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La Vieille Eglise
LA
Vieille Eglise
PAR
Emile QEBHART
de rAcadémie française
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PARIS (VI«)
BLOTJD & OIE, Editeurs
7, PLACE SAINT-SULPICE, 7
1910
TRADUCTION ET REPRODUCTION INTERDITES
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AVANT-PROPOS
M. Gebhart nous avait promis un livre sur
Léopardi qui devait être, dans notre pensée,
le premier volume d'une série consacrée aux
littératures étrangères. A la mort de l'éminent
écrivain, nous nous sommes adressés à ses
héritiers dans Tespoir qu'on retrouverait parmi
ses papiers au moins quelques chapitres de ce
livre. Cet espoir fut déçu. En revanche, on
nous permit de parcourir les vastes cartons
dans lesquels M. Gebhart rassemblait, au jour
le jour et par ordre de date, ses nombreux
articles de la République Française, du Temps,
des Débats, du Gaulois et d'autres encore. En
relisant cette riche collection que l'auteur
comptait bien, sans doute, utiliser quelque jour,
l'idée nous vint de publier en volume au moins
quelques-unes de ces pages qui portent toutes
n AVANT-PROPOS
la marque de ce charmant esprit. Il y aurait là
matière à plusieurs volumes. Pour l'instant,
voici la série des articles de M. Gebhart qui se
rapportent plus directement à l'histoire de
l'Eglise. Nous les avons fait précéder de deux
études sur la religion antique et suivre de
quelques morceaux de circonstance que les
admirateurs de M. Gebhart retrouveront avec
plaisir. A la fin d'un article sur V Hérésie
albigeoise, Fauteur de Moines et Papes avait
écrit ces lignes : « Tout cela, c'est l'hérésie,
le rêve enfiévré, paradoxal d'un peuple à qui
la vie terrestre était si facile et si riante, grâce
à la bénignité de la nature et à la douceur de
son ciel et qui eût été si sage en demeurant
dans le bercail de la Vieille Eglise ». Nous
avons retenu ces deux derniers mots pour en
faire le titre du présent volume, désireux que
nous étions de ne rien introduire dans cette
œuvre posthume qui ne fût de la propre main
de M. Gebhart.
Les Editeurs.
L'Egypte antique et les Grecs (D
Je ne touche, aujourd'hui, qu'en tremblant, à
l'antique Egypte, en ce journal où Maspéro insère
les résultats de ses recherches archéologiques et
les conclusions de son admirable science. Mais le
petit livre de M. Albert Gayet se met si bien à
la portée des simples lettrés qu'il m'est agréable
d'en feuilleter ici quelques pages. On y trouve un
tableau que je crois digne de toute confiance, des
données présentes de l'égyptologie. Je ne me pro-
pose, d'ailleurs, à l'aide de cet ouvrage, que d'offrir
au lecteur des vues personnelles, pures de toute
critique, imprégnées de prudence.
Le Pharaon, le prêtre, le grand seigneur féodal
sont les personnages de première ligne dans l'his-
toire politique et religieuse de l'Egypte : derrière
eux apparaît le scribe, la multitude immense de
fonctionnaires qui écrivent, enregistrent, com-
pilent, perpétuent une civiUsation savante, sou-
tiennent la machine administrative de l'Etat,
annotent les rites sacrés, l'économie domestique,
les arts et l'agriculture, recueillent les souvenirs
légendaires, les hymnes venus des ancêtres sécu-
(1) La Civilisation pharaonique^ par Albert Gayet. — Paris,
Plon-Nourrit, 1907.
2 LA VIEILLE EGLISE
laires, la chronique de guerre et les chants d'amour.
C'est bien dommage que cette race paperassière
n'ait pas connu l'imprimerie et le papier de fil.
Elle eût édifié des pyramides de livres, plus hautes
que le tombeau de Khéops. Au moins a-t-elle
eu cette invention originale : envelopper les morts
d'écritures, gratifier les momies d'un viatique lit-
téraire portatif en voyage, à travers les steppes
mélancoliques de VAmenti, sans compter /e Livre
des Morts, déposé en un coffret, dans la cellule
mortuaire, véritable Guide Joanne de l'autre
monde, et la curieuse confession négative dont
chaque tombe renfermait un exemplaire : « Je
n'ai pas tourmenté la veuve! Je n'ai pas été oisif!
Je n'ai pas aifamé ! Je n'ai pas fait pleurer î Je n'ai
pas tué ! Je n'ai pas enlevé les provisions ou les
bandelettes des morts ! Je suis pur ! Je suis pur ! ».
Ainsi le défunt, après s'être donné à lui-même
l'absolution, pénétrait, l'àme légère, dans le
royaume d'Osiris.
L'Egypte fut, pour l'ancien monde méditerra-
néen, l'objet d'une ardente curiosité, presque d'une
vénération religieuse. On avait le sentiment vague
d'une antiquité prodigieuse dont nous supputons
maintenant les lointains. Cinq mille ans avant Tère
chrétienne, le pays de Memphis possédait un ré-
gime monarchique, une théologie, une théorie du
surnaturel, une discipline de morale. Voilà près
de sept mille années, sans doute, que l'humble
pyramide de Sakkarah, si délabrée, sent passer
sur ses assises le souffle brûlant du simoun. Peut-
L EGYPTE ANTIQUE ET LES GRECS 3
être, un jour, Maspéro trouvera-t-il, au fond de
quelque sépulcre, sur le cœur d'une momie, le
registre de police dénonçant les noms des voya-
geurs illustres qui naviguèrent sur les eaux vertes
du Nil au temps des Atrides ou du roi Salomon.
De ces pèlerins qu'attirait vers l'Egypte un charme
de mystère, les plus anciens appartiennent à une
période relativement récente : le prophète Jérémie,
au vi« siècle, à l'époque de la captivité de Ba-
bylone ; cent trente ans plus tard, Hérodote; vers
la fin du v" siècle, Platon.
Jérémie dut découvrir avec stupeur, entre deux
lamentations, chez ces barbares que Moïse avait
fuis jadis, une doctrine d'immortaUté, une sagesse
d'outre-tombe marquées d'un sentiment profond
des choses divines, inconnu à la race chère à Jé-
hovah. Le charmant Hérodote s'intéressa aux
mœurs des crocodiles et des chats Hturgiques et
consigna sur ses tablettes de johs contes à dormir
debout que lui prodiguaient ses drogm.ans. J'ima-
gine les astucieux personnages soutirant au naïf
Hellène, en échange de leurs petites histoh'es, des
drachmes sans nombre, à la façon de ces Arabes
qui vous hissent au sommet de la grande pyra-
mide et, s'arrêtant tout à coup sur quelque palier,
disent d'un ah' aimable à l'étranger haletant :
« ïci, Messieurs Anglais, bon bakchich ! » Quant
à Platon, il rapporta en son pays une grave pa-
role des prêtres d'Héliopolis : « 0 Platon ! vous
autres Grecs n'êtes que des enfants, et il n'y a pas
de vieillards parmi vous ! ». Et ces archidiacres du
4 LA VIEILLE ÉGLISE
Dieu-Soleil, montrant de loin, d'un geste solennel,
à l'enfant d'Athènes, les vertigineuses sépultures
des grands Pharaons memphites, baignées d'au-
rore rose et comme aériennes, ont pu, avertis
par une chronologie plus exacte que celle de Bo-
naparte, lui murmurer à l'oreille : « Mon fils, du
haut de ces Pyramides... » Mais vous savez le
reste.
Jérémie, troublé par le spectacle des statues et
des icônes divines, les dieux à tête d'épervier ou
de chacal, ofTensé même en sa conscience hé-
braïque par les rites réservés aux bêtes sacrées,
les chiens, les chats, les crocodiles, dut considé-
rer la religion de l'Egypte comme un grossier
paganisme. Platon, que Pythagore et Parmonide
avaient nourri de mathématique et de méta-
physique, jugea certainement digne de respect les
triades et les ennéades du ciel égyptien et vénéra
une doctrine où dominait sur le système harmo-
nieux des trinités divines le dieu éternel, sans
commencement et sans fin, « le Un, chantaient les
hymnes, qui est Seul, Celui qui s'engendre en lui-
même. Celui qui était alors que rien n'était ».
Hérodote, qui avait fait sa théologie dans Hésiode
et Homère^ ne manifesta, au sujet d'une religion
dépourvue d'Olympe, de dogmes joyeux et de
mystères d'amour, qu'un effarement presque
comique. Le délicieux bonhomme qui voudrait
retrouver en Egypte une figure des dieux, des
héros, des oracles de la Grèce, n'ose pas regarder
de trop près les mythes et les effigies mons-
L EGYPTE ANTIQUE ET LES GRECS U
ti'ueuses placées dans les temples, ou qui, par-
fois, tels que le Sphinx, veillent sur la tristesse
du désert. La grande triade d'Osiris-Isis-Horus ne
lui enseigne rien d'intelligible. A deux ou trois
reprises, il s'excuse de son silence. « Si je voulais
dire pourquoi on regarde ici les animaux comme
sacrés, je m'engagerais dans un discours sur la
religion et les choses divines ; or, j'évite surtout
d'en parler et le peu que j'en ai dit jusqu'ici, je
ne l'ai fait que parce que je m'y trouvais forcé. »
Les Grecs contemporains d'Hérodote et de Pla-
ton étaient trop éloignés de leurs propres origines
religieuses, de la révélation donnée par la nature
à tous les peuples primitifs, pour observer avec
sympathie des croyances où la sensation des phé-
nomènes les plus simples et les plus permanents
du ciel et de la terre persistait à la suite d'une si
longue série de siècles. L'épopée, le drame, la
sculpture, la peinture, avaient réduit à un anthro-
pomorphisme souvent puéril les antiques légendes
naturalistes, encore visibles chez Hésiode, déjà
voilées et défigurées chez Homère. La naissance
quotidienne du soleil et sa mort, chaque soir, et
son ensevelissement dans la nuit, la fécondation
de tous les êtres par la chaleur et la lumière,
l'angoisse des soUtudes mornes, arides, peuplées
de grands fauves, où erraient les divinités mé- -v
chantes, au souffle dévastateur, intéressaient
moins les Hellènes que les amours de Zeus, les
colères de Poséidon, le sourire d'Aphrodite et la
lyre d'or d'Apollon. N'oublions pas enfin le rôle
6 LA VIEILLE ÉGLISE
du prêtre, considérable en Egypte, si médiocre
en Grèce. Aujourd'hui selon M. Gayet, on a re-
noncé au préjugé historique, créé par Hérodote
et SOS compères, de la caste sacerdotale, comme
à celui de la caste militaire : le prêtre, sur le Nil,
est un grand fonctionnaire pharaonique ou féodal,
le gardien d'une tradition théologique, l'interprète
des dieux : aux bords de l'IUssus ou du Céphise,
le prêtre est un citoyen qui préside de temps en
temps à des rites élégants, à des processions de
jeunes filles et d'éphèbos, n'est point obligé à l'as-
cétisme et rit gentiment, au théâtre, des mésa-
ventures de ses dieux, des fredaines de ses
déesses.
Mais il est vraiment étrange qu'Hérodote et
Platon n'aient point été frappés de la grande ori-
ginalité religieuse de l'Egypte, préoccupation de la
vie future (on pourrait même dire d'une expres-
sion toute chrétienne, du salut), théologie de l'au
delà, infiniment plus intelligible pour eux que les
triades et les ennéades divines, liturgies funéraires,
culte des morts, tout un ensemble de croyances
et de pratiques qui dérivaient logiquement d'une
doctrine très primitive de panthéisme et de mé-
tempsychose faite pour charmer la curiosité hel-
lénique. Hérodote nous décrit la toilette des
momies et ne soupçonne point de lien entre la
conservation des tristes reliques et une espérance
de résurrection. Les mystères du polythéisme grec,
Perséphone, Adonis, Hermès guide des âmes sur
le sentier des Enfers, rendaient cependant sympa-
l'Egypte antique et les grecs 7
thiques à des Hellènes les évolutions d'Osiris en-
traînant dans la nuit infernale, vers « l'autre
terre », les âmes dont le corps dormait en ses
bandelettes mortuaires et qui, après de longues
pérégrinations, « rassemblant leurs membres »,
à rimitation d'Osiris, identifiées au dieu, ressus-
citeraient comme le soleil divin à chaque aurore.
Enfin, la plus singulière des créations dogmatiques
de l'Egypte, le Double pouvait sembler aux fidèles
d'Homère une fort respectable invention. Le
Double, écrit M. Gayet, « essence psychique, pro-
jection colorée de l'individu, second exemplaire
de lui-même, forme 'impalpable et aérienne, plus
qu'ombre et moins que réalité ». Il naissait en
môme temps que la personne terrestre, puis s'en-
volait au ciel des Doubles^ d'où il veillait sur son
Egyptien à la façon d'un ange gardien. L'homme,
une fois embaumé, le fantôme venait le rejoindre,
et, dans les ténèbres du sépulcre, gratifiait sa
momie d'un tête-à-tête mélancolique.
Or, entre cette apparence jumelle de l'Egyptien
mort et la figure des âmes échappées du Tartare
qui, autour de la fosse creusée par Ulysse et rem-
plie de sang, voltigent, avides de boire, pleurent,
crient et tiennent d'édifiants discours, les analogies
étaient assez saisissantes et méritaient d'arrêter la
réflexion des Grecs. Faut-il expliquer l'ignorance
ou le silence des voyageurs hellènes par le dédain
d'une race pour laquelle le reste de l'humanité
n'était que tribus barbares, les Egyptiens comme
les Perses, et qui n'attendait, de ces mortels infé-
8 LA VIEILLE ÉGLISE
rieurs, aucune vue noble de la pensée ? J*y verrai
plus volontiers Teffet de l'un des sentiments les
plus profonds de l'âme hellénique, que révélait,
dans la scène même de l'Odyssée, le fantôme
d'Achille : « Il vaut mieux être le valet d'un
pauvre laboureur que de régner sur les morts ! »,
Los Grecs ont trop aimé la vie présente pour se
soucier beaucoup de la vie future. L'image de la
mort leur semblait fort déplaisante. Ils eussent
donné toutes les religions sépulcrales du monde
pour un cantique de Panathénée, sur le rocher de
l'Acropole, en vue du Pentélique violet et de la
mer d'azur « au sourire sans nombre ».
Procès d'impiété (1)
M. Paul Decharme, qui enseigne à la Sorbonne
la poésie grecque, est un attique très préoccupé
et enchanté de mysticisme hellénique. Nous avons
bu jadis, côte à côte, dans le creux de notre
main droite, Teau noire du Styx arcadien. Il re-
cherchait alors et crut retrouver, dans les mon-
tagnes sacrées de la Grèce septentrionale, le
Parnasse, l'Hélicon, le Pinde, les jardins où s'ébat-
taient les neuf Muses, les ruisseaux où les divines
sœurs rafraîchissaient leurs corps d'une pureté
marmoréenne ; il a cueilli et dévotement respiré
les dernières roses de leurs plates-bandes. Il est
peut-être aujourd'hui le dernier païen de l'Uni-
versité, le dernier fidèle de la tradition intellec-
tuelle fondée par nos pères de la Renaissance.
Quand il erre lentement sous les ombrages du
Luxembourg, légèrement mélancolique, il a tou-
jours l'air de songer, non sans regret, au temps
Où Vénus Astarté, fille de l'onde amère,
Secouait, vierge encore, les larmes de sa mère.
Et fécondait le monde en tordant ses cheveux.
(1) La Critique des traditions religieuses chez les GrecSy
es Origines au temps de Plutarque, par Paul Decharme,
professeur à l'Université de Paris. — Paris, Picard, 1904.
10 LA VIEILLE ÉGLISE
Le livre qu'il vient de publier est une longue et
consciencieuse enquête sur le conflit séculaire qui
mit aux prises, après l'époque héroïque des îliades
et des Théogonies, le rationalisme grec et la reli-
gion, ou plutôt les religions nationales. Chaque
cité eut alors sa théologie et son culte municipal^
je veux dire sa façon d'interpréter et de vénérer
les personnages olympiens dont Homère et Hé-
siode avaient écrit l'Evangile initial et parmi les-
quels chaque communauté choisit, à son gré, un
patron. Ce morcellement des croyances religieuses
fut, pour le polythéisme, à la fois une cause de
durée et un principe de ruine. Tandis que le pa-
triotisme local — j'allais dire de clocher — par
les traditions des vieilles familles, le maintien des
superstitions populaires, des légendes dramati-
ques, le respect des œuvres d'art, temples, sta-
tues, icônes, perpétuait les cultes particuliers, la
diversité même des doctrines et des rites inclinait
les esprits réfléchis au scepticisme. L'unité dog-
matique, nécessaire fondement d'une religion qui
aspire à la domination souveraine des volontés et
des consciences, manqua, dès l'origine, au poly-
théisme. Et cette infirmité théologique fut une
cause d'impuissance morale aussi décisive que la
sensualité effrénée des Immortels abreuvés d'am-
broisie. La philosophie, dès ses premières prédi-
cations, se heurta contre la religion. Thaïes, pré-
disant une éclipse et donnant de ce phénomène
des raisons naturelles, découvrait la fixité des lois
du monde et, du môme coup, désarmait le caprice
PROCÈS D*IMPIETé 11
OU la maîveillance des Dieux. Xénophane n'abolis-
sait point les Dieux, mais il voulait les purifier,
opération difficile, et les rangeait sous l'empire
d'un Dieu suprême, incorruptible, éternel. Il ne
pardonnait point à Homère, à Hésiode, d'avoir
prêté aux Dieux, disait-il, tous les crimes, le vol,
l'adultère, la fourberie. Le sage de Colophon for-
geait, contre le paganisme, les armes que repren-
dront, huit ou neuf siècles plus tard, les Pères de
l'Eglise. Il refusait toute créance aux fables dés-
honorantes pour les Dieux, méprisait la divination,
ne demandait au fidèle que la pureté du cœur. Il
revenait à Tœuvre entreprise dans la Grande Grèce
par Pythagore : la réformation de la vie religieuse.
Empédocle, à son tour, tenta d'ennoblir la notion
des choses divines. « Le Dieu, disait-il, n'a ni la
tête qui orne le corps de l'homme, ni des bras, ni
des pieds, ni des genoux agiles... Il est seulement
une âme sacrée et infinie, dont la pensée, dans
son rapide essor, parcourt tout l'univers » .
Avec Hérodote, nouveau progrès de l'esprit
critique. Cet admirable voyageur a visité les sanc-
tuaires pélasgiques, les temples de Phénicie ; à
Samothrace, il s'est fait initier aux mystères des
Cabires. Il a conversé avec les prêtres de l'Egypte
et comparé aux divinités anthropomorphes de la
Grèce, si favorables à la glorification de la beauté,
les monstres sacrés de Memphis et de Thèbes,
têtes de bêtes plantées sur des corps d'hommes,
idoles formidables et ridicules. Il a comparé les
théologies et, par Tassimilation des figures et des
12 LA VIEILLE ÉGLISE
légendes divines, aperçu la filiation ou l'étroite
parenté des mythes chez les barbares, en Asie, sur
le Nil, en Hellade. Il est sur le point de deviner
que les polythéismes divers expriment les terreurs
ou les adorations de la conscience humaine en
présence des forces mystérieuses de la nature, et
que l'identité des croyances transparaît, sous la
variété des symboles.
Au siècle même d'Hérodote, la philosophie ato-
mistique, la doctrine de Démocrite, portait à la
rehgion populaire un coup très sensible. Par
l'invention de l'infmi, de l'éternel mécanisme
aveugle des atomes qui explique toute vie, tout
devenir, elle rendait les Dieux inutiles au monde.
Démocrite, longtemps avant Lucrèce, attribuait à
l'ignorance et à la peur l'origine de la religion.
« Les hommes d'autrefois, disait-il, à la vue des
troubles qui se produisent dans les hauteurs cé-
lestes, comme le tonnerre, les éclairs, la foudre,
les comètes, les éclipses du soleil et de la lune,
étaient saisis de frayeur, et ils pensaient que les
Dieux étaient les auteurs de ces phénomènes ».
Bientôt les sophistes feront un nouveau pas sur
la voie de fincrédulité. Ils nieront qu'il soit pos-
sible de rien savoir sur les Dieux, même de croire
raisonnablement à leur réahté. « Beaucoup de
choses s'y opposent, disait ironiquement Prota-
goras, et l'obscurité de la question, et la brièveté
delà vie de l'homme ». Critias expliquera, dans
son drame de Sisijphe, par une mesure de haute
police, les créations religieuses. Les lois qui attei-
PROCÈS d'impiété 13
gnent les crimes commis au grand jour épargnant
les fautes cachées clans les ténèbres de la cons-
cience, un sage parut, « homme fort habile », qui
jugea bon de moraliser les gens par la terreur. De
là les Dieux « à la vie éternellement florissante »,
fables de nourrices excellentes pour imposer la
vertu aux personnes d'humeur perverse et de ca-
ractère timide.
La vieille foi déclinait rapidement. Aux sophistes
se joignaient les poètes comiques, les grandioses
parodies de la vie des Dieux. Aristophane mon-
trait un Bacchus grotesque dans le cadre d'un
enfer boulFon. Dans le désarroi moral qui sévit à
Athènes après les désastres de la guerre du Pélo-
ponèse, les athées affichèrent sans discrétion leur
dédain absolu des choses divines. Mais il parut
alors aux magistrats que la religion était une ins-
titution nationale et que les Dieux, s'ils tombaient,
entraîneraient la chute de la patrie. Et les procès
d'impiété commencèrent.
Le crime d'impiété avait bien des degrés. Arra-
cher un ohvier sacré, manquer, dans l'exercice du
sacerdoce, aux rites traditionnels du culte, entrer
en un temple les mains souillées de sang, voler
les objets sacrés, révéler ou parodier les Mystères
d'Eleusis, profaner les cérémonies saintes, ces
crimes, diversement graves, étaient frappés de
confiscation des biens, ou d'exil, ou de mort.
Tout citoyen pouvait dénoncer le sacrilège à l'ar-
chonte-roi, qui instruisait la cause et livrait l'ac-
cusé au tribunal compétent, à l'Aréopage ou aux
14 LA VIEILLE ÉGLISE
Héliastes. Le dénonciateur, si l'accusation sem-
blait mal fondée, se voyait condamner à une
grosso amende, ne pouvait plus dénoncer per-
sonne à l'avenir, était exclu de certains sanc-
tuaires. Le métier de sycophante avait des épines.
Les noms les plus éclatants d'Athènes et de la
Grèce sont inscrits à la chronique des procès d'im-
piété : Eschyle, Anaxagore, Aspasie, Phidias, Al-
cibiade, Socrate. Eschyle, en un drame, avait
parlé légèrement des mystères. Anaxagore avait
déclaré que le soleil n'est qu'une « masse incan-
descente de fer ou de pierre », la lune u une
terre » ; Aspasie laissait causer d'astronomie et
de physique les gens d'esprit qui fréquentaient
chez elle. Mais Périclès plaida pour l'aimable
dame et la fit acquitter. Phidias fut poursuivi
pour un bien singulier sacrilège : il avait osé
sculpter son propre portrait sur le bouclier
d'Athéna ! Il mourut dans sa prison. Pour Alci-
biade, prince de la jeunesse dorée, incrédule et
libertine d'Athènes, les chefs d'accusation furent
plus graves encore. ïl avait osé, en compagnie de
quelques jeunes étourdis, parodier, dans une
maison particulière, les cérémonies des Grandes
Déesses. Lui-même, revêtu du costume sacerdotal
et portant les vases sacrés, il jouait en cette co-
médie le rôle de l'officiant. Imaginez, chez Mme
de Montespan, le scandale inouï de la Messe
Noire. L'affaire se compliqua d'un autre sacrilège
mystérieux qui venait de troubler Athènes : la
mutilation des Hermès. Un matin de mai, en fan
PROCÈS d'impiété 15
/il 5, les Athéniens reconnurent avec stupeur que
les statues ou piliers d'Hermès, debout sur les
carrefours, au coin des rues, avaient la tête bris3e.
Figurez-vous Tolède eu Naples apercevant, à leur
réveil, abattues dans îa fange, les Madones qui
veillent sur la paix de la ville. Alcibiade, qui com-
mandait alors la flotte athénienne expédiée en Si-
cile, fut condamné par contumace au bannisse-
ment et à la confiscation de ses biens. Ce fut pour
cet homme extraordinaire, si merveilleusement
doué et d'un esprit si charmant, le commence-
ment d'une vie aventureuse dont la fin tragique
dut paraître, aux dévots de Déméter et de Persé-
phone, la revanche des Dieux outragés.
La plus haute victime des inquisiteurs athé-
niens, Socrate, fut-elle réellement frappée pour
des raisons d'ordre Durement théologique ? Ses
accusateurs feignirent de le confondre parmi les
disciples d'Anaxagore, qui regardaient dans la
lune et n'y signalaient plus la présence d'une
divinité. C'est le Socrate des Nuées, qu'Aristo-
phane dénonce en outre comme bophiste. Or,
Socrate fut l'adversaire très décidé des sophistes.
Ces bmux parleurs étaient les favoris des déma-
gogues, qu'Aristophane, conservateur et aristo-
crate, haïssait cordialement : comment n'a-t-il
pas vu en Socrate un allié politique ? Il est peut-
être bon de ne point attribuer aux Nuées, dans
le procès d'opinion qui prépara la poursuite en
justice du philosophe, une importance exagérée.
Ce théâtre comique de la première époque jouis-
16 LA VIEILLE ÉGLISE
sait d'une si audacieuse liberté que les flèches de
son ironie s'émoussaient par l'abus même qu'en
faisaient les poètes. N'oublions pas, enfin, que les
Nuées précédèrent de vingt-quatre ans le procès
d'impiété.
Socrate tomba sous les coups d'une coalition
formée par tous les partisans de l'Etat démocra-
tique.
Il avait passé sa vie à critiquer, en tous les
carrefours d'Athènes, les fausses méthodes de
l'esprit et les fausses directions de l'activité hu-
maine. Il démontrait, ce réactionnaire, que, pour
sculpter une statue, il fallait apprendre d'abord le
métier de sculpteur, pour commander une galère,
connaître l'art du marin, pour gouverner la Répu-
blique, connaître les lois et l'art de la politique.
En pleine démagogie athénienne, il se moquait
tout aussi librement qu'Aristophane des corroyeurs
et des charcutiers, des charlatans et des rhéteurs
qui précipitaient la ruine de la patrie. Les déla-
teurs avaient beau jeu avec lui. Ses fiches furent
donc très mauvaises. N'était-il point un athée plus
dangereux que Démocrite, plus pervers qu'Alci-
biade, un partisan furieux de la tyrannie, ce petit
vieux au masque de Silène, qui osait flageller la
sottise de ses maîtres ? Ceux-ci s'empressèrent de
lui donner l'occasion d'une mort, la plus reU-
gieuse qu'ait vue l'ancien monde, et d'une suprême
volonté, ironie exquise : le vœu d'un coq à Es-
culape.
L'Empereur Justinien (D
Les études d'histoire byzantine obtiennent déci-
dément droit de cité dans la science française et
l'enseignement public de notre pays. M. Ch. Diehl
vient d'ajouter à la suite déjà longue de ses
premiers travaux un livre savant sur Justinien,
son œuvre multiple, et la civilisation générale de
l'empire d'Orient. C'est un beau livre, un peu
gros, peut-être, trop richement illustré d'images
qui ne correspondent point d'assez près avec le
texte et donnent au lecteur de trop fréquentes
distractions. Beaucoup de mosaïques aux figures
rébarbatives, d'ivoires, dont les personnages n'ont
pas un bien vif attrait ; beaucoup de chapiteaux
byzantins : on ferait une forêt. La méthode de
composition^ qui rappelle le Siècle de Louis XIV
de Voltaire, est plus scientifique que littéraire.
Le règne de Justinien apparaît divisé par tranches
très nettes : l'empereur, Théodora, le palais, la
cour^ les ministres, la poUtique extérieure, l'armée,
les guerres, l'œuvre législative, la crise religieuse,
l'administration intérieure ; puis Constantinople,
(1) Justinien et la Civilisation byzantine au sixième siècle,
par Charles Diehl, correspondant de l'Institut, chargé de cours
à la Faculté des Lettres de Paris. — Paris, Ernest Leroux, 1901.
18 LA VIEILLE ÉGLISE
l'Hippodrome, Sainte-Sophie, le commerce by-
zantin, l'agonie du paganisme dans les dernières
écoles d'Athènes, Antioche, Rome et Ravenne,
l'empire et la papauté, Fart byzantin : c'est une
revue immense, une classification plutôt qu'un
ensemble, je n'ose dire un tableau historique, le
mot tableau sentant son vieux temps. Cependant,
le livre laisse une impression de rigoureuse unité
dont M. Diehl a fixé la formule. Justinien, ce
petit paysan venu d'un village obscur de Macédoine,
cet époux de la danseuse Théodora, dans le désarroi
de l'histoire du monde bouleversé par les invasions
et les conquêtes barbares, se forma une concep-
tion extraordinaire d'un gouvernement universel,
une idée impériale mêlée de souvenirs archéolo-
giques et de vues d'avenir : il voulut être empe-
reur romain, relever les ruines de la domination
romaine, refouler les barbares, les Goths, les
Vandales, les Huns, les Perses, les Arabes ; con-
tinuer César, Marc-Aurèle et Dioclétien. Mais il
voulut aussi être l'empereur chrétien, déposi-
taire de l'Evangile, surveillant et régulateur de la
doctrine, protecteur de l'évêque de Rome, et, au
besoin, son pédagogue, son juge ou son geôher.
C'est bien de Justinien que procède la théorie à la
fois politique et théologique des deux gra7id<
himinaires ; c'est par lui que les hommes ont
appris à distinguer et souvent à opposer l'une cà
l'autre, en de tragiques conflits.
Ces deux moitiés de Dieu, le Pape et l'Empereur.
19
Ainsi, dans Fàme de ce Basileus byzantin, au
moment même où il prétendait restaurer le vieil
édifice impérial de Rome, apparaissait déjà, par
une de ses vues les plus personnelles, la conscience
du moyen âge occidental. Mais voici peut-être le
trait le plus original de cette nature complexe.
Qu'il fasse pressentir Charlemagne, Othon le Gi'and,
Frédéric II de Souabe, la rencontre est intéressante.
Mais qu'en même temps il ait devancé Philippe
le Bel, le fait est encore bien singulier. Cet empe-
reur fut excellemment un juriste. Son œuvre
législative, secondée par les plus doctes juris-
consultes du siècle, l'exhumation et la codification
du Droit romain, est, dans Tordre des choses
morales, le bienfait capital de son règne. CEuvre
colossale, dont a vécu le genre humain. Songez
que^ pour la constitution du Digeste^ il fallait
dépouiller deux mille livres, environ trois millions
de lignes. En trois années, l'opération était
accomplie. L'immense Corpus eùt-il été accueilU
sans les plus graves réserves par les antiques légis-
lateurs ? On en peut douter. Les vieux textes ont
été sollicités, tronqués, refondus, arbitrairement
groupés par la main de Trébonien et de ses colla-
borateurs. « Une notion fondamentale, écrit
M. Diehl, apparaît en cette législation. C'est l'idée
de l'Etat, constitué par une savante hiérarchie de
fonctionnaires, obéissant à un chef absolu, qui
gouverne sans contrôle et dont l'autorité est de
droit divin. Et par là encore Justinien était bien
l'héritier des Césars ». Un despotisme si théoera-
20 LA VIEILLE EGLISE
tique ne pouvait se limiter au gouvernement des
intérêts civils et politiques de l'empire. Nécessai-
rement, il devait peser sur FEglise et s'emparer
des consciences. Dès le début de son règne,
Justinien réglementait par une législation minu-
tieuse les moindres détails de la discipline ecclé-
siastique, remaniait les circonscriptions épiscopales,
modifiait les hiérarchies, créait des évêchés,
conférait le pallium^ mettait le bras séculier au
service des juridictions canoniques. Enfin, « en
face du Pape, des patriarches, des évêques,
Justinien s'érigeait en docteur de l'Eglise, en
interprète infaillible des Ecritures, rédigeant des
formulaires de foi, lançant des anathèmes, tantôt
contre Origène, tantôt contre les Trois Chapitres »
(les recueils de l'hérésie nestorienne). La docilité
de l'Eglise d'Orient, le perpétuel effarement de
TEglise romaine secouée par la tempête politique
où se débattait l'Italie encourageaient toutes les
audaces théologiques de l'empereur. Il modifiait à
son caprice ou cassait les canons, et les édits des
Pères ne devenaient obligatoires que si la volonté
impériale les transformait d'abord en lois de l'Etat.
De si hautaines prétentions rendaient inévitable
une profonde crise religieuse. Un jour vint où
l'évêque de Rome, si préoccupé qu'il fût des
misères de son Eglise, découvrit, sur le Bosphore,
un assez inquiétant confrère. Le paysan macé-
donien penchait vers l'hérésie. 11 y penchait,
poussé par fétonnante Théodora qui se passionnait
plus âprement encore que lui-même pour la théo-
l'empereur justinien 21
îogie. C'est par là que Justinien se montra parfait
byzantin. Il subissait la contagion de ces multi-
tudes de moines, d'ermites, de stylites et de
mangeurs de sauterelles qui, le cerveau plein de
rêves et de vapeurs, apportaient dans leurs visions
dogmatiques la subtilité scolastique du vieil esprit
platonicien. Il ne s'agissait plus alors de raisonner
à l'infini sur l'Un et le Multiple, sur le Même et
l'Autre, mais sur le suprême mystère, la réalité
divine de Jésus. La vieille hérésie d'Arius, qui
niait le Dieu, toute simpliste, était bonne pour les
nations barbares de l'Occident. Byzance embras-
sait maintenant, soit la doctrine nestorienne, qui
distinguait en Jésus deux autres natures et deux
personnes, soit plutôt la théorie d'Eutychès, qui
n'acceptait que la seule personne divine. Ici, le
prophète visible, venu de Galilée, n'était plus
qu'un fantôme. Dans l'une comme dans Tautre
hérésie, on ne savait plus qui avait souffert la
Passion, qui était mort sur la croix pour la rédemp-
tion de l'humanité. La foi chrétienne se trouvait
toute désorientée par cette recherche de métaphy-
siciens qui raffinaient imprudemment sur la révé-
lation des évangélistes, la prédication de saint
Paul, les affirmations des Pères de TEglise grecque.
Le Credo de Nicée semblait défaillir. Le Concile de
Chalcédoine avait été impuissant à imposer l'ortho-
doxie. L'Eglise de Rome, tombée en une noire
barbarie, manquait de dialecticiens autant que
d apôtres. Les Papes, sans cesse opprimés, soit
par les Lombards, soit par les Goths, représentants
22 LA VIEILLE EGLISE
de riiérésie radicale, se tourDaient anxieusement
vers Byzance, n'osaient ou ne pouvaient en con-
damner les fantaisies théologiques, parfois même
capitulaient à demi par leur propre silence.
Cependant, en 536, un Pape énergique, Agapit,
vint à Constantinople, fit déposer le patriarche
Anthime et plier la résistance de Justinien. Mais
il mourut subitement. L'empereur continua néan-
moins de poursuivre les monophysites, il les fit
battre de verges, jeter en exil ; il ferma leurs
monastères ; il en brûla quelques-uns afin de
mieux sauver leur âme. Un terrible tortionnaire,
l'évêque d'Antioche, Ephrem, fit périr dans les
supplices le grand missionnaire de l'hérésie, Jean
de Telia. Mais Théodora n'avait point renoncé à la
lutte. Le nonce apostohque à Byzance, Vigile, fut,
par ses intrigues et Tappui armé de Béhzaire,
alors maître de Rome, improvisé Pape, ou plutôt
antipape, car x\gapit était déjà remplacé légitime-
ment sur la chaire de Pierre par l'honnête Silvère.
Celui-ci, brutalement arrêté, fut déposé et proscrit.
Vigile n'était ni un Grégoire Yll, ni un Innocent III,
mais un diplomate timide, de conscience inquiète,
tout prêt à s'entendre avec l'empire, à renier
même le concile de Chalcédoine. En novembre
5/i5, Justinien le fit enlever à Rome, en pleine
église de Sainte-Cécile et embarquer pour la Corne
d'Or. Vigile s'arrêta de longs mois à Syracuse. Au
commencement de 5/i7, il paraissait enfin à
Byzance, se laissait séduire par les caresses de la
cour, condamnait la doctrine de la double person-
l'empereur justinien 23
naîité du Christ et, du même coup, relevait les
espérances des monophysiteset s^attii-ait les colères
d'une notable partie de Tépiscopat catholique. En
550, les évêques d'Afrique le retranchaient de la
communauté chrétienne. Le malheureux pontife ne
savait plus comment sortir de ce guêpier théolo-
gique. 11 prit parti de fuir du palais que l'empereur
lui avait donné comme résidence. Les sbires im-
périaux vinrent l'arracher de la basilique de Saint-
Pierre in Hormisda. Il s'était cramponné aux
colonnes de l'autel. On le tira par les pieds et par
la barbe : Tautel s'écroula sur le lamentable Pape.
La foule poussait des cris d'horreur. Le magistrat
de police et les soldats, épouvantés de leur sacri-
lège, battirent en retraite. Yigile consentit à réin-
tégrer son palais. Mais là encore il sentait sa vie
menacée. De nouveau, par une nuit de décembre,
il s'enfuit, se jeta sur une barque, traversa presque
seul, le Bosphore et vint frapper à la porte de l'église
où s'était tenu le Concile de Chalcédoine. Pendant
quatre années, il résista, non sans noblesse, aux
assauts théologiques de l'empereur et de l'Eglise
d'Orient. 11 regrettait amèrement les Goths qui,
bien qu'hérétiques, avaient toujours laissé à
l'évêque romain la liberté de sa foi. Justinien eut
enfin pitié de ce vieux prêtre. Il lui permit de
retourner au tombeau des Apôtres. Mais Yigile,
épuisé par une vie si agitée, ne devait pas revoir
Rome ; il mourut de langueur à Syracuse, en 555.
Cette crise religieuse, si curieusement byzantine,
peut inspirer une vue historique que je recom-
24 LA VIEILLE ÉGLISE
mande à vos méditations. Deux Papes appelés à
Gonstantinoplc par la volonté du Basileus et con-
traints de défendre le christianisme latin contre la
théologie impériale et orientale, c'est beaucoup ;
l'un d'eux indignement violenté et chancelant dans
sa foi, c'est trop. Le protectorat de Byzance sur
Rome était un despotisme funeste à la conscience
de l'Occident, à la civilisation comme à la vie
morale delà chrétienté. Pendant deux siècles encore,
ce danger persista en s' aggravant. Peu à peu,
l'Eglise grecque absorbait l'Eglise romaine. L'axe
du monde chrétien se déplaçait. L'acte politique
de Pépin, le protectorat franc, fut l'un des plus
notables sauvetages de l'histoire .
Un Pontificat ambulant (D
Le xf siècle fut, dans l'histoire de l'Eglise ro-
maine, une époque bien tourmentée, traversée
d'événements sinistres, bouleversée par les Anti-
papes, les Papes impurs, les Papes magiciens, et
ce jeune Pape autour duquel se pressaient tous les
brigands de l'Italie, Benoît IX, qui, chassé trois
fois par son peuple et ses clercs, symbole d'hor-
reur pour la chrétienté, deux fois était rentré au
Latran en brisant les portes de Rome. Dans cette
confusion, et parmi tant de tragédies, apparaissent
cependant les traits organiques d'une crise qui
touchera brusquement, sous Grégoire YII, au der-
nier tiers du siècle, à son plus haut degré d'acuité ;
alors la Papauté, qui avait maintenu, par la pro-
tection des empereurs, contre l'aristocratie sauvage
du Latium, la succession légitime de ses Pontifes,
se sentira assez puissante dans l'ordre des choses
spirituelles pour revendiquer tout à coup la pri-
mauté dans l'ordre pohtique et opposer au despo-
tisme impérial, à l'orgueil féodal, ce Dictatus
Papx^ qui, jusqu'à la papauté d'Avignon, sera la
charte théologique de tant de papes superbes,
(1) Saint Léon IX, Ï002-1054, par M. l'abbé Eug. Martin.
- Paris, Victor Lecolïre, 190i.
LA VIEILLE EGLISP:
Innocent III, Grégoire IX, Innocent IV, Boni-
faco Vill. Sylvestre H, Léon IX, Grégoire VII sont
les figures caractéristiques de cette évolution his-
torique. Entre Sylvestre et Grégoire, entre le doux
pape français, qui s'abritait tout effaré sous le
manteau des Othons, et le terrible justicier de Ca-
nossa, qui obligeait un empereur à grelotter, pieds
nus, épaules nues, dans la neige, attendant la
pénitence et l'absolution, le fossé semble si large
que, peut-être, sans Tœuvre apostolique et poli-
tique de Léon IX, il n'eût point été de sitôt fran-
chi. Sylvestre II était parvenu à durer, échappant
par miracle à l'intronisation d'un antipape, aux
attentats sanguinaires des nobles, à Texil ou au
poison. Mais il avait usé ses forces à la régénéra-
lion morale du monachisme, à la répression de la
simonie. Découragé, ce grand esprit que, pom* sa
science puisée en Espagne, à l'école des Arabes,
on soupçonnait de sorcellerie, revint à son algèbre,
à son Virgile et à ses horloges. Il mourut dans
l'angoisse des calamités qui menaçaient l'Eglise.
Près d'un derni-slècle plus tard, Brunon, évêque
de Toul, montait sur la chaire de Saint-Pierre.
C'était un prêtre moins lettré que Gerbert, d'une
conscience aussi pure et doué d'une ténacité inlas-
sable dans l'accomplissement de son devoir d'é-
vèque universel. 11 appartenait à la grande famille
des comtes d'Alsace; il était le cousin des deux
empereurs franconiens, Conrad II le Salique et
Ilenii III. Les témoignages contemporains le
montrent délicat, réservé et charmant. Son mys-
UN PONTIFICAT AMBULANT 27
ticisme faisait naître en ses songes les aimables
visions qui fleurissent dans les récits des vieux
hagiographes, enveloppant les arides chroniques
monacales comme d'une miniature azurée et dorée
(lu missel. Peu de jours avant son élection, il rêva
de la cathédrale de Worms. Une infinité de per-
sonnages vêtus de blanc s'y trouvaient rassemblés
et, parmi eux, son ami l'archidiacre Bézelin, qu'il
avait vu mourir en Italie. Il demanda quelle était
cette foule. « Ce sont, lui fut-il répondu, les
hommes qui ont achevé leur vie terrestre dans le
service du prince des Apôtres )>. Alors parut saint
Pierre, et le premier pape annonça que Brunou
allait donner la communion à tous ces fidèles. On
le revêtit des insignes pontificaux, les saints Pierre
et Etienne le menèrent à l'autel majeur où il pré-
senta l'Eucharistie à tous les assistants. Puis,
r Apôtre lui remit cinq calices d'or, trois à on
clerc qui le suivait et un seul à un troisième per-
sonnage. Je pense que, plus tard, les amis de
l'évêque toulois comprirent le symbohsme de ces
neuf calices, que je ne parviens point à pénétrer.
Ce visionnaire, placé, à l'âge de quarante-sept
ans, au gouvernement de l'Eglise, connaissait à
merveille les nécessités religieuses de son siècle,
les défaillances de la foi chrétienne, les maux du
monachisme, les velléités d'indiscipline de cer-
taines chrétientés trop éloignées de la surveillance
pontificale, la doctrine latente de quelques héré-
siarques, enfin l'état d'anarchie où se débattait
r Italie, la détresse des provinces voisines du do-
28 LA VIEILLE ÉGLISE
maine ecclésiastique sans cesse ravagées par le
brigandage des Normands. Mais il comprit aussi
et ce fut la vue de génie qui illustra ce pontificat
— que, attaché à l'Italie, enfermé dans les murs
de Rome et comme prisonnier de son épiscopat, il
demeurerait impuissant comme l'avait été Syl-
vestre II, incapable de remédier aux misères de
la chrétienté, d'instituer à l'égard des loups
rôdant en son troupeau de sérieuses enquêtes
théologiques, de rabattre l'orgueil de quelques
très hauts évêques, grands batailleurs, tels que
l'archevêque de Milan, qui se croyait pape de
ritalie lombarde ; celui de Ratisbonne, Gebhart,
qui menait à la baguette son suzerain, le duc de
Ravière; l'évêque d'Eichstaedt, encore un Gebhart
(que Dieu leur fasse miséricorde !), qui fut son
successeur à la papauté, sous le nom de Victor II,
et lui donnait aussi quelques tracas. Léon résolut
donc d'aller de sa personne sur tous les points
du monde chrétien où serait nécessaire sa pré-
sence de souverain justicier Et, durant quatre
années, son bâton de pèlerin passa et repassa sur
les sentiers des Alpes. Dès sa première entrée à
Rome, au début de l'an i0li9, il s'empressait, afin
do reprendre sa liberté d'action dans toutes les
provinces du christianisme, de porter le fer rouge
sur les deux plaies séculaires du clergé romain :
la simonie et la luxure. Le Synode qu'il présida
déposa sans pitié les évêques et les abbés, même
des cardinaux, qui avaient acheté à prix d'or leur
dignité ecclésiastique. L'un d'eux, l'évêque de
UN PONTIFICAT AMBULANT 20
Sutrî, qui avait soudoyé de faux témoins, s'affaissa,
nouvel Ananie, aux pieds de cet autre Pierre.
Quant à l'autre infirmité morale, les lecteurs qui
auraient la curiosité de feuilleter le livre étrange
écrit en ce temps par saint Pierre Damien, le
Liber Gomorrhianus^ verront combien profonde
était alors la corruption des moines et des clercs.
De ce côté, Léon courut au plus pressé, dans la
ville même de Rome. Puis, confiant au moine Hil-
debrand, le futur Grégoire VII, la réforme de la
grande abbaye de Saint-Paul-hors-les-Murs, il
vint, après la Pentecôte, ouvrir à Pavie un second
synode dont les actes ont malheureusement dis-
paru, détruits sans doute par le haut clergé con-
cussionnaire et adultère de Lombardie. Il franchit
les monts, rencontra l'empereur Henri III à
Mayence ou à Fulda, l'accompagna à Cologne, à
Aix-la-Chapelle, revint à Toul et, le 29 septembre,
entrait dans Reims, où l'attendaient les nobles, les
clercs et le peuple de Lorraine, de Champagne,
d'Ile-de-France et de Normandie. A Reims, nou-
veau Concile, d^une extraordinaire solennité. Au
premier jour, un seul abbé, sur l'accusation de
l'évêque de Langres, fut alors déposé; quelques
évêques plus ou moins suspects, durent s'estimer
heureux de n'être frappés que d'un avertissement
salutaire. Léon appUquait dès lors la méthode d'in-
dulgence et de douceur évangéUque qui servit à
ses desseins mieux que ne le fit plus tard, pour
Grégoire YII, l'implacable dureté. Il se vit néan-
moins contraint d'excommunier ce même évêque
30 LA VIEILLE ÉGLISE
de Langres, si sévère à la simonie du prochain, et
dont le dossier se compliquait de meurtre et
d'excessifs manquements à la vertu de chasteté.
Enfin, Léon IX réprima les prétentions d'indépen-
dance de certaines églises d'Occident, particulière-
ment en Espagne où apparaissaient des germes de
schisme.
De Reims, le Pontife se rend à Mayence pour
tenir les assises des prélats de l'empire. Là il pré-
sida une dramatique cérémonie que Grégoire VIÏ
imposera à Henri IV : Tévêque de Spire, accusé
d'adultère, offrit de se justifier par la formidable
épreuve de l'Eucharistie. Il reçut l'hostie sans tom-
ber mort ; mais sa mâchoire demeura paralysée et
contournée jusqu'à la fin de ses jours. Léon revint
en Alsace, passa au lac de Constance, traversa
Augsbourg, célébra à Vérone la fête de Noël et
rentra à Rome en janvier 1050'.
Quatre mois plus tard, à la suite d'une première
expédition tout apostolique du côté des Normands
qui désolaient la Fouille et la Terre de Labour, il
ouvrit à Rome un Concile quasi œcuménique où
les évêques précédemment excommuniés vinrent
faire leur soumission. Une très grave question
s'imposait alors à la sagesse doctrinale de l'EgUse :
l'hérésie de Bérenger, qui réduisait à un pur sym-
bole le mystère eucharistique, faisait en France
d'inquiétants progrès. L'hérésiarque fut cité à
comparaître en septembre, à Verceil. Le synode
de Verceil, sur lequel nous ne savons que peu de
chose, semble avoir été assez houleux. Bérenger
UN PONTIFICAT AMBULANT 31
s'y était fait représenter par ses partisans : il se
défendit en invoquant les profondes doctrines de
Scot Erigène. La dangereuse hérésie ne fut point
alors déracinée. Mais Léon eut la consolation d'arrê-
ter les empiétements de juridiction de Taltier arche-
vêque de Ravenne, Humphroy , client de l'empereur.
Nouveau passage des Alpes. La tournée apostolique
combla de grâces la cathédrale et les chanoines de
Besançon, toucha Langres, puis Toul, se replia
sur la chère Alsace, puis sur Trêves où l'attendait
Henri lil; de Trêves, le Pape et l'empereur firent
route pour Augsbourg où Humphroy reçut le
pardon du Pontife. Le 12 mars 1051, Léon se
trouvait à Lucques. Il revoyait Rome au moment
de Pâques. Bientôt il rejoignit l'empereur sous les
murs de Presbourg et réussissait à réconcilier
Henri avec le roi André de Hongrie, à établir défi-
nitivement le royaume de Saint-Etienne dans la
famille des Etats européens.
Il était désormais le maître de la doctrine,
aussi incontesté que le sera un jour Innocent III
et l'arbitre politique de la chrétienté. Il se crut
assez fort de son prestige religieux et de l'appui
de l'empereur pour heurter de front les Normands.
Ces turbulents personnages avaient pris goût à
l'Italie dont le charme devait si rapidement les
adoucir et les civihser. Les oranges de Sorrente
et de Palerme leur semblaient plus délectables
que les pommes aigres des bords de la Seine. Ils
prétendaient en cueillir partout. Ils convoitaient
avec âpreté celles du duché de Bénévent, que,
32 LA VIEILLE ÉGLISE
depuis Charlemagne, le Saint-Siège regardait
comme le jardin de l'Eglise. On sait quelle fut
l'issue malheureuse de la campagne pontificale.
Malgré la vaillance des impériaux, mal secondé
par ses troupes italiennes;, le Pape fut vaincu
sous les murs de Givitella. Défaite étrange au soir
de laquelle le vainqueur s'agenouillait sous la
main bénissante de son prisonnier. Robert Guis-
card promit d'être, à l'avenir, le chevalier fidèle
et le protecteur de l'Eglise romaine. Il recevait,
en échange de ses serments et de ses larmes,
d'immenses privilèges et comme le droit de cité
dans l'Italie méridionale.
Saint Léon IX ne survécut que peu de mois à
la bataille de Civitella. Son œuvre était accomplie.
Il avait repris, sur la chrétienté, l'ascendant spiri-
tuel perdu par les Papes scandaleux des cent der-
nières années. Il était vraiment le pasteur et le
docteur universel. Mais, d'autre part, son union
politique etmiUtaire avec l'empire, avait préparé,
entre la papauté et l'empire, un malentendu dont
les effets paraîtront au pontificat de Grégoire Yll :
le Pape, regardant l'empereur comme son légat
et son condottiere, l'empereur prenant le Pape,
vassal allemand d'origine, pour son chapelain et
son feudataire apostolique, le chemin de Canossa,
l'effondrement de Grégoire YII, l'exil de Salerne.
J'ai essayé de tirer quelques réflexions histo-
riques du petit livre de M. l'abbé Martin. Nos lec-
teurs connaissent cet écrivain distingué, dont la
grande histoire des diocèses de Toul et de Nancy
UN PONTIFICAT AMBULANT 33
renfermait les attachantes figures épiscopales que
je leur ai jadis présentées. Si chacun de nos dio-
cèses possédait un érudit de cette valeur, l'Eglise
de France pourrait entreprendre une œuvre d'en-
semble, comme une Gallia christiana^ et ce grand
monument d'histoire ecclésiastique serait bien
honorable pour la présente République.
L'Empereur Byzantin
de la première Croisade (i)
Le règne de l'empereur Alexis I" Comnène fut,
dans l'histoire de Byzance, d'une importance capi-
tale. 11 marque le moment où 1 empire grec
échappe enfin à l'anarchie qui, durant tout le
onzième siècle, avait permis aux barbares d'envahir
et de rétrécir ses frontières dans la région du
Danube comme en Asie Mineure, jusqu'à Nicée,
jusqu'en vue du Bosphore. Alexis reprit sur les
Petchénègues et sur les Seldjoucides une grande
partie des provinces perdues. Mais, pour l'histoire
générale de la chrétienté, l'intérêt de ce règne
est encore de premier ordre. C'est le temps de la
première croisade, Theure où TOrient grec et
l'Occident latin se rencontrèrent face à face et,
presque aussitôt, se heurtèrent l'mi contre l'autre
et se reconnurent non seulement très divers
d'esprit politique et de conscience religieuse, mais
hostiles et inconcihables. Les malentendus réci-
proques, l'âpreté des ambitions rivales, les
trahisons et les conflits de ce premier tête-à-tête
(1) Essai sur le règne d'Alexis I" Comnène [1 081-1 118)^
par Ferdinand Chalandon. — Paris, Picard, 1900.
LA VIEILLE EGLISE
des deux races, des deux Eglises, des deux civili-
sations, préparèrent de loin la fatale croisade de
120/i qui, pour contenter le formidable égoïsme
de Venise, dressa entre le monde latin et Tempire
grec une barrière de souvenirs tragiques et de
haines inexpiables que ne pourront abattre, vers
le milieu du quinzième siècle, les plus pressantes
nécessités de salut public européen. L'histoire
elle-même des personnages qui furent les prin-
cipaux acteurs de ce long drame eut beaucoup à
souffrir des préjugés et des calomnies échangées
alors entre l'Occident et l'Orient. Dès la première
croisade, dès la première brouille, une légende
désobligeante, encouragée plus tard par les poètes
et les romanciers, se forme autour d'Alexis Com-
nène. « Trop souvent, écrit M. Chalandon, les
jugements portés sur les Grecs touchant leurs
relations avec les premiers croisés ont été inspirés
par des réminiscences du Tasse ou même de
Walter Scott ». Deux groupes de ces jugements
téméraires semblent définitivement revisés par la
critique pénétrante du docte historien : l'^ le pré-
tendu appel à la croisade, c'est-à-dire à l'interven-
tion de la féodalité occidentale contre les Musul-
mans, sollicitée par Alexis effrayé des progrès des
Seldjoucides ; 2*^ les manquements à la foi jurée
et les violations perfides de traité de la part
d'Alexis qui auraient provoqué les désastreuses
aventures des Latins en Asie Mineure et en Syrie.
