit  dans  cette 
ville  un  certain  nombre  d'amis  ;  malheureusement 
il  alla  surtout  les  chercher  parmi  les  libres  pen- 
seurs; ses  sentiments  religieux,  déjà  peu  ardents, 
en  furent  encore  amoindris1.  On  doit  citer  parmi 
les  hommes  qu'il  vit  avec  le  plus  de  plaisir,  Bordes, 
à  qui  il  dédia  deux  épitres  en  vers  ;  le  chirurgien 
Parisot,  à  qui  il  en  dédia  une  aussi 2  ;  le  musicien 
David,  un  riche  Lyonnais  nommé  Perrichon,  et  plu- 
sieurs autres  encore 3. 

Un  précepteur  qui  fait  de  la  littérature  et  des 
vers  est  dans  son  rôle;  Rousseau  n'y  manqua  pas. 
Il  reste  de  lui  plusieurs  morceaux ,  principale- 
ment en  vers,  qui  datent  de  cette  époque.  Citons 
d'abord  la  Découverte  du  Nouveau-Monde,  tragédie, 
ou  plutôt  opéra  en  trois  actes,  dont  il  fit  même  la 
musique  du  prologue  et  du  premier  acte4.  Colomb, 

1.    E.    Ritter,  Nouvelles  re-   i   J.  VIII,  au  commencement.  — 


cherches,  etc.,  p. 213.  —  2.  Voir 
aux  Œuvres.  —   3.  Confessin7is, 


k.  Voir  aux  Œuvres. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  133 

à  son  arrivée  en  Amérique,  se  trouve  en  présence 
d'un  cacique,  modèle  de  bravoure,  de  fidélité  con- 
jugale et  de  toutes  les  vertus.  Ce  héros  de  la  simple 
nature  est  résolu  à  sauver  au  moins  son  honneur 
par  les  armes,  s'il  ne  peut  sauver  sa  vie  et  ses 
états  ;  mais  une  femme  dont  il  a  repoussé  les  feux, 
ne  craint  pas,  pour  se  venger,  de  porter  son  amour 
dédaigné  à  un  des  lieutenants  de  l'étranger.  Colomb 
vainqueur  se  laisse  toucher  par  le  repentir  de  la 
femme,  la  noble  fierté  du  cacique  et  pardonne  à 
tous.  Les  passions,  même  les  passions  violentes 
ne  manquent  pas  dans  cette  pièce  ;  elle  est,  sous  ce 
rapport,  plus  vivante  que  celle  de  Narcisse,  et,  sans 
être  irréprochable,  lui  est  d'ailleurs  supérieure  de 
toute  façon  ;  mais  on  y  voudrait  plus  d'originalité 
dans  l'invention  et  des  effets  mieux  amenés.  Les 
caractères,  plutôt  indiqués  que  suivis,  ont  à  peine 
le  temps  de  se  développer.  Celui  de  Colomb  est  ab- 
solument nul.  On  peut  encore  remarquer  dans 
cette  œuvre  le  germe  des  idées  que  l'auteur  sou- 
tint si  brillamment  plus  tard,  sur  la  vie  sauvage; 
témoin  les  vers  de  la  fin  : 


Vante-nous  désormais  ton  éclat  prétendu, 
Europe,  en  ce  climat  sauvage. 
On  éprouve  autant  de  courage  ; 
On  y  trouve  plus  de  vertu. 


Mais  en  voilà  assez  sur  un  travail  que  son  auteur 
avait  fini,  après  quelque  hésitation,  par  jeter  au 
feu1. 

LïÉpître  à  M.  Bordes  est  consacrée,  du  moins  en 

1.  Confessions,  1.  VII. 


134  LA   VIE    KT    LES    ŒUVRES 

partie,  à  défendre  une  thèse  analogue,  l'union  de  la 
vertu  avec  la.  pauvreté  '  : 


Restes  trop  précieux  de  ces  antiques  temps 
Où  des  moindres  apprêts  nos  ancêtres  contents, 
Recherchés  dans  leurs  mœurs,  simples  dans  leur  parure, 
Ne  sentaient  de  besoins  que  ceux  de  la  nature, 
Illustres  malheureux,  quels  lieux  habitez-vous  ? 
Dites  quels  sont  vos  noms  ;  il  me  serait  trop  doux 
D'exercer  mes  talents  à  chanter  votre  gloire. 


Ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  célébrer,  en  attendant, 
les  merveilles  de  l'industrie  lyonnaise.il  a  pris  évi- 
demment dans  cette  épître  Boileau  pour  modèle  ;  il 
en  affecte  la  manière  dans  ses  professions  de  brusque 
franchise  et  d'amour  de  la  vérité  ;  mais  il  ne  saurait 
en  atteindre  la  verve  et  la  correction  élégante.  Du 
reste,  il  se  rend  justice,  quand  il  dit  : 


...  Dès  les  premiers  pas,  inquiet  et  surpris, 
L'haleine  m'abandonne  et  je  renonce  au  prix. 


Il  dit  encore  dans  cette  épître  : 

Mon  cœur  sincère  et  franc  abhorre  la  satire. 
Je  dis  la  vérité,  sans  l'abreuver  de  fiel. 


Une  autre  pièce,  adressée  peu  de  temps  aupara- 
vant au  même  M.  Bordes,  n'était  pourtant  pas 
autre  chose  qu'une  satire  des  plus  mordantes2.  Il 
y  prend  à  partie  les  dévots  et  les  dévotes  qui  cou- 
rent les  églises  et  les  reposoirs  à  la  fin  du  carême, 

1.  Voir  aux  Œuvres.  —  2.  Id. 


DE    JliAN-JACQUKS    ROUSSEAU.  133 

et  les  déchire  à  belles  dents.  Tout  y  passe  :  le  luxe 
et  la  pompe  mondaine  des  autels,  les  parfums,  la 
musique,  les  chanteuses,  le  moine  ignorant  et  ses 
oremus,  «  la  dévote  piquante  » 

Au  teint  frais,  à  l'œil  tendre  et  doux, 
Qui,  pour  éloigner  tout  scrupule, 
Vient  à  la  Vierge,  à  deux  genoux, 
Offrir,  dans  l'ardeur  qui  la  brûle , 
Tous  les  vœux  qu'elle  attend  de  nous. 

Sans  donner  à  cette  pièce  plus  d'importance 
qu'elle  ne  mérite,  est-il  bien  convenable  à  un  pré- 
cepteur de  jeter  le  ridicule  sur  les  choses  saintes 
et  les  personnes  pieuses,  dans  des  vers  pour  le 
moins  légers  ? 

On  voit  par  ces  citations  que  les  idées,  le  carac- 
tère, le  talent  de  Rousseau  se  développent  et  pren- 
nent le  pli  que  le  temps  devait  leur  assurer.  Il  n'est 
pas  jusqu'à  sa  manière  de  se  croire  toujours  mal- 
heureux qui  ne  se  produise  dès  lors  : 

Mes  maux  se  comptent  par  mes  jours, 

dit-il,  dans  un  compliment  à  Mme  de  Fleurieu  ». 

11  semble,  d'après  Y È pitre  à  Parisot,  que  Jean- 
Jacques  l'avait  pris  pour  conseiller  et  pour  modèle. 
Quoique  Mme  de  Warens  l'eût  formé  précédemment 
de  plusieurs  manières  qu'il  indique,  et  d'autres 
encore,  dont  il  ne  parle  pas,  il  le  remercie  dans  ses 
vers  d'avoir  adouci  la  rigueur  de  ses  mœurs,  et, 
par  son  commerce  aimable,  de  grossier  qu'il  était, 
de   l'avoir  rendu   traitable.   Cette   pièce   répand  un 

t.  Vers  pour  Mme  de  Fleurieu  ;  aux  Œuvres. 

10 


TOME    I 


136  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

certain  jour  sur  sa  manière  de  vivre  à  Lyon , 
pendant  qu'il  y  remplissait  ses  fonctions  de  pré- 
cepteur '. 

Je  reconnus  alors  combien  il  est  charmant 
De  joindre  à  la  sagesse  un  peu  d'amusement. 

L'amour,  malgré  mes  soins,  heureux  à  m'égarer, 
Auprès  de  deux  beaux  .yeux  m'apprit  à  soupiier. 

Ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'ajouter  : 

L'innocence  est  le  bien  le  plus  cher  à  mes  yeux. 
Mais  aussi. 

Rien  ne  doit  être  outré,  pas  même  la  vertu. 

Celle  de  Parisot  n'était  pas  outrée,  eu  effet,  et  sa 
tranquille  vie  avec  la  «  douce  Godefroi  »  qu'il  entre- 
tenait depuis  plus  de  dix  ans,  fait  l'admiration  du 
jeune  poète.  Celui-ci  n'était  pas  précisément  un 
novice.  Il  manquait  toutefois  de  la  légèreté  de 
mœurs,  de  la  volupté  élégante,  de  la  recherche  des 
plaisirs  faciles,  alors  si  prisées  dans  un  certain 
monde ,  et  que  le  bon  Parisot  lui  enseigna  sans 
doute. 

On  peut  remarquer  que,  dans  cette  pièce  ,  il  se 
montre  nettement  républicain.  Cela  lui  était  permis, 
ne  fût-ce  que  parce  qu'il  était  citoyen  d'une  répu- 
blique. Cependant  le  portrait  qu'il  fait  de  la  sienne 

1.  Aux  Œuvres. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  137 

n'était  pas  très  ressemblant  dès  cette  époque,  et  ne 
l'est  pas  devenu  depuis. 

Être  juste  est  chez  nous  Tunique  politique. 

Quel  changement  quand  il  a  été  obligé  d'avoir  re- 
cours à  des  grands  arrogants  et  vicieux!  Il  était  bien 
tenté  de  rejeter  dès  lors  toute  inégalité;  mais  Mm0  de 
Warens  lui  a  appris ,  malheureusement  pas  pour 
toujours. 

Qu'il  ne  serait  pas  bien  dans  la  société 
Qu'il  fût  entre  les  rangs  moins  d'inégalité. 

Avec  de  telles  dispositions,  il  serait  un  triste  solli- 
citeur. 

Il  en  coûterait  trop  de  contrainte  à  mon  cœur. 
A.  cet  indigne  prix,  je  renonce  au  bonheur. 

Il  préfère  retourner  auprès  de  Mme  de  Warens,  lui 
porter  sa  reconnaissance,  ou  du  moius  partager  son 
destin  et  ses  tourments. 

Et  le  bonheur  en  vain  s'obstine  à  se  cacher; 
Puisqu'enfln  je  connais  où  je  le  dois  chercher. 

La  dernière  tirade  indique  que  cette  épitre  fut  com- 
posée à  Lyon  peu  de  temps  avant  le  retour  aux 
Charmettes. 

Il  est  étonnant  que  Rousseau,  souvent  si  poétique 
dans  sa  prose,  le  soit  si  peu  dans  ses  vers.  Il  était, 
avec  le  temps  ,  arrivé  à  peu  près  à  la  correction, 
mais  il  ne  pouvait  s'élever  plus  haut.  Ses  vers  sont 
sur  les  pieds,  ils  n'ont  pas  d'ailes. 


138  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Pendant  ce  temps-là,  il  continuait  par  correspon- 
dance ses  relations  avec  Mm0  de  Warens.  Aussitôt  après 
son  arrivée  chez  M.  de  Mably,  il  lui  avait  fait  part  de 
ses  premières  impressions1.  Il  lui  faisait  parvenir  une 
partie  de  ce  qu'il  gagnait;  elle,  de  son  côté,  lui 
envoyait  des  livres,  des  chemises,  des  effets,  et, 
toujours  dans  la  gène,  toujours  réduite  aux  expé- 
dients, le  chargeait  de  vendre  quelques  pièces  d'ar- 
genterie 2. 

Cette  correspondance,  tout  en  le  consolant,  renou- 
velait ses  douleurs  et  ses  regrets.  Son  cœur  était 
toujours  aux  Charmettes.  Les  usages  du  monde  et 
les  habitudes  aristocratiques  d'une  grande  maison 
l'embarrassaient;  son  inaptitude  et  son  insuccès  au- 
près de  ses  élèves  étaient  manifestes,  et  il  fallait 
toute  la  condescendance,  ou  plutôt  toute  la  négli- 
gence de  la  famille  de  Mably  pour  ne  pas  s'en  préoc- 
cuper. Enfin,  au  bout  d'un  an,  n'y  pouvant  plus  te- 
nir, il  partit. 

Il  espérait  retrouver  le  passé,  mais  le  passé  ne 
saurait  renaître.  Quelle  place  pouvait-il  occuper 
entre  Mmc  de  Warens  etfS/intzenried.  Il  ne  lui  res- 
tait qu'à  reprendre  sa  vie  d'étude  et  d'isolement. 

Ne  possédant  pas  dans  ses  connaissances  litté- 
raires les  moyens  de  venir  en  aide  à  sa  bienfaitrice, 
il  espéra  que  la  science  théorique  et  les  idées  par- 
ticulières qu'il  avait  en  musique  lui  ouvriraient  une 
voie  plus  heureuse.  Il  travailla  dans  ce  sens  et  in- 
venta un  système  de  notation  par  les  chiffres,  qui 
lui  parut  aussi  exact,  aussi  précis  et  infiniment  plus 
facile  que  l'ancien  procédé.   Il   crut  avoir  rencontré 


1.    Lettre    à   Mme  de   Warens,    I    lobre  1740. 
1»  mai  1740.  —  2.  Id.,  24  oc-    ; 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  139 

d'un  seul  coup  la  gloire  pour  lui,  la  fortune  pour 
Mm0  de  Warens.  Mais  il  ne  pouvait  exploiter  une  si 
belle  mine  dans  la  petite  ville  de  Ghambéry.  Il  se 
hâta  de  vendre  ses  livres,  de  réaliser  les  petites 
épargnes  qu'il  avait  pu  faire  à  Lyon ,  et  il  partit 
pour  Paris.  Il  n'y  avait  pas  plus  de  trois  ou  quatre 
mois  qu'il  était  de  retour  aux  Charmettes  ;  il  avait 
alors  vingt-neuf  ans. 

Au  moment  où  il  va  quitter  Mmo  de  Warens  pour 
toujours ,  un  mot  encore  à  propos  des  relations 
qu'il  avait  entretenues  avec  elle  pendant  plusieurs 
années.  Nous  n'avons  rien  à  retirer  de  ce  que  nous 
avons  dit,  et  nous  ne  présumons  pas  qu'aucun  mo- 
raliste soit  tenté  de  nous  contredire.  Il  n'en  faudrait 
pas  conclure  pourtant  que  le  scandale  ait  été  ce 
qu'il  devint  plus  tard.  Certainement  la  réputation 
de  Mmc  de  Warens  n'était  pas  intacte,  et  celle  de 
Rousseau  pouvait  avoir  aussi  ses  taches  ;  mais 
sans  les  révélations  de  ce  dernier,  il  est  probable 
que  personne  ne  se  serait  douté  des  graves  dé- 
sordres qui  se  commettaient  dans  cet  intérieur.  La 
situation  particulière  de  Mme  de  Warens  vis-à-vis  de 
son  protégé,  les  bienfaits  dont  elle  l'avait  comblé, 
l'espèce  d'adoption  maternelle  qu'elle  lui  avait  ac- 
cordée ,  la  différence  des  âges  ,  tout  contribuait  à 
détourner  d'eux  les  soupçons  et  donnait  une  sorte 
de  légitimité  à  leur  affection,  par  cela  même  qu'elle 
en  rendait  les  écarts  plus  odieux.  Si  le  public  avait 
soupçonné  la  vérité,  auraient-ils  pris  le  soin  bien 
inutile  de  continuer  leurs  habitudes  extérieures  de 
religion?  Le  P.  Hemet,  et  autres,  les  auraient-ils 
honorés  de  leurs  visites?  Rousseau  aurait-il  osé  se 
vanter,  dans  une  circonstance  solennelle,  que  «  per- 
sonne n'avait  sur  sa  conduite,  ses  sentiments  et  ses 


140    LA  VIE  ET   LES  ŒUVRES   DE  JEAN-JACQUES   ROUSSEAU. 

mœurs  que  de  favorables  témoignages  à  rendre  '?  » 
M.  de  Mably  l'aurait-il  pris  pour  précepteur  de  ses 
enfants?  En  1751,  le  P.  Bautet  faisait  encore  Méloge 
de  la  piété  et  des  vertus  de  Mmc  de  Warens  2. /Quand 
elle  mourut,  Gonzié,  un  ami,  à  la  vérité,  ef  fansant 
œuvre  d'ami,  continue  à  vanter  ses  qualité^3.  Seul, 
celui  qui  aurait  dû  dissimuler  ses  hontes,  ne  fut-ce 
que  par  reconnaissance,  se  fait  une  sorte  $e  glbire 
de  les  étaler  au  grand  jour.  IL  est  vrai  qu'il  se  dés- 
honore avec  elle,  mais  le  coupable  qui  dénonce  son 
complice  n'est  pas  généralement  approuvé.  Quel 
ont  été  ses  motifs  ?  Nous  pouvons  nous/  dispense] 
de  "les  rechercher.  Explique  qui  pourra,  ce  phéno-1 
mène  de  franchise  ou  de  cynisme;  nous /constatons, 
nous  n'expliquons  pas.  On  a  dit,  ce  qui  est  pour  le 
moins  douteux ,  que  la  vérité  de  ses  Confessio?is 
l'obligeait  à  divulguer  ces  désordres;  mais  s'il  ne 
pouvait  écrire  ses  mémoires  qu'à  ce  Rfix,  qui  l'obli- 
geait à  les  écrire?  Quel  besoin  l'Univers  avait-il  de 
savoir  qu'un  certain  auteur,  nommé  J.-J.  Rousseau, 
avait  fait  sa  maîtresse  de  la  femme  qui  lui  avait 
tenu  lieu  de  mère  ? 

I.  Mémoire  au  gouverneur  de   [    sillon  de  Bernex,  1751.  —  3.  De 
Savoie.  —  2.  Vie  de  M.  de  Ros-   |    Conziè,  Notice,  etc. 


CHAPITRE  VII 

Depuis  l'été  de  1741  jusqu'à  l'été  de  1743 


Sommaire  :  I.  Séjour  de  Rousseau  à  Lyon.  —  M11»  Serre.  —  Épitre 
à  Parisot.  —  Mémoire  au  P.  Boulet. 

II.  Accueil  que  Rousseau  reçoit  à  Paris.  —  Il  lit  à  l'Académie 
des  sciences  son  Projet  concernant  les  nouveaux  signes  de  musique. 
—  Exposé  de  son  système.  —  Jugement  de  l'Académie. 

III.  Importance  naissante  de  Rousseau.  —  Ses  premières  relations 
avec  Diderot.  —  Il  obtient  la  protection  de  plusieurs  grandes  dames.  — 
Sa  maladie.  —  Ses  Prisonniei's  de  guerre.  —  L'ambassadeur  de  Venise 
le  prend  pour  secrétaire. 


I 


Avec  le  livre  VII  des  Confessions,  on  entre  dans 
ce  qu'on  pourrait  appeler  la  vie  publique  de  Rous- 
seau. Désormais  la  critique  aura  à  s'exercer  d'une 
façon  plus  suivie,  et  l'abondance  des  documents  per- 
mettra de  soumettre  les  faits,  devenus  eux-mêmes 
plus  nombreux,  à  la  contre-épreuve  de  témoignages 
puisés  à  des  sources  différentes;  soit  que  nous  con- 
frontions l'auteur  avec  lui-même  dans  ses  produc- 
tions diverses,  soit  que  nous  le  contrôlions  au  moyen 
des  mémoires  ou  des  rapports  des  contemporains. 
Comme  conséquence,  nous  devons  cesser  de  suivre 
les  Confessions  pas  à  pas  dans  la  division  de  nos 
chapitres,  ainsi  que  dans  la  disposition  de  notre 
travail. 

1.  Confessions,  1.  VII. 


142  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

Rousseau  composa  cette  seconde  partie  de  ses 
Mémoires  deux  ans  après  la  première ,  c'est-à-dire 
de  1768  à  1770,  pendant  la  période  la  plus  troublée 
de  sa  vie,  ne  voyant  autour  de  lui  que  des  ennemis, 
se  croyant  traqué,  espionné,  persécuté  par  eux. 
Mais  cette  disposition  maladive  de  son  esprit  n'a, 
quoi  qu'il  en  dise,  affecté  en  rien  son  talent. 

Nous  l'avons  laissé  se  disposant  à  partir  pour 
Paris.  A  moins  de  circonstances  exceptionnelles,  il 
goûtait  peu  les  voyages  rapides.  Rien  ne  l'obligeant 
alors  à  se  hâter,  il  ne  dérogea  pas  à  ses  habitudes. 
Il  s'arrêta  à  Lyon  pendant  un  temps  assez  long;  il 
avait  des  commissions  à  y  faire,  des  amis  à  y  voir, 
des  recommandations  à  y  prendre.  Il  fut  bien  ac- 
cueilli chez  M.  de  Mably,  dont  le  frère,  l'abbé  de 
Mably,  lui  donna  plusieurs  lettres ,  une  entre  autres 
pour  Fontenelle. 

Les  loisirs  dont  il  disposait  lui  permirent  de  voir 
souvent  MIlc  Serre.  Il  se  prit  pour  elle  d'une  affec- 
tion de  plus  en  plus  vive.  Tant  qu'il  ne  s'était  donné 
que  comme  une  simple  connaissance,  on  l'avait  bien 
accueilli  ;  mais  du  moment  qu'il  laissa  supposer  des 
projets  d'union,  ses  avances  furent  très  froidement 
accueillies.  La  jeune  fille  elle-même,  qui  avait 
d'autres  vues ,  cessa  presque  de  le  recevoir  et  fit 
tout  ce  qu'elle  put  pour  décourager  ses  espérances. 
Sans  fortune,  sans  état,  sans  usage  du  monde, 
n'ayant  à  son  actif  qu'un  passé  beaucoup  trop  ac- 
cidenté,  il  était  au  fond  un  maigre  parti.  Il  ne  pou- 
vait s'empêcher  de  s'en  apercevoir  lui-même;  mais 
comme  si  l'amour  suppléait  à  tout  et  devait  renverser 
tous  les  obstacles ,  il  ne  se  rebuta  pas  et  prit  le 
procédé  employé  par  les  amants  dans  l'embarras, 
il  écrivit.  Il  espérait   sans   doute   renouer  ainsi  des 


1>E    JEAN-JACQUES    R0USSËA1  .  143 

relations  qui  lui  échappaient;  mais  Mllc  Serre  per- 
sista dans  son  refus,  et  elle  fit  bien  '. 

Ce  rôle  d'amoureux  éconduit  déplaisant  sans  doute 
à  Jean-Jacques,  il  a  préféré,  dans  les  Confessions, 
s'en  donner  un  plus  généreux.  «  Mon  cœur  se  prit,  dit- 
il,  et  très  vivement.  J'eus  quelque  lieu  de  penser  que 
le  sien  ne  m'était  pas  contraire  ;  mais  elle  m'accorda 
une  confiance  qui  m'ôta  la  tentation  d'en  abuser. 
Elle  n'avait  rien,  ni  moi  non  plus;  nos  situations 
étaient  trop  semblables  pour  que  nous  pussions  nous 
unir:  et,  dans  les  vues  qui  m'occupaient,  j'étais  bien 
éloigné  de  songer  au  mariage.  Elle  m'apprit  qu'un 
jeune  négociant,  appelé  M.  Genève,  paraissait  vou- 
loir s'attacher  à  elle.  Je  le  vis  chez  elle  une  ou  deux 
fois;  il  me  parut  honnête  homme;  il  passait  pour 
l'être.  Persuadé  qu'elle  serait  heureuse  avec  lui,  je 
désirai  qu'il  l'épousât,  comme  il  a  fait  dans  la  suite, 
et  pour  ne  pas  troubler  leurs  innocentes  amours ,  je 
me  hâtai  de  partir.  » 

«  J'arrivai  à  Paris,  dit-il  encore,  dans  l'automne 
de  1741,  avec  quinze  louis  d'argent  comptant,  ma 
comédie  de  Narcisse  et  mon  projet  de  musique  pour 
toute  ressource.  ))  Il  descendit  rue  des  Cordiers,près 
de  la  Sorbonne,  à  l'hôtel  de  Saint-Quentin,  aujour- 
d'hui hôtel  Jean-Jacques  Rousseau.  Jean-Jacques 
prétend  que  c'était  une  vilaine  rue,  qu'en  dirait-il 
aujourd'hui?  L'hôtel,  qui  n'était  pas  plus  beau  que 
la  rue,  avait  cependant  logé  des  hommes  de  mérite, 
Gresset,  Bordes.  Mably,  Condillac.  Jean-Jacques  n'y 
trouva  pour   le   moment  qu'un    hobereau   boiteux , 


1.  Lettreà  M"*  X.,  s.  d.  ÎT'.I  .  1736:  Musset-Pathay  et  Peti- 
Plusieurs  auteurs  rapportent  tain  la  placent,  avec  raison, 
cette  lettre  à  l'année  1733  ou   ,   selon  nous,  en  1741. 


114  LA    VIE    ET    LKS    ŒUVRES 

plaideur  et  puriste ,   qui  le   mit    en  relations    avec 
Roguin,  et  par  lui  avec  Diderot. 

Ici  se  place,  suivant  l'ordre  des  temps,  le  Mémoire 
à  M.  Boulet ,  pour  servir  à  la  vie  de  l'évèque  d'A?i- 
)iecy*.  Jean-Jacques  était  alors  dans  le  feu  de  ses 
inventions  et  beaucoup  plus  occupé  de  musique  que 
de  miracles.  Cependant  cette  occasion  s'étant  offerte 
à  lui  de  relever  la  réputation  de  Mmc  de  Warens,  il 
ne  manqua  pas  de  la  saisir  et  raconta  en  détail,  avec 
le  ton  de  la  plus  tendre  dévotion,  la  conversion,  la 
vie  de  piété,  de  détachement  et  de  charité  de  sa 
bienfaitrice,  ainsi  que  l'affection  quasi  paternelle  dont 
le  saint  évêque  l'avait  entourée  jusqu'à  sa  mort.  Si 
le  P.  Boutet  forma  d'après  ce  mémoire  son  opinion 
sur  Mmc  de  Warens,  il  n'est  pas  étonnant  qu'il  ait 
fait  son  éloge. 

II 

Ce  que  Rousseau  avait  de  plus  pressé  en  arrivant 
à  Paris,  c'était  de  faire  valoir  ses  recommandations. 
Elles  lui  procurèrent  un  accueil  favorable  dans  plu- 
sieurs maisons,  mais  ses  protecteurs,  bienveillants 
plutôt  que  zélés,  n'avaient  rien  à  lui  offrir  de  bien 
effectif.  Une  place  de  secrétaire,  aux  appointements 
de  800  francs  et  quelques  leçons  de  composition 
avaient  tout  au  plus  l'avantage  de  le  faire  patienter 
en  faisant  durer  ses  quinze  louis.  Enfin  Réaumur, 
avec  qui  il  avait  diné  plusieurs  fois,  obtint  que  son 
mémoire  sur  la  notation  musicale  en  chiffres  serait 
lu  à  l'Académie  des  sciences,  et  le  jour  dit,  22  août 


1.  Voir  la  Vie  de  M.   Rossil-  I   de  Rousseau  porte  la  date  du 
Ion  de  Bprnex.  —   Le  mémoire   '    19  avril  1742. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  145 

1742,  le  lit  inviter  à  le  présenter  lui-même.  C'était 
un  grand  avantage  pour  l'inventeur  que  d'être  ad- 
mis aux  honneurs  de  la  lecture;  mais  ce  n'était  qu'un 
premier  pas  ;  l'important  était  de  tirer  parti  de  ce 
commencement.  Rousseau  fut  assez  content  de  lui  ;  la 
docte  assemblée  ne  l'intimida  pas  trop;  il  lut  bien, 
répondit  passablement;  enfin  son  mémoire  réussit  et 
lui  attira  les  compliments  les  plus  flatteurs.  Il  en 
pouvait  à  peine  croire  ses  yeux  et  ses  oreilles.  Trois 
commissaires  furent  nommés;  ce  furent  MM.  de 
Mairan,  Hellot  et  de  Fouchy,  «  tous  trois  de  mérite 
assurément,  dit  Rousseau,  mais  dont  pas  un  ne  sa- 
vait la  musique,  assez  du  moins  pour  être  en  état  de 
juger  de  mon  projet.  »  Cette  ignorance  de  ses  juges 
donna  bien  des  soucis  à  l'inventeur;  elle  fut,  à  l'en 
croire,  l'unique  cause  de  son  peu  de  succès. 

Le  système  de  notation  musicale  de  Rousseau  est 
exposé  dans  deux  ouvrages,  dont  le  second  n'est, 
pour  ainsi  dire,  que  l'explication  du  premier1.  Le 
mémoire  à  l'Académie  étant  fait  pour  des  savants  et 
étant  destiné  à  être  lu  en  séance,  devait  être  court 
et  très  |sobre  de  développements.  Les  objections  à 
résoudre  et  le  désir  de  mettre  le  public  de  la  partie 
inspirèrent  bientôt  à  l'auteur  le  désir  de  faire  une 
seconde  édition,  plus  détaillée,  de  son  premier  tra- 
vail. Nous  n'aurons  pas  à  les  séparer  dans  notre 
examen. 

Rousseau,  malgré  son  goût  pour  la  musique,  avait 
eu  beaucoup  de  peine  à  l'apprendre.  Plus  tard, 
lorsqu'il  l'enseigna,  il  put  constater  que  les  obs- 
tacles qui  l'avaient  arrêté,  arrêtaient  aussi  ses  élèves. 


\.  Projet  concernant  les  nou-    I   — Dissertation  sur  la  musique 
veaux  signes  pour  la   musique.    \    moderne. 


J  46  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

Du  reste,  quand  ou  considère  l'immense  quantité  de 
lignes,  de  notes,  de  clefs,  de  signes  de  toute  espèce, 
de  combinaisons  en  nombre  presque  infini,  qui  en- 
combrent une  partition,  on  n'a  pas  le  droit  de  s'é- 
tonner des  difficultés  de  l'exécution  ;  on  devrait  plu- 
tôt être  surpris  qu'il  soit  possible  de  se  mettre  tant 
de  choses  dans  la  tète.  L'exécution  du  chant,  qui 
devrait  être  le  tout  de  la  musique,  n'en  est  que  la 
moindre  partie;  l'observation  des  règles  a,  pour 
ainsi  dire,  tout  absorbé. 

Mais  ces  règles  sont-elles  dans  la  réalité  aussi 
compliquées  qu'elles  en  ont  l'air,  et  ne  serait-il  pas 
possible  d'inventer  des  signes  équivalents,  mais  plus 
simples  et  moins  nombreux?  Rousseau  l'a  pensé; 
qui  plus  est,  il  prétend  avoir  réussi.  Il  n'avait  point 
à  changer  la  musique;  elle  est  ce  que  la  font  les 
compositeurs;  sous  ce  rapport,  elle  est  une  affaire 
d'inspiration  et  échappe  en  quelque  sorte  à  toutes 
les  règles  ;  mais  il  pouvait  proposer  un  moyen  meil- 
leur et  plus  facile.de  la  noter. 

La  science  de  la  musique  n'est  autre  chose  qu'une 
science  de  rapports  :  rapports  de  hauteur  ou  de  gra- 
vité des  sons,  correspondant  à  des  nombres  de  vi- 
brations plus  ou  moins  grands;  rapports  de  durée, 
correspondant  aux  temps  plus  ou  moins  prolongés 
des  sons  ou  des  silences.  Or  les  chiffres  sont  l'ex- 
pression naturelle  des  rapports  ;  le  système  de  nota- 
tion par  les  chiffres-  semble  donc  indiqué  par  la  na- 
ture elle-même  comme  le  plus  logique  et  le  meil- 
leur. 

Rousseau  avait  deux  objets  à  considérer,  deux 
choses  à  exprimer  :  les  sons  et  les  durées. 

En  ce  qui  concerne  les  sons,  il  a  pris  pour  son 
fondamental  celui  qui  est  donné  par  un   tuyau  ou- 


I>K    JE  AN- JACQUES    ROUSSEAU.  1  17 

vert,  long  de  seize  pieds,  c'est  Yut  naturel.  Il  en  a 
fait  en  quelque  sorte  son  unité,  unité  arbitraire, 
mais  qui,  une  fois  fixée,  entraine  tout  le  reste.  Il 
l'exprime  par  le  chiffre  1. 

Les  autres  notes  de  la  gamme  sont  données  par 
les  harmoniques,  comme  dans  la  musique  ordinaire; 
il  les  désigne  par  les  chiffres  2,  3,  4,  5,  6,  7. 

Arrivé  là,  on  peut  recommencer  une  nouvelle  oc- 
tave, et  les  mêmes  chiffres  pourront  servir  à  l'ex- 
primer. Il  suffit  pour  cela  de  leur  ajouter  un  signe 
qui  permette  de  reconnaître  du  premier  coup  d'œil  • 
à  quelle  octave  ils  appartiennent.  Rousseau  donne 
le  choix  entre  deux  moyens  :  ou  bien  mettre  un 
point  au-dessus  du  chiffre  pour  indiquer  l'octave 
supérieure,  un  point  au-dessous  pour  indiquer  l'oc- 
tave inférieure  ;  ou  bien  ranger  les  chiffres  de  l'oc- 
tave moyenne  sur  une  même  ligne,  et  placer  au- 
dessus  et  au-dessous  ceux  des  octaves  supérieure  et 
inférieure.  On  pourrait,  s'il  en  était  besoin,  em- 
ployer plus  d'un  point  et  plus  d'une  ligne. 

Il  est  bon  de  remarquer  que,  dans  son  mémoire 
à  l'Académie,  Rousseau  ne  parle  que  du  premier 
de  ces  moyens.  Il  est  présumable  que  le  second  lui 
fut  suggéré  par  une  objection  que  lui  fit  Rameau, 
la  seule,  du  reste,  qu'il  ait  considérée  comme  sé- 
rieuse. <(  Vos  signes,  lui  dit  Rameau,  sont  très  bons 
en  ce  qu'ils  déterminent  simplement  et  clairement 
les  valeurs,  en  ce  qu'ils  représentent  nettement  les 
intervalles  et  montrent  toujours  le  simple  dans  le 
redoublé,  toutes  choses  que  ne  fait  pas  la  note  or- 
dinaire ;  mais  ils  sont  mauvais  en  ce  qu'ils  exigent 
une  opération  de  l'esprit,  qui  ne  peut  toujours  suivre 
la  rapidité  de  l'exécution.  La  position  d'e  nos  notes, 
continua-t-il,  se    peint  à  l'œil    sans   le   concours  de 


148  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

cette   opération.    Si   deux    notes,  Tune  très    haute, 
l'autre    très   basse,  sont  jointes  par  une  tirade  de 
notes  intermédiaires,  je  vois  du  premier  coup  d'œil 
le  progrès  de  Tune  à  l'autre  par  degrés  conjoints  ; 
mais  pour  m'assurer    chez  vous  de  cette  tirade,  il 
faut  nécessairement  que   j'épelle  tous  vos   chiffres 
l'un  après  l'autre;  le  coup  d'œil  ne  peut  suppléera 
rien.  »    Cette  objection    est  encore   aujourd'hui    la 
principale  qu'on  oppose  au  système  de  Rousseau  et 
qu'on  peut  opposer  à  tous  les  systèmes  analogues 
nés  ou  à  naître1.  Cependant  la  manière  dont  Rous- 
seau a,  sinon  supprimé,  du  moins  atténué  l'inconvé- 
nient   signalé  par  Rameau,  montre  que  la  notation 
par  les  chiffres  pouvait  se  prêter  aux  améliorations. 
Si,  au  lieu  de  l'abandonner,  on  l'avait   étudiée  et 
suivie,  qui  sait  si  elle  ne   serait   pas  devenue  l'ori- 
gine de  grands  perfectionnements  et  si  son  inventeur 
ne  serait  pas  rangé  parmi  les  fondateurs  delà  science 
musicale?  Mais  il  se  heurtait  à  des  habitudes  prises  ; 
rien  de  plus  difficile  à  déraciner  qu'une   habitude. 
Un  des  grands  avantages  du  système  est  dans  la 
facilité   de   la  transposition.    On   sait  que  les  inter- 
valles entre  les  différentes  notes  ne  sont  pas  égaux, 
mais  qu'ils  sont  tantôt  d'un  ton,  tantôt  d'un  demi- 
ton  ;   de  sorte  que  les  sept  intervalles  de  la  gamme 
font  ensemble  douze  demi-tons.  Les  douze  sons  ren- 
fermés dans  l'étendue  de  l'octave,  forment  une  série 
continue,  appelée  les  douze  cordes  du  système  chro- 
matique, et  servent  de   fondements  ou  de  toniques 
aux  douze    tons  majeurs.  Sept   de  ces  sons  corres- 
pondent aux  sept  notes  ;  les  cinq  autres  sont  repré- 
sentés  par  les   dièzes   et    les   bémols,   qui    divisent 

1.  Voir  Fétis,  Biographie  gé-   I    1864,  t.  VII. 
nèrale   des   musiciens,  2e  édit.,   | 


DE   JEAN-JACQUES    RUISSEAU.  149 

par  moitié  l'intervalle  entre  certaines  notes.  Ces 
douze  cordes  partagent  donc  l'octave  en  douze  par- 
ties égales,  ou  réputées  égales  ;  car  il  y  a  bien 
quelques  différences  ;  mais  elles  sont  si  légères  qu'on 
peut  les  négliger  sans  inconvénient. 

Supposons  qu'on  ait  effectué  le  partage  et  qu'on 
l'ait  prolongé  indéfiniment  en  haut  et  en  bas  ;  rien 
n'empêche  de  prendre  un  quelconque  de  ces  sons 
pour  en  faire  Yut  d'une  nouvelle  gamme.  Chaque 
note  de  cette  nouvelle  gamme  aura  sa  note  corres- 
pondante dans  l'ancienne,  et  tombera  nécessaire- 
ment sur  une  des  cordes,  soit  sur  une  note  naturelle, 
soit  sur  une  note  diézée.  Les  dièzes  se  reconnaissent 
à  un  trait  oblique  qui  traverse  les  chiffres. 

Le  nom  d'une  note  écrit  au  commencement  d'une 
ligne  ou  d'un  morceau  de  musique,  indique  que  cette 
note  devenant  Yut,  les  autres  suivent  régulièrement, 
en  tenant  compte  des  différences  d'intervalles. 

L'élève  de  Rousseau  devra  s'exercer  à  lire  et  à 
exécuter  couramment  les  douze  notes  de  la  gamme 
chromatique,  d'abord  de  la  façon  normale,  puis  en 
faisant  de  chacune  de  ces  notes  Yut  de  nouvelles 
gammes.  Cela  s'appelle  transposer.  Avec  un  peu 
d'exercice,  il  ne  tardera  pas  à  improviser  ces  trans- 
positions sur  un  simple  signe  du  maître  ;  et  un 
orchestre  entier  jouera  en  mi  ou  en  sol  une  pièce 
notée  en  fa,  en  la,  en  si  bémol,  ou  en  tout  autre  ton 
imaginable. 

Rousseau  a  donné,  dans  son  système,  une  grande 
importance  aux  intervalles  et  à  la  transposition.  Il 
a  la  prétention  d'avoir  apporté  à  cette  partie  de  la 
musique  des  perfectionnements  importants. 

Voyons  maintenant  comment  il  a  satisfait  aux 
conditions  exigées  par  les  durées. 


150  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

Il  se  plaint  qu'on  ait  multiplié  comme  à  plaisir 
les  espèces  de  mesures.  On  en  comptait  quatorze, 
il  les  réduit  à  deux,  la  mesure  à  deux  temps  et  la 
mesure  à  trois  temps.  Toute  mesure  indiquée  par 
un  multiple  de  deux  se  ramène  à  la  mesure  à  deux 
temps  ;  et  de  même  pour  l'autre. 

Oh  indique  l'espèce  de  mesure  par  un  chiffre 
plus  grand,  placé  au  commencement  de  la  ligne  ou 
du  morceau.  Quant  aux  divisions  par  temps  et  par 
mesures,  rien  de  plus  facile  que  de  les  marquer. 
Chaque  mesure  es.t  renfermée  entre  deux  lignes  ver- 
ticales; chaque  temps  est  séparé  par  une  virgule. 
S'il  y  a  plusieurs  notes  clans  un  temps,  il  peut 
arriver  que  ces  notes  soient  d'inégale  durée  ;  on 
réunit  alors  par  un  trait,  ou  même  au  besoin  par 
deux  traits,  toutes  celles  qui,  par  leur  ensemble, 
représentent  une  seule  unité  de  durée. 

Les  tenures  ou  syncopes  s'expriment  par  un  point 
placé  dans  la  ligne  des  chiffres.  Il  est  seul,  si  le  son 
précédent  doit  se  prolonger  pendant  un  temps  ou 
une  mesure;  il  est  réuni  avec  d'autres  notes,  si  le 
son  ne  doit  se  prolonger  qu'une  partie  aliquote  du 
temps  ou  de  la  mesure. 

Enfin  lé  zéro  est  naturellement  indiqué  pour  ex- 
primer les  silences,  soupirs,  demi-soupirs.  Il  tient  la 
place  du  chiffre  et  marque  le  temps  que  doit  durer 
le  silence,  de  même  que  le  chiffre  marque  le  temps 
que  doit  durer  le  son. 

Ce  que  nous  avons  dit  suffit  pour  donner  une 
idée  du  système  de  notation  de  Rousseau.  En 
résumé,  sa  musique  est  exprimée  par  des  signes 
moins  nombreux  et  plus  simples  ;  elle  conserve  tou- 
jours le  même  nom  aux  mêmes  caractères  ;  elle  re- 
présente  les   intervalles   et   leurs    rapports  par  les 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  151 

caractères  mêmes  des  notes  ;  elle  distingue  plus 
nettement  les  notes,  les  temps  et  les  sileuces  ;  elle 
indique  mieux  le  mode  ;  elle  est  à  la  fois  plus 
logique,  plus  claire,  plus  facile  à  noter,  plus  aisée  à 
apprendre,  moins  volumineuse  et  moins  diffuse, 
moins  coûteuse  à  acheter. 

Et  pourtant  elle  n'eut  pas  de  succès.  Les  trois 
académiciens  chargés  de  l'examiner  eurent  de  nom- 
breuses conférences  avec  Fauteur  ;  ils  lui  posèrent 
des  objections;  celui-ci  y  répondit  victorieusement, 
à  ce  qu'il  lui  semblait  ;  mais  allez  donc  persuader  un 
savant!  Ils  lui  opposèrent  notamment  un  certain 
P.  Souhaitti,  qui  avait  aussi  imaginé  un  procédé  de 
notation  par  les  chiffres.  Il  est  vrai  que  le  système 
du  P.  Souhaitti  était  très  incomplet  et  différait  nota- 
blement de  celui  de  Rousseau  ;  il  est  vrai  encore 
que  celui-ci  ignorait  jusqu'à  l'existence  du  P.  Sou- 
haitti ;  ces  messieurs  n'en  conclurent  pas  moins  que 
l'invention  de  Rousseau  n'était  pas  une  invention. 
Ils  trouvèrent  aussi,  par  d'autres  raisons  qui  ne  va- 
laient pas  mieux,  des  inconvénients  et  des  défauts, 
là  où  ils  auraient  mieux  fait  de  voir  des  avantagées. 
Enfin,  comme  conclusion,  ils  donnèrent  à  l'auteur 
force  compliments  et  prononcèrent  que  son  système 
n'était  ni  neuf  ni  utile.  Rousseau  ne  pouvait  accepter 
un  tel  jugement  ;  il  en  appela  au  public,  et  composa 
à  cet  effet  sa  Dissertation  sur  la  musique  moderne, 
dont  nous  avons  parlé  ci-dessus. 


111 


Cependant,  si   ses  rapports   avec   l'Académie    lui 
furent  peu  utiles  pour  le  but  précis  qu'il  se  propo- 


152  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

sait,  ils  lui  servirent  beaucoup  dans  un  autre  sens  : 
ils  le  firent  connaître.  Des  éloges  décernés  par 
l'Académie  des  Sciences  ne  sont  jamais  à  dédaigner. 
Rousseau  arrivait  d'ailleurs  dans  un  monde  et  dans 
un  moment  des  plus  favorables.  On  était  en  plein 
xviii"  siècle.  Les  esprits,  surtout  à  Paris,  étaient 
agités  par  une  sorte  de  fermentation  universelle  ;  on 
était  las  des  vieilles  idées  et  de  l'ancien  régime  ;  on 
voulait  à  tout  prix  du  nouveau,  quel  qu'il  fût;  il  n'y 
avait  pas  d'utopie  qui  n'eût  ses  admirateurs,  pas  de 
projet  qui  n'eût  ses  adhérents,  pas  de  charlatan  qui 
n'eût  ses  prûneurs.  La  religion  avec  ses  dogmes,  la 
morale  avec  ses  principes,  la  société  avec  ses  bases, 
tout  était  repris  en  sons-œuvre  ;  la  littérature,  la 
philosophie,  les  sciences,  et  jusqu'aux  questions  éco- 
nomiques et  financières  captivaient  l'intérêt  et  exci- 
taient les  passions,  comme  le  font  aujourd'hui  la 
politique  et  les  affaires  ;  les  hommes  de  lettres 
étaient  les  arbitres  des  salons,  aussi  bien  que  des 
académies.  Jean-Jacques  avait  su  tirer  parti  de  ses 
recommandations  ;  la  nouveauté  de  son  système, 
l'accueil  demi-flatteur  de  l'Académie,  l'amitié  de 
Diderot  et  de  quelques  hommes  influents  lui  acqui- 
rent une  sorte  de  notoriété  ;  bientôt  il  fut  en  rela- 
tions avec  tout  ce  que  Paris  possédait  de  plus  dis- 
tingué ;  il  n'était  pas  encore  un  personnage,  mais  à 
la  première  occasion  il  pouvait  le  devenir.  Il  comp- 
tait à  cet  effet  sur  sa  Dissertation.  Il  avait  dû,  pour 
la  faire,  dire  adieu,  pendant  deux  ou  trois  mois,  à 
toute  autre  préoccupation  ;  il  s'obstinait  à  croire  que 
là  était  pour  lui  la  gloire  et  la  fortune.  L'événement 
donna  le  change  à  ses  espérances  ;  la  célébrité,  que 
ne  lui  procura  jamais  la  musique,  devait  lui  arriver 
d'un    tout  autre   côté.  Pour    commencer,   il    fallait 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  153 

trouver  un  libraire.  Jean-Jacques  n'avait  pas  le 
moyen  de  faire  publier  son  ouvrage  à  son  compte, 
et  les  libraires  n'ont  pas  l'habitude  de  prodiguer 
leurs  faveurs  aux  débutants.  Il  finit  par  obtenir 
avec  peine  un  traité  à  moitié  frais.  Cette  difficulté 
une  fois  résolue,  il  attendait  quelque  argent  de  son 
œuvre  ;  mais,  malgré  l'appui  de  l'abbé  Desfontaines 
et  d'autres  journalistes,  elle  eut  un  médiocre  succès, 
et  il  dut  s'estimer  heureux  de  n'y  perdre  que  le  prix 
du  privilège. 

Un  des  reproches  qu'on  faisait  à  son  invention 
était  qu'elle  manquait  de  la  sanction  de  l'expé- 
rience ;  une  jeune  Américaine,  MUe  des  Roulins, 
qu'il  mit  en  trois  mois  en  état  de  déchiffrer  et  de 
chanter  la  musique,  même  difficile,  fut  la  réponse 
victorieuse  qu'il  fit  à  l'objection.  Mais  il  aurait  fallu 
lancer  ce  succès  aux  quatre  vents  du  ciel;  Jean- 
Jacques  déclare  qu'un  tel  effort  était  au-dessus  de 
son  pouvoir.  Il  avait  jeté  d'abord  tout  son  feu,  avait 
épuisé  toute  l'activité  compatible  avec  sa  nature 
nerveuse,  capable  d'un  premier  mouvement  éner- 
gique, mais  incapable  de  le  soutenir.  Il  retomba 
ensuite  dans  son  indolence  naturelle,  et  l'effort  inu- 
tile qu'il  avait  fait  n'eut  d'autre  résultat  que  d'y 
ajouter  le  dégoût.  Il  lui  restait  encore  quelques 
louis  ;  il  se  mit  tranquillement  à  les  manger,  sans 
souci  du  lendemain  et  sans  songer  qu'avant  trois 
mois  il  serait  à  bout  de  ressources.  Il  passait  la 
moitié  de  ses  journées  à  apprendre  des  vers,  l'autre 
à  jouer  aux  échecs.  Il  voulait  arriver  à  une  supério- 
rité quelconque ,  ne  fût-ce  qu'au  jeu  d'échecs. 
«  Primons,  n'importe  en  quoi,  se  disait-il,  je  serai 
recherché  ;  les  occasions  se  présenteront,  et  mon 
mérite  fera  le  reste.  »  Idée  ridicule,  qu'il  appelle  le 


154  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

sophisme  de  son  indolence  ;  on  pourrait  l'appeler 
plus  justement  encore  le  sophisme  d'un  caractère 
égoïste,  qui  ne  veut  pas  voir  que  l'homme  est  sur  la 
terre,  non  pour  primer,  mais  pour  remplir  ses 
devoirs  dans  la  situation  où  la  Providence  l'a  placé 
et  pour  être  utile  à  la  société  La  nécessité  même  où 
il  était  de  se  faire  une  position  n'était  pas  capable 
de  le  décider  à  presser  ses  protecteurs.  Mably,  Fon- 
tenelle  et  Marivaux  furent  presque  les  seuls  qu'il 
continua  à  voir  de  temps  en  temps.  Il  dit  que  ce 
dernier  loua  sa  comédie  de  Narcisse  et  consentit  à 
la  retoucher  ;  cela  ferait  peu  d'honneur  au  goût  de 
Marivaux.  On  peut  remarquer  d'ailleurs  que  les 
premières  pièces  de  Rousseau  sont  tout  à  fait,  sauf 
la  grâce,  dans  le  goût  de  cet  écrivain.  La  Biblio- 
thèque de  Neuchâtel  en  possède  une  entre  autres, 
Arlequin  amoureux  malgré  lui,  trop  insignifiante 
pour  qu'il  soit  utile  d'en  parler,  mais  qui  n'est 
qu'une  mauvaise  imitation  de  Marivaux  *. 

L'abbé  Desfontaines  lui  fut  plus  utile,  par  les 
justes  et  sévères  critiques  qu'il  lui  adressa  et  qu'il 
parvint  même  à  lui  taire  goûter.  L'abbé  journaliste 
lui  démontra  pertinemment  qu'il  ne  savait  encore 
rien,  pas  même  écrire  en  français,  et  qu'il  ferait 
bi'  n  de  lire  d'abord,  afin  d'apprendre  à  écrire2. 
Mais  Jean-Jacques  se  lia  surtout  avec  Diderot. 
Diderot  était  du  même  âge  que  lui,  aimait  la  mu- 
sique, en  savait  la  théorie;  il  ne  tarda  pas  à  acquérir 
sur  son  ami  un  ascendant  considérable,  et  eut  à 
coup  sûr  sa  part  de  responsabilité  dans  les  para- 
doxes révolutionnaires  et  impies  qui  font  une  partie 

1.  Revue  des  Deux  Mondes,  15  ]  BrunetièRE  sur  Marivaux. — 
décembre  1883;  article  de  M.  F.   |   2.  De  Conzié,  Notice,  etc. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  155 

de  la  célébrité  de  Rousseau.  Celui-ci.  faible  comme 
il  était,  plus  facile  à  mener  qu'un  enfant,  se  serait 
évité  bien  des  erreurs  s'il  eût  su  mieux  choisir  ses 
conseillers  et  ses  amis. 

Le  P.  Castel,  un  jésuite,  contribua  aussi  à  le 
tirer  de  sa  léthargie.  Il  le  détermina  à  user  d'un 
nouveau  moyen  qui  ne  devait  guère  convenir  à  son 
antipathie  pour  le  monde  ;  ce  moyen  consistait  à 
faire  son  chemin  par  les  femmes.  Le  P.  Castel  le 
recommanda  lui-même  à  deux  ou  trois  grandes 
dames  :  Mmc  Dupin,  Mmo  de  Buzenval,  Mmc  de  Broglie, 
fille  de  Mme  de  Buzenval.  Le  Révérend  Père  lui  rap- 
pela plus  tard  ce  temps  de  sa  jeunesse  et  les  bons 
conseils  qu'il  lui  avait  donnés  alors1. 

Rousseau  n'eut  qu'à  se  louer  de  sa  docilité  pour 
son  protecteur.  Mm  de  Buzenval  et  sa  fille  l'accueil- 
lirent bien.  Cette  dernière  surtout,  allant  à  son  cla- 
vecin, lui  fit  le  compliment  le  plus  flatteur  de  son 
système,  en  lui  montrant  qu'elle  s'en  était  occupée. 
Dès  sa  première  visite,  on  le  retint  à  dîner,  en  com- 
pagnie du  président  de  Lamoignon.  Le  pauvre 
Jean-Jacques  ne  faisait  pas  grande  figure  au  milieu 
de  cette  brillante  société.  Après  le  diner,  il  essaya 
de  se  relever  en  lisant  son  Épitre  à  Parisot.  Son 
moyen  réussit,  et,  à  l'en  croire,  il  arracha  des 
larmes  à  ses  trois  auditeurs.  Passe  encore  pour  les 
deux  dames,  mais  pour  le  grave  président,  la  chose 
est  difficile  à  admettre. 

L'entrevue  avec  Mme  Dupin  fut  plus  romanesque. 
Mme  Dupin,  malgré  ses  trente  ans  passés,  était  en- 
core   d'une  grande   beauté.    La  première  fois  que 


t.  L'Homme    moral    opposé  à    |    seau...,  parle  P.  CASTEL,  1756. 

l'homme  physique  de  M.   Rous-   , 


156  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Rousseau  vint  chez  elle,  elle  le  reçut  à  sa  toilette, 
usage  qui  paraîtrait  aujourd'hui  déplacé,  mais  que 
suivaient  alors  les  femmes  les  plus  comme  il  faut 
et  du  plus  grand  monde,  et  Mmo  Dupin  était  incon- 
testablement l'un  et  l'autre.  Cet  abord,  auquel  Jean- 
Jacques  n'était  pas  accoutumé,  fut  plus  que  n'en 
pouvait  supporter  sa  pauvre  tête,  et  en  quelques 
minutes,  en  un  clin  d'œil,  il  était  devenu  amoureux. 
Il  sentit  pourtant  qu'il  n'était  pas  en  situation  de 
faire  à  l'instant  même  une  déclaration  ;  mais  au 
risque  de  se  fermer,  par  son  indiscrétion,  une  mai- 
son qui  pouvait  lui  être  très  utile  pour  son  avenir, 
il  usa  et  abusa  de  l'accueil  bienveillant  qu'on  lui  fit; 
il  multiplia  ses  visites  ;  il  venait  diner  deux  ou  trois 
fois  la  semaine  ;  enfin,  n'y  tenant  plus  et  ne  sa- 
chant comment  se  déclarer,  il  écrivit.  On  voit  qu'il 
n'était  timide  qu'à  ses  heures.  Mme  Dupin  fit  comme 
Mmc  de  Mably;  elle  ne  prit  pas  au  sérieux  la  lettre  de 
Rousseau,  la  lui  rendit  au  bout  de  trois  jours,  avec 
accompagnement  d'une  petite  exhortation  bien 
froide,  et  continua  à  le  recevoir  et  à  le  protéger. 
Jean-Jacques  aurait  dû  se  tenir  pour  averti  ;  il  de- 
vint plus  réservé,  mais  ne  diminua  pas  ses  visites; 
il  fallut  que  M.  de  Francueil,  fils  de  M.  Dupin, 
lui  fit  comprendre  que  sa  belle-mère  les  trouvait 
trop  fréquentes.  Le  coup  lui  fut  sensible,  mais  il 
ne  pouvait  s'en  prendre  qu'à  lui-même. 

Les  salons  de  Mme  Dupin  étaient  des  plus  bril- 
lants de  Paris.  Sa  fortune,  ou  plutôt  celle  de  son 
mari,  qui  était  fermier  général,  sa  beauté,  son  es- 
prit, son  amabilité,  attiraient  l'élite  aristocratique  et 
littéraire  de  la  capitale.  «  On  ne  voyait  chez  elle 
que  ducs,  ambassadeurs,  cordons  bleus  ;  »  les 
Rohan,  les  Mirepoix  s'y  rencontraient  avec  Fonte- 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  157 

nelle,  l'abbé  de  Saint-Pierre,  Buffon,  Voltaire  et 
d'autres.  Jean-Jacques,  tout  perdu  qu'il  était  au  mi- 
lieu de  ces  splendeurs,  se  flattait  d'en  réfléchir  tôt 
ou  tard  quelques  rayons,  et  d'en  retirer  de  l'éclat 
pour  son  propre  compte. 

Mme  Dupin  avait  deux  sœurs,  qui  ne  la  valaient 
pas.  et  dont  l'une,  Mm  d'Epinay,  jouera  plus  tard 
un  rôle  important  dans  la  vie  de  Rousseau.  Pour  le 
moment,  il  dut  se  contenter  de  l'amitié  de  M.  de 
Francueil1.  La  musique  fut  le  lien  qui  les  unit  d'a- 
bord. Ils  étaient  amateurs  l'un  et  l'autre,  ils  travail- 
lèrent ensemble.  Bientôt  ils  se  mirent  aussi  à  faire 
de  la  chimie.  Jean-Jacques,  pour  se  rapprocher  de 
Francueil,  quitta  même  son  hôtel  de  la  rue  des 
Cordiers  et  vint  habiter  rue  Verdelet,  dans  le  quar- 
tier Saint-Honoré.  Il  ne  tarda  pas  à  y  être  pris 
d'une  fluxion  de  poitrine.  «  Oh  !  s'écria-t-il,  si  l'on 
pouvait  tenir  resistre  des  rêves  d'un  fiévreux,  quelles 
grandes  et  sublimes  choses  on  verrait  sortir  quel- 
quefois de  son  cerveau  !  »  Ce  qui  en  sortit  fut  un 
opéra-ballet  assez  agréable,  mais  qui  ne  mérite  pas 
une  telle  exclamation.  Nous  voulons  parler  des 
Muses  galantes,  «  œuvre,  dit  Gérusez,  d'un  écolier 
qui  ne  promet  pas  un  maître2.  »  Il  fut  empêché  de 
la  terminer  alors  par  d'autres  soins  plus  importants, 
ce  qui  fait  que  nous  remettons  à  plus  tard  à  en 
parler. 

Il  avait  composé  peu  de  temps  auparavant  une 
petite  pièce  de  circonstance,  en  prose,  intitulée  : 
Les  Prisonniers  de  guerre.  Il  y  a  peu  de  chose  à  en 
dire  au  point  de  vue  littéraire.    Elle   est    sans   pré- 


1.    Francueil  est  le  grand-   I  2.  Biographie  Michaud,  article 
père  de  Mm«  George  Sand.  —   }  J.-J.  Rousseau. 


158 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


tention  ;  c'est  là  sa  plus  grande  qualité.  Dorante, 
jeune  officier  français,  prisonnier  en  Hongrie,  se 
montre  à  la  fois  brave ,  galant  et  spirituel,  et  finit 
par  épouser  la  fille  d'un  gentilhomme  du  pays,  en 
supplantant  un  gros  et  lourd  Allemand.  Cette  petite 
intrigue  est  agrémentée  de  la  part  du  valet  de 
Dorante  par  ce  langage  alsacien  qui  fait  les  délices 
des  petits  théâtres.  Rien  en  tout  cela  de  bien  extra- 
ordinaire, ni  pour  le  fond,  ni  pour  la  forme.  Mais, 
en  qualité  de  Français,  nous  ne  pouvons  refuser  à 
cette  pièce  au  moius  le  mérite  de  l'intention.  Les 
Français  venaient  d'éprouver,  dans  la  guerre  de 
succession  d'Autriche ,  une  suite  de  défaites  en 
Bavière  et  en  Bohème.  Rousseau,  qui  avait  toujours 
eu  de  l'amour  pour  la  France,  et  qui,  par  position, 
en  devait  avoir  alors  plus  que  jamais,  eut  la  bonne 
pensée  de  le  manifester.  Sa  pièce  venait  à  propos. 
Des  parents,  des  amis  de  ses  protecteurs  étaient 
engagés  dans  cette  malheureuse  guerre.  «  Jamais, 
dit-il,  le  Roi,  ni  la  France,  ni  les  Français  ne  furent 
peut-être  mieux  loués,  et  de  meilleur  cœur  que 
dans  cette  pièce.  »  Il  en  conclut  qu'il  n'osa,  lui 
républicain  et  frondeur  par  vocation,  ni  l'avouer, 
ni  la  montrer.  Cette  pudeur  est  de  trop,  et  nous 
avons  peine  à  croire  qu'il  s'y  soit  soumis,  au  mo- 
ment où  son  œuvre  pouvait  lui  être  si  utile.  Pour- 
quoi l'aurait-il  faite,  s'il  ne  voulait  la  montrer  à 
personne,  et  pourquoi,  après  trois  ou  quatre  ans, 
l'aurait-il  donnée  à  un  officier  de  mousquetaires,  s'il 
l'avait  tenue  cachée  jusque-là. 

On  peut  croire,  d'après  ces  détails,  que  Rousseau 
ne  négligeait  pas  autant  ses  intérêts  qu'il  en  avait 
l'air  ;  mais  d'autres  que  lui  y  pensaient  également. 
Un  nouvel  ambassadeur,    M.    de    Montaigu,   ayant 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  159 

été  nommé  à  Venise,  Mmes  de  Buzenval  et  de  Bro- 
glie  lui  firent  proposer  leur  protégé  en  qualité  de 
secrétaire.  L'affaire  ne  se  traita  pas  sans  peine. 
Montaigu,  bon  militaire  peut-être  et  ayant  t'ait  beau- 
coup de  campagnes ,  mais  assez  pauvre  homme 
d'ailleurs,  jugeait  que,  s'il  avait  besoin  de  Rous- 
seau, celui-ci,  vu  sa  position  précaire,  avait  encore 
plus  besoin  de  lui,  et  il  n'aurait  pas  été  fâché  de 
s'en  faire  un  employé  à  bon  marché.  Rousseau 
demandait  1,200  francs,  l'ambassadeur  n'en  offrait 
que  1,000.  Francueil,  qui  aimait  son  collaborateur, 
l'entretenait  dans  sa  résistance;  si  bien  que  Môn- 
taigu  partit  avec  un  autre  secrétaire.  Mais  celui  ci, 
à  peine  arrivé  à  Venise,  se  brouilla  avec  son 
patron,  de  sorte  qu'on  en  revint  à  Rousseau.  On 
finit  par  s'arranger  pour  1,000  francs,  plus  20  louis 
d'indemnité  de  route.  Et  voilà  comment,  après 
avoir  essayé  de  dix  professions,  Rousseau  se  trouva 
engagé  dans  une  nouvelle  à  laquelle  il  n'avait 
jamais  songé  sérieusement,  et  entra  dans  la  diplo- 
matie. 


CHAPITRE    VIII 


Du  mois  de  mai  1743  à  la  fin  de  1744 


Sommaire  :  I.  Départ  pour  Venise.  —  Le  lazaret  de  Gênes.  —  Rous- 
seau exerça-t-il  les  fonctions  de  secrétaire  d'ambassade?  —  Manière 
dont  il  s'acquitta  de  ces  fonctions.  —  Ses  premières  difficultés  avec 
Montaigu.  —  Rousseau  quitte  l'ambassadeur. 

II.  L'affaire  de  Rousseau  avec  Montaigu  est  portée  au  ministère  à 
Paris.  —  Vie  privée  de  Rousseau  à  Venise.  —  Sun  retour  à  Paris.  — 
Sympathie  universelle  qui  l'accompagne  à  Paris.  —  Inutilité  de  ses 
efforts  pour  obtenir  justice.  —  Intimité  de  Rousseau  et  d'Altuna. 


I 


Jean-Jacques  regrette  que  la  guerre,  l'état  de  sa 
bourse,  Fini  patience  de  l'ambassadeur  l'aient  privé 
du  bonheur  d'aller  par  Chambéry,  pour  embrasser 
en  passant  sa  pauvre  maman.  Ses  regrets  sont  ici 
de  trop  :  il  y  alla  en  effet  et  le  voyage  de  Cham- 
béry figure  sur  la  note  de  frais  qu'il  présenta  plus 
tard  à  Montaigu2.  Il  est  difficile  d'admettre  que 
cette  erreur  soit  involontaire  et  que  cette  visite  si 
désirée,  dit-il,  n'ait  pas  laissé  dans  son  cœur  un 
souvenir  plus  profond.  Les  Confessions  ne  seraient- 
elles  donc  en  définitive  qu'un  roman  plus  ou  moins 
historique,  dans  lequel  fauteur  se  serait  préoccupé 
de  littérature  beaucoup  plus  que  de  vérité  ? 


1.  Confessions,  1.  VII.  —  2. 
Lettre  du  comte  de  Montaigu  à 
l'abbé  Alary,  citée  par  P.  Fau- 


gère,  dans  son  article  :  J.-J. 
Rousseau  à  Venise  [Corvesponr 
dant,  10  et  25  juin  1888). 


LA   VIE   ET   LES   ŒUVRES   DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.     161 

De  Chambéry,  il  alla  s"embarquer  à  Toulon,  ou 
plutôt  à  Marseille  ;  maïs  en  arrivant  à  Gènes,  un 
incident  imprévu  le  retarda  plus  que  ne  l'aurait  fait 
l'autre  voie  ;  le  bateau  qui  le  portait  fut  soumis  à 
une  quarantaine  de  vingt-et-un  jours. 

Une  quarantaine  n'est  jamais  agréable  ;  celle-ci 
était  particulièrement  pénible.  On  avait  donné  aux 
passagers  le  choix  de  la  subir  sur  le  bateau  ou  au 
lazaret;  Rousseau  seul  choisit  le  lazaret.  Il  fut  en 
conséquence  transporté  dans  un  vaste  bâtiment,  où 
il  trouva  juste  les  quatre  murs,  car  on  n'avait  pas 
eu  le  temps  de  le  meubler.  Il  s'y  arrangea  une 
sorte  de  vie  de  Robinson,  se  faisant  un  matelas  et 
une  couverture  avec  ses  vêtements,  des  draps  avec 
des  serviettes  cousues  ensemble ,  un  siège  d'une  de 
ses  malles,  et  une  table  de  l'autre.  Il  avait  des 
livres,  du  papier,  de  l'encre,  ses  repas  lui  étaient 
servis  régulièrement,  quoique  avec  les  précautions 
exigées.  Il  aurait  ainsi  atteint  sans  trop  d'ennui  le 
terme  fixé  ;  il  ne  fut  pas  fâché  néanmoins  de  voir 
sa  détention  abrégée  d'une  semaine,  grâce  à  l'in- 
tervention de  l'envoyé  de  France,  M.  de  Jonville. 
Il  alla  passer  chez  celui-ci  le  reste  de  son  temps, 
se  promena,  s'amusa,  se  livra  aux  charmes  de  la 
société.  Cela  valait  mieux  que  le  lazaret. 

À  son  arrivée  à  Venise,  il  trouva  un  tas  de  papiers 
que  M.  l'ambassadeur  lui  avait  religieusement  con- 
servés, faute  de  savoir  les  déchiffrer  et  les  appré- 
cier. Rousseau,  qui  ignorait  ce  que  c'était  qu'un 
chiffre  de  ministre,  vit  que  ce  n'était  qu'un  jeu  ;  et 
pour  le  reste,  il  se  mit  rapidement  au  courant  ;  de 
sorte  qu'au  bout  de  huit  jours,  il  avait  constaté  que 
toutes  ces  paperasses  étaient  fort  insignifiantes. 
Cela  du  reste    n'avait  rieu  d'étonnant,  car  l'ambas- 


162 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


sade  de  Venise  était  peu  importante.  Montaigu 
n'était  pas  d'ailleurs  un  homme  à  qui  on  pût  con- 
fier la  moindre  négociation.  Cependant  il  lui  était 
d'autant  plus  difficile  de  se  passer  de  secrétaire 
qu'il  ne  savait  ni  dicter  ni  écrire1;  aussi,  avait-il  été 
obligé  tout  d'abord,  quoique  bien  à  contre-cœur, 
d'avoir  recours  au  consul.  Aussitôt  qu'il  eut  un 
homme  à  lui,  il  s'empressa  de  remercier  le  consul 
et  de  lui  substituer  Jean-Jacques  2.  De  cette  façon, 
ce  dernier  qui  n'avait  en  vue  que  les  fonctions  de 
secrétaire  de  M.  de  Montaigu,  se  trouva  élevé  du 
premier  coup  à  celles  de  secrétaire  d'ambassade. 

Ce  point  a  son  importance.  Voltaire  abusant  de 
quelques  expressions  équivoques  de  Rousseau3, 
prétendit  publiquement  à  Genève  que  ce  dernier 
avait  été  simplement  le  valet  de  M.  de  Montaigu. 
«  Si  M.  de  Voltaire,  répondit  Rousseau,  a  dit  qu'au 
lieu  d'avoir  été  secrétaire  de  l'ambassadeur  de 
France  à  Venise,  j'ai  été  son  valet,  M.  de  Voltaire 
en  a  menti  comme  un  impu  lent.  Si  dans  les  années 
1743  et  1744,  je  n'ai  pas  été  premier  secrétaire  de 
l'ambassadeur  de  France  ;  si  je  n'ai  pas  fait  les 
fonctions  de   secrétaire  d'ambassade  ;    si  je  n'en  ai 


1.  Plusieurs  de  ses  lettres,  ] 
qui  S' int  conservées  au  minis- 
tère des  affaires  étrangères, 
sont  aussi  ridicules  pour  le 
fond  qu'incorrectes  dans  la 
furm  •.  Il  l'ut  heureux  pour 
l'ambassadeurque  l'arrivée  de 
Jean-Jacques  vint  lui  appor- 
ter le  secours  d'une  réfaction 
plus  frança  ise  et  inème.rna  Igré 
son  inexpérience,  d'une  habi- 
letémoinsinsufflsantefP.FAU-   ! 


GÈRE,  /.-/.  Rousseau  à  Venise). 
—  2.  Rousseau  dut  arriver  à 
Venise  au  commencement  de 
septembre  ;  la  prenrère  dé- 
pêche que  l'on  trouve  écrite 
de  sa  main,  au  ministère, 
porte  la  date  du  l\  s<pt  mbre 
(P.  Faugèue).  —  3.  Voir  Let- 
tres de  Rousseau  à  Dulheil, 
ebargé  par  intérim  des  af- 
fair  s  étrangères,  8  et  15  août, 
septembre  et  11  octobre  1744. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  163 

pas  eu  les  honneurs  au  Sénat  de  Venise,  j'en  aurai 
menti  moi-même  \  » 

«  Il  est  vrai,  dit-il  ailleurs,  que  j'ai  été  domes- 
tique 2  de  M.  de  Montaigu,  ambassadeur  de  France 
à  Venise,  et  que  j'ai  mangé  son  pain,  comme  ses 
gentilshommes  étaient  ses  domestiques  et  man- 
geaient son  pain  ;  avec  cette  différence  que  j'avais 
partout  le  pas  sur  les  gentilshommes,  que  j'allais  au 
Sénat,  que  j'assistais  aux  conférences  et  que  j'allais 
en  visite  chez  les  ambassadeurs  et  ministres  étran- 
gers, ce  qu'assurément  les  gentilshommes  de  l'am- 
bassadeur n'auraient  osé  taire.  Mais  bien  qu'eux  et 
moi  fussions  ses  domestiques,  il  ne  s'ensuit  pas  que 
nous  fussions  ses  valets3.  » 

Voltaire  fit  faire,  au  ministère  des  affaires  étran- 
gères, des  recherches  qui,  malgré  ses  dires,  n'étaient 
pas  concluantes.  Rousseau,  de  son  côté,  en  appela 
au  témoignage  de  plusieurs  de  ses  collègues,  qui 
étaient  revenus  à  Paris  à  l'époque  où  il  écrivait.  Il 
aurait  pu  citer  de  même  tout  ce  qu'il  fit  à  Venise, 
ses  actes  comme  sa  correspondance.  Ses  lettres  à 
son  confrère  M.  Dupont,  secrétaire  de  M.  de  Jon- 
ville  *,  à  Mme  de  Warens 3,  à  Mme  de  Montaigu  elle- 
même6,  prolestent  contre  ce  titre  de  valet;  ses  que- 
relles avec  M.  de  Montaigu  apr's  qu'il  l'eut  quitté, 
ses  réclamations  au  ministre  des  alfaires  étrangères, 
ne  sont  point  disputes  de  valet   à  maître  ;  enfin  les 

1.  Bilfpt  à  M.  de  Voltaire,  |  était  important.  {Dictionnaire 
31  mai  17oo.  —  2.  Le  mot  do-  de  LittrÉ.)  —  3.  Résonnes  aux 
rne>  tique  se  disait  ancien-  questions  faites  par  M.  de 
nement  des  individus  atta-  Chauvel,  5  janvier  1767.  — 
ches  à  une  grande  maison,  ,  4.  25  juillet  1743.  —  5.  5  oc- 
même  quand  ils  étaient  gon-  tobre  1743.  —  6.  23  novembre 
tilshommes   et   que   l'emploi  I   1743. 


104 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


archives  diplomatiques  elles-mêmes  serviraient  au 
besoin  à  lui  donner  raison  contre  son  contradicteur. 
M.  de  Bourquenay  a  découvert  au  consulat  de 
France  à  Constantinople  une  pièce  qui  montre  l'im- 
portance du  rôle  de  Housseau.  Saint-Marc  Girardin, 
qui  la  cite,  en  l'ait  ressortir  la  portée1.  Mais  qu'im- 
portaient les  preuves  à  M.  de  Voltaire,  il  n'en  con- 
tinua pas  moins  ses  mensonges2. 

Non  seulement  donc  Rousseau  fut  (sans  titre  offi- 
ciel toutefois)  secrétaire  d'ambassade,  mais  il  mani- 
festa, dans  cette  position,  des  qualités  qu'on  ne  lui 
aurait  pas  soupçonnées  :  il  fut  à  la  fois  probe  et 
habile.  Il  se  vante,  non  sans  raison,  de  s'être  mon- 
tré le  défenseur  impartial,  mais  inflexible,  des  droits 
de  la  France,  et  de  les  avoir,  quoique  étranger, 
soutenus  avec  plus  d'énergie  et  d'efficacité  que  bien 
des  Français.  Ainsi,  l'ambassade  jouissait  d'une  es- 
pèce de  privilège  de  franchise  ou  d'asile,  il  le 
maintint;  certains  profits  revenaient  au  secrétaire 
sur  les  passeports,  il  en  dispensa  les  Français, 
mais  les  exigea  rigoureusement  de  tous  les  étran- 
gers, quels  qu'ils  fussent.  Cela  faillit  lui  causer  des 
désagréments,  non  seulement  de  la  part  de  quel- 
ques étrangers  influents,  mais  aussi  de  celle  de 
Montaigu  qui,  toujours  mesquin,  prétendit  entrer 
en  compte  avec  lui.  Rousseau  en  fut  quitte  pour 
prendre  à  sa  charge  les  frais  de  bureau  ;  ce  qui  ne 
l'empêcha  pas  de  faire  au  sous-secrétaire,  l'abbé  de 


1.  Revue  des  Deux  Mondes, 
1er  janvier  1852.  Voir  aussi  un 
autre  article  du  même  au- 
teur, sur  le  séjour  de  1-tousseau 
à  Venise,  Journal  des  Débats. 
22  janvier  1862,  et  surtout  l'ar- 


ticle de  M.  P.  Faugère,  dans  le 
Correspondant.  —  2.  Lettres  de 
Voltaire  à  Damilavillc,  11  au- 
guste, 29  auguste  et  7  novem- 
bre 1766. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  165 

Binis,  sa  petite  part  de  profits.  Son  exactitude  d'ail- 
leurs était  telle  qu'il  aimait  mieux  supporter  per- 
sonnellement les  conséquences  d'une  négligence 
que  de  donner  la  moindre  prise  contre  lui. 

On  voit  que  Montaigu,  qui  était  incapable  d'avoir 
une  idée  par  lui-même,  aurait  pu  sans  inconvénient 
prendre  son  secrétaire  pour  conseil.  Sa  vanité  s'y 
opposant,  il  prêtera  se  mettre  à  la  remorque  de 
l'ambassadeur  d'Espagne.  A  tant  faire  que  d'avoir 
un  directeur,  le  choix  était  sensé,  les  deux  cours 
ayant  à  peu  près  les  mêmes  intérêts.  Par  une  con- 
séquence assez  naturelle,  les  deux  secrétaires  ne 
tardèrent  pas  à  se  prendre  d'affection,  et  Carrio,  le 
secrétaire  de  l'ambassadeur  d'Espagne,  resta  jus- 
qu'à la  fin  un  des  amis  les  plus  intimes  de  Rousseau. 

Cependant,  l'insuffisance  présomptueuse  et  entêtée 
de  Montaigu  était  une  cause  permanente  d'embarras 
pour  le  secrétaire.  Quoique  celui-ci  n'eût  pas  la 
responsabilité  des  sottises  qui  lui  étaient  imposées, 
il  lui  en  coûtait  néanmoins  de  s'y  soumettre.  Il  est 
vrai  que  Montaigu,  signant  souvent  sans  lire,  ou 
même  ne  signant  pas  du  tout,  laissait  à  son  subor- 
donné bien  des  moyens  de  réparer  ses  maladresses. 
Rousseau  n'avait  garde  de  négliger  les  occasions 
d'être  utile  à  la  France  et  aux  Français.  Les  cir- 
constances lui  auraient  même  permis  dit-il,  de  le 
faire  dans  un  ou  deux  cas  assez  graves.  Après  la 
mort  de  Philippe  V,  l'Autriche  avait  élevé  des  pré- 
tentions sur  le  royaume  de  iNaples.  Don  Carlos  était 
dans  une  situation  assez  précaire  et  n'avait  pu  en- 
core se  faire  reconnaître  par  les  Puissances.  Sur  ces 
entrefaites,  l'ambassade  de  Venise  fut  informée  qu'un 
agent  désigné  était  parti  de  Vienne  et  se  rendait 
dans  les  Abruzzes,  afin  de  les  soulever  en  faveur  des 


166  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Autrichiens.  Tl  était  urgent  de  prévenir  le  marquis 
de  l'Hôpital,  ambassadeur  à  Naples  ;  mais,  suivant 
sa  coutume,  Montaigu  n'était  pas  là;  Rousseau 
écrivit  la  dépêche  et  la  signa.  Peut-être  est-ce  à 
elle,  ajoute-t-il,  que  la  maison  de  Bourbon  doit  la 
conservation  du  royaume  de  Naples.  Cet  avis  servit  à 
Jean-Jacques  auprès  de  l'Hôpital,  qui  ne  s'en  cacha 
pas;  il  lui  nuisit  auprès  de  Montaigu,  qui  regardait 
les  compliments  faits  à  un  homme  sous  ses  ordres 
comme  un  vol  commis  contre  lui-même. 

L'histoire  est  jolie  et  ferait  honneur  à  Rousseau, 
si  elle  était  vraie;  malheureusement  elle  ne  l'est  pas. 
R  eut,  dit  M.  P.  Faugère,  l'imprudence  de  la  ra- 
conter à  un  grand  diner,  chez  Mmc  d'Epinay;  mais 
un  ancien  diplomate  lui  représenta  fort  sèchement 
qu'il  n'avait  pu  remplir  aucune  fonction  publique  à 
Venise,  étant  simple  secrétaire  de  l'ambassadeur, 
et  non  de  l'ambassade.  Jean-Jacques  rougit  beau- 
coup et  se  tut1.  Faut-il,  par  la  même  raison,  relé- 
guer également  parmi  les  contes  une  anecdote  ana- 
logue, quoique  de  moindre  importance,  qui  lui  serait 
arrivée  avec  l'ambassadeur  de  Constantinople? 

Malgré  cela,  laissons-le  se  rendre  le  témoignage 
qu'il  servit  l'ambassadeur,  dont  il  était  l'employé, 
et  la  France,  à  qui  il  ne  devait  rien,,  d'une  façon 
irréprochable  ;  qu'il  mérita  et  obtint  l'estime  de  la 
République  et  de  tous  les  ambassadeurs  avec  les- 
quels il  fut  en  relations;  qu'il  gagna  l'afiection  de 
tous  les  Français,  y  compris  le  consul  qu'il  avait 
supplanté.  Sauf  les  réserves  que  nous  venons  d'in- 
diquer, ces  éloges  pompeux  sont  en  effet  à  peu  près 
vrais.  Rs  doivent  suffire  à  sa  gloire;  on  préférerait 

1.  P.  Faugère,  J.-J.  Rousseau  à   Venise. 


DE    JEAN- JACQUES    ROUSSEAU.  167 

pourtant  les  entendre  d'une    autre  bouche  que   la 
sienne. 

Ces  occupations  ne  lui  faisaient  pas  oublier  Mmc de 
Warens.  Il  lui  écrivit  par  plusieurs  voies  différentes. 
«  Quand  Rousseau  fut  parti,  dit  Conzié,  je  portais 
à  Mm0  de  Warens  de  ses  nouvelles  l.  »  Mais  pour- 
quoi Jean-Jacques  avait-il  besoin  d'un  intermédiaire 
auprès  de  Mme  de  Warens?  Pourquoi  n'obtenait-il 
d'elle  aucune  réponse?  Est-ce  que  les  rapports  avec 
elle  continuaient  à  être  tendus?  «  Je  compte  pour 
rien,  écrivait-il.  les  infirmités  qui  me  rendent  mou- 
rant (il  était,  comme  on  sait,  toujours  mourant)  au 
prix  de  la  douleur  de  n'avoir  aucune  nouvelle  de 
Mm0  de  Warens  2.  »  Cela  ne  l'empêchait  pas  d'écrire 
quinze  jours  après  à  Mme  de  Warens  elle-même  : 
«  Je  me  porte  bien  et  vous  aime  plus  que  jamais... 
0!  mille  fois  chère  maman,  il  me  semble  déjà  qu'il 
y  a  un  siècle  que  je  ne  vous  ai  vue.  En  vérité,  je 
ne  puis  vivre  sans  vous3.  » 

Il  s'habituait  pourtant  à  Venise  et  s'attachait  à  son 
état  :  il  y  réussissait  et  y  faisait  du  bien.  Ses  succès 
lui  donnaient  de  l'importance.  Un  tel  début  était 
plein  de  promesses  pour  l'avenir;  mais  il  était  écrit 
que  la  voie  de  la  diplomatie  ne  serait  pas  encore  la 
dernière  qu'il  tenterait. 

Une  année  ne  s'était  pas  écoulée  que  déjà  les 
points  noirs  se  formaient  à  son  horizon.  Il  est  diffi- 
cile de  juger  à  distance  les  querelles  de  ménage 
dont  il  nous  entretient.  Est-il  vrai  que  Montaigu 
se  soit  appliqué  à  peupler  sa  maison  de  canaille, 
et  que  Jean-Jacques  ait  été,  au  milieu  de  ces  fripons, 


1.  De  Coxzié,  Xolice,  etc.  —  ,    tembre  1743.  —  3.   5   octobre 
2.  Lettre  à  M.  de  Conzié,  21  sep-   ,    1743. 

tome  i  12 


108  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

la  plupart  italiens,  le  seul  honnête  homme  ou  à  peu 
près?  Est-il  vrai  que  ces  domestiques  infidèles,  forts 
de  la  complaisance  ou  de  l'appui  de  leur  maître, 
aient  résolu  de  perdre  le  censeur  inexorable  de  leurs 
vices,  le  seul  qui  ait  osé  leur  tenir  tète?  Est-il 
vrai  que  la  crapule  et  la  débauche  introduites  dans 
le  palais,  presque  dans  la  chambre  de  l'ambassa- 
deur, aient  soulevé  les  scrupules  du  secrétaire,  que 
la  lésinerie  et  la  malpropreté  des  repas  aient  offensé 
sa  délicatesse,  que  les  passe-droits  et  les  impoli- 
tesses aient  éveillé  sa  susceptibilité?  Est-il  vrai  qu'il 
ait  montré  dans  ces  circonstances  une  dignité,  une 
décence,  une  fierté  qu'on  ne  lui  avait  pas  connues 
jusque-là?  Peut-être.  Mais  il  est  vrai  aussi  que 
Rousseau  avait  une  profonde  antipathie  pour  Mon- 
taigu  ;  il  est  vrai  qu'il  avait  une  faculté  d'exagéra- 
tion qui  l'empêchait  de  voir  la  moindre  chose  dans 
ses  véritables  proportions,  une  susceptibilité  qui  le 
rendait  bien  mauvais  juge  dans  sa  propre  cause, 
une  inconstance  qui  le  dégoûtait  promptement  des 
choses  qui  l'avaient  le  plus  séduit  d'abord.  Il  est 
vrai  aussi  que  le  pudique  Jean-Jacques,  un  moment 
après  avoir  fait  parade  de  ses  sentiments  d'honnê- 
teté et  de  décence,  ne  se  gène  pas  pour  raconter 
certaines  aventures  assez  égrillardes  auxquelles  il 
prit  part.  Qu'on  tempère  donc  (et  Jean-Jacques 
semble  y  consentir  ')  les  torts  de  l'un  par  les  sus- 
ceptibilités de  l'autre,  les  prétentions  aristocra- 
tiques du  grand  seigneur  par  la  morgue  démocra- 
tique du  Citoyen    de    Genève,    les   exagérations   de 


1.  Lettre  à  Dulheil,  8  août 
17'i4.  Voir  aussi  la  lettre  dans 
laquelle    Montaigu    explique 


à  l'abbé  Alary  ses  griefs  contre 
Rousseau.  (P.  Faugère.) 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  169 

l'imagination  et  du  souvenir  par  la  réalité  simple  et 
prosaïque,  et  l'on  aura  plus  de  chances  d'approcher 
de  la  vérité.  Mais  après  cette  opération,  et  sans 
attacher  une  importance  excessive  à  des  misères, 
on  n'en  devra  pas  moins  laisser  la  plus  grande 
somme  de  torts  au  compte  de  M.  de  Montaigu. 
Jean-Jacques,  vraisemblablement,  ne  se  dépouilla 
pas  de  ses  défauts  en  prenant  la  livrée  de  l'ambas- 
sadeur ;  mais,  sans  avoir  eu  la  conduite  exemplaire 
et  irréprochable  dont  il  se  vante,  il  fut  suffisam- 
ment intelligent  et  honnête;  c'est  déjà  beaucoup; 
il  y  en  a  bien  d'autres  dont  on  ne  pourrait  pas  faire 
le  même  éloge. 

La  première  querelle  un  peu  sérieuse  entre  Jean- 
Jacques  et  son  patron  eut  pour  motif  une  question 
d'étiquette.  L'ambassadeur  devant  avoir  un  jour  à 
dîner  le  duc  de  Modène,  prétendit  que  Rousseau, 
qui  n'était  pas  même  gentilhomme,  n'aurait,  pas 
plus  que  les  gentilshommes  de  sa  maison,  place  à  sa 
table.  Rousseau  soutint  que  son  titre  de  secrétaire 
lui  donnait  le  pas  sur  tous  les  gentilshommes,  et 
que  l'usage  lui  donnait  le  droit  de  diner,  en  grande 
cérémonie,  avec  le  doge  lui-même.  Le  duc  de  Mo- 
dène ne  vint  pas.  Cela  trancha  la  difficulté,  mais 
n'arrêta  pas  les  taquineries  et  les  injustices  de 
Montaigu.  Cependant,  comme  celui-ci  avait  besoin 
d'un  secrétaire  intelligent  et  sachant  l'italien,  et 
pensait  qu'il  aurait  de  la  peine  à  remplacer  celui 
qu'il  possédait,  il  ne  voulait  que  le  mater  et  non  le 
renvoyer.  11  avait  même  trouvé,  pour  y  réussir,  un 
excellent  procédé,  c'était  de  lui  enlever  les  moyens 
de  s'en  aller  en  ne  lui  payant  pas  son  traitement. 
Jean-Jacques  avait  beau  réclamer,  demander  son 
compte  et  son  congé,  son  insistance  était  inutile.  A 


170  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

la  fin,  il  se  fâcha  tout  à  fait,  et  écrivit  au  frère 
même  de  Montaigu.  La  réponse  fut  faite  à  l'ambas- 
sadeur; on  put  ju^er  à  sa  colère  de  ce  qu'elle 
devait  être.  Le  malheur  est  qu'elle  ne  procura  pas 
à  Rousseau  son  traitement,  et  qu'elle  ne  fit  qu'en- 
venimer le  différend  ;  de  sorte  qu'il  n'eut  d'autre 
ressource  que  de  prendre  ou  de  recevoir  son  congé; 
car,  sur  ce  point,  ses  lettres  ne  sont  pas  d'accord 
avec  ses  Confessions. 

Il  se  donne  naturellement  le  beau  rôle  dans  la 
scène  qui  eut  lieu  à  cette  occasion.  Quand  on  songe 
que  tous,  ou  presque  tous  les  faits  qu'il  rapporte 
sont  confirmés  par  sa  correspondance  du  moment1, 
on  ne  peut  guère  révoquer  en  doute  sa  sincérité, 
tout  en  tenant  compte  de  sa  passion.  C'est  encore, 
il  est  vrai,  son  témoignage,  mais  donné  dans  des 
circonstances  qui  en  augmentent  l'autorité,  alors  que 
la  présence  de  son  contradicteur  et  de  ses  témoins 
eût  rendu  facile  la  constatation  d'un  mensonge.  A 
la  fureur  du  maître,  il  opposa  la  dignité  hautaine 
et  calme  de  l'homme  sûr  de  son  droit.  Montaigu 
ne  trouva  rien  de  mieux  que  de  l'accuser  d'avoir 
vendu  ses  chiffres.  Vos  chiffres,  lui  répondit  Rous- 
seau d'un  ton  moqueur,  vous  trouveriez  difficile- 
ment un  homme  assez  sot  pour  en  donner  un  écu. 
Puis,  voyant  que  Montaigu  faisait  mine  d'appeler 
ses  gens  pour  le  jeter  par  la  fenêtre  ;  trouvez  bon, 
ajouta-t-il  en  fermant  la  porte,  que  cette  affaire  se 
passe  entre  nous;  et,  lui  faisant  ses  adieux,  il  s'en 
alla,  la  tète  haute,  avec  la  gravité  d'un  sénateur 
romain.  Il  était  resté  quatorze  mois  chez  M.  de  Mon- 
taigu. 

1.  Voir  ses  Lettres  à  Dutheil. 


DE   JEAN- JACQUES    ROUSSEAU.  171 


II 


Rousseau,  sans  argent,  et,  par  surcroit,  chargé 
des  malédictions  de  l'ambassadeur,  aurait  pu  se 
trouver  dans  l'embarras.  Mais,  par  une  singularité 
qui  ne  lui  fait  pas  moins  d'honneur  qu'à  ses  amis, 
il  ne  rencontra  partout  que  sympathie  et  bon  ac- 
cueil. Le  consul  de  France  le  retint  à  diner.  Tous 
les  Français  de  distinction  vinrent  à  ce  repas,  lui 
firent  fête,  lui  ouvrirent  leur  bourse.  Montaigu,  de 
son  côté,  s'oublia  jusqu'à  demander  au  Sénat  de  le 
faire  arrêter  ;  il  n'obtint  pas  même  l'honneur  d'une 
réponse,  et  Jean-Jacques,  pour  le  braver,  resta 
quinze  jours  de  plus,  se  montrant  partout,  faisant 
des  visites.  Comment  arriva-t-il  que  des  fonction- 
naires, des  hommes  qui  avaient  besoin  de  l'ambas- 
sadeur, oubliant  dans  cette  circonstance  la  crainte 
de  se  compromettre,  aient  pris  parti  pour  le  secré- 
taire? Celui-ci  ne  prend  pas  la  peine  de  nous  en 
informer  ;  mais  le  fait,  tout  vraisemblable  qu'il  est, 
parait  constant. 

Rousseau  n'avait  pas  seulement  à  se  faire  bien 
voir  à  Venise,  qu'il  allait  quitter  ;  il  avait  surtout  à 
ménager  sa  situation  à  Paris,  où  il  pouvait  retourner. 
Il  ne  négligea  pas  ce  point  important.  Il  chercha  à 
mettre  dans  ses  intérêts  l'abbé  Alary,  celui-là  même 
qui  l'avait  présenté  à  la  famille  de  Montaigu.  Après 
s'être  fait  auprès  de  lui  un  mérite  de  sa  réserve  et 
des  excès  qu'il  avait  endurés  avant  de  prendre  la 
résolution  de  se  défendre.  «  Aujourd'hui,  ajoute-t-il, 
que  les  procédés  de  Son  Excellence  ont  rendu 
l'éclat  nécessaire,  je  suis  obligé  d'agir  différemment. 


172  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Insulté  publiquement,- la  défense  de  mon  honneur 
veut  que  je  me  justifie  devant  le  publie  ;  et  c'est  ce 
que  je  ferai  avec  l'ardeur  et  la  fermeté  qui  convient 
en  pareil  cas  à  un  honnête  homme  \  » 

Il  eut  soin  d'envoyer  directement  ses  informations 
et  ses  réclamations  au  premier  commis,  chargé  par 
intérim  des  affaires  étrangères.  Dès  le  surlendemain 
de  sa  sortie,  il  commençait  cette  correspondance. 
Elle  est  nette,  ferme,  et  ne  fait  que  répéter  ce  que 
nous  savons  déjà.  «  Au  reste,  dit-il,  s'il  se  trouve 
que  j'aie  ajouté  un  seul  mot  à  la  vérité  dans  l'exposé 
que  j'ai  l'honneur  de  vous  faire,  et  cela  ne  sera  pas 
difficile  à  vérifier,  je  consens  à  payer  de  ma  tête 
ma  calomnie  et  mon  insolence.  » 

Huit  jours  après,  nouvelle  lettre.  L'ambassadeur 
continue  à  traiter  son  ancien  secrétaire  comme  on 
traiterait  à  peine  le  dernier  des  scélérats  ;  il  le  fait 
poursuivre  de  maison  en  maison  et  défend  aux  habi- 
tants de  le  loger;  il  lui  a  envoyé  le  compte  le  plus 
inique  et  a  voulu  le  lui  faire  accepter  de  force,  le 
menaçant,  s'il  ne  partait  sur-le-champ  de  Venise, 
de  le  faire  assommer  de  coups  ;  non  content  de  lui 
refuser  ses  gages,  il  lui  retient  ses  hardes  sous  les 
prétextes  les  plus  odieux.  Mais  Rousseau  ne  se  lais- 
sera pas  décourager  par  toutes  ces  ignominies. 
Malgré  les  préjugés  capables  de  déconcerter  un 
serviteur  demandant  satisfaction  contre  un  maître 
puissant,  il  ose  en  appeler  à  la  voix  publique,  à 
l'estime  des  honnêtes  gens,  à  l'équité,  à  la  clémence 
du  Roi  contre  les  injustices  et  les  outrages  sanglants 
par  lesquels  M.  l'ambassadeur  a  prétendu  signaler 
soa  autorité,  en  diffamant  un  homme  d'honneur  qui 

1.  Lettre  à  l'abbé  Alary,  août  174i. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  173 

ne  peut  se  reprocher  d'autre  faute  à  son  sujet  que 
celle  d'être  entré  dans  sa  maison1. 

Avant  de  suivre  Rousseau  à  Paris,  où  il  continua 
cette  correspondance  et  cette  petite  guerre,  restons 
encore  un  peu  à  Venise.  Nous  avons  vu  jusqu'ici  le 
fonctionnaire  grave  et  digne,  il  est  à  propos  de  voir 
aussi  l'homme  privé. 

La  première  et  la  plus  douce  de  ses  récréations 
était,  dit-il,  la  société  des  gens  de  mérite.  Il  en  cite 
trois  ou  quatre,  il  a  oublié  les  autres,  ce  qui  prouve 
que  leur  mérite  n'était  pas  bien  frappant.  Dans  ces 
réunions,  passablement  mêlées,  on  faisait  de  la 
musique,  on  dansait,  on  jouait  quelquefois.  Chacun 
amenait  sa  femme,  son  amie,  sa  maîtresse,  et,  ce  qui 
paraîtra  étonnant  dans  ce  pays  italien,  célèbre  par 
ses  jalousies,  tout  ce  monde  s'amusait  et  faisait  bon 
ménage.  Jean-Jacques  était  arrivé  avec  les  préjugés 
de  tout  bon  Français  contre  la  musique  italienne, 
mais  il  ne  tarda  pas  à  changer  d'avis  et  se  prit  pour 
cette  musique  d'une  passion  qui  ne  le  quitta  plus. 
Son  bonheur  était  de  s'enfermer  seul  dans  une  loge 
à  l'Opéra  et  de  savourer  à  son  gré  les  airs  délicieux 
qu'on  y  chantait.  Mais  il  mettait  encore  bien  au- 
dessus  de  la  musique  d'opéra  celle  des  Scuole.  Les 
Scuole  étaient  des  maisons  de  charité  établies  pour 
donner  de  l'éducation  à  des  jeunes  filles  pauvres. 
Tous  les  dimanches,  à  vêpres,  ces  jeunes  filles, 
cachées  dans  des  tribunes  grillées,  exécutaient  des 
motifs  à  grand  orchestre.  Rousseau  ne  concevait 
rien  de  plus  admirable  que  leurs  chants.  Il  aurait 
bien  voulu  joindre  au  plaisir  de  l'oreille  celui  des 
yeux.   Son  ami  Carrio  lui  procura  cette  satisfaction 

1.  Lettres  à  Duthei',  8  et  15  août  17 14. 


174  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

et  lui  fit  voir  ces  enfants;  la  plupart  étaient  horri- 
bles ;  il  n'en  continua  pas  moins  à  se  les  figurer 
charmantes  toutes  les  fois  qu'il  les  entendit.  Enfin, 
tout  cela  ne  lui  suffisant  pas,  s'il  n'exécutait  lui- 
même,  il  trouva  moyen  de  faire,  avec  quatre  ou  cinq 
symphonistes,  de  petits  concerts.  Il  y  répétait  les 
plus  beaux  morceaux  des  opéras  qu'il  avait  entendus. 
Il  y  essaya  aussi  plusieurs  airs  de  ses  Muses 
Galantes.  Pour  comble  de  bonheur,  il  eut  la  joie 
d'en  voir  jouer  et  danser  deux  ballets  au  célèbre 
théâtre  de  Saint-Jean-Chrysostome. 

Heureux  s'il  s'était  borné  à  ces  distractions  ;  mais 
il  voulut  goûter  aussi  d'autres  plaisirs.  Les  plaisirs 
de  Venise  sont,  hélas  !  les  plaisirs  de  partout.  Le 
consul  avait  deux  filles  ;  Jean-Jacques  ne  pou- 
vait décemment  jeter  ses  vues  sur  elles;  les  mai- 
tresses  étaient  trop  chères  pour  sa  bourse  ;  il  eut  la 
pensée  d'en  avoir  une  de  moitié  avec  son  insépa- 
rable Carrio.  Ils  commencèrent  à  cet  effet  à  faire 
élever  une  toute  jeune  fille,  trop  jeune  même  pour 
servir  à  leurs  passions;  mais  la  pauvre  enfant  leur 
fit  pitié  ;  ils  l'auraient  plutôt  protégée  que  désho- 
norée. Jean-Jacques  partit  sur  ces  entrefaites,  et  la 
chose  n'eut  pas  de  suites. 

Restent  deux  aventures  de  courtisanes,  assez  mal- 
propres et  qu'il  est  difficile  de  présenter  aux  lec- 
teurs honnêtes.  Les  détails  d'anatomie  physique  et 
morale  qu'elles  contiennent  sont  également  répu- 
gnants et  seraient  plus  à  leur  place  dans  YAsso?n- 
moir  que  dans  un  livre  sérieux.  Rousseau,  qu'on 
regarde  avec  raison  comme  un  des  pères  du  Roman- 
tisme ,  était  bien  aussi  réaliste  à  ses  moments.  Les 
romans  et  le  théâtre  ont  l'habitude  d'idéaliser  le 
vice.  Jean-Jacques  l'idéalise  et  le  matérialise  tout  à 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  17.") 

la  fois.  C'est  la  nature,  dira-t-on.  —  Oui,  mais  c'est 
la  nature  corrompue;  on  doit  se  garder  de  la  dé- 
voiler au  public.  Nous  pourrions  donner  en  preuve 
de  ce  que  nous  avançons  la  Padoana  et  Zulietta; 
nous  croyons  mieux  faire  de  les  passer  sous  silence. 

Il  était  temps,  ne  fût-ce  que  par  crainte  pour  sa 
peau,  que  Jean-Jacques  partit  de  Venise.  Il  se  rendit 
à  Genève;  il  eut  même,  à  ce  qu'il  prétend,  l'inten- 
tion de  s'y  arrêter,  afin  de  se  ménager  un  retour 
auprès  de  Mme  deWarens.  Cependant,  s'il  avait  un  si 
grand  désir  de  vivre  avec  elle,  comment,  passant  si 
près  de  sa  demeure ,  ne  l'honora-t-il  pas  seulement 
d'une  visite?  Son  affection  pour  Mme  deWarens  avait 
reçu  de  rudes  atteintes,  cela  n'est  pas  douteux: 
mais  alors  qu'il  ne  continue  pas  à  en  faire  parade. 

Il  traversa  Nyon  sans  voir  son  père.  Non  par  in- 
différence, grand  Dieu!  mais  uniquement  parce  qu'il 
craignait  les  reproches  de  sa  belle-mère.  A  Genève, 
un  ami  commun,  le  libraire  Duvillard,  lui  fit  sentir 
son  tort.  Afin  de  le  réparer,  ils  reprirent  ensemble 
la  route  de  Nyon  et  descendirent  au  cabaret.  Duvil- 
lard alla  chercher  le  père  Rousseau  :  tous  trois  sou- 
pèrent  de  compagnie,  passèrent  une  soirée  déli- 
cieuse, et  de  cette  façon,  Jean-Jacques  eut  la 
satisfaction  de  voir  son  père,  et  celle,  non  moins 
vive,  de  ne  pas  voir  sa  belle-mère.  Enfin,  il  arriva 
à  Paris  avec  l'intention  bien  arrêtée  d'employer 
tous  les  moyens  pour  obtenir  justice. 

Le  bruit  de  son  histoire  l'avait  devancé.  Il  avait 
écrit .  vraisemblablement  de  Genève  ,  une  nouvelle 
lettre  au  ministre  ;  il  lui  en  remit  une  dernière  aus- 
sitôt qu'il  fut  à  Paris.  De  son  côté,  Montaigu  avait 
envoyé  aussi  ses  informations.  Jean-Jacques,  du 
reste,   ne  se  posait  point  en    solliciteur;  il  ne   de- 


176  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

mandait  pas  d'emploi;  mais  il  lui  importait  que  le 
public  sût  si,  oui  ou  non,  il  avait  mérité  son  sort. 
Rien  de  plus  facile ,  disait-il ,  que  de  s'en  assurer. 
k  S'agit-il  de  l'intérêt;  le  compte  que  j'aurai  l'hon- 
neur de  vous  remettre,  écrit  de  la  propre  main  de 
M.  le  comte  de  Montaigu,  est  un  témoignage  sans 
réplique,  qui  ne  fera  pas  honneur  à  sa  bonne  foi. 
S'agit-il  de  l'honneur;  tout  Venise  a  vu  avec  indi- 
gnation les  traitements  honteux  dont  il  m'a  accablé  *.  » 

Tout  Paris  le  voyait  également  et  ne  se  faisait 
pas  faute  de  le  dire;  mais  qu'il  y  avait  loin  de  cette 
sympathie  platonique  à  la  réparation  effective! 
Montaigu  était  l'ambassadeur,  Rousseau  n'était  que 
le  secrétaire;  Montaigu  était  Français,  Rousseau 
était  étranger;  Rousseau  surtout  étant  l'employé 
personnel  de  Montaigu,  l'affaire  semblait  devoir 
s'arranger  entre  eux;  le  Gouvernement  avait  peu 
de  chose  à  y  voir.  Aussi  le  malheureux  Jean-Jacques 
fut-il  en  définitive  abandonné  à  la  discrétion  de  son 
contradicteur.  On  convint  que  c'était  inique,  mais 
les  mœurs  du  temps  le  voulaient  ainsi. 

Il  espérait  qu'à  force  de  crier,  de  tempêter,  de 
traiter  publiquement  Montaigu  comme  il  le  méritait, 
il  éveillerait  l'attention  et  en  profiterait  pour  ré- 
clamer un  jugement.  Au  lieu  de  cela,  on  le  laissa 
crier;  on  fit  même  chorus  avec  lui;  si  bien  qu'à  la 
fin,  las  d'avoir  toujours  raison  et  de  n'obtenir  ja- 
mais justice, il  perdit  courage  et  en  resta  là.  Mais  on 
peut  se  figurer  l'indignation  qui  lui  monta  au  cer- 
veau «  contre  ces  sottes  institutions  sociales ,  où  le 
vrai  bien  public  et  la  véritable  justice  sont  toujours 
sacrifiés  à  je  ne  sais  quel  ordre  apparent,  destructif 

1.    Lettres  à  Dutheil,  fin  de  septembre  et  11  octobre  1744. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  177 

en  effet  de  tout  ordre,  et  qui  ne  fait  qu'ajouter  la 
sanction  de  l'autorité  publique  à  l'oppression  du 
faible  et  à  l'iniquité  du  fort.  » 

Le  concert  d'approbation  qui  entoura  Rousseau 
eut  pourtant  sa  note  discordante.  Mmc  de  Buzenval, 
entichée  de  sa  noblesse,  ne  put  se  mettre  dans  la 
tète  qu'un  ambassadeur  put  avoir  tort  contre  son 
secrétaire  et  ne  cacha  pas  son  sentiment  à  son  an- 
cien protégé.  Il  en  fut  si  piqué  qu'en  sortant  de  chez 
elle,  il  lui  écrivit  une  des  plus  vives  lettres  qu'il  ait 
faites,  et  ne  retourna  jamais  la  voir.  Sa  lettre  même 
est  tellement  mordante  qu'on  douterait  presque  qu'il 
ait  osé  l'envoyer  à  son  adresse  '. 

Quoiqu'il  ait  été  reçu  par  le  P.  Castel  mieux  que 
par  Mme  de  Buzenval,  il  le  trouva  partial  et  cessa 
de  le  voir.  Il  n'eut  plus  désormais  de  relations  avec 
les  Jésuites. 

Peu  de  temps  après  ces  événements ,  Montaigu 
fut  destitué.  Jean-Jacques  se  flatte  que  les  difficultés 
qu'il  avait  eues  avec  lui  ne  furent  pas  étrangères  à 
sa  destitution.  Il  eut  alors  la  joie  tardive  d'être  payé 
de  son  traitement.  Il  en  employa  l'argent  à  s'acquitter 
de  ses  dettes,  notamment  de  celles  qu'il  avait  con- 
tractées à  Venise,  et  se  retrouva  la  bourse  aussi  vide 
qu'auparavant,  mais  avec  un  grand  poids  de  moins 
sur  l'esprit. 

Nous  avons  fini  de  raconter  les  hauts  faits  de 
Rousseau  dans  la  diplomatie.  Il  y  fit  preuve  de 
qualités  utiles;  s'il  avait  eu  un  meilleur  chef,  il 
aurait  pu  s'y  fixer,  peut-être  y  réussir.  Faut-il  re- 
gretter néanmoins  qu'il  ait  abandonné  cette  carrière, 
comme  il  en  avait  abandonné    tant  d'autres.   ISous 

1.  Lettre  à  A/™0  de  Buzenval,  novembre  1744. 


178  LA    VIE  ET    LES    ŒUVRES 

ne  le  croyons  pas.  Comme  à  tous  les  hommes  d'ima- 
gination, toutes  choses  d'abord  lui  semblaient  belles; 
il  s'élevait  facilement,  mais  il  ne  savait  pas  se  sou- 
tenir. Il  aurait  été  dans  la  diplomatie  ce  qu'il  avait 
été  dans  l'éducation,  pour  laquelle  aussi  il  s'était 
cru  des  dispositions.  Il  iit  longtemps  sa  profession  de 
la  littérature,  parce  qu'elle  est  la  variété  même, 
encore  finit-il  par  l'abandonner  comme  le  reste. 
Rousseau  donc  n'aurait  jamais  été  un  ambassadeur 
habile ,  parce  qu'il  aurait  porté  avec  lui  dans  ses 
ambassades  son  imagination  exaltée,  sa  sensibilité 
maladive,  son  inconstance,  ses  passions.  Voyez-le 
donc  menant  les  affaires  de  la  politique  comme  il 
mena  ses  propres  affaires  ;  voyez  ce  mélange  de  lais- 
ser-aller et  de  raideur,  ce  caractère  inquiet,  qui  se 
trouble  pour  rien ,  cette  sauvagerie ,  cette  indépen- 
dance incapable  de  se  plier  aux  usages  les  plus 
simples.  Voyez  encore  Rousseau  fatalement  amou- 
reux, comme  Ruy  Blas,  d'une  reine  ou  d'une  impé- 
ratrice, et  ne  sachant  pas  même  contenir  ses  senti- 
ments. C'est  là  que  Voltaire  aurait  eu  raison  de 
s'écrier  que  ce  serait  un  opprobre  pour  un  ministère 
qu'un  homme  tel  que  J.-J.  Rousseau  eût  été  ambas- 
sadeur1. 

Ayant  dit  adieu  de  bon  cœur  à  toutes  les  ambas- 
sades, Jean-Jacques  fut  heureux  de  trouver  dans  le 
sein  de  l'amitié  des  consolations  à  ses  ennuis.  Il 
s'était  lié  à  Venise  avec  un  Biscayen  nommé  Al- 
tuna.  Ce  jeune  homme  était,  paraît-il,  un  modèle 
de  toutes  les  vertus  et  de  toutes  les  perfections.  Il 
était  venu  en  Italie  pour  y  étudier  les  beaux-arts, 


\. Lettre  de  Voltaire  au  Secrc-    I    6  novembre  1766. 
taire   d'ambassade    de    France,   \ 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  179 

mais  Rousseau  lui  ayant  reconnu  un  merveilleux 
talent  pour  les  sciences ,  l'engagea  à  aller  passer 
quelque  temps  à  Paris.  Ils  s'y  retrouvèrent  en  effet, 
et  comme  Altuna  avait  un  logement  trop  grand  pour 
lui  seul,  il  en  offrit  la  moitié  à  son  ami.  Altuna 
n'aurait  pas  été  parfait,  s'il  n'avait  été  un  chrétien 
convaincu  et  fervent;  mais  il  était  aussi  tolérant 
pour  les  idées  des  autres  qu'il  était  affermi  dans  les 
siennes.  Aussi  les  divergences  de  pensées  qui  exis- 
taient entre  les  deux  amis,  n'altéraient  pas  l'harmonie 
de  leurs  cœurs.  Sa  tolérance  toutefois  n'était  pas  de 
l'indifférence,  et  quoique  Rousseau  ne  le  dise  pas 
formellement,  il  semble  clair  qu' Altuna  essaya  de 
le  convertir.  Toujours  est-il  que  malgré,  ou  peut- 
être  à  cause  de  leurs  discussions,  ils  étaient  devenus 
inséparables.  Pourquoi  nous  séparer,  disait  Altuna? 
Venez  avec  moi  en  Biscaye;  nous  vivrons  ensemble, 
ensemble  nous  serons  heureux.  Ils  convinrent  en 
effet  de  se  réunir,  mais  les  événements,  peut-être 
aussi  la  nécessité  de  mener  avec  Altuna  une  vie  ré- 
gulière empêchèrent  Rousseau  d'accepter  ces  offres 
généreuses.  Altuna  partit  seul.  Pendant  plusieurs 
années,  il  continua  ses  instances  pour  attirer  Rous- 
seau. La  réponse  de  ce  dernier  est  curieuse  et  bien 
capable  d'attrister  un  cœur  chrétien.  «  A  quelle 
rude  épreuve  mettez-vous  ma  vertu ,  en  me  rappe- 
lant sans  cesse  un  projet  qui  fait  l'espoir  de  ma  vie. 
.  . .  Mais  vous  connaissez  mes  sentiments  sur  un  cer- 
tain point;  ils  sont  invariables...  Vous  cherchez 
par  zèle  à  me  tirer  de  mon  état  ;  je  me  fais  un  de- 
voir de  vous  laisser  dans  le  vôtre...  Vous  voyez 
donc  que,  de  toute  manière,  la  dispute  sur  ce  point 
est  interdite  entre  nous.  Du  reste,  ayez  assez  bonne 
opinion  du  cœur   et  de  l'esprit  de  votre  ami,  pour 


180        LA.  VIE  ET  LES  ŒUVRES  DE  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU. 

croire  qu'il  a  réfléchi  plus  d'une  fois  sur  les  lieux 
communs  que  vous  lui  alléguez,  et  que  sa  morale 
de  principes,  si  ce  n'est  celle  de  sa  conduite,  n'est 
pas  inférieure  à  la  votre,  ni  moins  agréable  à  Dieu. 
Je  suis  donc  invariable  sur  ce  point.  Les  plus  af- 
freuses douleurs  ni  les  approches  de  la  mort  n'ont 
rien  qui  ne  m'affermisse,  rien  qui  ne  me  console, 
dans  l'espérance  d'un  bonheur  éternel  que  j'espère 
partager  avec  vous  dans  le  sein  de  mon  Créateur1.» 
Les  liens  honteux  dans  lesquels  Jean-Jacques  était 
engagé  à  l'époque  où  il  écrivit  cette  lettre  lui  don- 
nent une  triste  signification.  Est-il  absolument  sin- 
cère et  serait-ce  juger  témérairement  que  de  donner 
pour  première  cause  à  sa  prétendue  fermeté  la 
crainte  d'être  obligé  de  changer  de  vie  en  changeant 
de  principes?  Quoi  qu'il  en  soit,  il  n'alla  point  en 
Espagne  comme  il  en  avait  eu  le  désir.  Altuna  se 
maria,  eut  des  enfants,  mourut  jeune,  et  Jean- 
Jacques  poursuivit  son  existence  décousue. 

\.  30  juin  1748. 


CHAPITRE  IX 

1745-1749  \ 


Sommaire  :  I.  Thérèse  Le  Vasseur.  —  Opéra  des  Muses  galantes.  — 
Difficultés  avec  Rameau. 

II.  Les  Fêtes  de  Ramire  ;  premiers  rapports  de  Rousseau  avec  Vol- 
laire.  —  Rousseau  perd  son  père.  —  Il  devient  la  proie  de  la  famille 
de  Thérèse.  —  Il  reprend  ses  fonctions  de  secrétaire  de  Mme  Dupin  et 
de  M.  de  Francueil.  —  Liaison  avec  Diderot  et  Condillac.  —  L^  Per- 
ti fleur. 

III.  Le  ch;Ueau  de  Chenonceaux.  —  L'Engagement  téméraire.  — 
L'Allée  de  Sylvie. 

IV.  Rousseau  met  ses  enfants  aux  Eafants-Trouvé?. 

V.  Le  château  de  la  Chevrette.  —  Liaison  avec  Mmï  d"Épinay.  — 
Rousseau  fait  des  articles  sur  la  musique  pour  l'Encyclopédie. 


I 


Jean-Jacques  était  retourné  loger  à  son  petit  hôtel 
de  la  rue  des  Cordiers.  «  Là,  dit-il,  m'attendait  la 
seule  consolation  que  le  ciel  m'ait  fait  goûter  dans 
ma  misère;  et  qui  seule  me  la  rend  supportable.  » 
11  est  bon  d'ajouter  pour  ceux  qui  ne  s'en  doute- 
raient pas,  que  ces  paroles  s'appliquent  à  une  liai- 
son de  bas  étage  qui,  de  l'aveu  de  tous,  amis 'et 
ennemis,  pesa  sur  sa  vie  entière,  pour  la  tourmen- 
ter, la  perdre  et  la  flétrir.  Son  récit,  digne  du 
fait  lui-même,  peut  passer  pour  un  chef-d'œuvre 
de  sophistique.  Pendant  que,  dans  sa  chambrette, 
il  travaillait  à  son  opéra  des  Muses  galantes,  Thé- 
rèse Le  Vasseur.  car  c'est  d'elle   qu'il  est  question, 

1.  Cun fessions,  1.  VII- 


182  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

était  employée  à  raccommoder  le  linge  de  la  mai- 
son. La  jeune  servante,  comme  c'était  l'usage  clans 
les  auberges  de  cette  importance,  mangeait  avec  les 
hôtes,  et  trop  souvent  était  en  butte  aux  plaisante- 
ries de  la  société.  Rousseau,  qui  n'était  plus  un 
jeune  homme,  il  avait  trente-deux  à  trente-trois 
ans,  fut  frappé  de  son  air  modeste,  de  sa  douceur, 
de  sa  timidité  ;  il  se  fit  le  défenseur  de  l'inno- 
cence, et  tout  en  détournant  sur  lui  une  bonne  part 
des  quolibets,  y  gagna  la  reconnaissance  de  la 
pauvre  enfant.  Que  dire  enfin  ?  Voulant  la  sauver, 
pour  mieux  y  parvenir,  il  se  donna  à  elle  ;  en 
d'autres  termes,  il  la  corrompit  lui-même.  Ce  pro- 
cédé rappelle  assez  bien  l'homme  charitable  qui, 
dans  la  crainte  qu'on  ne  vole  la  bourse  du  voisin, 
s'en  empare  le  premier.  Admirons  ce  merveilleux 
talent  qui,  volontiers,  ferait  passer  la  séduction  pour 
une  bonne  œuvre.  Dans  cette  société,  qui  pouvait 
être  assez  mêlée  et  se  permettre  des  propos  parfois 
épicés,  il  n'y  avait,  à  entendre  Jean-Jacques,  que  lui 
d'honnête  ;  c'est  pourquoi  il  en  donna  la  preuve  que 
nous  venons  de  voir.  Cependant,  afin  de  se  montrer 
absolument  délicat,  il  déclara  à  Thérèse  qu'il  ne 
l'abandonnerait  pas,  mais  aussi  qu'il  ne  l'épouserait 
jamais.  Voilà  son  maximum  en  fait  de  morale. 
D'autres  trouveront  que  de  tels  engagements  n'en- 
gagent pas  beaucoup.  Lui-même  n'avait,  en  effet, 
cherché  d'abord  qu'à  se  donner  un  amusement  ; 
mais,  ajoute-t-il,  un  peu  d'habitude  avec  cette  ex- 
cellente fille  et  un  peu  de  réflexion  lui  firent  sentir 
qu'en  ne  songeant  qu'à  ses  plaisirs,  il  avait  beau- 
coup fait  pour  son  bonheur. 

Quel  fut  donc  ce  grand  bonheur  que  lui  procura 
Thérèse?    Ici,    nouvelles    contradictions.    Le    motif 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  183 

de  leur  liaison  n'est  pas  difficile  à  trouver,  ce  fut  sa 
facilité  :  Thérèse  était  à  sa  portée.  Il  était  timide, 
maladroit,  paresseux  ;  il  ne  se  donna  pas  la  peine 
d'aller  chercher  ailleurs  ce  qu'il  avait  rencontré 
sous  sa  main.  Il  est  permis  de  croire  qu'il  en  aurait 
fait  autant  pour  toute  autre.  Il  prit  une  fille  laide 
et  bète,  laissant  à  son  imagination  le  soin  de  lui  fa- 
çonner un  esprit  et  une  beauté  factices.  On  se  sou- 
vient du  temps  où  il  lui  fallait  un  beau  teint,  des 
mains  blanches,  de  la  distinction  dans  les  manières; 
mais  il  était  écrit  que  les  trois  quarts  de  ses  actes 
seraient  le  démenti  de  ses  déclarations  antérieures 
ou  de  ses  principes. 

Ce  vrai  motif,  Rousseau  l'exprime  avec  une  fran- 
chise encore  plus  brutale  que  nous  ne  pouvons  le 
faire  :  «  il  fallait,  pour  tout  dire,  un  successeur  à 
ma  maman.  »  L'intimité  de  l'esprit  et  du  cœur,  et 
aussi  les  liens  honteux  qui  l'avaient  uni  à  Mm0  de 
Warens  demeuraient  dans  son  imagination  et  dans 
ses  désirs.  Mais  si  sa  nouvelle  liaison,  toute  crimi- 
nelle qu'elle  était,  n'eut  pas  du  moins  la  circons- 
tance aggravante  d'une  sorte  d'adoption  maternelle, 
quelle  différence  d'ailleurs  avec  ses  premières  amours  ! 
Au  lieu  de  la  grande  dame  spirituelle,  philosophe, 
distinguée,  sensible,  entreprenante,  une  servante 
d'auberge,  ignorante,  sans  beauté,  sans  esprit,  sans 
distinction,  bonne,  si  l'on  veut,  mais  de  cette  bonté 
niaise,  qui  est  à  peine  un  mérite.  La  chute  était 
grande.  Aussi,  M.  de  Conzié  ne  pardonna-t-il  ja- 
mais à  Jean-Jacques  d'avoir  «  préféré  une  femme- 
telle  que  Thérèse  à  une  maman  aussi  respectable 
que  l'était  Mme  de  Warens1.  »  Bien  d'autres  le  blâ- 

1.  De  Conzié,  Notice. 

TOME  1  o 


181  LA.    VIE    ET    LES    OEUVRES 

nièrent  également,  et  lui-même  ne  fut  pas  sans  se 
repentir  plus  d'une  fois  de  son  choix  ;  mais  l'ornière 
était  tracée,  il  alla  jusqu'au  bout. 

Elève  de  Mme  de  Warens,  il  rêva  de  reporter  sur 
sa  seconde  maîtresse  les  bienfaits  de  l'éducation 
qu'il  tenait  de  la  première.  Le  terrain  était  neuf; 
on  pouvait  espérer  qu'il  n'attendait  qu'une  culture 
intelligente  ;  cependant  il  resta  rebelle  à  tous  les  soins. 
Thérèse  ne  savait  ni  parler,  ni  lire,  ni  compter,  et 
après  des  années  d'efforts,  son  esprit  demeura,  pour 
ainsi  dire,  aussi  fermé  que  le  premier  jour.  Elle 
apprit  à  écrire  d'une  façon  passable,  mais  elle  ne 
sut  jamais  lire  couramment  ;  elle  ne  parvint  ni  à 
connaître  les  heures  sur  un  cadran,  ni  ,à  suivre 
l'ordre  des  douze  mois  de  l'année,  ni  à  compter  l'ar- 
gent, ni  à  se  rendre  raison  du  prix  d'aucune  chose. 
Le  mot  qui  lui  venait  en  parlant  était  souvent  l'op- 
posé de  celui  qu'elle  voulait  dire,  et  son  amant  fit, 
pour  amuser  Mmn  de  Luxembourg,  un  dictionnaire 
de  ses  phrases  et  de  ses  quiproquos.  Rousseau,  si 
susceptible,  devait  souffrir  cruellement  d'avoir  sans 
cesse  à  rougir  de  sa  maîtresse;  s'il  paraissait  en 
rire,  c'est  que,  ne  pouvant  avoir  pour  lui  l'opinion, 
il  prenait  le  parti  de  la  braver.  «  Mais,  ajoute-t-il, 
cette  personne  si  bornée  et,  si  l'on  veut,  si  stupide, 
est  d'un  conseil  excellent  dans  les  occasions  diffi- 
ciles. Souvent  en  Suisse,  en  Angleterre,  en  France, 
dans  les  catastrophes  où  je  me  trouvais,  elle  a  vu 
ce  que  je  ne  voyais  pas  moi-même  ;  elle  m'a  donné 
les  avis  les  meilleurs  à  suivre  ;  elle  m'a  tiré  des 
dangers  où  je  me  précipitais  aveuglément  ;  et  de- 
vant les  dames  du  plus  haut  rang,  devant  les 
grands  et  les  princes,  ses  sentiments,  son  bon  sens, 
ses  réponses   et   sa  conduite  lui  ont  attiré  l'estime 


DE    JEÀN-JÀCQÎJES    ROUSSEAl .  185 

universelle,  et  à  moi,  sur  son  mérite,  des  compli- 
ments dont  je  sentais  la  sincérité.  »  Si  ces  éloges 
ridicules  n'étaient  qu'invraisemblables,  on  pourrait 
hésiter  à  les  croire  ;  mais  autant  que  le  rôle  effacé 
de  Thérèse  permet  d'en  juger,  ils  ne  sont  pas  plus 
vrais  qu'ils  ne  sont  vraisemblables.  C'est  d'ailleurs 
assez  l'habitude  de  Jean-Jacques  de  vanter  Thérèse 
dune  façon  générale  et  de  la  déprécier  dans  les  cas 
particuliers.  Après  avoir  dit  d'elle  quelque  chose  de 
désavantageux,  il  est  rare  qu'il  ne  conclue  pas  à 
son  avantage.  L'amour,  il  est  vrai,  explique  bien  des 
choses  ;  mais  si  l'amour  résiste  à  une  foule  de  lai- 
deurs physiques  et  morales,  c'est  ordinairement 
parce  qu'il  ne  les  aperçoit  pas.  Jean-Jacques  voyait 
tout  suivant  la  vérité,  c'est-à-dire  en  laid,  et  il  con- 
cluait comme  s'il  avait  vu  tout  en  beau  ;  explique  qui 
pourra  cette  anomalie. 

La  mère  Le  Yasseur  commençait  bien  dès  lors  à 
jeter  sa  note  aigre  dans  ce  doux  concert;  mais  le 
bel  esprit  et  l'astuce  de  la  mère  ne  faisaient  qu'en- 
flammer les  sentiments  pour  la  fille.  Tout  était  donc 
pour  le  mieux. 

Il  n'était  pas  jusqu'au  travail  que  cet  amour  ne 
favorisât  à  sa  manière,  en  rendant  toute  autre  dis- 
traction superflue.  Rousseau  se  remit  pour  la  troi- 
sième fois  à  ses  Muses  galantes;  au  bout  de  trois 
mois  elles  étaient  achevées. 

Les  opéras  de  Rousseau  ne  se  sont  jamais  beau- 
coup joués  et  sont  oubliés  depuis  longtemps  ;  cela 
peut  nous  dispenser  de  les  apprécier  longuement. 
Jean-Jacques  a  d'ailleurs  parlé  lui-même  de  son 
œuvre  de  manière  à  désarmer  la  critique.  «  Cet 
ouvrage,  dit-il,  est  si  médiocre  en  son  genre,  et  le 
genre  en  est  si  mauvais  que,  pour  comprendre  corn- 


186  LA    VIE    ET    LES    OEUVHES 

meut  il  m'a  pu  plaire,  il  faut  sentir  toute  la  force  de 
l'habitude  et  des  préjugés1.  »  L'idée  en  était  pour  le 
moins  singulière.  L'auteur  se  proposait  d'offrir,  en 
trois  actes  détachés,  trois  genres  différents  de  mu- 
sique. En  bonne  règle,  on  aurait  dû  appeler  cela 
trois  pièces.  Mais  la  donnée  une  fois  admise,  on  a 
pu  soutenir  que  l'unité  se  retrouve  dans  l'exécution, 
et  par  le  fait,  on  ne  peut  désirer  une  analogie  plus 
complète  que  celle  qu'on  trouve  dans  ces  trois 
actes,  en  quelque  sorte  coulés  dans  le  même  moule, 
et  se  répondant  point  pour  point. 

Les  amours  de  trois  poètes  fournissent  à  Rous- 
seau les  sujets  de  ses  trois  parties.  Le  Tasse,  au- 
quel plus  tard  il  substitua  Hésiode .  convenait  à 
la  musique  forte  et  élevée;  Ovide  représentait  à 
merveille  le  genre  tendre,  et  Anacréon  était  natu- 
rellement indiqué  pour  inspirer  des  airs  vifs  et  lé- 
gers. Le  tout  était  précédé  d'un  prologue  et  accom- 
pagné de  danses.  Ces  personnages  allégoriques  ou 
mythologiques,  Apollon,  la  Gloire,  l'Amour,  les 
Muses,  ces  ballets  soi-disant  héroïques,  ces  vers 
langoureux,  cette  musique  énervante  sont  assez 
pauvres  au  fond;  mais  c'était  la  mode  :  Molière 
lui-même  avait  payé  son  tribut  à  ce  mauvais  genre. 
Cette  excuse  eu  vaut  bien  une  autre  ;  mais  elle  ne 
peut  faire  que  le  mauvais  goût  devienne  de  l'art 
véritable. 

L'opéra  étant  composé,  il  s'agissait  de  le  faire 
jouer;  besogne  difficile,  qui  donna  bien  du  mal  à 
l'auteur.  S'il  parvenait  à  placer  son  œuvre  sous  le 
patronage  de  Rameau,  le  succès  en  était  assuré:  il 
ne  désespéra  pas  d'y  réussir.  Il  avait  justement 
accès  auprès  de  ce  musicien  par  la  famille  de  la  Po- 

I.  Les  Muses  galantes,  Avertissement. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  187 

plinière,  dans  laquelle  Gauffecourt  l'avait  introduit. 
M.  de  la  Poplinière  était  le  Mécène  de  Rameau,  Mmc  de 
la  Poplinière  sa  très  humble  écolière  ;  mais  il  fallait 
compter  avec  les  mauvaises  humeurs   de   Rameau. 

D'abord  celui-ci  refusa  de  voir  la  pièce.  Il  ne  se 
décida  même  pas  sans  impatience  à  l'entendre.  Alors 
se  montrant  également  prodigue  de  louanges  et  de 
critiques ,  il  conclut  à  la  fin  que  l'auteur  n'était 
qu'un  petit  pillard  sans  talent  et  sans  goût  ;  que 
ses  partitions  étaient  parfois  d'un  homme  consommé 
dans  l'art,  et  d'autres  fois  d'un  ignorant  qui  ne  savait 
pas  même  la  musique.  «  Et  il  est  vrai,  dit  Rousseau, 
que  mon  travail ,  inégal  et  sans  règle ,  était  tantôt 
sublime  et  tantôt  très  plat,  comme  doit  être  celui 
de  quiconque  ne  s'élève  que  par  quelques  élans  de 
génie ,  et  que  la  science  ne  soutient  point.  »  De 
cette  époque  date  ce  que  Rousseau  appelle  la  ja- 
lousie de  Rameau;  mais  comment  admettre  que  le 
grand  musicien  ait  été  jaloux  de  Rousseau? 

Rameau  a  raconté  la  même  anecdote  ;  on  pense 
bien  que  les  deux  récits  diffèrent  sensiblement.  «  Je 
fus  frappé,  dit  Rameau,  d'y  trouver  de  très  beaux 
airs  de  violon ,  dans  un  goût  absolument  italien ,  et 
en  même  temps  tout  ce  qu'il  y  de  plus  mauvais  en 
musique  française...  Ce  contraste  me  surprit;  mais 
je  vis  bientôt  qu'il  n'avait  fait  que  la  musique  fran- 
çaise,  et  qu'il  avait  pillé  l'italienne.  »  «  Si  le  ballet 
eût  été  représenté,  ajoute  Rameau,  et  que  le  public 
eût  jugé  comme  moi,  Rousseau  n'aurait  pas  manqué 
d'en  tirer  avantage  en  faveur  de  la  musique  ita- 
lienne: mais  cela  aurait  prouvé  simplement  que  de 
la  bonne  musique  italienne  vaut  mieux  que  de  la 
mauvaise  musique  française'.  » 

1.   Rameau,  Erreurs  sur  la  musique  dans  l'Encyclopédie.  17o6. 


188 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


Tout  le  monde ,  du  reste ,  ne  fut  pas  aussi  sévère 
que  Rameau.  Mmc  de  la  Poplinière,  eu  élève  docile 
de  l'auteur  de  la  Princesse  de  Navarre ,  opina  du 
bonnet  et  se  montra  mécontente;  M.  de  la  Popli- 
nière ,  au  contraire ,  fut  enchanté  et  parla  autour  de 
lui  du  nouveau  maestro;  si  bien  que  le  duc  de  Riche- 
lieu voulut  entendre  l'œuvre,  et  qu'elle  fut  exécutée 
à  grand  orchestre  en  sa  présence,  aux  frais  du  Roi. 
«  M.  Rousseau,  dit  le  duc  quand  elle  fut  terminée, 
voilà  de  l'harmonie  qui  transporte.  Je  n'ai  jamais 
rien  entendu  de  plus  beau;  je  veux  donner  cet  ou- 
vrage à  Versailles.  »  Les  Muses  Galantes  ne  furent 
pourtant  pas  représentées  devant  le  Roi.  Deux  ans 
après ,  en  1747,  elles  passèrent  à  l'Opéra ,  et  en 
1761,  elles  furent  jouées  devant  le  prince  de  Conti. 
Après  la  mort  de  Rousseau ,  Thérèse  resta  en  pos- 
session de  l'unique  manuscrit  contenant  la  partition; 
elle  n'en  tira  aucun  parti1.  On  ne  peut  pas  dire  que 
la  gloire  de  l'auteur  ait  eu  à  souffrir  de  cette  né- 
gligence. 

II 

Pour  se  consoler  des  retards  apportés  à  l'exécu- 
tion de  son  opéra ,  il  se  mit  à  en  faire  un  autre , 
auquel  il  n'aurait  pas  même  songé  ,  si  la  faveur  de 
Richelieu  ne  le  lui  avait  imposé.  Malheureusement, 
il  y  rencontra  de  nouveau  l'opposition  de  Rameau. 
Tout  Versailles  fut  eu  fêtes  à  l'occasion   de  la  vic- 


1.  Noie  sur  les  manuscrits  de 
J.-J.  Rousseau  remis  au  Comité 
d'Instruction  publique  par  le 
citoyen  René  Girardin  père. 
Cette  noie  est  en  tète  des  Let- 


tres authographes  de  J.-J.  Rous- 
seau à  Mme  de  Luxembourg, 
conservées  à  la  bibliothèque 
de  la  Chambre  des  députés. — 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  189 

toire  de  Fontenoy.  On  joua  au  théâtre  des  Petites- 
Ecuries  plusieurs  opéras,  entre  autres  la  Princesse 
de  Navarre ,  dont  les  paroles  étaient  de  Voltaire  et 
la  musique  de  Rameau.  On  voulut  toutefois  pour  la 
circonstance ,  réformer  la  pièce ,  et  on  lui  donna  le 
nom  de  Fêtes  de  Ramire.  Voltaire  et  Rameau  étant 
l'un  et  l'autre  empêchés,  Richelieu  chargea  Rous- 
seau de  faire  les  remaniements.  Celui-ci  sentant  que 
c'était  une  grosse  responsabilité,  mais  aussi  que  cela 
pourrait  être  une  bonne  fortune  pour  lui  de  toucher 
aux  vers  de  Voltaire ,  désira  s'assurer  de  son  assen- 
timent. Sa  lettre,  comme  on  le  pense  bien,  est  toute 
pleine  du  témoignage  de  sa  propre  faiblesse  et  de 
son  admiration  pour  le  grand  homme.  On  peut  re- 
marquer cependant  que  lorsqu'il  l'écrivit,  son  travail 
qui,  d'après  lui,  dura  deux  mois,  devait  être  fort 
avancé.  La  lettre,  en  effet,  est  du  11  décembre,  et 
la  représentation  eut  lieu  le  22  l. 

Voltaire  ne  pouvait  voir  en  Rousseau  un  futur 
rival  et  un  contradicteur;  peut-être  crut-il  découvrir 
au  contraire  dans  sa  naissante  célébrité  un  satellite 
de  plus  pour  sa  personne.  Aussi,  sa  réponse  est- 
elle  aimable  et  louangeuse.  «  Vous  réunissez,  Mon- 
sieur, deux  talents  qui  ont  toujours  été  séparés 
jusqu'à  présent.  Voilà  deux  bonnes  raisons  pour 
moi  de  vous  estimer  et  de  chercher  à  vous  aimer. 
Je  suis  fâché  pour  vous  que  vous  employiez  ces 
deux  talents  à  un  ouvrage  qui  n'en  est  pas  trop 
digne...  Heureusement  il  est  entre  vos  mains;  vous 
en  êtes  le  maître  absolu;  j'ai  perdu  tout  cela  de 
vue  2.  » 


1.  Voir  Lettre  de  Rousseau  à       2.  Réponse  de    Voltaire.  15  dé- 
Vo'.taire,  Il  décembre  17411.   —   ,    e<  mbre  1745- 


190 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


Rousseau  ménageait  moins  Rameau,  et  Rameau 
était  plus  exigeant  et  plus  maussade;  double  motif 
pour  que  l'affaire  ne  se  passât  pas  aussi  aisément 
de  ce  côté.  Mm"  de  la  Poplinière ,  éternelle  prôneuse 
de  son  maître  ,  se  montrait  impitoyable.  Rameau 
remania  les  remaniements  de  Rousseau ,  sauf  l'ou- 
verture, qu'il  n'eut  pas  le  temps  de  refaire  et  que 
Jean-Jacques  avait  refusé  de  lui  communiquer. 
Enfin,  disent  les  Confessions,  Rameau  aima  mieux 
faire  supprimer  son  nom  du  livret  que  de  le  voir 
associé  à  celui  de  Rousseau1.  Le  malheureux  Jean- 
Jacques  ,  ballotté  entre  le  duc  de  Richelieu  ,  qui  le 
favorisait,  et  Mmo  de  Poplinière,  qui  l'avait  pris  en 
aversion,  ne  pouvait  arrivera  rien.  Il  tomba  malade 
de  chagrin  et  de  dépit.  Quand  il  fut  en  état  de 
sortir,  Richelieu  avait  quitté  le  ministère.  Que  pou- 
vait-il sans  lui?  Son  temps,  ses  honoraires,  ses  dé- 
penses, les  fruits  et  l'honneur  de  son  travail,  tout 
était  perdu;  ses  espérances  étaient  encore  une  fois 
déçues. 

Mais  en  ce  moment  un  autre  événement,  nous  ne 
savons  si  nous  devons  dire  une  autre  peine,  détourna 
ses  soins  ;  son  père  vint  à  mourir.  Il  avoue  lui-même 
que  les  embarras  de  sa  situation  l'empêchèrent  de 
ressentir  cette  perte  comme  il  l'aurait  fait  dans  un 
autre  moment.  Ce  qui  signifie  qu'il  avait  besoin 
d'argent,  et  que  le  plaisir  d'hériter  compensa  ou 
tempéra  sa  douleur.  La  somme  qu'il  toucha  s'éleva 
à  1,500  florins,  comme  pour  la  succession  de  sa 
mère2.  Il  craignait  que  le  défaut   de  preuves  juri- 


1.  C'est  uue  erreur;  le  seul 
nom  cité  est  celui  de  Laval, 
auteur  du  ballet.  —   Voir  le 


livret,   14  p.   in-4°. 
gnteb,  ch.  VI. 


2.  Mu- 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  191 

diques  de  la  mort  de  son  frère  ne  suscitât  des  dif- 
ficultés. Il  pria  son  ami  Gauffecourt  dette  son  man- 
dataire officieux  et  s'en  trouva  bien. 

Dieu  nous  garde  de  passer  sous  silence  les  actions 
vertueuses  de  Rousseau!  In  soir  donc,  en  rentrant 
chez  lui,  il  trouva  une  lettre  qui  devait  contenir 
l'heureuse  nouvelle  du  règlement  de  sa  succession. 
Laissons-le  parler  :  «  Je  la  pris  pour  l'ouvrir  avec 
un  tremblement  d'impatience  dont  j'eus  honte  au- 
dedans  de  moi.  Eh  quoi  !  me  dis-je  avec  dédain, 
Jean-Jacques  se  laisserait-il  subjuguer  à  ce  point 
par  l'intérêt  et  par  la  curiosité  ?  Je  remis  sur-le- 
champ  la  lettre  sur  la  cheminée  ;  je  nie  déshabillai, 
me  couchai  tranquillement,  dormis  mieux  qu'à  mon 
ordinaire  et,  le  lendemain,  me  levai  assez  tard, 
sans  plus  penser  à  ma  lettre.  En  m'habillant.  je  l'a- 
perçus ;  je  l'ouvris  sans  nie  presser.  J'y  trouvai  une 
lettre  de  change.  J'eus  bien  des  plaisirs  à  la  fois  ; 
mais  je  puis  jurer  que  le  plus  vit'  fut  celui  d'avoir 
su  me  vaincre.  » 

N'en  déplaise  à  Jean-Jacques,  cet  acte  est  tout 
chrétien,  et,  qui  plus  est.  appartient  à  la  haute  spi- 
ritualité catholique.  Il  a  son  nom  dans  la  langue  de 
l'ascétisme  et  s'appelle  la  mortification.  Il  serait 
difficile  à  la  raison  d'en  rendre  complètement 
compte  ;  en  revanche,  les  livres  de  piété  et  les  vies 
de  saints  sont  émaillésà  chaque  page  de  semblables 
traits.  Rousseau  ajoute  qu'il  en  pourrait  citer  vingt 
à  son  actif  ;  tant  mieux  pour  lui  ;  cela  prouve  qu'il 
se  laissait  parfois  emporter  au-dessus  de  la  raison, 
jusque  dans  les  régions  du  surnaturel.  Que  ne  l'a- 
t-il  fait  plus  souvent! 

Pendant  qu'il  était  en  veine  de  bonnes  œuvres,  il 
envoya  à  Mme  de  Warens  une  petite  part   de   l'héri- 


192 


LA    VIE    ET    LES  ŒUVRES 


tage  qu'il  venait  de  recueillir.  Il  aurait  bien  désiré 
lui  donner  davantage,  mais  d'abord  il  fallait  vivre. 
D'ailleurs  la  malheureuse  femme  était  tombée  si 
bas  qu'on  ne  pouvait  savoir  si  les  secours  qui  lui 
étaient  destinés  ne  serviraient  pas  plutôt  à  engrais- 
ser ses  exploiteurs  qu'à  satisfaire  ses  besoins.  Elle 
avait  même  manœuvré  de  telle  façon,  que  la  pen- 
sion du  Roi  de  Sardaigne  ne  lui  était  plus  payée,  si 
même  elle  ne  lui  était  officiellement  retirée.  Jean- 
Jacques  s'employa  auprès  des  gouvernements  de 
France  et  d'Espagne  pour  lui  en  obtenir  une  autre; 
mais  n'avait-il  pas  plutôt  besoin  d'être  protégé, 
qu'il  ne  pouvait  protéger  ses  amis  '  ?  S'il  pouvait 
toutefois  essayer  de  venir  en  aide  à  son  ancienne 
maîtresse,  il  était  moins  à  l'aise  pour  la  sermonner, 
étant  lui-même  dans  une  situation  analogue  à  la 
sienne  :  dans  la  misère  comme  elle,  engage  comme 
elle  dans  d'indignes  liens,  et  peut-être  non  moins 
exploité  qu'elle,  quoique  d'une  autre  manière. 

