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LA
VRAIE RELIGION
SELON PASCAL
OEUVRES DE SULLY PRUDHOMME
LIBRAIRIE FÉLIX ALGAN
Le problème des causes finales (en collaboration avec M. Ch. Richet).
2" édit. 1 vol. in-16 2 fr. 50
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Testament poétique et trois études sociologiques. 1 vol. in-.S. . . 7 fr. 50
981^. — Conlommjen». Imp. Paul BHODAKD. - aOb.
^ ^' LA
VRAIE RELIGION
SELON PASCAL
RECHERCHE DE L'ORDONNANCE PUREMENT LOGIQUE DE SES PENSÉES
RELATIVES A LA RELIGION
Suivie (l'une analvse du Discours sur les Passions de V Amour
SULLY PRUDHOMIVIE
de l'Acadoniie française
PARIS
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
ANCIENNE LIUUAirUE GERMEIl BAILLIÈIIE ET G'"
108, BOULEVARD S A 1 N T- GERM A I N , 108
1905
Tous droits réservés.
AVANT-PROPOS
Ce qu'on est convenu d'appeler les Pensées de Pascal, ce
sont des notes hâtives traitant de sujets divers, et aussi
des morceaux composés, les uns amenés progressive-
ment, comme par étapes, à une rédaction qui semble
avoir dû être définitive, les autres achevés d'emblée, la
plupart courts, mais quelques-uns pouvant fournir plu-
sieurs pages.
Le présent essai d'une ordonnance logique des Pensées
ne concerne que celles dont l'objet est religieux. Le lec-
teur ne s'attendra donc pas à y trouver une édition nou-
velle du fameux recueil. Il n'y trouvera même pas tous
les fragments relatifs à la religion, car il en est qui,
visant le même objet, ne diffèrent que par la rédaction
et font, à notre point de vue, double emploi. Il n'y trou-
vera pas non plus les rares Pensées dont le sens est
demeuré obscur ou seulement douteux pour les inter-
prètes les plus sagaces. Enfin les Pensées utilisées ne
sont pas toutes entièrement citées, car, pour constituer
nos chapitres dans l'ordre voulu, nous avons dû parfois
suivre à la piste une même idée de l'auteur parmi plu-
sieurs documents distincts ne traitant pas tous expressé-
ment de la même matière, et composer ainsi avec des
VI AVANT-PKOPOS
emprunts partiels faits à des sources différentes une
sorte de marqueterie. Nous croyons impossible à un
éditeur des Pensées de les disposer dans un ordre rigou-
reusement logique où elles offrissent une suite homo-
gène, un développement continu et régulier, sans en
élaguer certaines, sans associer des portions détachées
de plusieurs, sans abandonner celles qui ne sont que les
ébauches des plus achevées, les essais préparatoires de
celles dont la teneur et la forme apparaissent comme
fixées. Ces dernières seules importent à un pareil travail ;
seules elles contiennent et expriment dans son intégrité
le résultat définitif de la méditation. Nous n'avons donc
nullement prétendu rivaliser avec les critiques érudits
dont nous avons consulté les savantes éditions. Nous
n'avons rien entrepris qui tendît à les supplanter; au
contraire, nous leur devons tout. Quand nous avons
commencé ce travail (continué après une interruption
d'une dizaine d'années) l'édition d'Ernest Havet était la
plus complète et la plus accréditée; nous lui avons
emprunté toutes nos citations (sauf quelques-unes four-
nies par celle d'Auguste Molinier) '. Les autres n'ont
apporté aucun changement essentiel aux Pensées dont
nous nous sommes servi. Nous avons tiré le plus grand
profit des commentaires qui accompagnent ces diverses
éditions. Notre étude était avancée lorsque nous avons
pris connaissance du Texte critique des Pensées de Pascal
disposas suivant l'ordre du cahier autographe par M. G. Mi-
chaud, professeur à l'Université de Fribourg; cet
ouvrage, précédé d'une lumineuse introduction, nous a
fourni un précieux contrôle. C'est en 1902 seulement que
1. Après chaque citation nous indiquerons entre parenthèses le tome
el la page de la grande édition d'iirncst Havet (chez Cli. Doiagrave)
d'où elle aura été tirée, sans mentionner son nom. Quand nous cite-
rons une Pensée tirée de l'édition d'Auguste Molinier (ciiez Alphonse
Lemerre), nous indiquerons son nom.
AVANT-PIIOPOS VII
nous a été communiquée l'édition de l'abbé A. Guthlin,
ancien vicaire général et chanoine d'Orléans; il y a joint
un essai sur l'Apologétique de Pascal d'autant plus inté-
ressant pour nous que nous n'avions lu jusque-là aucune
critique des Pensées par un théologien catholique. Au
point de vue de l'orthodoxie rien ne pouvait nous être
plus utile à consulter que son livre (publié en 1890
après sa mort), dans lequel sont d'ailleurs cités et visés
nos articles de la Revue des Deux Mondes sur Pascal.
Le démembrement que nous avons fait parfois des
Pensées pour rapprocher des phrases tirées de plusieurs
d'entre elles est une opération délicate. Nous ne nous
en sommes pas dissimulé le péril ; Pascal lui-même nous
l'avait signalé : Les mots diversement rangés font un divers
sens, et les sens diversement rangés font différents effets (II, 177).
Aussi, quand nous nous sommes permis de rapprocher
deux phrases empruntées à deux Pensées distinctes, avons-
nous toujours veillé à ce que ces phrases ne fussent
pas altérées dans leurs sens respectifs par leur séparation
du contexte, non plus que par leur mutuelle influence
l'une sur l'autre ; nous nous sommes appliqué à mettre
en évidence leur légitime rapport et leur lien logique.
Dans le choix de nos citations nous nous sommes
imposé la règle suivante : examiner toutes les Pensées
touchant le même objet, et retenir de préférence celles
qui le réfléchissent avec le plus de force et de clarté, celles
qui nous ont paru nécessaires et suffisantes pour le
mettre pleinement en lumière et en valeur. Nous sup-
posons d'ailleurs que le lecteur connaît déjà le recueil
des Pensées, ce qui nous a permis quelquefois (très rare-
ment) de résumer en traits généraux des Pensées déve-
loppées qu'il ne nous semblait pas indispensable de citer
intégralement. La mémoire du lecteur et un renvoi à la
page citée de l'édition Ilavet nous ont paru, dans ce
VIII AVANT-PROPOS
cas, contrôler suffisamment la fidélité de notre interpré-
tation. Ce livre, en effet, n'a pas pour but de l'initier à
l'œuvre de Pascal ; il est une tentative pour en instaurer
la structure purement logique. Ajoutons que les mêmes
Pensas y sont citées parfois en divers chapitres, quand
cette répétition a paru nécessaire. Le lecteur voudra bien
nous pardonner d'autres redites que nous aurions
évitées si l'ouvrage eût été écrit tout d'un trait; les sup-
primer après coup nous a semblé moins profitable à la
forme de l'ensemble que nuisible à la clarté des chapitres
à retoucher.
Il nous reste du grand penseur, sur des sujets très
divers, outre les Provinciales, plusieurs écrits diffé-
rents : traités, lettres, opuscules, morceaux, notes, dont
une partie constitue ce qu'est aujourd'hui le recueil
d'Ernest Havet intitulé Pensées de Pascal. Quand on ne
retient de tous ces écrits que les matériaux exploita-
bles à titre d'arguments dans une démonstration logique
de la vérité du christianisme, quand, par suite, on éli-
mine du groupe des Pensées, même exclusivement reli-
gieuses, celles qui sont seulement édifiantes sans être
probantes, et enfin de ce reliquat celles qui, pour le
sens, ne font qu'en reproduire d'autres, le demeurant,
ce sur quoi nous avons travaillé, représente un nombre
de fragments moindre qu'on ne serait tenté de le croire,
mais suffisant pour construire un édifice de preuves
cohérent et imposant.
Bien que l'auteur de cet essai n'ait pas persévéré dans
ses premières croyances, dans ses premiers actes de foi
irréfléchis, son ouvrage pourra être lu sans aucune
prévention par les chrétiens demeurés fidèles à leurs
églises respectives. Notre unique mobile, en effet, a été
le phiisir intellectuel de faire concorder le plus et le
mieux possible toutes les idées, tous les sentiments de
AVANT-PROPOS IX
Pascal propres à démontrer la vérité de la religion chré-
tienne. La sincérité de ce mobile est amplement garantie
par le pénible eiïort d'une pareille entreprise, qui serait
même très profitable à ces chrétiens, si nous y avions
entièrement réussi, mais nous ne nous en flattons pas.
Nous n'avons pu dissimuler certains paralogismes, qui
nous ont paru inhérents au dogme même, et que Pascal
était obligé d'admettre à moins de renoncer à sa foi. En
recherchant le lien logique de ses Pensées religieuses
nous devions fatalement rencontrer la question contro-
versée du conflit entre le dogme catholique et la raison.
Nous ne l'avons pas éludée, car si ce conflit existe, il ne
saurait être en aucune âme plus poignant, plus aigu
qu'en la sienne.
Nous sentons tout ce qui nous a manqué pour satis-
faire aux exigences d'une étude aussi ambitieuse. Elle
était difficile et Pascal semble l'avoir condamnée
d'avance en considérant les mathématiques comme
seules susceptibles d'être logiquement exposées :
... f aurais bien pris ce discours d'ordre comme celui-ci :
Pour montrer la vanité de toutes sortes de conditions, montrer la
vanité des vies communes, et puis la vanité des vies philosophi-
ques (pyrrhoniennes , stoïques) ; mais l'ordre ne serait pas gardé.
Je sais un peu ce que cest, et combien peu de gens l'entendent.
Nulle science humaine ne le peut garder. Saint Thomas ne Va
pas gardé. La mathématique le garde, mais elle est inutile en
sa profondeur (II, ili).
Nous osons ne pas souscrire à cette condamnation.
De ce qu'une doctrine morale répugne à être exposée
sous la forme déductive affectée aux démonstrations
mathématiques il ne s'ensuit pas qu'il n'y ait aucun lien
logique possible à dégager entre les notions qui en sont
la matière. Pascal, en écrivant cette Pensée, était dominé
sans doute par sa manière la plus naturelle, la plus
X AVANT-iMlOPOS
habituelle de raisonner. Au surplus il fait lui-même très
large, on peut dire léonine, la part de la raison dans
l'enseignement de la religion, comme en témoigne la
Pensée suivante : Les hommes ont mépris pour la religion, ils
en ont haine, et peur quelle soit vraie. Pour guérir cela, il faut
commencer par montrer que la religion n'est point contraire à la
raison; vénérable, en donner respect; la rendre ensuite aimable,
faire souhaiter aux bons quelle fût vraie; et puis, montrer
qu'elle est vraie.
Vénérable, parce qu'elle a bien connu Vhonwie; aimable^
parce quelle promet le vrai bien (II, 100 et 101).
Plus encore que nous ne craindrions le désaveu de
Pascal, s'il pouvait nous lire, nous redoutons le dédain
des théologiens; ils ont le droit de nous demander de
quoi nous nous mêlons. Nous serions heureux que
notre téméraire tentative suggérât à l'un d'eux ou à
quelque écrivain mieux informé et plus compétent que
nous l'idée de la reprendre et de la mener à meilleure
fin.
LA VRAIE RELIGION
SELON PASCAL
INTRODUCTION
Nous risquerions une entreprise dénuée d'intcrôt comme
de raison d'être si, dans le fond de son âme, Pascal eût été
sceptique. Ce serait une duperie, en ce cas, de tenter une
organisation logique des preuves apportées sans con-
viction à la vérité du Christianisme par l'auteur des Pen-
sées. Nous ne nous intéressons qu'au témoignage non
suspect de sa croyance. îi nous est donc indispensable
d'examiner avec attention et de déterminer autant que
possible quel était réellement son statut religieux.
LE PYRRUOMSME, LE DOGMATISME ET LA FOI DANS PASCAL*.
Après tant d'importantes recherches d'auteurs considé-
rables sur ses intimes sentiments, n'est-il pas bien témé-
raire, tout au moins bien superflu, d'agiter encore ce
problème psychologique? Assurément, si ces belles études
avaient clos le débat, nous aurions été trop heureux d'en
accepter les conclusions. Mais elles sont loin d'avoir abouti
à des résultats concordants. En somme, après en avoir pris
1. Les pages qui suivent ont été publiées dans le numéro du 15 oc-
tobre 1890 de la Revue des Deux Mondes.
Sully Phudhommk. 1
2 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
connaissance, nous ne savions qui croire ni à quoi nous
en tenir; et nous ne pouvions pas nous résigner à une
indécision passive. Il ne pouvait nous suffire d'assister à
la discussion des documents restaurés et complétés qui
témoignent aujourd'hui de sa pensée. Nous étions irrésis-
tiblement tenté d'y chercher pour notre propre compte,
avec l'audace d'une curiosité passionnée, quelque mani-
festation décisive de son véritable état intellectuel au point
de vue de la certitude et de la croyance, la révélation de
son essence morale, dont l'unité se dissimule sous le
désordre de ces témoignages fragmentaires. Notre curio-
sité principale n'était pas celle des historiens ou des cri-
tiques qui se sont donné pour tâche de recueilHr et de
fixer avec exactitude tout ce qu'on peut savoir de sa vie, et
se satisfont en rétablissant le texie authentique de ses
écrits, plusieurs fois altéré, et en l'élucidant par un savant
commentaire, avant tout soucieux de le livrer dans son
intégrité au jugement du lecteur. Nous avons mis à profit,
avec une respectueuse et vive reconnaissance, ces travaux
de haute érudition; mais nous étions aussi incapable d'y
borner nos regards que d'y contribuer. Ce qu'il nous
importait surtout de reconnaître, c'était la relation proche
ou lointaine des idées de Pascal avec les idées modernes et
celles que nous avions pu nous former nous-méme sur les
questions capitales remuées si puissamment par lui.
I
Chacun s'est aperçu plus d'une fois dans sa vie qu'il
s'était trompé, bien qu'il eût cru voir très clairement la
vérité. Ainsi l'évidence peut être illusoire; la certitude
qu'elle détermine n'assure donc pas la possession de la
vérité. A supposer même que l'homme ne se fût jamais
surpris dans l'erreur, la sincérité de son jugement n'en
garantirait pas la véracité : il se pourrait que son illusion
eût été permanente. Il faut donc douter de tout. Il y a plus :
INTRODUCTION 3
étant générale, celte conclusion se retourne contre elle-
même, car, si tout est douteux, elle est nécessairement
suspecte comme le reste. Il faut donc douter même qu'il
faille douter. // met toutes choses dans un doute universel
si général, dit Pascal en parlant de Montaigne dans son
entretien avec M. de Sacy, que ce doute s'emporte soi-
même, c'est-à-dire s'il doute, et doutant même de cette
dernière supposition, son incertitude roule sur elle-même
dans un cercle perpétuel et sans repos... (I, cxxv). Nous
touchons là au fond contradictoire, tout entier mouvant,
du pyrrhonisme.
Cette spéculation est sophistique; le doute absolu est
impossible en fait, et, de plus, il blesse la logique. Il ne
peut exister, car la raison, par essence, ne peut se défendre
absolument d'affirmer ; en se l'interdisant, elle a foi, tout
au moins, dans l'argument même qu'elle fait valoir pour
ne rien affirmer. Ne fût-ce qu'en le pesant elle fonctionne;
or fonctionner, c'est se fier à son propre exercice. Le
pyrrhonisme, n'accordant d'autorité à aucune proposition,
refuse par là toute autorité à ce qu'il propose lui-même. II
abdique ainsi tout droit à influer sur l'état intellectuel; et
eflectivement, malgré le motif que la raison se donne de
douter de tout, elle n'y réussit pas; elle n'adhère pas à sa
propre conclusion sceptique. N'est-ce pas ce qui lui arrive
en face d'une proposition évidente par soi, telle qu'un
axiome de géométrie, par exemple? Elle a beau se dire
alors qu'elle risque de se tromper, en réalité elle n'en croit
rien, elle se déclare pyrrhonienne sans cesser néanmoins
d'affirmer, c'est-à-dire sans pouvoir l'être comme elle le
prétend. En outre, avons-nous dit, le scepticisme absolu
blesse la logique. De ce que l'homme, en effet, se reconnaît
sujet à l'erreur et à l'illusion en nombre de cas il ne résulte
pas nécessairement qu'il y soit exposé dans tous; que tous
ses jugements soient au même degré faillibles et illusoires;
qu'il n'en puisse exister aucun d'assuré contre le doute.
Descartes établit, au contraire, qu'il en existe au moins
un : « Je suis », car douter c'est penser et, pour penser,
4 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
encore faut-il être, ou plutôt : penser et exister c'est tout
un. La formule de Descartes n'est pas une conclusion, sa
force invincible consiste en ce qu'elle est une constatation
immédiate. Le scepticisme implique nécessairement cette
affirmation radicale qui le réfute.
Le vrai sceptique n'est pas celui qui fait valoir les meil-
leures raisons de douter de tout, mais celui qui doute
effectivement de tout. Ce parfait pyrrhonien a-t-il jamais
existé? Pascal le nie : Que fera donc l'homme en cet état?
Doutera- t-il de tout? Doutera-t-il s'il veille, si on le pince,
si on le brûle? Doutera-til s^il est? On n'en peut venir là
(I, 11^)-
Remarquons que Pascal invoque ici, sans le désigner,
l'argument cartésien contre le doute absolu. Et je mets en
fait, poursuit-il, qu'il n'y a jamais eu de pyrrhonien effectif
parfait. La nature soutient la raison impuissante, et
l'empêche d'extravaguer à ce point (I, 114). La raison ne
reçoit pas cet appui du dehors; c'est dans son essence
môme qu'elle trouve de quoi échapper au doute absolu;
elle n'est nullement impuissatite à s'y soustraire, comme
nous avons essayé de le montrer. Mais Pascal lui refuse
cette vertu propre; il se plaît à la tourner contre elle-même.
La nature confond les pyrrhoiiiens et la raison confond les
dogmatiques... (I, 114). Et il ajoute : Vous ne pouve^ fuir
une de ces sectes ni subsister dans aucune... (I, 114). Ainsi
d'une part il a reconnu que l'homme n'en peut venir à
douter effectivement de tout, et d'autre part il oblige la
raison à s'interdire toute affirmation. Quel parti prendre?
On ne peut pourtant pas tout ensemble affirmer quelque
chose et n'affirmer rien; un pareil état d'esprit nest pas, à
proprement parler, sceptique, il est contradictoire. Le
parti à prendre est bien simple : Humilie\-vous , raison
impuissante; taise:[-vous, nature imbécile... Iicoute:^ Dieu
(I, 114). Ni le pyrrhonisme, ni le dogmatisme rationnel ne
sont donc le vrai pour Pascal; il les renvoie dos à dos et
donne la parole h la foi. Remarquons bien que son dé<lain
pour le dogmatisme de la raison n'est pas du tout le
INTRODUCTION 5
pyrrhonismc, qu'il répudie formellement d'ailleurs; car il
est aussi loin que possible de douter de tout, puisqu'il
croit inébranlablementaux vérités révélées par Dieu môme,
qui sont les seules importantes à ses yeux. Tout est dou-
teux, mais hors de la foi catholique; toute assertion, en
tant qu'elle n'est pas du domaine de la foi, est objet de
doute; il le dit expressément. Il abîme la raison humaine
dans le doute avec une sorte de complaisance maligne,
quand chez lui le chrétien a besoin de la désemparer pour
la réduire à invoquer la révélation. Mais il n'a rien du tem-
pérament d'un sceptique alors môme qu'il humilie le plus
résolument la raison. Il dogmatise, au contraire, volon-
tiers; ses sentences respirent une assurance impérieuse.
Sa manière d'affirmer n'est pas modeste; elle n'est pas
froide comme celle de Descartes. Tandis que celui-ci a
l'air, quand il formule un jugement, d'installer d'aplomb
une pierre de taille, il semble, lui, enfoncer un pieu à
coups de maillet. Tous deux sont d'ailleurs également con-
fiants dans leur vigueur intellectuelle et dans leurs con-
quêtes scientifiques. C'est que l'un et l'autre sont des pen-
seurs, sinon de la môme variété, du moins de la même
espèce, des savants en un mot. La nature les avait admira-
blement doués pour la recherche des lois physiques et des
propriétés mathématiques. Mais ils n'étaient pas nés dans
une société sans traditions. Le legs séculaire du mysté-
rieux effroi et de la noble inquiétude qui engendrèrent les
croyances religieuses, le legs de la curiosité impatiente
qui engendra les systèmes philosophiques, vinrent de
bonne heure grandir et compliquer les problèmes affrontés
par leur génie. Les soucis traditionnels de la pensée
humaine s'infiltrent insensiblement, par le milieu social,
dans toutes les âmes de chaque génération, les circon-
viennent sous forme religieuse ou philosophique dès
l'enfance par l'éducation, et les ont envahies bien avant
qu'elles aient pris possession d'elles-mêmes et qu'elles
aient pu réagir par leur propre tempérament moral contre
cette invasion. Elles peuvent ôtre d'ailleurs plus ou moins
6 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
disposées à la subir. Chez aucun individu le savant ne
constitue tout l'homme. La faculté maîtresse, l'aptitude
prépondérante coexiste avec d'autres aptitudes, avec des
propensions parfois même contraires. Elle peut coexister
avec celles-ci sans les rencontrer; sinon, jamais, en tant
que savants. Descartes et Pascal n'eussent réussi ni môme
songé à fonder, l'un, l'édifice des connaissances sur
l'aperception interne, l'autre, une apologie chrétienne sur
le mépris de la raison. Les exigences de la méthode scien-
tifique, instinctive en eux, eussent arrêté net soit la velléité
téméraire de devancer les conclusions dernières de la
science par des solutions philosophiques, soit la tendance
irréfléchie à satisfaire, prématurément encore, la curiosité,
en déléguant au cœur par un acte de foi le pouvoir de
connaître. Mais il s'en faut de beaucoup que, dans un
même cerveau, la logique propre au géomètre ou au physi-
cien rencontre et exclue la dialectique propre au construc-
teur de systèmes philosophiques, ou même l'intuition
mystique du croyant. L'histoire et l'observation témoignent,
au contraire, que le cerveau de nombreux savants, des
plus illustres, semble divisé en départements distincts et
sans communication entre eux, affectés à des procédés
intellectuels très divers et même incompatibles, de sorte
que toute leur curiosité, tant universelle que particulière,
cherche et trouve à se satisfaire par l'emploi alterné de ces
procédés indépendants et opposés. Un savant à la fois
physicien, géomètre et astronome, comme Newton, par
exemple, qui s'agenouille et, quittant pour une heure
l'algèbre et le télescope, affirme d'emblée l'existence d'un
créateur immatériel de la matière, d'une cause non pas
immanente en celle-ci, mais indépendante et providentielle
des mouvements sidéraux, sans déterminer d'ailleurs la
relation qui rattache une essence impondérable à la pesan-
teur, ce savant abandonne la mécanique pour la religion.
Il demande à un procédé intellectuel étranger à l'astronomie
des résultats astronomiques, la donnée première et la solu-
tion dernière du problème colossal dont la mécanique n'a
INTRODUCTION 7
pu encore et ne pourra sans doute jamais poser que des
équations partielles. Aussi l'astronomie n'en est-elle pas
plus avancée; ce n'est pas, en réalité, le physicien et le
géomètre qu'il satisfait en lui, c'est le chrétien Nous
n'avons pas l'outrecuidance de l'en blâmer, nous voulons
simplement constater l'étrange, mais réelle coexistence,
dans le même penseur, des aptitudes et des préoccupations
morales les plus opposées, et noter surtout leur complète
indépendance respective, qui seule leur permet de coexister
sans conflit. Mais cette indépendance môme reste à expli-
quer. L'unité morale de la personne qui pense ne devrait-
elle pas suffire à les mettre en communication et en hosti
lilé? C.omment l'esprit scientifique, si attentif aux défini-
tions, si prudent quand il induit, si rigoureux quand il
déduit, si scrupuleux quand il observe, si sobre d'hypo-
thèses, si fier devant l'autorité des anciens, consent-il à
abdiquer tous ses droits, à n'exiger des doctrines transcen-
dantes ni évidence dans ce qui n'est pas défini ou démontré,
ni prémisses indiscutables, ni possibilité de vérification
dans les lois admises, ni critique défiante et sagace
appliquée aux témoignages écrits, ni réserve enfin dans le
respect qui leur est accordé, dès qu'il ne s'agit plus de
l'espace, de la durée et des corps, mais du monde spirituel
et moral, des objets les plus hauts et les plus importants
de la pensée humaine? S'avouerait-il incompétent hors du
monde matériel? Non, certes; l'esprit scientifique, c'est, à
proprement parler, l'intelligence tout entière s'imposant la
seule méthode qui ne l'expose pas à s'égarer et lui permette
d'assurer le progrès à ses conquêtes. Tout ce qui se mani-
feste à la sensibilité, soit physique, soit morale, constitue,
à proprement parler, un phénomène et comme tel doit
pouvoir être classé parmi les matériaux de la science; il
n'est pas certain que la science arrive à s'assimiler tout ce
(juclle enregistre, mais il n'est pas certain non plus qu'elle
n'en puisse jamais découvrir la loi. Toute doctrine qui
répudie la méthode scientifique ou s'y dérobe devient,
quelque noble qu'elle soit d'ailleurs, suspecte à la raison
8 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
et elle n'évite pas l'alternative ou de lutter contre celle-ci
avec désavantage ou de refuser le combat en affectant le
mépris pour son adversaire. Pascal a choisi ce dernier
parti en professant le scepticisme pour se retrancher dans
la foi aveugle. Cette foi, il la puise dans son cœur. C'est
que la sensibilité morale est précisément le facteur que ne
nous avait pas fourni l'analyse de l'état intellectuel com-
plexe et contradictoire du savant philosophe ou croyant, et
qui nous est cependant indispensable pour expliquer la
coexistence paisible en lui des disciplines les plus opposées.
C'est une passion, en effet : à savoir la curiosité impatiente,
qui fait taire les revendications de l'esprit scientifique pour
pouvoir donner libre cours à la spéculation dont le savant
philosophe espère obtenir la synthèse immédiate, mais
prématurée, des connaissances acquises en un système
définitif et complet. C'est une passion encore : à savoir le
besoin de justice et de consolation, d'espoir et d'assistance,
d'idéal réalisé dans un être parfait, qui endort la vigilance
de l'esprit scientifique ou parvient même à le séduire, pour
permettre au savant croyant de prier et d'adorer un Dieu
infiniment aimable, infiniment bon, tout-puissant pour le
bien, vengeur des opprimés et dispensateur de féUcités
éternelles en récompense des efforts de la vertu. L'âme,
malgré elle, aspire, et ses élans vers la vérité lui font oublier
les après sentiers qui seuls y conduisent, mais combien
lentement! Si le cœur préfère d'autres joies à celle de con-
naître, il n'aiguillonne plus la curiosité; si, au contraire, il
préfère la joie de connaître à toutes les autres, il exaspère
la curiosité, il précipite l'esprit passionnément sans bous-
sole dans l'inconnu au-devant de la vérité; et il risque
alors de la côtoyer ou de la dépasser. Ainsi l'intelligence
peut être desservie par la sensibilité morale de deux façons
contraires également fâcheuses : l'apathie ou l'excès de
zèle, la désertion ou la violence. Heureux le savant qui
n'aime que la vérité, et qui l'aime assez pour n'en pas
compromettre la découverte par son amour môme !
Pascal ne semble pas avoir eu d'autre passion domi-
INTRODUCTION 9
nante; Mme Périer, sa sœur, l'affirme : On peut dire que
toujours et en toutes choses la vérité a été le seul objet de
son esprit, puisque jamais rien ne Va pu satisfaire que sa
connaissance (I, lxiv); mais, chez lui, l'ingérence du
sentiment dans les choses de la pensée a peut-être été plus
intempérante, plus fougueuse, et, par suite, plus dange-
reuse que chez tous les autres savants croyants ou philo-
sophes. La foi procède du cœur; et c'est par la foi que, au
nom de la vérité, il a été poussé au mépris de la raison
humaine, à une méconnaissance effrayante de sa propre
mission, de son propre génie organisé pour la science; c'est
la foi qui Ta poussé au pyrrhonismeen l'armant contre cette
raison, sans laquelle il n'eût rien été.
II
Pascal a sacrifié la raison au cœur dans sa polémique
religieuse; devons-nous conclure qu'il a attribué au cœur,
en matière de connaissance, une autorité entièrement
usurpée? Ou ne se pourrait-il pas qu'il eût seulement exa-
géré le rôle du sentiment dans la connaissance; qu'il eût
abusé de quelque indication juste, mais vague, du cœur
pour en faire bénéficier le dogme chrétien en prêtant à
cette indication un objet précis et bien déterminé ; qu'il
eût, en un mot, transformé un pressentiment très obscur
en une révélation dogmatique? Il n'est pas vraisemblable
qu'une intelligence aussi complète et aussi forte qu'était la
sienne ait été tout à fait dupe. On doit présumer que, s'il
a adopté la tradition chrétienne dans la pleine maturité de
son génie, après l'avoir passivement admise durant ses
premières années, c'est qu'il y avait rencontré, outre l'in-
time satisfaction du plus impérieux penchant affectif de
son cœur, de quoi répondre à quelque fonction intellec-
tuelle du cœur môme. Il croit, nous le savons, que toute
révélation de la vérité n'est pas un fruit de la raison. Le
cœur a ses raisons, dit-il, que la raison ne connaît pas
(II, 88). Cette parole célèbre, si elle est vraie, a une telle
10 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
portée qu'il est impossible de la condamner avant de l'avoir
examinée avec la plus scrupuleuse attention. Il ne s'agit
pas de chercher si les indications du cœur sont des notions
susceptibles d'airecter tous les caractères scientificiues :
soit l'évidence par elles-mêmes, soit la démonstration par
raisonnement déductif, soit la preuve expérimentale; car
on ne verrait pas alors en quoi les révélations du cœur diflé-
reraient des découvertes de l'entendement; celui-ci opère
toujours sur quelque donnée sensible, d'ordre physique ou
moral. Mais il s'agit de savoir si un sentiment peut être, à
quelque degré, dépositaire d'une notion, sinon précise, du
moins objective, quoique indéterminée.
On dit les sentiments du cœur et aussi les mouvements
du cœur. Le mot émotions signifie ces deux choses réunies.
Le mot cœur, dans son acception morale, désigne donc
ordinairement cette double aptitude de l'âme à sentir et à
se déterminer par le sentiment seul. Pascal y attache
quelque chose de plus ; il prête au cœur la faculté d'affirmer,
aptitude supplémentaire fort importante à ses yeux, puis-
qu'elle lui permet de croire en se passant delà raison. Dans
ce que nous allons dire, nous ne demanderons pas à celle-
ci d'abdiquer, mais seulement d'admettre le témoignage du
cœur au même titre que celui des sens, lorsque ce témoi-
gnage lui semblera aussi irrécusable, et de l'accepter, au
moins, comme simple document dont l'esprit scientifique
doit tenir compte sans pouvoir encore l'employer dans
l'étage actuel de son édifice.
Tandis que la sensation, effet immédiat de l'impression
de l'objet sur les nerfs, peut exister en nous indépendam-
ment de toute idée et précède même la pensée pour lui
fournir ses matériaux, le sentiment suppose toujours une
idée, un jugement, si rudimentaire soit-il, porté sur sa
cause. C'est là le point de contact du cœur avec l'esprit.
Considérons le sentiment esthétique. Il implique la pensée,
comme tous les autres, au moins à l'état de rêve. Le récit
d'un trait d'héroïsme, d'un beau sacrifice, la vue d'un beau
corps, d'un beau paysage, réels ou figurés, l'audition d'une
INTRODUCTION 11
belle symphonie, nous émeuvent; elles nous font rêver ^ ce
qui est penser vaguement. Or cette pensée vague n'a-t-elle
qu'un objet purement imaginaire, composé d'éléments tirés
du réservoir de nos souvenirs, comme serait l'idée d'un
cheval ailé, par exemple? Ou bien a-t-elle quelque objet
réel, bien que inaccessible et indistinct?
La réponse à cette question est de la plus haute impor-
tance, car il pourrait résulter que l'esthétique ne fût pas
toute subjective, et que la faculté d'admirer, révélatrice de
quelque inconnu, participât des fonctions intellectuelles.
La science n'est pas encore en état de résoudre ce pro-
blème; nous en sommes réduits aux conjectures; mais les
solutions approximatives ne sont pas à dédaigner quand
elles reposent sur des données que chacun peut trouver
dans sa propre conscience et quand on n'en surfait pas
l'exactitude. Nous sommes d'ailleurs tenus de ne rien
négliger qui puisse expliquer l'acquiescement d'un génie tel
que celui de Pascal aux doctrines mystiques, et il faut con-
venir qu'il y a dans cet acquiescement quelque présomption
favorable au principe, sinon à la formule de ces doctrines.
Nous savons que les perceptions de tout genre, visuelles,
auditives, olfactives, etc., sont expressives, c'est-à-dire
qu'elles ont quelque chose de commun avec les affections
morales, avec les sentiments (le langage tout entier en
témoigne), et qu'elles les éveillent en nous par leurs qua-
lités agréables ou désagréables. Le plus souvent les senti-
limenls qu'elles font naître en nous sont nettement définis
et désignés par des noms : joie, tristesse, mélancolie,
amour, tendresse, colère, etc. Mais les perceptions sensi-
bles, celles de l'architecture et de la musique surtout,
affectent parfois des qualités telles que les sentiments qui
y correspondent n'ont plus de noms et prennent un carac-
tère transcendant, supérieur à celui des passions définies,
et déterminent une rêverie en quelque sorte ultraterrestre.
Cela est un fait d'observation, mais qui, à vrai dire, ne
peut être constaté que par les artistes (exécutants ou non)
sur eux-mêmes.
12 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Remarquons que, dans la vie ordinaire, nous n'éprou-
vons tel ou tel sentiment qu'après avoir jugé que tel ou tel
fait nous est favorable ou défavorable (à nous ou à autrui).
Au contraire, en présence d'une belle forme, plastique ou
musicale, nous commençons par éprouver le sentiment
suscité par l'agréable qui l'exprime, sentiment sui gêner is,
qui n'est proprement ni la joie ni la peine sans mélange, et
spontanément un rêve en nous s'y adapte; c'est-à-dire que
le jugement se forme après coup, un jugement sans préci-
sion qui cherche à motiver ce que nous sentons. En un
mot, V aspiration attribue au sentiment une cause lointaine
et indéfinissable. Or l'aspiration n'est pas arbitraire; l'idée
vague qu'elle implique n'est pas du tout un composé arti-
ficiel d'éléments puisés dans le milieu où nous vivons. Bien
au contraire, ce qui nous émeut alors, c'est précisément ce
que nous sentons d'étranger et de préférable à toute essence
terrestre dans l'objet indéterminé et toutefois infiniment
attrayant de notre aspiration. Cet idéal, tel qu'on l'appelle
aujourd'hui, loin de nous apparaître comme une vaine
fiction de notre esprit, nous subjugue, au contraire, et
nous ravit, et il y a de la passivité dans le ravissement :
nous y subissons une action secrète exercée sur nous par
quelque chose qui n'appartient pas à notre milieu immé-
diat, terrestre, et qui, ne tombant distinctement sous aucun
de nos sens, ne saurait être d'aucune manière imaginé par
nous; de là son caractère vague et indéfinissable. Nous
sentons seulement que l'objet de l'aspiration esthétique
n'est pas un fait (en termes philosophiques : un accident,
un contingent) ; c'est quelque chose de stable, révélant un
bonheur, actuellement irréalisable, impossessible, mais
proposé de très loin à la possession ; ce n'est que par une
extase contemplative qu'on communique avec cet objet du
vœu suprême. Ce n'en est pas moins une communication,
si incomplète qu'elle soit, car l'idéal est exprimé en nous
par la perception du beau plastique et musical : il a donc
quoique chose de commun avec notre essence, avec le plus
intime de notre être. Le sentiment que nous en avons serait
INTRODUCTION 13
donc objectif. Celui qu'éveille au plus profond de notre
ûme une belle action est, avec plus de probabilité encore,
objectif. Dans ce cas, en effet, le jugement précède l'admi-
ration. La victoire de la volonté réfléchie sur l'appétit sourd
et sur l'instinct aveugle nous tra?ispot te, c'esi-k-dire qu elle
nous porte, non plus au moyen d'un symbole, mais direc-
tement, aux derniers confins du monde terrestre et d'un
monde où l'homme dépouillerait l'animalité égoïste et bru-
tale pour ne garder de sa nature mixte que les caractères
purement humains, ceux qui le diflerencient de la bête.
L'héroïsme, l'oubli de soi-môme pour la cause du bien,
élève l'homme jusqu'à la limite supérieure de la vie terrestre
condamnée, en deçà, au conflit des appétits individuels. A
ce point de vue, le désintéressement revêt une beauté révé-
latrice encore de Vau-delà, car il est tout à fait irréductible
à une origine animale, et c'est seulement par exception, chez
la plus rare élite de l'humanité, qu'il touche à l'abnégation
complète et fait naître l'admiration en devenant beau.
Ainsi le sentiment du Beau dans la nature, les arts et la
morale aurait un objet situé hors de nos prises, mais dont
nous aurions l'intuition dans notre conscience, et c'est là
le fondement des actes spontanés de foi religieuse. On peut
définir la foi : l'intuition et l'affirmation, sur le seul témoi-
gnage du cœur, de ce qu'on nomme la divinité, c'est-à-dire
du postulat indispensable pour expliquer et justifier ce que
nous voyons de l'Univers. Et c'est le Beau, imprimé dans
les formes et manifesté aussi par les actions, qui en est le
révélateur, qui est le texte sacré, la sainte écriture par
excellence. Au fond, le sentiment du Beau est l'intuition
instinctive du divin, la plus incontestable révélation reli-
gieuse. Il y a de la piété dans l'admiration; elle est grave,
silencieuse. Le statuaire, devant un modèle féminin, dès
qu'il a saisi l'ébauchoir, sent l'admiration chasser le désir.
Dans la physionomie du modèle, l'expression esthétique
eflace môme alors à ses yeux l'expression passionnelle de
tous les sentiments nommés; il ne voit plus que le beau
plastique, symbole du divin.
14 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Mais, dira-t-on, si l'objet de l'aspiration esthétique n'a
rien de terrestre, comment, nous qui sommes terrestres,
pouvons-nous avoir la moindre communication avec cet
objet transcendant? L'objection, qui aurait pu nous arrêter
tout d'abord, n'est que spécieuse. L'homme, en sa qualité
de dernière et suprême production de la terre, est à la
limite extrême qui sépare ce globe de la sphère supérieure,
quelle qu'elle soit (à moins d'admettre, contre toute vrai-
semblance, que la série des êtres, évidemment ascension-
nelle sur la terre, se termine à notre petit monde). Or une
limite appartient à la fois aux deux choses qu'elle borne
l'une par l'autre dans un milieu continu comme est
l'espace, qui permet à toutes ses parties de communiquer,
et où le monde spirituel lui-môme a des attaches mani-
festes. Il y a donc nécessairement quelque point commun
entre l'essence humaine, limite de la nature terrestre et de
ce qui la dépasse, de ce que nous appelons le surnaturel,
le divin, et celui-ci. Certainement, ce point ne contient pas
tout le divin (de là vient que nous n'y pouvons qu'aspirer),
mais il suffit à la communication de l'homme avec l'idéal.
Il existe un pont, jeté par le Beau, entre la terre et le ciel,
ou, plus exactement : entre l'essence la plus complexe et la
plus digne qui soit liée à la terre, et le monde des essences
encore supérieures qui s'échelonnent dans la population
de l'infini. Sans nous heurter à cette objection radicale,
nous pouvons donc admettre que l'esthétique a une valeur
objective et nous avons reconnu qu'elle est dépositaire de
la religion spontanée. Celle-ci, en germe au fond des Ames
capables de sentir la majesté de la face humaine, la noblesse
du sacrifice, l'épouvante sublime de l'infini, n'a par elle-
même aucune formule précise, mais elle fournit à toutes
les religions supérieures les plus diverses la matière que
chacune d'elles élabore selon le génie particulier des races
pour instituer .ses dogmes propres, son Credo spécial. C'est
celle commune origine esthétique de tous les cultes qui
explique l'intime connexité qu'ils ont eue avec les arts
chez tous les peuples.
INTRODUCTION 15
La religion spontanée n'est pas ce qu'on appelle ordinai-
rement la religion naturelle; il importe de bien distinguer
la première de la seconde. Celle-ci naît de la réflexion
appliquée aux concepts métaphysiques de l'absolu, du
nécessaire, du parfait, de la cause première, etc.; celle-là
ne suppose aucun elTort intellectuel, elle est le simple senti-
ment religieux, prédisposition innée de l'ûme. Sur cette
prédisposition vient se greffer toute religion traditionnelle.
Cherchons donc quelle a pu être, dans les croyances de
Pascal, la part de la religion spontanée telle que nous
venons de la définir. On n'hésitera guère, tout d'abord, à
admettre qu'elle fut héréditaire en lui. Elle implique une
tendance à croire à des interventions surnaturelles dans la
vie quotidienne, et confine aisément à la superstition. Or
on reconnaît infailliblement cette tendance chez son père,
en dépit de ses remarquables aptitudes aux sciences posi-
tives. L'anecdote prudemment omise par Mme Périer dans
son récit de la vie de son frère, mais racontée par sa fille
Marguerite, où l'on voit Etienne Pascal accepter comme
redoutable un sort jeté par une sorcière sur le jeune Biaise
et conjurer ce sort par des pratiques absurdes et odieuses,
cette anecdote atteste en lui la foi ou du moins une vague
croyance au merveilleux. Nous ne savons malheureuse-
ment rien des penchants de la mère de Pascal en ce qui
louche la religion, mais le document précédent suffît à
nous édifier sur l'origine du sentiment religieux en lui. On
ne saurait nier qu'il ne tînt de son père le principe de son
génie scientifique, et dès lors on serait mal venu à contester
qu'il ait hérité de son père aussi le principe de ce senti-
ment. Quoi qu'il en soit, examinons maintenant ce que la
religion spontanée est devenue chez lui. Comme chez tous
les hommes, depuis la formation des sociétés, le germe de
'inquiétude et de l'aspiration religieuses a reçu tout de
suite d'une éducation traditionnelle le sens de son dévelop-
pement ; ce germe n'a môme pas eu le temps de prendre
conscience de soi : ... Mon père, dit Mme Périer, ayant
lui-même un très grand respect pour la religion, le lui
16 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
avait inspiré dès Fenfance, lui donnant pour maxime que
tout ce qui est l'objet de la foi ne le saurait être de la
raison^ et beaucoup moins y être soumis. — Elle ajoute : //
était comme un enfant; et cette simplicité a régné en lui
toute sa vie... (I, lxix).
Il n'est pas aisé, dans ces conditions, de découvrir à
l'état pur, dans Pascal, les traces de la religion spontanée.
Pendant toute son enfance et son adolescence, elles ne se
décèlent que par son extrême docilité à accueillir et
observer ce précepte paternel. Même en faisant la part très
large au respect que lui inspirait la supériorité intellec-
tuelle de son père, à l'ascendant de celui-ci sur son esprit,
on est frappé de la prompte et complète satisfaction donnée
à sa plus essentielle curiosité par le dogme chrétien sans
l'aveu mûri de sa raison. Comme, d'ailleurs, l'indifférence
n'est pour rien dans cette docilité, on est en droit de
l'attribuer à une pente naturelle de son âme vers la reli-
gion. Si sa raison ne sent aucun sacrifice à faire, si elle
n'a point à se résigner, c'est qu'elle s'en remet librement à
la foi sur le principe transcendant de l'univers; et si sa foi
n'eût point rencontré chez autrui l'hérésie ou l'incrédulité,
il est probable qu'elle fût demeurée inconsciente en lui
comme tout autre penchant inné que rien ne contrarie.
Mais nous devons à la contradiction des impies et des
hérétiques, à sa lutte avec eux, les quelques témoignages
qu'il nous a expressément donnés de son pur sentiment
religieux. On a beau dire, il faut avouer que la religion
chrétienne a quelque chose d'étonnant. C'est parce que vous
y êtes né, dira-t-on. Tant s'en faut : je me raidis contre,
par cette raison-là même, de peur que cette prévention ne
me suborne. Mais, quoique j'y sois né, je ne laisse pas de
le trouver ainsi (II, 88). Par ces paroles, il remonte de
l'enseignement traditionnel à la révélation spontanée; car,
en se plaçant hors du terrain de la tradition pour juger le
christianisme, il le juge avec son sentiment religieux et il
l'admire parce que celui-ci y trouve une entière satisfac-
tion. — Il n'y aurait pas tant de fausses religions- s'il n'y
INTRODUCTION 17
en avait une véritable (II, 76). II développe celte pensée
dans des considérations qui n'empruntent rien à la doc-
trine chrétienne. Ailleurs, lorsqu'il signale, dans une page
célèbre, l'étrange concomitance de la grandeur et de la
bassesse dans la nature présente de l'homme, il ne com-
mente pas un texte sacré, il observe directement la condi-
tion humaine, et il demande au dogme la solution du pro-
blème que sa conscience se pose; il lui demande de justifier
la nature et de l'expliquer pour satisfaire le plus impérieux
besoin de son âme, le besoin d'universelle perfection, qui
est religieux : La nature est telle quelle marque partout
un Dieu perdu, et dans r homme, et hors de l'homme, et une
nature corrompue... (I, 186). — ... Car n est-il pas plus
clair que le Jour que nous sentons en nous-mêmes des carac-
tères ineffaçables d'excellence? Et n'est-il ^as aussi véri-
table que nous éprouvons à toute heure les effets de notre
déplorable condition? (I, 187.) Enfin, tout le principe de la
révélation spontanée est contenu dans le fragment fameux :
Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. Je dis
que le cœur aime l'Etre universel naturellement et soi-
même naturellement, selon qu'il s'y adonne; et il se durcit
contre l'un ou l'autre, à son choix. Vous ave\ rejeté l'un et
conservé l'autre; est-ce par raison que vous aime\? C'est le
cœur qui sent et non la raison. Voilà ce que c'est que la foi :
Dieu sensible au cœur, non à la raison. (II, 88). Cette défi-
nition de la foi concorde avec celle que nous avons proposée
plus haut, à cela près qu'elle précise et personnifie le divin
et qu'elle en attribue au cœur non seulement le témoignage
mais encore l'affirmation (comme le fait d'ailleurs Pascal
pour tous les postulats géométriques ou autres) ; elle
implique l'essentiel, à savoir une révélation du divin par
le cœur, non par la tradition. Ce n'est pas la religion chré-
tienne qui a déposé dans le cœur de Pascal cette foi-là; le
christianisme en a seulement bénéficié quand, avant tout
examen qui pût déterminer son choix entre les divers
cultes, son père lui a, dès l'enfance, inculqué la préférence
pour le dogme chrétien. Uien n'a jamais fait plus honneur
Sully Phudhomme. 2
18 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
à celle religion que d'avoir subi viclorieusemenl l'épreuve,
nous ne dirons pas de la raison, mais du cœur de l'un des
plus dignes représenlants du genre humain sur la terre;
elle peul se flaller d'avoir assouvi Taspiralion la plus insa-
tiable el la plus haule. Malheureusement pour son autorité,
elle n'a pas conquis le génie tout entier de Pascal; elle ne
s'en est pas assujetti la fonction capitale, la critique ration-
nelle, qui s'est détournée sur la physique et la géométrie.
Si le chrétien eût employé à discuter les sources des Livres
Saints la même sagacité puissante que le physicien appor-
tait dans l'examen des conditions de l'équilibre des liqueurs,
la même rigoureuse exactitude, la même pénétration qui
permirent au géomètre d'instituer la théorie de la cycloïde
sans le secours de l'algèbre, le dogme eût difficilement
résisté à l'analyse implacable du savant; mais le cœur n'en
eût pas moins gardé ses droits dans le domaine de l'esthé-
tique, c'est-à-dire du Beau révélant le divin tel que nous
l'avons défini.
III
Les écrits de Pascal ne fournissent pas un témoignage
précis et complet de son sens esthétique. Il n'y manifeste
nulle part son admiration pour aucune production particu-
lière delà nature ou des beaux-arts. Son aperçu étrange sur
la peinture est général, applicable à tous les arts représen-
tatifs : Quelle vanité que la peinture, qui attire l'admira-
tion par la ressemblance des choses dont on n'admire point
les originaux ! (1, 105.) On en pourrait inférer qu'il ignorait
les conditions et l'objet de ces arts. Dans son Discours sur
les passions de l'amour, on trouve une théorie, toute plato-
nicienne, du beau dans l'univers, et spécialement de la
beauté corporelle. Mais ce n'est qu'une théorie ; l'observa-
tion du sens esthétique en autrui peut avoir suffi à la lui
suggérer. Ce sont des vues abstraites qui ne supposent pas
nécessairement l'émotion esthétique chez celui qui les a
émises. On peut admettre sans témérité qu'il était médio-
INTRODUCTION 19
cremenl apte à jouir des beaux-arts. Il n'était artiste qu'en
langage, mais il l'était à un degré extraordinaire. Mme Pé-
rier décrit très bien son éloquence : // avait une éloquence
naturelle qui lui donnait une facilité merveilleuse à dire ce
qu'il voulait; mais il avait ajouté à cela des règles dont on
ne s'était pas encore avisé, et dont il se servait si avanta-
geusement qu''il était maître de son style; en sorte que
non seulement il disait ce qu'il voulait^ mais il le disait en
la manière qu'il voulait, et son discours faisait l'effet
qu'il s'était proposé (I, Lxxm). Elle relève encore en
lui ce qui fait vraiment l'artiste : l'originalité. Et cette
manière d'écrire naturelle , ?iaïve et forte en même
temps, lui était si propre et si particulière, qu'aussitôt
qu'on vit paraître les Lettres au provincial, on vit bien
qu'elles étaient de lui, quelque soin quHl ait toujours pris
de le cacher, même à ses proches (I, lxxiii). 11 possédait le
sens le plus droit de la beauté littéraire, qui consiste dans
la parfaite adaptation du signe verbal à l'idée, et du mouve-
ment de la phrase au mouvement de l'âme. L'éloquence est
une peinture de la pensée, et ainsi ceux qui, après avoir
peint, ajoutent encore, font un tableau au lieu d'un portrait
(\ly 123), dit-il lui-même. Et ailleurs : Quand on voit le
style naturel, on est tout étonné et ravi, car on s'attendait
de voir un auteur, et on trouve un homme... Ceux-là
honorent bien la nature, qui lui apprennent quelle peut
parler de tout, et même de théologie (I, 105). La beauté
littéraire est en quelque sorte mathématique par la justesse
du mot, et elle est musicale par la cadence de la phrase.
En tant que musicale, elle est, au premier chef, expressive.
Mais comme ce qu'elle exprime est la pensée môme et
l'émotion de l'écrivain, elle n'est révélatrice du divin
qu'autant que l'une et l'autre y confinent par l'aspiration;
autrement dit, elle ne l'est qu'autant que la poésie est en
jeu. Or Pascal éprouve en face des infinis, et dans la consi-
dération de la grandeur et de la misère humaines, un
trouble éminemment poéti([ue, le plus poétique possible;
son style reflète ce trouble, et en cela il est poète. Mais,
20 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
par une étrange inconscience, il méconnaît tout à fait la
portée du sentiment poétique. Il ne voit pas que c'est Tin-
définissable, le divin, qui fournit à la poésie sa matière
propre. Comme on dit beauté poétique, on devrait aussi dire
beauté géométrique et beauté médicinale. Cependant on ne
le dit point : et la raison en est qu'on sait bien quel est
l'objet de la géométrie, et qu'il consiste en preuves, et quel
est Vobjet de la médecine, et qu'il consiste en la guérison;
mais on ne sait pas en quoi consiste l'agrément, qui est
Vobjet de la poésie. On ne sait ce que c'est que ce modèle
naturel qu'il faut imiter; et, à faute de cette connaissance,
on a inventé de certaitis tonnes bi:{arres : siècle d'or,
merveille de îjos jours, fatal, etc., et on appelle ce jargon
beauté poétique... (I, 104). On voudrait bien pouvoir dire
qu'il vise seulement ici la fausse poésie. Hélas ! non : il
condamne la vraie avec la fausse, par cela seul qu'il raille,
dans la poésie, l'indétermination de son objet, par suite
l'aspiration, qui en est l'essence même. Il ne s'aperçoit pas
qu'une pareille critique dépasse de beaucoup son but;
qu'elle n'atteint pas seulement la poésie littéraire, mais
aussi le principe même du beau, la poésie plastique et
musicale, ajoutons le sentiment religieux. Si, en effet,
siècle d'or, merveille de nos jours, fatal... (I, 104), sont un
jargon (ce que nous reconnaissons d'ailleurs), n'est-il pas
à craindre que la tentative de conciliation entre le libre
arbitre et la grûce, même au sens janséniste du mot, n'en
ait engendré un plus aisé encore à ridiculiser? L'Homme-
Dieu n'est-il pas une merveille'? Le vocabulaire de tout
idéal ne saurait être qu'un jargon, si l'on appelle ainsi un
composé de termes sans exactes définitions. Le couple de
mots ligne droite, aux^yeux de Pascal, en devrait être un,
comme aussi celui d'Homme-Dieu. Mais il sent ce que c'est
que la rectitude d'une ligne, il sent ce que signifie la
divinité d'un rédempteur; le jargon devient pour lui le
langage du cœur, il devient le Verbe!
Ne nous attardons pas à chercher dans l'écrivain, dans
le grand artiste en langage, la tendance esthétique de
INTRODUCTION 21
Pascal vers le divin. Ce serait puéril. L'admiration
qu'éveille chez ses lecteurs la beauté de son style, il ne
l'éprouvait que très secondairement et en faisant violence
à son humilité chrétienne. Il était touché de ce qu'il voulait
dire plus que du signe verbal qu'il y attachait. Il savait
gré, sans doute, à ce signe d'exprimer exactement sa
pensée, mais la pensée seule le passionnait. Bien loin qu'il
fût porté vers le divin par la conscience du beau littéraire,
le chrétien, si éloquent dans les épreuves de la maladie,
oubliait la forme de son oraison pour son oraison même et
pour le Dieu qui l'entendait.
Le champ de l'esthétique est vaste; il faut chercher
autre part, ailleurs que dans son génie littéraire, ailleurs
surtout que dans le goût des arts révélateurs du beau par
les formes sensibles, les indices de son penchant vers le
divin : ce n'est point à un Michel-Ange ni à un Beethoven
que nous avons affaire. Il s'agit d'un géomètre physicien,
doublé d'un philosophe essentiellement moraliste; s'il n'eût
rencontré, en venant au monde, aucune religion instituée,
le sentiment de la dignité eût été spontanément religieux
en lui. 11 proclame et salue la beauté morale de l'essence
humaine : L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la
nature, mais c'est un ?~oseau pensant. Il ne faut pas que
l'univers entier s'arme pour Vécraser. Une vapeur, une
goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais quand l'univers
l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le
tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers
a sur lui, l'univers n'en sait rien. Toute notre dignité
consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever.,
et non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions
remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe
de la morale (1, 10). Paroles mémorables qui lui vaudraient,
à elles seules, la gratitude du genre humain. Il ajoute :
... Par l'espace, l'univers me comprend et m'engloutit comme
un point; par la pensée, je le comprends (I, 11).
Mais son cœur frissonne aussitôt de celte téméraire
étreinte de l'étendue sans bornes par sa pensée. L'infinité
22 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
de l'espace le met en communication avec l'Infini divin,
celui dont le mutisme ne peut durer sans lui faire sentir un
effroyable abandon, peut-être une menace... Le silence
éternel de ces espaces infinis m'effraie (II, 153). Terreur
sublime, dont le cri est la profession de foi religieuse de
Pascal, sa profession de foi spontanée.
IV
L'impression de l'infinité sur l'ûme de Pascal a deux
stades. En tant que géomètre, il est doué pour analyser la
nature des deux infinis et, par suite, pour mettre en lumière
ce qu'il y a de profondément intéressant pour la raison
dans chacun d'eux et dans leur rapport entre eux. Voilà
V admirable rapport que la nature a mis entre ces choses ^^\\.-i\
dans le premier des deux fragments où il traite De l'Esprit
GÉOMÉTRIQUE, et Ics dcux mcrveilleuses infinités qu elle a pro-
posées aux hommes^ non pas à concevoir^ mais à admirer...
(II, 293). Puis, quand il passe de la considération abstraite
et tout intérieure de l'infini mathématique à la contempla-
tion de l'espace concret, de l'infini réel, cette réalité l'épou-
vante; il y sent vivre, en quelque sorte, le silence; dès lors,
le merveilleux se transforme en sublime. La terreur suc-
cède à l'enthousiasme; l'admiration du savant satisfait
devient l'anxiété de l'homme sondant l'abîme où il est sus-
pendu. Dans les deux cas, le sentiment est esthétique,
comme le merveilleux et le sublime qui l'éveillent. Remar-
quons que l'indétermination même de la mesure (l'in-fini)
en est le principe de part et d'autre. Cette mesure échappe
à l'étreinte de la pensée et la déborde. Mais tandis que,
dans le premier cas, la grandeur géométrique est seule en
jeu et qu'elle n'est objective que par l'origine empirique du
concept, dans le second, l'immensité s'anime et prend une
qualité morale. Son silence se révèle comme un inquiétant
mutisme, et le concept n'a pas seulement, aux yeux du
penseur, pour objet l'espace réel : il est accompagné d'une
image sensible et, comme tel, il exprime ; le cœur intervient
INTRODUCTION 23
et sent ce que, par lui-même, ne suppose pas le concept, à
savoir un objet moral et indéterminé, par cela môme
redoutable, le divin. La perception de Tespace infini agit
sur l'âme de Pascal comme une perception musicale, une
symphonie de Beethoven sur l'âme d'un artiste. Que l'espace
infini existe par lui-même ou par une nécessité supérieure
à sa propre essence, il est de toute manière imposant, car
il est divin par sa nature ou par son principe; le cœur de
Pascal sent cela, et ce sentiment est religieux par une révé-
lation indépendante de la foi chrétienne, d'un caractère
tout esthétique, sublime. L'émotion religieuse retentit et
se répercute dans le cerveau du savant d'une façon inté-
ressante à noter : Qui se considère de la sorte s'enraiera
de soi-même, et, se considérant soutenu entre ces deux
abîmes de l'infini et du néant, il tremblera à la vue de ces
merveilles, et je crois que, sa curiosité se changeant en
admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence
qu'à les rechercher avec présomption (I, 3).
La conclusion du premier fragment de son traité De
l'Esprit géométrique est importante : Mais ceux qui ver-
ront clairement ces vérités (géométriques) pourront admirer
la grandeur et la puissance de la nature (il ne s'agit ici que
de la nature) dans cette double infinité qui nous environne
de toutes parts et apprendre, par cette considération mer-
veilleuse, à se connaître eux-mêmes, en se regardant
placés entre une infinité et un néant d'étendue, entre une
infinité et un néant de nombre, entre une infinité et un néant
de mouvement , entre une infinité et un néant de temps. Sur
quoi on peut apprendre à s'estimer à son juste prix et
former des réflexions qui valent mieux que tout le reste
de la géométrie même (II, 296).
Pascal, dans ce passage, n'envisageant que les infinis phy-
siques, ne prouve qu'une chose en y comparant l'homme,
c'est que la taille de celui-ci, la durée et l'activité de son
corps, ne sont, en réalité, ni grandes ni petites, mais sim-
plement de la quantité. Remarquons en passant qu'en
pareille matière le langage trompe : la grandeur, synonyme
24 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
de la quantité géométrique, n'a pas la même signification
que grand, synonyme de beaucoup, qui a pour contraire
petit, tandis que la grandeur, dans le sens de la quantité,
n'a pas de contraire. Il en résulte cette logomachie qu'une
valeur petite est une grandeur qui n'est pas grande. Les
mots grand et petit n'ont, au fond, qu'un sens esthétique,
mis en évidence quand on l'applique aux infinis; au lieu de
dire Yinfiniment grand et Vinjîniment petit, on devrait dire
la quantité infiniment accrue et infiniment décrue, ou,
comme l'entendent les mathématiciens, la quantité indéfi-
niment croissante et la quantité indéfiniment décroissante;
indéterminément progressive d'une part, indéterminéraent
régressive de l'autre. L'infiniment grand humilie l'homme
physique; mais, en revanche, l'infiniment petit le relève
d'autant. Si donc la valeur de l'homme ne s'estimait qu'à
celle de ses attributs physiques, il n'y aurait même pas lieu
d'en parler: elle ne serait ni grande ni petite en elle-même;
elle ne ferait que surpasser ou n'atteindre pas tel ou tel
terme arbitraire de comparaison: elle ne serait que de la
quantité finie, dépourvue, comme telle, de tout sens esthé-
tique, de toute portée morale. Dans ces conditions,
apprendre, comme le dit Pascal, à s'estimer à son juste
prix par la considération des infinis physiques, cela revient,
pour l'homme, à placer sa valeur ailleurs que dans ses attri-
buts physiques. Pascal, du reste, bien qu'il ne sente pas
cette conséquence dans le morceau fameux où il humilie
l'homme par l'infiniment grand, le reconnaît expressément
dans un autre endroit. U homme est un roseau pensant {\, 10).
C'est dans sa pensée que réside sa dignité; sa condition
matérielle y est indifTérente. Ce n^est point de Vespace que
je dois chercher ma dignité, etc. (I, 11). Il ne s'ensuit pas
que le volume des corps soit sans aucune relation avec leur
complexité organique, laquelle se trouve liée à leur degré
de dignité dans la série des êtres vivants. La complexité
organique décroît évidemment quand le volume du corps
dépasse un certain degré de petitesse. Mais au-dessus de
celte limite, l'une n'est plus bornée par l'autre; la valeur
INTRODUCTION 25
cérébrale d'une espèce n'est nullement proportionnelle à la
taille de ses individus.
Il existe un lien secret, d'un autre ordre, qui rattache la
dignité humaine aux infinis physiques, et qu'on découvre
en scrutant les méditations si pénétrantes de Pascal sur les
deux infinités. Ce lien se manifeste dans l'émotion esthé-
tique que ces infinis font naître, dans le divin qu'ils impli-
quent ou supposent. Que l'homme contemple donc la nature
entière dans sa haute et pleine majesté... (I, 1). Le divin
devient alors, sinon la commune mesure entre eux et
l'essence humaine, du moins un lien. Il est leur fond
commun, car il y a du divin dans l'homme. Pascal l'affirme
comme il le sent : Deux choses instruisent l'homme de toute
sa nature : Vinstinct et Vexpérience (I, 12). Or, l'homme a
l'instinct de son investiture supérieure : Nous avons une
idée si grande de l'âme de l'homme que nous ne pouvons
souffrir d'en être méprisés et de n'être pas dans l'estime
d'une âme ; et toute la félicité des hommes consiste dans cette
estime (1, 10). — // (l'homme) estime si grande la raison de
l'homme que, quelque avantage qu'il ait sur la terre, s'il
n'est plgcé avantageusement aussi dans la raison de l'homme,
il n'est pas content. C'est la plus belle place du monde...
(1,10).
Mais s'il y a dans l'homme du divin, révélé au fond de
sa conscience par le sentiment du beau moral, de la dignité,
dont le principe est à la fois indéterminé et indéniable,
vague et impérieux, il s'en faut cependant que tout y soit
divin, qu'il se sente parfait, réalisant un idéal. Aussi sa
valeur morale flotte-t-elle entre le parfait et le pire, comme
sa valeur physique entre l'infiniment grand et l'infiniment
petit : L'homme n'est ni ange, ni bête... (I, 100). — // ne faut
pas que l'homme croie qu'il est égal aux bêtes, ni aux anges,
ni qu'il ignore fun et l'autre, mais qu'il sache l'un et l'autre
(I, 11). — De même pour la valeur intellectuelle : Notre
intelligence tient, dans l'ordre des choses intelligibles, le
même rang que notre corps dans l'étendue de la nature. . .
(I, o). — Ce que nous avons d'être nous dérobe la confiais-
26 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
sance des premiers principes^ qui naissent du néant, et le
peu que nous avons d'être nous cache la vue de Vinfinii}, 5).
De même pour les sens. Nous n apercevons rien d'extrême.
Trop de bruit nous assourdit... Nous ne sentons ni f extrême
chaud ni r extrême froid (1,5). Ces assimilations de la caté-
gorie de la qualité à celle de la quantité ne sont pas en tout
exactes; car si elles l'étaient, on ne pourrait pas plus dire
de l'homme qu'il est bon ou mauvais en soi qu'on ne peut
dire qu'il est en soi grand ou petit physiquement; son
moral serait aussi indifférent à sa dignité que son physique.
Mais il existe, au point de vue de l'estimation, une diffé-
rence foncière entre ces deux catégories. Dans celle de la
quantité, une valeur quelconque finie n'est ni grande ni
petite par elle-même; la série est homogène de l'infîniment
petit à l'infiniment grand, elle ne se partage pas en grandes
valeurs finies et en petites valeurs finies. Dans la catégorie
de la qualité, au contraire, la série du pire au parfait est
discontinue et n'est pas homogène: elle se partage en
valeurs bonnes et en valeurs mauvaises, et dans chaque
portion une valeur quelconque garde sa qualité de bonne
ou de mauvaise, qu'elle soit plus ou moins l'un ou l'autre,
de même qu'une valeur quantitative quelconque reste
quantitative, qu'elle soit plus ou moins élevée.
Dans le superbe morceau d'où nous avons tiré les cita-
tions précédentes, Pascal présente seulement le côté pes-
simiste de sa pensée touchant la dignité humaine. Il faut
en rapprocher l'autre côté, tout optimiste, que nous avons
examiné le premier. Ainsi complétée, il la résume avec une
énergie singulière dans les paroles suivantes : Quelle chi-
mère est-ce donc que l'homme? quelle nouveauté, quel
monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel pro-
dige! Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, déposi-
taire du vrai, cloaque d'incertitude et d'erreur, gloire et
rebut de l'univers (I, 114). — ... S'il se vante, je l'abaisse;
s'il s'abaisse, je le vante, et le contredis toujours, jusqu'à
ce qu'il comprenne qu'il est un monstre incompréhensible
(I, 121).
INTRODUCTION 27
Ce monstre est exactement celui que nous découvre la
lecture des historiens, des observateurs moralistes, dont le
plus curieux souci est de relever les contradictions du cœur
humain; des poètes et des artistes, dont les aspirations se
combattent sans cesse. Notre expérience propre nous fait
surprendre, en nous-môme comme en autrui, des instincts
et des élans terriblement opposés. Nous ne pouvons conci-
lier ces contraires avec l'unité de la personne morale. Le
monstre est incompréhensible. Cependant, il existe et il
faut l'expliquer. Jusque-là, Pascal n'a pas eu besoin de
recourir au dogme chrétien, car la révélation par l'histoire,
la vie et la conscience, des étranges alliages de la nature
humaine, de son importance infime d'une part, colossale
de l'autre, au milieu des deux infinités contraires qui se la
disputent, cette révélation n'est pas essentiellement chré-
tienne. Quiconque déchoit de son idéal par ses actes, tout
en y aspirant par ses vœux, quiconque frissonne devant la
profondeur muette et peuplée de l'espace sans bornes, est
initié par la seule émotion esthétique aux angoisses de
Pascal et les ressent au même titre que lui, sinon dans la
môme mesure. Ce qu'il éprouve avec une intensité dou-
blée par sa puissance d'analyse, d'autres, par la seule intui-
tion naturelle, l'éprouventaussi, moins vivement, sans doute ,
mais leur émotion n'en est pas moins de même origine et de
même qualité. Il ne s'agit encore, en effet, que de la révé-
lation spontanée. Tout en reniant cette révélation avec
horreur, parce qu'elle fait, sinon opposition, tout au moins
concurrence à l'autre, à la révélation chrétienne, Pascal ne
laisse pas d'en subir inconsciemment les suggestions. Il a
beau dire : ... Sans r Ecriture, qui na que Jésus-Christ
pour objet, nous ne connaissons rien et ne voyons qu'obscu-
rité et confusion dans la nature de Dieu et dans la propre
nature... (I, 63). — ... Jésus-Christ hors duquel toute com-
munication avec Dieu est utée[\\, 61), et à propos du déisme,
28 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
idéal rationnel dont le souci dérive de la révélation spon-
tanée : ... Et par là ils tombent dans V athéisme ou dans le
déisme^ qui sont deux choses que la religion chrétienne
abhorre presque également (II, 62), — néanmoins, par une
contradiction inconsciente, il reconnaît en termes exprès
dans le cœur humain des germes de révélation antérieurs
aux actes de foi chrétienne, germes qu'il attribue à un
ressouvenir latent de la condition première perdue par le
péché originel, mais dont la fermentation s'explique aussi
bien et plus simplement par le sentiment esthétique, par
l'aspiration, tels que nous les avons définis. — Malgré la
vue de toutes nos misères, qui nous touchent, qui nous tien-
nent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons
réprimer, qui nous élève (I, 25). Et ailleurs : Qui ne hait en
soi son amour-propre et cet instinct qui le porte à se faire
Dieu est bien aveuglé (II, 111). Ce dernier instinct res-
semble si fort au précédent que Pascal est téméraire de le
haïr. Enfin cette secrète inquiétude de l'homme trouve
l'expression de son objet dans la nature, qui reflète quelque
chose de Dieu. La nature a des perfections pour montrer '
qu'elle est l'image de Dieu, et des défauts pour montrer
qu'elle n'en est que limage (II, 119). La page sur le diver-
tissement est une analyse de cette inquiétude. Ils (les
hommes) ont im instinct secret qui les porte à chercher le
divertissement et l'occupation au dehors, qui vient du res-
sentiment de leurs misères continuelles; et ils ont un autre
instinct secret qui reste de la grandeur de notre première
nature, qui leur fait connaître que le bonheur n est, en effet,
que dans le repos, et non pas dans le tumulte; et de ces deux
instincts contraires, il se forme en eux un projet confus, qui
se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte
à tendre au repos par l'agitation et à se figurer toujours
que la satisfaction qu'ils n'ont point leur arrivera si, en
surmontant quelques difficultés qu'ils envisagent, ils peuvent
s'ouvrir par là la porte au repos (I, 50). Cette tendance
au repos par la satisfaction, c'est l'aspiration qui pousse
à agir. Pascal ne parle pas de l'aspiration qui solHcite à
INTRODUCTION 29
contempler, et qui est propre aux beaux -arts; mais
tacitement il en constate le germe en signalant la ten-
dance à recouvrer la grandeur perdue, l'idéal. Que cet
idéal de félicité soit réellement une grandeur perdue,
comme il le croit d'après le témoignage de la Bible, ou
un type à réaliser dans l'échelle ascendante de la vie,
comme le peut suggérer l'audition d'une symphonie de
Beethoven ou la contemplation du Parlhénon, c'est autre
chose, — et nous n'avons nul besoin de choisir entre ces
deux hypothèses pour retenir ce qui importe à notre
recherche présente. De quelque façon que Pascal ait inter-
prété la révélation spontanée, en dépit de sa foi acquise, en
dépit même de sa répugnance à ne point tout devoir à la
grâce, il doit, bon gré mal gré, à cette révélation le divin
malaise dame, la prédisposition morale qui est le plus
essentiel fondement de sa foi chrétienne. La révélation
chrétienne s'est assimilé la révélation spontanée et l'a for-
mulée de manière à suffire à ce grand cœur; elle Ta d'ail-
leurs payée d'ingratitude : elle l'a reniée. Est-il vraisem-
blable que le'pyrrhonisme ait eu raison, dans Pascal, d'une
foi si profondément établie? N'était-elle pas indéracinable?
Nous pensons que Pascal n'a jamais cessé d'être croyant,
môme à son insu, dans ses crises d'irrésolution, comme un
homme qui se noie se débat dans l'eau qu'il ne peut fuir.
L'examen de sa vie, à ce point de vue, confirmera plus
loin les indications de la psychologie.
VI
Pascal, par ascétisme, sinon par nature, semble indiffé-
rent, dans ses Pensées, aux manifestations du beau. S'il y
était plus sensible ou moins hostile, il montrerait sans
doute avec plus de clarté la part du cœur dans la révéla-
tion du divin. Il se borne à l'affirmer, et, comme le divin
pour lui, c'est le Dieu du christianisme, il ne faut pas
s'étonner que la foi dans l'Évangile supplée dans son ûme
le sentiment du beau, qui est aussi une profession de foi
30 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
religieuse. Malheureusement sa croyance jalouse, ennemie
de la raison, au lieu d'en être le sublime auxiliaire comme
le sens esthétique, s'est appliquée à la ruiner. Mais voyons
jusqu'à quel point son génie a été complice de sa foi. Exa-
minons de près son prétendu scepticisme et cherchons
quelle prise effeclive le doute a eue sur son cerveau. Nous
remarquons d'abord que, aussitôt sorti de son oratoire,
dès qu'il redevient géomètre et physicien, il revendique la
véracité pour les propositions initiales des sciences exactes
où il excelle, — il les reconnaît et les déclare indubitables,
éminemment certaines. Cartésien alors sans le vouloir, il
en trouve l'inébranlable assise dans la conscience môme, à
la commune racine du sentir et du connaître, à cette pro-
fondeur intime où ces deux fonctions psychiques ne se
sont pas encore différenciées; où ne s'est pas encore opérée
entre elles la division, encore inutile, du travail moral; où
l'idée s'identifie, dans l'acte de conscience, à l'affection
sensible, et l'affirmation au concept même du fait ou du
rapport affirmé, sans avoir à s'y enchaîner de loin par les
anneaux du raisonnement. Dans ce domaine privilégié de
l'intuition l'on ne saurait dire si l'on pense ou si l'on sent ;
l'un ne se distingue pas de l'autre. Aussi Pascal ne craint-
il pas d'appliquer le mot cœur à l'intelligence intuitive. Le
cœur connaît la vérité (I, 119). — Le cœur sent qu'il y a
trois dimensions dans l'espace (I, 119). Pris dans cette
acception hardie, c'est le cœur qui affirme toutes les pro-
positions fondamentales, les axiomes de la géométrie au
môme titre que les principes de l'éthique; le concept
intuitif de la ligne droite relève du cœur aussi bien que
celui de l'obligation morale. De là vient que l'évidence de
ces concepts ne peut pas plus être illusoire que les affec-
tions sensibles, le plaisir ou la douleur, la joie ou la peine,
le bleu ou le noir, le doux ou l'amer. On doit bien à la
mémoire de Pascal d'admettre que, môme s'il fût né avant
l'ère chrétienne, il n'eût pas manqué de ce qu'on nomme
le sens moral, qu'il eût trouvé au fond de sa conscience
l'aveu des droits d'autrui limitant les siens. On serait donc
INTRODUCTION 31
tenté de s'étonner qu'il soit si jaloux des privilèges de
l'intuition quand il s'agit des sciences positives, et qu'il en
fasse si bon marché, qu'il les méconnaisse à plaisir, quand
il s'agit de la morale et de la politique instituées par la
raison. Mais cette inconséquence n'est que trop aisée à
expliquer. La géométrie, la mécanique et la physique n'ont
rien à attendre de la religion catholique; leur fondement
est ailleurs, de .sorte que, si le pyrrhonisme les atteignait,
ces sciences seraient irrémédiablement infirmées : condam-
nation trop cruelle pour le génie de Pascal, fier malgré lui
de ses découvertes et, quoi qu'en dise sa sœur, de l'admi-
ration qu'elles lui conquièrent. Il n'en est pas de même de
l'éthique. A ses yeux les fondements rationnels de la morale
et de la politique peuvent être ébranlés et ruinés sans le
moindre inconvénient et même avec avantage. La religion
catholique est là pour en recueillir les débris, pour les
restaurer en leur communiquant la solidité qu'elle emprunte
à ses propres fondements tout divins. Le pyrrhonisme
n'est qu'un bienfaisant démolisseur, car l'édifice est rebâti
désormais inébranlable par le Christ et les apôtres; le
mortier païen ne vaut pas le sang des martyrs pour en
cimenter les pierres. Le temple de Pallas Athéné ne s'est
effondré que pour se relever éternel et plus haut dans les
cathédrales de l'Eglise apostolique et romaine où la cha-
rité achève la justice en l'attendrissant. Singulier scepti-
cisme, assurément bien inconnu des anciens, que ce sacri-
fice partiel des titres de la pensée humaine en retour d'une
révélation divine, livrant au cœur les plus importantes
vérités! Ce qu'il y a d'héroïquement désespéré dans le
doute absolu de Pyrrhon fait place dans Pascal à une
réserve intéressée sur un point, et à un échange léonin
quant au reste. Il se sert du pyrrhonisme uniquement pour
le besoin de la cause chrétienne, comme d'une arme dont
le tranchant, inoffensif pour lui-même, ne menace que ses
adversaires. En réalité, il ne met en suspicion ni la raison
déductivc, car il est géomètre; ni la raison inductive, car
il est physicien; ni la raison intuitive en tant qu'elle
32 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
fournil leurs principes à ces sciences organisées dont le
progrès est assuré. Il no s'en prend qu'aux disciplines
encore chaotiques, non encore dignes du nom de sciences,
dont la matière est la plus complexe et la méthode indé-
terminée, c'est-à-dire à celles qui composent l'éthique. Il
abuse de ce qu'elles sont en formation pour y relever des
jugements contradictoires ou flottants et pour contester à
la raison humaine sa compétence et son aptitude parce
que, avant de saisir son objet, elle le retourne et le ta te;
comme si, même dans les sciences positives, le siège
méthodique de la vérité n'avait pas été précédé de raille
assauts désordonnés. Son scepticisme réel se réduit donc,
en fin de compte, à une querelle d'Allemand faite par la
foi à la raison, et se borne à constater que dans les sciences
morales, condamnées par leur nature même à n'être systé-
matisées que les dernières, la raison se contredit, s'embar-
rasse et se fourvoie encore. Pour ce motif à peine spé-
cieux il suspecte, en tant seulement qu'elle s'applique à ces
sciences, la légitimité de ses titres.
Hâtons-nous d'ajouter que la bonne foi de Pascal n'est
point ici en cause. Il est également sincère, soit qu'il
épouse le scepticisme entier de Montaigne pour rabattre
l'orgueil de la raison qui prétend se suffire, soit, au con-
traire, qu'il proclame avec partialité, en faveur des seules
sciences qu'il pratique, son absolue confiance dans les
propositions évidentes et les données premières indéfinis-
sables. Hors du domaine des sciences positives, l'unité de
doctrine, loin d'être un gage de bonne foi, est toujours à
quelque degré artificielle; les contradictions latentes en
sont de meilleurs garants. Aussi bien, chez Pascal, l'esprit
scientifique et l'esprit chrétien ne se considèrent point
comme solidaires. Ils le sont néanmoins, bon gré mal gré,
à leur insu. Sans doute, le premier n'apporte pas au second
l'appui de sa sévère critique (ce pourrait être un mauvais
service), il ne discute ni le dogme ni les sources sacrées,
mais il prête à ces données l'infaillible rigueur de sa
logique dans les conséquences qu'il en tire, sa profondeur
INTRODUCTION 33
d'analyse dans rexamen d'une donnée quelconque une fois
admise, et sa puissance de synthèse dans le rapprochement
des rapports les plus lointains qu'il y découvre. L'esprit
chrétien bénéficie de la dialectique serrée de l'esprit scien-
tifique, sans se croire obligé, d'ailleurs, à lui rien fournir
en retour; il en serait, à vrai dire, bien embarrassé.
Le scepticisme de Pascal, en ce qui touche les fonde-
ments rationnels de la connaissance, est donc purement
verbal et n'entame en rien ses convictions réelles de
savant. Et, lors même qu'il fût parvenu à sacrifier l'usage
de la raison comme il en reniait l'utilité, il n'en eût pas
davantage été pyrrhonien; la foi lui fût demeurée. Or, la
foi est, à ses yeux, l'inexpugnable forteresse de la connais-
sance; il s'y cantonne avec une entière sécurité.
VII
Ainsi Pascal n'a jamais été, à proprement parler, pyrrho-
nien, c'est-à-dire dans une incertitude absolue de ce qui
existe, née d'une défiance absolue de tous les témoignages
que l'homme en peut avoir. Nous savons que, loin de là, ,
son doute s'est attaqué uniquement au témoignage des
sens et de la raison, qui sont les armes de l'incrédulité
religieuse, mais nullement à celui du cœur, qui est le siège
de la foi. Comme d'ailleurs il n'a cessé d'expérimenter,
d'induire, et de déduire avec pleine assurance pour son
propre compte, on en peut conclure qu'il n'a réellement
mis en suspicion la véracité d'aucune des sources de con-
naissance dont l'homme dispose. Nous avons relevé dans
ses Pensées des traces de religion spontanée qui nous
autorisent à admettre en lui une prédisposition innée à
accepter d'abord sans examen, puis à n'examiner qu'avec
un préjugé favorable, un dogme défini, celui qui formule-
rail le mieux pour lui sa religion spontanée, c'est-à-dire
ses asj)irations vers l'idéal inaccessible de son cœur et de
son intelligence. Or l'idéal de son inteUigence, ce qui
explique à la fois l'origine, le développement et la fin de
SuLLV Prudhomme. 3
34 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
l'univers, il le reconnaît tout d'abord inaccessible. S'il y a
lin Dieu ^ il est infiniment incompréhensible... (I, 149). Nous
sommes incapables de connaître ni ce qu'il est, ni s'il est
(I, 149). Il faut admirer la franchise de cette déclaration ou
plutôt la profondeur de pensée qui la lui impose. Ainsi,
pour lui, la preuve de l'existence môme de Dieu n'est pas
confiée à la faculté de comprendre, mais à celle de sentir,
à l'intuition du cœur, en un mot à un acte de foi. C'est
dans cette conviction de Pascal qu'il faut chercher la
moralité de son fameux pari proposé aux incrédules pour les
amener à la pratique de la religion catholique. Nous n'exa-
minerons point ici ce pari, parce que nous en avons fait
l'objet d'une analyse spéciale. L'Évangile n'exige pas du
croyant autre chose qu'un acte de foi, et il répond parfai-
tement à l'idée que Pascal se faisait des limites de l'intelli-
gence humaine. Quant à l'idéal de son cœur, c'est encore
l'Évangile, le dogme chrétien qui le lui fournit en lui offrant
une solution du problème moral le plus rebelle à la raison
en môme temps que le plus intolérable au cœur, à savoir
l'existence du mal en dépit de la toute-puissance de Dieu
qui est le Bien même. Il est remarquable que la question
du libre arbitre et de la nécessité, qui est le fond de ce
problème, regardée en face et tranchée avec tant d'audace
par son contemporain Spinoza, semble avoir été par lui
peu approfondie, presque éludée. On ne trouve dans ses
Pensées, dépositaires des plus secrètes angoisses dé sa
conscience, rien qui trahisse un trouble sérieux à ce sujet,
une gêne anxieuse dans la conciliation de la grâce et de
la responsabilité. Il raille les jésuites avec une assurance
qui étonne, car, s'il est facile de réduire leur doctrine à
l'absurde, il ne le serait pas moins de relever les inconsé-
quences de celle qu'il défend au nom des jansénistes. Il
aime mieux adopter celle-ci que la discuter. Ce n'est pas
sa raison qui y défère, mais elle n'y résiste pas non plus,
elle ne fait que d'insuffisantes réserves. // ti' est pas bon, dit-
il dans ses Pensées, d'être trop libre. Il n'est pas bon
d'avoir toutes les nécessités (II, 165). Ce juste milieu con-
INTRODUCTION 3o
vient à la prudence plus qu'à la rigueur de son esprit, et
n'est, au fond, pas plus rationnel que la doctrine des
jésuites ni que celle des jansénistes, tout en s'éloignant de
l'une et de l'autre également. C'est qu'il ne saurait y avoir
de compromis entre le libre arbitre et la nécessité. Pascal
ne veut pas en convenir avec lui-même; le dogme du péché
originel, celui de la chute, celui de la rédemption, et tous
ceux qui en découlent lui sont trop chers; ils s'accordent
trop bien avec la conscience invincible que l'homme a de
sa volonté libre et responsable; ils expliquent trop bien le
sentiment obscur qu'il a de sa dignité initiale et de sa
déchéance, de sa grandeur et de sa misère tout ensemble.
La foi est précisément là pour suppléer à l'impuissance de
la raison, pour en mater et en endormir les révoltes; sa
fonction même consiste à faire accepter l'incompréhensible,
le divin. Pascal géomètre, physicien, ne reconnaît pas à la
nature le droit d'imposer silence à la raison; Pascal chré-
tien s'incline devant les défis que porte à celle-ci la divinité,
qui passe la nature. // n'y a rien de si conforme à la raison
que ce désaveu de la raison il, 194). C'est elle-même, en
eiïet, qui déclare Dieu incompréhensible. La foi n'infirme
pas non plus l'autorité des sens : La foi dit bien ce que les
sens ne disent pas ^ mais non pas le contraire de ce qu'ils
voient, elle est au-dessus^ et non pas contre (I, 194). Sans
cela le fondement des sciences expérimentales serait
ruiné, ce qui répugne instinctivement au savant malgré le
peu de cas qu'en fait le chrétien. Pascal les déclare volon-
tiers vaines, mais les reconnaître fausses, jamais! Il dit
excellemment : Deux excès : exclure la raison, n'admettre
que la raison (I, 194). Voilà bien sa pensée de derrière la
tête (II, 124), qui n'est ni sceptique ni incrédule, mais
parfaitement pondérée, distinguant ce qui est intelligible
do ce qui ne lest pas, assignant leur matière aux opéra-
tions de l'entendement, et la leur aux actes de foi, intui-
tions de la vérité par le cœur. Tout ce qui est tenu pour
vrai, bien qu'échappant à la démonstration, est matière
de foi et relève, à ce titre, de la fonction mentale du cœur :
36 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
les postulats de la géométrie aussi bien que les décrets de
la conscience morale, aussi bien que les attributs de Dieu
et son existence même. Tout le reste est matière de science
et relève de l'entendement pur, borné dans ses prises et
dans sa portée. Connaissons donc notre portée; nous
sommes quelque chose et ne sommes pas tout. Ce que nous
avons d^être nous dérobe la connaissance des premiers prin-
cipes, qui naissent du néant, et le peu que nous avons d'être
nous cache la vue de l'infini... Bornés en tout genre, cet
état qui tient le milieu ejitre deux extrêmes se trouve en
toutes nos impuissances (I, 5).
VIII
Cette division capitale du champ de la connaissance
humaine en deux parts, l'une religieuse, l'autre scienti-
fique, Pascal l'avait reçue de son père avec une soumission
facilitée par le respect filial et par un penchant natif à la
piété. Sa mère n'avait guère pu que lui faire balbutier le
mot Dieu, car elle mourut quand il n'avait que trois ans,
mais son père la suppléa dans la première éducation reli-
gieuse, si aisément acceptée et si pénétrante. Aussitôt que
l'éveil étonnamment précoce de la raison de l'enfant eût pu
menacer les assises de sa croyance, le père en a prévenu le
danger; il l'a tout de suite averti que le savoir a deux for-
mules différentes, deux provinces distinctes, séparées par
une muraille infranchissable : le dogme catholique et
la notion rationnelle. Dès lors la curiosité de l'enfant,
endormie et refrénée du côté des principes transcendants,
dont il n'était guère soucieux encore, s'est portée tout
entière du côté de la création. Pourvu qu'on ne l'empôchât
pas d'observer la nature, de chercher pourquoi et comment
son assiette résonnait sous son couteau, il n'avait aucun
motif de se refuser à faire sa prière. Il a subi la puissance
incalculable de l'habitude qui lui joignait les mains à table
pendant le bénédicité, le matin et le soir au pied de son lit.