La première, la plus grave de ces erreurs
historiques se fondait sur l'interprétation excessive
l'empereur byzantin 37
de trois démarches diplomatiques accomplies par
Ferapereur près du comte de Flandre, du Pape
Grégoire YII, du Pape Urbain 11^ l'apôtre de la
première croisade. A trois reprises, par les lettres
dont il chargeait ses ambassadeurs, le basileus
aurait invoqué désespérément le secours des princes
latins, sous forme d'alliance offensive encouragée,
imposée même par la parole auguste du Souverain
Pontife. M. Chalandon expose, à l'Appendice de
son livre, une très minutieuse critique de la lettre
au comte de Flandre, lettre fausse, supposée écrite
en 1091, mais fabriquée en 1098 ou 1099 à l'aide
d'une première lettre vraie, dans laquelle l'empe-
reur appelait à lui non la croisade universelle,
mais simplement un corps de mercenaires. Ce
document apocryphe dut servir di excitatorium
pour apitoyer les princes et les peuples sur les
très réelles misères des chrétiens de Syrie. Quant
à l'appel aux deux Papes Grégoire et Urbain, la
portée n'en avait point été considérable. Alexis
demanda sans doute (le document précis nous
manque) au premier de ces pontifes un appui
contre Robert Guiscard, qui guerroyait alors contre
l'empire aux îles Ioniennes et sur les côtes orien-
tales de l'Adriatique. Du Pape Urbain II, il solli-
citait encore une aide morale pour lever des mer-
cenaires.
Ainsi tombe ou, tout au moins, s'atténue
l'argument premier du réquisitoire des Latins
contre les Grecs. Tous nous avez fait venir
en Orient, disaient-ils, afm devons défendre contre
38 LA VIEILLE ÉGLISE
les Turcs. Puis vous nous avez abandonnés, sous
les murs d'Antioche, aux flèches des païens, à la
famine, à la peste, à nos propres dissensions.
Vous avez déchiré le pacte qui nous liait. Vous
avez trahi la cause de Dieu.
La vérité est que l'apparition des bandes inco-
hérentes et mal disciplinées qui, l'une après l'autre,
s'abattirent, pareilles aux vagues d'une marée
imprévue, sur les rives de la Propontide et du
Bosphore, déconcerta et inquiéta le pohtique
Alexis. L'empereur et le haut clergé byzantin se
souciaient sans doute assez peu du divin Tombeau.
Jérusalem asservie par l'Islam ne troublait point
leurs songes. Peut-être même, au fond de leur
cœur, ne souhaitaient-ils pas de voir le Fiiioque
triomphant sur le sépulcre où les disciples avaient
déposé le corps sanglant du fils de Dieu. Comnène
acheta très cher l'alliance armée des capitaines
féodaux dont il attendait le relèvement militaire
de l'empire sur la terre d'Asie. Il s'aperçut bientôt
de son erreur. Le traité qu'il avait contracté avec
ses hôtes ne tarda guère à être violé par les princes
latins. Eux aussi ne pensaient plus trop à la libé-
ration de la ville sainte. Ils ne rêvaient que
principautés et se taillaient des domaines au détri-
ment des Grecs comme à celui des infidèles.
L'empire byzantin se trouvait ainsi menacé d'expro-
priation rapide. Une coalition de ces jeunes souve-
rainetés, légères de scrupules, insolemment dé-
daigneuses à regard d'une puissance schismatique,
très capables même de s'entendre avec les Seld-
l'empereur byzantin 39
joucides ou les Sarrasins, pouvait être mortelle à
r hellénisme. La mauvaise foi des chefs de la
croisade éclate à chaque page du livre de M. Cha-
landon. N'oublions pas le rôle prépondérant joué
dans l'entreprise par le fils et le neveu de Robert
Guiscard, Bohémond et Tancrède, maîtres d'An-
tioche et des frontières de Cilicie. C'étaient des
Normands, rusés compères, avides de gain,
protecteurs intéressés du Saint-Siège en Italie et
qui volontiers se croyaient tout permis par la
grâce des saints Pierre et Paul. Alexis vit en ces
deux hommes les vrais ennemis de Byzance, en
Bohémond surtout, qui détint Antioche malgré de
solennels engagements. A deux reprises, en 1098,
l'empereur commença d'exécuter les traités, à
mettre en marche une armée de secours. Chaque
fois les Latins, entraînés par Etienne de Blois,
levèrent le camp sans daigner attendre les Grecs.
Et bientôt le prince d' Antioche passait à l'offen-
sive contre l'Empire. Il est remarquable qu'Alexis
ne rompit qu'avec les Normands et les seigneurs
entraînés dans la politique de Bohémond. Il
demeura l'ami de Raymond, comte de Toulouse,
et s'il essaya de tourner à son avantage la rivalité
du comte avec le prince et les tristes querelles des
barons latins, en réalité, c'était d'assez bonne
guerre. Il put se croire, dès les premiers jours de
la croisade, en légitime défense, et s'il se mit
dans sa conduite un grain de fourberie, il ne
semble pas que le Normand ait eu le droit de
lancer la première pierre au Byzantin.
40 LA VIEILLE ÉGLISE
Le spectacle de cette première croisade, déso-
rientée par Tintrigue et la cupidité de ses chefs,
laisse une impression fort mélancolique. Etait-ce
donc là que devait aboutir l'immense élan d'enthou-
siasme qui depuis le temps de Grégoire YII,
entrahiait vers la terre sainte la pensée et le cœur
de la chrétienté ? Quand les multitudes criaient en
suivant, à travers les cités et les champs, l'âne du
vieux Pierre-l'Ermite : « Dieu le veut ! Dieu le
veut ! » ces naïfs enthousiastes ne souhaitaient-
ils que de voir se dresser sur Antioche, Nicée,
Laodicée, Edesse, Tripoh, Jérusalem, les hautes
tours féodales dans l'ombre desquelles ils peinaient,
penchés sur les sillons de leurs maîtres, vaguement
consolés par l'attente du jour de Dieu ? Et quel
désenchantement plus pénible encore pour This-
torien, cette explosion de fanatisme et de pillage
dont les premières bandes, les plus passionnées
sans doute pour le salut de la Palestine, signa-
lèrent leur passage à travers l'Europe , jusqu'aux
murs de Constantinople ! En Allemagne, dans les
grandes villes du Rhin, en Bavière, en Bohême,
en Souabe, ils massacrèrent les Juifs par milliers.
A Trêves, les Juifs tuèrent leurs coreligionnaires, les
femmes se jetèrent dans la Moselle, pour échapper
à ces furieux mystiques. On tuait et l'on rançon-
nait sans miséricorde. Et les chefs n'étaient point
plus humains que les soldats. Godefroy de Bouillon
avait juré qu'il vengerait sur Israël le sang du
Christ, et l'intervention de l'empereur Henri IV
seule l'empêcha d'accom-plir son projet. Mais les
l'empereur byzantin 41
Juifs de Cologne et de Mayence durent racheter
leurs vies au prix de 500 pièces d'argent. Les
Pastoureaux et les Jacques ne promenèrent point
plus tard par le monde une plus formidable terreur.
A. Nisch, en Bulgarie, les croisés de Pierre l'Ermite,
après avoir acheté des vivres^ incendièrent les
mouUns et les faubourgs. Ils brûlèrent tout aux
alentours de Constantinople, même les éghses,
qu'ils dépouillaient des plombs de leurs toitures,
pour les revendre aux Grecs. « On comprend, dit
M. Chalandon, qu'Alexis, peu soucieux de garder
ces hôtes incommodes, leur ait enjoint de passer
le Bosphore ». Anne Comnène, fille d'Alexis, qui
écrivit la chronique de ces événements, prétend
que les croisés coupèrent des enfants en morceaux,
les embrochèrent et les firent rôtir. Espérons que
l'honnête princesse acceptait ici une incertaine
rumeur populaire. Mais demeurons seulement dans
le doute cartésien.
Les manifestations mêmes d'une rehgion sincère
furent parfois gâtées par d'étranges fantaisies.
Une petite histoire, rapportée par Marino Sanudo,
a bien de la saveur. Les Vénitiens, fort dévots à
saint Nicolas, patron des gens de mer, envahirent
un jour, sur les côtes d'Anatolie, un couvent
grec où ils comptaient découvrir les reliques du
bon évêque. L'higoumène, interpellé, jura sur sa
part de paradis que les reliques n'étaient point chez
lui. Les Vénitiens pénétrèrent dans l'égUse^, et^ à
grands coups de hache, démolirent l'autel. Ils y
trouvèrent deux corps saints, dont l'un pouvait
42 LA VIEILLE ÉGLISE
appartenir au thaumaturge. Ils les emportèrent
tous les deux, sans dire merci. Puis, très contents,
ils se rembarquèrent. Mais, en pleine mer, ils
rencontrèrent la flotte des Pisans qui, eux aussi,
cherchaient un saint Nicolas. On se battit, tout un
jour, sans grand dommage. Alors les Vénitiens
dirent aux Pisans : on peut s'arranger ; nous en
avons deux, prenez celui-ci et faisons la paix. Et
les deux grandes communes maritimes eurent
chacune le corps du patron des navigateurs. Celui
de Venise est à Saint-Nicolas du Lido. Le moyen
âge, si faible en esprit de critique, ne se troublait
point la cervelle à l'occasion de telles singularités.
Mais les Musulmans, les Sarrasins, les émirs et
khalifes, d'âme hautaine, jugèrent parfois sévè-
rement les contradictions qui, chez les chevaliers
croisés, séparaient la doctrine de la conduite.
Saladin, le Soudan de la troisième croisade, le
noble prince que Dante plaça dans la compagnie
des demi-élus du Preinferno^ parmi les poètes et
les sages de l'antiquité, Saladin remarqua, au
cours d'une entrevue, que les seigneurs chrétiens
foulaient aux pieds le tapis de sa tente, parsemé
de croix, et « crachaient dessus comme sur la
terre nue ». Il leur dit : « Vous prêchez la croix
et vous l'avez outragée sous mes yeux ; vous
n'aimez votre Dieu qu'en paroles et non en action ».
L'histoire, qui est au Novellino^ semble d'accord
avec le livre que nous venons de feuilleter.
Chanson de geste féodale d)
L'éclatante épopée orientale où se complaisent
rériidition et le talent littéraire de M. Gustave
Schlumberger vient à nous aujourd'hui avec un
chant nouveau, d'un charme singulier. Elle ne
nous présente plus le tableau dramatique de l'em-
pire grec. Empereurs aux yeux farouches d'icônes
iîyzantines, théologiens féroces, passionnés pour
les jeux de l'Hippodrome, infatigables sophistes
discutant avec leurs moines les insondables mys-
tères de la lumière incréée^ de la consubstantia-
lité, de la procession du Saint-Esprit ; grands
politiques parfois, hardis capitaines, grands mas-
sacreurs de Bulgares ; impératrices rigides dans
leur gaine de lourdes pierreries, ouvrières sinistres
de conspirations, d'assassinats, de régicides et de
révolutions et qui, desséchées par les ans, momi-
fiées, changent encore d'époux ou d'amants ; puis,
tout un monde bizarre, multicolore, éblouissant,
parfois grotesque, souvent terrible, de patriarches
et d'eunuques, de condottières et de scribes, de
fonctionnaires hiératiques, de prétoriens cuirassés
(1) Campagnes du Roi Amaury I^^ de Jérusalem en Egypte
au XIl* siècle^ par Gustave Schlumberger. — Paris, Plon-
Nourrit, 1905.
44 LA VIEILLE ÉGLISE
de plaques d'or, d'évêques chamarrés de pierre-
ries, d'anacliorètes mangeurs de sauterelles, de
grammairiens éplucheurs de syllabes^ de scolas-
tiques occupés à l'alchimie des dogmes. A ce?
grandioses images du passé byzantin, si magnifi-
fiquement encadré par les collines fleuries du Bos-
phore et le décor lointain de TOlympe de Bithynie,
M. Schlumberger avait joint déjà des épisodes
tirés des entreprises aventureuses que les chrétiens
latins tentèrent enOrient, aventures rehaussées d'hé-
roïsme et toutes parées d'une poésie de rêve, telles
que la vie de ce Renaud de Châtillon, qui fondait
un royaume dans les solitudes lugubres de la mer
Morte ; aventures aussi d'un brigandage impla-
cable, telles que l'équipée de ces capitaines cata-
lans qui, au xiv" siècle, de Sicile où ils guerroyaient
contre les Angevins, passent à Constantinople pour
guerroyer contre les Turcs, se brouillent avec les
Grecs, travaillent dès lors pour leur propre compte,
vont et viennent à travers les régions balkaniques,
inondent de sang la Thessalie, brûlent les villes,
les moissons, les forêts, chassent d'Athènes le duc
latin Gautier de Brienne et plantent leur étendard
sur le Parthénon. On sait que quelques années
plus tard, le fils de Gautier se créait tyran de Flo-
rence et accrochait son gonfalon au palais vieux.
Il se disait toujours duc d'Athènes et ce n'était
point un banal symbole historique, Athènes et
Florence réunies, s'embrassant sous la cape de ce
spadassin féodal. Ah! les siècles heureux! On
n'avait point le temps de s'y ennuyer. Même le
CHANSON DE GESTE FÉODALE 45
brigandage avait alors très grande allure et ne
savait point encore dégénérer en cambriolage ei
en vilenie.
Maintenant, sous la plume alerte de M. Schlum-
berger, la scène a changé. La Chanson de Geste
nous rend quelques années d'histoire de France,
l'action politique et militaire, au xif siècle, en
terre sainte et en terre musulmane, d'un très noble
prince féodal, les campagnes en Egypte, du roi de
Jérusalem, Amaury P"". Amaury avait succédé, en
1162, à son frère Baudouin III, mort à Beyrouth,
empoisonné par les pilules de son médecin arabe.
Les chroniqueurs ont conté le pèlerinage funèbre
du roi mort, conduit par son frère Amaury, comte
de Jaffa et d'Ascalon, par le désert mélancolique
qui va de Beyrouth à Jérusalem. Sur tous les sen-
tiers de la Syrie et de la Palestine se pressaient
les foules chrétiennes, soldats, chevaliers, ermites
et paysans, pleurant sur le prince, orgueil de
l'Orient latin qui, par Godefroy de Bouillon, son
ancêtre, représentait les souvenirs et Tespérance
de l'Eglise et de la Croisade. Nour-ed-Din, sultan
de Syrie, khalife d'Alep, sollicité alors par ses
émirs de profiter de ce grand deuil pour envahir
le royaume chrétien, avait répondu : « Nous de-
vons avoir compassion de la juste, douleur des
Francs et les épargner, car ils viennent de perdre
un prince tel que le monde n'en possède pas ac-
tuellement un second ». Le lendemain de sa ren-
trée à Jérusalem, trois jours « devant la festc
Monseigneur saint Pierre », en présence des
46 LA VIEILLE ÉGLISE
évêques et des hauts barons, Amaury recevait,
dans l'église du Saint-Sépulcre, la lourde cou-
ronne qui repose encore idéalement aujourd'hui
sur la tête de l'empereur François-Joseph.
Le grand chroniqueur de la croisade au xii^
siècle, Guillaume de Tyr, a laissé d' Amaury le
portrait le plus séduisant : « Homme sage, ins-
truit, profondément réfléchi, de vaste et riche
expérience dans la connaissance des choses de ce
monde. A l'inverse de son frère Baudouin, qui
était très verbeux, il parlait peu, il possédait mieux
que pas un les assises, les coutumes du saint
royaume ». Il était avide de lectures, surtout his-
toriques. 11 réformait les lois, étudiait les ques-
tions rehgieuses, détestait les paroles vaines des
jongleurs, les divertissements des ménétriers, les
plaisirs de la table. La noble chasse féodale au
faucon était sa joie. Dans la guerre, où il témoi-
gnait d'une énergie et d'une endurance prodi-
gieuses, il faisait preuve de prudence, de finesse,
de la plus admirable valeur. 11 fut, d'après ur?
témoin sarrasin, le plus grand des rois francs par
la bravoure, la prudence et la sagesse. Il aimait à
interroger sur les us et coutumes des contrées
lointaines les pèlerins qui venaient en Palestine;
il consultait les clercs sur les passages difficiles de
l'Ecriture, sur les conditions de la vie future. Sa
taille était haute, imposante ; son grand nez
d'aigle émergeait entre des yeux étincelants comme
des escarboucles. Ajoutez une chevelure et une
barbe abondantes. Quand il riait, toute sa personne
CHANSON DE GESTE FÉODALE 47
était ébranlée au détriment de sa dignité royale.
Du vivant de Baudouin, il avait épousé une cou-
sine un peu trop proche, Agnès de Courtenai.
Quand celle-ci lui eut donné un fils, qui fut
Baudouin IV, et une fille, Sibylle, le patriarche
Foucher jugea — un peu tard — le mariage in-
cestueux et fit dépendre du divorce son consente-
ment au couronnement. La bonne Agnès se rema-
ria avec sérénité; elle eut trois autres maris; sa
dernière union avec Renaud de Sidon, fut encore
annulée pour cause de parenté défendue. La croi-
sade faisait beaucoup de jeunes veuves. Mais pour
le bien de la chrétienté, elles se disaient : « Dieu
le veut » et se remariaient très gentiment, afin
que, dans la volière du Seigneur, il y eut toujours
des oisillons. Amaury, n'osant plus contracter
d'union latine, demanda la main d'une princesse
byzantine. Après deux années de négociations
difficiles, des ambassadeurs lui ameiurent de
Constantinople une charmante personne, Marie
Comnène, nièce du grand empereur Manuel. La
flottille nuptiale, « chargée d'or, d'argent, et de
draps de soie et de gens », aborda à Saint- Jean
d'Acre, puis à Tyr, où le mariage fut célébré le
29 août 1167. Marie donna à Amaury une fille,
Isabelle, qui, pour demeurer fidèle à l'esprit ma-
trimonial du siècle, eut quatre maris, dont deux
rois de Jérusalem.
Amaury était un pohtique.Il comprit le péril que
courait son petit royaume resserré, étranglé entre
les deux grandes portions du monde musulman.
48 LA VIEILLE ÉGLISE
heureusement encore rivales entre elles, la Syrie
et l'Egypte, le jour où, réconciliés, les deux khali-
fats se tendraient la main pour abattre le princi-
pat chrétien de la Palestine. 11 sentit que l'œuvre
de la croisade serait ruineuse tant que les barons
francs n auraient point pied en Egypte, soit
comme conquérants, soit comme alliés. C'est au
Caire que lui parut se trouver le nœud de la
Question d'Orient, telle que l'avait posée l'entre-
prise mystique de Pierre l'Ermite et d'Urbain IL
Un demi-siècle plus tard, l'empereur Frédéric II
reprendra la même vue historique, mais à sa
façon, et en dépit des prières et des anathèmes du
Saint-Siège, jugera qu'une entente diplomatique
et un traité d'amnistie avec le Soudan eût été
plus utile qu'une action militaire et des opérations
de chevalerie aux intérêts de la chrétienté. Les
résistances obstinées de Rome, fortifiées par
d'éclatantes excommunications, empêchèrent le
César souabe de couronner pacifiquement la croi-
sade. Et plus tard encore saint Louis tentera de
prendre en Egypte d'abord, et plus tard à Tunis,
les clefs du Saint-Sépulcre.
Amaury poursuivit avec une ténacité extraordi-
naire l'exécution de son plan politique. De 1163 à
1169, il fit cinq campagnes en Egypte. La pre-
mière, marquée par un échec au siège de Bilbéls^
qui commandait sur la branche pélusiaque du Nil,
la route du Caire, fut très brève. Les expéditions
qui suivirent eurent un caractère plus original. Les
races de l'Islam traversaient alors des jours tra-
CHANSON DE GESTE FÉODALE 49
giques. La dynastie fatimite, représentée par un
enfant relégué au fond de son harem, touchait
visiblement à sa fm. Nour-ed-Din, le maître de la
Syrie, à qui les Francs venaient d'infliger de graves
désastres militaires, préparait une action éner-
gique contre le royaume chrétien, et, en même
temps, intervenait dans les affaires très troublées
de l'Egypte, où deux vizirs, le père et le fils, vic-
times de conspirations de palais ou d'odieuses
trahisons, avaient été assassinés. Leur successeur,
Schawer, lettré et d'esprit chevaleresque, était à
son tour précipité, se réfugiait près de Nour-ed-
Din, appelait le sultan sur le Nil, et celui-ci le
restaurait -manu militari en son vizirat. Mais
Schawer se brouillait aussitôt avec Schirkoûh,
général de son patron asiatique. Le roi Amaury
crut le moment favorable à son rêve. Il prêta
l'oreille aux sollicitations de Schawer, et le monde
musulman vit avec stupeur l'union du croissant
et de la croix ligués contre l'armée syrienne. Dès
ce jour Amaury s'engageait à fond dans l'imbro-
glio oriental où, de leur côté, étaient entrés les
Turcs sur l'invitation de Nour-ed-Din. Sans cesse,
de la Palestine à l'isthme sinaïtique, le long des
rivages sablonneux, d'une si terrible désolation,
chevaucheront^ étincelantes au grand soleil, les
bandes féodales. Après l'alliance fatimite contre le
Sultan et Schirkoûh, ce fut l'alliance byzantine,
dont les résultats ne furent pas plus heureux.
D'ailleurs, les Byzantins n'eurent jamais, dans les
opérations de nos croisades latines, qu'une action
4
50 LA VIEILLE ÉGLISE
funeste. Cette entrée des barbares dans les affaires
de l'Orient les inquiétait : ils eurent très vite le
pressentiment d'une grosse aventure ; un jour
viendrait certainement où le sourire du Bosphore
semblerait à ces Francs cuirassés de ferrailles
rouillées plus séduisant que la figure funèbre de
la vallée de Josaphat ou du lac de Sodome.
Le livre de M. Schlumberger, dont je n'ai pu
indiquer que la trame sommaire, se lit comme un
roman de cape et d'épée. On y rencontre beau-
coup d'égorgements et d'intéressantes têtes cou-
pées. C'étaient les mœurs de ce temps-là. Mais
voilà un chapitre de notre histoire nationale placé
en belle lumière. Gesta Dei per Francos. Tous
les peuples du monde n'en peuvent dire autant.
C'est par trois siècles de coups de lances stériles
que la France avait imposé à l'Orient le respect
de son nom et le prestige de son génie, prestige
et respect dont se rit l'insondable niaiserie de nos
parlementaires.
Français de Terre Sainte
M. Gustave Schlumberger doit être un homme
heureux. Il vit par le souvenir dans le vieil Orient
du moyen âge, en un monde d'éblouissante lu-
mière, de ruines pathétiques, de mœurs pittores-
ques, de légendes de terreur, de chansons d'a-
mour. Parmi les joies que donne l'histoire des
âges très anciens, l'une des plus douces, assuré-
ment, est de détourner la pensée et les yeux des
choses présentes; on s'enferme dans le passé
comme les ermites en leur cellule ; on oublie les
tristes artisans de pohtique qui s'acharnent à
l'œuvre calamiteuse d'abaissement national ; on
berce par le rêve l'angoisse et les souffrances des
jours que nous traversons. Allez à TOrient de
Schlumberger. Vous y trouverez une chronique
inouïe d'héroïsmes, de violences, de misères et de
crimes, des chansons de Geste, des romans de
cape et d'épée, de grands scélérats et de grands
ascètes, des massacres, des tempêtes, des empoi-
sonnements, des liturgies saintes, des icônes aux
regards terribles, des églises ruisselantes de mo-
saïques d'or, des paysages inondés de soleil, des
mers d'azur profond baignant des acropoles, des
forêts de palmiers, des fleuves empourprés par le
sang des batailles, des palais de marbre où glis-
52 LA VIEILLE ÉGLISE
sent des fantômes d'Empereurs et d'Impératrices
et des déserts mornes, d'une désolation infinie.
Les hordes barbares, Bulgares, Sarrasins, Turcs,
qui, durant huit ou neuf siècles, furent la terreur
de Byzance, ont une autre tournure historique
que Narbonne et Béziers tenant la France en
échec depuis deux mois. Les guerres atroces, les
invasions sauvages et la peste noire qui surgit
sans cesse et emporte des provinces, sont des
catastrophes plus dignes de pitié que la mévente
des vins de l'Hérault. Et même certains grands
eunuques byzantins, maires du palais impérial,
administrateurs des finances publiques, parfois
généraux excellents, donnèrent là-bas des preuves
de génie politique que vous attendrez en vain de
certains ministres de notre connaissance.
Byzance, les dixième et onzième siècles byzan-
tins nous ont été rendus par Schlumberger en
des volumes enrichis de gravures permettant au
lecteur de revivre dans la familiarité de ce monde
étrange, la fantasmagorie de ces ameublements,
de ces étoffes, de ces costumes, de ces rites ecclé-
siastiques qui, depuis Luitprand, au huitième
siècle, et les chevaliers francs de la quatrième
croisade, jusqu'aux légats envoyés par les Papes
du quinzième siècle, furent la stupeur des homnLps
de l'Occident. Mais, quand Thistorien rencontre
en ses études quelque épisode dramatique de cette
geste réservée par Dieu, disait-on jadis, à la vail-
lance de nos pères, il s'y arrête, oublie le Bos-
phore, la coupole de Sainte-Sophie, l'ineffable
FRANÇAIS DE TERRE SAINTE 53
mélancolie de FAd-meïdan pour Jérusalem, le
Saint-Sépulcre, Antioche, le Jourdain, la mer
Morte, et d'une plume passionnée, trace un tableau
d'épopée où éclatent des noms français, des coups
d'épée française, des générosités, des témérités,
des folies chevaleresques de la vieille France,
parfois aussi la loyauté et l'élégante courtoisie du
Khalife et des Ernirs. Emirs arabes et barons
chrétiens, Saladin, Amaury, Lusignan nous font
encore oublier pour quelques brefs instants les
prodigieux virtuoses de notre présente histoire.
Deux figures singuUères, de valeur morale très
diverse, mais d'énergie et de vaillance égales, ont
attiré Schlumberger, deux croisés du douzième
siècle, Amaury P^ roi de Jérusalem, et Renaud
de Châtillon, roi de la mer Morte.
* *
Amaury I®'' succédait, en 1162, à son frère
Baudouin III, empoisonné^ à Beyrouth, par les
pilules de son médecin arabe. Il conduisit lui-
même le roi mort jusqu'à Jérusalem, à travers
les foules de chevaUers, de pèlerins, de paysans
qui accouraient de toutes parts sur les sentiers de
la Syrie et de la Palestine, pleurant le prince,
arrière-cousin de Godefroy de Bouillon, symbole
glorieux de la croisade. Aux émirs qui l'enga-
geaient à envahir alors le royaume chrétien trou-
blé par la mort de Baudouin, le khalife d'Alep ré-
pondait : « Nous devons avoir compassion de la
54 LA VIEILLE ÉGLISE
juste douleur des Francs et les épargner, car ils
viennent de perdre un roi tel que le monde n'en
possède pas aujourd'hui un second ».
Amaury fut un grand batailleur. De 1163 à
1169, il fit cinq campagnes en Egypte. Les vertus
guerrières étaient d'hérédité féodale. C'est ailleurs
que parut ToriginaUté de son génie. Ses contem-
porains l'ont montré « homme sage, instruit, pro-
fondément réfléchi, de vaste et riche expérience
dans la connaissance du monde. Il parlait peu et
possédait mieux que pas un les assises^ les cou-
tûmes de son royaume ». 11 hsait beaucoup, dé-
testait les paroles vaines des jongleurs, le jeu des
ménétriers, la table, faisait sa joie de la noble
chasse au faucon, réformait les lois, s'intéressait
aux choses religieuses, interrogeait les pèlerins
sur les mœurs des contrées qu'ils avaient traver-
sées, les clercs et les moines sur l'Ecriture sainte.
Selon les Sarrasins eux-mêmes, il fut aussi grand
par la prudence et la sagesse que par la bravoure
militaire. De taille imposante, avec un grand nez
d'aigle entre des yeux « étincelants comme escar-
boucles », quand il riait, « toute sa personne
était secouée ». Il avait épousé, n'étant encore
que comte de Jaffa, une cousine un peu trop
proche, Agnès de Courtenai, dont il avait, à la
mort de son frère, un fils qui fut Baudouin IV, et
une fille. Le patriarche imposa, comme condition
au couronnement, le divorce des deux époux.
Agnès se remaria successivement avec trois autres
maris : sa dernière union fut encore annulée pour
FRANÇAIS DE TERRE SAINTE 55
cause de parenté défendue. Quant au Roi, il ob-
tint, après de longues négociations, une Comnène,
nièce du grand Manuel. Il en eut une fille, Isa-^
belle, qui épousa quatre maris, dont deux rois
de Jérusalem. La croisade faisait beaucoup de
jeunes veuves, qui se remariaient pour le bien de
la chrétienté, en disant : « Dieu le veut ! »
Amaury, qui vécut sa royauté à cheval, la lance
en arrêt, fut un très avisé politique, tant qu'il se
maintint dans la tradition toute latine de la croi-
sade et ne gâta point l'œuvre entreprise, depuis le
temps d'Urbain tl, par l'Occident féodal et la Pa-
pauté, en inaugurant de dangereuses relations
diplomatiques et militaires, tantôt avec un vizir
rebelle au khalife du Caire, tantôt avec l'Empire
byzantin. 11 avait compris, au début de son règne,
le péril couru par le petit royaume palestinien
resserré entre les deux grands khalifats du monde
musulman, la Syrie et l'Egypte, le jour où ces
deux puissances, réconciliées, s'uniraient pour la
ruine des principats chrétiens. Il vit clairement
que la croisade ne serait qu'une toile de Pénélope,
sans cesse détruite, sans cesse reprise, tant que
les barons francs n'auraient point pied en Egypte
par la conquête ou une alliance fondée sur la vic-
toire de ses chevaliers. Le nœud de la question
d'Orient lui parut être au Caire. Un demi-siècle
plus tard, l'empereur Frédéric II reprendra la
même vue historique, non plus par la croisade
offensive, mais par entente diplomatique avec le
Soudan d'Egypte, maître alors de la Syrie. Plus
56 LA VIEILLE ÉGLISE
tard encore, saint Louis essayera de reprendre, en
Egypte d'abord, puis à Tunis, les clefs du Saint-
Sépulcre. Amaury donna au monde ce spectacle
imprévu et qui eût frappé de stupeur Pierre
l'Ermite : l'union du croissant et de la croix, des
fatimites du Nil et des barons francs, venus de
la Loire, de la Seine et du Rhône, contre le kha-
life de Bagdad. Puis, quand il eut imprudemment
convié le basileus byzantin à collaborer à la croi-
sade, des Pyramides et du Sinaï jusqu'à Antioche,
jusqu'au Bosphore, dans le va-et-vient des che-
vauchées franches, grecques, musulmanes, on vit
un instant l'Orient tout entier faire au roi latin
de Jérusalem comme un cortège bariolé et ma-
gnifique.
*
En ces mêmes années et jusqu^à la fin du siècle,
un prodigieux aventurier, Renaud de Châtillon,
déroulait aux yeux de la chrétienté son extraordi-
naire roman féodal. C'était un fort petit seigneur
qui, tout jeune, avait suivi la croisade prêchée
par Saint-Bernard. « Pas moult rich hom »,
mais « beau et courtois », il fut distingué par la
veuve du prince d' Antioche, Raymond de Poi-
tiers, qu'on avait rapporté à sa femme « sans tète
ni bras ». Baudouin III autorisa le mariage, et ce
cadet venu du pays de Montargis se trouva prince
régent d' Antioche pour le temps de minorité de
Bohémond, son beau-fils. Renaud devenait ainsi
le premier personnage de Terre Sainte, après son
FRANÇAIS DE TERRE SAINTE 57
suzerain, le roi de Jérusalem. Antioche, conquête
de la première croisade, était la reine de l'Orient,
l'entrepôt des marchandises précieuses de l'Asie,
un caravansérail immense où se coudoyaient les
chevaliers francs, les Bédouins du désert, les nè-
gres africains, les théologiens de Byzance, les
évêques latins, les armateurs et marchands de
Venise et d'Amalfi, les sectaires du Vieux de la
Montagne, les jongleurs provençaux, les courti-
sanes couronnées de roses, les moines grecs aux
yeux luisants, à la face couleur de vieille cire. Les
émirs poussaient sans relâche des pointes vers
Tan tique métropole, où les apôtres avaient passé,
où saint Paul avait parlé. Pendant sept ans, jus-
qu'à la majorité de Bohémond^ Renaud régna
sur ce monde disparate et défendit son fief contre
l'Islam. Malheureusement pour sa gloire, son
imagination vagabonde et son goût naturel pour
la piraterie l'entraînèrent alors aux plus regret-
tables entreprises. Tour à tour condottiere de
l'empereur Manuel et allié de l'implacable ennemi
de Byzance, Thoros, le héros national de FArmé-
nie, il lui parut bon d'armer un jour une flotte à
l'aide de renégats chrétiens, de Dru ses, de Bé-
douins, de surprendre l'île de Chypre, d'en mas-
sacrer la garnison, d'en brûler les églises et d'en-
tasser sur ses galères toutes les richesses de l'île
charmante. Renaud, désavoué par le roi Baudouin,
paya cher sa félonie. L'Empereur vint présider,
sur sa frontière, à l'humiliation du corsaire qui,
nu-pieds, la hart au col, suivi de ses chevaliers et
58 LA VIEILLE ÉGLISE
de ses moines pleurant et criant merci, dut s'age-
nouiller devant le basileus.
L'incorrigible aventurier eut alors la pensée de
s'en aller vers l'Euphrate razzier les troupeaux
turkomans qui paissaient super flumina Babylo-
nis^ sous la protection de l'émir d'Alep. Cett^
affaire finit bien mal encore. Renaud, prisonnier,
fit, dans Alep,une entrée mélancolique, lié nu en
travers d'un chameau. On le garda seize ans dans
la fraîcheur d'un cachot. Il se racheta fort cher,
et reprit le chemin d'Antioche. Sa femme y était
morte et Bohémond régnait. Le cadet du pays de
Loire n'était plus que Renaud sans terre. 11 prit
son bâton de pèlerin et s'en vint à Jérusalem, où
le jeune Baudouin IV, successeur d'Amaury, lan-
guissait de la lèpre, tandis que Saladin, soudan
d'Egypte, prenait le gouvernement de l'Asie mu-
sulmane. Le roi ?nései (le lépreux) accueillit avec
empressement le capitaine errant, lui donna une
seconde épouse avec les fiefs du premier mari de
la dame, des forteresses en pays de Moabes et
d'Idumée, sur les montagnes qui dominent la mer
Morte. Contrée horrible, hantée par les souvenirs
les plus grandioses du Vieux Testament, mais
marche frontière qui surveillait et pouvait séparer
l'une de Tautre la Syrie et l'Egypte. Renaud com-
mença, sans embarras, en 1177, une période
nouvelle de sa vie, plus fantastique encore que la
première.
FRANÇAIS DE TERRE SAINTE 59
Cette principauté d'outre- Jourdain allait de la
mer Morte à la mer Rouge. Du lac de Sodome au
Sinaï, dix forteresses dressaient leurs tours dans
la désolation des montagnes, sur les noirs préci-
pices. En ces infernales solitudes, du plus formi-
dable de ses châteaux, le Karak moabite, la
(( Pierre du Désert », à plus de trois mille pieds
au-dessus de la Méditerranée, Renaud de Chàdl-
lon, « le démon franc », disaient les Sarrasins,
pendant onze ans, chevalier chrétien et forban
sans scrupule, veillait à la fois sur la sécurité du
Saint-Sépulcre et les longues caravanes de cha-
meaux, chargées de marchandises précieuses, qui
cheminaient en ces solitudes. Tout en pillant, il
poussait vers TEst ses bandes où les chevahers
francs se mêlaient aux mercenaires bédouins, aux
renégats musulmans. Peu à peu son empire de
rochers et de misère grandissait, empire peuplé
de chacals et de vipères, baronnie fantastique où
vaguaient les fantômes de Jacob et de Moïse, où
au cri d'agonie de Gomorrhe répondait la lamen-
tation pleureuse de Jérémie. Un moment, il parut
véritablement le bouclier du royaume latin. A la
tête de toute la noblesse franque et des Templiers,
accompagnés par l'évêque de Bethléem, tenant la
sainte croix, il taillait en pièces, en vue de Ram-
leh, l'armée de Saladin. Le Khalife conclut une
trêve avec le Roi qui, se sentant mourir, assurait
sa couronne à Guy de Lusignan. Mais l'incorri-
60 LA VIEILLE ÉGLISE
gible Renaud prétendait piller toujours les enfants
d'Allah, en dépit de la trêve jurée par son suze-
rain. Saladin reparut, terrible^ et la guerre se
ralluma. Renaud dicta le plan de campagne, se fit
battre, se replia dans ses inaccessibles tours, d'où
il projetait l'invasion de Médine et de la Mecque,
l'enlèvement du tombeau du Prophète. Il choi-
sissait pour cette belle opération, la voie de mer,
faisait porter par ses bédouins, pièce à pièce jus-
qu'à la mer Rouge, une flotte dont ses ingénieurs
rajustèrent les morceaux, et, toute une année, jus-
qu'à rentrée de l'Océan Indien, brûlait les côtes
de l'Arabie et de l'Egypte, jusqu'à Aden. A son
tour, le Soudan passait sa flotte par petits frag-
ments à travers l'isthme, reprenait l'offensive,
faisait subir à la flotte chrétienne un épouvan-
table désastre.
Renaud se trouvait alors en Palestine, et don-
nait, au bord de la mer Morte, des fêtes cheva-
leresques pour célébrer le mariage de son beau-
fils Humfroy avec une nièce de Baudouin. Saladin
apparut, en pleines noces, avec son armée. Re-
naud lui envoya des plats du festin nuptial : le
Soudan défendit qu'on attaquât la tour réservée
aux jeunes époux. Quatre années s'écoulèrent en
sièges impuissants des citadelles latines et en
trêves que Renaud violait toujours. Saladin finit
par s'emparer à la fois de Lusignan et de Renaud.
Le roi de Jérusalem mourait de soif; le Khalife
lui fit servir un sorbet d'eau de rose rafraîchie dans
la neige du Liban. Renaud acheva la coupe que lui
FRANÇAIS DE TERRE SAINTE 61
tendit son prince. Mais la dernière gorgée fut gâtée
par la dague de Saladin. Les esclaves tranchèrent
la tête de l'aventurier. Et Saladin faisait gracieu-
sement asseoir à ses côtés Lusignan qui tremblait.
(( Un roi, lui dit-il, ne tue pas un roi ».
Ce roi de la mer Morte, conquistador, poète et
brigand, manquait sans doute de loyauté commer-
ciale. Mais cette étrange figure a des traits héroï-
ques. Il eut sa large part, en Terre-Sainte et dans
tout l'Orient, à la légende d'admiration et de respect
qui, là-bas, s'attacha au nom des Francs. Or, jus-
qu'à ces quinze dernières années, les Francs, pour
les Orientaux, c'était la France. Tandis qu'aujour-
d'hui, hélas!.....
Le Pape Innocent III (i)
I
Parmi les Papes qui laissèrent à l'histoire de
TEglise un éclatant souvenir de grandeur, c'est
Innocent III, pour lequel Léon XÏII professait la
vénération la plus profonde. Il fit restaurer le tom-
beau de son glorieux prédécesseur au transept
méridional de Saint-Jean de Latran. Le Pape ju-
vénile, coiffé de la tiare médiévale, sommeille, les
mains jointes, étendu sur sa couche de marbre,
dans le clair obscur de la vieille basilique, et le
rêve d'un passé tragique semble flotter encore
autour du grand pensif bercé par la psalmodie
lointaine du chapitre. Innocent III fut un Pape
scolastique, nourri de dialectique et de syllogismes
par les maîtres de l'Université de Paris, de droit
civil et de droit canon par les docteurs de Bologne.
Il écrivait à Philippe-Auguste : « C'est à l'Univer-
sité que je dois, par la grâce de Dieu, tout ce que
j'ai de science ». Il demeura toute sa vie le pa-
tron de notre école, défendit les étudiants et les
maîtres contre la tyrannie de l'évèque et du chan-
(1) Innocent III. Rome et l'Italie, par Achille Luchaire,
membre de l'Institut. — Paris, Hachette, 1904.
64 LA VIEILLE ÉGLISE
celier de Notre-Dame. « De mon temps^, écrivait-il
en J212, je n'ai jamais vu que les écoliers de
Paris fussent traités de cette façon ». Mais plus
encore que les Universaux et les Décrétales, une
affinité intime du génie rapprochait l'un de l'autre
Innocent IIÏ et Léon XIIÏ ; tous deux ils eurent le
sentiment juste des nécessités historiques de
l'Eglise et du Saint-Siège, et l'œuvre de leur
poHtique répondit aux aspirations de leur cons-
cience pontificale.
Le beau Uvre de mon confrère, M. Achille Lu-
chaire, met en pleine lumière l'apostolat de l'un
des plus nobles papes du moyen âge. Et la no-
blesse d'Innocent fut d'avoir compris à quelles
conditions l'évêque de Rome pouvait devenir le
maître moral de l'Italie, l'évêque universel du
monde chrétien.
Cette fonction purement spirituelle encore,
avait été naguère recherchée et occupée par Gré-
goire le Grand. Celui-ci parut à l'heure de la plus
douloureuse des invasions, après Alaric et Attila,
après les Goths, au temps des Lombards, période
de terreur, où l'extrême barbarie couvrit toute
l'Italie jusqu'au détroit de Messine. Quelques
épaves de civiUsation flottaient encore çà et là sur
la péninsule : Ravenne, plus byzantine qu'ita-
henne, Naples, qui bientôt s'aUiera aux Sarrasins,
Rome, enfin, où ce moine, agenouillé dans sa
cellule du CœUus, était la dernière espérance de
la chrétienté latine. Ce praticien lettré, très doux
et très pur, par sa patience et l'ascendant de sa
LE PAPE INNOCENT III 65
vertu, sut constituer autour de lui la République
chrétienne et la pacifier : il traitait avec les Byzan-
tins, les Francs, les Goths d'Espagne, convertissait
les Anglo-Saxons , évangélisait les Lombards. Il
les vit s'incliner sous son bâton pastoral. L'Italie
était désormais à l'abri de la contagion païenne
ou arienne. A Rome même, Grégoire avait été
l'évêque œcuménique, non un chef d'Etat. Dans la
mélancolie de ses derniers jours, il parut pressen-
tir que l'Eglise, jetée dans la mêlée du siècle,
s'éloignerait bientôt de sa mission primitive, ou
plutôt compliquerait cette mission par un inévi-
table contact avec les intérêts temporels.
La donation carolingienne fit, en effet, du
Pape un seigneur italien, et le régime féodal fit
les évêques et les abbés comtes et barons. L'Eglise
devint ainsi une puissance séculière, supérieure
à toutes les autres par l'action qu'elle exerçait sur
les consciences, plus faible que toutes, parce que
l'hérédité n'y perpétuait point le pouvoir dans une
même famille. Sa grande misère fut alors d'en-
trer en concurrence dans le domaine des choses
terrestres avec la hiérarchie de tous les pouvoirs
d'ordre laïque et politique, avec l'Empereur, qui
se croit toujours roi des Romains, avec les barons
latins, qui prétendent créer le Pape, le déposer,
le chasser de Rome ou l'égorger selon leur bon
plaisir, avec la populace féroce des Monti et du
Transtévère^ qui le lapide après l'avoir adoré.
Pour échapper à cette angoisse, Grégoire YII tenta
un effort aussi grandiose que vain. 11 crut, en
5
bO LA VIEILLE EGLISE
lançant le dogme d'une papauté théocratique,
assurer à l'Eglise la toute-puissance, c'est-à-dire
la liberté. Il put savourer la joie amère du matin
de Canossa; mais il mourut dans Texil de Salerne,
désespérant de la justice.
Grégoire YIÎ s'était trompé sur son siècle et les
conditions vitales de sa puissance politique : il
avait parlé et agi comme eût fait un pape contem-
porain de Philippe II. Des papes d'humeur plus
pacifique et d'esprit plus avisé, tels que Sil-
vestre II, notre Gerbert, jugèrent plus sage de
s'abriter, en ces jours affreux du dixième et du
onzième siècle, sous le manteau impérial. Ils n'é-
taient alors, dans Rome, que les seigneurs ecclé-
siastiques de la commune souverainement régie
par ses magistrats et sans cesse bouleversée par
l'émeute. Au cours du douzième siècle, l'Italie
entière avait peu à peu soit substitué, soit juxta-
posé Tordre communal à l'ordre féodal. Yers la
fin de ce siècle. Alexandre III comprit les signes
de l'heure présente : il s'opposa comme chef du
parti guelfe à Barberousse, encouragea la ligue
des communes lombardes contre Tempire et put
bénir la victoire nationale de l'Italie supérieure
sur le champ de Legnano. Italicœ libertatis pro-
pugnator.
Franchissons maintenant plus de cent années^
Voici un Pape d'âme très haute, d'orgueil impla-
cable, qui forme un projet de puissance tempo-
relle aussi hardi que le rêve de Grégoire YII.
Boniface YIII, au moment du plein épanouisse-
LE PAPE INiNOCENT III 67
ment communal de l'Italie, imagine de fonder à
Rome, par l'écrasement du patriciat romain, une
monarchie absolue et telle qu'apparaîtra, deux
cents ans plus tard, le pontificat d'x\lexandre VI.
Il put brûler Palestrine et déloger de leurs tours
féodales les Colonna. Mais cette opération toute
séculière l'obligeait à exagérer ses prétentions
d'omnipotence canonique. Son plus beau titre au
principat temporel, à défaut d'armée, d'aristocra-
tie dévouée et de tradition dynastique, était néces-
sairement son droit spirituel, sa primauté d'ori-
gine mystique sur les princes et sur les peuples.
Ses fières et dures Encycliques rappellent par leur
ton le Dictatus Papœ de Grégoire VII. En Italie,
il se heurta contre la masse gibeline, déconcerta
ou trahit les cités guelfes du parti blanc ; au delà
des Alpes il trouva Philippe le Bel, les légistes et
l'Université de Paris. Il était très vieux, bien qu'in-
domptable, entouré de haines, en réalité très
faible. L'avanie d'Agnani manifesta la vanité des
visions politiques qui furent le tourment de son
pontificat. L'homme que les contemporains nom-
mèrent le Magnanimus peccator était entré à la
fois trop tard et trop tôt dans l'histoire de l'Eglise
romaine.
Innocent III vint à son heure ou, plutôt, fut le
maître de son heure. M. Luchaire nous le montre,
aux jours qui suivirent son élection, fidèle à la
tradition théocratique de Grégoire VII. Il reprenait
à son profit le symbole scolastique des deux lumi-
naires qui éblouira encore les yeux de Dante. II
68 LA VIEILLE ÉGLISE
écrivait : « Rien de ce qui se passe dans l'univers
ne doit échapper à Tattention et au contrôle du
Souverain-Pontife ». Mais déjà il voyait bien que
pour affermir sa puissance spirituelle, il devait se
dévouer aux intérêts tout séculiers de la papauté,
adapter son pouvoir au présent état social de la
péninsule. Il ne s'agissait plus de provoquer des
Ligues centre l'Empire affaibli, après la mort de
Henri YI, par le conflit des prétendants ; encore
moins eùt-il été opportun d'édifier un principat
en face du monde communal. « L'Italie du dou-
zième siècle, écrit l'historien, n'était pas une
nation, mais une collection de cités. Leur unique
idéal consistait à s'attribuer l'autonomie et à
s'étendre aux dépens des villes voisines, de la féo-
dalité locale et du haut suzerain ».
Le premier acte, l'acte capital de ce pontificat
devait être l'absolue soumission de Rome non à
un despote mitre, un Alexandre VI, un Jules II,
mais à son évêque, à son légitime comte ecclé-
siastique. Ce fut un terrible labeur, une lutte de
dix années, contre une révolution sans cesse
renaissante et d'aspect toujours changeant. La
commune, toujours hostile, autonome, brutale,
était tantôt oligarchique, tantôt démocratique. La
démagogie, qui n'oubliait point Arnaud de Rres-
cia, remontait sans cesse sur le Capitole ; la plu-
part des nobles pactisaient avec le peuple; au
CoUsée, au théâtre de Marcellus, aux thermes de
Caracalla, se dressaient les tours des barons re-
belles; les Orsini, les ours sauvages du natriciat,
LE PAPE INNOCENT III 69
entraient dans l'histoire de l'Eglise. Le peuple
était prêt pour toutes les violences bestiales.
Quand on rapporta de Texil le cadavre d'Alexan-
dre ÎII, la foule alla « au devant du cortège jeter
de la boue et des pierres sur le lit funèbre ». Des
hauteurs du Latran, où il vivait seul, protégé par
les Annibaldi, Innocent entendait nuit et jour la
cloche du Capitole sonnant pour la guerre civile.
Autour de Rome, les barons et le sénateur com-
munal étaient maîtres de tout le pays; plus loin,
les comtes allemands campaient sur toutes les
provinces de l'Eglise. Au nord de Rome, les com-
munes malveillantes en Toscane, douteuses par-
tout ailleurs, par la ruine de l'épiscopat féodal,
avaient privé le Saint-Siège de sa meilleure res-
source en Italie. Dans la plus florissante moitié
de la péninsule, Thérésie occulte gagnait tous les
ordres de la société ; dans toute une moitié de la
France l'hérésie, soutenue ouvertement par les
seigneurs, triomphait ; à Paris, enfin, l'hérésie
scolastique d'x^maury de Chartres niait l'éternité
du christianisme. La chrétienté italienne ne parais-
sait plus obéir à la voix de son premier pasteur.
Innocent III, plus jeune et plus docte que Gré-
goire YII, comprit que, pour sauver le Saint-
Siège, l'Eglise romaine et même l'unité de la foi
avant tout, c'était Rome qu'il devait tenir entre
ses mains. Il commença en 1198, par se sou-
mettre le préfet impérial et imposer le serment de
fidéhté au sénateur communal. Le désordre qui
suivit la mort de Henri YI lui rendit le patrimoine
70 LA VIEILLE ÉGLISE
et les anciens fiefs toscans de Mathilde ; l'inter-
règne et la compétition d'Othon IV et de Pliilippe
de Souabe contre le jeune Frédéric II, par le relâ-
chement des liens qui unissaient à l'empire un
grand nombre de villes, lui permirent enfin d'être
reconnu par la péninsule comme le protecteur
des communes et, écrivait-il huit mois après son
élection, « le tuteur paternel de l'Italie ».
Cependant Rome, la cavale méchante que Dante
dénoncera plus tard aux Européens, Rome résis-
tait toujours et se cabrait. Au printemps de 1203,
Innocent dut s'enfuir de sa métropole en flammes
et, dix mois après, rentrait dans la ville, jetait ses
partisans contre le maître démagogique de la
commune, Jean Capocci, et, tout en livrant les
batailles de rue, achetait à prix d'or les chefs du
peuple. Il obtint cette fois tout ce qu'il voulait, le
droit de nommer et de déposer le sénateur ou le
podestat, à qui appartenait à Rome le pouvoir
exécutif. Mais s'il avait essayé de détruire alors
la commune romaine et d'établir la monarchie
papale plus d'un siècle avant que la péninsule ne
commençât un mouvement d'ensemble vers la
tyrannie, il eût abdiqué le protectorat des villes
républicaines de l'Italie et laissé le Saint-Siège
isolé et désemparé entre l'Empire et les communes.
Cependant, vers cette époque, il disait aux légats
de Philippe- Auguste : « Le Seigneur a appelé les
prêtres des dieux; le sacerdoce est seul d'institu-
tion divine; l'Empire n'est qu'une extorsion hu-
maine » . Mais il lui suffisait d'être le haut baron
LE PAPE INNOCENT III 71
ecclésiastique de Rome et du patrimoine pour
grouper les communes autour de la croix pontifi-
cale et être sans conteste l'évêque de Rome pour
parler à l'Occident comme grand Pontife, régler
l'intégrité de la foi catholique, imposer à Paris les
sentences de ses théologiens, décréter une croi-
sade d'inquisition (une ombre sur le règne) contre
la France albigeoise. 11 retenait en tutelle, dans
les jardins d'un palais arabe de Palerme, le petit-
fils de Barberousse, l'enfant qui, devenu César,
sera un jour le tortionnaire de l'Eglise. Avec Fré-
déric de Souabe, le parti gibehn tout entier sem-
blait tenir entre les mains du Pape. Ainsi la double
mission du Saint-Siège au treizième siècle^ la pri-
mauté en ïtaUe et le rétablissement de la disci-
pline religieuse, commençait par l'œuvre d'un
grand homme d'Etat. Elle ne pouvait durer et
grandir que par la suite de cette même politique.
Plus encore qu'autrefois, la force morale et l'as-
cendant de l'Eghse romaine avaient pour condi-
tion première un intérêt essentiellement temporel,
mais un intérêt hmité par les conditions générales
de l'Italie et la sagesse de la Papauté.
Il me reste à tirer de ce livre intéressant un
ensemble de faits qui concourent à mieux expli-
quer la renaissance religieuse au temps même
d'Innocent III.
I!
La figure morale des Papes du moyen âge nous
donne la sensation mystérieuse et vague, légère-
72 LA VIEILLE ÉGLISE
ment mélancolique, que nous recevons des icônes
byzantines. Hiératiques, impassibles, rigides, ces
fantômes pontificaux, qui luttèrent si âprement
pour l'indépendance politique de l'Eglise romaine,
n'ont rien à nous dire sur les singularités de leur
esprit ou les secrets de leur cœur. Parfois, l'un
d'entre eux, secoué par une tempête plus violente
de l'histoire, se révèle à nous, non point en face,
mais de profil et comme en une rapide vision, par
l'impétuosité de sa passion ou l'inflexible énergie
de son caractère. Tel Boniface YïlI. Mais Boni-
face YIII lui-même n'est point un livre très facile
à déchiffrer et l'on peut hésiter aujourd'hui sur le
jugement définitif à rendre à propos de l'homme
que Dante a maudit, que Philippe le Bel a peut-
être calomnié et dont un très grave et très docte
historien, le Père Tosti, a tracé une image auguste
que Philippe le Bel et Dante n'ont point connue.
Or, avec Innocent III, les conditions d'informa-
tion historique ont changé. Le portrait semble
remplacer Ticône. Deux grandes crises religieuses
qui marquèrent ce pontificat, la croisade albi-
geoise et l'apostolat de saint François d'Assise,
projettent de deux directions contraires une lu-
mière assez vive sur la figure d'Innocent pour
qu'il soit permis de saisir quelques-uns des traits
les plus personnels de son originalité morale.