Il  apprenait  en  effet  à  ses  dépens  que  le  désordre 
des  mœurs  coûte  cher.  Passe  encore  s'il  n'avait  eu 
à  sa  charge  que  Thérèse  ;  mais  avec  elle  s'était  abat- 
tue, comme  une  nuée  de  vautours,  toute  une  famille 
avide  de  profiter  de  la  curée  que  lui  promettait  la 
faiblesse  de  caractère  du  nouveau  couple.  Ils  n'é- 
taient guère  plus  capables  de  se  défendre  l'un  que 
l'autre,    et    la    mère    Le   Vasseur    était    insatiable. 


1.  Lettres  à  M""  de  Warens, 
25  février  174b  et  fin  de  174b, 
avec  Mémoire  à  l'appui.  —  Deux 
Lettres  de  février  1747.  La  pen- 
sion subit,  en  effet,  de  longs 
retards,  pendant  l'occupation 
espagnole  (1743-1749);  mais 
l'arriéré  fut  payé  et  Mme  de 


Warens  ne  perdit  rien.  Quant 
à  ses  entreprises  ruineuses, 
il  est  sûr  que,  presque  jus- 
qu'à son  dernier  jour,  aussi- 
tôt qu'elle  était  forcée  d'en 
laisser  une,  c'était  pour  se 
jeter  dans  une  autre.  Voir 
Mugnier,  ch.  vu,  et  passim. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  193 

Sœurs,  fils,  filles,  petites-filles,  tout  vint,  hors  une 
sœur  mariée,  à  Angers.  On  ne  peut  voir  sans  dé- 
goût celui  qu'on  devrait  nommer  le  philosophe  de 
Genève,  en  proie  à  cette  bande  d'affamés,  se  faisant 
l'un  d'eux,  les  appelant  des  noms  de  tantes,  de 
nièces;  se  laissant  appeler  oncle  ou  neveu.  Mais 
le  malheureux  était  engagé  dans  le  fatal  engrenage  ; 
il  lui  aurait  fallu,  pour  s'en  arracher,  une  dose  d'é- 
nergie qu'il  ne  possédait  pas.  Au  lieu  donc  de  plan- 
ter là  Thérèse  et  sa  suite,  il  se  mettait  en  peine  de 
les  nourrirtous.il  essaya  de  nouveau, mais  en  vain, 
de  faire  représenter  son  opéra.  Il  eut  meilleur  es- 
poir pour  sa  pièce  de  Na?xisse  et  la  fit  recevoir  aux 
Italiens,  mais  il  ne  put  la  faire  jouer.  Enfin  il  dut 
s'estimer  heureux  de  reprendre,  chez  Mme  Dupin  et 
M.  de  Francueil,  ses  fonctions  de  secrétaire  à  8  ou 
900  francs. 

Francueil  s'était  engagé  à  faire  répéter  les  Muses 
galantes,  il  tint  strictement  parole  ;  la  pièce  fut  ré- 
pétée ;  mais  il  fit  en  sorte,  dit  Rousseau,  qu'elle  ne 
fût  pas  jouée.  Une  de  ces  répétitions  eut  lieu  sur  le 
Grand  Théâtre,  devant  un  nombreux  auditoire.  Elle 
fut  applaudie;  cependant  l'auteur  vit  qu'elle  était 
défectueuse  sous  plusieurs  rapports  ;  lui-même  la  re- 
tira sans  rien  dire. 

Désabusé  de  la  gloire,  il  prit  le  parti  de  s'atta- 
cher à  ses  fonctions.  Elles  l'obligèrent  à  avoir  un 
logement  dans  le  quartier  Saint-IIonoré  (rue  Jean- 
Saint-Denis,  près  de  l'Opéra)  mais  il  tenait  encore 
davantage  à  conserver  celui  qu'il  avait  loué  pour 
Thérèse,  au  haut  de  la  rue  Saint-Jacques.  Il  y  allait 
souper  presque  tous  les  soirs.  Le  jour,  il  écrivait 
sous  la  dictée  de  MmG  Dupin  et  l'aidait  à  un  ou- 
vrage qu'elle  préparait  avec  son  mari,  sur  le  mérite 


194 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


des  femmes,  ou  bien  il  faisait  de  la  chimie  avec 
Francucil.  On  a  encore  à  Chenonceaux  des  liasses  de 
manuscrits  de  la  main  de  Rousseau1. 

Le  surplus  de  son  temps,  quand  il  lui  en  restait, 
était  pour  ses  amis.  Le  principal  et  le  plus  connu 
était  Diderot.  Diderot  avait  sa  Nanette,  comme  lui 
sa  Thérèse  ;  c'était  entre  eux  une  conformité  de 
plus.  Jean-Jacques  se  lia  également  avec  Condillac, 
qu'il  représente  ici  comme  un  homme  obscur  et 
ignoré  dans  la  littérature,  peut-être  pour  se  donner 
le  plaisir  de  le  tirer,  en  paroles  du  moins,  de  son 
obscurité. 

11  se  vante  même  d'avoir  contribué  à  trouver  un 
libraire  à  Fauteur  de  Y  Essai  sur  V  origine  des  con- 
naissances humaines,  et  de  l'avoir  mis  en  relations 
avec  Diderot.  Tous  trois  venaient  dîner  ensemble 
un  jour  chaque  semaine  au  Palais-Royal,  à  l'hôtel 
du  Panier  fleuri.  C'est  dans  une  de  ces  réunions 
que  fut  conçu  entre  Rousseau  et  Diderot  le  pro- 
jet de  publier  à  tour  de  rôle ,  sous  ce  titre ,  le 
Persifleur,  une  revue  critique  des  productions  litté- 
raires françaises  et  étrangères.  Jean -Jacques  se 
chargea  du  premier  numéro  ;  il  n'en  parut  jamais 
d'autre 2. 

Cet  essai  aurait  sans  doute  eu  du  retentissement 
s'il  avait  duré.  Tel  qu'il  est,  on  n'y  peut  voir  qu'une 
boutade  assez  spirituelle  et  une  sorte  de  programme. 
L'auteur,  afin  de  se  donner  le  droit  de  persifler  les 
autres,  commence  par  se  persifler   lui-même.  Dide- 


1.  Mémoires  de  Mmcd'Épinay, 
édit.  Boiteux,  t.  I,  ch.  yin, 
en  note.  —  G.  Sand,  Histoire  de 
ma  vie,  ch.  u.  Le  château  de 


Chenonceaux  appartenait  à 
Mm0  Dupin.  —  2.  Voir  aux 
Œuvres. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  198 

rot  montra  à  d'Alembert  ce  petit  écrit  de  son  ami. 
Rousseau  entra  ainsi  en  relations  avec  d'Alembert; 
tel  fut  sans  doute  pour  lui  le  résultat  le  plus  clair 
de  son  Persifleur. 


III 


Francueil  ayant  été  passer  l'automne  de  1747  à 
Chenonceaux,  Jean-Jacques  l'y  accompagna.  La  vie 
opulente  et  facile  du  grand  seigneur  à  la  campagne 
lui  était  inconnue;  il  n'eut  pas  de  peine  à  s'y  faire 
et  devint  en  peu  de  temps  «  gras  comme  un  moine.  » 
Malgré,  ou  peut-être  à  cause  de  son  originalité,  il 
entra  fort  avant  dans  les  bonnes  grâces  des  dames, 
et  fut  bientôt  leur  ami  et  leur  conseiller.  Sa  sauva- 
gerie servait  d'excuse  à  son  sans-gène  et  à  son 
manque  d'usages. 

Il  lui  fallait  cependant  payer  sa  bienvenue.  11  le 
fit  à  sa  manière  et  composa  deux  ou  trois  morceaux 
littéraires  qui  lui  donnèrent  une  grande  importance. 
On  sait  la  considération  dont  on  entourait  à  cette 
époque  les  hommes  de  lettres.  Il  n'y  avait  pas  de 
maison  aristocratique  qui  n'eût  les  siens  ;  on  leur 
faisait  presque  la  cour  ;  les  dames  les  comblaient  de 
prévenances.  Eux,  de  leur  côté,  recevaient  ces  hon- 
neurs comme  une  dette,  et  non  contents  de  traiter, 
en  quelque  sorte,  d'égal  à  égal  avec  les  plus  hauts 
seigneurs  et  les  femmes  du  plus  grand  monde,  affec- 
taient souvent  une  espèce  de  supériorité  qu'on 
subissait  sans  se  plaindre.  Les  productions  de  Rous- 
seau étaient  donc  bien  venues  à  Chenonceaux.  On  y 
jouait  la  comédie,  on  y  faisait  de  la  musique,  on  y 
récitait  des  vers  ;  quelle  heureuse  fortune  d'avoir  à 


I!M)  LA    MF.    ET    LES    ŒUVRES 

côté  de  soi  un  homme  qui  était  à  la  fois  auteur  dra- 
matique, poète  et  musicien  ! 

Parmi  les  œuvres  que  Rousseau  composa  à  Che- 
nonceaux,  on  doit  citer  Y  Engagement  téméraire*. 
Un  des  plus  grands  reproches  qu'on  puisse  faire  à 
cette  comédie,  c'est  d'être  de  son  époque.  Voilà 
bien  le  xviiic  siècle,  avec  son  goût  du  convenu,  son 
ton  sentimental,  son  genre  faux  et  fade,  qui  rap- 
pelle la  nature  à  peu  près  comme  les  bergers  de 
Florian.  L'intrigue,  qui  n'est  pas  sans  défauts,  est 
encore,  à  notre  avis,  ce  que  la  pièce  contient  de 
meilleur.  Isabelle  qui,  malgré  ses  résolutions,  se 
sent  prise  d'amour  pour  Dorante,  lui  fait  contracter 
l'engagement  de  se  tenir  en  garde  pendant  vingt- 
quatre  heures  contre  un  seul  objet  qu'elle,  lui  dési- 
gnera; elle  lui  laisse  d'ailleurs  toute  liberté  de  fixer 
ensuite  le  prix  de  la  gageure,  s'il  parvient  à  la 
gagner.  Or,  cet  objet  pour  lequel  il  a  promis  de  ne 
témoigner  que  de  l'in différence,  c'est.  .  .  elle-même. 
Là-dessus,  ruses  d'Isabelle  pour  exciter  l'amour  et 
la  jalousie  de  son  amant  et  le  forcer  à  se  déclarer; 
désespoir  et  incertitude  de  Dorante,  qui  n'ose  mon- 
trer ses  sentiments,  dans  la  crainte  de  perdre  son 
pari.  Enfin,  Lisette  vient  à  son  secours,  et 
lui  dit  de  se  prêter  à  tout,  même  à  signer  le  contrat 
d'Isabelle  avec  Valère  son  rival,  car  le  nom  de 
l'époux  doit  être  en  blanc.  C'est  alors  au  tour  d'Isa- 
belle de  se  prendre  d'étonnement  et  de  rage,  en 
présence  de  l'indifférence  apparente  de  Dorante.  Il 
signe  le  contrat  ;   il  a  gagné  son  pari  ;  il  demande 

la  liberté  d'écrire. 
1.  Voir  aux  Œuvres. 


DE   JEAN -JACQUES    ROUSSEAU.  197 

Isabelle 
D'écrire! 

Lisette 
Il  est  donc  fou  ! 

Valèbe 

Que  demandes-tu  là  ? 

Dorante 
Oui,  d'écrire  mon  nom  dans  le  blanc  que  voilà. 

Isabelle 
Ah!  vous  m'avez  trahie. 

Dorante  se  jette  aux  pieds  d'Isabelle  ;  Isabelle 
accorde  sa  main  ;  c'est  elle  qui  a  contracté  renga- 
gement téméraire. 

Il  y  avait  là  de  quoi  faire  une  jolie  pièce;  mais  ce 
cadre,  qui  prêtait  à  des  situations  intéressantes,  a 
été  rempli  d'une  manière  bien  insuffisante.  L'action 
elle-même,  qu'il  n'y  avait  qu'à  laisser  aller,  se  com- 
plique et  se  dégage  difficilement.  De  caractères,  il 
n'y  en  a  pas  l'ombre.  La  versification  est  facile,  et 
on  rencontre  des  vers  bien  frappés,  de  la  gaité  par 
moments  et  de  l'esprit  presque  partout.  Cette 
comédie  donc  ne  manque  pas  d'agrément ,  quoi- 
qu'elle soit  plus  froide  que  ne  le  ferait  supposer 
notre  analyse  ;  mais  elle  ne  sort  pas  de  la  foule  des 
médiocrités  agréables.  L'heure  de  Rousseau  n'était 
pas  encore  venue.  Il  commence  son  avertissement 
par  ces  mots  :  «  Rien  n'est  plus  plat  que  cette 
pièce.  »  Que  n'aurait-il  pas  dit  si  on  l'avait  pris  au 
mut?  Mais  quand  il  parie  du  temps  qu'elle  lui  a 
coûté,  nous  nous  inscrivons  en  faux  contre  son  affir- 
inatiou.  Rousseau,  qui  écrivait  si  difficilement,  était. 


1 98  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

à  coup  sûr,  incapable  de  faire  cet  ouvrage  en  trois 
jours,  comme  il  le  prétend  dans  son  avertissement, 
ni  même  en  quinze,  suivant  la  variante  des  Confes- 
sions. Si  la  pièce  ne  fut  pas  jouée  alors,  car  elle  fut 
réservée  pour  une  autre  occasion,  ne  serait-ce  point 
parce  qu'elle  n'était  pas  terminée? 

L'Allée  de  Sylvie 1  est  également  datée  de  Chenon- 
ceaux.  Elle  est  incontestablement  la  meilleure  pièce 
de  vers  de  Rousseau  ;  ce  qui  n'empêche  pas  Saint- 
Marc-Girardin  d'y  reconnaître  à  peine  quelques  vers 
harmonieux  et  respirant  la  rêverie  2.  Quoique 
Rousseau  ne  soit  jamais  moins  poète  que  dans  ses 
vers,  on  s'attache  néanmoins  à  la  plupart  de  ses 
productions,  quelles  qu'elles  soient.  L'historien  a 
d'ailleurs  un  motif  particulier  de  s'en  occuper,  car 
presque  toujours  on  y  découvre,  non  seulement  la 
marque  de  son  talent,  mais  un  coin  de  l'histoire  de 
son  âme.  Bien  différent  du  statuaire  qui  se  demande 
en  face  de  son  bloc  de  marbre  :  sera-t-il  Dieu,  table 
ou  cuvette,  Rousseau  (et  c'est  là  un  de  ses  mérites 
littéraires)  se  peint  toujours  lui-même  dans  ses 
œuvres.  V Allée  de  Sylvie  ne  déroge  point  à  cette 
loi.  On  y  retrouve  Jean-Jacques  au  naturel,  son 
amour  de  la  campagne  et  de  la  rêverie  solitaire,  ses 
plaintes  sur  son  malheureux  sort,  et  cet  amalgame 
de  sentiments,  de  passions  et  de  philosophie,  qui 
était  chez  lui  non  une  simple  attitude,  mais  un  des 
traits  les  plus  réels  de  son  caractère  : 

Qu'à  m'égarer  dans  ces  bocages 
Mon  cœur  goûte  de  voluptés  ! 
Que  je  me  plais  sous  ces  ombrages  ! 
Que  j'aime  ces  flots  argentés  ! 

I.      Voir     nux     Œuvres.     —    |    l"j;invier  1852. 
2.     Revue     des      iJeux    Mondes, 


DE    JEAÎSWACQUES    ROUSSEAU.  199 

Douce  et  charmante  rêverie, 
Solitude  aimable  et  chérie, 
Puissiez-vous  toujours  me  charmer. 
De  ma  triste  et  lente  carrière, 
Rien  n'adoucirait  la  misère, 
Si  je  cessais  de  vous  aimer. 


Passions,  source  de  délices, 
Passions,  source  de  supplices, 
Cruels  tyrans,  doux  séducteurs, 
Sans  vos  fureurs  impétueuses, 
Sans  vos  amorces  dangereuses, 
La  paix  serait  dans  tous  les  cœurs. 


En  1763,  cette  pièce,  restée  jusqu'alors  inédite, 
tomba  par  hasard  entre  les  mains  de  Fréron  : 
«  Yous  connaissez,  dit-il,  la  prose  énergique  et  brû- 
lante de  cet  écrivain;  je  doute  que  vous  soyez  aussi 
content  de  sa  versification  '.  » 


IV 


Pendant  que  Jean-Jacques  menait  joyeuse  vie  à 
Chenonceaux,  Thérèse  portait,  à  Paris,  les  tristes 
fruits  de  leur  inconduite.  Lorsqu'il  alla  l'y  rejoindre, 
en  décembre  1747 2,  il  trouva  son  ouvrage  plus 
avancé  qu'il  ne  l'avait  cru.  Le  cas  était  délicat,  et, 
vu  l'insouciance  des  parents,  presque  imprévu.  La 
naissance  d'un  enfant,  une  des  plus  pures  joies  de 
la  famille,  une  des  plus  douces  bénédictions  accor- 
dées par  la  Providence   à  un  jeune  ménage,  n'est 


1.    FRÉRON,    Année    littéraire   I    M"^  de    Wartns,  17   décembre 
de    1763,    t.    V.  —    2.    Lettre   à    |    1747. 

TOME  1  14 


200  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

pour  les  unions  irrégulières  qu'un  déshonneur  et 
une  gène,  dont  trop  souvent  on  se  débarrasse  par 
une  nouvelle  faute.  Tout  le  monde  sait  le  moyen 
qu'employa  Rousseau  ;  l'histoire  lui  répétera  éter- 
nellement ce  reproche  dont  on  ne  se  relève  pas  :  il 
a  mis  ses  enfants  à  l'hôpital.  «  Je  m'y  déterminai, 
dit-il,  gaillardement,  sans  le  moindre  scrupule.  » 
Et  près  de  trente  ans  plus  tard,  après  avoir  fait  un 
gros  traité  de  l'éducation,  où  il  s'étend  doctement 
sur  les  devoirs  de  la  paternité  ;  après  avoir  prononcé 
ces  paroles  décisives  :  «  Celui  qui  ne  peut  remplir 
les  devoirs  de  père  n'a  point  le  droit  de  le  devenir. 
Il  n'y  a  ni  pauvreté,  ni  travaux,  ni  respect  humain 
qui  le  dispensent  de  nourrir  ses  enfauts  et  de  les 
élever  lui-même  '  ;  »  après  avoir  été  honoré  du  titre 
d'éducateur  des  peuples  et  de  directeur  du  genre 
humain,  il  ne  trouve  rien  de  mieux  que  de  redire  : 
«  Je  le  ferais  encore  si  c'était  à  faire  2.  » 

Il  est  vrai  qu'il  gémit  sur  la  dure  nécessité  qui  le 
pressait  ;  qu'il  assure  que  nul  père  n'aurait  été  plus 
tendre  que  lui,  pour  peu  que  l'habitude  eût  aidé  la 
nature 3  ;  qu'il  verse  sur  sa  faute  des  larmes  amères 
et  n'en  sera  jamais  consolé 4  ;  qu'il  se  reproche 
d'avoir  négligé  des  devoirs  dont  rien  ne  pouvait  le 
dispenser5.  Et  il  continue  follement  sa  vie  de  dé- 
sordre ;  et  une  première,  une  seconde  faute  ne  l'é- 
clairent  ni  ne  le  corrig-ent;  et  cinq  fois  il  renouvelle 
ce  coupable  abandon  de  ses  enfants,  sauf  à  l'accom- 
pag-ner  des  mêmes  gémissements. 

Thérèse,  qui  n'était  qu'une  pauvre  fille  sans  esprit 
et  sans  éducation,  mais  qui  était  inspirée   par   son 


1.    Emile,   1.    I.    —    2.     Rêve-    I    —  4.  Emile,  1.  1er.—  5.  Confcs- 
ries...,  9e  promenade.  —  LS.  ïd.   \   sions,  1.  XII. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  201 

cœur  de  mère,  se  montra,  dans  cette  circonstance, 
supérieure  au  philosophe  du  sentiment  et  de  la  na- 
ture. Elle  voulait  à  toute  force  garder  son  enfant  ; 
mais  sa  mère  venant  ajouter  ses  motifs  intéressés 
aux  subtilités  de  l'amant,  finit  par  vaincre  sa  résis- 
tance. Au  moment  de  porter  l'enfant  aux  Enfants- 
Trouvés,  on  se  contenta  d'attacher  à  ses  langes  un 
signe  de  reconnaissance.  Nous  verrons  plus  tard 
l'inutilité  de  cette  précaution,  qu'on  oublia  d'ail- 
leurs, ou  qu'on  négligea  dès  le  second  enfant.  Il 
faut  croire  que  l'affaire,  aux  yeux  de  Rousseau,  n'en 
valait  pas  la  peine. 

Il  semblerait,  d'après  Mm0  d'Allard,  qui  dit  le  sa- 
voir par  Mme  dTIoudetot,  que  c'était  Thérèse  qui 
aurait  voulu  se  débarrasser  de  ses  enfants  '  ;  mais 
cette  version  ne  saurait  tenir  contre  les  présomptions 
de  la  situation,  contre  les  dires  de  Rousseau  et 
d'autres  personnes  encore,  enfin  contre  le  bruit 
public.  Car,  quoique  Jean-Jacques  ait  prétendu  que 
son  secret  n'avait  pu  être  divulgué  que  par  les  faux 
amis  à  qui  il  l'avait  confié,  le  fait  était  connu  dans 
tout  le  quartier.  On  y  plaignait  ouvertement  Thé- 
rèse, et  l'on  blA niait  Rousseau  de  cet  envoi  barbare 
de  ses  enfants  aux  Enfants-Trouvés. 

Une  citation  encore  sur  le  même  sujet.  Elle  est 
tirée  du  Manuscrit  de  ma  mère,  publié  par  Lamar- 
tine. Mmc  des  Roys,  mère  de  Lamartine,  tenait  le 
fait  de  sa  mère  à  elle-même,  qui  était  très  liée  avec 
Mmc  de  Luxembourg.  «  La  maréchale  de  Luxem- 
bourg, dit-elle,  sut  que  la  femme  avec  laquelle  il 
vivait  était  enceinte.  Elle  craignit  que  Rousseau  ne 


1.  Voir  Musse t-P  ythay.  His-    !    de  J.-J.  Rousseau,  t.  I,  p.  209. 
toire  de  la   vie   et  des   ouvrages    \ 


202  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

voulût  jeter,  comme  il  l'avait  déjà  fait  trois  fois,  cet 
enfant  aux  Enfants-Trouvés.  Elle  alla  trouver 
M.  Tronchin,  de  Genève,  ami  particulier  de  Jean- 
Jacques  Rousseau,  et  le  pria  instamment  de  lui  faire 
apporter  cet  enfant,  dont  elle  prendrait  soin. 
M.  Tronchin  en  parla  à  Rousseau,  qui  parut  y  don- 
ner son  consentement.  Il  le  dit  aussi  à  la  mère  qui 
fut  ivre  de  joie.  Aussitôt  qu'elle  fut  accouchée,  cette 
pauvre  femme  fit  avertir  Tronchin.  Il  vint,  il  vit  un 
bel  enfant,  qui  était  un  garçon  plein  de  vie.  Il  prit 
l'heure  avec  la  mère  pour  revenir  le  lendemain 
chercher  l'enfant  ;  mais  à  minuit,  Rousseau,  vêtu 
d'un  manteau  de  couleur  sombre,  s'approcha  du  lit 
de  l'accouchée  et,  malgré  ses  cris,  emporta  lui- 
même  son  fils  pour  le  perdre,  sans  marque  de  re- 
connaissance, dans  un  hospice1.   » 

Nous  ne  rapportons,  toutefois,  ce  témoignage 
qu'avec  hésitation,  parce  qu'il  prête  par  certains 
côtés  à  la  critique.  Le  fait  n'aurait  pu  avoir  lieu 
qu'à  partir  du  mois  de  mai  de  1739,  époque  où  Rous- 
seau a  connu  Mmo  de  Luxembourg.  Or,  il  parait  ad- 
mis (nous  ignorons  à  la  vérité  sur  quelles  preuves) 
qu'à  cette  époque  il  avait  eu  son  quatrième,  et 
même  son  cinquième  enfant. 

L'idée  d'abandonner  ses  enfants  ne  lui  serait  sans 
doute  pas  venue,  si  elle  ne  lui  avait  été  suggérée  par 
d'autres  personnes,  dans  des  conjonctures  qu'il 
raconte  longuement,  afin  peut-être  de  donner  le 
change  et  de  plaider  les  circonstances  atténuantes. 
Ecoutons  ce  récit  essentiel,  qu'il  entend  faire  simple- 
ment et  sans  commentaires,  afin  de  ne  se  charger  ni 
de  s'excuser. 

1.  Le  Manuscrit  de  ma  mère,  1879,  p.  121. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  203 

Après  son  retour  de  Venise,  il  allait  ordinaire- 
ment prendre  ses  repas  près  de  l'Opéra,  dans  une 
maison  qui  se  recommandait  par  sa  société  plutôt 
que  par  sa  cuisine.  A  la  tète  de  cette  bonne  et  sûre 
compagnie  trônait  un  vieux  commandeur  débauché, 
plein  de  politesse  et  d'esprit,  mais  ordurier,  cheva- 
lier de  toutes  les  filles  de  l'Opéra  et  grand  conteur 
de  nouvelles  scandaleuses.  Autour  de  ce  soleil,  pa- 
pillonnait une  brillante  jeunesse  composée  d'officiers 
aux  gardes,  de  mousquetaires,  de  commerçants,  de 
financiers,  enfin  d'une  foule  de  viveurs  habitués  à 
se  retrouver  chaque  jour  et  à  ne  pas  se  contraindre. 
Le  commandeur  donnait  le  ton  ;  à  en  croire  Jean- 
Jacques,  c'était  celui  de  la  politesse  et  de  l'honnê- 
teté. On  s'amusait,  on  polissonnait  beaucoup,  mais 
sans  grossièreté,  et  la  grâce  de  la  forme  faisait 
passer  la  crudité  du  fond.  Et  puis,  quand  les  con- 
versations ne  suffisaient  pas,  le  magasin  voisin  d'une 
modiste,  avec  ses  jolies  ouvrières,  fournissait  un 
supplément  toujours  à  la  disposition  de  ces  Mes- 
sieurs. Enfin,  «  celui  qui  peuplait  le  mieux  les  En- 
fants-Trouvés était  toujours  le  plus  applaudi.  » 
Jean-Jacques  se  vante  d'avoir  pris  les  maximes  du 
lieu,  sans  en  prendre  les  mœurs  ;  c'était  déjà  beau- 
coup trop  ;  mais,  en  pareille  matière,  il  est  rare 
qu'on  s'en  tienne  à  la  théorie.  Il  ne  prévoyait  pas 
alors  que  cet  expédient  des  Enfants-Trouvés  aurait 
à  lui  servir  un  jour.  L'occasion  se  présentant,  il  se 
trouva  que  la  leçon  avait  germé  ;  il  en  profita. 

Il  aime  mieux,  d'ailleurs,  suivant  son  habitude,  se 
plaindre  du  sort  que  de  lui-même.  Il  avait  com- 
mencé par  s'excuser  ;  plus  tard  il  en  vint  à  tenter 
un  essai  de  justification  en  règle.  Quoique  la  ques- 
tion qu'il  nous  soumet    soit  facile  à  résoudre,  elle 


204  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

est  assez  sérieuse  pour  que  nous  écoutions  au 
moins  ses  raisons.  «  Tandis  que  je  philosophais  sur 
les  devoirs  de  l'homme ,  dit-il  au  VIII0  livre  des 
Confessions,  un  événement  vint  me  faire  mieux  ré- 
fléchir sur  les  miens.  Thérèse  devint  grosse  pour  la 
troisième  fois.  Trop  sincère  avec  moi,  trop  fier  en 
dedans  pour  démentir  mes  principes  par  mes 
œuvres,  je  me  mis  à  examiner  la  destination  de  mes 
enfants  et  mes  liaisons  avec  leur  mère  sur  les  lois 
de  la  nature,  de  la  justice,  de  la  raison,  de  la  reli- 
gion... Si  je  me  trompai  sur  les  résultats,  rien  n'est 
plus  étonnant  que  la  sécurité  d'âme  avec  laquelle  je 
m'y  livrai...  Non,  je  le  sens,  et  je  le  dis  hautement, 
jamais  un  seul  instant  de  sa  vie  Jean-Jacques  n'a 
pu  être  un  homme  sans  sentiments ,  sans  entrailles, 
un  père  dénaturé.  J'ai  pu  me  tromper,  mais  non 
m'endurcir.  Si  je  disais  mes  raisons,  j'en  dirais 
trop...  Je  me  contenterai  de  dire  que  mon  erreur 
fut  telle  qu'en  livrant  mes  enfants  à  l'éducation  pu- 
blique ,  faute  de  pouvoir  les  élever  moi-même ,  en 
les  destinant  à  devenir  ouvriers  ou  paysans  plutôt 
qu'aventuriers  et  coureurs  de  fortunes,  je  crus  faire 
un  acte  de  citoyen  et  de  père,  et  je  me  regardai 
comme  un  membre  de  la  République  de  Platon. 
Plus  d'une  fois  depuis  lors,  les  regrets  de  mon 
cœur  m'ont  appris  que  je  m'étais  trompé  ;  mais  loin 
que  ma  raison  m'ait  donné  le  même  avertissement, 
j'ai  souvent  béni  le  ciel  de  les  avoir  garantis  par  là 
du  sort  de  leur  père  et  de  celui  qui  les  menaçait, 
quand  j'aurais  été  forcé  de  les  abandonner.  Mon 
troisième  enfant  fut  donc  mis  aux  Enfants-Trouvés 
ainsi  que  les  premiers  ;  et  il  en  fut  de  même  des 
deux  suivants  ;  car  j'en  ai  eu  cinq  en  tout.  Cet  ar- 
rangement me  parut  si   bon,   si  sensé,  si  légitime, 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  205 

que,  si  je  ne  m'en  vantai  pas  ouvertement,  ce  fut 
uniquement  par  égard  pour  la  mère  ;  mais  je  le  dis 
à  tous  ceux  à  qui  j'avais  déclaré  nos  liaisons  ..  En 
un  mot,  je  ne  mis  aucun  mystère  à  ma  conduite, 
non  seulement  parce  que  je  n'ai  jamais  rien  à  cacher 
à  mes  amis  ;  mais  parce  qu'en  effet  je  n'y  voyais 
aucun  mal.  Tout  pesé,  je  choisis  pour  mes  enfants 
le  mieux,  ou  ce  que  je  crus  l'être.  J'aurais  voulu, 
je  voudrais  encore  avoir  été  élevé  et  nourri  comme 
ils  l'ont  été.  » 

Jean-Jacques  vient  de  dire  qu'il  a  dévoilé  sa  con- 
duite à  ses  amis.  En  ce  qui  concerne  ses  rapports 
avec  Thérèse,  ils  étaient  publics;  il  n'avait  donc 
rien  à  dévoiler.  Quant  à  l'envoi  de  ses  enfants  à 
l'hôpital,  le  fait,  parait-il,  resta  longtemps  ignoré. 
Pas  si  ignoré  pourtant  que  plusieurs  personnes  ne 
l'aient  connu.  Tronchin  en  fut  instruit ,  et  ne  garda 
sans  doute  pas  la  nouvelle  pour  lui  seul1.  Il  est 
curieux  d'ailleurs  de  voir  en  quels  termes  Rousseau 
en  informa  les  personnes  auxquelles  il  crut  devoir  en 
faire  part.  Sa  lettre  à  Mme  de  Francueil,  à  ce  sujet, 
mérite  d'être  citée  :  «  Oui,  Madame,  j'ai  mis  mes 
enfants  aux  Enfants-Trouvés.  J'ai  chargé  de  leur 
entretien  l'établissement  fait  pour  cela.  Si  ma  misère 
et  mes  maux  m'ôtent  le  pouvoir  de  remplir  un  soin 
si  cher,  c'est  un  malheur  dont  il  faut  me  plaindre, 
et  non  pas  un  crime  à  me  reprocher...  Vous  con- 
naissez ma  situation  :  Je  gagne,  au  jour  la  journée, 
mon  pain  avec  assez  de  peine.  Comment  nourrirais- 
je  encore  une  famile?  Et  si  j'étais  obligé  de  recourir 
au  métier  d'auteur,  comment  les  soucis  domestiques 


1.  Lettre  de  Tronchin  au  pas-    I    par    G.    MauGRAS,    Vo'laire  et 
leur  Vernes,  20  mai  1763.  Cité   |   J.-J,  Rousseau,  ch.  xn,  p.  289. 


206  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

et  le  tracas  des  enfants  me  laisseraient-ils  dans 
mon  grenier  la  tranquillité  nécessaire  pour  faire  un 
travail  lucratif?...  Que  ne  me  suis-je  marié,  me 
direz-vous?  Demandez-le  à  vos  injustes  lois,  Madame. 
Il  ne  me  convenait  pas  de  contracter  un  engage- 
ment éternel,  et  jamais  on  ne  me  prouvera  qu'aucun 
devoir  m'y  oblige.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que 
je  n'en  ai  rien  fait,  et  que  je  n'en  veux  rien  faire. 
—  Il  ne  faut  pas  faire  des  enfants  quand  on  ne 
peut  pas  les  nourrir?  —  Pardonnez-moi,  Madame, 
la  nature  veut  qu'on  en  fasse ,  puisque  la  terre 
produit  de  quoi  nourrir  tout  le  monde  ;  mais  c'est 
l'état  des  riches,  c'est  votre  état  qui  vole  au  mien 
le  pain  de  mes  enfants  1....  » 

Plus  tard  cependant,  le  remords  devint  si  vif  que 
Jean-Jacques  aima  mieux  se  condamner  à  l'absti- 
nence que  d'exposer  Thérèse  à  se  voir  derechef  dans 
le  même  cas  ;  mais  il  avoue  qu'il  ne  tint  pas  toujours 
sa  résolution  2. 

Enfin,  dans  les  derniers  jours  de  sa  vie,  il  devient 
encore  plus  explicite.  «  Il  est  sûr,  dit-il,  que  c'est 
la  crainte  d'une  destinée  pour  eux  mille  fois  pire, 
qui  m'a  le  plus  déterminé  dans  cette  démarche. 
Plus  indifférent  sur  ce  qu'ils  deviendraient,  et  hors 
d'état  de  les  élever  moi-même,  il  aurait  fallu,  dans 
ma  situation,  les  laisser  élever  par  leur  mère,  qui 
les  aurait  gâtés,  et  par  sa  famille,  qui  en  aurait  fait 
des  monstres.  Je  frémis  encore  d'y  penser...  Je 
savais  que  l'éducation  pour  eux  la  moins  périlleuse 
était  celle  des  Enfants-Trouvés,  et  je  les  y  mis. 
Je  le  ferais  encore  avec  bien  moins  de  doute  aussi, 
si  la  chose  était  à  faire... 3  » 

1.  20  avril  1751.  —  2.  Confes-  j  9a  Promenade.  —  Voir  aussi 
sions,    1.    XII.    —   3.    Rêveries.    \    Confessions,  1.  IX. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  207 

Ces  déclamations  sonnent  assez  bien,  mais  elles 
ne  sont  pas  même  spécieuses.  >T'aviez-vous  pas, 
peut-on  dire  à  Rousseau,  un  moyen  bien  simple 
d'empêcher  que  vos  enfants  ne  fussent  élevés  par 
leur  mère  et  sa  famille,  ou  livrés  à  Y  éducation  pu- 
blique (le  mot  est  joli  et  mérite  d'être  conservé), 
c'était  de  ne  pas  contracter  des  liens  honteux  éga- 
lement condamnés  par  la  nature,  la  justice,  la 
raison  et  la  religion  ?  Si  Thérèse  et  sa  famille  étaient 
un  obstacle  insurmontable  à  l'accomplissement 
de  vos  devoirs  de  père,  pourquoi  l'avez- vous 
prise  ?  Pourquoi  l'avez  vous  gardée  ?  Pourquoi  vous 
ètes-vous  embarrassé  de  cette  famille  ?  Pourquoi 
vous  êtes-vous  laissé  dominer  par  elle?  ^N'est-ce 
pas  vous  qui  avez  dit  que  «  celui  qui  ne  peut  rem- 
plir les  devoirs  de  père  n'a  pas  le  droit  de  le 
devenir?  »  Mais  vous  vous  êtes  engagé,  vous  avez  des 
devoirs  que  vous  tenez  à  remplir  ;  enfin  le  mal  est 
fait,  les  enfants  sont  venus  ;  il  n'est  pas  possible  de 
revenir  sur  le  passé.  —  Eh!  mon  Dieu,  qu'au  lieu 
de  mettre  en  avant  vos  obligations  vis-à-vis  de 
Thérèse,  parce  que  celles-là  vous  plaisent,  vous 
feriez  bien  mieux  de  songer  aux  malheureux  petits 
êtres  auxquels  vous  imposez  le  fardeau  d'une  nais- 
sance illégitime  et  d'une  éducation  de  hasard  !  Vous 
n'avez,  dites-vous,  que  l'alternative  de  les  aban- 
donner ou  d'en  faire  des  aventuriers  ou  des  cou- 
reurs de  fortunes.  Eh!  pourquoi  n'en  feriez-vous 
pas  des  honnêtes  gens?  Quant  à  Thérèse,  donnez- 
lui  une  réparation  suffisante,  cela  vaudra  mieux  que 
de  la  déshonorer  ;  si  vous  n'en  connaissez  pas 
d'autres  que  le  mariage,  épousez-la.  Vous  aurez 
ainsi  l'avantage  de  remplir  par  la  même  occasion 
vos  devoirs   envers  vos   enfants  et   de  réparer  Fin- 


208  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

famie  de  leur  naissance  ;  vous  y  trouverez,  soyez-en 
sûr,  le  moyen,  nous  dirions  la  grâce,  si  vous  étiez 
chrétien,  de  leur  procurer  une  éducation  honnête  et 
une  situation  dont  ils  n'aient  pas  à  rougir;  enfin, 
vous  pourrez  prétendre  à  ces  joies  de  la  famille, 
après  lesquelles  vous  semblez  avoir  aspiré  toute 
votre  vie  et  qui  constamment  vous  ont  fui  par  votre 
faute. 

S'il  y  a  une  excuse  en  faveur  de  Rousseau ,  on  la 
trouverait,  tout  au  plus,  dans  les  vices  de  son  éduca- 
tion. Ni  son  père,  ni  Mm0  de  Warens,  ni  Diderot, 
sans  parler  des  autres,  n'étaient  propres  à  lui  ins- 
pirer la  pratique  du  devoir.  Et,  depuis  qu'il  était 
engagé  dans  une  société  plus  aristocratique,  il  y 
voyait  plus  d'élégance,  mais  non  moins  de  corrup- 
tion. 

Les  déclarations  si  précises,  si  réitérées  de  Rous- 
seau semblaient  défier  la  critique.  Cependant,  après 
plus  d'un  siècle ,  une  voix  s'est  inscrite  en  faux 
contre  ces  preuves,  réputées  jusque-là  sans  réplique  : 
Jean-Jacques  Rousseau,  d'après  le  Docteur  Rous- 
sel, n'aurait  pas  eu,  n'aurait  pas  pu  avoir  d'enfants. 
Deux  obstacles  s'y  opposaient  :  sa  maladie  d'une 
part,  ses  tristes  habitudes  de  l'autre.  Deux  raisons, 
plus  ou  moins  probables ,  deux  à  peu  près  qui  ne 
feront  jamais  une  certitude.  Ils  auraient  pu  produire 
quelque  impression  avant  l'événement,  mais  ils  sont 
absolument  sans  valeur  du  moment  que  les  faits 
sont  venus  les  démentir. 

Sans  discuter  à  fond  la  dissertation  médicale  du 
Docteur  Roussel,  rôle  qui  ne  nous  convient  nulle- 
ment, qu'il  nous  soit  permis  de  lui  demander  si 
cette  maladie  constitutionnelle,  compliquée,  dit-il, 
d'uréthrite  et  d'orchite,   il   en   connaît  bien   l'exis- 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  209 

tence,  la  nature  et  la  gravité.  Jean-Jacques  avait 
une  maladie,  dont,  soit  dit  en  passant,  les  médecins 
n'ont  découvert  aucune  trace  après  sa  mort1  ;  il 
avait  de  déplorables  habitudes  :  voilà  deux  faits 
certains.  Le  reste  n'est  qu'inductions,  rapports  sans 
consistance,  bouts  de  phrases  pris  de  divers  côtés. 
Un  diagnostic  reconstruit  après  un  siècle,  dans  de 
telles  conditions,  peut-il  prévaloir  contre  des  faits 
certains  ? 


V 


Un  coup  d'oeil  sur  le  genre  de  vie  que  Rousseau 
menait  alors,  tout  en  nous  rappelant  au  cours  des 
événements,  nous  aidera  à  comprendre  tout  ce  qu'il 
y  avait  de  dangers  pour  la  vertu,  de  hontes,  d'infa- 
mies dans  ce  milieu  réputé  honnête  et  poli.  Sauf 
MmcDupin,  qui  était  presque  un  phénomène  de  vertu, 
que  d'exemples  déplorables  autour  du  malheureux 
Jean-Jacques  !  11  fait  dater  de  cette  époque  sa  liaison 
avec  Mmc  d'Epinay.  En  1748,Francueil  l'ayant  emmené 
en  effet  passer  une  partie  de  l'été  à  la  Chevrette, 
château  situé  près  de  celui  d'Epinay  et  appartenant 
à  M.  de  Bellegarde,  père  de  Mme  d'Epinay,  celle-ci, 
qui  s'y  trouvait  également,  eut  occasion  de  voir 
Rousseau  tout  à  son  aise.  Francueil  était  l'amant 
attitré  de  Mmc  d'Epinay;  l'intimité  du  patron  amena 
celle  du  secrétaire.  Rousseau  venait  d'être  deux  fois 
malade,  si  même  il  ne  l'était  encore 2  ;  l'existence 
large  à  la  campagne  était  un  remède  fort  à  son  gré. 
La  vie  à  la  Chevrette  rappelle  celle  de  Chenonceaux  : 

1.  Procès -verbal  d'autopsie  I  seau. — 2.  Lettre  à  Mme  de  Wa- 
dressé   après   la  mort   de  Rous-   |    rens,  26  août  1748. 


210  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

la  musique,  la  comédie  eu  faisaient  le  fond;  il  y 
faut  joindre  les  intrigues.  La  plupart  des  femmes 
avaient  là  leurs  amants,  à  la  barbe  des  maris. 
Rousseau,  tout  nouveau  venu  qu'il  était,  se  vante 
d'avoir  été  honoré  de  bien  des  confidences.  M.  de 
Francueil  et  Mmc  d'Epinay  l'avaient,  chacun  de  leur 
côté,  instruit  de  leurs  relations,  et,  ce  qui  est  plus 
fort,  Mme  de  Francueil  l'entretenait  de  ses  chagrins. 
Il  est  fier  de  l'habileté  avec  laquelle  il  sut  mener  sa 
barque  entre  ces  deux  femmes,  sans  les  trahir,  mais 
aussi  sans  les  servir  jamais;  car  il  ne  leur  dissimu- 
lait pas  l'attachement  qu'il  avait  pour  toutes  deux. 
Il  appelle  cela  de  la  droiture  et  de  la  fermeté,  et  at- 
tribue à  ces  qualités  l'amitié,  l'estime  et  la  confiance 
qu'il  leur  inspira  jusqu'à  la  fin;  mais  un  ami  véri- 
table eût  eu  quelque  chose  de  mieux  à  donner 
qu'une  complaisance  banale,  qui  ne  remédie  à  rien, 
parce  qu'elle  ne  sait  rien  blâmer. 

La  première  comédie  qu'on  joua  sur  le  théâtre 
de  la  Chevrettre  fut  Y  Engagement  téméraire.  On 
eut  la  malencontreuse  idée  de  donner  un  rôle  à 
l'auteur.  Il  passa  des  mois  à  l'apprendre,  le  joua 
mal,  et  il  fallut  le  lui  souffler  d'un  bout  à  l'autre. 
«  Quoique  ce  ne  soit  qu'une  comédie  de  société,  dit 
Mme  d'Epinay,  elle  a  eu  un  grand  succès.  Je  doute 
cependant  qu'elle  pût  réussir  au  théâtre  ;  mais  c'est 
l'ouvrage  d'un  homme  de  beaucoup  d'esprit,  et 
peut-être  d'un  homme  singulier.  Je  ne  sais  pas  trop 
cependant  si  c'est  ce  que  j'ai  vu  de  l'auteur  ou  de 
la  pièce  qui  me  le  fait  juger  ainsi.  Il  est  complimen- 
teur, sans  être  poli ,  ou  au  moins  sans  en  avoir  l'air. 
Il  parait  ignorer  les  usages  du  monde',  mais  il  est 
aisé  de  voir  cru 'il  a  infiniment  d'esprit.  Il  a  le  teint 
brun,  et  des  yeux  pleins  de  feu  animent  sa  physio- 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  211 

noaiie.  Lorsqu'il  a  parlé  et  qu'on  le  regarde,  il  pa- 
rait joli  ;  mais  lorsqu'on  se  le  rappelle ,  c'est  tou- 
jours en  laid.  On  dit  qu'il  est  d'une  mauvaise  santé, 
et  qu'il  a  des  souffrances,  qu'il  cache  avec  soin,  par 
je  ne  sais  quel  principe  de  vanité;  c'est  apparem- 
ment ce  qui  lui  donne  de  temps  en  temps  l'air  fa- 
rouche*. 

De  son  côté,  Mlle  d'Ette,  méchant  esprit  et  mé- 
chante langue,  écrivait  à  son  amant  le  chevalier  de 
Valory  :  «  Vous  auriez  été  content  de  la  comédie  au- 
delà  de  ce  que  vous  pouvez  imaginer...  Nous  avons 
eu  vraiment  une  pièce  nouvelle,  et  Francueil  a  pré- 
senté le  pauvre  diable  d'auteur,  qui  vous  est  pauvre 
comme  Job,  mais  qui  a  de  l'esprit  et  de  la  vanité 
comme  quatre.  Sa  pauvreté  l'a  forcé  de  se  mettre 
quelque  temps  aux  gages  de  la  belle-mère  de  Fran- 
cueil. en  qualité  de  secrétaire.  On  dit  toute  son  his- 
toire aussi  bizarre  que  sa  personne ,  et  ce  n'est  pas 
peu.  J'espère  que  nous  la  saurons  un  jour...  Fran- 
cueil vint  nous  apprendre  que  c'était  un  homme 
d'un  grand  mérite.  Cela  pourrait  bien  être  vrai.  Il 
est  certain  que  sa  pièce,  sans  être  bonne,  n'est  pas 
d'un  homme  ordinaire  2.  » 

Ces  jugements,  écrits  au  moment  même,  montrent 
qu'à  cette  époque  on  n'était  pas  fixé  sur  le  mérite 
de  Rousseau.  Il  n'était  pas  encore  un  grand  homme, 
mais  il  pouvait  être  en  train  de  le  devenir. 

Mme  d'Epinay  se  proposait  de  profiter  beaucoup 
de  sa  conversation  ;  elle  se  tint  parole.  «  Vous 
n'imaginez  pas ,  écrivait-elle  à  Francueil ,  combien 
j'ai  de  douceur  à  causer  avec  lui...  J'ai  encore  l'àme 
attendrie    de    la    manière    simple    et    originale  en 

1.  Mémoires  de  Mme  d'Epinay,  t.  I,  ch.  IV.  —  2.  Id. 


212 


LA.    VIE    ET    LES    OEUVRES 


même  temps  dont  il  raconte  ses  malheurs.  Il  est  de 
retour  à  Paris  depuis  trois  ans  ;  c'est  la  nécessité 
d'essuyer  une  injustice  et  la  perspective  d'être 
pendu,  dit-il,  qui  l'y  a  ramené1.  »  En  effet,  sous 
prétexte  de  raconter  son  histoire  à  Mmc  d'Epinay,  il 
lui  avait  fait  le  conte  le  plus  fantaisiste  qu'il  soit 
possible  d'imag-iner2. 

L'année  suivante ,  Mm0  d'Epinay  était  séparée 
d'avec  son  mari.  Elle  restreignit  beaucoup  sa  so- 
ciété. Nous  retrouvons  cependant  à  la  Chevrette 
nos  principaux  personnages  :  Francueil,  Rousseau, 
Gauffecourt,  le  chevalier  de  Valory,  MUc  d'Ette  ; 
et  de  plus,  Duclos,  spirituel,  libertin,  cynique, 
bourru,  capable,  ce  qui  n'est  pas  peu  dire,  d'effarou- 
cher la  pudeur  de  Mme  d'Epinay  ;  au  demeurant, 
honnête  homme  et  fidèle  ami,  ou  du  moins  passant 
pour  tel3.  Duclos  à  qui,  selon  le  mot  de  la  comé- 
dienne Quinault,  il  ne  fallait  que  du  pain,  du  fro- 
mage et  la  première  venue  4,  devint  le  personnage 
important  de  la  maison.  Il  tranchait  sur  tout. 
Mme  d'Epinay,  en  l'absence  de  Jean-Jacques,  le  con- 
sultait sur  l'éducation  de  son  fils,  et  en  obtenait  les 
conseils  les  plus  détestables5.  Francueil  et  Rousseau 
faisaient  de  lui  le  plus  grand  cas;  lui-même,  à 
l'occasion,  les  servait  à  sa  manière,  «  Depuis  quand, 
demandait-il  un  jour  à  Mme  d'Epinay,  connaissez- 
vous  Rousseau  ?  —  Il  y  a  un  an  à  peu  près  ;  c'est  à 
M.  de  Francueil  que  je  dois  l'agrément  de  le  con- 
naître. —  Quoi  !   pour  jouer  la  comédie  !  Il  valait 


1.  Mémoires  de  Mm'  d'Epinay, 
t.  I,  ch.  IV.  —  2.  Lettre  de  M"" 
d'Epinay  à  Francueil  ;  tirée 
de  la  Jeunesse  de  Mm»  d'Epi- 
nay, par  L.  Perey  et  G.  Mau- 


GRAS.  —  3.  Mémoires  de  Mm° 
d'Epinay,  t.  I,  ch.  v.  —  4.  ld., 
ch.  vin.  —  5.  ld.,  ch.  vi  et 
vu. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  213 

mieux  l'employer  à  autre  chose,  car  il  est  méchant 
acteur.  —  Cela  est  vrai,  mais  il  faut  lui  savoir  gré 
de  sa  complaisance.  —  De  la  complaisance?  c'est 
chose  nouvelle  pour  lui  ;  profitez-en  tandis  que  le 
jeu  lui  plait  ;  ou,  pour  mieux  dire,  ne  vous  accou- 
tumez pas  à  de  petits  soins  de  sa  part  ;  car  je  vous 
avertis  qu'il  n'est  pas  homme  à  femmes.  —  Qu'est-ce 
que  vous  entendez  par  là?  —  Parbleu,  de  ces 
bonnes  gens,  qui  se  prêtent  à  vos  plaisirs  tant  que 
vous  voulez.  —  Mais  est-ce  que  Rousseau  vous  au- 
rait fait  des  plaintes?  —  Lui?  point  du  tout  ;  il  sait 
trop  à  qui  il  a  affaire  pour  venir  me  porter  des 
plaintes  des  gens  qu'il  sait  que  j'aime,  et  il  a  trop 
d'esprit  pour  ne  pas  les  ménager  avec  d'autres.  — 
Ah  !  pour  de  l'esprit,  on  n'en  a  pas  davantage.  — 
Diable  !  vous  avez  senti  cela  ;  le  public  ne  voit  pas 
si  bien  que  vous  ;  mais  donnez-lui  le  temps,  et  vous 
verrez  cet  homme  faire  un  bruit  du  diable.  —  Je 
suis  étonnée  qu'avec  toutes  les  ressources  qu'il  pour- 
rait trouver  dans  son  génie,  sa  situation  soit  encore 
si  malheureuse.  Que  n'écrit-il  ?  —  Donnez-lui  le 
temps  de  se  reconnaître.  Que  diable  voulez- vous 
qu'il  écrive  ?  Il  faut  être  heureux  pour  bien  écrire  ; 
sans  quoi  on  ne  fait  rien  de  bon.  Mais  je  lui  ai  dit 
au  moins  ;  c'est  peut-être  plus  sa  faute  que  celle  des 
autres,  s'il  n'est  pas  mieux.  Pourquoi  aussi  a-t-il  de 
l'humeur  comme  un  dogue  '  ?...  » 

Jean-Jacques  se  plaisait  à  la  Chevrette,  parce  que 
la  Chevrette,  c'était  la  campagne  ;  qu'on  y  jouissait 
d'une  grande  liberté  d'allures;  qu'il  pouvait  s'y 
isoler,  y  exhaler  ses  humeurs,  y  laisser  \oir  ses  sin- 
gularités. A  Paris,  il  y  avait  plus   d'étiquette   et  de 

I.  mémoires  de  .Umo  d'Èpinay,  t.  I,  ch.  vi. 


214  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

tenue  ;  aussi  allait-il  rarement  y  faire  visite  à 
Mme  d'Epinay.  «  Ne  désirant  voir  que  vous,  lui 
disait-il,  que  voulez-vous  que  je  fasse  au  milieu  de 
votre  société.  Je  figurerais  mal  dans  ce  cercle  de 
petits  mirliflores  \  » 

Il  ne  dédaigna  pas,  toutefois,  de  se  montrer  poli 
et  même  louangeur  à  l'occasion,  et  cultiva  sans  trop 
d'embarras  l'amitié  que  voulut  bien  lui  offrir  Mme  de 
Créqui.  Il  savait  qu'il  verrait  chez  elle  d'Alembert  ; 
mais  sauf  cette  exception  nécessaire,  il  exprima  le 
désir  de  ne  trouver  qu'elle.  Elle  le  chargea  de  lui 
faire  la  traduction  d'une  épitre  d'Horace.  Tout  en 
se  reconnaissant  peu  propre  au  métier  de  traduc- 
teur, il  finit  par  lui  donner  une  espèce  de  traduc- 
tion libre  ou  d'imitation  que  nous  ne  possédons 
plus.  Mmc  de  Créqui  essaya  de  lui  faire  accepter  des 
présents  ;  il  avait  son  parti  arrêté  à  cet  égard  ;  il 
refusa.  «  Je  me  suis  bien  étudié,  lui  écrit-il,  et  j'ai 
toujours  senti  que  la  reconnaissance  et  l'amitié  ne 
sauraient  compatir  dans  mon  cœur.  Permettez  donc 
que  je  le  conserve  pour  un  sentiment  qui  peut  faire 
le  bonheur  de  ma  vie,  et  dont  tous  vos  biens,  ni 
ceux  de  personne  ne  sauraient  me  dédommager2.  » 
La  reconnaissance  ne  pèse,  dit-on,  qu'aux  âmes 
basses.  Elle  parut  toujours  à  Jean-Jacques  d'un 
poids  intolérable. 

Il  se  posait  parmi  les  femmes  ;  l'amitié  de  Diderot 
lui  ouvrant  la  collaboration  de  Y  Encyclopédie,  lui 
promettait  d'avancer  ses  affaires  d'une  autre  façon. 
Il  put  espérer  trouver  là  une  mine  inépuisable  et  un 
moyen  lucratif  de  s'occuper  pendant  des  années.   11 


1.  Mémoires  de  Mme  d'Epinay,    !   de  Créqui,  vers  1751  ou  1752. 
t.  I,  ch.  vin.  —  2.  Lettre  à  Mmt    | 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  "2  1  •") 

fit,  en  effet,  des  articles  sur  la  musique,  qui  lui  coû- 
tèrent quelques  frais  et  ne  lui  furent  jamais  payés. 
Il  ne  s'en  tenait  pas  là,  et  malgré  ses  souffrances 
vraies  ou  supposées,  il  continuait  à  étudier.  Il  vou- 
lait percer,  d'abord  pour  lui-même  sans  doute,  mais 
aussi,  car  c'était  déjà  sa  manie,  pour  confondre 
ses  ennemis.  «  Je  bouquine,  écrivait-il  à  Mme  de 
Warens,  j'apprends  le  grec.  Chacun  a  ses  armes. 
Au  lieu  de  faire  des  chansons  à  mes  ennemis,  je 
leur  fais  des  articles  de  dictionnaires  ;  l'un  vaudra 
bien  l'autre,  et  durera  plus  longtemps1.  »  Hélas!  il 
se  flattait.  Il  vécut  assez  pour  voir  qu'il  ne  travail- 
lait guère  alors  pour  la  postérité.  ?son  que  ses  ar- 
ticles fussent  pires  que  la  plupart  ;  ils  étaient  même 
meilleurs  que  plusieurs  d'entre  eux;  mais,  et  c'est 
assez  pour  en  faire  justice,  ils  étaient  dignes  de  la 
place  à  laquelle  ils  étaient  destinés,  lourd  recueil 
où  il  y  a  de  tout  excepté  de  la  critique. 

On  avait  accordé  à  Jean-Jacques  trois  mois  pour 
livrer  son  travail;  il  fut  prêt  à  l'époque  prescrite. 
Des  collaborateurs  mieux  payés  ne  se  piquaient  pas 
d'autant  d'exactitude.  Ses  articles,  toutefois,  devaient 
se  ressentir  de  la  hâte  avec  laquelle  ils  avaient  été 
composés.  Rameau  en  signala  les  contradictions  et 
les  ignorances2.  Les  éditeurs  de  Y  Encyclopédie  ré- 
clamèrent ;  mais  Rameau  leur  adressa  une  réplique 
victorieuse.  La  partie  n'était  pas  égale;  tout  autre 
que  Rousseau  ne  se  serait  pas  relevé  du  coup.  Pour 
lui,  cela  ne  l'empêcha  pas  de  revoir  plus  tard  ses 
articles,  et  d'en  faire  un  livre  tout  au  plus  pas- 
sable3.  Il  avait   du  goût,    quelques   connaissances, 


1.  Lettre  à  Mm»  de  Créqui, 
17  janvier  1749.  —  2.  Erreurs 
sur  la  musique  dans  l'Encyclo- 


pédie, 1736.  —  3.  Le  Diction- 
naire  de  musique,  qui  ne  parut 
qu'en  1767. 


TOME    I 


1 


*216     LA  VIE  ET  LES  OEUVRES   DE  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU. 

mais  pourquoi   s'entètait-il  à  vouloir  être   un  grand 
musicien  ? 

Il  ne  resta  pas  très  longtemps  à  Y  Encyclopédie. 
Son  esprit  original  et  indépendant,  pas  plus  que 
son  caractère  susceptible  ne  pouvaient  s'arranger 
des  entraves  d'une  collaboration  en  sous-œuvre. 
Ajoutons  que  ses  idées,  tout  impies  qu'elles  aient 
été,  ne  cadraient  pas  avec  les  doctrines  dégradantes 
du  matérialisme  et  de  l'athéisme  qui  s'étalaient 
dans  Y  Encyclopédie.  Il  laissa  l'œuvre  et  finit  par  se 
brouiller  avec  les  chefs.  INous  ne  pouvons  que  le 
féliciter  de  s'être  retiré  de  cette  entreprise,  aussi 
malsaine  au  point  de  vue  moral  et  religieux  qu'insuf- 
fisante au  point  de  vue  strictement  scientifique. 


CHAPITRE  X 

1749-1753'. 


Sommaire  :  Discours  scr  les  sciences  et  les  arts.  —  I.  Rousseau  va 
visiter  Diderot  à  Vinceones.  —  Il  lit,  chemin  faisant,  l'annonce  d'un 
sujet  de  prix  sur  l'influence  morale  des  sciences  et  des  arts. —  Le  parti 
qu'il  adopta  fut  l'erreur  fondamentale  de  toute  sa  vie. —  Rousseau  rape- 
tisse et  mutile  l'homme.  —  Motifs  intéressés  de  Rousseau. 

II.  Les  sciences  et  les  arts  préparent,  d'après  Rousseau,  la  déca- 
dence  et  l'asservissement  des  nations.  —  Enseignements  de  l'histoire.  — 
Les  sciences  et  les  arts  condamnés  dans  leur  origine,  dans  leurs  objets, 
dans  leurs  effets.  —  Ils  ruinent  la  Religion  et  faussent  l'éducation.  — 
Rousseau  ennemi  de  l'imprimerie  et  de  l'instruction  du  peuple. 

III.  Réfutations  du  Discours  de  Rousseau.  —  Lettre  de  l'abbé 
Raynal.  —  Réfutation  de  Gautier  et  réponse  de  Rousseau.  —  Réfutation 
du  roi  de  Pologne  et  réponse  de  Rousseau. 

IV.  Polémique  entre  Bordes  et  Rousseau.  —  Fausse  austérité  de 
Rousseau.  —  Préface  de  Narcisse.  —  Rousseau  forme  le  projet  d'ac- 
corder son  genre  de  vie  avec  ses  principes. 

V.  Rousseau  entre  définitivement  dans  la  carrière  littéraire.  —  Ses 
nouvelles  amitiés.  —  Son  effervescence.  —  Sa  manière  de  travailler. — 
Discours  sur  la  vertu  la  plus  nécessaire  aux  héros.  —  Oraison 
funèbre  du  duc  d'Orléans. 


I 


Rousseau,  qui  passa  sa  vie  à  se  plaindre  de  ses 
amis,  tient  à  se  donner  lui-même  comme  ayant  tou- 
jours été  un  excellent  ami.  Jusqu'à  quel  point  cette 
prétention  était-elle  fondée  ?  Il  est  trop  tôt  pour 
résoudre  cette  question  ;  mais  nous  savons  au  moins 
qu'il  se  passionnait  vite  et  que  ses  amitiés  étaient 
ardentes,  si  elles   n'étaient  pas    durables.    H  eut  à 

1.  Confessions.  1.  VIII. 


218  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

cette  époque  une  occasion  mémorable  de  montrer  la 
vivacité  de  ses  sentiments. 

Diderot,  son  intime,  presque  son  patron,  avait  eu 
le  malheur  d'offenser  dans  son  dernier  ouvrage 
quelques  hauts  personnages.  Ses  Pensées  philoso- 
phiqnes  lui  avaient  déjà  attiré  des  désagréments  ; 
mais  les  plaisanteries  assez  inoffensives  de  la  Lettre 
sur  les  aveugles,  où  M.  de  Réaumur  et  Mm0  du  Pré- 
Saint-Maur  purent  se  reconnaître,  semblèrent  bien 
plus  graves  que  les  maximes  philosophiques  qui 
n'attaquaient  que  Dieu  et  la  morale.  L'auteur  fut, 
pour  ce  méfait,  enfermé  au  donjon  de  Vincennes. 
De  là,  de  grandes  angoisses  pour  Jean-Jacques.  Son 
imagination  exaltée  ne  lui  découvre  que  malheurs  ; 
enfin,  il  se  monte  si  bien  la  tête,  qu'il  écrit  inconti- 
nent une  belle  lettre  à  Mme  de  Pompadour,  pour  lui 
demander  la  grâce  de  son  ami  ou  la  faveur  d'aller 
partager  sa  captivité.  Cette  lettre  est  perdue  ;  Jean- 
Jacques  la  qualifie  de  peu  raisonnable  ;  cela  doit 
nous  suffire.  Il  n'ose  attribuer  à  sa  tentative  radou- 
cissement apporté  peu  de  temps  après  au  sort  de 
Diderot.  On  donna  au  prisonnier  la  permission  de 
se  promener  dans  le  parc,  de  recevoir  sa  femme  et 
ses  amis.  Quels  moments  pour  Rousseau,  quand  il 
put  le  serrer  dans  ses  bras,  l'arroser  de  ses  larmes  ! 
Diderot  était  moins  expansif;  mais  Jean-Jacques, 
tout  entier  à  ses  transports,  n'avait  rien  plus  à  cœur 
que  de  renouveler  ses  bienheureuses  visites  trois  ou 
quatre  fois  la  semaine.  Le  plus  souvent  il  allait  à 
pied,  seul  moyen  de  transport  à  la  portée  de  sa 
bourse.  Une  de  ces  excursions  est  restée  célèbre  à 
cause  de  l'influence  considérable  qu'elle  a  eue  sur 
sa  destinée. 

Un  jour  donc  que,  par   une  chaleur  accablante,  il 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  219 

arpentait  péniblement  la  route  de  Yincennes,  un 
numéro  du  Mercure  de  France,  qu'il  avait  emporté 
pour  se  distraire,  lui  apprit  que  l'Académie  de  Dijon 
proposait  pour  sujet  de  prix  la  question  suivante  : 
«  le  rétablissement  des  sciences  et  des  arts  a-t-il 
contribué  à  épurer  les  mœurs?  »  «  A  l'instant  de 
cette  lecture,  dit-il,  je  vis  un  autre  univers,  et  je 
devins  un  autre  homme  !  —  Si  jamais  quelque 
chose  a  ressemblé  à  une  inspiration  subite,  dit-il 
ailleurs1,  c'est  le  mouvement  qui  se  fit  en  moi  à  cette 
lecture.  Tout  à  coup  je  me  sens  l'esprit  ébloui  de 
mille  lumières  ;  des  foules  d'idées  vives  s'y  présen- 
tent à  la  fois  avec  une  force  et  une  confusion  qui 
me  jettent  dans  un  trouble  inexprimable  ;  je  sens 
ma  tête  prise  par  un  étourdissement  semblable  à 
l'ivresse.  Une  violente  palpitation  m'oppresse,  sou- 
lève ma  poitrine.  Ne  pouvant  plus  respirer  en  mar- 
chant, je  me  laisse  tomber  sous  un  des  arbres  de 
l'avenue  et  j'y  passe  une  demi-heure  dans  une  telle 
agitation  qu'en  me  relevant,  j'aperçus  tout  le  devant 
de  ma  veste  mouillé  de  mes  larmes,  sans  avoir  senti 
que  j'en  répandais.  » 

«  Voilà,  dit  Marmontel,  qui  cite  ce  passage,  une 
extase  éloque mment  décrite.  Voici  le  fait  dans  sa 
simplicité  ;  tel  que  me  l'avait  raconté  Diderot,  et  tel 
que  je  le  racontai  à  Voltaire.  J'étais  (c'est  Diderot 
qui  parle)  j'étais  prisonnier  à  Vincennes.  Rousseau 
venait  m'y  voir.  Il  avait  fait  de  moi  son  Aristarque, 
comme  il  l'a  dit  lui-même.  Un  jour,  nous  prome- 
nant ensemble,  il  me  dit  que  l'Académie  de  Dijon 
venait  de  proposer  une  question  intéressante,  et 
qu'il  avait  envie  de  la  traiter.  Cette  question  était  : 

1.  Qwilre  lettres  à  M.  de  Malesherbes ;  lettre  II. 


220 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


le  rétablissement  des  sciences  et  des  arts  a-t-il  con- 
tribué à  épurer  les  mœurs  ?  Quel  parti  prendrez- 
vous,  lui  demandai-je?  —  Il  me  répondit  :  le  parti 
de  l'affirmative.  —  C'est  le  pont  aux  ânes,  lui  dis-je; 
tous  les  talents  médiocres  prendront  ce  chemin-là, 
et  vous  n'y  trouverez  que  des  idées  communes  ;  au 
lieu  que  le  parti  contraire  présente  à  la  philosophie 
et  à  l'éloquence  un  champ  nouveau,  riche  et  fécond. 
—  Vous  avez  raison,  me  dit-il,  après  y  avoir 
réfléchi,  et  je  suivrai  votre  conseil  '.  » 

Entre  les  deux,  versions,  on  pourrait  être  embar- 
rassé, si  l'on  n'avait  un  interprète  de  Diderot  plus 
autorisé  que  Marmontel,  c'est  Diderot  lui-même. 
Voici  ses  paroles  :  «  Lorsque  le  programme  de 
l'Académie  de  Dijon  parut,  il  (Rousseau)  vint  me 
consulter  sur  le  parti  qu'il  prendrait.  —  Le  parti 
que  vous  prendrez,  lui  dis-je,  c'est  celui  que  personne 
ne  prendra. —  Vous  avez  raison,  me  répliqua-t-il 2.  » 
Rien  donc  ne  s'oppose  à  ce  qu'on  laisse  à  Rousseau 
la  responsabilité  de  l'opinion  qu'il  a  adoptée. 

Lui-même  y  tient,  et  ses  partisans  y  tiennent 
encore  plus  que  lui.  Il  n'y  a  là  rien  d'étonnant  ;  car 
elle  contient  en  germe  presque  tous  ses  systèmes. 
Il  est  fier  de  cette  théorie  ;  libre  à  lui,  quoique  à 
notre  sens  elle  ne  mérite  pas  tant  d'estime  ;  il  la 
regarde  comme  absolument  neuve,  originale  et 
accuserait  volontiers  de  larcin  quiconque  y  préten- 
drait quelque  chose.  Il  est  piquant,  en  effet,  de  voir 
ce  littérateur  de  profession,  ce  limeur  de  phrases, 
qui  cherche  ses    effets  et  retourne   ses    périodes   à 


1.  Mémoires  de  Marmontel, 
1.  VII.  La  Harpe,  à  l'article 
Rousseau  :  Dans  le  Lycée,  ra- 
conte l'histoire  de  la  même 


façon;  mais  il  pourrait  bien 
n'être  que  l'écho  de  Mar- 
montel. —  2.  Diderot,  Vie  de 
Sénèque,  §  66. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  22  î 

nuits  entières,  ce  philosophe,  cet  artiste,  cet  auteur 
de  comédies  et  d'opéras,  condamner  les  sciences  et 
les  arts,  rendre  les  littérateurs,  les  savants  et  les 
artistes  responsables  des  maux  et  des  crimes  de 
l'humanité,  employer  les  charmes  d'une  belle  parole 
pour  démontrer  à  une  académie  les  inconvénients 
des  académies  et  des  belles  paroles.  La  critique  ne 
pouvait  manquer  de  lui  reprocher  ces  contradictions 
entre  ses  principes  et  sa  conduite  ;  nous  verrons 
comment  il  y  répondit.  Mais  remarquons  dès  main- 
tenant que  ce  qu'il  prenait  pour  une  nouveauté 
courait  depuis  des  siècles  les  carrefours  de  la  litté- 
rature ;  de  sorte  qu'avec  la  prétention  de  faire  un 
paradoxe,  il  tomba  plutôt  dans  le  lieu  commun. 
Cent  fois  avant  lui  on  avait  signalé  les  abus  de  la 
science.  Que  de  textes  à  citer  dans  ce  sens,  depuis 
Salomon  jusqu'à  nos  jours,  en  passant  par  Platon, 
Horace,  saint  Augustin.  Montaigne,  etc.  Tout  au 
plus  donna-t-il  à  ces  maximes  une  portée  absolue , 
qu'elles  n'avaient  pas  toujours  dans  la  pensée  de 
leurs  auteurs.  Lui-même  ne  cite-t-il  pas  à  l'appui 
de  sa  thèse  Socrate,  Sénèque,  Montaigne,  Montes- 
quieu ? 

11  aurait  bien  eu ,  s'il  l'avait  voulu ,  un  moyen 
facile  de  donner  du  nouveau,  tout  en  faisant  une 
œuvre  vraiment  démocratique  ,  c'était  de  parler  sé- 
rieusement de  l'instruction  populaire.  Cette  ques- 
tion aurait  prêté,  sous  sa  plume,  à  de  beaux  dé- 
veloppements ;  elle  lui  aurait  donné  l'occasion  de 
témoigner  de  ses  sympathies  pour  les  petits  et  les 
ignorants ,  sans  l'obliger  à  maltraiter  les  grands  et 
les  savants.  Au  xvni0  siècle,  l'instruction  populaire 
était  généralement  condamnée.  Cette  époque,  qu'on 
a  appelée  le  siècle  des  lumières,  entendait  faire  de 


222  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

l'instruction  le  privilège  d'une  aristocratie  d'élite , 
et  Voltaire,  félicitant  LaChalotais  «  d'avoir  proscrit 
l'étude  chez  les  laboureurs  ',  »  se  faisait  simplement 
l'écho  des  philosophes  de  son  temps.  Seule,  l'Eglise, 
fidèle  à  ses  traditions  séculaires,  tenait  pour  l'ins- 
truction du  peuple. 

Mais  si  Jean-Jacques  attaquait  les  philosophes, 
ce  n'était  pas  pour  se  jeter  dans  les  bras  des  prêtres. 
Il  rêva  bien  l'égalité  :  il  en  fut  toute  sa  vie  le  grand 
apôtre;  seulement  au  lieu  de  prendre  son  niveau 
en  haut,  il  préféra  le  prendre  en  bas;  au  lieu  d'ap- 
peler le  peuple  au  partage  des  enseignements  donnés 
au  petit  nombre,  il  voulut  confondre  tout  le  monde 
dans  une  commune  et  universelle  ignorance;  il  prit 
pour  idéal  l'ignorance,  comme  d'autres  auraient  pris 
le  savoir. 

Ce  n'est  pas  qu'il  tint  à  persuader  qui  que  ce  fût. 
Le  philosophe ,  le  littérateur  Rousseau  n'en  était 
pas  venu,  au  prix  de  mille  expédients,  au  point  où 
il  était  arrivé,  pour  faire  de  son  passé  et  de  son  ave- 
nir un  sacrifice  qui  eût  été  un  véritable  suicide.  Il 
espérait  bien  ne  convertir  personne ,  pas  plus  qu'il 
n'avait  l'intention  de  se  convertir  lui-même  ;  aux 
livres  qu'il  lui  prendrait  fantaisie  de  composer,  il 
comptait  trouver,  comme  par  le  passé,  des  lecteurs 
et  des  partisans. 

Une  chose ,  dans  tous  les  cas ,  qu'on  ne  saurait 
lui  contester,  ce  sont  les  formes  séduisantes  dont  il 
revêtit  des  maximes  plus  que  contestables.  En  faut- 
il  conclure,  comme  le  veut  la  lettre  à  Malesherbes, 
et  comme  cela  parait  admis  par  presque  tout  le 
monde,  à  une  transformation  complète  du  talent  et 

l.  Lettre  du  28  février  1763. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  223 

des  idées  de  Rousseau  à  ce  point  de  sa  vie?  Fran- 
chement ,  nous  n'en  voyons  pas  la  raison.  Qu'il  se 
soit  montré  dans  sou  mémoire  supérieur  à  ce  qu'il 
avait  été  jusque-là,  cela  n'est  pas  douteux;  mais 
depuis  longtemps  déjà,  il  apprenait  son  métier  d'é- 
crivain. Chaque  étape  marquait  chez  lui  un  nou- 
veau progrès  ;  celle-ci  fut  plus  sensible  que  les 
autres,  elle  ne  fut  pourtant  pas  la  dernière.  Au 
point  de  vue  doctrinal ,  la  différence  est  encore 
moins  grande,  si  même  elle  n'est  tout  à  fait  nulle. 
Qu'on  se  reporte  à  ce  que  nous  avons  dit  des  pro- 
ductions antérieures  de  Rousseau  ,  de  ses  épitres  à 
Parisot  et  à  Bordes,  de  ses  pièces  en  prose  et  en 
vers,  et  l'on  reconnaîtra  dans  le  mémoire  présenté 
à  l'Académie  de  Dijon,  comme  dans  les  ouvrages 
qui  l'ont  suivi,  le  développement  progressif  d'une 
pensée  qui,  d'abord  confuse,  s'affirme  de  plus  en 
plus,  jusqu'à  ce  qu'elle  arrive  à  l'état  d'idée  fixe. 
Cette  pensée  qu'on  peut  formuler  ainsi:  l'homme  est 

BOH  NATURELLEMENT,  ET  TOUT  CE  QUE  LUI  AJOUTE  LA   SOCIÉTÉ 

ni.  paît  que  le  pervertir,  se  retrouve  dans  tous  les 
ouvrages  de  Rousseau  et  déborde  dans  plusieurs. 
Les  plus  célèbres  n'en  sont  que  l'application  systé- 
matique et,  d'après  lui,  la  confirmation,  dans  les 
conditions  diverses  de  l'humanité.  De  même  que, 
dans  son  premier  mémoire,  il  met  la  perfection  ori- 
ginelle de  l'homme  en  opposition  avec  la  littérature 
et  les  arts  ;  dans  le  Discours  sur  l'Inégalité  et  le 
Contrat  social ,  il  la  mettra  en  opposition  avec  la 
société  et  ses  lois  ;  dans  l'Emile ,  en  opposition  avec 
l'éducation;  dans  la  Nouvelle  Héloïse,  en  opposition 
avec  le  monde,  ses  usages  et  ses  préjugés. 

Lui-même  veut  bien  nous  édifier  sur  cette  marche 
progressive  de  ses  idées.  «  Dès  sa  jeunesse  ,  il  s'était 


H2  ï  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

souvent  demandé  pourquoi  il  ne  trouvait  pas  tous 
les  hommes  bons,  sages,  heureux,  comme  ils  lui 
semblaient  faits  pour  l'être...  En  admirant  les  pro- 
grès de  l'esprit  humain,  il  s'étonnait  de  voir  croître 
en  même  temps  les  calamités  publiques.  Il  entre- 
voyait une[secrète  opposition  entre  la  constitution  de 
l'homme  et  celle  de  nos  sociétés...  Une  malheureuse 
question  d'académie,  qu'il  lut  dans  un  Mercure,  vint 
tout  à  coup  dessiller  ses  yeux,  débrouiller  ce  chaos 
dans  sa  tète ,  lui  montrer  un  autre  univers ,  un 
véritable  âge  d'or,-  des  sociétés  d'hommes  simples , 
sages ,  heureux ,  et  réaliser  en  espérance  toutes  ses 
visions,  par  la  destruction  des  préjugés  qui  l'avaient 
subjugué  lui-même,  mais  dont  il  crut  en  ce  moment 
voir  découler  les  vices  et  les  misères  du  genre 
humain.  De  la  vive  effervescence  qui  se  fit  alors 
dans  son  âme  sortirent  des  étincelles  de  génie , 
qu'on  a  vu  briller  dans  ses  écrits  durant  dix  ans  de 
délire  et  de  fièvre1.  » 

Ainsi  c'est  de  cette  époque  qu'il  date  la  création 
de  son  système.  S'il  ne  le  développa  que  progres- 
sivement, ce  fut  parce  que,  dans  ce  premier  exposé 
de  sa  doctrine ,  il  ne  pouvait  tout  dire ,  ni  le  public 
tout  accepter.  «  Si  le  seul  discours  de  Dijon ,  dit-il 
dans  une  réplique  qu'il  avait  préparée  contre  un  de 
ses  contradicteurs ,  a  tant  excité  de  murmures  et 
tant  causé  de  scandales ,  qu'eût-ce  été ,  si  j'avais 
développé  du  premier  instant  toute  l'étendue  d'un 
système  vrai ,  mais  affligeant ,  dont  la  question 
traitée  dans  ce  discours  n'est  qu'un  corollaire  2.  » 


1 .  Rousseau  Juge  de  Jean-Jac- 
ques, 2*  Dialogue.  —  2.  Préface 
d'une  Seconde  lettre  projetée  à 
Bordes,    sur   le    Discours   de 


Dijon  (Œuvres  et  discours  iné- 
dits de  J.-J.  Rousseau,  publiés 
par    Streciceiskn-Moultou). 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  225 

«  >*e  parlez  donc  pas,  dit  Yillemain,  du  paradoxe 
de  Rousseau.  ?Se  voyez  pas  dans  ce  discours  un 
caprice,  un  calcul,  mais  son  génie  même,  ce  génie 
fait  pour  préparer  à  la  fois  une  révolution  politique 
et  une  réforme  morale...  Ce  n'est  plus  l'opposition 
fine  et  modérée  de  quelques  académiciens  ;  ce  ne 
sont  plus  les  épigrammes  profondes,  mais  discrètes, 
de  V  Es  prit  des  Lois;  ce  n'est  plus  cette  indépen- 
dance, qui  flattait  parfois  les  vices  de  la  cour,  et 
ne  lui  demandait  que  d'être  favorable  aux  lettres. 
Sous  ce  beau  langage  de  Rousseau  perce  une  ran- 
cune démocratique  qui  s'en  prend  à  la  philosophie 
comme  aux  abus,  aux  lettres  comme  aux  grands 
seigneurs  ,  et  frappe  les  premières  pour  mieux  at- 
teindre les  seconds  \  » 

Cette  thèse,  toute  fausse  qu'elle  est,  prêtait  à  des 
développements  sophistiques  de  nature  à  piquer  la 
curiosité.  Le  plus  souvent  elle  était  restée  à  l'état 
de  boutade  ou  de  jeu  de  l'imagination ,  jamais  elle 
n'avait  été  traitée  avec  l'ampleur  que  lui  donna 
Rousseau.  Mais  il  ne  faudrait  pas  croire  qu'elle  ait 
été  difficile  à  soutenir,  par  cela  seul  qu'elle  était 
un  paradoxe.  Sans  parler  de  l'esprit  paradoxal  de 
Jean-Jacques,  de  son  caractère,  toujours  porté 
à  voir  le  mauvais  côté  des  choses ,  ne  sait-on  pas 
qu'il  est  plus  aisé  de  démolir  que  d'édifier  ?  Si  les 
objections  sont  possibles  même  contre  la  vé- 
rité absolue,  elles  sont  surtout  spécieuses  contre 
les  institutions,  toujours  sujettes  à  des  abus, 
toujours  représentées  par  des  hommes  imparfaits. 
On  a  beau  jeu  de  signaler  les  abus  de  la  science  ; 


1.  Villemain,  Tableau  de  la    I    leçon. 
littérature   au   XVIIIe  siècle,  23"    \ 


2"2()  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

il  n'y  a  pour  les  voir  qu'à  ouvrir  les  yeux  ;  mais 
il  en  est  de  môme  de  tout  ce  qui  tient  à 
l'homme.  Pour  supprimer  ses  vices,  il  en  faudrait 
venir  à  le  supprimer  lui-même.  Faites  un  bon  usage 
de  vos  facultés,  vous  vous  perfectionnez;  faites-en 
un  mauvais  usage,  vous  vous  pervertissez;  mais 
n'en  concluez  pas  que  la  faculté  elle-même  soit 
mauvaise.  Faudra-t-il  arracher  la  langue  à  tous  les 
enfants,  parce  que  beaucoup  d'hommes  s'en  servent 
pour  médire?  Et  pourquoi  pas  les  yeux  et  les 
oreilles?  Et  pourquoi  pas  les  mains  et  les  pieds?  Et 
pourquoi  pas  surtout  la  tête  et  le  cœur,  principes 
de  tous  nos  actes.  Rousseau,  ne  pouvant  songer  à 
détruire  l'homme  (il  aurait  trouvé  trop  difficilement 
des  disciples),  a  au  moins  tenté  de  le  mutiler  et  de 
l'amoindrir.  Qu'est-ce  que  la  littérature,  qu'est-ce 
que  la  science,  qu'est-ce  que  l'art,  sinon  le  dévelop- 
pement des  facultés  de  l'homme?  Qu'est-ce  que  l'é- 
ducation, sinon  la  propagation  de  ce  développe- 
ment? Qu'est-ce  que  la  société,  sinon  la  multiplica- 
tion, en  quelque  sorte,  de  ses  facultés  et  de  son 
pouvoir,  au  moyen  de  l'association?  Qu'est-ce  que 
la  civilisation,  en  un  mot,  sinon  la  culture  de 
l'homme?  Culture  qui  peut  être  bien  ou  mal  dirigée, 
qui,  par  suite,  grandira  l'homme  pour  le  bien  ou 
pour  le  mal,  mais  qui  lui  est  nécessaire,  s'il  ne  veut 
rester  perpétuellement  dans  l'enfance  et  dans  l'im- 
puissance. Un  esprit  généreux  veut  l'homme  grand, 
un  esprit  sain  le  veut  grand  dans  le  bien;  Rousseau 
le  veut  petit  et  misérable.  Rousseau,  qui  passe  pour 
un  hardi  novateur,  et  qui  a  bien  parfois  ses  audaces, 
n'est  au  fond  qu'un  poltron,  qui  ne  voit  dans  les 
choses  que  leurs  inconvénients,  et  supprime  le  bien 
lui-même,  de  peur  qu'on  n'en  abuse. 


T)K    JEANWACQUES    ROUSSEAU.  227 

Ali!  si  Rousseau  s'était  contenté  de  s'élever  contre 
les  abus  du  savoir;  s'il  avait  montré  que  la  science 
n'est  pas  tout  l'homme,  qu'elle  ne  remplace  pas  la 
vertu,  qu'elle  est  un  moyen  qui  peut  aider  à  at- 
teindre le  but,  qui  peut  aussi  en  éloigner,  qui 
par  conséquent  n'est  pas  le  but  lui-même  ;  s'il  avait 
prouvé,  l'histoire  à  la  main,  qu'un  peuple  qui  pré- 
fère l'art  de  bien  dire  au  mérite  de  bien  faire,  et 
demande  à  un  orateur  ou  à  un  livre,  non  ce  qu'il 
dit,  mais  comment  il  le  dit,  est  un  peuple  corrompu, 
qu'une  civilisation  qui.  comme  il  l'a  écrit  lui-même 
ailleurs,  prise  une  belle  statue  au-dessus  d'une 
bonne  action,  est  une  civilisation  menteuse,  il  aurait 
assurément  fait  une  œuvre  utile,  ce  qui  ne  l'aurait 
pas  empêché  de  la  faire  éloquente.  Mais  quel  mérite 
de  démontrer  ce  que  tout  le  monde  pense  ou  doit 
penser?  Un  brillant  sophisme  avait  bien  plus  de 
charmes  pour  Jean-Jacques. 

Saint-Marc  Girardin  lui  trouve  encore  une  autre 
intention  plus  particulière  qui,  pour  être  inavouée, 
n'en  est  pas  moins  évidente  :  elle  consistait  à  atta- 
quer les  contemporains  et  à  se  faire  un  rôle  à  part. 
Rousseau  était  envieux,  mécontent,  déclassé.  Ces 
défauts,  qui  ne  firent  que  croître  avec  le  temps, 
qui  devinrent  à  la  fin  une  véritable  folie,  faisaient 
dès  lors  son  tourment,  obscurcissaient  sa  raison, 
déterminaient  la  plupart  de  ses  jugements  et  de 
ses  actes.  Il  n'en  était  plus  à  compter  ses  dé- 
ceptions, mais  il  aimait  mieux  les  attribuer  aux 
injustices  du  sort  ou  des  hommes  qu'à  ses  ma- 
ladresses ou  à  ses  fautes.  Egalement  incapable 
d'accepter  sa  situation  et  de  combattre  pour  l'a- 
méliorer, les  luttes  de  la  vie  et  les  inégalités  so- 
ciales  échauffaient  sa  bile,    excitaient  sa  mauvaise 


228  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

humeur,  sans  parvenir  à  exalter  son  courage.  Ja- 
loux de  toute  supériorité  chez  les  autres,  embar- 
rassé de  celle  qu'on  lui  reconnaissait  souvent,  il  ne 
savait  ni  recevoir,  ni  rendre  un  hommage.  Les 
grands,  les  heureux  du  siècle,  les  philosophes  sur- 
tout lui  déplaisaient,  à  cause  de  leurs  doctrines  et 
de  leurs  succès.  (TU-iiiaii  obscur,  gêné,  gauche, 
pauvre,  campagnard,  spiritualiste  ;  ils  étaient  cé- 
lèbres, à  l'aise,  honorés,  brillants,  un  peu  tyrans, 
matérialistes,  incrédules.  Aussi  les  vices  des  sociétés 
civilisées  qu'il  énumère  avec  le  plus  de  complai- 
sance, sont  les  défauts  du  monde  et  des  salons.  Sa 
satire  s'exerce  surtout  sur  ses  contemporains;  on 
dirait  presque  qu'elle  est  personnelle.  Du  reste,  il 
n'est  pas  le  premier  qui  se  soit  fait  frondeur  et  uto- 
piste par  envie,  et  il  a  eu,  sous  ce  rapport,  de 
nombreux  successeurs  '. 

Donc ,  Rousseau  déclara  que  les  sciences,  les 
lettres  et  les  arts  sont  les  pires  ennemis  de  la  mo- 
rale ;  il  appela  à  son  secours,  pour  le  prouver, 
toutes  les  ressources  de  l'érudition,  du  raisonnement 
et  de  l'éloquence,  et  il  trouva  une  académie  pour 
lui  décerner  un  prix. 


Il 


Nous  nous  sommes  étendu  longuement  sur  l'idée 
fondamentale  du  Mémoire,  parce  que  nous  la  regar- 
dons comme  la  clé  de  presque  toutes  les  opinions 
de  l'auteur.  Nous  voudrions  aussi  donner  un  aperçu 
de  la  manière  dont  il  a  développé  sa  thèse. 

Rousseau  s'adressant  à  une  académie,  il  lui  im- 

1.  Revue  des  Dmx  Mondes,  15  février  1852. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  229 

portait  d'accorder  «  le  mépris  pour  l'étude  avec  le 
respect  pour  les  vrais  savants.  »  Quelques  formules 
polies,  qui  n'engagent  à  rien   et  ne  trompent  per- 
sonne, pouvaient,  à  la  rigueur,  suffire  à  lui  rendre 
sa  liberté  d'allures.  Mais  il  y  avait  un  préjugé  plus 
gênant,  dont  il  fallait  se  débarrasser  avant  tout.  La 
civilisation  toute   entière    est  fondée   sur  la  culture 
des  lettres,    des  sciences   et  des  arts.   Avec  l'igno- 
rance et  l'état  sauvage ,  que  deviennent  la  politesse 
des    mœurs ,     la    bienveillance    des    rapports ,    les 
charmes  de  la  société,  le  bien-être  de  la  vie?  Jean- 
Jacques  ne  pouvait  nier  ces  avantages  ;  qu'en  va-t-il 
faire?  Des  pièges  pour  la  liberté  ,    des  hypocrisies , 
des  œuvres  de  dépravation.    «   Tandis  que   le  gou- 
vernement et  les  lois,  dit-il,  pourvoient  à  la  sûreté 
et  au  bien-être  des  hommes  assemblés,  les  sciences, 
les   lettres   et  les   arts,    moins   despotiques   et  plus 
puissants    peut-être ,    étendent    des    guirlandes    de 
fleurs     sur    les    chaînes    dont    ils    sont    chargés , 
étouffent  en  eux  le  sentiment  de  cette  liberté  origi- 
nelle pour  laquelle  ils  semblent  être  créés,  leur  font 
aimer  leur  esclavage ,  et  en  font  ce  qu'on  appelle 
des  peuples  policés.  Le  besoin  éleva  les  trônes,  les 
sciences  et  les  arts  les  ont  affermis...  Les  princes 
voient  avec  plaisir  le  goût  des  arts  agréables  et  des 
superfluités...   ils   savent  bien  que  tous  les  besoins 
que  le  peuple  se  donne  sont  autant  de  chaînes  dont 
il    se    charge...    Quel    joug    imposerait-on    à    des 
hommes  qui   n'ont   besoin  de   rien?...    qui,  comme 
les   sauvages  de   l'Amérique,   vont  tout   nus  et  ne 
vivent  que  du  produit  de  leur  chasse  ?...  Avant  que 
l'art  eût  façonné  nos  manières  et  appris  à  nos  pas- 
sions   à    parler    un    langage    apprêté,    nos    mœurs 
étaient   rustiques,   mais   naturelles,  et   la   différence 


w23()  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

des  procédés  annonçait  au  premier  coup  d'œil  celle 
des  caractères...  »  Actuellement,  au  contraire,  au 
milieu  de  «  ce  troupeau  qu'on  appelle  société...  plus 
d'amitiés  sincères,  plus  d'estime  réelle,  plus  de  con- 
fiance fondée  Les  soupçons,  les  ombrages,  les 
craintes,  la  froideur,  la  réserve,  la  haine,  la  trahi- 
son se  cacheront  sans  cesse  sous  ce  voile  uniforme 
de  politesse...  Ici  l'effet  est  certain,  la  dépravation 
réelle,  et  nos  âmes  se  sont  corrompues  à  mesure 
que  nos  sciences  et  nos  arts  se  sont  avancés  à  la 
perfection...  On  a  vu  les  vertus  s'enfuir,  à  mesure 
que  leur  lumière  s'élevait  sur  notre  horizon;  et  le 
même  phénomène  s'est  observé  dans  tous  les  temps 
et  dans  tous  les  lieux.  » 

A  l'appui  de  ces  affirmations  l'histoire  apporte  le 
témoignage  de  tous  les  peuples  l'un  après  l'autre  : 
les  Romains  des  premiers  temps,  avec  leur  rude 
simplicité,  et  ceux  de  la  décadence,  avec  leur  cor- 
ruption élégante  ;  la  Grèce  victorieuse  de  la  Perse 
amollie  par  les  arts  et  le  luxe;  l'austère  Sparte  gar- 
dant sa  liberté,  en  face  d'Athènes  livrée  à  l'éloquence 
et  à  la  tyrannie;  les  Scythes  barbares,  donnant  des 
leçons  de  vertu  à  leurs  vainqueurs  civilisés;  les 
Germains  presque  sauvages,  si  supérieurs,  d'après 
Tacite,  aux  Romains  de  l'Empire;  Constantinople , 
subtile  et  philosophe,  tombant  au  pouvoir  du  croisé 
bardé  de  fer  ou  du  farouche  musulman  ;  la  Chine 
lettrée  en  proie  à  tous  les  vices  ;  l'Amérique  et  la 
Suisse  heureuses  de  leur  simplicité  et  de  leur  igno- 
rance. Les  exemples  abondaient;  l'embarras  était 
de  les  choisir  et  de  se  restreindre.  La  réponse  non 
plus  n'était  pas  douteuse;  Sénèque  l'a  résumée  en 
deux  mots  :  Postquam  docti  prodierunt,  boni desunt\ 

1.  SÉNÈQUE,  Ép.  95. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  231 

Depuis  que  les  savants  ont  paru  parmi  nous,  les 
gens  de  biens  se  sont  éclipsés.  On  aurait  pu  à  la 
vérité,  avec  non  moins  de  raison,  choisir  d'autres 
exemples  et  obtenir  des  réponses  tout  opposées;  d'où 
il  aurait  fallu  conclure  que  les  uns  comme  les  autres 
ne  prouvent  qu'une  chose,  qui  n'a  rien  de  bien  sur- 
prenant, c'est  que  les  peuples  savants  comme  les 
peuples  ignorants,  les  sauvages  comme  les  civilisés 
ont  chacun  leur  mélange  de  qualités  et  de  défauts. 
Au  milieu  de  ces  énumérations  historiques,  la 
prosopopée  de  Fabricius  est  restée  célèbre.  Si, 
comme  le  dit  Rousseau,  elle  s'échappa  de  son  àme 
à  l'instant  où  il  se  trouva  saisi  et  transporté 
par  son  sujet,  on  peut  la  proposer  comme  le  mo- 
dèle de  cette  éloquence  passionnée  qu'il  regardait 
comme  son  triomphe  et  qu'il  ne  produisait  que  dans 
ses  moments  de  première  et  subite  inspiration. 

«  0  Fabricius  !  Qu'eût  pensé  votre  grande  àme , 
si,  pour  votre  malheur,  rappelé  à  la  vie,  vous  eus- 
siez vu  la  face  pompeuse  de  cette  Rome  sauvée  par 
votre  bras,  et  que  votre  nom  respectable  avait  plus 
illustrée  que  toutes  ses  conquêtes?  Dieux,  eussiez- 
vous  dit,  que  sont  devenus  ces  toits  de  chaume  et 
ces  foyers  rustiques,  qu'habitaient  jadis  la  modéra- 
tion et  la  vertu?  Quelle  splendeur  funeste  a  succédé 
à  la  simplicité  romaine?  Quel  est  ce  langage 
étrange?  Quelles  sont  ces  mœurs  efféminées?  Que 
signifient  ces  tableaux,  ces  statues,  ces  édifices  ?  In- 
sensés, qu'avez-vous  fait?  Vous,  les  maîtres  des  na- 
tions ,  vous  vous  êtes  rendus  les  esclaves  des 
hommes  frivoles  que  vous  avez  vaincus  !  Ce  sont  des 
rhéteurs  qui  vous  gouvernent!  C'est  pour  enrichir 
des  architectes,  des  peintres,  des  statuaires,  des 
histrions   que    vous  avez  arrosé    de   votre   sang  la 

TOME    r  10 


23'2  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Grèce  et  l'Asie!  Les  dépouilles  de  Cartilage  sont  la 
proie  d'un  joueur  de  flûte!  Romains,  hâtez-vous  de 
renverser  ces  amphithéâtres,  brisez  ces  marbres, 
brûlez  ces  tableaux,  chassez  ces  esclaves  qui  vous 
subjuguent,  et  dont  les  funestes  arts  vous  cor- 
rompent. . . 

«  Voilà  comment  le  luxe,  la  dissolution  et  l'es- 
clavage ont  été  de  tout  temps  le  châtiment  des  ef- 
forts orgueilleux  que  nous  avons  faits  pour  sortir  de 
l'heureuse  ignorance  où  la  Sagesse  éternelle  nous 
avait  placés.  »    • 

Enfin  il  n'est  pas  jusqu'aux  épines  de  la  science 
que  Jean-Jacques  ne  tourne  contre  elle.  «  Peuples, 
sachez  donc  une  fois  que  la  nature  a  voulu  vous 
préserver  de  la  science ,  comme  une  mère  arrache 
une  arme  dangereuse  aux  mains  de  son  enfant;  que 
tous  les  secrets  qu'elle  vous  cache  sont  autant  de 
maux  dont  elle  vous  garantit,  et  que  la  peine  que 
vous  trouvez  à  vous  instruire  n'est  pas  le  moindre 
de  ses  bienfaits.  Les  hommes  sont  pervers;  ils  se- 
raient pires  encore,  s'ils  avaient  le  malheur  de  naître 
savants.  » 

«  Quoi,  la  probité  serait  fille  de  l'ignorance!  La 
science  et  la  vertu  seraient  incompatibles  !  »  —  Cer- 
tainement. Si  vous  en  doutiez  encore,  voyez  plutôt, 
dût  votre  orgueil  en  souffrir,  la  seconde  partie  du 
Mémoire.  Rousseau  y  resserre  et  y  généralise  à  la 
fois  la  question  ;  les  faits ,  qu'il  a  amassés  et  triés 
avec  soin,  lui  servent  à  étendre  ses  observations 
historiques  à  un  genre  de  considérations  plus  pré- 
cises et  plus  élevées.  Il  ne  va  plus  voir  seulement 
ce  qu'ont  été  les  sciences  ici  ou  là,  en  tel  ou  tel 
temps,  mais  ce  qu'elles  sont  partout  et  toujours,  ce 
qu'elles  sont  en  elles-mêmes. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  233 

Il  examine  les  sciences  et  les  arts  dans  leur  ori- 
gine. Tous  doivent  leur  naissance  à  nos  vices. 
L'astronomie  est  née  de  la  superstition  ;  l'éloquence 
de  l'ambition,  de  la  haine,  de  la  flatterie,  du  men- 
songe ;  la  géométrie,  de  l'avarice  ;  la  physique,  d'une 
vaine  curiosité  ;  la  morale  elle-même,  de  l'orgueil 
humain. 

Il  les  étudie  dans  leurs  objets.  «  Que  ferions-nous 
des  arts  sans  le  luxe  qui  les  nourrit?  Sans  les  injus- 
tices des  hommes,  à  quoi  servirait  la  jurisprudence? 
Que  deviendrait  l'histoire,  s'il  n'y  avait  ni  tyrans,  ni 
guerres,  ni  conspirations  ?  » 

Mais  c'est  surtout  dans  leurs  effets  qu'il  poursuit 
les  sciences  et  les  arts.  Ils  nourrissent  l'oisiveté. 
Quand  nous  ne  saurions  pas  les  théories  des  savants 
et  des  philosophes,  «  en  serions-nous  moins  nom- 
breux, moins  bien  gouvernés,  moins  redoutables, 
moins  florissants  ou  plus  pervers?...  »  Ils  sont  donc 
inutiles.  Si  encore  ils  n'étaient  qu'inutiles?  mais  ne 
sapent-ils  pas  par  leurs  funestes  paradoxes  les  fon- 
dements de  la  foi  et  de  la  vertu?  Et  le  luxe,  qui  est 
l'opposé  des  bonnes  mœurs  ;  et  les  mots  de  com- 
merce et  d'argent  substitués  à  ceux  de  morale  et  de 
devoir  ;  et  cet  amollissement  des  courages  ;  tout  cela 
n'est-il  pas  l'effet  propre  du  perfectionnement  des 
sciences  et  des  arts  ?  Il  est  d'expérience  que  les 
peuples  livrés  au  luxe  ont  toujours  été  conquis  par 
des  peuples  pauvres  ;  que  les  commodités  de  la 
vie  et  les  études  sédentaires  énervent  les  âmes  et 
détruisent  les  vertus  militaires. 

L'auteur  était  amené  à  parler  de  l'éducation,  par 
laquelle  se  perpétuent  ces  déplorables  effets.  «  C'est 
dès  nos  premières  années,  dit-il,  qu'une  éducation 
insensée  orne  notre  esprit  et  corrompt  notre  juge- 


234 


LA    VIE    KT    LES    ŒUVRES 


ment.  Je  vois  de  toutes  parts  des  établissements 
immenses,  où  l'on  élève  à  grands  frais  la  jeunesse, 
pour  lui  apprendre  toutes  choses ,  excepté  ses 
devoirs.  Vos  enfants  ignoreront  leur  propre  langue, 
mais  ils  en  parleront  d'autres,  qui  ne  sont  en  usage 
nulle  part  ;  ils  sauront  composer  des  vers,  qu'à 
peine  ils  sauront  comprendre  ;  sans  savoir  démêler 
l'erreur  de  la  vérité,  ils  posséderont  l'art  de  les 
rendre  méconnaissables  aux  autres  par  des  argu- 
ments spécieux.  Mais  ces  mots  de  magnanimité, 
d'équité,  de  tempérance,  d'humanité,  de  courage, 
ils  ne  sauront  ce  que  c'est  ;   ce  doux  nom  de  patrie 

ne  frappera  jamais  leur  oreille Que  faut-il  donc 

qu'ils  apprennent?  Voilà  certes  une  belle  question! 
Qu'ils  apprennent  ce  qu'ils  doivent  faire  étant 
hommes,  et  non  ce  qu'ils  doivent  oublier.  » 

Ce  tableau  fantaisiste  de  l'éducation  au  xvme  siècle 
contient  en  germe  une  partie  de  Y  Emile  ;  la  phrase 
suivante  prépare  le  Discours  sur  l'Inégalité  :  «  D'où 
naissent  tous  ces  abus,  si  ce  n'est  de  l'inégalité 
funeste  introduite  entre  les  hommes  par  la  distinc- 
tion des  talents  et  par  l'avilissement  des  vertus1.  » 

Avec  une  telle  théorie,  l'imprimerie  ne  pouvait 
trouver  grâce  aux  yeux  de  Jean-Jacques.  «  Le  paga- 
nisme, dit-il,  livré  à  tous  les  égarements  de  la  raison 
humaine,  a-t-il  laissé  à  la  postérité  rien  qu'on 
puisse  comparer  aux  monuments  honteux  que  lui  a 
préparés  l'imprimerie  sous  le  règne  de  l'Evangile  ?  » 
Et  dans  une  note  ajoutée  après  coup,  il  appelle  le 
moment  où  les  souverains  banniront  cet  art  terrible 
de  leurs  états. 


1.  Rousseau  déclare  dans 
l'Avertissement  avoir  fait  pos- 
térieurement deux  additiuns 


à  son  Discours.  Cette  phrase 
en  pourrait  bien  être  une. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  233 

Ou'on  ne  s'y  trompe  pas,  d'ailleurs  ;  si  Jean- 
Jacques  permet  la  science  à  quelques  génies  excep- 
tionnels, il  l'interdit  absolument  au  grand  nombre. 
«  Que  penserons-nous,  dit-il,  de  ces  compilateurs 
d'ouvrages  qui  ont  indiscrètement  brisé  la  porte  des 
sciences  et  introduit  dans  leur  sanctuaire  une  popu- 
lace indigne  d'en  approcher,  tandis  qu'il  serait  à 
souhaiter  que  tous  ceux  qui  ne  peuvent  avancer  loin 
dans  la  carrière  des  lettres  eussent  été  rebutés  dès 
l'entrée  et  se  fussent  jetés  dans  des  arts  utiles  à  la 
société.  » 

Il  est  indigné  qu'on  demande  à  un  homme,  non 
s'il  a  de  la  probité,  mais  s'il  a  des  talents;  à  un 
livre,  non  s'il  est  utile,  mais  s'il  est  bien  écrit. 
Est-ce  sur  ces  maximes  qu'il  ouvre  à  Voltaire  seul, 
en  compagnie  de  Socrate,  ce  sanctuaire  de  la 
science,  qu'il  ferme  impitoyablement  au  simple  vul- 
gaire ? 


III 


Nous  n'avons  pas  à  réfuter  Rousseau  ;  d'autres 
s'en  sont  chargés.  Il  aurait  tort  d'ailleurs  de  se 
plaindre  d'avoir  été  combattu.  C'est  toujours  un 
ennui  de  souffrir  la  critique,  mais  c'est  aussi  une 
garantie  de  notoriété.  Combien  d'auteurs  voudraient 
être  contredits  et  ne  trouvent  personne  qui  les 
prenne  au  sérieux.  Rousseau  aimait  à  occuper  le 
public.  A  l'époque  où  nous  sommes,  il  n'était  déjà 
plus  tout  à  fait  un  inconnu  ;  son  Discours,  achevant  de 
le  tirer  de  l'obscurité,  lui  obtint  un  succès  d'ori- 
ginalité, presque  de  scandale.  Peut-être  était-ce 
précisément  celui-là  qu'il  recherchait  de  préférence. 
Une  longue  et  cruelle  maladie  (il  n'en  avait  jamais 


236 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


d'autres)  avait  retardé  l'impression  '  ;  Diderot,  qui 
s'était  chargé  de  la  préparer,  mandait  à  son  ami, 
aussitôt  que  l'ouvrage  eut  paru  :  «  Il  prend  tout 
par-dessus  les  nues  ;  il  n'y  a  pas  d'exemple  d'un 
succès  pareil.  »  La  critique,  il  est  vrai,  n'était  pas 
l'élément  le  moins  important  de  ce  succès  ;  mais 
sous  ce  rapport  encore,  Jean- Jacques  put  être  fier 
de  la  qualité,  aussi  bien  que  du  nombre  de  ses  con- 
tradicteurs 2. 

Le  Mercure  avait  rendu  compte  du  Mémoire  dès 
le  mois  de  janvier,  mais  l'avait  jugé  très  sommai- 
rement. Quelque  temps  après  (juin  1751),  dans  le 
même  recueil,  l'abbé  Raynal  est  plus  explicite  ; 
cependant  il  se  contente  encore  de  faire  prévoir  les 
attaques,  plutôt  qu'il  n'attaque  lui-même.  Jean- 
Jacques  profita  de  ces  escarmouches  pour  s'assurer 
sur  ses  étriers  et  faire  son  plan  de  bataille.  «  Quand 
il  sera  question  de  me  défendre,  dit-il,  je  suivrai 
sans  scrupule  toutes  les  conséquences  de  mes  prin- 
cipes. Je  sais  d'avance  avec  quels  grands  mots  on 
m'attaquera  :  lumières,  connaissances,  lois,  morale, 
raison,  bienséance,  égards,  douceur,  aménité,  poli- 
tesse, éducation,  etc.  A  tout  cela,  je  ne  répondrai 
que  par  deux  autres  mots,  qui  sonnent  encore  plus 
fort  à  mon  oreille  :  Vertu,  vérité,  m'écrierai-je  sans 
cesse;  vérité,  vertu3!  »  Parfaitement;  mais  la  ques- 
tion est  de  savoir  si,  pour  être  vertueux,  il  faut  être 
nécessairement  ignorant,  grossier,  impoli,  sans  édu- 
cation et  sans  lumières. 


1.  Lettre  i(e  Rousseau  à  M.  Petit, 
secrétaire  de  l'Académie  de 
Dijon, 19  janvier  1751.—  2.  Une 
grande  partie  de  la  polémique 
engagée  à  propos  du  Discours 


sur  les  sciences  et  les  arts  est  au 
Mercure  de  1751  et  des  années 
suivantes. —  3.  Lettre  de  Lïous- 
seau  à  l'abbé  Raynal  (Mercure 
de  juin  17111,). 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  237 

Un  certain  M.  Gautier,  professeur  de  mathéma- 
tiques et  d'histoire,  et  membre  de  l'Académie 
royale  des  Belles-Lettres  de  Nancy,  tenta  une  réfu- 
tation en  règle  du  Discours  de  Rousseau1.  Ses  cri- 
tiques, qui  valent  à  notre  avis  bien  mieux  que  leur 
réputation,  ne  manquent  pas  de  bonnes  raisons, 
exposées  en  assez  bons  termes.  Rousseau  voulut  lui 
faire  sentir  néanmoins  qu'il  le  regardait  comme  un 
adversaire  indigne  de  lui.  Avec  la  désinvolture  d'un 
homme  sûr  de  sa  supériorité,  il  se  contenta  de 
répondre,  en  quinze  ou  vingt  pages,  qu'il  ne  répon- 
drait pas2.  C'est  qu'en  môme  temps  que  la  réfuta- 
tion de  Gautier,  et  même  un  peu  auparavant,  en 
avait  paru  une  autre  infiniment  plus  flatteuse.  Le 
duc  de  Lorraine,  Stanislas,  roi  de  Pologne,  protec- 
teur éclairé  des  arts  et  des  lettres,  n'avait  pas  dédai- 
gné en  effet  de  prendre  la  plume  contre  Rousseau. 
Avoir  un  roi  pour  adversaire  ;  voilà  un  honneur  qui 
n'arrive  pas  tous  les  jours  à  un  homme  de  lettres. 

Le  Roi  de  Pologne  fit  paraître  sa  Réponse  3  sous 
le  voile  d'un  anonyme  facile  à  pénétrer.  Jean- 
Jacques  soupçonna,  non  sans  raison  peut-être,  un 
jésuite,  le  P.  Menou,  d'avoir  prêté  une  large  colla- 
boration à  l'œuvre  du  monarque.  Il  se  flatta  même 
de  démêler  ce  qui  était  du  prince  et  ce  qui  était  du 
moine,  se  promettant  bien  de  se  dédommager  sur 
le  dos  du  dernier  des  ménagements  auxquels  il  se 
croyait  tenu  à  l'égard  du  premier.  Mais  il  avait 
affaire  à  forte  partie  et  put  se  convaincre  qu'il  ne 
lui  suffirait  pas  de  faire  briller  son  esprit  dans  un 
tournoi   littéraire  où  le  talent  suppléerait  à  la   rai- 

1.  Mercure  d'octobre  1751 .  —  :  cours,  par  M.  Gautier.  (Mer- 
■2.  Lettre  de  Rousseau  à  Grimtn,  cure  de  novembre  1751.)  —  3. 
sur  la  réfutation  de  sou  Dis-   \  Mercure  de  septembre  1751. 


238 


LA.    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


son.  Il  eût  été  mal  venu  de  répondre  par  une  fin  de 
non-recevoir,  comme  il  l'avait  fait  avec  le  professeur 
Gautier.  Il  ne  pouvait  même  décemment  se  plaindre, 
tant  on  était  aimable  à  son  égard.  Ses  talents,  per- 
sonne ne  les  révoquait  en  doute  ;  on  en  pouvait 
juger  par  son  œuvre;  de  même  aussi  qu'on  pouvait 
juger  de  ses  vertus  par  ses  déclarations.  Il  ne  s'a- 
gissait donc,  lui  disait-on  poliment,  que  d'effacer 
une  contradiction  démentie  par  les  faits,  et  de 
mettre  d'accord  son  esprit  avec  son  cœur. 

Rousseau  avait,  et  pour  cause,  laissé  prudem- 
ment de  côté  les  principes  généraux;  la  Réponse -de 
Stanislas  n'avait  point  à  garder  la  même  réserve. 
Les  sciences  et  les  arts,  considérés  en  eux-mêmes, 
n'étant  en  effet  que  la  connaissance  du  vrai,  du  bon, 
de  Futile,  il  serait  par  trop  extraordinaire  qu'ils 
fussent  incompatibles  avec  la  vertu.  Autant  vaudrait 
dire  que  la  connaissance  est  incompatible  avec  son 
objet.  La  nature  est  fort  belle  assurément;  devien- 
drait-elle moins  belle  parce  qu'on  l'étudierait  da- 
vantage? une  stupide  contemplation  serait-elle  pré- 
férable à  une  admiration  éclairée? 

L'instinct  a  ses  avantages,  mais  il  nous  est  com- 
mun avec  les  animaux  ;  bientôt  nous  serions  con- 
fondus avec  eux,  si  nous  n'y  ajoutions  le  secours  de 
la  raison.  La  raison  elle-même  nous  dirigerait- 
elle  sûrement,  si  elle  n'était  aidée  par  la  réflexion? 
La  terre  serait-elle  longtemps  en  état  de  nourrir  des 
populations  de  plus  en  plus  pressées,  si  les  progrès 
de  l'agriculture  ne  la  forçaient  à  multiplier  ses  pro- 
duits? Que  deviendrait  la  société,  sans  les  lois  qui 
y  maintiennent  l'ordre,  la  subordination,  la  sûreté, 
l'abondance? 

La  civilisation  a  ses  excès,  la  science  a  ses  dan- 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  239 

gers;  l'état  sauvage  en  a-t-il  moins?  Le  sauvage 
est-il  moins  voleur,  moins  fourbe,  moins  intempé- 
rant, moins  corrompu  ?  Est-il  plus  respectueux  des 
droits,  de  la  réputation,  de  la  vie  de  son  semblable 
que  l'homme  civilisé?  Les  peuples  ignorants  sont- 
ils  plus  exempts  des  attentats  contre  la  nature  et 
l'humanité?  Ont-ils  moins  de  guerres  sans  merci, 
moins  de  tueries  sans  pitié?  Et  quand  ils  auraient 
moins  de  vices  que  l'homme  policé,  ont-ils  autant 
de  vertus?  Trouve-t-on  chez  eux  notamment  ces 
qualités  sublimes,  cette  pureté  de  mœurs,  ce  désin- 
téressement magnanime,  ces  actions  surnaturelles 
qu'enfante  la  religion? 

Qu'on  laisse  donc  ces  tableaux  fantaisistes  d'une 
innocence  qui  n'existe  que  dans  l'imagination,  ces 
parallèles  odieux,  où  il  entre  moins  de  zèle  et  d'é- 
quité que  d'humeur  et  d'envie.  Tant  qu'on  n'aura 
pas  pesé  exactement  les  qualités  et  les  défauts  des 
différents  peuples,  tant  qu'on  n'aura  pas  prouvé  que 
les  vices  des  uns  ont  leur  principe  dans  leur  civili- 
sation, les  vertus  des  autres  dans  leur  état  d'igno- 
rance ;  tant  qu'on  n'aura  pas  fait  surtout  la  dis- 
tinction entre  la  science  et  ses  abus,  on  aura  peu 
avancé  la  question. 

Mais  qu'est-ce  que  la  civilisation  ?  Le  royal  écri- 
vain la  confond  volontiers  avec  le  progrès  des  mœurs  ; 
il  est  incontestable  en  effet  que  ces  deux  choses, 
si  elles  ne  sont  pas  identiques,  ont  au  moins  de 
grandes  affinités.  Il  semble  avoir  devancé  cette  belle 
définition  d'un  penseur  moderne  :  la  civilisation  est 
le  développement  de  l'activité  sociale  et  le  dévelop- 
pement de  l'activité  intellectuelle  '. 

I.  GmzOT,  Histoire  de  la  Ci-    j    et  Histoire  de  la  Civilisation  en 
vilisation  en  Europe,  lre  leçon;    |   France,  lr»  leçon. 


240  LA    VIE    ET    LES  ŒUVRES 

La  réfutation  de  Stanislas  indiquait  nettement  la 
voie  à  suivre  ;  Rousseau,  dans  sa  Réponse,  semble 
d'abord  s'y  engager,  mais  ce  n'est  pas  pour  long- 
temps. Il  est  bien  vrai  que  la  science  en  soi  est 
excellente;  il  n'a  jamais  dit  autre  chose;  il  est  vrai 
qu'on  en  abuse  beaucoup;  son  adversaire  en  con- 
vient. La  seule  différence  donc,  c'est  que  l'un  dit 
qu'on  en  abuse  souvent,  l'autre  qu'on  en  abuse 
toujours.  C'est  entre  ce  souvent  et  ce  toujoiws  que 
roule  la  discussion.  La  science,  toute  belle,  toute 
sublime  qu'elle  est,  n'est  pas  faite  pour  l'homme  ;  il 
a  l'esprit  trop  borné  pour  y  faire  des  progrès, 
trop  de  passions  dans  le  cœur  pour  n'en  pas  faire 
un  mauvais  usage.  Voilà  qui  s'appelle  étouffer  son 
ennemi  sous  les  fleurs.  Au  point  de  vue  pratique, 
autant  valait  dire  que  la  science  est  mauvaise. 
Telle  est,  en  effet,  la  thèse  qu'il  reprend,  sans  argu- 
ments bien  nouveaux,  mais  avec  un  véritable  talent 
de  polémiste. 

Ce  débat  a  perdu  de  son  importance.  Il  y  avait, 
du  reste,  dès  cette  époque,  plus  de  tendance  à  exa- 
gérer les  droits  de  la  science  qu'à  les  restreindre. 
Il  est  instructif  néanmoins  de  voir  de  quel  côté  sont 
les  champions  de  l'ignorance. 

Jean-Jacques  avait  peu  de  mérite  à  confesser  sa 
profonde  estime  pour  un  aussi  aimable  contradic- 
teur. Mais  s'il  tenait  à  se  montrer  respectueux,  il 
tenait  encore  plus  à  étaler  sa  fierté.  Il  se  rend  le 
témoignage  d'avoir  su  allier  ces  deux  sentiments  et 
d'avoir  appris  au  public  «  comment  un  particulier 
peut  défendre  la  cause  de  la  vérité  contre  un  sou- 
verain même.  »  C'était  facile  dans  la  circonstance. 
Ses  amis  lui  conseillaient  de  ne  pas  publier  sa  ré- 
ponse sans  l'agrément  du  prince,  et  lui  promettaient 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  241 

la  Bastille  en  récompense  de  ses  libertés  de  lan- 
gage. Il  ne  les  écouta  point.  Loin  de  s'en  trouver 
plus  mal,  il  y  gagna  les  bonnes  grâces  du  monarque, 
et  en  eut  par  la  suite  des  marques  formelles. 

ïl  prétend  que  ce  bon  prince,  après  avoir  vu  sa 
réponse,  aurait  dit  :  j'ai  mon  compte,  je  ne  m'y 
frotte  plus.  Mais  Stanislas  eût  été  vraiment  trop 
bon  et  trop  modeste  s'il  eût  tenu  ce  propos.  Sans 
prétendre  qu'il  ait  eu  dans  cette  affaire  la  palme  du 
talent,  il  eut  au  moins,  avec  un  mérite  littéraire  très 
réel,  l'avantage  du  côté  de  la  raison.  Mais,  aux  yeux 
de  certaines  gens,  le  talent  dispense  de  tout,  même 
de  la  raison.  Seulement  ces  gens-là  ont  mauvaise 
grâce  à  suivre  Jean-Jacques  dans  sa  campagne 
contre  les  lettres  et  les  sciences,  puisqu'ils  en  ad- 
mettent jusqu'aux  abus. 

Parmi  les  curiosités  de  la  Réponse  de  Rousseau, 
notons  les  points  suivants  : 

Il  fait  un  grand  usage  de  l'Ecriture,  des  Saints- 
Pères,  des  arguments  théologiques;  il  n'admet 
d'autre  étude  que  celle  de  la  religion,  d'autre  re- 
cherche que  celle  de  nos  devoirs.  Auprès  d'un  roi 
chrétien,  qu'il  supposait  aidé  par  un  jésuite,  cela 
ne  pouvait  faire  qu'un  bon  effet. 

Il  tranche  du  moraliste  austère,  restreint  les  besoins 
aux  limites  de  la  plus  stricte  nécessité,  condamne 
les  penchants  naturels,  et  confondrait  volontiers  la 
curiosité  qui  porte  l'homme  à  apprendre  avec  les 
passions  qui  le  poussent  à  mal  faire.  Chez  cet  amant 
de  la  nature  qui,  dans  d'autres  circonstances,  se 
montre  si  plein  d'indulgence  pour  ses  faiblesses,  un 
tel  rigorisme  est-il  bien  de  saison?  Stanislas  avait 
dit,  entre  autres  choses,  que  l'hypocrisie,  toute  dé- 
testable qu'elle  est,  présente,  au  point  de  vue  social, 


2l'I 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


moins  d'inconvénients  que  le  vice  effronté,  et  rend 
indirectement  hommage  à  la  vertu  en  voulant  la 
contrefaire.  Quoi  !  prendre  parti  pour  l'hypocrisie  ! 
Quelle  horreur!  Il  est  curieux  de  voir  avec  quel 
air  de  pudeur  effarouchée  les  propositions  les  plus 
innocentes  sont  parfois  accueillies  par  les  puritains 
de  la  libre  pensée  et  de  la  morale  indépendante. 

Venons  à  la  conclusion  :  on  pourra  la  trouver 
assez  inattendue. 

Rousseau  avait  commencé  par  dire  que  la  science 
est  bonne  en  soi;  première  proposition. 

Aussitôt  ,  il  affirme  qu'elle  est  mauvaise  dans  son 
usage  ;  qu'elle  n'a  jamais  causé  que  des  crimes  et 
des  malheurs;  deuxième  proposition. 

Cependant,  quoique  mauvaise,  il  faut  la  con- 
server, la  protéger,  la  répandre  ;  troisième  propo- 
sition. 

N'accusons  pas  trop  ici  Rousseau  de  contradiction. 
S'il  veut  bien  faire  grâce  aux  bibliothèques,  aux 
universités,  aux  académies,  ce  n'est  qu'à  titre  de 
maux  nécessaires.  «  Nous  ne  ferions,  dit-il,  que 
replonger  l'Europe  dans  la  barbarie,  et  les  mœurs 
n'y  gagneraient  rien....  On  n'a  jamais  vu  de  peuple, 
une  fois  corrompu,  revenir  à  la  vertu.  En  vain  pré- 
tendriez-vous  détruire  les  sources  du  mal;  en  vain 
ôteriez-vous  les  aliments  de  la  vanité,  de  l'oisiveté, 
du  luxe;  en  vain  même  vous  ramèneriez  les  hommes 
à  cette  première  égalité ,  conservatrice  de  l'inno- 
cence et  source  de  toute  vertu  ;  leurs  cœurs ,  une 
fois  gâtés,  le  seront  toujours;  il  n'y  aura  plus  de 
remède,  à  moins  de  quelque  grande  révolution, 
presque  aussi  à  craindre  que  le  mal  qu'elle  pourrait 
guérir,  et  qu'il  est  blâmable  de  désirer  et  impos- 
sible de  prévoir.    Laissons   donc   les  sciences  et  les 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  243 

arts  adoucir  eu  quelque  sorte  la  férocité  des  hommes 
qu'ils  ont  corrompus...  Offrons  quelque  aliment  à 
ces  tigres  ,  afin  qu'ils  ne  dévorent  pas  nos  enfants.  » 

Jean-Jacques  aurait  bien  fait  de  formuler  ces 
déclarations  plus  tôt.  Tout  le  monde  en  effet  s'était 
trompé,  et  avait  dû  se  tromper  sur  ses  conclusions 
pratiques  :  il  n'est  pas  sur  qu'il  ne  s'y  soit  pas 
trompé  comme  tout  le  monde. 

Quoi  qu'il  en  soit,  moyennant  ce  principe  nou- 
veau ,  qu'un  peuple  corrompu  ne  saurait  revenir  à 
la  vertu,  il  n'a  aucun  souci  de  diminuer  le  fléau. 
Loin  de  là,  il  faut  toujours  qu'un  prince  protège 
les  sciences  et  les  arts.  Jean- Jacques  songer a-t-il au 
moins  à  les  épurer,  à  en  corriger  autant  que  pos- 
sible les  excès  et  les  abus? Pas  davantage;  il  signale 
le  mal,  puis  il  conseille  de  le  favoriser  sans 
réserve.  Mais  alors  pourquoi  son  discours? Pourquoi 
cette  rude  campagne  contre  un  ennemi  à  qui  on 
veut  laisser  toutes  ses  forces,  même  assurer  toutes 
les  faveurs?  Mieux  valait  se  tenir  tranquille  que  de 
soulever  l'opinion  en  faveur  d'une  doctrine  sans 
conclusion,  où  la  pratique  est  en  contradiction  con- 
tinuelle avec  la  théorie. 


IV 


Les  adversaires  de  Rousseau  se  distinguent  en  gé- 
néral par  un  ton  d'urbanité  parfaite.  Il  y  avait 
comme  un  courant  d'admiration  pour  ce  nouveau 
génie  qui  se  révélait  :  on  ne  le  combattait  qu'à 
regret.  Sa  thèse  en  effet,  dégagée  des  conséquences 
extrêmes  qui    n'apparurent   que   plus   tard,    n'était 


244 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


point  encore  classée  parmi  les  questions  irritantes 
et  ne  semblait  intéresser  que  les  littérateurs  et  les 
savants.  Or,  ceux-ci  se  croyaient  parfaitement  de 
taille  à  vaincre  un  confrère  qui,  quoi  qu'il  pût  dire, 
était  et  restait  des  leurs,  et  passait  pour  se  livrer  à 
un  jeu  d'esprit  plutôt  qu'à  une  polémique  bien  sé- 
rieuse. 

Bordes,  qui,  lui  aussi,  entra  dans  la  lice,  devait, 
plus  que  tout  autre,  se  montrer  fidèle  à  ces  règles. 
Il  avait  été  l'ami  de  Jean-Jacques;  mais  celui-ci 
l'avait  négligé ,  comme  cela  lui  arrivait  souvent  pour 
ses  amis,  quand  il  ne  les  avait  plus  sous  la  main. 
Bordes,  qui  connaissait  peut-être  par  expérience  le 
caractère  ombrageux  de  son  adversaire,  avait  em- 
ployé toute  la  modération,  toute  la  douceur  pos- 
sibles, pour  ne  pas  blesser  sa  susceptibilité1.  Rous- 
seau, dans  sa  réponse,  ne  se  piqua  pas  d'une 
semblable  délicatesse2.  L'autre  répliqua.  Cette  po- 
lémique, courtoise  dans  la  forme,  au  moins  d'un 
côté,  laissa  dans  les.  cœurs  un  levain  de  ressen- 
timent qui  se  retrouvera  plus  tard. 

Grimm  avait  admiré  la  réponse  à  Stanislas  ;  il 
admira  encore  davantage  celle  qui  fut  faite  à  Bordes. 
Cette  dernière  est,  à  son  avis,  «  égale,  et  même 
supérieure  au  discours  même  3.  » 


1.  Discours  sur  les  avantages 
des  sciences  et  des  arts,  pro- 
noncé dans  l'Assemblée  pu- 
blique des  sciences  et  belles- 
lettres  de  Lyon,  le  22  juin 
1751  {Mercure  de  décembre 
1751  et  de  mai  1732).  —  2. 
Il  Ta  intitulée  :  Dernière  ré- 
ponse à  M.  Bordes;  non  parce 


qu'il  en  avait  fait  une  au- 
paravant; mais  pour  signi- 
fier qu'il  n'en  voulait  plus 
faire  d'autre  à  personne.  Voir 
nussi  la  Préface  de  la  Se- 
conde lettre  à  Bordes  qui  resta 
à  l'état  de  projet.  —  3.  Corres- 
pondance littéraire,  15  février 
1754. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  245 

La  discussion  continuait  à  avoir  ses  effets  ordi- 
naires :  elle  obligeait  Jean-Jacques  à  quelques  con- 
cessions, mais  elle  l'attachait  plus  résolument  aux 
points  où  il  prétendait  se  fortifier.  Abusant  de 
quelques  expressions  justes  de  Bordes,  il  s'en  fit, 
sans  grande  peine,  une  arme  contre  lui  et  un  moyen 
de  donner  une  nouvelle  face  à  la  question.  Nos 
mœurs ,  avait  dit  Bordes ,  ne  sont  pas  assez  parfaites 
pour  se  montrer  sans  voile  ;  la  politesse  sert  à  cou- 
vrir nos  défauts  de  caractère  ;  sans  elle ,  la  société 
n'offrirait  que  des  disparates  et  des  chocs.  —  Quoi, 
répondait  Bousseau ,  vous  prétendez  donc  que 
l'homme  est  méchant  par  nature  !  Et  à  l'homme  na- 
turellement méchant,  il  oppose  hardiment  la  bonté 
native  et  l'égalité  originelle  de  tous.  Les  hommes 
méchants  par  nature!  ce  serait  difficile  à  prouver. 
On  cite  des  annales;  mais  «  il  faudrait  bien  des  té- 
moignages pour  m'obliger  de  croire  une  absurdité. 
Avant  que  les  mots  affreux  de  tien  et  de  mien  fussent 
inventés  ;  avant  qu'il  y  eût  de  cette  espèce  d'hommes 
cruels  et  barbares  qu'on  appelle  maîtres ,  et  de  cette 
autre  espèce  d'hommes  fripons  et  menteurs  qu'on 
appelle  esclaves  ;  avant  qu'il  y  eût  des  hommes 
assez  abominables  pour  oser  avoir  du  superflu,  pen- 
dant que  d'autres  hommes  meurent  de  faim  ;  avant 
qu'une  dépendance  mutuelle  les  ait  tous  forcés  à 
devenir  fourbes,  jaloux  et  traîtres,  je  voudrais  bien 
qu'on  m'expliquât  en  quoi  pouvaient  consister  ces 
vices ,  ces  crimes ,  qu'on  leur  reproche  avec  tant 
d'emphase  '.  » 

Nous  sommes  loin  de   la  question  restreinte  des 
lettres   et   des    arts.    Il    y  avait   là   de   quoi  soule- 

1".  Dernière  réponse. 


246  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

ver  bien  des  passions ,  bouleverser  bien  des  so- 
ciétés. 

En  attendant ,  Jean-Jacques  ne  prêche  plus  seule- 
ment l'austérité,  mais  une  sorte  de  vertu  farouche, 
telle  que  les  vieux  Romains  en  fournissent  quelques 
exemples.  Qu'est-il  besoin  de  rendre  les  hommes 
doux  et  sociables  ?  Est-ce  que  la  vertu  est  toujours 
douce?  voyez  Brutus,  «  qui  n'a  fait  que  son  devoir,  » 
voyez  Gaton  ,  Lucrèce,  Virginius,  Scévola.  —  Qu'on 
n'objecte  pas  que  le  luxe  nourrit  les  pauvres.  — Sans 
le  luxe,  il  n'y  aurait  pas  de  pauvres.  —  Que  les 
sciences  ne  servent  pas  seulement  au  bien-être  et  à 
l'agrément,  mais  qu'elles  sont  nécessaires  à  la  satis- 
faction des  besoins.  —  Les  besoins  sont  si  peu  de 
chose,  quand  on  sait  les  réduire  à  l'indispensable. 
«  On  croit  m'embarrasser  en  me  demandant  à  quel 
point  il  faut  borner  le  luxe.  Mon  sentiment  est  qu'il 
n'en  faut  point  du  tout.  Tout  est  source  de  mal,  au- 
delà  du  nécessaire  physique.  La  nature  ne  nous 
donne  que  trop  de  besoins,  et  c'est  au  moins  une 
très  haute  imprudence  de  les  multiplier  sans  néces- 
sité, et  de  mettre  ainsi  son  âme  dans  une  plus  grande 
dépendance.  11  y  a  cent  à  parier  contre  un  que  le 
premier  qui  porta  des  sabots  était  un  homme  punis- 
sable, à  moins  qu'il  n'eût  mal  aux  pieds.  » 

L'état  animal  lui-même  n'effraie  pas  ce  moraliste 
impitoyable.  «  Il  ne  faut  pas  tant  craindre,  dit-il,  la 
vie  animale  :  mieux  vaut  ressembler  à  une  brebis 
qu'à  un  mauvais  ange...  Sous  prétexte  que  le  pain 
est  nécessaire,  faut-il  que  tout  le  monde  se  mette  à 
labourer  la  terre  ?  —  Pourquoi  non  ?  qu'ils  paissent 
même,  s'il  le  faut.  J'aime  mieux  voir  les  hommes 
brouter  l'herbe  dans  les  champs  que  s'entredévorer 
dans  les  villes...   Pour  répondre  à  cel;i,    osera-t-ou 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  247 

prendre  le  parti  de  l'instinct  contre  la  raison?  C'est 
précisément  ce  que  je  demande1.    » 

Pourtant  il  ne  propose  pas  plus  de  borner  les 
hommes  au  strict  nécessaire  qu'il  n'a  proposé  de 
brûler  les  collèges  et  les  bibliothèques.  «  Je  sens 
bien,  dit-il,  qu'il  ne  faut  pas  former  le  ridicule 
projet  d'en  faire  d'honnêtes  gens  ;  mais  je  me  suis 
cru  obligé  de  dire  sans  déguisement  la  vérité,  qu'on 
m'a  demandée.  J'ai  vu  le  mal  et  j'ai  tâché  d'en 
trouver  les  causes  ;  d'autres,  plus  hardis  ou  plus 
insensés,  pourront  chercher  le  remède2.  »  Là-dessus, 
il  ne  lui  reste  plus  qu'à  se  draper  dans  sa  philo- 
sophie et  à  laisser  les  pauvres  humains  accomplir 
leur  destinée. 

La  question  semblait  inépuisable.  Formey,  acadé- 
micien de  Berlin,  vint  clore  la  liste  des  écrits  publiés 
à  cette  occasion  et  se  posa  en  conciliateur3.  Il  pré- 
tendit que  les  sciences  et  les  arts  n'avaient  fait  aux 
mœurs  ni  bien  ni  mal.  Il  ne  reste  plus,  dit  Fréron, 
pour  donner  à  cette  question  toutes  les  combinai- 
sons dont  elle  est  susceptible,  que  de  dire  que  les 
sciences  et  les  arts  ont  fait  aux  mœurs  beaucoup  de 
bien  et  beaucoup  de  mal.  C'est,  en  effet,  ce  qu'on 
pouvait  dire  de  plus  vrai  '. 

Cette  querelle  avait  fait  de  Rousseau  l'homme  à 
la  mode.  Les  réfutations,  comme  on  voit,  ne  lui 
manquèrent  pas.  Outre  les  auteurs  que  nous  avons 


1.  Dernière  Réponse.  —  2.  Der- 
nière Réponse.  —  3-  Examen 
philosophique  de  la  liaison  réelle 
qu'il  y  a  entre  les  scieyices  et  les 
mœurs,  dans  lequel  on  trouvera 
la  solution  de  la  dispute  de 
M.  J.-J.   Rousseau  avec  ses  ad- 


versaires, etc.,  par  Formey.  — 
4.  Année  littéraire,  1755,  t.  V. 
Telle  est,  en  effet,  la  véritable 
solution;  mais  était-il  bien 
vrai  que  personne  ne  l'eût  dit 
jusque-là? 


17 


248  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

cités,  Leroy  de  Bonneval,  Lecat,  d'autres  encore  s'y 
essayèrent  tour  à  tour.  Ce  dernier  s'intitula  fausse- 
ment «  un  académicien  de  Dijon  qui  a  refusé  son 
suffrage.  »  L'Académie  le  désavoua1.  Rousseau  ré- 
pondit à  Lecat.  Il  n'avait  pas  attendu  d'ailleurs  les  der- 
nières attaques  pour  prendre  situation  d'une  façon 
plus  pratique,  et  avait  profité  pour  le  faire  de  sa 
pièce  de  Narcisse.  La  circonstance  était  d'autant 
plus  singulièrement  choisie,  qu'il  voulait  surtout 
répondre  au  reproche  de  contradiction  entre  ses 
principes  et  sa  conduite.  Cet  argument  ad  hominem, 
sans  être  le  plus  fort,  était  un  de  ceux  qui  l'avaient 
touché  davantage.  Laissons  de  côté  ses  raisons,  il 
les  a  déjà  données,  prenons  uniquement  ce  qui  lui 
est  personnel  ;  c'est  d'ailleurs  la  partie  la  plus  inté- 
ressante pour  son  biographe.  «  Je  conseille  donc, 
dit-il,  à  ceux  qui  sont  si  ardents  à  chercher  des 
reproches  à  me  faire,  de  vouloir  mieux  étudier  mes 
principes  et  mieux  observer  ma  conduite,  avant  que 
de  m'y  taxer  de  contradiction  et  d'inconséquence. 
S'ils  s'aperçoivent  jamais  que  je  commence  à  bri- 
guer les  suffrages  du  public;  ou  que  je  tire  vanité 
d'avoir  fait  de  jolies  chansons  ;  ou  que  je  rougisse 
d'avoir  fait  de  mauvaises  comédies  ;  ou  que  je 
cherche  à  nuire  à  la  gloire  de  mes  concurrents  ;  ou 
que  j'affecte  de  mal  parler  des  grands  hommes  de 
mon  siècle,  pour  tâcher  de  m' élever  à  leur  niveau, 
en  les  rabaissant  au  mien  ;  ou  que  j'aspire  à  des 
places  d'académie  ;  ou  que  j'aille  faire  ma  cour  aux 
femmes  qui  donnent  le  ton  ;  ou  que  j'encense  la 
sottise  des  grands  ;  ou  que,  cessant  de  vouloir  vivre 

1.  Délibération    du   22  juin    |   tion    de  Lecat  le  Mercure  de 


1752,  insérée  au  Mercure  d'août 
1752.  Voir  aussi  sur  la  réfuta- 


juin  1752. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  249 

du  travail  de  mes  mains,  je  tienne  à  ignominie  le 
métier  que  je  me  suis  choisi  et  fasse  des  pas  vers  la 
fortune  ;  s'ils  remarquent,  en  un  mot,  que  l'amour 
de  la  réputation  me  fasse  oublier  celui  de  la  vertu, 
je  les  supplie  de  m'en  avertir,  et  même  publique- 
ment, et  je  leur  promets  de  jeter  à  l'instant  au  feu 
mes  écrits  et  mes  livres,  et  de  convenir  de  toutes  les 
erreurs  qu'il  leur  plaira  de  me  reprocher. 

«  En  attendant,  j'écrirai  des  livres  ;  je  ferai  des  vers 
et  de  la  musique,  si  j'en  ai  le  talent,  le  temps,  la 
force  et  la  volonté  ;  je  continuerai  à  dire  très  fran- 
chement tout  le  mal  que  je  pense  des  lettres  et  de 
ceux  qui  les  cultivent  et  croirai  n'en  valoir  pas 
moins  pour  cela.  Il  est  vrai  qu'on  pourra  dire 
quelque  jour  :  Cet  ennemi  déclaré  des  sciences  et 
des  arts  fit  pourtant  et  publia  des  pièces  de  théâtre  ; 
et  ce  discours  sera,  je  l'avoue,  une  satire  très 
amère,  non  de  moi,  mais  de  mon  siècle1.  » 

Cette  fastueuse  déclaration  mit  le  sceau  à  ce  que 
quelques-uns  ont  appelé  la  Conversion  de  Rousseau. 
Le  succès  de  son  Discours  en  fut  la  cause  détermi- 
nante, mais  non  la  première  origine.  Quand  il 
apprit  qu'il  avait  remporté  le  prix,  «  cette  nouvelle, 
dit-il,  réveilla  toutes  les  idées  qui  me  l'avaient  dicté, 
les  anima  d'une  nouvelle  force,  et  acheva  de  mettre 
en  fermentation  dans  mon  cœur  ce  premier  levain 
d'héroïsme  et  de  vertu  que  mon  père,  et  ma  patrie, 
et  Plutarque  y  avaient  mis  dans  mon  enfance.  Je  ne 
trouvai  plus  rien  de  grand  et  de  beau  que  d'être 
libre  et  vertueux,  au-dessus  de  la  fortune  et  de 
l'opinion,  et  de  se  suffire  à  soi-même.  Quoique  la 
mauvaise   honte    et   la  crainte  des  sifflets  m'empè- 

1.  Préface  de  Narcisse,  1753. 


250  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

chassent  de  me  conduire  d'abord  sur  ces  principes 
et  de  rompre  brusquement  en  visière  aux  maximes 
de  mon  siècle,  j'en  eus  dès  lors  la  volonté  décidée, 
et  je  ne  tardai  à  l'exécuter  qu'autant  de  temps  qu'il 
en  fallait  aux  contradicteurs  pour  l'exciter  et  la 
rendre  triomphante.  »  Ces  lignes  expliquent  suffi- 
samment la  préface  de  Narcisse.  En  même  temps, 
comme  par  une  ironie  du  sort,  Thérèse  devint 
enceinte  pour  la  troisième  fois. 

Rousseau  reprochait  aux  lettres  et  aux  sciences 
de  faire  naître  la  politesse  qui  donne  les  dehors  des 
vertus  qu'on  n'a  pas.  Sa  déclaration,  qui  n'était  que 
l'aggravation  de  son  discours,  semblait  avoir  pour 
but  de  le  mettre  dans  la  nécessité  d'être  vertueux  : 
par  le  fait,  il  s'appliqua  surtout  à  le  paraître.  Aussi, 
à  quiconque  demanderait  s'il  fut  toujours  l'homme 
libre,  fort  et  vertueux  qu'il  prétend,  les  faiblesses, 
les  vices,  les  servitudes  de  toute  sa  vie,  la  grossesse 
de  Thérèse,  qui  se  manifestait  à  cet  instant  même, 
seraient  là  pour  répondre. 


Le  Discours  pour  l'académie  de  Dijon,  qui  ne  fut 
que  le  développement  naturel  des  idées  et  des  ten- 
dances de  Rousseau ,  marque  néanmoins  un  des 
points  les  plus  saillants  de  sa  carrière.  Il  était  ar- 
rivé à  trente-huit  ans  sans  avoir  pu,  ou  selon  lui, 
sans  avoir  voulu  sortir  de  son  obscurité.  Au  moment 
même  où  il  composait  son  fameux  Discours,  il  dé- 
clarait qu'il  avait  «  renoncé  aux  lettres  et  à  la  fan- 
taisie d'acquérir  de  la  réputation.  Désespérant, 
écrit-il  à  Voltaire,  d'y  arriver  à  force  de  génie,  j'ai 


DK   JEAN-JACQUES    KOUSSE.U I. 


