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Full text of "La vieille eglise"

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La  Vieille  Eglise 


LA 


Vieille  Eglise 


PAR 


Emile  QEBHART 

de  rAcadémie  française 


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PARIS  (VI«) 
BLOTJD    &    OIE,    Editeurs 

7,  PLACE  SAINT-SULPICE,  7 

1910 

TRADUCTION  ET  REPRODUCTION   INTERDITES 


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AVANT-PROPOS 


M.  Gebhart  nous  avait  promis  un  livre  sur 
Léopardi  qui  devait  être,  dans  notre  pensée, 
le  premier  volume  d'une  série  consacrée  aux 
littératures  étrangères.  A  la  mort  de  l'éminent 
écrivain,  nous  nous  sommes  adressés  à  ses 
héritiers  dans  Tespoir  qu'on  retrouverait  parmi 
ses  papiers  au  moins  quelques  chapitres  de  ce 
livre.  Cet  espoir  fut  déçu.  En  revanche,  on 
nous  permit  de  parcourir  les  vastes  cartons 
dans  lesquels  M.  Gebhart  rassemblait,  au  jour 
le  jour  et  par  ordre  de  date,  ses  nombreux 
articles  de  la  République  Française,  du  Temps, 
des  Débats,  du  Gaulois  et  d'autres  encore.  En 
relisant  cette  riche  collection  que  l'auteur 
comptait  bien,  sans  doute,  utiliser  quelque  jour, 
l'idée  nous  vint  de  publier  en  volume  au  moins 
quelques-unes  de  ces  pages  qui  portent  toutes 


n  AVANT-PROPOS 

la  marque  de  ce  charmant  esprit.  Il  y  aurait  là 
matière  à  plusieurs  volumes.  Pour  l'instant, 
voici  la  série  des  articles  de  M.  Gebhart  qui  se 
rapportent  plus  directement  à  l'histoire  de 
l'Eglise.  Nous  les  avons  fait  précéder  de  deux 
études  sur  la  religion  antique  et  suivre  de 
quelques  morceaux  de  circonstance  que  les 
admirateurs  de  M.  Gebhart  retrouveront  avec 
plaisir.  A  la  fin  d'un  article  sur  V Hérésie 
albigeoise,  Fauteur  de  Moines  et  Papes  avait 
écrit  ces  lignes  :  «  Tout  cela,  c'est  l'hérésie, 
le  rêve  enfiévré,  paradoxal  d'un  peuple  à  qui 
la  vie  terrestre  était  si  facile  et  si  riante,  grâce 
à  la  bénignité  de  la  nature  et  à  la  douceur  de 
son  ciel  et  qui  eût  été  si  sage  en  demeurant 
dans  le  bercail  de  la  Vieille  Eglise  ».  Nous 
avons  retenu  ces  deux  derniers  mots  pour  en 
faire  le  titre  du  présent  volume,  désireux  que 
nous  étions  de  ne  rien  introduire  dans  cette 
œuvre  posthume  qui  ne  fût  de  la  propre  main 
de  M.  Gebhart. 

Les  Editeurs. 


L'Egypte  antique  et  les  Grecs  (D 


Je  ne  touche,  aujourd'hui,  qu'en  tremblant,  à 
l'antique  Egypte,  en  ce  journal  où  Maspéro  insère 
les  résultats  de  ses  recherches  archéologiques  et 
les  conclusions  de  son  admirable  science.  Mais  le 
petit  livre  de  M.  Albert  Gayet  se  met  si  bien  à 
la  portée  des  simples  lettrés  qu'il  m'est  agréable 
d'en  feuilleter  ici  quelques  pages.  On  y  trouve  un 
tableau  que  je  crois  digne  de  toute  confiance,  des 
données  présentes  de  l'égyptologie.  Je  ne  me  pro- 
pose, d'ailleurs,  à  l'aide  de  cet  ouvrage,  que  d'offrir 
au  lecteur  des  vues  personnelles,  pures  de  toute 
critique,  imprégnées  de  prudence. 

Le  Pharaon,  le  prêtre,  le  grand  seigneur  féodal 
sont  les  personnages  de  première  ligne  dans  l'his- 
toire politique  et  religieuse  de  l'Egypte  :  derrière 
eux  apparaît  le  scribe,  la  multitude  immense  de 
fonctionnaires  qui  écrivent,  enregistrent,  com- 
pilent, perpétuent  une  civiUsation  savante,  sou- 
tiennent la  machine  administrative  de  l'Etat, 
annotent  les  rites  sacrés,  l'économie  domestique, 
les  arts  et  l'agriculture,  recueillent  les  souvenirs 
légendaires,  les  hymnes  venus  des  ancêtres  sécu- 


(1)  La  Civilisation  pharaonique^  par  Albert  Gayet.  —  Paris, 
Plon-Nourrit,  1907. 


2  LA  VIEILLE  EGLISE 

laires,  la  chronique  de  guerre  et  les  chants  d'amour. 
C'est  bien  dommage  que  cette  race  paperassière 
n'ait  pas  connu  l'imprimerie  et  le  papier  de  fil. 
Elle  eût  édifié  des  pyramides  de  livres,  plus  hautes 
que  le  tombeau  de  Khéops.  Au  moins  a-t-elle 
eu  cette  invention  originale  :  envelopper  les  morts 
d'écritures,  gratifier  les  momies  d'un  viatique  lit- 
téraire portatif  en  voyage,  à  travers  les  steppes 
mélancoliques  de  VAmenti,  sans  compter  /e  Livre 
des  Morts,  déposé  en  un  coffret,  dans  la  cellule 
mortuaire,  véritable  Guide  Joanne  de  l'autre 
monde,  et  la  curieuse  confession  négative  dont 
chaque  tombe  renfermait  un  exemplaire  :  «  Je 
n'ai  pas  tourmenté  la  veuve!  Je  n'ai  pas  été  oisif! 
Je  n'ai  pas  aifamé  !  Je  n'ai  pas  fait  pleurer  î  Je  n'ai 
pas  tué  !  Je  n'ai  pas  enlevé  les  provisions  ou  les 
bandelettes  des  morts  !  Je  suis  pur  !  Je  suis  pur  !  ». 
Ainsi  le  défunt,  après  s'être  donné  à  lui-même 
l'absolution,  pénétrait,  l'àme  légère,  dans  le 
royaume  d'Osiris. 

L'Egypte  fut,  pour  l'ancien  monde  méditerra- 
néen, l'objet  d'une  ardente  curiosité,  presque  d'une 
vénération  religieuse.  On  avait  le  sentiment  vague 
d'une  antiquité  prodigieuse  dont  nous  supputons 
maintenant  les  lointains.  Cinq  mille  ans  avant  Tère 
chrétienne,  le  pays  de  Memphis  possédait  un  ré- 
gime monarchique,  une  théologie,  une  théorie  du 
surnaturel,  une  discipline  de  morale.  Voilà  près 
de  sept  mille  années,  sans  doute,  que  l'humble 
pyramide  de  Sakkarah,  si  délabrée,  sent  passer 
sur  ses  assises  le  souffle  brûlant  du  simoun.  Peut- 


L  EGYPTE   ANTIQUE   ET   LES   GRECS  3 

être,  un  jour,  Maspéro  trouvera-t-il,  au  fond  de 
quelque  sépulcre,  sur  le  cœur  d'une  momie,  le 
registre  de  police  dénonçant  les  noms  des  voya- 
geurs illustres  qui  naviguèrent  sur  les  eaux  vertes 
du  Nil  au  temps  des  Atrides  ou  du  roi  Salomon. 
De  ces  pèlerins  qu'attirait  vers  l'Egypte  un  charme 
de  mystère,  les  plus  anciens  appartiennent  à  une 
période  relativement  récente  :  le  prophète  Jérémie, 
au  vi«  siècle,  à  l'époque  de  la  captivité  de  Ba- 
bylone  ;  cent  trente  ans  plus  tard,  Hérodote;  vers 
la  fin  du  v"  siècle,  Platon. 

Jérémie  dut  découvrir  avec  stupeur,  entre  deux 
lamentations,  chez  ces  barbares  que  Moïse  avait 
fuis  jadis,  une  doctrine  d'immortaUté,  une  sagesse 
d'outre-tombe  marquées  d'un  sentiment  profond 
des  choses  divines,  inconnu  à  la  race  chère  à  Jé- 
hovah.  Le  charmant  Hérodote  s'intéressa  aux 
mœurs  des  crocodiles  et  des  chats  Hturgiques  et 
consigna  sur  ses  tablettes  de  johs  contes  à  dormir 
debout  que  lui  prodiguaient  ses  drogm.ans.  J'ima- 
gine les  astucieux  personnages  soutirant  au  naïf 
Hellène,  en  échange  de  leurs  petites  histoh'es,  des 
drachmes  sans  nombre,  à  la  façon  de  ces  Arabes 
qui  vous  hissent  au  sommet  de  la  grande  pyra- 
mide et,  s'arrêtant  tout  à  coup  sur  quelque  palier, 
disent  d'un  ah'  aimable  à  l'étranger  haletant  : 
«  ïci,  Messieurs  Anglais,  bon  bakchich  !  »  Quant 
à  Platon,  il  rapporta  en  son  pays  une  grave  pa- 
role des  prêtres  d'Héliopolis  :  «  0  Platon  !  vous 
autres  Grecs  n'êtes  que  des  enfants,  et  il  n'y  a  pas 
de  vieillards  parmi  vous  !  ».  Et  ces  archidiacres  du 


4  LA   VIEILLE  ÉGLISE 

Dieu-Soleil,  montrant  de  loin,  d'un  geste  solennel, 
à  l'enfant  d'Athènes,  les  vertigineuses  sépultures 
des  grands  Pharaons  memphites,  baignées  d'au- 
rore rose  et  comme  aériennes,  ont  pu,  avertis 
par  une  chronologie  plus  exacte  que  celle  de  Bo- 
naparte, lui  murmurer  à  l'oreille  :  «  Mon  fils,  du 
haut  de  ces  Pyramides...  »  Mais  vous  savez  le 
reste. 

Jérémie,  troublé  par  le  spectacle  des  statues  et 
des  icônes  divines,  les  dieux  à  tête  d'épervier  ou 
de  chacal,  ofTensé  même  en  sa  conscience  hé- 
braïque par  les  rites  réservés  aux  bêtes  sacrées, 
les  chiens,  les  chats,  les  crocodiles,  dut  considé- 
rer la  religion  de  l'Egypte  comme  un  grossier 
paganisme.  Platon,  que  Pythagore  et  Parmonide 
avaient  nourri  de  mathématique  et  de  méta- 
physique, jugea  certainement  digne  de  respect  les 
triades  et  les  ennéades  du  ciel  égyptien  et  vénéra 
une  doctrine  où  dominait  sur  le  système  harmo- 
nieux des  trinités  divines  le  dieu  éternel,  sans 
commencement  et  sans  fin,  «  le  Un,  chantaient  les 
hymnes,  qui  est  Seul,  Celui  qui  s'engendre  en  lui- 
même.  Celui  qui  était  alors  que  rien  n'était  ». 
Hérodote,  qui  avait  fait  sa  théologie  dans  Hésiode 
et  Homère^  ne  manifesta,  au  sujet  d'une  religion 
dépourvue  d'Olympe,  de  dogmes  joyeux  et  de 
mystères  d'amour,  qu'un  effarement  presque 
comique.  Le  délicieux  bonhomme  qui  voudrait 
retrouver  en  Egypte  une  figure  des  dieux,  des 
héros,  des  oracles  de  la  Grèce,  n'ose  pas  regarder 
de  trop  près  les  mythes  et  les   effigies  mons- 


L  EGYPTE  ANTIQUE  ET  LES   GRECS  U 

ti'ueuses  placées  dans  les  temples,  ou  qui,  par- 
fois, tels  que  le  Sphinx,  veillent  sur  la  tristesse 
du  désert.  La  grande  triade  d'Osiris-Isis-Horus  ne 
lui  enseigne  rien  d'intelligible.  A  deux  ou  trois 
reprises,  il  s'excuse  de  son  silence.  «  Si  je  voulais 
dire  pourquoi  on  regarde  ici  les  animaux  comme 
sacrés,  je  m'engagerais  dans  un  discours  sur  la 
religion  et  les  choses  divines  ;  or,  j'évite  surtout 
d'en  parler  et  le  peu  que  j'en  ai  dit  jusqu'ici,  je 
ne  l'ai  fait  que  parce  que  je  m'y  trouvais  forcé.  » 
Les  Grecs  contemporains  d'Hérodote  et  de  Pla- 
ton étaient  trop  éloignés  de  leurs  propres  origines 
religieuses,  de  la  révélation  donnée  par  la  nature 
à  tous  les  peuples  primitifs,  pour  observer  avec 
sympathie  des  croyances  où  la  sensation  des  phé- 
nomènes les  plus  simples  et  les  plus  permanents 
du  ciel  et  de  la  terre  persistait  à  la  suite  d'une  si 
longue  série  de  siècles.  L'épopée,  le  drame,  la 
sculpture,  la  peinture,  avaient  réduit  à  un  anthro- 
pomorphisme souvent  puéril  les  antiques  légendes 
naturalistes,  encore  visibles  chez  Hésiode,  déjà 
voilées  et  défigurées  chez  Homère.  La  naissance 
quotidienne  du  soleil  et  sa  mort,  chaque  soir,  et 
son  ensevelissement  dans  la  nuit,  la  fécondation 
de  tous  les  êtres  par  la  chaleur  et  la  lumière, 
l'angoisse  des  soUtudes  mornes,  arides,  peuplées 
de  grands  fauves,  où  erraient  les  divinités  mé-  -v 
chantes,  au  souffle  dévastateur,  intéressaient 
moins  les  Hellènes  que  les  amours  de  Zeus,  les 
colères  de  Poséidon,  le  sourire  d'Aphrodite  et  la 
lyre  d'or  d'Apollon.  N'oublions  pas  enfin  le  rôle 


6  LA   VIEILLE  ÉGLISE 

du  prêtre,  considérable  en  Egypte,  si  médiocre 
en  Grèce.  Aujourd'hui  selon  M.  Gayet,  on  a  re- 
noncé au  préjugé  historique,  créé  par  Hérodote 
et  SOS  compères,  de  la  caste  sacerdotale,  comme 
à  celui  de  la  caste  militaire  :  le  prêtre,  sur  le  Nil, 
est  un  grand  fonctionnaire  pharaonique  ou  féodal, 
le  gardien  d'une  tradition  théologique,  l'interprète 
des  dieux  :  aux  bords  de  l'IUssus  ou  du  Céphise, 
le  prêtre  est  un  citoyen  qui  préside  de  temps  en 
temps  à  des  rites  élégants,  à  des  processions  de 
jeunes  filles  et  d'éphèbos,  n'est  point  obligé  à  l'as- 
cétisme et  rit  gentiment,  au  théâtre,  des  mésa- 
ventures de  ses  dieux,  des  fredaines  de  ses 
déesses. 

Mais  il  est  vraiment  étrange  qu'Hérodote  et 
Platon  n'aient  point  été  frappés  de  la  grande  ori- 
ginalité religieuse  de  l'Egypte,  préoccupation  de  la 
vie  future  (on  pourrait  même  dire  d'une  expres- 
sion toute  chrétienne,  du  salut),  théologie  de  l'au 
delà,  infiniment  plus  intelligible  pour  eux  que  les 
triades  et  les  ennéades  divines,  liturgies  funéraires, 
culte  des  morts,  tout  un  ensemble  de  croyances 
et  de  pratiques  qui  dérivaient  logiquement  d'une 
doctrine  très  primitive  de  panthéisme  et  de  mé- 
tempsychose  faite  pour  charmer  la  curiosité  hel- 
lénique. Hérodote  nous  décrit  la  toilette  des 
momies  et  ne  soupçonne  point  de  lien  entre  la 
conservation  des  tristes  reliques  et  une  espérance 
de  résurrection.  Les  mystères  du  polythéisme  grec, 
Perséphone,  Adonis,  Hermès  guide  des  âmes  sur 
le  sentier  des  Enfers,  rendaient  cependant  sympa- 


l'Egypte  antique  et  les  grecs  7 

thiques  à  des  Hellènes  les  évolutions  d'Osiris  en- 
traînant dans  la  nuit  infernale,  vers  «  l'autre 
terre  »,  les  âmes  dont  le  corps  dormait  en  ses 
bandelettes  mortuaires  et  qui,  après  de  longues 
pérégrinations,  «  rassemblant  leurs  membres  », 
à  rimitation  d'Osiris,  identifiées  au  dieu,  ressus- 
citeraient comme  le  soleil  divin  à  chaque  aurore. 
Enfin,  la  plus  singulière  des  créations  dogmatiques 
de  l'Egypte,  le  Double  pouvait  sembler  aux  fidèles 
d'Homère  une  fort  respectable  invention.  Le 
Double,  écrit  M.  Gayet,  «  essence  psychique,  pro- 
jection colorée  de  l'individu,  second  exemplaire 
de  lui-même,  forme  'impalpable  et  aérienne,  plus 
qu'ombre  et  moins  que  réalité  ».  Il  naissait  en 
môme  temps  que  la  personne  terrestre,  puis  s'en- 
volait au  ciel  des  Doubles^  d'où  il  veillait  sur  son 
Egyptien  à  la  façon  d'un  ange  gardien.  L'homme, 
une  fois  embaumé,  le  fantôme  venait  le  rejoindre, 
et,  dans  les  ténèbres  du  sépulcre,  gratifiait  sa 
momie  d'un  tête-à-tête  mélancolique. 

Or,  entre  cette  apparence  jumelle  de  l'Egyptien 
mort  et  la  figure  des  âmes  échappées  du  Tartare 
qui,  autour  de  la  fosse  creusée  par  Ulysse  et  rem- 
plie de  sang,  voltigent,  avides  de  boire,  pleurent, 
crient  et  tiennent  d'édifiants  discours,  les  analogies 
étaient  assez  saisissantes  et  méritaient  d'arrêter  la 
réflexion  des  Grecs.  Faut-il  expliquer  l'ignorance 
ou  le  silence  des  voyageurs  hellènes  par  le  dédain 
d'une  race  pour  laquelle  le  reste  de  l'humanité 
n'était  que  tribus  barbares,  les  Egyptiens  comme 
les  Perses,  et  qui  n'attendait,  de  ces  mortels  infé- 


8  LA    VIEILLE   ÉGLISE 

rieurs,  aucune  vue  noble  de  la  pensée  ?  J*y  verrai 
plus  volontiers  Teffet  de  l'un  des  sentiments  les 
plus  profonds  de  l'âme  hellénique,  que  révélait, 
dans  la  scène  même  de  l'Odyssée,  le  fantôme 
d'Achille  :  «  Il  vaut  mieux  être  le  valet  d'un 
pauvre  laboureur  que  de  régner  sur  les  morts  !  », 
Los  Grecs  ont  trop  aimé  la  vie  présente  pour  se 
soucier  beaucoup  de  la  vie  future.  L'image  de  la 
mort  leur  semblait  fort  déplaisante.  Ils  eussent 
donné  toutes  les  religions  sépulcrales  du  monde 
pour  un  cantique  de  Panathénée,  sur  le  rocher  de 
l'Acropole,  en  vue  du  Pentélique  violet  et  de  la 
mer  d'azur  «  au  sourire  sans  nombre  ». 


Procès  d'impiété  (1) 


M.  Paul  Decharme,  qui  enseigne  à  la  Sorbonne 
la  poésie  grecque,  est  un  attique  très  préoccupé 
et  enchanté  de  mysticisme  hellénique.  Nous  avons 
bu  jadis,  côte  à  côte,  dans  le  creux  de  notre 
main  droite,  Teau  noire  du  Styx  arcadien.  Il  re- 
cherchait alors  et  crut  retrouver,  dans  les  mon- 
tagnes sacrées  de  la  Grèce  septentrionale,  le 
Parnasse,  l'Hélicon,  le  Pinde,  les  jardins  où  s'ébat- 
taient les  neuf  Muses,  les  ruisseaux  où  les  divines 
sœurs  rafraîchissaient  leurs  corps  d'une  pureté 
marmoréenne  ;  il  a  cueilli  et  dévotement  respiré 
les  dernières  roses  de  leurs  plates-bandes.  Il  est 
peut-être  aujourd'hui  le  dernier  païen  de  l'Uni- 
versité, le  dernier  fidèle  de  la  tradition  intellec- 
tuelle fondée  par  nos  pères  de  la  Renaissance. 
Quand  il  erre  lentement  sous  les  ombrages  du 
Luxembourg,  légèrement  mélancolique,  il  a  tou- 
jours l'air  de  songer,  non  sans  regret,  au  temps 

Où  Vénus  Astarté,  fille  de  l'onde  amère, 
Secouait,  vierge  encore,  les  larmes  de  sa  mère. 
Et  fécondait  le  monde  en  tordant  ses  cheveux. 


(1)  La  Critique  des  traditions  religieuses  chez  les  GrecSy 
es  Origines  au  temps   de  Plutarque,  par   Paul    Decharme, 
professeur  à  l'Université  de  Paris.  —  Paris,  Picard,  1904. 


10  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

Le  livre  qu'il  vient  de  publier  est  une  longue  et 
consciencieuse  enquête  sur  le  conflit  séculaire  qui 
mit  aux  prises,  après  l'époque  héroïque  des  îliades 
et  des  Théogonies,  le  rationalisme  grec  et  la  reli- 
gion, ou  plutôt  les  religions  nationales.  Chaque 
cité  eut  alors  sa  théologie  et  son  culte  municipal^ 
je  veux  dire  sa  façon  d'interpréter  et  de  vénérer 
les  personnages  olympiens  dont  Homère  et  Hé- 
siode avaient  écrit  l'Evangile  initial  et  parmi  les- 
quels chaque  communauté  choisit,  à  son  gré,  un 
patron.  Ce  morcellement  des  croyances  religieuses 
fut,  pour  le  polythéisme,  à  la  fois  une  cause  de 
durée  et  un  principe  de  ruine.  Tandis  que  le  pa- 
triotisme local  —  j'allais  dire  de  clocher  —  par 
les  traditions  des  vieilles  familles,  le  maintien  des 
superstitions  populaires,  des  légendes  dramati- 
ques, le  respect  des  œuvres  d'art,  temples,  sta- 
tues, icônes,  perpétuait  les  cultes  particuliers,  la 
diversité  même  des  doctrines  et  des  rites  inclinait 
les  esprits  réfléchis  au  scepticisme.  L'unité  dog- 
matique, nécessaire  fondement  d'une  religion  qui 
aspire  à  la  domination  souveraine  des  volontés  et 
des  consciences,  manqua,  dès  l'origine,  au  poly- 
théisme. Et  cette  infirmité  théologique  fut  une 
cause  d'impuissance  morale  aussi  décisive  que  la 
sensualité  effrénée  des  Immortels  abreuvés  d'am- 
broisie. La  philosophie,  dès  ses  premières  prédi- 
cations, se  heurta  contre  la  religion.  Thaïes,  pré- 
disant une  éclipse  et  donnant  de  ce  phénomène 
des  raisons  naturelles,  découvrait  la  fixité  des  lois 
du  monde  et,  du  môme  coup,  désarmait  le  caprice 


PROCÈS   D*IMPIETé  11 

OU  la  maîveillance  des  Dieux.  Xénophane  n'abolis- 
sait point  les  Dieux,  mais  il  voulait  les  purifier, 
opération  difficile,  et  les  rangeait  sous  l'empire 
d'un  Dieu  suprême,  incorruptible,  éternel.  Il  ne 
pardonnait  point  à  Homère,  à  Hésiode,  d'avoir 
prêté  aux  Dieux,  disait-il,  tous  les  crimes,  le  vol, 
l'adultère,  la  fourberie.  Le  sage  de  Colophon  for- 
geait, contre  le  paganisme,  les  armes  que  repren- 
dront, huit  ou  neuf  siècles  plus  tard,  les  Pères  de 
l'Eglise.  Il  refusait  toute  créance  aux  fables  dés- 
honorantes pour  les  Dieux,  méprisait  la  divination, 
ne  demandait  au  fidèle  que  la  pureté  du  cœur.  Il 
revenait  à  Tœuvre  entreprise  dans  la  Grande  Grèce 
par  Pythagore  :  la  réformation  de  la  vie  religieuse. 
Empédocle,  à  son  tour,  tenta  d'ennoblir  la  notion 
des  choses  divines.  «  Le  Dieu,  disait-il,  n'a  ni  la 
tête  qui  orne  le  corps  de  l'homme,  ni  des  bras,  ni 
des  pieds,  ni  des  genoux  agiles...  Il  est  seulement 
une  âme  sacrée  et  infinie,  dont  la  pensée,  dans 
son  rapide  essor,  parcourt  tout  l'univers  » . 

Avec  Hérodote,  nouveau  progrès  de  l'esprit 
critique.  Cet  admirable  voyageur  a  visité  les  sanc- 
tuaires pélasgiques,  les  temples  de  Phénicie  ;  à 
Samothrace,  il  s'est  fait  initier  aux  mystères  des 
Cabires.  Il  a  conversé  avec  les  prêtres  de  l'Egypte 
et  comparé  aux  divinités  anthropomorphes  de  la 
Grèce,  si  favorables  à  la  glorification  de  la  beauté, 
les  monstres  sacrés  de  Memphis  et  de  Thèbes, 
têtes  de  bêtes  plantées  sur  des  corps  d'hommes, 
idoles  formidables  et  ridicules.  Il  a  comparé  les 
théologies  et,  par  Tassimilation  des  figures  et  des 


12  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

légendes  divines,  aperçu  la  filiation  ou  l'étroite 
parenté  des  mythes  chez  les  barbares,  en  Asie,  sur 
le  Nil,  en  Hellade.  Il  est  sur  le  point  de  deviner 
que  les  polythéismes  divers  expriment  les  terreurs 
ou  les  adorations  de  la  conscience  humaine  en 
présence  des  forces  mystérieuses  de  la  nature,  et 
que  l'identité  des  croyances  transparaît,  sous  la 
variété  des  symboles. 

Au  siècle  même  d'Hérodote,  la  philosophie  ato- 
mistique,  la  doctrine  de  Démocrite,  portait  à  la 
rehgion  populaire  un  coup  très  sensible.  Par 
l'invention  de  l'infmi,  de  l'éternel  mécanisme 
aveugle  des  atomes  qui  explique  toute  vie,  tout 
devenir,  elle  rendait  les  Dieux  inutiles  au  monde. 
Démocrite,  longtemps  avant  Lucrèce,  attribuait  à 
l'ignorance  et  à  la  peur  l'origine  de  la  religion. 
«  Les  hommes  d'autrefois,  disait-il,  à  la  vue  des 
troubles  qui  se  produisent  dans  les  hauteurs  cé- 
lestes, comme  le  tonnerre,  les  éclairs,  la  foudre, 
les  comètes,  les  éclipses  du  soleil  et  de  la  lune, 
étaient  saisis  de  frayeur,  et  ils  pensaient  que  les 
Dieux  étaient  les  auteurs  de  ces  phénomènes  ». 
Bientôt  les  sophistes  feront  un  nouveau  pas  sur 
la  voie  de  fincrédulité.  Ils  nieront  qu'il  soit  pos- 
sible de  rien  savoir  sur  les  Dieux,  même  de  croire 
raisonnablement  à  leur  réahté.  «  Beaucoup  de 
choses  s'y  opposent,  disait  ironiquement  Prota- 
goras,  et  l'obscurité  de  la  question,  et  la  brièveté 
delà  vie  de  l'homme  ».  Critias  expliquera,  dans 
son  drame  de  Sisijphe,  par  une  mesure  de  haute 
police,  les  créations  religieuses.  Les  lois  qui  attei- 


PROCÈS  d'impiété  13 

gnent  les  crimes  commis  au  grand  jour  épargnant 
les  fautes  cachées  clans  les  ténèbres  de  la  cons- 
cience, un  sage  parut,  «  homme  fort  habile  »,  qui 
jugea  bon  de  moraliser  les  gens  par  la  terreur.  De 
là  les  Dieux  «  à  la  vie  éternellement  florissante  », 
fables  de  nourrices  excellentes  pour  imposer  la 
vertu  aux  personnes  d'humeur  perverse  et  de  ca- 
ractère timide. 

La  vieille  foi  déclinait  rapidement.  Aux  sophistes 
se  joignaient  les  poètes  comiques,  les  grandioses 
parodies  de  la  vie  des  Dieux.  Aristophane  mon- 
trait un  Bacchus  grotesque  dans  le  cadre  d'un 
enfer  boulFon.  Dans  le  désarroi  moral  qui  sévit  à 
Athènes  après  les  désastres  de  la  guerre  du  Pélo- 
ponèse,  les  athées  affichèrent  sans  discrétion  leur 
dédain  absolu  des  choses  divines.  Mais  il  parut 
alors  aux  magistrats  que  la  religion  était  une  ins- 
titution nationale  et  que  les  Dieux,  s'ils  tombaient, 
entraîneraient  la  chute  de  la  patrie.  Et  les  procès 
d'impiété  commencèrent. 

Le  crime  d'impiété  avait  bien  des  degrés.  Arra- 
cher un  ohvier  sacré,  manquer,  dans  l'exercice  du 
sacerdoce,  aux  rites  traditionnels  du  culte,  entrer 
en  un  temple  les  mains  souillées  de  sang,  voler 
les  objets  sacrés,  révéler  ou  parodier  les  Mystères 
d'Eleusis,  profaner  les  cérémonies  saintes,  ces 
crimes,  diversement  graves,  étaient  frappés  de 
confiscation  des  biens,  ou  d'exil,  ou  de  mort. 
Tout  citoyen  pouvait  dénoncer  le  sacrilège  à  l'ar- 
chonte-roi,  qui  instruisait  la  cause  et  livrait  l'ac- 
cusé au  tribunal  compétent,  à  l'Aréopage  ou  aux 


14  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

Héliastes.  Le  dénonciateur,  si  l'accusation  sem- 
blait mal  fondée,  se  voyait  condamner  à  une 
grosso  amende,  ne  pouvait  plus  dénoncer  per- 
sonne à  l'avenir,  était  exclu  de  certains  sanc- 
tuaires. Le  métier  de  sycophante  avait  des  épines. 
Les  noms  les  plus  éclatants  d'Athènes  et  de  la 
Grèce  sont  inscrits  à  la  chronique  des  procès  d'im- 
piété :  Eschyle,  Anaxagore,  Aspasie,  Phidias,  Al- 
cibiade,  Socrate.  Eschyle,  en  un  drame,  avait 
parlé  légèrement  des  mystères.  Anaxagore  avait 
déclaré  que  le  soleil  n'est  qu'une  «  masse  incan- 
descente de  fer  ou  de  pierre  »,  la  lune  u  une 
terre  »  ;  Aspasie  laissait  causer  d'astronomie  et 
de  physique  les  gens  d'esprit  qui  fréquentaient 
chez  elle.  Mais  Périclès  plaida  pour  l'aimable 
dame  et  la  fit  acquitter.  Phidias  fut  poursuivi 
pour  un  bien  singulier  sacrilège  :  il  avait  osé 
sculpter  son  propre  portrait  sur  le  bouclier 
d'Athéna  !  Il  mourut  dans  sa  prison.  Pour  Alci- 
biade,  prince  de  la  jeunesse  dorée,  incrédule  et 
libertine  d'Athènes,  les  chefs  d'accusation  furent 
plus  graves  encore.  ïl  avait  osé,  en  compagnie  de 
quelques  jeunes  étourdis,  parodier,  dans  une 
maison  particulière,  les  cérémonies  des  Grandes 
Déesses.  Lui-même,  revêtu  du  costume  sacerdotal 
et  portant  les  vases  sacrés,  il  jouait  en  cette  co- 
médie le  rôle  de  l'officiant.  Imaginez,  chez  Mme 
de  Montespan,  le  scandale  inouï  de  la  Messe 
Noire.  L'affaire  se  compliqua  d'un  autre  sacrilège 
mystérieux  qui  venait  de  troubler  Athènes  :  la 
mutilation  des  Hermès.  Un  matin  de  mai,  en  fan 


PROCÈS  d'impiété  15 

/il 5,  les  Athéniens  reconnurent  avec  stupeur  que 
les  statues  ou  piliers  d'Hermès,  debout  sur  les 
carrefours,  au  coin  des  rues,  avaient  la  tête  bris3e. 
Figurez-vous  Tolède  eu  Naples  apercevant,  à  leur 
réveil,  abattues  dans  îa  fange,  les  Madones  qui 
veillent  sur  la  paix  de  la  ville.  Alcibiade,  qui  com- 
mandait alors  la  flotte  athénienne  expédiée  en  Si- 
cile, fut  condamné  par  contumace  au  bannisse- 
ment et  à  la  confiscation  de  ses  biens.  Ce  fut  pour 
cet  homme  extraordinaire,  si  merveilleusement 
doué  et  d'un  esprit  si  charmant,  le  commence- 
ment d'une  vie  aventureuse  dont  la  fin  tragique 
dut  paraître,  aux  dévots  de  Déméter  et  de  Persé- 
phone,  la  revanche  des  Dieux  outragés. 

La  plus  haute  victime  des  inquisiteurs  athé- 
niens, Socrate,  fut-elle  réellement  frappée  pour 
des  raisons  d'ordre  Durement  théologique  ?  Ses 
accusateurs  feignirent  de  le  confondre  parmi  les 
disciples  d'Anaxagore,  qui  regardaient  dans  la 
lune  et  n'y  signalaient  plus  la  présence  d'une 
divinité.  C'est  le  Socrate  des  Nuées,  qu'Aristo- 
phane dénonce  en  outre  comme  bophiste.  Or, 
Socrate  fut  l'adversaire  très  décidé  des  sophistes. 
Ces  bmux  parleurs  étaient  les  favoris  des  déma- 
gogues, qu'Aristophane,  conservateur  et  aristo- 
crate, haïssait  cordialement  :  comment  n'a-t-il 
pas  vu  en  Socrate  un  allié  politique  ?  Il  est  peut- 
être  bon  de  ne  point  attribuer  aux  Nuées,  dans 
le  procès  d'opinion  qui  prépara  la  poursuite  en 
justice  du  philosophe,  une  importance  exagérée. 
Ce  théâtre  comique  de  la  première  époque  jouis- 


16  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

sait  d'une  si  audacieuse  liberté  que  les  flèches  de 
son  ironie  s'émoussaient  par  l'abus  même  qu'en 
faisaient  les  poètes.  N'oublions  pas,  enfin,  que  les 
Nuées  précédèrent  de  vingt-quatre  ans  le  procès 
d'impiété. 

Socrate  tomba  sous  les  coups  d'une  coalition 
formée  par  tous  les  partisans  de  l'Etat  démocra- 
tique. 

Il  avait  passé  sa  vie  à  critiquer,  en  tous  les 
carrefours  d'Athènes,  les  fausses  méthodes  de 
l'esprit  et  les  fausses  directions  de  l'activité  hu- 
maine. Il  démontrait,  ce  réactionnaire,  que,  pour 
sculpter  une  statue,  il  fallait  apprendre  d'abord  le 
métier  de  sculpteur,  pour  commander  une  galère, 
connaître  l'art  du  marin,  pour  gouverner  la  Répu- 
blique, connaître  les  lois  et  l'art  de  la  politique. 
En  pleine  démagogie  athénienne,  il  se  moquait 
tout  aussi  librement  qu'Aristophane  des  corroyeurs 
et  des  charcutiers,  des  charlatans  et  des  rhéteurs 
qui  précipitaient  la  ruine  de  la  patrie.  Les  déla- 
teurs avaient  beau  jeu  avec  lui.  Ses  fiches  furent 
donc  très  mauvaises.  N'était-il  point  un  athée  plus 
dangereux  que  Démocrite,  plus  pervers  qu'Alci- 
biade,  un  partisan  furieux  de  la  tyrannie,  ce  petit 
vieux  au  masque  de  Silène,  qui  osait  flageller  la 
sottise  de  ses  maîtres  ?  Ceux-ci  s'empressèrent  de 
lui  donner  l'occasion  d'une  mort,  la  plus  reU- 
gieuse  qu'ait  vue  l'ancien  monde,  et  d'une  suprême 
volonté,  ironie  exquise  :  le  vœu  d'un  coq  à  Es- 
culape. 


L'Empereur  Justinien  (D 


Les  études  d'histoire  byzantine  obtiennent  déci- 
dément droit  de  cité  dans  la  science  française  et 
l'enseignement  public  de  notre  pays.  M.  Ch.  Diehl 
vient  d'ajouter  à  la  suite  déjà  longue  de  ses 
premiers  travaux  un  livre  savant  sur  Justinien, 
son  œuvre  multiple,  et  la  civilisation  générale  de 
l'empire  d'Orient.  C'est  un  beau  livre,  un  peu 
gros,  peut-être,  trop  richement  illustré  d'images 
qui  ne  correspondent  point  d'assez  près  avec  le 
texte  et  donnent  au  lecteur  de  trop  fréquentes 
distractions.  Beaucoup  de  mosaïques  aux  figures 
rébarbatives,  d'ivoires,  dont  les  personnages  n'ont 
pas  un  bien  vif  attrait  ;  beaucoup  de  chapiteaux 
byzantins  :  on  ferait  une  forêt.  La  méthode  de 
composition^  qui  rappelle  le  Siècle  de  Louis  XIV 
de  Voltaire,  est  plus  scientifique  que  littéraire. 
Le  règne  de  Justinien  apparaît  divisé  par  tranches 
très  nettes  :  l'empereur,  Théodora,  le  palais,  la 
cour^  les  ministres,  la  poUtique  extérieure,  l'armée, 
les  guerres,  l'œuvre  législative,  la  crise  religieuse, 
l'administration   intérieure  ;  puis  Constantinople, 


(1)  Justinien  et  la  Civilisation  byzantine  au  sixième  siècle, 
par  Charles  Diehl,  correspondant  de  l'Institut,  chargé  de  cours 
à  la  Faculté  des  Lettres  de  Paris.  — Paris,  Ernest  Leroux,  1901. 


18  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

l'Hippodrome,  Sainte-Sophie,  le  commerce  by- 
zantin, l'agonie  du  paganisme  dans  les  dernières 
écoles  d'Athènes,  Antioche,  Rome  et  Ravenne, 
l'empire  et  la  papauté,  Fart  byzantin  :  c'est  une 
revue  immense,  une  classification  plutôt  qu'un 
ensemble,  je  n'ose  dire  un  tableau  historique,  le 
mot  tableau  sentant  son  vieux  temps.  Cependant, 
le  livre  laisse  une  impression  de  rigoureuse  unité 
dont  M.  Diehl  a  fixé  la  formule.  Justinien,  ce 
petit  paysan  venu  d'un  village  obscur  de  Macédoine, 
cet  époux  de  la  danseuse  Théodora,  dans  le  désarroi 
de  l'histoire  du  monde  bouleversé  par  les  invasions 
et  les  conquêtes  barbares,  se  forma  une  concep- 
tion extraordinaire  d'un  gouvernement  universel, 
une  idée  impériale  mêlée  de  souvenirs  archéolo- 
giques et  de  vues  d'avenir  :  il  voulut  être  empe- 
reur romain,  relever  les  ruines  de  la  domination 
romaine,  refouler  les  barbares,  les  Goths,  les 
Vandales,  les  Huns,  les  Perses,  les  Arabes  ;  con- 
tinuer César,  Marc-Aurèle  et  Dioclétien.  Mais  il 
voulut  aussi  être  l'empereur  chrétien,  déposi- 
taire de  l'Evangile,  surveillant  et  régulateur  de  la 
doctrine,  protecteur  de  l'évêque  de  Rome,  et,  au 
besoin,  son  pédagogue,  son  juge  ou  son  geôher. 
C'est  bien  de  Justinien  que  procède  la  théorie  à  la 
fois  politique  et  théologique  des  deux  gra7id< 
himinaires  ;  c'est  par  lui  que  les  hommes  ont 
appris  à  distinguer  et  souvent  à  opposer  l'une  cà 
l'autre,  en  de  tragiques  conflits. 

Ces  deux  moitiés  de  Dieu,  le  Pape  et  l'Empereur. 


19 

Ainsi,  dans  Fàme  de  ce  Basileus  byzantin,  au 
moment  même  où  il  prétendait  restaurer  le  vieil 
édifice  impérial  de  Rome,  apparaissait  déjà,  par 
une  de  ses  vues  les  plus  personnelles,  la  conscience 
du  moyen  âge  occidental.  Mais  voici  peut-être  le 
trait  le  plus  original  de  cette  nature  complexe. 
Qu'il  fasse  pressentir  Charlemagne,  Othon  le  Gi'and, 
Frédéric  II  de  Souabe,  la  rencontre  est  intéressante. 
Mais  qu'en  même  temps  il  ait  devancé  Philippe 
le  Bel,  le  fait  est  encore  bien  singulier.  Cet  empe- 
reur fut  excellemment  un  juriste.  Son  œuvre 
législative,  secondée  par  les  plus  doctes  juris- 
consultes du  siècle,  l'exhumation  et  la  codification 
du  Droit  romain,  est,  dans  Tordre  des  choses 
morales,  le  bienfait  capital  de  son  règne.  CEuvre 
colossale,  dont  a  vécu  le  genre  humain.  Songez 
que^  pour  la  constitution  du  Digeste^  il  fallait 
dépouiller  deux  mille  livres,  environ  trois  millions 
de  lignes.  En  trois  années,  l'opération  était 
accomplie.  L'immense  Corpus  eùt-il  été  accueilU 
sans  les  plus  graves  réserves  par  les  antiques  légis- 
lateurs ?  On  en  peut  douter.  Les  vieux  textes  ont 
été  sollicités,  tronqués,  refondus,  arbitrairement 
groupés  par  la  main  de  Trébonien  et  de  ses  colla- 
borateurs. «  Une  notion  fondamentale,  écrit 
M.  Diehl,  apparaît  en  cette  législation.  C'est  l'idée 
de  l'Etat,  constitué  par  une  savante  hiérarchie  de 
fonctionnaires,  obéissant  à  un  chef  absolu,  qui 
gouverne  sans  contrôle  et  dont  l'autorité  est  de 
droit  divin.  Et  par  là  encore  Justinien  était  bien 
l'héritier  des  Césars  ».  Un  despotisme  si  théoera- 


20  LA  VIEILLE  EGLISE 

tique  ne  pouvait  se  limiter  au  gouvernement  des 
intérêts  civils  et  politiques  de  l'empire.  Nécessai- 
rement, il  devait  peser  sur  FEglise  et  s'emparer 
des  consciences.  Dès  le  début  de  son  règne, 
Justinien  réglementait  par  une  législation  minu- 
tieuse les  moindres  détails  de  la  discipline  ecclé- 
siastique, remaniait  les  circonscriptions  épiscopales, 
modifiait  les  hiérarchies,  créait  des  évêchés, 
conférait  le  pallium^  mettait  le  bras  séculier  au 
service  des  juridictions  canoniques.  Enfin,  «  en 
face  du  Pape,  des  patriarches,  des  évêques, 
Justinien  s'érigeait  en  docteur  de  l'Eglise,  en 
interprète  infaillible  des  Ecritures,  rédigeant  des 
formulaires  de  foi,  lançant  des  anathèmes,  tantôt 
contre  Origène,  tantôt  contre  les  Trois  Chapitres  » 
(les  recueils  de  l'hérésie  nestorienne).  La  docilité 
de  l'Eglise  d'Orient,  le  perpétuel  effarement  de 
TEglise  romaine  secouée  par  la  tempête  politique 
où  se  débattait  l'Italie  encourageaient  toutes  les 
audaces  théologiques  de  l'empereur.  Il  modifiait  à 
son  caprice  ou  cassait  les  canons,  et  les  édits  des 
Pères  ne  devenaient  obligatoires  que  si  la  volonté 
impériale  les  transformait  d'abord  en  lois  de  l'Etat. 
De  si  hautaines  prétentions  rendaient  inévitable 
une  profonde  crise  religieuse.  Un  jour  vint  où 
l'évêque  de  Rome,  si  préoccupé  qu'il  fût  des 
misères  de  son  Eglise,  découvrit,  sur  le  Bosphore, 
un  assez  inquiétant  confrère.  Le  paysan  macé- 
donien penchait  vers  l'hérésie.  11  y  penchait, 
poussé  par  fétonnante  Théodora  qui  se  passionnait 
plus  âprement  encore  que  lui-même  pour  la  théo- 


l'empereur  justinien  21 

îogie.  C'est  par  là  que  Justinien  se  montra  parfait 
byzantin.  Il  subissait  la  contagion  de  ces  multi- 
tudes de  moines,  d'ermites,  de  stylites  et  de 
mangeurs  de  sauterelles  qui,  le  cerveau  plein  de 
rêves  et  de  vapeurs,  apportaient  dans  leurs  visions 
dogmatiques  la  subtilité  scolastique  du  vieil  esprit 
platonicien.  Il  ne  s'agissait  plus  alors  de  raisonner 
à  l'infini  sur  l'Un  et  le  Multiple,  sur  le  Même  et 
l'Autre,  mais  sur  le  suprême  mystère,  la  réalité 
divine  de  Jésus.  La  vieille  hérésie  d'Arius,  qui 
niait  le  Dieu,  toute  simpliste,  était  bonne  pour  les 
nations  barbares  de  l'Occident.  Byzance  embras- 
sait maintenant,  soit  la  doctrine  nestorienne,  qui 
distinguait  en  Jésus  deux  autres  natures  et  deux 
personnes,  soit  plutôt  la  théorie  d'Eutychès,  qui 
n'acceptait  que  la  seule  personne  divine.  Ici,  le 
prophète  visible,  venu  de  Galilée,  n'était  plus 
qu'un  fantôme.  Dans  l'une  comme  dans  Tautre 
hérésie,  on  ne  savait  plus  qui  avait  souffert  la 
Passion,  qui  était  mort  sur  la  croix  pour  la  rédemp- 
tion de  l'humanité.  La  foi  chrétienne  se  trouvait 
toute  désorientée  par  cette  recherche  de  métaphy- 
siciens qui  raffinaient  imprudemment  sur  la  révé- 
lation des  évangélistes,  la  prédication  de  saint 
Paul,  les  affirmations  des  Pères  de  TEglise  grecque. 
Le  Credo  de  Nicée  semblait  défaillir.  Le  Concile  de 
Chalcédoine  avait  été  impuissant  à  imposer  l'ortho- 
doxie. L'Eglise  de  Rome,  tombée  en  une  noire 
barbarie,  manquait  de  dialecticiens  autant  que 
d  apôtres.  Les  Papes,  sans  cesse  opprimés,  soit 
par  les  Lombards,  soit  par  les  Goths,  représentants 


22  LA   VIEILLE   EGLISE 

de  riiérésie  radicale,  se  tourDaient  anxieusement 
vers  Byzance,  n'osaient  ou  ne  pouvaient  en  con- 
damner les  fantaisies  théologiques,  parfois  même 
capitulaient  à  demi  par  leur  propre  silence. 

Cependant,  en  536,  un  Pape  énergique,  Agapit, 
vint  à  Constantinople,  fit  déposer  le  patriarche 
Anthime  et  plier  la  résistance  de  Justinien.  Mais 
il  mourut  subitement.  L'empereur  continua  néan- 
moins de  poursuivre  les  monophysites,  il  les  fit 
battre  de  verges,  jeter  en  exil  ;  il  ferma  leurs 
monastères  ;  il  en  brûla  quelques-uns  afin  de 
mieux  sauver  leur  âme.  Un  terrible  tortionnaire, 
l'évêque  d'Antioche,  Ephrem,  fit  périr  dans  les 
supplices  le  grand  missionnaire  de  l'hérésie,  Jean 
de  Telia.  Mais  Théodora  n'avait  point  renoncé  à  la 
lutte.  Le  nonce  apostohque  à  Byzance,  Vigile,  fut, 
par  ses  intrigues  et  Tappui  armé  de  Béhzaire, 
alors  maître  de  Rome,  improvisé  Pape,  ou  plutôt 
antipape,  car  x\gapit  était  déjà  remplacé  légitime- 
ment sur  la  chaire  de  Pierre  par  l'honnête  Silvère. 
Celui-ci,  brutalement  arrêté,  fut  déposé  et  proscrit. 
Vigile  n'était  ni  un  Grégoire  Yll,  ni  un  Innocent  III, 
mais  un  diplomate  timide,  de  conscience  inquiète, 
tout  prêt  à  s'entendre  avec  l'empire,  à  renier 
même  le  concile  de  Chalcédoine.  En  novembre 
5/i5,  Justinien  le  fit  enlever  à  Rome,  en  pleine 
église  de  Sainte-Cécile  et  embarquer  pour  la  Corne 
d'Or.  Vigile  s'arrêta  de  longs  mois  à  Syracuse.  Au 
commencement  de  5/i7,  il  paraissait  enfin  à 
Byzance,  se  laissait  séduire  par  les  caresses  de  la 
cour,  condamnait  la  doctrine  de  la  double  person- 


l'empereur  justinien  23 

naîité  du  Christ  et,  du  même  coup,  relevait  les 
espérances  des  monophysiteset  s^attii-ait  les  colères 
d'une  notable  partie  de  Tépiscopat  catholique.  En 
550,  les  évêques  d'Afrique  le  retranchaient  de  la 
communauté  chrétienne.  Le  malheureux  pontife  ne 
savait  plus  comment  sortir  de  ce  guêpier  théolo- 
gique. 11  prit  parti  de  fuir  du  palais  que  l'empereur 
lui  avait  donné  comme  résidence.  Les  sbires  im- 
périaux vinrent  l'arracher  de  la  basilique  de  Saint- 
Pierre  in  Hormisda.  Il  s'était  cramponné  aux 
colonnes  de  l'autel.  On  le  tira  par  les  pieds  et  par 
la  barbe  :  Tautel  s'écroula  sur  le  lamentable  Pape. 
La  foule  poussait  des  cris  d'horreur.  Le  magistrat 
de  police  et  les  soldats,  épouvantés  de  leur  sacri- 
lège, battirent  en  retraite.  Yigile  consentit  à  réin- 
tégrer son  palais.  Mais  là  encore  il  sentait  sa  vie 
menacée.  De  nouveau,  par  une  nuit  de  décembre, 
il  s'enfuit,  se  jeta  sur  une  barque,  traversa  presque 
seul,  le  Bosphore  et  vint  frapper  à  la  porte  de  l'église 
où  s'était  tenu  le  Concile  de  Chalcédoine.  Pendant 
quatre  années,  il  résista,  non  sans  noblesse,  aux 
assauts  théologiques  de  l'empereur  et  de  l'Eglise 
d'Orient.  11  regrettait  amèrement  les  Goths  qui, 
bien  qu'hérétiques,  avaient  toujours  laissé  à 
l'évêque  romain  la  liberté  de  sa  foi.  Justinien  eut 
enfin  pitié  de  ce  vieux  prêtre.  Il  lui  permit  de 
retourner  au  tombeau  des  Apôtres.  Mais  Yigile, 
épuisé  par  une  vie  si  agitée,  ne  devait  pas  revoir 
Rome  ;  il  mourut  de  langueur  à  Syracuse,  en  555. 
Cette  crise  religieuse,  si  curieusement  byzantine, 
peut  inspirer  une  vue  historique   que  je  recom- 


24  LA   VIEILLE  ÉGLISE 

mande  à  vos  méditations.  Deux  Papes  appelés  à 
Gonstantinoplc  par  la  volonté  du  Basileus  et  con- 
traints de  défendre  le  christianisme  latin  contre  la 
théologie  impériale  et  orientale,  c'est  beaucoup  ; 
l'un  d'eux  indignement  violenté  et  chancelant  dans 
sa  foi,  c'est  trop.  Le  protectorat  de  Byzance  sur 
Rome  était  un  despotisme  funeste  à  la  conscience 
de  l'Occident,  à  la  civilisation  comme  à  la  vie 
morale  delà  chrétienté.  Pendant  deux  siècles  encore, 
ce  danger  persista  en  s' aggravant.  Peu  à  peu, 
l'Eglise  grecque  absorbait  l'Eglise  romaine.  L'axe 
du  monde  chrétien  se  déplaçait.  L'acte  politique 
de  Pépin,  le  protectorat  franc,  fut  l'un  des  plus 
notables  sauvetages  de  l'histoire . 


Un  Pontificat  ambulant  (D 


Le  xf  siècle  fut,  dans  l'histoire  de  l'Eglise  ro- 
maine, une  époque  bien  tourmentée,  traversée 
d'événements  sinistres,  bouleversée  par  les  Anti- 
papes, les  Papes  impurs,  les  Papes  magiciens,  et 
ce  jeune  Pape  autour  duquel  se  pressaient  tous  les 
brigands  de  l'Italie,  Benoît  IX,  qui,  chassé  trois 
fois  par  son  peuple  et  ses  clercs,  symbole  d'hor- 
reur pour  la  chrétienté,  deux  fois  était  rentré  au 
Latran  en  brisant  les  portes  de  Rome.  Dans  cette 
confusion,  et  parmi  tant  de  tragédies,  apparaissent 
cependant  les  traits  organiques  d'une  crise  qui 
touchera  brusquement,  sous  Grégoire  YII,  au  der- 
nier tiers  du  siècle,  à  son  plus  haut  degré  d'acuité  ; 
alors  la  Papauté,  qui  avait  maintenu,  par  la  pro- 
tection des  empereurs,  contre  l'aristocratie  sauvage 
du  Latium,  la  succession  légitime  de  ses  Pontifes, 
se  sentira  assez  puissante  dans  l'ordre  des  choses 
spirituelles  pour  revendiquer  tout  à  coup  la  pri- 
mauté dans  l'ordre  pohtique  et  opposer  au  despo- 
tisme impérial,  à  l'orgueil  féodal,  ce  Dictatus 
Papx^  qui,  jusqu'à  la  papauté  d'Avignon,  sera  la 
charte  théologique  de  tant  de  papes  superbes, 


(1)  Saint  Léon  IX,  Ï002-1054,  par  M.  l'abbé  Eug.  Martin. 
-  Paris,  Victor  Lecolïre,  190i. 


LA    VIEILLE    EGLISP: 


Innocent  III,  Grégoire  IX,  Innocent  IV,  Boni- 
faco  Vill.  Sylvestre  H,  Léon  IX,  Grégoire  VII  sont 
les  figures  caractéristiques  de  cette  évolution  his- 
torique. Entre  Sylvestre  et  Grégoire,  entre  le  doux 
pape  français,  qui  s'abritait  tout  effaré  sous  le 
manteau  des  Othons,  et  le  terrible  justicier  de  Ca- 
nossa,  qui  obligeait  un  empereur  à  grelotter,  pieds 
nus,  épaules  nues,  dans  la  neige,  attendant  la 
pénitence  et  l'absolution,  le  fossé  semble  si  large 
que,  peut-être,  sans  Tœuvre  apostolique  et  poli- 
tique de  Léon  IX,  il  n'eût  point  été  de  sitôt  fran- 
chi. Sylvestre  II  était  parvenu  à  durer,  échappant 
par  miracle  à  l'intronisation  d'un  antipape,  aux 
attentats  sanguinaires  des  nobles,  à  Texil  ou  au 
poison.  Mais  il  avait  usé  ses  forces  à  la  régénéra- 
lion  morale  du  monachisme,  à  la  répression  de  la 
simonie.  Découragé,  ce  grand  esprit  que,  pom*  sa 
science  puisée  en  Espagne,  à  l'école  des  Arabes, 
on  soupçonnait  de  sorcellerie,  revint  à  son  algèbre, 
à  son  Virgile  et  à  ses  horloges.  Il  mourut  dans 
l'angoisse  des  calamités  qui  menaçaient  l'Eglise. 
Près  d'un  derni-slècle  plus  tard,  Brunon,  évêque 
de  Toul,  montait  sur  la  chaire  de  Saint-Pierre. 
C'était  un  prêtre  moins  lettré  que  Gerbert,  d'une 
conscience  aussi  pure  et  doué  d'une  ténacité  inlas- 
sable dans  l'accomplissement  de  son  devoir  d'é- 
vèque  universel.  11  appartenait  à  la  grande  famille 
des  comtes  d'Alsace;  il  était  le  cousin  des  deux 
empereurs  franconiens,  Conrad  II  le  Salique  et 
Ilenii  III.  Les  témoignages  contemporains  le 
montrent  délicat,  réservé  et  charmant.  Son  mys- 


UN   PONTIFICAT   AMBULANT  27 

ticisme  faisait  naître  en  ses  songes  les  aimables 
visions  qui  fleurissent  dans  les  récits  des  vieux 
hagiographes,  enveloppant  les  arides  chroniques 
monacales  comme  d'une  miniature  azurée  et  dorée 
(lu  missel.  Peu  de  jours  avant  son  élection,  il  rêva 
de  la  cathédrale  de  Worms.  Une  infinité  de  per- 
sonnages vêtus  de  blanc  s'y  trouvaient  rassemblés 
et,  parmi  eux,  son  ami  l'archidiacre  Bézelin,  qu'il 
avait  vu  mourir  en  Italie.  Il  demanda  quelle  était 
cette  foule.  «  Ce  sont,  lui  fut-il  répondu,  les 
hommes  qui  ont  achevé  leur  vie  terrestre  dans  le 
service  du  prince  des  Apôtres  )>.  Alors  parut  saint 
Pierre,  et  le  premier  pape  annonça  que  Brunou 
allait  donner  la  communion  à  tous  ces  fidèles.  On 
le  revêtit  des  insignes  pontificaux,  les  saints  Pierre 
et  Etienne  le  menèrent  à  l'autel  majeur  où  il  pré- 
senta l'Eucharistie  à  tous  les  assistants.  Puis, 
r Apôtre  lui  remit  cinq  calices  d'or,  trois  à  on 
clerc  qui  le  suivait  et  un  seul  à  un  troisième  per- 
sonnage. Je  pense  que,  plus  tard,  les  amis  de 
l'évêque  toulois  comprirent  le  symbohsme  de  ces 
neuf  calices,  que  je  ne  parviens  point  à  pénétrer. 
Ce  visionnaire,  placé,  à  l'âge  de  quarante-sept 
ans,  au  gouvernement  de  l'Eglise,  connaissait  à 
merveille  les  nécessités  religieuses  de  son  siècle, 
les  défaillances  de  la  foi  chrétienne,  les  maux  du 
monachisme,  les  velléités  d'indiscipline  de  cer- 
taines chrétientés  trop  éloignées  de  la  surveillance 
pontificale,  la  doctrine  latente  de  quelques  héré- 
siarques, enfin  l'état  d'anarchie  où  se  débattait 
r  Italie,  la  détresse  des  provinces  voisines  du  do- 


28  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

maine  ecclésiastique  sans  cesse  ravagées  par  le 
brigandage  des  Normands.  Mais  il  comprit  aussi 
et  ce  fut  la  vue  de  génie  qui  illustra  ce  pontificat 
—  que,  attaché  à  l'Italie,  enfermé  dans  les  murs 
de  Rome  et  comme  prisonnier  de  son  épiscopat,  il 
demeurerait  impuissant  comme  l'avait  été  Syl- 
vestre II,  incapable  de  remédier  aux  misères  de 
la  chrétienté,  d'instituer  à  l'égard  des  loups 
rôdant  en  son  troupeau  de  sérieuses  enquêtes 
théologiques,  de  rabattre  l'orgueil  de  quelques 
très  hauts  évêques,  grands  batailleurs,  tels  que 
l'archevêque  de  Milan,  qui  se  croyait  pape  de 
ritalie  lombarde  ;  celui  de  Ratisbonne,  Gebhart, 
qui  menait  à  la  baguette  son  suzerain,  le  duc  de 
Ravière;  l'évêque  d'Eichstaedt,  encore  un  Gebhart 
(que  Dieu  leur  fasse  miséricorde  !),  qui  fut  son 
successeur  à  la  papauté,  sous  le  nom  de  Victor  II, 
et  lui  donnait  aussi  quelques  tracas.  Léon  résolut 
donc  d'aller  de  sa  personne  sur  tous  les  points 
du  monde  chrétien  où  serait  nécessaire  sa  pré- 
sence de  souverain  justicier  Et,  durant  quatre 
années,  son  bâton  de  pèlerin  passa  et  repassa  sur 
les  sentiers  des  Alpes.  Dès  sa  première  entrée  à 
Rome,  au  début  de  l'an  i0li9,  il  s'empressait,  afin 
do  reprendre  sa  liberté  d'action  dans  toutes  les 
provinces  du  christianisme,  de  porter  le  fer  rouge 
sur  les  deux  plaies  séculaires  du  clergé  romain  : 
la  simonie  et  la  luxure.  Le  Synode  qu'il  présida 
déposa  sans  pitié  les  évêques  et  les  abbés,  même 
des  cardinaux,  qui  avaient  acheté  à  prix  d'or  leur 
dignité   ecclésiastique.   L'un    d'eux,    l'évêque  de 


UN   PONTIFICAT   AMBULANT  20 

Sutrî,  qui  avait  soudoyé  de  faux  témoins,  s'affaissa, 
nouvel  Ananie,  aux  pieds  de  cet  autre  Pierre. 
Quant  à  l'autre  infirmité  morale,  les  lecteurs  qui 
auraient  la  curiosité  de  feuilleter  le  livre  étrange 
écrit  en  ce  temps  par  saint  Pierre  Damien,  le 
Liber  Gomorrhianus^  verront  combien  profonde 
était  alors  la  corruption  des  moines  et  des  clercs. 
De  ce  côté,  Léon  courut  au  plus  pressé,  dans  la 
ville  même  de  Rome.  Puis,  confiant  au  moine  Hil- 
debrand,  le  futur  Grégoire  VII,  la  réforme  de  la 
grande  abbaye  de  Saint-Paul-hors-les-Murs,  il 
vint,  après  la  Pentecôte,  ouvrir  à  Pavie  un  second 
synode  dont  les  actes  ont  malheureusement  dis- 
paru, détruits  sans  doute  par  le  haut  clergé  con- 
cussionnaire et  adultère  de  Lombardie.  Il  franchit 
les  monts,  rencontra  l'empereur  Henri  III  à 
Mayence  ou  à  Fulda,  l'accompagna  à  Cologne,  à 
Aix-la-Chapelle,  revint  à  Toul  et,  le  29  septembre, 
entrait  dans  Reims,  où  l'attendaient  les  nobles,  les 
clercs  et  le  peuple  de  Lorraine,  de  Champagne, 
d'Ile-de-France  et  de  Normandie.  A  Reims,  nou- 
veau Concile,  d^une  extraordinaire  solennité.  Au 
premier  jour,  un  seul  abbé,  sur  l'accusation  de 
l'évêque  de  Langres,  fut  alors  déposé;  quelques 
évêques  plus  ou  moins  suspects,  durent  s'estimer 
heureux  de  n'être  frappés  que  d'un  avertissement 
salutaire.  Léon  appUquait  dès  lors  la  méthode  d'in- 
dulgence et  de  douceur  évangéUque  qui  servit  à 
ses  desseins  mieux  que  ne  le  fit  plus  tard,  pour 
Grégoire  YII,  l'implacable  dureté.  Il  se  vit  néan- 
moins contraint  d'excommunier  ce  même  évêque 


30  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

de  Langres,  si  sévère  à  la  simonie  du  prochain,  et 
dont  le  dossier  se  compliquait  de  meurtre  et 
d'excessifs  manquements  à  la  vertu  de  chasteté. 
Enfin,  Léon  IX  réprima  les  prétentions  d'indépen- 
dance de  certaines  églises  d'Occident,  particulière- 
ment en  Espagne  où  apparaissaient  des  germes  de 
schisme. 

De  Reims,  le  Pontife  se  rend  à  Mayence  pour 
tenir  les  assises  des  prélats  de  l'empire.  Là  il  pré- 
sida une  dramatique  cérémonie  que  Grégoire  VIÏ 
imposera  à  Henri  IV  :  Tévêque  de  Spire,  accusé 
d'adultère,  offrit  de  se  justifier  par  la  formidable 
épreuve  de  l'Eucharistie.  Il  reçut  l'hostie  sans  tom- 
ber mort  ;  mais  sa  mâchoire  demeura  paralysée  et 
contournée  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours.  Léon  revint 
en  Alsace,  passa  au  lac  de  Constance,  traversa 
Augsbourg,  célébra  à  Vérone  la  fête  de  Noël  et 
rentra  à  Rome  en  janvier  1050'. 

Quatre  mois  plus  tard,  à  la  suite  d'une  première 
expédition  tout  apostolique  du  côté  des  Normands 
qui  désolaient  la  Fouille  et  la  Terre  de  Labour,  il 
ouvrit  à  Rome  un  Concile  quasi  œcuménique  où 
les  évêques  précédemment  excommuniés  vinrent 
faire  leur  soumission.  Une  très  grave  question 
s'imposait  alors  à  la  sagesse  doctrinale  de  l'EgUse  : 
l'hérésie  de  Bérenger,  qui  réduisait  à  un  pur  sym- 
bole le  mystère  eucharistique,  faisait  en  France 
d'inquiétants  progrès.  L'hérésiarque  fut  cité  à 
comparaître  en  septembre,  à  Verceil.  Le  synode 
de  Verceil,  sur  lequel  nous  ne  savons  que  peu  de 
chose,  semble  avoir  été  assez  houleux.  Bérenger 


UN   PONTIFICAT   AMBULANT  31 

s'y  était  fait  représenter  par  ses  partisans  :  il  se 
défendit  en  invoquant  les  profondes  doctrines  de 
Scot  Erigène.  La  dangereuse  hérésie  ne  fut  point 
alors  déracinée.  Mais  Léon  eut  la  consolation  d'arrê- 
ter les  empiétements  de  juridiction  de  Taltier  arche- 
vêque de  Ravenne,  Humphroy ,  client  de  l'empereur. 
Nouveau  passage  des  Alpes.  La  tournée  apostolique 
combla  de  grâces  la  cathédrale  et  les  chanoines  de 
Besançon,  toucha  Langres,  puis  Toul,  se  replia 
sur  la  chère  Alsace,  puis  sur  Trêves  où  l'attendait 
Henri  lil;  de  Trêves,  le  Pape  et  l'empereur  firent 
route  pour  Augsbourg  où  Humphroy  reçut  le 
pardon  du  Pontife.  Le  12  mars  1051,  Léon  se 
trouvait  à  Lucques.  Il  revoyait  Rome  au  moment 
de  Pâques.  Bientôt  il  rejoignit  l'empereur  sous  les 
murs  de  Presbourg  et  réussissait  à  réconcilier 
Henri  avec  le  roi  André  de  Hongrie,  à  établir  défi- 
nitivement le  royaume  de  Saint-Etienne  dans  la 
famille  des  Etats  européens. 

Il  était  désormais  le  maître  de  la  doctrine, 
aussi  incontesté  que  le  sera  un  jour  Innocent  III 
et  l'arbitre  politique  de  la  chrétienté.  Il  se  crut 
assez  fort  de  son  prestige  religieux  et  de  l'appui 
de  l'empereur  pour  heurter  de  front  les  Normands. 
Ces  turbulents  personnages  avaient  pris  goût  à 
l'Italie  dont  le  charme  devait  si  rapidement  les 
adoucir  et  les  civihser.  Les  oranges  de  Sorrente 
et  de  Palerme  leur  semblaient  plus  délectables 
que  les  pommes  aigres  des  bords  de  la  Seine.  Ils 
prétendaient  en  cueillir  partout.  Ils  convoitaient 
avec  âpreté  celles  du  duché  de  Bénévent,  que, 


32  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

depuis  Charlemagne,  le  Saint-Siège  regardait 
comme  le  jardin  de  l'Eglise.  On  sait  quelle  fut 
l'issue  malheureuse  de  la  campagne  pontificale. 
Malgré  la  vaillance  des  impériaux,  mal  secondé 
par  ses  troupes  italiennes;,  le  Pape  fut  vaincu 
sous  les  murs  de  Givitella.  Défaite  étrange  au  soir 
de  laquelle  le  vainqueur  s'agenouillait  sous  la 
main  bénissante  de  son  prisonnier.  Robert  Guis- 
card  promit  d'être,  à  l'avenir,  le  chevalier  fidèle 
et  le  protecteur  de  l'Eglise  romaine.  Il  recevait, 
en  échange  de  ses  serments  et  de  ses  larmes, 
d'immenses  privilèges  et  comme  le  droit  de  cité 
dans  l'Italie  méridionale. 

Saint  Léon  IX  ne  survécut  que  peu  de  mois  à 
la  bataille  de  Civitella.  Son  œuvre  était  accomplie. 
Il  avait  repris,  sur  la  chrétienté,  l'ascendant  spiri- 
tuel perdu  par  les  Papes  scandaleux  des  cent  der- 
nières années.  Il  était  vraiment  le  pasteur  et  le 
docteur  universel.  Mais,  d'autre  part,  son  union 
politique  etmiUtaire  avec  l'empire,  avait  préparé, 
entre  la  papauté  et  l'empire,  un  malentendu  dont 
les  effets  paraîtront  au  pontificat  de  Grégoire  Yll  : 
le  Pape,  regardant  l'empereur  comme  son  légat 
et  son  condottiere,  l'empereur  prenant  le  Pape, 
vassal  allemand  d'origine,  pour  son  chapelain  et 
son  feudataire  apostolique,  le  chemin  de  Canossa, 
l'effondrement  de  Grégoire  YII,  l'exil  de  Salerne. 

J'ai  essayé  de  tirer  quelques  réflexions  histo- 
riques du  petit  livre  de  M.  l'abbé  Martin.  Nos  lec- 
teurs connaissent  cet  écrivain  distingué,  dont  la 
grande  histoire  des  diocèses  de  Toul  et  de  Nancy 


UN   PONTIFICAT   AMBULANT  33 

renfermait  les  attachantes  figures  épiscopales  que 
je  leur  ai  jadis  présentées.  Si  chacun  de  nos  dio- 
cèses possédait  un  érudit  de  cette  valeur,  l'Eglise 
de  France  pourrait  entreprendre  une  œuvre  d'en- 
semble, comme  une  Gallia  christiana^  et  ce  grand 
monument  d'histoire  ecclésiastique  serait  bien 
honorable  pour  la  présente  République. 


L'Empereur  Byzantin 
de  la  première  Croisade  (i) 


Le  règne  de  l'empereur  Alexis  I"  Comnène  fut, 
dans  l'histoire  de  Byzance,  d'une  importance  capi- 
tale. 11  marque  le  moment  où  1  empire  grec 
échappe  enfin  à  l'anarchie  qui,  durant  tout  le 
onzième  siècle,  avait  permis  aux  barbares  d'envahir 
et  de  rétrécir  ses  frontières  dans  la  région  du 
Danube  comme  en  Asie  Mineure,  jusqu'à  Nicée, 
jusqu'en  vue  du  Bosphore.  Alexis  reprit  sur  les 
Petchénègues  et  sur  les  Seldjoucides  une  grande 
partie  des  provinces  perdues.  Mais,  pour  l'histoire 
générale  de  la  chrétienté,  l'intérêt  de  ce  règne 
est  encore  de  premier  ordre.  C'est  le  temps  de  la 
première  croisade,  Theure  où  TOrient  grec  et 
l'Occident  latin  se  rencontrèrent  face  à  face  et, 
presque  aussitôt,  se  heurtèrent  l'mi  contre  l'autre 
et  se  reconnurent  non  seulement  très  divers 
d'esprit  politique  et  de  conscience  religieuse,  mais 
hostiles  et  inconcihables.  Les  malentendus  réci- 
proques, l'âpreté  des  ambitions  rivales,  les 
trahisons  et  les  conflits  de  ce  premier  tête-à-tête 


(1)  Essai  sur  le  règne  d'Alexis  I"  Comnène  [1 081-1 118)^ 
par  Ferdinand  Chalandon.  —  Paris,  Picard,  1900. 


LA   VIEILLE  EGLISE 


des  deux  races,  des  deux  Eglises,  des  deux  civili- 
sations, préparèrent  de  loin  la  fatale  croisade  de 
120/i  qui,  pour  contenter  le  formidable  égoïsme 
de  Venise,  dressa  entre  le  monde  latin  et  Tempire 
grec  une  barrière  de  souvenirs  tragiques  et  de 
haines  inexpiables  que  ne  pourront  abattre,  vers 
le  milieu  du  quinzième  siècle,  les  plus  pressantes 
nécessités  de  salut  public  européen.  L'histoire 
elle-même  des  personnages  qui  furent  les  prin- 
cipaux acteurs  de  ce  long  drame  eut  beaucoup  à 
souffrir  des  préjugés  et  des  calomnies  échangées 
alors  entre  l'Occident  et  l'Orient.  Dès  la  première 
croisade,  dès  la  première  brouille,  une  légende 
désobligeante,  encouragée  plus  tard  par  les  poètes 
et  les  romanciers,  se  forme  autour  d'Alexis  Com- 
nène.  «  Trop  souvent,  écrit  M.  Chalandon,  les 
jugements  portés  sur  les  Grecs  touchant  leurs 
relations  avec  les  premiers  croisés  ont  été  inspirés 
par  des  réminiscences  du  Tasse  ou  même  de 
Walter  Scott  ».  Deux  groupes  de  ces  jugements 
téméraires  semblent  définitivement  revisés  par  la 
critique  pénétrante  du  docte  historien  :  l'^  le  pré- 
tendu appel  à  la  croisade,  c'est-à-dire  à  l'interven- 
tion de  la  féodalité  occidentale  contre  les  Musul- 
mans, sollicitée  par  Alexis  effrayé  des  progrès  des 
Seldjoucides  ;  2*^  les  manquements  à  la  foi  jurée 
et  les  violations  perfides  de  traité  de  la  part 
d'Alexis  qui  auraient  provoqué  les  désastreuses 
aventures  des  Latins  en  Asie  Mineure  et  en  Syrie. 
La  première,  la  plus  grave  de  ces  erreurs 
historiques  se  fondait  sur  l'interprétation  excessive 


l'empereur  byzantin  37 

de  trois  démarches  diplomatiques  accomplies  par 
Ferapereur  près  du  comte  de  Flandre,  du  Pape 
Grégoire  YII,  du  Pape  Urbain  11^  l'apôtre  de  la 
première  croisade.  A  trois  reprises,  par  les  lettres 
dont  il  chargeait  ses  ambassadeurs,  le  basileus 
aurait  invoqué  désespérément  le  secours  des  princes 
latins,  sous  forme  d'alliance  offensive  encouragée, 
imposée  même  par  la  parole  auguste  du  Souverain 
Pontife.  M.  Chalandon  expose,  à  l'Appendice  de 
son  livre,  une  très  minutieuse  critique  de  la  lettre 
au  comte  de  Flandre,  lettre  fausse,  supposée  écrite 
en  1091,  mais  fabriquée  en  1098  ou  1099  à  l'aide 
d'une  première  lettre  vraie,  dans  laquelle  l'empe- 
reur appelait  à  lui  non  la  croisade  universelle, 
mais  simplement  un  corps  de  mercenaires.  Ce 
document  apocryphe  dut  servir  di  excitatorium 
pour  apitoyer  les  princes  et  les  peuples  sur  les 
très  réelles  misères  des  chrétiens  de  Syrie.  Quant 
à  l'appel  aux  deux  Papes  Grégoire  et  Urbain,  la 
portée  n'en  avait  point  été  considérable.  Alexis 
demanda  sans  doute  (le  document  précis  nous 
manque)  au  premier  de  ces  pontifes  un  appui 
contre  Robert  Guiscard,  qui  guerroyait  alors  contre 
l'empire  aux  îles  Ioniennes  et  sur  les  côtes  orien- 
tales de  l'Adriatique.  Du  Pape  Urbain  II,  il  solli- 
citait encore  une  aide  morale  pour  lever  des  mer- 
cenaires. 