INTRODUCTION 37
Cependant, son génie s'affirmait et se développait; son
père lui permit de lire Euclide (c'était plus sage que de le
lui laisser tout entier deviner) et bientôt, émerveillé de ses
progrès, le fit assister aux réunions hebdomadaires de ses
savants amis. Il est bien possible et même probable qu'à
dater de cette double initiation, l'Évangile fut lu d'un
regard moins arrêté, les sermons furent écoutés d'une
oreille moins attentive. C'était moins du refroidissement
peut être que de la distraction.... Comme il trouvait dans
cette science (la géométrie) la vérité qu'il avait si ardem-
ment cherchée, il en était si satisfait qu'il y mettait son
esprit tout entier... (Mme Périer. I, lxvii). On admettra
sans peine aussi que les inquiétudes et les vagues rêveries
de l'adolescence aient pu contribuer à quelque négligence
des pieuses pratiques. Toujours est-il que, vers l'âge de
vingt-quatre ans, il y eut dans l'âme du jeune homme un
regain, sinon un retour, de ferveur religieuse : // avait été
jusqu'alors, dit Mme Périer, préservé, par une protection
de Dieu particulière^ de tous les vices de la jeunesse, et ce
qui est encore plus étrange à un esprit de cette trempe et de
ce caractère, il ne s'était jamais porté au libertinage pour
ce qui regarde la religion, ayant toujours boi^né sa curio-
sité aux choses naturelles (I, lx). Notons qu'à la même
époque, à vingt-trois ans, il était si occupé de celles-ci
qu'il confirmait l'expérience de Torricelli par ses propres
expériences; c'est la date de sa fameuse expérience du vide
sur le Puy-de-Dôme. On est donc autorisé à penser que la
passion religieuse était encore assoupie et latente en lui.
Mais elle y couvait, n'attendant qu'un signe et une direc-
tion pour l'entraîner, lorsqu'il rencontra les deux gentils-
hommes, MM. de la Bouteilleric et Deslandes, au chevet
du lit de son père, qui s'était démis une cuisse en tombant
sur la glace. Ce furent ces pieux personnages qui lui mirent
entre les mains l'ouvrage de Jansénius (Mme Périer, Vie de
sa sœur Jacqueline). Dès lors, il appartint virtuellement à
Port-Royal. L'explosion de sa piété fut si violente que dès
ce temps-là il renonça à toutes les autres connaissances
38 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
pour s'appliquer uniquement à Vunique chose que Jésus-
Christ appelle nécessaire (Mme Périer. I, lxviii). Son into-
lérance, qui était la puissance môme de sa logique appli-
quée à la conduite du croyant, se déclare aussitôt : sa sœur
nous l'apprend dans le récit d'une anecdote très caractéris-
tique. Mais elle a bien soin d'assurer, et nous la croyons
sans peine, que Pascal et ses amis n'avaient eu en cela
aucun dessein de lui nuire (il s'agit d'un jeune hérétique)
ni d'autre vue que de le détromper par lui-même, et Vem-
pêcher de séduire les jeunes gens qui n eussent pas été
capables de discerner le vrai d'avec le faux dans des ques-
tions si subtiles (Mme Périer. I, lxx). Tout de suite aussi
le prosélytisme s'enflamme en lui ; le voilà qui convertit
son père à la pratique de la foi, sa sœur Jacqueline au
renoncement du monde; toute la maison y passe. Il est déjà
fort malade : sa santé, altérée dès l'âge de dix-huit ans, est
décidément compromise; il éprouve des maux de tête très
violents. C'est à cette époque qu'il composa la Prière pour
demander à Dieu le bon usage des maladies^ où respire,
non pas seulement la résignation la plus entière, mais bien
davantage un appel ardent à la douleur, à la destruction
de ses forces. Si j'ai eu le cœur plein de Paffection du
monde pendant qu'il a eu quelque vigueur, anéantisse^ cette
vigueur pour mon salut... (II, 224).
Existe-t-il une corrélation telle entre son état cérébral et
son exaltation religieuse qu'il faille considérer celle-ci
comme morbide? Nous ne le croyons pas; il nous paraît
bien délicat de décider si l'exercice immodéré d'une intelli-
gence saine a déterminé les maux de tête ou si une lésion
cérébrale préalable a déterminé, au contraire, la surexcita-
tion mentale; et, môme en admettant cette dernière inter-
prétation, pourrait-on fixer avec assurance la limite qui
sépare la surexcitation mentale de la maladie mentale? Une
méditation continûment cohérente, comme était la sienne,
exclut tout soupçon d'insanité; quant aux inconséquences
qui naissent, dans sa pensée, de sa double qualité de savant
et de croyant, elles s'expliquent parfaitement par l'antago-
INTRODUCTION 39
nisme latent, qui se déclarera plus tard, entre son génie
scientifique et sa religion spontanée. Sa première conver-
sion n'a été qu'une surprise, l'explosion et le triomphe sou-
dain d'une tendance jusqu'alors balancée, primée par une
tendance opposée qui tout à coup, refoulée à son tour,
cédait la place avant môme d'avoir eu à combattre. Mais
celle-ci n'était pas vaincue. Le premier penchant qui, pro-
bablement héréditaire, constituait chez lui, comme chez
un grand nombre d'hommes, la religion spontanée, devait
bientôt entrer en conflit dans son âme, plus que dans toute
autre, avec une tendance intellectuelle absolument con-
traire. L'humanité, en effet, a fourni peu de cerveaux com-
parables au sien pour le besoin de clarté et de certitude,
pour l'aptitude à l'analyse qui prépare la lumière et à la
démonstration qui la dirige et la concentre. Il était, par
suite, inévitable que la rencontre fût orageuse et la lutte
tragique entre son instinct de vénération devant l'abîme où
s'enfonce et se voile l'éternel principe du monde phéno-
ménal, et sa soif d'évidence, sa curiosité de savant qui le
poussait à tout éclaircir sans limiter d'avance la carrière
et l'audace de sa pensée, à affronter l'inconnu sans égard
à la majesté du mystère. Il lui avait été bien plus facile de
renoncer tout d'abord à examiner l'objet de son aveugle
foi, qu'il ne lui fut ensuite aisé d'en interdire le regard à
son intelligence après le lui avoir laissé tâter dans les
ténèbres. Il y a des gens qui rC ont pas le pouvoir de s'em-
pêcher de songer et qui songent d'autant plus qu'ion l'aura
défendu (II, 153). Pensait-il à lui-môme en écrivant cela?
En tout cas, cette observation semble bien lui être appli-
cable. Peut-être s'est-il efforcé tout d'abord de maintenir
la barrière qui séparait sa foi de sa raison, son credo de
ses méthodes scientifiques. Mais comment y eût-il réussi?
L'invasion de la critique dans la croyance était fatale. Ce
n'est pas du premier coup que le croyant obtint l'abdica-
tion du penseur. Écoutez le douloureux gémissement du
vaincu qui ne se rend pas encore : ... Mais voyant trop
pour nier et trop peu pour m'assurer^ je suis dans un état
40 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
à plaindre et où j'ai souhaité cent fois que, si un Dieu la
soutient (la nature), elle le marquât sans équivoque, et que,
si les marques qu'elle en donne sont trompeuses, elle les
supprimât tout à fait, qu'elle dit tout ou rien, afin que je
visse quel parti je dois suivre; au lieu qu'en l'état où je
suis, ignorant ce que je suis et ce que je dois faire, je ne
connais ni ma condition ni mon devoir; mon cœur tend tout
entier à connaUre oii est le vrai bien pour le suivre, rien ne
me serait trop cher pour Véternité (1, 197). A quelle époque
cette crise succéda-t-elle dans l'âme de Pascal à la fou-
gueuse ferveur qui, vers sa vingt-quatrième année, y avait
signalé l'irruption de la foi zélée, agressive même, sup-
plantant tout à coup la foi sommeillante? Il n'est guère
possible de le préciser.
La transformation des états moraux s'opère le plus sou-
vent sans secousses, insensiblement, soit par l'action
sourde et constante d'un nouveau genre de vie, soit par le
retour furtif de l'habitude ancienne violemment aban-
donnée, ce qui est, sans doute, la manière dont s'est
refroidie l'ardeur de sa première conversion. Mais rien ne
nous permet de supposer que ce refroidissement soit
jamais allé jusqu'à l'indifférence. L'inquiétude intellec-
tuelle, un moment paralysée, se réveillait peu à peu et ne
tarda pas à troubler la sécurité de la foi victorieuse. Celle-
ci tint bon, et, si l'équilibre s'établit entre elle et la raison,
ce ne fut pas le repos, pas même une paix armée, mais,
tout au contraire, le travail interne d'une lutte égale, le
corps-à-corps de deux athlètes. Rien ne diffère davantage
du scepticisme que cette angoisse fiévreuse et militante où
le doute, loin d'être un oreiller, est un aiguillon. A vrai
dire, il n'y avait pas doute dans l'âme de Pascal, mais
combat. Il ne s'agissait pas pour lui de décider si Dieu
existe, le cœur le lui affirmait; ni si les livres sacrés sont
véridiques, l'idée ne lui est même pas venue d'employer sa
puissante critique à en discuter l'authenticité. Il ne se
demandait pas davantage si l'instrument de sa torture, la
raison, est solide ou vacillant. Ah! que Montaigne devait
INTRODUCTION 41
lui paraître heureux de pouvoir ne s'y pas confier! Tout
en méprisant le scepticisme indolent de ce sybarite de la
pensée, il se complaisait à en compter les oscillations,
comme s'il y eût rêvé pour son tourment héroïque un ber-
ceau défendu. Il n'avait pas encore, durant cette doulou-
reuse agonie, sommé sa raison de rendre les armes à sa foi
et de s'avouer impuissante et traîtresse. Il cessait de la
dédaigner comme il l'avait fait au début de cette conver-
sion juvénile; ill'exerçait de nouveau, avec assurance, aux
spéculations les plus hautes, dans les heures de répit que
lui accordait sa misérable santé, parfois même pour oublier
son mal. Il lui restitua enfin la prédominance dans sa vie
morale, mais la foi, au lieu de s'endormir en lui, de retom-
ber dans sa première quiétude, ne se résigna point à une
tiédeur qui n'était pas pour elle une défaite; elle veilla tou-
jours comme un instinct, comme la soif, que le bruit,
l'application peut faire oublier ou combattre, mais sans
nullement l'éteindre. Cette soif de Dieu allait bientôt crier
au milieu des agitations du monde et des travaux de la
science. Nous approchons du moment décisif où une étin-
celle mettra le feu à la mine, où le chrétien aura reconquis
tous ses droits sur le penseur. Nous sommes en 1654 : //
s'ouvrit à moi, écrivait Jacqueline à Mme Périer, d'une
manière qui me fit pitié en avouant qu'au milieu de ses
occupations qui étaient grandes, et parmi toutes les choses
qui pouvaient contribuer à lui faire aimer le monde et aux-
quelles on avait raison de le croire fort attaché, il était
de telle sorte sollicité à quitter tout cela et par une aver-
sion extrême qu'il avait des folies et des amusements du
monde, et par le reproche continuel que lui faisait sa cons-
cience, qu'il se trouvait détaché de toutes choses à un point
oii il ne l'avait jamais été.., (II, 319).
IX
C'est dans sa trente et unième année, à l'âge où Des-
carles estime que la maturité de l'esprit est complète et où
42 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
il avait pris pleine confiance dans sa raison, que Pascal,
au contraire, abdiquant la souveraineté de la sienne, opère
sa conversion définitive. Cette conversion, ne Toublions
pas, n'est point un retour à la foi, car, à vrai dire, il ne
l'avait pas perdue, il la possédait à l'état latent, incons-
cient, non encore contrôlée par un examen approfondi de
la religion catholique, mais telle que son père la lui avait
imposée et insinuée dès sa première enfance avec le con-
cours de ses dispositions innées. Il est possible, et même
fort probable, que la fréquentation de la haute société, où
il brillait alors par sa réputation et par ses aptitudes émi-
nentes et où il rencontrait des esprits libertins, avait trou-
blé la sécurité première de ses croyances. Mais il avait con-
servé intact l'essentiel de son credo, la foi dans l'existence
d'un Dieu unique, dans l'immortalité de l'âme, dans la
révélation, dans la mission rédemptrice du Christ, dans
l'authenticité des Livres Saints, fondement de ces dogmes
capitaux. Sa conversion ne fut qu'un retour à l'exercice de
la piété, retour fatalement déterminé par le fond mystique
de son âme, mais sans doute précipité par la commotion
cérébrale qu'il ressentit au pont de Neuilly, dans l'accident
de carrosse dont le curé de Chambourcy nous a transmis
la relation. Il est permis de regarder comme une suite de
cet accident l'hallucination dont l'abbé Boileau, dans une
de ses lettres, raconte que Pascal, vers cette époque, était
affligé : il croyait toujours voir un abîme à son côté gauche.
Quoi qu'il en soit, ces troubles morbides, tout accidentels,
n'avaient nullement altéré ses facultés intellectuelles quand
il subit, pendant la nuit du 23 novembre 1054, la crise déci-
sive de son renouvellement religieux. Ce n'est pas un fou,
certes, mais un chrétien en pleine possession de son esprit
qui entra dans cette communication extraordinaire avec
l'objet de son culte, car, deux ans après, ce même homme
écrivait les Provinciales, dont la composition est aussi
solide que le style en est merveilleux. Les phases de cette
crise morale sont marquées sommairement comme par des
signes mnémoniques, entièrement intelligibles à celui-là
INTRODUCTION 43
seul qui les a traversées, dans l'écrit qu'on trouva dans son
habit après sa mort, et que publia pour la première fois
Condorcct. Il ressort de ces brèves indications que, cette
nuit-là, Pascal a directement senti (I, cvi) l'existence de
Dieu, du Dieu d'Abraham , d'Isaac et de Jacob (I, cvi) ,
par une ardente et irrésistible invasion de la foi dans son
Ame; que cette intuition de la vérité souveraine lui a pro-
curé une absolue certitude (I , cvi) et une paix (I , cvi) ,
délicieuse; que le Dieu de Jésus-Christ (I, cvi) s'est, par
une intime révélation, déclaré son Dieu; que l'adoration de
ce Dieu, désormais exclusive, a définitivement supplanté
dans son cœur le souci du monde et de tout (I, cvi), et que
ce Dieu ne se trouve que par les voies enseignées dans
l'Évangile (I, cvi). Dès lors il a pris conscience de la gi-an-
deur de l'âme humaine (I, cvii), à qui Dieu se communique.
Il en éprouve un attendrissement ineffable : Joie, joie ^joie^
pleurs de joie (1, cvii). Mais il tremble soudain que Dieu ne
le quitte comme il l'a déjà fait : Que je n'en sois pas séparé
éternellementl (I, cvii.) — // ne se conserve que par les
voies enseignées dans l'Evangile [l, cvii). Il voit clairement
que la vie éternelle consiste dans la connaissance du seul
vrai Dieu et de Jésus-Christ. L'Évangile l'y conduira sous
la tutelle de l'Église. Il abdique toute sa volonté entre les
mains de son directeur. Il renonce entièrement aux attaches
terrestres, et cette renonciation totale est douce (I, cvii); il
en savoure profondément la douceur dans une soumission
totale à Jésus-Christ et à son directeur (I, cvii). Les
épreuves de la vie passagère s'effacent à ses yeux devant
l'éternité bienheureuse qu'elles promettent. Eternellement
en joie pour un jour d'exercice sur la terre (I, cvii).
On devine, sans l'oser traduire, ce colloque sublime entre
une grande âme, d'une aspiration sans bornes, et l'objet
suprême de ses désirs qui répond à ses appels par un verbe
ignoré de l'oreille, mais parfaitement distinct pour le cœur.
L'accent de cet entretien extatique a sans doute différé
peu de celui qui anime, dans la seconde partie du morceau
intitulé le Mystère de Jésus, le pénétrant dialogue dont les
44 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
dernières paroles : Seigneur, je vous donne tout (II, 208),
sont d'un abandon si simple et si passionné. La critique de
ce phénomène mental ne saurait être, selon nous, trop
circonspecte ni trop respectueuse. Il est loisible au phy-
siologiste d'y voir un détraquement accidentel des fonc-
tions du cerveau, mais il n'est pas moins permis au psy-
chologue d'y reconnaître, au contraire, le rétablissement
normal d'une paix intérieure troublée pendant huit ans
par un conflit de penchants et d'aptitudes opposés, le
triomphe définitif d'une tendance religieuse, innée et pré-
dominante, sur une curiosité scientifique armée de génie,
le dénoûment régulier d'un drame moral dont une des plus
nobles consciences humaines a fourni le théâtre et les péri-
péties.
X
En dernière analyse, tout ce qu'il y a d'énigmatique, au
premier abord, dans la vie morale de Pascal, telle que ses
écrits la révèlent, nous semble s'expHquer naturellement
par ce qu'on sait touchant l'origine, la singulière énergie,
et l'antagonisme de ses penchants etde ses aptitudes innés,
par les différents milieux qui les ont favorisés, enfin par
l'influence de son état maladif sur sa pensée. Pascal est né
avec un fonds de religion spontanée et de mysticisme
héréditaire et sans doute accumulé, car sa ferveur reli-
gieuse passait de beaucoup la piété de son père, enclin,
quoique savant, à croire au surnaturel; sa mère était sans
doute pieuse aussi. Il est né, d'autre part, avec des facultés
intellectuelles tout opposées à son penchant religieux, avec
un génie scientifique également héréditaire et supérieur à
celui de son père. Il était doué d'une sensibilité à la fois
délicate et fière, vive et concentrée, qui, dans le domaine
de la religion comme dans celui de la science, a régi son
activité. Les moteurs passionnels de celle-ci furent, en
outre, surexcités par une maladie obscure qui, procédant
du cerveau, intéressait à coup sûr le système nerveux, et
INTRODUCTION 45
qui le tourmentait depuis l'âge de dix-huit ans. Il devint
mélancolique sans perdre de sa fougue. La logique de son
esprit n'en fut point altérée, car il fît des découvertes admi-
rables en mathématiques pendant toute sa carrière jus-
qu'au moment où son mal atteignit la racine même de sa
volonté, sa puissance de réflexion. Mais dans l'ordre des
spéculations religieuses, où la raison a moins de part que
la foi, où la passion s'associe aisément à la croyance, son
zèle ne fît, en s'assombrissant, qu'exalter sa méditation.
Tandis qu'en lui le penseur savant avait atteint à l'apogée
de sa force, le penseur chrétien sentait se décupler la
sienne, si bien qu'un jour l'équilibre instable où les apti-
tudes du premier tenaient en échec et balançaient le pen-
chant mystique du second se rompit au profit de celui-ci.
La vie morale de Pascal se divise en cinq périodes nette-
ment distinctes, dont chacune a rencontré pour se déve-
lopper des conditions particulièrement propices. Pendant
sa première enfance jusqu'au moment où l'attrait de la
géométrie s'accentua chez lui au point de devenir irrésis-
tible, il trouva dans son père, qui fut son seul maître, toute
la complaisance désirable pour satisfaire sa curiosité géné-
rale et exercer son intelligence par d'ingénieuses leçons de
choses et une saine culture littéraire : c'est uniquement
pour ne lui susciter aucune distraction à l'étude des
langues qu'il lui dissimula d'abord l'existence des mathé-
matiques et lui en refusa l'initiation. Il donna d'ailleurs
complète satisfaction à son tempérament mystique en lui
enseignant le dogme et la pratique du catholicisme. Vers
sa douzième année, sa curiosité de la physique, mais sur-
tout des mathématiques, se déclare impérieuse, et l'on se
rappelle dans quelles circonstances Etienne Pascal lui mit
les Eléments d'Euclide entre les mains. Mais aussitôt (s'il
ne l'avait déjà fait), il sauvegarda en lui le dépôt sacré de
l'enseignement religieux, en séparant celui-ci par une bar-
rière infranchissable de la sphère des sciences positives.
Jusqu'à l'âge de vingt-trois ans, le jeune Biaise prit Ihabi-
tude de respecter cette démarcation, et se livra exclusive-
46 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
ment et en toute liberté à sa passion pour la physique et les
mathématiques. Il est permis de supposer que cette longue
habitude marqua d'un pli profond, peut-être ineflaçable,
sa façon d'envisager l'inconnu; il le scinda en deux parts
telles que chacune d'elles ressortissait à une fonction men-
tale toute spéciale, ayant sa compétence propre, l'une
vouée à la connaissance du Créateur, l'autre affectée à celle
de la création. Ainsi l'authenticité des Livres Saints a pu,
dans son esprit, récuser la critique scientifique, et la nature
s'accommoder du miracle. La révélation et la science ont pu
être, à ses yeux, deux sources de vérité dont les flots ont
deux lits distincts," qu'il est impossible et d'ailleurs inutile
de mettre en communication. C'est dans cette période que
sa santé, atteinte déjà par l'excès du travail, s'altéra déci-
dément. A partir de sa vingt-troisième année une période
nouvelle commence pour sa vie morale. Il semble d'abord
que le mysticisme y fasse une irruption triomphante, mais
nous avons vu que bientôt le commerce plus étendu et
plus constant avec le monde a dissous peu à peu le rigo-
risme de sa piété. La solidité de sa foi a pu même être
ébranlée par le contact d'une société de jeunes gens
libertins d'esprit et de mœurs où l'avait poussé le
besoin de diversion à ses travaux qui l'énervaient. C'est
la période de la lutte aiguë entre son tempérament de
mystique et son tempérament de savant. Le premier,
favorisé par une maladie qui lui refusait les joies du
cœur sur la terre, devait fatalement l'emporter sur le
second. Il appartint désormais sans partage à l'ascétisme
janséniste ; son entraînement vers la religion ne rencontra
plus de contrepoids. Mais sa piété, quelles qu'en aient pu
être les oscillations dans son âme, n'y a pas un moment
cessé de tendre à la stabilité sous la loi d'un indéracinable
instinct. Le pyrrhonisme proprement dit, pas plus que
l'indifférence, ne nous semble avoir pu supplanter en lui,
un seul instant, dans le cours entier de sa vie morale, la
foi du chrétien ni la certitude du savant.
Nous ne saurions donc voir dans Pascal le martyr du
INTRODUCTION 47
doute que nous présente une légende fort accréditée. Bien
que la poésie y puisse perdre, il nous apparaît simple-
ment comme un génie scientifique de la plus haute volée,
engagé dans une ûme religieuse au suprême degré, tant
par nature que par éducation, dont le mysticisme fut exas-
péré, dans le milieu le plus propre à le nourrir, par les
suites cérébrales d'une longue et cruelle maladie.
PREMIÈRE PARTIE
PREUVES PSYCHOLOGIQUES ET HISTORIQUES
DU CHRISTIANISME
SULLV Pri'dhommc.
LIVRE I
PREUVES PSYCHOLOGIQUES
DU CHRISTIANISME
CHAPITRE PREMIER
ISOLEMENT DE L'hOMME DANS l'ABIME INFINI. — SON ASPIRATION
INMNCIBLE, FONCIÈRE AU BONHEUR. — DÉFINITION ET CONDITION
DU VRAI BIEN.
Il nous importe de préciser l'objet de notre entreprise.
Un corps de doctrine estdit simplement logique si les juge-
ments dont il est composé s'enchaînent par des raisonne-
ments d'une justesse irréprochable, que d'ailleurs soient
vraies ou fausses les données initiales (concrètes ou
abstraites), point de départ des déductions et des induc-
tions. Un corps de doctrine est dit rationnel quand tout
son ensemble, y compris ses données initiales, est incon-
testable. Cette distinction établie, notre objet est avant
tout de dégager le lien logique des Pensées religieuses
de Pascal et subsidiairement d'en apprécier la valeur
rationnelle. Cette valeur, nous le verrons, est relative; elle
«st limitée par l'abîme qui sépare l'intelligence humaine
de l'essence et de l'œuvre divines et que Pascal a sondé
lui-même.
Nous allons donc constituer l'ordre purement logique des
dites Pensées. Or le début qui s'impose à cette constitution
est évidemment le premier regard que l'homme porte autour
de lui sur l'univers où il se voit isolé. N'est-ce pas là le
52 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
début le plus naturel? C'est, en effet, pour se rassurer
qu'il interroge les religions. S'il n'éprouvait aucune alarme
au sujet de sa destinée, s'il ne se sentait en rien menacé,
il n'aurait aucun motif de sortir de sa quiétude et de
s'adresser au christianisme. Que la terreur éprouvée par
Pascal lui-même soit normale ou excessive, ou même mor-
bide, en tout cas, il la ressent, et dès lors le branle est
donné à sa méditation et communiqué, dans un ordre
logique, à ses pensées.
En voyant l'aveuglement et la misère de l'homme, en
regardant tout l'imivers muet, et l'homme sans lumière,
abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de
Vimivers, sans savoir qui Vy a mis, ce qu^ily est venu faire,
ce qu'il deviendra en mourant, incapable de toute connais-
sance, j'entre en effroi comme un homme qu'on aurait porté
endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s'éveil-
lerait sans connaître oii il est, et sans moyen d'en sortir.
Et sur cela j'admire comment on n'entre point en désespoir
d'un si misérable état (I, 175).
Car, enfin, qu'est-ce que V homme dans la nature? Un
néant à l'égard de Vinfini, un tout à l'égard du néant, un
milieu entre rien et tout Infiniment éloigné de comprendre
les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour
lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable; éga-
lement incapable de voir le néant d'oii il est tiré, et l'infini
où il est englouti (I, 3).
Qu'on s'imagine un nombre d'hommes dans les chaînes^
et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour
égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur
propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regar-
dant les uns les autres avec douleur et sans espérance,
attendent leur tour : c'est l'image de la condition des
hommes (I, 54).
Telle en serait l'image, en effet, si Pascal n'omettait un
point capital, à savoir qu'il entre dans leur condition nor-
male de n'en pas sentir l'horreur et que lui seul peut-être
il en est réellement frappé d'épouvante.
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU CHRISTIANISME 53
On est tenté de se demander s'il est opportun de leur en
donner conscience, si c'est leur rendre service. Mais la
question est sans intérêt, parce qu'il est tout à fait impos-
sible de leur communiquer ce sentiment, ou du moins de
l'imprimer durablement en eux. Pascal l'éprouve au con-
traire avec une netteté et une profondeur saisissantes; il est
évident que toute l'éloquence des paroles citées plus haut
est faite de sa réelle terreur, est arrachée à ses entrailles :
Le silence étemel de ces espaces infinis m'effraie (II, 153),
Ce cri, personne peut-être ne l'avait poussé avant lui.
Le tremblement devant l'infini est anormal chez l'homme,
la nature le lui a épargné. La surface de la terre est pro-
portionnée à sa taille, il s'y sent largement et solidement
soutenu; la ligne extrême de l'horizon est lointaine, mais
toujours présente, et un beau pavillon d'azur ou de velours
noir semé de points d'or voile à merveille le gouffre infini
où la planète est abîmée. A proprement parler, elle n'est
pas du tout abîmée dans un gouffre; elle ne peut tomber
que sur ce qui l'attire et ce n'est pas le vide, c'est un astre
fécondant qui l'attire; et fût-elle seule dans l'espace, elle
n'en serait que mieux assise, elle n'aurait plus même à
redouter son rapprochement progressif du soleil. Ainsi,
d'une part, l'ignorance procure à l'homme l'illusion que la
terre est stable et le ciel limité; d'autre part, la science,
en môme temps qu'elle lui révèle l'infinité de l'espace, lui
Ole tout motif de s'y croire précipité et perdu; il n'y des-
cend pas plus qu'il n'y monte, et le heu qu'il y occupe en
est aussi bien le centre que tout autre point. Pascal même
le lui dit : C'est une sphère infinie dont le centre est par-
tout^ la circonférence nulle part (I, 1), et il lui enseigne,
en outre, qu'il n'est ni grand ni petit, mais simplement
milieu entre l'infinité de grandeur et celle de petitesse,
entre rien et tout, car qui n' admirera que notre corps, qui
tantôt n était pas perceptible dans l'univers, imperceptible
lui-môme dans le sein du tout, soit à présent un colosse y
un monde, ou plutôt un tout, à Végard du néant oie l'on ne
peut arriver? (I, 3.)
54 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Enseignement plutôt propre à le désintéresser de sa
taille qu'à Ten chagriner. Il faut au commun des hommes
un extrême effort d'attention pour concevoir ces deux
infinités, et l'impossibililé absolue où ils sont tous de les
imaginer les affranchit d'en être émus comme ils pourraient
l'être. Quant au spectacle de la mort et à la nécesssité de
mourir, l'homme en est terrifié dans le moment môme où
l'un lui rappelle l'autre, mais c'est un éclair de frayeur; la
nature semble lui interdire de s'y arrêter et, l'habitude
aidant, il s'y fait étonnamment. Dans un cachot dont les
murs reculent à mesure qu'on avance et où chacun des
condamnés à mort éprouve l'inavouable, mais réel récon-
fort d'en voir exécuter avant lui un nombre indéterminé
d'autres qu'il ne connaît pas, l'attente de son tour devient
tolérable au plus pusillanime; le va-et-vient, la succession
des prisonniers et la décoration de la prison suffisent ample-
ment à distraire les survivants, surtout les derniers arrivés.
Ajoutons que les mortels embrassent la vie trop étroite-
ment, s'y oublient trop pour songer à tout ce qui en menace
la durée. Et à quel titre les blùmerait-on d'attacher de
l'importance à leurs occupations, puisqu'elles leur sont
imposées ou inspirées par des besoins ou des aptitudes qui
constituent leur essence môme, et puisque, d'ailleurs, il est
entendu que rien de fini n'est ni grand ni petit? Pascal,
néanmoins, s'en indigne; il le constate et n'y peut croire :
// faut quHl y ait un étrange renversement dans la nature
de l'homme pour faire gloire d'être dans cet état, dans
lequel il semble incroyable qu'une seule personne puisse
être. Cependant l'expérience m'en fait voir en si grand
nombre, que cela serait surprenant, si nous ne savions que
la plupart de ceux qui s'en mêlent se contrefont et ne sont
pas tels en effet (I, 141).
Hélas ! non, rien n'est plus conforme à la nature de
l'homme... et comment se peut-il faire que ce raisonnement
se passe dans un homme raisonnable ?
Je ne sais qui m'a mis au monde, ni ce que cest que le
monde, ni que moi-même. Je suis dans une ignorance ter-
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU CHRISTIANISME 55
rible de toutes choses. Je ne sais ce que c'est que mon corps,
que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui
pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-
même, et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces
effroyables espaces de l'univers qui m'enferment, et je me
trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je
sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu'en un autre,
ni pourquoi ce peu de temps qui m'est donné à vivre m'est
assigné à ce point plutôt qu'en un autre de toute l'éternité
qui nia précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que
des infinités de toutes parts, qui m'enferment comme un
atome, et comme une ombre qui ne dure qu'un instant sans
retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt
mourir; mais ce que j'ignore le plus est cette mort même
que je ne saurais éviter.
Comme je ne sais d'où je viens, aussi je ne sais oiije vais;
et je sais .seulement qu'en sortant de ce monde je tombe pour
jamais ou dans le néant, ou dans les mains d'un Dieu irrité,
sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être
éternellement en partage. Voilà mon état, plein de faiblesse
et d'incertitude. Et de tout cela je conclus que je dois donc
passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce
qui doit m'arriver. Peut-être que je pourrais trouver
quelque éclaircissement dans mes doutes; mais je n'en veux
pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher
(I, 139).
Ce célèbre monologue ne s'élève guère que dans l'âme de
Pascal. II a le loisir de le composer; la multitude court à
ses affaires qui sont pressantes, car il s'agit de labourer,
de bâtir, de fabriquer, d'acheter et de vendre pour subsister.
N'est-elle pas plus à plaindre qu'à blâmer? N'est-il pas bien
sévère en lui reprochant ses plaisirs si cher payés : je leur
demande s'ils sont mieux instruits que moi, ils me disent
que non : et sur cela, ces misérables égarés, ayant regardé
autour d'eux, et ayant vu quelques objets plaisants, s'y
sont donnés et s'y sont attachés (I, 175). Franchement,
nous ne saurions voir là ni une sottise ni un crime; car
56 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
enfin ils mesurent modestement leurs vœux à leur médio-
crité, ce qui est sage. Pascal mesure les siens à l'excep-
tionnelle exigence de ses hautes facultés; la soif d'une Ame
en exprime la capacité. Il se sent, lui, assez grand pour
avoir affaire à l'infini dans la nature, mais pourtant pas
assez pour n'en rien redouter. Il n'égale pas l'infini, mais
il l'interroge par une aspiration qui l'égale, et le silence de
cet abîme est un refus menaçant pour lui, pour lui seul et
peut-être une minime élite. Quels sont les hommes que ce
mal étrange tourmente? On les aurait vite comptés.
Cette indifférence des hommes à leur terrible condition
scandalise Pascal, mais, au fond, elle lui est infiniment
précieuse à constater, car il y signalera un indice inesti-
mable d'un trouble initial de l'équilibre moral chez l'homme,
trouble qui est une suite et par là une preuve du péché
originel. C'est un enchantement incompréhensible, et un
assoupissement surnaturel, qui marque une force toute-
puissante qui le cause (I, 141).
L'expHcation toute naturelle que nous donnons aujour-
d'hui de cette indifférence ne pouvait venir à son esprit,
il était prédisposé par sa foi à l'écarter, à reconduire, à se
la dissimuler.
En somme l'insouciance naturelle des hommes devant
l'énigme, pourtant si redoutable, de leur destinée ultra-ter-
restre est de même espèce que l'attitude surprenante de la
plupart des vieillards qui côtoient la tombe. On voit des
nonagénaires sereins et même souriants sous la menace
instante, mais constamment oubliée, de la mort. Personne
ne songe à leur en faire un reproche; au contraire on se
fait compHce de leur oubli. La nature n'a pas donné aux
bêtes la prévision de la mort et elle en a imposé la connais-
sance aux hommes, mais, par contre, elle en émousse chez
eux l'effroi. Or, la nature ici, pour Pascal, c'est l'ordre
établi par Dieu môme. Ne pouvait-il pas l'admirer au lieu
de s'en indigner? Mais à tout prendre, bien que naturelle,
en tant qu'elle est instinctive, la sécurité des hommes sur
leur planète énigmalique, n'en est pas moins sans fonde-
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU CHRISTIANISME 57
menl rationnel et pourrait être fallacieuse. Même au point
de vue purement physique, les hécatombes faites à l'impro-
viste par certains tremblements de terre justifieraient chez
eux linquiétude; ils rebAtissent pourtant leurs demeures
au pied des volcans. On ne saurait donc nier que, si Pascal
juge trop sévèrement leur indifférence en leur en imputant
la responsabilité, cette indifl"érence est illogique, sinon
monstrueuse.
Quoi qu'il en soit, lui, pour sûr, il souffre du tourment
que ne ressent pas le vulgaire et il y cherche un apaisement.
Au fond c'est toute sa féUcité qui est en jeu, car ce qu'il
craint, c'est précisément ce qui l'attire : Vhomme, qui n'est
produit que pour Vinfinité (II, 270). Pascal en juge par lui-
même. L'infini seul peut remplir son cœur, et tout vivant
veut être heureux. Le désintéressement absolu est une chi-
mère, il imphque contradiction; il s'agit seulement de
s'intéresser au bien, de subordonner en soi les intérêts de
la brute à ceux de l'homme; le plus noble sacrifice n'est
jamais que la part faite au meilleur de soi, une préférence
supérieure. Il y a cela de commun entre la vie ordinaire
des hommes et celle des saints, qu'ils aspirent tous à la féli-
cité; et ils ne diffèrent qu'en l'objet oîi ils la placent (II, 93).
L'homme ne peut pas ne pas proposer pour terme à ses
actes ce qu'il estime (à tort ou à raison) être son bien. Ce
qu'il appelle le désintéressement consiste, en dernière ana-
lyse, à intercaler le bien d'autrui dans le cercle de son acti-
vité dont il est l'origine et la fin. Pascal le reconnaît, mais
il ne nie pas pour cela la possibilité de l'acte méritoire ;
en réalité il élude plutôt qu'il ne résout ce problème
inquiétant. Pour s'en convaincre il faut scruter le fragment
de sa sixième lettre à Mlle de Roannez, joint aux Pensées.
On y lit, à propos des sacrifices que coûte la conversion :
Ce ne sont ni les austérités du corps, ni les agitations de
l'esprit, mais les bons mouvements du cœur qui méritent^ et
qui soutiennent les peines du corps et de l'esprit (II, 336).
Mais ces peines-là ne sont pas sans plaisirs, et ne sont
jamais surmontées que par le plaisir. Car, de même que
58 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
ceux qui quittent Dieu pour retourner au monde ne le font
que parce qu'ils trouvent plus de douceur dans les plaisirs
de la terre que dans ceux de l'union avec Dieu, et que ce
charme victorieux les entraîne, et, les faisant repentir de
leur premier choix, les rend des pénitents du diable, selon
la parole de Tertullien, de même on ne quitterait jamais
les plaisirs du monde pour embrasser la croix de Jésus-
Christ, si on ne trouvait plus de douceur dans le mépris,
dans la pauvreté, dans le détîûment et dans le rebut des
hommes, que dans les délices du péché (II, 337).
Tous les hommes recherchent d'être heureux; cela est
sans exception. Qiielques différents moyens quHls y
emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns
vont à la guerre et que les autres n'y vont pas, est ce même
désir qui est dans tous les deux, accompagné de différentes
vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que
vers cet objet. C'est le motif de toutes les actions de tous
les hommes, jusqu'à ceux qui vont se pendre (I, 116).
Ce dernier trait va jusqu'au fond de la question; sans
doute, il vaut mieux mourir pour autrui que pour soi, mais
c'est encore pour soi, pour se satisfaire, qu'on s'y résout.
En somme, ce que désire Pascal, de toutes les forces de
son âme, c'est le souverain bien, le véritable bien : Mon
cœur tend tout entier à connaître oii est le vrai bien, pour
le suivre. Rien ne me serait trop cher pour l'éternité...
(I, 197); et il le définit : Il faut qu'il ait ces deux qualités :
l'une, qiCil dure autant qu'elle, et qu'Une puisse lui être
ôté que de son consentement, et Vautre, qu'il n'y ait rien
déplus aimable (II, 317).
Voilà ce qu'il importe avant tout de découvrir. Comment
y procéder?
CHAPITRE II
POUR CONNAITRE SON VRAI BIEN L UOMME A BESOIN DE SE CON-
NAITRE. — ANALYSE DES APTITUDES DE L'aME. — LA PENSÉE.
— LES SENS. — LA SENSIBILITÉ MORALE. — l'iMAGINATION. —
LA VOLONTÉ. — l'hABITUDE. — LE LIBRE ARBITRE. — LA
CONSCIENCE MORALE. — INFIRMITÉ, DES APTITUDES DE L'aME ;
DISPROPORTION ENTRE LA PORTÉE DE CRAGUNE ET SON OBJKT;
chacune est SOURCE D'ERREUR. — INCONSTANCE, ENNUI, INQUIÉ-
TUDE. — DIVERTISSEMENT. — AMOUR-PROPRE ET VANITÉ. —
GRANDEUR ET PETITESSE DE l'iIOMME. — PROBLÈME DES CON-
TRARIÉTÉS DE SA NATURE.
Le souverain bien pour l'homme est évidemment ce qui
lui promet la satisfaction la plus complète et la mieux
assurée. Il semble tout d'abord que ce lui soit assez facile
à déterminer, qu'il n'ait pour cela qu'à interroger ses sens
et son cœur. Il s'aperçoit bientôt que la réponse n'est ni
aussi simple ni aussi précise qu'il l'avait présumé, car il ne
s'agit de rien de moins pour lui que d'approfondir sa
propre nature, celle des choses qui peuvent y convenir et
celle de la possession même. Pascal, sur ces trois points,
applique à une investigation minutieuse toute sa puissante
sagacité.
Les désirs, les vœux, les aspirations de l'homme expriment
son être; ses choix lui sont dictés, ses jouissances mesu-
rées par le rapport de son être à son milieu. Or le premier
r égard qu'il a porté autour de lui a déjà déconcerté ce qu'il
y a en lui de plus essentiel, sa pensée.
60 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
LA PENSEE.
Toute notre dignité consiste donc en la pensée (I, 11).
L'infini qui la sollicite la repousse en môme temps pour
ne laisser au cœur que le frisson d'un isolement effroyable.
En outre, notre ijitelligence tient dans Vordre des choses
intelligibles le même rang que notre corps dans l'étendue
de la nature (I, 5).
... Ti^op de vérité nous étonne (I, 3).
Les premiers principes ont trop d^évidence pour nous
(I, 5).
... Les choses extrêmes sont pour nous comme si elles
n'étaient point, et nous ne sommes poitit à leur égard : elles
nous échappent, ou nous à elles (I, o).
Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin
des choses et leur principe sont pour lui invinciblement
cachés dans un secret impénétrable ; également incapable
de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini oîi il est englouti
(I, 3).
Ce que nous avons d'être, nous dérobe la connaissance
des premiers principes, qui naissent du néant, et le peu que
nous avons d'être nous cache la vue de V infini (I, 3).
Manque d'avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont
portés témérairement à la recherche de la nature, comme
sHls avaient quelque proportion avec elle (I, 3).
Cette recherche de la nature réserve donc à l'intelligence
une déception d'autant plus profonde que la curiosité aura
été plus ardente; il y faudrait donc renoncer pour être
heureux.
Non seulement le champ de la connaissance est borné,
mais l'esprit n'y peut avancer que par tâtonnements suc-
cessifs, par corrections progressives de son point de vue.
L'inégalité dans ce progrès engendre la diversité des opi-
nions sur un même objet. Ces opinions varient uniquement
parce que « la lumière » a des degrés croissants dans les
différents esprits, ou dans le même. Ainsi se vont les opi-
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU CHRISTIANISME 61
nions succédant du pour au contre, selonquon a de lumière
(1,60).
Il y a ainsi renversement continuel du pour au contre
(I, GO).
On peut môme avoir une opinion vraie sur des « effets »
sans la fonder sur leur vraie « raison ». La vérité est bien
dans leurs opinions (celles du peuple), mais non pas au
point oit ils se figurent. Par exemple, il est vrai qu'il faut
honorer les gentilshommes, mais non pas parce que la nais-
sance est un avantage effectif, etc. (I, 60).
// est donc vrai de dire que tout le monde est dans Villu-
sion (I, 00).
Pascal découvre encore d'autres causes radicales à notre
faiblesse intellectuelle : Comment se pourrait-il qu'une
partie connût le tout? (I, 6.)
Les parties de l'Univers dépendent toutes les unes des
autres; l'homme ne peut donc pas même en connaître inté-
gralement une seule à moins d'embrasser les relations
mutelles de toutes entre elles. Il ne peut donc pas se con-
naître à fond lui-même. De plus, qu'il soit composé de deux
natures opposées et de divers genre, d'âme et de corps
(I, 7), ou seulement matière (tout inconcevable que cela
est puisqu'il raisonne), dans un cas comme dans l'autre il
est impuissant à connaître les choses. En effet : elles sont
simples en elles-mêmes {I, 7) ; or si nous sommes simple-
ment matériels, nous ne pouvons rien du tout connaître, et
si nous sommes composés d'esprit et de matière, nous ne
pouvons connaître parfaitement les choses simples, spiri-
tuelles ou corporelles (I, 7).
Il signale là l'origine de la confusion des idées de ces
choses par la plupart des philosophes; au lieu de recevoir
les idées de ces choses pures, nous les teignons de nos qua-
lités, et empreignons [de] notre être composé toutes les choses
simples que nous contemplons (I, 8).
Enfin nous avons beau prêter à toutes choses notre
double nature, instinct et raison, marques de deux natures
(II, 152), cela ne nous les fait pas davantage comprendre,
62 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
car nous ne concevons ce que c'est que cojys, et encore
moins ce que c'est qu esprit (I, 8), dont nous sommes pour-
tant composés nous-mêmes, encore moins concevons-nous
leur union. L'homme est à lui-même le plus prodigieux
objet de la nature (I, 8).
Il convient d'ajouter à l'infirmité essentielle de notre
intelligence l'aggravation qu'y apportent les causes d'er-
reur adventices. Il semble que toutes nos autres facultés
conspirent à fausser l'exercice de celle-là. On verra la part
qu'attribue Pascal à chacune d'elles dans cette pernicieuse
influence. Nos moyens de renseignement sont trompeurs
ou grossiers : La justice et la vérité sont deux pointes si
subtiles, que nos instruments sojtt trop mousses pour y
toucher exactement. S'ils jr arrivent, ils en écachejit la
pointe et appuient tout autour plus sur le faux que sur le
vrai (I, 35).
Même, à tout prendre, y a-t-il pour l'homme quelque
chose de consistant, de réel, offert à sa connaissance?
Peut-il, en effet, discerner la veille du rêve? L'instabilité et
l'incohérence sont-elles des caractères exclusivement pro-
pres au second? En voyage, par exemple, il arrive que la
« continuité », qui est le caractère présumé de la veille, se
rompe par la nouveauté, on dit : // me semble que je rêve
(I, 42); et Pascal ajoute : car la vie est un songe un peu
moins inconstant (I, 42).
Que devient alors l'objet même de l'intelligence? Où est
le fondement de la félicité, pour peu qu'elle repose sur ce
problématique objet, sur la satisfaction de le connaître?
LES SENS.
Si nous passons de ce qu'il y a de plus humain, en nous,
la pensée, à nos facultés moins hautes, nous y trouverons
le môme principe d'infirmité et de déception. Bornés en
tout genre., cet état qui tient le milieu entre deux extrêmes
se trouve en toutes nos impuissances.
Nos sens n'aperçoivent rien d'extrême. Trop de bruit
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU GHIIISTIÂNISME 63
nous assourdit ; trop de lumière éblouit ; trop de distance
et trop de proximité empêche la vue; trop de consonnances
déplaisent dans la musique;
Nous ne sentons ni l'extrême chaud, ni l'extrême froid.
Les qualités excessives nous sont ennemies, et non pas sen-
sibles : nous ne les sentons plus, nous les souffrons (I, 5).
Voilà pour la sensibilité physique.
LA SENSIBILITÉ MORALE.
Quant à l'autre, la sensibilité morale : ... trop de bienfaits
irritent : nous voulons avoir de quoi swpayer la dette (I, 5).
Ainsi la plus noble forme de l'amour, la reconnaissance
recèle une limite; ce qui l'oblige au delà l'importune, en
corrompt la douceur et l'essence môme. Les bornes et l'in-
constance des autres sortes d'affection, de l'amour propre-
ment dit surtout, sont le thème favori des moralistes obser-
vateurs. Ce qui, dans cette passion, a frappé Pascal, c'est
le témoignage qu'elle donne de la vanité de l'homme (I, 83),
par la disproportion entre ses causes et ses effets : La cause
en est un je ne sais quoi (Corneille) ; et les effets en sont
effroyables (I, 83). — Le ne:{ de Cléopdtre : s'il eût été plus
court, toute la face de la terre aurait changé (I, 84).
Les hommes sont-ils môme, si l'on y regarde de près,
capables de s'entr'aimer réellement, pour eux-mêmes ? Car
qu'aimc-t-on dans autrui? Un homme qui se met à la fenêtre
pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il
s^esi mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi
en particulier. Mais celui qui aime une personne à cause
de sa beauté, l'aime t-il? Non; car la petite vérole, qui tuera
la beauté sans tuer la personne, fera qu'il nq l'aimera plus.
Et si l'on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire,
m'aime-t-on, moi? Non; car je puis perdre ces qualités sans
me perdre moi-même. Oii est donc ce moi, s'il n'est ni dans
le corps ni dans l'âme ? Et comment aimer le corps ou l'âme,
sinon pour ces qualités qui ne sont point ce qui fait le moi,
puisqu'elles sont périssables? Car aimerait-on la substance
64 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qua-
lités qui r fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On
n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités
(I, 60).
Et Pascal en tire cette conclusion ironique :
Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer
pour des charges et des offices, car on n'aime personne que
pour des qualités empruntées (I, 66).
La sensibilité morale est, en outre, singulièrement favo-
rable à la division des esprits : Tout notre raisonnement se
réduit à céder au sentiment. Mais la fantaisie est semblable
et contraire au sentiment, de sorte qu'on ne peut distinguer
entre ces contraires. L'un dit que mon sentiment est fan-
taisie, l'autre que sa fantaisie est sentiment. Il faudrait
avoir une règle. La raison s'offre, mais elle est ployable à
tous sens ; et ainsi il n'jr en a point (I, 98).
Le sentiment s'introduit dans les opinions par voie de
prescription ou par surprise et dans les deux cas les fausse
également : Les impressions anciennes ne sont pas seules
capables de nous abuser : les charmes de la nouveauté ont
le même pouvoir. De là viennent toutes les disputes des
hommes, qui se reprochent ou de suivre leurs fausses
impressions de Venfance, ou de courir témérairement après
les nouvelles. Qui tient le juste milieu ? Qu'il paraisse, et
qu'il le prouve. Il n'y a principe, quelque naturel qu'il
puisse être, même depuis l'enfance, qu'on ne fasse passer
pour une fausse impression, soit de l'instruction, soit des
sens (I, 34).
Le jugement peut être faussé par d'autres causes encore :
Nous avons un autre principe d'erreur, les maladies.
Elles nous gâtent le jugement et le sens. Et si les grandes
l'altèrent sensiblement, je ne doute point que les petites n'y
fassent impression à leur proportion.
Notre propre intérêt est encore un merveilleux instru-
ment pour nous crever les yeux agréablement. Il nest pas
permis au plus équitable homme du monde d'être juge en
sa cause : j'en sais qui, pour ne pas tomber dans cet amour-
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU CHRISTIANISME 65
propre, ont été les plus injustes du monde à contre-biais.
Le moyen sûr de perdre une affaire toute juste était de la
leur faire recommander par leurs proches parents (I, 3o).
l'imagination.
Mais voici la maîtresse d'erreur et de fausseté (I, 31).
La faculté imaginante, l'imaginalion active, qui a tant
d'influence en amour, est dans tout le reste également dan-
gereuse. C'est cette partie décevante dans Vhomme, cette
maîtresse d'erreur et de fausseté et d'autant plus fourbe
quelle ne Vesl pas toujours ; car elle serait règle infaillible
de vérité, si elle l'était infaillible du mensonge. Mais étant
le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa
qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux
(1,31).
L'imagination grossit les petits objets jusqu'à en remplir
notre âme, par une estimation fantastique ; et, par une
insolence téméraire, elle amoindrit les grands jusques à sa
mesure, comme en parlant de Dieu (I, 41).
Dans une longue analyse Pascal en détaille tous les
délits: ... elle fait croire, douter, nier la raison, elle sus-
pend les sens, elle les fait sentir (I, 31).
Elle inspire la suffisance par cette appréciation chimé-
rique appliquée au moi. Si elle donne le bonheur, c'est aux
fous. Elle ne peut rendre sages les fous ; mais elle les rend
heureux, à l'envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis
que misérables, l'une les couvrant de gloire, l'autre de
honte (I, 31j,
C'est elle qui confère tout prestige. Qui dispense la répu-
tation ? qui donne le respect et la vénération aux personnes,
aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté
imaginante ? Combien toutes les richesses de la terre insuf-
fisantes sans son consentement ! (I, 32.)
Elle fait perdre son sérieux au plus grave auditoire pour
peu que l'orateur ait de bizarrerie dans sa personne, quel-
que grandes vérités qu'il annonce (I, 32).
Slxly Phudhomme. 5
66 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Elle peut susciter, chez le plus grand philosophe du
monde (I, 32), un effroi sans fondement que sa raison désa-
voue. Le ton de voix impose aux plus sages ^ et change un
discours et un poème de force (I, 33).
V affection ou la haine changent la justice de face (I, 33).
L'avocat bien payé par avance (I, 33) en est dupe, et le
juge est dupe de l'avocat. S'ils avaient la véritable justice,
et si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n'au-
raient que faire de bonnets carrés (I, 34).
Je ne veux pas rapporter tous ses effets (les effets de
l'imagination) ; je rapporterais presque toutes les actions
des hommes, qui ne branlent presque que par ses secousses
(I, 33).
Il faut relire ces pages qu'un résumé énerve et décolore.
LA VOLONTÉ. l'hABITUDE.
La volonté, à son tour, n'est pas d'un usage sûr, ni facile.
En premier lieu elle constitue encore une nouvelle source
d'erreurs, car V esprit, mai'chant dhine pièce avec la volonté^
s'arrête à regarder (dans ces choses) la face qu'elle aime,
et ainsi il en juge par ce qu'il en voit (I, 41). Pascal, en
disant que la volonté « aime », ne la sépare pas de ses
mobiles. Cette confusion, commune alors, a laissé des
traces dans le langage. On dit encore bonne ou mauvaise
volonté. Pour les psychologues d'aujourd'hui vouloir se
réduit à prendre l'initiative de l'acte après la délibération.
L'esprit croit naturellement, et la volonté aime naturelle-
ment ; de sorte que, faute de vrais objets, il faut qu'ils
s'attachent aux faux (I, 99).
Ajoutons que la coutume joue un rôle très important, le
plus souvent prépondérant, dans l'adoption des principes
qui dirigent l'opinion et la conduite. Or la coutume résulte,
au fond, d'une obéissance passive, d'un sommeil de la
volonté qui ne réagit pas contre la suggestion d'une idée
par l'autorité ou d'une pratique par l'exemple. Pascal en a
curieusement étudié la nature et les effets. Tant est grande
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU CHUISTIANISME 67
la force de la coutume, que de ceux que la nature n'a faits
qu'hommes, on fait toutes les conditions des hommes : car
des paj-s sont tous de maçons, d'autre tous de soldats, elc.
(I, 36).
Il est vrai que, si elle contraint la nature (I, 36), quel-
quefois la nature, dans Thomme, lui résiste par les instincts
et la surmonte il, 36). Il semble donc tout d'abord que
Pascal distingue nettement les deux choses l'une de l'autre,
mais, au contraire, il arrive à les confondre ; c'est qu'en
effet un état d'âme n'est devenu et ne peut être dit habi-
tuel, coutumier, qu'autant qu'il s'est naturalisé chez l'in-
dividu, et ne se pourrait-il pas que, réciproquement, le
naturel fût fait du coutumier? Qu'est-ce que nos principes
naturels, sinon nos principes accoutumés? Et dans les
enfants, ceux qu'ils ont reçus de la coutume de leurs pères,
comme la chasse dans les animaux ?
Une différente coutume en donnera d'autres principes
naturels. Cela se voit par expérience ; et s'il y en a d'ineffa-
çables à la coutume, il y en a aussi de la coutume contre la
nature, ineffaçables à la îiature et à ime seconde coutume.
Cela dépend de la disposition.
Les pères craignent que l'amour naturel des enfants ne
s'efface. Quelle est donc cette nature, sujette à être
effacée? La coutume est donc ime seconde nature, qui
détruit la première. Mais qu'est-ce que la nature? pour-
quoi la coutume n est-elle pas naturelle? J'ai bien peur que
cette nature ne soit elle-même qu'une première coutume,
comme la coutume est une seconde nature (I, 41).
Et il résume sa pensée ailleurs dans la formule suivante
(pii supprime toute distinction radicale entre ces deux
termes : La nature de l'homme est toute nature, omne
animal. Il n'y a rien qu'on ne rende naturel; il n'y a
naturel qu'on ne fasse perdre (II, 167).
C'est ce qu'il expliquera plus tard par les suites du péché
originel : ... La vraie nature étant perdue, tout devient sa
nature; comme, le véritable bien étant perdu, tout devient
son véritable bien (II, 167).
68 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
En tant qu'elle s'établit par une défaillance de la volonté
dans l'examen des principes, la coutume accuse une
faiblesse de la nature humaine; Pascal, avec une vigueur
superbe, en a dénoncé les funestes effets dans le domaine
scientifique, par exemple, où elle constitue une autorité
lyrannique. Mais dans tout le reste, lé chrétien en lui fai-
sant taire le savant, il reconnaît à la coutume, en faveur de
la soumission qu'elle suppose, une utilité parfois capitale.
En politique, d'abord, comme pis-aller, pour l'équilibre des
États : Lart de fronder, bouleverser les Etats, est d'ébran-
ler les coutumes établies, en sondant jusque dans leur source,
pour marquer leur défaut d'autorité et de justice. Il faut,
dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de
l'Etat, qu'une coutume injuste a abolies. C'est unjeu sûr pour
tout perdre ; rien ne sera juste à cette balance. Cependant
le peuple prête aisément l'oreille à ces discours. Ils secouent
le joug dès qu'ils le reconnaissent ; et les grands en pro-
fitent à sa ruine, et à celle de ces curieux examinateurs du
fondement des coutumes reçues et des lois fondamentales
d'autrefois. (Mais, par un défaut contraire, les hommes
croient quelquefois pouvoir faire avec justice tout ce qui
n'est pas sans exemple.) C'est pourquoi le plus sage des
législateurs disait que, pour le bien des hommes, il faut
souvent les piper; et un autre, bon politique : « Quum veri-
tatem, qua liberetur, ignoret, expedit quod fallatur. Il ne
faut pas qu'il sente la vérité de l'usurpation; elle a été
introduite autrefois sans raison, elle est devenue raison-
nable; il faut la faire regarder comme authentique, éter-
nelle, et en cacher le commencement si Ion ne veut quelle
ne prenne bientôt fin (I, 39).
S'il n'y a qu'un pis-aller de possible en politique, c'est
que nous sommes incapables de justice.
// est faux que nous soyons dignes que les autres nous
aiment; il est injuste que nous le voulions. Si nous nais-
sions raisonnables, et indifférents, et connaissant nous et
les autres, nous ne donnerions point cette inclination à
notre volonté. Nous naissons pourtant avec elle; nous nais-
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU CHRISTIANISME 69
sons donc injustes : car tout tend à soi. Cela est contre
tout ordre : il faut tendre au général; et la pente vers soi
est le commencement de tout désordre, en guerre, en police,
en économie, dans le corps particulier de Vhomme. La
volonté est donc dépravée.
Si les membres des communautés naturelles et civiles
tendent au bien du corps, les communautés elles-mêmes
doivent tendre à un autre corps plus général, dont elles sont
membres. Von doit donc tendre an général. Nous naissons
donc injustes et dépravés (II, 110).
Du reste, plus ou moins équitable, la société humaine
ne nous sert qu'un temps : Nous sommes plaisants de nous
reposer dans la société de nos semblables. Misérables
comme nous, impuissants comme nous, ils ne nous aideront
pas; on mourra seul; il faut donc faire comme si on était
seul; et alors, bâtirait-on des maisons superbes, etc.? On
chercherait la vérité sans hésiter; et si on le refuse, on
témoigne estimer plus V estime des hommes que la recherche
de la vérité (I, 197).
Le dernier acte est sanglajit, quelque belle que soit la
comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la
tête^eten voilà pour jamais {W, 112).
Pascal voit, en outre, dans l'habitude un très efficace
procédé d'assimilation de vérités acquises; il songe aux
dogmes chrétiens : ... nous sommes automate autant qu'es-
prit; et de là vient que V instrument par lequel la persuasion
se fait n'est pas la seule démonstration. Combien jr a-t-il
peu de choses démontrées ! Les preuves ne convainquent que
l'esprit. La coutume fait nos preuves les plus fortes et les
plus crues; elle incline P automate, qui entraîne l'esprit
sans qu'il j^ pense (I, 155).
Il faut donc faire croire nos deux pièces : l" esprit, par
les raisons, qu'il suffit d'avoir vues une fois en sa vie; et
l'automate, par la coutume, et en ne lui permettant pas de
s'incliner au contraire. « Inclina cor meum,Deus » (I, 156).
Le trait final marque du caractère religieux cette
peflsée, qui n'en trouve pas moins son application dans
70 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
tout autre ordre de connaissances. Pascal ira plus loin, il
recommandera la puissance de l'habitude, non plus seule-
ment pour s'assimiler la vérité, mais bien pour rac(|uérir
sans le concours de l'intelligence : Suive^ la manière par
où ils ont commencé (les convertis) : c'est en faisant tout
comme s'ils croyaient, en prenant de Veau bénite, en fai-
sant dire des messes, etc.; naturellement même cela vous
fera croire et vous abêtira (I, 152).
Mais, au point où nous en sommes, il n'a pas encore à
nous tenir ce langage. Il n'en est encore qu'au dépouille-
ment de nos facultés pour en relever toutes les faiblesses.
LE LIBRE ARBITRE
L'exercice de la volonté dans le gouvernement de nous-
même, au point de vue général de notre plus grand bien,
est extrêmement scabreux. Comment fixer les limites,
déterminer la mesure où elle fonctionne à noire avantage?
// n'est pas bon d'être trop libre. Il nest pas bon d'avoir
toutes les nécessités (II, 165).
Revêtue d'un pouvoir prévoyant et libre, l'âme humaine
est par là même constituée à la fois pourvoyeuse et régente
de ses appétits insatiables et de ses vagues aspirations; elle
court par là tous les risques et assume toutes les responsa-
bilités du pouvoir. Obsédée, tiraillée par ses sujets rebelles,
elle se sent obligée contre eux à plus de répression qu'elle n'a
de force, induite par eux et pour eux à plus d'ambition qu'elle
n'a de ressources. Ah ! combien il lui serait soulageant de
remettre sa double charge à quelque suzerain qui l'en
débarrassât, qui la libérât de sa liberté! Pascal a éprouvé
déjà cette délivrance par l'abdication : La volonté propre
ne se satisfera jamais, quand elle aurait pouvoir de tout ce
qu'elle veut; mais on est satisfait dès l'instant qu'on y
renonce. Sans elle, on ne peut être malcontent ; par elle, on
ne peut être content (II, 105).
Désespérer ainsi de la volonté, n'est-ce pas déclarer
l'homme incapable d'être lui-môme l'artisan de son véri-
table bonheur?
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU CHRISTIANISME 71
LA CONSCIENCE MORALE
Avant d'accepter celte condamnation, voyons si, au lieu
de nous démettre de notre volonté, nous ne découvrirons
pas ennous-même ce suzerain, dont elle relèverait et qui
lui formulerait les règles de notre gouvernement intérieur.
Il semble bien que la voix de notre conscience soit la pro-
mulgation de ces règles mêmes. La loi morale, conserva-
trice de notre dignité, n'est-elle pas la loi de notre félicité
même, puisque être digne c'est se rendre homme le plus
possible?
Nous ne trouvons, hélas! dans la conscience humaine
aucun discernement assuré du bien et du mal. Le deman-
derons-nous au sens moral qui a dicté leurs lois aux
nations? Le fondement moral des rapports sociaux, bien
loin d'être le même chez toutes, diffère de l'une à l'autre :
Plaisante justice qu'une rivière borne! Vérité au deçà des
Pyrénées, erreur au delà (I, 38).
.... l'un dit que l'essence de la justice est l'autorité du
législateur; l'autre, la commodité du souverain; l'autre, la
coutume présente, et c'est le plus sûr : rien, suivant la seule
raison, n'est juste de soi; tout branle avec le temps. La
coutume fait toute l'équité, par cette seule raison qu'elle
est reçue (I, 38).
Ainsi le plus sûr, selon Pascal, c'est encore ce qu'il a
jugé tout à l'heure n'être qu'un pis-aller, suppléant et peut-
être artisan des principes dits naturels. Si la justice était
connue, on ne trouverait pas établie cette maxime, la plus
générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que
chacun suive les mœurs de son pays; l'éclat de la véritable
équité aurait assujetti tous les peuples (I, 37).
Les hommes sans doute confessent que la justice n'est pas
dans ces coutumes, mais qu'elle réside dans les lois natu-
relles, connues en tout pays. Certainement ils la soutien-
draient opiniâtrement, si la témérité du hasard qui a semé
les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût
72 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
universelle ; mais la plaisanterie est telle, que le caprice
des hommes s'est si bien diversifié, qu'il n'jy en a point...
Le larcin, l'inceste, le meurtre des enfants et des pères,
tout a eu sa place entre les actions vertueuses (I, 38).
Ce qu'on nomme vertu n'est qu'un équilibre entre deux
tendances vicieuses; du moins par nous-mêrae ne pouvons-
nous nous soutenir dans la vertu : Nous ne nous soutenons
pas dans la vertu par notre propre /orce ; mais, par le con-
tre-poids de deux vices opposés, nous demeurons debout,
comme entre deux vents contraires : ôte^ un de ces vices,
nous tombons dans Vautre (II, 132).
Comme la mode fait l'agrément, aussi fait-elle la jus-
tice (I, 71).
Admettons même que le doute n'existe pas sur la qualité
morale de certains actes, de ceux qu'on appelle crimes,
encore le bien demeure-t-il douteux dans les cas les plus
importants : Chaque chose est ici vraie en partie, fausse en
partie (I, 88).
.... et ainsi rien n'est vrai, en F entendant du pur vrai. On
dira qu'il est vrai que l'homicide est mauvais ; oui, car nous
connaissons bien le mal et le faux. Mais que dira-t-on qui
soit bon? La chasteté? Je dis que non, car le monde fini-
rait. Le mariage? Non; la continence vaut mieux. De ne
point tuer? Non, car les désordres seraient horribles, et
les méchants tueraient tous les bons. De tuer? Non, car
cela détruit la nature. Nous n''avons ni vrai ni bien qu'en
partie, et ynêlé de mal et de faux (I, 88).
Il semblerait que le bien dût être reconnaissable à sa
rareté même et à une trempe particulière des âmes qui le
pratiquent; mais ces caractères sont trompeurs : Le mal
est aisé, il y en a une infinité; le bien presque unique. Mais
un certain genre de mal est aussi difficile à trouver que ce
qu'on appelle bien; et souvent on fait passer pour bien à
cette marque ce mal particulier. Il faut même une gran-
deur extraordinaire d'âme pour y arriver, aussi bien qu' au
bien (I, 88).
Celte observation vise peut-être le génie des ambitieux
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU CHRISTIANISME 73
célèbres, conquérants ou despotes. Par une telle méprise le
sens moral met le comble à la confusion et à Tincertitude
de ses arrêts. Pourtant si quelque chose importée la félicité
de riiomme c'est à coup sûr l'aptitude à distinguer, dans sa
conduite, ce qui le maintient au rang de son espèce ou
tend même à l'élever au-dessus et ce qui l'en fait, au con-
traire, descendre, ce qui le rapproche des espèces infé-
rieures.
L'instinct et l'appétit ne font guère en lui cette distinc-
tion. Il n'a obéi qu'à des mouvements irréfléchis dans
toutes ses prises de possession : Ce chien est à moi, disaient
ces pauvres enfants; c'est là ma place au soleil. Voilà le
commencement et f image de Vusiwpation de toute la ten-e
(I, 85).
Toutes les occupations des hommes sont à avoir du bien;
et ils ne sauraient avoir de titre pour montrer qu'ils le pos-
sèdent par justice, car ils n'ont que la fantaisie des hommes;
ni force pour le posséder sûrement. Il en est de même de la
science, car la maladie Vote. Nous sommes incapables et de
vrai et de bien (I, 41).
Il y a plus : quand même l'homme posséderait justement
et sûrement ce qui est à sa portée, aucun des objets acces-
sibles à .ses prises ne satisfait en lui l'aptitude qui y corres-
pond. Rien de ce qu'il a pu mettre en sa possession ne le
contente. Il aspire toujours au delà, de sorte qu'il désire
toujours autre chose que ce qu'il a et, ce qu'il désire
demeurant indéterminé, il semble poursuivre indéfiniment
une ombre fuyante. De là dans son cœur un malaise, une
agitation perpétuelle : La Jtature nous rendant toujours
malheureux en tous états, nos désirs nous figurent un état
heureux, parce qu'ils joignent à l'état oii nous sommes les
plaisirs de l'état oîi nous ne sommes pas; et quand nous
arriverions à ces plaisirs, nous ne serions pas heureux pour
cela, parce que nous aurions d'autres désirs conformes à ce
nouvel état (I, 54).
Cette explication très simple suffisait pour rendre compte
de la mobilité des vœux de l'homme; mais Pascal a besoin
74 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
d'y découvrir une cause mystique, et il pousse plus loin
son analyse pour la dégager.
Condition de Vhomme : inconstance, ennui, inquiétude
(I, 83).
Par ces trois mots, il caractérise la disproportion conti-
nuelle entre nos vœux et notre milieu terrestre, et il en
scrute avec soin les elïéts psychologiques. L'homme souffre
d'une sorte de démangeaison morale qui le porte à se frotter
à tout et à se lasser de tout. La possession n'est pour lui
qu'une vaine tentative de tromper une secrète faim sans
aliment, une indéfinissable misère, et l'occupation ne lui
sert qu'à oublier sa condition misérable. On accable les
hommes dès l'enfance d'affaires, de V apprentissage des
langues et d'exercices, et on leur fait entendre qu'ils ?ie
sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur,
leur fortune et celles de leurs amis soient en bon état, et
qu'une seule chose qui manque les rendrait malheureux
(I, 48).
Otez-leur tous ces soins, ils se verraient, ils penseraient
à ce qu'ils sont, d'oii ils viennent, où ils vont (I, 48).
..... s'ils ont quelque temps de relâche, on leur coîiseille
de l'employer à se divertir, à jouer, et à s'occuper toujours
tout entiers (I, 48).
la royauté est le plus beau poste du monde, et cepen-
dant qu'on s'en imagine [un roi] accompagné de toutes les
satisfactions qui peuvent le toucher; s'il est sans divertis-
sement, et qu'on le laisse considérer et faire réflexion sur
ce qu'il est, cette félicité languissante ne le soutiendra
point; il tombera par nécessité dans les vues des maladies
qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin
de la mort et des maladies qui sont inévitables; de sorte
que, s'il est sans ce qu'on appelle divertissement, le voilà
malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses
sujets qui joue et qui se divertit (I, 49).
Le roi est environné de gens qui ne pensent qu'à divertir
le roi et à l'empêcher de penser à lui. Car il est malheu-
reux^ tout roi qu'il est, s'ily pense (I, 50).
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU CHRISTIANISME 75
Ce n est pas qu'il x ^'^ ^" ^.//<^i ^" bonheur (dans le jeu,
la chasse, les grands emplois, etc.) wz qu'on s'imagine
que la vraie béatitude soit d'avoir l'argent qu'on peut
gagner au jeu, ou datis le lièvre qu'on court. On 7ien vou-
drait pas s'il était offert. Ce qu'on recherche, c'est le tracas.,
qui nous détourne d'y penser (à notre malheureuse condi-
tion (I, 49).
de là vient que la prison est un supplice si horrible;
de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incom-
préhensible (I, 49).
C'est d'ailleurs inconsciemment que les hommes se fuient
eux-mêmes par mille distractions :
ils ne savent pas que ce n'est que la chasse, et non
pas la prise, qu'ils recherchent (I, .^0).
Ils s'imaginent que, s'ils avaient obtenu cette charge, ils
se reposeraient ensuite avec plaisir, et ne sentent pas la
nature insatiable de leur cupidité. Ils croient chercher sin-
cèrement le repos, et ne cherchent en effet que l'agitation
(I. 50).
Ainsi s'écoule toute la vie. On cherche le repos en com-
battant quelques obstacles; et, si on les a surmontés, le
repos devient insupportable. Car, ou Von pense aux misères
qu'on a, ou à celles qui nous menacent. Et quand on se ver-
rait même asse\ à l'abri de toutes parts, l'ennui, de son
autorité privée, ne laisserait pas de sortir au fond du cœur,
où. il a des racines naturelles, et de remplir l'esprit de son
venin (I, 51).
Ainsi l'homme est si malheureux, qu'il s'ennuierait même
sans aucune cause d'ennui, par l'état propre de sa com-
plexion; et il est si vain, qu'étant plein de mille causes
essentielles d'ennui, la moindre chose, comme un billard et
une balle qu'il pousse, suffisent pour le divertir (I, 51).
Pascal insiste sur la vanité de l'homme :
Mais, dire\-vous, quel objet a-t-il en tout cela? Celui de
se vanter demain entre ses amis de ce qu'il a mieux joué
qu'un autre (I, 51).
Son but est donc double : d'une part il occupe son acti-
76 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
vite afin qu'il se forme un sujet de passion (I, 52) capable
de l'arracher au sentiment de sa condition terrestre, et
d'autre part il vise dans ses actes l'estime d'autrui : La
vanité est si ancrée dans le cœur de l'homme, qu'un soldat,
un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir
ses admirateurs (1, 25).
nous voulons vivre dans Vidée des autres d'une vie
imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraître.
Nous travaillons incessamment à embellir et à conserver
cet être imaginaire, et nous négligeons le véritable (I, 24).
Nous en négligeons l'amendement, mais non pas le culte,
car la recherche de la gloire procède de l'amour-propre :
La nature de V amour-propre et de ce moi humain est de
n'aimer que soi et de ne considérer que soi (I, 26). Mais,
comme l'homme se sent, malgré lui, fort différent de ce
qu'il veut paraître pour être estimé, il met tout son soin à
couvrir ses défauts^ et aux autres et à soi-même, et il ne
peut souffrir qu'on les lui fasse voir, ni qu'on les voie (1, 26).
Le MOI est haïssable (I, 76).
parce qu'il est injuste, qu'il se fait centre du tout
(I, 76).
chaque moi est V ennemi et voudrait être le tjrran de
tous les autres (I, 76). •
vous, Miton, le couvre^, vous ne lôte:{ pas pour cela:
vous êtes donc toujours haïssable (I, 76).
Chacun est im tout à soi-même; car lui mort, le tout est
mort pour soi. Et de là vient que chacun croit être tout à
tous (II, 153).
La vanité n'est pas seule préjudiciable à notre amende-
ment : Pascal reproche au divertissement aussi qui nous
console de nos misères d'être... la plus grande de nos
misères. Car c'est cela qui nous empêche principalement de
songer à nous (1, 54).
Sans cela, nous serions dans l'ennui, et cet ennui nous
pousserait à chercher un moyen plus solide d'en sortir
(I, 54).
En résumé : Rien n'est si insupportable à l'homme que
PREUVES PSYGHOLOGIOUES DU CHRISTIANISME 77
cfétre dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans
divertissement, sans application. Il sent alors son néant,
son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuis-
sance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme
l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le
désespoir (II, 154).
Et par surcroît il est vaniteux.
De quelque côté qu'on l'envisage l'homme apparaît donc
comme un être malheureux et mauvais.
Que le cœur de V homme est creux et plein d'ordure!
(I, 48.)
Toutefois, si méprisables que soient ses faiblesses, elles
supportent chez lui quelque fonds de nature recomman-
dable au contraire, comme un reste de noblesse perdue,
très digne de remarque. Il n'est point, en eftet, si essentiel-
lement épris des biens terrestres qu'il ne s'en déprenne à
mesure qu'il s'y livre; et pourquoi s'en dégoûte- t-il ainsi?
Ne serait-il pas obsédé par le vague souvenir, par le regret
latent de quelque autre félicité, seule digne de lui et qui
lui aurait échappé? Sans doute il est vaniteux, mais la
haute opinion qu'il cherche à donner de lui, ou plutôt de
ce moi imaginaire qu'il substitue à son moi réel dans la
pensée d'autrui, nest-elle pas motivée, justifiée par des
traces à demi effacées, qui demeurent en lui, de ce qu'il
a pu être? La plus , grande bassesse de V homme est la
recherche de la gloire, mais c'est cela même qui est la plus
grande marque de son excellence (I, 10).
... // estime si grande la raison de r homme, que, quelque
avantage qu'il ait sur la terre, s'il n est placé avantageuse-
jnent aussi dans la raison de l'homme, il n'est pas content
(I, 10).
La société politique témoigne aussi de la grandeur de
l'homme. Sans doute il faut reconnaître que : Tous les
hommes se haïssent naturellement l'un l'autre. On s'est
servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire
servir au bien public. Mais ce n'est que feinte, et une fausse
image de la charité; car, au fond, ce n'est que haine (II, 121 ).
78 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Il n'en faut pas moins reconnaître que c'est une marque
de... la grandeur de Ihomme, d'avoir tiré de la concupis-
cence un si bel ordre (II, 121).
Grandeur de Vhomme dans sa concupiscence inêtne, d'en
avoir su tirer un règlement admirable, et en avoir fait un
tableau de la charité (II, 121).
Sa nature est manifestement double : Tant de contradic-
tions se trouveraient-elles dans un sujet simple? (I, 184.)
Les hommes ont un instinct secret gui les porte à cher-
cher le divertissement et V occupation au dehors, qui vient
du ressentiment de leurs misères continuelles ; et ils ont un
autre iîistint secret, gui reste de la grandeur de notre pre-
mière nature, gui leur fait connaître gue le bonheur n'est
en effet gue dans le repos, et non pas dans le tumulte; et de
ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet
confus, gui se cache à leur vue dans le fond de leur âme,
gui les porte à tendre au repos par F agitation, et à se
figurer toujours gue la satisfaction gu'ils nont point leur
arrivera, si, en surmontant guelgues difficultés guils
envisagent, ils peuvent s'ouvrir par là la porte au repos
(I,50)._
Ainsi le bonheur serait dans le repos, c'est-à-dire dans la
constance d'une pleine satisfaction donnée à toutes les apti-
tudes qui définissent l'essence humaine. Combien l'homme
en est éloigné! Toute sa misère consiste à n'y pouvoir
atteindre ici-bas, mais, par contre, cela même qu'il en a
plus ou moins conscience atteste un principe en lui d'indé-
niable grandeur. Au demeurant, si toutes ses ouvertures
sur le monde extérieur conspirent à lui en fausser les
aspects, s'il est sujet de mille façons à l'erreur, toujours
est-il qu'il pense et par là sa dignité est sauve. Il pense, ce
roseau. Une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer.
Mais quand l'univers V écraserait, Vhomme serait encore
plus noble que ce gui le tue, parce gu'il sait guil meurt, et
l'avantage gue Vunivers a sur lui, l'univers nen sait rien.
Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de
là gu'il faut nous relever, et non de l'espace et de la durée.
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU CHRISTIANISME 79
que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien
penser : voilà le principe de la morale (I, 10-11).
Ce beau précepte confie la dignité de l'homme à la fonc-
tion mc^me dont il la tient, à la caractéristique de son espèce.
Par l'espace, l'univers me compretîd et jnengloutit
comme un point; par la pensée., je le comprends (1, 11).
Cela ne signifie point ici : je l'explique, mais seulement
j'en conçois l'immensité. Car il s'en faut bien que Pascal,
tout en saluant la pensée humaine, en méconnaisse l'im-
puissance : Toute la dignité de l'homme est en la pensée.
Mais qu'est-ce que cette pensée? qu'elle est sotte! (11,110.)
Et lors même qu'elle est raisonnable, le gouvernement de
la conduite humaine lui est contesté : L'homme n'agit point
par la raison, qui /ait son être (II, 155).
Il ne l'a que trop humiliée précédemment, et, après avoir
montré l'esprit flottant du pyrrhonisme au dogmatisme :
La nature confond les pyrrhoniens et la raison confond
les dogmatiques (I, 114). Pascal s'écrie : Quelle Chimère
est-ce donc que Vhomme! quelle nouveauté, quel monstre,
quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige ! Juge
de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai,
cloaque d'incertitude et d'erreur, gloire et rebut de l'uni-
vers (I, 114).
Il ne tarit pas sur ce thème de la grandeur et de la
misère de l'homme; on se rappelle tous les morceaux si
connus, pleins d'une sombre éloquence, où il le tourne et
retourne. C'est donc être misérable que de se connaître
misérable; mais c'est être grand que de connaître qu'on est
misérable. Toutes ces misères-là mêmes prouvent sa gran-
deur. Ce sont misères de grand seigneur, misères d'un roi
dépossédé (I, 9).
Sous les stigmates de la déchéance son front a gardé
l'empreinte du diadème. On découvre en lui des contra-
riétés, qui trahissent ses deux conditions : L'homme est
naturellement crédule, incrédule, timide, téméraii-e (1, 121).
Description de l'homme. Dépendance, désir d'indépen-
dance, besoin (II, 1G7).
80 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Cette duplicité de l'homme est si visible^ quily en a qui
ont pensé que tious avions deux âmes : un sujet simple leur
paraissait incapable de telles et si soudaines variétés, d'une
présomption démesurée à un horrible abattement de cœur
(I, 186).
Il conclut : S'il se vante, je l'abaisse; s'il s'abaisse, je le
vante; et le contredis toujours jusqu'à ce qu'il comprenne
qu'il est un monstre incompréhensible (I, 121).
En somme, voici ce que les méditations de Pascal sur la
nature humaine l'amènent à constater : notre âme pense,
sent, imagine, délibère, veut, qualifie moralement ses
actions, et, pourvue de ces diverses aptitudes, tend avide-
ment par elles au bonheur; mais grâce à quelque illogisme
étrange dans sa condition, l'aile qu'elle possède pour y
tendre est incapable d'y atteindre. Cette aile est en effet,
selon l'aptitude exercée, ou trop courte et trop faible, ou
artificielle, fabriquée de ressorts déréglés et de cire qui
fond, livrée, dans tous les cas pour sa direction, soit aux
caprices du hasard, soit aux tâtonnements périlleux de
l'ignorance. Bref il semble que notre âme ait eu l'aile
cassée, qu'elle s'en façonne vainement une postiche; son
normal essor paraît brisé, son but voilé, sa route dans
l'abîme brouillée, faussée, perdue. En même temps qu'elle
se sent égarée et tombée, elle a vaguement conscience de
la hauteur que mesure sa chute ; elle a plané sans doute,
car elle ne rampe qu'avec malaise et agitation sans pouvoir
ni se détacher des choses d'en bas, ni s'y attacher longtemps.
Elle est double dans sa nature et dans ses tendances.
CHAPITRE III
QUESTION DE L IMMORTALITE DE L AME. — IMPORTANCE DE CETTE
QUESTION. — MONSTRUOSITÉ DU REPOS DANS L'iGNORANCE DE LA
DESTINÉE d'outre-tombe. — RESSOURCES POUR EN SORTIR.
Après celle enquête approfondie sur Tessence de
rhomme, Pascal en sort plus perplexe et plus terrifié dans
son isolement au sein des abîmes de l'infini, car tout ce
qu'il a découvert, c'est que l'homme, par le seul fait de son
imperfection essentielle, est voué au rbalheur, et que
l'ambiguïté énigmatique de sa nature implique une contra;
diction insoluble à la raison, quelque chose d'inexplicable
et d'inquiétant qu'il serait plus imprudent que jamais de
laisser à la mort la mission d'éclaircir. Est-elle, en effet,
l'anéantissement? Sicile ne l'est pas, combien elle apparaît
redoutable! Le doute à cet égard suffit d'ailleurs à rendre
la paix de l'âme impossible.
Vimmortalité de Vâme est une chose qui nous importe si
fort, qui nous touche si profondément , quHl faut avoir
perdu tout sentiment pour être dans lindifférence de savoir
ce qui en est (I, 137), Toute notre conduite en dépend.
Il ne faut pas avoir l'âme fort élevée pour comprendre
quil n'y a point ici de satisfaction véritable et solide; que
tous nos plaisirs ne sont que vanité; que nos maux sont
infinis; et qu enfin la mort, qui nous menace à chaque
instant, doit infailliblement nous mettre dans peu d'années
dans l'horrible nécessité d'être éternellement ou anéanti ou
malheureux.
Sully Prudhomme. 6
82 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
// ti'j" a rien de plus réel que cela, ni de plus terrible
(I, 138).
... Que Von juge donc là-dessus de ceux qui vivent sans
songer à cette dernière/in delà vie, qui, se laissant conduire
à leurs inclinations et à leurs plaisirs sans réflexion et sans
inquiétude , et comme s'ils pouvaient anéantir Véternité en
en détournant leur pensée, ne pensent à se rendre heureux
que dans cet instant seulement (I, 143).
Ce repos dans cette igitorance (du sort qui les attend
après la mort) est une chose monstrueuse et dont il faut faire
sentir l'extravagance et la stupidité à ceux qui y passent
leur vie (I, 143).
C'est ime chose monstrueuse de voir dans un même cœur
et en même temps cette sensibilité pour les moindres
choses (la perte d'une charge, quelque offense imaginaire à
son honneur) et cette étrange insensibilité pour les plus
gratides (I, 140).
C'est im enchantejnent incompréhensible^ et un assoupis-
sement surnaturel, qui marque une force toute-puissante
qui le cause (I, 141).
Pascal flagelle tour à tour et ceux qui font gloire d'être
dans cet état, et ceux qui ne font que feindre ces sentiments
{I, 142), et surtout les indifférents : ... il faut avoir toute la
charité de la religion qu'ils méprisent, pour ne les pas
7nép)'iser jusqu'à les abandonner dans leur folie (I, 142).
C'est à ceux-ci particulièrement que son ouvrage
s'adresse : il faut faire pour eux ce que nous voudrions
qu'on fît pour ?ious si nous étions à leur place et les appeler
à avoir pitié d'eux-mêmes, et à faire au moins quelques pas
pour tenter s'ils ne trouveront pas de lumières. Qu'ils
dontient à cette lecture quelques-unes de ces heures qu'ils
emploient si inutilement ailleurs, quelque aversion qu'ils y
apportent; peut-être rencontreront-ils quelque chose, ou
pour le moins ils ti^y perdront pas beaucoup. Mais pour
ceux qui y apporteront une sincérité parfaite et un véri-
table désir de rencontrer la vérité, j''espère qu'ils auront
satisfaction et qu'ils seront convaincus des preuves d'une
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU CHRISTIANISME 83
religion si divine, que fai ramassées ici et dans lesquelles
f ai suivi à peu près cet ordre... (I, 142-143.)
Malheureusement pour nous Pascal n'achève point cette
phrase. Tout ce que nous pouvons inférer des pages dont
nous avons extrait la citation précédente, c'est qu'elles for-
maient l'entrée en matière ou la préface de son ouvrage
projeté, et qu'il se proposait d'y faire, non pas seulement
l'apologie, mais bien la preuve du christianisme, dans la
mesure, toutefois, où cette entreprise est humaine, c'est-à-
dire en réservant les droits de la grâce qui n'accorde qu'à
la bonne volonté le secours de la foi sans lequel toutes les
ressources de la raison demeurent insuffisantes et stériles
pour la conversion de l'incrédule. Mais revenons au point
où l'a laissé l'ordre purement logique de ses Pefisées.