2oi 


dédaigné  de  tenter,  comme  les  hommes  vulgaires, 
d'y  arriver  à  force  de  manège1.  » 

Son  Discours  fit  de  lui  un  littérateur,  ou  si  l'on 
aime  mieux ,  un  philosophe  de  profession ,  car 
au  xviii0  siècle,  c'était  tout  un.  Il  y  avait  longtemps 
qu'il  aspirait  à  le  devenir.  Désormais  il  eut  son  rang 
dans  la  littérature.  Beaucoup  auraient  été  fiers  de 
la  place  qu'il  y  occupa  ;  lui-même  ne  le  fut  pas 
moins  qu'un  autre;  mais  toujours  porté  à  être  mé- 
content de  son  sort,  il  y  vit  surtout  l'origine  des 
tourments  de  toute  sa  vie.  «  Qu'est-ce  que  la  célé- 
brité, dit-il  quelque  part2?  Voici  le  malheureux  ou- 
vrage à  qui  je  dois  la  mienne.  Il  est  certain  que 
cette  pièce,  qui  m'a  valu  un  prix  et  qui  m'a  fait  un 
nom,  est  tout  au  plus  médiocre...  Quel  gouffre  de 
misères  n'eût  point  évité  Fauteur ,  si  ce  premier 
écrit  n'eût  été  reçu  que  comme  il  méritait  de 
l'être!  Mais  il  fallait  qu'une  faveur,  d'abord  injuste, 
m'attirât  par  degrés  une  rigueur  qui  l'est  encore 
plus.  » 

Pour  parler  exactement,  c'est  moins  la  littérature 
que  les  littérateurs  qu'il  rend  responsables  de  ses 
malheurs.  Il  s'était  déjà  fait  parmi  eux  des  connais- 
sances et  des  appuis;  du  jour  où  il  fut  devenu  un 
d'eux,  et  non  des  moindres,  on  pourrait  croire  qu'il 
étendit  ses  relations.  Il  continua  cependant  à  recher- 
cher les  musiciens,  encore  plus  que  les  hommes  de 
lettres.  Il  avait  fait,  chez  Mm0  Dupin,  la  connais- 
sance du  prince  héritier  de  Saxe-Gotha  ;  il  ne  tarda 


1.  Lettre  à  Voltaire,  30  jan- 
vier 1750.  —  Voir  aussi  Lettre 
à  l'abbé  Raijnal,  directeur  du 
Mercure,  15  juillet  1750.  — 
■2.  Avertissement  mis  en  tète 


du  Discours  sur  les  sciences  et 
les  arts,  dans  la  première  édi- 
tion di's  Œuvres  de  J.-J.  lious- 

seau. 


252  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

pas  à  se  lier  avec  son  chapelain  Klupffel,  et  cultiva 
surtout  l'amité  de  Grimm,  qui  servait  de  lecteur  au 
prince,  en  attendant  mieux.  Grimm  était  d'un  abord 
peu  aimable,  mais  il  était  musicien;  c'était  tout  pour 
Jean-Jacques.  Bientôt  ils  devinrent  inséparables  ;  ils 
passaient  une  partie  des  jours  et  les  nuits  presque 
entières  à  faire  de  la  musique.  Grimm  ayant  con- 
tracté pour  une  comédienne  une  sorte  de  mal 
d'amour,  qui  le  prit  on  ne  sait  comment  et  le  quitta 
de  même,  Jean-Jacques,  de  moitié  avec  l'abbé  Ray- 
nal,  le  veilla  sans  relâche,  jusqu'à  sa  guérison. 

Rapporterons-nous  un  projet,  que  les  trois  amis 
Rousseau,  Diderot  et  Grimm,  auraient,  dit-on,  formé 
un  jour.  Il  s'agissait  d'un  grand  voyage  en  Italie,  à 
pied,  avec  la  carabine  sur  l'épaule,  pour  défendre 
au  besoin  sa  bourse.  La  mise  de  chacun  devait  être 
de  cent  louis.  On  passerait  par  le  mont  Cenis  ou  le 
Saint-Bernard.  On  badinait  d'avance  sur  les  aven- 
tures que  ne  manquerait  pas  de  faire  naître  l'intem- 
pérance de  Diderot,  et  dont  le  pauvre  Jean-Jacques 
devait  être  la  victime.  Je  riais  alors  comme  eux, 
disait  Jean- Jacques  ;  mais  depuis,  j'ai  réfléchi.  Le 
malheureux  faisait  remonter  jusqu'à  ces  plaisante- 
ries de  jeunesse  les  complots  qu'il  croyait  ourdis 
contre  lui l. 

Citons  encore  parmi  les  amitiés  que  Rousseau 
contracta  à  cette  époque,  Saurin,  avec  qui  il  se 
brouilla  plus  tard,  et  l'abbé  de  l'Etang',  vicaire  de 
Marcoussis,  près  de  Montlhéri.  Il  allait  voir  ce  der- 
nier de  temps  en  temps  avec  Thérèse  et  Mme  Le 
Vasseur,  et  faisait  chez  lui  de  la  musique  de  sa  fa- 

i.  Anecdote  racontée  par  G  a-   I  par  M.  Scherer,  p.  37. 
rat.    Voir    Melchior    Grimm,    \ 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  253 

çon.  Il  lui  adressa  un  peu  plus  tard  une  Epitre  en 
vers  sur  les  ennuis  et  les  tracas  de  Paris.  Les  vers 
de  cette  Èpitre  sont  naturels,  sans  pédanterie,  mais 
aussi  sans  élévation  '.  Jean-Jacques  allait  souvent 
aussi  à  Passy,  chez  Mussard,  ancien  joaillier  retiré 
des  affaires,  son  compatriote  et  un  peu  son  parent. 
Mussard,  sans  être  de  la  haute  société,  aimait  à  re- 
cevoir et  accueillait  agréablement  ses  hôtes.  On  fai- 
sait de  la  littérature  et  de  la  conversation,  on  chan- 
tait, on  jouait  du  clavecin. 

Rousseau  était  assez  content  :  on  s'occupait  de 
lui  ;  mais  il  avait  bien  aussi  à  s'occuper  lui-même 
de  sa  personne,  tant  pour  remettre  à  la  raison  ses 
critiques,  que  pour  répondre  à  l'idée  que  Ton  com- 
mençait à  se  faire  de  son  génie.  Il  se  passionna  pour 
la  littérature,  comme  il  s'était  passionné  pour  tant 
d'autres  choses.  «  Mes  sentiments,  dit-il,  se  mon- 
tèrent avec  la  plus  inconcevable  rapidité  au  ton  de 
mes  idées.  Toutes  mes  petites  passions  furent  étouf- 
fées par  l'enthousiasme  de  la  vérité,  de  la  liberté, 
de  la  vertu  ;  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  étonnant  est  que 
cette  effervescence  se  soutint  dans  mon  cœur  durant 
plus  de  quatre  ou  cinq  ans,  à  un  aussi  haut  degré 
qu'elle  ait  jamais  été  dans  le  cœur  d'aucun  autre 
homme.  »  Nous  savons  ce  que  signifient  dans  sa 
bouche  ces  grands  mots  de  vérité,  de  liberté,  de 
vertu  ;  mais  si  la  valeur  de  ses  sentiments  peut  être 
révoquée  en  doute,  l'effervescence  au  moins  est 
certaine. 

Cette  activité  passionnée  toutefois  ne  lui  épar- 
gnait nullement  les  labeurs  de  la  composition.  Si 
parfois,  dans  les  moments  où  il  était  monté,  il  com- 

1.  Voir  aux  Œuvres  :  Èpitre  au  vicaire  de  Marcoussis.. 


254  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

posait  facilement,  il  lui  fallait  revenir  après  coup 
sur  son  œuvre  et  en  limer  péniblement  les  aspé- 
rités. Loin  de  notre  pensée  de  lui  en  faire  un  re- 
proche ;  c'est  le  cas  de  répéter  :  le  temps  et  le 
travail  ne  font  rien  à  l'affaire. 

Sa  manière  de  composer  mérite  d'être  citée  :  «  Je 
travaillai  ce  discours,  dit-il  en  parlant  de  son  mé- 
moire sur  les  sciences,  d'une  manière  bien  singulière, 
et  que  j'ai  presque  toujours  suivie  dans  mes  autres 
ouvrages.  Je  lui  consacrais  les  insomnies  de  mes 
nuits.  Je  méditais  dans  mon  lit,  les  yeux  fermés,  et 
je  tournais  et  retournais  mes  périodes  dans  ma  tète, 
avec  des  peines  incroyables  ;  puis ,  quand  j'étais 
parvenu  à  en  être  content,  je  les  disposais  dans  ma 
mémoire,  jusqu'à  ce  que  je  pusse  les  mettre  sur  le 
papier.  Mais  le  temps  de  me  lever  et  de  m'habiller 
me  faisait  tout  perdre,  et  quand  je  m'étais  mis  à 
mon  papier,  il  ne  me  restait  presque  plus  rien  de  ce 
que  j'avais  composé.  Je  m'avisai  de  prendre  pour 
secrétaire  Mmc  Le  Vasseur.  Je  l'avais  logée,  avec  sa 
fille  et  son  mari,  plus  près  de  moi,  et  c'était  elle 
qui,  pour  m'épargner  un  domestique,  venait  tous 
les  matins  allumer  mon  feu  et  faire  mon  petit  ser- 
vice. A  son  arrivée,  je  lui  dictais,  de  mon  lit,  mon 
travail  de  la  nuit,  et  cette  pratique,  que  j'ai  long- 
temps suivie,  m'a  sauvé  bien  des  oublis.  »  D'autres 
fois,  Rousseau  allait  se  promener  seul,  rêvant  à  son 
grand  système,  et  notait  ses  pensées  sur  son  carnet, 
à  mesure  qu'elles  se  présentaient  à  son  esprit. 

Malgré  sa  lenteur  à  produire  et  les  soins  d'une 
controverse  incessante ,  il  trouva  encore  le  temps 
de  se  livrer  très  activement  à  la  musique  et  de  faire 
quelques  compositions  littéraires.  Laissons  de  côté, 
pour  le  moment,  la  musique  de  Rousseau,  et  disons 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


255 


un  mot  de  ses  ouvrages  de  littérature.  Comme  si 
son  succès  de  Dijon  l'avait  mis  en  veine,  il  songea, 
dès  l'année  suivante,  à  concourir  pour  l'académie 
de  la  Corse.  Il  s'agissait  de  rechercher  quelle  est  la 
vertu  lapins  nécessaire  aux  héros.  «  Question  frivole, 
dit-il,  où  il  n'y  avait  pas  de  bonne  réponse,  mais  où 
on  aurait  pu  en  faire  une  moins  mauvaise1.  »  Aussi, 
soit  que  l'insuffisance  du  sujet  ait  paralysé  le  talent 
de  l'auteur,  ou  que  le  souci  de  son  autre  discours 
ne  lui  ait  laissé  qu'une  médiocre  attention  pour 
celui-ci,  il  fut  si  peu  satisfait  de  son  œuvre  qu'il  ne 
l'envoya  même  pas.  Il  l'avait  oubliée  depuis  long- 
temps lorsque,  en  1768,  elle  fut  imprimée  à  Lau- 
sanne, à  son  insu,  sans  qu'il  put  savoir  à  qui 
s'en  prendre.  Bientôt  après,  nouveau  sujet  d'éton- 
nement,  il  apprit  que  ce  barbouillage  académique, 
ce  chiffon,  ce  torche-cul  avait  aussi  été  imprimé 
à  Paris.  Il  protesta  énergiquement  contre  cette  pu- 
blication, qui  ne  pouvait  que  lui  faire  tort  à  tous 
les  points  de  vue  2. 

Disons  un  mot  encore  d'une  autre  œuvre  qui 
tranche  complètement  sur  toutes  celles  dont  nous 
avons  parlé  jusqu'ici.  Le  duc  d'Orléans  étant  venu 
à  mourir,  l'abbé  Darti  fut  invité  à  prononcer  son 
oraison  funèbre.  L'abbé,  qui  n'était  sans  doute  pas 
bien  fort,  trouva  commode  de  charger  Rousseau  de 
lui  composer  son  discours.  Celui-ci  n'eut  garde 
de  refuser  un  travail  qui  lui  donnait  le  moyen  de 
remonter  un  peu  sa  bourse ,  et  d'être  agréable  à 
Mmo  Dupin3.  Le  marché,  il  en  faut  convenir,  n'était 


1.  Voir  aux  Œuvres,  avertis- 
sement.—  2.  Lettres  à  Dupeyrou, 
18  janvier,  et  à  Lalliaud,  4  et  28 
février  176'J.  —  Année,  littéraire, 


de  176S,  t.  VII.  —  3.  Oraison  fu- 
nèbre de  Mgr  le  duc  d'Orléans , 
aux.  Œuvres  de  J.-J.  Rousseau. 
Le  discours  de  Rousseau   ue 


256    LA   VIE  ET  LES  ŒUVRES  DE  JEAN-JACQUES   ROUSSEAU. 

bien  honorable  ni  d'un  côté  ni  de  l'autre.  L'ouvrage 
ne  pouvait  manquer  d'avoir  le  grand  défaut  de 
n'être  qu'un  devoir  de  rhétorique,  fait  sans  mission 
et  sans  conviction.  L'auteur  le  qualifie  de  très  faible. 
Ce  travail  prouve  néanmoins  que  Jean-Jacques  savait 
prendre  les  tons  les  plus  divers.  C'est  merveille 
de  voir  comme  il  semble  à  l'aise  au  milieu  des 
textes  de  l'Ecriture  sainte  ;  comme  il  se  donne  un 
air  confit  en  dévotion,  pour  célébrer  un  prince  jan- 
séniste, qui  affectait  plutôt  les  allures  d'un  moine 
ou  d'un  savant  que  celles  d'un  grand  seigneur. 


fut  jamais  prononcé,  parce 
qu'un  autre  que  l'abbé  Darti 
en  fut  chargé  au  dernier  mo- 
ment. Le  même  abbé  avait 
déjà  demandé  à  Voltaire  de 
lui  faire  un  panégyrique  de 
saint  Louis  {Lettre  de  Voltaire 
à  Frédéric,  23  juillet  1749). 
L'abbé  Darti  était  beau-frère 
de  Mme  Darti,  laquelle  était, 


ennuie  Mme  Dupin,  tille  de 
Samuel  Bernard.  —  Voir  en- 
core, sur  Y  Oraison  funèbre  du 
duc  d'Orléans,  Lettres  de  Rous- 
seau à  Moultou,  12  et  23  dé- 
cembre 1761;  de  Moultou  à 
Rousseau,  26  décembre  1761  et 
19  mai  1762,  et  Confessions, 
1.  XL 


CHAPITRE   XI 

1750-1754'. 


Sommaire  :  I.  Vie  intérieure  de  Rousseau  :  Thérèse ,  le  père  Le  Yas- 
seur,  la  mère  Le  Vasseur.  —  Mauvaise  santé  de  Rousseau.  —  Il  met  à 
exécution  ses  grands  projets  de  réforme.  —  Rousseau  défenseur  de 
l'existence  de  Dieu.  —  Lettre  à  Francueil  à  l'occasion  de  la  mort  de  sa 
belle-sœur. 

IL  Le  Devin*  do  village.  —  Il  est  joué  devant  le  Roi.  —  Rousseau 
évite  d'être  présenté  au  Roi.  —  Diderot  et  Grimm  cherchent  à  indis- 
poser Thérèse  et  sa  mère  contre  Rousseau.  —  Jugement  sur  le  Devin. 
—  Parodie  du  Devin. 

III.  Querelle  de  la  musique  française  et  de  la  musique  italienne.  — 
Lettre  sur  la  musique  française.  —  Ennuis  que  le  Devin  occasionna 
à  Rousseau.  —  Profits  que  cette  pièce  lui  rapporta.  —  Portrait  de 
Rousseau  par  Latour.  —  Première  représentation  de  Narcisse. 


I 


On  ne  vit  pas  uniquement  de  littérature.  Rousseau 
d'ailleurs  avait  deux  autres  passions  qui  empê- 
chaient les  lettres  de  l'absorber  entièrement  :  ces 
passions  étaient  la  musique  et  Thérèse. 

Il  arriva  un  moment  où  le  service  de  M.  de 
Francueil  et  de  Mmc  Dupin,  les  travaux  pour  l'Aca- 
démie de  Dijon,  les  charmes  de  l'inséparable  Grimm 
firent  bien  petite  la  part  de  la  maîtresse.  Jean- 
Jacques  était  obligé,  pour  aller  la  voir,  de  traverser 
tout  Paris.  Que  ne  l'avait-il  auprès  de  lui  !  Mais  il 
serait  forcé,  par  la  même  occasion,  de  prendre  la 
lourde  charge  de    toute   sa  famille  ;   on  ne  se   met 

1.  Confessions,  1.  VIII. 


25cS  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

pas,  d'ailleurs,  en  ménage  sans  argent.  Cependant 
Francueil  et  Mmc  Dupin  ayant  élevé  son  traitement 
de  900  à  1,200  livres,  cet  avantage  le  détermina. 
Mm0  Dupin  lui  donna  quelque  argent  pour  acheter 
des  meubles  ;  Thérèse  en  avait  quelques-uns  de  son 
côté  ;  on  réunit  le  tout  et  on  alla  s'installer,  tant 
bien  que  mal,  dans  un  petit  appartement,  au  qua- 
trième étage,  à  l'hôtel  du  Languedoc,  rue  de  Gre- 
nelle-Saint-Honoré,  aujourd'hui,  rue  Jean-Jacques 
Rousseau,  à  l'angle  de  la  rue  Coquillère. 

L'idylle  que  Jean-Jacques  y  coula  fut-elle  aussi 
parfaite  qu'il  le  prétend?  Commençons  par  Thérèse. 
Elle  avait  un  cœur  d'ange.  —  Soit.  —  Ils  sentaient 
davantage  chaque  jour  qu'ils  étaient  faits  l'un  pour 
l'autre.  —  C'est  difficile  à  admettre.  De  petits 
soupers  dans  une  guinguette  ou  à  la  fenêtre,  des 
tète-à-tète  jusqu'à  minuit  avec  une  fdle  presque 
idiote,  pouvaient-ils  convenir  à  un  homme  tel  que 
Rousseau?  —  Mais  il  craint  que  ces  détails  ne 
paraissent  ridicules.  Il  a  raison  ;  tenons-nous-en  à 
ce  mot  de  la  fin. 

Leur  attachement,  du  reste,  résistait  à  certains 
accrocs,  qui  auraient  pu  en  troubler  bien  d'autres. 
Un  soir,  Jean-Jacques,  en  société  de  Grimm,  eut 
une  assez  vilaine  histoire  avec  une  fille.  Le  lende- 
main, le  bon  ami  Grimm  n'avait  rien  de  plus  pressé 
que  d'en  informer  Thérèse.  Heureusement,  Jean- 
Jacques  lui  avait  tout  avoué  de  son  côté  ;  de  sorte 
que  Thérèse ,  qui  n'avait  eu  que  des  paroles  de 
douceur  pour  son  amant,  fut  outrée  de  la  perfidie 
de  Grimm. 

Le  père  Le  Vasseur  était  un  vieillard  insignifiant. 
Il  redoutait  sa  femme  et  ne  l'appelait  que  le  lieu- 
tenant  criminel.   Nous  pourrions  le  laisser  de  côté, 


DK   JEAN- JACQUES    ROUSSEAU.  250 

s'il    n'avait    été    une    bouche    de    plus    à    nourrir. 

Quant  à  Mmc  Le  Vasseur,  ses  façons,  qui  ne  man- 
quaient pas  d'esprit,  mais  avaient  encore  plus  de 
prétentions,  agaçaient  Jean-Jacques.  Elle  avait  bien 
voulu  lui  donner  sa  fille;  à  la  condition  toutefois 
de  garder  sur  elle  son  pouvoir,  de  lui  continuer  ses 
conseils,  qui  n'étaient  pas  des  meilleurs,  et  de  la 
prendre  pour  complice  de  ses  rapacités  et  de  ses 
finesses.  Elle  fit  à  Mmc  Dupin  beaucoup  de  confi- 
dences et  trouva  moyen  de  lui  extorquer  de  nom- 
breuses largesses.  Jean-Jacques  ne  fut  instruit  de 
ces  faits  que  plus  tard  et  écrivit  pour  s'en  excu- 
ser ;  mais  il  y  en  avait  bien  d'autres,  dont  il  se 
doutait,  et  qu'il  n'osait  réprimer.  Les  Gouverneuses, 
comme  on  les  appelait  quelquefois,  étaient  sans 
cesse  en  commérages  et  en  chuchoteries  avec  les 
uns  et  avec  les  autres,  se  faisaient  valoir  et  accep- 
taient de  toutes  mains.  Jean-Jacques,  blessé  de  ces 
petits  manèges,  s'échappait  pour  rêver  plus  à  son 
aise,  et  répandait  dans  ses  livres  une  partie  de  la 
bile  et  de  l'humeur  qui  débordaient  de  son  cœur. 

Nous  voilà  déjà  loin  de  la  félicité  de  tout  à 
l'heure. 

La  santé  de  notre  philosophe  était  pour  lui  un 
autre  sujet  de  tourment.  Des  circonstances  acciden- 
telles, l'excès  du  travail,  l'effervescence  de  son  ima- 
gination ,  le  tout  joint  à  un  état  constitutionnel  peu 
satisfaisant  lui  avaient  occasionné  des  crises  assez 
graves  et  des  souffrances  aiguës.  Il  vit  quatre  ou 
cinq  célébrités  médicales,  qui  le  traitèrent  chacune 
à  sa  mode,  le  soumirent  aux  sondages,  aux  bains, 
aux  saignées,  et  finirent  par  déclarer  qu'il  n'en  avait 
pas  pour  six  mois  à  vivre. Un  chrétien  aurait  profité 
de  l'annonce  de  la    mort  pour  s'y  préparer  ;    Jean- 


2()0  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Jacques  ne  songea  qu'à  utiliser  pour  le  plus  grand 
profit  de  son  agrément  les  jours  qui  lui  étaient 
comptés. 

Sur  ces   entrefaites,    M.    de  Francueil,    qui  était 
receveur  général  des  finances,  ayant  eu  besoin  d'un 
caissier,     proposa     cet    emploi    à    son    secrétaire. 
Celui-ci   en   commença  même  les  fonctions,  afin  de 
se  mettre  au  courant;  mais  les  misères  de  sa  santé, 
l'ennui  des   chiffres   et  par-dessus  tout  la  responsa- 
bilité  l'effrayèrent.    Il   avait  bien   encore   un   autre 
motif  de  refuser,,  c'était  le  grand  projet  qu'il  nour- 
rissait depuis  quelque  temps   de   rompre  en  visière 
avec  les  usages  du  monde,  et  de  mener  la  vie  aus- 
tère et  indépendante  qu'il  avait  préconisée  dans  son 
Discours.   Comment   accorder  en    effet    ses   sévères 
principes  avec  un  état  qui  s'y  rapportait  si  peu?  De 
quel  œil  verrait-on  un  caissier,  un  homme  de  finance 
prêcher    le  désintéressement  et  la  pauvreté  ?    Ces 
idées  de  réforme  avaient  fermenté  dans  sa  tète  pen- 
dant le  délire  de  la  fièvre  ;  il  s'y  confirma  de  sang- 
froid,  renonça  à  tout  projet  de  fortune  et  d'avenir, 
et,  pour  commencer,    se  mit  en  quête   d'un    métier 
qui  pût  lui  assurer  son  pain  de  chaque  jour  et  son 
indépendance.  Il  choisit  la  profession  de  copiste  de 
musique,    et   écrivit   à  Mme  Dupin  et  à  M.  de  Fran- 
cueil pour  les  remercier  de  leurs  bontés  passées  et 
leur  demander   leur  pratique.   Il  dut  lui  en    coûter 
de  quitter  cette  maison  qu'il  avait  fini  par  regarder 
presque  comme   la  sienne.   Il   s'était  habitué  à  ses 
fonctions  ;   il   s'était  surtout  attaché  à  Mmo  de  Che- 
nonceaux,  belle-fille  de   Mm0  Dupin  :   il  lui  trouvait 
de  l'amabilité,  des  charmes,   beaucoup  de   disposi- 
tions pour  la  philosophie.  Il  en  avait  fait  son  élève. 
Chose  surprenante,   il  passa  trois  ou  quatre  heures 


DE    JEAN- JACQUES    ROUSSEAU.  26 L 

chaque  jour,  pendant  tout  un  été,  avec  cette  jeune 
femme,  qui  n'avait  pas  vingt  ans ,  sans  laisser 
échapper  une  galanterie. 

Quand  Francueil  reçut  le  billet  de  Rousseau,  il 
le  crut  fou  et  accourut  chez  lui  pour  combattre  sa 
résolution;  mais  elle  était  irrévocable.  Jean-Jacques 
laissa  dire  le  monde  et  alla  son  train  ;  le  premier 
article  de  son  programme  n'était-il  pas  de  «  briser 
les  fers  de  l'opinion  et  de  faire  avec  courage  tout 
ce  qui  lui  paraissait  bon,  sans  s'embarrasser  aucu- 
nement du  jugement  des  hommes?  »  Il  quitta  la 
dorure  et  les  bas  blancs,  prit  la  perruque  ronde, 
posa  l'épée  et  vendit  sa  montre,  sous  prétexte  qu'il 
n'aurait  plus  besoin  de  savoir  l'heure.  Il  n'avait 
gardé  que  son  linge,  qui  était  fort  beau.  Quelqu'un, 
qu'il  soupçonna  être  le  propre  frère  de  Thérèse,  lui 
rendit  le  bon  office  de  le  débarrasser  de  cette  ser- 
vitude, força  la  porte  de  son  logement  et  le  dépouilla 
de  toute  sa  lingerie.  Ce  vol  eut  lieu  le  25  décembre 
1751,  pendant  les  Vêpres.  Cette  date  peut  servir  à 
fixer  l'époque  de  la  réforme  de  Rousseau.  On  força 
la  porte  d'un  grenier  au  sixième  étage,  où  couchait 
le  vieux  Le  Vasseur,  et  l'on  prit  vingt-deux  che- 
mises fines,  garnies  de  manchettes  unies,  brodées 
ou  festonnées  et  d'autre  linge.  Il  n'est,  du  reste, 
question  de  soupçons  ni  dans  la  déclaration  de  la 
femme  Le  Vasseur,  ni  dans  l'information  faite  à  la 
requête  du  procureur  du  Roi,  ni  dans  la  déposition 
de  Rousseau  et  des  trois  Le  Vasseur1. 

Si  l'on  se  reporte  à  la  préface  de  Narcisse,  il  faudra 
admettre  que  l'amour  de  la  philosophie  fut  le  prin- 


1.  Voir  ces  pièces  aux  Ar-   l    ciaire  Y,  15779  à  15801. 
chives  nationales,  section  judi-    | 


26*2  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

eipal  motif  de  la  résolution  de  Jean-Jacques  ;  clans 
tous  les  cas,  il  ne  fut  pas  le  seul.  Sans  insister  sur 
sa  manie  de  fausse  simplicité,  qui  pourrait  bien 
n'être  qu'un  raffinement  de  son  orgueil,  et  sur  ce 
désir  de  se  singulariser  et  de  faire  parler  de  lui, 
qui  fut  toujours  un  trait  de  son  caractère,  il  avoue 
que  la  misanthropie  ne  fut  pas  étrangère  à  sa  dé- 
termination. Dès  l'époque  où  il  était  chez  Mmo  de 
Warens,  on  remarquait  son  goût  pour  la  solitude, 
son  mépris  inné  pour  les  hommes,  son  penchant  â 
blâmer  leurs  défauts  et  à  se  défier  de  leur  probité1. 
Ces  dispositions  ne  firent  que  croître  avec  le  temps. 
«  Jeté  malgré  moi  dans  le  monde,  dit-il,  sans  en 
avoir  le  ton,  sans  être  en  état  de  le  prendre  et  de 
m'y  assujettir,  je  m'avisai  d'en  prendre  un  qui  m'en 
dispensât.  .  .  Je  me  fis  cynique  et  caustique  par 
honte;  j'affectai  de  mépriser  la  politesse  que  je  ne 
savais  pas  pratiquer.  » 

Si  Jean-Jacques  avait  désiré  véritablement  fuir  le 
bruit,  le  moyen  était  mauvais.  Comme  il  était  facile 
de  le  prévoir,  il  parvint  à  la  notoriété  par  l'affecta- 
tion à  la  simplicité,  plus  aisément  qu'il  n'y  serait 
parvenu  par  le  faste.  Il  suffisait  qu'il  ne  voulut  pas 
se  montrer,  pour  que  chacun  s'efforçât  de  le  voir  ; 
il  suffisait  qu'il  refusât  les  présents,  pour  que  tout 
le  monde  lui  en  offrit.  Il  y  gagna  des  pratiques, 
mais  aussi  bien  des  importunités.  Sa  chambre  ne 
désemplissait  pas;  les  femmes  employaient  mille 
ruses  pour  l'avoir  à  dîner;  il  se  trouvait  dans  l'al- 
ternative ou  de  se  faire  des  ennemis  par  ses  refus, 
ou  de  se  créer  des  ennuis  par  ses  complaisances  ; 
enfin  il  crut  voir  le  moment  où  il  lui  faudrait  se 
montrer  comme  Polichinelle. 

1.  De  ConziÉ,  Aolice  sur  Mma  de  Warens,  etc. 


DE   JEA>T-JACQUES    ROUSSEAU.  263 

Il  lui  restait  encore  une  servitude,  l'amitié.  Par 
malheur,  il  n'y  avait  pas  songé.  «  Si,  dit-il,  j'avais 
aussi  bien  secoué  le  joug"  de  l'amitié  que  celui  de 
l'opinion,  je  venais  à  bout  de  mon  dessein,  le  plus 
grand  peut-être,  ou  du  moins  le  plus  utile  à  la  vertu 
que  mortel  ait  jamais  conçu.  Mais  tandis  que  je 
foulais  aux  pieds  les  jugements  insensés  de  la  tourbe 
vulgaire  des  soi-disant  grands  et  des  soi-disant 
sages,  je  me  laissais  subjuguer  et  mener  comme  un 
enfant  par  de  soi-disant  amis  qui,  jaloux  de  me  voir 
marcher  seul  dans  une  route  nouvelle,  tout  en  pa- 
raissant s'occuper  beaucoup  à  me  rendre  heureux, 
ne  s'occupaient,  en  effet,  qu'à  me  rendre  ridicule  et 
commencèrent  par  travailler  à  m'avilir,  pour  par- 
venir dans  la  suite  à  me  diffamer1.  »  Hélas  !  Jean- 
Jacques  n'avait  pas  besoin  de  ses  amis  pour  le 
rendre  ridicule;  il  s'acquittait  assez  bien  lui-même 
de  cette  fonction. 

La  réforme  qu'il  s'était  imposée  l'obligea  sans 
doute  à  des  sacrifices,  mais  il  ne  faudrait  pas  en 
exagérer  la  portée.  Dans  la  réalité,  il  ne  renonça 
qu'aux  choses  auxquelles  il  lui  plut  de  renoncer.  Jl 
avait  des  goûts  simples  et  savait  se  contenter  de 
peu.  «  Je  gagnerai  ma  vie,  dit-il,  et  je  serai  heu- 
reux; il  n'y  a  pas  de  fortune  au-dessus  de  cela.  » 
En  revanche,  il  avait  la  passion  de  l'indépendance 
et  du  sans-gène.  A  tort  ou  à  raison,  il  se  figura  qu'il 
ne  pouvait  prétendre  en  même  temps  à  la  fortune 
et  à  l'indépendance,  et  sacrifia  la  première  pour 
assurer  la  seconde.  Mais  il  ne  renonça  ni  à  vivre  avec 
Thérèse,  ni  à  mettre  ses  enfants  à  l'hôpital,  malgré 
tout  ce  qu'il  avait  dit  et  devait  dire  sur  la  famille; 

1.  Lettre  à   Ume  de  Créqui.  1752. 

TOME   I  18 


264  LA   VIE   ET    LES   ŒUVRES 

ni  à  cultiver  les  lettres  et  la  musique,  malgré  ses 
déclamations  contre  les  lettres  et  les  arts  ;  ni  à  faire 
jouer  ses  opéras,  malgré  ses  critiques  contre  les 
spectacles;  ni  à  vivre  dans  la  société  et  non  dans  la 
meilleure,  malgré  sa  campagne  contre  la  société;  ni 
à  se  faire  accueillir  par  les  grands,  malgré  ses  pa- 
roles amères  contre  les  grands.  Bien  plus,  afin  de 
n'être  en  aucun  cas  dupe  de  son  marché,  il  s'arran- 
gea de  façon  à  profiter  à  la  fois  de  deux  situations 
opposées.  Etait-il  aimable  et  poli,  il  fallait  lui  en 
savoir  gré;  était-il  impoli  et  maussade,  c'était  la 
faute  de  ses  principes.  Il  le  dit  bien,  il  prit  la  li- 
berté du  cynisme.  Il  changea  peu  ses  manières;  il 
se  contenta  de  les  ériger  en  règles.  Il  était  sauvage 
avant  sa  réforme,  il  resta  sauvage  après;  il  y  gagna 
seulement  de  l'être  plus  à  son  aise.  Il  est  commode 
de  se  donner  ainsi  comme  n'étant  tenu  à  rien  envers 
personne  ;  de  s'autoriser  de  sa  vertu  pour  tout  dire 
et  tout  faire  à  son  gré,  sans  être  arrêté  par  les  bien- 
séances ;  d'être  fantasque,  taciturne  ou  bavard, 
brusque  et  impoli,  et  d'appeler  tout  cela  du  nom  de 
vertu. 

Renonça-t-il  même  à  la  richesse?  Non,  car  il  ne 
la  possédait  pas.  Tout  au  plus  aurait-il  renoncé  à 
l'espoir  de  l'acquérir.  Mais  les  amis  qu'il  avait  dans 
la  littérature  et  surtout  parmi  les  grands,  eurent 
toujours  soin  de  le  tenir  à  l'abri  du  besoin.  Heureux 
quand  il  ne  leur  faisait  pas  payer  par  ses  suscepti- 
bilités et  ses  brusqueries  le  plaisir  de  l'obliger  ! 

Nous  n'affirmons  pas,  bien  entendu,  que  ces  con- 
sidérations soient  entrées  dans  son  esprit  de  la  ma- 
nière que  nous  venons  de  les  exposer.  Nous  croyons 
que  sa  détermination  fut  surtout  une  affaire  de  ca- 
ractère et  de  tempérament,  mais  tel  fut  au  moins  le 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  265 

résultat  de  son  changement  de  vie,  et  cela  suffît 
pour  faire  justice  des  motifs  de  morale  transcen- 
dante qu'on  pourrait  être  tenté  d'y  voir.  Règle  gé- 
nérale, il  faut  se  défier  des  moralistes  excentriques 
qui  prétendent  se  faire  une  vertu  pour  eux  seuls. 
Ils  sont  austères  sur  certains  points  qui  leur  coûtent 
peu  ;  mais  comme  ils  se  rattrapent  bien  sur  les  au- 
tres !  ils  font  ce  qu'on  pourrait  appeler  de  la  morale 
à  côté.  La  morale,  pour  être  sûre  et  complète,  a 
besoin  de  prendre  sa  règle  au-dessus  de  l'homme 
qu'elle  doit  diriger.  C'est  pour  cela  que  toute 
morale  personnelle  ou  indépendante  est  par  cela 
même  une  morale  facile.  Quand  on  s'impose  son 
joug  à  soi-même,  on  a  soin  de  le  prendre  doux  et 
léger. 

Ainsi  le  grand  changement  de  Rousseau  consista 
surtout  à  le  confirmer  dans  des  habitudes  qu'il  ne 
demandait  qu'à  suivre.  Marmontel  fit  sa  connais- 
sance précisément  à  ce  moment,  alors  qu'il  venait 
de  remporter  son  prix  et  qu'il  n'avait  pas  encore 
fait  sa  déclaration.  Ils  se  voyaient  chez  d'Holbach, 
«  à  des  diners  de  garçons,  où  régnait  une  liberté 
franche;  mais,  continue  Marmontel.  c'est  un  mets 
dont  Rousseau  ne  goûtait  que  très  sobrement.  Per- 
sonne, mieux  que  lui,  n'observait  la  triste  maxime 
de  vivre  avec  ses  amis  comme  s'ils  devaient  être  un 
jour  ses  ennemis...  Dans  sa  réserve  craintive,  on 
voyait  de  la  défiance  ;  son  regard  en  dessous  obser- 
vait tout  avec  une  ombrageuse  attention.  Il  se  com- 
muniquait à  peine,  et  jamais  il  ne  se  livrait  '.   » 

Pourtant,  comme  il  est  content  de  lui!  «  Je  ne 
bornai   pas    ma  réforme,    dit-il.    aux   choses   exté- 

1.  Marmontel.  Mémoires,  1.  IV. 


266  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Heures.  Je  sentis  que  celle-là  même  en  exigeait  une 
autre,  plus  pénible  mais  plus  nécessaire,  dans  les 
opinions,  et  résolu  de  n'en  pas  faire  à  deux  fois, 
j'entrepris  de  soumettre  mon  intérieur  à  un  examen 
sévère,  qui  le  réglât  pour  le  reste  de  ma  vie,  tel  que 
je  voulais  le  trouver  à  ma  mort1.  »  «  Jusque-là  j'avais 
été  bon,  dès  lors  je  devins  vertueux,  ou  du  moins 
enivré  de  vertu...  J'étais  vraiment  transformé  ;  mes 
amis  ne  me  reconnaissaient  plus.  Je  n'étais  plus  cet 
homme  timide,  et  plutôt  honteux  que  modeste,  qui 
n'osait  ni  se  présenter,  ni  parler,  qu'un  mot  badin 
déconcertait,  qu'un  regard  de  femme  faisait  rougir. 
Audacieux,  fier,  intrépide,  je  portais  partout  une 
assurance  d'autant  plus  ferme  qu'elle  était  simple 
et  résidait  dans  mon  âme  plus  que  dans  mon  main- 
tien2. »  Les  faits  plus  encore  que  les  paroles  de 
Marmontel,  démontrent  qu'il  faut  beaucoup  rabattre 
de  ces  fanfaronnades. 

Jean-Jacques  avait-il  changé  au  moins  sur  les 
questions  de  doctrine?  Non;  encore  moins  que  sur 
le  reste.  Cependant,  il  est  à  noter  qu'avant  comme 
après  sa  déclaration,  ses  principes,  tout  insuffisants 
qu'ils  étaient,  valaient  encore  mieux  que  ceux  de  ses 
amis.  Au  besoin  même,  il  ne  reculait  pas,  dans  les 
limites  restreintes  de  sa  pensée ,  devant  une  profes- 
sion de  foi. 

Un  jour,  il  prenait  sa  part  d'un  dîner  fort  leste 
chez  M110  Quinault.  Il  venait  de  défendre  contre 
Duclos  la  religion  naturelle  et  la  morale  de  l'Evan- 
gile. Il  s'était  toutefois  contenu  jusque-là  ;  mais 
Saint-Lambert  ayant  fait  une  déclaration  d'athéisme, 


1.  Rêveries,  3e  promenade.  —    j   aussi    la   2mt'    lettre   à    Malcs- 
2.    Confessions.  1.    IX.  —   Voir    j   herbes. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  2ti7 

Rousseau  se  fâcha;  et,  comme  on  le  plaisantait. 
«  Si  c'est  une  lâcheté,  dit-il,  de  souffrir  qu'on  dise 
du  mal  de  son  ami  absent,  c'est  un  crime  de  souf- 
frir qu'on  dise  du  mal  de  son  Dieu  qui  est  présent  ; 
et  moi,  Messieurs,  je  crois  en  Dieu.  »  Et  un  mo- 
ment après  :  «  Je  sors,  s'écria-t-il,  si  vous  dites  un 
mot  de  plus.  »  Il  s'apprêtait,  en  effet,  à  fuir,  quand 
l'arrivée  d'un  nouveau  venu  changea  le  cours  de  la 
conversation,  et  remplaça  l'impiété  par  les  chansons 
poissardes. 

Mais  il  ne  s'en  tint  pas  là,  et,  après  le  dîner, 
prenant  à  part  Mmo  d'Epinay.  «  Quoi!  lui  dit-il, 
seriez-vous  de  son  avis?  Gardez-vous  de  me  le 
dire,  car  je  ne  pourrais  m'empêcher  de  vous  haïr. 
D'ailleurs,  l'idée  d'un  Dieu  est  nécessaire  au  bon- 
heur, et  je  veux  que  vous  soyez  heureuse.  »  Hélas! 
Mme  d'Epinay  avait  trouvé  que  Saint-Lambert  était 
le  plus  fort  ;  et  il  faut  convenir,  en  effet ,  que  Jean- 
Jacques,  malgré  l'énergie  de  sa  profession  de  foi, 
se  montrait  au  fond  faible  et  hésitant.  Il  avouait 
que  souvent,  au  fond  de  son  cabinet,  les  deux 
poings  dans  ses  yeux  et  au  milieu  des  ténèbres 
de  la  nuit,  il  ne  savait  trop  que  penser.  «  Mais, 
voyez  cela,  dit-il,  en  montrant  d'une  main  le  ciel, 
la  tète  levée,  et  avec  le  regard  d'un  inspiré;  le 
lever  du  soleil,  en  dissipant  la  vapeur  qui  couvre 
la  terre  et  en  m'exposant  la  scène  brillante  et  mer- 
veilleuse de  la  nature,  dissipe  en  même  temps  les 
brouillards  de  mon  esprit.  Je  retrouve  ma  foi,  mon 
Dieu,  ma  croyance  en  lui  ;  je  l'admire,  je  l'adore  et 
je  me  prosterne  en  sa  présence.  »  Et  comme 
Mmo  d'Epinay  lui  opposait  ses  hésitations  et  lui  posait 
cette  question  catégorique  :  De  quel  côté  trouvez- 
vous  les  preuves  les  plus  claires  ?«  Madame,  nos  lu- 


268  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

mières  sont  si  courtes  qu'il  est  presque  impossible 
de  prononcer;  »  et  il  lui  répondait  par  un  conte. 
Un  étranger  jeté  dans  une  lie  rencontre  des  vieil- 
lards, qui  lui  déclarent  qu'il  doit  avant  tout  satis- 
faire le  Génie,  seigneur  du  lieu,  dont  ils  lui  re- 
mettent les  volontés  reliées  dans  une  douzaine 
d'in-folio.  L'étranger  se  trouve  à  la  fin  en  présence 
du  Génie,  et  voici  le  langage  que  celui-ci  lui  tient  : 
«  Il  importe  fort  peu,  mon  ami,  que  vous  et  vos 
pareils  croyiez  en  mon  existence.  Au  reste,  ce  n'est 
ni  pour  votre  bien,  ni  pour  votre  mal  que  vous 
avez  habité  et  parcouru  ces  contrées.  J'aurais  sur 
tout  cela  de  très  belles  choses  à  vous  dire,  mais 
vous  croyez  bien,  mon  enfant,  que  j'ai  autre  chose 
à  faire  qu'à  instruire  un  polisson  comme  vous. 
Allez  vous  établir  dans  quelque  coin,  et  laissez-moi 
en  repos,  jusqu'à  ce  que  le  temps  et  la  nécessité 
disposent  encore  de  vous.  Bonsoir.  L'étranger,  en 
se  retirant  aura  dit  en  lui-même  :  Je  savais  bien 
que,  s'il  y  avait  un  génie  sur  cette  terre,  il  était 
bon  et  indulgent,  et  que  nous  n'aurions  rien  à 
démêler  ensemble1.  » 

Ce  conte  ou  cette  -parabole ,  qui,  par  son  ton  scep- 
tique et  railleur,  rappellerait  plutôt  la  manière  de 
Voltaire  que  le  genre  habituel  de  Rousseau,  a  été,  à 
cause  de  cela,  regardé  par  quelques  personnes  comme 
d'une  authenticité  douteuse.  Mais  on  n'a  pas  de 
motifs  sérieux  de  le  révoquer  en  doute  plutôt  que  le 
reste  des  Mémoires  de  Mme  d'Epinay.  Rappelons- 
nous  que  Rousseau  était  encore  à  cette  époque 
l'admirateur  de  Voltaire,  l'ami  de  Diderot,  l'habitué 
des  plus   détestables  sociétés.  Il  y  avait  bien  là  de 

1.  Mémoires  de  Mm»  d'Epinay,  t.  I,  ch.  VIII. 


DE   JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.  269 

quoi  ébranler  le  peu  de  bons  sentiments  qu'il  gardait 
au  fond  du  cœur.  Il  est  triste ,  assurément ,  de 
débuter  par  une  énergique  profession  de  foi,  pour 
aboutir  à  une  si  misérable  conclusion.  Tant  il  est 
vrai  que  Rousseau  trouvait  le  moyen  d'avoir  tort, 
même  quand  il  avait  raison. 

Cette  scène  dut  avoir  lieu  en  1751,  c'est-à-dire 
avant  sa  réforme.  On  y  trouverait  une  nouvelle 
preuve  que  cet  événement  changea  peu  ses  idées, 
et  môme  sa  manière  brusque  de  les  exprimer. 

Il  est  douteux,  toutefois,  qu'avant  d'être  devenu 
un  homme  vertueux  par  profession,  il  se  fût  avisé 
d'écrire  à  Francueil  la  lettre  de  condoléances  qu'il 
lui  adressa  à  l'occasion  de  la  mort  de  sa  belle-sœur. 
Après  quelques  phrases  assez  lestes  sur  la  douleur 
du  mari  et  le  superbe  mausolée  qu'il  fait  élever  à 
sa  femme ,  voici  comment  il  continue  :  «  Savez-vous 
qu'un  habile  artiste,  en  pareil  cas,  serait  peut-être 
désolé  que  sa  femme  revint.  L'empire  des  arts  est 
peut-être  le  plus  puissant  de  tous.  Je  ne  serais  pas 
étonné  qu'un  homme,  même  très  honnête,  mais 
très  éloquent,  souhaitât  quelquefois  un  beau  malheur 
à  peindre.  Si  cela  vous  parait  fou,  réfléchissez-y  et 
cela  vous  le  paraîtra  moins.  En  attendant,  je  suis 
bien  sûr  qu'il  n'y  a  aucun  poète  tragique  qui  ne  fût 
très  fâché  qu'il  ne  se  fût  jamais  commis  de  grands 
crimes,  et  qui  ne  dit  au  fond  de  son  cœur,  en  lisant 
l'histoire  de  Néron,  de  Sémiramis,  d'Œdipe,  de 
Phèdre,  de  Mahomet,  etc.  :  La  belle  scène  que  je 
n'aurais  pas  faite,  si  tous  ces  brigands  n'eussent  pas 
fait  parler  d'eux!  Eh!  Messieurs  nos  amis  des  beaux- 
arts,  vous  voulez  me  faire  aimer  une  chose  qui 
conduit  les  hommes  à  sentir  ainsi!  Eh  bien,  oui,  j'y 
suis  tout  résolu  ;   mais   c'est  à  condition  que  vous 


270  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

me  prouverez  qu'une  belle  statue  vaut  mieux  qu'une 
belle  action  ;  qu'une  belle  scène  écrite  vaut  mieux 
qu'un  sentiment  honnête,  et  enfin  qu'un  morceau 
de  toile  peint  par  Wanloo  vaut  mieux  que  la 
vertu  l.  »  Cette  dernière  phrase  est  digne  de  toute 
notre  admiration  ;  elle  peut  servir  à  confondre  les 
partisans  de  l'art  pour  l'art,  de  l'indépendance  de 
la  politique  et  du  talent,  et  de  toutes  ces  choses 
auxquelles  on  voudrait  faire  une  place  à  part,  en 
dehors  de  la  morale.  Elle  n'a  qu'un  tort,  c'est  de 
tomber  à  faux  et  de  ne  prouver  en  aucune  façon  ce 
qu'elle  a  la  prétention  de  prouver.  Gravons-la  en 
lettres  d'or  au  seuil  de  nos  académies  ;  mais  n'en 
continuons  pas  moins  à  cultiver  les  sciences,  les 
lettres  et  les  arts. 

II 

Rousseau  tout  le  premier  ne  se  fit  pas  faute  d'a- 
gir ainsi.  Nous  avons  étudié  les  œuvres  littéraires 
qu'il  fit  vers  ce  temps;  c'est  aussi  celui  qui  vit 
éclore  la  meilleure  de  ses  œuvres  musicales ,  le  De- 
vin du  village.  Il  dit  que  cette  pièce  fit  époque,  et 
il  dit  vrai.  Elle  fit  époque,  moins  par  son  mérite 
réel,  qui  était  médiocre,  que  par  les  circonstances 
qui  l'accompagnèrent.  A  en  croire  l'auteur,  elle  lui 
aurait  coûté  fort  peu  de  travail.  Il  avait  besoin  pour 
sa  santé  de  l'air  de  la  campagne.  Il  se  retira  à 
Passy,  chez  son  parent  et  ami  Mussard.  On  y  faisait 
de  la  musique;  on  s'y  passionnait  surtout  pour  la 
musique    italienne.    Rousseau    rêvant    comment   il 

1.  Lettre  à  Francueil,  janvier    I   pinay,  t.  I,  ch.  IX. 
17IJ3  ;  aux  Mémoires  de  Mme  d'È-    \ 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  271 

pourrait  en  donner  une  idée  à  la  France,  jeta  quel- 
ques vers  sur  le  papier  et  y  adapta  des  airs.  Inutile 
de  demander  si  ces  essais  furent  goûtés  et  s'il  fut 
difficile  de  sauver  des  flammes  ces  chiffons  que, 
quoi  qu'il  en  dise,  il  ne  demandait  sans  doute  pas 
mieux  que  de  conserver.  En  six  jours  les  vers  étaient 
faits  et  la  musique  esquissée;  en  trois  semaines  la 
pièce  était  en  état  d'être  jouée,  sauf  le  divertisse- 
ment de  la  fin,  qui  ne  fut  composé  que  l'année  sui- 
vante. Il  faut  convenir  que  ce  n'était  pas  mal  pour 
un  malade. 

Restait  à  faire  représenter  ce  chef-d'œuvre  ;  c'était 
là  le  point  difficile.  Après  le  triste  succès  des  Muses 
galantes,  c'était  aller  au-devant  d'un  second  échec 
que  d'offrir  sans  précautions  un  drame  qui  tran- 
chait si  brusquement  avec  les  habitudes  françaises. 
Duclos  se  chargea  de  le  faire  essayer  sous  le  voile 
de  l'anonyme,  mais  l'enthousiasme  que  souleva  la 
répétition  rendit  aussitôt  le  secret  superflu.  Dans 
toutes  les  sociétés,  on  ne  parla  plus  d'autre  chose. 
L'intendant  des  menus  demanda,  et  sur  le  refus  de 
Duclos.  exigea  la  pièce  pour  la  cour;  de  sorte  qu'il 
fallut  se  soumettre  à  ce  qu'elle  fût  jouée  à  Fontaine- 
bleau devant  le  Roi.  Cependant  le  récitatif  s'éloi- 
gnait si  complètement  des  usages  reçus,  qu'on 
pensa  qu'il  devait  être  changé.  L'auteur  y  consentit, 
mais  ne  voulut  pas  s'en  mêler  ;  les  changements 
furent  faits  par  Francueil  et  Jeliotte. 

Rousseau,  dans  la  crainte  de  se  déceler,  n'avait 
pas  osé  assister  à  la  répétition  de  l'Opéra;  il  fut 
plus  heureux  à  Fontainebleau.  Ces  répétitions  étaient 
une  sorte  de  huis-clos  très  ouvert  ;  on  s'y  pres- 
sait; on  y  étouffait;  il  n'y  avait  guère  de  différence 
avec    les    représentations    ordinaires    que    dans    le 


272  ■   LA    VIE   ET    LES    ŒUVRES 

public,   qui  était  plus    connaisseur  et   plus   choisi. 

Le  lendemain  fut  un  grand  jour.  Un  triomphe  à 
la  cour  est  toujours  flatteur.  Jean-Jacques  voulut 
mieux,  ou  autrement,  et  sous  prétexte  de  se  mon- 
trer fidèle  à  ses  principes  et  supérieur  à  sa  gloire, 
inventa  un  nouveau  raffinement  de  vanité.  Il  s'agis- 
sait de  savoir  si,  pour  ne  pas  se  singulariser,  il  se 
départirait  pendant  un  jour  de  son  costume  négligé. 
Difficile  problème,  qu'il  finit  par  résoudre  intrépi- 
dement en  faveur  de  la  grande  barbe  et  de  la  per- 
ruque mal  peignée.  Cependant  son  intrépidité  dut 
rester  à  l'état  de  simple  intention;  contrairement  à 
ses  prévisions,  la  cour  attacha  moins  d'importance 
que  lui-même  à  son  manque  d'usage,  et  ne  parut 
pas  seulement  s'en  apercevoir.  Il  en  fut  touché  jus- 
qu'aux larmes.  N'eut-il  pas  aussi  un  peu  de  dépit 
d'avoir  manqué  son  effet?  Quoi  qu'il  en  soit,  au  mi- 
lieu d'une  cour  brillante  et  parée,  juste  en  face  de 
Louis  XV  et  de  Mm0  de  Pompadour,  il  eut,  dans 
son  équipage  plus  que  modeste,  la  joie  de  recueil- 
lir les  murmures  de  surprise  et  d'applaudissement 
des  jolies  bouches,  les  larmes  d'attendrissement  des 
jolis  yeux  de  toutes  les  femmes  charmantes  qui  l'en- 
touraient. Comme  elles  lui  semblaient  belles!  Comme 
il  était  ravi  et  enivré! 

Ce  n'est  pas  tout.  Après  la  représentation,  le  Roi, 
désirant  exprimer  sa  satisfaction  à  l'auteur,  le  fit 
demander  pour  le  lendemain.  On  supposait  qu'il 
s'agissait  d'une  pension  et  que  le  Roi  voulait  la  lui 
annoncer  lui-même.  Cette  nouvelle  fut  pour  Jean- 
Jacques  un  nouveau  sujet  de  perplexité;  il  n'en 
dormit  pas  la  nuit  suivante.  Il  aurait  pu  se  dispenser 
de  nous  parler  à  ce  propos  de  son  fréquent  besoin 
de  sortir,  qui  ne  lui  permettait  pas  de  répondre  à 


DE   JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.  273 

l'invitation  royale.  Sa  présence  à  la  longue  repré- 
sentation de  la  veille  était  la  meilleure  réponse  à 
cette  objection  plus  que  prosaïque.  Mais  c'était  le 
cas  ou  jamais  de  mettre  en  avant  ses  fameux  prin- 
cipes. Accepter  une  pension!  était-ce  digne  d'un 
philosophe  qui  faisait  profession  de  désintéresse- 
ment, de  liberté  et  de  courage?  La  refuser!  n'était- 
ce  pas  une  impolitesse?  Et  puis,  à  tant  faire  que 
d'aller  devant  le  Roi,  il  fallait,  se  dit-il  à  lui-même, 
sans  quitter  l'air  et  le  ton  sévères  qu'il  avait  pris, 
se  montrer  sensible  à  l'honneur  que  lui  faisait  un 
si  grand  monarque.  Il  fallait  envelopper  quelque 
grande  et  utile  vérité  dans  une  louange  belle  et  mé- 
ritée. Allez  donc,  avec  la  maudite  timidité  de 
Jean-Jacques,  vous  proposer  un  pareil  programme! 
Soit  qu'il  se  fie  à  l'inspiration  du  moment  ou  qu'il 
prépare  une  réponse  heureuse,  l'émotion  risque  fort 
de  ne  lui  suggérer  qu'une  balourdise.  Toute  ré- 
flexion faite,  il  résolut  de  ne  pas  s'exposer  à  ce 
danger  et  partit  dès  le  matin  \ 

Son  départ  fut  généralement  blâmé.  On  l'accusa 
d'orgueil.  Quel  grand  malheur,  en  effet,  s'il-  n'avait 
pas  rencontré,  à  point  nommé,  une  phrase  sublime 
à  faire  passer  à  la  postérité.  Mais  il  avait  sacrifié  sa 
pension;  Diderot  ne  s'en  consolait  pas  et  voulait 
qu'il  fit  une  demande.  S'il  était  libre  d'être  désin- 
téressé pour  lui-même,  ne  devait-il  pas  songer  à 
Thérèse  et  à  sa  mère?  Jean-Jacques,  toujours  sus- 
ceptible et  soupçonneux,  vit  là  des  intentions  mal- 
veillantes, qui  pouvaient  bien  ne  pas  exister.  «  De- 
puis lors,  dit-il,  Diderot  et  Grimm  semblèrent 
prendre  à  tâche  d'aliéner  de  moi  les  Gouverneuses, 
leur  faisant  entendre  que,  si  elles  n'étaient  pas  plus 

1.  Confessions,  1.  VIII.  —  Lettre  à  Lenieps,  22  octobre  1752. 


274  LA.    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

à  leur  aise,  c'était  mauvaise  volonté  de  ma  part; 
qu'elles  ne  feraient  jamais  rien  avec  moi.  Ils  tâ- 
chaient de  les  engager  à  me  quitter,  leur  promet- 
tant un  regrat  de  sel,  un  bureau  de  tabac,  un  je  ne 
sais  quoi  encore,  par  le  crédit  de  Mm0  d'Epinay.  » 
Notons  que  Rousseau  vient  de  dire  que  Diderot  ne 
pouvait  pas  souffrir  Mm0  d'Epinay,  et  ne  consentit  à 
aller  la  voir  que  beaucoup  plus  tard. 

Le  Devin  n'était  pas  complet;  Rousseau  en  fit 
l'ouverture  et  le  divertissement,  afin  de  le  mettre  en 
état  d'être  joué  à  l'Opéra  l'hiver  suivant.  Il  aurait 
voulu  faire  de  ce  divertissement  un  sujet  suivi;  il 
avait  bien  raison,  mais  on  ne  l'entendit  seulement 
pas  à  l'Opéra,  et  il  lui  fallut  se  soumettre  à  la  rou- 
tine. Il  rétablit  aussi  son  récitatif.  La  pièce  n'en  fut 
pas  plus  mal  reçue  ;  au  contraire.  Enfin  il  fit  une 
dédicace  à  Duclos.  C'était  justice  ;  n'était-ce  pas  à 
lui  qu'elle  devait  d'avoir  vu  le  jour? 

A  propos  du  Devin,  Rousseau  eut  un  sujet  de 
mécontentement  contre  d'Holbach.  Celui-ci  l'avait 
engagé  à  prendre  dans  sa  propre  musique  quelques 
airs  pour  son  divertissement,  lui  assurant  qu'ils 
resteraient  toujours  connus  de  lui  seul  ;  Rousseau 
en  accepta  un  par  complaisance.  Quel  ne  fut  pas 
son  étonnement  de  voir  peu  après  ce  même  air  étalé 
en  pleines  réunions  chez  Grimni  et  chez  Mme  d'E- 
pinay.  Il  crut  qu'on  s'était  moqué  de  lui  et  soup- 
çonna ceux  qui  lui  avaient  joué  ce  vilain  tour  d'a- 
voir répandu  le  bruit  qu'il  n'était  pas  l'auteur  de 
sa  pièce.  Mais  si  jamais  œuvre  a  porté  la  marque 
du  maître,  c'est  bien  celle-là.  Il  l'a,  pour  ainsi  dire, 
créée  sans  précédents;  de  sorte  que  si  l'on  deman- 
dait à  quel  genre  elle  appartient,  on  pourrait  ré- 
pondre :  au  genre  de  Rousseau. 


DE    JEAN-JACQUKS    ROUSSEAU.  27.') 

La  musique  du  Devin  a  vieilli:  aujourd'hui  ou 
l'apprécierait  difficilement.  La  pièce  elle-même  est 
d'une  extrême  simplicité;  elle  est  plutôt  une  série 
de  chansonnettes  agréables  qu'une  œuvre  de  mu- 
sique savante.  Un  berger  qui  boude  sa  bergère,  un 
vieillard  qui  les  réconcilie,  voilà  tout.  On  y  cher- 
cherait en  vain  des  événements,  une  intrigue,  des 
caractères,  des  mots  d'esprit,  de  grands  effets  ;  elle 
n'a  peut-être  pas  un  vers  à  citer.  C'est  toujours  la 
nature  dans  sa  simplicité  primitive  et  la  bonté  na- 
tive de  l'homme;  là  encore  Rousseau  reste  fidèle  à 
son  système.  On  pourrait  pourtant  dire  dans  un 
autre  sens  que  l'œuvre  manque  de  naturel.  On  ne 
rencontre  guère  ailleurs  que  dans  les  livres  des 
bergers  frisés  et  pomponnés  qui  roucoulent  des 
vers.  Son  succès  cependant  fut  prodigieux  et  du- 
rable, au  point  d'étonner  l'auteur  lui-même.  C'est 
qu'elle  offre  un  charme  de  sentiments,  un  air  de 
fraîcheur,  une  harmonie  complète  entre  les  paroles 
et  la  musique  auxquels  on  n'était  pas  accoutumé  l. 

Cette  pastorale  prêtait  à  la  critique  par  sa  nou- 
veauté même.  Favart  en  fît  une  parodie  :  les  Amours 
de  Bastien  et  de  Bastienne.  La  parodie  est  une  sorte 
de  plante  parasite,  qui  ne  vit  qu'aux  dépens  de 
l'œuvre  qu'elle  critique.  Bastien  et  Bastienne  rappe- 
laient assez  agréablement  Colin  et  Colette  ;  mais  la 
pièce  de  Favart  avait  d'ailleurs  un  autre  mérite, 
celui  d'être  jouée  par  sa  femme. 


1.  La  bibliothèque  de  la  :  bon  nombre  de  morceaux  de- 
Chambre  des  dépulés  possède  tachés,  également  autogra- 
iin  manuscrit  autographe, pa-  phes,  mais  sur  de  nouveaux 
rôles  et  musique  du  Devin  du  airs,  que  Rousseau  substitua 
village.  La  Bibliothèque  na-  plus  tard  à  sa  musique  pri- 
tionale  en  possède  aussi  un  ;    mitive. 


276  LA   VIE   ET    LES   ŒUVRES 

Rousseau  eut  encore  à  subir  une  critique  qui  lui 
fut  plus  sensible.  Un  certain  Bonneval  publia  une  bro- 
chure intitulée  :  Lettre  d'un  Ermite  à  J.-J.  Mous- 
seau.  S'il  n'y  avait  eu  que  Termite,  Jean-Jacques 
s'en  serait  peu  préoccupé  ;  mais  Fréron  s'avisa  de 
faire  cause  commune  avec  lui.  Fréron  était  un  ad- 
versaire redoutable,  qui  n'avait  pas  craint  de  s'atta- 
quer aux  rois  du  jour,  même  à  Voltaire.  Ses  raille- 
ries ne  visaient  pas  seulement  le  Devin,  ni  même  le 
Discours  sur  les  arts  et  les  sciences;  mais  au-delà 
des  ouvrages,  elles  allaient  chercher  l'homme,  avec 
ses  travers,  ses  ridicules  et  son  orgueil.  Rousseau 
fut  blessé  cruellement  et  fit  une  réponse  à  ces  at- 
taques; mais  il  ne  l'envoya  ni  ne  la  publia.  Il  fit 
bien;  elle  ne  manquait  pas  d'esprit,  mais  elle  avait 
encore  plus  d'insolence  ;  or,  il  ne  faisait  pas  bon 
être  insolent  avec  Fréron1. 


III 


Quoique  le  Devin  ne  fût  pas  très  italien,  il  eut 
pour  effet  de  répandre  le  goût  de  la  musique  ita- 
lienne; mais  d'autres  causes  encore  y  contribuèrent, 
notamment  une  troupe  de  bouffons  italiens,  qui 
jouèrent  à  l'Opéra  et  qui,  bien  que  détestables, 
firent  grand  tort  au  genre  français.  Seul,  le  Devin 
du  village,  dit  Rousseau ,  soutint  la  comparaison  et 
plut  encore  après  la  Serva  padrona.  Rousseau  fit 
graver  et  publia  cette  belle  pièce  de  Pergolèse2.  Il 


1.  Lettre  à  Fréron,  2  juillet  |   tobre  1752. 
1733.  —  2.  Lettre  à  Lenieps,  28  OC- 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


277 


était  devenu  une  autorité  en  musique.  Il  ne  man- 
qua pas  de  tenir  sa  partie  dans  les  discussions  mu- 
sicales qui  s'agitaient  alors.  On  était  précisément  au 
moment  le  plus  brûlant  de  la  querelle  des  parti- 
sans de  la  musique  française  et  des  partisans  de  la 
musique  italienne  ;  autrement  dit,  du  coin  du  Roi  et 
du  coin  de  la  Reine,  parce  que  les  premiers  se  réu- 
nissaient à  l'Opéra,  sous  la  loge  du  Roi,  et  les  au- 
tres sous  la  log"e  de  la  Reine.  Grimm  fit  paraître 
contre  le  coin  du  Roi,  entre  autres  choses,  son 
Petit  Prophète1,  un  de  ses  meilleurs  ouvrages,  qu'on 
attribua  faussement  à  Rousseau.  Diderot  fit  au  moins 
trois  brochures  dans  le  môme  sens2.  Jean-Jacques  avait 
évité  jusque-là  de  se  déclarer  ouvertement.  Sa  Lettre 
à  M.  Grimm,  au  sujet  des  remarques  ajoutées  à  sa 
Lettre  sur  Omphale*,  est  encore  pleine  de  ménage- 
ments pour  la  musique  française  et  môme  pour  Ra- 
meau. Mais  il  n'était  pas  homme  à  se  contraindre 
longtemps.  Entraîné  par  ses  amis,  aussi  bien  que 
par  ses  préférences,  il  se  jeta  dans  la  mêlée  4.  Dans 
sa  Lettre  sur  la  Musique   française  (1753) ,  il  sou- 


1.  Première  moitié  de  1753. 
—  2.  Œuvres  de  Diderot,  édit. 
Asserat,  t.  XII.  —  3.  Œuvres 
de  J.-J.  Rousseau,  1752.  C'est 
le  seul  de  ses  ouvrages  au- 
quel Rousseau  n'ait  pas  mis 
sou  nom.  La  Lettre  de  Grimm 
sur  Omphale  est  antérieure 
de  quelques  mois  à  la  Que- 
relle des  Bouffons.  —  4.  D'a- 
près M.  René  de  Récy,  cette 
querelle  aurait  eu  pour  cause 
principale  le  refus  de  Rameau 
de  collaborer  à  l'Encyclopédie. 
Ce  refus,  en  ce  qui  concerne 


Rousseau,  se  serait  compliqué 
des  dédains  de  Rameau  pour 
ses  pièces  des  Muses  galantes, 
du  Devin,  et  en  général  pour 
ses  talents  musicaux  (Revue 
des  Deux  Mondes,  l"  juillet 
1886). —  Voir  aussi  sur  le  même 
sujet: la  Querelle  des  Bouffons, 
par  A.Poulet-Malassis,  1876, 
et  les  journaux  du  temps,  no- 
tamment la  Correspondance 
littéraire  de  Grimm,  11  décem- 
bre 1753  et  1"  janvier  1754.  — 
FrÉRON,  Lettres  sur  quelques 
Écrits  du  temps,  t.  XII,  etc. 


278  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

tint  que  la  France   n'a  pas   de  musique  ;  la  langue 
française,  avec  ses  syllabes  muettes,  sourdes  ou  na- 
sales, étant  absolument  impropre  à  l'expression  de 
l'art  musical.  Il  adoucit  plus  tard  la  sévérité  de  ce 
jugement;  mais,  en  attendant,  il  put  se  vanter  d'a- 
voir  soulevé  l'opinion  et,  selon  le  mot  de  Grimm, 
d'avoir  mis  le  feu  aux  quatre  coins  de  Paris.  Il  dit 
que  sa  lettre  empêcha  une  révolution  d'éclater,  par 
la  diversion  qu'elle  apporta  aux  causes  de  troubles  ; 
qu'elle  faillit  le  mener  à  la  Bastille  ;  enfin  que  l'or- 
chestre de  l'Opéra  fit  le  complot  de  l'assassiner,  ce 
qui  ne  l'empêcha  pas  d'aller  au  spectacle  comme  à 
l'ordinaire;  de  sorte  qu'il  ne  dut  la  vie  qu'à  un  offi- 
cier de  mousquetaires   qui  le  fit  escorter  en  secret. 
Tout  en  faisant  la  part  de  l'exagération  ,  il  est  cer- 
tain  qu'on    se   prit  d'une  grande   animosité  à  son 
égard.  On  ne  saurait  compter  toutes  les  brochures 
qui  furent  publiées  contre  lui.  On  le  brûla  en  effigie; 
on  alla   jusqu'à  lui  refuser   brutalement  et  contre 
toute  justice  ses   entrées  à  l'Opéra.   Une  telle  ini- 
quité  lui   ramena  presque  la  faveur  du  public.  Ce 
n'est  pas   après  quatre-vingts  représentations  dans 
une  seule  année ,  qu'on  traite  ainsi  un  auteur.  Il  y 
en  eut  encore  vingt  autres  à  la  suite  d'une  reprise 
donnée   malgré  lui.  Les  annales  du  théâtre  ne  pré- 
sentaient peut-être  pas   d'exemple   d'un  tel  succès. 
Jean-Jacques  n'était  pourtant  pas  satisfait  :  il  avait 
stipulé  que  les  quatre  premières  représentations  se- 
raient jouées  par  les  bons  acteurs;  dès  la  troisième, 
la  pièce    était   donnée  à  des   doublures.    C'était  au 
point  qu'il   ne    pouvait    plus    l'entendre.  Mal  joué, 
chassé,  trompé,  volé,  c'en  était  trop;  il  redemanda 
sa  pièce  ;  ce  fut  en  vain  ;  on   se  borna  à  lui  en  en- 
voyer le  prix  fort  mesquinement   calculé,  cinquante 


DE    JEAN- JACQUES    ROUSSEAU.  279 

louis  '.  D'un  autre  côté,  le  Roi  lui  donna  cent  louis, 
et  Mmc  de  Pompadour,  pour  une  représentation  à 
Bellevue,  où  elle-même  joua  le  rôle  de  Colette,  lui 
en  fit  remettre  cinquante.  Jean-Jacques,  par  respect 
pour  ses  oreilles,  ne  voulut  pas  aller  à  cette  repré- 
sentation de  Bellevue;  il  n'aurait  pu  supporter  de 
s'entendre  estropier  par  les  seigneurs  de  la  cour2. 
Pissot  lui  paya  500  francs  pour  la  gravure.  Tout 
compte  fait,  cette  pièce,  qui  lui  avait  donné  si  peu 
de  peine,  lui  rapporta  presque  autant  que  VEmile, 
qui  lui  coûta  vingt  ans  de  méditations  et  trois  ans 
de  travail. 

Rousseau,  dans  ce  retour  à  une  modeste  aisance, 
n'oublia  pas  de  faire  la  part  de  Mme  de  Warens,  et 
lui  envoya  240  livres,  avec  force  plaintes  sur  la 
cherté  du  pain  et  sur  sa  santé3.  Du  reste,  la  plainte 
était  déjà  chez  lui  à  l'état  d'habitude.  Il  ne  tarit 
pas  sur  les  chagrins  que  lui  causa  cette  œuvre  du 
Devin,  qui  pourtant  semblait  devoir  lui  procurer 
tant  de  jouissance.  Il  s'imagina  que  ses  amis  étaient 
jaloux  de  le  voir  acquérir  une  gloire  à  laquelle  ils 
ne  pouvaient  prétendre,  et  que  ces  hommes  de  let- 
tres, qui  lui  auraient  peut-être  pardonné  de  faire  des 
livres,  ne  pouvaient  supporter  ses  succès  musicaux. 
Son  intimité  avec  Grimm  et  Diderot  en  souffrit;  il 
se  fâcha  tout  à  fait  avec  d'Holbach;  ses  rapports 
avec  Duclos  restèrent  seuls  sans  atteinte. 

Rousseau,  que  ses  travaux  avaient  fait  connaître, 
fut  à  cette  époque  l'objet  d'une  distinction  très  flat- 
teuse.  Latour,  le  peintre  des  célébrités   du  temps, 


1.  Lettre  et  Mémoire  de  Rous- 
seau à  d'Arfjenson,\)  mars  17o'i. 
—  Autre  Lettre  avec  Mémoire 
au    comte    de    Saint-Florentin, 


il  février  1759.  —  2.  Lettre  à 
.1/'"*  de  \Y<trens ,  13  février 
1733.  —  3.  ld.,  13  et  28  février 
ITo3. 

19 


280  LA    VIE    ET    LKS    OEUVRES 

celui  dont  on  prisait  si  haut  les  pastels ,  exposa  son 
portrait  au  Salon  de  1753.  Marmontel  fit  à  cette  oc- 
casion le  distique  suivant  : 


A  ces  traits  par  le  zèle  et  l'amitié  tracés, 
Sages,  arrêtez-vous;  gens  du  monde,  passez. 


Diderot,  tout  en  rendant  justice  à  la  beauté  de 
l'exécution,  ne  trouva  pas  l'œuvre  de  son  goût. 
«  M.  de  la  Tour,  dit-il,  si  vrai,  si  sublime  d'ailleurs, 
n'a  fait  du  portrait  de  Rousseau  qu'une  belle  chose, 
au  lieu  d'un  chef-d'œuvre  qu'il  pouvait  faire.  J'y 
cherche  le  censeur  des  lettres,  le  Caton  et  le  Bru  tu  s 
de  notre  âge;  je  m'attendais  à  voir  Épictète,  en  ha- 
bit négligé,  en  perruque  ébouriffée,  effrayant  par 
son  air  sévère  les  littérateurs,  les  grands  et  les  gens 
du  monde,  et  je  n'y  vois  que  l'auteur  du  Devin  dit 
village,  bien  habillé,  bien  peigné,  bien  poudré,  et 
ridiculement  assis  sur  une  chaise  de  paille  !.  » 

Ces  critiques  de  Diderot,  aussi  bien  que  les 
louanges  qu'il  prodigue  à  Rousseau,  nous  paraissent 
pour  le  moins  exagérées.  Diderot,  qui  connaissait 
son  ami  mieux  que  personne,  aurait  bien  dû  se  rap- 
peler qu'il  n'était  ni  négligé,  ni  ébouriffé,  mais  tou- 
jours propre  et  soigné  dans  sa  simplicité;  qu'il  ne 
rappelait  que  de  très  loin  Brutus  ou  même  Caton.  Ne 
parlons  pas  de  la  perruque  d'Epictète  ;  il  est  diffi- 
cile de  se  représenter  affublée  de  cet  ornement  la 
tète  du  précepteur  de  Marc-Aurèle.  Ces  sortes  de 
lapsus  viennent  de  ce  que  Diderot  improvisait  ses 
livres,  plutôt  qu'il  ne  les  écrivait,  et  n'empêchent 
pas  le  portrait  de  Latour  d'être   regardé  comme  le 

1.  Essai  sur  la  Peinture  (Œuvres  de  Diderot,  t.  X). 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  281 

plus  beau  de  ceux  qui  nous  restent  du  philosophe 
de  Genève.  II  est  encore  aujourd'hui  celui  que  l'on 
reproduit  de  préférence  à  tous  les  autres. 

La  musique  aurait  suffi  pour  occuper  Rousseau. 
Quand  on  songe  qu'elle  marchait  de  front  avec  ses 
autres  travaux  de  littérature  et  de  polémique ,  avec 
la  première  représentation  de  sa  comédie  de  Nar- 
cisse, avec  des  relations  extérieures  assez  suivies,  on 
ne  voit  pas  le  temps  qui  lui  restait  pour  son  métier 
de  copiste.  Il  parait  qu'il  y  consacrait  autant  que 
possible  ses  matinées  et  devait,  afin  de  pouvoir 
vivre,  y  gagner  40  sous  par  jour1.  Mais  ce  que 
nous  venons  de  dire  du  Devin  montre  que  ses  autres 
travaux  n'étaient  pas  toujours  improductifs. 

Cette  représentation  de  Narcisse  mérite  une  men- 
tion spéciale.  Il  y  avait  une  vingtaine  d'années  que 
la  pièce  était  faite,  et  sept  ou  huit  qu'elle  courait 
après  sa  première  représentation.  Enfin,  grâce  à 
Lanoue,  et  sans  doute  aussi  à  la  réputation  de  l'au- 
teur, la  Comédie  française  se  montra  plus  facile  que 
ne  l'avaient  été  l'Opéra  et  le  Théâtre  Italien.  Il  faut 
croire  que  Rousseau  lui-même  n'avait  pas  grande 
idée  de  son  œuvre,  car  il  la  fit  jouer  sans  nom  d'au- 
teur et  recommanda,  quoique  assez  inutilement,  le 
secret2.  La  pièce  ne  réussit  pas  et  n'eut  que  deux 
représentations.  «  Toutefois,  dit  Rousseau,  je  fus  sur- 
pris et  touché  de  l'indulgence  du  public,  qui  eut  la 
patience  de  l'entendre  tranquillement  d'un  bout  à 
l'autre,  et  d'en  souffrir  même  une  seconde  représen- 
tation, sans  donner  le  moindre  signe  d'impatience. 
Pour   moi,   je    m'ennuyai  tellement  à  la   première, 


1.  Lettre  à  Mme  de  Créqui,  sa-   |    sard,  17  décembre  1752. 
medi ...  1752.  —  2.  Lettre  à  Mus- 


282    LA  VIE   ET   LES  ŒUVRES   DE  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU. 

que  je  ne  pus  tenir  jusqu'à  la  fin,  et  sortant  du 
spectacle,  j'entrai  au  café  de  Procope,  où  je  trouvai 
Boissy  et  quelques  autres,  qui  probablement  s'é- 
taient ennuyés  comme  moi.  Là,  je  dis  hautement 
mon  peccavi;  m'avouant  humblement,  ou  fièrement, 
l'auteur  de  la  pièce,  et  en  parlant  comme  tout  le 
inonde  en  pensait.  Cet  aveu  public  de  l'auteur  d'une 
mauvaise  pièce  qui  tombe  fut  fort  admiré  et  me  pa- 
rut très  peu  pénible.  J'y  trouvai  même  un  dédom- 
magement d'amour-propre  dans  le  courage  avec 
lequel  il  fut  fait,  et  je  crois  qu'il  y  eut  en  cette  oc- 
casion plus  d'orgueil  à  parler  qu'il  n'y  aurait  eu  de 
sotte  honte  à  se  taire.  »  L'aveu  est  assez  superflu; 
il. est  bon  néanmoins  d'en  tenir  compte  à  l'auteur. 
Combien  d'autres  n'en  auraient  pas  été  capables  ? 

La  comédie  de  Narcisse,  que  Rousseau  ne  jugeait 
pas  assez  intéressante  pour  affronter  la  scène,  lui 
parut  cependant  digne  d'être  imprimée.  Nous  avons 
parlé  au  chapitre  dernier  de  la  préface  qu'il  mit  en 
tête  de  cette  édition. 


CHAPITRE  XII 

De  1753  au  9  avril  1756  ». 


So?nmaire  :  Discours  sur  l'Inégalité.  —  I.  Jugements  de  La  Harpe 
et  de  Marmontel.  —  Rousseau  s'isole  pour  travailler  dans  la  forêt  de 
Saint-Germain.  —  Il  demande  le  retour  à  la  nature.  —  Qu'est-ce  que  la 
nature  ?  —  Méthode  hypothétique  et  fausse.  —  Négation  de  la  distinc- 
tion essentielle  du  bien  et  du  mal.  —  Condition  de  l'homme  comparée  à 
celle  des  animaux.  —  Rôle  de  la  pitié.  —  La  société  est  naturelle  et 
nécessaire  à  l'homme.  —  L'état  sauvage  est  une  dégradation  de  l'état 
primitif.  —  Perfectibilité.  —  Propriété.  —  Intérêt.  —  Premières  socié- 
tés. —  Époque  la  plus  heureuse.  —  Métallurgie;  Agriculture.  —  Danger 
actuel  et  pratique  des  théories  de  Rousseau.  —  Que  serait  l'homme  sans 
la  société  ? 

II.  Voyage  de  Rousseau  à  Genève.  —  Gauffecourt  et  Thérèse.  — 
Rousseau  revoit  Mme  de  Warens.  —  Accueil  fait  à  Rousseau  par  les 
Genevois.  —  Son  retour  au   protestantisme.  —  Amitiés  qu'il  contracte. 

—  Promenade  de  sept  jours  sur  le  lac.  —  Projets  de  travaux.  —  Tacite. 

—  Senèque.  —  Lucrèce. 

III.  Retour  de  Rousseau  à  Paris.  —  Dédicace  du  Discours  sur  l'Iné- 
galité. —  Appréciation  du  Mercure.  —  Rapport  de  l'Académie  de  Di- 
jon. —  Ch.  Bonnet,  Philopolis.  —  Lettre  de  Voltaire  et  réponse  de 
Rousseau.  —  Autres  réfutations  :  le  P.  Castel.  —  Grimm.  —  Fréron.  — 
Réfutation  par  Rousseau  lui-même.  —  Impression  de  l'ouvrage.  —  Cor- 
respondance avec  Rey. 

IV.  Essai  sur  l'origine  des  langues.  —  Article  Économie  politique 
dans  V Encyclopédie. 

V.  Examen  de  deux  principes  aoancés  par  Rameau.  —  La  Reine 
fantasque.  —  Comédie  des  Originaux  par  Palissot. 

VI.  Projet  d'établissement  à  l'Ermitage.  —  Rousseau  refuse  l'emploi 
de  bibliothécaire  à  Genève.  —  Mme  d'Èpinay  cherche  à  retenir  Rous- 
seau. —  Intimité  de  Rousseau  et  de  Mma  d'Èpinay.  —  Rupture  avec 
d'Holbach. 


1 


Après  le  Discours  sur  les  Sciences  et  les  Arts,  vient 
le  Discours  sur  l'Inégalité  ~  ;  le   passage  de  l'un   à 

I.     Confessions,    1.    VIII.    —   j    fondements  de   l'inégalité  parmi 
2.  Discours  sur  l'origine   et   les   |    les  hommes.  Aux  Œuvres.  Voir 


284 


LA.    VIE    ET    LES    OEUVRES 


l'autre  est  facile.  C'était  encore  l'Académie  de  Dijon 
qui  avait  proposé  le  sujet  de  ce  mémoire  ;  elle  sem- 
blait avoir  pris  à  tache  de  fournir  à  Rousseau  ceux 
qui  devaient  le  mieux  lui  convenir.  Cette  fois  pour- 
tant elle  ne  poussa  pas  la  condescendance  jusqu'à 
lui  décerner  le  prix  '. 

D'après  La  Harpe,  «  le  premier  ouvrage  de 
Rousseau  est  celui  qui  est  le  plus  éloquemment 
écrit,  et  c'est  le  moins  estimable  de  tous2.  »  Loin 
de  nous  associer  à  ce  jugement,  nous  croyons,  au 
contraire,  qu'au  double  point  de  vue  du  mérite  lit- 
téraire et  du  fond  des  doctrines,  le  Discours  sur  les 
Sciences  ne  fut  que  le  point  de  départ  et  comme  le 
premier  terme  d'une  série  qui  devait  se  continuer 
pendant  l'intervalle  de  plusieurs  années  et  de  plu- 
sieurs œuvres.  Sans  aller  plus  loin,  le  livre  sur 
l'inégalité  est  à  coup  sûr  beaucoup  moins  estimable, 
quoique  nous  le  regardions  comme  plus  fortement 
pensé  et  mieux  écrit. 

Mais  les  débuts  de  Rousseau  avaient  tellement 
frappé  les  contemporains,  qu'on  ne  pouvait  se  lasser 
de  le  vanter,  et,  comme  tout  ce  qui  sort  des  pro- 
portions ordinaires,  de  l'exagérer  encore. 

Cet  homme  qui,  depuis  vingt  ans,  tournait  autour 
de  la  renommée  littéraire,  sans  en  pouvoir  décou- 
vrir la  porte,  et  qui,  pour  son  coup  d'essai,  prenait 
rang  auprès  des  maîtres,  forçait  toutes  les  admira- 
tions. Marmontel  lui-même,  qui  pourtant  ne  l'aimait 
pas,  ne  peut  s'empêcher  de  comparer  les  talents  de 


aussi  aux  Œuvres  inédites,  pu- 
bliées par  Strkckeiskn-Moul- 
tou,  un  fragment  inédit,  pro- 
bablement destiné  à  ce  dis- 


était :  Quelle  est  la  source  de 
l'inégalité  parmi  les  hommes,  et 
si  elle  est  approuvée  par  la  loi 
naturelle  ?  —  2.   Lycée,  article 


cours.  —  1.   Le  sujet  proposé   ,    Rousseau. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  285 

Jean-Jacques,  mûris  et  fécondés  par  vingt  ans  d'é- 
tudes et  de  méditations,  dans  le  silence  et  la  re- 
traite, avec  la  triste  précocité  de  la  plupart  des 
autres  auteurs  et  de  lui-même  ;  et  telle  est,  à  ses 
yeux,  l'explication  de  la  plénitude  étonnante,  de  la 
virilité  parfaite  qui  règne  dans  les  premiers  écrits 
de  l'un,  de  la  stérile  abondance,  de  la  facilité  su- 
perficielle des  autres  '.  Il  n'est  pas  inutile  de  re- 
marquer à  ce  propos  que  Jean-Jacques  a  reçu  de 
ses  ennemis  eux-mêmes  des  louanges  que  n'a  pas 
toujours  ratifiées  la  postérité. 

Rousseau,  comme  tous  les  hommes  d'imagination, 
aimait  les  excitations  extérieures,  et  en  avait  besoin 
pour  bien  écrire.  Chez  lui,  le  paysage,  la  mise  en 
scène  jouent  un  grand  rôle  et  aident  souvent  à  rendre 
compte  du  fond.  Aussi,  ce  n'est  pas  en  vain  qu'il  ra- 
conte la  façon  dont  il  composa  son  ouvrage.  Il  alla 
passer  huit  ou  dix  jours  à  Saint-Germain,  et  là,  en- 
foncé dans  la  forêt,  oubliant  la  société,  ses  usages, 
ses  préjugés  et  ses  lois,  seul  avec  lui-même  et  avec 
la  nature,  il  se  créa  par  la  pensée  un  monde  nou- 
veau, tout  différent  de  celui  que  les  hommes  ont 
fabriqué  après  coup,  une  sorte  de  vie  qu'il  appela 
primitive,  et  il  se  mit  en  devoir  d'en  écrire  l'histoire. 
Il  prétendait  ainsi  expérimenter  par  lui-même  l'état 
qu'il  allait  décrire  ;  mais  l'expérience  n'était  ni  com- 
plète, ni  concluante.  La  société,  qu'il  fuyait  pour 
quelques  heures,  le  suivait  dans  ses  promenades  so- 
litaires. Le  littérateur  amoureux  de  périodes,  le 
philosophe  en  quête  d'arguments,  le  chercheur  de 
prix  académiques  ne  rappelait  que  de  bien  loin 
l'être   nu,   muet   et   sauvage    qu'il    se    figurait   être 

1.  Marmontel,  Mcmoii-cs,  1.  IV. 


286  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

l'homme  primitif.  Et  comme  si  cet  essai,  tout  impar- 
fait qu'il  était,  lui  avait  semblé  encore  trop  difficile, 
il  avait  eu  soin,  outre  Thérèse,  d'emmener  avec  lui 
son  hôtesse  et  une  de  ses  amies.  Il  s'égayait  avec 
elles  ;  il  aimait  à  les  retrouver  à  l'heure  des  repas. 
Cette  promenade  lui  parut  des  plus  agréables  ;  rien 
de  plus  simple  ;  mais  qu'il  cesse  d'y  chercher 
l'image  des  premiers  temps  et  d'en  faire  le  moyen 
d'investigation  de  tout  un  monde  préhistorique.  0 
puissance  de  l'imagination  ! 

De  ces  méditations  résulta  le  Discours  su?'  l'Inéga- 
lité. Jean-Jacques  ne  fit  à  Saint-Germain  que  d'en 
arrêter  le  plan  et  d'en  esquisser  les  lignes  géné- 
rales. Pour  le  reste,  il  prétend  que  Diderot  l'aurait 
aidé  de  ses  conseils,  et  même  y  aurait  jeté  mécham- 
ment des  tirades  de  son  humeur  noire.  Il  convient 
que  la  manière  de  Diderot  et  la  sienne  se  ressem- 
blaient à  cette  époque,  et  il  en  conclut  que  Diderot 
aurait  imité  son  style.  Reste  à  savoir  lequel  des 
deux  a  imité  l'autre.  Que  d'idées,  que  de  tirades 
sur  la  nature  et  la  société  on  trouverait  également 
dans  les  deux  auteurs  '.  A  quiconque  demanderait 
auquel  on  doit  en  attribuer  la  paternité  première, 
peut-être  devrait-on  dire  à  l'un  et  à  l'autre,  tant  ils 
étaient  en  perpétuelle  communion  de  pensées  et 
d'études.  Ou  plutôt  ne  devrait-on  pas  répondre,  ni 
à  l'un  ni  à  l'autre  ?  Sans  remonter  le  cours  des  âges 
pour  trouver  l'origine  de  ces  idées,  il  est  certain 
qu'elles  étaient  répandues  au  xvme  siècle  :  Rousseau 
ne   fit   que   les  développer    et   les  faire    passer  de 


1.  Comparer  notamment  le 
Discours  sur  l'Inégalité  de  ROUS- 
SEAU   et     le     Supplément     au 


Voyage  de  Bougainville  de  DI- 
DEROT. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  287 

la  classe  des  philosophes  à  celle  du  peuple.  Par  une 
réaction  qui  n'a  rien  de  bien  étonnant,  ce  siècle  si 
raffiné,  si  esclave  du  convenu,  se  prit  d'une  belle 
passion  pour  la  nature,  pour  les  mœurs  champêtres, 
même  pour  l'état  sauvage.  Ou  ne  parlait  que  des 
sentiments  de  la  nature,  de  l'innocence  des  pre- 
miers âges  ;  on  déifiait  les  passions,  qui  sont  la  voix 
de  la  nature.  >e  sachant  pas  bien  ce  que  c'était  que 
l'homme  de  la  nature,  on  l'inventa,  et  l'on  imagina 
l'homme  abstrait,  sorte  d'être  universel,  sans  réalité 
et  sans  vie,  qui,  en  fait,  n'a  jamais  existé.  Beaucoup 
sans  doute  prirent  peu  au  sérieux  ce  produit  de 
leur  imagination  ;  à  une  certaine  générosité  de  sen- 
timents, se  mêlait  toujours,  chez  ces  hommes  du 
xviiic  siècle,  une  forte  dose  de  légèreté.  Rousseau, 
lui,  fut  sérieux  ;  ce  fut  son  originalité  ;  ce  fut  aussi 
sa  force.  Fut-il  réellement  convaincu ,  ou  fit-il 
comme  s'il  l'était?  En  tout  cas,  il  fut  passionné  et 
sut  communiquer  autour  de  lui  sa  passion.  Même 
quand  il  prit  les  idées  des  autres,  il  eut  encore  l'art 
de  les  échauffer  par  le  feu  qui  l'animait.  Ainsi  la 
deuxième  partie  de  son  discours  rappelle  presque 
cVun  bout  à  l'autre  le  Gouvernement  civil  de  Locke  ; 
mais  comme  la  froide  conception  du  publiciste  an- 
glais se  relève  et  s'embellit  sous  la  plume  du  philo- 
sophe de  Genève  ! 

Le  Discours  sur  l'Inégalité  n'a  pas  une  longue 
histoire  comme  le  Discours  sur  les  Sciences  et  les 
Arts,  mais  l'ouvrage  est  autrement  important.  Il  ne 
s'agissait  plus  en  effet  des  ornements  et  des  acces- 
soires plus  ou  moins  nécessaires  de  la  société  et  de 
la  civilisation,  mais  de  la  civilisation,  de  la  société 
elles-mêmes  dans  leur  essence.  Droits  et  devoirs, 
vertus  et  vices,  moralité  et  justice,  bonheur  et  mal- 


288  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

heur  de  l'humanité  :  telles  étaient  les  questions  vi- 
tales qui  se  posaient  devant  Rousseau,  et  pour  la 
solution  desquelles  il  prétendait  pénétrer  jusqu'au 
fond  et  à  l'origine  de  la  nature  humaine.  Car  le  re- 
|  tour  à  la  nature  reste  l'idée  fondamentale  de  ce  se- 
cond discours,  comme  il  avait  été  celle  du  premier. 
La  nature,  mot  élastique,  dont  Rousseau  fait  l'op- 
posé de  tout  progrès,  de  tout  développement.  Il  n'a 
jamais  compris  que  le  progrès  peut  être  naturel  ; 
qu'un  homme  de  trente  ans  n'est  plus  un  enfant,  et 
n'en  est  pas  moins  naturel.  L'art  lui-même  n'est  pas 
nécessairement  l'artifice;  l'art  peut  et  doit  procéder 
de  la  nature  ;  la  culture,  loin  d'être  l'ennemie  de  la 
nature ,  en  est  plutôt  la  perfection  et  le  complé- 
ment. Mais  ne  nous  attardons  pas  aux  définitions. 
Parlerons-nous  de  la  méthode  de  Rousseau  ?  Elle 
est  pour  le  moins  singulière.  L'histoire  s'appuie  sur 
les  faits.  Rousseau,  qui  prétend  faire  une  histoire, 
commence  par  «  écarter  tous  les  faits,  comme  ne 
touchant  point  à  la  question1.  »  Convenons  qu'il 
aurait  eu  de  la  peine  à  en  découvrir  heaucoup  pour 
décrire  un  état  «  qui  n'existe  plus,  qui  n'a  peut- 
être  point  existé,  qui  probablement  n'existera 
jamais,  et  dont  il  est  pourtant  nécessaire  d'avoir 
des  notions  justes,  pour  bien  juger  de  notre  état 
présent2.  »  Autrefois  on  allait  du  connu  à  l'in- 
connu, Jean-Jacques  préfère  le  procédé  contraire. 
Son  histoire  est  donc  une  histoire  a  priori,  toute 
hypothétique.  Rien  plus,  il  prend  le  soin  de  décla- 
rer qu'elle  est  fausse.  Il  regarde,  en  effet,  comme 
«  évident,  par  la  lecture  des  livres  sacrés,  que  le 
premier  homme,  ayant  reçu  immédiatement  de  Dieu 

I.  Discuurs,  etc.  Préambule.  —  2.  Id.,  Préface. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  289 

des    lumières   et    des  préceptes,   n'était   point  lui- 
même  dans  cet  état1.  » 

Quand  Rousseau  n'aurait  eu  d'autre  but  que 
d'écrire  l'histoire  du  cœur  humain ,  il  aurait  dû 
recourir  à  l'observation  psychologique,  et  dans  ce 
cas-là  même,  ne  pas  écarter  les  faits  extérieurs, 
encore  moins  se  mettre  en  contradiction  avec  eux. 
Lui-même,  d'ailleurs,  avait  procédé  d'une  façon 
fort  extérieure  dans  son  voyage  de  Saint-Germain. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  ne  suffit  pas  de  jouer  au  sau- 
vage pendant  huit  jours,  pour  connaître  l'état  pri- 
mitif de  l'homme.  C'était  poser  en  principe  ce  qui 
était  en  question.  L'homme  a-t-il  commencé  par 
l'état  sauvage  ?  Gros  problème  que  l'auteur  tranche 
par  l'affirmative,  mais  qu'il  ne  prend  pas  la  peine 
d'examiner.  C'était  encore  remplacer  les  faits  prou- 
vés par  des  expériences  artificielles  ;  c'était  enfin 
substituer  à  l'observation  les  fantaisies  de  l'imagi- 
nation. 

D'autres  avant  lui,  Platon  dans  sa  République, 
Thomas  Morus  dans  son  Utopie,  Canipanella  clans 
sa  Cité  du  Soleil,  avaient,  à  la  vérité,  parlé  d'un  état 
qui  n'avait  rien  de  réel  ;  mais  leurs  descriptions, 
que  nous  n'avons  pas  à  juger  ici,  n'étaient  que  des 
allégories  plus  ou  moins  transparentes.  Rousseau, 
au  contraire,  oubliant  aussitôt  les  réserves  qu'il  a 
faites,  expose  jusque  dans  ses  détails  non  seulement 
«  ce  qu'aurait  pu  devenir  le  genre  humain,  s'il  fût 
resté  abandonné  à  lui-même  2,  »  mais  ce  qu'il  a  été 
en  effet  à  cette  époque  qui  n'a  jamais  existé. 

Une  telle  méthode  peut  mener  loin  ;  nous  allons 
voir    jusqu'où    elle    conduisit    notre    auteur.    Sans 

1.  Discours,  Préambule.  —  2.  Id.,  Préambule. 


29Q  LA    ME    ET    LES    OEUVRES 

doute,  on  pourrait  rejeter  simplement  les  résultats 
auxquels  il  est  arrivé  comme  non  prouvés  ;  mais 
son  système  a  eu  un  tel  retentissement  qu'il  n'est 
pas  inutile  d'en  considérer  les  détails. 

Toute  l'école  spiritualiste  regarde  la  distinction 
du  bien  et  du  mal,  les  notions  de  justice,  de  devoir, 
de  vertu  comme  des  idées  fondamentales  et  primi- 
tives. Elle  voit  dans  ces  principes  les  suprêmes 
régulateurs  et  les  juges  en  dernier  ressort  de  nos 
actions,  et  aussitôt  que  deux  hommes  sont  réunis, 
elle  en  fait  la  base  des  relations  qui  les  unissent. 
De  là  les  rapports  d'époux,  de  père  et  d'enfants,  de 
frères,  d'amis  ;  de  là  tous  les  liens  sociaux.  Rous- 
seau, qui  n'a  jamais  été  matérialiste;  Rousseau,  qui 
a  dit  ces  belles  paroles  :  «  Ce  qui  est  bien  et  con- 
forme à  l'ordre  est  tel  par  la  nature  des  choses  et 
indépendamment  des  conventions  humaines  :  toute 
justice  vient  de  Dieu;  lui  seul  en  est  la  source  '  ;  » 
Rousseau  qui  prodigue  sur  tous  lestons  et  en  toute 
occasion  les  mots  de  vertu,  de  morale,  de  cons- 
cience ;  Rousseau,  dans  son  Discours  sur  l'Inégalité, 
s'est  inspiré  de  tout  autres  maximes.  La  justice, 
loin  de  s'y  montrer  la  cause  des  causes,  n'est  plus 
qu'un  effet  éloigné,  auquel  on  arrive  à  travers  mille 
détours  et  mille  expériences.  L'homme  et  la  société 
s'en  sont  passés  longtemps  ;  ils  auraient  mieux  fait 
de  s'en  passer  toujours. 

«  Dans  le  principe,  dit  Rousseau,  les  hommes 
n'ayant  entre  eux  aucune  sorte  de  relations  morales 
ni  de  devoirs  connus,  ne  pouvaient  être  ni  bons, 
ni  méchants,  et  n'avaient  ni  vices,  ni  vertus;  à 
moins  que,  prenant  ces  mots  dans  un  sens  physique, 

1.  Discours,  Préambule. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  291 

on  n'appelle  vices,  dans  l'individu,  les  qualités  qui 
peuvent  nuire  à  sa  propre  conservation,  et  vertus 
celles  qui  peuvent  y  coutribuer.  » 

Pour  s'en  convaincre,  il  suffit,  suivant  notre 
auteur,  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  l'état  de  l'homme 
primitif,  probablement  couvert  d'une  peau  velue  et 
armé  de  griffes  en  guise  d'ongles.  Peut-être  cet 
homme  n'était-il  qu'un  animal  perfectionné.  En  tout 
cas,  sa  condition  première  différait  assez  peu  de 
celle  des  animaux.  Mais  aussi,  comme  ses  sens 
étaient  parfaits  !  Comme  il  était  fort,  alerte  et 
adroit,  alors  que,  sans  autres  ressources  que  lui- 
même,  sans  instruments  et  sans  auxiliaires,  il  lui 
fallait  se  procurer  sa  pâture  et  se  défendre  contre 
les  bêtes  de  la  forêt,  ses  compagnes  habituelles  ! 

Jusque-là  il  ne  peut  être  question  de  morale.  Les 
êtres  humains,  sans  habits,  sans  maisons,  sans  agri- 
culture et  sans  industrie,  errant  au  hasard  dans  les 
bois,  bornés  à  un  petit  nombre  de  besoins  physiques, 
avaient  bien  assez  à  faire  d'y  pourvoir,  sans  songer 
à  autre  chose.  En  dehors  des  appétits  des  sens,  ils 
n'éprouvaient,  faute  d'occcasions,  ni  désirs,  ni  pas- 
sions. Si  par  hasard  ils  rencontraient  quelques  êtres 
semblables  à  eux ,  ils  devaient  les  traiter  de  la 
même  façon  qu'un  animal  qui  en  rencontre  un  autre. 
Pourquoi  un  homme  aurait-il  plus  besoin  d'un 
autre  homme,  qu'un  loup  d'un  autre  loup,  ou  un 
singe  d'un  autre  singe?  Pourquoi  leur  auraient-ils 
parlé,  et  pourquoi  se  seraient-ils  appliqués  à  recher- 
cher l'usage  de  la  parole?  Ils  n'avaient  rien  à  leur 
dire  et  n'avaient  plus  qu'à  les  quitter  après  que  les 
mâles  avaient  satisfait  leur  appétit  auprès  des  fe- 
melles. Àlais  ces  accouplements  fortuits,  qui  ne  se 
prolongeaient    pas  d'habitude   au-delà    d'une    seule 


•292 


LA    ME    ET    LES    ŒUVRES 


nuit,  étaient  bien  insuffisants  à  fonder  la  famille.  La 
mère  allaitait  ses  enfants,  d'abord  pour  son  propre 
besoin,  ensuite,  l'affection  venant,  pour  le  leur.  Puis 
ces  derniers,  devenus  assez  forts  pour  se  suffire, 
quittaient  celle  qui  leur  avait  donné  le  jour  et  ne  la 
reconnaissaient  bientôt  plus. 

Cette  vie,  dont  l'état  sauvage  ne  saurait  donner 
une  idée  et  qui  ne  peut  être  comparée  qu'à  celle 
des  animaux ,  est  l'objet  des  prédilections  et  des 
phrases  les  plus  éloquentes  de  Rousseau.  Ce  sont  les 
tableaux  les  plus  séduisants  de  la  simplicité,  de  la 
paix,  du  bonheur  de  ces  êtres  qui  n'ont  pas  encore 
été  courbés  sous  le  joug  de  la  société,  de  la  justice 
et  du  droit.  Comme  la  liberté  dont  ils  jouissent  est 
complète  !  Dans  l'isolement  où  ils  se  trouvent,  l'op- 
pression n'est  pas  même  possible,  faute  d'avoir 
quelqu'un  sur  qui  s'exercer.  Les  sauvages  ne  sont 
pas  méchants,  précisément  parce  qu'ils  ne  savent 
pas  ce  que  c'est  que  d'être  bons.  En  l'absence  de 
lumières  et  de  lois,  le  calme  des  passions  et  l'igno- 
rance du  vice  les  empêchent  de  mal  faire.  Ils  ont 
d'ailleurs  la  pitié,  cet  aimable  sentiment,  qui  se  dé- 
veloppe dans  l'homme  bien  avant  la  raison  et  dont 
on  constate  la  présence  jusque  chez  les  animaux. 
Elle  tient  lieu  avec  avantage  de  mœurs,  de  lois  et 
de  vertu;  elle  produit  les  deux  maximes  fondamen- 
tales :  Fais  à  autrui  comme  tu  veux  qu'on  te  fasse  ; 
—  Fais  ton  bien  avec  le  moins  de  mal  d'autrui  qu'il 
est  possible1. 

Quelle  heureuse  vie!  Nous  comprenons  peu  tou- 
tefois cette  qualité  éminemment  sociale  de  la  pitié  , 
dans   un   état   où   il    n'y  a   ni   commerce   entre   les 


.    1.  Discours,  première  partie. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  293 

hommes,  ni  vanité,  ni  considération,  ni  estime,  ni 
mépris,  ni  notion  du  tien  et  du  mien,  ni  aucune  vé- 
ritable idée  de  la  justice,  où  l'amour  est  une  pas- 
sion physique,  sans  ardeurs  et  sans  préférences,  où 
l'isolement  est  complet  et  la  famille  inconnue,  où 
les  pères  ne  connaissent  même  pas  leurs  enfants1. 
Nous  ne  voyons  surtout  dans  un  tel  état  rien  qui 
ne  fasse  violence  à  la  nature.  Qu'on  appelle  cela  un 
roman,  une  fiction,  un  jeu  de  l'imagination;  mais 
une  histoire,  mais  la  nature,  c'est-à-dire  une  chose 
réelle  et  existante  !  —  Jamais.  Quand  on  songe  aux 
montagnes  d'inepties,  d'horreurs,  de  misères,  d'im- 
possibilités qu'il  a  fallu  entasser;  aux  frais  d'esprit, 
aux  longs  raisonnements  qu'il  a  fallu  aligner  pour 
démontrer  qu'il  eût  beaucoup  mieux  valu  que  nous 
ne  fussions  que  des  bêtes,  en  est  tenté  de  regar- 
der l'ouvrage  de  Rousseau  comme  une  sorte  de  ré- 
futation, la  réfutation  par  l'absurde,  du  système  qu'il 
entend  préconiser. 

Si  d'ailleurs  l'état  animal  ou  sauvage  est  si  avan- 
tageux, la  prétention  qu'affichait  Jean-Jacques  de 
suivre  ses  principes  jusqu'au  bout  avait  là  une  belle 
occasion  de  se  montrer.  C'était  le  cas  d'adopter  le 
régime  qu'il  vantait,  d'abandonner  une  société  dé- 
pravée pour  se  mettre  à  courir  tout  nu  dans  les  fo- 
rêts et  à  disputer  aux  bêtes  fauves  quelques  racines 
ou  quelques  pièces  de  chair  palpitante;  d'échanger 
son  style  pompeux  contre  les  sons  rauques  de 
quelque  idiome  réputé  primitif,  ou  le  cri  plus  pri- 
mitif encore  du  loup  ou  du  singe.  Son  exemple  eût 
été  plus  péremptoire  que  ses  livres,  et  aurait  per- 
mis de  juger  par    expérience  de  l'efficacité   de   son 

1.  Discours,  première  partie. 


294  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

système.  En  attendant,  comme  il  s'est  bien  gardé 
d'en  venir  là,  il  nous  autorise,  non  seulement  à  n'y 
pas  croire,  mais  à  supposer  que  lui-même  n'y 
croyait  pas.  Il  aurait  craint  de  se  faire  passer  pour 
fou  s'il  l'eût  observé,  ne  devait-il  pas  craindre  de  se 
faire  passer  pour  fourbe  en  ne  l'observant  pas? 

Ce  n'est  pas  que  l'objection  lui  ait  échappé.  Nous 
sera-t-il  permis  de  dire  qu'il  s'en  tire  par  une  gas- 
connade?  Que  ceux  qui  le  pourront,  dit-il,  retournent 
dans  les  forêts  vivre  avec  les  ours  et  y  reprennent, 
puisque  cela  dépend  d'eux,  leur  antique  et  première 
innocence.  Quant  aux  hommes  semblables  à  moi, 
dont  les  passions  ont  détruit  pour  toujours  l'origi- 
nelle simplicité ,  qui  ne  peuvent  plus  se  nourrir 
d'herbes  et  de  glands ,  qui  ont  été  honorés  de  lu- 
mières surnaturelles  ou  ont  acquis  des  idées  de 
moralité,  ils  en  seront  réduits,  comme  pis  aller,  à 
pratiquer  la  vertu,  à  respecter  les  liens  sacrés  des 
sociétés,  à  aimer  et  servir  leurs  semblables,  à  obéir 
scrupuleusement  aux  lois  et  à  ceux  qui  en  sont  les 
ministres,  à  honorer  les  princes1.  Autant  valait  dire 
que  le  livre  qu'il  avait  commencé  par  adresser  à 
tout  le  monde,  ne  convenait  à  personne. 

On  pourrait  établir  que  l'état  sauvage,  loin  d'être 
l'état  primitif  de  l'homme,  n'en  est  que  la  dégrada- 
tion. Mais  il  n'est  pas  besoin,  pour  confondre  Rous- 
seau, de  sortir  de  son  hypothèse.  Si  tout  autre  que 
lui  voulait  nous  ramener  au  régime  des  animaux  ou 
des  sauvages,  on  le  traiterait  avec  raison  d'ennemi 
des  lumières  et  du  progrès,  et  on  l'enverrait  tenir 
compagnie  à  ceux  dont  il  vante  la  condition.  Mais 
quelle  que  soit  l'autorité  de  son  talent,  il  aura  de  la 

1.  Discours,  première  partie,  note  9. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  295 

peine  à  persuader  aux  peuples  civilisés  de  rétro- 
grader de  quelques  mille  ans,  ou  d'aller  chercher 
leurs  modèles  chez  les  Nègres  et  les  Papous.  Sans 
cesse,  le  monde  tend  à  s'élever  vers  un  état  social 
plus  parfait.  Il  donne  à  ce  mouvement  le  nom  de 
progrès  et  de  civilisation.  Or,  il  est  absurde  et  ridi- 
cule de  supposer  que  dans  tous  les  temps,  dans  tous 
les  lieux,  dans  tous  les  cas  et  de  toutes  les  manières, 
tous  les  hommes  ont  constamment  voulu  ce  qui 
devait  faire  leur  plus  grand  malheur.  Si  l'état  sau- 
vage est  si  beau,  pourquoi  personne  n'y  veut-il 
revenir?  Il  y  a  eu  des  nations  qu'une  suite  de  cir- 
constances, qui  d'ordinaire  ne  sont  ni  glorieuses,  ni 
heureuses,  a  ramenées  à  la  vie  sauvage  ou  barbare  ; 
c'est  ce  qu'on  appelle  la  décadence  ;  mais  nous  ne 
pensons  pas  qu'on  cite  beaucoup  d'hommes,  encore 
moins  de  nations,  s'honorant  de  se  rapprocher  le 
plus  possible  des  animaux. 

Mais  reprenons  l'analyse  des  idées  de  notre  phi- 
losophe. La  marche  du  genre  humain  vers  l'état 
social  est  due  à  la  perfectibilité  humaine,  assez 
triste  prérogative,  qui  distingue  l'homme  de 
l'animal,  plutôt  qu'elle  ne  l'élève  au-dessus  de  lui.  \J 
La  perfectibilité  est  en  effet,  d'après  Rousseau,  la 
source  de  tous  nos  maux,  et  on  ne  voit  pas  pour- 
quoi l'animal,  qui  ne  se  perfectionne  pas,  parce  qu'il 
est  parfait,  vaudrait  moins  que  l'homme,  qui  se  dé- 
grade sans  cesse,  sous  prétexte  de  se  perfectionner, 
qui  détériore  l'espèce  en  développant  la  raison  de 
l'individu,  qui  devient  méchant  en  devenant  so- 
ciable1. 
y  Voyez   plutôt  la   propriété,   un    des   éléments   les 

1.  Discours,  première  partie. 

TONfF.   I  20 


296  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

plus  universels  de  la  société  ;  elle  peut  servir  ici 
d'exemple  et  de  démonstration.  «  Le  premier  qui, 
ayant  enclos  un  terrain,  s'avisa  de  dire  :  ceci  est  à 
moi,  et  trouva  des  gens  assez  simples  pour  le  croire, 
fut  le  vrai  fondateur  de  la  société  civile.  Que  de 
crimes,  de  guerres,  de  meurtres  ;  que  de  misères  et 
d'horreurs  n'eût  point  épargnés  au  genre  humain 
celui  qui,  arrachant  les  pieux  ou  comblant  le  fossé, 
eût  crié  à  ses  semblables  :  Gardez-vous  d'écouter 
cet  imposteur  !  Vous  êtes  perdus,  si  vous  oubliez  que 
les  fruits  sont  à  tous  et  que  la  terre  n'est  à  per- 
sonne1. »  Mais  avant  qu'on  en  soit  venu  à  cette  idée 
de  propriété,  il  se  passa  bien  des  événements  et 
bien  des  siècles. 

Il  serait  fastidieux  d'énumérer  toutes  les  phases 
que  l'homme  dut  traverser  depuis  le  temps  où  la 
faim  était  son  unique  conseillère,  jusqu'à  celui  où, 
se  voyant  entouré  d'êtres  qui  lui  ressemblaient  et 
paraissaient  se  diriger  par  les  mêmes  règles  que 
lui,  il  comprit  par  expérience  que  «  l'amour  du  bien- 
être  est  le  seul  mobile  des  actions  humaines,  et  se 
trouva  en  état  de  distinguer  les  occasions  rares  où 
l'intérêt  commun  devait  le  faire  compter  sur  l'assis- 
tance de  ses  semblables,  et  celles,  plus  rares  encore, 
où  la  concurrence  devait  le  faire  défier  d'eux.  » 
L'intérêt  individuel  fut  ainsi  la  source  de  l'intérêt 
commun  ;  on  ne  se  réunit  plusieurs  ensemble,  soit 
en  troupeau,  soit  en  une  sorte  d'association  libre, 
que  parce  que  chacun  y  trouvait  son  avantage,  et 
pour  autant  de  temps  que  durait  le  besoin.  Ces 
réunions  donnèrent  cependant  à  la  longue  une  idée 
grossière  des  engagements  communs  et  de  l'utilité 

1.  Discours,  deuxième  partie. 


• 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  297 

de  les  remplir,  et  formèrent  les  premiers  rudiments 
de  la  morale,  morale  tout  intéressée,  fondée  unique- 
ment sur  le  besoin,  incapable  d'obliger  pour  l'avenir, 
et  n'exigeant  pas  un  langage  beaucoup  plus  perfec- 
tionné que  celui  des  corneilles  ou  des  singes,  qui 
en  effet  s'attroupent  à  peu  près  de  même. 

Cependant  cette  vie  et  cette  morale  de  singes  met 
sur  la  voie  de  nouveaux  progrès.  L'amour  paternel 
et  l'amour  conjugal  commencent  ;  la  famille,  en  se 
fondant,  produit  la  première  société,  véritable 
modèle  et  origine  de  toutes  les  autres  ;  un  langage 
commun,  mais  toujours  très  simple,  les  attraits  de 
l'amour  ou  du  plaisir,  les  exigences  du  besoin  unis- 
sent plusieurs  familles  ;  les  relations,  en  s'étendant, 
forment  des  peuples,  d'abord  très  petits,  puis  de 
plus  en  plus  considérables. 

Ces  changements,  qui  furent  les  premiers  pas  vers 
l'inégalité  et  en  même  temps  vers  le  vice,  étaient 
funestes  au  bonheur  et  à  l'innocence.  Des  idées  de 
considération  et  d'estime  naquirent  celles  de  vanité 
et  de  mépris,  de  honte  et  d'envie  ;  on  inventa  les 
devoirs  de  la  civilité,  on  ressentit  les  traits  de  l'of- 
fense, on  éprouva  les  désirs  de  la  vengeance.  «  Voilà 
précisément  le  degré  où  étaient  parvenus  la  plupart 
des  peuples  sauvages  qui  nous  sont  connus  ;  et  c'est 
faute  d'avoir  remarqué  combien  ils  étaient  déjà  loin 
du  premier  état  de  nature,  que  plusieurs  se  sont 
hâtés  de  conclure  que  l'homme  est  naturellement 
cruel,  et  qu'il  a  besoin  de  police  pour  l'adoucir.  » 

Mais  qu'on  remonte  un  peu  plus  haut,  et  l'on 
trouvera  un  état  moins  avancé,  sorte  de  juste  milieu 
entre  l'indolence  de  l'âge  primitif  et  la  pétulante 
activité  de  notre  amour-propre.  Cette  époque  doit 
être  la  plus  heureuse  et  la  plus  durable.  «  L'exemple 


298 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


des  sauvages,  qu'on  a  presque  tous  trouvés  à  ce 
point  ',  semble  confirmer  que  le  genre  humain  était 
fait  pour  y  rester  toujours,  que  cet  état  est  la  véri- 
table jeunesse  du  monde,  et  que  tous  les  progrès 
ultérieurs  ont  été  en  apparence  autant  de  pas  vers 
la  perfection  de  l'individu,  et  en  effet,  vers  la  dé- 
crépitude de  l'espèce.  » 

Que  si  quelqu'un  veut  connaître,  afin  d'en  essayer, 
le  point  précis  qui  caractérise  cet  heureux  état,  qu'il 
apprenne  que  c'est  celui  où  les  hommes,  contents  de 
leurs  cabanes  rustiques,  de  leurs  habits  de  peaux  et 
de  leurs  ornements  de  plumes  et  de  coquillages,  de 
leurs  instruments  de  pierre  et  de  leurs  canots  en 
écorce,  n'avaient  aucun  des  arts  qui  exigent  le  con- 
cours de  plusieurs  personnes.  «  Mais,  dès  l'instant 
qu'un  homme  eut  besoin  du  secours  d'un  autre;  dès 
qu'on  s'aperçut  qu'il  était  utile  à  un  seul  d'avoir 
des  provisions  pour  deux,  l'égalité  disparut,  la  pro- 
priété s'introduisit,  le  travail  devint  nécessaire,  et 
les  vastes  forêts  se  changèrent  en  des  campagnes 
riantes,  qu'il  fallut  arroser  de  la  sueur  des  hommes, 
et  dans  lesquelles  on  vit  bientôt  l'esclavage  et  la 
misère  germer  et  croître  avec  les  moissons.  » 

Les  deux  instruments  principaux  de  cette  déplo- 
rable révolution  furent  la  métallurgie  et  l'agricul- 
ture. Le  blé  est,  en  quelque  sorte,  le  symbole  de 
notre  malheur.  Pourquoi  l'Europe  est-elle  plus 
policée,  et  partant  plus  malheureuse  que  les  autres 
parties  du  monde?  Parce  qu'elle  produit  plus  de 
fer  et  plus  de  blé. 


1.  Nous  venons  de  lire  que  la 
plupart  des  sauvages  connus 
étaient  en  un  tout  autre  état  ; 


mais  nous  ne  sommes  pas 
chargé  d'accorder  ces  contra- 
dictions. 


DE  JEAN- JACQUES  ROUSSEAU.  299 

A  ces  relations  plus  nombreuses,  on  conçoit  qu'il 
faut  des  règles  plus  savantes.  Tant  que  l'homme 
est  sans  rapports  avec  ses  semblables,  il  ne  prend  7 
conseil  que  de  lui-même  ;  son  droit  n'a  d'autres 
limites  que  son  besoin  ou  son  pouvoir  ;  il  est  le 
maitre  absolu,  le  seul  juge  des  moyens  de  se  con- 
server, le  seul  vengeur  de  ses  offenses.  Aussitôt,  au 
contraire,  que,  pour  sa  propre  utilité,  il  a  abandonné 
une  partie  de  sa  liberté ,  il  est  indispensable  de 
régler  le  nouvel  intérêt  qui  s'est  produit,  l'intérêt 
commun  ;  la  moralité  devient  nécessaire.  Mais  en 
quoi  cette  moralité  difière-t-elle  de  l'intérêt,  et 
pourquoi  s'étend-elle  plus  loin  que  l'utilité  de 
chacun?  C'est  ce  que  Rousseau  néglige  de  nous 
dire. 

On  pourrait  être  tenté  de  croire  que  l'état  de 
nature  n'ayant  aucune  réalité,  les  règles  qui  s'y  ap- 
pliquent n'ont  aussi  aucune  portée.  Mais  le  roman 
de  Rousseau  a  la  prétention  d'être  une  histoire  ; 
fût-il  un  idéal ,  tout  idéal  doit  produire  au  moins 
des  aspirations  et  des  désirs  ;  et  alors  les  actes  ne 
sont  pas  loin.  Quand  on  aura  bien  persuadé  aux 
peuples  que  la  famille  n'a  pas  ses  racines  dans  la 
nature,  que  la  propriété  est  une  injustice  et  la 
source  de  tous  nos  maux,  la  famille  et  la  propriété 
conserveront-elles  la  même  autorité?  Que  disent 
donc  nos  communistes  et  nos  socialistes  de  plus 
effronté  et  de  plus  radical?  «  Rousseau,  dit 
M.  Paul  Janet,  est  incontestablement  le  fondateur  du 
communisme  moderne.  Jusqu'à  lui,  les  attaques  à 
la  propriété  et  les  hypothèses  communistes  n'étaient 
que  théoriques,  et  très  rares  d'ailleurs.  C'est  de  lui 
qu'est  née  cette  haine  contre  la  propriété  et  cette  \J 
colère  contre  l'inégalité  des  richesses,  qui  alimen- 


300  LA    VIE    ET  LES    ŒUVRES 

tent  d'une  façon  si   terrible   nos   sectes   modernes1. 

Maintenant  disons  adieu  à  cet  heureux  état,  où 
il  n'y  avait  ni  vices  ni  vertus,  ni  bien  ni  mal.  C'était 
le  Ijmi  temps;  mais,  puisque  nous  sommes  en  pos- 
session de  la  moralité,  voyons  l'usage  qu'en  va  faire 
le  philosophe  de  Genève. 

D'abord  il  en  fait  uniquement  un  remède,  au  lieu 
d'en  faire  surtout  une  lumière.  Le  besoin  d'apaiser 
les  guerres  et  de  punir  les  crimes,  voilà,  d'après 
lui,  la  principale,  sinon  l'unique  raison  de  la  morale. 
Elle  n'a  qu'une  existence  conditionnelle,  et  ne  vient 
qu'à  titre  de  nécessité  sociale,  pour  rendre  moins 
intolérable  un  état  détestable.  Assurément,  il  est  du 
ressort  de  la  morale  de  sévir  contre  le  crime,  aussi 
bien  que  de  favoriser  la  vertu  ;  on  doit  dire  pour- 
tant que  sa  raison  principale  est  de  diriger  plutôt 
que  de  punir,  et  même  qu'elle  n'a  le  droit  de  punir 
que  parce  qu'elle  a  commencé  par  éclairer.  Ne 
serait-il  pas  ridicule  de  prétendre  que  de  l'injustice 
serait  née  la  justice,  et  que  nous  ne  connaîtrions  la 
vertu  que  par  sa  violation,  c'est-à-dire,  parce  que 
nous  ne  l'aurions  jamais  vue? 

Cependant  il  est  nécessaire  que  la  moralité 
(d'autres  diraient  la  répression)  augmente  avec  le 
vice.  Elle  se  trouve,  à  ce  qu'il  parait,  bien  impuis- 
saute  ;  car,  dans  cette  concurrence  perpétuelle  entre 
le  mal  et  le  remède,  c'est  toujours  le  mal  qui  tient 
l'avance.  A  mesure  que  la  raison,  l'imagination, 
l'esprit,  la  force,  l'adresse,  la  fortune  acquièrent  de 
nouveaux  développements,  toujours  c'est  aux  dépens 
du  bonheur  et  de   la  liberté  ;  toujours  l'abus  sur- 


1.  Les  Origines  du  Socialisme   I    Janet  (Revue  des  Deux  Mondes 
contemporain,    par   M.    Paul   |    1er  août  1880). 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  301 

passe  l'usage;  de  sorte  qu'à  la  fin,  l'avarice  des 
riches,  l'oppression  des  puissants,  les  entreprises 
des  ambitieux  avertissent  les  faibles  qu'il  leur  faut 
prendre  des  garanties  contre  les  forts,  et  sacrifier 
une  partie  de  leur  indépendance ,  pour  assurer  la 
conservation  de  l'autre.  Ils  courent  donc  à  l'envi  au- 
devant  des  fers,  croyant  garantir  leur  liberté  ;  mais 
ils  ne  tardent  pas  à  s'apercevoir  qu'ils  n'ont  réussi 
qu'à  se  donner  de  nouveaux  tyrans.  Les  lois  de  pré- 
tendue protection  donnent  de  nouvelles  forces  aux 
puissants,  l'affermissement  de  la  propriété  donne  de 
nouveaux  profits  aux  riches  ;  chaque  pas  dans  la 
voie  de  la  moralité  et  de  la  propriété  est  la  source 
d'une  nouvelle  misère1. 

Comment  obliger  à  respecter  des  lois  ainsi  viciées 
jusque  dans  leur  racine?  Et  pourtant  il  faut  bien 
qu'on  leur  obéisse.  On  les  a  frappées  de  tous  les 
anathèmes  ;  on  les  a  déclarées  contraires  à  la 
nature,  à  la  raison,  à  la  justice  ;  on  les  a  dépouillées 
de  tous  leurs  titres  au  respect  ;  il  n'y  a  qu'un 
moyen  de  les  sauver  ;  c'est  de  leur  rendre  en  puis- 
sance extérieure  et  matérielle  ce  qu'on  leur  a  enlevé 
en  autorité  intrinsèque.  C'est  ainsi  que  tous  ces 
systèmes  révolutionnaires,  qui  commencent  invaria- 
blement par  la  liberté  absolue  et  le  droit  à  tout, 
finissent  non  moins  invariablement  par  la  servitude 
et  l'emploi  de  la  force.  Mais  Rousseau  n'en  était 
pas  encore  arrivé  là. 

Un  auteur  compare  le  gouvernement  au  cerveau. 
«  Si  mauvais,  dit-il,  que  soit  le  gouvernement,  il  y 
a  quelque  chose  de  pire,  c'est  l'absence  de  gouver- 
nement ;   car  c'est  grâce  à  lui  que  les  volontés  hu- 

i.  Discours,  deuxième  partie. 


302  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

maines  font  un  concert,  au  lieu  d'un  pèle-mèle.  Il 
sert  dans  une  société  à  peu  près  comme  le  cerveau 
dans  une  créature  vivante.  Incapable,  inconsidéré, 
dépensier,  absorbant,  il  abuse  de  sa  place,  il  sur- 
mène le  corps ,  qu'il  devrait  ménager  et  guider  ; 
mais  à  tout  prendre,  quoi  qu'il  fasse,  il  fait  encore 
plus  de  bien  que  de  mal,  car  c'est  par  lui  que  le 
corps  se  tient  debout,  marche  et  coordonne  ses 
pas  '.  »  Ce  passage  s'applique  mot  pour  mot  à  la 
société,  aussi  bien  et  mieux  qu'au  gouvernement; 
car  la  société  est  le  premier,  le  plus  naturel  et  le 
plus  essentiel  des  gouvernements.  La  tète  est  sou- 
vent mauvaise  et  fait  faire  bien  des  sottises  ;  cou- 
pez-la; que  restera-t-il?  La  société  est  imparfaite; 
supprimez-la,  et  vous  n'aurez  môme  plus  d'hommes. 
Rousseau  n'a  pas  simplement  la  prétention  d'amé- 
liorer la  société,  il  voudrait  la  détruire  ;  il  n'en  faut 
pas  davantage  pour  le  juger. 


II 


Le  Discours  sur  l'Inégalité  ne  fut  publié  que  plus 
d'un  an  après  qu'il  eut  été  composé.  Avant  de  ter- 
miner ce  que  nous  avons  à  en  dire,  nous  devons 
rapporter  divers  faits  intéressants,  et  notamment  un 
voyage  à  Genève,  qui  marque  sous  plus  d'un  rap- 
port dans  la  vie  de  notre  philosophe. 

La  direction  qu'il  donnait  à  ses  études  n'était  pas 
de  nature  à  lui  inspirer  un  grand  amour  des 
hommes  de  son  époque.  Le  train  de  Paris  le  rebu- 
tait, les  gens  de  lettres  lui  étaient  odieux,  ses  amis 

1.  T.UNE,  La  Révolution,  t.  I,  1.  I,  cil.  m,  secL.  1. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  303 

eux-mêmes  lui  étaient  à  charge.  Il  soupirait  après  la 
vie  des  champs,  et,  ne  pouvant  l'embrasser  tout  à 
fait,  il  cherchait  au  moins  à  s'en  rapprocher.  Chaque 
jour,  il  faisait  de  longues  promenades  au  Bois  de 
Boulogne,  rêvant  à  ses  ouvrages,  et  tâchant  d'ou-^ 
blier,  dans  la  fuite  du  monde  et  dans  la  médita- 
tion, les  cabales,  les  intrigues,  les  querelles  des  hu- 
mains. Dans  cet  état  d'esprit,  il  ne  fallait  qu'une 
occasion  pour  changer  le  cours  de  sa  vie. 

Gauffecourt,  devant  aller  à  Genève  pour  ses  af- 
faires, lui  proposa  de  l'accompagner.  Jean-Jacques 
accepta,  mais  comme  il  ne  se  trouvait  pas  en  état 
de  se  passer  des  soins  de  Thérèse,  il  fut  décidé 
qu'elle  serait  du  voyage.  Tous  trois  partirent  en- 
semble le  1er  juin  1754. 

Gauffecourt  était  un  bonhomme  de  plus  de  soixante 
ans,  podagre,  impotent,  usé  de  plaisirs  et  de  jouis- 
sances. Rousseau  avait  pleine  confiance  en  lui  et  le 
laissait  souvent  seul  avec  Thérèse.  S'il  ne  fut  pas 
victime  de  son  aveugle  sécurité,  ce  ne  fut  pas  la 
faute  de  son  indigne  compagnon.  Il  est  vrai  que 
Thérèse  rejeta  ses  honteuses  propositions,  mais  elle 
ne  parvint  pas  sans  peine  à  détromper  Jean-Jacques. 
Quand  celui-ci  connut  la  vérité,  sa  déception  fut 
grande  et  sa  tristesse  profonde.  L'amitié  n'était-elle 
plus  de  la  terre,  et  lui  fallait-il  renoncer  à  ses  der- 
nières illusions?  Il  avait  déjà  rompu  et  devait  rompre 
dans  la  suite  avec  plusieurs  de  ses  amis  pour  des 
causes  bien  moins  graves  ;  dans  cette  circonstance 
pourtant,  il  jugea  à  propos  de  dissimuler.  Il  insi- 
nue que  ce  fut  afin  de  ne  pas  jeter  le  trouble  sur  le 
reste  du  voyage  ;  mais  l'amitié  tout  exceptionnelle 
qu'il  ne  cessa  jusqu'à  la  fin  de  témoigner  à  Gauffe- 
court  dénient  cette  explication.  Ses   susceptibilités 


301 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


n'avaient-elles  donc  à  s'exercer  que  sur  des  baga- 
telles, ou  son  récit  n'est-il  qu'une  exagération  de 
son  imagination  toujours  portée  à  voir  partout  des 
trahisons1? 

Il  lui  tardait  d'atteindre  Lyon,  où  il  devait  se  sé- 
parer du  misérable.  La  voix  de  la  reconnaissance  et 
de  ses  plus  vieilles  affections  l'engageait,  en  effet,  à 
se  détourner  un  peu  de  sa  route.  Non  loin  de  là,  à 
Cliambéry,  végétait  Mme  de  Warens.  «  Je  la  revis, 
dit-il,  dans  quel  état,  grand  Dieu!  Quel  avilisse- 
ment! Que  lui  restait-il  de  sa  vertu  première?  » 
Hélas  !  la  vertu  première  était  bien  loin.  Jean-Jacques 
aurait  au  moins  voulu  tirer  la  malheureuse  femme 
de  sa  misère.  Il  n'y  avait  pas  d'autre  moyen  pour 
cela  que  de  la  dépayser.  11  la  pria,  il  la  supplia  de 
venir  vivre  avec  lui  ;  mais  Mme  de  Warens  refusa, 
alléguant  sa  pension,  dont  elle  craignait  de  n'être 
pas  payée  en  France.  Il  lui  donna  quelque  argent, 
qu'il  savait  devoir  lui  être  inutile,  et  partit.  Quelque 
temps  après,  il  reçut  lui-même,  près  de  Genève,  la 
visite  de  Mm0  de  Warens.  Il  renouvela  alors  ses 
instances  et  en  resta  là.  Ce  ne  fut  pas  toutefois  sans 
remords.  N'aurait-il  pas  dû  tout  quitter  pour  elle  et 
partager  son  sort,  quel  qu'il  fût.  Mais  un  autre  at- 
tachement avait  relâché  les  anciens  liens.  Il  gémit 
sur  Mmc  de  Warens  et  ne  la  suivit  pas. 

Du  moment  que  Rousseau  était  devenu  une  célé- 
brité, sa  patrie  s'était  souvenue  de  lui.  Sa  renom- 
mée l'avait  précédé  à  Genève.  A  son  arrivée,  il  fut 
entouré,  fêté,  caressé  de  tous   côtés.   Il  n'en   fallait 


1.  Lellres  à  Mm"  clPEpinay, 
1750,  5  janvier  1757,  janvier 
1757  ;  à  Mme  d'Houdelot,  février 


1757  (Mémoires de  Mme  d'Eptnay, 
t.  I,  ch.  iv  et  v). 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  305 

pas  tant  pour  lui  tourner  la  tète.  Genève  n'était 
peut-être  pas  sous  tous  les  rapports  son  idéal  de 
république,  mais  c'était  une  république.  L'enthou- 
siasme républicain  n'avait  pas  été  étranger  à  son 
voyage,  cet  enthousiasme  ne  lit  que  s'accroitre  par 
l'accueil  qu'il  reçut. 

Il  y  avait  toutefois  une  ombre  au  tableau.  Genève 
n'a  jamais  brillé  par  la  tolérance  religieuse.  Non 
seulement  elle  avait  sa  religion  d'Etat,  mais  elle  ex- 
cluait impitoyablement  du  titre  de  citoyen  quiconque 
ne  professait  pas  le  culte  de  Calvin.  Il  serait  de 
mode  aujourd'hui  chez  les  disciples  de  Rousseau  de 
s'élever  contre  une  telle  oppression  des  consciences; 
Rousseau  fut  simplement  honteux  pour  lui-même 
d'être  déchu  de  ses  droits,  et,  sans  plus  ample  in- 
formé, résolut  de  reprendre  «  le  culte  de  ses  pères». 
Il  est  permis  de  trouver  la  raison  légère  et  d'un 
mince  courage  ;  mais  il  ne  manque  pas  de  colorer 
son  action  par  quelques  bons  sophismes,  qui  font 
aussi  peu  d'honneur  à  son  instruction  qu'à  son  bon 
sens,  et  en  fin  de  compte,  ses  raisonnements  abou- 
tissent à  cette  banale  conclusion  :  «  Voulant  être 
citoyen,  je  devais  être  protestant  et  rentrer  dans  le 
culte  établi  dans  mon  pays.  » 

Les  registres  du  Consistoire  de  Genève  préten- 
dent que  depuis  longtemps  Rousseau  préparait  son 
retour  au  protestantisme  et  «  en  fréquentait  assidû- 
ment les  assemblées  de  dévotion,  à  l'hôtel  de  l'am- 
bassade de  Hollande,  à  Paris.  »  Mais  tous  les  faits 
connus,  le  témoignage  de  Rousseau  lui-même  s'é- 
lèvent contre  cette  affirmation.  Dans  tous  les  cas,  il 
fut,  sur  sa  demande,  exempté  de  comparaître  en  con- 
sistoire, et  renvoyé  devant  une  commission  particu- 
lière. Ainsi  on  simplifia  pour  lui  les  formalités,  déjà 


306 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


très  faciles,  de  son  changement  de  culte.  Son  état 
de  maladie,  sa  timidité,  ses  mœurs  reconnues  par 
tous  pures  et  sans  reproche  autorisaient,  dit-on, 
cette  dérogation  aux  règles.  Il  parut  devant  une 
commission  de  trois  pasteurs  et  de  trois  professeurs, 
pour  y  subir  un  examen  doctrinal.  Inutile  d'ajouter 
qu'il  y  fit  des  réponses  de  tout  point  satisfai- 
santes *. 

Cependant,  comme  on  n'avait  pas  tous  les  jours 
des  recrues  de  cette  importance,  on  l'invita  à  par- 
ler dans  la  petite  assemblée.  Jean-Jacques  n'était 
pas  orateur;  il  passa  trois  semaines  à  préparer  et  à 
apprendre  un  petit  discours ,  et  le  jour  venu 
(1er  août  1754),  n'en  put  pas  dire  un  mot.  Il  en  fut 
quitte  pour  répondre  bêtement  des  oui  et  des  non, 
et  fut  admis  à  la  cène.  Chose  plus  importante,  il  fut 
inscrit  au  rôle  des  citoyens  et  bourgeois  et  invité  à 
participer  à  un  conseil  g-énéral  extraordinaire  con- 
voqué peut-être  exprès  pour  lui. 

Toutes  ces  prévenances  faillirent  avoir  une  in- 
fluence déterminante  sur  sa  vie.  Son  ami  Deluc  le 
pressait  de  rester  dans  ce  pays,  où  tout  se  réunis- 
sait pour  lui  assurer  une  existence  heureuse  et  ho- 
norée. Ce  conseil  était  trop  conforme  à  ses  propres 
désirs  pour  n'être  pas  accueilli.  Jean-Jacques  ne 
pouvait  se  dispenser  de  retourner  à  Paris,  pour 
prendre  quelques  dispositions  et  placer  convenable- 
ment le  père  et  la  mère  Le  Vasseur  ;  mais  il  résolut 
de  revenir  aussitôt  après  s'établir  à  Genève  pour  le 
reste  de  ses  jours. 


1.  Registre  du  Consistoire  de 
Genève,  séances  du  23  juillet 
et  du  1"  août  1754.   Voir  Ga- 


berrl,  Rousseau  et    les    Gene- 
vois, en.  ni. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  30" 

On  a  apprécié  de  façons  assez  diverses  sa  conver- 
sion, ou  plutôt  ses  conversions;  car  il  a  changé 
deux  fois  de  religion  :  la  première  fois,  comme 
nous  l'avons  vu.  à  l'âge  de  seize  ans,  pour  embras- 
ser le  Catholicisme  ;  la  seconde  fois,  vingt-six  ans 
après,  pour  retourner  au  Protestantisme.  Lui-même 
raconte,  sur  des  tons  bien  différents,  ces  deux  chan- 
gements, dont  le  premier  n'aurait  été  que  l'acte 
d'un  bandit,  tandis  que  l'autre  serait  le  fait  d'un 
honnête  citoyen  revenant  au  culte  de  ses  pères. 
Cependant,  même  à  ne  consulter  que  les  Confes- 
sions, il  est  facile  de  voir  que  l'un  et  l'autre  se 
valent.  Le  moins  qu'on  puisse  demander  à  une 
conversion,  c'est  d'être  un  acte  religieux  ;  or,  dans 
les  conversions  de  Rousseau,  on  trouvera  tout  ce 
qu'on  voudra,  excepté  l'élément  religieux.  Le  culte 
de  ses  pères  n'est  qu'un  trompe-l'œil,  placé  au  pre- 
mier plan  pour  éblouir  le  lecteur.  Pourquoi  pas  le 
culte  de  ses  aïeux,  qui  alors  l'aurait  maintenu  dans 
la  religion  catholique?  Cette  considération,  en  tout 
cas ,  était  peu  à  sa  place  dans  la  bouche  d'un 
homme  qui  avait  pour  principe  de  rompre  avec  toute 
espèce  de  tradition.  Au  reste,  ce  n'est  pas  ici  le  lieu 
de  parler  de  la  religion  de  Rousseau,  car  ce  n'est 
pas  ici  qu'il  a  consigné  les  articles  de  son  Credo. 

Ayant  ainsi  mis  ordre  à  ses  affaires,  sinon  à  sa 
conscience,  il  ne  restait  plus  à  Jean-Jacques  qu'à  se 
livrer  aux  douces  joies  de  l'amitié  et  aux  plaisirs 
toujours  vivement  goûtés  de  la  belle  nature. 

De  tous  les  amis  qu'il  connut  alors,  combien  peu 
lui  resteront  dix  ans  plus  tard  !  >ous  avons  déjà 
parlé  de  Deluc,  Vernes,  Perdriau,  Yernet,  Marcel, 
.Mézières  l'abandonner  eut  ou  furent  abandonnés  par 
lui.  Il  eut  plus  de  satisfaction  de  la  part  de  Jalabert 


308  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

et  de  Lullin  ;  mais  n'oublions  pas  surtout  de  citer 
Moultou,  avec  qui  il  entretint  constamment,  sauf 
quelques  éclipses,  une  amitié  profonde  et  une  cor- 
respondance suivie  ;  Moultou,  qui  fut  à  la  fois  le  dépo- 
sitaire de  ses  volontés  et  le  défenseur  de  sa  mémoire. 

De  sa  famille,  il  ne  dit  pas  un  mot  dans  ses  Con- 
fessions. Sa  correspondance  est  un  peu  plus  explicite 
et  nous  apprend  qu'il  dut  aller  voir  sa  tante  Gon- 
ceru,  celle  précisément  qui  lui  avait  servi  de  mère1. 

Genève  prêtait  aux  belles  promenades  autrement 
que  Paris.  Rousseau  se  rappelle  avec  délices  une 
magnifique  excursion  de  sept  jours,  qu'il  fit  sur  le 
lac,  en  compagnie  de  Deluc,  de  ses  fils,  de  sa  bru 
et  de  Thérèse.  Il  a  reproduit  dans  la  Nouvelle  Hé- 
loïse  la  description  de  ces  beaux  sites  2.  Son  esprit, 
toujours  en  travail ,  cherchait  aussi  à  utiliser  ses 
promenades  solitaires.  Tout  en  arpentant  les  bords 
du  lac  ou  en  gravissant  les  coteaux,  il  continuait 
ses  méditations  sur  les  Institutions  politiques  ;  il 
songeait  à  une  histoire  du  Valais,  qu'il  n'écrivit 
jamais  ;  il  faisait  le  plan  d'une  tragédie  en  prose 
sur  Lucrèce,  dont  il  n'a  laissé  que  quelques  frag- 
ments ;  enfin  il  traduisait  le  premier  livre  des  His- 
toires de  Tacite ,  et  peut-être  Y Apocolokintosis  de 
Sénèque. 

La  traduction  de  Tacite  parut  pour  la  première 
fois  en  1754,  dans  l'édition  générale  des  OEuvres 
de  Jean-Jacques  Rousseau,  préparée  par  l'abbé  de 
la  Porte.  L'auteur  se  souciait  peu  de  la  mettre  au 
net  et  ne   la  trouvait  pas   ligne   de  l'impression  J. 

I.  Lettre  à   Mme   Gonceru,   11  I  l'abbé  de   la   Porte,   22  janvier 

juillet  1754.   —  2.  IVe  partie.  I  1764;  à    Vernes,   18  novembre 

Lettre  XVII ,  de  Saint-Preux  à  j  1759. 