N'oubliez pas qu'il ordonna l'implacable répres-
sion du manichéisme dans le Midi de la France,
la proscription d'une doctrine lugubre qui était
non seulement la contradiction du christianisme,
LE PAPE INNOCENT III 73
mais un grand péril pour la civilisation de l'Occi-
dent. De cette œuvre tragique, il a gardé dans la
mémoire des hommes le renom d'un Pape terrible,
'pontifies terribile diront plus tard les Italiens de
Jules II, qui, lui aussi, manqua souvent de dou-
ceur. Les personnes qui précipitent volontiers
leur jugement ne doutent point qu'Innocent III
n'ait dû se montrer d'une intransigeance obstinée.
Ces personnes se tromperaient et toute une série
de faits recueillis par M. Luchaire dans la corres-
pondance même du pontife nous apprend ce que
cette grande âme renferma de sagesse, de tolé-
rance, de bon sens théologique.
De tous les points du monde chrétien les évèques
et les docteurs le consultent sur les problèmes
délicats de la conscience. Il est l'oracle universel,
apostolicum oraculum. Il répond à toutes les
questions^ dénoue toutes les difficultés. Et, tou-
jours, la solution qu'il impose est la plus géné-
reuse^ la plus libérale.
Un moine genevois se mêle de chirurgie, opère
une paysanne d'une tumeur à la gorge, lui recom-
mande le repos à la chambre. La femme travaille
à la moisson et meurt. L'évêque, inquiet, demande
si le moine, homicide involontaire, peut exercer
la fonction sacerdotale. « Oui, répond Innocent III,
il est clair que ce moine a eu tort de faire un
métier qui n'est pas le sien ; mais il a agi par hu-
manité et non par cupidité; il avait procédé à
l'opération avec tout le soin désirable ; il n'est
point responsable de l'accident survenu par la
74 LA VIEILLE ÉGLISE
désobéissance de la malade. Il faut donc, après
lui avoir infligé une pénitence, le traiter avec mi-
séricorde et lui permettre de dire la messe ».
Autre consultation du même évêque. Un étu-
diant entend, la nuit, du bruit dans sa maison. 11
se relève, allume sa chandelle et, derrière sa porte,
trouve un voleur qui se jette sur lui et le blesse
grièvement. L'étudiant arrache au quidam son
poignard, le transperce pour le mieux : le malfai-
teur prend la fuite. Le lendemain, les camarades
de l'étudiant recherchent le voleur et le livrent
aux magistrats. L'homme nie comme il convient.
Mais les pièces à conviction, le poignard, ses
chaussures qu'il avait retirées pour cheminer en
silence suffisent à décider le jugement. On lui
crève les yeux. Transporté dans un monastère, il
y meurt de rage au bout de trois jours. L'évêque
demande s'il peut conférer les ordres à l'étudiant,
cause indirecte de cette mort. Innocent répond
que le jeune homme s'est défendu légitimement.
« S'il est digne du sacerdoce, je ne vois pas que
le fait soit de nature à empêcher sa promotion. »
Un curé du diocèse de Tolède, se jugeant indigne
de dire la messe, a remplacé le saint sacrifice par
le psaume Mkerere mei Deus, L'archevêque s'in-
forme de la peine qu'il a méritée. « Aucune, ré-
pond le Pape, du moment qu'il n'a pas eu l'inten-
tion de se livrer à une démonstration hérétique;,
et qu'il a agi par bêtise plus que par malice,
imposez-lui une pénitence proportionnée au délit,
€t laissez-le vaquer à son ministère, à moins que
LE PAPE INNOCENT III 75
le fait n'ait causé un grand scandale parmi les
paroissiens. »
Un moine, occupé à descendre la cloche de son
église, laisse tomber une poutre sur la tête d'un
enfant et le tue. Peut-on accorder à ce moine une
promotion canonique ? « Oui, répond l'oracle,
pourvu qu'il soit avéré que le moine, au moment
de l'accident, faisait chose utile et même néces-
saire et qu'il ne croyait pas que quelqu'un put se
trouver sous le clocher » .
En Portugal, au moment du carême de 1206,
îa famine est si atroce que les hommes, dépourvus
de blé, mangent de la viande. « Faut-il les punir,
demande Tarchevêque de Braga, d'avoir violé la
loi de carême ? — Je répondrai d'un mot, dit le
Pape : ces hommes ont trouvé leur excuse dans
la nécessité à laquelle ils étaient réduits ». Au
même prélat, à propos de malades qui désirent
faire gras pendant le carême, même sans payer
une aumône, il écrit : « Autorisez, c'est votre
devoir. Nécessité fait loi ».
Autre cas bien épineux. Une jeune fille est
poursuivie par son seigneur, le sire de L'Ile-
Bouchard, en Touraine. Elle refuse de lui céder.
Un soir, les valets du baron tentent de l'enlever;
-elle leur échappe, court au pont de la Vienne,
tombe à l'eau et se noie. Le clergé de la paroisse
n'ose l'enterrer en terre chrétienne ; l'archevêque,
tout aussi perplexe, interroge Rome. « Cette jeune
fille, répond Innocent, n'est tombée à l'eau que
par accident. Son corps a droit à la terre sainte ».
76 LA VIEILLE ÉGLISE
L'Eglise du moyen âge se montrait méticuleuse
pour le recrutement du clergé. Elle ne tolérait en
un clerc, ni origine impure, ni tare physique. De
là, au tribunal suprême du pontife, des difficultés
qui semblent fort subtiles. Peut-on donner les ordres
majeurs à un clerc dont le cheval emporté a tué
une femme? demande Tévêque de Padoue. —
Réponse : « Du moment que ce clerc a déclaré ne
pas savoir que son cheval eût la bouche dure, il
n'y a pas heu d'être sévère. Qu'il fasse pénitence :
on lui accordera ensuite sa promotion ».
En 1206, le chapitre de Lincoln demande si
l'on peut élever un bâtard au siège épiscopal. La
tradition était, sur ce point, très rigoureuse. Le
Pape décide avec son habituelle modération : « On
peut faire exception s'il s'agit d'une personne ver-
tueuse et méritante, et si, d'autre part, il y a
nécessité urgente et accord unanime des élec-
teurs ».
La casuistique, en matière matrimoniale, était
peu tolérante. Les lois canoniques, qui ne per-
mettaient le mariage entre parents qu'à partir du
septième degré, étaient trop souvent violées. Nou-
velle série de consultations. « Faut-il, interroge
l'archevêque de Lyon, séparer deux époux qui
ont eu plusieurs enfants et sont apparentés au
sixième degré? » Et le Pape répond : « Non, du
moment que leur union a été paisible, on peut
faire semblant de ne rien savoir ». En Pologne,
autre aventure. Un veuf remarié s'aperçoit, au
bout de trois ans, que sa seconde femme est
LE PAPE INNOCENT III 77
parente de la première au sixième degré. Ce bon
homme et son archevêque, très troublés, con-
sultent le Pape, qui répond : « Puisqu'ils igno-
raient leur parenté, et s'il n'y a pas d'autres
empêchements, on doit fermer les yeux ».
Yoici, enfin, d'étranges épines parmi lesquelles
se jouent élégamment les doigts de la blanche
main pontificale. En 1201, l'évêque de Tibériade
et ses clercs convertissent beaucoup de Palesti-
niens, musulmans ou simples païens, dont les
épouses sont leurs sœurs ou de très proches cou-
sines. « Doit-on les séparer ? — Tenez-les pour
bien mariés, écrit Innocent, d'abord parce que le
sacrement de baptême, s'il lave tous les péchés,
n'a pas pour effet de dissoudre les mariages, et,
ensuite, parce que si l'on ne regardait pas comme
légitimes les unions des païens convertis, leurs
femmes, craignant d'être abandonnées, feraient
tout pour les ramener au paganisme » .
Réponse facile pour les cas de monogamie. Mais
là-bas, en Terre Sainte, les néophytes amènent
gentiment à la vasque baptismale les quatre
épouses que leur concède le Coran. Quatre épouses
suivies d'une petite famille florissante. Embarras
profond de l'évêque galiléen et de ses vicaires.
Cette fois, Innocent III lui-même hésita. Mais il
se souvint d'Abraham et des excellents chefs de
famille bibliques qui vécurent à la turque sous le
regard paternel de Jéhovah. « Il y eut des pa-
triarches et d'autres hommes justes qui, avant la
loi, aussi bien qu'après, ont eu à la fois plusieurs
78 LA VIEILLE ÉGLISE
femmes. VEvangile lui-même ne contient aucun
pasmge qui interdise absolument la poli/ g amie.
Il paraît donc que les païens peuvent, selon leurs
propres rites, contracter avec plusieurs femmes
des mariages légaux, et qu'après leur conversion
à la religion du Christ, il leur est permis, à
l'exemple des patriarches^ de conserver leurs
femmes légitimes ».
(( La pitié l'emporte sur sa foi. Misericordia
super exaltatur jiidicio ». Cette parole qu'Inno-
cent III nous a léguée comme formule symbolique
de sa magistrature pontificale, et qui devrait être
gravée sur son tombeau, indique une évolution
doctrinale du génie de l'Eglise, d'une part, l'esprit
qui l'emporte sur la lettre, de l'autre, la miséri-
corde qui prime la justice. Nous sommes au
temps de saint François. L'apôtre d'Assise tranche
des cas de conscience très semblables à ceux que
les évêques portaient à Rome, et presque dans
les mêmes termes qu'Innocent III. « Dieu, disait-
il, veut la miséricorde et non pas le sacrifice ».
Comme autrefois Jésus aux disciples, il permet à
ses frères de manger et de boire ce que leur pi-é-
sente leur hôte. Si la fête de Noël tombe un ven-
dredi il défend que l'on observe l'abstinence.
« C'est un péché, dit-il, de faire pénitence le jour
où naquit l'Enfant Jésus ; ce jour-là, les murs
eux-mêmes devraient manger de la chair ».
Il disait encore : « Le Seigneur préfère les œuvres
de charité à l'observance extérieure de la religion ».
Il y eut donc, entre Innocent et François, comme
LE PAPE INNOCENT III 79
une harmonie spirituelle préétablie. Mais on remar-
quera que la plupart des consultations signalées par
M. Luchaire sont antérieures à la rencontre de ces
deux personnages, en l'an de grâce 1209. Fran-
çois, entouré de ses premiers fils, se rendit alors à
Rome, apportant sa première Règle. A la pre-
mière heure, le Pape et ses cardinaux accueil-
lirent avec un sincère étonnement la rêverie évan-
gélique de ces douze inconnus qui, du fond de
rOmbrie, venaient solliciter la permission de prê-
cher aux simples, de mendier pour les affamés,
de consoler les mourants et de se partager la
conquête du monde en possédant pour tout fief
le petit champ et la chapelle en ruines de la Por-
tioncule, au pied de la colline d'Assise. L'Eglise
séculière, au plus fort de son combat pour l'indé-
pendance temporelle et la puissance politique, ne
pouvait comprendre que les choses rehgieuses
fussent à un tel point détachées de tout intérêt
terrestre. Innocent III ne tarda point cependant
à bénir le fondateur et son œuvre, « afin de ne
pas contredire à l'évangile de Jésus-Christ ». Il
eut alors un songe qui demeura dans le souvenir
du siècle : il vit la basiUque du Latran qui pen-
chait comme un vaisseau battu par la tempête et
que soutenait de son épaule l'enfant d'Assise.
Les Frères Prêcheurs ont, de leur côté, perpétué
ce rêve pontifical avec Tépaule de saint Dominique.
Mais je préfère la tradition franciscaine, qui est
italienne, à la dominicaine, qui est espagnole.
Saint François d'Assise (D
« Saint François n'avait pas destiné son Ordre
à vivre dans la paix et dans la solitude, en culti-
vant des fleurs et en apprivoisant des oiseaux » .
Ces lignes que je rencontre dès les premières
pages d'un livre charmant;, méritent qu'on les
retienne et qu'on les médite. Elles rendent d'une
façon spirituelle au grand fondateur la justice que,
parfois, en notre temps, par excès d'enthousiasme
ou de tendresse, par un goût facilement puéril
pour les jolies légendes, on retire à son génie et à
son œuvre. Les artistes, les poètes, les prédica-
teurs, les belles dames se laissent plus facilement
séduire par la grâce tout ombrienne des souvenirs
qui forment comme l'auréole traditionnelle de
saint François, que par Taustérité de la Règle, le
labeur apostolique qu'imposa l'enfant d'Assise à
ses premiers disciples, les tristesses et les misères
de la chrétienté italienne au déclin du douzième
siècle et la révolution profonde que la famille
franciscaine devait accomplir dans l'Eglise, à
savoir, la rénovation de la vie monastique et la
création du Tiers-Ordre, Ce fut une telle joie,
(1) Saint François d'Assise et la légende des Trois Compa-
gnons, par Arvède Barine. Paris, Hachette.
82 LA VIEILLE ÉGLISE
parmi les historiens, les peintres, les chréti -ns
lettrés, de saluer enfin un saint indulgent et sou-
riant, de sortir, à sa suite, des sombres cloîtres
romans, des monastères farouches, citadelles de
prières, de dures pénitences et de larmes, et
d'aller près de lui à travers champs, le long des
ruisseaux clairs et des haies d'aubépines, au
bourdonnement des abeilles, au gazouillement de
ses hirondelles familières, qu'on fut tenté de ne
plus voir en lui qu'une figure d'idéal Evangile,
une miniature de très vieux missel, très fine et
très douce, peinte sur l'or et l'azur, entourée de
bêtes innocentes, des moutons, des passereaux et
des lièvres ; un contemplatif dégagé des angoisses
qui tourmentaient les moines du moyen âge et
revenu aux rêves de béatitude des lointains
ermites, au temps où les lions s'agenouillaient
autour des Pères du désert, où les anges jouaient
de la viole et de la flûte au chevet des thauma-
turges. Le miracle aimable fleurissait si touffu en
cette légende dorée qu'il finit par envahir l'histoire
même de saint François et recouvrir l'image de
l'homme d'action, du réformateur. C'était une si
chère vision, dans Faridiié du temps présent,
d'adorer la riante icône de cet apôtre de plein air
et de pleine lumière, sous les pas duquel, dans la
poussière sanglante de la vieille ItaUe communale,
pontificale et gibehne, s'épanouissaient des touffes
de roses ! La critique même se laissait volontiers
désarmer et ne touchait qu'avec une respectueuse
délicatesse de la main à cette chronique de mer-
SAINT FRANÇOIS d'aSSISE 83
veilles. RcDan, quand il écrivait ou conversait
fi'anciscainement, prenait son onction la plus
suave. Le pieux Ozanam, en un passage consacré
au bon loup de Gubbio^ fait entendre avec une
sorte d'hésitation et de regret que cette bête
symbolique, trop chrétienne pour avoir été un vrai
loup, représente sans doute quelqu'un de ces
barons d'humeur fauve et de mâchoire vorace, un
grand seigneur féodal, converti par la douceur du
saint, désormais pacifique et tendre aux brebis
bêlantes, digne d'être charitable berger. Mais
Ozanam, au fond du cœur, tient pour le loup à
quatre pattes, lo loup de miracle. Je suis bien près
de partager ce sentiment. Après tout, ce fauve
hirsute et candide est un personnage autrement
plus sympathique que beaucoup de carnassiers
humains de notre connaissance.
Cependant, prenons bien garde. A ne considérer
en saint François d'Assise que le mystique des
Fioretti, on risque de défigurer singulièrement
son histoire, et cette poétique légende elle-même,
que l'action virile ne soutiendrait point assez,
tomberait vite à la platitude de l'imagerie religieuse
contemporaine, aux terres cuites roses et bleu de
ciel auxquelles je souhaite une émeute d'icono-
clastes. M""" Arvède Barine, avec un sens très
juste de l'histoire, s'empresse de dénoncer la
souveraine originalité de l'œuvre franciscaine^ le
retour de TEglise vers les petits, le peuple misé-
rable des serfs de la campagne, les artisans des
communes, et cette vague multitude échappée des
84 LA VIEILLE ÉGLISE
cadres du monde féodal ou communal, les pros-
crits, les fugitifs, les vagabonds, les lépreux, les
pèlerins errants, les écoliers réfractaires à la disci-
pline de l'Ecole, les voleurs de grande route, les
spadassins et les brigands. Mais cette Eglise qui
rouvre l'Evangile à la page depuis si longtemps
méconnue presque inintelligible alors, du Sermon
sur la montagne^ cette Eglise de miséricorde
n'était ni séculière, ni monacale, elle échappait aux
évêques et rompait avec la tradition du mona-
chisme seigneurial des Bénédictins, des Cisterciens.
C'était une société essentiellement démocratique,
dont la pauvreté fut, à l'origine, la vertu cardinale,
un monde aussi peu ecclésiastique que possible,
où les prêtres étaient rares (saint François ne fut
que simple diacre) où l'office canonique et la
méditation solitaire, en cellule, tenaient moins de
place que la prédication en plein vent, le travail
des mains, la charité active, la recherche amoureuse
de la détresse humaine. Cette étonnante invention
répondait aux nécessités douloureuses d'un pays
et d'un siècle où quiconque n'était point enrôlé et
protégé par une corporation, inscrit sur les
registres d'une cité, défendu par un baron ou un
abbé puissant et bon, par la robe du prêtre ou la
cagoule du moine, errait en déshérité, en suspect,
repoussé et traqué de toutes parts, dans un monde
superbe, égoïste, implacable, qui ne croyait qu'à
la force, à la richesse, à l'orgueil.
Quand François d'Assise eut jeté, du haut de
l'Alvernia, le cri : Beati qui lugent ! l'Italie
SAINT FRANÇOIS d'aSSISE 85
tressaillit de la Sicile jusqu'aux Alpes; dès que la
main d'un grand Pape politique, Innocent 111, se
fut étendue sur le front du fondateur et de ses
Douze, il sembla que le christianisme reprenait
tout à coup une jeunesse nouvelle ; sur tous les
sentiers de la péninsule on vit passer, se hâtant
de bourg en bourg, la fourmilière ardente des
petits fî'ères Mineurs. Les foules roulaient derrière
eux avec des cantiques d'allégresse et des larmes
d'espérance. Bientôt l'Ordre débordait sur la
chrétienté tout entière, atteignait le monde païen,
l'Asie, l'Egypte, foulait triomphalement la terre
sacrée de Palestine, se prosternait, sans croisade
stérile ou sanglante, sur le tombeau de Jésus. En
même temps, il s'infiltrait, par l'institution du
Tiers-Ordre, dans les couches profondes de la
société italienne. Les bourgeois, les artisans, les
serfs, les écoliers, les prêtres séculiers, les soldats,
les artistes, les femmes s^affiliaient à Timmense
famille, se tournaient docilement vers le petit
diacre aux yeux noirs, aux lèvres souriantes qui,
dans une étable de la Greccia, une nuit de Noël,
prêchait l'Evangile de la Nativité, en langue
vulgaire^ aux pâtres de la contrée, debout près
d'une crèche, entre un bœuf et un âne.
Certes, une telle secousse religieuse pouvait se
prolonger, à travers la société poHtique-, en
commotions inquiétantes. Ce point est bien mis
en lumière par M™° Arvède Barine. Le chapitre YII
de la Règle du Tiers-Ordre, inspiré à la vérité par
le cardinal Ugohn, le futur Grégoire IX, parut une
86 LA VIEILLE ÉGLISE
véritable machine de guerre dressée contre le
régime féodal et même commimal. Il défendait
aux Tertiaires de porter des armes offensives, si
ce n'est pour la défense de l'Eglise et de la foi de
Jésus-Christ ou pour la défense de leur pays, ou
avec la permission de leurs supérieurs ». Cette
restriction adoucissait sans doute la périlleuse
rigueur du dogme. Mais on ne tarda pas à. voir des
vassaux refuser le service militaire à leurs suzerains.
Et les suzerains trouvaient en face d'eux le Pape
tout prêt à les excommunier, s'ils molestaient ou
contraignaient « des religieux ». Un autre chapitre
interdisait les « serments solennels », sauf dans
certains cas. Et les bons Tertiaires de refuser
allègrement le serment d'obédience à leur seigneur,
à leur cité, à leur faction. Enfin, et ceci est la
plus inattendue des inventions sociales dans le
monde franciscain, le chapitre XIII de la Règle
instituait une cotisation destinée à former une
caisse commune. « En donnant un denier^ l'artisan
et le laboureur avaient un capital à leur service,
pour créer une industrie ou pour acheter les
terres d'un noble ruiné. Le prolétaire sortait de
son isolement, et les grands allaient apprendre à
leurs dépens la puissance de Fassociation ».
L'effet de ces nouveautés sera facilement révo-
lutionnaire, ou, tout au moins, contradictoire à
l'ancien état social de la chrétienté. L'Eglise de
Rome ne s'en aperçut pas tout d'abord. Les
premiers qui jetèrent le cri d'alarme furent les
politiques très avisés entourant l'Empereur Fré-
SAINT FRANÇOIS d' ASSISE 87
déric II, le chancelier, les diplomaU.^sct les évêques
du prince souabe d'ailleurs franchement hostiles à
la suprématie pontificale. L'empereurne tarda pas
à considérer les Tertiaires comme des rebelles, au
même titre que les patarins et les manichéens.
Rome n'eut de sérieuses inquiétudes à l'égard du
christianisme trop indépendant des franciscains
qu'après la mort de saint François, au temps où
l'ordre se déchira en deux confessions rivales :
l'une, les f^pirituels, attachée à la pauvreté parfaite,
au renoncement absolu ; l'autre, les conventuels ^
inclinant vers la richesse temporelle et bâtissant de
grands monastères. Une querelle, de plus en plus
passionnée, autour d'un texte de la Règle, d'une
vertu fondamentale de l'Ordre, faillit dégénérer en
révolution religieuse et en schisme le jour où les
spirituels prétendirent élever k la dignité de
dogme la pauvreté du Christ et de ses apôtres
qui, n'ayant rien possédé en propre, — pas même
une pierre pour y reposer leur tête, — faisaient
aux chrétiens, de cette vertu, un article strict de
foi. L'Eglise séculière, la papauté magnifique
d'Avignon se sentirent atteintes au cœur. Elles
crurent en persécutant les exaltés du franciscanisme,
combattre pour leur vie même. L'Ordre d'Assise
compta alors, surtout dans le midi de la France,
' des hérétiques et, tout naturellement, des martyrs.
Quelques-uns furent brûlés ; d'autres, enchâssés
dans les murs de l'inquisition, attendirent doulou-
reusement l'aurore du jour de Dieu.
Le livre de M"'" Arvède Barine est fort heureu-
88 LA VIEILLE ÉGLISE
sèment complété par une traduction de la plus
ancienne chronique franciscaine, la Légende des
IVois Compagnons. C'est une histoire suivie,
scrupuleuse et très naïve, à laquelle manquent
beaucoup de feuillets arrachés et dispersés au
temps des dissensions qui divisèrent l'Ordre des
Mineurs. Les Fioretti sont une œuvre très diffé-
rente, plus Uttéraire, en langue vulgaire, mais
très précieuse encore comme témoignage de l'ima-
gination populaire au cours de plus d'un siècle. On
y retrouve à chaque page la préoccupation, si
singulière au Livre des Conformités, d'adapter la
vie du saint à la vie du Sauveur. De la jeunesse
un peu folâtre du fondateur, il n'est plus question
dans les Fioretti. Les Socii racontent bonnement
tout ce qu'ils ont vu, tout ce qu'ils ont ouï-dire.
Les débuts de l'apostolat, les premiers travaux de
l'Ordre ant parfois, dans ce récit, le charme d'un
petit roman d'aventures. On y respire une fraîcheur
exquise, comme la senteur d'une vieille église de
l'Ombrie, un clair matin du dimanche des Rameaux.
L'Hérésie Albigeoise (D
Le catharisme fut la grande hérésie du moyen
âge occidental. Dès le onzième siècle, on le signale,
à l'état sporadique : en certaines provinces de la
chrétienté latine : en Lombardie, en Toscane,
presque jusqu'aux murs de Rome ; on le découvre
çà et là dans la France de langue de oui ; peu à
peu il se multiplie dans les régions de Toulouse,
d'Albi, du Lauraguais, en Narbonnaise, à Mont-
pellier, à Nîmes, dans les contrées qui, au sei-
zième siècle, inclineront au calvinisme. Les
premières chapelles hérétiques apparaissent, dans
l'Italie supérieure, vers 1035. Mais, antérieu-
rement à cette manifestation collective, des
germes flottants du vieux manichéisme asia-
tique, toujours vivaces, recueiUis par les con-
sciences inquiètes, se développaient un peu
partout^ d'une façon spontanée. Il y avait de ces
cathares isolés en Champagne, même avant l'an
1000. En 1022, dit Raoul Glaber, « une femme
possédée par le diable, diabolo plena », avait
apporté d'Italie la détestable religion qui fut adop-
(1) Cartulaire de Notre-Dame de Prouille : VAlbigéisme
languedocien aux douzième et treizième siècles, par M. Jean
Guiraud. — Paris, Picard, 1907.
90 LA VIEILLE ÉGLISE
tée par plusieurs chanoines de la cathédrale de
Sainte-Croix à Orléans, et se propagea dans la
ville et les environs. Un ancien confesseur du roi
Robert, Etienne, des femmes^ des nonnes allaient
à l'hérésie. Robert et la reine Constance vinrent
à Orléans présider au Conseil épiscopal chargé de
juger les apostats. La séance dura neuf heures
dans la cathédrale. Lorsque les clercs dégradés de
la dignité ecclésiastique sortirent de l'église^ Cons-
tance frappa Etienne de son bâton et lui creva im
œil. La répression de l'hérésie fut atroce. Le jour
des Innocents quatorze personnes, prêtres et
laïques, furent brûlées à l'une des portes d'Or-
léans. Ce fut le premier bûcher français et l'hon-
neur en revient à Robert-le-Pieux.
L'hérésie, désorientée par cette opération, ne
put prospérer au nord de la Loire. Elle grandit
sourdement de l'autre côté du fleuve, s'organisa
en société régulière, avec ses dogmes, ses néga-
tions, son clergé, sa morale sociale, la morale
violemment ascétique qu'elle imposait à ses fidèles,
la tristesse de son culte. Au cours du douzième
siècle, l'Eglise cathare, favorisée par la noblesse
féodale à laquelle plaisait sa rébellion contre
Rome, se dressait formidable au cœur du Langue-
doc. Saint Dominique, l'ordre des Prêcheurs, l'In-
quisition lui firent une guerre terrible. Le grand
fondateur s'empressa de bâtir une citadelle d'or-
thodoxie catholique sur les limites des diocèses de
Carcassonne, de Toulouse et de Narbonne, à la
rencontre des routes rehant le haut et le bas-
l'hérésie albigeoise 9t
Languedoc, la vallée de la Garonne à celle de
l'Aude. Ce fut Tabbaye de Notre-Dame dePronille,
couvent de stricte clôture pour les religieuses,
centre d'action pour les missionnaires dominicains,
poste d'observation et de combat pour les inqui-
siteurs. M. Jean Guiraud vient de publier en deux
forts in-quarto, le cartulaire de cette abbaye, pré-
cédé d'un tableau très méthodique et très complet
de la doctrine cathare, reconstituée d'après les
Actes de l'inquisition et, en particuHer, d'après
la Practica Inquisitionis de Bernard Gui, publiée
récemment pour la première fois par Mgr Douais,
évêque de Beauvais. Cet exposé de l'Albigéisme^
au début du treizième siècle, même après les tra-
vaux de Schmidt, de DoelUnger, de Molinier, de
Réville, est une œuvre historique excellente et
à lire et comptera désormais parmi les plus inté-
ressantes recherches sur F état religieux du moyen
âge. M. Guiraud a pu préciser, à l'aide des re-
gistres de l'Inquisition, les doctrines des hérétiques,
définir plus rigoureusement la morale et les pra-
tiques de la vie commune, par lesquelles se dis-
tinguent si radicalement les deux Sociétés formant
l'Eglise albigeoise : les parfaits et les simples
croyants, les premiers qui vont jusqu'aux der-
nières extravagances de Pascétisme, même jus-
qu'au suicide par la faim ; les autres à qui sont
encore permises bien des douceurs, par exemple
le célibat consolé par le faux ménage. Le jour où
le croyant se sentait le courage de monter au rang
des Parfaits, il n'avait point à rompre un Uen res-
92 LA VIEILLE ÉGLISE
pectable : il envoyait se promener sur la Garonne,
pour ne plus jamais revenir, la dame et ses petits,
fermait sa porte et entrait en sainteté. Enfin,
l'historien a su tracer, en quelque sorte, la carte
géographique de l'albigéisme, montrer, jusque
dans les plus humbles villages, la marche, les
progrès et le déclin du phylloxéra hérétique,
circonvenu, attaqué et vivement chauffé par les
Pères inquisiteurs ; il est fort regrettable que ces
flambées dominicaines aient détruit presque tous
les témoignages ou documents directs relatifs à la
théologie, à la morale, à l'organisation ecclésias-
tique des Cathares albigeois. Deux fragments im-
portants ont seuls survécu : une version en langue
vulgaire du Nouveau Testament, écrite, vers le
milieu du treizième siècle^ dans le Haut Langue-
doc, et, conservée par le même manuscrit de la
Bibliothèque de Lyon, un rituel renfermant le
détail de plusieurs cérémonies et le texte de prières
en usage dans la secte. Mais ces deux morceaux
ne suffisent point à former un dossier de défense
ou d'explication des hérétiques. Nous assistons
ainsi à un procès où nous n'entendons que les
témoins à charge et le réquisitoire du ministère
public. Il faut bien nous résigner à cette informa-
tion trop restreinte. M. Guiraud émet d'ailleurs
une opinion qui me semble juste : l'absolue con-
cordance des accusations relevées par les inquisi-
teurs dominicains, en particulier dans la grande
enquête de 12/i2-12/i7, est une preuve de la sin-
cérité des procédures. L'Eglise avait alors un
L HERESIE ALBIGEOISE 93
intérêt capital à bien connaître l'état de cette
chrétienté si malade de la France méridionale.
C'était le temps où l'Italie, surexcitée par l'apos-
tolat franciscain, produisait une floraison bizarre
de petites Sociétés religieuses très peu dociles aux
évêques et au Papa, le temps, surtout, de la grande
lutte désespérée de l'empereur Frédéric II contre
le Saint-Siège romain, où le César souabe lançait
à l'assaut de l'Eglise l'islamisme, l'orthodoxie
grecque, l'incrédulité des épicuriens et des géo-
mètres. La mission, en matière d'hérésie, des
légats d'un Grégoire IX ou d'un Innocent IV était
trop grave alors pour permettre les écarts d'imagi-
nation ou les fantaisies de fanatisme. Aux traits
originaux depuis longtemps connus de l'albigéisme,
et dont le plus profond est un effroyable pessi-
misme, la haine de la vie, de la famille^ de l'acti-
vité sociale, M. Jean Guiraud ajoute quelques
épisodes théologiques d'une figure assez curieuse.
Les doctrines relatives à la création de l'homme
et aux anges apparaissent d'une extraordinaire
bizarrerie. Conformément à la théorie dualiste du
manichéisme, source lointaine du catharisme,
Dieu et Satan, Tâme et la matière sont essentielle-
ment inconciliables entre eux. Si Dieu a créé l'âme
et Satan les êtres matériels, comment l'homme,
composé de deux éléments contradictoires, a-t-il
été inventé? 11 courait sur ce mystère des mythes
empreints d'une réelle candeur. Vers 127/i, à
Limoux, deux bonnes femmes du petit peuple
expliquaient sans embarras cette aventure. Lucifer
Ô4 lA VIEILLE ÉGLISE
avait fait l'homme, mais quand il eut fini le corps,
Dieu le mit au défi de le faire parler. Le Diable
reconnut son impuissance. Alors Dieu souffla
sur le visage de l'homme, qui sauta de joie et
cria au démon frappé de stupeur : « Maintenant
je ne suis plus à toi ! »
Les Albigeois admettaient la croyance catho-
lique relative à la chute des Anges. Mais comme
ils façonnaient leurs Anges par un mélange d'es-
prit, d'âme et de corps, c'est l'àme seule des
rebelles, disaient-ils, qui est tombée sur terre
sous la suzeraineté de Satan. L^esprit ne pouvait
déchoir, parce qu'il participait à Tindéfectibilité
divine. Quant aux corps, ils sont demeurés au
ciel, enveloppes inertes et vides. Ce sont ces osse-
ments arides qu'aperçut en vision le prophète
Ezéchiel et qui attendent au Campo-Santo de là-
haut, le jour où purifiés par mille épreuves et des
migrations douloureuses d'astre en astre, ces
âmes angéUques remonteront vers le père céleste
et, rejoignant leurs esprits, revêtiront de nouveau
leur enveloppe corporelle. Toute cette doctrine
angélique est empreinte de gnosdcismeet rappelle
ce qu'avait imaginé Origène expliquant le syndicat
des Anges révoltés contre Dieu par l'une des
deux séductions que le Diable leur avait présen-
tées : l'ambition et l'orgueil, ou la sensualité. Et
sur ce dernier point se place une johe histoire que
pénètre comme une ironie légère de fabliau :
Dieu, ce jour-là se tenait au Paradis, environné
de gloire, présidant aux hiérarchies angéliques.
l'hérésie albigeoise 95
Satan, qni avait entrepris de ti-oiibler le royaume
céleste, attendait depuis trente-deux ans, à la
porte, qu'on lui permît d'entrer, portant Tanai'-
chie dans les plis de son manteau. Le portier, las
de le renvoyer sans cesse, oa pris de compassion
pour ce pèlerin si patient, lui ouvrit enfin la
porte. Satan se tint caché pendant une année
sans que Dieu soupçonnât sa présence. Mais il
tentait les anges qui n'avaient sans doute d'autre
distraction que de la musique et le chant des can-
tiques, toujours sur le même air. Il leur promet-
tait des champs, des vignes, des eaux jaillissantes,
des fruits, de l'or, de l'argent et enfin des femmes
(Ne voyez-vous pas ici une échappée sur le para-
dis de Mahomet !j. Les anges, qui manquaient
d'expérience, demandaient au diable ce qu'étaient
les femmes. 11 promit de leur en montrer bientôt
une comme échantillon de l'espèce. Il ne tarda pas,
en eûet, à introduire au ciel (décidément le por-
tier trahissait) une femme d'éclatante beauté, toute
reluisante d'or et de pierreries. Il la fit voir aux
anges^ à l'insu du Père céleste, qui ne se doutait
toujours de rien, ne prévoyait pas l'imminente ré-
volution et — que M. Guiraud me pardonne cette
impertinente parole, — fait un peu penser à Louis-
Philippe, au 23 février. Puis, quand les anges
eurent bien admiré la fatale demoiselle, Satan
l'emmena par une fente pratiquée dans le mur du
Paradis, et, durant neuf jours et neuf nuits, ils
s'enfuirent par la même fissure et « tombèrent
sur terre plus drus que les plus fortes pluies »,
06 LA VIEILLE ÉGLISE
et il en tomba tant que le ciel parut désert
« même autour du trône de Dieu qui finit par
s'en apercevoir ». Il était bien temps ! Il fit aux
anges demeurés fidèles une morale sévère et jura
que jamais une femme n'entrerait plus au royaume
des cieux.
N'ayez d'inquiétude ni pour ces pécheresses ou
pêcheuses d'anges, ni pour les autres femmes dans
le passé, le présent et l'avenir. D'abord, le ser-
ment du Père éternel est ici contradictoire à la
théologie albigeoise. Le catharisme ayant sup-
primé l'Enfer et le Purgatoire, et l'Enfer tout au
moins comme lieu d'éternelle damnation (celle-ci
n'attendant que les chefs de la Commune angé-
lique, et encore, d'après les témoignages, cela
n'est pas bien sûr), il faut bien que les femmes,
après une cuisson plus ou moins prolongée, ou
des incidents de métempsychose, finissent comme
toutes les âmes par l'ascension au Paradis. Et
puis, n'oubliez pas la fameuse fente^ qu'elles sau-
raient bien retrouver. Enfin, tout cela, c'est l'hé-
résie, le rêve enfiévré, paradoxal d'un peuple à
qui la vie terrestre était si facile et si riante,
grâce à la bénignité de la nature et à la douceur
de son ciel et qui eût été si sage en demeurant
dans le bercail dans la vieille Eglise.
Raymond Lulle(i)
Voici sans cloute l'une des figures les plus
étranges et les plus attirantes de l'histoire, le Ca-
talan Raymond Lulle. Le personnage est d'une
extraordinaire complexité : un chevalier et un
ermite, un scolas tique et un visionnaire, un trou-
badour et un astronome, un politique et un alchi-
miste, mathémacien soupçonné de magie, arabi-
bisant, hébraïsant, théologien, prédicateur, grand
seigneur marié qui s'enferme au fond des monas-
tères, revêtu de la robe franciscaine, prodigieux
voyageur que le treizième siècle vit cheminer,
l'Evangile à la main, à travers le monde connu
presque entier, en Allemagne, en Hongrie, en
Grèce, en Arabie, en Arménie, en Tartarie, sur la
frontière des Indes, le long des côtes de la Médi-
terranée, de l'Egypte au Maroc, tantôt pleurant à
Jérusalem sur le tombeau du Sauveur, tantôt re-
montant le Nil et s'enfonçant en pleine Ethiopie,
dont les habitants, écrit-il, sont d'un caractère
jovial et maintiennent très sévèrement la justice :
le mensonge, chez eux, est puni de mort et tous
les biens qu'ils possèdent sont en commun. On
(1) Le Bienheureux Raymond Lulle, par Marius André.
Paris, Victor Lecoffre.
7
98 LA VIEILLE EGLISE
l'aperçoit tour à tour à Paris, sur les bancs de
l'Université, à Rome, où il entretient, vêtu comnie
un mendiant, le Pape Nicolas III Orsini, — Tun
des damnés de Dante, — de ses rêves grandioses
et discute, avec les cardinaux stupéfaits, des
questions bien imprévues :
« Si les chrétiens sont coupables de l'ignorance
en laquelle sont les Infidèles à l'égard de la sainte
foi catholique ? Si les articles de la sainte foi ca-
tholique peuvent être entendus par raisons néces-
saires? Quel est le plus grand péché : qu'un évê-
que donne à ses parents les biens de son église
ou retienne pour soi ceux d'un juif converti? »
Au cours d'une longue et périlleuse navigation
entre les côtes d'Afrique et l'Angleterre, tout en
guérissant les matelots de son navire du péché de
blasphème, il invente l'astrolabe pour connaître
les heures de la nuit et un instrument pour me-
surer la distance qui sépare le vaisseau du lieu
où il veut aborder. Il médite sur le phénomène
du flux et du reflux et les raisons par lesquelles
il l'exphque laissent entrevoir comme un pressen-
timent scientifique du continent inconnu. A
soixante-dix ans, toujours hanté par ses projets
de croisade, il entreprend une nouvelle mission
vers le grand Khan des Tartares, s'embarque
pour Chypre, passe en Arménie, revient à Rhodes,
à Malte, à Montpellier, à Gênes, à Avignon où il
écrit un livre sur \ hnmacuUe Conception, puis
court rencontrer en Languedoc le Pape Clément V.
Mais il apprend alors que le jeune Duns Scott
RAYMOND LULLE 99
professe à l'Université de Paris sur le mystère de
la Vierge pure de la tache originelle ; il reparaît
sur la montagne Sainte-Geneviève où il embrasse
tendrement le docteur Subtil. A quatre-vingt-
trois ans, en 1315, il revient à la terre d'Afrique.
Les magistrats mus^ulmans le condamnent à mort.
Il reçoit à la tête deux coups de poignard. La po-
pulace le lapide. La nuit suivante, les chrétiens
de Bougie le relèvent moribond, couché sur un
tas de pierres, dans un carrefour de la ville. On
l'embarque furtivement sur un vaisseau génois.
Il expire en mer, le 29 juin, en vue des côtes
bleuâtres de Mayorque, sa patrie d'adoption, et
les habitants de Palma emportent triomphalement
la relique du grand martyr.
Il était entré dans la vie par un chemin fleuri,
parmi les musiciens et les poètes de la cour toute
provençale du roi Jayme d'xiragon, qui reprit aux
Arabes les Baléares. Sa première jeunesse, volup-
tueuse et chevaleresque, avait connu les enivre-
ments de l'orgueil et de l'amour. « Mes paroles
étaient superbes, car je ne pouvais rien dire sans
citer ma noblesse et sans m'en vanter ». Et, dans
le Livre de contemplation^ il écrit : « Je- ne crois
pas, ô mon Dieu, qu'il y ait dans le monde un
seul péché qui retienne l'homme en son pouvoir
comme le péché de luxure, car il est si mauvais...
s'étendit et se répandit tellement en moi qu'il me
maîtrisa tout et que je ne fus terrassé et vaincu
par aucun péché comme par celui-là ». Un jour
il osa pénétrer à cheval dans une église sur les
100 LA VIEILLE EGLISE
pas d'une vertueuse dame qu'il poursuivait de
sonnets enflammés. Mais il entendit dans le si-
lence de la nuit Jésus-Christ qui disait : « Ray-
mond, suis-moi ! ». Et la face douloureuse du
Seigneur lui apparut : il avait trouvé son chemin
de Damas.
Il faut donc, pour tracer l'image singulière de
cet homme, emprunter des traits à saint Augus-
tin et à Marco Polo, à saint François d'Assise et
à Roger Bacon, à Guillaume de Champeaux, à
Nicolas Flamel, j'ajouterai, d'accord avec son
distingué et enthousiaste historien, M. Marins
André, à saint Ignace de Loyola. Car la plus
haute originalité de Raymond Lulle est dans
l'apostolat. Il fut par la façon nouvelle, vraiment
scientifique et déjà politique par laquelle il re-
chercha la conversion des Infidèles et la lutte
contre l'islamisme, le précurseur du grand fonda-
teur espagnol. Là fut son rôle éminent dans l'his-
toire de la civilisation chrétienne.
Sa scolastique, subtile jusqu'à l'excès, est tour-
mentée, obscure, parfois traversée par d'admira-
bles intuitions. Il crut donner, en son Art général^
la clé de toutes les connaissances humaines et
l'intelligence profonde des choses divines. 11 avait,
pensait-il, trouvé le chiffre permettant de lire
couramment le livre mystérieux sur lequel se
penchait avec angoisse l'humanité depuis dix-
huit siècles. Au fond, il ne faisait que porter au
plus haut degré de raffinement possible la doc-
trine de ses maîtres les réalistes^ qui, poussée
RAYMOND LULLE 101
par Duns Scott à ses dernières conséquences logi-
ques, devait aboutir aux haeccéités et aux qiiiddi-
tés. Mais il appliquait à ses visions métaphysiques
la rigueur de son génie de mathématicien, il re-
nouvelait la théorie aristotélique des catégories,
il s'installait, avec un remarquable à-propos, dans
le doute méthodique, il manifestait, enfin, un
sentiment de l'unité, de Tordre et de l'harmonie
de toutes les sciences, dont il tentait la classifi-
cation. L'àme de cet illuminé, qui, pendant cin-
quante ans, prolongea un dialogue d'amour avec
Jésus, était toute pénétrée de vie rationnelle. On
ne vit jamais union plus étroite d'un mystique et
d'un philosophe.
Ainsi l'apôtre fut en lui éclairé, soutenu par le
savant, La croisade qu'il entreprit pour attirer
au christianisme les docteurs et les peuples de
rislam est l'une des pensées les plus nobles du
moyen âge. Il comprit combien était stérile l'ef-
fort de l'Europe chevaleresque, l'éternelle guerre
sainte pour la délivrance de Jérusalem. Saint
Louis venait de mourir sur la plage de Tunis. Le
lien de confraternité religieuse entre les nations
chrétiennes se relâchait chaque jour davantage.
A la place de la vieille chrétienté s'étabhssaient
des Etats, de plus en plus hostiles les uns aux
autres. Raymond Lulle entrevit que la parole se-
rait peut-être une arme plus efficace que l'épée.
(( Je vois les chevaliers mondains aller outre-mer
à la Terre-Sainte et s'imaginer qu'ils la repren-
dront par la force des armes ; et à la fin tous s'y
102 LA VIEILLE ÉGLISE
épuisent sans venir à bout de leur dessein. Aussi
pensc-je que cette conquête ne se doit faire que
comme tu Tas faite, Seigneur, avec tes apôtres,
c'est-à-dire par l'amour, les oraisons et l'effusion
des larmes. Donc, que de saints chevaliers reli-
gieux se mettent en chemin, qu'ils se munissent
du signe de la Croix, qu'ils se remplissent de la
grâce du Saint-Esprit, qu'ils aillent prêcher aux
Infidèles la vérité de ta Passion et qu'ils fassent
pour l'amour de toi ce que tu fis pour l'amour
d'eux ».
Pour entrer en conversation pacifique avec le
monde musulman, la première condition était
d'entendre la langue du Coran. En 1275, Lulle
proposait à l'infant Jayme la fondation d'un col-
lège où les futurs missionnaires de l'Afrique étu-
dieraient l'arabe. Ce fut le collège de Miramar, au
bord de la mer de Mayorque, où Raymond réunit,
dans l'ombre des oliviers et des vignes, treize
Frères mineurs qui, une fois prêts à partir pour
l'Andalousie, le Maroc, les pays barbaresques,
seraient remplacés par treize nouveaux étudiants.
Le fondateur séjourna longtemps en ce docte
monastère, méditant ou écrivant sur l'œuvre
naissante. Ainsi, dans le Livre du Saint-Esprit^
il faisait discuter un théologien latin et un grec
en présence d'un prêtre sarrasin sur le point de
subtile théologie qui divisait l'Eglise romaine de
l'orthodoxe. Le Livre du Gentil et des trois sages
reprenait un thème analogue : un juif, un chré-
tien, un sarrasin, réunis dans une prairie autour
RAYMOND LULLE 103
d'une noble dame, \ Intelligence^ expliquent et
comparent avec une courtoisie parfaite, les dog-
mes des trois grandes religions du genre humain.
Le Gentil, c'est-à-dire le païen^ qui assiste au dé-
bat, propose ses objections, se déclare prêt à
choisir la foi la meilleure. Mais les trois docteurs,
afin de ne point peser sur la résolution du néo-
phyte, le laissent méditer solitairement dans les
arbres chargés de fleurs allégoriques et s'en re-
tournent de concert à la ville. Là, ils se quittent
avec des paroles aimables, et « chacun pria les
autres de lui pardonner s'il avait dit contre leur
Loi quelque vilaine parole^ et ils s'octroyèrent
ce pardon ». Ce trait est bien touchant. Raymond
Lulle portait assurément en sa conscience le
contrat de paix « parmi les hommes de bonne
volonté », dont la signature est encore à venir.
Ses relations avec les doctes musulmans de-
meurés aux Baléares et ses études à Miramar lui
avaient rendu très familière la langue arabe. Il
put parcourir les pays d'Afrique, vêtu du costume
indigène et, s' arrêtant sur les places et dans les
marchés et les bazars des cités, il prêchait en
arabe. Parfois, la populace furieuse se ruait contre
l'étrange missionnaire, lui arrachait les cheveux et
la barbe. Ou bien, dans les écoles et la cour des
mosquées, il disputait avec les prêtres et les phi-
losophes. A Bône, il soutint seul contre cinquante
docteurs un tournoi de dialectique. Emprisonné,
visité par les imans, il continuait sa prédication et
toujours entre lui et ses contradicteurs se main-
104 LA VIEILLE ÉGLISE
teDaient la délicate tolérance et la bonne grâce
des propos, k Tunis, il convertit à l'Evangile
plusieurs savants ; il parlait en plein air et son
discours, paré d'allégories, enflammé de poésie et
d'amour, touchait le cœur des gens du peuple qui
venaient en secret lui demander le baptême. Au-
tour de lui se groupaient déjà quelques jeunes
Arabes, décidés à embrasser le christianisme.
Sans cesse arrêté, exilé du théâtre de son plus
cher apostolat, il revenait toujours à la région
possédée par l'EgUse au temps de saint Augustin.
C'est là que le martyre l'attendait.
Son rêve fut-il trop vaste, son entreprise chi-
mérique? C'était le sentiment des dominicains,
qui ne l'aidèrent point dans son œuvre. Mais re-
marquez bien que, si l'islamisme est irréductible,
au moins Raymond a-t-il le premier démontré le
fait par les premiers, les éphémères résultats de
sa prédication. On pourrait, d'ailleurs, opposer la
même critique à bien des œuvres généreuses, par
exemple aux Pères Blancs et aux ChevaUers du
Désert du cardinal Lavigerie qui, par-delà le
monde arabe, songeait à jeter son filet aposto-
lique sur l'immense et douloureuse race noire.
Plus que du succès ou du naufrage d'une illusion,
l'histoire tient compte de la grandeur d'âme I
Les Héroïnes de Dante (i)
Vers le milieu du livre que Mlle Lucie Félix-
Faure vient d'écrire sur les figures de femmes,
douloureuses ou sublimes, qui traversent Tœuvre
de Dante, je rencontre un jugement remarquable
en sa concision, auquel ont dû s'arrêter les lecteurs
familiers, méditatifs, de la Divine Comédie. D'un
mot, cet écrivain distingué témoigne de la finesse
d'intelligence par laquelle il a pénétré l'originalité
poétique du grand Florentin. Il s'agit de la forêt
« sauvage, âpre, épaisse, si amère que la mort ne
l'est guère davantage », où l'exilé cherche anxieu-
sement à s'orienter, où, tout à l'heure, bondiront,
autour de lui, menaçantes ou perfidement cares-
santes, les bêtes héraldiques, le lion de France,
la louve romaine et pontificale, la souple panthère
de Florence. « Cette forêt, dit Mlle Faure, est un
état d'âme ». Un état d'âme, et par conséquent
un symbole. Mais c'est un symbole à la manière
dantesque, de lignes et de couleurs saisissantes,
aussi concret, aussi vivant qu'une réahté, un
coin perdu, si vous le voulez bien, de la farouche
pineta de Ravenne, une gorge désolée de l'Apennin.
(1) Les Femmes dans l'œuvre de Dante ^ par Mlle Lucie
Félix-Faure. — Paris, Perrin, 1902.
106 LA VIEILLE ÉGLISE
Cette forêt aux profondeurs sinistres, où tout
sentier prend une marche décevante, Dante y
tâtonnera durant les jours les plus mauvais de son
histoire, sur le seuil d'une vie errante de solitaire
et de proscrit, au moment où l'Eglise implacable et
superbe de Boniface VIII trahit ce grand chrétien,
où l'ingrate Florence, livrée aux démagogues, aux
voleurs, aux concussionnaires, aux traîtres et aux
foui'bes, chasse loin de ses murs ce grand citoyen,
abat les pierres de sa maison et flétrit son nom. Cet
(( état d'âme » fait d'angoisse, d'incertitude et de
désespérance, ne durera qu'un moment infiniment
tragique. Toutes les consolations de l'esprit, de la
vie rationnelle, les fruits de la sagesse antique et
les souvenirs attendris du cœur, rêves d'amour,
impressions d'enfance et de jeunesse, caresses de
l'amitié, puis les illuminations de la foi et, après
la promenade sur la prairie des Limbes, en com-
pagnie des âmes les plus nobles du monde païen,
là-haut, dans la paix éternelle du Paradis, l'entrevue
avec les plus intimes amis de Dieu, avec les apôtres,
les thaumaturges, les docteurs ; ces visions, que
seul pouvait contempler l'œil de ce visionnaire,
vont défiler tour à tour en face de Dante, lé
soutiendront même à travers les terreurs de l'Enfer.
La première de ces apparitions sera Virgile, dont
le melancohque fantôme s'avance parmi les arbres
de la forêt :
« Devant mes yeux s'offrit quelqu'un qui, par
son long silence, semblait devenu muet. . . »
Et le pur symbole de la sagesse, de la science,
LES HÉROÏNES DE DAiNTE 107
de la poésie antique, sous les traits du poète que
le moyen âge vénérait pieusement, presque à la
façon d'un prophète ou d'un mage, entraîne l'exilé
loin des Bêtes fantastiques, loin des ombres formi-
dables de la futaie maudite.
Cette pénétration étroite, perpétuelle, de la
réalité et de Tallégorie est un trait dominant dans
le génie de Dante.
En un livre consacré aux héroïnes chantées par
le poète, c'était, pour le critique, une condition
essentielle de bien comprendre cet état singulier
de l'imagination dantesque. « Les femmes )> de
l'Alighieri sont, en effet, d'une nature assez
étrange. Presque toutes, je crois, sont d'une
figure fuyante, mobile, presque insaisissable. La
même image peut passer, d'un mouvement insen-
sible de la réalité historique au vague de la légende,
au brouillard de l'abstraction philosophique ou
théologique. Béatrice représente éminemment cette
déformation, ou, si Ton veut, cette ascension de
la créature humaine montant vers la région d'un
impalpable idéalisme. Comment la petite fille
blonde, étroitement serrée en sa robe de couleur
vermeille, rencontrée, un matin de printemps par
Dante adolescent, le long de quelque palais gibelin,
devient peu à peu dans la Vita Nuova^ comme
l'âme charmante de Florence et, par sa mort,
laisse Florence descendant au sépulcre ; puis, à la
première Cantica de la Comédie^ âme bienheu-
reuse, toute radieuse, qui n'a point oublié le grave
sourire et le grave salut du jeune garçon, fait
108 LA VIEILLE ÉGLISE
signe au bon Virgile et lui enjoint d'aller à la
recherche de l'ami éperdu à la lisière de la forêt
sauvage; puis, enfin, à la seconde Cantica, par
une suprême transfiguration, se montre sous les
espèces mystiques de la théologie : l'analyse de
ce phénomène à la fois psychologique et Httérairc
nous entraînerait un peu loin, même à la lumière
des délicates observations de notre auteur. J'aime
mieux évoquer hors de ce cercle attrayant quelques
personnes moins augustes, moins chères à la
tradition, dont le charme, légèrement indécis, fait
songer aux enluminures^ à demi éteintes par les
âges, de quelque missel très ancien.
Elles étaient soixante, écrit Mlle Lucie Faure,
les plus belles de Florence, sur la liste poétique
composée par Dante Alighieri. Soixante Florentines
qui vécurent et fleurirent à la fin d'un siècle, jeunes
et belles, fraîches ou pâles, roses ou lis, aimées
ou délaissées, oubliées ou pleurées ; Dante tressa
de leurs noms comme une royale guirlande pour
en couronner sa cité. Si lointaines qu'elles nous
apparaissent, elles ont vécu, ces Florentines...