On se demande tout d'abord si, après avoir ébranlé
comme il l'a fait toute confiance dans l'instrument môme
de la connaissance, qui est si court et si facilement faussé,
il est encore fondé à s'en servir; si la discussion des
moyens de connaître ne l'ont pas conduit au pyrrhonisme
absolu, par suite à la nécessité de suspendre toute
recherche, toute critique rationnelle et de s'enfermer dans
un mutisme désespéré. En ce cas ne devrait-il pas renoncer
à convaincre les incrédules, à leur fournir les preuves
qu'il leur a promises? A cette objection radicale nous pou-
vons répondre en son nom. Sans doute, mieux que per-
sonne il avait mesuré la portée de la pensée et en avait
reconnu les bornes. Physicien il savait à quel point elle est
sous la dépendance des sens, combien elle est à la fois leur
débitrice et leur dupe ; géomètre il l'avait sentie terrassée
et confondue par les deux infinis; religieux il l'avait prise
en flagrant délit d'impuissance à découvrir par elle-même
ce qu'il importe par-dessus tout à l'homme de connaître,
ce qu'il est, d'où il vient, où il va. Mais, d'autre part, si
l'esprit humain était radicalement impropre à la connais-
sance, il serait tout à fait inutile, conséquence réfutée par
les faits. Personne moins que Pascal ne pouvait nier toute
valeur à la définition et au raisonnement, sinon dans toutes
84 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
les spéculations, du moins dans les sciences abstraites, et
dans celles qui relèvent de l'observation et de l'expérience
jointes au raisonnement;, dans les sciences naturelles. L'his-
toire de la pensée et la constatation quotidienne des ser-
vices qu'elle rend à l'homme dans les rapports sociaux et
pour sa seule conservation témoignent assez contre le pyr-
rhonisme.
En somme il résume et formule son opinion sur l'aptitude
de l'esprit humain en ces termes :
Nous avons une impuissance de prouver invincible à tout
le dogmatisme ; nous avons une idée de la vérité invincible
à tout le pjrrrhonisme (I, 120).
Prise à la lettre, cette pensée n'est exactement applicable
qu'aux postulats de la géométrie. Mais entendue dans son
esprit, elle a une portée plus générale; impuissance de
prouver signifie ici : de tout prouver, car Pascal ne doutait
pas qu'il n'eût démontré les propriétés de la cycloïde et la
pesanteur de l'air, à la seule condition qu'on lui accordât
les postulats de la géométrie et la fidélité de certains
témoignages des sens.
C'est donc avec les ressources évidemment limitées,
chétives et mal assurées de la raison, mais enfin avec tout
ce peu de lumière qu'elle lui ofïre dans la nuit complète,
c'est avec cet humble rayon emprunté à ses adversaires,
qui n'admettent d'ailleurs pas d'autre flambeau, c'est avec
cela qu'il se fait fort d'éclairer pour eux une voie vers son
Dieu. Ils auraient mauvaise grâce à lui contester mainte-
nant l'usage de ce lumignon ; il ne tenait qu'à lui de laisser
Pyrrhon l'éteindre d'un souffle, ou de leur laisser croire
qu'il leur empruntait un soleil.
CHAPITRE IV
EXAMEN DES DOCTRINES PHILOSOPHIQUES INTÉRESSANT LA QUESTION
DU BONHEUR. — ELLES NE S'aCCORDENT PAS SUR LA DÉFINITION
DU SOUVERAIN BIEN CAPABLE DE LE PROCURER. — ERREUR DES
PHILOSOPHES EN CE QU'lLS ONT CRU CETTE QUESTION ET CELLE
DE l'immortalité DE L'AME INDÉPENDANTES L'UNE DE L'AUTRE.
— INSUFFISANCE DU CONCEPT RATIONNEL DE LA DIVINITÉ POUR
RÉPONDRE A L'ASPIRATION DU COEUR. — CRITIQUE DES PREUVES
MÉTAPHYSIQUES ET DES PREUVES COSMIQUES DE LA DIVINITÉ. —
INCOMPÉTENCE DE LA RAISON POUR CONNAITRE l'EXISTENCE DE
LA DIVINITÉ OBJET DE RELIGION; LE COEUR LA SENT UNE ET
PERSONNELLE ET TEND VERS ELLE PAR l'AMOUR COMME VERS
LE SEUL RECOURS DE l'hOMME ISOLÉ DANS l'INFINI. — LE
SENTIMENT RELIGIEUX OU RELIGION SPONTANÉE. — LA RELIGION
NATURELLE.
Exislc-t-il donc quelque félicité possible pour cette race
humaine que la seule analyse de sa condition fait présumer
déchue? S'il lui reste en espérance soit à se créer, soit à
reconquérir un genre de vie meilleur, préférable à tout
autre pour elle, quel est-il? Voilà ce qu'il lui faut à tout
prix découvrir. Comment y procéder? Pascal va-t-il
négliger toutes les recherches antérieures de l'humanité,
dont il a tant de témoignages à sa portée, pour affronter
tout seul et à nouveau le problème du bonheur qui a été
l'unique souci des générations depuis le premier homme?
Ce serait une présomption ridicule, et il se priverait des
chances de rencontrer aussitôt ce qu'il poursuit. Il consul-
tera donc les monuments de la pensée humaine touchant la
86 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
détermination du vrai bonheur. Mais le premier regard
qu'il jette sur les résultats consignés dans ces monuments
n'est pas engageant, car il constate pour les philosophes
288 souverains biens {\\, 156), et cela, au temps de Varron
qui en a fait le calcul, au rapport de saint Augustin. Il
tient le fait de Montaigne (Havet, II, 156). Il convient
d'ajouter à ce nombre celui des souverains biens proposés
par d'autres depuis cette époque. Une si prodigieuse
diversité d'opinions, dont pas une n'a fait fortune dans le
crédit des peuples, est peu propre à inspirer tout d'abord
confiance en l'autorité de la philosophie et prédispose mal
à en attendre la lumière cherchée.
... Tous leurs principes sont vrais ^ des pyrrhoniens, des
stoïques, des athées, etc. Mais leurs conclusions sont fausses,
parce que les principes opposés sont vrais aussi (II, 155).
T Mais peut ejîre que ce fujeâ pajje la portée de la r ai/on,
examinons donc/es inventions fur les chofes de fa force. S'il y a
quelque chofe oiifon interejî propre ayt deu la faire appliquer de
fon plusferieux, cejî à la recherche defon fouverain bien. Voyons '
donc où ces âmes fortes & clairvoyantes Vont placé & fi elles en
font d'accord.
Vun dit que le fouverain bien ejl en la vertu. Vautre le met
en la volupté., Vun en lafciencede la nature, Vautre en la vérité :
« Félix qui potuit rerum cognofcere caufas », Vautre en V igno-
rance totale. Vautre en Vindolence, d'autres à refifler aux
apparences, Vautre à n admirer rien, « nihil mirari prope res
una quce pofjit facere & fervare beatum », & les vrays pyrro-
niens en leur ataraxie, doute & fufpenfion perpétuelle & d'autres
plus fages penfent trouver un peu mieux. Nous voilà bien payés.
(MoLiNiER, I, 173-)
Le commun des hommes met le bien dans la fortune et
dans les biens du dehors, ou au moins dans le divertisse-
ment. Les philosophes ont montré la vanité de tout cela, et
Vont mis oit ils ont pu (II, 155).
Ceux qui nous ont conseillé de ne le chercher qu'en
nous-môme, ont échoué :
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU CHRISTIANISME 87
Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au dehors.
Notre instinct nous /ait sentir qu'il faut chercher notre
bonheur hors de nous. Nos passions nous poussent au dehors,
quand même les objets ne s'offriraient pas pour les exciter.
Les objets du dehors nous tentent d'eux-mêmes et nous
appellent, quand même nous n'y pensons pas. Et ainsi les
philosophes ont beau dire : Rentre^ en vous-mêmes, vous y
trouvère^ votre bien; on ne les croit pas, et ceux qui les
croient sont les plus vides et les plus sots il, 118).
Les stoïciens particulièrement ont proposé à l'homme
une règle de conduite impraticable :
Ce que les Stoïques proposent est si difficile et si vain!
Les Stoïques posent : Tous ceux qui ne sont point au haut
degré de sagesse sont également vicieux, comme ceux qui
sont à deux doigts dans l'eau... (II, 178).
... Ils concluent qu'on peut toujours ce qu'on peut quel-
que/ois, et que, puisque le désir de la gloire fait bien faire
à ceux qu'il possède quelque chose, les autres le pourront
bien aussi. Ce sont des mouvements fiévreux, que la santé
ne peut imiter (I, 118).
Une connaissance de la plus haute importance pour
l'homme au point de vue de son bonheur est celle de la
nature de l'ame, car sa conduite ici-bas en vue des éven-
tualités d'outre-tombe en dépend :
Si faut il voir, fi cette belle philofophie na rien aquis de cer-
tain -par un travail fi long & fi tendu, peut ejîrc qu'au moins
l'ame fe comioifira foy me/me. Efcoutons les régents du monde
fur ce fujeâ. Qu ont-ils penfé de fa fubfiance ?
Ont-ils efîé plus heureux à la loger ?
Quont ils trouvé de/on origine, de fa durée & de fon départ ?
(MoLiNiER, I, 174.)
Toute l'éthique des philosophes est faussée dans ses fon-
dements parce qu'ils ont voulu la rendre indépendante de
ces questions :
// est indubitable que, que l'âme soit mortelle ou immor-
telle, cela doit mettre une différence entière dans la morale;
88 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
et cependant les philosophes ont conduit leur morale indé-
pendamment de cela. Ils délibèrent de passer une heure
(11,111).
Platon, toutefois, fait exception, il demande à l'immor-
talité de l'âme une assise à la morale. Aussi Pascal en
prend-il note :
Platon, pour disposer au christianisme (II, 111).
La métaphysique des philosophes ne lui paraît pas avoir
fait plus que leur éthique pour la détermination du bonheur.
L'objet de la métaphysique est pourtant le principe même
d'où émane toute vie dans l'univers et qui dispose des con-
ditions de toute existence; c'est donc à ce principe qu'il
convient de demander, c'est de lui qu'on est en droit
d'attendre la satisfaction de l'âme par le souverain bien.
N'est-ce pas à la source éternelle de la sensibilité comme
de l'intelligence qu'il appartient d'ahmenter et d'assouvir
l'une comme l'autre? Cette source a un nom : la divinité,
l'inconnu représentant ce qui subsiste sous le flux inces-
sant de ce qui passe.
Il y a, indépendamment de toute religion, un concept
rationnel de la divinité, lequel relève de la métaphysique
en ce que l'être de la cause initiale, n'étant conditionné
par rien d'étranger à soi, existant par soi, représente
l'absolu. Pascal lui-môme n'a pas besoin d'être chrétien, ni
d'aucune religion pour écrire :
L'Être éternel est toujours, s'il est une fois (II, 168).
Je sens que je puis ti' avoir point été : carie moi consiste
dans ma pensée; donc moi gui pense n'aurais point été, si
ma mère eût été tuée avant que f eusse été animé. Donc je
ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel,
ni infini; mais je vois bien quHly a dans la nature un être
nécessaire, éternel et infini (I, 13).
Or c'est là précisément la divinité métaphysique, l'absolu.
D'où vient qu'il ne s'y est pas tenu et qu'il a dû recourir
à la divinité révélée par une autre voie de connaissance?
C'est que le renseignement fourni par la raison n'a pas
suffi à rassurer le cœur qui attend de la divinité son sou-
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU CHRISTIANISME 89
verain bien. Ce renseignement ne suffit môme pas à satis-
faire la raison à la recherche d'une explication du monde
phénoménal et en particulier de la condition humaine. Si
les métaphysiciens tombent d'accord sur le concept d'un
être nécessaire, éternel et infini, ils se divisent et s'égarent
dès qu'ils essaient de déterminer les rapports qu'il soutient
avec le milieu où ils vivent, avec le monde physique et
psychique. Les uns l'en conçoivent distinct, plus ou moins
séparé, les autres l'y confondent. Aucun d'ailleurs n'arrive
à tirer des seules données métaphysiques la fonction divine
qui intéresserait spécialement la félicité humaine, à savoir
une souveraine magistrature et une bienveillante surveil-
lance à l'égard des vivants, cette sorte d'office paternel
qu'on appelle la Providence et dont Pascal (non point dans
le recueil de ses Pensées, mais dans sa lettre à M. et Mme Pé-
rier sur la mort de son père) définit éloquemment la vertu
consolatrice. Nous ne rappellerons que les dernières lignes
du passage.
Nous bénirons la conduite de sa providence ; et wiissant
notre volonté à celle de Dieu même nous voudrons avec lui,
en lui, et pour lui, la chose quHl a voulue en nous et pour
nous de toute éternité (II, 236).
Le concept de providence ne dérive pas de ceux de
nécessité, d'éternité, d'infinité, lesquels, au fond, ne nous
révèlent rien de l'être métaphysique, sinon qu'il n'est con-
ditionné que par lui-même. Or savoir qu'un être existe
nécessairement et que, par suite, son existence est éter-
nelle et son essence illimitée, ce n'est rien connaître
encore de ce qui constitue son essence même. Qu'est-ce
qui est sans limite en elle? Voilà ce qui importe à notre
bonheur, car ce peut être l'indifïerence aussi bien que la
bonté; la raison l'ignore. Il nous faut une divinité sou-
cieuse de nos aspirations et disposée à nous en procurer
l'objet.
Outre ces raisons de ne point se contenter des preuves
métaphysiques de Dieu, il en est une qui décide Pascal à
n'en pas même user.
90 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Les preuves de Dieu métaphysique, dit-il, sont si éloi-
gnées du raisonnement des hommes, et si impliquées,
qu elles frappent peu; et, quand cela servirait à quelques-
uns, cela ne servirait que pendant l'instant qu'ils voient
cette démonstration, mais une heure après ils craignent de
s'être trompés (I, 154.)
D'autre part il est préférable de les passer sous silence
avant la conversion des incrédules, car il est dangereux
de connaître Dieu sans médiateur,
« Quod curiositate cognoverint super bia amiserunt »
(I, 154.)
On peut donc bien connaître Dieu sans sa misère, et sa
misère sans Dieu; mais on ne peut connaître Jésus- Christ
sans connaUre tout ensemble et Dieu et sa misère (I, 154).
Mais si la raison, réduite à sa seule fonction métaphy-
sique, conçoit la nécessité d'un Dieu sans aucune déter-
mination de son essence, peut-être, avec le secours de
l'expérience, en consultant le spectacle de la nature, nous
fournira-t-elle de la divinité quelque notion plus précieuse
au cœur, plus utile à notre recherche du souverain bien,
Pascal répugne tout de suite à l'admettre :
Tadmire avec quelle hardiesse ces personnes (ceux qui
ont traité de la félicité de l'homme avec Dieu) entrepren-
nent déparier de Dieu, en adressant leurs discours aux
impies. Leur premier chapitre est de prouver la divinité
par les ouvrages de la nature.
Je ne m' étonnerais pas de leur entreprise s'ils adres-
saient leurs discours aux fidèles, car il est certain [que
ceux] qui ont la foi vive dedans le cœur voient incontinent
que tout ce qui est nest autre chose que l'ouvrage du Dieu
qu'ils adorent. Mais pour ceux en qui cette lumière s'est
éteinte et dans lesquels on a dessein de la faire revivre, ces
personnes destituées de foi et de grâce, qui, recherchant
de toute leur lumière tout ce qu'ils voient dans la nature
qui les peut mener à cette connaissance, ne trouvent
qu'obscurité et ténèbres : dire à ceux-là qu'ils n'ont qu'à
voir la moindre des choses qui les environnent^ et qu'ils y
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU CHRISTIANISME 91
verront Dieu à découvert, et leur donner, pour toute preuve
de ce grand et important sujet, le cours de la lune et des
planètes, et prétendre avoir achevé sa preuve avec un tel
discours, cest leur donner sujet de croire que les preuves
de notre religion sont bien faibles, et je vois par raison et
par expérience que rien nest plus propre à leur en faire
naître le mépris (II, 60).
Pascal parle ici en physicien habitué à ne chercher dans
les phénomènes que des rapports et à n'y découvrir que
des lois, d'autant plus solidement démontrées que la
démonstration exclut davantage les hypothèses transcen-
dantes, les vues métaphysiques; lois partielles d'ailleurs,
dont la synthèse échappe encore. Il nous livre plus loin le
motif intime, déjà signalé, de sa répugnance :
Tous ceux qui cherchent Dieu hors de Jésus-Christ, et
qui s^arrêtent dans la nature, ou ils ne trouvent aucune
lumière qui les satisfasse, ou ils arrivent à se former un
moyen de connaître Dieu et de le servir sans médiateur : et
par là ils tombent, ou dans l'athéisme, ou dans le déisme,
qui sont deux choses que la religion chrétienne abhorre
presque également (II, 62) '.
Les auteurs canoniques ont sans doute prévu ces périls,
car :
C'est une chose admirable que jamais auteur canonique
ne s est servi de la nature pour prouver Dieu. Tous tendent
à le faire ciboire (I, 155).
// fallait qu'ils fussent plus habiles que les plus habiles
gens qui sont venus depuis, qui s'en sont tous servis. Cela
est très considérable (I, 155).
Pascal se croit tenu de les imiter. Ainsi, à ses yeux, la
contemplation et l'étude du monde qui tombe sous les
sens sont impropres à corroborer comme à suppléer le
concept métaphysique de la divinité. On n'y puise qu'une
1. Cette citation et celles des suivantes où sont mentionnés le nom
et les dogmes de la religion chrétienne avant que l'ordre logique y est
abouti ne valent, bien entendu, que par ce qu'elles contiennent de
relatif au chapitre où elles figurent.
92 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
notion encore indéterminée du vrai Dieu, bien qu'on y
trouve un haut témoignage de sa toute- puissance, une
marque de son infinité dans la création, comme il le fait
remarquer à la fin du premier paragraphe de son célèbre
discours sur les infinis :
... Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa
haute et pleine majesté (I, 1).
Nous avons beau enfler nos conceptions au delà des
espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes, au
prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie dont
le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin,
c'e^t le plus grand caractère sensible de la toute-puissance
de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée
Les caractères divins imprimés dans la nature risque-
raient de la faire identifier avec la divinité même qu'elle
représente par les infiinis, si d'autre part ses défauts ne l'en
distinguaient :
La nature a des perfections, pour montrer qu'elle est
Vimage de Dieu; et des défauts, pour montrer qu'elle n'en
est que l'image (II, 119).
Bien qu'elles révèlent les infinis qui les défient, les
sciences naturelles, par leur méthode même, exclusive de
tout acte de foi religieux, inspirent une légitime défiance à
Pascal chrétien.
Dans tous les cas ce n'est point aux sciences dont l'uni-
vers visible et tangible est l'unique objet qu'il faut
demander le secret de la félicité et de la destinée humaine.
Le champ de leur exercice propre, limité par la portée
même des sens, qui leur fournissent leurs matériaux, est
trop restreint, leur point de vue trop spécial, ou, parleur
progrès même, trop variable. Ce secret, JDieu seul nous le
peut révéler. L'objet de nos aspirations suprêmes, le seul
qui puisse nous rassurer entre les deux abîmes de l'espace
et du temps et remplir notre « gouffre » intérieur, n'est
autre que le divin môme par ce que nous sentons en lui
d'infiniment préférable à toute autre chose et que ni la
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU CHRISTIANISME 93
métaphysique, ni le spectacle de la nature, ni les sciences
positives ne nous révèlent.
Qu'est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuis-
sance? sinon qu'il j-" a eu autre/ois dans Vhomme un véri-
table bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la
marque et la trace toute vide, et qu'il essaie inutilement
de remplir de tout ce qui l'environne, recherchant des
choses absentes le secours qu'il n'obtient pas des présentes,
mais qui en sont toutes incapables, parce que le gouffre
injini ne peut être rempli que par un objet infini et
immuable, c'est-à-dire que par Dieu même.
Lui seul est son véritable bien (II, 117).
S'il jr a un Dieu, il ne faut aimer que lui, et non les
créatures passagères (II, 110).
C'est seulement en complétant le double concept méta-
physique et empirique de la divinité par ce que la religion
véritable enseigne du contenu moral de l'essence divine,
c'est en composant avec ces données d'origines diflerentes
ridée de l'être parfait au double point de vue ontologique
et éthique que nous proposerons à notre âme un objet digne
de ses vœux, en mesure de combler son vide.
On remarquera tout de suite que cette fusion de la divi-
nité métaphysique et cosmique avec la divinité morale-
ment anthropomorphique à laquelle s'adressent les vœux
et les prières de l'homme implique contradiction, la néces-
sité de l'une répugnant à la Ubre sollicitude essentielle à
l'autre. Cette difficulté n'intéresse que les religions supé-
rieures dont la théologie tente la synthèse de ces deux divi-
nités en une seule. Les dieux des religions inférieures sont
uniquement anthropomorphiques. La divinité métaphy-
sique, isolée de l'autre, n'est pas l'objet d'un culte religieux.
iMais Pascal n'a pas encore commencé l'examen des
religions; il n'a pas encore à se demander laquelle est la
vraie. Il voit seulement qu'il y a dans la nature un être
nécessaire, éternel et injini (I, 13); mais que, s'il s'en tenait
à celte information de la raison, il demeurerait incapable
de se prononcer sur ce qui, dans cet être, importe le plus
94 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
au bonheur de l'homme, sur l'unité et la personnalité qui
en font proprement un Dieu. Il faut que cet être, présent
dans la nature par son ubiquité, s'en distingue toutefois
pour en pouvoir être considéré comme le créateur et le
protecteur, pour que l'homme, en particulier, puisse avoir
recours à lui dans sa détresse. Or, d'une part, la raison
toute seule est impuissante à déduire du concept de l'être
absolu ce concept d'un être personnel créant et protégeant
un monde distinct de lui, et, d'autre part, elle est mise en
demeure de le postuler pour expliquer la morale et môme
simplement la diversité et la variation, la contingence dans
l'univers :
Je m'effraye et m'étonne de me voir ici plutôt que là; car
il n'^y a point de raison pourquoi ici plutôt que là ^ pourquoi
à présent plutôt que lors. Qui m'y a mis? par V ordre et la
conduite de qui ce lieu et ce temps a-t-il été destiné à moi?
« Memoria hospitis unius diei prœtereuntis » (II, 152).
Pourquoi ma connaissance est-elle bornée? ma taille? ma
durée., à cent ans plutôt qu'à mille? Quelle raison a eue la
nature de me la donner telle., et de choisir ce nombre plutôt
quun autre, dans Vinfinité desquels il n'y a pas plus de
raison de choisir l'un que Vautre, rien ne tentant plus que
r autre (IL 153).
Remarquons en passant que Spinoza n'a nullement résolu
le problème de concilier l'être nécessaire avec les modes
divers et variables. Aussi Pascal renonce-t-il à consulter
la raison sur l'existence du Dieu dont le cœur a besoin
(c'est-à-dire du Dieu du christianisme).
Incompréhensible que Dieu soit, et incompréhensible
quil ne soit pas (II, 12G).
(Dans cette Pensée l'idée de la divinité en est l'idée non
pas purement métaphysique, mais religieuse, comme l'in-
dique la fin de cette même Pensée citée entièrement plus
bas.) Généralement en ce qui touche aux questions trans-
cendantes, les plus importantes de toutes, Pascal refuse
h la raison en même temps le pouvoir d'affirmer et celui
de nier comme s'il avait pressenti les antinomies de Kant :
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU CHRISTIANISME 95
Incompréhensible que Dieu soit, et incompréhensible
qu'il ne soit pas; que l'dme soit avec le corps, que nous
n ayons pas d'âme; que le monde soit créé, qu'il ne le soit
pas, etc.; que le péché originel soit, et qu'il ne soit pas
(II, 126).
Nous ne tromons dans le recueil des Pensées aucune
preuve explicite de l'unité et de la personnalité divines,
faite indépendamment de toute doctrine religieuse. Pascal
déclare impossible cette démonstration par les seules voies
rationnelles. Nous avons cité précédemment les motifs d'un
autre ordre qui la lui faisaient aussi écarter. Il en agit de
même à l'égard de toutes les questions transcendantes.
Et c'est pourquoi je n'entreprendrai pas ici de prouver
par des raisons naturelles ou l'existence de Dieu, ou la
Trinité, ou l'immortalité de l'âme, ni aucune des choses
de cette nature; non seulement parce que je ne me sentirais
pas asse\ fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre
des athées endurcis; mais encore parce que cette connais-
sance, sans Jésus-Christ, est inutile et stérile (1, 154-loo).
Il se contente de dire :
T Cejl une chofeftvifible, qu il faut aymer unfeul Dieu quil
ne faut point de miracles pour le prouver (MoLimER, II, 42).
Gomme d'ailleurs il se refuse à le prouver par la raison
qui s'y perd, l'on ne saurait douter qu'il n'invoque l'autorité
du cœur, ce mot étant pris dans la double acception (alTec-
tive et intellectuelle) qu'il lui a conférée. L'homme, dans
son efi'royable isolement, se sent dépendre de l'inconnu; il
en a tout à redouter; mais d'autre part c'est de l'inconnu
seul qu'il peut attendre quelque assistance. Or il y sent la
cause de son être et dans celle-ci son unique recours. Il
tend donc spontanément vers cet arbitre invisible de son
sort, et son instinctif élan ne se divise pas, ne prend pas
plusieurs directions. Cela même suffit à attester l'unité et
la personnalité divines par un témoignage immédiat et
intime. Quant à l'amour de Dieu, l'ûme le puise à la môme
source, c'est-à-dire au cœur qui lui indique la divinité
comme principe et objet de l'homme perdu dans l'infini.
96 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Mais remarquons que, dans celle simple aspiralion déses-
pérée de l'âme, Dieu ne lui révèle rien encore de sa nature;
son existence esl certaine, sa présence demeure voilée, son
secours problématique. L'homme est encore par rapport à
Dieu comme un enfant dans la détresse, qui ne douterait
pas qu'il n'eût un père, mais ne le connaîtrait pas et igno-
rerait les sentiments de ce père à son égard, bien qu'il se
sentît tenu de l'aimer. Pascal ne désavouerait-il pas ce que
nous introduisons de conjectural dans notre interprétation
de sa pensée? Du moins pourrait-il reconnaître que, dans
notre tentative de restituer à ses idées leur lien logique,
nous l'empruntons à sa propre théorie de la connaissance.
Conclurons-nous de ce qui précède que Pascal admette
une religion naturelle? Ce serait méconnaître l'aversion
qu'il professe ouvertement à l'égard du déisme. Ce serait,
en outre, supposer qu'il se contente d'une religion bien
incomplète. En effet, l'instinctif appel que dans les soli-
tudes infinies l'homme épouvanté adresse à la cause de tout
personnifiée, cet appel sans réponse encore, n'éclaire en
rien l'essence divine, non plus que la nature et la condition
humaine. Le sentiment religieux, religion spontanée sans
formule précise, est déjà né, mais aucune religion n'est
encore définie.
CHAPITRE V
LE SENTIMENT RELIGIEUX PREND NAISSANCE. — PASCAL EST AMENE
A EXAMINER LES RELIGIONS. — PREMIÈRES CONDITIONS REQUISES
POUR qu'une RELIGION SOIT LA VÉRITABLE.
Les philosophes, tant moralistes que métaphysiciens,
n'ont proposé à Pascal rien qui lui parût admissible pour
résoudre le problème soulevé par ses précédentes analyses
psychologiques; ils ne semblent même pas avoir soupçonné
l'existence de ce problème. Ce n'est donc pas de leurs
doctrines qu'il en espère la solution. Son enquête, à vrai
dire, n'a pas été entièrement stérile ; le commerce avec leurs
idées a pu lui faire prendre conscience, dans une certaine
mesure, du plus haut principe dont dépend Thomme. Le
cri d'angoisse poussé par celui-ci du fond de sa détresse
dans l'espace infîni n'a pas encore trouvé de réponse, mais
ne s'est pourtant pas perdu dans le vide. Il existe une
cause substantielle, primordiale de tout ce qu'il perçoit ou
devine et de lui-même. L'instinctif élan qui le porte vers
cette cause par elTroi de l'isolement n'a pas rencontré le
néant : avant que la métaphysique eût tenté d'en fournir à
l'esprit le concept, le cœur y plaçait déjà son suprême
espoir, et, prédisposé à une gratitude aussi profonde que
sa terreur, donnait déjà pour objet à son amour une Pro-
vidence inconnue.
Tel est le sentiment religieux à l'état naissant. L'homme
ne définit pas encore, il ne fait que pressentir la divinité, et
Sllly Phudhomme. '
98 LA VRAIE IIKLIOIOX SELON PASCAL
il n'en invoque et imagine que la nature analogue à la
sienne, c'est-à-dire anthropomorphique, aux attributs
psychiques, la seule qu'il sent pouvoir être en communi-
cation sympathique avec son âme; il n'en a pas encore
conçu la nature métaphysique. La matière religieuse
façonnée progressivement par les divers cultes, est cette
première intuition vague de la divinité en tant qu'elle est
accessible, favorable ou contraire aux supplications
humaines. Ce sont les religions qui prétendent en définir
l'essence, en instituer l'adoration, en canaliser, pour ainsi
dire, les faveurs et en conjurer les ressentiments, et ce sont
les plus élevées qui en ont synthétisé, identifié la nature
anthropomorphique et la nature métaphysique.
Pascal est donc amené à les examiner pour tâcher d'y
découvrir ce qu'il cherche.
Tout d'abord le même obstacle qu'il a rencontré en pré-
sence de toutes les doctrines instituées par la raison paraît
se dresser devant lui, aussi décourageant : on ne compte,
en effet, guère moins de religions diverses que de défini-
tions philosophiques du souverain bien, môme en écartant
le fétichisme et les cultes inférieurs qui ne méritent pas la
discussion. Laquelle choisir? Je vois plusieurs religions
contraires, et partant toutes fausses^ excepté une. Chacune
veut être crue par sa propre autorité, et menace les incré-
dules. Je ne les crois donc pas là-dessus; chacun peut dire
cela (I, 173).
La seule digne de foi sera évidemment celle qui révélera
l'essence de Dieu par les lumières qu'elle répandra sur
l'œuvre éminentede Dieu môme, sur l'homme et sa destinée.
Mais d'abord elle devra professerl'existence d'un seul Dieu :
Toute religion est fausse, qui, dans sa foi, n'adore pas
un Dieu comme principe de toutes choses, et qui, dans sa
morale, n'aime pds un seul Dieu comme objet de toutes
choses [U, 68).
La vraie nature de l' homme, son vrai bien, et la vraie
vertu, et la vraie religion, sont choses dont la connaissance
est iméparable (I, i70).
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU CHRISTIANISME 99-
Il faut, piiir faire qu une religion soit vraie, qu'elle ait
connu notre nature. Elle doit avoir connu la grandeur et la
petitesse, et la raison de F une et de l'autre (I, 170).
...la véritable religion nous enseigne, et qu'il j^ a quelque
grand principe de grandeur en l'homme, et qu'il y a un
grand principe de misère. Il faut donc qu'elle nous rende
raison de ces étonnantes contrariétés.
Il faut que, pour rendre l'homme heureux, elle lui montre
qu'il y a un Dieu; qu'on est obligé de l'aimer ; que notre
vraie félicité est d'être en lui, et notre imique mal d'être
séparé de lui ; quelle reconnaisse que nous sommes pleins
de ténèbres qui nous empêchent de le connaître et de
l'aimer; et qu'ainsi nos devoirs nous obligeant d'aimer
Dieu, et nos concupiscences nous en détommant, nous sommes
pleins d'injustice. Il faut qu'elle nous rende raison de ces
oppositions que nous avons à Dieu et à notre propre bien;
il faut quelle nous enseigne les remèdes à ces impuissances,
et les moyens d'obtenir ces remèdes (I, 182).
... Dieu étant ainsi caché, toute religion qui ne dit pas
que Dieu est caché n'est pas véritable; et toute religion qui
n'en rend pas la raison n'est pas instruisante (I, 171).
La vraie religion doit avoir pour marque d'obliger à
aimer son Dieu. Cela est bien juste. Et cependant aucune
ne Va ordonné; la nôtre Va fait. Elle doit encore avoir
connu la concupiscence et V impuissance ; la nôtre Va fait.
Elle doit y avoir apporté les remèdes (I, 169).
Tel est le programme des condilions auxquelles la vraie
religion doit satisfaire.
Mais ne se pourrait-il pas qu'une doctrine eût été arlifi-
ciellemenl composée par des hommes importants précisé-
ment afin d'y satisfaire? Cette doctrine ne serait alors
quune ingénieuse hypothèse. Or de ce qu'une telle hypo-
thèse expliquât avec une certaine vraisemblance l'étal
moral et le sort terrestre de l'homme, lui assignât une des-
tinée conforme à ses aspirations, et donnAt pAture à son
besoin d'un principe créateur, protecteur et justicier, il ne
s'ensuivrait pas nécessairement que nulle autre hypothèse,
iOO LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
plus vraisemblable encore, ne pût atteindre le même but;
il ne s'ensuivrait pas qu'elle représentât la vérité.
Pour qu'une doctrine soit la vraie relig^ion, il faut
d'abord qu'elle soit une religion, c'est à-dire qu'elle recon-
naisse l'existence personnelle de la Divinité, qu'elle professe
l'existence de l'unique Dieu, et porte, en quelque sorte, la
signature de la divinité, qu'elle soit révélée à l'homme par
Dieu lui-même.
Si, d'une part, elle n'enseignait rien qui ne fût conforme
à l'expérience préalablement acquise par les sens, aux
inductions et aux déductions de la raison, rien qui déro-
geât aux rapports normaux des choses, c'est-à-dire aux
rapports déterminés par les essences mêmes, à l'ordre de
la nature en un mot, elle ne serait pas à proprement parler
une religion, elle ne serait qu'un système philosophique de
plus, sujet aux mêmes contestations que tous les autres,
n'ayant pas plus d'autorité. Si, d'autre part, elle n'ensei-
gnait que des choses extraordinaires sans fournir aucun
moyen de contrôler ses assertions, elle ne mériterait aucun
crédit et pourrait passer pour une simple superstition ou
une mystification. Elle doit donc produire en sa faveur des
faits surnaturels, voulus expressément par Dieu pour se
révéler aux hommes et en vue de son culte, et, en même
temps, prouver une telle affirmation en produisant des
témoignages irrécusables et indéniables que ces faits ont
existé et existent.
CHAPITRE VI
LE PREMIER CRITERIUM DE LA VERITE EN MATIERE RELIGIEUSE,
A SAVOIR LA PROFESSION D'uN DIEU PERSONNEL UNIQUE, ÉLI-
MINE DU PREMIER COUP TOUTES LES RELIGIONS POLYTHÉISTES
ET SERT A CONDAMNER LES INCRÉDULES. — PASCAL DISTINGUE
PLUSIEUTS TYPES D'iNCRÉDULES SOUS LA COMMUNE DÉNOMINA-
TION d'aTQÉES. — SON UORREUR POUR LE DÉISME. — ÉPICTÈTE
ET MONTAIGNE. — AUCUNE DOCTRINE PHILOSOPHIQUE n'EXPLIQUE
LES CONTRARIÉTÉS DE LA NATURE HUMAINE. — CES CONTRA-
RIÉTÉS SONT DES SIGNES CERTAINS DE DÉCHÉANCJE.
Une fois en possession du premier critérium de la vérité
en matière religieuse, à savoir la profession d'un Dieu per-
sonnel unique, Pascal procède d'abord et très aisément à
l'élimination d'une infinité de cultes inférieurs, de tous
ceux qui ne remplissent pas cette condition. Il écarte donc
du premier coup les religions polythéistes.
On demandera comment ces religions peuvent même
exister, et surtout comment il peut y avoir des athées,
puisque la notion ou, du moins, le sentiment de l'existence
d'un seul Dieu est donné à l'homme par l'effroi de sa soli-
tude dans l'infini et par l'instinct tout spontané de recourir
à son Créateur. Rappelons et complétons nos précédentes
citations sur ce point :
Comment se peut-il /aire que ce raisonnement se passe
dans un homme raisonnable?
Je ne sais qui m'a mis au monde... Je vois ces effroyables
espaces de Ihmivers qui jn'en/ennent... sans que je sache
102 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu'en un autre...
Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir; mais
ce que j'ignoi^e le plus est cette mort même que je ne saurais
éviter (I, 139).
Et néanmoins je veux aller sans prévoyance et sans
crainte tenter un si grand événement dans V incertitude de
réternité de ma condition future (T, liO).
Il faut qu'il y ait un étrange renve?'sement dans la nature
de Vhomme pour faire gloire d'être dans cet état, dans
lequel il semble incroyable qu'une seule personne puisse
être (1, 141).
La plupart y sont cependant sinon avec affectation d'in-
souciance, du moins avec indifférence. La vraie religion
rendra compte de cette anomalie étonnante. Des hommes si
déraisonnables servent admirablement à montrer la corrup-
tion de la nature par des sentiments si dénaturés (I, 140).
C'est elle aussi qui expliquera la froideur envers Dieu
chez tant de gens qui pourtant le connaissent : Qu'il y a
loin de la connaissance de Dieu à V aimer! (II, 153.)
Les incrédules offrent le plus complet exemple de ce
phénomène monstrueux d'indifférence au mystère de la
condition et de la destinée humaines et par suite d'indiffé-
rence à l'égard de Dieu.
Tous les divers types d'incrédules sont rangés dans le
recueil des Pensées sous le nom d'athées. L'athéisme et le
déisme sont deux choses que la religion chrétienne abhorre
presque également (II, 02), — ... V athéisme., qui y ^^t tout
à fait contraire (I, 176).
N'être pas chrétien et être athée, c'était tout un du temps
de Pascal, comme le fait remarquer Havet dans une note
(I, 1G7). Les indifférents et les pyrrhoniens sont athées en
ce sens que la divinité ne préoccupe pas les premiers et ne
saurait être affirmée .selon les seconds. Mais ce ne sont
point là les athées proprement dits, en hostilité déclarée,
ouverte et formelle avec toute religion. Ceux-ci nient
expressément l'existence de la divinité personnelle, anthro-
ponu)rphifjuc, la seule qui confère le caractère du Dieu
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU GHUISTIANIS.ME 103
objet de ciille à l'être nécessaire, à la cause première en se
l'assimilant. La cause métaphysique est cependant bien
divinité, car on ne peut refuser ce nom au principe éternel,
absolu cl infini de l'univers, et, à ce point de vue, il n'existe
pas un homme intelligent qui refuse à l'univers une cause,
soit extérieure à la substance des choses dont l'ensemble le
constitue, soit intérieure à la substance même de tout,
laquelle est alors cause de soi, commune à tous les indi-
vidus, unique, selon la conception de Spinoza, et s'identifie
à la divinité métaphysique en annulant l'autre, la divinité
moralement anthropomorphique essentielle à l'existence
d'un culte religieux. C'est la négation de la seconde qui
définit l'athéisme, au sens que les croyants prêtent à ce mot.
On ne peut que rendre hommage à la rare impartialité de
Pascal dans cette Pensée : Athéisme, marque de force d'es-
prit, mais jusqu'à un certain degré seulement (II, 127).
Havet signale qu'elle est empruntée à Montaigne (II, 148).
Quoi qu'il en soit, Pascal l'adopte; on s'en étonne moins
quand on se rappelle son aveu : je ne me sentirais pas asse:^
fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre des
athées endurcis (I, 155).
Ce sont néanmoins les phénomènes naturels qui, par
leur obscurité même, lui fourniront des armes contre leurs
objections aux mystères chrétiens : Qu'ont-ils à dire contre
la résurrection, et contre l'enfantement de la Vierge?
QiC est-il plus difficile, de produire un homme ou un animal,
ou de le reproduire? Et s'ils n'avaient jamais vu une espèce
d'animaux, pourraient-ils deviner s'ils se produisent sans la
compagnie les uns des autres? (II, 96.)
On devine que, dans la querelle moderne sur la généra-
tion spontanée, si, en sa qualité d'expérimentateur scrupu-
leux, il eût donné raison à Pasteur, en sa qualité de chré-
tien il n'eût pas tout condamné dans la thèse de Pouchet,
il lui eût concédé la génération spontanée, sinon pour le
temps présent, du moins pour celui de la création du
monde à la voix de Dieu.
Athées. Quelle raison ont-ils de dire qu'on ne peut ressus-
104 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
citer? Que c'est plus difficile de naître, ou de ressusciter;
que ce qui na jamais été soit, ou que ce qui a été soit
encore? Est-il plus facile de venir en être que d'y revenir?
La coutume nous rend V un facile, le manque de coutume
rend Vautre impossible ; populaire façon de juger. Pour-
quoi une vierge 7îe peut-elle enfanter? une poule ne fait-elle
pas des œufs sans coq? Qui les distingue par dehors d'avec
les autres? et qui nous dit que la poule n'y peut former ce
germe aussi bien que le coq? (II, 97.)
Nous laissons aux physiologistes le soin de répondre,
s'ils daignent. Ils décideront si ces arguments de Pascal
lui donnent le droit de se montrer, comme il le fait, si diffi-
cile à l'égard des athées sur la valeur des preuves.
Les athées doivent dire des choses parfaitement claires;
or il n'est point parfaitement clair que l'âme soit maté-
rielle (II, 126).
Dans sa pensée, la raison de cette grande sévérité est,
sans doute, que la responsabilité des athées est infinie, car,
s'ils sont crus, leur doctrine mène au désespoir : le déses-
poir des athées., qui cotinaissent leur misère sans Rédemp-
teur (I, 177).
Le polythéisme n'est pas une moindre monstruosité que
l'athéisme. Née d'une tendance à personnifier et déifier
indistinctement toutes les sources de la possession, tout ce
qui est présumé capable d'assurer l'assouvissement d'un
désir quelconque, cette sorte de rehgion qui institue autant
de cultes qu'il y a de passions, et dont l'origine est tout
autre que le frisson de l'Ame devant l'infini, a été rendue
possible par des raisons qu'il appartient au véritable mono-
théisme de fournir.
Les déistes sont particulièrement en horreur à Pascal.
Alors môme qu'ils croient Dieu seul digne d'être aimé et
admiré (II, 114), ce n'est pas dans son culte qu'ils font
consister leur perfection. Celte perfection lui semble hor-
rible {\l, 114), car elle consiste à détourner sur eux-mêmes,
à intercepter au profit de leur orgueil l'amour que les
hommes ne doivent qu'à Dieu ; Quoi! ils ont connu Dieu.,
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU CHllISTIANISME 10b
et n'ont pas désiré uniquement que les hommes l'aimassent,
mais que les hommes s'arrêtassent à eux; ils ont voulu être
l'objet du bonheur volontaire des hommes (II, 11-4), c'est-à-
dire leur faire trouver leur bonheur à les aimer (II, 114).
Ce n'est assurément pas là le vrai bonheur! Comment
auraient-ils pu le connaître? Ils ignoraient la vraie nature
de l'homme, la simultanéité, le conflit de grandeur et de
bassesse qui le lui rend irréalisable en ce monde et ne lui
permet que de s'y préparer.
La belle chose, de crier à un homme qui ne se comiatt
pas, qu'il aille de lui-même à Dieu! Et la belle chose de
le dire à un homme qui se co7inait [W, 155). Celui-là n'a que
faire du conseil, il y va de lui-même.
Les philosophes ne prescrivaient point des sentiments
proportionnés aux deux états. Ils inspiraient des mouve-
ments de grandeur pure, et ce n'est pas l'état de l'homme.
Ils inspiraient des mouvements de bassesse pure, et ce n''est
pas rétat de l'homme (I, 188). Et Pascal ajoute en son-
geant au christianisme : Il faut des mouvements de bassesse,
non de nature, mais de pénitence; non pour j- demeurer,
mais pour aller à la grandeur. Il faut des mouvements de
grandeur, non de mérite, mais de grâce, et après avoir
passé par la bassesse (I, 188).
La raison, qui fait la dignité de l'homme, lui en conseille
le respect, mais les passions réclament leur assouvisse-
ment. ... Cette guerre intérieure de la raison contre les
passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont
partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux
passions, et devenir dieux; les autres ont voulu renoncer
à la raison et devenir bêtes brutes {Des Barreaux). Mais
ils ne l'ont pu, ni les uns ni les autres, et la raison demeure
toujours, qui accuse la bassesse et l'injustice des passions,
et qui trouble le repos de ceux qui s'y abandonnent; et les
passions sont toujours vivantes dans ceux qui y veulent
renoncer (I, 120).
En somme : Les trois concupiscences ont fait trois sectes,
et les philosophes n'ont fait autre chose que suivre une des
106 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
trois concupiscences (I, 118). Elles consistent dans celle
de la chair ^ dans celle des yeux, et dans Y orgueil de la
vie (II, 103), orgueil des philosophes qui ont connu Dieu et
non leur misère (I, 154).
Néanmoins, outre Platon, deux moralistes ont trouvé
grâce devant l'examen de Pascal. Il les admire du moins,
mais il ne va pas jusqu'à s'aveugler sur les lacunes et les
périls de leurs doctrines : ce sont Epictète et Montaigne.
L'influence de Montaigne sur sa critique de la connaissance
humaine a laissé des traces 'visibles dans plusieurs de ses
Pensées où il lui fait des emprunts non dissimulés. C'est
dans son entretien avec M. de Saci qu'il faut chercher son
appréciation de la morale d'Epictète. Tout système de
morale n'a, au fond, d'autre objet que d'indiquer à l'homme
la véritable voie vers sa destinée par les vrais rapports de
sa voloijté avec sa condition. Epictète nous conseille de
conformer notre volonté à celle de l'ordonnateur de l'uni-
vers.
Epictète est un des philosophes du monde qui a mieux
connu les devoirs de Vhomme. Il veut, avant toutes choses,
qu'il regarde Dieu comme son principal objet; qu'il le suive
volontairement en tout, comme ne faisant rien qu'avec une
très grande sagesse : qu'ainsi cette disposition arrêtera
toutes les plaintes et tous les murmures et préparera son
esprit à souffrir paisiblement les événements les plus
fâcheux... .
... Vous ne deve\ pas, dit-il, désirer que ces choses qui
se font, se fassent comme vous voulez; mais vous deve\
vouloir qu elles se fassent comme elles se font....
... // veut qu il soit humble... (I, cxxiv).
La remarquable affinité de la morale d'Epictète avec celle
du Christ et sa conception d'une sorte de Providence à
laquelle il convient de s'en remettre du sort de l'humanité
devaient toucher Pascal.
Tose dire qu'il méritait d'être adoré, s'il avait aussi bien
connu son impuissance, puisqu'il fallait être Dieu pour
apprendre l'un et l'autre aux hommes (I, cxxv).
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU CHRISTIANISME 107
Mais Épiclèle n'a pas compris toute la profondeur de la
déchéance humaine. Il a cru et professé que : // faut
chercher la félicité par les choses qui sont en notre pouvoir,
puisque Dieu nous les a données à cette fn (I, cxxv); que
Tosprit et la volonté sont indépendants, et suffisent à
nous rendre parfaits , à nous faire connaître Dieu , et
Faimer, lui obéir, lui plaire (I, cxxv) (doctrine qui
supprime la nécessité d'un médiateur). Ces principes
d'une superbe diabolique le conduisent à d'autres erreurs,
comme : que Vdme est une portion de la substance divine
(I, cxxv).
Épictète a certainement plus de confiance dans la
bonté de notre nature et dans l'efficacité de nos efforts
pour remédier aux misères de notre condition que n'en
saurait avoir Pascal après l'analyse minutieuse qu'il a faite
des infirmités de toutes nos aptitudes, mais certainement
aussi Pascal est prévenu par sa croyance de chrétien
contre la doctrine du philosophe antique, si belle et secou-
rable qu'elle puisse être. Quant à celle du sage moderne,
de Montaigne, il n'en admet que le scepticisme comme
arme de guerre contre les systèmes philosophiques et les
hérésies. C'est ainsi quil gourmande si fortement et si
cruellement la raison dénuée de la foi, que, lui faisant
douter si elle est raisonnable, et si les animaux le sont ou
non, ou plus ou moins, il l'a fait descendre de rexcellence
qu'elle s'est attribuée et la met par grâce en parallèle
avec les bêtes, sans lui permettre de sortir de cet ordre
jusqu'à ce quelle soit instruite par son Créateur même de
son rang quelle ignore; la menaçant, si elle gronde, de la
mettre au-dessous de toutes, ce qui est aussi facile que le
contraire (I, cxxix).
Rien ne devait lui paraître s'accorder mieux avec les
résultats de sa sévère enquête. Malheureusement dans la
philosophie de Montaigne l'abandon tout chrétien des
titres de la raison a des conséquences toutes païennes pour
l'exercice de la volonté.
Il conclut qu'on doit prendre le vrai et le bien sur lapre-
108 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
mière apparence^ sans les presser (I, cxxxi), parce qu'ils
n'offrent rien de solide.
il agit comme les autres hommes ; et tout ce qu'ils
font dans la sotte pensée qu'ils suivent le vrai bien, il le fait
par un autre principe, qui est que, les vraisemblances étant
pareillement d'un et d'autre côté, l'exemple et la commodité
sont les contre-poids qui l'entraînent (I, cxxxi). Voilà qui
n'est pas pour plaire à la foi rigide de Pascal. Il s'en
indigne.
// me semble, ajoute-t-il, que la source des erreurs de ces
deux sectes est de n'avoir pas su que l'état de l'homme à
présent diffère de celui de sa création (I, cxxxiii).
Mais nous arrêtons là nos extraits de cet entretien ; nous
n'en avons dû retenir que les idées se rencontrant au stade
où nous sommes parvenu des preuves du christianisme
tirées logiquement des Pensées et des morceaux qui s'y
rattachent. Il convient de placer à la suite de la discussion
précédente les Pensées suivantes :
// est dangereux de trop faire voir à l'homme combien il
est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur, et il est
encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans
sa bassesse.
Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l'un
et l'autre. Mais il est très avantageux de lui représenter l'im
et l'autre (I, 11).
Que l'homme maintenant s'estime son prix. Qu'il s'aime^
car il y a en lui une nature capable de bien; mais qu'il
n'aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu'il se
méprise, parce que cette capacité est vide; mais qu'il ne
méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu'il se
haïsse, qu'il s'aime : il a en lui la capacité de connaUre la
vérité et d'être heureux; mais il n'a point de vérité, ou
constante, ou satisfaisante (I, 11).
Je voudrais donc porter l'homme à désirer d'en trouver^
à être prêt, et dégagé des passions, pour la suivre oii il
la trouvera, sachant combien sa connaissance s'est obscurcie
par les passions; je voudrais bien qu'il haït en soi la cou-
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU CHRISTIANISME 100
cupiscence qui le détermine d'elle-même^ afin qu'elle ne
r aveuglât point pour faire son choix, et qu'elle ne r arrêtât
point quand il aura choisi (I, l^).
Je blâme également, et ceux qui prennent parti de louer
l'homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui
le prennent de se divertir; et je ne puis approuver que ceux
qui cherchent en gémissant (I, 12).
Les stoïques disent : Rentre^ au dedans de vous-mêmes ;
c'est là oit vous trouvère^ votre repos : et cela n^ est pas vrai.
Les autres disent : Sorte\ en dehors; recherchei le bonheur
en vous divertissant : et cela n'est pas vrai; les maladies
viennent. Le bonheur n'est ni hors de nous^ ni dans nous; il
est en Dieu., et hors et dans nous (I, 12).
La nature de l'homme se considère en deux manières :
l'une selon sa fin., et alors il est grand et incomparable ;
Vautre selon la multitude, comme on juge de la nature du
cheval et du chien, par la multitude d'y voir la course, et
animum arcendi; et alors l'homme est abject et vil. Et voilà
les deux voies qui en font juger diversement, et qui font
tant disputer les philosophes. Car l'un nie la supposition
de l'autre; l'un dit : Il n'est pas né à cette fin, car toutes
ses actions jr répugnent ; l'autre dit : Il s'éloigne de sa fin
quand il fait ces basses actions (I, 12).
En résumé, même en tenant compte du parti pris de
Pascal en faveur de la religion chrétienne on reconnaîtra
qu'il est autorisé à ne se satisfaire d'aucun système phi-
losophique, d'aucune tentative de la raison, abandonnée
à elle-même, pour rendre intelligibles et acceptables à
rhommc sa condition et sa destinée terrestres. L'une et
Tautre, selon nos idées de finalité, sont évidemment irra-
tionnelles, car tout individu porte écrite dans son essence
une fin qu'il est inapte à réaliser, une fin contrariée par
l'insuffisance de ses aptitudes mômes, insuffisance qui ne
prépare que des avortements à ses efforts vers l'idéal de
chacune d'elles. 11 se peut que l'humanité dans son
ensemble progresse vers un état meilleur, mais la mort
brise subitement la destinée inachevée de chacun de ses
110 LA VHAIK RELIGION SELON PASCAL
représentants; combien peu meurent heureux dans l'épa-
nouissement de leur œuvre! Combien rare est l'eutha-
nasie !
Pascal est-il téméraire d'inférer de cet illogisme latent
rendu manifeste par son analyse dans la nature et le sort
de l'homme, que notre espèce a connu des temps meilleurs,
qu'elle est déchue d'un premier état où toutes les apti-
tudes individuelles étaient complètes, équilibrées et satis-
faites?
Nous souhaitons la vérité^ et ne trouvons en nous qu'in-
certitude. Nous recherchons le bonheur, et ne trouvons que
misère et mort. Nous sommes incapables de ne pas sou-
haiter la vérité et le bonheur., et sommes incapables ni de
certitude ni de bonheur. Ce désir nous est laissé ., tant pour
nous punir .1 que pour nous faire sentir d'oii nous sommes
effondrés (1, 120).
L'homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement
égaré, et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir retrouver.
Il le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans
les ténèbres impénétrables (l, 121).
Car enfin, si l'homme n'avait jamais été corrompu, il
jouirait dans son innocence et de la vérité et de la félicité
avec assurance,. Et si l'homme 7i' avait jamais été que cor-
rompu, il Ji'aurait aucune idée ni de la vérité ni de la béa-
titude. Mais, malheureux que nous sommes, et plus que s'il
n'y avait point de grandeur dans notre condition, nous
avons une idée du bonheur, et ne pouvons y arriver; nous
sentons une image de la vérité, et ne possédons que le men-
songe : incapables d'ignorer absolument et de savoir cer-
tainement, tant il est manifeste que nous avons été dans un
degré de perfection dont nous sommes malheureusement
déchus! (1, 115.)
A mesure que cette idée d'une déchéance humaine
deviendra de présomption dogme, Pascal la précisera et
l'affirmera avec une certitude et une éloquence croissantes.
Tout ce^ju'on peut répondre c'est que nulle présomption
ne .saurait être plus malaisément conciliable avec les acqui-
PREUVES PSYCHOLOGIQUES DU CHRISTIANISME IH
sillons et les tendances de la science actuelle, où domine
riiypollièsc de l'évolution par la lutte pour l'existence;
mais à l'époque où Pascal écrivait, ce point de vue n'était
pas encore atteint; son induction ne proposait rien qui
rompît en visière avec les idées accréditées, avec le sens
commun, et la foi la lui soufflait à l'oreille.
LIVRE 11
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME
CHAPITRE PREMIER
PASCAL EXAMINE D' ABORD QUELLE RELIGION SE RECOMMANDE AVANT
TOUTES LES AUTRES A LA CROYANCE PAR SES TÉMOIGNAGES
AUTUENTIQIES d'aNCIENNETÉ ET DE PÉRENNITÉ. — c'EST LA RELI-
GION JUD.EO-CURÉTIENNE. — IL FAUT EN OUTRE Q\jE CETTE RELI-
GION PROUVE SON ORIGINE DIVINE PAR QUELQUE CARACTÈRE
SURNATUREL.
Il existe plusieurs religions monothéistes. L'étude de
chacune d'elles afin de discerner celle dont la doctrine rem-
plit toutes les autres conditions requises pour être la véri-
table serait fort longue. Il est expédient de procéder par
voie d'élimination générale en tachant de reconnaître tout
de suite à un caractère extérieur laquelle a le plus de
chance d'être la vraie.
Parmi toutes les formes du 'monothéisme, il en est une
qui présente sur toutes les autres et sur tous les systèmes
philosophiques un avantage décisif, celui de la plus longue
durée et du plus général crédit. Si, à première vue, ce
n'est pas encore une preuve certaine, c'est du moins, une
forte présomption que cette forme est la vraie.
Ainsi, entre les religions monothéistes, déjà incompara-
blement moins nombreuses que les polythéistes, Pascal
fait tout de suite un triage qui simplifie singulièrement sa
recherche. Il examine d'abord laquelle produit des témoi-
SUI-LY PnUDHOMME. 8
114 LA VIIAIE RELIGION SELON PASCAL
gnages authentiques d'ancienneté et de pérennité, et par
ces deux caractères justifie la préférence. Or la religion
juda^o chrétienne présente à ses yeux ces garanties ini-
tiales. Les deux doctrines qu'elle représente, enchaînées
l'une à l'autre, forment un môme système religieux datant
de la plus haute antiquité, et d'une durée continue jusqu'au
temps présent. Le recueil des Pensées nous offre de celte
garantie préjudicielle une mention sommaire en plusieurs
fragments (II, 41, 56, 61; I, 199, 205; 1, 173, 198, 205, etc.).
La critique historique y fait défaut; on devait s'y attendre,
vu l'époque où ils ont été écrits et l'absence particulière
de cette préoccupation chez Pascal. Ces aperçus, souvent
inexacts dans le détail des assertions, étaient beaucoup
plus probants et imposants pour ses contemporains (|ue
pour ses lecteurs d'aujourd'hui mis en défiance parles pro-
fondes et minutieuses recherches de l'exégèse actuelle. Il
nous suffit ici qu'on ne songeât pas à lui en contester la
valeur et qu'il les ait présentés avec conviction.
Mais en considérant ainsi cette inconstante et biiarre
variété de mœurs et de créances dans les divers temps, je
trouve en un coin du monde un peuple particulier, séparé
de tous les autres peuples de la terre, le plus ancien de
tous, et dont les histoires précèdent de plusieurs siècles les
plus anciennes que nous ayons. Je trouve donc ce peuple
grand et nombreux, sorti d'un seul homme, qui adore un seul
Dieu, et qui se conduit par une loi qu'ils disent tenir de sa
main. Ils soutiennent qu'ils sont les seuls du monde auquel
Dieu a révélé ses mystères; que tous les hommes sont cor-
rompus, et dans la disgrâce de Dieu; qu'ils sont tous aban-
donnés à leur sens et à leur propre esprit; et que de là
viennent les étranges égarements et les changements conti-
nuels qui arrivent entre eux, et de religions, et de cou-
tumes; au lieu qu'ils demeurent inébranlables dans leur
conduite : mais que Dieu ne laissera pas éternellement les
autres peuples dans ces ténèbres; qu'il viendra un libérateur
pour tous; qu'ils sont au monde pour l'annoncer aux
hommes; qu'ils sont formés exprès pour être les avant-
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME H5
coureurs et les hérauts de ce grand avènement ^ et pour
appeler tous les peuples à s'unir à eux dans V attente de ce
libérateur (I, 198).
La rencontre de ce peuple m'étonne^ et me semble digne
de Vattention. Je considère cette loi qu'ils se vantent de
tenir de Dieu, et je la trouve admirable. C'est la première
loi de toutes (I, 199).
Le livre qui contient cette loi, la première de toutes., est
lui-même le plus ancien livre du monde., ceux d'Homère,
d'Hésiode et les autres n'étant que six ou sept cents ans
depuis (I, 200).
... Dans cette recherche, le peuple juif attire d'abord
mon attention par quantité de choses admirables et singu-
lières qui y paraissent.
Je vois d'abord que c'est un peuple tout composé de
frères : et, au lieu que tous les autres sont formés de l'as-
semblage d'une infinité de familles, celui-ci, quoique si
étrangement abondant, est tout sorti d'un seul homme; et,
étant ainsi tous une même chair, et inembres les uns des
autres, composent un puissant état d'une seule famille. Cela
est unique (I, 199).
Cette famille, ou ce peuple est le plus ancien qui soit en
la connaissance des hommes; ce qui me semble lui attirer
une vénération particulière, et principalement dans la
recherche que nous faisons; puisque, si Dieu s'est de tout
temps communiqué aux hommes, c'est à ceux-ci qu'il faut
recourir pour en savoir la tradition (I, 199).
Dans la suite de ce fragment et clans un autre aussi
important qui commence par ces mots : Cette religion,
qui consiste à croire que l'homme est déchu d'un état de
gloire et de communication avec Dieu en un état de tris-
tesse, de pénitence et d'éloignement de Dieu, mais qu'après
cette vie nous serons rétablis par un Messie qui devait
venir, a toujours été sur la terre. Toutes choses ont passé,
et celle-là a subsisté pour laquelle sont toutes choses (1, 171).
Pascal constate que dès le commencement du monde la
foi dans le Messie s'est intégralement conservée dans une
H6 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
élile du peuple juif, à travers toutes les vicissitudes de
riîistoire et tous les écarts religieux de ce peuple; que le
Messie est venu et que, en dépit de tant de schismes et
d'hérésies, au milieu de tant de révolutions de toutes
sortes, qui ont suivi l'avènement de sa doctrine, l'Église,
qu'il en a faite dépositaire, a subsisté sans interruption.
La manière dont VEglise a subsisté est^ que la vérité a
été sans contestation; ou, si elle a été contestée, il y a eu le
pape, et sinon, il y a eu VEglise (II, 80).
Il y a plaisir d'être dans un vaisseau battu de l'orage^
lorsqu'on est assuré qu'il ne périra point. Les persécutions
qui travaillent VEglise sont de cette nature (II, 102).
V Histoire de VEglise doit être proprement appelée V His-
toire de la vérité (II, 102).
Celte doctrine, consignée dans le livre de Moïse, ofl're des
marques d'authenticité exceptionnellement probantes.
Il y a bien de la différence entre un livre que fait un
particulier, et qu'il jette dans le peuple, et un livre qui fait
lui-même un peuple. On ne peut douter que le livre ne soit
aussi ancien que le peuple.
Toute histoire qui n'est pas contemporaine est suspecte ;
ainsi les livres des Sibylles et de Trismégiste, et tant
d'autres qui ont eu crédit au monde, sont faux, et se trou-
vent faux à la suite des temps. Il n'en est pas ainsi des
auteurs contemporains [i, 201).
Pascal cite, à l'appui de cette observation, les histoires
composées par les Grecs, les Égyptiens, les Chinois, les
récits d'Homère :... la beauté de V ouvrage fait durer la
chose : tout le monde Vapprend et en parle : il la faut
savoir; chacun la sait par cœur. Quatre cents ans après, les
témoins des choses ne sont plus vivants ; personne ne sait
plus par sa connaissance si c'est une fable ou une histoire :
on Va seulement appris de ses ancêtres, cela peut passer
pour vrai (I, 202). Sans doute il y a dans l'Écriture des
obscurités qui surprennent, mais on en verra plus loin la
cause et l'utilité.
Voilà certes un ensemble de caractères historiques très
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 117
propres, s'ils sont incontestables et spéciaux au Judaîo-
Christianisme, à solliciter pour celui-ci la préférence de
l'ûme anxieuse dans le choix rationnel d'une religion.
Au demeurant, si grande que puisse être dans les Pen-
sées précédentes la part de méprises et d'illusions (ces mots
sont de Havet), la merveilleuse expansion et l'indéniable
vitalité de cette religion n'en témoignent pas moins tout
d'abord en sa faveur. Avant môme tout examen approfondi
Pascal déjà pourrait dire qu'il ne semble pas vraisemblable
qu'une erreur ou une imposture eût pu persister et s'étendre
à ce point au sein de l'espèce humaine, essentiellement et
de plus en plus curieuse, par-dessus tout intéressée à la
critique d'une discipline dont dépendent sa dignité et son
bonheur. Pourtant, pourrait-on répliquer, si notre espèce
est vouée à une très longue durée sur la terre, ne se peut-
il pas que la conquête du vrai par elle soit normalement
très lente? Et savons-nous, dès lors, si l'assiette du chris-
tianisme, pour large et solide qu'elle soit, représente l'éta-
blissement définitif ici-bas de la vérité, qui se serait ainsi
révélée aux hommes tout d'une pièce, ou seulement une
station prolongée dans le progrès irrégulier des connais-
sances et des mœurs? Il ne suffit donc pas à une religion
de réussir pour prouver sa vérité; il faut encore que son
succès soit marqué d'un signe divin, qu'il soit surnaturel,
qu'il éclate contre toute présomption rationnelle. Aussi
Pascal se préoccupe-t-il de découvrir un tel signe dans
celle qui lente le plus sa créance, qui déjà l'a subjuguée.
Avant de pousser plus loin, il devient donc nécessaire
d'éclaircir l'idée qu'il se faisait du surnaturel.
CHAPITRE II
LE SURNATUREL EN GENERAL. — DESIGNATION DE LA CUOSE A DEFI-
NIR : MOTS QUI DÉSIGNENT LE MIRACLE DANS L'aNCIEN ET LE
NOUVEAU TESTAMENT.
Tous les événements du monde accidentel sont habituel-
lement reconnus par l'expérience humaine comme soumis
à un système immuable de lois constantes qui les déter-
minent, et c'est le monde accidentel régi de la sorte qu'on
appelle la nature. On appelle dès lors le surnaturel l'en-
semble des facteurs, d'origine étrangère à la nature, qui
interviennent pour en modifier l'ordre établi.
Parmi ces facteurs, nous en avons, avec Pascal, signalé
un de caractère historique, c'est-à-dire intéressant, non
pas tel ou tel individu, mais tous les individus d'un groupe
social par son eflet sur leur destinée commune. Ce surna-
turel historique n'est désigné par aucun nom spécial dans
les Livres Saints. Le mot Providence désigne la puissance
souveraine qui gouverne le monde accidentel, pourvoit à
l'accomplissement de la fin qu'elle lui a prescrite, et inter-
vient, au besoin, par décrets exceptionnels dans son évo-
lution naturelle; le sens de ce mot est donc plus large que
ne le comporte l'action du surnaturel historique; celui-ci
n'est qu'une des fonctions de la Providence. 11 n'est pas
ordinairement impliqué dans la signification du mot
miracle; le miracle proprement dit est le surnaturel, mais
considéré spécialement dans des faits particuliers provo-
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 119
qués par des décrets et des actes particuliers de la divinité,
soit directement, soit par l'intermédiaire d'un thaumaturge.
Mais nous no tenions pas encore de définir le miracle, nous
nous bornons à indiquer sa place dans le surnaturel d'après
les Livres Saints.
Pascal s'est formé l'idée du surnaturel par un examen
personnel des documents bibliques, vraisemblablement sur
les indications des savants théologiens de Port-Royal. La
collection de ses Pensées relatives au miracle porte l'em-
preinte bien accusée de sa recherche propre, comme dans
les notes suivantes par exemple :
Jérémie, xxiii, 32, les miracles des faux prophètes. En
l'hébreu et Valable, il y a les légèretés.
Miracle ne signijîe pas toujours miracle. /, Rois, xiv, 15,
miracle signifie crainte, et est aussi en V hébreu. De même
en Job manifestement, xxxiii, 7. Et encore Isaïe, xxi, 4;
Jérémie, xliv, 12. Portentum signifie simulacres, Jér.,
L. 3S; et est ainsi en l'hébreu et en Vatable. Is., vni, 18.
Jésus- Christ dit que lui et les siens seront en miracles
(II, 182).
La prophétie n est point appelée miracle (II, 68).
Le miracle de la Sainte Épine opéré sur sa nièce, Mar-
guerite Périer, à Port-Royal même (I, cviii), avait contribué
à lui faire approfondir la question du surnaturel.
Nous ne sommes pas directement éclairés par les frag-
ments trop rares et trop fugaces compris dans ladite collec-
tion sur les conclusions que Pascal en a pu tirer, mais, en
épousant le souci qui les a dictés, nous allons nous effor-
cer de préciser la signification du mot miracle, son sens
étroit et son sens large, et de déterminer la valeur des évé-
nements qu'il désigne, en tant que fondements du christia-
nisme. Cette étude nous préparera utilement à interpréter
la définition que donne Pascal du miracle.
Ses Pensées que nous aurons à citer à l'appui de nos
assertions supposent, pour la plupart, déjà complètement
exposée la doctrine du christianisme et par là devancent le
rang que le développement logiciuc des preuves semble
120 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
devoir leur assigner. Mais, en réalité, celte anticipation
n'est qu'apparente, parce que les documents considérés ne
le sont qu'à titre d'exemples du fait miraculeux et ne ser-
vent qu'à le définir en lui-même, quelle que soit pour le
reste l'économie particulière de la théologie chrétienne (la
Trinité, la Rédemption, etc.), question qui sera traitée en
son lieu; il suffit ici que le miracle révèle un principe
divin, dont l'essence, examinée ailleurs, est provisoirement
dénommée selon le dogme chrétien. Quand Pascal exige
le surnaturel pour adhérer à une religion, l'idée du miracle,
de quelque façon que ce soit, est déjà formée en lui. L'his-
toire refigieuse lui a déjà appris qu'il y a, par exemple, de
vrais et de faux miracles, et l'a mis en garde contre ce piège.
En somme il fait servir au bénéfice de l'étabHssement
logique de la logique chrétienne son expérience acquise,
quelle qu'en ait pu être la source. Il n'y a donc au fond
aucune pétition de principe dans l'intercalation que nous
allons faire.
Pascal était sollicité à définir le miracle. D'abord les
adversaires de Port-Royal lui en suscitèrent l'occasion : il
avait à leur démontrer que le miracle de la Sainte Epine,
qu'ils avaient intérêt à récuser, n'osant le nier, présentait
bien aux chrétiens tous ses titres en règle, tous les carac-
tères d'un miracle de bon aloi. En outre, comme nous
l'avons rappelé, au chapitre V du livre I, c'est ce miracle
qui l'avait engagé à entreprendre l'ouvrage dont nous
étudions les matériaux. Il lui importait donc parlicuhère-
ment de déterminer le rôle du miracle dans l'établisse-
ment du christianisme, et pour cela, d'en examiner à fond
l'essence.
Cet examen, d'ailleurs, n'est pas interdit à la raison
humaine; il n'en excède nullement la compétence. La
croyance aux miracles n'est pas un acte de foi : elle ne
relève que de l'interprétation des perceptions sensibles par
les lumières du sens commun (II, 70).
// est dit : Croyei à l'Église^ mais il n'est pas dit: Croye:{
aux miracles, à cause que le dernier est naturel, et non pas
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 121
le premier. L'un avait besoin de précepte, non pas l'autre
(II, 76).
Lliomme est donc autorise à examiner avec les seules
ressources de son esprit en quoi consiste le miracle.
Dans Topuscule intitulé : De V esprit géométrique (II,
278), joint au recueil des Pe?îsées, nous trouvons sur les
définitions une distinction et des préceptes qu'il nous sera
utile d'avoir présents à la mémoire en nous efforçant d'in-
terpréter les Pensées relatives à l'essence du miracle. Ce
travail est assez ardu, car elles offrent un ensemble chao-
tique mêlé de certaines propositions incompatibles, en appa-
rence tout au moins; mais le sens propre de chacune d'elles
est aujourd'hui fixé autant que possible par les savants édi-
teurs qui nous en fournissent le texte; nous n'avons plus
souci que des relations qu'elles soutiennent entre elles.
Rappelons dabord ce qui intéresse notre présente étude
dans l'opuscule précité : combien j- a-t-il de personnes qui
croient avoir défini le temps quand ils ont dit que c'est la
mesure du mouvement, en lui laissant cependant son sens
ordinaire/ Et néanmoins ils ont fait une proposition, et non
pas une définition (II, 285).
et, confondant ainsi les définitions qu'ils appellent
définitions de nom, qui sont les véritables définitions libres,
permises et géométriques, avec celles qu'ils appellent défi-
nitions de chose, qui sont proprement des propositions nul-
lement libres, mais sujettes à contradiction, ils sy donnent
la liberté d'en former aussi bien que des autres; et chacun
définissant les mêmes choses à sa manière par une liberté
qui est aussi défendue dans ces sortes de définitions que per-
mise dans les premières, ils embrouillent toutes choses, et
perdant tout ordre et toute lumière, ils se perdent eux-
mêmes et s'égarent dans des embarras inexplicables (II,
286).
Règles nécessaires pour les définitions. — N'omettre
aucun des termes un peu obscurs ou équivoques, sans défi-
nition. N'employer dans les définitions que des termes par-
faitement connus ou déjà expliqués (II, 302).
122 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
La définition du miracle n'est évidemment pas la création
d'un être de raison, comme en géométrie, soumis à la seule
condition de ne pas cire contradictoire et auquel on déclare
imposer tel ou tel nom. C'est une définition de chose, car
il s'agit de dégager et reconnaître les caractères d'une chose
préalablement nommée dont les exemplaires préexistent à
sa définition pour tous les croyants convaincus de la valeur
historique des récits de la Sainte Écriture.
Nous ne nous occuperons ici que des faits qualifiés de
miracles dans l'Ancien et le Nouveau Testament, les seuls
que Pascal envisage, et encore, parmi ces miracles, n'au-
rons-nous, comme lui, à considérer que ceux dont il a
besoin à titre de témoignages directs de la vérité du chris-
tianisme.
Quand un croyant, par exemple, par de ferventes prières
implore de Dieu tout bas le succès de quelque entreprise,
connue seulement de lui même, d'une importance capitale
pour lui et que nul effort humain, naturel, ne peut faire
réussir, il ne cherche pas dans le miracle sollicité une raison
de croire au Dieu des chrétiens; il y croit déjà. Son acte
de foi, au lieu de suivre le miracle, le précède; sa foi est la
condition fondamentale de sa pieuse tentative, bien loin
qu'elle en attende son propre fondement. La faveur divine
obtenue peut demeurer le secret de l'exaucé; il n'y a pas
là un miracle spécialement affecté à la preuve de la doc-
trine. Mais ce cas est fort rare; le miracle, en général, est
à la fois, sans même que l'intéressé immédiat le veuille ou
le sache, une faveur pour lui et un témoignage pourautrui.
Jésus-Christ n'avait certainement pas, en changeant l'eau
en vin ou môme en ressuscitant des morts, pour unique
objet d'épargner une privation à des convives ou le deuil à
des familles; son bienfait servait de preuve à la vérité de
son enseignement, bien qu'il évitât toute ostentation phari-
.saïque. De même Jéhovah en ordonnant, pour le salut ou
la victoire des Hébreux, à la mer Rouge de se retirer ou
au soleil de s'arrêter, attestait par là sa puissance divine
aux yeux de leurs ennemis consternés, en môme temps
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 123
qu'il protégeait son peuple, et ainsi lo miracle était à deux
fins, l'une visant les intérêts temporels des croyants mena-
cés, l'autre les intérêts spirituels de la religion môme
méconnue.
C'est à cette seconde fin du miracle que nous aurons
spécialement alVairc dans ce travail relatif aux preuves du
christianisme. Remarquons du reste qu'elle constitue le
trait le plus général et le moins indécis qui puisse servir à
désigner les faits miraculeux avant que l'analyse en ait
tiré une définition précise.
Le langage en fait foi, comme nous allons essayer rapi-
dement de l'établir. Si, en effet, nous cherchons dans les
textes sacrés grecs et hébreux les mots dont le sens se
rapproche le plus de celui qui s'attache aujourd'hui au
mot miracle emi)runléau latin miraciduni, nous trouvons '
en grec <77i;y.£?ov (signe), désignation la plus usitée dans les
Evangiles, surtout dans le quatrième. Quand l'élément
moral domine, le miracle est appelé simplement un signe.
Un signe peut n'être pas un miracle, parce qu'il peut man-
quer du caractère de prodige, mais le mot prodige Tc'paç
n'est jamais employé seul dans les Évangiles, il y est tou-
jours associé au mot 7rjtj.£tov, et il n'y paraît que trois fois.
Oauaà<jiov (merveille) apparaît une seule fois dans les Évan-
1. Nous empruntons à un remarquable article publié dans le numéro
du T' juin 1896 de la Revue chrétienne par M. Thury et intitulé « Le
miracle et les sciences de la nature » nos renseignements sur le mira-
cle dans les saintes Écritures. Nous ne copions pas toujours littérale-
ment ni entièrement le texte de l'article et nous assumons toute la
responsabilité des quelques modifications et coupures que nous avons
dit y faire pour l'approprier à notre ouvrage. Nous ne croyons pas jus-
liliée rigoureusement la distinction adoptée par l'auteur entre le natu-
rel, le surnaturel et le miracle. Nous ne croyons pas non plus comme
lui que l'idée de miracle puisse être formée indépendamment de celle
d'une dérogation aux lois de la nature. Ces divergences de vue nous
ont empêché d'adopter la partie principale de son article. En tout ce
qui ne touche pas ii l'érudilion nous essayons de nous orienter nous-
même sur la voie jalonnée vaguement par les Pensées de Pascal. Quant
à la désignation verbale du miracle dans les Saintes-Ecritures, dont
nous nous occupons d'abord, M. Thury déclare, dans une note, la
tenir de M. L. Thomas, ancien professeur à l'École de Théologie de
Genève.
124 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
giles el il n'y a pas le sens de miracle proprement dit. Le
sens du mot Oau;ji.7., qui est le môme que celui du mot
OauaaTtov, répondrait littéralement au sens étymologique
du latin niiraculum et du français miracle, mais il n'est
jamais employé dans les Évangiles ; il ne l'est que chez les
Pères. Mentionnons deux autres expressions qui ne carac-
térisent pas leurs objets : oûvaat; (puissance ou acte de
puissance), expression générale fréquemment employée
dans les Évangiles, qui signifie la cause du miracle, mani-
festée dans ses effets, et epyov (œuvres), sen^ grammatical
plus étendu que celui de miracle. Les miracles accomplis
par celui qui possède la puissance de Dieu, sont, par rap-
port à celui qui les opère , de simples œuvres. Dans le
Nouveau Testament et surtout dans le quatrième Évangile,
les miracles de Jésus-Christ sont fréquemment appelés des
œuvres.
En hébreu , dans l'Ancien Testament, le vocabulaire
fournit de quoi spécifier soit l'élément physique, soit l'élé-
ment moral (le prodige ou le signe) selon que l'un ou
l'autre est plus spécialement visé dans le miracle. Mais le
mot Môfeth est celui qu'on traduit habituellement par
miracle; or il a le sens général de répaç, mais plus étendu,
contenant l'idée de prodige jointe à celle d'avertissement
moral, rspaç el en partie ff-rjasTov. Les autres mots sont :
Oth ((TYiaeïov, signe);
Nifelaoth (chose extraordinaire) ;
Geboura, mahalâl (Sùvaixiç, acte -de puissance);
Machasé (soyov, œuvre).
Mùfeth, Filé, Nifelaoth, ont un sens plus large que xh-xq.
Ces mots signifient souvent signe^ ou bien ils prennent un
sens ayant du rapport avec BùvajjLtç et Oauixàtnov ,
De l'examen et du rappochement de ces divers vocables
grecs et hébraïques, il semble donc résulter que, si, d'une
part, les faits qu'ils désignent sont caractérisés par un
élément physique extraordinaire, d'autre part ces faits,
quand ils se rapprochent de ce que les traducteurs français
mettent sous le mot miracle, sont conjointement mais plus
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 125
expressément caractérisés par un élément moral , par
l'appui qu'ils prêtent à une doctrine.
' « Les faits qualifiés de miracles dans le recueil biblique
sont groupés presque exclusivement autour de trois
époques : Moïse et V Exode. — Elie (vers Tan 900). —
Jésus-Christ et les apôtres. »
« Il ne suffît pas qu'un fait soit merveilleux, extraordi-
naire et sans explication possible, pour être qualifié de
miracle. La création, acte de puissance s'il en fut, n'est
jamais appelée miracle dans les Ecritures. »
« Un miracle divin est toujours une intervention de Dieu
dans quelque fait extérieur de la nature ou de l'histoire.
— Il n'y a point de miracle seulement de l'ordre moral, de
miracles spirituels. La conversion , par exemple , n'est
jamais appelée un miracle. »
« Les miracles accomplis par le ministère des anges
ambassadeurs du Très-Haut , ministres plénipotentiaires
absolument fidèles, peuvent être attribués également à
Dieu lui-même. »
« Par exemple saint Paul nous apprend (Galates, III, 19;
voir aussi Hébr., II, 2, et Actes, VIÏ, 53) que les Juifs ont
reçu la loi par le ministère des anges. Suivant Moïse, c'est
Dieu qui a donné la loi. »
« Parallèlement aux miracles pour le bien et la vérité, il se
fait aussi des miracles de mensonge et de mal. Saint Mathieu
parle ainsi (XXIV, 24) : « Il s'élèvera de faux Christs et de
faux prophètes qui feront de grands signes et des miracles ».
Et saint Paul (2, Thess., II, 9) : « Alors sera révélé l'inique...
dont l'arrivée est selon l'efficace de Satan en toute puis-
sance et signes et miracles de mensonge. » On lit dans le
Deutéronome (XIII, 1 et suiv.) : « S'il s'élève au milieu de
vous quelque prophète ou songeur et s'il t'annonce un
signe ou prodige en te disant : suivons d'autres dieux... et
que ce prodige arrive... tu ne prêteras point l'oreille aux
1. Les passages qui suivent entre guillemets sont des cilalions tex-
tuelles de l'article de M. Thury, ci-dessus mentionné.
126 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
discours de ce prophète... et il sera rais à mort... ainsi
vous ôterez le mal du milieu de vous. »
« Les miracles pour le mal ont des caractères propres,
ordinairement plus ou moins dissimulés : mensonge, arbi-
traire, désordre moral. Cependant, il reste à ces miracles
le merveilleux, joint au but qui leur est propre. Qualifiés
positivement de miracles dans les Ecritures, ils seraient
non miracles suivant la logique des définitions tradition-
nelles. »
« Le miracle n'est donc pas par lui-môme et nécessaire-
ment une preuve de la vérité d'une doctrine, non plus que
de la valeur morale de celui qui l'a opéré. »
Telles sont les données empiriques, les matériaux bruts
fournis à l'esprit par les Livres Saints pour la définition
du miracle en général.
Tâchons d'en dégager ce qu'il y a d'abord de plus évi-
demment commun à tous les miracles sous leur diversité,
et de plus essentiel dans ce qui leur est commun. Ce sera
la matière du chapitre suivant.
CHAPITRE III
DÉFINITION TROGRESSIVE DU MIRACLE PAR SA RAISON D ÊTRE. —
CETTE DÉFINITION EST FINALEMENT IMPLIQUÉE DANS CELLE QU'eN
A DONNÉE PASCAL. — SON OBJET ESSENTIEL : FOURNIR UNE
PREUVE VALABLE EN TOUT TEMPS ET POUR TOUS DE LA VRAIE
RELIGION. — CARACTÈRE DE LA VALEUR PROBANTE DU MIRACLE.
— LE VRAI MIRACLE NE PORTE PAS EN SOI LA MARQUE DE SA
VÉRACITÉ DOCTRINALE.
Étant donné qu'il existe, le miracle a sa raison cFêlre
identique à sa fin. Cette raison même nous fournira de
quoi le définir, car, pour y satisfaire, pour réaliser la fin
qu'elle exprime, un événement, un fait doit alïecter cer-
tains caractères distinctifs, lesquels constituent précisé-
ment la définition du miracle.
Remarquons tout de suite que ce phénomène exceptionnel
manquerait de sa principale raison d'être, faillirait à sa fin
pi'incipale (II, 67), s'il suffisait à quiconque professe une
ck»ctrine au nom d'une puissance extra-terrestre d'affirmer
simplement la vérité de l'une et la réalité de l'autre pour
être cru. Tant s'en faut qu'en pareille matière l'affirmation
suffise. Il s'agit donc pour l'opérateur du miracle de con-
quérir la confiance de ses auditeurs, de leur faire prendre
sa parole en sérieuse considération, de ^'accréditera en un
mot, auprès d'eux. Or c'est par un témoignage de sa puis-
sance qu'il les dispose en faveur de sa doctrine. Il obtient
ce résultat par l'étonnenient que provoquent en eux cer-
tains de ses actes.
128 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Étonner, tel est le premier stade du processus miracu-
leux, le moyen primordial du miracle. Le second stade,
qui, nous le savons, n'est pas aussi essentiel, est la prépa-
ration à croire par le prestige né de l'étonnement causé.
Ces deux effets successifs du miracle sont tout relatifs à
l'état mental des témoins, qui sont plus ou moins faciles à
étonner, et plus ou moins confiants.
Il faut, dans le cas où le second effet est requis, que le
fait opéré les étonne au suprême degré; c'est plus que de
l'admiration qu'il doit éveiller en eux, car le crédit qu'on
leur demande est beaucoup plus important que celui qui
s'accorde communément à tout individu prouvant son
excellence par l'exercice admirable de quelque fonction de
la vie humaine, par une action héroïque, ou par un chef-
d'œuvre. Si exceptionnel qu'il pût être, un tel exercice ne
serait tenu pour miraculeux par ses témoins qu'autant
qu'il les surprendrait au point de leur sembler outrepasser
l'aptitude des hommes les mieux doués, l'aptitude de
l'homme absolument et il changerait dès lors de dénomi-
nation; ce serait plus qu'une action héroïque, plus qu'un
chef-d'œuvre. Aussi le thaumaturge capable de surprendre
ses témoins à ce degré sera-t-il à leurs yeux un êlre sur-
humain à forme humaine, c'est-à-dire un homme surna-
turel; chez eux l'admiration deviendra de la vénération
religieuse et par suite ils croiront sans réserve à son ensei-
gnement comme ils croient à son pouvoir. Les miracles
prouvent le pouvoir que Dieu a sur les cœurs par celui
qu'il exerce sur les corps (il, 81).... Un effet qui n'excède
pas la force naturelle des moyens qu'on jy emploie (II, 81),
n'excite aucune surprise de ce genre, bien qu'il puisse
exciter l'admiration en atteignant l'extrême limite des forces
naturelles mises en action par la volonté; c'est un non-
miracle (II, 81), mais il devient miracle si c'est un effet qui
excède la force naturelle des moyens qu'on y emploie
(11,81).
Quand, par exemple, Jésus-Christ rend la vue à un
aveugle en lui touchant les paupières ou qu'il ressuscite
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 129
Lazare en lui ordonnant simplement de se lever, il faut
évidemment que sa puissance propre, divine, vienne s'ajouter
à celle de la nature, qui se borne à lui fournir ces moyens
et le concours normal de ses lois tout à fait insuffisants par
eux-mcMnes, Pascal ajoute : Ainsi ceux qui guérissent par
l'invocation du diable ne font pas un miracle; car cela
n'excède pas la force naturelle du diable (II, 81).
Pour refuser au diable le privilège divin de modifier
Tordre naturel du monde, Pascal use d'un procédé très
simple (trop simple) qui consiste à considérer la puissance
diabolique comme une force naturelle intervenant à titre
de composante imprévue dans Texcrcice prévu des autres
forces naturelles ambiantes et coutumières, tout comme la
volonté humaine est une force naturelle capable d'arrêter
inopinément pour autrui la chute d'un corps. Le diable ne
peut donc faire que des miracles illusoires, fondés sur
l'ignorance où nous sommes de la part de puissance natu-
relle que Dieu lui a dévolue.
La définition adoptée par Pascal suppose et implique
donc les caractères que nous avons logiquement déduits
de la raison d'être du fait miraculeux ; ce fait doit remplir
les conditions nécessaires pour éveiller le sentiment que
l'homme éprouve devant un phénomène que n'explique
rien du monde accidentel tel que Dieu l'a originairement
ordonné. La créance accordée à la doctrine est la consé-
quence naturelle de ce sentiment.