Ainsi  tombe  ou,  tout  au  moins,  s'atténue 
l'argument  premier  du  réquisitoire  des  Latins 
contre  les  Grecs.  Tous  nous  avez  fait  venir 
en  Orient,  disaient-ils,  afm  devons  défendre  contre 


38  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

les  Turcs.  Puis  vous  nous  avez  abandonnés,  sous 
les  murs  d'Antioche,  aux  flèches  des  païens,  à  la 
famine,  à  la  peste,  à  nos  propres  dissensions. 
Vous  avez  déchiré  le  pacte  qui  nous  liait.  Vous 
avez  trahi  la  cause  de  Dieu. 

La  vérité  est  que  l'apparition  des  bandes  inco- 
hérentes et  mal  disciplinées  qui,  l'une  après  l'autre, 
s'abattirent,  pareilles  aux  vagues  d'une  marée 
imprévue,  sur  les  rives  de  la  Propontide  et  du 
Bosphore,  déconcerta  et  inquiéta  le  pohtique 
Alexis.  L'empereur  et  le  haut  clergé  byzantin  se 
souciaient  sans  doute  assez  peu  du  divin  Tombeau. 
Jérusalem  asservie  par  l'Islam  ne  troublait  point 
leurs  songes.  Peut-être  même,  au  fond  de  leur 
cœur,  ne  souhaitaient-ils  pas  de  voir  le  Fiiioque 
triomphant  sur  le  sépulcre  où  les  disciples  avaient 
déposé  le  corps  sanglant  du  fils  de  Dieu.  Comnène 
acheta  très  cher  l'alliance  armée  des  capitaines 
féodaux  dont  il  attendait  le  relèvement  militaire 
de  l'empire  sur  la  terre  d'Asie.  Il  s'aperçut  bientôt 
de  son  erreur.  Le  traité  qu'il  avait  contracté  avec 
ses  hôtes  ne  tarda  guère  à  être  violé  par  les  princes 
latins.  Eux  aussi  ne  pensaient  plus  trop  à  la  libé- 
ration de  la  ville  sainte.  Ils  ne  rêvaient  que 
principautés  et  se  taillaient  des  domaines  au  détri- 
ment des  Grecs  comme  à  celui  des  infidèles. 
L'empire  byzantin  se  trouvait  ainsi  menacé  d'expro- 
priation rapide.  Une  coalition  de  ces  jeunes  souve- 
rainetés, légères  de  scrupules,  insolemment  dé- 
daigneuses à  regard  d'une  puissance  schismatique, 
très  capables  même  de  s'entendre  avec  les  Seld- 


l'empereur  byzantin  39 

joucides  ou  les  Sarrasins,  pouvait  être  mortelle  à 
r hellénisme.  La  mauvaise  foi  des  chefs  de  la 
croisade  éclate  à  chaque  page  du  livre  de  M.  Cha- 
landon.  N'oublions  pas  le  rôle  prépondérant  joué 
dans  l'entreprise  par  le  fils  et  le  neveu  de  Robert 
Guiscard,  Bohémond  et  Tancrède,  maîtres  d'An- 
tioche  et  des  frontières  de  Cilicie.  C'étaient  des 
Normands,  rusés  compères,  avides  de  gain, 
protecteurs  intéressés  du  Saint-Siège  en  Italie  et 
qui  volontiers  se  croyaient  tout  permis  par  la 
grâce  des  saints  Pierre  et  Paul.  Alexis  vit  en  ces 
deux  hommes  les  vrais  ennemis  de  Byzance,  en 
Bohémond  surtout,  qui  détint  Antioche  malgré  de 
solennels  engagements.  A  deux  reprises,  en  1098, 
l'empereur  commença  d'exécuter  les  traités,  à 
mettre  en  marche  une  armée  de  secours.  Chaque 
fois  les  Latins,  entraînés  par  Etienne  de  Blois, 
levèrent  le  camp  sans  daigner  attendre  les  Grecs. 
Et  bientôt  le  prince  d' Antioche  passait  à  l'offen- 
sive contre  l'Empire.  Il  est  remarquable  qu'Alexis 
ne  rompit  qu'avec  les  Normands  et  les  seigneurs 
entraînés  dans  la  politique  de  Bohémond.  Il 
demeura  l'ami  de  Raymond,  comte  de  Toulouse, 
et  s'il  essaya  de  tourner  à  son  avantage  la  rivalité 
du  comte  avec  le  prince  et  les  tristes  querelles  des 
barons  latins,  en  réalité,  c'était  d'assez  bonne 
guerre.  Il  put  se  croire,  dès  les  premiers  jours  de 
la  croisade,  en  légitime  défense,  et  s'il  se  mit 
dans  sa  conduite  un  grain  de  fourberie,  il  ne 
semble  pas  que  le  Normand  ait  eu  le  droit  de 
lancer  la  première  pierre  au  Byzantin. 


40  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

Le  spectacle  de  cette  première  croisade,  déso- 
rientée par  Tintrigue  et  la  cupidité  de  ses  chefs, 
laisse  une  impression  fort  mélancolique.  Etait-ce 
donc  là  que  devait  aboutir  l'immense  élan  d'enthou- 
siasme qui  depuis  le  temps  de  Grégoire  YII, 
entrahiait  vers  la  terre  sainte  la  pensée  et  le  cœur 
de  la  chrétienté  ?  Quand  les  multitudes  criaient  en 
suivant,  à  travers  les  cités  et  les  champs,  l'âne  du 
vieux  Pierre-l'Ermite  :  «  Dieu  le  veut  !  Dieu  le 
veut  !  »  ces  naïfs  enthousiastes  ne  souhaitaient- 
ils  que  de  voir  se  dresser  sur  Antioche,  Nicée, 
Laodicée,  Edesse,  Tripoh,  Jérusalem,  les  hautes 
tours  féodales  dans  l'ombre  desquelles  ils  peinaient, 
penchés  sur  les  sillons  de  leurs  maîtres,  vaguement 
consolés  par  l'attente  du  jour  de  Dieu  ?  Et  quel 
désenchantement  plus  pénible  encore  pour  This- 
torien,  cette  explosion  de  fanatisme  et  de  pillage 
dont  les  premières  bandes,  les  plus  passionnées 
sans  doute  pour  le  salut  de  la  Palestine,  signa- 
lèrent leur  passage  à  travers  l'Europe ,  jusqu'aux 
murs  de  Constantinople  !  En  Allemagne,  dans  les 
grandes  villes  du  Rhin,  en  Bavière,  en  Bohême, 
en  Souabe,  ils  massacrèrent  les  Juifs  par  milliers. 
A  Trêves,  les  Juifs  tuèrent  leurs  coreligionnaires,  les 
femmes  se  jetèrent  dans  la  Moselle,  pour  échapper 
à  ces  furieux  mystiques.  On  tuait  et  l'on  rançon- 
nait sans  miséricorde.  Et  les  chefs  n'étaient  point 
plus  humains  que  les  soldats.  Godefroy  de  Bouillon 
avait  juré  qu'il  vengerait  sur  Israël  le  sang  du 
Christ,  et  l'intervention  de  l'empereur  Henri  IV 
seule  l'empêcha  d'accom-plir  son  projet.  Mais  les 


l'empereur  byzantin  41 

Juifs  de  Cologne  et  de  Mayence  durent  racheter 
leurs  vies  au  prix  de  500  pièces  d'argent.  Les 
Pastoureaux  et  les  Jacques  ne  promenèrent  point 
plus  tard  par  le  monde  une  plus  formidable  terreur. 
A.  Nisch,  en  Bulgarie,  les  croisés  de  Pierre  l'Ermite, 
après  avoir  acheté  des  vivres^  incendièrent  les 
mouUns  et  les  faubourgs.  Ils  brûlèrent  tout  aux 
alentours  de  Constantinople,  même  les  éghses, 
qu'ils  dépouillaient  des  plombs  de  leurs  toitures, 
pour  les  revendre  aux  Grecs.  «  On  comprend,  dit 
M.  Chalandon,  qu'Alexis,  peu  soucieux  de  garder 
ces  hôtes  incommodes,  leur  ait  enjoint  de  passer 
le  Bosphore  ».  Anne  Comnène,  fille  d'Alexis,  qui 
écrivit  la  chronique  de  ces  événements,  prétend 
que  les  croisés  coupèrent  des  enfants  en  morceaux, 
les  embrochèrent  et  les  firent  rôtir.  Espérons  que 
l'honnête  princesse  acceptait  ici  une  incertaine 
rumeur  populaire.  Mais  demeurons  seulement  dans 
le  doute  cartésien. 

Les  manifestations  mêmes  d'une  rehgion  sincère 
furent  parfois  gâtées  par  d'étranges  fantaisies. 
Une  petite  histoire,  rapportée  par  Marino  Sanudo, 
a  bien  de  la  saveur.  Les  Vénitiens,  fort  dévots  à 
saint  Nicolas,  patron  des  gens  de  mer,  envahirent 
un  jour,  sur  les  côtes  d'Anatolie,  un  couvent 
grec  où  ils  comptaient  découvrir  les  reliques  du 
bon  évêque.  L'higoumène,  interpellé,  jura  sur  sa 
part  de  paradis  que  les  reliques  n'étaient  point  chez 
lui.  Les  Vénitiens  pénétrèrent  dans  l'égUse^,  et^  à 
grands  coups  de  hache,  démolirent  l'autel.  Ils  y 
trouvèrent  deux  corps  saints,  dont  l'un   pouvait 


42  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

appartenir  au  thaumaturge.  Ils  les  emportèrent 
tous  les  deux,  sans  dire  merci.  Puis,  très  contents, 
ils  se  rembarquèrent.  Mais,  en  pleine  mer,  ils 
rencontrèrent  la  flotte  des  Pisans  qui,  eux  aussi, 
cherchaient  un  saint  Nicolas.  On  se  battit,  tout  un 
jour,  sans  grand  dommage.  Alors  les  Vénitiens 
dirent  aux  Pisans  :  on  peut  s'arranger  ;  nous  en 
avons  deux,  prenez  celui-ci  et  faisons  la  paix.  Et 
les  deux  grandes  communes  maritimes  eurent 
chacune  le  corps  du  patron  des  navigateurs.  Celui 
de  Venise  est  à  Saint-Nicolas  du  Lido.  Le  moyen 
âge,  si  faible  en  esprit  de  critique,  ne  se  troublait 
point  la  cervelle  à  l'occasion  de  telles  singularités. 
Mais  les  Musulmans,  les  Sarrasins,  les  émirs  et 
khalifes,  d'âme  hautaine,  jugèrent  parfois  sévè- 
rement les  contradictions  qui,  chez  les  chevaliers 
croisés,  séparaient  la  doctrine  de  la  conduite. 
Saladin,  le  Soudan  de  la  troisième  croisade,  le 
noble  prince  que  Dante  plaça  dans  la  compagnie 
des  demi-élus  du  Preinferno^  parmi  les  poètes  et 
les  sages  de  l'antiquité,  Saladin  remarqua,  au 
cours  d'une  entrevue,  que  les  seigneurs  chrétiens 
foulaient  aux  pieds  le  tapis  de  sa  tente,  parsemé 
de  croix,  et  «  crachaient  dessus  comme  sur  la 
terre  nue  ».  Il  leur  dit  :  «  Vous  prêchez  la  croix 
et  vous  l'avez  outragée  sous  mes  yeux  ;  vous 
n'aimez  votre  Dieu  qu'en  paroles  et  non  en  action  ». 
L'histoire,  qui  est  au  Novellino^  semble  d'accord 
avec  le  livre  que  nous  venons  de  feuilleter. 


Chanson  de  geste  féodale  d) 


L'éclatante  épopée  orientale  où  se  complaisent 
rériidition  et  le  talent  littéraire  de  M.  Gustave 
Schlumberger  vient  à  nous  aujourd'hui  avec  un 
chant  nouveau,  d'un  charme  singulier.  Elle  ne 
nous  présente  plus  le  tableau  dramatique  de  l'em- 
pire grec.  Empereurs  aux  yeux  farouches  d'icônes 
iîyzantines,  théologiens  féroces,  passionnés  pour 
les  jeux  de  l'Hippodrome,  infatigables  sophistes 
discutant  avec  leurs  moines  les  insondables  mys- 
tères de  la  lumière  incréée^  de  la  consubstantia- 
lité,  de  la  procession  du  Saint-Esprit  ;  grands 
politiques  parfois,  hardis  capitaines,  grands  mas- 
sacreurs de  Bulgares  ;  impératrices  rigides  dans 
leur  gaine  de  lourdes  pierreries,  ouvrières  sinistres 
de  conspirations,  d'assassinats,  de  régicides  et  de 
révolutions  et  qui,  desséchées  par  les  ans,  momi- 
fiées, changent  encore  d'époux  ou  d'amants  ;  puis, 
tout  un  monde  bizarre,  multicolore,  éblouissant, 
parfois  grotesque,  souvent  terrible,  de  patriarches 
et  d'eunuques,  de  condottières  et  de  scribes,  de 
fonctionnaires  hiératiques,  de  prétoriens  cuirassés 


(1)  Campagnes  du  Roi  Amaury  I^^  de  Jérusalem  en  Egypte 
au  XIl*  siècle^  par  Gustave  Schlumberger.  —  Paris,  Plon- 
Nourrit,  1905. 


44  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

de  plaques  d'or,  d'évêques  chamarrés  de  pierre- 
ries, d'anacliorètes  mangeurs  de  sauterelles,  de 
grammairiens  éplucheurs  de  syllabes^  de  scolas- 
tiques  occupés  à  l'alchimie  des  dogmes.  A  ce? 
grandioses  images  du  passé  byzantin,  si  magnifi- 
fiquement  encadré  par  les  collines  fleuries  du  Bos- 
phore et  le  décor  lointain  de  TOlympe  de  Bithynie, 
M.  Schlumberger  avait  joint  déjà  des  épisodes 
tirés  des  entreprises  aventureuses  que  les  chrétiens 
latins  tentèrent  enOrient,  aventures  rehaussées  d'hé- 
roïsme et  toutes  parées  d'une  poésie  de  rêve,  telles 
que  la  vie  de  ce  Renaud  de  Châtillon,  qui  fondait 
un  royaume  dans  les  solitudes  lugubres  de  la  mer 
Morte  ;  aventures  aussi  d'un  brigandage  impla- 
cable, telles  que  l'équipée  de  ces  capitaines  cata- 
lans qui,  au  xiv"  siècle,  de  Sicile  où  ils  guerroyaient 
contre  les  Angevins,  passent  à  Constantinople  pour 
guerroyer  contre  les  Turcs,  se  brouillent  avec  les 
Grecs,  travaillent  dès  lors  pour  leur  propre  compte, 
vont  et  viennent  à  travers  les  régions  balkaniques, 
inondent  de  sang  la  Thessalie,  brûlent  les  villes, 
les  moissons,  les  forêts,  chassent  d'Athènes  le  duc 
latin  Gautier  de  Brienne  et  plantent  leur  étendard 
sur  le  Parthénon.  On  sait  que  quelques  années 
plus  tard,  le  fils  de  Gautier  se  créait  tyran  de  Flo- 
rence et  accrochait  son  gonfalon  au  palais  vieux. 
Il  se  disait  toujours  duc  d'Athènes  et  ce  n'était 
point  un  banal  symbole  historique,  Athènes  et 
Florence  réunies,  s'embrassant  sous  la  cape  de  ce 
spadassin  féodal.  Ah!  les  siècles  heureux!  On 
n'avait  point  le  temps  de  s'y  ennuyer.  Même  le 


CHANSON  DE  GESTE  FÉODALE         45 

brigandage  avait  alors  très  grande  allure  et  ne 
savait  point  encore  dégénérer  en  cambriolage  ei 
en  vilenie. 

Maintenant,  sous  la  plume  alerte  de  M.  Schlum- 
berger,  la  scène  a  changé.  La  Chanson  de  Geste 
nous  rend  quelques  années  d'histoire  de  France, 
l'action  politique  et  militaire,  au  xif  siècle,  en 
terre  sainte  et  en  terre  musulmane,  d'un  très  noble 
prince  féodal,  les  campagnes  en  Egypte,  du  roi  de 
Jérusalem,  Amaury  P"".  Amaury  avait  succédé,  en 
1162,  à  son  frère  Baudouin  III,  mort  à  Beyrouth, 
empoisonné  par  les  pilules  de  son  médecin  arabe. 
Les  chroniqueurs  ont  conté  le  pèlerinage  funèbre 
du  roi  mort,  conduit  par  son  frère  Amaury,  comte 
de  Jaffa  et  d'Ascalon,  par  le  désert  mélancolique 
qui  va  de  Beyrouth  à  Jérusalem.  Sur  tous  les  sen- 
tiers de  la  Syrie  et  de  la  Palestine  se  pressaient 
les  foules  chrétiennes,  soldats,  chevaliers,  ermites 
et  paysans,  pleurant  sur  le  prince,  orgueil  de 
l'Orient  latin  qui,  par  Godefroy  de  Bouillon,  son 
ancêtre,  représentait  les  souvenirs  et  Tespérance 
de  l'Eglise  et  de  la  Croisade.  Nour-ed-Din,  sultan 
de  Syrie,  khalife  d'Alep,  sollicité  alors  par  ses 
émirs  de  profiter  de  ce  grand  deuil  pour  envahir 
le  royaume  chrétien,  avait  répondu  :  «  Nous  de- 
vons avoir  compassion  de  la  juste,  douleur  des 
Francs  et  les  épargner,  car  ils  viennent  de  perdre 
un  prince  tel  que  le  monde  n'en  possède  pas  ac- 
tuellement un  second  ».  Le  lendemain  de  sa  ren- 
trée à  Jérusalem,  trois  jours  «  devant  la  festc 
Monseigneur  saint   Pierre   »,    en    présence    des 


46  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

évêques  et  des  hauts  barons,  Amaury  recevait, 
dans  l'église  du  Saint-Sépulcre,  la  lourde  cou- 
ronne qui  repose  encore  idéalement  aujourd'hui 
sur  la  tête  de  l'empereur  François-Joseph. 

Le  grand  chroniqueur  de  la  croisade  au  xii^ 
siècle,  Guillaume  de  Tyr,  a  laissé  d' Amaury  le 
portrait  le  plus  séduisant  :  «  Homme  sage,  ins- 
truit, profondément  réfléchi,  de  vaste  et  riche 
expérience  dans  la  connaissance  des  choses  de  ce 
monde.  A  l'inverse  de  son  frère  Baudouin,  qui 
était  très  verbeux,  il  parlait  peu,  il  possédait  mieux 
que  pas  un  les  assises,  les  coutumes  du  saint 
royaume  ».  Il  était  avide  de  lectures,  surtout  his- 
toriques. 11  réformait  les  lois,  étudiait  les  ques- 
tions rehgieuses,  détestait  les  paroles  vaines  des 
jongleurs,  les  divertissements  des  ménétriers,  les 
plaisirs  de  la  table.  La  noble  chasse  féodale  au 
faucon  était  sa  joie.  Dans  la  guerre,  où  il  témoi- 
gnait d'une  énergie  et  d'une  endurance  prodi- 
gieuses, il  faisait  preuve  de  prudence,  de  finesse, 
de  la  plus  admirable  valeur.  11  fut,  d'après  ur? 
témoin  sarrasin,  le  plus  grand  des  rois  francs  par 
la  bravoure,  la  prudence  et  la  sagesse.  Il  aimait  à 
interroger  sur  les  us  et  coutumes  des  contrées 
lointaines  les  pèlerins  qui  venaient  en  Palestine; 
il  consultait  les  clercs  sur  les  passages  difficiles  de 
l'Ecriture,  sur  les  conditions  de  la  vie  future.  Sa 
taille  était  haute,  imposante  ;  son  grand  nez 
d'aigle  émergeait  entre  des  yeux  étincelants  comme 
des  escarboucles.  Ajoutez  une  chevelure  et  une 
barbe  abondantes.  Quand  il  riait,  toute  sa  personne 


CHANSON  DE  GESTE  FÉODALE  47 

était  ébranlée  au  détriment  de  sa  dignité  royale. 
Du  vivant  de  Baudouin,  il  avait  épousé  une  cou- 
sine un  peu  trop  proche,  Agnès  de  Courtenai. 
Quand  celle-ci  lui  eut  donné  un  fils,  qui  fut 
Baudouin  IV,  et  une  fille,  Sibylle,  le  patriarche 
Foucher  jugea  —  un  peu  tard  —  le  mariage  in- 
cestueux et  fit  dépendre  du  divorce  son  consente- 
ment au  couronnement.  La  bonne  Agnès  se  rema- 
ria avec  sérénité;  elle  eut  trois  autres  maris;  sa 
dernière  union  avec  Renaud  de  Sidon,  fut  encore 
annulée  pour  cause  de  parenté  défendue.  La  croi- 
sade faisait  beaucoup  de  jeunes  veuves.  Mais  pour 
le  bien  de  la  chrétienté,  elles  se  disaient  :  «  Dieu 
le  veut  »  et  se  remariaient  très  gentiment,  afin 
que,  dans  la  volière  du  Seigneur,  il  y  eut  toujours 
des  oisillons.  Amaury,  n'osant  plus  contracter 
d'union  latine,  demanda  la  main  d'une  princesse 
byzantine.  Après  deux  années  de  négociations 
difficiles,  des  ambassadeurs  lui  ameiurent  de 
Constantinople  une  charmante  personne,  Marie 
Comnène,  nièce  du  grand  empereur  Manuel.  La 
flottille  nuptiale,  «  chargée  d'or,  d'argent,  et  de 
draps  de  soie  et  de  gens  »,  aborda  à  Saint- Jean 
d'Acre,  puis  à  Tyr,  où  le  mariage  fut  célébré  le 
29  août  1167.  Marie  donna  à  Amaury  une  fille, 
Isabelle,  qui,  pour  demeurer  fidèle  à  l'esprit  ma- 
trimonial du  siècle,  eut  quatre  maris,  dont  deux 
rois  de  Jérusalem. 

Amaury  était  un  pohtique.Il  comprit  le  péril  que 
courait  son  petit  royaume  resserré,  étranglé  entre 
les  deux  grandes  portions  du  monde  musulman. 


48  LA   VIEILLE  ÉGLISE 

heureusement  encore  rivales  entre  elles,  la  Syrie 
et  l'Egypte,  le  jour  où,  réconciliés,  les  deux  khali- 
fats  se  tendraient  la  main  pour  abattre  le  princi- 
pat  chrétien  de  la  Palestine.  11  sentit  que  l'œuvre 
de  la  croisade  serait  ruineuse  tant  que  les  barons 
francs  n  auraient  point  pied  en  Egypte,  soit 
comme  conquérants,  soit  comme  alliés.  C'est  au 
Caire  que  lui  parut  se  trouver  le  nœud  de  la 
Question  d'Orient,  telle  que  l'avait  posée  l'entre- 
prise mystique  de  Pierre  l'Ermite  et  d'Urbain  IL 
Un  demi-siècle  plus  tard,  l'empereur  Frédéric  II 
reprendra  la  même  vue  historique,  mais  à  sa 
façon,  et  en  dépit  des  prières  et  des  anathèmes  du 
Saint-Siège,  jugera  qu'une  entente  diplomatique 
et  un  traité  d'amnistie  avec  le  Soudan  eût  été 
plus  utile  qu'une  action  militaire  et  des  opérations 
de  chevalerie  aux  intérêts  de  la  chrétienté.  Les 
résistances  obstinées  de  Rome,  fortifiées  par 
d'éclatantes  excommunications,  empêchèrent  le 
César  souabe  de  couronner  pacifiquement  la  croi- 
sade. Et  plus  tard  encore  saint  Louis  tentera  de 
prendre  en  Egypte  d'abord,  et  plus  tard  à  Tunis, 
les  clefs  du  Saint-Sépulcre. 

Amaury  poursuivit  avec  une  ténacité  extraordi- 
naire l'exécution  de  son  plan  politique.  De  1163  à 
1169,  il  fit  cinq  campagnes  en  Egypte.  La  pre- 
mière, marquée  par  un  échec  au  siège  de  Bilbéls^ 
qui  commandait  sur  la  branche  pélusiaque  du  Nil, 
la  route  du  Caire,  fut  très  brève.  Les  expéditions 
qui  suivirent  eurent  un  caractère  plus  original.  Les 
races  de  l'Islam  traversaient  alors  des  jours  tra- 


CHANSON  DE  GESTE  FÉODALE         49 

giques.  La  dynastie  fatimite,  représentée  par  un 
enfant  relégué  au  fond  de  son  harem,  touchait 
visiblement  à  sa  fm.  Nour-ed-Din,  le  maître  de  la 
Syrie,  à  qui  les  Francs  venaient  d'infliger  de  graves 
désastres  militaires,  préparait  une  action  éner- 
gique contre  le  royaume  chrétien,  et,  en  même 
temps,  intervenait  dans  les  affaires  très  troublées 
de  l'Egypte,  où  deux  vizirs,  le  père  et  le  fils,  vic- 
times de  conspirations  de  palais  ou  d'odieuses 
trahisons,  avaient  été  assassinés.  Leur  successeur, 
Schawer,  lettré  et  d'esprit  chevaleresque,  était  à 
son  tour  précipité,  se  réfugiait  près  de  Nour-ed- 
Din,  appelait  le  sultan  sur  le  Nil,  et  celui-ci  le 
restaurait  -manu  militari  en  son  vizirat.  Mais 
Schawer  se  brouillait  aussitôt  avec  Schirkoûh, 
général  de  son  patron  asiatique.  Le  roi  Amaury 
crut  le  moment  favorable  à  son  rêve.  Il  prêta 
l'oreille  aux  sollicitations  de  Schawer,  et  le  monde 
musulman  vit  avec  stupeur  l'union  du  croissant 
et  de  la  croix  ligués  contre  l'armée  syrienne.  Dès 
ce  jour  Amaury  s'engageait  à  fond  dans  l'imbro- 
glio oriental  où,  de  leur  côté,  étaient  entrés  les 
Turcs  sur  l'invitation  de  Nour-ed-Din.  Sans  cesse, 
de  la  Palestine  à  l'isthme  sinaïtique,  le  long  des 
rivages  sablonneux,  d'une  si  terrible  désolation, 
chevaucheront^  étincelantes  au  grand  soleil,  les 
bandes  féodales.  Après  l'alliance  fatimite  contre  le 
Sultan  et  Schirkoûh,  ce  fut  l'alliance  byzantine, 
dont  les  résultats  ne  furent  pas  plus  heureux. 
D'ailleurs,  les  Byzantins  n'eurent  jamais,  dans  les 
opérations  de  nos  croisades  latines,  qu'une  action 

4 


50  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

funeste.  Cette  entrée  des  barbares  dans  les  affaires 
de  l'Orient  les  inquiétait  :  ils  eurent  très  vite  le 
pressentiment  d'une  grosse  aventure  ;  un  jour 
viendrait  certainement  où  le  sourire  du  Bosphore 
semblerait  à  ces  Francs  cuirassés  de  ferrailles 
rouillées  plus  séduisant  que  la  figure  funèbre  de 
la  vallée  de  Josaphat  ou  du  lac  de  Sodome. 

Le  livre  de  M.  Schlumberger,  dont  je  n'ai  pu 
indiquer  que  la  trame  sommaire,  se  lit  comme  un 
roman  de  cape  et  d'épée.  On  y  rencontre  beau- 
coup d'égorgements  et  d'intéressantes  têtes  cou- 
pées. C'étaient  les  mœurs  de  ce  temps-là.  Mais 
voilà  un  chapitre  de  notre  histoire  nationale  placé 
en  belle  lumière.  Gesta  Dei  per  Francos.  Tous 
les  peuples  du  monde  n'en  peuvent  dire  autant. 
C'est  par  trois  siècles  de  coups  de  lances  stériles 
que  la  France  avait  imposé  à  l'Orient  le  respect 
de  son  nom  et  le  prestige  de  son  génie,  prestige 
et  respect  dont  se  rit  l'insondable  niaiserie  de  nos 
parlementaires. 


Français  de  Terre  Sainte 


M.  Gustave  Schlumberger  doit  être  un  homme 
heureux.  Il  vit  par  le  souvenir  dans  le  vieil  Orient 
du  moyen  âge,  en  un  monde  d'éblouissante  lu- 
mière, de  ruines  pathétiques,  de  mœurs  pittores- 
ques, de  légendes  de  terreur,  de  chansons  d'a- 
mour. Parmi  les  joies  que  donne  l'histoire  des 
âges  très  anciens,  l'une  des  plus  douces,  assuré- 
ment, est  de  détourner  la  pensée  et  les  yeux  des 
choses  présentes;  on  s'enferme  dans  le  passé 
comme  les  ermites  en  leur  cellule  ;  on  oublie  les 
tristes  artisans  de  pohtique  qui  s'acharnent  à 
l'œuvre  calamiteuse  d'abaissement  national  ;  on 
berce  par  le  rêve  l'angoisse  et  les  souffrances  des 
jours  que  nous  traversons.  Allez  à  TOrient  de 
Schlumberger.  Vous  y  trouverez  une  chronique 
inouïe  d'héroïsmes,  de  violences,  de  misères  et  de 
crimes,  des  chansons  de  Geste,  des  romans  de 
cape  et  d'épée,  de  grands  scélérats  et  de  grands 
ascètes,  des  massacres,  des  tempêtes,  des  empoi- 
sonnements, des  liturgies  saintes,  des  icônes  aux 
regards  terribles,  des  églises  ruisselantes  de  mo- 
saïques d'or,  des  paysages  inondés  de  soleil,  des 
mers  d'azur  profond  baignant  des  acropoles,  des 
forêts  de  palmiers,  des  fleuves  empourprés  par  le 
sang  des  batailles,  des  palais  de  marbre  où  glis- 


52  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

sent  des  fantômes  d'Empereurs  et  d'Impératrices 
et  des  déserts  mornes,  d'une  désolation  infinie. 
Les  hordes  barbares,  Bulgares,  Sarrasins,  Turcs, 
qui,  durant  huit  ou  neuf  siècles,  furent  la  terreur 
de  Byzance,  ont  une  autre  tournure  historique 
que  Narbonne  et  Béziers  tenant  la  France  en 
échec  depuis  deux  mois.  Les  guerres  atroces,  les 
invasions  sauvages  et  la  peste  noire  qui  surgit 
sans  cesse  et  emporte  des  provinces,  sont  des 
catastrophes  plus  dignes  de  pitié  que  la  mévente 
des  vins  de  l'Hérault.  Et  même  certains  grands 
eunuques  byzantins,  maires  du  palais  impérial, 
administrateurs  des  finances  publiques,  parfois 
généraux  excellents,  donnèrent  là-bas  des  preuves 
de  génie  politique  que  vous  attendrez  en  vain  de 
certains  ministres  de  notre  connaissance. 

Byzance,  les  dixième  et  onzième  siècles  byzan- 
tins nous  ont  été  rendus  par  Schlumberger  en 
des  volumes  enrichis  de  gravures  permettant  au 
lecteur  de  revivre  dans  la  familiarité  de  ce  monde 
étrange,  la  fantasmagorie  de  ces  ameublements, 
de  ces  étoffes,  de  ces  costumes,  de  ces  rites  ecclé- 
siastiques qui,  depuis  Luitprand,  au  huitième 
siècle,  et  les  chevaliers  francs  de  la  quatrième 
croisade,  jusqu'aux  légats  envoyés  par  les  Papes 
du  quinzième  siècle,  furent  la  stupeur  des  homnLps 
de  l'Occident.  Mais,  quand  Thistorien  rencontre 
en  ses  études  quelque  épisode  dramatique  de  cette 
geste  réservée  par  Dieu,  disait-on  jadis,  à  la  vail- 
lance de  nos  pères,  il  s'y  arrête,  oublie  le  Bos- 
phore,   la  coupole   de   Sainte-Sophie,    l'ineffable 


FRANÇAIS   DE   TERRE    SAINTE  53 

mélancolie  de  FAd-meïdan  pour  Jérusalem,  le 
Saint-Sépulcre,  Antioche,  le  Jourdain,  la  mer 
Morte,  et  d'une  plume  passionnée,  trace  un  tableau 
d'épopée  où  éclatent  des  noms  français,  des  coups 
d'épée  française,  des  générosités,  des  témérités, 
des  folies  chevaleresques  de  la  vieille  France, 
parfois  aussi  la  loyauté  et  l'élégante  courtoisie  du 
Khalife  et  des  Ernirs.  Emirs  arabes  et  barons 
chrétiens,  Saladin,  Amaury,  Lusignan  nous  font 
encore  oublier  pour  quelques  brefs  instants  les 
prodigieux  virtuoses  de  notre  présente  histoire. 

Deux  figures  singuUères,  de  valeur  morale  très 
diverse,  mais  d'énergie  et  de  vaillance  égales,  ont 
attiré  Schlumberger,  deux  croisés  du  douzième 
siècle,  Amaury  P^  roi  de  Jérusalem,  et  Renaud 
de  Châtillon,  roi  de  la  mer  Morte. 


*  * 


Amaury  I®''  succédait,  en  1162,  à  son  frère 
Baudouin  III,  empoisonné^  à  Beyrouth,  par  les 
pilules  de  son  médecin  arabe.  Il  conduisit  lui- 
même  le  roi  mort  jusqu'à  Jérusalem,  à  travers 
les  foules  de  chevaUers,  de  pèlerins,  de  paysans 
qui  accouraient  de  toutes  parts  sur  les  sentiers  de 
la  Syrie  et  de  la  Palestine,  pleurant  le  prince, 
arrière-cousin  de  Godefroy  de  Bouillon,  symbole 
glorieux  de  la  croisade.  Aux  émirs  qui  l'enga- 
geaient à  envahir  alors  le  royaume  chrétien  trou- 
blé par  la  mort  de  Baudouin,  le  khalife  d'Alep  ré- 
pondait :  «  Nous  devons  avoir  compassion  de  la 


54  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

juste  douleur  des  Francs  et  les  épargner,  car  ils 
viennent  de  perdre  un  roi  tel  que  le  monde  n'en 
possède  pas  aujourd'hui  un  second  ». 

Amaury  fut  un  grand  batailleur.  De  1163  à 
1169,  il  fit  cinq  campagnes  en  Egypte.  Les  vertus 
guerrières  étaient  d'hérédité  féodale.  C'est  ailleurs 
que  parut  ToriginaUté  de  son  génie.  Ses  contem- 
porains l'ont  montré  «  homme  sage,  instruit,  pro- 
fondément réfléchi,  de  vaste  et  riche  expérience 
dans  la  connaissance  du  monde.  Il  parlait  peu  et 
possédait  mieux  que  pas  un  les  assises^  les  cou- 
tûmes  de  son  royaume  ».  11  hsait  beaucoup,  dé- 
testait les  paroles  vaines  des  jongleurs,  le  jeu  des 
ménétriers,  la  table,  faisait  sa  joie  de  la  noble 
chasse  au  faucon,  réformait  les  lois,  s'intéressait 
aux  choses  religieuses,  interrogeait  les  pèlerins 
sur  les  mœurs  des  contrées  qu'ils  avaient  traver- 
sées, les  clercs  et  les  moines  sur  l'Ecriture  sainte. 
Selon  les  Sarrasins  eux-mêmes,  il  fut  aussi  grand 
par  la  prudence  et  la  sagesse  que  par  la  bravoure 
militaire.  De  taille  imposante,  avec  un  grand  nez 
d'aigle  entre  des  yeux  «  étincelants  comme  escar- 
boucles  »,  quand  il  riait,  «  toute  sa  personne 
était  secouée  ».  Il  avait  épousé,  n'étant  encore 
que  comte  de  Jaffa,  une  cousine  un  peu  trop 
proche,  Agnès  de  Courtenai,  dont  il  avait,  à  la 
mort  de  son  frère,  un  fils  qui  fut  Baudouin  IV,  et 
une  fille.  Le  patriarche  imposa,  comme  condition 
au  couronnement,  le  divorce  des  deux  époux. 
Agnès  se  remaria  successivement  avec  trois  autres 
maris  :  sa  dernière  union  fut  encore  annulée  pour 


FRANÇAIS   DE   TERRE    SAINTE  55 

cause  de  parenté  défendue.  Quant  au  Roi,  il  ob- 
tint, après  de  longues  négociations,  une  Comnène, 
nièce  du  grand  Manuel.  Il  en  eut  une  fille,  Isa-^ 
belle,  qui  épousa  quatre  maris,  dont  deux  rois 
de  Jérusalem.  La  croisade  faisait  beaucoup  de 
jeunes  veuves,  qui  se  remariaient  pour  le  bien  de 
la  chrétienté,  en  disant  :  «  Dieu  le  veut  !  » 

Amaury,  qui  vécut  sa  royauté  à  cheval,  la  lance 
en  arrêt,  fut  un  très  avisé  politique,  tant  qu'il  se 
maintint  dans  la  tradition  toute  latine  de  la  croi- 
sade et  ne  gâta  point  l'œuvre  entreprise,  depuis  le 
temps  d'Urbain  tl,  par  l'Occident  féodal  et  la  Pa- 
pauté, en  inaugurant  de  dangereuses  relations 
diplomatiques  et  militaires,  tantôt  avec  un  vizir 
rebelle  au  khalife  du  Caire,  tantôt  avec  l'Empire 
byzantin.  11  avait  compris,  au  début  de  son  règne, 
le  péril  couru  par  le  petit  royaume  palestinien 
resserré  entre  les  deux  grands  khalifats  du  monde 
musulman,  la  Syrie  et  l'Egypte,  le  jour  où  ces 
deux  puissances,  réconciliées,  s'uniraient  pour  la 
ruine  des  principats  chrétiens.  Il  vit  clairement 
que  la  croisade  ne  serait  qu'une  toile  de  Pénélope, 
sans  cesse  détruite,  sans  cesse  reprise,  tant  que 
les  barons  francs  n'auraient  point  pied  en  Egypte 
par  la  conquête  ou  une  alliance  fondée  sur  la  vic- 
toire de  ses  chevaliers.  Le  nœud  de  la  question 
d'Orient  lui  parut  être  au  Caire.  Un  demi-siècle 
plus  tard,  l'empereur  Frédéric  II  reprendra  la 
même  vue  historique,  non  plus  par  la  croisade 
offensive,  mais  par  entente  diplomatique  avec  le 
Soudan  d'Egypte,  maître  alors  de  la  Syrie.  Plus 


56  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

tard  encore,  saint  Louis  essayera  de  reprendre,  en 
Egypte  d'abord,  puis  à  Tunis,  les  clefs  du  Saint- 
Sépulcre.  Amaury  donna  au  monde  ce  spectacle 
imprévu  et  qui  eût  frappé  de  stupeur  Pierre 
l'Ermite  :  l'union  du  croissant  et  de  la  croix,  des 
fatimites  du  Nil  et  des  barons  francs,  venus  de 
la  Loire,  de  la  Seine  et  du  Rhône,  contre  le  kha- 
life de  Bagdad.  Puis,  quand  il  eut  imprudemment 
convié  le  basileus  byzantin  à  collaborer  à  la  croi- 
sade, des  Pyramides  et  du  Sinaï  jusqu'à  Antioche, 
jusqu'au  Bosphore,  dans  le  va-et-vient  des  che- 
vauchées franches,  grecques,  musulmanes,  on  vit 
un  instant  l'Orient  tout  entier  faire  au  roi  latin 
de  Jérusalem  comme  un  cortège  bariolé  et  ma- 
gnifique. 

* 

En  ces  mêmes  années  et  jusqu^à  la  fin  du  siècle, 
un  prodigieux  aventurier,  Renaud  de  Châtillon, 
déroulait  aux  yeux  de  la  chrétienté  son  extraordi- 
naire roman  féodal.  C'était  un  fort  petit  seigneur 
qui,  tout  jeune,  avait  suivi  la  croisade  prêchée 
par  Saint-Bernard.  «  Pas  moult  rich  hom  », 
mais  «  beau  et  courtois  »,  il  fut  distingué  par  la 
veuve  du  prince  d' Antioche,  Raymond  de  Poi- 
tiers, qu'on  avait  rapporté  à  sa  femme  «  sans  tète 
ni  bras  ».  Baudouin  III  autorisa  le  mariage,  et  ce 
cadet  venu  du  pays  de  Montargis  se  trouva  prince 
régent  d' Antioche  pour  le  temps  de  minorité  de 
Bohémond,  son  beau-fils.  Renaud  devenait  ainsi 
le  premier  personnage  de  Terre  Sainte,  après  son 


FRANÇAIS    DE    TERRE    SAINTE  57 

suzerain,  le  roi  de  Jérusalem.  Antioche,  conquête 
de  la  première  croisade,  était  la  reine  de  l'Orient, 
l'entrepôt  des  marchandises  précieuses  de  l'Asie, 
un  caravansérail  immense  où  se  coudoyaient  les 
chevaliers  francs,  les  Bédouins  du  désert,  les  nè- 
gres africains,  les  théologiens  de  Byzance,  les 
évêques  latins,  les  armateurs  et  marchands  de 
Venise  et  d'Amalfi,  les  sectaires  du  Vieux  de  la 
Montagne,  les  jongleurs  provençaux,  les  courti- 
sanes couronnées  de  roses,  les  moines  grecs  aux 
yeux  luisants,  à  la  face  couleur  de  vieille  cire.  Les 
émirs  poussaient  sans  relâche  des  pointes  vers 
Tan  tique  métropole,  où  les  apôtres  avaient  passé, 
où  saint  Paul  avait  parlé.  Pendant  sept  ans,  jus- 
qu'à la  majorité  de  Bohémond^  Renaud  régna 
sur  ce  monde  disparate  et  défendit  son  fief  contre 
l'Islam.  Malheureusement  pour  sa  gloire,  son 
imagination  vagabonde  et  son  goût  naturel  pour 
la  piraterie  l'entraînèrent  alors  aux  plus  regret- 
tables entreprises.  Tour  à  tour  condottiere  de 
l'empereur  Manuel  et  allié  de  l'implacable  ennemi 
de  Byzance,  Thoros,  le  héros  national  de  FArmé- 
nie,  il  lui  parut  bon  d'armer  un  jour  une  flotte  à 
l'aide  de  renégats  chrétiens,  de  Dru  ses,  de  Bé- 
douins, de  surprendre  l'île  de  Chypre,  d'en  mas- 
sacrer la  garnison,  d'en  brûler  les  églises  et  d'en- 
tasser sur  ses  galères  toutes  les  richesses  de  l'île 
charmante.  Renaud,  désavoué  par  le  roi  Baudouin, 
paya  cher  sa  félonie.  L'Empereur  vint  présider, 
sur  sa  frontière,  à  l'humiliation  du  corsaire  qui, 
nu-pieds,  la  hart  au  col,  suivi  de  ses  chevaliers  et 


58  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

de  ses  moines  pleurant  et  criant  merci,  dut  s'age- 
nouiller devant  le  basileus. 

L'incorrigible  aventurier  eut  alors  la  pensée  de 
s'en  aller  vers  l'Euphrate  razzier  les  troupeaux 
turkomans  qui  paissaient  super  flumina  Babylo- 
nis^  sous  la  protection  de  l'émir  d'Alep.  Cett^ 
affaire  finit  bien  mal  encore.  Renaud,  prisonnier, 
fit,  dans  Alep,une  entrée  mélancolique,  lié  nu  en 
travers  d'un  chameau.  On  le  garda  seize  ans  dans 
la  fraîcheur  d'un  cachot.  Il  se  racheta  fort  cher, 
et  reprit  le  chemin  d'Antioche.  Sa  femme  y  était 
morte  et  Bohémond  régnait.  Le  cadet  du  pays  de 
Loire  n'était  plus  que  Renaud  sans  terre.  11  prit 
son  bâton  de  pèlerin  et  s'en  vint  à  Jérusalem,  où 
le  jeune  Baudouin  IV,  successeur  d'Amaury,  lan- 
guissait de  la  lèpre,  tandis  que  Saladin,  soudan 
d'Egypte,  prenait  le  gouvernement  de  l'Asie  mu- 
sulmane. Le  roi  ?nései  (le  lépreux)  accueillit  avec 
empressement  le  capitaine  errant,  lui  donna  une 
seconde  épouse  avec  les  fiefs  du  premier  mari  de 
la  dame,  des  forteresses  en  pays  de  Moabes  et 
d'Idumée,  sur  les  montagnes  qui  dominent  la  mer 
Morte.  Contrée  horrible,  hantée  par  les  souvenirs 
les  plus  grandioses  du  Vieux  Testament,  mais 
marche  frontière  qui  surveillait  et  pouvait  séparer 
l'une  de  Tautre  la  Syrie  et  l'Egypte.  Renaud  com- 
mença, sans  embarras,  en  1177,  une  période 
nouvelle  de  sa  vie,  plus  fantastique  encore  que  la 
première. 


FRANÇAIS   DE   TERRE   SAINTE  59 


Cette  principauté  d'outre- Jourdain  allait  de  la 
mer  Morte  à  la  mer  Rouge.  Du  lac  de  Sodome  au 
Sinaï,  dix  forteresses  dressaient  leurs  tours  dans 
la  désolation  des  montagnes,  sur  les  noirs  préci- 
pices. En  ces  infernales  solitudes,  du  plus  formi- 
dable de  ses  châteaux,  le  Karak  moabite,  la 
((  Pierre  du  Désert  »,  à  plus  de  trois  mille  pieds 
au-dessus  de  la  Méditerranée,  Renaud  de  Chàdl- 
lon,  «  le  démon  franc  »,  disaient  les  Sarrasins, 
pendant  onze  ans,  chevalier  chrétien  et  forban 
sans  scrupule,  veillait  à  la  fois  sur  la  sécurité  du 
Saint-Sépulcre  et  les  longues  caravanes  de  cha- 
meaux, chargées  de  marchandises  précieuses,  qui 
cheminaient  en  ces  solitudes.  Tout  en  pillant,  il 
poussait  vers  TEst  ses  bandes  où  les  chevahers 
francs  se  mêlaient  aux  mercenaires  bédouins,  aux 
renégats  musulmans.  Peu  à  peu  son  empire  de 
rochers  et  de  misère  grandissait,  empire  peuplé 
de  chacals  et  de  vipères,  baronnie  fantastique  où 
vaguaient  les  fantômes  de  Jacob  et  de  Moïse,  où 
au  cri  d'agonie  de  Gomorrhe  répondait  la  lamen- 
tation pleureuse  de  Jérémie.  Un  moment,  il  parut 
véritablement  le  bouclier  du  royaume  latin.  A  la 
tête  de  toute  la  noblesse  franque  et  des  Templiers, 
accompagnés  par  l'évêque  de  Bethléem,  tenant  la 
sainte  croix,  il  taillait  en  pièces,  en  vue  de  Ram- 
leh,  l'armée  de  Saladin.  Le  Khalife  conclut  une 
trêve  avec  le  Roi  qui,  se  sentant  mourir,  assurait 
sa  couronne  à  Guy  de  Lusignan.  Mais  l'incorri- 


60  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

gible  Renaud  prétendait  piller  toujours  les  enfants 
d'Allah,  en  dépit  de  la  trêve  jurée  par  son  suze- 
rain. Saladin  reparut,  terrible^  et  la  guerre  se 
ralluma.  Renaud  dicta  le  plan  de  campagne,  se  fit 
battre,  se  replia  dans  ses  inaccessibles  tours,  d'où 
il  projetait  l'invasion  de  Médine  et  de  la  Mecque, 
l'enlèvement  du  tombeau  du  Prophète.  Il  choi- 
sissait pour  cette  belle  opération,  la  voie  de  mer, 
faisait  porter  par  ses  bédouins,  pièce  à  pièce  jus- 
qu'à la  mer  Rouge,  une  flotte  dont  ses  ingénieurs 
rajustèrent  les  morceaux,  et,  toute  une  année,  jus- 
qu'à rentrée  de  l'Océan  Indien,  brûlait  les  côtes 
de  l'Arabie  et  de  l'Egypte,  jusqu'à  Aden.  A  son 
tour,  le  Soudan  passait  sa  flotte  par  petits  frag- 
ments à  travers  l'isthme,  reprenait  l'offensive, 
faisait  subir  à  la  flotte  chrétienne  un  épouvan- 
table désastre. 

Renaud  se  trouvait  alors  en  Palestine,  et  don- 
nait, au  bord  de  la  mer  Morte,  des  fêtes  cheva- 
leresques pour  célébrer  le  mariage  de  son  beau- 
fils  Humfroy  avec  une  nièce  de  Baudouin.  Saladin 
apparut,  en  pleines  noces,  avec  son  armée.  Re- 
naud lui  envoya  des  plats  du  festin  nuptial  :  le 
Soudan  défendit  qu'on  attaquât  la  tour  réservée 
aux  jeunes  époux.  Quatre  années  s'écoulèrent  en 
sièges  impuissants  des  citadelles  latines  et  en 
trêves  que  Renaud  violait  toujours.  Saladin  finit 
par  s'emparer  à  la  fois  de  Lusignan  et  de  Renaud. 
Le  roi  de  Jérusalem  mourait  de  soif;  le  Khalife 
lui  fit  servir  un  sorbet  d'eau  de  rose  rafraîchie  dans 
la  neige  du  Liban.  Renaud  acheva  la  coupe  que  lui 


FRANÇAIS   DE   TERRE   SAINTE  61 

tendit  son  prince.  Mais  la  dernière  gorgée  fut  gâtée 
par  la  dague  de  Saladin.  Les  esclaves  tranchèrent 
la  tête  de  l'aventurier.  Et  Saladin  faisait  gracieu- 
sement asseoir  à  ses  côtés  Lusignan  qui  tremblait. 
((  Un  roi,  lui  dit-il,  ne  tue  pas  un  roi  ». 

Ce  roi  de  la  mer  Morte,  conquistador,  poète  et 
brigand,  manquait  sans  doute  de  loyauté  commer- 
ciale. Mais  cette  étrange  figure  a  des  traits  héroï- 
ques. Il  eut  sa  large  part,  en  Terre-Sainte  et  dans 
tout  l'Orient,  à  la  légende  d'admiration  et  de  respect 
qui,  là-bas,  s'attacha  au  nom  des  Francs.  Or,  jus- 
qu'à ces  quinze  dernières  années,  les  Francs,  pour 
les  Orientaux,  c'était  la  France.  Tandis  qu'aujour- 
d'hui, hélas!..... 


Le  Pape  Innocent  III  (i) 


I 


Parmi  les  Papes  qui  laissèrent  à  l'histoire  de 
TEglise  un  éclatant  souvenir  de  grandeur,  c'est 
Innocent  III,  pour  lequel  Léon  XÏII  professait  la 
vénération  la  plus  profonde.  Il  fit  restaurer  le  tom- 
beau de  son  glorieux  prédécesseur  au  transept 
méridional  de  Saint-Jean  de  Latran.  Le  Pape  ju- 
vénile, coiffé  de  la  tiare  médiévale,  sommeille,  les 
mains  jointes,  étendu  sur  sa  couche  de  marbre, 
dans  le  clair  obscur  de  la  vieille  basilique,  et  le 
rêve  d'un  passé  tragique  semble  flotter  encore 
autour  du  grand  pensif  bercé  par  la  psalmodie 
lointaine  du  chapitre.  Innocent  III  fut  un  Pape 
scolastique,  nourri  de  dialectique  et  de  syllogismes 
par  les  maîtres  de  l'Université  de  Paris,  de  droit 
civil  et  de  droit  canon  par  les  docteurs  de  Bologne. 
Il  écrivait  à  Philippe-Auguste  :  «  C'est  à  l'Univer- 
sité que  je  dois,  par  la  grâce  de  Dieu,  tout  ce  que 
j'ai  de  science  ».  Il  demeura  toute  sa  vie  le  pa- 
tron de  notre  école,  défendit  les  étudiants  et  les 
maîtres  contre  la  tyrannie  de  l'évèque  et  du  chan- 


(1)  Innocent  III.  Rome  et  l'Italie,  par  Achille  Luchaire, 
membre  de  l'Institut.  —  Paris,  Hachette,  1904. 


64  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

celier  de  Notre-Dame.  «  De  mon  temps^,  écrivait-il 
en  J212,  je  n'ai  jamais  vu  que  les  écoliers  de 
Paris  fussent  traités  de  cette  façon  ».  Mais  plus 
encore  que  les  Universaux  et  les  Décrétales,  une 
affinité  intime  du  génie  rapprochait  l'un  de  l'autre 
Innocent  IIÏ  et  Léon  XIIÏ  ;  tous  deux  ils  eurent  le 
sentiment  juste  des  nécessités  historiques  de 
l'Eglise  et  du  Saint-Siège,  et  l'œuvre  de  leur 
poHtique  répondit  aux  aspirations  de  leur  cons- 
cience pontificale. 

Le  beau  Uvre  de  mon  confrère,  M.  Achille  Lu- 
chaire,  met  en  pleine  lumière  l'apostolat  de  l'un 
des  plus  nobles  papes  du  moyen  âge.  Et  la  no- 
blesse d'Innocent  fut  d'avoir  compris  à  quelles 
conditions  l'évêque  de  Rome  pouvait  devenir  le 
maître  moral  de  l'Italie,  l'évêque  universel  du 
monde  chrétien. 

Cette  fonction  purement  spirituelle  encore, 
avait  été  naguère  recherchée  et  occupée  par  Gré- 
goire le  Grand.  Celui-ci  parut  à  l'heure  de  la  plus 
douloureuse  des  invasions,  après  Alaric  et  Attila, 
après  les  Goths,  au  temps  des  Lombards,  période 
de  terreur,  où  l'extrême  barbarie  couvrit  toute 
l'Italie  jusqu'au  détroit  de  Messine.  Quelques 
épaves  de  civiUsation  flottaient  encore  çà  et  là  sur 
la  péninsule  :  Ravenne,  plus  byzantine  qu'ita- 
henne,  Naples,  qui  bientôt  s'aUiera  aux  Sarrasins, 
Rome,  enfin,  où  ce  moine,  agenouillé  dans  sa 
cellule  du  CœUus,  était  la  dernière  espérance  de 
la  chrétienté  latine.  Ce  praticien  lettré,  très  doux 
et  très  pur,  par  sa  patience  et  l'ascendant  de  sa 


LE   PAPE   INNOCENT   III  65 

vertu,  sut  constituer  autour  de  lui  la  République 
chrétienne  et  la  pacifier  :  il  traitait  avec  les  Byzan- 
tins, les  Francs,  les  Goths  d'Espagne,  convertissait 
les  Anglo-Saxons ,  évangélisait  les  Lombards.  Il 
les  vit  s'incliner  sous  son  bâton  pastoral.  L'Italie 
était  désormais  à  l'abri  de  la  contagion  païenne 
ou  arienne.  A  Rome  même,  Grégoire  avait  été 
l'évêque  œcuménique,  non  un  chef  d'Etat.  Dans  la 
mélancolie  de  ses  derniers  jours,  il  parut  pressen- 
tir que  l'Eglise,  jetée  dans  la  mêlée  du  siècle, 
s'éloignerait  bientôt  de  sa  mission  primitive,  ou 
plutôt  compliquerait  cette  mission  par  un  inévi- 
table contact  avec  les  intérêts  temporels. 

La  donation  carolingienne  fit,  en  effet,  du 
Pape  un  seigneur  italien,  et  le  régime  féodal  fit 
les  évêques  et  les  abbés  comtes  et  barons.  L'Eglise 
devint  ainsi  une  puissance  séculière,  supérieure 
à  toutes  les  autres  par  l'action  qu'elle  exerçait  sur 
les  consciences,  plus  faible  que  toutes,  parce  que 
l'hérédité  n'y  perpétuait  point  le  pouvoir  dans  une 
même  famille.  Sa  grande  misère  fut  alors  d'en- 
trer en  concurrence  dans  le  domaine  des  choses 
terrestres  avec  la  hiérarchie  de  tous  les  pouvoirs 
d'ordre  laïque  et  politique,  avec  l'Empereur,  qui 
se  croit  toujours  roi  des  Romains,  avec  les  barons 
latins,  qui  prétendent  créer  le  Pape,  le  déposer, 
le  chasser  de  Rome  ou  l'égorger  selon  leur  bon 
plaisir,  avec  la  populace  féroce  des  Monti  et  du 
Transtévère^  qui  le  lapide  après  l'avoir  adoré. 
Pour  échapper  à  cette  angoisse,  Grégoire  YII  tenta 
un  effort  aussi  grandiose  que  vain.  11  crut,  en 

5 


bO  LA  VIEILLE  EGLISE 

lançant  le  dogme  d'une  papauté  théocratique, 
assurer  à  l'Eglise  la  toute-puissance,  c'est-à-dire 
la  liberté.  Il  put  savourer  la  joie  amère  du  matin 
de  Canossa;  mais  il  mourut  dans  Texil  de  Salerne, 
désespérant  de  la  justice. 

Grégoire  YIÎ  s'était  trompé  sur  son  siècle  et  les 
conditions  vitales  de  sa  puissance  politique  :  il 
avait  parlé  et  agi  comme  eût  fait  un  pape  contem- 
porain de  Philippe  II.  Des  papes  d'humeur  plus 
pacifique  et  d'esprit  plus  avisé,  tels  que  Sil- 
vestre  II,  notre  Gerbert,  jugèrent  plus  sage  de 
s'abriter,  en  ces  jours  affreux  du  dixième  et  du 
onzième  siècle,  sous  le  manteau  impérial.  Ils  n'é- 
taient alors,  dans  Rome,  que  les  seigneurs  ecclé- 
siastiques de  la  commune  souverainement  régie 
par  ses  magistrats  et  sans  cesse  bouleversée  par 
l'émeute.  Au  cours  du  douzième  siècle,  l'Italie 
entière  avait  peu  à  peu  soit  substitué,  soit  juxta- 
posé Tordre  communal  à  l'ordre  féodal.  Yers  la 
fin  de  ce  siècle.  Alexandre  III  comprit  les  signes 
de  l'heure  présente  :  il  s'opposa  comme  chef  du 
parti  guelfe  à  Barberousse,  encouragea  la  ligue 
des  communes  lombardes  contre  Tempire  et  put 
bénir  la  victoire  nationale  de  l'Italie  supérieure 
sur  le  champ  de  Legnano.  Italicœ  libertatis  pro- 
pugnator. 

Franchissons  maintenant  plus  de  cent  années^ 
Voici  un  Pape  d'âme  très  haute,  d'orgueil  impla- 
cable, qui  forme  un  projet  de  puissance  tempo- 
relle aussi  hardi  que  le  rêve  de  Grégoire  YII. 
Boniface  YIII,  au  moment  du  plein  épanouisse- 


LE   PAPE   INiNOCENT   III  67 

ment  communal  de  l'Italie,  imagine  de  fonder  à 
Rome,  par  l'écrasement  du  patriciat  romain,  une 
monarchie  absolue  et  telle  qu'apparaîtra,  deux 
cents  ans  plus  tard,  le  pontificat  d'x\lexandre  VI. 
Il  put  brûler  Palestrine  et  déloger  de  leurs  tours 
féodales  les  Colonna.  Mais  cette  opération  toute 
séculière  l'obligeait  à  exagérer  ses  prétentions 
d'omnipotence  canonique.  Son  plus  beau  titre  au 
principat  temporel,  à  défaut  d'armée,  d'aristocra- 
tie dévouée  et  de  tradition  dynastique,  était  néces- 
sairement son  droit  spirituel,  sa  primauté  d'ori- 
gine mystique  sur  les  princes  et  sur  les  peuples. 
Ses  fières  et  dures  Encycliques  rappellent  par  leur 
ton  le  Dictatus  Papœ  de  Grégoire  VII.  En  Italie, 
il  se  heurta  contre  la  masse  gibeline,  déconcerta 
ou  trahit  les  cités  guelfes  du  parti  blanc  ;  au  delà 
des  Alpes  il  trouva  Philippe  le  Bel,  les  légistes  et 
l'Université  de  Paris.  Il  était  très  vieux,  bien  qu'in- 
domptable, entouré  de  haines,  en  réalité  très 
faible.  L'avanie  d'Agnani  manifesta  la  vanité  des 
visions  politiques  qui  furent  le  tourment  de  son 
pontificat.  L'homme  que  les  contemporains  nom- 
mèrent le  Magnanimus  peccator  était  entré  à  la 
fois  trop  tard  et  trop  tôt  dans  l'histoire  de  l'Eglise 
romaine. 

Innocent  III  vint  à  son  heure  ou,  plutôt,  fut  le 
maître  de  son  heure.  M.  Luchaire  nous  le  montre, 
aux  jours  qui  suivirent  son  élection,  fidèle  à  la 
tradition  théocratique  de  Grégoire  VII.  Il  reprenait 
à  son  profit  le  symbole  scolastique  des  deux  lumi- 
naires qui  éblouira  encore  les  yeux  de  Dante.  II 


68  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

écrivait  :  «  Rien  de  ce  qui  se  passe  dans  l'univers 
ne  doit  échapper  à  Tattention  et  au  contrôle  du 
Souverain-Pontife  ».  Mais  déjà  il  voyait  bien  que 
pour  affermir  sa  puissance  spirituelle,  il  devait  se 
dévouer  aux  intérêts  tout  séculiers  de  la  papauté, 
adapter  son  pouvoir  au  présent  état  social  de  la 
péninsule.  Il  ne  s'agissait  plus  de  provoquer  des 
Ligues  centre  l'Empire  affaibli,  après  la  mort  de 
Henri  YI,  par  le  conflit  des  prétendants  ;  encore 
moins  eùt-il  été  opportun  d'édifier  un  principat 
en  face  du  monde  communal.  «  L'Italie  du  dou- 
zième siècle,  écrit  l'historien,  n'était  pas  une 
nation,  mais  une  collection  de  cités.  Leur  unique 
idéal  consistait  à  s'attribuer  l'autonomie  et  à 
s'étendre  aux  dépens  des  villes  voisines,  de  la  féo- 
dalité locale  et  du  haut  suzerain  ». 

Le  premier  acte,  l'acte  capital  de  ce  pontificat 
devait  être  l'absolue  soumission  de  Rome  non  à 
un  despote  mitre,  un  Alexandre  VI,  un  Jules  II, 
mais  à  son  évêque,  à  son  légitime  comte  ecclé- 
siastique. Ce  fut  un  terrible  labeur,  une  lutte  de 
dix  années,  contre  une  révolution  sans  cesse 
renaissante  et  d'aspect  toujours  changeant.  La 
commune,  toujours  hostile,  autonome,  brutale, 
était  tantôt  oligarchique,  tantôt  démocratique.  La 
démagogie,  qui  n'oubliait  point  Arnaud  de  Rres- 
cia,  remontait  sans  cesse  sur  le  Capitole  ;  la  plu- 
part des  nobles  pactisaient  avec  le  peuple;  au 
CoUsée,  au  théâtre  de  Marcellus,  aux  thermes  de 
Caracalla,  se  dressaient  les  tours  des  barons  re- 
belles; les  Orsini,  les  ours  sauvages  du  natriciat, 


LE   PAPE   INNOCENT   III  69 

entraient  dans  l'histoire  de  l'Eglise.  Le  peuple 
était  prêt  pour  toutes  les  violences  bestiales. 
Quand  on  rapporta  de  Texil  le  cadavre  d'Alexan- 
dre ÎII,  la  foule  alla  «  au  devant  du  cortège  jeter 
de  la  boue  et  des  pierres  sur  le  lit  funèbre  ».  Des 
hauteurs  du  Latran,  où  il  vivait  seul,  protégé  par 
les  Annibaldi,  Innocent  entendait  nuit  et  jour  la 
cloche  du  Capitole  sonnant  pour  la  guerre  civile. 
Autour  de  Rome,  les  barons  et  le  sénateur  com- 
munal étaient  maîtres  de  tout  le  pays;  plus  loin, 
les  comtes  allemands  campaient  sur  toutes  les 
provinces  de  l'Eglise.  Au  nord  de  Rome,  les  com- 
munes malveillantes  en  Toscane,  douteuses  par- 
tout ailleurs,  par  la  ruine  de  l'épiscopat  féodal, 
avaient  privé  le  Saint-Siège  de  sa  meilleure  res- 
source en  Italie.  Dans  la  plus  florissante  moitié 
de  la  péninsule,  Thérésie  occulte  gagnait  tous  les 
ordres  de  la  société  ;  dans  toute  une  moitié  de  la 
France  l'hérésie,  soutenue  ouvertement  par  les 
seigneurs,  triomphait  ;  à  Paris,  enfin,  l'hérésie 
scolastique  d'x^maury  de  Chartres  niait  l'éternité 
du  christianisme.  La  chrétienté  italienne  ne  parais- 
sait plus  obéir  à  la  voix  de  son  premier  pasteur. 
Innocent  III,  plus  jeune  et  plus  docte  que  Gré- 
goire YII,  comprit  que,  pour  sauver  le  Saint- 
Siège,  l'Eglise  romaine  et  même  l'unité  de  la  foi 
avant  tout,  c'était  Rome  qu'il  devait  tenir  entre 
ses  mains.  Il  commença  en  1198,  par  se  sou- 
mettre le  préfet  impérial  et  imposer  le  serment  de 
fidéhté  au  sénateur  communal.  Le  désordre  qui 
suivit  la  mort  de  Henri  YI  lui  rendit  le  patrimoine 


70  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

et  les  anciens  fiefs  toscans  de  Mathilde  ;  l'inter- 
règne et  la  compétition  d'Othon  IV  et  de  Pliilippe 
de  Souabe  contre  le  jeune  Frédéric  II,  par  le  relâ- 
chement des  liens  qui  unissaient  à  l'empire  un 
grand  nombre  de  villes,  lui  permirent  enfin  d'être 
reconnu  par  la  péninsule  comme  le  protecteur 
des  communes  et,  écrivait-il  huit  mois  après  son 
élection,  «  le  tuteur  paternel  de  l'Italie  ». 

Cependant  Rome,  la  cavale  méchante  que  Dante 
dénoncera  plus  tard  aux  Européens,  Rome  résis- 
tait toujours  et  se  cabrait.  Au  printemps  de  1203, 
Innocent  dut  s'enfuir  de  sa  métropole  en  flammes 
et,  dix  mois  après,  rentrait  dans  la  ville,  jetait  ses 
partisans  contre  le  maître  démagogique  de  la 
commune,  Jean  Capocci,  et,  tout  en  livrant  les 
batailles  de  rue,  achetait  à  prix  d'or  les  chefs  du 
peuple.  Il  obtint  cette  fois  tout  ce  qu'il  voulait,  le 
droit  de  nommer  et  de  déposer  le  sénateur  ou  le 
podestat,  à  qui  appartenait  à  Rome  le  pouvoir 
exécutif.  Mais  s'il  avait  essayé  de  détruire  alors 
la  commune  romaine  et  d'établir  la  monarchie 
papale  plus  d'un  siècle  avant  que  la  péninsule  ne 
commençât  un  mouvement  d'ensemble  vers  la 
tyrannie,  il  eût  abdiqué  le  protectorat  des  villes 
républicaines  de  l'Italie  et  laissé  le  Saint-Siège 
isolé  et  désemparé  entre  l'Empire  et  les  communes. 
Cependant,  vers  cette  époque,  il  disait  aux  légats 
de  Philippe- Auguste  :  «  Le  Seigneur  a  appelé  les 
prêtres  des  dieux;  le  sacerdoce  est  seul  d'institu- 
tion divine;  l'Empire  n'est  qu'une  extorsion  hu- 
maine » .  Mais  il  lui  suffisait  d'être  le  haut  baron 


LE   PAPE   INNOCENT   III  71 

ecclésiastique  de  Rome  et  du  patrimoine  pour 
grouper  les  communes  autour  de  la  croix  pontifi- 
cale et  être  sans  conteste  l'évêque  de  Rome  pour 
parler  à  l'Occident  comme  grand  Pontife,  régler 
l'intégrité  de  la  foi  catholique,  imposer  à  Paris  les 
sentences  de  ses  théologiens,  décréter  une  croi- 
sade d'inquisition  (une  ombre  sur  le  règne)  contre 
la  France  albigeoise.  11  retenait  en  tutelle,  dans 
les  jardins  d'un  palais  arabe  de  Palerme,  le  petit- 
fils  de  Barberousse,  l'enfant  qui,  devenu  César, 
sera  un  jour  le  tortionnaire  de  l'Eglise.  Avec  Fré- 
déric de  Souabe,  le  parti  gibehn  tout  entier  sem- 
blait tenir  entre  les  mains  du  Pape.  Ainsi  la  double 
mission  du  Saint-Siège  au  treizième  siècle^  la  pri- 
mauté en  ïtaUe  et  le  rétablissement  de  la  disci- 
pline religieuse,  commençait  par  l'œuvre  d'un 
grand  homme  d'Etat.  Elle  ne  pouvait  durer  et 
grandir  que  par  la  suite  de  cette  même  politique. 
Plus  encore  qu'autrefois,  la  force  morale  et  l'as- 
cendant de  l'Eghse  romaine  avaient  pour  condi- 
tion première  un  intérêt  essentiellement  temporel, 
mais  un  intérêt  hmité  par  les  conditions  générales 
de  l'Italie  et  la  sagesse  de  la  Papauté. 

Il  me  reste  à  tirer  de  ce  livre  intéressant  un 
ensemble  de  faits  qui  concourent  à  mieux  expli- 
quer la  renaissance  religieuse  au  temps  même 
d'Innocent  III. 

I! 

La  figure  morale  des  Papes  du  moyen  âge  nous 
donne  la  sensation  mystérieuse  et  vague,  légère- 


72  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

ment  mélancolique,  que  nous  recevons  des  icônes 
byzantines.  Hiératiques,  impassibles,  rigides,  ces 
fantômes  pontificaux,  qui  luttèrent  si  âprement 
pour  l'indépendance  politique  de  l'Eglise  romaine, 
n'ont  rien  à  nous  dire  sur  les  singularités  de  leur 
esprit  ou  les  secrets  de  leur  cœur.  Parfois,  l'un 
d'entre  eux,  secoué  par  une  tempête  plus  violente 
de  l'histoire,  se  révèle  à  nous,  non  point  en  face, 
mais  de  profil  et  comme  en  une  rapide  vision,  par 
l'impétuosité  de  sa  passion  ou  l'inflexible  énergie 
de  son  caractère.  Tel  Boniface  YïlI.  Mais  Boni- 
face  YIII  lui-même  n'est  point  un  livre  très  facile 
à  déchiffrer  et  l'on  peut  hésiter  aujourd'hui  sur  le 
jugement  définitif  à  rendre  à  propos  de  l'homme 
que  Dante  a  maudit,  que  Philippe  le  Bel  a  peut- 
être  calomnié  et  dont  un  très  grave  et  très  docte 
historien,  le  Père  Tosti,  a  tracé  une  image  auguste 
que  Philippe  le  Bel  et  Dante  n'ont  point  connue. 

Or,  avec  Innocent  III,  les  conditions  d'informa- 
tion historique  ont  changé.  Le  portrait  semble 
remplacer  Ticône.  Deux  grandes  crises  religieuses 
qui  marquèrent  ce  pontificat,  la  croisade  albi- 
geoise et  l'apostolat  de  saint  François  d'Assise, 
projettent  de  deux  directions  contraires  une  lu- 
mière assez  vive  sur  la  figure  d'Innocent  pour 
qu'il  soit  permis  de  saisir  quelques-uns  des  traits 
les  plus  personnels  de  son  originalité  morale. 