Elles ont salué Dante au passage dans les rues de
Florence ; elles ont orné leurs fronts de ces perles
(( qui venaient lentement au regard du poète » ;
elles se sont arrêtées, attentives, pour entendre
les premières mesures d'une mélodie à laquelle se
conformait le rythme de leur danse ; elles ont
pleuré les êtres chers qui les avaient précédées
de quelques mois et que, depuis des siècles, elles
ont rejoints ; elles se sont penchées sur des ber-
LES HÉROÏNES DE DANTE 109
ceaiix pour consoler ceux qui devaient grandir et
apprendre à souffrir... Elles étaient belles et
nobles ».
C'est de ces Florentines qui sourirent à sa jeu-
nesse que le poète écrivit, en sa Vita Nuova,
cette ligne charmante : « Elles parlaient (sans
doute, un peu toutes à la fois), et leurs paroles
tombaient pressées comme les gouttes pures de la
pluie mêlée de belle neige blanche ». Il les visitait,
timide peut-être et silencieux, dans la haute salle
des logis guelfes, ou se rangeait respectueusement
à l'écart quand il passait sur leur chemin :
« Je vis, dit-il en un sonnet, Monna Bice et
Monna Vanna (Mme Béatrice et Mme Giovanna) se
dirigeant vers le lieu où j'étais, deux merveilles^
l'une marchant après l'autre ». Et l'écrivain, avec
la sûreté de son tact d'artiste qui a vu Florence et
qui sait ranimer Timage de la Florence dantesque,
ajoute : « Ce rime marchant après l'autre^ c'est
le détail familier, le détail unique, choisi comme
Dante sait les choisir... ; il nous fait évoquer
l'étroitesse de la rue médiévale... ». Giovanna était
la dame du plus cher ami de Dante, le grand
poète lyrique Guido Cavalcanti. Avec Béatrice,
avec Giovanna et Guido^ avec Lagia et Lapo
Gianni, le grand proscrit eût voulu naviguer sur
une mer de rêve tout en parlant des choses de
l'amour.
Giovanna était si belle que le peuple de Florence,
en son éternelle vision d'un monde de fleurs,
l'avait surnommée Primavera. « Le soleil est moins
110 LA VIEILLE ÉGLISE
brillant que son visage », avait dit Cavaleanti, et
Dante nous montrera cette face rayonnante « cou-
leur de perle, comme il sied à une dame de l'avoir » .
Ailleurs, il nous parlera des « vivantes émeraudes
de ses yeux ». De sa destinée, de ses joies, de ses
larmes, nous ne savons rien. A-t-elle connu les
infidélités de Guido ? a-t-elle pâti de son exil ? l'a-
t-elle vu rentrer dans Florence, veilli et las de la
vie, pour y mourir? Cette jeune femme au teint
de lis, aux yeux d'émeraude, n'a point une ligne
d'histoire, et cependant, nommée deux ou trois
fois par Dante, voici qu'elle est immortelle.
Plus mystérieuse encore et comme retirée dans
l'ombre d'une chapelle de famille, paraît la Pietosa,
la Dame de Compassion. « Il semÎ3lait, dit le poète,
que la pitié tout entière fût en elle ». Son nom
nous est inconnu.
Par une délicatesse d'exquise dévotion, Dante
n'a point voulu livrer la jeune femme, qui peut-
être l'a aimé sans le lui dire jamais, et que, peut-
être, après la mort de Béatrice, il commençait à
aimer lui-même. Quelques traits seulement, d'une
extrême finesse, laissent entrevoir l'esquisse indé-
cise d'un sentiment réciproque, candide et très
pur. A l'heure où Béatrice vient d'être ravie à la
terre, l'amant désespéré^ qui ploie sous la douleur,
lève les yeux et aperçoit à sa fenêtre une figure
douce et pâle qui se penche vers lui et le regarde
avec l'expression d'une immense pitié. <( Il arriva
que partout où cette dame me voyait, sa figure
devenait pâle, presque comme celle d'Amour ».
LES HÉROÏNES DE DANTE ill
C'est toujours une consolation, même en un chagrin
sans mesure, d'être regardé par de tels yeux,
même du haut d'une fenêtre. Dante reprit-il doré-
navant avec assiduité la rue où demeurait la
Pietosa ? Je ne sais. Mais il avoue « arriver à ce
point que ses yeux commencent à prendre trop de
plaisir à la voir ». Au moins espère-t-il <( qu'elle
cessera de penser à lui, s'il cesse d'être malheu-
reux et désespéré ». Ici, l'exégète se trouve fort
dans l'embarras, ce qui lui est d'ailleurs habituel.
Faut-il voir dans la Dame de Compassion simplement
la voisine de Dante, Gemma Donati, qu'il épousa
comme un bon bourgeois florentin? ou bien, sur
la foi du Convito, le grand traité de morale ration-
nelle de l'Alighieri, doit-on reconnaître en elle la
Philosophie ? Le plus sage, avec ce poète si épris
de symbolisme, est d'accepter les deux interpré-
tations. Si Béatrice, dans l'azur du Paradis, est
vraiment la Théologie^ Gemma Donati ou telle
autre pierre précieuse de l'écrin féminin de Dante
sera sans peine la Philosophie consolatrice.
Une autre dame, qui eut grand pitié du poète,
Gentucca de Lucques, nous offre encore un petit
problème historique légèrement embrouillé. Le
lyrique Buonagiunta dit quelque part, dans le
Purgatoire, au mélancohque pèlerin de l'autre
monde :
« Une femme est née qui ne porte pas encore de
voile, et qui te fera trouver douce ma ville un
jour, bien que plus d'un l'en réprimande ».
Cette Lucquoise fut douce au proscrit. M. de
112 LA VIEILLE ÉGLISE
Gubernatis voit en elle une veuve de conduite
légère ; l'eût-on blâmée si elle n'avait été blâmable?
On a parfois assimilé Gentucca à la Pargoletta,
qui fut sans doute pour Dante une passion d'un
jour, passion d'exilé toujours en marche. Certains
commentateurs tiennent pour la vertu parfaite de
la dame et ont cru identifier son mari, un certain
Fondera. Ils varient, d'ailleurs, sur le nom de famille
de Gentucca. Ce sont les minuties de l'érudition.
Remarquons toutefois, avec Mlle Faure, que Dante
avait vingt-cinq ans, lorsqu'il fut consolé par les
beaux yeux tristes de la Pietosa, et qu'il en avait
près de cinquante lorsqu'il reçut les consolations
de la bonne Lucquoise. Une différence de vingt-
cinq années n'est point une bagatelle en matière
de passion amoureuse. Le changement de méri-
dien importe beaucoup aux heures graves de la vie.
Toutes ces Florentines, toutes ces Italiennes
sont ainsi dérobées, par le respect même du poète,
à la lumière crue de l'histoire. Les uness« fondent
dans les brumes du symbolisme ; d'autres portent
sur le visage comme un voile impénétrable. Telle
l'énigmatique Fia de Tolomei, de Sienne. Une
seule est venue à nous, aux lueurs tragiques de
l'Enfer, confessant sa faute, glorifiant son amour,
Francesca de Rimini. Il faut bien qu'elle soit
damnée, avec son amant, pour satisfaire aux sévé-
rités du dogme. Mais, dans Teffroyable tourbillon
où roulera éternellement son vol <( de colombe »,
elle emportera l'adoration et la tendresse de Dante.
Pour le Centenaire de Pétrarque d)
L'aimable petit livre de M. Henry Cochin vient
à propos pour réjouir les amis de Pétrarque au
moment où l'Italie et la France se préparent à
célébrer le sixième centenaire du poète. Le Pé-
trarque dont il évoque la figure n'est point le
personnage lyrique, un peu pleureur, amoureux
gémissant, assez monotone, qu'une vague et
banale tradition nous a rendu familier. Vous aper-
cevrez ici un Pétrarque trop peu connu, d'une
grâce hautaine et touchante, le Pétrarque latin
des œuvres mystiques, l'un des derniers grands
chrétiens de ritalie. M. Cochin nous le présente à
côté de son frère, le chartreux Gherardo, et, de
même qu'entrevu dans le rayonnement de Dante,
Pétrarque poète d'amour, admirateur de Rienzi, le
républicain visionnaire, semble un peu pâle et frêle,
ce fm ciseleur d'harmonieux sonnets, placé près de
l'austère cénobite, dans le cadre mélancolique des
chartreuses, où il séjourna par occasion, nous
paraît surtout un dilettante de monachisme, d'âme
(1) Le Frère de Pétrarque et le Livre du « Repos des Reli-
gieux », par Henry Cochin. — Paris, Bouillon, 1903.
114 LA VIEILLE ÉGLISE
délicate et rêveuse, toujours poète, mais plus
poète encore qu'ascète, un contemplatif charmant,
incapable d'action apostolique, incorrigible et naïf
cicéronien, qui dut mêler bien souvent^ dans la
psalmodie de l'office de nuit, des lambeaux de
Tusculanes ou des vers de Virgile aux paroles de
David ou de Jérémie. Ce que nous découvrons en
lui de complexe, de contradictoire et de fuyant est
d'un étrange attrait. Il est bien difficile de l'enfer-
mer en une brève formule. « Le premier homme
moderne », a dit de lui Renan. Il y a beaucoup
de vrai dans cette notation. M. Cochin offre sa
définition : « Le dernier homme du moyen âge ».
C'est peut-être trop affirmer, car enfin, cent cin-
quante années plus tard, Savonarole, un vrai
moine, a si terriblement représenté le moyen âge
qu'on l'a brûlé, en pleine Florence, pour n'avoir
rien compris à la Renaissance et pour avoir traité
le pape Alexandre de « vieille iferraille », ferro
rotto. Il ajoutait, d'ailleurs, qu'Alexandre ne
croyait pas en Dieu.
Entre la thèse et l'antithèse, le premier des
modernes et le dernier venu de l'âge médiéval, la
vérité est peut-être dans la synthèse. Pardonnez-
moi cette scolastique hégélienne. Mais je porte si
tendrement Pétrarque en mon cœur que j'aimerais
à essayer une esquisse de sa conscience et de son
génie avant qu'éclate à Rome et à Paris le concert
d'éloquence officielle, ministérielle et diplomatique
{Tuba mirum) qui saluera son nom, fête glorieuse
qu'il eût accueillie avec tant de candide orgueil.
POUR LE CENTENAIRE DE PÉTRARQUE 115
Considérons d'abord « Thomme moderne » que
fut Pétrarque, à savoir, l'amant, le lettré, le
voyageur.
Certes, après la Vita niiova où palpitent encore
les extases amoureuses de Dante, où parmi les
visions douloureuses fleurissent toujours les sou-
venirs des heures d'adolescence, les sonnets de
Pétrarque, d'une musique plus langoureuse et
plus molle, réveillent souvent en nous des sensa-
tion de poésie moderne. Les amours de Dante
avaient une gravité hiératique et comme une fraî-
cheur enfantine qui faisaient songer aux visions
noyées d'azur et d'or des peintres primitifs de
l'Italie. Les amours de Pétrarque roucoulent sur le
mode lamartinien et parfois, dans les sonnets, une
velléité sensuelle vite réprimée, une note volup-
tueuse vite étouffée, font vaguement penser à
Musset. Yers la fin de la fameuse Canzone : « Au
doux temps de la saison première », la rencontre
de la « cruelle » se baignant nue en un ruisseau,
l'indiscrète curiosité du promeneur et la dame qui,
pour le chasser, lui jette de l'eau à la face, ce
petit tableau champêtre, dans le goût du Corrège,
s'expliquerait difficilement par le récit d'un rêve.
Il faut donc renoncer au platonisme transcendant
de Pétrarque. Et singulière aventure ! Tandis que
Béatrice, l'impalpable et paradisiaque donna de
Dante, se montre à nous dans la claire lumière de
l'histoire — une petite fille de la famille Portinari
— voici que la Laura de Pétrarque s'évapore et
nous glisse d'entre les mains. Un impitoyable cri-
116 LA VIEILLE ÉGLISE
tique italien, Adolfo Bartoli, ne laisse rien demeu-
rer du roman imaginé au dix-huilième siècle par
l'abbé de Sade qui .s'était flatté d'avoir pour loin-
taine aïeule Laure de Noves, dame de Sade, la
Laura du poète. Un joli tour d'antiquaires méri-
dionaux ! Une médaille trouvée en une tombe dé-
pourvue d'épitaphe; dans la boîte de la médaille,
un sonnet sur parchemin où quelques fragments
de Pétrarque sont enchâssés en un contexte bar-
bare; sur la médaille, quatre lettres : M. L. M. I.
ainsi interprétées : Madonna Laura morta jace ;
enfin la mystérieuse tombe ouverte dans l'église
où les de Sade antiques eurent leur sépulture, tels
sont les bien minces et fantaisistes origines de la
bonne histoire. Eh bien ! je renonce volontiers à
la légende de cette dame de Sade, mère de onze
enfants, que Pétrarque aurait adorée béatement.
Yoyez-vous le virgiHen chanoine croisant, sur le
plateau des Doms, la famille de la bien-aimée, les
enfants étages deux par deux, en cinq rangs, et la
mère tirant à elle, tout au bout, le plus petit?
J'aime mieux l'autre, l'inconnue, l'anonyme, la
jeune femme, peut-être plébéienne, qu'il rencon-
trait aux églises d'Avignon, dont il souhaitait les
tendresses, dont il célébra les charmes, <( les beaux
yeux, la belle bouche digne d'un ange, pleine de
perles, de roses et de douces paroles ». Elle était
peut-être mariée, et, lui, il était homme d'Eglise;
la belle fut dédaigneuse ou prudente et lui timide,
n'osa point être trop pressant. Il écrivit des vers
sonores, supplia, offrit son cœur et ses rimes,
POUR LE CEiNTENAIUE DE PÉTRARQUE 117
voyagea, revint, sollicita de nouveau, fit pleurer
les plus douces cordes de sa lyre, toujours vaine-
ment. Les années s'écoulaient, et cette passion
irritante, désespérée, alla fiévreusement jusqu'aux
jours que Pétrarque appelle l'automne de la vie,
« alors que l'amour s'apaise dans la chasteté et
qu'il est permis aux amants de s'asseoir l'un près
de l'autre et de converser sans péril » . Le voyez-
vous maintenant, dans la mélancolie d'un après-
midi d'octobre, lisant son bréviaire près de Laura
dans le parfum des roses mourantes, au fond d'un
petit jardin d'Avignon, au bruissement lointain
du Rhône ? Laure morte, Pétrarque perdait la
douceur de sa vie. Il pleura la jeune femme et
ces sonnets mortuaires sont les plus beaux qu'il
ait écrits. Il y paraît d'une façon émouvante,
esprit rare auquel les lettres et la méditation
chrétienne ont rendu familière toute pensée noble
et que la souffrance ramène à la vie intérieure,
u La vie fuit toujours et ne s'arrête jamais, et la
mort vient derrière elle à grandes journées, et les
choses présentes et celles d'autrefois me tourmen-
tent et aussi les choses du temps à venir ». N'est-ce
point comme un pressentiment de Léopardi ?
Pétrarque fut le premier des grands humanistes.
J'entends, par humanistes, les hommes qui, par
la culture Uttéraire qu'ils doivent au commerce de
l'antiquité, se sont assimilé l'expérience ration-
nelle et morale du genre humain. Ils raisonnent
d'après des notions fixées par les anciens,
auxquelles les hommes reviennent sans cesse. Ils
118 LA VIEILLE ÉGLISE
forment le lien d'idées générales par lesquelles se
rejoignent les littératures diverses et s'établit la
continuité intellectuelle entre les peuples. Cet état
d'esprit est tout classique. Pétrarque, ici, reprit
l'œuvre littéraire que les héritiers latins des idées
grecques, Cicéron et Senèque, avaient accomplie ;
il la transmit aux Florentins du quinzième siècle :
Erasme, Rabelais, Henri Estienne, Montaigne re-
prendront à leur tour la fonction classique de la
raison latine et italienne. Pétrarque ne savait pas
le grec. Il entrevit Platon à travers saint Augustin,
Homère à travers Yirgile. La littérature ro-
maine le ravit dès son adolescence : il pleura
sur les cendres de son Cicéron jeté méchamment
au feu par son père. A Vaucluse, loin du monde,
il se fit une compagnie de doux fantômes, Atticus,
les deux Caton, Epicure, Hortensius, Virgile,
Cicéron. Pour lui, Cicéron semble presque un
Père de l'Eglise latine. Il écrit en latin cicéronien,
relevé de subtilités parfois laborieuses qui lui
viennent de Senèque ou de Pline le Jeune. Il écrit
abondamment, torrentiellement. Il compte quelque
part environ quatre cents métaphores bonnes à
exprimer les variétés de la misère humaine. Il
nage dans le lieu commun cher à la prose latine,
heureux comme le poisson dans l'eau vive : le
mépris de la mort, le néant de la vie, la pauvreté,
l'exil, l'inconstance de la fortune, la fuite du temps,
la vieillesse, la solitude, l'amitié, la douleur, tous
ces thèmes éternels de la conscience humaine se
pressent en sa correspondance latine^ roulent avec
POUR LE CEISTENAIRE DE PÉTRARQUE 119
une sonorité parfois fatigante en des lettres de
soixante pages. 11 faudrait, pour lire convenable-
ment les Familiares et les Senties^ les loisirs
mêmes de Yaucluse, les longs jours d'été bercés
par le grondement de la S orgue en sa caverne re-
tentissante comme un vaisseau de cathédrale.
La sottise des hommes est pour les humanistes
un champ fertile d'observations ironiques. La
familiarité des écrivains anciens développe Tesprit
critique. Pétrarque s'est moqué de bien des gens,
même de ses amis^ de leurs mœurs, de leurs pré-
jugés, de leur pédantisme^ des cardinaux d'Avi-
gnon, des astrologues, des péripatéticiens et des
averroïstes, qui, réunis en concile dans la libre
Venise, l'excommunièrent à titre de « bonhomme
passablement illettré » . 11 fut bien dur aux Papes
français, dont il acceptait les caresses et les pré-
bendes et qu'il accusa d'avarice. Mais ses plus
pitoyables victimes ont été les médecins. « Tu
m'écris, dit-il à Boccace, que, malade, tu n'as
appelé aucun médecin, je ne suis point surpris
que tu aies guéri si vite » . Il donne la même re-
cette à Clément YI malade et rappelle au Pape
l'épitaphe d'Hadrien : Turba medicorimi perii.
Il ne croit pas à la médecine, mais il envoie au
grand médecin Giovanni da Padova une consulta-
tion pour défendre contre la Faculté son propre
régime : de l'eau claire, des fruits et de la diète.
Il ne s'était pas toujours imposé une aussi rafraî-
chissante discipline, je le ferai voir dans la suite
de cette esquisse.
120 LA VIEILLE ÉGLISE
Le goût des voyages achève la physionomie
moderne de Pétrarque. Les hommes du moyen
âge allaient en foule au tombeau des Apôtres, au
tombeau du Sauveur, à la vallée de Josaphat, à
Saint- Jacques « tueur de Maures » ; ils cherchaient
anxieusement la porte du Paradis terrestre ou
celle du Purgatoire. On voyageait alors pour le
salut de son âme. Quelques grands aventuriers se
risquaient dans les soUtudes de l'Asie; ils allaient
à la recherche des voies commerciales qui pou-
vaient servir aux caravanes de Venise, de Florence
ou de Bruges. Mais on ne voyageait point pour le
plaisir. Pétrarque est déjà un touriste, presque un
alpiniste. Son ascension du mont Ventoux fut un
événement dans la Provence de ce temps-là. On
se demanda si ce jeune homme, escaladant la cime
où se tient le soufflet mystérieux du mistral,
n'était point un peu fou. Pétrarque voyagea en
lettré, en artiste, en observateur attentif des
choses de la nature. Il décrit une tempête à Naples,
un tremblement de terre à Bâle. Son paysage est
moins grandiose que celui de Dante; il est plus
détaillé; mieux disposé pour l'agrément du regard,
comme ceux des peintres italiens. Il crée déjà le
paysage classique, tel que le comprendra le Pous-
sin : des plans bien rythmés de collines, de ro-
chers, de masses verdoyantes; des fonds sévères
adoucis par la lumière ; plus près du spectateur,
la parure des feuillages et des eaux courantes. Il
est certainement le premier écrivain qui ait eu le
sens de la beauté et du caractère auguste des
POUR LE CENTENAIRE DE PÉTRARQUE 121
ruines. C'est pourquoi il aima Rome pour sa
grandeur, son abandon, sa tristesse. Il allait de
temple en temple, et de souvenir en souvenir,
jouissant de l'antiquité, réveillant les morts, et du
haut des Thermes de Dioclétien, contemplant le
désert où dort la majesté de l'histoire. Du bon
voyageur, il eut l'instinct d'ironie qui aide à sup-
porter beaucoup de petites misères. Il fut un peu
aigre pour Paris, surtout le Paris scolastique, dis-
puteur, la « rue du Fouarre où l'on gazouille tou-
jours », Strepididus^ Straminiim Viens. On y
gazouille encore, on y gazouillera bientôt en son
honneur. Nous oublierons ce jour-là qu'il a dé-
testé la France presque autant qu'avait fait Dante,
pour ne nous rappeler que la lettre émue qu'il
écrivit en 1360, après avoir visité à Paris, au nom
du seigneur de Milan, le roi Jean délivré de sa
captivité d'Angleterre. Il avait traversé le royaume
dévasté par la guerre, brûlé, en proie à la famine,
pour cette lettre, nous lui pardonnerons bien des
malices, et quelques méchancetés.
II
J'ai tenté, le mois passé, ae mettre en lumière
les traits caractéristiques qui, de la figure morale
de Pétrarque, font une physionomie moderne, « le
premier homme moderne » de Renan. Je reviens
maintenant à l'opinion de M. Henry Cochin, au
Pétrarque « dernier homme du moyen âge ».
Entendez un grand contemplatif, une âme mona-
122 LA VIEILLE ÉGLISE
cale, toute envahie par l'ennui et le mépris des
choses du monde, avide de silence et de sohtude,
si absolument détachée de l'action qu'elle ne com-
prend et n'aime plus rien en dehors du rêve mys-
tique, savoure amoureusement le charme de la
cellule, s'éloigne peu à peu de la communauté
humaine. Dante avait adoré saint François d'Assise,
« l'époux de la Pauvreté ». Innocent III avait eu
cette vision, qui répondit bien au sentiment des
grands chrétiens, cent ans avant Pétrarque : l'Eghse
ébranlée et chancelante que soutenait l'épaule du
Poverello. Pétrarque accuse d'imprudence saint
François pour avoir voulu que ses frères vécussent
dans le monde et, par la confession, la prédication,
les lointaines missions évangéUques, fussent
comme entraînés par le tourbillon de la vie infé-
rieure. Cependant, en son testament, il exprima
le vœu d'être enseveh dans un monastère fran-
ciscain. M. Cochin, qui connaît en ses derniers
replis la conscience du poète, relève cette contra-
diction apparente qui ne l'étonné point, d'ailleurs.
Cette grande âme fut si mobile, toute frémissante
et si constamment passionnée que le critique doit
se tenir pour satisfait quand, parmi les variations
des sentiments et des pensées de Pétrarque, il est
parvenu à déterminer quelques points fixes et
comme des haltes dans la marche incertaine du
rêveur vers le vague idéal qui le fuyait sans cesse.
Or, l'un des moments les plus sûrement établis et
les plus longtemps prolongés de ce pèlerinage
d'un esprit fut l'enthousiasme pour la vie céno-
POUR LE CENTENAIRE DE PÉTRARQUE 123
bitique. Le grand amant de la beauté et de la
gloire aima du même amour le silence et le désert.
11 a proclamé que le service de Dieu était la ^^paiIc
liberté^ la seule félicité, et il s'est écrié : « Seul
le monastère a été le ciel et la terre ! Sola heremus
cdelum fuit in terris ». Et remarquez que lier émus
signifie la parfaite solitude érémitique plutôt que
la retraite monacale, la confraternité du cloître.
Après tout, ce Pétrarque ermite en imagination
n'est pas si fort éloigné du vrai Pétrarque, le soli-
taire de Vaucluse, solitaire intermittent, à la vérité,
et dont l'ermitage fut surtout une villégiature.
M. Cochin signale justement, dans la fameuse
ascension du mont Yentoux par Pétrarque et son
frère Gherardo (1336), le rôle allégorique attribué
par François à son cadet à l'heure où éclate la
crise intime de sa propre conversion religieuse.
Tandis que le plus jeune escaladait allègrement les
pentes les plus raidcs de la montagne, l'autre, las
avant l'heure et redoutant la fatigue, cherchait
paresseusement les détours faciles, allongeait sa
route, se perdait dans les vallons, s'asseyait au
bord des sentiers. Et le voici tout à coup qui
s'arrête sur son chemin de Damas.. L'exemple de
la vaillance fraternelle l'oblige à rougir de sa
lâcheté et tout aussitôt à pénétrer par la médita-
tion au fond de son cœur, à s'accuser de ses
faiblesses, de ses amours, de son penchant à la
volupté. « Quand tu auras beaucoup erré, il te
faudra, ou bieu, chargé du poids d'un labeur trop
longtemps différé, escalader le sommet lui-même
124 LA VIEILLE ÉGLISE
de la vie bienheureuse, ou bien te coucher en ta
paresse dans les vallées fermées des pécheurs, tes
frères ». Il se relève alors et gravit d'un pas alerte
jusqu'au plus haut sommet du Ventoux, contemple
l'immense horizon, le Rhône, les collines, les cités,
la mer, salue « plus avec son cœur qu^avec ses
yeux » la terre d'Italie, repasse en son souvenir les
dix dernières années de sa vie, enchantées et
troublées par l'insaisissable fantôme de Laura ;
puis son âme allant vers les hauteurs spirituelles, il
prend le minuscule exemplaire des Confessions de
Saint Augustin qu'un pieux moine lui a donné, et
tandis que Gherardo se penche vers le livre, il l'ouvre
au hasard et tombe sur ces paroles : « Les hommes
vont admirer les hauteurs des montagnes, et les
vastes flots de la mer, et les larges chutes des
fleuves^ et les rivages de l'Océan, et les révolutions
des étoiles, et ils s'abandonnent eux-mêmes. »
Gherardo fut assurément le bon ange de Fran-
çois. Comme François, le jour de cette ascension
au Yentoux, il avait le cœur endolori. Sa Bella
Donna venait de mourir. Il se fit Chartreux et
s'ensevelit en ce couvent de Montrieux qu'André
Hallays vient de nous décrire si élégamment. Ce
fut un moine héroïque, qui, lors de la grande
peste de 1348, refusa de suivre le prieur dans sa
fuite et demeura pour enterrer tous ses frères
sous la pierre du cloître. Pétrarque le visita deux
fois dans sa montagne, lui écrivit jusqu'à son
dernier jour et composa, pour lui complaire, son
livre Du Repos des Religieux.
POUR LE CENTENAIRE DE PÉTRARQUE 125
Ce livre étrange pourrait être signé du grand
mystique inconnu qui traça dans sa cellule les
pages mélancoliques de r Imitation. C'est un adieu
au monde, à la vie, à l'action, à l'ambition, à la
concupiscence, à l'orgueil. Claude post te ostium
tuum, dit r Imitation. Fuge, tace^ quiesce^
disaient les Pères du désert. Là est le fond de la
doctrine de Pétrarque. Vacate, crie-t-il aux
chrétiens, c'est-à-dire soyez libres quant au labeur
ou à la tentation des choses de la terre. Qu'il n'y
ait en vos âmes d'autre souci, d'autre amour que
le Christ. Les vrais moines, esclaves du Christ, sont
les seuls heureux ici-bas ; leur servitude n'est autre
que leur liberté. Pétrarque, écrit M. Cochin, « voit
les hommes s'acharnant en vain à un travail sans
repos ni merci, auquel ils s'attachent jusqu'à ce
qu'enfin la mort les vienne reprendre : ce sont les
soldats, les cultivateurs, les marchands, les gens
de lettres, les ouvriers, non moins que les luxu-
rieux et les ambitieux. Le philosophe a pu dire
aux hommes de travailler pour un temps, afin de
se reposer ensuite. Mais on leur propose ici un
conseil plus salubre : c'est de se reposer aujour-
d'hui, afin de se reposer finalement, de se reposer
toujours : Dieu lui-même leur dit : « Vaquez et
voyez )) ; « vaquez », c'est le repos présent ;
« voyez », c'est le repos éternel. En vous reposant,
vous (( verrez », en « voyant » vous vous réjouirez.
Or, se réjouir de la vérité, c'est le bonheur, c'est
même le seul bonheur certain ».
Certes, les grands fondateurs religieux du trei-
126 LA VIEILLE ÉGLISE
zième siècle, saint François et saint Dominique,
eussent rejeté une pareille théorie. Pétrarque
revenait aux ermites de la Légende Dorée, à qui
les corbeaux apportaient le pain du jour et dont les
lions venaient creuser la tombe. Et souvenez-vous
que cet apôtre de la pure vie contemplative a
passé sa vie à s'agiter, à voyager, tour à tour
ambassadeur des Romains près du Pape d'Avignon,
du Pape près de la reme Jeanne de Naples, du
seigneur de Mantoue près de l'Empereur, du
seigneur de Milan près de la République de Venise
et à la cour de France. Il cueillait les lauriers
académiques à Rome et à Florence, acceptait de
bonnes prébendes à Avignon, à Parme, à Padoue.
H visitait les Chartreuses, mais n'y séjournait
point, ou même se logeait en dehors du monas-
tère, à la campagne. Près de la Chartreuse de
Milan, il pratiqua un monachisme bien doux.
(( Je n'y manque de rien, écrit-il, et les gens du
voisinage m'apportent force fruits, poissons,
canards et gibier. Mes rentes se sont fort arrondies
et mes dépenses ont grossi à proportion. Ainsi, à
toute heure, quelque sainte joie est à ma porte ».
Ici, l'ascète s'évanouit et le chanoine absorbe le
contemplatif.
Je regrette presque ce texte édifiant que je tire
des graves Epistolœ Familiares. Car je crois
fermement à la noblesse religieuse de Pétrarque.
Il ne fut point un saint, mais un pénitent très
sincère, qui remplit ses œuvres latines de l'humble
confession de ses faiblesses. Quand il prie, quand
POUR LE CENTENAIRE DE PÉTRARQUE 127
il pleure ou se frappe la poitrine, il dévoile naïve-
ment le secret de son âme. Un document précieux,
publié en 1896, par M. Léopold Delisle, témoigne
de sa parfaite bonne foi. C'est une prière latine
qu'il avait écrite, le 1" juin 1335, sur les deux
premiers feuillets d'un manuscrit du douzième
siècle, contenant les traités de Cassiodore et de
saint Augustin sur l'àme. Ce manuscrit, qui fit
partie de la librairie des Yisconti, est au fonds
latin de notre Bibliothèque nationale, sous le
no 2201. Après plus de cinq siècles, le cri de
douleur d'un chrétien, tourmenté par ses péchés
et qui se jette sur le cœur de Jésus-Christ, éclate
à nos oreilles : « Mon Dieu, je te recommande mes
pensées et mes actes, mon silence et mes paroles,
mon repos, mes jours^ mes nuits, mon sommeil et
mes veilles, mon rire et mes larmes, mes espérances
et mes désirs, le temps de ma vie et l'heure de
ma mort. . . Prends-moi, Seigneur Jésus-Christ,
et tire-moi de mon néant. Crée en moi un cœur
pur. . . Fais que je t'aime de tout mon cœur et de
toute mon àme. Donne-moi la mémoire de ta
passion et la méditation de ma mort. . . Voilà que
je péris si tu tardes un peu !»
Une pensée, une même image apparaissent à
deux reprises en cette prière : Langorem animi,
miserere languentis. Cette langueur de l'àme,
cette torpeur du caractère, ce sommeil de la volonté
qui laisse le chrétien désarmé contre la tentation
sont les signes de la grande maladie morale bien
connue du moyen âge que saint Thomas décrivit,
128 LA VIEILLE ÉGLISE
que Dante mit en son Enfer et dont Pétrarque,
qui en pâtit toute sa vie, a plusieurs fois présenté
l'analyse. Il s'agit de Vaccidia, le mal des âmes
délicates, presque féminines, qui n'ont pas la force
d'endiguer l'envahissement de la vie sensuelle, se
complaisent dans l'inertie, se délectent en une
tristesse sans cause apparente ». C'est, dit Pétrar-
que, comme une volupté de souffrir, qui fait que
l'âme est triste, maladie d'autant plus funeste que
la cause est plus inconnue », voluptas dolendi^ la
volupté d'être heureux et de chanter son malheur,
et de goûter les joies amères d'une incurable
mélancolie. « Tendresse humaine égarée, écrit
Sainte-Beuve, orgueil inquiet, inassouvi, s'analv-
sant aussi sans fin et se décrivant ».
Maladie des hommes du moyen âge, je le veux
bien, mais maladie éternelle que,, au temps des
romantiques, on qualifia de « mal du siècle », le
mal de René, de Joseph Delorme, de « l'Enfant du
siècle », et dont la tristesse hautaine, le dégoût
de la vie, le perpétuel retour au passé, à la jeu-
nesse, l'attente anxieuse de l'avenir sont les symp-
tômes caractéristiques. En ces personnages de
fiction littéraire, Yaccidia put sévir avec une
déconcertante intensité. Les ravages furent m.oins
profonds dans les cas réels, et comme atténués
par quelque autre passion ou même par les condi-
tions de la vie. Chateaubriand fut un accidiosus
moins pathétique que René.. Pétrarque ne semble
pas constamment suffoqué par ces « vapeurs
mélancoliques » que Dante signale, d'après saint
POUR LE CENTENAIRE DE PÉTRARQUE 129
Thomas, comme l'atmosphère douloureuse des
accidiosi. 11 goûta la consolation des grands lettrés
dont le siècle proclame et vénère le génie. La
gloire fut le suprême intérêt de sa vie. Il eut la joie
d'être salué par la chrétienté entière comme prince
de poésie et de sagesse. Il sut plier les choses du
dehors au service de sa renommée. Avec une
bonne grâce aristocratique, il recherchait, pour y
replacer sa figure, les cadres les plus nobles, le
désert de Yaucluse, les ruines de Rome, la plaine
solennelle du Latium, le vaste horizon d' Arqua. Il
se faisait volontiers le centre du monde et, dans
son immense correspondance latine, véritables mé-
moires d'outre-tombe, mêlait ingénument sa per-
sonne aux vicissitudes de l'Eglise et de l'Occident.
Jusqu'à son dernier soir, il voulut étudier, écrire,
conseiller et maintenir intacte sa maîtrise intellec-
tuelle. Déjà presque mourant il écrivait : « Je vais
plus vite, je suis comme un voyageur fatigué.
Jour et nuit je passe d'un travail à l'autre, me
reposant de Tun par l'autre. Il sera temps de
dormir quand nous serons sous terre. »
Et voici que peu à peu, sur le vague profil
médiéval, se dessinent de nouveau les traits d'un
visage moderne. Est-ce un paradoxe de rapprocher
Pétrarque de Chateaubriand ? Au moins est-ce un
hommage qu'on me pardonnera de rendre à la
mémoire de son nom, et qui, peut-être, n'eût pas
déplu à Chateaubriand.
L'Angelîco (D
Je vois toujours ce matin d'avril où je visitai
pour la première fois — il y a si longtemps ! —
le couvent de San-Marco, à Florence. C'était un
jour de Samedi Saint. Il y avait alors des moines
dans le glorieux monastère^ à la porte duquel on
était accueilli, non par des messieurs coiffés de
képis et présidant au jeu des tourniquets, mais
par un YÎeux cénobite dont le visage avait la cour-
toisie souriante naturelle à un dominicain floren-
tin. Ce matin-là, la maison semblait déserte : à
cette heure, la communauté était à l'église. Dès
l'entrée, j'entendais courir autour de moi des
échos de psalmodies, la supplication du Kyrie ^
puis une voix solitaire, la lecture de l'Epitre, puis
les chants triomphants du Gloria in excehis ! et
les trois cloches de San-Marco, les cloches qui
avaient pleuré sur Savonarole expirant, soudain
revenues de Rome, éclatant, joyeuses, fébriles, et
dont la brusque gaieté fit s'envoler une douzaine
de pigeons perchés sur le campanile. Tout au
fond du cloître, dans l'ombre fraîche, au pied de
(1) Le Bienheureux Fra Giovanni Angelico (la Fiesole
{1387-1 435), par Henrv CochiQ. — Paris. Victor Lecolïre,
1906.
132 LA VIEILLE ÉGLISE
la Crucifixion de Frà Angelico, un très vieux
moine était agenouillé, la tête penchée sur la poi-
trine, perdu en une méditation empreinte de l3éa-
titude. Je pénétrai dans le jardin du cloître, espé-
rant y voir les rejetons du grand rosier de Damas
à l'ombre duquel le frère Jérôme prêchait à son
peuple. Je n'y trouvai que des églantiers blancs et
rouges, déjà fleuris, quelques bouquets de lau-
riers, un cyprès svelte et velouté planté à chaque
angle du cloître et, çà et là, des touffes de ja-
cinthes qui embaumaient. Assis sur un banc de
marbre, parmi les lauriers, un novice en robe
blanche jetait des mies de pain à une tribu de
passereaux. Le jeune moine riait de l'empresse-
ment désordonné de ses hôtes emplumés, de leurs
cris aigus, de leurs frénétiques battements d'ailes.
— Ah 1 me ^dit-il, c'est fini à cette heure, le
carême des petits oiseaux ! Demain ce sera notre
tour.
A ce moment, le vieux moine extatique du
cloître traversait le jardin et, pour ne point effa-
roucher par l'approche de son capuchon la troupe
agitée des moineaux, fit un petit détour avec un
sourire de mansuétude. Ce dominicain à barbe
blanche avait évidemment fâme franciscaine.
Ces souvenirs si lointains s'éveillèrent en ma
mémoire tandis que je lisais le livre charmant que
M. Henry Cochin vient de consacrer à Frà Gio-
vanni de Fiesole, le grand peintre mystique de
l'Italie dans la première moitié du quinzième siècle.
Aujourd'hui encore, après l'exil des moines, deux
133
figures, d'une noblesse très rare, cheminent aux
côtés du visiteur le long du cloître silencieux, dans
les cellules, dans le jardin plein de fleurs, dans
Téglise pleine de silence et d'ombre, Frà Giovanni,
l'ange de Fiesole, et Frà Girolamo, le martyr de la
liberté religieuse. Mais la lecture de ce livre peut
modifier l'image que l'on se faisait volontiers de
l'Angelico. Ce doux visionnaire qui ne peignait
qu'en pleurant les scènes de la Passion, fut, lui
aussi, battu par l'éternelle tempête qui ravageait,
depuis les jours de Dante, toutes les cités d'Italie,
bouleversait l'Eglise, les communes, les seigneu-
ries, les grands Ordres monastiques, les couvents
les plus humbles, perdus sur les plateaux de
l'Apennin, comme le Latran pontifical. 11 prit sa
part des angoisses et des souffrances de la grande
« hôtellerie de douleur ».
Il s'appelait de naissance, Guido di Pietro, plus
familièrement Guidolino, d'une famille de paysans
dont nous ne savons rien ; il était né dans la haute
vallée du Mugello, dont le corridor aboutit, du
coté du Nord, à Fiesole. Le père cultivait quelques
arpents en vue des tours énormes flanquant les
portes de la petite ville féodale de Vicchio. Région
agreste, sauvage, possédée et ravagée, jusqu'au
quatorzième siècle, par des tyranneaux, les Ubal-
dini et les Conti Guidi, que Yillani montra tapis
en leurs « cavernes », toujours prêts à fondre
comme des vautours sur le pauvre monde. Ce fut
l'œuvre héroïque de Florence de déposséder ces
seigneuries de brigands gibelins, inféodés à l'em-
134 LA VIEILLE ÉGLISE
pire; elle mit à Topération la patience, l'âpreté
d'une société bourgeoise de banquiers et de mar-
chands qui sait négocier, temporiser, ne rechigne
point sur la dépense, et, au besoin, marche à la
bataille, entreprend le siège épique d'une citadelle.
De ces tyrans légendaires^ abattus l'un après
l'autre, contraints de descendre à Florence et de
s'y enrôler sur les registres des Arts mineurs, il
restait, sur les rochers du Mugello. quelques fan-
tômes de figure émouvante, qui durent émouvoir
le petit Guidolino : le cardinal Ubaldini que Dante
a plongé dans les sépulcres embrasés des héré-
siarques, et cet effroyable Ruggioro Ubaldini,
archevêque de Pise, dont le comte Ugolin ronge
« par derrière » le crâne en un trou noir de l'enfer
dantesque.
Or, en ce temps-là, si la vie pubUque était
perpétuellement troublée par la violence, la per-
fidie des forts, la vie domestique incertaine, pré-
caire, la vie intime de Tâme était sans cesse forti-
fiée par le prestige et le rajeunissement incessant
de l'idéal religieux. Cette région alpestre du Mu-
gello était comme sanctifiée par la vivante tradi-
tion des thaumaturges, des ermites et des saints
qui y avaient laissé la trace de leur apostolat, de
leurs prières et de leur charité : saint Romulus,
premier évêque de Fiesole; les martyrs Cresci,
Enzio et Onnione, saint Laurent, qui devint, avec
saint Cosme et saint Damien, le patron des grands
Médicis ; les solitaires du cinquième siècle tels que
Gaudenzio et ses compagnons, qui font planer sur
l'angelico 135
la contrée une atmosphère de miracles. « Six siècles
après, écrit M. Henry Cochin, des chassem's pour-
suivant un sanglier au fond des halliers inacces-
sibles, sont saisis d'une terreur sainte en décou-
vrant une lueur qui flotte au-dessus de la terre,
sur la tombe ignorée des antiques ermites. Le
peuple afflue au Ifeu du miracle ; l'évêque de Fie-
sole accourt; il décide sans tarder de bâtir là une
abbaye pour les moines du mont Cassin et une
belle église ». Si, dans le cours de ce terrible
quatorzième siècle, l'Eglise désemparée par son
exil en Avignon , semble fléchir, si les ordres mo-
nastiques, les plus grandes maisons ascétiques de
l'Italie, désertant les règles de leur primitive ins-
titution, s'abandonnent aux vanités et aux vices
de leur âge, d'autre part, à chaque instant, une
explosion de foi, parfois de forme étrange, vient
ranimer l'espérance et consoler les cœurs can-
dides. Frà Angelico enfant, vit passer sur la Tos-
cane émerveillée les longues processions des péni-
tents blancs. De quelle province chrétienne
sortaient-ils? on l'ignorait. D'x\llemagne, peut-
être, de Bohême, de Hongrie. Chemin faisant, les
multitudes s'attachaient à leur cortège, chantant
des Laudes, et ils roulaient sur l'Italie, pacifiques,
criant : Paix ! Miséricorde ! entrant à i'improviste
Idans les villes, les châteaux, les églises, campant
i en plein air, « vêtus de longues robes de lin
blanc, avec des capuces, blancs aussi, qui leur
couvrent complètement la tête et ne laissent
paraître que les deux yeux ». Quarante mille
136 LA VIEILLE ÉGLISE
Florentins entrèrent dans ce torrent. Partout où
paraissaient ces hommes, pareils à des êtres de
mystère, les guerres civiles s'apaisaient, les ini-
mitiés privées s'effaçaient. Malheureusement, ces
foules étaient trop immenses. Elles semaient, sur
leur route, avec la prière, les sombres maladies
du moyen âge. « Ces innombrables innocents
étaient partis de villes criminelles et dévastées,
de charniers pleins de cadavres et sur leurs pas,
ville par ville, bourg par bourg et maison par
maison, naissait la peste noire ».
Ces extraordinaires manifestations de la piété
populaire n'étaient elles-mêmes que le signe du
profond désarroi des consciences. Déjà, au milieu
du treizième siècle, à l'époque de l'empereur
Frédéric II, qui passait pour l'Ante-Christ —
Bellua ascendens de mari — l'Italie avait vu, en
ses provinces septentrionales, le spectacle inouï
des Flagellants. Au temps de la jeunesse de Frà
Giovanni, c'était du grand schisme, de TEglise
déchirée entre deux Papes, celui de Rome et celui
d'Avignon, que souffrait le monde chrétien.
L'œuvre magnifique de sainte Catherine de Sienne,
le Pape rentré, disait-elle, « en son grand évêché
de Piome » avait avorté. Grégoire IX était bien
rentré à Rome, mais les cardinaux persistaient à
maintenir sur le rocher des Doms le Saint-Siège
apostolique. Au moment où l'Angelico venait de
prendre l'habit dominicain au monastère de Cor-
tona (l/i07) et quelques mois après son retour au
couvent de Saint-Dominique de Fiesole, la chré-
l'angeltco 137
tien té se trouva sous le bâton pastoral de trois
Papes : Grégoire XII déposé par le Concile de
Pise, le vieux moine grec Alexandre Y, élu par
cette assemblée et un antipape terrible, Benoît XIII,
qui, pendant trente années assiégé, chassé par le
Roi, errant d'exil en exil, lança ses foudres urbi et
orbi. D'une telle anarchie au sommet de l'Eglise,
il était inévitable que les pires désordres descen-
dissent parmi tous les rangs de la société reli-
gieuse. Sur la question delaRéforme — l'insoluble
problème des grands Ordres — les Dominicains
se divisaient, s'agitaient fiévreusement en une
confusion révolutionnaire. L'élection d'Alexandre V
(l/i09) aggrava la crise. Le Général des Prêcheurs,
Tommaso di Ferme, avait toujours été hostile à la
Réforme, dont Raymond de Capoue, l'illustre
directeur de sainte Catherine, fut l'initiateur. Tom-
maso voulut imposer à ses frères l'obédience de
l'anti-pape de Pise. La maison de Fiesole refusa
de se soumettre. Les moines acceptaient les pires
douleurs, afin de ne point se séparer du chef
légitime de l'Eglise : la violation de leur serment
d'obéissance absolue, l'excommunication, l'interdit
jeté sur leur couvent, la prison perpétuelle ou la
fuite au désert. Le soir de l'arrestation de leur
prieur, les moines de Fiesole prirent leur bâton de
voyage et, sans bruit, à travers les ténèbres,
s'enfoncèrent dans la montagne. Parmi eux étaient
Giovanni et le futur saint Antonin. Us espéraient
trouver un refuge à Gortona ; mais cette ville était
assiégée par le roi de Naples, Ladislas, déjà
138 LA VIEILLE ÉGLISE
maître de Rome. De cojivent en couvent, les
pauvres gens, devant qui se fermaient toiitos les
portes, pénétrèrent en Ombrie, longèrent le lac
de Trasimène, passèrent au pied de Pérouse, en
vue d'Assise. On était en juillet, et je pense que
le gazouillement des hirondelles de saint François
les consola, de l'aurore au crépuscule, sur les
sentiers del'Ombrie. Enfin, la petite troupe errante
atteignit Foligno, où le prédicateur de la réforme
dominicaine, Fra Giovanni Dominici, lui avait
préparé un refuge près de l'évêque de cette ville.
Ce fut le port après l'orage pour les proscrits de
Fiesole,
L'affaiblissement de l'Observance, compliquée
de peste noire, obligea la communauté errante à
se replier après quelques années, sur Cortona.
Puis, en 1418, il revinrent à Fiesole. Frà Giovanni
séjourna jusqu'en l/i36 en son premier monastère.
De là il passa au couvent de San-Marco, à Flo-
rence. Pendant vingt ans, il y peignit les scènes
évangéliques dont la douceur dut apaiser bien
souvent l'âme tempétueuse de Savonarole.
M. Gochin remarque très justement que l'Om-
brie eut, sur la mysticité artistique de l'Angelico,
une influence profonde. Il put respirer là-bas les
fleurs de la légende franciscaine, recueillir les
souvenirs de béatitude laissés par le Père Séra-
phique. Et la chanson du vieux Jacopone sur la
danse des anges et des élus au Paradis vint à lui
de l'âge lointain de Boniface VIII et lui inspira
sans doute la grâce de son Jugement dernier :
l'angelico 130
« Une ronde se fait au Ciel — de vous les Saints
en ce jardin ; — en cette ronde vont les Saints —
et les x\nges tant qu'il en est. — Ils vont au
devant de TEpoux, — et tous dansent par amour.
« Ils ont tous des guirlandes — et paraissent
tous jeunes... En cette cour, toute chose est
pleine d'amour... »
Paganisme Florentin
Florence fut, au point de vue des croyances
religieuses, une cité fort singulière. Aucune ville
d'Italie, au moyen âge, pas même Venise, n'inter-
préta ou n'altéra, avec une telle liberté d'esprit,
le christianisme traditionnel. De trèsboune heure,
elle manifesta le plus audacieux rationalisme. Dès
les premiers jours du douzième siècle, elle abritait
entre ses murs une société à' épicuriens dont
l'impiété attira sur son peuple la colère de Dieu.
Les grands incendies qui la ravagèrent, en 1115
et 1117, n'eurent point d'autre cause, selon
l'honnête Jean Yillani, que le péché mortel des
incrédules. Florence avait accueilli déjà des mani-
chéens chassés du pays lombard et qui portèrent
jusque dans Orvieto, jusqu'en terre d'Eglise.
l'hérésie asiatique. Mais les épicuriens de Florence
n'étaient point des cathares. Le nom que leur
infligea la conscience chrétienne est d'une remar-
quable justesse. Benvenuto d'Imola, commentant
les tercets que Dante leur a consacrés, nous
apprend que le crime capital de la secte était
« de faire mourir l'âme avec le corps ». Entre
l'homme et la bête, ils ne faisaient, disait-on,
touchant le mystère de la mort, aucune différence.
142 LA VIEILLE ÉGLISE
Certes, ces vieux Florentins n'avaient point lu
Lucrèce, dont la bibliothèque deBobbio renfermait
un manuscrit. Mais, d'instinct, ils dénonçaient le
dogme fondamental de l'épicurisme, dans le do-
maine de la morale religieuse. Les incrédules
florentins enlevaient à la religion, à toute religion,
sa raison d'être initiale. La doctrine d'absolue
négation se prolongea d'une façon plus ou moins
occulte jusqu'en plein treizième siècle. Dante ne
pouvait refuser à ces. pervers une place en son
Enfer. Mais il leur donna une place d'honneur, un
supplice qui n'est ni honteux ni dégradant, des
sépulcres de flammes sur lesquels se dresse le plus
grand de tous, une âme très noble de citoyen,
Farinata Begli Uberti, qui, tout droit, le regard
altier, « semble avoir l'Enfer en grand mépris ».
Cependant, ces apostats ne représentaient qu'un
groupe, le plus énergique, à la vérité, de la société
florentine. C'étaient des gibelins, amis fidèles de
l'Empire, submergés dans la multitude guelfe de
la commune démocratique. Ils furent les alliés de
l'empereur Frédéric II dans sa lutte implacable
contre l'Eglise romaine et le christianisme. Sans
cesse vaincus, dépossédés, proscrits, ils regardaient
avec un suprême dédain, la foule obscure des
guelfes, artisans, changeurs, gens de petits métiers,
qui couraient aux homélies, allumaient des cierges
et chantaient des psaumes aux chapelles d'humbles
tiers-ordres. Ils ne surent point, ces gibelins
superbes, reconnaître dans la conscience religieuse
de leurs adversaires politiques la passion de liberté
PAGANISME FLORENTIN 143
qu'ils portaient en eux-mêmes. Si la Florence
guelfe embrassait tendrement le Credo séculaire,
l'Evangile transmis par les ancêtres, elle réservait
sa pleine indépendance à l'égard de l'Eglise, de sa
discipline, de son autorité temporelle. C'est le
petit peuple, le monde des cardeurs de laine, des
ciompi^ que Savonarole a soulevé contre Rome ;
Savonarole fut brûlé pour crime d'hérésie ; Flo-
rence recueillit les cendres du martyr, fit du moine
révolutionnaire un thaumaturge, organisa son
culte, adora ses reliques. L'Office de Savonarole
était célébré dès le seizième siècle, non seulement
par les Frères prêcheurs, mais dans les monastères
de femmes, dans les confréries où se rencontraient
les derniers descendants des Piagnoni. A la fin
du siècle, l'archevêque Alexandre de Médicis
écrivait au grand-duc pour lui dénoncer la recru-
descence inattendue du culte maudit. « On sème
les folies de cet homme parmi les Frères, les
nonnes, les séculiers ; on séduit insolemment la
jeunesse, on célèbre en secret l'oftice de ce prétendu
martyr, on garde ses rehques comme d'un saint,
même le fer auquel il fut pendu, ce que le feu a
laissé de son capuchon, de son cilice, le vin qu'il
a bénit, on le donne aux malades et il s'en fait des
miracles ». Le pauvre archevêque a beau briser
les presses, exiler les dominicains récalcitrants,
interdire l'imagerie, établir ses espions à Santa
Maria Novella. La dévotion, la tremblante, doulou-
reuse dévotion des pauvres gens persiste dans
l'ombre à la mémoire du moine qui, un jour,
144 LA VIEILLE ÉGLISE
avait crié à la chrétienté : « Le Pape Alexandre
ne croit pas en Dieu ! ».
J'ai voulu signaler par quelques traits généraux
les deux attitudes originales que prit jadis Florence
en face de l'Evangile et de l'Eglise. En réalité,
gibelins ou guelfes, incrédules ou chrétiens régu-
liers, ces Florentins du moyen âge ont été des
âmes libres, de foi toute personnelle. Les meilleurs
d'entre eux tenaient assurément pour la belle
maxime inscrite par Dante en son Comnto : « Dieu
ne veut en nous de religieux que le cœur ».
Précepte admirable pour des contemplatifs ou des
ascètes, dangereux pour de simples consciences
engagées dans la vie du siècle. Quelle tentation de
mesurer au bon Dieu la part la plus petite de son
amour I
Yoyez maintenant la singularité morale que
j'indiquais à ma première ligne. A la crédulité
enfantine, aux superstitions populaires, il semble
que la vieille Florence — et, qui sait ? peut-être
même la Florence de nos jours — ait fait une
part bien large. Sous le sol de la noble ville qui
nourrit Farinata, les deux Cavalcanti, Machiavel et
Galilée, s'étendait une nappe profonde de paga-
nisme, traditions et croyances dont beaucoup
vinrent assurément de l'antique terre de TEtrurie,
dont quelques-unes aussi semblent de lointaines
infiltrations germaniques. A Florence, il n'est pas
un palais, une église, un pont, une fontaine, une
citerne mystérieuse, une croix dressée en quelque
carrefour, une place solitaire, un recoin sinistre
PAGANISME FLORENTIN 145
marqué par le souvenir de quelque crime qui
n'ait sa légende, son conte de nourrice ou
d'aïeule, même sa complainte, et ces histoires,
parfois grotesques, plus souvent tragiques, ont si
rigoureusement résisté à l'œuvre du temps, qu'un
Anglais d'esprit curieux, devenu Florentin d'habi-
tude et de prédilection, M. Godfrey Leland, put en
recueillir et en publier une centaine (1). La griffe
du diable, le balai des sorcières, les bêtes fantas-
tiques, les conjurations magiques, les lutins bienfai-
sants y apparaissent maintes fois; on y rencontre,
non sans surprise, Gain, Orphée, Eurydice. Mais
que nous sommes loin du rationalisme hautain
professé par les épicuriens que flétrissait Yillani !