Ainsi dans quelque ordre d'événements que ce soit (selon
la Bible l'événement est toujours d'ordre physique) le pre-
mier caractère essentiel qui définit le miracle consiste en
ce que le fait opéré stupéfie ou enthousiasme les specta-
teurs. Il est donc présumé par eux impossible dans les
conditions normales (c'est-à-dire habituellement observées)
parce que, d'après leur expérience personnelle ou leur pré-
jugé traditionnel, aucune de ces conditions, avec le con-
cours des autres, ne suffirait à le déterminer. Ils en consi-
dèrent par suite la cause première comme supérieure en
puissance, non seulement à l'homme, jugé par eux inca-
Si;H.Y PRUHHOMME. 9
130 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
pable de la suppléer, mais encore à toutes les autres forces
dont elle se passe pour l'opérer ou qu'elle contraint à le
déterminer, à savoir aux forces régulières et ordinaires
(c'est-à-dire habituellement observées] et par induction aux
forces qui, inconnues encore mais présumées analof^ues
et coordonnées à celles-ci, font partie du système dyna-
mique appelé la Nature.
On voit que le miracle suppose, de la part de ceux qui
l'acceptent, soit pour y avoir assisté, soit sur le témoignage
d'autrui, une appréciation des limites du possible dans
l'ordre de faits auquel il appartient, et la conviction que
ces limites ont été dépassées. Selon que les adhérents au
miracle sont plus ou moins expérimentés et instruits, cette
appréciation est exacte, approximative ou erronée.
Dirons-nous donc qu'il y a miracle dans le cas même où
elle est fausse? Il nous faudrait l'admettre si nous ne défi-
nissions le miracle qu'au moyen de sa fin précédemment
constatée, car elle consiste à détourner sur la doctrine du
thaumaturge le crédit que procure à celui-ci l'étonnemcnt
qu'il a provoqué. Or c'est précisément parce que les témoins
du fait illusoire sont induits en erreur qu'ils se livrent à la
docirine et la croient; le fait remplirait donc toutes les
conditions qui définiraient le miracle. Grâce à l'élément
subjectif impliqué dans celte définition un même fait pour-
rait être miraculeux aux yeux de tel de ses témoins et
naturel aux yeux de tel autre, efficace pour accréditer sa
cause originelle auprès du premier, incapable au contraire
d'influencer le second. Il en serait de môme des diflerents
esprits qui en auraient reçu la tradition : les uns le jugeant
irréductible aux lois naturelles, y croiraient, les autres, au
contraire, le jugeant explicable naturellement, pourraient
se dispenser d'y croire. Enfin, il n'y aurait aucune raison
pour ne pas qualifier miraculeux un tour de passe-passe
quelconque, exécuté par un mystificateur devant un témoin
naïf dont il surprendrait la créance puisque, aussi bien, ce
témoin, jugeant miraculeux le fait, se sentirait disposé à
en vénérer et croire l'auteur.
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 131
Ces suites choquantes des seuls caractères que nous
avons jusquici attribués au miracle sont inadmissibles.
Personne nadmellra, par exemple, que Robert-IIoudin,
dépêché en Algérie par le gouvernement français pour
disputer aux sorciers leur influence sur les Arabes parle
prestige de ses tours', les ait institués miracles par cela
seul que des spectateurs trompés ont pu les tenir pour mira-
culeux. Les définitions ne sont libres, comme nous l'avons
rappelé au début de ce chapitre, qu'autant que les choses
à définir n'ont d'existence que dans la pensée; mais il s'agit
ici de faits posés hors de l'esprit dans le monde extérieur
et considérés comme réels par d'innombrables croyants
qui en ont une idée très discernable avant quelle leur soit
définie, au point qu'ils réclament si la définition proposée
n'y répond pas exactement. Or celle que nous sommes en
train de formuler ne les satisferait nullement si nous nous
en tenions à notre précédente formule. La raison d'être, la
fin du miracle comporte donc quelque élément dont nous
n'avons pas encore tenu compte et qu'il s'agit de recon-
naître pour pouvoir en déduire la condition complémen-
taire, le caractère qui achèvera notre imparfaite définition.
Or nous avons fait observer plus haut que la raison
d'être, la fin au moyen de laquelle nous avons d'abord
défini le miracle est exclusivement relative aux témoins et
aux adhérents qu'il a. Jusqu'ici donc c'est pour eux seuls
que vaut le miracle; n'importe qui peut prétendre que le
fait réputé par eux miraculeux ne l'est pas, qu'ils le tien-
nent à tort pour impossible dans les conditions normales,
c'est-à-dire selon les lois du monde accidentel livré à lui-
même. Les progrès de la connaissance reculent sans cesse
les limites du possible dans l'exploitation des phénomènes.
La transmission de la parole à travers les mers, à d'im-
menses distances, eût passé pour impossible avant l'inven-
tion du téléphone.
1. Ccl exemple nous esl fourni par M. M. Thury dans son article de
la Hcvue Cliréliptine précédeinmenl consulté.
132 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
La raison d'être, la fin du miracle ne se borne donc pas
à faire croire à lel ou tel individu qu'une doctrine est vraie,
quand même elle pourrait ne pas l'être; s'il n'avait pas
d'autre objet, il serait sans utilité pour la vraie religion. Il
tend à beaucoup plus. Il a pour objet essentiel de fournir
une preuve valable de la vraie religion, valable pour tous
les hommes et pour tous les temps. Pascal ne manque pas
de le signaler.
Fondement de la religion. Cest les miracles. Quoi donc?
Dieu parle-t-il contre les miracles., contre les fondements
de la foi qu'on a en lui? (II, 73.) La religion c'est ici la
vraie.
Les hommes doivent à Dieu de recevoir la religion quHl
leur envoie. Dieu doit aux hommes de ne les point induire
en erreur. Or ils seraient iiiduits en erreur, si les faiseurs
[de] miracles annonçaient une doctrine qui ne parût pas
visiblement fausse aux lumières du sens commun, et si un
plus grand faiseur de miracles n'avait déjà averti de ne les
pas croire (II, 70).
Il n'est pas possible de croire raisonnablement contre les
mii'acles (II, 169).
Toujours le vrai prévaut en miracles. Les deux croix
(II, 72).
Jamais, en la contention du vrai Dieu, la vérité de la
religion, il n'est arrivé de miracle du côté de terreur et
non de la vérité (II, 72).
Je ne serais pas chrétien sans les miracles, dit Saint-
Augustin (II, 169).
On n'aurait point péché en ne croyant pas Jésus-Curist,
sans les jniracles (II, 169).
Les Juifs s'aveuglaient en jugeant des miracles par
V Ecriture...
Donatistes. Point de miracle, qui oblige à dire que c'est
le diable (II, 184).
Les miracles sont plus importants que vous nepense\ : ils
ont servi à la fondation, et serviront à la continuation de
l'Église, jusqu'à l'Antéchrist, jusqu'à la fin (II, 74).
PREUVES HISTOIUQUES DU CHRISTIANISME 133
Il y a bien de la différence entre tenter , et induire en
erreur. Dieu tente, mais il n'induit pas en erreur. Tenter
est procurer les occasions, qui n' imposant point de néces-
sité, si on n'aime pa'i Dieu, on fera une certaine chose.
Induire en erreur, est mettre l'homme dans la nécessité de
conclure et suivre une fausseté [II, 70).
Ccst ce que Dieu ne pmt fairCy & ce qu'il ferait néanmoins,
s'il permettcit que dans une queftion obfcure il Je fît des miracles
du cofté de la fauffcté (Molinier, II, 79).
Il ressort de ces citalions qu'aux yeux de Pascal, en efiet,
il n'y a miracle proprement dit ([ue si le fait qualifié mira-
culeux témoigne pour la vérité.
Aussi l'événement miraculeux suppose-t-il l'intervention
de la puissance divine dans le vrai système dynamique du
monde accidentel, dans la nature telle que cette puissance
l'a créée en réalité, et non pas dans la nature telle que les
sciences positives l'interprètent, l'expliquent avec plus ou
moins d'exactitude et la représentent à l'imagination au
moment où le miracle s'accomplit.
Assurément l'opinion toute subjective des témoins et
des autres adhérents est essentielle au miracle et contribue
à le définir, car c'est elle qui en assure l'efficacité morale,
mais elle n'en mesure pas la valeur probante. Tandis que
l'opinion demeure toujours relative, cette valeur, au con-
traire, est absolue. Intrinsèquement elle n'est pas indivi-
duelle, particulière, elle ne dépend pas de telle ou telle
personne qui l'apprécie, elle est universelle et impersonnelle.
Elle a pour fondement, en effet, non l'apparence mais bien
la réalité du fait qui l'engendre. C'est à ce prix que le
miracle offre une assise inébranlable à tout l'édifice des
preuves du christianisme.
En résumé, la définition que propose Pascal du miracle
à savoir : un effet qui excède la force naturelle des moyens
qu'on y emploie (II, 81), répond entièrement à la raison
d'être, à la fin de cet événement extraordinaire, car : 1" un
tel effet provoque chez ses témoins un étonnement qui
passe l'admiration due à tout efl'et qui, si surprenant qu'il
134 LA VRAIE UKLIGiON SELUN PASCAL
soit, n'excède pas la force naturelle des moyens qu'on y
emploie. Cet étonnement devient de la vt^'nération reli-
gieuse; 2° il prédispose par là ses témoins à une confiance
sans réserve dans la véracité du thaumaturge; ',i" il
témoigne en celui-ci de l'exercice de la véritable puissance
divine, c'est-à-dire d'une puissance réellement supérieure
aux forces naturelles puisqu'elle s'en passe ou les soumet à
son service; A" il garantit ainsi la vérité de la doctrine
professée et lui confère le caractère de la vraie religion.
Il résulte toutefois de cette définition que le miracle ne
porte pas en soi ses moyens de contrôle. Le'témoin, en effet,
ignore les limites du naturel et du surnaturel; par consé-
quent, si étonné qu'il soit, il ne peut être assuré que le fait
dépasse réellement les bornes du possible naturel. Il peut
sur ce point se tromper, et, en outre, à supposer même
que l'impossibilité de certains faits dans l'ordre naturel ne
puisse comporter aucun doute même pour l'homme malgré
son ignorance, encore n'est-il pas impossible qu'un fait de
ce genre soit simulé par un très habile mystificateur, et le
témoin, au lieu de se tromper, sera trompé sans pouvoir
davantage s'en apercevoir. De fausses doctrines s'insinue-
ront et s'imposeront parle témoignage de ces faits tenus à
tort pour miraculeux. On entend par faux miracles, non pas
des faits qui n'ont que l'apparence du surnaturel, mais des
faits dont l'apparence miraculeuse cautionne de fausses
doctrines, ou encore des faits qui, bien que réellement
surnaturels par une tolérance spéciale de Dieu, n'appuient
que de fausses doctrines. C'est donc, en somme, la «jualité
de la doctrine qui prescrit celle du miracle. C'est ce qui
autorise Pascal, après qu'il a dit : ... Lesrniraclcs discernent
la doctrine, à ajouter : et la doctrine discerne les miracles
(II, GG).
Il y a de faux miracles, et les vrais miracles ne portent
pas en eux leur preuve ; ils ne sont pas probants par eux-
mêmes, ils ne le deviennent qu'autant qu'il est prouvé
qu'ils le sont. A quoi donc servent-ils? Comment expliquer
cette étrange économie de leur essence? Ce sont des armes à
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 135
deux Iranchants, extrêmement dangereuses, s'il n'existe
pas de pierre de touche pour discerner les vrais des faux,
car leur prestige est tout-puissant : Les miracles ont une
telle force, qu'il a fallu que Dieu ait averti qu'on n'y pense
point contre lui, tout clair qu'il soit qu'il y a un Dieu;
sans quoi ils eussent été capables de troubler.
Et ainsi tant s'en faut que ces passages, « Dent., xiii »,
fassent contre l'autorité des miracles, que rien n'en marque
davantage la force. Et de même pour l'Antéchrist : « Jus-
qu'à séduire les élus, s'il était possible » (II, 7i). Cette
pierre de touche, où la prendre? Pourquoi ne l'avoir pas
introduite dans le miracle même de sorte qu'il manifestât
son authenticité en même temps qu'il se donne pour garant
de la puissance et de la qualité divines de sa cause initiale?
Quelle sécurité c'eût été pour l'esprit à la recherche d'une
preuve irréfragable de la vraie Religion!
Oui, mais c'est précisément celte sécurité (jue par
malheur interdisent à l'Ame les conséquences du péché ori-
ginel. Aussi Pascal n'est-il nullement arrêté par l'efficacité
conditionnelle, ambiguë et parfois même fallacieuse du
miracle : S'il n'y avait point de faux miracles, il y aurait
certitude (II, G8j, et c'est ce qui n'est pas pleinement
accordé à l'homme déchu. La certitude le dispenserait de
la foi, c'est-à-dire de l'adhésion au dogme par un acte de
pure confiance et d'humilité intellectuelle. Mais d'autre
pari : S'il n'y avait point de règle pour les discerner, les
miracles seraient inutiles, et il n'y aurait pas de raison de
croire. Or, il n'y a pas humainement de certitude humaine,
mais raison (II, 08).
11 s'agit donc ici d'une raison qui permet seulement
d'incliner à croire de sorte que la foi n'y perde pas tousses
droits, que le cœur y trouve sa part et son compte. De là
vient que les miracles peuvent être des pierres d'achoppe-
ment, s'ils sont exigés par la raison sans aucune participa-
tion du cœur qui prédispose à la foi : Les miracles ne
servent pas à convertir, mais à condamner (II, 158). Cette
prédisposition du cœur à la foi, c'est la bonne volonté à
136 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
l'égard de Dieu, en un mot la Charité. Ce qui fait qu'on ne
croit pas les vrais miracles, c'est le manque de charité
(II, 74).
« Joh. [x, 26] ; Sedvos non creditis quia non estis ex ovi-
bus. » Ce qui fait croire les faux est le manque de charité
(II, 74).
Que je hais ceux qui font les douteurs de miracles! Mon-
taigne en parle comme il faut dans les deux endroits. On
voit en Vun combien il est prudent, et néanmoins il croit en
Vautre, et se moque des incrédules (II, 162).
CHAPITRE IV
DISCERNEMENT DES MIRACLES. — LA DOCTRINE EST DISCERNEE TOUT
d'abord par LE SURNATUREL UISTORIQUE, MIRACLE GÉNÉRAL ET
FONDAMENTAL, EXEMPT DE TOUT CARACTÈRE SUBJECTIF, PUIS,
UNE FOIS PROUVÉE AINSI, ELLE DISCERNE LES MIRACLES PROPRE-
MENT DITS, QUI SONT DES FAITS PARTICULIERS ET TRANSITOIRES.
— UTILITÉ DES MIRACLES.
L'expression faux miracle esl ambiguë. Un miracle
peut être (X\\. faux parce qu'il n'est pas réel, mais n'est
qu'apparence, illusion, et, dans ce cas, il trompe l'esprit en
trompant les sens; il peut encore être ù^iifaiix parce qu'il
trompe l'esprit en l'induisant à épouser une fausse doctrine,
bien qu'il soit réel et ne trompe pas les sens. Selon Pascal
Dieu permet que des miracles réels soient employés par
les faux prophètes ou par l'Antéchrist pour tenter l'esprit et
l'induire en erreur, mais il ne le permet que si la doctrine
proposée présente des caractères de fausseté reconnaissa-
bles :
•Les hommes doivent à Dieu de recevoir la religion qu'il
leur envoie. Dieu doit aux hommes de ne les point induire
en erreur. Or ils seraient induits en erreur, si les faiseurs
[de] miracles annonçaient une doctrine qui ne parût pas
visiblement fausse aux lumières du sens commun., et si un
plus grand faiseur de miracles n'avait déjà averti de ne les
pas croire (II, 70).
// est impossible, par le devoir de Dieu, quun homme
cachant sa mauvaise doctrine, et nen faisant paraître
138 LA VUAIK RELIGION SELON PASCAL
qu'une bonne, et se disant conforme à Dieu et à VEglise,
fasse des miracles pour couler insensiblement une doctrine
fausse et subtile; cela ne se peut. Et encore moins que Dieu,
qui connaît les cœurs, fasse des miracles en faveur d'un
tel{U, 71).
Il y a bien de la différence entre n'être pas pour Jésus-
CuRiSï, et le dire, ou ti'être pas pour Jksus-Christ, et
feindre d'en être.. Les uns peuvent faire des miracles, non
les autres; car il est clair des ims quils sont contre la
vérité, non des autres ; et ainsi les miracles sont plus clairs
(II, 71).
jÉsus-CuRiST ne parlait ni contre Dieu, ni contre Moïse.
L'Antéchrist et les faux prophètes, prédits par l'un et
l'autre Testajnent, parleront ouvertement contre Dieu et
contre Jésus-Ciihist, qui n'est point caché. Qui serait ennemi
couvert, Dieu ne permettrait pas qu'il fit des miracles
ouvertement (II, 73).
Ou Dieu a confondu les faux miracles., ou il les a pré-
dits; et par l'un et par l'autre il s'est élevé au-dessus de ce
qui est surnaturel à noire égard, et nousj- a élevés nous-
mêmes (II, 74),
Nous entendons par/izz/x miracle tout miracle, réel ou
non, qui ment soit aux sens, soit à l'esprit, soit à l'un et
l'autre, en un mot tout miracle qui n'est pas véridique. Dis-
cerner le vrai miracle du faux, c'est, dans le langage de
Pascal, discerner le véridique de celui qui ne l'est pas. Il
est évident que si un miracle est démontré non réel, artifice
d'un ingénieux machiniste, il est faux à tous les titres, mais
Pascal ne se place pas au point de vue du savant qui ne se
préoccupe en rien de la doctrine autorisée par le miracle,
mais simplement des moyens physiques de le produire, de la
supercherie ou de la véracité f[ue ces moyens révèlent et
ne les juge que par là. Pascal laisse donc entièrement à
l'écart le contrôle scientifique des faits passés que les
Livres Saints donnent pour miraculeux, contrôle d'ailleurs
impossible aujourd'hui; il n'en indique pas les règles et ne
les appli(iue même pas aux miracles récents, comme celui
PREUVES HISTORIQUES UU CHRISTIANISME 139
de la Sainte Épine. Nous ne nous occupons ici que des
miracles anciens qu'il relate et dont il examine la valeur
probante.
Nous allons essayer de déterminer la marque et la règle
(II, G") qui servent à discerner les miracles et donnent son
fondement à la raison d'y ajouter foi.
Remarquons d'abord que, avant môme d'avoir établi ce
discernement, nous pouvons, selon Pascal, être assurés
qu'il y a de vrais miracles par cela seul qu'il s'en produit
assurément de faux.
Pascal développe cette considération en deux fragments
qui, réunis, fournissent trois pages dans l'édition de
A. Molinier. Ces fragments ne semblent pas d'une argu-
mentation irréfutable (II, 69). Il suffira de citer le second;
il paraît être, en ce qui nous intéresse ici, la dernière
forme donnée au premier :
T Ayant confideré d'où vient qu'il y a tant de faux miracles ^
de fauffes re/velations, fortileges, &c., il m'a paru que la véri-
table caufe eft qifil [y] en a de vrays, car il ne ferait pas pof-
fible qiiil y eufi tant de faux miracles s il n'y en avait de
vrays ^ ny tant de fauffes révélations^ s'il n'y en avait de vrayeSy
ny tant de fauffes religions, s'il ny en avait une véritable. Car
s'il n'y avait jamais eu de tout cela, il eft comme irnpaffible que
les hommes fêle fujfent imaginé & encore plus impojjible que tant
d'autres Veuffcnt creu. Mais comme il y a eu de très grandes
chofes véritables & qu'ainfy elles ont efté creiks par de grands
hommes, celte impreffion a efté caufe que prefque tout le monde
s'eft rendu capable de croire auffy les faujfes, & ainfy au lieu
de conclure qu'il n'y a point de vrais miracles^ puifquil y en a
tant de faux, il faut dire au contraire quil y a de vrays
miracleSy puifquil y en a tant de faux ^ & qu'il ny en a de faux
que par cette raifon qu'il y en a de vrais, & qu'il n'y a de
même de fauffes religions que parce quil y en a une vraye. —
L'objeàion à cela que les fauvages ont une religion. Mais ceft
qu'ils ont ouy parler de la véritable, comme il paroift par la
140 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
croix de St. Andréa le déluge, la circoncifion, &c. — Cela
vient de ce que Ve/prit de rhonime, fe trouvant plié de ce cofié là
par la vérité, devient fufceptible par là de toutes les fauj[fete:(_ de
cette (MoLiNiER, II, 71, 72.)
Pascal fait, en quelque sorte, lui-même la critique de
l'argumentation précédente par l'exemple qu'il donne, à
litre de comparaison, dans le premier fragment :
De me/me, ce qui fait qu'on croit tant de faux effets de la
lune, ceft qu'il y en a de vrays, comme le flux de la mer
(MoLiNiER, II, 70).
Combien d'ignorants croient à de chimériques influences
de la lune qui ne se doutent pas qu'elle est la cause des
marées! Combien y ont cru avant même que cette cause
fût découverte, avant qu'aucune action véritable de ce satel^
lile de la terre sur les choses terrestres fût connue! Vol-
taire avait relevé le vice de cet exemple, qui d'ailleurs
saute aux yeux.
Il existe donc de vrais miracles, selon Pascal, par cela
même qu'il y en a de faux, mais comment discerner les
vrais des faux? Cette question a beaucoup préoccupé
Pascal; on le voit à la part importante faite aux Pensées
qui la traitent parmi toutes celles qui touchent au miracle.
Cela s'explique par rhosliUté des Jésuites : dans ses Pen-
sées il semble ne jamais perdre de vue l'objection subtile
suscitée par eux à la parfaite validité, à la force probante
du miracle de la Sainte Épine; il faut s'en souvenir en les
interprétant; ... Les tniracles discernent la doctrine. C'est,
en elîet, leur raison d'être, leur fin même, et la doctrine
discerne les miracles (II, 66), carie miracle, nous le savons,
ne porte pas en soi la marque qui le discerne, il épouse la
qualité de la doctrine qu'il appuie; vrai ou faux comme
elle; c'est d'elle qu'il recevra son caractère véridique ou
fallacieux. Il ne témoignera donc delà vérité de la doctrine
qu'à la condition que la doctrine môme ait d'abord témoigné
de sa véracité, pétition de principe qu'il s'agit de résoudre,
sinon il demeure inutile. Tâchons de saisir comment un
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 141
logicien tel que Pascal a pu s'en tirer. Il lui importe d'au-
tant plus de sortir de ce cercle vicieux que les ennemis de
l'Eglise en abusent :
VÉglise a trois sortes d'ennemis : les Juifs, qui n'ont
jamais été de son corps; les hérétiques, qui s en sont retirés; .
et les mauvais chrétiens, qui la déchirent au dedans.
Ces trois sortes différentes d'adversaires la combattent
d'ordinaire diversement. Mais ici ils la combattent d'une
même sorte. Comme ils sont tous sans miracles., et que
VÉglise a toujours eu contre eux des miracles, il ont tous
eu le même intérêt à les éluder, et se sont tous servis de
cette défaite : qu'il fie faut pas juger de la doctrine par les
miracles, mais des miracles par la doctrine. Il y avait
deux partis entre ceux qui écoutaient iÉsu^^-CimiST : les uns
■qui suivaient sa doctrine par ses miracles; les autres qui
disaient... Il y avait deux partis au temps de Calvin... Il y
a maintenant des jésuites..., etc. (II, 77.)
Ce n'est point ici le pays de la vérité : elle erre inconnue
parmi les hommes. Dieu l'a couverte d'un voile, qui la laisse
méconnaître à ceux qui n'entendent pas sa voix. Le lieu est
ouvert au blasphème, et même sur des vérités au moins bien
apparentes. Si l'on publie les vérités de l'Evangile, on en
publie de contraires, et on obscurcit les questions, en sorte
que le peuple ne peut discerner. Et on demande : Qu'ave^-
vouspour vous faire plutôt croire que les autres? Quel signe
faites-vous? Vous n'ave:ç que des paroles, et nous aussi. Si
vous avie\ des miracles, bien. — Cela est une vérité, que la
doctrine doit être soutenue par les miracles, dont on abuse
pour blasphémer la doctrine. Et si les mii'acles arrivent^
on dit que les miracles ne suffisent pas sans la doctrine; et
c'est une autre vérité, pour blasphémer les miracles (II, 78).
Notons que, en fait, historiquement les faux miracles
sont toujours discernés, car : (> Ou Dieu a confondu les
faux miracles, ou il les a prédits; et par l'un et par l'autre
il s'est élevé au-dessus de ce qui est surnaturel à notre
égard, et nous y a élevés nous-mêmes » (II, 74).
S'il y a un Dieu, il fallait que la foi de Dieu fût sur la
142 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
ter7'e. Or les miracles de Jésus-Christ ne sont pas prédits
par V Antéchrist , mais les miracles de r Antéchrist sont pré-
dits par Jésus-Christ; et ainsi, si Jésus-Christ n était pas le
Messie, il aurait bien induit en erreur; mais V Antéchrist
ne peut bien induire en erreur. Quand Jésus-Christ a pré-
dit les miracles de V Antéchrist, a-t-il cru détruire la foi de
ses propres miracles? Moïse a prédit Jésus-Christ, et
ordonné de le ^z/n're; Jésus-Cdrîst a prédit V Antéchrist, et
défendu de le suivre.
Il était impossible qu'au temps de Moïse on réservât sa
croyance à l' Antéchrist ^ qui leur était inconnu; mais il est
bien aisé, au temps de l'Antéchrist, de croire en Jésus-
Christ, déjà connu.
Il n'y a judle raison de croire en l'Antéchrist, qui ne soit
à croire en Jésus-Christ; mais il y en a en Jésus-Christ,
qui ne sont pas en Vautre (II, 73 et 7i).
Mais la doctrine suffît au discernement, si elle a été déjà
prouvée véritable, de quelque manière que ce soit; il est
alors admissible qu'elle discerne tous les miracles posté-
rieurs à sa preuve établie :
Le difcermment des temps. Autre règle durant Moyfe, autre
règle à prefent (Molinier, II, 67).
Règle. Il faut juger de la doctrine par les miracles, il
faut juger des miracles par la doctrine. Tout cela est vrai,
mais cela ne se contredit pas. Car il faut distinguer les
temps (II, 67).
Supposons donc d'abord le Judœo-Christianisme démon-
tré. Nous en pourrons inférer tout de suite que Dieu a lui-
môme pourvu au discernement des miracles; et nous
rappellerons toutes les Pensées de Pascal citées précédem-
ment où il donne les motifs d'avoir pleine confiance en
Dieu (le vrai Dieu) qui ne peut vouloir tromper ni permettre
de tromper les hommes sur la vraie religion. A cette
garantie générale, il ajoute des marques et des règles par-
ticulières pour ce discernement. Moïse en a donné deux :
que la prédiction n'arrive pas. Deut. xviii [2i2] (II, 07) (cela
discerne les faux miracles), et qu'ils ne mènent point à l'ido-
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 143
latrie. Dent., xiii(i); el J.-C. une (II, 67) (Marc, IX, 38) :
// n est pas possible qiiun homme fasse un miracle en mon
nom et quen même temps il parle mal de moi » (Havet, II, 07,
noie "1).
... Dans le Vieux Testament, quand on vous détournera
de Dieu. Dans le Nouveau, quand on vous détournera de
Jésus-Cdrist. Voilà les occasions d'exclusion à la foi des
miracles marquées. Il ne faut pas y donner d'autres exclu-
sions...
D'abord donc qu'on voit un miracle, il faut, ou se sou-
mettre, ou avoir d'étranges marques du contraire. Il faut
voir s'il nie un Dieu, ou Jésus-Curist, ou l'Eglise (II, 67).
Nous ne sommes pas aujourd'hui dans la peine de faire
ce discernement. Il est pourtant bien facile à faire : ceux
qui ne nient ni Dieu, ni Jésus-Christ, ne font point de mira-
cles qui ne soient sûrs : « Nemo faciat virtutem in nomine
meo, et cito possit de me maie loqui » (II, 79;.
Voilà bien toute une catégorie de miracles discernés par
la doctrine. Mais encore faut-il que celle-ci soit, comme
nous l'avons supposé, prouvée véritable et, parmi les
preuves initiales de sa vérité, dont nous avons laissé la
nature indéterminée, il faut qu'il y ait des miracles :
l'Eglise est sans preuve s'ils (les incrédules au miracle)
ont raison (II, 77).
Or le miracle étant considéré, comme nous l'avons fait
jusqu'ici, comme un événement particulier et transitoire
que n'explique pas le système établi des lois naturelles, il
est évident que, au moment dialectique où nous en sommes
de la démonstration du Christianisme (c'est-à-dire au point
où nous en étions en commençant le présent chapitre), il
n'y a pas lieu encore de s'adresser au miracle pour prouver
la vraie religion. D'une part, en effet, nous savons que les
vrais miracles ne portent pas en eux la garantie manifeste
de leur authenticité doctrinale, et, d'autre part, aucune
religion ne peut encore être tenue légitimement pour
vraie et, à ce titre, propre à discerner les miracles.
Mais en réalité le miracle n'est-il essentiellement qu'un
144 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
événement isolé et éphémère? La profonde définilion
fournie par Pascal ne le suppose nullement. Le miracle
est un effet qui excède la force naturelle des moyens qu'on
y emploie (II, 81). Or un effet n'est pas nécessairement par-
ticulier et transitoire, il peut implique^ une suite continue
et durable de facteurs progressivement et indivisément
variables, une portion considérable du perpétuel devenir,
toute une période historique par exemple. La formation et
la persistance d'une institution religieuse seront un effet en
tant que déterminées par le concours de certaines causes,
et cet effet sera miraculeux si les causes d'ordre naturel,
autrement dit si le système des lois établies régissant le
monde accidentel ne suffit pas à l'expliquer. Pascal recon-
naît expressément, il est vrai, que dans les Livres Saints le
sens du mot miracle est restreint aux cas particuliers, qu'il
ne s'étend même pas à la prophétie, laquelle consiste pour-
tant dans une divination surnaturelle et spéciale à un cer-
tain homme en un certain moment.
T La prophétie neft point appelée miracle, comme St. Jehan
parle du i miracle en Cana, & puifde ce que J. C. dit à la
Samaritaine qui découvrit toute fa vie cachée, & puis gairit le
fifs d^unfergent, & St. Jehan appelle cela le 2 f igné (Molinier,
n, 74)-
Mais il écrira néanmoins :
Les prophéties accomplies sont un miracle subsistant, car
r événement qui les a remplies esi un miracle subsistant
depuis la naissance de VEglise jusques à la fin (II, 2:1).
Extension capitale du sens strict, adopté tout d'abord du
mot miracle. Que faut-il entendre, en effet, par prophétie
accomplie? C'est la vérification de la parole prophétique
par l'histoire. Mais cette parole prophétique ne se vérifie
que grâce à la direction donnée aux événements par Dieu
même en vue d'une fin préfixée par lui. Ainsi dans l'histoire
religieuse les événements forment une chaîne dont les
anneaux ne sont pas tous unis par les lois constantes du
monde accidentel, mais dont certaines sont expressément
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 145
et exceptionnellement introduites par des décrets spéciaux
de la Providence. La conservation et la persistance du
peuple juif et de sa tradition n'apparaissent pas comme
nécessitées par l'ordre naturel; celui-ci, au contraire, en
eut, sans l'intervention divine, amené la dissolution, la
ruine et la fin. De là le caractère miraculeux de l'établis-
sement de la religion judœo-chrétienne, car c'est un effet
qui a excédé la force naturelle des moyens fournis parle
milieu terrestre où il s'est produit. Un facteur de plus y a
été nécessaire que rien des lois constantes du monde acci-
dentel ne pouvait suppléer; ce facteur est Dieu.
Voilà le miracle général et fondamental, le seul qui con-
tienne en lui-même sa marque d'authenticité doctrinale.
Tout miracle particulier, produit au nom de la religion
établie sur ce miracle initial, y puisera ses titres de véracité,
tandis que celui-ci ne saurait s'appuyer sur aucun autre;
il ne relève que de soi.
T Lef combinaijonj dej miraclef.
Ix Jecond miracle peut fuppofer le premier, mai/ le premier
ne peut Juppofer le fécond (Molin'ier, II, 67).
Dans la collection des Pensées relatives au miracle, la
plupart ont pour objet la subordination des miracles pro-
prement dits (particuliers et transitoires) les uns aux autres.
Comme ils concernent, non le discernement des diverses
religions avant que la preuve d'aucune ait été faite, mais
le discernement aux choses douteuses : entre les peuples
juif et païen ^'jui/et chrétien ; catholique, hérétique; calom-
niés et calomniateurs ; entre les deux croix (II, 71), alors
que le Judœo-Christianisme est supposé prouvé, nous
n'avons pas à examiner de près ces questions subséquentes
ni les Pensées qui s'y rapportent. Remarquons, d'ailleurs,
que ces Pensées ont trait à la querelle faite aux jansénistes
par les jésuites sur la valeur du miracle de la Sainte Epine
et n'appartiennent qu'indirectement aux matériaux destinés
par Pascal à l'édifice des preuves du christianisme. Con-
tentons-nous de relever la fin de la Pensée citée plus haut :
Mais aux hérétiques les miracles seraient inutiles, car
Sully Prcdhomme. '0
146 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
l'Eglise, autorisée par les miracles, qui ont préoccupé la
créance, nous dit qu'ils nont pas la vraie foi. Il n'y a pas
de doute qu'ils ny sont pas, puisque les premiers miracles
de V Eglise excluent la foi des leurs. Il y a ainsi miracle
contre miracle, et premiers et plus grands du côté de
r Église [II, 71).
Ainsi les miracles qui ont pris légitimement possession
de la créance avant tous les autres en infirment la valeur
probante, car alors la doctrine discerne les miracles et
n'est pas discernée par eux.
Mais pour que des miracles puissent préoccuper la
créance légitimement par rapport à d'autres, encore faut-
il qu'ils témoignent pour la vraie religion. Or nous savons
qu'ils ne portent pas en eux-mêmes leur signe, leur marque
de véracité doctrinale. Il faut donc que la religion dont ils
témoignent soit déjà prouvée, et par là les autorise, car il
est évident que la seule priorité d'un miracle ne saurait
conférer à celui-ci sur un autre l'avantage d'être vrai. Or
cette religion ne peut être miraculeusement prouvée sans
contestation sur la valeur objective de la preuve que par le
miracle général et fondamental impliqué dans son histoire.
Celui-là seul, en effet, porte en soi sa marque d'authen-
ticité, seul il échappe au subjectivisme de l'opinion de ses
témoins, car ses témoins ne sont pas individuels, ils cons-
tituent toute une nation, laquelle est la matière même du
miracle. 11 suffit à chacun de prendre connaissance de
l'histoire pour le constater.
En somme le miracle est ou prouvé ou seulement con-
firmé; il suffit à procurer la croyance ou il se borne à la
soutenir. 1° Il la procure d'emblée quand sa réalité et la
véracité de ceux qui l'attestent est scientifiquement prouvée
(Pascal ne fait pas mention du contrôle scientifique). 2'^ Il
suffit encore à la procurer, lorsque, sans qu'on établisse
scientifiquement sa réalité, rien d'ailleurs ne s'y oppose.
Les preuves que Jésus-Christ et les apôtres tirent de
l'Ecriture ne sont pas démonstratives; car ils disent seule-
ment que Mo'ise a dit qu'un prophète viendrait., mais ils ne
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 147
prouvent pas par là que ce soit celui-là, et c'était toute la
question. Ces passages ne servent donc qu'à montrer quon
nest pas contraire à l'Écriture, et qu'il ny parait point
de répugnance, mais non pas quil y ait accord. Or cela
suffit, exclusion de répugnance, avec miracles (II, 68).
Jésus-Christ dit que les Écritures témoignent de lui,
mais il ne montre pas en quoi.
Même les prophéties ne pouvaient pas prouver Jésus-
Christ pendant sa vie. Et ainsi on neût pas été coupable de
ne pas croire en lui avant sa mort, si les miracles n'eussent
pas suffi sans la doctrine. Or ceux qui ne croyaient pas
en lui encore vivant étaient pécheurs, comme il le dit lui-
même, et sans excuse. Donc il fallait qu'ils eussent une
démonstration à laquelle ils résistassent. Or ils n'avaient
pas la nôtre, mais seulement les miracles; donc ils suffisent,
quand la doctrine n'est pas contraire, et on doit y croire
(11,69).
Quand donc on voit les miracles et la doctrine non sus-
pecte tout ensemble d'im côté, il n'y a pas de difficulté
(II, 70). Ce n'était pas le cas de Jésus-Christ : sa doctrine
était éminemment suspecte à ses compatriotes juifs.
Mais quand on voit les miracles et doctrine suspects
d'un même côté, alors il faut voir quel est le plus clair.
Jésus-Christ était suspect (II, 70). Mais un homme qui
nous annonce les secrets de Dieu n'est pas digne d'être cru
sur son autorité privée, et que c'est pour cela que les
impies en doutent; aussi un homme qui, pour marque de la
communicatiofî qu'il a avec Dieu, ressuscite les morts,
prédit l'avenir, transporte les mers, guérit les malades, il
n'y a point d'impie qui Jie s'y rende, et l'incrédulité de
Pharao et des Pharisiens est l'effet d'un endurcissement
surnaturel (II, 70). Dans le cas considéré, les miracles par-
ticuliers, bien qu'ils ne puissent être scientifiquement con-
testés, suffisent parce que la croyance est déjà motivée par
la constatation du miracle fondamental, tel que l'accom-
plissement des prophéties : Pour prouver Jésus- Christ,
nous avons les prophéties, qui sont des preuves solides et
148 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
palpables. Et ces prophéties, étant accomplies, et prouvées
véritables par révénement, marquent la certitude de ces
vérités, et partant la preuve de la divinité de Jésus- Christ
(II, 62). Les Juifs avaient une doctrine de Dieu comme nous
en avons une de Jésus-Christ, et confirmée par miracles; et
défense de croire à tous faiseurs de miracles, et, de plus,
ordre de recourir aux grands-prêtres et de s'en tenir à eux.
Et ainsi toutes les raisons que nous avons pour refuser de
croire les faiseurs de miracles, ils les avaient à V égard de
leurs prophètes. Et cependant ils étaient très coupables de
refuser les prophètes, à cause de leurs miracles, et n'eussent
pas été coupables s'ils n'eussent point vu les miracles : Nisi
fecissem, peccatum non haberent. Donc toute la créance
est sur les miracles (II, 68). Oui, à la condition que le
miracle soit incontestable scientifiquement ou qu'on étende
comme nous l'avons fait le sens du mot miracle et qu'on
le prête à la prophétie qui doit s'accomplir. Pascal lui-même
reconnaît d'ailleurs la légitimité de cette extension qui
seule concilie logiquement ses Pensées éparses sur la valeur
probante des miracles.
Leur utilité a fait l'objet de sa plus attentive méditation.
Ils sont pour lui le signe du divin dans l'accomplissement
des prophéties.
Si je n'avais ouï parler en aucune sorte du Messie, néan-
moins, après les prédictions si admirables de l'ordre du
monde que je vois accomplies, je vois que cela est divin. Et
si je savais que ces mêmes livres prédissent un Messie, je
m'assurerais qu'il serait venu. Et voyant qu'ils mettent son
temps avant la destruction du deuxième temple., je dirais
qu'il serait venu (II, 186).
Ubi est Deus tuus? Les miracles le montrent, et sont un
éclair (II, 169).
Mais il ne croit pourtant pas le miracle nécessaire pour
prouver qu'il faut aimer un seul Dieu. L'intuition du cœur
y suffit
C'est une chose si visible, qu'il faut aitner un seul Dieu,
qu'il ne faut point de miracles pour le prouver.
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 149
Bel état de l'Église^ quand elle nest plus soutenue que de
Dieu (II, 200). Après avoir établi l'importance des miracles
pour la preuve de la Religion il explique pourquoi il n'en
faut plus contre les Juifs.
Jésus-Christ a fait des miracles, et les apôtres ensuite,
et les premiers saints en grand nombre; parce que^ les pro-
phéties n étant pas encore accomplies et s' accomplissant par
eux, rien ne témoignait^ que les miracles. Il était prédit
que le Messie convertirait les nations. Comment cette pro-
phétie se fût-elle accomplie, sans la conversion des nations?
Et comment les nations se fussent-elles converties au
Messie, ne voyant pas ce dernier effet des prophéties qui le
prouvent? Avant donc qu'il ait été mort, ressuscité, et con-
verti les nations, tout n était pas accompli; et ainsi il a fallu
des miracles pendant tout ce temps. Maintenant il tien faut
plus contre les Juifs^ car les prophéties accomplies sont im
miracle subsistant... (II, 39).
Pascal reconnaît qu'aujourd'hui les miracles ne sont
plus nécessaires, mais il atteste qu'ils peuvent le devenir
encore.
Les miracles 7ie sont plus nécessaires, à cause qu'on en a
déjà. Mais quand on n écoute plus la tradition^ quand on
ne propose plus que le pape, quand on Va surpris, et qii ainsi
ayant exclu la vraie source de la vérité, qui est la tradi-
tion, et ayant prévenu le pape, qui en est le dépositaire, la
vérité n'a plus de liberté de paraître : alors les hommes ne
paj'lant plus de la vérité, la vérité doit parler elle-même
aux hommes. C'est ce qui arriva au temps d'Arius (II, 80).
CHAPITRE V
CONTINUITE DE LA TRADITION DU JUDiEO-CHRISTIANISME. — FIDELITE
DES JUIFS A LA CONSERVATION D'uN LIVRE QUI TÉMOIGNE DE LEUR
INGRATITUDE ET A UNE RELIGION d'UNE OBSERVANCE TYRANNIQUE.
— FIDÉLITÉ DES CHRÉTIENS A UNE CROYANCE ENNEMIE DES INS-
TINCTS, DES APPÉTITS ET DES PASSIONS CUEZ l'dOMME. — CARAC-
TÈRES VÉRIDIQUES ET DIVINS DE LA RELIGION JUDJ:0-CnRÉTIENNE.
Reprenons donc la preuve historique de Pascal au point
où nous l'avions laissée pour dégager l'idée qu'il se fait du
surnaturel.
n a signalé la longue durée, l'ancienneté et la pérennité
singulières, tout exceptionnelles de la religion judfco-chré-
tienne. 11 va démontrer que ces privilèges ont un caractère
miraculeux. Si l'on considère l'extraordinaire enchaîne-
ment des conditions qui ont, dans le judaïsme, assuré les
assises et préparé l'édifice du christianisme, on est con-
traint de reconnaître qu'une faveur et une influence spé-
ciales de la Providence divine ont seules pu les combiner.
11 la montre veillant à la continuité de la tradition, La
mémoire du déluge étant si fraîche parmi les hommes ,
lorsque Noé vivait encore, Dieu fit ses promesses à Abraham,
et lorsque Sem vivait encore^ Dieu envoya Moïse, etc.
(I, 174.) — Et ce qui est admirable, incomparable et tout
à fait divin, c'est que cette religion, qui a toujours duré, a
toujours été combattue. Mille fois elle a été à la veille d'une
destruction universelle; et toutes les fois qu'elle a été en
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 151
cet état, Dieu l'a relevée par des coups extraordinaires de
sa puissance (I, 172).
Dieu n a jamais laissé ses élus, le peuple saint, qu'il sépa-
rerait de toutes les autres nations, qu'il délivrerait de ses
ennemis, qu'il mettrait dans un lieu de repos (1, 173),... sans
des assurances de sa puissance et de sa volonté pour leur
salut. Car, dans la création de V homme, Adam en était le
témoin^ et le dépositaire de la promesse du Sauveur, qui
devait naître de la femme; lorsque les hommes étaient
encore si proches de la création^ qu'ils ne pouvaient avoir
oublié leur création et leur chute. Lorsque ceux qui avaient
vu Adam n'ont plus été au monde, Dieu a envoyé Noé
(I, 173)...
La longueur de la vie des patriarches, au lieu de faire
que les histoires des choses passées se perdissent, servait,
au contraire, à les conserver. Car ce qui fait que Von n'est
pas quelquefois asse^ instruit dans V histoire de ses ancêtres^
est que l'on n'a jamais guère vécu avec eux, et qu'ils sont
morts souvent devant que l'on eût atteint l'âge de raison.
Or, lorsque les hommes vivaient si longtemps, les enfants
vivaient longtemps avec leurs pères, ils les entretenaient
longtemps. Or, de quoi les eussent-ils entretenus, sinon de
rhistoire de leurs ancêtres, puisque toute l'histoire était
réduite à celle-là, et qu'ils n'avaient point d'études ni de
sciences, ni d'arts, qui occupent une grande partie des dis-
cours de la vie? Aussi l'on voit qu'en ce temps- là les peuples
avaient un soin particulier de conserver leurs généalogies
(1,213).
Ailleurs Pascal relève le caractère miraculeux de la con-
servation du dogme judieo-chrétien dans son intégrité :
Les Etats périraient, si on ne faisait ployer souvent les
lois à la nécessité. Mais jamais la religion n'a souffert
cela, et n'en a usé. Aussi il faut ces accommodements,- ou
des miracles. — ... Mais que cette religion se soit toujours
maintenue, et inflexible, cela est divin (I, 174).
Ce nesl pas tout. Une singularité surprenante encore le
frappe : ... //a- (les imh) portent avec amouret fidélité le livre
ir)2 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
où Moïse déclare qu'ils ont été ingrats envers Dieu toute
leur vie; qu'il sait quHls le seront encore plus après sa mort ;
mais qu'il appelle le ciel et la terre à témoin contre eux,...
qu enfin Dieu, s'irritant contre eux, les dispersera parmi
tous les peuples de la terre : que., comme ils Vont irrité en
adorant les dieux qui n'étaient point leur dieu, de ?néme il
les provoquera en appelant un peuple qui n'est point son
peuple; et veut que toutes ses paroles soient conservées éter-
nellement, et que son livre soit mis dans l'arche de l'alliance
pour servir à jamais de témoin contre eux. Isaïe dit la
même chose, xxx, 8. Cependant ce livrCy qui les déshonore
en tant de façons, ils le conservent aux dépens de leur vie.
C'est une sincérité qui n'a point d'exemple dans le monde,
ni sa racine dans la nature (I, 201). Il y a donc là une
preuve de la religion judœo-chrétienne par le surnaturel,
par la conservation miraculeuse de son monument fonda-
mental.
Pascal remarque une autre singularité du même genre,
mais d'un caractère plus général, car il s'agit du sacrifice
non pas de l'honneur seulement, mais bien de tout ce qui
tient à la sensibilité humaine. Cette preuve est plus mira-
culeuse encore. Il est naturel, normal que la durée d'une
religion se mesure à la conformité de sa doctrine et de ses
préceptes aux idées, aux penchants, aux mœurs de ses
adeptes, car d'ordinaire cette rehgion en est l'expression
même : l'homme ne s'attache pas à ce qui le heurte et
lui déplaît. Cependant celle qui lui impose les plus inti-
mes sacrifices se trouve être précisément la plus dura-
ble : La loi par laquelle ce peuple est gouverné est tout
ensemble la plus ancienne loi du monde, la plus parfaite,
et la seule qui ait toujours été gardée sans interruption
dans un Etat. C'est ce que Josèphe montre admirablement
contre Apion, et Philon juif, en divers lieux, oii ils font
voir qu^elle est si ancienne, que le nom même de loi n'a été
connu des plus anciens que plus de mille ans après; en sorte
qu'Homère, qui a écrit de l'histoire de tant d'Etats, ne
s'en est jamais servi. Et il est aisé de juger de sa perfec-
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 133
tion par la simple lecture, où Von voit qu'on a pourvu à
toutes choses avec tant de sagesse, tant d'équité, tant de
jugement, que les plus anciens législateurs grecs et romains,
en avant eu quelque lumière, en ont emprunté leurs prin-
cipales lois; ce qui parait par celle qu'ils appellent des
Dou\e Tables, et par les autres preuves que Josèphe en
donne. Mais cette loi est en même temps la plus sévère et la
plus rigoureuse de toutes en ce qui regarde le culte de leur
religion, obligeant ce peuple, pour le retenir dans son
devoir j à mille observations particulières et pénibles, sous
peine de la vie. De sorte que c'est une chose bien étonnante
qu'elle se soit toujours conservée si constamment durant
tant de siècles par un peuple rebelle et impatient comme
celui-ci; pendant que tous les autres Etats ont changé de
temps en temps leurs lois, quoique tout autrement faciles
(I, 200).
Celte prodigieuse fidélité du peuple juif à sa dure loi, qui
assure sa durée malgré sa misère, s'explique par la nécessité
de son témoignage en faveur du chrislianisme ; C'est une
chose étonnante et digne d'une étrange attention, de voir
ce peuple juif subsister depuis tant d'années et de le voir
toujours misérable : étant nécessaire, pour la preuve de
Jésus-Christ, et qu'il subsiste, pour le prouver, et qu'il soit
misérable , puisqu'ils Vont crucifié; et, quoiqiVil soit con-
traire d'être misérable et de subsister, il subsiste néan-
moins toujours malgré sa misère (II, 40).
Si les Juifs eussent été tous convertis par Jésus-Christ,
nous n^aurions plus que des témoins suspects; et s'ils avaient
été exterminés, nous n'en aurions point du tout (II, 40).
Les Juifs le refusent, mais non pas tous : les saints le
reçoivent, et non les charnels. Et tant s'en faut que cela
soit contre sa gloire, que c'est le dernier trait qui Vachève.
Comme la raison qu'ils en ont, et la seule qui se trouve dans
tous leurs écrits, dans le Tabnud et dans les rabbins, n'est
que parce que Jésus-Christ na pas dompté les nations en
main armée, gladium tuum, potentissime. N'ont-ils que cela
à dire? Jésus-Christ a été tué, disent-ils, il a succombé; il
154 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
n'a pas dompté les Païens par sa force; il ne nous a pas
donné leurs dépouilles ; il ne donne point de richesses,
N^ont-ils que cela à dire? C'est en cela qu'il m'est aimable.
Je ne voudrais pas celui qu'ils se figurent. Il est visible que
ce n''est que sa vie qui les a empêchés de le recevoir; et par
ce l'efus, ils sont des témoins sans reproche., et qui plus est,
par là, ils accomplissent les prophéties (II, 40).
Le christianisme offre, dans sa conservation, le même
caractère miraculeux que le judaïsme, de sorte que ce
caractère prouve la vérité de la religion judœo-chrétienne
considérée dans son ensemble.
La seule religion contre nature., contre le sens commun,
contre nos plaisirs, est la seule qui ait toujours été (I, 175).
Elle offense, en effet, toutes les facultés humaines : Tin-
ielligence par ses mystères, aussi déconcertants dans Tordre
des idées que ses miracles dans l'ordre des faits ; les sens
par les mortifications qu'elle leur inflige et par les illusions
dont elle les leurre dans l'Eucharistie où la chair et le sang
du Christ leur apparaissent sous les espèces du pain et du
vin ; le cœur par la répression de tous ses mouvements pas-
sionnels et même de ses penchants innés ; la volonté par
l'abdication qu'elle lui impose dans la pratique de l'obéis-
sance et de l'humilité; la conscience, enfin, par les suites
du péché originel incompatibles avec le sentiment de la
responsabilité personnelle.
Instituée pour révéler à l'homme le secret de sa condition
terrestre, l'indéfinissable objet de son soupir et le dénoue-
ment de sa destinée, préposée à la sauvegarde de sa dignité,
d'où vient que cette religion est adoptée par lui malgré lui?
D'où vient qu'elle le sacre et l'humilie tout ensemble,
qu'elle ne se borne pas à mater la bête obscure déchaînée
en lui, qu'elle s'attaque môme à ses titres de noblesse en
bafouant sa raison et bravant sa conscience? D'où vient
enfin qu'elle lui refuse les insignes et les honneurs de la
royauté tout en lui conférant la royauté môme sur les
autres créatures. Pascal insiste avec une sorte de complai-
sance sur ces contrariétés ., si étranges, car elles font de
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 15o
la prodigieuse fortune du Judœo-Christianisme un miracle
qui l'arrache tout d'abord à la perplexité du choix entre
toutes les religions.
La racine de celle-ci dans le cœur humain est donc à la
fois très profonde et entièrement indépendante de toute
complaisance pour lui. Une pareille infraction à l'ordre
naturel des choses constitue, par excellence, le miracle. La
fidélité même des Judœo-Chrétiens à leur religion en prouve
donc la divinité véritable.
L'histoire de toutes les religions, pourra-t-on objecter,
abonde en récits de faits extraordinaires, en apparence con-
traires à Tordre natur'el des choses, et ce caractère même
les rend tous au même titre suspects de fraude ou d'illu-
sion. Il faut que des témoignages certains en assurent
l'authenticité pour les imposer à la croyance. A supposer
même qu'on ne les rejette pas tous en principe, comment
discerner les véritables des faux? C'est une question que
Pascal, nous le savons, n'a point éludée. Mais, de quelque
façon qu'il la résolve, si les prodiges accidentels et passa-
gers donnent prise à la critique et motivent une légitime
défiance, il ne saurait en être de même des prodiges per-
pétuels, essentiels en quelque sorte, chez leurs sujets,
comme le sont l'établissement de la rehgion judœo-chré-
tienne, et l'attachement de ses adeptes à leur croyance en
dépit des sacrifices qu'elle impose aux passions. Ce sont là
des miracles (au sens le plus large et le plus exact du mot)
qui ne peuvent être l'œuvre de l'imagination ni de la fraude.
Nul thaumaturge n'y suffirait, à moins de vivre aussi long-
temps que la religion môme, et d'opérer à la fois sur l'es-
sence même de toutes les âmes.
Il est nécessaire de définir strictement le miracle probant
quand la source du miracle est suspecte ou quand la méprise
touchant la réalité du fait témoigné est possible. Ce n'est
point ici le cas.
Ainsi la religion judœo-chrétienne, seule entre toutes les
autres, se désigne et se recommande à l'examen par un
exceptionnel caractère de perpétuité et d'universalité; de
156 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
plus, par la qualité miraculeuse en elle de ce caractère elle
fournit, non plus une simple présomption, mais une preuve
de sa divine origine. Pascal, avant môme d'en avoir appro-
fondi les dogmes, est donc d'ores et déjà autorisé à y croire
et à la déclarer vraie.
La religion est proportionnée à toutes sortes d^ esprits.
Les premiers s'arrêtent au seul établissement (c'est-à-dire,
comme l'entend Port-Royal, à l'état et à l'établissement
où elle est), et cette religion est telle que son seul établis-
sement est suffisant pour en prouver la vérité. Cette
déclaration est ce qui nous importe ici. Pascal poursuit :
Les autres vont jusques aux apôtres. Les plus instruits
vont jusqu'au commencement du monde. Les anges la voient
encore mieux, et de plus loin (II, 94).
Sans remonter jusqu'aux anges, Pascal en prend de très
haut et de très loin les fondements. Dans bon nombre de
Pensées., dont nous ne citons dans cet ouvrage que les plus
essentielles à la preuve du Christianisme, il a scruté ce
qu'ont été et devaient être le caractère, la croyance, la
conduite et l'évolution historique des Juifs pour que tout
en eux et par eux servît à l'établissement de la vraie reli-
gion. Il explique ce qu'il y a d'étrange dans leur vitalité
sociale et dans leurs égarements à la fois.
Si cela est si clairement prédit aux Juifs., comment ne
Vont-ils pas cru? ou comment n ont-ils point été exter-
minés, de résister à une chose si claire?
Je réponds : premièrement, cela a été prédit, et qu'ils ne
croiraient point une chose si claire, et qu'ils ne seraient
point exterminés. Et rien Ji' est plus glorieux au Messie;
car il ne suffisait pas qu'il y eût des prophètes; il fallait
qu'ils fussent conservés sans soupçon (II, 29).
Si les Juifs eussent été tous convertis par Jésus-Christ,
nous n'aurions plus que des témoins suspects et s'ils
avaient été exterminés, nous nen aurions point du tout
(II, 40).
Les sages qui ont dit qu'il y a un Dieu ont été persé-
cutés, les Juifs haïSf les Chrétiens encore plus (II, 96).
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 157
Les Juifs qui ont été appelés à dompter les nations et les
rois, ont été esclaves du péché; et les chrétiens, dont la
vocation a été à servir et à être sujets, so)it les enfants
libres (II, 107).
D'autres citations corroborent, en leurs lieux, les précé-
dentes.
CHAPITRE VI
LA MISSION DE JESUS-CURIST. — EFFORTS DE PASCAL POUR IDEN-
TIFIER LE CHRIST AVEC LE MESSIE ET POUR RAPPROCHER DE
l'esprit ÉVANGÉLIQUE le VÉRITABLE ESPRIT DE LA RELIGION
JUIVE.
Le dogme du péché originel enseigne à l'iiomme la cause
de sa condition misérable où se reconnaissent des vestiges
de grandeur : c'est un être déchu. Mais ce que cet être
déchu demande à la religion, ce qu'il en espère, ce qu'il
en attend, ce n'est pas seulement de motiver sa condamna-
tion, c'est avant tout de le réhabiliter, de le racheter, de le
délivrer, de le sauver. Il ne saurait opérer lui-même son
salut, se soustraire lui-même par le mérite aux consé-
quences de sa faute, car sa volonté a été viciée par celle-ci.
Qui donc le rapprochera de Dieu dont elle l'a séparé? Qui
le réconciliera avec lui? Ce rédempteur, ce libérateur, ce
réparateur, ce sauveur, il l'implore de son propre Créateur
offensé, il fait appel à sa clémence, et c'est encore le Dieu
des chrétiens qui seul répond à cet appel. Ce Dieu a dabord
imprimé dans l'histoire môme de l'humanité des marques
de la rédemption en même temps que de la corruption... :
tout ce qiCil nous importe de connaître est que nous
sommes misérables, corrompus, séparés de Dieu, mais
rachetés par Jésus-Christ ; et c^est de quoi nous avons des
preuves admirables sur la terre. Ainsi, les deux preuves
de la corruption et de la rédemption se tirent des impies,
PREUVES HISTORIQUES UU CHRISTIANISME lo9
gui vivent dans l'indifférence de la religion, et des Juifs
qui en sont les ennemis irréconciliables (I, 188),
Les impies qui s'adonnent aveuglement à leurs pajfions, fans
connoiftre Dieu & fans fe mettre en peine de le chercher ^ vérifient
par eux-mefmes ce fondement de la foy qu'ils combattent^ qui eft
que la nature des hommes eft dans la corruption. Et les Juifs,
qui combattent fi opiniaftrement la religion chrétienne vérifient
encore cet autre fondement de cette mefmefoy qu'ils attaquent, qui
eft que Jéfus-Chrifi est le véritable Meffie & quil eft venu racheter
les hommes & les retirer de la corruption & de la mifere où ils
eftoient, tant par l'ejtat où Von les voit aujourd'hui & qui fe
trouve prédit dans les prophéties , que par ces mêmes prophéties
qu'ils portent & qu'ils confervent inviolableinent comme les mar-
ques auxquelles on doit reconnoitre le Meffie. (Mollmer. I, 293.)
La mission de Jésus-Christ, la rédemption des hommes
par sa mort sur la croix, achève de prouver, aux yeux de
Pascal, la vérité du christianisme, parce que ce divin
secours satisfait à Tune des conditions les plus essentielles
que doive remplir la vraie religion. Elle doit indiquer les
remèdes à l'impuissance où est le genre humain de
rejoindre par lui-môme son Dieu, dont il a été séparé par
le péché originel, et elle doit lui prescrire les moyens
d'obtenir ces remèdes.
C'est ici que la religion juive entre en conflit avec la
religion chrétienne et cesse pour les chrétiens d'être la
véritable, car, si les Juifs reconnaissent la nécessité de ces
remèdes, ils ne reconnaissent pas que Jésus en soit le dis-
pensateur promis, qu'il soit le Messie annoncé par les pro-
phètes. L'identité de Jésus avec le Messie, que les chrétiens
affirment, ils la nient. C'est leur religion qui, selon eux,
est la vraie; elle Test par le Décalogue, fondement de la
vraie morale, et par son histoire môme, car les preuves que
Pascal a tirées jusqu'à présent de considérations histori-
ques sont plus favorables au judaïsme, encore si vivace
aujourd'hui, quau christianisme; celui-ci est plus riche
sans doute en adeptes, mais par contre, moins ancien.
160 LA VRAIE IlELItilON SELON PASCAL
Ainsi les Juifs ont sur les chrétiens un double avantage :
la priorité dans l'adoration d'un seul Dieu, dans l'inslitu-
tion de la justice, non moins indispensable à la vie sociale
que la charité, et une durée beaucoup plus longue.
Avant de s'engager dans l'examen approfondi de la doc-
trine chrétienne, il importe donc de démontrer que Jésus
est bien le Messie, qu'il n'est pas seulement le représentant
de Dieu, mais Dieu même fait homme, et que l'Evangile est
le complément nécessaire du livre sacré des Juifs, de sorte
que ces deux monuments forment un témoignage indivi-
sible qui se retourne contre le Judaïsme en faveur du seul
Christianisme.
I
Qu'est-ce, d'abord, que le Messie? Il faut le demandera
l'Ancien Testament, aux prophètes surtout, qui indiquent
sa mission et annoncent sa venue. Pascal avait réuni un
certain nombre d'extraits de la Vulgate qu'il avait choisis
ou qu'on lui avait signalés comme probants touchant
l'identité de Jésus avec le Messie et touchant la divinité
de celui-ci. Nous chercherons dans ces extraits, dont il a
traduit la plus grande partie, les données des questions
qu'il devait logiquement se poser sur ces points si impor-
tants, et le fondement des réponses qu'il y a faites. Nous
n'avons nullement la compétence spéciale requise pour
discuter la valeur historique et la portée doctrinale de
ces documents interrogés par lui, non plus que l'interpré-
tation qu'il en donne; nous nous en remettons là-dessus
aux docteurs spéciaux. Nous avons à considérer ici l'en-
chaînement logique plutôt que la vérité même de ses
aperçus qu'a pu fausser une aveugle acceptation des
textes, question que nous laissons entière. Par la défini-
tion môme du miracle une prophétie et son accomplisse-
ment constituent un processus miraculeux, lequel suffît
à démontrer l'authenticité et la véracité des Livres Saints.
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 161
L'accomplissement des prophéties constaté par les histo-
riens est donc un miracle fondamental qui avère tous ceux
que relate la tradition sacrée. Il sensuit que la vérification
empirique, d'ailleurs impossible, de ceux-ci est inutile
pour en assurer le crédit. Il fallait logiquement que la
définition du miracle précédât l'examen critique des pro-
phéties. Cet examen, appliqué aux textes extraits par
Pascal, n'est pas attrayant tout d'abord pour un profane.
On les étudie toutefois avec un intérêt croissant à mesure
qu'on y découvre les préoccupations qui en ont dicté le
choix à Pascal.
Il devait être fort soucieux de trouver dans la Bible une
indication claire de la nature divine du Messie. Aucun
texte ne le renseignait formellement à cet égard. On
apprend par les prophéties que le Messie : devait être de
Jiida, et quand il n'y aurait plus de roi (II, 28). ... Qu'il
serait roi des Juifs et des Gentils (II, 24). Daniel l'appelle
prince.
Sache\ donc et entende^. Depuis que la parole sortira
pour rétablir et réédijier Jérusalem, jusqu'au prince
Messie, il y aura sept semaines et soixante-deux semaines
(II, 30, note). Il n'est pas évident par ces textes qu'il soit
plus qu'un roi, qu'il participe de l'essence divine. Mais on
lit dans Isaïe : qui osera m' accuser? qui se lèvera pour
disputer contre moi, et pour m'accuser de péché^ Dieu
étant lui-même mon protecteur? (II, 195); et dans Isaïe
encore : Lors le Seigneur, qui m'a formé lui-même dès le
ventre de ma mère pour être tout à lui, afin de ramener
Jacob et Israël, tna dit : Tu seras glorieux en ma pré-
sence, et je serai moi-même ta force (II, 193).
Le Messie est donc en communication si intime avec
Dieu qu'il participe de la force divine. Il n'en est pas
moins encore un simple prophète. Aggée l'atteste explici-
tement : {Deut., xvni, i6 : « ... En Horeb, au jour oîi vous
y étie\ assemblés, et que vous dites : Que le Seigneur ne
parle plus lui-même à nous, et que nous ne voyions plus ce
Jeu, de peur que nous ne mourions. Et le Seigneur me
Sully Prudhomme. 11
162 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
dit : Leur prière est juste : je leur susciterai un prophète
tel que vous du milieu de leurs frères, dans la bouche
duquel je mettrai mes paroles : et il leur dira toutes les
choses que je lui aurai ordonnées; et il arrivera que qui-
conque n'^obéira point aux paroles qu'il lui portera en mon
nom, j'en ferai moi-même le jugement » (II, 197).
Voilà, certes, un prophète singulièrement autorisé, pri-
vilégié, mais il n'est pas encore identifié à Dieu. Faut-il
reconnaître cette identification dans certains versets d'Isaïe
où le Seigneur est présenté comme rachetant lui-môme
Israël et Jacob où il est nommé expressément le Rédemp-
teur?
Delevi ut nuhem iniquitates tuas, & quafi nebulam peccata
tua, reverfere ad me quoniam redemi te.
44, 23, 24. Laudale cœli quoniam mifericordiam fecit
Dominus..., quoniam redemit Dominus Jacob, et Ifrael gloria-
bitur. Hcec dicit Dominus redemptor tiius & et formater tuus ex
utero : Ego suni Dominus faciens omnia & extendens cœlos.
Joins, ftabiliens terrani & nullus mecum.
Js. 54, S. In momento indignationis abfcondi faciem meam
parumper a te & in mifericordia Jewpiterna mifertus fum fui,
dixit redemptor tuus Dominus (Molinier, I, 209.)
Soit que, selon la pure doctrine janséniste, le péché ori-
ginel ait destitué l'homme de toute aptitude à valoir par
lui-môme, à mériter par ses propres œuvres, soit que, selon
la doctrine orthodoxe, sa volonté puisse mériter, mais ne
le puisse, par elle-même, qu'insuffisamment sans le secours
de la grâce, dans tous les cas il ne peut tenir sa rédemp-
tion que de Dieu lui-même. Dieu est donc bien son rédemp-
teur, mais Dieu peut, sans cesser de l'être, ne l'être que
par procuration, par l'intermédiaire d'une de ses créatures
d'élite, à laquelle il a confié la mission de régénérer l'âme
humaine. Il peut se faire représenter dans son ministère
de rédempteur par un prophète, dispensateur de sa grâce.
Telles seraient la personne et le rôle du Messie; dans cette
interprétation des paroles d'Isaïe, il ne serait pas Dieu
PREUVES HISTOUIQUES DU CHRISTIANISME 163
même. Sa fonction, dans les versets cités plus haut, se
borne d'ailleurs à celle d'un roi, à celle que lui attribuent
expressément d'autres prophéties, d'autres paroles d'isaïe
même (XLIX) : Le Seigneur ma dit encore .Je t'ai exaucé
dans les jours de salut et de miséricorde, et je fai établi pour
être l'alliance du peuple , et te mettre en possession des
nations les plus abandonnées ; afin que tu dises à eaux qui
sont dans les chahies : Sorte:{ en liberté; et à ceux qui sont
dans les ténèbres : Vene\ à la lumière., et possède^ des terres
abondantes et fertiles. Ils ne seront plus travaillés ni de la
faim, ni de la soif ni de r ardeur du soleil, parce que celui qui
a eu compassion d'eux sera leur conducteur : il les mènera
aux sources vivantes des eaux., et aplanira les montagnes
devant eux. Voici, les peuples aborderont de toutes parts,
d'Orient, d'Occident, d'Aquilon et de Midi. Que le ciel en
rende gloire à Dieu; que la terre s'en réjouisse, parce qu'il
a plu au Seigneur de consoler son peuple, et qu'il aura enfin
pitié des pauvres qui espèrent en lui (II, 194),
Le Messie apparaît, dans ces derniers textes, comme une
sorte de Josué destiné à introduire, non plus seulement les
Juifs, mais tous les peuples dans une nouvelle terre promise
où satisfaction sera enfin donnée aux besoins du corps,
aux seuls vœux tout terrestres de l'âme. Il est difficile
d'accorder le signalement et le mandat de ce Messie avec
le caractère et la mission d'un régénérateur purement
spirituel tel qu'il est représenté dans les premiers textes
cités.
Pascal reconnaît avec sa franchise accoutumée ces diffi-
cultés, cette indétermination touchant la personne divine
du Messie et cette ambiguïté touchant sa fonction, quand
on s'en lient au sens littéral de l'Écriture, dans l'Ancien
Testament. Mais il n'en est ni surpris ni découragé : Les
prophéties doivent être inintelligibles aux impies, Dan. xii ;
Osée, ult. 10; mais intelligibles à ceux qui sont bien ins-
truits (II, 26).
Il sait que ce mélange d'obscurité et de lumière est une
suite du péché originel.
164 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Le discerneraenl du vrai sens, c'est-à-dire, pour Pascal,
de celui qui seul peut identifier Jésus avec le Messie exige
autant de bonne volonté que de sagacité.
La création et le déluge étant passés^ et Dieu ne devant
plus détruire le monde, non plus que le recréer, ni donner
de ces grandes marques de lui, il commença d'établir un
peuple sur la terre, formé exprès, qui devait durer jusqu'au
peuple que le Messie formerait par son esprit (I, 205).
Voilà le ministère du Messie indiqué, mais non défini.
Quel est, en effet, cet esprit? Est-ce l'esprit juif, qui vise à
la prospérité terrestre par l'observation de la loi, ou l'esprit
chrétien, qui poursuit la félicité spirituelle par la perfec-
tion intérieure? Le sens littéral des prophéties n'est, dans
beaucoup, inspiré que du premier et il faut, coûte que
coûte, en tirer un sens contraire exclusivement animé du
second et applicable à toutes, sinon Jésus ne serait pas le
Messie; à plus forte raison ne serait-il pas Dieu et c'est le
Judaïsme qui serait la vraie religion.
La mission de" Jésus-Christ et celle du Messie ont une
même raison d'être, le péché originel. La tradition en est
indéniable et abondante chez les Juifs :
Tradition ample du péché originel selon les Juifs.
Sur le mot de la Genèse, viii (21). [La composition du
cœur de l'homme est mauvaise dès son enfance.) R. Moïse
Haddarschan : Ce mauvais levain est mis dans l'homme
dès l'heure où il est formé. Massechet Succa : Ce mauvais
levain a sept noms dans IL^criture. Il est appelé mal, pré-
puce, immonde, ennemi, scandale, cœur de pierre, aquilon;
tout cela signifie la malignité qui est cachée et empreinte
dans le cœur de l'homme (II, 181).
Pascal cite ici plusieurs autres témoignages de la tradi-
tion juive relatifs à la malignité de l'homme, mauvais levain
déposé en lui dès sa naissance.
Le christianisme est issu de la religion juive par le con-
cept de la divinité unique et personnelle que celle-ci lui a
légué et aussi par la morale de Jésus, morale foncièrement
altruiste dont le germe avait pu être déposé dans son cœur
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME lOn
parla lecture des plus grands prophètes d'Israël. Aussi la
disparate est-elle étrang-e entre le caractère du peuple juif
tel que la Bible nous le révèle et Texquise douceur, la
tendre charité qui respire dans les Évangiles. Ce contraste
est choquant et l'on comprend que Pascal, désireux de
rendre inlimement solidaires l'ancienne religion et la nou-
velle, ail eu à cœur d'en faire ressortir le plus possible les
analogies secrètes voilées par leurs apparentes dissem-
blances. C'est, nous le croyons, à cet effet, qu'il a si com-
plaisamment relevé dans un long fragment ce qu'il y a
d'essentiel dans la religion des Juifs sous les dehors qu'elle
affecte dans ses rites et certaines de ses traditions. Voici
ce fragment :
La religion des Juifs semblait consister essentiellement
en la paternité d^ Abraham, en la circoncision, aux sacri-
fices, aux cérémonies, en l'arche, au temple, en Hiérusalem,
et enfin en la Loi et en V Alliance de Moïse.
Je dis qu'elle ne consistait en aucune de ces choses, mais
seulement en l'amour de Dieu, et que Dieu réprouvait toutes
les autres choses.
Que Dieu n'acceptait pas la postérité d'Abraham.
Que les Juifs seront punis de Dieu comme les étrangers,
s'ils Voffensent, Deut. viii, 19 ; « Si vous oublie^ Dieu, et
que vous suivie\ des dieux étrangers, je vous prédis que
vous périre\ de la même manière que les nations que Dieu
a exterminées devant vous. »
Que les étrangers seront reçus de Dieu comme les Juifs,
s'ils l'aiment. Is. lvi, 3 ; « Que l'étranger ne dise pas : Le
Seigneur ne me recevra pas. Les étrangers qui s'attachent
à Dieu seront pour le servir et l'aimer : je les mènerai en
ma sainte montagne, et recevrai d'eux des sacrifices; car
ma maison est la maison d'oraison. »
Que les vrais Juifs ne considéraient leur mérite que de
Dieu, et non d'Abraham. Is. lxiii, i6 : « Vous êtes vérita-
blement notre père, et Abraham ne nous a pas connus, et
Israël n'a pas eu de connaissance de nous; mais c'est vous
qui êtes notre père et noire rédempteur » (II, 56).
166 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Il importe de constater que l'autographe de cet article
porte en titre : Pour montrer que les vrais Juifs et les
vrais Chrétiens nont qu'une même religion. Ajoutons à ces
témoignages les suivants :
Qiii jugera de la religion des Juif s par les grossiers, la
connaîtra mal. Elle est visible dans les saints livres, et
dans la tradition des prophètes, qui ont asse\fait entendre
qu'ils n'entendaient pas la loi à la lettre. Ainsi notre
religion est divine dans V Evangile, les apôtres et la tra-
dition; mais elle est ridicule dans ceux qui la traitent mal.
Le Messie, selon les Juifs charnels, doit être un grand
prince temporel. Jésus-Christ, selon les Chrétiens charnels,
est venu nous dispenser d'aimer Dieu, et nous donner des
sacrements qui opèrent tout sans nous. Ni l'un ni l'autre
n'est la religion chrétienne, ni juive. Les vrais Juifs et les
vrais Chrétiens ont toujours attendu un Messie qui les
ferait aimer Dieu, et, par cet amour, triompher de leurs
ennemis (I, 210).
« Fac secundum exemplar quod tibi ostensum est in
monte. » La religion des Juifs a donc été formée sur la
ressemblance de la vérité du Messie; et la vérité du Messie
a été reconnue par la religion des Juifs, qui en était la
.figure.
Dans les Juifs, la vérité n'était que figurée. Dans le ciel,
elle est découverte. Dans l'Eglise, elle est couverte, et
reconnue par le rapport à la figure. La figure a été faite
sur la vérité, et la vérité a été reconnue sur la figure
(I, 210).
CHAPITRE VII
NÉCESsnÉ d'admettre que les textes sacrés relatifs au
MESSIE COMI'ORTENT DEUX INTERPRÉTATIONS DIFFÉRENTES;
qu'ils ont a la fois un SENS LITTÉRAL, TOUT MATÉRIEL, ET
UN SENS SPIRITUEL; IL FAUT, EN UN MOT, QUE LES PROPHÉTIES
SOIENT FIGURATIVES. — IMPORTANCE DE LA PERSONNE ET D ELA
MISSION DE JÉSUS -CURIST. — IL RÉSULTE DU CARACTÈRE FIGU-
RATIF DES PROPHÉTIES UNE EXTENSION DANS LE PASSÉ, UNE PRÉ-
EXISTENCE VIRTUELLE DU ' CHRISTIANISME A SON AVÈNEMENT
DÉCLARÉ ET VISIBLE. — CARACTÈRE MIRACULEUX ET d'AUTANT
PLUS PROBANT DES PROPHÉTIES FIGURATIVES.
La nécessité de mettre en harmonie le sens littéral de
toutes les prophéties avec l'esprit évangélique détermina la
tendance à ne voir dans l'Ancien Testament qu'un symbole
du Nouveau. Pascal ne pouvait mieux faire que d'y céder,
car cette conception permet seule d'identifier le Christ au
Messie, et elle répond d'ailleurs à l'idée singulièrement
haute qu'il se faisait du rôle de Jésus-Christ dans l'histoire
universelle. Sa préoccupation dominante est de lui tout
rapporter : Jésus- Christ est l'objet de tout et le centre où
tout tend. Qui le connaît, connaît la raison de toutes
choses (I, loi).
Partant la religion chrétienne, qui est son œuvre, doit
subordonner toute l'histoire humaine; on ne saurait en
exagérer l'importance, tous les événements s'y rattachent.
Elle est la cause finale du passé depuis le péché originel
qui l'a rendue indispensable au salut du genre humain
jusqu'à la naissance du Sauveur. L'histoire du Judaïsme
168 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
est prescrite par celle du Christianisme. Celui-ci. avant
d'éclore. avec Tenfant Jésus, au sein de la vicr^^e .Marie,
germait déjà dans celui-là depuis le jour où Adam et Eve
furent chassés du Paradis terrestre, et n'a cessé de tra-
vailler obscurément l'humanité par sa germination jusqu'à
son éclosion. Et de même que la plante est d'avance vir-
tuellement figurée dans la graine, toute l'histoire chré-
tienne est tracée d'avance dans l'histoire juive pour qui sait
l'y déchiffrer; tous les principaux événements de l'une ont
leurs figures dans l'autre. Des deux Testaments l'Ancien
n'est que le reflet rétrospectif du Nouveau, de sorte qu'il
l'annonce et qu'ainsi une figure est en réalité une pro-
phétie, une prophétie par un fait. Cette prophétie-là ne
pouvait être entendue par les Juifs, môme contemporains
du fait; elle ne devait témoigner de la vérité chrétienne que
pour les contemporains du Christ et les peuples futurs.
Réciproquement les prophéties proprement dites, révéla-
tions verbales de l'avenir conservées dans l'Écriture sainte,
sont des figures en tant que la venue du Christ, rédempteur
spirituel, y est annoncée par la prédiction de la venue du
Messie, roi temporel.
Les extraits suivants des Pensées mettent bien en lumière
le caractère universel que Pascal attribue dans le temps et
dans l'espace à l'importance de Jésus-Christ :
Voilà quelle a été la préparation à la naissance de Jésus-
Christ, dont l'Evangile devant être cru de tout le monde, il
a fallu non seulement qu'il y ait eu des prophéties pour le
faire croire, mais que ces prophéties fussent par tout le
monde, pour le faire embrasser par tout le monde (II, 21).
Quand un seul homme aurait fait un livre des prédictions
de JÉsus-CuRiST, jjowr le temps et pour la manière, et que
Jésus-Christ serait venu conformément à ces prophéties, ce
serait une force infnie. Mais il y a bien plus ici. C'est une
suite d'hommes, durant quatre mille ajis, qui, constamment
et sans variation, viennent, l'un ensuite de l'autre, prédire
ce même avènement. C'est un peuple tout entier qui l'an-
nonce, et qui subsiste depuis quatre mille années, pour
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 169
rendre en corps témoignage des assurances qu'ils en ont,
et dont ils ne peuvent être divertis par quelques menaces et
persécutions qu'on leur fasse : ceci est tout autrement con-
sidérable (II, 22).
Et il est arrivé, selon la prédiction, qu'en la quatrième
monarchie, avant la destruction du second temple, etc., les
Païens enfouie adorent Dieu et mènent une vie angélique;
les filles consacrent à Dieu leur virginité et leur vie; les
hommes renoncent à tous plaisirs. Ce que Platon na pu
persuader à quelque peu d'hommes choisis et si instruits,
une force secrète le persuade à cent millions d'hommes
ignorants., par la vertu de peu de paroles.
Les riches quittent leur bien., les enfants quittent la mai-
son délicate de leurs pères pour aller dans V austérité d'un
désert., etc. [voye^ Philon juif). Qu'est-ce que tout cela?
C'est ce qui a été prédit si longtemps auparavant. Depuis
deux mille années, aucun païen n'avait adoré le Dieu des
Juifs: et dans le temps prédit, la foule des païens adore cet
unique Dieu. Les temples sont détruits, les rois mêmes se
soumettent à la croix. Qu'' est-ce que tout cela? c'est l'esprit
de Dieu qui est répandu sur la terre. {Nul païen depuis
Moïse jusqu'à Jésus-Christ, selon les rabbins mêmes. La
foule des païens, après Jésus-Christ, croit en les livres de
Moïse et en observe l'essence et l'esprit, et n'en rejette que
l'inutile) (II, 23).
« Effundam spiritum meum. » Tous les peuples étaient
dans l'infidélité et dans la concupiscence; toute la terre fut
ardente de charité. Les princes quittent leurs grandeurs;
les filles souffrent le martyre. D'oii vient cette force? C'est
que le Messie est arrivé. Voilà l'effet et les marques de sa
venue {\\,1'i).
Il est prédit. . .
Qu'il enseignerait aux hommes la voie parfaite {Is.,
II, 3).
Et jamais il n'est venu, ni devant ni après, aucun homme
qui ait enseigné rien de divin approchant de cela (II, 24).
Qu'il serait roi des Juifs et des Gentils {Ps. lxxi, 11).
170 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Et voilà ce roi des Juifs et des Gentils^ opprimé par les
uns et les autres qui conspirent à sa mort, dominateur des
uns et des autres, et détruisant^ et le culte de Moïse dans
Jérusalem, qui en était le centre, dont il fait sa première
église, et le culte des idoles dans Rome, qui en était le
centre et dont il fait sa principale église (II, 24).
En JÉsus-CnniST toutes les contrariétés sont accordées
(II, 7).
La connaissance de Dieu sans celle de sa misère fait
l'orgueil. La connaissance de sa misère sans celle de Dieu
fait le désespoir. La connaissance de Jésus-Cdrist fait le
milieu, parce que nous y trouvons et Dieu et notre misère
(II, 62).
Mais par Jésus-Curist et en Jésus-Curist, on prouve
Dieu, et on enseigne la morale et la doctrine. Jésus-Christ
est donc le véritable Dieu des hommes (II, 62).
Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-
Curist, inais nous ne nous connaissons nous-mêmes que par
Jésus-Cdrist. Nous ne connaissons la vie, la mort, que par
Jésus-Christ. Hors de Jésus-Christ, nous ne savons ce que
c'est que notre vie, ni que notre mort, ni que Dieu, ni que
nous-mêmes (II, 63).
Sans Jésus-Christ, il faut que l'homme soit dans le vice
et dans la misère; avec Jésus-Curist, V homme est exempt de
vice et de misère. En lui est toute notre vertu et toute notre
félicité. Hors de lui, il Ji'y a que vice, misère, erreurs,
ténèbres, mort, désespoir {U, 63).
Les rois di la terre s'unissent pour abolir cette religion
naissante, comme cela avait été prédit : « Quarefremuerunt
gentes. Reges terrœ adversus Christum. » Tout ce qu'il j^
a de grand sur la terre s'unit, les savants, les sages, les rois.
Les uns écrivent, les autres condamnent, les autres tuent.
Et, nonobstant toutes ces oppositions, ces gens simples et
sans force résistent à toutes ces puissances, et se soumettent
même ces rois, ces savants, ces sages, et ôtent l'idolâtrie de
toute la terre. Et tout cela se fait par la force qui l'avait
prédit (II, 25).
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 171
// devait lui seul produire un grand peuple, élu, saint et
choisi; le conduire, le nourrir, r introduire dans le lieu de
repos et de sainteté; le rendre saint à Dieu; en faire le
temple de Dieu, le réconcilier à Dieu, le sauver de la colère
de Dieu, le délivrer de la servitude du péché, qui règne
visiblement dans V homme ; donner des lois à ce peuple, gra-
ver ces lois dans leur cœur, s'offrir à Dieu pour eux, se
sacrifier pour eux, être une hostie sans tache, et lui-même
sacrificateur, devant s'offrir lui-même, son corps et son
sang, et néanmoins offrir pain et vin à Dieu.
Prophéties : « Transfixerunt ». Zach. xii, 10 (II, 27).
... Sauveur, père, sacrificateur, hostie, nourriture, roi,
sage, législateur, affligé, pauvre, devant produire un
peuple quil devait conduire, et nourrir, et introduire dans
sa terre... (II, '11).
... jÉsus-CuBiST, que les deux Testaments regardent,
V Ancien comme son attente, le Nouveau comme son modèle;
tous deux comme leur centre (II, 18).
Sans Jésus-Curist le monde ne subsisterait pas; car il
faudrait, ou qu'il fût détruit, ou qu'il fût comme un enfer
(II, 03).
L'interprétation des Livres Saints conduit à une défini-
tion précise des sens qu'on attache au texte sacré'. 1° C'est
en premier lieu le sens verbal ou littéral. Ce sens est le
premier que le vocabulaire employé confère immédiatement
à la phrase. C'est le sens qu'il s'agit , dans tous les cas ,
d'interpréter. Il est le sens propre (juand le texte n'en com-
porte pas d'autre, il est le sens figuré ou métaphorique, si
le texte en comporte deux dont le rapport soit tel qu'ils
aient des caractères communs plus ou moins abstraits (allé-
gories, symboles, paraboles). Ce rapport est celui de signe
naturel à chose signifiée; quand il n'y a rien de commun
entre ces deux termes, le signe est purement conventionnel.
2" C'est en second lieu le sens qu'on appelle typique.
l. Le canevas des définilions qui suivent nous a été fourni par
l'édilion de Va\>\u\ Gullilin (j). 158, 159 et 160).
472 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Dans ce cas les mots ont deux sens signifiant deux choses
différentes dont le rapport est encore celui de signe natu-
rel à objet signifié, mais qui ont toutes deux une existence
historique. Ce sont deux événements réels dont l'un littéra-
lement et immédiatement exprimé sert d'expression indi-
recte à l'autre. Il y a trois sortes de sens typiques : 1° le
prophétique^ annonce d'un fait futur, touchant l'œuvre ou
la personne du Messie et figuré par un fait présent, qui en
est le type (c'est \q figuratif à& Pascal); 2° le tropologique
lorsque le sens a trait à une règle ou à un enseignement
d'ordre moral ; 3° Vanagogique, lorsqu'il concerne de près
ou de loin la vie future. Le qualificatif typique a été adopté
par les théologiens pour remplacer les mots mystique^
allégorique, figurai^ figuratifs spirituel qui faisaient équi-
voque.
La théorie des figures et des prophéties, instituée par
saint Paul, a été acceptée par Pascal avec empressement.
Elle crée entre la religion juive et la chrétienne la plus
étroite solidarité possible, bien plus précieuse que la simple
succession historique delà seconde à la première, succes-
sion de l'effet à la cause efficiente, qui pourrait n'avoir rien
de miraculeux ni, par suite, de péremptoirement probant.
Comment douter, au contraire, de la vérité du christia-
nisme qui apparaît ainsi dilaté en arrière jusqu'à la création
du monde. Il y gagne, pour ainsi dire, une durée double;
et le miracle de son établissement éclate dans la subordi-
nation du passé à l'avenir, renversement, en sa faveur, de
la loi du déterminisme. Elevé au rang de cause finale, il
prend la valeur d'une forme vivante, dont le type, prescrit
d'avance, ne procède pas de rencontres fortuites comme le
font, pour une si grande part, la suite et la trame des évé-
nements tout humains.