Milurd  Edouard,  —  3.  Lettres  à  ; 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  309 

Voici  ce  qu'on  lit  dans  la  Préface  :  «  Quand  j'eus 
le  malheur  de  vouloir  parler  au  public,  je  sentis  le 
besoin  d'apprendre  à  écrire,  et  j'osai  m'essayer  sur 
Tacite.  Dans  cette  vue,  entendant  médiocrement  le 
latin,  et  souvent  n'entendant  pas  mon  auteur,  j'ai 
dû  faire  bien  des  contre -sens  particuliers  sur  ses 
pensées...  Ce  n'est  donc  ici  qu'un  travail  d'écolier.'» 
Ces  mots  nous  dispensent  d'en  dire  plus  long1.  Avant 
que  le  talent  de  Rousseau  fût  formé ,  nous  avons 
pu  étudier  ses  essais  et  chercher  dans  les  travaux 
de  l'écolier  le  présage  de  ce  que  serait  un  jour  le 
maitre.  Actuellement,  s'il  lui  plaît  de  faire  encore 
l'écolier,  ce  n'est  plus  le  temps  de  le  traiter  comme 
tel.  Quand  on  vient  de  faire  le  Discours  sur  l'Iné- 
galité ;  quand,  par  surcroit,  on  entend  médiocre- 
ment le  latin,  on  peut  s'essayer  à  des  traductions 
faibles  de  style  et  qui  n'ont  pas  même  le  mérite  de 
la  fidélité,  mais  on  ne  les  publie  pas. 

On  en  peut  dire  autant  à  plus  forte  raison ,  de 
YApocolo/iintosis,  sorte  de  farce  sur  la  métamorphose 
de  l'empereur  Claude  en  citrouille.  C'est  une  tra- 
duction indigne  de  Rousseau  d'un  livre  qui  n'est 
guère  digne  de  Senèque. 

Rousseau  du  moins  n'eut  pas  la  sotte  prétention 
d'offrir  lui-même  au  public  ses  fragments  de  Lucrèce; 
pour  le  coup,  l'erreur  eût  été  par  trop  forte.  Cette 
esquisse  informe,  qui  ne  permet  pas  seulement  de 
juger  de  ce  qu'aurait  été  la  pièce,  ne  fut  imprimée 
qu'en  1792.  Il  fallait  vraiment ,  pour  livrer  à  la  pu- 
blicité de  semblables  incohérences ,  être  possédé  de 
cette  sorte  de  fanatisme  qui  goûte  jusqu'aux  essais 
les  plus  insignifiants  de  l'auteur  aimé. 


310 


LA     VIE    ET    LES    OEUVRES 


III 


De  retour  à  Paris  après  quatre  mois1,  Rousseau 
n'y  manqua  ni  d'occupations  ni  de  soucis.  Il  avait 
promis,  en  quittant  sa  patrie,  d'y  retourner  dès  le 
printemps  suivant,  pour  ne  plus  la  quitter.  Sa  pro- 
messe aurait  dû  fixer  ses  incertitudes;  mais  il  ne 
tarda  pas  à  s'apercevoir  qu'elle  serait  plus  difficile 
à  tenir  qu'il  ne  l'avait  prévu.  Le  principal  obstacle 
qui  l'arrêta  lui  vint  de  son  Discours  sur  l'Inégalité. 
Il  avait  eu  la  pensée  de  dédier  son  œuvre  à  la  Ré- 
publique de  Genève.  Toutefois,  afin  d'éviter  toule 
chicane ,  il  avait  préféré  ne  dater  la  dédicace  ni  de 
France,  ni  de  Suisse,  mais  de  Chambéry.  Par  un 
motif  analogue,  et  dans  la  crainte  d'un  mauvais 
accueil  de  la  part  du  Grand  Conseil,  il  avait  attendu 
à  n'être  plus  en  Suisse,  pour  publier  son  livre. 
Toutes  ces  précautions  n'étaient  pas  superflues,  et, 
si  elles  furent  insuffisantes,  il  ne  dut  s'en  prendre 
qu'à  lui  seul.  A  Genève,  en  effet,  il  avait  été  à 
même  de  tàter  l'opinion  et  de  s'assurer  que  ses 
idées  auraient  difficilement  cours  auprès  des  ma- 
gistrats. Il  aurait  pu  à  la  vérité  s'en  ouvrir  à  eux; 
il  s'en  était  bien  gardé,  prévoyant  qu'il  n'éprou- 
verait que  des  défaites  ou  des  refus.  Depuis  son  re- 
tour, Perdriau  l'avait  encore  averti  de  ce  que  son 
procédé  avait  d'insolite ,  de  ce  qu'il  y  avait  de  peu 
séant  à  imposer  aux  gens  une   dédicace   sans  leur 


1.  Son  passeport  pour  Paris 
est  daté  du  30  septembre  1754 
(Manuscrit  joint  aux  Letiresde 


Rousseau  à  Mm'  de  Luxembourg. 
Bibliothèque  de   la  Chambre 

des  députée. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  311 

agrément,  et  peut-être  malgré  eux.  enfin  des  diffi- 
cultés que  sa  conduite  allait  faire  naitre  '.  Rien  n'y 
fit  ;  la  dédicace  était  prête ,  elle  était  destinée  à 
paraître,  elle  parut.  Ce  n'est  pas  que,  par  elle- 
même  ,  elle  eût  rien  qui  fût  de  nature  à  déplaire  au 
Grand  Conseil;  elleétait  très  belle, très  louangeuse; 
elle  célébrait  les  avantages  de  la  meilleure  et  de  la 
plus  parfaite  des  républiques;  mais  elle  avait  le 
tort  de  servir  de  préface  à  un  ouvrage  dont  les 
principes  et  les  idées  ne  pouvaient  convenir  aux 
représentants  d'un  gouvernement  régulier.  Pour 
toute  réponse ,  Rousseau  reçut  de  ses  amis  genevois 
quelques  maigres  compliments,  et  une  lettre  du 
syndic  où  on  lisait  ce  qui  suit  :  «  J'ai  fait  au  Magni- 
fique Conseil  le  rapport  de  l'Epitre  dédicatoire. 
comme  vous  l'avez  désiré.  Ladite  épitre  étant  déjà 
imprimée,  il  n'est  pas  question  de  délibérer  sur  son 
contenu.  Mais  le  Conseil  a  vu  avec  plaisir  les  senti- 
ments de  vertu  et  de  zèle  pour  la  patrie  que  vous 
exprimez  avec  tant  d'élégance2...  »  Jean- Jacques 
trouva  la  lettre  honnête,  mais  froide.  11  prétend 
qu'au  premier  moment  ,  il  avait  été  beaucoup  plus 
satisfait;  que  tout  le  monde  à  Genève  avait  fait  ac- 
cueil à  son  livre  ;  que  le  Conseil .  avec  une  grâce 
parfaite,  en  avait  agréé  la  dédicace  3.  Jean-Jacques 
avait  parfois  la  mémoire  bien  courte  et  avait  déjà 
oublié  sa  lettre  à  Perdriau.  Le  seul  profit  qu'il  dé- 
clare avoir  tiré  de  son  séjour  à  Genève  (et  encore  il 
le  prétend  sans  raison)  est  le  titre  de  citoyen .  qui 
lui  aurait  été  donné,  par  ses  amis  d'abord,  puis,  à 


1.  Lettre  à  Perdriau,  28  no- 
vembre 175 1.  —  2.  Registres 
du  Petit  Conseil  de  Genève, 
18  juin  et  28  juillet  1755    Ga- 


BEREL,  Rousseau  et  les  Genevois, 
ch.  n);  —  Sayous,  Le  XVIlh 
siècle  à  l'étranger,  ch.  IV.  —  3. 
Lettre  à  Vemes.  G  juillet   1755. 


312  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

leur  exemple,  par  le  public;  mais  il  oublie  encore 
ici  que  ce  titre  lui  fut  donné  par  ses  adversaires , 
et  qu'il  l'avait  pris  lui-même  lors  de  ses  polémiques 
à  propos  du  Discours  sur  les  Sciences.  La  Réponse 
du  roi  de  Pologne ,  par  exemple ,  commence  textuel- 
lement par  ces  mots  :  «  Le  Discours  du  citoyen  de 
Genève  a  de  quoi  surprendre...  » 

Nous  ne  voudrions  pas  nous  étendre  sur  une 
simple  dédicace,  quoique  celle-ci,  par  son  impor- 
tance, mérite,  plus  que  bien  d'autres,  une  mention 
spéciale.  Rousseau  dit  qu'il  l'avait  esquissée  à  Paris 
et  achevée  à  Chambéry  avant  son  arrivée  à  Genève. 
Il  est  difficile  de  n'y  pas  voir  aussi  la  trace  de  son 
séjour  dans  cette  dernière  ville,  tant  son  enthou- 
siasme déborde  à  chaque  ligne.  Cependant,  si  le 
gouvernement  républicain  et  les  mœurs  simples  de 
Genève  pouvaient  froisser  moins  vivement  ses  sen- 
timents égalitaires  que  les  habitudes  françaises  et 
les  salons  de  Paris,  il  n'en  est  pas  moins  difficile 
d'accorder  avec  ses  principes  les  louanges  pom- 
peuses qu'il  décerne  aux  magnifiques ,  très  honorés 
et  souverains  seigneurs  du  Petit  Conseil.  Genève, 
pour  être  une  République,  n'était  pas  pour  cela  un 
pays  de  singes  et  de  Papous.  En  vain  l'auteur,  dans 
un  très  beau  style  assurément,  félicite  ses  magis- 
trats de  la  profonde  sagesse  avec  laquelle  ils  ont 
combiné  l'égalité  de  la  nature  et  l'inégalité  des  ins- 
titutions de  la  manière  qui  se  rapproche  le  plus  de 
la  loi  naturelle;  quand,  après  cela,  les  magnifiques 
seigneurs  lisaient  le  Discours  lui-môme,  ils  devaient 
être  médiocrement  flattés  d'être  placés  si  près  de 
ce  que  l'auteur  considérait  comme  la  perfection. 
L'idéal  de  Rousseau  ne  pouvait  être  le  leur,  et  il 
suffisait  peut-être  qu'il  leur  trouvât  tous  les  mérites 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


313 


pour  qu'ils  fussent  tentés  de  s'en  formaliser  et  d'y 
voir  une  épigramme  ou  une  injure. 

Quant  au  Discours  lui-même,  Rousseau  prétendit 
qu'on  s'était  mépris  sur  ses  intentions.  Son  objet  ne 
pouvait  être  de  ramener  les  peuples  nombreux  et 
les  grandes  cités  à  leur  simplicité  première.  Il  n'avait 
travaillé  que  pour  sa  patrie  et  les  petits  états 
constitués  comme  elle1.  Mais  vraiment  il  se  mon- 
trait alors  trop  modeste.  Il  est  difficile  d'admettre, 
en  effet,  qu'il  s'adressât  uniquement  aux  bons  bour- 
geois de  sa  petite  république ,  quand  il  disait  : 
«  Mon  sujet  intéressant  l'homme  en  général,  je 
tâcherai  de  prendre  un  langage  qui  convienne  à 
toutes  les  nations.  »  Et  quelques  lignes  plus  loin  : 
«  0  homme,  de  quelque  contrée  que  tu  sois,  quelles 
que  soient  tes  opinions,  écoute,  voici  ton  histoire2.» 

Rousseau  avait  peut-être  cru  que  la  Dédicace 
serait  comme  la  lettre  d'introduction  du  Discours,  et 
pourrait  faire  passer  tout  ce  que  ce  dernier  avait  de 
dur  à  digérer  ;  par  le  fait,  elle  servit  surtout  de 
diversion  aux  critiques  qui,  sans  vouloir  accabler 
l'auteur,  ne  se  souciaient  point  de  louer  son  œuvre 
principale.  Ainsi  le  Mercure,  qu'on  peut  regarder 
comme  l'expression  moyenne  de  l'opinion  du  jour, 
rendant  compte  du  Discours,  ne  parle,  pour  ainsi 
dire,  que  de  la  Dédicace3.  C'est  que  Rousseau  deve- 
nait un  personnage  embarrassant.  Tous  les  rédac- 
teurs de  feuilles  périodiques  ne  se  sentaient  pas, 
comme  Fréron,  le  courage  d'entrer  en  lice  contre  un 
adversaire   de  sa  force  ;   tous  n'osaient  pas,    ou   ne 


].  Troisième  Dialogue.  —  Let- 
tre à  un  anonyme,  29  novembre 
1756.   —  2.   Discours   sur   l'Iné- 


galité, préambule.  —  3.  Mercure 
d'octobre  1755. 


314  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

pouvaient  pas,  comme  lui,  marquer  au  fer  rouge  de 
l'opinion  ses  contradictions  et  ses  sottises1.  Comme 
si,  d'ailleurs,  le  public  avait  épuisé  toutes  ses  sym- 
pathies à  propos  de  la  première  œuvre  de  notre 
politicien,  celle-ci  fut  reçue  plus  froidement,  et  ne 
fut  honorée  ni  des  mêmes  oppositions,  ni  surtout 
des  mômes  enthousiasmes.  L'auteur  suivait  sa  voie, 
on  le  laissait  aller.  Ses  théories  étaient  bien  de 
nature  à  passionner  les  esprits  ;  mais  on  les  croyait 
si  peu  applicables,  qu'il  eût  semblé  ridicule  de  s'en 
effrayer  outre  mesure.  On  était  loin  de  soupçonner 
qu'un  jour  viendrait  où  ces  pages  brûlantes  arme- 
raient tout  de  bon  les  bras  contre  la  société,  que 
des  sectes  nombreuses  s'en  feraient  un  drapeau,  que 
les  hommes  en  viendraient  à  s'égorger  au  nom  de 
ces  principes. 

Nous  ne  pouvons  compter  parmi  les  réfutations  du 
livre  sur  Y  Inégalité,  le  compte  rendu  de  l'Académie 
de  Dijon.  Le  nom  de  Rousseau  n'y  est  pas  même 
prononcé.  Cependant  toutes  les  critiques  des  mé- 
moires non  couronnés  tombent  si  pleinement  sur  le 
sien,  qu'on  ne  peut  douter  que  le  rapporteur  ne  l'ait 
eu  constamment  en  vue.  Ni  l'abbé  Talbert,  qui  ne 
jugea  pas  à  propos  de  publier  son  travail,  ni  le 
jeune  étudiant  de  Rennes  qui  obtint  la  seconde 
mention,  n'occupent  la  docte  assemblée  à  l'égal  de 
l'auteur  inconnu,  que  l'usage  oblige  de  laisser  der- 
rière la  scène,  mais  dont  le  mérite  littéraire  et  les 
erreurs  de  doctrine  forcent  également  l'attention  2. 

La    première    critique    proprement    dite    vint    à 


1.  Voir  l'article  de  Fréron 
dans  V Année  littéraire  de  1756, 
t.  Vil.  —  2.  Séance  de  l'Aca- 


démie des  Sciences  et  Belles- 
Lettres  de  Dijon,  18  novembre 
1754  [Mercure  de  février  1755). 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  315 

Rousseau  de  son  propre  pays.  Charles  BoDnet,  de 
Genève,  sous  le  pseudonyme  de  Philopolis,  lui 
écrivit  une  lettre  très  courtoise  ;  Jean-Jacques  y  ré- 
pondit avec  une  égale  courtoisie,  et  tout  fut  dit.  Ce 
Philopolis  était  évidemment  un  ami,  qui  tenait  à  le 
rester.  L'objection  de  Charles  Bonnet,  car  il  n'en 
avait  qu'une,  pouvait  se  formuler  ainsi  :  Tout  ce  qui 
résulte  immédiatement  des  facultés  de  l'homme 
résulte  aussi  de  sa  nature,  constitue  sa  perfection  et 
est  voulu  de  Dieu  ;  or,  l'état  de  société  résulte  immé- 
diatement des  facultés  de  l'homme  ;  donc,  etc.  Mais, 
répondait  Rousseau,  si  le  développement  de  nos 
facultés  est  toujours  bon  ;  si  toutes  choses  sont  bien 
par  cela  seul  quelles  existent  ;  si  tout  mouvement 
est  nécessairement  un  progrès,  la  vieillesse,  la  dé- 
crépitude, qui  sont  les  développements  naturels  de 
la  vie  humaine,  en  sont  donc  le  terme  le  plus  par- 
fait. Charles  Bonnet,  avec  son  optimisme  leibnizien, 
faisait  la  part  belle  à  son  adversaire.  Mais  Rousseau 
n'avait-il  pas,  lui  aussi,  son  optimisme?  Il  ne  veut 
pas  de  la  décrépitude  ;  pourquoi  nous  imposerait-il 
plutôt  l'enfance  ?  Du  moment  qu'il  choisit  entre  na- 
ture et  nature,  qu'il  prend  Tune,  qu'il  répudie  l'autre, 
la  question  reste  entière,  et  le  livre  est  à  refaire  '. 
Voltaire  voulut  dire  son  mot  sur  le  second  dis- 
cours de  Jean-Jacques,  et  il  en  prit  occasion  de  don- 
ner son  avis  sur  le  premier;  mais  ses  traits,  légers  et 
acérés,  étaient  autrement  redoutables  que  les  argu- 
ments philosophiques  de  Charles  Bonnet.  Son  bon 
sens,  et  il  en  avait  plus  que  personne,  avait  vu  du 
premier  coup  d'oeil  le  côté  faible,  ou  plutôt  le  côté 
sensible  de  l'apôtre  de   l'état  sauvage.  Ce  n'est  pas 

I.    Lettre   de   Charles  Bonnet,    I    ponse  de  Rousseau,  aux  Œuvres. 
au  Mercure  d'octobre  1755;  Rè-   | 


316 


LA    VIE  ET    LES    ŒUVRES 


avec  de  la  grosse  artillerie  qu'on  dégonfle  un  bal- 
lon ;  un  coup  d'épingle  suffit.  «  J'ai  reçu,  disait 
Voltaire,  votre  nouveau  livre  contre  le  Genre  hu- 
main ;  je  vous  en  remercie...  On  n'a  jamais  employé 
tant  d'esprit  à  vouloir  nous  rendre  bêtes.  Il  prend 
envie  de  marcher  à  quatre  pattes,  quand  on  lit 
votre  ouvrage.  Cependant,  comme  il  y  a  plus  de 
soixante  ans  que  j'en  ai  perdu  l'habitude,  je  sens 
malheureusement  qu'il  m'est  impossible  de  la  re- 
prendre, et  je  laisse  cette  allure  naturelle  à  ceux 
qui  en  sont  plus,  dignes  que  vous  et  moi.  »  Il  était 
difficile  de  ne  pas  se  sentir  atteint  par  ce  persiflage 
spirituel  ;  on  sait  par  les  Confessions  qu'il  laissa  au 
cœur  de  Rousseau  une  impression  pénible  qui  se 
retrouvera  plus  tard.  Cependant  le  reste  de  la 
lettre  était  écrit  d'un  ton  si  aimable  ;  Voltaire  y  in- 
vitait si  poliment  Rousseau  à  le  venir  voir  ;  il  était 
surtout  si  embarrassant  de  se  fâcher  contre  le  roi 
de  la  littérature  et  l'arbitre  de  toutes  les  répu- 
tations, que  le  pauvre  Jean- Jacques,  plutôt  que  de 
céder  à  une  susceptibilité  déplacée,  aima  mieux 
faire  contre  fortune  bon  cœur,  défendre  tout  douce- 
ment son  opinion,  accepter  les  louanges,  et  répondre 
par  d'autres  plus  grandes. 

Voltaire,  dans  sa  lettre,  avait  pour  but  de  renier, 
au  moyen  d'impudents  mensonges,  certaines  pater- 
nités littéraires  compromettantes,  celle  du  poème 
de  la  Pucelle  en  particulier;  il  la  destinait  donc  à 
la  publicité.  Il  demanda  à  Rousseau  la  permission 
de  la  faire  imprimer  ;  des  indiscrétions  de  Gauffe- 
court  en  hâtèrent  encore  l'impression1. 


1.  Les  Lettres  de  Voltaire, 
3  août  1 753,  et  Billet,  sans  date  ; 
et   les   Réponses  de   Rousseau, 


10  et  20  septembre  1755,  sont 
au  Mercure  de  novembre  1755. 
Rousseau   prétendit    que   sa 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  317 

Rousseaa  put  compter  parmi  ses  adversaires  jus- 
qu'à une  femme.  Une  Provinciale  lui  écrivit  avec 
autant  d'esprit  et  de  convenance  que  de  bon  sens1. 
Fréron,  qui  s'y  connaissait,  regarde  sa  réfutation 
comme  une  des  meilleures,  sinon  la  meilleure2. 

Cependant  celle  du  P.  Castel  est  plus  connue3. 
Le  bon  père,  qui  avait  beaucoup  d'esprit  et  non 
moins  de  singularités,  s'était  mis  en  tête  de  con- 
vertir son  ancien  protégé.  «  Oui,  le  convertir  à 
Dieu,  à  l'Eglise,  au  Roi,  à  la  France,  aux  lettres, 
aux  arts,  à  la  société,  à  l'humanité...  toutes  choses 
pour  lesquelles  il  lui  connaît  des  talents.  »  Hélas  ! 
s'il  ne  put  le  convertir,  ce  ne  fut  pas  faute  de  lui 
prodiguer  les  avertissements  paternels  et  les  dures 
vérités,  les  arguments  solides  et  les  considérations 
élevées  ;  mais  eût-il  encore  cent  fois  mieux  plaidé 
sa  cause  qu'il  se  serait  toujours  heurté  contre  «  ce 
cynique  orgueil  »  que,  dans  son  langage  original, 
le  P.  Castel  appelle  «  le  péché  capital  du  péché  capi- 
tal de  l'orgueil  ordinaire.  » 

Grimm  eut  aussi  à  dire  son  avis  sur  le  livre  de 
son  ami;  il  le  fit,  naturellement,  dans  des  termes 
très  élogieux.  Ils  combattaient  tous  deux  dans  le 
même  camp;  auraient-ils  été  moins  amis,  que  le  se- 
cours apporté  à  la  cause  commune  par  cette  œuvre 
brûlante  aurait  fait  passer  par-dessus  bien  des  di- 
vergences de  détail*. 

réponse  était  mutilée  et  mé-   I   de  M.  R.  Lettres  philosophiques 


connaissable  et  protesta. 
[Lettre  à  M.  de  Boissy,  4  novem- 
bre 1755.) —  1.  Réflexions  d'une 


où  Ton  réfute  le  déisme  du  jour. 
—  4.  Correspondance  littéraire, 
années    1755  et  175G;  notam- 


Provinciale  sur  le  discours  de  ment  15  juillet    et   15  octobre 

M.  Rousseau.  —    2.  Année  littè-  \  1755,    1er  janvier,   1er  février, 

raire,  1736,  t.  HI.—-3." L'homme  i  1"   mars,    15  décembre    1756, 

moral  opposé  à  l'homme  physique  '  15  août  1759. 


318  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

Tout  autre  fut  le  ton  de  Fréron.  Autant  Grimm 
se  montrait  bienveillant,  autant  l'autre  fut,  à  juste 
titre,  selon  nous,  sévère  et  mordant.  Fréron  ne 
goûte  pas  même  la  Dédicace.  Avait-il  tort  de  trouver 
qu'elle  était  prétentieuse,  et  qu'elle  jurait  d'une 
façon  trop  évidente  avec  les  Discours  '  ? 

Mais  la  meilleure  réfutation  que  nous  puissions 
apporter  contre  l'Inégalité ,  c'est  à  Rousseau  lui- 
même  que  nous  la  demanderons.  Le  morceau  rap- 
pelle encore  trop  le  système;  mais  il  est  si  beau 
qu'on  nous  pardonnera  d'en  donner  au  moins  un 
extrait. 

Rousseau  commence  par  considérer  ce  que  nous 
devons  à  la  société.  «  Tout  en  moi,  dit-il,  dépend 
d'un  concours  de  mes  semblables.  Je  ne  suis  plus 
un  être  individuel  et  isolé,  mais  partie  d'un  grand 
tout,  membre  d'un  grand  corps... 

«  Mais  un  avantage  infiniment  supérieur  à  tous 
les  biens  physiques,  et  que  nous  tenons  incontesta- 
blement de  l'harmonie  du  Genre  humain,  c'est  celui 
de  parvenir,  par  la  communication  des  idées  et  le 
progrès  de  la  raison ,  jusqu'aux  idées  intellectuelles; 
d'acquérir  les  notions  sublimes  de  l'ordre,  de  la 
sagesse  et  de  la  bonté  morales,  de  nourrir  nos  sen- 
timents du  fruit  de  nos  connaissances,  de  nous 
élever,  par  la  grandeur  de  l'âme,  au-dessus  des 
faiblesses  de  la  nature  et  d'égaler  à  certains  égards, 
par  l'art  du  raisonnement,  les  célestes  intelligences  ; 
enfin  de  pouvoir,  à  force  de  combattre  et  de  vaincre 
nos  passions,  dominer  l'homme  et  imiter  la  divinité 
même.  Ainsi  ce  commerce  continuel  d'échanges,  de 


1.     Année     littéraire,      1755,    \    1759,  t.  VII. 
t.  VII;  1756,   t.  III;    1757,  t.  I; 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  319 

soins,  de  secours  et  d'instructions  nous  soutient 
quand  nous  ne  pouvons  plus  nous  soutenir  nous- 
mêmes,  nous  éclaire  quand  nous  avons  besoin 
d'être  éclairés,  et  met  en  notre  pouvoir  des  biens 
d'un  prix  inestimable,  qui  nous  font  mépriser  ceux 
que  nous  n'avons  plus... 

«  Voulons-nous  maintenant  rechercher  ce  qui 
peut  nous  rendre  heureux  en  ce  monde  ?  Rentrons 
en  nous-mêmes  et  consultons  notre  cœur.  Chacun 
sentira  que  son  bonheur  n'est  point  en  lui,  mais  dé- 
pend de  tout  ce  qui  l'environne...  Soit  besoin  d'ai- 
mer, soit  désir  de  plaire,  soit  amitié,  confiance  ou 
orgueil,  l'habitude  du  commerce  avec  les  autres 
nous  rend  ce  commerce  tellement  nécessaire  qu'on 
peut  douter  s'il  se  trouverait  un  seul  homme  qui, 
sûr  de  voir  d'ailleurs  tous  ses  souhaits  prévenus, 
fût  sûr  en  même  temps  de  ne  revoir  jamais  ses 
semblables,  sans  tomber  dans  le  désespoir.  » 

«  Tels  sont  les  liens  indissolubles  qui  nous 
unissent  tous ,  et  font  dépendre  notre  existence , 
notre  conservation,  nos  lumières,  notre  fortune, 
notre  bonheur  et  généralement  tous  nos  biens  et 
nos  maux  des  relations  sociales.  Je  crois  donc  qu'en 
devenant  homme  civil,  j'ai  contracté  une  dette  im- 
mense envers  le  genre  humain  ;  que  ma  vie  et 
toutes  ses  commodités,  que  je  tiens  de  lui,  doivent 
être  consacrées  à  son  service...  Ce  devoir  sacré, 
que  la  raison  m'oblige  à  reconnaître,  n'est  point 
proprement  un  devoir  de  particulier  à  particulier; 
mais  il  est  général  et  commun  comme  le  droit  qui 
me  l'impose.  Car  les  individus  à  qui  je  dois  la  vie, 
et  ceux  qui  m'ont  fourni  le  nécessaire,  et  ceux  qui 
ont  cultivé  mon  âme,  et  ceux  qui  m'ont  communi- 
qué leurs  talents  peuvent  n'être  plus  ;  mais  les  lois 


320 


LA    ME    ET    LES    ŒUVRES 


qui  protégèrent  mon  enfance  ne  meurent  point;  les 
bonnes  mœurs  dont  j'ai  reçu  l'heureuse  habitude, 
les  secours  que  j'ai  trouvés  prêts  au  besoin,  la 
liberté  civile  dont  j'ai  joui,  tous  les  biens  que  j'ai 
acquis,  tous  les  plaisirs  que  j'ai  goûtés,  je  les  dois 
à  cette  police  universelle  qui  dirige  les  soins  publics 
à  l'avantage  de  tous  les  hommes,  qui  prévoyait  mes 
besoins  avant  ma  naissance,  et  qui  fera  respecter 
mes  cendres  après  ma  mort.  Ainsi  mes  bienfaiteurs 
peuvent  mourir  ;  mais,  tant  qu'il  y  a  des  hommes, 
je  suis  obligé  de.  rendre  à  l'humanité  les  bienfaits 
que  j'ai  reçus  d'elle1.  » 

Ces  considérations  sont  presque  le  développement 
d'une  pensée  que  Rousseau  avait  déjà  exprimée  pré- 
cédemment :  «  Cette  parfaite  indépendance  et  cette 
liberté  sans  règle,  dit-il,  fût-elle  demeurée  jointe  à 
l'antique  innocence,  aurait  eu  toujours  un  vice  es- 
sentiel et  nuisible  aux  progrès  de  nos  plus  excel- 
lentes facultés,  savoir,  le  défaut  de  cette  liaison  des 
parties,  qui  constitue  le  tout2.  » 

Nous  n'avons  pas  encore  parlé  de  l'impression  du 
livre.  Rousseau  la  confia  à  un  éditeur  d'Amster- 
dam, Marc  Michel  Rey,  dont  il  avait  fait  la  connais- 
sance à  Genève.  Rey  se  rendit  à  Paris  pour  prendre 
avec  l'auteur  les  derniers  arrangements  et,  au  mois 
d'octobre,  emporta  le  manuscrit.  Aussitôt  s'établit 
entre  l'auteur  et  l'éditeur  une  longue  correspon- 
dance, qui  dura  près  de  vingt  ans,  et  qui  comprend, 
rien   que   du   côté   de   Rousseau,  plus  de  cent  cin- 


1.  Lettres  sur  la  vertu  et  le      ce  manuscrit  au  chapitre  du 


bonheur,  adressées  à  M""  d'Iïou- 
detot.  Lettre  1".  —  2.  Manus- 
crit de  la  Bibliothèque  de  Ge- 
nève, p.  8.  (Nous  parlerons  de 


Contrat  social).  —  Le  texte  pri- 
mitif du  Contrat  social ,  par 
Alexis    Bertrand,    p.    9.   — 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


321 


quante  lettres  *.  Celles  qui  concernent  le  sujet  que 
nous  traitons,  au  nombre  de  dix-sept,  nous  dévoile- 
raient si  nous  ne  le  connaissions  déjà,  le  caractère 
impressionnable  de  Jean-Jacques  et  le  soin  minu- 
tieux qu'il  prenait  de  ses  affaires.  Il  n'y  a  pas  pour 
]ui  de  petites  contrariétés,  toutes  les  corrections 
sont  essentielles,  une  faute  d'impression  le  désole. 
Rey  avait  promis  que  l'ouvrage  serait  prêt  en  jan- 
vier ;  au  mois  de  mai  il  ne  l'avait  pas  encore  fait 
paraître.  Rousseau  se  dépitait  d'avoir  refusé  un 
autre  éditeur,  qui  lui  offrait  un  meilleur  prix  et  au- 
rait peut-être  été  plus  exact2.  Ce  n'est  pas  tout  :  à 
Genève,  on  s'agitait;  il  était  à  craindre  qu'on  n'y  in- 
terdit l'ouvrage  ;  en  Angleterre,  il  en  circulait  deux 
exemplaires  manuscrits  :  double  motif  de  hâter 
la  publication,  afin  de  prévenir  une  condamnation 
pouvant  venir  de  Genève,  ou  une  contrefaçon  pou- 
vant venir  d'Angleterre3.  L'introduction  en  France 
offrait  aussi  ses  difficultés.  Jean- Jacques  ne  voulait 
pas  qu'elle  ait  lieu  sans  autorisation,  ce  qui  aurait 
pu  l'exposer  à  des  désagréments  sérieux  4.  Rey  sol- 
licita une  permission  écrite5,  c'était  une  faute;  on 
ne  donne  pas  ces  sortes  de  permissions  par  écrit, 
afin  d'être  toujours  à  même  d'arrêter  le  livre,  s'il 
vient  à  gêner0.  «  Si  j'écoutais,  dit  Rousseau,  Jes 
discours   qu'on  tient  dans   ce    pays-ci,   ils   seraient 


1 .  Lettres  inédites  de  J.-J.  Rous- 
seau à  Marc  Michel  Rey,  pu- 
bliées par  J.  Bosscha,  mem- 
bre de  l'Académie  des  scien- 
ces des  Pays-Bas.  Paris,  1858. 

—  2.  Lettre  à  Rey,  29  mai  1755. 

—  3.  ld.,  19  novembre  1754.— 
4.  ld.,  6  mars  1755.  —  5.  Lettre 
de  Rey  à  Malcsherbcs ,  20  mars 


1755,  et  Réponse  de  Malesherbes, 
s.  d.  Autres  lettres  de  Rey  à 
Malesherbes,  17  et  24  avril,  22 
et  26  mai,  2  juin  1755.  (Biblio- 
thèque nationale,  fonds  fran- 
çais, nouvelles  acquisitions, 
n°  1183.)  —  6.  Lettre  à  Rey, 
avril  1755. 


322 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


propres  à.  m'effrayer  ;  mais  l'estime  que  je  dois  au 
gouvernement  sous  lequel  j'ai  l'honneur  de  vivre 
suffit  pour  me  rassurer.  Mon  ouvrage  ne  contient 
rien  de  blâmable,  en  quelque  pays  que  ce  soit,  et 
l'on  respecte  trop  en  France  le  droit  des  gens  pour 
punir  un  étranger  d'avoir  soutenu  en  pays  étranger 
les  maximes  de  son  pays1.  »  Mais  il  était  au  fond 
moins  tranquille  qu'il  n'en  avait  l'air,  et  ses  précau- 
tions mêmes  prouvent  que  son  livre  ne  lui  semblait 
pas  à  lui-même  si  inoffensif.  Ne  l'a-t-il  pas  déclaré 
ailleurs  le  plus  audacieux  de  tous  ses  écrits 2  ?  Ce- 
pendant l'événement  montra  que  ses  craintes  étaient 
exagérées.  L'ouvrage  ne  fut  pas  interdit,  quoiqu'il 
le  méritât  bien  ;  Malesherbes  qui  d'abord  n'avait 
permis  l'introduction  que  de  cent  exemplaires,  en 
laissa  entrer  deux  ballots,  l'un  de  quinze  cents, 
l'autre  de  deux  mille  3.  Pissot  eut  l'autorisation  pour 
le  débit,  et  se  fit  fort  d'empêcher  une  contrefaçon  à 
Paris  \  On  était  au  mois  de  juin  ;  quelque  temps 
auparavant,  Rousseau  menaçait,  s'il  y  avait  de 
nouveaux  retards,  de  s'adresser  à  Londres,  et  d'y 
faire  paraître  son  livre  en  un  mois5.  Il  tenait  beau- 
coup aux  suffrages  de  l'Angleterre,  «  le  seul  pays, 
dit-il,  où  l'ouvrage,  s'il  est  bon,  sera  estimé  ce  qu'il 
vaut6.  » 

Tout  entier  à  la  joie  du  succès,  quand  l'ouvrage 
eut  enfin  paru,  il  ne  s'alarme  pas  trop  des  attaques, 
ni  même  des  dangers  qu'on  lui  prédit7.  Il  ne  sau- 
rait admettre  que  la  France  songeât  à  user  contre 


1.  Lettre  à  Reij .  23  mars 
1755.  —  2.  Confessions,  1.  IX. 
—  3.  Lettre  de  Rey  à  Rousseau, 
2  avril  1753.  — h.  Lettre  de  Rous- 
seauà  Rey,  13juin  1735.  —  5.  Id., 


19  mai  1755.  —  6.  Id.,  23  mars  et 
13  juin  1735.  —  7.  Lettres  à  un 
anonyme,  29  novembre  1755;  à 
M.  de  Roissy,  24  janvier  1756. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 


323 


lui  de  rigueurs.  «  Il  n'est  jamais  rien  sorti,  dit-il,  et 
il  ne  sortira  jamais  rien  de  sa  plume  qui  puisse 
l'exposer  au  moindre  danger  sous  un  gouvernement 
juste.  »  Jamais,  de  son  aveu,  pendant  son  séjour 
en  France,  aucun  de  ses  ouvrages  ne  paraîtra  sans 
la  permission  du  magistrat.  Que  peut-on  lui  de- 
mander de  plus  '  ? 


IV 


Entre  le  Discours  sur  les  Sciences  et  le  Discours 
sur  l'Inégalité ,  on  doit  placer  Y  Essai  sur  l'Origine 
des  langues.  Rousseau  lui  donna  aussi  le  titre 
d'Essai  sur  le  Principe  de  la  Mélodie  2.  Il  y  traite 
également  en  effet  du  langage  et  de  la  musique  ;  ce 
qui  ne  l'empêche  pas  d'y  parler  beaucoup  aussi  de 
la  société  et  de  ses  origines.  Ce  petit  ouvrage, 
qu'il  avait  été  question  d'imprimer  en  1761  3,  ne  le 
l'ut  que  beaucoup  plus  tard,  à  une  époque  où  la 
réputation  de  l'auteur  était  fondée  sur  des  titres 
plus  sérieux;  aussi  fit-il  peu  de  sensation.  La  date 
où  il  fut  composé  n'est  même  pas  parfaitement 
connue  ;  mais  elle  est  suffisamment  indiquée  par  le 
contexte.  Les  passages  où  Rousseau  y  parle  du  rôle 
pernicieux  des  arts  et  des  sciences  montrent  que  son 
opinion  était  alors  arrêtée  sur  ce  point  ;  or  on 
sait  qu'il  hésitait  encore  au  moment  de  composer 
son  discours.  Il  ne  fit  donc  Y  Essai  que  postérieure- 
ment. D'un  autre  côté,  il  est  facile  de  voir  qu'il 
n'avait  pas  encore  sur  la  société  les  idées  radicales 


1.  Lettre  à  Mm»  de  Créqui, 
S  septembre  17oo.  —  2.  Noie 
des    premières    éditions    de 


YÈmile,  et  Confessions,  1.  XI. 
3.   Confessions,  I.  XI. 


32i  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

qu'il  professa  dans  son  livre  sur  Y  Inégalité  K  Tel 
qu'il  est,  Y  Essai  offre  un  mélange  assez  singulier 
de  vrai  et  de  faux,  de  retenue  et  d'audace.  La  mé- 
thode y  est  constamment  hypothétique,  les  preuves 
nulles,  les  doctrines  sur  la  société  pour  le  moins 
médiocres.  Souvent  on  se  croirait  en  pleine  Illéga- 
lité2 :  même  style,  même  coupe  de  phrase,  mêmes 
procédés  d'examen,  même  enchaînement  de  raison- 
nements et  d'idées.  Mais,  au  milieu  de  tout  cela,  il 
y  a  de  telles  réserves  dans  les  conclusions,  un  tel 
respect  pour  l'Ecriture  Sainte  et  la  tradition,  une 
telle  foi  dans  la  Providence ,  une  telle  horreur  pour 
les  philosophes  matérialistes  que,  pour  ainsi  dire, 
on  se  sent  désarmé.  En  somme  donc,  Rousseau  a 
fait  ici  une  œuvre  de  transition,  qui  présage  le  mal, 
plutôt  qu'elle  ne  le  produit  au  grand  jour.  Le  bien 
qu'il  y  a  mis  eût  pu  le  ramener  à  des  idées  plus 
saines,  s'il  en  avait  su  tirer  parti  ;  malheureusement 
aussi  il  y  a  déposé  le  germe  des  erreurs  qu'il  déve- 
loppa plus  tard  dans  ses  ouvrages  subséquents. 
Exemple  mémorable  du  soin  qu'on  doit  apporter  à 
bien  orienter,  en  quelque  sorte,  son  talent  et  sa  vie, 
et  du  chemin  que  peut  faire  un  principe  poussé  à 
ses  conséquences  extrêmes  par  une  logique  à  ou- 
trance 3. 

Rousseau    menait  de   front  avec  ces  occupations 
d'autres   travaux  encore,  que  nous  devons  signaler. 


1.  La  citation    de  la  Lettre  |   pie.  —  3.  La  bibliothèque  de 
sur   les   spectacles,   dans    une   i   Neuchâtel   possède   un    frag- 


note  du  en.  i,r,  n'est  pas  une 
objection  bien  sérieuse.  Rien 
de  plus  simple,  en  effet,  qu'une 
note  ajoutée  après  coup.  — 
2.  Les  ch.  ix  et  x,  par  exem- 


ment  qu'on  doit  rapporter  à 
l'Essai  sur  l'Origine  des  langues. 
Il  a  été  édité  par  Streckei- 
SEN-MoultOU  (Œuvres  inédites 
de  J.-J.  Rousseau). 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  325 

On  sait  qu'il  avait  été  chargé  de  la  partie  musi- 
cale de  Y  Encyclopédie.  Dans  le  commencement,  on 
se  gênait  peu  avec  lui,  et  on  taillait  sans  façon  dans 
ses  articles.  Cependant  il  fut,  dans  le  Discours  préli- 
minaire, honoré  des  éloges  de  d'Alembert,  et  la  ma- 
nière dont  il  s'acquitta  de  ses  premiers  travaux  en- 
gagea à  lui  en  donner  de  plus  importants,  et  dans 
un  genre  tout  différent.  Depuis  plusieurs  années  en 
effet,  il  étudiait  avec  une  prédilection  marquée  les 
questions  de  société,  de  constitutions,  de  gouverne- 
ments. Dès  le  temps  de  son  séjour  à  Venise,  il  avait 
formé  le  projet  d'un  grand  ouvrage  sur  les  Institu- 
tions politiques.  Il  ne  put  le  réaliser  complètement, 
mais  il  ne  l'abandonna  jamais  et  le  médita  long- 
temps, on  pourrait  dire  toute  sa  vie.  Il  en  écrivit 
même  des  parties  importantes.  Diderot,  qui  savait 
que  son  ami  s'occupait  de  ces  matières,  et  qui  sans 
doute  avait  eu  connaissance  de  ses  essais ,  lui  de- 
manda donc  pour  Y  Encyclopédie  l'article  Economie 
politique.  Cet  article  est  inséré  au  tome  V,  qui 
parut  vers  la  fin  de  175o.  Il  fut  imprimé  à  Genève, 
en  1738,  sous  son  titre  définitif  de  Discours  sur  l'Eco- 
nomie politique.  Il  le  fut,  à  la  vérité,  à  l'insu  de 
l'auteur,  mais  ne  fut  pas  désavoué  par  lui  '. 

Il  faut  noter  que  l'Economie  politique  n'a  pas, 
dans  le  traité  de  Rousseau ,  le  sens  restreint  que 
nous  lui  donnons  aujourd'hui  ;  mais  qu'elle  com- 
prend la  plupart  des  questions  de  constitution  so- 
ciale et  de  gouvernement.  Le  premier  titre  d'Insti- 
tutions politiques ,  s'il  n'avait  été  jugé  trop  étendu, 
rendrait  donc  mieux  la  pensée. 

Ce  traité  peut  être   considéré  comme  la  suite  du 

{.Lettre  à   Vernes,  4  juillet  1758. 


326  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Discours  sur  V Inégalité ,  et  mieux  encore,  comme 
l'introduction  du  Contrat  social.  L'humanité  étant 
tombée,  pour  son  malheur,  dans  l'état  de  société, 
il  fallait  tenir  compte  de  cette  décadence  comme 
d'un  fait,  et  en  tirer  le  moins  mauvais  parti  possible. 
De  là  les  constitutions  et  les  gouvernements. 

C'est  une  condition  fâcheuse  pour  un  auteur, 
aussi  bien  que  pour  un  homme  d'état,  que  de 
régler  une  situation  qu'il  désapprouve  en  principe. 
Cependant,  le  fait  une  fois  admis,  on  ne  voit  pas 
que  Rousseau  en.  soit  gêné  le  moins  du  inonde,  et, 
sous  le  prétexte ,  acceptable  jusqu'à  un  certain 
point,  que  les  règles  doivent  varier  avec  les  cir- 
constances, il  ne  se  fait  pas  faute  de  désavouer  plu- 
sieurs des  idées  qu'il  avait  défendues  précédem- 
ment. 

Dès  les  premiers  mots  du  traité,  il  proclame  son 
principe  fondamental  du  Contrat.  «  Le  pouvoir  pa- 
ternel, dit-il,  passe  avec  raison  pour  être  établi  par 
la  nature.  Dans  la  société  civile,  au  contraire,  dont 
tous  les  membres  sont  naturellement  égaux,  l'au- 
torité politique,  purement  arbitraire  quant  à  son 
institution,  ne  peut  être  fondée  que  sur  des  conven- 
tions, ni  le  magistrat  commander  aux  autres  qu'en 
vertu  des  lois.  » 

Autre  différence ,  qui  manifeste  également  dès 
les  premières  pages  un  nouveau  principe  :  les  en- 
fants n'ayant  rien  que  ce  qu'ils  reçoivent  du  père, 
tous  les  droits  de  propriété  lui  appartiennent  ou 
émanent  de  lui;  l'administration  générale,  au  con- 
traire, n'est  établie  que  pour  assurer  la  propriété 
particulière,  qui  lui  est  antérieure.  Après  ce  que 
Rousseau  a  dit  dans  son  Discours  sur  V Inégalité ,  il 
n'est  pas  inutile  de  noter  que  partout  dans  celui-ci 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  327 

il  se  montre  le  défenseur  résolu  de  la  propriété.  Il 
veut  qu'elle  soit  protégée,  non  seulement  contre  les 
entreprises  des  particuliers,  mais  contre  l'Etat  lui- 
même.  Il  ne  craint  pas  de  taxer  d'atteintes  à  la  pro- 
priété l'établissement  irrégulier  ou  exagéré  des 
impôts  ;  ce  qui  ne  l'empêche  pas  du  reste  d'être 
partisan  de  l'impôt  progressif,  et  de  permettre  que 
les  contributions  s'élèvent  jusqu'à  prendre  tout  le 
superflu  du  riche.  Il  ne  voit  là  ni  irrégularité  ni  exa- 
gération; tout  le  monde  sans  doute  ne  sera  pas  de 
son  avis.  Enfin  il  va,  ce  qui  pourra  paraître  éton- 
nant de  sa  part,  jusqu'à  préférer  la  propriété  à  la 
liberté  même. 

Il  est  bon  de  remarquer  qu'en  général  Rousseau 
aime  à  opposer  l'un  à  l'autre  le  gouvernement  de  la 
famille  et  celui  de  l'Etat;  mais  cet  antagonisme  a  bien 
ses  dangers  ;  car  il  met  en  garde  contre  un  pouvoir 
qui  n'est  présenté  ni  comme  naturel  ni  comme  sym- 
pathique. Nous  avons  de  la  peine  à  admettre,  par 
exemple,  que  le  magistrat  doive  écarter  la  nature, 
repousser  les  inspirations  de  son  cœur  et  se  défier 
même  de  sa  raison,  pour  n'écouter  que  la  raison 
publique,  et  nous  ne  sommes  pas  surpris  après  cela 
que  l'auteur  aboutisse  à  cette  triste  conclusion  : 
«  Aussi  la  nature  a-t-elle  fait  une  multitude  de  bons 
pères  de  famille  ;  mais  depuis  l'existence  du  monde, 
la  sagesse  humaine  a  fait  bien  peu  de  bons  magis- 
trats. » 

N'insistons  pas  pour  le  moment  sur  le  fond  du 
système  de  Rousseau  et  sur  son  grand  principe  de 
la  Volonté  générale,  dont  il  fait  la  règle  suprême, 
non  seulement  des  gouvernements,  mais  de  la  mo- 
ralité et  de  la  justice. 

L'embarras,   c'est  de  ne  pas  confondre  cette  vo- 

TOME   I  22 


328  LA    VI K    ET    LES    ŒUVRES 

lonté  générale,  qu'il  faut  toujours  consulter,  avec 
une  volonté  particulière  quelconque.  Rien  de  plus 
difficile,  dit  Rousseau  lui-même,  et  il  n'appartient 
qu'à  la  plus  sublime  vertu  de  donner  à  cet  égard 
des  lumières  suffisantes.  Va-t-il  au  moins  nous  aider 
dans  cette  opération  à  la  fois  si  nécessaire  et  si  dé- 
licate? Hélas!  lui  qui  est  d'habitude  si  clair,  devient 
ici  d'une  obscurité  désespérante.  Cette  volonté  géné- 
rale, qu'on  n'est  pas  même  assuré  de  découvrir  dans 
les  décisions  de  la  nation  assemblée,  où  donc  ira-t-il 
la  chercher?  Dans  la  loi?  Peut-être  ;  alors  tout  ce  que 
la  loi  ordonne  est  légitime.  Cependant  il  déclare  dans 
la  même  page  que  le  premier  devoir  du  législateur  est 
de  conformer  les  lois  à  la  volonté  générale.  11  suit 
de  là  qu'elles  n'y  sont  pas  conformes  par  elles- 
mêmes.  Montrera-t-il  cette  volonté  générale  dans 
l'intérêt  public  et  dans  l'équité?  Deux  choses  assez 
différentes,  qu'il  lui  plait  de  confondre.  Il  le  dit 
quelquefois,  il  ne  le  dit  pas  toujours.  Partout  donc 
la  confusion  et  l'incertitude.  Plus  tard,  dans  le  Con- 
trat social,  il  reprendra  les  mêmes  idées  avec  plus 
de  développements,  nous  verrons  si  elles  se  déga- 
geront mieux. 

La  première  partie  du  traité  est  consacrée  au 
principe  de  la  souveraineté  et  aux  règles  du  gou- 
vernement. Elles  ont  pour  but  de  faire  régner 
l'ordre  et  la  paix  dans  toutes  les  parties  de  la  répu- 
blique. Mais  c'est  peu  si  l'on  n'y  fait  régner  aussi 
la  vertu;  autrement  dit,  si  l'on  ne  fait  en  sorte  que 
toutes  les  volontés  particulières  se  rapportent  à  la 
volonté  générale.  Tel  est  l'objet  de  la  deuxième 
partie. 

Avec  nos  idées  fausses,  nous  comprenons  difficile- 
ment qu'un  gouvernement  entre  dans  ces  questions 


DE   JKAN-JACQUES    ROUSSEAU.  329 

de  mœurs  et  de  vertu,  et  nous  nous  demandons  s'il 
peut  le  faire  sans  pénétrer  dans  le  domaine  de  la  cons- 
cience. Jean-Jacques,  qui  n'avait  le  plus  souvent 
qu'un  respect  fort  modéré  pour  la  liberté  et  en  par- 
ticulier pour  la  liberté  de  conscience,  n'avait  garde 
de  se  laisser  arrêter  pour  si  peu.  Convenons  d'ail- 
leurs que,  sans  sortir  de  leurs  attributions,  ceux  qui 
sont  à  la  tète  des  peuples  ont  bien  des  moyens 
d'agir  sur  les  mœurs.  Ajoutons  même  qu'ils  y  ont 
toujours  agi  et  y  agiront  toujours,  et  que,  s'ils  ne 
travaillent  pas  à  moraliser  la  nation,  nécessairement 
ils  travaillent  à  la  démoraliser.  «■  Si  les  politiques, 
dit  Rousseau,  étaient  moins  aveuglés  par  leur  am- 
bition, ils  verraient  combien  il  est  impossible  qu'un 
établissement,  quel  qu'il  soit,  puisse  marcher  selon 
l'esprit  de  son  institution,  s'il  n'est  dirigé  selon  la 
loi  du  devoir;  ils  sentiraient  que  le  plus  grand  res- 
pect de  l'autorité  publique  est  dans  le  cœur  des  ci- 
toyens, et  que  rien  ne  peut  suppléer  aux  mœurs 
pour  le  maintien  du  gouvernement.  Non  seulement 
il  n'y  a  que  des  gens  de  bien  qui  sachent  adminis- 
trer les  lois  ;  mais  il  n'y  a  dans  le  fond  que  d'hon- 
nêtes gens  qui  sachent  leur  obéir...  Quelques  pré- 
cautions qu'on  prenne  ,  ceux  qui  n'attendent  que 
l'impunité  pour  mal  faire  ne  manqueront  guère  de 
moyens  d'éluder  la  loi  ou  d'échapper  à  la  peine.  » 
Voilà  de  belles  et  bonnes  paroles;  que  n'en  avons- 
nous  souvent  de  semblables  à  citer! 

Mais  dans  ces  matières,  les  pas  sont  glissants. 
Ainsi  nous  ne  rappellerons  pas  les  théories  de 
Rousseau  sur  l'éducation,  sans  une  protestation 
d'autant  plus  énergique  que  ses  paroles  ont  eu  dans 
l'avenir  et  ont  encore  actuellement  un  écho  plus  re- 
tentissant.   «  On    doit    d'autant   moins,  dit-il,  aban- 


330  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

donner  aux  lumières  et  aux  préjugés  des  pères  l'é- 
ducation de  leurs  enfants,  qu'elle  importe  à  l'Etat 
encore  plus  qu'aux  pères.  Car,  selon  le  cours  de  la 
nature,  la  mort  du  père  lui  dérobe  souvent  les  der- 
niers fruits  <le  cette  éducation  ;  mais  la  patrie  en 
sent  tôt  ou  tard  les  effets  :  l'État  demeure  et  la 
famille  se  dissout...  L'éducation  publique,  sous  des 
règles  prescrites  par  le  gouvernement  et  sous  des 
magistrats  établis  par  le  Souverain,  est  donc  une  des 
maximes  fondamentales  du  gouvernement  populaire 
ou  légitime ...  »  Ne  croirait-on  pas  entendre  Dan- 
ton s'écrier  à  la  tribune  de  la  Convention  que  les 
enfants  appartiennent  à  la  nation  avant  d'appartenir 
à  leurs  parents,  ou  bien  encore  les  tirades  de  nos 
ministres  en  faveur  de  ce  qu'ils  appellent  les  droits 
de  l'Etat.  Il  n'y  pas  jusqu'au  mot  si  rebattu  d'en- 
fants de  la  patrie,  que  nous  ne  trouvions  dans  notre 
auteur. 

Rousseau  voulait  confier  les  soins  si  importants 
de  l'éducation  «  aux  guerriers  illustres  courbés  sous 
le  faix  de  leurs  lauriers,  aux  magistrats  intègres 
blanchis  dans  la  pourpre  et  sur  les  tribunaux  ;  » 
nos  hommes  d'état,  moins  respectueux  de  l'enfance, 
se  contentent,  sans  exiger  de  grandes  garanties  de 
moralité,  de  leurs  professeurs  et  de  leurs  maîtres 
d'études  pour  les  collèges  et  les  lycées,  de  leurs 
instituteurs  et  de  leurs  institutrices  pour  les  villages  ; 
espèces  fort  mêlées,  tantôt  bonnes,  quelquefois  ex- 
cellentes, plus  souvent  médiocres  ou  détestables. 

La  troisième  partie  du  traité  nous  amène  à  l'éco- 
nomie politique  proprement  dite.  Elle  prouve  sur- 
tout que  Jean-Jacques  n'était  pas  économiste,  et  fe- 
rait assurément  sourire  nos  savants  actuels.  On  ne 
parle  plus  de  greniers  de  réserve;  l'Etat,  loin   d'à- 


DK   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  331 

voir  un  trésor  ou  domaine  capable  de  subvenir  à  la 
plus  grande  partie  de  ses  besoins,  n'a  plus  que  des 
dettes;  au  lieu  de  chercher  dans  les  impôts  un 
simple  supplément,  il  leur  demande  la  presque  to- 
talité de  ses  ressources  ;  l'impôt  personnel  ou  sur 
le  revenu,  l'impôt  progressif  surtout  n'a  plus  les 
faveurs  que  du  petit  nombre;  l'impôt  foncier,  au 
contraire,  s'est  implanté  parmi  nous  en  conquérant; 
les  impôts  somptuaires  ne  restent  plus  qu'à  titre 
d'exception;  les  douanes  à  l'entrée  sont  combattues 
par  plusieurs,  celles  à  la  sortie  ne  sont  plus  accep- 
tées par  personne;  enfin  la  prétention  socialiste  de 
supprimer  à  la  fois  la  richesse  et  la  pauvreté,  pour 
ne  laisser  subsister  qu'une  honnête  médiocrité,  est 
une  impossibilité,  aussi  bien  qu'une  atteinte  à  la  vé- 
rité économique  et  à  la  liberté.  Cependant  parmi 
ces  erreurs,  il  est  encore  possible,  à  la  condition 
toutefois  de  n'être  pas  économiste,  de  glaner  quel- 
ques vues  judicieuses.  «  Souvent,  dit  Rousseau,  les 
besoins  d'un  Etat,  comme  ceux  des  particuliers, 
croissent  moins  par  une  véritable  nécessité  que  par 
un  accroissement  de  désirs  inutiles.  »  Yoilà  une 
maxime  dont  bien  des  gouvernements  pourraient 
faire  leur  profit. 


Cette  même  année  1755  vit  encore  paraître  d'au- 
tres productions  de  Rousseau. 

Rameau  s'était  permis  de  critiquer  certains  ar- 
ticles de  Y  Encyclopédie  sur  la  musique1.  C'était  fa- 
cile;   mais    Jean-Jacques,    qui    voulait    bien    parler 

1.  Erreurs  sur  la  Musique  dans  l'Encyclopédie,  par  R.vMEAU. 


332  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

modeste  ment  de  lui-même,  tolérait  difficilement  la 
critique.  Déjà  d'ailleurs,  il  songeait  à  réunir  ses  ar- 
ticles, sous  le  nom  de  Dictionnaire  de  musique,  et 
venait  notamment  d'en  promettre  l'impression  à 
Rey,  afin  de  l'engager  à  hâter  celle  du  Discours  sur 
V Inégalité.  Il  ne  réalisa  ce  projet  que  plus  tard; 
mais,  en  attendant,  il  ne  voulut  pas  rester  sous  le 
coup  des  reproches  de  Rameau  et  composa  son 
Examen  de  deux  principes  avancés  par  M.  Rameau1 . 
Nous  disons  composa  et  non  publia  ;  car  soit  dé- 
fiance de  lui-même,  crainte  de  son  adversaire  ou 
tout  autre  motif,  ce  petit  ouvrage  ne  parut  qu'après 
sa  mort 2.  Il  s'attaquait,  en  effet,  à  forte  partie;  mais 
il  lui  devenait  plus  facile  dans  son  petit  cercle  d'a- 
mis, de  faire  oublier  son  infériorité  et  goûter  ses 
raisons.  Non  content  de  se  défendre,  il  ne  craignit 
pas  de  prendre  l'offensive.  Sa  réponse,  du  reste, 
était  suffisamment  polie,  quoique  d'une  politesse 
parfois  un  peu  ironique. 

Cet  échange  d'attaques  et  de  répliques  ,  car  Ra- 
meau ne  fut  pas  sans  connaître  l'ouvrage  de  Rous- 
seau, n'était  pas  de  nature  à  réconcilier  ces  deux 
hommes.  Ils  étaient  artistes,  avaient  des  principes 
opposés  sur  leur  art  et  des  caractères  antipathiques; 
triple  motif  de  se  traiter  sans  ménagement.  On  ne 
s'étonnera  donc  pas  que  Rameau ,  dans  la  plupart 
de  ses  ouvrages,  se  soit  montré  au  moins  sévère 
pour  Rousseau. 

La  Reine  fantasque  est  un  conte  de  fées,  gai, 
amusant  et  assez  bien  tourné.  On  sait  que  Rous- 
seau, dans  ses  ouvrages,  était  généralement   grave 


1.  Voir  aux  Œuvres.—  2.  FÉ-    I   musiciens,    2e    éd.,   1864,   in-4, 
TIS,  Biographie  universelle  des   j   t.  VII,  article  Rousseau. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  333 

et  sérieux;  cette  bluette  tranche  donc  sur  tout  ce 
qu'il  a  écrit  d'ailleurs.  Musset-Pathay  croit  qu'il  la 
fit  pour  soutenir  une  gageure,  qui  serait  assurément 
fort  honorable.  Nous  avons  déjà  parlé  des  dîners  de 
M"0  Quinault  et  de  leur  assaisonnement  habituel, 
l'impiété  et  l'obscénité.  On  ne  se  contentait  pas  d'y 
faire  la  conversation,  on  y  racontait  aussi  des  his- 
toires, et  quelles  histoires1!  Jean-Jacques,  à  qui  il 
en  coûtait  de  se  livrer  à  ce  libertinage  de  paroles, 
prétendit  qu'il  était  possible  de  faire  un  conte  gai, 
sans  polissonneries,  sans  équivoques,  sans  amour, 
sans  allusions,  sans  mots  graveleux,  et  fit  la  Reine 
fantasque.  La  Reine  fantasque  remplit-elle,  comme 
le  veut  Musset-Pathay,  toutes  ces  conditions?  Sans 
engager  la  mère  à  en  permettre  la  lecture  à  sa 
fille,  on  peut  admettre  que  le  côté  moral  en  est  à 
peu  près  passable  ;  malheureusement  il  n'en  est 
pas  de  même  du  côté  religieux.  Jean-Jacques,  qui 
aimait  tant  à  s'élever  au-dessus  de  l'opinion,  avait 
là  une  belle  occasion  de  trancher  avec  son  indigne 
société.  Il  a  préféré  ou  n'a  osé  le  faire  qu'à  moitié; 
c'était  quelque  chose,  mais  cela  n'était  pas  suffi- 
sant. 

N'en  déplaise  à  Musset-Pathay,  nous  sommes 
porté  à  attribuer  à  la  Reine  fantasque  une  autre 
origine.  Vernes  s'employait  beaucoup,  à  Genève,  à  la 
fondation  d'une  revue,  le  Choix  littéraire;  il  de- 
manda des  articles  à  Rousseau.  Celui-ci,  tout  en 
blâmant  son  ami  de  se  livrer  à  cette  occupation, 
qu'il  jugeait  indigne  de  son  caractère  et  de  son 
talent,  ne  voulut  pas  le  refuser  et  composa  pour  lui 


1.  Elles    forment    plusieurs    I    Saint-Jean;    le    Recueil    de   ces 
volumes  :  les   Ltrennes   de    la       Messieurs  et  de  ces  Darnes. 


33  i 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


la  Reine  fantasque  '.  Son  travail  ne  fut  pourtant  pas 
inséré  dans  la  revue  ;  ce  conte,  qui  se  serait  dis- 
tingué par  sa  réserve  dans  la  société  Quinault,  n'au- 
rait-il pas  paru  trop  avancé  pour  la  revue  suisse  ? 

En  17G0,  de  Bastide  demanda  pour  le  journal  le 
Monde,  dont  il  était  le  directeur,  plusieurs  ouvrages 
de  Rousseau,  entre  autres  la  Heine  fantasque,  qu'il 
connaissait,  au  moins  de  réputation,  pour  être  un 
conte  fort  agréable  2  ;  mais  Duclos,  après  l'avoir  lu, 
jugea  qu'  «  il  ne  pouvait  paraître  à  Paris,  sans  com- 
mettre l'auteur3.  »  Les  mêmes  motifs  n'existant  pas 
pour  les  éditions  faites  à  l'étranger,  Duclos  s'éton- 
nait de  ne  pas  trouver  dans  celle  de  Neuchatel  «  le 
conte  de  fées  très  philosophique  dont  il  lui  avait 
fait  part  précédemment4.  Jean-Jacques  se  décida  en 
conséquence  à  en  parler  à  Rey.  Il  le  fit  même  avec 
une  insistance  qui  étonne  au  milieu  de  ses  tracas- 
series du  moment,  vu  le  peu  d'importance  de  l'ou- 
vrage6. 

En  1772,  Mme  Latour  de  Franqueville,  l'amie  de 
Rousseau,  s'enticha,  on  ne  sait  pourquoi,  d'un  projet 
de  nouvelle  édition  de  la  Reine  fantasque.  Rousseau, 
qui  n'était  pas  toujours  poli  avec  elle,  ne  répondit 
sans  doute  pas  à  son  gré.  «  Le  refus  de  disposer  de 
la  Reine  fantasque,  lui  répliqua-t-elle,  me  blesse 
jusqu'au  fond  du  cœur,  mon  cher  Jean-Jacques. 
Craignez-vous  les  obligations  d'un  si  léger  service 
ou  quelque  artifice?  On  a,  dites-vous,  la  fureur  de 
vous  protéger  malgré  vous...  J'ai  le  désir  de  vous 


1 .  Lettres  à  Verbes,  2  avril, 
6  juillet  1755,  2S  mars  1756.  — 
2.  Lettre  de  Duclos  à  Rousseau, 
8  décembre  1760.  —  3.  Jd., 
commencement  de  1761.  —  4. 


ld.,  24  février  1764.  —  5.  Lettres 
à  Rey,  12  septembre,  18  oc- 
tobre, 1er  décembre  1765,  13 
mars,  23  août  1766. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


335 


obliger,    quoique     vous    ne    daigniez    pas    y    con- 
sentir1. .  .  » 

On  peut  rattacher  à  la  vie  littéraire  de  Rousseau 
un  épisode  souvent  raconté  à  son  honneur  à  propos 
de  la  comédie  des  Originaux.  Cette  pièce,  qui  avait 
pour  auteur  Palissot,  fut  jouée  devant  le  roi  de 
Pologne  en  1755,  le  jour  de  l'inauguration  de  la 
statue  de  Louis  XV.  Elle  aurait  sans  doute  passé 
inaperçue  sans  le  personnage  du  philosophe  ridicule, 
dans  lequel  tout  le  monde  put  reconnaître  Jean- 
Jacques.  Afin  d'ailleurs  que  personne  ne  s'y  méprit, 
l'acteur  se  présentait  en  chantant  ces  paroles  du 
Devin  :  «  Quand  on  sait  aimer  et  plaire,  »  etc. 
O'Alembert,  et  sans  doute  d'autres  personnes,  s'in- 
dignèrent de  la  témérité  de  Palissot  et  se  plai- 
gnirent au  Roi.  Palissot  écrivit  pour  se  justifier  et 
prétendit  y  avoir  réussi.  Il  ne  gagna  pas  toutefois  si 
complètement  sa  cause,  que  Stanislas  ne  le  con- 
damnât à  la  fin  à  être  expulsé  de  son  Académie.  Le 
comte  de  Tressan  fut  chargé  d'en  informer  Rous- 
seau -.  C'est  alors  que  celui-ci  s'interposa  avec  une 
affectation  de  modestie  et  de  générosité  qui  ne 
laissait  pas  que  de  faire  sentir  sa  supériorité.  «  Si 
tout  son  crime,  dit-il,  est  d'avoir  exposé  mes  ridi- 
cules, c'est  le  droit  du  théâtre.  Je  ne  vois  rien  en 
cela  de  répréhensible  pour  l'honnête  homme,  et  j'y 
vois  pour  l'auteur  le  mérite  d'avoir  su  choisir  un 
sujet  très  riche  3.  Le  lendemain,  il  écrivait  à  d'Alem- 
bert  pour  le  remercier  de  ses  démarches  et  le  prier 
de  ne  pas  aller  plus  loin4. 


1.  Lettre  de  Mmt  Lalour  à 
Rousseau,  21  juin  1772.  —  2. 
Lettre  du  20  décembre  1755.  — 
Voir  aussi  uiieie^'e  de  d'Alem- 


bert  au  comte  de  Tressan.  —  3. 
Lettre  aucomte  deTressan,  26  dé- 
cembre 1735.  —  4.  27  décem- 
bre 175o. 


33G  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Rousseau  ne  tarda  pas  à  être  récompensé  de  ses 
sentiments  généreux.  Tressan  fut  transporté  d'admi- 
ration. «  Recevez,  Monsieur,  lui  écrivit-il,  le  prix 
de  la  vertu  la  plus  pure.  Vos  ouvrages  nous  la  font 
aimer...,  vous  venez  de  nous  l'enseigner  par  l'acte 
le  plus  généreux  et  le  plus  digne  de  vous.  Le  roi  de 
Pologne,  attendri,  édifié  par. votre  lettre,  croit  ne 
pouvoir  vous  donner  une  marque  plus  éclatante  de 
son  estime,  qu'en  souscrivant  à  la  grâce  que  seul 
aujourd'hui  vous  pouviez  prononcer1.  »  De  son 
côté,  d'Alembert  unissait  ses  sollicitations  à  celles 
de  Rousseau,  et  refusait  la  place  de  Palissot  qui  lui 
était  offerte2.  Si  Jean-Jacques  aimait  les  louanges, 
il  devait  être  content. 

Quelque  temps  après,  rendant  compte  à  Vernes 
de  cette  affaire,  il  lui  répétait  qu'il  n'avait  fait  qu'en 
rire.  Il  ajoutait  pourtant  :  «  Je  n'ai  jamais  eu  sur  le 
cœur  la  moindre  chose  contre  M.  Palissot;  mais  je 
doute  qu'il  me  pardonne  aisément  le  service  que  je 
lui  ai  rendu3...  »  Voilà  bien  Jean-Jacques  avec  ses 
défiances. 


VI 


Les  travaux  littéraires  de  Rousseau  le  retenaient 
à  Paris  beaucoup  plus  qu'il  n'avait  projeté  d'y 
rester.  D'abord ,  il  avait  promis  de  retourner  à 
Genève  au  printemps,  puis  vinrent  les  retards,  puis 
les  hésitations  :  il   se   demandait  s'il  ne  se   fixerait 


1.  1er  janvier.  —  Réponse  de 
Rousseau,  7  janvier  ;  autre 
Lettre  du  comte  de  Tressan,  Il 
janvier    1756.   —    2.  Lettre   de 


d'Alembert  à  M.  de  Solignac, 
secrétaire  de  l'Académie  de 
Nancy.  —  3.  28  mars  1756. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  337 

pas  en  France.  Il  y  possédait  bien  encore  d'autres 
attaches  que  ses  travaux  :  ses  amis  un  peu ,  quoi- 
qu'il en  diminuât  le  nombre  tous  les  jours;  mais 
Mme  d'Epinay  beaucoup  plus  que  tous  ses  amis 
réunis.  Dès  avant  le  voyage  de  Suisse,  elle  avait 
songé  à  s'attacher  définitivement  Jean -Jacques.  Un 
jour,  en  visitant  avec  elle  les  environs  de  la  Che- 
vrette, il  s'était  arrêté  avec  complaisance  en  un  lieu 
solitaire  et  agréable,  nommé  l'Ermitage,  situé  au 
bord  de  la  forêt  de  Montmorency.  «  Ah!  Madame, 
s'était-il  écrié  avec  transport ,  quelle  habitation  dé- 
licieuse! Voilà  un  asile  tout  fait  pour  moi.  »  Et 
Mme  d'Epinay,  sans  rien  dire,  avait  fait  restaurer  la 
maison,  qui  était  fort  délabrée,  «  à  très  peu  de 
frais,  »  ajoute  Jean-Jacques,  à  qui  la  reconnais- 
sance pèse  toujours.  Quand,  après  son  voyage,  ils 
retournèrent  au  même  lieu.  «  Mon  ours,  lui  dit-elle, 
voilà  votre  asile;  c'est  vous  qui  l'avez  choisi;  c'est 
l'amitié  qui  vous  l'offre;  j'espère  qu'elle  vous  ôtera 
la  cruelle  idée  de  vous  éloigner  de  moi.  »  —  «  Je 
ne  crois  pas,  dit  Rousseau,  avoir  été,  de  mes  jours, 
plus  vivement,  plus  délicieusement  ému.  Je  mouillai 
de  pleurs  la  main  bienfaisante  de  mon  amie,  et  si 
je  ne  fus  pas  vaincu  dès  cet  instant  même  ,  je  fus 
extrêmement  ébranlé.  Mmc  d'Epinay,  qui  ne  voulait 
pas  en  avoir  le  démenti,  devint  si  pressante,  em- 
ploya tant  de  moyens ,  tant  de  gens  pour  me  circon- 
venir; jusqu'à  gagner  pour  cela  Mmc  Le  Vasseur  et 
sa  fille,  qu'enfin  elle  triompha  de  mes  résolutions. 
Renonçant  au  séjour  de  ma  patrie ,  je  résolus ,  je 
promis  d'habiter  l'Ermitage;  et  en  attendant  que  le 
bâtiment  fût  sec,  elle  prit  le  soin  d'en  préparer  les 
meubles,  en  sorte  que  tout  fut  prêt  pour  y  entrer 
le  printemps  suivant.  » 


338 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


Tel  est  le  récit  des  Confessions;  mais  les  choses 
n'allèrent  pas  aussi  vite  que  Rousseau  le  ferait  sup- 
poser. Il  est  vrai  que  Mm0  d'Epinay  désirait  le  fixer 
chez  elle;  mais  les  Genevois  n'avaient  pas  renoncé 
non  plus  à  l'attirer  parmi  eux.  Ma  patrie  ou  la  cam- 
pagne! disait-il  parfois.  Sa  patrie  le  réclamait  et 
lui  promettait  une  situation  agréable  et  paisible.  Son 
ami  Perdriau  lui  offrit  la  jouissance  gratuite  d'une 
campagne  au  bord  du  lac  de  Genève.  Jean-Jacques 
refusa1.  D'un  autre  côté,  le  médecin  Tronchin,  qui 
était  alors  à  Paris,  fut  chargé  de  lui  proposer  la 
place  de  bibliothécaire  de  la  ville  de  Genève,  avec 
douze  cents  francs  d'appointements.  C'était,  suivant 
la  remarque  de  Mme  d'Epinay,  un  prétexte  pour  lui 
faire  un  sort;  car  jusque-là  cette  fonction  avait  été 
surtout  honorifique  et  n'était  payée  que  cent  écus  2. 
On  ne  pouvait  faire  à  Rousseau  une  proposition  plus 
conforme  à  ses  goûts.  Peut-être  la  retraite  et  les 
livres  lui  donneraient-ils  le  bonheur,  qu'il  désespé- 
rait de  trouver  dans  le  commerce  du  monde.  Il 
hésita  longtemps,  encore  qu'un  autre  titulaire  eût 
été  immédiatement  nommé,  et  il  habitait  l'Ermitage 
depuis  près  d'un  an  quand  il  se  décida  à  répondre 
par  un  refus.  Il  ne  connaissait  rien  aux  livres,  ne 
savait  pas  le  grec  et  fort  peu  le  latin,  manquait  de 
mémoire  et  de  santé,  en  un  mot,  n'avait  aucune  des 
qualités  d'un  bon  bibliothécaire3.  Outre  ces  raisons, 
qu'il  n'avait  pas  besoin  de  garder  pour  lui  pendant 


1.  Gaberel,  Rousseau  et  les 
Genevois,  ch.  II.  —  2.  Mcm.  de 
Mme  d'Epinay,  t.  II,  ch.  îv.  — 
3.  Sayous,  ch.  iv;  Lettre  de 
Rousseau  à  Tronchin,  27  février 
1737.  —  Extrait  des  Registres 


de  la  Vénérable  Compagnie 
des  Pasteurs,  du  20  février  au 
12  mars  1756.  Voir  aussi  Rit- 
TER,  Nouvelles  recherches  sur 
les  Confessions,  p.  319, 


DE  JEAN- JACQUES    ROUSSEAU.  339 

dix-huit  mois  ou  deux  ans,  on  en  peut  deviner 
d'autres.  Il  avait  dit  en  entrant  à  l'Ermitage  qu'il 
n'acceptait  l'hospitalité  de  Mme  d'Epinay  qu'à  titre 
d'essai;  ne  voulait-il  point  se  ménager,  en  cas  de 
départ,  une  position  avantageuse?  Enfin,  n'avait-il 
pas  encore  un  autre  motif,  peut-être  le  principal? 
Il  n'en  parle  pas  dans  ses  lettres,  mais  il  l'a  con- 
signé dans  ses  Confessions  :  c'était  la  présence  de 
Voltaire,  qui  venait  de  s'établir  aux  Délices,  tout 
près  de  Genève  (février  1755).  Ces  deux  hommes, 
de  natures  si  opposées,  ne  pouvaient  vivre  l'un  à 
côté  de  l'autre.  Ils  en  étaient  encore  aux  lettres 
polies;  mais  sous  leurs  formules  convenues,  on  pou- 
vait déjà  distinguer  les  germes  de  leurs  futures 
querelles.  Tant  que  Voltaire  avait  pu  se  flatter  de 
faire  de  Rousseau  le  premier  de  ses  disciples ,  il 
l'avait  comblé  de  louanges;  maintenant,  il  commen- 
çait à  sentir  en  lui  le  rival.  Avec  les  ressources 
infinies  de  son  esprit,  de  sa  conversation,  de  son 
entourage  et  de  ses  livres,  il  était  bien  de  taille  à 
affronter  le  combat  et  aurait  pris  son  parti  d'un  en- 
nuyeux voisinage.  Il  n'en  pouvait  être  de  même  de 
Rousseau.  Ses  derniers  écrits  lui  avaient  donné  sans 
doute  de  l'ambition,  même  une  sorte  d'aplomb;  ils 
n'avaient  pu  lui  donner  l'adresse,  ni  l'esprit  d'à- 
propos  et  de  réplique ,  ni  la  richesse ,  ni  une  cour 
pour  l'écouter  et  une  armée  de  satellites  pour  exé- 
cuter ses  ordres.  Sa  puissance  était  toute  entière 
dans  sa  plume,  et  sa  présence  à  Genève,  loin  d'a- 
jouter quelque  chose  à  son  influence,  n'aurait  fait 
que  la  compromettre.  Il  n'aurait  pas  tardé  à  la  dé- 
truire, d'ailleurs,  par  ses  maladresses,  ses  timidités 
ou  ses  lenteurs.  A  l'inverse  de  Voltaire,  il  était  plus 
redoutable  de  loin  que  de  près.    Jugea-t-il ,  comme 


340  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

il  le  dit,  que  sa  patrie  était  perdue;  qu'il  n'irait  à 
Genève  que  pour  y  retrouver  les  mœurs  de  Paris  et 
y  être  le  témoin  attristé  de  maux   qu'il  ne  pourrait 
empêcher?  Ne   fut-il  pas  plutôt  déterminé  par  des 
considérations  plus  personnelles?  Dans  tous  les  cas, 
ses  raisons,  quelles  qu'elles  fussent,  mirent  bien  du 
temps  à  se  classer  dans  sa  tète.  Une  détermination 
engageant  l'avenir  semblait  toujours  redoutable   à 
son  caractère  ennemi  de  toute   entrave.    Ses    amis 
l'importunaient,   il  est  vrai;  il  y  en  avait  pourtant, 
Grimm,  Diderot,  Mmo  d'Epinay,  qu'il  eût  regrettés1. 
Essayer,  aller  passer  quelques  mois  à  Genève  avait 
aussi  ses  difficultés.  Que  ferait-il  pendant  ce  temps- 
là  de   son  loyer,  de  Thérèse  et  de  sa  mère?  Com- 
ment  subviendrait-il   aux  frais   d'un  long  voyage? 
Mmo  d'Epinay  vint  ici   à   son  secours ,  non   pour  lui 
donner  un   avis  formel,  qu'il  aurait  peut-être  mal 
reçu ,  mais  pour  le  mettre  à  même  de  faire  son  choix 
plus  à  son  aise.  Car,  par  une  délicatesse  d'attention 
inespérée ,  elle  lui  présenta  à  la  fois  les  deux  termes 
de  ses  désirs,  sa  patrie  et  la  campagne.  «  Si  vous 
allez  à   Genève,  dites-vous,  que  faire    de  Mmcs  Le 
Vasseur?  Je   me   chargerai    d'elles  jusqu'à   ce  que 
vous  ayez  vu  si  vous  voulez  vous  fixer  à  Genève.  Je 
ne  décide  rien;  je  sens  que  je  serais  trop  partiale  ; 
je  veux  seulement  lever  les   obstacles.  Si  vous  re- 
fusez'd'aller  à  Genève,   en   ce  cas,  j'ai  une  petite 
maison  qui  est  à  vos  ordres,   à  l'entrée  de  la  forêt 
de  Montmorency:  vue  superbe,  cinq  chambres,  une 
cuisine,    une    cave,    un   potager   d'un  arpent,    une 
source  d'eau  vive  et  la  forêt  pour  jardin.  Vous  êtes 
le  maitre,  mon  bon  ami,  de  disposer  de  cette  habi- 

1.   Mémoires  de  Mme  d'Epinay,  t.  II,  ch.  IV. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  341 

tation  ,  si  vous  vous  déterminez  à  rester  en 
France.  » 

Cette  offre  de  l'Ermitage,  qui  a  tout  l'air  d'une 
première  ouverture,  semble  en  contradiction  avec 
le  récit  quelque  peu  dramatique  des  Confessions.  Nous 
avons  déjà  dit  que  les  Confessions  ont  parfois  besoin 
d'être  contrôlées.  Or,  sur  cette  période  de  la  vie  de 
Rousseau,  il  se  trouve  précisément  qu'on  possède 
un  document  qui  les  égale  presque  en  importance, 
ce  sont  les  Mémoires  de  3ImB  oTEpinay.  Ces  deux 
ouvrages  sont  loin  d'être  toujours  d'accord  ;  peut- 
être  pourtant  présentent-ils  moins  de  contradictions 
qu'il  n'a  semblé  à  Saint-Marc  Girardin.  Malheureu- 
sement ni  l'un  ni  l'autre  ne  s'astreignent  aux  dates, 
ni  même  à  l'ordre  bien  exact  des  événements.  Quoi 
qu'il  en  soit,  souvent  nous  pourrons  les  éclairer 
l'un  par  l'autre  ;  mais  parfois  aussi  leurs  assertions 
contraires  seront  pour  l'historien  une  cause  d'em- 
barras. Entre  les  deux,  nous  croyons  pourtant  que 
c'est  le  récit  de  Rousseau  qui  mérite  la  préférence. 
Ainsi  la  correspondance  qu'il  eut  avec  Mmed'Epinay 
est  citée  bien  plus  exactement  par  lui,  comme  on 
en  a  fait  la  preuve  sur  les  manuscrits,  qui  sont  con- 
servés à  la  bibliothèque  de  NeufchAtel. 

«  Je  me  rappelle  encore,  continue  Mme  d'Epinay, 
que  vous  m'aviez  dit  que,  si  vous  aviez  cent  pistoles 
de  rente,  vous  n'iriez  point  ailleurs.  Vous  êtes,  je 
l'espère,  persuadé  qu'il  me  serait  bien  doux  de 
contribuer  à  votre  bien-être...  Voici  ma  proposi- 
tion :  laissez-moi  ajouter  sur  la  vente  de  votre  der- 
nier ouvrage  ce  qui  vous  manque  de  fonds  pour 
compléter  vos  cent  pistoles.  Je  prendrai  même  tels 
arrangements  qu'il  vous  plaira  avec  vous...  Je  sens 
tout   le   prix  de  votre  amitié  et  l'agrément  de  votre 


3  12  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

société;  mais  je  crois  qu'il  faut  aimer  ses  amis  pour 
eux  avant  tout1.  » 

Jean-Jacques  va  sans  cloute  remercier?  Loin  de 
là,  il  s'emporte  :  «  Que  vous  entendez  mal  vos 
intérêts,  de  vouloir  faire  un  valet  d'un  ami,  et  que 
vous  me  pénétrez  mal,  si  vous  croyez  que  de  pa- 
reilles raisons  puissent  me  déterminer  !  Je  ne  suis 
point  en  peine  de  vivre  ni  de  mourir;  mais  le  doute 
qui  m'agite  cruellement,  c'est  celui  du  parti  qui, 
durant  ce  qui  me  reste  à  vivre,  peut  m'assurer  la 
plus  parfaite  indépendance.  Après  avoir  tout  fait 
pour  elle ,  je  n'ai  pu  la  trouver  à  Paris  ;  je  la 
cherche  avec  plus  d'ardeur  que  jamais,  et  ce  qui 
m'afflige  cruellement  depuis  plus  d'un  an,  est  de 
ne  pouvoir  démêler  où  je  la  trouverai  la  plus 
assurée2.  » 

Cette  lettre ,  tout  extravagante  qu'elle  est ,  ne 
fâcha  point  Mmc  d'Epinay  ;  elle  revint  à  la  charge, 
mit  Rousseau  en  demeure  de  s'expliquer.  «  J'enten- 
drai volontiers  vos  propositions,  répondit-il;  mais 
attendez-vous  d'avance  à  un  refus  ;  car,  ou  elles 
sont  gratuites,  ou  elles  ont  des  conditions,  et  je  ne 
veux  ni  de  l'un  ni  de  l'autre.  Je  n'engagerai  jamais 
aucune  portion  de  ma  liberté,  ni  pour  ma  subsistance, 
ni  pour  celle  de  personne.  Je  veux  travailler,  mais 
à  ma  fantaisie,  et  même  ne  rien  faire  quand  il  me 
plaira,  sans  que  personne  le  trouve  mauvais,  hors  mon 
estomac3.  »  Et  comme  Mmo  d'Epinay  insinuait  que 
cette  belle  fierté  devenait  condamnable,  si  elle  allait 
à  réduire  à  la  misère  Thérèse  et  sa  mère.  «  Ainsi, 
s'écriait-il,  je  suis  esclave,    et  il  faudra  que  j'assu- 


1.  Mémoires  de  Mme  d'Epinay,   !   lettre  précédente.  —  3.  Lettre 
t.  II,  ch.  IV.  —  2.  Réponse  à  la    ;   à  M,ae  d'Epinay,  1755. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  343 

jettisse  mon  sort!  Non,  non,  cela  ne  me  va  pas.  Je 
ne  prie  personne  de  rester  avec  moi  ;  je  n'ai  besoin 
de  personne.  Mmes  Le  Yasseur  sont  libres  et  je  pré- 
tends l'être  aussi  ;  je  le  leur  ai  dit  vingt  fois,  et  je 
ne  les  prie  ni  de  rester,  ni  de  me  suivre.  Je  ne  sais 
pas  encore  quel  parti  je  prendrai;  mais  si  j'accepte 
l'habitation  de  l'Ermitage,  je  refuse  encore  plus  que 
jamais  les  fonds  que  vous  voulez  me  prêter.  Je 
n'aurai  besoin  là  de  rien  pour  vivre  ;  une  vache, 
un  cochon  et  notre  potager  fourniront  suffisamment 
à  notre  nourriture1.  »  On  ne  parlait  pas  dans  tout 
cela  du  père  Le  Yasseur;  le  bonhomme  tirait  moins 
à  conséquence.  Pour  se  débarrasser  de  lui,  on  le 
mit  à  l'hôpital,  où  il  ne  tarda  pas  à  mourir. 

Il  était  difficile  d'obliger  Rousseau  ;  Mm0  d'Ëpinay 
y  réussit  pourtant.  Il  se  décida  à  aller  passer  les 
fêtes  de  Pâques  à  l'Ermitage.  «  J'y  resterai,  dit-il, 
tant  que  je  m'y  trouverai  bien  et  que  vous  voudrez 
m'y  souffrir.  Mes  projets  ne  vont  pas  plus  loin  que 
cela  2.  » 

\jme  (j'ÉpjQay  était  enchantée.  Elle  n'eut  rien  de 
plus  pressé  que  de  faire  part  de  cette  grande  nou- 
velle à  Grimm  ;  mais  celui-ci,  qui  était  devenu  son 
amant,  fut  loin  de  partager  son  enthousiasme.  Elle 
lui  montra  les  lettres  de  Jean-Jacques  ;  il  n'y  vit  que 
de  l'orgueil  et  le  germe  de  difficultés  futures.  La 
solitude  achèverait  de  nourrir  sa  misanthropie, 
bientôt  il  ne  verrait  dans  ses  amis  qu'ingratitude  et 
injustice,  se  montrerait  chaque  jour  plus  suscep- 
tible et  plus  exigeant,  et,  du  moment  que  Mmo  d'Ë- 
pinay refuserait  de  se  mettre  à  ses  ordres,  ne  man- 


1.  Mémoires  de  Mme  d'Ëpinay,    I   d'Ëpinay,  mars  1756. 
t.  II,  ch.  iv.  —  2.  Lettre  à  „l/me    | 


■-3 


344  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

querait  pas  de  l'accuser  de  l'avoir  accaparé  et  de 
l'avoir  empêché  de  se  rendre  aux  vœux  de  sa  pa- 
trie1. Tout  cela  était  vrai,  si  vrai  même  qu'on 
pourrait  croire  que  ce  sont  des  réflexions  arrangées 
après  coup.  (On  sait  que  Grimm  eut  une  grande 
part  à  la  rédaction  des  Mémoires  de  Mmc  d'Épinaij.) 
Mais  ce  qui  n'était  pas  moins  vrai,  c'est  que  Grimm 
redoutait  la  rivalité  de  Rousseau  et  craignait  qu'il 
ne  s'introduisît  dans  les  bonnes  grâces  de  sa  maî- 
tresse aussi  bien  que  dans  sa  maison.  Mm0  d'Epinay, 
tout  à  la  joie,  n'en  voulait  pas  voir  si  long  ;  elle 
n'exigeait  aucune  reconnaissance  et  n'aspirait  qu'à 
rendre  heureux,  s'il  était  possible,  à  force  d'indul- 
gence et  de  gâteries,  un  homme  qui  avait  toujours 
été  malheureux  2. 

Grimm,  qui  devait  à  Jean-Jacques  la  connaissance 
de  Mmc  d'Epinay,  aurait  pu  sans  doute  le  ménager 
davantage  ;  mais  tous  ces  philosophes  ne  brillaient 
pas  par  un  excès  de  générosité.  Mmc  d'Epinay  en 
avait,  pour  sa  part,  trois  autour  d'elle  :  Grimm, 
Duclos  et  Rousseau.  Duclos  représentait  Grimm 
comme  un  fourbe  adroit,  souple  et  insinuant.  Il  dit 
tant  de  mal  de  lui  qu'il  finit  par  se  faire  mettre  à  la 
porte  par  la  maîtresse  de  la  maison.  Grimm  n'était 
pas  en  reste  vis-à-vis  de  Duclos  et  n'aimait  pas 
Rousseau.  Rousseau  aimait  assez  Duclos,  mais  se 
défiait  de  Grimm.  Malgré  ses  extravagances  et  ses 
boutades,  peut-être  qu'il  était  encore  le  moins  mé- 
chant des  trois  3. 

Grimm  ne  fut  pas  seul  à  blâmer  les  arrangements 


1.  Mémoires  de  Mm«  d'Epinay, 
t.  II,  ch.  IV.  —  2.  Mémoires  de 
Mmu  d'Epinay,  t.  II,  ch.  îv.  — 


3.   Mémoires   de  Mme  d'Epinay, 
passim. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  345 

de  l'Ermitage.  Aussitôt  qu'ils  furent  connus,  ce  ne 
furent  que  sarcasmes  parmi  les  amis  de  Rousseau. 
Privé  de  l'encens  dont  il  avait  tant  besoin  et  des 
distractions  de  la  ville,  il  ne  soutiendrait  pas  la  so- 
litude pendant  quinze  jours.  Rousseau  les  laissa 
dire,  et  alla  son  train. 

On  doit  penser  que  ces  rapports  avaient  établi 
une  grande  intimité  entre  lui  et  Mmc  d'Epinay.  Ils 
s'écrivaient  souvent,  ils  se  voyaient  sans  cesse. 
Mme  d'Epinay  ayant  été  malade,  ce  fut  Rousseau 
qui  lui  procura  les  visites,  et  par  suite  l'amitié  du 
médecin  Troncbin.  amitié  dont,  suivant  son  usage, 
il  prétendit  plus  tard  qu'ils  avaient  abusé  contre  lui. 
Quand,  de  son  côté,  il  était  souffrant,  Mmc  d'Epinay 
venait  le  voir,  lui  envoyait  son  médecin,  ce  qui,  par 
parenthèse ,  n'était  pas  toujours  de  son  goût.  De  la 
part  de  Mm0  d'Epinay,  ce  n'était  pas  seulement^  de 
la  bienveillance  et  de  l'amitié,  c'était  de  la  con- 
fiance. Elle  consultait  Rousseau  pour  la  direction 
de  ses  enfants,  lui  soumettait  ses  plans  d'éducation 
et  le  prenait  pour  guide  dans  maintes  circonstances  '. 

En  dehors  de  Mmc  d'Epinay,  de  Grimin,  de  Di- 
derot et  de  Duclos,  Jean-Jacques  avait  conservé 
peu  d'amis.  Cependant  il  retourna  chez  d'Holbach 
à  l'occasion  de  la  mort  de  sa  femme.  D'Holbach 
l'avait  déjà  blessé  et  fâché  une  première  fois  par 
ses  plaisanteries  sur  son  union  avec  Thérèse  et 
par  la  curiosité  indiscrète  avec  laquelle  il  vérifiait 
si  les  plagiats  dont  on  l'accusait  à  propos  du  Devin 
étaient  justifiés.  Une  seconde  rupture  eut  lieu,  dit-on, 
dans  une  circonstance  où  Rousseau ,  comme  cela  lui 


1.  Mémoires  de  Mme  d'Epinay.    I   dance  de  Rousseau,  année  1755. 
—   Voir    aussi   la    Correspon-   | 


346     LA  VIE  ET  LES  ŒUVRES  DE  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU. 

arrivait  quelquefois,  se  serait  montré  plus  honnête 
que  ses  amis.  Un  jour  il  dînait  chez  d'Holbach 
avec  quelques  personnes,  au  nombre  desquelles  était 
le  curé  de  Montchauvet.  Celui-ci  les  égaya  beau- 
coup en  leur  lisant  une  tragédie  de  sa  façon,  avec 
accompagnement  de  théories  dramatiques  fort  ex- 
traordinaires. La  compagnie  qui  n'était  pas  fâchée 
de  s'amuser  aux  dépens  d'un  abbé,  le  pousse,  le 
comble  de  compliments  ironiques  :  c'était  une  mys- 
tification complète.  Tout  à  coup,  Jean-Jacques,  qui 
n'avait  pas  dit  un  mot,  s'élance  sur  le  curé ,  lui  ar- 
rache son  manuscrit  et  lui  crie  :  «  Votre  pièce  ne 
vaut  rien,  votre  discours  est  une  extravagance,  ces 
messieurs  se  moquent  de  vous  ;  sortez  d'ici,  et 
retournez  vicarier  dans  votre  village.  »  Au  fond,  le 
conseil  était  bon  ;  que  venait,  en  effet,  faire  un 
prêtre  dans  cette  galère?  Cependant  Rousseau  n'em- 
porta pour  prix  de  sa  bonne  action  que  les  malédic- 
tions du  curé.  Il  sortit  plein  de  rage  et  on  ne  le 
revit  plus1. 

Cette  anecdote  peut  être  vraie,  mais  à  coup  sûr 
elle  ne  détermina  pas  la  rupture.  Elle  est  racontée 
par  Grimm,  dès  le  15  août  1755;  elle  eut  donc  lieu 
au  plus  tard  à  cette  date.  Or  Rousseau  dit,  dans  ses 
Confessio?is,  qu'il  continua  à  voir  d'Holbach  jusqu'à 
son  départ  pour  l'Ermitage.  Il  dînait  encore  chez 
lui  en  1756 2.  Enfin,  en  1757,  il  se  plaint  de  ne  pas 
le  voir.  Il  finit  en  effet  par  recevoir  sa  visite,  et, 
quelque  temps  après,  soupa  chez  lui 3. 


1.  Conversation  de  d'Hol- 
bach ,  citée  par  Cerutti  : 
Lettres  sur  quelques  passages 
des  Confessions  (au  Journal  de 
Paris, 2  décembre  1789).—  Cou- 
res/;, litt.,  15  août  1755,  Lettre  à 


Saint-Lambert.  —  2.  Lettre  à 
Mme  d'Epinay,  jeudi  (prin- 
temps 1756).  —  3.  Mémoires  de 
M""  d'Épinay,  t.  II,  ch.  IV  et 
V.  Confessions,  1.  IX. 


CHAPITRE  XIII 

Du  9  avril  1756  au  15  décembre  1757  *. 


Sommaire  :  I.  Établissement  à  l'Ermitage.  —  Occupations  de  Rous- 
seau :  1°  Promenade.  —  2°  Travaux  littéraires.  —  3°  Rêverie.  — 
Revue  rétrospective  du  passé.  —  Amours  sans  objet.  —  Tracasseries  do- 
mestiques. —  Ingérence  des  amis  de  Rousseau  dans  ses  affaires.  — 
Premiers  germes  de  jalousie  contre  Grimm.  —  Efforts  de  Grimm  et  de 
Diderot  pour  ramener  Rousseau  à  Paris.  —  Querelle  avec  Diderot.  — 
Réconciliation.  —  Maladie  de  Gauffecourt.  —  Origines  de  la  Nouvelle 
Héloïse. 

II.  Mme  d'Houdetot;  son  portrait  physique  et  moral.  —  Passion  de 
Rousseau  pour  Mrae  d'Houdetot.  —  Continuation  de  la  Nouvelle  Hé- 
loïse. —  Scène  du  bosquet.  —  La  passion  de  Rousseau  transpire  dans 
le  public.  —  Saint-Lambert  en  est  instruit.  —  Qui  instruisifSaint-Lam- 
bert?  —  Indignation  de  Rousseau  contre  Mme  d'Épinay.  —  Retour  de 
Saint-Lambert.  —  Son  attitude  et  celle  de  Rousseau.  —  Froideur  de 
Min0  d'Houdetot.  —  Mme  d'Épinay  se  détache  de  plus  en  plus  de 
Rousseau. 

III.  Querelle  et  demi-réconciliation  avec  Grimm.  —  Querelle  et  récon- 
ciliation avec  Diderot.  —  Querelles,  explications,  réconciliation  avec 
Mme  d'Épinay.  —  Rousseau  fait  copier  son  portrait  pour  Mme  d'Épinay. 

—  Projet  de  voyage  de  Mme  d'Épinay  à  Genève.  —  Motif  de  ce  voyage. 

—  Explication  avec   Mme  d'Épinay.  —  Rupture  définitive  avec  Grimm. 

—  Mme  d'Epinay,  poussée  par  Grimm,  renvoie  Rousseau  de   l'Ermitage. 

—  Rousseau  renvoie  la  mère  Le  Vasseur.  —  Rùle  de  Diderot.  —  Rup- 
ture de  Rousseau  et  de  Diderot.  —  Causes  de  cette  rupture. 


I 


Rousseau  avait  fait  ses  préparatifs  de  déménage- 
ments, ou  plutôt  Mme  d'Épinay,  toujours  attentive, 
les  avait  faits  en  grande  partie  pour  lui.  Ses  meubles, 
ses  livres,  sa  musique,  avaient  été  divisés  en  deux 

\.   Confessions,  \.  IX. 


318 


LA.    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


parts,  dont  il  désirait  garder  l'une,  tandis  que 
l'autre  avait  été  destinée  à  être  vendue.  Lui-même 
avait  fixé  son  établissement  aux  fêtes  de  Pâques 
(Pâques  tombait  cette  année-là  le  18  avril)  ;  mais 
des  deux  côtés  on  était  si  empressé  que  tout  fut 
prêt  avant  le  temps  et  que  dès  le  9,  il  fut  possible 
de  procéder  au  départ1.  Le  matin,  Mmc  d'Epinay 
envoya  une  charrette  prendre  les  effets  de  Rous- 
seau; elle-même  vint  à  1.0  heures  avec  son  carrosse 
pour  l'emmener,  ainsi  que  les  deux  gouverneuses. 
Cependant,  à  l'entrée  de  la  forêt,  un  incident  im- 
prévu se  produisit  :  le  chemin  était  impraticable 
pour  une  berline,  et  la  mère  Le  Vasseur,  vieille, 
lourde  et  impotente,  était  hors  d'état  de  faire  la 
route  à  pied.  On  cloua  alors  de  forts  bâtons  à  un 
fauteuil  et  on  la  transporta  ainsi.  La  bonne  femme 
pleurait  de  joie  et  de  reconnaissance.  Jean- Jacques 
lui-même  fut  ému;  mais  ce  premier  moment  écoulé, 
il  marcha  en  silence,  la  tète  basse,  sans  avoir  l'air 
de  prendre  part  à  ce  qui  se  passait.  Supputait-il 
dans  sa  pensée  les  lourdes  charges  de  reconnais- 
sance qui  s'amassaient  sur  sa  tête?  On  dina  ;  mais 
Mmc  d'Epinay  était  si  épuisée  qu'après  le  diner, 
elle  faillit  se  trouver  mal  ;  Jean-Jacques,  fidèle  à  son 
système,  n'eut  pas  l'air  de  s'en  apercevoir2. 

A  côté  du  récit  de  Mmc  d'Epinay,  citons  celui  des 
Confessions]  il  fait  la  part  bien  plus  grande  à  la 
reconnaissance.  «  Je  trouvai,  disent-elles,  ma  pe- 
tite retraite  arrangée  et  meublée,  simplement,  mais 
proprement,  et  même  avec  goût.  La  main  qui  avait 


1.  Lettres  à  Mmt  d'Epinay, 
mars,  avril  I7o6.  —  2.  Mémoires 
de  M'n*  d'Epinay,  t.  II,  ch.  IV. 
Il  est  bon  de  se  rappeler  que 


les  Mémoires  de  Mm*  d'Epinay 
sont  une  réponse  aan  Confes- 
sions, due  en  partie  à  Grimin. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


349 


donné  ses  soins  à  cet  ameublement  le  rendait  à 
mes  yeux  d'un  prix  inestimable,  et  je  trouvais  déli- 
cieux d'être  l'hôte  de  mon  amie,  dans  une  maison 
de  mon  choix,  qu'elle  avait  bâtie  exprès  pour  moi.  » 
Il  y  aurait  lieu  d'hésiter  entre  les  deux  versions, 
si  les  lettres  de  Rousseau  ne  confirmaient  de  tout 
point  celle  des  Confessions.  A  peine  arrivé,  il  aime 
à  exprimer  les  sentiments  qui  remplissent  son  àme. 
«  Je  viens,  dit-il,  de  passser  les  trois  jours  les  plus 
tranquilles  et  les  plus  doux  de  ma  vie;  »  il  vante 
les  charmes  de  sa  retraite,  et  plus  encore  ceux  de 
l'aimable  bienfaitrice  qui  la  lui  a  procurée;  il  s'in- 
quiète de  sa  santé  ,  il  la  gourmande  doucement 
d'être  venue,  malade  et  souffrante,  pour  l'installer '. 
Il  fut  ému,  véritablement  ému.  Oui,  cette  femme 
pour  laquelle,  malgré  ce  qu'on  a  prétendu,  il  ne 
ressentit  jamais  d'amour;  cette  femme  qui,  comme 
il  le  disait  dans  son  langage  cynique,  «  était  maigre, 
blanche,  avec  de  la  g"orge  comme  sur  la  main,  »  le 
prit,  le  toucha  à  force  d'attentions  et  de  douceur. 
Seule,  elle  vint  à  bout,  sans  le  secours  de  passions 
malsaines,  d'apprivoiser  son  ourserie2,  et  non  seule- 
ment de  lui  faire  accepter,  mais  de  lui  faire  goûter 
ses  bienfaits.  Non  contente  en  effet  de  lui  donner  la 
campagne,  c'est-à-dire  la  réalisation  du  rêve  de  sa 
vie,  et   l'existence   assurée,    simple    et    calme   qu'il 


1.    Lettres    à    Mm'    ePÉpinay, 

avril  et  mai  1736.  —  2.  On  se 
donnnit  beaucoup  de  sobri- 
quets dans  la  société  de  Mme 
d'Épinay.  Rousseau  ne  s'ap- 
pelait que  l'Ours,  l'Ermite,  le 
Solitaire;  le  fils  de  M°»«  d'Épi- 
nay s'appelaiUeZ.^/?-ë;Grimm, 
le  Tyran,  sans  doute  à  cause 


de  son  caractère,  Tyran  le 
Blanc,  l'Ours  musqué,  parce  que, 
dit-on,  il  se  parfumait  et  se 
peignait  le  visage;  d'après 
M.  Scherer,  il  ne  se  mettait 
pas  de  fard  et  son  nom  de 
Tyran  le  Blanc  est  simplement 
une  allusion  au  héros  d'un 
roman  de  chevalerie. 


330  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

avait  toujours  désirée,  elle  y  ajoutait  les  charmes 
d'une  amitié  facile  et  peu  exigeante,  les  gâteries, 
les  petits  soins,  les  prévenances,  sans  espoir  de  re- 
connaissance ou  de  retour.  Elle  avait  entrepris  de 
le  rendre  heureux.  Chez  moi,  avait-elle  dit  à  Grimm, 
il  ne  trouvera  que  de  l'indulgence;  nous  nous  fe- 
rons tous  un  devoir  et  un  plaisir  de  lui  rendre  la 
vie  douce.  Tel  avait  été  dès  l'origine  son  programme, 
et  elle  y  fut  fidèle. 

Tout  fut-il  absolument  désintéressé  dans  ses  mo- 
tifs? N'y  entra-tril  pas  une  part  de  vanité?  Ne  fut- 
elle  pas  fière  de  posséder  son  philosophe,  comme 
d'autres  possèdent  une  nombreuse  livrée  ou  de 
belles  écuries?  d'avoir,  pour  ainsi  dire  à  elle  seule, 
cet  homme,  qui  avait  forcé  les  portes  de  la  re- 
nommée, que  son  originalité  et  son  génie  rendaient 
doublement  célèbre?  —  Et  quand  cela  serait!  Vou- 
drait-on par  hasard  donner  à  cette  femme  aux 
mœurs  faciles,  à  la  conduite  plus  que  légère,  les 
purs  motifs  du  devoir  idéal  et  de  la  charité  parfaite? 
Elle  fut  bonne,  dévouée,  douce,  amie  fidèle,  bien- 
faitrice indulgente,  n'en  demandons  pas  davantage. 

Aussi  les  premiers  temps  furent-ils  une  véritable 
lune  de  miel.  Rousseau  est  heureux  !  Mot  bien  rare 
dans  sa  bouche.  Nous  ne  l'avons  guère  entendu  de- 
puis les  Charmettes,  et  nous  ne  l'entendrons  presque 
plus  après  l'Ermitage.  De  Genève,  c'est  à  peine  s'il 
prononce  le  nom.  Il  règle  son  loyer  à  Paris,  il  y 
donne  congé  de  son  logement,  il  se  fait  apporter  tout 
ce  qu'il  y  a  laissé;  on  voit  qu'il  agit  comme  pour  un 
établissement  définitif1.  La  coterie  holbachique  rail- 
lait, à  la  vérité,  et  prétendait  qu'il  ne  supporterait 

1.  Lettres  à  Jl/rae  d'Épinay,  mai  1756. 


DE    JEAN -JACQUES    ROUSSEAU.  351 

pas  trois  mois  de  solitude;  le  mieux  était  de  la  lais- 
ser railler,  et  de  lui  donner,  par  une  facile  cons- 
tance, le  meilleur  des  démentis. 

Rousseau  n'était  pas  homme  toutefois  à  se  laisser 
vivre,  en  quelque  sorte,  insouciant  et  tranquille, 
sans  se  rendre  compte  de  son  bonheur.  Aussitôt  ar- 
rivé, il  voulut  arranger  sa  vie.  D'abord  il  supputa 
ses  ressources.  Mme  d'Epinay  ne  demandait  qu'à 
subvenir  à  ses  besoins,  mais  il  jugea  plus  digne  et 
plus  sûr  de  ne  pas  trop  se  mettre  dans  la  dépen- 
dance de  ses  dons.  Deux  mille  francs  qui  lui  res- 
taient du  produit  de  ses  ouvrages,  son  métier  de 
copiste  de  musique,  peu  de  besoins,  un  nom,  des 
talents,  plusieurs  écrits  en  projet  ou  sur  le  métier, 
tout  cela  lui  composait  un  actif  largement  suffisant. 
Il  aurait  pu  y  joindre  le  produit  éventuel  de  livres 
et  articles  pour  les  libraires,  les  directeurs  de  re- 
vues ou  d'autres  publications;  mais  il  professait  sur 
le  mercantilisme  littéraire  des  doctrines  dont  beau- 
coup d'auteurs  contemporains  feraient  bien  de  pro- 
fiter. «  Ecrire  pour  avoir  du  pain,  dit-il,  eût  bientôt 
étouffé  mon  génie  et  tué  mon  talent...  Rien  de  vi- 
goureux, rien  de  grand  ne  peut  partir  d'une  plume 
toute  vénale.  La  nécessité,  l'avidité  peut-être  m'eût 
fait  faire  plus  vite  que  bien.  ]\on,  non,  j'ai  toujours 
senti  que  l'état  d'auteur  n'était _,  ne  pouvait  être  il- 
lustre et  respectable  qu'autant  qu'il  n'était  pas  un 
métier.  » 

En  tète  des  occupations  de  Rousseau,  il  faut  pla- 
cer la  promenade.  Il  était  venu  à  la  compagne  pour 
la  campagne;  l'intérieur  de  la  maison,  le  logement 
n'était  pour  lui  que  l'accessoire.  La  matinée  restant 
donc,  suivant  sa  vieille  habitude,  et  sauf  exception, 
consacrée  à   son   métier  de   copiste,  il   réserva   ses 


352  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

après-midi  pour  la  promenade.  Bientôt  le  beau  pays 
de  Montmorency,  la  forêt  et  ses  châtaigniers  sécu- 
laires, les  vallées,  les  coteaux,  les  superbes  vues, 
les  bosquets  ombragés  et  jusqu'aux  plus  petits  sen- 
tiers lui  furent  connus  dans  leurs  plus  minces  dé- 
tails. A  l'occasion,  il  notait  dans  sa  mémoire  les 
sites  les  plus  pittoresques,  afin  d'y  retourner  en 
compagnie  de  sa  bienfaitrice  et  amie,  quand  serait 
arrivée  la  saison  où  elle  viendrait  habiter  la  Che- 
vrette. Du  reste,  il  était  digne  de  contempler  et 
d'admirer  ces  beautés.  En  un  siècle  où  la  nature 
n'était  ni  connue,  ni  aimée,  il  fut  un  véritable 
amant  de  la  nature.  Il  n'était  point  de  ces  réalistes 
grossiers,  qui  prennent  tout  pêle-mêle,  le  beau 
comme  le  laid,  et  le  laid  encore  plus  que  le  beau; 
il  n'était  pas  non  plus  de  ces  faux  artistes,  si  com- 
muns alors,  qui  ne'  connaissaient  qu'une  nature  de 
convention,  parée,  fardée,  avec  des  allées  droites  et 
sablées,  des  arbres  taillés  en  boule  ou  en  pyra- 
mide, des  bergers  et  des  bergères  pomponnés  et 
enrubanés.  Ce  qu'il  voulait,  ce  qu'il  aimait,  c'était 
la  vraie  nature  du  bon  Dieu  et  du  paysan;  mais  il 
savait  aussi  la  saisir  à  ses  beaux  endroits  et  à  ses 
bons  moments.  Il  était  marcheur  et  ne  ménageait 
pas  sa  peine  pour  découvrir  un  site  grandiose  ou 
gracieux  ;  il  était  connaisseur  et  savait  profiter  de 
sa  découverte.  Il  ressemblait  par  là  au  sculpteur, 
qui,  tout  en  regardant  le  corps  humain  comme  la 
plus  noble  expression  de  l'art,  ne  choisit  pas  ses 
modèles  parmi  les  gens  laids  et  difformes. 

La  campagne  n'était  pas  seulement  pour  Rous- 
seau une  distraction  et  un  passe-temps  ;  elle  était 
encore  son  cabinet  de  travail.  C'est  en  plein  air,  en 
se  promenant,  qu'il  méditait  et  qu'il  écrivait  le  plus 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  353 

à  son  aise.  Aussi  son  petit  carnet  blanc,  compagnon 
assidu  de  ses  courses,  se  couvrait-il  de  notes,  que, 
rentré  chez  lui,  il  n'avait  plus  qu'à  mettre  en  ordre. 
Le  séjour  à  la  campagne  était  donc  doublement  fa- 
vorable à  ses  travaux  ;  d'abord  parce  qu'il  lui  lais- 
sait plus  de  temps  ;  ensuite  parce  qu'il  inspirait  son 
génie.  Tantôt  il  s'occupait  de  son  grand  ouvrage 
des  Institutions  politiques  ;  il  y  travaillait  depuis 
treize  ou  quatorze  ans  ;  il  s'y  livra  de  nouveau  avec 
ardeur.  Tantôt  il  faisait  de  longs  extraits  des  ou- 
vrages de  l'abbé  de  Saint-Pierre  et  tachait  de  mettre 
à  la  portée  du  public  ces  gros  volumes ,  remplis  de 
bonnes  choses,  mais  cachées  sous  des  obscurités 
presque  insondables  ou  noyées  en  des  périodes  d'une 
insupportable  longueur.  Ou  bien  il  travaillait  à  un 
traité  resté  inconnu,  qui  devait  avoir  pour  titre  :  la 
Morale  sensitive  ou  le  Matérialisme  du  sage.  Il  s'é- 
tait aussi  mis  en  tète,  à  la  prière  de  Mmc  de  Che- 
nonceaux,  de  découvrir  un  nouveau  système  d'édu- 
cation :  grande  entreprise,  qui  lui  coûta  bien  des 
études  et  bien  des  veilles.  Enfin  il  gardait,  pour  les 
jours  où  le  mauvais  temps  l'empêchait  de  sortir,  son 
Dictionnaire  de  Musique,  auquel  il  ne  pouvait  tra- 
vailler qu'entouré  de  livres,  pour  faire  des  recher- 
ches. Nous  reviendrons  en  leur  lieu  sur  ces  divers 
ouvrages. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  que  Rousseau  s'astreignit 
à  ces  occupations  avec  la  régularité  scrupuleuse  que 
semblent  indiquer  les  Confessions.  Ainsi  ses  copies 
de  musique,  pour  ne  citer  qu'un  exemple,  étaient 
loin  d'occuper  toutes  ses  matinées.  Il  avait  demandé 
à  Mmo  d'Epinay  sa  pratique  et  celle  de  ses  amies, 
mais  à  la  condition  qu'elles  ne  seraient  pas  pressées, 
car  il  prétendait  ne  copier  qu'à   son    aise,  quand  il 


354  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

n'aurait  pas  l'esprit  de  faire  autre  chose1.  Quoi  qu'il 
en  soit,  il  est  certain  qu'il  travaillait  beaucoup.  Le 
temps  qu'il  passa  à  la  campagne  fut  celui  de  sa  plus 
grande  activité  littéraire.  C'est  pendant  les  six  an- 
nées qu'il  y  resta  qu'il  produisit  la  plupart  de  ses 
ouvrages  importants,  ceux  qui  ont  fondé  sa  renom- 
mée :  la  Nouvelle  Héloïse,  le  Contrat  social,  XEmile, 
d'autres  encore. 

Mais  il  ne  faisait  pas  que  travailler.  Nous  ne  di- 
rons pas  :  Que  faire  à  la  campagne ,  à  moins  que 
l'on  ne  songe  ;  car  nous  savons  qu'il  y  fit  autre 
chose  ;  mais  il  y  dut  songer,  et  il  y  songea  beau- 
coup, en  effet.  Allez  donc  interdire  à  une  imagina- 
tion comme  la  sienne  de  se  forger  des  chimères. 
D'abord  ses  songes  furent  couleur  de  rose  ;  mais  ses 
idées  tournaient  si  facilement  au  noir,  qu'il  ne  pou- 
vait tarder  à  en  venir  là.  C'était  l'écueil  que  ses 
amis  avaient  craint  pour  lui;  ce  fut  l'origine  des 
troubles  d'esprit,  des  susceptibilités  de  caractère, 
des  querelles,  des  difficultés,  des  malheurs  qui  le 
tourmentèrent  jusqu'à  son  départ  et  même  au 
delà. 

Afin  de  faire  mieux  comprendre  sa-  vie  à  l'Ermi- 
tage et  les  sentiments  qui  la  remplirent,  il  a  senti 
le  besoin  de  mêler  à  son  récit  plusieurs  événements 
antérieurs.  Il  est  probable  que  cette  revue  n'est  pas 
un  simple  résumé  littéraire,  mais  qu'elle  eut  lieu  en 
effet.  Rousseau,  dans  ses  longues  promenades,  n'é- 
tait-il pas  naturellement  amené  à  porter  son  regard 
sur  le  passé,  non  peut-être  tel  qu'il  avait  existé, 
mais  tel  que  son  imagination  le  rappelait  à  son  sou- 
venir? 

\ .  Mémoires  de  Mme  d'Épinay,  t  II,  ch.  IV. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  355 

Il  aimait  à  faire  du  sentiment  :  il  n'aurait  pas  été 
de  son  siècle,  s'il  n'avait  pas  eu  ce  goût;  il  se  pré- 
tendait fait  pour  les  liens  de  l'amitié  et  de  l'amour; 
à  l'entendre,  il  avait  besoin  d'affection  ;  comment 
jusque-là  avait-il  satisfait  ce  besoin?  Pendant  quel- 
ques années  (c'était  le  bon  temps)  Mmo  de  Warens 
avait  rempli  son  cœur.  Cet  attachement,  qui  avait 
été  emporté  par  le  désordre  et  surtout  par  l'absence 
de  celle  qui  en  était  l'objet,  avait-il  été  remplacé? 
Il  aurait  voulu  se  le  persuader;  mais  il  avait  beau 
relever  Thérèse  dans  son  esprit  aux  dépens  de  Mmo  de 
Warens,  la  grossièreté,  la  sottise,  le  défaut  d'édu- 
cation, la  nullité  de  cette  fille  étaient  par  trop  évi- 
dents ;  l'avantage  restait  toujours  à  Mmo  de  Warens. 
Thérèse  avait,  d'après  lui,  toutes  les  qualités,  ce 
qui  n'empêche  pas  qu'il  termine  son  éloge  par  ces 
mots  dits  après  une  union  de  vingt-cinq  ans  :  «  Du 
premier  moment  que  je  la  vis  jusqu'à  ce  jour,  je 
n'ai  jamais  ressenti  la  moindre  étincelle  d'amour 
pour  elle  \  »  Il  voulait,  à  côté  de  Thérèse,  avoir  une 
famille  ;  il  n'avait  trouvé  qu'une  vieille  femme  ru- 
sée, rapace,  incommode,  des  frères,  des  sœurs,  des 
neveux,  des  nièces,  avides  et  voleurs;  il  avait  eu 
de  Thérèse  des  enfants,  et  il  s'est  prétendu  forcé  de 
renoncer  aux  douces  joies  de  la  paternité  et  d'aban- 
donner ses  enfants  au  hasard ,  pour  leur  éviter  le 
malheur  certain  d'une  mauvaise  éducation. 

Faute  de  mieux,  il  a  cherché  dans  l'amitié  une 
partie  au  moins  des  satisfactions  qu'il  a  vainement 
demandées  à  la  tendresse  d'une  compagne.  Il  n'a 
pas  encore  éprouvé  les  déceptions  de  l'amitié  ;  mais 
patience,  cela  ne   tardera  pas   à   arriver.    Pour    un 

1.  Confessions,  1.  IX. 


356  LA.    VI K    F.T    LES    ŒUVRES 

homme,  d'ailleurs,  dont  la  sensibilité  physique  et 
morale  sont  si  exaltées,  des  amis,  quels  qu'ils 
soient,  remplaceront-ils  jamais  un  amour  de  femme? 
Aussi  revenait-il  sans  cesse  sur  le  vide  que  lui  lais- 
sait Thérèse.  Alors  il  rassemblait  autour  de  lui  tous 
les  objets  qui  lui  avaient  donné  de  l'émotion  dans 
sa  jeunesse  :  MIle  Galley,  M1,c  de  Graffenried,  M"0  de 
Breil,  Mm0  Bazile,  Mmo  de  Larnage,  ses  jolies  éco- 
lières,  et  jusqu'à  la  piquante  Zulietta.  Il  se  vit  en- 
touré d'un  sérail  de  houris  ;  mais,  ajoute-t-il,  «  ami 
de  la  paix,  j'aurais  craint  les  orages  domestiques, 
et  j'aimais  trop  sincèrement  ma  Thérèse,  pour  l'ex- 
poser au  chagrin  de  me  voir  porter  à  d'autres  des 
sentiments  plus  vifs  que  ceux  qu'elle   m'inspirait.  » 

Que  fit-il  donc?  «  L'impossibilité  d'atteindre  des 
objets  réels  me  jeta,  dit-il,  dans  le  pays  des  chi- 
mères, et  ne  voyant  rien  d'existant  qui  fût  digne  de 
mon  délire,  je  le  nourris  dans  un  monde  idéal,  que 
mon  imagination  créatrice  eut  bientôt  peuplé  d'êtres 
selon  mon  cœur...  Dans  mes  continuelles  extases,  je 
m'enivrais  à  torrents  des  plus  délicieux  sentiments 
qui  jamais  soient  entrés  dans  un  cœur  d'ho.ime... 
Je  pris  un  tel  goût  à  planer  ainsi  dans  l'empyrée, 
au  milieu  des  objets  charmants  dont  je  m'étais  en- 
touré, que  j'y  passais  les  heures,  les  jours,  sans 
compter;  et  perdant  le  souvenir  de  toute  autre 
chose,  à  peine  avais-je  mangé  un  morceau  à  la  hâte, 
que  je  brûlais  de  m'échapper  pour  courir  retrouver 
mes  bosquets.  »  Qu'on  dise  encore  que  la  solitude 
lui  était  saine  ! 

Il  fit  plus,  et  malgré  une  heureuse  diversion,  la 
Lettre  à  Voltaire  sur  la  Providence,  dont  nous  par- 
lerons bientôt,  malgré  une  maladie,  qu'il  aurait 
fallu   bénir,    si   elle   l'avait   guéri  de  ses  fantasques 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  357 

amours,  il  y  retomba  incessamment  et  s'avisa  de  les 
fixer  sur  le  papier. 

Ses  souvenirs,  embellis  par  son  imagination,  suf- 
fisaient amplement  à  lui  fournir  des  modèles  :  il 
choisit  M1Ies  Galley  et  de  Graffenried  ;  lui-même, 
mais  redevenu  jeune,  beau  et  aimable,  remplit  le 
rôle  d'amant.  Il  fallait  au  roman  un  théâtre  conve- 
nable; il  le  fixa  dans  un  site  aimé  autant  que  pitto- 
resque, au  bord  du  lac  de  Genève,  à  Yevai,  lieu 
natal  de  Mmc  de  Warens. 

Tout  cela  n'était  que  chimères.  Pour  apprécier 
ces  chimères  toutefois,  il  est  bon  de  se  rappeler  que 
Jean-Jacques  vivait  au  moins  autant  par  l'imagina- 
tion que  par  la  réalité.  Tout  était  prêt  pour  un  dé- 
nouement fatal  ;  qu'il  arrive  une  occasion  ;  or,  on 
sait  que  les  occasions  ne  manquent  guère,  et  ces 
amours  platoniques  vont  se  transformer  en  une  pas- 
sion furieuse  et  tardive,  qui  pèsera  sur  sa  vie 
comme  une  honte  et  un  malheur. 

L'occasion  ici  s'appela  Mmc  d'Houdetot.  Alors,  à 
ses  deux  gracieux  modèles  il  en  ajouta  un  troisième, 
non  plus  pris  dans  ses  souvenirs ,  mais  vivant,  mais 
présent,  mais  doué  du  triste  privilège  d'infliger  à 
son  cœur  et  à  ses  sens  les  blessures  de  l'amour  le 
plus  insensé.  Alors,  ses  quelques  lettres  éparses, 
écrites  sans  suite,  sans  liaison,  sans  plan  bien  ar- 
rêté, s'enflèrent  en  un  long  roman,  composé  au 
souffle  de  la  passion,  et  devinrent  la  Nouvelle 
Hé  loi  se. 

Le  pauvre  Jean-Jacques  était  loin  du  calme  et  de 
la  paix  qu'il  était  venu  demander  à  la  solitude.  On 
peut  admettre  qu'il  aimait  ces  troubles  intimes, 
puisque  lui-même  les  avait  recherchés  ;  mais  à  ces 
orugej  de  l'âme  s'en  joignirent  d'autres  qu'il  aurait 


358  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

bien   voulu   éloigner   :   les  tracasseries  de  son  mé- 
nage, les  querelles  avec  ses  amis. 

On  sait  que  Rousseau  n'aimait  pas  la  mère  Le 
Yasseur  et  ne  trouvait  clans  la  compagnie  de  Thé- 
rèse qu'une  ressource  bien  incomplète.  Cet  état  de 
choses,  tout  fâcheux  qu'il  fût,  était  moins  sensible 
au  milieu  des  distractions  de  Paris  ;  à  la  campagne, 
au  contraire,  dans  la  continuité  du  tête-à-tête,  il  ac- 
quérait une  importance  capitale.  Or,  il  arriva  que, 
dans  le  même  moment,  Rousseau  eut  la  double  dé- 
ception, et  de  mieux  connaître  certains  faits  passés, 
dont  nous  avons  déjà  parlé,  mais  qu'il  avait  plus  ou 
moins  négligés,  et  de  mieux  voir  et  apprécier  le 
présent.  Ni  Thérèse,  ni  surtout  sa  mère  ne  ga- 
gnèrent à  ces  découvertes.  Tout  au  plus  était-il 
possible  de  plaider  les  circonstances  atténuantes  en 
faveur  de  la  première,  de  ménager  son  honnêteté 
aux  dépens  de  son  intelligence.  Livrée  à  sa  mère,  la 
pauvre  fille  était  depuis  longtemps  l'instrument 
aveugle  de  sa  rapacité.  Elle  n'avait  point  osé  jus- 
que-là confier  à  son  amant  une  foule  de  tripotages 
dans  lesquels  sa  mère  l'avait  mêlée,  les  présents 
qu'elles  avaient  extorqués  à  Mmc  Dupin  et  autres, 
les  entretiens  qu'elles  avaient  avec  Grimm  et  Dide- 
rot, les  efforts  et  les  promesses  de  ceux-ci  pour  la 
détacher  de  Rousseau.  Un  fait  encore  qu'il  ne  sa- 
vait pas,  et  que  Mme  d'Épinay  nous  apprend,  c'est 
que  Grimm  et  Diderot  faisaient  aux  deux  femmes 
quatre  cents  livres  de  rente.  Et  Mm0  d'Epinay  de 
s'extasier  sur  la  délicatesse  de  ses  amis  *.  Jean- 
Jacques,  lui,  n'était  pas  aussi  ravi  et  s'indignait  de 
ces  actes  d'avidité  et  de  dissimulation. 

1.  Mémoires  de  Mmt  d'Épinay,  t.  II,  ch.  V. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  359 

Chaque  jour,  du  reste,  il  eu  apprenait  de  nou- 
veaux. Thérèse ,  à  qui  l'intimité  avait  délié  la 
langue,  lui  ouvrait  alors  son  cœur,  et  lui  dévoilait 
une  partie,  mais  seulement  une  partie  de  ces  secrets. 
La  mère  Le  Vasseur,  qui  s'apercevait  qu'elle  per- 
dait son  influence,  se  jetait  de  plus  en  plus  dans 
les  bras  des  Diderot,  des  Grimm,  des  d'Holbach  ; 
surtout  elle  ne  négligeait  pas  ses  petits  intérêts. 
Jean-Jacques  avait  interdit  qu'on  laissât  venir  per- 
sonne à  l'Ermitage  ;  mais,  malgré  sa  défense,  aus- 
sitôt qu'on  le  savait  absent,  famille  et  amis  se  réu- 
nissaient chez  lui  pour  y  faire  bombance.  De  là  des 
dettes  et  tout  un  système  de  ruses  et  de  mensonges. 
On  recommandait  le  silence  à  Thérèse,  et  elle,  aussi 
faible  crue  bète,  tiraillée  en  sens  divers,  ne  sachant 
où  donner  de  la  tète,  n'osait  ou  ne  voulait  parler, 
ou  ne  parlait  qu'à  moitié.  Elle  était,  d'ailleurs,  can- 
canière, gourmande,  et  il  n'est  point  téméraire  de 
juger  qu'elle  n'était  pas  fâchée  de  ces  bonnes  occa- 
sions de  se  livrer  à  ses  défauts  favoris.  Elle  devait 
assurément  se  mieux  plaire  dans  la  société  de  gens 
grossiers  comme  elle  que  dans  celle  de  son  amant. 
Rousseau  constate  tristement  qu'ils  n'avaient  que 
peu  de  choses  à  se  dire,  qu'elle  cherchait  des  pré- 
textes pour  éluder  les  promenades  qu'il  lui  propo- 
sait, et,  sans  songer  à  ce  qu'il  a  dit  précédemment 
de  sa  stupidité,  peu  s'en  faut  qu'il  n'en  prenne  la 
faute  sur  lui-même,  et  ne  s'accuse  de  n'avoir  pas 
mieux  cultivé  son  esprit. 

En  définitive  donc,  Rousseau  dans  la  solitude  de 
son  choix,  si  tant  est  qu'on  puisse  appeler  solitude 
la  vie  à  trois  ou  quatre  personnes,  se  plaint  encore 
de  son  isolement.  Dès  le  jour  de  son  installation  à 
l'Ermitage,    ne   rêvait-il   pas   de   le  peupler  par  la 

TOME  1  24 


360  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

présence  de  ses  amis  Diderot  et  Grimm1.  C'est  le 
cri  du  cœur,  dira-t-on  ;  comme  on  dira  que  l'isole- 
ment dont  il  se  plaint  est  l'isolement  des  cœurs. 
Mais  chez  Rousseau,  l'esprit  et  le  cœur  étaient  à 
l'unisson  ;  il  sentait  vivement  ;  mais,  s'il  est  permis 
de  parler  ainsi,  il  sentait  surtout  par  la  tète  ;  il 
avait  besoin  d'amis  ;  mais  ses  amis  lui  servaient  bien 
plus  à  écouter  ses  pensées  qu'à  recevoir  le  trop 
plein  de  ses  sentiments.  C'est  qu'au  fond  il  n'était 
fait  précisément  ni  pour  la  solitude,  ni  pour  le 
monde  ;  ou  plutôt  il  était  fait  pour  les  goûter  suc- 
cessivement l'un  et  l'autre.  Comme  la  plupart  des 
esprits  rêveurs  et  fantasques,  il  aimait  la  solitude, 
mais  à  la  condition  d'être  toujours  libre  d'en  sortir; 
d'un  autre  côté,  il  ne  rechercha  jamais  les  compa- 
gnies nombreuses  et  bruyantes  ;  mais  il  aurait  aimé 
un  petit  cercle  d'amis  dévoués,  peu  gênants,  tou- 
jours à  sa  disposition  et  à  ses  ordres,  toujours  prêts 
à  le  supporter  ou  à  le  laisser  selon  son  caprice  ; 
c'est-à-dire  qu'il  aurait  voulu  tous  les  bénéfices  de 
la  société,  sans  en  prendre  les  charges  ;  conditions 
rares,  presque  impossibles,  et  au  fond  peu  dési- 
rables. 

Le  moindre  inconvénient  de  ces  exigences  est  de 
rendre  L'amitié  difficile  et  précaire.  Vouloir  que 
l'un  donne  tout  et  que  l'autre  reçoive  tout  est 
également  impossible  et  inique.  Rousseau  exigeait 
beaucoup  de  ses  amis  ;  on  ne  voit  pas  qu'il  se 
soit  jamais  mis  en  peine  de  leur  rendre  la  pa- 
reille. Il  trouvait,  par  exemple,  très  mauvais  que 
Diderot  ne  vint  pas  le  voir.  Il  est  vrai  que  Diderot 
promettant  sans  cesse,  n'avait  jamais  le   temps  de 

1.  Lellre  à  Mme  d'Épinay. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  361 

tenir  sa  promesse.  Mais  si  Jean-Jacques  était  si  dé- 
sireux de  le  voir,  que  n'allait-il  lui-même  à  Paris? 

—  Il  s'était  fait  une  loi  de  ne  pas  quitter  l'Ermitage. 

—  Franchement,  cette  loi  était-elle  bien  obligatoire? 
Rousseau  avait  contre    ses  amis   un   autre  grief, 

auquel  il  attachait  une  grande  importance,  car  il  y 
est  revenu  toute  sa  vie,  c'est  qu'ils  se  mêlaient  trop 
de  ses  affaires  :  on  s'occupait  de  lui  malgré  lui  ;  on 
lui  faisait  des  cadeaux  malgré  lui  ;  on  lui  rendait 
des  services  malgré  lui  ;  on  l'accablait  de  conseils 
dont  il  n'avait  que  faire.  Dans  tous  ces  témoignages, 
dont  beaucoup  d'autres  auraient  été  heureux,  il  per- 
dait de  vue  le  désir  qu'on  avait  de  lui  être  utile, 
pour  n'y  voir  que  le  dessein  de  le  dominer.  —  Il 
faut  convenir  qu'il  n'avait  pas  tout  à  fait  tort.  Ses 
amis  furent  souvent  importuns  et  gênants  ;  Diderot 
notamment,  qui  l'aimait  sincèrement,  était  bien  le 
plus  impatientant  et  le  plus  tracassier  des  amis. 
Mais  n'y  avait-il  pas  aussi  de  la  faute  de  Jean- 
Jacques  ?  Pour  être  libre  et  indépendant,  il  faut 
savoir  faire  respecter  son  indépendance  ;  c'est  ce 
qu'il  ne  sut  jamais.  Diderot,  qui  le  jugeait  incapable 
de  se  conduire,  aurait  voulu  le  traiter  comme  un 
enfant,  et  lui  servir  au  besoin  de  mentor;  Grimm, 
plus  hautain,  le  regardait  comme  un  fou,  et  lui  au- 
rait volontiers  donné  un  tuteur.  Quand  Jean-Jacques 
vint  à  l'Ermitage,  ce  fut,  parmi  ses  amis,  un  concert 
de  récriminations  ;  quand  il  y  voulut  rester  pendant 
l'hiver,  ce  fut  bien  pis  encore,  au  point  qu'il  finit 
par  se  fâcher  tout  à  fait.  Mais  avant  d'en  venir  là, 
il  est  bon  de  voir  comment  il  passa  son  été. 

En  dehors  de  ses  travaux  littéraires,  l'histoire 
n'en  est  pas  longue.  Pour  un  motif  ou  pour  un 
autre,  Mmc  d'Epinay  tarda  cette  année-là  de  venir 


362  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

le  retrouver  à  la  Chevrette.  Pendant  tout  le  temps 
de  son  absence,  il  s'établit  entre  eux  une  corres- 
pondance suivie,  mais  sans  grand  intérêt.  Des  nou- 
velles de  santé,  des  témoignages  d'affection  eu  font 
tous  les  frais.  Mmc  d'Epinay  joignait  de  temps  à 
autre  à  ses  lettres  de  petits  cadeaux.  Elle  avait  le 
très  rare  privilège  de  faire  accepter  à  Jean-Jacques 
les  services  et  les  dons,  et  encore  à  la  condition  de 
n'en  pas  abuser.  Bien  plus,  elle  réussit  parfois  à 
lui  faire  agréer  quelques  conseils.  «  Votre  con- 
seil est  bon,  lui  répondait-il  un  jour  à  propos  de 
Diderot,  et  j'en  userai  désormais.  J'aimerai  mes 
amis  sans  inquiétude,  mais  sans  froideur;  je  les 
verrai  avec  transport,  mais  je  saurai  me  passer 
d'eux.  Je  sens  qu'ils  ne  cesseront  jamais  de  m'être 
également  chers,  et  je  n'ai  perdu  pour  eux  que 
cette  délicatesse  excessive  qui  me  rendait  quelque- 
fois incommode  et  presque  toujours  mécontent1.  » 
Par  malheur,  il  ne  sut  guère  mettre  en  pratique  ces 
bonnes  résolutions. 

La  correspondance  avec  Mmc  d'Epinay  était  une 
distraction  pour  lui  et  laissait  à  son  affection  tout 
son  charme  ;  mais,  quand  elle  fut  auprès  de  lui,  il 
s'aperçut  qu'à  cette  affection  était  attachée  une 
chaîne.  Mme  d'Epinay  était  discrète  ;  elle  avait  pris 
pour  maxime  de  s'occuper  beaucoup  de  Jean- 
Jacques,  mais  de  paraître  s'en  occuper  peu;  sur- 
tout de  le  laisser  parfaitement  libre  vis-à-vis  d'elle. 
Cependant  elle  aimait  sa  société  et  le  lui  laissait 
voir  ;  comment  résister  à  une  telle  amabilité?  Elle 
désirait  le  consulter  sur  ses  essais  littéraires  ;  com- 
ment refuser  de  l'écouter,  et  même,  ce  qui  était  plus 

1.  Lettre  à  M,"t  d'Epinay,  mai  1756. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  363 

délicat,  de  lui  donner  quelques  bons  avis?  Elle  lui 
parlait  de  l'éducation  de  ses  enfants  ;  il  fallait  bien 
répondre  à  sa  confiance  ;  elle  détestait  la  solitude  ; 
il  eût  été  peu  poli  de  ne  pas  aller  lui  tenir  compa- 
gnie, quand  elle  n'avait  personne.  Mmc  d'Épinay, 
par  une  attention  toute  particulière ,  sachant  que 
son  ermite  n'aimait  pas  le  monde,  désirant  d'ailleurs 
le  tirer  d'un  isolement  qui  le  rendait  triste,  morose 
et  misanthrope,  était  convenue  de  le  faire  prévenir 
lorsqu'elle  était  seule.  Il  vit  là  d'abord  un  moyen 
de  rester  chez  lui  quand  elle  avait  des  visites  ; 
mais,  par  un  retour  nécessaire,  il  se  trouva  presque 
obligé  d'aller  chez  elle  toutes  les  fois  qu'il  était 
demandé.  Que  d'ennuis  donc,  que  de  dépendances! 
Dans  les  premiers  temps,  l'affection  les  lui  faisait 
passer  presque  inaperçus  ;  mais  enfin  il  n'était  plus 
son  maître.  Puis,  quand,  à  ces  devoirs  qu'il  s'effor- 
çait de  trouver  doux,  se  joignaient  d'autres  déran- 
gements qu'il  pouvait  franchement  qualifier  d'en- 
nuyeux, c'est  alors  qu'il  gémissait  de  ne  pouvoir 
jouir  un  seul  jour  de  sa  solitude ,  et  qu'il  s'écriait 
en  soupirant  :  «  Ah  !  ce  ne  sont  pas  encore  ici  les 
Charmettes!  » 

Son  caractère  ombrageux  lui  fournissait  encore 
d'autres  sujets  de  mécontentement  auprès  de 
Mme  d'Epinay.  Il  sentait,  surtout  lorsque  Grimm  était 
là,  qu'il  n'était  plus  le  premier.  Elle,  qui  les  aimait 
tous  deux,  quoique  de  façons  différentes,  aurait 
voulu  les  mettre  d'accord  ;  ils  ne  s'y  prêtaient  ni 
l'un  ni  l'autre.  Un  rien  les  mettait  aux  prises.  Rous- 
seau ne  pouvait  s'arranger  des  airs  dominateurs  et 
des  persiflages  de  Grimm,  et  Mme  d'Epinay  elle- 
même  nous  apprend,  dans,  maints  passages  de  ses 
Mémoires,  que  Grimm  ne  manquait  pas  de  desservir 
son  ami  auprès  d'elle. 


36 4  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

Parmi  les  épisodes  de  cette  année  1756,  il  faut 
mentionner  une  visite  de  Mm0  d'Houdetot,  qui  aurait 
passé  inaperçue  sans  les  conséquences  qu'elle  eut 
dans  la  suite.  Rousseau  avait  eu  précédemment 
quelques  relations  avec  Mmo  d'Houdetot,  mais  avait 
négligé  de  les  entretenir.  Elle  s'égara  en  route,  fut 
obligée  de  quitter  son  carrosse,  et  s'embourba  telle- 
ment dans  les  chemins  de  traverse  que  Thérèse  fut 
forcée  de  lui  prêter  ses  habits.  Elle  fit  à  l'Ermitage 
une  collation  dont  la  gaîté  fut  le  principal  assaison- 
nement, et  partit  en  riant  et  en  promettant  de  re- 
venir. 

Jean-Jacques  avait  ainsi  passé  l'été  tant  bien  que 
mal  ;  heureux,  disait-il,  et  néanmoins  s'aigrissant 
de  tout,  gémissant  sur  sa  santé,  mécontent  de  tout 
le  monde,  se  plaignant  surtout  de  l'isolement  où  le 
laissaient  ses  amis.  Il  n'y  avait  plus,  d'après  lui, 
que  deux  personnes  qui  eussent  des  égards  pour 
lui,  Mme  d'Epinay  et  GaufFecourt  '.  Il  eut  cependant 
une  occasion  de  voir  Grimm  et  Diderot  à  loisir  ; 
peut-être  même  plus  qu'il  ne  l'aurait  souhaité.  Ils 
le  traitaient  de  fou  et  le  négligeaient  quand  ils  n'a- 
vaient pas  besoin  de  lui  ;  mais  ils  prisaient  fort  ses 
avis  en  matière  littéraire.  Diderot,  qui  venait  de 
terminer  sa  pièce  du  Fils  naturel ,  ne  voulut  point 
la  livrer  au  public  sans  l'assentiment  de  ses  deux 
amis.  Il  fut  donc  convenu  qu'on  ferait  chez  Jean- 
Jacques  un  dîner  où  on  lirait  l'ouvrage,  que  chacun 
l'examinerait  ensuite  à  tête  reposée,  et  qu'il  y  aurait 
un  second  dîner  pour  résumer  les  avis  2. 

Ils  voulaient  encore  traiter  une  autre  affaire  avec 


1.  Mémoires  de  Mm*  d'Epinay,    I    de  Mme  d'Epinay,  t.  II,   ch.  v. 
t.  II,  ch.  IV  et  v.  —  2.  Mémoires  \ 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  365 

lui    :    ils   s'étaient   mis    en  tète   de    l'empêcher    de 
passer  l'hiver  à  l'Ermitage.    On  ne    se   figure   pas 
tout   le   mouvement    qu'ils  se    donnèrent    pour    en 
venir  à  leurs  fins.  C'était  s'occuper  beaucoup  trop 
d'une  affaire  qui  ne  les  regardait  pas.  Tout  le  monde 
s'y    employa    :    Grimm,    Diderot,    Mmc    d'Épinay, 
Gauffecourt;    on  parla,  on   écrivit,    on  envoya  De- 
leyre   en    députation,    on    mit  en  jeu  Thérèse  et  sa 
mère  ;   rien   n'y   fit,  et  l'on  n'y  gagna  que   d'indis- 
poser Rousseau.  Grimm,  qui  avait,  ou  croyait  avoir 
un   intérêt  à  l'éloigner,  était  encore  poussé  par  les 
instances  de  la  mère  Le  Vasseur  et  de  sa  fille,  qui  se 
voyaient  avec  peine  éloignées  de  Paris  et  frustrées 
des  cadeaux  qu'elles  y  recueillaient.  Duclos  seul  ne 
voulut  pas  entrer  dans  ces  tripotages.  Il  est  présu- 
mable  que  ce  fut  Grimm    qui  prit  l'initiative.  «  Je 
vous  conseille  très  fort,  écrivait-il  à  Mm0  d'Epinay, 
de  travailler  de  loin  à  le  détourner  de  passer  l'hiver 
à  l'Ermitage.  Je  vous  jure  qu'il   y  deviendra  fou. 
Mais  cette  considération  à  part,  qui  ne  laisse  pas  que 
d'être  forte,  il  serait  en  vérité  barbare  d'exposer  la 
vieille  Le   Vasseur  à   rester  six  mois  sans  secours, 
dans   un  lieu   inabordable  par  le   mauvais   temps, 
sans  société,  sans  distraction,  sans  ressources;  cela 
serait  inhumain1.  »  Le  thème  étant  donné,  chacun 
se  mit  à  broder  dessus  des  variations  selon  son  ca- 
ractère :  Diderot  avec  sa  fougue  ordinaire,  Mmc  d'É- 
pinay et  Gauffecourt  par  les  moyens  de  la  persua- 
sion  et  de  la  prière.   La  mère   Le    Vasseur,    toute 
à  la  dévotion  de  Grimm,  exprimait  hautement  son 
mécontentement   et    ses    alarmes  ;    Thérèse ,    stylée 
par    sa   mère,   mettait  en   avant   la    santé    de    son 

1.  Mémoires  de  Mmo  iPÉpinay,  t.  II,  ch,  v. 


300  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

amant,  mais  se  serait  arrangée,  comme  pis  aller,  de 
passer  la  mauvaise  saison  à  la  Chevrette.  Deleyre, 
sceptique  et  léger,  était  allé  relancer  l'Ermite 
jusque  dans  sa  solitude.  L'ambassadeur  était  bien 
choisi  :  jeune,  spirituel,  très  attaché  à  Rousseau, 
qui  le  payait  de  retour,  il  était  d'autant  plus  en 
situation  de  réussir  qu'il  n'avait  aucune  prétention 
à  l'autorité  et  n'avait  d'autres  armes  que  ses  plai- 
santeries *. 