Arrêtons-nous un instant à la mythologie des
ponts de Florence, Ponte Vecchio, Ponte alla
Carraia, Ponte aile Grazie.
Le Pont- Vieux porte sur ses deux rampes une
double rangée d'échoppes et de boutiques qui est
interrompue par l'arc central. Vues des quais, ces
masures ont la figure bien vermoulue et croulante.
Leurs hôtes devraient méditer sur la mésaventure
du campanile de Venise. Là se tiennent les orfèvres
de troisième ordre, dont les joyaux font battre le
cœur des jolies petites paysannes de Toscane. La
nuit, sous les auvents de ces boutiques, le pont
vénérable serait un coupe-gorge, si l'on coupait les
gorges à Florence aussi librement qu'à Paris. Mais
au moins les voleurs y travailleraient-ils bien à
(1) Londres et Florence, 1896, 2 vol.
10
146 LA VIEILLE ÉGLISE
leur aise sans le Gohlin qui va et vient dans les
ténèbres, sous la forme d'agent de police ou de
veilleur municipal. Parfois, penché au parapet de
l'arcade, il regarde couler l'Arno durant de
longues heures. Si vous l'interrogez ainsi : « Qui
es-tu ? Que fais-tu ici ? Où habites-tu ? Viens-tu
avec moi ? » il ne répondra rien. Mais dites : « Qui
suis-je? », il partira d^un si bruyant éclat de rire
que, réveillés, tous les orfèvres et toutes les
épouses des orfèvres et tous les petits des orfèvres
battent des mains et s'écrient : « C'est le joyeux
Goblin du Pont-Yieux, qui veille sur nous et sur
nos boutiques : dormons en paix : »
On lui chantait : « Garde-moi des voleurs ! Garde-
moi aussi de la sorcière ! » Quand un voleur forçait
une boutique, l'astucieux lutin laissait l'homme
opérer tranquillement ; puis il le suivait en criant :
« Au voleur ! » et ne le quittait plus que sur le
seuil de la prison. Mais si les gens de poUce cher-
chaient à le retenir en quaUté de témoin, il s'éva-
nouissait en fumée subtile.
Il n'aimait point, de nuit, les blasphémateurs.
Si quelqu'un de ces sacrilèges passait sur le pont,
il voyait cheminer vaguement devant lui un chat
ou un bouc. Tout à coup, la bête inquiétante
s'engouffrait dans le sol, parmi des lueurs de
flammes, et l'éclat de rire moqueur du Goblin
achevait l'épouvante du pauvre diable
Au Pont-Charretier, le mystère était un peu
plus infernal. Un voisin du pont, Marocchio (peut-
être un Maure, certainement un mécréant) qui
PAGANISME FLORENTIN 147
blasphémait du matin au soir et du soir au matin,
après s'être vendu au démon, se sentant près de
mourir, enfouit son trésor sous une arche du pont.
Depuis lors, s' échappant de l'enfer, il rôdait
autour de la cachette, en forme de bouc soufilant
du feu ; il bondissait devant les passants, puis
disparaissait dans un jet de flammes. D'un coup
de corne, il chavirait les barques des renaioli^ de
tireurs de sable, et beaucoup mouraient de terreur.
Un Florentin, plus avisé que ses confrères, flaira
l'odeur du trésor, alla trouver le bouc à l'heure
de minuit et d'une voix douce, lui promettant la
paix de l'âme, en échange du magot, obtint du
satanique animal qu'il consentît à sauter et à
s'abîmer à l'endroit où Marocchio avait caché son
coffre-fort. Le trésor fut enlevé sans retard. Mais
le bouc se montre encore, dans les nuits de grand
vent, aux passants attardés.
Au pont des Grâces, la légende est très mélan-
colique. C'est une histoire d'amours malheureuses.
Deux jeunes gens s^aimaient depuis leur tendre
enfance. Ils s^aimèrent si éperdument qu'un beau
matin la jeune fille se trouva en un cruel embarras.
Elle confia son angoisse à une amie, qui était
sorcière et maligne. Il fallait hâter le mariage. La
fausse amie promit de tout arranger, demanda
quelques cheveux de l'amoureux, puis courut
cuisiner chez d'autres sorcières un sortilège odieux.
Le jour des noces, — le conte ne nous dit pas de
quelle façon les parents de la demoiselle avaient
consenti à cette union, — la malheureuse fiancée
148 LA VIEILLE EGLISE
reçut un bouquet de fleurs d'oranger saupoudré
d'une drogue magique. Elle tomba privée de senti-
ment^ tandis que sa perfide amie, prenant, par
opération diabolique, les traits et les vêtements
de la véritable épousée, s'agenouillait devant
Tautel à côté de l'épouseur. Elle ne recueillit point
le fruit souhaité de son crime. L'autre, la véritable
amante, ranimée par les soins de ses servantes,
éclairée du même coup sur la trahison, volait vers
l'Arno, tenant toujours en ses mains le fatal
bouquet et, du haut du pont des Grâces, se jetait
dans le lleuve. Presque aussitôt, le marié, à demi
bigame, désespéré, se précipitait de l'autre bout
du pont. Je regrette que les gens de la noce n'aient
point fait goûter à la jeune sorcière le même
rafraîchissement.
Le lecteur devine sans peine que, depuis ce
jour, les oreilles fines entendent, sous les arches
du pont, la plainte et les sanglots des deux amants
tragiques, lamentation et souvenir qui recomman-
dent aux jeunes personnes, sur les deux rives de
rArno, les avantages de la vertu.
Vieux Carnaval romain
Certes, je regretterais amèrement de compro-
mettre par d'indiscrètes révélations historiques
les démonstrations de joie populaire que nous
appelons encore, par tradition ou atavisme, le
Carnaval. Je ne me consolerais pas d'avoir troublé,
par cette légère enquête, la conscience de nos
maîtres, que l'Eglise romaine, depuis quelques
mois, hélas ! persécute si durement et qui, dans
la simplicité de leur cœur, tolèrent ingénument
des réjouissances d'origine ecclésiastique, cléricale,
presque canonique. Montrer l'étroite relation du
Carnaval (carnis privium) avec le renoncement
à la chair (entendez la chair rôtie à point), le
Carême au pâle visage, le blême et mélancoUque
Mercredi des Cendres pourrait être, à cette heure,
une fantaisie dangereuse. Nos pauvres marins, à
qui l'on a pris déjà le Yendredi-Saint et les pavil-
lons en berne qui mettaient en péril de naufrage
la République risqueraient de perdre encore les
douceurs du Mardi-Gras, et nos collégiens, nos
étudiants, nos professeurs trembleraient pour leur
congé annuel. Cependant la vérité a le droit absolu
d'être proclamée. Après tout, la scandaleuse mul-
titude de faux capucins avinés qui, aujourd'hui,
roulent à travers Paris, consolera beaucoup d'âmes
^50 LA VIEILLE ÉGLISE
excellentes. Ceux de ces moines éphémères qui
chemineront à plus de deux côte à côte seront,
sans doute, entraînés au poste, comme congréga-
tion non autorisée. « Tout est bien », disait Pan-
gloss, philosophe ministériel, qui redoutait les
Jésuites.
Donc, le fait n'est pas douteux : le Carnaval
est d'institution religieuse. Aux semaines d'ascé-
tisme et de larmes, la vieille Eglise du moyen âge,
toujours maternelle, a permis d'opposer quelques
jours de joie, de bouffonneries, d'innocentes ri-
pailles. Je dis quelques jours, car le long carnaval
romain, qui, parfois, commençait à Noël, n'appa-
raît clairement que vers la fm du quinzième siècle.
Au dixième, au onzième, nous ne connaissons
guère qu'une journée bien définie, le Carnaval
des gens d'église, à Rome, les Laudes de la Cor-
noniania. C'était le premier samedi après Pâques
Ici le divertissement suivait le Carême : le repos
après la pénitence. Les archiprêtres des paroisses,
le dîner parachevé, vers une heure, appelaient
leurs ouailles au son des cloches. Une procession
étrange, empreinte de paganisme enfantin, sortait
de chaque église. En tête, le sacristain, vêtu de
l'aube, couronné de fleurs, le front orné de deux
cornes, à la façon du vieux Silène ; il tenait une
baguette de cuivre chargée de clochettes; puis le
curé, la chape au dos, entouré de son clergé;
enfm, les paroissiens. On allait à Saint-Jean-de-
Latran. Quand toutes les églises de la ville étaient
ainsi réunies autour de la vénérable basilique, le
VIEUX CARNAVAL ROMAIN 151
Pape sortait de son palais, accompagné de ses
cardinaux. Les clercs chantaient alors : De us ad
bonam horanil Que le bon Dieu vous bénisse!
une Lande incohérente, mêlée de grec et de latin
barbares, tandis que tous les sacristains dansaient
dans le cercle de leurs paroissiens respectifs,
agitant cornes et clochettes. Puis un des curés
montait sur un âne, la figure tournée du côté de
la queue; un camérier tenait, sur le front de la
bête, un bassin contenant vingt sous en deniers;
le curé se renversait à trois reprises du côté du
bassin et y prenait tout fargent qu'il pouvait. Ses
confrères marchaient vers le Pape et jetaient à
ses pieds des couronnes de fleurs. L'un d'eux
lâchait un jeune renard, qui se sauvait comme il
pouvait : le donateur recevait un besant et demi ;
un autre présentait un coq; un troisième offrait
un chevreuil au Saint-Père. Enfin, le Pape se
levait, donnait la bénédiction apostohque, et toutes
les paroisses s'en retournaient gaiement, au tinte-
ment des grelots, parmi les grandes ruines étoi-
lées de fleurs printanières, au doux soleil d'avril.
Que les chrétiens du temps jadis se soient pré-
parés aux âpretés du Carême par d'inoffensives
bacchanales, cela n'est pas douteux : toutes les
vieilles littératures ont gardé l'écho de ce paga-
nisme persistant, que l'Eglise surveillait du coin
de l'œil. L'austère Espagne se délecta au quator-
zième siècle, à la lecture d'une œuvre bouff'onne,
la Bataille de Don Carnaval et de Don Carême^
où l'archiprêtre Juan Ruiz avait mis la verve
152 LA VIEILLE ÉGLISE
gouailleuse de dos fabliaux. Les deux mythiques
personnages se gourment tantôt avant, tantôt après
le temps du jeûne et de la mortification, le
Mercredi des Cendres ou le Samedi-Saint.
Mais le Carnaval, en sa forme la plus auguste
de spectacle populaire, le Carnaval romain, vénéré
par toute la chrétienté, date réellement du ponti-
ficat de Paul II. Ce pape, très magnifique seigneur
vénitien, très léger d'esprit, curieux d'œuvres d'art
et de pierreries, infatué de sa belle prestance,
prodiguait à son peuple toutes sortes de féUcités
temporelles, des repas en plein air, des cavalcades
mythologiques avec dieux olympiens, nymphes et
bacchantes ; parfois même^ quand il daignait se
souvenir de sa fonction spirituelle, de somptueuses
processions. Mais son œuvre de prédilection fut le
Carnaval. Guidé par l'instinct très sur d'un chef
d'Etat qui connaissait bien le génie de sa popu-
lace, aux pompes symboUques, aux mascarades
héroïques dont Venise lui avait donné le goût,
Paul II ajouta les courses à pied de tous genres
allant de la Place du Peuple au palais de
Saint-Marc, où, lui-même, il résidait plus volon-
tiers qu'au Vatican. Ici, la force corporelle, toute
brutale, ambition et orgueil de la plèbe, éclatait
dans le triomphe de la vitesse. Passion profondé-
ment humaine, qui fait aujourd'hui de l'inhabitable
Paris un champ de massacre. Dans ce cirque ro-
main, tout en longueur, les athlètes haletaient,
suaient, applaudis ou siffles par la foule, courant
vers le lambeau d'étoffe précieuse, le pallio^ ou
VIEUX CARNAVAL ROMAIN 153
vers l'anneau d'or. De jour en jour, jusqu'au
Mardi-Gras, on fit ainsi courir des jeunes gens,
puis des juifs^ des chrétiens sexagénaires, enfin
des buffles et des ânes. Paul II, d'un balcon
du palais, présidait à la fête. Parfois, tout
riant, il lançait au peuple des poignées de mon-
naies. Dans l'intérieur du palais, les gros bour-
geois de Rome banquetaient plantureusement à
des tables, au bon ordre desquelles veillaient des
prélats bienveillants. Quand les bourgeois, les
Quirites furent rassassiés, la canaille se rua vers
les tables et engloutit les miettes du festin ponti-
fical. Ce jour-là, le successeur des Apôtres avait
retrouvé la formule du gouvernement pratiqué par
les Césars, bons ou mauvais : Panent et circenses.
Le Carnaval était fondé. Il avait en quelque
sorte sa place au bréviaire romain. Il grandit, se
développant en gentillesses et en grâces. Les com-
bats de taureaux, importés probablement par la
cour du premier Pape Borgia, Calixte III, en l/i55,
se multiplièrent. La course des juifs était déjà un
agréable régal, les malheureux filant sous une
grêle d'injures et parfois de lourdes pommes de
pin : on imagina des courses de bossus, de man-
chots, d'estropiés et de monstres humains, nus,
pitoyables, abjects. C'était la course « de bipèdes »,
plus savoureuse à contempler que celle des ânes
ou des chevaux barbes. Dans cet ouragan de cris,
de rires, de blasphèmes qui roulait du haut en
bas de la piste, les spectateurs, échauffés par le
vin et le vacarme, perdaient bientôt la tête. Dans
154 LA VIEILLE ÉGLISE
la foule qui s'écrasait le long du Corso, on échan-
geait des gourmades et des coups de couteau :
des fenêtres aristocratiques ou bourgeoises pleu-
vaient sur le populaire du miel, de l'eau de
vaisselle, des œufs pourris, même de l'huile bouil-
lante, cependant que des bandes de masques
promenaient d'église en église d'impures satur-
nales. Ni le fouet, ni la potence ne purent rien
pour endiguer ces folies. Le gouvernement ponti-
fical se vit bientôt contraint d'accorder au Car-
naval sa licence plénière. Dès le dix-septième
siècle^ afm de mêler quelques réflexions graves à
ces extravagances, le Saint-Père fit réserver pour
le Mardi-Gras et le Mercredi des Cendres le sup-
plice des grands criminels : en 1720, un abbé,
en 1737, un comte, coupables de chansons d'op-
position. Mais, par une attention bien délicate et
un sens réel de l'harmonie, le Mardi-Gras, Mgr le
gouverneur de Rome habillait ses bourreaux en
polichinelles.
L'exact chroniqueur et maître des cérémonies
vaticanes, sous quatre pontificats, Burchard,
chaque année, entre la Purification de la Yierge et
le Mercredi des Cendres, nous donne le programme
des jeux du Carnaval. C'est un rituel^ toujours le
même, avec un accroissement sensible du côté des
taureaux, au temps de l'Espagnol Alexandre YI.
Mais, çà et là, je relève, sur ce calendrier, des
incidents assez pittoresques. En l/i87, « le cardi-
nal Colonna, masqué [larvatus), passant à cheval
sur la place Saint-Pierre avec trois autres cardi-
VIEUX CARNAVAL ROMAIN 155
naux masqués, tomba lourdement de sa monture
près de l'église Saint-Sauvem^ et se fit beaucoup
de mal. Le 22 février, à la place Navone, cortège
de chars de triomphe. Burchard laisse entendre
que les trois cardinaux compagnons de Colonna,
toujours masqués, y figurèrent. En 1492, après
la procession en l'honneur de la prise de Grenade,
le cardinal vice-chancelier organise devant son
palais un petit cirque : on y tue cinq taureaux qui
préalablement tuèrent quelques. 'orera^ (antequam
ipsi interimerentur). En l/i9S, point de Carna-
val (îion facte maschere). La seule distraction
qu'eurent en ces jours les Romains fut une che-
vauchée du Sacré- Collège « en habit laïque et à
la française », allant se divertir à Ostie, et la
découverte, dans le Tibre où il était tombé « non
libenter », d'un petit page d'Alexandre YI, Pe-
rotto, que César avait poignardé sous le manteau
et dans les bras de son père. Le sang, écrit l'am-
bassadeur vénitien, « sauta à la face du pape ».
En l/i99, selon le Journal de Burchard, Carna-
val complète L^évêque de Toul, qui était en
masque, et dont le cheval avait heurté quelques
Romains d'humeur difûcile, failUt être massacré;
un prêtre espagnol, dont la conscience était char-
gée d'un assassinat, fut tué dans la rue par le
frère de sa victime, en pleine foule. En 1502, le
29 décembre, double course allant vers Saint-
Pierre, les taureaux, l'anneau de fer au mufle,
qui partent de Campo di Fiore, et les courtisanes
(quamplures meretrices) qui viennent du Borgo.
156 LA VIEILLE ÉGLISE
Au Yatican, comédies, musique et danses mo-
resques.
Le dernier Carnaval du règne fut lugubre et
scandaleux. La terreur étouffait Rome. Les cardi-
naux mouraient en quelques heures ou quelques
semaines, les plus riches surtout. La famille
Orsini allait être décimée. Les petits tremblaient
comme les grands. On revoyait le temps affreux
de Catilina ou des triumvirs. Les espions de César
rampaient dans Tombre des tavernes, des églises.
Un masque qui avait trop d'esprit, eut la main et
la langue coupées : la langue, clouée sur la main,
fut exposée solennellement. Le Pape, inquiet,
convoqua sa noblesse et, dit l'orateur de Yenise,
Giustinian, l'engagea « à faire la fête, à tenir la
ville en joie ». La populace accepta la mission.
Une abominable mascarade conduisit au Yatican
un cardinal carnavalesque, en cape de pourpre et
chapeau rouge. Je ne puis traduire ici la prose
inconsciente de notre chapelain que les termes
précis et les images mythologiques n'effarou-
chent point. Alexandre YI attendait à une fenêtre
du palais l'apparition du cortège. Il eut le courage
de demeurer. « Après, dit Burchard, ils chevau-
chèrent dans toute la ville. » Le 21 février, les
juifs coururent encore pour le pallio. Le 22,
mourait empoisonné le cardinal Orsini dans sa
prison du Saint- Ange. Il « avait bu son calice »,
dit tranquillement Burchard. Biberat calicem.
Ainsi finit le Carnaval romain de 1503.
Un Anglais humaniste et martyr (i)
I
L'histoire religieuse de l'Angleterre compte
deux grands martyrs, Thomas Becket et Thomas
More, qui, dans sa candeur de latiniste, s'appe-
lait volontiers lui-même Thomas Morus. L'un et
l'autre ils furent la victime d'implacables despotes;
ils payèrent de leur sang leur invincible obstina-
tion à ne point trahir leur EgUse. Le plus grand
des deux est peut-être sir Thomas More. L'arche-
vêque de Cantorbéry fut assassiné par les spadas-
sins de son roi et tomba sur les marches de l'au-
tel. Il confessa sa foi en un guet-apens inattendu.
Le chancelier de Henri VIII monta sur l'échafaud
en vertu d'une sentence judiciaire. Mais il pou-
vait sauver sa vie en effaçant deux mots au Credo
qu'il récitait chaque jour. Il aima mieux mourir
pour la dignité de son âme et l'immortel honneur
de son nom.
L'histoire de cette conscience chrétienne et de
cet esprit charmant vient d'être contée en un pe-
tit livre bien aimable par un érudit qui connaît à
(1) Le Bienheureux Thomas More {4 47 8-4 545) j par Henri
Brémond. — Paris, V. Lecoffre, 1904.
158 LA VIEILLE ÉGLISE
merveille le lointain passé de IWngleterre, cette
« joyeuse vieille Angleterre » qui donnait à la
mélancolique vieille Europe le spectacle réconfor-
tant des libertés politiques ou plutôt aristocrati-
ques, mais abattait par milliers des têtes anglaises
soupçonnées de s'incliner devant l'image du Pape
romain. Les théoriciens des libertés et des droits
de l'homme ont de ces incohérences de conduite
qui, aujourd'hui, n'étonnent plus personne en
France. Néanmoins, il est juste de le dire, cer-
tains gouvernements modernes ont fait de nota-
bles progrès en mansuétude. Ils ont bu « le lait de
la tendresse humaine ». Ils ont renfermé en un
écrin de velours la hache du bourreau. Ils ne
manifestent plus que par l'exil et la confisca-
tion leur ardent amour pour les libertés reli-
gieuses.
Le personnage dont M. Henri Brémond nous
représente la vie est une figure absolument sédui-
sante, très fine, complexe en son apparente sim-
plicité, à la fois grave et souriante, et qui n'ap-
paraît tout à fait héroïque et vénérable qu'aux
dernières semaines, à la veille même de la mort.
Le lecteur est tenté de revenir vingt fois au titre
du livre, « le Bienheureux Thomas More », pour
se persuader que ce magistrat lettré, ce père de
famille, ce doux rêveur, d'une si attirante bonho-
mie, fut placé par l'Eglise au nombre des plus
proches amis de Dieu et que ses os reposent sous
la pierre des autels. Tout en lui et autour de lui,
son caractère et la culture de sa pensée, ses livres
UN ANGLAIS HUMANISTE ET MARTYR 159
de chevet, ses amitiés, son ironie coutumiere et
jusqu'à son portrait, chef-d'œuvre d'Holbein, nous
le rendent accessible. Il est si chaudement vêtu
de bonnes fourrures, si noblement coiffé de l'am-
ple bonnet des légistes, qne nous ne saurions l'ima-
giner ni agenouillé sur le pavé d'une cellule mo-
nastique, ni perdu en extase au fond d'une stalle,
dans les ténèbres solennelles d'une cathédrale.
C'est un saint de bibliothèque, et même, si j'ose
ainsi parler, de coin de feu, un saint en robe de
chambre doctorale. Oui, mais il eut son Hélioga-
bale comme les chrétiens de l'âge primitif, il
sortit d'un pas très tranquille de sa bibliothèque
pour aller au martyre, et puisque nous sommes
désormais en cordiale entente avec nos voisins
d'outre-Manche, ne pourraient-ils nous prêter un
peu de ses reliques? Il serait intéressant d'en
éprouver l'efficacité sur nos consciences en plein
désarroi et, d'ailleurs, nous ne manquons point
de chapelles ravagées, désertes, dont les portes,
enfoncées à coups de massues, demeurent libéra-
lement ouvertes à tous les vents du ciel. L''entrée
du bienheureux Thomas More à la Grande-Char-
treuse serait une scène émouvante, d'un symbo-
lisme précieux. Malheureusement, au pied de la
montagne, on trouverait les sbires de la police et
les gendarmes.
Lçngtemps, la vie avait été très douce à Tho-
mas More. Elevé par des prêtres, des savants, un
cardinal, il garda toujours, malgré Taustérité de
son éducation première, la fraîcheur et l'entrain
160 LA VIEILLE ÉGLISE
insouciant de la jeunesse. Son père, le juge Sir
John More, avait une tournure d'esprit assez par-
ticulière, qui demeura dans la famille. Il s'était
marié trois fois et professait volontiers, sur le ma-
riage et ses hasards, des maximes telles que
celle-ci : « Huit couleuvres dans un sac et une
anguille. Plongez le bras et avouez que c'est un
fier bonheur de prendre l'anguille ». Mais il y a
tant de sérénité en toutes les pages tracées par
Thomas à propos de ses souvenirs d'enfance ou
de sa vie domestique, qu'on peut supposer que le
bon John avait retiré tour à tour du sac trois
anguilles. Et c'est bien dans la demi-ombre du
foyer, du home^ qu'il faut encadrer la figure de
Thomas, soit penché sur ses in-folio, soit entouré
des êtres qui lui furent le plus chers. Ainsi le
voit-on en cette esquisse de son ami Holbein, que
garde le musée de Bâle. More est assis, entouré
de tous les siens, orné de sa chaîne d'or profes-
sionnelle. A sa gauche, la tête blonde de son plus
jeune héritier s'incline légèrement sur un livre.
Aux pieds du père^, très bas, sur des tabourets,
sont placées Cécile, aux petits yeux pétillants de
malice, et Marguerite, l'aînée, très sérieuse, sur-
montée d'une lourde coiffe géométrique; Ehsabeth
se tient un peu à l'écart^ à côté du grand-père,
les mains croisées, un livre sous le bras, et, près
du vieux, une petite cousine, une Marguerite en-
core^ orpheline recueillie par les deux More et
qui lit, elle aussi^, dans un Uvre. Enfin^ en un
coin de l'esquisse, agenouillée devant un prie-
UN ANGLAIS HUMANISTE ET MARTYR 161
Dieu et très placide, voici Alice MiddletoD, la
seconde épouse. La première, Jane Coït, avait été
bien exquise. Elle était presque une enfant, il l'ap-
pelait paternellement son uxorcula^ sa chère
petite femme. « Quand les enfants étaient endor-
mis, écrit M. Brémond, elle retournait à ses leçons,
puisque son mari la voulait savante, ou bien elle
chantait et jouait de la clavicorde, puisque More
n'aimait rien tant que cela ». Elle mourut, lais-
sant quatre enfants dont l'aînée avait à peine cinq
ans. Thomas, quelques mois plus tard, épousa
une veuve, plus âgée que lui, qui n'était point
belle, mais d'un cœur excellent.
Ici, je vous prie d'écouter le témoignage
d'Erasme. « Il la mène par des caresses et des
bons mots, et le plus autoritaire des maris ne
saurait mieux se faire obéir. Songez donc que
cette femme, déjà sur le retour, s'est mise, sans
aucun goût naturel et avec grande assiduité, à
jouer de la cithare, de la harpe, du manicorde et
de la flûte (!), faisant chaque jour l'exercice que
son mari lui fixait». Erasme, que cet orchestre
fatiguait peut-être et qui ne parlait à la dame que
le latin dont elle n'entendait pas un traître mot,
insinue qu'il est bien aise de quitter Londres où
ne le retiendra certes pas l'humeur difficile de
l'harmonieuse AUce, son hôtesse ! Il paraît qu'elle
économisait sur les bouts de chandelle et dépen-
sait sans compter sur ses robes de velours. De son
côté, More écrivait à Erasme, en 1517 : « Ma
femme me charge d'un million de compliments
11
162 LA VIEILLE ÉGLISE
en retour de vos souhaits de longue vie : elle tient
beaucoup, dit-elle, à vivre longtemps pour conti-
nuer à me persécuter ». Un jour Alice revenait
de confesse. « Tenez-vous en joie, dit-elle à Tho-
mas, pour aujourd'hui, j'ai laissé toute ma malice,
et demain je serai plus fraîche à recommencer ».
Et comme elle faisait de grands efforts pour amin-
cir sa taille de matrone, le mari disait : « Certes,
Madame, Dieu vous fera tort s'il vous refuse
l'enfer, car vraiment vous l'avez acheté à beaux
deniers »
Mais ce sont là d'innocentes piqûres d'épingles
et badinages familiers aux époux les mieux assortis.
Et c'était une bonne et charitable chrétienne, la
femme à qui Thomas écrivait, apprenant que ses
greniers avaient brûlé, et aussi ceux de ses voi-
sins. « Je vous demande d'être joyeuse, de prendre
avec vous toute la famille et d'aller à l'église re-
mercier Dieu pour ce qu'il nous a donné, pour ce
qu'il nous enlève et pour ce qu'il nous laisse. Je
vous prie de rechercher exactement ce que nos
pauvres voisins ont perdu, et de leur dire de ne
pas s'en faire de souci; je préférerais vendre ma
dernière cuillère plutôt que de voir nos pauvres
voisins souffrir quoi que ce soit à cause de nous ».
Le gendre de More, William Roper, manque à la
toile de Holbein. Le peintre a-t-il voulu lui im-
poser ainsi une pénitence pour le court accès de
prosélytisme luthérien qui troubla un instant la
paix de cette famille? Mais le peintre n'a pas ou-
bhé, à l'arrière-plan, le fou du chanceher, Paten-
UN ANGLAIS HUMANISTE ET MARTYR 163
son, et le petit singe qui chifTonne la robe de lady
More. Les chiens de la maison sont absents, le
gros chien de garde du vieux More et le barbet
de Bologne de Thomas. Ils figuraient certainement
dans le tableau définitif, qui semble perdu.
Voilà un intérieur dont le spectacle en dit long
sur la vie limpider, le sérieux et la bonté des per-
sonnages. Celte maison, si musicale, était un lieu
de prières, un sanctuaire de méditation et d'étude.
Pour l'ami de Holbein, le livre, qu'il contienne
l'Evangile ou quelque Décade de Tite-Live, est
l'attribut parlant d'un portrait véridique ; tel
l'éventail, entre les mains des dames du dix-hui-
tième siècle. Thomas More et ses contemporains,
Erasme, Budée, Mélanchton, Rabelais, les Estienne,
les Aide, manifestent la période éminente de la
Renaissance, le temps où les lettrés embrassèrent
d'un égal amour le christianisme et l'antiquité
profane et demandaient aux philosophes, aux ora-
teurs, aux poètes du vieux monde gréco-latin
moins des modèles de beau langage que des le-
çons de sagesse et les traditions morales d'une
humanité meilleure. Ce fut l'âge des grands hu-
manistes. Alors sans redouter le soupçon de
pédanîisme, les femmes elles-même venaient h.
Platon, à Plutarque, à Cicéron, à Sénèque. Gar-
gantua, dans sa lettre à Pantagruel, véritable
manifeste de l'humanisme triomphant en France,
proclame le bienfait de cette éducation très haute
qui ennoblit à la fois la conscience et l'esprit.
Thomas More se rattache à ce groupe d'àmes
164 LA VIEILLE ÉGLISE
généreuses. Il écrit de la cour au précepteur de
ses enfants une longue lettre latine où sont pla-
cées les grandes lignes d'un programme à l'adresse
de ses filles, où la culture intellectuelle est recom-
mandée comme l'auxiliaire de la vertu, le remède
contre l'orgueil, la règle d'une vie saine, la pré-
paration à la mort chrétienne. Il ne redoute point,
pour Elisabeth et Marguerite, les railleries des
sots. Il veut qu'elles passent de Salluste à saint
Augustin. Il est persuadé que la science n'enlève
rien à la grâce d'une femme.
Sir Thomas fut donc, à son foyer intime, parfai-
tement heureux. La vie publique lui donnait la
gloire. Tout à coup fondit sur l'Angleterre la
tempête religieuse qui emporta les joies de cette
admirable famille. Nous verrons prochainement,
avec M. Brémond, comment le grand chancelier
de Henri VIII devint le « bienheureux Thomas
More ».
n
Sir Thomas More semblait, vers l'année 1530,
l'un des hommes les plus heureux qui fût au
monde. Sa science de jurisconsulte et l'intégrité
de son caractère l'avaient porté aux plus hautes
dignités. Il était conseiller intime et favori du roi
Henri VIII. Sa femme jouait de quatre ou cinq
instruments de musique, ses filles lisaient cou-
ramment Salluste et Tite-Live ; il échangeait, en
langue latine, une correspondance suivie avec
Erasme et les meilleurs humanistes de son temps.
UN ANGLAIS HUMANISTE ET MARTYR 165
Avec le roi lui-même, il devisait d'astronomie, de
géométrie, de théologie. La nuit, des terrasses du
palais, le prince et son compère regardaient la
lune. « Comme celui-ci, écrit Roper, était d'hu-
meur plaisante, le roi et la reine, après souper et
quelquefois même en plein repas, l'envoyaient
chercher pour les divertir. » Ce furent des années
aimables. Et puis, comme il n'est point, ici-bas,
de bonheur appréciable sans une part très grande
de chimère et de rève^ le bon Thomas se laissait
bercer par les visions de son Utopie, la peinture
de ce pays fantastique, fort éloigné de la France
contemporaine et de ses colonies, où le gouver-
nement établit comme loi essentielle de l'Etat la
liberté de conscience et la tolérance. C'était l'in-
nocent plaisir des lettrés, en ce violent seizième
siècle, d'imaginer, sur une terre généreuse, une
humanité éprise de justice et de mansuétude.
Malheureusement, ce royaume de l'idéal ressemble
fort au Paradis terrestre : le chemin en est perdu
pour toujours.
Tout à coup sur la tête du juge royal, passa un
grand souffle de vent d'orage. La doctrine luthé-
rienne, portée en Angleterre par Tyndale, lieute-
nant de Luther, s'infiltrait avec une rapidité pro-
digieuse dans le monde des lettrés et les rangs du
peuple. Les brochures hostiles à la vieille foi cou-
raient de main en main. « Ils nous les envoient
par ballots, écrivait More, ils les sèment pendant
la nuit sans regarder à l'argent ». Dès les pre-
miers jours du mouvement réformateur, More, à
166 LA VIEILLE ÉGLISE
qui la guerre des paysans d'Allemagne rappelait
les violences des Lollards anglais, put prévoir à
quels excès aboutirait sur-le-champ le triomphe
de la révolution religieuse. Un des néophytes de
la révolte, Fish, écrivait à propos des moines :
« Attachez à des charrettes ces pieux voleurs et
ces fainéants, fouettez-les à même la peau, sur
les places des villes «. Henri YIÎI encourageait
par dessous main le schisme naissant. Thomas,
grand justicier du royaume, prêta à l'Eglise me-
nacée l'appui du bras séculier. ïl fit exécuter la
loi contre quatre hérétiques relaps, frappés par
les évêques d'une sentence de mort. Le juge
n'avait aucun moyen de sauver ces malheureux
du bûcher. Il ne put que rendre humaines les
procédures qui relevaient de sa magistrature. « De
tous ceux qui m'ont passé par les mains pour
crimes d'hérésie, dit-il, aucun ne fut ni fou( tté,
ni battu, aucun ne reçut même une chiquenaude
sur le front »
Il ne devait pas tarder à s'asseoir sur le banc
des accusés poursuivis pour cause de religion.
On sait qu'Henri VIII avait longtemps affirmé
l'universaUté de la juridiction papale. Ses procla-
mations furent alors si impérieusement ultramon-
taines, que More, en politique modéré, pria le prince
d'atténuer l'expression de son zèle catholique et
romain. « En vérité, écrit-il avec sa candeur habi-
tuelle, je ne pensais pas moi-même à ce moment
que le siège de Rome fût d'institution divine ».
Brusquement les rôles de ces deux hommes
UN ANGLAIS HUMANISTE ET MARTYR iGT
furent renversés. « Henri, écrit M. Brémond, veut
congédier sa femme. Anne Boleyn brûle de pla-
cer sur sa jolie tête la couronne royale. Le Pape,
vivement sollicité, refuse de sanctionner ce double
caprice. Le roi lui répond en proclamant sa propre
suprématie en matières religieuses et en forçant
le clergé à reconnaître que l'évêque de Rome n'a
aucune juridiction en dehors de son diocèse, et
c'en est fait pour plusieurs siècles de l'unité du
monde chrétien ».
M. Brémond cite quelques textes curieux qui
nous permettent d'entrevoir sur la question de
la suprématie de juridiction ecclésiastique « l'état
d'àme » de Thomas et de son ami Erasme. « Je
n'ai jamais douté, écrit Erasme, de la royauté
spirituelle du Pape, mais je me suis quelque part
demandé si cette royauté était déjà reconnue au
temps de saint Jérôme ». Au roi anglais qui en
appelait au Concile, More écrivait : « Bien que
pour ma part j'admette la primauté du Pape,
pourtant je n'ai jamais cru que celui-ci fût au
dessus du Concile général ». Jusqu'à son dernier
jour, il regardera la souveraineté pontificale non
comme un dogme, mais comme une opinion libre.
Lui, il la tenait pour vraie, mais il n'essaya même
pas de gagner sa fille à sa croyance. « Je ne puis
penser en tout de la même façon que d'autres
hommes de plus de sagesse et d'une plus pro-
fonde science, et je ne puis trouver en mon cœur
la force de parler autrement que ma conscience
ne me dit de le faire »•
168 LA VIEILLE ÉGLISE
Le cardinal Wolsey ayant été disgracié, More
reçut la dignité de grand chancelier (1531). Le
roi se faisait alors reconnaître par le clergé <( chef
suprême de l'Eglise d'Angleterre ». Ce titre am-
bigu pouvait encore se concilier, selon le P. Brid-
gett, avec la suprématie du siège de Rome. Mais
Henri tendait trop ouvertement la main au schisme,
et le nouveau chancelier songeait déjà à déposer
sa charge. 11 réussit, au bout d'une année d'an-
goisse, à se démettre. Du coup, il tombait dans
la pauvreté. 11 plaça ses secrétaires et ses valets,
donna son fou au lord-maire, refusa un don con-
sidérable souscrit par les évêques, réunit sa fa-
mille et lui présenta ses projets de vie très
modeste. « Quand nous serons à bout de res-
sources, nous irons, tous ensemble, et de joyeuse
compagnie, merry together^ demander aux bonnes
gens de nous faire l'aumône, et nous chanterons
le Salve Regina à chaque porte^ comme de
pauvres étudiants d'Oxford ».
La crise se précipita. Le 25 janvier 1532, le
roi épousait secrètement la favorite. La jeune
Eglise anglicane rompait l'union de Henri avec
Catherine d'Aragon, fixait au 1" juin le couron-
nement de la nouvelle reine. Le petit peuple,
fidèle à Catherine, fit de cette cérémonie un jour
de deuil. Le roi, irrité, afin de réchauffer l'enthou-^
siasme, fit pendre à Tyburn une pauvre vision-
naire et six de ses partisans qui osaient blâmer
ouvertement le divorce. En même temps, comme
on avait découvert dans les papiers de cette femme
UN ANGLAIS HUMANISTE ET MARTYR 169
une lettre de More, on chercha le moyen d'impli-
quer celui-ci en cette affaire, bien que Thomas se
fût borné à prier très sensément la prophétesse
de ne s'occuper que du royaume de Dieu et de
laisser en paix la politique de l'Angleterre. Cette
ridicule tentative n'aboutit point. Thomas Crom-
wel dut effacer le nom de More de la liste des
comphces compromis avec la royauté. A sa fille
qui lui annonçait cette heureuse nouvelle, il ré-
pondit tranquillement : « Meg, quod differtur
non aufertur ». Son destin ne devait point être
différé longtemps.
En mars 153/i, le Parlement votait VAct con-
firmant le mariage d'Henri et d'Anne et réglant
en faveur des enfants de celle-ci la succession à la
couronne. Quiconque s'opposerait à cet ^4 c^ serait
coupable de haute trahison. Tous les sujets du
royaume devraient s'engager par serment à obser-
ver la loi de l'Etat. Dans la formule du serment,
l'autorité du Souverain Pontife était niée et re-
jetée.
A cette apostasie, la conscience du chancelier
déchu ne pouvait se plier.
Le 13 avril, il comparaissait devant les quatre
personnages entre les mains desquels les nobles
et les prêtres prêtaient serment d'obédience au
roi, le chancelier Audley, Gromwell, Cranmer,
archevêque de Cantorbéry, et l'abbé de Westmins-
ter. A la décision du grand Conseil d'Angleterre,
il opposa (f le Concile général de la chrétienté ».
Il ne voulait pas, dit-il simplement « perdre son
170 LA VIEILLE ÉGLISE
âmo ». Gomme il ne refusait point de reconnaître
les droits de la reine, la haute Cour s'ingénia à
trouver une formule adoucie du préambule hostile
au Pape. Elle souhaitait sincèrement le salut de
Thomas. Henri refusa de condescendre à la prière
de ses conseillers. Le 17 avril, More entrait à la
Tour de Londres. Au seuil de la prison, il tendit
sa toque au portier : « Voici, dit-il, Monsieur le
portier, ça m'ennuie fort de ne pas vous en offrir
une plus belle ».
Il écrivit alors à sa fille : « Bien sur, Meg, tu
ne peux avoir un plus faible cœur que ton père.
En vérité, ma chère fille, c'est là ma grande
force que bien que ma nature répugne si fort à la
souffrance qu'une chiquenaude me fait presque
trembler, pourtant, dans toutes les agonies que
j'ai souffertes, grâce à la pitié et à la puissance
de Dieu, je n'ai jamais pensé à consentir à quoi
que ce fût contre ma conscience » .
Il attendit quatorze mois, en paix profonde, le
supplice, écrivit son Dialogue sur la tribulation^
le plus souriant de tous ses livres, essaya de
consoler ses enfant et sa femme au cours de leurs
visites à la Tour. « Il me semble que Dieu me met
sur ses genoux et me traite comme un enfant
gâté ». A lady More qui l'engageait à se rétracter,
à faire « comme tous les évêques et les plus sa-
vants du royaume », à quitter pour sa bonne
vieille maison de Chelsea ce cachot hante par les
rats, il répondait : u Est-ce que cette inaison-ci
n'est pas aussi près du ciel que la mienne ?» A
UN ANGLAIS HUMANISTE ET MARTYR 171
sa fîllc Marguerite qui le supplie de céder, il
répond : « Marguerite, mon enfant, si je pouvais
céder au roi sans offenser Dieu, il y a beau temps
que j'aurais prêté ce serment, et avec plus d'allé-
gresse que personne ».
Vers la fm de Tannée, il était mis au secret.
Le 6 mai 1535, il put voir une dernière fois sa
chère Meg. De la fenêtre du cachot, appuyé sur
l'épaule de son enfant, il regardait passer les
moines de la chartreuse qu'on menait au martyre :
« Vois, Meg, comme ces bons pères vont joyeux
à la mort ; on dirait des fiancés sur le chemin de
l'église ». Le 19 juin, on décapitait le ^deil évêque
Fisher, qui, en se rendant à l'échafaud, demanda
sa fourrure, craignant de s'enrhumer en route.
Le 1" juillet, More comparut enfin devant ses
juges. La sentence fut vite rendue. Le condamné
se leva alors et confessa solennellement sa foi.
« Pour un évêque qui est avec vous, j'ai plus
d'une centaine de saints qui pensent comme moi ;
pour votre Parlement, j'ai l'approbation de tous
les conciles pendant mille ans ; pour un seul
royaume^ j'ai de mon côté la France et tous les
royaumes du monde chrétien ». Et il donnait à
ses juges rendez-vous au Paradis, « où nous nous
réjouirons ensemble pour toujours ».
A la sortie du tribunal, il trouva son fils à
genoux et le bénit. Le constable de la Tour pleu-
rait : il le réconforta. « Cher M. Kingston, ne vous
désolez pas et prenez la chose du bon côté. Je
prierai pour vous ». Lady More et Marguerite
172 LA VIEILLE ÉGLISE
percèrent la foule entre Westminster et la Tour
et se jetèrent dans ses bras.
Le 6 juillet, au matin, son ami Thomas Pope,
envoyé par le roi, vint l'avertir que Theure était
proche. Il revêtit une robe de soie qu'un noble de
Lucques lui avait donnée pour la circonstance.
Comme le lieutenant de la Tour manifestait le
désir d'hériter de cette belle robe, il la lui oc-
troya et prit une robe de laine. Il tiia de sa pauvre
bourse un angelot d'or pour le bourreau. Sur le
chemin du supplice, une bonne femme lui offrit
un verre de vin, qu'il refusa en disant : « Le
Christ, dans sa passion, n'a bu que du vinaigre ».
L'échafaud ne lui paraissant pas très solide, il dit
au lieutenant : « Je vous prie, Monsieur, de vou-
loir bien m'aider à monter sans mésaventure;
pour descendre, je me tirerai d'affaire tout seul ».
11 s'agenouilla, récita le Miserere, se releva,
embrassa le bourreau ; « Allons, mon garçon,
prends courage, mon cou est très court, ne va
pas perdre ta réputation en frappant à côté ». Il
prit encore soin d'écarter sa barbe, car, dit-il, « elle
n'a pas commis de trahison ». Et la hache du roi
fit tomber la tête du martyr.
Calvin à Genève (i)
L'excellent petit livre de M. Bossert nous laisse
entrevoir Calvin sous le jour le plus favorable qui
soit possible : de foi profonde et de mœurs simples
et graves, studieux humaniste et grand écrivain,
passionné pour son Eglise, pour la réformation du
christianisme et le salut des âmes, cet homme que
l'on nomma justement « le Pape de Genève »,
apparaît néanmoins malgré ses vertus et son
génie^ comme un bien terrible apôtre, un pasteur
implacable pour ses brebis, une sentinelle farouche^
dressée, de sa propre autorité, à la porte du
royaume de Dieu, afin d'en fermer l'accès à des
multitudes de chrétiens à qui, jusqu'alors, le
Sermon sur la Montagne rendait facile et doux le
pèlerinage de la vie terrestre. ïl fonda une théolo-
gie désespérée, qui fut peut-être conforme aux
visions douloureuses de l'Ancien Testament, mais
qui arrachait à l'Evangile ses pages les plus conso-
lantes. La religion qu'il opposa fut comme op-
primée par la terreur de l'éternelle damnation. Le
gouvernement théocratique qu'il institua ne fut
ni moins rigide ni moins dur aux consciences que
celui de Grégoire YIL Des deux grands docteurs
(1) Calvin, par A. Bossert. — Paris, Hachette, 1906.
174 LA VIEILLE ÉGLISE
qui marquèrent Thistoire religieuse de Genève d'un
impérissable souvenir, Calvin et saint Fiançois de
Sales, n'est-ce pas le second^, l'évêque de miséri-
corde, qui fut le témoin le plus authentique de
Jésus ?
M. Bossert analyse avec une logique délicate ce
dogme de la Prédestination, fondement du calvi-
nisme, (( legs fait par le judaïsme au christianisme
naissant ». Il montre bien par quel excès de dia-
lectique le réformateur transporta dans le do-
maine métaphysique ce fait d'observation morale,
la défaillance de l'âme humaine que sa propre
infirmité contraint au mal^ alors même qu'elle sou-
haite le bien. « Calvin n'admet pas que l'homme
soit plus ou moins bon^, plus ou moins coupable,
et que la punition soit proportionnée à la faute.
Avoir failli sur un seul point de la loi, c'est avoir
transgressé la loi tout entière et s'être mis en
opposition avec le législateur. L'homme a péché,
il s'est révolté contre son créateur. Il faut donc
qu'il soit retranché du livre de vie. Il y a de la
Bible, en cette doctrine, mais j'y distingue en outrti,
une ressouvenance de stoïcisme. Calvin débuta,
dans la vie littéraire, par un opuscule sur le
Traité de la Clémence de Senèque. La théorie
de la faute, ou du péché, dans l'école stoïque, ren-
ferme un pressentiment du dogme calvinien. Au
seizième siècle, dans le même homme l'humaniste
passait volontiers des armes au théologien. Malheu-
reusement, ici, ce n'est pas au sentiment de clé-
mence que le vieux Senèque convertit Calvin.
CALVIN A GENÈVE 175
Parmi les abus que la Réforme imputa le plus
vivement à TEglise romaine, Fun des plus sérieux
fut de maintenir, dans les nations catholiques,
une religion d'Etat, et à Rome, sa métropole,
d'identifier étroitement la religion à l'Etat. 11 est
certain que le principat, à la fois territorial et
mystique, d'un Jules II, d'un Léon X, d'un
Paul III, s'accordait assez mal avec la parole
évangélique : Mon royaume n'est pas de ce
monde. Mais on peut croire que jamais et nulle
part la confusion ne fut plus rigoureuse qu'à
Genève entre les choses de la terre et les choses
de Dieu. Reconnaissons, à la vérité, pour être
équitable, que cette formidable union de la reli-
gion et du bras sécuHer ne semble pas l'œuvre
exclusive de Calvin. Genève était, sans doute, dès
l'apparition du réformateur, un terrain tout pré-
paré pour l'intolérance : petite répubhque repliée
sur elle-même, toujours inquiète du côté de la
Savoie ou de la France, où la nécessaire discipline
de la vie publique devait conduire à la discipline
stricte de la pensée et de la croyance. C'est pen-
dant l'exil de Calvin, en 1539, que fut édictée
l'ordonnance en vertu de laquelle le devoir reli-
gieux devenait pure obligation civile, ilont l'in-
fraction était réputée délit punissable :
Obligation d'ouïr, le dimanche et dévotement
écouter la parole de Dieu, « sur la peine d'être
repris par justice ».
Pour les jurements et les blasphèmes, « la pre-
mière fois baiser terre, la seconde baiser terre et
176 LA VIEILLE ÉGLISE
trois sous, et la tierce être mis en prison trois
-jours )>.
Pour le jeu « à or ni argent », cinq sous
d'amende par délit.
• Soixante sous d'amende à qui jouera pendant
« le sermon sonné à la grosse cloche ».
Défense aux hôteliers de donner à manger ou à
boire à l'heure du prêche ou passé neuf heures
de nuit. Exception en faveur des étrangers (déjà
le touriste, arche sainte!).
Yingt-quatre heures de prison pour quiconque
après neuf heures de la nuit, irait par la ville
sans chandelle.
Obligation aux maîtres d'envoyer leurs servi-
teurs au sermon du dimanche.
A quiconque danserait (sinon aux noces) ou
chanterait chansons déshonnêtes, se déguiserait,
ferait « masques ni mômeries », soixante sous, la
prison trois jours, au pain et à Teau.
Tout cela n'était pas bien méchant. Notre loi
baroque du repos hebdomadaire ne vaut guère
mieux. Mais ce dernier article donne à réfléchir :
« Même, que un chacun soit tenu de révéler à
messieurs ceux ou celles qu'on aura trouvés délin-
quants aux articles susdits en tout ou en partie » .
Yous le voyez, le régime des fiches fleurissait
déjà, au milieu du seizième siècle, sur les rives du
Léman, ad majorem Dei gloriam.
Une Répubhque où la police contraint les ci-
toyens à ne point s'écarter du chemin du paradis
est une société destinée à la terreur religieuse.
CALVIN A GENÈVE 177
De trois sous d'amende au bûcher, la distance
paraît grande, mais la relation est terriblement
logique.
La peste de 15/i5, à l'occasion de laquelle
trente-deux innocents, hommes et femmes, accu-
sés de maléfices et empoisonnement de fontaines,
furent mis à mort, avait sans doute troublé les
imaginations et habitué les esprits genevois à la
violence extrême de la répression. Un membre du
Conseil, soupant avec ses amis, a-t-il l'imprudence
de qualifier Calvin de « méchant homme, prédica-
teur d'une fausse doctrine », il est déféré à la
justice des Deux Cents, qui inclinent à la clé-
mence; mais Calvin menace de quitter sa chaire
si l'on ne venge l'outrage fait à Dieu, et le pauvre
homme se voit condamné « à faire le tour de la
ville en chemise^ tête nue, une torche allumée en
main, et venir ensuite par devant le tribunal crier
merci à Dieu et à la justice ». Remarquez que
cette promenade en chemise est des premiers
jours d'avril, saison encore bien rafraîchie là-bas
par la fonte des neiges alpestres.
L'année d'après, en 1547, Jacques Gruet, fils
d'un notaire, attache à la chaire de Saint-Pierre
un placard injurieux pour les ministres de la nou-
velle Eglise. Il est dénoncé, arrêté, on fouille dans
ses papiers, on y découvre une note sur l'hypo-
crisie et l'ambition de Calvin, et ces deux mots :
« Toutes foUes », en marge d'un traité du réfor-
mateur contre les anabaptistes, au chapitre sur
l'immortalité de l'âme. Le jeune étourdi est mis
12
178 LA VIEILLE ÉGLISE
plusieurs fois à la torture, puis décapité. A l'oc-
casion de ce triste procès, Calvin écrivait à l'un
de ses néophytes, gentilhomme brabançon : « Il
semble avis aux jeunes gens que je les presse
trop. Mais si la bride ne leur étoit tenue roide, ce
serait pitié. Ainsi, il faut procurer leur bien, mal-
gré qu'ils en aient » .
Théorie d'application arbitraire, étrangement
dangereuse, et qui, après Gruet, coûta fort cher
à quelques personnes. La plus illustre victime de
ce régime d'inquisition fut un autre fils de notaire,
mais Espagnol, le médecin Michel de Villeneuve
ou Michel Servet. C'était un confrère de Calvin
en libre interprétation de l'Ecriture. Tout jeune,
à Toulouse, il s'était plongé dans la Bible, « Uvre
descendu du ciel, écrivait-il, source de toute phi-
losophie et de toute science ». Il en tira, pour son
malheur, une vue sur le Christ assez semblable à
celle d'Arius et son fameux livre Sur les erreurs
de la Trinité, le De Trinitatis erroribiis, à Toc-
casion duquel il entama de véhémentes contro-
verses avec Calvin. On vit alors renaître entre
Genève, d'une part, et Lyon ou Yienne où s'était
retiré Servet, les subtiles discussions agitées par
les docteurs scolastiques depuis le temps de Pierre
Lombard, depuis le douzième siècle. Servet reje-
tait le dogme formulé par le symbole de Nicée et
déclarait que, par la distinction des trois personnes
divines, on imaginait une quaternité, le Père, le
Fils, l'Esprit et le Dieu total. Les deux adversaires
pouvaient nager longtemps en cet Océan de meta-
CALVIN A GENÈVE 179
physique profonde. Le pauvre Servet, excommu-
nié à Genève, se trouvait, sur le sol français^,
exposé aux méfiances du cardinal de Tournon et
de l'Inquisition. Il offrit à Calvin de se rendre à
Genève pour y présenter sa défense. Le réforma-
teur écrivit à ce propos : « Je ne veux pas lui
engager ma parole ; car, s'il venait, je ne souffri-
rais jamais, pour peu que j'eusse du crédit dans
cette cité, qu'il en sortît vivant, vivum exire
numquam patiar » .
Voilà un texte clair. Il est fâcheux que Servet
n'ait point connu cette épître. L'infortuné, que le
bourreau venait de brûler en effigie à Vienne,
cherchant à fuir, à gagner l'Italie, se jeta tête
baissée dans le guêpier de Genève en août 1553.
Arrêté sur-le-champ à la demande de Calvin, il
dut répondre sur quarante articles rédigés par ce
dernier et qui intéressaient principalement la Tri-
nité et le baptême des enfants. On y rencontrait
aussi une calomnie imaginée par Michel contre
Moïse. N'avait-il pas osé avancer que la Palestine
n'était point fertile ? Enfin une vague accusation
de panthéisme ajoutait une horreur dernière à ce
dossier d'hérésie.
Le 26 octobre, les juges « ayant Dieu et les
saintes Ecritures devant les yeux, disant : au nom
du Père, du Fils et du Saint-Esprit », condam-
nèrent Servet à « être brûlé tout vif avec son
livre tant écrit de sa main qu'imprimé ». La sen-
tence fut exécutée le lendemain dans l'après-midi.