Ainsi le vieux Testament est un chiffre (II, 184). La
figure y est prophétique, la prophétie y est figurative. Par
ce double caractère le témoignage fourni par le judaïsme
au christianisme est miraculeux et assure à celui-ci un
fondement inébranlable.
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 17;^
Ce sont les prophéties accomplies qui caractérisent de la
façon la plus frappante Vcnchainement tout divin dont
parle Pascal I, 214). Leur efficacité probante est double,
en eiîel, mais à la condition d'y reconnaître deux sens
concomitants :
Pour prouver tout d'un coup les deux, il ne faut que
voir si les prophéties de Vun sont accomplies en l'autre
(II, 2).
Pour examiner les prophéties, il faut les entendre; car,
si on croit qu'elles n'ont qu'un sens, il est sûr que le Messie
ne sera point venu; mais si elles ont deux sens, il est sûr
qu'il sera venu en Jésus-Christ. Toute la question est donc
de savoir si elles ont deux sens (II, 2).
T C'eft comme ceux entre le/quels il y a un certain langage
ohfcur.
Ceux qui nentendroyenl pas cela ny comprendroyent qu'un fot
fens (MoLixiER, I, 243).
Or Pascal reconnaît ... Que l Ecriture a deux sens, que
Jésus-Christ et les apôtres ont donnés, dont voici les preuves
(II, 200).
(11 les énumère sans les développer, sommairement).
1° Preuve par l'Ecriture même. 2° Preuve par les rabbins.
Moïse Maymon dit qu'elle a deux faces, et que les prophètes
n'ont prophétisé que Jésus-Christ. 3° Preuves par la cabale.
4° Preuves par l'interprétation mystique que les rabbins
même donnent à l'Ecriture. 5^* Preuves par les principes
des rabbins, qu'il y a deux sens.
Qiiily a deux avènements du Messie, glorieux ou abject,
selon leur mérite; que les prophètes n'ont prophétisé que du
Messie. La loi n'est pas éternelle, mais doit changer au
Messie. Qu'alors on ne se souviendra plus de la mer Rouge;
que les Juifs et les Gentils seront mêlés. (II, 200.)
On remarquera qu'en empruntant aux rabbins leurs
preuves il manifeste son dessein de puiser dans l'arsenal
môme de la critique juive des armes contre les objections
des Juifs à la vérité de la doctrine chrétienne. Il constate,
en outre, que la prospérité de la synagogue est subor-
174 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
donnée dans l'histoire aux intérêts de l'Église : La syna-
gogue ne périssait points parce qu'elle était la^gure, mais
parce qu'elle n'était que la figure^ elle est tombée dans la
servitud'. La figure a subsisté jusqu'à la vérité, afin que
l'Eglise fût toujours visible^ ou dans la peinture qui la
promettait, ou dans Veffet (II, 2).
CHAPITRE VIII
FIGURES ET PROPHÉTIES INVOQUÉES EN TÉMOIGNAGE
DANS LES PENSÉES DE PASCAL.
Pascal avait recueilli un assez grand nombre de docu-
ments bibliques pour établir que l'Ancien Testament est
figuratif du Nouveau. Nous pourrions y renvoyer le lec-
teur; toutefois nous croyons intéressant pour lui d'en pou-
voir mesurer d'un coup d'œil Timporlance. Nous allons
donc recenser dans ce chapitre, en écartant les Pensées que
nous avons déjà mentionnées, celles qui traduisent et inter-
prètent les figures et les prophéties, et les citations tirées des
Livres Saints. Ce recensement ne sera pas toujours une
reproduction intégrale, mais le plus souvent une analyse
ou même une simple mention des passages cités avec renvoi
au texte de l'édition de Ernest Havet, ou de la Bible.
Adam forma J'uturi. Les six jours pour former Fuk, les
six âges pour former Vautre. Les six joints que Moïse
représente pour la formation d'Adam, ne sont que la pein-
ture des six âges pour former Jésus-Cdrist et l'Eglise. Si
Adam n'eût point péché, et que Jésus-Curist ne fût point
venu, il n'y eût eu qu'une seule alliance, qu'un seul âge des
hommes, et la création eût été représentée comme faite en
un seul temps (II, 170).
Jésus-Christ, figuré par Joseph, bien-aimé de son père,
envoyé du père pour voir ses frères, etc., innocent, vendu
par ses frères vingt deniers, et par là devenu leur seigneur,
leur sauveur, et le sauveur des étrangers, et le sauveur du
176 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
monde; ce qui n eût point été sans le dessein de le perdre^
la vente et réprobation quils en firent.
Dans la prison., Joseph innocent entre deux criminels ;
JÉsus-CuRiST en la croix entre deux larrons. Il prédit le
salut à Vun, et la mort à Vautre .^ sur les mêmes apparences :
Jésus-Cqrist sauve les élus, et damne les réprouvés, sur les
mêmes crimes. Joseph ne fait que prédire : jÉsus-GaRiST
fait. Joseph demande à celui qui sera sauvé qu'il se sou-
vienne de lui quand il sera venu en sa gloire; et celui que
Jésus-Christ sauve lui demande qu'il se souvienne de lui
quand il sera en son royaume (II, 2).
Les peuples juif et égyptien visiblement prédits par ces
deux particuliers que Moïse rencontra [Exode, ii, 11-14] :
l'Egyptien battant le Juif, Moïse le vengeant et tuant l'E-
gyptien, et le Juif en étant ingrat (II, 184).
David, grand témoin : roi, bon, pardonnant, belle âme,
bon esprit, puissant; il prophétise, et son miracle arrive;
cela est infini. Il n'avait qu'à dire qu'il était le Messie, s'il
eût eu de la vanité; car les prophéties sont plus claires de
lui que de Jésus Christ. Et saint Jean de même (II, 1).
Car la Jiature est une image de la grâce, et les miracles
visibles sont image des invisibles (II, o).
Pour les prophéties nous empruntons à l'édition de l'abbé
Guthlin la division suivante :
1° Évolution de l'idée messianique. — 2" Les prophéties
relatives à la vie du Messie. — 3° A son œuvre, — 4° A sa
loi. — 5° A son peuple. — 6° A son culte nouveau. —
7° L'histoire, préface à l'Évangile.
1° Qu'on considère que, depuis le commencement du
monde, V attente ou l'adoration du Messie subsiste sans inter-
ruption; qu'il s'est trouvé des hommes qui ont dit que Dieu
leur avait révélé qu'il devait naître un Rédempteur qui sau-
verait son peuple; qu'Abraham est venu ensuite dire qu'il
av-iit eu révélation qu'il naîtrait de lui p.ir un fils qu'il
aurait; que Jacob a déclaré que, de ses dou^e enfants, il
naîtrait de Juda; que Moïse et les prophètes sont venus
ensuite déclarer le temps et la manière de sa venue ; qu'ils
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 177
ont dit que la Loi qiCils avaient n''était qu'en attendant celle
du Messie; que jusque-là elle serait perpétuelle, mais que
Vautre durerait éternellement; qu'' ainsi leur Loi, ou celle
du Messie, dont elle était la promesse, serait toujours
sur la terre; qu'en effet elle a toujours duré; qu'enfin est
venu Jésus-Christ dans toutes les circonstances prédites.
Cela est admirable (II, 28\
2° En titre dans l'autographe, « Pendant la durée du
Messie » (II, Note 4, page 27).
«... jEnigmatis. E-{éch.,\\\\ [2].
Son précurseur. Malach., m [l].
// naîtra enfant. Is., ix [&].
Il naîtra de la ville de Bethléem. Mich.,\. [2]. Il paraîtra
principalement en Jérusalem et naîtra de la famille deJuda
et de David.
Il doit aveugler les sages et les savants, Is., vi [10], viii
"14, 15], XXIX [10, etc.], et annoncer l'Evangile aux petits^
Is., XXIX [18, 19], ouvrir les yeux des aveugles, et rendre
la santé aux infirmes, et mener à la lumière ceux qui lan-
guissent dans les ténèbres. Is., lxi [1].
Les prophéties qui le représentent pauvre, le représentent
maître des nations, Is., l\\, 14, etc., lui. Zach., ix, 9.
Les prophéties qui prédisent le temps ne le prédisent que
maître des Gentils, et souffrant, et non dans les nuées, ni
juge. Et celles qui le représentent ainsi jugeant et glorieux
ne marquent point le temps.
Quand il est parlé du Messie comme grand et glorieux,
il est visible que c'est pour juger le monde, et non pour le
racheter.
Il doit enseigner la voie parfaite, et être le précepteur
des Gentils. Is., lv [4], xui [1-7 [.
... Qu'il doit être la victime pour les péchés du monde. Is.,
xxxix, uii[o],etc.
Il doit être la pierre fondamentale précieuse. Is., xxviii
[IG].
// duit être la pierre d'achoppement et de scandale. Is.,
vni [14]. Jérusalem doit heurter contre cette pierre.
Sully Pfil'dhomme. i'j,
178 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Les édifiants doivent réprouver cette pierre. Ps. , cxvii [22],
Dieu doit faire de cette pierre le chef du coin.
Et cette pierre doit croître en une immense montagne et
doit remplir toute la terre. Dan., ii [^35].
Qu'' ainsi il doit être rejeté., Ps. cvm [8], méconnu [/^., un,
2, 3], trahi [Ps. xl, 10], vendu, Zach., xi, [i'2,]; craché, souf-
fleté [Is., L, 6], moqué [Ps. xxxiv, 16], affligé en une infinité
de manières, abreuvé de fiel., Ps. lxviii [22], transpercé,
Zach.,xn [10], les pieds et les mains percés [Ps. xxi, 17], tué
[Dan.., IX, 2G], et ses habits jetés au sort[Ps. xxi, 19].
Qu'il ressusciterait, "Ps. xv[10j, le troisième jour, Osée,
VI [3].
QiCil monterait au ciel pour s'asseoir à la droite. Ps. cix
Que les rois s'armeraient contre lui. Ps. ii [2].
Qu'étant à la droite du Père, il serait victorieux de ses
ennemis.
Que les rois de la terre et tous les peuples V adoreraient.
Is. LX [14].
Que les Juifs subsisteront en nation. Jérémie [xxxi, 36].
Qu'ils seraient errants [Amos, ix, 9], sans rois, etc. Osée,
m, [4], sans prophètes, Amos; attendant le salut et ne le
trouvant point. Is., lix [9].
Vocation des Gentils par Jésus-Christ. Is., lu, 15; lv [o],
LX [4, etc.], Ps. Lxxi [11, 18, etc. : (II, 25-26-27).
3° ... Qu'il devait venir un libérateur, qui écraserait la
tête au démon, qui devait délivrer son peuple de ses péchés,
« ex omnibus iniquitatibus [Ps. cxxix, 8]; qu'il devait y
avoir un Nouveau Testament, qui serait éteimel; qu'il devait
Y avoir une autre prêtrise, selon l'ordre de Melchisédech
\ Ps. cix, 4] ; que celle-là serait éternelle; que le Christ devait
être glorieux, puissant, fort, et néanmoins si misérable
qu'il ne serait pas reconnu; qu'on ne le prendrait pas pour
ce qu'il est; qu'on le rebuterait, qu'on le tuerait; que son
peuple, qui l'aurait renié, ne serait plus son peuple; que les
idolâtres le recevraient, et auraient recours à lui, qu'il
quitterait Sion pour régner au centre de l'idolâtrie; que
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 179
néanmoins les Juifs subsisteraient toujours; qu'il devait être
de Juda, et quand il tïy aurait plus de roi (II, 28).
4° ... Il est prédit qu'aux temps du Messie, il viendrait
établir une nouvelle alliance, qui ferait oublier la sortie
d'Égvpte [Jérém.,xxm, 5; /s., XLiii, 16]; qui mettrait sa loi,
non dans l'extérieur, mais dans les cœurs; ^we Jésus-Curist
mettrait sa crainte, qui n'avait été qu'au dehors, dans le
milieu du cœur. Qui ne voit la loi chrétienne en tout cela?
(II, 23.)
5" ... Que les Juifs réprouveraient Jésus-Christ, et qu'ils
seraient réprouvés de Dieu, par cette raison que la vigne
élue ne donnerait que du verjus. Que le peuple choisi serait
infidèle, ingrat et incrédule, « populum non credentem et
contradicentem ». Que Dieu les frappera d'aveuglement, et
qu'ils tâtonneraient enplein midi comme les aveugles; qu'un
précurseur viendrait avant lui (II, 24).
6" ... Qu'alors l'idolâtrie serait renversée; que ce Messie
abattrait toutes les idoles [E^éch., xxx, 13] et ferait entrer
les hommes dans le culte du vrai Dieu.
Que les temples des idoles seraient abattus, et que, parmi
toutes les nations et en tous les lieux du monde, lui serait
offerte une hostie pure [Malach., i, 11], 7ion pas des ani-
maux (II, 24 j.
7° Qu'il est beau de voir, par les yeux de la foi, Darius
et Cyrus, Alexandre^ les Romains, Pompée et Hérode agir,
sans le savoir, pour la gloire de l'Évangile! (II, 41.)
Voici maintenant les prophéties qui ne sont pas commen-
tées, mais traduites plus ou moins librement par Pascal :
I" PropluHies qui annoncent la succession des temps et
la chute des empires :
Prédiction de Cyrus. Is., xlv, 4 — xlv, 21 — (II, 190).
Is., xLvi (9) — xLii, 9 — xLvni, 3 (Les Temps nouveaux)
(II, 190).
Daniel, n (Les quatre Empires) (II, 31).
Daniel, xi (Succession de l'Empire d'Alexandre) (II, 32).
2° Prophéties qui annoncent la vengeance de Dieu sur
Israël, la réprobation des Juifs et la conversion des Gentils :
180 LA VRAIE IIËLIGION SELON PASCAL
Amos, III (Ruine des Juifs) (II, 19G),
Amos, VIII (Vengeance de Dieu) (II, 196).
Isaïe (Réprobation des Juifs et conversion des Gentils).
LXV (II, 191).
Et — Lvi (3) — (lix, 9) — Lxvi, 18 ((II, 192).
3° Prophéties qui annoncent la réprobation du Temple
et la Captivité du peuple juif sans retour :
Réprobation du temple. Jér., vu, 12 — vu, 21 — vu, 4
(II, 192, 193).
Captivité des Juifs sans j^etour. Jér., xi, 11 (II, 188).
Is., V, 1-7 — Zs., viii (13-17) — Is., XXIX (9-14) (II, 188).
Osée, dernier chapitre, dernier verset (II, 188, 189).
— Daniel, xii, 7 (II, 196).
4° Prophéties qui annoncent Tavènement de Jésus-
Christ :
Genèse, xlix (8) : (Le Messie, de la tribu de Juda)
(11,197).
Deut., xvin (16) (Le Prophète prédit par Moïse)
(II, 197).
Is., XLix (Le Christ, salut et lumière des peuples)
(II, 193-194-195).
Is., L (Le Christ repoussé par les Juifs) (II, 195).
Is., Li (La loi du Messie) (II, 195).
Aggée, II, 4 (Le Désiré des nations) (II, 196).
Daniel, xii, 7 (Dispersion des Juifs) (II, 196).
Mon incompétence en exégèse me rend incapable
d'ajouter rien aux arguments produits pour ou contre
l'authenticité et la véracité des prophéties par des critiques
autorisés (surtout allemands) : théologiens croyants et
historiens incrédules. Le lecteur voudra bien se rappeler
que je m'attache spécialement à l'ordonnance rationnelle
des Pensées, à leur enchaînement logique, étant accordées
certaines prémisses historiques admises par Pascal sans la
défiance qu'il témoigne en matière scientifique à l'égard
des monuments anciens.
CHAPITRE IX
ORDRE DES PENSÉES QUI ÉTABLISSENT LA RELATION ENTRE LES
FIGURES ET LES PROPHÉTIES.
Ordonnons le plus logiquement que nous pourrons les
Pensées qui établissent la relation entre les figures et les
prophéties.
Pascal indique des règles générales de discernement
qu'on peut placer ici :
De deux personnes qui disent de sots contes, Vun qui a
double sens, entendu dans la cabale, l'autre qui n'a que ce
sens, si quelqu'un^ n'étant pas du secret, entend discourir
les deux en cette sorte, il en fera même jugement. Mais si
ensuite, dans le reste du discours, l'un dit des choses angé-
liqueSy et l'autre toujours des choses plates et communes,
il jugera que l'un parlait avec mystère, et Jion pas Vautre :
Vun ayant asse^ montré qu'il est incapable de telle sottise,
et capable d'être mystérieux ; Vautre, qu'il est incapable
de mystère, et capable de sottise (II, 42).
Quand la parole de Dieu, qui est véritable, est fausse
littéralement, elle est vraie spirituellement. « Sede a
dextris meis. » Cela est faux littéralement; donc cela est
vrai spirituellement. En ces expressions, il est parlé de
Dieu à la manière des hommes; et cela ne signifie autre
chose, sinon que, Vintention que les hommes ont en faisant
asseoir à leur droite. Dieu l'aura aussi. C'est donc une
marque de Vintention de Dieu, non de sa manière de Vexé-
cuter.
182 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Ainsi quand il dit : Dieu a reçu F odeur de vos parfums
et vous donnera en récompense une terre grasse^ c'est-à-
dire^ la mâme intention qu''aurait un homme qui, agréant
vos parfums, vous donnerait en récompense une terre
grasse, Dieu aura la même intention pour vous, parce que
vous ave:{ eu pour lui la même intention qu'un homme a
pour celui à qui il donne des parfums. Ainsi iratls est,
« Dieu jaloux », etc. Car les choses de Dieu étant inexpri-
mables, elles ne peuvent être dites autrement, et l'Eglise
aujourd'hui en use encore : quia co.nfortavit seras, etc.
Il ne nous est pas permis d' attribuer à l'Ecriture les sens
qu'elle ne nous a pas révélé qu'elle a. Ainsi de dire que le
« mem » fermé d'Isaïe signifie 600, cela n'est pas révélé. Il
eût pu dire que les « tsadé » fnal et les « he defcientes »
signifieraient des mystères. Il n'est donc pas permis de le
dire, et encore moins de dire que c'est la rnanière de la
pierre philosophale. Mais nous disons que le sens littéral
n'est pas le vrai, parce que les prophètes l'ont dit eux-
mêmes (II, 8).
Ajoutons que Pascal reconnaît la nécessité d'interpréter
les textes avec précaution :
Il y a des figures claires et démonstratives ; mais il y en
a d'autres qui semblent un peu tirées par les cheveux, et
qui ne prouvent qu'à ceux qui sont persuadés d'ailleurs.
Celles-là sont semblables aux apocalyptiques. Mais la dif-
férence qu'il y a est qu'ils n'en ont point d'indubitables.
Tellement qu'il n'y a rien de si injuste que quand ils mon-
trent que les leurs sont aussi bien fondées que quelques-
unes des nôtres; car ils n'en ont pas de démonstratives
comme quelques-unes des nôtres. La partie n'est donc pas
égale. Il ne faut pas égaler et confondre ces choses parce
qu'elles semblent être semblables par un bout, étant si dif-
férentes par l'autre. Ce sont les clartés qui méritent,
quand elles sont divines, qu'on révère les obscurités (II, 1).
Parler contre les trop grands figuratif s- (II, ITri).
Il peut aussi y avoir des raisons pour que certaines pro-
phéties soient obscures :
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 183
Il faut mettre au chapitre des fondements ce qui est en
celui des Figuratifs touchant la cause des Figures : pour-
quoi Jésus-Curist prophétisé en son premier avènement;
pourquoi prophétisé obscurément en la manière (II, 175).
Il n'est pas admissible : 1° que des prophéties dictées par
Dieu même et destinées à confirmer la promesse du bon-
heur éternel visent uniquement l'acquisition de biens tem-
porels, car ce serait indigne de Dieu; 2° que leurs discours
(les discours des prophètes) expriment très clairement la
promesse des biens temporels^ et qu'ils disent néanmoins
que leurs discours sont obscurs, et que leur sens ne sera
point entendu
. . . . quon ne l'entendra qu'à la fn des temps. Jer.,
XXX, ult.
. . . .3° que leurs discours sont contraires
et se détruisent (II, 2). Comment expliquer, comment
juslifier ces incompatibilités dans l'Écriture Sainte?
Ce scandale du sens moral et de la raison s'évanouit si
Ton reconnaît que le sens véritable de ces discours n'était
pas celui qu'ils (les prophètes) exprimaient à découvert^
et que, par conséquent, ils entendaient parler d'autres
sacrifices, d'un autre libérateur, etc
si l'on pense qu'ils n'aient entendu
par les mots de loi et de sacrifice autre chose que celle de
Moïse, il y a contradiction manifeste et grossière. Donc
ils entendaient autre chose, se condredisant quelquefois
dans un même chapitre (II, 3),
Si la loi et les sacrifices sont la vérité, il faut qu'elle
plaise à Dieu et quelle ne lui déplaise point. S'ils sont
figures, il faut qu'ils plaisent et déplaisent. Or, dans toute
l'Ecriture., ils plaisent et déplaisent.
Il est dit que la loi sera changée; que le sacrifice sera
changé; qu'ils seront sans roi, sans prince et sans sacri-
fices; qu'il sera fait une nouvelle alliance, que la loi sera
renouvelée, que les préceptes qu'ils ont reçus ne sont pas
bons; que leurs sacrifices sont abominables; que Dieu n'en
a point demandé.
184 LA VRAIE RELIGION SELUN PASCAL
// est dit, au contraire, que la loi durera éternellement; ■
que cette alliance sera éternelle; que le sacrifice sera
éternel; que le sceptre ne sortira jamais d'avec eux, puis-
qu'il n'en doit point sortir que le Roi éternel n arrive.
Tous ces passages marquent-ils que ce soit réalité? Non.
Marquent-ils aussi que ce soit figure? Non : mais que c'est
réalité, ou figure. Mais les premiers, excluant la réalité,
marquent que ce n'est que figure.
Tous ces passages ensemble ne peuvent être dits de la
réalité; tous peuvent être dits de la figure : donc ils ne
sont pas dits de la réalité, mais de la figure. « Agnus
occisus est ab origine mundi » (II, 3).
On ne peut faire une bonne physionomie qu'en accor-
dant toutes nos contrariétés, et il ne suffit pas de suivre
une suite de qualités accordantes sans accorder les con^
traires. Pour entendre le sens d'un auteur, il faut accorder
tous les passages contraires.
Ainsi, pour entendre VEcriture, il faut avoir un sens
dans lequel tous les passages contraires s'accordent. Il ne
suffit pas d'en avoir un qui convienne à plusieurs passages
accordants, mais d'en avoir un qui accorde les passages
même contraires.
Tout auteur a un sens auquel tous les passages con-
traires s'accordent, ou il n'a point de sens du tout. On ne
peut pas dire cela de l'Ecriture et des prophètes; ils
avaient assurément trop bon sens. Il faut donc en chercher
un qui accorde toutes les contrariétés.
Le véritable sens n'est donc pas celui des Juifs; mais en
jÉsus-CuRiST toutes les contradictions sont accordées.
Les Juifs ne sauraient accorder la cessation de la
royauté et principauté prédite par Osée avec la prophétie
de Jacob.
Si on prend la loi, les sacrifices, et le royaume, pour
réalités, on ne peut accorder tous les passages. Il faut
donc par nécessité qu'ils ne soient que figures. On ne
saurait pas même accorder les passages d'un même auteur,
ni même d'un livre, ni quelquefois d'un même chapitre. Ce
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 183
qui marque trop quel était le sens de l'auteur. Comme
quand Éy^cchiel, ch. xx, dit qu'on vivra dans les commande-
ments de Dieu et qu'on n'y vivra pas (II, 6 et 7).
Un portrait porte absence et présence, plaisir et déplai-
sir. La réalité exclut absence et déplaisir.
Pour savoir si la loi et les sacrifices sont réalité ou
figure, il faut voir si les prophètes, en parlant de ces choses,
y arrêtaient leur vue et leur pensée, en sorte qu'ils n'y
vissent que cette ancienne alliance ; ou s' ils y voient quelque
autre chose dont elle fût la peinture ; car dans un portrait
on voit la chose figurée. Il ne faut pour cela qu'examiner
ce qu'ils en disent.
Quand ils disent qu'elle sera éternelle , entendent-ils
parler de Vaillance de laquelle ils disent qu'elle sera
changée; et de même des sacrifices, etc.? (II, \.)
Le chiffre a deux sens. — Quand on surprend une lettre
importante oit l'on trouve un sens clair et où il est dit néan-
moins que le sens en est voilé et obscurci; qu'il est caché,
en sorte qu'on verra cette lettre sans la voir et qu'on
l'entendra sans l'entendre; que doit-on penser, sinon que
c'est un chiffre à double sens; et d'autant plus qu'on y
trouve des contrariétés manifestes dans le sens littéral?
Combien doit-on estimer ceux qui nous découvrent le chiffre
et nous apprennent à connaître le sens caché; et principale-
ment quand les principes qu'ils en prennent sont tout à fait
naturels et clairs/ C'est ce qu'a fait Jésus-Christ et les
apôtres. Ils ont levé le sceau, il a rompu le voile et décou-
vert l'esprit. Ils nous ont appris pour cela que les ennemis
de l'homme sont des passions; que le Rédempteur serait
spirituel et son règne spirituel; qu'il y aurait deux avène-
ments : l'un de misère, pour abaisser l'homme superbe,
Vautre de gloire, pour élever Vhomme humilié; que Jésus-
Christ serait Dieu et homme. Les prophètes ont dit claire-
ment qu'Israël serait toujours aimé de Dieu, et que la loi
serait éternelle; et ils ont dit que Von n'entendrait point
leur sens et qu'il était voilé (II, 'i).
L'ulililé des prophéties semble un peu compromise par
186 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
celte explication, car seuls les hommes doués de la saga-
cité d'un Pascal peuvent les interpréter avec justesse et
tous les autres demeurent scandalisés dans leur sens moral
et leur raison. On peut répondre à cette objection que Dieu
a envoyé au monde des interprètes et des propagateurs.
Pascal la prévient. Après avoir énoncé les longues tra-
ditions juives à cet égard dans le fragment suivant :
Les Juifs avaient vieilli dans ces pensées tert-estres, que
Dieu aimait leur père Abraham^ sa chair et ce qui en
sortait. Que pour cela il les avait multipliés et distingués
de tous les autres peuples^ sans souffrir qu'ils s y mêlassent;
que, quand ils languissaient dans VEgypte, il les en retira
avec tous ces grands signes en leur faveur; qu'il les nourrit
de la manne dans le désert; qu'il les t7iena dans une terre
bien grasse; qu'il leur donna des rois et im temple bien bâti
pour jy offrir des bêtes, et par le moyen de V effusion de
leur sang qu'ils seraient purifiés^ et qu'il leur devait enfin
envoyer le Messie pour les rendre maîtres de tout le monde;
et il a prédit le temps de sa venue (I, 206).
Pascal signale que saint Paul vint à propos pour dissiper
tout nuage dans l'esprit des hommes après que Terreur des
Juifs eut servi à la conservation par eux du dépôt des
promesses divines :
Le monde avait vieilli dans ces erreurs charnelles, Jésus-
CuRiST est venu dans le temps prédit, mais non pas dans
l'éclat attendu; et ainji ils n'ont pas péris é que ce fût lui.
Après sa mort, saint Paul est venu apprendre aux hommes
que toutes ces choses étaient arrivées en figures; que le
royaume de Dieu ne consistait pas en la chair, mais en
l'esprit; que les ennemis des hommes n'étaient pas les Baby-
loniens, 7nais les passions ; que Dieu ne se plaisait pas aux
temples faits de main, inais en un cœur pur et humilié;
que la circoncision du corps était inutile, mais qu'il fallait
celle du cœur; que Moïse ne leur avait pas donné le pain
du ciel, etc.
Mais Dieu n'ayant pas voulu découvrir ces choses à ce
peuple^ qui en était indigne, et ayant voulu néanmoins les
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 187
prédire afin qu'elles fussent crues, il en a prédit le temps
clairement, et les a quelquefois exprimées clairement, mais
abondamment, en figures, afin que ceux qui aimaient les
choses figurantes s'y arrêtassent, et que ceux qui aimaient
les figurées les y vissent. [Je ne dis pas bien.) (I, 206).
Tout arrivait en figures. Voilà le chiffre que saint Paul
nous donne. Il fallait que le Christ souffrit. Un Dieu
humilié. Circoncision de cœur, vrai jeûne, vrai sacrifice,
vrai temple. Les prophètes ont indiqué qu'il fallait que tout
cela fût spirituel (I, o).
// (Dieu) nous a donc appris enfin que toutes ces choses
n étaient que figures, et ce que c'est que vraiment libre, vrai
Israélite, vraie circoncision, vrai pain du ciel, etc. (II, 6).
La dissimulation des vrais biens n'étail pas sans motifs :
Une des principales raisons pour lesquelles les prophètes
ont voilé les biens spirituels qu'ils promettaient sous les
figures des biens temporels, c'est qu'ils avaient affaire à un
peuple charnel qu'il fallait rendre dépositaire du Testa-
ment spirituel (Moli.mer, I, 254).
Il fallait que, pour donner foi au Messie, il y eût eu des
prophéties précédentes, et qu'elles fussent portées par des
gens non suspects, et d'une diligence et fidélité et d'un \èle
extraordinaire, et connus de toute la terre.
Pour faire réussir tout cela. Dieu a choisi ce peuple
charnel, auquel il a mis en dépôt les prophéties qui prédisent
le Messie, comme libérateur, et dispensateur des biens
charnels que ce peuple aimait; et ainsi il a eu une ardeur
extraordinaire pour ses prophètes, et a porté à la vue de
tout le monde ces livres qui prédisent leur Messie, assurant
toutes les nations qu'il devait venir, et en la manière prédite
dans les livres qu'ils tenaient ouverts à tout le monde. Et
ainsi ce peuple, déçu par l',avènement ignominieux et pauvre
du Messie, ont été ses plus cruels ennemis. De sorte que
voilà le peuple du monde le moins suspect de nous favoriser.,
et le plus exact et le plus \élé qui se puisse dire pour sa loi
et pour ses prophètes, qui les porte incorrompus, etc. (I,
207, 208 et 209).
188 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
...De sorte que ceux qui ont rejeté et crucf^e JÉsus-CnniST,
qui leur a été en scandale^ sont ceux qui portent les livres
qui témoigne?ît de lui et qui disent qu'il sera rejeté et en
scandale; de sorte quils ont marqué que c'était lui en le
refusant^ et quHl a été également prouvé., et par les justes
Juifs qui l'ont reçu, et par les injustes qui l'ont rejeté, l'un
et l'autre ayant été prédit (I, 209).
Figuratif. Dieu s'est servi de la concupiscence des Juifs
pour les faire servir à Jésus-Ciirist.
Rien n'est si semblable à la charité que la cupidité, et rien
n''y est si contraire. Ainsi les Juifs, pleins des biens qui
flattaient leur cupidité, étaient très conformes aux chré-
tiens, et très contraires . Et par ce moyen ils avaient les
deux qualités qu'il fallait qu'ils eussent, d'être très con-
formes au Messie, pour le figurer, et très contraires, pour
n'être point témoins suspects (II, 184).
Au surplus si flattée que fût la cupidité des Juifs par les
biens promis, les prodiges messianiques n'étaient pas de
nature à les étonner :
Les Juifs étaient accoutumés aux grands et éclatants
miracles, et ainsi ayant eu les grands coups de la mer
Rouge et de la terre de Chanaan comme un abrégé des
grandes choses de leur Messie, ils en attendaient donc de
plus éclatants dojit ceux de Moïse n étaient que les échan-
tillons (GUTULL\, 161).
D'autre part les bons ne risquaient pas d'être induits en
erreur :
Dieu, pour rendre le Messie connaissable aux bons et
méconnaissable aux méchants, l'a fait prédire en cette
sorte. Si la manière du Messie eût été prédite clairement,
il n'y eût point eu d'obscurité, même pour les méchants. Si
le temps eût été prédit obscurément , il y eût eu obscurité,
même pour les bons; car la bonté de leur cœur ne leur eût
pas fait entendre que, par exemple, le mem fermé signifie
six cents ans. Mais le temps a été prédit clairement, et la
manière en figures.
Par ce moyen, les méchants, prenant les biens promis
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 189
pour matériels, s'égarent malgré le temps prédit clairement,
et les bons ne s'égarent pas; car f intelligence des biens
promis dépend du cœur, qui appelle bien ce qu'il aime;
mais l'intelligence du temps promis ne dépend point du
cœur; et ainsi la prédiction claire du temps, et obscure des
biens, ne déçoit que les seuls méchants (II, 50).
Dès qu'une/ois on a ouvert ce secret, il est impossible de
ne pas le voir. Qu'on lise le Vieil Testament en cette vue, et
qu'on voie si les sacrifices étaient vrais, si la parenté
d'Abraham était la vraie cause de l'amitié de Dieu, si la
terre promise était le véritable lieu de repos. Non. Donc
c étaient des figures. Qu'on voie de même toutes les céré-
monies ordonnées, tous les commandements qui ne sont pas
pour la charité, on verra que c'en sont les figures (II, 11).
Pascal consigne certaines remarques utiles pour linter-
prétation de la Bible.
Le Vieux Testament est un chiffre.
Deux erreurs : i° prendre tout littéralement ; 2° prendre
tout spirituellement (II, 184;.
Tout ce qui ne va point à la charité est figure.
L'unique objet de l'Ecriture est la charité. Tout ce qui
ne va point à Punique but en est la figure : car, puisqu'il
ny a qu'un but, tout ce qui n'y va point en mots propres
est figuré.
Dieu diversifie ainsi cet unique précepte de charité pour
satisfaire notre curiosité, qui recherche la diversité, par
cette diversité, qui nous mène toujours à notre imique
nécessaire. Car une seule chose est nécessaire, et nous
aimons la diversité; et Dieu satisfait à l'un et à l'autre
par ces diversités, qui mènent au seul nécessaire (II, 9).
La distinction du charnel et du spirituel sur laquelle
Pascal fonde la théorie de la figure dans l'Ancien Testament
lui suggère les réflexions générales qui suivent :
Les Juifs charnels tiennent le milieu entre les Chrétiens
et les Païens. Les Païens ne connaissent point Dieu, et
n'aiment que la terre. Les Juifs connaissent le vrai Dieu, et
n'aiment que la terre. Les Chrétiens connaissent le vrai
190 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Dieu^ et 7i aiment point la terre. Les Juifs et les Païens
aiment les mêmes biens. Les Juifs et les Chrétiens
connaissent le même Dieu. Les Juifs étaient de deux sortes :
les ims n avaient que les affections païennes., les autres
avaient les affections chrétiennes (I, 211).
Deux so7'tes d'hommes en chaque religion. Parmi les
Païens, des adorateurs des bêtes, et les autres^ adorateurs
d'un seul Dieu dans la religion naturelle. Parmi les Juifs,
les charnels, et les spirituels, qui étaient les Chrétiens de
la loi ancienne. Parmi les Chrétiens, les grossiers, qui sont
les Juifs de la loi nouvelle. Les Juifs charnels attendaient
un Messie charnel; et les Chrétiens grossiers croient que le
Messie les a dispetisés d'aimer Dieu. Les vrais Juifs et les
vrais Chrétiens adorent un Messie qui les fait aimer
Dieu (I, 211).
Cette même distinction divise les hommes en deux
groupes à qui Pascal fait respectivement leurs parts :
Il y en a qui voient bien qu'il n'y a pas d'autre ennemi
de Vhomme que la concupiscence, qui le détoutvie de DieUy
et non pas Dieu; ni d'autre bien que Dieu, et non pas une
terre grasse. Ceux qui croient que le bien de Vhomme est
en la chair, et le mal en ce qui le détourne des plaisirs des
sens, qu'il s''en soûle et qu'il y meure. Mais ceux qui
cherchent Dieu de tout leur cœur, qui n'ont de déplaisir que
d'être privés de sa vue, qui n'ont de désir que pour le pos-
séder et d'ennemis que ceux qui les en détournent, qui
s'affligent de se voir environnés et dominés de tels ennemis;
qu''ils se consolent, je leur annonce une heureuse Jiouvelle :
il y a un libérateur pour eux, je le leur ferai voir ; je leur
montrerai qu'il y a un Dieu pour eux; je ne le ferai pas
voir aux autres. Je ferai voir qu'un Messie a été promis,
qui délivrerait des ennemis, et qu'ail en est venu un pour
délivrer des iniquités , mais non des ennemis (II, 10).
CHAPITRE X
ORDRE DES PENSEES DE PASCAL QUI MANIFESTENT LES DEGRES
d'importance qu'il ATTRIBUAIT AUX PROPHÉTIES, AUX FIGURES
ET AUX MIRACLES.
Nous allons examiner, dans Tordre qui les éclaire rautuel-
lemenl, les Pensées où Pascal exprime son sentiment assez
complexe sur la valeur probante des prophéties. Il définit
la révélation prophétique : Prophétiser, c'est parler de Dieu^
non par preuve du dehors^ mais par sentiment intérieur et
immédiat (II, 183).
Une prophétie est donc une révélation, sans intermédiaire,
parlant, la plus sûre possible, qui, par l'accomplissement
du fait révélé, devient de particulière générale, d'indivi-
duelle universelle. La relation établie entre l'esprit du
prophète et l'événement futur qu'il annonce, la prévision,
en un mot, n'étant explicable par aucun des procédés
ordinaires de la nature, est à ce titre surnaturelle, il s'en-
suit que la prophétie est l'effet d'une intervention spéciale
de Dieu dans l'ordre qu'il a établi dès la création du monde,
c'est-à-dire en réalité un miracle, bien que dans les Livres
Saints la prophétie ne soit pas appelée miracle, comme
Pascal l'a remarqué lui-môme (11,68). Le miracle constaté
prouve du môme coup la véracité du prophète, la vérité de
la religion qu'il professe, et, par suile, celle du Dieu qui
l'a suscité. C'est, avec la conservation merveilleuse de la
religion judteo-chrétienne à travers des épreuves séculaires,
le plus probant de tous les miracles. Tous les autres ne
192 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
sont incontestables que pour les témoins oculaires, et encore
ceux-ci peuvent-ils craindre d'avoir été les jouets d'une
hallucination ou d'une supercherie; une prédiction vérifiée
par l'événement ne laisse place à aucun doute pour per-
sonne. Son accomplissement garantit, en efl'et, tout
ensemble et que le prophète était sincère et qu'il n'était
pas dupe de son imagination ou de ses sens. Qu'un homme
entende ou croie entendre en son for intime le verbe divin,
cette révélation ne vaut que pour lui ; les autres ont le droit
de n'y voir qu'une illusion, de suspecter même sa bonne
foi. Mais si cette parole intérieure annonce un événement
futur, il deviendra possible de la contrôler et, si l'événe-
ment qu'elle prédit se réalise, il faudra bien la reconnaître
d'origine surnaturelle, divine. Aussi Pascal altache-t-il à
la prophétie uue souveraine importance :
La plus grande des preuves de Jésus-Curist sont les
prophéties... V événement qui les a remplies est un miracle
subsistant depuis la naissance de lEglise jusques à la fin
(II, 21).
La prophétie accomplie suppose la révélation que Dieu
a faite au prophète de l'événement futur et la réalisation
de celui-ci. Mais il faut que la réalisation du fait soit cer-
taine, qu'elle puisse être considérée comme historiquement
établie par des témoignages irréfragables. Les contempo-
rains qui y ont assisté en sont certains, mais les hommes
qui sont nés longtemps après ne peuvent la connaître que
par la tradition orale ou écrite transmise depuis ceux-là
jusqu'à eux, et ne sauraient l'accepter sans l'avoir soumise
à un examen critique d'autant plus sévère que la question
du surnaturel est engagée dans cette question de fait. Une
prédiction véridique à très longue échéance constitue un
phénomène si extraordinaire, qu'il n'est permis d'y croire
et de l'enseigner qu'avec précaution, après avoir prévenu et
dissipé tout soupçon d'erreur ou de fraude. Assurément, si
la prophétie était toujours formulée en termes explicites et
précis, et qu'ainsi l'événement prédit fût désigné sans con-
fusion possible, elle serait trop aisée à vérifier pour qu'on
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 193
pût s'y tromper ou en falsifier la preuve. Mais tel n'est
point le cas des prophéties de l'Ancien Testament. Les
termes en sont figurés et élastiques; point assez, sans
doute, pour en permettre une application tout arbitraire
aux faits historiques, assez toutefois pour que les intéressés
en puissent solliciter l'adaptation à des faits qui s'y prê-
tent sans y être manifestement conformes.
Le temps, prédit par l'état du peuple juif ^ par Vétat du
peuple païen, par Vétat du temple, par le nombre des années.
Il faut être hardi pour prédire une même chose en tant de
manières (II, 22).
Oui, mais la seule prédiction précise, le nombre des
années, n'a pu se vérifier.
Les jo semaines de Daniel sont équivoques pour le terme
du commencement, à cause des termes de la prophétie; et
pour le terme de la fin, à cause des diversités des chrono-
logistes. Mais toute cette différence ne va qu'à 200 ans
(II, 29).
Pascal s'en contente; c'est ce qu'on appelle : faire contre
fortune bon cœur.
On Ji entend les prophéties que quand on voit les choses
arrivées (II, 179). Cette remarque est alarmante. Il serait
invraisemblable que rien de tout cela ne l'eût inquiété. Il
a beau savoir que le péché originel interdit la pleine
lumière ou même, selon la doctrine janséniste, toute
lumière à lintelligence humaine déchue, et qu'ainsi toute
adhésion au fondement de la religion doit impliquer un
acte de foi, néanmoins, dans la part plus ou moins res-
treinte concédée par la foi à la raison, il apporte les invin-
cibles habitudes d'esprit du savant et ne se dissimule pas
l'incertitude qui naît de l'indétermination essentielle aux
termes de toute prophétie. D'ailleurs, nous avons vu précé-
demment qu'il en fait l'aveu : Les prophéties, les miracles
mêmes ne sont pas de telle nature qu'on puisse dire qu'ils
sont absolument convaincants (11, 90). Mais la foi aura le
dernier mot; de ce que l'obscurité dans les prophéties est
inévitable il ne conclut pas que toute clarté y manque au
Sully Prudhommk. 13
194 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
point d'empêcher d'y croire. Il suffit qu'on ne puisse dire
que ce soit être sans raison que de les croire (II, 90); la
foi fait le reste. La mission secourablede la foi a môme sur
le jugement une influence préventive. C'est elle, à coup sûr,
qui prémunit inconsciemment Pascal contre la tentation de
se demander si, par hasard, le Nouveau Testament, dont la
rédaction n'est pas homogène et a été précédée d'une assez
longue tradition orale, ne serait point un récit tout
ensemble étrangement composite et pieusement artificiel
de la vie du Christ, arrangée peu à peu de manière à s'ac-
commoder aux prophéties de l'Ancien Testament. Une
pareille idée, fût-ce en tant que simple hypothèse, a quchjue
chose de sacrilège qui répugne à sa piété de chrétien et
devait l'interdire môme à sa scrupuleuse défiance de savant;
elle ne s'est même pas présentée à son esprit. La critique
moderne, surtout la critique allemande du milieu du siècle
dernier, complètement affranchie du mysticisme, pouvait
seule l'émettre et la discuter. Elle semble depuis lors avoir
perdu beaucoup de terrain. Notre incompétence nous dis-
pense de l'adopter comme de la rejeter; nous remarquons
seulement que Pascal n'a pas trouvé dans son génie une
initiative qui lui permît môme de se placer au point de vue
que nous mentionnons. Sans aller jusque-là le libre examen
lui était bien difficile.
Le plus puissant esprit scientifique, circonvenu par les
mille influences de l'hérédité et du milieu social, est exposé
à perdre de son indépendance et de sa largeur. Il voit plus
directement et plus loin que le vulgaire, mais son horizon
est fatalement rétréci par les œillères qu'il lient, à son
insu, de ses ancôtres et de ses contemporains. Sans doute
c'est le propre du génie de changer, de renouveler le point
de vue accoutumé, comme aussi de pénétrer à fond ce qu'il
regarde; mais l'un est peut-être plus difficile encore que
l'autre, et le regard de Pascal était peut-être plus péné-
trant qu'étendu, car il n'a point, comme Descartes et Leib-
nitz, inventé en géométrie de grande méthode. Quoi qu'il
en soit, son aveu précité, si l'on tient compte de son
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 19o
préjugé favorable au christianisme, atteste en lui, sinon
une hardiesse, du moins une droiture de critique plus
forte que rinclinalion du cœur. Ce (jui le rassure, c'est
que l'avènement de Jésus-Christ n'a pas été prédit ^oz/r le
temps et pour la manière, par un homme seulement, et ce
serait déjà d'une /orce iiî/îfîie (II, 22), mais qu'il l'a été par
une suite d'hommes, durant quatre mille ans, malgré
toutes sortes de menaces et de persécutions : Je ne crois
que les histoires dont les témoins se feraient égorger
(II, 107).
C'est, en outre, que les prophéties ont été distribuées par
tous les lieux & conservées dans tous les temps {Mouler, 1, 199),
pour faire croire de tout le monde l'Évangile; et que ce
concert n'a point été un elTet du hasard, car il a lui-même
été prédit. Voilà bien des raisons d'écarter toute supposi-
tion d'erreur et de fraude ; ces raisons suffisent, du moins,
à étayer la croyance, à justifier la foi. Mais, dira-t-on, si la
foi a besoin de quelque fondement rationnel, si elle doit
s'appuyer sur autre chose que sur elle-même, ne cesse-
t-elle pas par cela même d'être un moyen de connaître réel-
lement distinct et indépendant de la raison? Ne perd-elle
pas sa vertu même, qui lui permet précisément de s'en
passer, et sa fonction propre qui est de la suppléer? Pascal
semble importuné par cette contradiction impliquée dans
l'usage d'une preuve empirique, telle que l'accomplisse-
ment d'une prophétie, pour communiquer la foi. Cette
preuve est, au fond, une concession faite aux dépens de
celle-ci à la raison, puisqu'elle a pour but de convaincre et
non de toucher. C'est le propre de la foi chrétienne d'être
un pur don de Dieu, de ne pas se communiquer par le rai-
sonnement. Les autres religions ne disent pas cela de leur
foi; elles ne donnaient que le raisonnement pour y arriver,
qui n'y mène pas néanmoins (II, 158).
Le vrai croyant est celui qui adhère au christianisme
par un élan immédiat du cœur. Tout ce qui s'interpose
entre le cœur et son divin objet, tout témoignage intermé-
diaire le distrait de sa fonction et l'usurpe. Pascal ne nous
196 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
révèle-t-il pas sa pensée intime sur ce point, dans le iVa{^-
ment suivant, qui au premier abord déconcerte :
Les prophéties citées dans l'Evangile, vous croye:{ qu'elles
sont rapportées pour vous faire croire. Non; c est pour
vous éloigner de croire (II, 52.) Elles dispensent, en effet,
de l'acte de foi, C'est dans le môme esprit, nous l'avons
déjà signalé, qu'il dit ailleurs : Les miracles ne servent pas
à convertir, mais à condamner [U, 158).
Les prophéties et les miracles rendent, en effet, l'acte de
foi proprement dit superflu, puisque ces preuves empiri-
ques suffisent à déterminer l'adhésion au christianisme.
Malgré tout, en se considérant d'abord comme isolé dans
l'infini et livré aux seules ressources naturelles de Tintelli-
gence humaine, en se mettant à la place de ceux qu'il se
proposait de convertir, Pascal a bien été obligé de donner
le pas à la preuve empirique sur la pure inspiration de la
foi. Il a dû s'appliquer uniquement à mettre en lumière
tout ce que les prophéties ont de probant en faveur de la
religion qui lui semblait la plus digne d'examen et de
crédit. Ajoutons qu'il admire en savant la divine ordon-
nance de cette démonstration dont il adore en chrétien
l'auteur : ... Plus je les examine, plus j'j^ trouve de vérités.
Je trouve cet enchaînement, cette religion toute divine
dans son autorité, dans sa durée, dans sa perpétuité, dans
sa morale, dans sa conduite, dans sa doctrine, dans ses
effets (I, 214).
Ce jugement est le fruit de sa critique; son enthousiasme
est ici réfléchi, procédant de sa raison; de sa raison, non
de sa foi. Mais il ne prétend pas que le raisonnement suf-
fise à la conversion de l'incrédule. II semble craindre de
rendre ainsi l'acte de foi inutile et il insiste avec une
vigueur singulière sur la vertu de la croix pour toucher les
Ames :
Cette religion si grande en miracles {saints Pères irré-
prochables; savants et grands, témoins, martyrs, rois
[David] établis; Isaïe, prince du sang) ; si grande en science ;
après avoir étalé tous ses miracles et toute sa sagesse, elle
PREUVES HISTORIQUES DU CHRISTIANISME 197
réprouve tout cela et dit qu'elle fi' a ni sagesse ni signes,
mais la croix et la folie. Car ceux qui par ces signes et
cette sagesse ont mérité votre créance, et qui vous ont
prouvé leur caractère, vous déclarent que rien de tout cela
ne peut vous changer, et nous rendre capables de connaître
et aimer Dieu, que la vertu de la folie de la croix, sans
sagesse ni signes; et non point les signes sans cette vertu.
Ainsi notre religion est folle, en regardant à la cause
effective, et sage en regardant à la sagesse qui jr prépare
(II, 200).
Telle qu'elle est, elle communique la vie à ses adeptes.
La foi reçue au baptême est la source de toute la vie des
chrétiens et des convertis.
DEUXIÈME PARTIE
EN QUOI CONSISTE ET COMMENT S'OPÈRE
LA RÉDEMPTION.
CHAPITRE PREMIER
l'uOMME déchu peut néanmoins opérer son salut. — DÉFINI-
TION LOGIQUE DE LA GRACE ET DE LA NATURE. — EN QUOI CON-
SISTE LA RÉDEMPTION. — TUÉORIE DE LA GRACE SELON SAINT
AUGUSTIN ET SELON SAINT THOMAS. — LE DOGMK DE LA GRACE
CONSACRÉ PAR LE CONCILE Dk' TRENTE. — l'ENSEIGNEMENT
ORTHODOXE CONFIRME LES DÉFINITIONS PUREMENT LOGIQUES DE
LA GRACE. — LE DOGME, HUMAINEMENT IRRATIONNEL, n'eST PAS
PAR CELA SEUL INADMISSIBLE. — LA PRÉDESTINATION; LES RAP-
PORTS DE LA GRACE ET DU LIBRE ARBITRE DEMEURENT INDÉTER-
MINÉS ; SOURCE d'hérésies.
Pascal lient donc pour démontré par robservalion psy-
chologique et par les faits historiques relatés dans les Livres
Saints que l'homme est déchu de sa dignité primitive, que
.Jésus-Christ est le Messie et qu'il est venu abolir les suites
du péché originel, racheter le genre humain.
Racheter n'est pas synonyme ici de provoquer une
amnistie, au sens qu'on attache ordinairement à ce mot,
c'est-à-dire de faire remettre par le souverain à une collec-
tivité la peine qu'elle a encourue dans chacun de ses mem-
bres pour un commun attentalà la loi, de sorte qu'il n'existe
aucune solidarité entre cet attentat et les autres fautes,
les fautes propres à chacun d'eux. Ici, au contraire, l'at-
tentat collectif, le péché originel ayant corrompu la volonté
chez tous les hommes, chacun est exposé à pécher indivi-
duellement par suite de ce péché môme, racine de tous les
autres. Aussi chacun risque-t-il d'encourir la peine de la
202 LA VRAIE RELIGIUN SELON PASCAL
damnation, celle du premier péché, s'il en commet d'aulres,
à moins qu'il ne meure en état de grûce. Qu'est-ce donc
que la grAce? Quel est cet instrument de la Rédemption?
Il est pour nous de première importance de nous en faire
une idée nette.
Dans quelque acception qu'on prenne le mot grâce, le
sens de ce mot implique essentiellement ^/'a/z/zïe, libre don
d'une chose qui n'est pas due, en un mot faveur. Or, rien
ne pouvant être dû à ce qui n'existe pas encore, la création
du monde est par excellence un acte de la grocc divine.
Pour le croyant chrétien tout ce qui n'est pas Dieu dérive
immédiatement ou médiatement de Dieu par cet acte ini-
. tial. Dérive de Dieu médiatement la douleur soit physique,
soit morale. La douleur s'explique et se justifie parle péché
originel, et celui-ci à son tour par la création du libre
arbitre humain sur lequel finalement retombe toute la res-
ponsabilité du mal moral et de ses suites. Rien de ce que
réprouve la conscience n'est donc imputable à la volonté
divine. L'œuvre delà grûce créatrice, à savoir le monde et
ses lois, c'est ce qu'on appelle la nature.
Sur cet effet général et perpétuel des premiers décrets de
la volonté créatrice viennent postérieurement se greffer des
effets accidentels et particuliers de cette même volonté
divine, lesquels introduisent dans la trame naturelle des
phénomènes, soit physiques, soit moraux, certaines modi-
fications qui ne s'expliquent pas entièrement parla nature.
Ce sont les miracles et les dons de la grâce, ou sens spé-
cial que la théologie chrétienne attribue à ce mot; cette
grâce ne vise que le salut de l'homme par un divin remède
à ses infirmités et à ses défaillances.
Nous allons tâcher de déduire ce sens logiquement des
faits attestés par les monuments sacrés pour nous assurer
que le dogme est engagé dans la trame purement logique
des Pensées de Pascal.
D'une part, les misères et les faiblesses de l'homme tel
qu'il est aujourd'hui, et, d'autre part, les refus et les résis-
tances que rencontrent dans son miheu son instinct de con-
LA RÉDEMPTION 203
crvalion cl sa volonté de vivre, voilà ce qui détermine pré-
sentement sa condition terrestre. Celte condition, aux yeux
de Pascal et de tous les croyants chrétiens, ne saurait s'ex-
pliquer que par une déchéance. Une chute primordiale,
conséquence d'une faute, a modifié dii même coup l'es-
sence de l'homme et les ressources offertes par la terre à la
satisfaction des besoins, des désirs, et des aspirations affé-
rents à ses aptitudes innées. Quelles sont exactement les
suites du péché originel? Quelles sont-elles du moins au
point de vue exclusivement moral? En quoi consiste la
déchéance de l'ûme? Jusqu'à quel point l'essence humaine
est-elle déchue? Ne lui reste-t-il rien de sa dignité native,
c'est-à-dire de son rang, du degré qu'elle a occupé sur
réchellc ascendante des essences créées? L'homme tombé en
a-t-iltout perdu ou en a-t-il gardé quelque chose? N'a-t-il
pas conservé quelque aptitude à valoir, et, par son mérite,
en vertu d'un effort personnel, à réparer la défaillance
anceslralc, funeste héritage de ses premiers parents? Peut-
il, en un mol, faire son salut?
Il ne le peut certainement pas tout seul, sans aucune
médiation entre Dieu, qu'il a offensé, et lui; car, s'il le pou-
vait, le sacrifice accompli par Jésus sur la croix serait sans
raison d'être. Mais, du moins, l'homme peut-il coopérer à
son salut? Assurément, puisqu'il le doit. Il le doit, car le
Christ, en rachetant le péché originel par son supplice, en
sauvant l'homme, ne le dispense nullement de valoir par
lui-mêmedans une cerf aine mesure, d'associer au moins son
propre effort aux mérites du Rédempteur. Ce qui le prouve,
c'est que les individus qui ne valent rien ne vont pas au
ciel; ils vont au purgatoire ou en enfer. Les damnés ne sont
pas seulement coupables par hérédité, ils le sont, en outre,
par leur propre fait; par une désobéissance personnelle aux
commandements sacrés. Par contre, ceux qui ne sont pas
damnés, les élus, y ont obéi spontanément, par un bon
mouvement de leur volonté. Mais ce bon mouvement, ne
pouvant suppléer ni supplanter la mission du Christ, est
toujours insuffisant : il n'opère pas entièrement le salut.
204 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Ainsi la rédemption consiste à rendre possible le salut de
chaque homme. Elle est doublement conditionnelle : il faut
que Dieu consente à pardonner, à restituer par une seconde
création sa nature primitive à l'homme déchu, mais il faut
d'abord que l'homme témoigne par son initiative propre
qu'il s'y prête. Le péché originel, en effet, n'a pas aboli le
libre arbitre; l'individu est demeuré capable d'opter pour
le bien, d'y tendre sans être capable de le pratiquer tout
seul ; il n'est sauvé que s'il déploie pour le faire tout l'elTort
personnel dont sa volonté dispose. Cet effort étant d'ailleurs
toujours insuffisant, les mérites de Jésus-Christ détermi-
nent Dieu à le corroborer pour le rendre efficace. Cette
intervention divine dans la conduite humaine est la grâce
au sens théologique du mot.
Ce sens est en effet déterminé par le concile de Trente et
la formule que donne ce concile du dogme de la grâce
répond précisément à la définition précédente. L'essentiel
de ce dogme est résumé dans le Catéchisme du diocèse de
Paris. Voici textuellement ce qu'il enseigne :
1° Nous ne pouvons observer les commandements et
éviter le péché qu'avec la grâce de Dieu.
2° La grâce est un don surnaturel ou un secours que Dieu
nous accorde par pure bonté, et en vue des mérites de
Jésus-Christ, pour nous aider à faire notre salut.
3° Il y a deux sortes de grâces : la grâce habituelle ou
sanctifiante, et la grâce actuelle.
4« La grâce habituelle est une grâce qui demeure en
notre âme, et qui la rend sainte et agréable aux yeux de
Dieu.
o*" Nous pouvons perdre la grâce habituelle, un seul péché
mortel suffit pour nous en priver.
6" La grâce actuelle est un secours du moment par lequel
Dieu éclaire notre esprit et touche notre cœur pour nous
exciter et nous aider à faire le bien et à éviter le mal.
7" La grâce actuelle nous est si nécessaire, que sans elle
nous ne pouvons rien qui soit utile pour notre salut.
8" Dieu nous donne la grâce actuelle toutes les fois que
LA RÉDEMPTION 205
nous en avons besoin et que nous la demandons comme il
faut.
O" On poul résister à la grûce, el malheureusement on
n"y résiste que trop souvent.
10° Dieu nous donne ordinairement la grâce par le moyen
de la prière et par la vertu des sacrements.
Ces dix articles du dogme de la grâce satisfont aux con-
ditions déduites plus haut des faits consignés dans les
Livres Saints. En effet, dans les articles l^et 2° la nécessité
dune médiation pour le salut de l'homme est affirmée par
les effets de la grâce de Dieu accordée en vue des mérites
de Jésus-Christ. La nécessité de la coopération de l'homme
à son salut est affirmée par la fin de l'article 8°. Le libre
arbitre que suppose celte coopération est, en outre,
affirmé par les articles l'^et 5°, qui font mention du péché
en général, non pas seulement du péché originel, et par
l'article 0".
Nous ne sommes pas surpris ([ue Pascal ait adhéré sans
peine à l'économie fondamentale de l'intervention divine
dans l'opération du salut, puisque, les monuments sacrés,
les témoignages traditionnels de la chute étant admis par
lui, celte économie est logique; mais nous voudrions con-
naître clairement la solution qu'il donnait au problème
qu'en soulèvent les conséquences au point de vue du libre
arbitre. Ce problème a dû inquiéter singulièrement sa
raison ; nous verrons que le recueil des Pensées ne satis-
fait qu'à demi notre curiosité à cet égard.
Si l'action de la grâce était conciliable avec le libre
arbitre, cette question n'aurait pas tant exercé les esprits
jusqu'au milieu du xvr siècle; elle n'eût pas fait pulluler
les hérésies. La lutte de l'Église avec celles ci est épique
et nous laissons aux spécialistes érudits le soin d'en
dépouiller l'énorme bibliograpliie. Nous indiquerons seule-
ment à grands traits la matière du débat, car nous n'en
avons pas étudié les péripéties.
Avant le concile de Trente qui a fixé la définition, les
modes el les effets de la grâce, une discussion très ancienne.
206 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
très longue et très subtile s'était élevée sur celte matière,
et il s'en faut que la question ait été résolue par tous les
docteurs de la même façon et comme l'a fait ce concile.
Dans les traités théologiques, la grâce aflecte un grand
nombre de qualifications. Rappelons la grâce habituelle
(Justifiante et sanctifiante^ renfermant les vertus infuses et
les dons du Saint Esprit, inséparable de la charité parfaite)
et la grâce actuelle. Dans celle-ci on distingue : 1° selon
les facultés qu'elle intéresse la grâce de santé., illumina-
tion soudaine de l'esprit, la seule nécessaire à Adam avant
le péché, et \a grâce médicinale., réunissant les deux secours,
celui qui est nécessaire à l'esprit et celui qui est nécessaire
à la volonté dans l'état actuel de l'homme ; 2° selon sa
manière d'agir en nous ou avec nous; la grâce prévenante
ou opérante; la grâce coopérante et subséquente ; la grâce
actuelle opérante, s,o\i efficace, quand elle opère infaillible-
ment le consentement sans contraindre la volonté, soit
suffisante, quand elle donne assez de force pour faire le
bien, mais peut être rendue inefficace par la résistance de
la volonté. Il faut distinguer encoi'e : les grâces naturelles,
qui concernent le salut (grâce proprement dite des théo-
logiens), les grâces extérieures (loi de Dieu, leçons de
Jésus-Christ, prédication de l'Evangile, exhortation, exem-
ples des saints) etc., et les grâces intérieures (inspiration
de bonnes pensées, de saints désirs, de pieuses résolu-
tions, etc.); gratta gratis data (don de langues, esprit pro-
phétique, pouvoir de faire des miracles), distincte de la
grâce sanctifiante, gratia gratum faciens .
Nous n'avons pas à entrer dans l'examen de toutes ces
espèces de la grâce; nous nous bornerons à dégager les
racines du problème qui en a suscité le discernement.
Saint Paul, dans son épître aux Romains, a semé les germes
des théories de la grâce et c'est, après lui, dans saint
Augustin et dans saint Thomas qu'il faut chercher les
spéculations fondamentales sur ce sujet épineux. Voici,
résumée dans ce qu'elle a d'original, la doctrine de saint
Augustin, telle, du moins, que nous l'avons comprise.
LA RÉDEMPTION 207
Le péché d'Adam, le péché originel a corrompu chez ses
descendants l'amour de Dieu dans sa source, parlant
l'amour de la justice essentielle à Dieu, parlant le principe
même du Bien. La corruption du principe moral a rendu
le péché naturel à l'homme, et l'humanité entière est
devenue passible de la damnation éternelle. Ce n'est donc
plus qu'en vertu d'une intervention surnaturelle et spéciale
que la volonté humaine peut être rendue capable de vaincre
la tentation et d'obéir aux commandements de Dieu. Cette
intervention seule guérit l'âme et la sauve. Comment
s'exerce-t-elle? Dans une thèse pour le doctorat en théo-
logie, qui est une étude toute spéciale et d'une remarquable
sagacité sur /a Doctrine de saint Augustin relativement au
rôle de la volonté dans l'acte de foi surnaturelle, l'auteur*
a été conduit à consulter les écrits du saint qui traitent des
rapports de la grftce avec la volonté, enire autres le De
Gratid et libero arbitrio, et dans son résumé final en 17 arti-
cles on lit : c< 5° L'action de Dieu sur la volonté s'exerce
d'une manière directe^ immédiate^ intrinsèque^ et non pas
seulement par l'influence extrinsèque de la prédication
et des promesses relatives à la récompense future. » Ainsi,
d'après celte interprétation, la grâce n'intervient pas
par la suggestion d'un motif proposé à la volonté délibé-
rante, mais par une inclination immédiate de celle-ci.
« V)" La volonté ne peut aller à Dieu sans être soutenue par
la grâce, mais elle peut d'elle-même s'éloigner de Dieu. »
Soutenue signifie sans àonia facilitée, de sorte que le mou-
vement vers Dieu n'est pas uniquement conditionné par
la volonté. « 7° Dieu agit efficacement sur la volonté sans
détruire le libre arbitre. » Tout motif déterminant agit
efficacement sur la volonté sans détruire le libre arbitre;
mais, comme nous l'avons signalé plus haut, la grâce n'agit
pas à la façon d'un motif, d'après l'article o"; elle ne solU-
cile pas, elle imprime le mouvement volontaire. Tout se
passe comme si, dans son action, elle ne se bornait pas à
\. .M. Octave Roland-Gosselin, prêtre; 31 janvier 1000.
208 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
inspirer le bien, mais que ce fût elle qui le voulût et l'cxé-
culAt; ce qui, en réalité, n'est pas compatible avec le libre
arbitre tel qu'il se révèle à la conscience humaine. Aussi,
en dépit de l'affirmation de saint Augustin formulée dans
l'article 7°, sommes-nous en droit de dire que, malgré lui,
logiquement sa doctrine, au fond, conduit à la négation du
libre arbitre. Quoi qu'il en soit, la grûce détermine l'homme
à vouloir et à pratiquer le bien en lui faisant aimer la jus-
tice, laquelle est Dieu môme. Il s'ensuit, en dernière ana
lyse, que l'action de la grâce sur l'âme consiste à lui com-
muniquer l'amour de Dieu. Cet amour a ses degrés :
l'attrition n'en est pas un témoignagne suffisant. Il faut
davantage pour la justification et la réconcihation avec
Dieu : il faut que le sacrement parachève le repentir pure-
ment naturel. Celui-là seul est justifié et (soi-disant) libre
qui aime Dieu parfaitement, d'un amour pur, désintéressé,
non pour la récompense. La communication de l'amour
par la grâce est progressive. Elle est préparée; la grâce
communique la foi , commencement de la bonne volonté
(c'en est l'éveil), puis la crainte de l'enfer (effet d'une
certaine grâce générale), commencement de la sagesse.
Ainsi la grâce est un don tout spontané et tout gratuit
de Dieu à l'homme déchu. Si donc Dieu le lui accorde, ce
n'est nullement parce qu'il reconnaît ou prévoit en lui une
bonne intention à favoriser de son assistance ou un mérite
à réconipenser. En faut-il conclure que, pour être sauvé,
il soit indiiférent d'agir bien ou mal, que la volonté chez
les élus demeure livrée à elle-même telle que l'a faite son
vice originel? Non, certes; si le salut ne dépend pas du
libre arbitre, il dépend de la qualité morale des œuvres.
Les œuvres doivent être bonnes et elles le sont parce que
Dieu lui-même porte au bien la volonté de l'élu et lui pro-
cure à la fois la résolution et la force de le pratiquer. Il s'en
suit que la bonté des œuvres consiste, non dans la valeur
morale de l'agent, puisque, au fond, c'est Dieu qui agit
par la volonté humaine, mais dans la conformité de l'acte
à l'ordre établi par Dieu. Il n'y a point de place pour le
LA REDEMPTION 209
mérite individuel, mais le salut n'en est pas moins insépa-
rable de l'observation de la loi divine.
En somme on peut logiquement inférer de la doctrine de
saint Augustin que la grAce est, non pas une influence,
mais une usurpation delà miséricorde divine sur la volonté
humaine pour l'opération du salut. Il apparaît que, dans
cette opération, l'initiative de Dieu se substitue à celle de
l'homme et que le libre arbitre n'a plus qu'une existence
nominale. A vrai dire, les idées du saint docteur sur la
grûce ne sont pas toutes cohérentes ; elles manquent d'unité,
de sorte qu'elles peuvent être interprétées de diverses
manières également sujettes à contestation. Saint-Augustin
était convaincu que l'homme déchu est moralement libre
et néanmoins il émet des propositions incompatibles avec
la liberté morale.
Saint Thomas veille à ce que l'intervention divine ne
compromette pas le libre arbitre. A ses yeux la gri\ce est
efficace indépendamment du libre arbitre, par elle-même,
en ce sens quelle ne manque pas son elfet sur la volonté,
mais si elle ne le manque jamais, c'est que la volonté
accueille toujours cette suggestion divine, y consent à coup
sûr. Il dislingue plus analytiquement que saint Augustin
l'initiative divine de l'initiative humaine dans l'action de la
grâce : Quatre choses, dit-il, sont requises pour la justifi-
cation de l'impie : l'infusion de la grâce, le mouvement du
libre arbitre vers Dieu par la foi, le mouvement du libre
arbitre contre le péché par la détestation, et enfin la
rémission des péchés. Je dis la rémission des péchés^ car la
justification est un mouvement par lequel Dieu fait passer
rame de l'état de péché à Vétat de justice; or, dans tout
mouvement il y a trois choses nécessaires : l'impulsion du
moteur, le mouvement du mobile et la consommation du
mouvement arrivé à son terme. Vimpulsion du moteur,
dans la justification de l'impie, c'est l'infusion de la grâce;
le mouvement du mobile, c'est celui du libre arbitre allant
du point de départ au point d'arrivée; la consommation,
c'est l'arrivée du mouvement à son terme, la rémission
SfLi.v Prudhomme. i4
210 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
même du péché, où vient aboutir la justification. » (T. II,
question 113, p. 517*.)
Si nous interprétons bien saint Thomas (t. I, q. ^3),
dans l'essence éternelle de Dieu la miséricorde dune part
et la justice de l'autre ont dû prescrire de toute éternité
leurs objets respectifs, à savoir une tribu d'élus opposée
à un peuple de damnés. Il ne se pouvait pas (pie Dieu fût
à la fois miséricordieux et juste sans que, pour satisfaire à
celte double condition, il y eût des élus et des damnés.
Au fond la prédestination ne serait que l'exercice môme de
ces attributs de Dieu. Saint Thomas, s'il ne le dit pas
expressément, autorise cette inférence.
Pour lui la grâce est une influence miséricordieuse, d'un
effet infaillible, exercée par Dieu sur le vouloir de l'homme
et accueillie par l'homme pour l'opération de son salut.
Les deux doctrines ne se contredisent pas dans leurs
conséquences pratiques, mais la seconde est plus appro-
fondie que la première; elle suppose une conscience du
libre arbitre plus exigeante. Saint Thomas organise plus
logiquement que saint Augustin l'économie de la grâce.
En fait la doctrine de saint Thomas aboutit aux mêmes
résultats que celle de Luther qui assimile l'homme à une
matière inerte dans l'opération de son salut et à celle de
Calvin sur une prédestination double et absolue, mais elle
diffère essentiellement de ces dernières en ce qu'elle repose
sur une théorie du libre arbitre qui distingue expressément
le consentement de l'inertie volontaire.
La doctrine calviniste de la prédestination devait logi-
quement sortir des mômes fondements dont nous avons
précédemment déduit les articles orthodoxes du dogme de
la grâce. Tout d'abord à l'esprit humain le concept de la
1. Nous avons consulté, non pas ilireclement la SoOT?ne do sainl Thomas
d'Aquin, mais un autre ouvrage qui en est, selon un brci" de Pie IX, un
extrait lidèle et est intitulé : Petite Somme f/iéoto;/ ir/ ne de Hi'mt Thomas
(VAquin, à l'usaf/e des Ecclésiaslir/iies et des Gens du monde, fiar l'al)bé
F. LeOrel/ion, docteur en théologie de l'Université de Home, etc. Troi-
sième édition (Chez Berchc et Tralin, 182, rue Bonaparte. Paris).
LA RÉDEMPTION 211
divinité semble incompatible avec celui d'une volonté
capricieuse. Dieu n'agit pas sans motif. Si tel homme est
damné, c'est par quelque raison qui peut échapper à notre
entendement, mais qui certainement trouve sa justifica-
tion dans la pensée divine; et par cela même que cette
pensée est éternelle il est damné d'avance; il en va de
môme si tel autre homme est sauvé. Les jansénistes ont
admis cette doctrine qui semble incompatible avec la con-
science morale, avec le sentiment spontané de la justice
et de la bonté. Nous nous abstenons ici de la critiquer;
bornons-nous à constater que les plus ingénieuses subti-
lités de l'esprit ne peuvent prévaloir contre les intimes
réclamations du cœur. Les raisons du cœur conservent
le droit de protester dans le cas où la bonté et la justice
sont intéressées, et Pascal lui-même les affranchit de tout
critérium purement intellectuel. Aussi, quoique janséniste
par ailleurs, ne semble-t-il pas avoir épousé sans réserve la
doctrine de la prédestination. Nous reviendrons sur celte
question plus loin.
Les rapports de la grâce et du libre arbitre sont problé-
matiques, indéterminés, parce que nul texte sacré ne les
définit explicitement. Au surplus : Comme la nature de la
grâce, son opération, son accord avec la liberté de Vhomme
ne peuvent être exactement comparés à rien, ce sont des
mystères. Un est donc pas étonnant quen voulant les expli-
quer les théologiens aient embrassé des systèmes opposés
et que plusieurs soient tombés dans des erreurs grossières.
(Bergier, cité par l'abbé Lebrethon dans son ouvrage, t. II,
p. 532.) De là une inépuisable matière à dispute et une
source d'héré.sies que l'infaillibilité de l'Église enseignante
pouvait seule tarir. Le concile de Trente manifeste le souci
de conserver à la volonté libre de l'homme réveillée par
Dieu, le pouvoir de participer à l'œuvre de la justification,
cl condamne la doctrine de l'inertie et de l'impuissance
radicale de l'homme à favoriser ou contrarier l'appel que
lui adresse son divin Sauveur.
CHAPITRE II
EXAMEN DES PENSEES RELATIVES AUX CAUSES ET AUX EFFETS DE LA
GRACE, A LA DÉCHÉANCE, A LA RÉUABILITATION DE l'uOMME
DÉCRU. — SUR LE PÉCHÉ ORIGINEL PASCAL NE SEMBLE PAS
ADOPTER SANS RÉSERVE LA DOCTRINE JANSÉNISTE DE PORT-
ROYAL.
Noire précédente étude à la fois rationnelle et dogma-
tique sur la grâce nous a préparé à Texamen que nous
allons faire des Pensées relatives aux causes et aux effets
de cette intervention divine, à la déchéance et à la réhabi-
litation de l'homme.
L'état de déchéance est caractérisé dans les suivantes,
dont d'autres sont les commentaires. L'esprit de la pre-
mière faute se perpétue chez les descendants du couple
qui l'a commise, et consiste dans la concupiscence et dans
une usurpation sur la souveraineté divine :
Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair,
ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie (II, 103).
Il y a trois ordres de choses : la chair ^ l'esprit, la
volonté. Les charnels sont les riches, les rois : ils ont pour
objet le corps. Les curieu.x et savants : ils ont pour objet
r esprit. Les sages : ils ont pour objet la justice. Dieu doit
régner sur tout, et tout se rapporte à lui (II, 199).
Or dans les trois, recherches signalées ci-dessus, ce n'est
pas à Dieu que la volonté se rapporte , ce n'est pas à lui
qu'elle se soumet; ce n'est pas lui qui règne :
Dans les choses de la chair règne proprement la conçu-
LA RliDEMPTlON 213
piscence; dans les spirituelles, la curiosité proprement ;
dans la sagesse, r orgueil proprement (II, 199).
En tant que la sagesse est une qualité de la volonté, en
un mot une vertu, on ne peut lui reprocher la fièrc satis-
faction qu'elle procure à la conscience. Elle peut légitime-
ment se faire gloire de ses actes; par là elle glorifie Dieu
dont seule elle est le don. Mais si l'homme se fait gloire de
ses richesses ou de ses connaissances, il risque de se glo-
rifier à tort. J'interprète ainsi les lignes suivantes de
Pascal, un peu confuses et subtiles : Ce n'est pas qu'on ne
puisse être glorieux pour les biens ou pour les connais-
sances, mais ce n''est pas le lieu de V orgueil; car en accor-
dant à un homme qu'il est savant, on fie laissera pas de le
convaincre qu'il a tort d*étre superbe. Le lieu propre à la
superbe est la sagesse; car on ne peut accorder à un
homme qu'il s'est rendu sage, et qu'il a tort d'être glo-
rieux; car cela est de justice. Aussi Dieu seul donne la
sagesse : et c'est pourquoi, « Qui gloriatur, in Domino
glorietur » (II, 199).
Il résulte des citations précédentes que le péché originel
a, selon Pascal, altéré le type initial de l'âme humaine.
Elle a perdu l'intégrité de sa primitive essence; la souil-
lure, la tare héréditaire qui Talteint dans chaque descen-
dant du couple maudit la rend aussi incapable par elle-
même qu'indigne de la félicité qu'elle possédait chez Adam
et Eve avant leur faute; cette tache la détériore dans
toutes ses facultés. Or quel changement est survenu dans
l'âme humaine par la mort du Rédempteur, par la mort de
Dieu fait homme? En a-t-elle bénéficié pour son salut sans
que la rédemption eût restauré son essence détériorée? Ou
au contraire tous les hommes passés, présents et futurs
ont-ils recouvré ensemble et intégralement l'état de nature
et de grâce qui chez leurs premiers parents avait précédé
l'étal de déchéance morale et physique? Ont-ils recouvré
l'état initial dans son intégrité? Ou bien l'effacement de la
tache originelle et l'aptitude à l'éternelle félicité sont-ils
devenus seulement possibles pour chacun d'eux à titre
214 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
individuel et à certaines conditions réalisables soit par
l'action divine exclusivement sans que l'individu y puisse
et y doive coopérer, soit par l'action divine avec la coopé-
ration de la volonté laissée libre de l'accueillir ou de la
repousser? Ou bien encore, le bienfait de la rédemption
n'a-t-il été octroyé qu'à un nombre limité d'individus?
Enfin, ce nombre a-t-il été prédéterminé par le décret de
Dieu; ou dépend-il du mérite dont les hommes seraient
demeurés capables? De ces questions, déjà signalées
comme nées logiquement de l'histoire sacrée, les unes se
posent d'elles-mêmes à l'esprit et les autres ont été sou-
levées par une subtile interprétation des Écritures, mais
toutes réclament des réponses précises. Les Pensées ne
répondent pas à toutes expressément et formellement.
C'est par induction que le plus souvent l'opinion de Pascal
en pourra être dégagée.
En quoi, d'abord, a consisté exactement pour le genre
humain la déchéance consécutive du péché originel?
Pascal, nous le savons, a minutieusement analysé l'in-
fluence de cette faute sur les facultés de l'Ame. La plus
importante à examiner, en tant que la valeur de l'homme
est bée à l'usage qu'il en fait, est, à cet égard, la volonté
libre.
Le texte sacré, celui que fournit la Bible en ce qui
touche la chute du premier homme et la solidarité de ses
descendants, ne dit pas formellement si l'impuissance à
faire le bien, conséquence du péché originel, est devenue
chez l'homme radicale, totale, ou seulement restreinte et
partielle; s'il a perdu toute initiative pour bien faire ou
s'il en a quelque peu gardé, assez pour servir d'amorce et
de germe à une part de mérite personnel dans sa régéné-
ration. Il s'en faut malheureusement que les interprètes
autorisés de ce texte aient été d'accord sur ce point, et la
divergence de leurs opinions a engendré, dans la formule
de la doctrine chrétienne, des propositions contraires dont,
après que les conciles ont prononcé, les unes sont ortho-
doxes et les autres hérétiques. Il nous importe de dégager
LA RÉDEMPTION 215
des Pensées de Pascal son sentiment propre sur la nature
et les suites du péché originel, de fixer, s'il est possible, la
position qu'il a prise dans le grand débat.
La lenlalion est dans Tordre de la nature, puisque Dieu
l'a permise dès la création de l'homme, et le péché, en
dégradant celui-ci, lui a conféré une seconde nature
(I, 183) : ^ La concupifcence nous eft devenue naturelle & a fait
noftre féconde nature. Ainfi il y a deux natures en nous, l'une
bonne, l'autre mauvaife (Molinier, I, 295).
Abandonnée aux lois de son essence telle que l'a faite
le péché originel, c'est-à-dire abandonnée aux lois de la
nature dans une essence corrompue, notre ûme est inca-
pable par elle-même de faire le bien, de vaincre la tenta-
tion, de communiquer avec Dieu II faut que par une assis-
tance spéciale, par une grâce distincte de celle qui a créé
le monde Dieu intervienne et influence tout exprès nos dis-
positions morales naturellement mauvaises, insuffisantes
pour nous porter au bien. C'est la grAce telle que la définit le
catéchisme : un don surnaturel ou un secours que Dieu
nous accorde par pure bonté, et en vue des mérites de
Jésus-Christ pour nous aider à faire notre salut. Pour faire
d'un homme un saint, il faut bien que ce soit la grâce; et
qui en doute, ne sait ce que c'est que saint et qu'homme
(II, 120^.
Entre l'un et l'autre il y a toute la distance du surnaturel
au naturel. Aussi, par sa définition môme, la grâce ne dif-
férerait-elle en rien du miracle si, par les mérites de Jésus-
Christ et par l'institution permanente des sacrements qu'il
a fondés pour la mettre toujours, en quelque sorte, à la
disposition des âmes, elle n'était entrée dans l'ordre normal
des choses. Elle est devenue ainsi naturelle en ajoutant une
source constante de faveurs nouvelles à la grâce constante
créatrice et conservatrice du monde. Aussi Pascal écrit-il :
La grâce sera toujours dans le monde [et aussi la nature),
de sorte quelle est en quelque sorte naturelle. Et ainsi tou-
jours il y aura des pélagiens, et toujours des catholiques,
et toujours combat (II, 93).
216 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Parce que la première naissance fait les uns, et la grâce
de la seconde naissance fait les autres (II, 93).
Dieu^ voulant faire paraître qu'il pouvait former un
peuple saijit d'une sainteté invisible, et le remplir d'une
gloire éternelle, a fait des choses visibles. Comme la nature
est une image de la grâce, il a fait dans les biens de la
nature ce qu'il devait faire dans ceux de la grâce, afin
qu'on jugeât qu'il pouvait faire Vinvisible, puisqu'il faisait
bien le visible (I, 205).
Dieu veut que nous jugions de la grâce par la nature
(11,335).
II n'existe donc de différence entre les deux dispensa-
tions que dans la qualité des biens dispensés. C'est la
môme toute-puissance et la même gratuité qui se manifes-
tent soit dans les œuvres de la création, dans la nature
proprement dite, soit dans les dons de la grâce proprement
dite. Celle-ci est appelée par Pascal la grâce du Messie
(II, 18); c'est, en effet, dans la Trinité, le fils, Jésus-Christ,
qui en est à la fois le principe et le ministre. Pascal indique
une preuve historique ^e l'existence et de l'efficacité de la
grûce, preuve tirée de la lutte du monothéisme contre le
paganisme :
La conversion des Païens n'était réservée qu'à la grâce
du Messie. Les Juifs ont été si longtemps à les combattre
sans succès; tout ce qu'en ont dit Salomon et les prophètes
a été inutile. Les sages, comme Platon et Socrate, n'ont pu
le persuader (II, 18).
Pour obtenir un si grand résultat, et, en général, pour
modifier les dispositions de l'âme et par suite déterminer
la volonté, comment la grâce opère-t-elle? Quel est son
mode d'action sur l'âme? La loi sous laquelle devaient
vivre les Juifs jusqu'à la venue du Christ, le Décalogue
influait sur la volonté par des commandements en créant à
l'âme une obligation morale, ou plutôt une alternative où
elle avait à choisir entre l'obéissance et le châtiment. La
loi combattait les mauvais instincts, les redressait par l'ins-
linct même delà conservation, elle n'a pas détruit la nature,
LA RÉDEMPTION 217
mais elle fa instruite. Le rôle de la grûce est tout autre :
la grâce na pas détruit la loi; mais elle l'a fait exercer,
et cet exercice est la vie môme de l'âme chrétienne. La foi
reçue au baptême est la source de toute la vie des chrétiens
et des convertis (II, 110). Le Décalogue prescrivait à Tùme
ses devoirs sans lui procurer en même temps les moyens
de les accomplir; la grâce, au contraire, n'a plus à les
prescrire, elle les confirme, mais son œuvre consiste à en
faciliter, à en assurer môme l'accomplissement. Pascal,
interprétant saint Paul, exprime cette diiïérence dans une
formule elliptique et symétrique avec sa vigueur accou-
tumée : La loi obligeait à ce qu'elle ne donnait pas. La
grâce donne ce à quoi elle oblige (II, 160), c'est-à-dire la
disposition morale propre à assurer infailliblement le choix
du bien par la volonté.
On reconnaît ici la doctrine jansénisie sur la grâce :
c'est au fond Jésus-Christ môme se chargeant de faire le
bien à la place et dans l'intérêt de l'âme qu'il assiste. Cette
conception, il faut le reconnaître, s'accorde avec celle du
péché originel; dès qu'on accepte qu'une âme peut être
traitée par Dieu, absolument juste, comme coupable d'une
faute qu'elle n'a pas commise, on serait mal venu à ne pas
admettre qu'elle puisse revendiquer le prix d'une bonne
action dont elle n'a pas le mérite. En effaçant ou corri-
geant les conséquences du péché originel, la grâce atta-
chée au baptême et aux autres sacrements n'est ni plus ni
moins mystérieuse dans ses effets que le péché dans les
siens. L'obscurité, l'apparence d'absurdité, le mystère sont,
pour Pascal comme pour tout chrétien, imputables à notre
déchéance; la rémission de nos péchés nous ouvre les
portes du ciel, mais la mort seule nous y fera entrer; en
attendant nous demeurons dans le crépuscule de l'intelli-
gence abaissée... La grâce n'^est que la figure de la gloire,
car elle n'est pas la dernière fin. Elle a été figurée par la
loi, et figure elle-même la gloire; mais elle en est la figure,
et le principe ou la cause il, 20.'i). La gloire seule, c'est-à-
dire létal glorieux des élus, comporte la pleine lumière de
218 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
la connaissance, du moins rinlégrilé du savoir possible à
la créature. Néanmoins, en considérant la grilce comme
principe et cause de la gloire, Pascal a pu dire : Par où il
paroijî dainment que rhomnie par la grâce ejl rendu comme
femhlahle à Dieu & participant de fa divinité, & que fans la
grâce il eft comme femblable aux heftes brutes^ &c. (Molinier,
I, 167). Cette Pensée est reproduite dans la suivante : // y
a deux vérité^ de foy également constantes : Vune, que l'homme
dans Veftat de la création ou dans celuy de la grâce, eft élevé au
deffus de toute la nature, rendu femblable à Dieu & participant
de la divinité; Vautre, quen l'eftat de corruption & du péché il
eft déchu de cet efiat & rendu femblable aux beftes (Molinier, I,
292).