Rousseau  répondait  à  toutes  ces  attaques  avec  la 
plus  grande  énergie.  «  Je  commence  par  vous  dire, 
écrivait-il  à  Mme  d'Epinay,  que  je  suis  résolu,  déter- 
miné,  quoi  qu'il  arrive,  à  passer  l'hiver  à  l'Ermi- 
tage ;  que  rien  ne  me  fera  changer  de  résolution, 
et  que  vous  n'en  avez  pas  le  droit  vous-même, 
parce  que  telles  ont  été  nos  conventions  quand  je 
suis  venu2.  »  A  Diderot,  qui  se  lamentait  sur  le 
sort  de  Thérèse  et  de  sa  mère  et  l'en  rendait  res- 
ponsable, il  montrait  le  ridicule  de  ce  reproche. 
Lui,  inhumain  et  scélérat,  parce  que  la  mère 
Le  Yasseur  est  avec  lui  !  Eh  !  mon  Dieu,  que  dirait- 
on  donc,  si  elle  n'y  était  pas  ?  Que  n'a-t-il  pas  fait 
pour  ces  deux  femmes?...  On  croirait,  à  entendre  cer- 
taines gens,  qu'il  n'y  a  pas  de  vieillards  à  la  cam- 
pagne. D'ailleurs  elles  ne  se  plaignent  point,  elles 
vivent  contentes  de  leur  sort,  lui-même  est  heureux 
et  tranquille  dans  sa  solitude.  Pourquoi  faut-il  que 
les  philosophes  des  villes  viennent  troubler  son 
repos 3  ? 

Cette   lettre    est  du  mois  de  décembre.  Les  deux 


1.  Lettre  de  Deleyre  à  Rous- 
seau, 13  octobre  1756.  —  2. 
Lettre  à  Mme  d'Epinay,  novem- 


bre 1756.  —  3.  Lettre  à  Diderot, 
13  décembre  1756. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  367 

femmes  ne  se  souciaient  pas  de  déménager  en  plein 
hiver.  Le  moment  paraissait  venu  d'abandonner  la 
partie  ;  ce  fut  alors  au  contraire  que  Diderot  la 
poursuivit  avec  le  plus  d'ardeur. 

Il  avait  commencé  par  une  épigramme  un  peu 
piquante,  mais  qui  n'aurait  eu  rien  de  bien  sérieux, 
sans  la  publicité  qu'il  lui  avait  donnée.  «  Il  n'y  a 
que  le  méchant  qui  soit  seul,  »  avait-il  dit  dans  la 
préface  du  Fils  naturel.  Rousseau,  prenant  l'allusion 
pour  lui,  avait  écrit  à  Diderot  pour  se  plaindre, 
«  mais  avec  une  douceur  et  un  attendrissement  qui 
lui  fit  inonder  son  papier  de  ses  larmes.  »  Diderot 
avait  répondu  par  une  lettre  fort  sèche'.  L'autre 
répliqua  avec  toute  la  vivacité  d'un  honnête  homme 
insulté  par  son  ami.  «  Vous  me  répartîtes,  ajoute- 
t-il,  par  une  lettre  abominable.  »  Cette  lettre  est 
perdue ,  mais  on  peut  affirmer  qu'elle  était  bles- 
sante. Mme  d'Epinay  elle-même  la  trouva  un  peu 
dure.  «  L'imagination  de  Diderot,  dit-elle,  l'a  em- 
porté au  discours  le  plus  pathétique.  De  là  les  mots 
d'ingrat,  d'assassin,  de  barbare  indigne  de  son 
amitié  2.  »  Cette  même  imagination,  féconde  en  ex- 
pédients, n'avait-elle  pas  été  jusqu'à  faire  écrire  à 
Rousseau  par  le  jeune  d'Epinay,  une  lettre  en 
faveur  des  pauvres  de  Paris  qui  attendaient  vaine- 
ment le  liard  qu'il  avait  l'habitude  de  leur  donner3. 

Jean-Jacques  avait  beau  jeu  et  devait,  pour  con- 
server ses  avantages ,  montrer  une  grande  modéra- 
tion. Il  convient  dans  les  Confessions  qu'au  lieu  de 
se  fâcher,  il  aurait  dû,  pour  toute  réponse,  rire  au 


1.  Confessions,  1.  IX  et  Lettre  |  eh.  v.  —  3.  Confessions,  1.  IX, 
de  Diderot,  janvier  1757.  —  2.  I  et  Lettre  de  Rousseau  à  Diderot, 
Mémoires  de  M me  d'Epinay,  t.  II,    ,   mercredi  soir  (1757). 


368 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


nez  de  Diderot.  Loin  de  là,  il  le  prend  au  sérieux; 
il  répond  à  ses  déclamations  par  d'autres  déclama- 
tions ;  il  s'emporte,  et  bientôt  s'emportera  encore 
davantage. 

Mmc  d'Epinay,  confidente  de  Rousseau,  maîtresse 
de  Grimm,  admiratrice  de  Diderot,  était  bien  em- 
barrassée. Elle  tenait  avant  tout  à  laver  Grimm  de 
tout  reproche ,  mais  elle  voulait  aussi  amener  un  rap- 
prochement avec  Diderot.  Elle  ne  voit  en  tout  cela 
qu'un  malentendu  qu'une  bonne  explication  fera  dis- 
paraître1. Entre  des  hommes  sensés,  ce  moyen  en  effet 
aurait  été  le  meilleur;  mais  ni  Rousseau  ni  Diderot 
n'étaient  des  hommes  sensés.  Comédiens  perpétuels, 
peut-être  sans  le  savoir,  posant  toujours  en  face  du 
public  ou  de  la  postérité,  donnant  à  toutles  proportions 
ridicules  de  leur  fausse  sentimentalité,  ils  faisaient 
des  phrases,  ils  versaient  des  torrents  de  larmes, 
là  où  il  n'aurait  fallu  qu'une  bonne  et  franche 
poignée  de  main.  Il  est  probable  que  Mme  d'Epinay 
ne  fit  pas  entendre  à  Rousseau  seul  ses  paroles  de 
paix,  mais  que,  par  Grimm,  elle  les  fit  parvenir 
jusqu'à  Diderot.  Presque  dès  le  principe,  celui-ci 
avait  reconnu,  en  effet,  qu'il  avait  été  trop  loin. 
Comme  lui-même  avait  beaucoup  de  lubies,  il  s'était 
accoutumé  à  celles  de  Jean-Jacques.  Il  l'aimait  au 
fond,  et  ne  voulait  point  se  brouiller  avec  lui.  «  Je 
vous  demande  pardon,  lui  écrivait-il  un  jour,  de 
ce  que  je  vous  dis  sur  la  solitude  où  vous  vivez.  Je 
ne  vous  en  avais  pas  encore  parlé  ;  oubliez  ce  que 
je  vous  en  dis  et   soyez  sûr  que  je  ne  vous  en  par- 


1.  Lettre  de  Mme  d'Epinay  à 
Rousseau  (Mémoires  de  Mme  d'E- 
pinay, t.  II,  ch.  v)  ;  autre  Lettre 


de  janvier  1755  (Streckeisen- 
Moultou). 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 


369 


lerai  plus.  C'est  pourtant  un  citoyen  bien  singulier 
qu'un  ermite.  »  Comme  diversion,  il  lui  parlait  de 
la  Nouvelle  Héloîse1.  Mais  il  était  trop  tard,  et  l'in- 
térêt même  que  Jean-Jacques  portait  à  son  ouvrage 
n'était  pas  capable  de  rétablir  sa  malheureuse  hu- 
meur. Il  ne  s'agissait  plus  seulement  d'un  mot 
piquant,  qu'un  désaveu  fait  oublier,  mais  d'une 
foule  d'offenses  qui  n'étaient  nullement  désa- 
vouées. «  Tenez,  écrit-il  à  Mme  d'Epinay,  voilà  les 
lettres  de  Diderot  et  ma  dernière  réponse  :  lisez  et 
jugez-nous,  car.  pour  moi,  je  suis  trop  aigri,  trop 
indigné  pour  avoir  de  la  raison  \  »  Il  fallait  que 
quelqu'un  en  eût  pour  lui.  Mm  d'Epinay  s'y  appli- 
qua, et  d'abord  lui  enjoignit  de  ne  pas  envoyer  sa 
lettre.  Elle  n'était  bonne,  en  effet,  qu'à  consommer 
la  rupture  des  deux  amis.  «  >'e  venez  pas,  je  vous 
en  conjure,  disait  Rousseau  en  finissant...  Si  vous 
avez  quelque  respect  pour  une  ancienne  amitié,  ne 
venez  pas  l'exposer  à  une  rupture  infaillible  et  sans 
retour3.  » 

Diderot  ne  vint  pas,  mais  il  écrivit,  et  dans  sa 
lettre,  il  eut  le  tort  de  rappeler  ses  services,  sujet 
toujours  scabreux  avec  les  caractères  susceptibles4. 
«  Vous  me  parlez  de  vos  services,  répliqua  Rous- 
seau, je  ne  les  avais  point  oubliés... Mais  tout  votre 
empressement,  tout  votre  zèle  pour  me  procurer 
des  choses  dont  je  n'ai  que  faire  me  touchent  peu. 
Je  ne  veux  que  de  l'amitié .  et  c'est  la  seule  chose 
qu'on  me  refuse.  Ingrat  !  je  ne  t'ai  point  rendu  de 


1.  Deux  Lettres  de  Diderot 
à  Rousseau,  janvier  \~'~.  — 
2.  Lettre  à  Mm°  d'Epinay. 
janvier  1757.  —  3.  Lettre  à  Di- 
derot, mercredi  soir  1757  ;  voir 


aussi  Deux  lettres  de  Mme  d'E- 
pinay à  Rousseau,  janvier  1757. 
—  4.  Lettre  de  Diderot  à  Rous- 
seau, janvier  1757. 


370  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

services,  mais  je  t'ai  aimé,  et  ta  ne  me  paieras  de 
ta  vie  ce  que  j'ai  senti  pour  toi  pendant  trois  mois... 
Homme  insensible  et  dur,  deux  larmes  versées  dans 
mon  sein  m'eussent  mieux  valu  que  le  trône  du 
monde  ;  mais  tu  me  les  refuses  et  te  contentes  de 
m'en  arracher.  Eh  bien  !  garde  tout  le  reste  ;  je  ne 
veux  plus  rien  de  toi  \  » 

Que  de  déclamations  !  Quel  étalage  4e  grands 
sentiments  !  Et  pourquoi  ?  Pour  une  querelle  insi- 
gnifiante. Quand  on  écrit  si  bien,  ne  saurait-on  au 
moins  écrire  et  penser  juste  ? 

Rousseau  voyait  son  ami  lui  échapper.  Cette  pers- 
pective paraissait  le  désespérer,  mais  ne  le  rendait 
pas  plus  accommodant.  Dans  une  lettre  particu- 
lièrement soignée,  car  il  en  a  laissé  deux  rédactions 
différentes,  il  expose  à  Mme  d'Epinay  sa  théorie  de 
l'amitié  (il  aimait  à  mettre  de  la  théorie  partout)  : 
«  Premièrement,  je  veux  que  mes  amis  soient  mes 
amis,  et  non  pas  mes  maîtres...  Leurs  grands 
empressements  à  me  rendre  mille  services  dont  je 
ne  me  soucie  point  me  sont  à  charge  ;  j'y  trouve  un 
certain  air  de  supériorité  qui  me  déplaît... 

«  S'il  survient  une  querelle...  c'est  à  celui  qui  a 
commencé  la  querelle  à  la  finir.  Si  je  reçois  mal  sa 
censure,  si  je  m'aigris  sans  sujet,  si  je  me  mets  en 
colère  mal  à  propos,  il  ne  doit  pas  s'y  mettre  à 
mon  exemple,  ou  bien  il  ne  m'aime  pas. 

«  J'exige  d'un  ami  bien  plus  encore  que  je  ne 
viens  de  vous  dire,  plus  même  qu'il  ne  doit  exiger 
de  moi  et  que  je  n'exigerais  de  lui  s'il  était  à  ma 
place  et  que  je  fusse  à  la  sienne.  En  qualité  de  soli- 
taire, je  suis  plus  sensible  qu'un  autre...  En  qualité 

I,  Lcllre  à  Diderot,  janvier  1737. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  371 

de  malade,  j'ai  droit  aux  ménagements  que  l'hu- 
manité doit  à  la  faiblesse  et  à  l'humeur  d'un  homme 
qui  souffre...  Je  suis  pauvre,  et  il  me  semble  que 
cet  état  mérite  encore  des  égards1.  » 

Rousseau  se  montre  ici  bien  exigeant  et  use  d'une 
précaution  utile  en  déclarant  qu'il  ne  faut  pas  se 
montrer  aussi  sévère  pour  lui.  Si  les  rôles  avaient 
été  intervertis,  comme  il  le  dit,  aurait-il  fait  mieux 
que  les  autres?  Il  est  sur  qu'il  a  eu  un  grand 
nombre  d'amis  ;  il  n'a  pas  su,  pour  ainsi  dire,  en 
conserver  un  seul.  Qu'il  y  ait  eu  souvent  de  leur 
faute,  c'est  indubitable,  mais  il  serait  bien  singu- 
lier qu'il  n'y  eût  pas  eu  aussi  de  la  sienne. 

Restait  la  question  pratique  du  départ  de  la  mère 
Le  Vasseur.  Mmc  d'Epinay,  qui  jouait  ici  le  rôle  de 
Providence,  voulait  bien  tout  ce  qu'on  voudrait, 
pourvu  qu'on  arrivât  aune  réconciliation.  «  Veut-elle 
rester?  disait  Mrac  d'Epinay,  qu'elle  reste;  veut-elle 
quitter?  je  m'en  charge;  veut-elle  rester  le  printemps 
et  l'été?  je  m'en  charge  encore  ;  mais  soyez  sûr  que 
personne  ne  croit  qu'elle  est  de  force  à  l'Ermitage  2.  » 
On  en  eut  bientôt  la  preuve. Tout  le  monde  semblait 
être  pour  le  départ,  la  bonne  femme  comme  les 
autres.  Cependant  aussitôt  que  Rousseau  l'eut  mise  à 
même  de  partir,  allant  même  jusqu'à  lui  promettre 
une  pension,  elle  cessa  de  le  vouloir.  Quant  à  Thé- 
rèse, elle  avait  tout  de  suite  déclaré  qu'elle  ne  par- 
tirait pas.  Il  est  probable  que  les  deux  femmes, 
désireuses  de  revenir  à  Paris  avec  Jean-Jacques, 
jugèrent  qu'elles  perdraient  trop  à  y  revenir  sans 
lui.  Les  amis  de  celui-ci  en  étaient  donc  pour  leurs 


1.    Lettre    à    Mme    d'Epinay,   I    jl/ra«  d'Epinay  à  Rousseau,  j an- 
jeudi    1757.     —    '2.     Lettre    de   \    vier  1757. 


372 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


frais  ;  ils  n'avaient  réussi  qu'à  troubler  sans  profit 
son  intérieur1. 

A  ne  consulter  que  les  apparences,  cette  querelle, 
si  mal  engagée,  finit  mieux  qu'on  ne  l'aurait  pré- 
sumé. Mmo  d'Epinay,  la  seule  personne  qui  eût  de 
l'influence  sur  Rousseau,  n'avait  cessé  de  travailler  à 
un  rapprochement.  «  Préparez-vous, lui  écrivait-elle 
un  jour,  à  ouvrir  les  bras  à  votre  ami,  qui  ne  doit 
pas  tarder  à  s'y  jeter,  suivant  ce  que  j'entends 
dire2.  »  Deleyre  insistait  de  son  côté3.  La  réconci- 
liation était  donc  toute  prête.  En  effet,  quand  elle 
eut  eu  lieu,  Rousseau  écrivit  à  Mmc  d'Epinay  :  Vous 
aviez  bien  raison  de  vouloir  que  je  visse  Diderot.  IL 
a  passé  hier  la  journée  ici;  il  y  a  longtemps  que  je 
n'en  ai  passé  d'aussi  délicieuse.  Il  n'y  a  point  de 
dépit  qui  tienne  contre  la  présence  d'un  ami4.  » 

Il  ne  faudrait  pas  se  faire  illusion  sur  la  valeur  de 
la  réconciliation  de  Rousseau  et  de  Diderot.  Par  le 
fait,  leur  amitié  avait  reçu  une  blessure  dont  elle 
ne  se  releva  jamais.  On  s'efforçait  de  s'aimer,  de  se 
pardonner,  de  se  faire  bonne  mine  ;  mais  les  liens 
étaient  relâchés,  les  défiances  éveillées,  les  suscep- 
tibilités surexcitées;  la  moindre  atteinte  devait  ra- 
viver cette  plaie  mal  fermée;  une  rupture  définitive 
ne  pouvait  manquer  de  se  produire  tôt  ou  tard. 

Nous  venons  de  voir  Rousseau  en  face  de  ceux 
de  ses  amis  dont  il  se  plaint  ;  voyons-le  en  face  de 
ceux  dont  il  n'a  qu'à  se  louer.  Précisément  au  mo- 
ment   où  il    était  en  délicatesse  avec    Diderot,  son 


1.    Lettre    à    Mme    cPÉpinay, 
janvier    1757.    —    2.    Lettre  de 
MmC  d'Epinay  à    Rousseau  (Mé- 
moires de   Mme  d'Epinay,  t.  II,' 
ch.  V).  —  3.  Lettre  de  Deleyre  à 


Bousseati,  31  mars  1757.  —  4. 
Lettre  à  Mme  d'Epinay,  février 
1757  (?).  Cette  lettre  doit  être 
mal  datée  et  être  un  peu  pos- 
térieure. 


DE    JEAN- JACQUES    ROUSSEAU.  373 

ami  Je  plus  cher,  le  vieux  Gauffecourt,  fut  frappé 
d'apoplexie.  Mmo  d'Epinay  le  visita,  le  soigna,  et 
bientôt  apprit  à  Rousseau  la  triste  nouvelle,  annon- 
çant que  le  malade  le  demandait  à  grands  cris.  Elle 
supposait  que  Gauffecourt  avait  quelque  affaire  à  ar- 
ranger, qu'il  ne  voulait  confier  qu'à  lui.  En  pareil  cas, 
le  premier  mouvement  est  décisif;  Jean-Jacques  ne  s'y 
montra  point  à  son  avantage.  On  était,  il  est  vrai, 
au  mois  de  janvier;  mais  Mmc  d'Epinay,  toujours 
complaisante,  lui  offrait  son  carrosse.  Malgré  cela, 
il  a  de  la  peine  à  se  décider;  tout  le  monde  est  ma- 
lade chez  lui,  et  lui-même  plus  que  les  autres  ;  les 
chemins  sont  affreux,  il  ne  peut  aller  à  pied  ;  dans 
son  état,  il  ne  pourrait  même  que  difficilement  sup- 
porter la  voiture.  Enfin,  «  de  plus  de  vingt  amis 
qu'avait  M.  de  Gauffecourt  à  Paris,  il  trouve  étrange 
qu'un  pauvre  infirme,  accablé  de  ses  pauvres  maux, 
soit  le  seul  dont  il  ait  besoin.  »  Et  toutes  ces  diffi- 
cultés, pour  promettre  à  la  fin  de  se  rendre,  s'il  est 
possible,  à  l'appel  de  son  ami.  Qu'étaient  donc  de- 
venues ses  belles  théories  sur  l'amitié?  Il  ne  put  ce- 
pendant, dit  Mme  d'Epinay,  résister  au  désir  de 
Gauffecourt;  il  est  fâcheux  que  ce  désir  n'ait  pas 
été  aussi  le  sien.  Il  resta  peu  de  temps;  les  per- 
sonnes qui  entouraient  le  malade  lui  déplaisant.  Il 
le  quitta  à  peine  convalescent,  et  reprit  à  pied  le 
chemin  de  l'Ermitage.  En  venant  il  pouvait  à  peine 
supporter  le  carrosse,  mais  il  lui  avait  été  peu 
agréable  d'aller,  tandis  qu'il  lui  plaisait  de  s'en  re- 
tourner. Une  fois  rentré  chez  lui,  sa  bonne  humeur, 
son  amitié  même  semblent  renaître  ;  il  s'informe 
avec  plus  d'intérêt  de  son  ami ,  mais  ne  peut  s'em- 
pêcher de  reparler  de  son  entourage ,  «  médecins, 
comtes,  abbés,    belles  dames,  et    le    diable  qui  les 


374 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


emporte  tous.  »  Il  veut  bien  retourner  auprès  de  lui 
pour  le  soigner,  quoiqu'il  soit  persuadé  qu'il  ne 
reverra  jamais  Paris  que  pour  y  mourir  ;  mais  au 
moins  il  n'y  veut  pas  retrouver  tous  ces  gens-là1. 

Malgré  ces  soucis,  Rousseau  ne  manqua  pas  de 
jouissances  pendant  cet  hiver.  Mme  d'Epinay,  quoi- 
que absente,  continuait  à  l'entourer  de  son  affection 
et,  chose  rare  chez  Rousseau,  leur  correspondance 
était  marquée  par  un  abandon  qui  parfois  touchait 
à  l'enfantillage  2. 

Mais  il  puisait  en  lui-même  ses  joies  les  plus 
vives.  C'est  lorsqu'il  était  seul  que  ses  souvenirs  lui 
retraçaient  avec  le  plus  d'énergie  les  images  sédui- 
santes du  passé,  qu'il  les  tournait  et  retournait  dans 
sa  pensée,  qu'il  les  fixait  sur  le  papier  sous  forme 
de  notes  passionnées  ou  de  lettres  brûlantes.  Il  com- 
posa ainsi  pendant  l'hiver  les  deux  premières  par- 
ties de  son  roman.  Le  soir,  au  coin  du  feu,  il  le 
lisait  à  Thérèse  et  à  sa  mère.  Singulier  auditoire, 
dont  il  devait  se  contenter,  faute  de  mieux.  La  mère 
n'y  comprenant  rien,  se  bornait  à  répéter  :  Mon- 
sieur, cela  est  bien  beau!  la  fille,  qui  sentait  sans 
doute  un  peu  mieux,  pleurait  avec  lui  d'attendrisse- 
ment. 

Avec  le  printemps  revinrent  les  distractions,  les 
visites,  la  présence  de  Mme  d'Epinay.  Ces  dérange- 
ments n'empêchèrent  pas  la  continuation  du  roman. 
Mais  tous  ces  faits  sont  peu  de  chose  en  comparai- 
son de  l'événement  capital  de  cette  époque,  l'amour 
de  Rousseau  pour  Mme  d'Houdetot. 


1.  Mémoires  de  Mm*  d'Epinay, 
t.  II,  ch.  V.  —  Trois  Lettres  de 
Rousseau  à  Mma  d'Epinay,  jan- 
vier, février  1757.  —  2.  Confes- 


sions, 1.  IX.  —  Mémoires  de 
Mm0  d'Epinay,  t.  II,  ch.  V.  — 
Lettres  à  Mme  d'Epinay,  jan- 
vier 1757. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  375 


II 


Sophie  la  Live  de  Bellegarde,  comtesse  d'Houde- 
tot,  était  la  belle-sœur  de  Mmu  d'Epinay.  Elle  était 
née  le  18  décembre  1730;  elle  avait  par  conséquent 
un  peu  plus  de  vingt-six  ans  à  l'époque  dont  nous 
parlons.  A  dix-huit  ans,  on  l'avait  mariée  à  M.d'Hou- 
detot;  mais  celui-ci,  qui  aimait  une  autre  femme, 
ne  pouvait  avoir  un  grand  attachement  pour  la 
sienne.  \Ime  d'Houdetot,  de  son  coté,  ne  tarda  pas  à 
se  lier  avec  Saint-Lambert.  Ces  deux  unions  dos  à 
dos  se  continuèrent  ainsi,  sans  réclamation  de  part 
ni  d'autre,  jusqu'à  la  vieillesse,  au  vu  et  au  su  des 
deux  époux  et  du  public  ;  ce  qui  faisait  dire  à 
M.  d'Houdetot  :  Nous  avions,  Mm0  d'Houdetot  et 
moi,  la  vocation  de  la  fidélité;  seulement  il  y  a  eu  un 
malentendu.  En  1793,  M.  d'Houdetot  reçut  le  der- 
nier soupir  de  la  femme  qu'il  aimait;  Mm0 d'Houdetot 
vécut  alors  entre  son  mari  et  Saint-Lambert  :  chose 
singulière,  elle  était  l'objet  des  soins  et  des  atten- 
tions du  premier,  et  souvent  des  boutades  du  se- 
cond. Elle  perdit  Saint-Lambert  en  1803;  elle-même 
ne  mourut  qu'en  1813. 

Mme  d'Houdetot  n'était  rien  moins  que  jolie;  ce 
ne  fut  donc  pas  par  les  charmes  de  son  visage  qu'elle 
séduisit  Rousseau.  En  revanche,  il  n'y  a  qu'une  voix 
pour  vanter  son  caractère,  et  il  semble  que,  sous  ce 
rapport,  l'amant  lui-même  est  resté  au-dessous  de 
la  vérité.  «  Elle  n'a  de  laid  que  le  visage,  »  disait 
son  autre  amant  Saint-Lambert.  «  Ce  sera  une  con- 
solation pour  les  femmes  laides,  a  écrit  la  vicomtesse 
d'Allard,  d'apprendre  que   Mmc  d'Houdetot,  qui  l'é- 


37G 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


tait  beaucoup,  a  dû  à  son  esprit  et  surtout  à  son 
charmant  caractère,  d'être  si  passionnément  et  si 
constamment  aimée.  Elle  avait  non  seulement  la 
vue  basse  et  les  yeux  ronds,  comme  le  dit  Rousseau, 
mais  elle  était  excessivement  louche ,  ce  qui  empê- 
chait que  son  âme  se  peignît  dans  sa  physionomie. 
Son  front  était  très  bas,  son  nez  gros  ;  la  petite  vé- 
role avait  laissé  une  teinte  jaune  dans  tous  ses 
creux,  et  les  pores  étaient  marqués  de  brun  \ 

On  a  dit,  et  Rousseau  n'était  pas  fâché  d'accré- 
diter cette  opinion,  que  Mmc  d'Epinay  fut  jalouse  de 
sa  belle-sœur.  Toujours  est-il  que  les  Mémoires  n'en 
laissent  rien  paraître.  Tout,  au  contraire,  y  respire 
la  bienveillance.  «  Mimi  (Mmo  d'Houdetot)  se  marie 
à  M.  d'Houdetot...  Son  âme  est  si  belle,  si  franche, 
si  honnête,  si  sensible2.  »  «  Que  c'est  une  jolie 
âme,  dit  plus  tard  Mmc  d'Epinay,  naïve,  sensible  et 
honnête  !  Elle  est  ivre  de  joie  du  départ  de  son 
mari,  et  vraiment  elle  est  si  intéressante  que  tout  le 
monde  est  heureux  pour  elle3.  »  «  Saint-Lambert 
part  pour  l'armée  ;  Mm0  d'Houdetot  en  est  déses- 
pérée et  laisse  voir  sa  douleur  avec  une  franchise, 
au  fond  très  estimable,  mais  cependant  embarras- 
sante pour  ceux  qui  s'intéressent  à  elle  4.  »  Au  plus 
fort  de  la  passion  de  Rousseau,  quand  Grimm 
demande  à  Mmc  d'Epinay  ce  qu'il  faut  penser  de  la 
comtesse  :  «  Sur  quel  fondement  la  juger,  dit-elle? 
Sur  le  rapport  d'une,  fille  jalouse,  bête,  bavarde  et 
menteuse  (Thérèse),  qui  accuse  une  femme  qui  nous 
est  connue  pour  étourdie,  confiante,  inconsidérée,  à 


1.  Anecdotes  pour  faire  suite 
aux  Mémoires  de  MmC  d'Epinay, 
par  la  vicomtesse  d'Allard. 


—  2.  Mémoires  de  Mme  d'Epinay, 
t.  I,  cb.  m.  —  3.  Id.,  t.  II,  ch.  V. 

—  4.  Id.,  t.  II,  ch.  VI. 


DE   JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.  377 

la  vérité,  mais  franche,  honnête  et  très  honnête, 
sincère  et  honne  au  suprême  degré  de  bonté l.  » 
Enfin,  il  n'est  pas  jusqu'à  M110  d'Ette,  la  malignité 
en  personne,  qui  ne  joigne  son  mot  à  ce  concert2. 

A  ce  caractère  d'élite,  Mme  d'Houdetot  unissait  un 
esprit  juste,  simple,  délicat,  allié  à  une  grande 
modestie.  Elle  parlait  peu,  mais  toujours  à  propos. 
Elle  excellait  surtout  à  ramener  ou  à  résumer  la 
conversation  par  une  réflexion  spirituelle  et  juste, 
qui  ne  laissait  rien  à  ajouter.  Elle  tournait  joliment 
les  vers,  mais  ne  voulut  jamais  en  laisser  imprimer 
un  seul. 

La  morale  de  Mme  d'Houdetot,  on  a  pu  s'en  aper- 
cevoir, était  large  et  commode.  Sa  maxime  favorite 
la  résume  assez  bien  :  Jouissez,  c'est  le  bonheur  ; 
faites  jouir,  c'est  la  vertu.  Comment  lui  a-t-on 
appliqué  si  unanimement  ces  mots  de  jolie  âme, 
d'âme  naïve,  d'honnête  et  très  honnête?  C'est  beau- 
coup la  faute  du  siècle.  La  morale  n'a  pas  d'épo- 
ques, mais  les  hommes  et  les  époques  ont  des 
manières  diverses  de  l'entendre.  Tout  au  plus  dirons- 
nous  de  Mmo  d'Houdetot  qu'elle  avait  cette  hon- 
nêteté qui  consiste  à  se  montrer  franchement  et 
simplement  tel  qu'on  est  ;  cette  honnêteté  qui  se 
réjouissait  du  départ  du  mari  et  s'affligeait  de  celui 
de  l'amant. 

Mm0  d'Houdetot,  lors  de  sa  première  visite,  avait 
promis  à  Rousseau  de  revenir  ;  elle  n'exécuta  sa 
promesse  qu'au  printemps  suivant.  «  A  ce  voyage, 
elle  était  à  cheval  et  en  homme.  Quoique  je 
n'aime  guère,  dit  Jean-Jacques,  ces  sortes  de  mas- 
carades, je  fus  pris  à  l'air  romanesque  de  celle-là  ; 

1.  Mémoires  de  Mme  d'Épinay,  t.  II,  ch.  vil.  —  2.  Id.,  t.  I,  ch.  IV. 


378  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

et  pour  cette  fois,  ce  fut  de  l'amour.  Comme  il  fut 
le  premier  et  l'unique  de  toute  ma  vie,  et  que  ses 
suites  le  rendront  à  jamais  mémorable  et  terrible  à 
mon  souvenir,  qu'il  me  soit  permis  d'entrer  dans 
quelque  détail  de  cet  article.  » 

Jusque  dans  la  poursuite  des  plaisirs  coupables, 
il  est  possible  de  garder  une  certaine  dignité  de 
caractère.  D'après  Mm0  d'Epinay,  Rousseau  aurait 
commencé  par  se  conduire  comme  un  misérable. 
Mme  d'Houdetot,  toujours  naïve,  n'avait  pas  été  sans 
lui  parler  de  son  amour  pour  Saint-Lambert. 
Pouvait-elle  choisir  un  confident  plus  discret,  un 
conseiller  plus  sage  qu'un  philosophe  ?  Que  fait 
notre  Jean- Jacques  ?  Il  sermonne  ;  il  veut  inspirer 
des  scrupules  de  conscience  à  Mme  d'Houdetot;  il 
lui  parle  éloquemment  des  règles  de  la  morale,  des 
droits  de  son  mari1  ;  et  tout  cela  pour  détourner  à 
son  profit  des  faveurs  qu'il  veut  enlever  à  son 
rival.  Rousseau  ne  se  vante  pas  de  cette  petite  tar- 
tuferie ;  ses  dévots,  ceux  qui  croient  à  sa  sincérité 
quand  même,  peuvent  la  nier  ;  la  plupart  de  ses  bio- 
graphes aiment  mieux  la  passer  sous  silence.  Mais 
Mme  d'Houdetot  n'y  fait-elle  point  allusion  dans  une 
de  ses  lettres  ?  «  Respectez,  dit-elle,  et  ne  con- 
damnez point  une  passion  ^avec  Saint-Lambert)  à 
laquelle  nous  avons  su  joindre  tant  d'honnêteté,  et 
dans  le  rang  sublime  où  la  vertu  doit  vous  mettre 
et  où  vous  pouvez  atteindre,  excusez  deux  cœurs 
que  l'amour  de  la  vertu  n'abandonna  jamais2.  » 
Singulier  amalgame  sans  doute  de  beaux  sentiments 
et  de  vilaines  actions  !  Singulières  gens,  qui  restent 
vertueux,  tout  en  se  livrant  au  vice  ! 

1.  Mémoires  de  M'ne  d'Êpinay,   ]    Mme  d'Houdetot  à  Rousseau,  été 
t.    II,    ch.    VU.    —    2.  Lettre  de   |    de  1757. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  379 

Ce  n'est  pas  que  Jean-Jacques  lui-même  n'ait  eu 
ses  scrupules.  «  Mes  mœurs,  mes  sentiments,  mes 
principes,  la  honte,  l'infidélité,  le  crime,  l'abus  d'un 
dépôt  confié  par  l'amitié,  le  ridicule  enfin  de  brûler 
à  mon  âge  de  la  passion  la  plus  extravagante  pour 
un  objet  dont  le  cœur  préoccupé  ne  pouvait  ni  me 
rendre  aucun  retour,  ni  me  laisser  aucun  espoir  ;  » 
Hélas!  pourquoi  se  donne-t-il  la  peine  d'accumuler 
toutes  ces  raisons?  Ne  savait-il  pas  par  expérience 
qu'il  était  d'avance  destiné  à  être  vaincu?  Est-ce 
qu'il  a  jamais  su  résister  à  une  passion? 

Le  motif  qui  le  rassure  est  précisément  un  de 
ceux  qu'il  invoquait  tout  à  l'heure  pour  la  résis- 
tance. «  Quel  scrupule,  pensais-je,  puis-je  me  faire 
d'une  folie  nuisible  à  moi  seul?  Suis-je  donc  un 
jeune  cavalier  fort  à  craindre  pourMmc  d'IIoudetot? 
Ne  dirait-on  pas,  à  mes  présomptueux  remords,  que 
ma  galanterie,  mon  air,  ma  parure,  vont  la  séduire? 
Eh!  pauvre  Jean-Jacques,  aime  à  ton  aise,  en  sûreté 
de  conscience,  et  ne  crains  pas  que  tes  soupirs  nui- 
sent à  Saint-Lambert...  Grande  leçon,  ajoute-t-il 
sagement,  pour  les  âmes  honnêtes,  que  le  vice 
n'attaque  jamais  à  découvert,  mais  qu'il  trouve 
moyen  de  surprendre  en  se  masquant  toujours  de 
quelque  sophisme  et  souvent  de  quelque  vertu.  » 
Rousseau  donc  ne  se  livra  pas  tout  d'abord  sans 
réserve  à  sa  passion.  Il  n'avait  pas  prévu  les  ravages 
que  la  première  entrevue  allait  jeter  dans  son  âme. 
Quand  il  s'en  aperçut,  la  honte  le  prit,  et  à  la  visite 
suivante  de  Mme  d'Houdetot,  il  resta  muet,  trem- 
blant devant  elle,  n'osant  ouvrir  la  bouche  ni  lever 
les  yeux.  Enfin,  il  prit  le  parti  de  lui  avouer  son 
trouble  et  de  lui  en  laisser  deviner  la  cause.  Autre 
faute,   autre  imprudence  faudrait-il  dire,  s'il  n'était 


380  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

facile  de  voir  que  ce  trouble  n'était  qu'un  calcul  et 
un  moyen  assez  usé  de  poursuivre  sa  passion.  Une 
fois  avouée,  le  plus  fort  était  fait  ;  il  n'y  avait  plus 
qu'à  continuer. 

A  partir  de  ce  moment,  en  effet,  il  oublie  com- 
plètement sa  timidité.  Il  multiplie  ses  visites,  il  va 
s'établir  à  Eau-Bonne  (chez  Mmo  d'IIoudetot)  pen- 
dant des  jours  entiers,  il  y  dine,  il  y  couche,  il 
recherche  les  entretiens  intimes,  les  longues  prome- 
nades en  tête-à-tête,  il  devient  pressant,  il  ne  mé- 
nage ni  les  déclarations,  ni  les  lettres  sentimentales, 
ni  les  témoignages  de  tendresse,  ni  les  transports 
brûlants  ;  c'était,  comme  il  le  dit,  «  l'amour  dans 
toute  son  énergie  et  dans  toutes  ses  fureurs.  » 

La  situation  de  Mm0  d'Houdetot  ne  laissait  pas  que 
d'être  délicate.  Une  femme  franchement  honnête 
aurait,  dès  le  principe,  découragé  ces  entreprises; 
mais  Mm0  d'Houdetot,  qui  n'était  honnête  que  d'une 
certaine  façon ,  était  en  outre  très  naïve  et  très  bien- 
veillante. Sans  éprouver  d'amour  pour  Rousseau , 
elle  avait  pour  lui  de  l'amitié ,  surtout  de  la  pitié  ; 
enfin  ,  elle  craignait  qu'une  rupture  subite  n'éclairât 
Saint-Lambert ,  qui  lui-même  l'avait  poussée  à  voir 
Rousseau. 

Elle  le  traita  donc  à  la  fois  en  ami,  en  malade  et 
en  maniaque;  évitant  également  de  brusquer  et  de 
flatter  sa  folie.  Elle  voulut  le  raisonner,  le  gour- 
mander,  le  rappeler  à  ses  devoirs;  mais  toujours 
avec  douceur  et  sur  le  ton  de  l'amitié  la  plus  tendre. 
Mauvais  moyen  assurément,  qui  n'était  propre  qu'à 
augmenter  le  mal.  Elle  aimait  surtout  à  parler  de 
Saint-Lambert,  sans  songer  que  ce  qu'elle  regardait 
comme  une  diversion  n'était  qu'un  stimulant  de  plus, 
et  que  Rousseau  savourait  à  longs  traits   ces  pa- 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  381 

rôles  amoureuses  qui   ne    s'adressaient  pas   à  lui. 

Nous  n'avons  plus ,  bien  entendu ,  ces  entretiens 
d'une  intimité  qui  ne  saurait  supporter  le  jour  de 
la  publicité  ,  mais  nous  avons  des  lettres;  elles  peu- 
vent, jusqu'à  un  certain  point,  suppléer  aux  paroles. 
Celle  de  Mmf  d'IIoudetot,  que  nous  avons  déjà  citée, 
exprime  assez  bien  son  attitude.  Toutes  les  femmes 
ne  rendraient  pas  compte  de  la  leur  avec  autant  de 
franchise  et  de  naïveté. 

Rentré  chez  lui,  Jean-Jacques  se  jetait  à  son  ro- 
man; autre  moyen  encore  d'attiser  le  feu  qui  le  dé- 
vorait. Jusqu'alors  il  avait  goûté  une  sorte  d'amour 
platonique;  sa  Julie  prenait  désormais  un  corps.  11 
ne  vit  plus  en  Julie  que  Mme  d'Houdetot.  Il  essayait 
de  mettre  dans  les  lettres  de  Saint-Preux  ou  de  Julie 
une  partie  de  la  passion  qu'il  éprouvait  ou  qu'il 
voulait  inspirer  à  Mmo  d'Houdetot.  Celle-ci  les  re- 
cevait et  les  lisait  avec  un  extrême  plaisir  :  «  elle  était 
du  nombre  des  femmes  qui  pouvaient  sentir  leur 
valeur1.  »  Elle  en  réclamait  avec  empressement  la 
première  partie  tout  entière  «  pour  lire  avec  son 
ami  Saint-Lambert,  cette  Julie  qui  lui  plaisait  tant2.  » 

Mais  cet  amour  n'était  pas  partagé!  Eh!  qu'im- 
porte? Par  une  fiction  qui  tourne  au  grotesque, 
Rousseau  déclare  que  son  amour  était  en  quelque 
sorte  partagé,  puisqu'il  était  égal  des  deux  côtés. 
Son  amante  était  ivre  d'amour;  cela  lui  suffit,  bien 
que  ce  ne  soit  pas  pour  lui.  0  puissance  de  l'ima- 
gination! Oui,  Rousseau  a  un  amour  d'imagination. 
R  a  aussi  un  amour  d'orgueil  et  de  défiance  :  il  lui 
fallait  bien  porter  partout  son  caractère  ombrageux. 
Un  jour,  il  trouve  l'amitié  de  Mmo  d'Houdetot  «  trop 

1.  Lettre  de  Mme  d'Houdetot  à    I   23  mars  1737. 
Rousseau,  3  mars  1757.  —  2.  Id.,    \ 


38*2  LA    VIE   ET    LES    OEUVRES 

vive  pour  être  vraie  ».  Il  ne  lui  en  faut  pas  davan- 
tage pour  se  croire  dupe:  Mm0  d'IIoudetot  veut,  il 
n'en  doute  pas,  se  divertir  de  lui  et  de  ses  douceurs 
surannées;  elle  a  averti  Saint-Lambert;  tous  deux 
s'entendent  pour  lui  faire  tourner  la  tête  et  le  per- 
sifler. Il  n'était  pas  homme  à  garder  pour  lui  ses 
soupçons.  Mm0  d'IIoudetot,  qui  ne  fit  qu'en  rire,  ac- 
crut encore  sa  rage.  Elle  en  revint  donc  à  la  dou- 
ceur, aux  tendres  reproches.  Le  croira-t-on?  Rous- 
seau ne  fut  qu'à  demi  satisfait;  il  lui  fallut  des 
gages,  et  Mm0  d'IIoudetot,  sans  rien  lui  accorder 
qui  pût  la  rendre  infidèle,  ne  lui  refusa  rien  de  ce 
que  la  plus  tendre  amitié  peut  donner.  Etait-ce  bien 
là  de  l'amour?  n'était-ce  pas  plutôt  le  jeu  grossier 
de  l'appétit  sensuel,  cherchant  à  se  satisfaire  par 
les  plus  misérables  moyens? 

Rousseau  raconte  dans  ses  Confessions  les  agita- 
tions de  son  cœur  et  de  ses  sens  en  présence  de 
Mmc  d'IIoudetot ,  ou  dans  le  trajet  qui  sépare  l'Er- 
mitage d'Eau-Bonne,  ses  éblouissements ,  ses  émo- 
tions à  la  pensée  du  simple  baiser  qui  l'attend  à  son 
arrivée.  Cette  peinture  réaliste,  qui  dissèque,  en 
quelque  sorte,  l'amour  physique,  a  la  prétention 
d'émouvoir  le  lecteur;  elle  ne  fait  que  l'étonner. 
«  C'est  la  clinique  de  l'amour  peut-être,  dit  Saint- 
Marc  Girardin,  ce  n'est  pas  l'amour...  Que  dire  de 
cet  amour  qui  finit  par  une  hernie,  et  de  l'homme 
qui  le  raconte ,  et  qui  croit  nous  toucher  par  ce  dé- 
tail d'hôpital?  Il  y  a  de  tout  dans  l'amour  de  Rous- 
seau, de  l'enthousiaste  et  du  séducteur,  du  satyre 
et  du  malade;  il  n'y  manque  que  l'amour  vrai, 
simple  et  par  conséquent  décent1.  » 

1.  Revue  des  Deux  Mondes,  15  septembre  1853. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  383 

Cet  état  dura  quatre  mois.  Rousseau  admire  com- 
ment, pendant  un  temps  si  long-,  une  intimité 
presque  sans  exemple ,  dans  des  circonstances  si  dé- 
licates, put  exister,  sans  qu'un  moment  d'oubli  en 
ait  dénaturé  le  caractère.  Mmc  d'Houdetot,  dit-il, 
était  défendue  parle  souvenir  de  Saint-Lambert; 
lui-même  l'était  par  son  respect  pour  la  divine  idole 
qu'il  adorait  dans  son  cœur.  «  Je  l'aimais  trop, 
ajoute-t-il ,  pour  vouloir  la  posséder  '.  »  Purs  so- 
phismes.  On  ne  poursuit  pas  un  but  avec  tant  d'ar- 
deur et  de  persévérance,  quand  ou  ne  veut  pas  aller 
jusqu'au  bout.  Chimères  contre  lesquelles  s'élève 
tout  le  récit,  et  que  lui-même  prend  soin  de  dé- 
mentir à  la  page  suivante. 

Cependant  il  n'invente  pas  tout  à  fait  ce  senti- 
ment dont  il  fait  ici  parade.  Il  l'a  même  consigné 
dans  une  lettre ,  qui  offre  le  plus  singulier  mélange 
de  fausse  générosité  et  de  tentatives  coupables. 
(<  Qae  je  vous  dise  une  fois  ce  que  vous  devez  at- 
tendre, sur  ce  point  difficile,  de  votre  tendre  et  trop 
faible  ami...  Ma  passion  funeste,  vous  la  connaissez;  il 
n'en  fut  jamais  d'égale  ;  je  n'ai  rien  senti  de  pareil 
à  la  fleur  de  mes  ans;  elle  peut  me  faire  oublier 
tout,  et  mon  devoir  même,  excepté  le  vôtre.  Cent 
fois  elle  m'eût  déjà  rendu  méprisable ,  si  je  pouvais 
l'être  par  elle,  sans  que  vous  le  devinssiez  aussi... 
IVon,  Sophie,  je  puis  mourir  de  mes  fureurs,  mais 
je  ne  vous  rendrai  point  vile.  Si  vous  êtes  faible  et 
que  je  le  voie,  je  succombe  à  l'instant  même.  Tant 
que  vous  demeurerez  à  mes  yeux  ce  que  vous  êtes , 
je  n'en  trahirai  pas  moins  mon  ami  dans  mon  cœur, 
mais  je  lui  rendrai  son   dépôt  aussi  pur  que  je  l'ai 

1.  Conf.,  1.  IX. 


384  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

reçu.  Le  crime  est  déjà  cent  fois  commis  dans  ma 
volonté;  s'il  l'est  dans  la  vôtre,  je  le  consomme  et 
je  suis  le  plus  traître  et  le'plus  heureux  des  hommes; 
mais  je  ne  puis  corrompre  celle  que  j'idolâtre. 
Qu'elle  reste  fidèle  et  que  je  meure,  ou  qu'elle  me 
laisse  voir  dans  ses  yeux  qu'elle  est  coupable,  je 
n'aurai  plus  rien  à  ménager  '.  »  Pour  qui  sait  lire,  il 
ne  pouvait  pas  dire  plus  clairement  que  s'il  n'était 
pas  traître  et  séducteur,  c'était  par  impuissance. 
Tant  que  Mmc  d'Houdetot  ne  voudra  pas  de  lui,  il  la 
respectera;  mais  qu'elle  ait  un  moment  de  faiblesse, 
il  sera  heureux  d'en  profiter. 

Mais  fut-il  toujours  fidèle  seulement  à  ce  minimum 
de  délicatesse?  Un  soir,  dit-il,  après  avoir  soupe 
tête  à  tète ,  nous  allâmes  nous  promener  au  jardin 
par  un  très  beau  clair  de  lune.  Au  fond  de  ce  jardin 
était  un  assez  grand  taillis,  par  où  nous  fûmes  cher- 
cher un  joli  bosquet,  orné  d'une  cascade,  dont  je 
lui  avais  donné  l'idée  et  qu'elle  avait  fait  exécuter. 
Souvenir  immortel  d'innocence  et  de  jouissance.  Ce 
fut  dans  ce  bosquet  qu'assis  avec  elle  sur  un  banc 
de  gazon,  sous  un  acacia  chargé  de  fleurs,  je  trouvai, 
pour  rendre  les  mouvements  de  mon  cœur,  un  lan- 
gage vraiment  digne  d'eux.  Ce  fut  la  première  et 
l'unique  fois  de  ma  vie;  mais  je  fus  sublime,  si  l'on 
peut  nommer  ainsi  tout  ce  que  l'amour  le  plus  tendre 
et  le  plus  ardent  peut  porter  d'aimable  et  de  sédui- 
sant dans  un  cœur  d'homme.  Que  d'enivrantes 
larmes  je  versai  sur  ses  genoux!  Que  je  lui  en  fis 
verser  malgré  elle!  Enfin,  dans  un  transport  invo- 
lontaire   elle   s'écria:   Non,   jamais   homme  ne  fut 


1.  Lettre    à    Mme    d'Houdetot,    I    Bibliographie     universelle      du 
publiée  par  Ravenei,  dans  la   |  1er  janvier  1848. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  385 

aimable,  et  jamais  amant  n'aima  comme  vous!  Mais 
votre  ami  Saint-Lambert  nous  écoute,  et  mon  cœur 
ne  saurait  aimer  deux  fois.  Je  me  tus  en  soupirant; 
je  l'embrassai...  Quel  embrassement!  Mais  ce  fut 
tout.  » 

Rousseau  parle  de  cette  scène  du  bosquet  dans 
une  lettre  célèbre,  où  il  a  rassemblé  tous  les  ac- 
cents de  sa  passion.  «  Combien  de  fois  ton  cœur, 
plein  d'un  autre  amour,  fut-il  ému  des  transports 
du  mien  ?  Combien  de  fois  m'as-tu  dit  dans  le  bos- 
quet de  la  cascade  :  vous  êtes  l'amant  le  plus  tendre 
dont  j'eusse  l'idée;  non,  jamais  homme  n'aima 
comme  vous  '.  »  Ainsi  cette  aventure,  que  Rousseau 
donne  comme  unique  dans  ses  Confessions,  se  serait 
répétée  à  plusieurs  reprises.  Ce  n'est  pas  la  pre- 
mière fois  qu'il  aurait  sacrifié  la  vérité  à  un  simple 
effet  littéraire. Il  aura  trouvé  que  l'intérêt  gagnerait 
à  être  concentré  dans  une  seule  et  même  scène.  Il 
est  présumable  que  la  version  des  Confessions  n'a 
pas  d'autre  motif. 

Enfin  «  Mme  d'Houdetot  a  raconté  clans  sa  vieil- 
lesse à  iNépomucène  Lemercier  qu'elle  courut  en 
effet  du  danger  dans  cette  soirée  (ou  dans  une  de 
ces  soirées)  ;  mais  qu'elle  fut  sauvée  par  le  juron 
inattendu  d'un  charretier  qui  suivait  le  mur  du  jar- 
din et  qui  faisait  relever  sa  bête.  Un  de  ses  jeunes 
éclats  de  rire,  si  vifs,  si  francs,  partit  de  sa  bouche; 
Rousseau  frémit  de  colère  et  de  honte,  et  la  poésie 
resta  seule  maîtresse  de  la  nuit2.  »  Ce  récit,  pour 
être  moins  romanesque  que  les  autres,  n'en  est  pas 
moins  vraisemblable.    On   sait  que  Mme  d'Houdetot 


1.  Lettre  à  Sophie,  juin  1757.   |   nay ,    t.  II,   ch.  vu;  note  de 
—   2.  Mémoires  de  Mmt  d'Épi-  |   l'éditeur  M.  Paul  Boiteau. 


386  LA    ME    ET    LES    ŒUVRES 

est  toujours  restée  eu  bons  termes  avec  Rousseau, 
qu'elle  ne  Ta  jamais  chargé  ;  il  serait,  d'ailleurs, 
ridicule  de  prétendre  qu'elle  aurait  exagéré  à  plaisir 
une  situation  scabreuse,  à  laquelle,  en  définitive, 
elle  s'était  exposée,  et  qu'une  femme  de  son  monde 
et  de  son  caractère  ne  pouvait  aimer  à  rappeler. 

Il  était  impossible  que  la  passion  de  Rousseau 
restât  longtemps  cachée. La  fréquence  de  ses  visites 
à  Eau-Bonne,  l'empressement  avec  lequel  il  recher- 
chait Mmc  d'Houdetot  à  la  Chevrette,  les  rendez- 
vous  qu'il  lui  donnait  devaient  éveiller  l'attention 
de  cette  société  frivole  et  désœuvrée,  dont  les 
grandes  occupations  à  la  campagne  étaient  les  in- 
trigues amoureuses,  les  nouvelles,  les  médisances, 
les  regards  indiscrets  et  les  jugements  malins  sur 
la  vie  du  prochain.  Il  n'était  nul  besoin  de  complot 
pour  cela.  Jean-Jacques,  d'ailleurs,  avait  constam- 
ment deux  yeux  ouverts  sur  sa  conduite,  et  qui 
avaient  intérêt  à  l'être,  c'étaient  ceux  de  Thérèse. 
Il  tient,  en  toute  circonstance,  à  la  disculper,  et  ne 
demanderait  pas  mieux  que  de  donner  le  change, 
en  substituant  à  la  jalousie  de  Thérèse,  qui  n'avait 
rien  que  de  naturel,  celle  de  Mme  d'Épinay,  qui 
n'avait  rien  de  fondé.  Il  est  curieux  de  voir  que  les 
amis  de  Mme  d'Epinay,  Grimm  en  tète,  ont  prétendu 
que  Rousseau ,  qui  était  amoureux  de  toutes  les 
femmes  qu'il  voyait,  le  fut  notamment  beaucoup  de 
Mme  d'Epinay1.  Rousseau  et  ses  amis  ont  affirmé, 
au  contraire ,  que  c'était  Mmc  d'Épinay  qui  était 
amoureuse  de  lui.  Mais  cette  passion,  que  personne 

1.    Lpttre   de    Grimm    à   M™  I    vembre   1783;   Article   nécrolo- 

d'Épinay  ;    aux     Mémoires    de  gique  sur  Mme  d'Épinay.  —  Ba- 

A/">e  d'Épinay,  t.   II,  ch.  vu  ;  —  CHAUMONT,  17  janvier  1762.— 

Correspondance  littéraire,    no-  | 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  387 

ne  regarde  comme  ayant  été  réciproque,  ne  parait 
avoir  existé  en  réalité  ni  d'un  côté,  ni  de  l'autre. 
Si  Rousseau  avait  éprouvé  de  l'amour  pour  Mmc  d'É- 
pinay,  pourquoi  ne  l'aurait-il  pas  dit  dans  ses  Con- 
fessions?Il  en  a  dit  bien  d'autres.  Comment  surtout 
ne  l'aurait-il  laissé  soupçonner  ni  dans  ses  lettres, 
ni  dans  ses  conversations?  On  sait  le  langage  qu'il 
tenait  quand  l'amour  le  possédait.  Mme  d'Epinay  est 
d'ailleurs  la  première  à  protester  contre  ce  juge- 
ment de  ses  amis1.  Et  Mmc  d'Epinay;  pourquoi 
aurait-elle  eu  de  l'amour  pour  Rousseau?  Elle  était 
déjà  pourvue;  il  est  pour  le  moins  inutile  de  lui 
donner  un  second  amant.  Ses  lettres  à  Rousseau 
respirent  l'amitié,  la  bienveillance;  elles  sont  trop 
dégagées  de  toute  contrainte,  trop  libres  d'allures 
pour  laisser  supposer  l'amour.  Rousseau  appelait 
Mmo  d'Epinay,  ma  bonne  amie,  il  lui  donnait,  sui- 
vant son  expression,  de  petits  baisers  bien  fraternels; 
Mme  d'Epinay,  comme  bien  d'autres,  du  reste,  l'ap- 
pelait mon  ours,  mon  ermite,  etc.  On  peut  voir  là 
défaut  de  bon  ton,  familiarité  déplacée,  surtout 
entre  personnes  de  sociétés  différentes,  mais  que  la 
philosophie  rapprochait  singulièrement;  on  n'est  pas 
autorisé  à  y  voir  davantage. 

Bien  plus,  Rousseau,  qui  avait  un  attrait  si  mar- 
qué pour  les  femmes,  ne  parait  avoir  inspiré  à 
aucune  un  amour  véritable.  Plusieurs  eurent  pour 
lui  de  l'amitié,  de  l'intérêt,  de  la  pitié,  de  l'admi- 
ration, mais  point  d'amour.  Cela  tient  en  partie  aux 
raisons  qu'il  donne  :  à  sa  maladresse,  à  sa  timidité; 
mais  cela  tient  aussi  à  d'autres,  qu'il  ne  donne  pas  : 


1.  Mémoires  de  Mme  d'Epinay,    I   pinay  à  Grimm. 
t.  II.  ch.  vu:  Lettre  de  M""  d'É-    \ 


388  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

aux  brusqueries,  aux  inégalités  de  son  caractère,  à 
son  parti-pris  de  ne  se  gêner  pour  rien  ni  pour 
personne,  et  pour  tout  dire,  à  son  égoïsme.  Il  ne 
recherchait  dans  l'amour  que  lui  seul,  il  autorisait 
ainsi  à  dire  qu'il  n'aimait  que  lui  seul  ;  son  amour 
était  trop  égoïste  pour  être  communicatif.  Il  s'en 
tenait  trop  aussi,  dans  ses  rêves  d'amour,  au  plaisir 
sensuel,  pour  faire  naître  chez  les  autres  des  senti- 
ments intimes  qu'il  ne  possédait  pas  lui-même. 

Mmo  d'Epinay  raconte  clans  ses  Mémoires  com- 
ment elle  a  appris  progressivement  la  passion  de 
Rousseau.  D'abord,  vers  le  mois  de  mai  ou  de  juin, 
Thérèse  vient  lui  faire  part  de  ses  inquiétudes.  Elle 
a  été  témoin,  lui  dit  cette  fille,  d'une  scène  épou- 
vantable qu'il  a  eue  avec  Deleyre  ;  il  devient  d'une 
humeur  intraitable  ;  il  passe  les  jours  et  les  nuits 
à  pleurer;  il  parle  seul  la  nuit.  «  Mais,  ajoute 
Mme  d'Epinay,  ce  qui  me  paraît  incroyable,  c'est 
que  MUe  Le  Vasseur  assure  que  la  comtesse  d'Hou- 
detot  va  voir  l'Ermite  presque  tous  les  jours,  et 
qu'ils  ont  défendu  à  ses  femmes  de  me  le  dire.  Elle 
laisse  ses  gens  dans  la  forêt,  vient  seule,  et  s'en  va 
de  même.  La  petite  Le  Vasseur  est  jalouse  ;  mais 
je  crois  qu'elle  ment  et  que  la  tète  leur  tourne  à 
tous  \  »  Mmc  d'Epinay  cependant  devient  plus  atten- 
tive. Ne  faut-il  pas,  d'ailleurs,  qu'elle  mette  Grimm 
au  courant  de  la  grande  nouvelle  ?  Il  ne  tient  du 
reste  qu'à  elle  d'en  savoir  chaque  jour  plus  long  ; 
mais  elle  est  obligée  d'arrêter  les  coufidences  de 
Thérèse,  tant  elles  deviennent  scandaleuses.  Un  jour 
cette  fille  lui  apporte  une  lettre  qu'elle  dit  avoir 
trouvée.    «    Mon    enfant,  répond  Mmo   d'Epinay,    il 

1.  Mémoires  de  Mme  d'Epinay,  t.  II,  ch.  VI. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  389 

faut  jeter  au  feu  les  lettres  qu'on  trouve,  sans  les 
lire,  ouïes  rendre  à  qui  elles  appartiennent1.  » 

Ecoutons  maintenant  Rousseau,  et  les  rôles  vont 
être  complètement  retournés.  C'est  Mmo  d'Epinay 
qui  épie,  c'est  elle  qui  interroge  Thérèse,  qui  veut 
la  suborner,  qui  la  presse  de  lui  remettre  les  lettres, 
même  cachetées ,  qui  lui  en  demande  au  moins 
les  morceaux,  pour  les  reconstituer  s'il  est  possible, 
qui  va  les  chercher  jusque  dans  sa  bavette  et  dans 
le  cabinet  de  Rousseau.  C'est  Thérèse  qui  se  scan- 
dalise, qui  résiste,  qui  use  de  mensonges  et  de 
ruses  pour  déjouer  la  surveillance  de  Mm0  d'Epinay, 
qui  dissimule  quelque  temps ,  afin  de  la  ménager, 
et  se  croit  enfin  obligée  de  tout  dire  à  Rousseau. 
C'est  Mm0  d'Epinay  qui  est  jalouse,  qui  se  croit 
bravée,  «  qui  assouvit  son  cœur  par  ses  yeux,  de 
rage  et  d'indignation.  »  C'est  elle  qui,  joignant 
l'hypocrisie  à  la  fureur,  redouble  d'attentions,  de 
soins,  presque  d'agaceries  pour  lui,  tout  en  acca- 
blant sa  belle-sœur  de  procédés  malhonnêtes  et  de 
marques  de  son  dédain.  Il  est  vrai  que  celle-ci  ne 
s'en  apercevait  pas  la  moitié  du  temps,  sans  doute 
parce  qu'ils  étaient  purement  imaginaires  2. 

Quand  la  passion  de  Rousseau  fut  connue,  ce  fut 
un  grand  étonnement,  mêlé  d'une  certaine  joie  ma- 
ligne dans  la  société  de  la  Chevrette  et  au  camp  des 
Holbachiens.  Quoi!  le  grave  philosophe,  le  citoyen 
austère,  l'Ours,  l'Ermite,  le  Sauvage  intraitable 
s'était  laissé,  lui  aussi,  enlacer  dans  les  doux  liens 
de  l'amour  !  Ce  n'est  pas  qu'on  lui  en  fit  un  grand 
crime.  Enlever  une  femme  à  son  mari  eût  à  peine 
passé   pour  une  peccadille  ;  l'enlever  à  son  amant 

1 .  Mémoires  de  Mme  d'Epinay,  t.  II,  ch.  Vil.  —  2.  Confessions,  1.  IX. 


390  LA    VIE    ET    LES   ŒUVRES 

ne  pouvait  être  regardé  comme  beaucoup  plus  grave. 
Mais  c'était  une  contradiction  et  un  ridicule  ajoutés 
à  l'actif  de  Rousseau  ;  c'était  une  occasion  de  plai- 
santer à  ses  dépens.  Le  baron  d'Holbach  vint  lui- 
même  à  la  Chevrette,  peut-être  tout  exprès,  pour 
être  témoin  de  ce  spectacle  amusant.  On  doit  penser 
s'il  en  rit  et  s'il  ménagea  les  allusions  piquantes. 
Jean-Jacques,  si  l'on  veut  bien  l'en  croire,  ne  s'a- 
percevait de  rien.  Il  était  devenu  la  fable  de  toute 
la  maison  et  des  survenants  ;  les  propos  goguenards 
pleuraient  sur  son  dos  ;  Mmo  d'Epinay  s'en  tenait  les 
côtes  de  rire  ;  mais  lui,  ouvrait  de  grands  yeux, 
sans  rien  répondre.  Il  paraît  que,  pour  la  première 
fois  de  sa  vie,  il  aurait  été  inattentif  à  une  injure. 
Un  jour,  ce  fut  une  bien  autre  affaire  :  Mme  d'Hou- 
detot  lui  apprit  en  pleurant  que  Saint-Lambert 
était  instruit  de  tout  ;  qu'il  leur  rendait  justice, 
mais  qu'il  verrait  avec  peine  leurs  relations  conti- 
nuer sur  le  même  pied.  Au  fond,  ils  devaient  s'y 
attendre.  Cette  intimité,  qu'on  l'appelle  amitié  ou 
amour,  qu'ils  affichaient  publiquement,  qui  était 
connue  de  tout  le  monde,  dont  chacun  jasait  à  son 
aise,  ne  pouvait  rester  longtemps  cachée  au  seul  Saint- 
Lambert.  Quant  au  pauvre  amoureux,  il  fut  absolu- 
ment désespéré;  désespéré  à  cause  de  ses  rêves  brisés, 
désespéré  encore  plus  peut-être  à  cause  du  ridicule 
où  il  se  sentait  tombé.  Ce  fut  alors  qu'il  écrivit  la 
lettre  que  nous  avons  déjà  citée.  Quels  gémisse- 
ments ne  lui  arrachent  pas  les  froideurs  de  Mmo  d'Hou- 
detot,  les  intrigues  de  son  indigne  sœur  (MmG  d'E- 
pinay), le  retour  prochain  de  son  amant  !  Ne 
prenons  pas  trop  au  sérieux  néanmoins  ces  beaux 
désespoirs  ;  ils  sentent  trop  l'étude  et  manquent  de 
spontanéité  :  Jean-Jacques  en  faisait  des  brouillons; 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  391 

c'est  même  de  cette  façon  qu'ils  nous  sont  parvenus. 
Il  semble  que  le  titre  complet  devrait  être  :  Lettre 
à  Sophie,  pour  être  remise  à  la  postérité.  Bien 
plus,  il  prend  d'avance  ses  précautions  contre  l'abus 
qu'on  en  pourrait  faire.  «  La  sotte,  mais  vive  crainte 
d'être  persiflé,  dit-il,  m'avait  fait  commencer  cette 
correspondance  sur  un  ton  qui  mit  mes  lettres  à 
l'abri  des  communications.  Je  portai  jusqu'à  la  tu- 
toyer la  familiarité  que  j'y  pris  dans  mon  ivresse  ; 
mais  quel  tutoiement  !  Elle  n'en  devait  sûrement 
pas  être  offensée.  Cependant  elle  s'en  plaignit  plu- 
sieurs fois,  mais  sans  succès  :  ses  plaintes  ne  fai- 
saient que  réveiller  mes  craintes.  »  Que  dire  de  la 
confiance  de  cet  amant  modèle  ? 

On  a  beaucoup  discuté  pour  savoir  qui  instruisit 
Saint-Lambert.  Ce  que  nous  avons  dit  montre  qu'il 
put  l'être  de  bien  des  manières.  Quand  un  fait  est 
public,  on  n'a  pas  besoin  de  demander  à  quelqu'un 
comment  il  l'a  appris.  Plusieurs  prétendent  que  ce 
fut  par  Grimm,  lequel  le  tenait  de  Mme  d'Epinay  '  ; 
d'autres,  que  ce  fut  par  Thérèse.  Il  ne  faudrait  vrai- 
ment ni  s'en  étonner,  ni  lui  en  faire  un  reproche  ; 
mais  dans  ce  cas,  ne  trouverait-on  pas  encore  la 
main  de  Grimm,  à  qui  Thérèse  avait  si  volontiers 
recours  dans  les  grandes  circonstances  ?  Aime-t-on 
mieux  dire  qu'elle  prévint  Saint-Lambert  par  une 
lettre  signée  ou  anonyme?  Dans  ce  cas,  elle  ne 
manqua  pas  à  coup  sûr,  ne  fût-ce  qu'à  l'office,  d'une 
plume  complaisante.  Rousseau  accuse  formellement 
la  méchanceté  de  Mme  d'Epinay.  Que  Mme  d'Epinay 
ait  contribué  indirectement  à  répandre  la  nouvelle, 
cela  est  certain  ;    qu'elle  l'ait  fait  méchamment   et 

1.  Musset-Path.w,  G.  Morin,  P.  Boiteau,  etc. 

TOME  i  26 


302  LA    VIE    ET    LES   OEUVRES 

avec  intention,  c'est  absolument  contraire  à  son  ca- 
ractère, à  ses  déclarations,  à  toutes  les  vraisem- 
blances. Mais  puisque  Rousseau  affirme  qu'il  n'avait 
rien  à  cacher,  qu'il  agissait  au  grand  jour,  il  a 
mauvaise  grâce  à  exiger  que  les  autres  soient  plus  dis- 
crets que  le  principal  intéressé.  Il  n'en  bâtit  pas  moins 
là-dessus  tout  un  échafaudage  de  complots,  de  trahi- 
sons et  de  querelles.  Il  n'est  pas  impossible  non 
plus  que  Mmc  d'IIoudetot,  étourdie,  naïve,  confiante, 
désireuse  de  se  débarrasser  des  importunités  de 
Rousseau,  se  soit  adressée  à  son  amant  pour  y  par- 
venir. Enfin,  l'on  a  été  jusqu'à  dire  que  Saint-Lam- 
bert aurait  été  prévenu  par  Rousseau  lui-même.  Il 
est  sûr  que  Mm0  d'IIoudetot  se  plaignit  à  ce  dernier 
de  son  indiscrétion  et  de  celle  de  ses  amis.  Elle  lui 
aurait,  dit-elle,  gardé  toute  sa  vie  le  secret  de  sa 
malheureuse  passion  ;  mais  il  en  avait  parlé  à  des 
gens  qui  l'avaient  rendue  publique.  Ces  bruits 
étaient  parvenus  à  Saint-Lambert  ;  celui-ci  s'était 
affligé  d'une  passion  qu'elle  n'avait  pourtant  jamais 
flattée  et  dont  elle  ne  lui  avait  fait  mystère  que 
parce  qu'elle  avait  eu  l'espérance  de  la  guérir. 
Mme  d'IIoudetot  ajoutait  que  depuis  qu'il  est  établi 
dans  le  monde  que  Rousseau  est  amoureux  d'elle, 
il  ne  serait  pas  décent  pour  elle  de  continuer  à  le 
voir  en  particulier1. 

D'après  Marmontel,  Jean-Jacques,  effrayé  de  sa 
passion,  aurait  été  consulter  Diderot.  «  Il  faut  vous- 
même,  lui  dit  celui-ci,  sans  différer,  écrire  à  Saint- 
Lambert,  lui  tout  avouer,  et  en  vous  donnant  pour 
excuse  une  ivresse  qu'il  doit  connaître,  le  prier  de 
vous  pardonner  un  moment  de   trouble  et  d'erreur. 

1.  Lettre  de  Mme  d'Houdelol  à  Housseau,  6  mai  17iJS. 


DK   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 


393 


Je  vous  promets  qu'il  ne  s'en  souviendra  que  pour 
vous  aimer  davantage.  —  Rousseau  transporté  em- 
brasse Diderot.  Vous  me  rendez  la  vie,  lui  dit-il, 
et  le  conseil  que  vous  me  donnez  me  réconcilie  avec 
moi-même.  Dès  ce  soir,  je  m'en  vais  écrire.  A  quel- 
que temps  de  là,  Diderot  voit  Saint-Lambert,  et  le 
trouve  profondément  indigné  contre  Rousseau.  Ce- 
lui-ci avait  écrit,  pourtant  ;  mais  sa  lettre  n'était 
qu'un  tissu  de  fourberie  et  d'insolence,  un  chef- 
d'œuvre  d'artifice,  pour  rejeter  sur  Mmc  d'Houdetot 
le  tort  dont  il  voulait  se  laver1.  » 

Rousseau  n'était  pas  bien  sûr  de  l'indiscrétion  de 
Mm0  d'Epinay  à  l'égard  de  Saint-Lambert;  mais,  à 
ses  yeux,  les  soupçons  se  changeaient  vite  en  certi- 
tude. Il  commence  en  tout  cas  par  éclater.  A  un 
billet  amical  de  Mmo  d'Epinay,  il  répond  par  des 
paroles  de  défiance,  et  comme  elle  insiste  et  lui 
offre  ses  consolations  :  «  La  confiance  dont  vous  par- 
lez, dit-il,  n'est  plus,  et  il  ne  vous  sera  pas  aisé  de 
la  recouvrer  :  Non,  je  ne  vous  pardonnerai  jamais. 
Vos  secrets  seuls  seront  respectés;  car  je  ne  serai 
jamais  un  homme  sans  foi.  »  Mais  s'il  s'aperçoit 
qu'il  s'est  trompé!  «  Alors,  j'aurai  peut-être,  écrit-il, 
de  grands  torts  à  réparer,  et  je  n'aurai  jamais  rien 
fait  en  ma  vie  de  si  bon  cœur.  Mais  savez-vous  com- 
ment je  rachèterai  mes  fautes  durant  le  peu  de  temps 
qui  me  reste  à  passer  près  de  vous  ?  En  faisant  ce 
que  nul  autre  ne  fera  que  moi  ;  en  vous  disant  fran- 
chement ce  qu'on  pense  de  vous  dans  le  monde,  et 
les  brèches  que  vous  avez  à  réparer  à  votre  répu- 
tation 2.  »  Voilà  comment  cet  homme  reconnaît  les 


\.  Mémoires  de  Marmontel, 
1.  VIII.  —  2.  Lettre  à  M'""  d'Epi- 
nay, aux  Confessions,  1.  IX.  — 


Mémoires     de     Mm"    d'Epinay, 
t.  II,  ch.  vin. 


394 


IA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


attentions,  les  soins,  les  prévenances  dont  il  a  été 
l'objet  depuis  plus  d'un  an.  Jean-Jacques  veut  agir 
comme  personne;  il  ne  s'aperçoit  pas  qu'il  est  en 
effet  plus  odieux  que  personne  ;  qu'il  n'a  qu'à  s'en 
aller,  si  la  conduite  de  Mm0  d'Epinay  effarouche  sa 
pudeur  ;  mais  qu'il  choisit  pour  lui  faire  ses  remon- 
trances, juste  le  moment  où  elles  ne  peuvent  que  la 
blesser  sans  la  convaincre.  La  veille  encore  il  l'ap- 
pelait ma  chère,  mon  aimable  amie,  il  regrettait  ses 
douces  conversations,  où  le  cœur  avait  une  si  bonne 
part;  le  lendemain,  la  querelle  finie,  il  reprenait  le 
même  ton  affectueux  ;  et  entre  deux,  parce  qu'il  est 
fâché  ,  il  lui  jette  ,  sous  forme  de  conseil ,  l'ou- 
trage à  la  face.  Ses  injures  ne  sont  pas  seulement 
grossières,  elles  manquent  d'à-propos. 

Cette  fois,  Mm0  d'Epinay  fut  bien  forcée  de  com- 
prendre. Sa  réponse  est  rapportée  dans  les  Mémoires 
et  dans  les  Confessions]  les  deux  versions  diffèrent 
sensiblement;  mais  il  est  établi  aujourd'hui  que  la 
seule  exacte  est  celle  des  Confessions.  Mme  d'Epinay 
se  montre  moins  froissée  qu'on  n'aurait  été  tenté  de 
le  croire.  Rousseau  reviendra  quand  il  voudra;  elle 
lui  tient  le  pardon  toujours  prêt;  elle  le  dispense  de 
se  mettre  en  peine  de  sa  réputation  ;  mais  elle 
n'avait  garde,  quoi  qu'en  disent  les  Mémoires,  de  le 
délier  de  ses  secrets.  Sans  prendre  un  grand  souci 
de  sa  réputation,  elle  n'en  était  pas  encore  à  en  di- 
vulguer ouvertement  les  écarts1. 

Quoi  qu'il  en   soit,  Jean-Jacques,  par  son  impru- 


1.  Lettre  de  Mmo  d'Epinay  à 
Rousseau,  publiée  par  Strec- 
keisen-Moultou,  d'après  le 
manuscrit  original.  La  même 
lettre    dans    les    Mémoires    de 


Mme  d'Epinay,  t.  II,  ch.  Vil.  — 
La  dernière  phrase  notam- 
ment où  Mm#  d'Epinay  délie 
Rousseau  de  ses  secrets,  a  été 
ajoutée  après  coup. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  395 

dence,  s'était  mis  dans  le  cas,  ou  d'aller  faire  des 
excuses  à  Mmc  d'Epinay,  ou  de  quitter  à  jamais  l'Er- 
mitage :  dure  alternative,  où  son  orgueil  et  l'intérêt 
de  son  bien-être  le  tiraient  en  sens  contraire.  Il  se 
décida  à  aller  s'excuser.  Son  embarras  était  grand  ; 
heureusement  il  en  fut  quitte  pour  la  peur.  Dès 
qu'il  entra,  Mmc  d'Epinay  lui  sauta  au  cou  en  fon- 
dant en  larmes;  il  mêla  ses  pleurs  à  celles  de  son 
amie,  et  tout  fut  dit.  On  alla  dîner;  il  pensait  que 
l'explication  viendrait  après  ;  mais  Mmc  d'Epinay 
était  peu  curieuse  d'en  savoir  plus  long1.  Comme 
elle  ne  demanda  rien,  il  n'eut  rien  à  lui  répondre. 
Ainsi  se  termina  cette  grande  querelle  qui  n'avait 
guère  duré  que  deux  jours1. 

Nous  avons  de  cette  visite  un  autre  récit,  qui  est 
loin  de  concorder  avec  le  premier.  Rousseau  arrive 
en  présence  de  Mme  d'Epinay;  il  se  jette  à  ses  ge- 
noux avec  les  marques  du  plus  violent  désespoir;  il 
convient  de  ses  torts;  sa  vie  ne  suffira  pas  à  les 
expier;  mais  il  ajoute  gauchement  qu'il  croyait 
Mmc  d'Epinay  prise  d'une  passion  invincible  pour 
Saint-Lambert.  Ensuite,  par  une  seconde  maladresse, 
il  veut  faire  l'apologie  de  sa  conduite  avec 
Mmo  d'Houdetot;  mais  Mm0  d'Epinay  l'arrête,  sans 
vouloir  rien  entendre  sur  cet  article.  Enfin,  après 
lui  avoir  rappelé  ses  torts  avec  ses  amis,  à  com- 
mencer par  Grimm,  elle  consent  à  lui  pardonner,  à 
condition  qu'il  ne  leur  fera  plus  d'injures.  «  Il  me 
parait  déterminé,  ajoute-t-elle,  à  quitter  ce  pays-ci 
et  à  s'en  retourner  dans  sa  patrie;  il  annonce  ce 
projet  hautement,  et  il  m'a  même  ajouté  qu'il  par- 


1.  Confessions,  1.  IX. 


398 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


Julie  :  Eh  Dieu  !  qu'aurait-on  donc  dit  de  celles-là? 
PSon,  non,  jamais  celle  qui  peut  inspirer  une  pa- 
reille passion  n'aura  le  courage  d'en  brûler  les 
preuves.  »  Il  parait  qu'en  effet  Mmc  d'IIoudetot  n'a- 
vait pas  déclaré  toute  la  vérité.  Elle  les  avait  brû- 
lées, dit-elle  plus  tard,  mais  à  l'exception  d'une 
seule,  ou  même,  suivant  une  autre  version,  de 
quatre,  qu'elle  avait  conservées  comme  des  chefs- 
d'œuvre  d'éloquence  et  de  passion  et  qu'elle  remit 
à  Saint-Lambert.  Et  comme  on  demandait  au  vieux 
poète  ce  qu'il  en  avait  fait  :  brûlées  aussi,  répondit- 
il  avec  un  sourire  et  une  grimace.  Il  est  des  faits 
dont  on  aime  tout  autant  ne  pas  perpétuer  le  sou- 
venir *. 

Rousseau  était  navré.  La  fièvre  le  prit.  Une  nuit, 
à  la  Chevrette,  il  fut  si  malade  qu'il  fallut  mander 
les  Gouverneuses.  Dans  son  exaltation,  il  menaçait 
de  se  donner  la  mort.  Grimm  pronostiqua  grave- 
ment qu'il  allait  devenir  tout  à  fait  fou  ;  Mmc  d'Epi- 
nay  le  prit  décidément  en  mépris  et  l'honora  à  peine 
d'une  visite2.  Son  désespoir  et  cette  maladie  prou- 
vent bien  que  sa  passion  n'était  pas  éteinte.  A  bout 
de  ressources,  il  prit  enfin  le  parti  de  se  plaindre  à 
Saint-Lambert  lui-même.  Ce  moyen  était  peut-être 
moins  mauvais  qu'il  n'en  avait  l'air.  Les  explications 
qu'il  donne  des  origines  de  son  amour,  de  la  pureté 
de  ses  intentions,  de  la  fidélité  de  son  amitié,  ne 
sont  sans  doute  pas  très  exactes,  elles  sont  au  moins 
dans  la  situation.  En  moraliste  sévère,  il  va  jusqu'à 
blâmer   les   liens  qui  unissent  les    deux  amants.    A 


1.  Anecdotes,  etc.,  par  Mrae 
D'ALLARD.  —  Damiron,  Mé- 
moires pour  servir  à  l'histoire 
de  laphilosopiue  au  XY1U" siècle. 


—  Saint-Marc  Girardin,  Re- 
vue des  Deux  Mondes,  15  sep- 
tembre 1853.  —  2.  Mémoires  de 
Mme  d'Épinay,  t.  II,  ch.  vu. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  399 

quoi  bon,  puisqu'il  ajoute  qu'il  ne  veut  pas  les 
ôter  l'un  à  l'autre,  et  proteste  de  son  respect  pour 
une  union  si  tendre?  Mais,  ajoute-t-il,  l'amitié  aussi 
a  ses  droits  et  ne  fait  point  de  tort  à  l'amour.  Il  re- 
demande donc  sans  crainte  l'amie  qu'il  a  perdue. 
Qu'on  admette  l'ami  entre  les  deux  amants;  il  ne 
déparera  pas  leur  douce  société1. 

Saint-Lambert,  prenant  cette  lettre  du  bon  côté, 
ne  fit  pas  difficulté  d'assurer  Rousseau  de  son  amitié, 
et,  ce  qui  valait  mieux,  de  celle  de  Mmc  d'IIoudetot. 
«  Nous*  méritons,  dit-il,  votre  cœur,  et  vous  serez 
content  des  nôtres.  »  Là-dessus,  il  s'accuse,  il  parle 
de  ses  remords,  il  veut  réparer  ses  injustices,  il  de- 
mande pardon  2  :  on  n'est  pas  plus  accommodant. 

On  pourrait  douter  de  la  valeur  de  ces  protesta- 
tions, si  Saint-Lambert  lui-même  n'avait  donné  des 
preuves  authentiques  de  leur  sincérité  dans  les  con- 
seils qu'il  offrit  à  Rousseau  quand  il  jugea  que  cela 
était  utile,  dans  les  efforts  qu'il  fit  pour  le  réconci- 
lier avec  ses  amis,  dans  la  netteté  avec  laquelle  il 
prit  son  parti  contre  eux.  Une  fois  pourtant,  il  osa 
lui  infliger  un  blâme,  Jean-Jacques  lui  répondit  par 
une  lettre  de  rupture.  Il  y  eut,  à  la  vérité,  une  ré- 
conciliation ,  mais  Saint-Lambert  en  fit  tous  les 
frais  3. 

Les  relations  de  Rousseau  avec  Mmu  d'Houdetot 
furent,  sinon  plus  orageuses  (avec  elle  il  n'y  avait 
pas  d'orages)  au  moins  plus  accidentées.  Elle  vou- 
lait lui  conserver  son  amitié  ;  son  cœur  l'y  portait  ; 
mais  elle  tenait  encore  plus  à  ne  rien  faire  qui  pût 


1.  Lettre  à  Saint-  Lambert , 
4  septembre  1757.  —  2.  Ré- 
ponse de  Saint-Lambert  à  Rous- 


Lettres  de  Saint  -  Lambert  à 
Rousseau,  octobre  1757,  21  no- 
vembre  1757,  9  et  10  octobre 


seau,    11    octobre    1757.    —    3.    I    1758. 


•100 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


porter  ombrage  à  Saint-Lambert  '.  Elle  avait  donc 
posé  ses  conditions.  Rousseau  n'y  était  pas  toujours 
fidèle.  Il  était  loin  d'avoir  dans  tous  ses  tète-à-tête 
ce  calme  délicieux  dont  il  se  vante  et  qu'il  regarde 
comme  infiniment  préférable  à  ses  accès  de  fièvre 
ardente  d'autrefois.  Que  de  fois  n'eut-elle  pas  à  lui 
prêcher  la  sagesse,  à  le  ramener  au  calme  et  à  la 
raison  ! 

Plus  tard  cependant  elle  s'ennuya  de  l'inutilité  de 
ses  efforts.  Rousseau,  que  son  impatience  rendait 
maladroit,  l'ayant  poussée  à  une  rupture,  elle 
en  saisit  l'occasion  d'autant  plus  vivement  que 
Mmc  d'Epinay,  sa  belle-sœur,  et  Diderot,  son  grand 
homme,  étaient  en  cause  2.  Elle  ne  tarda  pas  toute- 
fois à  se  repentir  de  ce  premier  mouvement,  et,  à 
une  lettre  désespérée  de  Rousseau,  elle  répondit  en 
lui  demandant  pardon  et  en  le  priant  d'oublier  sa 
vivacité3.  Mais  lui,  n'en  continuait  pas  moins  dans 
toutes  ses  lettres  à  se  plaindre  du  changement  qui 
s'était  opéré  en  elle,  de  l'abandon  où  elle  le  lais- 
sait, du  peu  d'amitié  qu'elle  lui  témoignait  \  Ces 
alternatives  de  calme  et  d'agitation  ne  pouvaient 
manquer  de  troubler  leur  concorde;  aussi,  sous  les 
prétextes  bien  tardifs  des  indiscrétions  de  Rousseau 
et  de  ses  amis,  du  bruit  qu'avait  fait  la  folle  pas- 
sion dont  il  s'était  pris  pour  elle,  du  souci  de  sa 
propre  réputation,  Mme  d'IIoudetot  se  décida-t-elle 
à  une  sorte  de  rupture  qui  n'altérerait   en  rien  l'es- 


1.  Lettre  de  Mrae  d'Houdelol  à 
Rousseau,  26  octobre  1757.  — 
2.  Id.  du  3  novembre  1757  au 
8  janvier  1758,  d'après  Strbc- 
keisen-Moultou,  ou,  d'après 
Ritter,  du  1er  novembre  1757 


au  10  janvier  1758.  —  3.  Ré- 
ponse de  Mm0  d^Houdetot,  10 
janvier  1758.  —  4.  Lettres  à  Mm> 
d'IIoudetot,  janvier,  25  mars, 
13  juillet  1758. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  401 

time  et  l'amitié  qu'elle  et  Saint-Lambert  lui  conser- 
veraient toujours  '.  Cet  engagement  n'était  pas  une 
vaine  parole.  S'ils  cessèrent,  en  effet,  à  partir  de  ce 
moment,  presque  toute  correspondance  avec  lui, 
d'autres  documents  établissent  que  toute  leur  vie  ils 
lui  restèrent  attachés 2. 

Rousseau  avait  souvent  rêvé  une  sorte  de  vie  à 
trois  avec  Mme  d'IIoudetot  et  Saint-Lambert,  et  les 
deux  amants,  sans  doute  pour  ne  pas  froisser  ses 
idées,  ont  parfois  exprimé  le  même  désir3.  On  sent 
ce  que  ce  projet  avait  de  chimérique  ;  mais  si  Rous- 
seau ne  put  unir  sa  vie  à  celle  de  la  femme  de  ses 
rêves,  il  lui  garda  toujours,  même  après  que  sa 
passion  fut  éteinte,  un  autel  au  fond  de  son  cœur. 
Il  avait  fait  d'elle  une  des  héroïnes  de  sa  Nouvelle 
Héloïse;  il  lui  en  envoyait  les  feuilles  à  mesure  qu'il 
les  composait.  Quand  le  roman  fut  achevé,  il  lui  en 
offrit  un  exemplaire  élégant,  tout  entier  écrit  de  sa 
main  :  Mme  d'IIoudetot  garda  précieusement  ce  don 
toute  sa  vie  \  Il  lui  dédia  encore  d'autres  œuvres 
littéraires,  sous  forme  de  lettres,  si  même  il  ne  les 
lui  adressa  directement5. 

Grimm  avait  dit  en  parlant  de  Rousseau  :  la  soli- 
tude le  tuera  ou  le  rendra  fou  ;  maintenant  il  disait  : 


1.  Lettre  de  Mm*  d'IIoudetot  à 
Rousseau,  6  mai  1758. —  2.  Let- 
tres de  .l/me  de  Verdelin  à  Flous- 
seau,  5  septembre  1763  ;  —  de 
Rousseau  à  Mme  de  Verdelin, 
4  octobre  1765  et  17  décembre 
1767.  —  3.  Lettre  à  Sainl-Lam- 
bert,  28  octobre  1757  ;  —  Confes- 
sions, 1.  IX.  —  4.  Lettre  de  Mme 


fut  pour  moi  le  gage  de  rat- 
tachement d'un  homme  cé- 
lèbre. Son  triste  caractère  em- 
poisonna sa  vie  ;  mais  la  pos- 
térité n'oubliera  jamais  ses 
talents...  »  (Mémoires  de  Mme 
d'Êpinay,  t.  II.  Appendice.  — 
5.  Leitres  sur  la  vertu  et  le  bon- 
heur (Aux  Œuvres  et  Correspon- 


d'Houdetot  à  Rousseau,  1760.  —    ,   dance  inédites,  édition  Strec- 
Elle  écrivit  ces  mots  en  tète   j  keisen'-Moultou  . 
du  volume  :  «  Ce  manuscrit   ' 


402  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

la  solitude  l'a  rendu  fou  ;  et  tout  le  monde  de  faire 
écho.  Sa  solitude,  en  tout  cas,  n'était  pas  bien  pro- 
fonde, et  l'on  ne  pouvait  guère  l'appeler  le  Solitaire 
que  par  un  reste  de  vieille  habitude.  La  vie  fut  no- 
tamment cette  année-là  singulièrement  bruyante  à 
la  Chevrette.  Il  y  avait  nombreuse  compagnie,  on 
faisait  de  la  musique,  on  jouait  la  comédie.  Jean- 
Jacques,  pour  faire  diversion  à  ses  maux,  voulut 
prendre  part  à  cette  agitation.  Il  fit  la  musique 
d'une  pièce  mêlée  de  chants,  dont  Mme  d'Epinay 
avait  composé  les  paroles.  Il  fit  aussi,  pour  la  dédi- 
cace de  la  chapelle  du  château,  celle  d'un  motet  : 
Ecce  sedes  hic  tonantis  ;  la  beauté  de  ce  chant 
frappa  tout  le  monde  '.  Il  avait  bien,  pour  exciter 
sa  verve,  le  désir  de  se  faire  honneur  auprès  de 
Mmo  d'Houdetot  d'un  talent  qu'elle  aimait  ;  mais  il 
voulait  surtout  fermer  la  bouche  aux  gens  qui, 
malgré  le  Devin  et  ses  autres  œuvres  musicales, 
s'entêtaient,  croyait-il,  à  soutenir  qu'il  n'entendait 
pas  la  composition  et  n'était  pas  l'auteur  de  ses  pro- 
pres pièces. 

Sa  réputation  de  musicien  pouvait  s'affermir  dans 
ces  circonstances,  mais  il  était  clair  que  sa  situation 
morale  baissait  rapidement  dans  l'opinion.  Devenu 
malheureux  et  ridicule  à  cause  de  ses  aventures, 
son  irritabilité  s'en  était  encore  accrue.  Mme  d'Epinay, 
excitée  de  loin  par  Grimm,  indisposée  par  Rousseau 
lui-même,  par  ses  mensonges,  par  ses  querelles,  par 
ses  sottises  de  chaque  jour,  ne  voyait  plus  en  lui 
qu'un  nain  moral  et  se  détachait  de  lui.  Si  Mmc  d'Epi- 
nay en  était  là,  que  dire  des  autres? 


1.  Ce  irorceau  fut  de  nou-  I   MIlc  Fel.  Lettre  de  M.   d'Êpi- 
veau     çjianté     en    1765,    par   !  nay  à  Rousseau,  lo  mars  1765. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  403 


III 


Ici  nous  arrivons  à  une  nouvelle  phase  de  ce  que 
Rousseau  a  appelé  ses  malheurs  :  à  sa  rupture  avec 
ses  amis,  avec  Grimm,  Diderot  et  Mme  d'Epinay. 
Tout  cela  fut  encore,  en  grande  partie,  la  suite 
de  son  amour  pour  Mme  d'Houdetot.  Mais  avant  la 
grande  querelle,  il  y  eut  avec  chacun  les  piqûres 
d'épingle,  les  taquineries  ;  comme  à  la  guerre,  on  a 
les  escarmouches  avant  la  bataille. 

Grimm  et  Rousseau  avaient  été  très  intimement 
liés,  mais  leurs  natures  ne  se  convenaient  en  aucune 
façon.  Grimm  était  trop  froid,  trop  fier,  trop  arro- 
gant dans  sa  morgue  de  parvenu  pour  l'orgueil- 
leuse simplicité  de  son  ami.  Depuis  longtemps,  il 
cherchait  à  desservir  Rousseau.  Rousseau,  de  son 
côté,  qui  savait  à  peu  près  à  quoi  s'en  tenir,  n'était 
pas  en  reste  de  mots  amers.  Il  avait  donné  à  Grimm 
presque  tous  ses  amis  ;  celui-ci  était,  avec  le  temps, 
venu  à  bout  de  les  lui  enlever,  bien  loin  de  lui 
donner  aucun  des  siens.  On  n'en  finirait  pas  si  l'on 
voulait  répéter  tous  les  griefs  de  Rousseau,  ses 
fâcheries,  ses  réconciliations,  suivies  de  nouvelles 
mésintelligences.  11  était  précisément  dans  un  de 
ses  moments  de  mécontentement  quand  Grimm 
revint  de  la  guerre.  L'accueil  qui  fut  fait  au  nou- 
veau venu  ne  contribua  pas  à  remettre  Rousseau  en 
bonne  humeur.  Il  occupait  une  belle  chambre  auprès 
de  celle  de  Mme  d'Epinay,  il  fut  obligé  de  la  céder 
à  Grimm  ;  il  se  trouva,  non  plus  relégué  au  second 
rang,  mais  négligé,  oublié,  absolument  annulé.  Pré- 
venances,   politesses,    attentions,    tout    était    pour 


404 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


Grimm.  Ce  dernier  n'attendait  pas  seulement  qu'on 
lui  offrit  la  première  place,  il  la  prenait  partout  et 
écrasait  le  malheureux  Jean-Jacques  de  ses  airs 
protecteurs  et  de  ses  dédains  ;  il  était  le  maître,  il 
agissait  en  maître.  Mme  d'Épinay  elle-même  en  souf- 
frait1. 

On  pense  bien  que  de  pareilles  allures  n'étaient 
pas  du  goût  de  Jean- Jacques.  11  s'en  plaignit  à 
Mme  d'Epinay  et  ne  parla  de  rien  moins  que  d'une 
rupture  ;  mais  il  ne  pouvait  s'attendre  à  trouver 
auprès  d'elle  un .  grand  appui.  Elle  le  sermonna  si 
bien,  verbalement  et  par  écrit2  ;  elle  lui  présenta 
les  choses  de  telle  façon,  qu'elle  lui  persuada  qu'il 
pourrait  bien  s'être  mépris,  et  qu'il  devait  à  son 
ami  une  réparation  et  des  excuses.  Grimm,  impas- 
sible et  froid,  laissait  aller,  promettant  de  répondre 
aux  avances  qu'il  recevrait,  mais  ajoutant  qu'il  se 
garderait  bien  d'en  faire.  La  scène  de  raccommode- 
ment qui  eut  lieu  à  cette  occasion  est  longuement 
racontée  dans  les  Ccmfessio?is  et  dans  les  Mémoires*. 
Mais,  au  milieu  des  divergences  des  deux  récits,  il 
est  difficile  de  démêler  l'attitude  des  adversaires  et 
la  part  de  torts  qu'il  faut  attribuer  à  chacun.  Etant 
donnés  leurs  caractères,  on  ne  se  tromperait  sans 
doute  pas  beaucoup  en  affirmant  qu'ils  avaient  tort 
tous  les  deux.  En  tout  cas,  Jean- Jacques  fut  très 
content  de  lui,  prétendit  s'être  heurté  à  l'orgueil  et 
à  la  morgue  de  Grimm,  s'être  humilié  et  avoir  fait 


1.  Confessions,  liv.  IX.  Ces 
faits  sont  confirmés  par  le  fils 
d'Épinay,  Lettre  à  Musset-Pa- 
thay,  20  mai  1811.  —  2.  Lettre 
de  M""  d'Épinay  à  Rousseau, 
automne   de  1757.   —  3.   Mme 


d'Épinay  place  cette  scène  à 
l'arrivée  même  de  Grimm;  il 
paraît  qu'elle  n'eut  lieu  que 
trois  ou  quatre  semaines  plus 
tard,  mais  peu  importe.  Voir 
Ritter,  p.  331. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  405 

toutes  les  avances.  En  forme  de  conclusion,  il  dit  à 
Mme  d'Epinay  :  «  Si  cela  doit  me  rendre  le  cœur  de 
mon  ami,  je  ne  m'en  repens  pas1.  »  Quoi  qu'on 
doive  penser  de  cette  réconciliation,  Rousseau  en 
fut  généralement  félicité  2. 

Diderot,  doué  d'une  imagination  impossible,  fou- 
gueux, emporté,  mais  aisé  à  ramener,  était  l'opposé 
de  Grimm.  Il  se  fâchait  facilement  avec  Jean- 
Jacques,  mais  il  se  remettait  de  même.  Dans  le  cou- 
rant de  l'été,  ils  eurent  une  nouvelle  querelle,  dont 
la  cause  n'est  pas  bien  connue.  Mme  d'Epinay  se 
borne  à  annoncer  à  Grimm  comme  une  grande 
nouvelle  que  Jean-Jacques  est  allé  à  Paris  pour 
voir  Diderot,  se  jeter  à  son  cou  et  lui  demander 
pardon  d'une  lettre  trop  vive  qu  il  lui  avait  écrite. 
Quoiqu'il  prétende,  dit-elle,  n'avoir  pas  tort,  il 
a  voulu  lui  jurer  une  amitié  éternelle,  a  passé  deux 
jours  auprès  de  lui,  et  est  revenu  enchanté.  Il 
voulait  emporter  son  roman  ;  elle  l'a  dissuadé  de 
cette  résolution,  qui  lui  aurait  fait  perdre  le  mé- 
rite de  sa  visite.  Elle  a  eu  de  la  peine  à  le  déter- 
miner, mais  à  la  fin  il  s'est  soumis.  Elle  le  croyait 
du  moins  ;  car  Grimm  ne  tarda  pas  à  la  détromper 
et  à  lui  apprendre  que  Rousseau  en  avait  menti  ; 
qu'il  n'avait  été  voir  Diderot  que  pour  lui  lire 
son  ouvrage  ;  qu'il  l'avait  tenu  depuis  le  samedi 
dix  heures  du  matin,  jusqu'au  lundi  onze  heures  du 
soir,  lui  donnant  à  peine  le  temps  de  boire  et  de 
manger.  Puis,  la  révision  faite,  Diderot  lui  ayant 
parlé  d'un  plan  qu'il  avait  dans  la  tête  et  d'un  inci- 


1.  Confessioiis,  1.  IX;  —  Mé-  |  Saint-Lambert,  28  octobre  1757. 
moires  de  Mme  d'Epinay,  t.  II,  —  2.  Lettres  div  rses,  lin  de 
ch.  Vlll  ;  —  Lettre  de  Rousseau  à   \   1757-17ofcS. 


400 


LA    VIE    HT    LES    OEUVRES 


dent  à  arranger  :  Cela  est  trop  difficile,  avait  répondu 
froidement  l'Ermite  ;  il  est  tard  ;  je  ne  suis  point 
accoutumé  à  veiller;  bonsoir;  je  pars  demain,  à 
six  heures  du  matin.  Et  là-dessus,  il  avait  pris  congé 
de  Diderot,  pétrifié  de  son  procédé  l. 

Ce  récit  ne  saurait  être  accepté  de  tout  point.  Il 
est  bien  vrai  qu'à  cette  réconciliation,  dont  Rous- 
seau d'ailleurs  s'attribue  tout  le  mérite,  il  fut  beau- 
coup question  de  la  Nouvelle  Héloïse.,  Diderot 
trouva  l'ouvrage  feuillu'1,  c'est-à-dire  trop  touffu, 
défaut  que  Rousseau  reconnut  sans  difficulté,  et  dont 
il  chercha  à  se  corriger  dans  la  suite  du  roman. 
Mais  il  est  vrai  aussi  qu'on  parla  des  ouvrages  de 
Diderot,  notamment  du  Fils  naturel,  qui  avait 
échoué,  et  du  Père  de  Famille,  qui  fut  jugé  capable 
de  réparer  cet  échec. 

Il  faut  que  Diderot  ait  repris  bien  vite  son  ascen- 
dant sur  Jean-Jacques;  car,  pour  commencer,  il 
l'emmena  souper,  malgré  sa  répugnance,  chez  le 
baron  d'Holbach.  Jean-Jacques  était  souvent  ainsi, 
se  laissant  gouverner  comme  un  enfant,  sauf  à  se 
révolter  contre  ceux  qui  le  gouvernaient 3. 

Mme  d'Epinay  avait  trop  d'occasions  de  voir  et 
d'apprécier  Rousseau  pour  lui  rester  longtemps  atta- 
chée. Outre  les  querelles  de  Grimm  et  de  Diderot, 
qu'elle  avait  embrassées  chaleureusement,  elle  avait 
ses  sujets  propres   de   mécontentement.    On  ne  sait 


1,  Mémoires  de  Mmt  d'Epi- 
nay, t.  II,  ch.  vm.  —  2.  Les 
Confessions  et  une  Lettre  de 
Rousseau  à  Duclos,  19  novembre 
1760,  disent  feuillet.  Cela  doit 
être  une  faute  de  copiste  ou 
d'impression;  feuillet  ne  veut 
rien   dire.    Duclos,    enchanté 


de  la  Nouvelle  Iléloïse,  dit  for- 
mellement d'ailleurs  :  Je  vous 
réponds  que  je  ne  trouve  pas 
l'ouvrage  feuillu  (Lettre  de  Du- 
clos, novembre  1760).  —  3.  Con- 
fessions, 1.  IX,  et  Lettre  à  Mme 
d'IIoudelot,  s.  d. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  407 

si  elle  se  souvenait  que  Rousseau  l'avait  soupçonnée 
d'avoir  écrit  à  Saint-Lambert;  mais  à  coup  sûr, 
Rousseau  ne  l'avait  pas  oublié.  Elle  avait  chaque 
jour  à  se  plaindre  des  âpretés  et  des  inégalités  de 
son  caractère.  Elle  a,  d'ailleurs,  parfaitement  indi- 
qué dans  ses  mémoires  le  mouvement  progressif  de 
ses  propres  sentiments,  qui,  peu  à  peu,  à  l'amitié 
substitua  la  pitié,  puis  l'indifférence  et  le  mépris. 

Dès  le  printemps,  Jean-Jacques  lui  avait  remis 
les  premières  lettres  de  la  Nouvelle  Héloïse  ;  il  lui 
sembla  que  les  personnages  manquaient  de  vérité 
et  de  chaleur  ;  qu'ils  ne  disaient  pas  un  mot  de  ce 
qu'ils  devaient  dire  :  c'était  toujours  l'auteur  qui 
parlait.  Mais  comment  lui  faire  comprendre  cela  ? 
Elle  y  parvint  pourtant,  à  force  de  ménagements. 
Jean-Jacques  ne  fut  pas  blessé,  ou  du  moins  ne  le 
fit  pas  trop  paraître1. 

Bientôt  elle  voit  ou  apprend  ses  visites  à  Eau- 
Bonne,  ses  humeurs,  les  jalousies  de  Thérèse  ;  elle 
se  trouve  négligée  et  ne  tarde  pas  à  être  Fobjet  de 
soupçons  odieux;  de  là,  des  explications,  des  récri- 
minations. Puis  les  scènes  se  multiplient  :  Jean- 
Jacques  pleure  ou  s'irrite,  accuse  ou  se  justifie,  se 
met  en  colère  ou  demande  pardon,  se  désespère, 
tombe  malade,  donne  toutes  les  marques  du  carac- 
tère le  plus  fantasque,  de  l'esprit  le  plus  désor- 
donné. D'autres  fois,  il  se  livre  aux  paradoxes  les 
plus  révoltants  ;  il  a  des  idées  à  lui  sur  l'état  de 
nature,  sur  l'éducation  :  le  père  et  la  mère  ne  sont 
pas  faits  pour  élever  leurs  enfants,  ni  les  enfants 
pour  être  élevés  par  eux.  En  présence  de  ces  thèses 
bizarres,  de  ces  écarts  de  caractère,  Grimm  ne  ces- 

1.  Mémoires  de  Mme  d'Èpinay,  t.  II,  ch.  VI. 

tome  i.  2? 


408 


LA    VIE    KT    LES  .ŒUVRES 


sait  de  répéter  à  Mmc  d'Ëpinay  :  Ma  pauvre  amie, 
Rousseau  est  fou ,  mais  vous  t'avez  encouragé  ; 
défiez-vous  de  lui;  soyez  plus  ferme;  je  crains  bien 
que  vous  n'ayez  à  vous  repentir  de  votre  indulgence 
à  son  égard.  Le  trait  suivant  peint  bien  le  change- 
ment qui  s'opérait  dans  l'esprit  de  Mme  d'Ëpinay. 
Elle  avait  prié  Rousseau  de  faire  copier  pour  elle  le 
portrait  que  Latour  avait  fait  de  lui  quelques  années 
auparavant.  Latour  se  chargea  lui-même  de  la 
copie  ;  mais  quand  elle  fut.  prête,  les  événements 
avaient  marché  et  les  rapports  s'étaient  aigris,  au 
point  que  Rousseau  ayant  demandé  à  Mmc  d'Ëpinay 
où  il  fallait  placer  cette  copie.  —  Chez  vous,  lui 
dit-elle.  Je  ne  refuse  pas  votre  portrait  ;  mais  je  ne 
vous  presse  pas  de  l'apporter  ;  il  faut  voir  si  vous 
méritez  que  je  l'accepte1. 

Ce  fut  alors,  et  la  situation  étant  déjà  très  ten- 
due, que  Mmo  d'Ëpinay  conçut  le  projet  d'aller  à 
Genève  pour  consulter  Tronchin  sur  sa  santé. 

Le  motif  de  ce  voyage  a  été  diversement  jugé. 
En  général  on  admet,  sur  la  foi  de  Jean-Jacques, 
que  celui  qui  fut  mis  en  avant  n'était  qu'un  pré- 
texte, et  que  la  véritable  raison  était  la  nécessité 
d'aller  cacher  à  l'étranger  une  grossesse  peu  hono- 
rable. Rousseau  ne  formule  cette  explication  qu'à 
mots  couverts,  afin  de  ne  pas  divulguer,  dit-il,  les 
secrets  de  Mme  d'Ëpinay.  Au  fond,  une  accusation 
ouverte   serait  moins  venimeuse  ;  au  moins  elle  ne 


1.  Voir  sur  tous  ces  faits 
les  Mémoires  de  Mme  d'Ëpinay, 
t.  Il,  ch.  vi,  vu  et  vm,  et 
Lettre  deRousseau  à  Mme  d'Ë- 
pinay, vendredi,  août  1757. 
—  Rousseau  prétend  que  La- 


tour ne  lui  apporta  son  por- 
trait qu'après  son  départ  de 
l'Ermitage.  Encore  ici  deux 
versions  contradictoires;  — 
Confessions,  1.  IX. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 


-109 


serait  pas  hypocrite.  Le  fait  eût-il  été  vrai,  que 
Jean-Jacques  était  le  dernier  à  qui  il  fût  permis  de 
le  dire.  Lui,  l'hôte,  l'obligé,  l'ami  de  \lme  d'Epinay, 
devait  au  moins  la  ménager  devant  le  public ,  s'il 
ne  pouvait  la  respecter  au  fond  du  cœur.  Mais  que 
dire  si  l'accusation  était  fausse?  \Ime  d'Epinay  pouvait 
être  enceinte  ;  en  fait,  l'était-elle  '  ?  On  n'en  a  pour 
garant  que  la  parole  de  Rousseau.  Il  l'avait  appris 
de  Thérèse,  laquelle  le  tenait  du  maître  d'hôtel, 
qui  lui-même  le  savait  par  la  femme  de  chambre. 
Et  c'est  à  ce  bruit,  venu  du  fond  des  cuisines,  par 
le  canal  d'une  fille  bavarde  et  menteuse,  que  Rous- 
seau sacrifie  la  réputation  d'une  femme,  sa  bienfai- 
trice ;  et  le  gros  des  écrivains  a  longtemps  répété 
ce  jugement!  Bien  plus,  si  on  leur  dit  qu'il  n'est 
fondé  sur  aucune  preuve  positive  ;  que  Mm0  d'Epi- 
nay fut  accompagnée  de  son  mari,  société  gênante, 
il  en  faut  convenir,  pour  dissimuler  une  grossesse  2, 
qu'à  Genève,  elle  fut  constamment  fêtée,  entourée, 
exposée  à  tous  les  regards,  qu'aucun  document  n'y 
confirme  les  allégations  de  Rousseau3,  ils  ne  sont 
pas  arrêtés  pour  si  peu,  et  plutôt  que  de  repro- 
cher à  leur  héros  une  erreur...  ou  une  calomnie,  ils 
imputent  gratuitement  et  par  simple  induction  un 
crime  à  Mme  d'Epinay.  Si  elle  n'a  pu  accoucher  à 
Genève,  insinuent-ils,  il  faut  croire  qu'elle  aura  fait 


1.  Nous  ne  parlons  pas  ici 
des  années  précédentes.  Ainsi, 
l'on  sait  que  le  29  mars  1753, 
elle  était  accouchée  d'une  tille, 
dont  le  père  était  Francueil. 
—  2.  Chemin  faisant,  à  une 
vingtaine  de  lieues  de  la  fron- 
tière, il  paraît  que  M"«  d'Épi- 


nay  fut  gravement  malade. 
Elle  se  prépara  à  la  mort,  se 
confessa,  commuuia.  Elle  s'en 
excusa  ensuite  auprès  de 
Grimm,  qui  aurait  pris  assez 
mal  la  chose  (Scherer,  Mel- 
chior  Grimm).  —  3.  Sa  VOUS, 
ch.  V. 


410 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


disparaître  le  fruit  de  ses  coupables  amours  l.  Heu- 
reusement pour  la  mémoire  de  Mm0  d'Epinay,  le  fait 
est  éclairci  aujourd'hui.  Il  est  certain  qu'elle  n'était 
pas  enceinte  quand  elle  fit  son  voyage  de  Genève2. 
Rousseau  avait  précédemment  exprimé  l'intention 
de  s'en  retourner  à  Genève  ;  il  était  naturel  que 
Mmc  d'Epinay  le  mit  à  même  de  venir  avec  elle. 
Elle  lui  en  fit  la  proposition  négligemment,  sans 
paraître  y  attacher  d'importance  ;  Rousseau  y  ré- 
pondit de  même,  en  plaisantant  sur  l'utilité  du  cor- 
tège d'un  malade,  pour  accompagner  une  autre 
malade.  Aussi,  malgré  sa  manie  de  chercher  à  tout 
des  motifs  secrets,  les  pourparlers  en  seraient  peut- 
être  restés  là,  si  Diderot  n'était  venu  se  jeter  à  la 
traverse.  «  J'apprends,  écrivit-il  à  Rousseau,  que 
Mmc  d'Epinay  va  à  Genève,  et  je  n'entends  point 
dire  que  vous  l'accompagniez.  Mon  ami,  content  de 
Mmc  d'Epinay,  il  faut  partir  avec  elle  ;  mécontent,  il 
faut  partir  beaucoup  plus  vite3.  »  Et,  dans  ce  style, 
qui  d'un  grain  de  sable  ferait  une  montagne,  il  dé- 
duit les  raisons,  réfute  les  objections,  et  se  croit  en 
règle  parce  qu'il  dit  à  la  fin  de  jeter  sa  lettre,  si 
elle  déplaît,  et  de  n'y  plus  penser.  —  N'y  plus 
penser!  Mais  est-ce  que  cela  était  possible  à  Rous- 
seau? Loin  de  là,  il  enfle  encore  les  hyperboles  de 
Diderot.  Lui  qui,  jusque-là,  n'avait  songé  qu'à  sa 
santé,  il  découvre  tout  à  coup  une  foule  de  com- 
plots tramés  contre  lui.  On  prétend  l'employer  à 
être  le  chaperon  de  Mmc  d'Epinay,  à  couvrir  une 
situation   qu'il  n'a  pas  faite,  tandis  que   Grimm,  le 


1.  Œuvres  de  J.-J.  Rousseau, 
édit.  Petitain,  note  du  1.  IX 
des  Confessions.  —  2.  LUCIEN 
Peray  et  Gaston   Maugras, 


Les  dernières  années  de  Mme  d'E- 
pinay, cli.  I.  —  3.  Confessions, 
1.  IX. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  41.1 

vrai  coupable ,  le  regardera  de  loin  en  riant  à  ses 
dépens.  Il  s'irrite  surtout,  lui  le  citoyen  libre  de  la 
libre  Genève,  qu'on  veuille  faire  de  lui  le  suivant, 
presque  le  valet  d'une  fermière  générale  i.  Quel  con- 
traste entre  le  rôle  qu'on  veut  lui  imposer  et  les  hon- 
neurs qu'il  reçut  jadis  dans  cette  même  ville  !  Dans 
son  dépit ,  il  déchire  avec  ses  dents  le  billet  de 
Diderot;  il  y  répond  immédiatement  et  court  aus- 
sitôt chez  Mmc  d'Epinay.  Elle  était  avec  Grimm.  Il 
leur  lit  avec  intrépidité  les  deux  lettres  ;  ils  en 
furent,  dit-il,  atterrés,  abasourdis.  Ce  n'est  pas  tout 
à  fait  ce  que  prétendent  les  Mémoires.  Mécontent , 
aurait  dit  Mmo  d'Epinay,  pourquoi  le  seriez-vous? 
Quels  sont  mes  torts?  L'autre,  effrayé  de  son  im- 
prudence, aurait  avoué  en  balbutiant  qu'il  l'avait 
soupçonnée  d'avoir  instruit  Saint-Lambert  de  ses 
amours,  et  aussi  qu'il  avait  confié  ses  soupçons  à 
Diderot.  Mais  il  était  si  malheureux  !  d'ailleurs,  il 
n'était  pas  sur  ;  il  réparera  ses  torts  ;  il  se  rétrac- 
tera 2  ;  et  il  tombe  aux  genoux  de  Mmc  d'Epinay  ;  il 
lui  demande  pardon  ;  il  lui  promet  de  l'accom- 
pagner à  Genève,  si  elle  le  désire.  —  Il  est  bien 
question  de  Genève!  Allez,  lui  dit-elle  ;  que  je  ne 
vous  voie  plus;  et  il  sortit  furieux3. 

Il  aurait  pu  regarder  ces  dernières  paroles  comme 
un  congé  ;  mais  un  congé  ne  faisait  pas  son  affaire. 
Aussi  fut-il  satisfait  de  l'insistance  de  Mm0  d'IIou- 


1.  Voir,  outre  les  Confessions, 
la  LetU-e  de  Rousseau  à  Saitit- 
Lambert .  du  28  octobre  1757. 
—  2.  Il  ne  se  pressa  pas  de  le 
faire,  ou  plutôt  il  ne  le  fit  ja- 
mais. «  Je  n'ai  pas  oublié  ma 
promesse,  écrivait-il  à  Mm,d'Ë- 


pinay  peu  de  temps  avant  de 
rompre  avec  elle  ;  mais  on 
n'est  pas  le  maître  de  ses  pen- 
sées »  (octobre  1737).  —  3.  Mé- 
moires de  Mme  d'Epinay ,  t.  II, 
ch.  vin. 


412  LA    ME    ET    LES    ŒUVRES 

detot  pour  le  faire  rester,  au  moins  jusqu'au  prin- 
temps. 

Tant  de  lettres,  de  démarches,  de  pourparlers 
avaient  le  grand  inconvénient  de  donner  à  l'affaire 
un  caractère  et  une  importance  qu'elle  ne  compor- 
tait pas.  «  Si  j'eusse  été  dans  mon  état  naturel,  dit 
Rousseau,  après  la  proposition  et  le  relus  de  ce 
voyage  de  Genève,  je  n'avais  qu'à  rester  tranquille, 
et  tout  était  dit.  »  Malheureusement  pour  lui,  il  ne 
savait  pas  être  tranquille.  Il  désirait  rester  à  l'Er- 
mitage ;  il  le  demandait  parfois  plus  qu'il  ne  con- 
venait à  sa  fierté,  peut-être  à  sa  dignité;  ses  amis 
l'aidaient  ;  Mme  d'Épinay  ne  se  montrait  pas  trop 
récalcitrante,  et  il  faisait  tout  ce  qu'il  fallait  pour 
hâter  son  départ  ;  il  provoquait  des  explications, 
et  ces  explications  ne  faisaient  que  lui  créer  une 
situation  plus  difficile. 

Celles  qu'il  donna  à  Grimm,  quoique  longuement 
pesées  et  étudiées,  ne  prouvent  que  deux  choses 
qu'on  pouvait  déjà  savoir  :  qu'il  était  un  écrivain 
de  mérite  et  un  caractère  méprisable.  Première- 
ment, dit-il,  il  n'aime  pas  les  bienfaits;  il  n'en 
veut  pas  ;  il  ne  sait  aucun  gré  à  ceux  qui  lui  en 
imposent  de  force.  En  second  lieu,  s'il  doit  quelque 
chose  à  Mme  d'Épinay,  elle  lui  doit  bien  davantage. 
A  force  de  sollicitations  et  d'intrigues,  elle  a  vaincu 
ses  goûts  et  l'improbation  de  ses  amis  pour  l'attirer 
à  l'Ermitage.  Et  depuis  qu'il  y  est,  que  de  cuisants 
repentirs  ne  lui  a-t-elle  pas  inspirés  !  «  Comparez  les 
bienfaits  de  Mme  d'Epinay  avec  mon  pays  sacrifié  et 
deux  ans  d'esclavage,  et  dites-moi  qui,  d'elle  ou  de 
moi,  a  plus  d'obligations  à  l'autre?  »  Pense-t-on  ce- 
pendant qu'il  doive  accompagner  Mmc  d'Epinay  ; 
qu'on  le  dise,    et  il  part  à  l'instant  même,  sans  se 


Dli    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


413 


demander  s'il  ne  sera  pas  pour  elle  un  embarras 
bien  plutôt  qu'un  secours.  Quant  au  séjour  à  l'Er- 
mitage, il  comprend  qu'il  ne  peut  le  prolonger;  il 
lui  semble  seulement  qu'il  vaut  mieux  attendre  au 
printemps.  Le  départ  aura  alors  moins  d'éclat,  et 
sera  moins  pénible  pour  lui  '. 

Poser  la  question  dans  ces  termes,  c'était  la  ré- 
soudre. Grimm  lui  répondit  d'abord  par  un  simple 
billet  assez  cavalier  qu'on  n'avait  pas  besoin  de  lui, 
mais  qu'il  pouvait,  s'il  le  voulait,  offrir  ses  services, 
afin  de  se  prévaloir  ensuite  d'un  refus.  Rousseau 
aima  mieux  écrire  une  nouvelle  lettre  de  récrimina- 
tions à  Mmc  d'Epinay,  au  risque  de  se  l'aliéner  sans 
retour.  Mais  Saint-Lambert,  à  qui  il  avait  égale- 
ment exposé  ses  raisons,  et  surtout  M™8  d'Houdetot 
lui  restaient;  leur  affection  pouvait  le  consoler  de 
bien  des  déboires  2. 

Le  départ  de  Mmo  d'Epinay  (29  octobre)  ne  rendit 
pas  le  calme  à  Rousseau.  Quelques  jours  étaient  à 
peine  écoulés,  qu'il  recevait  de  Grimm  une  nouvelle 
réponse.  «  Si  je  pouvais  vous  pardonner,  lui  disait 
Grimm,  je  me  croirais  indigne  d'avoir  un  ami.  Je 
ne  vous  reverrai  de  ma  vie  3.  »  En  effet,  ils  ne  se 
réconcilièrent  jamais. 

La  lettre  de  Grimm  désola  Rousseau;  mais  elle 
eut  au  moins  l'avantage  de  l'éclairer.  Il  vit  enfin 
qu'il  lui  fallait  quitter  l'Ermitage.  Il  song-ea  à  cher- 
cher à  Montmorency  un  petit  établissement  provi- 
soire jusqu'au  printemps*.  Ce   n'était  pas  toutefois 


1.  Lattre  à  Grimm,  19  octobre 
1757.  —  2.  Lettres  de  Mme  d'Hou- 
detot à  Rousseaic,  26  octobre  : 
de  Rousseau  a  Sain f- Lambert, 
'ia  octobre  1757.  —  3. Mémoires 


île  Mme  d'Epinay,  t.  II,  ch.  ix. 
—  4.  Lettre  à  Sime  d'Houdetot, 
8  novembre  :  autre  lettre  de 
novembre  1757. 


il  4  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

l'avis  de  Mmo  d'Houdetot.  La  pitié  l'avait  rendue 
plus  affectueuse  ;  le  même  sentiment  lui  donna  une 
fermeté  qui  ne  lui  était  pas  habituelle.  Elle  mit  tout 
en  œuvre  pour  calmer  son  pauvre  ami,  pour  le  ré- 
concilier d'abord  avec  Diderot,  puis  avec  Mmc  d'Epi- 
nay1.  Ses  conseils  étaient  inspirés  par  un  bon  na- 
turel ;  mais  pour  les  rendre  efficaces,  il  aurait  fallu 
donner  à  Rousseau  une  énergie  de  volonté,  une 
force  contre  lui-même  dont  il  était  bien  incapable. 
Ils  étaient  cependant  trop  conformes  à  ses  désirs 
secrets  pour  qu'il  ne  fît  pas  une  tentative  ;  mais  son 
effort,  comme  tout  ce  qui  part  d'une  volonté  faible 
et  hésitante,  fut  insuffisant  et  maladroit.  «  J'ai  voulu 
quitter  l'Ermitage,  écrivit-il  à  Mmo  d'Epinay,  et  je 
le  devais  ;  mais  on  prétend  qu'il  faut  que  j'y  reste 
jusqu'au  printemps  ;  et  puisque  mes  amis  le  veulent, 
j'y  resterai  jusqu'au  printemps,  si  vous  y  consen- 
tez. »  Cette  résolution  était  trop  tardive.  «  Puisque 
vous  vouliez  quitter  l'Ermitage,  et  que  vous  le  de- 
viez, lui  répondit  Mmo  d'Epinay,  je  suis  étonnée  que 
vos  amis  vous  aient  retenu.  Pour  moi,  je  ne  consulte 
point  les  miens  sur  mes  devoirs,  et  je  n'ai  rien  à 
vous  dire  sur  les  vôtres2.  » 

Le  congé  était  net  et  sec.  Rousseau  l'appelle  im- 
prévu !  Dans  tous  les  cas,  il  n'y  avait  plus  de  place 
pour  l'hésitation.  Quoi  que  put  dire  et  faire  Mme  d'Hou- 
detot,  il  fallait  partir  sur-le-champ.  Mmc  d'Houdetot 
avait  en  effet  nourri  jusqu'à  la  fin  l'espoir  d'empê- 
cher le  départ  de  Rousseau.  Elle  écrivit  à  sa  belle- 
sœur  pour  la  disposer  à  l'indulgence  ;  peut-être  y 
aurait-elle   réussi,    si  celle-ci  avait  été   laissée  aux 


1.  Lettres  de  M>n»  d'Houdetot  à'\    14  décembre  1757.  —  2.  Lettre 
Rousseau,    du    26  ■  octobre    au  |    à  jl/,ue  d'Epinay,  et  Réponse. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  415 

inspirations  de  son  cœur  ;  mais  elle  était  obsédée 
par  Grimm.  C'est  lui  qui  la  prévint  contre  toute 
idée  de  réconciliation  ;  il  paraît  même  constant 
qu'elle  lui  en  fit  plus  tard  de  vifs  reproches  l. 

Grimm  s'est  expliqué  deux  fois  sur  cet  événement. 
D'abord  il  a  déclaré  que  personnellement  il  n'eut 
jamais  de  reproches  à  faire  à  Rousseau  pendant  les 
huit  années  que  dura  leur  liaison.  S'il  la  rompit,  il 
eut  des  raisons  de  justice  et  de  probité  qui  l'y  obli- 
gèrent 2.  Il  revint  plus  tard  sur  ce  sujet,  mais  dans 
des  termes  autrement  vifs.  «  Rousseau ,  dit-il,  se 
croyant  en  droit  d'être  jaloux  de  son  ami  M.  de 
Grimm,  paya  sa  bienfaitrice  de  la  plus  noire  ingra- 
titude, et  l'homme  qu'il  se  crut  préféré  ne  fut  plus 
à  ses  yeux  que  le  plus  injuste  et  le  plus  perfide  des 
hommes  3.  »  Il  ne  faut  pas  s'étonner  de  la  différence 
des  deux  passages  ;  les  Confessions  avaient  paru 
dans  l'intervalle. 

Jean-Jacques  ne  fut  pas  aussi  embarrassé  qu'il 
veut  bien  le  dire ,  pour  faire  son  déménagement.  La 
saison  était  peu  favorable ,  c'est  vrai  ;  mais  on  n'est 
pas  pour  rien  un  homme  célèbre,  et  plus  d'une  per- 
sonne aurait  été  honorée  de  lui  donner  asile.  Il  n'eut 
pas  besoin,  dans  tous  les  cas,  d'aller  loin.  Un 
M.  Mathas,  procureur  fiscal  du  Prince  de  Condé, 
lui  fit  offrir  une  petite  maison  qu'il  avait  dans  sa 
propriété  de  Mont-Louis  à  Montmorency.  Rousseau 
accepta,  fit  marché  avec  lui,  acheta  quelques  objets 
pour  compléter  son  modeste  mobilier,  et ,  au  milieu 
de  la  glace  et  de  la  neige,  le  15  décembre  1757,  il 

1.  Mémoires  de  Mm*  d'Épinay,  littéraire,  la  novembre  176(3. — 

t.  II,  ch.    IX.   —   Lettre    du  fils  3.      Correspondance     littéraire, 

d'Épinaij  à  Musset-Pat hay,    20  novembre  1783. 

mai  1811.  —  2.  Correspondance  , 


\H) 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


fit  charrier  ses  effets  dans  sa  nouvelle  demeure.  On 
prétend  qu'il  affecta  de  mettre  au  cul  de  la  charrette 
le  portrait  de  Mm°  d'Épinay,  la  face  tournée  du  cote' 
des  passants.  Rousseau  dit  au  contraire  qu'il  le  lui 
avait  rendu  avant  son  départ1. 

Il  profita  de  l'occasion  pour  renvoyer  à  Paris  la 
mère  Le  Yasseur.  Thérèse  voulut  intercéder  pour 
elle,  mais  il  fut  inflexible.  11  lui  donna  en  partant  de 
l'argent,  ses  effets,  quelques  meubles;  il  s'engagea 
à  payer  son  loyer  et  à  subvenir  à  ses  besoins.  Dans 
le  même  temps ,  Mmo  d'Epinay  s'entendait  avec 
Grimin  et  Diderot  pour  que  la  bonne  femme  ne 
manquât  de  rien  et  prenait  à  son  compte  la  moitié 
de  la  dépense.  Jean- Jacques  se  trouva-t-il  alors  dé- 
chargé, ou  sa  belle-mère  reçut-elle  de  toutes  mains2? 

Après  le  départ  de  Jean-Jacques,  Mm0  d'Epinay, 
en  femme  du  monde  qui  sent  qu'entre  gens  qui  ont 
eu  des  rapports  intimes  et  n'en  doivent  plus  avoir, 
les  récriminations  deviennent  superflues,  se  tint 
exclusivement  sur  le  terrain  des  affaires.  Elle  dési- 
rait,  entre  autres  choses,  rembourser  les  gages  du 
jardinier  avancés  par  Rousseau3;  celui-ci,  non 
content  de  refuser,  ne  sut  pas  se  priver  de  quelques 
phrases,  que  Mmc  d'Epinay  appelle,  non  sans  raison, 
impertinentes  ■. 

Du  reste,  si  dans  ses  lettres  à  Rousseau,  elle  res- 
tait dans  les  termes  d'une  froide  politesse,  il  n'en 
était  pas  toujours  de  môme  quand  elle  parlait  de 
lui.  D'ailleurs,  Grimm  la  tenait  au  courant  des  faits 


1.    Bachaumont,    26    avril 
1783;   —   Confessions,  1.    X.  — 
2.  Mémoires  de  Mme    d'Epinay 
t.    II,   eh.    ix.    —   3.    Lettre  de 
Mme   d'Epinay    à    Rousseau,    17 


janvier  1758.  —  4.  Mém.  de 
Mme  d'Epinay,  t.  II,  ch.  ix;  — 
Lettre  de  Rousseau  à  Mme  d'E- 
pinay, 27  février  1758. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  417 

et  gestes  de  ce  monstre,  de  cet  homme  abominable. 
Il  lui  répétait  les  bruits  de  Paris.  On  blâmait  Rous- 
seau, disait-il;  mais  aussi  Ton  ne  voyait  dans  sa 
conduite  à  elle-même  qu'une  singulière  affectation 
et  une  prétention  ridicule;  et  voilà,  ajoutait-il,  ce 
qu'on  gagne  à  obliger  des  fous  *.  Mmc  d'Epinay 
n'avait  pas  davantage  à  se  louer  de  Thérèse  et  de 
ses  bavardages 2.  Mais  ces  petites  misères  étaient 
bien  insignifiantes  à  ses  yeux,  en  comparaison  de 
certains  autres  soucis  :  n'allait-on  pas,  par  exemple, 
jusqu'à  lui  imputer  d'avoir  été  la  maîtresse  de  Jean- 
Jacques.  Grimm  s'employait  de  son  mieux  à  la  laver 
de  ces  infamies;  mais  plus  d'un  an  après,  il  était 
encore  obligé  de  s'élever  contre  ces  rumeurs,  tant 
elles  étaient  persistantes  3. 

Tandis  qu'à  Paris  on  faisait  à  Mme  d'Epinay  un 
grief  de  ses  bienfaits  envers  Rousseau,  à  Genève, 
où  l'on  ne  savait  pas  encore  les  faits,  on  lui  tenait 
compte  même  du  bien  qu'elle  avait  cessé  de  lui 
faire.  Elle  prétend  que  Deluc  ayant  appris  parTron- 
chin  le  départ  de  Rousseau,  vint  les  larmes  aux 
yeux  pour  la  consoler  et  l'assurer  que  lui  et  la  Répu- 
blique lui  garderaient  toujours  la  reconnaissance 
dont  leur  concitoyen  paraissait  manquer  *.  Mais  pour 
qui  connaît  Deluc.  grand  partisan  de  Rousseau ,  le 
fait  a  besoin  de  confirmation. 

Pour  bien  juger  du  rôle  que  joua  Diderot  dans 
cette  affaire,  il  est  bon  que  nous  retournions  un  peu 
en  arrière. 

Mme  d'Houdetot  n'avait  pas  été  la  seule  à  presser 


1.  Mihn.  de  M'uC  d'Epinay,  j  derol  Mèm.  de  .Ume  d'Epinay, 
t.  II,  ch.  ix.  —  2.  ld.,  ch.  ix  j  t.  II,  ch.  x).  —  4.  Mém.  de 
el  X. — 3. Lettre  de  Grimm  à  Di-  |    Mme  d'Epinay,  t.  Il,  ch.  ix. 


418  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Rousseau  de  rester  à  l'Ermitage;  Diderot,  lui  aussi, 
quoique  en  commerce  assidu  avec  Giïmm,  avait  agi 
dans  le  même  sens  et  prêché  d'abord  la  conciliation. 
«  Pourquoi ,  disait-il  à  Rousseau ,  délogez-vous  de 
l'Ermitage?  Si  c'est  impossibilité  d'y  subsister, 
danger  de  la  saison,  je  n'ai  rien  à  dire;  sinon,  votre 
raison  est  mauvaise.  Votre  séjour  à  Montmorency 
aura  mauvaise  grâce1.  »  Il  promettait  en  même 
temps  à  Jean-Jacques  de  le  venir  voir.  Sa  visite  eut 
lieu  dans  les  derniers  jours  que  celui-ci  passa  à 
l'Ermitage.  Ils  parlèrent  longuement  et  sérieuse- 
ment. Jean-Jacques  avait  le  cœur  plein  ;  il  l'épancha 
dans  le  sein  de  son  ami,  lui  confia  ses  secrets  (pas 
tous ,  bien  entendu)  ;  lui  dévoila  les  manœuvres  de 
Mm0  d'Épinay  ;  prit  les  deux  Le  Vasseur  à  témoin 
de  certains  faits  dont  elles  avaient  connaissance  et, 
dans  le  dépit  que  lui  causèrent  les  réticences  et  les 
démentis  de  la  vieille,  se  promit  bien  de  ne  pas  la 
garder  davantage  avec  lui2. 

Voilà  du  moins  ce  que  racontent  les  Confessions. 
Il  est  possible  que  Diderot  ait  fait  à  l'Ermitage  la 
visite  dont  il  est  ici  question;  mais  il  en  fit  assuré- 
ment une  autre  dont  Rousseau  ne  parle  pas,  visite 
qui  dut  être  orageuse  et  donna  lieu  à  un  grand  dé- 
ploiement de  déclamations,  de  sentimentalité  et  de 
pleurs.  Diderot  ayant  parlé  à  Saint-Lambert  de  la 
lettre  qu'il  avait  dû  recevoir  de  Rousseau,  n'avait 
pas  appris  sans  une  profonde  stupéfaction  que  ce- 
lui-ci, au  lieu  de  lui  écrire  sur  le  ton  dont  ils  étaient 
convenus,  lui  avait  envoyé  une  lettre  atroce,  à  la- 
quelle Saint-Lambert  disait  «  qu'on   ne  pouvait  ré- 

1.  Lettre  de  Diderot   à   Rous-   j    1.  IX. 
seau,  hiver  de  1757.  —  2.  Conf.,   \ 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


419 


pondre  qu'avec  un  bâton.  »  Après  avoir  rétabli  la 
vérité  des  faits,  Diderot  exaspéré  courut  chez  Rous- 
seau. «  Je  viens  savoir,  lui  dit-il,  si  vous  êtes  fou 
ou  méchant,  »  et  il  lui  dévoila  la  noirceur  de  la 
conduite  qu'il  avait  tenue  en  essayant  de  brouiller 
Saint-Lambert  avec  Mmc  d'Houdetot.  —  «  Il  y  a 
quinze  ans,  reprit  Rousseau,  que  vous  me  connais- 
sez ;  vous  savez  que  je  ne  suis  pas  méchant,  et  je 
vais  vous  prouver  que  je  ne  suis  pas  fou.  »  Et  il  lui 
donna  une  lettre  de  Mmc  d'Houdetot;  mais  cette 
lettre  prouvait  précisément  la  fourberie  dont  il 
était  accusé.  —  «  Ah,  certes!  vous  êtes  fou,  lui  dit 
Diderot,  de  vous  être  exposé  à  me  laisser  lire  ceci.  » 
—  Rousseau  furieux  ne  voulut  pas  convenir  de  son 
tort.  Bientôt  après  il  fit  un  crime  à  Diderot  de 
s'être  expliqué  avec  Saint-Lambert,  et  il  l'accusa 
de  l'avoir  trahi  et  d'avoir  violé  le  secret  qu'il  lui 
avait  confié. 

De  retour  chez  lui,  Diderot  écrivit  à  Grimm  la 
lettre  la  plus  violente,  pour  lui  dévoiler  les  men- 
songes, les  noirceurs,  les  perfidies  de  Rousseau. 
«  Que  je  ne  voie  plus  cet  homme-là,  disait-il,  il  me 
ferait  croire  au  diable  et  à  l'enfer.  Si  je  suis  jamais 
forcé  de  retourner  chez  lui,  je  suis  sûr  que  je  fré- 
mirai tout  le  long  du  chemin1.  » 

Il  parait  que  ce  ne  fut  pourtant  pas  encore  la  rup- 
ture définitive,  tant  il  est  vrai  que  les  paroles  de 
Diderot  n'étaient  que  comédie.  On  voit  dans  une 
lettre  postérieure  de  Deleyre  que  Diderot  continuait 


1 .  Mémoires  de  Mma  d'Épinay, 
t.  II,  ch.  IX.  —  Mémoires  de 
Marmontel,  1.  VIII.  —  La  Jeu- 
nesse de  Mme  d'Épinay,  Appen- 
dices. Tablettes   manuscrites 


de  Diderot,  communiquées 
par  M.  Maurice  Tourneux  : 
Les  sept  scélératesses  de  Bous- 
seau. 


420  LA    VIE    ET    LFS    ŒUVRES 

à  Rousseau  sou  affection.  «  Je  ne  sais  quoi,  disait 
Deleyre,  se  met  entre  vous  deux.  Pardonnez-vous 
mutuellement;  il  a  besoin  d'indulgence1.  Mais  des 
coups  trop  violents  avaient  été  portés  de  part  et 
d'autre ,  et  les  ressentiments  longtemps  contenus 
n'attendaient  qu'une  occasion  pour  éclater. 

La  rupture  vint  de  Jean-Jacques.  Il  y  avait  sans 
doute  beaucoup  d'imagination  dans  leurs  querelles; 
mais  les  causes  de  leurs  divisions,  pour  être  imagi- 
naires, n'en  étaient  pas  moins  puissantes.  Jean- 
Jacques  se  fâcha  parce  que  les  discussions  précé- 
dentes l'y  avaient  disposé;  il  se  fâcha  parce  qu'ayant 
reçu  son  congé  de  MmP  d'Epinay,  il  voulut  à  son 
tour  donner  le  sien  à  Diderot.  Le  mot  de  Diderot  : 
11  n'y  a  que  le  méchant  qui  soit  seul,  lui  revint  â  la 
mémoire  et  lui  monta  au  cerveau.  Il  se  fâcha  enfin 
parce  que  le  refroidissement  de  Mm0  d'IIoudetot 
ayant  encore  excité  sa  bile,  il  voulut,  suivant  sa  cou- 
tume, trouver  à  cette  disgrâce  des  motifs  secrets. 
Quand  donc  Mmc  d'IIoudetot  lui  écrivit  qu'elle  était 
décidée  à  cesser  tout  commerce  avec  lui2  :  C'est  de 
Diderot,  s'écria-t-il,  que  vient  tout  le  mal  :  Dide- 
rot a  divulgué  ses  secrets  à  Saint-Lambert,  Diderot 
lui  a  retiré  le  cœur  de  son  amie,  Diderot  est  un 
traître  ;  il  faut  rompre  avec  lui. 

Le  2  mars  il  lui  avait  encore  écrit,  pour  se 
plaindre,  il  est  vrai,  mais  sans  aigreur;  et  chose 
remarquable ,  il  ne  faisait  pas  dans  sa  lettre  la 
moindre  allusion  au  fameux  grief  de  la  violation  de 
ses  secrets3.  Mais  désormais  à  quoi  boules  explica- 


1.  Lettre  de  Deleyre  à  Rous- 
seau, 28  février  1758.  —  2.  Let- 
tres de  il/me  d'IIoudetot  à  Rous- 


seau, M  décembre  1757,  19  fé- 
vrier, 6  mai  1758.  —  3.  Lettre  à 
Dilerot,  2  mars  1758. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


421 


tions?  Elles  aboutissent  trop  souvent  à  un  raccommo- 
dement; il  n'en  veut  plus.  Pourquoi  se  préoccuper 
des  règles  de  la  bienséance?  Elles  ne  sont  que  men- 
songe et  trahison.  Jean-Jacques  d'ailleurs  est  devenu 
un  personnage  et  il  peut  prendre  ses  modèles  sur 
les  sommets.  Il  se  rappelle  que  Montesquieu,  rom- 
pant avec  le  P.  Tournemine,  le  déclara  hautement 
à  tout  le  monde.  Il  veut  faire  comme  Montesquieu; 
il  veut  faire  mieux,  s'il  est  possible,  et  il  insère  dans 
un  ouvrage  qu'il  publiait  alors,  la  Lettre  à  d'Alem- 
bert  sur  les  Spectacles,  la  phrase  suivante  :  «  J'avais 
un  Aristarque  sévère  et  judicieux;  je  ne  l'ai  plus; 
je  n'en  veux  plus  ;  mais  je  le  regretterai  sans  cesse, 
et  il  manque  bien  plus  encore  à  mon  cœur  qu'à 
mes  écrits.  Ad  amicum  etsi  produxeris  gladium,  non 
desperes ;  est  enim  régressas.  Ad  amicum  si  aperueris 
os  triste,  non  timeas ;  est  enim  concordatio.  Excepto 
convicio,  et  improperio,  et  superbia,  et  mysterii  re- 
velatione,  et  plaga  dolosa;  in  his  omnibus  effugiet 
amicus.  »  (Ecclesiastic,  xxxn,  26,  27)  S  Rousseau 
prétend  que  ces  paroles  étaient  claires  pour  qui- 
conque était  au  fait  de  la  question,  et  ne  signifiaient 
rien  pour  le  reste  du  monde.  C'est  là  une  mauvaise 
plaisanterie.    Elles     étaient    claires    pour    tout    le 


1.  Voici  la  traduction  de 
ce  texte  par  Marmontel 
{Mémoires,  1.  VII)  :  «  Si  vous 
avez  tire  l'épée  contre  votre 
ami,  ne  désespérez  pas,  car 
il  y  a  moyen  de  revenir.  Si 
vous  l'avez  attriste  par  vos 
paroles,  ne  craignez  rien  ;  il 
est  possible  encore  de  vous 
réconcilier  avec  lui-  Mais 
pour     l'outrage,   le    reproche 


injurieux,  la  révélation  du 
secret  et  la  plaie  laite  à  son 
cœur  en  trahison.,  point  de 
grâce  à  ses  yeux;  il  s'éloi- 
gnera sans  r  tour.  »  La  lettre 
a  d'Alembert  est  datée  du  20 
mars  1758;  mais  elle  ne  parut 
qu'un  peu  plus  tard.  La  pré- 
face notamment  ne  lut  pas 
imprimée  avant  le  15  juin. 
(Lettre  à  Rey,  23  juin  1758.) 