Le matin, Calvin se rendit à la prison. Michel lui
180 LA VIEILLE ÉGLISE
cria merci (grâce!). Calvin entama un nouveau
débat sur les trois personnes divines. Il trouva
mauvais que, du haut de son bûcher, cet homme,
dont la théologie ne devait plus être, à ce moment
même, très lucide, n'eût point crié au peuple
« pour quelle vérité il mourait ». C'était, paraît-
il, le cérémonial nécessaire du martyre élégant.
Servet eut le tort d'y manquer, par la plus regret-
table des distractions.
Le supplice du médecin espagnol n'empêcha
point la Sainte-Trinité de passer, dans les conci-
liabules des réfugiés italiens, entêtés de subtilité
dialectique, d'assez mauvais quarts d'heure. Calvin
reprit ses foudres. Un certain Valentin Gentilis
ayant évoqué de nouveau le fantôme de la Qua-
ternité, dut « crier merci^ le genou en terre,
puis porter une torche allumée, par les rues, en
chemise, pieds nus et tête découverte au son de
la trompette ». Gentihs s'enfuit à Lyon, où l'In-
quisition l'incarcéra comme hérétique. L'Italien
expHqua, justifia son opinion. Les Torquemada
lyonnais qui, en ces matières épineuses, portaient
l'expérience historique des variations doctrinales
et un sens d'humanité, le relâchèrent. Il prit son
vol à travers la Pologne, la Moravie, l'Autriche,
toujours hanté par ses rêves. Il revint sottement
à Gex, en pleine fournaise calviniste et convoqua
les théologiens pour une dispute publique. Le
bailli le livra aux magistrats de Berne. Plus heu-
reux que Servet, Gentilis fut simplement déca-
pité (1566).
CALVIN A GENÈVE 181
Calvin était mort depuis deux ans. Mais le Pape
de Genève n'avait pu léguer à son Eglise l'intelli-
gence, qu'il n'avait point eue lui-même, de la
parole apostolique : i< Là où est l'esprit du Sei-
gneur, là est la liberté ».
Un Livre sur Sainte Thérèse (D
L'Italie du quatorzième siècle, l'Espagne du
seizième^, ont été éclairées et purifiées par la pré-
sence et l'action de deux femmes héroïques, sainte
Catherine de Sienne et sainte Thérèse. Toutes
deux elles apparurent en des pays où le christia-
nisme traversait une crise inquiétante; elles eurent
l'une et Tautre l'intelligence très claire des néces-
sités religieuses de leur temps, et se consacrèrent,
avec une incomparable charité, à la régénération
morale de leur peuple. Sainte Catherine est, au
premier coup d'œil. d'un abord plus facile que
sainte Thérèse. Son mysticisme est moins trans-
cendant ; son œuvre suprême, toute politique, est
plus intelligible. La petite nonne toscane, si rare-
ment cloîtrée, se jeta vaillamment dans la mêlée
affreuse de l'histoire itaUenne, l'éternelle révolu-
tion des communes; elle osa même se placer au
gouvernail du navire « sans pilote en grande tem-
pête », ritahe désemparée, abandonnée par le
pape et par l'empereur, que Dante signalait à la
pitié du monde. Elle comprit le péril que le séjour
trop prolongé de la papauté en Avignon faisait
courir, non seulement à la péninsule, mais à la
(1) Sainte Thérèse, par Henri Joly. Paris, Lecoffre, 1902.
184 LA VIEILLE ÉGLISE
chrétienté tout entière, et quel désastre serait
pour les consciences le schisme accompli à Rome
même, et par un antipape italien, contre le pontife
légitime exilé aux rives du Rhône. Elle réussit,
par ses prières et ses larmes, à ramener Gré-
goire XI sur le tombeau des grands apôtres.
Ainsi, bien qu'elle ait goûté souvent aux joies de
l'extase et que le plus fameux de ses ravissements
ait été illustré par le pinceau pathétique du
Sodoma, Catherine de Sienne a laissé à l'histoire
le souvenir d'une mère de l'Eglise dévouée au
salut poHtique de l'Eghse et mêlée aux convulsions
d'un siècle tragique, plutôt que l'image d'une soU-
taire vêtue de blanc, prosternée, immobile, sous
la lampe de l'autel.
L'attitude religieuse de sainte Thérèse fut très
différente. Sous la pesante, l'impérieuse monar-
chie de Philippe II, l'Espagne jouissait de la paix
publique; l'Eglise de Rome, gouvernée par les
Papes ascétiques du siècle, n^avait plus besoin,
comme au temps de sainte Catherine, d'être sur-
veillée par les âmes pieuses, encouragée au labeur
de la réformation volontaire et, quand elle sem-
blait sommeiller, vivement réveillée et morigénée.
Ce n'est plus du côté des pasteurs que fut attirée
la sollicitude de Thérèse, mais vers le troupeau
chrétien, je veux dire les ouailles très précieuses
dont la garde lui était confiée, vers l'ordre du
Carmel, les carméUtes d'abord, puis les carmes
eux-mêmes. La discipline, alors, fléchissait visi-
blement dans les communautés contemplatives.
UN LIVRE SUR SAINTE THÉRÈSE 185
Le christianisme espagnol, si rigide à l'âge de la
croisade contre l'islam, s'était comme détendu et
amolli dès que, par l'exode des derniers Arabes,
l'Evangile se trouva le livre unique de la doctrine,
le maître incontesté des consciences. L'Espagne,
tout à coup trop riche, et riche d'un or stérile,
folle d'orgueil, en proie aux vanités de la vie de
cour, gâtée encore et très rapidement par un
contact trop intime avec Tltalie, voyait tomber
dans le relâchement les familles monastiques et
baisser le niveau de sa vie religieuse. Sa Httéra-
ture, drame ou roman picaresque, témoigne de
cette décadence. On y rencontre des couvents de
nonnes où Ton entre aussi facilement qu'en un
moulin, même par escalade nocturne, où les portes
des cellules sont bien mal closes et dont les
colombes s'envolent à tire-d'aile ; ou des monas-
tères qui se transforment en salons et dont les
grilles complaisantes laissent passer les billets
parfumés et les propos amoureux des cavaUers
revenus de Naples ou de Milan. Il est aisé d'entre-
voir, par les demi-confidences de sainte Thérèse,
que le souffle du siècle courait déjà le long des
cloîtres du Carmel. Elle résolut donc de sauver le
Carmel, ou plutôt de ménager, dans le Carmel
réformé, pour les âmes d'élite, un asile de pureté
parfaite, la Tour d'ivoire où les grands chrétiens
abritent volontiers la liberté de leur rêve. Elle
embrassa cette vocation avec un courage que ne
lassèrent ni les résistances de l'opinion, ni l'oppo-
sition ou les hésitations de ses supérieurs ou de
186 LA VIEILLE ÉGLISE
ses confesseurs, ni sa santé chancelante, ni la
pauvreté de ses ressources. Tous les obstacles
cédèrent à son inflexible volonté, à sa douceur
sans pareille. Elle se sentait tout près du cœur
de Dieu, et l'ardeur infinie de sa foi recevait
chaque jour un aliment nouveau de ses longs
entretiens avec le Seigneur Jésus.
Un mysticisme tout personnel, ineffable, fut,
en effet, la cause et Tinspiration puissante de cet
extraordinaire apostolat. Dans ce petit livre que
j'ai sous les yeux, M. Henri Joly analyse avec la
sagacité d'un psychologue et d'un théologien les
conditions de vie extatique qui firent de la sainte
d'Avila une figure peut-être unique dans l'histoire
de l'Eglise militante. Ici, rien ne rappelle le songe
métaphysique des sages d'Alexandrie, l'âme qui
s'élève laborieusement jusqu'à Dieu, mais se noie
et se perd en Dieu, le Dieu formidablement vague
et indifférent de Porphyre ou de Plotin. De ses
visions si fréquemment renouvelées, Thérèse, loin
de s'anéantir dans le trouble ou l'éblouissement,
ne recevait qu'une paix divine et comme une
lumière plus vive de Tesprit. Ce n'étaient point
des visions, disait-elle, « imaginaires », œuvre
d'une imagination exaltée « où Ton croit voir ce
qu'on pense », mais qui ne sont que « des chi-
mères ». Ce n'étaient pas davantage des halluci-
natio7is. Elle l'a bien des fois déclaré : « jamais
elle n'a rien vu des yeux du corps ». Ces visions
étaient, d'après son témoignage <( purement intel-
lectuelles ». (( On me demande comment je puis
UN LIVRE SUR SAINTE THÉRÈSE 187
savoir et affirmer que Notre-Seigneur est près de
moi avec plus d'assurance que si je le voyais de
mes propres yeux. Je réponds qu'ainsi une per-
sonne ou aveugle, ou dans une très grande obs-
curité, n'en peut voir une autre qui est près
d'elle. Toutefois ma comparaison n'est point
exacte, elle n'exprime qu'un faible rapport; car
la personne dont je parle acquiert, par le témoi-
gnage des sens, la certitude de la présence de
l'autre... Mais ici Notre-Seigneur se montre pré-
sent à l'âme par une connaissance plus claire que
le soleil... Il illumine l'entendement, afin que l'âme
jouisse d'un si grand bien... Lorsque l'âme ne
pense à rien moins qu'à voir une chose extraordi-
naire, cet adorable Maître se présente à elle tout
à coup... et la fait jouir d'une heureuse paix.
Quand saint Paul fut renversé sur la route, il y eut
en l'air une violente tempête; ainsi il se fait un
grand mouvement dans le fond de l'âme, qui esti
comme un monde inférieur, mais un instant après^
tout est dans un calme divin. L'âme est alors ins-
truite des plus grandes vérités d'une manière si
admirable qu'elle n'a plus besoin de maître qui en
donne l'intelligence. Celui qui est la véritable
sagesse l'a rendue capable, sans aucun effort de sa
part, de les saisir et de les comprendre ». Enfin,
quand le Seigneur parle à sa servante, « ce divin
langage, dit-elle, n'est pas sensible aux oreilles du
corps, et néanmoins l'âme le perçoit d'une manière
plus distincte que s'il lui arrivait par l'ouïe. On
essaierait en vain de refuser de l'entendre ».
188 LA VIEILLE ÉGLISE
Descendons de ces sublimités. Une question
tourmente sans doute l'esprit de mon lecteur. Cet
étrange état d'âme fut-il l'effet d'une acuité mor-
bide du système nerveux? M. Joly n'aperçoit, en
sainte Thérèse, ni une névrosée, ni une halluci-
née. Il est certain que la vie entière de celte
femme, la lucidité de ses vues, la noblesse et la
simplicité de ses desseins, la constance et la sa-
gesse de son action témoignent de la parfaite
santé de l'intelligence et de la volonté. Elle eut la
foi portée à son plus haut degré de ferveur, la
foi qui soulève les montagnes et, indépendam-
ment de toute illusion des sens ou de l'imagina-
tion, devient véritablement créatrice. Durant
plus de quarante années, l'extase offrit à cette
grande âme, d'une façon singulière, comme un
second mystère de la présence réelle.
Suivez-la maintenant dans la familiarité de sa
pensée et de sa vie, le détail de ses réformes :
vous rencontrerez des merveilles de modération,
de bon sens et de bonté. Ce n'est point une
nonne absorbée par la dévotion extérieure. « Je
ne suis point déraisonnable, une faiseuse de
signes de croix... Jamais je n'ai aimé ni pu souf-
frir certaines dévotions où entrent je ne sais
quelles cérémonies, dans lesquelles les femmes
trouvent un attrait qui les trompe ». (N'oubliez
pas qu'elle est Espagnole !). Elle préférait les
œuvres de charité, les petites comme les grandes.
Elle soignait tendrement ses sœurs malades et
berçait leur agonie, ou s'en allait au chœur, la
UN LIVRE SUR SAINTE THÉRÈSE 189
nuit, raccommoder les manteaux délabrés qu'elle
trouvait sur les prie-dieu. Le démon ne reiïràyait
point. « Je ne comprends pas, écrit-elle, ces
craintes qui nous font dire : le Démon ! le Dé-
mon ! Quand nous pouvons dire : Dieu ! Dieu I et
faire trembler notre ennemi. Ne savons-nous pas
qu'il ne peut faire le moindre mouvement si le
Seigneur ne le lui permet? Que signifient donc
toutes ces terreurs? Je redoute bien plus ceux
qui craignent tant le démon que le démon lui-
même ; car, pour lui, il ne saurait me faire du
mal, tandis que les autres, surtout s'ils sont
confesseurs, jettent l'âme dans de cruelles in-
quiétudes ». Toujours reposait en elle, à côté de
la chrétienne de droite raison, la femme d'esprit,
la femme du monde, d'une ironie trèsfme. « L'ex-
périence m'a appris ce que c'est qu'une maison
où il y a beaucoup de femmes réunies. Dieu nous
en préserve ! » A un carme, confesseur présomp-
tueux, elle écrit : « Je vous trouve charmant de
me déclarer que vous saurez ce qu'est cette de-
moiselle, rien qu'en la voyant. Nous ne sommes
pas faciles à connaître, nous autres femmes.
Quand vous les avez confessées durant plusieurs
années, vous vous étonnez vous-même de ne pas
les avoir bien comprises ; c'est qu'elles ne se
rendent pas un compte exact d'elles-mêmes pour
exposer leurs fautes, et que vous les jugez seule-
ment d'après ce qu'elles vous disent )>. En ce
temps-là, le dominicain Louis de Grenade écri-
vait la Guide des pêcheurSy traité de morale
190 LA VIEILLE ÉGLISE
chrétienne à l'usage des personnes engagées dans
la vie du siècle. Quel dommage que sainte Thé-
rèse n'ait point écrit la Guia de los confesores !
Tout au moins a-t-elle pris la peine de décrire
les conditions d'un bon confessionnal « muni de
voiles bien cloués », de même que celles d'un
bon parloir à doubles grilles par où « ne puissent
passer les mains ».
Elle était cependant bien indulgente, opposée,
comme l'avait été saint François d'Assise, aux
excès de l'ascétisme monacal. Sur tous les points
de la vie religieuse, dans les constitutions du
Carmel renouvelé, comme dans ses lettres ami-
cales, ce qu'elle rechercha, c'est la mesure unie à
une scrupuleuse prudence. Elle ne voulait pas
que les Carmes réformés, déchaussés, selon la
vieille règle, montassent sur des mules pour une
heure de voyage. « Je n'approuve pas ces jeunes
Carmes déchaussés avec leurs mules et leurs
selles. Quant à vous faire aller nu-pieds, sans
sandales, je n'en ai jamais eu l'idée ; déjà vous
n'êtes que trop déchaussés. Comprenez bien, mon
père, que j'aime qu'on insiste beaucoup sur les
vertus et non sur les austérités corporelles. Cela
vient sans doute de ce que je ne suis guère péni-
tente moi-même ». Mais, à propos des inspec-
tions faites par les supérieurs ecclésiastiques
dans les couvents de carmélites : « Que jamais,
même le matin, ils ne s'arrêtent pour manger dans
le monastère, même s'ils en sont sollicites avec
importunité, et qu'ils s'empressent de partir ».
UN LIVRE SUR SAINTE THÉRÈSE 101
Un dernier trait achèvera l'originalité sédui-
sante de cette figure. Un sien neveu, dont la jeu-
nesse avait été orageuse, avait confié à ses soins
une fillette illégitime. Puis, fixé aux Indes, il allait
se marier. Elle le félicite de sa résolution. « Je
vois par là combien je vous aime... Quand je vois
cette enfant vous ressembler si bien, je ne puis
m'empêcher de l'accueillir et de Taimer beau-
coup... Dieu veuille en faire sa servante I Car ce
n'est pas elle la coupable ; aussi, vous ne devez
rien négliger pour qu'elle soit bien élevée ; quand
elle sera plus âgée, il ne faudra pas la laisser où
elle est ; elle sera mieux chez sa tante; nous
attendrons pour voir ce que Dieu veut en faire.
Vous pouvez envoyer ici une certaine somme
d'argent que l'on placerait, et les rentes servi-
raient à sa subsistance. Certes, elle le mérite,
car elle est très gentille. Il n'eût pas été néces-
saire de nous envoyer de l'argent pour elle, si ce
monastère ne se trouvait actuellement dans la
plus grande pauvreté ».
Elle mourut à soixante-sept ans, le soir du
k octobre ï 582, après avoir proféré cette parole
où toute sa foi et tout son amour étaient conte-
nus : « Seigneur, il est temps de nous voir ! »
Jadis, au même jour et à la même heure était mort,
dans sa pauvre cellule, saint François d'Assise,
tandis qu'une volée miraculeuse d'alouettes passait
en gazouillant sur les toits du monastère, parmi
les ombres du crépuscule. Alaudœ aves lucis
amicœ, dit saint Bonaventure.
L'Originalité de Sainte Thérèse (D
Les Dames du Carmel, contraintes de quitter
Paris et de s'exiler de notre terre de liberté,
d'égalité et d'ineffable fraternité, se sont réfu-
giées en Belgique, en un faubourg de Bruxelles,
et viennent d'entreprendre, pour la gloire de leur
ordre, une traduction des œuvres complètes de
sainte Thérèse, travail délicat, difficile, car la
langue de la grande carmélite, d'une mysticité
bien subtile, d'une syntaxe irrégulière, trop per-
sonnelle, où fourmillent les abréviations, a vieilli^
même pour les lecteurs espagnols, plus que la
langue de Cervantes, demeurée si limpide. Les
traductions françaises antérieures en prenaient
trop à leur aise avec le texte de la sainte. Les
Carmélites de la rue Saint-Jacques étaient prêtes à
accomplir cette tâche. Elles trouvaient dans leur
Compagnie l'érudition philologique nécessaire,
éclairée d'ailleurs par le sentiment profond et
Taustère pratique de la règle. Leur travail, revisé
par Mgr PoUt, évêque de Cuença (Equateur) et
ancien supérieur des Carmélites de Quito, peut
(1) Œuvre complète de Sainte Thérèse de Jésus, tradaction
nouvelle par les Carmélites du a premier monastère » de
Paris. — Paris, V. Retaux, 1907.
13
194 LA VIEILLE ÉGLISE
être tenu pour définitif. Les deux premiers vo-
lumes parus renferment la vie de sainte Thérèse
écrite par elle-même et les Relations spirituelles
à ses directeurs^ le Château intérieur, les Ex-
clatiiationSy les Demeures, le Chemin de la Per-
fection, les Fondations seront publiés tour à tour.
Mais je crois que ces deux volumes permettent
d'apercevoir, en son originalité séduisante, le
génie de cette femme singulière, l'élan sublime de
son mysticisme et la finesse de son esprit, la har-
diesse de sa théologie et la sûreté de son bon
sens, son indulgence pour autrui et la tendresse
de son cœur, enfin, je ne sais quelle grâce alerte
et souriante qui nous fait imaginer d'elle une
figure toujours jeune, d'une infinie douceur. En
sainte Thérèse, nulle trace de scolastique, nul
effort de raisonnement, et point d'abus des textes
tirés de l'Ecriture, dont nous accablaient les théo-
logiens de l'ancien temps, même les mystiques
qui, pour prendre leur vol vers les hauteurs ver-
tigineuses de la contemplation et de Tado ration,
cherchaient comme point d'appui quelque verset
venu des prophètes ou de l'Apocalypse. Nulle
trace pareillement de la mélancolie qui pénètre
chaque ligne de V Imitation, Uvre douloureux où le
moyen âge a mis tout son découragement, le renon-
cement à ses plus beaux rêves, le dédain de Tac-
tien, son amour pour la solitude, sa muette rési-
gnation aux volontés du Père qui est aux Cieux.
Une allégresse intime court à travers les confi-
dences de la Vierge d'Avîla. Même torturée par
l'originalité de sainte THÉRÈSE 195
les souffrances de son corps trop frêle, d'une ner-
vosité redoutable, elle garde une sérénité d ame
admirable, elle se sait rapprochée du cœur de
Dieu. « Crucifiée, écrit-elle, entre le ciel et la
terre », abandonnée par le monde, tournée vers
Dieu seul, l'éblouissement que lui cause la con-
naissance des choses divines, le tourment de son
amour inassouvi, lui fait perdre jusqu'au senti-
ment de la vie. « On dirait les affres de la mort.
Seulement, cette souffrance est accompagnée d'un
si grand bonheur que je ne sais à quoi la com-
parer. C'est un martvre à la fois délicieux et
cruel ».
Ce qui distingue sainte Thérèse des grands
mystiques, des femmes en particuKer, telles que
sainte Douceline de Provence, c'est le calme, la
sûreté en quelque sorte scientifique avec lesquels
elle raconte, analyse et classe les états les plus
troublants, les illuminations transcendantes de son
esprit. Peut-être, depuis les philosophes d'Alexan-
drie, n'avait-on point revu d'aussi nombreuses et
fines nuances dans la confession d'une conscience
religieuse et les t-tats les plus fuyants de l'âme
disposés en d'aussi magnifiques hiérarchies. La
psychologie de l'oraison est une pure merveille.
Reprenant une image chère à sainte Catherine de
Sienne, elle compare l'âme à un jardin que l'on
peut arroser de quatre manières, qui sont les
quatre degrés de l'oraison : la méditation en
quelque sorte rationnelle, qui s'abstient encore de
vues sur le surnaturel, l'oraison de quiétude « où
196 LA VIEILLE ÉGLISE
la volonté, sans savoir comment elle se rend cap-
tive, se laisse emprisonner par Dieu, bien assurée
de tomber au pouvoir de Celui qu'elle aime...
L'âme, ici, s'élève peu à peu au-dessus de sa
misère, elle reçoit quelque connaissance des joies
du Ciel... La majesté de Dieu commence à se
communiquer à cette âme... L'âme, dès qu'elle en
est là, perd le désir des choses de la terre... Le
Seigneur veut alors faire comprendre à cette âme
qu'il est tout près d'elle, si près qu'elle n'a plus
besoin de lui envoyer de messagers. Elle peut lui
parler elle-même et sans élever la voix, car, à
cause de sa proximité, il la comprend au seul mou-
vement des lèvres ».
Alors, au troisième degré de son ascension,
l'âme entre en union avec Dieu, et se sent mourir
aux choses de la terre. « On dirait une personne
qui, tenant en ses mains le cierge bénit, attend à
tout instant la mort, mais une mort ardemment
désirée. Durant cette agonie, l'âme est inondée
d'inexprimables délices ». Enfin, voici le terme de
la béatitude : le ravissement ou l'extase. L'âme
défaille ; le corps lui-même s'évanouit, tous les
sens se ferment ; l'âme s'abîme en Dieu. « Notre-
Seigneur me dit ces paroles : « Votre âme se
« consume tout entière, ma fille, du désir d'en-
« trer plus profondément en moi. Ce n'est plus
« elle qui vit, c'est moi qui vis en elle ». Yous
voyez la différence entre ce mysticisme du Carmel
et la théorie de saint Paul : in ipso vivimus,
movemur et sumus.
l'originalité de sainte THÉRÈSE 197
La vie sacramentelle était, pour Thérèse, l'ali-
ment sans cesse renouvelé de l'extase. « Comme
je venais de communier, mon âme me parut réel-
lement ne faire qu'un avec le corps sacré de Notre-
Seigneur ». Et, quelques jours plus tard : « 11
me fut donné à entendre comment le corps sacré
de Jésus-Christ est reçu par son Père au dedans
de notre âme. J'avais déjà vu et compris de
quelle manière ces trois divines Personnes se
trouvent en nous... Une autre fois, on me fit
comprendre comment le Seigneur est dans toutes
les créatures, et en particulier dans l'âme. Il me
vint à l'esprit la comparaison d'une éponge qui
s'imbibe d'eau ».
Sans doute, un assez petit nombre de lecteurs
recevront, de ces pages extraordinaires, la nour-
riture spirituelle convenable à leur propre cons-
cience. Une telle exaltation du sentiment religieux,
si elle se rencontre encore dans l'ombre des der-
niers cloîtres, est, dans la vie commune de notre
monde, un phénomène peu fréquent. Mais, par le
côté le plus accessible à l'intelligence et à la sym-
pathie des esprits cultivés, les ouvrages que tra-
duisent les Carmélites exilées peuvent .intéresser
encore beaucoup de personnes. Dès le début de la
Vie, la Sainte nous charme par la candeur de ses
premières émotions. La famille Cepeda, de bonne
noblesse castillane, comptait neuf garçons et trois
filles. Thérèse était, par l'âge, le troisième enfant.
Nous apprenons, au premier chapitre, une nou-
velle qui semblera à quelques-uns fort surpre-
198 LA VIEILLE ÉGLISE
nante. Ces chrétiens espagnols, dont les pères
avaient chassé les Arabes au nom de TEvangile,
maintenaient chez eux T esclavage. Jamais don
Sanchez de Cepeda ne put se décider à prendre
des esclaves. « Ayant eu, chez lui, une esclave
qui appartenait à Vun de ses frères, il lui prodi-
guait les mêmes attentions qu'à ses propres en-
fants ». Cet homme sensible aimait la lecture des
livres espagnols [los ténia de romance, dit le
texte). En ces hvres de langue romane se trouva-
t-il des 7'omans, et des romans de chevalerie?
J'aimerais à le savoir. Quatre-vingts ans avant le
Don Quichotte, la Uttérature chevaleresque tra-
versait ses plus beaux jours. Mais la Vie des
saints, lue là-bas en famille, suffit à enflammer
l'imagination de Thérèse si vivement que, tout
enfant, elle cherchait le moyen de s'en aller, avec
l'un de ses frères, « pour l'amour de Dieu, au
pays des Maures », où ils goûteraient la joie
« d'avoir la tête tranchée ». Malheureusement,
les Maures étaient bien loin, et ce beau projet
n'aboutit qu'à la construction, dans le jardin
paternel, d'un ermitage puéril. La bonne petite
sainte Catherine de Sienne avait jadis poussé plus
loin l'aventure. Elle s'avança, munie de quelques
provisions, dans la campagne, où son père la
retrouvait bientôt en oraison, au pied d'un arbre.
On sait que la grande œuvre monastique de
sainte Thérèse fut sa réformation de l'Ordre du
Carmel. Dès son entrée au couvent, elle avait
souffert de l'esprit de dissipation et de frivolité
l'originalité de sainte THÉRÈSE 109
qui s'était glissé clans le cloître. Les religieuses
gardaient une fenêtre ouverte sur la vie mondaine,
recevaient des visites, conversaient avec les cava-
liers. Sur ce point le témoignage de la sainte
confirme ce que permettaient d'apercevoir certains
drames de Caldéron et même les romans pica-
resques. Trop souvent les monastères devenaient
des salons. Les âmes y couraient le risque du nau-
frage spirituel. Tliérèse elle-même, vers sa vingt-
cinquième année, fut entraînée par le courant et
crut toucher aux portes de Fenfer. Sur ce point
délicat, la réserve de sa plume est extrême. Elle
avoue ses conversaciones, des entrevues dange-
reuses, expression vague, que les récentes édi-
trices traduisent par liaisons. L'une de ces conver-
saciones fit sur la jeune nonne une impression
très forte. <( Mon cœur, dit-elle, s'y complaisait
beaucoup ».
Cette « récréation empoisonnée » se prolongea
durant plusieurs années. Thérèse négligea l'orai-
son, se contentant d'une dévotion distraite. « Ma
vie se traînait dans les plus bas sentiers de la per-
fection ». Le retour à la prière fut pour elle le
commencement du salut. Elle gravit rapidement
les degrés mystiques que je décrivais tout à
l'heure. Et, dès lors, des visions de béatitude
furent très fréquemment la récompense de son
ascétisme.
Au temps de sa langueur religieuse se place un
incident étrange. Elle avait choisi pour confesseur
« un ecclésiastique d'une naissance et d'un esprit
200 LA VIEILLE ÉGLISE
distingués » avec qui elle s'entretenait souvent et
qui lui témoignait beaucoup d'amitié. Un beau
jour, le confesseur se confessa à la pénitente.
Depuis sept ans le malheureux vivait dans le
désordre, était la fable du pays, continuait néan-
moins à dire la messe. « Il m'inspira une pitié
profonde, car je lui avais voué un vif attache-
ment )). Elle ouvrit donc une enquête sur la vie
intime de ce prêtre. « Mieux au courant de ses
égarements, je vis en même temps que l'infortuné
n'était pas aussi coupable qu'il le paraissait ». La
femme, cause du scandale, lui avait attaché au
cou (( une petite idole de cuivre » [idollillo de
cobre) enchantée. La sainte obtint que l'idole lui
fût remise. Elle la fit jeter à la rivière. Et, sur-le-
champ, le prêtre, s'éveillant d'un sommeil de
mort, se convertit à la plus rigide vertu. « Je
n'ajoute pas une foi entière à ce que l'on raconte
des charmes^ mais je dis ce que j'ai vu, ajoute
Thérèse, afin de mettre les hommes en garde
contre ces femmes qui cherchent à les attirer à
elles ».
Miséricorde et charité, est-il, pour les âmes très
austères vouées à la recherche de la perfection
chrétienne, une parure plus élégante?
Saint Borgfa(i)
Renan dit, un jour, que la vie serait douce,
entre les murs d'une cellule — ou même d'une
prison — si le reclus s'y trouvait enfermé en tête
à tête avec les Acta sanctorum. Il aurait pour
chaque jour de l'année |(les saints de décembre
étant, je crois, encore à venir), la compagnie de
quelques-uns de ces hommes, les meilleurs qu'ait
connus le monde, des paroles sublimes et des
dévouements héroïques;, les merveilles de la cha-
rité chrétienne et toute la suite de l'œuvre de civi-
lisation poursuivie par l'Eglise dès son apparition.
J'ajouterai à ce tableau séduisant des enchante-
ments de toutes sortes : des apparitions, des
fantômes, des miracles charmants, le tour folâtre
que prennent parfois les lois de la nature, des
moines qui montent en l'air comme des ballons
dirigeables, une botanique inattendue, des bêtes
fauves, lions, panthères ou loups, d'une, dévotion
attendrissante, et de délicieuses horreurs, des
pestes, des guerres, des massacres, où se déploie
la générosité des saints, des scènes de persécution
où éclate la niaiserie méchante des grands poli-
(1) S^aint François de Borgia [1510-457^], par Pierre
Suau. — Paris, Lecoffre, 1903.
202 LA VIEILLE ÉGLISE
tiques qui croient étouffer des consciences et abo-
lir les choses divines par la violence ou la pira«
terie conformes aux mœurs de leur siècle, la
torture et le bûcher au bon vieux temps, Texil,
les gendarmes, le cambriolage et la spohation aux
époques de mansuétude moderne.
Mais les Acta sanctorum^ les cinquante lourds
in-folio des Bollandistes ne semblent point d'un
usage très répandu et d'un maniement commode.
Ils ne sont point portatifs en voyage. Ils dorment,
relégués dans les grandes bibliothèques savantes,
rarement tirés de leur rayon et de leur sommeil.
Je leur garde une réelle tendresse pour les heures
aimables qu'ils m'ont permis de goûter dans la
société du bienheureux Joachim, abbé de Flora,
au douzième siècle, de saint François d'Assise et
de ses disciples, au treizième. Cependant, chaque
fois que j'ai demandé un volume des Acta, j'ai
cru surprendre, sur le visage du fonctionnaire
chargé de dénicher mon saint, une ombre de sur-
prise mêlée de mélancolie. « Si monsieur doit re-
venir demain, je laisserai le livre à la place de-
monsieur, car il est vraiment d'un poids excessif,
et si encombrant à transporter ! »
Il convient donc de se féliciter de la publication
fondée, il y a quelques années déjà, par des catho-
liques érudits, les Saints, petits volumes légers
qui se glisseraient sans peine dans la valise des
personnes sérieuses, même à la mer ou à la mon-
tagne. J'ai eu l'occasion d'entretenir nos lecteurs
de plusieurs d'entre eux. La collection, dirigée
SAINT BOP.GIA 203
par M. Henri Joly, est, à cette heure, très ample.
On y rencontre des écrivains de marque, le duc
de Broglie, Henry Cochin, André Baudrillart,
Petit de Julleville, Henri Brémond, Welschinger.
L'une des plus émouvantes figures de la série
est assurément le personnage étudié par M. Pierre
Snaii, saint François de Borgia, rarrière-petit-
fils du Pape Alexandre VI, François Borgia, duc
de Gandia, vice-roi de Catalogne, favori de Charles
Quint, objet des haines tenaces de Philippe H,
second successenr d'Ignace de Loyola au gouver-
nement de la Compagnie de Jésus. L'auteur de ce
livre est sans doute lui-même jésuite. La dédicace
au général actuel de la Société, le permis d'impri-
mer des examinateurs, autorisent cette opinion,
et, plus encore, la parfaite indépendance de l'es-
prit critique. J'ai souvent rencontré cette liberté
de la critique^ appuyée sur une solide érudition,
chez les écrivains de la Compagnie. Je ne vois
plus, d'ailleurs, chez nous, que tel homme d'Etat
de nature larmoyante, ou tel sénateur formé par
une longue méditation du Juif-Errant, qui croient
encore à la maxime Perinde ac cadaver, aveuglé-
ment appliquée à l'entière vie intellectuelle ou mo-
rale des Pères. M. Suau ne se croit pas tenu de jeter
un voile sur les crimes des grands Borgia histo-
riques. Alexandre et son fils César lui apparaissent
la calamité de l'Eglise et, en quelques mots, il les
a flétris. Il ne s'est pas cru obligé de dissimuler
le fond d'orgueil despotique qui était en la haute
conscience de François, héritage peut-être de son
204 LA VIEILLE ÉGLISE
bisaïeul, contre lequel il lutta toute sa vie. Un jour,
à Yalladolid, des gens s'attroupaient pour le voir.
« Ils me regardent comme une bête curieuse,
dit-il à son compagnon. Ils ont raison. Si Dieu ne
m'avait pas enchaîné par les liens de la religion,
je serais une bête fauve ». « Les saints, éciît
M. Suau, ne se montrent sans imperfections que
dans les histoires maquillées. En réalité, ils su-
bissent tous les effets de l'infirmité humaine. On
fait injure à leur mémoire, on les diminue en
n'osant pas tout avouer d'eux. Pierre et Paul eurent
des conflits ; Paul et Barnabe ne s'entendirent
point ». François de Borgia dut méditer sur l'évé-
nement terrible qui marqua d'une première tache
de sang la chronique des Borgia : son aïeul, Juan
de Gandia, fils aîné du Pape Alexandre, assassiné,
une nuit d'été, à l'issue d'un souper chez sa mère
Yanozza, par les spadassins de son frère, le car-
dinal César. On l'avait retiré le lendemain, du
fond du Tibre, à la Ripetta, la gorge et la poitrine
criblées de coups de poignard. Le jour même,
Rome entière et les ambassadeurs de la chré-
tienté près du Saint-Siège avaient proclamé le
nom du fratricide. Ce crime fut le fait décisif du
pontificat. A partir de cette heure, Alexandre VI,
saisi de terreur, avait abdiqué entre les mains de
César son infinie puissance politique sur les affaires
d'Italie, et le meurtrier, triomphant, jetant sa
cape rouge aux orties, s'était rué, à la façon d'un
chef de brigands, sur la péninsule, était devenu
l'effroyable maître de Rome et de l'Eglise. Quand
SAINT BORGIA 205
une famille renferme en ses annales toutes proches
une telle tragédie, il est nécessaire qu'un sillon
de tristesse, d'angoisse et de gravité religieuse se
creuse dans une âme d'élite, telle que fut l'âme
de François de Borgia.
Tout enfant, à la cour de Gandia, François té-
moigna de sa vocation à la vie ecclésiastique. Son
père ne le voyait pas sans impatience, ornant de
petits autels et chantant le Kyrie avec ses pages.
« Il vous faut des armes et des chevaux, Fran-
çois, et non des images et des sermons. J'ai de-
mandé au ciel un duc et non un moine. Soyez
dévot, mais restez chevalier ». A dix ans, à la
mort de sa mère, après avoir pleuré et prié, il se
flagella, k dix-sept ans, Charles Quint l'appelait à
la cour de Yalladolid. Comme il traversait Alcala,
entouré d'un brillant cortège, il croisa les officiers
de l'Inquisition qui emmenaient en prison un
pauvre homme. Le jeune seigneur s'arrêta et re-
garda avec grande pitié l'inconnu tombé dans les
griffes du Saint-Office et qui n'était autre qu'Ignace
de Loyola.
Deux ans plus tard, il épousait Eléonore de
Castro, favorite de Timpératrice Isabelle, qui lui
donna, en 1530, son premier fils et dont il eut
huit enfants. La mort de son père, en 15/i3^ fit de
lui un grand d'Espagne, et le prince d'un petit
royaume détaché de ce royaume de Yalence
conquis jadis par Tépée du Cid, duché, marquisat
et baronnies, plus de trois mille familles vassales,
le long de la mer, en une contrée aussi riante que
206 LA VIEILLE ÉGLISE
l'Andalousie, toute parée des arbres et des fleurs
de l'Afrique. En Espagne et dans Tempire, tant
qu'il vécut dans le siècle, il parut l'une des figures
les plus liantes, Fun des plus précieux conseillers
de la couronne, tour à tour homme de guerre,
compagnon de l'empereur en sa campagne de
Provence, ou homme de gouvernement, réorga-
nisant la Catalogne, fortifiant Perpignan, pacifiant
le Roussillon. Infatigable justicier, il purge, au-
tant qu'il se peut, sa vice-royauté des brigands
qui l'infestent. Lui-même, à l'occasion, fait l'of-
fice de gendarme, mène l'assaut contre une bande
réfugiée dans une tour, à une lieue de Barcelone.
« J'en ai pendu six, les plus fameux. Celui qui
s'en tirera à moins de frais est sur de ramer toute
sa vie. Ceci a calmé le pays... ».
Mais les brigands titrés, les hobereaux qui en-
tretenaient les spadassins, même les très grands
seigneurs qui se croyaient tout permis, causaient
plus d'ennuis à François que les simples détrous-
seurs de campagne. Ces personnages formaient
des ligues rivales entre elles, qui désolaient la
contrée. Borgia s'estimait heureux quand il obte-
nait que les belligérants signassent une trêve de
six mois. Parfois aussi, les misères de la morgue
espagnole et de l'étiquette sacro-sainte l'occupaient
d'autant plus qu'il tenait lui-même au respect de
l'étiquette. M. Suau cite l'un de ses rapports à
l'Empereur, alors à Ratisbonne, où se rencontre
une histoire de baldaquin ducal qui eût réjoui
Saint-Simon, et une quei^lle de préséance, sou-
SAINT BORGIA 207
levée par un comte mal élevé, et qui faillit finir
en coup de dague.
Au cours d'une vie si remplie, on voit se dé-
velopper, d'un mouvement régulier, la ferveur
religieuse de l'homme qui, de jour en jour, se
rapproche de Dieu. La méditation des Ecritures,
tous les devoirs de la foi chrétienne, les œuvres
de charité s'emparent de plus en plus de la cons-
cience de Borgia. Des événements douloureux,
des scènes tragiques enflamment l'imagination
de ce chevalier espagnol : ainsi le désastre de la
flotte et des armes impériales sur les côtes bar-
baresques et la lugubre chevauchée de quinze
jours, de Tolède à Grenade, à la suite du cer-
cueil d'Isabelle, et, la nuit, dans la cathédrale en
deuil, la découverte et la reconnaissance officielle
du cadavre décomposé, par les nobles compa-
gnons du triste voyage. Plus tard encore, au che-
vet de Jeanne la Folle qui, depuis quarante ans,
languissait à Tordesillas, et, depuis quinze ans,
avait horreur des choses religieuses, c'est Fran-
çois de Borgia, déjà prêtre et jésuite, que Voh.
appela pour ramener à Dieu la veuve de Philippe-
le-Beau. Il l'exhorta, la consola, lui récita le sym-
bole des apôtres ; elle dit A mm ! et mourut pieu-
semont, le jour du Yendredi-Saint 1555, en
murmurant : « ô Jésus crucifié, soyez avec
moi ! » Ce fut le premier miracle de saint Borgia.
11 avait perdu sa femme Eléonore en 15/i6. Le
9 octobre de cette même année, Ignace de Loyola
le recevait secrètement dans son ordre. Le 31 août
208 LA VIEILLE ÉGLISE
1550^ il fit ses adieux à ses fils dont l'un, Jean,
le second, l'accompagnait à Rome. « Quand il fut
parvenu à deux jets de pierre^ dans un chemin
creux près duquel s'élève aujourd'hui une croix,
François de Borgia se retourna pour saluer Gan-
dia une dernière fois, puis il entonna le psaume :
In exitu Israël de Egypto ».
Avec lui rentraient dans la ville sainte un nom
sonore et tout un cortège de souvenirs propre à
émouvoir, dans les cloîtres de l'Aventin, du Jani-
cule et du Cœlius, les vieux moines qui, en leurs
années d'enfance, avaient vu passer par les rues
de Rome la figure magnifique, épanouie, sou-
riante d'Alexandre VI, bisaïeul, et le visage mas-
qué de César, grand-oncle du jésuite espagnol.
Sans doute, dès les premiers jours, il fit des sta-
tions de prières douloureuses, à Sainte-Mari e-du-
Peuple, sur la tombe de Yanozza^ son arrière-
grand-mère et de don Juan de Gandia, son aïeul ;
aux caveaux de Saint-Pierre, sur la tombe d'Al-
phonse d'Aragon, second mari de Lucrèce, son
grand-oncle, à l'église des Espagnols, sur le sé-
pulcre du Pape Borgia, chef de la famille. Quelles
pensées, quels effrois ou quelles espérances tra-
versèrent alors son esprit et son cœur, aucun être
humain n'en reçut la confidence.
Le Diable Capucin d)
Il y a vraiment plaisir et profit spirituel à ren-
contrer le Diable, non point au coin d'un bois ou
dans son alcôve, mais en peinture, en littérature
légendaire ou dramatique. C'est presque toujours
une rencontre rassurante. L'imagination populaire,
dès les temps anciens, s'est évertuée à dépouiller
peu à peu le personnage de son auréole de terreur.
Je crois même que les moines du moyen âge ai-
maient mieux l'apercevoir face à face que soup-
çonner sa présence incertaine et formidable sous
les espèces de la tentation, du rêve satanique, de
la foi chancelante, de l'impureté souriante. Notre
Raoul Glaber, qui vivait dans la première moitié
du onzième siècle^ — un siècle noir, où le Démon,
magicien et antipape, se dressait parfois sur la
chaire de Saint-Pierre, Glaber eut avec le grand
ennemi du genre humain trois ou quatre entre-
vues où il garda assez de sang-froid pour
imprimer en son souvenir l'image pittoresque,
grimaçante, légèrement comique du visiteur inat-
tendu. Un matin, tandis que la cloche de matines
(1) Le Diable prédicateur, comédie espagnole du dix- sep-
tième siècle, traduite pour la première fois par Léo Rouanet.
— Paris, Picard; Toulouse, Privât, 1901.
14
210 LA VIEILLE ÉGLISE
tintait, le Diable fit irruption au dortoir du cou-
vent où les paresseux, les tièdes sommeillaient,
chaudement enfouis sous leurs couvertures ; il
bondissait follement, à la façon d'un chat sauvage
et criait : « Où est mon Bachelier ? Ubi est Bac-
calariiis meus? »
(Remarquez, en passant, la valeur de ce témoi-
gnage. Donc, la France possédait des bacheliers à
l'époque des premiers Capétiens. Elle produira des
bacheliers jusqu'au refroidissement final de la
planète. M. Georges Leygues pouvait, en abolis-
saut la néfaste institution, introduire, dans notre
histoire, un événement aussi considérable que la
nuit du k août, et revêtir son nom d'une gloire
immortelle. Puisse sa passion pour les traditions
du moyen âge ne pas précipiter la ruine des
bonnes études !)
Fei-mons cette trop longue parenthèse et reve-
nons au Démon. Nos vieux pères ne semblent pas
l'avoir pris fort au sérieux. Il leur parut passable-
ment naïf, d'esprit léger, facile à duper. Et puis,
son enfer passait parmi eux pour être assez mal
tenu et surveillé. Tout y allait à la diable. Un jour,
Satan, partant en campagne avec son état-major_,
confia la garde de ses chaudières à un malheureux
jongleur que l'amour du jeu avait perdu. Saint
Pierre, qui n'ignorait point ce détail, vint rôder
autour des portes infernales, portant en poche un
jeu de cartes. Le jongleur ouvrit imprudemment
la géhenne à l'apôtre. Une partie de piquet fut,
sur-le-champ, commencée. Saint Pierre trichait-il?
LE DIABLE CAPUCIN 211
Je n'ose le croire. Mais, après avoir gagné à son
partenaire sa guitare et sa chemise, il lui proposa,
comme enjeu, les âmes de la « cité dolente ». 11
gagna jusqu'à la dernière, les enfouit toutes en sa
gibecière et remonta allègrement au paradis. Jugez
de la fureur du Diable quand il trouva son bercail
vide ! D'un coup de pied, il lança le jongleur jus-
qu'au seuil du royaume des cieux, où le bon por-
tier l'attendait et l'accueillit paternellement.
Trouverait-on, dans les légendes de la vieille
Espagne si rigidement catholique, une tradition
analogue : j'en doute. Mais, d'autre part, en au-
cune littérature dramatique, le Diable n'occupe
une place plus importante que chez nos voisins.
Sur ce théàtj'e, qui recherche si obstinément l'édi-
fication religieuse du spectateur et dont la Come-
dia est plus terrifiante parfois que divertissante,
Satan joue un rôle d'aussi précieuse utilité que
sur la scène française le Père noble ou le Financier.
N'oublions pas que Lope de Vega, Tirso de Molina,
Calderon furent hommes d'église ou moines. Le
Démon est le personnage le plus en vue de la
plupart àQ^ Autos Sacramentales. Il fmit toujours,
après avoir tenté au péché les simples mortels,
par être humilié et déconfit. Le charme surna-
turel de l'Eucharistie déjoue tous ses artifices. Il
est vaincu, tout prêt à entonner l'O sahitaris!
Au dix-septième siècle encore, l'Espagne le fit
sortir des couhsses, pour le plus grand bien des
âmes castillanes. La pièce étrange que M. Léo
Rouanet vient de traduire nous montre un Lucifer
212 LA VIEILLE ÉGLISE
assez imprévu, franciscain, prédicateur, frère
quêteur et thaumaturge, par la volonté de Dieu.
L'auteur en est inconnu. Elle eut, au temps de
Philippe IV et durant deux siècles, une extraordi-
naire popularité. Vers 1623 déjà, Lope de Vega
avait écrit un Frère Diable, médiocre ouvrage
encore inédit. Les deux comédies furent inspirées
pas une aventure miraculeuse que rapporte un
pieux écrivain valençais du seizième siècle, Cris-
tobal Moreno, lequel s'appuie sur les témoignages
de trois vénérables et doctes théologiens contem-
porains de Paul IV Caraffa. Voici l'histoire. Elle
n'est point vulgaire.
Un jour, dans la ville de Lucques, en Italie,
les bons frères franciscains déjeunaient paisible-
ment. On sonne à la porte du couvent. Le frère
portier ouvre. Un inconnu, vêtu de l'habit de
l'Ordre séraphique, demande à parler au Père
gardien, en présence de la communauté. Il est
conduit au réfectoire, et prononce ce petit dis-
cours qui dut faire tomber plus d'une fourchette :
« Père gardien, ne soyez effrayé, ni vous ni vos
religieux, de ce que je vais vous apprendre. Je
suis le Démon, tentateur des âmes, persécuteur
acharné de quiconque sert Dieu. C'est le Tout-
Puissant qui m'envoie. Ne craignez rien. Je reste-
rai parmi vous, sous cette forme et figure, le
temps qu'il plaira à la Divine Majesté. Pour vous,
tenez le mystère secret et ne le découvrez à per-
sonne, afin de ne pas encourir son châtiment.
J'irai moi-môme demander par la ville toutes les
LE DIABLE CAPUCIN 213
aumônes; telle est la volonté de Celui qui me
créa et qui punit de la sorte mon orgueil ».
Et le Diable passa deux années dans ce couvent.
Il allait par les rues et rapportait chaque soir à
ses confrères une quête abondante. Seul, un riche
marchand, dont l'avarice était sans bornes, refu-
sait chaque jour son petit hard. En vain le démo-
niaque capucin prêchait-il à cet homme et à ses
serviteurs la charité chrétienne et la pénitence.
Leur cœur demeurait plus dur que le rocher. Le
Diable, découragé, fit ses adieux à la communauté
en lui prédisant la fin terrible du marchand. Le
Père gardien, accompagné de ses plus saints reli-
gieux, se hâta de courir à la maison maudite. Il
était trop tard ! Une affreuse tempête enveloppait
le logis du mauvais riche, et ne permettait à
personne d'y pénétrer. Quand elle se fut apaisée,
on découvrit que les démons avaient emporté le
marchand, corps et âme, et l'avaient précipité à
la cuve infernale, dans le canton réservé aux ava-
ricieux.
Lope de Vega comprit que cette légende mona-
cale, pour devenir un bon drame espagnol, devait
se compliquer d'amour et de jalousie. Il imagina
de marier le marchand Federico à une jeune dame,
Octavia, qui, éprise du jeune FeUsardo, fils du
gouverneur de Lucques, lui offre son coeur dès la
première entrevue. Fureur du mari, coup de poi-
gnard, mort de l'épouse trop légère, intervention
de la Sainte Vierge et du Diable, résurrection de
la dame, damnation de l'époux, tel est le canevas
214 LA VIEILLE ÉGLISE
de la comedia précipitamment écrite par Lope et
perdue dans le torrent de ses dix-huit cents
œuvres dramatiques. L'auteur du Diablo predi-
cador^ moins fécond et moins essoufflé, traita ce
thème tragique d'une main plus délicate et plus
lente. Il fit d'Octavia une amoureuse que la pensée
seule de l'adultère épouvante, et qui, par vertu,
semble parfois haïr celui qu'elle aime, le beau
Feliciano. Son Père gardien, à qui l'odeur du
soufre et les paroles ambiguës de Lucifer vêtu d'un
froc ont révélé la présence du Démon, accepte
avec bonne grâce le confrère infernal qui, tout
en quêtant pour la sainte maison, lui cons-
truira, vertigineux architecte, un beau couvent
tout neuf.
Mais, comme le théâtre espagnol, destiné, dès
son origine, au petit peuple aussi bien qu'aux
lettrés et aux seigneurs, ne peut se passer d'un
élément de bouffonnerie, voici frère Antolin, le
moins mystique des moines, peureux et gourmand,
mais d'une gourmandise qui jamais ne se rassasie.
Son estomac est un gouffre sans fond où s'englou-
tissent incessamment jambons, cervelas et poular-
des. Entre le franciscain Lucifer et ce goinfre
encapuchonné, la relation dramatique, bien qu'un
peu grossière, est assez comique. Le Diable s'amuse
à tourmenter le pauvre homme en lui dérobant
ses plus succulentes provisions ingénieusement
enfouies dans les replis de ses vastes manches.
Mais, fidèle imitateur de saint François qui nourrit,
un matin de Pentecôte, dix mille de ses frères par
LE DIABLE CAPUCIN 215
une apparition miraculeuse de provisions venues
de tous les points de TOmbrie, i'évangéliqiie Lu-
cifer apaise la faim d'une troupe de mendiants
chargés de famille et de haillons grâce aux trésors
culinaires qu'Antolin se préparait à déguster
dans la solitude des champs. Mais le pauvre homme
n'est point au bout de ses chagrins. On n'est point
impunément le confrère d'un thaumaturge, l'ins-
trument d'un miracle. Le peuple, persuadé que le
moine est un saint authentique, ne lui laisse plus
une heure de repos. Il accourt sur la scène, tout
ahuri, poursuivi, dit-il, par une vingtaine de
personnes armées de couteaux et de ciseaux.
« Chacun voulait emporter un morceau de mon
froc, si bien que, pour le défendre, je suis sorti
de la mêlée criblé de piqûres aux cuisses, aux
jambes et aux bras » . Cependant une pieuse dame
apporte au frère un poulet rôti. Déjà le volatile
descendait dans le large gosier d'Antolin, quand
Lucifer, invisible pour le moine seul (les specta-
teurs acceptaient ce naïf jeu de scène), le saisit à
la gorge et l'étrangla k demi comme « entre deux
fers rouges ».
Ce sont là miracles carnavalesques. Mais, en
Espagne, un bon drame d'édification religieuse a
besoin de prodiges autrement redoutables. Octavia
vient de tomber sanglante sous le couteau de son
mari, fou de jalousie. Elle est morte. Tout à coup,
un nuage s'abaisse des frises du théâtre. La
Yierge, entourée d'anges, en sort, s'incline vers la
jeune femme, la touche de ses mains divines. La
216 LA VIEILLE ÉGLISE
morte ressuscite. Lucifer est témoin du miracle.
Malgré lui, tout frémissant de rage, il s'agenouille
en face de la mère de Dieu. Lodovico, l'époux
assassin, en revoyant vivante sa victime, ressent
d'abord un trouble très naturel ; mais il se ressaisit,
refuse de recevoir au foyer conjugal la femme
innocente revenue de l'autre monde. Les exhor-
tations du moine Lucifer, dont l'âme devient de
plus en plus franciscaine, demeurent impuissantes
contre la fureur de plus en plus satanique de
Lodovico. En vain le Diable recommande-t-il au
misérable l'intercession de saint François, l'effica-
cité de la prière et du repentir et, comme premier
acte de conversion, une sérieuse aumône au cou-
vent des chers frères mineurs. A lutter contre
cette conscience perverse, il perd son temps et
son latin. Lodovico est irrémissiblement condamné.
La bouche de l'enfer s'ouvre sous ses pieds et, en
présence de l'archange saint Michel, qui vient
présider à la lugubre catastrophe, il disparaît
parmi les flammes éternelles. Octavia, une fois ce
déplaisant mari mis en lieu sûr, ne tardera pas à
épouser Feliciano.
Le Démon confesseur de la foi catholique, cham-
pion de l'Eglise, chevalier des congrégations reli-
gieuses, voilà une surprenante imagination, qui
eût fait ouvrir de bien grands yeux à notre vieux
Raoul Glaber. Je recommande cette singuUère
comédie espagnole à ceux qui furent, pendant
quatre années, nos députés ineffables. Peut-être,
dans le nombre, s'en trouve- t-il quelques-uns qui
LE DIABLE CAPUCIN 217
croient encore au Diable. Ils pourront saluer en
lui la figure respectable d'un opportuniste libéral,
bienfaisant et de joyeuse humeur.
Choses d'Espagne (i)
En dépit du mot de Louis XIV, il y a toujours
des Pyrénées entre la France et l'Espagne, je veux
dire une barrière intellectuelle qui sépare et même
éloigne singulièrement l'une de l'autre les deux
nations latines. Et peut-être ces Pyrénées sont-
elles plus escarpées sur le versant français que du
côté de nos voisins. La littérature espagnole nous
semble plus étrangère que l'italienne ou l'anglaise.