Mais cette définition est incomplète; l'assimilation de
l'homme déchu aux bêtes ne spécifie pas nettement ce
qu'est devenue sa A^olonté. Il nous est, en effet, très diffi-
cile de discerner, dans les actes des bêtes, ce qui est volon-
taire de ce qui est instinctif et, comme l'instinct est irres-
ponsable, nous ne savons guère ce que vaut moralement
leur conduite. La volonté de l'homme déchu n'est pas com-
parable à l'instinct, car elle est corrompue, mauvaise dès
la naissance et par la naissance même de l'homme, tandis
que l'instinct n'est moralement ni bon ni mauvais, il est
amoral. jMais est-elle totalement corrompue, c'est-à-dire au
point d'être incapable d'aucun mouvement propre vers le
bien? S'il en est ainsi, tout ce qu'on observe de bon, de
contraire à l'égoïsme bestial dans telle ou telle action
humaine doit être rapporté à quelque chose qui n'est pas
la volonté humaine, à une influence plus ou moins puis-
sante, plus ou moins efficace d'un autre agent sur elle. Cet
agent, c'est Dieu même exerçant sa miséricorde par la
grûce. Il importe de surprendre le sentiment de Pascal sur
ce point, son sentiment personnel et spontané. Nous ne
croyons pas qu'il épouse aveuglément la doctrine jansé-
niste sur le péché originel et ses conséquences, ainsi que
le ferait croire la Pensée que nous avons signalée plus haut
LA RÉDEMPTION 219
comme impliquant la doctrine janséniste de Port-Royal.
Toutes les Pensées relatives aux suites du péché ori«^inel
ne nous semblent pas fidèles à cette doctrine. Nous vou-
drions juslilierc elle impression.
Pascal reconnaît tout d'abord que ni le péché originel ni
les suites de ce péché ne nous sont concevables : Nous ne
concevons ni Vétat glorieux d'Adam^ ni la nature de son
péchés ni la transmission qui s'en est faite en nous. Ce sont
choses qui se sont passées dans l'état d'une nature toute
différente de la nôtre^ et qui passent notre capacité pré-
sente. Tout cela nous est inutile à savoir pour en sortir; et
tout ce qu'il nous importe de connaître est que nous sommes
misérabies^ corrompus^ séparés de Dieu, mais rachetés par
J.-C, et c'est de quoi nous avons des preuves admirables sur
la terre (I, 187). 11 en résulte que l'intelligence des mots de
« bien » et « mal » qui dépend de ces dogmes, demeure
nécessairement imparfaite.
La réversibilité du mérite, autant que celle de la faute,
surpasse la raison humaine. Il convient de rappeler sur ce
point une Pensée singulièrement profonde : Les hommes
n^ ayant pas accoutumé déformer le mérite, mais seulement
le récompenser oii ils le trouvent formé, jugent de Dieu
par eux-mêmes (II, 174).
La formation du mérite par le Créaleur dans le vouloir
de la créature, en tant qu'elle rend impersonnel le mérite
même est tout à fait inconcevable à Ihomme, car mérite
et impersonnalité sont deux termes incompatibles. Former
le mérite che^ autrui, n'est-ce pas supprimer en lui le libre
arbitre, supprimer par suite le mérite même? Prétendre
concilier le libre arbitre, le mérite avec une ingérence
étrangère quelconque dans Tinitialive personnelle, avec
une action étrangère à la volonté su rie ressort môme de la
volonté, n'est-ce pas une tentative contradictoire? N'est-ce
pas en réalité diminuer le mérite précisément de tout ce
qui se substitue à la libre détermination? Si la grAce est
une ingérence, une action de ce genre, elle est essentielle-
ment incompatible avec la liberté intégrale de l'agent qu'elle
220 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
influence. Mais, si la grûce n'intervient dans la délibéra-
lion qu'à titre de simple motif, elle inlluence alors la
volonté comme tout autre motif, c'est-à-dire sans l'atteindre
dans son principe actif. En ce cas le vouloir peut se refuser
ou se prêter à l'influence de la grâce comme à celle d'un
désir quelconque, être tenté par elle comme il l'est par
toute autre sollicitation. Quoi qu'il en soit, imposée ou
proposée à l'activité personnelle, la grâce est une faveur
de Dieu, un don fait par sa miséricorde à l'homme déchu.
La grâce est purement gratuite s'il n'est capable d'aucun
effort méritoire; elle affecte le caractère d'une récompense
si elle répond à quelque appel du cœur, à une prédisposi-
tion volontaire à la recevoir (comme dans la prière). Alors
elle peut venir en aide à l'effort vers le bien , à la bonne
volonté.
Toute la précédente analyse, qui n'a aucun sens pour le
philosophe entièrement déterministe, a dû être faite, et
l'être avec une pénétration incomparablement plus pro-
fonde, par Pascal, non pas physicien, mais moraliste
mystique. Or il a pu n'accepter, sur la grâce et la prédesti-
nation, la doctrine janséniste que dans la mesure où elle
concordait avec les résultats de sa propre réflexion, comme
il a pu tout aussi bien par esprit d'humilité, par un acte de
foi, sacrifier son sens propre, l'orgueil de Vesprit, à l'ensei-
gnement de Port-Royal, qui fournissait des directeurs à sa
vocation religieuse. Voyons si les Pensées nous apportent
quelque éclaircissement sur ce point.
Ainsi il y a deux natures en nous, l'une bonne et Vautre
mauvaise. — Où eft Dieu? Oh vous neftes pas, & le Royaume
de Dieu eft dans vous. — (Molinier, I, 293.)
S'il y a deux natures en nous, l'une bonne, l'autre mau-
vaise, il en faut donc conclure que la bonne n'y est pas
abolie, mais y demeure à l'état latent. De ce fond caché ne
se peut-il rien manifester? Pascal affirme que, du moins,
la persévérance secrète de la bonne nature chez l'homme,
môme après sa déciiéance, a pour eflct de le rendre capable
4e Dieu encore qu'il en soit indigne par sa corruption (II,
LA REDEMPTION 221
49). Mais il faut que rhomme le cherche (II, 49); or il peut
le chercher, précisément parce qu'il est capable encore de
recevoir la lumière divine.
... // est donc vrai que tout instruit l'homme de sa condi-
tion, mais il le faut bien entendre : car il n est pas vrai que
tout découvre Dieu, et il n'est pas vrai que tout cache Dieu.
Mais il est vrai tout ensemble qu'il se cache à ceux qui le
tentent, et quil se découvre à ceux qui le cherchent, parce
que les hommes sont tout ensemble indignes de Dieu, et
capables de Dieu; indignes par leur corruption, capables
par leur première nature ill, 49).
Nous souhaitons la vérité, et ne trouvons en nous qu'in-
certitude. Nous recherchons le bonheur, et fie trouvons que
misère et mort. Nous sommes incapables de ne pas sou-
haiter la vérité et le bonheur, et sommes incapables ni de
certitude ni de bonheur. Ce désir nous est laissé tant pour
nous punir que pour nous faire sentir d'oii nous sommes
effondrés (I, 120).
L'homme n"a pas perdu toute dignité :
La dignité de l'homme consistait, dans son innocence, à
user et dominer sur les créatures, mais aujourd'hui à s'en
séparer et s'j^ assujettir [11,90]. A ce double état de l'homme
déchu correspond le double état du Rédempteur :
Un Dieu humilié, et jusqu'à la mort de la croix : un
Messie triomphant de la tJiort par sa mort. Deux natures
en Jésus-Christ, deux avènements, deux états de la nature
de l'homme (II, 6).
Dans un fragment qu'il intitule : Du péché originel. —
Tradition ample du péché originel selon les Juifs (II, 181),
Pascal interprèle la tradition juive, le Talmud, Moïse Had-
darschan, Massechet Succa, Midrasch Tillim, Midrasch
Kokelel, Bereschit Rabba, etc., et il y trouve la confirma-
tion du dogme du péché originel et de la rédemption.
Dieu délivrera la bonne nature de F homme de la mauvaise
(II, 181), ce qui suppose la coexistence de l'une et de
l'autre dans le sujet où s'opère celte délivrance. Dans ces
citations intervient le secours de Dieu (par la grûce).
222 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Il ressort de cet ensemble de témoignages que Pascal ne
considère pas l'homme déclm comme un agent entièrement
corrompu, mauvais dans la totalité de son essence, qui par
lui-même serait incapable d'aucun mouvement vers le bien.
La grûce sollicite, au contraire, dans l'activité de
l'homme, quoique déclui, une coopération volontaire. Ce
n'est pas la grâce toute seule qui accomplit l'œuvre du
bien, elle y associe cette activité libre, et cela n'est possible
que si la volonté est demeurée virtuellement accessible à
l'influence divine. On conçoit dès lors que l'homme puisse
recevoir la grâce comme un don, avec le sentiment de
reconnaissance dû à la gratuité, et toutefois éprouver la
satisfaction de conscience due à sa propre collaboration au
bien. Il ne se borne pas à recevoir la grâce passivement, il
l'accueille et il y répond.
Si la miséricorde divine, source de la grâce, se manifes-
tait à l'homme déchu de telle sorte qu'il n'eût rien à faire
pour son salut, qu'il pût compter sur elle sans être tenu
d'y concourir, n'y aurait-il pas à craindre qu'elle ne favo-
risât en lui le vice même qui l'a conduit à la perdition de
son âme? A quoi bon mériter, si, ne faisant rien de bon
par nous-mêmes, nous sommes néanmoins traités comme
si nous méritions? Peut-être Pascal s'est-il posé cette objec-
tion à la grâce absolument gratuite, n'exigeant aucun
retour de la volonté humaine au bien, au respect de la loi
divine violée par Adam. Les précédentes Pensées semblent
autoriser à le croire. Mais, d'autre part, si le péché originel
a privé l'homme de toute aptitude à bien faire, à mériter,
la miséricorde divine peut ne s'exercer en sa faveur qu'en
le traitant comme s'il méritait. Au surplus, l'acte initial de
la création, antérieur à tout mérite possible chez la créa-
ture, est un effet de la bonté divine exercée sans conditions.
La grâce, don purement gratuit fait par Dieu à l'homme
après sa chute, ne serait autre qu'un acte de cette même
bonté.
Nous ne prétendons nullement prendre parti dans le
débat. Il appartient exclusivement aux théologiens; notre
LA RÉDEMPTION 223
incompétence nous exposerait à l'hérésie et au ridicule.
Nous leur livrons des aperçus logiques, sans nous faire
illusion sur le peu de prise que donne à Tusagc de la raison
la question de la grAce, essentiellement mystérieuse.
Pas plus que sur la grAce on ne trouve sur la prédestina-
tion le sentiment explicite de Pascal dans le recueil de ses
Pensées. On n'y rencontre aucune adhésion formelle à la
doctrine janséniste de Port-Royal sur ces problèmes trans-
cendants. Au critique laïque, tout ensemble curieux
d'éclaircir l'état de la conscience de Pascal à cet égard et
soucieux, comme nous, de ne pas s'égarer sur un terrain
spécial et réservé, nous ne saurions trop recommander le
chapitre intitulé Pascal et le jansénisme de l'introduction
composée par l'ancien vicaire général et chanoine d'Orléans,
A. Gulhlin, à son édition des Pensées de Pascal. Sous la
garantie de ce théologien, et après avoir, de notre mieux,
instruit nous-même la cause, nous n'hésitons pas à
adopter ses conclusions, que voici (Introduction, p. clvii) :
Tous les systèmes conçus en dehors du Christianisme.,
toutes les hérésies nées en son seiti ont « achoppé » contre
fun de ces deux écueils. Les uns diminuent Dieu, les autres
diminuent V homme. Le jansénisme était de ces derniers,
mais Pascal nen est point. C'est à tous les intérêts., à tous
les besoins, à toutes les détresses de l'homme qu'il s'adresse;
il en appelle de l'homme à l'homme lui-même, tout en se
préoccupant de lui assigner, et vis-à-vis de l'Univers et vis-
à-vis de Dieu, sa vraie place... Devant ce silence (le silence
des espaces infinis du mj'stère de la Création comme sous
l'effluve de la grâce et de la vie de Dieu, la personnalité de
Vhomme demeure entière. Telle est la conclusion qui se
dégage des deux points les plus caractéristiques de la Pen-
sée de Pascal. Sa doctrine des « Contrariétés » explique le
mal et le péché sans aucune erreur de dualisme ; sa concep-
tion du caractère moral de la connaissance de la vérité har-
monise la part de la grâce et de la liberté. Pendant que
Dieu incline le cœur vers la vérité [inclina cor] notre effort
personnel dégage et purifle le cœur [cor incrassatum), pour
224 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
rouvrir aux rayons de Véternelle lumière. L'action divine
et Vaction humaine s'unissent sans se confondre ?ii se neu-
traliser ou s'absorber réciproquement. En affirmant cette
double doctrine, Pascal a, par cela seul, opposé la meilleure
des barrières aux excès et aux dangers de Vidée janséniste.
Celle inlerprélalion du senliment de Pascal semble 1res
judicieuse. Dans lous les cas, selon lui, les vrais disciples
de Jésus reconnaissent leur impuissance radicale à faire
leur salul par eux-mêmes; dans quelle mesure y peuvent-
ils contribuer? il ne le dit pas. La Pensée suivante nous
laisse dans le doute sur ce point et pourrait même être
exploitée par ceux qui regardent Pascal comme un franc
janséniste :
Joh., vm ; Multi crediderunt in eum. Dicebat ergo Jésus :
Si manseritis . . . , vere mei discipuli eritis, et veritas libe-
rabit vos. Responderunt : Semen Abrahœ sumus, et nemini
servimus unqiiam.
Il y a bien de la différence entre les disciples et les vrais
disciples. On les reconnnait en leur disant que la vérité les
rendra libres. Car s'ils répondent qu'ils sont libres, et qu'il
est en eux de sortir de l'esclavage du diable, ils sont bien
disciples, mais non pas vrais disciples (II, 171).
Mais voici une autre Pensée qui restitue à la volonté
humaine la part que la précédente paraît lui avoir déniée
dans la détermination des fins dernières :
Le monde subsiste pour exercer miséricorde et jugement,
non pas comme si les hommes y étaient sortant des mains de
Dieu., mais comme des ennemis de Dieu., auxquels il donne,
par grâce, asse:{ de lumière pour revenir, s'ils le veulent
chercher et le suivre; mais pour les punir, s ils refusent de
le chercher ou de le suivre (II, 88).
Celle Pensée représente le plus vraisemblablement à nos
yeux le sentiment propre de Pascal.
Si l'on renonce à découvrir chez Pascal sa Pensée de
derrière la tête sur les rapports du libre arbitre avec la
grâce, de l'inilialive humaine avec l'action divine dans
l'œuvre du salul, on regardera comme sa théorie propre
LA RÉDEMPTION 22b
celle dont il s'est fait l'interprète dans sa dix-huitième lettre
provinciale et qu'il résume dans les termes suivants : C'eft
ainfi que Dieu difpofe de la volonté libre de rhomme fans luy
impofer de néccJJiU, â que le libre arbitre qui peut toujours réjtf-
ter à la grâce^ mais qui ne le veut pas toujours, le porte aufji
librement qu'infailliblement à Dieu, lorfquil veut V attirer par
la douceur de fes infpirations efficaces (Molinier, II, 78). Les
contradictions qu'on pourra relever dans cette formule
sont imputables à la nature métaphysique du libre arbi-
tre, non à l'énoncé de cette proposition.
Sui.LV Prudhomme.
15
CHAPITRE III
SUR LA. DOUBLE PERSONNE, DIVINE ET HUMAINE, DE JESUS. — COM-
MENT IL SE MANIFESTE AUX HOMMES : PAR QUELS TÉMOIGNAGES. —
PROPORTION DE l'ÉCLAT ET DE l'OBSCURITÉ OU IL A VÉCU. —
PSYCUOLOGIE DE JÉSUS : TROIS ORDRES IRRÉDUCTIBLES DE VALEUR :
LES CHOSES CORPORELLES, LA PENSÉE, LA CHARITÉ. — LA NATURE
ET LA MISSION DE JÉSUS CORRESPONDENT A LA GRANDEUR ET A LA
MISÈRE DE l'homme DÉCHU. — LA RESPONSABILITÉ DU LIBÉRATEUR
DANS LE DOGME DE LA RÉDEMPTION.
Pascal devait s'attacher à caractériser la personne du
Rédempteur, à en faire concorder tous les traits avec les
marques de la chute originelle dans l'homme et avec les
suites de cette chute dans la condition humaine et dans les
événements terrestres, figuratifs de l'œuvre messianique.
Il fallait que la psychologie et la vie du Christ fussent
exceptionnelles afin de le rendre reconnaissable entre tous
et il fallait pourtant que cette exception fût assez dissi-
mulée pour expliquer l'aveuglement et l'animosité de ses
concitoyens juifs et pour rendre méritoire la foi en lui; il
fallait montrer du miracle probant et du mystère aussi dans
l'ùme et les actes du Messie.
C'est ce qu'a fait Pascal en des morceaux admirables
d'ingéniosité et de précision.
D'abord il convient d'écarter tout témoignage de source
diabolique touchant la mission de Jésus :
Jésus-Curist n'a point voulu des témoignages des démons,
LA RÉDEMPTION 227
ni de ceux qui n'avaient pas vocation ; mais de Dieu et Jean-
Baptiste {II, 9S).
Si le diable favorisait la doctrine qui le détruit, il serait
divisé, comme disait Jésus-Christ. 6"/ Dieu favorisait la
doctrine qui détruit l'Église, il serait divisé : « Omne
regnum divisum », etc. [Luc, xi, 17.] Car Jésus-Christ agis-
sait contre le diable et détruisait son empire sur les cœurs,
dont V exorcisme est la figuration, pour établir le royaume
de Dieu. Et ainsi il ajoute : « Si in digito Dei », etc.,
« Regnum Dei ad vos », etc. (II, 199).
Annoncé par le Précurseur, Jésus se fait ensuite con-
naître par lui-môme. Dans quelle mesure et dans quelles
conditions? Il est seul à la fois prédit et prédisant :
Les prophètes ont prédit, et n'ont pas été prédits. Les
saints ensuite prédits, non prédisants. Jésus-Christ prédit
et prédisant (II, 18).
Quel homme eut jamais plus d'éclat! Le peuple juif tout
entier le prédit, avant sa venue. Le peuple gentil Vadore,
après sa venue. Les deux peuples gentil et juif le regardent
comme leur centre. Et cependant quel homme jouit jamais
moins de cet éclat. De trente-trois ans, il en vit trente sans
paraître. Dans trois ans, il passe pour un imposteur; les
prêtres et les principaux le rejettent; ses amis et ses plus
■ proches le méprisent. Enfin, il meurt trahi par im des siens,
renié par l'autre, et abandonné par tous.
Quelle part a-t-il donc à cet éclat? Jamais homme n'a eu
tant d'éclat; jamais homme n'a eu plus d'ignominie. Tout
cet éclat n'a servi qu'à nous, pour nous le rendre recon-
naissable ; et il n'en a rien eu pour lui (II, 17).
La valeur morale de Jésus-Christ est d'un ordre surna-
turel :
La distance infinie des corps aux esprits figure la distance
infiniment plus infime des esprits à la charité, car elle est
surnaturelle (II, 15).
De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir
une petite pensée : cela est impossible, et d'un autre ordre.
De tous les corps et esprits, on n'en saurait tirer un mouve-
228 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
ynent de vraie charité; cela est impossible^ et d'un autre
ordre, surnaturel (II, IG). C'est pourquoi : // est bien
ridicule de se scandaliser de la bassesse de Jésus-Christ,
comme si cette bassesse est du même ordre duquel est la
grandeur qu'il venait faire paraître. Qu'on considère
cette grandeur-là dans sa vie, dans sa passion, dans son
obscurité, dans sa mort, dans l'élection des siens, dans
leur abandon, dans sa secrète résurrection, et dans le
reste, on la verra si grande, qu'on n'aura pas sujet de se
scandaliser d'une bassesse qui ny est pas. Mais il y
en a qui ne peuvent admirer que les grandeurs charnel-
les, comme s'il n'y en avait pas de spirituelles ; et d'au-
tres qui n admirent que les spirituelles, comme s'il n'y
en avait pas d'infiniment plus hautes dans la Sagesse
(II, 16).
Pascal admire, dans la parole de Jésus-Christ, la clarté
jointe à la naïveté :
Jésus-Christ a dit les choses grandes si simplement, qu'il
semble qu'il ne les a pas pensées; et si nettement néanmoins,
qu'on voit bien ce qu'il en pensait. Cette clarté, jointe à cette
naïveté, est admirable (II, 17).
Il résume et définit dans les Pensées suivantes l'œuvre
de Jésus :
jÉsus-CnRiST, /zor^ duquel toute communication avec Dieu
est ôtée : « Nemo novit Patrem, nisi Filius, et cui voluerit
Filins revelare » (II, 61).
Jésus-Christ n 'a fait autre chose qu' apprendre aux hommes
qu'ils s'^aimaient eux-mêmes, quHls étaient esclaves, aveu-
gles, malades, malheureux et pécheurs; qu'il fallait qu'il
les délivrât, éclairât, béatifiât et guérit; que cela se ferait
en se haïssant soi-même, et en le suivant par la misère et la
mort de la croix (II, 4).
... Alors jÉsus-CuBisT vient dire aux hommes qu'ils n'ont
point d'autres ennemis qu'eux-mêmes', que ce sont leurs pas-
sions qui les séparent de Dieu; qu'il vient pour les détruire,
et pour leur donner sa grâce, afin de faire d'eux tous une
église sainte ; qu'il vient ramener dans cette église les païens
LA RÉDEMPTION 229
et les Juifs; qu'il vient détruire les idoles des uns et la
superstition des autres (II, 25).
Je considère Jésus-Curist en toutes les personnes et en
nous-mêmes. Jésus-Curist comme père en son père, Jésus-
Christ comme frère en ses frères, Jésis-Ciirist comme
pauvre en les pauvres, Jésus-Curist comme riche en les
riches, Jésus-Curist comme docteur et prêtre en les prêtres,
Jésus-Christ comme souverain en les princes, etc. Car il
est par sa gloire tout ce qu'il jy a de grand, étant Dieu, et
est par sa vie mortelle tout ce quily a de chétif et d'ab-
ject; pour cela il a pris cette malheureuse condition, pour
pouvoir être en toutes les personnes, et modèle de toutes
conditions (II, 138).
Dans cette belle pensée : Jésus-Curist est un Dieu dont
on s^ approche sans orgueil, et sous lequel on s^ abaisse sans
désespoir (II, 18). La divinité des chrétiens est fortement
distinp^uée de celle des stoïciens, qui se résignent sans
humilité et sans espérance. La morale chrétienne égale-
ment est bien distinguée de la païenne dans cette autre
Pensée : Les philosophes ont consacré les vices, en les met-
tant en Dieu même; les chrétiens ont consacré les vertus
(11,133).
Un caractère essentiel de Jésus, c'est que Jésus-Curist
est venu ôter les figures pour mettre la vérité (II, 104).
Pascal signale Vobscurité de Jésus-Christ pour les histo-
riens :
... Jésus-Curist dans une obscurité {selon ce que le monde
appelle obscurité) telle, que les historiens, n'écrivant que
les importantes choses des Etats, Font à peine aperçu (II, 17).
Il constate que les apparences étaient aussi grandes chez
lui de riiumanité et de la divinité :
L'Eglise a eu autant de peine à montrer que Jésus-Curist
était homme, contre ceux qui le niaient, qu'à montrer qu'il
était Dieu; et les apparences étaient aussi grandes (II, 18)-
Il note qu'il est ^owr tous, Moïse pour im peuple (II, 18).
L'Eglise même n'offre le sacrifice que pour les fidèles ;
Jésus-Christ a offert celui de la croix pour tous (IL 19).
230 LA VRAIE UELKJION SELON PASCAL
... // s'est donné à comtiiunier comme mortel en la Cène,
comme ressuscité aux disciples d'Emmaiis, comme mofité
au ciel à toute l'Egalise (II, 210).
Jésus-Gurist îi'a jamais condamné sans ouïr. A Judas :
« Amice, ad quid venisti? » A celui qui n avait pas la robe
nuptiale, de même (II, 199).
Il fallait que la nature et la mission de Jésus correspon-
dissent au double caractère de grandeur et de misère si
profondément observé par Pascal dans la condition de
l'homme déchu et pussent conhrmer cette observation. C'est
dans son entretien avec M. de Saci qu'il relève cette con-
cordance. Après avoir montré dans Épictète et dans Mon-
taigne deux expressions typiques de ces contrariétés, il
conclut :
De sorte qu'ils ne peuvent subsister seuls à cause de leur
défaut, ni s'unir à cause de leurs oppositions, et qu'ainsi
ils se brisent et s'anéantissent pour faire place à la vérité
de VEvangile. C'est elle qui accorde les contrariétés par
un art tout divin, et, unissant tout ce qui est de vrai et
sachant tout ce qu'il jy a de faux, elle en fait une sagesse
véritablement céleste oii s'accordent ces opposés, qui étaient
incompatibles dans ces doctrines humaines. Et la raison en
est que ces sages du inonde placent les contraires dans un
même sujet, car l'un attribuait la grandeur à la nature et
l'autre la faiblesse à cette même nature, ce qui ne pouvait
subsister; au lieu que la foi nous apprend à les mettre en
des sujets différents : tout ce qu'il y a d'infirme apparte-
nant à la nature, tout ce qu'ily a de puissance appartenant
à la grâce. Voilà l'union étonnante et nouvelle qu'un Dieu
seul pouvait enseigner, et que lui seul pouvait faire, et qui
n'est qu'une image et qu'un effet de l'union ineffable de
deux natures dans la seule personne d'un Homme-Dieu
(I, cxxxiv).
Pour compléter ce que ces diverses Pensées nous revé-
cut de l'idée que se faisait Pascal de la personne et de la
mission de Jésus, il convient de lire Le Mystère de Jésus
(II, 200 à 211), méditation qui ne semble pas avoir eu pour
LA RÉDEMPTION 231
objet de contribuer à la preuve du christianisme, mais
d'édifier, de réconlorter les croyants et Pascal lui-môme.
On y trouve des éclaircissements sur sa doctrine. Le para-
graphe suivant, par exemple, précise bien le caractère de
la Rédemption telle qu'il la comprenait :
Je vois mon abîme, d'orgueil, de curiosité, de concupis-
cence. Il n'y a nul rapport de moi à Dieu, ni à Jésus-Curist
juste. Mais il a été fait péché par moi; tous vos fléaux sont
tombés sur lui. Il est plus abominable que moi, et loin de
m' abhorrer, il se tient honoré que faille à lui et le secoure
(II, 209).
Ainsi le Rédempteur ne se comporte pas comme un
innocent qui accepte d'être traité en coupable pour expier
les péchés des hommes à leur place, mais en innocent
(Pascal le déclare sans aucun péché, II, 10) qui épouse la
culpabilité môme, qui est fait péché par le pécheur et devient
plus abominable que lui (II, 209). Ainsi Jésus se livre à
Dieu non seulement comme victime expiatoire, mais comme
coupable de ce qu'il expie. L'ignominie du Rédempteur
consisterait donc, non pas dans les outrages qu'il subit,
mais bien dans l'état de sa moralité môme viciée par le
péché d'autrui, absolument comme le péché originel vicie
la moralité des descendants du premier couple humain.
Dans ces conditions la responsabilité personnelle du Sau-
veur nous est aussi incompréhensible que celle de la race
d'Adam. La Rédemption, à ce titre, est bien un mystère.
Le catéchisme du diocèse de Paris, dans la définition de
ce mystère, rend Jésus-Christ non pas personnellement res-
ponsable, mais répondant seulement pour les hommes du
péché originel. C'est, dit-il, le mystère de Jésus-Christ mort
sur la croix pour racheter tous les hommes, et plus loin :
Jésus-Christ nous a rachetés en souffrant la mort pour nous
comme homme, et en donnant, comme Dieu, un prix infini
à ses souffrajices et à sa mort. L'idée d'un Christ abomi-
nable répugne vraiment trop : c'est assez qu'il soit traité
comme s'il l'était et cela môme est suffisamment mysté-
rieux.
TROISIEME PARTIE
RECENSEMENT COMPLET DES MARQUES
DE LA VRAIE RELIGION
PREUVE DU CHRISTIANISME PAR LE JEU
DES PARTIS. — LA MACHINE
CHAPITRE PREMIER
RECENSEMENT COMPLET DES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION. —
SEPT CONDITIONS REQUISES POUR QU'UNE RELIGION SOIT LA
vraie; LA RELIGION CflRÉTIENNE LES REMPLIT. ~ PARALOGISME
DE PASCAL RELATIF AU FONDEMENT DE LA MORALE. — l'EN-
SEMBLE DES PREUVES DU CDRISTIANISME n'EST PAS INFIRMÉ
PAR CE PARALOGISME.
Les arguments invoqués jusqu'ici par Pascal en faveur
(lu Christianisme en sont les preuves fondamentales, essen-
tielles, les preuves qui sont requises et suffiraient, à la
rigueur, pour en démontrer la divine origine. Il en est de
subsidiaires qui les confirment. Un dogme est établi sur
chaque fait surnaturel constaté et par suite probant. Les
Petîsées ne concernent pas tous les dogmes, non plus
quelles ne relatent tous les faits démonstratifs de la reli-
gion chrétienne; mais aux données capitales de l'apologie
que nous avons relevées et examinées précédemment, elles
en ajoutent d'autres que nous ne devons pas négliger. Nous
allons approfondir et compléter nos constatations.
Nous avons dégagé des Pensées certaines conditions que
doit remplir une religion pour être la vraie; les voici ran-
gées dans l'ordre qui nous a paru le plus logique.
1" Enseigner qu'il existe un Dieu personnel, unique,
principe et fin de toutes choses.
2° Prouver son divin caractère par des signes surnatu-
rels d'une incontestable authenticité.
236 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
3° Prescrire de reconnaître en lui le Créateur par l'ado-
ration et de remonter vers lui par Tamour.
4° Définir le vrai bien de l'homme; montrer qu'il consiste
dans sa plus intime union avec Dieu et que le mal, au con-
traire, consiste pour lui à être séparé de Dieu et impuis-
sant à le rejoindre.
5" Expliquer les contradictions qui se trahissent dans la
nature de Ihomme, sa grandeur et sa petitesse à la l'ois,
son inquiétude, l'inconstance etl'insatiabilité de ses désirs,
les ténèbres qui lui voilent Dieu et l'empêchent de l'aimer.
0° Dire que Dieu est caché et pourquoi il l'est.
1° Indiquer les remèdes à l'impuissance où est l'homme
de rejoindre Dieu et le moyen de les obtenir,
I
La vraie religion doit :
1° Enseigner qu'il existe un Dieu personnel, unique, prin-
cipe et fin de toutes choses.
Examinons les Pensées relatives à cette condition.
Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu simple-
ment auteur des vérités géométriques et de l'ordre des
éléments; c'est la part des païens et des épicuriens (II, 61).
La nécessité des propriétés géométriques et la constance
des lois de la nature portent un caractère divin, mais qui
exclut la personnalité ou du moins se conçoit sans elle. La
divinité, à ce point de vue, s'identifie à la vérité, dont le seul
culte n'est pas par lui-même la vraie religion :
On se fait une idole de la vérité même; caria vérité hors
de la charité [amour de Dieu] n'est pas Dieu, et est son
image et une idole, quHl ne faut point aimer ni adorer, et
encore moins faut-il aimer ou adorer son contraire, qui est
le mensonge (II, 116).
Cette idole répond à un besoin de l'esprit, non à une
aspiration du cœur, non au sentiment religieux; elle est
connue par d'autres voies que celles du cœur. Le Dieu des
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 237
chrétiens, au contraire, a fait Thomme à son image; il est
personne comme lui; il l'est à la façon d'un père, à la fois
maître et prolecteur; il peut donc entrer, pour ainsi dire,
en société avec lui, se révéler à lui directement sans le
secours des preuves qui s'adressent aux sens ou à la rai-
son :
Ne vous étonne^ pas de voir des personnes simples croire
sans raisonner. Dieu leur donne rameur de soi et la haine
d'eux mêmes. Il incline leur cœur à croire. On ne croira
jamais d'une créance utile et de foi, si Dieu n'incline le
cœur; et on croira dès qu'il l'inclinera. Et c'est ce que
David connaissait bien — : « Inclina cor meum, Deus, in
{testimonia tua) » (I, 194).
Ceux qui croient sans avoir lu les Testaments, c'est parce
qu'ils ont une disposition intérieure toute sainte, et que ce
qu'ils entendent dire de notre religiony est coji/orme. Ils
sentent qu'un Dieu les a faits. Ils ne veulent aimer que Dieu ;
ils ne veulent haïr qii' eux-mêmes. Ils sentent quHls n'en ont
pas la force d'eux-mêmes; qu'ils sont incapables d'aller à
Dieu; et que, si Dieu ne vient à eux, ils sont incapables
d'aucune communication avec lui. Et ils entendent dire
dans notre religion qu'il ne faut aimer que Dieu, et ne
haïr que soi-même : mais qu'étant tous corrompus, et inca-
pables de Dieu., Dieu s'est fait homme pour s'unir à nous.
Il n'en faut pas davantage pour persuader des hommes qui
ont cette disposition dans le cœur, et qui ont cette connais-
sance de leur devoir et de leur incapacité (ï, 195).
Ceux que nous voyons chrétiens sans la connaissance
des prophéties et des preuves ne laissent pas d' en juger aussi
bien que ceux qui ont celte connaissance. Ils en jugent par
le cœur, comme les autres en jugent par l'esprit. C'est Dieu
lui-même qui les incline à croire; et ainsi ils sont très effi-
cacement persuadés I, 195).
J'avoue bien qu'un de ces chrétiens qui croient sans
preuves n'aura peut-être pas de quoi convaincre un infidèle
qui en dira autant de soi. Mais ceux qui savent les preuves
de la religion prouveront sans difficulté que ce fidèle est
238 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
véritablement inspiré de Dieu, quoiqu'il ne pût le prouver
lui-même. Car Dieu ayajit dit daiis ses prophètes [qui sont
indubitablement prophètes] que dans le règne de Jésus-
Christ il répandrait son esprit sur les nations, et que les
Jils, les filles et les enfajits de l'Eglise prophétiseraient, il
est sans doute que l'esprit de Dieu est sur ceux-là, et qu'il
n'est point sur les autres (I, 193).
II
2° La vraie Religion doit prouver son divin caraclère
par des signes surnaturels d'une incontestable authenti-
cité.
Nous avons précédemment étudié avec soin les miracles
et les prophéties. Le christianisme, aux yeux de Pascal,
satisfait à cette condition. Nous n'y reviendrons pas.
3° La vraie Religion doit prescrire de reconnaître en Dieu
le créateur par l'adoration et de remonter vers lui par
l'amour. Cet article sera examiné avec le suivant.
• 4° Elle doit définir le vrai bien de l'homme; montrer
qu'il consiste dans sa plus intime union avec Dieu et que
le mal, au contraire, consiste pour lui à être séparé de Dieu
et impuissant à le rejoindre.
Avec le Dieu chrétien l'homme ne se sent plus isolé,
perdu et désespéré dans l'abîme infini :
Le Dieu d'Abraham^ le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob,
le Dieu des chrétiens, est un Dieu d'amour et de consola-
tion : c'est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur
misère, et sa miséricorde infinie ; qui s'unit au fond de leur
âme; qui la remplit d'humilité, de joie, de confiance^
d'amour; qui les rend incapables d'autre fin que de lui-
même (II, 61).
... // ne consiste pas seulement en un Dieu qui exerce sa
providence sur la vie et sur les biens des hommes, pour
donner une heureuse suite d'années à ceux qui V adorent;
c'est la portion des Juifs (II, 61).
LES MARQUES DE LA VUAIE RELIGION 239
Il est liii-mème l'objet de leur amour et de leur posses-
sion, louleleur félicité :
Le Dieu des chrétiens est un Dieu qui fait sentir à l'dme
qu'il est son unique bien; que tout son repos est en lui, et
qu'elle n'aura de joie qu'à l'aimer; et qui lui fait en même
temps abhorrer les obstacles qui la retiennent^ et l'empêchent
d" aimer Dieu de toutes ses forces. L'amour-propre et la
concupiscence, qui l'arrêtent, lui sont insupportables. Ce
Dieu lui fait sentir qu'elle a ce fond d'amour-propre qui
la perd, et que lui seul la peut guérir II, 6i).
Seul le Christianisme a condamné l'amour-propre :
Qui ne hait en soi son amour-propre, et cet instinct qui
le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit que
rien n'est si opposé à la justice et à la vérité? Car il est
faux que nous méritions cela; et il est injuste et impossible
d'y arriver, puisque tous demandent la même chose. C'est
donc ime manifeste injustice oii nous sommes nés, dont nous
ne pouvons nous défaire, et dont il faut nous défaire.
Cependant aucune religion n'a remarqué que ce fût un
péché, ni que nous y fussions nés, ni que nous fussions
obligés d'y résister, ni n'a pensé à nous en donner les remè-
des (II, 111).
Seul le christianisme substitue à l'amour de soi l'amour
de Dieu et du prochain :
La vraie religion doit avoir pour marque d'obliger à
aimer son Dieu. Cela est bien juste. Et cependant aucune
ne l'a ordonné; la nôtre l'a faii (I, 169).
L'amour de Dieu, la Charité, au sens Ihéologique du mot,
est l'unique source légitime de toutes les aflections du
cœur; elle subordonne l'amour-propre et l'absorbe en
quelque sorte. Pascal s'est beaucoup préoccupé de celte
question fondamentale de la morale chrélienne, (jui est la
vraie morale dès que le christianisme est reconnu la vraie
religion. Il avait préparé une théorie de la charité et de ses
conséquences; on peut la reconstituer en en combinant
plusieurs fragments déposés dans ses Pensées. Il use, pour
fixer les idées, d'une comparaison très ingénieuse, dont il
240 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
n'est pas l'inventeur, mais qu'il exploite avec la rigueur qui
lui est propre :
Pour régie)' V amour qu'on se doit à soi-même, il faut
slmaginer un corps plein de membres pensants, car nous
sommes membres du tout, et voir comment chaque membre
devait s'aimer, etc.
Il ne pourrait pas par sa nature aimer une autre chose,
sinon pour soi-tneme et pour se l'asservir, parce que chaque
chose s' aime plus que tout. Mais en aimant le corps, il donne
encore satisfaction à sa nature, il s'aime soi-même, parce
qu'il n'a d'être qu'en lui, par lui et pour lui (II, 113).
Etre membre, en effet, c'est n'avoir de vie, d'être et de
mouvements que par Vesprit du corps et pour le corps (II,
112).
Si les pieds et les mains avaient une volonté particulière ,
jamais ils ne seraient dans leur ordre qu'en soumettant cette
volonté particulière à la volonté première qui gouverne le
corps entier. Hors de là, ils sont dans le désordre et dans
le malheur; mais en ne voulant que le bien du corps, ils font
leur propre bien (II, 113).
Le membre séparé, ne voyant plus le corps auquel il
appartient, n'a plus qu'un être périssant et mourant.
Cependant il croit être im tout, et ne se voyant point de
corps dont il dépende, il croit ne dépendre que de soi, et
veut se /aire centre et corps lui-même. Mais, n'ayant point
en soi de principe de vie, il ne fait que s''égarer, et s'étonne
dans l'incertitude de son être, sentant bien quHl n'est pas
corps, et cependant ne voyant point qu'il soit membre dhin
corps. Enfin, quand il vient à se connaître, il est comme
revenu che\ soi, et ne s'aime plus que pour le corps; il
plaint ses égarements passés (II, 112).
Si le pied avait toujours ignoré qu'il appartint au corps,
et qu'il y eût un corps dont il dépendît j s'il n'avait eu que
la connaissance et l'amour de soi, et qu'il vint à connaître
qu'il appartient à un corps duquel il dépend, quel regret,
quelle confusion de sa vie passée, d'avoir été inutile au
corps qui lui a influé la vie, qui l'eût anéanti s'il l'eût rejeté
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 241
et séparé de soi, comme il se séparait de lui! Quelles
prières d'y être conservé! et avec quelle soumission se lais-
serait-il gouverner à la volonté qui régit le corps, jusqu'à
consentir à être retranché s'il le faut! Ou il perdrait sa
qualité de membre; car il faut que tout membre veuille bien
périr pour le corps, qui est leseulpour qui tout est (II, 113).
Nos tnembres ne sentent point le bonheur de leur union, de
leur admirable intelligence, du soin que la nature a d'y
influer les esprits, et de les faire croître et durer. Qu'ils
seraient heureux s'ils le sentaient, s^ils le voyaient! Mais il
faudrait pour cela qu'ils eussent intelligence pour le con-
naître, et bonne volonté pour consentir à celle de iâme uni-
verselle. Que si, ayant reçu Vintelligence , ils s'en servaient
à retenir en eux-mêmes la nourriture, sans la laisser passer
aux autres membres, ils seraient non-seulement injustes,
mais encore misérables, et se haïraient plutôt que de
s'aimer; leur béatitude, aussi bien que leur devoir, consis-
tant à consentir à la conduite de famé entière à qui ils
appartiennent, qui les aime mieux qu'ils ne s'aiment eux-
mêmes (II, 112).
Celle solidarilé, si complaisammenl analysée par Pascal,
de chaque membre avec loiis les aulres pour consliluer
l'unilé du corps grâce au principe de vie qui subordonne
la fonclion de chacun à celle de lous el fail de celle
mutuelle dépendance l'exercice de la vie même, celle soli-
darilé figure, dans sa pensée, la communion de lous les
fidèles en Dieu par la Charité.
Dieu ayant fait le ciel et la terre, qui ne sentent point le
bonheur de leur être, il a voulu faire des êtres qui le con-
nussent, et qui se composassent un corps de membres pensants
(II, 112).
C'est Jésus-Christ, c'est Dieu qui insuffle à chaque
membre, à chaque ûme sa part de vie spirituelle et c'est
la fraternité de toutes les âmes qui compose l'esprit de
l'Eglise. Elles s'entr'aiment toutes pour l'amour de Dieu qui
réciproquement les aime pour leur mutuel amour, ciment
de son Église.
Sully Prudhommk. 16
242 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Le corps aime la main; et la main, si elle avait une
volonté, devrait s'aimer de la même sorte que Vâme l'aime
(11,113), (c'est-à-dire en tant seulement qu'elle contribue à la
vie de tout le corps). Tout amour qui va au-delà est injuste.
« Adhœrens Deo unus spiritus est. » On s'aime^ parce
qu'on est membre de Jésus-Curist. On aime Jésus-Corist,
parce qu'il est le corps (le principe dévie sans lequel il n'y
aurait pas corps) dont on est membre. Tout est un., l'un est
enVautre, comme les trois Personnes (II, 113).
Le corps des croyants constitue une sorte de république
dictatoriale :
La république chrétienne, et même judaïque, na eu que
Dieu pour maître, cojnme remarque Philon juif, « de la
MoNARcniE ». Quand ils combattaient, ce n était que pour
Dieu; n'' espéraient principalement que de Dieu\ ils ne
considéraient leurs villes que comme étant à Dieu, et les
conservaient pour Dieu. I Paralip., xix, i3 (II, 203).
Pascal résume le sens de sa comparaison dans une
formule dont la concision effarouche d'abord :
Il faut n'aimer que Dieu et ne haïr que soi (II, 113).
N'aimer que Dieu, ce n'est pas s'interdire d'aimer son
prochain, c'est ne l'aimer qu'en Dieu, et ne haïr que soi,
c'est se reconnaître pécheur et ne rien détourner pour soi-
même de l'amour exclusivement dû à Dieu et au prochain.
... La vraie et unique vertu est donc de se haïr (II, 105).
Nulle autre religion n'a proposé de se haïr. Nulle autre
religion ne peut donc plaire à ceux qui se haïssent, et qui
cherchent un être véritablement aimable. Et ceux-là, s'ils
n'avaient jamais ouï parler de la religion d'un Dieu humilié,
V embrasseraient incontinent (I, 170).
La charité est d'une souveraine importance : Vunique
objet de l'Ecriture est la charité (II, 9). C'est celte vertu
qui l'ournit le principe directeur pour l'intelligence de
l'Écriture et le discernement des vrais et des faux miracles.
Elle révèle l'ordre de composition propre aux Livres Saints
et permet de répondre à l'objection que l'Écriture n'en a
pas :
LES MAllQUES DE LA VRAIE RELIGION 243
Le cœur a son ordre; l'esprit a le sien, qui est par prin-
cipe et démonstration; le cœur en a un autre. On ne prouve
pas qu'on doit être aimé, en exposant d'ordre les causes de
l'amour : cela serait ridicule.
Jésus-Christ, saint Paul ont V ordre de la charité, non de
l'esprit; car ils voulaient échauffer, non instruire. Saint
Augustin de même. Cet ordre consiste principalement à la
digression sur chaque point, qu'on rapporte à la fin, pour
la montrer toujours (I, 102),
Rappelons ici une Pensée déjà citée au chapitre m,
livre II :
Ce qui fait qu'on ne croit pas les vrais miracles, c'est le
manque de charité. Joh. [x, 26" ; « Sed vos non creditis
quia non estis ex ovibus. » Ce qui fait croire les faux est
le manque de charité. Il Thess., ii (II, 74).
Il y a, en etlet, de faux miracles, et ce n'est point un
mince embarras pour Pascal. Cette question a été traitée
au chapitre m, livre II.
III
5° La vraie religion doit expliquer les contradictions
qui se trahissent dans la nature de Ihomme, son inquié-
tude, l'inconstance et Tinsatiabilité de ses désirs, les
ténèbres qui lui voilent Dieu et l'empêchent de l'aimer.
Toutes choses que Pascal a, plus haut, surabondam-
ment signalées.
La vraie religion doit encore avoir connu la concupis-
cence et l'impuissance; la notre l'a fait (I, 169).
Elle enseigne que l'homme est un être déchu par la
désobéissance du premier couple à une défense divine. Ce
dogme jette un jour éclatant sur l'état contradictoire et
troublé de l'ûme humaine, sur l'étonnant mélange de
grandeur et de misère dont est faite notre condition.
Nulle religion que la nôtre n'a enseigné que l'homme
2i4 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
naît en péché, mille secte de philosophes ne Va dit; nulle
n'a donc dit vrai (I, 171).
Nulle autre na connu que l'homme est la plus excellente
créature. Les uns, qui ont bien connu la réalité de son
excellence, ont pris pour lâcheté et pour ingratitude les
sentiments bas que les hommes ont naturellement d^eux-
mêmes; et les autres, qui ont bien connu combien cette bas-
sesse est effective, ont traité d'une superbe ridicule ces
sentiments de grandeur, qui sont aussi naturels à l'homme
(I, 170).
Le dogme du péché originel met seul au point ces vues
divergentes.
Qui peut donc refuser à ces célestes lumières de les
croire et de les adorer? Car -n'est-il pas plus clair que le
jour que nous sentons en nous-mêmes des caractères inef-
façables d'excellence? Et n'est-il pas aussi véritable que
nous éprouvons à toute heure les effets de notre déplorable
condition? Que nous crie donc ce chaos et cette confusion
monstrueuse, sinon la vérité de ces deux états, avec une
voix si puissante, qu'il est impossible de résister (I, 187).
Toutes ces contrariétés, qui semblaient le plus m'éloi-
gner de la connaissance de la religion, est ce qui m'a le
plus tôt conduit à la véritable (I, 186).
Que peut-on donc avoir que de l'estime pour une reli-
gion qui connaît si bien les défauts de l'homme, et que du
désir pour la vérité d'une religion qui y promet des
remèdes si souhaitables (I, 177).
Pour moi, f avoue qu'aussitôt que la religion chré-
tienne découvre ce principe, que la nature des hommes est
corrompue et déchue de Dieu, cela ouvre les yeux à voir
partout le caractère de cette vérité (I, 186).
Le péché originel est folie devant les hommes, mais on le
donne pour tel. Vous ne me deve\ donc pas reprocher le
défaut de raison en cette doctrine, puisque je la donne
pour être sans raison. Mais cette folie est plus sage que
toute la sagesse des hommes, « sapientius est hominibus ».
Car, sans cela, que dira-t-on qu'est l'homme? Tout son
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 245
état dépend de ce point imperceptible. Et comment s'en
fût-il aperçu par sa raison, puisque c'est une chose contre
la raison, et que sa raison, bien loin de l'inventer par ses
voies, s'en éloigne quand on le lui présente (I, 183).
Chose étonnante cependant, que le mystère le plus
éloigné de notre connaissance, qui est celui de la transmis-
sion du péché, soit une chose sans laquelle nous ne pouvons
avoir aucune connaissance de nous-mêmes ! Car il est sans
doute qu'il ny a rien qui choque plus notre raison que de
dire que le péché du premier homme ait rendu coupables
ceux qui, étant si éloignés de cette source, semblent inca-
pables d'y participer. Cet écoulement ne nous parait pas
seulement impossible, il nous semble même très injuste;
car quy a-t-il de plus contraire aux règles de notre misé-
rable justice que de damner éternellement un enfant inca-
pable de volonté, pour un péché oii il paraît avoir si peu
de part, qu'il est commis six mille ans avant quil fût en
être? Certainement, rien ne nous heurte plus rudement que
cette doctrine; et cependant, sans ce mystère, le plus
incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles
à nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ses replis
et ses tours dans cet abtme; de sorte que l'homme est plus
inconcevable sans ce mystère que ce mystère nest inconce-
vable à V homme (I, 115).
Dieu, pour se réserver à lui seul le droit de nous ins-
truire, et pour nous rendre la difficulté de notre être inin-
telligible, nous en a caché le nœud si haut, ou, pour mieux
dire, si bas, que nous étiotîs incapables d'y arriver : de
sorte que ce n'est pas par les agitations de notre raison,
mais par la simple soumission de la raison, que nous pou-
vons véritablement nous connaître (II, 94).
Ces fondements solidement établis sur l'autorité invio-
lable de la Religion nous font connaître qu'il y a deux
vérités de foi également constantes, Vune, que l'homme
dans l'état de la Création ou dans celui de la grâce est
élevé au-dessus de toute la nature, rendu comme sem-
blable à Dieu et participant de sa divinité; l'autre, qu'en
246 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Vétat de corruption et de péché, il est déchu de cet état et
rendu semblable aux bêtes. Ces deux propositions sont
également fermes et certaines. L'Ecriture nous le déclare
manifestement lorsqu'elle dit en quelques lieux : « Deliciœ
meœ esse cum filiis hominum. Effundam spiritum meum
super omnem carnem. DU estis, etc. » et quelle dit en
d^ autres : c Omnis caro fœnum. Homo assimilatus est
jumentis insipientibus et similis factus est illis. Dixi in
corde meo de filiis hominum, ut probaret cor Deus et
ostenderet similes esse bestiis, etc. (Molinier, I, 1G7).
La dignité de V homme consistait, dans son innocence, à
user et dominer sur les créatures, mais aujourdliui à s'en
séparer et s'y assujettir (II, 90).
L'explication chrétienne de la condition de l'homme, de
sa grandeur et de sa misère à la fois est incompréhensible,
il est vrai, mais nulle autre religion ne l'explique; la trans-
mission d'un péché initial en rend compte. Il reste toute-
fois à rendre compte de cette transmission même. Pascal
se résigne à ne la pas comprendre, mais il voit bien que,
dès lors, la difficulté est seulement reculée, que le môme
besoin d'explication qui le pousse à admettre un péché
originel demeure après qu'il l'a admis, puisque la trans-
mission de ce péché demeure elle-même à expliquer. La
condition humaine reste obscure, tant qu'il reste de l'obs-
curité dans sa cause. Il ne se le dissimule pas, mais loin
d'en être embarrassé il reconnaît dans cette obscurité
môme une confirmation de la vérité chrétienne, car il est
homme, et c'est précisément le péché originel qui s'op-
pose à ce que l'homme pénètre la transmission de ce
péché. Sa déchéance môme exige qu'il y ait pour lui mys-
tère dans les suites de la déchéance. Nous sommes con-
duit à examiner comment la rehgion chrétienne rempht la
sixième condition de la vraie religion.
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 247
IV
0" Celle-ci doit dire que Dieu est caché et pourquoi il
Test.
Il manque nécessairement à la satisfaction de la raison
de riiomme quelque chose qu'elle ne peut qu'entrevoir,
qui est perdu pour elle ici-bas.
Si le monde subsistait pour instruire l'homme de Dieu,
sa divinité reluirait de toutes parts d'une manière incon-
testable ; vjais, comtne il ne subsiste que par Jésus-Christ
et pour Jésus-Christ, et pour instruire les hommes et de
leur corruption et de leur rédemption, tout y éclate des
preuves de ces deux vérités. Ce qui y parait ne marque ni
une exclusion totale, ni une présence manifeste de divinité,
mais la présence d'un Dieu qui se cache : tout porte ce
caractère W, 48 j.
// ny a rien sur la terre qui ne montre, ou la misère de
r homme, ou la miséricorde de Dieu; ou V impuissance de
rhomme sans Dieu, ou la puissance de Vhomme avec Dieu
(II, 49).
... Ainsi, tout l'univers apprend à f homme, ou quil est
corrompu, ou qu'il est racheté; tout lui apprend sa gran-
deur ou sa misère. L'abandon de Dieu parait dans les
Païens; la protection de Dieu paraît dans les Juifs (II, 49).
... // ne faut [pas] qu'il ne voie rien du tout; il ne faut
pas aussi qu'il en voie asse:{ pour croire quHl le possède;
mais qu'il en voie asse\ pour connaître qu'il l'a perdu :
car, pour connaître qu'on a perdu, il faut voir et ne voir
pas; et c'est précisément l'état oii est la nature (II, 89).
Cette conséquence générale du péché originel com-
mence donc par en soustraire à la critique la mystérieuse
transmission, et elle rend un inappréciable service à Pascal
dans son apologie du christianisme; elle lui sert à prévenir
et conjurer, quant au fondement divin de la Bible et des
248 LA VUAIE RELIGION SELON PASCAL
Evangiles, toute objection tirée des passages déconcer-
tants qu'on y trouve. Il faut en effet que l'ombre s'y môle
à la clarté, sinon les Écritures, en satisfaisant pleinement
la raison, infirmeraient leur propre témoignage d'un pre-
mier péché qui a eu pour effet de la rendre incapable de
pleine satisfaction.
Nous ne concevons ni V état glorieux d'Adam, ni la nature
de son péché, tii la transmission qui s'en est faite en nous.
Ce sont choses qui se sont passées dans F état d'une nature
toute différente de la nôtre, et qui passent notre capacité
présente (I, 187).
Les Écritures nous révèlent clairement cela seul qu'il
nous est nécessaire de connaître :
Tout cela nous est inutile à savoir pour en sortir; et tout
ce qu'il Jious importe de conjjaUre est que jîous sommes
misérables, corrompus, séparés de Dieu, mais rachetés par
Jésus-Christ; et c'est de quoi nous avons des preuves admi-
rables sur la terre (I, 187).
Nous savons d'avance que notre besoin de certitude ne
peut y être assouvi : Ce désir nous est laissé, tant pour
nous punir, que pour nous faire sentir d'oîi nous sommes
effondrés (I, 121).
Ce que nous pouvons comprendre suffit toutefois à nous
rassurer, à nous inspirer une pieuse confiance en ce qui
nous échappe : ce sont les clartés qui méritent, quand elles
sont divines, qu'on révère les obscurités (11, 42).
Pascal est naturellement fort préoccupé de ce qu'il y a,
en apparence, d'imparfait dans la révélation de Dieu aux
hommes par les Livres Saints. Il est très soucieux d'expli-
quer le demi-jour des seuls textes où l'âme puisse chercher
la lumière. 11 doit, à tout prix, établir que la complète
lumière n'y serait pas préférable au crépuscule, que Dieu
ne doit pas être entièrement visible à l'humanité déchue.
Il s'y ingénie eu plusieurs de ses pensées ;
... // est donc vrai que tout instruit l'homme de sa condi-
tion, mais il le faut bien entendre: car il 7i^ est pas vrai que
tout découvre Dieu, et il n'est pas vrai que tout cache Dieu.
LES MARQUES UE LA VRAIE RELIGION 249
Mais il est vrai tout ensemble qu'il se cache à ceux qui le
tentent, et qu'il se découvre à ceux qui le cherchent, parce
que les hommes sont tout ensemble indignes de Dieu, et
capables de Dieu; indignes par leur corruption, capables
par leur première nature (II, 49).
tant d'hommes se rendant indignes de sa clémence,
il a voulu les laisser dans la privation du bien qu'ils ne
veulent pas (II, 47).
Ilj^ a asse:{ dj lumière pour ceux qui ne désirent que de
voir et asse:{ d'obscurité pour ceux qui ont ime disposition
contraire (II, 48).
La religion est une chose si grande, qu'il est juste que
ceux qui ne voudraient pas prendre la peine de la chercher
si elle est obscure, en soient privés. De quoi se plaint-on
donc, si elle est telle qu'on la puisse trouver en la cher-
chant? {U, 89).
Ainsi l'obscurité de l'Écriture sainte s'explique par l'iné-
gale dispensation qu'elle doit faire de la connaissance de
Dieu aux âmes, selon la soif qu'elles en ont. La vérité est
le prix du zèle, plus ou moins vif et sincère, qu'elles appor-
tent à la chercher, et ce qui demeure obscur pour l'une,
s'éclaircit pour l'autre en raison de sa foi même.
Pascal attache la plus grande importance à cette expli-
cation : On n'entend rien aux ouvrages de Dieu, si on ne
prend pour principe qu'il a voulu aveugler les uns et éclairer
les autres (II, 52).
Il y a plus : il est non seulement juste, mais utile pour
710US, que Dieu soit caché en partie, et découvert en partie
(II, 48), car s'il n'y avait point d'obscurité, l'homme ne sen-
tirait point sa corruption; s'il n'y avait point de lumière,
l'homme n'espérerait point de remède (11, 48).
// est également dangereux à l'homme de connaître Dieu
sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans
connaître Dieu (II, 49).
Dieu veut plus disposer la volonté que l'esprit. La clarté
parfaite servirait à l'esprit, mais nuirait à la volonté
(II, 48).
250 LA VRAIE HELIGION SELON PASCAL
Il faut abaisser la superbe (II, 48). D'autre part, s'il
n'avait jamais rien paru de Dieu, cette privation éternelle
serait équivoque, et pourrait aussi bien se rapporter à V ab-
sence de toute divinité, ou à lindignité où seraient les
hommes de la connaître. Mais de ce qu'il parait quelque-
fois, et non pas toujours, cela ôte F équivoque. S'il paraît
une fois, il est toujours; et ainsi on n'en peut conclure,
sinon qu'il y a un Dieu, et que les hommes en sont indignes
(II, 48).
...il a donné des marques de soi visibles à ceux qui le cher-
chent et non à ceux qui ne le cherchent pas Il y a asse:{
de clarté pour éclairer les élus et asse\ d'obscurité pour les
humilier. Il y a asse:{ d'obscurité pour aveugler les
réprouvés et asse\ de clarté pour les condamner et les
rendre inexcusables (II, 48). Enfin, c'est en se cachant que
Dieu nous fait sentir la valeur de ses manifestations : si la
miséricorde de Dieu est si grande, qu'il nous instruit salu-
tairement, même lorsqu'il se cache, quelle lumière n'en
devons-nous pas attendre lorsqiiil se découvre? (II, 51).
Tout tourne en bien pour les élus, jusqu'aux obscurités
de V Ecriture, car ils les honorent, à cause des clartés
divines; et tout tourne en mal pour les autres, jusqu'aux
clartés; car ils les blasphèment, à cause des obscurités
qu'ils n' entendent pas (II, 49).
Pascal, selon son habitude, ramasse fortement la con-
quête de sa pensée et l'impose sous une forme paradoxale
et hautaine :
ReconnoifJe'{ donc la vérité de la Religion dans Vobfcurité
mefme de la Religion, dans le peu de lumière que nous en avons ^
dans l'indiference que nous avons de la connoijtre (Molimer,
I, 319)-
Et il nous tient pour si complètement gagnés à ses con-
clusions qu'il en abuse :
Au lieu de vous plaindre de ce que Dieu s'eft caché, vous luy
rendre:^ grâce de ce qu il s' efi tant découvert (Molimer, I, 320).
Le voile que Dieu a posé sur son existence s'étend sur
Jésus-Christ, qui est Dieu :
LES MARQUES DE LA VUAIE RELIGION 2:H
Jésus-Christ ue dit pas qu'il n'est pas de Na^eretli, pour
laisser les méchants dans l'aveuglement, ni qu'il n est pas
fils de Joseph (II, 51).
Comme Jésus-Christ est demeuré inconnu parmi les hom-
mes, ainsi sa vérité demeure parmi les opinions communes,
sans différence à l'extérieur : ainsi l'Eucharistie parmi le
pain commun (II, 51).
... que Von connaisse la vérité de la religion dans l'ob-
scurité même de la religion, dans le peu de lumière que
nous en avons, dans l'indifférence que nous avons de la con-
naître (II, 51).
Ajoutons que l'obscurité des Écritures a pour cause,
outre de satisfaire aux suites du péché originel, de dissi-
muler aux Juifs ce qu'ils doivent ignorer.
Mais il n'y a pas seulement des obscurités dans la Bible,
il s'y rencontre des assertions contraires aux lois démon-
trées par la science expérimentale. Pascal n'insiste pas sur
ces conflits; il relève au contraire un cas où celle-ci a
vérifié un passage de la Bible alors contesté :
Combien les lunettes nous ont- elles découvert d'êtres qui
n'étaient point pour nos philosophes d'auparavant! On
entreprenait franchemejit l'Ecriture sainte sur le grand
nombre des étoiles, en disant : Il n'y en a que mille vingt-
deux, nous le savons (II, 104). Ce cas est une bonne for-
lune qui ne se fût guère renouvelée pour lui s'il eût pu
assister aux progrès ultérieurs des sciences naturelles.
Déjà la démonstration du mouvement de la terre par
Galilée créait un sérieux embarras à l'orthodoxie. Il a évité
de se prononcer sur cette (jucslion. Havel, dans une longue
note (II, !:>•)), juge .sévèrement son attitude; il l'accuse
de légèreté; il lui reproche de n'avoir pas osé ou pas
daigné prendre parti, bien qu'une telle découverte fût plus
252 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
haute encore que celle de la pesanteur de l'air. Nous ne
saurions nous associera sa sévérité. Il n'appartient à per-
sonne de prescrire à un savant le programme de ses études
et, sous prétexte qu'un problème est plus important qu'un
autre, de faire à sa curiosité un devoir de l'aborder. Pascal
n'était pas astronome, et pour un savant le problème le
plus important est celui dont il poursuit présentement la
solution, celui que sa méthode, ou le hasard de ses recher-
ches, lui a fait rencontrer. S'abstenir de se prononcer sur
la valeur d'une théorie dont les conséquences sont incal-
culables à tous égards, quand on se sent trop absorbé par
d'autres questions pour pouvoir se consacrer à la critiquer,
c'est faire preuve de prudence plus que de timidité, c'est
se comporter en savant consciencieux. Il se peut fort bien,
d'ailleurs, que la défiance de Pascal à l'égard de la phy-
sique cartésienne et sa mauvaise humeur envers Descaries
l'aient indisposé contre une théorie agréée de celui-ci,
mais cette prévention ne heurtait nullement les esprits
d'alors. Ses contemporains ne pouvaient voir cette théorie
du même œil que les savants d'aujourd'hui, car elle n'avait
pas encore conquis l'autorité qu'elle possède. Un esprit
vraiment scientifique ne devait l'admettre qu'en parfaite
connaissance de cause, si séduisante qu'elle fût à première
vue, et Pascal ne l'avait pas approfondie, sans quoi rien au
monde ne l'eût empêché d'en saluer la vérité. Havet cite
avec admiration ce passage de la dix-huitième Provinciale :
Ce fut aussi en vain que vous obtîntes contre Galilée un
décret de Rome^ qui condamnait son opinion touchant le
mouvement de la terre. Ce ne scj-a pas cela qui prouvera
qu'elle demeure en repos; et si l'on avait des observations
constantes qui prouvassent que c'est elle qui tourne, tous
les hommes ensemble ne l'empêcheraient pas de tourner, et
ne s'empêcheraient pas de tourner aussi avec elle (II, 129).
Par cette belle parole les droits de la science sont sauve-
gardés et, en dépit du pyrrhonisme de combat qu'il pro-
fessa plus tard dans ses Pensées, jamais Pascal n'en est
venu à méconnaître la valeur scientifique de ses propres
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 2o3
découvertes; il scst borné c'i en reconnaître la vanité au
point de vue de son salut. Sans doute sa foi religieuse pou-
vait l'empôcher de désirer que Galilée eût raison, et lui
faire redouter l'examen de la démonstration du mouvement
de la terre, mais on n'est pas pour cela fondé à exiger de
lui qu'il l'eût examinée; il n'en avait peut-être pas eu plus
le loisir et l'occasion que l'envie, car il se fût agi pour lui,
non pas seulement de spéculer, mais de régler des obser-
vations et d'instituer des expériences, et nous savons tout
le soin qu'il y apportait.
VI
Il est inquiétant, certes, pour l'authenticité de l'Écriture,
d'y trouver des passages en contradiction avec les vérités
acquises par les sciences positives; on a pu néanmoins
tenter d'en solliciter le sens de manière à le conformer
plus ou moins exactement à ces vérités. Les jours de la
création, par exemple, sont devenus des époques géologi-
ques; Josué devait arrêter le soleil et non la terre, afin que
l'énoncé même du miracle fût intelligible à la multitude
des Juifs anciens que ce récit devait édifier, etc. Mais
quand l'Ecriture est en contradiction avec elle-même, l'in-
quiétude redouble et il semble beaucoup plus difficile de
l'interpréter favorablement; Pascal s'en tire avec une ingé-
niosité peu rassurante. Il reconnaît dans la Bible des pro-
positions qui sont directement contre l'esprit, en un mot
contradictoires. Il pousse l'euphémisme jusqu'à les appeler
des faiblesses. Il n'en est pas embarrassé, du reste; il les
explique à l'avantage même des Livres Saints. Il y recon-
naît la preuve évidente de leur authenticité : Moïse était
habile homme; si donc il se gouvernait par son esprit,
il ne devait rien [dire] nettement qui fût directement
contre (I, 212). Il était donc gouverné par un autre
esprit que le sien propre; les offenses de son livre à la
254 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
raison ne peuvent donc être attribuées qu'à Dieu môme
châtiant le péché originel dans les lecteurs. Pascal ajoute :
Ainsi toutes les faiblesses très apparentes sont des forces.
Exemple., les deux généalogies de saint Mathieu et de
saint Luc : qu'y a-t-il de plus clair, que cela n'a pas été
fait de concert? (I, 212). Or c'est là l'important; quant à
la contradiction, elle peut être regardée comme une simple
épreuve infligée à l'intelligence humaine par les suites du
péché originel.
La généalogie de Jésus-Curist dans V Ancien Testament
est mêlée parmi tant d'autres inutiles, qu'elle iie peut être
discernée. Si Moïse n'eût tenu registre que des ancêtres de
jÉsus-CnRiST, cela eût été trop visible. S'il n'eût pas marqué
celle de Jésus-Christ, cela neût pas été asse:{ visible. Mais,
après tout, qui y regarde de près voit celle de Jésus-Gurist
bien discernée par Thamar, Ruth, etc. (Il, 31.)
11 dit ailleurs d'une manière générale : Plusieurs évan-
gélistes pour la confirmation de la vérité; leur dissem-
blance, utile (11, 201). Elle est utile pour montrer qu'il
n'y a eu entre eux aucune connivence en vue d'arranger
les événements qu'ils racontent et les paroles qu'ils
rapportent. Chacun d'eux écrit donc pour son propre
compte, dans une entière indépendance à l'égard des hom-
mes, mais avec une telle docilité au souffle inspirateur du
Saint-Esprit qu'il abdique son jugement propre, toute
ambition ou prétention d'auteur; sa personne s'eff'ace.
Pascal signale cet elTacement comme un signe surnaturel
d'authenticité.
Le style de V Evangile est admirable en tant de manières,
et entre autres en ne mettant jamais aucune invective contre
les bourreaux et ennemis de Jésus-Curist. Car il n'y en a
aucune des historiens contre Judas, Pilate, ni aucim des
Juifs.
Si cette modestie des historiens évangéliques avait été
affectée, aussi bien que tant d'autres traits d'un si beau
caractère, et qu'ils ne l'eussent affectée que pour la faire
remarquer; s'ils n'avaient osé le remarquer eux-mêmes, ils
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 2n3
n auraient pas manqué de se procurer des amis, qui eussent
fait ces remarques à leur avantage. Mais comme ils ont agi
de la sorte sans affectation, et par un mouvement désinté-
ressé, ils ne Vont fait remarquer à personne. Et je crois
que plusieurs de ces choses n'ont point été remarquées ; et
c'est ce qui témoigne la froideur avec laquelle la chose a
été faite (II, 39). Les évangélistes ont été les historiogra-
phes en quelque sorte passifs de la vie de Jésus-Christ ; on
ne sent rien de leur cru dans leurs récits.
Qui a appris aux évangélistes les qualités d'une âme
parfaitement héroïque., pour la peindre si parfaitement en
Jésus-Christ? Pourquoi le font -ils faible dans son agonie?
Ne savent-ils pas peindre une mort constante ? Oui, car le
même saint Luc peint celle de saint Etienne plus forte que
celle de Jésus-Christ. Ils le font donc capable de crainte
avant que la nécessité de mourir soit arrivée, et ensuite tout
fort. Mais quand ils le font si troublé, c'est quand il se
trouble lui-même ; et, quand les hommes le troublent, il est
tout fort {\\, 17).
Ces différences ne sont évidemment pas inventées par les
narrateurs; ils ne les ont môme pas aperçues. C'est, à vrai
dire, Pascal qui en prend conscience. Il y a d'autres raisons
encore de ne pas suspecter la bonne foi des apôtres : L'hy-
pothèse des apôtres fourbes est bien absurde. Qu'on la suive
tout au long; qu'on s'imagine ces dou:{e hommes, assemblés
après la mort de Jésus-Christ, faisant le complot de dire
qu'il est ressuscité : ils attaquent par là toutes les puissances.
Le cœur des hommes est étrangement penchant à la légè-
reté, au changement, aux promesses, aux biens. Si peu qu'un
de ceux-là se fût démenti par tous ces attraits, et, qui plus
est, par les prisons, par les tortures et par la mort, ils
étaient perdus. Qu'on suive cela[\l, 38). Relevons une der-
nière observation, très fine, de Pascal. Au.ssilôt après la
mort de Jésus-Christ, ses disciples sont demeurés cons-
ternés; ils avaient perdu leur appui moral; il est invraisem-
blable que, livrés à eux-mêmes, ils aient conservé le sang-
froid et la confiance nécessaires pour un complot, pour une
256 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
machination réfléchie : Tandis que Jésus-Curist était avec
eux, il les pouvait soutenir; mais après cela, s'il ne leur est
apparu, qui les a fait agir? (II, 38).
Les apôtres n'ont donc pas été trompeurs. Reste l'hypo-
thèse qu'ils aient été trompés, c'est difficile également. Car
il nest pas possible de prendre un homme pour être ressus-
cité... (II, 38). h^ Pensée est restée inachevée.
Ces divers témoignages de l'ingénue véracité des apôtres
et particulièrement des évangélistes confirment la preuve
que Pascal en a reconnue dans les dissemblances, dans les
contradictions offertes par les Evangiles. Il émet une autre
explication, étrangement subtile, des mots et des sentences
contraires (II, 202) qu'on trouve dans les Livres Saints. Si
Dieu y eût employé les termes propres (II, 202), les hérésies,
que l'orgueil de l'esprit rendait inévitables, eussent été des
sacrilèges dont rien n'eût conjuré l'infinie gravité. La misé-
ricorde a épargné aux âmes le péril d'être punies en pro-
portion de la pleine lumière qu'elles eussent méconnue.
Voici la Pensée que nous interprétons : Dieu [et les apôtres),
prévoyant que les semences d'orgueil feraient naître les
hérésies, et ne voulant pas leur donner occasion de naUre
par des termes propres, a mis dans V Ecriture et les prières
de V Eglise des mots et des sentences contraires pour pro-
duire leurs fruits 'ans le temps. De même qn il donne dans
la morale la charité, qui produit des fruits contre la con-
cupiscence. Celui qui sait la volonté de son maître sera
battu de plus de coups, à cause du pouvoir qu'il a par la
connaissance. « Qiii justus est justificetur adhuc » {Apoc,
XXII, 11); à cause du pouvoir quil a par la justice. A celui
qui a le plus reçu sera le plus grand compte demandé, à
cause du pouvoir qu'il a par le secours (II, 202). La clarté
des textes sacrés eût été le plus grand secours que l'homme
pût recevoir de Dieu pour les comprendre, mais cette faci-
lité eût rendu l'hérésie d'autant plus condamnable, et l'es-
prit humain n'y est que trop porté.
Si l'existence des textes contradictoires qu'on peut relever
dans la tradition écrite judjeo-chrétienne devait toujours
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 257
s'expliquer par les suites du péché originel ou quelque
intention providentielle de Dieu, la critique serait par là
frustrée de son plus sûr moyen de contrôle et de discerne-
ment pour défendre l'Écriture môme contre l'intrusion de
textes apocryphes. Il ne suffisait pas, en effet, qu'un monu-
ment fût en contradiction avec les livres canoniques pour
qu'on en pût inférer la fausseté de ce monument. Il faut
donc qu'il existe certains cas où, entre deux textes soumis
à l'examen, la contradiction soit d'origine humaine, partant
inadmissible, et nécessite l'exclusion de l'un d'eux. Pascal,
sans formuler aucune règle pour reconnaître ces cas, mais
conformément à une décision du Concile de Trente, en
reconnaît au moins un, celui du livre IV d'Esdras. Nous
ne reproduisons pas les fragments du recueil des Pensées
relatifs à cette discussion dont le détail est inutile à notre
objet. Nous préférons, incapable de mieux dire, emprunter
à A. Molinier l'exposé et le résumé très clairs qu'il en a
faits dans son édition des Pensées (Préface, xxx) :
« Une seule J'ois, il (Pascal) a voulu faire œuvre de cri-
tique, et c'est à propos d'un texte dont Vauthenticité une
fois reconnue eût rendu vaines toutes ses théories. Nous
voulons parler du livre IV d'Esdras. Dans un -passage du
chapitre xiv de ce livre, Dieu apparaît à Esdras dans un
buisson et lui ordonne de réunir le peuple et de lui trans-
mettre ses menaçantes révélations. Esdras répond : « J'irai
et je rassemblerai le peuple présent, car le siècle a été mis
dans les ténèbres et ceux qui l'habitent sont sans lumière; ta
loi a été brûlée et nul ne sait quelles ont été tes œuvres et
ce que disent tes prédictions. Si fat trouvé grâce devant toi,
donne-moi ton esprit, et f écrirai tout ce qui a été fait depuis
le commencement des siècles et tout ce qui était écrit dans
ta loi, afin que les hommes puissent trouver leur voie et que
ceux-là puissent vivre qui voudront vivre dans les derniers
temps. » Alors Dieu lui ordonne de choisir cinq Iiommes
habiles dans l'art d'écrire; le lendemain et durant quarante
jours consécutifs, animé de l'esprit d'en haut, il leur dic-
tera la loi ancienne. On comprend l'importance qu'un pareil
.Sully I'hudhomme. 17
258 LA VRAIE IlELIGION SELON PASCAL
texte devait avoir aux yeux des théologiens; comme il est
en contradiction manifeste avec plusieurs passages des pro-
phètes, notamment de Jérémie, il est difficile de l'accepter à
priori; d'ailleurs^ ne serait-ce pas détruire, ou du moins
grandement amoindrir l'autorité de la Bible, que de la sup-
poser ainsi brûlée pendant la captivité de Babylone et dictée
d'un seul jet par Dieu à un seul homme? La question avait
paru si grave au concile de Trente qu'il avait rejeté les
deux derniers livres d'Esdras, et Pascal essaya à son tour
d'en démontrer la non- authenticité . C'est ici seulement que
nous le voyons raisonner en historien; il s'efforce dans
plusieurs fragments de prouver combien serait invraisem-
blable cette prétendue destruction de la loi à l'époque de la
captivité de Baby lotie; il montre que le livre d'Esdras n'est
cité qu'asse^ tard, par des auteurs suspects ; que toujours
il a été regardé comme apocryphe par les meilleures auto-
rités. Telle est, en résumé, l'argumentation qu'on lui a
attribuée; mais, en réalité, elle ne lui appartient pas et elle
est en grande partie indiquée dans quelques notes qu'un
solitaire de Port-Royal, plus versé que Pascal en ces
matières, lui aura bénévolement fournies . Toutefois, il fal-
lait noter cette tentative d'explications comme un fait sin-
gulier, car c'est la seule fois que Pascal, oubliant son dédain
pour les questions historiques, paràrt avoir senti la néces-
sité d'en tenir quelque compte. »
Nous avons vu comment, par des considérations subtiles
ou hardies dont quelques-unes, il faut l'avouer, ressem-
blent à des expédients plus qu'à des raisons, Pascal, en pré-
sence des passages obscurs et même contradictoires de
l'Écriture, enchaîne les résistances de l'esprit humain. Gn
pouvait être tenté de repousser aussitôt la Bible malgré
l'antiquité et la pérennité de ce saint livre à cause des sacri-
fices qu'il impose à la logique, au sens commun, parfois
même à la pudeur, quelle téméraire précipitation! Ne
faut-il pas que Dieu s'y cache autant qu'il s'y montre,
puisque l'homme y est annoncé comme déchu, et, par
suite, incapable ici-bas de le voir face à face? Or qu'est-ce
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 2:)9
que Dieu caché? Ce n'est pas seulement son essence incom-
préhensible el la création inexplicable, c'est, en outre, l'em-
preinte même du créateur oblitérée dans ses œuvres; c'est
à la fois la vérité voilée, Tintelligence déçue, la conscience
désorientée; en un mot, tout ce qui nous répugne dans
certains passages des Écritures, tout ce qui nous surprend
comme des taches sur le soleil.
Qu'on ne nous reproche donc plus le manque de clarté^
puisque nous en faisons profession (II, 50). Loin de s'en
scandaliser, il faut y voir la marque et le gage d'une par-
faite harmonie dans la doctrine, et recueillir de celle-ci
avec une gratitude infinie des traits manifestement divins.
En résumé, que cherchons-nous? L'explication de notre
nature et de notre condition et la formule de notre vraie
félicité. Or le premier témoignage écrit qui se recom-
mande à notre crédit par son ancienneté et son intégrité
miraculeuse nous explique les étonnants contrastes de
notre nature et les misères de notre condition, par une
faute initiale dont la conséquence a été pour nous l'obs-
curcissement de la vérité, et dont le rachat doit nous res-
tituer notre souverain bien : la possession de Dieu môme.
Ce témoignage serait donc contradictoire et s'infirmerait
lui-même, s'il dissipait cet obscurcissement qu'il déclare
essentiel à notre condition terrestre. Nous devons donc
nous attendre à n'y trouver qu'une demi-révélation; pour
être véridique, il faut qu'il ne soit pas entièrement clair,
qu'il soit énigmali<|ue en partie, assez pour satisfaire aux
suites du péché originel et pour faire de la croyance une
vertu, nous y devons donc rencontrer mystère et achop-
pement.
Pascal a donc voulu bien établir, car c'était une chose
de première importance, que, dans la tradition judu'o-
ch rétienne écrite, les obscurités, et, en général, tout ce
(|ui peut scandaliser d'abord le lecteur, ne constitue pas
une fin de non-recevoir à l'égard de la doctrine; que, au
contraire, celle-ci le justifie et l'exige.
260 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
VII
1° La dernière condition, marque de la vraie religion, est
d'indiquer les remèdes à l'impuissance où est Thomme de
rejoindre Dieu et le moyen de les obtenir.
C'est par le canal de la Grâce et par la Rédemption, en
un mot par l'intermédiaire divin de Jésus-Christ, que celte
condition est remplie. Dans les pages précédentes la per-
sonne du Christ a été mise en cause à plusieurs reprises
ainsi que sa mission. Pour compléter ce qui en a été dit,
nous étudierons chez Pascal, uniquement au point de vue
rationnel, les caractères et l'objet de la Grâce dans le
chapitre suivant.
Nous terminons celui-ci par une observation qui inté-
resse la logique.
Parmi les conditions requises expressément par Pascal
d'une doctrine religieuse pour être la véritable, nous
n'avons pas fait figurer celle de répondre à telle ou telle
morale préconçue.
Pascal, en effet, ne connaîtra la vraie morale que par
la vraie religion et, dans sa railleuse criticjue des règles si
variables de la conduite humaine, il a trop infirmé les
décrets de la conscience naturelle pour pouvoir légitime-
ment lui demander le critérium de la vérité religieuse.
Aussi éprouve-t-on de la surprise à la lecture de certains
passages des Pensées où il se met en contradiction mani-
feste avec lui-même :
... Les trois marques de la religion : la perpétuité, la
bonne vie, les miracles (II, 77).
Que sait-on de la bonne vie avant d'avoir reconnu la
vraie religion qui seule l'enseigne?
Je vois donc des /oisons de religions en plusieurs
endroits du monde, et dans tous les temps. Mais elles n'ont
ni la morale gui peut me plaire, ni les preuves qui peuvent
m'arrêter (I, 198).
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 261
Il faut se défier de la morale qui plaît, puisque c'est seu-
lement le climat et l'éducation qui en décident.
Je considère cette loi (la loi des Juifs) qu'ils se vantent
de tenir- de Dieu, et je la trouve admirable (I, 199).
A quel titre?
La religion mahométane a pour fondement VAlcoran et
Mahomet. Mais ce prophète^ qui devait être la dernière
attente du monde, a-t-il été prédit? Quelle marque a-t-il,
que n'ait aussi tout homme qui se voudra dire prophète?
Quels miracles dit-il lui-même avoir faits? Quel mystère
a-t-il enseigné, selon sa tradition même? Quelle morale et
quelle félicité 9 (II, 41).
Et plus loin, sur le fondement de la religion juive, il dit :
La morale et la félicité en est ridicule, dans la tradition
du peuple, mais elle est admirable, dans celle de leurs
saints (II, 41).
Notre religion est si divine, qu'une autre religion divine
nen a été que le fondement (II, 42).
Ce qui, à ses yeux, confère le caractère divin à ce fon-
dement de la religion chrétienne, c'est, pour une part, ce
qu'il y a d'admirable dans la morale et la félicité des saints
juifs. Or c'est uniquement sa conscience qui les déclare
admirables. Ainsi, dans le choix d'une religion, la révéla-
tion interne de la conscience morale serait antérieure à la
révélation rehgieuse et la contrôlerait. La vraie religion
serait celle dont la morale serait conforme à la morale
innée, et qui définirait la félicité conformément aux ten-
dances et aux dispositions de l'âme qui y aspire. La vraie
doctrine religieuse ne ferait donc, en somme, que con-
firmer, en les précisant, les suggestions intimes, plus ou
moins vagues, de la conscience humaine; elle ne serait,
en un mol, que la religion spontanée mise en dogme et
organisée en culte. Pascal ne .s'aperçoit pas qu'il autorise
celle conséquence, si contraire à sa propre pensée, par
les motifs éthiques qui déterminent sa préférence dans le
choix d'une religion, puisque ces motifs impliquent une
morale préconçue et une félicité pressentie, de sorte qu'il
•262 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
ne demande en réalité à la vraie religion que la consécra-
tion en lui d'une croyance préalable et purement intuitive,
d'origine naturelle.
Il repousserait la Religion chrétienne au même titre que
la Mahométane, si elle lui paraissait également immorale.
C'est pourtant le christianisme qui lui enseigne que : toute
la morale consiste en la concupiscence et en la grâce
(II, 88).
C'est de cette religion qu'il doit apprendre à discerner
le bien du mal. 11 le déclare expressément dans le long
fragment qui suit :
On ne s'' éloigne qu'en s'éloignant de la charité. Nos
prières et nos vertus sont abominables devant Dieu., si elles
ne sont les prières et les vertus de Jéscs-Ciirist. Et nos
péchés , ne seront jamais V objet de la miséricorde], mais
de la justice de Dieu, s'ils ne sont de Jésus-Christ. // a
adopté nos péchés, et nous a [admis à son] alliance; car les
vertus lui sont propres, et les péchés étrangers; et les
vertus nous sont étrangères, et nos péchés nous sont pro-
pres.
Changeons la règle que nous avons prise jusqu'ici pour
juger de ce qui est bon. Nous en avions pour règle notre
volonté, prenons maintenant la volonté de Dieu : tout ce
qu'il veut nous est bon et juste, tout ce qu'il ne veut...
Tout ce que Dieu ne veut pas est défendu. Les péchés
sont défendus par la déclaration générale que Dieu a
faite, qu'il ne les voulait pas. Les autres choses qu'il a
laissées sans défense générale, et qu'on appelle par cette
raison permises, ne sont pas néanmoins toujours permises.
Car, quand Dieu en éloigne quelqu'une de nous, et que
par l'événement, qui est une manifestation de la volonté de
Dieu, il parait que Dieu ne veut pas que nous ayons ime
chose, cela nous est défendu alors comme le péché, puisque
la volonté de Dieu est que nous n'ayons non plus l'un que
Vautre. Ily a cette différence seule entre ces deux choses,
qu'il est sûr que Dieu ne voudra jamais le péché, au lieu
qu'il ne l'est pas qu'il ne voudra jamais Vautre. Mais
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 263
tandis que Dieu ne la veut pas^ nous la devons regarder
comme péché; tandis que l'absence de la volonté de Dieu,
qui est seule toute la bonté et toute la justice, la rend
injuste et mauvaise (II, 173).
S'il en est ainsi, par quel critérium peut-il juger la mora-
lité de la religion chrétienne pour s'autoriser à la consi-
dérer comme la vraie?
Enfin, dans un fragment où Pascal énumère les preuves
du christianisme, on lit :
2° La sainteté, la hauteur et r humilité d'une âme chré-
tienne (I, 177).
L'illogisme est ici d'autant plus flagrant que de ces trois
(iuulilés morales, destinées dans sa pensée à prouver
celte religion, une au moins, l'humilité, est instituée par
la morale môme de celle-ci; ce n'est pas la conscience
naturelle de la dignité humaine qui prononce sur la valeur
éthique de Thumililé. Il commet donc une pétition de prin-
cipe.
Mais ce lapsus de la logique ne ruine pas du tout son
système de preuves.
Nous avons vu que pour discerner la vraie religion il
aurait pu se passer des témoignages du sens moral, si
impitoyablement mis par lui en suspicion dès le début de
son entreprise. Il aurait même pu, à la rigueur, ne s'être
formé aucune idée préalable de la nature divine, car ce
n'est pas la doctrine, mais l'établissement miraculeux de
la religion judjeo-chrétienne qui lui a fourni la preuve fon-
damentale qu'elle est la véritable religion. Cette preuve
faite, tout ce qu'elle enseigne peut et doit être cru ; or elle
enseigne qu'il n'y a qu'un Dieu, créateur et souverain du
monde, et qu'il faut aimer son prochain comme soi-même.
CHAPITRE II
LA PREUVE DU CHRISTIANISME PAR LE JEU DES PARTIS : LES
SCEPTIQUES PAR PRUDENCE ET LES INCRÉDULES PAR ATTACHEMENT
AU VICE, QUE n'auraient PU CONVAINCRE LES PREUVES PSYCllOLO-
GIQUES ET HISTORIQUES PRÉCÉDEMMENT EXPOSÉES, SONT MIS PAR
PASCAL EN DEMEURE DE PARIER POUR OU CONTRE l'eXISTENCE DU
DIEU DES CHRÉTIENS ET OBLIGÉS DE RECONNAITRE QUE LEUR
INTÉRÊT BIEN ENTENDU EST DE PRATIQUER CETTE RELIGION, CE QUI
LES AMÈNERA PEU A PEU A Y CROIRE.