N'oubliez  pas  qu'il  ordonna  l'implacable  répres- 
sion du  manichéisme  dans  le  Midi  de  la  France, 
la  proscription  d'une  doctrine  lugubre  qui  était 
non  seulement  la  contradiction  du  christianisme, 


LE   PAPE   INNOCENT  III  73 

mais  un  grand  péril  pour  la  civilisation  de  l'Occi- 
dent. De  cette  œuvre  tragique,  il  a  gardé  dans  la 
mémoire  des  hommes  le  renom  d'un  Pape  terrible, 
'pontifies  terribile  diront  plus  tard  les  Italiens  de 
Jules  II,  qui,  lui  aussi,  manqua  souvent  de  dou- 
ceur. Les  personnes  qui  précipitent  volontiers 
leur  jugement  ne  doutent  point  qu'Innocent  III 
n'ait  dû  se  montrer  d'une  intransigeance  obstinée. 
Ces  personnes  se  tromperaient  et  toute  une  série 
de  faits  recueillis  par  M.  Luchaire  dans  la  corres- 
pondance même  du  pontife  nous  apprend  ce  que 
cette  grande  âme  renferma  de  sagesse,  de  tolé- 
rance, de  bon  sens  théologique. 

De  tous  les  points  du  monde  chrétien  les  évèques 
et  les  docteurs  le  consultent  sur  les  problèmes 
délicats  de  la  conscience.  Il  est  l'oracle  universel, 
apostolicum  oraculum.  Il  répond  à  toutes  les 
questions^  dénoue  toutes  les  difficultés.  Et,  tou- 
jours, la  solution  qu'il  impose  est  la  plus  géné- 
reuse^ la  plus  libérale. 

Un  moine  genevois  se  mêle  de  chirurgie,  opère 
une  paysanne  d'une  tumeur  à  la  gorge,  lui  recom- 
mande le  repos  à  la  chambre.  La  femme  travaille 
à  la  moisson  et  meurt.  L'évêque,  inquiet,  demande 
si  le  moine,  homicide  involontaire,  peut  exercer 
la  fonction  sacerdotale.  «  Oui,  répond  Innocent  III, 
il  est  clair  que  ce  moine  a  eu  tort  de  faire  un 
métier  qui  n'est  pas  le  sien  ;  mais  il  a  agi  par  hu- 
manité et  non  par  cupidité;  il  avait  procédé  à 
l'opération  avec  tout  le  soin  désirable  ;  il  n'est 
point   responsable  de  l'accident  survenu  par  la 


74  LA   VIEILLE  ÉGLISE 

désobéissance  de  la  malade.  Il  faut  donc,  après 
lui  avoir  infligé  une  pénitence,  le  traiter  avec  mi- 
séricorde et  lui  permettre  de  dire  la  messe  ». 

Autre  consultation  du  même  évêque.  Un  étu- 
diant entend,  la  nuit,  du  bruit  dans  sa  maison.  11 
se  relève,  allume  sa  chandelle  et,  derrière  sa  porte, 
trouve  un  voleur  qui  se  jette  sur  lui  et  le  blesse 
grièvement.  L'étudiant  arrache  au  quidam  son 
poignard,  le  transperce  pour  le  mieux  :  le  malfai- 
teur prend  la  fuite.  Le  lendemain,  les  camarades 
de  l'étudiant  recherchent  le  voleur  et  le  livrent 
aux  magistrats.  L'homme  nie  comme  il  convient. 
Mais  les  pièces  à  conviction,  le  poignard,  ses 
chaussures  qu'il  avait  retirées  pour  cheminer  en 
silence  suffisent  à  décider  le  jugement.  On  lui 
crève  les  yeux.  Transporté  dans  un  monastère,  il 
y  meurt  de  rage  au  bout  de  trois  jours.  L'évêque 
demande  s'il  peut  conférer  les  ordres  à  l'étudiant, 
cause  indirecte  de  cette  mort.  Innocent  répond 
que  le  jeune  homme  s'est  défendu  légitimement. 
«  S'il  est  digne  du  sacerdoce,  je  ne  vois  pas  que 
le  fait  soit  de  nature  à  empêcher  sa  promotion.  » 
Un  curé  du  diocèse  de  Tolède,  se  jugeant  indigne 
de  dire  la  messe,  a  remplacé  le  saint  sacrifice  par 
le  psaume  Mkerere  mei  Deus,  L'archevêque  s'in- 
forme de  la  peine  qu'il  a  méritée.  «  Aucune,  ré- 
pond le  Pape,  du  moment  qu'il  n'a  pas  eu  l'inten- 
tion de  se  livrer  à  une  démonstration  hérétique;, 
et  qu'il  a  agi  par  bêtise  plus  que  par  malice, 
imposez-lui  une  pénitence  proportionnée  au  délit, 
€t  laissez-le  vaquer  à  son  ministère,  à  moins  que 


LE  PAPE   INNOCENT   III  75 

le  fait  n'ait  causé  un  grand   scandale  parmi  les 
paroissiens.  » 

Un  moine,  occupé  à  descendre  la  cloche  de  son 
église,  laisse  tomber  une  poutre  sur  la  tête  d'un 
enfant  et  le  tue.  Peut-on  accorder  à  ce  moine  une 
promotion  canonique  ?  «  Oui,  répond  l'oracle, 
pourvu  qu'il  soit  avéré  que  le  moine,  au  moment 
de  l'accident,  faisait  chose  utile  et  même  néces- 
saire et  qu'il  ne  croyait  pas  que  quelqu'un  put  se 
trouver  sous  le  clocher  » . 

En  Portugal,  au  moment  du  carême  de  1206, 
îa  famine  est  si  atroce  que  les  hommes,  dépourvus 
de  blé,  mangent  de  la  viande.  «  Faut-il  les  punir, 
demande  Tarchevêque  de  Braga,  d'avoir  violé  la 
loi  de  carême  ?  —  Je  répondrai  d'un  mot,  dit  le 
Pape  :  ces  hommes  ont  trouvé  leur  excuse  dans 
la  nécessité  à  laquelle  ils  étaient  réduits  ».  Au 
même  prélat,  à  propos  de  malades  qui  désirent 
faire  gras  pendant  le  carême,  même  sans  payer 
une  aumône,  il  écrit  :  «  Autorisez,  c'est  votre 
devoir.  Nécessité  fait  loi  ». 

Autre  cas  bien  épineux.  Une  jeune  fille  est 
poursuivie  par  son  seigneur,  le  sire  de  L'Ile- 
Bouchard,  en  Touraine.  Elle  refuse  de  lui  céder. 
Un  soir,  les  valets  du  baron  tentent  de  l'enlever; 
-elle  leur  échappe,  court  au  pont  de  la  Vienne, 
tombe  à  l'eau  et  se  noie.  Le  clergé  de  la  paroisse 
n'ose  l'enterrer  en  terre  chrétienne  ;  l'archevêque, 
tout  aussi  perplexe,  interroge  Rome.  «  Cette  jeune 
fille,  répond  Innocent,  n'est  tombée  à  l'eau  que 
par  accident.  Son  corps  a  droit  à  la  terre  sainte  ». 


76  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

L'Eglise  du  moyen  âge  se  montrait  méticuleuse 
pour  le  recrutement  du  clergé.  Elle  ne  tolérait  en 
un  clerc,  ni  origine  impure,  ni  tare  physique.  De 
là,  au  tribunal  suprême  du  pontife,  des  difficultés 
qui  semblent  fort  subtiles.  Peut-on  donner  les  ordres 
majeurs  à  un  clerc  dont  le  cheval  emporté  a  tué 
une  femme?  demande  Tévêque  de  Padoue.  — 
Réponse  :  «  Du  moment  que  ce  clerc  a  déclaré  ne 
pas  savoir  que  son  cheval  eût  la  bouche  dure,  il 
n'y  a  pas  heu  d'être  sévère.  Qu'il  fasse  pénitence  : 
on  lui  accordera  ensuite  sa  promotion  ». 

En  1206,  le  chapitre  de  Lincoln  demande  si 
l'on  peut  élever  un  bâtard  au  siège  épiscopal.  La 
tradition  était,  sur  ce  point,  très  rigoureuse.  Le 
Pape  décide  avec  son  habituelle  modération  :  «  On 
peut  faire  exception  s'il  s'agit  d'une  personne  ver- 
tueuse et  méritante,  et  si,  d'autre  part,  il  y  a 
nécessité  urgente  et  accord  unanime  des  élec- 
teurs ». 

La  casuistique,  en  matière  matrimoniale,  était 
peu  tolérante.  Les  lois  canoniques,  qui  ne  per- 
mettaient le  mariage  entre  parents  qu'à  partir  du 
septième  degré,  étaient  trop  souvent  violées.  Nou- 
velle série  de  consultations.  «  Faut-il,  interroge 
l'archevêque  de  Lyon,  séparer  deux  époux  qui 
ont  eu  plusieurs  enfants  et  sont  apparentés  au 
sixième  degré?  »  Et  le  Pape  répond  :  «  Non,  du 
moment  que  leur  union  a  été  paisible,  on  peut 
faire  semblant  de  ne  rien  savoir  ».  En  Pologne, 
autre  aventure.  Un  veuf  remarié  s'aperçoit,  au 
bout  de  trois  ans,  que  sa  seconde  femme   est 


LE   PAPE   INNOCENT   III  77 

parente  de  la  première  au  sixième  degré.  Ce  bon 
homme  et  son  archevêque,  très  troublés,  con- 
sultent le  Pape,  qui  répond  :  «  Puisqu'ils  igno- 
raient leur  parenté,  et  s'il  n'y  a  pas  d'autres 
empêchements,  on  doit  fermer  les  yeux  ». 

Yoici,  enfin,  d'étranges  épines  parmi  lesquelles 
se  jouent  élégamment  les  doigts  de  la  blanche 
main  pontificale.  En  1201,  l'évêque  de  Tibériade 
et  ses  clercs  convertissent  beaucoup  de  Palesti- 
niens, musulmans  ou  simples  païens,  dont  les 
épouses  sont  leurs  sœurs  ou  de  très  proches  cou- 
sines. «  Doit-on  les  séparer  ?  —  Tenez-les  pour 
bien  mariés,  écrit  Innocent,  d'abord  parce  que  le 
sacrement  de  baptême,  s'il  lave  tous  les  péchés, 
n'a  pas  pour  effet  de  dissoudre  les  mariages,  et, 
ensuite,  parce  que  si  l'on  ne  regardait  pas  comme 
légitimes  les  unions  des  païens  convertis,  leurs 
femmes,  craignant  d'être  abandonnées,  feraient 
tout  pour  les  ramener  au  paganisme  » . 

Réponse  facile  pour  les  cas  de  monogamie.  Mais 
là-bas,  en  Terre  Sainte,  les  néophytes  amènent 
gentiment  à  la  vasque  baptismale  les  quatre 
épouses  que  leur  concède  le  Coran.  Quatre  épouses 
suivies  d'une  petite  famille  florissante.  Embarras 
profond  de  l'évêque  galiléen  et  de  ses  vicaires. 
Cette  fois,  Innocent  III  lui-même  hésita.  Mais  il 
se  souvint  d'Abraham  et  des  excellents  chefs  de 
famille  bibliques  qui  vécurent  à  la  turque  sous  le 
regard  paternel  de  Jéhovah.  «  Il  y  eut  des  pa- 
triarches et  d'autres  hommes  justes  qui,  avant  la 
loi,  aussi  bien  qu'après,  ont  eu  à  la  fois  plusieurs 


78  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

femmes.  VEvangile  lui-même  ne  contient  aucun 
pasmge  qui  interdise  absolument  la  poli/ g  amie. 
Il  paraît  donc  que  les  païens  peuvent,  selon  leurs 
propres  rites,  contracter  avec  plusieurs  femmes 
des  mariages  légaux,  et  qu'après  leur  conversion 
à  la  religion  du  Christ,  il  leur  est  permis,  à 
l'exemple  des  patriarches^  de  conserver  leurs 
femmes  légitimes  ». 

((  La  pitié  l'emporte  sur  sa  foi.  Misericordia 
super exaltatur  jiidicio  ».  Cette  parole  qu'Inno- 
cent III  nous  a  léguée  comme  formule  symbolique 
de  sa  magistrature  pontificale,  et  qui  devrait  être 
gravée  sur  son  tombeau,  indique  une  évolution 
doctrinale  du  génie  de  l'Eglise,  d'une  part,  l'esprit 
qui  l'emporte  sur  la  lettre,  de  l'autre,  la  miséri- 
corde qui  prime  la  justice.  Nous  sommes  au 
temps  de  saint  François.  L'apôtre  d'Assise  tranche 
des  cas  de  conscience  très  semblables  à  ceux  que 
les  évêques  portaient  à  Rome,  et  presque  dans 
les  mêmes  termes  qu'Innocent  III.  «  Dieu,  disait- 
il,  veut  la  miséricorde  et  non  pas  le  sacrifice  ». 
Comme  autrefois  Jésus  aux  disciples,  il  permet  à 
ses  frères  de  manger  et  de  boire  ce  que  leur  pi-é- 
sente  leur  hôte.  Si  la  fête  de  Noël  tombe  un  ven- 
dredi il  défend  que  l'on  observe  l'abstinence. 
«  C'est  un  péché,  dit-il,  de  faire  pénitence  le  jour 
où  naquit  l'Enfant  Jésus  ;  ce  jour-là,  les  murs 
eux-mêmes  devraient  manger  de  la  chair  ». 

Il  disait  encore  :  «  Le  Seigneur  préfère  les  œuvres 
de  charité  à  l'observance  extérieure  de  la  religion  ». 
Il  y  eut  donc,  entre  Innocent  et  François,  comme 


LE   PAPE   INNOCENT   III  79 

une  harmonie  spirituelle  préétablie.  Mais  on  remar- 
quera que  la  plupart  des  consultations  signalées  par 
M.  Luchaire  sont  antérieures  à  la  rencontre  de  ces 
deux  personnages,  en  l'an  de  grâce  1209.  Fran- 
çois, entouré  de  ses  premiers  fils,  se  rendit  alors  à 
Rome,  apportant  sa  première  Règle.  A  la  pre- 
mière heure,  le  Pape  et  ses  cardinaux  accueil- 
lirent avec  un  sincère  étonnement  la  rêverie  évan- 
gélique  de  ces  douze  inconnus  qui,  du  fond  de 
rOmbrie,  venaient  solliciter  la  permission  de  prê- 
cher aux  simples,  de  mendier  pour  les  affamés, 
de  consoler  les  mourants  et  de  se  partager  la 
conquête  du  monde  en  possédant  pour  tout  fief 
le  petit  champ  et  la  chapelle  en  ruines  de  la  Por- 
tioncule,  au  pied  de  la  colline  d'Assise.  L'Eglise 
séculière,  au  plus  fort  de  son  combat  pour  l'indé- 
pendance temporelle  et  la  puissance  politique,  ne 
pouvait  comprendre  que  les  choses  rehgieuses 
fussent  à  un  tel  point  détachées  de  tout  intérêt 
terrestre.  Innocent  III  ne  tarda  point  cependant 
à  bénir  le  fondateur  et  son  œuvre,  «  afin  de  ne 
pas  contredire  à  l'évangile  de  Jésus-Christ  ».  Il 
eut  alors  un  songe  qui  demeura  dans  le  souvenir 
du  siècle  :  il  vit  la  basiUque  du  Latran  qui  pen- 
chait comme  un  vaisseau  battu  par  la  tempête  et 
que  soutenait  de  son  épaule  l'enfant  d'Assise. 
Les  Frères  Prêcheurs  ont,  de  leur  côté,  perpétué 
ce  rêve  pontifical  avec  Tépaule  de  saint  Dominique. 
Mais  je  préfère  la  tradition  franciscaine,  qui  est 
italienne,  à  la  dominicaine,  qui  est  espagnole. 


Saint  François  d'Assise  (D 


«  Saint  François  n'avait  pas  destiné  son  Ordre 
à  vivre  dans  la  paix  et  dans  la  solitude,  en  culti- 
vant des  fleurs  et  en  apprivoisant  des  oiseaux  » . 
Ces  lignes  que  je  rencontre  dès  les  premières 
pages  d'un  livre  charmant;,  méritent  qu'on  les 
retienne  et  qu'on  les  médite.  Elles  rendent  d'une 
façon  spirituelle  au  grand  fondateur  la  justice  que, 
parfois,  en  notre  temps,  par  excès  d'enthousiasme 
ou  de  tendresse,  par  un  goût  facilement  puéril 
pour  les  jolies  légendes,  on  retire  à  son  génie  et  à 
son  œuvre.  Les  artistes,  les  poètes,  les  prédica- 
teurs, les  belles  dames  se  laissent  plus  facilement 
séduire  par  la  grâce  tout  ombrienne  des  souvenirs 
qui  forment  comme  l'auréole  traditionnelle  de 
saint  François,  que  par  Taustérité  de  la  Règle,  le 
labeur  apostolique  qu'imposa  l'enfant  d'Assise  à 
ses  premiers  disciples,  les  tristesses  et  les  misères 
de  la  chrétienté  italienne  au  déclin  du  douzième 
siècle  et  la  révolution  profonde  que  la  famille 
franciscaine  devait  accomplir  dans  l'Eglise,  à 
savoir,  la  rénovation  de  la  vie  monastique  et  la 
création  du  Tiers-Ordre,  Ce  fut  une  telle  joie, 


(1)  Saint  François  d'Assise  et  la  légende  des  Trois  Compa- 
gnons, par  Arvède  Barine.  Paris,  Hachette. 


82  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

parmi  les  historiens,  les  peintres,  les  chréti -ns 
lettrés,  de  saluer  enfin  un  saint  indulgent  et  sou- 
riant, de  sortir,  à  sa  suite,  des  sombres  cloîtres 
romans,  des  monastères  farouches,  citadelles  de 
prières,  de  dures  pénitences  et  de  larmes,  et 
d'aller  près  de  lui  à  travers  champs,  le  long  des 
ruisseaux  clairs  et  des  haies  d'aubépines,  au 
bourdonnement  des  abeilles,  au  gazouillement  de 
ses  hirondelles  familières,  qu'on  fut  tenté  de  ne 
plus  voir  en  lui  qu'une  figure  d'idéal  Evangile, 
une  miniature  de  très  vieux  missel,  très  fine  et 
très  douce,  peinte  sur  l'or  et  l'azur,  entourée  de 
bêtes  innocentes,  des  moutons,  des  passereaux  et 
des  lièvres  ;  un  contemplatif  dégagé  des  angoisses 
qui  tourmentaient  les  moines  du  moyen  âge  et 
revenu  aux  rêves  de  béatitude  des  lointains 
ermites,  au  temps  où  les  lions  s'agenouillaient 
autour  des  Pères  du  désert,  où  les  anges  jouaient 
de  la  viole  et  de  la  flûte  au  chevet  des  thauma- 
turges. Le  miracle  aimable  fleurissait  si  touffu  en 
cette  légende  dorée  qu'il  finit  par  envahir  l'histoire 
même  de  saint  François  et  recouvrir  l'image  de 
l'homme  d'action,  du  réformateur.  C'était  une  si 
chère  vision,  dans  Faridiié  du  temps  présent, 
d'adorer  la  riante  icône  de  cet  apôtre  de  plein  air 
et  de  pleine  lumière,  sous  les  pas  duquel,  dans  la 
poussière  sanglante  de  la  vieille  ItaUe  communale, 
pontificale  et  gibehne,  s'épanouissaient  des  touffes 
de  roses  !  La  critique  même  se  laissait  volontiers 
désarmer  et  ne  touchait  qu'avec  une  respectueuse 
délicatesse  de  la  main  à  cette  chronique  de  mer- 


SAINT   FRANÇOIS   d'aSSISE  83 

veilles.  RcDan,  quand  il  écrivait  ou  conversait 
fi'anciscainement,  prenait  son  onction  la  plus 
suave.  Le  pieux  Ozanam,  en  un  passage  consacré 
au  bon  loup  de  Gubbio^  fait  entendre  avec  une 
sorte  d'hésitation  et  de  regret  que  cette  bête 
symbolique,  trop  chrétienne  pour  avoir  été  un  vrai 
loup,  représente  sans  doute  quelqu'un  de  ces 
barons  d'humeur  fauve  et  de  mâchoire  vorace,  un 
grand  seigneur  féodal,  converti  par  la  douceur  du 
saint,  désormais  pacifique  et  tendre  aux  brebis 
bêlantes,  digne  d'être  charitable  berger.  Mais 
Ozanam,  au  fond  du  cœur,  tient  pour  le  loup  à 
quatre  pattes,  lo  loup  de  miracle.  Je  suis  bien  près 
de  partager  ce  sentiment.  Après  tout,  ce  fauve 
hirsute  et  candide  est  un  personnage  autrement 
plus  sympathique  que  beaucoup  de  carnassiers 
humains  de  notre  connaissance. 

Cependant,  prenons  bien  garde.  A  ne  considérer 
en  saint  François  d'Assise  que  le  mystique  des 
Fioretti,  on  risque  de  défigurer  singulièrement 
son  histoire,  et  cette  poétique  légende  elle-même, 
que  l'action  virile  ne  soutiendrait  point  assez, 
tomberait  vite  à  la  platitude  de  l'imagerie  religieuse 
contemporaine,  aux  terres  cuites  roses  et  bleu  de 
ciel  auxquelles  je  souhaite  une  émeute  d'icono- 
clastes. M"""  Arvède  Barine,  avec  un  sens  très 
juste  de  l'histoire,  s'empresse  de  dénoncer  la 
souveraine  originalité  de  l'œuvre  franciscaine^  le 
retour  de  TEglise  vers  les  petits,  le  peuple  misé- 
rable des  serfs  de  la  campagne,  les  artisans  des 
communes,  et  cette  vague  multitude  échappée  des 


84  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

cadres  du  monde  féodal  ou  communal,  les  pros- 
crits, les  fugitifs,  les  vagabonds,  les  lépreux,  les 
pèlerins  errants,  les  écoliers  réfractaires  à  la  disci- 
pline de  l'Ecole,  les  voleurs  de  grande  route,  les 
spadassins  et  les  brigands.  Mais  cette  Eglise  qui 
rouvre  l'Evangile  à  la  page  depuis  si  longtemps 
méconnue  presque  inintelligible  alors,  du  Sermon 
sur  la  montagne^  cette  Eglise  de  miséricorde 
n'était  ni  séculière,  ni  monacale,  elle  échappait  aux 
évêques  et  rompait  avec  la  tradition  du  mona- 
chisme  seigneurial  des  Bénédictins,  des  Cisterciens. 
C'était  une  société  essentiellement  démocratique, 
dont  la  pauvreté  fut,  à  l'origine,  la  vertu  cardinale, 
un  monde  aussi  peu  ecclésiastique  que  possible, 
où  les  prêtres  étaient  rares  (saint  François  ne  fut 
que  simple  diacre)  où  l'office  canonique  et  la 
méditation  solitaire,  en  cellule,  tenaient  moins  de 
place  que  la  prédication  en  plein  vent,  le  travail 
des  mains,  la  charité  active,  la  recherche  amoureuse 
de  la  détresse  humaine.  Cette  étonnante  invention 
répondait  aux  nécessités  douloureuses  d'un  pays 
et  d'un  siècle  où  quiconque  n'était  point  enrôlé  et 
protégé  par  une  corporation,  inscrit  sur  les 
registres  d'une  cité,  défendu  par  un  baron  ou  un 
abbé  puissant  et  bon,  par  la  robe  du  prêtre  ou  la 
cagoule  du  moine,  errait  en  déshérité,  en  suspect, 
repoussé  et  traqué  de  toutes  parts,  dans  un  monde 
superbe,  égoïste,  implacable,  qui  ne  croyait  qu'à 
la  force,  à  la  richesse,  à  l'orgueil. 

Quand  François  d'Assise  eut  jeté,  du  haut  de 
l'Alvernia,   le  cri    :    Beati  qui  lugent  !   l'Italie 


SAINT  FRANÇOIS   d'aSSISE  85 

tressaillit  de  la  Sicile  jusqu'aux  Alpes;  dès  que  la 
main  d'un  grand  Pape  politique,  Innocent  111,  se 
fut  étendue  sur  le  front  du  fondateur  et  de  ses 
Douze,  il  sembla  que  le  christianisme  reprenait 
tout  à  coup  une  jeunesse  nouvelle  ;  sur  tous  les 
sentiers  de  la  péninsule  on  vit  passer,  se  hâtant 
de  bourg  en  bourg,  la  fourmilière  ardente  des 
petits  fî'ères  Mineurs.  Les  foules  roulaient  derrière 
eux  avec  des  cantiques  d'allégresse  et  des  larmes 
d'espérance.  Bientôt  l'Ordre  débordait  sur  la 
chrétienté  tout  entière,  atteignait  le  monde  païen, 
l'Asie,  l'Egypte,  foulait  triomphalement  la  terre 
sacrée  de  Palestine,  se  prosternait,  sans  croisade 
stérile  ou  sanglante,  sur  le  tombeau  de  Jésus.  En 
même  temps,  il  s'infiltrait,  par  l'institution  du 
Tiers-Ordre,  dans  les  couches  profondes  de  la 
société  italienne.  Les  bourgeois,  les  artisans,  les 
serfs,  les  écoliers,  les  prêtres  séculiers,  les  soldats, 
les  artistes,  les  femmes  s^affiliaient  à  Timmense 
famille,  se  tournaient  docilement  vers  le  petit 
diacre  aux  yeux  noirs,  aux  lèvres  souriantes  qui, 
dans  une  étable  de  la  Greccia,  une  nuit  de  Noël, 
prêchait  l'Evangile  de  la  Nativité,  en  langue 
vulgaire^  aux  pâtres  de  la  contrée,  debout  près 
d'une  crèche,  entre  un  bœuf  et  un  âne. 

Certes,  une  telle  secousse  religieuse  pouvait  se 
prolonger,  à  travers  la  société  poHtique-,  en 
commotions  inquiétantes.  Ce  point  est  bien  mis 
en  lumière  par  M™°  Arvède  Barine.  Le  chapitre  YII 
de  la  Règle  du  Tiers-Ordre,  inspiré  à  la  vérité  par 
le  cardinal  Ugohn,  le  futur  Grégoire  IX,  parut  une 


86  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

véritable  machine  de  guerre  dressée  contre  le 
régime  féodal  et  même  commimal.  Il  défendait 
aux  Tertiaires  de  porter  des  armes  offensives,  si 
ce  n'est  pour  la  défense  de  l'Eglise  et  de  la  foi  de 
Jésus-Christ  ou  pour  la  défense  de  leur  pays,  ou 
avec  la  permission  de  leurs  supérieurs  ».  Cette 
restriction  adoucissait  sans  doute  la  périlleuse 
rigueur  du  dogme.  Mais  on  ne  tarda  pas  à.  voir  des 
vassaux  refuser  le  service  militaire  à  leurs  suzerains. 
Et  les  suzerains  trouvaient  en  face  d'eux  le  Pape 
tout  prêt  à  les  excommunier,  s'ils  molestaient  ou 
contraignaient  «  des  religieux  ».  Un  autre  chapitre 
interdisait  les  «  serments  solennels  »,  sauf  dans 
certains  cas.  Et  les  bons  Tertiaires  de  refuser 
allègrement  le  serment  d'obédience  à  leur  seigneur, 
à  leur  cité,  à  leur  faction.  Enfin,  et  ceci  est  la 
plus  inattendue  des  inventions  sociales  dans  le 
monde  franciscain,  le  chapitre  XIII  de  la  Règle 
instituait  une  cotisation  destinée  à  former  une 
caisse  commune.  «  En  donnant  un  denier^  l'artisan 
et  le  laboureur  avaient  un  capital  à  leur  service, 
pour  créer  une  industrie  ou  pour  acheter  les 
terres  d'un  noble  ruiné.  Le  prolétaire  sortait  de 
son  isolement,  et  les  grands  allaient  apprendre  à 
leurs  dépens  la  puissance  de  Fassociation  ». 

L'effet  de  ces  nouveautés  sera  facilement  révo- 
lutionnaire, ou,  tout  au  moins,  contradictoire  à 
l'ancien  état  social  de  la  chrétienté.  L'Eglise  de 
Rome  ne  s'en  aperçut  pas  tout  d'abord.  Les 
premiers  qui  jetèrent  le  cri  d'alarme  furent  les 
politiques  très  avisés  entourant  l'Empereur  Fré- 


SAINT   FRANÇOIS    d' ASSISE  87 

déric  II,  le  chancelier,  les  diplomaU.^sct  les  évêques 
du  prince  souabe  d'ailleurs  franchement  hostiles  à 
la  suprématie  pontificale.  L'empereurne  tarda  pas 
à  considérer  les  Tertiaires  comme  des  rebelles,  au 
même  titre  que  les  patarins  et  les  manichéens. 
Rome  n'eut  de  sérieuses  inquiétudes  à  l'égard  du 
christianisme  trop  indépendant  des  franciscains 
qu'après  la  mort  de  saint  François,  au  temps  où 
l'ordre  se  déchira  en  deux  confessions  rivales  : 
l'une,  les  f^pirituels,  attachée  à  la  pauvreté  parfaite, 
au  renoncement  absolu  ;  l'autre,  les  conventuels ^ 
inclinant  vers  la  richesse  temporelle  et  bâtissant  de 
grands  monastères.  Une  querelle,  de  plus  en  plus 
passionnée,  autour  d'un  texte  de  la  Règle,  d'une 
vertu  fondamentale  de  l'Ordre,  faillit  dégénérer  en 
révolution  religieuse  et  en  schisme  le  jour  où  les 
spirituels  prétendirent  élever  k  la  dignité  de 
dogme  la  pauvreté  du  Christ  et  de  ses  apôtres 
qui,  n'ayant  rien  possédé  en  propre,  — pas  même 
une  pierre  pour  y  reposer  leur  tête,  —  faisaient 
aux  chrétiens,  de  cette  vertu,  un  article  strict  de 
foi.  L'Eglise  séculière,  la  papauté  magnifique 
d'Avignon  se  sentirent  atteintes  au  cœur.  Elles 
crurent  en  persécutant  les  exaltés  du  franciscanisme, 
combattre  pour  leur  vie  même.  L'Ordre  d'Assise 
compta  alors,  surtout  dans  le  midi  de  la  France, 
'  des  hérétiques  et,  tout  naturellement,  des  martyrs. 
Quelques-uns  furent  brûlés  ;  d'autres,  enchâssés 
dans  les  murs  de  l'inquisition,  attendirent  doulou- 
reusement l'aurore  du  jour  de  Dieu. 

Le  livre  de  M"'"  Arvède  Barine  est  fort  heureu- 


88  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

sèment  complété  par  une  traduction  de  la  plus 
ancienne  chronique  franciscaine,  la  Légende  des 
IVois  Compagnons.  C'est  une  histoire  suivie, 
scrupuleuse  et  très  naïve,  à  laquelle  manquent 
beaucoup  de  feuillets  arrachés  et  dispersés  au 
temps  des  dissensions  qui  divisèrent  l'Ordre  des 
Mineurs.  Les  Fioretti  sont  une  œuvre  très  diffé- 
rente, plus  Uttéraire,  en  langue  vulgaire,  mais 
très  précieuse  encore  comme  témoignage  de  l'ima- 
gination populaire  au  cours  de  plus  d'un  siècle.  On 
y  retrouve  à  chaque  page  la  préoccupation,  si 
singulière  au  Livre  des  Conformités,  d'adapter  la 
vie  du  saint  à  la  vie  du  Sauveur.  De  la  jeunesse 
un  peu  folâtre  du  fondateur,  il  n'est  plus  question 
dans  les  Fioretti.  Les  Socii  racontent  bonnement 
tout  ce  qu'ils  ont  vu,  tout  ce  qu'ils  ont  ouï-dire. 
Les  débuts  de  l'apostolat,  les  premiers  travaux  de 
l'Ordre  ant  parfois,  dans  ce  récit,  le  charme  d'un 
petit  roman  d'aventures.  On  y  respire  une  fraîcheur 
exquise,  comme  la  senteur  d'une  vieille  église  de 
l'Ombrie,  un  clair  matin  du  dimanche  des  Rameaux. 


L'Hérésie  Albigeoise  (D 


Le  catharisme  fut  la  grande  hérésie  du  moyen 
âge  occidental.  Dès  le  onzième  siècle,  on  le  signale, 
à  l'état  sporadique  :  en  certaines  provinces  de  la 
chrétienté  latine  :  en  Lombardie,  en  Toscane, 
presque  jusqu'aux  murs  de  Rome  ;  on  le  découvre 
çà  et  là  dans  la  France  de  langue  de  oui  ;  peu  à 
peu  il  se  multiplie  dans  les  régions  de  Toulouse, 
d'Albi,  du  Lauraguais,  en  Narbonnaise,  à  Mont- 
pellier, à  Nîmes,  dans  les  contrées  qui,  au  sei- 
zième siècle,  inclineront  au  calvinisme.  Les 
premières  chapelles  hérétiques  apparaissent,  dans 
l'Italie  supérieure,  vers  1035.  Mais,  antérieu- 
rement à  cette  manifestation  collective,  des 
germes  flottants  du  vieux  manichéisme  asia- 
tique, toujours  vivaces,  recueiUis  par  les  con- 
sciences inquiètes,  se  développaient  un  peu 
partout^  d'une  façon  spontanée.  Il  y  avait  de  ces 
cathares  isolés  en  Champagne,  même  avant  l'an 
1000.  En  1022,  dit  Raoul  Glaber,  «  une  femme 
possédée  par  le  diable,  diabolo  plena  »,  avait 
apporté  d'Italie  la  détestable  religion  qui  fut  adop- 


(1)  Cartulaire  de  Notre-Dame  de  Prouille  :  VAlbigéisme 
languedocien  aux  douzième  et  treizième  siècles,  par  M.  Jean 
Guiraud.  —  Paris,  Picard,  1907. 


90  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

tée  par  plusieurs  chanoines  de  la  cathédrale  de 
Sainte-Croix  à  Orléans,  et  se  propagea  dans  la 
ville  et  les  environs.  Un  ancien  confesseur  du  roi 
Robert,  Etienne,  des  femmes^  des  nonnes  allaient 
à  l'hérésie.  Robert  et  la  reine  Constance  vinrent 
à  Orléans  présider  au  Conseil  épiscopal  chargé  de 
juger  les  apostats.  La  séance  dura  neuf  heures 
dans  la  cathédrale.  Lorsque  les  clercs  dégradés  de 
la  dignité  ecclésiastique  sortirent  de  l'église^  Cons- 
tance frappa  Etienne  de  son  bâton  et  lui  creva  im 
œil.  La  répression  de  l'hérésie  fut  atroce.  Le  jour 
des  Innocents  quatorze  personnes,  prêtres  et 
laïques,  furent  brûlées  à  l'une  des  portes  d'Or- 
léans. Ce  fut  le  premier  bûcher  français  et  l'hon- 
neur en  revient  à  Robert-le-Pieux. 

L'hérésie,  désorientée  par  cette  opération,  ne 
put  prospérer  au  nord  de  la  Loire.  Elle  grandit 
sourdement  de  l'autre  côté  du  fleuve,  s'organisa 
en  société  régulière,  avec  ses  dogmes,  ses  néga- 
tions, son  clergé,  sa  morale  sociale,  la  morale 
violemment  ascétique  qu'elle  imposait  à  ses  fidèles, 
la  tristesse  de  son  culte.  Au  cours  du  douzième 
siècle,  l'Eglise  cathare,  favorisée  par  la  noblesse 
féodale  à  laquelle  plaisait  sa  rébellion  contre 
Rome,  se  dressait  formidable  au  cœur  du  Langue- 
doc. Saint  Dominique,  l'ordre  des  Prêcheurs,  l'In- 
quisition lui  firent  une  guerre  terrible.  Le  grand 
fondateur  s'empressa  de  bâtir  une  citadelle  d'or- 
thodoxie catholique  sur  les  limites  des  diocèses  de 
Carcassonne,  de  Toulouse  et  de  Narbonne,  à  la 
rencontre  des  routes  rehant  le  haut  et   le  bas- 


l'hérésie  albigeoise  9t 

Languedoc,  la  vallée  de  la  Garonne  à  celle  de 
l'Aude.  Ce  fut  Tabbaye  de  Notre-Dame  dePronille, 
couvent  de  stricte  clôture  pour  les  religieuses, 
centre  d'action  pour  les  missionnaires  dominicains, 
poste  d'observation  et  de  combat  pour  les  inqui- 
siteurs. M.  Jean  Guiraud  vient  de  publier  en  deux 
forts  in-quarto,  le  cartulaire  de  cette  abbaye,  pré- 
cédé d'un  tableau  très  méthodique  et  très  complet 
de  la  doctrine  cathare,  reconstituée  d'après  les 
Actes  de  l'inquisition  et,  en  particuHer,  d'après 
la  Practica  Inquisitionis  de  Bernard  Gui,  publiée 
récemment  pour  la  première  fois  par  Mgr  Douais, 
évêque  de  Beauvais.  Cet  exposé  de  l'Albigéisme^ 
au  début  du  treizième  siècle,  même  après  les  tra- 
vaux de  Schmidt,  de  DoelUnger,  de  Molinier,  de 
Réville,  est  une  œuvre  historique  excellente  et 
à  lire  et  comptera  désormais  parmi  les  plus  inté- 
ressantes recherches  sur  F  état  religieux  du  moyen 
âge.  M.  Guiraud  a  pu  préciser,  à  l'aide  des  re- 
gistres de  l'Inquisition,  les  doctrines  des  hérétiques, 
définir  plus  rigoureusement  la  morale  et  les  pra- 
tiques de  la  vie  commune,  par  lesquelles  se  dis- 
tinguent si  radicalement  les  deux  Sociétés  formant 
l'Eglise  albigeoise  :  les  parfaits  et  les  simples 
croyants,  les  premiers  qui  vont  jusqu'aux  der- 
nières extravagances  de  Pascétisme,  même  jus- 
qu'au suicide  par  la  faim  ;  les  autres  à  qui  sont 
encore  permises  bien  des  douceurs,  par  exemple 
le  célibat  consolé  par  le  faux  ménage.  Le  jour  où 
le  croyant  se  sentait  le  courage  de  monter  au  rang 
des  Parfaits,  il  n'avait  point  à  rompre  un  Uen  res- 


92  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

pectable  :  il  envoyait  se  promener  sur  la  Garonne, 
pour  ne  plus  jamais  revenir,  la  dame  et  ses  petits, 
fermait  sa  porte  et  entrait  en  sainteté.  Enfin, 
l'historien  a  su  tracer,  en  quelque  sorte,  la  carte 
géographique  de  l'albigéisme,  montrer,  jusque 
dans  les  plus  humbles  villages,  la  marche,  les 
progrès  et  le  déclin  du  phylloxéra  hérétique, 
circonvenu,  attaqué  et  vivement  chauffé  par  les 
Pères  inquisiteurs  ;  il  est  fort  regrettable  que  ces 
flambées  dominicaines  aient  détruit  presque  tous 
les  témoignages  ou  documents  directs  relatifs  à  la 
théologie,  à  la  morale,  à  l'organisation  ecclésias- 
tique des  Cathares  albigeois.  Deux  fragments  im- 
portants ont  seuls  survécu  :  une  version  en  langue 
vulgaire  du  Nouveau  Testament,  écrite,  vers  le 
milieu  du  treizième  siècle^  dans  le  Haut  Langue- 
doc, et,  conservée  par  le  même  manuscrit  de  la 
Bibliothèque  de  Lyon,  un  rituel  renfermant  le 
détail  de  plusieurs  cérémonies  et  le  texte  de  prières 
en  usage  dans  la  secte.  Mais  ces  deux  morceaux 
ne  suffisent  point  à  former  un  dossier  de  défense 
ou  d'explication  des  hérétiques.  Nous  assistons 
ainsi  à  un  procès  où  nous  n'entendons  que  les 
témoins  à  charge  et  le  réquisitoire  du  ministère 
public.  Il  faut  bien  nous  résigner  à  cette  informa- 
tion trop  restreinte.  M.  Guiraud  émet  d'ailleurs 
une  opinion  qui  me  semble  juste  :  l'absolue  con- 
cordance des  accusations  relevées  par  les  inquisi- 
teurs dominicains,  en  particulier  dans  la  grande 
enquête  de  12/i2-12/i7,  est  une  preuve  de  la  sin- 
cérité  des  procédures.    L'Eglise   avait   alors  un 


L  HERESIE  ALBIGEOISE  93 

intérêt  capital  à  bien  connaître  l'état  de  cette 
chrétienté  si  malade  de  la  France  méridionale. 
C'était  le  temps  où  l'Italie,  surexcitée  par  l'apos- 
tolat franciscain,  produisait  une  floraison  bizarre 
de  petites  Sociétés  religieuses  très  peu  dociles  aux 
évêques  et  au  Papa,  le  temps,  surtout,  de  la  grande 
lutte  désespérée  de  l'empereur  Frédéric  II  contre 
le  Saint-Siège  romain,  où  le  César  souabe  lançait 
à  l'assaut  de  l'Eglise  l'islamisme,  l'orthodoxie 
grecque,  l'incrédulité  des  épicuriens  et  des  géo- 
mètres. La  mission,  en  matière  d'hérésie,  des 
légats  d'un  Grégoire  IX  ou  d'un  Innocent  IV  était 
trop  grave  alors  pour  permettre  les  écarts  d'imagi- 
nation ou  les  fantaisies  de  fanatisme.  Aux  traits 
originaux  depuis  longtemps  connus  de  l'albigéisme, 
et  dont  le  plus  profond  est  un  effroyable  pessi- 
misme, la  haine  de  la  vie,  de  la  famille^  de  l'acti- 
vité sociale,  M.  Jean  Guiraud  ajoute  quelques 
épisodes  théologiques  d'une  figure  assez  curieuse. 
Les  doctrines  relatives  à  la  création  de  l'homme 
et  aux  anges  apparaissent  d'une  extraordinaire 
bizarrerie.  Conformément  à  la  théorie  dualiste  du 
manichéisme,  source  lointaine  du  catharisme, 
Dieu  et  Satan,  Tâme  et  la  matière  sont  essentielle- 
ment inconciliables  entre  eux.  Si  Dieu  a  créé  l'âme 
et  Satan  les  êtres  matériels,  comment  l'homme, 
composé  de  deux  éléments  contradictoires,  a-t-il 
été  inventé?  11  courait  sur  ce  mystère  des  mythes 
empreints  d'une  réelle  candeur.  Vers  127/i,  à 
Limoux,  deux  bonnes  femmes  du  petit  peuple 
expliquaient  sans  embarras  cette  aventure.  Lucifer 


Ô4  lA  VIEILLE   ÉGLISE 

avait  fait  l'homme,  mais  quand  il  eut  fini  le  corps, 

Dieu  le  mit  au  défi  de  le  faire  parler.  Le  Diable 
reconnut  son  impuissance.  Alors  Dieu  souffla 
sur  le  visage  de  l'homme,  qui  sauta  de  joie  et 
cria  au  démon  frappé  de  stupeur  :  «  Maintenant 
je  ne  suis  plus  à  toi  !  » 

Les  Albigeois  admettaient  la  croyance  catho- 
lique relative  à  la  chute  des  Anges.  Mais  comme 
ils  façonnaient  leurs  Anges  par  un  mélange  d'es- 
prit, d'âme  et  de  corps,  c'est  l'àme  seule  des 
rebelles,  disaient-ils,  qui  est  tombée  sur  terre 
sous  la  suzeraineté  de  Satan.  L^esprit  ne  pouvait 
déchoir,  parce  qu'il  participait  à  Tindéfectibilité 
divine.  Quant  aux  corps,  ils  sont  demeurés  au 
ciel,  enveloppes  inertes  et  vides.  Ce  sont  ces  osse- 
ments arides  qu'aperçut  en  vision  le  prophète 
Ezéchiel  et  qui  attendent  au  Campo-Santo  de  là- 
haut,  le  jour  où  purifiés  par  mille  épreuves  et  des 
migrations  douloureuses  d'astre  en  astre,  ces 
âmes  angéUques  remonteront  vers  le  père  céleste 
et,  rejoignant  leurs  esprits,  revêtiront  de  nouveau 
leur  enveloppe  corporelle.  Toute  cette  doctrine 
angélique  est  empreinte  de  gnosdcismeet  rappelle 
ce  qu'avait  imaginé  Origène  expliquant  le  syndicat 
des  Anges  révoltés  contre  Dieu  par  l'une  des 
deux  séductions  que  le  Diable  leur  avait  présen- 
tées :  l'ambition  et  l'orgueil,  ou  la  sensualité.  Et 
sur  ce  dernier  point  se  place  une  johe  histoire  que 
pénètre  comme  une  ironie  légère  de  fabliau  : 

Dieu,  ce  jour-là  se  tenait  au  Paradis,  environné 
de  gloire,  présidant  aux  hiérarchies  angéliques. 


l'hérésie  albigeoise  95 

Satan,  qni  avait  entrepris  de  ti-oiibler  le  royaume 
céleste,  attendait  depuis  trente-deux  ans,  à  la 
porte,  qu'on  lui  permît  d'entrer,  portant  Tanai'- 
chie  dans  les  plis  de  son  manteau.  Le  portier,  las 
de  le  renvoyer  sans  cesse,  oa  pris  de  compassion 
pour  ce  pèlerin  si  patient,  lui  ouvrit  enfin  la 
porte.  Satan  se  tint  caché  pendant  une  année 
sans  que  Dieu  soupçonnât  sa  présence.  Mais  il 
tentait  les  anges  qui  n'avaient  sans  doute  d'autre 
distraction  que  de  la  musique  et  le  chant  des  can- 
tiques, toujours  sur  le  même  air.  Il  leur  promet- 
tait des  champs,  des  vignes,  des  eaux  jaillissantes, 
des  fruits,  de  l'or,  de  l'argent  et  enfin  des  femmes 
(Ne  voyez-vous  pas  ici  une  échappée  sur  le  para- 
dis de  Mahomet  !j.  Les  anges,  qui  manquaient 
d'expérience,  demandaient  au  diable  ce  qu'étaient 
les  femmes.  11  promit  de  leur  en  montrer  bientôt 
une  comme  échantillon  de  l'espèce.  Il  ne  tarda  pas, 
en  eûet,  à  introduire  au  ciel  (décidément  le  por- 
tier trahissait)  une  femme  d'éclatante  beauté,  toute 
reluisante  d'or  et  de  pierreries.  Il  la  fit  voir  aux 
anges^  à  l'insu  du  Père  céleste,  qui  ne  se  doutait 
toujours  de  rien,  ne  prévoyait  pas  l'imminente  ré- 
volution et  —  que  M.  Guiraud  me  pardonne  cette 
impertinente  parole,  —  fait  un  peu  penser  à  Louis- 
Philippe,  au  23  février.  Puis,  quand  les  anges 
eurent  bien  admiré  la  fatale  demoiselle,  Satan 
l'emmena  par  une  fente  pratiquée  dans  le  mur  du 
Paradis,  et,  durant  neuf  jours  et  neuf  nuits,  ils 
s'enfuirent  par  la  même  fissure  et  «  tombèrent 
sur  terre  plus  drus  que  les  plus  fortes  pluies  », 


06  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

et  il  en  tomba  tant  que  le  ciel  parut  désert 
«  même  autour  du  trône  de  Dieu  qui  finit  par 
s'en  apercevoir  ».  Il  était  bien  temps  !  Il  fit  aux 
anges  demeurés  fidèles  une  morale  sévère  et  jura 
que  jamais  une  femme  n'entrerait  plus  au  royaume 
des  cieux. 

N'ayez  d'inquiétude  ni  pour  ces  pécheresses  ou 
pêcheuses  d'anges,  ni  pour  les  autres  femmes  dans 
le  passé,  le  présent  et  l'avenir.  D'abord,  le  ser- 
ment du  Père  éternel  est  ici  contradictoire  à  la 
théologie  albigeoise.  Le  catharisme  ayant  sup- 
primé l'Enfer  et  le  Purgatoire,  et  l'Enfer  tout  au 
moins  comme  lieu  d'éternelle  damnation  (celle-ci 
n'attendant  que  les  chefs  de  la  Commune  angé- 
lique,  et  encore,  d'après  les  témoignages,  cela 
n'est  pas  bien  sûr),  il  faut  bien  que  les  femmes, 
après  une  cuisson  plus  ou  moins  prolongée,  ou 
des  incidents  de  métempsychose,  finissent  comme 
toutes  les  âmes  par  l'ascension  au  Paradis.  Et 
puis,  n'oubliez  pas  la  fameuse  fente^  qu'elles  sau- 
raient bien  retrouver.  Enfin,  tout  cela,  c'est  l'hé- 
résie, le  rêve  enfiévré,  paradoxal  d'un  peuple  à 
qui  la  vie  terrestre  était  si  facile  et  si  riante, 
grâce  à  la  bénignité  de  la  nature  et  à  la  douceur 
de  son  ciel  et  qui  eût  été  si  sage  en  demeurant 
dans  le  bercail  dans  la  vieille  Eglise. 


Raymond  Lulle(i) 


Voici  sans  cloute  l'une  des  figures  les  plus 
étranges  et  les  plus  attirantes  de  l'histoire,  le  Ca- 
talan Raymond  Lulle.  Le  personnage  est  d'une 
extraordinaire  complexité  :  un  chevalier  et  un 
ermite,  un  scolas tique  et  un  visionnaire,  un  trou- 
badour et  un  astronome,  un  politique  et  un  alchi- 
miste, mathémacien  soupçonné  de  magie,  arabi- 
bisant,  hébraïsant,  théologien,  prédicateur,  grand 
seigneur  marié  qui  s'enferme  au  fond  des  monas- 
tères, revêtu  de  la  robe  franciscaine,  prodigieux 
voyageur  que  le  treizième  siècle  vit  cheminer, 
l'Evangile  à  la  main,  à  travers  le  monde  connu 
presque  entier,  en  Allemagne,  en  Hongrie,  en 
Grèce,  en  Arabie,  en  Arménie,  en  Tartarie,  sur  la 
frontière  des  Indes,  le  long  des  côtes  de  la  Médi- 
terranée, de  l'Egypte  au  Maroc,  tantôt  pleurant  à 
Jérusalem  sur  le  tombeau  du  Sauveur,  tantôt  re- 
montant le  Nil  et  s'enfonçant  en  pleine  Ethiopie, 
dont  les  habitants,  écrit-il,  sont  d'un  caractère 
jovial  et  maintiennent  très  sévèrement  la  justice  : 
le  mensonge,  chez  eux,  est  puni  de  mort  et  tous 
les  biens  qu'ils  possèdent  sont  en  commun.  On 


(1)  Le  Bienheureux  Raymond  Lulle,  par  Marius  André. 
Paris,  Victor  Lecoffre. 

7 


98  LA   VIEILLE    EGLISE 

l'aperçoit  tour  à  tour  à  Paris,  sur  les  bancs  de 
l'Université,  à  Rome,  où  il  entretient,  vêtu  comnie 
un  mendiant,  le  Pape  Nicolas  III  Orsini,  —  Tun 
des  damnés  de  Dante,  —  de  ses  rêves  grandioses 
et  discute,  avec  les  cardinaux  stupéfaits,  des 
questions  bien  imprévues  : 

«  Si  les  chrétiens  sont  coupables  de  l'ignorance 
en  laquelle  sont  les  Infidèles  à  l'égard  de  la  sainte 
foi  catholique  ?  Si  les  articles  de  la  sainte  foi  ca- 
tholique peuvent  être  entendus  par  raisons  néces- 
saires? Quel  est  le  plus  grand  péché  :  qu'un  évê- 
que  donne  à  ses  parents  les  biens  de  son  église 
ou  retienne  pour  soi  ceux  d'un  juif  converti?  » 

Au  cours  d'une  longue  et  périlleuse  navigation 
entre  les  côtes  d'Afrique  et  l'Angleterre,  tout  en 
guérissant  les  matelots  de  son  navire  du  péché  de 
blasphème,  il  invente  l'astrolabe  pour  connaître 
les  heures  de  la  nuit  et  un  instrument  pour  me- 
surer la  distance  qui  sépare  le  vaisseau  du  lieu 
où  il  veut  aborder.  Il  médite  sur  le  phénomène 
du  flux  et  du  reflux  et  les  raisons  par  lesquelles 
il  l'exphque  laissent  entrevoir  comme  un  pressen- 
timent scientifique  du  continent  inconnu.  A 
soixante-dix  ans,  toujours  hanté  par  ses  projets 
de  croisade,  il  entreprend  une  nouvelle  mission 
vers  le  grand  Khan  des  Tartares,  s'embarque 
pour  Chypre,  passe  en  Arménie,  revient  à  Rhodes, 
à  Malte,  à  Montpellier,  à  Gênes,  à  Avignon  où  il 
écrit  un  livre  sur  \ hnmacuUe  Conception,  puis 
court  rencontrer  en  Languedoc  le  Pape  Clément  V. 
Mais   il  apprend  alors  que  le  jeune  Duns  Scott 


RAYMOND   LULLE  99 

professe  à  l'Université  de  Paris  sur  le  mystère  de 
la  Vierge  pure  de  la  tache  originelle  ;  il  reparaît 
sur  la  montagne  Sainte-Geneviève  où  il  embrasse 
tendrement  le  docteur  Subtil.  A  quatre-vingt- 
trois  ans,  en  1315,  il  revient  à  la  terre  d'Afrique. 
Les  magistrats  mus^ulmans  le  condamnent  à  mort. 
Il  reçoit  à  la  tête  deux  coups  de  poignard.  La  po- 
pulace le  lapide.  La  nuit  suivante,  les  chrétiens 
de  Bougie  le  relèvent  moribond,  couché  sur  un 
tas  de  pierres,  dans  un  carrefour  de  la  ville.  On 
l'embarque  furtivement  sur  un  vaisseau  génois. 
Il  expire  en  mer,  le  29  juin,  en  vue  des  côtes 
bleuâtres  de  Mayorque,  sa  patrie  d'adoption,  et 
les  habitants  de  Palma  emportent  triomphalement 
la  relique  du  grand  martyr. 

Il  était  entré  dans  la  vie  par  un  chemin  fleuri, 
parmi  les  musiciens  et  les  poètes  de  la  cour  toute 
provençale  du  roi  Jayme  d'xiragon,  qui  reprit  aux 
Arabes  les  Baléares.  Sa  première  jeunesse,  volup- 
tueuse et  chevaleresque,  avait  connu  les  enivre- 
ments de  l'orgueil  et  de  l'amour.  «  Mes  paroles 
étaient  superbes,  car  je  ne  pouvais  rien  dire  sans 
citer  ma  noblesse  et  sans  m'en  vanter  ».  Et,  dans 
le  Livre  de  contemplation^  il  écrit  :  «  Je-  ne  crois 
pas,  ô  mon  Dieu,  qu'il  y  ait  dans  le  monde  un 
seul  péché  qui  retienne  l'homme  en  son  pouvoir 
comme  le  péché  de  luxure,  car  il  est  si  mauvais... 
s'étendit  et  se  répandit  tellement  en  moi  qu'il  me 
maîtrisa  tout  et  que  je  ne  fus  terrassé  et  vaincu 
par  aucun  péché  comme  par  celui-là  ».  Un  jour 
il  osa  pénétrer  à  cheval  dans  une  église  sur  les 


100  LA   VIEILLE   EGLISE 

pas  d'une  vertueuse  dame  qu'il  poursuivait  de 
sonnets  enflammés.  Mais  il  entendit  dans  le  si- 
lence de  la  nuit  Jésus-Christ  qui  disait  :  «  Ray- 
mond, suis-moi  !  ».  Et  la  face  douloureuse  du 
Seigneur  lui  apparut  :  il  avait  trouvé  son  chemin 
de  Damas. 

Il  faut  donc,  pour  tracer  l'image  singulière  de 
cet  homme,  emprunter  des  traits  à  saint  Augus- 
tin et  à  Marco  Polo,  à  saint  François  d'Assise  et 
à  Roger  Bacon,  à  Guillaume  de  Champeaux,  à 
Nicolas  Flamel,  j'ajouterai,  d'accord  avec  son 
distingué  et  enthousiaste  historien,  M.  Marins 
André,  à  saint  Ignace  de  Loyola.  Car  la  plus 
haute  originalité  de  Raymond  Lulle  est  dans 
l'apostolat.  Il  fut  par  la  façon  nouvelle,  vraiment 
scientifique  et  déjà  politique  par  laquelle  il  re- 
chercha la  conversion  des  Infidèles  et  la  lutte 
contre  l'islamisme,  le  précurseur  du  grand  fonda- 
teur espagnol.  Là  fut  son  rôle  éminent  dans  l'his- 
toire de  la  civilisation  chrétienne. 

Sa  scolastique,  subtile  jusqu'à  l'excès,  est  tour- 
mentée, obscure,  parfois  traversée  par  d'admira- 
bles intuitions.  Il  crut  donner,  en  son  Art  général^ 
la  clé  de  toutes  les  connaissances  humaines  et 
l'intelligence  profonde  des  choses  divines.  11  avait, 
pensait-il,  trouvé  le  chiffre  permettant  de  lire 
couramment  le  livre  mystérieux  sur  lequel  se 
penchait  avec  angoisse  l'humanité  depuis  dix- 
huit  siècles.  Au  fond,  il  ne  faisait  que  porter  au 
plus  haut  degré  de  raffinement  possible  la  doc- 
trine de  ses  maîtres  les  réalistes^  qui,  poussée 


RAYMOND   LULLE  101 

par  Duns  Scott  à  ses  dernières  conséquences  logi- 
ques, devait  aboutir  aux  haeccéités  et  aux  qiiiddi- 
tés.  Mais  il  appliquait  à  ses  visions  métaphysiques 
la  rigueur  de  son  génie  de  mathématicien,  il  re- 
nouvelait la  théorie  aristotélique  des  catégories, 
il  s'installait,  avec  un  remarquable  à-propos,  dans 
le  doute  méthodique,  il  manifestait,  enfin,  un 
sentiment  de  l'unité,  de  Tordre  et  de  l'harmonie 
de  toutes  les  sciences,  dont  il  tentait  la  classifi- 
cation. L'àme  de  cet  illuminé,  qui,  pendant  cin- 
quante ans,  prolongea  un  dialogue  d'amour  avec 
Jésus,  était  toute  pénétrée  de  vie  rationnelle.  On 
ne  vit  jamais  union  plus  étroite  d'un  mystique  et 
d'un  philosophe. 

Ainsi  l'apôtre  fut  en  lui  éclairé,  soutenu  par  le 
savant,  La  croisade  qu'il  entreprit  pour  attirer 
au  christianisme  les  docteurs  et  les  peuples  de 
rislam  est  l'une  des  pensées  les  plus  nobles  du 
moyen  âge.  Il  comprit  combien  était  stérile  l'ef- 
fort de  l'Europe  chevaleresque,  l'éternelle  guerre 
sainte  pour  la  délivrance  de  Jérusalem.  Saint 
Louis  venait  de  mourir  sur  la  plage  de  Tunis.  Le 
lien  de  confraternité  religieuse  entre  les  nations 
chrétiennes  se  relâchait  chaque  jour  davantage. 
A  la  place  de  la  vieille  chrétienté  s'étabhssaient 
des  Etats,  de  plus  en  plus  hostiles  les  uns  aux 
autres.  Raymond  Lulle  entrevit  que  la  parole  se- 
rait peut-être  une  arme  plus  efficace  que  l'épée. 
((  Je  vois  les  chevaliers  mondains  aller  outre-mer 
à  la  Terre-Sainte  et  s'imaginer  qu'ils  la  repren- 
dront par  la  force  des  armes  ;  et  à  la  fin  tous  s'y 


102  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

épuisent  sans  venir  à  bout  de  leur  dessein.  Aussi 
pensc-je  que  cette  conquête  ne  se  doit  faire  que 
comme  tu  Tas  faite,  Seigneur,  avec  tes  apôtres, 
c'est-à-dire  par  l'amour,  les  oraisons  et  l'effusion 
des  larmes.  Donc,  que  de  saints  chevaliers  reli- 
gieux se  mettent  en  chemin,  qu'ils  se  munissent 
du  signe  de  la  Croix,  qu'ils  se  remplissent  de  la 
grâce  du  Saint-Esprit,  qu'ils  aillent  prêcher  aux 
Infidèles  la  vérité  de  ta  Passion  et  qu'ils  fassent 
pour  l'amour  de  toi  ce  que  tu  fis  pour  l'amour 
d'eux  ». 

Pour  entrer  en  conversation  pacifique  avec  le 
monde  musulman,  la  première  condition  était 
d'entendre  la  langue  du  Coran.  En  1275,  Lulle 
proposait  à  l'infant  Jayme  la  fondation  d'un  col- 
lège où  les  futurs  missionnaires  de  l'Afrique  étu- 
dieraient l'arabe.  Ce  fut  le  collège  de  Miramar,  au 
bord  de  la  mer  de  Mayorque,  où  Raymond  réunit, 
dans  l'ombre  des  oliviers  et  des  vignes,  treize 
Frères  mineurs  qui,  une  fois  prêts  à  partir  pour 
l'Andalousie,  le  Maroc,  les  pays  barbaresques, 
seraient  remplacés  par  treize  nouveaux  étudiants. 
Le  fondateur  séjourna  longtemps  en  ce  docte 
monastère,  méditant  ou  écrivant  sur  l'œuvre 
naissante.  Ainsi,  dans  le  Livre  du  Saint-Esprit^ 
il  faisait  discuter  un  théologien  latin  et  un  grec 
en  présence  d'un  prêtre  sarrasin  sur  le  point  de 
subtile  théologie  qui  divisait  l'Eglise  romaine  de 
l'orthodoxe.  Le  Livre  du  Gentil  et  des  trois  sages 
reprenait  un  thème  analogue  :  un  juif,  un  chré- 
tien, un  sarrasin,  réunis  dans  une  prairie  autour 


RAYMOND   LULLE  103 

d'une  noble  dame,  \ Intelligence^  expliquent  et 
comparent  avec  une  courtoisie  parfaite,  les  dog- 
mes des  trois  grandes  religions  du  genre  humain. 
Le  Gentil,  c'est-à-dire  le  païen^  qui  assiste  au  dé- 
bat, propose  ses  objections,  se  déclare  prêt  à 
choisir  la  foi  la  meilleure.  Mais  les  trois  docteurs, 
afin  de  ne  point  peser  sur  la  résolution  du  néo- 
phyte, le  laissent  méditer  solitairement  dans  les 
arbres  chargés  de  fleurs  allégoriques  et  s'en  re- 
tournent de  concert  à  la  ville.  Là,  ils  se  quittent 
avec  des  paroles  aimables,  et  «  chacun  pria  les 
autres  de  lui  pardonner  s'il  avait  dit  contre  leur 
Loi  quelque  vilaine  parole^  et  ils  s'octroyèrent 
ce  pardon  ».  Ce  trait  est  bien  touchant.  Raymond 
Lulle  portait  assurément  en  sa  conscience  le 
contrat  de  paix  «  parmi  les  hommes  de  bonne 
volonté  »,  dont  la  signature  est  encore  à  venir. 

Ses  relations  avec  les  doctes  musulmans  de- 
meurés aux  Baléares  et  ses  études  à  Miramar  lui 
avaient  rendu  très  familière  la  langue  arabe.  Il 
put  parcourir  les  pays  d'Afrique,  vêtu  du  costume 
indigène  et,  s' arrêtant  sur  les  places  et  dans  les 
marchés  et  les  bazars  des  cités,  il  prêchait  en 
arabe.  Parfois,  la  populace  furieuse  se  ruait  contre 
l'étrange  missionnaire,  lui  arrachait  les  cheveux  et 
la  barbe.  Ou  bien,  dans  les  écoles  et  la  cour  des 
mosquées,  il  disputait  avec  les  prêtres  et  les  phi- 
losophes. A  Bône,  il  soutint  seul  contre  cinquante 
docteurs  un  tournoi  de  dialectique.  Emprisonné, 
visité  par  les  imans,  il  continuait  sa  prédication  et 
toujours  entre  lui  et  ses  contradicteurs  se  main- 


104  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

teDaient  la  délicate  tolérance  et  la  bonne  grâce 
des  propos,  k  Tunis,  il  convertit  à  l'Evangile 
plusieurs  savants  ;  il  parlait  en  plein  air  et  son 
discours,  paré  d'allégories,  enflammé  de  poésie  et 
d'amour,  touchait  le  cœur  des  gens  du  peuple  qui 
venaient  en  secret  lui  demander  le  baptême.  Au- 
tour de  lui  se  groupaient  déjà  quelques  jeunes 
Arabes,  décidés  à  embrasser  le  christianisme. 
Sans  cesse  arrêté,  exilé  du  théâtre  de  son  plus 
cher  apostolat,  il  revenait  toujours  à  la  région 
possédée  par  l'EgUse  au  temps  de  saint  Augustin. 
C'est  là  que  le  martyre  l'attendait. 

Son  rêve  fut-il  trop  vaste,  son  entreprise  chi- 
mérique? C'était  le  sentiment  des  dominicains, 
qui  ne  l'aidèrent  point  dans  son  œuvre.  Mais  re- 
marquez bien  que,  si  l'islamisme  est  irréductible, 
au  moins  Raymond  a-t-il  le  premier  démontré  le 
fait  par  les  premiers,  les  éphémères  résultats  de 
sa  prédication.  On  pourrait,  d'ailleurs,  opposer  la 
même  critique  à  bien  des  œuvres  généreuses,  par 
exemple  aux  Pères  Blancs  et  aux  ChevaUers  du 
Désert  du  cardinal  Lavigerie  qui,  par-delà  le 
monde  arabe,  songeait  à  jeter  son  filet  aposto- 
lique sur  l'immense  et  douloureuse  race  noire. 
Plus  que  du  succès  ou  du  naufrage  d'une  illusion, 
l'histoire  tient  compte  de  la  grandeur  d'âme  I 


Les  Héroïnes  de  Dante  (i) 


Vers  le  milieu  du  livre  que  Mlle  Lucie  Félix- 
Faure  vient  d'écrire  sur  les  figures  de  femmes, 
douloureuses  ou  sublimes,  qui  traversent  Tœuvre 
de  Dante,  je  rencontre  un  jugement  remarquable 
en  sa  concision,  auquel  ont  dû  s'arrêter  les  lecteurs 
familiers,  méditatifs,  de  la  Divine  Comédie.  D'un 
mot,  cet  écrivain  distingué  témoigne  de  la  finesse 
d'intelligence  par  laquelle  il  a  pénétré  l'originalité 
poétique  du  grand  Florentin.  Il  s'agit  de  la  forêt 
«  sauvage,  âpre,  épaisse,  si  amère  que  la  mort  ne 
l'est  guère  davantage  »,  où  l'exilé  cherche  anxieu- 
sement à  s'orienter,  où,  tout  à  l'heure,  bondiront, 
autour  de  lui,  menaçantes  ou  perfidement  cares- 
santes, les  bêtes  héraldiques,  le  lion  de  France, 
la  louve  romaine  et  pontificale,  la  souple  panthère 
de  Florence.  «  Cette  forêt,  dit  Mlle  Faure,  est  un 
état  d'âme  ».  Un  état  d'âme,  et  par  conséquent 
un  symbole.  Mais  c'est  un  symbole  à  la  manière 
dantesque,  de  lignes  et  de  couleurs  saisissantes, 
aussi  concret,  aussi  vivant  qu'une  réahté,  un 
coin  perdu,  si  vous  le  voulez  bien,  de  la  farouche 
pineta  de  Ravenne,  une  gorge  désolée  de  l'Apennin. 


(1)  Les  Femmes  dans   l'œuvre   de  Dante ^  par  Mlle  Lucie 
Félix-Faure.  —  Paris,  Perrin,  1902. 


106  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

Cette  forêt  aux  profondeurs  sinistres,  où  tout 
sentier  prend  une  marche  décevante,  Dante  y 
tâtonnera  durant  les  jours  les  plus  mauvais  de  son 
histoire,  sur  le  seuil  d'une  vie  errante  de  solitaire 
et  de  proscrit,  au  moment  où  l'Eglise  implacable  et 
superbe  de  Boniface  VIII  trahit  ce  grand  chrétien, 
où  l'ingrate  Florence,  livrée  aux  démagogues,  aux 
voleurs,  aux  concussionnaires,  aux  traîtres  et  aux 
foui'bes,  chasse  loin  de  ses  murs  ce  grand  citoyen, 
abat  les  pierres  de  sa  maison  et  flétrit  son  nom.  Cet 
((  état  d'âme  »  fait  d'angoisse,  d'incertitude  et  de 
désespérance,  ne  durera  qu'un  moment  infiniment 
tragique.  Toutes  les  consolations  de  l'esprit,  de  la 
vie  rationnelle,  les  fruits  de  la  sagesse  antique  et 
les  souvenirs  attendris  du  cœur,  rêves  d'amour, 
impressions  d'enfance  et  de  jeunesse,  caresses  de 
l'amitié,  puis  les  illuminations  de  la  foi  et,  après 
la  promenade  sur  la  prairie  des  Limbes,  en  com- 
pagnie des  âmes  les  plus  nobles  du  monde  païen, 
là-haut,  dans  la  paix  éternelle  du  Paradis,  l'entrevue 
avec  les  plus  intimes  amis  de  Dieu,  avec  les  apôtres, 
les  thaumaturges,  les  docteurs  ;  ces  visions,  que 
seul  pouvait  contempler  l'œil  de  ce  visionnaire, 
vont  défiler  tour  à  tour  en  face  de  Dante,  lé 
soutiendront  même  à  travers  les  terreurs  de  l'Enfer. 
La  première  de  ces  apparitions  sera  Virgile,  dont 
le  melancohque  fantôme  s'avance  parmi  les  arbres 
de  la  forêt  : 

«  Devant  mes  yeux  s'offrit  quelqu'un  qui,  par 
son  long  silence,  semblait  devenu  muet. . .  » 

Et  le  pur  symbole  de  la  sagesse,  de  la  science, 


LES   HÉROÏNES   DE   DAiNTE  107 

de  la  poésie  antique,  sous  les  traits  du  poète  que 
le  moyen  âge  vénérait  pieusement,  presque  à  la 
façon  d'un  prophète  ou  d'un  mage,  entraîne  l'exilé 
loin  des  Bêtes  fantastiques,  loin  des  ombres  formi- 
dables de  la  futaie  maudite. 

Cette  pénétration  étroite,  perpétuelle,  de  la 
réalité  et  de  Tallégorie  est  un  trait  dominant  dans 
le  génie  de  Dante. 

En  un  livre  consacré  aux  héroïnes  chantées  par 
le  poète,  c'était,  pour  le  critique,  une  condition 
essentielle  de  bien  comprendre  cet  état  singulier 
de  l'imagination  dantesque.  «  Les  femmes  )>  de 
l'Alighieri  sont,  en  effet,  d'une  nature  assez 
étrange.  Presque  toutes,  je  crois,  sont  d'une 
figure  fuyante,  mobile,  presque  insaisissable.  La 
même  image  peut  passer,  d'un  mouvement  insen- 
sible de  la  réalité  historique  au  vague  de  la  légende, 
au  brouillard  de  l'abstraction  philosophique  ou 
théologique.  Béatrice  représente  éminemment  cette 
déformation,  ou,  si  Ton  veut,  cette  ascension  de 
la  créature  humaine  montant  vers  la  région  d'un 
impalpable  idéalisme.  Comment  la  petite  fille 
blonde,  étroitement  serrée  en  sa  robe  de  couleur 
vermeille,  rencontrée,  un  matin  de  printemps  par 
Dante  adolescent,  le  long  de  quelque  palais  gibelin, 
devient  peu  à  peu  dans  la  Vita  Nuova^  comme 
l'âme  charmante  de  Florence  et,  par  sa  mort, 
laisse  Florence  descendant  au  sépulcre  ;  puis,  à  la 
première  Cantica  de  la  Comédie^  âme  bienheu- 
reuse, toute  radieuse,  qui  n'a  point  oublié  le  grave 
sourire  et  le  grave  salut   du  jeune   garçon,  fait 


108  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

signe  au  bon  Virgile  et  lui  enjoint  d'aller  à  la 
recherche  de  l'ami  éperdu  à  la  lisière  de  la  forêt 
sauvage;  puis,  enfin,  à  la  seconde  Cantica,  par 
une  suprême  transfiguration,  se  montre  sous  les 
espèces  mystiques  de  la  théologie  :  l'analyse  de 
ce  phénomène  à  la  fois  psychologique  et  Httérairc 
nous  entraînerait  un  peu  loin,  même  à  la  lumière 
des  délicates  observations  de  notre  auteur.  J'aime 
mieux  évoquer  hors  de  ce  cercle  attrayant  quelques 
personnes  moins  augustes,  moins  chères  à  la 
tradition,  dont  le  charme,  légèrement  indécis,  fait 
songer  aux  enluminures^  à  demi  éteintes  par  les 
âges,  de  quelque  missel  très  ancien. 

Elles  étaient  soixante,  écrit  Mlle  Lucie  Faure, 
les  plus  belles  de  Florence,  sur  la  liste  poétique 
composée  par  Dante  Alighieri.  Soixante  Florentines 
qui  vécurent  et  fleurirent  à  la  fin  d'un  siècle,  jeunes 
et  belles,  fraîches  ou  pâles,  roses  ou  lis,  aimées 
ou  délaissées,  oubliées  ou  pleurées  ;  Dante  tressa 
de  leurs  noms  comme  une  royale  guirlande  pour 
en  couronner  sa  cité.  Si  lointaines  qu'elles  nous 
apparaissent,  elles  ont  vécu,  ces  Florentines... 
Elles  ont  salué  Dante  au  passage  dans  les  rues  de 
Florence  ;  elles  ont  orné  leurs  fronts  de  ces  perles 
((  qui  venaient  lentement  au  regard  du  poète  »  ; 
elles  se  sont  arrêtées,  attentives,  pour  entendre 
les  premières  mesures  d'une  mélodie  à  laquelle  se 
conformait  le  rythme  de  leur  danse  ;  elles  ont 
pleuré  les  êtres  chers  qui  les  avaient  précédées 
de  quelques  mois  et  que,  depuis  des  siècles,  elles 
ont  rejoints  ;  elles  se  sont  penchées  sur  des  ber- 


LES    HÉROÏNES    DE   DANTE  109 

ceaiix  pour  consoler  ceux  qui  devaient  grandir  et 
apprendre  à  souffrir...  Elles  étaient  belles  et 
nobles  ». 