Les Français bien élevés ont lu Don Quichotte
vers leur quinzième année. Ils entrevoient à tra-
vers Corneille la figure du Cid. Ils savent que Gil
Blas est une adaptation des romans picaresques
de l'Espagne. Les personnes pieuses ont une vague
idée de sainte Thérèse. Victor Hugo nous a rendu
quelques échos des héroïques Romance?'os. Un
point, c'est tout, ou à peu près. C'est un bien
mince bagage.
Cependant, quelques écrivains, professeurs ou
critiques, s'efforcent depuis quelques années, par
les revues, les livres, les traductions et même la
propagation de la langue espagnole, de nous rap-
(1) L'Espagne littéraire, Portraits d'hier et d'aujourd'hui,
par Boris de Tannenberg. Paris, Alf. Picard. Toulouse, Ed.
Privât.
220 LA VIEILLE ÉGLISE
procher de nos amis d'outre-monts. Au nombre de
ces critiques il faut signaler M. Boris de Tannen-
berg, qui a vécu longtemps dans la péninsule, a
connu directement les plus notables lettrés de
Madrid et nous fait volontiers part de ses décou-
vertes. Son récent ouvrage sur VEspagne litté-
raire nous présente quatre portraits fort intéres-
sants : un poète dramatique, M. Manuel Tamayo
y Baus ; un philosophe poète, M. Marcelino Me-
nendez y Pelayo ; deux romanciers et conteurs,
M. José Maria de Perada et Mme Emilia Pardo
Bazan. En un spirituel avant-propos, il analyse les
principales causes de l'indifférence des Français à
l'égard « d'une littérature sœur de la nôtre », telles
que « l'impuissance politique et financière de l'Es-
pagne contemporaine » , la séduction des littératures
germaniques ou slaves, enfin, et je crois volontiers
cette cause dominante, « l'abus que fit le romantisme
de la prétendue couleur locale espagnole ; il nous
a laissé l'image d'une Espagne d'opéra-comique
impossible à prendre au sérieux et dont il est
naturel qu'on ait assez. Et les Espagnols peuvent
s'adresser à eux-mêmes le reproche d'avoir con-
tribué, dans une large mesure, à nous persuader
que toute leur vie nationale se résume aujour-
d'hui dans les corridas de toros et les danses des
gitanes ». Ajoutez cette raison qui me frappe,
pour ma part, d'une façon constante : l'absence
de l'instrument nécessaire à la pratique assidue
d'une littérature, à savoir une histoire de cette
littérature allant des origines lointaines au temps
CHOSES DESPAGNE 221
présent, une histoire précise, écrite avec goût,
pure de toute recherche oratoire ou pittoresque,
qui montrerait clairement le rapport entre la civi-
lisation de l'Espagne et son œuvre littéraire, un
livre qui devrait ressembler à l'excellent Manuel
que M. Brunetière a consacré à la littérature fran-
çaise. L'histoire de Ticknor, lourde et confuse, a
tout l'agrément d'un fagot d'épines. Et, d'ailleurs,
elle n'a rien à nous dire sur la récente période
intellectuelle de l'Espagne. Voyons, monsieur de
Tannenberg, laissez-vous tenter : écrivez cette his-
toire !
J'aimerais à fixer l'attention du lecteur sur la
pièce capitale de M. Manuel Tamayo, Affaires
cF honneur, drame qui paraîtrait beau à tout audi-
toire lettré en Europe, mais dont la beauté, sur la
scène espagnole, est inattendue, étrange, presque
paradoxale.
L'âme espagnole, telle qu'elle se réfléchit idéa-
lement dans la poésie épique, dramatique ou lyrique
de cette race enthousiaste, au verbe sonore, est
comme vivifiée par deux vertus émin entes, la
passion de l'honneur et la foi chrétienne. La
conscience des vieux ancêtres, au temps de l'âpre,
de l'implacable croisade contre l'islamisme, n'ima-
gina sans doute aucune distinction raffinée, aucun
conflit vraisemblable entre ces deux vertus ; verser
son sang pour la terre natale ou pour l'Evangile,
porter un cœur ou un blason sans tache, se mon-
trer digne du respect de ses pairs ou de la paix
de Jésus-Christ, c'était, sans la moindre subtilité
222 LA VIEILLE ÉGLISE
psychologique, Toffice, le devoir et la joie de tout
bon hidalgo. Et comme les âmes étaient alors
aussi simples que rudes, aussi naïves que violentes,
elles se permettaient, sans scrupules, pour laver
un affront, même contre un frère chrétien, les
procédés sommaires qui passaient pour excellents
à l'égard des musulmans. Dans la vieille Cronica
du Cid, le comte Gomez de Gormaz enlève à Diego,
père de Rodrigue, ses troupeaux et ses bergers ;
par représailles, Diego enlève les bergers, les trou-
peaux de Gomez ; il lui ravit « ses lavandières qui
lavent à la rivière », lui brûle son faubourg et
quelques vassaux innocents, origandage pour bri-
gandage ! Rodrigue, « qui n'a pas encore treize
ans », tuera Gomez. La primitive religion de
l'honneur, un peu sauvage, est satisfaite, et vous
chercheriez vainement en ces justiciers du point
d'honneur l'angoisse chrétienne. Voyez mainte-
nant, au Poème du Cid, quand il s'agit de ven-
ger à tout prix l'injure que lui fit son roi, voyez
l'état d'âme de Rodrigue. Il manque d'argent pour
entrer en campagne. Son familier Antolinez le tire
d'embarras. Les deux compères remplissent de
sable deux coffres cloués « de clous bien dorés »
et les présentent à deux bons juifs, usuriers can-
dides. « Ils sont pleins d'or en lingots ». Les pau-
vres gens avancent six cents marcs sur ce gage
dérisoire, et à trois reprises baisent la main du
Campéador. Par-dessus le marché, ils donnent
trente marcs et une fourrure à Antolinez. Il n'est
pas bien sur que, dans la suite, le Cid ait vrai-
CHOSES d'espagne 223
ment remboursé Rachel et Vidas, banquiers d'an-
cien régime.
L'honneur offensé, exaspéré jusqu'à la fureur,
la foi exaltée jusqu'au fanatisme, jusqu'à l'extase
ou l'épouvante, furent, dans l'horlogerie drama-
tique de l'Espagne, deux ressorts aussi énergiques
que l'amour, et, renforcés par Tamour affolé de
jalousie, montrèrent une incomparable puissance.
Voyez, dans le Médecin de son honneur^ de Gal-
deron, l'horrible procédé qu'un mari emploie pour
tuer sans se compromettre sa femme innocente, et
avec quelle sérénité ledit mari, avant que la morte
ne soit ensevelie, reçoit du roi don Pèdre une
seconde épouse. L'imagination catholique des écri-
vains risque sur la scène les miracles les plus
inattendus, les apparitions d'anges et de démons
pour répondre à l'angoisse de la mort, à la ter-
reur de l'Enfer. Dans la Dévotion à la Croix, un
assassin, un sacrilège, amant de sa sœur qu'il a
ravie à son couvent, ressuscite du fond de sa
tombe afin de recevoir l'absolution que lui méri-
tait la protection d'un crucifix perdu dans la cam-
pagne, au pied duquel il était né. Mais rien, peut-
être, en ce théâtre, n'exprime d'une façon plus
émouvante l'infernale vision de l'âme scélérate
prête à paraître devant Dieu que ce cri, ce râle
de la Célestine empoisonneuse, entremetteuse et
sorcière, à demi étranglée par deux assassins, la
nuit, dans son taudis :
(( Confession ! confession I »
Supposez maintenant que ces deux forces souve-
224 LA VIEILLE ÉGLISE
raines du drame espagnol, l'honneur outragé et
le sentiment religieux, au lieu d'agir isolément
chacune en son domaine propre, se contredisent
et se heurtent, et que l'une d'elles, plus profon-
dément engagée dans les consciences, triomphe
de l'autre, vous apercevez Tidée initiale de Ma-
nuel Tamayo, une thèse hardie, déconcertante
pour ses compatriotes, la foi plus forte que l'hon-
neur, le duel reculant en face du verbe divin :
Non occides — tu ne tueras point.
Affaires d'honneur sont heureusement afFran-
chies du personnel et du cadre romantiques.
Elles mettent en scène non des chevaliers, mais
des députés : don Fabian, austère catholique et
Yillena, un Hbéral de Centre gauche, les deux fils
de ces messieurs, Miguel et Paulino, le beau-frère
de Fabian, gouverneur de province. Médina, enfin,
la femme de Fabian, dona Candelaria. Nous
sommes bien loin de toute crise d'héroïsme, au
début du drame. Yillena a cru qu'il renverserait
le ministère en étalant le scandale d'une élection
effrontément ministérielle due à la complicité du
préfet Médina. Mais, — beauté de la cuisine par-
lementaire, — au lieu de bousculer le Cabinet,
Yillena, en l'attaquant, l'a raffermi. Non que
M. Tamayo nous laisse entendre que plus un mi-
nistère est abreuvé de honte, plus il se raffermit.
Il y a quarante ans, un tel paradoxe eut paru, en
Europe, simplement ridicule. Un ministère dés-
honoré tombait, généralement, à la première se-
cousse méthodique, tel qu'un fruit gâté. Mais
CHOSES d'espagne 225
Fabîan a si bien défendu son beau-frère, que la
Cliambre a voté la confiance aux ministres. Fabian
a traité Yillena de menteur : Villena a riposté par
de grossières injures. Ceci est encore du plus pur
parlementarisme. La conclusion de cette mémo-
rable séance s'impose : duel inévitable entre les
deux députés ; duel nécessaire entre Yillena et le
préfet calomnié par l'impétueux centre-gauche ;
enfin, duel qu'on ne pourra empêcher entre les
deux petits jeunes gens, bons amis jusqu'à l'heure
où les exigences exquises de la poUtique les obli-
gent à se couper la gorge. C'est la gorge de Mi-
guel, fils de Fabian, qui paiera pour tout le
monde.
Don Fabian, chrétien de vieille roche, fidèle au
Décalogue, refusera d'abord de se battre. Il refu-
sera, bien qu'Espagnol et brave absolument,
mais comme chrétien : <( Mon Dieu qui m'a créé
et est mort pour moi sur la croix... C'est pour
cela que je ne me bats pas^ pour cela, rien que
pour cela ! » . Villena lui écrit un billet outrageant
et vient, à son foyer, le provoquer. Fabian ré-
siste toujours. Il jette à la face de Yillena ces
mots : « Je ne me bats pas avec une canaille ! »
Villena bondit en avant. L'Espagnol se réveille
en Fabian : « Je veux vous tuer ! », crie-t-il.
« Enfin ! il était temps », clame Villena. Et le
pieux Fabian gémit : « Nous voilà tous deux éga-
lement infâmes ! » .
Eh bien ! pas encore. Dona Candelarias est gUssée
à la fin de la scène. Elle voit en son mari un apostat.
15
22Ô LA VIEILLE ÉGLISE
« Fabian, dit-elle, ce soir, à neuf heures, une dili-
gence part pour Zamora. Allons-nous-en ! ».
Est-ce l'entrée de la comédie dans le drame?
Non, car tout aussitôt la femme a éclairé la cons-
cience de ce chrétien S'il mourait sans confes-
sion! « Que se passera-t-il alors dans le cœur du
fils et de l'épouse lorsqu'ils verront condamner à
un exil infâme les os de l'époux et du père, sans
pouvoir même leur dire : Reposez en paix! ».
Fabian, vaincu, partira par la dihgence.
De grâce, ne souriez pas. La tragédie se pré-
cipite. Villena soufflette Fabian dans la rue. Pau-
lino et Miguel se provoquent et vont se massacrer.
Fabian, enragé, n'écoute plus Candelaria qui lui
rappelle en vain les soufflets reçus^ pour son sa-
lut à lui, par Jésus. Villena reparaît, bouleversé,
annonçant le duel imminent des deux jeunes gens.
Les deux pères, oublieux de leurs haines^ volent
vers le champ clos. Trop tard ! Le pauvre Miguel
agonise, tout sanglant. La mère accourt, amenant
UD prêtre. Migtiel meurt en pardonnant, en do-
mandant pardon, en invoquant la Vierge et Jésus,
comme eut fait un héros de Calderon. Mais il faut
qu'une conversion suprême, douloureuse, mette
le sceau à la réconciliation des deux pères age-
nouillés près de cet enfant mort. Le préfet Mé-
dina survient et murmure à Toreille de Villena :
u Vous avez donné un soufflet au père^ vous avez
cause la mort du fils. Vous comprendrez que je
veuille vous tuer. Mais vous tuer est trop peu.
Tiens, misérable ! » Soufflet.
CHOSES D ESPAGNE 227
Villena se redresse et retombe terrassé par
rémoiion religieuse : « Je mérite cela ; je le souf-
frirai pour l'amour de Dieu, de ce Dieu sur qui
j'ai craché, que j'ai crucifié!... Dieu de nos pères,
Dieu véritable, je crois en toi ! ».
C'est le coup de foudre de la grâce. Mais c'est
aussi une quintessence d'esprit et de drame cas-
tillans. Cette pièce, dépouillée de la grandilo-
quence espagnole, réussirait-elle à la scène de
Paris? En présence d'un auditoire académique,
peut-être. Mais au boulevard, un drame privé
d'intrigue amoureuse et orné de deux soufflets !
La gifle parlementaire nous paraîtrait maintenant
un ressort usé. Et puis, il me semble que si un
premier soufflet sonne tragiquement, le contre-
soufflet est inévitablement un peu comique. Enfin,
la diligence de Zamora est tout de même embar-
rassante. Parlez donc de diligence à des specta-
teurs qui ont vu jouer le Courrier de Lyon et
que la vie parisienne forme aux charmes discrets
de l'automobile, aux délicieuses angoisses du Mé-
tropolitain !
François Rio
Parmi les « Portraits de croyants du dix-neu-
vième siècle » que M. Lefébure vient de nous
dépeindre avec une si religieuse sympathie, il est
une figure, moins illustre et populaire que celle du
comte de Montalembert, mais d'une assez rare origi-
nalité, quej'aimerais à retracer d'après le tableau de
monéminent confrère. Le nom de François Rio est
peut-être aujourd'hui quelque peu effacé de la
mémoire des hommes. Cependant, à cet historien
« délicat et bien informé de l'Art chrétien », à ce
généreux esthéticien nous devons le retour à la
justice en matière de critique d'art. Le premier il
eut le courage de reviser la sentence traditionnelle,
faite de préjugés et d'ignorance, qui frappait la
peinture des peuples modernes, surtout des Italiens,
antérieure à Raphaël. Sur ce point, Chateaubriand
lui-même, dans son Génie du christianisme,
témoignait d'une impatience presque égale à celle
du spirituel président de Rrosse en ses Lettres de
voyage. C'est à peine s'il estime la grande école des
primitifs italiens au niveau des Carraches. M. Cou-
sin, un peu plus tard, parlait des « mystiques
ébauches » de Fra Angelico de Fiesole avec le
dédain habituel aux personnes philosophiques qui
230 LA VIEILLE ÉGLISE
méprisent les réalités, négli,!^ent la vie et s'en-
têtent d'un dogmatisme rigide à la façon d'une
géométrie.
L'entrée de Rio dans l'histoire est bien inattendue.
En mars 1815, ce petit Breton était assis sur les
bancs du collège de Vannes. Les collégiens appren-
nent un beau matin la nouvelle du débarquement
de Napoléon au golfe Juan. Voilà toutes ces jeunes
cervelles à l'envers. Un vent de révolution souille
de classe en classe. Foin des vers latins, de l'his-
toire romaine, de la physique et de la métaphy-
sique ! Ces jeunes gens se décident à l'insurrection,
déchirent la Constitution impériale affichée ta la
porte du collège. Un élève de rhétorique harangue
ses camarades : leur parle-t-il, en paroles de
flamme, de Philippe de Macédoine, ou de ïarquin
le Superbe, ou de Jules César, ou de Caligula ?
Nous ne savons. Mais il leur conseille de s'orga-
niser militairement, se met lui-même en campagne,
entre en conciliabule avec ce qui reste là-bas de
vieux chouans, fait acheter des fusils de chasse,
des pistolets d'arçon, fabriquer des cartouches,
fondre des balles dans les greniers. Au collège
même, il trouve le moyen d^exercer ses condis-
ciples au maniement du fusil dans les chambres
basses ou les couloirs mal surveillés de la maison.
Enfin, ce Masaniello du Morbihan met la main sur
le condottiere breton, d'âge canonique, qui pourra
commander la petite troupe imberbe, un certain
chevalier Margadel, vétéran des grandes guerres
vendéennes, une sorte de géant, le général et le
FRANÇOIS RIO 231
tambour-major à la fois de ces écoliers révolution-
naires.
Or, l'inventeur de ce beau mouvement était le
jeune François Rio.
k force de commander l'exercice et de fondre
des balles, il finit par éveiller Tattention du prin-
cipal et du commissaire de police. Rio recueille en
ville un bruit fâcheux ; la menace, pour une
cinquantaine de petits chouans, d'être menés
garrottés à Belle-îsle, puis incorporés aux bataillons
coloniaux. En même temps il est informé de
l'esprit de résistance armée à l'ogre de Corse qui
court sur les départements de l'Ouest. Il fallait se
hâter. De grand matin les conspirateurs sortent
de la ville par petits groupes. La police armori-
caine à cet exode ne voit que du feu. On a pris
rendez-vous au château du brave Margadel. Les^
filles du chevalier distribuent des cartouches, atta-
chent à la poitrine paternelle la croix de Saint-
Louis.
Nos jeunes héros devaient rejoindre le corps
principal de l'insurrection, commandé par le général
de Sol de Grisolles. A. leur tête marchait un barde,
Le Tiec, dont les chants rappelaient Tyrtée à ces
échappés de réthorique. Comme la petite armée
' manquait de munitions et n'avait pas un seul
canon, elle évolua vers l'embouchure de la Yilaine,
espérant communiquer sur la côte avec un bâti-
ment signalé comme porteur de cartouches roya-
listes. Le 10 juin, on couchait dans la petite ville
de Muzillac, à vingt-cinq kilomètres de Vannes.
232 LA VIEILLE ÉGLISE
Le réveil fut désagréable. Le général Rousseau,
lui, avait des canons, et la compagnie scolaire,
détachée sur une crête rocheuse, entendit bientôt,
sans aucun plaisir, le ronflement des boulets. Leur
pauvre Tyrtée se mit à chanter à tue-tête : il
n'acheva pas sa cantilène ; un boulet lui fracassa
le crâne.
L'affaire se gâtait pour les écoliers de Vannes.
Mais ils étaient soutenus par Cadoudal et ses
chouans ; ils savaient qu'un autre chef de partisans,
Gamber, un simple fermier, arrivait avec une
troupe fraîche. . . Ils tinrent bon sur leur coteau.
Rousseau lança ses soldats à l'assaut de la position.
Les écoUers ne pliaient point. Margadel leur criait :
« A moi ! mes enfants, si vous n'avez plus de
munitions, faites semblant d'en avoir ; ça fera le
même effet ». Et le bataillon enfantin, enlevé par
ce mot d'une beauté antique, chargea avec furie
les assaillants, qui reculent et dégringolent sur la
pente de la colline. Rousseau se décide à balayer
le plateau par des volées de biscayens. Autour des
jeunes gens, la roche granitique vole en éclats.
Tout à coup, les canons cessent le feu et se
retournent ; le général de l'Empereur battait en
retraite. Gamber paraissait enfm, ce que ne fit
point Grouchy huit jours plus tard. La bataille de
Muzillac était gagnée par les Vendéens.
L'affaire d'Auray fut plus fâcheuse. Les Chouans
furent battus. Mais, à la nouvelle de Waterloo, la
paix fut vite conclue entre les mains de Rousseau,
qui, pendant toute la campagne, s'était montré
FRANÇOIS RIO 233
toujours très humain, et qui peut-être, à Muzillac,
n'avait reculé que devant Textrême jeunesse de
l'ennemi. Les deux partis fraternisèrent. Rousseau
félicita Gamber et les écoliers, qui passèrent au
drapeau national. Républicains, chouans et impé-
rialistes firent savoir au général prussien qui
commandait à Rennes que le Morbihan résisterait
désespérément a l'invasion de l'étranger. Le déta-
chement allemand qui avait reçu l'ordre de marcher
sur Ploërmel fut rappelé.
« Quand le collège de Vannes, écrit M. Lefébure,
ouvrit ses portes dans l'automne de 1815, on vit,
traversant la ville, ses livres sous le bras, un jeune
élève de philosophie auquel les sentinelles ren-
daient les honneurs mihtaires : François Rio avait
été nommé chevalier de la Légion d'honneur ».
La conspiration de ces adolescents n'avait point
ôté, quant à Rio lui-même, la fantaisie en quelque
sorte httéraire d'un esprit échauffé par le com-
merce des Conciones et de fréquentes conversa-
tions avec les grands rebelles de l'antiquité, Alci-
biade ou Catilina.
Le jeune homme, par tradition de famille, se
sentait entraîné vers la tragédie vécue. De ses deux
grands-pères, Tun avait été massacré à Quiberon,
l'autre avait péri en mer sur un vaisseau déman-
telé par la tempête. Son père, traqué à la fois par
les répubUcains et les chouans, succombait à la
mutilation causée par un accident de mer, laissant
sa femme avec trois enfants, la maison pillée, les
biens confisqués. Elle-même, sa mère avait failli
234 LA VIEILLE ÉGUS15
périr, jeune fille, parmi les émigrés de Qnîberon ;
mariée^ tenant un enfant dans ses bras, elle s'était
vue sommée, par les gendarmes^ le sabre au
poing, de révéler la retraite de son mari. Fran-
çois avait reçu, à l'île d'Arz^ où se réfugia sa
mère, l'éducation et l'influence morale de trois
hommes de haut caractère, dom Bousquet, le
curé, pasteur d'une paroisse où ne se trouvaient
plus que des veuves et des orphelins, les maris et
les pères étant sur les pontons de l'Angleterre; un
ancien chef de chouans, le colonel Vincent, un
républicain austère, le capitaine Dréano. Dréano,
officier de la marine royale, avait fait la guerre de
l'indépendance américaine ; puis, il était tombé
entre les griffes des corsaires barbaresques et avait
langui quelque temps au bagne d'x^lger; il s'était
fait corsaire lui-même, courait sus aux navires
anglais, transportait en Espagne, sur son vaisseau,
les prêtres français qui fuyaient la persécution.
Aux chouans qui le saluaient, de la côte, de leurs
acclamations et criaient : « Vive le Roil » il ré-
pondait : « Vive la République! ». Il avait fini,
dit M. Lefébure, par être désenchanté des répu-
blicains (un accident qui n'a rien de fort extra-
ordinaire), et par admirer Napoléon, tout en
demeurant « attaché à une république idéale,
faite de justice et de liberté ». Une bien belle ré-
publique, assurément. On finira, quelque jour,
par la découvrir, peut-être chez les Lapons, peut-
être dans la lune.
Cette âme adolescente, tourmentée, ennoblie
FRANÇOIS RIO 235
par de si profondes émotions, devait encore tra-
verser des crises de conscience et d'intelligence
avant de se fixer à sa vocation définitive. 11 eut
quelques jours la pensée d'entrer dans les ordres.
Ce fut un passage rapide. Plus sage que La Men-
nais, cet autre Breton, il ne voulut point franchir
le seuil du séminaire. Ses maîtres le prirent, à
l'issue de sa philosophie, comme collaborateur. 11
résolut d'achever une éducation que la campagne
du Morbihan avait un peu désorientée. Il lut, au
hasard, tous les livres qui lui tombaient sous la
main^ Rousseau en particuUer, qui n'inquiéta pas
sérieusement sa foi chrétienne. Il s'abandonna, en
compagnie d'un ami très cher, Duc, à l'enthou-
siasme romantique bien avant que le romantisme
n'eut pris en France figure d'école littéraire. Il
allait faire des promenades nocturnes au cimetière
de l'île d'Arz, déclamant aux étoiles des passages
des Nuits d'Young. 11 se passionnait pour l'Océan,
emmenait en pleine mer, dans sa péniche, ses
élèves préférés, matelots volontaires. 11 eut le
bonheur de ne point faire naufrage le long des
terribles côtes de Bretagne. Il aimait à naviguer
en vue des plus farouches promontoires, des
roches formidables battues par un vent éternel.
Après quelques légères mésaventures universi-
taires, il finit par obtenir une chaire d'histoire
dans un lycée de Paris. Les grandes relations
qu'il noua dès lors dans la haute société littéraire,
Chateaubriand, Villemain, Cuvier, Rémusat, Laro-
miguière, La Mennais, puis Montalembert, tout
236 LA VIEILLE ÉGLISE
jeune homme, lui ouvrirent les larges horizons
intellectuels. Son premier ouvrage, en 1828, Essai
su?' l'histoire de l'esprit humain depuis l'anti-
quité^ fut une œuvre ambitieuse, où apparaissait
cependant une vue intéressante, sur laquelle on
peut méditer aujourd'hui encore, à savoir le con-
traste entre le progrès des sciences et la déca-
dence de la poésie, des arts, des croyances ponu-
laires et des idées philosophiques.
En 1828, M. de La Ferronnays, ministre des
affaires étrangères, l'attacha à son cabinet. L'année
suivante, ce ministre, que l'état de sa santé avait
obligé de renoncer à son portefeuille, succédant à
Chateaubriand dans l'ambassade de Rome, em-
menait Rio en Italie. Ce voyage est la date déci-
sive dans la vie de Técrivain. Dès lors, Rio, peu
soucieux de diplomatie, devient un incomparable
pèlerin d'art. Il entreprend l'œuvre capitale de
son génie, la recherche des origines de l'art chré-
tien, l'explication de ses caractères essentiels, de
son évolution historique. Il parcourt en tous sens
la péninsule, parfois en compagnie de Montalem-
bert, étudie à Munich, étudie à Londres. Sa mé-
thode est très forte, vraiment philosophique. Il
replace l'artiste et les écoles d'artistes dans leur
temps, leur cité, les crises de la vie publique,
l'état de la conscience rehgieuse contemporaine.
Il fut ainsi le fondateur d'une critique supérieure,
que reprendra Taine trente ans plus tard, mais
sans la préoccupation qui domine en Rio, d'éta-
bhr et de prouver une thèse chrétienne.
FRANÇOIS RIO 237
Les missions diplomatiques le reprirent et ra-
lentirent la composition de son grand ouvrage,
VArt chrétien^ dont les quatre volumes ne pa-
rurent qu''en 1861. Napoléon III, qui avait connu
Rio à Londres, voulait fonder pour lui une chaire
d'esthétique au Louvre. C'était le rêve de toute sa
vie, que l'écrivain allait enfin réaliser. Malheureu-
sement, Topposition opiniâtre du ministre d'Etat
Fould fut plus forte que le désir de l'empereur.
La chaire ne fut point créée.
François Rio vécut assez longtemps pour prendre
sa part des douleurs de 1870 et de 1871. Il mou-
rut en 1874, à Paris, solitaire et presque oublié.
Figures Epîscopales (D
IJn prêtre savant — je dirais volontiers un
Bénédictin, si je ne craignais d'attirer sur sa per-
sonne l'attention du pouvoir civil — M. Tabbé
Martin publie une histoire du grand diocèse de
Toul et des deux diocèses de Nancy et Toul et de
Saint-Dié ; celui-ci n'étant qu'un démembrement de
la vieille métropole ecclésiastique de la Lorraine.
Le livre commence à l'apostolat de saint Mansuy.
qui vint probablement de Grande-Bretagne prê-
cher l'Evangile sur les rives de la Moselle. Il nous
présente le tableau souvent dramatique de la flo-
rissante époque épiscopale de Toul, qui s'étend du
dixième au quatorzième siècle, au cours de laquelle
l'évêque, haut seigneur féodal, connut les jours
difficiles que dut traverser la Lorraine, province
d'indécise frontière et de chemin d'invasion, ou-
verte à l'Empire et à la France. Toutes les crises
politiques ou religieuses qui tourmentèrent l'Occi-
dent, l'éveil des libertés communales, la lutte des
Investitures, le grand Schisme, la Réformation
protestante eurent dans l'Eglise de Toul un contre-
(1) Histoire des diocèses de Toul, de Nancy et de Saint-Dié,
par l'abbé Eng. Martin, docteur es lettres; 3 forts vol. —
Nancy, Crôpin-LebloQcl, 1903.
240 LA VIEILLE ÉGLISE
coup violent. Ces vieux évêques lorrains passèrent
leur vie à batailler, tantôt contre leur duc, tantôt
contre les gentilhommes de leur juridiction, ou
contre les bourgeois, les citains de Toul, parfois
même contre le Pape. Innocent IV, au treizième
siècle, exempta les nobles du diocèse de toute
censure portée contre eux par leur père spirituel.
Quelques années plus tard, c'était la rébellion
triomphante de la cité, le chapitre se retirant à
Vaucouleurs et abandonnant ses maisons au pil-
lage de ses ouailles ; l'évêque Conrad se retran-
chant en son palais, puis s'enfermant dans les
murs de Liverdun et essayant de surprendre de
nuit sa ville épiscopale à l'aide d'une troupe prêtée
par le seigneur de Verdun. Mais le guet cria aux
armes, le tocsin sonna, et les bouchers coururent
aux remparts et forcèrent les assaillants à s'enfuir.
Conrad ne put rentrer dans sa cathédrale qu'avec
le secours de ses confrères de Metz et de Stras-
bourg. Vainqueur^ il ne se montra point tendre.
Il imposa aux Toulois des conditions de paix très
sévères, envoya les plus mauvaises têtes de la
ville à Saint-Jacques de Compostelle, obligea les
bourgeois et le peuple à se rendre pieds nus et
sans chapeaux à la rencontre des chanoines le jour
où le chapitre reviendrait de son exil. Mais les
gens de Toul étaient rancuniers. Ils attendirent
un siècle entier l'occasion de prendre leur revan-
che, et se soulevèrent contre l'évêque et les cha-
noines qu'ils enfermèrent en leur cloître et rédui-
sirent par la famine. Le dernier Pape légitime
FIGURES ÉPISCOPALES 241
d'Avignon, Grégoire XI, dut intimider par la me-
nace de l'interdit ces chrétiens agités. Ils relâchè-
rent leurs chanoines légèrement amaigris.
M. l'abbé Martin est assurément un érudit auquel,
pour cette longue histoire, n'échappe aucune
source d'information et qui conduit son lecteur,
d'un pas aisé, à travers tous les incidents, politi-
ques, monastiques et liturgiques, au temps de
l'ancien régime lorrain, sous la monarchie, la
Révolution, la Terreur, le Directoire, le régime
concordataire, les mutilations successives du dio-
cèse primitif de Toul au profit de Nancy et de
Saint-Dié, la constitution définitive du diocèse de
Nancy, auquel Toul ne semble plus s'ajouter qu'en
quaUté d'annexé déchue de sa primauté historique.
Le troisième volume s'arrête au démembrement
douloureux imposé à l'Eglise de Lorraine par le
traité de Francfort. Cette dernière partie de l'œuvre
est singulièrement vivante. L'historien y manifeste
de très fines aptitudes de moraliste et de peintre
épiscopal. Les figures d'évêques qu'il évoque et
fait défiler processionnellement sous nos yeux sont
ressemblantes, sans doute, mais elles se présen-
tent avec le trait le plus original de leur physio-
nomie ecclésiastique ou mondaine, et la façon
parfois un peu vive, même despotique, dont deux
ou trois d'entre eux gouvernèrent leur clergé.
M. l'abbé Martin se souvient du doux et grave
Mgr Foulon, qui fut Févêque d^ l'invasion et qui,
le 10 septembre 1873, entoura des évêques de
Strasbourg et de Metz, Mgr Roess et le noble
16
242 LA VIEILLE ÉGLISE
Dupont des Loges, des curés doyens dont les pa-
roisses venaient d'être arrachées à la France, fit,
sur cette colline de Notre-Dame de Sion, d'où
l'œil embrasse une vaste partie de la Lorraine, un
adieu si pathétique à ses diocésains en deuil de la
mère-patrie, que les juges de M. de Bismarck
s^empressèrent de le condamner, par contumace,
à deux mois de forteresse. L'historien a pu con-
naître, étant très jeune, (( Charles le Magnifique » ;
celui qui fut l'apôtre de l'Afrique, le cardinal de
Carthage, Allemand-Lavigerie. Le portrait qu'il ea
trace me paraît d'une fidélité frappante :
« Il avait reçu de Dieu, pour l'administration
d'un diocèse, une intelligence vive, pénétrante,
intuitive, qui, du premier coup, se rendait un
compte exact des besoins et des ressources, des
abus et des lacunes, et qui, dans la complexité du
présent, savait deviner les exigences du lende-
main. Son activité, toujours en éveil, suscitait les
œuvres les plus diverses, sans se laisser absorber
ou diminuer par elles ; son étonnante facifité de
travail se prêtait à toutes les besognes. Ses talents
d'organisateur trouvaient pour ses créations une
forme presque définitive. Sa décision prompte,
soudaine et souvent audacieuse ne reculait devant
aucune entreprise jugée nécessaire ou simplement
utile, et sa volonté ferme et tenace poursuivait
son but en dépit des obstacles et des difficultés.
Mais il poussait à l'excès toutes ses qualités, et
l'âge n avait pas encore calmé cette ardeur, cette
impatience, cette impétuosité de désirs qui fait la
FIGURES ÉPISCOPALES 243
force et l'écueil d'une jeunesse généreuse. Il avait
trop conscience de ses droits et de ses pouvoirs
d'évêque ; il avait accepté trop facilement les pré-
ventions qui subsistaient contre le clergé meur-
thois ; son courage, jusqu'alors consacré aux
labeurs du zèle et de la charité, s'était exalté par
le succès, sans avoir été ni assoupli par la pra-
tique de l'obéissance, ni mûri par l'exercice du
commandement ; sa nature, irascible jusqu'à la
violence, impressionnable jusqu'au caprice, auto-
ritaire jusqu'à l'absolutisme et jusqu'à l'arbitraire,
n'admettait ni observations ni résistance, précipi-
tait les solutions, sans considération ni d'état, ni
de situation^ ni de personnes, brisait impitoyable-
ment les hommes et s'emportait aux mesures ex-
trêmes, sauf à les réparer ensuite par d'humbles
excuses, d'affectueuses démonstrations ou des
volte-face inattendues ».
Son prédécesseur, Mgr Darboy, disait que les
Lorrains (lui-même était de la race avec comph-
cation de Champenois) « ont un caractère froid et
peu démonstratif qui aime à être conduit avec
quelque lenteur et un grand esprit de suite ».
Celui-ci fut un politique^ un grand évêque de
gouvernement, peu soucieux de Téclat extérieur,
de la pompe romaine, et qui, trouvant, au jour
de son intronisation, un clergé que la bonté de
Mgr Menjaud avait déshabitué d'une stricte disci-
pline, commença par un petit coup d'Etat ses
relations avec son chapitre. Depuis une vingtaine
d'années les chanoines venaient délibérément à
244 LA VIEILLE ÉGLISE
l'évêché pour y tenir conseil autour du prélat.
C'était la tradition capitulaire du moyen âge. Ces
messieurs entrèrent donc comme en un moulin au
cabinet de Monseigneur. L'évêque les reçut avec
la courtoisie un peu sèche qui lui était familière
et, remerciant les chanoines de leur dévouement,
leur déclara que désormais le conseil ne se tien-
drait plus à jour fixe, mais sur convocation. Un
murmure de stupeur courut d'un bout à l'autre du
diocèse. M. Darboy avait écrit trois mois aupara-
vant ces lignes dans son Journal : « On me dit le
clergé difficile à conduire, susceptible, froid, jaloux,
frondeur et conseilleur. Voir venir, écouter et
parler peu ». Il laissa donc murmurer les mécon-
tents, rappela à l'ordre, sans aigreur ni dureté,
les récalcitrants, et bientôt TEglise de Nancy
reconnut et estima « dans cet administrateur
calme et réservé, ferme et équitable, soigneux et
expérimenté, le maître qu'il lui fallait ». Elle a
gardé pieusement la mémoire de l'évêque martyr.
C'est à dessein que je parcours cette galerie de
portraits au rebours de la suite chronologique des
pontificats. J'arrive à une figure que M. l'abbé
Martin n'a point aperçue de ses yeux, à Mgr Men-
jaud, qui mourut archevêque de Bourges et
premier aumônier de l'empereur. Ce portrait, si
j'y ajoute un peu d'illusion venue de mes souvenirs
personnels, m'apparaît tel qu'un pastel délicat où
revivent les traits souriants du gracieux prélat.
Petit, très élégant en sa démarche trotte-menu,
avec sa merveilleuse chevelure blanche (j'ose à
FIGURES ÉPISCOPALES 245
peine me rappeler qu'elle était artificielle), sa
parole caressante, légèrement teintée d'accent
provençal, Alexis-Basile Menjaud gouverna long-
temps le diocèse lorrain, plus encore par le charme
de son caractère, la mansuétude de son visage
que par l'ascendant de son autorité canonique. Il
avait reçu comme coadjuteur d'abord, après Mgr
Donnet, puis comme évêque titulaire, l'héritage
difficile de Forbin-Janson, un apôtre d'âme très
haute, mais d'un zèle trop ardent pour le mysti-
cisme très tempéré de son troupeau. Mgr de
Forbin-Janson, exilé par la Révolution de 1830,
partit pour évangéliser le Canada et les Etats-Unis.
Alexis-Basile se donna la mission d'un pacificateur.
Mais à force de pacifier, il laissa son autorité
décliner. 11 vieillissait, séjournait trop longuement
aux Tuileries, et sa petite main blanche ne savait
plus manier avec vigueur la crosse sym.bolique. Un
jour, il se trouva jeté en d'effroyables difficultés à
la suite d^un carême prêché sur le mariage par un
prêtre impétueux, le curé de sa cathédrale. Il
voulut arrêter l'effet de cette éloquence trop imagée
au moment où les sermons furent livrés à l'im-
pression. Alors ce fut une crise lamentable où le
clergé, les fidèles, la ville, le diocèse, partagés
d'opinion, entraînèrent le pauvre et charmant
évêque en un tourbillon d'ennuis. Il voulut donner
sa démission. Le siège de Bourges venant à
vaquer, abreuvé d'amertume, il se résigna à une
promotion qui lui semblait un exil. Il partit tout
en larmes, après des adieux attendris à son
246 LA VIEILLE ÉGLISE
diocèse : « 0 Eglise antique, Eglise vénérée et
chérie de Nancy et de Toul, Dieu nous est témoin
que nous aurions voulu ne jamais nous séparer de
vous ; que nous n'avons point désiré pour nos
mains affaiblies un nouveau champ à cultiver ! Que
c'est à vous, et à vous seule que nous espérions
demander le repos de l'ouvrier après sa journée
terminée ».
Il est bien curieux de signaler la déhcatesse et
la sûreté de touche, toujours égales, dans l'œuvre
de l'historien aux yeux de qui ces figures d'évêques
paraissaient de plus en plus lointaines. L'image de
Mgr Menjaud est aussi juste que celle de Mgr
Foulon. Je crois apercevoir la raison de ce talent
de peintre. Les ecclésiastiques ont, pour l'histoire
de leur diocèse propre, un avantage précieux. La
tradition se maintient longtemps dans leur monde.
Elle se perpétue à l'état de chronique orale que
les vieux prêtres transmettent fidèlement aux
jeunes clercs. De vénérables souvenirs flottent sous
la feuillée ; dans l'humble jardin des presbytères
et, dans l'ombre tiède des sacristies imprégnées
d'un vague parfum d'encens, passe souvent un
souffle d'outre-tombe, la voix des grands évêquep
d'autrefois.
Un Lorrain Evêque au Japon
(1871-1892) (1)
L'étude des lointaines chrétientés orientales
semble attirer M. l'abbé Marin par une irrésistible
vocation d'historien. On connaît son curieux livre
sur les Moines de Constantinople, de l'origine du
monachisme byzantin à la mort de Photius. Au-
jourd'hui il nous retrace la vie et l'œuvre aposto-
lique d'un prêtre lorrain, M. Midon, qui, pendant
vingt-deux années, évangélisa le Japon et mourut
évêque d'Osaka. Cette histoire est une véritable
autobiographie ; elle est formée en grande partie
d'extraits ou de résumés de la volumineuse cor-
respondance entretenue par l'évêque asiatique
avec sa famille et ses amis de Lorraine. On y
trouve le charme d'édification particuHer aux an-
nales des missions étrangères, l'abnégation, le
dévouement sans réserve à la tâche joyeusement
acceptée, patiemment poursuivie, la douceur inal-
térable à l'égard des païens, parfois la finesse
d'esprit et la déhcatesse diplomatique de sa con-
duite, un héroïsme obscur qu'aucun obstacle ne
(1) Mgr Midon, évêque d'Osaka, par l'abbé Marin, lauréat
de l'Académie française, professeur à la Malgrange. — Paris,
Lethielleux, 1901.
248 LA VIEILLE ÉGLISE
décourage et que raffermirait, à l'occasion, la né-
cessité du martyre. Ajoutez l'âme profondément
française de ces hommes ; le plus grand nombre
d'entre eux ne reverront plus la patrie dont ils
portent amoureusement le souvenir et l'image en
leur cœur. Celui-ci, l'abbé Félix Midon, tour à
tour professeur, préfet d'études, vicaire en une
paroisse de Nancy à l'âge de trente ans, s'em-
barque à Marseille pour l'Extrême-Orient dès le
début même de la guerre de 1870. Chemin faisant,
d'escale en escale, et durant un séjour de six mois
à Hong-Kong, il apprend les nouvelles désas-
treuses, l'invasion, Sedan, Paris assiégé, l'inter-
minable guerre par un hiver atroce ; mais, dans
le même temps, il ignore la destinée de son pauvre
village lorrain, où il a laissé son père et sa
sœur. Il sait seulement qu'on a brûlé et massacré
Bazeilles, brûlé Fontenoy. La France est en ruines ;
aucune lettre des siens ne parvient jusqu'à lui.
Cette grande angoisse, à l'origine de sa mission,
n'abat point son courage, que soutient l'allégresse
intime de la conscience. 11 écrit : « Les larmes
me viennent aux yeux en pensant à la Lorraine,
à mes parents, à vous tous... Rien, rien, pas un
mot de ma famille, ni de personne depuis Mar-
seille ; oh ! que l'absence est parfois un lourd
sacrifice ! ». Dans le même temps, un de ses
oncles, le frère Adamnan, des Ecoles chrétiennes,
âgé de soixante-six ans, recueillait, sous les balles
prussiennes, dans la neige, nos soldats blessés et,
de ses mains, enterrait les morts.
UN LORRAIN ÉVÊQUE AU JAPON 249
Je ne puis qu'indiquer rapidement les princi-
paux traits d'un caractère sacerdotal, et comme
les lignes les plus éclatantes d'une Légende do-
rée. Du livre de l'abbé Marin et des lettres de
Mgr Midon, je voudrais dégager quelques faits et
quelques réflexions d'une portée soit historique,
soit politique.
Et tout d'abord apparaît une réalité d'impor-
tance singulière : pour l'aptitude au christianisme,
entre la Chine barbare, enfantine et cruelle, et le
Japon, on aperçoit un abîme. Nous connaissons
depuis bien des années, la facilité, l'empresse-
ment même des Japonais à rechercher la civilisa-
tion européenne. Il est permis peut-être de pen-
ser que cette race ingénieuse et spirituelle entrera
quelque jour dans le concert de la chrétienté, ou,
pour parler d'une façon moins vague, dans le
giron de l'Eglise. Mgr Midon s'est-il fait, sur ce
point déHcat, une généreuse illusion? Au moins
la communique-t-il au lecteur de ses lettres. Là-
bas, le déclin du bouddhisme semble se précipiter.
Les bonzes ont perdu sur l'esprit du peuple toute
autorité morale. Ils manquent de bonté, de cha-
rité. Et puis, (( les têtes rasées » se montrent
trop souvent parmi les fleurs des bateaux. Ils
cherchent à maintenir par la corruption leur
prestige chancelant. En 1873, le P. Midon écri-
vait : (( Ces messieurs, après avoir subi une perte
très sensible, ont réussi à revenir sur l'eau. J'ai
ouï dire qu'ils ont employé le remède si cher à
Philippe de Macédoine ; pour prendre d'assaut la
250 LA VIEILLE ÉGLISE
place (l'influence politique), ils y ont introduit un
mulet chargé d'or. Mais enfin, si le diable se re-
mue, c'est qu'il se trouve dérangé, et nous ver-
rons bien un jour si le bon Dieu n'a pas le dernier
mot ». Les bonzes qui, jadis, tenaient le mono-
pole de la science en Extrême-Orient, sont au-
jourd'hui d'une ignorance parfaite. La puérilité
de leurs superstitions s'allie sans embarras à des
rêves de cruauté. L'évêque d'Osaka nous révèle
un incident remarquable de ses missions, une
discussion contradictoire dans une pagode, devant
quatre ou cinq cents auditeurs, païens ou chré-
tiens, entre un catéchiste et le clergé de Bouddha.
Un bonze, « qui, d'après la doctrine, taxe de
crime l'écrasement d'une puce ou d'un moustique,
s'oublia jusqu'à dire que ce serait une œuvre mé-
ritoire d'occire le catéchiste chrétien ». Bien
entendu, comme il arrive aux réunions électorales
des peuples civihsés, les tapageurs, par leurs
huées et leurs coups de matraque, mirent fin
brutalement au colloque. Il fallut se disperser.
Mais pas un catéchumène ne trahit sa foi nou-
velle. Et cette conversation mouvementée, entre
deux religions inconciliables, est, à elle seule, un
fait qui mérite l'attention.
En 1885, le P. Midon écrivait encore : « De
l'aveu des Japonais eux-mêmes, le bouddhisme
ne saurait tenir contre le christianisme ». Un
journal japonais écrivait, à la même époque :
« C'est un fait indéniable que les pays civilisés
de l'Europe et de l'Amérique ne sont pas seule-
UN LORRAIN ÉVÊQUE AU JAPON 251
ment supérieurs à cause de leurs institutions po-
litiques, mais encore à raison de leur religion, de
leurs mœurs et de leurs usages. Ces caractères
constituent une sorte de couleur distinctive, et les
peuples qui en sont privés sont exposés à être de
la part des autres un objet de dérision. C'est
pourquoi l'adoption de la religion, des coutumes
et des usages de l'Occident est le seul moyen
d'arriver à un degré d'assimilation suffisant pour
écarter les barrières à nos relations et nous con-
cilier les sympathies... En prohibant le christia-
nisme, nous restons séparés des peuples euro-
péens. D'ailleurs, nous aurions beau lui refuser
la liberté, nous n'empêcherions pas sa propaga-
tion au Japon... Nous ne voulons pas dire que le
Japon fera, dès demain, partie de la chrétienté,
mais la victoire du christianisme n'est qu'une
affaire de temps, elle arrivera infailliblement ».
Et le même journal ajoutait : « Tandis que nous
remarquons l'ignorance parmi les bonzes comme
parmi leurs adeptes, nous constatons chez lea
chrétiens des connaissances, en toutes matières,
bien supérieures aux nôtres, et les prêtres sont
encore infiniment au-dessus des fidèles ».
Voyez maintenant dans le progrès de la tolé-
rance religieuse, l'évolution historique du Japon et
de son gouvernement, depuis un tiers de siècle.
En 1871, quand le P. Midon abordait à Yoko
hama, la condition du christianisme au Japon
était fort précaire. En vertu des traités conclus
avec l'Europe, les missionnaires pouvaient résider,
252 LA VIEILLE ÉGLISE
sans inquiétude, en sept villes de la côte. Mais
l'apostolat leur était interdit dans l'intérieur du
pays où ils ne pouvaient pénétrer. Des édits ri-
goureux, affichés dans les villes et les villages,
menaçaient de peines sévères les catéchumènes.
En 1870, quatre mille chrétiens avaient été arra-
chés à leurs villages, jetés aux mines et aux
prisons. Douze cents périrent de misère. Les sur-
vivants ne furent rendus à la liberté qu'en 1873.
En 1871, dans la rade de Nagasaki, on enlevait
encore soixante chefs de famille chrétiennes. Ils
furent délivrés quelques semaines plus tard. Les
officiers japonais leur disent alors : « Adorez, si
vous voulez, le Maiti^e du Ciel (le Dieu chrétien),
mais du moins adorez aussi les Kamis (dieux du
Japon) ». Le P. Midon entrevoit alors finement
que le gouvernement met le pied « sur le chemin
des concessions ». Les fonctionnaires eux-mêmes
témoignaient parfois, avec une réelle bonhomie,
de la valeur morale du christianisme. Le mission-
naire pose à l'un d'eux cette sincère objection :
« Comment se fait-il, à votre jugement, qu'il se
trouve de mauvais sujets parmi les chrétiens ? »
Et le préfet aux yeux bridés de répondre : « Ah !
ce n'est pas la faute de leur loi ! )> — « Si c'était
permis au Japon, ajoute le P. Midon, je l'aurais
bien embrassé ».
D'ailleurs, les signes d'espérance se multi-
pliaient. A Osaka, dont il devait plus tard être
évêque, le Père a le plaisir de rencontrer, de nuit,
chez l'unique missionnaire de la ville, des prison-
UN LORRAIN ÉVÊQUE AU JAPON 253
Diers chrétiens à qui les geôliers permettent de
sortir à la brune pour aller à confesse, et qui
rentrent loyalement à la prison. Regulus n'eût
pas mieux agi. Puis, c'est un chrétien qui, « par
ses réponses convaincues et d'un à-propos surpre-
nant, vient d'obtenir, en plein tribunal, d'être
déchargé de ses chaînes, avec la permission d'être
chrétien « à son aise ». Et le juge, par surcroît
de justice, lui rend son scapulaire et son chapelet!
Voilà de favorables symptômes. Mais jusqu'au
jour où fut accordée par décret impérial la liberté
religieuse, l'œuvre des missionnaires dut s'accom-
plir dans l'ombre, avec une extrême prudence.
Plus d'une fois, en lisant le hvre de l'abbé Marin,
il m'a semblé retrouver une chronique chrétienne
des premiers siècles de l'Eglise, au temps des
persécutions à Rome et dans l'ancien monde
païen. Chaque Père dirigeait une île ou un district,
gardait la liste des chrétiens baptisés et des^caté-
chumènes dont Tinitiation n'était point achevée.
Ceux-ci étaient surveillés et enseignés par les
catéchistes nidigènes. Un mois ou quinze jours à
l'avance, ils étaient à tour de rôle, convoqués à
Nagasaki pour l'examen du missionnaire. Per-
sonne ne manquait à l'appel. On voyait arriver,
de trente ou quarante lieues^ par terre ou par
mer, des hommes mûrs, dociles comme des en-
fants. Ils n'osaient débarquer en rade de Nagasaki
qu'après le soleil couché, par petits groupes, et ils
se rendaient à la résidence apostoUque, en pas-
sant par un étroit chemin de ronde. Le portier
254 LA VIEILLE ÉGLISE
faisait le guet et avertissait le Père de l'arrivée
des néophytes. Un jour, la tempête jeta à la côte
une barque chargée de catéchumènes qui venaient
de cinquante lieues. L'équipage échoua près d'un
village chrétien qui le réconforta. Il passa par les
montagnes et vint au rendez-vous, après quelques
journées de retard, épuisé de fatigues et lame
joyeuse.
Cependant, le gouvernement du Mikado s'ache-
minait peu à peu vers la tolérance. Il levait les
édits affichés publiquement, sous le diplomatique
prétexte qu'ils étaient assez connus ; il renvoyait
à leurs foyers, par caravanes, les familles chré-
tiennes emprisonnées et donnait des ordres pour
que les maisons des pauvres exilés fussent éva-
cuées par les gens qui s'y étaient étabUs. Il renon-
çait à continuer au bouddhisme le privilège et la
dignité de religion d'Etat. Le vicaire apostolique
au Japon, Mgr Ozouf, archevêque de Yokohama,
présentait au Mikado, en audience solennelle,
une lettre du Pape Léon XlII. Bientôt après, le
11 février 1889, l'empereur accordait enfin aux
Japonais « la liberté de croyance religieuse en
tout ce qui n'est pas préjudiciable à la paix et
au bon ordre, ou contraire k leur devoirs de
sujets ». Le christianisme entrait dans le droit
commun. Je recommande à nos législateurs et à
nos maîtres cette leçon de tolérance et de justice.
Un fonctionnaire japonais peut aujourd'hui aller à
la messe sans être dénoncé par les hurlements
d'une meute et disgracié par ses supérieurs.
UN LORRAIN ÉVÊQUE AU JAPON 255
C'est alors que fut institué le vicariat aposto-
lique du Japon central. Le P. Midon en fut le
premier évêque. Il posa la première pierre de
l'église catholique de Kioto, la Rome du paga-
nisme japonais. Mais les préoccupations et les
fatigues de la vie épiscopale achevèrent d'épuiser
les forces de ce vaillant prêtre. Yingt années de
labeur mêlé d'angoisses avaient usé la vie du
missionnaire. 11 avait assez fait pour sa foi. Il
voulut revoir la France, la Lorraine, son village
où sa sœur l'attendait toujours. Puis il songea à
saluer le tombeau des grands apôtres, à rendre
compte à l'évêque universel de ses travaux et de
ses sacrifices. Mais il ne devait point atteindre
l'étape suprême de son pèlerinage terrestre. La
mort le surprit à Marseille, le 12 avril 1893.
Ne pourrait-on renouveler
la Peinture religieuse ?
La peinture religieuse n'est pas en progrès.
Elle languit tristement. Elle n'apparaît plus que
rarement, à la dérobée, dans les immenses bazars
de toiles coloriés où se pressent, chaque année,
des multitudes effarées qui, parmi l'amoncelle-
ment des tableaux, sentent vaguement descendre
sur leurs fronts l'implacable migraine des exposi-
tions. Est-ce donc que le public ne peut plus
prendre plaisir aux scènes évangéliques? Mais
croyez-vous qu'il s'intéresse davantage aux bai-
gneuses, aux pêcheuses de crabes et aux péche-
resses, aux épisodes funèbres, aux cliniques
d'hôpital, aux exhibitions de ministres, de sous-
secrétaires d'Etat, aux parades officielles qui
reviennent à chaque Salon ?
On essaya, en ces vingt dernières années, de
rajeunir les thèmes de sainteté, en mêlant le
Christ aux personnages du temps présent, gens
en habit noir ou en blouse, petits bourgeois de
petite ville; la tentative n'eut point de suite, et
je m'en réjouis. C'était l'entrée dans l'art rehgieux
de la fantaisie sociologique ou du roman-feuille-
ton. Et maintenant nous avons beau consulter
l'horizon. Rien de nouveau, de vivant, d'ému, ne
17
258 LA VIEILLE ÉGLISE
vient à nous. Et ce ne sont pas les imageries,
hâtivement appliquées aux murs de certaines
églises neuves, qui nous rassureront sur l'avenir
ds la peinture religieuse en France.