Les diverses preuves du Christianisme coordonnées
jusqu'ici forment, dans l'apologétique de Pascal, un corps
de démonstration cohérent et complet qui doit suffire, à
ses yeux, pour convaincre tout incrédule capable de
raisonner. Mais encore faut-il que l'intelligence s'y prête,
qu'elle ne soit prévenue ni contre l'apologiste ni contre
elle-même. Or beaucoup d'esprits craignent d'être dupes :
ils se défient de leur propre sens critique et se méfient de
l'abus qu'on pourrait faire de leur infériorité ; ils se refusent
donc à peser les arguments d'ordre historique ou méta-
physique dépassant leur portée ou excédant leur aptitude.
Chez plusieurs, en outre, cette prudence peut n'être qu'un
fallacieux prétexte à ne point rompre leurs habitudes
vicieuses; ce sont les pécheurs invétérés. Pour triompher
de ces sortes d'incrédules il faut renoncer à tout l'appareil
compliqué des preuves précédemment fournies et en décou-
vrir une assez forte et néanmoins assez simple pour qu'il
leur soit impossible de la récuser.
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 265
Celle preuve, Pascal Va fournie dans son pari, et il
convient, selon nous, de la placer au terme de son œuvre,
mais non toutefois comme un hors-d'œuvre, puisqu'elle est
destinée à suppléer, au besoin, toutes les autres. Aussi
l'avons-nous étudiée avec une attention scrupuleuse et un
intérêt tout particulier. Cette étude* va remplir le présent
chapitre.
Considérer Texislence de Dieu comme aléatoire peut, au
premier abord, sembler de la part de Pascal une concession
au pyrrhonisme, une excessive défiance de la raison. Il nous
importe donc d'analyser avec soin cet important fragment
du recueil des Pensées, afin d'en dégager la vraie significa-
tion au point de vue de la certitude. Nous indiquerons
ensuite l'application dont nous paraît susceptible l'idée
fondamentale du pari de Pascal à l'état actuel des connais-
sances humaines.
I
L'esprit humain ne perçoit, par la double observation
interne et externe, qu'une part minime de la totalité des
choses, du tout; il explique seulement une faible part de
ce peu qu'il perçoit cl il l'explique insuffisamment. Par
exemple : dans la multitude innombrable des astres, il
n'atteint encore que le système solaire assez distinctement
pour en rendre intelligibles les mouvements, et il n'éclaircit
pas l'origine de la loi môme qui les régit. A mesure que les
sciences positives progressent, décroît la diflérence entre
ce qu'il explique et ce qui lui reste à expliquer. C'est cette
diflérence mystérieuse qui a fourni leur matière aux reli-
gi ons primitives ; aussi la région du divin a-t-elle décru dans
l'imagination des peuples j)roportionnellement au progrès
des sciences; le divin a été de plus en plus dégagé de ce
que les superlilions y mêlaient. Mais, au regard de lesprit,
1 . Elle a paru dans la Revue des Deux Mondes, n" du 15 novembre 1890.
266 Lx\ VRAIE RELIGION SELON PASCAL
même de l'esprit le plus rigoureux et le plus froid, celle
région n'est pas indéfiniment décroissante; il y a dans le
divin quelque chose d'irréductible aux sciences positives,
un fond qu'elles ne peuvent s'assimiler et qui est le divin
proprement dit. A supposer, en eflet, que toutes les sciences
positives, toutes les sciences spéciales, enfin reliées entre
elles et unifiées, fussent parvenues à achever leur œuvr-e
collective, le résultat final, formulé alors par une loi peut-
être unique, n'en laisserait pas moins cette loi sans explica-
tion.
Qu'est-ce, en effet, qu'une loi scientifique, sinon un
fait général induit de faits particuliers que leur explication
identifie, c'est-à-dire un fait encore, qui demeure problé-
matique au môme titre que tous les autres? Le divin entiè-
rement éliminé de la physique universelle n'en serait que
mieux désigné, il serait seulement rendu à lui-même, en un
mot, devenu tout métaphysique. Or la métaphysique, ainsi
définie, n'a pas besoin d'attendre l'achèvement du labeur
scientifique pour légitimer son objet, puisque celui-ci est
reconnu d'ores et déjà placé hors du domaine de la science
positive et qu'il peut être défini tout de suite : ce qui manque
à cette science, supposée achevée, pour satisfaire entière-
ment l'intelligence humaine. Pour celle-ci, le tout demeure
inexpliqué, mais il serait, en outre, absurde s'il ne contenait
rien qui pût exister sans le secours d'autre chose. Le divin
proprement dit, celui qui subsiste après que la science,
supposée achevée, l'a purgé de tous ses éléments idolàtriques
et imaginaires, est précisément ce qui, dans le tout, existe
par soi-même et contient l'explication entière du reste; c'est
donc le nécessaire, l'absolu, l'éternel, l'infini, le parfait, car
toutes ces propriétés rentrent les unes dans les autres et
dérivent de cette unique propriété d'exister par soi. Ainsi
défini, le divin existe, puisque c'est la nécessité même de
son existence qui en impose la définition, et l'esprit humain
n'en ignore pas tout, puisqu'il ne peut se dispenser de lui
attribuer la nécessité; mais il n'en connaît rien de plus. Le
cœur en pressent davantage : nous avons essayé, dans une
LES MAFIQIES DE LA VRAIE RELIGION 207
autre éliule '.de découvrir dans le sens eslliûlique une fonc-
tion révélatrice d'un progrès vers un idéal divin, et nous
avons, à cet égard, obtenu, sinon des certitudes, du moins
des probabilités.
Si Pascal ne considérait que le divin proprement dit, il
n'aurait donc personne à convertir et son fameux pari serait
sans objet. Mais il l'appelle Dieu, et par cela môme, il
substitue une définition de mol à une définition de chose,
car ce qu'il met sous ce nom n'est pas identique à l'objet
dont tous les esprits requièrent Texislence pour sauver le
tout de l'absurdité et que nous avons désigné par le mot
divin^ en n'affirmant de sa nature que sa nécessité reconnue
d'avance. Dieu, en effet, pour Pascal, c'est une partie du
tout substantiellement distincte du reste, quia faitl'homme
à son image et le monde pour l'homme, de sorte que son
essence implique les attributs humains à l'état d'infinité et
de perfection et constitue une individualité, un créateur
anthropomorphe, père et juge de ses créatures. C'est donc
une détermination du divin sujette à controverse, si peu
évidente qu'un acte spécial de la pensée, dans lequel la
volonté et le cœur interviennent, l'acte de foi chrétien en
un mot, très différent de la pure adhésion intellectuelle, y
a du être alTecté. Aussi Pascal se garde-t-il avec jalousie
de subordonner à la raison la connaissance directe de son
Dieu. Il n'arriverait, par ce moyen, qu'à servir la métaphy-
sique ou môme le déisme, qui est sa bote noire. Ce serait,
à ses yeux, le pire service à rendre au genre humain. Quant
à la révélation esthétique, il en faisait bénéficier la foi
chrétienne exclusivement. Il ne se sert de la raison que
pour établir une communication entre sa foi et l'esprit de
l'incrédule, c'est-à-dire de celui qui ne la partage pas. Au
début du morceau que nous allons examiner, du fragment
(jui concerne son fameux pari, il établit l'impuissance delà
raison à prouver Dieu; son essence est hors de nos prises :
Nous ne connaissons ni l'existence, ni la nature de Dieu,
1. L'lixi.ii;>?iuii dans les Beaux-Arts.
268 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
parce qu'il n'a ni étendue, ni bornes. Mais, par la foi, nous
connaissons son existence ; par la gloire, nous connaîtrons
sa nature... (I, 149). — Il a, d'ailleurs, montré qu'on peut
connaître la première indépendamment de la seconde :
Or y ai déjà mojitré qu'on peut bien conna'itre V existence
d'une chose sans connaître sa nature. II ajoute : Parlons
maintenant selon les lumières naturelles (I, J49). Quel
usage va-t-il donc faire des lumières naturelles? L'usage
qui sied à cette misérable clarté. Ce ne sont pas les chré-
tiens qui en ont besoin; tout au contraire : ... C'est en
manquant de preuves qu'ils ne manquent pas de sens{l, 149),
car ils sacrifient un infime moyen de connaissance à la
révélation immédiate des plus hautes vérités par la grâce
et la foi; leur religion, au point de vue rationnel, est une
Mie,stultitia, ils s'en vantent par une ironie dédaigneuse :
... Notre religion est sage et folle!... (II, 160) dit ailleurs
Pascal, Mais encore faut-il raisonner avec les incrédules,
puisqu'on ne les peut atteindre que par là, en procédant
comme eux, et qu'ils se croiraient inexcusables de
procéder autrement. Il faut, pour les obliger à la plus
grave attention, une entrée en matière digne de leurs ins-
tincts naturels viciés par le péché originel, et la raison y
suffit. Ce sont volontiers des joueurs que l'appât du gain
détermine. On va leur démontrer qu'ils jouent forcément
une terrible partie où leur bonheur, leur plus vital intérêt
est engagé : Dieu est ou il n'est pas. Mais de quel côté
pencherons-nous? La raison n'y peut rien déterminer. Il y
a un chaos qui nous sépare. Il se joue un jeu à l'extrémité
de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que
gagere\-vous? Par raison, vous ne pouve:{ faire ni l'un ni
l'autre; par raison, vous ne pouvez défendre nul des deux. . .
(1, 149). Mais la raison, du moins, peut peser les chances.
L'incrédule en accepte les décisions, puisqu'elle a toute sa
confiance. Elle lui suggère tout d'abord de ne point parier :
Le juste est de ne point parier (I, 150). Oui, mais il faut
p aricr : cela n'est pas volontaire, vous êtes embarqué.
Lequel prendre\-vous donc? Voyons... (I, lîiO).
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 2G9
Voici (nous résumons et interprétons) comment Pascal
propose son pari : Que risquez- vous? Vous risquez
d'abord de vous tromper. Mais c'est le cas de tout pari, et
vous ne pouvez éviter de parier. Votre raison n'a donc pas
à soufTrir de le faire, elle a seulement à tâcher de parier en
connaissance de cause, avec discernement. Ne nous préoc-
cupons donc que de ce qui intéresse votre béatitude. Vous
sacrifiez, il est vrai, toutdesuite votre bonheur terrestre tel
que vous l'entendez; mais, quel qu'il puisse être, ce bon-
heur, outre qu'il est fort exposé ici-bas, est borné dans son
essence et dans sa durée, et il s'agit précisément de savoir
s'il n'y a pas pour vous avantage à le sacrifier avec la
chance, non seulement d'en gagner un autre infini, mais
encore d'éviter un malheur infini, les peines de l'enfer. Or,
quand on est forcé déjouer, on serait insensé de garder la
vie plutôt que de la hasarder pour le gain infini qui a
autant de chances d'arriver que la perle d'un bonheur
relativement nul. Sans doute vous risquez de perdre; vous
engagez certainement, et il est incertain si vous gagnerez.
Mais n'allez pas en conclure que votre gain aléatoire, si grand
soit-il, est balancé par le sacrifice préalable et certain de ce
(jue vous engagez, à cause de l'incertitude même de ce gain,
laquelle serait « à une distance infinie » de la certitude du
risque, autrement dit sans comparaison possible avec celle-
ci. Cela n'est pas.l Quand on parie, on risque toujours le
certain pour l'incertain (n'oubliez pas que vous êtes forcé
déjouer, que vous abstenir, ce n'est pas vous affranchir de
ris(iue, mais risquer à l'aveugle), et c'est même d'habitude
pour gagner incertainement le fini qu'on hasarde certaine-
ment le fini; et l'on ne pèche pas contre la raison, car
l'incertitude du gain, bien loin d'être sans comparaison
possible avec la certitude du risque, y est, au contraire,
proportionnée comme la chance de gagner l'est à celle de
perdre. C'est pourquoi, lorsque les chances sont égales de
part et d'autre, on a d'autant plus d'avantage à parier que
le gain aléatoire est supérieur à la valeur engagée. Quand
donc, à chances égales, il y a l'infini à gagner en risquant
270 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
le fini, il y a un avantage infini à parier. Et ainsi, dil Pas-
cal, notre proposition est dans une force infinie quand il y
a le fini à hasarder à un jeu où il y a pareils hasards de
gain que de perte et l'infini à gagner (I, iri2).... Pesons
le gain et la perte en prenant croix que Dieu est. Estimons
ces deux cas : si vous gagne:[, vous gagne^ tout; si vous
perde^, vous ne perde^ rien. Gage\ donc qu'il est, sans
hésiter (1, 150).
La forme dramatique du marché n'en sauve pas le
caractère choquant, cyniquement intéressé. Remarquons
en eflet que, dans ces termes, parier que Dieu est, ce n'est
pas juger son existence plus probable que sa non-exis-
tence; c'est uniquement, à chances égales quil existe ou
n'existe pas, s'assurer contre un risque inévitable par un
sacrifice avantageux, et se ménager du même coup la
chance d'un bonheur éternel et parfaiti II ne s'agit pas du
tout, pour Pascal, de prouver à l'incrédule l'existence de
Dieu par la raison : l'avoir convaincu rationnellement
qu'il est intéressé à se conduire comme si Dieu existait,
c'est avoir acquis sur sa créance un avantage des plus
importants. _Eji effet, il est dans la nasse. Dès l'instant
qu'il s'incline à croire, il appartient à l'Église. Le reste
n'est plus qu'une atîaire de temps. Suive\ la manière par
oit ils [les croyants) ont commencé; c'est en faisant tout
comme s'ils croyaient, en prenant de l'eau bénite, en fai-
sant dire des messes, etc.; naturellement même cela vous
fera croire et vous abêtira. — Mais cest ce que je crains.
— Et pourquoi? Qiiave\-vous à perdre? (la raison est si
peu de chose)... Mais pour vous montrer que celay mène,
c'est que cela diminuera les passions, qui sont vos grands
obstacles, etc. (I, 152). On comprend très bien toute la
confiance de Pascal dans le succès de sa manœuvre, quand
on se rappelle les nombreux fragments où il constate la
toute-puissance de l'habitude. Tant est grande la force de
Vhabitude, que de ceux que la nature n'a faits quliommes,
on fait toutes les conditions des hommes... Elle contraint
la nature [\, 36). La coutume est notre nature; qui s'ac-
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 271
coutume à la foi, la croit... (II, 108). Les preuves ne
convainquent que l'esprit. La coutume fuit nos preuves les
plus fortes et les plus crues; elle incline V automate qui
entraîne l'esprit sans qu'il y pense... Cest elle qui fait
tant de chrétiens... (I, lo6). Il X a trois moyens de
croire : la raison, la coutume, V inspiration... Il faut ouvrir
son esprit aux preuves, sy confirmer par la coutume
(II, 107). Cest une chose étrange que la coutume se
mêle si fort de nos passions » (II, 154). Et enfin celle
Pensée, qui résume si énergiquement les précédentes : La
nature de l'homme est toute nature, omne animal. Il njy a
rien quon ne rende natwel; il n'y a rien qu'on ne fasse
perdre (II, 167).
Ce n'est pas tout, Pascal enjôle son homme par une der-
nière considération irrésistible : Je vous dis que vous y
gagnere\ en cette vie, et que, à chaque pas que vous fere\
dans ce chemin, vous verre\ tant de certitude de gain, et
tant de néant de ce que vous hasarde^, que vous connaître^
à la fin que vous ave\ parié pour une chose certaine,
infinie, pour laquelle vous nave:{ rien donné. — Oh! ce
discours me transporte, me ravit, etc. (I, 152). Certes, le
plus exigeant serait ravi à moins. Mais rabêtissemenl, qui
use les ressorts et anéantit les résistances de la raison, et
qui permet à la foi de la supplanter par l'insinuation de
l'habitude, est-il, môme sans aucun esprit de sacrifice,
sans l'amour, une préparation et un titre suffisant à celte
faveur delà grAce? Pascal n'en doute pas; il se fiatle que
le cœur, pénétré par la foi, sera transformé et gagné en
môme temps par la charité, et que l'espérance du gain,
peu recommandable en soi, s'épurera pour y devenir la
troisième vertu théologale. Malheureusement, tout le pieux
machiavélisme de ses calculs menace, dès le début,
d'avorter, car le pari qu'il propose à l'incrédule cache une
pétition de principe dont celui-ci pourrait bien s'apercevoir
avant de l'acceptei*. Pour que le Dieu de Pascal offre des
chances d'exister, encore faut-il que son essence n'y
répugne pas; une chose n'est éventuellement possible qu'à
•272 LA VRAIE IIELIGIUN SELON PASCAL
la condition [iréalable de l'être essentiellement. Or nous
avons déjà fait observer que ce Dieu n'est pas identique
au divin, dont l'essence même est de satisfaire aux
suprêmes exigences de la raison et du cœur, dans l'ac-
ception métaphysique où nous avons pris le mot divin.
L'incrédule est donc en droit d'examiner préalablement la
définition de ce Dieu. Or, si elle le satisfait, il n'aura
aucune raison de nier son existence, et le pari devient
inutile; si elle ne le satisfait pas, il n'aura aucune raison
de le préférer au divin qui répond à tous les plus hauts
besoins de son âme. La proposition de Pascal lui semblera
sans fondement comme sans intérêt; il ne se sentira ni lié
malgré lui ni sollicité par ce pari-là. Au fond, l'existence
de la vraie divinité ne saurait être la condition aléatoire
d'une gageure; car, ou bien l'on n'en a aucune idée, et
alors on ne sait même pas de quoi dépendent la perte et le
gain du pari; ou bien l'on en a quelque idée, et la moindre
qu'on en ait, c'est qu'elle ne peut pas ne pas exister, la
nécessité constituant son essence fondamentale, et dès
lors la condition aléatoire disparaît.
II
L'existence du divin proprement dit, tel que nous
l'avons défini, étant exigée par la nature même de la raison
humaine pour en satisfaire la loi fondamentale, ne peut
pas ne pas être admise par celte raison. Elle ne saurait
donc, nous l'avons remarqué, servir de condition aléatoire
à aucun pari imposé à l'homme dans le règlement de sa
vie. Il est certain, cependant, que nous sommes tous
engagés dans un pari forcé, où notre conduite prend parti
malgré nous, et c'est ce que Pascal a bien senti. Seule-
ment la condition aléatoire y est non l'existence du divin,
mais ce que nous ignorons de son essence. Qu'il existe
dans le tout quelque chose en soi et par soi, expliquant le
reste, il ne nous est pas donné d'en pouvoir douter; mais
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 273
nous ne possédons aucune connaissance certaine des rela-
tions du monde phénoménal, du contingent avec ce fond
nécessaire; nous ne savons môme pas si le monde phéno-
ménal, dont nous faisons partie, est contingent. Spinoza
ne le conçoit que nécessaire comme sa cause, et les méta-
physiciens sont partagés à l'infini sur cette question. S'il
était prouvé, comme nous inclinons à le croire, que les
émotions esthétiques et la voix de la conscience morale
(le remords et la satisfaction du devoir accompli) fussent
révélatrices du divin, ces révélations témoigneraient que
le beau et le devoir ont une racine réelle dans l'absolu;
elles serviraient à la connaissance de ce que nous cher-
chons, à savoir du lien qui rattache l'homme au divin.
Mais cette preuve n'a jamais été faite avec une solidité
capable de forcer l'adhésion de tous les esprits, et les rela-
tions de la nature humaine avec le divin sont, par suite,
encore indéterminées. Tous ceux que leur tempérament
psychique n'a pas prédisposés à l'acceptation des doctrines
traditionnelles et dont l'éducation n'a pas entamé l'indé-
pendance intellectuelle et morale sont donc mis en demeure
de se former leurs convictions eux-mêmes. La plupart
renoncent à critiquer leur religion spontanée; ils sont
honnêtes par penchant, comme les artistes sont musiciens,
peintres ou sculpteurs par aptitude; ils croient au divin
par aspiration, comme ceux-ci. Le loisir ou la puissance
cérébrale leur manque pour se confirmer dans leur foi
innée par un examen réfléchi de leurs principes. Beaucoup
d'autres laissent leurs appétits et leurs passions gouverner
leur vie au mépris de leur sentiment du beau et du bien.
Enfin, ceux, en petit nombre, qui veulent et peuvent cri-
tiquer l'objectivité de leurs aspirations et des sentiments
qui règlent leurs mœurs, rencontrent dans cette entre-
prise des difficultés invincibles, et n'arrivent qu'à des
inductions, des hypothèses ou des systèmes contestables
et tous divergents. Cependant tous ces hommes vivent
et agissent comme s'ils étaient en possession de maximes
démontrées, avant d'en avoir établi aucune inébranlable-
SULLV PkL'OHOMME. 18
274 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
ment, et comme s'ils étaient fixés sur la nature du divin,
qui est peut-être justicier, peut-être indilïérent à l'agita-
tion humaine, agitation nécessaire comme lui, bien qu'en
apparence contingente et libre. Celte situation est celle
de parieurs forcés qui jouent sans savoir exactement ce
qu'ils risquent et ce qu'ils ont chance de gagner, et la
condition aléatoire du pari, c'est ce qu'il y a d'indéterminé
pour l'intelligence humaine dans l'essence du divin.
L'existence du divin est certaine, mais l'essence en est très
incomplètement connue, car l'intelligence n'en conçoit
que la nécessité et des attributs abstraits comparables à
des cadres vides.
Dans le pari de Pascal, c'est tout le contraire : le
parieur doute si Dieu existe, mais s'il existe, il sait quelle
est son essence avec une entière précision, car elle est
constituée à son image avec un grandissement infini et
l'élimination de sa malice, dévolue à l'essence du diable,
dont la sienne participe également. Ce renversement des
conditions dans les deux paris forcés y introduit des dif-
férences capitales. Dans le pari de Pascal, la condition
aléatoire offre des chances égales de gain et de perte ; le
calcul des probabilités, à cet égard, est aussi simple que
possible. Le parieur n'a qu'à évaluer les avantages et les
désavantages du choix entre les deux éventualités égale-
ment probables. Dans le second pari, la discussion se
complique : il faut d'abord établir la condition aléatoire
elle-même. Le parieur doit examiner et préciser le plus
possible le peu qu'il connaît du divin et de ses relations
avec lui, car il laissera d'autant moins au hasard qu'il
éclaircira davantage la signification des voix de la con-
science morale et des émotions esthétiques. Moins il dou-
tera qu'elles soient objectives, c'est-à-dire révélatrices du
divin, plus se restreindra pour lui la condition aléatoire
du pari. Il ne limite pas d'avance, ainsi que le fait le
parieur de Pascal, l'usage de sa raison au seul calcul des
valeurs qu'il expose et de celles qu'il peut gagner; comme
il se sent en communication avec le divin par ses pen-
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 275
chants moraux et ses aspirations, il emploie sa raison à en
discuter robjeclivité pour mesurer la foi qu'il y doit
accorder. L'opinion plus ou moins précise qu'il se forme à
cet égard rend, à ses yeux, plus ou moins aléatoire la con-
dition du pari; ses chances de gagner ou de perdre varient
selon le degré de probabilité de cette opinion qui motivera
son choix. Mis en demeure d'agir avant d'avoir pu fixer
avec certitudç les règles de sa conduite, il est bien obligé
de renoncer à l'examen complet de la condition aléatoire,
mais il trouve déjà dans la révélation spontanée et dans la
critique, si imparfaite soit-elle, qu'il en a pu faire, de quoi
influer utilement sur son choix. Il n'est pas contraint
d'agir comme s'il croyait à ce dont il doute; il agit dans
le sens de l'opinion qu'il s'est faite et dont la probabiHté à
ses yeux suffit à ne pas mettre en désaccord sa conduite
avec ça pensée, tandis que le parieur de Pascal agit tout\
d'abord en chrétien qui croirait à l'existence de Dieu, bien
qu'il en doute absolument. Le premier cherche avec déses-
poir la vérité; le second ne s'en soucie pas, il se résigne à
ne rien savoir et consent à agir comme s'il savait pour
bénéficier de sa soumission. Le premier n'est pas plus
désintéressé que le second, mais du moins il accepte la
lAche imposée à l'intelligence et dont le salaire, bien faible
(car la vérité est avare), est à coup sûr bien mérité. L'un
n'abdique rien de la dignité humaine, il ne le peut, car le
sentiment qu'il en a témoigne du lien qu'il cherche avec le
divin et compte comme facteur très important dans le
calcul des probabihtés de son pari; l'autre en fait boni
marché, du moins au moment où il parle; Pascal ne peut, j
en effet, exiger de lui que le simulacre de la moralité en
attendant que la pratique habituelle du bien, l'observation
machinale des commandements de Dieu et de l'ÉgHse, lui
en ait donné le goût et l'esprit.
Personne assurément ne prête à Pascal l'étroitesse de
cœur qu'il prête lui-même à son incrédule; le pari qu'il lu
propose est le pis-aller de ses ressources contre l'endurcis-
sement. La charité chrétienne le retient seule de le mépriser,
276 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
car il sait bien, par son expérience personnelle, qu'il y a
mieux à faire, pour adopter le christianisme, que de s'en
remettre à un coup de dé : Il y a trois sortes de personnes,
dit-il : les unes qui servent Dieu, Vayant trouvé; les autres
qui s'emploient à le chercher, ne Voyant pas trouvé; les
autres qui vivent sans le chercher ni l'avoir trouvé. Les
premiers sont raisonnables et heureux; les derniers sont
fous et malheureux ; ceux du milieu sont malheureux
et raisonnables (II, 109). Je ne puis avoir que de la
compassion pour ceux qui gémissent sincèrement dans ce
doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs
et qui, n épargnant rien pour en sortir, font de cette
recherche leurs principales et leurs plus sérieuses occu-
pations (I, 137). Parier, c'est faire tout le contraire, c'est
faire du doute môme le fondement de sa conduite et se
débarrasser, d'un seul coup, du souci de la recherche.
Et il ajoute : Mais pour ceux qui passent leur vie sans
penser à cette de?~nière fin de la vie y et qui, par cette
seule raison quils ne trouvent pas en eux-mêmes les
lumières qui les en persuadent, négligent de les chercher
ailleurs et d'examiner à fond si cette opinion est de celles
que le peuple reçoit par une simplicité crédule, ou de celles
qui, quoique obscures d'elles-mêmes, ont néanmoins un
fondement très solide et inébranlable, je les considère d'une
manière toute différente. Cette négligence en une affaire
où, il s'agit d'eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout,
m'irrite plus qu'elle ne m'attendrit; elle m'étonne et
m'épouvante; c'est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci
par le \èle pieux d'une dévotion spirituelle. J'entends au
contraire qu'on doit avoir ce sentiment par un prittcipe d'in-
térêt humain et par un intérêt d'amour-propre ; il ne faut
pour cela que voir ce que voient les personnages les moins
éclairés (I, 138). Comment secouer celte négligence mons-
trueuse? En prouvant à l'indifférent qu'il néglige môme son
intérêt humain. Tout le morceau que nous citons est la
préface naturelle du pari qu'il lui propose, et il convient de
l'en rapprocher... Et comment se peut-il faire que ce raison-
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 277
nement se passe dans un homme raisonnable? Je ne sais qui
nia mis au monde^ ni ce que c'est que le monde^ ni que moi-
même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes
choses, etc. (I, 139). Nous avons déjà cité cet admirable
tableau de Fincertitude de Thomme sur sa condition :
... Tout ce que je connais est que je dois mourir; mais ce
que j'ignore le plus est cette mort même que je ne saurais
éviter. . . Voilà mon état, plein de faiblesse et d'incertitude. . .
Peut-être que je pourrais trouver quelque éclaircissement
dans mes doutes ; mais je n''en veux pas prendre la peine., ni
faire un pas pour le chercher... (I, 140). Hé bien! si tu ne
veux pas chercher, parie au- moins! Parie avec discerne-
ment, car il faut que tu choisisses, ta négligence même
parie pour toi à l'aveugle. Voilà ce que Pascal pourrait lui
dire, et c'est ce qu'il lui fait entendre, en eflet, au début du
morceau où il lui propose la gageure, en lui remontrant
qu'elle est forcée.
Ce n'est pas le chrétien, remarquons-le, qui adresse à
l'incrédule les paroles que nous venons de rappeler, c'est
l'homme dégagé de toute dévotion spirituelle (I, 138), de
tout lèle pieux, l'homme dans sa misère et son isolement
natifs sur un astre perdu au milieu de l'espace infini. Aussi
ces paroles formulent-elles tout ce que la raison la plus
indépendante peut opposer de plus fort à l'indifférence
religieuse, qu'il s'agisse du christianisme ou de la religion
naturelle. Mais l'inquiétude salutaire qu'elles font naître
dans l'âme de l' indifférent ne le détermine point au môme
pari selon que c'est le chrétien ou que c'est le penseur
abandonné à ses propres ressources qui le lui propose, qui
plutôt le lui montre inévitable en l'éclairant sur le meilleur
parti à prendre.
278 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
III
Pascal est visiblement fier de son procédé de conversion,
et sa fierté ne va pas sans une pointe de vanité pieusement
émoussée : Si ce discours vous plaît et vous semble fort,
sache^ qu'il est /ait par un homme qui s'est mis à genoux
auparavant et après, pour prier cet être infini et sans
parties, auquel il soumet tout le sien, de se soumettre aussi
le vôtre pour votre propre bien et pour sa gloire; et qu'ainsi
la force s'accorde avec cette bassesse (I, 153). Mais quelle
indulgence n'aurait-on pas pour l'orgueil de l'inventeur du
calcul des probabilités! quelle admiration pour le sacrifice
qu'il fait de son orgueil à la foi chrétienne, tout en la
servant par sa découverte! Ceux qui le croient pyrrhonien
ne sauraient pourtant, après avoir lu ce passage, admettre
que sa propre intelligence ait été complice du doute de
l'incrédule, et qu'il parie avec lui pour son propre compte.
Une pareille supposition ne mériterait pas l'examen.
En résumé, la logique et la moralité du célèbre pari de
Pascal, dans les termes où il l'a formulé, irréprochables
aux yeux de ses amis et peut-être de tous ses contemporains,
sont plus que suspectes aux nôtres : le fondement en est
infirmé par une pétition de principes; l'établissement
mathématique en est même contesté par d'éminents géo-
mètres; il n'a fait appel qu'au plus étroit égoïsme. Mais la
valeur esthétique de ce grand coup de dé en devait faire la
fortune. Bien que le mobile auquel il s'adresse chez
l'incrédule exclue toute élévation, la condition aléatoire et
l'enjeu en sont grandioses, car les chances y dépendent de
l'existence d'un Dieu et les risques sont ceux de la félicité
humaine, qu'on sait bien n'être pas faite tout entière de
désintéressement. En outre, ce moyen de conversion, qui
force l'incrédule à aliéner au dogme chrétien sa conduite
avant sa créance, eut tout le prestige d'une ruse de guerre
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 279
ingénieuse et profonde; en môme temps, la hardiesse el la
fière assurance dune gageure si extraordinaire y prêtèrent
le sublime d'un coup de génie. Ce dernier caractère y
demeure à jamais attaché par l'émotion qu'éveille le spec-
tacle de la sécurité dans le plus audacieux calcul. Mais il
faut renoncer, devant le pari de Pascal, à frissonner de
sympathie comme devant un acte de désespoir; Pascal est
parfaitement tranquille sur l'existence de son Dieu, et s'il
la laisse indéterminée dans son pari, c'est que la raison ne
la peut prouver; ce qui, loin de le désespérer, lui rend plus
chère el plus sacrée sa foi, qui la sent. Ne le plaignons
pas.
Il a souffert, certes, et cruellement, mais il a puisé dans
sa foi un réconfort que sans doute peu d'hommes, aussi
éprouvés que lui, ont obtenu de la philosophie ou, au même
degré, de la religion. Il a pu étouffer dans son corps malade
les rébellions de la douleur et la forcer à se taire devant
son imperturbable confiance en la bonté divine. Il a pu,
sans y sentir aucun sacrifice, mépriser son plus haut titre
de gloire terrestre, l'étonnante puissance de sa raison, et
abîmer son orgueil de savant dans son humble reconnais-
sance envers cette bonté qui lui accordait la contemplation
des seules vérités chères au chrétien. S'il a connu sur terre
les joies de l'amour, il a pu sans regret ne faire que les
traverser pour aller à Dieu, source même du bonheur, et,
si elles lui ont été ici-bas refusées, il a trouvé dans l'appel
du Christ, plus sûr que celui d'Eve, la force de les attendre
uniquement du ciel, purifiées et mille fois plus délicieuses .
Pour soutenir tout ensemble un tel renoncement et un si
ambitieux espoir, quelles ne devaient pas être la constance
el l'ardeur de sa loi! Quelle satisfaction parfaite n'y devait-
il pas rencontrer aux besoins et aux vœux les plus intimes
de son être! Ah! combien, en dépit de ses tourments, son
sort pourrait tenter ceux qui, non moins affamés que lui de
vérité, de justice et d'amour, désespèrent de s'en jamais
rassassier; qui, sans soupirer après ces biens suprêmes, se
contenteraient d'en jouir durant leur court passage ici-bas
280 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
dans la seule mesure que comportent la condition terrestre
et la vie naturelle de l'homme (ni ange, ni bôle), et qui sont
condamnés parle progrès même et la sévérité de la science
à ne pouvoir savourer aucune illusion consolante! Et pour-
tant ceux-là, quelque séduisants que leur paraissent les
avantages de sa croyance, n'osent la lui envier. Ils se
demandent s'ils pourraient, sans déchoir, y revenir par une
imaginaire abolition de leur doute anxieux, accepter, par
exemple, de s'endormir et de rêver qu'ils croient. Ils sentent
qu'ils perdraient quelque chose de leur qualité d'hommes,
d'êtres pensants, en implorant de l'illusion la sécurité intel-
lectuelle et morale, au lieu de l'acheter par une conquête
patiente et laborieuse de la pensée sur l'inconnu. Ils
sentiraient, comme Pascal, qu'il est impossible à l'homme
de ne pas désirer le bonheur et y tendre, mais, non plus que
Pascal, ils ne le concevraient possible pour l'homme hors
de la dignité; c'est au nom de ses propres principes qu'ils
préféreraient chercher encore, et il les approuverait. Ne
dit-il pas, à propos de l'indifférence des incrédules : Ce
repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse et dont
il faut faire sentir V extravagance et la stupidité à ceux qui
y passent leur vie, en la leur représentant à eux-mêmes,
pour les confondre par la vue de leur folie... (I, 143). Mal-
heureusement, la recherche n'aboutit pas aujourd'hui à la
doctrine que lui dictait la foi sur l'origine et la destinée de
l'univers et de l'homme. Son admirable sincérité eût été
mise cruellement à l'épreuve, s'il eût pu connaître le
dernier état des sciences actuelles. Au prix de quelle
abdication ou de quelle torture son génie eût-il maintenu
la prédominance de la foi dans son âme? Il ne savait pas
biaiser, il eût laissé à d'autres l'entreprise délicate de
mouler sur les textes bibhques les théories astronomiques
et géologiques et celle de la formation des espèces; les
démentis de la nature au dogme, en se multipliant,
l'eussent peut-être, à la fin, rendu fou, à moins qu'ils ne
l'eussent contraint à s'abêtir au delà de ses plus fanatiques
e.spérances. Mais cette tragique épreuve lui a été épargnée;
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 281
dans un temps où un esprit tel que le sien pouvait encore
sans ridicule ni scandale suspendre son adhésion à la
théorie du mouveiijent de la terre, il ne croyait pas
rencontrer dans la nature un trop brutal refus d'obéir aux
injonctions de la Sainte Ecriture, ni contre lui-môme, le
grand physicien, une trop formelle accusation de trahison.
IV
Nous avons signalé les différences essentielles qui dis-
tinguent le pari de Pascal de celui du penseur livré aux
seules ressources de sa raison et de sa conscience. Dans
Tétat actuel des connaissances humaines, voici, très som-
mairement, en quels termes il nous semble que le second
pourrait être établi; cet aperçu sera le complément naturel
et la conclusion de notre étude sur le problème suscité
par Pascal.
La raison humaine exige, pour être satisfaite, qu'il y ait
dans le Tout quelque chose qui ne dépende de rien, qui
existe par soi et d'où procède le reste; c'est le divin, le
vrai Dieu dont nous ne savons rien de plus. Nous procé-
dons et dépendons de lui, comme tout ce qui n'existe pas
par soi même. Mais de quelle nature est notre dépen-
dance? Quels sont les liens qui nous rattachent à lui?
Pouvons-nous agir sans que nos actes retentissent jusqu'à
notre cause première et y déterminent une réaction impor-
tance pour nous? ou bien nos actes s'efîacenl-ils dans l'im-
mensité du Tout, comme les ondes expirantes produites
par un caillou jeté dans la mer? Et si nous avons afîaire à
notre cause, au divin, est-ce uniquement pendant la durée
de notre apparition sur la terre, ou bien quelque part
ailleurs, au delà et dans l'avenir? Car sil n'est pas
démontré que notre essence échappe en partie à la mort, il
ne l'est pas davantage qu'elle soit tout entière anéantie avec
notre corps. La virtualité complexe, quelle qu'elle soit, qui
282 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
provoque et façonne l'assemblage des atomes puisés au
dehors pour constituer notre corps, et qui impose à nos
organes leur structure et leur usage, virtualité à la fois
plastique et fonctionnelle et, en outre, susceptible de con-
science, de sensibilité, d'intelligence et de volonté, existait
bien avant nous, chez nos ancêtres les plus reculés, de qui
nous la tenons héréditairement par une suite ininter-
rompue de générations; elle a maintes fois renouvelé
avant nous, chez nos ascendants, et renouvelle en nous-
mêmes les matériaux fournis par les aliments tirés de l'air
et du sol. Puisqu'elle a subsisté et subsiste sous tant de
formes corporelles successivement revêtues et dépouillées,
nous ne sommes pas autorisés à affirmer qu'après avoir
dépouillé la nôtre elle s'anéantira avec elle. Nous en igno-
rons complètement la nature, qui est bien merveilleuse,
car chaque individu pubère de la série ancestrale montre
en lui cette virtualité répétée et multipUée en une infinité
d'exemplaires dont chacun eût suffi et dont un, au moins,
a servi à le reproduire en le modifiant par l'appropriation
d'une autre virtualité de sexe et d'origine diflerents. En
présence d'un pareil prodige, ne serait-il pas, dans l'état
actuel de nos connaissances, bien téméraire de se croire,
sur ce point, en possession de la vérité et d'affirmer que
l'individu périt tout entier avec son corps? Cependant,
rien ne nous importe plus que d'être fixés à cet égard.
Pascal le sent, et l'exprime avec une singulière vigueur :
L'immortalité de Vâme (du moins sa survivance) est une
chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profon-
dément, qu'il faut avoir perdu tout sentiment pour être
dans l'indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos
actions et nos pensées doivent prendre des routes si diffé-
rentes, selon qu'il jy aura des biens éternels à espérer ou
non (c'est le chrétien qui parle; mais il suffit qu'il puisse
y avoir une autre vie et des comptes à rendre), qu'il est
impossible de faire une démarche avec sens et jugement
quen la réglant par la vue de ce point qui doit être notre
dernier objet. Ainsi^ notre premier intérêt et notre pre-
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 283
mie?' devoir est de nous éclaircir sur ce sujet, d'où dépend
toute notre conduite. Et c'est pourquoi, entre ceux qui
n'en sont pas persuadés, je fais une extrême différence de
ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s'en instruire,
à ceux qui vivent sans s'en mettre en peine et sans y
penser (I, 137).
Allendrons-nous donc que la science positive nous ins-
truise de ce que nous sommes à un si haut point intéressés
à connaître tout de suite pour le règlement de notre vie?
Ce serait attendre longtemps, car, dans l'ordre des
sciences, la psychologie est la dernière qui doive être
organisée; ses assises reposent sur le couronnement de la
physiologie, à peine encore fondée. Voyons donc si, à
défaut de lumières acquises, toute révélation spontanée
nous est refusée sur notre essence psychique et ses rela-
tions avec le divin.
Le contentement de soi par le sacrifice, par la victoire
de la volonté sur les appétits, par l'effort au service d'au-
trui; le remords, l'indignation, la pudeur, l'estime et le
mépris; la fierté et le sentiment de l'humiliation; l'admira-
tion, l'enthousiasme et l'aspiration extatique éveillée par
le beau; tous ces états de l'âme relèvent et dérivent d'un
môme sentiment auquel il est aisé de les ramener tous,
qui échappe à l'analyse et dont la portée est peut-être con-
sidérable. Chaque homme se sent de la valeur, d'abord
une valeur spécifique en tant qu'il appartient à l'espèce
humaine comparée à tout le reste de la population ter-
restre, puis une valeur individuelle par la comparaison
qu'il fait de ses dons naturels, de ses qualités acquises et
de ce qu'il appelle son mérite, avec ceux des autres
hommes. Cette double valeur lui est révélée par sa con-
science, par la joie et la tristesse toutes spéciales qui
accompagnent les actes de sa volonté. Il la sent variable
en lui, susceptible de croître par l'ûge et l'effort; il recon-
naît, en outre, dans la valeur des êtres organisés sur la
terre une progression dont l'homme est le terme le plus
élevé; il éprouve enfin, en présence du beau, une sorte
284 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
{l'appel de l'infini à un degré supérieur encore, où il ne
peut que tendre et ne saurait pleinement atteindre qu'en
dépassant la sphère terrestre. Il sent qu'il participe en tant
qu'homme et peut s'associer individuellement à un essor
universel vers le mieux, c'est-à-dire vers ce qui vaut tou-
jours davantage. Cette ascension de la vie identifie la
morale et l'esthétique. En effet, la perception de la beauté
plastique ou musicale est accQmpagnée du sentiment
grave et délicieux de quelque existence plus haute dont le
charme s'exprime par cette beauté et dont l'élévation ne
se conçoit que comme un accroissement de valeur, accrois-
sement qui est la beauté morale, la dignité. La conscience
morale, cette intime promulgation dune loi imposée à la
conduite, avertit l'homme de la nécessité où il est d'obéir
à cette loi ou de déchoir, de diminuer de valeur; le carac-
tère obligatoire du devoir n'est pas autre chose que cette
alternative. Au fond, l'impératif catégorique est la loi du
processus universel vers l'organisation de plus en plus
complexe pour le progrès de la dignité des espèces, et ce
qu'il y a d'impératif dans cette loi, c'est la mise en
demeure de se mouvoir dans le sens de ce progrès sous
peine de perdre en dignité. A mesure que la conscience
s'éveille chez les êtres de la série ascensionnelle, dont
chaque échelon est un degré supérieur de dignité, la
direction du mouvement passe de l'instinct et de l'appétit
à l'intelligence et à la volonté, et la conscience morale naît
pour indiquer à celles-ci dans quel sens elles doivent agir.
La vie et la dignité sont dans un rapport si étroit que
déchoir c'est moins vivre, c'est redescendre quelques éche-
lons de la vie ; de là vient que, chez les êtres qui ont le sen-
timent de leur dignité entière, l'obligation morale parle à
la conscience aussi impérieusement que l'instinct de con-
servation.
Mais tout cela n'est-il pas illusoire et chimérique? Ces
divers états moraux sont-ils révélateurs, comme nous
sommes tentés de le croire, sont-ils objectifs? Ou bien, de
ce qu'ils sont innés, irréductibles, ne devons-nous pas
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 285
plutôt inférer qirils sont de simples legs accrus par une
longue hérédité, de simples dépôts séculaires de préjugés
utiles à la conservation des sociétés et d'impressions faites
par le mystère, alors entier, de l'univers sur le cerveau
vierge de nos premiers ancêtres? L'interprétation que nous
en avons proposée ou telle autre qu'on en peut donner, si
séduisante qu'elle soit, est-elle à un certain degré admis-
sible? Dans quelle mesure approche-t-elle de la vérité, a-
t-elle chance d'être vraie? C'est là précisément la condi-
tion aléatoire du pari forcé; le doute, à cet égard, varie
d'un homme à un autre selon la race, l'éducation, la
réflexion personnelle, la prédisposition mentale et atîec-
tive à croire et à craindre. Selon que nous nous formerons
une idée plus ou moins vraisemblable de la signification
de ces états moraux, nous préciserons plus ou moins la
probabilité de la condition aléatoire et les chances favo-
rables ou contraires du parti que nous adopterons.
Pour l'Européen moderne et pour tout homme de
souche européenne, en dépit de ses efïorts pour se sous-
traire aux pièges de l'illusion, il est bien difficile de sus-
pecter le témoignage de la conscience morale et même
celui du sens esthétique, de destituer les mots valeur
morale, mérite^ responsabilité^ devoir, etc., de toute portée
objective. Le doute sur l'origine transcendante de ces
notions intuitives est, en réalité, plutôt verbal que réel; ce
que le philosophe n'ose affirmer dans ses spéculations par
prudence intellectuelle, l'homme, le père de famille, le
citoyen l'affirme résolument dans sa conduite; celui-ci ne
tient pas compte des précautions de celui-là ; il se sent
obligé à la bonne foi, à la justice, en un mot à la vertu,
impérieusement, non pas par goût, par une sorte de haut
dilettantisme, parce que cela lui plaît, mais indépendam-
ment de sa volonté, c'est-à-dire par une injonction externe
et supérieure, par un impératif catégorique où il reconnaît
plus ou moins expressément et clairement son lien le plus
profond avec sa cause première et souveraine, avec le
divin. Aussi est-il enclin à parier pour l'existence d'un
286 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
divin dont racLion sur sa destinée n'est pas à négliger; si
la passion l'emporte chez lui sur son penchant à parier
ainsi et met sa conduite en opposition avec son suprême
intérêt, il se le reproche et s'en veut. Il désirerait que sa
vie présente ne compromît pas son avenir d'outre-tombe,
avenir inconnu, incertain, mais qui pourrait bien être une
autre vie réparatrice (rémunératrice ou expiatoire) de la
première, car il n'est pas évident que l'essence du divin ne
répugne pas à l'égal anéantissement du malfaiteur impuni
sur la terre et de sa victime non dédommagée, de
l'homme bienfaisant méconnu et de l'ingrat épargné.
Nous sentons qu'une pareille indifférence pour le sort de
la sensibilité aurait quelque chose d'irrationnel comme
de révoltant chez le principe même de la vie sensible.
Nous ne saurions toutefois nous dissimuler que le scan-
dale ne nous est guère épargné dans le spectacle du monde
où nous vivons. La lutte aveuglément féroce pour l'exis-
tence en paraît être la loi; les espèces ne subsistent que
par le sacrifice continuel des faibles aux besoins des forts.
Aucune pitié n'a place dans cette concurrence effrénée des
appétits brutaux. L'altruisme ne s'y révèle qu'entre indi-
vidus de la même espèce et uniquement dans l'intérêt de
la conservation de celle-ci; l'amour maternel expire aussitôt
que le petit est devenu capable de lutter à son tour pour
défendre et entretenir sa vie. Il semble qu'il n'y ait
d'ailleurs absolument rien de commun entre les idées
humaines de justice et de bonté et le plan de la création, du
moins sur la terre jusqu'à l'apparition de l'homme. Pour
prêter au divin la bonté et la justice, il semble qu'il faille
le concevoir, sans fondement, à l'image du type humain ;
et lors même que cette assimilation pourrait être légitime,
encore ces quahtés devraient-elles, pour revêtir un carac-
tère divin, être absolues, sans conditions qui pussent les
borner, et par conséquent accomplies, parfaites. Or si la
bonté et la justice humaines sont bien compatibles avec
l'existence de la douleur, puisqu'elles ont pour objet
principal de la prévenir ou de la compenser, il n'en est pas
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 287
de même d'une bonté et d'une justice divines; celles-ci, en
tant que parfaites, ne seraient pas seulement tenues de
corriger les efîets du mal, elles seraient par essence même
tenues d'exclure éternellement la douleur, et de créer et
répartir éternellement dans l'univers la félicité la plus
complète; mais toute l'histoire biologique de notre planète
proteste, hélas! contre l'attribution de ces qualités
humaines au divin. Il en résulte une antinomie cruelle
entre les constatations de l'expérience et les intuitions
optimistes sur lesquelles se fondent notre morale et notre
esthétique. Après avoir relevé toutes les chances favorables
à l'objectivité de ces intuitions, nous sommes donc
contraints d'y opposer des chances, à peu près égales, qui
y sont contraires. Si d'une part nous inclinons, sur la foi
de nos suggestions intimes, à parier pour une existence
ultérieure où notre besoin de justice, d'amour et de béati-
tude serait satisfait, d'autre part nous sommes sollicités
par l'évidente immoralité des lois naturelles qui sont autour
de nous l'expression du divin, à ne point sacrifier la satis-
faction présente de nos appétits dans une gageure dont la
condition aléatoire ne nous promet aucune compensation
à ce sacrifice, puisque nous ne pourrions espérer d'en être
dédommagés que par un acte de bonté ou, tout au moins,
de justice divine. Nous sommes portés à perdre toute
confiance, toute espérance dans nos relations avec le
divin.
Céderons-nous donc à la tentation de renier, comme
fallacieuses, les voix de la conscience, d'étoutrer comme
stériles nos vœux et nos espérances d'ascension supra-
terrestre, de refouler comme décevantes nos aspirations
vers l'idéal exprimé par la beauté? Nous rejetterons-nous
désespérément en arrière dans les étroites limites de la vie
animale? Dans ce cas nous imposerions à nos facultés
proprement humaines un sacrifice plus grand encore que
celui qu'exigerait de nos appétits sensuels le parti contraire.
Il faut donc à tout prix essayer de concilier par une
recherche opiniAlre les indications spontanées que nous
288 LA VIUIE RELIGION SELON PASCAL
trouvons au fond de notre cœur avec les données contraires
en apparence de l'expérience externe. Mais cette recherche
doit être prompte et bornée à des probabilités, sinon elle
serait inutile, car autant vaudrait laisser au lent progrès
de la science positive la tâche de résoudre les difficultés
qu'il s'agit de vaincre. N'oublions pas, en effet, que nous
voulons devancer ce progrès, parce qu'il nous faut vivre
avant de connaître le secret de la vie; nous ne demandons
à la réflexion que des résultats approximatifs qui nous
permettent de parier avec des chances suffisantes de gain ;
la science positive ne nous fournit pas encore des règles de
conduite assurées, et nous ne sommes obligés de parier
que parce qu'elle n'est pas en état de substituer en nous la
certitude au doute. Résignons-nous donc à déterminer
seulement ce qu'il nous importe de savoir pour faire
pencher, si peu que ce soit, la balance de notre choix. Or,
si l'odieux spectacle auquel nous assistons de la lutte pour
l'existence entre toutes les espèces terrestres nous scanda-
lise, s'il offense en nous la conscience morale, en revanche
le triomphe de la force aboutit à l'excellence de l'organisme
révélée par la beauté de la forme, et notre sens esthétique
y trouve son compte et vient reviser notre jugement moral
et suspendre au moins notre indignation. L'harmonie dans
les proportions n'est qu'un signe; elle annopce un progrès
de la vie; la complexité et le concert des organes imposent
à la forme entière du corps cette variété dans l'unité qui
est une condition de la grâce; la démarche, le geste,
traduisent les mouvements de l'instinct et de la volonté ;
chez les espèces supérieures, la fonction de la physionomie
se dégage de toutes les autres, et elle apparaît entièrement
distincte et spécialisée dans l'homme. L'homme, en outre,
est doué de la plus grande aptitude à l'interprétation des
formes; son sens esthétique s'exerce, non seulement sur les
formes des êtres réels qui l'entourent, mais sur celles qu'il
est capable de créer et dont les types lui sont indiqués, non
fournis, par la réalité; son imagination dépasse le réel et
tend vers un échelon de la vie supérieur à celui qu'il
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 289
occupe. Il n'y a pas de raison pour que la série ascension-
nelle des êtres vivants s'arrête et se termine à lui ; il est
donc bien probable que son aspiration au mieux est objec-
tive au môme litre que son interprétation de telle ou telle
forme expressive revêtue par un être vivant sur la terre.
L'astronomie et la géologie nous attestent que, depuis un
temps incalculable, la nature en travail fait œuvre de vie,
et nous la voyons élaborer encore ses productions pour
réaliser quelque idéal obscur, mais indéniable; nous nous
sentons entraînés dans cet élan gigantesque vers un but
sublime. Ce n'est qu'en faisant violence à toutes les sollici-
tations de notre essence que nous y résistons; le remords
nous avertit de nos déchéances, et aucune considération
philosophique ne le fait taire; une intime joie nous avertit
de la valeur que nous donnent nos efforts dans cette direc-
tion du mouvement universel; l'admiration nous fait saluer
chez autrui toute victoire de la volonté sur l'appétit rétro-
grade, et de l'amour sur l'égoïsme pour le service de cette
cause sacrée : l'épanouissement et l'amélioration de la vie.
Valoir toujours davantage, telle est la règle de conduite
gravée dans la conscience humaine par le divin promoteur
de l'évolution générale. C'est du moins assez probable pour
que le plus sûr pour nous soit d'agir comme si c'était cer-
tain, car en abandonnant la chance de valoir et de conquérir
le rang que nous assignerait notre mérite dans la série
ascendante des créatures, nous risquerions d'en redescendre
les degrés et nous sacrifierions l'éventualité possible,
l'espoir fondé de satisfaire nos plus hautes aspirations, à la
crainte de sacrifier les jouissances présentes, mais fort
inférieures et fort troublées, d'une vie dégradée. Si l'exis-
tence de la douleur nous inspire des doutes sérieux sur la
bienveillance divine à l'égard de la création et spécialement
de l'humanité, toujours est-il que la valeur morale qui fait
notre fierté et à laquelle nous devons la plus humaine joie
serait impossible sans la douleur. La suppression de cette
espèce de joie, commune peut-être à tout ce qui, dans
l'univers, prend conscience de la vie et aspire, serait-elle
Sully Phudhommk. 19
296 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
préférable? La vie paie-t-elle trop cher le sentiment de la
dignité? Sans doute tous les hommes ne feront pas la même
réponse à cette question. Les héros et les martyrs sont
rares, mais ils représentent l'élite du genrehumain, ce qu'une
sélection laborieuse et lente en a extrait de plus achevé et
précisément de plus digne. Nous nous résignerions diffici-
lement à les rayer de la nature pour leur substituer les plus
ingénieuses machines à jouissances ; nous n'aurions, du
reste, pas le droit de le faire sans les avoir consultés, et
le silence des tombeaux nous oblige au respect de la loi
mystérieuse qui nous y pousse. La vie terrestre est évidem-
ment une mêlée horrible où le cœur saigne à la fois des
coups qu'il reçoit et de ceux qu'il voit porter. Rien ne
ressemble moins à la tendresse paternelle que l'inexorable
rigueur qui préside à cette boucherie. Et pourtant, s'il n'y a
de vaincus que les fuyards, si la victoire est féconde, s'il en
doit sortir plus qu'un baume, un laurier pour chaque
blessure, nous pouvons encore affronter la bataille; elle
est d'ailleurs engagée et nous sommes, bon gré mal gré,
enrôlés; s'y dérober c'est la perdre, l'accepter c'est déjà la
gagner. Parions donc pour la véracité du verbe obscur et
cepen dant si impératif qui, dans les plus intimes profon-
deurs de notre être, nous intime l'ordre de valoir en colla-
borant à l'œuvre d'universelle ascension vers l'idéal mysté-
rieux de la nature. En face du terrible problème que le
mutisme du monde extérieur impose à la volonté humaine,
adoptons la solution que nous propose la voix intérieure de
la conscience. Nous admettons l'utilité de l'instinct chez
les bêtes ; admettons l'intérêt, par conséquent l'objectivité
du sens moral et du sens esthétique chez l'homme, puisque
sans cette révélation spontanée l'homme n'est pas plus
capable d'agir en homme que l'animal sans l'inctinct ne le
serait d'agir conformément à sa propre essence, de vivre,
en un mot. Si l'animal trouve en lui-même l'impulsion
directri ce qui lui permet de subsister, il n'est pas vraisem-
blable que l'homme seul entre tous les vivants de la terre
soit dépourvu de toute indication pour sa conduite; or
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 291
l'indication de ses appétits ne lui suffit évidemment pas,
puisqu'elle ne le distingue pas de la bote; il est donc
naturel qu'il cherche en lui-même une règle de conduite
plus élevée, spécialement humaine, et il n'est pas moins
naturel qu'il la trouve dans sa conscience. Ce qu'il engage
et risque de perdre en s'y fiant, ce n'est, à proprement
parler, rien d'humain, car c'est la part de bonheur qu'il a
en commun avec les espèces inférieures; s'il veut être
réellement homme, il ne saurait y attacher un prix com-
parable à l'avantage que lui ofTre la grande probabilité
d'accomplir sa vraie destinée en sacrifiant cette part
grossière de bonheur à la chance d'une féhcité digne
de lui.
Ajoutons toutefois que ce pari forcé peut rester indiffé-
rent à un grand nombre d'individus. En suivant leurs
appétits, ils parient à leur gré, quoique à leur insu, s'ils
occupent dans l'échelle des races humaines un degré assez
voisin de l'animalité pour que leur conscience ne leur sug-
gère presque aucun discernement du bien et du mal, aucune
aspiration vers le mieux. Dans les races supérieures
mêmes, il existe beaucoup d'individus qui, par une sorte
d'atavisme, sont demeurés en arrière sur le progrès moral
de leurs ascendants. Ceux-là non plus ne se sentent
pas intéressés à prendre parti dans le pari ; ils y restent
engagés inconsciemment et sans le moindre souci
d'un avenir ultra-terrestre. Il n'y a d'intéressés à en
examiner les chances que ceux qui se reconnaissent
assez de dignité pour risquer d'y perdre par une aveugle
conduite.
Ce que nous venons de dire des conditions du jeu
imposé à tout homme par la nécessité où il est de vivre
avant de savoir avec certitude comment il doit vivre
n'est qu'un énoncé très sommaire de la question. Nous
n'avons eu pour but que de faire sentir la portée de la
Pensée de Pascal, si discutable que puisse être, d'ail-
leurs, l'application qu'il en a faite. La valeur morale
d'un individu, c'est-à-dire le degré où chez lui l'homme
292 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
s'est dégagé de la brute, peut se mesurer à la conscience
qu'il a des risques qu'il court dans celte terrible partie, car
il n'en court qu'autant qu'il s'est rendu responsable de
son choix en contractant les caractères essentiels de
l'humanité.
CHAPITRE III
DU SENS qu'il convient d'aTTACHER AUX MOTS : LA MACQINE,
l'automate, s'abêtir, dans les pensées de pascal.
Si les preuves fournies au Christianisme par la raison
eussent paru à Pascal donner pleine et entière satisfaction
à la raison même, on ne s'expliquerait pas les sacrifices
que néanmoins il exige d'elle encore dans plusieurs de ses
Pensées. Quand il eut découvert que la raison est logique-
ment amenée à s'en remettre à la foi et que c'est le cœur
qui a le dernier mot dans la discussion des titres de cette
religion à la croyance, il aperçut une objection préjudi-
cielle à son entreprise. Cette objection se trouve formulée
dans le fragment suivant :
« Ordre. » Une lettre d'exhortation à un ami pour le
porter à chercher, et il répondra : Mais à quoi me servira
de chercher? rien ne paraît. Et lui répondre : Ne déses-
pére\ pas. Et il répondrait qu'il serait heureux de trouver
quelque lumière., mais que, selon cette religion même,
quand il croirait ainsi, cela ne lui servirait de rien, et
qu'ainsi il aime autant ne point chercher. Et à cela lui
répondre : La machine (I, 156).
Qu'entend-il donc par la machine'! Ce mot chez lui n'est
pas tout à fait synonyme d'automate comme l'entendait
Descartes, mais il l'est à peu près. Pour Descartes la bête
dans ses mouvements, en dépit des apparences qui lui prê-
tent le plus souvent une expression psychique et une ini-
294 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
tialive volontaire, n'est qu'un automate matériel, c'est-à-
dire un système mécanique dont le moteur est tout entier
d'ordre physique, n'est en rien psychique. Pascal, par
respect pour l'âme humaine, partage cette opinion. Mais
dans l'homme pour lui la machine est purement artificielle,
et c'est le psychique devenu irréfléchi, spontané dans ses
actes, par suite de l'habitude qui se substitue à la direc-
tion consciente dans l'activité morale et rend les actes
automatiques. L'habitude par cette transformation par-
tielle de l'homme en automate ou machine peut favoriser
singulièrement la conversion de l'âme au christianisme.
Le lecteur, en se reportant plus haut à la page 270 du
chapitre ii sur le pari et à la page 66, au paragraphe
intitulé : la volonté, l'uabttude, du chapitre ii, Hvre I, y
trouvera les observations capitales de Pascal sur le
sujet qui nous occupe. Complétons ces Pensées :
Enfin, il faut avoir recours à elle quand une fois V es-
prit a vu oii est la vérité, afin de nous abreuver et nous
teindre de cette créance, qui nous échappe à toute heure;
car d'en avoir toujours les preuves présentes^ c'est trop
d'affaire. Il faut acquérir une créance plus facile, qui est
celle de Vhabitude, qui, sans violence, sans art, sans argu-
ment, nous fait croire les choses, et incline toutes nos
puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y
tombe naturellement (I, 156).
Mais l'habitude peut être à combattre, quand, au lieu
d'être au service de la vérité, elle tend à en éloigner :
Quand on ne croit que par la force de la conviction,' et
que l'automate est incliné à croître le contraire, ce n'est pas
asse:{ (I, 156). Il faut, dans ce cas, s'attaquer à l'automate
et en renverser l'inclination. En somme : Il faut donc
faire croire nos deux pièces, l'esprit par les raisons qu'il
suffît d'avoir vues une fois en sa vie; et l'automate, par
la coutume, et en ne lui permettant pas de s'incliner au
contraire. « Inclina cor meum, Deus » (I, 156).
Il résulte de l'ensemble des Pensées précédemment
citées ou rappelées que la machine sert à deux fins : ou
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 295
bien à faire tenir le dogme pour vrai par ceux qui en dou-
tent sans obstination avec la bonne volonté d'y croire,
avant môme de le leur avoir prouvé rationnellement, à les
préparer à en accepter les preuves; ou bien à soulager
l'attention du croyant en le dispensant de les avoir tou-
jours présentes à l'esprit. C'est ce double but que poursuit
Pascal dans le dialogue du pari. L'incrédule endurci,
amené à résipiscence, reconnaît la force démonstrative de
ce calcul :
Je le confesse, je l'avoue. Mais encore, n'y a-t-il point
moyen de voir le dessous du jeu? — Omï, V Ecriture., et le
reste, etc.
Oui; mais j'ai les mains liées et la bouche muette : on
me force à parier, et je ne suis pas en liberté : on ne me
relâche pas, et je suis fait d'une telle sorte que je ne puis
croire. Que voulez-vous donc que je fasse?
Il est vrai. Mais apprenez au moins votre impuissance à
croire, puisque la raison vous y porte, et que néanmoins
vous ne le pouve:^; tra\aille:( donc, non pas à vous con-
vaincre par l'augmentation des preuves de Dieu, mais par
la diminution de vos passions. Vous voule\ aller à la foi,
et vous nen save\ pas le chemin; vous voule:{ vous guérir
de Vinfidélité, et vous en demande^ le remède : apprenez
de ceux qui ont été liés comme vous, et qui parient main-
tenant tout leur bien; ce sont gens qui savent ce chemin
que vous voudriez suivre, et guéris d'un mal dont vous
voule:{ guérir. Suive:ç la manière par oii ils ont commencé :
c'est en faisant tout comme s'ils croyaient, en prenant de
l'eau bénite, en faisant dire des messes, etc.; naturelle-
ment même cela vous fera croire et vous abêtira. — Mais
c'est ce que je crains. — Et pourquoi ? qu' ave^-vous à
perdre? (I, 152.)
Le moi s'abêtir, si brutal et si injurieux en apparence
sous la plume de Pascal, est loin dans sa pensée d'affecter
réellement et au fond le sens qu'on est tenté de lui prêter
tout d'abord. Ce mot veut dire tout simplement créer en
soi, dans l'exercice de l'intelligence, cet automatisme
296 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
inconscient qui soumet, chez les bêtes, l'exercice des
organes au gouvernement de la nature dans leur propre
intérêt. Il ne signifie pas du tout consentir à la dégrada-
tion morale qu'entraîne un amoindrissement de l'intelli-
gence. Commander soi-même à son esprit de renoncer à
un effort qui le fatigue ou le dépasse parce qu'il se mesure
à un objet aussi élevé que l'essence et l'œuvre divines,
c'est pour l'homme faire acte de prudence et ce n'est s'hu-
milier que devant Dieu. Assurément dans le choix de ce
vocable se sentent le ton impérieux et aussi le tour volon-
tiers sarcastique du génial écrivain, mais prendre au pied
de la lettre une expression dont la portée est réduite et
déterminée par tout un système d'idées solidaires et nettes,
ce serait, nous le croyons, se fourvoyer au mépris de la
vraisemblance.
Pascal achève comme il suit ce discours :
Mais pour vous montrer que cela y mène, c'est que cela
diminuera les passions, qui sont vos grands obstacles, etc.
Or quel mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti?
Vous sere\ fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfai-
sant, ami sincère, véritable. A la vérité, vous ne sere\ pas
dans les plaisirs empestés, dans la gloire, dans les délices;
mais n'en aure\-vous point d'autres?
Je vous dis que vous y gagnere:{ en cette vie, et que, à
chaque pas que vous fere\ dans ce chemin, vous verre\
tant de certitude du gain, et tant de néant de ce que vous
hasarde^, que vous cofinàître^ à la fin que vous ave^ parié
pour une chose certaine, infinie, pour laquelle vous n'ave\
rien donné.
Oh/ ce discours me transporte, me ravit, etc.
Si ce discours vous plaît et vous semble fort, sache:{ qu'il
est fait par un homme qui s'est mis à genoux auparavant
et après, pour prier cet Être infini et sans parties, auquel
il soumet tout le sien, de se soumettre aussi le vôtre pour
votre propre bien et pour sa gloire; et qu'ainsi la force
s'accorde avec cette bassesse (I, 152).
L'apologie ne saurait finir par un plus pressant appel à
LES MARQUES DE LA VRAIE RELIGION 297
la conscience morale et par une plus noble péroraison;
quel que fût d'ailleurs le plan véritable de l'auteur des
Pensées.
Ici-bas faire le bien par le sacrifice de l'égoïsme à
l'amour et au delà ressusciter en Dieu même, s'assimiler la
nature divine, la revêtir, la faire sienne dans une mesure
égale à l'étendue de ce sacrifice! Quelle récompense! Quel
rêve ! Aucun rêve n'était mieux fait pour remplir la profon-
deur d'une âme à qui les sciences pouvaient sembler de
secondaire importance à cause de son aptitude même à les
comprendre, aptitude prodigieuse qui lui permettait d'en
déprécier la culture au profit de l'aspiration religieuse. Il
ne se dissimulait pas que la limite extrême du domaine
scientifique demeure infiniment distante du plus haut
objet de la curiosité humaine qu'attirent invinciblement la
raison d'être, l'origine et la fin des choses. Ce triple mys-
tère, il sent son intelligence à la fois incapable et digne de
le pénétrer et il se précipite, par un acte de foi, dans les
bras du Christ dont il attend la réhabilitation de son
esprit déchu, la complète ouverture sur la lumière éternelle,
sur l'adorable vérité.
QUATRIÈME PARTIE
ÉTUDE PSYCHOLOGIQUE.
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL.
L'élude qui forme la quatrième partie de notre ouvrage
rencontre des sujets, soit effleurés, soit déjà traités avec
étendue dans l'élude qui en forme V Introduction. Le
lecteur rapprochera spontanément de \ Introduction, où
l'auteur a dû anticiper sur ses recherches postérieures,
celte partie plus développée et plus systématique. Les deux
études inégalement poussées se complètent.
CHAPITRE PREMIER
EXAMEN CRITIQUE DE LA DOCTRINE DE PASCAL SUR LÉS MOYENS
DONT l'homme dispose POUR ATTEINDRE LA VÉRITÉ. — LE CŒUR,
FONCTION INTELLECTUELLE AFFECTÉE A l'INTUITION, OPPOSÉ A LA
RAISON. — LA PART DE LA VOLONTÉ DANS LE JUGEMENT. — LA FOI ;
SON CARACTÈRE ESSENTIEL DANS LA RELIGION CHRÉTIENNE. — LA
FOI TELLE QUE l'ENTEND PASCAL.
L'apologétique de Pascal, réduite, comme nous venons
de le faire, à une ordonnance purement logique de ses
Pensées relatives à la religion chrétienne, est-elle à ce point
probante que tout lecteur capable de dépouiller en l'exa-
minant ses opinions préalables, héritées ou acquises, posi-
tives OU négatives sur la religion chrétienne, la considère
comme désormais incontestable? Non, sans doute; après
cette lecture, si les uns savent gré à Pascal d'avoir
confirmé par des preuves puissantes leur conviction déjà
faite, les autres, ceux qui ne croyaient pas, continueront à
ne pas croire. Ce qui les met en garde contre les conclu-
sions de cet enchaînement de Pensées suscitées par des
faits d'ordre phychologique et d'ordre historique, c'est
que, d'un côté la critique des sources, base des preuves
historiques, a fait depuis le xvii'' siècle des progrès consi-
dérables et que Pascal n'y a d'ailleurs pas appliqué tout
son génie de savant, et que, d'un autre côté, sa dialectique
semble au premier abord devoir cacher quelque vice.
Le raisonnement, en effet, appliqué à la trame de ses
302 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Pensées^ se tourne contre la raison môme et la contraint à
abdiquer en faveur de la foi. Pascal promet à l'intelligence
humaine de la conduire au christianisme sur le solide
terrain de l'expérience et de la raison. Or les sentiers qu'il
lui fait suivre sur ce terrain aboutissent à une fondrière
infranchissable pour cette intelligence même, de sorte
qu'elle a besoin d'emprunter à la foi un pont pour passer
outre. Pascal prétend que : // n'y a rien de si conforme à
la raison que ce désaveu de la raison (I, 194). Tout le
monde n'est pas de son avis; loin de là, pour beaucoup,
cette affirmation est à l'égard de la raison une offense gra-
tuite, une trahison qui infirme toute l'entreprise de l'apolo-
giste.
On jugera donc très important d'analyser attentivement
les moyens de connaître, car il n'est pas évident qu'il en
mésuse et que la raison ne puisse pas légitimement recon-
naître ses propres limites.
Pour devenir objet de connaissance toute donnée doit
entrer en communication avec le sujet pensant; elle doit,
en un mot, Y impressionner. Or, en tant qu'il est impres-
sionné il est passif, il se borne à sentir ; l'objet commence
donc par être senti du sujet. Il arrive que l'impression
suffise à constituer la connaissance; dans ce cas il suffit
au sujet de sentir l'objet pour le connaître. Ces deux fonc-
tions psychiques se trouvent alors identifiées sous le nom
d'intuition. Comme on appelle communément cœz/r le siège
du sentiment, Pascal s'en autorise pour attribuer au cœur
la connaissance intuitive.
On ne manquera pas de lui objecter que là où il n'y a ni
joie ni peine, il ne saurait y avoir, à proprement parler, un
état du cœur. Il pourrait répondre que, sans conteste, il
existe des états sensibles qui ne sont ni agréables ni désa-
gréables, qui sont indifférents, et comme tels ne font plus
que r enseigner le sujet sur l'objet qui les cause en lui.
Par exemple, quand il s'agit de la sensibilité nerveuse, on
perçoit sans plaisir ni peine la couleur du papier et celle de
l'encre dont on se sert pour écrire, comme aussi le son des
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 303
voix familières qu'on entend journellement. L'habitude
émousse le caractère affectif de nos perceptions visuelles,
auditives et autres d'ordre physiologique, sans pour cela
les abolir tout à fait. Ce qu'il en subsiste est indivisément
sensible et mental. Ce qui est vrai de la sensibilité nerveuse,
ne l'est-il pas au même litre de la sensibilité morale,
appelée le cœur? Le caractère affectif, c'est-à-dire passion-
nel, en peut être éliminé de sorte qu'il n'en demeure, à
l'état sensible, que le caractère mental, purement documen-
taire. La conscience immédiate d'un axiome géométrique
se distingue de la joie et de la douleur, elle est indifférente
à cet égard sans toutefois dépouiller le caractère qui en
fait un sentiment propre à renseigner et rien de plus.
Cette identification du sentir et du connaître est le
premier stade de la pensée. Descartes aurait pu dire : « Je
sens, donc je suis », car logiquement, dans le processus de
la connaissance, la sensation, immédiatement postérieure
à l'impression, précède l'idée et s'affirme.
Pour Pascal la raison, en tant qu'aptitude intellectuelle
à déduire et induire la vérité, se distingue du cœur, apti-
tude intellectuelle à la sentir. Cette distinction est-elle
justifiée par l'acception où il prend le mot cœur2 On peut se
le demander, car, en y regardant de près, on remarque
aussitôt que, au fond, dans la chaîne du raisonnement,
chacun des anneaux de la déduction ou de l'induction est
un jugement intuitif. Les expressions donc, par conséquent
affirment, en effet, un lien évident entre deux termes con-
sécutifs, de sorte que le raisonnement ne serait au fond
que l'activité mentale du cœur. Cette objection est seule-
ment spécieuse. Pascal répondrait qu'il n'en importe pas
moins de maintenir la distinction qu'il établit entre les
deux modes de connaître, parce que l'un, en tant que senti-
ment primordial, immédiat, ne laisse aucun joint par où
puisse s'insinuer l'erreur, tandis que l'autre, en tant que
démarche active de la pensée, est exposé à l'erreur.
D'abord le point de départ du raisonnement peut être faux,
car, si tous les anneaux en sont des jugements intuitifs, la
304 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
majeure n'en est pas nécessairement un : elle peut être
l'affirmation erronée d'un fait mal observé, une pure illu-
sion, ou une proposition abstraite admise sans contrôle
suffisant. Toute la suite du raisonnement en est alors viciée
et aboutit à une fausse conclusion. En outre, un raisonne-
ment ne se déroule pas de lui-môme; l'initiative du sujet
pensant intervient dans le choix et l'ordre des arguments,
initiative volontaire qui comporte un arbitraire faillible.
Pascal, dans plusieurs Pensées, mentionne la part de la
volonté dans le jugement, mais des attributions qu'il lui
confère il résulte que le sens du mot volonté a besoin d'être
précisé, car il est multiple et divers. Ce mot, dans l'accep-
tion où le prend la psychologie la plus analytique, désigne
l'initiative de l'agent, distincte de l'acte qui la suit immé-
diatement. Cette initiative, qui est ce que les spécialistes
appellent une volition, se réduit, pour ainsi parler, au
simple déclanchement de l'appareil à la fois psychique et
physiologique affecté à l'exécution de l'acte préalablement
délibéré, c'est-à-dire dont les motifs passionnels et ration-
nels ont été pesés par l'agent, hdi détermination (ou résolu-
tion ou décision)^ résultat de cette pesée, implique la voli-
tion qui inaugure l'exécution de l'acte; se déterminer et
vouloir ne font qu'un en réalité. Ainsi réduite la part de la
volonté dans l'acte est, quel qu'il soit, toujours la même.
Qu'après une déhbération plus ou moins laborieuse, un
homme se décide à sauver son semblable ou qu'il se décide
à le tuer, en tant qu'il veut l'un ou l'autre, le vouloir dans
les deux cas est identique. Les expressions bonne., mauvaise
volonté, formuler des volontés (par commandement ou par
testament), les exécuter, sont, dans le langage courant des
témoignages de l'acception la plus ancienne et la plus com-
plexe de ce mot. Pour les philosophes du xvii° siècle, la
volonté participe d'éléments psychiques étrangers à la pure
initiative de l'agent et attribuables aux motifs d'agir, élé-
ments passionnels ou intellectuels. Pour Descartes, par
exemple, la volonté aime et affirme; pour Pascal elle aime,
mais ne participe pas au jugement; au contraire elle risque
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 305
de le fausser. La volonté est donc dépravée. Si les membres
des communautés naturelles et civiles tendent au bien du
corps, les communautés elles-mêmes doivent tendre à un
autre corps plus général, dont elles sont membres. L'on
doit donc tendre au général. Nous naissons donc injustes et
dépravés (II, 111).
La volonté propre ne se satisfera jamais, quand elle
aurait pouvoir de tout ce qu'elle veut; mais on est satisfait
dès l'instant qu'on j^ ?'enonce. Sans elle, on ne peut être
malcontent ; par elle, on ne peut être content (I, 105).
Mainlonant que nous avons soigneusement défini les
^eux moyens ordinaires de connaître et les circonstances
qui influent sur eux, supposons que le penseur se surveille
avec assez d'attention pour que sa volonté (entendue dans
le sens que lui prête Pascal) ne corrompe en rien son juge-
ment. Dans ces conditions, si la vérité du Christianisme
pouvait être établie intégralement par l'intuition, définie
plus haut, et par la raison seules, ces deux modes de con-
naître suffiraient à créer la conviction et l'on ne voit pas
quelle serait la fonction de la foi; ce troisième mode de
connaissance, propre à la Religion, paraîtrait superflu. Ce
qui le caractérise dans le christianisme, c'est qu'il est une
vertu, qu'il suppose un effort volontaire pour croire, tandis
que la certitude rationnelle est fatalement acquise à l'esprit
par les deux autres.
Pascal, dans certaine de ses Pensées, paraît tout d'abord
destituer la foi de ce caractère, qui en fait seul un mode
spécial de la connaissance, pour l'identifier à l'intuition :
ceux que nous voyons chrétiens sans la connaissance des
prophéties et des preuves ne laissent pas d'en juger aussi
bien que ceux qui ont cette connaissance. Ils en jugent par
le cœur, comme les autres en jugent par l'esprit. C'est Dieu
lui-même qui les incline à croire; et ainsi ils sont très effi-
cacement persuadés (I, 193). Mais d'autres Pensées com-
plètent et commentent celle-là. On y voit, en effet, que la
foi n'est pas, comme l'intuition, un attribut essentiel,
naturel de l'âme humaine; elle est un don particulier de
SULLV Prudho.mme. 20
306 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Dieu, de la grâce, et ce don est subordonné à une prédis-
position non pas intellectuelle, mais purement affective et
morale de l'âme. Celle-ci n'a la foi qu'autant qu'elle y est
inclinée non par l'évidence du dogme, mais par la volonté
de Dieu qui met celle du croyant en harmonie avec elle. Le
croyant sent son impuissance à connaître par lui-môme et
son état psychique est méritoire en tant qu'il y a chez lui
sentiment à la fois de son incapacité propre et de son devoir^
et qu'il veut ce que Dieu veut. Ceux qui croient sans avoir
lu les Testaments^ c'est parce qu'ils ont une disposition inté
rieure toute sainte, et que ce qu'ils entendent dire de notre
religion y est conforme. Ils sentent qu'un Dieu les a faits.
Ils ne veulent aimer que Dieu; ils ne veulent haïr qu'eux-
mêmes. Ils sentent qu'ils n'en ont pas la force d^ eux-mêmes ;
qu'ils sont incapables d'aller à Dieu; et que, si Dieu ne vient
à eux, ils sont incapables d'aucune communication avec lui.
Et ils entendent dire dans notre religio7i qu'il ne faut aimer
que Dieu, et ne haïr que soi-jnême : mais qu'étant tous
corrompus, et incapables de Dieu, Dieu s'est fait homme
pour s'unir à nous. Il 77' en faut pas davantage pour persuader
des hommes qui ont cette disposition dans le cœur, et qui
ont cette connaissance de leur devoir et de leur incapacité
(I, 194).
La foi est un don de Dieu : ne croye:[ pas que nous
disions que c'est un don de raisonnement (II, 158).
Pour que, dans l'apologétique de la religion chrétienne,
le raisonnement ne rende pas inutile l'acte de foi, il faut
qu'il en démontre lui-môme l'utilité, et cela n'est possible
que si la raison se reconnaît elle-même inférieure à la
tâche qu'elle s'est imposée. Il faut donc, d'une part, que
ses conclusions, légitimes dans toute l'étendue de son res-
sort, dans toute la mesure de sa capacité, la mettent en
demeure d'affirmer que, si elle ne peut démontrer inté-
gralement la vérité du christianisme, c'est de sa propre
faute, ce qui explique la Pensée citée plus haut : // n'y a
rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison
(I, 194). Ajoutons-y les suivantes :
LE,PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 307
Deux excès : exclure la raison, n'admettre que la raison
(I, 194).
Saint Augustin. La raison ne se soumettrait jamais si elle
ne jugeait qu'il y a des occasions oit elle se doit soumettre.
Il est donc juste qu'elle se soumette quand elle juge qu'elle
se doit soumettre {l, 193).
C'est une conséquence de sa propre impuissance, non le
fait d'un vice imputable à la thèse qu'elle discute; il faut
qu'elle puisse affirmer que les fondements de cette religion
n'en sont pas responsables. Or, d'après Pascal, ils le sont si
♦peu qu'ils expliquent au contraire l'impuissance même de
la raison humaine par une déchéance dont témoigne l'état
moral de l'humanité. Cet étrange état dont participe la
raison même dénie à celle-ci le droit d'écarter une hypo-
thèse qui en rend compte. Ce n'en est pas moins une
hypothèse, une conjecture, et les suites dogmatiques en
sont tellement transcendantes, si fécondes en mystères que
pour y croire l'homme ne peut se fier aux seules ressources
de sa propre intelligence. Il a besoin d'un secours, d'un
surcroît de lumière, et le chrétien ne l'attend qu'à titre de
grâce du réparateur môme de la faute originelle ; il l'implore
de son rédempteur, de Jésus-Christ. Pascal, considérant la
situation faite par le péché d'Adam à l'intelligence, désor-
mais oblitérée, de l'espèce humaine, définit avec beaucoup
de précaution la part de preuve rationnelle dont l'apologé-
tique est susceptible, cette part de certitude purement
logique dont l'esprit déchu est encore capable et la part
d'adhésion méritoire, celle qui revient à la foi, dans la
croyance au christianisme.
Le seul qui connaît la nature ne la connaîtra- 1 -il que
pour être misérable? Le seul qui la connaîtra sera-t-il le
seul malheureux?
...Il ne faut [pas] qu'il ne voie rien du tout; il ne faut
pas aussi qu'il en voie asse\ pour croire qu'il le possède;
mais qu'il en voie asse\ pour connaître qu'il l'a perdu :
car, pour connaître qu'on a perdu, il faut voir et ne voir
pas; çt c'est précisément l'état oii est la nature (II, 89). La
308 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
chute par le péché originel et la rédemption par le Sauveur
étant données, tout l'état mental de l'homme en découle,
Adam et le Christ l'expliquent tout entier, le premier est
cause de l'obscurcissement, le second est le dispensateur
de la lumière réparatrice. La foi est rendue indispensable
par l'un et accordée par l'autre. En outre, la chute engen-
drant la concupiscence et la rédemption permettant la
grâce, la morale est conditionnée par ces deux événe-
ments et elle est subordonnée à la foi et à la grâce : Toute
la foi consiste en Jésus-Christ et en Adam; et toute la
morale en la concupiscence et en la grâce (II, 88).
... La foi nesi pas en notre puissance (II, 179).
La foi est un don de Dieu (II, 158).
La foi dit bien ce que les sens ne disent pas, mais non pas
le contraire de ce qu'ils voient. Elle est au-dessus, et non
pas contre (I, 194).
Je porte envie à ceux que je vois dans la foi vivre avec
tant de négligence, et qui usent si mal d'un don duquel il
me semble que je ferais un usage si différent (II, 153).
La loi obligeait à ce qu'elle ne donnait pas. La grâce
donne ce à quoi elle oblige (II, 160).
La loi n'' a pas détruit la nature; mais elle Va instruite :
la grâce n'a pas détruit la loi ; mais elle Va fait exercer.
La foi reçue au baptême est la source de toute la vie des
chrétiens et des convertis (II, 116).
On se fait une idole de la vérité même ; car la vérité hors
de la charité nest pas Dieu, et est son image et une idole,
qu'il ne faut point aimer ni adorer, et encore moins faut-il
aimer ou adorer son contraire, qui est le mensonge (II,
110).
Soumission et usage de la raison, en quoi consiste le vrai
christianisme (I, 193).
La dernière démarche de la raison est de reconnaître
qu'il j^ a une infinité de choses qui la surpassent. Elle nest
que faible, si elle ne va jusqu'à connaître cela. Que si les
choses naturelles la surpassent, que dira-t-on des surnatu-
relles? {\, in).
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 309
Il faut savoir douter où il faut, assurer oii il faut en se
soumettant où il faut. Qui ne fait ainsi n' entend pas la force
de la raison. Ily [en] a qui f aillent contre ces trois prin-
cipes ou en assurant tout comme démonstratif, manque de se
connaître en démonstration ; ou en doutant de tout, manque
de savoir oit il faut se soumettre; ou en se soumettant en
tout, manque desavoir où. il faut juger (I, 193).
Il jy a trois moyens de croire : la raison, la coutume,
l'inspiration. La religion chrétienne, qui seule a la raison,
n'admet pas pour ses vrais enfants ceux qui croient sans
inspiration; ce n'est pas qu'elle exclue la raison et la cou-
tume; au contraire y mais il faut ouvrir son esprit aux
preuves, s'y confirmer par la coutume, mais s'offrir par les
humiliations aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai
et salutaire effet : u Ne evacuetur crux Christi » (II, 107).
Il y a deux manières de persuader les vérités de notre
religion : l'une par la force de la raison, Vautre par
l'autorité de celui qui parle. On ne se sert pas de la der-
nière, mais de la première. On ne dit pas : Il faut croire
cela, car l'Ecriture, qui le dit, est divine; mais on dit qu'il
le faut croire par telle et ielîe raison, qui sont de faibles
arguments, la raison étant flexible à tout (II, 88).
Si on soumet tout à la raison, notre religion n'^aura rien
de mystérieux et de surnaturel. Si on choque les principes
de la raison, notre religion sera absurde et ridicule (I, 193).
La conduite de Dieu, qui dispose toutes choses avec
douceur, est de mettre la religion dans l'esprit par les rai-
sons, et dans le cœur par la grâce (II, 87).
Ces nombreuses Pensées oui Irait directement ou indirec-
tement aux efTets, aux opérations de la foi, mais elles n'en
donnent pas une définition précise d'où sa fonction multiple
pourrait être rigoureusement déduite. Il semblerait tout
d'abord, comme nous l'avons fait observer, que Pascal
fasse de la foi un mode de l'intuition, quand il la présente
comme un produit du cœur. Mais, en réalité, il restitue au
mot cœur son sens ordinaire, car ce n'est assurément pas,
en tant qu'indifférente, étrangère à l'affection, que la foi
310 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
est révélatrice de la vérité. Au contraire il faut aimer pour
croire par la foi ; elle est solidaire de la charité dans la pen-
sée de Pascal. En outre elle ne procure pas la certitude
par l'évidence comme l'intuition, sans quoi cette certitude
ne serait pas méritoire, la foi ne serait pas une vertu. Celui
qui croit par un acte de foi veut croire malgré l'obscurité
du dogme : cette volonté n'est pas celle que pour Descartes
implique l'affirmation et qui est une adhésion irrésistible
de l'esprit à l'évidence de la proposition, un consentement
nécessité par la logique; c'est au contraire une adhésion où
la volonté ne se sent pas contrainte. Croire au dogme par
un acte de foi, c'est y croire en dépit de son obscurité,
malgré les motifs rationnels d'en douter, c'est y croire par
charité^ par amour de Dieu. Quand nous ajoutons foi au
récit d'un voyageur que nous savons intègre et véridique,
nous ne faisons pas un acte de foi, au sens chrétien du mot,
car ce n'est pas par vertu, par volonté que nous croyons,
nous n'apercevons aucun motif de douter de la véracité de
ce voyageur. Si, à nos yeux, il est probable ou seulement pos-
sible qu'il mente, loin d'être vertueux en lui accordant notre
créance, nous commettons une imprudence répréhensible.