C'est  de  ces  Florentines  qui  sourirent  à  sa  jeu- 
nesse que  le  poète  écrivit,  en  sa  Vita  Nuova, 
cette  ligne  charmante  :  «  Elles  parlaient  (sans 
doute,  un  peu  toutes  à  la  fois),  et  leurs  paroles 
tombaient  pressées  comme  les  gouttes  pures  de  la 
pluie  mêlée  de  belle  neige  blanche  ».  Il  les  visitait, 
timide  peut-être  et  silencieux,  dans  la  haute  salle 
des  logis  guelfes,  ou  se  rangeait  respectueusement 
à  l'écart  quand  il  passait  sur  leur  chemin  : 

«  Je  vis,  dit-il  en  un  sonnet,  Monna  Bice  et 
Monna  Vanna  (Mme  Béatrice  et  Mme  Giovanna)  se 
dirigeant  vers  le  lieu  où  j'étais,  deux  merveilles^ 
l'une  marchant  après  l'autre  ».  Et  l'écrivain,  avec 
la  sûreté  de  son  tact  d'artiste  qui  a  vu  Florence  et 
qui  sait  ranimer  Timage  de  la  Florence  dantesque, 
ajoute  :  «  Ce  rime  marchant  après  l'autre^  c'est 
le  détail  familier,  le  détail  unique,  choisi  comme 
Dante  sait  les  choisir...  ;  il  nous  fait  évoquer 
l'étroitesse  de  la  rue  médiévale...  ».  Giovanna  était 
la  dame  du  plus  cher  ami  de  Dante,  le  grand 
poète  lyrique  Guido  Cavalcanti.  Avec  Béatrice, 
avec  Giovanna  et  Guido^  avec  Lagia  et  Lapo 
Gianni,  le  grand  proscrit  eût  voulu  naviguer  sur 
une  mer  de  rêve  tout  en  parlant  des  choses  de 
l'amour. 

Giovanna  était  si  belle  que  le  peuple  de  Florence, 
en  son  éternelle  vision  d'un  monde  de  fleurs, 
l'avait  surnommée  Primavera.  «  Le  soleil  est  moins 


110  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

brillant  que  son  visage  »,  avait  dit  Cavaleanti,  et 
Dante  nous  montrera  cette  face  rayonnante  «  cou- 
leur de  perle,  comme  il  sied  à  une  dame  de  l'avoir  » . 
Ailleurs,  il  nous  parlera  des  «  vivantes  émeraudes 
de  ses  yeux  ».  De  sa  destinée,  de  ses  joies,  de  ses 
larmes,  nous  ne  savons  rien.  A-t-elle  connu  les 
infidélités  de  Guido  ?  a-t-elle  pâti  de  son  exil  ?  l'a- 
t-elle  vu  rentrer  dans  Florence,  veilli  et  las  de  la 
vie,  pour  y  mourir?  Cette  jeune  femme  au  teint 
de  lis,  aux  yeux  d'émeraude,  n'a  point  une  ligne 
d'histoire,  et  cependant,  nommée  deux  ou  trois 
fois  par  Dante,  voici  qu'elle  est  immortelle. 

Plus  mystérieuse  encore  et  comme  retirée  dans 
l'ombre  d'une  chapelle  de  famille,  paraît  la  Pietosa, 
la  Dame  de  Compassion.  «  Il  semÎ3lait,  dit  le  poète, 
que  la  pitié  tout  entière  fût  en  elle  ».  Son  nom 
nous  est  inconnu. 

Par  une  délicatesse  d'exquise  dévotion,  Dante 
n'a  point  voulu  livrer  la  jeune  femme,  qui  peut- 
être  l'a  aimé  sans  le  lui  dire  jamais,  et  que,  peut- 
être,  après  la  mort  de  Béatrice,  il  commençait  à 
aimer  lui-même.  Quelques  traits  seulement,  d'une 
extrême  finesse,  laissent  entrevoir  l'esquisse  indé- 
cise d'un  sentiment  réciproque,  candide  et  très 
pur.  A  l'heure  où  Béatrice  vient  d'être  ravie  à  la 
terre,  l'amant  désespéré^  qui  ploie  sous  la  douleur, 
lève  les  yeux  et  aperçoit  à  sa  fenêtre  une  figure 
douce  et  pâle  qui  se  penche  vers  lui  et  le  regarde 
avec  l'expression  d'une  immense  pitié.  <(  Il  arriva 
que  partout  où  cette  dame  me  voyait,  sa  figure 
devenait  pâle,  presque  comme  celle  d'Amour  ». 


LES   HÉROÏNES   DE   DANTE  ill 

C'est  toujours  une  consolation,  même  en  un  chagrin 
sans  mesure,  d'être  regardé  par  de  tels  yeux, 
même  du  haut  d'une  fenêtre.  Dante  reprit-il  doré- 
navant avec  assiduité  la  rue  où  demeurait  la 
Pietosa  ?  Je  ne  sais.  Mais  il  avoue  «  arriver  à  ce 
point  que  ses  yeux  commencent  à  prendre  trop  de 
plaisir  à  la  voir  ».  Au  moins  espère-t-il  <(  qu'elle 
cessera  de  penser  à  lui,  s'il  cesse  d'être  malheu- 
reux et  désespéré  ».  Ici,  l'exégète  se  trouve  fort 
dans  l'embarras,  ce  qui  lui  est  d'ailleurs  habituel. 
Faut-il  voir  dans  la  Dame  de  Compassion  simplement 
la  voisine  de  Dante,  Gemma  Donati,  qu'il  épousa 
comme  un  bon  bourgeois  florentin?  ou  bien,  sur 
la  foi  du  Convito,  le  grand  traité  de  morale  ration- 
nelle de  l'Alighieri,  doit-on  reconnaître  en  elle  la 
Philosophie  ?  Le  plus  sage,  avec  ce  poète  si  épris 
de  symbolisme,  est  d'accepter  les  deux  interpré- 
tations. Si  Béatrice,  dans  l'azur  du  Paradis,  est 
vraiment  la  Théologie^  Gemma  Donati  ou  telle 
autre  pierre  précieuse  de  l'écrin  féminin  de  Dante 
sera  sans  peine  la  Philosophie  consolatrice. 

Une  autre  dame,  qui  eut  grand  pitié  du  poète, 
Gentucca  de  Lucques,  nous  offre  encore  un  petit 
problème  historique  légèrement  embrouillé.  Le 
lyrique  Buonagiunta  dit  quelque  part,  dans  le 
Purgatoire,  au  mélancohque  pèlerin  de  l'autre 
monde  : 

«  Une  femme  est  née  qui  ne  porte  pas  encore  de 
voile,  et  qui  te  fera  trouver  douce  ma  ville  un 
jour,  bien  que  plus  d'un  l'en  réprimande  ». 

Cette  Lucquoise  fut  douce  au  proscrit.  M.  de 


112  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

Gubernatis  voit  en  elle  une  veuve  de  conduite 
légère  ;  l'eût-on  blâmée  si  elle  n'avait  été  blâmable? 
On  a  parfois  assimilé  Gentucca  à  la  Pargoletta, 
qui  fut  sans  doute  pour  Dante  une  passion  d'un 
jour,  passion  d'exilé  toujours  en  marche.  Certains 
commentateurs  tiennent  pour  la  vertu  parfaite  de 
la  dame  et  ont  cru  identifier  son  mari,  un  certain 
Fondera.  Ils  varient,  d'ailleurs,  sur  le  nom  de  famille 
de  Gentucca.  Ce  sont  les  minuties  de  l'érudition. 
Remarquons  toutefois,  avec  Mlle  Faure,  que  Dante 
avait  vingt-cinq  ans,  lorsqu'il  fut  consolé  par  les 
beaux  yeux  tristes  de  la  Pietosa,  et  qu'il  en  avait 
près  de  cinquante  lorsqu'il  reçut  les  consolations 
de  la  bonne  Lucquoise.  Une  différence  de  vingt- 
cinq  années  n'est  point  une  bagatelle  en  matière 
de  passion  amoureuse.  Le  changement  de  méri- 
dien importe  beaucoup  aux  heures  graves  de  la  vie. 
Toutes  ces  Florentines,  toutes  ces  Italiennes 
sont  ainsi  dérobées,  par  le  respect  même  du  poète, 
à  la  lumière  crue  de  l'histoire.  Les  uness«  fondent 
dans  les  brumes  du  symbolisme  ;  d'autres  portent 
sur  le  visage  comme  un  voile  impénétrable.  Telle 
l'énigmatique  Fia  de  Tolomei,  de  Sienne.  Une 
seule  est  venue  à  nous,  aux  lueurs  tragiques  de 
l'Enfer,  confessant  sa  faute,  glorifiant  son  amour, 
Francesca  de  Rimini.  Il  faut  bien  qu'elle  soit 
damnée,  avec  son  amant,  pour  satisfaire  aux  sévé- 
rités du  dogme.  Mais,  dans  Teffroyable  tourbillon 
où  roulera  éternellement  son  vol  <(  de  colombe  », 
elle  emportera  l'adoration  et  la  tendresse  de  Dante. 


Pour  le  Centenaire  de  Pétrarque  d) 


L'aimable  petit  livre  de  M.  Henry  Cochin  vient 
à  propos  pour  réjouir  les  amis  de  Pétrarque  au 
moment  où  l'Italie  et  la  France  se  préparent  à 
célébrer  le  sixième  centenaire  du  poète.  Le  Pé- 
trarque dont  il  évoque  la  figure  n'est  point  le 
personnage  lyrique,  un  peu  pleureur,  amoureux 
gémissant,  assez  monotone,  qu'une  vague  et 
banale  tradition  nous  a  rendu  familier.  Vous  aper- 
cevrez ici  un  Pétrarque  trop  peu  connu,  d'une 
grâce  hautaine  et  touchante,  le  Pétrarque  latin 
des  œuvres  mystiques,  l'un  des  derniers  grands 
chrétiens  de  ritalie.  M.  Cochin  nous  le  présente  à 
côté  de  son  frère,  le  chartreux  Gherardo,  et,  de 
même  qu'entrevu  dans  le  rayonnement  de  Dante, 
Pétrarque  poète  d'amour,  admirateur  de  Rienzi,  le 
républicain  visionnaire,  semble  un  peu  pâle  et  frêle, 
ce  fm  ciseleur  d'harmonieux  sonnets,  placé  près  de 
l'austère  cénobite,  dans  le  cadre  mélancolique  des 
chartreuses,  où  il  séjourna  par  occasion,  nous 
paraît  surtout  un  dilettante  de  monachisme,  d'âme 


(1)  Le  Frère  de  Pétrarque  et  le  Livre  du  «  Repos  des  Reli- 
gieux »,  par  Henry  Cochin.  —  Paris,  Bouillon,  1903. 


114  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

délicate  et  rêveuse,  toujours  poète,  mais  plus 
poète  encore  qu'ascète,  un  contemplatif  charmant, 
incapable  d'action  apostolique,  incorrigible  et  naïf 
cicéronien,  qui  dut  mêler  bien  souvent^  dans  la 
psalmodie  de  l'office  de  nuit,  des  lambeaux  de 
Tusculanes  ou  des  vers  de  Virgile  aux  paroles  de 
David  ou  de  Jérémie.  Ce  que  nous  découvrons  en 
lui  de  complexe,  de  contradictoire  et  de  fuyant  est 
d'un  étrange  attrait.  Il  est  bien  difficile  de  l'enfer- 
mer en  une  brève  formule.  «  Le  premier  homme 
moderne  »,  a  dit  de  lui  Renan.  Il  y  a  beaucoup 
de  vrai  dans  cette  notation.  M.  Cochin  offre  sa 
définition  :  «  Le  dernier  homme  du  moyen  âge  ». 
C'est  peut-être  trop  affirmer,  car  enfin,  cent  cin- 
quante années  plus  tard,  Savonarole,  un  vrai 
moine,  a  si  terriblement  représenté  le  moyen  âge 
qu'on  l'a  brûlé,  en  pleine  Florence,  pour  n'avoir 
rien  compris  à  la  Renaissance  et  pour  avoir  traité 
le  pape  Alexandre  de  «  vieille  iferraille  »,  ferro 
rotto.  Il  ajoutait,  d'ailleurs,  qu'Alexandre  ne 
croyait  pas  en  Dieu. 

Entre  la  thèse  et  l'antithèse,  le  premier  des 
modernes  et  le  dernier  venu  de  l'âge  médiéval,  la 
vérité  est  peut-être  dans  la  synthèse.  Pardonnez- 
moi  cette  scolastique  hégélienne.  Mais  je  porte  si 
tendrement  Pétrarque  en  mon  cœur  que  j'aimerais 
à  essayer  une  esquisse  de  sa  conscience  et  de  son 
génie  avant  qu'éclate  à  Rome  et  à  Paris  le  concert 
d'éloquence  officielle,  ministérielle  et  diplomatique 
{Tuba  mirum)  qui  saluera  son  nom,  fête  glorieuse 
qu'il  eût  accueillie  avec  tant  de  candide  orgueil. 


POUR  LE  CENTENAIRE  DE  PÉTRARQUE     115 

Considérons  d'abord  «  Thomme  moderne  »  que 
fut  Pétrarque,  à  savoir,  l'amant,  le  lettré,  le 
voyageur. 

Certes,  après  la  Vita  niiova  où  palpitent  encore 
les  extases  amoureuses  de  Dante,  où  parmi  les 
visions  douloureuses  fleurissent  toujours  les  sou- 
venirs des  heures  d'adolescence,  les  sonnets  de 
Pétrarque,  d'une  musique  plus  langoureuse  et 
plus  molle,  réveillent  souvent  en  nous  des  sensa- 
tion de  poésie  moderne.  Les  amours  de  Dante 
avaient  une  gravité  hiératique  et  comme  une  fraî- 
cheur enfantine  qui  faisaient  songer  aux  visions 
noyées  d'azur  et  d'or  des  peintres  primitifs  de 
l'Italie.  Les  amours  de  Pétrarque  roucoulent  sur  le 
mode  lamartinien  et  parfois,  dans  les  sonnets,  une 
velléité  sensuelle  vite  réprimée,  une  note  volup- 
tueuse vite  étouffée,  font  vaguement  penser  à 
Musset.  Yers  la  fin  de  la  fameuse  Canzone  :  «  Au 
doux  temps  de  la  saison  première  »,  la  rencontre 
de  la  «  cruelle  »  se  baignant  nue  en  un  ruisseau, 
l'indiscrète  curiosité  du  promeneur  et  la  dame  qui, 
pour  le  chasser,  lui  jette  de  l'eau  à  la  face,  ce 
petit  tableau  champêtre,  dans  le  goût  du  Corrège, 
s'expliquerait  difficilement  par  le  récit  d'un  rêve. 
Il  faut  donc  renoncer  au  platonisme  transcendant 
de  Pétrarque.  Et  singulière  aventure  !  Tandis  que 
Béatrice,  l'impalpable  et  paradisiaque  donna  de 
Dante,  se  montre  à  nous  dans  la  claire  lumière  de 
l'histoire  —  une  petite  fille  de  la  famille  Portinari 
—  voici  que  la  Laura  de  Pétrarque  s'évapore  et 
nous  glisse  d'entre  les  mains.  Un  impitoyable  cri- 


116  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

tique  italien,  Adolfo  Bartoli,  ne  laisse  rien  demeu- 
rer du  roman  imaginé  au  dix-huilième  siècle  par 
l'abbé  de  Sade  qui  .s'était  flatté  d'avoir  pour  loin- 
taine aïeule  Laure  de  Noves,  dame  de  Sade,  la 
Laura  du  poète.  Un  joli  tour  d'antiquaires  méri- 
dionaux !  Une  médaille  trouvée  en  une  tombe  dé- 
pourvue d'épitaphe;  dans  la  boîte  de  la  médaille, 
un  sonnet  sur  parchemin  où  quelques  fragments 
de  Pétrarque  sont  enchâssés  en  un  contexte  bar- 
bare; sur  la  médaille,  quatre  lettres  :  M.  L.  M.  I. 
ainsi  interprétées  :  Madonna  Laura  morta  jace  ; 
enfin  la  mystérieuse  tombe  ouverte  dans  l'église 
où  les  de  Sade  antiques  eurent  leur  sépulture,  tels 
sont  les  bien  minces  et  fantaisistes  origines  de  la 
bonne  histoire.  Eh  bien  !  je  renonce  volontiers  à 
la  légende  de  cette  dame  de  Sade,  mère  de  onze 
enfants,  que  Pétrarque  aurait  adorée  béatement. 
Yoyez-vous  le  virgiHen  chanoine  croisant,  sur  le 
plateau  des  Doms,  la  famille  de  la  bien-aimée,  les 
enfants  étages  deux  par  deux,  en  cinq  rangs,  et  la 
mère  tirant  à  elle,  tout  au  bout,  le  plus  petit? 
J'aime  mieux  l'autre,  l'inconnue,  l'anonyme,  la 
jeune  femme,  peut-être  plébéienne,  qu'il  rencon- 
trait aux  églises  d'Avignon,  dont  il  souhaitait  les 
tendresses,  dont  il  célébra  les  charmes,  <(  les  beaux 
yeux,  la  belle  bouche  digne  d'un  ange,  pleine  de 
perles,  de  roses  et  de  douces  paroles  ».  Elle  était 
peut-être  mariée,  et,  lui,  il  était  homme  d'Eglise; 
la  belle  fut  dédaigneuse  ou  prudente  et  lui  timide, 
n'osa  point  être  trop  pressant.  Il  écrivit  des  vers 
sonores,  supplia,   offrit  son  cœur  et  ses  rimes, 


POUR   LE   CEiNTENAIUE   DE   PÉTRARQUE  117 

voyagea,  revint,  sollicita  de  nouveau,  fit  pleurer 
les  plus  douces  cordes  de  sa  lyre,  toujours  vaine- 
ment. Les  années  s'écoulaient,  et  cette  passion 
irritante,  désespérée,  alla  fiévreusement  jusqu'aux 
jours  que  Pétrarque  appelle  l'automne  de  la  vie, 
«  alors  que  l'amour  s'apaise  dans  la  chasteté  et 
qu'il  est  permis  aux  amants  de  s'asseoir  l'un  près 
de  l'autre  et  de  converser  sans  péril  » .  Le  voyez- 
vous  maintenant,  dans  la  mélancolie  d'un  après- 
midi  d'octobre,  lisant  son  bréviaire  près  de  Laura 
dans  le  parfum  des  roses  mourantes,  au  fond  d'un 
petit  jardin  d'Avignon,  au  bruissement  lointain 
du  Rhône  ?  Laure  morte,  Pétrarque  perdait  la 
douceur  de  sa  vie.  Il  pleura  la  jeune  femme  et 
ces  sonnets  mortuaires  sont  les  plus  beaux  qu'il 
ait  écrits.  Il  y  paraît  d'une  façon  émouvante, 
esprit  rare  auquel  les  lettres  et  la  méditation 
chrétienne  ont  rendu  familière  toute  pensée  noble 
et  que  la  souffrance  ramène  à  la  vie  intérieure, 
u  La  vie  fuit  toujours  et  ne  s'arrête  jamais,  et  la 
mort  vient  derrière  elle  à  grandes  journées,  et  les 
choses  présentes  et  celles  d'autrefois  me  tourmen- 
tent et  aussi  les  choses  du  temps  à  venir  ».  N'est-ce 
point  comme  un  pressentiment  de  Léopardi  ? 

Pétrarque  fut  le  premier  des  grands  humanistes. 
J'entends,  par  humanistes,  les  hommes  qui,  par 
la  culture  Uttéraire  qu'ils  doivent  au  commerce  de 
l'antiquité,  se  sont  assimilé  l'expérience  ration- 
nelle et  morale  du  genre  humain.  Ils  raisonnent 
d'après  des  notions  fixées  par  les  anciens, 
auxquelles  les  hommes  reviennent  sans  cesse.  Ils 


118  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

forment  le  lien  d'idées  générales  par  lesquelles  se 
rejoignent  les  littératures  diverses  et  s'établit  la 
continuité  intellectuelle  entre  les  peuples.  Cet  état 
d'esprit  est  tout  classique.  Pétrarque,  ici,  reprit 
l'œuvre  littéraire  que  les  héritiers  latins  des  idées 
grecques,  Cicéron  et  Senèque,  avaient  accomplie  ; 
il  la  transmit  aux  Florentins  du  quinzième  siècle  : 
Erasme,  Rabelais,  Henri  Estienne,  Montaigne  re- 
prendront à  leur  tour  la  fonction  classique  de  la 
raison  latine  et  italienne.  Pétrarque  ne  savait  pas 
le  grec.  Il  entrevit  Platon  à  travers  saint  Augustin, 
Homère  à  travers  Yirgile.  La  littérature  ro- 
maine le  ravit  dès  son  adolescence  :  il  pleura 
sur  les  cendres  de  son  Cicéron  jeté  méchamment 
au  feu  par  son  père.  A  Vaucluse,  loin  du  monde, 
il  se  fit  une  compagnie  de  doux  fantômes,  Atticus, 
les  deux  Caton,  Epicure,  Hortensius,  Virgile, 
Cicéron.  Pour  lui,  Cicéron  semble  presque  un 
Père  de  l'Eglise  latine.  Il  écrit  en  latin  cicéronien, 
relevé  de  subtilités  parfois  laborieuses  qui  lui 
viennent  de  Senèque  ou  de  Pline  le  Jeune.  Il  écrit 
abondamment,  torrentiellement.  Il  compte  quelque 
part  environ  quatre  cents  métaphores  bonnes  à 
exprimer  les  variétés  de  la  misère  humaine.  Il 
nage  dans  le  lieu  commun  cher  à  la  prose  latine, 
heureux  comme  le  poisson  dans  l'eau  vive  :  le 
mépris  de  la  mort,  le  néant  de  la  vie,  la  pauvreté, 
l'exil,  l'inconstance  de  la  fortune,  la  fuite  du  temps, 
la  vieillesse,  la  solitude,  l'amitié,  la  douleur,  tous 
ces  thèmes  éternels  de  la  conscience  humaine  se 
pressent  en  sa  correspondance  latine^  roulent  avec 


POUR   LE   CEISTENAIRE  DE   PÉTRARQUE  119 

une  sonorité  parfois  fatigante  en  des  lettres  de 
soixante  pages.  11  faudrait,  pour  lire  convenable- 
ment les  Familiares  et  les  Senties^  les  loisirs 
mêmes  de  Yaucluse,  les  longs  jours  d'été  bercés 
par  le  grondement  de  la  S  orgue  en  sa  caverne  re- 
tentissante comme  un  vaisseau  de  cathédrale. 

La  sottise  des  hommes  est  pour  les  humanistes 
un  champ  fertile  d'observations  ironiques.  La 
familiarité  des  écrivains  anciens  développe  Tesprit 
critique.  Pétrarque  s'est  moqué  de  bien  des  gens, 
même  de  ses  amis^  de  leurs  mœurs,  de  leurs  pré- 
jugés, de  leur  pédantisme^  des  cardinaux  d'Avi- 
gnon, des  astrologues,  des  péripatéticiens  et  des 
averroïstes,  qui,  réunis  en  concile  dans  la  libre 
Venise,  l'excommunièrent  à  titre  de  «  bonhomme 
passablement  illettré  » .  11  fut  bien  dur  aux  Papes 
français,  dont  il  acceptait  les  caresses  et  les  pré- 
bendes et  qu'il  accusa  d'avarice.  Mais  ses  plus 
pitoyables  victimes  ont  été  les  médecins.  «  Tu 
m'écris,  dit-il  à  Boccace,  que,  malade,  tu  n'as 
appelé  aucun  médecin,  je  ne  suis  point  surpris 
que  tu  aies  guéri  si  vite  » .  Il  donne  la  même  re- 
cette à  Clément  YI  malade  et  rappelle  au  Pape 
l'épitaphe  d'Hadrien  :  Turba  medicorimi  perii. 
Il  ne  croit  pas  à  la  médecine,  mais  il  envoie  au 
grand  médecin  Giovanni  da  Padova  une  consulta- 
tion pour  défendre  contre  la  Faculté  son  propre 
régime  :  de  l'eau  claire,  des  fruits  et  de  la  diète. 
Il  ne  s'était  pas  toujours  imposé  une  aussi  rafraî- 
chissante discipline,  je  le  ferai  voir  dans  la  suite 
de  cette  esquisse. 


120  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

Le  goût  des  voyages  achève  la  physionomie 
moderne  de  Pétrarque.  Les  hommes  du  moyen 
âge  allaient  en  foule  au  tombeau  des  Apôtres,  au 
tombeau  du  Sauveur,  à  la  vallée  de  Josaphat,  à 
Saint- Jacques  «  tueur  de  Maures  »  ;  ils  cherchaient 
anxieusement  la  porte  du  Paradis  terrestre  ou 
celle  du  Purgatoire.  On  voyageait  alors  pour  le 
salut  de  son  âme.  Quelques  grands  aventuriers  se 
risquaient  dans  les  soUtudes  de  l'Asie;  ils  allaient 
à  la  recherche  des  voies  commerciales  qui  pou- 
vaient servir  aux  caravanes  de  Venise,  de  Florence 
ou  de  Bruges.  Mais  on  ne  voyageait  point  pour  le 
plaisir.  Pétrarque  est  déjà  un  touriste,  presque  un 
alpiniste.  Son  ascension  du  mont  Ventoux  fut  un 
événement  dans  la  Provence  de  ce  temps-là.  On 
se  demanda  si  ce  jeune  homme,  escaladant  la  cime 
où  se  tient  le  soufflet  mystérieux  du  mistral, 
n'était  point  un  peu  fou.  Pétrarque  voyagea  en 
lettré,  en  artiste,  en  observateur  attentif  des 
choses  de  la  nature.  Il  décrit  une  tempête  à  Naples, 
un  tremblement  de  terre  à  Bâle.  Son  paysage  est 
moins  grandiose  que  celui  de  Dante;  il  est  plus 
détaillé;  mieux  disposé  pour  l'agrément  du  regard, 
comme  ceux  des  peintres  italiens.  Il  crée  déjà  le 
paysage  classique,  tel  que  le  comprendra  le  Pous- 
sin :  des  plans  bien  rythmés  de  collines,  de  ro- 
chers, de  masses  verdoyantes;  des  fonds  sévères 
adoucis  par  la  lumière  ;  plus  près  du  spectateur, 
la  parure  des  feuillages  et  des  eaux  courantes.  Il 
est  certainement  le  premier  écrivain  qui  ait  eu  le 
sens   de  la  beauté  et  du  caractère  auguste  des 


POUR  LE  CENTENAIRE  DE  PÉTRARQUE     121 

ruines.  C'est  pourquoi  il  aima  Rome  pour  sa 
grandeur,  son  abandon,  sa  tristesse.  Il  allait  de 
temple  en  temple,  et  de  souvenir  en  souvenir, 
jouissant  de  l'antiquité,  réveillant  les  morts,  et  du 
haut  des  Thermes  de  Dioclétien,  contemplant  le 
désert  où  dort  la  majesté  de  l'histoire.  Du  bon 
voyageur,  il  eut  l'instinct  d'ironie  qui  aide  à  sup- 
porter beaucoup  de  petites  misères.  Il  fut  un  peu 
aigre  pour  Paris,  surtout  le  Paris  scolastique,  dis- 
puteur,  la  «  rue  du  Fouarre  où  l'on  gazouille  tou- 
jours »,  Strepididus^  Straminiim  Viens.  On  y 
gazouille  encore,  on  y  gazouillera  bientôt  en  son 
honneur.  Nous  oublierons  ce  jour-là  qu'il  a  dé- 
testé la  France  presque  autant  qu'avait  fait  Dante, 
pour  ne  nous  rappeler  que  la  lettre  émue  qu'il 
écrivit  en  1360,  après  avoir  visité  à  Paris,  au  nom 
du  seigneur  de  Milan,  le  roi  Jean  délivré  de  sa 
captivité  d'Angleterre.  Il  avait  traversé  le  royaume 
dévasté  par  la  guerre,  brûlé,  en  proie  à  la  famine, 
pour  cette  lettre,  nous  lui  pardonnerons  bien  des 
malices,  et  quelques  méchancetés. 


II 


J'ai  tenté,  le  mois  passé,  ae  mettre  en  lumière 
les  traits  caractéristiques  qui,  de  la  figure  morale 
de  Pétrarque,  font  une  physionomie  moderne,  «  le 
premier  homme  moderne  »  de  Renan.  Je  reviens 
maintenant  à  l'opinion  de  M.  Henry  Cochin,  au 
Pétrarque  «  dernier  homme  du  moyen  âge  ». 
Entendez  un  grand  contemplatif,  une  âme  mona- 


122  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

cale,  toute  envahie  par  l'ennui  et  le  mépris  des 
choses  du  monde,  avide  de  silence  et  de  sohtude, 
si  absolument  détachée  de  l'action  qu'elle  ne  com- 
prend et  n'aime  plus  rien  en  dehors  du  rêve  mys- 
tique, savoure  amoureusement  le  charme  de  la 
cellule,  s'éloigne  peu  à  peu  de  la  communauté 
humaine.  Dante  avait  adoré  saint  François  d'Assise, 
«  l'époux  de  la  Pauvreté  ».  Innocent  III  avait  eu 
cette  vision,  qui  répondit  bien  au  sentiment  des 
grands  chrétiens,  cent  ans  avant  Pétrarque  :  l'Eghse 
ébranlée  et  chancelante  que  soutenait  l'épaule  du 
Poverello.  Pétrarque  accuse  d'imprudence  saint 
François  pour  avoir  voulu  que  ses  frères  vécussent 
dans  le  monde  et,  par  la  confession,  la  prédication, 
les  lointaines  missions  évangéUques,  fussent 
comme  entraînés  par  le  tourbillon  de  la  vie  infé- 
rieure. Cependant,  en  son  testament,  il  exprima 
le  vœu  d'être  enseveh  dans  un  monastère  fran- 
ciscain. M.  Cochin,  qui  connaît  en  ses  derniers 
replis  la  conscience  du  poète,  relève  cette  contra- 
diction apparente  qui  ne  l'étonné  point,  d'ailleurs. 
Cette  grande  âme  fut  si  mobile,  toute  frémissante 
et  si  constamment  passionnée  que  le  critique  doit 
se  tenir  pour  satisfait  quand,  parmi  les  variations 
des  sentiments  et  des  pensées  de  Pétrarque,  il  est 
parvenu  à  déterminer  quelques  points  fixes  et 
comme  des  haltes  dans  la  marche  incertaine  du 
rêveur  vers  le  vague  idéal  qui  le  fuyait  sans  cesse. 
Or,  l'un  des  moments  les  plus  sûrement  établis  et 
les  plus  longtemps  prolongés  de  ce  pèlerinage 
d'un  esprit  fut  l'enthousiasme  pour  la  vie  céno- 


POUR   LE  CENTENAIRE   DE   PÉTRARQUE  123 

bitique.  Le  grand  amant  de  la  beauté  et  de  la 
gloire  aima  du  même  amour  le  silence  et  le  désert. 
11  a  proclamé  que  le  service  de  Dieu  était  la  ^^paiIc 
liberté^  la  seule  félicité,  et  il  s'est  écrié  :  «  Seul 
le  monastère  a  été  le  ciel  et  la  terre  !  Sola  heremus 
cdelum  fuit  in  terris  ».  Et  remarquez  que  lier  émus 
signifie  la  parfaite  solitude  érémitique  plutôt  que 
la  retraite  monacale,  la  confraternité  du  cloître. 
Après  tout,  ce  Pétrarque  ermite  en  imagination 
n'est  pas  si  fort  éloigné  du  vrai  Pétrarque,  le  soli- 
taire de  Vaucluse,  solitaire  intermittent,  à  la  vérité, 
et  dont  l'ermitage  fut  surtout  une  villégiature. 

M.  Cochin  signale  justement,  dans  la  fameuse 
ascension  du  mont  Yentoux  par  Pétrarque  et  son 
frère  Gherardo  (1336),  le  rôle  allégorique  attribué 
par  François  à  son  cadet  à  l'heure  où  éclate  la 
crise  intime  de  sa  propre  conversion  religieuse. 
Tandis  que  le  plus  jeune  escaladait  allègrement  les 
pentes  les  plus  raidcs  de  la  montagne,  l'autre,  las 
avant  l'heure  et  redoutant  la  fatigue,  cherchait 
paresseusement  les  détours  faciles,  allongeait  sa 
route,  se  perdait  dans  les  vallons,  s'asseyait  au 
bord  des  sentiers.  Et  le  voici  tout  à  coup  qui 
s'arrête  sur  son  chemin  de  Damas..  L'exemple  de 
la  vaillance  fraternelle  l'oblige  à  rougir  de  sa 
lâcheté  et  tout  aussitôt  à  pénétrer  par  la  médita- 
tion au  fond  de  son  cœur,  à  s'accuser  de  ses 
faiblesses,  de  ses  amours,  de  son  penchant  à  la 
volupté.  «  Quand  tu  auras  beaucoup  erré,  il  te 
faudra,  ou  bieu,  chargé  du  poids  d'un  labeur  trop 
longtemps  différé,  escalader  le  sommet  lui-même 


124  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

de  la  vie  bienheureuse,  ou  bien  te  coucher  en  ta 
paresse  dans  les  vallées  fermées  des  pécheurs,  tes 
frères  ».  Il  se  relève  alors  et  gravit  d'un  pas  alerte 
jusqu'au  plus  haut  sommet  du  Ventoux,  contemple 
l'immense  horizon,  le  Rhône,  les  collines,  les  cités, 
la  mer,  salue  «  plus  avec  son  cœur  qu^avec  ses 
yeux  »  la  terre  d'Italie,  repasse  en  son  souvenir  les 
dix  dernières  années  de  sa  vie,  enchantées  et 
troublées  par  l'insaisissable  fantôme  de  Laura  ; 
puis  son  âme  allant  vers  les  hauteurs  spirituelles,  il 
prend  le  minuscule  exemplaire  des  Confessions  de 
Saint  Augustin  qu'un  pieux  moine  lui  a  donné,  et 
tandis  que  Gherardo  se  penche  vers  le  livre,  il  l'ouvre 
au  hasard  et  tombe  sur  ces  paroles  :  «  Les  hommes 
vont  admirer  les  hauteurs  des  montagnes,  et  les 
vastes  flots  de  la  mer,  et  les  larges  chutes  des 
fleuves^  et  les  rivages  de  l'Océan,  et  les  révolutions 
des  étoiles,  et  ils  s'abandonnent  eux-mêmes.  » 

Gherardo  fut  assurément  le  bon  ange  de  Fran- 
çois. Comme  François,  le  jour  de  cette  ascension 
au  Yentoux,  il  avait  le  cœur  endolori.  Sa  Bella 
Donna  venait  de  mourir.  Il  se  fit  Chartreux  et 
s'ensevelit  en  ce  couvent  de  Montrieux  qu'André 
Hallays  vient  de  nous  décrire  si  élégamment.  Ce 
fut  un  moine  héroïque,  qui,  lors  de  la  grande 
peste  de  1348,  refusa  de  suivre  le  prieur  dans  sa 
fuite  et  demeura  pour  enterrer  tous  ses  frères 
sous  la  pierre  du  cloître.  Pétrarque  le  visita  deux 
fois  dans  sa  montagne,  lui  écrivit  jusqu'à  son 
dernier  jour  et  composa,  pour  lui  complaire,  son 
livre  Du  Repos  des  Religieux. 


POUR  LE  CENTENAIRE  DE  PÉTRARQUE     125 

Ce  livre  étrange  pourrait  être  signé  du  grand 
mystique  inconnu  qui  traça  dans  sa  cellule  les 
pages  mélancoliques  de  r Imitation.  C'est  un  adieu 
au  monde,  à  la  vie,  à  l'action,  à  l'ambition,  à  la 
concupiscence,  à  l'orgueil.  Claude  post  te  ostium 
tuum,  dit  r  Imitation.  Fuge,  tace^  quiesce^ 
disaient  les  Pères  du  désert.  Là  est  le  fond  de  la 
doctrine  de  Pétrarque.  Vacate,  crie-t-il  aux 
chrétiens,  c'est-à-dire  soyez  libres  quant  au  labeur 
ou  à  la  tentation  des  choses  de  la  terre.  Qu'il  n'y 
ait  en  vos  âmes  d'autre  souci,  d'autre  amour  que 
le  Christ.  Les  vrais  moines,  esclaves  du  Christ,  sont 
les  seuls  heureux  ici-bas  ;  leur  servitude  n'est  autre 
que  leur  liberté.  Pétrarque,  écrit  M.  Cochin,  «  voit 
les  hommes  s'acharnant  en  vain  à  un  travail  sans 
repos  ni  merci,  auquel  ils  s'attachent  jusqu'à  ce 
qu'enfin  la  mort  les  vienne  reprendre  :  ce  sont  les 
soldats,  les  cultivateurs,  les  marchands,  les  gens 
de  lettres,  les  ouvriers,  non  moins  que  les  luxu- 
rieux et  les  ambitieux.  Le  philosophe  a  pu  dire 
aux  hommes  de  travailler  pour  un  temps,  afin  de 
se  reposer  ensuite.  Mais  on  leur  propose  ici  un 
conseil  plus  salubre  :  c'est  de  se  reposer  aujour- 
d'hui, afin  de  se  reposer  finalement,  de  se  reposer 
toujours  :  Dieu  lui-même  leur  dit  :  «  Vaquez  et 
voyez  ))  ;  «  vaquez  »,  c'est  le  repos  présent  ; 
«  voyez  »,  c'est  le  repos  éternel.  En  vous  reposant, 
vous  ((  verrez  »,  en  «  voyant  »  vous  vous  réjouirez. 
Or,  se  réjouir  de  la  vérité,  c'est  le  bonheur,  c'est 
même  le  seul  bonheur  certain  ». 

Certes,  les  grands  fondateurs  religieux  du  trei- 


126  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

zième  siècle,  saint  François  et  saint  Dominique, 
eussent  rejeté  une  pareille  théorie.  Pétrarque 
revenait  aux  ermites  de  la  Légende  Dorée,  à  qui 
les  corbeaux  apportaient  le  pain  du  jour  et  dont  les 
lions  venaient  creuser  la  tombe.  Et  souvenez-vous 
que  cet  apôtre  de  la  pure  vie  contemplative  a 
passé  sa  vie  à  s'agiter,  à  voyager,  tour  à  tour 
ambassadeur  des  Romains  près  du  Pape  d'Avignon, 
du  Pape  près  de  la  reme  Jeanne  de  Naples,  du 
seigneur  de  Mantoue  près  de  l'Empereur,  du 
seigneur  de  Milan  près  de  la  République  de  Venise 
et  à  la  cour  de  France.  Il  cueillait  les  lauriers 
académiques  à  Rome  et  à  Florence,  acceptait  de 
bonnes  prébendes  à  Avignon,  à  Parme,  à  Padoue. 
H  visitait  les  Chartreuses,  mais  n'y  séjournait 
point,  ou  même  se  logeait  en  dehors  du  monas- 
tère, à  la  campagne.  Près  de  la  Chartreuse  de 
Milan,  il  pratiqua  un  monachisme  bien  doux. 
((  Je  n'y  manque  de  rien,  écrit-il,  et  les  gens  du 
voisinage  m'apportent  force  fruits,  poissons, 
canards  et  gibier.  Mes  rentes  se  sont  fort  arrondies 
et  mes  dépenses  ont  grossi  à  proportion.  Ainsi,  à 
toute  heure,  quelque  sainte  joie  est  à  ma  porte  ». 
Ici,  l'ascète  s'évanouit  et  le  chanoine  absorbe  le 
contemplatif. 

Je  regrette  presque  ce  texte  édifiant  que  je  tire 
des  graves  Epistolœ  Familiares.  Car  je  crois 
fermement  à  la  noblesse  religieuse  de  Pétrarque. 
Il  ne  fut  point  un  saint,  mais  un  pénitent  très 
sincère,  qui  remplit  ses  œuvres  latines  de  l'humble 
confession  de  ses  faiblesses.  Quand  il  prie,  quand 


POUR  LE  CENTENAIRE  DE  PÉTRARQUE     127 

il  pleure  ou  se  frappe  la  poitrine,  il  dévoile  naïve- 
ment le  secret  de  son  âme.  Un  document  précieux, 
publié  en  1896,  par  M.  Léopold  Delisle,  témoigne 
de  sa  parfaite  bonne  foi.  C'est  une  prière  latine 
qu'il  avait  écrite,  le  1"  juin  1335,  sur  les  deux 
premiers  feuillets  d'un  manuscrit  du  douzième 
siècle,  contenant  les  traités  de  Cassiodore  et  de 
saint  Augustin  sur  l'àme.  Ce  manuscrit,  qui  fit 
partie  de  la  librairie  des  Yisconti,  est  au  fonds 
latin  de  notre  Bibliothèque  nationale,  sous  le 
no  2201.  Après  plus  de  cinq  siècles,  le  cri  de 
douleur  d'un  chrétien,  tourmenté  par  ses  péchés 
et  qui  se  jette  sur  le  cœur  de  Jésus-Christ,  éclate 
à  nos  oreilles  :  «  Mon  Dieu,  je  te  recommande  mes 
pensées  et  mes  actes,  mon  silence  et  mes  paroles, 
mon  repos,  mes  jours^  mes  nuits,  mon  sommeil  et 
mes  veilles,  mon  rire  et  mes  larmes,  mes  espérances 
et  mes  désirs,  le  temps  de  ma  vie  et  l'heure  de 
ma  mort. . .  Prends-moi,  Seigneur  Jésus-Christ, 
et  tire-moi  de  mon  néant.  Crée  en  moi  un  cœur 
pur. . .  Fais  que  je  t'aime  de  tout  mon  cœur  et  de 
toute  mon  àme.  Donne-moi  la  mémoire  de  ta 
passion  et  la  méditation  de  ma  mort. . .  Voilà  que 
je  péris  si  tu  tardes  un  peu  !» 

Une  pensée,  une  même  image  apparaissent  à 
deux  reprises  en  cette  prière  :  Langorem  animi, 
miserere  languentis.  Cette  langueur  de  l'àme, 
cette  torpeur  du  caractère,  ce  sommeil  de  la  volonté 
qui  laisse  le  chrétien  désarmé  contre  la  tentation 
sont  les  signes  de  la  grande  maladie  morale  bien 
connue  du  moyen  âge  que  saint  Thomas  décrivit, 


128  LA   VIEILLE  ÉGLISE 

que  Dante  mit  en  son  Enfer  et  dont  Pétrarque, 
qui  en  pâtit  toute  sa  vie,  a  plusieurs  fois  présenté 
l'analyse.  Il  s'agit  de  Vaccidia,  le  mal  des  âmes 
délicates,  presque  féminines,  qui  n'ont  pas  la  force 
d'endiguer  l'envahissement  de  la  vie  sensuelle,  se 
complaisent  dans  l'inertie,  se  délectent  en  une 
tristesse  sans  cause  apparente  ».  C'est,  dit  Pétrar- 
que, comme  une  volupté  de  souffrir,  qui  fait  que 
l'âme  est  triste,  maladie  d'autant  plus  funeste  que 
la  cause  est  plus  inconnue  »,  voluptas  dolendi^  la 
volupté  d'être  heureux  et  de  chanter  son  malheur, 
et  de  goûter  les  joies  amères  d'une  incurable 
mélancolie.  «  Tendresse  humaine  égarée,  écrit 
Sainte-Beuve,  orgueil  inquiet,  inassouvi,  s'analv- 
sant  aussi  sans  fin  et  se  décrivant  ». 

Maladie  des  hommes  du  moyen  âge,  je  le  veux 
bien,  mais  maladie  éternelle  que,,  au  temps  des 
romantiques,  on  qualifia  de  «  mal  du  siècle  »,  le 
mal  de  René,  de  Joseph  Delorme,  de  «  l'Enfant  du 
siècle  »,  et  dont  la  tristesse  hautaine,  le  dégoût 
de  la  vie,  le  perpétuel  retour  au  passé,  à  la  jeu- 
nesse, l'attente  anxieuse  de  l'avenir  sont  les  symp- 
tômes caractéristiques.  En  ces  personnages  de 
fiction  littéraire,  Yaccidia  put  sévir  avec  une 
déconcertante  intensité.  Les  ravages  furent  m.oins 
profonds  dans  les  cas  réels,  et  comme  atténués 
par  quelque  autre  passion  ou  même  par  les  condi- 
tions de  la  vie.  Chateaubriand  fut  un  accidiosus 
moins  pathétique  que  René..  Pétrarque  ne  semble 
pas  constamment  suffoqué  par  ces  «  vapeurs 
mélancoliques  »  que  Dante  signale,  d'après  saint 


POUR  LE  CENTENAIRE  DE  PÉTRARQUE     129 

Thomas,  comme  l'atmosphère  douloureuse  des 
accidiosi.  11  goûta  la  consolation  des  grands  lettrés 
dont  le  siècle  proclame  et  vénère  le  génie.  La 
gloire  fut  le  suprême  intérêt  de  sa  vie.  Il  eut  la  joie 
d'être  salué  par  la  chrétienté  entière  comme  prince 
de  poésie  et  de  sagesse.  Il  sut  plier  les  choses  du 
dehors  au  service  de  sa  renommée.  Avec  une 
bonne  grâce  aristocratique,  il  recherchait,  pour  y 
replacer  sa  figure,  les  cadres  les  plus  nobles,  le 
désert  de  Yaucluse,  les  ruines  de  Rome,  la  plaine 
solennelle  du  Latium,  le  vaste  horizon  d' Arqua.  Il 
se  faisait  volontiers  le  centre  du  monde  et,  dans 
son  immense  correspondance  latine,  véritables  mé- 
moires d'outre-tombe,  mêlait  ingénument  sa  per- 
sonne aux  vicissitudes  de  l'Eglise  et  de  l'Occident. 
Jusqu'à  son  dernier  soir,  il  voulut  étudier,  écrire, 
conseiller  et  maintenir  intacte  sa  maîtrise  intellec- 
tuelle. Déjà  presque  mourant  il  écrivait  :  «  Je  vais 
plus  vite,  je  suis  comme  un  voyageur  fatigué. 
Jour  et  nuit  je  passe  d'un  travail  à  l'autre,  me 
reposant  de  Tun  par  l'autre.  Il  sera  temps  de 
dormir  quand  nous  serons  sous  terre.  » 

Et  voici  que  peu  à  peu,  sur  le  vague  profil 
médiéval,  se  dessinent  de  nouveau  les  traits  d'un 
visage  moderne.  Est-ce  un  paradoxe  de  rapprocher 
Pétrarque  de  Chateaubriand  ?  Au  moins  est-ce  un 
hommage  qu'on  me  pardonnera  de  rendre  à  la 
mémoire  de  son  nom,  et  qui,  peut-être,  n'eût  pas 
déplu  à  Chateaubriand. 


L'Angelîco  (D 


Je  vois  toujours  ce  matin  d'avril  où  je  visitai 
pour  la  première  fois  —  il  y  a  si  longtemps  !  — 
le  couvent  de  San-Marco,  à  Florence.  C'était  un 
jour  de  Samedi  Saint.  Il  y  avait  alors  des  moines 
dans  le  glorieux  monastère^  à  la  porte  duquel  on 
était  accueilli,  non  par  des  messieurs  coiffés  de 
képis  et  présidant  au  jeu  des  tourniquets,  mais 
par  un  YÎeux  cénobite  dont  le  visage  avait  la  cour- 
toisie souriante  naturelle  à  un  dominicain  floren- 
tin. Ce  matin-là,  la  maison  semblait  déserte  :  à 
cette  heure,  la  communauté  était  à  l'église.  Dès 
l'entrée,  j'entendais  courir  autour  de  moi  des 
échos  de  psalmodies,  la  supplication  du  Kyrie ^ 
puis  une  voix  solitaire,  la  lecture  de  l'Epitre,  puis 
les  chants  triomphants  du  Gloria  in  excehis  !  et 
les  trois  cloches  de  San-Marco,  les  cloches  qui 
avaient  pleuré  sur  Savonarole  expirant,  soudain 
revenues  de  Rome,  éclatant,  joyeuses,  fébriles,  et 
dont  la  brusque  gaieté  fit  s'envoler  une  douzaine 
de  pigeons  perchés  sur  le  campanile.  Tout  au 
fond  du  cloître,  dans  l'ombre  fraîche,  au  pied  de 


(1)  Le  Bienheureux  Fra  Giovanni  Angelico  (la  Fiesole 
{1387-1 435),  par  Henrv  CochiQ.  —  Paris.  Victor  Lecolïre, 
1906. 


132  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

la  Crucifixion  de  Frà  Angelico,  un  très  vieux 
moine  était  agenouillé,  la  tête  penchée  sur  la  poi- 
trine, perdu  en  une  méditation  empreinte  de  l3éa- 
titude.  Je  pénétrai  dans  le  jardin  du  cloître,  espé- 
rant y  voir  les  rejetons  du  grand  rosier  de  Damas 
à  l'ombre  duquel  le  frère  Jérôme  prêchait  à  son 
peuple.  Je  n'y  trouvai  que  des  églantiers  blancs  et 
rouges,  déjà  fleuris,  quelques  bouquets  de  lau- 
riers, un  cyprès  svelte  et  velouté  planté  à  chaque 
angle  du  cloître  et,  çà  et  là,  des  touffes  de  ja- 
cinthes qui  embaumaient.  Assis  sur  un  banc  de 
marbre,  parmi  les  lauriers,  un  novice  en  robe 
blanche  jetait  des  mies  de  pain  à  une  tribu  de 
passereaux.  Le  jeune  moine  riait  de  l'empresse- 
ment désordonné  de  ses  hôtes  emplumés,  de  leurs 
cris  aigus,  de  leurs  frénétiques  battements  d'ailes. 

—  Ah  1  me  ^dit-il,  c'est  fini  à  cette  heure,  le 
carême  des  petits  oiseaux  !  Demain  ce  sera  notre 
tour. 

A  ce  moment,  le  vieux  moine  extatique  du 
cloître  traversait  le  jardin  et,  pour  ne  point  effa- 
roucher par  l'approche  de  son  capuchon  la  troupe 
agitée  des  moineaux,  fit  un  petit  détour  avec  un 
sourire  de  mansuétude.  Ce  dominicain  à  barbe 
blanche  avait  évidemment  fâme  franciscaine. 

Ces  souvenirs  si  lointains  s'éveillèrent  en  ma 
mémoire  tandis  que  je  lisais  le  livre  charmant  que 
M.  Henry  Cochin  vient  de  consacrer  à  Frà  Gio- 
vanni de  Fiesole,  le  grand  peintre  mystique  de 
l'Italie  dans  la  première  moitié  du  quinzième  siècle. 
Aujourd'hui  encore,  après  l'exil  des  moines,  deux 


133 

figures,  d'une  noblesse  très  rare,  cheminent  aux 
côtés  du  visiteur  le  long  du  cloître  silencieux,  dans 
les  cellules,  dans  le  jardin  plein  de  fleurs,  dans 
Téglise  pleine  de  silence  et  d'ombre,  Frà  Giovanni, 
l'ange  de  Fiesole,  et  Frà  Girolamo,  le  martyr  de  la 
liberté  religieuse.  Mais  la  lecture  de  ce  livre  peut 
modifier  l'image  que  l'on  se  faisait  volontiers  de 
l'Angelico.  Ce  doux  visionnaire  qui  ne  peignait 
qu'en  pleurant  les  scènes  de  la  Passion,  fut,  lui 
aussi,  battu  par  l'éternelle  tempête  qui  ravageait, 
depuis  les  jours  de  Dante,  toutes  les  cités  d'Italie, 
bouleversait  l'Eglise,  les  communes,  les  seigneu- 
ries, les  grands  Ordres  monastiques,  les  couvents 
les  plus  humbles,  perdus  sur  les  plateaux  de 
l'Apennin,  comme  le  Latran  pontifical.  11  prit  sa 
part  des  angoisses  et  des  souffrances  de  la  grande 
«  hôtellerie  de  douleur  ». 

Il  s'appelait  de  naissance,  Guido  di  Pietro,  plus 
familièrement  Guidolino,  d'une  famille  de  paysans 
dont  nous  ne  savons  rien  ;  il  était  né  dans  la  haute 
vallée  du  Mugello,  dont  le  corridor  aboutit,  du 
coté  du  Nord,  à  Fiesole.  Le  père  cultivait  quelques 
arpents  en  vue  des  tours  énormes  flanquant  les 
portes  de  la  petite  ville  féodale  de  Vicchio.  Région 
agreste,  sauvage,  possédée  et  ravagée,  jusqu'au 
quatorzième  siècle,  par  des  tyranneaux,  les  Ubal- 
dini  et  les  Conti  Guidi,  que  Yillani  montra  tapis 
en  leurs  «  cavernes  »,  toujours  prêts  à  fondre 
comme  des  vautours  sur  le  pauvre  monde.  Ce  fut 
l'œuvre  héroïque  de  Florence  de  déposséder  ces 
seigneuries  de  brigands  gibelins,  inféodés  à  l'em- 


134  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

pire;  elle  mit  à  Topération  la  patience,  l'âpreté 
d'une  société  bourgeoise  de  banquiers  et  de  mar- 
chands qui  sait  négocier,  temporiser,  ne  rechigne 
point  sur  la  dépense,  et,  au  besoin,  marche  à  la 
bataille,  entreprend  le  siège  épique  d'une  citadelle. 
De  ces  tyrans  légendaires^  abattus  l'un  après 
l'autre,  contraints  de  descendre  à  Florence  et  de 
s'y  enrôler  sur  les  registres  des  Arts  mineurs,  il 
restait,  sur  les  rochers  du  Mugello.  quelques  fan- 
tômes de  figure  émouvante,  qui  durent  émouvoir 
le  petit  Guidolino  :  le  cardinal  Ubaldini  que  Dante 
a  plongé  dans  les  sépulcres  embrasés  des  héré- 
siarques, et  cet  effroyable  Ruggioro  Ubaldini, 
archevêque  de  Pise,  dont  le  comte  Ugolin  ronge 
«  par  derrière  »  le  crâne  en  un  trou  noir  de  l'enfer 
dantesque. 

Or,  en  ce  temps-là,  si  la  vie  pubUque  était 
perpétuellement  troublée  par  la  violence,  la  per- 
fidie des  forts,  la  vie  domestique  incertaine,  pré- 
caire, la  vie  intime  de  Tâme  était  sans  cesse  forti- 
fiée par  le  prestige  et  le  rajeunissement  incessant 
de  l'idéal  religieux.  Cette  région  alpestre  du  Mu- 
gello était  comme  sanctifiée  par  la  vivante  tradi- 
tion des  thaumaturges,  des  ermites  et  des  saints 
qui  y  avaient  laissé  la  trace  de  leur  apostolat,  de 
leurs  prières  et  de  leur  charité  :  saint  Romulus, 
premier  évêque  de  Fiesole;  les  martyrs  Cresci, 
Enzio  et  Onnione,  saint  Laurent,  qui  devint,  avec 
saint  Cosme  et  saint  Damien,  le  patron  des  grands 
Médicis  ;  les  solitaires  du  cinquième  siècle  tels  que 
Gaudenzio  et  ses  compagnons,  qui  font  planer  sur 


l'angelico  135 

la  contrée  une  atmosphère  de  miracles.  «  Six  siècles 
après,  écrit  M.  Henry  Cochin,  des  chassem's  pour- 
suivant un  sanglier  au  fond  des  halliers  inacces- 
sibles, sont  saisis  d'une  terreur  sainte  en  décou- 
vrant une  lueur  qui  flotte  au-dessus  de  la  terre, 
sur  la  tombe  ignorée  des  antiques  ermites.  Le 
peuple  afflue  au  Ifeu  du  miracle  ;  l'évêque  de  Fie- 
sole  accourt;  il  décide  sans  tarder  de  bâtir  là  une 
abbaye  pour  les  moines  du  mont  Cassin  et  une 
belle  église  ».  Si,  dans  le  cours  de  ce  terrible 
quatorzième  siècle,  l'Eglise  désemparée  par  son 
exil  en  Avignon ,  semble  fléchir,  si  les  ordres  mo- 
nastiques, les  plus  grandes  maisons  ascétiques  de 
l'Italie,  désertant  les  règles  de  leur  primitive  ins- 
titution, s'abandonnent  aux  vanités  et  aux  vices 
de  leur  âge,  d'autre  part,  à  chaque  instant,  une 
explosion  de  foi,  parfois  de  forme  étrange,  vient 
ranimer  l'espérance  et  consoler  les  cœurs  can- 
dides. Frà  Angelico  enfant,  vit  passer  sur  la  Tos- 
cane émerveillée  les  longues  processions  des  péni- 
tents blancs.  De  quelle  province  chrétienne 
sortaient-ils?  on  l'ignorait.  D'x\llemagne,  peut- 
être,  de  Bohême,  de  Hongrie.  Chemin  faisant,  les 
multitudes  s'attachaient  à  leur  cortège,  chantant 
des  Laudes,  et  ils  roulaient  sur  l'Italie,  pacifiques, 
criant  :  Paix  !  Miséricorde  !  entrant  à  i'improviste 
Idans  les  villes,  les  châteaux,  les  églises,  campant 
i  en  plein  air,  «  vêtus  de  longues  robes  de  lin 
blanc,  avec  des  capuces,  blancs  aussi,  qui  leur 
couvrent  complètement  la  tête  et  ne  laissent 
paraître   que  les  deux  yeux  ».    Quarante  mille 


136  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

Florentins  entrèrent  dans  ce  torrent.  Partout  où 
paraissaient  ces  hommes,  pareils  à  des  êtres  de 
mystère,  les  guerres  civiles  s'apaisaient,  les  ini- 
mitiés privées  s'effaçaient.  Malheureusement,  ces 
foules  étaient  trop  immenses.  Elles  semaient,  sur 
leur  route,  avec  la  prière,  les  sombres  maladies 
du  moyen  âge.  «  Ces  innombrables  innocents 
étaient  partis  de  villes  criminelles  et  dévastées, 
de  charniers  pleins  de  cadavres  et  sur  leurs  pas, 
ville  par  ville,  bourg  par  bourg  et  maison  par 
maison,  naissait  la  peste  noire  ». 

Ces  extraordinaires  manifestations  de  la  piété 
populaire  n'étaient  elles-mêmes  que  le  signe  du 
profond  désarroi  des  consciences.  Déjà,  au  milieu 
du  treizième  siècle,  à  l'époque  de  l'empereur 
Frédéric  II,  qui  passait  pour  l'Ante-Christ  — 
Bellua  ascendens  de  mari  —  l'Italie  avait  vu,  en 
ses  provinces  septentrionales,  le  spectacle  inouï 
des  Flagellants.  Au  temps  de  la  jeunesse  de  Frà 
Giovanni,  c'était  du  grand  schisme,  de  TEglise 
déchirée  entre  deux  Papes,  celui  de  Rome  et  celui 
d'Avignon,  que  souffrait  le  monde  chrétien. 
L'œuvre  magnifique  de  sainte  Catherine  de  Sienne, 
le  Pape  rentré,  disait-elle,  «  en  son  grand  évêché 
de  Piome  »  avait  avorté.  Grégoire  IX  était  bien 
rentré  à  Rome,  mais  les  cardinaux  persistaient  à 
maintenir  sur  le  rocher  des  Doms  le  Saint-Siège 
apostolique.  Au  moment  où  l'Angelico  venait  de 
prendre  l'habit  dominicain  au  monastère  de  Cor- 
tona  (l/i07)  et  quelques  mois  après  son  retour  au 
couvent  de   Saint-Dominique  de  Fiesole,  la  chré- 


l'angeltco  137 

tien  té  se  trouva  sous  le  bâton  pastoral  de  trois 
Papes  :  Grégoire  XII  déposé  par  le  Concile  de 
Pise,  le  vieux  moine  grec  Alexandre  Y,  élu  par 
cette  assemblée  et  un  antipape  terrible,  Benoît  XIII, 
qui,  pendant  trente  années  assiégé,  chassé  par  le 
Roi,  errant  d'exil  en  exil,  lança  ses  foudres  urbi  et 
orbi.  D'une  telle  anarchie  au  sommet  de  l'Eglise, 
il  était  inévitable  que  les  pires  désordres  descen- 
dissent parmi  tous  les  rangs  de  la  société  reli- 
gieuse. Sur  la  question  delaRéforme  —  l'insoluble 
problème  des  grands  Ordres  —  les  Dominicains 
se  divisaient,  s'agitaient  fiévreusement  en  une 
confusion  révolutionnaire.  L'élection  d'Alexandre  V 
(l/i09)  aggrava  la  crise.  Le  Général  des  Prêcheurs, 
Tommaso  di  Ferme,  avait  toujours  été  hostile  à  la 
Réforme,  dont  Raymond  de  Capoue,  l'illustre 
directeur  de  sainte  Catherine,  fut  l'initiateur.  Tom- 
maso voulut  imposer  à  ses  frères  l'obédience  de 
l'anti-pape  de  Pise.  La  maison  de  Fiesole  refusa 
de  se  soumettre.  Les  moines  acceptaient  les  pires 
douleurs,  afin  de  ne  point  se  séparer  du  chef 
légitime  de  l'Eglise  :  la  violation  de  leur  serment 
d'obéissance  absolue,  l'excommunication,  l'interdit 
jeté  sur  leur  couvent,  la  prison  perpétuelle  ou  la 
fuite  au  désert.  Le  soir  de  l'arrestation  de  leur 
prieur,  les  moines  de  Fiesole  prirent  leur  bâton  de 
voyage  et,  sans  bruit,  à  travers  les  ténèbres, 
s'enfoncèrent  dans  la  montagne.  Parmi  eux  étaient 
Giovanni  et  le  futur  saint  Antonin.  Us  espéraient 
trouver  un  refuge  à  Gortona  ;  mais  cette  ville  était 
assiégée  par  le  roi  de   Naples,    Ladislas,   déjà 


138  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

maître  de  Rome.  De  cojivent  en  couvent,  les 
pauvres  gens,  devant  qui  se  fermaient  toiitos  les 
portes,  pénétrèrent  en  Ombrie,  longèrent  le  lac 
de  Trasimène,  passèrent  au  pied  de  Pérouse,  en 
vue  d'Assise.  On  était  en  juillet,  et  je  pense  que 
le  gazouillement  des  hirondelles  de  saint  François 
les  consola,  de  l'aurore  au  crépuscule,  sur  les 
sentiers  del'Ombrie.  Enfin,  la  petite  troupe  errante 
atteignit  Foligno,  où  le  prédicateur  de  la  réforme 
dominicaine,  Fra  Giovanni  Dominici,  lui  avait 
préparé  un  refuge  près  de  l'évêque  de  cette  ville. 
Ce  fut  le  port  après  l'orage  pour  les  proscrits  de 
Fiesole, 

L'affaiblissement  de  l'Observance,  compliquée 
de  peste  noire,  obligea  la  communauté  errante  à 
se  replier  après  quelques  années,  sur  Cortona. 
Puis,  en  1418,  il  revinrent  à  Fiesole.  Frà  Giovanni 
séjourna  jusqu'en  l/i36  en  son  premier  monastère. 
De  là  il  passa  au  couvent  de  San-Marco,  à  Flo- 
rence. Pendant  vingt  ans,  il  y  peignit  les  scènes 
évangéliques  dont  la  douceur  dut  apaiser  bien 
souvent  l'âme  tempétueuse  de  Savonarole. 

M.  Gochin  remarque  très  justement  que  l'Om- 
brie  eut,  sur  la  mysticité  artistique  de  l'Angelico, 
une  influence  profonde.  Il  put  respirer  là-bas  les 
fleurs  de  la  légende  franciscaine,  recueillir  les 
souvenirs  de  béatitude  laissés  par  le  Père  Séra- 
phique.  Et  la  chanson  du  vieux  Jacopone  sur  la 
danse  des  anges  et  des  élus  au  Paradis  vint  à  lui 
de  l'âge  lointain  de  Boniface  VIII  et  lui  inspira 
sans  doute  la  grâce  de  son  Jugement  dernier  : 


l'angelico  130 

«  Une  ronde  se  fait  au  Ciel  —  de  vous  les  Saints 
en  ce  jardin  ;  —  en  cette  ronde  vont  les  Saints  — 
et  les  x\nges  tant  qu'il  en  est.  —  Ils  vont  au 
devant  de  TEpoux,  —  et  tous  dansent  par  amour. 

«  Ils  ont  tous  des  guirlandes  —  et  paraissent 
tous  jeunes...  En  cette  cour,  toute  chose  est 
pleine  d'amour...  » 


Paganisme  Florentin 


Florence  fut,  au  point  de  vue  des  croyances 
religieuses,  une  cité  fort  singulière.  Aucune  ville 
d'Italie,  au  moyen  âge,  pas  même  Venise,  n'inter- 
préta ou  n'altéra,  avec  une  telle  liberté  d'esprit, 
le  christianisme  traditionnel.  De  trèsboune  heure, 
elle  manifesta  le  plus  audacieux  rationalisme.  Dès 
les  premiers  jours  du  douzième  siècle,  elle  abritait 
entre  ses  murs  une  société  à' épicuriens  dont 
l'impiété  attira  sur  son  peuple  la  colère  de  Dieu. 
Les  grands  incendies  qui  la  ravagèrent,  en  1115 
et  1117,  n'eurent  point  d'autre  cause,  selon 
l'honnête  Jean  Yillani,  que  le  péché  mortel  des 
incrédules.  Florence  avait  accueilli  déjà  des  mani- 
chéens chassés  du  pays  lombard  et  qui  portèrent 
jusque  dans  Orvieto,  jusqu'en  terre  d'Eglise. 
l'hérésie  asiatique.  Mais  les  épicuriens  de  Florence 
n'étaient  point  des  cathares.  Le  nom  que  leur 
infligea  la  conscience  chrétienne  est  d'une  remar- 
quable justesse.  Benvenuto  d'Imola,  commentant 
les  tercets  que  Dante  leur  a  consacrés,  nous 
apprend  que  le  crime  capital  de  la  secte  était 
«  de  faire  mourir  l'âme  avec  le  corps  ».  Entre 
l'homme  et  la  bête,  ils  ne  faisaient,  disait-on, 
touchant  le  mystère  de  la  mort,  aucune  différence. 


142  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

Certes,  ces  vieux  Florentins  n'avaient  point  lu 
Lucrèce,  dont  la  bibliothèque  deBobbio  renfermait 
un  manuscrit.  Mais,  d'instinct,  ils  dénonçaient  le 
dogme  fondamental  de  l'épicurisme,  dans  le  do- 
maine de  la  morale  religieuse.  Les  incrédules 
florentins  enlevaient  à  la  religion,  à  toute  religion, 
sa  raison  d'être  initiale.  La  doctrine  d'absolue 
négation  se  prolongea  d'une  façon  plus  ou  moins 
occulte  jusqu'en  plein  treizième  siècle.  Dante  ne 
pouvait  refuser  à  ces.  pervers  une  place  en  son 
Enfer.  Mais  il  leur  donna  une  place  d'honneur,  un 
supplice  qui  n'est  ni  honteux  ni  dégradant,  des 
sépulcres  de  flammes  sur  lesquels  se  dresse  le  plus 
grand  de  tous,  une  âme  très  noble  de  citoyen, 
Farinata  Begli  Uberti,  qui,  tout  droit,  le  regard 
altier,  «  semble  avoir  l'Enfer  en  grand  mépris  ». 
Cependant,  ces  apostats  ne  représentaient  qu'un 
groupe,  le  plus  énergique,  à  la  vérité,  de  la  société 
florentine.  C'étaient  des  gibelins,  amis  fidèles  de 
l'Empire,  submergés  dans  la  multitude  guelfe  de 
la  commune  démocratique.  Ils  furent  les  alliés  de 
l'empereur  Frédéric  II  dans  sa  lutte  implacable 
contre  l'Eglise  romaine  et  le  christianisme.  Sans 
cesse  vaincus,  dépossédés,  proscrits,  ils  regardaient 
avec  un  suprême  dédain,  la  foule  obscure  des 
guelfes,  artisans,  changeurs,  gens  de  petits  métiers, 
qui  couraient  aux  homélies,  allumaient  des  cierges 
et  chantaient  des  psaumes  aux  chapelles  d'humbles 
tiers-ordres.  Ils  ne  surent  point,  ces  gibelins 
superbes,  reconnaître  dans  la  conscience  religieuse 
de  leurs  adversaires  politiques  la  passion  de  liberté 


PAGANISME  FLORENTIN  143 

qu'ils    portaient  en  eux-mêmes.    Si   la  Florence 
guelfe  embrassait  tendrement  le  Credo  séculaire, 
l'Evangile  transmis  par  les  ancêtres,  elle  réservait 
sa  pleine  indépendance  à  l'égard  de  l'Eglise,  de  sa 
discipline,    de  son  autorité  temporelle.    C'est  le 
petit  peuple,  le  monde  des  cardeurs  de  laine,  des 
ciompi^  que  Savonarole  a  soulevé  contre  Rome  ; 
Savonarole  fut  brûlé  pour  crime  d'hérésie  ;   Flo- 
rence recueillit  les  cendres  du  martyr,  fit  du  moine 
révolutionnaire    un    thaumaturge,    organisa    son 
culte,  adora  ses  reliques.  L'Office  de  Savonarole 
était  célébré  dès  le  seizième  siècle,  non  seulement 
par  les  Frères  prêcheurs,  mais  dans  les  monastères 
de  femmes,  dans  les  confréries  où  se  rencontraient 
les  derniers  descendants  des  Piagnoni.  A  la  fin 
du    siècle,    l'archevêque    Alexandre   de    Médicis 
écrivait  au  grand-duc  pour  lui  dénoncer  la  recru- 
descence inattendue  du  culte  maudit.  «  On  sème 
les  folies  de   cet  homme  parmi  les  Frères,    les 
nonnes,   les  séculiers  ;  on  séduit  insolemment  la 
jeunesse,  on  célèbre  en  secret  l'oftice  de  ce  prétendu 
martyr,  on  garde  ses  rehques  comme  d'un  saint, 
même  le  fer  auquel  il  fut  pendu,  ce  que  le  feu  a 
laissé  de  son  capuchon,  de  son  cilice,  le  vin  qu'il 
a  bénit,  on  le  donne  aux  malades  et  il  s'en  fait  des 
miracles  ».  Le  pauvre  archevêque  a  beau  briser 
les  presses,   exiler  les  dominicains  récalcitrants, 
interdire  l'imagerie,    établir  ses  espions  à  Santa 
Maria  Novella.  La  dévotion,  la  tremblante,  doulou- 
reuse dévotion  des  pauvres  gens  persiste   dans 
l'ombre  à  la  mémoire  du  moine  qui,  un  jour, 


144  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

avait  crié  à  la  chrétienté  :  «  Le  Pape  Alexandre 
ne  croit  pas  en  Dieu  !  ». 

J'ai  voulu  signaler  par  quelques  traits  généraux 
les  deux  attitudes  originales  que  prit  jadis  Florence 
en  face  de  l'Evangile  et  de  l'Eglise.  En  réalité, 
gibelins  ou  guelfes,  incrédules  ou  chrétiens  régu- 
liers, ces  Florentins  du  moyen  âge  ont  été  des 
âmes  libres,  de  foi  toute  personnelle.  Les  meilleurs 
d'entre  eux  tenaient  assurément  pour  la  belle 
maxime  inscrite  par  Dante  en  son  Comnto  :  «  Dieu 
ne  veut  en  nous  de  religieux  que  le  cœur  ». 
Précepte  admirable  pour  des  contemplatifs  ou  des 
ascètes,  dangereux  pour  de  simples  consciences 
engagées  dans  la  vie  du  siècle.  Quelle  tentation  de 
mesurer  au  bon  Dieu  la  part  la  plus  petite  de  son 
amour  I 

Yoyez  maintenant  la  singularité  morale  que 
j'indiquais  à  ma  première  ligne.  A  la  crédulité 
enfantine,  aux  superstitions  populaires,  il  semble 
que  la  vieille  Florence  —  et,  qui  sait  ?  peut-être 
même  la  Florence  de  nos  jours  —  ait  fait  une 
part  bien  large.  Sous  le  sol  de  la  noble  ville  qui 
nourrit  Farinata,  les  deux  Cavalcanti,  Machiavel  et 
Galilée,  s'étendait  une  nappe  profonde  de  paga- 
nisme, traditions  et  croyances  dont  beaucoup 
vinrent  assurément  de  l'antique  terre  de  TEtrurie, 
dont  quelques-unes  aussi  semblent  de  lointaines 
infiltrations  germaniques.  A  Florence,  il  n'est  pas 
un  palais,  une  église,  un  pont,  une  fontaine,  une 
citerne  mystérieuse,  une  croix  dressée  en  quelque 
carrefour,  une  place  solitaire,  un  recoin  sinistre 


PAGANISME  FLORENTIN  145 

marqué  par  le  souvenir  de  quelque  crime  qui 
n'ait  sa  légende,  son  conte  de  nourrice  ou 
d'aïeule,  même  sa  complainte,  et  ces  histoires, 
parfois  grotesques,  plus  souvent  tragiques,  ont  si 
rigoureusement  résisté  à  l'œuvre  du  temps,  qu'un 
Anglais  d'esprit  curieux,  devenu  Florentin  d'habi- 
tude et  de  prédilection,  M.  Godfrey  Leland,  put  en 
recueillir  et  en  publier  une  centaine  (1).  La  griffe 
du  diable,  le  balai  des  sorcières,  les  bêtes  fantas- 
tiques, les  conjurations  magiques,  les  lutins  bienfai- 
sants y  apparaissent  maintes  fois;  on  y  rencontre, 
non  sans  surprise,  Gain,  Orphée,  Eurydice.  Mais 
que  nous  sommes  loin  du  rationalisme  hautain 
professé  par  les  épicuriens  que  flétrissait  Yillani  ! 