Le même phénomène d'épuisement apparut
jadis en Italie, au déclin de la Renaissance. Des
ItaUens de toutes les écoles avaient peint tant de
Madones, de Saintes Familles, à' Adorations des
Rois Mages, à' Adorations des bergers et de petits
saint Jean-Baptiste, avec leur croix de roseau, et
de beaux anges aux chevelures ondulées et d'as-
cétiques saint Jérôme, tant de Crucifixions et de
Dépositions de Croix, que le pinceau tomba de
lassitude de leurs mains. En vain le Véronèse
encadra les Noces de Cana d'une architecture ma-
gnifique et du luxe princier des grands seigneur
ou des grands banquiers de Venise, de Milan, de
Florence : dans cette splendeur même Fémotîon
religieuse s'est éteinte, et la parole touchante de
la Vierge à Jésus n'a plus de sens : « Ils n'ont
plus de vin I ».
Si les peintres d'Itaîig, si habiles virtuoses
de la couleur, avaient daigné rouvrir les livres
saints, si nos artistes, qui ont souvent une si belle
intuition du paysage, du décor, du costume his-
torique, daignaient reprendre les récits évangé-
liques, je vous affirme qu'ils y feraient de pré-
cieuses découvertes et nous donneraient des
visions pittoresques bien plus touchantes que
leurs baigneuses^ leurs pêcheuses et leurs péche-
resses.
LA PEINTURE RELIGIEUSE 259
L'enfance, l'adolescence de Jésus, dans les jar-
dins de Nazareth, inspireraient sans doute de fort
gracieuses idylles. La fuite en Egypte, le voyage
de la Sainte Famille dans le désert du Nil, à tra-
vers les cités étranges^ peuplées de dieux formi-
dables et difformes, seraient encore bien favo-
rables à l'imagination des peintres. Rappelez-vous
le beau tableau de Luc-Olivier Merson, renfant
et sa mère endormis entre les griffes du Sphinx,
dans l'ombre solennelle de la Pyramide, sous la
caresse des étoiles. Du foyer allumé par Joseph
monte, toute droite, une flamme dans la nuit
très pure, et Tâne trouve paisiblement une touffe
de chardons au pied de ce tombeau royal, pins
vieux qu'Abraham, qui vit passer Moïse, Jérémie
et Platon.
Mais quelles esquisses sont toutes tracées entre
les versets des Evangélistes I Quels tableaux, dont
le sujet paraît usé — pommer, disent les jeunes
gens — et que Ton raeu^iiait par l'intelligence de
Tarcmlocture hébiaïque ou du paysage palesti-
nien ! Jésus chassant les marchands du temple,
par exemple. Yoyez-vous, sous le bras levé, ter-
rible du Seigneur, l'écroulement de cette bande
grimaçante qui fuit, éperdue, haineuse, entraînant
pêle-mêle dans sa course les comptoirs des chan-
geurs, les étoffes multicolores, brodées d'or, de
l'Asie, les vases d'aromates, les coupes pleines de
monnaies d'or qui coulent et roulent sur le pavé
260 LA VIEILLE ÉGLISE
des portiques? Et larrestation de Jésus, au Jardin
des Oliviers, parmi les arbres au feuillage pâle,
argenté par la lune pascale, la troupe soudoyée
par les prêtres, munie de lanternes, hérissée de
piques, qui marche en désordre, tumultueuse; le
désarroi des disciples et le grand geste tragique de
Judas que le vieux Giotto sut inventer dans sa
fresque de Padoue, Judas embrassant, envelop-
pant de ses deux bras recouverts de son manteau
rouge, deux ailes d'oiseau de proie, le Fils de
rhommo! Amice ad quid venisti?
Dans les quatre Evangiles de la Passion, plus
d'un épisode secondaire est à signaler, qui serait
un motif de peinture pathétique. A-t-on jamais
représenté dans la cour du prince des prêtres
Caïphe, au petit jour grisâtre, Pierre accroupi
près d'un brasero, Pierre qui, trois fois^ vient de
renier son maître et se redresse épouvanté au
chant du coq? « Il sortit au dehors, écrit saint
Mathieu, et pleura amèrement ». A ces deux
tableaux consacrés à la défaillance de l'apôtre
pourrait se rattacher, comme en un tryptique à la
Van Eyck, l'entrevue douloureuse de Judas avec
les Anciens de la synagogue. Poussé par le re-
mords, il leur rapporta les trente deniers d'ar-
gent, disant : « J'ai péché en livrant le sang
du juste >-'. Mais ils lui répondirent : « Que nous
importe? c'est ton affaire ! ».
Au verset qui suit, on voit les prêtres ramas-
sant les pièces blanches à l'effigie de Tibère, les
palpant à ia fois avec tendresse et dégoût. « Nous
LA PEINTURE RELIGIEUSE 261
ne pouvons les verser au Trésor, car elles sont le
prix du sang ». Et, dans le même moment, Jésus,
toujours entouré par la police sacerdotale, chemi-
nait de la maison de Caïphe au palais de Pilatc, le
long des rues étroites, à demi ténébreuses encore,
de Jérusalem, poursuivi, le long des portiques,
par la foule sauvage qui, tout à l'heure, presséo
dans la cour du proconsul, hurlera le cri, l'éter-
nel cri des démences populaires : « Crucifie-le !
Crucifie-le ! »
Aux jeunes peintres que charmeraient encore
des figures de mystère, des scènes de miracles,
formidables ou troublantes, ou pénétrées d'inef-
fable tendresse, je recommande quelques ta-
bleaux évangéliques auxquels on ne songe plus
depuis bien des générations artistiques. Qu'ils
relisent la Tentation de Jésus selon saint Marc,
les trois actes d'un drame étrangement fantas-
tique. Yoici le désert de Judée, les steppes arides,
les ravins pierreux, le lit desséché des torrents,
les rochers et les sables, l'horizon morne, le ciel
d'un azur intense. Le démon s'approche du soli-
taire épuisé par quarante jours de jeune et dit :
« Si tu es le fils de Dieu, ordonne que ces pierres
deviennent des pains ».
Puis, sur le pinacle du Temple, planant au-
dessus de la cité sainte, le Tentateur montrant le
vide, l'abîme vertigineux : « Si tu es le fils de
Dieu, jette-toi en bas^ car il est écrit : « Il a
« recommandé à ses Anges de te recevoir entre
« leurs mains, afin que ton pied ne heurte point
262 LA VIEILLE ÉGLISE
« la pierre ». Enfin, au haut de la montagne, en
vue clés chemins qui mènent à l'Asie, à l'Egypte,
à Babylone, à Memphis, en vue de la mer loin-
taine, qui conduit à Athènes, à Syracuse, à Rome,
le démon, superbe d'orgueil, montrant, d'un
geste impérial, tous les royaumes du monde, ose
dire au Seigneur : « Adore-moi et je te les donne-
rai tous ! ».
Jadis, Sandro Botticelli, chargé par Sixte IV de
décorer la Sixtine, en compagnie de Ghirlandajo,
du Pinturrichio, de Fra Diamante, avait entrepris
de reproduire les trois épisodes de la Tentation.
Mais son pinceau, tour à tour païen ou mystique,
merveilleux de grâce suave, n'avait point la
vigueur dramatique capable de traduire la page
de saint Marc. Par une fantaisie familière aux
peintres de la Renaissance, il plaça côte à côte, au
même panneau de mur, les trois scènes évangé-
liques, mais il les relégua à l'arrière-plan des six
ou sept épisodes, accumulés les uns sur les autres,
de la vie de Moïse, au delà des filles madianites de
de Jethro et de Texode d'Israël, s'exilant loin de
l'Egypte et de ses oignons, de populo barbaro.
Le motif de la Tentation semble donc intact.
De même les apparitions inattendues, rapides,
pour ainsi dire impalpables, du Seigneur après la
RésuiTCction. Mais, ici, il faudrait un pinceau de
Técole de Rembrandt, habile au clair-obscur, aux
LA PEINTURE RELIGIEUSE 263
jeux les plus fuyants do la lumière et de l'ombre.
Ne pourrait-on tenter de nouveau les Pèlerins
(ï Emmaûs'^ Le Titien a montré le mouvement
de stupeur et d'adoration commençante des deux
disciples au moment où le Christ rompt le pain et
le bénit. Restent à peindre trois ou quatre ta-
bleaux : sur la route déserte, à la tombée du jour,
la rencontre du passant mystérieux qui se joint aux
disciples ; puis, au crépuscule, la conversation des
trois voyageurs, Jésus expliquant le secret des
Ecritures à ses compagnons accablés de tristesse
et que la Résurrection, annoncée par les Saintes
Femmes, n'a point consolés.
« Nous espérions qu'il serait la rédemption
d'Israël; et maintenant, tout est fini, car voilà le
troisième jour que ces choses se sont accomplies ».
A la porte du château d'Emmatis, quand la nuit,
une nuit printanière de Palestine, descend trans-
parente et légère sur la campagne endormie, ils le
prient, lui qui « feint d'aller plus loin », de de-
meurer avec eux. Enfin, dès le début du souper,
après la bénédiction du pain, après l'épisode
choisi par le Titien, quand ils devinent le miracle,
la place de Jésus est vide déjà ; une traînée lumi-
neuse glisse vers la porte de Tappartement. <( Et
« ils se disent l'un à l'autre : Notre cœur ne brû-
« lait-il pas tandis qu'il parlait en marchant avec
<( nous et nous révélait les Ecritures ? »
L'Evangile du dimanche de Quasimodo serait
encore très suggestif. La figure du Seigneur y
apparaît plus aérienne peut-être que sur le che-
264 LA VIEILLE ÉGLISE
min d'Emmaus. « Un soir de jour de Sabbat,
comme les portes étaient closes, là où les disciples
étaient réunis, à cause de la peur qu'ils avaient
des Juifs, Jésus vint, se tint au milieu d'eux, et
dit : « Que la paix soit avec vous! ». Et, quand
il eut dit cela, il leur montra ses mains et son
côté. Les disciples furent donc réjouis par la vue
du maître )>.
Je le sens bien : je crie dans le désert. La clien-
tèle des peintures religieuses disparaît. Une flo-
rissante baigneuse est assurée d'entrer sans se
rhabiller, dans le salon ou la galerie des Mécènes
d'aujourd'hui. Saint Pierre sanglotant dans la
pénombre du porche de Caïphe est une image
moins séduisante. Les jeunes artistes qui sem-
bleraient fréquenter trop assidûment saint Luc ou
saint Marc devraient renoncer à la bienveillance
de l'Etat, aux fructueuses commandes, aux palmes
académiques, aux sourires de ces messieurs du
gouvernement, Médicis ennemis de toute supers-
tition et qui craignent l'eau bénite comme le feu.
Et puis, la Palestine, la Galilée, c'est si loin de
Trou ville, d'Etretat, de nos Elysées variés, de nos
Olympias et autres sanctuaires du grand art I
Lointains souvenirs
offerts à la Statue d'Ernest Renan
I
Aux premiers jours de février 1865, mon direc-
teur de l'Ecole française d'Athènes, Daveluy, me
fit appeler en sa loggia orientée vers l'Acropole
et la mer, toute verdoyante de clématites et de
rosiers grimpants.
— M. Renan, m.e dit-il, venant d'Egypte, arrive
de Smyrne. Il passera ici quelque temps. Mme Renan
raccompagne. Je désire que, demain, vous lui
serviez de cicérone pour sa première visite aux
ruines d'Athènes.
Le lendemain, par les ruelles escarpées de la
vieille ville turque qu'habitèrent Chateaubriand et
Byron, nous grimpions tous trois à l'Acropole.
Quand il fut arrivé aux derniers degrés des Pro-
pylées, tout en face du Parthénon, Renan s'arrêta
pour respirer un peu et s'essuyer le front :
— Ah ! dit-il, quel air léger et pur, et puis,
comme on se sent ici au-dessus des sottises, des
misères et des médiocrités du monde I
Il ajouta : « au-dessus des sots » ; mais sans
amertume. Les sots alors ne s'étaient point encore
syndiqués en toute-puissante corporation. M. Ho-
266 LA VIEILLE ÉGLISE
mais, en 1865, vendait d'assoupissantes têtes de
pavots, très modestement, et ne craignait point
de porter une calotte.
Nous arrivions au Parthénon. Loyalement je
dois déclarer que, là, Renan n'éprouva aucune
secousse mystique, aucun élan de piété païenne,
ne fit rien entendre des litanies de la fameuse
Prière. 11 n'y eut point de coup de foudre, d'é-
blouissante révélation. La Prière dut être ima-
ginée et méditée lentement, dans les conditions
que j'indiquerai tout à Theure. Si demain, à Tré-
guier, mon témoignage souffle sur quelque belle
vision symbolique, je m'en consolerai bien volon-
tiers. Pendant plus de deux heures, nous errâmes
de ruine en ruine, et c'était merveille d'ouïr les
paroles de notre hôte, l'inoubliable conversation
archéologique, les fines pensées de Renan sur
Phidias et sur Athènes.
De l'Acropole, nous descendîmes au plateau de
la colline où se voit encore le dé de pierre, pié-
destal des orateurs politiques, du haut duquel
Périclès, immobile comme une statue, parlait au
peuple. Renan salua courtoisement, mais sans
enthousiasme visible, cette relique parlementaire.
Il proféra même à ce moment, tout en promenant
sa main potelée d'archiprêtre sur la pierre ru-
gueuse, quelques mots terriblement durs à l'adresse
des démagogues, charlatans d'éloquence, qui sont
la peste des répubhques. Il cita quelques traits
d'Aristophane, contre les corroyeurs et charcu-
tiers d'Athènes, maîtres de Topinion et de l'Etat,
LOINTAINS SOUVENIRS 267
Combien je regrette de n'avoir pas noté, le soir
même, les épisodes de notre promenade ! J'au-
rais eu du plaisir à le signaler aux hommes do
Bretagne qui écouteront demain les hommes venus
de Paris.
Le soleil penchait sur Salamine. Renan me dit :
— Et l'Aréopage? Menez-nous à l'Aréopage.
Le rocher où saint Paul a parlé vaut mieux pour
l'histoire que la tribune de Démosthène.
Je lui montrai de la main ce long rocher, en
dos d'âne, escarpé de tous les côtés, abordable
seulement par la face tournée vers la mer, qui
semble un escabeau posé sur le seuil de l'Acro-
pole. Cinq minutes plus tard, nous gravissions,
parmi les rocailles, le sanctuaire d'Ares.
Renan semblait ému. Il allait et venait, comme
cherchant la trace de quelqu'un ou de quelque
chose. Il était plus calme, tout à Theure, sur les
degrés d'Athéna.
— Est-ce bien l'Aréopage? disait-il. Mais qu'in>
porte? Il faut tenir à la tradition, à la légende.
Pour nous, cette pierre est sacrée. C'est le second
berceau du christianisme.
Il s'assit au point culminant de l'Aréopage,
contemplant la plaine, la mer, les montagnes, les
îles qu'avait embrassées jadis lo regard de saint
Paul. Et, dans les jours qui suivirent, je l'ai
aperçu souvent, de loin, vers le soir, assis à la
même place de « la pierre sacrée » . Parfois, il se
tournait vers TAcropole et, dans sa méditation
d'historien et de poète, rapprochait certainement
268 LA VIEILLE ÉGLISE
et comparait entre elles les deux grandes étapes
du pèlerinage accompli par l'humanité, la période
rationaliste vivifiée par le génie d'Athènes, la
période mystique, d'idéalisme transcendant, inau-
gurée par le christianisme. Cherchait-il alors la
conciliation rêvée par tant d'âmes excellentes entre
la sagesse rationnelle et l'Evangile, cet accord
pour lequel le moyen âge a tant peiné? On ne
saurait l'affirmer. Mais je crois bien qu'en ces
heures de contemplation solitaire, la Prière sur
r Acropole surgit et grandit à la lumière de sa
conscience. Quel dommage qu'il n'ait point re-
trouvé un second « papier jauni », souvenir de
son voyage d'Athènes, témoin de son grave tète-à-
tête avec l'ombre de saint Paul ! Rien que quel-
ques hgnes sur cette parole de l'apôtre :
Ubi spiritus Dei, ibi libertas,
qu'il serait bon de crayonner, cette nuit, au char-
bon, sur les murs de Tréguier.
II
Et maintenant, cher M. Homais, voilez votre
face, arrachez le gland d'or de votre calotte, votre
calotte elle-même ! Ce que je vais conter vous
sera une grande douleur. Et le Bloc en éprou-
vera une petite secousse.
Quelques semaines après cette visite aux
débris les plus augustes de l'ancien monde, j'a-
bordais en Egvpte, muni de lettres affectueuses
LOINTAINS SOUVENIRS 269
de Renan pour Mariette et les représentants de la
France sur la terre des Pharaons. Ma première
entrevue, à Alexandrie, fut d'un de mes compa-
triotes lorrains, le docteur Gaillardot, médecin
sanitaire de notre nationalité en cette ville d'où l'on
surveille le périlleux retour du pèlerinage de la
Mecque. Un soir, tout en fumant son tchibouk,
Gaillardot me dit :
— Ecoutez une histoire qui va vous étonner.
(Je rappelle au lecteur que l'incident se produisit
trois ans après la Vie de Jésus ^ quelques mois
avant la publication des Apôtres). J'ai accompagné
Renan, au retour de son voyage sur le Nil, en
Syrie, à Beyrouth, à Gazir, où reposent, dans un
petit cimetière de chrétiens maronites, les restes
de sa sœur Henriette, morte de la fièvre pernicieuse
au pied du Liban, lors du premier voyage en
Orient. Un matin, Renan me dit :
— Gaillardot, convoquez en mon nom les curés
de rite latin de cette région. Yous leur donnerez
à chacun un petit écu, un cierge et un dîner. Il
faut que, dans la plus proche église catholique, ils
célèbrent un service funèbre pour l'âme de ma
sœur Henriette, au jour anniversaire de sa mort,
dans quelques jours.
— Ma surprise fut si vive, continua le docteur,
que je ne pus la dissimuler. Renan sourit et dit :
— Mon bon ami, je veux une chose très sage.
Ma sœur est ensevelie en cette terre lointaine, à
perte de vue de la France, dans un pays de
braves gens, bons chrétiens, un peu primitifs, à
270 LA VIEILLE ÉGLISE
qui l'on dira peut-être un jour que moi je fus une
figure de l'x^ntechrist, ennemi mortel de leur foi.
Or, je ne veux pas que les cendres d'Henriette
courent quelque risque pour le mauvais renom de
son frère. Faites donc comme je le désire. Ceci ne
sera, de ma part, ni une capitulation de cons-
cience, ni une manifestation hypocrite. J'abrite
simplement la paix d'une tombe sous la bénédiction
de ces vieux prêtres du Liban qui donnèrent à ma
sœur l'hospitalité de leur rustique Campo-Santo,
dans l'ombre de leurs cyprès, entre la montagne et
la mer.
— Et ce qu'il souhaitait s'accomplit sur les
roches ensoleillées de Gazir, « et près des eaux
de la sainte Byblos, où les femmes des mystères
antiques venaient mêler leurs larmes ».
— Renan avait raison, poursuivit Gaillardot.
Ce fut une cérémonie très simple et très touchante.
Et notre ami put quitter la Syrie persuadé que le
Liban chrétien respecterait le sommeil dernier de
sa sœur Henriette.
Le bon Gaillardot est mort depuis longtemps,
mais ses deux fils (l'un d'eux tout au moins) sont
attachés à nos grands consulats d'Egypte. Il n'est
pas possible qu'ils ignorent cette histoire.
m
Elle est déconcertante, je l'avoue, pour les
grands esprits géométriques, impuissants à saisir
les nuances de la vie morale, et qui croient que
LOINTAINS SOUVENIRS 271
riiomme, après avoir renoncé à la foi tradition-
uelle, après être sorti de la vieille Eglise, ne
gardera plus aucun contact avec le christianisme,
même avec l'Eglise. C'est la théorie des gens de
conscience épaisse à qui manquent les sens les
plus délicats de l'âme, le respect des souvenirs
d'enfance et de jeunesse, la vénération des tra-
ditions les plus hautes du genre humain, le pro-
fond instinct de l'histoire. Or, tout au moins en sa
qualité d'historien et de savant, Ernest Pienan
avait conservé d'intimes attaches avec le christia-
nisme. La préoccupation d'études communes sur
l'admirable mouvement religieux de l'Italie au
treizième siècle m'offrit plus tard l'occasion fré-
quente d'entretiens avec le grand écrivain. Il est
un signe qui, je crois, ne peut tromper^ c'est
l'accent d'enthousiasme avec lequel un historien
prononce certains noms, évoque la mémoire de
quelque grande crise du temps passé. Quand il me
disait : « Et le vieux Joachim ? » ou bien encore :
(( Et sainte Douceline de Provence, qui a connu
Jean de Parme? », sa voix, d'ordinaire un peu
mordante et facilement ironique, se tempérait
en caresse, presque en dévotion. Le Calabrais
Joachim de Flore, que Dante mit en son paradis ;
le général des Franciscains Jean de Parme, que
Rome obhgea à déposer sa charge, ont, je le sais,
quelque peu côtoyé l'hérésie ou le schisme.
C'étaient des chrétiens singuliers, qui vécurent
dans l'attente d'une troisième révélation, d'un
troisième et définitif Testament, celui du Saint-
272 LA VIEILLE ÉGLISE
Esprit. Mais TEglise, la maternelle Eglise italienne,
a cependant octroyé à Joachim la béatitude, à
Jean le chapeau de cardinal. Ernest Renan se
trouvait à son aise dans cette chapelle où l'on
pouvait entrer, d'où l'on pouvait sortir à son
heure et à son gré. Et ce « vieux Joachim » n'avait-
il pas inscrit, en une page magnifique de ses
prophéties, la parole de saint Paul que je citais
plus haut, et qui dut revenir plus d'une fois à la
pensée du pèlerin de Minerve-Athéna assis sur
« la pierre sacrée » de TAréopage :
« Là où est l'esprit de Dieu, là est la hberté ».
0 maître ! parmi les pesantes couronnes de
verroterie et de clinquant qu'on enverra demain
autour de votre statue, laissez-moi glisser ce bou-
quet de souvenirs lointains où j'ai recueilli les pâles
asphodèles de l'Acropole, les rouges anémones de
Gazir, les lauriers roses de la Calabre, les roses
franciscaines de l'Ombrie 1
Urbs (1)
J'avais grande envie d'inscrire, en tête de ce
feuilleton, ce titre : Apocalypse de Borne. Le
livre de M. René Schneider est, en effet, à la fois
une révélation et une évocation. Œuvre d'histo-
rien, de poète, de voyageur enthousiaste, de rê-
veur, il nous communique la sensation même qui
possédait et charmait l'écrivain : il dresse sous
nos yeux non point le plan pittoresque d'une ville
très vieille, unique sur la terre, mais la figure vi-
vante d'une personne, auguste comme un symbole,
l'image d'une cité qui, des temps légendaires,
antérieurs à Faction des Etrusques, jusqu'à
l'heure présente, s'est élevée, au cœur de sa
prairie indéfinie, dans l'hémicycle de ses monta-
gnes, au bord de son fleuve farouche, en face de
la mer, telle qu'une acropole aux sept promon-
toires, Roma Sej^ticollis, attirant à elle les re-
gards du monde, redoutable et nécessaire à la
race des hommes, sanctuaire antique où les Si-
bylles chantaient l'avenir, camp retranché où se
prépara la conquête universelle, école de sagesse
où s'élabora l'idée de la justice, rendez-vous de
(1) Rome : Complexité et Harmonie^ par René Schneider. —
Paris, Hachette, 1907.
18
i^/4 LA VIEILLE EGLISE
toutes les civilisations, prestigieuse hôtellerie où
se rencontrèrent tous les dieux, toutes les philo-
sophies, toutes les chimères et tous les songes,
Rome jetée à bas de son trône impérial par les
Barbares, relevée par l'Eglise, métropole reli-
gieuse du genre humain, la Yille par excellence,
la Ville Eternelle, Ro7na capiit mundi.
La plupart de nos lecteurs connaissent le pre-
mier livre publié par le jeune voyageur : lOm-
brie^ rame des cités et des paysages. L'Ombrie
n'est point une région très fréquentée par les
touristes toujours pressés d'arriver au plus loin
et de s'en retourner par les voies rapides. Cette
promenade en terre étrusque, les souvenirs tragi-
ques qui flottent sur le lac de Pérouse, les petites
fleurs franciscaines qui s'épanouissent toujours
d'Assise à Spello, à Foligno, à Gabbio éveillaient
en nous des émotions tantôt poignantes, tantôt
exquises : les légions de Flaminius noyées par
Annibal dans ces eaux d'un bleu si doux au so-
leil d'avril, les gentils miracles de saint François,
la tendresse de l'apôtre pour toute créature de
Dieu, la grâce de ce christianisme souriant tout à
coup parmi les tristesses du treizième siècle, tout
ce pays d'héroïsme et d'amour palpitait entre les
pages. Mais ici, M. Schneider n'avait fait que
nous rendre la vision historique ou mystique que
l'Ombrie solitaire, intacte, à peine troublée par la
vie moderne, lui avait donnée. Il avait regardé,
s'était souvenu, puis écrivait. A Rome, l'œuvre
d'art qu'il rêvait de ciseler, était autrement déU-
URBS 275
€ate et difficile. C'était la grande capitale d'une
nation méditerranéenne, non plus seulement la
solennelle . et mélancolique Rome des Césars et
des Papes qui s'offrait à ses yeux, et la ville nou-
velle, hâtivement et magnifiquement édifiée au
cœur de l'antique, pouvait lui dérober la vue du
passé, étouffer sous la rumeur de ses grandes
avenues bruyantes la voix des choses séculaires
et des civilisations ensevelies. J'étais tout disposé,
avant d'ouvrir ce livre, à plaindre ce jeune
homme, doué d'un si beau talent, qui n'avait pu
contempler, étant né trop tard, la Rome de Pé-
trarque, de Claude Lorrain, du Poussin, du Pi-
ranèse, de Chateaubriand et de Stendhal, la Rome
de Pie IX et du cardinal Antonelli. Il n'a vu ni le
camp prétorien, dans l'encadrement sinistre des
vieux remparts, ni le Forum antérieur au déchaî-
nement des archéologues, tel que l'avaient lente-
ment façonné les brutalités de l'histoire, les ca-
prices de la nature et la familiarité des mœurs
populaires ; ni les régions inquiétantes de la Re-
gola, du Transtévère et du Ghetto, ni la prairie
plantée de mûriers qui allait de Saint-Jean-de-
Latran à Sainte-Croix-de-Jérusalem, ni les soH-
tudes ombreuses aboutissant à la Porte- Saint-
Jean, à la Porte-Majeure, à la Porte-Saint-Laurent.
Il n'a point parcouru l'étonnante rue délie sette
Sakj qui reliait Sainte-Praxède à San-Piero-in-
Yincoli, une rue dépourvue de maisons, toute en
angles brusques entre de hautes murailles, où il
n'était pas prudent de s'aventurer à l'heure de
276 LA VIEILLE ÉGLISE
midi. Et la vie ecclésiastique qui depuis trente-
cinq ans se dérobe progressivement aux regards,
pareille à un lac dont les eaux fuient, ne manque-
rait-elle point aux impressions du touriste attiré
par la grandeur de la relique latine et païenne,
intéressé et amusé par le mouvement italien de
la jeune capitale? La Maison de Savoie, debout
sur le Quirinal, ne masquerait-elle point à ses
yeux la vieille majesté pontificale du Latran ou du
Vatican ?
M. Schneider possède heureusement les dons
les plus précieux du voyageur lettré : il a la foi,
je veux dire le sentiment profond de la dignité
historique et de la noblesse poétique attachées à
chacun des sites qu'il visite, à chacune des ruines
dont il pénètre les ronces ; il tient en sa mémoire
la chronique complète de Rome, depuis les jours
du bon Evandre, jusqu'aux grands Papes de la
Renaissance ; il sait retrouver les couches succes-
sives d'événements, ou de fonctions originales
accumulées par les siècles sur le plateau des Sept
Collines, et, des brumes du passé, il réveille, avec
une aisance admirable, de longues théories de
fantômes, consuls, tribuns, empereurs, impéra-
trices, figures terribles, empourprées de sang,
capitaines chargés de lauriers, courtisanes effré-
nées^ anachorètes pacifiques, Messaline et sainte
Hélène^ Néron et le Pape Sylvestre II, Virgile et
Michel-Ange.
En vérité, il voit peut-être mieux la Rome pré-
sente que nous autres, les hôtes vieillissants de la
URBS 277
Rome papale, obstinément emmurés en nos admi-
rations, nos souvenirs et nos regrets. Moi-même,
je le '^onfesse volontiers, je ne ne manque jamais
une Occasion de doléance contre les édiles, les
ingénieurs et les doctes démolisseurs qui ont
transfiguré la Ville Eternelle. J'ai tort, sans doute,
mais ce n'est plus la peine, à mon âge, de changer
de sentiment à Tégard de ma vénérable amie.
Ceux qui viendront désormais, formés à Técole de
M. Schneider, auront l'indulgence plus facile. Mais
qu'ils gardent au moins l'ironie légère et le ton de
fine critique dont ce livre donne çà et là le modèle.
Méditez sur ces jolies lignes :
« En son aspect actuel, chaque colline reste
individuelle : si la Célimontane est une paysanne
qui cultive des légumes, si la Pinciana est une
cosmopoHte qui offre des fleurs de cinq à sept
avec un sourire fardé, la Yaticane est une nonne
qui marmotte ou intrigue, et la Capitoline une
virago assez vaniteuse qui gère les affaires muni-
cipales sous l'enseigne S. P. Q. R. ». Exprimer, par
une rapide esquisse, la physionomie des sites, en
signaler, par la restitution de l'histoire,, le sym-
bole dramatique et de tous ces traits d'une infinie
diversité, de tous ces gestes, de tous ces débris,
nous rendre la figure séculaire de Rome ; de tous
ces instruments, les flûtes de roseaux où soufflaient
les pâtres du Latium, les cymbales d'airain des
religions d'Etrurie, le lituus des légions, la lyre
d'Horace, le clairon épique de Virgile, les orgues
des grandes basiliques, les cloches de Vile son-
278 LA VIEILLE ÉGLISE
nante, tirer une harmonie, créer un ample ora-
torio à la gloire de Rome, telle est l'œuvre d'art
que M. Schneider a voulu accomplir. Le tableau
qu'il nous présente, très mouvementé, de couleurs
très méridionales, risquerait d'éblouir nos yeux ;
l'oratorio, aux accords parfois précipités, trouble-
rait nos oreilles si l'artiste n'avait sans cesse em-
brassé passionnément l'idéal de grandeur austère
et simple qui s'offre à la pensée de quiconque a
su bien voir Rome et a mérité de l'aimer. Cet idéal
met de l'ordre dans le tourbillonnement des sen-
sations ou le tumulte des souvenirs. Et les quel-
ques lignes tracées à propos du Palatin sont
comme la formule de cette unité que la symphonie
de la nature et de l'histoire impose à toutes choses
dans Rome et autour de Rome : « A l'extrémité
opposée du Palatin est un autre promontoire de
ruines d'où surgit une harmonie plus grandiose.
Celle-ci est impériale en tous les sens : la majesté
de Septime Sévère régna dans cet énorme palais,
le palais élève sa note sur le Palatin, le Palatin
dans Rome, Rome dans la campagne romaine, et
celle-ci dans le grand paysage du Latium. C'est un
crescendo qui va s' élargissant toujours jusqu'aux
monts d'Albe, de la Sabine et de l'Etrurie^ où il
se heurte un instant pour repartir vers l'indéfini » .
Les paysages, les vues abondent en ce livre,
ensoleillées de couleurs purpurines, coupées d'om-
bres profondes, à la Poussin, rehaussées, autant
qu'il se peut faire, de taches sanglantes. Car il
n'est pas facile de cheminer dans Rome sans sou-
URBs 279
lever du pied la poussière de quelque tragédie. Je
vous recorxi mande le paysage du Pincio. Tandis
que, à riieure du soleil couchant, <( de multiples
bourgeois, appuyés au parapet comme au podium
d'un amphithéâtre, se remémorent des pages de
romans historiques, s'assouvissent de décadence
latine », M. Schneider reconnaît, toute vivifiée de
poésie méditerranéenne, la « colline des Jardins »
où les grands seigneurs de Rome respiraient la
fraîcheur embaum.ée des soirs, où le grand épi-
curien Lucullus planta — bienfaiteur du monde
européen — les premiers cerisiers. Du haut des
terrasses, au delà des massifs de lauriers roses,
de chênes verts et de cyprès, le voyageur aperçoit
bien des choses émouvantes, héroïques ou terri-
bles : au pied du Saint-Ange, les « prés de Né-
ron », où fâme maudite de l'impérial cabotin erra
longtemps, la nuit, sur l'aile des corbeaux ; plus
près, à Ripetta, le Tibre blond, à l'endroit même
où Jean de Borgia, fils aîné du Pape, assassiné par
les spadassins de son frère, fut précipité, en une
aurore d'été ; plus près encore, la Porte du Peuple
où passa le roi Charles YIII, cavalcade chevale-
resque où chevauchaient les cardinaux parmi les
canons, les premiers canons roulants qu'ait vus
■ l'Italie. Dans les bosquets de ce Pincio, après la
gourmandise de Lucullus, s'était étalée la luxure
de Messaline. Quand le soleil descend derrière le
dôme de Saint-Pierre, le Vatican, le Saint-Ange,
vus du Pincio, s'enveloppent d'une ombre dorée,
tandis que les Prati sont inondés par les derniers
280 LA VIEILLE ÉGLISE
rayonnements du ciel : les avenues, les buissons de
roses du Pincio flamboient. M. Schneider a la vision
d'une scène de pourpre et de sang où « passe
Messaline, robe défaite, échevelée », puis de l'in-
cendie de Rome par la torche de Néron. Et les
bourgeois de tout à l'heure, me direz-vous ? J'ima-
gine qu'ils entrevoient alors, en une nuée d'odo-
rante vapeur, une soupière de spaghetti tintés de
rouges /5;'o?;22 dOro^ ou bien un plat de brocoli
aux tons de claires émeraudes. Puis, comme le
bourgeois, le Quirite romain, a une peur affreuse
du crépuscule, du serein sous les arbres, ces braves
gens s'empressent de redescendre en ville et d'aller
dîner. Et je suis sûr que M. Schneider en fait
autant.
Monsieur Homaîs au Vatican
M. Loubet n'y alla point. Premier magistrat
d'une république qui affiche la Liberté sur tous
ses monuments, il n'eut pas la liberté d'accom-
plir, à Rome^ un acte de nécessaire courtoisie.
M. Homais, lui, y est ailé, sans bienveillance, à la
vérité. D'abord, il voulait, avant de mourir, visiter
Rome, qu'il considère comme la Terre Sainte des
bons républicains, la Rome des deux Brutus et des
Gracques, celle clés Tarquins, d'Auguste ou des
Antonins n'étant point inscrite en son Codex his-
torique. Puis, il souhaitait voir de près le lieu
qu'il qualifie, en son langage de pur démocrate,
de « citadelle de l'ultramontanisme », ou encore,
de « forteresse du parti prêtre ».
Donc, il y a quelques années, vers la fin du
règne de Xeon XIII, un soir de septembre, il dé-
barquait, à l'hôtel d'Angleterre, en compagnie de
M""" Homais et de sa fille, M"° CornéUe Homais.
Sur le registre de la maison, il écrivit de son
écriture hautaine :
« Homais, pharmacien de première classe, son
épouse et sa fille CornéUe, bachelière es sciences ».
Une heure plus tard, il dînait en famille, à une
petite table ornée d'un bouquet de dahlias roses.
Il s'était coiffé de sa calotte grecque à gland
282 LA VIEILLE ÉGLISE
d'or. Dès le potage, il démontrait à ces dames
comment quinze siècles de gouvernement ecclé-
siastique avaient fait de la campagne romaine
une solitude qu'il jugeait affreuse, n'étant le dis-
ciple ni de Claude Le Lorrain, ni du Poussin, ni
d'Hébert, ni de Benouville.
« Là où les moines ont passé, dit-il en pelant
une poire, il ne reste que poussière et que
cendre ».
M""" Homais ne contredit jamais aux sentences
et apophtegmes de son mari. C'est une sorte de
brebis peureuse, bêlante, larmoyante. Elle se cache
pour prier et court furtivement entendre la messe
dans un village voisin. Et le spirituel apothicaire
explique ainsi l'absence de la pauvre femme :
(( M™^ Homais est encore aux catacombes ! ».
Cornélie, que l'on n'a point baptisée, ne croit
qu'au génie de son père et aux programmes
physico-chimiques de l'Université. M. Homais, qui
est homme de progrès et grand féministe, a décidé
de plonger cette vierge en pharmacopée profonde.
Et déjà, de ses mains grêles de bachelière ané-
mique, elle découpe élégamment en triangles —
M. Homais étant ce que vous devinez bien — les
pâtes pectorales et les amères pastilles redoutées
du ver solitaire.
Le lendemain, par une divine matinée d'au-
tomne, le trio entreprenait la découverte métho-
dique de la Yille Eternelle.
MONSIEUR HOMAIS AU VATICAN 283
M. Homais impose à toutes les démarches de
sa vie la discipline rigoureuse de son officine et de
son laboratoire. Tout, chez lui et les siens, va par
séries fondées sur de solides analogies, comme
bs bocaux multicolores et les biberons hygié-
niques. Ce voyag'e de Rome avait été préparé selon
les règles de la plus stricte classification : la Rome
antique, puis, les musées, puis la Rome moderne,
enfm la campagne et les alentours fameux. Les
églises n'avaient point un rayon particulier ; on en
verrait une ou deux, à l'occasion^, en allant ailleurs.
Saint-Pierre et le Vatican étaient relégués à la
veille du départ. M. Homais, dont Texpérience
psychologique est très forte, était assuré de rece-
voir sur la colline papale, de pénibles émotions
qui eussent gâté tout le séjour aux rives du
Tibre.
L'antiquité lui ménageait de douloureuses dé-
ceptions. Le poudreux chaos où, depuis dix ans,
les archéologues ont enseveli le Forum ne lui
disait rien d'intelligible sur la Rome de son cœur.
Où se tenait l'assemblée du peuple ? Où la tribune
aux harangues? Comment recueillir, dans ce dé-
sordre sauvage, l'écho des rugissements poussés
par les Jaurès de jadis, contre les riches et les
aristocrates? Où sont enfouies les reliques des
Gracques? Des briques, des pierres informes, des
trous béants, des pots cassés, c'était là toute la
République. M. Homais, toujours sensible aux
grâces de la botanique, ne fut touché qu'à la vue
des corbeilles de pétunias dont on ose fleurir le
284 LA VIEILLE ÉGLISE
sépulcre du Peuple-Roi. Le reste des monuments,
temples, débris de palais, arcs de triomphe, c'était
l'Empire, la Tyrannie, Tibère, Néron, Vitellius.
Toutefois, le Colisée lui apporta quelque consola-
tion. N'y avait-on pas donné une sévère leçon au
fanatisme qui déjà désolait le monde ?
— Depuis Jean- Jacques et la Révolution, dit-il
du haut des couloirs supérieurs, penché sur
l'arène tragique, oui, depuis 93, nos mœurs,
auxquelles Tancien régime laissait leur brutalité,
se sont bien adoucies. Il serait aujourd'hui étrange,
pour ne pas dire choquant, de livrer aux tigres
nos trop ardents cléricaux. Toutefois, à défaut de
panthères, nous avons les bons journaux et une
saine majorité parlementaire. Ceci n'est plus
qu'un souvenir, mais combien grand !
La Rome moderne, toute neuve, avec ses longues
et larges avenues, ses quais où le Tibre est em-
muré comme un lion en cage, ses beaux cafés, ses
pharmacies étincelantes et ses tramways, le
charma. Il remarqua l'allure raisonnable des auto-
mobiles qui ne sont point, en Italie, des entre-
prises de massacres tolérées par la pohce. M™° Ho-
mais, qui n'ouvrait guère la bouche que pour
bâiller, insinua timidement :
— C'est peut-être un effet du régime monar-
chique.
M. Homais jeta à la bonne dame un regard
d'ironique mansuétude, haussa les épaules et ne
répondit rien.
MONSIEUR HOMAIS AU VATICAN 285
Les visites aux galeries de peinture furent dé-
pêchées à bride abattue par la famille Homais.
Aux palais Borghèse, Barberini, Doria, Pamphili,
Corsini, il se trouvait trop de saintes familles, de
rois mages, de saints et de saintes, de cardinaux
et d'évêques.
De loin en loin une Vénus, une Léda, une ker-
messe flamande consolaient M. Homais de ce dé-
bordement de toiles mystiques. Mais les Assoinp-
tions l'exaspéraient comme une violation trop
choquante des lois assignées par la physique à la
pesanteur des corps.
La campagne romaine ayant, dès le premier
jour, perdu pour lui tout son prestige, on la par-
courut sommairement. Saint-Paul-aux-Trois-Fon-
taines, Tivoli, Ostie furent rayés du programme.
La Yia Appia fut concédée, mais cette promenade
faillit tourner fort mal. M™° Homais prétendit
s'arrêter à la chapelle du Domine qiio vadis ? La
mauvaise humeur accumulée depuis cinq jours
dans l'âme du pharmacien normand éclata en
brusque orage.
— Voilà l'effet de vos lectures, madame, et de
votre roman polonais ! Ces livres-là vous font voir
des étoiles en plein midi. M' arrêter ici, au feu
d'un si terrible soleil, tandis que vous aurez là-
dedans quelque vision, jamais ! Hier je vous ai
permis de monter à genoux votre escaher mira-
culeux de la Scala Santa. Mais Cornéhe et moi,
nous attendions à l'ombre de ce grand ridicule
portail de Saint-Jean-de-Latran.
286 LA VIEILLE ÉGLISE
« Maintenant, c'est fini. Toute cette religiosité
gêne ma liberté. Et vous ne verrez point Joachim
Pecci. (Il disait « Pccci » sans étonnement, comme
aujourd'hui M. Ranc écrit « Sarto »). Entre moi
et lui, le fossé est trop profond. J'ai dit.
— Hélas ! bêla la pauvre femme.
Le jour d'après, ce fut le tour de Saint-Pierre
et du Vatican.
M. Homais se vêtit tout de noir, afin de paraître
avec le plus grand air dans la citadelle du parti-
prêtre. Il tira de sa malle un chapeau mécanique
de forme préhistorique, mit à sa redingote un
large ruban violet, conquis au dernier comice
agricole de son canton. Cette tenue austère, sa
face glabre^ son nez de perroquet et ses lunettes
d'or lui prêtaient la mine d'un dignitaire des
pompes funèbres présidant aux funérailles de son
propre grand-oncle.
A Saint-Pierre, il fut victime d'un accident
tragi-comique. Tandis que Mme Homais priait au
pied de la statue de l'apôtre et que Cornélie
s'éventait en face du tombeau de Paul III, il
vaguait non sans dédain du côté des confessionnaux
réservés à toutes les langues du monde chrétien.
Le confesseur du Pro lingua hispanica abaissait
la longue baguette liturgique vers le front d'un
pénitent agenouillé sur le pavé. M. Homais,
hanneton solennel, les yeux haussés aux voûtes,
MONSIEUR HOMAIS AU VATICAN 287
donna droit dans la baguette et reçut le choc en
plein front. 11 faillit crier au meurtrier et se rejeta
vers le Pro lingua teutonica. Un bénédictin y
lisait son bréviaire, la main droite appuyée au
terrible engin qu'il balançait d'un mouvement très
doux.
M. Homais, entouré, menacé par les tentacules
d'une douzaine de monstres, saisi d'une sorte de
vertige, courut avec des gestes d'effroi vers les
deux femmes et, sans une parole, les entraîna
précipitamment en dehors de la formidable basi-
lique.
De lourds nuages passaient sur le ciel de Rome.
L'orage de l'équinoxe se préparait.
— Hàtons-nous, dit M. Homais. Nous allons en
voir de belles là-haut. Tous les mystères du
Yatican. Des sbires à face sinistre, des inquisi-
teurs, des espions et, partout de louches Jésuites,
partout Roclin, l'éternel Rodin !
En gravissant le vestibule du palais, il releva la
tête, bomba sa poitrine, se fit une figure de défi.
Il marchait avec la majesté d'un symbole. En lui,
le libre esprit laïque, l'esprit de la Révolution et
de la science montait vers le Princes des Prêtres.
Un petit garde suisse, jaune et noii% allait et
venait gentiment^ sa hallebarde sur l'épaule, au
seuil de l'antre pontifical. En un coin du corps de
garde, quatre petits suisses, de même couleur,
jouaient aux dominos. La cour était déserte, les
escaliers déserts. Deux petits chats, jaunes et
noirs» comme les suisses, folâtraient dans un
288 LA VIEILLE ÉGLISE
rayon de soleil. Sur un palier, un jeune gendarme,
assis, lisait tranquillement V Osservatore romano.
Le ruban violet de M. Homais lui sembla l'insigne
d'un vaincu de Mentana. Il se leva et fit le salut
militaire.
M. Homais rendit le salut. Rodin ne se montrait
toujours point.
L''aspect du ciel fit supprimer les Stance. Le
trio descendit à la chapelle Sixtine.
Elle était vide. Seul, sur un banc de cardinaux,
le custode sommeillait.
C'est une admirable condition qu'un après-midi
orageux pour visiter la Sixtine. Les prophètes et
les sibylles de Michel- Ange, comme voilés de
deuil, prennent un visage plus douloureux. Ne va-
t-on pas entendre la lamentation de Jérémie, le
cri d'épouvante d'Ezéchiel et là-bas, au Jugement
Dernier^ jetés par la vague multitude des morts
qui revivent, les premières clameurs du Dies irœ ?
M. Homais ne ressentait aucune de ces impres-
sions trop puériles. Mais en lui grandissait un
sourd mécontentement mêlé d'un peu d'inquiétude.
Il eût été si heureux de surprendre quelque
horreur du Saint-OlTice ! Que faisaient donc, à
cette heure, les inquisiteurs et les jésuites ? Se
moquerait-on de lui, M. Homais ? Ici la paix des
choses était vraiment irritante.
— Une idée lui. vint alors, qui le fit frémir.
C'était peut-être depuis quarante ans qu'on se
moquait de lui !
MONSIEUR HOMAIS AU VATICAN 289
Au dehors, on entendit la lourde porte de la
chapelle Pauline tourner sur ses gonds. Des pas
légers, lents, venaient à la Sixtine, scandés parfois
par le rythme d'une canne sur les marbres de
Sixte lY. Et dans la vieille église entraient un
garde noble, puis un valet de chambre portant un
pliant de peluche rouge, enfin, appuyé au bras d'un
prélat en robe violette, le pape Léon XIII.
Mme Homais se prosterna. Cornélie courut à
son père. M. Homais chancela.
Léon XIII s^arrêta un instant à contempler la
noble sibylle delphique, en qui Michel-Ange mit
l'ineffable grâce de la pensée grecque. Puis il
reprit son chemin vers l'autel.
Il s'arrêta de nouveau, à trois pas de M. Homais,
sous le prophète Daniel.
G«//z/5.^ interrogea-t-il. Il prononçait Gallons.
M. Homais s'effarait visiblement. Son grand
corps se balançait comme un mât de navire. Il
laissa tomber son chapeau mécanique et n'osa pas
le ramasser. Le Pape humaniste cherchait en quelle
comédie de Plante il pouvait replacer ce gloriosus
si peu au courant de l'étiquette vaticane.
— De quel diocèse de France êtes- vous, mon
fils?
Son diocèse, à lui, colonne du Temple, ponosse
triangulaire de la loge Puits de Jacob ! Brusque-
ment, sur cette conscience bouleversée, la nuit
tomba. Il répondit en bredouillant, comme s'il
récitait l'Annuaire de la Seine- Inférieure :
— Rouen, monseigneur, je yeux dire Saint-
19
290 LA VIEILLE ÉGLISE
Père, Rouen, préfecture, cour d'appel, école supé-
rieure de pharmacie, lycée...
— Archevêché, interrompit Léon XIII souriant.
J'ai beaucoup aimé l'un de vos derniers arche-
vêques, le grand cardinal de Bonnechose.
— Très grand cardinal, bégaya M. Homais.
— Nous l'avez connu, mon fils ?
— Moi ? Jamais, Saint-Père. Je suis pharma-
cien de première classe.
Léon XIII eut pitié du malheureux. Il étendit sur
la famille étrange une large bénédiction. M. Homais
tenta de ployer le genou droit, perdit l'équilibre
et s^effondra sur la place du cardinal RampoUa.
Déjà la blanche vision se retirait par la petite porte
qui s'ouvre près de l'autel, du côté de l'Epitre.
Un grand éclair sanglant traversa la Sixtine.
Les Sybilles et les Prophètes parurent toucher la
voûte de leurs fronts. Du Jugement Dernier
partit un grondement de tonnerre.
M. Homais, très pâle, se releva comme du
miheu d'une ruine, la ruine de son orgueil et de
son insondable sottise. Du docteur infaillible il ne
restait plus que le petit apothicaire. En présence
de l'évêque universel, il avait revu, comme en un
songe, ses têtes de pavots et son bocal de revales-
cière. Il s'était pesé lui-même, avec le scrupule
professionnel, et se trouvait bien léger.
Il ne rentra point chez lui meilleur chrétien,
mais mieux élevé. Il ne dit plus « Joachim Pecci »,
mais simplement à la française : « Léon XIII ».
Au Vatican.
L'Homme vêtu de blanc
C'était dans les dernières années du pontificat
de Pie IX. Un Français présentait ses deux fils
au Saint-Père. Le Pape bénit les jeunes garçons
et leur dit : « Allez en paix ; si, longtemps après
moi, à votre tour, vous amenez dans ce palais vos
enfants, ils trouveront toujours ici un homme vêtu
de blanc comme moi ».
J'ai vu bien souvent Pie IX avant l'année J870.
La dernière fois, un soir d'automne, le roi de
Rome descendait à pied la grande avenue de la
villa Borghèse avec une allure toute militaire,,
très leste, la tête haute, la face souriante, escorté
de quelques prélats qui suivaient un peu essouf-
flés la soutane blanche. Quinze ans plus tard, un
dimanche, étant assis sur les degrés de l'obé-
lisque dressé par Sixte-Quint en la place de Saint-
Pierre, je vis paraître à une fenêtre du Vatican,
soulevant un rideau vert que la bise de tramon-
tane agitait, la figure grêle de Léon XIII. Il par-
courait d'un regard lent l'incomparable horizon
de la Ville éternelle, la plaine indéfinie, déserte,
semée de ruines, les montagnes latines couron-
nées de verdure sombre, les montagnes rocheuses
292 LA VIEILLE ÉGLISE
de Sabine, arides, revêtues d'or pâle et d'azur.
Il demeura près d'un quart d'heure penché sur sa
métropole, écoutant le bruissement vague de
Rome et retenu par le charme triste des choses
qui ne sont plus. Son camail se détachait en note
très claire de l'ombre du rideau. Et je me sou-
vins alors de la grave parole de Pie IX.
Encore quelques jours et l'interrègne de la sé-
culaire royauté cessera, et l'Homme vêtu de blanc
sortira de la chapelle Sixtine sous le regard ter-
rible des prophètes et des sibylles de Michel -
Ange, traversera les Stanzes de Raphaël et vien-
dra s'asseoir tranquillement à la table de travail
où l'attendent, tracés d'une main mourante, les
derniers vers latins de Léon XIII.
Tu es petrus et super hanc petram... Il faut le
reconnaître : cette pierre où repose l'Eglise latine
n'est point près de tomber. La papauté survivra
même à l'incident du nobis nominavit. Elle a
bien survécu aux violences comme aux misères
des pontifes tragiques que le désordre d'un monde
horrible jetait, à la veille et au lendemain de l'an
mille, sur la chaire apostolique. Du troisième au
quinzième siècle, trente-cinq antipapes l'ont en-
vahie, violentée, saccagée. A deux reprises, à
l'époque de saint Bernard et vers la fin du grand
schisme, trois papes, dont chacun semblait légi-
timement élu, l'ont occupée simultanément, parmi
les foudres qu'ils se lançaient dans Tombrc de
miséricorde. Et la pierre angulaire n'a point
AU VATICAN. — l'homme VÊTU DE BLANC 293
chancelé. L'Homme vêtu de blanc se tient tou-
jours là-bas, plus puissant peut-être aujourd'hui
qu'au temps où il régnait sur un lambeau de l'Eu-
rope, prince italien dont se méfiait, par tradition,
le reste de l'Italie, prince chrétien dont les grands
Etats catholiques se disputaient âprement les
faveurs et que son irrémédiable faiblesse en Italie
obligeait à rechercher humblement la protection
de la France ou de l'Empire, de l'Espagne ou de
l'Autriche, et même, à l'occasion, du roi des
Deux-Siciles.
Ce phénomène historique pourrait solliciter la
méditation de nos ministres et de leur petite
famille. Songez qu'en cent années, la France a
usé ou détruit violemment sept ou huit Constitu-
tions et que, sur douze chefs du pouvoir exécutif
en ce pays, un seul, Louis XVIII, après deux
exils et de fort pénibles émotions, est parvenu
à mourir aux Tuileries. Et les Tuileries sont
brûlées...
TABLE DES MATIÈRES
Pages
Avant-Propos i
L'Egypte antique et les Grecs 1
Procès d'impiété 9
L'Empereur Justinien 17
Un Pontificat ambulant 25
L'Empereur Byzantin de la première Croisade.. . 35
Chanson de geste féodale 43
Français de Terre Sainte 51
Le Pape Innocent III 63
Saint François d'Assise 81
L'Hérésie Albigeoise 89
Raymond Lulle 97
Les Héroïnes de Dante 105
Pour le Centenaire de Pétrarque 113
L'Angelico 131
Paganisme Florentin 141
Vieux Carnaval romain -149
Un Anglais humaniste et martyr 157
Calvin à Genève 173
Un livre sur Sainte Thérèse . 183
L'Originalité de Sainte Thérèse 193
296 TABLE DES MATIÈRES
Saint Borgia \ 201
Le Diable Capucin 209
Choses d'Espagne 219
François Rio 229
Figures épiscopales 239
Un Lorrain évêque au Japon (1871-1892; 247
Ne pourrait-on renouveler la peinture religieuse ? 257
Lointains souvenirs offerts à la statue d'Ernest
Renan 265
Urbs 273
Monsieur Homais au Vatican 281
Au Vatican. — L'homme vêtu de blanc 291
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