422 


LA    VIE    KT    LES   ("(F.l'VRKS 


monde;  et  eussent-elles  eu  besoin  d'être  expliquées, 
du  moment  que  l'explication  était  trouvée,  elles  de- 
venaient à  l'instant  connues  de  tous1. 

La  phrase  de  Rousseau  et  la  rupture  qui  en  fut 
la  suite  fut  un  événement  dans  Paris,  et  pendant 
quelque  temps,  le  sujet  de  toutes  les  conversations. 
«  Mon  Dieu,  disait  le  duc  de  Castries,  partout  où  je 
vais,  je  n'entends  parler  que  de  ce  Rousseau  et  de 
ce  Diderot!  Conçoit-on  cela?  des  gens  de  rien;  des 
gens  qui  n'ont  pas  de  maison,  qui  sont  logés  à  un 
troisième  étage!  En  vérité,  on  ne  peut  se  faire  à  ces 
choses-là 2.  » 

L'injure  étant  publique  ne  laissait  pas  de  place  à 
une  réconciliation.  Diderot  fut  très  blessé,  mais  ne 
daigna  pas  répondre,  du  moins  publiquement.  «  Nos 
amis  communs,  écrivait-il  peu  de  temps  après,  ont 
jugé  entre  lui  et  moi;  je  les  ai  tous  conservés  et  il 
ne  lui  en  reste  aucun.  C'est  une  action  atroce  que 
d'accuser  publiquement  un  ancien  ami,  même  lors- 
qu'il est  coupable  ;  mais  quel  nom  donner  à  l'ac- 
tion, s'il  arrive  que  l'ami  soit  innocent? Et  quel  nom 
lui  donner  encore,  si  l'accusateur  s'avouait  au  fond 
de  son  cœur  l'innocence  de  celui  qu'il  ose  accuser3?  » 

La  conduite  de  Rousseau  fut  universellement  blâ- 
mée. Deleyre  lui  en  exprima  sa  tristesse4.  Saint- 
Lambert,  que  Rousseau  regardait  comme  son  dernier 
ami,  qui,  la  veille  encore,  lui  avait  écrit  dans  les 
termes  de  la  plus  tendre  amitié ',  ne  put  contenir 
son  indignation.  Sa  lettre  a  d'autant  plus  d'impor- 
tance que  lui-même  avait  été  l'occasion  de  la  rup- 


1.  Confessions,  1.  X.  —  2. 
Champfort  ;  cité  par  Saint- 
Marc  Girardin  (Revue  des 
Deux  Mondes,     15     septembre 


1833).  —  3.  Lettre  de  Diderot 
à  M.  N.,  de  Genève.  —  k.  Lettre 
de  Deleyre  à  Rousseau,  29  oc- 
tobre 1758. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  423 

ture  et  savait  parfaitement  à  quoi  s'en  tenir1.  Voici 
la  réponse  insolente  que  lui  fit  Rousseau  :  «  Mon- 
sieur, en  lisant  votre  lettre,  je  vous  ai  fait  l'honneur 
d'en  être  surpris,  et  j'ai  eu  la  bêtise  d'en  être  ému; 
mais  je  l'ai  trouvée  indigne  de  réponse.  Je  ne  veux 
point  continuer  les  copies  de  Mmc  d'Houdetot.  S'il 
ne  lui  convient  pas  de  garder  ce  qu'elle  a,  elle  peut 
me  le  renvoyer,  je  lui  rendrai  son  argent2...  » 

Rousseau  croit  que  cette  lettre  fit  rentrer  Saint- 
Lambert  en  lui-même  ;  c'est  peu  probable.  Il  est 
vrai  que  celui-ci  ne  lui  garda  pas  rigueur  ;  qu'il  dîna 
avec  lui  quinze  jours  après  ;  mais  il  vaut  mieux  at- 
tribuer son  retour,  si  le  retour  fut  véritable,  aux 
bons  soins  de  Mmc  d'Houdetot. 

Voilà  donc  Rousseau  absolument  sans  amis.  Il 
avait  si  bien  manœuvré  qu'il  les  avait  tous  perdus 
dans  l'espace  de  quelques  mois.  Sa  rupture  avec  Di- 
derot ne  revêtit  pourtant  pas  le  caractère  d'âpreté 
qu'elle  eut  constamment  avec  Grimm.  Certes,  Rous- 
seau a  dit  du  mal  de  Diderot  ;  Diderot,  de  son  côté, 
en  a  dit  encore  plus  de  Rousseau,  principalement 
dans  sa  Vie  de  Séitèque,  où,  à  propos  de  Sénèque, 
de  Claude  et  de  Néron,  il  vomit  vingt  pages  d'in- 
jures contre  son  ancien  ami.  Mais  ces  boutades 
avaient  leurs  retours.  Il  fut  même,  dans  un  moment, 
question  d'une  réconciliation,  dont,  bien  entendu, 
Diderot  aurait  fait  presque  tous  les  frais.  Rousseau 
ne  voulut  pas  s'y  prêter3. 

Outre  les  antipathies  de  caractère  qui  divisaient 
ces  deux  hommes,  on  peut,  avec  Saint-Marc  Girar- 


1.  Lettre  de  Saint-Lambert  à 
Rousseau,  10  octobre  1738; 
Confessions,  1.  X.   —    2.   Lelire 


à  Saint- Lambert,  Il  octobre 
1758.  —  3.  Lettre  du  comte  d'Es- 
cheray  à  Rousseau,  23  mai  1765. 

28 


424    LA   VIE  ET   LES  OEUVRES  DE  JEAN-JACQUES   ROUSSEAU. 

din,  indiquer  un  autre  motif  à  leur  rupture,  l'oppo- 
sition de  leurs  idées.  Deux  tendances  partagent  les 
philosophes  du  xvm0  siècle  ;  la  tendance  franche- 
ment antireligieuse,  qui  avait  pour  aboutissants  le 
matérialisme  et  l'athéisme,  quoique  le  plus  souvent 
elle  n'allât  pas  jusque-là,  et  la  tendance  semi-reli- 
gieuse et  spiritualiste,  qui,  sans  aller  jusqu'au  Chris- 
tianisme, entendait  maintenir  une  sorte  de  religion 
philosophique.  Voltaire,  et  à  sa  suite  Diderot,  sont 
les  représentants  les  plus  illustres  de  la  première 
tendance.  Rousseau,  qui  chaque  jour  se  séparait 
davantage  de  l'école  philosophique,  se  plaçait  par 
là-même  à  la  tête  de  la  seconde.  Tant  que  ces  diffé- 
rences ne  se  manifestèrent  que  dans  l'intimité  de  la 
vie  privée,  tout  en  donnant  lieu  à  des  discussions, 
elles  n'altérèrent  pas  sensiblement  l'amitié.  Mais  il 
arriva  en  même  temps,  et  que  les  différences  s'ac- 
centuèrent de  plus  en  plus,  et  qu'elles  eurent  pour 
témoins  et  pour  juges  les  salons,  qui  étaient  alors 
une  sorte  de  tribune  philosophique,  et  même  le  grand 
public  du  livre.  Les  occasions  de  chocs  devinrent 
dès  lors  plus  fréquentes,  les  blessures  plus  pro- 
fondes. Entre  hommes  qu'on  peut  appeler  des 
hommes  publics,  de  cette  divergence  de  direction  à 
une  séparation  formelle,  et,  s'il  s'agit  d'amis,  à  une 
rupture  éclatante,  il  n'y  a  pas  loin1.  Cette  explica- 
tion qui  convient  parfaitement  aux  querelles  de 
Rousseau  et  de  Diderot,  peut  s'appliquer  également 
à  celles  de  Rousseau  et  de  Voltaire.  Elle  donne  à 
ces  disputes  une  importance  considérable,  qui  ne 
touche  plus  seulement  à  l'intérêt  privé,  mais  embrasse 
l'intérêt  même   de   la  philosophie  et  de  la  religion. 

1.  Revue  des  Deux  Mondes,  1er  décembre  1833. 


CHAPITRE  XIV 


Sommaire  :  Travaux  de   Rousseau  perdant  son  séjour  a  l'Ermitage. 

—  I.  Le  poème  de  Voltaire  sur  le  désastre  de  Lisbonne.  —  Rousseau 
se  décide  à  y  répondre.  —  La  Lettre  sur  la  Providence.  —  Envoi  de 
cetle  lettre  à  Voltaire  et  réponse  évasive  de  Voltaire.  —  Publication  de 
la  Lettre  sur  la  Providence. 

II.  Extraits  des  ouvrages  de  l'abbé  de  Saint-Pierre.  —  Motifs  et  hési- 
tations de  Rousseau.  —  Le  Projet  de  paix  perpétuelle.  —  La  Polysy- 
nodie.  —  Publication  de  ces  ouvrages.  —  Opuscules  de  Voltaire  sur  la 
paix  perpétuelle. 

III.  La  Morale  sensitive.  —  Lettres  sur  la  vertu  et  le  bonheur.  — 
Les  Amours  de  Claire  et  de  Marcellin.  —  Le  Petit  savoyard. 


I 


Nous  avons  dit  à  la  fin  du  chapitre  précédent 
que  Voltaire  et  Rousseau  sont  les  représentants  les 
plus  fameux  des  deux  tendances  qui  se  partagent  la 
philosophie  libre-penseuse  du  xviii0  siècle.  Nous  en 
trouvons  la  preuve,  sans  avoir  besoin  d'aller  plus 
loin,  dans  la  conduite  qu'ils  tinrent  à  l'occasion  du 
tremblement  de  terre  qui  détruisit  Lisbonne  m 
1755.  Ainsi,  leur  première  lutte  sérieuse  eut  lieu  à 
propos  d'une  question  de  philosophie  religieuse. 

La  ruine  de  Lisbonne  avait  répandu  dans  tout  le 
monde  civilisé  une  émotion  profonde.  Voltaire  n'eut 
g-arde  de  laisser  échapper  une  si  belle  occasion  de 
remettre  Dieu  à  la  raison.  Des  milliers  d'hommes 
ont  trouvé  la  mort  dans  le  désastre  ;  pourquoi  Dieu 
ne  l'a-t-il  pas  empêché?  On  fait  honneur  à  Dieu  de 
l'ordre  de  l'univers  ;  ne  pourrait-on  pas,  à  plus 
forte    raison,   lui  faire    un   reproche   de  ses  innom- 


426 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


brables  désordres  ?  Cependant  à  l'argument  ancien 
de  l'existence  de  Dieu  par  l'ordre  de  la  nature, 
Voltaire  qui,  d'ailleurs,  était  déiste,  n'avait  point  à 
opposer  l'argument  de  la  non-existence  de  Dieu  par 
l'existence  du  désordre  dans  la  création.  Il  lui  était 
plus  facile  de  s'en  prendre  tout  bonnement  à  Pope 
et  à  Leibnitz,  et,  en  face  de  leur  axiome  :  Tout  est 
bien,  de  dresser  le  tableau  des  maux  qui  affligent 
l'humanité.  Mais  ses  vers  passent  par-dessus  la  tête 
de  Pope  et  de  Leibnitz ,  pour  aller  frapper  en  plein 
la  Providence  divine  \  Peu  d'affirmations  précises  ; 
mais,  sous  un  respect  simulé,  des  difficultés,  des 
cloutes,  tout  ce  qu'il  fallait  pour  ébranler  la  croyance 
à  la  Providence,  tel  est  le  procédé  de  Voltaire.  Il 
termine  par  le  mot  espérance  ;  mais  d'un  bout  à 
l'autre  son  œuvre  ne  respire  que  le  désespoir. 

Lorsque  Rousseau  reçut  le  poème  de  Voltaire,  ne 
sachant  d'abord  d'où  lui  venait  ce  présent,  il  l'attri- 
bua naturellement  à  l'auteur.  L'envoi  lui  avait  été 
fait  en  réalité  par  Roustan,  jeune  ministre  du  saint 
Evangile,  dans  le  but  précisément  de  provoquer 
une  réponse  de  sa  part.  Lors  de  son  voyage  à  Ge- 
nève, il  s'était  établi  des  rapports  d'intimité  et  de 
confiance  entre  lui  et  les  pasteurs.  Ceux-ci  fondaient 
sur  leur  illustre  compatriote  les  plus  grandes  espé- 
rances. Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  Roustan  se 
soit  adressé  à  lui,  pour  défendre  leur  cause  et  celle 
de  la  Religion.  «  Vos  lettres,  lui  écrivait  Roustan, 
sont  lues  et  dévorées  par  tous  nos  concitoyens  ; 
laisserez-vous  passer,  sans  mot  dire,  ces  tristes 
choses2?   »    Rousseau,    heureux    d'entrer    dans   les 


1,  Œuvres  de  Voltaire,  Poème 

sur  le  desastre  de  Lisbonne,  ou 
examen  de  cet  axiome  :  Tout  est 


bien.  —  2.  Desnoiresterres, 
Voltaire  et  la  société  française 
au  xvmc  siècle,  t.  IV,  p.  131. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


427 


vues    de    ses    amis,    écrivit    alors    sa    réfutation1. 

On  a  beaucoup  admiré  sa  Lettre,  parce  que  les 
conclusions  en  sont  justes.  Ses  partisans  en  ont  fait 
une  de  leurs  grandes  réponses  à  ceux  qui  l'accusent 
d'impiété.  Voyez,  disent-ils,  la  Lettre  de  Rousseau 
sur  la  Providence  ;  admirez  comme  il  s'y  montre  re- 
ligieux et  convaincu.  Les  chrétiens  eux-mêmes  le 
regarderaient  presque ,  dans  cette  circonstance , 
comme  un  des  leurs,  comme  une  sorte  de  franc- 
tireur,  fort  peu  discipliné,  de  l'armée  de  Dieu.  Il 
est  certain  que,  dans  sa  Lettre,  l'éloquence  déborde 
presque  d'un  bout  à  l'autre  ;  il  est  certain  aussi  qu'il  y 
plaide  la  cause  de  Dieu,  et  on  doit  lui  en  savoir 
gré  ;  tout  en  ajoutant  qu'il  la  plaide  mal.  Défendre 
la  vérité  par  des  arguments  faux  n'est  la  défendre 
qu'à  moitié,  et  c'est  ce  que  fait  Rousseau. 

L'origine  du  mal  est,  depuis  le  commencement 
du  monde,  un  des  problèmes  les  plus  redoutables 
de  la  philosophie  et  de  la  Religion.  En  vain  la  phi- 
losophie a  voulu  le  résoudre,  elle  a  constamment 
échoué;  telle  est  précisément  la  cause  de  la  fai- 
blesse de  Rousseau.  En  voulant  rester  uniquement 
philosophe,  il  se  condamnait  d'avance  à  l'impuis- 
sance. 

Voltaire,  qui  ne  voulait  que  détruire  et  pêcher  en 
eau  trouble,  n'avait  besoin  pour  cela  que  de  soule- 
ver des  objections.  Jean-Jacques,  au  contraire,  qui 
avait  la  prétention  d'établir  une  vérité  positive , 
avait  tout  intérêt  à  ramener  la  question  à  ses  véri- 
tables termes.   Entre  le  tout  est  bien  de  Leibnitz  et 


1.  Lettre  de  Rousseau  à  M.  de 
Voltaire,  18  août  1756.  Strec- 
keisen  -  Moultou  a  publié 
dans  les   Œuvres  et  correspon- 


dances inédites  de  J.-J.  Rous- 
seau, un  fragment  inédit  de 
cette  lettre.  Ce  fragment  est 
sans  importance. 


i"28  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

le  tout  est  mal  de  Voltaire,  il  y  avait  en  effet  un 
troisième  parti  à  prendre,  et  c'était  le  bon  :  la.  justi- 
fication pure  et  simple  de  la  Providence.  Dieu,  au- 
teur de  l'univers,  le  gouverne  avec  sagesse  ;  c'est 
lui  qui  a  établi  les  lois  qui  le  maintiennent  et  le 
conservent.  En  ce  qui  concerne  les  hommes,  il  a 
donné  à  chacun  assez  de  biens  pour  que  sa  bonté, 
sa  sagesse  et  sa  justice  soient  pleinement  justifiées. 
Il  a  surtout  ménagé  à  l'homme  les  moyens  de  par- 
venir au  bonheur  complet  en  lui  laissant  les  occa- 
sions de  mériter.  Dieu  se  montre  l'exact  rému- 
nérateur de  la  vertu,  le  juste  vengeur  du  crime.  Il 
n'a  pas  seulement ,  d'ailleurs,  pour  manifester  sa 
Providence,  le  temps  présent;  il  a  aussi  la  vie  fu- 
ture, qui  redressera  tous  les  torts,  corrigera  tous  les 
abus,  remettra  toutes  choses  en  leur  place.  —  Com- 
ment se  fait-il  que  Rousseau,  au  lieu  de  s'attacher 
à  ces  grandes  vérités,  ait  trouvé  bon  de  suivre  son 
adversaire  sur  son  propre  terrain  ?  Non  content 
d'augmenter,  par  ses  doctrines  sociales  et  religieuses, 
la  difficulté  de  sa  tache,  il  consentait  ainsi,  par  une 
fausse  générosité  ou  une  fausse  manœuvre,  à  se 
priver  d'une  partie  de  ses  moyens.  Son  dogme  fon- 
damental que  l'homme  naît  bon,  sa  prétention  de 
substituer  au  péché  originel  la  corruption  de  l'homme 
par  la  civilisation  le  gênaient  évidemment  pour  sou- 
tenir la  thèse  de  Leibnitz  et  de  Pope  ;  aussi  est-il 
faible,  malgré  son  éloquence.  Il  raisonne  bien,  si 
l'on  veut,  mais  ses  raisonnements  manquent  de  base. 
«  Si  je  ramène,  dit-il,  ces  questions  diverses  à  leur 
principe  commun,  il  me  semble  qu'elles  se  rap- 
portent toutes  à  celle  de  l'existence  de  Dieu  :  Si 
Dieu  existe,  il  est  parfait;  s'il  est  parfait,  il  est 
sage,  puissant  et  juste  ;  s'il  est  sage  et  puissant,  tout 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  429 

est  bien  ;  s'il  est  juste  et  puissant,  mon  âme  est  im- 
mortelle ;  trente  ans  de  vie  ne  sont  rien  pour  moi 
et  sont  peut-être  nécessaires  au  maintien  de  l'uni- 
vers. Si  l'on  m'accorde  la  première  proposition,  ja- 
mais on  n'ébranlera  les  suivantes  ;  si  on  la  nie,  il  ne 
faut  point  discuter  sur  ses  conséquences...  Quant  à 
moi,  je  vous  avouerai  que  ni  le  pour  ni  le  contre  ne 
me  paraissent  démontrés  sur  ce  point  par  les  seules 
lumières  de  la  raison,  et  que  si  le  théiste  ne  fonde 
son  sentiment  que  sur  des  probabilités,  l'athée, 
moins  précis  encore,  ne  me  parait  fonder  le  sien 
que  sur  des  possibilités  contraires... 

«  Non,  dit-il  en  terminant,  j'ai  trop  souffert  en 
cette  vie,  pour  n'en  pas  attendre  une  autre.  Toutes 
les  subtilités  de  la  métaphysique  ne  me  feront  pas 
douter  un  moment  de  l'immortalité  de  l'âme  et 
d'une  Providence  bienfaisante.  Je  la  sens,  je  la  crois, 
je  la  veux,  je  l'espère,  je  la  défendrai  jusqu'à  mon 
dernier  soupir,  et  ce  sera,  de  toutes  les  disputes 
que  j'aurai  soutenues,  la  seule  où  mon  intérêt  ne 
sera  pas  oublié.  » 

Mais  il  faut  convenir  que  cette  conclusion  n'est 
nullement  contenue  dans  les  prémisses  ;  que  Rous- 
seau, en  bonne  logique  (il  l'avouait  lui-même  un 
instant  auparavant),  ne  pouvait  aboutir  qu'au  doute 
et  à  une  preuve  de  sentiment,  qui  n'avait  rien  de 
bien  rigoureux.  Et  s'il  en  est  ainsi  de  la  partie  la 
plus  ferme  de  sa  lettre ,  que  dire  du  surplus  ?  La 
foi  en  la  Providence  le  console,  le  fortifie,  l'aide  à 
porter  le  poids  de  la  vie,  l'élève  sur  les  ailes  de 
l'espérance  ;  mais  à  celui  qui  lui  dirait  que  sa  foi 
est  vaine,  que  son  espérance  est  trompeuse,  il  n'au- 
rait rien  à  répondre,  sinon  qu'il  lui  plait  d'être  con- 
solé.  Voltaire  n'avait   pas    osé  nier  la   Providence, 


430  LÀ    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Rousseau,  de  son  côté,  n'osait  pas  l'affirmer;  tous 
deux  doutent  ;  seulement  l'un  incline  à  croire  que 
la  Providence  n'existe  pas  ;  l'autre  qu'elle  existe  ;  il 
n'y  a  entre  eux  qu'une  différence  de  degré  et  de 
tendance.  Etait-ce  bien  la  peine  d'entamer  une 
aussi  grave  discussion  puisqu'elle  ne  devait  rouler 
que  sur  un  peut-être  ? 

La  péroraison  de  Rousseau  est  très  belle  ;  elle  a 
été  souvent  citée  :  «  Je  ne  puis  m'empècher,  Mon- 
sieur, de  remarquer  à  ce  propos  une  opposition  bien 
singulière  entre  vous  et  moi  dans  le  sujet  de  cette 
lettre.  Rassasié  de  gloire  et  désabusé  des  vaines 
grandeurs,  vous  vivez  libre  au  sein  de  l'abondance, 
bien  sûr  de  votre  immortalité  ;  vous  philosophez 
paisiblement  sur  la  nature  de  l'âme,  et  si  le  corps 
ou  le  cœur  souffre,  vous  avez  Tronchin  pour  méde- 
cin et  pour  ami;  vous  ne  trouvez  pourtant  que  mal 
sur  la  terre.  Et  moi,  homme  obscur,  pauvre  et 
tourmenté  d'un  mal  sans  remède,  je  médite  avec 
plaisir  dans  ma  retraite,  et  trouve  que  tout  est  bien. 
D'où  viennent  ces  contradictions?  Vous  l'avez  vous- 
même  expliqué  :  vous  jouissez,  mais  j'espère,  et 
l'espérance  embellit  tout.  » 

La  Lettre  sur  la  Providence  ferme  en  quelque 
sorte  le  cercle  du  système  de  Rousseau.  Par  son 
Discours  sur  l'Inégalité,  il  avait  pris  rang  contre  la 
société;  par  sa  Lettre,  il  se  range  parmi  les  spiri- 
tualistes  ;  il  se  limite  ainsi  des  deux  côtés  et  donne 
sa  mesure;  il  se  présente  à  la  fois  comme  révolu- 
tionnaire et  comme  animé  de  sentiments  religieux. 

Ce  ne  serait  pas  assez  de  dire  que  Rousseau  com- 
battit ici  Voltaire  à  armes  courtoises;  il  ne  cessa  de 
lui  témoigner  son  admiration  et  son  respect;  peu 
s'en  fallait  qu'il   ne   se    proclamât  son  disciple.  Ce- 


DE    JEAN-JACQUES    RUISSEAU. 


431 


pendant  Voltaire  dut  s'apercevoir,  à  la  vigueur  de 
certains  coups,  qu'il  avait  affaire  à  un  rude  jouteur. 
Embarrassé  peut-être  par  la  politesse  de  son  adver- 
saire, se  souciant  peu  de  donner  une  réponse  sé- 
rieuse, ce  qui  sans  doute  lui  aurait  été  difficile,  il 
trouva  juste  à  point  pour  s'en  dispenser  la  maladie 
d'une  de  ses  nièces1.  On  a  dit  que  cette  maladie 
n'était  qu'un  prétexte  ;  il  est  certain  qu'elle  était 
réelle 2  ;  mais  on  sait  aussi  qu'avec  sa  prodigieuse 
activité  d'esprit,  ni  les  maladies  de  ses  parents,  ni 
même  quelquefois  les  siennes  propres  n'étaient  ca- 
pables d'arrêter  sa  plume. 

Jean-Jacques  ne  s'était  pas  décidé  sans  une  cer- 
taine appréhension  à  envoyer  sa  Lettre  au  grand 
homme.  Il  commença  par  l'adresser  à  Tronchin, 
avec  plein  pouvoir  de  la  donner  ou  de  la  suppri- 
mer, selon  qu'il  le  jugerait  convenable.  «  S'il  peut 
supporter  ma  franchise,  disait-il,  cachetez  ma  lettre 
et  la  lui  donnez,  en  ajoutant  tout  ce  que  vous  croi- 
rez propre  à  lui  persuader  que  jamais  l'intention  de 
l'offenser  n'entra  dans  mon  cœur  3. 

Tronchin,  de  concert  avec  les  pasteurs,  avait  déjà 
tenté  de  tempérer  l'ardeur  antireligieuse  de  Voltaire, 
et  l'avait  conjuré  de  brûler  le  poème  de  la  Religion 
naturelle.  Il  n'avait  pu  obtenir  que  quelques  adou- 
cissements et  avait  été  peu  satisfait.  Aussi  ne  fut-il 
rien  moins  que  rassuré  sur  le  résultat  de  la  com- 
mission dont  il  était  chargé.  «  J'espère  pourtant, 
dit-il,  qu'il  lira  votre  belle  lettre   avec  attention.  Si 


1.  Réponse  de  Voltaire  à  Rous- 
seau, 12  septembre  1756.  —  2. 
Lettres  de  Voltaire  à  (PArgental, 
6  septembre  et  1er  octobre;  à 
Ricltelieu,   6    septembre   1756. 


—  3.  Gaberel,  Rousseau  et  les 
Genevois,  cb.  IV  ;  —  Lettre  de 
Rousseau  à  Tronchin,  18  août 
1756. 


432  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

elle  ne  produit  aucun  effet,  c'est  qu'à  soixante  ans 
on  ne  guérit  guère  des  maux  qui  commencent  à 
dix-huit1.  » 

L'effet  fut  nul.  On  devait  s'y  attendre;  mais  la 
réponse  de  Voltaire  fut  polie.  Rousseau  y  fut  pris, 
et  ne  songea  pas  que  les  mots  flatteurs  qu'elle  con- 
tenait pouvaient  bien  n'être  qu'un  pur  persiflage  2. 
Plusieurs  années  après,  quand  Voltaire  fut  brouillé 
avec  Rousseau,  il  publia  sa  vraie  réponse,  c'était  le 
roman  de  Candide,  un  de  ses  écrits  les  plus  impies. 
Cette  fois  Jean-Jacques  put  se  reconnaître  dans  le 
personnage  ridicule  de  Pangloss.  Il  prétend,  il  est 
vrai,  qu'il  n'a  jamais  lu  Candide.  Est-ce  bien  exact? 

Rousseau  ayant  demandé  en  vain  et  à  plusieurs 
reprises  à  Voltaire  la  permission  de  publier  sa 
Lettre,  déclara  à  la  fin  y  vouloir  renoncer.  Bien 
plus,  il  protesta  contre  la  publication  qu'en  fit,  plu- 
sieurs années  après,  le  Prussien  Formey,  dans  son 
journal3.  Reste  à  savoir  comment  Formey  se  l'était 
procurée.  Mais  que  l'indiscrétion  soit  venue  de 
Grimm,  comme  Rousseau  le  donne  à  entendre,  de 
Voltaire  ou  de  Rousseau  lui-même,  ce  dernier  n'en 
put  être  bien  fâché.  Il  avait  dit,  en  parlant  des  let- 
tres à  Mmc  d'Houdetot  :  on  ne  brûle  pas  de  telles 
lettres;  ne  peut-on  pas  dire,  en  parlant  de  celle-ci  : 
on  ne  compose  pas  une  telle  œuvre  pour  la  laisser 
enfouie  au  fond  d'un  carton  ? 

Le  rôle  qu'il  tint  dans  cette  circonstance  ne  pa- 
raît  pas  très   net.    L'abbé    ïrublet,   ayant  reçu  le 

1.  Lettre  de  Tronchin  à  Rous-       fessions,   1.  X  ;    —   Lettres    de 


seau,  l,r  septembre  1756.  — 
2.  Lettre  de  Rousseau  à  Tron- 
chin. Voir  Sayous,  t.  I,  p.  258. 
—  3.  Le  23 octobre  1759.  —  Con- 


Rousseau  à  Voltaire,  17  juin 
1760;  à  Rey,  juin  1760;  à  Moul- 
tou,  18  janvier  1761. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  433 

journal  de  Formey,  y  avait  vu  la  lettre,  et  avait 
écrit  à  Rousseau  qu'elle  serait  bonne  à  réimprimer 
à  Paris,  en  ajoutant  toutefois  qu'il  ne  s'en  dessaisi- 
rait pas  sans  sa  permission.  On  peut  s'étonner  que 
l'abbé  fut  seul  à  la  connaître.  Il  semble  d'ailleurs 
que,  du  moment  qu'elle  avait  paru  à  Berlin,  rien  ne 
s'opposait  plus  à  ce  qu'on  en  fit  tel  usage  qu'on  vou- 
drait à  Paris.  Rousseau  commença  pourtant  par  dé- 
clarer à  Voltaire,  mais  sous  certaines  réserves,  qu'il 
ne  se  prêterait  pas  au  désir  de  l'abbé.  On  lui  a  fait 
un  grand  reproche  d'avoir  ensuite  vivement  pressé 
la  réimpression.  Sans  vouloir  le  justifier  entière- 
ment, la  faute  ne  nous  parait  pas  bien  grave. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  lettre  de  l'abbé  Trublet  est 
du  13  juin  1760;  le  17,  Rousseau  mande  à  Voltaire 
qu'il  souhaite  que  sa  lettre  ne  soit  pas  imprimée  à 
Paris;  qu'il  ne  la  ferait  imprimer  lui-même  que  s'il 
ne  pouvait  éviter  qu'elle  le  fût  malgré  lui.  Cepen- 
dant, il  avait  déjà  commencé  à  agir;  car  ce  même 
jour,  17  juin,  Malesherbes  lui  répondait  qu'il  s'op- 
poserait vainement  à  ce  que  la  lettre  parût  en 
France  ;  que  le  mieux  était  donc  qu'il  la  fit  imprimer 
lui-même.  Le  18,  Rousseau  entretient  de  nouveau 
l'abbé  Trublet,  et  de  nouveau  lui  recommande  le 
secret;  le  19,  il  a  trouvé  un  libraire  et  demande  à 
Malesherbes  la  permission  d'imprimer  ;  enfin,  le  23, 
cette  permission  est  accordée,  sans  même  passer 
par  la  formalité  de  la  censure.  Malgré  cela,  l'im- 
pression n'eut  pas  lieu.  «  Cet  ordre,  dit  Malesherbes, 
ne  fut  pas  exécuté.  M.  Guérin  (l'imprimeur)  est 
convenu,  et  M.  Rousseau  aussi,  que  la  lettre  ne 
pouvait  pas  être  imprimée  en  France  '. 

1.  Voir  Voltaire  et  Rousssau,  I  Lettres  de  l'abbé  Trublet  à  lious- 
par  Gaston'  Maugras,  ch.  iv;   |   seau,  13  et  19 juin  ;  de  Rousseau 


434 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


Quels  motifs  pouvaient  donc  empêcher  la  publi- 
cation d'un  ouvrage  aussi  religieux?  C'est  que  Rous- 
seau, «  en  combattant  les  systèmes  hasardés  de 
Voltaire,  tombait  lui-même,  dit  Bachaumont,  dans 
des  écarts  qui  ne  permettaient  pas  au  Gouverne- 
ment d'en  tolérer  la  publicité  '.  »  Ces  paroles  s'ap- 
pliquent évidemment  au  passage  sur  la  Religion  ci- 
vile, que  l'auteur  reproduisit,  en  le  développant  dans 
le  Contrat  social.  C'est  ainsi  qu'il  déparait  par  des 
erreurs  déplorables  jusqu'à  ses  meilleures  œuvres. 
Cette  interdiction  n'empêcha  pas  d'ailleurs  la  Lettre 
de  se  répandre.  On  ne  saurait  se  figurer  jusqu'où 
allaient  alors  les  tolérances  du  Gouvernement,  sur- 
tout sous  l'administration  de  Malesherbes.  Tout  ce 
qu'on  exigeait,  c'était  qu'il  n'y  eût  pas  d'éclat. 

L'année  suivante,  un  libraire  de  Genève  ayant 
voulu  réimprimer  la  Lettre  sur  la  Providence ,  en 
avait  déjà  tiré  vingt-quatre  pages,  quand  Moultou 
et  Vernet  en  arrêtèrent  l'impression.  Cela  dut  leur 
être  pénible,  car  ils  trouvaient  cette  œuvre  fort 
belle,  et  Abauzit,  une  des  autorités  les  plus  respec- 
tées de  Genève,  la  regardait  comme  un  des  meil- 
leurs ouvrages  de  Rousseau.  Nous  ignorons  si  celui-ci 
fut  très  satisfait  du  zèle  de  ses  amis  dans  cette  cir- 
constance 2. 


à  Voltaire,  17  juin  1760,  tirées 
de  la  Bibliothèque  de  Neuchâ- 
tel;  Lettres  de  Malesherbes  à 
Rousseau,  17  juin;  de  Rousseau 
à  Malesherbes,  1 9  j  uiii  ;  de  Males- 
herbes à  M.  de  Caltey,  23  juin; 
Permis  d'imprimer  daté  du  23 
juin,  et  Note  autographe  de 
Malesherbes,  s.  d.  Ces  derniè- 


res pièces  à  la  Bibliothèque 
nationale,  mss.  fonds  français, 
nouvelles  acquisitions n°  1183. 
—  1.  Mémoires  de  Rachaumont, 
2  novembre  1764.  —  2.  Lettre 
de  Moultou  à  Rousseau,  30  no- 
vembre, et  Réponse  de  Rous- 
seau, 12  décembre  1761. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  435 


II 


Les  Extraits  des  ouvrages  de  l'abbé  de  Saint- 
Pierre  prirent  beaucoup  de  temps  à  Rousseau  et 
profitèrent  peu  à  sa  gloire.  C'est  un  travail  ingrat 
que  d'analyser  un  livre  ;  que  dire  de  l'analyse  d'un 
projet,  ou  plutôt  de  projets  multiples,  longs,  diffus, 
obscurs,  ennuyeux,  souvent  faux,  presque  toujours 
chimériques  ?  Aussi  Rousseau  n'alla-t-il  jamais  jus- 
qu'au bout;  il  se  serait  même  arrêté  plus  tôt  encore, 
s'il  ne  s'était  trouvé  engagé  par  des  sollicitations 
puissantes  et  par  ses  promesses.  S'il  n'avait  eu  que 
Mably  pour  le  presser,  il  s'en  serait  peu  embar- 
rassé; mais  Mmo  Dupin  s'était  mise  de  la  partie. 
Mme  Dupin  avait  beaucoup  connu  le  vieil  abbé  dont 
elle  avait  été,  disait-on,  l'enfant  gâtée;  elle  avait 
conservé  pour  sa  mémoire  un  grand  respect,  une 
grande  affection.  Aussi  attachait-elle  un  sérieux 
intérêt  à  voir  ressusciter  par  son  ancien  secrétaire 
les  ouvrages  morts-nés  de  son  ami.  Rousseau  n'avait 
pas  seulement  à  pêcher  dans  les  vingt-trois  volumes 
du  bonhomme  ;  son  neveu ,  le  comte  de  Saint- 
Pierre,  lui  avait  en  outre  remis  plusieurs  volumes 
manuscrits,  dont  il  fallait  tâcher  de  tirer  parti1. 

Il  analysa  ainsi,  moitié  de  gré,  moitié  de  force, 
le  Projet  de  paix  perpétuelle  et  la  Polysijnodie,  fit 
sur  ces  deux  ouvrages  quelques  pages  de  réflexions, 
et  en  resta  là. 

Il  n'est  personne  qui  ne  désire  la  paix  ;  ce  qui 
n'empêche  pas  qu'on  a  toujours  fait  la  guerre...  et 
qu'on    la  fera  toujours.    Les   projets   de  paix,    les 

1.  Confessions,  1.  X. 


436  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

sociétés,  les  ligues  de  la  paix  peuvent  donc  avoir 
tous  les  avantages,  excepté  celui  de  la  possibilité. 
Pourtant  la  paix  est  une  si  belle  chose  qu'on  vou- 
drait prendre  pour  des  réalités  les  rêves  qui  eu 
retracent  l'image,  et  qu'alors  même  qu'on  n'a  pas 
la  foi,  on  se  laisse  bercer  par  une  sorte  d'espérance. 
Ces  projets,  d'ailleurs,  tout  chimériques  qu'ils 
sont,  ne  sont  pas  inutiles.  Ne  serviraient-ils  qu'à  en- 
tretenir le  désir  de  la  paix,  qu'à  y  disposer  les 
esprits,  qu'à  montrer  de  loin  cet  idéal  inaccessible, 
mais  dont  on  peut  espérer  d'approcher  plus  ou 
moins,  que  les  auteurs  pourraient  s'estimer  large- 
ment payés  de  leurs  peines. 

Ces  réflexions  peuvent  nous  dispenser  d'examiner 
en  détail  les  moyens  réputés  infaillibles  pour  assu- 
rer la  paix.  Quels  qu'ils  soient,  on  peut  dire  qu'ils 
sont  bons  par  l'intention  et  faibles  par  la  pratique. 
Hélas  !  la  première  condition  pour  en  assurer  le 
succès  serait  de  déterminer  les  souverains  et  les 
peuples  à  en  essayer. 

Grimm  appelle  l'abbé  de  Saint-Pierre  et  Rousseau 
deux  fous  logés  aux  deux  extrémités  des  petites 
maisons;  il  regrette  que  le  philosophe  doux,  débon- 
naire, d'une  bienveillance  universelle,  ait  eu  pour 
interprète  un  misanthrope  austère,  injuste,  sans 
bienveillance,  toujours  porté  à  décrier1.  Cette  déci- 
sion est  bien  sévère. 

La  meilleure  critique  du  Projet  est  peut-être 
dans  le  Jugement  qu'en  porte  Rousseau.  «  On  ne 
voit  point,  dit-il  en  terminant,  de  ligues  fédératives 
s'établir  autrement  que  par  des  révolutions,  et  sur 


1.    Correspondance  littéraire,   l    15  septembre  1757. 
1er   mai   1761.    Voir  aussi  au 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  437 

ce  principe,  qui  de  nous  oserait  dire  si  cette  ligue 
européenne  est  à  désirer  ou  à  craindre  ?  Elle  ferait 
peut-être  plus  de  mal  tout  d'un  coup,  qu'elle  n'en 
préviendrait  pour  des  siècles1.  » 

Mais  nous  ne  voulons  pas  nous  attarder  plus  long- 
temps sur  un  livre  dont  le  mérite,  fort  médiocre 
d'ailleurs,  n'appartient  môme  pas  en  entier  à  Rous- 
seau. 

Nous  serons  encore  plus  bref  sur  la  Polysynodie , 
ouvrage  destiné  à  montrer  les  avantages  de  la  plu- 
ralité des  conseils  dans  le  gouvernement. Dans  notre 
temps,  où  les  constitutions  se  font  et  se  défont  avec 
tant  de  rapidité,  l'importance  relative  de  rouages 
administratifs  plus  ou  moins  bien  combinés  risque- 
rait de  trouver  le  public  fort  blasé.  Remarquons 
toutefois  dans  le  Jugement  sur  la  Polysynodie  un 
passage  qui  montre  que  si  Rousseau  était  révolu- 
tionnaire par  moments,  il  ne  l'était  pas  toujours. 
«  11  faudrait,  dit-il,  commencer  par  détruire  tout  ce 
qui  existe,  pour*  donner  au  gouvernement  la  forme 
imaginée  par  l'abbé  de  Saint-Pierre ,  et  nul  n'ignore 
combien  est  dangereux  clans  un  grand  état  le  mo- 
ment d'anarchie  et  de  crise  qui  précède  nécessaire- 
ment un  établissement  nouveau.  La  seule  intro- 
duction du  scrutin  devait  faire  un  renversement 
épouvantable  et  donner  plutôt  un  mouvement  con- 
vulsif  et  continuel  à  chaque  partie  qu'une  vigueur 
nouvelle  au  corps.  Qu'on  juge  du  danger  d'émou- 
voir une  fois  les  masses  énormes  qui  composent  la 
monarchie  française.  Qui  pourra  retenir  l'ébranle- 
ment donné  ou  prévoir  tous  les  effets  qu'il  peut 
produire  ?    Quand  tous  les  avantages   du  nouveau 

1 .  Jugement  sur  le  Projet  de  paix  perpétuelle. 


438  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

plan  seraient  incontestables,  quel  homme  de  sens 
oserait  entreprendre  d'abolir  les  vieilles  coutumes, 
de  changer  les  vieilles  maximes,  et  de  donner  une 
autre  forme  à  l'Etat  que  celle  où  l'a  successivement 
amené  une  durée  de  treize  cents  ans  ? 

Rousseau  venait  de  terminer  ses   deux  Extraits, 
avec  les  Jugements  composés  à  leur  occasion,  quand 
parut  à  Londres   un  abrégé  en  deux  volumes   des 
œuvres  politiques  de  l'abbé  de  Saint-Pierre.  M.  de 
Bastide,    auteur  du  journal  le  Monde,  ne  se  sentit 
point  découragé   par  l'insuccès  de  ce    livre  ;   mais 
jugeant  sans   doute  que  le  nom  seul  de  Rousseau 
était  une  réclame  suffisante,  il  ne  négligea  rien  pour 
s'assurer  sa  collaboration.  Il  s'adressa  à  cet  effet  à 
Duclos,   qui  lui-même   ne   demandait  qu'à  pousser 
son  ami.   De    Bastide  était  insatiable  ;   si  on  l'avait 
écouté,    non   seulement  les  travaux   de    l'abbé   de 
Saint-Pierre,   mais  la  Nouvelle  fléloïse,    YEmile,  le 
Contrat  social  auraient  paru  par  articles   dans  son 
journal.    Rousseau  se   contenta  de  €ui  céder  pour 
douze   louis  Y  Extrait  sur  la  paix  perpétuelle.  Mais 
la  publication  de  ce  simple  travail,  qui  pourtant  ne 
comprenait  pas  le  Jugement,  souffrit  des  difficultés. 
Le  Gouvernement,  si  indulgent  tant  qu'il  ne  s'agis- 
sait que  de   plans    ou    d'idées   générales,    ou  qu'il 
n'avait  point  à  donner  d'approbation  formelle,  était 
d'une  sévérité   outrée  pour   les  livres   soumis   à  sa 
censure.  Il  voulut  voir  dans  Y  Extrait  des  hardiesses 
qu'il  n'était  pas  possible  de  tolérer  dans  un  journal. 
De  Bastide   regarda  alors  comme  plus  prudent  de 
faire  la  publication  en    un  volume   séparé.  Il  aurait 
désiré  un  titre  moins  simple  et   qui   mît  davantage 
en  lumière  le   nom    de   Rousseau  ;    mais  celui-ci  ne 
consentit  point  à  ce  qu'on   lui  attribuât  intégrale- 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  439 

ment  un  honneur  qu'il  jugeait  ne  lui  appartenir 
qu'en  partie.  Il  ne  voulut  pas  non  plus  qu'on  l'ap- 
pelât Monsieur  Rousseau,  mais  simplement  Jean- 
Jacques  Rousseau,  citoyen  de  Genève,  ni  plus,  ni 
moins. 

Le  volume  parut  en  1761,  c'est-à-dire  quatre  ou 
cinq  ans  après  qu'il  avait  été  fait.  Il  arrivait  cepen- 
dant assez  à  son  heure ,  et  les  alternatives  de  la 
guerre  de  sept  ans ,  les  étonnantes  victoires  de 
Frédéric  II,  les  négociations  du  Pacte  de  famille 
pouvaient  lui  donner  au  moins  un  intérêt  d'à-propos. 
Deleyre,  très  admirateur  de  Y  Extrait,  très  persuadé 
qu'il  était  possible  d'en  appliquer  les  vues,  regret- 
tait de  n'être  plus  au  ministère,  pour  le  faire 
remettre  aux  mains  des  plénipotentiaires.  Mais  il 
est  à  croire  que  les  hommes  d'état  et  les  hommes 
de  guerre  se  préoccupaient  de  tout  autre  chose  que 
des  utopies  de  l'abbé  de  Saint-Pierre,  remises  à, 
neuf  par  Jean-Jacques  Rousseau.  Deleyre  insistait 
pour  qu'on  fît  paraître  sans  retard  le  Jugement  sur 
le  Projet^.  Duclos,  de  son  côté,  aurait  voulu  qu'on 
publiât  les  extraits  de  toutes  les  œuvres  de  l'abbé2. 
Malgré  ces  invitations ,  Jean-Jacques  voulut  s'en 
tenir  au  Projet  de  paix  perpétuelle.  La  Polysynodie 
et  les  deux  Jugements  ne  furent  imprimés  qu'après 
sa  mort.  Dans  le  temps  où  il  songeait  à  donner  plus 
d'extension  à  son  œuvre,  il  avait  fait  aussi  quelques 
recherches  sur  la  vie  de  l'abbé  de  Saint-Pierre  ; 
nous  n'en  possédons  qu'un  fragment  sans  impor- 
tance, publié  en  1861  par  M.  Streckeisen-Moultou3. 


\.  Lettre  de  Deleyre  à  Bous-  bre  1760.  —  3.  Œuvres  el  Cor- 
seau,  là  mars  1761.  —  2.  Lettre  ,  respondances  inédites  de  J.-J. 
dr  Duclos  à  Rousseau.  3  déccm-   '    Rousseau. 


440  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

Voltaire,  qu'on  ne  manque  jamais  de  rencontrer 
à  propos  de  toutes  les  œuvres  de  Rousseau,  a  voulu 
dire  son  mot  sur  la  Paix  perpétuelle.  Il  l'a  fait  dans 
deux  opuscules  :  l'un,  le  Rescrit  de  l'Empereur  de  la 
Chine,  dirigé  nommément  contre  Jean-Jacques,  n'est 
qu'une  farce  sans  portée  ;  l'autre,  intitulé  De  la  paix 
perpétuelle,  est  une  impudente  falsification  de  l'his- 
toire. Il  a  pour  but  de  prouver  qu'il  n'est  possible 
d'établir  la  paix  que  sur  les  ruines  de  tous  les  dogmes 
chrétiens.  Rousseau  ne  fit  qu'en  rire,  et  cette  fois,  il 
fit  bien. 


III 


La  Morale  sensitive  ou  le  Matérialisme  du  Sage, 
ne  fut  connue  que  par  deux  pages  des  Cojifessions 
jusqu'à  l'époque  (1826)  où  Villenave  publia,  sous  le 
titre  de  Pensées  d'un  esprit  droit  et  sentiments  d'un 
cœur  vertueux,  un  opuscule  qui  évidemment  en  était 
une  sorte  d'étude  préparatoire.  «  L'on  a  remarqué, 
dit  Rousseau,  que  la  plupart  des  hommes  sont,  dans 
le  cours  de  leur  vie,  souvent  dissemblables  à  eux- 
mêmes,  »  tantôt  portés  à  la  vertu,  tantôt  inclinés 
vers  le  vice.  Il  entreprit  de  chercher  les  causes  de 
ces  variations  et  voulut  essayer  de  diriger  celles  qui 
dépendent  de  nous.  «  L'impression  des  objets  exté- 
rieurs... les  climats,  les  saisons,  les  couleurs,  la 
lumière,  les  éléments,  les  aliments,  le  bruit,  le 
silence,  le  mouvement,  le  repos,  tout  nous  offre 
mille  prises  presque  assurées ,  pour  gouverner  dans 
leur  origine  les  sentiments  dont  nous  nous  laissons 
dominer.  »  Telle  était  l'idée  fondamentale  de  Rous- 
seau, établie  sur  ses  expériences,  sur  ses  observa- 


DE    JEAX-JACQUES    ROUSSEAU. 


tions,  et  dont  il  prétendait  faire  un  livre  utile  et 
agréable  '.  Il  y  avait  peu  travaillé  ;  mais  le  peu 
qu'il  avait  écrit  fut  perdu,  ou,  d'après  lui,  fut  volé, 
lors  de  sa  fuite  de  Montmorency,  après  la  publica- 
tion de  YÉmîle3.  C'est  ce  manuscrit,  venu  de  l'hôtel 
de  Luxembourg'  et  passé  ensuite  en  diverses  mains, 
que  Villenave  a  retrouvé.  Il  se  compose  de  pensées 
détachées,  au  nombre  de  soixante-dix-sept,  dans  le 
genre  des  Pensées  de  Pascal,  ou  des  Maximes  de  La 
Rochefoucauld.  Un  tel  travail  ne  s'analyse  pas;  mais 
on  y  reconnaît  à  chaque  ligne  le  cachet  si  personnel 
de  Rousseau.  Il  est  évident  qu'il  songeait  à  lui-même 
en  le  composant  :  on  dirait  parfois  qu'il  a  eu  l'inten- 
tion de  se  censurer  lui-même  dans  les  défauts  qu'il 
condamne. 

Quoique  ses  préceptes  ne  s'élèvent  guère  en  gé- 
néral au-dessus  d'une  prudence  tout  humaine,  la 
plupart  sont  d'une  morale  très  pure ,  quelques-uns 
d'une  grande  délicatesse  de  sentiment.  Le  sujet  qui 
reparait  le  plus  souvent  est  l'amitié  ;  puis  viennent 
des  conseils  pour  supporter  les  misères  de  la  vie  ou 
pour  obtenir  le  bonheur,  pour  dominer  ses  passions 
ou  pour  acquérir  la  vertu  3. 

Mmo  de  Genlis  songea  à  faire  un  roman  qui  aurait 
eu  pour  titre  :  /' Education  sensitive.  Elle  en  fut  dé- 
tournée, on  ne  voit  pas  bien  pourquoi,  parla  crainte 
d'une  sorte  de  rapprochement  avec  la  Morale  sensi- 


1.  Confessions,  1.  XI.  —  2. 
Confessions,  1.  XII.  —  3.  La 
bibliothèque  de  la  Chambre 
des  députés  possède  trois  co- 
pies de  la  Nouvelle  IJéloïse.  A 
la  lin  de  Tune  d'elles,  celle 
qui  porte  le  titre  de  2e  co- 
pie, se   trouvent  ciuq  ou  six 


pages  de  pensées  détachées. 
Ces  fragments,  qui  rappellent 
assez  l'opuscule  dont  nous  ve- 
nons de  parler,  n'étaieut-ils 
point  destinés,  dans  l'inten- 
tion de  l'auteur, à  figurer  dans 
la  Morale  sensilive? 


442  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

tive.  Ce  qu'elle  dit,  du  reste,  du  projet  de  Rousseau 
montre  qu'elle  n'avait  pas  l'idée  de  ce  qu'il  devait 
être  l.  Autant  qu'on  en  peut  juger  par  le  peu  qu'on 
en  connaît,  le  plan  de  la  Morale  sensitive  nous  pa- 
rait faux,  ou  du  moins  exagéré;  mais  rien  n'autorise 
à  conclure,  comme  le  fait  Mmc  de  Genlis,  qu'il  abou- 
tisse au  Matérialisme,  à  l'Athéisme,  à  l'Epicurisme. 
Les  Lettres  sur  la  Vertu  et  le  Bonheur  font  partie 
des  manuscrits  de  Rousseau  conservés  à  la  Biblio- 
thèque de  Neuchâtel.  C'est  là  qu'elles  dormaient 
dans  l'oubli  depuis  un  sircle  quand  M.  Streckeisen- 
Moultou  les  publia  en  1861  2.  On  sait  qu'elles  furent 
composées  vers  1757,  pour  Mmc  d'Houdetot.  Elles 
appartiennent  donc  à  l'époque  de  la  maturité  littéraire 
de  l'auteur  ;  leur  manière  les  rapproche  en  effet  de 
ses  plus  beaux  ouvrages.  Il  va  pourtant  encore  des 
différences  à  établir  entre  elles.  La  première  est,  sans 
contredit,  la  plus  parfaite,  la  mieux  écrite  et  aussi 
la  moins  inexacte  comme  doctrine.  On  peut  lui  re- 
procher toutefois  de  faire  en  morale  la  part  beaucoup 
trop  grande  au  sentiment.  «  La  nature,  »  y  est-il 
dit,  «  nous  donne  des  sentiments  et  non  des  lu- 
mières. »  Nous  avons  cité  une  partie  de  cette  lettre, 
à  propos  du  Discours  sur  l'Inégalité.  La  seconde,  qui 
traite  plus  spécialement  du  bonheur,  insiste  sur  la 
vanité  des  systèmes  de  philosophie  et  sur  les  contra- 
dictions de  leurs  auteurs.  La  troisième  n'est  qu'un 
pur  scepticisme.  «  Ce  qu'il  y  a  de  plus  démontré 
pour  nous,  y  dit  Rousseau,  est  donc  suspect  en- 
core, et  nous  ne  pouvons  savoir  si  les  Eléments 
d1  Euclide  ne  sont  pas  un  tissu  d'erreurs.  »  La  qua- 

1.    Préface  A'Alphonsine.    —    I   inédiles  de  J.-J.  Rousseau. 
2-     Œuvres    et     Correspondance    \ 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  443 

trième  et  dernière  est  une  éloquente  aspiration  vers 
les  choses  d'en  haut,  vers  le  bien  moral,  vois  l'ordre 
intellectuel  :  une  élévation  du  cœur  qui  nous  rap- 
proche de  Dieu. 

Les  Amours  de  Claire  et  de  Marcellin  '  étaient 
peut-être  destinées  à  être  placées,  comme  épisode, 
dans  une  œuvre  plus  étendue.  Deleyre,  qui  en  avait 
probablement  connu  les  premières  pages,  désirait 
beaucoup  que  Rousseau  terminât  cette  pastorale 
pleine  de  fraîcheur.  «  M'oubliez  pas.  »  dit-il  ailleurs, 
«  votre  pauvre  Marcellin.  Ouoique  paysan,  il  vaut 
bien  vos  amants  de  ville2.  »  Tel  n'était  pas  l'avis  de 
Rousseau;  Julie,  Saint-Preux,  les  amants  de  ville 
l'absorbaient  tout  entier;  il  n'acheva  pas  Marcellin. 

Une  autre  nouvelle  :  Le  Petit  Savoyard,  rie  de 
Claude  Noyer,  doit  dater  aussi  de  la  même  époque. 
Cet  opuscule  est  trop  incomplet  pour  qu'il  soit  pos- 
sible de  le  bien  juger.  Tout  ce  qu'on  en  peut  dire, 
c'est  qu'il  s'annonce  assez  mal  au  point  de  vue 
moral,  religieux  et  social. 


1  Cet  opuscule  et  le  suivant  j  dance   inédites   de   J.-J.   Rous- 

on t  été  publiés  par  M.   Strec-  seau.  —  2.  Lettres  de  Deleyre  à 

keisen-Moultou,  dans  son  vo-  :  Rousseau,  26  août  et  23  sep- 

lunie  des  Œuvres  et  correspon-  [  tembre  1736. 


CHAPITRE  XV 


Du  15  décembre  1757  au  9  juin  1762 


Sommaire  :  I.  Maladie  de  Rousseau.  —  Son  établissement  à  Mont- 
Louis.  —  Efforts  pour  introduire  le  théâtre  à  Genève.  — Article  Genève 
de  Y  Encyclopédie.  —  Motifs  d'intervention  de  Rousseau.  —  Analyse 
de  la  Lettre  à  d'Alembert  sur  les  spectacles.  —  Digressions  :  de  la 
condition  des  femmes.  —  Les  amusements  à  Genève.  —  Les  plaisirs 
publics,  tels  que  Rousseau  les  conçoit.  —  Devise  de  Rousseau  :  Vitam 
impendere  vero.  —  De  l'imitation  théâtrale. 

II.  Manière  dont  la  Lettre  à  d'Alembert  fut  composée. —  Sa  publica- 
tion. —  Réponse  de  d'Alembert.  —  Autres  réponses.  —  Appréciation 
du  monde  religieux.  —  Appréciation  de  Genève. 

III.  Irritation  de  Voltaire.  — Lettre  de  Rousseau  à  Voltaire.  —  Fureur 
croissante  de  Voltaire.  —  Effets  de  la  Lettre  à  d'Alembert  sur  le  théâtre 
à  Genève  et  aux  environs  de  Genève. 

IV.  Différend  entre  Rousseau  et  l'administration  de  l'Opéra,  relative- 
ment au  Devin.  —  Nouvelles  amitiés  contractées  par  Rousseau.  —  Mme  de 
Verdelin.  —  M.  et  Mme  de  Luxembourg.  —  Mme  de  Boufflers.  —  Le 
Prince  de  Conti.  —  Morgue  de  Rousseau. 

V.  Le  Petit  château  de  Montmorency.  —  Visites  que  Rousseau  reçoit  à 
Mont-Louis.  —  Flatteries  de  Mme  de  Luxembourg.  —  Rousseau  lit  à 
Mme  de  Luxembourg  la  Nouvelle  Héloïse,  puis  l'Emile.  —  Copie  de  la 
Nouvelle  Héloise  pour  Mme  de  Luxembourg.  —  Les  Aventures  de  Mi- 
lord  Edouard.  —  Comédie  des  Philosophes,  par  Palissot. 


1 


Il  est  à  croire  que  Mme  d'Epinay  n'avait  qu'un 
médiocre  désir  de  renvoyer  Rousseau ,  et  lui-même 
ne  se  souciait  nullement  de  quitter  l'Ermitage  :  son 
orgueil,  ses  susceptibilités,  ses  maladresses,  les  cir- 
constances avaient  tout  fait.  Maintenant  il  lui  fallait 
dire  adieu  aux  douceurs  d'une  vie  large  et  facile, 
aux  distractions   d'une  société  nombreuse   et  spiri- 


1.  Confessions,  1.  X. 


LA  VIE  ET  LES  ŒUVRES   DE  JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.     445 

tuelle,  aux  cajoleries  d'une  femme  aimable,  au  bien- 
être,  sans  souci  de  l'avenir;  au  lieu  de  cela,  la 
solitude,  la  vraie  solitude,  en  compagnie  d'une  fille 
que,  malgré  ses  efforts,  il  ne  pouvait  parvenir  à 
aimer,  le  travail  de  chaque  jour,  la  lutte  pour 
l'existence.  L'effervescence,  la  nécessité  de  sortir 
d'une  position  fausse  l'avaient  soutenu  d'abord.  Une 
fois  à  Mont- Louis,  il  ne  lui  resta  plus  qu'à  mesurer 
la  profondeur  de  la  chute  qu'il  venait  de  faire,  à 
comparer  sa  situation  de  la  veille  avec  celle  du  len- 
demain et  à  se  livrer  à  ses  regrets. 

Quand  Jean- Jacques  était  triste,  il  se  croyait  ma- 
lade. C'est  encore  ce  qui  lui  arriva.  Cette  fois  cepen- 
dant sa  maladie  se  manifesta  par  des  signes  exté- 
rieurs trop  évidents  pour  laisser  place  au  doute,  et 
l'obligea  à  user  de  sondes,  de  bougies,  de  bandages, 
de  tout  l'appareil  des  infirmités  humaines.  Il  put  se 
convaincre,  comme  il  le  dit,  qu'on  n'a  pas  le  cœur 
jeune  impunément,  quand  le  corps  a  cessé  de  l'être. 
Il  consulta  le  médecin  Thierry,  qui  était  son  ami. 
Selon  son  habitude,  il  se  crut  mort  ;  mais,  selon  son 
habitude  aussi ,  il  en  fut  quitte  pour  la  peur.  Cet 
état  dura  toute  une  année. 

Faut-il  attribuer  aux  inquiétudes  que  lui  inspirait 
sa  santé,  le  soin  qu'il  prit  de  régler  par  un  acte 
authenthique  le  sort  de  Thérèse,  qu'il  qualifie  de 
sa  servante?  Il  lui  reconnaît  la  propriété  de  tout  le 
mobilier.  Ce  mobilier,  évalué  à  300  livres,  pour 
fixer  le  contrôle,  était  des  plus  simples  :  deux  lits, 
une  commode,  une  armoire,  du  linge,  de  la  batterie 
de  cuisine.  Il  déclare  aussi  lui  devoir  1,950  livres, 
pour  treize  années  de  ses  gages  \ 

1.  Acte  passé  devant  M»  Hé-   |   et    encore    aujourd'hui    con- 
bert,  notaire  à  Montmorency,   |  serve    dans   l'étude    de    son 


iiG  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

La  maison  de  Mont-Louis  était  petite,  mais  bien 
suffisante  pour  notre  ermite.  Elle  avait,  de  ses 
chambres  ou  de  sa  terrasse,  une  belle  vue,  tant 
dans  la  direction  du  Mont-Valérien  que  sur  Paris, 
Montmartre,  la  forêt  de  Saint-Germain.  Elle  existe 
encore  aujourd'hui,  presque  sans  changement,  ainsi 
qu'un  donjon  qui  servit  souvent  à  Rousseau  de 
cabinet  de  travail. 

A  peine  installé,  il  fut  heureux,  comme  diversion 
à  ses  soucis,  d'avoir  à  composer  une  œuvre  litté- 
raire qui  fut,  tant  par  elle-même  que  par  ses  con- 
séquences, l'événement  capital  de  son  séjour  à 
Mont-Louis  ;  ce  fut  sa  Lettre  à  d' Alembert  sur  les 
spectacles. 

On  ne  saisirait  pas  bien  l'importance  de  cette 
lettre,  si  l'on  ne  se  rappelait  le  puritanisme  qui 
régnait  alors  à  Genève,  les  efforts  tentés,  en  face 
d'un  rigorisme  intraitable,  pour  amener  un  certain 
relâchement  dans  les  mœurs,  la  résistance  des  au- 
torités, enfin  le  rôle  de  Voltaire  et  l'intérêt  tout  pra- 
tique qu'il  attachait  â  la  question  des  théâtres.  «  La 
vie  à  Genève ,  dit  Gaberel ,  était  une  véritable  vie 
conventuelle;  les  lois  somptuaires  y  étaient  sévères; 
on  y  comptait  une  foule  de  défenses  dont  la  loi 
civile  ne  s'occupe  pas  d'habitude.  Calvin  avait  fondé 
un  état  réellement  chrétien,  parce  qu'il  avait  forcé 
(le  mot  est  souligné)  chaque  citoyen  à  être  un 
citoyen  chrétien  *.  » 

On  ne  peut  s'étonner,  après  cela,  de  ne  pas 
trouver  de  théâtre  à  Genève.  En  1737,  pourtant,  le 
Gouvernement   s'était  cru  obligé  d'en   accorder  un 


successeur   (aux    Mémoires   de    •    note  de  l'éditeur). —  l.  Voltaire 
Mm»  d'Épinay,    t.   II,   en.  ix  ;    ;   et  les  Genevois. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  447 

aux  ambassadeurs  des  cours  médiatrices.  On  s'en- 
tassait chaque  soir  dans  ce  bâtiment  trop  étroit  ;  ce 
qui  n'empêcha  pas  les  magistrats  de  révoquer  l'au- 
torisation au  bout  d'une  année,  sur  les  représen- 
tations du  Consistoire. 

En  1744,  174o,  1749,  eurent  lieu  de  nouvelles 
tentatives,  toujours  suivies  de  répression  et  de  cen- 
sures. 

Voltaire,  établi  aux  Délices,  passionné  pour  le 
théâtre,  surtout  pour  les  pièces  dont  il  était  l'auteur, 
était  bien  décidé  à  ne  tenir  aucun  compte  de  ces 
défenses  ;  mais  on  résista  à  Voltaire  lui-même.  Il 
voulut  faire  jouer  la  comédie  chez  lui,  avoir  des 
acteurs  genevois,  des  spectateurs  genevois  ;  on 
s'émut,  on  refusa  de  tolérer  cet  abus,  et  Voltaire 
parut  se  soumettre,  tout  en  se  promettant  bien 
d'avoir  raison  de  ces  sages  lois ,  qu'il  trouvait  fort 
sottes. 

L'article  de  d'Alembert  sur  Genève,  dans  YEncy- 
clopédie ,  lui  fournit  une  occasion  de  remettre  la 
question  sur  le  tapis.  D'Alembert  avait  été  à  Genève, 
pour  préparer  son  article  ;  il  y  avait  vu  de  jeunes 
ministres,  dont  plusieurs  sans  doute  étaient  médio- 
crement épris  des  vieilles  coutumes  ;  il  avait  été 
prendre  langue  aux  Délices.  Rousseau  croit  que 
le  passage  relatif  aux  spectacles  est  de  Voltaire  lui- 
même1.  On  peut  affirmer  au  moins  qu'il  fut  inspiré 
par  lui. 

Ce  fut,  dit-on,  Diderot  qui  fit,  le  premier,  con- 
naître à  Rousseau  l'article  de  d'Alembert  ;  mais 
Diderot,  le  père  de  Y  Encyclopédie,  joua  ici  tout  au 
plus  le  rôle  de  donneur  de  nouvelles  ;  il  ne  fut  pas, 

1.  Lettre  de  Rousseau  à  Vernes,  22  octobre  1758. 


LA.    VIE    ET  LES    ŒUVRES 

il  ne  pouvait  pas  être  l'instigateur  de  la  lettre  de 
Rousseau.  Celui-ci  reçut  l'impulsion  d'un  autre  côté, 
et  beaucoup  plus  tard  ;  il  commença  même  par  s'y 
montrer  peu  sensible.  Vernes,  en  sa  qualité  de  pas- 
teur, était  principalement  touché  par  l'accusation  de 
socinianisme  portée  contre  les  pasteurs  dans  le  même 
article  de  d'Alembert.  Il  s'en  ouvrit  à  son  ami,  et 
le  pressa  de  répondre.  Non  seulement  Rousseau 
refusa1,  mais  il  plaida  en  faveur  de  d'Alembert  pour 
le  moins  les  circonstances  atténuantes.  Il  est  pro- 
bable néanmoins  que  ce  fut  la  lettre  de  Vernes  qui 
déposa  dans  son  esprit  le  germe  de  sa  Lettre  sur  les 
spectacles.  Il  persista,  il  est  vrai,  à  ne  traiter  qu'in- 
cidemment la  question  religieuse,  laissant  aux  pas- 
teurs le  soin  de  se  défendre  eux-mêmes.  Cela  valait 
mieux  ;  sa  manière  de  les  défendre  aurait  couru  le 
risque  de  n'être  pas  de  leur  goût.  Le  secours  indi- 
rect qu'il  leur  prêta ,  en  traitant  à  fond  la  question 
des  spectacles,  leur  fut  néanmoins  très  utile;  aussi 
lui  en  eurent-ils  une  grande  reconnaissance. 

Ils  étaient  au  fond  assez  embarrassés.  D'Alem- 
bert n'avait  pas  tout  inventé  :  il  avait  vu  les  pas- 
teurs, il  avait  travaillé  sur  des  notes  et  des  mé- 
moires. L'accuser  d'indiscrétion  était  une  réponse 
qui  ne  pouvait  que  compromettre  sans  justifier.  Qui 
l'avait  renseigné?  Dans  une  réunion  solennelle  de 
la  Compagnie,  où  l'on  fit  subir  à  tous  les  membres 
présents  une  sorte  d'interrogatoire,  l'on  aboutit  à 
un  désaveu  unanime  des  doctrines  suspectes.  Cela 
ne  prouve  pas  qu'elles  ne  fussent  partagées  par  plu- 
sieurs. Tous  assurément  n'étaient  pas  sociniens, 
mais  quelques-uns  l'étaient  ;  cela  suffisait  pour  rendre 

1.  Lettre  à  Vernes,  18  février  1758. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  449 

la  situation  délicate.  On  commença  par  parlemen- 
ter. Tronchin,  le  médecin,  écrivit  à  d'Alembert  une 
lettre  bien  douce ,  bien  flatteuse ,  bien  conciliante  '. 
Mis  en  demeure  de  déclarer  quels  ecclésiastiques 
avaient  pu  l'informer  si  mal,  d'Alembert  ne  voulut 
citer  aucun  nom  2.  D'ailleurs  il  se  sentait  soutenu 
par  Voltaire,  qui  l'engageait  à  tenir  bon  et  à  ne 
rien  rétracter,  quand  même  le  Parlement  se  mettrait 
de  la  partie.  «  Des  politesses,  disait-il  à  d'Alembert, 
mais  point  de  rétractation  ,  directe  ni  indirecte  3.  » 

Après  plus  de  six  semaines  ,  la  commission  nommée 
à  cet  effet  avait  présenté  en  consistoire  et  fait  ad- 
mettre sa  protestation  4.  Voltaire  et  d'Alembert  ne 
furent  pas  seuls  à  critiquer  cette  pièce;  les  ortho- 
doxes rigides  lui  trouvèrent  bien  aussi  un  certain 
fumet  d'arianisme  5.  Elle  était  pourtant  ferme,  mo- 
dérée et  aussi  nette  qu'il  était  possible  de  l'attendre 
d'une  assemblée  protestante.  Mais  ne  fait  pas  qui 
veut  des  professions  de  foi. 

La  protestation  des  Pasteurs  avait  déjà  paru,  ou 
était  sur  le  point  de  paraître,  quand  Rousseau  se 
décida  à  entrer  en  lice.  Son  intervention  donna  aus- 
sitôt à  la  querelle  un  éclat  tout  nouveau. 


1.  Lettre  sans  date,  fin  de 
décembre  1757,  ou  commence- 
ment  de    janvier    1733   (aux 


4  mai  1759;  de  d'Alembert  à 
Voltaire,  11  et  28  janvier  1758. 
—  4.  Extrait  des  registres  de 


Œuvres  posthumes  de  d' A  leiïibert,  la  Vénérable  Compagnie  des 

édition  Pougens,  179':)).  —  2.  Hé-  Pasteurs  de  Genève,  10  février 

ponse  de  d'Alembert.   6  janvier  1753.  —5.  Avertissement  sur  la 

1758  ;  voir  Lettres  critiques  d'un  Justification  de   l'article  Genève 

voyageur    anglais    sur    l'article  de  l'Encyclopédie    'aux  Œuvres 

Genève,   1766.  Voir    aussi    Ga-  de    d'Alembert);    —   Lettres    de 

BEREL,  Voltaire  et  les  Genevois.  Voltaire  à  Verncs,  29  décembre 

—  3.  Lettres  de   Voltaire  à  d'A-  1757;    à    d'Argental,    5  février 

lembert,   6,    12,    29   décembre  j   1753.  —  Sayous,  t.  I,  ch.  x. 

1757, 19  janvier,  23  février  1758,  I 


450  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Constatons  d'abord  qu'il  était  dans  son  rôle  en 
écrivant  contre  les  spectacles ,  et  ne  faisait  que  con- 
tinuer sa  campagne  contre  la  civilisation.  Quoiqu'on 
pense  du  théâtre  en  effet ,  il  est  incontestable  qu'il 
est  un  des  produits  de  la  civilisation  ;  on  peut  même 
ajouter  qu'il  en  est  un  des  produits  les  plus  at- 
taquables. 

Mais  Rousseau  avait  encore  un  autre  motif  d'inter- 
venir, à  cause  du  rôle  quelque  peu  prétentieux  qu'il 
avait  pris  vis-à-vis  de  Genève  depuis  le  voyage  qu'il 
y  avait  fait.  Il  avait  une  façon  tout  à  lui  de  dire 
ma  patrie,  mon  pays,  mes  concitoyens ,  mes  chers 
Genevois.  On  eût  dit  d'un  curé  parlant  de  ses  pa- 
roissiens. Il  semble  qu'il  a  charge  d'âmes;  qu'il  est 
responsable  de  la  conduite  de  ses  concitoyens;  que 
les  maux  qui  les  affligent  sont  ses  maux;  que  le  luxe 
qui  pénètre  chez  eux,  que  les  désordres  qui  y 
régnent  lui  seraient  justement  reprochés,  s'il  ne  dé- 
gageait sa  responsabilité.  Ce  ridicule  n'échappa 
point  à  Voltaire;  mais  auparavant  les  Pasteurs  de 
Genève  n'avaient  pas  été  sans  l'apercevoir  ;  ils  firent 
en  sorte  de  l'utiliser   pour  le  besoin  de  leur  cause. 

La  Lettre  à  cï  Alembert  comprend  deux  sortes  d'ar- 
guments :  les  arguments  généraux,  destinés  à  mon- 
trer les  vices,  les  inconvénients,  les  dangers  du 
théâtre  ;  en  second  lieu ,  les  raisons  spéciales  qui 
s'opposaient  à  l'introduction  d'un  théâtre  dans  la 
ville  de  Genève  en  particulier.  Le  théâtre,  dit  Rous- 
seau à  propos  de  Genève,  est  bon  ou  mauvais,  selon 
qu'il  est  destiné  à  remplacer  une  occupation  qui 
vaut  moins  ou  qui  vaut  mieux  que  lui.  Donc  ,  dans 
une  ville  corrompue ,  établissez  des  théâtres  ;  on  y 
fera  moins  de  mal  que  dans  les  tripots  et  dans  les 
mauvais  lieux;  dans   une   ville,  au  contraire,    qui  a 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  451 

des  mœurs  pures,  des  occupations  utiles ,  gardez- 
vous  du  théâtre  ;  il  amènerait  infailliblement  à  sa 
suite  une  somme  de  désœuvrement  et  de  corruption 
qui  feraient  perdre  aux  habitants  leur  simplicité  et 
leur  pureté  primitives.  Bâtissez,  tant  que  vous  vou- 
drez, des  théâtres  â  Paris;  ils  n'y  peuvent  pas  faire 
de  mal;  mais  bannissez-les  de  Genève,  la  ville  du 
travail  et  de  la  vertu  ,  la  ville  des  affaires  et  des 
affections  de  famille  ,  la  république  aux  mœurs 
simples  et  austères. 

Genève  méritait-elle  ces  éloges  pompeux?  C'est 
un  point  que  nous  n'avons  pas  â  examiner  ici.  Rous- 
seau savait  d'ailleurs  s'élever  à  d'autres  genres  de 
considérations.  Ce  n'est  pas  que  ses  arguments  aient 
au  fond  rien  de  bien  neuf.  La  question  des  théâtres 
est  une  question  usée  à  force  d'être  traitée;  mais 
comme  il  la  renouvelle  par  son  talent,  comme  il  la 
marque  de  son  cachet,  comme  il  met  en  relief  des 
raisons  connues  depuis  des  siècles! 

Le  théâtre,  non  tel  qu'il  pourrait  être  ou  qu'on 
pourrait  le  souhaiter,  mais  tel  qu'il  existe  et  qu'il  a 
toujours  existé,  est-il  un  mal?  C'est  peu  qu'il  prenne 
à  l'homme  un  temps  précieux  au  détriment  de  sa 
famille  et  de  ses  devoirs;  mais  n'a-t-il  pas  pour 
effet  habituel  d'exciter  les  passions,  d'altérer  le  sens 
moral,  d'amollir  les  caractères? La  place  dominante 
qu'il  donne  à  l'amour  est-elle  sans  danger  pour  les 
jeunes  imaginations?  Pour  répondre  à  ces  questions, 
il  ne  faut,  dit  Rousseau,  que  «  consulter  l'état  de 
son  cœur  à  la  fin  d'une  tragédie.  » 

Mais  si  l'on  peut  dire  du  mal  des  pièces,  que  dire 
des  acteurs,  surtout  des  actrices?  de  ces  hommes 
et  de  ces  femmes  voués  au  mépris  public  et  le  méri- 
tant, livrés,  en  quelque  sorte,  par  état  au  dérègle- 


452  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

ment?  de  ces  femmes,   vivant  le    plus  souvent  du 
désordre  et  le  propageant  autour  d'elles? 

Qu'on  prétende  encore  que  le  théâtre  corrige  les 
mœurs!  Il  vaut  mieux  dire  qu'il  les  peint,  qu'il  les 
flatte,  qu'il  s'en  inspire.  Le  théâtre  relève  de  l'opi- 
nion; il  ne  peut  donc  la  combattre.  Qu'un  auteur 
tente  de  heurter  les  goûts  ou  les  préjugés  du  public, 
et  il  verra  ce  qu'il  lui  en  coûtera.  Il  suit  de  là  que 
le  théâtre  «  purge,  comme  dit  Rousseau,  les  passions 
qu'on  n'a  pas,  et  fomente  celles  qu'on  a.  » 

Il  rend,  dit-on  ,  la  vertu  aimable,  le  vice  odieux. 
Ils  le  seraient,  et  le  seraient  mieux  sans  lui.  La 
vertu  qu'il  rend  aimable,  est-ce  la  vraie  vertu,  la 
vertu  pratique  et  de  tous  les  jours?  N'est-ce  pas 
plutôt  une  sorte  de  vertu  de  convention  qu'on  se 
garderait  bien  de  pratiquer,  parce  qu'en  effet  elle 
est  impraticable,  la  vertu  de  théâtre? 

On  a  dit  que  le  théâtre  n'a  pas  pour  but  démora- 
liser, mais  d'intéresser  et  de  toucher  par  la  peinture 
et  le  jeu  des  passions  humaines.  Dans  ce  sens,  il 
est  un  art,  et  comme  tous  les  arts,  il  a  pour  fin 
principale  l'agrément,  plutôt  que  l'utilité  immédiate. 
Rousseau  touche  aussi  ce  point  du  plaisir  considéré 
comme  but  du  théâtre.  Tout  amusement  inutile  est 
un  mal  à  ses  yeux  ;  or,  il  est  certain  que  le  théâtre 
n'est  qu'un  amusement.  Heureux  si  l'on  pouvait 
ajouter  qu'il  n'est  qu'inutile! 

Nous  avons  dû  laisser  de  côté  les  longues  digres- 
sions de  cette  lettre,  qu'on  pourrait  plutôt  appeler 
un  livre.  Les  plus  importantes  traitent  de  la  condi- 
tion des  femmes.  Jean-Jacques  dit  beaucoup  de  mal 
des  femmes;  il  venait  pourtant  d'écrire  Julie,  et 
Mmc  d'Houdetot  vivait  encore  dans  son  cœur.  Il  se 
montre    sévère    pour  les   femmes  :  il    redoute   leur 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  453 

empire ,  craint  leur  société ,  leur  refuse  le  génie ,  la 
profondeur,  jusqu'au  sens  artistique,  et  ne  connaît 
d'autre  moyen  de  conserver  leur  chasteté  que  de  la 
cacher  à  l'abri  du  foyer  domestique.  Autant  il  pré- 
conise l'amour  pur  et  vrai,  autant  il  s'indigne  contre 
les  fadeurs  de  la  galanterie.  Du  reste,  il  n'est  pas 
étonnant  que  les  vices  de  la  civilisation  le  trouvent 
moins  indulgent  que  ceux  de  la  simple  nature  ;  que 
la  grossièreté  le  révolte  moins  que  la  corruption.  Les 
cercles  d'hommes,  où  l'on  dispute,  où  l'on  tient  des 
propos  licencieux,  où  l'on  passe  les  nuits  à  jouer  et 
à  s'enivrer,  n'ont,  pour  ainsi  dire,  rien  qui  lui  dé- 
plaise ;  les  sociétés  de  femmes,  dont  les  scandales  de 
la  ville,  les  anecdotes  sur  les  voisins  et  voisines  font 
le  plus  bel  ornement,  ont  ses  faveurs;  le  grand  mal 
serait  que  les  hommes  et  les  femmes  se  trouvassent 
réunis  dans  un  même  salon  ou  dans  une  même 
salle  de  spectacle. 

Ce  n'est  pourtant  pas  qu'il  se  montre  l'ennemi  de 
toute  espèce  de  spectacles  ;  mais  ceux  qu'il  admet 
ne  rappellent  en  rien  notre  appareil  dramatique. 
Ainsi  il  les  veut  publics  et  en  plein  air;  il  les 
veut  libres  et  dignes  d'un  peuple  généreux  ;  il  les 
veut  républicains.  «  C'est  dans  les  républiques  qu'ils 
sont  nés,  c'est  dans  leur  sein  qu'on  les  voit  briller 
avec  un  véritable  air  de  fête.  »  Lacédémone  lui  en 
fournit  les  modèles  ;  lui-même  prend  le  soin  de  nous 
en  tracer  les  plans.  On  croirait  lire  la  description 
des  jeux  ou  des  cérémonies  des  anciens  Grecs ,  ou 
mieux  encore,  le  programme  des  fêtes  de  notre  Ré- 
volution française.  Ce  ne  sont  que  revues,  exercices 
et  concours,  prix  de  tir,  prix  pour  la  gymnastique, 
la  lutte,  la  course,  le  disque,  la  navigation.  Ce 
ne  sont  que  danses   publiques   et  solennelles  entre 


454  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

jeunes  garçons  et  jeunes  filles,  sous  les  yeux  des 
parents  et  des  vieillards,  avec  prix  décernés  à  la 
fille  la  plus  honnête  et  la  plus  modeste.  Ce  sont, 
pour  couronner  dignement  ces  jours  de  fête,  des 
repas  en  commun,  à  l'image  de  ceux  de  Lacédémone, 
quoique  avec  un  peu  plus  de  profusion.  Ou  bien 
encore  c'est  le  récit  d'une  soirée  où,  après  avoir 
soupe,  tout  un  régiment  s'était  pris  à  danser  à  la 
lueur  des  flambeaux.  Bientôt  les  femmes,  les  enfants 
s'approchent,  pour  prendre  leur  part  de  la  fête,  les 
servantes  apportent  du  vin  ;  puis  viennent  les  ein- 
brassements,  les  rires,  les  santés,  les  caresses;  l'at- 
tendrissement est  général,  l'allégresse  universelle. 
Sommes-nous  à  Genève?  Ne  sommes-nous  pas  plutôt 
à  Paris,  sous  le  Directoire? 

Nous  avons  parlé  du  fameux  passage  de  la  préface, 
qui  consomma  la  rupture  de  Rousseau  avec  Diderot; 
nous  n'avons  point  à  y  revenir.  Mais  nous  devons 
citer  la  prétentieuse  devise  du  livre  :  Vitam  impen- 
dere  vero.  Quoique  Rousseau  semble  la  donner 
comme  déjà  connue,  c'est  la  première  fois  que  nous 
la  remarquons  dans  ses  œuvres.  N'examinons  pas 
actuellement  s'il  s'y  montra  fidèle  ;  s'il  fut  le  martyr, 
ou  même  le  serviteur  constant  de  la  vérité  ;  s'il  put, 
comme  il  le  dit,  «  se  servir  de  son  cachet  sans  honte, 
parce  qu'il  était  empreint  dans  son  cœur1.  »  C'est  à 
sa  vie  à  répondre. 

A  la  Lettre  sur  les  spectacles  se  rattache  un  opus- 
cule intitulé  :  De  l'Imitation  théâtrale*.  Cet  écrit, 
qui  était  d'abord  destiné  à  faire  partie  de  la  Lettre  à 
d' Alembert ,  puis  à  entrer  dans  le  Choix  littéraire, 


1.    Lettre   à    M'»e    de    Crèqui,    \    J.-J.   Rousseau   —   Voir    aussi, 
'6  février  1761.  —  2.  Œuvres  de   \    Lettre  à  Leij,  24  octobre  1758. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  455 

qui  se  publiait  à  Genève1,  ne  parut  qu'en  1763,  clans 
l'édition  des  œuvres  de  Rousseau,  mise  au  jour  par 
l'abbé  de  la  Porte2.  Il  n'est,  de  l'aveu  de  l'auteur, 
qu'un  extrait  de  divers  ouvrages  de  Platon,  notam- 
ment du  IP  livre  des  Lois  et  du  Xe  de  la  République. 
Il  n'a  donc  rien  d'original. 


II 


La  manière  dont  Rousseau  composa  sa  Lettre  à 
d'Alembert  mérite  d'être  signalée.  «  Pendant  un 
hiver  assez  rude,  dit-il,  j'allais  tous  les  jours  passer 
deux  heures  le  matin  et  autant  le  soir  dans  un  don- 
jon tout  ouvert  que  j'avais  au  fond  du  jardin  où 
était  mon  habitation...  Ce  fut  dans  ce  lieu,  pour  lors 
glacé,  que,  sans  abri  contre  le  vent  et  la  neige,  et 
sans  autre  feu  que  celui  de  mon  cœur,  je  composai, 
dans  l'espace  de  trois  semaines,  nia  lettre  à  d'Alem- 
bert sur  les  spectacles.  C'est  ici,  (car  la  Julie  n'était 
pas  à  moitié  faite)  le  premier  de  mes  écrits  où  j'aie 
trouvé  des  charmes  dans  le  travail...  Plein  de  tout 
ce  qui  venait  de  m'arriver,  encore  ému  de  tant  de 
violents  mouvements,  mon  cœur  mêlait  le  sentiment 
de  ses  peines  aux  idées  que  la  méditation  de  mon 
sujet  m'avait  l'ait  naître.  Mon  travail  se  sentit  de  ce 
mélange.  Sans  m'en  apercevoir,  j'y  décrivis  ma  si- 
tuation actuelle;  j'y  peignis  Grimm,  MmB  d'Epinay, 
Mmc  d'IIoudetot,  Saint-Lambert,  moi-même.  En 
l'écrivant,  que  je  versai  de  délicieuses  larmes  !  Hélas  ! 


1.  Lettre  à  Veines.  G  janvier 
ITo'J.  —  2.  Lettres  à  Duchesiic, 
5  juin,    19   juillet,    21    août, 


11  septembre,  15  octobre  1703. 
—  Correspondance  littéraire,  15 
février  1764. 

30 


456 


LA.    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


on  y  sent  trop  que  l'amour,  cet  amour  fatal  dont  je 
m'efforçais  de  guérir,  n'était  pas  encore  sorti  de  mon 
cœur.  A  tout  cela  se  mêlait  un  certain  attendrisse- 
ment sur  moi-même,  qui  me  sentais  mourant  et  qui 
croyais  faire  au  public  mes  derniers  adieux.  »  Un 
homme  plus  habile  que  nous,  Saint-Marc  Girardin, 
a  cherché  dans  la  Lettre  sur  les  spectacles  des  traces 
de  cette  disposition  d'esprit,  des  réminiscences  des 
personnages  cités  ;  il  n'a  absolument  rien  trouvé  ; 
nous  ne  chercherons  pas  après  lui.  En  revanche,  il 
y  constate  un  nouveau  progrès  du  talent  de  l'auteur, 
plus  de  souplesse,  plus  de  facilité,  moins  de  décla- 
mation1. 

Que  Rousseau  l'ait  ou  non  faite  en  trois  semaines, 
c'était  un  ouvrage  de  circonstance  ;  il  était  pressé  de 
la  faire  imprimer.  Il  avait  vu  Rey  peu  de  jours  avant 
son  départ  de  l'Ermitage,  et  s'était  entendu  avec  lui 
pour  l'impression  de  la  Nouvelle  Héloïse ,  qui,  par 
parenthèse,  était,  non  pas  à  moitié  faite,  mais 
presque  finie2  ;  il  était  naturel  qu'il  traitât  de  même 
avec  lui  pour  la  Lettre  à  d'Alembert.  Il  le  fit,  selon 
son  habitude,  avec  force  précautions ,  fixa  lui-même 
le  prix  à  trente  louis,  recommanda  le  secret,  même 
à  l'égard  de  Deleyre,  exigea  diligence  et  exactitude3. 
Rey,  qui  s'était  empressé  de  payer,  se  hâta  beaucoup 
moins   de   travailler.    La  première   lettre   de    Jean- 


1 .  Revue  des  Deux  Mondes, 
1er  août  1854.  —  2.  Rousseau 
prétend  dans  les  Confessions 
qu'il  la  termina  pendant  l'hiver" 
de  1758  à  1739;  mais  elle  l'était 
dès  le  13  septembre  1758.  (Lettre 
à  Rey).  —  3.  Rousseau  songea 
nn'ine  à  faire  imprimer  chez 
Rey  une  édition  générale  de 


ses  œuvres.  Le  désir  de  sur- 
veiller lui-même  l'impression 
lui  suggéra  le  projet  d'aller 
s'établir  en  Hollande,  auprès 
de  son  libraire  et  ami.  [Lettres 
de  Rousseau  à  Rey,  du  9  mars 
1758  au  4  mai  175'J:  à  Vernes, 
22  octobre  1758. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  457 

Jacques  est  du  9  mars,  l'envoi  du  manuscrit  eut  lieu 
le  14  mai  et  l'ouvrage  ne  parut  qu'en  octobre.  Rey, 
comme  on  doit  le  penser,  désirait  que  l'introduction 
en  France  fût  autorisée1.  Malesherbes  n'y  voulut 
pas  consentir  sans  l'assentiment  de  d'Alembert  ;  mais 
celui-ci ,  qui  avait  été  prévenu  par  Jean-Jacques ,  se 
montra  généreux,  fit  dire  qu'il  arrangerait  l'affaire 
et  demanda  à  être  lui-même  désigné  comme  cen- 
seur2. Les  épreuves  lui  étaient  remises  à  mesure 
qu'elles  étaient  imprimées.  Une  foule  de  gens  purent 
ainsi  lire  l'ouvrage  par  parties  ;  de  sorte  qu'il  était 
à  craindre  qu'il  ne  fût  déjà  usé,  peut-être  même 
publiquement  critiqué  avant  d'avoir  paru3.  L'appro- 
bation de  d'Alembert  est  conçue  en  ces  termes  : 
«  .l'ai  lu  l'ouvrage  de  M.  Rousseau  contre  moi.  Il 
m'a  fait  beaucoup  de  plaisir;  je  ne  doute  pas  qu'il 
n'en  fasse  au  public,  et  je  n'y  trouve  rien  qui  doive 
en  empêcher  l'entrée4.  »  Bien  plus,  il  joignit  ses 
sollicitations  à  celles  de  Rey  pour  demander  l'entrée 
en  France  de  seize  cents  exemplaires5.  Aussi,  malgré 
quelques  saillies ,  quelques  paroles  mordantes  de 
part  et  d'autre,  les  rapports  des  deux  adversaires 
restèrent  à  peu  près  courtois.  «  M.  d'Alembert, 
écrivait  Rousseau  longtemps  après,  m'a  fait  saluer 
plusieurs  fois  ;  j'ai  été  sensible  à  cette  bonté  de  sa 
part.  J'ai  des  torts  avec  lui  ;  je  me  les  reproche  ;  je 
crains  de  lui  avoir  fait  injustice...  Mais  j'avoue  que 


I .  Lettre  de  Rey  à  Malesherbes, 
3  juillet  1758,  et  autres  sans 
date  (Bibliothèque  Nationale, 
mss.  fonds  français,  nouv.  ac- 
quis., n°  1183).  —  2.  Lettre  de 
d'Alembert  à  Malesherbes,  Sjuil- 


nale,  loco  citato).  —  3.  Lettres 
de  Rousseau  à  Rey,  13  septembre 
175S;  —  à  Vernes,  22  octobre 
1758.  —  i.  Lettre  de  d'Alembert 
à  Malesherbes ,  22  juillet  1758. 
Bibl.  nat.,  loco  citato.  —  5.  Id., 


let   1758.  (Bibliothèque  natio-   |    1er  septembre  1758. 


458 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


des  malheurs  sans  exemple  et  sans  nombre  m'ont 
rendu  défiant  et  crédule  sur  le  mal1.  » 

D'Alembert  ne  pouvait  se  dispenser  de  répondre, 
mais  la  question  se  rapetisse  bien  sous  sa  plume  2. 
Comme  sa  manière  est  froide  et  mesquine,  auprès 
de  l'éloquence  de  Rousseau  !  Comme  ses  raisons 
sont  faibles  et  faiblement  présentées  !  «  M.  d'Alem- 
bert,  dit  Rousseau,  m'a  envoyé  son  recueil,  où  j'ai 
vu  sa  réponse.  Je  m'étais  tenu  à  l'examen  de  la 
question,  j'avais  oublié  l'adversaire  ;  il  n'a  pas  fait 
de  même  ;  il  a  plus  parlé  de  moi  que  je  n'avais 
parlé  de  lui  ;  il  a  donc  tort3.  » 

La  Lettre  sur  les  Spectacles  eut  un  succès  merveil- 
leux. Genève  et  Paris  se  la  disputaient.  Au  bout  de 
peu  de  mois,  Rey  avait  été  obligé  d'en  préparer  une 
nouvelle  édition  \  Les  brochures  pour  ou  contre  le 
théâtre  se  multipliaient;  Rousseau,  écrasé  de  lettres, 
ne  savait  comment  y  répondre  5.  Il  avait  ouvert  la 
lice,  c'était  à  qui  y  entrerait  :  une  fois  de  plus,  il 
avait  le  privilège,  ou  plutôt  l'art  de  donner  aux  su- 
jets qu'il  traitait  une  nouvelle  jeunesse  et  un  sur- 
croit d'intérêt. 

On  ne  peut  douter  qu'il  ne  fondât  sur  cet  ouvrage 
des  espérances  pour  sa  gloire  littéraire.  «  Voici  mon 
livre  favori,  disait-il  à  Dusaulx  bien  des  années  plus 
tard;  voici  mon  Benjamin.  C'est  que  je  l'ai  produit 
sans  effort,  du  premier  jet,  et  dans  les  moments  les 
plus  lucides  de  ma  vie.  On  a  beau  faire,  on  ne  me 
ravira  jamais,  à  cet  égard,  la  gloire  d'avoir  fait  une 


1.  Lettre  à  Watelel,  18  no- 
vembre 1764.  —  2.  Lettre  à 
J.-J.  Rousseau,  citoyen  de  Ge- 
nève, 1759.  —  3.  Lettre  au  che- 


valier de  Lorenzi,  21  mai  1759. 

—  4.  Lettre  à  Rey,  14  mai  1759. 

—  5.  Lettre  à    Vernes,  21    no- 
vembre 1758. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


459 


œuvre  d'homme  '.  »  Il  la  composa,  nous  voulons  le 
croire,  par  conviction  ;  mais  cela  ne  l'empêchait  pas 
d'y  mêler  des  motifs  plus  personnels  de  réputation 
et  de  succès.  Rien  donc  n'autorise  à  prendre  au  pied 
de  la  lettre  les  déclarations  de  feinte  modestie  qu'il 
répète  dans  plusieurs  de  ses  lettres.  Eh,  non,  il  ne 
pensait  pas  qu'on  «  y  chercherait  en  vain  les  restes 
d'un  talent  qui  n'est  plus2  ».  Il  ne  la  regardait  pas 
comme  de  la  «  dernière  faiblesse  »3;  comme  «  lâche 
et  faible  »;:  comme  «  au-dessous  du  médiocre  »5. 
S'il  en  avait  eu  cette  opinion,  il  ne  l'aurait  pas  pu- 
bliée. Qu'il  ait  conservé  des  restes  de  cette  inquié- 
tude, dont  nul  auteur  ne  se  défend,  sur  le  succès  de 
son  livre6,  cela  n'a  rien  d'étonnant;  mais  au  fond, 
il  connaissait  sa  valeur  et  n'était  pas  homme  à  at- 
tendre le  jugement  du  public  pour  se  juger  lui- 
même.  N'affectait-il  pas  de  ne  jamais  lire  les  criti- 
ques dirigées  contre  lui,  et  ne  déclare-t-il  pas  que, 
dans  la  circonstance  présente,  il  n'en  lut  aucune7? 

Et  pourtant  Dieu  sait  si  elles  furent  nombreuses. 
Les  plus  directement  attaqués  étaient  les  comé- 
diens. Plusieurs  répliquèrent8.  Mais  les  comédiens, 
qui  ont  pour  profession  de  faire  valoir  la  littérature 
des  autres,  sont  ordinairement  mal  préparés  à  écrire 
eux-mêmes. 

Rousseau   eut  affaire  à  des  adversaires  plus  re- 


1.  DUSA.ULX,  De  lyies  rapports 
avec  J.-J.  Rousseau.  —  2.  Lettre 
à  tPAlembert,  25  juin  1758.  — 
3.  Lettre  à  Vernes,  4  juillet  1758. 

—  4.  Lettre  à  Deleyre,  5  octobre 
[738.  —  5.  Lettre  sur  les  specta- 
cles. Préface.  —  6.  Lettre  à  Ja- 
cob Vernet,  18  septembre  1758. 

—  7.  Lettres  à   Vernes,  18  sep- 


tembre et  21  novembre  1758 
—  8.  R.  A.  Laval,  comédien  de 
Lyon)  à  J.-J.  Rousseau,  citoyen 
de  Genève,  1758.  —  L.  H.  Dan- 
court,  arlequin  (de  Berlin)  à  J.-J. 
Rousseau,  citoyen  de  Genève , 
1759.  —  VlLLARET,  Considéra- 
tions sur  l'art  du  théâtre,  \lsQ. 


460 


LA    VI K    ET    LES    OEUVRES 


doutables.  Grâce  à  sa  maladresse,  il  commença  par 
s'aliéner  Marmontel.  Voulant  lui  faire  une  politesse, 
sans  paraître  lui  demander  un  article  louangeur 
dans  son  journal,  il  lui  adressa  un  exemplaire,  avec 
ces  mots  :  Non  pas  a  l'auteur  du  «  Mercure,  »  mais 
à  M.  de  Marmontel.  Il  prétendait  lui  faire  un  com- 
pliment, Marmontel  y  vit  une  injure,  ne  lui  par- 
donna point,  et  inséra  au  Mercure  une  apologie  en 
règle  du  théâtre  '.  Musset-Pathay,  qui  trouve  légère 
cette  raison  de  l'hostilité  de  Marmontel,  y  ajoute, 
non  sans  vraisemblance,  les  liens  d'amitié  qui  l'unis- 
saient de  longue  date  à  d'Alembert  et  à  Diderot,  et 
aussi  des  motifs  de  jalousie  littéraire  2.  «  Votre  ou- 
vrage sur  les  spectacles ,  écrivait  à  Rousseau 
Mme  de  Créqui,  a  eu  un  plein  succès.  M.  de  Mar- 
montel vous  réfute  en  ne  vous  répondant  point  ;  les 
femmes  sont  un  peu  furieuses  ;  laissez  dire  tous  ces 
oisons-là,  et  pensez  que  jamais  vous  ne  donnerez 
quatre  lignes  qui  ne  fassent  sensation3.  » 

Citons  encore  parmi  les  contradicteurs  de  Rous- 
seau, le  marquis  de  Ximenès,  la  doublure  et  quel- 
quefois le  prête-nom  de  Voltaire,  qui  publia  une 
Lettre  sur  l'effet  moral  des  théâtres  ;  de  Bastide,  qui 
fit  une  lettre  en  faveur  des  femmes,  et  beaucoup 
d'autres.  Il  y  eut  des  brochures  signées,  il  y  en  eut 
d'anonymes  ;  Grimm  parle  de  trois  ou  quatre  cents  ; 
c'était  un  véritable  déluge.  Les  critiques  de  profes- 
sion, Grimm,  Fréron,  etc.4,  n'avaient  pas  peu  à  faire 


1.  Marmontel,  Mémoires, 
l.Xl:— Mercure, <\e  novembre  et 
décembre  175s,  et  janvier  175'J. 
—  2.  Confessions,  1.  X.  —  Letlreà 
Mm°  de  Créqui,  S  lévrier,  el  Ré- 
ponse, 6  février  1761  .—Musset- 
Pathay,  Histoire  de  J.-J .  Rous- 


seau,  t.  II,    article  Marmontel. 

—  3.  Lettre  de  Mmt  de  Créqui 
à   Rousseau,   1er  janvier  1 75'J. 

—  i.  Grimm,  Correspondance 
littéraire,  1758  et  1759.  —  FRÉ- 
RON, Année  littéraire,  1758  à 
1761,  passim. 


DE    JE.YN-JACQUES    ROUSSEAU.  461 

pour  tenir  leurs  correspondants  et  leurs  lecteurs  au 
courant  de  ces  flots  d'encre  répandue.  En  général, 
on  était  peu  favorable  à  Rousseau  :  le  théâtre  est 
trop  cher  aux  gens  de  lettres  pour  qu'on  puisse 
attendre  d'eux  qu'ils  le  condamnent.  Il  y  eut  cepen- 
dant deux  exceptions  importantes  à  faire  :  Genève 
et  le  monde  religieux. 

Il  est  à  remarquer  que  Rousseau,  un  des  hommes 
qui  ont  fait  le  plus  de  mal  à  la  religion  au  xvnie  siècle, 
ne  lui  ménagea  pas  son  appui  dans  certaines  cir- 
constances. Nous  l'avons  vu  pour  la  Lettre  sur  la 
Providence  ;  le  même  phénomène  se  reproduisit 
pour  la  Lettre  sur  les  spectacles.  C'est  que  Rous- 
seau, l'homme  le  moins  religieux,  au  sens  dogma- 
tique du  mot,  n'était  pas  sans  religion,  si  l'on  veut 
réduire  la  religion  à  une  sorte  de  sentiment  vague, 
indéterminé,  quoique  peut-être  eneore  assez  pro- 
fond. A  quiconque  lui  aurait  demandé  quelle  était 
sa  religion  ,  quels  étaient  sa  foi  et  son  culte,  il  au- 
rait pu  être  embarrassé  pour  répondre,  et  sa  ré- 
ponse du  jour  n'aurait  assurément  pas  été  celle  de 
la  veille  ou  du  lendemain  ;  mais  jamais,  ou  presque 
jamais,  alors  même  qu'il  répudiait  les  dog'mes,  il 
n'aurait  consenti  à  faire  le  sacrifice  de  ses  senti- 
ments religieux.  N'affirmait-il  pas  précisément  dans 
sa  Lettre  sur  les  spectacles  qu'on  ne  peut  être  ver- 
tueux sans  religion  '  ? 

On  aime  beaucoup,  on  aime  trop  peut-être  le  té- 
moignage d'un  adversaire.  Aussi  les  hommes  reli- 
gieux firent-ils  à  la  lettre  de  Rousseau  un  accueil 
chaleureux.    Le    Journal   de  Trévoux  ne   tarit    pas 


1.  Voir  les  observations  que    I   Lettre  de   Deleyre  à    Rousseau, 
Deleyre    lui    lit    à    ce   sujet.   |  29  octobre  17o8. 


462  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

d'élog'es.  Il  lui  faut  bien  faire  quelques  réserves  sur 
des  tirades  peu  orthodoxes  ou  des  maximes  d'une 
moralité  douteuse  ;  mais  comme  l'ensemble  est  for- 
tement pensé  :  c'est  le  vrai,  armé  de  tous  les  traits 
de  l'éloquence  ;  c'est  la  patrie  qui  venge  les  bonnes 
mœurs  sacrifiées  aux  licences  de  la  scène  ;  c'est 
Sparte  contre  Athènes  ;  c'est  l'attaque  impétueuse 
des  héros  d'Homère  qui  terrassent  quiconque  ose 
paraître  sur  le  champ  de  bataille1.  Dans  le  même 
temps,  Gresset,  dans  un  esprit  de  piété  plus  véri- 
table ,  renonçait  à  la  littérature  dramatique  et 
légère  2.  Quel  beau  triomphe  si  la  lettre  de  Rousseau 
avait  contribué  à  la  conversion  de  Gresset!  Malheu- 
reusement les  livres  de  Rousseau  ne  sont  pas  de 
ceux  qui  convertissent. 

La  Lettre  sur  les  spectacles  était  faite  spécialement 
en  vue  de  Genève.  Là,  elle  n'intéressait  plus  seule- 
ment le  goût  ou  la  littérature,  la  théorie  ou  le  sen- 
timent; mais  elle  entrait  dans  le  domaine  de  la  pra- 
tique actuelle  et  des  faits.  Etablirait-on  ou  n'établi- 
rait-on pas  de  théâtre  à  Genève?  Grosse  question, 
qui,  depuis  des  années,  passionnait  et  divisait  les 
esprits.  Le  secours  que  Rousseau  apportait  aux 
adversaires  du  théâtre  fut  vivement  apprécié.  On  en 
avait  d'ailleurs  grand  besoin  pour  résister  à  Faction 
que  Voltaire,  directement  ou  sous  le  couvert  de 
d'Alembert,  avait  engagée.  Le  clergé  était  ravi.  Les 
Conseils  apportaient  plus  de  réserve  dans  leur  admi- 
ration. Ce  que  Rousseau  disait  des  Cercles  leur 
semblait  particulièrement  dang'ereux.  Il  y  en  avait  à 
Genève  plus  de  cinquante,  véritables  écoles  d'oisi- 
veté,  de    dissipation   et   d'irréligion.    Rousseau,    en 

1.   Journal  de  Trévoux,  avril  1759.  —  2.  Id„  juillet  1759. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


463 


faisant  leur  éloge,  les  connaissait-il  bien?  Le  public 
lui-même,  qu'on  aurait  pu  croire  intéressé  à  leur 
maintien,  s'étonnait  qu'un  moraliste  aussi  austère 
pût  les  défendre.  Malgré  ces  divergences,  il  est  cer- 
tain que  la  note  favorable  dominait  de  beaucoup. 
Voltaire  et  les  partisans  du  théâtre  étaient  battus, 
sauf  à  prendre  leur  revanche  un  peu  plus  tard  l. 

Moultou  tenait  son  ami  au  courant  de  l'état  des 
esprits.  «  Votre  lettre,  lui  écrivait-il,  est  ici  le  si- 
gnal de  ralliement  de  tous  les  bons  citoyens,  l'op- 
probre et  l'effroi  des  méchants  ,  et  l'on  peut  juger 
maintenant  de  l'amour  plus  ou  moins  grand  que 
chacun  porte  à  la  patrie  par  le  degré  d'estime  qu'il 
donne  à  votre  ouvrage.  »  Moultou  ne  pouvait  ce- 
pendant se  taire  sur  la  décadence  des  mœurs  et  des 
principes.  Cette  même  lettre,  qui  avait  ravi  les  uns, 
avait  irrité  les  autres.  Tous  les  Genevois  n'étaient 
pas  capables  de  la  goûter.  Les  Tronchin,  les  Vol- 
taire, tous  ces  sybarites  dont  il  dévoilait  les  mœurs, 
ne  pouvaient  lui  pardonner  son  austérité  ;  mais  ils 
n'étaient  pas  les  plus  nombreux ,  et  ses  admirateurs 
formaient  évidemment  la  majorité2.  Sarasin3,  Jacob 
Vernet4,  Vernes  5,  Abauzit6,  bien  d'autres  encore, 
sans  aucun  doute,  adressèrent  également  à  l'auteur 
leurs  témoignages  de  satisfaction.  Le  médecin  Tron- 
chin lui-même,  quoique  ami  de  Voltaire,  se  joignit 
à  ce  concert,  sauf  certaines   réserves  à  propos  des 


1.    Sayous,   t.   I,   ch.  v.   — 

2.  Lettre  de  Moultou  à  Rousseau, 
s.  d.,  et  Réponse  de  Rousseau, 
15  décembre  1758.  Autre  lettre 
de   Moultou,   janvier   1760.    — 

3.  Lettre  de  Sarasin,  l'aîné,  à 
Rousseau,   septembre    1758,  et 


Réponse  de  Rousseau,  29  no- 
vembre 1758.  —  4.  Lettre  de 
Rousseau  à  Jacob  Verncl,  18  sep- 
tembre 1758.  —  5.  Lettre  à 
Vernes,  21  novembre  1758.  — 
6.  Lettre  à  Moultou,  15  décem- 
bre 1758. 


404  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

mœurs  de  Genève.  Jean-Jacques  fut  particulièrement 
sensible  à  son  approbation  ;  mais  il  ne  voulait  pas 
admettre  que  les  mœurs  de  Genève  ne  fussent  plus  ce 
qu'elles  avaient  été  jadis1.  Il  lui  fallut  pourtant  à  la 
fin  se  rendre  à  l'évidence.  Quelques  mois  plus  tard, 
il  écrivait  au  même  Troncbin  :  «  Si  j'ai  bien  voulu 
devant  le  public  rendre  honneur  à  ma  patrie,  je  ne 
prévoyais  que  trop  que  ce  qui  était  vrai  ne  le  serait 
pas  longtemps...  Loin  d'aller  être  témoin  de  la  dé- 
cadence de  nos  mœurs,  que  ne  puis-je  fuir  au  loin, 
pour  ne  pas  l'apprendre  !  J'aime  mieux  vivre  parmi 
les  Français  que  d'en  aller  chercher  à  Genève.  Dans 
ce  pays,  où  les  beaux  esprits  sont  si  fêtés,  Jean- 
Jacques  Rousseau  ne  le  serait  guère 2.  »  Jean- 
Jacques  avait  ici  Voltaire  en  vue.  Quoique  Voltaire 
ne  fût  pas,  en  effet,  seul  coupable  des  changements 
qui  s'opéraient  à  Genève,  il  en  était  à  coup  sûr  le 
principal  artisan.  Le  premier  rôle  dans  cette  affaire 
lui  appartient  incontestablement.  Tous  les  autres 
personnages  s'effacent,  en  quelque  sorte,  pour  n'en 
laisser  que  deux  sur  la  scène,  Voltaire  et  Rousseau. 


III 


Si  l'on  voulait  connaître  l'origine  de  leurs  diffé- 
rends, il  faudrait  remonter  jusqu'à  leurs  premiers 
rapports.  On  sait  la  réponse  de  Voltaire  à  l'envoi 
du  Discours  sur  l'Inégalité.  La  Lettre  sur  la  Provi- 
dence fut  un  nouveau  motif  de  mécontentement  et 
une  nouvelle  occasion   pour   Voltaire   de   railler  la 

1.  Lettre  de  Tronchin  à  Nous-    |    2.     Lettre     à    Trunc/ùn  ,     voir 
seau,  s.  d.,  et  Réponse  de  Rous-       Sayous,  t.  I,  ch.  v. 
seau,   27    novembre    1758.    —    I 


DK    JEAN-JACQUES    ROUSSEAl  .  463 

sauvagerie  et  la  sagesse  iroquoise  de  Jean-Jacques  '. 
Ce  ne  sont  là  toutefois  que  des  mots  piquants,  des 
espiègleries  à  la  façon  de  Voltaire. 

A  partir  de  la  Lettre  sur  les  spectacles,  le  ton 
change  subitement.  Tant  qu'il  n'y  avait  eu  en  jeu 
que  la  société  et  des  divergences  d'opinions,  Voltaire 
n'avait  pas  jugé  à  propos  de  se  fâcher  tout  à  fait. 
Mais  le  théâtre  était  sa  passion,  son  titre  de  gloire, 
la  tribune  d'où  il  faisait  entendre  sa  voix  à  l'uni- 
vers. Attaquer  le  théâtre,  c'était  l'attaquer  person- 
nellement dans  ce  qui  lui  tenait  le  plus  au  cœur. 
Lui-même  avait  donné  le  signal  de  la  lutte  et  inspiré 
d'Alembert,  il  ne  voulut  pas  laisser  à  son  lieutenant 
tout  le  fardeau  de  la  défense.  Sa  colère  n'atteignit 
pourtant  pas  tout  d'abord  au  paroxisme.  Il  lui  sem- 
blait en  effet  qu'il  avait  fait  mieux  que  de  batailler 
contre  Jean-Jacques  ;  il  avait  établi  des  théâtres.  Il 
en  avait  un  chez  lui  depuis  plusieurs  années  ;  il  y 
jouait  lui-même2.  La  lettre  de  Rousseau  ayant  paru, 
«  est-il  vrai,  demande  Voltaire  à  d'Alembert,  que 
Jean-Jacques  écrit  contre  vous,  et  qu'il  renouvelle 
la  querelle  de  l'article  Genève.  On  dit  bien  plus  ; 
on  dit  qu'il  pousse  le  sacrilège  jusqu'à  s'élever 
contre  la  comédie,  qui  devient  le  troisième  sacre- 
ment de  Genève.  On  est  fou  de  spectacle  dans  le 
pays  de  Calvin  3.  » 

Et  quand  d'Alembert  eut  fait  sa  réponse  à  Rous- 
seau :  «  Quoi,  vous  répondez  sérieusement  à  ce  fou 
de  Rousseau,  à  ce  bâtard  du  chien  de  Diogène  '*  !  » 
«  Vous  avez  daigné  accabler  ce  fou  de  Jean-Jacques 


1.  Lettres  de  Voltaire  à  d'A- 
lembert, 2  auguste  1736,  29  au- 
guste   1757,    etc.    —    2.    M., 


tembre  1758;  Autre  à  Thicriol, 
3  octobre  1758.  —  4.  Lettre  de 
Voltaire   à   d'Alembert,    4    mai 


7  mars  1758.  —  3.  Id.,  2  sep-       1759. 


466  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

par  des  raisons  ;  et  moi,  je  fais  comme  celui  qui, 
pour  toute  réponse  à  des  arguments  contre  le  mou- 
vement, se  mit  à  marcher.  Jean-Jacques  démontre 
qu'un  théâtre  ne  peut  convenir  à  Genève,  et  moi, 
j'en  bâtis  un1.  »  Voltaire  avait  compté  toutefois 
sans  l'opposition  que  lui  firent  pasteurs,  Conseils  et 
bourgeois. 

Cet  obstacle  imprévu  l'irrita  profondément;  mais 
ce  fut  bien  pis  quand,  à  propos  de  l'impression  de 
la  Lettre  sur  la  Providence ,  il  en  reçut  une  autre  de 
Jean-Jacques,  qui  se  terminait  ainsi  :  «  Je  ne  vous 
aime  point,  Monsieur.  Vous  m'avez  fait  les  maux 
qui  pouvaient  m'être  les  plus  sensibles,  à  moi,  votre 
disciple  et  votre  enthousiaste.  Vous  avez  perdu 
Genève,  pour  le  prix  de  l'asile  que  vous  y  avez 
reçu  ;  vous  avez  aliéné  de  moi  mes  concitoyens , 
pour  le  prix  des  applaudissements  que  je  vous  ai 
prodigués  parmi  eux.  C'est  vous  qui  me  rendez  le 
séjour  de  mon  pays  insupportable  ;  c'est  vous  qui 
me  ferez  mourir  en  terre  étrangère,  privé  de  toutes 
les  consolations  des  mourants,  et  jeté,  pour  tout 
honneur,  dans  une  voirie  ,  tandis  que  tous  les  hon- 
neurs qu'un  homme  peut  attendre  vous  accompa- 
gneront dans  mon  pays.  Je  vous  hais  enfin,  puisque 
vous  l'avez  voulu  ;  mais  je  vous  hais  en  homme 
encore  plus  digne  de  vous  aimer,  si  vous  l'aviez 
voulu.  De  tous  les  sentiments  dont  mon  cœur  était 
pénétré  pour  vous,  il  n'y  reste  que  l'admiration 
qu'on  ne  peut  refuser  à  votre  beau  génie  et  l'amour 
de  vos  écrits.  Si  je  ne  puis  honorer  en  vous  que 
vos  talents,  ce  n'est  pas  ma  faute.  Je  ne  manquerai 
jamais  au   respect   qui   leur    est    dû,   ni    aux    pro- 

1.  Lettre    de    Voltaire  à   d'Alembert,  15  octobre   1759. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  4G7 

cédés  que  ce  respect  exige.  Adieu,  Monsieur1.  » 
Rousseau  s'étonne  que  Voltaire  n'ait  pas  répondu, 
et  ne  paraît  pas  se  douter  de  ce  que  sa  lettre  a  de 
provoquant.  On  dirait  du  reste  qu'au  premier  mo- 
ment, Voltaire  fut  plus  surpris  que  fâché.  «  J'ai 
reçu,  dit-il,  une  grande  lettre  de  Jean- Jacques 
Rousseau  ;  il  est  devenu  tout  à  fait  fou  ;  c'est  dom- 
mage2. »  Mais  bientôt  sa  fureur,  ne  connaissant  plus 
de  bornes,  s'exhala  en  toute  occasion  jusqu'à  sa 
mort.  Dans  cette  lutte,  où  il  semble  qu'il  aurait  dû 
faire  preuve  d'une  puissance  en  l'apport  avec  l'im- 
portance qu'il  attachait  à  la  victoire ,  il  se  montre 
au  contraire  à  la  fois  faible  et  violent.  La  colère 
l'aveugle,  lui  fait  perdre  son  sang-froid,  et  même 
son  esprit.  Voltaire  a  parlé  de  Rousseau  des  cen- 
taines de  fois,  dans  sa  correspondance  ou  dans  ses 
œuvres  ;  presque  toujours  il  s'y  montre  au-dessous 
de  lui-même.  «  Rousseau  prétend  que  j'ai  corrompu 
sa  chère  ville  de  Genève  —  Rousseau,  bâtard  de 
Diogène —  Rousseau  bâtard  du  chien  de  Diogène  », 
telles  sont  les  phrases  qui,  avec  quelques  variantes, 
reviennent  sans  cesse  sous  sa  plume.  «  C'est  contre 
votre  Jean-Jacques,  écrit-il  à  d'Alembert,  que  je 
suis  le  plus  en  colère.  Cet  archifou,  qui  aurait  pu 
être  quelque  chose,  s'il  s'était  laissé  conduire  par 
vous,  s'avise  de  faire  bande  à  part.  Il  écrit  contre 
les  spectacles,  après  avoir  fait  une  mauvaise  comé- 
die ;  il  écrit  contre  la  France,  qui  le  nourrit;  il 
trouve  quatre  ou  cinq  douves  pourries  du  tonneau 
de  Diogène;  il  se  met  dedans  pour  aboyer;  il  aban- 


1;  Lettre  à  Voltaire,  17  juin       riot,    23  juin   1760;    à   dPAlem- 
17G0;   —  Confessions,   1.   X.  —       bert,  même  jour. 
2.    Lettres    de    Voltaire   à  Thié-    \ 


468 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


donne  ses  amis  ;  il  m'écrit,  à  moi,  la  plus  imperti- 
nente lettre  que  jamais  fanatique  ait  griffonnée1.   » 

D'Alembert,  plus  calme  que  Voltaire,  aurait  voulu 
le  rappeler  à  la  modération  2.  Mais  Voltaire  est 
intraitable.  «  A  l'égard  de  Jean-Jacques,  dit-il,  s'il 
n'était  qu'un  inconséquent,  un  petit  bout  d'homme 
pétri  de  vanité,  il  n'y  aurait  pas  grand  mal  ;  mais 
qu'il  ait  ajouté  à  l'impertinence  de  sa  lettre  l'infa- 
mie de  cabaler,  du  fond  de  son  village,  avec  des 
pédants  sociniens,  pour  m'empêcher  d'avoir  un 
théâtre  à  Tournay,  ou  du  moins,  pour  empêcher 
ses  concitoyens,  qu'il  ne  connaît  pas,  de  jouer  avec 
moi  ;  qu'il  ait  voulu,  par  cette  indigne  manœuvre, 
se  préparer  un  retour  triomphant  dans  ses  rues 
basses,  c'est  l'action  d'un  coquin,  et  je  ne  lui  par- 
donnerai jamais3.   » 

Malgré  de  nouveaux  différends,  la  Lettre  sur  les 
spectacles  resta  pendant  des  années  le  thème  des 
plates  injures  de  Voltaire  à  Rousseau4.  A  ce  pre- 
mier grief,  le  chef  du  parti  des  philosophes  en  joi- 
gnait un  autre  non  moins  important;  c'était  que 
Rousseau  faisait  bande  à  part,  qu'il  n'affichait  pas 
la  prétention  d'écraser  l'infâme,  qu'il  n'était  pas  un 
frère  en  Beehebuth 5.  «  Oh  !  dit-il,  comme  nous 
aurions  aimé  ce  fou,  s'il  n'avait  pas  été  un  faux 
frère6!  »«  Que  de  bien  on  ferait,  si  on  s'entendait! 
Jean-Jacques  eût  été  un  Paul,  s'il  n'avait  pas  mieux 


1.  Lettre  de  Voltaire  à  d'Alem- 
berl,  19  mars  1761.  —  2.  Lettre 
de  d' Alembert à  Voltaire,  9  avril 
17(31. — 3.  Lettre  de  Voltaire  à 
d' Alembert,  20  avril  1761.  Voir 
aussi  Lettres  de  Voltaire  à  Da- 
milaviile,  22  avril  1761,  24  no- 
vembre 1706;   à  La  Harpe,  30 


juin  1764,  et  beaucoup  d'au- 
tres. —  4.  Correspondance  de 
Voltaire,  1758  à  1768.  — 5.  Nom 
que  Voltaire  donne  à  d'Alem- 
bert,  8  mars  1762.  —  6.  Lettre 
de  Voltaire  à  Damilavillc,  31 
juillet  1762. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  469 

aimé  être  un  Judas1.  »  «  Mais  je  pardonnerais  tout, 
pourvu  que  l'infâme  soit  décriée  comme  il  faut2.  » 
«  Je  lui  pardonnerais  tous  ses  torts  envers  moi,  s'il 
se  mettait  à  pulvériser  par  un  bon  ouvrage  les 
prêtres  de  Baal  qui  le  persécutent3.  »  Ces  insultes 
de  Voltaire  font  assurément  honneur  à  Rousseau. 
Plût  à  Dieu  qu'il  les  eût  encore  mieux  méritées  ! 

Dans  ce  combat,  Jean-Jacques  avait  bien  des 
causes  d'infériorité.  Il  n'avait  point  à  sa  disposition, 
comme  Voltaire,  toutes  les  bouches  de  la  renommée, 
toute  une  armée  de  disciples  et  d'admirateurs;  il 
n'avait  pas  non  plus  cette  haine  persévérante  qui 
s'acharne  sans  relâche  sur  un  ennemi,  ce  rire  infer- 
nal, plus  puissant  que  la  raison,  ce  mépris  de  la 
vérité,  cette  absence  de  scrupules,  qui  fait  trouver 
bonnes  toutes  les  armes,  pourvu  qu'elles  blessent 
l'adversaire.  En  revanche,  avec  des  qualités  réelles 
de  polémiste,  il  avait  pour  lui  la  vigueur  des  dé- 
ductions, la  force  de  l'éloquence,  souvent  celle  de 
la  raison,  une  sincérité  vraie,  accompagriée  par 
malheur  d'une  imagination  qui  déformait  et  exagé- 
rait tout.  On  doit  encore  lui  tenir  compte  de  la  di- 
gnité qu'il  garda  dans  ses  discussions  avec  son  ad- 
versaire. Il  lui  donna  à  cet  ég*ard  une  leçon,  dont 
l'autre  n'eut  pas  le  sens  de  profiter.  Chacun  du  reste 
ne  fit  en  cela  que  demeurer  fidèle  à  ses  habitudes. 
On  peut  remarquer,  en  effet,  que  Rousseau,  le  plé- 
béien, le  cynique,  l'homme  si  peu  digne  dans  sa 
conduite  et  dans  sa  vie,  se  montra  presque  toujours 
un  modèle   de   dignité    littéraire  ;    tandis   que    Vol- 


1.  Lettre  de  Voltaire  à  Dami-       bert,  9  janvier  176o.    —   3.  Id., 
laville,   10    décembre   1 702    —       10  avril  17Go. 
2.    Lettre  de  Voltaire  à  d'Alem-   ' 


470  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

taire,  le  gentilhomme  ordinaire  de  Sa  Majesté  le 
Roi  de  France,  le  grand  seigneur,  si  fier  de  ses 
terres  et  de  ses  vassaux,  Voltaire,  le  premier  écri- 
vain de  son  siècle,  traita  toute  sa  vie  la  littérature 
comme  le  dernier  des  manœuvres  n'oserait  traiter 
le  plus  vil  des  métiers. 

En  somme,  Rousseau  évita  de  suivre  son  adver- 
saire sur  le  terrain  des  grossièretés  et  se  contenta 
presque  toujours  de  lui  répondre  dans  des  lettres 
écrites  à  des  tiers.  «  Vous  me  parlez  de  ce  Vol- 
taire, écrit-il  à  Moultou;  pourquoi  le  nom  de  ce  ba- 
ladin souille-t-il  vos  lettres  ?  Le  malheureux  a  perdu 
ma  patrie.  Je  le  haïrais  davantage  si  je  le  méprisais 
moins...  0  Genevois,  il  vous  paie  bien  de  l'asile 
que  vous  lui  avez  donné1!  »  «  Ce  fanfaron  d'impiété, 
ce  beau  génie  et  cette  âme  basse,  cet  homme  si 
grand  par  ses  talents  et  si  vil  par  leur  usage,  nous 
laissera  de  longs  et  cruels  souvenirs  de  son  séjour 
parmi  nous.  La  ruine  des  mœurs,  la  perte  de  la  li- 
berté, qui  en  est  la  suite  inévitable,  seront  chez  nos 
neveux  les  monuments  de  sa  gloire  et  de  sa  recon- 
naissance 2.  » 

Ce  qui  afflige  le  plus  Rousseau  dans  cette  lutte, 
c'est  que  l'influence  de  Voltaire  finit  par  prévaloir 
à  Genève.  «  Les  scrupules  ne  sont  plus  de  saison, 
écrit  Rousseau  à  ce  sujet,  et  partout  où  séjournera 
M.  de  Voltaire,  on  pourra  jouer  après  lui  la  co- 
médie et  lire  des  romans  sans  danger s.  »  Aussi 
qu'irait-il  faire  dans  sa  patrie?  «  Mes  chers  Gene- 
vois, on  travaille  à  vous  mettre  tous'sur  un  si  bon 


1.  Lettre  à  Moultou,  29  janvier   i    3.  Lettre   à  d'Alembert,    15    fé- 
1760.    —     2.    Lettre     à    Jacob       vrier  1761. 
Verne t,   29  novembre  1760.  — 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  171 

ton,  et  l'on  y  réussit  si  bien,  que  je  vous  trouve 
trop  avancés  pour  moi.  Vous  voilà  tous  si  élégants, 
si  brillants,  si  agréables  !  que  feriez-vous  de  ma  bi- 
zarre figure  et  de  mes  maximes  gothiques?  Que  de- 
viendrais-je  au  milieu  de  vous,  à  présent  que  vous 
avez  un  maître  en  plaisanteries  (Voltaire),  qui  vous 
instruit  si  bien  '  ?  »  C'est  ainsi  qu'il  arrivait  à  Rous- 
seau, après  s'être  jeté  à  corps  perdu  dans  une  af- 
faire, de  l'abandonner  ensuite  par  découragement. 
Peu  s'en  faut  qu'il  ne  dise  qu'il  a  perdu  son  temps, 
et  qu'il  aurait  mieux  fait  de  laisser  tranquillement 
les  mœurs  se  dépraver  et  les  théâtres  s'établir. 

Il  réussit  pourtant  beaucoup  mieux  qu'il  n'en  con- 
vient lui-même.  Malgré  les  efforts  de  Voltaire  et  de 
ses  partisans  en  faveur  du  théâtre,  leurs  tentatives 
éprouvèrent  les  difficultés  les  plus  sérieuses.  La 
bourgeoisie,  prise  d'un  accès  d'austérité,  poussa 
des  clameurs,  et  le  Consistoire  adressa  au  Conseil 
des  représentations  solennelles,  concluant  à  ce  qu'on 
fit  défense  à  Voltaire  de  jouer  la  comédie  chez  lui, 
et  à  ce  qu'on  interdit  à  tous  les  habitants  de  repré- 
senter aucune  pièce,  tant  sur  le  territoire  de  la  ville 
que  sur  les  terres  étrangères  du  voisinage2. 

Voltaire  n'abandonna  pas  la  partie.  Tout  en  gar- 
dant son  théâtre,  tout  en  vouant  à  la  mort  les  prê- 
tres sociniens  et  ce  Jeanf  ..  de  Rousseau  qui  les 
échauffe  contre  les  spectacles3,  il  favorisa  l'établis- 
sement d'une  salle  à  Carouge,  à  une  demi-lieue  de 
Genève,  sur  le  territoire  sarde4  ;  et  obtint  la  protec- 
tion, peut-être  même  l'argent  de  la  France  en  faveur 


1.  Lettre  à  Verncs,  14  juin 
1759,  et  Réponse  de  Verncs.  — 
2.  SayOUS,  t.  I,  en.  v.  —  3. 
Lettre  de  Voltaire  à  d'Alembert, 


20  octobre  1761.  —  4.  Lettre  de 
Voltuire  à  Chauvclin,  21  jan- 
vier 17G1. 


31 


472 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


d'une  autre  salle,  qui  s'ouvrit  à  Châtelaine,  égale- 
ment à  la  porte  de  Genève.  Au  moment  de  l'inau- 
guration de  cette  dernière,  les  Genevois  avaient 
promis  de  s'abstenir;  «  mais  hélas  !  le  jour  arrive.  . . 
et  le  soir  de  ce  jour,  tout  le  monde  va  à  Châtelaine; 
c'était  comme  une  procession.  .  .  Moi  qui  vous  parle, 
ajoute  le  narrateur,  j'ai  participé  à  la  folie  géné- 
rale, et  je  n'ai  pu  résister  à  la  curiosité  de  voir  le 
célèbre  acteur  (Lekain) f.  » 

Les  comédiens  de  Châtelaine  étaient  venus,  natu- 
rellement, se  loger  à  Genève  ;  mais,  sur  la  plainte  du 
Consistoire,  le  Magnifique  Conseil  leur  donna  huit 
jours  pour  s'en  aller  (18  juillet  1765),  et  dix  jours 
plus  tard,  le  Consistoire  renouvelait  ses  plaintes, 
parce  que  les  voituriers  conduisaient  les  spectateurs 
aux  représentations. 

Cependant  grâce  à  Voltaire,  le  théâtre  ne  devait 
pas  tarder  à  pénétrer  dans  Genève  même  (avril  1766)2. 
Mais  on  put  constater  alors  l'influence  de  Rousseau: 
les  mêmes  hommes  qui  s'étaient  pressés  à  Châte- 
laine ne  voulurent  pas  mettre  les  pieds  dans  la  salle 
de  la  place  Neuve.  Voltaire  pensa  bien  toutefois 
que,  la  salle  existant,  les  spectateurs  ne  manqueraient 
pas  de  venir,  et  ce  lég^er  nuage,  tout  en  l'irritant 
contre  son  adversaire,  ne  l'empêcha  pas  de  chanter 
son  propre  triomphe.  «  Le  théâtre  est  dans  Genève. 
En  vain,  Jean-Jacjues  a-t-il  joué  dans  cette  affaire 
le  rôle  d'une  cervelle  mal  timbrée  ;  les  plénipoten- 
tiaires lui  ont  donné  le  fouet  d'une  manière  publique. 


1.  Correspondance  de  AI.  An- 
toine Mouehon  avec  son  frère 
Pierre  Mouehon,  pasteur  à  Bàle 
(GABEHEL,   Voltaire   rt    Les    'i^- 


nevois).  —  2.  Lettres  de  Voltaire 
à  cPArgental,  15  janvier  et 
12  mai  1766. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  473 

Quant  aux  prédicants ,  ils  n'osent  lever  la  tète1.  » 
Mais,  en  dépit  de  Voltaire,  la  majorité  du  peuple 
désapprouvait  le  théâtre,  et  un  jour  de  1768,  un  in- 
cendie, causé,  dit-on,  par  la  malveillance,  s'y  étant 
déclaré,  la  foule,  accourue  à  cette  nouvelle,  se  croi- 
sait les  bras  en  disant  :  «  Ah!  c'est  le  théâtre  qui 
brûle!  Eh  bien,  mes  beaux  messieurs,  que  ceux  qui 
l'ont  voulu  Téteignent!  »  «  Ah  !  cette  Genève,  s'écria 
Voltaire, quand  on  croit  la  tenir,  tout  vous  échappe! 
Perruques  et  tignasses,  c'est  tout  un2.  »  Et  il  ne 
trouva  rien  de  mieux  que  d'accuser  Jean-Jacques  de 
l'incendie  3. 


IV 


Tout  en  surveillant  l'impression  de  sa  Lettre  sur 
les  spectacles,  Rousseau  s'était  remis  avec  amour  à 
sa  Nouvelle  Héloïse.  Il  l'avait  assurément  terminée, 
sauf,  tout  au  plus,  quelques  retouches,  quand  un 
nouvel  embarras  lui  tomba  sur  les  bras.  On  se  rap- 
pelle que,  malgré  le  succès  du  Devin,  L'administra- 
tion de  l'Opéra  avait  supprimé  à  l'auteur  ses  en- 
trées. Il  avait  réclamé,  mais  on  ne  l'avait  pus  écouté. 
Le  projet  qu'on  eut  de  remettre  sa  pièce  sur  la  scène 
l'engagea  à  renouveler  ses  instances.  Il  avait,  trois 
ans  auparavant,  adressé  un  mémoire  à  ce  sujet  au 


1.  Gaberel,    Voltaire   et    !<■$  MONNIEB,  Le  Théâtre  et  la  Poé- 

Genevois ,  ch.   vr;  —  Lettres  de  sie   à   Génère   au    xvme  siècle. 

Voltaire  à  d'Argental,  3  et  7  no-  Perruques  et  tignasses,   ma- 

vembre;  à  DamilavUle,  5   no-  :   nière  de  désigner  l'aristocra- 

vembre  176G;  —  Desxoires-  j   tie  et  le  peuple.— 3.  Lellrede 

TERRES,  t. VII,  ch.  n. — 2.Biblio-  |    Rousseau  à  Dupcyrou,  29  avril 

thèque  universelle  cl  Revue  suisse,  j    1768. 

mars   1873;  article  de  .Marc-  I 


17  i 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


marquis  d'Argenson,  qui  avait  l'administration  de 
l'Opéra;  il  le  retoucha  et  l'envoya  de  nouveau  à  son 
successeur,  M.  de  Saint-Florentin.  Saint-Florentin 
promit  de  répondre  et  n'en  fit  rien  ;  Duclos  parla  de 
son  côté  aux  Petits  violoiis  et  obtint  qu'on  rendit  à 
Rousseau  ses  entrées  '  ;  mais  alors  qu'il  habitait  la 
campagne,  qu'en  pouvait-il  faire  ?  Ce  qu'il  voulait, 
ce  qu'il  ne  put  obtenir,  du  moins  alors,  c'était  sa 
pièce.  De  sorte  que  l'Opéra  continua  à  disposer  et  à 
profiter  du  bien  d'autrui,  malgré  le  légitime  pro- 
priétaire. Rousseau  cria  à  l'injustice,  au  mensonge, 
à  l'insulte  ;  il  continua  ses  réclamations  pendant 
plus  de  deux  ans";  puis,  quand  il  eut  bien  crié,  il 
finit  par  abandonner  l'affaire8. 

La  Lettre  à  d ' Alembert  acheva  de  brouiller  Jean- 
Jacques  avec  ses  amis  ;  mais  un  homme  célèbre  n'est 
jamais  tout  à.  fait  délaissé,  on  va  à  lui,  comme  la 
plante  se  dirige  du  coté  de  la  lumière.  Il  affecte  de 
citer  les  nombreuses  amitiés,  anciennes  et  nouvelles, 
qu'il  avait  à  cette  époque.  On  pourrait  croire  qu'il 
est  pressé  par  une  sorte  de  souvenir  du  cœur  ;  mais 
cela  est  peu  probable.  Il  commence  par  déclarer 
quïl  ne  veut  plus  d'amis  dominateurs,  ce  qui  est 
bien  ;  ni  d'amis  protecteurs ,  ce  qui  n'est  pas  vrai  ; 
pas  même  d'amis  gênants,  ce  qui  signifie  sans  doute 
d'amis  intimes.  On  est  donc  porté  à  admettre  qu'il 
veut  simplement,  par  une  sorte  de  vanité,  montrer 
que,  pour  un  ami  qui  le  laissait,  dix  autres  le  re- 
cherchaient. Ce  sont  d'abord  les  connaissances  de 
simple   voisinage    :    Loyseau  de   Mauléon,    à   qui  il 


1.  Lettres  de  Duclos  à  Rous- 
seau, 14  et  19  février  1759.  — 
2.  Lettre  à  Coindet,  vendredi 
soir,  1761 .  —  3.  Confessions, l.  X; 


—  Lettres  au  comte  de  Saint- 
Florentin ,  11  février  1759,  et 
Mémoire  à  l'appui;  à  Lenieps, 
5  août  1759. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  475 

prédit  sa  brillante  destinée  ;  le  libraire  Guérin ,  et 
par  lui  Jean  Néaulme,  qui  plus  tard  imprima  l'Emile; 
Maltor,  curé  de  Grosley,  homme  d'instruction  et  de 
ressource,  dont  la  société  lui  fut  des  plus  agréables; 
un  oratorien  de  Montmorency,  le  P.  Berthier.  Deux 
juifs  et  son  hôte  Mathas  complétaient  ses  relations 
de  tous  les  jours. 

Eu  fait  d'hommes  de  lettres,  il  ne  voyait  avec 
plaisir  que  Duclos  et  Deleyre  ;  il  trouvait  même  ce 
dernier  bien  jeune  et  bien  léger  pour  lui  donner  le 
titre  d'ami1.  Condillac,  Mably,  Mairan,  Watelet, 
quelques  autres  encore,  avec  qui  il  conservait  de 
rares  relations,  ne  doivent  compter  que  pour  mémoire. 

La  colonie  genevoise  à  Paris  lui  fournissait,  na- 
turellement, un  large  contingent;  mais  nous  ne  voyons 
ici  que  de  vieilles  connaissances  :  Roguin,  la  plus 
ancienne  de  toutes;  Lenieps  et  sa  fille,  Mme  Lambert; 
Coindet,  qu'il  connaissait  depuis  moins  longtemps  : 
homme  de  confiance,  homme  d'affaires,  homme  du 
monde,  un  peu  commissionnaire  et  factotum  plutôt 
qu'ami,  mais  qui  fit  tout  pour  le  devenir,  et  à  force 
de  persévérance  et  d'empressement,  finit  presque 
par  y  parvenir.  Il  se  donnait  comme  artiste  et  fut 
utile  à  Rousseau  en  maintes  circonstances,  notamment 
pour  les  estampes  de  la  Nouvelle  Héloise. 

Il  faut  citer  encore  la  maison  de  Mmc  Dupin. 
Mmc  Dupin  avait  une  habitation  à  Clichy,  où  elle  ve- 
nait avec  sa  fille,  Mm0  de  Chenonceaux,  passer  une 
partie  de  l'été.  Jean-Jacques  y  allait  de  temps  en 
temps.  Il  y  serait  allé  plus  souvent  sans  la  difficulté 
de  vivre  bien  avec  ces  deux  dames,  qui  vivaient 
assez  mal  ensemble. 

1.  Lettre  à  Deleyre,  10  novembre  1759. 


Ï7<)  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Et  Mmc  de  Créqui,  qui,  malgré  sa  dévotion,  lui 
resta  toujours  attachée;  et  une  foule  d'autres  per- 
sonnes, chez  qui  il  allait  plus  ou  moins  souvent,  ou 
qui  venaient  chez  lui.  On  voit  que  sa  solitude  n'était 
pas  absolument  déserte  ;  que  les  distractions  ne  lui 
manquaient  pas. 

N'oublions  pas  non  plus  quelques  hommes,  qu'il 
avait  connus  à  Venise  et  qu'il  retrouva  à  Paris  : 
Carrio,  son  ancien  collègue,  toujours  bon  et  aimable  ; 
Le  Blond,  qu'il  se  reproche  d'avoir  négligé;  Fonville, 
qu'il  rechercha  d'abord,  mais  dont  il  ne  tarda  pas 
à  s'ennuyer. 

A  ses  amis  qu'il  voyait,  joignons  ceux  à  qui  il 
écrivait,  surtout  les  pasteurs  de  Genève,  et  Tronchin, 
avec  qui  la  Lettre  sur  les  spectacles  l'avait  mis  en 
relations  assez  suivies. 

Enfin,  arrivons  à  des  liaisons  qui  vont  jouer  un 
grand  rôle  dans  sa  vie  :  le  maréchal  de  Luxem- 
bourg, Mme  de  Luxembourg,  et  par  eux,  la  du- 
chesse de  Montmorency,  M.  de  Malesherbes,  la 
comtesse  de  Boufflers,  le  prince  de  Conti. 

Avant  de  parler  toutefois  de  ces  grands  person- 
nages, n'oublions  pas  une  dame  de  moins  haut  pa- 
rage/mais  d'une  affection  plus  simple  et  plus  sou- 
tenue, Mmc  de  Verdelin.  Rousseau  dut  sa  connaissance 
à  Mmc  d'IIoudetot.  Mmc  de  Verdelin  avait  son  parc 
entre  l'Ermitage  et  Eau-Bonne  ;  elle  prêtait  sa  clé  à 
Rousseau,  pour  lui  abréger  la  distance1.  Malgré  ce 
préjugé  favorable,  il  parait  pourtant  que  les  com- 
mencements de  la  liaison  furent  difficiles.  Leurs  ca- 
ractères, dit  Jean-Jacques,  ne  se  convenaient  pas. 
Nous   dirions    volontiers,    tant  pis    pour    lui  ;    car, 

1.    G.   MauGKAS,  La  Jeunesse  de  Mme   d'Èpinay,   ch.   XIV. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


477 


même  à  ne  consulter  dans  leur  correspondance  que 
ses  réponses,  nous  y  voyons  beaucoup  plus  de 
marques  de  ses  défauts  de  caractère  que  de  ceux  de 
j\lme  de  Verdelin.  Jean-Jacques,  qui  ne  détestait  pas 
de  dire  du  mal  de  ses  amis,  la  traite  assez  mal  dans 
ses  Confessions,  et  il  faut  avouer  que,  dans  plusieurs 
de  ses  lettres,  il  ne  la  traite  pas  beaucoup  mieux1. 
Cela  n'empêcha  pas  Mmc  de  Verdelin  de  lui  témoi- 
gner constamment  une  sincère  et  loyale  amitié.  11 
est  à  croire  aussi  qu'elle  sut  le  prendre  mieux  que 
beaucoup  d'autres,  car  elle  est  la  seule  qui  ait 
réussi  à  lui  faire  accepter  (quoique  à  regret)  une 
foule  de  petits  cadeaux,  et  qui  lui  ait  offert,  sans 
l'offenser,  de  lui  venir  plus  largement  en  aide  dans 
des  circonstances  plus  graves.  Rousseau  finit  par 
être  touché  de  ses  procédés,  de  son  dévouement 
affectueux  et  simple,  de  sa  douceur  à  supporter  ses 
•brusqueries.  Tous  deux  eurent  des  peines  ;  la  com- 
munauté de  chagrins,  la  part  surtout  que  Mme  de 
Verdelin  prit  à  oeux  de  son  ami  (car  à  cet  égard, 
nous  n'oserions  dire  qu'il  y  eut  réciprocité)  mit  plus 
d'intimité  dans  leurs  rapports.  «  Cent  fois  le  jour, 
lui  écrivait-il,  je  pense  avec  attendrissement  que, 
depuis  le  premier  moment  de  notre  connaissance, 
vos  soins,  vos  bontés,  votre  amitié  n'ont  pas  souffert 
un  moment  de  relâche  ou  d'attiédissement  ;  que  vous 
avez  toujours  été  la  même  envers  moi,  dans  ma 
bonne  et  ma  mauvaise    humeur,  dans  ma  bonne  et 


1.  Voir  dans  lu  journal  C Ar- 
tiste, année  1810,  soixante-trois 
lettres  de  liousseuu  a  Mme  de 
Verdelin  (de  septembre  1759  à 
décembre  1767),  et  dans  l'ou- 


vrage de  M.  Streckeisen- 
Moultou,  soixante-deux  let- 
tres de  Mm°  de  Verdelin  à 
Rousseau  (de  mars  1760  à  août 

1771). 