Arrêtons-nous  un  instant  à  la  mythologie  des 
ponts  de  Florence,  Ponte  Vecchio,  Ponte  alla 
Carraia,  Ponte  aile  Grazie. 

Le  Pont- Vieux  porte  sur  ses  deux  rampes  une 
double  rangée  d'échoppes  et  de  boutiques  qui  est 
interrompue  par  l'arc  central.  Vues  des  quais,  ces 
masures  ont  la  figure  bien  vermoulue  et  croulante. 
Leurs  hôtes  devraient  méditer  sur  la  mésaventure 
du  campanile  de  Venise.  Là  se  tiennent  les  orfèvres 
de  troisième  ordre,  dont  les  joyaux  font  battre  le 
cœur  des  jolies  petites  paysannes  de  Toscane.  La 
nuit,  sous  les  auvents  de  ces  boutiques,  le  pont 
vénérable  serait  un  coupe-gorge,  si  l'on  coupait  les 
gorges  à  Florence  aussi  librement  qu'à  Paris.  Mais 
au  moins  les  voleurs  y  travailleraient-ils  bien  à 


(1)  Londres  et  Florence,  1896,  2  vol. 

10 


146  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

leur  aise  sans  le  Gohlin  qui  va  et  vient  dans  les 
ténèbres,  sous  la  forme  d'agent  de  police  ou  de 
veilleur  municipal.  Parfois,  penché  au  parapet  de 
l'arcade,  il  regarde  couler  l'Arno  durant  de 
longues  heures.  Si  vous  l'interrogez  ainsi  :  «  Qui 
es-tu  ?  Que  fais-tu  ici  ?  Où  habites-tu  ?  Viens-tu 
avec  moi  ?  »  il  ne  répondra  rien.  Mais  dites  :  «  Qui 
suis-je?  »,  il  partira  d^un  si  bruyant  éclat  de  rire 
que,  réveillés,  tous  les  orfèvres  et  toutes  les 
épouses  des  orfèvres  et  tous  les  petits  des  orfèvres 
battent  des  mains  et  s'écrient  :  «  C'est  le  joyeux 
Goblin  du  Pont-Yieux,  qui  veille  sur  nous  et  sur 
nos  boutiques  :  dormons  en  paix  :  » 

On  lui  chantait  :  «  Garde-moi  des  voleurs  !  Garde- 
moi  aussi  de  la  sorcière  !  »  Quand  un  voleur  forçait 
une  boutique,  l'astucieux  lutin  laissait  l'homme 
opérer  tranquillement  ;  puis  il  le  suivait  en  criant  : 
«  Au  voleur  !  »  et  ne  le  quittait  plus  que  sur  le 
seuil  de  la  prison.  Mais  si  les  gens  de  poUce  cher- 
chaient à  le  retenir  en  quaUté  de  témoin,  il  s'éva- 
nouissait en  fumée  subtile. 

Il  n'aimait  point,  de  nuit,  les  blasphémateurs. 
Si  quelqu'un  de  ces  sacrilèges  passait  sur  le  pont, 
il  voyait  cheminer  vaguement  devant  lui  un  chat 
ou  un  bouc.  Tout  à  coup,  la  bête  inquiétante 
s'engouffrait  dans  le  sol,  parmi  des  lueurs  de 
flammes,  et  l'éclat  de  rire  moqueur  du  Goblin 
achevait  l'épouvante  du  pauvre  diable 

Au  Pont-Charretier,  le  mystère  était  un  peu 
plus  infernal.  Un  voisin  du  pont,  Marocchio  (peut- 
être  un  Maure,   certainement  un  mécréant)   qui 


PAGANISME   FLORENTIN  147 

blasphémait  du  matin  au  soir  et  du  soir  au  matin, 
après  s'être  vendu  au  démon,  se  sentant  près  de 
mourir,  enfouit  son  trésor  sous  une  arche  du  pont. 
Depuis  lors,  s' échappant  de  l'enfer,  il  rôdait 
autour  de  la  cachette,  en  forme  de  bouc  soufilant 
du  feu  ;  il  bondissait  devant  les  passants,  puis 
disparaissait  dans  un  jet  de  flammes.  D'un  coup 
de  corne,  il  chavirait  les  barques  des  renaioli^  de 
tireurs  de  sable,  et  beaucoup  mouraient  de  terreur. 
Un  Florentin,  plus  avisé  que  ses  confrères,  flaira 
l'odeur  du  trésor,  alla  trouver  le  bouc  à  l'heure 
de  minuit  et  d'une  voix  douce,  lui  promettant  la 
paix  de  l'âme,  en  échange  du  magot,  obtint  du 
satanique  animal  qu'il  consentît  à  sauter  et  à 
s'abîmer  à  l'endroit  où  Marocchio  avait  caché  son 
coffre-fort.  Le  trésor  fut  enlevé  sans  retard.  Mais 
le  bouc  se  montre  encore,  dans  les  nuits  de  grand 
vent,  aux  passants  attardés. 

Au  pont  des  Grâces,  la  légende  est  très  mélan- 
colique. C'est  une  histoire  d'amours  malheureuses. 
Deux  jeunes  gens  s^aimaient  depuis  leur  tendre 
enfance.  Ils  s^aimèrent  si  éperdument  qu'un  beau 
matin  la  jeune  fille  se  trouva  en  un  cruel  embarras. 
Elle  confia  son  angoisse  à  une  amie,  qui  était 
sorcière  et  maligne.  Il  fallait  hâter  le  mariage.  La 
fausse  amie  promit  de  tout  arranger,  demanda 
quelques  cheveux  de  l'amoureux,  puis  courut 
cuisiner  chez  d'autres  sorcières  un  sortilège  odieux. 
Le  jour  des  noces,  —  le  conte  ne  nous  dit  pas  de 
quelle  façon  les  parents  de  la  demoiselle  avaient 
consenti  à  cette  union,  —  la  malheureuse  fiancée 


148  LA   VIEILLE   EGLISE 

reçut  un  bouquet  de  fleurs  d'oranger  saupoudré 
d'une  drogue  magique.  Elle  tomba  privée  de  senti- 
ment^ tandis  que  sa  perfide  amie,  prenant,  par 
opération  diabolique,  les  traits  et  les  vêtements 
de  la  véritable  épousée,  s'agenouillait  devant 
Tautel  à  côté  de  l'épouseur.  Elle  ne  recueillit  point 
le  fruit  souhaité  de  son  crime.  L'autre,  la  véritable 
amante,  ranimée  par  les  soins  de  ses  servantes, 
éclairée  du  même  coup  sur  la  trahison,  volait  vers 
l'Arno,  tenant  toujours  en  ses  mains  le  fatal 
bouquet  et,  du  haut  du  pont  des  Grâces,  se  jetait 
dans  le  lleuve.  Presque  aussitôt,  le  marié,  à  demi 
bigame,  désespéré,  se  précipitait  de  l'autre  bout 
du  pont.  Je  regrette  que  les  gens  de  la  noce  n'aient 
point  fait  goûter  à  la  jeune  sorcière  le  même 
rafraîchissement. 

Le  lecteur  devine  sans  peine  que,  depuis  ce 
jour,  les  oreilles  fines  entendent,  sous  les  arches 
du  pont,  la  plainte  et  les  sanglots  des  deux  amants 
tragiques,  lamentation  et  souvenir  qui  recomman- 
dent aux  jeunes  personnes,  sur  les  deux  rives  de 
rArno,  les  avantages  de  la  vertu. 


Vieux  Carnaval  romain 


Certes,  je  regretterais  amèrement  de  compro- 
mettre par  d'indiscrètes  révélations  historiques 
les  démonstrations  de  joie  populaire  que  nous 
appelons  encore,  par  tradition  ou  atavisme,  le 
Carnaval.  Je  ne  me  consolerais  pas  d'avoir  troublé, 
par  cette  légère  enquête,  la  conscience  de  nos 
maîtres,  que  l'Eglise  romaine,  depuis  quelques 
mois,  hélas  !  persécute  si  durement  et  qui,  dans 
la  simplicité  de  leur  cœur,  tolèrent  ingénument 
des  réjouissances  d'origine  ecclésiastique,  cléricale, 
presque  canonique.  Montrer  l'étroite  relation  du 
Carnaval  (carnis  privium)  avec  le  renoncement 
à  la  chair  (entendez  la  chair  rôtie  à  point),  le 
Carême  au  pâle  visage,  le  blême  et  mélancoUque 
Mercredi  des  Cendres  pourrait  être,  à  cette  heure, 
une  fantaisie  dangereuse.  Nos  pauvres  marins,  à 
qui  l'on  a  pris  déjà  le  Yendredi-Saint  et  les  pavil- 
lons en  berne  qui  mettaient  en  péril  de  naufrage 
la  République  risqueraient  de  perdre  encore  les 
douceurs  du  Mardi-Gras,  et  nos  collégiens,  nos 
étudiants,  nos  professeurs  trembleraient  pour  leur 
congé  annuel.  Cependant  la  vérité  a  le  droit  absolu 
d'être  proclamée.  Après  tout,  la  scandaleuse  mul- 
titude de  faux  capucins  avinés  qui,  aujourd'hui, 
roulent  à  travers  Paris,  consolera  beaucoup  d'âmes 


^50  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

excellentes.  Ceux  de  ces  moines  éphémères  qui 
chemineront  à  plus  de  deux  côte  à  côte  seront, 
sans  doute,  entraînés  au  poste,  comme  congréga- 
tion non  autorisée.  «  Tout  est  bien  »,  disait  Pan- 
gloss,  philosophe  ministériel,  qui  redoutait  les 
Jésuites. 

Donc,  le  fait  n'est  pas  douteux  :  le  Carnaval 
est  d'institution  religieuse.  Aux  semaines  d'ascé- 
tisme et  de  larmes,  la  vieille  Eglise  du  moyen  âge, 
toujours  maternelle,  a  permis  d'opposer  quelques 
jours  de  joie,  de  bouffonneries,  d'innocentes  ri- 
pailles. Je  dis  quelques  jours,  car  le  long  carnaval 
romain,  qui,  parfois,  commençait  à  Noël,  n'appa- 
raît clairement  que  vers  la  fm  du  quinzième  siècle. 
Au  dixième,  au  onzième,  nous  ne  connaissons 
guère  qu'une  journée  bien  définie,  le  Carnaval 
des  gens  d'église,  à  Rome,  les  Laudes  de  la  Cor- 
noniania.  C'était  le  premier  samedi  après  Pâques 
Ici  le  divertissement  suivait  le  Carême  :  le  repos 
après  la  pénitence.  Les  archiprêtres  des  paroisses, 
le  dîner  parachevé,  vers  une  heure,  appelaient 
leurs  ouailles  au  son  des  cloches.  Une  procession 
étrange,  empreinte  de  paganisme  enfantin,  sortait 
de  chaque  église.  En  tête,  le  sacristain,  vêtu  de 
l'aube,  couronné  de  fleurs,  le  front  orné  de  deux 
cornes,  à  la  façon  du  vieux  Silène  ;  il  tenait  une 
baguette  de  cuivre  chargée  de  clochettes;  puis  le 
curé,  la  chape  au  dos,  entouré  de  son  clergé; 
enfm,  les  paroissiens.  On  allait  à  Saint-Jean-de- 
Latran.  Quand  toutes  les  églises  de  la  ville  étaient 
ainsi  réunies  autour  de  la  vénérable  basilique,  le 


VIEUX   CARNAVAL   ROMAIN  151 

Pape  sortait  de  son  palais,  accompagné  de  ses 
cardinaux.  Les  clercs  chantaient  alors  :  De  us  ad 
bonam  horanil  Que  le  bon  Dieu  vous  bénisse! 
une  Lande  incohérente,  mêlée  de  grec  et  de  latin 
barbares,  tandis  que  tous  les  sacristains  dansaient 
dans  le  cercle  de  leurs  paroissiens  respectifs, 
agitant  cornes  et  clochettes.  Puis  un  des  curés 
montait  sur  un  âne,  la  figure  tournée  du  côté  de 
la  queue;  un  camérier  tenait,  sur  le  front  de  la 
bête,  un  bassin  contenant  vingt  sous  en  deniers; 
le  curé  se  renversait  à  trois  reprises  du  côté  du 
bassin  et  y  prenait  tout  fargent  qu'il  pouvait.  Ses 
confrères  marchaient  vers  le  Pape  et  jetaient  à 
ses  pieds  des  couronnes  de  fleurs.  L'un  d'eux 
lâchait  un  jeune  renard,  qui  se  sauvait  comme  il 
pouvait  :  le  donateur  recevait  un  besant  et  demi  ; 
un  autre  présentait  un  coq;  un  troisième  offrait 
un  chevreuil  au  Saint-Père.  Enfin,  le  Pape  se 
levait,  donnait  la  bénédiction apostohque,  et  toutes 
les  paroisses  s'en  retournaient  gaiement,  au  tinte- 
ment des  grelots,  parmi  les  grandes  ruines  étoi- 
lées  de  fleurs  printanières,  au  doux  soleil  d'avril. 
Que  les  chrétiens  du  temps  jadis  se  soient  pré- 
parés aux  âpretés  du  Carême  par  d'inoffensives 
bacchanales,  cela  n'est  pas  douteux  :  toutes  les 
vieilles  littératures  ont  gardé  l'écho  de  ce  paga- 
nisme persistant,  que  l'Eglise  surveillait  du  coin 
de  l'œil.  L'austère  Espagne  se  délecta  au  quator- 
zième siècle,  à  la  lecture  d'une  œuvre  bouff'onne, 
la  Bataille  de  Don  Carnaval  et  de  Don  Carême^ 
où    l'archiprêtre    Juan  Ruiz  avait  mis  la  verve 


152  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

gouailleuse  de  dos  fabliaux.  Les  deux  mythiques 
personnages  se  gourment  tantôt  avant,  tantôt  après 
le  temps  du  jeûne  et  de  la  mortification,  le 
Mercredi   des  Cendres  ou  le  Samedi-Saint. 

Mais  le  Carnaval,  en  sa  forme  la  plus  auguste 
de  spectacle  populaire,  le  Carnaval  romain,  vénéré 
par  toute  la  chrétienté,  date  réellement  du  ponti- 
ficat de  Paul  II.  Ce  pape,  très  magnifique  seigneur 
vénitien,  très  léger  d'esprit,  curieux  d'œuvres  d'art 
et  de  pierreries,  infatué  de  sa  belle  prestance, 
prodiguait  à  son  peuple  toutes  sortes  de  féUcités 
temporelles,  des  repas  en  plein  air,  des  cavalcades 
mythologiques  avec  dieux  olympiens,  nymphes  et 
bacchantes  ;  parfois  même^  quand  il  daignait  se 
souvenir  de  sa  fonction  spirituelle,  de  somptueuses 
processions.  Mais  son  œuvre  de  prédilection  fut  le 
Carnaval.  Guidé  par  l'instinct  très  sur  d'un  chef 
d'Etat  qui  connaissait  bien  le  génie  de  sa  popu- 
lace, aux  pompes  symboUques,  aux  mascarades 
héroïques  dont  Venise  lui  avait  donné  le  goût, 
Paul  II  ajouta  les  courses  à  pied  de  tous  genres 
allant  de  la  Place  du  Peuple  au  palais  de 
Saint-Marc,  où,  lui-même,  il  résidait  plus  volon- 
tiers qu'au  Vatican.  Ici,  la  force  corporelle,  toute 
brutale,  ambition  et  orgueil  de  la  plèbe,  éclatait 
dans  le  triomphe  de  la  vitesse.  Passion  profondé- 
ment humaine,  qui  fait  aujourd'hui  de  l'inhabitable 
Paris  un  champ  de  massacre.  Dans  ce  cirque  ro- 
main, tout  en  longueur,  les  athlètes  haletaient, 
suaient,  applaudis  ou  siffles  par  la  foule,  courant 
vers  le  lambeau  d'étoffe  précieuse,  le  pallio^  ou 


VIEUX    CARNAVAL   ROMAIN  153 

vers  l'anneau  d'or.  De  jour  en  jour,  jusqu'au 
Mardi-Gras,  on  fit  ainsi  courir  des  jeunes  gens, 
puis  des  juifs^  des  chrétiens  sexagénaires,  enfin 
des  buffles  et  des  ânes.  Paul  II,  d'un  balcon 
du  palais,  présidait  à  la  fête.  Parfois,  tout 
riant,  il  lançait  au  peuple  des  poignées  de  mon- 
naies. Dans  l'intérieur  du  palais,  les  gros  bour- 
geois de  Rome  banquetaient  plantureusement  à 
des  tables,  au  bon  ordre  desquelles  veillaient  des 
prélats  bienveillants.  Quand  les  bourgeois,  les 
Quirites  furent  rassassiés,  la  canaille  se  rua  vers 
les  tables  et  engloutit  les  miettes  du  festin  ponti- 
fical. Ce  jour-là,  le  successeur  des  Apôtres  avait 
retrouvé  la  formule  du  gouvernement  pratiqué  par 
les  Césars,  bons  ou  mauvais  :  Panent  et  circenses. 
Le  Carnaval  était  fondé.  Il  avait  en  quelque 
sorte  sa  place  au  bréviaire  romain.  Il  grandit,  se 
développant  en  gentillesses  et  en  grâces.  Les  com- 
bats de  taureaux,  importés  probablement  par  la 
cour  du  premier  Pape  Borgia,  Calixte  III,  en  l/i55, 
se  multiplièrent.  La  course  des  juifs  était  déjà  un 
agréable  régal,  les  malheureux  filant  sous  une 
grêle  d'injures  et  parfois  de  lourdes  pommes  de 
pin  :  on  imagina  des  courses  de  bossus,  de  man- 
chots, d'estropiés  et  de  monstres  humains,  nus, 
pitoyables,  abjects.  C'était  la  course  «  de  bipèdes  », 
plus  savoureuse  à  contempler  que  celle  des  ânes 
ou  des  chevaux  barbes.  Dans  cet  ouragan  de  cris, 
de  rires,  de  blasphèmes  qui  roulait  du  haut  en 
bas  de  la  piste,  les  spectateurs,  échauffés  par  le 
vin  et  le  vacarme,  perdaient  bientôt  la  tête.  Dans 


154  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

la  foule  qui  s'écrasait  le  long  du  Corso,  on  échan- 
geait des  gourmades  et  des  coups  de  couteau  : 
des  fenêtres  aristocratiques  ou  bourgeoises  pleu- 
vaient  sur  le  populaire  du  miel,  de  l'eau  de 
vaisselle,  des  œufs  pourris,  même  de  l'huile  bouil- 
lante, cependant  que  des  bandes  de  masques 
promenaient  d'église  en  église  d'impures  satur- 
nales. Ni  le  fouet,  ni  la  potence  ne  purent  rien 
pour  endiguer  ces  folies.  Le  gouvernement  ponti- 
fical se  vit  bientôt  contraint  d'accorder  au  Car- 
naval sa  licence  plénière.  Dès  le  dix-septième 
siècle^  afm  de  mêler  quelques  réflexions  graves  à 
ces  extravagances,  le  Saint-Père  fit  réserver  pour 
le  Mardi-Gras  et  le  Mercredi  des  Cendres  le  sup- 
plice des  grands  criminels  :  en  1720,  un  abbé, 
en  1737,  un  comte,  coupables  de  chansons  d'op- 
position. Mais,  par  une  attention  bien  délicate  et 
un  sens  réel  de  l'harmonie,  le  Mardi-Gras,  Mgr  le 
gouverneur  de  Rome  habillait  ses  bourreaux  en 
polichinelles. 

L'exact  chroniqueur  et  maître  des  cérémonies 
vaticanes,  sous  quatre  pontificats,  Burchard, 
chaque  année,  entre  la  Purification  de  la  Yierge  et 
le  Mercredi  des  Cendres,  nous  donne  le  programme 
des  jeux  du  Carnaval.  C'est  un  rituel^  toujours  le 
même,  avec  un  accroissement  sensible  du  côté  des 
taureaux,  au  temps  de  l'Espagnol  Alexandre  YI. 
Mais,  çà  et  là,  je  relève,  sur  ce  calendrier,  des 
incidents  assez  pittoresques.  En  l/i87,  «  le  cardi- 
nal Colonna,  masqué  [larvatus),  passant  à  cheval 
sur  la  place  Saint-Pierre  avec  trois  autres  cardi- 


VIEUX   CARNAVAL  ROMAIN  155 

naux  masqués,  tomba  lourdement  de  sa  monture 
près  de  l'église  Saint-Sauvem^  et  se  fit  beaucoup 
de  mal.  Le  22  février,  à  la  place  Navone,  cortège 
de  chars  de  triomphe.  Burchard  laisse  entendre 
que  les  trois  cardinaux  compagnons  de  Colonna, 
toujours  masqués,  y  figurèrent.  En  1492,  après 
la  procession  en  l'honneur  de  la  prise  de  Grenade, 
le  cardinal  vice-chancelier  organise  devant  son 
palais  un  petit  cirque  :  on  y  tue  cinq  taureaux  qui 
préalablement  tuèrent  quelques. 'orera^  (antequam 
ipsi  interimerentur).  En  l/i9S,  point  de  Carna- 
val (îion  facte  maschere).  La  seule  distraction 
qu'eurent  en  ces  jours  les  Romains  fut  une  che- 
vauchée du  Sacré- Collège  «  en  habit  laïque  et  à 
la  française  »,  allant  se  divertir  à  Ostie,  et  la 
découverte,  dans  le  Tibre  où  il  était  tombé  «  non 
libenter  »,  d'un  petit  page  d'Alexandre  YI,  Pe- 
rotto,  que  César  avait  poignardé  sous  le  manteau 
et  dans  les  bras  de  son  père.  Le  sang,  écrit  l'am- 
bassadeur vénitien,  «  sauta  à  la  face  du  pape  ». 
En  l/i99,  selon  le  Journal  de  Burchard,  Carna- 
val complète  L^évêque  de  Toul,  qui  était  en 
masque,  et  dont  le  cheval  avait  heurté  quelques 
Romains  d'humeur  difûcile,  failUt  être  massacré; 
un  prêtre  espagnol,  dont  la  conscience  était  char- 
gée d'un  assassinat,  fut  tué  dans  la  rue  par  le 
frère  de  sa  victime,  en  pleine  foule.  En  1502,  le 
29  décembre,  double  course  allant  vers  Saint- 
Pierre,  les  taureaux,  l'anneau  de  fer  au  mufle, 
qui  partent  de  Campo  di  Fiore,  et  les  courtisanes 
(quamplures  meretrices)  qui  viennent  du  Borgo. 


156  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

Au  Yatican,  comédies,  musique   et  danses  mo- 
resques. 

Le  dernier  Carnaval  du  règne  fut  lugubre  et 
scandaleux.  La  terreur  étouffait  Rome.  Les  cardi- 
naux mouraient  en  quelques  heures  ou  quelques 
semaines,  les  plus  riches  surtout.  La  famille 
Orsini  allait  être  décimée.  Les  petits  tremblaient 
comme  les  grands.  On  revoyait  le  temps  affreux 
de  Catilina  ou  des  triumvirs.  Les  espions  de  César 
rampaient  dans  Tombre  des  tavernes,  des  églises. 
Un  masque  qui  avait  trop  d'esprit,  eut  la  main  et 
la  langue  coupées  :  la  langue,  clouée  sur  la  main, 
fut  exposée  solennellement.  Le  Pape,  inquiet, 
convoqua  sa  noblesse  et,  dit  l'orateur  de  Yenise, 
Giustinian,  l'engagea  «  à  faire  la  fête,  à  tenir  la 
ville  en  joie  ».  La  populace  accepta  la  mission. 
Une  abominable  mascarade  conduisit  au  Yatican 
un  cardinal  carnavalesque,  en  cape  de  pourpre  et 
chapeau  rouge.  Je  ne  puis  traduire  ici  la  prose 
inconsciente  de  notre  chapelain  que  les  termes 
précis  et  les  images  mythologiques  n'effarou- 
chent point.  Alexandre  YI  attendait  à  une  fenêtre 
du  palais  l'apparition  du  cortège.  Il  eut  le  courage 
de  demeurer.  «  Après,  dit  Burchard,  ils  chevau- 
chèrent dans  toute  la  ville.  »  Le  21  février,  les 
juifs  coururent  encore  pour  le  pallio.  Le  22, 
mourait  empoisonné  le  cardinal  Orsini  dans  sa 
prison  du  Saint- Ange.  Il  «  avait  bu  son  calice  », 
dit  tranquillement  Burchard.  Biberat  calicem. 
Ainsi  finit  le  Carnaval  romain  de  1503. 


Un  Anglais  humaniste  et  martyr  (i) 


I 


L'histoire  religieuse  de  l'Angleterre  compte 
deux  grands  martyrs,  Thomas  Becket  et  Thomas 
More,  qui,  dans  sa  candeur  de  latiniste,  s'appe- 
lait volontiers  lui-même  Thomas  Morus.  L'un  et 
l'autre  ils  furent  la  victime  d'implacables  despotes; 
ils  payèrent  de  leur  sang  leur  invincible  obstina- 
tion à  ne  point  trahir  leur  EgUse.  Le  plus  grand 
des  deux  est  peut-être  sir  Thomas  More.  L'arche- 
vêque de  Cantorbéry  fut  assassiné  par  les  spadas- 
sins de  son  roi  et  tomba  sur  les  marches  de  l'au- 
tel. Il  confessa  sa  foi  en  un  guet-apens  inattendu. 
Le  chancelier  de  Henri  VIII  monta  sur  l'échafaud 
en  vertu  d'une  sentence  judiciaire.  Mais  il  pou- 
vait sauver  sa  vie  en  effaçant  deux  mots  au  Credo 
qu'il  récitait  chaque  jour.  Il  aima  mieux  mourir 
pour  la  dignité  de  son  âme  et  l'immortel  honneur 
de  son  nom. 

L'histoire  de  cette  conscience  chrétienne  et  de 
cet  esprit  charmant  vient  d'être  contée  en  un  pe- 
tit livre  bien  aimable  par  un  érudit  qui  connaît  à 


(1)  Le  Bienheureux  Thomas  More  {4 47 8-4 545) j  par  Henri 
Brémond.  —  Paris,  V.  Lecoffre,  1904. 


158  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

merveille  le  lointain  passé  de  IWngleterre,  cette 
«  joyeuse  vieille  Angleterre  »  qui  donnait  à  la 
mélancolique  vieille  Europe  le  spectacle  réconfor- 
tant des  libertés  politiques  ou  plutôt  aristocrati- 
ques, mais  abattait  par  milliers  des  têtes  anglaises 
soupçonnées  de  s'incliner  devant  l'image  du  Pape 
romain.  Les  théoriciens  des  libertés  et  des  droits 
de  l'homme  ont  de  ces  incohérences  de  conduite 
qui,  aujourd'hui,  n'étonnent  plus  personne  en 
France.  Néanmoins,  il  est  juste  de  le  dire,  cer- 
tains gouvernements  modernes  ont  fait  de  nota- 
bles progrès  en  mansuétude.  Ils  ont  bu  «  le  lait  de 
la  tendresse  humaine  ».  Ils  ont  renfermé  en  un 
écrin  de  velours  la  hache  du  bourreau.  Ils  ne 
manifestent  plus  que  par  l'exil  et  la  confisca- 
tion leur  ardent  amour  pour  les  libertés  reli- 
gieuses. 

Le  personnage  dont  M.  Henri  Brémond  nous 
représente  la  vie  est  une  figure  absolument  sédui- 
sante, très  fine,  complexe  en  son  apparente  sim- 
plicité, à  la  fois  grave  et  souriante,  et  qui  n'ap- 
paraît tout  à  fait  héroïque  et  vénérable  qu'aux 
dernières  semaines,  à  la  veille  même  de  la  mort. 
Le  lecteur  est  tenté  de  revenir  vingt  fois  au  titre 
du  livre,  «  le  Bienheureux  Thomas  More  »,  pour 
se  persuader  que  ce  magistrat  lettré,  ce  père  de 
famille,  ce  doux  rêveur,  d'une  si  attirante  bonho- 
mie, fut  placé  par  l'Eglise  au  nombre  des  plus 
proches  amis  de  Dieu  et  que  ses  os  reposent  sous 
la  pierre  des  autels.  Tout  en  lui  et  autour  de  lui, 
son  caractère  et  la  culture  de  sa  pensée,  ses  livres 


UN   ANGLAIS   HUMANISTE    ET   MARTYR  159 

de  chevet,  ses  amitiés,  son  ironie  coutumiere  et 
jusqu'à  son  portrait,  chef-d'œuvre  d'Holbein,  nous 
le  rendent  accessible.  Il  est  si  chaudement  vêtu 
de  bonnes  fourrures,  si  noblement  coiffé  de  l'am- 
ple bonnet  des  légistes,  qne  nous  ne  saurions  l'ima- 
giner ni  agenouillé  sur  le  pavé  d'une  cellule  mo- 
nastique, ni  perdu  en  extase  au  fond  d'une  stalle, 
dans  les  ténèbres  solennelles  d'une  cathédrale. 
C'est  un  saint  de  bibliothèque,  et  même,  si  j'ose 
ainsi  parler,  de  coin  de  feu,  un  saint  en  robe  de 
chambre  doctorale.  Oui,  mais  il  eut  son  Hélioga- 
bale  comme  les  chrétiens  de  l'âge  primitif,  il 
sortit  d'un  pas  très  tranquille  de  sa  bibliothèque 
pour  aller  au  martyre,  et  puisque  nous  sommes 
désormais  en  cordiale  entente  avec  nos  voisins 
d'outre-Manche,  ne  pourraient-ils  nous  prêter  un 
peu  de  ses  reliques?  Il  serait  intéressant  d'en 
éprouver  l'efficacité  sur  nos  consciences  en  plein 
désarroi  et,  d'ailleurs,  nous  ne  manquons  point 
de  chapelles  ravagées,  désertes,  dont  les  portes, 
enfoncées  à  coups  de  massues,  demeurent  libéra- 
lement ouvertes  à  tous  les  vents  du  ciel.  L''entrée 
du  bienheureux  Thomas  More  à  la  Grande-Char- 
treuse serait  une  scène  émouvante,  d'un  symbo- 
lisme précieux.  Malheureusement,  au  pied  de  la 
montagne,  on  trouverait  les  sbires  de  la  police  et 
les  gendarmes. 

Lçngtemps,  la  vie  avait  été  très  douce  à  Tho- 
mas More.  Elevé  par  des  prêtres,  des  savants,  un 
cardinal,  il  garda  toujours,  malgré  Taustérité  de 
son  éducation  première,  la  fraîcheur  et  l'entrain 


160  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

insouciant  de  la  jeunesse.  Son  père,  le  juge  Sir 
John  More,  avait  une  tournure  d'esprit  assez  par- 
ticulière, qui  demeura  dans  la  famille.  Il  s'était 
marié  trois  fois  et  professait  volontiers,  sur  le  ma- 
riage et  ses  hasards,  des  maximes  telles  que 
celle-ci  :  «  Huit  couleuvres  dans  un  sac  et  une 
anguille.  Plongez  le  bras  et  avouez  que  c'est  un 
fier  bonheur  de  prendre  l'anguille  ».  Mais  il  y  a 
tant  de  sérénité  en  toutes  les  pages  tracées  par 
Thomas  à  propos  de  ses  souvenirs  d'enfance  ou 
de  sa  vie  domestique,  qu'on  peut  supposer  que  le 
bon  John  avait  retiré  tour  à  tour  du  sac  trois 
anguilles.  Et  c'est  bien  dans  la  demi-ombre  du 
foyer,  du  home^  qu'il  faut  encadrer  la  figure  de 
Thomas,  soit  penché  sur  ses  in-folio,  soit  entouré 
des  êtres  qui  lui  furent  le  plus  chers.  Ainsi  le 
voit-on  en  cette  esquisse  de  son  ami  Holbein,  que 
garde  le  musée  de  Bâle.  More  est  assis,  entouré 
de  tous  les  siens,  orné  de  sa  chaîne  d'or  profes- 
sionnelle. A  sa  gauche,  la  tête  blonde  de  son  plus 
jeune  héritier  s'incline  légèrement  sur  un  livre. 
Aux  pieds  du  père^,  très  bas,  sur  des  tabourets, 
sont  placées  Cécile,  aux  petits  yeux  pétillants  de 
malice,  et  Marguerite,  l'aînée,  très  sérieuse,  sur- 
montée d'une  lourde  coiffe  géométrique;  Ehsabeth 
se  tient  un  peu  à  l'écart^  à  côté  du  grand-père, 
les  mains  croisées,  un  livre  sous  le  bras,  et,  près 
du  vieux,  une  petite  cousine,  une  Marguerite  en- 
core^ orpheline  recueillie  par  les  deux  More  et 
qui  lit,  elle  aussi^,  dans  un  Uvre.  Enfin^  en  un 
coin   de  l'esquisse,  agenouillée  devant  un  prie- 


UN   ANGLAIS   HUMANISTE   ET    MARTYR  161 

Dieu  et  très  placide,  voici  Alice  MiddletoD,  la 
seconde  épouse.  La  première,  Jane  Coït,  avait  été 
bien  exquise.  Elle  était  presque  une  enfant,  il  l'ap- 
pelait paternellement  son  uxorcula^  sa  chère 
petite  femme.  «  Quand  les  enfants  étaient  endor- 
mis, écrit  M.  Brémond,  elle  retournait  à  ses  leçons, 
puisque  son  mari  la  voulait  savante,  ou  bien  elle 
chantait  et  jouait  de  la  clavicorde,  puisque  More 
n'aimait  rien  tant  que  cela  ».  Elle  mourut,  lais- 
sant quatre  enfants  dont  l'aînée  avait  à  peine  cinq 
ans.  Thomas,  quelques  mois  plus  tard,  épousa 
une  veuve,  plus  âgée  que  lui,  qui  n'était  point 
belle,  mais  d'un  cœur  excellent. 

Ici,  je  vous  prie  d'écouter  le  témoignage 
d'Erasme.  «  Il  la  mène  par  des  caresses  et  des 
bons  mots,  et  le  plus  autoritaire  des  maris  ne 
saurait  mieux  se  faire  obéir.  Songez  donc  que 
cette  femme,  déjà  sur  le  retour,  s'est  mise,  sans 
aucun  goût  naturel  et  avec  grande  assiduité,  à 
jouer  de  la  cithare,  de  la  harpe,  du  manicorde  et 
de  la  flûte  (!),  faisant  chaque  jour  l'exercice  que 
son  mari  lui  fixait».  Erasme,  que  cet  orchestre 
fatiguait  peut-être  et  qui  ne  parlait  à  la  dame  que 
le  latin  dont  elle  n'entendait  pas  un  traître  mot, 
insinue  qu'il  est  bien  aise  de  quitter  Londres  où 
ne  le  retiendra  certes  pas  l'humeur  difficile  de 
l'harmonieuse  AUce,  son  hôtesse  !  Il  paraît  qu'elle 
économisait  sur  les  bouts  de  chandelle  et  dépen- 
sait sans  compter  sur  ses  robes  de  velours.  De  son 
côté,  More  écrivait  à  Erasme,  en  1517  :  «  Ma 
femme  me  charge  d'un  million  de  compliments 

11 


162  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

en  retour  de  vos  souhaits  de  longue  vie  :  elle  tient 
beaucoup,  dit-elle,  à  vivre  longtemps  pour  conti- 
nuer à  me  persécuter  ».  Un  jour  Alice  revenait 
de  confesse.  «  Tenez-vous  en  joie,  dit-elle  à  Tho- 
mas, pour  aujourd'hui,  j'ai  laissé  toute  ma  malice, 
et  demain  je  serai  plus  fraîche  à  recommencer  ». 
Et  comme  elle  faisait  de  grands  efforts  pour  amin- 
cir sa  taille  de  matrone,  le  mari  disait  :  «  Certes, 
Madame,  Dieu  vous  fera  tort  s'il  vous  refuse 
l'enfer,  car  vraiment  vous  l'avez  acheté  à  beaux 
deniers  » 

Mais  ce  sont  là  d'innocentes  piqûres  d'épingles 
et  badinages  familiers  aux  époux  les  mieux  assortis. 
Et  c'était  une  bonne  et  charitable  chrétienne,  la 
femme  à  qui  Thomas  écrivait,  apprenant  que  ses 
greniers  avaient  brûlé,  et  aussi  ceux  de  ses  voi- 
sins. «  Je  vous  demande  d'être  joyeuse,  de  prendre 
avec  vous  toute  la  famille  et  d'aller  à  l'église  re- 
mercier Dieu  pour  ce  qu'il  nous  a  donné,  pour  ce 
qu'il  nous  enlève  et  pour  ce  qu'il  nous  laisse.  Je 
vous  prie  de  rechercher  exactement  ce  que  nos 
pauvres  voisins  ont  perdu,  et  de  leur  dire  de  ne 
pas  s'en  faire  de  souci;  je  préférerais  vendre  ma 
dernière  cuillère  plutôt  que  de  voir  nos  pauvres 
voisins  souffrir  quoi  que  ce  soit  à  cause  de  nous  ». 

Le  gendre  de  More,  William  Roper,  manque  à  la 
toile  de  Holbein.  Le  peintre  a-t-il  voulu  lui  im- 
poser ainsi  une  pénitence  pour  le  court  accès  de 
prosélytisme  luthérien  qui  troubla  un  instant  la 
paix  de  cette  famille?  Mais  le  peintre  n'a  pas  ou- 
bhé,  à  l'arrière-plan,  le  fou  du  chanceher,  Paten- 


UN    ANGLAIS   HUMANISTE    ET   MARTYR  163 

son,  et  le  petit  singe  qui  chifTonne  la  robe  de  lady 
More.  Les  chiens  de  la  maison  sont  absents,  le 
gros  chien  de  garde  du  vieux  More  et  le  barbet 
de  Bologne  de  Thomas.  Ils  figuraient  certainement 
dans  le  tableau  définitif,  qui  semble  perdu. 

Voilà  un  intérieur  dont  le  spectacle  en  dit  long 
sur  la  vie  limpider,  le  sérieux  et  la  bonté  des  per- 
sonnages. Celte  maison,  si  musicale,  était  un  lieu 
de  prières,  un  sanctuaire  de  méditation  et  d'étude. 
Pour  l'ami  de  Holbein,  le  livre,  qu'il  contienne 
l'Evangile  ou  quelque  Décade  de  Tite-Live,  est 
l'attribut  parlant  d'un  portrait  véridique  ;  tel 
l'éventail,  entre  les  mains  des  dames  du  dix-hui- 
tième siècle.  Thomas  More  et  ses  contemporains, 
Erasme,  Budée,  Mélanchton,  Rabelais,  les  Estienne, 
les  Aide,  manifestent  la  période  éminente  de  la 
Renaissance,  le  temps  où  les  lettrés  embrassèrent 
d'un  égal  amour  le  christianisme  et  l'antiquité 
profane  et  demandaient  aux  philosophes,  aux  ora- 
teurs, aux  poètes  du  vieux  monde  gréco-latin 
moins  des  modèles  de  beau  langage  que  des  le- 
çons de  sagesse  et  les  traditions  morales  d'une 
humanité  meilleure.  Ce  fut  l'âge  des  grands  hu- 
manistes. Alors  sans  redouter  le  soupçon  de 
pédanîisme,  les  femmes  elles-même  venaient  h. 
Platon,  à  Plutarque,  à  Cicéron,  à  Sénèque.  Gar- 
gantua, dans  sa  lettre  à  Pantagruel,  véritable 
manifeste  de  l'humanisme  triomphant  en  France, 
proclame  le  bienfait  de  cette  éducation  très  haute 
qui  ennoblit  à  la  fois  la  conscience  et  l'esprit. 
Thomas  More  se  rattache  à  ce  groupe  d'àmes 


164  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

généreuses.  Il  écrit  de  la  cour  au  précepteur  de 
ses  enfants  une  longue  lettre  latine  où  sont  pla- 
cées les  grandes  lignes  d'un  programme  à  l'adresse 
de  ses  filles,  où  la  culture  intellectuelle  est  recom- 
mandée comme  l'auxiliaire  de  la  vertu,  le  remède 
contre  l'orgueil,  la  règle  d'une  vie  saine,  la  pré- 
paration à  la  mort  chrétienne.  Il  ne  redoute  point, 
pour  Elisabeth  et  Marguerite,  les  railleries  des 
sots.  Il  veut  qu'elles  passent  de  Salluste  à  saint 
Augustin.  Il  est  persuadé  que  la  science  n'enlève 
rien  à  la  grâce  d'une  femme. 

Sir  Thomas  fut  donc,  à  son  foyer  intime,  parfai- 
tement heureux.  La  vie  publique  lui  donnait  la 
gloire.  Tout  à  coup  fondit  sur  l'Angleterre  la 
tempête  religieuse  qui  emporta  les  joies  de  cette 
admirable  famille.  Nous  verrons  prochainement, 
avec  M.  Brémond,  comment  le  grand  chancelier 
de  Henri  VIII  devint  le  «  bienheureux  Thomas 
More  ». 

n 

Sir  Thomas  More  semblait,  vers  l'année  1530, 
l'un  des  hommes  les  plus  heureux  qui  fût  au 
monde.  Sa  science  de  jurisconsulte  et  l'intégrité 
de  son  caractère  l'avaient  porté  aux  plus  hautes 
dignités.  Il  était  conseiller  intime  et  favori  du  roi 
Henri  VIII.  Sa  femme  jouait  de  quatre  ou  cinq 
instruments  de  musique,  ses  filles  lisaient  cou- 
ramment Salluste  et  Tite-Live  ;  il  échangeait,  en 
langue  latine,  une  correspondance  suivie  avec 
Erasme  et  les  meilleurs  humanistes  de  son  temps. 


UN   ANGLAIS   HUMANISTE   ET   MARTYR  165 

Avec  le  roi  lui-même,  il  devisait  d'astronomie,  de 
géométrie,  de  théologie.  La  nuit,  des  terrasses  du 
palais,  le  prince  et  son  compère  regardaient  la 
lune.  «  Comme  celui-ci,  écrit  Roper,  était  d'hu- 
meur plaisante,  le  roi  et  la  reine,  après  souper  et 
quelquefois  même  en  plein  repas,  l'envoyaient 
chercher  pour  les  divertir.  »  Ce  furent  des  années 
aimables.  Et  puis,  comme  il  n'est  point,  ici-bas, 
de  bonheur  appréciable  sans  une  part  très  grande 
de  chimère  et  de  rève^  le  bon  Thomas  se  laissait 
bercer  par  les  visions  de  son  Utopie,  la  peinture 
de  ce  pays  fantastique,  fort  éloigné  de  la  France 
contemporaine  et  de  ses  colonies,  où  le  gouver- 
nement établit  comme  loi  essentielle  de  l'Etat  la 
liberté  de  conscience  et  la  tolérance.  C'était  l'in- 
nocent plaisir  des  lettrés,  en  ce  violent  seizième 
siècle,  d'imaginer,  sur  une  terre  généreuse,  une 
humanité  éprise  de  justice  et  de  mansuétude. 
Malheureusement,  ce  royaume  de  l'idéal  ressemble 
fort  au  Paradis  terrestre  :  le  chemin  en  est  perdu 
pour  toujours. 

Tout  à  coup  sur  la  tête  du  juge  royal,  passa  un 
grand  souffle  de  vent  d'orage.  La  doctrine  luthé- 
rienne, portée  en  Angleterre  par  Tyndale,  lieute- 
nant de  Luther,  s'infiltrait  avec  une  rapidité  pro- 
digieuse dans  le  monde  des  lettrés  et  les  rangs  du 
peuple.  Les  brochures  hostiles  à  la  vieille  foi  cou- 
raient de  main  en  main.  «  Ils  nous  les  envoient 
par  ballots,  écrivait  More,  ils  les  sèment  pendant 
la  nuit  sans  regarder  à  l'argent  ».  Dès  les  pre- 
miers jours  du  mouvement  réformateur,  More,  à 


166  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

qui  la  guerre  des  paysans  d'Allemagne  rappelait 
les  violences  des  Lollards  anglais,  put  prévoir  à 
quels  excès  aboutirait  sur-le-champ  le  triomphe 
de  la  révolution  religieuse.  Un  des  néophytes  de 
la  révolte,  Fish,  écrivait  à  propos  des  moines  : 
«  Attachez  à  des  charrettes  ces  pieux  voleurs  et 
ces  fainéants,  fouettez-les  à  même  la  peau,  sur 
les  places  des  villes  «.  Henri  YIÎI  encourageait 
par  dessous  main  le  schisme  naissant.  Thomas, 
grand  justicier  du  royaume,  prêta  à  l'Eglise  me- 
nacée l'appui  du  bras  séculier.  ïl  fit  exécuter  la 
loi  contre  quatre  hérétiques  relaps,  frappés  par 
les  évêques  d'une  sentence  de  mort.  Le  juge 
n'avait  aucun  moyen  de  sauver  ces  malheureux 
du  bûcher.  Il  ne  put  que  rendre  humaines  les 
procédures  qui  relevaient  de  sa  magistrature.  «  De 
tous  ceux  qui  m'ont  passé  par  les  mains  pour 
crimes  d'hérésie,  dit-il,  aucun  ne  fut  ni  fou(  tté, 
ni  battu,  aucun  ne  reçut  même  une  chiquenaude 
sur  le  front  » 

Il  ne  devait  pas  tarder  à  s'asseoir  sur  le  banc 
des  accusés  poursuivis  pour  cause  de  religion. 

On  sait  qu'Henri  VIII  avait  longtemps  affirmé 
l'universaUté  de  la  juridiction  papale.  Ses  procla- 
mations furent  alors  si  impérieusement  ultramon- 
taines,  que  More,  en  politique  modéré,  pria  le  prince 
d'atténuer  l'expression  de  son  zèle  catholique  et 
romain.  «  En  vérité,  écrit-il  avec  sa  candeur  habi- 
tuelle, je  ne  pensais  pas  moi-même  à  ce  moment 
que  le  siège  de  Rome  fût  d'institution  divine  ». 

Brusquement  les   rôles  de  ces  deux  hommes 


UN    ANGLAIS   HUMANISTE    ET    MARTYR  iGT 

furent  renversés.  «  Henri,  écrit  M.  Brémond,  veut 
congédier  sa  femme.  Anne  Boleyn  brûle  de  pla- 
cer sur  sa  jolie  tête  la  couronne  royale.  Le  Pape, 
vivement  sollicité,  refuse  de  sanctionner  ce  double 
caprice.  Le  roi  lui  répond  en  proclamant  sa  propre 
suprématie  en  matières  religieuses  et  en  forçant 
le  clergé  à  reconnaître  que  l'évêque  de  Rome  n'a 
aucune  juridiction  en  dehors  de  son  diocèse,  et 
c'en  est  fait  pour  plusieurs  siècles  de  l'unité  du 
monde  chrétien  ». 

M.  Brémond  cite  quelques  textes  curieux  qui 
nous  permettent  d'entrevoir  sur  la  question  de 
la  suprématie  de  juridiction  ecclésiastique  «  l'état 
d'àme  »  de  Thomas  et  de  son  ami  Erasme.  «  Je 
n'ai  jamais  douté,  écrit  Erasme,  de  la  royauté 
spirituelle  du  Pape,  mais  je  me  suis  quelque  part 
demandé  si  cette  royauté  était  déjà  reconnue  au 
temps  de  saint  Jérôme  ».  Au  roi  anglais  qui  en 
appelait  au  Concile,  More  écrivait  :  «  Bien  que 
pour  ma  part  j'admette  la  primauté  du  Pape, 
pourtant  je  n'ai  jamais  cru  que  celui-ci  fût  au 
dessus  du  Concile  général  ».  Jusqu'à  son  dernier 
jour,  il  regardera  la  souveraineté  pontificale  non 
comme  un  dogme,  mais  comme  une  opinion  libre. 
Lui,  il  la  tenait  pour  vraie,  mais  il  n'essaya  même 
pas  de  gagner  sa  fille  à  sa  croyance.  «  Je  ne  puis 
penser  en  tout  de  la  même  façon  que  d'autres 
hommes  de  plus  de  sagesse  et  d'une  plus  pro- 
fonde science,  et  je  ne  puis  trouver  en  mon  cœur 
la  force  de  parler  autrement  que  ma  conscience 
ne  me  dit  de  le  faire  »• 


168  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

Le  cardinal  Wolsey  ayant  été  disgracié,  More 
reçut  la  dignité  de  grand  chancelier  (1531).  Le 
roi  se  faisait  alors  reconnaître  par  le  clergé  <(  chef 
suprême  de  l'Eglise  d'Angleterre  ».  Ce  titre  am- 
bigu pouvait  encore  se  concilier,  selon  le  P.  Brid- 
gett,  avec  la  suprématie  du  siège  de  Rome.  Mais 
Henri  tendait  trop  ouvertement  la  main  au  schisme, 
et  le  nouveau  chancelier  songeait  déjà  à  déposer 
sa  charge.  11  réussit,  au  bout  d'une  année  d'an- 
goisse, à  se  démettre.  Du  coup,  il  tombait  dans 
la  pauvreté.  11  plaça  ses  secrétaires  et  ses  valets, 
donna  son  fou  au  lord-maire,  refusa  un  don  con- 
sidérable souscrit  par  les  évêques,  réunit  sa  fa- 
mille et  lui  présenta  ses  projets  de  vie  très 
modeste.  «  Quand  nous  serons  à  bout  de  res- 
sources, nous  irons,  tous  ensemble,  et  de  joyeuse 
compagnie,  merry  together^  demander  aux  bonnes 
gens  de  nous  faire  l'aumône,  et  nous  chanterons 
le  Salve  Regina  à  chaque  porte^  comme  de 
pauvres  étudiants  d'Oxford  ». 

La  crise  se  précipita.  Le  25  janvier  1532,  le 
roi  épousait  secrètement  la  favorite.  La  jeune 
Eglise  anglicane  rompait  l'union  de  Henri  avec 
Catherine  d'Aragon,  fixait  au  1"  juin  le  couron- 
nement de  la  nouvelle  reine.  Le  petit  peuple, 
fidèle  à  Catherine,  fit  de  cette  cérémonie  un  jour 
de  deuil.  Le  roi,  irrité,  afin  de  réchauffer  l'enthou-^ 
siasme,  fit  pendre  à  Tyburn  une  pauvre  vision- 
naire et  six  de  ses  partisans  qui  osaient  blâmer 
ouvertement  le  divorce.  En  même  temps,  comme 
on  avait  découvert  dans  les  papiers  de  cette  femme 


UN  ANGLAIS   HUMANISTE   ET   MARTYR  169 

une  lettre  de  More,  on  chercha  le  moyen  d'impli- 
quer celui-ci  en  cette  affaire,  bien  que  Thomas  se 
fût  borné  à  prier  très  sensément  la  prophétesse 
de  ne  s'occuper  que  du  royaume  de  Dieu  et  de 
laisser  en  paix  la  politique  de  l'Angleterre.  Cette 
ridicule  tentative  n'aboutit  point.  Thomas  Crom- 
wel  dut  effacer  le  nom  de  More  de  la  liste  des 
comphces  compromis  avec  la  royauté.  A  sa  fille 
qui  lui  annonçait  cette  heureuse  nouvelle,  il  ré- 
pondit tranquillement  :  «  Meg,  quod  differtur 
non  aufertur  ».  Son  destin  ne  devait  point  être 
différé  longtemps. 

En  mars  153/i,  le  Parlement  votait  VAct  con- 
firmant le  mariage  d'Henri  et  d'Anne  et  réglant 
en  faveur  des  enfants  de  celle-ci  la  succession  à  la 
couronne.  Quiconque  s'opposerait  à  cet  ^4 c^  serait 
coupable  de  haute  trahison.  Tous  les  sujets  du 
royaume  devraient  s'engager  par  serment  à  obser- 
ver la  loi  de  l'Etat.  Dans  la  formule  du  serment, 
l'autorité  du  Souverain  Pontife  était  niée  et  re- 
jetée. 

A  cette  apostasie,  la  conscience  du  chancelier 
déchu  ne  pouvait  se  plier. 

Le  13  avril,  il  comparaissait  devant  les  quatre 
personnages  entre  les  mains  desquels  les  nobles 
et  les  prêtres  prêtaient  serment  d'obédience  au 
roi,  le  chancelier  Audley,  Gromwell,  Cranmer, 
archevêque  de  Cantorbéry,  et  l'abbé  de  Westmins- 
ter. A  la  décision  du  grand  Conseil  d'Angleterre, 
il  opposa  (f  le  Concile  général  de  la  chrétienté  ». 
Il  ne  voulait  pas,  dit-il  simplement  «  perdre  son 


170  LA   VIEILLE    ÉGLISE 

âmo  ».  Gomme  il  ne  refusait  point  de  reconnaître 
les  droits  de  la  reine,  la  haute  Cour  s'ingénia  à 
trouver  une  formule  adoucie  du  préambule  hostile 
au  Pape.  Elle  souhaitait  sincèrement  le  salut  de 
Thomas.  Henri  refusa  de  condescendre  à  la  prière 
de  ses  conseillers.  Le  17  avril,  More  entrait  à  la 
Tour  de  Londres.  Au  seuil  de  la  prison,  il  tendit 
sa  toque  au  portier  :  «  Voici,  dit-il,  Monsieur  le 
portier,  ça  m'ennuie  fort  de  ne  pas  vous  en  offrir 
une  plus  belle  ». 

Il  écrivit  alors  à  sa  fille  :  «  Bien  sur,  Meg,  tu 
ne  peux  avoir  un  plus  faible  cœur  que  ton  père. 
En  vérité,  ma  chère  fille,  c'est  là  ma  grande 
force  que  bien  que  ma  nature  répugne  si  fort  à  la 
souffrance  qu'une  chiquenaude  me  fait  presque 
trembler,  pourtant,  dans  toutes  les  agonies  que 
j'ai  souffertes,  grâce  à  la  pitié  et  à  la  puissance 
de  Dieu,  je  n'ai  jamais  pensé  à  consentir  à  quoi 
que  ce  fût  contre  ma  conscience  » . 

Il  attendit  quatorze  mois,  en  paix  profonde,  le 
supplice,  écrivit  son  Dialogue  sur  la  tribulation^ 
le  plus  souriant  de  tous  ses  livres,  essaya  de 
consoler  ses  enfant  et  sa  femme  au  cours  de  leurs 
visites  à  la  Tour.  «  Il  me  semble  que  Dieu  me  met 
sur  ses  genoux  et  me  traite  comme  un  enfant 
gâté  ».  A  lady  More  qui  l'engageait  à  se  rétracter, 
à  faire  «  comme  tous  les  évêques  et  les  plus  sa- 
vants du  royaume  »,  à  quitter  pour  sa  bonne 
vieille  maison  de  Chelsea  ce  cachot  hante  par  les 
rats,  il  répondait  :  u  Est-ce  que  cette  inaison-ci 
n'est  pas  aussi  près  du  ciel  que  la  mienne  ?»  A 


UN    ANGLAIS    HUMANISTE   ET   MARTYR  171 

sa  fîllc  Marguerite  qui  le  supplie  de  céder,  il 
répond  :  «  Marguerite,  mon  enfant,  si  je  pouvais 
céder  au  roi  sans  offenser  Dieu,  il  y  a  beau  temps 
que  j'aurais  prêté  ce  serment,  et  avec  plus  d'allé- 
gresse que  personne  ». 

Vers  la  fm  de  Tannée,  il  était  mis  au  secret. 
Le  6  mai  1535,  il  put  voir  une  dernière  fois  sa 
chère  Meg.  De  la  fenêtre  du  cachot,  appuyé  sur 
l'épaule  de  son  enfant,  il  regardait  passer  les 
moines  de  la  chartreuse  qu'on  menait  au  martyre  : 
«  Vois,  Meg,  comme  ces  bons  pères  vont  joyeux 
à  la  mort  ;  on  dirait  des  fiancés  sur  le  chemin  de 
l'église  ».  Le  19  juin,  on  décapitait  le  ^deil  évêque 
Fisher,  qui,  en  se  rendant  à  l'échafaud,  demanda 
sa  fourrure,  craignant  de  s'enrhumer  en  route. 
Le  1"  juillet,  More  comparut  enfin  devant  ses 
juges.  La  sentence  fut  vite  rendue.  Le  condamné 
se  leva  alors  et  confessa  solennellement  sa  foi. 
«  Pour  un  évêque  qui  est  avec  vous,  j'ai  plus 
d'une  centaine  de  saints  qui  pensent  comme  moi  ; 
pour  votre  Parlement,  j'ai  l'approbation  de  tous 
les  conciles  pendant  mille  ans  ;  pour  un  seul 
royaume^  j'ai  de  mon  côté  la  France  et  tous  les 
royaumes  du  monde  chrétien  ».  Et  il  donnait  à 
ses  juges  rendez-vous  au  Paradis,  «  où  nous  nous 
réjouirons  ensemble  pour  toujours  ». 

A  la  sortie  du  tribunal,  il  trouva  son  fils  à 
genoux  et  le  bénit.  Le  constable  de  la  Tour  pleu- 
rait :  il  le  réconforta.  «  Cher  M.  Kingston,  ne  vous 
désolez  pas  et  prenez  la  chose  du  bon  côté.  Je 
prierai  pour  vous   ».   Lady  More  et  Marguerite 


172  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

percèrent  la  foule  entre  Westminster  et  la  Tour 
et  se  jetèrent  dans  ses  bras. 

Le  6  juillet,  au  matin,  son  ami  Thomas  Pope, 
envoyé  par  le  roi,  vint  l'avertir  que  Theure  était 
proche.  Il  revêtit  une  robe  de  soie  qu'un  noble  de 
Lucques  lui  avait  donnée  pour  la  circonstance. 
Comme  le  lieutenant  de  la  Tour  manifestait  le 
désir  d'hériter  de  cette  belle  robe,  il  la  lui  oc- 
troya et  prit  une  robe  de  laine.  Il  tiia  de  sa  pauvre 
bourse  un  angelot  d'or  pour  le  bourreau.  Sur  le 
chemin  du  supplice,  une  bonne  femme  lui  offrit 
un  verre  de  vin,  qu'il  refusa  en  disant  :  «  Le 
Christ,  dans  sa  passion,  n'a  bu  que  du  vinaigre  ». 
L'échafaud  ne  lui  paraissant  pas  très  solide,  il  dit 
au  lieutenant  :  «  Je  vous  prie,  Monsieur,  de  vou- 
loir bien  m'aider  à  monter  sans  mésaventure; 
pour  descendre,  je  me  tirerai  d'affaire  tout  seul  ». 
11  s'agenouilla,  récita  le  Miserere,  se  releva, 
embrassa  le  bourreau  ;  «  Allons,  mon  garçon, 
prends  courage,  mon  cou  est  très  court,  ne  va 
pas  perdre  ta  réputation  en  frappant  à  côté  ».  Il 
prit  encore  soin  d'écarter  sa  barbe,  car,  dit-il,  «  elle 
n'a  pas  commis  de  trahison  ».  Et  la  hache  du  roi 
fit  tomber  la  tête  du  martyr. 


Calvin  à  Genève  (i) 


L'excellent  petit  livre  de  M.  Bossert  nous  laisse 
entrevoir  Calvin  sous  le  jour  le  plus  favorable  qui 
soit  possible  :  de  foi  profonde  et  de  mœurs  simples 
et  graves,  studieux  humaniste  et  grand  écrivain, 
passionné  pour  son  Eglise,  pour  la  réformation  du 
christianisme  et  le  salut  des  âmes,  cet  homme  que 
l'on  nomma  justement  «  le  Pape  de  Genève  », 
apparaît  néanmoins  malgré  ses  vertus  et  son 
génie^  comme  un  bien  terrible  apôtre,  un  pasteur 
implacable  pour  ses  brebis,  une  sentinelle  farouche^ 
dressée,  de  sa  propre  autorité,  à  la  porte  du 
royaume  de  Dieu,  afin  d'en  fermer  l'accès  à  des 
multitudes  de  chrétiens  à  qui,  jusqu'alors,  le 
Sermon  sur  la  Montagne  rendait  facile  et  doux  le 
pèlerinage  de  la  vie  terrestre.  ïl  fonda  une  théolo- 
gie désespérée,  qui  fut  peut-être  conforme  aux 
visions  douloureuses  de  l'Ancien  Testament,  mais 
qui  arrachait  à  l'Evangile  ses  pages  les  plus  conso- 
lantes. La  religion  qu'il  opposa  fut  comme  op- 
primée par  la  terreur  de  l'éternelle  damnation.  Le 
gouvernement  théocratique  qu'il  institua  ne  fut 
ni  moins  rigide  ni  moins  dur  aux  consciences  que 
celui  de  Grégoire  YIL  Des  deux  grands  docteurs 


(1)  Calvin,  par  A.  Bossert.  —  Paris,  Hachette,  1906. 


174  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

qui  marquèrent  Thistoire  religieuse  de  Genève  d'un 
impérissable  souvenir,  Calvin  et  saint  Fiançois  de 
Sales,  n'est-ce  pas  le  second^,  l'évêque  de  miséri- 
corde, qui  fut  le  témoin  le  plus  authentique  de 
Jésus  ? 

M.  Bossert  analyse  avec  une  logique  délicate  ce 
dogme  de  la  Prédestination,  fondement  du  calvi- 
nisme, ((  legs  fait  par  le  judaïsme  au  christianisme 
naissant  ».  Il  montre  bien  par  quel  excès  de  dia- 
lectique le  réformateur  transporta  dans  le  do- 
maine métaphysique  ce  fait  d'observation  morale, 
la  défaillance  de  l'âme  humaine  que  sa  propre 
infirmité  contraint  au  mal^  alors  même  qu'elle  sou- 
haite le  bien.  «  Calvin  n'admet  pas  que  l'homme 
soit  plus  ou  moins  bon^,  plus  ou  moins  coupable, 
et  que  la  punition  soit  proportionnée  à  la  faute. 
Avoir  failli  sur  un  seul  point  de  la  loi,  c'est  avoir 
transgressé  la  loi  tout  entière  et  s'être  mis  en 
opposition  avec  le  législateur.  L'homme  a  péché, 
il  s'est  révolté  contre  son  créateur.  Il  faut  donc 
qu'il  soit  retranché  du  livre  de  vie.  Il  y  a  de  la 
Bible,  en  cette  doctrine,  mais  j'y  distingue  en  outrti, 
une  ressouvenance  de  stoïcisme.  Calvin  débuta, 
dans  la  vie  littéraire,  par  un  opuscule  sur  le 
Traité  de  la  Clémence  de  Senèque.  La  théorie 
de  la  faute,  ou  du  péché,  dans  l'école  stoïque,  ren- 
ferme un  pressentiment  du  dogme  calvinien.  Au 
seizième  siècle,  dans  le  même  homme  l'humaniste 
passait  volontiers  des  armes  au  théologien.  Malheu- 
reusement, ici,  ce  n'est  pas  au  sentiment  de  clé- 
mence que  le  vieux  Senèque  convertit  Calvin. 


CALVIN    A    GENÈVE  175 

Parmi  les  abus  que  la  Réforme  imputa  le  plus 
vivement  à  TEglise  romaine,  Fun  des  plus  sérieux 
fut  de  maintenir,  dans  les  nations  catholiques, 
une  religion  d'Etat,  et  à  Rome,  sa  métropole, 
d'identifier  étroitement  la  religion  à  l'Etat.  11  est 
certain  que  le  principat,  à  la  fois  territorial  et 
mystique,  d'un  Jules  II,  d'un  Léon  X,  d'un 
Paul  III,  s'accordait  assez  mal  avec  la  parole 
évangélique  :  Mon  royaume  n'est  pas  de  ce 
monde.  Mais  on  peut  croire  que  jamais  et  nulle 
part  la  confusion  ne  fut  plus  rigoureuse  qu'à 
Genève  entre  les  choses  de  la  terre  et  les  choses 
de  Dieu.  Reconnaissons,  à  la  vérité,  pour  être 
équitable,  que  cette  formidable  union  de  la  reli- 
gion et  du  bras  sécuHer  ne  semble  pas  l'œuvre 
exclusive  de  Calvin.  Genève  était,  sans  doute,  dès 
l'apparition  du  réformateur,  un  terrain  tout  pré- 
paré pour  l'intolérance  :  petite  répubhque  repliée 
sur  elle-même,  toujours  inquiète  du  côté  de  la 
Savoie  ou  de  la  France,  où  la  nécessaire  discipline 
de  la  vie  publique  devait  conduire  à  la  discipline 
stricte  de  la  pensée  et  de  la  croyance.  C'est  pen- 
dant l'exil  de  Calvin,  en  1539,  que  fut  édictée 
l'ordonnance  en  vertu  de  laquelle  le  devoir  reli- 
gieux devenait  pure  obligation  civile,  ilont  l'in- 
fraction était  réputée  délit  punissable  : 

Obligation  d'ouïr,  le  dimanche  et  dévotement 
écouter  la  parole  de  Dieu,  «  sur  la  peine  d'être 
repris  par  justice  ». 

Pour  les  jurements  et  les  blasphèmes,  «  la  pre- 
mière fois  baiser  terre,  la  seconde  baiser  terre  et 


176  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

trois  sous,  et  la  tierce   être  mis  en  prison  trois 
-jours  )>. 

Pour  le  jeu  «  à  or  ni  argent  »,  cinq  sous 
d'amende  par  délit. 

•   Soixante  sous  d'amende  à  qui  jouera  pendant 
«  le  sermon  sonné  à  la  grosse  cloche  ». 

Défense  aux  hôteliers  de  donner  à  manger  ou  à 
boire  à  l'heure  du  prêche  ou  passé  neuf  heures 
de  nuit.  Exception  en  faveur  des  étrangers  (déjà 
le  touriste,  arche  sainte!). 

Yingt-quatre  heures  de  prison  pour  quiconque 
après  neuf  heures  de  la  nuit,  irait  par  la  ville 
sans  chandelle. 

Obligation  aux  maîtres  d'envoyer  leurs  servi- 
teurs au  sermon  du  dimanche. 

A  quiconque  danserait  (sinon  aux  noces)  ou 
chanterait  chansons  déshonnêtes,  se  déguiserait, 
ferait  «  masques  ni  mômeries  »,  soixante  sous,  la 
prison  trois  jours,  au  pain  et  à  Teau. 

Tout  cela  n'était  pas  bien  méchant.  Notre  loi 
baroque  du  repos  hebdomadaire  ne  vaut  guère 
mieux.  Mais  ce  dernier  article  donne  à  réfléchir  : 
«  Même,  que  un  chacun  soit  tenu  de  révéler  à 
messieurs  ceux  ou  celles  qu'on  aura  trouvés  délin- 
quants aux  articles  susdits  en  tout  ou  en  partie  » . 

Yous  le  voyez,  le  régime  des  fiches  fleurissait 
déjà,  au  milieu  du  seizième  siècle,  sur  les  rives  du 
Léman,  ad  majorem  Dei  gloriam. 

Une  Répubhque  où  la  police  contraint  les  ci- 
toyens à  ne  point  s'écarter  du  chemin  du  paradis 
est  une  société  destinée  à  la  terreur  religieuse. 


CALVIN    A   GENÈVE  177 

De  trois  sous  d'amende  au  bûcher,  la  distance 
paraît  grande,  mais  la  relation  est  terriblement 
logique. 

La  peste  de  15/i5,  à  l'occasion  de  laquelle 
trente-deux  innocents,  hommes  et  femmes,  accu- 
sés de  maléfices  et  empoisonnement  de  fontaines, 
furent  mis  à  mort,  avait  sans  doute  troublé  les 
imaginations  et  habitué  les  esprits  genevois  à  la 
violence  extrême  de  la  répression.  Un  membre  du 
Conseil,  soupant  avec  ses  amis,  a-t-il  l'imprudence 
de  qualifier  Calvin  de  «  méchant  homme,  prédica- 
teur d'une  fausse  doctrine  »,  il  est  déféré  à  la 
justice  des  Deux  Cents,  qui  inclinent  à  la  clé- 
mence; mais  Calvin  menace  de  quitter  sa  chaire 
si  l'on  ne  venge  l'outrage  fait  à  Dieu,  et  le  pauvre 
homme  se  voit  condamné  «  à  faire  le  tour  de  la 
ville  en  chemise^  tête  nue,  une  torche  allumée  en 
main,  et  venir  ensuite  par  devant  le  tribunal  crier 
merci  à  Dieu  et  à  la  justice  ».  Remarquez  que 
cette  promenade  en  chemise  est  des  premiers 
jours  d'avril,  saison  encore  bien  rafraîchie  là-bas 
par  la  fonte  des  neiges  alpestres. 

L'année  d'après,  en  1547,  Jacques  Gruet,  fils 
d'un  notaire,  attache  à  la  chaire  de  Saint-Pierre 
un  placard  injurieux  pour  les  ministres  de  la  nou- 
velle Eglise.  Il  est  dénoncé,  arrêté,  on  fouille  dans 
ses  papiers,  on  y  découvre  une  note  sur  l'hypo- 
crisie et  l'ambition  de  Calvin,  et  ces  deux  mots  : 
«  Toutes  foUes  »,  en  marge  d'un  traité  du  réfor- 
mateur contre  les  anabaptistes,  au  chapitre  sur 
l'immortalité  de  l'âme.  Le  jeune  étourdi  est  mis 

12 


178  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

plusieurs  fois  à  la  torture,  puis  décapité.  A  l'oc- 
casion de  ce  triste  procès,  Calvin  écrivait  à  l'un 
de  ses  néophytes,  gentilhomme  brabançon  :  «  Il 
semble  avis  aux  jeunes  gens  que  je  les  presse 
trop.  Mais  si  la  bride  ne  leur  étoit  tenue  roide,  ce 
serait  pitié.  Ainsi,  il  faut  procurer  leur  bien,  mal- 
gré qu'ils  en  aient  » . 

Théorie  d'application  arbitraire,  étrangement 
dangereuse,  et  qui,  après  Gruet,  coûta  fort  cher 
à  quelques  personnes.  La  plus  illustre  victime  de 
ce  régime  d'inquisition  fut  un  autre  fils  de  notaire, 
mais  Espagnol,  le  médecin  Michel  de  Villeneuve 
ou  Michel  Servet.  C'était  un  confrère  de  Calvin 
en  libre  interprétation  de  l'Ecriture.  Tout  jeune, 
à  Toulouse,  il  s'était  plongé  dans  la  Bible,  «  Uvre 
descendu  du  ciel,  écrivait-il,  source  de  toute  phi- 
losophie et  de  toute  science  ».  Il  en  tira,  pour  son 
malheur,  une  vue  sur  le  Christ  assez  semblable  à 
celle  d'Arius  et  son  fameux  livre  Sur  les  erreurs 
de  la  Trinité,  le  De  Trinitatis  erroribiis,  à  Toc- 
casion  duquel  il  entama  de  véhémentes  contro- 
verses avec  Calvin.  On  vit  alors  renaître  entre 
Genève,  d'une  part,  et  Lyon  ou  Yienne  où  s'était 
retiré  Servet,  les  subtiles  discussions  agitées  par 
les  docteurs  scolastiques  depuis  le  temps  de  Pierre 
Lombard,  depuis  le  douzième  siècle.  Servet  reje- 
tait le  dogme  formulé  par  le  symbole  de  Nicée  et 
déclarait  que,  par  la  distinction  des  trois  personnes 
divines,  on  imaginait  une  quaternité,  le  Père,  le 
Fils,  l'Esprit  et  le  Dieu  total.  Les  deux  adversaires 
pouvaient  nager  longtemps  en  cet  Océan  de  meta- 


CALVIN   A   GENÈVE  179 

physique  profonde.  Le  pauvre  Servet,  excommu- 
nié à  Genève,  se  trouvait,  sur  le  sol  français^, 
exposé  aux  méfiances  du  cardinal  de  Tournon  et 
de  l'Inquisition.  Il  offrit  à  Calvin  de  se  rendre  à 
Genève  pour  y  présenter  sa  défense.  Le  réforma- 
teur écrivit  à  ce  propos  :  «  Je  ne  veux  pas  lui 
engager  ma  parole  ;  car,  s'il  venait,  je  ne  souffri- 
rais jamais,  pour  peu  que  j'eusse  du  crédit  dans 
cette  cité,  qu'il  en  sortît  vivant,  vivum  exire 
numquam  patiar  » . 

Voilà  un  texte  clair.  Il  est  fâcheux  que  Servet 
n'ait  point  connu  cette  épître.  L'infortuné,  que  le 
bourreau  venait  de  brûler  en  effigie  à  Vienne, 
cherchant  à  fuir,  à  gagner  l'Italie,  se  jeta  tête 
baissée  dans  le  guêpier  de  Genève  en  août  1553. 
Arrêté  sur-le-champ  à  la  demande  de  Calvin,  il 
dut  répondre  sur  quarante  articles  rédigés  par  ce 
dernier  et  qui  intéressaient  principalement  la  Tri- 
nité et  le  baptême  des  enfants.  On  y  rencontrait 
aussi  une  calomnie  imaginée  par  Michel  contre 
Moïse.  N'avait-il  pas  osé  avancer  que  la  Palestine 
n'était  point  fertile  ?  Enfin  une  vague  accusation 
de  panthéisme  ajoutait  une  horreur  dernière  à  ce 
dossier  d'hérésie. 

Le  26  octobre,  les  juges  «  ayant  Dieu  et  les 
saintes  Ecritures  devant  les  yeux,  disant  :  au  nom 
du  Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit  »,  condam- 
nèrent Servet  à  «  être  brûlé  tout  vif  avec  son 
livre  tant  écrit  de  sa  main  qu'imprimé  ».  La  sen- 
tence fut  exécutée  le  lendemain  dans  l'après-midi. 
Le  matin,  Calvin  se  rendit  à  la  prison.  Michel  lui 


180  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

cria  merci  (grâce!).  Calvin  entama  un  nouveau 
débat  sur  les  trois  personnes  divines.  Il  trouva 
mauvais  que,  du  haut  de  son  bûcher,  cet  homme, 
dont  la  théologie  ne  devait  plus  être,  à  ce  moment 
même,  très  lucide,  n'eût  point  crié  au  peuple 
«  pour  quelle  vérité  il  mourait  ».  C'était,  paraît- 
il,  le  cérémonial  nécessaire  du  martyre  élégant. 
Servet  eut  le  tort  d'y  manquer,  par  la  plus  regret- 
table des  distractions. 

Le  supplice  du  médecin  espagnol  n'empêcha 
point  la  Sainte-Trinité  de  passer,  dans  les  conci- 
liabules des  réfugiés  italiens,  entêtés  de  subtilité 
dialectique,  d'assez  mauvais  quarts  d'heure.  Calvin 
reprit  ses  foudres.  Un  certain  Valentin  Gentilis 
ayant  évoqué  de  nouveau  le  fantôme  de  la  Qua- 
ternité,  dut  «  crier  merci^  le  genou  en  terre, 
puis  porter  une  torche  allumée,  par  les  rues,  en 
chemise,  pieds  nus  et  tête  découverte  au  son  de 
la  trompette  ».  Gentihs  s'enfuit  à  Lyon,  où  l'In- 
quisition l'incarcéra  comme  hérétique.  L'Italien 
expHqua,  justifia  son  opinion.  Les  Torquemada 
lyonnais  qui,  en  ces  matières  épineuses,  portaient 
l'expérience  historique  des  variations  doctrinales 
et  un  sens  d'humanité,  le  relâchèrent.  Il  prit  son 
vol  à  travers  la  Pologne,  la  Moravie,  l'Autriche, 
toujours  hanté  par  ses  rêves.  Il  revint  sottement 
à  Gex,  en  pleine  fournaise  calviniste  et  convoqua 
les  théologiens  pour  une  dispute  publique.  Le 
bailli  le  livra  aux  magistrats  de  Berne.  Plus  heu- 
reux que  Servet,  Gentilis  fut  simplement  déca- 
pité (1566). 


CALVIN   A  GENÈVE  181 

Calvin  était  mort  depuis  deux  ans.  Mais  le  Pape 
de  Genève  n'avait  pu  léguer  à  son  Eglise  l'intelli- 
gence, qu'il  n'avait  point  eue  lui-même,  de  la 
parole  apostolique  :  i<  Là  où  est  l'esprit  du  Sei- 
gneur, là  est  la  liberté  ». 


Un  Livre  sur  Sainte  Thérèse  (D 


L'Italie  du  quatorzième  siècle,  l'Espagne  du 
seizième^,  ont  été  éclairées  et  purifiées  par  la  pré- 
sence et  l'action  de  deux  femmes  héroïques,  sainte 
Catherine  de  Sienne  et  sainte  Thérèse.  Toutes 
deux  elles  apparurent  en  des  pays  où  le  christia- 
nisme traversait  une  crise  inquiétante;  elles  eurent 
l'une  et  Tautre  l'intelligence  très  claire  des  néces- 
sités religieuses  de  leur  temps,  et  se  consacrèrent, 
avec  une  incomparable  charité,  à  la  régénération 
morale  de  leur  peuple.  Sainte  Catherine  est,  au 
premier  coup  d'œil.  d'un  abord  plus  facile  que 
sainte  Thérèse.  Son  mysticisme  est  moins  trans- 
cendant ;  son  œuvre  suprême,  toute  politique,  est 
plus  intelligible.  La  petite  nonne  toscane,  si  rare- 
ment cloîtrée,  se  jeta  vaillamment  dans  la  mêlée 
affreuse  de  l'histoire  itaUenne,  l'éternelle  révolu- 
tion des  communes;  elle  osa  même  se  placer  au 
gouvernail  du  navire  «  sans  pilote  en  grande  tem- 
pête »,  ritahe  désemparée,  abandonnée  par  le 
pape  et  par  l'empereur,  que  Dante  signalait  à  la 
pitié  du  monde.  Elle  comprit  le  péril  que  le  séjour 
trop  prolongé  de  la  papauté  en  Avignon  faisait 
courir,  non  seulement  à  la  péninsule,  mais  à  la 


(1)  Sainte  Thérèse,  par  Henri  Joly.  Paris,  Lecoffre,  1902. 


184  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

chrétienté  tout  entière,  et  quel  désastre  serait 
pour  les  consciences  le  schisme  accompli  à  Rome 
même,  et  par  un  antipape  italien,  contre  le  pontife 
légitime  exilé  aux  rives  du  Rhône.  Elle  réussit, 
par  ses  prières  et  ses  larmes,  à  ramener  Gré- 
goire XI  sur  le  tombeau  des  grands  apôtres. 
Ainsi,  bien  qu'elle  ait  goûté  souvent  aux  joies  de 
l'extase  et  que  le  plus  fameux  de  ses  ravissements 
ait  été  illustré  par  le  pinceau  pathétique  du 
Sodoma,  Catherine  de  Sienne  a  laissé  à  l'histoire 
le  souvenir  d'une  mère  de  l'Eglise  dévouée  au 
salut  poHtique  de  l'Eghse  et  mêlée  aux  convulsions 
d'un  siècle  tragique,  plutôt  que  l'image  d'une  soU- 
taire  vêtue  de  blanc,  prosternée,  immobile,  sous 
la  lampe  de  l'autel. 

L'attitude  religieuse  de  sainte  Thérèse  fut  très 
différente.  Sous  la  pesante,  l'impérieuse  monar- 
chie de  Philippe  II,  l'Espagne  jouissait  de  la  paix 
publique;  l'Eglise  de  Rome,  gouvernée  par  les 
Papes  ascétiques  du  siècle,  n^avait  plus  besoin, 
comme  au  temps  de  sainte  Catherine,  d'être  sur- 
veillée par  les  âmes  pieuses,  encouragée  au  labeur 
de  la  réformation  volontaire  et,  quand  elle  sem- 
blait sommeiller,  vivement  réveillée  et  morigénée. 
Ce  n'est  plus  du  côté  des  pasteurs  que  fut  attirée 
la  sollicitude  de  Thérèse,  mais  vers  le  troupeau 
chrétien,  je  veux  dire  les  ouailles  très  précieuses 
dont  la  garde  lui  était  confiée,  vers  l'ordre  du 
Carmel,  les  carméUtes  d'abord,  puis  les  carmes 
eux-mêmes.  La  discipline,  alors,  fléchissait  visi- 
blement dans  les  communautés  contemplatives. 


UN   LIVRE   SUR   SAINTE   THÉRÈSE  185 

Le  christianisme  espagnol,  si  rigide  à  l'âge  de  la 
croisade  contre  l'islam,  s'était  comme  détendu  et 
amolli  dès  que,  par  l'exode  des  derniers  Arabes, 
l'Evangile  se  trouva  le  livre  unique  de  la  doctrine, 
le  maître  incontesté  des  consciences.  L'Espagne, 
tout  à  coup  trop  riche,  et  riche  d'un  or  stérile, 
folle  d'orgueil,  en  proie  aux  vanités  de  la  vie  de 
cour,  gâtée  encore  et  très  rapidement  par  un 
contact  trop  intime  avec  Tltalie,  voyait  tomber 
dans  le  relâchement  les  familles  monastiques  et 
baisser  le  niveau  de  sa  vie  religieuse.  Sa  Httéra- 
ture,  drame  ou  roman  picaresque,  témoigne  de 
cette  décadence.  On  y  rencontre  des  couvents  de 
nonnes  où  Ton  entre  aussi  facilement  qu'en  un 
moulin,  même  par  escalade  nocturne,  où  les  portes 
des  cellules  sont  bien  mal  closes  et  dont  les 
colombes  s'envolent  à  tire-d'aile  ;  ou  des  monas- 
tères qui  se  transforment  en  salons  et  dont  les 
grilles  complaisantes  laissent  passer  les  billets 
parfumés  et  les  propos  amoureux  des  cavaUers 
revenus  de  Naples  ou  de  Milan.  Il  est  aisé  d'entre- 
voir, par  les  demi-confidences  de  sainte  Thérèse, 
que  le  souffle  du  siècle  courait  déjà  le  long  des 
cloîtres  du  Carmel.  Elle  résolut  donc  de  sauver  le 
Carmel,  ou  plutôt  de  ménager,  dans  le  Carmel 
réformé,  pour  les  âmes  d'élite,  un  asile  de  pureté 
parfaite,  la  Tour  d'ivoire  où  les  grands  chrétiens 
abritent  volontiers  la  liberté  de  leur  rêve.  Elle 
embrassa  cette  vocation  avec  un  courage  que  ne 
lassèrent  ni  les  résistances  de  l'opinion,  ni  l'oppo- 
sition ou  les  hésitations  de  ses  supérieurs  ou  de 


186  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

ses  confesseurs,  ni  sa  santé  chancelante,  ni  la 
pauvreté  de  ses  ressources.  Tous  les  obstacles 
cédèrent  à  son  inflexible  volonté,  à  sa  douceur 
sans  pareille.  Elle  se  sentait  tout  près  du  cœur 
de  Dieu,  et  l'ardeur  infinie  de  sa  foi  recevait 
chaque  jour  un  aliment  nouveau  de  ses  longs 
entretiens  avec  le  Seigneur  Jésus. 

Un  mysticisme  tout  personnel,  ineffable,  fut, 
en  effet,  la  cause  et  Tinspiration  puissante  de  cet 
extraordinaire  apostolat.  Dans  ce  petit  livre  que 
j'ai  sous  les  yeux,  M.  Henri  Joly  analyse  avec  la 
sagacité  d'un  psychologue  et  d'un  théologien  les 
conditions  de  vie  extatique  qui  firent  de  la  sainte 
d'Avila  une  figure  peut-être  unique  dans  l'histoire 
de  l'Eglise  militante.  Ici,  rien  ne  rappelle  le  songe 
métaphysique  des  sages  d'Alexandrie,  l'âme  qui 
s'élève  laborieusement  jusqu'à  Dieu,  mais  se  noie 
et  se  perd  en  Dieu,  le  Dieu  formidablement  vague 
et  indifférent  de  Porphyre  ou  de  Plotin.  De  ses 
visions  si  fréquemment  renouvelées,  Thérèse,  loin 
de  s'anéantir  dans  le  trouble  ou  l'éblouissement, 
ne  recevait  qu'une  paix  divine  et  comme  une 
lumière  plus  vive  de  Tesprit.  Ce  n'étaient  point 
des  visions,  disait-elle,  «  imaginaires  »,  œuvre 
d'une  imagination  exaltée  «  où  Ton  croit  voir  ce 
qu'on  pense  »,  mais  qui  ne  sont  que  «  des  chi- 
mères ».  Ce  n'étaient  pas  davantage  des  halluci- 
natio7is.  Elle  l'a  bien  des  fois  déclaré  :  «  jamais 
elle  n'a  rien  vu  des  yeux  du  corps  ».  Ces  visions 
étaient,  d'après  son  témoignage  <(  purement  intel- 
lectuelles ».  ((  On  me  demande  comment  je  puis 


UN   LIVRE   SUR   SAINTE   THÉRÈSE  187 

savoir  et  affirmer  que  Notre-Seigneur  est  près  de 
moi  avec  plus  d'assurance  que  si  je  le  voyais  de 
mes  propres  yeux.  Je  réponds  qu'ainsi  une  per- 
sonne ou  aveugle,  ou  dans  une  très  grande  obs- 
curité, n'en  peut  voir  une  autre  qui  est  près 
d'elle.  Toutefois  ma  comparaison  n'est  point 
exacte,  elle  n'exprime  qu'un  faible  rapport;  car 
la  personne  dont  je  parle  acquiert,  par  le  témoi- 
gnage des  sens,  la  certitude  de  la  présence  de 
l'autre...  Mais  ici  Notre-Seigneur  se  montre  pré- 
sent à  l'âme  par  une  connaissance  plus  claire  que 
le  soleil...  Il  illumine  l'entendement,  afin  que  l'âme 
jouisse  d'un  si  grand  bien...  Lorsque  l'âme  ne 
pense  à  rien  moins  qu'à  voir  une  chose  extraordi- 
naire, cet  adorable  Maître  se  présente  à  elle  tout 
à  coup...  et  la  fait  jouir  d'une  heureuse  paix. 
Quand  saint  Paul  fut  renversé  sur  la  route,  il  y  eut 
en  l'air  une  violente  tempête;  ainsi  il  se  fait  un 
grand  mouvement  dans  le  fond  de  l'âme,  qui  esti 
comme  un  monde  inférieur,  mais  un  instant  après^ 
tout  est  dans  un  calme  divin.  L'âme  est  alors  ins- 
truite des  plus  grandes  vérités  d'une  manière  si 
admirable  qu'elle  n'a  plus  besoin  de  maître  qui  en 
donne  l'intelligence.  Celui  qui  est  la  véritable 
sagesse  l'a  rendue  capable,  sans  aucun  effort  de  sa 
part,  de  les  saisir  et  de  les  comprendre  ».  Enfin, 
quand  le  Seigneur  parle  à  sa  servante,  «  ce  divin 
langage,  dit-elle,  n'est  pas  sensible  aux  oreilles  du 
corps,  et  néanmoins  l'âme  le  perçoit  d'une  manière 
plus  distincte  que  s'il  lui  arrivait  par  l'ouïe.  On 
essaierait  en  vain  de  refuser  de  l'entendre  ». 


188  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

Descendons  de  ces  sublimités.  Une  question 
tourmente  sans  doute  l'esprit  de  mon  lecteur.  Cet 
étrange  état  d'âme  fut-il  l'effet  d'une  acuité  mor- 
bide du  système  nerveux?  M.  Joly  n'aperçoit,  en 
sainte  Thérèse,  ni  une  névrosée,  ni  une  halluci- 
née. Il  est  certain  que  la  vie  entière  de  celte 
femme,  la  lucidité  de  ses  vues,  la  noblesse  et  la 
simplicité  de  ses  desseins,  la  constance  et  la  sa- 
gesse de  son  action  témoignent  de  la  parfaite 
santé  de  l'intelligence  et  de  la  volonté.  Elle  eut  la 
foi  portée  à  son  plus  haut  degré  de  ferveur,  la 
foi  qui  soulève  les  montagnes  et,  indépendam- 
ment de  toute  illusion  des  sens  ou  de  l'imagina- 
tion, devient  véritablement  créatrice.  Durant 
plus  de  quarante  années,  l'extase  offrit  à  cette 
grande  âme,  d'une  façon  singulière,  comme  un 
second  mystère  de  la  présence  réelle. 

Suivez-la  maintenant  dans  la  familiarité  de  sa 
pensée  et  de  sa  vie,  le  détail  de  ses  réformes  : 
vous  rencontrerez  des  merveilles  de  modération, 
de  bon  sens  et  de  bonté.  Ce  n'est  point  une 
nonne  absorbée  par  la  dévotion  extérieure.  «  Je 
ne  suis  point  déraisonnable,  une  faiseuse  de 
signes  de  croix...  Jamais  je  n'ai  aimé  ni  pu  souf- 
frir certaines  dévotions  où  entrent  je  ne  sais 
quelles  cérémonies,  dans  lesquelles  les  femmes 
trouvent  un  attrait  qui  les  trompe  ».  (N'oubliez 
pas  qu'elle  est  Espagnole  !).  Elle  préférait  les 
œuvres  de  charité,  les  petites  comme  les  grandes. 
Elle  soignait  tendrement  ses  sœurs  malades  et 
berçait  leur  agonie,  ou  s'en  allait  au  chœur,  la 


UN    LIVRE    SUR    SAINTE   THÉRÈSE  189 

nuit,  raccommoder  les  manteaux  délabrés  qu'elle 
trouvait  sur  les  prie-dieu.  Le  démon  ne  reiïràyait 
point.  «  Je  ne  comprends  pas,  écrit-elle,  ces 
craintes  qui  nous  font  dire  :  le  Démon  !  le  Dé- 
mon !  Quand  nous  pouvons  dire  :  Dieu  !  Dieu  I  et 
faire  trembler  notre  ennemi.  Ne  savons-nous  pas 
qu'il  ne  peut  faire  le  moindre  mouvement  si  le 
Seigneur  ne  le  lui  permet?  Que  signifient  donc 
toutes  ces  terreurs?  Je  redoute  bien  plus  ceux 
qui  craignent  tant  le  démon  que  le  démon  lui- 
même  ;  car,  pour  lui,  il  ne  saurait  me  faire  du 
mal,  tandis  que  les  autres,  surtout  s'ils  sont 
confesseurs,  jettent  l'âme  dans  de  cruelles  in- 
quiétudes ».  Toujours  reposait  en  elle,  à  côté  de 
la  chrétienne  de  droite  raison,  la  femme  d'esprit, 
la  femme  du  monde,  d'une  ironie  trèsfme.  «  L'ex- 
périence m'a  appris  ce  que  c'est  qu'une  maison 
où  il  y  a  beaucoup  de  femmes  réunies.  Dieu  nous 
en  préserve  !  »  A  un  carme,  confesseur  présomp- 
tueux, elle  écrit  :  «  Je  vous  trouve  charmant  de 
me  déclarer  que  vous  saurez  ce  qu'est  cette  de- 
moiselle, rien  qu'en  la  voyant.  Nous  ne  sommes 
pas  faciles  à  connaître,  nous  autres  femmes. 
Quand  vous  les  avez  confessées  durant  plusieurs 
années,  vous  vous  étonnez  vous-même  de  ne  pas 
les  avoir  bien  comprises  ;  c'est  qu'elles  ne  se 
rendent  pas  un  compte  exact  d'elles-mêmes  pour 
exposer  leurs  fautes,  et  que  vous  les  jugez  seule- 
ment d'après  ce  qu'elles  vous  disent  )>.  En  ce 
temps-là,  le  dominicain  Louis  de  Grenade  écri- 
vait la    Guide  des  pêcheurSy  traité   de   morale 


190  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

chrétienne  à  l'usage  des  personnes  engagées  dans 
la  vie  du  siècle.  Quel  dommage  que  sainte  Thé- 
rèse n'ait  point  écrit  la  Guia  de  los  confesores  ! 
Tout  au  moins  a-t-elle  pris  la  peine  de  décrire 
les  conditions  d'un  bon  confessionnal  «  muni  de 
voiles  bien  cloués  »,  de  même  que  celles  d'un 
bon  parloir  à  doubles  grilles  par  où  «  ne  puissent 
passer  les  mains  ». 

Elle  était  cependant  bien  indulgente,  opposée, 
comme  l'avait  été  saint  François  d'Assise,  aux 
excès  de  l'ascétisme  monacal.  Sur  tous  les  points 
de  la  vie  religieuse,  dans  les  constitutions  du 
Carmel  renouvelé,  comme  dans  ses  lettres  ami- 
cales, ce  qu'elle  rechercha,  c'est  la  mesure  unie  à 
une  scrupuleuse  prudence.  Elle  ne  voulait  pas 
que  les  Carmes  réformés,  déchaussés,  selon  la 
vieille  règle,  montassent  sur  des  mules  pour  une 
heure  de  voyage.  «  Je  n'approuve  pas  ces  jeunes 
Carmes  déchaussés  avec  leurs  mules  et  leurs 
selles.  Quant  à  vous  faire  aller  nu-pieds,  sans 
sandales,  je  n'en  ai  jamais  eu  l'idée  ;  déjà  vous 
n'êtes  que  trop  déchaussés.  Comprenez  bien,  mon 
père,  que  j'aime  qu'on  insiste  beaucoup  sur  les 
vertus  et  non  sur  les  austérités  corporelles.  Cela 
vient  sans  doute  de  ce  que  je  ne  suis  guère  péni- 
tente moi-même  ».  Mais,  à  propos  des  inspec- 
tions faites  par  les  supérieurs  ecclésiastiques 
dans  les  couvents  de  carmélites  :  «  Que  jamais, 
même  le  matin,  ils  ne  s'arrêtent  pour  manger  dans 
le  monastère,  même  s'ils  en  sont  sollicites  avec 
importunité,  et  qu'ils  s'empressent  de  partir  ». 


UN   LIVRE   SUR    SAINTE   THÉRÈSE  101 

Un  dernier  trait  achèvera  l'originalité  sédui- 
sante de  cette  figure.  Un  sien  neveu,  dont  la  jeu- 
nesse avait  été  orageuse,  avait  confié  à  ses  soins 
une  fillette  illégitime.  Puis,  fixé  aux  Indes,  il  allait 
se  marier.  Elle  le  félicite  de  sa  résolution.  «  Je 
vois  par  là  combien  je  vous  aime...  Quand  je  vois 
cette  enfant  vous  ressembler  si  bien,  je  ne  puis 
m'empêcher  de  l'accueillir  et  de  Taimer  beau- 
coup... Dieu  veuille  en  faire  sa  servante  I  Car  ce 
n'est  pas  elle  la  coupable  ;  aussi,  vous  ne  devez 
rien  négliger  pour  qu'elle  soit  bien  élevée  ;  quand 
elle  sera  plus  âgée,  il  ne  faudra  pas  la  laisser  où 
elle  est  ;  elle  sera  mieux  chez  sa  tante;  nous 
attendrons  pour  voir  ce  que  Dieu  veut  en  faire. 
Vous  pouvez  envoyer  ici  une  certaine  somme 
d'argent  que  l'on  placerait,  et  les  rentes  servi- 
raient à  sa  subsistance.  Certes,  elle  le  mérite, 
car  elle  est  très  gentille.  Il  n'eût  pas  été  néces- 
saire de  nous  envoyer  de  l'argent  pour  elle,  si  ce 
monastère  ne  se  trouvait  actuellement  dans  la 
plus  grande  pauvreté  ». 

Elle  mourut  à  soixante-sept  ans,  le  soir  du 
k  octobre  ï  582,  après  avoir  proféré  cette  parole 
où  toute  sa  foi  et  tout  son  amour  étaient  conte- 
nus :  «  Seigneur,  il  est  temps  de  nous  voir  !  » 
Jadis,  au  même  jour  et  à  la  même  heure  était  mort, 
dans  sa  pauvre  cellule,  saint  François  d'Assise, 
tandis  qu'une  volée  miraculeuse  d'alouettes  passait 
en  gazouillant  sur  les  toits  du  monastère,  parmi 
les  ombres  du  crépuscule.  Alaudœ  aves  lucis 
amicœ,  dit  saint  Bonaventure. 


L'Originalité  de  Sainte  Thérèse  (D 


Les  Dames  du  Carmel,  contraintes  de  quitter 
Paris  et  de  s'exiler  de  notre  terre  de  liberté, 
d'égalité  et  d'ineffable  fraternité,  se  sont  réfu- 
giées en  Belgique,  en  un  faubourg  de  Bruxelles, 
et  viennent  d'entreprendre,  pour  la  gloire  de  leur 
ordre,  une  traduction  des  œuvres  complètes  de 
sainte  Thérèse,  travail  délicat,  difficile,  car  la 
langue  de  la  grande  carmélite,  d'une  mysticité 
bien  subtile,  d'une  syntaxe  irrégulière,  trop  per- 
sonnelle, où  fourmillent  les  abréviations,  a  vieilli^ 
même  pour  les  lecteurs  espagnols,  plus  que  la 
langue  de  Cervantes,  demeurée  si  limpide.  Les 
traductions  françaises  antérieures  en  prenaient 
trop  à  leur  aise  avec  le  texte  de  la  sainte.  Les 
Carmélites  de  la  rue  Saint-Jacques  étaient  prêtes  à 
accomplir  cette  tâche.  Elles  trouvaient  dans  leur 
Compagnie  l'érudition  philologique  nécessaire, 
éclairée  d'ailleurs  par  le  sentiment  profond  et 
Taustère  pratique  de  la  règle.  Leur  travail,  revisé 
par  Mgr  PoUt,  évêque  de  Cuença  (Equateur)  et 
ancien  supérieur  des  Carmélites  de  Quito,  peut 


(1)  Œuvre  complète  de  Sainte  Thérèse  de  Jésus,  tradaction 
nouvelle  par  les  Carmélites  du  a  premier  monastère  »  de 
Paris.  —  Paris,  V.  Retaux,  1907. 

13 


194  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

être  tenu  pour  définitif.  Les  deux  premiers  vo- 
lumes parus  renferment  la  vie  de  sainte  Thérèse 
écrite  par  elle-même  et  les  Relations  spirituelles 
à  ses  directeurs^  le  Château  intérieur,  les  Ex- 
clatiiationSy  les  Demeures,  le  Chemin  de  la  Per- 
fection, les  Fondations  seront  publiés  tour  à  tour. 
Mais  je  crois  que  ces  deux  volumes  permettent 
d'apercevoir,  en  son  originalité  séduisante,  le 
génie  de  cette  femme  singulière,  l'élan  sublime  de 
son  mysticisme  et  la  finesse  de  son  esprit,  la  har- 
diesse de  sa  théologie  et  la  sûreté  de  son  bon 
sens,  son  indulgence  pour  autrui  et  la  tendresse 
de  son  cœur,  enfin,  je  ne  sais  quelle  grâce  alerte 
et  souriante  qui  nous  fait  imaginer  d'elle  une 
figure  toujours  jeune,  d'une  infinie  douceur.  En 
sainte  Thérèse,  nulle  trace  de  scolastique,  nul 
effort  de  raisonnement,  et  point  d'abus  des  textes 
tirés  de  l'Ecriture,  dont  nous  accablaient  les  théo- 
logiens de  l'ancien  temps,  même  les  mystiques 
qui,  pour  prendre  leur  vol  vers  les  hauteurs  ver- 
tigineuses de  la  contemplation  et  de  Tado ration, 
cherchaient  comme  point  d'appui  quelque  verset 
venu  des  prophètes  ou  de  l'Apocalypse.  Nulle 
trace  pareillement  de  la  mélancolie  qui  pénètre 
chaque  ligne  de  V Imitation,  Uvre  douloureux  où  le 
moyen  âge  a  mis  tout  son  découragement,  le  renon- 
cement à  ses  plus  beaux  rêves,  le  dédain  de  Tac- 
tien,  son  amour  pour  la  solitude,  sa  muette  rési- 
gnation aux  volontés  du  Père  qui  est  aux  Cieux. 
Une  allégresse  intime  court  à  travers  les  confi- 
dences de  la  Vierge  d'Avîla.  Même  torturée  par 


l'originalité   de    sainte   THÉRÈSE  195 

les  souffrances  de  son  corps  trop  frêle,  d'une  ner- 
vosité redoutable,  elle  garde  une  sérénité  d  ame 
admirable,  elle  se  sait  rapprochée  du  cœur  de 
Dieu.  «  Crucifiée,  écrit-elle,  entre  le  ciel  et  la 
terre  »,  abandonnée  par  le  monde,  tournée  vers 
Dieu  seul,  l'éblouissement  que  lui  cause  la  con- 
naissance des  choses  divines,  le  tourment  de  son 
amour  inassouvi,  lui  fait  perdre  jusqu'au  senti- 
ment de  la  vie.  «  On  dirait  les  affres  de  la  mort. 
Seulement,  cette  souffrance  est  accompagnée  d'un 
si  grand  bonheur  que  je  ne  sais  à  quoi  la  com- 
parer. C'est  un  martvre  à  la  fois  délicieux  et 
cruel  ». 

Ce  qui  distingue  sainte  Thérèse  des  grands 
mystiques,  des  femmes  en  particuKer,  telles  que 
sainte  Douceline  de  Provence,  c'est  le  calme,  la 
sûreté  en  quelque  sorte  scientifique  avec  lesquels 
elle  raconte,  analyse  et  classe  les  états  les  plus 
troublants,  les  illuminations  transcendantes  de  son 
esprit.  Peut-être,  depuis  les  philosophes  d'Alexan- 
drie, n'avait-on  point  revu  d'aussi  nombreuses  et 
fines  nuances  dans  la  confession  d'une  conscience 
religieuse  et  les  t-tats  les  plus  fuyants  de  l'âme 
disposés  en  d'aussi  magnifiques  hiérarchies.  La 
psychologie  de  l'oraison  est  une  pure  merveille. 
Reprenant  une  image  chère  à  sainte  Catherine  de 
Sienne,  elle  compare  l'âme  à  un  jardin  que  l'on 
peut  arroser  de  quatre  manières,  qui  sont  les 
quatre  degrés  de  l'oraison  :  la  méditation  en 
quelque  sorte  rationnelle,  qui  s'abstient  encore  de 
vues  sur  le  surnaturel,  l'oraison  de  quiétude  «  où 


196  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

la  volonté,  sans  savoir  comment  elle  se  rend  cap- 
tive, se  laisse  emprisonner  par  Dieu,  bien  assurée 
de  tomber  au  pouvoir  de  Celui  qu'elle  aime... 
L'âme,  ici,  s'élève  peu  à  peu  au-dessus  de  sa 
misère,  elle  reçoit  quelque  connaissance  des  joies 
du  Ciel...  La  majesté  de  Dieu  commence  à  se 
communiquer  à  cette  âme...  L'âme,  dès  qu'elle  en 
est  là,  perd  le  désir  des  choses  de  la  terre...  Le 
Seigneur  veut  alors  faire  comprendre  à  cette  âme 
qu'il  est  tout  près  d'elle,  si  près  qu'elle  n'a  plus 
besoin  de  lui  envoyer  de  messagers.  Elle  peut  lui 
parler  elle-même  et  sans  élever  la  voix,  car,  à 
cause  de  sa  proximité,  il  la  comprend  au  seul  mou- 
vement des  lèvres  ». 

Alors,  au  troisième  degré  de  son  ascension, 
l'âme  entre  en  union  avec  Dieu,  et  se  sent  mourir 
aux  choses  de  la  terre.  «  On  dirait  une  personne 
qui,  tenant  en  ses  mains  le  cierge  bénit,  attend  à 
tout  instant  la  mort,  mais  une  mort  ardemment 
désirée.  Durant  cette  agonie,  l'âme  est  inondée 
d'inexprimables  délices  ».  Enfin,  voici  le  terme  de 
la  béatitude  :  le  ravissement  ou  l'extase.  L'âme 
défaille  ;  le  corps  lui-même  s'évanouit,  tous  les 
sens  se  ferment  ;  l'âme  s'abîme  en  Dieu.  «  Notre- 
Seigneur  me  dit  ces  paroles  :  «  Votre  âme  se 
«  consume  tout  entière,  ma  fille,  du  désir  d'en- 
«  trer  plus  profondément  en  moi.  Ce  n'est  plus 
«  elle  qui  vit,  c'est  moi  qui  vis  en  elle  ».  Yous 
voyez  la  différence  entre  ce  mysticisme  du  Carmel 
et  la  théorie  de  saint  Paul  :  in  ipso  vivimus, 
movemur  et  sumus. 


l'originalité    de    sainte   THÉRÈSE  197 

La  vie  sacramentelle  était,  pour  Thérèse,  l'ali- 
ment sans  cesse  renouvelé  de  l'extase.  «  Comme 
je  venais  de  communier,  mon  âme  me  parut  réel- 
lement ne  faire  qu'un  avec  le  corps  sacré  de  Notre- 
Seigneur  ».  Et,  quelques  jours  plus  tard  :  «  11 
me  fut  donné  à  entendre  comment  le  corps  sacré 
de  Jésus-Christ  est  reçu  par  son  Père  au  dedans 
de  notre  âme.  J'avais  déjà  vu  et  compris  de 
quelle  manière  ces  trois  divines  Personnes  se 
trouvent  en  nous...  Une  autre  fois,  on  me  fit 
comprendre  comment  le  Seigneur  est  dans  toutes 
les  créatures,  et  en  particulier  dans  l'âme.  Il  me 
vint  à  l'esprit  la  comparaison  d'une  éponge  qui 
s'imbibe  d'eau  ». 

Sans  doute,  un  assez  petit  nombre  de  lecteurs 
recevront,  de  ces  pages  extraordinaires,  la  nour- 
riture spirituelle  convenable  à  leur  propre  cons- 
cience. Une  telle  exaltation  du  sentiment  religieux, 
si  elle  se  rencontre  encore  dans  l'ombre  des  der- 
niers cloîtres,  est,  dans  la  vie  commune  de  notre 
monde,  un  phénomène  peu  fréquent.  Mais,  par  le 
côté  le  plus  accessible  à  l'intelligence  et  à  la  sym- 
pathie des  esprits  cultivés,  les  ouvrages  que  tra- 
duisent les  Carmélites  exilées  peuvent  .intéresser 
encore  beaucoup  de  personnes.  Dès  le  début  de  la 
Vie,  la  Sainte  nous  charme  par  la  candeur  de  ses 
premières  émotions.  La  famille  Cepeda,  de  bonne 
noblesse  castillane,  comptait  neuf  garçons  et  trois 
filles.  Thérèse  était,  par  l'âge,  le  troisième  enfant. 
Nous  apprenons,  au  premier  chapitre,  une  nou- 
velle  qui  semblera  à  quelques-uns  fort  surpre- 


198  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

nante.  Ces  chrétiens  espagnols,  dont  les  pères 
avaient  chassé  les  Arabes  au  nom  de  TEvangile, 
maintenaient  chez  eux  T esclavage.  Jamais  don 
Sanchez  de  Cepeda  ne  put  se  décider  à  prendre 
des  esclaves.  «  Ayant  eu,  chez  lui,  une  esclave 
qui  appartenait  à  Vun  de  ses  frères,  il  lui  prodi- 
guait les  mêmes  attentions  qu'à  ses  propres  en- 
fants ».  Cet  homme  sensible  aimait  la  lecture  des 
livres  espagnols  [los  ténia  de  romance,  dit  le 
texte).  En  ces  hvres  de  langue  romane  se  trouva- 
t-il  des  7'omans,  et  des  romans  de  chevalerie? 
J'aimerais  à  le  savoir.  Quatre-vingts  ans  avant  le 
Don  Quichotte,  la  Uttérature  chevaleresque  tra- 
versait ses  plus  beaux  jours.  Mais  la  Vie  des 
saints,  lue  là-bas  en  famille,  suffit  à  enflammer 
l'imagination  de  Thérèse  si  vivement  que,  tout 
enfant,  elle  cherchait  le  moyen  de  s'en  aller,  avec 
l'un  de  ses  frères,  «  pour  l'amour  de  Dieu,  au 
pays  des  Maures  »,  où  ils  goûteraient  la  joie 
«  d'avoir  la  tête  tranchée  ».  Malheureusement, 
les  Maures  étaient  bien  loin,  et  ce  beau  projet 
n'aboutit  qu'à  la  construction,  dans  le  jardin 
paternel,  d'un  ermitage  puéril.  La  bonne  petite 
sainte  Catherine  de  Sienne  avait  jadis  poussé  plus 
loin  l'aventure.  Elle  s'avança,  munie  de  quelques 
provisions,  dans  la  campagne,  où  son  père  la 
retrouvait  bientôt  en  oraison,  au  pied  d'un  arbre. 
On  sait  que  la  grande  œuvre  monastique  de 
sainte  Thérèse  fut  sa  réformation  de  l'Ordre  du 
Carmel.  Dès  son  entrée  au  couvent,  elle  avait 
souffert  de  l'esprit  de  dissipation  et  de  frivolité 


l'originalité   de  sainte  THÉRÈSE  109 

qui  s'était  glissé  clans  le  cloître.  Les  religieuses 
gardaient  une  fenêtre  ouverte  sur  la  vie  mondaine, 
recevaient  des  visites,  conversaient  avec  les  cava- 
liers. Sur  ce  point  le  témoignage  de  la  sainte 
confirme  ce  que  permettaient  d'apercevoir  certains 
drames  de  Caldéron  et  même  les  romans  pica- 
resques. Trop  souvent  les  monastères  devenaient 
des  salons.  Les  âmes  y  couraient  le  risque  du  nau- 
frage spirituel.  Tliérèse  elle-même,  vers  sa  vingt- 
cinquième  année,  fut  entraînée  par  le  courant  et 
crut  toucher  aux  portes  de  Fenfer.  Sur  ce  point 
délicat,  la  réserve  de  sa  plume  est  extrême.  Elle 
avoue  ses  conversaciones,  des  entrevues  dange- 
reuses, expression  vague,  que  les  récentes  édi- 
trices traduisent  par  liaisons.  L'une  de  ces  conver- 
saciones fit  sur  la  jeune  nonne  une  impression 
très  forte.  <(  Mon  cœur,  dit-elle,  s'y  complaisait 
beaucoup  ». 

Cette  «  récréation  empoisonnée  »  se  prolongea 
durant  plusieurs  années.  Thérèse  négligea  l'orai- 
son, se  contentant  d'une  dévotion  distraite.  «  Ma 
vie  se  traînait  dans  les  plus  bas  sentiers  de  la  per- 
fection ».  Le  retour  à  la  prière  fut  pour  elle  le 
commencement  du  salut.  Elle  gravit  rapidement 
les  degrés  mystiques  que  je  décrivais  tout  à 
l'heure.  Et,  dès  lors,  des  visions  de  béatitude 
furent  très  fréquemment  la  récompense  de  son 
ascétisme. 

Au  temps  de  sa  langueur  religieuse  se  place  un 
incident  étrange.  Elle  avait  choisi  pour  confesseur 
«  un  ecclésiastique  d'une  naissance  et  d'un  esprit 


200  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

distingués  »  avec  qui  elle  s'entretenait  souvent  et 
qui  lui  témoignait  beaucoup  d'amitié.  Un  beau 
jour,  le  confesseur  se  confessa  à  la  pénitente. 
Depuis  sept  ans  le  malheureux  vivait  dans  le 
désordre,  était  la  fable  du  pays,  continuait  néan- 
moins à  dire  la  messe.  «  Il  m'inspira  une  pitié 
profonde,  car  je  lui  avais  voué  un  vif  attache- 
ment )).  Elle  ouvrit  donc  une  enquête  sur  la  vie 
intime  de  ce  prêtre.  «  Mieux  au  courant  de  ses 
égarements,  je  vis  en  même  temps  que  l'infortuné 
n'était  pas  aussi  coupable  qu'il  le  paraissait  ».  La 
femme,  cause  du  scandale,  lui  avait  attaché  au 
cou  ((  une  petite  idole  de  cuivre  »  [idollillo  de 
cobre)  enchantée.  La  sainte  obtint  que  l'idole  lui 
fût  remise.  Elle  la  fit  jeter  à  la  rivière.  Et,  sur-le- 
champ,  le  prêtre,  s'éveillant  d'un  sommeil  de 
mort,  se  convertit  à  la  plus  rigide  vertu.  «  Je 
n'ajoute  pas  une  foi  entière  à  ce  que  l'on  raconte 
des  charmes^  mais  je  dis  ce  que  j'ai  vu,  ajoute 
Thérèse,  afin  de  mettre  les  hommes  en  garde 
contre  ces  femmes  qui  cherchent  à  les  attirer  à 
elles  ». 

Miséricorde  et  charité,  est-il,  pour  les  âmes  très 
austères  vouées  à  la  recherche  de  la  perfection 
chrétienne,  une  parure  plus  élégante? 


Saint  Borgfa(i) 


Renan  dit,  un  jour,  que  la  vie  serait  douce, 
entre  les  murs  d'une  cellule  —  ou  même  d'une 
prison  —  si  le  reclus  s'y  trouvait  enfermé  en  tête 
à  tête  avec  les  Acta  sanctorum.  Il  aurait  pour 
chaque  jour  de  l'année  |(les  saints  de  décembre 
étant,  je  crois,  encore  à  venir),  la  compagnie  de 
quelques-uns  de  ces  hommes,  les  meilleurs  qu'ait 
connus  le  monde,  des  paroles  sublimes  et  des 
dévouements  héroïques;,  les  merveilles  de  la  cha- 
rité chrétienne  et  toute  la  suite  de  l'œuvre  de  civi- 
lisation poursuivie  par  l'Eglise  dès  son  apparition. 
J'ajouterai  à  ce  tableau  séduisant  des  enchante- 
ments de  toutes  sortes  :  des  apparitions,  des 
fantômes,  des  miracles  charmants,  le  tour  folâtre 
que  prennent  parfois  les  lois  de  la  nature,  des 
moines  qui  montent  en  l'air  comme  des  ballons 
dirigeables,  une  botanique  inattendue,  des  bêtes 
fauves,  lions,  panthères  ou  loups,  d'une,  dévotion 
attendrissante,  et  de  délicieuses  horreurs,  des 
pestes,  des  guerres,  des  massacres,  où  se  déploie 
la  générosité  des  saints,  des  scènes  de  persécution 
où  éclate  la  niaiserie  méchante  des  grands  poli- 


(1)    S^aint  François  de   Borgia    [1510-457^],    par   Pierre 
Suau.  —  Paris,  Lecoffre,  1903. 


202  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

tiques  qui  croient  étouffer  des  consciences  et  abo- 
lir les  choses  divines  par  la  violence  ou  la  pira« 
terie  conformes  aux  mœurs  de  leur  siècle,  la 
torture  et  le  bûcher  au  bon  vieux  temps,  Texil, 
les  gendarmes,  le  cambriolage  et  la  spohation  aux 
époques  de  mansuétude  moderne. 

Mais  les  Acta  sanctorum^  les  cinquante  lourds 
in-folio  des  Bollandistes  ne  semblent  point  d'un 
usage  très  répandu  et  d'un  maniement  commode. 
Ils  ne  sont  point  portatifs  en  voyage.  Ils  dorment, 
relégués  dans  les  grandes  bibliothèques  savantes, 
rarement  tirés  de  leur  rayon  et  de  leur  sommeil. 
Je  leur  garde  une  réelle  tendresse  pour  les  heures 
aimables  qu'ils  m'ont  permis  de  goûter  dans  la 
société  du  bienheureux  Joachim,  abbé  de  Flora, 
au  douzième  siècle,  de  saint  François  d'Assise  et 
de  ses  disciples,  au  treizième.  Cependant,  chaque 
fois  que  j'ai  demandé  un  volume  des  Acta,  j'ai 
cru  surprendre,  sur  le  visage  du  fonctionnaire 
chargé  de  dénicher  mon  saint,  une  ombre  de  sur- 
prise mêlée  de  mélancolie.  «  Si  monsieur  doit  re- 
venir demain,  je  laisserai  le  livre  à  la  place  de- 
monsieur,  car  il  est  vraiment  d'un  poids  excessif, 
et  si  encombrant  à  transporter  !  » 

Il  convient  donc  de  se  féliciter  de  la  publication 
fondée,  il  y  a  quelques  années  déjà,  par  des  catho- 
liques érudits,  les  Saints,  petits  volumes  légers 
qui  se  glisseraient  sans  peine  dans  la  valise  des 
personnes  sérieuses,  même  à  la  mer  ou  à  la  mon- 
tagne. J'ai  eu  l'occasion  d'entretenir  nos  lecteurs 
de  plusieurs  d'entre  eux.  La  collection,   dirigée 


SAINT    BOP.GIA  203 

par  M.  Henri  Joly,  est,  à  cette  heure,  très  ample. 
On  y  rencontre  des  écrivains  de  marque,  le  duc 
de  Broglie,  Henry  Cochin,  André  Baudrillart, 
Petit  de  Julleville,  Henri  Brémond,  Welschinger. 
L'une  des  plus  émouvantes  figures  de  la  série 
est  assurément  le  personnage  étudié  par  M.  Pierre 
Snaii,  saint  François  de  Borgia,  rarrière-petit- 
fils  du  Pape  Alexandre  VI,  François  Borgia,  duc 
de  Gandia,  vice-roi  de  Catalogne,  favori  de  Charles 
Quint,  objet  des  haines  tenaces  de  Philippe  H, 
second  successenr  d'Ignace  de  Loyola  au  gouver- 
nement de  la  Compagnie  de  Jésus.  L'auteur  de  ce 
livre  est  sans  doute  lui-même  jésuite.  La  dédicace 
au  général  actuel  de  la  Société,  le  permis  d'impri- 
mer des  examinateurs,  autorisent  cette  opinion, 
et,  plus  encore,  la  parfaite  indépendance  de  l'es- 
prit critique.  J'ai  souvent  rencontré  cette  liberté 
de  la  critique^  appuyée  sur  une  solide  érudition, 
chez  les  écrivains  de  la  Compagnie.  Je  ne  vois 
plus,  d'ailleurs,  chez  nous,  que  tel  homme  d'Etat 
de  nature  larmoyante,  ou  tel  sénateur  formé  par 
une  longue  méditation  du  Juif-Errant,  qui  croient 
encore  à  la  maxime  Perinde  ac  cadaver,  aveuglé- 
ment appliquée  à  l'entière  vie  intellectuelle  ou  mo- 
rale des  Pères.  M.  Suau  ne  se  croit  pas  tenu  de  jeter 
un  voile  sur  les  crimes  des  grands  Borgia  histo- 
riques. Alexandre  et  son  fils  César  lui  apparaissent 
la  calamité  de  l'Eglise  et,  en  quelques  mots,  il  les 
a  flétris.  Il  ne  s'est  pas  cru  obligé  de  dissimuler 
le  fond  d'orgueil  despotique  qui  était  en  la  haute 
conscience  de  François,  héritage  peut-être  de  son 


204  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

bisaïeul,  contre  lequel  il  lutta  toute  sa  vie.  Un  jour, 
à  Yalladolid,  des  gens  s'attroupaient  pour  le  voir. 
«  Ils  me  regardent  comme  une  bête  curieuse, 
dit-il  à  son  compagnon.  Ils  ont  raison.  Si  Dieu  ne 
m'avait  pas  enchaîné  par  les  liens  de  la  religion, 
je  serais  une  bête  fauve  ».  «  Les  saints,  éciît 
M.  Suau,  ne  se  montrent  sans  imperfections  que 
dans  les  histoires  maquillées.  En  réalité,  ils  su- 
bissent tous  les  effets  de  l'infirmité  humaine.  On 
fait  injure  à  leur  mémoire,  on  les  diminue  en 
n'osant  pas  tout  avouer  d'eux.  Pierre  et  Paul  eurent 
des  conflits  ;  Paul  et  Barnabe  ne  s'entendirent 
point  ».  François  de  Borgia  dut  méditer  sur  l'évé- 
nement terrible  qui  marqua  d'une  première  tache 
de  sang  la  chronique  des  Borgia  :  son  aïeul,  Juan 
de  Gandia,  fils  aîné  du  Pape  Alexandre,  assassiné, 
une  nuit  d'été,  à  l'issue  d'un  souper  chez  sa  mère 
Yanozza,  par  les  spadassins  de  son  frère,  le  car- 
dinal César.  On  l'avait  retiré  le  lendemain,  du 
fond  du  Tibre,  à  la  Ripetta,  la  gorge  et  la  poitrine 
criblées  de  coups  de  poignard.  Le  jour  même, 
Rome  entière  et  les  ambassadeurs  de  la  chré- 
tienté près  du  Saint-Siège  avaient  proclamé  le 
nom  du  fratricide.  Ce  crime  fut  le  fait  décisif  du 
pontificat.  A  partir  de  cette  heure,  Alexandre  VI, 
saisi  de  terreur,  avait  abdiqué  entre  les  mains  de 
César  son  infinie  puissance  politique  sur  les  affaires 
d'Italie,  et  le  meurtrier,  triomphant,  jetant  sa 
cape  rouge  aux  orties,  s'était  rué,  à  la  façon  d'un 
chef  de  brigands,  sur  la  péninsule,  était  devenu 
l'effroyable  maître  de  Rome  et  de  l'Eglise.  Quand 


SAINT   BORGIA  205 

une  famille  renferme  en  ses  annales  toutes  proches 
une  telle  tragédie,  il  est  nécessaire  qu'un  sillon 
de  tristesse,  d'angoisse  et  de  gravité  religieuse  se 
creuse  dans  une  âme  d'élite,  telle  que  fut  l'âme 
de  François  de  Borgia. 

Tout  enfant,  à  la  cour  de  Gandia,  François  té- 
moigna de  sa  vocation  à  la  vie  ecclésiastique.  Son 
père  ne  le  voyait  pas  sans  impatience,  ornant  de 
petits  autels  et  chantant  le  Kyrie  avec  ses  pages. 
«  Il  vous  faut  des  armes  et  des  chevaux,  Fran- 
çois, et  non  des  images  et  des  sermons.  J'ai  de- 
mandé au  ciel  un  duc  et  non  un  moine.  Soyez 
dévot,  mais  restez  chevalier  ».  A  dix  ans,  à  la 
mort  de  sa  mère,  après  avoir  pleuré  et  prié,  il  se 
flagella,  k  dix-sept  ans,  Charles  Quint  l'appelait  à 
la  cour  de  Yalladolid.  Comme  il  traversait  Alcala, 
entouré  d'un  brillant  cortège,  il  croisa  les  officiers 
de  l'Inquisition  qui  emmenaient  en  prison  un 
pauvre  homme.  Le  jeune  seigneur  s'arrêta  et  re- 
garda avec  grande  pitié  l'inconnu  tombé  dans  les 
griffes  du  Saint-Office  et  qui  n'était  autre  qu'Ignace 
de  Loyola. 

Deux  ans  plus  tard,  il  épousait  Eléonore  de 
Castro,  favorite  de  Timpératrice  Isabelle,  qui  lui 
donna,  en  1530,  son  premier  fils  et  dont  il  eut 
huit  enfants.  La  mort  de  son  père,  en  15/i3^  fit  de 
lui  un  grand  d'Espagne,  et  le  prince  d'un  petit 
royaume  détaché  de  ce  royaume  de  Yalence 
conquis  jadis  par  Tépée  du  Cid,  duché,  marquisat 
et  baronnies,  plus  de  trois  mille  familles  vassales, 
le  long  de  la  mer,  en  une  contrée  aussi  riante  que 


206  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

l'Andalousie,  toute  parée  des  arbres  et  des  fleurs 
de  l'Afrique.  En  Espagne  et  dans  Tempire,  tant 
qu'il  vécut  dans  le  siècle,  il  parut  l'une  des  figures 
les  plus  liantes,  Fun  des  plus  précieux  conseillers 
de  la  couronne,  tour  à  tour  homme  de  guerre, 
compagnon  de  l'empereur  en  sa  campagne  de 
Provence,  ou  homme  de  gouvernement,  réorga- 
nisant la  Catalogne,  fortifiant  Perpignan,  pacifiant 
le  Roussillon.  Infatigable  justicier,  il  purge,  au- 
tant qu'il  se  peut,  sa  vice-royauté  des  brigands 
qui  l'infestent.  Lui-même,  à  l'occasion,  fait  l'of- 
fice de  gendarme,  mène  l'assaut  contre  une  bande 
réfugiée  dans  une  tour,  à  une  lieue  de  Barcelone. 
«  J'en  ai  pendu  six,  les  plus  fameux.  Celui  qui 
s'en  tirera  à  moins  de  frais  est  sur  de  ramer  toute 
sa  vie.  Ceci  a  calmé  le  pays...  ». 

Mais  les  brigands  titrés,  les  hobereaux  qui  en- 
tretenaient les  spadassins,  même  les  très  grands 
seigneurs  qui  se  croyaient  tout  permis,  causaient 
plus  d'ennuis  à  François  que  les  simples  détrous- 
seurs de  campagne.  Ces  personnages  formaient 
des  ligues  rivales  entre  elles,  qui  désolaient  la 
contrée.  Borgia  s'estimait  heureux  quand  il  obte- 
nait que  les  belligérants  signassent  une  trêve  de 
six  mois.  Parfois  aussi,  les  misères  de  la  morgue 
espagnole  et  de  l'étiquette  sacro-sainte  l'occupaient 
d'autant  plus  qu'il  tenait  lui-même  au  respect  de 
l'étiquette.  M.  Suau  cite  l'un  de  ses  rapports  à 
l'Empereur,  alors  à  Ratisbonne,  où  se  rencontre 
une  histoire  de  baldaquin  ducal  qui  eût  réjoui 
Saint-Simon,  et  une  quei^lle  de  préséance,   sou- 


SAINT   BORGIA  207 

levée  par  un  comte  mal  élevé,  et  qui  faillit  finir 
en  coup  de  dague. 

Au  cours  d'une  vie  si  remplie,  on  voit  se  dé- 
velopper, d'un  mouvement  régulier,  la  ferveur 
religieuse  de  l'homme  qui,  de  jour  en  jour,  se 
rapproche  de  Dieu.  La  méditation  des  Ecritures, 
tous  les  devoirs  de  la  foi  chrétienne,  les  œuvres 
de  charité  s'emparent  de  plus  en  plus  de  la  cons- 
cience de  Borgia.  Des  événements  douloureux, 
des  scènes  tragiques  enflamment  l'imagination 
de  ce  chevalier  espagnol  :  ainsi  le  désastre  de  la 
flotte  et  des  armes  impériales  sur  les  côtes  bar- 
baresques  et  la  lugubre  chevauchée  de  quinze 
jours,  de  Tolède  à  Grenade,  à  la  suite  du  cer- 
cueil d'Isabelle,  et,  la  nuit,  dans  la  cathédrale  en 
deuil,  la  découverte  et  la  reconnaissance  officielle 
du  cadavre  décomposé,  par  les  nobles  compa- 
gnons du  triste  voyage.  Plus  tard  encore,  au  che- 
vet de  Jeanne  la  Folle  qui,  depuis  quarante  ans, 
languissait  à  Tordesillas,  et,  depuis  quinze  ans, 
avait  horreur  des  choses  religieuses,  c'est  Fran- 
çois de  Borgia,  déjà  prêtre  et  jésuite,  que  Voh. 
appela  pour  ramener  à  Dieu  la  veuve  de  Philippe- 
le-Beau.  Il  l'exhorta,  la  consola,  lui  récita  le  sym- 
bole des  apôtres  ;  elle  dit  A  mm  !  et  mourut  pieu- 
semont,  le  jour  du  Yendredi-Saint  1555,  en 
murmurant  :  «  ô  Jésus  crucifié,  soyez  avec 
moi  !  »  Ce  fut  le  premier  miracle  de  saint  Borgia. 

11  avait  perdu  sa  femme  Eléonore  en  15/i6.  Le 
9  octobre  de  cette  même  année,  Ignace  de  Loyola 
le  recevait  secrètement  dans  son  ordre.  Le  31  août 


208  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

1550^  il  fit  ses  adieux  à  ses  fils  dont  l'un,  Jean, 
le  second,  l'accompagnait  à  Rome.  «  Quand  il  fut 
parvenu  à  deux  jets  de  pierre^  dans  un  chemin 
creux  près  duquel  s'élève  aujourd'hui  une  croix, 
François  de  Borgia  se  retourna  pour  saluer  Gan- 
dia  une  dernière  fois,  puis  il  entonna  le  psaume  : 
In  exitu  Israël  de  Egypto  ». 

Avec  lui  rentraient  dans  la  ville  sainte  un  nom 
sonore  et  tout  un  cortège  de  souvenirs  propre  à 
émouvoir,  dans  les  cloîtres  de  l'Aventin,  du  Jani- 
cule  et  du  Cœlius,  les  vieux  moines  qui,  en  leurs 
années  d'enfance,  avaient  vu  passer  par  les  rues 
de  Rome  la  figure  magnifique,  épanouie,  sou- 
riante d'Alexandre  VI,  bisaïeul,  et  le  visage  mas- 
qué de  César,  grand-oncle  du  jésuite  espagnol. 
Sans  doute,  dès  les  premiers  jours,  il  fit  des  sta- 
tions de  prières  douloureuses,  à  Sainte-Mari e-du- 
Peuple,  sur  la  tombe  de  Yanozza^  son  arrière- 
grand-mère  et  de  don  Juan  de  Gandia,  son  aïeul  ; 
aux  caveaux  de  Saint-Pierre,  sur  la  tombe  d'Al- 
phonse d'Aragon,  second  mari  de  Lucrèce,  son 
grand-oncle,  à  l'église  des  Espagnols,  sur  le  sé- 
pulcre du  Pape  Borgia,  chef  de  la  famille.  Quelles 
pensées,  quels  effrois  ou  quelles  espérances  tra- 
versèrent alors  son  esprit  et  son  cœur,  aucun  être 
humain  n'en  reçut  la  confidence. 


Le  Diable  Capucin  d) 


Il  y  a  vraiment  plaisir  et  profit  spirituel  à  ren- 
contrer le  Diable,  non  point  au  coin  d'un  bois  ou 
dans  son  alcôve,  mais  en  peinture,  en  littérature 
légendaire  ou  dramatique.  C'est  presque  toujours 
une  rencontre  rassurante.  L'imagination  populaire, 
dès  les  temps  anciens,  s'est  évertuée  à  dépouiller 
peu  à  peu  le  personnage  de  son  auréole  de  terreur. 
Je  crois  même  que  les  moines  du  moyen  âge  ai- 
maient mieux  l'apercevoir  face  à  face  que  soup- 
çonner sa  présence  incertaine  et  formidable  sous 
les  espèces  de  la  tentation,  du  rêve  satanique,  de 
la  foi  chancelante,  de  l'impureté  souriante.  Notre 
Raoul  Glaber,  qui  vivait  dans  la  première  moitié 
du  onzième  siècle^  —  un  siècle  noir,  où  le  Démon, 
magicien  et  antipape,  se  dressait  parfois  sur  la 
chaire  de  Saint-Pierre,  Glaber  eut  avec  le  grand 
ennemi  du  genre  humain  trois  ou  quatre  entre- 
vues où  il  garda  assez  de  sang-froid  pour 
imprimer  en  son  souvenir  l'image  pittoresque, 
grimaçante,  légèrement  comique  du  visiteur  inat- 
tendu. Un  matin,  tandis  que  la  cloche  de  matines 


(1)  Le  Diable  prédicateur,  comédie  espagnole  du  dix- sep- 
tième siècle,  traduite  pour  la  première  fois  par  Léo  Rouanet. 
—  Paris,  Picard;  Toulouse,  Privât,  1901. 

14 


210  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

tintait,  le  Diable  fit  irruption  au  dortoir  du  cou- 
vent où  les  paresseux,  les  tièdes  sommeillaient, 
chaudement  enfouis  sous  leurs  couvertures  ;  il 
bondissait  follement,  à  la  façon  d'un  chat  sauvage 
et  criait  :  «  Où  est  mon  Bachelier  ?  Ubi  est  Bac- 
calariiis  meus?  » 

(Remarquez,  en  passant,  la  valeur  de  ce  témoi- 
gnage. Donc,  la  France  possédait  des  bacheliers  à 
l'époque  des  premiers  Capétiens.  Elle  produira  des 
bacheliers  jusqu'au  refroidissement  final  de  la 
planète.  M.  Georges  Leygues  pouvait,  en  abolis- 
saut  la  néfaste  institution,  introduire,  dans  notre 
histoire,  un  événement  aussi  considérable  que  la 
nuit  du  k  août,  et  revêtir  son  nom  d'une  gloire 
immortelle.  Puisse  sa  passion  pour  les  traditions 
du  moyen  âge  ne  pas  précipiter  la  ruine  des 
bonnes  études  !) 

Fei-mons  cette  trop  longue  parenthèse  et  reve- 
nons au  Démon.  Nos  vieux  pères  ne  semblent  pas 
l'avoir  pris  fort  au  sérieux.  Il  leur  parut  passable- 
ment naïf,  d'esprit  léger,  facile  à  duper.  Et  puis, 
son  enfer  passait  parmi  eux  pour  être  assez  mal 
tenu  et  surveillé.  Tout  y  allait  à  la  diable.  Un  jour, 
Satan,  partant  en  campagne  avec  son  état-major_, 
confia  la  garde  de  ses  chaudières  à  un  malheureux 
jongleur  que  l'amour  du  jeu  avait  perdu.  Saint 
Pierre,  qui  n'ignorait  point  ce  détail,  vint  rôder 
autour  des  portes  infernales,  portant  en  poche  un 
jeu  de  cartes.  Le  jongleur  ouvrit  imprudemment 
la  géhenne  à  l'apôtre.  Une  partie  de  piquet  fut, 
sur-le-champ,  commencée.  Saint  Pierre  trichait-il? 


LE   DIABLE   CAPUCIN  211 

Je  n'ose  le  croire.  Mais,  après  avoir  gagné  à  son 
partenaire  sa  guitare  et  sa  chemise,  il  lui  proposa, 
comme  enjeu,  les  âmes  de  la  «  cité  dolente  ».  11 
gagna  jusqu'à  la  dernière,  les  enfouit  toutes  en  sa 
gibecière  et  remonta  allègrement  au  paradis.  Jugez 
de  la  fureur  du  Diable  quand  il  trouva  son  bercail 
vide  !  D'un  coup  de  pied,  il  lança  le  jongleur  jus- 
qu'au seuil  du  royaume  des  cieux,  où  le  bon  por- 
tier l'attendait  et  l'accueillit  paternellement. 

Trouverait-on,  dans  les  légendes  de  la  vieille 
Espagne  si  rigidement  catholique,  une  tradition 
analogue  :  j'en  doute.  Mais,  d'autre  part,  en  au- 
cune littérature  dramatique,  le  Diable  n'occupe 
une  place  plus  importante  que  chez  nos  voisins. 
Sur  ce  théàtj'e,  qui  recherche  si  obstinément  l'édi- 
fication religieuse  du  spectateur  et  dont  la  Come- 
dia  est  plus  terrifiante  parfois  que  divertissante, 
Satan  joue  un  rôle  d'aussi  précieuse  utilité  que 
sur  la  scène  française  le  Père  noble  ou  le  Financier. 
N'oublions  pas  que  Lope  de  Vega,  Tirso  de  Molina, 
Calderon  furent  hommes  d'église  ou  moines.  Le 
Démon  est  le  personnage  le  plus  en  vue  de  la 
plupart  àQ^  Autos  Sacramentales.  Il  fmit  toujours, 
après  avoir  tenté  au  péché  les  simples  mortels, 
par  être  humilié  et  déconfit.  Le  charme  surna- 
turel de  l'Eucharistie  déjoue  tous  ses  artifices.  Il 
est  vaincu,  tout  prêt  à  entonner  l'O  sahitaris! 
Au  dix-septième  siècle  encore,  l'Espagne  le  fit 
sortir  des  couhsses,  pour  le  plus  grand  bien  des 
âmes  castillanes.  La  pièce  étrange  que  M.  Léo 
Rouanet  vient  de  traduire  nous  montre  un  Lucifer 


212  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

assez  imprévu,  franciscain,  prédicateur,  frère 
quêteur  et  thaumaturge,  par  la  volonté  de  Dieu. 
L'auteur  en  est  inconnu.  Elle  eut,  au  temps  de 
Philippe  IV  et  durant  deux  siècles,  une  extraordi- 
naire popularité.  Vers  1623  déjà,  Lope  de  Vega 
avait  écrit  un  Frère  Diable,  médiocre  ouvrage 
encore  inédit.  Les  deux  comédies  furent  inspirées 
pas  une  aventure  miraculeuse  que  rapporte  un 
pieux  écrivain  valençais  du  seizième  siècle,  Cris- 
tobal  Moreno,  lequel  s'appuie  sur  les  témoignages 
de  trois  vénérables  et  doctes  théologiens  contem- 
porains de  Paul  IV  Caraffa.  Voici  l'histoire.  Elle 
n'est  point  vulgaire. 

Un  jour,  dans  la  ville  de  Lucques,  en  Italie, 
les  bons  frères  franciscains  déjeunaient  paisible- 
ment. On  sonne  à  la  porte  du  couvent.  Le  frère 
portier  ouvre.  Un  inconnu,  vêtu  de  l'habit  de 
l'Ordre  séraphique,  demande  à  parler  au  Père 
gardien,  en  présence  de  la  communauté.  Il  est 
conduit  au  réfectoire,  et  prononce  ce  petit  dis- 
cours qui  dut  faire  tomber  plus  d'une  fourchette  : 

«  Père  gardien,  ne  soyez  effrayé,  ni  vous  ni  vos 
religieux,  de  ce  que  je  vais  vous  apprendre.  Je 
suis  le  Démon,  tentateur  des  âmes,  persécuteur 
acharné  de  quiconque  sert  Dieu.  C'est  le  Tout- 
Puissant  qui  m'envoie.  Ne  craignez  rien.  Je  reste- 
rai parmi  vous,  sous  cette  forme  et  figure,  le 
temps  qu'il  plaira  à  la  Divine  Majesté.  Pour  vous, 
tenez  le  mystère  secret  et  ne  le  découvrez  à  per- 
sonne, afin  de  ne  pas  encourir  son  châtiment. 
J'irai  moi-môme  demander  par  la  ville  toutes  les 


LE   DIABLE   CAPUCIN  213 

aumônes;  telle  est  la  volonté  de  Celui  qui  me 
créa  et  qui  punit  de  la  sorte  mon  orgueil  ». 

Et  le  Diable  passa  deux  années  dans  ce  couvent. 
Il  allait  par  les  rues  et  rapportait  chaque  soir  à 
ses  confrères  une  quête  abondante.  Seul,  un  riche 
marchand,  dont  l'avarice  était  sans  bornes,  refu- 
sait chaque  jour  son  petit  hard.  En  vain  le  démo- 
niaque capucin  prêchait-il  à  cet  homme  et  à  ses 
serviteurs  la  charité  chrétienne  et  la  pénitence. 
Leur  cœur  demeurait  plus  dur  que  le  rocher.  Le 
Diable,  découragé,  fit  ses  adieux  à  la  communauté 
en  lui  prédisant  la  fin  terrible  du  marchand.  Le 
Père  gardien,  accompagné  de  ses  plus  saints  reli- 
gieux, se  hâta  de  courir  à  la  maison  maudite.  Il 
était  trop  tard  !  Une  affreuse  tempête  enveloppait 
le  logis  du  mauvais  riche,  et  ne  permettait  à 
personne  d'y  pénétrer.  Quand  elle  se  fut  apaisée, 
on  découvrit  que  les  démons  avaient  emporté  le 
marchand,  corps  et  âme,  et  l'avaient  précipité  à 
la  cuve  infernale,  dans  le  canton  réservé  aux  ava- 
ricieux. 

Lope  de  Vega  comprit  que  cette  légende  mona- 
cale, pour  devenir  un  bon  drame  espagnol,  devait 
se  compliquer  d'amour  et  de  jalousie.  Il  imagina 
de  marier  le  marchand  Federico  à  une  jeune  dame, 
Octavia,  qui,  éprise  du  jeune  FeUsardo,  fils  du 
gouverneur  de  Lucques,  lui  offre  son  coeur  dès  la 
première  entrevue.  Fureur  du  mari,  coup  de  poi- 
gnard, mort  de  l'épouse  trop  légère,  intervention 
de  la  Sainte  Vierge  et  du  Diable,  résurrection  de 
la  dame,  damnation  de  l'époux,  tel  est  le  canevas 


214  LA   VIEILLE  ÉGLISE 

de  la  comedia  précipitamment  écrite  par  Lope  et 
perdue  dans  le  torrent  de  ses  dix-huit  cents 
œuvres  dramatiques.  L'auteur  du  Diablo  predi- 
cador^  moins  fécond  et  moins  essoufflé,  traita  ce 
thème  tragique  d'une  main  plus  délicate  et  plus 
lente.  Il  fit  d'Octavia  une  amoureuse  que  la  pensée 
seule  de  l'adultère  épouvante,  et  qui,  par  vertu, 
semble  parfois  haïr  celui  qu'elle  aime,  le  beau 
Feliciano.  Son  Père  gardien,  à  qui  l'odeur  du 
soufre  et  les  paroles  ambiguës  de  Lucifer  vêtu  d'un 
froc  ont  révélé  la  présence  du  Démon,  accepte 
avec  bonne  grâce  le  confrère  infernal  qui,  tout 
en  quêtant  pour  la  sainte  maison,  lui  cons- 
truira, vertigineux  architecte,  un  beau  couvent 
tout  neuf. 

Mais,  comme  le  théâtre  espagnol,  destiné,  dès 
son  origine,  au  petit  peuple  aussi  bien  qu'aux 
lettrés  et  aux  seigneurs,  ne  peut  se  passer  d'un 
élément  de  bouffonnerie,  voici  frère  Antolin,  le 
moins  mystique  des  moines,  peureux  et  gourmand, 
mais  d'une  gourmandise  qui  jamais  ne  se  rassasie. 
Son  estomac  est  un  gouffre  sans  fond  où  s'englou- 
tissent incessamment  jambons,  cervelas  et  poular- 
des. Entre  le  franciscain  Lucifer  et  ce  goinfre 
encapuchonné,  la  relation  dramatique,  bien  qu'un 
peu  grossière,  est  assez  comique.  Le  Diable  s'amuse 
à  tourmenter  le  pauvre  homme  en  lui  dérobant 
ses  plus  succulentes  provisions  ingénieusement 
enfouies  dans  les  replis  de  ses  vastes  manches. 
Mais,  fidèle  imitateur  de  saint  François  qui  nourrit, 
un  matin  de  Pentecôte,  dix  mille  de  ses  frères  par 


LE  DIABLE   CAPUCIN  215 

une  apparition  miraculeuse  de  provisions  venues 
de  tous  les  points  de  TOmbrie,  i'évangéliqiie  Lu- 
cifer apaise  la  faim  d'une  troupe  de  mendiants 
chargés  de  famille  et  de  haillons  grâce  aux  trésors 
culinaires  qu'Antolin  se  préparait  à  déguster 
dans  la  solitude  des  champs.  Mais  le  pauvre  homme 
n'est  point  au  bout  de  ses  chagrins.  On  n'est  point 
impunément  le  confrère  d'un  thaumaturge,  l'ins- 
trument d'un  miracle.  Le  peuple,  persuadé  que  le 
moine  est  un  saint  authentique,  ne  lui  laisse  plus 
une  heure  de  repos.  Il  accourt  sur  la  scène,  tout 
ahuri,  poursuivi,  dit-il,  par  une  vingtaine  de 
personnes  armées  de  couteaux  et  de  ciseaux. 
«  Chacun  voulait  emporter  un  morceau  de  mon 
froc,  si  bien  que,  pour  le  défendre,  je  suis  sorti 
de  la  mêlée  criblé  de  piqûres  aux  cuisses,  aux 
jambes  et  aux  bras  » .  Cependant  une  pieuse  dame 
apporte  au  frère  un  poulet  rôti.  Déjà  le  volatile 
descendait  dans  le  large  gosier  d'Antolin,  quand 
Lucifer,  invisible  pour  le  moine  seul  (les  specta- 
teurs acceptaient  ce  naïf  jeu  de  scène),  le  saisit  à 
la  gorge  et  l'étrangla  k  demi  comme  «  entre  deux 
fers  rouges  ». 

Ce  sont  là  miracles  carnavalesques.  Mais,  en 
Espagne,  un  bon  drame  d'édification  religieuse  a 
besoin  de  prodiges  autrement  redoutables.  Octavia 
vient  de  tomber  sanglante  sous  le  couteau  de  son 
mari,  fou  de  jalousie.  Elle  est  morte.  Tout  à  coup, 
un  nuage  s'abaisse  des  frises  du  théâtre.  La 
Yierge,  entourée  d'anges,  en  sort,  s'incline  vers  la 
jeune  femme,  la  touche  de  ses  mains  divines.  La 


216  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

morte  ressuscite.  Lucifer  est  témoin  du  miracle. 
Malgré  lui,  tout  frémissant  de  rage,  il  s'agenouille 
en  face  de  la  mère  de  Dieu.  Lodovico,  l'époux 
assassin,  en  revoyant  vivante  sa  victime,  ressent 
d'abord  un  trouble  très  naturel  ;  mais  il  se  ressaisit, 
refuse  de  recevoir  au  foyer  conjugal  la  femme 
innocente  revenue  de  l'autre  monde.  Les  exhor- 
tations du  moine  Lucifer,  dont  l'âme  devient  de 
plus  en  plus  franciscaine,  demeurent  impuissantes 
contre  la  fureur  de  plus  en  plus  satanique  de 
Lodovico.  En  vain  le  Diable  recommande-t-il  au 
misérable  l'intercession  de  saint  François,  l'effica- 
cité de  la  prière  et  du  repentir  et,  comme  premier 
acte  de  conversion,  une  sérieuse  aumône  au  cou- 
vent des  chers  frères  mineurs.  A  lutter  contre 
cette  conscience  perverse,  il  perd  son  temps  et 
son  latin.  Lodovico  est  irrémissiblement  condamné. 
La  bouche  de  l'enfer  s'ouvre  sous  ses  pieds  et,  en 
présence  de  l'archange  saint  Michel,  qui  vient 
présider  à  la  lugubre  catastrophe,  il  disparaît 
parmi  les  flammes  éternelles.  Octavia,  une  fois  ce 
déplaisant  mari  mis  en  lieu  sûr,  ne  tardera  pas  à 
épouser  Feliciano. 

Le  Démon  confesseur  de  la  foi  catholique,  cham- 
pion de  l'Eglise,  chevalier  des  congrégations  reli- 
gieuses, voilà  une  surprenante  imagination,  qui 
eût  fait  ouvrir  de  bien  grands  yeux  à  notre  vieux 
Raoul  Glaber.  Je  recommande  cette  singuUère 
comédie  espagnole  à  ceux  qui  furent,  pendant 
quatre  années,  nos  députés  ineffables.  Peut-être, 
dans  le  nombre,  s'en  trouve- t-il  quelques-uns  qui 


LE   DIABLE   CAPUCIN  217 

croient  encore  au  Diable.  Ils  pourront  saluer  en 
lui  la  figure  respectable  d'un  opportuniste  libéral, 
bienfaisant  et  de  joyeuse  humeur. 