47S 


LA    ME    ET    LES    ŒUVRES 


ma  mauvaise  fortune  \  »  «  Il  est  bien  constaté  qu'il 
ne  me  reste  que  vous  seule  en  France2.  »  «  Par- 
donnez-moi, Madame,  si  mon  style  devient  tendre 
jusqu'à  la  familiarité.  Celle  qui  pardonna  jadis  mes 
injures,  doit  naturellement  pardonner  aujourd'hui 
mes  douceurs  3.  »  «  J'ai  plus  d'argent  qu'il  ne  m'en 
faut,  lui  écrivait-il  dans  une  autre  occurrence  ;  si 
j'en  manquais,  vous  seriez  la  première  instruite.  Les 
cinquante  louis  que  vous  avez  remis  à  Coindet  ne 
feraient  que  m'embarrasser  \  »  Ces  lettres  suffisent 
pour  indiquer  le  caractère  de  leur  correspondance. 
Charles-François-Frédéric  de  Montmorency,  duc 
de  Luxembourg-,  était  le  neveu  du  fameux  maré- 
chal de  Luxembourg  qui  s'illustra  par  ses  victoires 
sous  le  règne  de  Louis  XIV.  En  1724  (il  avait  alors 
vingt-deux  ans)  il  avait  épousé  Marie-Sophie-Honorate 
Colbert  de  Seignelay.  En  1750,  il  contracta  une  se- 
conde union  avec  Madeleine-Angélique  de  Neuville, 
sœur  du  duc  de  Villeroi  et  veuve  elle-même  de  Jo- 
seph-Marie duc  de  Boufflers.  Les  nombreux  aveux 
qui  lui  sont  faits  lui  donnent  les  titres  de  très  haut 
et  très  puissant  seigneur  Monseigneur  Charles-Fran- 
çois Montmorency-Luxembourg,  duc  de  Montmo- 
rency, de  Luxembourg'  et  d'Epinay,  pair  et  premier 
baron  chrétien  de  France,  souverain  d'Aigremont, 
comte  de  Gournay  et  de  Tancarville,  marquis  de 
Lonray  et  de  Seigneley,  baron  de  Mello,  chevalier 
des  Ordres  du  Roy,  lieutenant-général  des  armées 
de  Sa  Majesté,  gouverneur  de  la  province  de  Nor- 
mandie5. Ce  ne  fut  qu'après  son  second  mariage 
qu'il  fit  la  connaissance  de  Rousseau. 


1.  Lellre  à  Mme  ,/,;  Verdelin, 
17  février  1763.  — 2.  Id., 27  mars 
1763.    —  3.   Id.,   2o   décembre 


1763.  —  i-  l'I..  14  novembre 
1705.  —  5.  Archives  de  TOrne. 
Marquisat  de  Lonray. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  479 

M.  et  Mmc  de  Luxembourg-  avaient  à  Montmo- 
rency un  château  où  ils  venaient  chaque  année 
passer  quelques  semaines.  Tant  que  Rousseau  était 
resté  chez  Mmc  d'Epinay,  ils  n'avaient  pas  cherché 
à  établir  de  relations  avec  lui  :  il  n'avait  pas  besoin 
d'eux.  La  comtesse  d'Epinay,  d'ailleurs,  qui  n'était 
que  de  petite  noblesse,  n'était  pas  de  leur  monde. 
Mais  quand  il  eut  quitté  l'Ermitage,  ils  l'envoyèrent 
inviter  à  souper  toutes  les  fois  qu'il  le  voudrait. 
Notre  solitaire  était  sauvage,  embarrassé  et  fier:  il 
se  défiait  des  grands  ;  il  n'accepta  pas  et  ne  fit  pas 
même  de  visite  de  remerciaient.  Mmc  de  Boufflers, 
qui  se  trouvait  chez  le  maréchal,  fit  aussi  des  poli- 
tesses à  Rousseau  ;  le  chevalier  de  Lorenzy,  qui  y 
était  également,  vint  le  voir  plusieurs  fois  ;  il  ne 
parut  s'apercevoir  ni  des  politesses  de  l'une  ni  des 
visites  de  l'autre.  Enfin,  à  Pâques  suivant,  le  maré- 
chal vint  lui-même.  Il  fallut  bien  répondre  à  tant 
d'avances  et  aller  rendre  visite  à  Mmo  de  Luxem- 
bourg. C'est  ainsi  que  Jean-Jacques  se  trouva  intro- 
duit, presque  malgré  lui,  dans  une  des  plus  hautes 
maisons  de  France. 

Mm0  de  Luxembourg  était  une  très  grande  dame. 
Elle  avait  eu  une  jeunesse  plus  que  légère  et  passait 
pour  méchante.  Rousseau  la  craignait,  d'après  sa 
réputation  ;  mais  elle  sut  se  faire  si  aimable,  si 
charmante,  que,  dès  la  première  visite,  il  fut  sub- 
jugué. Il  en  était  souvent  ainsi  :  il  commençait  par 
se  faire  prier,  puis  se  livrait  entièrement,  et  finissait 
par  se  retirer  tout  à  fait.  Mmo  de  Luxembourg  le 
flatta  ;  c'était  le  bon  moyen  de  le  prendre  :  les  flat- 
teries d'une  grande  dame  sont  toujours  précieuses. 
Celles  que  lui  prodigua  Mme  de  Luxembourg  lui  pa- 
rurent  délicates  ;   elles  étaient  plutôt  excessives  et 


480  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

épuisaient  toutes  les  hyperboles.  «  Je  crus  m' aper- 
cevoir, dit  naïvement  Rousseau,  que,  malgré  mon 
air  gauche  et  mes  lourdes  phrases,  je  ne  lui  déplai- 
sais pas.  »  Les  agaceries  et  les  petites  malices  de 
Mma  de  Montmorency,  belle-fille  de  Mmc  de  Luxem- 
bourg-, excitaient  bien  un  peu  ses  soupçons  ;  mais 
la  bouté  du  maréchal  lui  rendait  la  confiance. 

Rousseau  a  grand  soin  de  dire  qu'il  se  mit  sans 
tarder  sur  le  pied  d'égalité  avec  le  maréchal. 
Celui-ci,  de  son  côté,  accepta  les  manies  de  Rous- 
seau et  ne  le  tourmenta  ni  de  ses  offres  d'argent  ou 
de  crédit,  ni  de  ses  exigences  de  société.  Une  seule 
fois,  Mme  de  Luxembourg  lui  aurait  proposé  de  le 
faire  entrer  à  l'Académie,  s'engageant  à  faire  lever 
l'obstacle  de  la  religion.  Il  refusa,  comme  il  avait 
refusé  le  roi  de  Pologne  pour  l'Académie  de  Nancy, 
et  l'affaire  en  resta  là.  Nous  verrons  si  Mmc  de 
Luxembourg  n'essaya  pas  de  lui  rendre  d'autres 
services.  Il  y  a  plus  d'orgueil  qu'il  ne  parait  dans 
cette  affectation  de  simplicité.  Jean-Jacques  est  fier 
«  de  faire  asseoir  le  maréchal  de  Luxembourg,  l'ami 
particulier  du  Roi,  dans  son  unique  chambre,  au 
milieu  de  ses  assiettes  sales  et  de  ses  pots  cassés.  » 
C'est  l'orgueil  qui  passe  à  travers  les  trous  du  man- 
teau de  Diogène.  Le  maréchal  était  accompagné 
d'une  suite  de  cinq  ou  six  personnes  ;  Rousseau 
craignant  que  son  plancher  pourri  ne  pût  supporter 
leur  poids,  s'empressa  de  les  emmener  dans  son 
donjon.  L'illustre  visiteur,  qui  avait  remarqué  le  dé- 
labrement de  la  maison,  pria  Rousseau  d'accepter 
un  logement  dans  son  château  pendant  qu'on  ferait 
réparer  le  plancher.  La  réponse  de  Rousseau  paraît 
très  travaillée;  elle  n'en  est  pas  moins  ridicule. 
«  N'ayant  jamais,   dit-il,    voulu   vivre  qu'avec  mes 


DE    JEAN-JACQ1  KS    ROUSSEAU.  481 

amis,  je  n'ai  qu'un  langage,  celui  de  l'amitié,  de  la 
familiarité.  Je  n'ignore  pas  combien ,  de  mon  état 
au  vôtre,  il  faut  modifier  ce  langage  ;  je  sais  que 
mon  respect  pour  votre  personne  ne  me  dispensera 
pas  de  celui  que  je  dois  à  votre  rang  ;  mais  je  sais 
mieux  encore  que  la  pauvreté  qui  s'avilit  devient 
bientôt  méprisable  ;  je  sais  qu'elle  a  aussi  sa  dignité, 
que  l'amour  de  la  vertu  l'oblige  de  conserver.  Je 
suis  ainsi  toujours  dans  le  doute  de  manquer  à 
vous  ou  à  moi,  d'être  familier  ou  rampant  ;  et  ce 
danger  même,  qui  me  préoccupe,  m'empêche  de 
rien  faire  ou  de  rien  dire  à  propos...  L'estime  réci- 
proque rapproche  tous  les  états.  Quelque  élevé  que 
vous  soyez,  quelque  obscur  que  je  puisse  être,  la 
gloire  de  chacun  des  deux  ne  doit  plus  être  indiffé- 
rente à  l'autre.  Je  me  dirai  tous  les  jours  de  ma 
vie  :  Souviens-toi  que  si  M.  le  maréchal  de  Luxem- 
bourg t'honora  de  sa  visite  et  vint  s'asseoir  sur  ta 
chaise  de  paille,  au  milieu  de  tes  pots  cassés,  ce  ne 
fut  ni  pour  ton  nom,  ni  pour  ta  fortune,  mais  pour 
quelque  réputation  de  probité  que  tu  t'es  acquise  \  » 

Ce  langage  est  peut-être  moins  impertinent  qu'il 
ne  le  parait.  A  cette  époque,  le  génie,  ou  ce  qu'on 
prenait  pour  le  génie,  avait  le  privilège  de  niveler 
les  rangs.  Les  plus  grands  seigneurs  traitaient  sur 
le  pied  de  l'égalité  avec  les  hommes  de  lettres;  de 
sorte  que  Rousseau  ne  fit  guère  qu'exprimer  sous 
une  forme  outrecuidante  une  chose  qui  se  faisait 
tous  les  jours. 

On  peut  rapprocher  cette  lettre  de  celle  qu'il 
écrivit  plus  tard  à  Malesherbes.  «  Je  ne  puis  vous 
dissimuler,  Monsieur,  que  j'ai  une  violente  aversion 

1.  Lettre  au  maréchal  de  Luxembourg,  30  avril  1759. 


482  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

pour  les  états  qui  dominent  les  autres.  J'ai  même 
tort  de  dire  que  je  ne  puis  le  dissimuler;  car,  je 
n'ai  nulle  peine  à  vous  l'avouer,  à  vous,  né  d'un 
sang  illustre,  fils  du  chancelier  de  France  et  pre- 
mier président  d'une  cour  souveraine...  Je  hais  les 
grands,  je  hais  leur  état,  leur  dureté,  leurs  préju- 
gés, leurs  petitesses  et  tous  leurs  vices;  et  je  les 
haïrais  bien  davantage,  si  je  les  méprisais  moins. 
C'est  avec  ce  sentiment  que  j'ai  été  comme  entraîné 
au  château  de  Montmorency.  J'en  ai  vu  les  maîtres, 
ils  m'ont  aimé;  et  moi,  Monsieur,  je  les  ai  aimés  et 
les  aimerai,  tant  que  je  vivrai,  de  toutes  les  forces 
de  mon  âme  \ 

Rousseau  ne  sut  jamais  prendre  le  langage  qui 
convient  avec  les  grands.  Il  n'a  pas  d'usage  et  af- 
fecte de  n'en  pas  avoir;  mais,  ce  qui  est  pire,  il  n'a 
ni  aisance,  ni  simplicité,  ni  naturel.  Tour  à  tour 
sauvage  et  empressé,  impoli  et  obséquieux,  toujours 
au-dessus  ou  au-dessous  de  la  règle ,  il  manque 
d'équilibre.  La  préoccupation  de  sa  dignité  le  rend 
gauche  et  guindé.  On  voit  que  le  grand  monde  le 
gène,  que  sa  condition  de  plébéien  l'embarrasse;  il 
est  raide  et  fier,  dans  la  crainte  d'être  plat  et  ser- 
vile;  ce  qui  fait  qu'il  est  toujours  maladroit2. 

Et  le  souci  du  public  et  de  la  postérité,  et  ses 
principes,  et  son  humeur,  et  ses  maladies,  et  son 
horreur  de  la  gêne  :  que  d'empêchements  avoués  ou 
tacites  !  Il  est  curieux  de  l'entendre  dicter  ses  con- 
ditions dans  une  circonstance  où  il  semble  qu'il 
n'aurait  qu'à  en  recevoir.  Il  verra  M.  de  Luxem- 
bourg, mais  il  ne  verra  que  lui   et  Mmc  de  Luxem- 


1.  Lettre  àMuleshcrbes,  28  fô-    ;    Girardin,     Revue     des     Deux 
vricr  1762.  —2.   Saint-Marc   |   Mondes,  15  novembre  1855. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  483 

bourg-;  il  ne  veut  point  avoir  en  lui  un  patron,  lui 
promettant,  de  son  côté,  de  n'être  point  son  pané- 
gyriste. «  Je  n'ignore  pas.  ajoute-t-il,  que  mon  sé- 
jour ici,  qui  n'est  rien  pour  vous,  est  pour  moi 
d'une  extrême  conséquence.  Je  sais  que.  quand  je 
n'y  aurais  couché  qu'une  nuit,  le  public,  la  posté- 
rité peut-être  me  demanderaient  compte  de  cette 
seule  nuit  '.   » 

Le  maréchal  de  Luxembourg  dut  rire  de  ces 
grandes  phrases  et  de  ces  déclarations  de  principes 
à  propos  dune  invitation.  Ses  réponses  néanmoins 
sont  aimables  et  flatteuses.  Il  y  réitère  ses  offres, 
ne  demande  aucun  engagement,  se  félicite  d'avoir 
fait  la  connaissance  d'un  homme  dont  l'esprit ,  et 
encore  plus  les  vertus  ont  gagné  toute  son  estime, 
et  dont  l'amitié  le  rendra  plus  fier  que  tous  ses 
titres  2. 


Le  château  de  Montmorency,  qu'on  nommait  le 
Petit  Château,  était  placé  dans  un  site  pittoresque 
et  avait  des  points  de  vue  superbes;  l'art  avait  en 
outre  su  tirer  parti  des  ressources  de  la  nature 
pour  en  faire  une  demeure  d'une  grande  élégance. 
Entre  plusieurs  appartements  que  le  maréchal  pro- 
posa à  Rousseau,  celui-ci  choisit  le  plus  petit  et  le 
plus  simple  ;  il  était  d'une  propreté  charmante  ; 
l'ameublement  en  était  blanc  et  bleu.  Jean-Jacques 
y  amena  l'inséparable  Thérèse,  et  fit  une  sorte  de 
petit  ménage  à  part  :    mais   il  était    chez  les  nobles 

1.  Lettre  au  maréchal  de  !  2.  Réponses  du  Maréchal.  1<" 
Luxembourg,    i~,    mai    1759.   —   |   mai  et  ijuin  175y. 


484  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

châtelains  au  moins  aussi  souvent  que  chez  lui.  Dès 
le  matin,  il  y  allait  faire  sa  cour  à  Mme  la  Maréchale  ; 
il  y  dînait;  l'après-midi,  il  allait  se  promener  avec 
le  Maréchal;  il  ne  soupait  pas  avec  eux,  à  cause  du 
grand  monde  et  parce  qu'ils  soupaient  trop  tard 
pour  lui.  Il  s'établit  donc,  au  bout  de  peu  de  temps, 
une  grande  intimité  entre  eux  et  lui.  Quand  les  ré- 
parations furent  faites  à  sa  maison,  il  tint  à  la  re- 
prendre, mais  il  n'en  continua  pas  moins  à  garder 
son  appartement  au  château.  De  plus,  il  avait  sa 
chambre  à  l'hôtel  de  Luxembourg  à  Paris,  et  y  al- 
lait de  temps  en  temps. 

Mathas,  son  propriétaire,  lui  avait  laissé  toute  li- 
berté pour  arranger  et  embellir  sa  petite  maison; 
il  se  plut  surtout  à  transformer,  au  dedans  et  au 
dehors,  le  Donjon,  qui  lui  servait  de  cabinet  de 
travail.  Devant  cette 'pièce  était  une  terrasse  ornée 
de  verdure  et  de  fleurs  et  ombragée  de  beaux 
arbres;  on  y  jouissait  d'une  vue  magnifique.  Jean- 
Jacques  en  fit  son  salon  de  compagnie.  La ,  il  reçut 
M.  et  Mme  de  Luxembourg,  M.  le  prince  de  Conti, 
M.  le  duc  de  Villeroy ,  M.  le  prince  de  Tingry, 
M.  le  marquis  d'Armentières,  Mmo  la  duchesse  de 
Montmorency,  Mmc  la  duchesse  de  Boufflers,  Mme  la 
comtesse  de  Valentinois,  Mmc  la  comtesse  de  Bouf- 
flers, et  d'autres  personnes  de  ce  rang,  dont  il  de- 
vait les  visites,  dit-il  modestement,  à  la  laveur  de 
M.  et  de  Mmc  de  Luxembourg.  Quelle  belle  liste! 
Comme  elle  fait  bon  effet  sous  la  plume  du  plébéien 
Rousseau!  Il  n'en  était  pas  plus  fier,  était  familier 
avec  le  peuple,  soupait  avec  le  maçon  Pilleu,  après 
avoir  dîné  au  château.  Nous  le  croyons  sans  peine  ; 
mais  nous  soupçonnons  cette  familiarité  même  de 
cacher  une  autre  espèce  d'orgueil,  l'orgueil  du  ré- 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  485 

publicain,  qui  ne  s'inquiète  pas  des  rangs  et  ne 
voit  que  des  hommes;  l'orgueil  du  petit,  qui  se 
croit  au-dessus  des  grands,  parce  qu'il  prétend  dé- 
daigner leur  grandeur. 

Parmi  les  hauts  personnages  que  nous  venons  de 
citer,  il  en  est  deux,  le  prince  de  Conti  et  la  com- 
tesse de  Boufflers,  qui  méritent  plus  qu'une  simple 
mention,  à  cause  des  rapports  intimes  et  prolongés 
qu'ils  entretinrent  avec  Rousseau. 

Mmo  de  Boufflers  était  la  maîtresse  du  prince  de 
Conti.  Rousseau,  qui  n'en  savait  rien,  faillit,  sans 
s'en  douter,  devenir  son  rival.  Elle  était  encore 
jeune,  belle,  galante,  avait  de  la  conversation  et 
des  prétentions,  affectait  l'esprit  romain,  et,  comme 
le  disait  Walpole,  semblait  poser  sans  cesse  pour 
son  portrait.  C'était  plus  qu'il  n'en  fallait  pour 
allumer  l'imagination  de  l'inflammable  Jean-Jacques. 
Il  avoue  modestement  qu'à  son  âge  il  ne  pouvait 
prétendre  aux  faveurs  de  AImo  de  Boufflers;  il  ne 
serait  pas  fâché  pourtant  de  faire  croire  qu'il  lui 
inspira  ce  qu'il  appelle  de  la  curiosité,  et  il  ajoute 
qu'elle  ne  lui  pardonna  pas  d'avoir  trompé  ce  sen- 
timent. Il  invente  encore  un  autre  motif  à  la  haine 
que,  suivant  lui,  elle  lui  aurait  vouée  plus  tard, 
c'est  qu'en  sa  qualité  de  maîtresse  d'un  prince,  elle 
aurait  été  blessée  par  la  même  phrase  qui  avait 
offensé  Mmc  de  Pompadour '.  Mais  ces  dames  por- 
taient plus  gaillardement  leur  déshonneur  et  se 
trouvaient  au-dessus  d'une  épigramme.  Avant  de 
chercher  du  reste  les  motifs  de  la  haine  de  Mmo  de 
Boufflers,  il  faudrait  prouver  que  cette  haine  ait 
existé    ailleurs   que   dans   l'imagination    du    pauvre 

1.  Voir  ci-après,  ch.  xvi. 


.{86  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Jean-Jacques.  Or,  tout  fait  supposer  au  contraire 
que  cette  dame  lui  témoigna  constamment  le  plus 
grand  intérêt. 

Par  Mm  de  Boufflers,  il  gagna  l'affection  du 
prince  de  Conti,  de  la  maison  de  Bourbon.  Bous- 
seau  ne  raconte  pas  sans  une  certaine  fierté  qu'ayant 
été  admis  à  faire  sa  partie  aux  échecs,  il  ne  se  fît 
pas  faute  de  le  gagner  deux  ou  trois  fois  de  suite. 
«  Ce  grand  prince,  dit-il,  sentit  qu'il  n'y  avait  que 
moi  qui  le  traitais  en  homme,  et  j'ai  tout  lieu  de 
croire  qu'il  m'en  a  vraiment  su  bon  gré'.  »  Mais 
lui-même  qui  savait  si  bien  donner  des  leçons  aux 
princes,  n'aurait-il  pas  eu  besoin  d'en  recevoir  ? 
Conti  lui  ayant  envoyé  du  gibier  de  sa  chasse,  il 
accepta  deux  fois,  mais  il  écrivit  à  Mmede  Boufflers 
qu'il  n'accepterait  pas  une  troisième.  Il  sait  res- 
pecter le  mérite  jusque  dans  les  grands,...  la  per- 
sonne du  prince  l'attire  plus  que  son  rang  ne  le 
repousse...  mais  il  n'enfreindra  pas  ses  maximes, 
même  pour  lui2.  Il  avoue,  d'ailleurs,  que  son  pro- 
cédé sentait  moins  la  délicatesse  d'un  homme  fier 
qui  veut  conserver  son  indépendance  que  la  rusti- 
cité d'un  mal  appris  qui  se  méconnaît3.  Nous  aurons, 
du  reste ,  à  parler  assez  longuement  plus  tard  du 
prince  de  Conti  et  de  Mme  de  Boufflers. 

Jean-Jacques  s'accuse  d'avoir  eu  trop  de  familia- 
rité dans  ses  manières  avec  les  grands;  mais  la 
faute  en  est  bien,  au  moins  en  partie,  à  ces  der- 
niers, surtout  à  Mme  de  Luxembourg.  On  est  stu- 
péfait  des   gâteries    et    des   marques  d'amitié  dont 


1.  C 'on fessions,  1.  X.  —  Lettre 
à  Dupeyrou,  27  septembre  1767. 
—  2.  Lettre  à  Mm°  de  Boufflers, 


7  octobre  1760.  —  3.  Confes- 
sions, 1.  X.  —  Lettre  à  Dupeyrou, 
27  septembre  1767. 


DE    JEAN- JACQUES    ROUSSEAU. 


487 


elle  l'accable.  «  Les  remerciements  ne  sont  pas 
faits  pour  vous ,  lui  avait-elle  dit  pour  commen- 
cer; c'est  de  M.  de  Luxembourg-  et  de  moi  que 
vous  devez  en  recevoir.  Cependant  notre  reconnais- 
sance serait  plus  grande,  si  vous  aviez  voulu  ac- 
cepter un  autre  logement1.  »  Il  s'était  attristé  d'un 
silence  trop  prolongé  de  Mmo  de  Luxembourg  et 
craignait  de  l'avoir  offensée.  «  Ce  n'est  pas  à  vous, 
lui  répond-elle,  à  vous  mettre  à  mes  pieds,  c'est  à 
moi  à  me  jeter  aux  vôtres...  C'est  à  votre  clémence  et 
à  votre  amitié  que  je  demande  pardon,  si  vous  m'en 
croyez  encore  digne2.  »  «  Vous  me  dites  que  vous 
avez  moins  de  réserve  avec  M.  de  Luxembourg 
qu'avec  moi.  Eh!  Monsieur,  à  mon  âg-e,  on  n'a  plus 
de  sexe.  Il  ne  me  reste  qu'un  cœur  qui  ne  vieillit 
point  pour  vous  et  que  vous  trouverez  toujours  bien 
tendre3.  » — «  Adieu,  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  par- 
fait et  de  plus  aimable;  je  vous  aime  du  plus  tendre 
de  mon  cœur4.  »  —  «  Je  vous  embrasse  mille  fois, 
du  plus  tendre  de  mon  cœur5.»  —  «Ne  connaitrez- 
vous  jamais  les  sentiments  que  j'ai  pour  vous... 
J'embrasse  MUe  Le  Vasseur6!  »  —  Rousseau,  de  son 
côté,  tâchait  de  n'être  pas  en  reste  de  compli- 
ments ;  mais  au  moins  il  était  davantage  dans  son 
rôle. 


1.  Lettre  de  Mme  de  Luxem- 
bourg à  Rousseau,  mai  1759.  La 
bibliothèque  de  la  Chambre 
des  députes  possède  un  cahier 
contenant  trente-six  lettres 
autographes  de  Rousseau  à 
MmG  de  Luxembourg,  plus 
quelques  autres  pièces.  La 
plupart  de  ces  lettres  ne  sont 
pas  signées  ;  elles  ne  sont 
que  des  copies,  mais  écrites 


par  Rousseau  lui-même.  Elles 
sontd'ailleurs  trop  bien  écrites 
pour  être  des  brouillons.  — 
2.  Réponse  de  Mme  de  Luxem- 
bourg à  une  lettre  de  Rousseau, 
datée   du   15  novembre   175'J. 

—  3.  Lettre  de  M,a»  de  Luxem- 
bourg à  Rousseau,  janvier  1761. 

—  4.  Id.,  février  1761.  —5.  /c/., 
août  1761.  —  6.  Id.,  novembre 
1761. 

3-2 


488  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Malgré  la  place  que  ces  excursions  au  pays  du 
Tendre  tenait  dans  leurs  relations ,  on  y  peut 
trouver  autre  chose  que  de  fades  protestations. 
D'abord  quelques  petits  différends,  bien  petits,  bien 
peu  importants,  mais  enflés  par  la  sensibilité  de 
Rousseau.  Sa  correspondance  les  montre  dans  leur 
première  exagération  ;  contrairement  aux  règles 
ordinaires  de  la  perspective,  vues  à  distance,  elles 
s'agrandissent  encore  dans  les  Co?ifessions.  Du  reste 
les  rapports  de  Rousseau  avec  la  famille  de  Luxem- 
bourg ne  furent  jamais  sur  le  pied  de  confiance  et 
d'égalité  qui  avait  existé  avec  Mme  d'Epinay.  S'il  n'y 
avait  eu  que  le  Maréchal,  passe  encore  ;  il  avait 
tant  de  bonhomie;  entre  hommes,  d'ailleurs,  on 
tient  moins  à  l'étiquette.  Mais  avec  Mme  de  Luxem- 
bourg, Rousseau  se  trouvait  toujours  en  présence 
de  la  grande  dame  et  ne  pouvait  surmonter  son 
embarras.  Sentant  qu'on  ne  l'avait  pris  que  pour 
son  esprit  (car  pour  la  vertu,  il  savait  qu'on  n'était 
pas  exigeant),  il  lui  fallait,  bon  gré  mal  gré,  avoir 
de  l'esprit.  Or,  l'esprit  sur  commande  fut  toujours 
au-dessus  de  ses  forces,  et  il  ne  fut  jamais  ce  qu'on 
appelle  un  beau  parleur.  Il  s'avisa  d'un  expédient; 
ce  fut  de  demander  à,  la  lecture  un  supplément  à  la 
conversation.  Tous  les  matins  donc,  vers  10  heures, 
il  se  rendait  auprès  du  lit  de  Mmc  de  Luxembourg  ; 
le  Maréchal  y  venait  de  son  côté,  et  il  leur  lisait 
la  Nouvelle  Héloïse.  Le  succès  passa  son  attente. 
«  Mmn  de  Luxembourg,  dit-il,  s'engoua  de  Julie  et 
de  son  auteur  ;  elle  ne  parlait  que  de  moi,  ne  s'oc- 
cupait que  de  moi,  me  disait  des  douceurs  toute  la 
journée  ,  m'embrassait  dix  fois  le  jour.  Elle  voulut 
que  j'eusse  ma  place  à  côté  d'elle;  et  quand  quelques 
seigneurs    voulaient   prendre   cette   place,    elle  leur 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  489 

disait  que  c'était  la  mienne  et  les  faisait  mettre 
ailleurs.  On  peut  juger  de  l'impression  que  ces  ma- 
nières charmantes  faisaient  sur  moi,  que  les  moin- 
dres marques  d'affection  subjuguent.   » 

L'année  suivante,  la  Nouvelle  Héloïse  étant  finie, 
ce  fut  le  tour  de  l'Emile  ;  mais  il  n'eut  pas  autant 
de  succès;  soit  parce  que  Y  Emile,  étant  plus  sérieux, 
fut  moins  du  goût  de  Mmc  de  Luxembourg;  soit  qu'à 
cette  époque,  elle  fût  moins  entichée  de  Jean-Jacques. 

Elle  sut  qu'il  faisait  pour  Mme  d'Houdetot  une 
copie  de  la  Nouvelle  Héloïse;e\\e  voulut  en  posséder 
une  aussi.  Ce  fut  une  nouvelle  occasion  de  compli- 
ments. Elle  relut  l'œuvre  avec  délices,  la  trouvant 
encore  plus  belle  que  la  première  fois.  Cependant, 
Mme  d'Houdetot,  la  première  en  date  et  assurément 
en  affection,  n'ayant  pas  encore  sa  copie  toute  en- 
tière, Mme  de  Luxembourg  dut  attendre  les  dernières 
parties  au  moins  une  année  '. 

Afin  de  rendre  ce  manuscrit  plus  digne  de  sa 
haute  destination,  Rousseau  l'orna  d'estampes  que, 
de  concert  avec  Coindet ,  il  avait  fait  graver  pour 
l'édition  imprimée.  Il  reproche  à  cette  occasion  au 
commis  de  banque  Coindet  de  s'être  faufilé  dans  la 
maison  de  Luxembourg,  et  s'extasie  sur  la  bonté 
du  Maréchal,  qui,  un  jour,  aurait  dit,  après  les 
avoir  gardés  à  diner  :  Allons  nous  promener  sur  le 
chemin  de  Saint- Denis ,  nous  accompagnerons 
M.  Coindet.  Mais  sans  parler  de  lui-même,  vivant 
dans  cette  maison  dans  la  familiarité  la  plus  intime, 
que  dire  de  Thérèse,  embrassée  par  la  duchesse  de 
Luxembourg? 

I.  Lettres  de  Rousseau  à  M-"  de  I  6  octobre  1700:  de  Jf™*  de  Lu- 
Luxembourg,  29  octobre  1759,  xembourg  à  Rousseau,  mars 
lo  janvier,  a  mars,  20  juin,   |   1760. 


490  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

Enfin,  Jean-Jacques,  pour  donner  à  ce  même  ma- 
nuscrit un  avantage  qui  le  distinguât  de  tout  autre, 
imagina  d'y  insérer  un  extrait  d'un  roman  intitulé  Les 
Aventures  de  Milord  Edouard;  mais,   à  l'en  croire, 
il  aurait   été,    clans   cette    circonstance,    bien    mal 
servi  par  son  envie  de  mieux  faire.  11  avait  en  effet, 
dans  ces  Aventures,  donné  le  portrait  d'une  marquise 
d'un  caractère  très  odieux,  dont  quelques  traits  pou- 
vaient être  appliqués  à  Mm0  de  Luxembourg.    Cette 
considération   l'avait   détourné   de    les  faire    entrer 
dans  la  Nouvelle  Héloïse,  comme  il  en  avait  eu  d'a- 
bord  la   pensée.    Comment    donc    s'avisa-t-il    d'en 
enrichir  le    propre    exemplaire   qu'il   destinait  à  la 
Maréchale?  Ce  n'est  pas  tout  :  afin  de  mieux  préciser 
encore,  il  eut   soin  de  la  prévenir  qu'il  avait  brûlé 
l'original;  que  la  copie  serait  pour  elle  seule  et  ne 
serait  jamais  vue  de   personne,  à  moins  qu'elle  ne 
la  montrât  elle-même.    Vraiment  on  n'est  pas  aussi 
maladroit  ;  nous  sommes  porté  à  croire  que  Rous- 
seau se  fait  ici  plus  niais  qu'il  n'a  jamais  été. 

Il  compte  cette  malheureuse  copie  parmi  les 
grandes  causes  de  l'inimitié  que  lui  aurait  vouée 
plus  tard  Mmc  de  Luxembourg.  À  vrai  dire ,  nous  ne 
voyous  nullement  cette  inimitié.  La  Maréchale  ne 
lui  fit  pas  sur  son  fameux  épisode  les  compliments 
qu'il  attendait;  cela  pourrait  prouver  que  l'œuvre 
lui  sembla  médiocre;  c'est  l'avis  de  bien  d'autres. 
Mais  la  preuve  qu'elle  ne  se  reconnut  pas  dans  le 
personnage  de  la  marquise,  c'est  que  cet  extrait, 
qu'elle  était  seule  à  posséder  et  qu'elle  était  libre 
de  détruire,  elle  le  conserva  et  le  communiqua  aux 
éditeurs  de  Genève,  pour  être  publié1.   Il   y  a   bien 

1.  Voir  Œuvres  de  J.-J.  Rousseau,  édit.  de  Genève,  1782. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  491 

à  ce  passage  des  Coîifessiotis  une  autre  explication 
que  la  prétendue  stupidité  de  Rousseau  ;  c'est 
qu'ayant  acquis  la  persuasion  que  Mmc  de  Luxem- 
bourg" le  haïssait .  il  lui  fallut  chercher  un  fonde- 
ment à  cette  haine,  et,  de  bonne  foi  ou  non,  il  n'a 
pas  craint  de  s'accuser  lui-même,  pour  se  donner 
le  plaisir  de  dire,  parla  même  occasion,  du  mal  de 
sa  bienfaitrice. 

Cette  belle  copie  de  la  Nouvelle  Héloïse ,  écrite 
avec  une  véritable  coquetterie,  existe  encore;  elle 
est  conservée  à  la  Bibliothèque  de  la  Chambre  des 
députés.  Comme  correction ,  l'édition  de  1761,  faite 
postérieurement,  sous  les  yeux  de  l'auteur,  est  pré- 
férable; mais  le  manuscrit,  ainsi  que  plusieurs  vo- 
lumes de  brouillons  qui  raccompagnent,  sont  inté- 
ressants pour  le  bibliophile  et  le  critique,  qui  aiment 
à  suivre  le  long"  et  pénible  travail  par  lequel  un  au- 
teur arrive  au  dernier  mot  de  son  talent  \ 

Rousseau  eut  une  autre  occasion  de  faire  une  po- 
litesse à  Mme  de  Luxembourg".  On  sait  que  Mmc  d'E- 
pinay  lui  avait  demandé  son  portrait.  Que  Latour 
le  lui  ait  apporté  à  l'Ermitage,  comme  c'est  pro- 
bable, ou  au  Petit  Château  de  Montmorency,  comme 
il  le  prétend,  toujours  est-il  que  ce  portrait  était 
dans  sa  chambre,  que  Mme  de  Luxembourg-  le  vit. 
le  trouva  bien,  et  que  Jean-Jacques  le  lui  offrit.  En 
échange,  M.  et  Mme  de  Luxembourg"  lui  donnèrent 
les  leurs,  peints  en  miniature  et  enchâssés  dans  une 


I.  V.  Cousin,  Ou  Manuscrit  une  première  etuue deuxième 

d'Emile    conservé   à    '<<    biblio-  copie,   sont  loin   d'être  com- 

Thèque  de   la  Chambre   des  Re-  plets.    Ils    sont,    le    premier 

présentants  (au  Journal  des  Sa-  I   surtout,  très  mal  écrits  et  sur- 

vanis,  septembre    1848).    Ces  chargés  de  corrections,  de  ra- 

brouillons,   qui  doivent  être  tures  et  de  renvois. 


492  LA    VIE  ET    LES    ŒUVRES 

boite  à  bonbons  de  cristal  de  roche,  montée  en  or. 
Rousseau  aurait  pu,  s'il  l'avait  voulu,  tirer  parti 
de  ces  hautes  relations;  mais  il  avait  ses  fiertés,  et 
la  réserve  lui  semblait,  non  sans  raison,  une  condi- 
tion de  son  indépendance.  Si,  de  loin  en  loin,  il  se 
départait  de  sa  sévérité,  presque  toujours  c'était  en 
faveur  d' autrui1.  C'est  ainsi  qu'il  usa  de  son  in- 
fluence sur  Mmc  de  Luxembourg,  lorsque  l'abbé  Mo- 
rellet  fut  mis  à  la  Bastille ,  pour  avoir  offensé  dans 
une  brochure  Mm0  de  Robeck,  la  propre  fille  du 
Maréchal.  Mais  ce  fait  se  rattache  à  d'autres,  qu'il 
nous  faut  raconter  auparavant. 

Palissot,  qui,  après  avoir  blessé  Rousseau,  avait, 
grâce  à  l'intervention  de  celui-ci,  reçu  son  pardon 
du  roi  Stanislas,  faisait,  autant  par  situation  que 
par  conviction,  la  guerre  aux  philosophes  du  siècle. 
Son  œuvre  la  plus  connue  en  ce  genre  est  sa  co- 
médie des  Philosophes,  et,  dans  cette  comédie,  la 
scène  où  il  tourne  Jean- Jacques  en  ridicule.  On  s'a- 
musa beaucoup  du  valet  Crispin,  arrivant  à  quatre 
pattes  sur  le  théâtre  et  débitant  ces  vers,  où  tout  le 
monde  reconnut  le  philosophe  de  Genève  : 

Je  ne  me  règle  point  sur  les  opinions, 

Et  c'est  là  l'heureux  fruit  de  mes  réflexions. 

Pour  la  philosophie  un  goût  à  qui  tout  cède 

M'a  fait  choisir  exprès  l'état  de  quadrupède. 

Sur  ses  quatre  piliers  mon  corps  se  soutient  mieux, 

Et  je  vois  moins  de  sots  qui  me  blessent  les  yeux. 

L'idée  de  cette  scène  était  dans  les  mots  de  Vol- 
taire :  en  vous  lisant,  il  prend  envie  de  marcher  à 
quatre  pattes  ;  elle  n'en  eut  sans  doute  que  plus  de 

1.  Lettres  de  Rousseau  à  Moul-    |    Rousseau,  mars  1761. 
tou,  et  de  M,ae  de  Luxembourg  à    | 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


493 


succès.  D'autres  philosophes,  Helvétius,  Diderot, 
étaient  plus  maltraités  que  Rousseau;  aucun  n'était 
plus  spirituellement  raillé. 

La  première  représentation  eut  lieu  le  2  mai  1760, 
au  milieu  d'un  concours  prodigieux  de  spectateurs; 
elle  fut  immédiatement  suivie  de  treize  autres,  ce  qui 
était  alors  un  très  grand  succès.  Il  est  vrai  que  dès  le 
second  jour  on  avait  été  obligé  de  faire  des  coupures. 

L'accueil  que  Rousseau  fit  à  la  comédie  des  Phi- 
losophes donne  une  triste  idée  de  sa  sincérité.  Lui, 
si  susceptible  d'habitude,  affecta  de  ne  pas  se  sentir 
blessé  pour  ne  songer  qu'à  Diderot,  son  ancien  ami. 
«  Mes  entrailles  s'émurent,  dit-il,  à  la  vue  de  cette 
odieuse  pièce,  je  n'en  pus  supporter  la  lecture,  et, 
sans  l'achever,  je  la  renvoyai  à  Duchesne ,  avec  la 
lettre  suivante  : 

A  Montmorency,  le  21  mai  1760. 

«  En  parcourant,  Monsieur,  la  pièce  que  vous 
m'avez  envoyée,  j'ai  frémi  de  m'y  voir  loué.  Je  n'ac- 
cepte point  cet  horrible  présent.  Je  suis  persuadé 
qu'en  me  l'envoyant  vous  n'avez  point  voulu  me  faire 
une  injure;  mais  vous  ignorez  ou  vous  avez  oublié 
que  j'ai  eu  l'honneur  d'être  l'ami  d'un  homme  respec- 
table, indignement  noirci  et  calomnié  dans  ce  libelle.  » 

Rousseau  s'étonne  que  Diderot  n'ait  pas  été  tou- 
ché par  la  générosité  de  son  procédé  ;  il  serait  plus 
surprenant  qu'il  eût  été  dupe  de  cette  petite  hypo- 
crisie '. 


1.  Voir  Œuvres  de  Palissot; 
—  Confessions,  1.  X;  —  Journal 
de  Collé,  t.  II,  mai  1760;  — 
Correspondance  littéraire,  juin 


1760;  —  Année  littéraire,  1760; 
—  Lettre  de  Rousseau  à  Hey, 
8  juin  1760. 


494 


LA    ME    ET    LES    OEUVRES 


Ce  fut  alors  que  Morellet,  pour  venger  Diderot, 
ayant  fait  contre  Palissot  une  brochure  qui  offensa 
Mme  de  Robeck,  fut  mis  à  la  Bastille.  On  pensa  à 
prier  Jean-Jacques  d'intercéder  auprès  de  Mme  de 
Luxembourg  ;  mais  Diderot,  qui  était  la  première 
occasion  de  l'aventure,  ne  pouvant  s'adresser  à  lui, 
d'Alembert  s'en  chargea.  Jean-Jacques,  qui  con- 
naissait Morellet,  n'avait  pas  attendu  d'ailleurs  qu'il 
lui  fût  recommandé.  Mmc  de  Luxembourg1  s'occupa 
activement  et  efficacement  de  l'affaire;  l'abbé  fut 
rendu  peu  de  jours  après  à  la  liberté;  mais  Jean- 
Jacques  fut  mécontent  :  mécontent  de  Morellet,  qui 
ne  le  remercia  pas  à  son  gré  ;  mécontent  de  d'A- 
lembert, qui  peut-être  le  desservit  auprès  de  Mm0  de 
Luxembourg1  '. 

En  1782,  il  y  eut  une  reprise  de  la  comédie  des 
Philosophes  ;  mais  au  moment  où  Crispin  arrive  à 
quatre  pattes,  il  y  eut  une  telle  explosion  de  pro- 
testations, qu'il  fallut  baisser  la  toile.  Quand  on  la 
releva,  l'on  fit  entrer  Crispin  sur  ses  deux  pieds.  Ce- 
pendant les  murmures  furent  encore  assez  vifs  pour 
nécessiter  l'intervention  d'un  petit  détachement  des 
Gardes  françaises.  Les  jours  suivants,  on  voulut  re- 
commencer, mais  la  pièce  tomba  tout  à  fait  au  bout 
de  cinq  ou  six  représentations2. 

Enfin  cette  même  comédie,  ou  plutôt  cette  même 
scène  (car  il  est  à  peine  question  du  reste)  suscita 
encore  des  ennuis  à  son  auteur  en  1793.  Il  s'agis- 
sait   pour  lui    d'obtenir   un    certificat    de    civisme  ; 


1.  Confessions.  l.X;  —  Lettres 
de  Rousseau  à  Miae  de  Luxem- 
bourg, 28  juillet  et  6  août  1700; 
de  Mme  de  Luxembourg  à  Rous- 
seau, juillet  et  août    1760;  de 


Voltaire  à  d'Alembert,  2'i  juillet 
1760;  de  Morellet  à  Rousseau, 
k  août  1760.  —  2.  Correspon- 
dance  littéraire,  juin    1782. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  495 

«  mais,  dit  Chaumette.  Palissot  n'a  jamais  écrit  en 
faveur  de  l'a  liberté.  Semblable  à  la  chenille  veni- 
meuse, il  a  tenté  de  souiller  la  couronne  du  célèbre 
Rousseau.  Les  monstres  qui  ont  enfoncé  le  fer  acéré 
de  la  calomnie  dans  le  cœur  sensible  de  Rousseau 
ne  méritent  que  l'anathème  \  »  Palissot  avait  déjà 
déclaré  longtemps  auparavant,  à  la  vérité  sans  con- 
vaincre personne,  qu'il  n'avait  pas  eu  l'intention  de 
mettre  Rousseau  sur  la  s  ène,  que  le  valet  Crispin 
n'était  pas  plus  Rousseau  qu'un  singe  n'est  un 
homme  :  il  lui  en  coûta  peu  de  renouveler  le  même 
désaveu,  et  il  obtint  ainsi  son  certificat2.  On  ne  pou- 
vait, dans  ce  temps-là.  être  un  bon  citoyen,  si  l'on 
n'était  fanatique  de  Rousseau. 

I.  Moniteur  du  15  septembre  !   Moniteur   du  S  octobre    I7'J3, 

1793;  Séance  du  Conseil  gène-  note  du  citoyen  Palissot  an  ré- 

ral  de  la  commune  de  Paris.  dacteur;  —  Musset-Pathay, 

du   12  septembre    17D3.  —  2.  article  Palissot. 


CHAPITRE  XVI 

1760-1761. 


Sommaire  :  La.  Nouvelle  Héloïse.  I.  Préface  de  la  Nouvelle  Héloïse. 

—  Origines  de  la  Nouvelle  Héloïse.  —  Caractères  des  personnages.  — 
Qualités  morales  de  la  Nouvelle  Héloïse.  —  Digressions.  —  Qualités  du 
style.  —  Comparaison  de  Julie  avec  Clarisse,  de  Richardson. 

II.  Impression  de  la  Nouvelle  Héloïse.  —  Arrangements  avec  Rey. 

—  Les  estampes  ;  Coindet.  —  L'édition  française  ;  Malesherbes.  —  Sup- 
pressions exigées.  —  Succès  de  la  Nouvelle  Héloïse.  —  Triomphe  de  la 
Nouvelle  Héloïse';  Mme  Latour  de  Franqueville. 

III.  Jugements  des  hommes  de  lettres.  —  Duclos.  —  D'AIembert.  — ■ 
Opposition  de  Voltaire.  —  Critiques  de  Fréron  et  de  Grimm.  —  L'Es- 
prit de  Julie,  par  Formey.  —  Accueil  fait  à  la  Nouvelle  Héloïse  par 
les  Genevois. 


I 


Pendant  que,  dans  sa  Lettre  à  d' Alembert ,  Rous- 
seau s'élevait  contre  les  spectacles  et  les  romans,  il 
avait  en  portefeuille  un  roman  qu'il  lui  tardait  de 
publier. 

Il  le  publie  enfin,  et,  dès  les  premiers  mots  de 
la  préface,  il  rappelle  ce  qu'il  a  dit  dans  sa  lettre, 
u  Jamais  tille  chaste,  ajoute-t-il,  n'a  lu  de  romans,  » 
et  quant  au  mien,  «  celle  qui  en  osera  lire  une  seule 
page  est  une  fille  perdue.  »  Mais  il  se  console  en 
disant  :  «  Qu'elle  n'impute  point  sa  perte  à  ce  livre; 
le  mal  était  fait  d'avance.  Puisqu'elle  a  commencé, 
qu'elle  achève  de  lire  ;  elle  n'a  plus  rien  à  risquer.  » 

Étranges  sophismes  !  mélange  absurde  de  rigueur 
et  de  relâchement!  Oui,  il  n'est  que  trop  vrai,  les 
romans  sont  une  lecture  malsaine  ;  mais  faut-il  dire 


DE   JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.  497 

à  une  jeune  fille  qui  a  lu  une  page  d'un  roman, 
fût-ce  même  de  celui  de  Rousseau,  qu'elle  est  une 
fille  perdue  ;  et  lui  est-il  permis,  après  cela,  de  s'au- 
toriser de  cette  page  pour  lire  le  reste  de  l'ou- 
vrage ? 

A  qui  donc  conviendra  son  roman?  «  A  très  peu 
de  lecteurs,  répond-il.  »  Il  ne  convient  ni  aux  filles 
chastes,  et  il  faut  espérer  qu'il  en  existe  encore;  ni 
aux  Genevois,  car  il  ne  faut  de  romans  qu'aux  peuples 
corrompus;  ni  aux  hommes  de  goût,  qui  seront  rebu- 
tés par  le  style;  ni  aux  gens  sévères,  qui  seront  alar- 
més par  la  matière  ;  ni  à  quiconque  ne  croit  pas  à  la 
vertu.  «  Il  doit  déplaire  aux  dévots,  aux  libertins,  aux 
philosophes  ;  il  doit  choquer  les  femmes  galantes  et 
scandaliser  les  honnêtes  femmes.  A  qui  plaira-t-il 
donc?  Peut-être  à  moi  seul.  »  Mais  alors  pourquoi 
le  publier?  Parce  q\ïil  convient  aux  femmes!  Enfin, 
dit-il  sous  forme  de  conclusion,  «  Si  quelqu'un, 
après  avoir  lu  ce  recueil,  m'osait  blâmer  de  l'avoir 
publié,  qu'il  le  dise,  s'il  le  veut,  à  toute  la  terre  ; 
mais  qu'il  ne  vienne  pas  me  le  dire  ;  je  sens  que  je 
ne  pourrais  de  ma  vie  estimer  cet  homme-là.  »  Eh  ! 
mon  Dieu,  s'il  veut  qu'on  prise  son  livre,  qu'il  ne 
commence  donc  pas  par  en  faire  ainsi  les  honneurs. 

Nous  avons  donné  à  la  préface  de  la  Nouvelle 
Héloïse  bien  de  l'importance  ;  c'est  qu'en  effet  elle 
peint  l'auteur  beaucoup  mieux  que  nous  ne  pour- 
rions le  faire  nous-même.  Plus  tard,  il  fit  une 
seconde  préface  plus  étendue.  Quoique,  dans  l'inter- 
valle, son  livre  ait  eu  un  succès  prodigieux,  elle  en 
.est,  comme  la  première,  la  critique  au  moins  autant 
que  l'apologie. 

La  Nouvelle  Héloïse  était  une  œuvre  de  longue 
haleine,  dont  la  composition  avait  pris  beaucoup  de 


i98  LA    VIE    ET    LES   OEUVRES 

temps  à  son  auteur.  Nous  en  avons  suivi  la  prépa- 
ration et  les  progrès  :  d'abord  l'idée  première,  née 
de  souvenirs  erotiques  et  d'amours  qui,  pour  avoir 
été  platoniques,  n'en  avaient  pas  été  pour  cela  moins 
brûlantes;  puis  la  continuation,  au  milieu  des  ar- 
deurs et  des  combats  d'une  passion  que  Rousseau 
appelle  sans  exemple.  Nous  avons  vu  les  trans- 
ports très  réels  de  Rousseau  pour  la  femme  de  ses 
rêves  se  confondre  avec  les  transports  imaginaires 
des  héros  de  son  roman ,  et  le  roman  s'inspirer  de 
la  réalité  aussi  souvent  peut-être  que  la  réalité 
prenait  la  teinte  et  les  allures  du  roman.  Enfin, 
l'œuvre  s'achève  dans  un  temps  de  sagesse  relative, 
alors  que  le  malheureux  était,  ou  se  croyait  .guéri 
de  sa  passion  pour  Mmc  d'Houdetot.  On  pourrait 
suivre,  en  quelque  sorte,  dans  la  Nouvelle  Héloïse , 
les  phases  de  ce  long  enfantement.  On  y  retrouve- 
rait les  anciennes  amies  de  Rousseau,  Mlle  Galley  et 
MUe  de  Graffenried,  sous  les  noms  de  Julie  et  de 
Claire;  on  y  retrouverait  Mmc  de  Warens,  et  au  lieu 
des  Charmettes,  Vevay,  le  pays  même  de  sa  bienfai- 
trice, dont  il  fait  le  théâtre  des  amours  de  ses  héros; 
on  y  retrouverait  surtout,  sous  ce  même  nom  de 
Julie,  l'héroïne  incomparable,  son  héroïne  à  lui, 
Mmc  d'Houdetot  ;  on  retrouverait  dans  les  récits 
des  Confessions,  dans  les  lettres  adressées  par  Rous- 
seau à  Mm0  d'Houdetot,  dans  celles  adressées  à 
Julie  par  son  amant,  les  mêmes  sentiments,  les 
mêmes  ardeurs,  quelquefois  les  mêmes  expressions 
et  les  mêmes  phrases.  Aussi,  de  tous  les  ouvrages 
de  Rousseau,  la  Nouvelle  Héloïse  est-il  celui  qui  le 
caractérise  le  mieux  ;  elle  n'est  pas  seulement  le 
produit  de  son  génie  ;  elle  est  l'image  de  son  âme, 
de  son  esprit  et  de  son  cœur,  de  sa  sensibilité  et  de 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  499 

ses  passions,  de  ses  extravagances  et  de  ses  utopies. 
Jean-Jacques,  disait  d'Alembert.  n*a  d'esprit  que 
quand  il  a  la  lièvre  :  la  Nouvelle  Héloïte  a  été 
écrite  sous  l'empire  d'une  lièvre  continue  de  plu- 
sieurs années. 

On  pourrait  se  demander  s'il  est  bien  convenable 
de  répandre  ainsi  son  cœur  aux  quatre  vents  du 
ciel;  de  rendre  l'univers  coniident  de  ses  amours  ; 
mais  le  futur  auteur  des  Confessions  était  au-dessus 
de  ces  scrupules.  Ne  s'était-on  pas  demandé  aussi 
si  l'ennemi  des  romans  était  autorisé  à  écrire  un 
roman  ;  si  un  auteur  de  comédies  avait  bonne  grâce 
à  écrire  contre  les  spectacles?  Que  de  questions 
semblables  ne  pourrait-on  pas  se  faire  à  propos  de 
Jean-Jacques? 

Rousseau,  toujours  novateur,  ou  prétendant  l'être, 
se  proposait  de  ramener  le  roman  à  la  simplicité 
de  la  nature.  Dédaignant  les  intrigues  compliquées 
et  les  aventures  extraordinaires,  il  voulait  prendre 
l'homme  par  le  dedans,  au  lieu  de  le  prendre  par 
le  dehors  ;  se  faire  le  rapporteur  et  l'historien  de 
son  àme,  de  ses  passions  et  de  son  cœur,  plutôt  que 
des  événements  dont  il  était  l'auteur  ou  le  témoin  : 
subordonner  les  laits  aux  sentiments,  les  complica- 
tions de  l'intrigue  aux  développements  de  la  pas- 
sion. 

Il  avait  encore  un  autre  but,  c'était  de  réagir 
contre  l'immoralité  des  romans  de  son  époque,  et 
peut-être  de  toutes  les  époques  ;  de  montrer  par 
un  exemple  que  ce  genre  si  dangereux  l'est  surtout 
par  la  faute  de  ceux  qui  le  traitent. 

Nous  devons  examiner  comment  il  remplit  ce 
double  objet. 

11  est  certain  que  l'intrigue  de  ia  Nouvelle  Héloïse 


300  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

est  de  la  plus  grande  simplicité.  Une  jeune  fille  et 
son  précepteur  se  prennent  d'amour.  Ils  sont  bien 
élevés...  dit-on;  ils  aiment  la  vertu;  ils  voudraient  se 
cacher  mutuellement  leurs  sentiments  ;  mais  la  pas- 
sion triomphe  de  leur  réserve;  ils  s'écrivent.  De 
cette  première  imprudence  en  naissent  d'autres  ; 
leur  amour  idéal  devient  ce  que  de  tout  temps  est 
devenu  l'amour  idéal,  et  Julie  ne  tarde  pas  à  se  li- 
vrer. 

Après  cela  que  reste-t-il  à  faire  à  deux  personnes 
si  vertueuses  (c'efèt  Rousseau  qui  les  juge  ainsi)  ; 
mais  en  même  temps  si  amoureuses  ?  Continuer  à 
s'aimer,  à  s'écrire,  et  se  faire  la  douce  illusion  de 
croire  qu'étant  faits  l'un  pour  l'autre,  un  mariage 
cimentera,  quoique  un  peu  tardivement,  l'affection 
la  plus  ardente,  la  plus  pure,  la  plus  sainte,  la  plus 
chaste  qui  fut  jamais.  Ils  ne  se  marieront  pas  néan- 
moins ;  mais  à  qui  la  faute,  sinon  à  ces  sottes  lois 
sociales,  qui  ne  sont  bonnes  qu'à  contrarier  la  na- 
ture. On  avait  compté  en  effet  sans  les  préjugés  du 
père,  vieux  gentilhomme  entiché  de  sa  noblesse, 
et  qui  d'ailleurs  avait  d'autres  vues  sur  sa  fille. 

Le  pauvre  amoureux  n'a  plus  qu'à  s'éloigner, 
tant  pour  n'être  pas  découvert  que  pour  se  préparer 
par  une  vie  de  travail  et,  s'il  est  possible,  de  for- 
tune et  de  gloire,  à  forcer  le  consentement  du  père. 
Mais  l'absence  devient  naturellement  un  nouveau 
motif  de  correspondance,  de  serments,  de  projets 
d'enlèvement  ou  de  mariage  à  l'étranger.  Hélas  ! 
Malgré  ces  promesses  et  ces  résolutions,  la  triste  Ju- 
lie se  voit  forcée  d'accepter  l'époux  que  lui  avait 
destiné  son  père  ;  enfin  le  malheureux  Saint-Preux 
ne  peut  que  consentir  à  tout,  pour  sauver  l'honneur 
de  celle  qu'il  aime  plus  que  la  vie. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  501 

Julie,  après  avoir  été  le  modèle  des  amantes,  est 
décidée  à  être  le  modèle  des  épouses  ;  mais  com- 
ment Saint-Preux  pourrait-il  être  le  témoin  de  cette 
union?  11  part  pour  un  long  voyage  d'exploration, 
espérant  y  trouver  le  trépas,  plutôt  qu'une  impos- 
sible consolation. 

De  retour  après  plusieurs  années,  son  cœur  s'en- 
flamme à  mesure  qu'il  approche  de  son  ancienne 
amante;  mais  en  présence  de  l'épouse  fidèle  et  heu- 
reuse, de  la  mère  accompagnée  de  deux  charmants 
enfants,  de  la  femme  héroïque,  toujours  vertueuse, 
son  amie  toujours,  quoique  d'une  autre  manière,  il 
n'y  a,  pour  ainsi  dire,  plus  de  place  dans  son  âme 
que  pour  l'admiration  et  pour  une  sorte  d'adoration. 
0  prodige  !  Wolmar  lui-même,  l'époux  de  Julie, 
sait  tout,  et  il  accueille  l'amant  à  bras  ouverts  ;  il  le 
garde  dans  sa  maison  ;  après  quelques  épreuves  fa- 
ciles, il  le  choisit  pour  être  le  précepteur  de  ses 
enfants.  Saint-Preux  est  définitivement  guéri;  l'at- 
mosphère de  cette  sainte  maison,  la  présence  de 
Julie  ont  élevé  son  âme,  purifié  ses  affections.  11 
étudie  avec  amour  l'ordre,  la  paix,  la  concorde  qui 
régnent  dans  cet  asile  de  la  vertu  et  du  bonheur  : 
pas  une  note  discordante,  pas  une  volonté  perverse, 
pas  un  caractère  violent;  tout  le  monde  est  bon, 
doux,  vertueux,  heureux,  et  comme  le  dit  Rousseau 
en  finissant,  «  l'intérêt  que  produit  ce  recueil  est 
pur  et  sans  mélange  de  peine;  il  n'est  point  excité 
par  des  noirceurs,  par  des  crimes,  ni  mêlé  du  tour- 
ment de  haïr  l. 

Cependant  au  moment  où  Saint-Preux  commence 
à  jouir  de   ces  biens  inappréciables,    Julie   meurt 

1.  Nouvelle  Héloïse,  note  finale. 


502 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


victime  de  l'amour  maternel;  elle  meurt  dans  l'ab- 
sence de  son  ami;  mais  elle  confie  à  Saint-Preux, 
comme  gage  de  son  constant  amour,  ses  enfants  et 
son  mari. 

Enfin,  pour  que  rien  ne  manque  à  ces  tableaux 
enchanteurs,  ajoutons  que  l'auteur  y  a  fait  entrer 
le  dévouement  d'une  cousine  excellente,  que  rien 
ne  saurait  séparer  de  Julie,  d'un  ami  généreux,  que 
Saint-Preux  est  toujours  sûr  de  trouver  aux  jours 
de  l'épreuve  ;  de  sorte  qu'on  voit,  réunis  dans  le 
même  cadre,  les  deux  plus  beaux  sentiments  du 
cœur  de  l'homme,  l'amour  et  l'amitié. 

On  peut  déjà  préjuger,  par  ce  que  nous  venons 
de  dire,  que  la  Nouvelle  Héloïse  n'est  pas  d'une  mo- 
ralité irréprochable.  Cette  alliance  perpétuelle  de  la 
vertu  et  de  la  faute  semblera  toujours  impossible  à 
une  âme  délicate.  Voilà  une  jeune  fille,  la  plus  par- 
faite qu'il  soit  possible  de  rêver  ;  elle  accepte  un 
amant,  elle  lui  écrit,  elle  se  livre  à  lui,  elle  conti- 
nue à  entretenir  avec  lui,  A  l'insu  de  ses  parents, 
une  correspondance  passionnée;  en  est-elle  moins 
parfaite?  Elle  dit  oui,  mais  elle  s'accuse  de  telle 
sorte  qu'on  est  bien  tenté  de  l'absoudre  et  de  l'ad- 
mirer malgré  elle  ;  l'amant  dit  non,  et  beaucoup  de 
g-ens  seront  de  son  avis.  Veut-on  avoir  la  note  do- 
minante de  l'ouvrage,  écoutons  ces  paroles  de  Saint- 
Preux  à  son  amante  :  «  Que  je  relise  mille  fois 
cette  lettre  adorable,  où  ton  âme  et  tes  sentiments 
sont  écrits  en  caractères  de  feu  ;  où  malgré  tout 
l'emportement  d'un  cœur  agité,  je  vois  avec  trans- 
port combien,  dans  une  âme  honnête,  les  passions 
les  plus  vives  gardent  encore  le  saint  caractère  de 
la  vertu  i. 


1.  Nouvelle  Héloïse,  Ir«  partie,  lettre  5. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  503 

Que  Julie  ne  se  livre  donc  point  <Y  des  remords 
indignes  d'elle.  «  Sois  plus  juste  envers  toi,  ma  Ju- 
lie; vois  d'un  œil  moins  prévenu  les  sacrés  liens 
que  ton  cœur  a  formés.  N'as-tu  pas  suivi  les  plus 
pures  lois  de  la  nature?  N'as-tu  pas  librement  con- 
tracté le  plus  saint  des  engagements?  Qu'as-tu  fait 
que  les  lois  divines  et  humaines  ne  puissent  et  ne 
doivent  autoriser?  Que  manque-t-il  au  nœud  qui 
nous  joint,  qu'une  déclaration  publique?  Veuille 
être  à  moi;  tu  n'es  plus  coupable1.  »  Et  Julie  ne 
désavouera  pas  ce  langage.  «  Le  véritable  amour, 
dit-elle,  est  le  plus  chaste  de  tous  les  liens  ..  Sa 
flamme  honore  et  purifie  toutes  les  caresses;  la  dé- 
cence et  l'honnêteté  l'accompagnent  au  sein  de  la 
volupté  même,  et  lui  seul  sait  tout  accorder  aux 
désirs,  sans  rien  oter  à  la  pudeur2.  »  C'est  une 
jeune  fille  qui  parle  ainsi;  et  encore  nous  en  passons. 
Quant  à  la  conclusion,  elle  sera  donnée  par  le  brave 
Anglais,  ami  de  Saint-Preux.  «  Il  s'est  joint  à  votre 
amour  une  élévation  de  vertu  qui  vous  élève,  et 
vous  vaudriez  moins  l'un  et  l'autre,  si  vous  ne  vous 
étiez  point  aimés3.  »  L'amour  inspire  la  vertu, 
l'amour  élevé  à  une  certaine  puissance  est  néces- 
sairement vertueux  :  voilà  la  morale  de  la  Nouvelle 
Héloïse.  Telle  n'est  pas  la  nôtre,  et  l'exemple  même 
de  Julie  n'est  pas  pour  nous  faire  changer  d'avis. 

Une  autre  idée,  non  moins  fausse  et  aussi  peu 
morale,  domine  dans  le  roman;  c'est  que  la  sagesse 
humaine,  la  morale  sans  Dieu,  suflit  à  la  conduite 
de  la  vie.  C'est  Wolmar  qui  est  spécialement  chargé 
de    représenter    cette    doctrine4.    Rousseau    venait 

1.  Nouvelle  IJéloïse,  Ire  partie,  j  lettre  60.  —  h.  On  dit  que  dans 
lettre  31.  —  2.  Ici.,  lettre  50.  —  |  le  caractéie  de  Wolmar,  Rous- 
3.  Nouvelle  Héloïse,  IIe  partie,   !    seau  voulut  faire  le  portrait 

TOME    I  33 


504  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

d'écrire  qu'on  ne  peut  être  vertueux  sans  religion1  ; 
par  quelle  aberration  donc  choisit-il  un  athée,  pour 
en  faire  le  modèle  des  hommes,  des  époux  et  des 
amis?  Il  l'a  fait  exprès,  dit-il,  pour  rapprocher  les 
partis,  donner  une  leçon  de  tolérance,  et  «  apprendre 
aux  croyants  qu'on  peut  être  un  incrédule  sans  être 
un  coquin  2.  »  Fort  bien,  mais  pourquoi  nous  pré- 
senter comme  modèle  à  suivre  un  caractère  qu'on 
a  soi-même  déclaré  impossible?  Dans  son  désir  de 
se  poser  en  précepteur,  Rousseau  ajoute  que  la 
dévotion  de  Julie  est  une  leçon  pour  les  philo- 
sophes, à  qui  elle  enseigne  que  la  morale  peut  s'ap- 
puyer sur  la  religion.  Nous  croyons,  au  contraire, 
que  cette  doctrine  de  la  morale  sans  Dieu  se  re- 
trouve, quoique  d'une  façon  moins  marquée,  dans 
tous  les  caractères  de  la  Nouvelle  Héloïse  :  dans 
celui  de  Saint-Preux,  d'un  bout  à  l'autre  ;  même 
aussi  parfois  dans  celui  de  l'incomparable  Julie. 
Rousseau  en  fait,  il  est  vrai,  une  dévote,  mais  seu- 
lement vers  la  fin  de  sa  vie,  alors  qu'elle  avait  dit 
adieu  à  sa  passion  et  réglé  sa  maison  et  ses  mœurs. 
Jusque-là,  elle  parle  de  Dieu,  mais  en  philosophe, 
sans  lui  demander  son  secours.  Cette  coïncidence 
de  la  dévotion  avec  la  réforme  des  mœurs  est 
caractéristique;  Julie  l'avoue  avec  une  sincérité 
dont  il  faut  savoir  gré  à  l'auteur.  «  Si  la  dévotion 
est  bonne,  dit-elle,  où  est  le  tort  d'en  avoir... 
J'aimai  la  vertu  dès  mon  enfance,  et  cultivai  ma 
raison  dans  tous  les  temps.  Avec  du  sentiment  et 
des  lumières,   j'ai    voulu    me    gouverner  et  je  me 


du  baron  d'Holbach.  Celui-ci 
n'eut  pas  à  s'en  plaindre  (Mé- 
moires de  Mm"  d'Èpinay,  t.  I, 
eh.  ix.  Note  de  M.  Boiteau).  — 


1.  Lettre  sur  les  spectacles.  —  2. 
Confessions,  1.  IX  ;  —  Lettre  à 
Vernes,  24  juin  1761. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  505 

suis  mal  conduite.  Avant  de  m'ôter  le  guide  que 
j'ai  choisi,  donnez-m'en  quelque  autre,  sur  lequel  je 
puisse  compter...  Je  ne  connaissais  que  ma  force, 
elle  n'a  pu  me  suffire.  Toute  la  résistance  qu'on 
peut  tirer  de  soi,  je  crois  l'avoir  faite,  et  pourtant 
j'ai  succombé.  Comment  font  celles  qui  résistent? 
Elles  ont  un  meilleur  appui1.  »  Ces  paroles,  qu'on 
peut  regarder  comme  la  conclusion  de  tout  le  livre, 
en  sont  aussi  la  condamnation  et  la  réfutation.  Il 
n'y  a  que  Rousseau  pour  se  démentir  ainsi. 

Veut-on  entrer  dans  le  détail  des  caractères  de 
la  Nouvelle  Héloïse?  Aux  yeux  de  Rousseau,  ce  sont 
autant  de  pierres  de  touche,  qui  lui  permettent  de 
discerner  dans  le  monde  les  cœurs  d'élite,  capables 
de  sympathiser  avec  le  sien.  «  Quiconque,  dit-il,  ne 
l'aimera  pas  (mon  Héloïse) ,  peut  bien  avoir  part  à 
mon  estime,  mais  jamais  à  mon  amitié.  Quiconque 
n'idolâtre  pas  ma  Julie  ne  sent  pas  ce  qu'il  faut 
aimer  ;  quiconque  n'est  pas  l'ami  de  Saint-Preux 
ne  saurait  être  le  mien2.  »  Hélas  !  ces  caractères, 
on  les  trouvera  en  rapport  avec  les  principes  qui 
les  inspirent.  Voyez  Julie,  le  type  idéal  de  la  femme, 
d'après  Rousseau  ;  elle  fait,  il  est  vrai,  grand  éta- 
lage de  sentiments  et  de  vertu  ;  elle  a  de  l'amour, 
de  la  passion;  mais  la  pureté  lui  manque,  et  presque 
le  charme  :  elle  n'a  ni  vertu  véritable ,  ni  délica- 
tesse, ni  naturel;  elle  a  perdu  le  sens  de  la  pudeur; 
elle  parle  des  choses  les  plus  scabreuses  dans  des 
termes  qui  effaroucheraient  une  courtisane  ;  elle 
aligne  des  raisonnements,  elle  fait  des  dissertations. 
Où  a-t-on   vu  une   femme  traiter   ainsi  ex  professo 


1. Nouvelle Héloïse,Vle partie,    I   loy,  13  février  1770. 
lettre    8.  —  2.  Lettre  à  de  Bel- 


506  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

les  questions  les  plus  abstruses  de  la  casuistique  ? 
La  philosophie  l'a  gâtée  ;  la  pédanterie  dépare 
toute  sa  personne  ;  c'est  la  femme  de  la  philosophie, 
ce  n'est  pas  la  femme  de  la  nature. 

Non  contente  de  sortir  de  son  sexe  par  l'étalage 
de  son  érudition  philosophique,  Julie  en  sort  encore 
en  se  faisant  professeur  de  morale.  Julie,  qu'on 
pourrait  appeler  Julie  la  prêcheuse,  ou  Julie  la 
pédante,  se  pose  nettement  en  éducatrice  et  en 
directrice  de  Saint-Preux.  «  Je  voudrais,  dit-elle, 
que  vous  puissiez,  sentir  combien  il  est  important 
que  vous  vous  en  remettiez  à  moi  du  soin  de  notre 
destin  commun1.  »  «  Ah!  oui  sans  doute,  répond 
Saint-Preux,  c'est  à  vous  de  régler  nos  destins... 
Dès  cet  instant,  je  vous  remets,  pour  ma  vie,  l'em- 
pire de  mes  volontés  2.  »  Jusqu'à  son  dernier  jour, 
en  effet,  Julie  ne  lui  ménagea  pas  les  leçons.  «  Vous 
êtes  notre  disciple,  disait  longtemps  après  Claire  à 
Saint-Preux,  car  nous  vous  avons  appris  à  sentir3.» 
Mmc  de  Warens  aussi  avait  été  la  directrice  de 
Rousseau.  On  voit  que  partout  il  a  transformé  en 
roman  sa  propre  vie,  tantôt  telle  qu'il  l'avait  passée, 
plus  souvent  telle  qu'il  aurait  voulu  la  passer. 

Si  Julie  fait  de  la  philosophie,  on  doit  penser 
que  Saint-Preux  n'en  fait  pas  moins.  Du  reste, 
comme  en  général  ce  ne  sont  ni  Julie,  ni  Saint- 
Preux  qui  parlent,  mais  Rousseau,  toujours  Rous- 
seau, il  est  plus  simple  de  dire  qu'ils  en  font  beau- 
coup tous  les  deux.  Si  Julie  est  peu  réservée  dans 
ses  paroles;  Saint-Preux,  évidemment,  ne  le  sera  pas 


1.  Nouvelle  Héloïse,  Ire  partie,    :   lettre  13,  et  passim.  —  3.  Id., 
lettre  11.  —  2.  Id.,  I"  partie,      me  partie,  lettre  7. 
lettre  12.  Voir  aussi  IIe  partie,   I 


DE   JEAN- JACQUES    ROUSSEAU.  507 

davantage.  Cette  grossièreté  entre  personnes  qu'on 
donne  comme  bien  élevées  a  quelque  chose  de 
choquant  ;  mais  ce  qui  est  plus  dangereux  encore 
que  l'obscénité  du  langage,  ce  sont  les  mouvements 
passionnés  que  les  deux  amoureux  se  renvoient 
mutuellement.  On  a  taxé  de  faute  contre  le  goût 
cette  longue  continuité  d'un  même  sentiment,  ces 
exclamations  qui  se  répètent  pendant  des  années  et 
qui  remplissent  des  volumes.  Une  exaltation  aussi 
prolongée,  a-t-on  dit,  n'est  pas  dans  la  nature;  elle 
devient  même,  à  la  longue,  une  fatig^ue  et  un  ennui 
pour  le  lecteur.  Il  est  vrai  que  c'était  un  problème 
difficile  que  de  maintenir  pendant  un  temps  si 
long  une  situation  si  tendue.  Il  faut  avouer  que 
ce  problème,  l'auteur  l'a  résolu.  A  part  donc  le 
danger  moral,  qui  est  immense,  quel  plus  bel  éloge 
peut-on  faire  d'un  ouvrage  d'imagination  que  de 
dire  que,  sans  un  seul  événement,  pour  ainsi  dire, 
il  saisit,  il  entraine .  il  ne  laisse  le  temps  ni  de 
se  reconnaître ,  ni  de  respirer.  Rousseau  a  réuni 
dans  ce  roman  toute  sa  sensibilité,  toutes  les  richesses 
de  son  imagination,  tout  l'éclat  de  son  style,  toutes 
les  ressources  de  son  éloquence.  Jamais  peut-être  la 
passion  ne  parla  un  tel  langage.  Ses  paroles  ne  sont 
pas  seulement  des  mots ,  ce  sont  des  flammes  qui 
dévorent.  Aussi  n'aperçoit-on  d'abord  que  les 
beautés,  tant  on  est,  pour  ainsi  dire,  enivré  par  les 
côtés  brillants  et  passionnés  de  l'œuvre.  Mais  les 
défauts,  pour  être  cachés,  n'en  sont  pas  moins 
réels  ;  les  dangers  surtout ,  pour  être  entourés  de 
séductions  et  de  fleurs,  n'en  sont  que  plus  à  crain- 
dre. Ici  nous  ne  citons  pas,  parce  qu'il  y  aurait 
trop  à  citer,  et  aussi  parce  que,  souvent,  il  serait 
trop  difficile   de   le   faire.    Dès   la  première  lettre, 


508  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Saint-Preux  en  est  à  l'amour  sensuel  et  aux  des- 
criptions physiques  des  charmes  de  son  amante. 
Celle-ci  n'a  pas  écrit  dix  lignes,  qu'elle  tutoie  Saint- 
Preux  ;  elle  ne  tarde  pas  à  lui  accorder  le  fatal 
baiser  ;  bientôt  il  ne  lui  reste  plus  rien  à  refuser. 
Nous  laissons  à  penser  si  ces  tableaux,  dessinés  par 
la  plume  de  Rousseau,  doivent  être  chastes.  Il  avait 
dit  :  Consultez  l'état  de  votre  cœur  à  la  fin  d'une 
tragédie  ;  voyez  si  vous  êtes  devenu  meilleur  et 
plus  disposé  à  surmonter  et  à  régler  vos  passions  '. 
Voyez,  dirons-nous  à  notre  tour,  si  après  voir  lu  la 
Nouvelle  Héloïse,  vous  serez  plus  attaché  à  vos 
devoirs.  Vous  aurez  subi  beaucoup  de  sermons  ; 
vous  aurez  admiré  beaucoup  de  superbes  tirades 
sur  la  vertu  ;  mais  en  serez-vous  plus  fort  pour  la 
pratiquer?  Julie  dit  quelque  part  à  Saint-Preux  : 
«  Vous  voulez  les  plaisirs  du  vice  et  l'honneur  de 
la  vertu2.  »  Rousseau  n'avait  qu'à  prendre  ces  pa- 
roles pour  lui-même.  Son  livre  n'est,  d'un  bout  à 
l'autre,  que  la  théorie  de  la  vertu  jointe  à  la  pra- 
tique du  vice.  Mais  ce  mélange  sophistique  d'amour, 
de  vertu,  de  bonheur,  de  volupté,  de  raison,  de 
sensualisme,  de  sagesse,  de  passion,  est-il  bon  à 
autre  chose  qu'à  troubler  les  idées  et  à  corrompre 
les  mœurs  ?  Cette  morale  commode  qui,  feignant 
d'aimer  la  vertu,  permet  de  rester  vertueux  sans 
rien  changer  à  ses  plaisirs,  a  son  nom  dans  l'his- 
toire ;  elle  s'appelle  la  morale  du  sentiment;  elle 
était  fort  goûtée  au  xvmc  siècle  ;  elle  n'a  pas  été 
étrangère  au  succès  de  la  Nouvelle  Héloïse. 


1.  Lettre  sur  les  spectacles.  La 
Lettre  sur  les  spectacles  est 
peut-être, par  anticipation,  la 


meilleure  réfutation  de  la 
Nouvelle  Héloïse.  —  2.  Nouvelle 
Héloïse,  p«  partie,  lettre  tô. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  509 

Voulons-nous  toutefois  apprécier  cetle  morale, 
écoutons  le  jugement  qu'en  porte  Rousseau  Lui-même, 
par  la  bouche  de  Julie.  «  Prenez  garde  que  ce  mot 
de  vertu,  trop  abstrait,  n'ait  plus  d'éclat  que  de  so- 
lidité, et  ne  soit  un  nom  de  parade,  qui  sert  plus  à 
éblouir  les  autres  qu'à  nous  contenter  nous-mêmes. 
Je  frémis  quand  je  songe  que  des  gens  qui  portaient 
l'adultère  au  fond  de  leur  cœur,  osaient  parler  de 
vertu...  Nous  étions  faits,  j'ose  le  croire,  pour  suivre 
et  chérir  la  véritable  vertu  ;  mais  nous  nous  trom- 
pions en  la  cherchant  et  ne  suivions  qu'un  vain  fan- 
tôme. Il  est  temps  que  l'illusion  cesse  ;  il  est  temps 
de  revenir  d'un  trop  long  égarement1.  » 

Il  serait  d'ailleurs  facile  de  signaler  bien  des  pas- 
sages semblables.  Car  nous  ne  remplirions  que  la 
moitié  de  notre  tâche,  si  nous  nous  bornions  à  faire 
ressortir  les  côtés  immoraux  de  la  Nouvelle  Héloïse. 
Il  y  a,  quand  il  s'agit  de  Rousseau,  une  contre- 
partie presque  toujours  nécessaire.  Ce  même  livre 
donc,  que  nous  venons  de  montrer  si  faux,  si  peu 
honnête,  a  des  pages  d'une  incontestable  élévation 
de  sentiment  et  de  pensée.  Qu'on  le  dise  à  la 
louange  de  Rousseau  ou  à  la  honte  de  son  siècle, 
son  roman,  tout  obscène  qu'il  est,  pourrait  encore, 
si  on  le  compare  à  tous  les  récits  fictifs  de  la  même 
époque,  passer  pour  un  roman  modèle.  L'amour 
seul  de  la  vertu  est  déjà  quelque  chose,  même  avec 
la  pratique  du  vice  ;  quoique,  à  dire  vrai,  la  morale 
ait  peu  à  profiter  de  cet  alliage.  Les  sermons  ont  du 
bon,  surtout  quand  ils  sont  éloquents  ;  or,  ici,  tout 
le  monde  prêche  :  Julie  passe  sa  vie  à  prêcher, 
Claire  prêche,  Saint-Preux  prêche,  l'Anglais  prêche; 

1.  Nouvelle  Héloïse,  III»  partie,  lettre  20. 


510 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


il  n'est  pas  jusqu'à  l'athée  Wolmar  qui  ne  prêche  aussi 
comme  les  autres.  On  ne  sait  ce  qui  revient  le  plus 
souvent,  des  sentiments  passionnés  ou  des  prédica- 
tions puritaines,    des   tableaux    voluptueux    ou   des 
scènes  de  famille.  D'une  façon  générale,    le   mal  et 
le  bien  se  sont  partagé  la  place,  le  mal  ayant  pris 
la  première  moitié  du  livre  ;  mais  ils  empiètent  par- 
fois  l'un    sur  l'autre   et   s'enchevêtrent  de  manière 
qu'il  n'est  pas  toujours  facile  de  les  démêler.  Pour 
citer  un  exemple,  la  lettre  où  Julie  accorde  sa  main 
à  Wolmar,  tout  en  g-ardant  son  cœur  à  Saint-Preux, 
lui  sera  difficilement  pardonnée  '.  On  attendait  mieux 
d'une  femme   aussi  parfaite  ;   l'intérêt  même   qu'on 
lui  porte  souffre  de  ce  manque  de  constance  ou  de 
franchise.  Mais  comme  la  fidélité  qu'elle  voue  à  son 
mari,  l'affection   qu'elle  ne  tarde  pas  à  lui  cfonner, 
les  belles  réflexions  qu'elle  fait  sur  l'état  du  mariage 
la  relèvent  bientôt  !  Puis,  après  son  mariage,  comme 
sa    conduite   tranche    heureusement    avec    ses   pre- 
mières faiblesses  !  Il  y  a  cependant  une  ombre  à  ce 
tableau  :  le  changement  de  Julie  est  bien  subit  et 
bien  peu  vraisemblable.  Comment  passe-t-elle  tout 
d'un  coup  du  relâchement  à  la  sévérité,  de  l'effron- 
terie  à   un   excès   de   pudeur?    Comment    peut-elle 
vivre  heureuse   et  tranquille  entre  son  mari  qu'elle 
respecte,  qu'elle  estime,  et  son  ancien  amant,  qu'elle 
continue  d'aimer  autant  que  par  le  passé,  quoique 
d'une  affection  différente?  Sa  situation  est  délicate, 
si  délicate  même  que  Rousseau  n'a  pas  cru  pouvoir 
sauver  son  héroïne  d'un  moment  de  tentation.  Tout 
le  monde,  à   commencer  par  son   mari,  a  beau  lui 
dire   qu'elle    n'a  rien   à  craindre,   il   s'en  faut    peu 


1.  Nouvelle  Héloïse,  IIIe  partie,  lettre  15. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  511 

qu'elle  n'apprenne  à  ses  dépens,  en  présence  des 
monuments  de  ses  premiers  transports,  qu'on  ne 
joue  pas  avec  une  ancienne  passion.  «  Allons-nous-en, 
mon  ami,  dit-elle  enfin  d'une  voix  émue  ;  l'air  de 
ce  lieu  n'est  pas  bon  pour  moi  *.  »  Ce  seul  mot  doit 
lui  faire  pardonner  bien  des  sottises.  Encore  deux 
victoires  comme  celle-là,  dit  Saint-Marc  Girardin, 
et  elle  est  perdue.  C'est  vrai,  mais  elle  a  pris  ses 
précautions  pour  ne  pas  s'exposer  à  se  perdre.  Elle 
fuit  le  danger  ;  c'est  le  moyen  de  n'y  pas  retomber. 
Cette  promenade  de  Meillerie  rappelle  beaucoup  la 
scène  du  bosquet  avec  Mmu  d'Houdetot. 

Les  digressions,  et  Dieu  sait  s'il  y  en  a,  offrent  le 
même  alliage  de  bon  et  de  mauvais  :  il  y  en  a  sur 
tous  les  sujets,  comme  il  y  en  a  de  toutes  les  qua- 
lités. Il  y  en  a,  et  ce  ne  sont  pas  les  moins  belles, 
qui  ne  sont  que  de  simples  descriptions.  Rousseau, 
avec  son  sentiment  exquis  de  la  nature ,  pouvait 
s'exercer  à  son  aise,  au  sein  des  magnifiques  pay- 
sages de  la  Suisse.  Parmi  ces  digressions,  plusieurs 
sont  de  véritables  traités.  On  en  compte  sur  l'hon- 
neur et  sur  la  noblesse,  sur  le  duel  et  sur  le  suicide, 
sur  la  musique  et  sur  l'opéra,  sur  la  danse2,  sur  les 
mauvaises  compagnies,  sur  le  respect  humain,  sur 
Paris,  les  Parisiens,  et  surtout  les  Parisiennes,  sur 
la  Providence  et  sur  la  prière,  sur  le  mariage,  sur 
l'humilité,  sur  la  dévotion,  sur  l'éducation  et  l'éco- 
nomie domestique,  sur  l'état  des  hommes  après  la 
mort.  Relativement  à  ce  dernier  sujet,  Jean-Jacques 
aboutit  à  une  conclusion  très  sage  et  qu'on  n'eût  pas 


1.  Nouvelle  Hcloïse,  IVe  par-    !   copiées  dans  la  Lettre  à  d'A- 
tie,  lettre  17.  —  2.  Ces  consi-    I   lembert  sur  les  spectacles. 
dérations  sur  la  danse  sont  | 


512  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

attendue  de  lui,  c'est  l'obligation  d'avertir  les  mou- 
rants de  leur  fin  prochaine,  afin  de  les  mettre  à 
même  de  se  préparer  à  la  mort  et  d'appeler  en 
temps  utile  le  ministre  de  la  religion.  Dans  le  senti- 
ment de  Julie,  dit  Wolmar,  «  la  disposition  de  sa 
dernière  heure  doit  décider  de  son  sort  durant  l'é- 
ternité ;  dans  le  mien,  les  ménagements  que  je  veux 
avoir  pour  elle  lui  seront  indifférents  dans  trois 
jours.  Dans  trois  jours,  selon  moi,  elle  ne  sentira 
plus  rien  ;  mais  si  peut-être  elle  avait  raison,  quelle 
différence  !  Des  biens  ou  des  maux  éternels  !...  Peut- 
être...  Ce  mot  est  terrible1.  »  Le  traité  de  Julie  sur 
le  duel  est  excellent  ;  seulement  où  trouver  des 
femmes  capables  d'en  faire  autant2  ?  La  discussion 
en  partie  double  sur  le  suicide  a  pour  le  moins  le 
tort  de  laisser  l'esprit  en  suspens.  Si  Jean-Jacques 
n'avait  pas  d'opinion  arrêtée  sur  ce  sujet  important, 
il  aurait  mieux  fait  de  n'en  pas  parler3.  Les  consi- 
dérations sur  la  Providence,  sur  la  prière,  sur  la 
faiblesse  de  la  raison,  sur  la  nécessité  de  placer 
Dieu  à  la  base  de  la  morale  sont  pour  nous,  catho- 
liques, d'une  orthodoxie  incontestable,  mais  elles 
démentent  les  idées  philosophiques  de  Rousseau.  On 
se  demande  notamment  comment  le  déisme  s'ar- 
range de  la  vertu  si  exclusivement  chrétienne  de 
l'humilité.  Rousseau  a  de  ces  accès  de  franchise 
qui  peuvent  servir  à  témoigner  de  sa  sincérité, 
même  de  son  bon  sens,  quand  il  n'est  pas  aveuglé 
par  l'orgueil  et  par  une  sensibilité  maladive.  A  côté 
d'erreurs  déplorables,  il  a  des  mots  qu'on  voudrait 
voir  gravés   sur  l'airain.   «  Je  hais,  dit-il,  les  mau- 


1.  Nouvelle Hcloïse, VI» partie,   I   lettre  57.  —  3.  M.,  IIP  partie, 
lettre  11.  —  2.  /rf.,  1^  partie,  |  lettres  21  et  22. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


513 


vaises  maximes  encore  plus  que  les  mauvaises  ac- 
tions1. »  «  Nous  avons  recherché  le  plaisir,  et  le 
bonheur  a  fui  loin  de  nous  2.  »  «  Il  ne  faut  rien  ac- 
corder aux  sens,  quand  on  veut  leur  refuser  quelque 
chose  3.   » 

Au  moment  où  Ton  fait  tant  d'efforts  pour  jeter 
Dieu  à  la  porte  de  l'école,  nous  ne  pouvons  résister 
au  plaisir  de  citer  à  ce  sujet. l'opinion  de  Rousseau. 
Wolmar  cherche  un  précepteur  pour  ses  enfants.  // 
n'ignore  pas  que  ces  soins  importants  sont  le  princi- 
pal devoir  du  père.  Cependant  il  renonce  à  l'exercer, 
ce  devoir.  Pourquoi?  Parce  que,  étant  athée,  il  ne 
s'en  acquitterait  pas  au  gré  de  Julie.  Il  aurait  beau 
ne  pas  laisser  percer  au  dehors  ses  opinions,  il  sent 
que  cela  ne  suffit  pas  et  que,  quoi  qu'il  arrive,  la 
leçon  s'inspirera  toujours  de  la  pensée  du  maître  \ 
Nos  ministres,  qui  prennent  fastueusement  Rousseau 
pour  un  de  leurs  modèles,  ne  l'abandonneraieut-ils 
donc  que  lorsqu'il  a  raison? 

Rousseau  a  mis  au  bas  des  pages  de  sa  Nouvelle 
Héloïse  quelques  notes;  elles  sont  destinées  le  plus 
souvent  à  confirmer,  mais  parfois  aussi  à  rectifier, 
à  critiquer  et  même  à  contredire  les  idées  du  texte. 
Il  était  censé  n'être  pas  l'auteur,  mais  seulement 
l'éditeur  de  ses  lettres.  C'était  pousser  la  fiction  un 
peu  loin. 

Nous  avons  peu  parlé  du  style  de  la  Nouvelle 
Héloïse.  La  Lettre  sur  les  spectacles  avait  fait  con- 
naître la  grandeur  simple  et  forte  du  style  de  Rous- 
seau ;    dans    la  Nouvelle   Héloïse,    l'auteur  n'a  pas 


1.  Nouvelle  Héloïse,  Ire  partie, 
lettre  30.  —  2.  ld.,  I™  partie, 
lettre  32.  —  3.  ld.,  III»  partie, 


lettre  18.  —  4.  ld.,  IV*  partie, 
lettre  14. 


514  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

moins  de  puissance,  mais  il  y  joint  une  richesse  d'i- 
magination et  de  sentiment  qu'il  n'avait  pas  encore 
eu  occasion  de  produire.  Il  est  fâcheux  qu'il  tomhe 
parfois  dans  l'affectation  et  la  recherche.  C'était 
l'écueil  du  genre  qu'il  avait  choisi;  il  n'a  pas  su  l'é- 
viter entièrement.  C'est  la  nature,  pourrait-on  dire; 
il  n'y  a  pas  d'amoureux  qui  ne  soient  affectés  et 
précieux.  —  Mais,  dit  La  Harpe,  si  l'on  s'avisait  de 
publier  les  conversations  de  deux  amoureux,  y  au- 
rait-il quelqu'un  pour  les  lire1? 

Quand  parut  la  Nouvelle  Héloïse,  le  roman  anglais 
de  Clarisse,  maintenant  oublié,  était  fort  à  la  mode. 
Rousseau  dut  s'en  inspirer;  mais  s'il  l'imita,  ce  fut  à 
la  manière  des  hommes  de  génie,  sans  rien  perdre 
de  son  originalité.  Au  fond,  les  deux  œuvres  ne  se 
ressemblent  guère.  On  les  a  beaucoup  comparées  ; 
Rousseau,  tout  le  premier,  n'a  pas  dédaigné  de  le 
faire2.  Les  Anglais  purent  bientôt  mettre  eux-mêmes 
sans  intermédiaires,  les  deux  romans  en  parallèle, 
car  on  ne  tarda  pas  à  traduire  dans  leur  langue 
l'œuvre  de  Rousseau  3.  Il  s'est  trouvé  des  gens  pour 
préférer  le  roman  de  Richardson;  mais  autant  Cla- 
risse surpasse  Julie  par  le  côté  moral,  autant  cette 
dernière  est  supérieure  à  l'autre  par  les  qualités  de 
la  passion  et  du  style. 

Il  est  souvent  question  dans  la  Nouvelle  Héloïse 
d'un  Anglais ,  lord  Edouard  Bormston ,  ami  de 
Saint-Preux,  Jean-Jacques  avait  eu  dans  le  principe 
l'intention  d'insérer  ses  aventures  dans  le  roman  ; 
mais  il  jugea  avec  raison  qu'elles  y  tiendraient  trop 


1.  Lycée,    IIIe  partie,    XVIIIe    !    Lettre    de    Rousseau  à   M"><>    de 
siècle,  1.  It  et  III,  Romans. —      Luxembourg,  été  de  1761. 
2.    Confessions,    1.    XI.    —     3.    ! 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


515 


de  place  et  en  dépareraient  la  simplicité.  Nous 
avons  vu  dans  le  chapitre  précédent  l'usage  qu'il  fit 
de  cet  opuscule,  nous  n'avons  pas  y  à  revenir.  Du 
reste,  on  s'en  est  peu  occupé  dans  le  temps;  on  ne 
s'en  occupe  plus  du  tout  aujourd'hui  *. 


II 


Rousseau  s'adressa  pour  l'impression  de  son  livre 
à  son  ami  Rey.  Les  conditions  de  la  vente  semblent 
avoir  été  fixées  par  lui  seul  ;  Rey  n'eut  qu'à  accep- 
ter, ce  qu'il  fit  sans  difficulté,  car  Jean-Jacques  n'a- 
vait pas,  comme  Voltaire,  l'habitude  de  ruiner  ses 
libraires.  Le  prix  fut  arrêté  à  soixante  louis2.  Plus 
tard,  de  Bastide  offrit  de  l'ouvrage  deux  cents  louis. 
«  Je  lui  ai  dit,  répondit  Rousseau  à  Rey,  qu'il  n'é- 
tait plus  à  moi,  mais  que  j'avais  lieu  de  croire  que 
vous  n'y  étiez  pas  fort  attaché.  Il  m'a  demandé  votre 
adresse  et  mon  consentement.  Le  reste  est  votre  af- 
faire 3.  »  Mais  l'impression  était  commencée,  le  prix 
payé  et  l'affaire  trop  bonne  pour  que  Rey  la  laissât 
échapper.  Nous  verrons,  d'ailleurs,  par  la  suite  que, 
si  Rey  eut  lieu  d'être  satisfait  des  procédés  de  Rous- 
seau, celui-ci  eut  également  à  se  louer  de  ceux  de 
son  éditeur. 

Si  Rousseau  était  facile  sur  la  question  d'argent, 
il  l'était  beaucoup  moins  sur  celle  des  soins  à  don- 


1.  Voir  sur  cet  opuscule  les 
Confessions,  1.  X  ;  —  Lettres  à  Du- 
clos,  1760;  à  Lcnieps,  avril  1761  ; 
Lettre  de  Moullou  à  Rousseau,  5 
juin  1762  ;  —  Bachaumoxt,  au 
26  mai  1762;  —  Correspondance 


littéraire, août  1780  ;  —  FRÉRON, 
Année  littéraire,  1780,  t.  VII.  — 
2.  Lettre  à  Rey,  20  octobre  1758. 
—  3.  Lettres  àRey,\S  mai  1760; 
de  Duclos  à  Rousseau,  com- 
mencement de  1761. 


516 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


ner  à  ses  œuvres1.  Il  aurait  bien  voulu,  après  avoir 
écrit  les  lettres  de  ses  amants  avec  l'élégance  que 
nous  savons,  continuer,  pendant  l'impression,  d' en- 
tourer ses  personnages  du  même  luxe.  Aussi  rêvait- 
il  pour  eux  les  honneurs  de  l'illustration.  Dès  1757, 
il  s'en  était  ouvert  à  Mme  d'IIoudetot  et  lui  avait 
soumis  des  projets  d'estampes;  mais,  répondait 
Mmo  d'IIoudetot.  il  faudrait  le  génie  de  l'auteur  pour 
les  exécuter  2.  L'entreprise,  d'ailleurs,  était  considé- 
rable ;  pour  douze  estampes,  elle  pouvait  s'élever  à 
cent  louis3.  C'était  le  cas  d'utiliser  la  bonne  volonté 
de  Coindet.  Celui-ci  ne  ménagea  pas  sa  peine,  mais 
malgré  sa  diligence,  le  travail  du  burin  ne  suivit 
que  de  très  loin  celui  des  typographes.  Il  fallut  re- 
noncer à  publier  les  gravures  en  même  temps  que 
le  texte.  Boucher  avait  consenti  à  faire  les  dessins  ; 
cependant,  après  avoir,  à  plusieurs  reprises,  accepté, 
puis  refusé,  ce  ne  fut  pas  lui,  en  définitive,  qui  les 
fit,  mais  Gravelot,  un  artiste  de  bien  moindre  ta- 
lent4. Inutile  d'ajouter  que  Jean-Jacques  revoyait  et 
critiquait  minutieusement  les  épreuves  des  estampes, 
aussi  bien  que  celles  du  texte  5. 

La  publication  du  texte  donna  lieu  à  des  embar- 
ras d'un  autre  genre.  Si  Rousseau  n'avait  eu  que 
son  édition  de  Hollande,  il  en  aurait  été  quitte  pour 
les  transes  que  ne  manquaient  jamais  de  lui  faire 
éprouver  ses  libraires;  mais  M.  de  Malesherbes,  non 
content  de  lui  servir  d'intermédiaire  pour  les  envois 


1.  Voir  34  lettres  de  Rous- 
seau à  Rey, pour  l'impression 
de  la  Nouvelle  Héloïse,  du  2  mai 
1759  au  18  juin  1761.  —  2.  Lettre 
de  Mm«  ci'Houdetol  à  Rousseau,  1 4 
décembre  1757.  —  3.  Lettre  de 
Rousseau  à  Rey,  21  juin  1759.  — 


4.  Corresp.  littér.,  15  mai  1761. 
—  5.  Lettre  à  Rey,  avril  1760;  à 
Lorenzi,  31  octobre  1760;  à 
M.  X,  1760;  à  Coindet,  13  fé- 
vrier 1761;  Autre  à  Coindet, 
1761  ;  de  Duclos  à  Rousseau,  12 
mars  1761. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  517 

des  épreuves',  s'avisa  de  demander  une  édition 
française,  dont  l'auteur  devrait  retirer  tout  le  pro- 
fit. Jean-Jacques  détestait  les  embarras,  encore  plus 
qu'il  ne  recherchait  les  bénéfices  ;  il  se  trouvait  lié 
avec  Rey;  il  tenait  à  ne  pas  lui  faire  tort;  il  s'opposa 
donc,  autant  qu'il  le  put,  à  l'édition  française;  tandis 
que  Malesherbes,  qui  s'entêtait  à  lui  faire  du  bien, 
pour  ainsi  dire  malgré  lui,  y  mit  la  plus  gracieuse 
insistance.  Dans  cette  espèce  de  polémique  entre 
deux  hommes  de  conditions  sociales  si  diverses,  il  y 
eût  eu  impolitesse  à  Jean-Jacques  de  paraître  don- 
ner des  leçons  de  probité  à  son  noble  adversaire.  Il 
sut  néanmoins  résister  jusqu'au  bout  à  des  offres 
que  réprouvait  sa  conscience.  Je  ne  puis,  disait-il, 
vendre  mon  manuscrit  deux  fois  ;  et  quand  même 
vous  autoriseriez  une  édition  française,  à  laquelle  je 
n'ai  pas  le  pouvoir  de  m'opposer,  je  dois  refuser  au 
moins  d'en  tirer  aucun  bénéfice. 

S'il  s'était  bien  rendu  compte  des  règles  qui  ré- 
gissaient la  librairie  à  cette  époque,  il  aurait  sans 
doute  été  moins  scrupuleux.  Aucun  traité  internatio- 
nal ne  garantissait  alors  la  propriété  littéraire.  Les 
contrefaçons  d'une  nation  à  une  autre  s'exerçaient 
publiquement,  sans  qu'aucune  loi  y  pût  mettre  obs- 
tacle. Bien  plus,  afin  de  se  ménager  quelque  intérêt 
dans  la  contrefaçon,  l'auteur  qui  se  faisait  imprimer 
en  Hollande,  par  exemple,  ou  même  son  imprimeur, 
désignaient  souvent  le  libraire  qui  serait  chargé  de 
l'édition  française,  faisaient  marché  avec  lui,  s'em- 
ployaient à  lui  faire  obtenir  un  privilège.  Les  seru- 


1.  Lettres  de  Rousseau  à  Rey,    |    herbes,  6  mais,  18  mai  et  no- 
6  mars  1 760  ;  à  3/me  de  Luxem-       vembre  1760. 
bourg,  5  mars    1760;   à  Maies-    \ 


518 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


paies  de  Rousseau  lui  font  honneur;  mais  on  ne 
s'étonnera  pas  que,  dans  ces  circonstances,  ils  n'aient 
pas  arrêté  Malesherbes.  Rey  donna  son  consente- 
ment, il  refusa  même  de  partager  avec  Rousseau 
les  mille  livres  que  lui  valut  l'édition  de  Paris,  de 
sorte  que  celui-ci  eut  tout  le  profit,  sans  qu'il  en 
coûtât  aucun  sacrifice  à  sa  délicatesse  \ 

Il  n'en  fut  pas  de  même  de  son  orgueil,  et  ses 
susceptibilités  d'auteur  eurent  largement  à  souffrir 
dans  cette  circonstance.  Malesherbes,  le  modèle  des 
administrateurs  tolérants;  Malesherbes ,  qui  mon- 
trait d'autant  plus  de  facilité  que  lui-même  parta- 
geait les  doctrines  de  la  secte  philosophique,  aurait 
voulu  laisser  tout  passer,  bon  et  mauvais.  Il  aimait 
Rousseau;  il  se  plaignait  uniquement  de  ne  pouvoir 
lui  faire  tout  le  bien  qu'il  aurait  désiré;  il  venait 
encore  de  lui  proposer  d'entrer,  avec  d'honorables 
appointements,  au  Journal  des  savants,  et  n'avait 
essuyé  qu'un  refus.  Il  est  présumable  toutefois  que, 
pour  l'édition  de  Julie,  il  ne*  se  serait  pas  tant 
avancé ,  s'il  avait  lu  les  épreuves ,  ou  même  s'il 
avait  bien  compris  certaines  lettres  de  Rousseau  2. 
Quoi  qu'il  en  soit,  après  avoir  plusieurs  fois  pro- 
testé de  sa  confiance  dans  les  doctrines  de  l'auteur, 
lorsque  vint  le  moment  de  s'exécuter,  il  exigea  des 
suppressions.  Des  suppressions,  grand  Dieu!  Mais  il 
ne  savait  donc  pas  combien  Jean-Jacques  tenait  à 
ses  idées;  comme  le  moindre  changement,  une  faute 


1.  Lettres  de  Malesherbes  à 
Rousseau,  29  octobre,  13  no- 
vembre 1760  et  26  janvier  1761  ; 
Réponses  de  Rousseau,  5  et  17  no- 
vembre 1760, 28  janvier  et  10  fé- 
vrier 1761  ;  Lettres  de  Rousseau 


à  Guérin ,  libraire,  21.  dé- 
cembre 1760;  à  Rey,  18  février 
1761;  —  Confessions,  1.  X.  — 
2.  Voir  notamment  les  Lettres 
de  Rousseau  à  Malesherbes  du 
5  et  du  17  novembre  1760. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 


519 


d'impression  le  bouleversait.  Rousseau  d'ailleurs, 
n'ayant  pas  demandé  L'édition  française ,  était  fort 
pour  résister.  Il  se  montra  pourtant  assez  conciliant 
d'abord.  Que  Rey  donne  son  consentement,  lui- 
même  fera  les  corrections ,  enverra  les  préfaces, 
engagera  Goindet  à  s'arranger  avec  l'éditeur  pour 
les  estampes  '.  Mais  à  mesure  que  les  feuilles  parais- 
saient, il  sentait  son  indignation  augmenter.  Com- 
ment a-t-on  eu  si  peu  d'égards  pour  lui,  que  d'ajouter 
aux  fautes  de  l'édition  de  Hollande  une  multitude  de 
contre-sens  qu'on  aurait  évités  en  lui  soumettant  les 
épreuves  de  celle  de  Paris  2? 

Mais  ce  fut  bien  pis  quand  il  connut  l'étendue  des 
retranchements  qu'on  lui  imposait.  Ils  ne  compre- 
naient guère  moins  de  cent  pages.  Tous  étaient 
pris,  sauf  un  seul,  dans  le  cinquième  et  le  sixième 
livre.  Malesherbes  y  tenait  peu  au  fond  ;  mais  il  était 
obligé  par  ses  fonctions  à  venger  les  attaques  contre 
les  souverains  ou  contre  le  corps  judiciaire,  à  pro- 
téger la  religion  de  TEtat,  à  s'entourer  de  l'avis  des 
théologiens;  il  n'était  pas  jusqu'aux  Jansénistes  qu'il 
ne  se  crût  forcé  de  ménager3.  «  Hélas!  s'écriait  Rous- 
seau, les  théologiens  ont  flétri  les  charmes  de  Julie. 
J'avoue  qu'elle  me  plaisait  plus,  aimable  quoique  hé- 


1.  Lettre  à  l'éditeur  Guérin, 
21  décembre  17(30.  —  2.  Lettres 
à  Malesherbes ,  28  janvier  1761; 
à  Coindel,  s.  d.  Vendredi.  Pe- 
titain  suppose  que  cette  der- 
nière lettre  se  rapporte  à 
l'Emile;  nous  croyons  plutôt 
qu'elle  concerne  la  Nouvelle 
Héloïse.  Voir  aussi  Lettre  de 
Malesherbes  à  Rousseau,  2'J  jan- 
vier 1761.  —   3.    Lettre   de  Ma- 


lesherbes à  Rousseau,  16  février 
1761,  et  note  des  retranche- 
ments exigés,  (Streckeisen 
MOULTOU,  J.-J.  Rousseau,  ses 
amis  et  ses  ennemis).  —  Notes 
polémiques  de  Rousseau,  en 
réponse  à  la  note  de  Males- 
herbes et  à  une  lettre  de  fé- 
vrier 1761  (Œuvres  inédiles  de 
J.-J.  Rousseau ,  éditées  par 
Musset-Pathay,  t.  I,  p.  49.) 

34 


520  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

rétique,  que  bigote  et  maussade  comme  la  voilà1.  » 
«  ...  M.  de  Malesherbes,  continuait-il  d'un  ton  rodo- 
mont,  pense  que  la  doctrine  mise  dans  la  bouche  de 
Julie  mourante  est  celle  de  l'auteur,  et  il  veut  qu'on  la 
tronque.  Dans  une  édition  faite  sous  mes  yeux,  ce 
serait  un  désaveu  tacite.  Quoi!  M.  de  Malesherbes 
veut-il  donc  que  je  renie  ma  foi!  Ou  le  courage  que  je 
crois  sentir  au  fond  de  mon  cœur  me  trompe,  ou, 
quand  je  verrais  devant  moi  l'appareil  des  supplices, 
je  n'ôterais  pas  un  mot  de  ce  discours2.  » 

Malesherbes,  qui  sans  doute  commençait  à  con- 
naître son  Jean-Jacques,  mais  qui,  malgré  tout, 
tenait  à  jouer  auprès  de  lui  le  rôle  de  protecteur, 
chercha  à  l'amadouer  par  la  douceur  et  lui  fit  les 
plus  belles  promesses  pour  une  troisième  édition, 
s'engageant  à  discuter  à  l'avance,  article  par  article, 
les  modifications  qu'il  consentirait  à  admettre  ,  et 
l'assurant  qu'il  n'en  serait  pas  fait  d'autres3. 

Eu  attendant,  l'intérêt  qu'il  lui  portait  l'engagea 
encore  à  faire  un  autre  changement,  et  dans  un 
seul  exemplaire.  L'auteur  avait  mis  dans  la  bouche 
de  Saint-Preux  cette  maxime ,  plus  vraie  qu'oppor- 
tune :  «  La  femme  d'un  charbonnier  est  plus  res- 
pectable que  la  maîtresse  d'un  roi.  »  11  protesta  qu'il 
n'avait  sougé  à  aucune  application  de  personnes  et 
consentit  à  substituer  le  mot  prince  à  celui  de  roi; 
mais  Malesherbes,  ne  jugeant  pas  encore  cela  suffi- 
sant, fit  supprimer,  au  moyen  d'un  carton  exprès,  le 
membre  de  phrase  tout  entier  sur  l'exemplaire  des- 
tiné à  Mrac  de  Pompadour  \  Il  est  bien  possible  que 


1.  Lettre  à  M.  D.,  19  février 
17ol.  —  2.  Lettres  à  Guérin, 
'20  février  17(31,  et  à  M.  X.,  s.  d. 
—  3.    Lettre    de    Malesherbes   à 


Rousseau,  février  1761  ;  —  Notes 
polémiques  de  Rousseau.  —  h. 
<J  on  fessions,  1.  X. 


DE    .JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


521 


ce  rhabillage  maladroit  n'ait  eu  d'autre  effet  que  de 
faire  remarquer  davantage  le  passage  incriminé. 

Malesherbes  avait  pris  ses  mesures  pour  empêcher 
l'introduction  de  l'édition  de  Hollande,  mais  seule- 
ment jusqu'à  ce  que  la  sienne  à  lui-même  fût  prête 
à  paraître.  Rousseau,  qui  ne  voyait  rien  venir,  s'im- 
patientait, se  désespérait,  s'imaginait  que  son 
libraire  ayant  fait  l'envoi  par  mer,  par  mesure  d'é- 
conomie, la  cargaison  avait  été  prise  par  les  An- 
glais '.  Enfin,  les  ballots  arrivèrent;  le  directeur 
général  de  la  librairie  reprit  ses  complaisances  ha- 
bituelles; les  deux  éditions  se  propagèrent  simul- 
tanément et  presque  avec  une  égale  liberté. 

Ce  n'était  pas  trop  de  l'une  et  de  l'autre  pour 
répondre  à  l'accueil  enthousiaste  qui  fut  fait  à 
l'ouvrage.  Les  différences,  d'ailleurs,  tout  impor- 
tantes qu'elles  étaient  pour  les  délicats,  ne  tou- 
chaient guère  le  simple  public.  Mmo  d'IIoudetot,  qui 
avait  suivi  l'œuvre  jour  par  jour,  à  mesure  qu'elle 
se  développait,  en  avait  parlé  autour  d'elle.  Mme  de 
Luxembourg-,  qui  avait  eu  la  faveur  d'une  lecture 
et  le  don  d'un  exemplaire  écrit  de  la  main  de  l'au- 
teur, ne  pouvait  taire  son  admiration  2  et  avait  ob- 
tenu l'autorisation  que  Saint-Lambert  lût  l'ouvrage 
en  manuscrit  au  roi  de  Pologne.  Duclos,  qui  le  con- 
naissait aussi,  en  avait  fait  l'éloge  en  pleine  acadé- 
mie3. Le  livre  était  donc  attendu  avec  impatience. 
On  ne  parlait  que  de    Julie  \   Le    succès    dépassa 


{.Lettre  à  M«"  de  Verdcliji,  28 
décembre  17G0.  —  2.  Lettres  de 
Rousseau  à  Mme  de  Luxembourg, 
29  octobre  1759,  15  janvier, 
20  juin  1760  ;  de  M™«  de  Luxem- 
bourg   à    Rousseau,  novembre 


1759,  mars  P60.  —3.  Lettre  de 
Rousseau  à  Mme  de  Luxembourg, 
12  décembre  1760.  —  4.  Lettre 
du  maréchal  de  Luxembourg  à 
Rousseau,  4  janvier  1761. 


522 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


pourtant  encore  les  espérances.  «  Les  sentiments, 
dit  Rousseau,  furent  partagés  chez  les  gens  de 
lettres;  mais  dans  le  monde,  il  n'y  eut  qu'un  avis, 
et  les  femmes  surtout  s'enivrèrent  et  du  livre  et  de 
l'auteur,  au  point  qu'il  y  en  avait  peu,  même  dans 
les  hauts  rangs,  dont  je  n'eusse  fait  la  conquête,  si 
je  l'avais  entrepris.  J'ai  de  cela  des  preuves  que  je 
ne  veux  pas  écrire,  et  qui,  sans  avoir  besoin  de 
l'expérience  ,  autorisent  mon  opinion  *.  »  Dispensons 
Rousseau  des  preuves;  franchement,  nous  aimons 
mieux  croire  qu'il  aurait  été  embarrassé  pour  les 
produire. 

Ce  qui  est  plus  certain,  c'est  qu'on  s'arrachait  les 
volumes;  que  clans  les  premiers  jours,  on  les  louait 
à  raison  de  douze  sous  l'heure  ;  que  les  deux  édi- 
tions, hollandaise  et  française,  devenant  insuffi- 
santes, Jean-Jacques  ne  tarda  pas  à  en  préparer  une 
troisième,  dont  il  fit  gracieusement  cadeau  à  Rey2; 
c'est  que  bientôt  il  y  en  eut  une  traduction  anglaise 3  ; 
c'est,  en  un  mot,  que  l'effet  fut  immense,  principa- 
lement sur  les  femmes  ;  c'est  que,  malheureusement, 
il  y  eut  bien  des  ravages  produits  dans  les  jeunes 
cœurs.  On  pourrait  signaler  aussi  des  retours  et  des 
protestations  de  vertu  ;  mais  ces  retours  furent-ils 
autre  chose  qu'une  attitude,  ces  protestations  une 
sorte  de  jargon?  «  Ce  ne  fut,  dit  un  auteur,  qu'une 
façon  de  se  travestir  et  de  se  masquer,  et,  au  lieu 
d'errer  dans  les  bosquets  dans  l'ajustement  court 
vêtu  des  Marinette  et  des  Colombine,  la  vanité, 
l'amour-propre ,    le   désœuvrement   trouvèrent   leur 


1.  Confessions,  1.  XI.  —  2. 
Lettres  à  Rey,  2  septembre, 
14  et  31    octobre,  7  novembre 


1761.  —  3.  Lettres  de  Rousseau 
à  Mmt  de  Luxembourg,  été  de 
1761;  à  Rey,  11  mars  1762. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  523 

compte  à  afficher  des  principes,  à  jouer  à  l'épouse 
et  à  la  mère,  sans  que  le  diable  en  fit  moins  pour 
cela  ses  affaires1.  »  En  somme,  Rousseau  créa  une 
foule  de  Julies  plus  ou  moins  authentiques  ;  c'est 
déjà  un  beau  succès  ;  bien  des  auteurs  se  conten- 
teraient à  moins. 

Il  était  fier  de  l'enthousiasme  qu'il  avait  excité 
chez  les  femmes.  Il  aimait  à  raconter  des  anecdotes 
à  ce  sujet.  Un  jour,  une  grande  dame  s'était  fait 
habiller  pour  aller  au  bal,  «  en  attendant  l'heure, 
elle  se  mit  à  lire  le  nouveau  roman.  À  minuit  elle 
ordonna  qu'on  mit  ses  chevaux  et  continua  à  lire. 
On  vint  lui  dire  que  ses  chevaux  étaient  mis  ;  elle 
ne  répondit  rien.  Ses  gens,  voyant  qu'elle  s'oubliait, 
vinrent  l'avertir  qu'il  était  2  heures.  Rien  ne 
presse  encore,  dit-elle  en  lisant  toujours.  Quelque 
temps  après,  sa  montre  étant  arrêtée,  elle  sonne 
pour  savoir  l'heure  qu'il  était.  On  lui  dit  qu'il  était 
4  heures.  Cela  étant,  dit-elle,  il  est  trop  tard  pour 
aller  au  bal;  qu'on  ôte  mes  chevaux.  Elle  se  fit 
déshabiller  et  passa  le  reste  de  la  nuit  à  lire... 

«  Ce  qui  me  rendit  les  femmes  si  favorables , 
ajoute  Rousseau,  fut  la  persuasion  où  elles  furent 
que  j'avais  écrit  ma  propre  histoire  et  que  j'étais 
moi-même  le  héros  de  ce  roman.  Cette  croyance 
était  si  bien  établie  que  Mm0  de  Polignac  écrivit  à 
Mme  de  Verdelin  pour  la  prier  de  m'engager  à  lui 
laisser  voir  le  portrait  de  Julie.  Tout  le  monde  était 
persuadé  qu'on  ne  pouvait  exprimer  si  vivement 
des  sentiments  qu'on  n'aurait  point  éprouvés,  ni 
peindre  ainsi  les  transports  de  l'amour  que  d'après 


1.    Desnoiresterres,     Vol-   I   xvnie  siècle,  t.  VI,  §  1. 
taire  et  la   Société  française   au    | 


524 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


son  propre  cœur...  Je  ne  voulus  ni  confirmer  ni  dé- 
truire une  erreur  qui  m'était  si  avantageuse  '.  » 

Cet  engouement  des  femmes  ne  fut  pas  seulement 
le  caprice  d'un  moment.  Bien  des  années  après 
l'apparition  de  la  Nouvelle  Héloïse,  Mmc  de  Francueil 
et  son  mari  le  poussaient  encore  jusqu'à  l'excès.  En 
1770,  Francueil  ayant  amené  Rousseau  chez  lui,  on 
ne  sait  comment,  fit  avertir  sa  femme  de  venir  au 
salon,  sans  lui  dire  qui  l'attendait.  «  J'aperçois, 
dit-elle,  un  petit  homme  assez  mal  vêtu  et  comme 
renfrogné,  qui  se  levait  lourdement  et  mâchonnait 
des  mots  confus.  Je  le  regarde  et  je  devine  ;  je 
crie,  je  veux  parler,  je  fonds  en  larmes.  Jean- 
Jacques,  étourdi  de  cet  accueil,  veut  me  remercier 
et  fond  en  larmes.  Francueil  veut  nous  remettre 
l'esprit  par  une  plaisanterie  et  fond  en  larmes.  Nous 
ne  pûmes  nous  rien  dire,  Rousseau  me  serra  la 
main  et  ne  m'adressa  pas  une  parole  2.  » 

Mais  le  triomphe  de  la  Nouvelle  Héloïse  fut  sans 
contredit  l'amitié  de  Mmc  Latour  pour  Jean-Jacques 
Rousseau.  Mmc  Latour  de  Franqueville  était  une 
femme  de  vingt-huit  à  trente  ans,  absolument  in- 
connue de  Rousseau,  riche,  intelligente.  Elle  avait 
été  obligée,  à  ce  qu'il  paraît,  de  se  séparer  de  son 
mari.  Elle  avait  l'âme  sensible,  ardente,  romanesque. 
La  lecture  de  la  Nouvelle  Héloïse  la  transporta.  Dès 
lors  elle  voua  à  l'auteur  une  sorte  de  culte  qui  ne 
se  démentit  jamais.  Elle  lui  écrivit,  sous  le  nom  de 
Julie,  ses  impressions,  tandis  qu'une  de  ses  amies 
lui  écrivait  sous  celui  de  Claire  3.  Ce  qu'elle  désire, 


1.  Confessions,  1.  XL  — 
2.  GEORGE  Sand,  Histoire  de 
ma  vie,  ch.  III.  —  3.  Lettre  de 


M"">  X.  à  Rousseau  et  Réponse 
de  Rousseau,  le  29  septembre 
1761. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  5*25 

ce  n'est  pas  de  le  voir  ;  elle  ne  veut  même  pas  être 
connue.  «  Un  homme  qui  fait  parler  Saint-Preux 
serait  trop  dangereux  pour  une  Julie  engagée  dans 
les  liens  du  mariage.  »  Qu'il  lui  écrive  une  seule 
fois,  et  il  n'entendra  plus  parler  d'elle1.  Cependant 
Jean-Jacques  se  défie;  cet  incognito  l'intrigue;  ces 
lettres  ne  sont  point  d'une  femme,  mais  seulement 
d'un  homme  ou  d'un  ange  2.  Enfin  il  se  laisse  en- 
traîner3, et  une  correspondance  suivie  s'établit  sur 
un  ton  moitié  galant,  moitié  précieux.  On  doit 
penser  qu'elle  n'est  pas  riche  en  événements  ;  en 
revanche  elle  fait  assez  bien  connaître  le  caractère 
de  Jean-Jacques.  Claire  ne  tarda  pas  à  s'ennuyer  de 
ses  brusqueries  ;  quant  à  Mmc  Latour,  elle  continua 
pendant  plus  de  quinze  ans  avec  son  ami  et  son 
maître  un  commerce  de  lettres,  souvent  orageux, 
grâce  aux  maussaderies  et  aux  duretés  de  Rous- 
seau ;  mais  rien  ne  la  rebuta.  Sans  l'avoir  vu  plus 
de  deux  ou  trois  fois  dans  sa  vie,  elle  lui  con- 
sacra le  dévouement  le  plus  pur  et  le  plus  désinté- 
ressé, le  consola  quand  il  fut  malheureux,  le  dé- 
fendit quand  il  fut  attaqué.  Son  affection,  qui  fut 
plus  que  de  l'amitié,  ne  fut  pourtant  pas  de  l'amour  ; 
elle  rappellerait  plutôt  la  tendresse  de  la  mère  pour 
son  enfant,  la  piété  et  l'adoration  envers  la  di- 
vinité. Quelques-uns  l'ont  appelée  de  la  vanité,  et 
l'ont  comparée  au  zèle  de  l'amateur  qui  s'ingénie 
de  toute  façon  pour  posséder  l'autographe  désiré4; 
mais   la   vanité  n'explique   pas  une  telle  somme  de 

1.    Lettre    de   M,a°    Latour    à  I  hommes    ou    femmes.    »    —   4* 

Rousseau,   5   octobre   1761.   —  !  Cte   d'Eschernv,   Mélanges   de 

2.  Lettre  à  Mme  Latour,   19  OC-  |  Littérature,  de  Morale  et  de  Phi- 

tobre     1761.     —    3.     Lettre    de  j  losophie,  t.  III,  supplément. 

Rousseau     aux    «  inséparables,  \ 


526 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


persévérance  et  de  dévouement.  Nous  aurons  plus 
d'une  fois  occasion  de  renouveler  connaissance  avec 
Mmc'  La  tour  '. 


III 


Les  sentiments  sur  la  Nouvelle  Hélotse,  c'est 
Rousseau  qui  nous  le  dit,  furent  partagés  chez  les 
gens  de  lettres  ;  voyons  leurs  jugements.  Lui-même 
nous  a  déjà  donné  le  sien  dans  sa  préface.  Il  per- 
sista, malgré  l'avis  de  Duclos,  à  regarder  son  livre 
comme  très  dangereux  pour  les  filles2.  Il  regrettait 
qu'il  eût  pénétré  jusqu'à  Genève3.  Du  reste,  sur 
ce  point,  comme  sur  beaucoup  d'autres,  ses  opi- 
nions sont  contradictoires.  Mm0  de  Créqui  lui  ayant 
demandé  si  elle  pouvait  lire  son  roman,  il  lui  ré- 
pondit :  «  Vous  me  marquez  qu'on  trouve  ce  livre 
dangereux  ;  je  le  crois  en  effet  dangereux  aux  fri- 
pons, car  il  fait  aimer  les  choses  honnêtes.  Au  reste, 
si  vous  voulez  en  jug-er  par  vous-même,  vous  pou- 
vez hasarder  de  lire  ou  parcourir  les  trois  derniers 
volumes1.  »  Pourquoi  pas  les  trois  premiers?  «  Je 
persiste  à  croire,  écrit-il  encore,  que  quiconque, 
après  avoir  lu  ma  Nouvelle  Héloïse,  la  peut  regarder 
comme  un  livre  de  mauvaises  mœurs,  n'est  pas  fait 
pour  aimer  les  bonnes  5.  » 


1 .  La  Correspondance  de  Rous- 
seau avec  Mme  Latour  de  Fran- 
queville  a  été  publiée  par  Du- 
peyrou,  2  vol.  in-8,  1803.  — 
La  bibliothèque  de  la  Chambre 
des  députés  en  possède  un 
recueil  de  copies  qui  nous  a 
paru  être  de  la  main  deMme  La- 
tour. —  2.   Lettre  de  Duclos  à 


Rousseau,  novembre  1760,  et 
Réponse  de  Rousseau,  19  no- 
vembre 1760.  —  3.  Lettre  à 
Mm"  C,  12  février  1761.  —  4. 
Lettre  de  M™'  de  Créqui  à  Rous- 
seau, Réponse  de  Rousseau,  5  fé- 
vrier 1761.  —  5.  Lettre  à  M™°  X., 
13  février  1761. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  527 

Mais  il  tenait  aussi  à  se  poser  en  conciliateur 
entre  les  impies  et  les  dévots.  «  Il  reste  là-dessus, 
écrivait-il,  d'importantes  vérités  à  dire,  et  qui 
doivent  être  dites  par  un  croyant.  Je  serai  ce  croyant- 
là1.  »  «  Si  Wolmar  pouvait  ne  pas  déplaire  aux  dé- 
vots, et  que  sa  femme  plût  aux  philosophes,  j'aurais 
peut-être  publié  le  livre  le  plus  salutaire  qu'on  pût 
lire  dans  ce  temps-ci".  Par  malheur,  il  ne  plut  ni 
aux  philosophes  ni  aux  dévots.  Jean-Jacques  eut 
beau  dire  qu'il  était  absolument  détaché  du  parti 
des  philosophes  ;  qu'il  n'aimait  point  qu'on  prêchât 
l'impiété  ;  qu'il  blâmait  l'intolérance 3  ;  on  ne  le 
prit  au  sérieux  ni  d'un  côté  ni  de  l'autre  :  Julie  put 
faire  école  chez  les  femmes,  nullement  chez  les 
hommes.  Rousseau  eut  beaucoup  d'admirateurs, 
encore  plus  d'admiratrices  ;  et  de  tous  et  de  toutes, 
ce  fut  peut-être  encore  lui  qui  s'admira  le  plus.  De 
tous  ses  ouvrages,  c'est  de  la  Nouvelle  Eéloïse  qu'il 
parla  toujours  avec  le  plus  d'intérêt 4  ;  c'est  Julie 
seule  qu'il  relut  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  avec  un 
plaisir  toujours  nouveau5. 

Quand  la  Nouvelle  Eéloïse  parut,  Rousseau  fut 
accablé  de  lettres 6.  Sauf  quelques  exceptions  et 
quelques  réserves,  on  doit  penser  qu'elles  furent 
louangeuses  :  on  n'a  pas  l'habitude  d'écrire  aux  gens 
pour  leur  dire  des  choses  désagréables.  Pour  se 
convaincre  que,  lorsqu'on  remercie  un  auteur  de 
l'envoi  de   son  livre,  on  peut  lui  faire  connaître  sa 


1.  Lettre  à  M™  X.,  1760.  — 
2.  Lettre  à  Duclos,  19  novem- 
bre 1760.  —  3.  Lettre  à  .1/'"°  de 
Créqui,  5  février  1761.  —  4.  Let- 
tre d'un  jeune  Suisse  à  son  père,  bourg,  16  lévrier  1761 
après  une   visite  à  Rousseau   | 


(Bibliothèque  de  Genève,  janvier 
1836).  —  5.  Lettre  à  Rey,  11  oc- 
tobre 1773.  —  6.  Confessions, 
1.  XI.  —  Lettre  à  Mmc  de  Luxem- 


528 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


pensée  sans  la  lui  dévoiler  en  entier,  il  suffit  de 
comparer,  par  exemple,  la  lettre  que  Fréron  écrivit 
à  Rousseau  pour  lui  accuser  réception  de  Y  Héloïse 
et  l'article  qu'il  publia  sur  cet  ouvrage  dans  son 
Année  littéraire* .  Nous  avons  déjà  sur  ce  sujet  l'o- 
pinion de  Mme  d'Houdetot,  de  Saint-Lambert,  de 
Mmc  de  Luxembourg";  auxquels  on  peut  joindre 
Mmo  de  Gréqui2,  Mmc  de  Chenonceaux3,  Mme  de 
Boufflers4,  Mmc  de  Montmorency5,  Necker6;  mais 
on  ne  manque  d'autres  appréciations  plus  intéres- 
santes. 

Duclos  fut  toujours  partisan  très  zélé  de  la  Nou- 
velle Héloïse.  Rousseau  la  lui  avait  communiquée 
en  manuscrit,  sans  lui  dire  qu'il  en  fût  l'auteur, 
«  Si  l'ouvrage  est  de  vous,  lui  répondit  Duclos,  j'en 
suis  bien  aise,  parce  que  je  vous  aime  ;  s'il  n'en 
est  pas,  j'en  serai  encore  plus  aise,  parce  que  j'aime 
mieux  qu'il  y  ait  deux  hommes  capables  de  le  faire 
qu'un  seul.  »  Cependant  il  ne  lui  ménagea  pas  les 
critiques  de  détail  ;  il  blâmait  la  préface,  quelques 
notes  et  même  quelques  scènes  ;  il  voyait  surtout 
des  inconvénients  à  l'introduction  de  l'ouvrage 
en  France.  Rousseau,  qui  appréciait  beaucoup  le  ju- 
gement de  Duclos,  fut  enchanté7. 

D'Alembert  lui  adressa  de  grands  éloges,  mêlés 
de  quelques  critiques.  La  préface,  les  notes  surtout 


1.  Lettre  de  Fréron  à  Rous- 
seau, 21  février  1761.  —  Année 
littéraire,  1761,  t.  II.  —  2.  Lettres 
de  Mme  de  Créqui  à  Rousseau, 
février  et  16  février  1761.  — 
3.  Lettre  de  Mme  de  Chenonceaux 
à  Rousseau,  s.  <1.  —  4.  Lettre  de 
Mme  de  Montmorency  à  Rous- 
seau, 14  février  1761.  — 5.  Lettre 


de  Rousseau  à  Mm*  de  Montmo- 
rency,  21  février  1761.  — 
6.  Lettre  de  Necker  à  Rousseau, 
16  février  1761.  —  7.  Lettres  de 
Duclos  à  Rousseau,  octobre, 
21  octobre,  novembre  1760;  de 
Rousseau  à  Duclos,  19  novem- 
bre 1760. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


529 


lui  déplaisaient.  «  Quelques  personnes,  ajoutait-il, 
paraissent  surprises  que  la  Lettre  sur  la  Comédie  et 
la  Nouvelle  Héloïse  soient  sorties  de  la  même  plume  ; 
mais  bien  loin  de  me  joindre  à  ces  critiques,  plus 
ils  auraient  raison,  et  plus  je  devrais  vous  remercier 
pour  ma  part.  »  Le  compliment  était  peut-être 
quelque  peu  ironique,  Jean-Jacques  le  prit  par  le 
bon  côté  et  parut  satisfait1.  Du  reste,  d'Alembert  ne 
fit  qu'accentuer  plus  tard  le  même  jugement2. 

Voltaire  se  montra  furieux.  La  Nouvelle  Héloïse 
était,  il  en  faut  convenir,  antiphatique  à  son  génie 
net,  précis  et  fort  peu  sentimental;  mais  ces  dispo- 
sitions, qui  peuvent  expliquer  certaines  sévérités, 
n'expliquent  pas  les  injures  qu'il  proféra  contre  le 
livre  et  contre  l'auteur.  Sa  haine  elle-même  ne  se 
serait  point  exhalée  en  de  telles  violences,  si  le 
succès  de  son  rival  n'avait  excité  sa  jalousie.  Quoi, 
Voltaire  jaloux!  Pourquoi  non?  Du  haut  du  trône 
où  il  recevait  l'encens  de  l'univers  lettré,  il  ne  vit 
pas  sans  dépit  des  hommages  qui  s'adressaient  à  un 
autre  que  lui.  Son  coup  d'œil  pénétrant  n'ob- 
serva-t-il  pas  aussi  dans  ce  livre  d'un  homme  détesté, 
à  côté  de  défauts  qu'il  exagérait  sans  doute,  un  genre 
de  perfection  qu'il  se  sentait  incapable  d'atteindre. 
«  Point  de  roman  de  Jean-Jacques,  s'écrie-t-il,  je 
l'ai  lu  pour  mon  malheur,  et  c'eût  été  pour  le  sien, 
si  j'avais  le  temps  de  dire  ce  que  je  pense  de  cet 
impertinent  ouvrage3  ».  Le  temps  qu'il  se  plaignait 
de  ne  pas  avoir,  il  ne  tarda  pas  à  le  trouver.  Peu  de 
jours  après,   paraissaient  des  lettres  portant  la  si- 


1.  Lettre  de  d'Alembert  à  Rous- 
seau, février  1761 ,  et  Réponse  de 
Rousseau,  lo  février  1761.  — 
2.  Jugement  sur  la  youveUe  Hé- 


loïse; (aux  Œuvres  de  d'Alem- 
bert). —  3.  Lettre  de  Voltaire  à 
ïhiériot,  21  janvier  1761. 


330 


LA.    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


gnature  du  marquis  de  Ximenès,  son  lieutenant  et 
son  prête -nom,  lettres  certainement  inspirées, 
corrigées,  et  peut-être  composées  par  lui.  Elles 
n'en  valaient  pas  mieux  pour  cela1.  Il  prétendit 
qu'elles  n'étaient  pas  de  lui2;  il  se  les  fit  même 
adresser  et  dédier,  pour  mieux  détourner  les  soup- 
çons3. «  Tenez,  écrivait-il  à  d'Argental,  en  les  lui 
envoyant,  voilà  encore  des  lettres  sur  le  roman  de 
Jean-Jacques  ;  mandez-moi  qui  les  a  faites,  ô  mes 
anges,  qui  avez  le  nez  fin4.  »  Deux  jours  après,  il 
en  adressait  à  Damilaville  une  petite  cargaison,  avec 
un  chant  de  la  Pucelle,  tant  il  avait  hâte  de  les  ré- 
pandre3. Il  les  vantait  en  toute  occasion,  autant 
qu'il  décriait  le  roman  de  Jean-Jacques6.  Voltaire, 
qui  aimait  à  s'amuser  aux  dépens  de  ses  adversaires, 
alla  jusqu'à  composer  une  complainte  en  cinquante- 
sept  couplets,  sur  les  amours  de  Saint-Preux  et  de 
Julie.  Il  la  chantait  sur  un  air  qui  a  été  conservé. 
C'était  une  plaisanterie  assez  plate  et  peu  digne  du 
talent  de  Voltaire  ;  mais  elle  montre  quelles  étaient 
ses  dispositions7.  Dix  ans  plus  tard,  il  poursuivait 
encore  la  Nouvelle  Héloïse  de  ses  sarcasmes.  «  Son 
Héloïse,  disait-il,  me  paraît  écrite  moitié  dans  un 
mauvais  lieu  et  moitié  aux  petites  maisons.  Une  des 


1 .  Correspondance  littéraire,  1 er 
février  1761.  —  2.  Lettre  de  Vol- 
taire à  d'Alembert,  19  mars  1761. 
—  3.  Vie  de  Voltaire,  par  l'abbé 
Maynard,  1.  IV,  ch.  ni,  §  6.  — 
4.  Lettre  de  Voltaire  à  d'Argen- 
tal, 16  février  1761.  —  5.  Lettre 
de  Voltaire  à  Damilaville,  18  fé- 
vrier 1761.  —  6.  Lettres  de  Vol- 
taire à  Mme  de  Fontaine,  27  fé- 
vrier 1761  ;  —  à  Mme  du  Deffand, 


6  mars  1761;  —  à  Damilaville, 
19  mars,  22  avril  1761  ;  —  à  Ci- 
deville,  26  mars  1761  ;  —  à  d'Ar- 
gental, 29  mars  1761  ;  —  à  Hume. 
24  octobre  1766;  —  à  Bordes, 
29  novembre  1766.  —  7.  Histoire 
de  la  vie  privée  d'autrefois ,  par 
Oscar  Honoré  (Voltaire  à  Lau- 
sanne) ;  —  Desnoiresterres, 
t.  VI,  §  2. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


531 


infamies  de  ce  siècle  est  d'avoir  applaudi  quelque 
temps  à  ce  monstrueux  ouvrage1.  » 

Les  critiques  de  profession,  les  Fréron,  les  Grimm, 
avaient  une  belle  matière  à  articles,  sur  un  livre  qui 
faisait  tant  de  bruit  et  qui  était  si  mêlé  de  qualités 
et  de  défauts.  Fréron,  qui  pourtant  n'était  pas  l'ennemi 
de  Rousseau,  se  montra  impitoyable.  Caractères  dé- 
fectueux, hors  nature,  mal  soutenus:  intrigue  vi- 
cieuse ;  peu  de  faits,  beaucoup  de  raisonnements  et 
de  hors  -  d'oeuvre  ;  action  faible  et  sans  lien,  sans 
cesse  coupée  et  interrompue;  roman  personnel, 
l'auteur  parle  toujours,  jamais  le  personnage2;  abus 
de  la  métaphysique:  style  souvent  emphatique,  in- 
correct, énigmatique ,  obscur,  précieux,  ignoble, 
mêlé  de  jargon  et  de  bel  esprit  :  images  peu  na- 
turelles, notes  ridicules,  préface  révoltante,  dure  et 
hautaine;  voilà  pour  les  défauts.  Et  au  milieu  de 
tout  cela,  goût  exquis  de  la  nature  physique  et 
morale,  descriptions  admirables,  éloquence  du  cœur, 
douce  mélancolie,  passion  brûlante,  sentiments 
élevés,  génie  mâle  et  flexible,  pinceau  aimable  et 
voluptueux3. 

Grimm  est  encore  plus  dur.  A  l'en  croire,  l'absur- 
dité de  la  fable,  les  défauts  du  plan,  la  pauvreté  de 
l'exécution  en  font,  malgré  l'emphase  du  style,  un 
ouvrage  très  plat  :  point  de  génie,  point  de  goût, 
point  de  bonne  foi,  paradoxes  déjouant  toutes  les 
prévisions4. 


1 .  Lettre  de  Voltaire  à  Mme  du 
Deffand.  8  auguste  1770.  — 
2.  Suivant  une  métaphore 
un  peu  risquée,  Rousseau  est 
un  peintre  qui  crève  sa  toile 
et  passe  la  tète  pir  le  trou, 
pour  mieux  se  montrer  (Bar- 


bey d'Aurevilly,  Goete  et  Di- 
derot). —  3.  Année  littéraire, 
1761,  t.  II;  1762,  t.  VI;  1763, 
t.  VI;  1776,  t.  I;  1778,  t.  I.  — 
4.  Correspondance  littéraire, 
1er  février,  13  mai,  15  juin  1761  ; 
janvier  1789. 


532  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

Nous  ne  parlons,  comme  on  voit,  que  clés  juge- 
ments absolument  contemporains,  et  nous  laissons 
de  côté  les  Servan1,  les  Sabatier2,  les  la  Harpe3, 
M'110  de  Staël4;  à  plus  forte  raison,  les  Barère5,  les 
Poinsot6,  les  de  Barante7,  les  Nisard  8,  et  une  foule 
d'autres. 

Parmi  les  brochures  publiées  à  l'occasion  de  la 
Nouvelle  Héloïse ,  citons  encore  une  Prédiction  en 
style  biblique,  qui  fut  attribuée  faussement  à  Vol- 
taire :  elle  était  de  Bordes,  un  des  anciens  amis  de 
Rousseau.  C.  Panckoucke  y  répondit  par  une  Contre- 
pr 'è 'diction9 . 

En  dehors  des  détracteurs  et  des  admirateurs,  en 
dehors  aussi  des  simples  critiques,  se  place  le  se- 
crétaire de  l'Académie  de  Berlin,  Formey,  qui,  lui, 
se  mit  en  devoir  d'expurger  la  Nouvelle  Héloïse.  Son 
Esprit  de  Julie 10  est  une  sorte  de  Nouvelle  Héloïse 
arrangée  adusum  juventutis ;  c'est-à-dire  la  Nouvelle 
Héloïse  dépouillée  des  charmes  du  récit  et  de  l'en- 
thousiasme des  sentiments.  L'entreprise,  toute  sin- 
gulière qu'elle  était,  n'était  peut-être  pas  impossible. 
Il  y  a  clans  le  livre  de  Rousseau  tant  d'apologies 
éloquentes  de  la  vérité  religieuse,  morale,  philoso- 
phique, tant  de  scènes  honnêtes,  tant  de  descriptions 
gracieuses  qu'un  philosophe  chrétien  a  pu  être  tenté 

1.  Jugement  sur   les  ouvrages   j    publiés  à  l'occasion  de  la  Nou- 


de  Rousseau,  Gazelle  de  France 
du  8  mai  1812.  —  2.  Les  trois 
siècles  de  la  littérature  française, 
1781.  —  3.  Lycée. —  4.  Lettres  sur 
les  ouvrages  et  le  caractère  deJ.-J. 
Rousseau,  1789.  —  S.  Éloge  de 
Bousseau,  présenté  aux  Jeux 
lloraux,  1787.  —  6.- Œuvres  de 
J.-J.  Rousseau,  édition  Poinsot, 


velle  Héloïse.  —  7.  De  la  litté- 
rature française  pendant  le 
xviii0  siècle,  1810.  —  8.  His- 
toire de  la  littérature  française. 
—  9.  Prédiction  tirée  d'un  vieux 
manuscrit.  —  Contre-prédiction, 
etc  (au  Journal  encyclopédique, 
1er  juin  1761).  — 10.  L'Esprit  de 
Julie,  ou  extrait  de  la   Nouvelle 


t.  IV,  avec  la  liste  des  écrits  |   Héloïse,  Berlin,  in-12,  1763 


DE    JEAN- JACQUES    ROUSSEAU.  533 

de  s'approprier  ces  richesses.  Rousseau,  un  des 
hommes  qui  ont  répandu  le  plus  d'erreurs,  est  aussi 
un  de  ceux  qui  ont  dit  le  plus  de  vérités,  et  qui  les 
ont  le  mieux  dites.  N'a-t-on  pas  été  jusqu'à  faire  un 
ouvrage  intitulé  :  Jean-Jacques  Rousseau  apologiste 
de  la  religion  chrétienne  l,  extrait  mot  pour  mot  de 
ses  œuvres.  Il  est  vrai  qu'un  Rousseau  dépouillé  de 
ses  paradoxes,  de  ses  erreurs,  de  sa  sensibilité  ma- 
ladive et  malsaine  n'est  pas  plus  le  vrai  Rousseau 
que  Julie  sans  les  agitations  d'un  cœur  ardent  et 
passionné  n'est  la  vraie  Julie.  Aussi  Formey,  qui  a 
pu  faire  une  œuvre  de  bonne  intention  dont  on  lui 
a  su  gré,  ne  fera  jamais  oublier  celui  qu'il  a  prétendu 
corriger. 

Rousseau  n'avait  pas  fait  la  Nouvelle  Hélo'ise  pour 
sa  patrie  ;  il  n'avait  pas  voulu,  comme  il  l'avait  fait 
pour  d'autres  ouvrages,  y  inscrire  son  titre  de  ci- 
toyen de  Genève  ;  il  n'en  avait  pas,  dit-il,  envoyé 
un  seul  exemplaire  dans  cette  ville  2  ;  il  ne  l'empê- 
cha pas  néanmoins  d'y  pénétrer  et  de  s'y  ré- 
pandre. Il  constate  qu'elle  y  fut  moins  bien  accueillie 
qu'en  France,  ce  qui  doit  s'entendre  évidemment  du 
public  mondain  et  non  du  public  lettré;  nous  venons 
de  voir  au  contraire  comme  elle  fut  discutée  à  Paris 
parmi  les  gens  de  lettres.  Le  puritanisme  genevois 
devait  s'effaroucher  des  allures  par  trop  libres  de 
Julie;  mais  le  puritanisme  ne  demandait  pas  mieux 
que  de  s'émanciper,  même  à  Genève,  et  la  Nouvelle 
Héloïse  eut  sa  part  dans  ce  relâchement3.  Plusieurs 
des  amis  de   Rousseau  furent  péniblement  impres- 

1.    Par    Martin    du    Theil    I    Migne.  — 2.  Lettre  de  Rousseau 


(1841),  reproduite  au  t.  IX  des 
Démonstrations  évangéliques  de 


à  M""   C,   12  février  1761.  — 
3.  Sayous,  t.  I,  ch.  v. 


534 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


sionnés  ;  d'autres,  même  parmi  les  pasteurs,  se  mon- 
trèrent plus  faciles.  Cependant  la  note  rigoriste  do- 
mina. Le  Conseil,  non  sans  hésitation,  se  décida  à 
«  faire  défense  aux  loueurs  et  loueuses  de  livres  de 
louer  et  prêter  ce  livre,  dont,  au  rapport  des  mem- 
bres du  Consistoire,  les  tableaux  étaient  peints  avec 
un  crayon  si  hardi  et  des  couleurs  si  vives  que  la 
lecture  ne  pouvait  être  que  très  dangereuse  aux 
mœurs  des  jeunes  gens1.  »  Le  vieux  Abauzit  se  fit 
l'interprète  de  l'opinion  commune.  «  Non,  écri- 
vait-il à  Rousseau,  votre  Héloïse  ne  nous  satisfait 
point,  et  vous  ne  tenez  pas  ce  que  vous  avez  pro- 
mis d'écrire  touchant  la  pudeur,  la  modestie  et  la 
vertu  chez  les  femmes2.  »  Vernes  fut  plus  content; 
mais  il  ne  pouvait  passer  à  Wolmar  son  athéisme 3. 
Moultou  seul  se  montre  pleinement  satisfait  ;  encore 
ne  put-il  s'empêcher  de  constater  qu'un  grand  nombre 
de  Genevois  honnêtes  étaient  d'un  avis  tout  à  fait 
contraire  au  sien.  «  Non,  s'écrie-t-il,  il  ne  m'est 
pas  possible  de  garder  le  silence.  0  Julie  !  ô  Saint- 
Preux  !  ô  Claire  !  ô  Edouard  !  Quel  globe  habitent 
vos  âmes,  et  comment  pourrais-je  m'unir  à  vous? 
Monsieur,  ce  sont  là  les  enfants  de  votre  cœur;  votre 
esprit  ne  les  eût  point  faits  tels.  Ouvrez-le  moi  donc, 
ce  cœur,  que  j'y  contemple  vivantes  des  vertus  dont 
la  seule  image  m'a  fait  répandre  de  si  douces  larmes. 
Julie  me  fait  haïr  les  misérables  conventions  des 
hommes...  M.  de  Wolmar  me  fait  sentir  la  dignité 
humaine  au  milieu  de  l'ordre  factice  qui  la  corrompt. 
Partout,  vous  êtes  le  vengeur  de  la  nature.  » 


1.  Sayous,  t.  I,ch.  v.  — 2.  Ga- 
berel,  Rousseau  et  les  Genevois, 
ctu  V.  —  3.  Lettres  de  Vernes  à 
Rousseau,  26  mai,  et  Réponse  de 


Rousseau,  24  juin  1761.  Voir 
aussi  :  Lettre  d'une  Genevoise, 
(anonyme)  à  Rousseau,  1702. 


LA  VIE  ET   LES  ŒUVRES   DK  JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.      .').*îo 

«  Pourquoi  donc  votre  livre  a-t-il  trouvé  à  Genève 
un  si  grand  nombre  de  censeurs  ?  C'est  que  vous 
n'avez  pas  écrit  pour  Genève...  Mais  un  sage  ne  se 
doit-il  pas  à  l'univers  ? 

«  0  Rousseau  !  notre  ange  tutélaire,  sauvez-nous, 
ou  élevez  un  monument  qui  proteste  contre  notre 
corruption,  et  qui  fasse  après  vous  des  citoyens, 
quand  vous  ne  pourrez  plus  nous  en  montrer  le  mo- 
dèle1. » 

Et  c'est  un  ministre  du  Saint  Evangile  qui  parle 
ainsi  !  «  Je  suis  théologien  et  non  pas  superstitieux.  » 
dit-il  encore,  à  propos  du  personnage  de  Wolmar. 
Il  est  possible  qu'il  ne  fût  pas  superstitieux,  mais 
à  coup  sur  il  n'était  pas  davantage  théologien. 

1.  Lettre  de  Moultou,  7  mars  1761. 


35 


CHAPITRE  XVII 

De  1760  au  9  juin  1762. 


Sommaire  :  Mme  de  Luxembourg  se  charge  de  l'impression  de 
V  Emile.  —Achèvement  du  Confrat  social.  —  Rousseau  forme  le  projet 
d'écrire  ses  Mémoires.  —  Caractère  de  sa  correspondance  au  point  de 
vue  religieux.  —  Sou  crédit  baisse  auprès  de  Mme  de  Luxembourg.  — 
Ses  dégoûts  de  la  vie  de  château  et  de  la  carrière  des  Lettres.  —  Mous- 
seau  prie  Mme  de  Luxembourg  de  faire  rechercher  ses  enfants  et  lui 
confie  Thérèse.  —  Produit  des  ouvrages  de  Rousseau.  —  Marché  pour 
l'impression  de  YÊmile  et  pouf  celle  du  Contrat  social.  —  Projet  d'une 
édition  générale  des  œuvres  de  Rousseau.  — Amitié  intime  avec  Rey.  — 
Désir  de  Rousseau  de  ne  laisser  publier  ses  Confessioiis  qu'après  sa 
mort.  —  Accident  de  santé.  —  Rente  viagère  de  trois  cents  francs 
constituée  par  Rey  au  profit  de  Thérèse.  —  Vaines  tentatives  pour  la 
libre  introduction  en  France  du  Contrat  social.  —  Rousseau  veut  s'op- 
poser à  ce  que  Y  Emile  soit  imprimé  en  France.  —  Corrections  exigées.  — 
Déclaration  de  Malesherbes.  —  Inquiétudes,  soupçons,  puis  remords  et 
retours  de  confiance  dé  Rousseau  à  propos  de  son  livre.  —  Les  quatre 
lettres  de  Rousseau  à  Malesherbes.  —  Pensées  de  suicide.  —  Facilités 
de  la  censure  pour  la  Profession  de  foi.  —  Nouvelles  anxiétés  de  Rous- 
seau. —  Sa  sûreté  personnelle  est  menacée.  —  UÊmile  paraît  sans  dif- 
ficulté. —  Revirement  subit.  — Bruits  alarmants.  —  On  conseille  vainement 
à  Rousseau  de  pourvoir  à  sa  sûreté.  —  Il  se  décide  à  fuir.  —  Il  se  rend 
en  Suisse  et  compose,  chemin  faisant,  le  Lévite  d'Éphraïm.  —  Que 
serait-il  arrivé  à  Rousseau,  s'il  n'avait  pas  voulu  tenir  compte  du  décret 
porté  contre  lui  ? 


Il  est  clair  que  Rousseau  devait  peu  travailler 
pendant  que  M.  et  Mme  de  Luxembourg  étaient  à 
Montmorency  :  c'était  son  temps  de  vacances  ;  mais 
le  reste  de  Tannée ,  c'est-à-dire  -  pendant  dix  mois 
au  moins,  il  pouvait  se  dédommager.  Il  avait  trouvé 
le  temps  de  publier  la  Nouvelle  Héloïse.  UEmile  était 
moins  avancé  ;  il  l'acheva  et  le  mit  en  état  d'être 
imprimé  aussitôt  après  son  roman.  Parmi  ses  études 
de  prédilection,  restaient  les  Institutions  politiques. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  537 

Désespérant  de  les  mener  jamais  à  terme,  il  en  dé- 
tacha une  partie,  le  Contrat  social,  et  brûla  le  reste 
malgré  les  supplications  de  Moultou  *.  Le  Contrat  so- 
cial seul  lui  coûta  encore  deux  années  de  travail.  Il 
le  fit  imprimer  en  même  temps  que  XEmile. 

Les  trois  œuvres  les  plus  importantes  de  Rousseau 
furent  donc  publiées  pendant  son  séjour  à  Montmo- 
rency. Chose  remarquable,  qui  montre  qu'il  avait 
dans  l'esprit  et  dans  le  style  plus  de  flexibilité  qu'on 
ne  serait  tenté  de  le  croire  d'après  son  caractère, 
comme  ces  trois  livres,  qui  datent  de  la  même 
époque,  appartiennent  à  trois  genres  entièrement 
différents,  l'auteur  a  su  approprier  à  ces  sujets  di- 
vers des  styles  qui  ne  le  sont  pas  moins.  On  parle 
des  trois  manières  successives  de  Raphaël  ;  Rousseau 
a  eu  aussi  ses  trois  manières,  mais  elles  ont  été  si- 
multanées. Enfin,  comme  si  tous  les  ouvrages  qui 
ont  fondé  sa  réputation  avaient  dû  se  donner  ren- 
dez-vous à  Montmorency,  les  Confessions  elles-mêmes 
y  ont  laissé  leur  marque,  sinon  comme  exécution, 
au  moins  à  titre  de  projet.  Rousseau  en  attribue 
l'idée  première  à  Rey,  et  dit  qu'il  les  entreprit  pour 
céder  à  ses  instances.  Il  fait  ici  trop  d'honneur  à 
Rey;  il  n'était  pas  homme,  en  effet,  à  laisser  à  ses 
libraires  l'initiative  de  ses  ouvrages.  Ce  qui  est  vrai, 
c'est  qu'aussitôt  après  en  avoir  reçu  la  première  ou- 
verture, Rey,  qui  aimait  Jean-Jacques,  qui  voulait 
le  flatter,  qui  voyait  là  pour  lui-même  une  source 
de  profit,  dut  naturellement  le  presser  de  donner 
suite  à  son  idée  2.  À  partir  de  ce  moment  donc, 
Jean-Jacques  commença  à  mûrir  son   dessein   et  à 


1.  Lettre  de  Moultou   à    Bous-    I    de  Rousseau  h  Rey,  16   noyem- 
seau,  3  février  1762.  —  2.  Lettre    \    bre  1762. 


538 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


recueillir  des  lettres  et  des  papiers,  sauf  à  ne   les 
mettre  en  œuvre  que  plus  tard. 

Compterons-nous  parmi  ses  occupations  sérieuses 
sa  correspondance  ?  Il  est  certain  qu'elle  prit  alors 
une  importance  considérable.  Rousseau,  par  ses 
derniers  travaux,  était  devenu  comme  le  théologien 
d'un  certain  parti  et  d'une  sorte  de  religion  libre- 
penseuse,  qui  n'était  ni  la  religion  ni  l'impiété  ; 
qui  acceptait  l'Evangile,  mais  seulement  sous  béné- 
fice d'inventaire. 

Le  libre  examen- n'est  pas  la  libre-pensée,  mais  il 
est  au  moins  sur  le  chemin  qui  y  conduit.  Aussi  les 
idées  religieuses  de  Rousseau,  sans  être  absolument 
admises  par  les  pasteurs,  leur  souriaient  à  plusieurs 
points  de  vue.  Ils  le  consultaient  avec  plaisir,  ils  lui 
soumettaient  leurs  objections;  lui-même  répondait  à 
ses  amis  sans  se  faire  prier.  Cependant,  comme  il 
refusait  de  se  déclarer  publiquement,  même  pour 
ses  frères  les  Protestants1;  comme  il  ne  voulait  point 
entrer  en  discussion  avec  les  étrangers  2,  cet  échange 
de  vues  tout  intime  entre  Rousseau  et  ses  corres- 
pondants n'a  pour  le  lecteur  qu'une  sorte  d'utilité, 
celle  de  confirmer  le  jugement  que  les  ouvrages  de 
notre  philosophe  permettent  d'asseoir  sur  son  compte. 
Nous  y  pouvons  voir  qu'il  respectait  l'Evangile  ; 
qu'il  le  plaçait  au-dessus  de  tous  les  livres  ;  mais 
qu'il  élevait  encore  bien  au  dessus  la  conscience, 
règle  suprême  de  la  justice  et  de  la  vertu 3.  Nous  y 
verrons  que,  tout  en  se  donnant  comme  très  reli- 
gieux, il   entendait  dégager    la  religion  de   tout   ce 


1.  Lettre  à  M.  R.,  24  octobre 
1761.  —  2.  Lettre  à  l'abbé  Jodel, 
16  novembre  1761.  —  3.  Lettres 


à   Vemes,  25  mars  et  25  mai 
1758,  à   M.   X.   (Duclos?),   1760. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


339 


que  les  hommes  y  avaient,  d'après  lui,  ajouté  de 
barbare,  d'injuste,  de  pernicieux  à  la  société  '.  Nous 
y  verrons  qu'il  recommandait  l'obéissance  aux 
princes,  même  en  matière  de  religion2.  Nous  y  ver- 
rons surtout,  et  c'est  sa  lettre  la  plus  importante, 
quelles  étaient  ses  idées  sur  le  principe  de  la  mo- 
rale. Y  a-t-il  une  morale  absolument  désintéressée? 
Non,  dit-il.  Mais  il  place  l'intérêt  si  haut,  dans  les 
joies  de  la  conscience,  dans  les  espérances  de  la  vie 
future,  que  les  partisans  de  la  morale  de  l'intérêt 
chercheraient  en  vain  à  se  prévaloir  de  son  autorité  3. 
Entre  Voltaire  qui  voulait  écraser  l'infâme,  et  le  re- 
ligieux adorateur  de  Jésus-Christ,  Rousseau  s'atta- 
chait chaque  jour  davantage  à  son  attitude  d'indé- 
pendance sympathique  et  d'orgueilleux  respect; 
mais  ni  Jésus-Christ,  ni  le  monde,  ni  la  philosophie 
ne  pouvaient  s'accommoder  de  ces  situations  mi- 
toyennes. Nul  ne  peut  servir  deux  maîtres.  A  dire 
vrai,  Rousseau  n'avait  peut-être  en  tout  cela  d'autre 
maître  que  lui  seul. 

Il  n'était  pas  dans  sa  nature  de  garder  ses  amitiés 
pendant  longtemps.  Après  une  année  environ  d'in- 
timité, il  se  plaignit  que  son  crédit  eût  baissé  auprès 
de  Alme  de  Luxembourg.  Ne  serait-il  pas  plus  exact 
de  dire  que  Mme  de  Luxembourg  avait  baissé  dans 
son  esprit?  Quoi  qu'il  en  soit,  à  partir  de  1761,  les 
légers  nuages,  inséparables  de  toute  société  un  peu 
prolongée,  lui  parurent  être  gros  d'orages  et  présager 
des  tempêtes.  Après  la  lecture  de  Y  Emile,  il  lui 
sembla  qu'il  était  devenu  moins  nécessaire  ;  il  remar- 


1.  Lettre  à  M.  M.,  6  sep- 
tembre 1760.  —  2.  Lettre  à 
M.  R.,  à  propos  des  mauvais 


traitements  infligés  aux  Pro- 
testants. —  3.  Lettre  à  d'Offre- 
ville,  à  Douai,  4  octobre  1761. 


540  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

qua  que  sa  place   était  moins    marquée    auprès   de 
Mmc  de  Luxembourg-.  N'est-il  pas  plaisant  de  voir  ce 
plébéien,  fanfaron  habituel  de  simplicité,  se  forma- 
liser de  n'avoir  pas  tous  les  jours  la  première  place 
à  une  des  tables  les  plus  aristocratiques  de  France? 
Il  se  plaignait  de  Mmo   de   Luxembourg  ;    que  ne  se 
plaignait-il  plutôt  de  lui-même?  de  ses  balourdises, 
de  ses  fautes  contre  l'usage,  de   ses  conseils   dépla- 
cés, de  ses  sorties  malséantes,  de  tous  ces  guignons, 
qui  sont  moins  des  hasards   que  des   sottises   et  ne 
tombent  que  sur  les  maladroits?  Le  petit-fds  du  Ma- 
réchal est  malade.  Les  médecins,  dit  Jean-Jacques , 
le  font  mourir  d'inanition  et   de  remèdes  ;   et  il  s'é- 
tonne que,  dans  une  question  de  santé,  on  s'en   soit 
rapporté  à  Bordeu  plutôt  qu'à  lui.  Le   xMaréchal  est 
souffrant;  Jean-Jacques  n'a  rien  de  plus  pressé  que 
de  prononcer  le  mot  de  goutte.  Grand  émoi,  grand  mé- 
contentement contre  le  prophète  de  malheur!  Qu'en 
savait-il  au  fond,  et  de  quoi  se  mêlait-il?  Le   Maré- 
chal vieillit;  Rousseau  qui  l'aime,  qui  voit   qu'il   se 
fatigue  et  s'afflaiblit,  ose  parler  de  retraite.  Mmc   de 
Luxembourg,  pour  qui  la  Cour  et  les  honneurs  sont 
devenus  une  nécessité,  se  fâche  et  fait  promettre  au 
conseiller  malavisé  ne  ne  plus  jamais   toucher  cette 
corde.  Quelque  temps  après  le  Maréchal  mourait,  et 
Rousseau    demeurait    convaincu    que    c'était    pour 
n'avoir  pas  écouté  ses  avis.  Il  avait  depuis  des  années 
un  vilain  chien  qu'il  appelait  Duc  ;  en   entrant  au, 
château,   il  jugea   convenable,    (grande  condescen- 
dance de  sa  part)  de  changer  le  nom  de   son  chien 
en  celui  de  Turc.  Mais  voyez  sa  déveine  ;  ses  efforts 
pour  plaire  ne  lui  réussirent  pas  mieux  que  sa   rus- 
ticité, car  un  marquis  espiègle  qui  avait  appris  l'his- 
toire le  poussa  si  vivement  qu'il  le   força  de   la  ra- 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  541 

conter  lui-même.  L'abbé  de  Boufflers,  jeune,  léger, 
superficiel  et  brillant,  était  venu  étaler  ses  grâces  à 
Montmorency.  Le  pauvre  Jean-Jacques  se  mit  en 
tète  de  le  cajoler,  de  s'en  faire  un  ami  ;  mais  le  traître 
d'abbé  ne  fit  que  le  persifler  et  se  moquer  de  lui. 
Il  avait  tort  assurément  ;  mais  Jean-Jacques,  par  sa 
morgue  et  ses  airs  de  simplicité  importante,  ne 
prètait-il  pas  au  ridicule  ?  Un  jour,  il  embrassa  par 
hasard  une  enfant  de  onze  ans,  la  jeune  Amélie  de 
Boufflers;  le  lendemain,  en  faisant  à  Mmo  de  Luxem- 
bourg la  lecture  de  YEmile,  il  tomba  précisément 
sur  le  passage  où  il  censurait  ces  sortes  de  familia- 
rités. Il  rougit,  il  balbutia,  il  sembla  prendre  un  air 
coupable  pour  excuser  l'action  la  plus  innocente. 
M.  de  Silhouette,  contrôleur  des  finances,  appesan- 
tit sa  main  sur  les  financiers,  ce  qui  lui  gagna  l'es- 
time de  Rousseau.  Il  fut  disgracié  et  Rousseau  lui 
écrivit  une  lettre  de  condoléances,  sans  se  douter 
qu'au  nombre  des  gagneurs  d'argent,  dont  il  disait 
tant  de  mal,  se  trouvait  Mmc  de  Luxembourg  elle- 
même. 

Mme  de  Luxembourg  n'était  pas  seule  atteinte  par 
ces  pavés  que  lançait  Rousseau  ;  les  familiers  du 
château  étaient  l'occasion  de  désagréments  analogues. 
Mmc  de  Boufflers  s'avisa  de  faire  une  pièce  de  théâtre, 
et  qui  pis  est,  d'en  demander  à  Jean-Jacques  son 
avis.  Il  le  donna  avec  tous  les  ménagements  pos- 
sibles, mais  ne  put  éviter  de  mécontenter  la  dame1. 

Enfin  à  ces  causes  d'ennui  et  de  mauvaise  humeur, 
joignons  celle  d'un  état  de  souffrance  habituel.  Pen- 
dant quatre  ans  qu'il  passa  à  Montmorency,  il  dé- 
clare qu'il  n'eut  pas  un  jour  de  bonne  santé.  Sans 

1.  Lettre  de  Mme  de  Boufflers  à  Rousseau,    1761. 


',')]'!  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

prendre  cette  affirmation  à  la  lettre,  il  est  certain 
qu'il  souffrait,  et  que  les  écarts  de  son  imagination 
augmentaient  encore  ses  souffrances.  Le  Maréchal 
exigea  qu'il  consultât  le  frère  Côme,  qui  avait  une 
grande  réputation  d'habileté.  Le  frère  Côme  dit  à 
Jean-Jacques  que  son  mal,  sans  être  mortel,  était 
incurable.  Il  lui  fallait  donc  se  résigner  à  souffrir 
toute  sa  vie  l. 

Pour  un  homme  qui  se  tourmentait  de  peu  de 
chose,  c'en  était  plus  qu'il  ne  fallait  pour  le  disposer 
à  prendre  des  résolutions  extrêmes,  sauf  à  ne  pas 
les  exécuter.  Dégoûté  des  gens  de  lettres,  fatigué 
des  gens  du  monde,  ce  n'était  pas  la  première  fois 
qu'il  songeait  à  renoncer  au  métier  d'auteur  et  à  la 
vie  de  château.  Dès  l'époque  de  son  séjour  à  l'Er- 
mitage, «  il  avait  senti  par  expérience  que  toute  as- 
sociation inégale  est  toujours  désavantageuse  au  parti 
faible  ;  »  il  devait  le  sentir  bien  mieux  encore  à 
Montmorency.  Vivant  avec  des  gens  opulents,  il  était 
obligé  de  les  imiter  en  bien  des  choses.  Seul,  sans 
domestique,  il  était  à  la  merci  de  ceux  de  la  maison. 
On  le  ruinait  à  force  de  vouloir  économiser  sa  bourse. 
S'il  soupait  en  ville,  loin  de  chez  lui,  la  maîtresse  de 
la  maison  était  fort  aise  de  le  faire  reconduire  dans 
sa  voiture,  pour  lui  épargner  vingt-quatre  sous  de 
fiacre  ;  elle  ne  songeait  pas  à  l'écu  qu'il  donnait  au 
cocher.  On  lui  envoyait  ses  lettres  par  un  exprès, 
pour  lui  éviter  quatre  sous  de  port  ;  mais  lui,  donnait 
à  dîner  et  un  écu  au  commissionnaire.  On  l'invitait 
à  passer  quinze  jours  à  la  campagne,  pour  lui  éviter 
les  frais  de  nourriture,  et  son  séjour  lui  coûtait  plus 


1.  Confessions,  1.  XI  ;  —  Lettre   I   30  octobre  1761. 
de  Rousseau  à  Julie  (MmC  Latour),    \ 


DK    JEAN-JACQUES    RO    SSEAU.  543 

cher  que  s'il  était  resté  chez  lui.  N'était-il  pas  hu- 
milié aussi  par  cette  vie  de  demi-domesticité,  où  il 
devait,  quoi  qu'il  fit  pour  n'en  pas  convenir,  se 
sentir  l'inférieur  et  l'obligé  ;  où  il  ne  trouvait  d'autre 
moyen  de  ne  pas  paraître  servile  que  d'affecter  le 
sans-gêne  et  la  fierté  ?  Si  encore  cette  existence  de 
parasite  eût  été  de  son  goût  ;  mais  se  ruiner  pour 
s'ennuyer,  c'était  trop  insupportable.  Alors  il  se  pre- 
nait de  soupçons  et  de  regrets,  qu'il  exprimait  avec 
sa  rudesse  ordinaire.  «  Que  vos  bontés  sont  cruelles, 
s'écriait-il.  Pourquoi  troubler  la  paix  d'un  solitaire , 
qui  renonçait  aux  plaisirs  de  la  vie,  pour  n'en  plus 
ressentir  les  ennuis...  Que  n'habitez-vous  Clarens  ! 
J'irais  y  chercher  le  bonheur  de  ma  vie  ;  mais  le 
château  de  Montmorency,  mais  l'hôtel  de  Luxem- 
bourg! Est-ce  là  qu'on  doit  voir  Jean-Jacques? 
Est-ce  là  qu'un  ami  de  l'égalité  doit  porter  les  affec- 
tions d'un  cœur  sensible  qui,  payant  ainsi  l'estime 
qu'on  lui  témoigne,  croit  rendre  autant  qu'il  reçoit?... 
Yous  m'oublierez,  Madame,  après  m'avoir  mis  hors 
d'état  de  vous  imiter.  Yous  aurez  beaucoup  fait  pour 
me  rendre  malheureux  et  pour  être  inexcusable1.  » 

Nous  nous  faisons  ici  l'écho  des  récriminations  de 
Rousseau  ;  mais  la  preuve  -qu'il  faut  rabattre  beau- 
coup de  ses  plaintes,  que  MmP  de  Luxembourg  y  fut 
peu  sensible,  que  lui-même  n'y  attacha  pas  alors  une 
grande  importance,  c'est  que  jamais,  plus  qu'à  cette 
époque,  elle  ne  s'employa  à  lui  rendre  service  ;  c'est 
que  jamais  lui-même  ne  s'abandonna  plus  complè- 
tement à  son  amitié. 

Jusque-là,  il  avait  refusé  de  souper  au  château, 
il  s'y  décida  alors.  Le  Maréchal  avait  perdu  depuis 

1.  Lettre  à  Mme  de  Luxembourg,  automne  1760. 


544  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

pea  sa  sœur  et  sa  fille;  cette  année  1761  mit  le 
comble  à  ses  épreuves  en  lui  ravissant  son  fils  et 
son  petit-fils.  L'effet  de  ces  malheurs  fut  de  resserrer 
l'affection  de  Jean-Jacques  pour  cette  famille 
éprouvée.  Ne  parlons  pas  de  l'Emile,  quoique  ce  ne 
soit  pas  la  faute  de  Mmc  de  Luxembourg1,  si  le  service 
qu'elle  voulut  rendre  à  Rousseau  en  cette  circons- 
tance ne  réussit  pas  mieux.  Ne  parlons  pas  des  pro- 
testations qu'il  adressait  à  la  Maréchale,  quand  il 
craignait  de  l'avoir  offensée1.  Il  est  un  fait  plus  dé- 
cisif, parce  qu'il  montre  à  la  fois  abandon  d'un  côté, 
bienveillance  de  l'autre.  Rousseau  ne  pouvait  assu- 
rément donner  à  Mmc  de  Luxembourg  une  plus 
grande  marque  de  sa  confiance  qu'en  l'initiant  aux 
secrets  de  sa  paternité,  et  en  la  priant  de  faire  des 
recherches  pour  retrouver  ses  enfants 2.  C'est  ce 
qu'il  fit  précisément  au  moment  où  il  prétend  avoir 
été  moins  bien  avec  elle.  Hélas  !  il  ne  savait  pas 
même  la  date  de  la  naissance  de  ses  enfants.  L'ainé 
seul  avait  eu  dans  ses  langes  des  lettres  initiales, 
comme  marques  pouvant  servir  à  le  faire  reconnaître. 
«  Il  doit,  dit  Jean-Jacques,  être  né,  ce  me  semble, 
dans  l'hiver  de  1746  à  1747,  ou  à  peu  près.  Voilà 
tout  ce  que  je  me  rappelle3.  »  Avec  des  indications 
si  vagues,  les  recherches  étaient  difficiles;  il  fallait 
s'attendre  à  plusieurs  mois  de  démarches.  Rousseau 
n'en  demandait  pas  tant 4.    Sa  lettre   en  effet  avait 


1.  Lettres  à  Mme  de   Luxem-  I  Luxembourg,    12  juin  1761.   — 

bourg,   mardi   matin,   octobre  ,  4.   Lettres  de  Mme   de   Luxem- 

1761    et   3  novembre   1761.   —  bourg  à  Rousseau,  commence- 

2.  Peut-être  faudrait-il  dire  :  !  ment  d'août  1761;  —  de  Rous- 


en  consentant  qu'elle  fît  des  re- 
cherches pour  retrouver  ses 
enfants.  —  3.  Lettre  à   M™»  de 


seau  à  Mm°  de  Luxembourg, 
10  août  1761  ;  —  Confessions, 
1.  XI  ;  —  Rêveries,9e  promenade. 


DE    JEAN-JACQUES    KOIJSSEAU. 


545 


encore  un  autre  but,  qui  paraît  même  avoir  été  le 
premier  dans  sa  pensée,  c'était,  en  cas  qu'il  vint  à 
mourir,  de  confier  Thérèse  aux  soins  de  M.  et  de 
Mmc  de  Luxembourg'.  Il  fallait  qu'il  se  crût  bien  sûr 
d'eux,  pour  leur  proposer  une  pareille  charge. 

Ses  projets  de  retraite  ne  sont  donc  rien  moins 
que  sérieux,  et  doivent  être  regardés  comme  des 
velléités  sans  consistance,  plutôt  que  comme  des 
désirs  formels.  Un  motif  puissant  le  retenait  d'ail- 
leurs au  château  de  Montmorency ,  c'était  l'impres- 
sion de  son  livre  RÉmile.  Mmr  de  Luxembourg,  qui 
désirait  que  cet  ouvrage  fût  publié  en  France,  ne  se 
contenta  pas  cette  fois  d'offrir  sa  protection  ;  elle 
voulut  prendre  personnellement  en  main  la  direction 
de  l'affaire.  Jean-Jacques  s'engagea  à  ne  rien  faire 
sans  elle;  bientôt  ce  fut  elle  qui  fit  tout  sans  lui. 
Elle-même,  ou  plutôt  Malesherbes  pour  elle,  fit  le 
marché  avec  Duchesne ,  libraire  de  Paris,  sans  que 
l'auteur  fût  appelé  à  agir  autrement  que  pour  donner 
sa  signature.  Les  conditions  étaient  bonnes  :  six 
mille  francs  en  argent,  payables,  moitié  comptant, 
moitié  aux  termes  d'avril,  juillet  et  octobre  de  l'année 
suivante,  plus  cent  exemplaires.  Malesherbes  lui- 
même  prit  le  soin  d'ajouter  de  sa  main  une  clause 
réservant  à  Rousseau  le  droit  de  comprendre,  après 
un  délai  de  trois  ans,  son  livre  dans  une  édition 
générale  de  ses  œuvres1. 

Duchesne  avait  demandé  à  faire  graver  le  portrait 
de  l'auteur  en  tête  de  l'ouvrage  ;  celui-ci  s'y  opposa 
formellement;  il  se  montra,  du  reste,  satisfait  et  re- 


1.  Marché  fait  avec  M.  Du- 
chesne pour  ÏÉmile.  Deux 
copies ,     l'une     en     projet  , 


l'autre  approuvée  par  Rous- 
seau (Bibliot.  nat.  Mss.  fd fran- 
çais, nouv.  acquis.  n°  1183). 


546 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


connaissant  du  marché  et  ne  tarda  pas  à  adresser 
personnellement  ses  remercîments  à  son  bienfaiteur. 
Ce  n'était  que  justice1. 

Tout  en  remerciant  Malesherbes ,  il  voulut  le 
consulter  sur  un  autre  petit  ouvrage,  Y  Essai  sur 
l'Origine  des  langues,  qu'il  désirait  publier  comme 
une  sorte  de  réponse  indirecte  à  Rameau.  Ma- 
lesherbes n'avait  guère  le  temps  de  lire  ces  sortes 
de  productions  et  ne  se  croyait  pas  les  connaissances 
nécessaires  pour  en  donner  son  avis.  Il  lui  en  coûta 
peu,  en  tout  cas,  d'abonder  dans  le  sens  de  son 
correspondant ,  de  lui  faire  force  compliments  et  de 
l'engager  à  suivre  son  désir.  La  publication  n'eut 
pourtant  pas  lieu  alors.  Nous  avons  parlé  ailleurs  de 
Y  Essai  sur  l'Origine  des  langues  2. 

Rey  n'avait  offert  de  Y  Emile  que  trois  mille  francs 3. 
Il  est  vrai  que  de  Bastide  en  avait  fait  proposer  par 
Duclos  quatre  louis  de  la  feuille;  mais  Rousseau, 
qui  jugeait  que  l'impression  ne  pourrait  être  faite 
toute  entière  en  France ,  se  voyait  menacé  de  l'ar- 
rêter à  moitié.  Qu'aurait-il  fait  du  reste? 

Panckoucke  avait  également  fait  des  propositions 
très  favorables.  «  Je  compte,  avait-il  écrit  à  Rous- 
seau, me  rendre  à  Anvers,  y  monter  une  imprimerie; 
et  dans  cette  circonstance  ,  si  vous  n'avez  point  en- 
core disposé  de  votre  Traité  d'Education  -,  je  vous 
prie  de  me  préférer.  Je  serais  charmé  que  mes  pre- 
miers  travaux   typographiques  fussent  employés   à 


1 .  Même  manuscrit  ;  Lettres  de 
Guérin  à  Malesherbes,  30  août 
1761  ;  de  Rousseau  à  Malesherbes, 
s.d.—  2.  Même  manuscrit:  Ré- 
ponse de  Malesherbes  A  Rous- 
seau, 25    octobre  1761;   autre 


Réponse,  un  peu  postérieure. 
—  3.  Lettre  de  Rousseau  à  Mmede 
Luxembourg,  12  décembre;  à 
Moultou,  même  jour;  à  Guérin, 
21  décembre  1 761  ;  à  Lenieps, 
18  janvier  1762  ;  —  Conf.,  1.  XI. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


Ul 


imprimer  vos  ouvrages.  Vos  conditions  me  plairont 
toujours,  parce  que,  connaissant  le  prix  de  votre 
travail,  je  croirais  ne  le  payer  jamais  assez.  Si  vous 
étiez  satisfait  de  ce  premier  travail,  on  pourrait  par 
la  suite  donner  une  édition  complète  de  toutes  vos 
œuvres,  in-8  ou  in-4,  dont  on  ferait  un  chef-d'œuvre 
de  typographie ,  ornée  de  votre  portrait,  d'estampes 
et  de  culs  de  lampe1.  » 

Duchesne  traita  bientôt  lui-même  avec  Néaulme^ 
libraire  d'Amsterdam.  Quoique  Rousseau  n'ait  pas 
eu  à  figurer  dans  leur  marché,  il  en  conclut,  ce  à 
quoi  il  tenait  beaucoup,  que  l'impression  se  ferait 
en  Hollande.  Enfin,  il  remarqua,  alors  ou  plus  tard, 
qu'un  des  doubles  de  son  traité  ayant  été  remis  à 
Duchesne,  Mmcde  Luxembourg,  au  lieu  de  lui  donner 
l'autre,  l'avait  gardé  pour  elle. 

A  peu  près  dans  le  même  temps,  il  traita  avec 
Rey,  pour  le  Contrat  social.  11  en  fixa  lui-même  le 
prix  à  mille  francs2.  L'impression  des  deux  ouvrages, 
les  derniers  qu'il  eût  l'intention  de  donner  au  pu- 
blic, marcha  donc,  pour  ainsi  dire,  de  front,  quoique 
dans  des  conditions  fort  différentes.  Autant,  à  en 
croire  les  Confessions ,  il  fut  satisfait  de  Rey,  autant 
il  eut  lieu  d'être  mécontent  de  Duchesne;  ce  qui 
n'empêche  pas  sa  correspondance  avec  le  premier  de 
laisser  percer  bien  des  points  noirs  au  milieu  de  sa 
satisfaction. 

D'abord,  il  avait  exigé  un  secret  absolu  ;  mais  Rey 
n'avait  pas  été  fidèle  à  sa  promesse.  Il  n'est  question 
de  rien  moins  que  de  rompre  le  marché3.  Six  mois 


\.  Lettre  de Panckoucke  à  Rous- 
seau, 25  juin  176 1  (Cahier  ma- 
nuscrit des  Lettres  de  Rousseau 
à  Mmr  de  Luxembourg,  à  la  Bi- 


bliothèque de  la  Chambre  des 
députes).  —  2.  Lettre  à  Rey, 
18  février  1761.  —  3.  Lettre  à 
Rey,lS  lévrier  1761. 


548 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


après,  nouvelles  plaintes  :  Rey  ne  s'est-il  pas  permis 
d'entreprendre,  sans  l'autorisation  de  Rousseau,  une 
édition  de  ses  œuvres;  il  a  fait  plus,  il  a  osé  lui 
demander  les  révisions  et  les  corrections  nécessaires. 
Jean-Jacques  serait  tenté  d'abandonner  Rey  à  lui- 
même;  mais  ses  livres  en  souffriraient;  il  faut  bien 
qu'il  s'exécute,  et  il  le  fait  sans  trop  se  fâcher.  11  ne 
peut,  malgré  son  désir,  donner  à  Rey  son  traité  de 
l'éducation  ;  mais  son  traité  de  droit  politique  est 
prêt;  qu'il  commence  par  en  publier  avec  soin  et 
diligence,  comme  ils  en  sont  convenus,  deux  édi- 
tions simultanées,  l'une  in-8  et  l'autre  in-121;  on 
verra  ensuite  pour  l'édition  générale.  Cette  affaire 
est  grave,  dit  Rousseau,  et  demande  du  temps  et 
de  la  réflexion  :  sa  réputation  et  son  aisance  en  dé- 
pendent. Il  revint  sur  ce  sujet  à  plusieurs  reprises; 
il  en  avait  déjà  écrit  à  Guérin2;  il  en  écrivit  ensuite 
à  Moultou,  qui  lui  inspirait  plus  de  confiance  que 
les  libraires,  et  ne  jugea  pas  excessif  de  le  prier  de 
venir  à  Paris  exprès  pour  s'entendre  avec  lui3;  plus 
tard,  il  en  écrivit  à  d'autres  encore.  Il  avait  fort  à 
faire  pour  maintenir  son  droit  contre  les  doctrines 
faciles  qui  régnaient  alors  sur  la  propriété  litté- 
raire 4. 

Le  gouvernement  hollandais  avait  d'abord  accordé 
un  privilège  au  libraire  Néaulme  pour  la  publica- 
tion de  l'Emile;  mais  cette  faveur  lui  ayant  été  re- 
tirée, Rousseau  fut  profondément  mortifié  de  cette 
révocation  et  en  prit  même  occasion  de  faire  des  dif- 


1.  Lettre  à  Bey,  19  août  1761. 
—  2.  Lettre  à  Guérin,  libraire, 
21  décembre  1760.  —  3.  Lettres 
à  Moultou,  29  mai  et  24  juillet 
1761.  —  4.    Id.,   29  mai   1761; 


à  Rey,  2  septembre  et  14  oc- 
tobre 1761,  6  et  23  janvier, 
4  et  28  février,  18  mars, 
23  août  1762,  8  janvier  1763, 
13  mai  1764. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  549 

ficultés  à  Rey  pour  son  édition  générale.  «  Ce  qui 
me  fâche,  lui  écrivit-il,  c'est  que  je  ne  vois  plus  la 
possibilité  de  faire  avec  vous  cette  édition  générale 
qui  me  tient  plus  au  cœur  que  jamais  et  de  laquelle 
je  vais  uniquement  m'occuper...  Mon  cher  Rey,  je 
vous  suis  sincèrement  attaché;  mais  je  le  suis  plus 
encore  à  mon  honneur.  J'ai  plus  de  fierté  que  les 
Hautes  Puissances,  et  une  fierté  plus  légitime.  Je 
ne  consentirai  jamais  que  le  recueil  de  mes  écrits 
s'imprime  en  Hollande,  qu'il  ne  s'y  imprime  avec 
approbation,  et  que  l'injuste  affront  qui  m'a  été 
fait  ne  soit  réparé  par  un  privilège  authentique  et 
aussi  honorable  que  la  précédente  révocation  a  été 
insultante1.  »  Au  reste,  les  désagréments  que  Rous- 
seau eut  alors  à  essuyer,  il  les  éprouva  presque  tou- 
jours lorsqu'il  eut  affaire  aux  libraires;  presque 
toutes  les  éditions  de  ses  écrits  subirent  des  retards, 
et  en  général,  elles  ne  furent  pas  publiées  avec  sa 
participation  ni  à  son  profit.  Celle  de  Rey,  en  deux 
volumes  grand  in-12  ,  parut  en  1763  et  fut  bientôt 
suivie  d'autres  plus  complètes.  Rey  lui-même  com- 
pléta la  sienne  plus  tard.  Ajoutons  que  jamais  Rous- 
seau n'accorda  à  ses  éditions  générales  la  centième 
partie  de  l'attention  qu'il  donnait  à  ses  premières 
éditions.  Les  unes  étaient,  pourrait-on  dire,  celles 
de  ses  libraires,  les  autres,  les  siennes  à  lui-même. 
Les  recommandations,  les  exigences  de  soins,  les 
corrections  d'épreuves,  les  additions  et  cartons  furent 
pour  le  Contrat  social  ce  que  nous  les  avons  vus 
pour  Y  Inégalité,  la  Lettre  à  d'Alembert  et  la  Nouvelle 
Héloïse  ;  mais  les  rapports  personnels  avec  Rey, 
plus  ou  moins  tendus  jusque-là,  prirent  à  partir  de 

1.  Lettres  à  Rey,  23  août  et  8  octobre  1762. 


550 


LA.    VIE    ET    LES    OEUVRES 


cette  époque,  un  caractère  d'intimité  tout  particulier. 
Rousseau  n'eut  plus  seulement  en  Rey  un  libraire, 
il  eut  un  ami  et  un  confident. 

Il  commençait  alors  à  être  en  proie  à  ces  craintes 
de  complots  qui  devinrent  le  tourment  de  sa  vie, 
11  songea  à  parer  le  coup  par  un  livre  important  et 
s'en  ouvrit  à  Rey  dans  le  plus  grand  secret.  Quelle 
était  cette  entreprise  considérable  qui  devait  être  , 
entre  toutes,  avantageuse  au  libraire,  utile  aux 
hommes,  honorable  à  l'auteur1?  Aurait-il  eu  la 
pensée  de  publier  ses  Confessions  de  son  vivant?  Si 
tel  fut  son  projet,  il  ne  tarda  pas  à  y  renoncer.  «  Je 
sais,  disait-il,  que  des  personnes  qui  me  veulent  du 
bien  ont  le  désir  d'honorer  ma  mémoire  par  des 
écrits  publics2;  mais  pour  ma  vie,  il  est  difficile 
qu'elle  soit  mise  en  état  de  paraître,  parce  qu'elle 
est  mêlée  de  beaucoup  de  faits  qui  en  sont  insépa- 
rables, et  qui  compromettraient  le  secret  d'autrui3.  » 
Même  pour  une  biographie  posthume,  pour  des  mé- 
moires d'outre-tombe,  il  voit  encore  des  obstacles 
et  se  met  en  quête  de  quelque  autre  moyen  de  sa- 
tisfaire la  curiosité  publique  et  l'honnête  désir  d'ho- 
norer sa  mémoire  que  lui  marque  son  correspondant4. 

En  même  temps,  un  accident  plus  réel,  un  bout 
de  sonde  brisé,  lui  donnait  des  terreurs  d'une  autre 
espèce  ;  mais  cette  fois  encore ,  ses  appréhensions 
ne  furent  pas  justifiées. 

Rey,  qui  s'était  attaché  à  Rousseau  et  qui  faisait 
avec  lui  d'excellentes  affaires,  lui  marqua  généreu- 
sement sa  reconnaissance    et  offrit  de    pourvoir  à 


1.  Lettre  à  Rey,  29  novembre 
1761.  —  2.  Notamment  Moul- 
tou  ;  voir  Lettre  de  Rousseau  à 


Moultou,  18  janvier  1761.  — 
3.  Id.,  6  janvier  1762.  —  4.  ld., 
23  janvier  1762. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


i)51 


l'avenir  de  Thérèse,  au  moyen  d'une  rente  viagère. 
Rousseau  fut  heureux  de  laisser  à  sa  maîtresse  un 
bienfaiteur  après   lui.   Il   demanda  cependant   que, 
sauf  à  diminuer  le  chiffre  de  la  rente,  on  n'attendit 
pas  l'époque  de  sa  mort  pour  la  payer;  et  Rey,  sans 
rien  vouloir  diminuer  sur  la  somme,  consentit  à  en 
avancer  l'échéance.  Il  avait  proposé  trois  cents  francs  ; 
il   maintint  les  trois   cents   francs   et   s'obligea  par 
acte  authentique  à  les  servir  annuellement  à  Thérèse, 
à  partir  du  Ier  janvier  1763.   Rousseau   a   du   reste 
grand  soin  de  déclarer  que  cette  rente  ne  fut  pas  un 
moyen  détourné  de  lui  être  utile  à  lui-même.  «  Ce 
qui  est  à  moi  est  à  nous ,   et  ce  qui  est  à  toi  est  à 
toi,  »  telle  était  sa  maxime  de  conduite  avec  Thérèse1. 
Après  une  telle  largesse,  Jean-Jacques  aurait  eu 
mauvaise   grâce   à  refuser  au   donateur  une  légère 
faveur,  celle   d'être  le   parrain  d'un  enfant  qui  ve- 
nait de  lui  naître2.  Mais  il  aurait  voulu  reconnaître 
sa  générosité  d'une  façon  plus  effective,  lui  donner 
une  part  dans  l'édition  de  ses  œuvres,  lui  ménager 
une  seconde  édition  de  Y  Emile,  puisque  malheureu- 
sement il   était  engagé  pour  la  première,   le  faire 
profiter  même  de  la  première  édition.  A   partir  de 
la  fin  du  second  volume,  l'ouvrage,  lui  écrivait-il, 
contenait  des  choses  qu'on  ne  laisserait  point  passer 
en  France.  11  y  aurait  donc  des  difficultés,  qu'il  se- 
rait facile  de  rendre  insurmontables.  De  là  une  rési- 
liation  possible  du  marché  pour  la  seconde  moitié 
du  livre,    et  par  suite    une   sorte  de   droit  éventuel 
sur  le  tout,   l'éditeur  français  ne  sachant  que  faire 


\ .  Confessions,  1.  XI  ;  —  Lettres 
à  Rey,  6  et  23  janvier,  18  et  25 
février,  4  avril  (ou  peut-être 


mai?)  1762.  —  2.  Id.,  18  mars. 
4  avril  (mai?)  1762. 


30 


552 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


d'une  moitié  de  livre.  Mais  tant  de  subtilités 
n'étaient  pas  dans  le  caractère  de  Rousseau.  Du- 
chesne,  d'ailleurs,  exécuta  le  traité  et  tout  fut  dit1. 
Ces  sujets  divers,  qu'on  pourrait  appeler  les  di- 
gressions de  la  correspondance,  n'en  faisaient  pas 
oublier  aux  intéressés  l'objet  principal,  le  Contrat 
social.  En  fait  de  points  délicats,  on  ne  voit  guère 
dans  leurs  lettres  que  la  question  de  l'introduction 
en  France.  Dès  le  principe,  Rousseau  s'en  était  in- 
quiété 2  ;  puis,  à  mesure  que  l'impression  avançait,  il 
voyait  ses  inquiétudes  augmenter,  d'autant  plus 
qu'elles  se  compliquaient  de  craintes  semblables 
pour  Y  Emile.  Il  avait  dit  qu'il  ne  s'en  mêlerait  pas; 
cependant  l'ouvrage  une  fois  imprimé,  les  bons 
procédés  de  Rey,  joints  sans  doute  au  désir  de  favo- 
riser la  publicité  de  son  livre,  l'engagèrent  à  en 
parler  au  directeur  général  de  la  librairie,  Males- 
herbes 3  ;  mais  il  put  se  convaincre  que  toute  démarche 
serait  inutile.  «  Il  est  décidé,  mon  cher  Rey,  écrivait-il, 
que  mon  traité  du  Contrat  social  ne  saurait  être  ad- 
mis ni  toléré  en  France,  et  les  ordres  les  plus  sévères 
sont  donnés  pour  en  empêcher  l'entrée.  Nous  devons, 
vous  et  moi,  nous  soumettre  à  cette  décision,  que 
nous  n'étions  pas  obligés  de  prévoir  d'avance... 
Mais  quant  à  mes  principes  de  doctrine,  à  moi  ré- 
publicain, publiés  dans  une  république,  il  n'y  a  en 
France,  ni  magistrat,  ni  tribunal,  ni  parlement,  ni 
ministre,  ni  roi  lui-même  qui  soit  même  en  droit  de 
m'interroger  là-dessus  et  de  m'en  demander  au- 
cun compte.  Si  l'on  trouve  mon  livre  mauvais  pour 


I .  Lettres  à  Rey,  \C  et  23  jan- 
vier, 18  février,  11  mars  1762. 
—  2.  L'iltre  à  Ilcy,  29  novembre 


1761.  —  3.  /rf.,  23  février  et 
11  mars  1762.  Lettre  à  Males- 
/icrbcs,  7  mai  1762. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  553 

le  pays,  on  peut  en  défendre  l'entrée;  si  on  trouve 
que  j'ai  tort,  on  peut  me  réfuter  ;  voilà  tout.  » 

«  Que  votre  amitié  ne  vous  inspire  donc  aucune 
alarme  pour  ma  personne.  On  connaît  et  on  respecte 
trop  ici  le  droit  des  gens  pour  le  violer  d'une  ma- 
nière odieuse  envers  un  pauvre  malade  dont  le  pai- 
sible séjour  en  France  n'est  peut-être  pas  moins 
honorable  au  gouvernement  qu'à  lui l.  » 

La  suite  ne  tarda  pas  à  lui  montrer  que  cette  dé- 
claration pleine  d'espérance  ne  le  sauverait  pas  des 
rigueurs  qu'il  devait  subir  de  la  part  des  gouverne- 
ments républicains,  aussi  bien  que  de  celle  du  gou- 
vernement monarchique  de  la  France. 

Quand  Mme  de  Luxembourg  pria  Malesherbes  de 
s'occuper  de  l'impression  de  Y  Emile,  ils  étaient  loin 
de  se  douter  l'un  et  l'autre  des  embarras  que  leur 
susciterait  cette  affaire.  Ils  agirent  dans  l'intention 
de  rendre  service  à  Rousseau;  mais  qu'ils  lui  au- 
raient été  plus  utiles  s'ils  l'avaient  laissé  s'arranger 
de  son  ouvrage  à  son  gré  !  Il  se  serait  adressé  à  Rey. 
son  ami,  comme  pour  le  Contrai  social  ;  en  supposant 
que  le  livre  eut  été  interdit  en  France,  l'auteur, 
comme  pour  le  Contrat  social,  se  serait  soumis  à  la 
loi,  tout  en  la  trouvant  mauvaise.  Au  lieu  de  cela, 
on  avait  tenu  à  faire  imprimer  son  livre  en  France 
malgré  lui  ;  de  là,  des  difficultés  sans  nombre  entre 
lui  et  son  libraire,  une  rupture  irréconciliable  avec 
Mme  de  Luxembourg,  un  décret  de  prise  de  corps 
lancé  contre  le  malheureux  publiciste  ;  il  est  chassé 
de  pays  en  pays,  il  se  monte  la  tète,  il  se  forge  des 
complots  imaginaires,  il  devient  presque  fou. 

Il  n'y  a  pas  que  les  Confessions  à  constater  l'op- 

1.  Lettre  à  Rey,  29  mai  1762. 


554  LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 

position  constante  qu'il  fit  à  l'impression  de  Y  Emile 
en  France  '  ;  la  correspondance  n'est  pas  moins  for- 
melle. Avant  même  qu'il  fût  question  du  traité,  son 
opinion  était  faite  ;  les  sévérités  antérieures  de  Ma- 
lesherbes  lui  avaient  servi  de  leçon  2  :  «  Je  n'ima- 
gine pas,  écrivait-il  à  Guérin,  qu'il  {Y Emile)  puisse 
être  imprimé  dans  le  royaume,  au  moins  pour  la 
première  fois,  sans  une  mutilation  à  laquelle  je  ne 
consentirai  jamais3.  »  «  Contre  mon  avis,  disait-il 
plus  tard  à  Moultou,  mais  non  sans  l'avis  du  magis- 
trat, le  manuscrit  a  été  remis  à  un  libraire  de  Paris 
pour  l'imprimer4.  »  C'étaient  en  effet  Mme  de  Luxem- 
bourg et  Malesherbes  qui  avaient  tout  arrangé,  et 
Rousseau  lui-même  ignora  d'abord  qu'il  se  fit  deux 
éditions  simultanées  de  son  livre6.  «  Sitôt  que  j'ap- 
pris, écrivait-il,  que  mon  ouvrage  serait  imprimé 
en  France,  je  prédis  ce  qui  m'arrive,  »  Et  là-dessus 
il  demande  que,  la  moitié  du  livre  étant  imprimée  et 
la  moitié  de  la  somme  payée,  le  marché  soit  résilié 
pour  le  reste  6.  Il  insiste  auprès  de  Mme  de  Luxem- 
bourg pour  obtenir  son  agrément 7  ;  il  finit  même 
par  croire  que  l'impression  aurait  lieu  désormais  en 
Hollande8. 

Ces  faits  sont  confirmés  par  une  importante  dé- 
claration que  Malesherbes  donna  à  Rousseau  plu- 
sieurs années  après.  «  Ceux  avec  qui  il  conclut  son 
marché   lui  dirent  que  leur  intention  était  de  faire 

1.  Conf.,  1.  X.  —  2.  Lettre  à   j    de  février  1762.  —  Voir   Rit- 
Coindet,  s.  d.  —  3.  Lettre  à  Gué-    i    ter,  Nouvelles  recherches,  etc. 


rin,  21  décembre  1760.  — 
4.  Lettre  à  Moultou,  12  dé- 
cembre 1761.  —  5.  Lettres  de 
Malesherbes  à  Rousseau,  14  et 
16  décembre  1761  ;  datées  à 
tort  par  Streckeisen-Moultou 


p.  342.  —  6.  Lettre  à  Malesherbes, 
8  février  1762.  —  7.  Lettre  à 
Mme  de  Luxembourg,  18  février 
1762.  —  8.  Lettre  à  Moultou,  25 
avril  1762. 


DE    JEANWACQUES    ROUSSEAU. 


555 


imprimer  son  livre  en  Hollande...  Un  libraire  de- 
manda la  permission  de  le  faire  imprimer  en  France 
sans  en  avertir  l'auteur.  Quand  celui-ci  vit  la  liste 
des  changements  proposés  par  la  censure  pour  les 
premiers  cahiers,  il  déclara  qu'il  était  inutile  de 
faire  ces  changements,  parce  que  la  lecture  de  la 
suite  ferait  connaître  que  l'ouvrage  entier  ne  pour- 
rait jamais  être  permis  en  France...  Le  censeur  eut 
alors  l'ordre  de  discontinuer  l'examen,  et  on  dit  au 
libraire  qu'il  n'aurait  jamais  de  permission.  D'après 
ces  faits,  qui  sont  très  certains  et  qui  ne  seront 
point  désavoués,  M.  Rousseau  peut  assurer  que,  si 
le  livre  intitulé  :  Emile  ou  de  l'Education,  a  été  im- 
primé à  Paris  malgré  les  défenses,  c'est  sans  son 
consentement,  c'est  à  son  insu,  et  même  qu'il  a 
fait  ce  qui  dépendait  de  lui  pour  l'empêcher1.  » 

Jean-Jacques  avait  ses  motifs  pour  redemander 
son  manuscrit.  Outre  les  lenteurs  et  les  difficultés 
qui  surgissaient  à  chaque  instant,  il  voyait  la  direc- 
tion de  son  livre  lui  échapper  ;  il  voyait  surtout  les 
changements  qu'on  allait  exiger  de  lui.  Or,  en  ce 
qui  concernait  la  Profession  de  foi,  il  était  résolu  à 
n'en  accepter  aucun.  Dès  1760,  il  l'avait  dit  à  Moul- 
tou  2  ;  il  le  lui  répétait  un  an  plus  tard  :  «  Mon  parti 
est  pris  :  je  laisserai  ôter  ce  qu'on  voudra  des  deux 
premiers  volumes;  mais  je  ne  souffrirai  pas  qu'on 
touche  à  la  Profession  de  foi  :  il  faut  qu'elle  reste 
telle  qu'elle  est  ou  qu'elle  soit  supprimée  3  » 

Ces  anxiétés,    ces   embarras  déterminèrent  chez 


1.  Déclaration  délivrée  par 
Malesherbes  à  Rousseau  sur 
sa  demande,  le  31  janvier  1766. 
(En  note  des  Confessions,  1.  XI, 
dans    plusieurs   éditions    des 


œuvres  de  J.-J.  Rousseau.)  — 
2.  Lettre  de  Moultou  à  Rousseau, 
21  décembre  1760.  —  3.  Lettre 
à  Moultou,  16  février  1762.  — 


55  b' 


LA    VIE    ET    LES    OEUVLES 


Rousseau  une  véritable  maladie  mentale,  à  laquelle 
son  caractère  ombrageux  ne  le  prédisposait  que 
trop.  Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  triste,  c'est  que  sou- 
vent il  s'apercevait  de  son  état;  il  en  gémissait;  il 
prenait  la  résolution  de  le  combattre.  Ces  alterna- 
tives de  troubles  cérébraux  et  de  moments  lucides 
donnent  à  ses  lettres  un  cachet  très  extraordinaire. 
Aux  soupçons  les  moins  justifiés  succèdent  des  re- 
tours subits,  aux  craintes  de  complots,  des  accès  de 
repentir.  Rousseau  délire  ;  il  est  atteint  de  folie  ;  il 
en  convient  parfois'  lui-même  '.    ■ 

Dès  le  8  novembre,  l'inquiétude  commence  déjà 
à  le  saisir.  «  Il  est  clair,  Monsieur,  écrit-il  à  Du- 
chesne,  que  mon  livre  est  accroché,  sans  que  je 
puisse  dire  à  quoi  ;  et  il  n'est  pas  moins  clair  que 
ce  n'est  pas  de  vous  que  je  saurai  la  vérité  sur  ce 
point2.  »  Quelques  jours  après,  nouvelles  plaintes3. 
Puis  il  s'adresse  à  Malesherbes  lui-même.  «  Vous  ap- 
prendrez, Monsieur,  avec  surprise  le  sort  de  mon 
manuscrit,  tombé  dans  les  mains  des  Jésuites  par 
les  soins  de  sieur  Guérin...  La  certitude  que  j'ai 
que  l'édition,  commencée  en  apparence,  n'est  que 
simulée,  me  fait  comprendre  qu'ils  veulent  absolu- 
ment supprimer  l'ouvrage,  ou  du  moins,  vu  l'état 
de  dépérissement  où  je  suis,  en  différer  la  publica- 
tion jusqu'après  ma  mort,  afin  que,  tout  à  fait 
maîtres  du  manuscrit,  ils  puissent  le  tronquer  et  le 
falsifier  à  leur  fantaisie,  sans  que  personne  y  ait  ins- 
pection. Or,  voilà,  Monsieur,  le  malheur  que  je  re- 
doute le  plus,  aimant  cent  fois  mieux  que  mon  livre 


1.  Satnt-Marc  Girardin,  Re- 
vue des  Deux  Mondes,  lu  no- 
vembre 18oo,  a  parfaitement 
saisi  ce  côté  du  caractère  de 


Rousseau.  —  2.  Lettre  à  Du- 
ckesne,  8  novembre  1 701 .  — 
3.  Id.,  16  novembre  1761. 


DE   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  557 

soit  anéanti  que  mis  dans  un  état  à  déshonorer  ma 
mémoire1.  » 

On  dirait  que  Malesherbes  n'avait  pas  autre  chose 
à  faire  que  de  tranquilliser  Rousseau.  Il  connaît, 
lui  écrit-il,  les  relations  de  Guérin  avec  les  Jésuites  ; 
mais  il  ne  peut  croire  qu'ils  l'aient  porté  à  une  in- 
fidélité. Il  est  sûr,  d'ailleurs,  que  son  manuscrit  ne 
sera  point  altéré  2. 

La  réponse  de  Malesherbes  est  du  22  novembre , 
la  lettre  de  Rousseau  était  du  18  ;  mais  il  n'est  pas 
besoin  de  quatre  jours  pour  modifier  les  sentiments 
du  pauvre  halluciné.  Dans  l'intervalle,  il  a  reçu  une 
lettre  de  Duchesne,  accompagnée  peut-être  de 
quelques  épreuves  ;  il  s'aperçoit,  en  tout  cas,  de  sa 
précipitation;  il  est  prêta  reconnaître  ses  torts;  il 
n'attend    pour  cela  que  de  nouvelles  explications. 

«  Si  le  tort,  lui  écrit-il,  est  de  mon  côté,  comme  je 
le  souhaite,  vous  me  verrez  empressé  à  le  réparer, 
et  de  plus,  je  vous  préviens  qu'en  pareil  cas,  vous 
aurez  une  remise  de  cent  écus  sur  votre  dernier 
billet3.  »  Duchesne,  bien  entendu,  n'accepta  pas  les 
cent  écus.  Mais  Rousseau  tient  à  réparer  l'injustice 
qu'il  a  pu  commettre.  «  Ah  !  Monsieur,  écrit-il  à 
Malesherbes,  j'ai  fait  une  abomination  !  J'en  tremble, 
ou  plutôt  je  l'espère,  car  il  vaut  cent  fois  mieux  que 
je  sois  un  fou,  un  étourdi,  digne  de  votre  disgrâce,  et 
qu'il  reste  un  homme  de  bien  de  plus  sur  la  terre. 
Rien  n'est  changé  depuis  avant-hier,  mais  tout  prend 
une  autre  face  à  mes  yeux,  et  je  ne  vois  plus  que 
des  indices  très  équivoques  où  je  croyais  voir  les 


1.  Lettre  à  Malesherbes,  18  no- 
vembre 1761.  (Bibl.  uat.,  Ms. 
loco  citato.)  —  2.  Lettre  de  Males- 


herbes à  Iiousseau,  22  novembre 
1761.  —  3.  Lettre  à  Duchesne, 
20  novembre  1761. 


558 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


preuves  les  plus  claires.  Oh  !  qu'il  est  cruel  pour 
un  solitaire  malade  et  triste,  d'avoir  une  imagina- 
tion déréglée  et  de  ne  rien  apprendre  de  ce  qui 
l'intéresse!  S'il  en  est  temps  encore,  je  vous  de- 
mande, Monsieur,  le  secret  sur  ma  précédente  lettre, 
jusqu'à  plus  amples  éclaircissements1.  » 

«  Tranquillisez-vous ,  lui  répond  Malesherbes,  je 
n'ai  fait  aucun  usage  de  votre  lettre  qui  doive  vous 
inquiéter  2.  » 

Mais  c'est  bien  en  vain  qu'on  essaie  de  calmer  le 
malheureux  Rousseau.  Attendons  quelques  jours,  et 
ses  terreurs  vont  le  reprendre,  plus  vives  que  jamais. 
«  Voyant,  Monsieur,  après  ma  première  étourderie, 
écrit-il  à  Malesherbes ,  que  vous  preniez  la  peine  de 
m'écrire  de  votre  main,  j'avais  résolu  de  vous  épar- 
gner désormais  l'importunité  de  cette  affaire,  tant 
qu'il  me  resterait  des  doutes;  mais  il  ne  m'en  reste 
plus  et  je  ne  puis  me  dispenser  de  vous  dire  qu'il 
est  clair  à  mes  yeux  que  le  libraire  m'amuse  et  ne 
procède  point  de  bonne  foi  à  l'impression...  Je  suis 
persuadé,  Monsieur,  que  d'un  regard  vous  vérifierez 
ce  que  je  ne  puis  conclure  ici  que  d'une  multitude 
d'indices,  légers  en  eux-mêmes,  mais  dont  le  con- 
cours fait  pour  moi  démonstration ,  et  dont  le  ré- 
sultat est  que  mon  ouvrage  est  perdu  ;  car,  quoique 
j'ignore  quelles  mains  le  retiennent,  je  ne  puis 
m'empècher  de  le  présumer3.  » 

Et  le  lendemain  :  «  Je  vous  demande  pardon , 
Monsieur,  de  mon  éternelle  importunité ,  mais  l'in- 
quiétude sur  le  sort  de  mon  livre  me  consume   et 


1.  Lettre  à  Malesherbes,  20  no- 
vembre 1761.  (Bibl.  nat.,  Ms. 
loco  cilalo.)  —  2.  Lettre  de  Ma- 
lesherbes   à    Rousseau,    7    dé- 


cembre; autre  Lettre  de  dé- 
cembre 1761.  —  3.  Lettre  à  Ma- 
lesherbes ,  29  novembre  1761. 
(Bibl.  nat.,  mss.,  loc.  cit.). 


DE    JEAiN-JACQUES    ROUSSEAU.  559 

me  tue.  On  pardonne  beaucoup  de  choses  à  un 
homme  dans  cet  état.  J'ai  jeté  sur  le  papier  quelques 
propositions  pour  le  sieur  Duchesne,  que  je  sou- 
mets à  votre  examen1.  »  Ces  propositions  étaient 
que  Duchesne  lui  rendit  son  manuscrit  purement  et 
simplement,  en  reprenant  son  argent  et  ses  billets; 
ou  qu'il  reçût  en  échange  le  Dictionnaire  de  musique, 
plus  une  indemnité  à  déterminer;  ou  enfin,  s'il 
tenait  à  garder  le  Traité  de  l'Education ,  qu'il  prit 
un  ternie  fixé,  passé  lequel  il  serait  déchu  de  tous 
ses  droits ,  et  qu'en  outre  il  s'engageât  à  faire  ré- 
voquer le  traité  avec  jNéaulme,  s'il  en  avait  un,  pour 
le  remplacer  par  un  autre  semblable  avec  lui- 
même2.  En  cas  de  résiliation  avec  Duchesne,  Jean- 
Jacques  n'avait-il  pas  un  libraire  tout  trouvé?  C'était 
Rey. 

Une  lettre  qu'il  reçut  de  ce  dernier  dut  contribuer 
encore  à  augmenter  ses  transes.  Rey  était  naturelle- 
ment mécontent  de  n'avoir  pas  l'impression.  Il  s'é- 
tonnait que  Duchesne  se  fût  adressé  à  Néaulme 
préférablement  à  lui  pour  l'édition  hollandaise;  il 
avait  en  vain  demandé  à  Néaulme  de  lui  céder  le 
marché  moyennant  un  profit.  C'était  encore  un 
mystère  à  éclaircir3. 

Il  y  avait  de  quoi  lasser  la  plus  longue  patience. 
Cependant,  Malesherbés  ne  se  décourage  pas;  il 
voit  Duchesne,  il  s'assure  de  sa  bonne  foi,  il  lui 
fait  force  recommandations,  il  le  presse,  il  obtient 
de  lui  des  promesses;  lui-même  veillera  chaque 
semaine   à  leur  exécution.   Comment  d'ailleurs  Du- 

1.  Lettre  à  Malesherbés,  30  no-  I  cit.). —  3.  Lettre  de  Rey  à  Rous- 

vembre  1761. —  2.  Propositions  seau  (Bibl.   nat.,  niss.    loco  ci- 

du  sieur  J.-J.  Rousseau  au  sieur  :  tato.). 

Duchesne  (Bibl.  nat.,  mss.  loc.  \ 


5«0 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


chesne  pourrait-il  tromper  Rousseau ,  puisqu'il  lui 
envoie  les  épreuves  à  corriger  '  ?  Mais  tout  en  s'ex- 
eusaut  de  son  indiscrétion ,  Jean-Jacques  n'en  con- 
tinue pas  moins  ses  doléances.  Il  finit  toutefois  par 
déclarer  que  la  lettre  de  Malesherbes  le  rassure; 
qu'il  a  résolu  ne  plus  s'inquiéter  de  cette  affaire  et 
de  n'en  garder  que  le  souvenir  qu'il  doit  à  ses 
bontés2. 

Ne  plus  s'inquiéter!  Est-ce  que  cela  lui  était  pos- 
sible? Le  12  décembre,  c'est-à-dire  quatre  jours 
après,  c'est  Moultou  qu'il  prend  pour  confident  de 
ses  peines.  Sa  lettre  n'est  que  la  répétition  de  celles 
qu'il  a  déjà  écrites  à  Malesherbes  ;  on  y  retrouve 
les  mêmes  griefs  ;  il  y  donne  surtout  une  large  place 
aux  Jésuites.  «  Jugez,  dit-il  en  terminant,  de  l'effet 
que  doit  produire  une  pareille  prévoyance  sur  un 
pauvre  solitaire  qui  n'est  au  fait  de  rien,  sur  un 
pauvre  malade  qui  se  sent  finir,  sur  un  auteur  enfin 
qui  peut-être  a  trop  cherché  sa  gloire,  mais  qui  ne 
l'a  cherchée  au  moins  que  dans  des  écrits  utiles  à 
ses  semblables3.  » 

Le  lendemain,  sur  un  ton  encore  plus  déses- 
péré, il  écrivait  à  Mmo  de  Luxembourg  une  lettre 
semblable,  quoique  moins  détaillée.  «  Cette  perte, 
disait-il  ,  la  plus  sensible  que  j'aie  jamais  faite , 
a   mis    le    comble    à  mes   maux   et  me  coûtera  la 


vie 


En  même  temps ,  il  déliait  Malesherbes  du  secret 
qu'il    lui    avait    précédemment    demandé.     «    C'est 


1.  Lettres  de  Malesherbes  à 
Rousseau,  7  décembre,  et  dé- 
cembre 1761.  —  2.  Lettre  à 
Malesherbes,  8  décembre  1761 
(Bibl.  nat.,  mss.  loc.  cit.).  — 


3.  Lettre  à  Moultou,  12  dé- 
cembre 1761;  voir  aussi  Lettre 
à  Duchesne,  16  novembre  1761. 
—  4.  Lettre  à  Mme  de  Luxem- 
bourg, 13  décembre  1761. 


DE    JEAN   JACQUES    ROUSSEAU. 


561 


donner,  dit-il ,  trop  d'avantages  aux  méchants  que 
de  se  laisser  égorger  sans  rien  dire  *.  » 

Dans  d'autres  moments ,  ce  sont  les  Jansénistes  et 
les  philosophes  qu'il  soupçonne  de  venir  jusque 
dans  son  cabinet  pour  y  déranger  et  y  examiner  ses 
livres  et  ses  papiers. 

Mme  de  Luxembourg  et  Malesherbes  avaient  beau 
unir  leurs  efforts,  ils  réussissaient  mal  à  calmer  ses 
folles  terreurs.  «  Soyez  tranquille,  lui  disaient-ils, 
les  libraires  sont  de  bonne  foi;  il  n'y  a  point  d'in- 
telligences contre  vous ,  point  de  falsifications  à 
craindre  ;  les  Jésuites  n'ont  aucun  motif  de  vous  en 
vouloir  et  ont  bien  assez  de  leurs  propres  affaires  ; 
le  secret  dont  on  a  dû  s'entourer  pour  l'édition 
étrangère  a  pu  vous  troubler,  mais  n'a  rien  qui 
doive  vous  inquiéter.  Mais  vous-même,  vous  faites 
sur  les  épreuves  tant  de  changements,  tant  d'addi- 
tions, que  vous  pourriez  bien  être  cause  pour  une 
bonne  part  des  lenteurs  dont  vous  vous  plaignez.  » 
Puis,  parlant  de  ces  alternatives  d'inquiétudes,  de 
soupçons,  et  ensuite  de  remords  d'avoir  soupçonné 
injustement  qu'il  remarque  dans  sa  correspondance: 
«  J'ai  conclu,  dit  Malesherbes ,  de  la  moitié  de  vos 
lettres  que  vous  étiez  le  plus  honnête  de  tous  les 
hommes ,  et  de  l'autre  moitié ,  que  vous  en  étiez  le 
plus  malheureux  2.  » 

Moultou ,  qui  ne  connaissait  l'affaire  que  par  les 
lettres  de  Rousseau,  se  montrait,  naturellement,  moins 
rassuré;  au  moins  lui  offrait-il  ses  services  pour  ré- 
tablir les  passages  falsifiés,  s'il  y  en  avait,  confondre 
ses  ennemis  et  protester  avec  lui 3. 


1.  Lettre  à  Malesherbes,  13  dé- 
cembre 1761  (Bibl.  nat.,  mss. 
loco  citato).  —  2.  Lettres  de  Ma- 
lesherbes   et  de  Mm°  de  Luxem- 


bourg à  Rousseau,  décembre 
1761.  —  3.  lettre  de  Moultou  à 
Rousseau,  26  décembre  1761. 


562 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


Mais  déjà  Rousseau  avait  encore  une  fois  changé  de 
sentiment;  dès  le  post-scriptum  de  sa  lettre  à  Moultou, 
il  n'était  plus  aussi  sûr  de  ce  qu'il  venait  d'af- 
firmer1. Quelques  jours  après,  il  écrivait  à  Mmo  de 
Verdelin,  pour  lui  exprimer  le  regret  d'avoir  mal 
jugé  des  gens  qui  ne  le  méritaient  pas,  et  la  re- 
mercier de  l'avoir,  par  ses  remontrances,  sauvé 
d'une  horrible  calomnie  2.  «  Depuis  plus  de  six  se- 
maines, écrit-il  à  Malesherbes,  ma  conduite  et  mes 
lettres  ne  sont  qu'un  tissu  d'iniquités,  de  folies, 
d'impertinences.  Je  vous  ai  compromis,  Monsieur; 
j'ai  compromis  Mm0  la  Maréchale  de  la  manière  la 
plus  punissable.  Vous  avez  tout  enduré,  tout  fait 
pour  calmer  mon  délire,  et  cet  excès  d'indulgence, 
qui  pouvait  le  prolonger,  est  en  effet  ce  qui  l'a 
détruit3.  »  Et  à  Mmo  de  Luxembourg  :  «  Je  sens 
vivement  tous  mes  torts,  et  je  les  expie.  Oubliez-les, 
Madame  la  Maréchale,  je  vous  en  conjure....  Si  l'his- 
toire de  mes  fautes  en  faisait  l'excuse,  je  reprendrais 
ici  le  détail  des  indices  qui  m'ont  alarmé  et  que  mon 
imagination  troublée  a  changés  en  preuves  cer- 
taines; mais,  Madame  la  Maréchale,  quand  je  vous 
aurai  montré  comme  quoi  je  fus  un  extravagant,  je 
n'en  serai  pas  plus  pardonnable  de  l'être4.  » 

Le  malheureux  Rousseau  avait  fait  part  à  Moultou 
de  ses  soupçons,  il  voulut  également  les  rétracter 
auprès  de  lui  :  «  Mon  livre  s'imprime,  lui  écrivit-il, 
quoique  lentement,  il  s'imprime  enfin  et  je  suis  per- 
suadé que  j'ai  fait  tort  au  libraire  en  lui  prêtant  de 


1.  La  lettre  est  du  12  dé- 
cembre, le  post-scriptum  du  1 8. 
—  2.  Lettre  à  Mme  de  Verdelin, 
23  décembre  1761.  —  3.  Lettre 
à  Malesherbes,  23  décembre  1761. 


—  4.  Lettre  à  Mme  de  Luxem- 
bourg, 24  décembre  1761.  — 
Voir  aussi,  lettre  à  Duchesne, 
22  décembre  1761. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


563 


mauvaises  intentions,  contraires  à  ses  propres  in- 
térêts... Quant  à  Guérin,  mes  soupçons  sur  son 
compte  sont  encore  plus  impardonnables...  Que  mon 
injustice  et  mes  torts  soient,  mon  cher  Moultou,  en- 
sevelis par  votre  discrétion  dans  un  éternel  silence. 
Mon  honneur  y  est  plus  intéressé  que  celui  des  of- 
fensés5. »  Il  faut  croire  toutefois  qu'il  n'était  pas 
pleinement  rassuré,  car,  dans  la  même  lettre,  il 
jugeait  à  propos  de  mettre  eu  sûreté  chez  son  ami 
sa  Profession  de  foi  et  lui  demandait  son  avis  sur  ce 
morceau,  ainsi  que  sur  les  changements  et  correc- 
tions qui  lui  paraîtraient  utiles. 

Il  est  sûr  que,  dans  toute  cette  affaire,  Rousseau 
avait  été  parfaitement  insupportable  ;  il  fallait  bien 
pourtant  qu'il  eût  quelques  séductions  pour  exercer 
une  telle  action  sur  des  personnages  comme  Males- 
herbes  et  la  Maréchale  de  Luxembourg.  Rien  ne  les 
rebute,  et  le  dernier  jour,  ils  semblent  tout  aussi 
dévoués  que  le  premier.  Malesherbes  avait  envoyé 
à  Mme  de  Luxembourg  la  lettre  que  Rousseau  venait 
de  lui  écrire.  «  Vous  y  verrez,  lui  disait-il,  comme 
dans  toute  la  suite  de  cette  affaire ,  le  fond  de  son 
âme  et  ce  mélange  d'honnêteté,  d'élévation,  et  en 
même  temps  de  mélancolie  et  quelquefois  de  déses- 
poir qui  fait  le  fond  de  sa  vie,  mais  qui  a  produit 
ses  ouvrages.  Je  lui  ai  fait  la  réponse  la  plus  con- 
solante que  j'ai  pu;  je  l'ai  assuré  en  même  temps 
que  vous  n'étiez  point  irritée,  parce  qu'on  ne  l'est 
jamais  des  écarts  causés  par  une  extrême  sensi- 
bilité2. »  «  Vous  êtes  plein  de  bonté  et  d'humanité, 


1.  Lettre  à  Moultou  datée  du 
18  janvier  1761;  ruais  cette 
date  est  évidemment  fausse. 


—  2.  Bibliothèque   Nationale, 
inss.,  loco  citato. 


564  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Monsieur,  répond  Mmc  de  Luxembourg.  Ce  pauvre 
Rousseau  en  a  grand  besoin  ;  mais  il  est  aussi  bien 
intéressant1.  » 

La  lettre  de  Malesherbes  est  longue,  et  faite  pour 
flatter  Rousseau,  au  moins  autant  que  pour  le  con- 
soler. Il  lui  offre  en  même  temps,  afin  d'éteindre  le 
souvenir  de  toute  cette  affaire ,  de  lui  rendre  toutes 
ses  lettres2.  «  Ne  me  rendez  point  mes  lettres,  ré- 
pond aussitôt  Rousseau  ;  brûlez-les,  parce  qu'elles 
ne  valent  pas  la  peine  d'être  gardées,  mais  non  pas 
par  égard  pour  moi.  Ne  songez  pas  non  plus,  de 
grâce,  à  retirer  celles  qui  sont  entre  les  mains  de 
Duchesne.  S'il  fallait  effacer  dans  le  monde  les  traces 
de  toutes  mes  folies,  il  y  aurait  trop  de  lettres  à  re- 
tirer, et  je  ne  remuerais  pas  le  bout  du  doigt  pour 
cela.  A  charge  et  à  décharge,  je  ne  crains  point 
d'être  vu  tel  que  je  suis.  Je  connais  mes  grands  dé- 
fauts, et  je  sens  vivement  tous  mes  vices.  Avec  tout 
cela  je  mourrai  plein  d'espoir  dans  le  Dieu  suprême, 
et  très  persuadé  que,  de  tous  les  hommes  que  j'ai 
connus  en  ma  vie,  aucun  ne  fut  meilleur  que  moi3.  » 

Cette  phrase  :  personne  ne  fut  meilleur  que  moi, 
reviendra  plus  d'une  fois  sous  la  plume  de  Rousseau. 
Quand  on  a  une  telle  opinion  de  soi,  on  ne  doit  pas 
craindre  de  se  montrer.  Non  content  donc  de  ne 
pas  retirer  ses  lettres,  il  en  écrivit  à  Malesherbes 
quatre  autres,  très  longues.  Ne  pouvant  alors,  dans 
la  disposition  d'esprit  où  il  était,  composer  ses  Con- 
fessions, craignant  de  ne  les  écrire  jamais,  il  voulut 
y  suppléer  par  une  sorte  de  monument  capable  de 
relever  sa  réputation  et  de  servir  sa  gloire.  Mais  ces 


1.    Bibliothèque    Nationale,   I  3.  Id. 
mss.,    loco  citato.   —  2.  Id.  —    | 


DE  JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  565 

lettres  sont  bien  plus  l'histoire  de  son  caractère  et 
de  ses  sentiments  que  celle  de  sa  vie.  Sous  une  ap- 
parence de  simplicité,  de  bonhomie  et  de  franchise, 
il  y  présente  sa  personne  avec  beaucoup  d'art.  Nous 
avons  de  la  peine,  quoi  qu'il  en  dise,  à  les  croire 
écrites  du  premier  jet  et  sans  ratures1. 

Peut-être  pourrait-on  encore  regarder  les  Lettres 
à  Malesherbes  comme  une  sorte  de  testament.  Egale- 
ment malade  de  corps  et  d'esprit,  non  seulement 
le  malheureux  se  voyait  dépérir  et  se  croyait  voué  à 
une  mort  prochaine  ,  mais,  pour  la  première  fois 
peut-être,  des  pensées  de  suicide  lui  montèrent  au 
cerveau.  Il  se  grisait  facilement  de  ses  idées;  il  est 
donc  possible  que  celles  qu'il  avait  prêtées  à  Saint- 
Preux  aient  influé  sur  les  siennes2.  Au  moins  pou- 
vons-nous dire  pour  son  excuse  que ,  sauf  dans  une 
seconde  circonstance3,  elles  sont  en  désaccord  avec 
celles  qu'il  professa  pendant  le  reste  de  sa  vie. 

Ici ,  c'est  son  ami  Moultou ,  c'est  Roustan ,  son 
disciple  bien-aimé ,  qu'il  semble  prendre  pour  con- 
fidents de  son  projet.  Nous  disons,  qu'il  semble 
prendre  ;  car  il  ne  leur  envoya  pas  ses  deux  lettres. 
«  C'en  est  fait,  mon  cher  Moultou,  nous  ne  nous 
reverrons  plus  que  dans  le  séjour  des  justes...  Ce 
qui  m'afflige  et  m'humilie  est  une  fin  si  peu  digne, 
j'ose  le  dire,  de  ma  vie,  et  du  moins  de  mes  sen- 
timents. Il  y  a  six  semaines  que  je  ne  fais  que  des 
iniquités  et  n'imagine  que  des  calomnies  contre 
deux  honnêtes  libraires...  Je  sens  pourtant  que  la 
source  de  cette  folie  ne  fut  jamais  dans  mon  cœur. 


1.  Quatre  lettres  à  Malesherbes,  I  lettre  21.  —  3.  Lettres  à  Duclos, 
4,  12,  26,  28  janvier  1762.  —  à  Martinet  et  à  Moultou,  1er  août 
■1.    Nouvelle  Hcloïse,  3e  par  lie,   I    1763. 


566  LA    VI K    ET    LES    ŒUVRES 

Le  délire  de  la  douleur  m'a  fait  perdre  la  raison 
avant  la  vie;  en  faisant  des  actions  de  méchant,  je 
n'étais  qu'un  insensé.  »  Puis  il  lui  envoie  la  Pro- 
fession de  foi  du  Vicaire  savoyard ,  qui  est  bien  la 
sienne,  lui  recommande  Thérèse,  lui  parle  de  sa  foi, 
de  sa  patrie ,  de  ses  écrits  ,  et  lui  dit  un  suprême 
adieu. 

A  Roustan ,  il  prêche  surtout  la  vanité  de  la  gloire. 
«  J'ai  fait  quelque  essai  delà  gloire.  Tous  mes  écrits 
ont  réussi  ;  pas  un  homme  de  lettres  vivant,  sans  en 
excepter  Voltaire,  n'a  eu  des  moments  plus  bril- 
lants que  les  miens;  et  cependant,  je  vous  pro- 
teste que,  depuis  le  moment  que  j'ai  commencé 
de  faire  imprimer,  ma  vie  n'a  été  que  peine,  an- 
goisse et  douleur  de  toute  espèce...  Mon  enfant, 
reste  obscur,  profite  du  triste  exemple  de  ton  maître... 
Faites  (de  concert  avec  Moultou)  la  préface  de  mes 
écrits;  et  puis  des  sermons,  et  jamais  rien  de 
plus1...  » 

Cependant,  à  mesure  que  s'avançait  l'impression 
de  Y  Emile,  les  difficultés  paraissaient  s'aplanir.  Par 
un  revirement  inexplicable ,  il  se  trouva  que  la  cen- 
sure, qui  s'était  montrée  sévère  pour  la  partie  la 
moins  attaquable  du  livre  et  avait  exigé  des  change- 
ments aux  deux  premiers  volumes,  laissa  passer 
sans  rien  dire  tout  ce  que  l'ouvrage  renfermait  de 
plus  répréhensible.  La  Profession  de  foi,  notam- 
ment, ne  subit  pas  un  mot  de  critique.  Malesherbes 
avait  évidemment  passé  par  là;  mais  Malesherbes 
lui-même  savait-il  dans  quelle  voie  il  s'engageait? 
Il  n'avait  envisagé  dans  l'extrême  sensibilité  de 
Rousseau,   dans  son    caractère   mélancolique,  clans 

1.  Lettres  à  Moultou  et  à  Roustan,  23  décembre  17(31. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  567 

sa  disposition  à  voir  tout  en  noir,  dans  ses  aspira- 
tions vers  la  justice  et  la  vérité  que  de  nouveaux 
motifs  de  lui  être  utile1.  Ces  considérations  lui 
avaient  fait  oublier  sa  circonspection  habituelle.  Il 
avait  bien  parcouru  cette  fameuse  Profession  de  foi  ; 
mais  il  l'avait  admirée  de  confiance ,  sans  se  rendre 
compte  de  ce  qu'elle  était  au  fond.  Il  avait  d'a- 
bord approuvé  l'idée  de  Rousseau  de  donner  ce 
morceau  à  part2;  puis  il  avait  changé  d'avis,  et 
l'avait  pressé  de  livrer  au  public  l'ouvrage  tout 
entier 3. 

Jean-Jacques  aurait  dû  se  réjouir  de  cette  heu- 
reuse fortune  ;  mais  il  ne  voyait  jamais  les  choses 
simplement.  Quels  pouvaient  être  les  motifs  cachés 
de  cette  tolérance  inespérée?  Et  aussitôt  le  voilà 
qui  se  creuse  la  tète.  Les  lenteurs  apportées  aux 
deux  premiers  volumes  l'avaient  rendu  à  moitié  fou; 
l'indulgence  avec  laquelle  on  fermait  les  yeux  sur 
les  hardiesses  des  deux  autres  lui  fit  perdre  le  peu 
de  cervelle  qui  lui  restait. 

Nous  n'avons  heureusement  pas  à  donner  ici  une 
quatrième  ou  une  cinquième  édition  des  terreurs 
de  Jean-Jacques.  Cependant,  il  est  loin  d'être  tran- 
quille ;  il  redoute  toujours  que  son  livre ,  ce  livre 
qui  sera  le  dernier,  car  il  est  résolu  à  n'en  jamais 
écrire  d'autres,  ce  livre  qu'il  regarde  comme  le 
meilleur  et  le  plus  utile  qui  soit  sorti  de  sa  plume, 
ne  soit  travesti  et  défiguré  par  ses  ennemis.  Une 
seule  crainte  ne  l'atteint  pas,  c'est  que  l'ouvrage 
soit  interdit  et  la  sûreté  de  l'auteur  compromise  ; 
c'est  pourtant  la  seule  qui  doive  se  réaliser. 


\.  Lettre  de  MalesherbcsàRous-   I    2o  octobre  1761.  —  3.  Id.,  18  no- 
seau,  décembre  1761.  —  2.  Id.,  \   vembre  1761. 

TOME    I  37 


568 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


Quanta  ses  amis ,  qui  voyaient  les  symptômes 
précurseurs  de  l'orage ,  ils  ne  partageaient  pas  sa 
tranquillité  et  ne  manquèrent  pas  de  l'avertir.  Un 
jour,  écrit-il  dans  ses  Confessions,  il  lut  à  Duclos  la 
Profession  de  foi  du  Vicaire  savoyard.  «  Quoi , 
Citoyen,  lui  dit  Duclos,  cela  fait  partie  d'un  livre 
qu'on  imprime  à  Paris?  —  Oui,  lui  dis-je ,  et  l'on 
devrait  l'imprimer  au  Louvre,  par  ordre  du  Roi. — 
J'en  conviens,  me  dit-il;  mais  faites-moi  le  plaisir 
de  ne  dire  à  personne  que  vous  m'ayez  lu  ce  mor- 
ceau1. »  «  Mon  Dieu!  je  tremble  pour  vous,  lui 
écrivait  Moultou...  Vous  serez  en  butte  aux  deux 
partis  en  France...  Prenez  donc  bien  vos  sûretés  et 
tranquillisez-moi  sur  mes  craintes...  Quels  cris, 
quelles  clameurs  vous  allez  exciter  à  Genève  !  Que 
vos  amis  auront  de  peine  à  vous  défendre  !  Comptez 
pourtant  sur  leur  zèle.  Mais  réussiront-ils?  Je  ne  le 
crois  pas2.  »  «  Je  suis  touché  de  vos  inquiétudes 
sur  ma  sûreté,  répondait  Rousseau;  mais  vous  devez 
comprendre  que,  dans  l'état  où  je  suis,  il  y  a  plus 
de  franchise  que  de  courage  à  dire  des  vérités 
utiles3.  » 

L'événement  sembla  justifier  d'abord  cette  sécu- 
rité, h' Emile  parut  sans  difficulté,  publiquement; 
il  fut  distribué  ;  il  fut  mis  en  vente  ''  ;  pendant  plus 
de  quinze  jours,  l'administration  vit  tout  et  ne  dit  rien. 
Bien  plus,  il  semblerait  que  cette  tolérance  aurait 
été  prévue  et  escomptée  par  le  commerce.  Avant 
même  que  l'édition  régulière  fût  achevée,  il  s'en 
était  en  effet  préparé  de  furtives.  Rousseau,  prévenu 


1.  Confessions,  1.  XI.  —  2.  Let- 
tre de  Moultou  à  Rousseau,  3  fé- 
vrier 1762.  —  3.  Lettre  à  Moul- 
tou, 1 G  lévrier  17d2.  —  k.  Lettres 


de  Rousseau  à  Mme  de  Luxem- 
bourg, 19  mai  ;  du  Maréchal  de 
Luxembourg  à  Rousseau,  22  mai 
1762. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


369 


par  Néaulme,  crut  d'abord  à  la  connivence  de  Du- 
chesne.  Il  lui  reprocha  formellement  deux  éditions, 
l'une  à  Lyon,  l'autre  à  Londres,  faites,  disait-il,  par 
ses  soins.  Cela  était  peu  croyable;  mais  quels  que 
fussent  les  contrefacteurs,  il  fallait,  pour  qu'ils  mul- 
tipliassent ainsi  les  éditions,  qu'ils  eussent  grande 
confiance  dans  le  succès  et  dans  la  diffusion,  pu- 
blique ou  clandestine,  permise  ou  tolérée,  de  l'ou- 
vrage. Rousseau,  de  son  côté,  que  ces  contrefaçons 
contrariaient,  qui  avait  peur  de  se  les  voir  attribuer, 
s'en  plaignit  ouvertement  '.  Il  ne  craignit  pas  d'en 
écrire  au  lieutenant  général  de  la  police  en  per- 
sonne 2. 

Tout  donnait  à  penser  que  Y  Emile  aurait  le  sort 
des  autres  ouvrag-es  de  Rousseau;  qu'il  serait  interdit 
peut-être  par  l'administration,  et  ne  s'en  répandrait 
que  mieux  ;  qu'il  serait  acclamé  par  les  uns,  attaqué 
par  les  autres  ;  qu'il  ferait  en  tous  cas  beaucoup  de 
bruit,  quand  il  s'opéra  un  revirement  subit,  qui 
trompa  tant  d'espérances,  rendit  vain  le  crédit  de 
M.  et  de  Mme  de  Luxembourg,  et  mit  en  défaut  le 
pouvoir  même  de  Malesherbes,  le  directeur  général  de 
la  librairie.  Il  est  difficile  de  bien  savoir  les  motifs 
de  ce  changement.  Les  faits,  eux-mêmes,  rappor- 
tés presque  exclusivement  par  les  Confessions,  après 
coup,  sous  l'empire  des  idées  de  complots  et  de  ma- 
nœuvres souterraines  qui  hantaient  le  cerveau  de 
Rousseau,  montrent  trop  les  préoccupations  du  nar- 
rateur pour  qu'on  puisse  les  admettre  sans  réserve3. 


1.  Lettres  à  Duchesn-,  16,  26 
et  28  mai;  à  Mme  de  Luxem- 
bourg, 28  mai;  à  Afoultou,  30 
mai    1762.  —  2.    Lettre  à  M.  de 


Sarlines,  28  mai  1762.  —  3.  Voir 
sur  ces  faiis  et  tout  ce  qui  suit 
le  livre  XI  des  Confessions. 


570 


LA    VIE    ET    LES    OEUVRES 


Malesherbes,  très  bien  placé  pour  apercevoir  de 
loin  l'orage,  sinon  pour  le  conjurer,  commença  par 
prendre  ses  précautions  :  pour  éviter  de  voir  son 
nom  mêlé  à  une  affaire  désagréable,  il  redemanda 
à  Rousseau  sa  correspondance 1.  Il  ne  fut  pas  seul,  du 
reste,  à  prévoir  ce  qui  allait  arriver.  Les  hommes  de 
lettres  et  les  amis  à  qui  Jean-Jacques  avait  envoyé 
son  livre  n'osaient  le  louer  ou  ne  le  louaient  qu'en  ca- 
chette :  d'Alembert  ne  signait  pas  sa  lettre  ;  Duclos 
évitait  d'en  dire  son  avis  par  écrit  ;  Mmo  de  Bouf- 
flers,  après  en  avoir  chanté  les  louanges,  redeman- 
dait son  billet;  un  conseiller  au  Parlement,  M.  de 
Blaize,  à  qui  Mathas  l'avait  prêté ,  disait  en  le  ren- 
dant :  «  Yoilà  un  fort  bon  livre,  mais  dont  il  sera 
parlé  dans  peu  plus  qu'il  ne  serait  à  désirer  pour 
l'auteur.  »  Chaque  jour  les  bruits  alarmants  pre- 
naient plus  de  consistance  ;  des  parlementaires  dé- 
claraient qu'il  ne  servait  de  rien  de  brûleries  livres, 
et  qu'il  fallait  brûler  les  auteurs.  «  Le  Parlement, 
écrivait  Tronchin,  semble  vouloir  sévir  contre  l'ou- 
vrage et  contre  l'auteur  2.  »  Néaulme  regrettait  ses 
engagements3;  Mmo  de  Boufflers  promettait  l'appui 
du  prince  de  Conti,  mais  doutait  de  son  efficacité. 
Elle  aurait  voulu  que  Rousseau  quittât  la  France, 
et  voyant  qu'elle  ne  pouvait  le  décider,  elle  allait 
jusqu'à  lui  proposer  de  se  faire  enfermer  à  la  Bas- 
tille pendant  quelques  semaines,  afin  de  se  sous- 
traire à  la  juridiction  du  Parlement.  Seule,  Mmc  de 
Luxembourg  paraissait  sans  inquiétude  ;  mais  cela 


1.  Nous  n'avons  pour  garant 
de  cette  assertion  que  les  Con- 
fessions; le  fait  nous  paraît  au 
moins  douteux.  —  2.  Lettre  de 
Tronchin  A  Ventes,  citée  par  G. 


M.\UGRAS,  Voltaire  et  J  .-J  .Rous- 
seau, ch.  vu.  —  3.  Lettre  de 
Rousseau  à  Néaulme,  5  juin. 
1762, 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  571 

suffisait  à  tranquilliser  Rousseau.  N'avait-il  pas,  pour 
le  couvrir,  Mmc  de  Luxembourg  et  Malesherbes?  On 
n'oserait  jamais  passer  sur  leurs  corps  pour  arriver 
jusqu'à  lui.  Tout  au  plus  avait-il  des  craintes  pour 
ses  libraires  (il  était  alors  dans  sa  période  de  con- 
fiance et  d'amende  honorable  à  leur  égard).  Si  son 
livre  était  arrêté,  comme  on  le  disait,  c'était  une  af- 
faire d'argent  :  il  en  serait  quitte  pour  les  dédom- 
mager l. 

En  vain  le  Maréchal  cherchait  à  lui  faire  craindre 
l'animosité  de  Choiseul;  en  vain  arrivait  une  lettre  du 
curé  de  Deuil  portant  avis  que  le  Parlement  devait 
procéder  avec  la  dernière  sévérité  et  décréter  Jean- 
Jacques  de  prise  de  corps;  en  vain  Guy,  l'associé 
de  Duchesne,  assurait  avoir  vu  le  brouillon  du  ré- 
quisitoire ;  Jean-Jacques  ne  faisait  que  rire  de  ces 
avertissements,  ou  les  jugeait  de  fabrique  holba- 
chienne.  Il  faisait  des  projets  à  l'avance  ;  il  se  con- 
certait avec  Mme  Latour  sur  l'époque  d'une  visite 
qu'elle  désirait  lui  faire2.  Et  quand  les  bruits  de- 
vinrent par  trop  alarmants,  c'est  à  peine  s'il  se  ren- 
dait à  l'évidence.  «  Il  n'est  que  trop  vrai,  lui  écrivait 
Mmc  de  Créqui,  vous  avez  un  décret  de  prise  de 
corps  sur  le  dos.  Au  nom  de  Dieu,  allez-vous-en... 
Votre  livre  brûlé  ne  vous  fera  nul  mal;  votre  per- 
sonne ne  peut  soutenir  la  prison.  »  «  Je  vous  re- 
mercie, Madame,  répondait  Rousseau,  de  l'avis  que 
vous  voulez  bien  me  donner.  On  me  le  donne  de 
toutes  parts,  mais  il  n'est  pas  de  mon  usage;  Jean- 
Jacques  Rousseau  ne  sait  point  se  cacher.  D'ailleurs, 
je  vous  avoue  qu'il  m'est  impossible  de  concevoir  à 


t.  Lettre  à  Moultou,  30  mai  1762.    j    1762. 
-  2.  Lettre  à  Mm°  Latour,  i  juin    j 


:>"-2 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


quel  titre  un  citoyen  de  Genève,  imprimant  un  livre 
en  Hollande  avec  privilège  des  Etats  Généraux,  en 
peut  devoir  compte  au  Parlement  de  Paris1.  »  «  Le 
Parlement  de  Paris,  écrivait-il  à  Moultou,  pour  jus- 
tifier son  zèle  contre  les  Jésuites,  veut,  dit-on,  per- 
sécuter aussi  ceux  qui  ne  pensent  pas  comme  eux... 
Depuis  plusieurs  jours,  tous  mes  amis  s'efforcent  à 
l'envi  de  m'effraye r;  on  m'offre  partout  des  retraites; 
mais  comme  on  ne  me  donne  pas  pour  les  accepter 
des  raisons  bonnes  pour  moi,  je  demeure2.  » 

Le  7  juin  il  mit  en  sûreté  les  lettres  de  Mm0  La- 
tour3;  mais  sauf  cette  unique  précaution,  il  voulut 
continuer  jusqu'à  la  fin  sa  vie  habituelle.  Le  8,  veille 
de  l'événement,  il  fit  encore,  en  compagnie  de  deux 
oraloriens,  sa  promenade  ordinaire.  «  Je  n'ai  de  ma 
vie,  dit-il,  été  aussi  gai.  »  Nous  le  croyons  sans 
peine  ;  nous  dirions  volontiers  que  sa  gaité  fut  d'au- 
tant plus  bruyante  qu'elle  était  affectée.  Du  moment 
qu'il  avait  adopté  le  rôle  du  calme  et  de  la  tranquil- 
lité, il  était  engagé  à  le  soutenir  jusqu'au  bout; 
mais  au  milieu  de  l'effarement  universel,  comment 
croire  à  la  tranquillité  de  cette  nature  si  inquiète, 
si  facile  à  émouvoir. 

Il  lisait  ordinairement  la  Bible  avant  de  s'en- 
dormir. Il  veilla  tard  ce  soir-là  et  lut  le  livre  des 
Juges,  qui  finit  par  le  Lévite  d'Épkraïm.  Au  milieu 
de  la  nuit,  il  fut  réveillé  par  du  bruit  et  de  la  lu- 
mière ;  c'était  Thérèse,  accompagnant  La  Roche,  le 


1.  Lettre  de  Mme  de  Créqui  à 
Rousseau,  7  juin  1762,  et  Ré- 
ponse de  Rousseau,  même  jour. 
—  2.  Lettre  à  Moultou,  7  juin 
1762;  —  voir  aussi  la  décla- 
ration   analogue    que    Rous- 


seau avait  faite  à  Rey,  à 
propos  du  Contrat  social,  et 
sans  doute  aussi  de  VÉmile, 
29  mai  1762.  —  3.  Lettre  à 
Mme  Lalour.  7  juiu  1762. 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  573 

valet  de  chambre  de  Mme  de  Luxembourg.  «  Ne  vous 
alarmez  pas,  lui  dit  La  Roche,  c'est  de  la  part  de 
Mme  la  Maréchale,  qui  vous  écrit  et  vous  envoie  une 
lettre  de  M.  le  prince  de  Conti.  »  Il  apprend  alors 
à  Rousseau  que,  malgré  tous  les  efforts  du  Prince, 
on  est  déterminé  à  agir  contre  lui  à  toute  rigueur. 
La  Cour  le  veut,  le  Parlement  l'exige;  à  7  heures 
du  matin,  il  sera  décrété  de  prise  de  corps.  Qu'il 
s'éloigne  néanmoins  ;  on  ne  le  poursuivra  pas  ;  mais 
s'il  s'obstine  à  vouloir  se  laisser  prendre,  il  sera 
pris.  La  Maréchale  avait  un  grand  désir  de  le  voir; 
il  était  2  heures  du  matin;  il  courut  la  trouver1. 

Pour  la  première  fois,  elle  lui  parut  agitée;  son 
trouble  le  toucha  ;  il  eut  peur  de  la  compromettre, 
s'il  restait.  «  Cela  me  décida,  dit-il,  à  sacrifier  ma 
gloire  à  sa  tranquillité  ;  à  faire  pour  elle,  en  cette 
occasion,  ce  que  rien  ne  m'eût  fait  faire  pour  moi.  » 
Il  comptait  sur  sa  reconnaissance  ;  au  lieu  de  cela, 
son  air  froid  allait  peut-être  lui  faire  rétracter  sa 
résolution,  quand  survint  le  Maréchal,  puis  Mme  de 
Boufflers,  arrivant  de  Paris.  On  ouvrit  une  sorte  de 
conseil.  Le  Maréchal  voulait  garder  Rousseau  chez 
lui,  afin  de  se  donner  le  temps  de  réfléchir  et 
d'aviser;  d'autres  parlaient  de  le  faire  retirer  au 
Temple,  chez  le  prince  de  Conti'2  ;  mais  lui,  s'obstina 
à  partir  le  jour  même.  Restait  à  choisir  le  lieu  de 
sa  retraite.  Mme  de  Boufflers  insistait  pour  l'Angle- 
terre ;  Rousseau  n'en  voulut  pas.  Il  aurait  préféré 
Genève,  s'il  n'y  avait  pas  eu  tant  d'ennemis,  et  si 
le  Ministre  de  France  n'y  avait  pas  été  si  puissant. 
Au  moins  voulut-il  s'en  rapprocher  ;  il  se  décida 
pour  la  Suisse. 

1.  Lettre  de  M&»  de  Luxem-   I   —  2.  Le  Temple  était  hors  de 
bourg  à  Rousseau,  8  juiu  1762.   |    la  juridiction  du  Parlement. 


574  LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 

Quand  on  s'attend  à  être  arrêté  à  7  heures  du 
matin ,  on  ne  devrait  pas  retarder  son  départ 
jusqu'à  4  heures  du  soir  ;  c'est  pourtant  ce  que  fit 
Rousseau.  Il  avait  amassé  beaucoup  de  lettres  et  de 
papiers  pour  la  composition  de  ses  Mémoires;  il 
passa  la  matinée  à  en  commencer  le  triage;  il  dut 
pourtant  laisser  au  Maréchal  le  soin  de  l'achever. 
Puis  il  fallait  diner;  puis  il  ne  pouvait  se  séparer 
de  personnes  si  chères  sans  passer  quelques  heures 
avec  elles.  Dans  la  crainte  des  indiscrétions,  il  avait, 
il  est  vrai,  pris  le  soin  de  cacher  sa  présence, 
même  aux  yeux  de  Thérèse.  Avant  de  partir,  il  la 
fit  appeler;  elle  aurait  bien  voulu  l'accompagner; 
il  s'y  opposa,  du  moins  pour  le  moment,  et  lui  fit 
les  adieux  les  plus  touchants.  Les  dames  ,  Mme  de 
Luxembourg,  Mm0  de  Boufflers,  Mme  de  Mirepoix, 
vinrent  tour  à  tour  et  l'embrassèrent  tendrement; 
le  Maréchal  l'accompagna  jusqu'à  sa  chaise,  l'é- 
treignit  dans  un  embrassement  long-  et  muet  ;  quel- 
ques instants  après ,  il  avait  quitté  pour  toujours 
le  château  de  Montmorency. 

Il  était  dans  un  cabriolet  ouvert.  A  une  petite 
distance, il  aperçut  dans  un  carrosse  quatre  hommes 
en  noir,  qui  le  saluèrent  en  souriant  ;  c'étaient  les 
huissiers  qui  venaient  pour  l'arrêter:  on  ne  saurait 
être  plus  poli.  Il  lui  fallut  traverser  tout  Paris;  plu- 
sieurs personnes  lui  firent  des  signes  de  connais- 
sance. C'était,  il  en  faut  convenir,  une  singulière 
manière  de  voyager  pour  un  homme  recherché  par 
la  police. 

Rousseau  continua  ainsi  son  voyage ,  dans  une 
chaise  de  poste,  à  petites  journées,  sans  se  gêner, 
disposé  à  s'arrêter  ici  ou  là  pour  y  faire  visite  à  des 
amis,   évitant   seulement    certaines   villes,    comme 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  O/O 

Lyon  011  Besançon  ,  parce  que  les  courriers  y  doivent 
être  menés  au  commandant *.  Conti  avait  obtenu 
qu'on  ne  le  poursuivit  pas. 

Chemin  faisant,  il  était  bien  aise  de  s'occuper;  il 
était  naturel  qu'il  pensât  à  sa  situation  ;  cepen- 
dant, à  l'en  croire,  il  oublia  si  bien  tout  ce  qui 
venait  de  se  passer,  et  le  Parlement ,  et  Mme  de 
Pompadour,  et  M.  de  Choiseul ,  et  Grimm ,  et  d'A- 
lembert,  et  leurs  complots,  et  leurs  complices,  que, 
fondant  ensemble  les  Idylles  de  Gessner,  qu'il  avait 
lues  depuis  peu,  et  le  livre  des  Juges,  qu'il  venait 
de  lire2,  il  se  mit  tranquillement  à  ébaucher  un 
petit  poème  en  prose ,  le  Lévite  cl É phra'im ,  que 
l'auteur,  bien  à  tort,  selon  nous,  trouve  frais,  naïf, 
plein  de  charmes  et  d'une  antique  simplicité. 

L'intention  de  Rousseau  était  de  se  retirer  à 
Yverdun,  chez  son  vieil  ami  Roguin.  En  entrant  sur 
le  territoire  de  Berne,  «  je  descendis,  dit-il,  je  me 
prosternai,  j'embrassai,  je  baisai  la  terre  et  m'é- 
criai dans  mon  transport:  Ciel,  protecteur  de  la 
vertu,  je  te  loue;  je  touche  une  terre  de  liberté!  » 
Le  postillon  le  crut  fou  ;  il  ne  se  trompait  peut-être 
pas  beaucoup.  Quelques  heures  après,  il  était  dans 
les  bras  de  son  ami. 

Rousseau  se  demande  ;  nous  nous  demandons  avec 
lui,  ce  qui  serait  arrivé  si,  sans  tenir  compte  du  dé- 
cret, il  était  resté  tranquillement  dans  son  lit  et  avait 
continué  à  aller  à  ses  affaires.  L'aurait-on  arrêté 
dans  le  château  de  M.  et  de  Mmc  de  Luxembourg, 
sous  leurs  yeux,  malgré  eux?  Aurait-on  compromis 
dans    une   affaire    criminelle   Mme   de   Luxembourg, 


1.    Lettre  à   Mme   de   Luxem-    I    des  Juges,  ch.  xix,  XX  et  XXI. 
bourg ,  17  juin  1762.  —  2.  Livre   | 


576 


LA    VIE    ET    LES    ŒUVRES 


qui  avait  elle-même  conseillé  et  dirigé  l'affaire, 
M.  de  Malesherbes,  qui  l'avait  prise  en  main,  qui 
l'avait  appuyée  de  son  autorité?  N'est-il  pas  plus 
probable,  au  contraire,  qu'on  compta  sur  le  carac- 
tère impressionnable  de  Rousseau,  qu'on  pensa  qu'il 
suffirait  de  l'effrayer;  mais  qu'une  sorte  d'impos- 
sibilité aurait  empêché  d'aller  jusqu'au  bout?  Telle 
est  en  effet  notre  opinion;  telle  fut  aussi  plus  tard 
celle  de  Rousseau1. 

Tout  tend  à  la  confirmer  :  et  le  décret,  annoncé 
pour  7  heures,  mais  qui  n'est  rendu  qu'à  10, 
sans  doute  pour  laisser  à  Jean-Jacques  le  temps  de 
partir;  et  la  lenteur  des  préparatifs,  que  personne 
ne  semble  disposé  à  hâter  ;  et  les  huissiers  arri- 
vant à  plus  de  4  heures,  après  le  départ  de  celui 
qu'ils  ont  ordre  d'arrêter,  le  voyant,  le  saluant, 
passant  leur  chemin  sans  rien  dire  ;  et  les  détails 
d'un  voyage  public,  que  personne  ne  gène,  que 
personne  ne  semble  apercevoir,  quoiqu'il  frappe 
tous  les  yeux.  Cette  facilité,  cette  sorte  de  compli- 
cité universelle  était  l'effet  de  l'esprit  du  temps.  En 
haut  comme  en  bas,  tout  le  monde  cédait  à  l'ascen- 
dant des  idées  nouvelles  2. 


1.  Lettre  à  Saint-Germain , 
26  février  1770.  —  2.  Voici 
un  fait  entre  mille,'  qui  peut 
donner  une  idée  de  la  to- 
lérance de  l'administration 
et  notamment  de  Males- 
herbes, en  ce  qui  concerne 
les  livres  interdits  comme 
dangereux.  Quand  V Encyclo- 
pédie fut  arrêtée,  «  M.  de  Ma- 
lesherbes, ditMmede  Vandeul, 
fit  prévenir  mon  père  qu'il 
donnerait  le  lendemain  ordre 


d'enlever  ses  papiers  et  ses 
cartons.  —  Ce  que  vous  m'au- 
noncez  là,  répondit  Diderot, 
me  chagrine  horriblement. 
Jamais  je  n'aurai  le  temps  de 
démén.iger  tous  mes  manus- 
crits, et  d'ailleurs,  il  n'est  pas 
facile  de  trouver  en  vingt- 
quatre  heures  des  gens  qui 
veuillent  s'en  charger,  et  chez 
qui  ils  soient  en  sûreté.  — 
Envoyez-les  tous  chez  moi, 
lui  répondit  M.  de  Malesherbes; 


DE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 


577 


On  peut  d'ailleurs  regarder  comme  certain  que 
Malesherbes,  que  M.  et  Mme  de  Luxembourg,  que 
Mm0  de  Boufflers,  que  le  prince  de  Conti  étaient 
dans  la  confidence  ;  qu'après  avoir  tout  fait  pour 
arrêter  l'affaire,  ils  tâchèrent  de  la  réduire  à  des 
limites  restreintes.  Ils  s'y  étaient  engagés  inconsidé- 
rément ;  ils  devaient  avoir  un  grand  désir  de  s'en 
décharger;  or,  le  meilleur  moyen  pour  y  parvenir 
était  d'éloigner  Rousseau.  D'un  autre  côté,  la  Cour 
et  le  Parlement,  tout  montés  qu'ils  pussent  être,  ne 
devaient  pas  oublier  qu'ils  avaient  en  face  d'eux  de 
bien  gros  personnages,  qu'il  était  difficile  de  traiter 
comme  le  commun  des  mortels.  De  toute  façon 
donc,  il  y  avait  matière  à  compromis. 

Jean- Jacques,  qui  aimait  à  faire  du  bruit,  manqua 
là  une  belle  occasion  de  se  poser  sans  péril  en  mar- 
tyr de  la  vérité.  Il  était  étranger  ;  il  s'était  opposé 
à  l'impression  en  France  ;  il  n'avait  rien  fait  par 
lui-même  ;  il  était,  comme  il  l'a  répété,  en  règle 
avec  les  lois.  Le  décret  de  prise  de  corps  était  une 
illégalité,  son  exécution  eût  été  une  impossibilité. 
Un  mot  eût  suffi  pour  disculper  Rousseau.  —  Mais 
ce  mot  aurait  compromis  ses  protecteurs? —  Tel 
est  en  effet  le  motif  qu'il  apporte.  Malheureusement 
il  ne  fut  jamais  un  héros  de  délicatesse.  Il  n'avait 
déjà  plus  les  mêmes  tendresses  pour  Mmc  de  Luxem- 
bourg ;  il  est  donc  peu  probable  que,  pour  éviter 
des  désagréments  à  des  grands  qu'il  détestait  et 
qu'il  jalousait,  parce  qu'ils  étaient  au-dessus  de  lui, 
il  se  soit  lui-même  soumis  à  de  véritables  malheurs. 


l'on  ne  viendra  pas  les  y  cher- 
cher. —  Eu  effet,  mon  père 
envoya  la  moitié  de  son  cabi- 
net chez  celui  qui  en  ordon- 


nait la  visite.  »  —  Mémoires 
sur  Diderot,  par  Mme  DE  Van- 
deul,  sa  fille. 


578     LA  ME  ET   LES  ŒUVRES   DE  JEAN-JACQUES   ROUSSEAU. 

Pourquoi  d'ailleurs  l'aurait -il  fait?  Leur  devoir  était 
de  se  déclarer.  —  Mais  s'ils  ne  le  défendaient  pas?  — 
Qui  pouvait  l'empêcher  alors  de  se  défendre  lui- 
même  ?  Supposons  que  Malesberbes  eût  fait  dans 
ces  conjonctures  la  déclaration  qu'il  donna  plus  tard 
à  Rousseau;  tout  était  fini;  supposons  que,  par  fai- 
blesse et  pour  se  ménager  lui-même,  il  ne  l'eût  pas 
faite  ;  il  n'est  pas  admissible  que,  mis  en  demeure 
de  se  prononcer,  il  eût  menti  à  la  justice. 

Il  est  un  autre  motif,  que  Rousseau  ne  dit  pas, 
qui  est  moins  honorable,  mais  qui  pourrait  bien 
être  le  vrai,  la  peur.  On  spécula  sur  son  caractère 
facile  à  effrayer,  et  tout  porte  à  croire  que  le  calcul 
se  trouva  juste.  Il  n'est  pas  impossible  même  que  la 
scène  de  la  dernière  nuit  ait  été  concertée  à  l'avance. 
Les  tentatives  de  Mme  de  Boufflers  et  autres,  pour 
le  déterminer  à  quitter  la  France  ou  seulement 
Paris  ayant  échoué,  on  vit  qu'il  fallait  frapper  un 
grand  coup.  On  lui  dit,  on  lui  répéta  qu'il  était 
perdu,  et  il  eut  peur  ;  qu'on  voulait  le  sauver  de  la 
prison,  de  la  mort  peut-être,  et  il  se  laissa  faire; 
qu'il  fallait  fuir,  et  il  s'enfuit  '. 


1.  Voir  sur  les  prétendues   i   bourg    et     de     Malesherbes, 
manœuvres  de  Mme  de  Luxein-  |   Morin,  Essai,  etc.,  ch.  m. 


TABLE  DES  MATIERES 


Introduction. 


Chapitre  I.  —  Du  28  juin  il 12  au  mois  de  mars  1728. 

Sommaire  :  I.  Naissance  de  Rousseau.  —  Sa  famille. —  Son  éducation, 
ses  lectures,  son  caractère 1 

II.  Il  est  mis  en  pension  chez  le  ministre  Lambercier.  —  Son  amitié 
pour  son  cousin  Bernard.  —  Ses  passions  précoces.  —  Son  départ,  à  la 
suite  d'une  punition  imméritée 9 

III.  11  retourne  à  Genève.  —  Histoires  galantes  avec  MUe  de  Vulson  et 
M11»  Goton.  —  Il  est  placé  chez  un  greffier  et  n'y  peut  rester.  —  Il  est 
mis  en  apprentissage  chez  le  graveur  Ducommun.  —  Il  est  repris  de  sa 
passion  de  lecture.  —  Sa  fuite  de  Genève 13 


Chapitre  II.  —  Du  mois  de  mars  au  mois  d'octobre  4728. 

Sommaire  :  I.  L'abbé  de  Pontverre  entreprend  de  convertir  Rousseau 
au  catholicisme  et  l'adresse  à  Annecy  à  Mme  de  Warens.  —  Portrait  de 
Rousseau.  —  Mme  de  Warens.  —  L'oncle  Bernard  et  le  père  de  Rous- 
seau courent  après  le  fugitif 22 

II.  Mm«  de  Warens  envoie  Rousseau  à  Turin,  à  l'hôpital  des  Catéchu- 
mènes. —  Conversion  de  Rousseau  au  catholicisme.  —  Rousseau  quitte 
l'hôpital  et  parcourt  Turin.  —  Petit  roman  avec  Mme  Bazile  ...       29 

III.  Rousseau  entre  en  qualité  de  laquais  chez  Mme  de  Vercellis.  —  Il 
vole  un  ruban 33 


Chapitre  III.  —  Du  mois  de  novembre  1728  au  mois 
d'avril  4750. 

Sommaire  :  1.  L'abbé  Gai  me.  —  Rousseau  entre  au  service  de  la 
famille  de  Gouvou.  —  11  fait  la  connaissance  de  Bâcle  et  part  avec 
lui 36 

II.  Retour  de  Rousseau  auprès  de  Mme  de  Warens.  —  Son  genre  de 
vie  chez  Mme  de  Warens.  —  Son  témoignage  à  propos  d'un  mi- 
racle         44 

III.  Rousseau  est  mis  au  séminaire.  —  L'abbé  Gatier.  —  Rousseau 
sort  du  séminaire.  —  Mme  de  Warens  veut  faire  de  lui  un  musicien.  — 
Liaison  avec  Venture.  —  Voyage  de  Rousseau  à  Lyon.  —  Son  retour  à 
Annecy 52 


580  TABLE    DES    MATIÈRES. 


Chapitre  IV.  —  Du  mois  de  mai  1750  au  printemps 
de  1732. 

Sommaire  :  I.  Liaison  avec  la  Merceret  et  avec  Venture.  —  Anecdote 
et  correspondance  avec  Mlles  de  Galley  et  de  GralTenried. —  Rousseau  re- 
voit son  père 57 

II.  Rousseau  à  Lausanne.  —  Ses  embarras  d'argent.  —  Il  professe  la 
musique  sans  la  savoir.  —  Pèlerinage  à  Vévai 64 

III.  Rousseau  à  Neuchàtel.  —  11  s'attache  à  un  archimandrite.  — 
L'ambassadeur  de  France  le  prend  sous  sa  protection.  —  Rousseau  part 
pour  Paris 67 

IV.  Ses  impressions  pendant  le  voyage  et  en  arrivant  à  Paris.  —  Re- 
tour en  Savoie.  —  Séjour  à  Lyon.  — Arrivée  de  Rousseau  à  Chambéry, 
auprès  de  Mm8  de  Warens.  —  Rousseau  employé  au  cadastre.  .   .       72 


Chapitre  V.  —  Du  printemps  de  1752  au  mois  de 
septembre  1758. 

Sommaire  :  I.  Claude  Anet.  —  Études  et  occupations  de  Rousseau.  — 
Sa  pièce  de  Narcisse.  —  Rousseau  quitte  le  cadastre  pour  se  livrer  tout 
entier  à  la  musique 77 

II.  Voyage  de  Rousseau  à  Besançon.  —  Ses  écolières.  —  Moyen  de 
préservation  morale  inventé  par  M™6  de  Warens.  —  Ménage  à  trois.  — 
Mort  de  Claude  Anet.  —  Rousseau  élevé  à  la  dignité  de  majordome  de 
Mrae  de  Warens 84 

III.  Relations  de  société  de  Rousseau.  —  Ses  fréquentes  absences.  — 
Sa  vie  occupée  et  décousue.  —  Il  se  blesse  grièvement  et  fait  son  tes- 
tament. —  Il  va  à  Genève  recueillir  la  succession  de  sa  mère.  —  Il 
tombe   malade 94 

IV.  Voyage  de  Rousseau  à  Montpellier.  —  Ses  amours  avec  Mrae  de 
Larnage.  —  Sa  vie  à  Montpellier.  —  A  son  retour,  il  évite  de  voir 
Mrae  de  Larnage.  —  Retour  auprès  de  Mmc  de  Warens 102 


Chapitre  VI.  —  Du  mois  de  juillet  1758  à  Vété  de  1741. 

Sommaire  :  I.  Établissement  aux  Charmeltes. —  Le  Verger  des  Char- 
mettes.  —  Rousseau  se  croit  très  malade.  —  Ses  craintes  de  la  mort 
et  son  retour  au  sentiment  religieux 113 

II.  Hiver  passé  à  Chambéry.  —  Le  médecin  Salomon.  —  Partage  de 
la  journée  aux  Charmettes.  —  Fausse  méthode  de  travail  ....       120 

III.  Mémoire  au  Gouverneur  de  Savoie.  —  Refroidissement  avec 
Mmc  de  Warens ) 126 

IV.  Rousseau  devient  précepteur  des' enfants  de  M.  de  Mably.  —  Son 
inaptitude  et  son  insuccès.  —  Son  Projet  pour  l'éducation  de  M.  de 
Sainte-Marie.  —  Il  compose  la  Découverte  du  Nouveau-Monde  et 
d'autres  morceaux  littéraires.  —  Son'  retour  aux  Charmettes.  —  Son 
départ  pour  Paris 12S 


TABLE    DES    MATIÈRES.  581 


Chapitre  Vil.  —  Depuis  l'été  de  1741  jusqu'à  l'été  de  17 '45. 

Sommaire  :  I.  Séjour  de  Rousseau  à  Lyon.  —  M11'  Serre.  —  Épître 
à  Parisot.  —  Mémoire  au  P.  Boutet 151 

II.  Accueil  que  Rousseau  reçoit  à  Paris.  —  Il  lit  à  l'Académie 
des  sciences  son  Projet  concernant  les  nouveaux  signes  de  musique. 
—  Exposé  de  son  système.  —  Jugement  de  l'Académie  .....       144 

III.  Importance  naissante  de  Rousseau.  —  Ses  premières  relations 
avec  Diderot.  —  Il  obtient  la  protection  de  plusieurs  grandes  dames.  — 
Sa  maladie.  —  Ses  Prisonniers  de  guerre.  —  L'ambassadeur  de  Venise 
le  prend  pour  secrétaire 151 

Chapitre  VUE.  —  Du  mois  de  mai  1745  à  la  fin  de  1744. 

Sommaire  :  I.  Départ  pour  Venise.  —  Le  lazaret  de  Gênes.  —  Rous- 
seau exerça-t-il  les  fonctions  de  secrétaire  d'ambassade?  —  Manière 
dont  il  s'acquitta  de  ces  fonctions.  —  Ses  premières  difficultés  avec 
Montaigu.  —  Rousseau  quitte  l'ambas?adeur 150 

II.  L'affaire  de  Rousseau  avec  Montaigu  est  portée  au  ministère  à 
Paris.  —  Vie  privée  de  Rousseau  à  Venise.  —  Son  retour  à  Paris.  — 
Sympathie  universelle  qui  l'accompagne  à  Paris.  —  Inutilité  de  ses  efforts 
pour  obtenir  justice.  —  Intimité  de  Rousseau  et  d'Altuna.   .    .   .       171 


Chapitre  IX.  -    1745-1749. 

Sommaire  :  I.  Thérèse  Le  Vasssur.  —  Opéra  des  Muses  galantes.  — 
Difficultés  avec  Rameau 181 

II.  Les  Fêtes  de  Ramire  ;  premiers  rapports  de  Rousseau  avec  Vol- 
taire. —  Rousseau  perd  son  père.  —  Il  devient  la  proie  de  la  famille 
de  Thérèse.  —  Il  reprend  ses  fonctions  de  secrétaire  de  Mme  Dupin  et. 
de  M.  de  Francueil.  —  Liaison  avec  Diderot  et  CoDdillac.  —  Le  Per- 
sifleur        188 

III.  Le  château  de  Chenonceaux.  —  L'Engagement  téméraire.  — 
L'Allée  de  Sylvie 195 

IV.  Rousseau  met  ses  enfants  aux  Eafanls-Trouvés IV  9 

V.  Le  ehât'-au  de  la  Chevrette.  —  Liaison  avec  MmB  d'Épinay.  — 
Rousseau  fait  des  articles  sur  la  musique  pour  l'Encyclopédie  .   .     209 

Chapitre  X.  —  1749-1755. 

Somtnaire  :  Discours  sur  les  sciences  et  les  arts.  —  I.  Rousseau  va 
visiter  Diderot  à  Vincennes.  —  Il  lit,  chemin  faisant,  l'annonce  d'un 
sujet  de  prix  sur  l'influence  morale  des  sciences  et  des  arts. —  Le  parti 
qu'il  adopta  fut  l'erreur  fondamentale  de  toute  sa  vie.  —  Rousseau  rape- 
tisse et  mulile  l'homme.  —  Motifs  intéressés  de  Rousseau.   .    .    .       217 

II.  Les  sciences  et  les  arts  préparent,  d'après  Rousseau,  la  déca- 
dence et  l'asservissement  des  nations.  —  Enseignements  de  l'histoire.  — 


.")X2  TABLE    DES    MATIÈRES. 

Les  sciences  et  les  arts  condamnés  clans  leur  origine,  dans  leurs  objets, 
dan?  leurs  effets.  —  Ils  ruinent  la  Religion  et  faussent  l'éducation.  — 
Rousseau  ennemi  de  l'imprimerie  et  de  l'instruction  du  peuple.    .       228 

III.  Réfutations  du  Discours  de  Rousseau.  —  Lettre  de  l'abbé 
Raynal.  —  Réfutation  de  Gautier  et  réponse  de  Rousseau.  —  Réfutation 
du  roi  de  Pologne  et  réponse  de  Rousseau 235 

IV.  Polémique  entre  Bordes  et  Rousseau.  —  Fausse  austérité  de 
Rousseau.  —  Préface  de  Narcisse.  —  Rousseau  forme  le  projet  d'ac- 
corder son  genre  de  vie  avec  ses  principes 243 

V.  Rousseau  entre  définitivement  dans  la  carrière  littéraire.  —  Ses 
nouvelles  amitiés.  —  Son  effervescence.  —  Sa  manière  de  travailler.  — 
Discours  sur  la  vertu  la  plus  nécessaire  aux  héros.  —  Oraison 
funèbre  du  duc  d'Orléans ■ 250 


Chapitre  XI.  —  4750-1754. 

Sommaire:  I.  Vie  intérieure  de  Rousseau  :  Thérèse,  le  père  Le  Vas- 
seur,  la  mère  Le  Vasseur.  —  Mauvaise  santé  de  Rousseau.  —  Il  met  à 
exécution  ses  grands  projets  de  réforme.  —  Rousseau  défenseur  de 
l'existence  de  Dieu.  —  Lettre  à  Francueil  à  l'occasion  de  la  mort  de  sa 
belle-sœur 257 

II.  Le  Devin  du  village.  —  Il  est  joué  devant  le  Roi.  —  Rousseau 
évite  d'être  présenté  au  Roi.  —  Diderot  et  Grimm  cherchent  à  indis- 
poser Thérèse  et  sa  mère  contre  Rousseau.  —  Jugement  sur  le  Devin. 
—  Parodie  du  Devin 270 

III.  Querelle  de  la  musique  française  et  de  la  musique  italienne.  — 
Lettre  sur  la  musique  française.  —  Ennuis  que  le  Devin  occasionna 
à  Rousseau.  —  Profits  que  cette  pièce  lui  rapporta.  —  Portrait  de 
Rousseau  par  Latour.  —  Première  représentation  de  Narcisse.  .       276 


Chapitre  XII.  —  De  il 55  au  9  avril  1756. 

Sommaire  :  Discours  sur  l'Inégalité.  —  I.  Jugements  de  La  Harpe 
et  de  Marmontel.  —  Rousseau  s'isole  pour  travailler  dans  la  forêt  de 
Saint-Germain.  —  Il  demande  le  retour  à  la  nature.  —  Qu'est-ce  que  la 
nature  ?  —  Méthode  hypothétique  et  fausse.  —  Négation  de  la  distinc- 
tion essentielle  du  bien  et  du  mal.  —  Condition  de  l'homme  comparée  à 
celle  des  animaux.  —  Rôle  de  la  pitié.  —  La  société  est  naturelle  et 
nécessaire  à  l'homme.  —  L'état  sauvage  est  une  dégradation  de  l'état 
primitif.  —  Perfectibilité.  —  Propriété.  —  Intérêt.  —  Premières  socié- 
tés. —  Époque  la  plus  heureuse.  —  Métallurgie;  Agriculture.  —Danger 
actuel  et  pratique  des  théories  de  Rousseau.  —  Que  serait  l'homme  sans 
la  société? 283 

II.  Voyage  de  Rousseau  à  Genève.  —  Gauffecourt  et  Thérèse.  — 
Rousseau  revoit  M"«  de  Warens.  —  Accueil  fait  à  Rousseau  par  les 
Genevois.  —  Son  retour  au   protestantisme.  —  Amitiés  qu'il  contracte. 

—  Promenade  de  sept  jours  sur  le  lac.  —  Projets  de  travaux.  —  Tacite. 

—  Senèque.  —  Lucrèce 302 


T.VBLE    DES    MATIÈRES.  .")<S3 

TIT.  Retour  de  Rousseau  à  Paris.  —  Dédicace  du  Discours  sur  l'Iné- 
galité. —  Appréciation  du  Mercure.  —  Rapport  de  l'Académie  de  Di- 
jon. —  Ch.  Ronnet,  Philopolis.  —  Lettre  de  Voltaire  et  réponse  de 
Rousseau.  —  Autres  réfutations  :  le  P.  Castel.  —  Grimm.  —  Fréron.  — 
Réfutation  par  Rousseau  lui-même.  —  Impression  de  l'ouvrage.  —  Cor- 
respondance avec  Rey 310 

IV.  Essai  sur  l'origine  des  langues.  —  Article  Économie  politique 
dan?  {'Encyclopédie 323 

V.  Examen  de  deux  principes  avancés  par  Rameau.  —  La  Reine 
fantasque.  —  Comédie  des  Originaux  par  Palissot 331 

VI.  Projet  d'établissement  à  l'Ermitage.  —  Rousseau  refuse  l'emploi 
de  bibliothécaire  à  Gen'n-e.  —  Mmc  d'Epinay  cherche  à  retenir  Rous 
spau.  —  Intimité  de  Rousseau  et  de  Mme  d'Épinav.  —  Rupture  avec 
d'Holbach " 336 


Chapitre  XIII.  —  Du  9  avril  1756  au  15  décembre  1757. 

So7umaire  :  I.  Établissement  à  l'Ermitage.  —  Occupations  de  Rous- 
seau :  1°  Promenade.  —  2°  Travaux  littéraires.  —  3°  Rêverie.  — 
Revue  rétrospective  du  passé.  —  Amours  sans  objet.  — Tracasseries  do- 
mestiques. —  Ingérence  des  amis  de  Rousseau  dans  ses  affaires.  — 
Premiers  germes  de  jalousie  contre  Grimm.  —  Efforts  de  Grimm  et  de 
Diderot  pour  ramener  Rousseau  à  Paris.  —  Querelle  avec  Didprot.  — 
icifiation.  —  Maladie  de  Gauffeeourt.  —  Origines  de  la  Nouvelle 
Helo'ise 347 

II.  Mme  d'IIoudetot;  son  portrait  physique  et  moral.  —  Passion  de 
Rousseau  pour  Mme  d'IIoudetot.  —  Continuation  de  la  Nouvelle  He- 
lo'ise. —  Scène  du  bosquet.  —  La  passion  de  Rousseau  transpire  dans 
le  public.  —  Saint-Lambert  en  est  instruit.  —  Qui  instruisit  Saint-Lam- 
bert? —  Indignation  de  Rousseau  contre  Mmc  d'Epinay.  —  Retour  de 
Saint-Lambert.  —  Son  attitude  et  celle  de  Rousseau.  —  Froideur  de 
M;ne  d'Houdetot.  —  Mme  d'Epinay  se  détache  de  plus  en  plus  de 
Rousseau 375 

III.  Querelle  et  demi-réconciliation  avec  Grimm.  —  Querelle  et  récon- 
ciliation avec  Diderot.  —  Querelles,  explications,  réconciliation  avec 
Mn-  d'Epinay.  —  Rousseau  fait  copier  son  portrait  pour  Mme  d'Epinay. 

—  Projet  de  voyage  de  Mme  d'Epinay  à  Genève.  —  .Motif  de  ce  voyage. 

—  Explication  avec  Mme  d'Epinay.  —  Rupture  définitive  avec  Grimm. 

—  Mme  d'Epinay,  pou-sée  par  Grimm,  renvoie  Rousseau  de  l'Ermitage. 

—  Rousseau  renvoie  la  mère  Le  Vasseur.  —  Rôle  de  Diderot.  —  Rup- 
ture de  Rousseau  et  de  Diderot.  — Causes  de  celte  rupture  .    .    .       403 

Chapitre   XIV. 

Sommaire  :  Travaux  de  Rousseau  pendant  son  séjour  a  l'Ermjt.vie. 

—  I.  Le  poème  de  Voltaire  sur  le  désastre  de  Lisbonne.  —  Rousseau 
se  décide  a  y  répondre.  —  La  Lettre  sur  la  Providence.  —  Envoi  de 
cette  lettre  à  Voltaire  et  réponse  évasive  de  Voltaire.  —  Publication  de 
la  Lettre  sur  la  Providence 425 

TOMF   i  38 


5S4  TABLE    DES    MATIÈRES. 

ir.  Extraits  des  ouvrages  de  l'abbé  de  Saint-Pierre.  —  Motifs  et 
tations  de  Rousseau.  —  Le  Projet  de  pair,  perpétuelle.  —  La  Po, 
nodie.  —  Publication  de  ces  ouvrages.  —  Opuscules  de  Voltaire  s 
paix  perpétuelle 

III.    La    Morale  sénsitive.    —    Lettres   sur    la    vertu    et    le 
heur.   —   Les  Amours   de  Claire  et  de  Marcellin.  —   Le   Petit 
voyard •   • 


Chapitre  XV.  —  Du  13  décembre  1757  au  9  juin  176. 

Sommaire  :  I.  Maladie  de  Rousseau.  —  Son  établissement  à  M 
Louis.  —  Efforts  pour  introduire  le  théâtre  à  Genève.  —  Article  Ge 
de  V Encyclopédie.  —  Motifs  d'intervention  de  Rousseau.  —  Ans 
de  la  Lettre  à  d'Alemhert  sur  les  spectacles.  —  Digressions  :  c 
condition  des  femmes.  —  Les  amusements  à  Genève.  —  Les  pi  a 
publics,  tels  que  Rousseau  les  conçoit.  —  Devise  de  Rousseau  :  IV 
impendere  vero.  —  De  l'imitation  théâtrale 

IL  Manière  dont  la  Lettre  à  d'Alembert  fut  composée.  —  Sa  pub 
tion.  —  Réponse  de  d'Alembert.  —  Autres  réponses.  —  Apprécia 
du  monde  religieux.  —  Appréciation  de  Genève 

III.  Irritation  de  Voltaire.  —  Lettre  de  Rousseau  à  Voltaire.  —  Fu 
croissante  de  Voltaire.  —  Effets  de  la  Lettre  à  d'Alembert  sur  le  thé 
à  Génère  et  aux  environs  de  Genève 

IV.  Différend  entre  Rousseau  et  l'administration  de  l'Opéra,  relat 
ment  au  Devin.  —  Nouvelles  amitiés  contractées  par  Rousseau.  —  Mm 
Verdelin.  —  M.  et  Mme  de  Luxembourg.  —  Mm8  de  Roufflers.  — 
Prince  de  Conti.  —  Morgue  de  Rousseau 

V.  Le  Petit  château  de  Montmorency.  —  Visites  que  Rousseau  reçc 
Mont-Louis.  —  Flatteries  de  Mma  de  Luxembourg.  —  Rousseau  1 
Mrae  de  Luxembourg  la  Nouvelle  Héloise,  puis  l'Emile.  —  Copie  d 
Nouvelle  Héloise  pour  Mme  de  Luxembourg.  —  Les  Aventures  de 
lord  Edouard.  —  Comédie  des  Philosophes,  par  Palissnt.   .    .    . 


Chapitre  XVI.  —  1760-1761. 

Sommaire  :  La  Nouvelle  Héloïse.  1.  Préface  de  la  Nouvelle  Hélo 

—  Origines  de  la  Nouvelle  Héloise.  —  Caractères  des  personnages. 
Qualités  morales  de  la  Nouvelle  Héloise.  —  Digressions.  —  Qualités 
style.  —  Comparaison  de  Julie  avec  Clarisse,  de  Ricfiardson  .    . 

IL   Impression   de   la  Nouvelle  Héloise.  —   Arrangements   avec  I 

—  Les  estampes;  Coindet.  —  L'édition  française;  Malesherbes.  —  S 
pressions  exigées.  —  Succès  de  la  Nouvelle  Héloise.  —  Triomphe  di 
Nouvelle  Héloise:  M»8  Latour  de  Franqueville 

III.  Jugements  des  hommes  de  lettres.  —  ftuclos.  —  D'Alembert. 
Opposition  de  Voltaire.  —   Critiques  de  Fréron  et  de  Grimm.  —  L' 
prit  de  Julie,  par   Fôrmey.  —  Accueil   fait  à  la  Nouvelle  Héloise 
les  Genevois 


TABLE    DES    MATURES.  585 


Chapitre  XVII.  —  De  1760  au  9  juin  1762. 

Sommaire  :  Mmc  de  Luxembourg  se  charge  de  l'impression  de 
l'Emile  —  achèvement  du  Contrat  social.  —  Rousseau  forme  le  projet 
d'écrire  ses  Mémoires.  —  Caractère  de  sa  correspondance  au  point  de 
vue  religieux.  —  Sou  crédit  baisse  auprès  de  M**  de  Luxembourg.  — 
Ses  dégoûts  de  la  vie  de  château  et  de  la  carrière  des  Lettres.  —  Rous- 
seau prie  Mme  de  Luxembourg  de  faire  rechercher  ses  enfants  et  lui 
confie  Thérèse.  —  Produit  des  ouvrages  de  Rousseau.  —  Marché  pour 
l'impression  de  YÉmile  et  pour  celle  du  Contrat  social.  —  Projet  d  une 
édition  générale  des  œuvres  de  Rousseau.  —  Amitié  intime  avec  Rey.  — 
Désir  de  Rousseau  de  ne  laisser  publier  ses  Confessions  qu'après  sa 
mort.  —  Accident  de  santé.  —  Rente  viagère  de  trois  cents  francs 
constituée  par  Rey  au  profit  de  Thérèse.  -  Vaines  tentatives  pour  la 
libre  introduction  en  France  du  Contrat  social.  —  Rousseau  veut  s  op- 
poser  à  ce  qup  V Emile  soit  imprimé  en  France.  —  Corrections  exigées.  — 
Déclaration  de  Malesherbes.  —  Inquiétudes,  soupçons,  puis  remords  et 
ret  urs  de  confiance  de  Rousseau  à  propos  de  son  livre.  —  Les  quatre 
lettres  de  Rousseau  à  Malesherbes.  —  Pensées  de  suicide.  -  Facilites 
de  la  censure  pour  la  Profession  de  foi.  —  Nouvelles  anxiétés  de  Rous- 
seau _  Sa  sûreté  personnelle  est  menacée.  —  L'Emile  parait  sans  dif- 
ficulté. —  Revirement'subit.  -  Bruits  alarmants.  -  On  conseille  vaine- 
ment à  Rousseau  de  pourvoir  à  sa  sûreté.  —  Il  se  décide  a  fuir.  —  Il  se 
rend  en  Suisse  et  compose,  chemin  faisant,  le  Lévite  d  Ephraim.  — 
Que  serait-il  arrivé  à  Rousseau,  s'il  n'avait  pas  voulu  tenir  compte  da 
décret  porté  contre  lui? °J 


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BIBLIOTHECA 
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RENNES,    ALPIÎ.    LE    ROY 

Imprimeur  breveté 


Bibliothèques 

Université  d'Ottawa 

Echéance 


n 


SEP.  0  6  1988      àM 

13JAN.1990 

06JAN.1990 
02  MARS  1990 

1  9  FEV.  1890 

1 9  FEV.  1990 
20  DEC.  1990 

11  DEC.  1990 

I  0  f£ 


Libraries 

University  of  Ottawa 

Date  Due 


FEY  1  0  1997 
,1*»  DEC.  1998 

:EB  0  9/9$ 


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