Choses  d'Espagne  (i) 


En  dépit  du  mot  de  Louis  XIV,  il  y  a  toujours 
des  Pyrénées  entre  la  France  et  l'Espagne,  je  veux 
dire  une  barrière  intellectuelle  qui  sépare  et  même 
éloigne  singulièrement  l'une  de  l'autre  les  deux 
nations  latines.  Et  peut-être  ces  Pyrénées  sont- 
elles  plus  escarpées  sur  le  versant  français  que  du 
côté  de  nos  voisins.  La  littérature  espagnole  nous 
semble  plus  étrangère  que  l'italienne  ou  l'anglaise. 
Les  Français  bien  élevés  ont  lu  Don  Quichotte 
vers  leur  quinzième  année.  Ils  entrevoient  à  tra- 
vers Corneille  la  figure  du  Cid.  Ils  savent  que  Gil 
Blas  est  une  adaptation  des  romans  picaresques 
de  l'Espagne.  Les  personnes  pieuses  ont  une  vague 
idée  de  sainte  Thérèse.  Victor  Hugo  nous  a  rendu 
quelques  échos  des  héroïques  Romance?'os.  Un 
point,  c'est  tout,  ou  à  peu  près.  C'est  un  bien 
mince  bagage. 

Cependant,  quelques  écrivains,  professeurs  ou 
critiques,  s'efforcent  depuis  quelques  années,  par 
les  revues,  les  livres,  les  traductions  et  même  la 
propagation  de  la  langue  espagnole,  de  nous  rap- 


(1)  L'Espagne  littéraire,  Portraits  d'hier  et  d'aujourd'hui, 
par  Boris  de  Tannenberg.  Paris,  Alf.  Picard.  Toulouse,  Ed. 
Privât. 


220  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

procher  de  nos  amis  d'outre-monts.  Au  nombre  de 
ces  critiques  il  faut  signaler  M.  Boris  de  Tannen- 
berg,  qui  a  vécu  longtemps  dans  la  péninsule,  a 
connu  directement  les  plus  notables  lettrés  de 
Madrid  et  nous  fait  volontiers  part  de  ses  décou- 
vertes. Son  récent  ouvrage  sur  VEspagne  litté- 
raire nous  présente  quatre  portraits  fort  intéres- 
sants :  un  poète  dramatique,  M.  Manuel  Tamayo 
y  Baus  ;  un  philosophe  poète,  M.  Marcelino  Me- 
nendez  y  Pelayo  ;  deux  romanciers  et  conteurs, 
M.  José  Maria  de  Perada  et  Mme  Emilia  Pardo 
Bazan.  En  un  spirituel  avant-propos,  il  analyse  les 
principales  causes  de  l'indifférence  des  Français  à 
l'égard  «  d'une  littérature  sœur  de  la  nôtre  »,  telles 
que  «  l'impuissance  politique  et  financière  de  l'Es- 
pagne contemporaine  » ,  la  séduction  des  littératures 
germaniques  ou  slaves,  enfin,  et  je  crois  volontiers 
cette  cause  dominante,  «  l'abus  que  fit  le  romantisme 
de  la  prétendue  couleur  locale  espagnole  ;  il  nous 
a  laissé  l'image  d'une  Espagne  d'opéra-comique 
impossible  à  prendre  au  sérieux  et  dont  il  est 
naturel  qu'on  ait  assez.  Et  les  Espagnols  peuvent 
s'adresser  à  eux-mêmes  le  reproche  d'avoir  con- 
tribué, dans  une  large  mesure,  à  nous  persuader 
que  toute  leur  vie  nationale  se  résume  aujour- 
d'hui dans  les  corridas  de  toros  et  les  danses  des 
gitanes  ».  Ajoutez  cette  raison  qui  me  frappe, 
pour  ma  part,  d'une  façon  constante  :  l'absence 
de  l'instrument  nécessaire  à  la  pratique  assidue 
d'une  littérature,  à  savoir  une  histoire  de  cette 
littérature  allant  des  origines  lointaines  au  temps 


CHOSES    DESPAGNE  221 

présent,  une  histoire  précise,  écrite  avec  goût, 
pure  de  toute  recherche  oratoire  ou  pittoresque, 
qui  montrerait  clairement  le  rapport  entre  la  civi- 
lisation de  l'Espagne  et  son  œuvre  littéraire,  un 
livre  qui  devrait  ressembler  à  l'excellent  Manuel 
que  M.  Brunetière  a  consacré  à  la  littérature  fran- 
çaise. L'histoire  de  Ticknor,  lourde  et  confuse,  a 
tout  l'agrément  d'un  fagot  d'épines.  Et,  d'ailleurs, 
elle  n'a  rien  à  nous  dire  sur  la  récente  période 
intellectuelle  de  l'Espagne.  Voyons,  monsieur  de 
Tannenberg,  laissez-vous  tenter  :  écrivez  cette  his- 
toire ! 

J'aimerais  à  fixer  l'attention  du  lecteur  sur  la 
pièce  capitale  de  M.  Manuel  Tamayo,  Affaires 
cF honneur,  drame  qui  paraîtrait  beau  à  tout  audi- 
toire lettré  en  Europe,  mais  dont  la  beauté,  sur  la 
scène  espagnole,  est  inattendue,  étrange,  presque 
paradoxale. 

L'âme  espagnole,  telle  qu'elle  se  réfléchit  idéa- 
lement dans  la  poésie  épique,  dramatique  ou  lyrique 
de  cette  race  enthousiaste,  au  verbe  sonore,  est 
comme  vivifiée  par  deux  vertus  émin entes,  la 
passion  de  l'honneur  et  la  foi  chrétienne.  La 
conscience  des  vieux  ancêtres,  au  temps  de  l'âpre, 
de  l'implacable  croisade  contre  l'islamisme,  n'ima- 
gina sans  doute  aucune  distinction  raffinée,  aucun 
conflit  vraisemblable  entre  ces  deux  vertus  ;  verser 
son  sang  pour  la  terre  natale  ou  pour  l'Evangile, 
porter  un  cœur  ou  un  blason  sans  tache,  se  mon- 
trer digne  du  respect  de  ses  pairs  ou  de  la  paix 
de  Jésus-Christ,  c'était,  sans  la  moindre  subtilité 


222  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

psychologique,  Toffice,  le  devoir  et  la  joie  de  tout 
bon  hidalgo.  Et  comme  les  âmes  étaient  alors 
aussi  simples  que  rudes,  aussi  naïves  que  violentes, 
elles  se  permettaient,  sans  scrupules,  pour  laver 
un  affront,  même  contre  un  frère  chrétien,  les 
procédés  sommaires  qui  passaient  pour  excellents 
à  l'égard  des  musulmans.  Dans  la  vieille  Cronica 
du  Cid,  le  comte  Gomez  de  Gormaz  enlève  à  Diego, 
père  de  Rodrigue,  ses  troupeaux  et  ses  bergers  ; 
par  représailles,  Diego  enlève  les  bergers,  les  trou- 
peaux de  Gomez  ;  il  lui  ravit  «  ses  lavandières  qui 
lavent  à  la  rivière  »,  lui  brûle  son  faubourg  et 
quelques  vassaux  innocents,  origandage  pour  bri- 
gandage !  Rodrigue,  «  qui  n'a  pas  encore  treize 
ans  »,  tuera  Gomez.  La  primitive  religion  de 
l'honneur,  un  peu  sauvage,  est  satisfaite,  et  vous 
chercheriez  vainement  en  ces  justiciers  du  point 
d'honneur  l'angoisse  chrétienne.  Voyez  mainte- 
nant, au  Poème  du  Cid,  quand  il  s'agit  de  ven- 
ger à  tout  prix  l'injure  que  lui  fit  son  roi,  voyez 
l'état  d'âme  de  Rodrigue.  Il  manque  d'argent  pour 
entrer  en  campagne.  Son  familier  Antolinez  le  tire 
d'embarras.  Les  deux  compères  remplissent  de 
sable  deux  coffres  cloués  «  de  clous  bien  dorés  » 
et  les  présentent  à  deux  bons  juifs,  usuriers  can- 
dides. «  Ils  sont  pleins  d'or  en  lingots  ».  Les  pau- 
vres gens  avancent  six  cents  marcs  sur  ce  gage 
dérisoire,  et  à  trois  reprises  baisent  la  main  du 
Campéador.  Par-dessus  le  marché,  ils  donnent 
trente  marcs  et  une  fourrure  à  Antolinez.  Il  n'est 
pas  bien  sur  que,  dans  la  suite,  le  Cid  ait  vrai- 


CHOSES  d'espagne  223 

ment  remboursé  Rachel  et  Vidas,  banquiers  d'an- 
cien régime. 

L'honneur  offensé,  exaspéré  jusqu'à  la  fureur, 
la  foi  exaltée  jusqu'au  fanatisme,  jusqu'à  l'extase 
ou  l'épouvante,  furent,  dans  l'horlogerie  drama- 
tique de  l'Espagne,  deux  ressorts  aussi  énergiques 
que  l'amour,  et,  renforcés  par  Tamour  affolé  de 
jalousie,  montrèrent  une  incomparable  puissance. 
Voyez,  dans  le  Médecin  de  son  honneur^  de  Gal- 
deron,  l'horrible  procédé  qu'un  mari  emploie  pour 
tuer  sans  se  compromettre  sa  femme  innocente,  et 
avec  quelle  sérénité  ledit  mari,  avant  que  la  morte 
ne  soit  ensevelie,  reçoit  du  roi  don  Pèdre  une 
seconde  épouse.  L'imagination  catholique  des  écri- 
vains risque  sur  la  scène  les  miracles  les  plus 
inattendus,  les  apparitions  d'anges  et  de  démons 
pour  répondre  à  l'angoisse  de  la  mort,  à  la  ter- 
reur de  l'Enfer.  Dans  la  Dévotion  à  la  Croix,  un 
assassin,  un  sacrilège,  amant  de  sa  sœur  qu'il  a 
ravie  à  son  couvent,  ressuscite  du  fond  de  sa 
tombe  afin  de  recevoir  l'absolution  que  lui  méri- 
tait la  protection  d'un  crucifix  perdu  dans  la  cam- 
pagne, au  pied  duquel  il  était  né.  Mais  rien,  peut- 
être,  en  ce  théâtre,  n'exprime  d'une  façon  plus 
émouvante  l'infernale  vision  de  l'âme  scélérate 
prête  à  paraître  devant  Dieu  que  ce  cri,  ce  râle 
de  la  Célestine  empoisonneuse,  entremetteuse  et 
sorcière,  à  demi  étranglée  par  deux  assassins,  la 
nuit,  dans  son  taudis  : 

((  Confession  !  confession  I  » 

Supposez  maintenant  que  ces  deux  forces  souve- 


224  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

raines  du  drame  espagnol,  l'honneur  outragé  et 
le  sentiment  religieux,  au  lieu  d'agir  isolément 
chacune  en  son  domaine  propre,  se  contredisent 
et  se  heurtent,  et  que  l'une  d'elles,  plus  profon- 
dément engagée  dans  les  consciences,  triomphe 
de  l'autre,  vous  apercevez  Tidée  initiale  de  Ma- 
nuel Tamayo,  une  thèse  hardie,  déconcertante 
pour  ses  compatriotes,  la  foi  plus  forte  que  l'hon- 
neur, le  duel  reculant  en  face  du  verbe  divin  : 
Non  occides  —  tu  ne  tueras  point. 

Affaires  d'honneur  sont  heureusement  afFran- 
chies  du  personnel  et  du  cadre  romantiques. 
Elles  mettent  en  scène  non  des  chevaliers,  mais 
des  députés  :  don  Fabian,  austère  catholique  et 
Yillena,  un  Hbéral  de  Centre  gauche,  les  deux  fils 
de  ces  messieurs,  Miguel  et  Paulino,  le  beau-frère 
de  Fabian,  gouverneur  de  province.  Médina,  enfin, 
la  femme  de  Fabian,  dona  Candelaria.  Nous 
sommes  bien  loin  de  toute  crise  d'héroïsme,  au 
début  du  drame.  Yillena  a  cru  qu'il  renverserait 
le  ministère  en  étalant  le  scandale  d'une  élection 
effrontément  ministérielle  due  à  la  complicité  du 
préfet  Médina.  Mais,  —  beauté  de  la  cuisine  par- 
lementaire, —  au  lieu  de  bousculer  le  Cabinet, 
Yillena,  en  l'attaquant,  l'a  raffermi.  Non  que 
M.  Tamayo  nous  laisse  entendre  que  plus  un  mi- 
nistère est  abreuvé  de  honte,  plus  il  se  raffermit. 
Il  y  a  quarante  ans,  un  tel  paradoxe  eut  paru,  en 
Europe,  simplement  ridicule.  Un  ministère  dés- 
honoré tombait,  généralement,  à  la  première  se- 
cousse méthodique,   tel   qu'un   fruit   gâté.   Mais 


CHOSES  d'espagne  225 

Fabîan  a  si  bien  défendu  son  beau-frère,  que  la 
Cliambre  a  voté  la  confiance  aux  ministres.  Fabian 
a  traité  Yillena  de  menteur  :  Villena  a  riposté  par 
de  grossières  injures.  Ceci  est  encore  du  plus  pur 
parlementarisme.  La  conclusion  de  cette  mémo- 
rable séance  s'impose  :  duel  inévitable  entre  les 
deux  députés  ;  duel  nécessaire  entre  Yillena  et  le 
préfet  calomnié  par  l'impétueux  centre-gauche  ; 
enfin,  duel  qu'on  ne  pourra  empêcher  entre  les 
deux  petits  jeunes  gens,  bons  amis  jusqu'à  l'heure 
où  les  exigences  exquises  de  la  poUtique  les  obli- 
gent à  se  couper  la  gorge.  C'est  la  gorge  de  Mi- 
guel, fils  de  Fabian,  qui  paiera  pour  tout  le 
monde. 

Don  Fabian,  chrétien  de  vieille  roche,  fidèle  au 
Décalogue,  refusera  d'abord  de  se  battre.  Il  refu- 
sera, bien  qu'Espagnol  et  brave  absolument, 
mais  comme  chrétien  :  <(  Mon  Dieu  qui  m'a  créé 
et  est  mort  pour  moi  sur  la  croix...  C'est  pour 
cela  que  je  ne  me  bats  pas^  pour  cela,  rien  que 
pour  cela  !  » .  Villena  lui  écrit  un  billet  outrageant 
et  vient,  à  son  foyer,  le  provoquer.  Fabian  ré- 
siste toujours.  Il  jette  à  la  face  de  Yillena  ces 
mots  :  «  Je  ne  me  bats  pas  avec  une  canaille  !  » 
Villena  bondit  en  avant.  L'Espagnol  se  réveille 
en  Fabian  :  «  Je  veux  vous  tuer  !  »,  crie-t-il. 
«  Enfin  !  il  était  temps  »,  clame  Villena.  Et  le 
pieux  Fabian  gémit  :  «  Nous  voilà  tous  deux  éga- 
lement infâmes  !  » . 

Eh  bien  !  pas  encore.  Dona  Candelarias  est  gUssée 
à  la  fin  de  la  scène.  Elle  voit  en  son  mari  un  apostat. 

15 


22Ô  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

«  Fabian,  dit-elle,  ce  soir,  à  neuf  heures,  une  dili- 
gence part  pour  Zamora.  Allons-nous-en  !  ». 

Est-ce  l'entrée  de  la  comédie  dans  le  drame? 
Non,  car  tout  aussitôt  la  femme  a  éclairé  la  cons- 
cience de  ce  chrétien  S'il  mourait  sans  confes- 
sion! «  Que  se  passera-t-il  alors  dans  le  cœur  du 
fils  et  de  l'épouse  lorsqu'ils  verront  condamner  à 
un  exil  infâme  les  os  de  l'époux  et  du  père,  sans 
pouvoir  même  leur  dire  :  Reposez  en  paix!  ». 

Fabian,  vaincu,  partira  par  la  dihgence. 

De  grâce,  ne  souriez  pas.  La  tragédie  se  pré- 
cipite. Villena  soufflette  Fabian  dans  la  rue.  Pau- 
lino  et  Miguel  se  provoquent  et  vont  se  massacrer. 
Fabian,  enragé,  n'écoute  plus  Candelaria  qui  lui 
rappelle  en  vain  les  soufflets  reçus^  pour  son  sa- 
lut à  lui,  par  Jésus.  Villena  reparaît,  bouleversé, 
annonçant  le  duel  imminent  des  deux  jeunes  gens. 
Les  deux  pères,  oublieux  de  leurs  haines^  volent 
vers  le  champ  clos.  Trop  tard  !  Le  pauvre  Miguel 
agonise,  tout  sanglant.  La  mère  accourt,  amenant 
UD  prêtre.  Migtiel  meurt  en  pardonnant,  en  do- 
mandant  pardon,  en  invoquant  la  Vierge  et  Jésus, 
comme  eut  fait  un  héros  de  Calderon.  Mais  il  faut 
qu'une  conversion  suprême,  douloureuse,  mette 
le  sceau  à  la  réconciliation  des  deux  pères  age- 
nouillés près  de  cet  enfant  mort.  Le  préfet  Mé- 
dina survient  et  murmure  à  Toreille  de  Villena  : 
u  Vous  avez  donné  un  soufflet  au  père^  vous  avez 
cause  la  mort  du  fils.  Vous  comprendrez  que  je 
veuille  vous  tuer.  Mais  vous  tuer  est  trop  peu. 
Tiens,  misérable  !  »  Soufflet. 


CHOSES   D  ESPAGNE  227 

Villena  se  redresse  et  retombe  terrassé  par 
rémoiion  religieuse  :  «  Je  mérite  cela  ;  je  le  souf- 
frirai pour  l'amour  de  Dieu,  de  ce  Dieu  sur  qui 
j'ai  craché,  que  j'ai  crucifié!...  Dieu  de  nos  pères, 
Dieu  véritable,  je  crois  en  toi  !  ». 

C'est  le  coup  de  foudre  de  la  grâce.  Mais  c'est 
aussi  une  quintessence  d'esprit  et  de  drame  cas- 
tillans. Cette  pièce,  dépouillée  de  la  grandilo- 
quence espagnole,  réussirait-elle  à  la  scène  de 
Paris?  En  présence  d'un  auditoire  académique, 
peut-être.  Mais  au  boulevard,  un  drame  privé 
d'intrigue  amoureuse  et  orné  de  deux  soufflets  ! 
La  gifle  parlementaire  nous  paraîtrait  maintenant 
un  ressort  usé.  Et  puis,  il  me  semble  que  si  un 
premier  soufflet  sonne  tragiquement,  le  contre- 
soufflet  est  inévitablement  un  peu  comique.  Enfin, 
la  diligence  de  Zamora  est  tout  de  même  embar- 
rassante. Parlez  donc  de  diligence  à  des  specta- 
teurs qui  ont  vu  jouer  le  Courrier  de  Lyon  et 
que  la  vie  parisienne  forme  aux  charmes  discrets 
de  l'automobile,  aux  délicieuses  angoisses  du  Mé- 
tropolitain ! 


François  Rio 


Parmi  les  «  Portraits  de  croyants  du  dix-neu- 
vième siècle  »  que  M.  Lefébure  vient  de  nous 
dépeindre  avec  une  si  religieuse  sympathie,  il  est 
une  figure,  moins  illustre  et  populaire  que  celle  du 
comte  de  Montalembert,  mais  d'une  assez  rare  origi- 
nalité, quej'aimerais  à  retracer  d'après  le  tableau  de 
monéminent  confrère.  Le  nom  de  François  Rio  est 
peut-être  aujourd'hui  quelque  peu  effacé  de  la 
mémoire  des  hommes.  Cependant,  à  cet  historien 
«  délicat  et  bien  informé  de  l'Art  chrétien  »,  à  ce 
généreux  esthéticien  nous  devons  le  retour  à  la 
justice  en  matière  de  critique  d'art.  Le  premier  il 
eut  le  courage  de  reviser  la  sentence  traditionnelle, 
faite  de  préjugés  et  d'ignorance,  qui  frappait  la 
peinture  des  peuples  modernes,  surtout  des  Italiens, 
antérieure  à  Raphaël.  Sur  ce  point,  Chateaubriand 
lui-même,  dans  son  Génie  du  christianisme, 
témoignait  d'une  impatience  presque  égale  à  celle 
du  spirituel  président  de  Rrosse  en  ses  Lettres  de 
voyage.  C'est  à  peine  s'il  estime  la  grande  école  des 
primitifs  italiens  au  niveau  des  Carraches.  M.  Cou- 
sin, un  peu  plus  tard,  parlait  des  «  mystiques 
ébauches  »  de  Fra  Angelico  de  Fiesole  avec  le 
dédain  habituel  aux  personnes  philosophiques  qui 


230  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

méprisent  les  réalités,  négli,!^ent  la  vie  et  s'en- 
têtent d'un  dogmatisme  rigide  à  la  façon  d'une 
géométrie. 

L'entrée  de  Rio  dans  l'histoire  est  bien  inattendue. 
En  mars  1815,  ce  petit  Breton  était  assis  sur  les 
bancs  du  collège  de  Vannes.  Les  collégiens  appren- 
nent un  beau  matin  la  nouvelle  du  débarquement 
de  Napoléon  au  golfe  Juan.  Voilà  toutes  ces  jeunes 
cervelles  à  l'envers.  Un  vent  de  révolution  souille 
de  classe  en  classe.  Foin  des  vers  latins,  de  l'his- 
toire romaine,  de  la  physique  et  de  la  métaphy- 
sique !  Ces  jeunes  gens  se  décident  à  l'insurrection, 
déchirent  la  Constitution  impériale  affichée  ta  la 
porte  du  collège.  Un  élève  de  rhétorique  harangue 
ses  camarades  :  leur  parle-t-il,  en  paroles  de 
flamme,  de  Philippe  de  Macédoine,  ou  de  ïarquin 
le  Superbe,  ou  de  Jules  César,  ou  de  Caligula  ? 
Nous  ne  savons.  Mais  il  leur  conseille  de  s'orga- 
niser militairement,  se  met  lui-même  en  campagne, 
entre  en  conciliabule  avec  ce  qui  reste  là-bas  de 
vieux  chouans,  fait  acheter  des  fusils  de  chasse, 
des  pistolets  d'arçon,  fabriquer  des  cartouches, 
fondre  des  balles  dans  les  greniers.  Au  collège 
même,  il  trouve  le  moyen  d^exercer  ses  condis- 
ciples au  maniement  du  fusil  dans  les  chambres 
basses  ou  les  couloirs  mal  surveillés  de  la  maison. 
Enfin,  ce  Masaniello  du  Morbihan  met  la  main  sur 
le  condottiere  breton,  d'âge  canonique,  qui  pourra 
commander  la  petite  troupe  imberbe,  un  certain 
chevalier  Margadel,  vétéran  des  grandes  guerres 
vendéennes,  une  sorte  de  géant,  le  général  et  le 


FRANÇOIS   RIO  231 

tambour-major  à  la  fois  de  ces  écoliers  révolution- 
naires. 

Or,  l'inventeur  de  ce  beau  mouvement  était  le 
jeune  François  Rio. 

k  force  de  commander  l'exercice  et  de  fondre 
des  balles,  il  finit  par  éveiller  Tattention  du  prin- 
cipal et  du  commissaire  de  police.  Rio  recueille  en 
ville  un  bruit  fâcheux  ;  la  menace,  pour  une 
cinquantaine  de  petits  chouans,  d'être  menés 
garrottés  à  Belle-îsle,  puis  incorporés  aux  bataillons 
coloniaux.  En  même  temps  il  est  informé  de 
l'esprit  de  résistance  armée  à  l'ogre  de  Corse  qui 
court  sur  les  départements  de  l'Ouest.  Il  fallait  se 
hâter.  De  grand  matin  les  conspirateurs  sortent 
de  la  ville  par  petits  groupes.  La  police  armori- 
caine à  cet  exode  ne  voit  que  du  feu.  On  a  pris 
rendez-vous  au  château  du  brave  Margadel.  Les^ 
filles  du  chevalier  distribuent  des  cartouches,  atta- 
chent à  la  poitrine  paternelle  la  croix  de  Saint- 
Louis. 

Nos  jeunes  héros  devaient  rejoindre  le  corps 
principal  de  l'insurrection,  commandé  par  le  général 
de  Sol  de  Grisolles.  A.  leur  tête  marchait  un  barde, 
Le  Tiec,  dont  les  chants  rappelaient  Tyrtée  à  ces 
échappés  de  réthorique.  Comme  la  petite  armée 
'  manquait  de  munitions  et  n'avait  pas  un  seul 
canon,  elle  évolua  vers  l'embouchure  de  la  Yilaine, 
espérant  communiquer  sur  la  côte  avec  un  bâti- 
ment signalé  comme  porteur  de  cartouches  roya- 
listes. Le  10  juin,  on  couchait  dans  la  petite  ville 
de  Muzillac,  à  vingt-cinq  kilomètres  de  Vannes. 


232  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

Le  réveil  fut  désagréable.  Le  général  Rousseau, 
lui,  avait  des  canons,  et  la  compagnie  scolaire, 
détachée  sur  une  crête  rocheuse,  entendit  bientôt, 
sans  aucun  plaisir,  le  ronflement  des  boulets.  Leur 
pauvre  Tyrtée  se  mit  à  chanter  à  tue-tête  :  il 
n'acheva  pas  sa  cantilène  ;  un  boulet  lui  fracassa 
le  crâne. 

L'affaire  se  gâtait  pour  les  écoliers  de  Vannes. 
Mais  ils  étaient  soutenus  par  Cadoudal  et  ses 
chouans  ;  ils  savaient  qu'un  autre  chef  de  partisans, 
Gamber,  un  simple  fermier,  arrivait  avec  une 
troupe  fraîche.  . .  Ils  tinrent  bon  sur  leur  coteau. 
Rousseau  lança  ses  soldats  à  l'assaut  de  la  position. 
Les  écoUers  ne  pliaient  point.  Margadel  leur  criait  : 
«  A  moi  !  mes  enfants,  si  vous  n'avez  plus  de 
munitions,  faites  semblant  d'en  avoir  ;  ça  fera  le 
même  effet  ».  Et  le  bataillon  enfantin,  enlevé  par 
ce  mot  d'une  beauté  antique,  chargea  avec  furie 
les  assaillants,  qui  reculent  et  dégringolent  sur  la 
pente  de  la  colline.  Rousseau  se  décide  à  balayer 
le  plateau  par  des  volées  de  biscayens.  Autour  des 
jeunes  gens,  la  roche  granitique  vole  en  éclats. 
Tout  à  coup,  les  canons  cessent  le  feu  et  se 
retournent  ;  le  général  de  l'Empereur  battait  en 
retraite.  Gamber  paraissait  enfm,  ce  que  ne  fit 
point  Grouchy  huit  jours  plus  tard.  La  bataille  de 
Muzillac  était  gagnée  par  les  Vendéens. 

L'affaire  d'Auray  fut  plus  fâcheuse.  Les  Chouans 
furent  battus.  Mais,  à  la  nouvelle  de  Waterloo,  la 
paix  fut  vite  conclue  entre  les  mains  de  Rousseau, 
qui,  pendant  toute  la  campagne,  s'était  montré 


FRANÇOIS   RIO  233 

toujours  très  humain,  et  qui  peut-être,  à  Muzillac, 
n'avait  reculé  que  devant  Textrême  jeunesse  de 
l'ennemi.  Les  deux  partis  fraternisèrent.  Rousseau 
félicita  Gamber  et  les  écoliers,  qui  passèrent  au 
drapeau  national.  Républicains,  chouans  et  impé- 
rialistes firent  savoir  au  général  prussien  qui 
commandait  à  Rennes  que  le  Morbihan  résisterait 
désespérément  a  l'invasion  de  l'étranger.  Le  déta- 
chement allemand  qui  avait  reçu  l'ordre  de  marcher 
sur  Ploërmel  fut  rappelé. 

«  Quand  le  collège  de  Vannes,  écrit  M.  Lefébure, 
ouvrit  ses  portes  dans  l'automne  de  1815,  on  vit, 
traversant  la  ville,  ses  livres  sous  le  bras,  un  jeune 
élève  de  philosophie  auquel  les  sentinelles  ren- 
daient les  honneurs  mihtaires  :  François  Rio  avait 
été  nommé  chevalier  de  la  Légion  d'honneur  ». 

La  conspiration  de  ces  adolescents  n'avait  point 
ôté,  quant  à  Rio  lui-même,  la  fantaisie  en  quelque 
sorte  httéraire  d'un  esprit  échauffé  par  le  com- 
merce des  Conciones  et  de  fréquentes  conversa- 
tions avec  les  grands  rebelles  de  l'antiquité,  Alci- 
biade  ou  Catilina. 

Le  jeune  homme,  par  tradition  de  famille,  se 
sentait  entraîné  vers  la  tragédie  vécue.  De  ses  deux 
grands-pères,  Tun  avait  été  massacré  à  Quiberon, 
l'autre  avait  péri  en  mer  sur  un  vaisseau  déman- 
telé par  la  tempête.  Son  père,  traqué  à  la  fois  par 
les  répubUcains  et  les  chouans,  succombait  à  la 
mutilation  causée  par  un  accident  de  mer,  laissant 
sa  femme  avec  trois  enfants,  la  maison  pillée,  les 
biens  confisqués.  Elle-même,  sa  mère  avait  failli 


234  LA  VIEILLE  ÉGUS15 

périr,  jeune  fille,  parmi  les  émigrés  de  Qnîberon  ; 
mariée^  tenant  un  enfant  dans  ses  bras,  elle  s'était 
vue  sommée,  par  les  gendarmes^  le  sabre  au 
poing,  de  révéler  la  retraite  de  son  mari.  Fran- 
çois avait  reçu,  à  l'île  d'Arz^  où  se  réfugia  sa 
mère,  l'éducation  et  l'influence  morale  de  trois 
hommes  de  haut  caractère,  dom  Bousquet,  le 
curé,  pasteur  d'une  paroisse  où  ne  se  trouvaient 
plus  que  des  veuves  et  des  orphelins,  les  maris  et 
les  pères  étant  sur  les  pontons  de  l'Angleterre;  un 
ancien  chef  de  chouans,  le  colonel  Vincent,  un 
républicain  austère,  le  capitaine  Dréano.  Dréano, 
officier  de  la  marine  royale,  avait  fait  la  guerre  de 
l'indépendance  américaine  ;  puis,  il  était  tombé 
entre  les  griffes  des  corsaires  barbaresques  et  avait 
langui  quelque  temps  au  bagne  d'x^lger;  il  s'était 
fait  corsaire  lui-même,  courait  sus  aux  navires 
anglais,  transportait  en  Espagne,  sur  son  vaisseau, 
les  prêtres  français  qui  fuyaient  la  persécution. 
Aux  chouans  qui  le  saluaient,  de  la  côte,  de  leurs 
acclamations  et  criaient  :  «  Vive  le  Roil  »  il  ré- 
pondait :  «  Vive  la  République!  ».  Il  avait  fini, 
dit  M.  Lefébure,  par  être  désenchanté  des  répu- 
blicains (un  accident  qui  n'a  rien  de  fort  extra- 
ordinaire), et  par  admirer  Napoléon,  tout  en 
demeurant  «  attaché  à  une  république  idéale, 
faite  de  justice  et  de  liberté  ».  Une  bien  belle  ré- 
publique, assurément.  On  finira,  quelque  jour, 
par  la  découvrir,  peut-être  chez  les  Lapons,  peut- 
être  dans  la  lune. 

Cette   âme  adolescente,  tourmentée,   ennoblie 


FRANÇOIS  RIO  235 

par  de  si  profondes  émotions,  devait  encore  tra- 
verser des  crises  de  conscience  et  d'intelligence 
avant  de  se  fixer  à  sa  vocation  définitive.  11  eut 
quelques  jours  la  pensée  d'entrer  dans  les  ordres. 
Ce  fut  un  passage  rapide.  Plus  sage  que  La  Men- 
nais,  cet  autre  Breton,  il  ne  voulut  point  franchir 
le  seuil  du  séminaire.  Ses  maîtres  le  prirent,  à 
l'issue  de  sa  philosophie,  comme  collaborateur.  11 
résolut  d'achever  une  éducation  que  la  campagne 
du  Morbihan  avait  un  peu  désorientée.  Il  lut,  au 
hasard,  tous  les  livres  qui  lui  tombaient  sous  la 
main^  Rousseau  en  particuUer,  qui  n'inquiéta  pas 
sérieusement  sa  foi  chrétienne.  Il  s'abandonna,  en 
compagnie  d'un  ami  très  cher,  Duc,  à  l'enthou- 
siasme romantique  bien  avant  que  le  romantisme 
n'eut  pris  en  France  figure  d'école  littéraire.  Il 
allait  faire  des  promenades  nocturnes  au  cimetière 
de  l'île  d'Arz,  déclamant  aux  étoiles  des  passages 
des  Nuits  d'Young.  11  se  passionnait  pour  l'Océan, 
emmenait  en  pleine  mer,  dans  sa  péniche,  ses 
élèves  préférés,  matelots  volontaires.  11  eut  le 
bonheur  de  ne  point  faire  naufrage  le  long  des 
terribles  côtes  de  Bretagne.  Il  aimait  à  naviguer 
en  vue  des  plus  farouches  promontoires,  des 
roches  formidables  battues  par  un  vent  éternel. 

Après  quelques  légères  mésaventures  universi- 
taires, il  finit  par  obtenir  une  chaire  d'histoire 
dans  un  lycée  de  Paris.  Les  grandes  relations 
qu'il  noua  dès  lors  dans  la  haute  société  littéraire, 
Chateaubriand,  Villemain,  Cuvier,  Rémusat,  Laro- 
miguière,  La  Mennais,  puis  Montalembert,  tout 


236  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

jeune  homme,  lui  ouvrirent  les  larges  horizons 
intellectuels.  Son  premier  ouvrage,  en  1828,  Essai 
su?'  l'histoire  de  l'esprit  humain  depuis  l'anti- 
quité^ fut  une  œuvre  ambitieuse,  où  apparaissait 
cependant  une  vue  intéressante,  sur  laquelle  on 
peut  méditer  aujourd'hui  encore,  à  savoir  le  con- 
traste entre  le  progrès  des  sciences  et  la  déca- 
dence de  la  poésie,  des  arts,  des  croyances  ponu- 
laires  et  des  idées  philosophiques. 

En  1828,  M.  de  La  Ferronnays,  ministre  des 
affaires  étrangères,  l'attacha  à  son  cabinet.  L'année 
suivante,  ce  ministre,  que  l'état  de  sa  santé  avait 
obligé  de  renoncer  à  son  portefeuille,  succédant  à 
Chateaubriand  dans  l'ambassade  de  Rome,  em- 
menait Rio  en  Italie.  Ce  voyage  est  la  date  déci- 
sive dans  la  vie  de  Técrivain.  Dès  lors,  Rio,  peu 
soucieux  de  diplomatie,  devient  un  incomparable 
pèlerin  d'art.  Il  entreprend  l'œuvre  capitale  de 
son  génie,  la  recherche  des  origines  de  l'art  chré- 
tien, l'explication  de  ses  caractères  essentiels,  de 
son  évolution  historique.  Il  parcourt  en  tous  sens 
la  péninsule,  parfois  en  compagnie  de  Montalem- 
bert,  étudie  à  Munich,  étudie  à  Londres.  Sa  mé- 
thode est  très  forte,  vraiment  philosophique.  Il 
replace  l'artiste  et  les  écoles  d'artistes  dans  leur 
temps,  leur  cité,  les  crises  de  la  vie  publique, 
l'état  de  la  conscience  rehgieuse  contemporaine. 
Il  fut  ainsi  le  fondateur  d'une  critique  supérieure, 
que  reprendra  Taine  trente  ans  plus  tard,  mais 
sans  la  préoccupation  qui  domine  en  Rio,  d'éta- 
bhr  et  de  prouver  une  thèse  chrétienne. 


FRANÇOIS  RIO  237 

Les  missions  diplomatiques  le  reprirent  et  ra- 
lentirent la  composition  de  son  grand  ouvrage, 
VArt  chrétien^  dont  les  quatre  volumes  ne  pa- 
rurent qu''en  1861.  Napoléon  III,  qui  avait  connu 
Rio  à  Londres,  voulait  fonder  pour  lui  une  chaire 
d'esthétique  au  Louvre.  C'était  le  rêve  de  toute  sa 
vie,  que  l'écrivain  allait  enfin  réaliser.  Malheureu- 
sement, Topposition  opiniâtre  du  ministre  d'Etat 
Fould  fut  plus  forte  que  le  désir  de  l'empereur. 
La  chaire  ne  fut  point  créée. 

François  Rio  vécut  assez  longtemps  pour  prendre 
sa  part  des  douleurs  de  1870  et  de  1871.  Il  mou- 
rut en  1874,  à  Paris,  solitaire  et  presque  oublié. 


Figures  Epîscopales  (D 


IJn  prêtre  savant  —  je  dirais  volontiers  un 
Bénédictin,  si  je  ne  craignais  d'attirer  sur  sa  per- 
sonne l'attention  du  pouvoir  civil  —  M.  Tabbé 
Martin  publie  une  histoire  du  grand  diocèse  de 
Toul  et  des  deux  diocèses  de  Nancy  et  Toul  et  de 
Saint-Dié  ;  celui-ci  n'étant  qu'un  démembrement  de 
la  vieille  métropole  ecclésiastique  de  la  Lorraine. 
Le  livre  commence  à  l'apostolat  de  saint  Mansuy. 
qui  vint  probablement  de  Grande-Bretagne  prê- 
cher l'Evangile  sur  les  rives  de  la  Moselle.  Il  nous 
présente  le  tableau  souvent  dramatique  de  la  flo- 
rissante époque  épiscopale  de  Toul,  qui  s'étend  du 
dixième  au  quatorzième  siècle,  au  cours  de  laquelle 
l'évêque,  haut  seigneur  féodal,  connut  les  jours 
difficiles  que  dut  traverser  la  Lorraine,  province 
d'indécise  frontière  et  de  chemin  d'invasion,  ou- 
verte à  l'Empire  et  à  la  France.  Toutes  les  crises 
politiques  ou  religieuses  qui  tourmentèrent  l'Occi- 
dent, l'éveil  des  libertés  communales,  la  lutte  des 
Investitures,  le  grand  Schisme,  la  Réformation 
protestante  eurent  dans  l'Eglise  de  Toul  un  contre- 


(1)  Histoire  des  diocèses  de  Toul,  de  Nancy  et  de  Saint-Dié, 
par  l'abbé  Eng.  Martin,  docteur  es  lettres;  3  forts  vol.  — 
Nancy,  Crôpin-LebloQcl,  1903. 


240  LA   VIEILLE  ÉGLISE 

coup  violent.  Ces  vieux  évêques  lorrains  passèrent 
leur  vie  à  batailler,  tantôt  contre  leur  duc,  tantôt 
contre  les  gentilhommes  de  leur  juridiction,  ou 
contre  les  bourgeois,  les  citains  de  Toul,  parfois 
même  contre  le  Pape.  Innocent  IV,  au  treizième 
siècle,  exempta  les  nobles  du  diocèse  de  toute 
censure  portée  contre  eux  par  leur  père  spirituel. 
Quelques  années  plus  tard,  c'était  la  rébellion 
triomphante  de  la  cité,  le  chapitre  se  retirant  à 
Vaucouleurs  et  abandonnant  ses  maisons  au  pil- 
lage de  ses  ouailles  ;  l'évêque  Conrad  se  retran- 
chant en  son  palais,  puis  s'enfermant  dans  les 
murs  de  Liverdun  et  essayant  de  surprendre  de 
nuit  sa  ville  épiscopale  à  l'aide  d'une  troupe  prêtée 
par  le  seigneur  de  Verdun.  Mais  le  guet  cria  aux 
armes,  le  tocsin  sonna,  et  les  bouchers  coururent 
aux  remparts  et  forcèrent  les  assaillants  à  s'enfuir. 
Conrad  ne  put  rentrer  dans  sa  cathédrale  qu'avec 
le  secours  de  ses  confrères  de  Metz  et  de  Stras- 
bourg. Vainqueur^  il  ne  se  montra  point  tendre. 
Il  imposa  aux  Toulois  des  conditions  de  paix  très 
sévères,  envoya  les  plus  mauvaises  têtes  de  la 
ville  à  Saint-Jacques  de  Compostelle,  obligea  les 
bourgeois  et  le  peuple  à  se  rendre  pieds  nus  et 
sans  chapeaux  à  la  rencontre  des  chanoines  le  jour 
où  le  chapitre  reviendrait  de  son  exil.  Mais  les 
gens  de  Toul  étaient  rancuniers.  Ils  attendirent 
un  siècle  entier  l'occasion  de  prendre  leur  revan- 
che, et  se  soulevèrent  contre  l'évêque  et  les  cha- 
noines qu'ils  enfermèrent  en  leur  cloître  et  rédui- 
sirent par  la  famine.    Le  dernier  Pape  légitime 


FIGURES   ÉPISCOPALES  241 

d'Avignon,  Grégoire  XI,  dut  intimider  par  la  me- 
nace de  l'interdit  ces  chrétiens  agités.  Ils  relâchè- 
rent leurs  chanoines  légèrement  amaigris. 

M.  l'abbé  Martin  est  assurément  un  érudit  auquel, 
pour  cette  longue  histoire,  n'échappe  aucune 
source  d'information  et  qui  conduit  son  lecteur, 
d'un  pas  aisé,  à  travers  tous  les  incidents,  politi- 
ques, monastiques  et  liturgiques,  au  temps  de 
l'ancien  régime  lorrain,  sous  la  monarchie,  la 
Révolution,  la  Terreur,  le  Directoire,  le  régime 
concordataire,  les  mutilations  successives  du  dio- 
cèse primitif  de  Toul  au  profit  de  Nancy  et  de 
Saint-Dié,  la  constitution  définitive  du  diocèse  de 
Nancy,  auquel  Toul  ne  semble  plus  s'ajouter  qu'en 
quaUté  d'annexé  déchue  de  sa  primauté  historique. 
Le  troisième  volume  s'arrête  au  démembrement 
douloureux  imposé  à  l'Eglise  de  Lorraine  par  le 
traité  de  Francfort.  Cette  dernière  partie  de  l'œuvre 
est  singulièrement  vivante.  L'historien  y  manifeste 
de  très  fines  aptitudes  de  moraliste  et  de  peintre 
épiscopal.  Les  figures  d'évêques  qu'il  évoque  et 
fait  défiler  processionnellement  sous  nos  yeux  sont 
ressemblantes,  sans  doute,  mais  elles  se  présen- 
tent avec  le  trait  le  plus  original  de  leur  physio- 
nomie ecclésiastique  ou  mondaine,  et  la  façon 
parfois  un  peu  vive,  même  despotique,  dont  deux 
ou  trois  d'entre  eux  gouvernèrent  leur  clergé. 
M.  l'abbé  Martin  se  souvient  du  doux  et  grave 
Mgr  Foulon,  qui  fut  Févêque  d^  l'invasion  et  qui, 
le  10  septembre  1873,  entoura  des  évêques  de 
Strasbourg  et  de  Metz,   Mgr  Roess  et  le  noble 

16 


242  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

Dupont  des  Loges,  des  curés  doyens  dont  les  pa- 
roisses venaient  d'être  arrachées  à  la  France,  fit, 
sur  cette  colline  de  Notre-Dame  de  Sion,  d'où 
l'œil  embrasse  une  vaste  partie  de  la  Lorraine,  un 
adieu  si  pathétique  à  ses  diocésains  en  deuil  de  la 
mère-patrie,  que  les  juges  de  M.  de  Bismarck 
s^empressèrent  de  le  condamner,  par  contumace, 
à  deux  mois  de  forteresse.  L'historien  a  pu  con- 
naître, étant  très  jeune,  ((  Charles  le  Magnifique  »  ; 
celui  qui  fut  l'apôtre  de  l'Afrique,  le  cardinal  de 
Carthage,  Allemand-Lavigerie.  Le  portrait  qu'il  ea 
trace  me  paraît  d'une  fidélité  frappante  : 

«  Il  avait  reçu  de  Dieu,  pour  l'administration 
d'un  diocèse,  une  intelligence  vive,  pénétrante, 
intuitive,  qui,  du  premier  coup,  se  rendait  un 
compte  exact  des  besoins  et  des  ressources,  des 
abus  et  des  lacunes,  et  qui,  dans  la  complexité  du 
présent,  savait  deviner  les  exigences  du  lende- 
main. Son  activité,  toujours  en  éveil,  suscitait  les 
œuvres  les  plus  diverses,  sans  se  laisser  absorber 
ou  diminuer  par  elles  ;  son  étonnante  facifité  de 
travail  se  prêtait  à  toutes  les  besognes.  Ses  talents 
d'organisateur  trouvaient  pour  ses  créations  une 
forme  presque  définitive.  Sa  décision  prompte, 
soudaine  et  souvent  audacieuse  ne  reculait  devant 
aucune  entreprise  jugée  nécessaire  ou  simplement 
utile,  et  sa  volonté  ferme  et  tenace  poursuivait 
son  but  en  dépit  des  obstacles  et  des  difficultés. 
Mais  il  poussait  à  l'excès  toutes  ses  qualités,  et 
l'âge  n  avait  pas  encore  calmé  cette  ardeur,  cette 
impatience,  cette  impétuosité  de  désirs  qui  fait  la 


FIGURES   ÉPISCOPALES  243 

force  et  l'écueil  d'une  jeunesse  généreuse.  Il  avait 
trop  conscience  de  ses  droits  et  de  ses  pouvoirs 
d'évêque  ;  il  avait  accepté  trop  facilement  les  pré- 
ventions qui  subsistaient  contre  le  clergé  meur- 
thois  ;  son  courage,  jusqu'alors  consacré  aux 
labeurs  du  zèle  et  de  la  charité,  s'était  exalté  par 
le  succès,  sans  avoir  été  ni  assoupli  par  la  pra- 
tique de  l'obéissance,  ni  mûri  par  l'exercice  du 
commandement  ;  sa  nature,  irascible  jusqu'à  la 
violence,  impressionnable  jusqu'au  caprice,  auto- 
ritaire jusqu'à  l'absolutisme  et  jusqu'à  l'arbitraire, 
n'admettait  ni  observations  ni  résistance,  précipi- 
tait les  solutions,  sans  considération  ni  d'état,  ni 
de  situation^  ni  de  personnes,  brisait  impitoyable- 
ment les  hommes  et  s'emportait  aux  mesures  ex- 
trêmes, sauf  à  les  réparer  ensuite  par  d'humbles 
excuses,  d'affectueuses  démonstrations  ou  des 
volte-face  inattendues  ». 

Son  prédécesseur,  Mgr  Darboy,  disait  que  les 
Lorrains  (lui-même  était  de  la  race  avec  comph- 
cation  de  Champenois)  «  ont  un  caractère  froid  et 
peu  démonstratif  qui  aime  à  être  conduit  avec 
quelque  lenteur  et  un  grand  esprit  de  suite  ». 
Celui-ci  fut  un  politique^  un  grand  évêque  de 
gouvernement,  peu  soucieux  de  Téclat  extérieur, 
de  la  pompe  romaine,  et  qui,  trouvant,  au  jour 
de  son  intronisation,  un  clergé  que  la  bonté  de 
Mgr  Menjaud  avait  déshabitué  d'une  stricte  disci- 
pline, commença  par  un  petit  coup  d'Etat  ses 
relations  avec  son  chapitre.  Depuis  une  vingtaine 
d'années  les  chanoines  venaient  délibérément  à 


244  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

l'évêché  pour  y  tenir  conseil  autour  du  prélat. 
C'était  la  tradition  capitulaire  du  moyen  âge.  Ces 
messieurs  entrèrent  donc  comme  en  un  moulin  au 
cabinet  de  Monseigneur.  L'évêque  les  reçut  avec 
la  courtoisie  un  peu  sèche  qui  lui  était  familière 
et,  remerciant  les  chanoines  de  leur  dévouement, 
leur  déclara  que  désormais  le  conseil  ne  se  tien- 
drait plus  à  jour  fixe,  mais  sur  convocation.  Un 
murmure  de  stupeur  courut  d'un  bout  à  l'autre  du 
diocèse.  M.  Darboy  avait  écrit  trois  mois  aupara- 
vant ces  lignes  dans  son  Journal  :  «  On  me  dit  le 
clergé  difficile  à  conduire,  susceptible,  froid,  jaloux, 
frondeur  et  conseilleur.  Voir  venir,  écouter  et 
parler  peu  ».  Il  laissa  donc  murmurer  les  mécon- 
tents, rappela  à  l'ordre,  sans  aigreur  ni  dureté, 
les  récalcitrants,  et  bientôt  TEglise  de  Nancy 
reconnut  et  estima  «  dans  cet  administrateur 
calme  et  réservé,  ferme  et  équitable,  soigneux  et 
expérimenté,  le  maître  qu'il  lui  fallait  ».  Elle  a 
gardé  pieusement  la  mémoire  de  l'évêque  martyr. 
C'est  à  dessein  que  je  parcours  cette  galerie  de 
portraits  au  rebours  de  la  suite  chronologique  des 
pontificats.  J'arrive  à  une  figure  que  M.  l'abbé 
Martin  n'a  point  aperçue  de  ses  yeux,  à  Mgr  Men- 
jaud,  qui  mourut  archevêque  de  Bourges  et 
premier  aumônier  de  l'empereur.  Ce  portrait,  si 
j'y  ajoute  un  peu  d'illusion  venue  de  mes  souvenirs 
personnels,  m'apparaît  tel  qu'un  pastel  délicat  où 
revivent  les  traits  souriants  du  gracieux  prélat. 
Petit,  très  élégant  en  sa  démarche  trotte-menu, 
avec  sa  merveilleuse  chevelure  blanche  (j'ose  à 


FIGURES   ÉPISCOPALES  245 

peine  me  rappeler  qu'elle  était  artificielle),  sa 
parole  caressante,  légèrement  teintée  d'accent 
provençal,  Alexis-Basile  Menjaud  gouverna  long- 
temps le  diocèse  lorrain,  plus  encore  par  le  charme 
de  son  caractère,  la  mansuétude  de  son  visage 
que  par  l'ascendant  de  son  autorité  canonique.  Il 
avait  reçu  comme  coadjuteur  d'abord,  après  Mgr 
Donnet,  puis  comme  évêque  titulaire,  l'héritage 
difficile  de  Forbin-Janson,  un  apôtre  d'âme  très 
haute,  mais  d'un  zèle  trop  ardent  pour  le  mysti- 
cisme très  tempéré  de  son  troupeau.  Mgr  de 
Forbin-Janson,  exilé  par  la  Révolution  de  1830, 
partit  pour  évangéliser  le  Canada  et  les  Etats-Unis. 
Alexis-Basile  se  donna  la  mission  d'un  pacificateur. 
Mais  à  force  de  pacifier,  il  laissa  son  autorité 
décliner.  11  vieillissait,  séjournait  trop  longuement 
aux  Tuileries,  et  sa  petite  main  blanche  ne  savait 
plus  manier  avec  vigueur  la  crosse  sym.bolique.  Un 
jour,  il  se  trouva  jeté  en  d'effroyables  difficultés  à 
la  suite  d^un  carême  prêché  sur  le  mariage  par  un 
prêtre  impétueux,  le  curé  de  sa  cathédrale.  Il 
voulut  arrêter  l'effet  de  cette  éloquence  trop  imagée 
au  moment  où  les  sermons  furent  livrés  à  l'im- 
pression. Alors  ce  fut  une  crise  lamentable  où  le 
clergé,  les  fidèles,  la  ville,  le  diocèse,  partagés 
d'opinion,  entraînèrent  le  pauvre  et  charmant 
évêque  en  un  tourbillon  d'ennuis.  Il  voulut  donner 
sa  démission.  Le  siège  de  Bourges  venant  à 
vaquer,  abreuvé  d'amertume,  il  se  résigna  à  une 
promotion  qui  lui  semblait  un  exil.  Il  partit  tout 
en  larmes,   après  des   adieux    attendris    à    son 


246  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

diocèse  :  «  0  Eglise  antique,  Eglise  vénérée  et 
chérie  de  Nancy  et  de  Toul,  Dieu  nous  est  témoin 
que  nous  aurions  voulu  ne  jamais  nous  séparer  de 
vous  ;  que  nous  n'avons  point  désiré  pour  nos 
mains  affaiblies  un  nouveau  champ  à  cultiver  !  Que 
c'est  à  vous,  et  à  vous  seule  que  nous  espérions 
demander  le  repos  de  l'ouvrier  après  sa  journée 
terminée  ». 

Il  est  bien  curieux  de  signaler  la  déhcatesse  et 
la  sûreté  de  touche,  toujours  égales,  dans  l'œuvre 
de  l'historien  aux  yeux  de  qui  ces  figures  d'évêques 
paraissaient  de  plus  en  plus  lointaines.  L'image  de 
Mgr  Menjaud  est  aussi  juste  que  celle  de  Mgr 
Foulon.  Je  crois  apercevoir  la  raison  de  ce  talent 
de  peintre.  Les  ecclésiastiques  ont,  pour  l'histoire 
de  leur  diocèse  propre,  un  avantage  précieux.  La 
tradition  se  maintient  longtemps  dans  leur  monde. 
Elle  se  perpétue  à  l'état  de  chronique  orale  que 
les  vieux  prêtres  transmettent  fidèlement  aux 
jeunes  clercs.  De  vénérables  souvenirs  flottent  sous 
la  feuillée  ;  dans  l'humble  jardin  des  presbytères 
et,  dans  l'ombre  tiède  des  sacristies  imprégnées 
d'un  vague  parfum  d'encens,  passe  souvent  un 
souffle  d'outre-tombe,  la  voix  des  grands  évêquep 
d'autrefois. 


Un  Lorrain  Evêque  au  Japon 
(1871-1892)  (1) 


L'étude  des  lointaines  chrétientés  orientales 
semble  attirer  M.  l'abbé  Marin  par  une  irrésistible 
vocation  d'historien.  On  connaît  son  curieux  livre 
sur  les  Moines  de  Constantinople,  de  l'origine  du 
monachisme  byzantin  à  la  mort  de  Photius.  Au- 
jourd'hui il  nous  retrace  la  vie  et  l'œuvre  aposto- 
lique d'un  prêtre  lorrain,  M.  Midon,  qui,  pendant 
vingt-deux  années,  évangélisa  le  Japon  et  mourut 
évêque  d'Osaka.  Cette  histoire  est  une  véritable 
autobiographie  ;  elle  est  formée  en  grande  partie 
d'extraits  ou  de  résumés  de  la  volumineuse  cor- 
respondance entretenue  par  l'évêque  asiatique 
avec  sa  famille  et  ses  amis  de  Lorraine.  On  y 
trouve  le  charme  d'édification  particuHer  aux  an- 
nales des  missions  étrangères,  l'abnégation,  le 
dévouement  sans  réserve  à  la  tâche  joyeusement 
acceptée,  patiemment  poursuivie,  la  douceur  inal- 
térable à  l'égard  des  païens,  parfois  la  finesse 
d'esprit  et  la  déhcatesse  diplomatique  de  sa  con- 
duite, un  héroïsme  obscur  qu'aucun  obstacle  ne 


(1)  Mgr  Midon,  évêque  d'Osaka,  par  l'abbé  Marin,  lauréat 
de  l'Académie  française,  professeur  à  la  Malgrange.  —  Paris, 
Lethielleux,  1901. 


248  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

décourage  et  que  raffermirait,  à  l'occasion,  la  né- 
cessité du  martyre.  Ajoutez  l'âme  profondément 
française  de  ces  hommes  ;  le  plus  grand  nombre 
d'entre  eux  ne  reverront  plus  la  patrie  dont  ils 
portent  amoureusement  le  souvenir  et  l'image  en 
leur  cœur.  Celui-ci,  l'abbé  Félix  Midon,  tour  à 
tour  professeur,  préfet  d'études,  vicaire  en  une 
paroisse  de  Nancy  à  l'âge  de  trente  ans,  s'em- 
barque à  Marseille  pour  l'Extrême-Orient  dès  le 
début  même  de  la  guerre  de  1870.  Chemin  faisant, 
d'escale  en  escale,  et  durant  un  séjour  de  six  mois 
à  Hong-Kong,  il  apprend  les  nouvelles  désas- 
treuses, l'invasion,  Sedan,  Paris  assiégé,  l'inter- 
minable guerre  par  un  hiver  atroce  ;  mais,  dans 
le  même  temps,  il  ignore  la  destinée  de  son  pauvre 
village  lorrain,  où  il  a  laissé  son  père  et  sa 
sœur.  Il  sait  seulement  qu'on  a  brûlé  et  massacré 
Bazeilles,  brûlé  Fontenoy.  La  France  est  en  ruines  ; 
aucune  lettre  des  siens  ne  parvient  jusqu'à  lui. 
Cette  grande  angoisse,  à  l'origine  de  sa  mission, 
n'abat  point  son  courage,  que  soutient  l'allégresse 
intime  de  la  conscience.  11  écrit  :  «  Les  larmes 
me  viennent  aux  yeux  en  pensant  à  la  Lorraine, 
à  mes  parents,  à  vous  tous...  Rien,  rien,  pas  un 
mot  de  ma  famille,  ni  de  personne  depuis  Mar- 
seille ;  oh  !  que  l'absence  est  parfois  un  lourd 
sacrifice  !  ».  Dans  le  même  temps,  un  de  ses 
oncles,  le  frère  Adamnan,  des  Ecoles  chrétiennes, 
âgé  de  soixante-six  ans,  recueillait,  sous  les  balles 
prussiennes,  dans  la  neige,  nos  soldats  blessés  et, 
de  ses  mains,  enterrait  les  morts. 


UN  LORRAIN  ÉVÊQUE  AU  JAPON       249 

Je  ne  puis  qu'indiquer  rapidement  les  princi- 
paux traits  d'un  caractère  sacerdotal,  et  comme 
les  lignes  les  plus  éclatantes  d'une  Légende  do- 
rée. Du  livre  de  l'abbé  Marin  et  des  lettres  de 
Mgr  Midon,  je  voudrais  dégager  quelques  faits  et 
quelques  réflexions  d'une  portée  soit  historique, 
soit  politique. 

Et  tout  d'abord  apparaît  une  réalité  d'impor- 
tance singulière  :  pour  l'aptitude  au  christianisme, 
entre  la  Chine  barbare,  enfantine  et  cruelle,  et  le 
Japon,  on  aperçoit  un  abîme.  Nous  connaissons 
depuis  bien  des  années,  la  facilité,  l'empresse- 
ment même  des  Japonais  à  rechercher  la  civilisa- 
tion européenne.  Il  est  permis  peut-être  de  pen- 
ser que  cette  race  ingénieuse  et  spirituelle  entrera 
quelque  jour  dans  le  concert  de  la  chrétienté,  ou, 
pour  parler  d'une  façon  moins  vague,  dans  le 
giron  de  l'Eglise.  Mgr  Midon  s'est-il  fait,  sur  ce 
point  déHcat,  une  généreuse  illusion?  Au  moins 
la  communique-t-il  au  lecteur  de  ses  lettres.  Là- 
bas,  le  déclin  du  bouddhisme  semble  se  précipiter. 
Les  bonzes  ont  perdu  sur  l'esprit  du  peuple  toute 
autorité  morale.  Ils  manquent  de  bonté,  de  cha- 
rité. Et  puis,  ((  les  têtes  rasées  »  se  montrent 
trop  souvent  parmi  les  fleurs  des  bateaux.  Ils 
cherchent  à  maintenir  par  la  corruption  leur 
prestige  chancelant.  En  1873,  le  P.  Midon  écri- 
vait :  ((  Ces  messieurs,  après  avoir  subi  une  perte 
très  sensible,  ont  réussi  à  revenir  sur  l'eau.  J'ai 
ouï  dire  qu'ils  ont  employé  le  remède  si  cher  à 
Philippe  de  Macédoine  ;  pour  prendre  d'assaut  la 


250  LA   VIEILLE  ÉGLISE 

place  (l'influence  politique),  ils  y  ont  introduit  un 
mulet  chargé  d'or.  Mais  enfin,  si  le  diable  se  re- 
mue, c'est  qu'il  se  trouve  dérangé,  et  nous  ver- 
rons bien  un  jour  si  le  bon  Dieu  n'a  pas  le  dernier 
mot  ».  Les  bonzes  qui,  jadis,  tenaient  le  mono- 
pole de  la  science  en  Extrême-Orient,  sont  au- 
jourd'hui d'une  ignorance  parfaite.  La  puérilité 
de  leurs  superstitions  s'allie  sans  embarras  à  des 
rêves  de  cruauté.  L'évêque  d'Osaka  nous  révèle 
un  incident  remarquable  de  ses  missions,  une 
discussion  contradictoire  dans  une  pagode,  devant 
quatre  ou  cinq  cents  auditeurs,  païens  ou  chré- 
tiens, entre  un  catéchiste  et  le  clergé  de  Bouddha. 
Un  bonze,  «  qui,  d'après  la  doctrine,  taxe  de 
crime  l'écrasement  d'une  puce  ou  d'un  moustique, 
s'oublia  jusqu'à  dire  que  ce  serait  une  œuvre  mé- 
ritoire d'occire  le  catéchiste  chrétien  ».  Bien 
entendu,  comme  il  arrive  aux  réunions  électorales 
des  peuples  civihsés,  les  tapageurs,  par  leurs 
huées  et  leurs  coups  de  matraque,  mirent  fin 
brutalement  au  colloque.  Il  fallut  se  disperser. 
Mais  pas  un  catéchumène  ne  trahit  sa  foi  nou- 
velle. Et  cette  conversation  mouvementée,  entre 
deux  religions  inconciliables,  est,  à  elle  seule,  un 
fait  qui  mérite  l'attention. 

En  1885,  le  P.  Midon  écrivait  encore  :  «  De 
l'aveu  des  Japonais  eux-mêmes,  le  bouddhisme 
ne  saurait  tenir  contre  le  christianisme  ».  Un 
journal  japonais  écrivait,  à  la  même  époque  : 
«  C'est  un  fait  indéniable  que  les  pays  civilisés 
de  l'Europe  et  de  l'Amérique  ne  sont  pas  seule- 


UN  LORRAIN  ÉVÊQUE  AU  JAPON       251 

ment  supérieurs  à  cause  de  leurs  institutions  po- 
litiques, mais  encore  à  raison  de  leur  religion,  de 
leurs  mœurs  et  de  leurs  usages.  Ces  caractères 
constituent  une  sorte  de  couleur  distinctive,  et  les 
peuples  qui  en  sont  privés  sont  exposés  à  être  de 
la  part  des  autres  un  objet  de  dérision.  C'est 
pourquoi  l'adoption  de  la  religion,  des  coutumes 
et  des  usages  de  l'Occident  est  le  seul  moyen 
d'arriver  à  un  degré  d'assimilation  suffisant  pour 
écarter  les  barrières  à  nos  relations  et  nous  con- 
cilier les  sympathies...  En  prohibant  le  christia- 
nisme, nous  restons  séparés  des  peuples  euro- 
péens. D'ailleurs,  nous  aurions  beau  lui  refuser 
la  liberté,  nous  n'empêcherions  pas  sa  propaga- 
tion au  Japon...  Nous  ne  voulons  pas  dire  que  le 
Japon  fera,  dès  demain,  partie  de  la  chrétienté, 
mais  la  victoire  du  christianisme  n'est  qu'une 
affaire  de  temps,  elle  arrivera  infailliblement  ». 
Et  le  même  journal  ajoutait  :  «  Tandis  que  nous 
remarquons  l'ignorance  parmi  les  bonzes  comme 
parmi  leurs  adeptes,  nous  constatons  chez  lea 
chrétiens  des  connaissances,  en  toutes  matières, 
bien  supérieures  aux  nôtres,  et  les  prêtres  sont 
encore  infiniment  au-dessus  des  fidèles  ». 

Voyez  maintenant  dans  le  progrès  de  la  tolé- 
rance religieuse,  l'évolution  historique  du  Japon  et 
de  son  gouvernement,  depuis  un  tiers  de  siècle. 

En  1871,  quand  le  P.  Midon  abordait  à  Yoko 
hama,    la  condition   du    christianisme   au  Japon 
était  fort  précaire.  En   vertu  des  traités  conclus 
avec  l'Europe,  les  missionnaires  pouvaient  résider, 


252  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

sans  inquiétude,  en  sept  villes  de  la  côte.  Mais 
l'apostolat  leur  était  interdit  dans  l'intérieur  du 
pays  où  ils  ne  pouvaient  pénétrer.  Des  édits  ri- 
goureux, affichés  dans  les  villes  et  les  villages, 
menaçaient  de  peines  sévères  les  catéchumènes. 
En  1870,  quatre  mille  chrétiens  avaient  été  arra- 
chés à  leurs  villages,  jetés  aux  mines  et  aux 
prisons.  Douze  cents  périrent  de  misère.  Les  sur- 
vivants ne  furent  rendus  à  la  liberté  qu'en  1873. 
En  1871,  dans  la  rade  de  Nagasaki,  on  enlevait 
encore  soixante  chefs  de  famille  chrétiennes.  Ils 
furent  délivrés  quelques  semaines  plus  tard.  Les 
officiers  japonais  leur  disent  alors  :  «  Adorez,  si 
vous  voulez,  le  Maiti^e  du  Ciel  (le  Dieu  chrétien), 
mais  du  moins  adorez  aussi  les  Kamis  (dieux  du 
Japon)  ».  Le  P.  Midon  entrevoit  alors  finement 
que  le  gouvernement  met  le  pied  «  sur  le  chemin 
des  concessions  ».  Les  fonctionnaires  eux-mêmes 
témoignaient  parfois,  avec  une  réelle  bonhomie, 
de  la  valeur  morale  du  christianisme.  Le  mission- 
naire pose  à  l'un  d'eux  cette  sincère  objection  : 
«  Comment  se  fait-il,  à  votre  jugement,  qu'il  se 
trouve  de  mauvais  sujets  parmi  les  chrétiens  ?  » 
Et  le  préfet  aux  yeux  bridés  de  répondre  :  «  Ah  ! 
ce  n'est  pas  la  faute  de  leur  loi  !  )>  —  «  Si  c'était 
permis  au  Japon,  ajoute  le  P.  Midon,  je  l'aurais 
bien  embrassé  ». 

D'ailleurs,  les  signes  d'espérance  se  multi- 
pliaient. A  Osaka,  dont  il  devait  plus  tard  être 
évêque,  le  Père  a  le  plaisir  de  rencontrer,  de  nuit, 
chez  l'unique  missionnaire  de  la  ville,  des  prison- 


UN  LORRAIN  ÉVÊQUE  AU  JAPON       253 

Diers  chrétiens  à  qui  les  geôliers  permettent  de 
sortir  à  la  brune  pour  aller  à  confesse,  et  qui 
rentrent  loyalement  à  la  prison.  Regulus  n'eût 
pas  mieux  agi.  Puis,  c'est  un  chrétien  qui,  «  par 
ses  réponses  convaincues  et  d'un  à-propos  surpre- 
nant, vient  d'obtenir,  en  plein  tribunal,  d'être 
déchargé  de  ses  chaînes,  avec  la  permission  d'être 
chrétien  «  à  son  aise  ».  Et  le  juge,  par  surcroît 
de  justice,  lui  rend  son  scapulaire  et  son  chapelet! 
Voilà  de  favorables  symptômes.  Mais  jusqu'au 
jour  où  fut  accordée  par  décret  impérial  la  liberté 
religieuse,  l'œuvre  des  missionnaires  dut  s'accom- 
plir dans  l'ombre,  avec  une  extrême  prudence. 
Plus  d'une  fois,  en  lisant  le  hvre  de  l'abbé  Marin, 
il  m'a  semblé  retrouver  une  chronique  chrétienne 
des  premiers  siècles  de  l'Eglise,  au  temps  des 
persécutions  à  Rome  et  dans  l'ancien  monde 
païen.  Chaque  Père  dirigeait  une  île  ou  un  district, 
gardait  la  liste  des  chrétiens  baptisés  et  des^caté- 
chumènes  dont  Tinitiation  n'était  point  achevée. 
Ceux-ci  étaient  surveillés  et  enseignés  par  les 
catéchistes  nidigènes.  Un  mois  ou  quinze  jours  à 
l'avance,  ils  étaient  à  tour  de  rôle,  convoqués  à 
Nagasaki  pour  l'examen  du  missionnaire.  Per- 
sonne ne  manquait  à  l'appel.  On  voyait  arriver, 
de  trente  ou  quarante  lieues^  par  terre  ou  par 
mer,  des  hommes  mûrs,  dociles  comme  des  en- 
fants. Ils  n'osaient  débarquer  en  rade  de  Nagasaki 
qu'après  le  soleil  couché,  par  petits  groupes,  et  ils 
se  rendaient  à  la  résidence  apostoUque,  en  pas- 
sant par  un  étroit  chemin  de  ronde.  Le  portier 


254  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

faisait  le  guet  et  avertissait  le  Père  de  l'arrivée 
des  néophytes.  Un  jour,  la  tempête  jeta  à  la  côte 
une  barque  chargée  de  catéchumènes  qui  venaient 
de  cinquante  lieues.  L'équipage  échoua  près  d'un 
village  chrétien  qui  le  réconforta.  Il  passa  par  les 
montagnes  et  vint  au  rendez-vous,  après  quelques 
journées  de  retard,  épuisé  de  fatigues  et  lame 
joyeuse. 

Cependant,  le  gouvernement  du  Mikado  s'ache- 
minait peu  à  peu  vers  la  tolérance.  Il  levait  les 
édits  affichés  publiquement,  sous  le  diplomatique 
prétexte  qu'ils  étaient  assez  connus  ;  il  renvoyait 
à  leurs  foyers,  par  caravanes,  les  familles  chré- 
tiennes emprisonnées  et  donnait  des  ordres  pour 
que  les  maisons  des  pauvres  exilés  fussent  éva- 
cuées par  les  gens  qui  s'y  étaient  étabUs.  Il  renon- 
çait à  continuer  au  bouddhisme  le  privilège  et  la 
dignité  de  religion  d'Etat.  Le  vicaire  apostolique 
au  Japon,  Mgr  Ozouf,  archevêque  de  Yokohama, 
présentait  au  Mikado,  en  audience  solennelle, 
une  lettre  du  Pape  Léon  XlII.  Bientôt  après,  le 
11  février  1889,  l'empereur  accordait  enfin  aux 
Japonais  «  la  liberté  de  croyance  religieuse  en 
tout  ce  qui  n'est  pas  préjudiciable  à  la  paix  et 
au  bon  ordre,  ou  contraire  k  leur  devoirs  de 
sujets  ».  Le  christianisme  entrait  dans  le  droit 
commun.  Je  recommande  à  nos  législateurs  et  à 
nos  maîtres  cette  leçon  de  tolérance  et  de  justice. 
Un  fonctionnaire  japonais  peut  aujourd'hui  aller  à 
la  messe  sans  être  dénoncé  par  les  hurlements 
d'une  meute  et  disgracié  par  ses  supérieurs. 


UN  LORRAIN  ÉVÊQUE  AU  JAPON       255 

C'est  alors  que  fut  institué  le  vicariat  aposto- 
lique du  Japon  central.  Le  P.  Midon  en  fut  le 
premier  évêque.  Il  posa  la  première  pierre  de 
l'église  catholique  de  Kioto,  la  Rome  du  paga- 
nisme japonais.  Mais  les  préoccupations  et  les 
fatigues  de  la  vie  épiscopale  achevèrent  d'épuiser 
les  forces  de  ce  vaillant  prêtre.  Yingt  années  de 
labeur  mêlé  d'angoisses  avaient  usé  la  vie  du 
missionnaire.  11  avait  assez  fait  pour  sa  foi.  Il 
voulut  revoir  la  France,  la  Lorraine,  son  village 
où  sa  sœur  l'attendait  toujours.  Puis  il  songea  à 
saluer  le  tombeau  des  grands  apôtres,  à  rendre 
compte  à  l'évêque  universel  de  ses  travaux  et  de 
ses  sacrifices.  Mais  il  ne  devait  point  atteindre 
l'étape  suprême  de  son  pèlerinage  terrestre.  La 
mort  le  surprit  à  Marseille,  le  12  avril  1893. 


Ne  pourrait-on  renouveler 

la  Peinture  religieuse  ? 


La  peinture  religieuse  n'est  pas  en  progrès. 
Elle  languit  tristement.  Elle  n'apparaît  plus  que 
rarement,  à  la  dérobée,  dans  les  immenses  bazars 
de  toiles  coloriés  où  se  pressent,  chaque  année, 
des  multitudes  effarées  qui,  parmi  l'amoncelle- 
ment des  tableaux,  sentent  vaguement  descendre 
sur  leurs  fronts  l'implacable  migraine  des  exposi- 
tions. Est-ce  donc  que  le  public  ne  peut  plus 
prendre  plaisir  aux  scènes  évangéliques?  Mais 
croyez-vous  qu'il  s'intéresse  davantage  aux  bai- 
gneuses, aux  pêcheuses  de  crabes  et  aux  péche- 
resses, aux  épisodes  funèbres,  aux  cliniques 
d'hôpital,  aux  exhibitions  de  ministres,  de  sous- 
secrétaires  d'Etat,  aux  parades  officielles  qui 
reviennent  à  chaque  Salon  ? 

On  essaya,  en  ces  vingt  dernières  années,  de 
rajeunir  les  thèmes  de  sainteté,  en  mêlant  le 
Christ  aux  personnages  du  temps  présent,  gens 
en  habit  noir  ou  en  blouse,  petits  bourgeois  de 
petite  ville;  la  tentative  n'eut  point  de  suite,  et 
je  m'en  réjouis.  C'était  l'entrée  dans  l'art  rehgieux 
de  la  fantaisie  sociologique  ou  du  roman-feuille- 
ton. Et  maintenant  nous  avons  beau  consulter 
l'horizon.  Rien  de  nouveau,  de  vivant,  d'ému,  ne 

17 


258  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

vient  à  nous.  Et  ce  ne  sont  pas  les  imageries, 
hâtivement  appliquées  aux  murs  de  certaines 
églises  neuves,  qui  nous  rassureront  sur  l'avenir 
ds  la  peinture  religieuse  en  France. 

Le  même  phénomène  d'épuisement  apparut 
jadis  en  Italie,  au  déclin  de  la  Renaissance.  Des 
ItaUens  de  toutes  les  écoles  avaient  peint  tant  de 
Madones,  de  Saintes  Familles,  à' Adorations  des 
Rois  Mages,  à' Adorations  des  bergers  et  de  petits 
saint  Jean-Baptiste,  avec  leur  croix  de  roseau,  et 
de  beaux  anges  aux  chevelures  ondulées  et  d'as- 
cétiques saint  Jérôme,  tant  de  Crucifixions  et  de 
Dépositions  de  Croix,  que  le  pinceau  tomba  de 
lassitude  de  leurs  mains.  En  vain  le  Véronèse 
encadra  les  Noces  de  Cana  d'une  architecture  ma- 
gnifique et  du  luxe  princier  des  grands  seigneur 
ou  des  grands  banquiers  de  Venise,  de  Milan,  de 
Florence  :  dans  cette  splendeur  même  Fémotîon 
religieuse  s'est  éteinte,  et  la  parole  touchante  de 
la  Vierge  à  Jésus  n'a  plus  de  sens  :  «  Ils  n'ont 
plus  de  vin  I  ». 

Si  les  peintres  d'Itaîig,  si  habiles  virtuoses 
de  la  couleur,  avaient  daigné  rouvrir  les  livres 
saints,  si  nos  artistes,  qui  ont  souvent  une  si  belle 
intuition  du  paysage,  du  décor,  du  costume  his- 
torique, daignaient  reprendre  les  récits  évangé- 
liques,  je  vous  affirme  qu'ils  y  feraient  de  pré- 
cieuses découvertes  et  nous  donneraient  des 
visions  pittoresques  bien  plus  touchantes  que 
leurs  baigneuses^  leurs  pêcheuses  et  leurs  péche- 
resses. 


LA   PEINTURE    RELIGIEUSE  259 


L'enfance,  l'adolescence  de  Jésus,  dans  les  jar- 
dins de  Nazareth,  inspireraient  sans  doute  de  fort 
gracieuses  idylles.  La  fuite  en  Egypte,  le  voyage 
de  la  Sainte  Famille  dans  le  désert  du  Nil,  à  tra- 
vers les  cités  étranges^  peuplées  de  dieux  formi- 
dables et  difformes,  seraient  encore  bien  favo- 
rables à  l'imagination  des  peintres.  Rappelez-vous 
le  beau  tableau  de  Luc-Olivier  Merson,  renfant 
et  sa  mère  endormis  entre  les  griffes  du  Sphinx, 
dans  l'ombre  solennelle  de  la  Pyramide,  sous  la 
caresse  des  étoiles.  Du  foyer  allumé  par  Joseph 
monte,  toute  droite,  une  flamme  dans  la  nuit 
très  pure,  et  Tâne  trouve  paisiblement  une  touffe 
de  chardons  au  pied  de  ce  tombeau  royal,  pins 
vieux  qu'Abraham,  qui  vit  passer  Moïse,  Jérémie 
et  Platon. 

Mais  quelles  esquisses  sont  toutes  tracées  entre 
les  versets  des  Evangélistes  I  Quels  tableaux,  dont 
le  sujet  paraît  usé  —  pommer,  disent  les  jeunes 
gens  —  et  que  Ton  raeu^iiait  par  l'intelligence  de 
Tarcmlocture  hébiaïque  ou  du  paysage  palesti- 
nien !  Jésus  chassant  les  marchands  du  temple, 
par  exemple.  Yoyez-vous,  sous  le  bras  levé,  ter- 
rible du  Seigneur,  l'écroulement  de  cette  bande 
grimaçante  qui  fuit,  éperdue,  haineuse,  entraînant 
pêle-mêle  dans  sa  course  les  comptoirs  des  chan- 
geurs, les  étoffes  multicolores,  brodées  d'or,  de 
l'Asie,  les  vases  d'aromates,  les  coupes  pleines  de 
monnaies  d'or  qui  coulent  et  roulent  sur  le  pavé 


260  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

des  portiques?  Et  larrestation  de  Jésus,  au  Jardin 
des  Oliviers,  parmi  les  arbres  au  feuillage  pâle, 
argenté  par  la  lune  pascale,  la  troupe  soudoyée 
par  les  prêtres,  munie  de  lanternes,  hérissée  de 
piques,  qui  marche  en  désordre,  tumultueuse;  le 
désarroi  des  disciples  et  le  grand  geste  tragique  de 
Judas  que  le  vieux  Giotto  sut  inventer  dans  sa 
fresque  de  Padoue,  Judas  embrassant,  envelop- 
pant de  ses  deux  bras  recouverts  de  son  manteau 
rouge,  deux  ailes  d'oiseau  de  proie,  le  Fils  de 
rhommo!  Amice  ad  quid  venisti? 

Dans  les  quatre  Evangiles  de  la  Passion,  plus 
d'un  épisode  secondaire  est  à  signaler,  qui  serait 
un  motif  de  peinture  pathétique.  A-t-on  jamais 
représenté  dans  la  cour  du  prince  des  prêtres 
Caïphe,  au  petit  jour  grisâtre,  Pierre  accroupi 
près  d'un  brasero,  Pierre  qui,  trois  fois^  vient  de 
renier  son  maître  et  se  redresse  épouvanté  au 
chant  du  coq?  «  Il  sortit  au  dehors,  écrit  saint 
Mathieu,  et  pleura  amèrement  ».  A  ces  deux 
tableaux  consacrés  à  la  défaillance  de  l'apôtre 
pourrait  se  rattacher,  comme  en  un  tryptique  à  la 
Van  Eyck,  l'entrevue  douloureuse  de  Judas  avec 
les  Anciens  de  la  synagogue.  Poussé  par  le  re- 
mords, il  leur  rapporta  les  trente  deniers  d'ar- 
gent, disant  :  «  J'ai  péché  en  livrant  le  sang 
du  juste  >-'.  Mais  ils  lui  répondirent  :  «  Que  nous 
importe?  c'est  ton  affaire  !  ». 

Au  verset  qui  suit,  on  voit  les  prêtres  ramas- 
sant les  pièces  blanches  à  l'effigie  de  Tibère,  les 
palpant  à  ia  fois  avec  tendresse  et  dégoût.  «  Nous 


LA  PEINTURE   RELIGIEUSE  261 

ne  pouvons  les  verser  au  Trésor,  car  elles  sont  le 
prix  du  sang  ».  Et,  dans  le  même  moment,  Jésus, 
toujours  entouré  par  la  police  sacerdotale,  chemi- 
nait de  la  maison  de  Caïphe  au  palais  de  Pilatc,  le 
long  des  rues  étroites,  à  demi  ténébreuses  encore, 
de  Jérusalem,  poursuivi,  le  long  des  portiques, 
par  la  foule  sauvage  qui,  tout  à  l'heure,  presséo 
dans  la  cour  du  proconsul,  hurlera  le  cri,  l'éter- 
nel cri  des  démences  populaires  :  «  Crucifie-le  ! 
Crucifie-le  !  » 

Aux  jeunes  peintres  que  charmeraient  encore 
des  figures  de  mystère,  des  scènes  de  miracles, 
formidables  ou  troublantes,  ou  pénétrées  d'inef- 
fable tendresse,  je  recommande  quelques  ta- 
bleaux évangéliques  auxquels  on  ne  songe  plus 
depuis  bien  des  générations  artistiques.  Qu'ils 
relisent  la  Tentation  de  Jésus  selon  saint  Marc, 
les  trois  actes  d'un  drame  étrangement  fantas- 
tique. Yoici  le  désert  de  Judée,  les  steppes  arides, 
les  ravins  pierreux,  le  lit  desséché  des  torrents, 
les  rochers  et  les  sables,  l'horizon  morne,  le  ciel 
d'un  azur  intense.  Le  démon  s'approche  du  soli- 
taire épuisé  par  quarante  jours  de  jeune  et  dit  : 
«  Si  tu  es  le  fils  de  Dieu,  ordonne  que  ces  pierres 
deviennent  des  pains  ». 

Puis,  sur  le  pinacle  du  Temple,  planant  au- 
dessus  de  la  cité  sainte,  le  Tentateur  montrant  le 
vide,  l'abîme  vertigineux  :  «  Si  tu  es  le  fils  de 
Dieu,  jette-toi  en  bas^  car  il  est  écrit  :  «  Il  a 
«  recommandé  à  ses  Anges  de  te  recevoir  entre 
«  leurs  mains,  afin  que  ton  pied  ne  heurte  point 


262  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

«  la  pierre  ».  Enfin,  au  haut  de  la  montagne,  en 
vue  clés  chemins  qui  mènent  à  l'Asie,  à  l'Egypte, 
à  Babylone,  à  Memphis,  en  vue  de  la  mer  loin- 
taine, qui  conduit  à  Athènes,  à  Syracuse,  à  Rome, 
le  démon,  superbe  d'orgueil,  montrant,  d'un 
geste  impérial,  tous  les  royaumes  du  monde,  ose 
dire  au  Seigneur  :  «  Adore-moi  et  je  te  les  donne- 
rai tous  !  ». 

Jadis,  Sandro  Botticelli,  chargé  par  Sixte  IV  de 
décorer  la  Sixtine,  en  compagnie  de  Ghirlandajo, 
du  Pinturrichio,  de  Fra  Diamante,  avait  entrepris 
de  reproduire  les  trois  épisodes  de  la  Tentation. 
Mais  son  pinceau,  tour  à  tour  païen  ou  mystique, 
merveilleux  de  grâce  suave,  n'avait  point  la 
vigueur  dramatique  capable  de  traduire  la  page 
de  saint  Marc.  Par  une  fantaisie  familière  aux 
peintres  de  la  Renaissance,  il  plaça  côte  à  côte,  au 
même  panneau  de  mur,  les  trois  scènes  évangé- 
liques,  mais  il  les  relégua  à  l'arrière-plan  des  six 
ou  sept  épisodes,  accumulés  les  uns  sur  les  autres, 
de  la  vie  de  Moïse,  au  delà  des  filles  madianites  de 
de  Jethro  et  de  Texode  d'Israël,  s'exilant  loin  de 
l'Egypte  et  de  ses  oignons,  de  populo  barbaro. 
Le  motif  de  la  Tentation  semble  donc  intact. 


De  même  les  apparitions  inattendues,  rapides, 
pour  ainsi  dire  impalpables,  du  Seigneur  après  la 
RésuiTCction.  Mais,  ici,  il  faudrait  un  pinceau  de 
Técole  de  Rembrandt,  habile  au  clair-obscur,  aux 


LA    PEINTURE   RELIGIEUSE  263 

jeux  les  plus  fuyants  do  la  lumière  et  de  l'ombre. 
Ne  pourrait-on  tenter  de  nouveau  les  Pèlerins 
(ï Emmaûs'^  Le  Titien  a  montré  le  mouvement 
de  stupeur  et  d'adoration  commençante  des  deux 
disciples  au  moment  où  le  Christ  rompt  le  pain  et 
le  bénit.  Restent  à  peindre  trois  ou  quatre  ta- 
bleaux :  sur  la  route  déserte,  à  la  tombée  du  jour, 
la  rencontre  du  passant  mystérieux  qui  se  joint  aux 
disciples  ;  puis,  au  crépuscule,  la  conversation  des 
trois  voyageurs,  Jésus  expliquant  le  secret  des 
Ecritures  à  ses  compagnons  accablés  de  tristesse 
et  que  la  Résurrection,  annoncée  par  les  Saintes 
Femmes,  n'a  point  consolés. 

«  Nous  espérions  qu'il  serait  la  rédemption 
d'Israël;  et  maintenant,  tout  est  fini,  car  voilà  le 
troisième  jour  que  ces  choses  se  sont  accomplies  ». 

A  la  porte  du  château  d'Emmatis,  quand  la  nuit, 
une  nuit  printanière  de  Palestine,  descend  trans- 
parente et  légère  sur  la  campagne  endormie,  ils  le 
prient,  lui  qui  «  feint  d'aller  plus  loin  »,  de  de- 
meurer avec  eux.  Enfin,  dès  le  début  du  souper, 
après  la  bénédiction  du  pain,  après  l'épisode 
choisi  par  le  Titien,  quand  ils  devinent  le  miracle, 
la  place  de  Jésus  est  vide  déjà  ;  une  traînée  lumi- 
neuse glisse  vers  la  porte  de  Tappartement.  <(  Et 
«  ils  se  disent  l'un  à  l'autre  :  Notre  cœur  ne  brû- 
«  lait-il  pas  tandis  qu'il  parlait  en  marchant  avec 
<(  nous  et  nous  révélait  les  Ecritures  ?  » 

L'Evangile  du  dimanche  de  Quasimodo  serait 
encore  très  suggestif.  La  figure  du  Seigneur  y 
apparaît  plus  aérienne  peut-être  que  sur  le  che- 


264  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

min  d'Emmaus.  «  Un  soir  de  jour  de  Sabbat, 
comme  les  portes  étaient  closes,  là  où  les  disciples 
étaient  réunis,  à  cause  de  la  peur  qu'ils  avaient 
des  Juifs,  Jésus  vint,  se  tint  au  milieu  d'eux,  et 
dit  :  «  Que  la  paix  soit  avec  vous!  ».  Et,  quand 
il  eut  dit  cela,  il  leur  montra  ses  mains  et  son 
côté.  Les  disciples  furent  donc  réjouis  par  la  vue 
du  maître  )>. 

Je  le  sens  bien  :  je  crie  dans  le  désert.  La  clien- 
tèle des  peintures  religieuses  disparaît.  Une  flo- 
rissante baigneuse  est  assurée  d'entrer  sans  se 
rhabiller,  dans  le  salon  ou  la  galerie  des  Mécènes 
d'aujourd'hui.  Saint  Pierre  sanglotant  dans  la 
pénombre  du  porche  de  Caïphe  est  une  image 
moins  séduisante.  Les  jeunes  artistes  qui  sem- 
bleraient fréquenter  trop  assidûment  saint  Luc  ou 
saint  Marc  devraient  renoncer  à  la  bienveillance 
de  l'Etat,  aux  fructueuses  commandes,  aux  palmes 
académiques,  aux  sourires  de  ces  messieurs  du 
gouvernement,  Médicis  ennemis  de  toute  supers- 
tition et  qui  craignent  l'eau  bénite  comme  le  feu. 
Et  puis,  la  Palestine,  la  Galilée,  c'est  si  loin  de 
Trou  ville,  d'Etretat,  de  nos  Elysées  variés,  de  nos 
Olympias  et  autres  sanctuaires  du  grand  art  I 


Lointains  souvenirs 
offerts  à  la  Statue  d'Ernest  Renan 


I 

Aux  premiers  jours  de  février  1865,  mon  direc- 
teur de  l'Ecole  française  d'Athènes,  Daveluy,  me 
fit  appeler  en  sa  loggia  orientée  vers  l'Acropole 
et  la  mer,  toute  verdoyante  de  clématites  et  de 
rosiers  grimpants. 

—  M.  Renan,  m.e  dit-il,  venant  d'Egypte,  arrive 
de  Smyrne.  Il  passera  ici  quelque  temps.  Mme  Renan 
raccompagne.  Je  désire  que,  demain,  vous  lui 
serviez  de  cicérone  pour  sa  première  visite  aux 
ruines  d'Athènes. 

Le  lendemain,  par  les  ruelles  escarpées  de  la 
vieille  ville  turque  qu'habitèrent  Chateaubriand  et 
Byron,  nous  grimpions  tous  trois  à  l'Acropole. 
Quand  il  fut  arrivé  aux  derniers  degrés  des  Pro- 
pylées, tout  en  face  du  Parthénon,  Renan  s'arrêta 
pour  respirer  un  peu  et  s'essuyer  le  front  : 

—  Ah  !  dit-il,  quel  air  léger  et  pur,  et  puis, 
comme  on  se  sent  ici  au-dessus  des  sottises,  des 
misères  et  des  médiocrités  du  monde  I 

Il  ajouta  :  «  au-dessus  des  sots  »  ;  mais  sans 
amertume.  Les  sots  alors  ne  s'étaient  point  encore 
syndiqués  en  toute-puissante  corporation.  M.  Ho- 


266  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

mais,  en  1865,  vendait  d'assoupissantes  têtes  de 
pavots,  très  modestement,  et  ne  craignait  point 
de  porter  une  calotte. 

Nous  arrivions  au  Parthénon.  Loyalement  je 
dois  déclarer  que,  là,  Renan  n'éprouva  aucune 
secousse  mystique,  aucun  élan  de  piété  païenne, 
ne  fit  rien  entendre  des  litanies  de  la  fameuse 
Prière.  11  n'y  eut  point  de  coup  de  foudre,  d'é- 
blouissante révélation.  La  Prière  dut  être  ima- 
ginée et  méditée  lentement,  dans  les  conditions 
que  j'indiquerai  tout  à  Theure.  Si  demain,  à  Tré- 
guier,  mon  témoignage  souffle  sur  quelque  belle 
vision  symbolique,  je  m'en  consolerai  bien  volon- 
tiers. Pendant  plus  de  deux  heures,  nous  errâmes 
de  ruine  en  ruine,  et  c'était  merveille  d'ouïr  les 
paroles  de  notre  hôte,  l'inoubliable  conversation 
archéologique,  les  fines  pensées  de  Renan  sur 
Phidias  et  sur  Athènes. 

De  l'Acropole,  nous  descendîmes  au  plateau  de 
la  colline  où  se  voit  encore  le  dé  de  pierre,  pié- 
destal des  orateurs  politiques,  du  haut  duquel 
Périclès,  immobile  comme  une  statue,  parlait  au 
peuple.  Renan  salua  courtoisement,  mais  sans 
enthousiasme  visible,  cette  relique  parlementaire. 
Il  proféra  même  à  ce  moment,  tout  en  promenant 
sa  main  potelée  d'archiprêtre  sur  la  pierre  ru- 
gueuse, quelques  mots  terriblement  durs  à  l'adresse 
des  démagogues,  charlatans  d'éloquence,  qui  sont 
la  peste  des  répubhques.  Il  cita  quelques  traits 
d'Aristophane,  contre  les  corroyeurs  et  charcu- 
tiers d'Athènes,  maîtres  de  Topinion  et  de  l'Etat, 


LOINTAINS    SOUVENIRS  267 

Combien  je  regrette  de  n'avoir  pas  noté,  le  soir 
même,  les  épisodes  de  notre  promenade  !  J'au- 
rais eu  du  plaisir  à  le  signaler  aux  hommes  do 
Bretagne  qui  écouteront  demain  les  hommes  venus 
de  Paris. 

Le  soleil  penchait  sur  Salamine.  Renan  me  dit  : 

—  Et  l'Aréopage?  Menez-nous  à  l'Aréopage. 
Le  rocher  où  saint  Paul  a  parlé  vaut  mieux  pour 
l'histoire  que  la  tribune  de  Démosthène. 

Je  lui  montrai  de  la  main  ce  long  rocher,  en 
dos  d'âne,  escarpé  de  tous  les  côtés,  abordable 
seulement  par  la  face  tournée  vers  la  mer,  qui 
semble  un  escabeau  posé  sur  le  seuil  de  l'Acro- 
pole. Cinq  minutes  plus  tard,  nous  gravissions, 
parmi  les  rocailles,  le  sanctuaire  d'Ares. 

Renan  semblait  ému.  Il  allait  et  venait,  comme 
cherchant  la  trace  de  quelqu'un  ou  de  quelque 
chose.  Il  était  plus  calme,  tout  à  Theure,  sur  les 
degrés  d'Athéna. 

—  Est-ce  bien  l'Aréopage?  disait-il.  Mais  qu'in> 
porte?  Il  faut  tenir  à  la  tradition,  à  la  légende. 
Pour  nous,  cette  pierre  est  sacrée.  C'est  le  second 
berceau  du  christianisme. 

Il  s'assit  au  point  culminant  de  l'Aréopage, 
contemplant  la  plaine,  la  mer,  les  montagnes,  les 
îles  qu'avait  embrassées  jadis  lo  regard  de  saint 
Paul.  Et,  dans  les  jours  qui  suivirent,  je  l'ai 
aperçu  souvent,  de  loin,  vers  le  soir,  assis  à  la 
même  place  de  «  la  pierre  sacrée  » .  Parfois,  il  se 
tournait  vers  TAcropole  et,  dans  sa  méditation 
d'historien  et  de  poète,  rapprochait  certainement 


268  LA   VIEILLE  ÉGLISE 

et  comparait  entre  elles  les  deux  grandes  étapes 
du  pèlerinage  accompli  par  l'humanité,  la  période 
rationaliste  vivifiée  par  le  génie  d'Athènes,  la 
période  mystique,  d'idéalisme  transcendant,  inau- 
gurée par  le  christianisme.  Cherchait-il  alors  la 
conciliation  rêvée  par  tant  d'âmes  excellentes  entre 
la  sagesse  rationnelle  et  l'Evangile,  cet  accord 
pour  lequel  le  moyen  âge  a  tant  peiné?  On  ne 
saurait  l'affirmer.  Mais  je  crois  bien  qu'en  ces 
heures  de  contemplation  solitaire,  la  Prière  sur 
r Acropole  surgit  et  grandit  à  la  lumière  de  sa 
conscience.  Quel  dommage  qu'il  n'ait  point  re- 
trouvé un  second  «  papier  jauni  »,  souvenir  de 
son  voyage  d'Athènes,  témoin  de  son  grave  tète-à- 
tête  avec  l'ombre  de  saint  Paul  !  Rien  que  quel- 
ques hgnes  sur  cette  parole  de  l'apôtre  : 

Ubi  spiritus  Dei,  ibi  libertas, 

qu'il  serait  bon  de  crayonner,  cette  nuit,  au  char- 
bon, sur  les  murs  de  Tréguier. 

II 

Et  maintenant,  cher  M.  Homais,  voilez  votre 
face,  arrachez  le  gland  d'or  de  votre  calotte,  votre 
calotte  elle-même  !  Ce  que  je  vais  conter  vous 
sera  une  grande  douleur.  Et  le  Bloc  en  éprou- 
vera une  petite  secousse. 

Quelques  semaines  après  cette  visite  aux 
débris  les  plus  augustes  de  l'ancien  monde,  j'a- 
bordais en  Egvpte,  muni  de  lettres  affectueuses 


LOINTAINS   SOUVENIRS  269 

de  Renan  pour  Mariette  et  les  représentants  de  la 
France  sur  la  terre  des  Pharaons.  Ma  première 
entrevue,  à  Alexandrie,  fut  d'un  de  mes  compa- 
triotes lorrains,  le  docteur  Gaillardot,  médecin 
sanitaire  de  notre  nationalité  en  cette  ville  d'où  l'on 
surveille  le  périlleux  retour  du  pèlerinage  de  la 
Mecque.  Un  soir,  tout  en  fumant  son  tchibouk, 
Gaillardot  me  dit  : 

—  Ecoutez  une  histoire  qui  va  vous  étonner. 
(Je  rappelle  au  lecteur  que  l'incident  se  produisit 
trois  ans  après  la  Vie  de  Jésus ^  quelques  mois 
avant  la  publication  des  Apôtres).  J'ai  accompagné 
Renan,  au  retour  de  son  voyage  sur  le  Nil,  en 
Syrie,  à  Beyrouth,  à  Gazir,  où  reposent,  dans  un 
petit  cimetière  de  chrétiens  maronites,  les  restes 
de  sa  sœur  Henriette,  morte  de  la  fièvre  pernicieuse 
au  pied  du  Liban,  lors  du  premier  voyage  en 
Orient.  Un  matin,  Renan  me  dit  : 

—  Gaillardot,  convoquez  en  mon  nom  les  curés 
de  rite  latin  de  cette  région.  Yous  leur  donnerez 
à  chacun  un  petit  écu,  un  cierge  et  un  dîner.  Il 
faut  que,  dans  la  plus  proche  église  catholique,  ils 
célèbrent  un  service  funèbre  pour  l'âme  de  ma 
sœur  Henriette,  au  jour  anniversaire  de  sa  mort, 
dans  quelques  jours. 

—  Ma  surprise  fut  si  vive,  continua  le  docteur, 
que  je  ne  pus  la  dissimuler.  Renan  sourit  et  dit  : 

—  Mon  bon  ami,  je  veux  une  chose  très  sage. 
Ma  sœur  est  ensevelie  en  cette  terre  lointaine,  à 
perte  de  vue  de  la  France,  dans  un  pays  de 
braves  gens,  bons  chrétiens,  un  peu  primitifs,  à 


270  LA  VIEILLE   ÉGLISE 

qui  l'on  dira  peut-être  un  jour  que  moi  je  fus  une 
figure  de  l'x^ntechrist,  ennemi  mortel  de  leur  foi. 
Or,  je  ne  veux  pas  que  les  cendres  d'Henriette 
courent  quelque  risque  pour  le  mauvais  renom  de 
son  frère.  Faites  donc  comme  je  le  désire.  Ceci  ne 
sera,  de  ma  part,  ni  une  capitulation  de  cons- 
cience, ni  une  manifestation  hypocrite.  J'abrite 
simplement  la  paix  d'une  tombe  sous  la  bénédiction 
de  ces  vieux  prêtres  du  Liban  qui  donnèrent  à  ma 
sœur  l'hospitalité  de  leur  rustique  Campo-Santo, 
dans  l'ombre  de  leurs  cyprès,  entre  la  montagne  et 
la  mer. 

—  Et  ce  qu'il  souhaitait  s'accomplit  sur  les 
roches  ensoleillées  de  Gazir,  «  et  près  des  eaux 
de  la  sainte  Byblos,  où  les  femmes  des  mystères 
antiques  venaient  mêler  leurs  larmes  ». 

—  Renan  avait  raison,  poursuivit  Gaillardot. 
Ce  fut  une  cérémonie  très  simple  et  très  touchante. 
Et  notre  ami  put  quitter  la  Syrie  persuadé  que  le 
Liban  chrétien  respecterait  le  sommeil  dernier  de 
sa  sœur  Henriette. 

Le  bon  Gaillardot  est  mort  depuis  longtemps, 
mais  ses  deux  fils  (l'un  d'eux  tout  au  moins)  sont 
attachés  à  nos  grands  consulats  d'Egypte.  Il  n'est 
pas  possible  qu'ils  ignorent  cette  histoire. 


m 


Elle  est  déconcertante,  je  l'avoue,  pour  les 
grands  esprits  géométriques,  impuissants  à  saisir 
les  nuances  de  la  vie  morale,  et  qui  croient  que 


LOINTAINS    SOUVENIRS  271 

riiomme,  après  avoir  renoncé  à  la  foi  tradition- 
uelle,  après  être  sorti  de  la  vieille  Eglise,  ne 
gardera  plus  aucun  contact  avec  le  christianisme, 
même  avec  l'Eglise.  C'est  la  théorie  des  gens  de 
conscience  épaisse  à  qui  manquent  les  sens  les 
plus  délicats  de  l'âme,  le  respect  des  souvenirs 
d'enfance  et  de  jeunesse,  la  vénération  des  tra- 
ditions les  plus  hautes  du  genre  humain,  le  pro- 
fond instinct  de  l'histoire.  Or,  tout  au  moins  en  sa 
qualité  d'historien  et  de  savant,  Ernest  Pienan 
avait  conservé  d'intimes  attaches  avec  le  christia- 
nisme. La  préoccupation  d'études  communes  sur 
l'admirable  mouvement  religieux  de  l'Italie  au 
treizième  siècle  m'offrit  plus  tard  l'occasion  fré- 
quente d'entretiens  avec  le  grand  écrivain.  Il  est 
un  signe  qui,  je  crois,  ne  peut  tromper^  c'est 
l'accent  d'enthousiasme  avec  lequel  un  historien 
prononce  certains  noms,  évoque  la  mémoire  de 
quelque  grande  crise  du  temps  passé.  Quand  il  me 
disait  :  «  Et  le  vieux  Joachim  ?  »  ou  bien  encore  : 
((  Et  sainte  Douceline  de  Provence,  qui  a  connu 
Jean  de  Parme?  »,  sa  voix,  d'ordinaire  un  peu 
mordante  et  facilement  ironique,  se  tempérait 
en  caresse,  presque  en  dévotion.  Le  Calabrais 
Joachim  de  Flore,  que  Dante  mit  en  son  paradis  ; 
le  général  des  Franciscains  Jean  de  Parme,  que 
Rome  obhgea  à  déposer  sa  charge,  ont,  je  le  sais, 
quelque  peu  côtoyé  l'hérésie  ou  le  schisme. 
C'étaient  des  chrétiens  singuliers,  qui  vécurent 
dans  l'attente  d'une  troisième  révélation,  d'un 
troisième  et  définitif  Testament,  celui  du  Saint- 


272  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

Esprit.  Mais  TEglise,  la  maternelle  Eglise  italienne, 
a  cependant  octroyé  à  Joachim  la  béatitude,  à 
Jean  le  chapeau  de  cardinal.  Ernest  Renan  se 
trouvait  à  son  aise  dans  cette  chapelle  où  l'on 
pouvait  entrer,  d'où  l'on  pouvait  sortir  à  son 
heure  et  à  son  gré.  Et  ce  «  vieux  Joachim  »  n'avait- 
il  pas  inscrit,  en  une  page  magnifique  de  ses 
prophéties,  la  parole  de  saint  Paul  que  je  citais 
plus  haut,  et  qui  dut  revenir  plus  d'une  fois  à  la 
pensée  du  pèlerin  de  Minerve-Athéna  assis  sur 
«  la  pierre  sacrée  »  de  TAréopage  : 

«  Là  où  est  l'esprit  de  Dieu,  là  est  la  hberté  ». 

0  maître  !  parmi  les  pesantes  couronnes  de 
verroterie  et  de  clinquant  qu'on  enverra  demain 
autour  de  votre  statue,  laissez-moi  glisser  ce  bou- 
quet de  souvenirs  lointains  où  j'ai  recueilli  les  pâles 
asphodèles  de  l'Acropole,  les  rouges  anémones  de 
Gazir,  les  lauriers  roses  de  la  Calabre,  les  roses 
franciscaines  de  l'Ombrie  1 


Urbs  (1) 


J'avais  grande  envie  d'inscrire,  en  tête  de  ce 
feuilleton,  ce  titre  :  Apocalypse  de  Borne.  Le 
livre  de  M.  René  Schneider  est,  en  effet,  à  la  fois 
une  révélation  et  une  évocation.  Œuvre  d'histo- 
rien, de  poète,  de  voyageur  enthousiaste,  de  rê- 
veur, il  nous  communique  la  sensation  même  qui 
possédait  et  charmait  l'écrivain  :  il  dresse  sous 
nos  yeux  non  point  le  plan  pittoresque  d'une  ville 
très  vieille,  unique  sur  la  terre,  mais  la  figure  vi- 
vante d'une  personne,  auguste  comme  un  symbole, 
l'image  d'une  cité  qui,  des  temps  légendaires, 
antérieurs  à  Faction  des  Etrusques,  jusqu'à 
l'heure  présente,  s'est  élevée,  au  cœur  de  sa 
prairie  indéfinie,  dans  l'hémicycle  de  ses  monta- 
gnes, au  bord  de  son  fleuve  farouche,  en  face  de 
la  mer,  telle  qu'une  acropole  aux  sept  promon- 
toires, Roma  Sej^ticollis,  attirant  à  elle  les  re- 
gards du  monde,  redoutable  et  nécessaire  à  la 
race  des  hommes,  sanctuaire  antique  où  les  Si- 
bylles chantaient  l'avenir,  camp  retranché  où  se 
prépara  la  conquête  universelle,  école  de  sagesse 
où  s'élabora  l'idée  de  la  justice,  rendez-vous  de 


(1)  Rome  :  Complexité  et  Harmonie^  par  René  Schneider.  — 
Paris,  Hachette,  1907. 

18 


i^/4  LA  VIEILLE   EGLISE 

toutes  les  civilisations,  prestigieuse  hôtellerie  où 
se  rencontrèrent  tous  les  dieux,  toutes  les  philo- 
sophies,  toutes  les  chimères  et  tous  les  songes, 
Rome  jetée  à  bas  de  son  trône  impérial  par  les 
Barbares,  relevée  par  l'Eglise,  métropole  reli- 
gieuse du  genre  humain,  la  Yille  par  excellence, 
la  Ville  Eternelle,  Ro7na  capiit  mundi. 

La  plupart  de  nos  lecteurs  connaissent  le  pre- 
mier livre  publié  par  le  jeune  voyageur  :  lOm- 
brie^  rame  des  cités  et  des  paysages.  L'Ombrie 
n'est  point  une  région  très  fréquentée  par  les 
touristes  toujours  pressés  d'arriver  au  plus  loin 
et  de  s'en  retourner  par  les  voies  rapides.  Cette 
promenade  en  terre  étrusque,  les  souvenirs  tragi- 
ques qui  flottent  sur  le  lac  de  Pérouse,  les  petites 
fleurs  franciscaines  qui  s'épanouissent  toujours 
d'Assise  à  Spello,  à  Foligno,  à  Gabbio  éveillaient 
en  nous  des  émotions  tantôt  poignantes,  tantôt 
exquises  :  les  légions  de  Flaminius  noyées  par 
Annibal  dans  ces  eaux  d'un  bleu  si  doux  au  so- 
leil d'avril,  les  gentils  miracles  de  saint  François, 
la  tendresse  de  l'apôtre  pour  toute  créature  de 
Dieu,  la  grâce  de  ce  christianisme  souriant  tout  à 
coup  parmi  les  tristesses  du  treizième  siècle,  tout 
ce  pays  d'héroïsme  et  d'amour  palpitait  entre  les 
pages.  Mais  ici,  M.  Schneider  n'avait  fait  que 
nous  rendre  la  vision  historique  ou  mystique  que 
l'Ombrie  solitaire,  intacte,  à  peine  troublée  par  la 
vie  moderne,  lui  avait  donnée.  Il  avait  regardé, 
s'était  souvenu,  puis  écrivait.  A  Rome,  l'œuvre 
d'art  qu'il  rêvait  de  ciseler,  était  autrement  déU- 


URBS  275 

€ate  et  difficile.  C'était  la  grande  capitale  d'une 
nation  méditerranéenne,  non  plus  seulement  la 
solennelle .  et  mélancolique  Rome  des  Césars  et 
des  Papes  qui  s'offrait  à  ses  yeux,  et  la  ville  nou- 
velle, hâtivement  et  magnifiquement  édifiée  au 
cœur  de  l'antique,  pouvait  lui  dérober  la  vue  du 
passé,  étouffer  sous  la  rumeur  de  ses  grandes 
avenues  bruyantes  la  voix  des  choses  séculaires 
et  des  civilisations  ensevelies.  J'étais  tout  disposé, 
avant  d'ouvrir  ce  livre,  à  plaindre  ce  jeune 
homme,  doué  d'un  si  beau  talent,  qui  n'avait  pu 
contempler,  étant  né  trop  tard,  la  Rome  de  Pé- 
trarque, de  Claude  Lorrain,  du  Poussin,  du  Pi- 
ranèse,  de  Chateaubriand  et  de  Stendhal,  la  Rome 
de  Pie  IX  et  du  cardinal  Antonelli.  Il  n'a  vu  ni  le 
camp  prétorien,  dans  l'encadrement  sinistre  des 
vieux  remparts,  ni  le  Forum  antérieur  au  déchaî- 
nement des  archéologues,  tel  que  l'avaient  lente- 
ment façonné  les  brutalités  de  l'histoire,  les  ca- 
prices de  la  nature  et  la  familiarité  des  mœurs 
populaires  ;  ni  les  régions  inquiétantes  de  la  Re- 
gola,  du  Transtévère  et  du  Ghetto,  ni  la  prairie 
plantée  de  mûriers  qui  allait  de  Saint-Jean-de- 
Latran  à  Sainte-Croix-de-Jérusalem,  ni  les  soH- 
tudes  ombreuses  aboutissant  à  la  Porte- Saint- 
Jean,  à  la  Porte-Majeure,  à  la  Porte-Saint-Laurent. 
Il  n'a  point  parcouru  l'étonnante  rue  délie  sette 
Sakj  qui  reliait  Sainte-Praxède  à  San-Piero-in- 
Yincoli,  une  rue  dépourvue  de  maisons,  toute  en 
angles  brusques  entre  de  hautes  murailles,  où  il 
n'était  pas  prudent  de  s'aventurer  à  l'heure  de 


276  LA   VIEILLE  ÉGLISE 

midi.  Et  la  vie  ecclésiastique  qui  depuis  trente- 
cinq  ans  se  dérobe  progressivement  aux  regards, 
pareille  à  un  lac  dont  les  eaux  fuient,  ne  manque- 
rait-elle point  aux  impressions  du  touriste  attiré 
par  la  grandeur  de  la  relique  latine  et  païenne, 
intéressé  et  amusé  par  le  mouvement  italien  de 
la  jeune  capitale?  La  Maison  de  Savoie,  debout 
sur  le  Quirinal,  ne  masquerait-elle  point  à  ses 
yeux  la  vieille  majesté  pontificale  du  Latran  ou  du 
Vatican  ? 

M.  Schneider  possède  heureusement  les  dons 
les  plus  précieux  du  voyageur  lettré  :  il  a  la  foi, 
je  veux  dire  le  sentiment  profond  de  la  dignité 
historique  et  de  la  noblesse  poétique  attachées  à 
chacun  des  sites  qu'il  visite,  à  chacune  des  ruines 
dont  il  pénètre  les  ronces  ;  il  tient  en  sa  mémoire 
la  chronique  complète  de  Rome,  depuis  les  jours 
du  bon  Evandre,  jusqu'aux  grands  Papes  de  la 
Renaissance  ;  il  sait  retrouver  les  couches  succes- 
sives d'événements,  ou  de  fonctions  originales 
accumulées  par  les  siècles  sur  le  plateau  des  Sept 
Collines,  et,  des  brumes  du  passé,  il  réveille,  avec 
une  aisance  admirable,  de  longues  théories  de 
fantômes,  consuls,  tribuns,  empereurs,  impéra- 
trices, figures  terribles,  empourprées  de  sang, 
capitaines  chargés  de  lauriers,  courtisanes  effré- 
nées^ anachorètes  pacifiques,  Messaline  et  sainte 
Hélène^  Néron  et  le  Pape  Sylvestre  II,  Virgile  et 
Michel-Ange. 

En  vérité,  il  voit  peut-être  mieux  la  Rome  pré- 
sente que  nous  autres,  les  hôtes  vieillissants  de  la 


URBS  277 

Rome  papale,  obstinément  emmurés  en  nos  admi- 
rations, nos  souvenirs  et  nos  regrets.  Moi-même, 
je  le  '^onfesse  volontiers,  je  ne  ne  manque  jamais 
une  Occasion  de  doléance  contre  les  édiles,  les 
ingénieurs  et  les  doctes  démolisseurs  qui  ont 
transfiguré  la  Ville  Eternelle.  J'ai  tort,  sans  doute, 
mais  ce  n'est  plus  la  peine,  à  mon  âge,  de  changer 
de  sentiment  à  Tégard  de  ma  vénérable  amie. 
Ceux  qui  viendront  désormais,  formés  à  Técole  de 
M.  Schneider,  auront  l'indulgence  plus  facile.  Mais 
qu'ils  gardent  au  moins  l'ironie  légère  et  le  ton  de 
fine  critique  dont  ce  livre  donne  çà  et  là  le  modèle. 
Méditez  sur  ces  jolies  lignes  : 

«  En  son  aspect  actuel,  chaque  colline  reste 
individuelle  :  si  la  Célimontane  est  une  paysanne 
qui  cultive  des  légumes,  si  la  Pinciana  est  une 
cosmopoHte  qui  offre  des  fleurs  de  cinq  à  sept 
avec  un  sourire  fardé,  la  Yaticane  est  une  nonne 
qui  marmotte  ou  intrigue,  et  la  Capitoline  une 
virago  assez  vaniteuse  qui  gère  les  affaires  muni- 
cipales sous  l'enseigne  S.  P.  Q.  R.  ».  Exprimer,  par 
une  rapide  esquisse,  la  physionomie  des  sites,  en 
signaler,  par  la  restitution  de  l'histoire,,  le  sym- 
bole dramatique  et  de  tous  ces  traits  d'une  infinie 
diversité,  de  tous  ces  gestes,  de  tous  ces  débris, 
nous  rendre  la  figure  séculaire  de  Rome  ;  de  tous 
ces  instruments,  les  flûtes  de  roseaux  où  soufflaient 
les  pâtres  du  Latium,  les  cymbales  d'airain  des 
religions  d'Etrurie,  le  lituus  des  légions,  la  lyre 
d'Horace,  le  clairon  épique  de  Virgile,  les  orgues 
des  grandes  basiliques,   les  cloches  de  Vile  son- 


278  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

nante,  tirer  une  harmonie,  créer  un  ample  ora- 
torio à  la  gloire  de  Rome,  telle  est  l'œuvre  d'art 
que  M.  Schneider  a  voulu  accomplir.  Le  tableau 
qu'il  nous  présente,  très  mouvementé,  de  couleurs 
très  méridionales,  risquerait  d'éblouir  nos  yeux  ; 
l'oratorio,  aux  accords  parfois  précipités,  trouble- 
rait nos  oreilles  si  l'artiste  n'avait  sans  cesse  em- 
brassé passionnément  l'idéal  de  grandeur  austère 
et  simple  qui  s'offre  à  la  pensée  de  quiconque  a 
su  bien  voir  Rome  et  a  mérité  de  l'aimer.  Cet  idéal 
met  de  l'ordre  dans  le  tourbillonnement  des  sen- 
sations ou  le  tumulte  des  souvenirs.  Et  les  quel- 
ques lignes  tracées  à  propos  du  Palatin  sont 
comme  la  formule  de  cette  unité  que  la  symphonie 
de  la  nature  et  de  l'histoire  impose  à  toutes  choses 
dans  Rome  et  autour  de  Rome  :  «  A  l'extrémité 
opposée  du  Palatin  est  un  autre  promontoire  de 
ruines  d'où  surgit  une  harmonie  plus  grandiose. 
Celle-ci  est  impériale  en  tous  les  sens  :  la  majesté 
de  Septime  Sévère  régna  dans  cet  énorme  palais, 
le  palais  élève  sa  note  sur  le  Palatin,  le  Palatin 
dans  Rome,  Rome  dans  la  campagne  romaine,  et 
celle-ci  dans  le  grand  paysage  du  Latium.  C'est  un 
crescendo  qui  va  s' élargissant  toujours  jusqu'aux 
monts  d'Albe,  de  la  Sabine  et  de  l'Etrurie^  où  il 
se  heurte  un  instant  pour  repartir  vers  l'indéfini  » . 
Les  paysages,  les  vues  abondent  en  ce  livre, 
ensoleillées  de  couleurs  purpurines,  coupées  d'om- 
bres profondes,  à  la  Poussin,  rehaussées,  autant 
qu'il  se  peut  faire,  de  taches  sanglantes.  Car  il 
n'est  pas  facile  de  cheminer  dans  Rome  sans  sou- 


URBs  279 

lever  du  pied  la  poussière  de  quelque  tragédie.  Je 
vous  recorxi mande  le  paysage  du  Pincio.  Tandis 
que,  à  riieure  du  soleil  couchant,  <(  de  multiples 
bourgeois,  appuyés  au  parapet  comme  au  podium 
d'un  amphithéâtre,  se  remémorent  des  pages  de 
romans  historiques,  s'assouvissent  de  décadence 
latine  »,  M.  Schneider  reconnaît,  toute  vivifiée  de 
poésie  méditerranéenne,  la  «  colline  des  Jardins  » 
où  les  grands  seigneurs  de  Rome  respiraient  la 
fraîcheur  embaum.ée  des  soirs,  où  le  grand  épi- 
curien Lucullus  planta  —  bienfaiteur  du  monde 
européen  —  les  premiers  cerisiers.  Du  haut  des 
terrasses,  au  delà  des  massifs  de  lauriers  roses, 
de  chênes  verts  et  de  cyprès,  le  voyageur  aperçoit 
bien  des  choses  émouvantes,  héroïques  ou  terri- 
bles :  au  pied  du  Saint-Ange,  les  «  prés  de  Né- 
ron »,  où  fâme  maudite  de  l'impérial  cabotin  erra 
longtemps,  la  nuit,  sur  l'aile  des  corbeaux  ;  plus 
près,  à  Ripetta,  le  Tibre  blond,  à  l'endroit  même 
où  Jean  de  Borgia,  fils  aîné  du  Pape,  assassiné  par 
les  spadassins  de  son  frère,  fut  précipité,  en  une 
aurore  d'été  ;  plus  près  encore,  la  Porte  du  Peuple 
où  passa  le  roi  Charles  YIII,  cavalcade  chevale- 
resque où  chevauchaient  les  cardinaux  parmi  les 
canons,  les  premiers  canons  roulants  qu'ait  vus 
■  l'Italie.  Dans  les  bosquets  de  ce  Pincio,  après  la 
gourmandise  de  Lucullus,  s'était  étalée  la  luxure 
de  Messaline.  Quand  le  soleil  descend  derrière  le 
dôme  de  Saint-Pierre,  le  Vatican,  le  Saint-Ange, 
vus  du  Pincio,  s'enveloppent  d'une  ombre  dorée, 
tandis  que  les  Prati  sont  inondés  par  les  derniers 


280  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

rayonnements  du  ciel  :  les  avenues,  les  buissons  de 
roses  du  Pincio  flamboient.  M.  Schneider  a  la  vision 
d'une  scène  de  pourpre  et  de  sang  où  «  passe 
Messaline,  robe  défaite,  échevelée  »,  puis  de  l'in- 
cendie de  Rome  par  la  torche  de  Néron.  Et  les 
bourgeois  de  tout  à  l'heure,  me  direz-vous  ?  J'ima- 
gine qu'ils  entrevoient  alors,  en  une  nuée  d'odo- 
rante vapeur,  une  soupière  de  spaghetti  tintés  de 
rouges /5;'o?;22  dOro^  ou  bien  un  plat  de  brocoli 
aux  tons  de  claires  émeraudes.  Puis,  comme  le 
bourgeois,  le  Quirite  romain,  a  une  peur  affreuse 
du  crépuscule,  du  serein  sous  les  arbres,  ces  braves 
gens  s'empressent  de  redescendre  en  ville  et  d'aller 
dîner.  Et  je  suis  sûr  que  M.  Schneider  en  fait 
autant. 


Monsieur  Homaîs  au  Vatican 


M.  Loubet  n'y  alla  point.  Premier  magistrat 
d'une  république  qui  affiche  la  Liberté  sur  tous 
ses  monuments,  il  n'eut  pas  la  liberté  d'accom- 
plir, à  Rome^  un  acte  de  nécessaire  courtoisie. 
M.  Homais,  lui,  y  est  ailé,  sans  bienveillance,  à  la 
vérité.  D'abord,  il  voulait,  avant  de  mourir,  visiter 
Rome,  qu'il  considère  comme  la  Terre  Sainte  des 
bons  républicains,  la  Rome  des  deux  Brutus  et  des 
Gracques,  celle  clés  Tarquins,  d'Auguste  ou  des 
Antonins  n'étant  point  inscrite  en  son  Codex  his- 
torique. Puis,  il  souhaitait  voir  de  près  le  lieu 
qu'il  qualifie,  en  son  langage  de  pur  démocrate, 
de  «  citadelle  de  l'ultramontanisme  »,  ou  encore, 
de  «  forteresse  du  parti  prêtre  ». 

Donc,  il  y  a  quelques  années,  vers  la  fin  du 
règne  de  Xeon  XIII,  un  soir  de  septembre,  il  dé- 
barquait, à  l'hôtel  d'Angleterre,  en  compagnie  de 
M"""  Homais  et  de  sa  fille,  M"°  CornéUe  Homais. 

Sur  le  registre  de  la  maison,  il  écrivit  de  son 
écriture  hautaine  : 

«  Homais,  pharmacien  de  première  classe,  son 
épouse  et  sa  fille  CornéUe,  bachelière  es  sciences  ». 

Une  heure  plus  tard,  il  dînait  en  famille,  à  une 
petite  table  ornée  d'un  bouquet  de  dahlias  roses. 

Il  s'était  coiffé  de  sa  calotte  grecque  à  gland 


282  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

d'or.  Dès  le  potage,  il  démontrait  à  ces  dames 
comment  quinze  siècles  de  gouvernement  ecclé- 
siastique avaient  fait  de  la  campagne  romaine 
une  solitude  qu'il  jugeait  affreuse,  n'étant  le  dis- 
ciple ni  de  Claude  Le  Lorrain,  ni  du  Poussin,  ni 
d'Hébert,  ni  de  Benouville. 

«  Là  où  les  moines  ont  passé,  dit-il  en  pelant 
une  poire,  il  ne  reste  que  poussière  et  que 
cendre  ». 

M"""  Homais  ne  contredit  jamais  aux  sentences 
et  apophtegmes  de  son  mari.  C'est  une  sorte  de 
brebis  peureuse,  bêlante,  larmoyante.  Elle  se  cache 
pour  prier  et  court  furtivement  entendre  la  messe 
dans  un  village  voisin.  Et  le  spirituel  apothicaire 
explique  ainsi  l'absence  de  la  pauvre  femme  : 

((  M™^  Homais  est  encore  aux  catacombes  !  ». 

Cornélie,  que  l'on  n'a  point  baptisée,  ne  croit 
qu'au  génie  de  son  père  et  aux  programmes 
physico-chimiques  de  l'Université.  M.  Homais,  qui 
est  homme  de  progrès  et  grand  féministe,  a  décidé 
de  plonger  cette  vierge  en  pharmacopée  profonde. 
Et  déjà,  de  ses  mains  grêles  de  bachelière  ané- 
mique, elle  découpe  élégamment  en  triangles  — 
M.  Homais  étant  ce  que  vous  devinez  bien  —  les 
pâtes  pectorales  et  les  amères  pastilles  redoutées 
du  ver  solitaire. 

Le  lendemain,  par  une  divine  matinée  d'au- 
tomne, le  trio  entreprenait  la  découverte  métho- 
dique de  la  Yille  Eternelle. 


MONSIEUR    HOMAIS    AU   VATICAN  283 

M.  Homais  impose  à  toutes  les  démarches  de 
sa  vie  la  discipline  rigoureuse  de  son  officine  et  de 
son  laboratoire.  Tout,  chez  lui  et  les  siens,  va  par 
séries  fondées  sur  de  solides  analogies,  comme 
bs  bocaux  multicolores  et  les  biberons  hygié- 
niques. Ce  voyag'e  de  Rome  avait  été  préparé  selon 
les  règles  de  la  plus  stricte  classification  :  la  Rome 
antique,  puis,  les  musées,  puis  la  Rome  moderne, 
enfm  la  campagne  et  les  alentours  fameux.  Les 
églises  n'avaient  point  un  rayon  particulier  ;  on  en 
verrait  une  ou  deux,  à  l'occasion^,  en  allant  ailleurs. 
Saint-Pierre  et  le  Vatican  étaient  relégués  à  la 
veille  du  départ.  M.  Homais,  dont  Texpérience 
psychologique  est  très  forte,  était  assuré  de  rece- 
voir sur  la  colline  papale,  de  pénibles  émotions 
qui  eussent  gâté  tout  le  séjour  aux  rives  du 
Tibre. 

L'antiquité  lui  ménageait  de  douloureuses  dé- 
ceptions. Le  poudreux  chaos  où,  depuis  dix  ans, 
les  archéologues  ont  enseveli  le  Forum  ne  lui 
disait  rien  d'intelligible  sur  la  Rome  de  son  cœur. 
Où  se  tenait  l'assemblée  du  peuple  ?  Où  la  tribune 
aux  harangues?  Comment  recueillir,  dans  ce  dé- 
sordre sauvage,  l'écho  des  rugissements  poussés 
par  les  Jaurès  de  jadis,  contre  les  riches  et  les 
aristocrates?  Où  sont  enfouies  les  reliques  des 
Gracques?  Des  briques,  des  pierres  informes,  des 
trous  béants,  des  pots  cassés,  c'était  là  toute  la 
République.  M.  Homais,  toujours  sensible  aux 
grâces  de  la  botanique,  ne  fut  touché  qu'à  la  vue 
des  corbeilles  de  pétunias  dont  on  ose  fleurir  le 


284  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

sépulcre  du  Peuple-Roi.  Le  reste  des  monuments, 
temples,  débris  de  palais,  arcs  de  triomphe,  c'était 
l'Empire,  la  Tyrannie,  Tibère,  Néron,  Vitellius. 
Toutefois,  le  Colisée  lui  apporta  quelque  consola- 
tion. N'y  avait-on  pas  donné  une  sévère  leçon  au 
fanatisme  qui  déjà  désolait  le  monde  ? 

—  Depuis  Jean- Jacques  et  la  Révolution,  dit-il 
du  haut  des  couloirs  supérieurs,  penché  sur 
l'arène  tragique,  oui,  depuis  93,  nos  mœurs, 
auxquelles  Tancien  régime  laissait  leur  brutalité, 
se  sont  bien  adoucies.  Il  serait  aujourd'hui  étrange, 
pour  ne  pas  dire  choquant,  de  livrer  aux  tigres 
nos  trop  ardents  cléricaux.  Toutefois,  à  défaut  de 
panthères,  nous  avons  les  bons  journaux  et  une 
saine  majorité  parlementaire.  Ceci  n'est  plus 
qu'un  souvenir,  mais  combien  grand  ! 

La  Rome  moderne,  toute  neuve,  avec  ses  longues 
et  larges  avenues,  ses  quais  où  le  Tibre  est  em- 
muré comme  un  lion  en  cage,  ses  beaux  cafés,  ses 
pharmacies  étincelantes  et  ses  tramways,  le 
charma.  Il  remarqua  l'allure  raisonnable  des  auto- 
mobiles qui  ne  sont  point,  en  Italie,  des  entre- 
prises de  massacres  tolérées  par  la  pohce.  M™°  Ho- 
mais,  qui  n'ouvrait  guère  la  bouche  que  pour 
bâiller,  insinua  timidement  : 

—  C'est  peut-être  un  effet  du  régime  monar- 
chique. 

M.  Homais  jeta  à  la  bonne  dame  un  regard 
d'ironique  mansuétude,  haussa  les  épaules  et  ne 
répondit  rien. 


MONSIEUR   HOMAIS   AU   VATICAN  285 

Les  visites  aux  galeries  de  peinture  furent  dé- 
pêchées à  bride  abattue  par  la  famille  Homais. 
Aux  palais  Borghèse,  Barberini,  Doria,  Pamphili, 
Corsini,  il  se  trouvait  trop  de  saintes  familles,  de 
rois  mages,  de  saints  et  de  saintes,  de  cardinaux 
et  d'évêques. 

De  loin  en  loin  une  Vénus,  une  Léda,  une  ker- 
messe flamande  consolaient  M.  Homais  de  ce  dé- 
bordement de  toiles  mystiques.  Mais  les  Assoinp- 
tions  l'exaspéraient  comme  une  violation  trop 
choquante  des  lois  assignées  par  la  physique  à  la 
pesanteur  des  corps. 

La  campagne  romaine  ayant,  dès  le  premier 
jour,  perdu  pour  lui  tout  son  prestige,  on  la  par- 
courut sommairement.  Saint-Paul-aux-Trois-Fon- 
taines,  Tivoli,  Ostie  furent  rayés  du  programme. 
La  Yia  Appia  fut  concédée,  mais  cette  promenade 
faillit  tourner  fort  mal.  M™°  Homais  prétendit 
s'arrêter  à  la  chapelle  du  Domine  qiio  vadis  ?  La 
mauvaise  humeur  accumulée  depuis  cinq  jours 
dans  l'âme  du  pharmacien  normand  éclata  en 
brusque  orage. 

—  Voilà  l'effet  de  vos  lectures,  madame,  et  de 
votre  roman  polonais  !  Ces  livres-là  vous  font  voir 
des  étoiles  en  plein  midi.  M' arrêter  ici,  au  feu 
d'un  si  terrible  soleil,  tandis  que  vous  aurez  là- 
dedans  quelque  vision,  jamais  !  Hier  je  vous  ai 
permis  de  monter  à  genoux  votre  escaher  mira- 
culeux de  la  Scala  Santa.  Mais  Cornéhe  et  moi, 
nous  attendions  à  l'ombre  de  ce  grand  ridicule 
portail  de  Saint-Jean-de-Latran. 


286  LA   VIEILLE   ÉGLISE 

«  Maintenant,  c'est  fini.  Toute  cette  religiosité 
gêne  ma  liberté.  Et  vous  ne  verrez  point  Joachim 
Pecci.  (Il  disait  «  Pccci  »  sans  étonnement,  comme 
aujourd'hui  M.  Ranc  écrit  «  Sarto  »).  Entre  moi 
et  lui,  le  fossé  est  trop  profond.  J'ai  dit. 

—  Hélas  !  bêla  la  pauvre  femme. 


Le  jour  d'après,  ce  fut  le  tour  de  Saint-Pierre 
et  du  Vatican. 

M.  Homais  se  vêtit  tout  de  noir,  afin  de  paraître 
avec  le  plus  grand  air  dans  la  citadelle  du  parti- 
prêtre.  Il  tira  de  sa  malle  un  chapeau  mécanique 
de  forme  préhistorique,  mit  à  sa  redingote  un 
large  ruban  violet,  conquis  au  dernier  comice 
agricole  de  son  canton.  Cette  tenue  austère,  sa 
face  glabre^  son  nez  de  perroquet  et  ses  lunettes 
d'or  lui  prêtaient  la  mine  d'un  dignitaire  des 
pompes  funèbres  présidant  aux  funérailles  de  son 
propre  grand-oncle. 

A  Saint-Pierre,  il  fut  victime  d'un  accident 
tragi-comique.  Tandis  que  Mme  Homais  priait  au 
pied  de  la  statue  de  l'apôtre  et  que  Cornélie 
s'éventait  en  face  du  tombeau  de  Paul  III,  il 
vaguait  non  sans  dédain  du  côté  des  confessionnaux 
réservés  à  toutes  les  langues  du  monde  chrétien. 
Le  confesseur  du  Pro  lingua  hispanica  abaissait 
la  longue  baguette  liturgique  vers  le  front  d'un 
pénitent  agenouillé  sur  le  pavé.  M.  Homais, 
hanneton  solennel,  les  yeux  haussés  aux  voûtes, 


MONSIEUR   HOMAIS   AU   VATICAN  287 

donna  droit  dans  la  baguette  et  reçut  le  choc  en 
plein  front.  11  faillit  crier  au  meurtrier  et  se  rejeta 
vers  le  Pro  lingua  teutonica.  Un  bénédictin  y 
lisait  son  bréviaire,  la  main  droite  appuyée  au 
terrible  engin  qu'il  balançait  d'un  mouvement  très 
doux. 

M.  Homais,  entouré,  menacé  par  les  tentacules 
d'une  douzaine  de  monstres,  saisi  d'une  sorte  de 
vertige,  courut  avec  des  gestes  d'effroi  vers  les 
deux  femmes  et,  sans  une  parole,  les  entraîna 
précipitamment  en  dehors  de  la  formidable  basi- 
lique. 

De  lourds  nuages  passaient  sur  le  ciel  de  Rome. 
L'orage  de  l'équinoxe  se  préparait. 

—  Hàtons-nous,  dit  M.  Homais.  Nous  allons  en 
voir  de  belles  là-haut.  Tous  les  mystères  du 
Yatican.  Des  sbires  à  face  sinistre,  des  inquisi- 
teurs, des  espions  et,  partout  de  louches  Jésuites, 
partout  Roclin,  l'éternel  Rodin  ! 

En  gravissant  le  vestibule  du  palais,  il  releva  la 
tête,  bomba  sa  poitrine,  se  fit  une  figure  de  défi. 
Il  marchait  avec  la  majesté  d'un  symbole.  En  lui, 
le  libre  esprit  laïque,  l'esprit  de  la  Révolution  et 
de  la  science  montait  vers  le  Princes  des  Prêtres. 

Un  petit  garde  suisse,  jaune  et  noii%  allait  et 
venait  gentiment^  sa  hallebarde  sur  l'épaule,  au 
seuil  de  l'antre  pontifical.  En  un  coin  du  corps  de 
garde,  quatre  petits  suisses,  de  même  couleur, 
jouaient  aux  dominos.  La  cour  était  déserte,  les 
escaliers  déserts.  Deux  petits  chats,  jaunes  et 
noirs»   comme   les   suisses,   folâtraient   dans   un 


288  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

rayon  de  soleil.  Sur  un  palier,  un  jeune  gendarme, 
assis,  lisait  tranquillement  V  Osservatore  romano. 
Le  ruban  violet  de  M.  Homais  lui  sembla  l'insigne 
d'un  vaincu  de  Mentana.  Il  se  leva  et  fit  le  salut 
militaire. 

M.  Homais  rendit  le  salut.  Rodin  ne  se  montrait 
toujours  point. 

L''aspect  du  ciel  fit  supprimer  les  Stance.  Le 
trio  descendit  à  la  chapelle  Sixtine. 

Elle  était  vide.  Seul,  sur  un  banc  de  cardinaux, 
le  custode  sommeillait. 

C'est  une  admirable  condition  qu'un  après-midi 
orageux  pour  visiter  la  Sixtine.  Les  prophètes  et 
les  sibylles  de  Michel- Ange,  comme  voilés  de 
deuil,  prennent  un  visage  plus  douloureux.  Ne  va- 
t-on  pas  entendre  la  lamentation  de  Jérémie,  le 
cri  d'épouvante  d'Ezéchiel  et  là-bas,  au  Jugement 
Dernier^  jetés  par  la  vague  multitude  des  morts 
qui  revivent,  les  premières  clameurs  du  Dies  irœ  ? 

M.  Homais  ne  ressentait  aucune  de  ces  impres- 
sions trop  puériles.  Mais  en  lui  grandissait  un 
sourd  mécontentement  mêlé  d'un  peu  d'inquiétude. 
Il  eût  été  si  heureux  de  surprendre  quelque 
horreur  du  Saint-OlTice  !  Que  faisaient  donc,  à 
cette  heure,  les  inquisiteurs  et  les  jésuites  ?  Se 
moquerait-on  de  lui,  M.  Homais  ?  Ici  la  paix  des 
choses  était  vraiment  irritante. 

—  Une  idée  lui.  vint  alors,  qui  le  fit  frémir. 
C'était  peut-être  depuis  quarante  ans  qu'on  se 
moquait  de  lui  ! 


MONSIEUR   HOMAIS   AU  VATICAN  289 

Au  dehors,  on  entendit  la  lourde  porte  de  la 
chapelle  Pauline  tourner  sur  ses  gonds.  Des  pas 
légers,  lents,  venaient  à  la  Sixtine,  scandés  parfois 
par  le  rythme  d'une  canne  sur  les  marbres  de 
Sixte  lY.  Et  dans  la  vieille  église  entraient  un 
garde  noble,  puis  un  valet  de  chambre  portant  un 
pliant  de  peluche  rouge,  enfin,  appuyé  au  bras  d'un 
prélat  en  robe  violette,  le  pape  Léon  XIII. 

Mme  Homais  se  prosterna.  Cornélie  courut  à 
son  père.  M.  Homais  chancela. 

Léon  XIII  s^arrêta  un  instant  à  contempler  la 
noble  sibylle  delphique,  en  qui  Michel-Ange  mit 
l'ineffable  grâce  de  la  pensée  grecque.  Puis  il 
reprit  son  chemin  vers  l'autel. 

Il  s'arrêta  de  nouveau,  à  trois  pas  de  M.  Homais, 
sous  le  prophète  Daniel. 

G«//z/5.^  interrogea-t-il.  Il  prononçait  Gallons. 

M.  Homais  s'effarait  visiblement.  Son  grand 
corps  se  balançait  comme  un  mât  de  navire.  Il 
laissa  tomber  son  chapeau  mécanique  et  n'osa  pas 
le  ramasser.  Le  Pape  humaniste  cherchait  en  quelle 
comédie  de  Plante  il  pouvait  replacer  ce  gloriosus 
si  peu  au  courant  de  l'étiquette  vaticane. 

—  De  quel  diocèse  de  France  êtes- vous,  mon 
fils? 

Son  diocèse,  à  lui,  colonne  du  Temple,  ponosse 
triangulaire  de  la  loge  Puits  de  Jacob  !  Brusque- 
ment, sur  cette  conscience  bouleversée,  la  nuit 
tomba.  Il  répondit  en  bredouillant,  comme  s'il 
récitait  l'Annuaire  de  la  Seine- Inférieure  : 

—  Rouen,  monseigneur,  je  yeux  dire  Saint- 

19 


290  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

Père,  Rouen,  préfecture,  cour  d'appel,  école  supé- 
rieure de  pharmacie,  lycée... 

—  Archevêché,  interrompit  Léon  XIII  souriant. 
J'ai  beaucoup  aimé  l'un  de  vos  derniers  arche- 
vêques, le  grand  cardinal  de  Bonnechose. 

—  Très  grand  cardinal,  bégaya  M.  Homais. 

—  Nous  l'avez  connu,  mon  fils  ? 

—  Moi  ?  Jamais,  Saint-Père.  Je  suis  pharma- 
cien de  première  classe. 

Léon  XIII  eut  pitié  du  malheureux.  Il  étendit  sur 
la  famille  étrange  une  large  bénédiction.  M.  Homais 
tenta  de  ployer  le  genou  droit,  perdit  l'équilibre 
et  s^effondra  sur  la  place  du  cardinal  RampoUa. 
Déjà  la  blanche  vision  se  retirait  par  la  petite  porte 
qui  s'ouvre  près  de  l'autel,  du  côté  de  l'Epitre. 

Un  grand  éclair  sanglant  traversa  la  Sixtine. 
Les  Sybilles  et  les  Prophètes  parurent  toucher  la 
voûte  de  leurs  fronts.  Du  Jugement  Dernier 
partit  un  grondement  de  tonnerre. 

M.  Homais,  très  pâle,  se  releva  comme  du 
miheu  d'une  ruine,  la  ruine  de  son  orgueil  et  de 
son  insondable  sottise.  Du  docteur  infaillible  il  ne 
restait  plus  que  le  petit  apothicaire.  En  présence 
de  l'évêque  universel,  il  avait  revu,  comme  en  un 
songe,  ses  têtes  de  pavots  et  son  bocal  de  revales- 
cière.  Il  s'était  pesé  lui-même,  avec  le  scrupule 
professionnel,  et  se  trouvait  bien  léger. 

Il  ne  rentra  point  chez  lui  meilleur  chrétien, 
mais  mieux  élevé.  Il  ne  dit  plus  «  Joachim  Pecci  », 
mais  simplement  à  la  française  :  «  Léon  XIII  ». 


Au  Vatican. 
L'Homme  vêtu  de  blanc 


C'était  dans  les  dernières  années  du  pontificat 
de  Pie  IX.  Un  Français  présentait  ses  deux  fils 
au  Saint-Père.  Le  Pape  bénit  les  jeunes  garçons 
et  leur  dit  :  «  Allez  en  paix  ;  si,  longtemps  après 
moi,  à  votre  tour,  vous  amenez  dans  ce  palais  vos 
enfants,  ils  trouveront  toujours  ici  un  homme  vêtu 
de  blanc  comme  moi  ». 

J'ai  vu  bien  souvent  Pie  IX  avant  l'année  J870. 
La  dernière  fois,  un  soir  d'automne,  le  roi  de 
Rome  descendait  à  pied  la  grande  avenue  de  la 
villa  Borghèse  avec  une  allure  toute  militaire,, 
très  leste,  la  tête  haute,  la  face  souriante,  escorté 
de  quelques  prélats  qui  suivaient  un  peu  essouf- 
flés la  soutane  blanche.  Quinze  ans  plus  tard,  un 
dimanche,  étant  assis  sur  les  degrés  de  l'obé- 
lisque dressé  par  Sixte-Quint  en  la  place  de  Saint- 
Pierre,  je  vis  paraître  à  une  fenêtre  du  Vatican, 
soulevant  un  rideau  vert  que  la  bise  de  tramon- 
tane agitait,  la  figure  grêle  de  Léon  XIII.  Il  par- 
courait d'un  regard  lent  l'incomparable  horizon 
de  la  Ville  éternelle,  la  plaine  indéfinie,  déserte, 
semée  de  ruines,  les  montagnes  latines  couron- 
nées de  verdure  sombre,  les  montagnes  rocheuses 


292  LA  VIEILLE  ÉGLISE 

de  Sabine,  arides,  revêtues  d'or  pâle  et  d'azur. 
Il  demeura  près  d'un  quart  d'heure  penché  sur  sa 
métropole,  écoutant  le  bruissement  vague  de 
Rome  et  retenu  par  le  charme  triste  des  choses 
qui  ne  sont  plus.  Son  camail  se  détachait  en  note 
très  claire  de  l'ombre  du  rideau.  Et  je  me  sou- 
vins alors  de  la  grave  parole  de  Pie  IX. 

Encore  quelques  jours  et  l'interrègne  de  la  sé- 
culaire royauté  cessera,  et  l'Homme  vêtu  de  blanc 
sortira  de  la  chapelle  Sixtine  sous  le  regard  ter- 
rible des  prophètes  et  des  sibylles  de  Michel - 
Ange,  traversera  les  Stanzes  de  Raphaël  et  vien- 
dra s'asseoir  tranquillement  à  la  table  de  travail 
où  l'attendent,  tracés  d'une  main  mourante,  les 
derniers  vers  latins  de  Léon  XIII. 

Tu  es  petrus  et  super  hanc  petram...  Il  faut  le 
reconnaître  :  cette  pierre  où  repose  l'Eglise  latine 
n'est  point  près  de  tomber.  La  papauté  survivra 
même  à  l'incident  du  nobis  nominavit.  Elle  a 
bien  survécu  aux  violences  comme  aux  misères 
des  pontifes  tragiques  que  le  désordre  d'un  monde 
horrible  jetait,  à  la  veille  et  au  lendemain  de  l'an 
mille,  sur  la  chaire  apostolique.  Du  troisième  au 
quinzième  siècle,  trente-cinq  antipapes  l'ont  en- 
vahie, violentée,  saccagée.  A  deux  reprises,  à 
l'époque  de  saint  Bernard  et  vers  la  fin  du  grand 
schisme,  trois  papes,  dont  chacun  semblait  légi- 
timement élu,  l'ont  occupée  simultanément,  parmi 
les  foudres  qu'ils  se  lançaient  dans  Tombrc  de 
miséricorde.    Et  la  pierre    angulaire   n'a   point 


AU  VATICAN.   —   l'homme   VÊTU   DE  BLANC      293 

chancelé.  L'Homme  vêtu  de  blanc  se  tient  tou- 
jours là-bas,  plus  puissant  peut-être  aujourd'hui 
qu'au  temps  où  il  régnait  sur  un  lambeau  de  l'Eu- 
rope, prince  italien  dont  se  méfiait,  par  tradition, 
le  reste  de  l'Italie,  prince  chrétien  dont  les  grands 
Etats  catholiques  se  disputaient  âprement  les 
faveurs  et  que  son  irrémédiable  faiblesse  en  Italie 
obligeait  à  rechercher  humblement  la  protection 
de  la  France  ou  de  l'Empire,  de  l'Espagne  ou  de 
l'Autriche,  et  même,  à  l'occasion,  du  roi  des 
Deux-Siciles. 

Ce  phénomène  historique  pourrait  solliciter  la 
méditation  de  nos  ministres  et  de  leur  petite 
famille.  Songez  qu'en  cent  années,  la  France  a 
usé  ou  détruit  violemment  sept  ou  huit  Constitu- 
tions et  que,  sur  douze  chefs  du  pouvoir  exécutif 
en  ce  pays,  un  seul,  Louis  XVIII,  après  deux 
exils  et  de  fort  pénibles  émotions,  est  parvenu 
à  mourir  aux  Tuileries.  Et  les  Tuileries  sont 
brûlées... 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages 

Avant-Propos i 

L'Egypte  antique  et  les  Grecs 1 

Procès  d'impiété 9 

L'Empereur  Justinien 17 

Un  Pontificat  ambulant 25 

L'Empereur  Byzantin  de  la  première  Croisade..   .  35 

Chanson  de  geste  féodale 43 

Français  de  Terre  Sainte 51 

Le  Pape  Innocent  III 63 

Saint  François  d'Assise 81 

L'Hérésie  Albigeoise 89 

Raymond  Lulle 97 

Les  Héroïnes  de  Dante 105 

Pour  le  Centenaire  de  Pétrarque 113 

L'Angelico 131 

Paganisme  Florentin 141 

Vieux  Carnaval  romain -149 

Un  Anglais  humaniste  et  martyr 157 

Calvin  à  Genève 173 

Un  livre  sur  Sainte  Thérèse .  183 

L'Originalité  de  Sainte  Thérèse 193 


296  TABLE   DES   MATIÈRES 

Saint  Borgia \ 201 

Le  Diable  Capucin 209 

Choses  d'Espagne 219 

François  Rio 229 

Figures  épiscopales 239 

Un  Lorrain  évêque  au  Japon  (1871-1892; 247 

Ne  pourrait-on  renouveler  la  peinture  religieuse  ?  257 
Lointains  souvenirs  offerts  à  la  statue  d'Ernest 

Renan 265 

Urbs 273 

Monsieur  Homais  au  Vatican 281 

Au  Vatican.  —  L'homme  vêtu  de  blanc 291 


Pwi$,—  J.  Mtrtth,  imp.,  4  bù,A¥.  dt  ChàtiU«n. —  6522. 


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