La minutieuse analyse qui précède nous conduit à une
définition rigoureuse de la foi telle que l'entend Pascal. La
foi est une vertu dont l'acte consiste à achever par l'amour
l'œuvre démonstrative de la raison ; c'est-à-dire que la doc-
trine chrétienne, qui rationnellement n'est encore que pro-
bable, est néanmoins crue sans réserve grâce au surcroît
de crédit dont la fait bénéficier l'amour de Dieu, la charité.
La charité est d'ailleurs elle-même une vertu .
Mais, s'il en est ainsi, dira-t-on, il faut être déjà chrétien
pour croire par la foi. Prétendre compléter par un acte de
foi la preuve rationnelle du christianisme, c'est donc faire
une pétition de principe. Non ; le cercle vicieux n'est
qu'apparent. C'est, en effet, par son propre exercice, ne
l'oublions pas, que la raison est amenée à s'avouer son
impuissance, à expliquer les faiblesses et les contrariétés
présentes de la nature humaine autrement que par une
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 311
déchéance originelle, qui atteint la raison môme. Quoi
d'étonnant à ce que, sentant ses propres limites, celle-ci
se reconnaisse incapable de dissiper toutes les obscurités
du problème dont elle est cependant demeurée capable de
poser les conditions et d'indiquer la solution? On répli-
quera : toujours est-il que la raison conclut par l'aveu de
son insuffisance et charge la foi d'y suppléer. Or la foi n'est
pas, comme elle, une fonction organique, essentielle, de
la connaissance, elle est un don adventice de Dieu, faveur
qu'il accorde à la bonne volonté de le connaître. Cette bonne
volonté peut faire défaut chez l'homme, par orgueil de l'es-
prit, vice propre aux incrédules invétérés. Ces ennemis delà
religion se cantonnent exclusivement dans le rationalisme.
Pascal les y poursuit ; il ne renonce pas à les confondre.
La raison n'a pas désarmé au point de n'avoir plus aucune
prise sur leur endurcissement. Illui suffira, pour l'entamer,
d'user des ressources qui lui restent et qu'elle emploie à
la recherche des vérités d'ordre naturel, à l'explication des
phénomènes physiques ou à la démonstration des théo-
rèmes mathématiques. C'est ici que le génie invaincu du
géomètre vient en aide à la dialectique de l'apologiste.
Pascal emprunte à un calcul dont il a posé les fondements,
au calcul des probabilités, les principes d'un pari auquel
le plus sceptique, le plus indifférent môme ne se peut sous-
traire. C'est un pari forcé : il va falloir ou risquer aveuglé-
ment ou peser et choisir entre des chances; il va falloir
prendre parti pour le christianisme, si l'on veut être seu-
lement un joueur sensé.
Ce pis-aller n'est qu'une annexe à l'édifice de preuves
précédemment élevé ou plutôt esquissé par le grand logi-
cien au bénéfice et en l'honneur de sa religion. Le fameux
jeu des partis n'y entre point comme une pièce de la char-
pente, pièce solidaire des autres. C'est pourquoi nous
l'avons placé en dehors et à la suite du corps des autres
arguments offerts par le recueil des Pensées.
CHAPITRE II
LA DIVINITE SELON PASCAL. — CE QUI EXPLIQUE ET JUSTIFIE L UNI-
VERS s'impose ET SE REFUSE EN MÊME TEMPS A l'eSPRIT ET AU
CCEUR; c'est dieu. — pascal sent dans son AME UN VIDE A
COMBLER : IL INCLINE VKRS LE DIEU CHRÉTIEN QUI PAR SON
INCARNATION SE MET A LA PORTÉE DE l'iIOMMME. — LE DIEU
MÉTAPHYSIQUE CONÇU PAR l'iNTELLIGENCE ET LE DIEU ANTHRO-
POMORPHE SENTI PAR LE CCEUR PARAISSENT ÉTRANGERS l'uN A
l'autre, INCONCILIABLES. PASCAL SUBORDONNE LE PREMIER AU
SECOND PAR l'acte DE FOI. — IL S'eXPLIQUE POURQUOI DIEU
EST VOILÉ A l'homme.
Les recherches précédentes sur l'état intellectuel et
affectif de Pascal, où il puise ses moyens de connaître,
nous permettent d'interpréter avec quelque précision ses
idées sur la divinité et sur les mystères.
L'homme, en appliquant à l'observation et à l'expérience
son pouvoir de déduire, d'induire, d'abstraire et de géné-
raliser, peut caresser l'espoir d'acquérir un jour toute la
science dont sa pensée est capable; mais cette science,
supposée achevée, ne satisferait pas encore à toutes les
questions qu'il pose au monde phénoménal. L'origine des
choses lui demeure à tout jamais celée. Le monde ne peut
être entièrement expliqué par lui sans un principe qu'il ne
connaît pas. Ce principe est le postulat métaphysique à la
fois imposé à sa raison et refusé à son apercevance, et il
l'appelle Dieu. L'homme, en outre, se sent capable d'une
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 313
félicité supérieure à toutes les jouissances que peut lui
procurer la possession présente et future des biens terres-
tres, en un mot il aspire indéfiniment. L'objet inaccessible
de son aspiration est son Idéal, autre postulat; mais celui-
là c'est à son cœur qu'il s'impose et se refuse tout
ensemble; c'est le postulat esthéliqne, principe du mysti-
cisme dans les arts et les religions, et il l'appelle aussi
Dieu. Sans ce second postulat, le monde lui apparaîtrait
sans motif d'exister, injustifiable, comme, sans le premier,
il lui apparaîtrait inexplicable.
Pascal éprouve au plus haut degré le besoin de combler
le vide immense de son âme, il est né mystique; c'est donc
la religion qui seule peut remplir cet abîme en lui, et c'est
le christianisme qui, par l'éducation, envahit son âme dès
sa naissance. Or il trouve précisément dans le Dieu du
Christianisme celui qui s'approprie le mieux à son aspira-
tion, car ce Dieu, en revêlant l'essence humaine, a mis la
divinité à la portée de l'homme; par son incarnation il
communique pleinement avec l'homme, il entre en société
avec lui. Mais ce Dieu anthropomorphe, Pascal ne peut
l'identifier tout entier au Dieu métaphysique sans prêter à
celui-ci une personnalité et une essence morale dont le
monde phénoménal ne fournit aucun témoignage incon-
testable. Il reconnaît sans hésiter que la nature ne révèle
pas le Dieu chrétien à la raison. Il dédaigne le^ preuves de
l'existence de Dieu tirées du spectacle de la nature, non
pas que les marques de la divinité en soient absentes, mais
celles que la raison seule y constate lui sont suspectes; il
les déclare insuffisantes à caractériser l'essence du vrai
Dieu. Cet aveu lui est commandé par une intraitable
logique dont ni Fénelon, ni Bossuel, ni aucun autre apo-
logiste chrétien ne paraît avoir affronté la dernière con-
séquence. Selon lui, c'est dans l'Église et point ailleurs
que Dieu a établi des marques sensibles pour se faire
reconnaître :
C'est une cïwse admirable que jamais auteur canonique
ne s'est servi de la nature pour prouver Dieu. Tous tendent
314 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
à le faire croire. David, Salomon, etc., jamais n'ont dit :
Il n'y a point de vide, donc il y a un Dieu. Il fallait qu'ils
fussent plus habiles que les plus habiles gens qui sont venus
depuis, qui s'en sotit tous servis. Cela est très considérable
(I, 155).
J'admire avec quelle hardiesse ces personnes entrepren-
nent de parler de Dieu, en adressant leurs discours aux
impies. Leur premier chapitre est de prouver la divinité
par les ouvrages de la nature dire à ceux-là qu'ils
n'ont qu'à voir la moindre des choses qui les environnent,
et qu'ils y verront Dieu à découvert, et leur donner, pour
toute preuve de ce grand et important sujet, le cours de la
lune et des planètes, et prétendre avoir achevé sa preuve
avec un tel discours, c'est leur donner sujet de croire que
les preuves de notre religion sont bien faibles, et je vois
par raison et par expérience que rien nest plus propre à
leur en faire naître le mépris (II, 60).
Pascal fait néanmoins un magnifique tableau de la
nature enûèvQ dans sa haute et pleine majesté (I, 1). Après
avoir proposé à l'imagination l'impossible tâche d'en
embrasser l'infinité, il dit :
Enfin, c'est le plus grand caractère sensible de la toute-
puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans
cette pensée (I, 1).
Il reconnaît donc que la nature fournit de la toute-puis-
sance divine une preuve qui n'est pas à dédaigner. Mais
n'oublions pas que ce caractère sensible ne convient pas
spécialement au Dieu chrétien, le seul qu'il considère ici.
Elle (l'Écriture) dit au contraire que Dieu est un Dieu
caché [II, 61).
Tous ceux qui cherchent Dieu hors de Jésus-Christ, et
qui s'arrêtent dans la nature, ou ils ne trouvent aucune
lumière qui les satisfasse, ou ils arrivent à se former un
moyen de connaître Dieu et de le servir sans médiateur :
et par là ils tombent, ou dans l'athéisme, ou dans le
déisme, qui sont deux choses que la religion chrétienne
abhorre presque également (H, 6:2).
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 315
Eh quoi! Ne dites-vous pas vous-même que le ciel et les
oiseaux prouvent Dieu? — Non. — Et votre religion ne le
dit-elle pas? — Non. Car encore que cela est vrai en un
sens pour quelques âmes à qui Dieu donne cette lumière.,
néanmoins cela est /aux à l'égard de la plupart (II, 204).
C'est-à-dire que la plupart, tout en reconnaissant que le
ciel et les oiseaux ne s'expliquent pas par soi-même, ne
reconnaissent pas pour cela que le postulat explicatif soit
le Dieu chrétien, un Dieu anthropomorphe et personnel, et
Pascal professe avec hauteur que ce n'est pas la raison
seule, sans la révélation, qui oblige à expliquer la nature
par l'existence de ce Dieu-là. Ne semble-t-il pas que le
physicien protège ici instinctivement l'objet de ses études
contre le péril des hypothèses transcendantes.
Ainsi des deux postulats divins c'est pour Pascal celui
du cœur, formulé par le dogme chrétien, qui détermine la
définition de l'autre, du postulat métaphysique; ce n'est
pas la raison, c'est la foi qui enseigne que le dieu expli-
catif du monde phénoménal est un créateur, distinct de ce
monde, agissant en souverain justicier et en père. Comme
d'ailleurs le cœur est à ses yeux un des instruments de la
connaissance, et même le plus direct et le plus sûr, il se
sent approcher davantage de la divinité par la foi que par
la raison. Le Dieu rationnel, en tant qu'il est défini par les
métaphysiciens indépendamment du Dieu senti, lui est
même antipathique, les attributs n'en ont rien d'évangé-
liquo: il y redoute un ennemi du Dieu en trois personnes.
Il ne l'admet que dans les justes limites où celui-ci peut
s'en assimiler l'essence.
Je sens que je puis n avoir point été : car le moi consiste
dans ma pensée ; donc moi qui pense n'aurais point été, si
ma mère eût été tuée avant que f eusse été animé. Donc je
ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel.,
ni injini; mais je vois bien qu'il y a dans la nature un être
nécessaire, éternel et infini (I, 13).
Il confesse donc l'existence du Dieu rationnel, car il
tient ici le langage des métaphysiciens; il ne s'en peut
316 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
défendre, et il le fait loyalement, môme au risque de se
contredire, car il dit ailleurs, en parlant de Dieu considéré
par la raison : il n'a nul rapport avec nous : nous sommes
donc incapables de connaître ni ce qu'il est, ni s'il est
(I, 149).
Sa sincérité lui interdit de nier la révélation d'un être
nécessaire, éternel et infini par la raison seule, mais,
d'autre part, il évite d'appliquer aux concepts de nécessité,
d'éternité et d'infinité toute la rigueur de la dialectique qui
menace de l'entraîner, comme Spinoza, au panthéisme. Il
recule; il s'en tient à saluer, en passant, dans le Dieu
chrétien les attributs métaphysiques sans en discuter la
compatibilité avec la définition dogmatique. Tout cela fait
une essence composite difficile à concevoir. Il l'avoue avec
sa droiture habituelle :
Incompréhensible que Dieu soit, et incompréhensible
qu'il ne soit pas; que Vâme soit avec le corps, que nous
n'ayons pas d'dme; que le monde soit créé, qu'il ne le soit
pas, etc.; que le péché originel soit, et qu'il ne soit pas
(II, 126).
Par cette Pensée Pascal reconnaît d'ailleurs sans éton-
nement que, formulée dans l'esprit humain, toute donnée
métaphysique (existence de Dieu, union de l'âme et du
corps, création du monde, péché originel), impose une
contradiction à l'esprit humain. Il confirme ce fait par la
Pensée suivante :
Les deux raisons contraires. Il faut commencer par là;
sans cela on n'entend rien, et tout est hérétique. Et même,
à la fin de chaque vérité, il faut ajouter qu'on se souvient
de la vérité opy>osée (II, 202). L'opposition de deux vérités
n'en infirme aucune, mais dans l'ordre métaphysique seu-
lement, car le principe de contradiction est le critérium
môme du non-sens, quand on l'applique aux propositions
d'ordre empirique et fini.
Il confesse son impuissance à concilier les attributs
métaphysiques du Dieu chrétien avec son essence anthro-
pomorphe sans nier la part du concept métaphysique dans
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 317
ridée chrétienne de la divinité, il n'y insiste pas et en
atténue l'importance au point de vue de l'enseignement
religieux et de la piété nécessaire au salut :
Les preuves de Dieu métaphysiques sont si éloignées du
raisonnement des hommes, et si impliquées, qu'elles frappent
peu (I, 154).
Elles ne sont pas si évidentes que l'impression en soit
durable: mais une heure après ils craignent de s'être trom-
pés (I, 154).
En outre la superbe qiii pousse à les chercher en fait
perdre le fruit : « Quod curiositate cognoverint superbia
amiserunt » (I, 154).
Et c'est pourquoi je n'entreprendrai pas ici de prouver
par des raisons naturelles ou l'existence de Dieu, ou la
Trinité, ou l'immortalité de l'dme, ni aucune des choses de
cette nature; non seulement parce que je ne me sentirais pas
asse\ fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre
des athées endurcis ; mais encore parce que cette connais-
sance, sans Jésus-Christ, est inutile et stérile (I, 154).
Le Dieu qui intéresse par-dessus tout Pascal c'est celui qui
par sa nature entre en communication avec l'homme sous
la forme du Christ, c'est le Dieu anthropomorphe, le seul
qui soit paternel et fraternel, principe et modèle de la jus-
tice et de l'amour et qui donne un sens à toutes les aspira-
tions du cœur : ... le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le
Dieu de Jacob, le Dieu des chrétiens, est un Dieu d'amour
et de consolation : c'est un Dieu qui remplit l'âme et le cœur
de ceux qui le possèdent (II, 61).
Comme les deux sources de nos péchés sont l'orgueil et
la paresse, Dieu nous a découvert deux qualités en lui pour
les guérir : sa miséricorde et sa justice. Le propre de la
justice est d'abattre l'orgueil, quelque saintes que soient les
œuvres, « et non intres injudicium, etc. »; et le propre de la
miséricorde est de combattre la paresse en invitant aux
bonnes œuvres^ selon ce passage : « La miséricorde de Dieu
invite à pénitence »; et cet autre des Ninivites : « Faisons
pénitence, pour voir si par aventure il aura pitié de nous. »
318 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Et ainsi tant s'en faut que la miséricorde autorise le relâ-
chement^ que c'est au contraire la qualité qui le combat for-
mellement; de sorte qu'au lieu de dire : S'il n'y avait point
en Dieu de miséricorde^ il faudrait faire toutes sortes
d^ efforts pour la vertu, il faut dire, au contraire, que c'est
parce qu'il y a en Dieu de la miséricorde, qu'il faut faire
toutes sortes d'efforts (II, 102).
Les passions mêmes de Jéhovah sont converties par lui
en vertus :
Abraham ne prit rien pour lui, mais seulement pour ses
serviteurs; ainsi le juste jie prend rien pour soi du monde^
ni des applaudissements du monde, mais seulement pour ses
passions, desquelles il se sert comme maître, en disant à
l'une : Va, et viens. « Sub te erit appetitus tuus. » Ses pas-
sions ainsi dominées sont vertus. L'avarice, la jalousie, la
colère. Dieu même se les attribue; et ce sont aussi bien des
vertus que la clémence, la pitié, la constance^ qui sont aussi
des passions. Il faut s'en servir comme d'esclaves, et, leur
laissant leur aliment ^empêcher que l'âme n'y enprenne; car
quand les passions sont les maîtresses, elles sont vices, et
alors elles donnent à l'âme de leur aliment, et l'âme s'en
nourrit et s'en empoisonne (II, 172).
La volonté de Dieu est la pierre de touche du bien et du
mal... Tout ce qu'il veut nous est bon et juste,... tout ce
que Dieu ne veut pas est défendu,... l'absence de la volonté
de Dieu, qui est seule toute la bonté et toute la justice, rend
(une chose) injuste et mauvaise (I, 173).
La possession de Dieu est pour Pascal la condition même
de toute lumière et de toute joie :
L'Ecclésiaste montre que l'homme sans Dieu est dans
l'ignorance de tout, et dans un malheur inévitable. Car c'est
être malheureux que de vouloir et ne pouvoir. Or il veut
être heureux, et assuré de quelque vérité, et cependant il
ne peut ni savoir, ni ne désirer point de savoir. Il ne peut
môme douter (II, 157).
Selon Pascal on ne peut connaître Dieu que par le cœur;
il sent Dieu et ne le conqoit pas.
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 319
Son impuissance à concevoir le Dieu chrétien ne l'induit
nullement à mettre en suspicion la véracité des Livres
Saints. Il vénère la formule mystérieuse qui, pour être
divine, doit déborder son intelligence et ne le saurait faire
sans la violenter. Aussi bien la foi est une vertu.
Ce n'est pas du premier coup que Pascal s'est expliqué
pourquoi la nature ne révèle pas Dieu avec évidence, pour-
quoi Dieu se cache aux hommes. 11 n'a pas toujours fait fi
de la révélation j7rtr le cours de la lune et des planètes, par
le ciel et les oiseaux ; il ne s'est pas toujours résigné à la
recevoir uniquement de l'ÉgUse. Le morceau suivant est
évidemment antérieur à ceux que nous avons cités plus
haut :
La nature ne m'offre rien qui ne soit matière de doute et
d'inquiétude. Si je ny voyais rien qui marquât une Divinité^
je me déterminerais à la négative. Si je voyais partout les
marques d'un Créateur, je reposerais en paix dans la foi.
Mais, voyant trop pour nier, et trop peu pour ni assurer,
je suis en un état à plaindre, et oii j^ai souhaité cent fois
que, si un Dieu la soutient, elle le marquât sans équivoque ;
et que, si les marques qu'elle en donne sont trompeuses,
elle les supprimât tout à fait; qu''elle dît tout ou rien, afin
que je visse quel parti je dois suivre (I, 197).
Cette éclipse de la grâce en lui n"a pas duré; il méritait
par la noblesse et l'ardeur de sa recherche que le Deus
absconditus de l'Écriture daignât écarter pour lui ses voiles.
L'épreuve lui fut profitable, car elle lui valut de constater
sur lui-même et de comprendre la justice et l'utilité du
demi-jour dont Dieu s'environne. La clarté n'est accordée
qu'aux yeux qui la désirent vivement et la demandent avec
persévérance, non pas à la nature, mais à l'Évangile par
l'intermédiaire de son interprète, l'Église. Parce que tant
d'hommes se rendant indignes de sa clémence, il (Dieu) a
voulu les laisser dans la privation du bien qu'ils ne veulent
pas. Il n'était donc pas juste qu'il parût d'une manière
manifestement divine, et absolument capable de convaincre
tous les hommes; mais il n'était pas juste aussi qu'il vint
320 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
d'une manière si cachée, qu'il ne pût être reconnu de ceux
qui le chercheraient sincèrement...
Il X a asse\ de lumière pour ceux qui ne désirent que de
voir et asse:{ d'obscurité pour ceux qui ont une disposition
contraire (II, 48).
Tout est donc pour le mieux, en dépit des apparences,
dans l'inégale et incomplète dispensation que Dieu fait de
sa connaissance aux hommes.
Pascal y voit même une marque de vérité pour la religion.
Non seulement il n'est pas surpris de la demi-obscurité
dans laquelle Dieu se retranche, mais encore il y attache
la plus grande valeur probante en faveur du christia-
nisme :
... Dès là je refuse toutes les autres religions : par là je
trouve réponse à toutes les objections. Il est juste qu'un Dieu
si pur ne se découvre qu'à ceux dont le cœur est purifié.
Dès là cette religion m'est aimable, et je la trouve déjà asse\
autorisée par une si divine morale (1, 213).
Cette preuve morale est en outre corroborée par un puis-
sant faisceau de preuves historiques :
Mais j'y trouve de plus .. Je trouve d'effectif que depuis
que la mémoire des hommes dure, il est annoncé constam-
ment aux hommes qu'ils sont dans une corruption imiver-
selle, mais qu'il viendra un réparateur. Qiie ce n'est pas un
homme qui le dit., mais une infinité d'hommes, et un peuple
entier ., prophétisant et fait exprès, durant quatre mille ans...
Ainsi je tends les bras à mon libérateur., qui, ayant été pré-
dit durant quatre mille ans, est venu souffrir et mourir
pour moi sur la terre dans les temps et dans toutes les cir-
constances qui en ont été prédites; et, par sa grâce,
f attends la mort en paix, dans l'espérance de lui être éter-
nellement uni ; et je vis cependant avec joie, soit dans les
biens qu'il lui plaît de me donner, soit dans les maux qu'il
m'envoie pour mon bien, et qu'il m'a appris à souffrir par
son exemple (I, 213).
... Dieu étant ainsi caché, toute religion qui ne dit pas
que Dieu est caché n'est pas véritable; et toute religion qui
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 321
nen rend pas la raison n^ est pas instruisante. La nôtre fait
tout cela : « Vere tu es Deus absconditus » (I, 171).
Il faut avouer pourtant que l'explication chrétienne
satisfait beaucoup mieux les âmes prédisposées à la piété,
comme Tétait celle de Pascal, que les esprits purement
métaphysiciens; ceux-ci ne tiennent pas compte du péché
originel, de la nuit qui en a été la suite dans la conscience
humaine, de la grftce désormais nécessaire pour que la
clarté y renaisse, de la gratuité de ce bienfait, de la prédes-
tination qui le répartit, etc. Mais le Dieu de Pascal est celui
de la Bible et de l'Évangile, monuments dont il a reconnu
l'authenticité et la véracité. Le vrai Dieu trouve donc dans
ces monuments sa définition ; la métaphysique ne peut pas
plus infirmer celle-ci, que la spéculation ne peut prévaloir
contre l'histoire.
Pascal a tenté de connaître le divin par les voies de la
sensibilité morale, et il a pour cela intimement associé le
cœur à l'intelligence. Nous n'avons rien à y objecter. Nous
inclinons à admettre comme lui que l'émotion esthétique
concourt avec le concept métaphysique à la connaissance
du divin. Dans la contemplation admirative du Beau, sorte
d'extase religieuse, l'acte de foi en l'idéal est intuitif au
même titre que l'adhésion aux postulats géométriques; il y
a dans les deux cas également affirmation sans preuves, et
sur ce point la foi esthétique ne se distingue pas de la foi
religieuse de Pascal. Mais tandis que celle-ci entre en lutte,
celle-là, au contraire, entre en composition avec la raison,
achève le concept métaphysique, en anime l'objet et y fait
sentir quelque chose de plus que l'être abstrait qui est par
soi et son infinité vide pour notre cœur; nous y sentons la
source la plus profonde du monde phénoménal et de la vie.
Sully Prudhomme. 21
CHAPITRE III
LE SENS DU MOT INCOMPREHENSIBLE DANS LES PENSEES RELATIVES
AUX MYSTÈRES. — DÉFINITION ORTHODOXE DU MYSTÈRE. CETTE
DÉFINITION, QUI EST d'aCCORD AVEC l'iDÉE QUE SE FAIT PASCAL
DU MYSTÈRE, NE s'ACCORDE PAS AVEC LA FORMULE DOGMATIQUE
DE CHAQUE MYSTÈRE, LAQUELLE n'ÉNONCE RÉELLEMENT PAS UN
FAIT INEXPLICABLE, MAIS EST CONTRADICTOIRE
I
Dans une langue, ancienne ou moderne, depuis long-
temps en usage, chaque mot parlé ou écrit signifie un objet
et souvent plusieurs, tant matériels que moraux, mais tous
assez distinctement indiqués pour que l'esprit se les repré-
sente, c'est-à-dire les imagine ou les conçoive dès qu'il a
perçu leurs signes. La signification, le sens d'un mot est un
ou multiple. Une émission de voix (simple ou composée)
qui ne signifie rien, qui n'a pas de sens, n'est pas un mot :
ce n'est qu'une donnée purement sonore. Une phrase est
une suite de mots telle que les sens respectifs de ces mots
entrent tous en rapport de manière à former une proposition,
c'est-à-dire à produire un sens collectif qui participe de
chaque sens particulier et formule un jugement. Une phrase
est donc une synthèse de mots qui signifie un jugement.
Une suite de mots qui ne signifierait rien pour l'intelligence,
qui n'otîrirait aucun sens, équivaudrait à une simple suite
de sons, car le sens particulier de chaque mot ne soutenant,
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 223
par hypothèse, aucun rapport avec celui de chaque autre
mot serait par cela môme inutilisé : il pourrait être sans
inconvénient remplacé par n'importe quelle donnée pure-
ment sonore.
Quand on dit qu'un énoncé (verbal ou graphique) est
incompréhensible^ on peut entendre ce qualificatif de deux
manières, lui prêter deux applications différentes : il peut
viser soit l'énoncé même, soit le jugement énoncé. D'une
part pour un lecteur qui, par exemple, ne sait pas le grec,
l'énoncé grec d'un jugement sera incompréhensible, quoique
ce jugement même puisse être bien compris par un Jecteur
différent sachant celte langue, et, d'autre part, il est
possible que le lecteur, bien qu'il la sache et comprenne les
mots, soit, par le degré ou la qualité de son intelligence,
incapable de comprendre la phrase. Par exemple, l'énoncé
d'un théorème d'Euclide, quand môme un lecteur poète en
aurait compris chaque mot précédemment défini, peut
n'offrir aucun sens collectif à son esprit rebelle à la percep-
tion des rapports mathématiques. Enfin le jugement énoncé
peut n'avoir que l'apparence d'un jugement et ne com-
porter aucun sens pour quelque intelligence que ce soit,
humaine ou divine. C'est le cas où l'énoncé implique une
réelle contradiction : alors il est dépourvu de signification
collective, il n'a pas de sens.
Ces préliminaires ne sont pas superflus; ils nous aideront
à préciser ce qu'il faut entendre par le qualificatif incom-
préhensible dont se sert Pascal dans quelques-unes de ses
plus importantes Pensées^ dans celles qui ont trait au mys-
tère.
Le catéchisme du Diocèse de Paris définit le mystère
comme il suit : Un mystère est une vérité révélée de Dieu,
que nous devons croire, quoique nous ne puissions pas la
comprendre. — // est raisonnable de croire les mystères^
puisque c\'st Dieu, la vérité même, qui nous les a révélés.
— // n'est pas étonnant quiljy ait des mystères dans la
religion, puisque, dans la nature elle-même, il y a une foule
de choses que notre faible raison ne peut comprendre.
324 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Ni Pascal ni aucun des croyants qui ont vécu postérieu-
rement aux apôtres, n'ont reçu immédiatement de Dieu la
révélation des vérités mystérieuses. Excepté aux apôtres
et à certains Juifs privilégiés que mentionne TAncien
Testament, Dieu n'a parlé aux hommes que par des inter-
médiaires sacrés et ses paroles ne nous sont transmises que
traduites en formules écrites soit dans les Livres Saints,
soit dans les dogmes rédigés par les docteurs chrétiens des
conciles. Un mystère est donc une assertion qui, bien
qu'incompréhensible à l'homme qui la lit, doit être tenue
pour vraie par lui sur le témoignage écrit d'autrui. Admet-
tons que ce témoignage soit authentique et irrécusable.
Nous voilà en présence d'un texte à interpréter au point
de vue de sa signification pour notre esprit. On nous le
déclare incompréhensible. Qu'est-ce à dire? Assurément
si nous ne pouvons en comprendre le sens, ce n'est pas
quil soit en réalité dépourvu de sens, ce n'est pas qu'il
implique contradiction, car alors il serait pour nous comme
s'il n'était pas, il ne nous révélerait rien. Ce qu'il nous
est interdit de comprendre en lui, c'est comment, par
quelles relations le prédicat convient au sujet dans le juge-
ment énoncé par le texte. Il en est comme d'un théorème
de géométrie non encore démontré ou de la formule d'une
loi naturelle non encore expliquée. Dans tous ces énoncés
chacun des mots a pour nous un sens et leur synthèse
constitue une proposition qui en a un pour nous aussi. En
prononçant le jugement proposé nous savons ce que nous
disons et en cela il nous est compréhensible, mais nous ne
savons pas sur quoi il s'appuie ; son fondement nous est
incompréhensible. Par nos moyens d'observation notre
esprit ne peut saisir de l'Univers que le monde phénoménal
qui en est la superficie, mais ce qui soutient ce monde,
l'être même de l'Univers échappe à ses prises. C'est bien
ainsi que Pascal entend l'incompréhensibililé du mystère.
11 dit, en parlant de la transmission du péché originel : le
mystère le plus éloigné de notre connaissance, ce mys-
tère le plus incompréhensible de tous (I, 115).
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 325
Ils le sont donc tous à ses yeux par leur distance de l'in-
telligence humaine, parce qu'ils la dépassent. Ses travaux
scientifiques lui permettaient mieux qu'à personne de tracer
la ligne de démarcation entre ce qui est encore inexpliqué
et ce qui est inexplicable pour l'homme, car il est physicien
et mathématicien. En présence d'un phénomène dont il
ignore les causes, le physicien ne dit pas qu'il y a mystère,
il se borne à dire qu'il y a là de l'inconnu; ce phénomène
est inexpliqué. Tôt ou tard il l'expliquera par des conditions
tirées elles-mêmes du champ de l'observation et de l'expé-
rience. Ce champ toutefois est limité par celui des condi-
tions métaphysiques, c'est-à-dire des conditions détermi-
nantes initiales, par ce qu'on appelle les causes premières.
C'est à cette limite que le mystère est imposé môme au
savant par la Nature, à titre d'inconnu inexplicable. Les
propriétés de la cycloïde n'étaient pas pour Pascal un mys-
tère avant qu'il les eût découvertes, elles lui étaient seule-
ment encore inconnues, mais quand il rencontra l'infîni-
ment petit, sa raison se heurta à une donnée géométrique
défiant l'intelligence humaine, donnée métaphysique et par
là mystérieuse. Il dit :
Incompréhensible. — Tout ce qui est incompréhensible
ne laisse pas d'être. Le nombre infini. Un espace infini^
égal au fini.
Pascal semble donc, à première vue, en parfait accord
avec le dogme catholique sur la question du mystère. Mais
si l'on examine de près la formule dogmatique de chacun
des mystères on s'aperçoit qu'elle ne répond pas à leur
définition générale relatée plus haut. On découvre que la
formule de chacun d'eux est incompréhensible, non point
parce qu'elle signifie une chose inexplicable à l'esprit
humain, mais parce que, en réalité, elle ne lui donne rien
à expliquer. Elle est, en effet, contradictoire, ce qui la
dépouille de tout sens. Il n'est pas vraisemblable que Pascal
attache sa foi à une simple suite de sons, et c'est ce qu'il
fait néanmoins. Si audacieuse que paraisse une telle impu-
tation, il suffira pour la justifier de l'appuyer sur des
326 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
moyens de contrôle fournis par Pascal lui-même, c'est-à-
dire d'appliquer à la formule dogmatique de chaque mys-
tère les règles qu'il a établies dans son opuscule intitulé
De VEsprit géométrique^ mais qu'il y déclare n'être pas
spéciales à la géométrie, et où il entoure de précautions
minutieuses l'usage des mots pour assurer le respect de
a convention qui leur prête un sens déterminé. Nous avons
essayé cette critique, mais bien que notre essai soit fort
sommaire, il est encore d'une étendue disproportionnée
à son importance secondaire pour notre sujet essentiel,
auquel il ne touche qu'incidemment. Le lecteur pourra le
lire, si bon lui semble, à titre de hors-d'œuvre, dans le
supplément qui fait suite au présent ouvrage.
CHAPITRE IV
RELATION DE LA FOI ET DE LA SCIENCE. — LE DOMAINE DE LA THEO-
LOGIE, EN TANT qu'il EST MÉTAPnYSIQUE, DEMEURE ENTIÈRE-
MENT SÉPARÉ DU DOMAINE DE LA SCIENCE. — LE FONDEMENT
niSTORIQUE DU DOGME RELÈVE DE LA FOI AU MÊME TITRE QUE LE
DOGME MÊME.
L'introduction de cet ouvrage a paru sous forme d'ar-
ticle dans le numéro du 15 octobre 1890 de la Revue des
Deux Mondes. Le livre de l'abbé A. Guthlin a été publié
cinq ans après et l'on y trouve, à la page lxvi du bel essai
qui précède le classement des Pensées, un passage où sont
reproduites avec une vive critique certaines lignes de la
page 12 de notre introduction.
Voici ce qu'écrit l'abbé : C'est en effet une des thèses
favorites du rationalisme moderne que la foi est incompa-
tible avec la science et que, pour être excusable, elle doit
se réfugier dans le domaine indéterminé et sans objet de
la sensibilité. Le savant comme Newton, nous dit-on, qui
s'agenouille et quitte un moment l'algèbre et le télescope,
pour affirmer l'existence d'un Créateur immatériel de la
matière, d'une cause providentielle des mouvements sidé-
raux, abandonne la mécanique pour céder au sentiment
religieux! — A notre tour nous trouvons que, si ce savant-
là ne fait peut-être pas de la mécanique, il fait certaine-
ment, et très scientifiquement, de la philosophie et de la
meilleure.
328 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Vouloir appliquer de semblables théories à Pascal, c'est
pis qu'un anachronisme, cest une flagrante insulte à sa
pensée tout entière. Moins que personne, il n'a songé un
seul instant à soustraire Pacte de foi au domaine de Ven-
tejidement. Pour lui, comme pour toute la philosophie
chrétienne, la foi, dans sa plénitude totale, est un acte com-
plexe où chacune de nos facultés a sa part : acte que la
volonté facilite et prépare, dans lequel la sensibilité trouve
son épanouissement, sa quiétude et ses ardeurs, que l'action
mystérieuse de la grâce divine soutient, pénètre et trans-
forme, mais qui, avant tout, est essentiellement formé par
rintelligence et prononcé par la raison : « ab intellectu
elicitus », disait la langue des vieux docteurs.
Nous sommes très heureux de Toccasion qui s'offre à
nous de spécifier ce qui, selon nous, distingue des doc-
trines scientifiques les articles de foi. Il existe à cet égard
un malentendu qu'il importe au plus haut point de signaler
et d'éclaircir, car c'est sur ce malentendu que repose la
prétention croissante d'accorder la raison et la foi. Un
pareil accord serait d'une valeur inestimable pour rappro-
cher de l'esprit moderne, tel qu'il s'affirme dans le progrès
des sciences, l'esprit de l'Église, qui s'est jadis montré si
cruellement rebelle à ce progrès. Efforçons-nous de mettre
au point la question et pour cela définissons avec toute la
précision dont nous sommes capable ce que nous enten-
dons par la science, d'accord avec les savants, et ce que,
d'après ses propres paroles, un théologien autorisé comme
l'est M. A. Guthlin, ancien vicaire général et chanoine
d'Orléans, entend par la foi.
Nous nous bornerons à reproduire ici les lignes que
nous avons publiées sur la science dans la Revue scienti-
fique du 1" novembre 1902. « La science est un corps de
doctrines qui se distinguent des autres par les caractères
suivants : 1° ces doctrines ne relèvent que des fonctions
purement intellectuelles du cerveau, que du raisonnement
fondé sur des propositions évidentes de soi ou communé-
ment accordées; 2" ces doctrines ont toutes pour matière
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 329
première les données de l'observalion, soit externe, soit
interne (c'est-à-dire des sens ou de la conscience); mais
les unes, dites sciences exactes, raisonnent sur des idées
abstraites fournies par des données empiriques, tandis que
les autres, dites sciences naiwelles, tirent de données
empiriques des idées générales qui servent à les classer, ou
bien en formulent les rapports constants appelés lois; 3° les
sciences naturelles ont pour instruments de découverte la
méthode expérimentale inaugurée par Bacon et l'hypo-
thèse. Ces instruments de recherche par eux-mêmes, c'est-
à-dire en tant qu'employés avec une fidèle précision, ne
peuvent conduire qu'à la vérité; ils excluent l'erreur; mais
en leur qualité d'hommes, les savants qui les emploient
demeurent sujets à l'erreur. On peut donc dire que la
recherche scientifique est V application faillible d'une
méthode infaillible, à savoir la méthode expérimentale.
Remarquons tout de suite que, les expériences scienti-
fiques étant toujours possibles à renouveler et à contrôler,
les erreurs des savants sont toujours en voie de rectifica-
tion et n'infirment en rien l'infaillibilité de la méthode.
En outre, fondée sur des principes et des moyens de
preuve et d'investigation que nul ne récuse, la science est,
par excellence génératrice, d'unanimité et, par suite, émi-
nemment propre à associer les hommes dans un consen-
tement universel propice à la fraternité. C'est ce que nous
exprimons dans ledit article comme il suit : « La science
est surtout favorable à la concorde par la grande con-
fiance qu'elle inspire. Elle ne promet jamais la vérité que
dans la mesure restreinte oii sa méthode purement expé-
rimentale lui permet de l'atteindre. Elle ne prétend pas
la donner tout entière d'emblée, elle l'offre par fragments
destinés à se joindre dans un temps indéterminé pour
composer la formule la moins complexe possible de l'ordre
phénoménal. Elle ne présente toutes ses autres assertions
qu'à titre d'hypothèses dont certaines, telles que les con-
cepts de matière, d'atomes, de forces, etc., sont, en réalité,
métaphysiques et, comme telles, exclues de son domaine
330 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
propre; ces hypothèses n'en sont que hmitrophes... Elle
tâche de découvrir : tant mieux si elle y réussit, mais elle
ne s'y engage pas, etc.
Nous venons de définir la fonction intellecluelle et l'in-
fluence sociale de la science telle que l'entendent et la pra-
tiquent, nous le pensons du moins, tous les savants pro-
prement dits.
Maintenant quelle fonction et quelle influence exerce la
foi, telle que la définit l'Église par la plume de l'abbé
Guthlin? Si nous comprenons bien ce qu'il a écrit de cette
manière de connaître et que nous avons rapporté plus
haut, toute l'âme y collabore. Mais prenons garde : en
quoi consiste celte collaboration? Le savant, tout comme
le croyant, apporte le concours de sa volonté et de sa sen-
sibilité morale à la connaissance, c'est-à-dire qu'il veut et
qu'il veut passionnément découvrir la vérité, mais ce n'est
ni la volonté ni la passion de connaître qui définissent la
connaissance. Elles la peuvent préparer, mais elles n'y par-
ticipent pas; elles en sont des facteurs déterminants, non
des facteurs constitutifs. On peut même dire que plus un
homme est intelligent, en d'autres termes capable de con-
naître, moins il a besoin d'effort et de zèle pour y réussir.
Un homme inintelligent, au contraire, a beau être attentif
et par là vouloir ardemment connaître, il ne le pourra pas.
La volonté et la passion collaborent donc à la connaissance
en tant seulement qu'elles la favorisent. Or, selon l'abbé
Guthlin, c'est de la même manière qu'elles se comportent
dans l'acte de foi, car il dit que la volonté facilite et pré-
pare l'acte de foi, que la sensibilité y trouve son épanouis-
sement, sa quiétude et ses ardeurs (comme aussi le savant
n'est pleinement heureux, apaisé et stimulé tout ensemble
que par la découverte). Jusqu'ici l'on ne voit donc pas ce
qui est propre à la foi dans la fonction intellectuelle et
l'exercice de cette fonction. L'acte de foi est, dit-il, avant
tout, essentiellement formé par l'intelligence et prononcé
par la raison; mais il dit, en outre, que cet acte est 5o^^
tenu, pénétré et transformé par l'action mystérieuse de la
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 331
grâce divine. Force lui est d'admettre cette intervention
divine dans Tûme pensante, car il ajoute plus loin : L'au-
torité de renseignement divin ou de la révélation, voilà
donc Vobjet de la foi. Ainsi la matière de la connaissance
par la foi c'est Dieu et tout ce qui le concerne; il faut
donc, pour mettre cette matière à la portée de l'esprit
humain, que Dieu même l'y élève. Mais il lui donne, pour
y monter, un point d'appui, c'est-à-dire des preuves con-
vaincantes, des marques divines, des ^nerveilles de toute
puissance qui accréditent la manifestation d'une vérité
souveraine. (Pascal.) Ce sont ce que les théologiens
appellent \cs préambules de la foi et les motifs de créance.
L'abbé Guthlin ajoute que ces preuves sont essentielle-
ment du ressort de la science, et appartiennent au double
domaine de la philosophie et de Vhistoire.
La science ne dénie nullement à la théologie le droit
d'user de sa méthode et de ses conquêtes. Elle lui prête
volontiers ses procédés de connaissance et ses notions
acquises. Par exemple elle ne voit pas, a priori, d'obstacle
à ce que les Livres Saints puissent être reconnus authen-
tiques, c'est-à-dire composés par les hommes à qui on les
attribue; mais si, après examen, dans ces livres il se ren-
contre des assertions contraires aux vérités d'ordre scien-
tifique, ce n'est évidemment plus au nom de la science
que ces assertions pourront être invoquées en témoignage
de l'existence et de l'essence de Dieu. S'agit-il, par exemple,
d'un miracle, d'un fait physique contrevenant aux lois de
la physique, les savants ne devront l'admettre qu'à la der-
nière extrémité, s'ils ont pu provoquer ou observer acci-
dentellement un fait semblable. La mer s'est-elle retirée
pour livrer passage à un groupe d'hommes; des pains se
sont-ils multipliés par la volonté de Dieu prenant la forme
humaine, ils répondent : nous le croirions si nous l'avions
constaté nous-mêmes, par nos moyens propres d'observa-
tion, car il y a plus de chances pour que les récils de ces
faits soient légendaires, inexacts (volontairement ou non),
qu'il n'y en a pour qu'une loi naturelle soit renversée en
332 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
faveur de quelques hommes. La méthode scientifique ne
permet pas de tenir pour vraie une assertion qui ne peut
être scientifiquement contrôlée. A supposer môme que le
fait affirmé soit réel, sa réalité n'a pas été démontrée scien-
tifiquement et, partant, n'est pas valable pour des savants
jusqu'à ce qu'ils aient pu eux-mêmes l'établir. La voie par
laquelle M. l'abbé Guthlin arrive à tenir pour vrai ce qui,
à leurs yeux, demeure douteux jusqu'à plus ample informé,
n'est donc pas la voie scientifique: à moins qu'il ne prête à
ce dernier qualificatif un sens différent de celui qu'on y
attache communément aujourd'hui.
Les deux voies vers l'inconnu, celle que suit la méthode
scientifique et celle que suit l'acte de foi, ne se rencontrent
pas et demeurent parallèles; il est périlleux de les mettre
en contact. A cet égard le père de Pascal lui donnait un
sage conseil; par exemple, le savant risquerait de s'égarer
s'il empruntait aux Livres Saints quelque témoignage sur
un phénomène naturel, et s'il demandait à la théologie le
dernier mot des énigmes successives que lui pose le monde
phénoménal; il abandonnerait le domaine de la science,
limité à celui-ci, pour entrer dans le domaine de la méta-
physique, c'est-à-dire qu'il abdiquerait sa fonction intel-
lectuelle propre et en sacrifierait l'exercice borné mais sûr.
D'autre part, le croyant qui demanderait à la critique
scientifique un renforcement de sa confiance dans les
sources historiques du dogme s'exposerait à une déception,
car, à supposer même que l'authenticité des monuments
sacrés résistât à cette épreuve et que même la véracité de
leurs auteurs fût admise, ils ont pu se tromper; leur bonne
foi a pu être surprise, et si les faits qu'ils rapportent démen-
taient les vérités acquises par la science positive, celle-ci
n'aurait pas le droit de les tenir pour réels et aurait le
devoir de considérer comme plus vraisemblables l'illusion,
l'erreur, ou la fraude, dont la réalité n'est que trop souvent
démontrée. La science devrait, tout au moins, suspendre
son adhésion jusqu'à ce que le contrôle expérimental lui
fût rendu possible.
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 333
Une consultation de la science par la théologie risque de
mettre la seconde en demeure ou d'accuser la première de
fausseté sacrilège, comme il est arrivé pour la découverte
de Galilée, ou de tâcher d'accommoder plus ou moins arbi-
trairement aux lois démontrées le sens littéral du texte
sacré en le dénaturant et le forçant.
L'abbé Guthlin nie le conflit entre la foi et la raison et
n'admet point que Pascal l'ait reconnu. Les mystères, selon
lui et selon les autres théologiens, ne sont pas contraires
à la raison humaine; ils sont seulement au-dessus d'elle;
c'est ce que dit Pascal de la foi et des sens :
La foi dit bien ce que les sens ne disent pas^ mais non
pas le contraii'C de ce qu'ils voient. Elle est au-dessus, et
nonpas contre (I, 194).
Devant les mystères elle est tenue de s'humilier, non de
se suicider. Sans doute, et il ne saurait le nier, dans l'en-
chaînement logique des Pensées arrive un moment où elle
se désiste, mais résilier sa fonction c'est pour elle encore
l'exercer, car c'est elle-même qui signe son abdication. En
un mol c'est par raison que la raison cède le pas à la foi :
jusque-là nous sommes d'accord, mais voici où nous nous
séparons. La raison seule, à notre avis, confère aux notions
un caractère scientifique; la foi adhère, sans le comprendre,
au contenu du dogme à la condition que la raison, inca-
pable d'en apercevoir immédiatement la vérité, en garan-
tisse du moins la véracité. Or les théologiens admettent
que, en effet, la critique rationnelle des assises historiques
du christianisme leur fournit cette garantie. Mais là est la
pierre dachoppement de leur apologétique; les savants,
surtout les Allemands, au milieu du siècle dernier, ont
ébranlé la base historique des Livres Saints. C'est préci-
sément de tels assauts qui font le mérite de la foi, qui
l'érigent en vertu théologale. Il faut aimer Dieu pour croire
quand même; l'acte de foi est un acte de fidélité.
11 s'ensuit que la foi a pour objet, outre le dogme môme,
le fondement historique du dogme, non pas uniquement
les mystères, mais avant tout les récits qui les proposent à
334 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
la créance; en termes théologiques : \t9> préambules mêmes
de la foi, et les motifs mêmes de crédibilité. Pascal, du
moins, l'entendait ainsi, bien que ces préambules et ces
motifs relevassent de la critique purement rationnelle. Il
reconnaît que Tesprit humain déchu ne les perçoit pas
sans aucun nuage. Si, en effet, ils n'étaient en rien dou-
teux, ce serait résister au bon sens que de ne pas croire
aux témoignages des Livres Saints reconnus authentiques
et divins, en un mot à la révélation ; croire ne serait donc
pas une vertu. Pascal ne partage nullement la sécurité de
l'abbé Guthlin; il sait que le péché originel empêche l'es-
prit humain de rien tirer au clair en matière religieuse sans
le secours de la grâce, la grâce seule lui permet de résoudre
les contradictions apparentes et les invraisemblances qui
se rencontrent dans les récits bibliques aussi bien que dans
les mystères. L'homme possède, selon lui, deux moyens de
connaître distincts et irréductibles, la raison et la foi; celle-ci
n'a pas besoin, comme celle-là, de démonstration pour
adhérer à la vérité. Son apologétique ne s'adresse pas aux
croyants, qui n'en ont que faire, mais aux esprits qui dou-
tent sans parti pris de ne pas croire. Quant aux sceptiques,
aux incrédules endurcis, il se borne à les pousser vers la
table de jeu et à les contraindre d'y jeter les dés pour
ou contre le christianisme en leur marquant d'avance les
chances de gain ou de perte. La foi est dans le cœur, et
fait dire, non « Scio », mais « Credo » (1, 157). On ne croit
pas sans raison, mais cela même qu'on croit échappe aux
prises de la raison; si d'ailleurs il y avait de si évidentes
raisons de croire qu'il n'y eût plus la moindre place au
doute, la foi perdrait son caractère religieux, elle serait
comparable à la confiance accordée par le savant aux asser-
tions d'un voyageur probe et sûr, confiance qui est la foi
laïque et n'a rien de commun avec la vertu.
L'abbé Guthlin cite, à l'appui de sa thèse, le passage sui-
vant de Pascal où la sagesse divine prend la parole :
<( ... /e n'entends pas que vous soumettiez votre créance à
moi sans raison, et ne prétends pas vous assujettir avec
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 335
tyrannie. Je ne prétends point aussi vous rendre raison de
toutes choses; et pour accorder ces contrariétés., f entends
vous faire voir clairement par des preuves convaincantes,
des marques divines en moi, qui vous convainquent de ce que
je suis, et m'attirent autorité, par des merveilles et des
preuves que vous ne puissie:^ refuser; et qu'ensuite vous
croyie:{ sciemment les choses que je vous enseigne, quand
vous ny trouvère^ autre sujet de les refuser, sinon que
vous ne pouvc^ pas vous-mêmes connaître si elles sont ou
non (1, 185).
Supposons que, au lieu d'altribuer ces paroles à la sagesse
divine, Pascalles ait, en qualité de savant, prêtées à quelque
autre savant, et supposons que ce confrère lui soumette un
rapport sur des objets ou des phénomènes particuliers à un
pays lointain d'où il reviendrait. Pas un mot ne serait à
changer dans la Pensée précédente, sauf les suivants : des
marques divines, auxquels on substituerait : des marques
de véracité, et ceux-ci : par des merveilles, auxquels on
substituerait : par la valeur de mes travaux antérieurs.
Cette Pensée définit donc, en réalité, l'acte de foi laïque,
non pas exactement l'acte de foi religieux.
Il ne faut pas la séparer de celles qui la complètent et
que l'abbé Guthlin, du reste, en rapproche dans son édi-
tion :
... Je rai abandonné à lui; de sorte qu' aujourd'hui
l'homme est devenu semblable aux bêtes, et dans un tel
éloignement de moi, qu'à peine lui reste-t-il une lumière
confuse de son auteur : tant toutes ses connaissances ont
été éteintes ou troublées ! {l, 183).
La sagesse divine semble se contredire ensuite :
Et ceux qui ont vu la vanité de cette prétention vous ont
jetés dans Vautre précipice^ en vous faisant entendre que
votr^ nature était pareille à celle des bêtes (I, 184).
C'est qu'en effet la ressemblance existe, mais en même
temps par la grâce est supprimée. Il faut distinguer les
deux étals. C'est à l'état de grâce que le fragment sur
lequel s'appuie l'abbé est applicable, non à l'état de
336 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
déchéance initiale qui est la situation normale de l'homme
après sa chute. Quand Dieu daigne entrer en conversation
avec l'homme déchu, c'est par un effet réparateur de sa
grâce sur l'intelligence obscurcie qu'il communique avec
celle-ci. Pascal le suppose implicitement. Il adresse son
apologie aux rationalistes, mais il ne prétend ni n'espère
qu'ils accueilleront sa démonstration sans l'aide du Dieu
même qu'il veut leur faire reconnaître. Si l'incrédule est
rebelle à toute action de la grâce, est endurci, en un mot,
il renonce à le conquérir au christianisme autrement que
par le calcul purement intéressé des chances dans un pari.
CHAPITRE V
LA MÉTHODE DE PASCAL APOLOGISTE CHRÉTIEN.
Pascal * projetait une démonstration de la vérité du
christianisme. Sa tentative devait nécessairement l'amener
à rendre sa croyance plus réfléchie, à examiner pour lui-
même la doctrine qu'il se proposait de faire agréer d'au-
trui. De là vient que nous trouvons dans le recueil des
Pensées, qui est, en quelque sorte, le chantier de son
œuvre ébauchée, des matériaux très divers et parfois dis-
cordants, des assertions risquées, dubitatives ou même
contradictoires, des objections à ses propres jugements et
des jugements définitifs.
Quels qu'ils soient, ces matériaux réunis pêle-mêle,
quartiers bruts, pièces à peine dégrossies, morceaux
1. Ce chapitre a été publié dans le numéro du 1" septembre 1894
de la Revue de Paris.
11 pourra sembler tout d'abord au lecteur que la place en était mar-
quée au seuil du livre; nous avons cru devoir le rejeter à la fin. Pour
tenter renchaînement logique des pensées religieuses de Pascal, nous
n'avions qu'à les examiner toutes formées sans nous préoccuper du
mode de leur formation, c'est-à-dire de la méthode du penseur. Si
nous avions placé ce chapitre au début de notre essai, le lecteur eût
été induit à croire que celui-ci était une application de cette méthode;
or il est purement dialectique. Au surplus ce que nous appelons la
méthode de Pascal n'est pas, comme chez Descartes, un procédé de
recherche préconçu et systématisé, c'est sa manière toute spontanée
d'al)order, de poser et de résoudre les questions, c'est le concours de
ses moyens naturels d'investigation.
St'LLY Phudhomme. 22
338 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
achevés, sont tous, ou peu s'en faut, marqués du signe de
la croix qui en indique la commune destination.
Nous avons à considérer dans les Pensées quatre choses
bien distinctes : 1° la méthode, c'est-à-dire l'ensemble des
tendances et des principes qui dirigeaient Pascal dans la
recherche de la vérité; 2° les résultats de sa méditation
pour la découvrir, résultats fragmentaires et incomplets;
c'est le recueil môme des Pensées; 3° l'ordre logique de
celles-ci, lequel ne dépend ni de leurs dates relatives dans
la vie de Pascal, ni de leur classement accidentel ou arbi-
traire dans le recueil; 4° leur ordre didactique, projeté
seulement, où sa volonté fût intervenue pour accommoder
l'ouvrage à l'état moral des lecteurs qu'il visait, la compo-
sition, en un mot. De ces quatre choses, la seconde est
fournie par d'excellentes éditions avec toute l'exactitude
désirable; la première et la troisième ne sont pas impos-
sibles à déterminer. On peut dégager des documents
recueillis la façon dont Pascal abordait l'inconnu, et saisir
les principaux fils de la trame logique reliant ses Pensées
les plus importantes. Quant à la quatrième, elle échappe
entièrement à notre curiosité; elle est demeurée le secret
de l'auteur, qui ne l'avait sans doute pas encore fixée quand
il est mort. Ne dit-il pas, en effet : La dernière chose qu'on
trouve en faisant un ouvrage est de savoir celle qu'il faut
mettre la première. Il ne faut pas songera rétablir le plan
du sien d'après ces témoignages épars et tronqués. Il en
eût approprié la composition à des circonstances, à des
exigences dont beaucoup peut-être demeureront toujours
inconnues. Cet arrangement artificiel, on n'oserait le sup-
pléer, faute de renseignements suffisants et d'indications
assez précises; on ne peut pas le deviner. Consolons-nous
de cette impossibilité : c'est surtout l'absence d'art, gage
d'entière sincérité, qui fait le prix des notes fiévreuses dont
nous avons à tirer parti; nous y surprenons la pensée de
Pascal sans apprêts, toute nue, de derrière la tête, qu'il
dérobait avec jalousie à la curiosité du vulgaire, et c'en
est la genèse qui, surtout, nous intéresse, plus peut-être
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 339
que la savante ordonnance du livre où il l'eût disciplinée.
C'est le premier de ces points, la méthode, que nous
examinerons dans les pages qui suivent.
Pascal se proposait, dans son ouvrage, de faire pénétrer
la croyance chrétienne en ses lecteurs par toutes les
ouvertures de l'âme; moins cependant par démonstration
que par persuasion, car il est de l'essence de cette religion
de se faire accepter par un acte de foi qui domine le con-
sentement rationnel. Les chrétiens professent une religion
dont ils ne peuvent rendre raison (I, 1 49), et qui, par cela
même, est proportionnée à tous, au peuple comme aux
habiles (I, 70). C'est bien l'entendement qui, le premier,
est appelé à lire, ou plutôt à épeler le texte des Livres
Saints, mais c'est le cœur qui en pénètre le sens, c'est au
cœur qu'en est confiée la plus profonde intelligence. L'âme
est ainsi tout entière intéressée dans l'interprétation de ce
texte fondamental. Il importe donc qu'elle prenne d'abord
conscience et possession de toutes ses ressources pour
atteindre la vérité. Ce sera déjà mesurer le champ de ses
conquùles à venir, la portée légitime de ses aspirations
vers la connaissance du divin, seule capable de les satis-
faire.
Le problème de la certitude et des moyens de l'acquérir,
le premier que la pensée rencontre, est la pierre de touche
des penseurs. Par l'importance qu'ils y attachent et l'effort
qu'ils y consacrent, on peut apprécier l'indépendance d'es-
prit et le scrupule qu'ils apportent à la recherche de la
vérité.
Personne ne fut plus que Pascal tourmenté du besoin
de la posséder. A première vue, cependant, il semble atta-
quer le problème fondamental de la connaissance avec
moins de résolution et de puissance que Descartes. Quand
340 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
il se le pose, sa liberté mentale est déjà aliénée à la foi
chrétienne. La méthode cartésienne lui est antipathique,
parce qu'elle lui est impraticable. Le doute méprisant qu'il
dirige contre la raison n'a rien de commun avec celui de
Descartes, inventé en faveur de la raison môme; rien,
sinon d'être également artificiel. Pour appliquer le doute
méthodique, pour ramener la pensée à ce point de départ
si lointain, il faut dépouiller tout ce que la tradition, l'édu-
cation et l'acquis personnel ont introduit dans la créance.
Or il s'y trouve un résidu indéracinable tjuand on est né
mystique. Le doute méthodique, appliqué dans sa dernière
rigueur, est difficile au croyant plus encore qu'à tout
autre parce que le croyant porte en lui une confiance
innée, une assurance foncière qui le soustrait invincible-
ment à l'hypothèse du doute universel, condamne celle-ci
d'avance et la lui interdit comme tout d'abord évidemment
inadmissible.
Peut-être faut-il chercher là l'une des causes de l'ins-
tinctive prévention et de la mauvaise humeur de Pascal
contre Descartes, en dépit de l'admiration qu'il avait
d'abord témoignée pour lui. Vainement le grand métaphy-
sicien donne-t-il des gages de respect envers l'Église en
offrant au christianisme, à côté du doute méthodique, une
salle d'attente honorable où se remiser jusqu'à ce que la
nouvelle philosophie qui marche à sa rencontre l'ait
rejoint ; celte concession ne peut que paraître insolente et
dérisoire au grand chrétien. L'omission, dans le système
du monde, de la chiquenaude initiale nécessaire à la mise
en train du mouvement devait lui sembler un escamotage
impie, car c'est le doigt de Dieu qui la donne, et la vérité
est indivisible. Il n'accueille pas les avances suspectes du
rationalisme cartésien avec l'empressement qu'y mettront
les Bossuet, les Fénelon, les Malebranchc; il s'en passe,
il n'en a pas besoin pour assurer sa foi. En cela il a vu
plus juste qu'eux; Spinoza lui a donné raison. La mélhode
cartésienne conduit-elle l'homme à affirmer l'inconcevable,
à confesser la présence de Dieu dans l'hostie? Non. Elle
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 341
l'oblige donc à douter de la plus importante relation entre
l'esprit et la matière. C'est qu'elle ne repose que sur l'en-
tendement, et cela suffit à la condamner. La vraie méthode
pour Pascal engage toute l'âme dans la connaissance. Il
faut convenir que cette vue est profonde; elle réserve les
droits du sens esthétique, peut-être révélateur du divin.
Mais il faut convenir aussi que la vraie méthode est alors
moins sûre que l'autre, car les apports du cœur à la cer-
titude sont souvent bien fallacieux. Les plus chers pré-
jugés y ont leur racine; or l'objet d'une méthode est pré-
cisément de conjurer toute prévention, de libérer et
d'assurer à la fois la recherche. De là vient que l'attitude
de Pascal en face de l'inconnu tout entier ne nous inspire
pas autant de confiance que celle de Descartes. A ses yeux,
Jésus-Christ est fobjet de tout et le centre où tout tend.
Qui le cannait, connaît la raison de toutes choses (I, 154).
Jamais la philosophie naturelle et la spéculation trans-
cendante n'ont reçu plus dédaigneux soufflet. Elles n'en
sont pas mortes; elles ont la vie dure, car elles sont plus
difficiles à contenter que la religion sur le moyen d'expli-
quer toutes choses. Mais n'oublions pas qu'il y a deux
hommes dans Pascal : le savant sous le chrétien, tous
deux, à des titres différents, également avides de certitude.
Aussi, bien qu'avec moins de liberté que Descartes, se
,préoccupe-t-il autant que lui des voies par lesquelles la
vérité pénètre dans l'âme. L'étendue et la sécurité du
savoir ne le louchent pas moins que Descartes; or elles
dépendent des origines de la connaissance. Il se pourrait,
en effet, que l'esprit humain se privât des plus impor-
tantes vérités par la méconnaissance de leurs titres, par
l'ignorance de leurs sources, faute d'avoir fait un recense-
ment de toutes ses avenues sur le double monde matériel
et moral, de tous ses moyens de communication avec l'in-
connu. Mais il se pourrait aussi qu'il jugeât tout d'abord
ce recensement superflu, s'il se reconnaissait incapable de
certitude par un vice radical de sa propre nature; si, par
exemple, il s'estimait comparal>le à un miroir brisé, ou
342 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
courbe, ou coloré, de sorte que toute image, de quelque
foyer lumineux qu'elle émanât, y fût déformée et faussée;
si même il se croyait miroir sans l'être réellement. En un
mot, le pyrrhonisme soulève chez tous les penseurs une
question préjudicielle qu'il leur importe de résoudre avant
d'entrer dans la discussion des sources de la connaissance.
Or, en ce qui touche Pascal, cette question est résolue
selon nous. Nous avons dans l'Introduction à cet ouvrage
essayé de prouver que le pyrrhonisme a été pour lui une
arme seulement, une opinion de combat, qu'il déposait
quand il n'avait affaire qu'à lui-même, à son intelligence
de géomètre et de physicien. Nous avons constaté que, au
pis-aller, son pyrrhonisme, supposé réel, n'eût été que
partiel, atteignant sa confiance dans la raison, mais res-
pectant sa foi religieuse; c'est-à-dire que, à proprement
parler, il n'était pas pyrrhonien.
Bien qu'il se déclare tel pour désarçonner la raison chez
ceux qui voudraient la tourner contre le dogme, ou pré-
tendraient se passer de la révélation chrétienne, il ne
laisse pas de raisonner en faveur de sa religion. On peut
donc l'interroger sur les origines de la connaissance, sans
craindre qu'il oppose la fin de non-recevoir du pyrrho-
nisme. On trouve efTectivement dans ses écrits le souci
constant, soit spontané, soit suscité par la polémique,
d'examiner les principes de la découverte et de la preuve
dans tous les ordres du savoir : en géométrie, pour prendre
conscience de sa propre aptitude; en physique, pour com-
battre un préjugé séculaire et l'abusive autorité des
anciens; en morale et en politique, pour expliquer par la
corruption originelle l'insolubilité radicale du problème
social, l'irrémédiable injustice des institutions humaines;
en philosophie, pour humilier la raison présomptueuse;
enfin, en religion, pour rallier les incrédules au dogme
chrétien en ébranlant leur assurance.
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 343
II
Nous avons reconnu en lui une prédisposition native à
croire, un germe de mysticisme héréditaire. Aussi, tout en
s'efTorçant, dans la recherche de la vérité, de n'apporter
aucun préjugé favorable à la rehgion plus qu'à la philoso-
phie, il devait accueillir plus volontiers une solution reli-
gieuse au problème transcendant que laissent entier les
sciences positives, et il trouva dans le Christianisme un
mode spécial de certitude, la foi, qui satisfaisait précisé-
ment son penchant à croire par vénération. La métaphy-
sique, toute réductible à l'affirmation de l'être nécessaire
et des catégories vides exprimant les attributs de cet être
abstraitement conçu, n'était pas de nature à satisfaire sa
piété instinctive. Le cœur n'y trouve pas son compte, et le
besoin d'un acte de foi est un besoin du cœur. De là la
prévention de tout penseur chrétien contre la pensée
môme, contre la froide raison, tout au plus bonne pour la
géométrie et la physique. Mais la raison, dans l'âme môme
qui la méprise, n'abdique pas. Comme toutes les autres
fonctions de la vie, elle opère inconsciemment; elle sert
celui-là môme qui la renie, et n'a cure de son ingratitude.
Elle ne se venge du chrétien qu'en s'imposant à lui comme
intermédiaire indispensable pour tenter la conversion de
l'incrédule : Pascal propose à celui-ci un pari rationnel en
faveur de l'existence de Dieu. Elle ne se venge du pyrrho-
nisme qu'en l'obligeant à s'autoriser tacitement d'elle pour
la désavouer : car c'est avec des raisons que Pascal
humilie la raison. Le Credo quia absurdum qu'il épouse
est moins un défi de sa foi à sa raison qu'un suprême
hommage de son intelligence à l'insondable profondeur de
l'essence divine et des dogmes où le mystère en est déposé.
L'absurdité qu'il vénère n'est pas la première venue; ce
n'est, à coup sûr, ni celle où conduit la fausse hypothèse
en géométrie, ni celle où s'engage l'aveugle confiance dans
344 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
l'autorité des anciens. Il aime à sentir sa raison accablée,
écrasée par la majesté divine, mais il la redresse, formi-
dable et railleuse, contre l'absurdité humaine. En face des
hompaes, il sauvegarde entièrement l'indépendance des
jugements individuels : Tant s'en faut que d'avoir qui dire
une chose soit la règle de votre créance^ que vous ne deve'{
rien croire sans vous mettre en l'état comme si jamais vous
ne l'avie:{ ouï. C'est le consentement de vous-même à vous
même, et la voix constante de votre raison, et non des
autres qui vous doit faire croire. Le croire est si impor-
tant (II, lo9). Or, avoir la foi chrétienne, c'est encore,
selon lui, consentir soi-même à soi-même, c'est se confier
au plus intime garant, qui est le cœur inspiré par Dieu.
Il se tient donc à égale distance du dogmatisme absolu
et du pyrrhonisme absolu. Il blâme également celui qui
prétend posséder toute la vérité sans en rien devoir au cœur,
sans le secours de la foi, et celui qui se donne pour douter
de tout : deux excès : exclure la raison, n'admettre que la
raison (I, 194). Oui, mais ces deux excès, faciles à éviter
en géométrie, où le domaine de l'affirmation sans preuves
est nettement circonscrit par les postulats, deviennent de
plus en plus indiscernables et malaisés à déterminer à
mesure que les questions s'élèvent et se compliquent. En
matière religieuse, la part de la foi prend une élasticité trop
aisément abusive; le cœur s'y permet tout. Pascal physi-
cien pose, il est vrai, une limite à la juridiction du cœur :
La foi dit bien ce que les sens ne disent pas, mais non pas
le contraire de ce qu'ils voient. Elle est au-dessus et non
pas contre (I, 194). Malheureusement, ce n'est ni dans la
physique, ni dans la géométrie que ses tentatives d'usurpa-
tion sont le plus à surveiller. Pascal n'y prend pas garde.
Son penchant inné au myticisme le porte naturellement à
placer la foi au-dessus de la raison, à considérer comme
beaucoup plus certains les dogmes proposés à la première
que les jugements formulés par la seconde. Il reconnaît
dans l'âme une prédisposition à recevoir l'enseignement
religieux : Ceux qui croient sans avoir lu les Testaments^
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 345
c'est parce qiCils ont une disposition intérieure toute sainte,
et que ce qu'ils entendent dire de notre religion jy est con-
forme (I, 194), Ils pressentent tout ce qui leur sera ensei-
gné : // n'en faut pas davantage pour persuader des hommes
qui ont cette disposition dans le cœur... (I, 193). Pascal
connaît ces hommes-là par Texemplaire qu'il en trouve en
lui-même. Il constate cette aptitude à la foi et il lui assigne
sa place et son rôle dans l'intelligence. Il établit, par l'ana-
lyse psychologique, que la pensée ne réside pas tout entière
dans l'aptitude à comprendre, mais, pour la meilleure part,
dans l'aptitude à croire, c'est-à-dire à sentir l'indémontrable
et l'inexplicable.
Il le signale dans les postulats de la géométrie : on les
sent et, à ce titre, ils sont soustraits à la compétence de
la seule raison, ils relèvent de la sensibilité, du cœur^
comme il le dit formellement, en prêtant à ce mot la signi -
ficalion la plus large. Nous avons commenté précédem -
ment cette acception et cité les textes qui en témoignent .
Pourquoi donc la foi, en tant que sentiment, n'aurait-elle
pas aussi pour organe une racine du cœur dans la pensée
et pour fonction une connaissance intuitive, une conscience
des choses divines? Pourquoi n'aurait-elle pas sa méthode
aussi? Gomme fonction intellectuelle, le cœur a son ordre
autre que celui de l'esprit qui est par principe et démons -
tration (I, 102). Cet ordre consiste principalement à la
digression sur chaque point, qu'on rapporte à la fn pour la
montrer toujours {l, 102). Tel est l'ordre de l'Écriture.
Pascal institue donc fonction spéciale de la pensée la
connaissance par le cœur, et ce mode de connaissance
implique l'acte de foi, tout comme l'intuition des postulats
géométriques. La raison n'a aucune juridiction sur cette
intuition, et il est aussi inutile et aussi ridicule que la
raison demande au cœur des preuves de ses premiers prin-
cipes, pour vouloir jr consentir, qu'il serait ridicule que le
cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les pro-
positions qu'elle démontre, pour vouloir les recevoir (1, 119).
Cette remarque doit avoir beaucoup d'importance aux yeux
346 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
de Pascal, parce qu'il se réserve d'en faire bénéficier la foi
au môme titre que l'intuition scientifique. Le cœur a ses
raisons que la raison ne connaît point... (II, 88), dit-il autre
part, où il ne s'agit plus de l'intuition scientifique, mais de
raisons de croire propres à la foi. Il est remarquable qu'il
place les fondements de la géométrie en dehors delà raison,
dans une région intellectuelle voisine de l'instinct, où la
pensée confine au sentiment : les principes se sentent, les
propositions se concluent^ et le font avec certitude., quoique
par différentes voies {\, 119). Dès lors, il n'est pas surpre-
nant que, sous la commune désignation de cœur, il iden-
tifie à cette région celle où il place les fondements de la
doctrine religieuse. C'est habile et profond. Il rend par là
solidaires les deux espèces de croyance qui semblent le
plus opposées, l'intuition scientifique et la foi mystique, il
perce en réalité la cloison que son père avait interposée dès
son enfance entre le domaine de la science et celui de la
religion.
L'exemple des martyrs met, il en faut bien convenir, la
psychologie au défi de constater moins de confiance chez le
croyant dans la vérité des dogmes, que chez le géomètre
dans celle des postulats. Il y a de part et d'autre également
credo, acte de foi. On n'est donc pas plus autorisé à inva-
lider le témoignage du premier en faveur de la religion,
que celui du second en faveur de la géométrie. Le fond de
cette théorie nous semble incontestable, car, en somme, on
ne peut nier chez la plupart des hommes de nos jours,
môme chez beaucoup qui s'en défendent, l'existence d'un
germe de mysticisme absolument invincible, déptVt des
antiques terreurs de l'âme en face de la nature mystérieuse
et pleine de menaces, auquel s'est greffé le legs des habi-
tudes séculaires que les religions constituées ont fait
prendre à la pensée. La disposition toute sainte (I, 195) dont
parle Pascal, cette aptitude à croire au dogme avant de le
connaître et à le reconnaître, n'est pas du tout une chimère.
Seulement Pascal abuse, en faveur du dogme chrétien, des
résultats vrais de son analyse. Il commet ici la môme péti-
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 347
tion de principes que dans son fameux pari Ihéologique. Il
est certain que nous sommes tous parieurs malgré nous,
mais ce n'est pas, comme il le dit, l'existence du Dieu
chrétien qui est l'aléa du jeu, comme nous l'avons montré
en analysant le pari. De même qu'il est certain que la plu-
part des hommes sont enclins au mysticisme, ont des senti-
ments rehgieux ; mais ce n'est pas, comme il le dit, le dogme
chrétien qui en est nécessairement l'objet : l'objet de l'acte
de foi reste indéterminé; toutes les religions ont leurs
mystiques, et beaucoup de mystiques s'en tiennent à la
religion spontanée.
III
Pour croire au dogme chrétien, il faut, à coup sûr, être
prédisposé à croire, mais cela ne suffit pas ; il faut, en outre,
que ce dogme se rende préférable aux autres par ses affi-
nités spéciales avec le tempérament individuel du croyant.
Les affinités du christianisme avec l'âme de Pascal sont
profondes; le choix de la religion la plus conforme à son
tempérament moral n'est pas laborieux pour lui, d'autant
que son éducation a prédéterminé ce choix; il est donc
porté à identifier avec la foi chrétienne le penchant au
mysticisme. Il importe cependant de distinguer ces deux
choses; toutes les autres professions religieuses y ont le
plus grand intérêt.
Son analyse est encore en défaut à un autre point de
vue, parce qu'il y apporte un autre préjugé. Il dit : ... la foi
est un don de Dieu (II, 158). — Ne croye:{ pas que nous
disions que cest un don de raisonnement (II, 158). — Or il
admet que ce caractère est exclusivement propre à la foi
chrétienne : Les autres religions ne disent pas cela de leur
foi; elles ne donnaient que le raisonnement pour y arriver,
qui n'y mène pas néanmoins (II, 158). — La foi n'est pas
en notre puissance comme les œuvres de la loi, et elle nous
est donnée d'une autre manière (II, 179). Elle n'est pas innée
348 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
en rhomme, elle est acquise; on en reconnaît les signes au
langage nouveau que produit ordinairement le cœur nou-
veau (II, 331). — ...le renouvellement des pensées et des
désirs cause celui des discours (II, 331). En un mot, c'est
la grâce, non la nature, qui donne la foi. Ainsi Pascal
assigne à la disposition toute sainte (I, 195) son siège dans
le cœur, comme à l'intuition géométrique, mais il ne lui
attribue pas la même origine. Tandis que l'intuition géo-
métrique est innée dans l'àme et héréditaire, la disposition
religieuse à croire est au contraire tout à fait indépendante
du sang : le péché originel en a destitué tous les fils
d'Adam; elle est régie, non par l'hérédité, mais par la pré-
destination. C'est une faveur divine octroyée aux seuls élus,
et qui ajoute une fonction nouvelle aux fonctions de l'intel-
ligence intuitive appelée cœur par lui. Il méconnaît donc
l'origine du penchant même auquel il obéit; il l'a reçu de
la nature par hérédité et il en fait hommage à la grâce. Ce
penchant de l'âme au mysticisme relève de l'esthétique, de
l'aspiration au divin. Nous inclinons à penser qu'il a une
portée objective; mais, quoi qu'il en soit, Pascal, en y
cherchant une fonction intellectuelle, se montre encore plus
soucieux que Descartes de toutes les sources possibles de
la connaissance; il est à la fois plus téméraire et plus pro-
fond.
Dans son entretien avec M. de Saci, rapporté par Fon-
taine, secrétaire de ce saint directeur, il oppose et critique
les deux modes extrêmes du jugement, chez Montaigne
d'une part et chez Épictète de l'autre, à savoir l'entière
instabilité et l'entière assurance. Séparés de la foi, ces deux
états de la pensée lui sont également suspects en tant que
viciés par les conséquences du péché originel. C'est donc
de ces lumières imparfaites^ dit-il, qu'il arrive que l'un,
connaissant les devoirs de l'homme et ignorant son impuis-
sance, se perd dans la présomption, et que l'autre, connais-
sant Vimpuissance et non le devoir, il s"" abat dans la lâcheté;
d'où, il semble que, puisque Vun est la vérité. Vautre V erreur ^
on formerait en les alliant une morale parfaite. Mais, au
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 349
lieu de cette paix, il ne resterait de leurs assemblages
qu'une guerre et qu'une destruction générale ; car l'un
établissant la certitude et Vautre le doute, Vun la grandeur
de Vhomme et Vautre sa faiblesse, ils ruinent la vérité aussi
bien que la fausseté Vun de Vautre. De sorte qu'ils ne
peuvent subsister seuls à cause de leurs oppositions, et
qiV ainsi ils se brisent et s'anéantisent pour faire place à la
vérité de VÉvangile (I, cxxxiii). Or la vérité de l'Évangile
est l'objet môme de la foi ; le rôle de la foi dans la connais-
sance est donc de corriger le vice originel de la pensée
déchue; de prévenir l'abus que fait celle-ci, soit de l'affir-
mation par une présomptueuse confiance, soit du doute par
une lâche indifférence. Cest elle (la vérité de l'Évangile),
ajoute Pascal, qui accorde les contrariétés par un art tout
divin, et, unissant tout ce qui est de vrai et sachant tout ce
quil y a de faux, elle en fait une sagesse véritablement
céleste où s^accordent ces opposés qui étaient incompatibles
dans ces doctrines humaines [l, cxxxiv). C'est donc par l'acte
de foi seulement que l'âme peut acquérir, avec cette sagesse
surhumaine, l'harmonie et la paix intellectuelles.
En résumé, Pascal, sentant que l'intelligence ne se peut
désintéresser d'aucune doctrine, et qu'elle revendique sa
pari dans l'idéal religieux destiné à l'assouvissement de
l'âme entière, a dû chercher à la satisfaire par le dogme
chrétien, quelles qu'en fussent les obscurités. Il a fallu,
pour y arriver, qu'il la pourvût d'une fonction mixte,
indivisément mentale et affective, dont l'intuition géomé-
trique lui a fourni le modèle et le point d'attache, et qui a
pour but de suppléer ou d'endormir la raison défaillante ou
révoltée, La foi n'a pas d'autre emploi dans le domaine de
la connaissance. Cet emploi est, d'ailleurs, le plus haut, car
la foi a pour objet la divinité môme, c'est-à-dire le suprême
postulat explicatif et justificatif du monde phénoménal où
germe et se débat la vie. Mais la divinité n'est pas pour
Pascal ce qu'elle est pour les philosophes, c'est une divinité
spéciale, le Dieu anthropomorphe du christianisme. L'acte
de foi est plus nécessaire pour y croire que pour reconnaître
350 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Texislence du Dieu purement métaphysique. Aussi la foi
chrétienne est-elle un organe de connaissance, non pas
seulement supérieur à la raison, mais, en outre, dominateur
de la raison : celle-ci doit y sacrifier ses répugnances, et la
foi lui rend le sacrifice facile et doux. On devait donc
s'attendre à ce qu'il mît humblement, mais résolument,
son génie au service du dogme comme un esclave herculéen
accompagnant son maître pour lui frayer passage et
inviter la foule à le saluer. Si des indifférents, des défiants,
ignorent ou contestent les qualités et les titres du maître,
l'esclave les proclame. Il les proclame bravement, car il y
croit, il marche en avant et ne ment pas. Ainsi le génie sert
le dogme avec une entière confiance et une parfaite loyauté,
et le reconnaît son supérieur en le servant. Peut-être ces
deux alliés d'inégale condition fussent-ils toujours
demeurés étrangers l'un à l'autre si les attaques de l'im-
piété ne les eussent rapprochés. Quoi qu'il en soit, l'esprit
tout ensemble le plus lucide et le plus droit, le plus rigou-
reux et le plus souple, est mis en demeure et se fait gloire
de soutenir un dogme religieux dont une longue accoutu-
mance nous empêche seule de sentir toute l'étrangeté.
IV
Nous allons assister à un phénomène moral des plus
curieux, mais tout autre qu'il n'apparaît à ceux qui voient
dans Pascal un sceptique aux prises avec la foi. Il ne se
passe aucun drame dans son cœur pour le salut de sa
croyance, encore moins pour la conquête d'une certitude.
Il est assuré d'avance du triomphe de sa foi, car, si sa rai-
son, livrée à elle-même, ne la peut pas servir par une
complète adhésion, il n'en sera pas du tout surpris. Il s'y
attend et y trouvera une occasion de s'humilier qu'il
accueillera sans la moindre amertume; il n'apporte aucune
présomption dans son entreprise. Il n'est pas bien fixé sur
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 351
le degré de compétence de la raison en matière religieuse ;
il tergiverse. Il semble d'abord entrer en campagne avec
sécurité, faisant tout de suite, en quelque sorte, la part du
feu pour se cantonner résolument dans le domaine de la
raison : Je ne parle pas ici des miracles de Moïse, de
Jésus-Christ et des apôtres, parce qu'ils ne me paraissent
pas d'abord convaincants et que je ne veux que mettre ici
en évidence tous les fondements de cette religion chré-
tienne, qui sont indubitables et qui ne peuvent être mis en
doute par quelque personne que ce soit (I, 198). Puis il
en rabat beaucoup, il n'y reconnaît plus de fondements
rationnels indubitables : Les prophéties, dit-il, les miracles
mêmes et les preuves de notre religion fie sont pas de telle
nature qu'on puisse dire qu'ils sont absolument convain-
cants. Mais ils le sont aussi de telle sorte qu'on ne peut
dire que ce soit être sans raison que de les croire. Ainsi il
y a de l'évidence et de l'obscurité.... afin qu'il paraisse
qu'en ceux qui la suivent, c'est la grâce et non la raison
qui fait suivre, et qu'en ceux qui la fuient, c'est la concu-
piscence et non la raison qui fait fuir (II, 96). Il lui suffit
donc maintenant d'établir qu'on n'est pas insensé en
croyant au dogme chrétien; c'est la moindre ambition
qu'il pût avoir. C'est en réalité celle du joueur qui a des
chances suffisantes pour parier avec avantage ; 5'// ne .
fallait rien /aire que pour le certain, on ne devrait rien
faire pour la religion; car elle n'est pas certaine... il ne
faudrait rien faire du tout, car rien n'est certain. Il prouve, à
vrai dire, qu'il y a plus de certitude à la religion, que non pas
que nous voyions le jour de demain (II, 124). Les fondements
en demeurent toutefois aléatoires, si peu que ce puisse être.
Enfin, il trouve une formule moyenne, un peu plus
réservée que la première et moins dubitative que les sui-
vantes, pour déterminer la juste part que la doctrine
chrétienne accorde à la raison ; cette formule est probable-
ment à .ses yeux, définitive, car il la met dans la bouche de
Dieu même; c'est la sagesse divine qui parle : Je n'entends
pas que vous soumettiez votre créance à moi sans raison,
352 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
et ne prétends pas vous assujettir avec tyrannie. Je ne
prétends pas aussi vous rendre raison de toutes choses., et,
pour accorder ces contrariétés .^ f entends vous faire voir
clairement, par des preuves convaincantes., des marques
divines en moi, qui vous convainquent de ce que je suis, et
m'attirent autorité par des merveilles et des preuves que
vous ne puissiez refuser, et qu'ensuite vous croyie:{ sincère-
ment les choses que je vous enseigne, quand vous n'y
trouvere!{ autre sujet de les refuser, sinon que vous ne
pouve^par vous-même connaître si elles sontou non (1, 185).
Pascal ne s'engage pas à faire plus que la sagesse de
Dieu, Il faut bien maintenir une différence entre la certi-
tude rationnelle et la foi. Cette obligation compromet
singulièrement la rigueur scientifique de son système. Il
s'y résigne maintenant. Il y a eu lutte, angoisse dans son
cœur, pendant que le monde disputait son zèle au culte,
sans d'ailleurs entamer le fond de sa croyance; mais ce
temps est passé. Le phénomène qui nous occupe n'est pas
un conflit douloureux; c'est, au contraire, une tentative de
haute conciliation entre le dogme et la pensée humaine
assistée de toutes ses ressources, œuvre où se complaît le
génie laborieux de Pascal. C'est une entreprise audacieuse,
d'un intérêt sans égal pour le philosophe malgré l'interven-
tion de la foi, parce que l'attitude de la raison à l'égard de
celle-ci y est aussi courageuse que résignée, aussi franche
que déférente. Les aveux qu'elle y fait de son impuissance
ne sont pas des faiblesses, des lâchetés ; tout penseur y
souscrirait. Nous la trouvons aux prises avec elle-même,
s'efforçant de se satisfaire avec ce qui lui répugne, de sur-
passer par des élans gigantesques ou de tourner par des
manœuvres infiniment subtiles les objections qu'elle pose
elle-même à la doctrine qu'elle accepte. Car, dans la
recherche de la vérité, rien n'égale la sincérité de Pascal,
et aujourd'hui ce spectacle ne nous passionne que par là.
Qu'on le suppose dissimulant les difficultés, méconnais-
sant les révoltes de l'entendement et de la conscience contre
le dogme chrétien, et aussitôt l'apologie deviendra, pour
LE PENSEUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 3S3
ainsi dire, officielle et nous laissera fort indifférents. Mais
il procède tout autrement. Il affronte l'absurde, le reven-
dique même pour son credo et se fait fort d'en établir la
légitimité supérieure. Il reconnaît, il proclame que ni la
raison ni la conscience naturelles ne s'accordent avec la
foi. Il ne voile pas la blessure faite au sens moral par
l'article fondamental de ce ci-edo, par le péché originel
puni dans l'humanité tout entière, et se fait fort de la
panser par un concept surhumain de la Justice. Le péché
originel est folie devant les hommes, mais on le domine pour
tel. Vous ne me deve\ donc pas reprocher le défaut de rai-
son en cette doctrine, puisque je la donne pour être sans
raison. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse
des hommes {sapientius est hominibus). Car, sans cela, que
dira-t-on quest l'homme? Tout son état dépend de ce point
imperceptible. Et comment s'enfiît-il aperçupar sa raison,
puisque c'est une chose contre la raison, et que sa raison,
bien loin de l'inventer par ses voies, s'en éloigne quand on
le lui présente? (I, 185.) (La raison embrasse évidemment
ici la conscience, le sentiment delà justice outragée.) C'est
que, livrée à elle-même, l'âme humaine ne peut éprouver
la valeur des dogmes religieux qu'avec les moyens de con-
trôle dont elle dispose, c'est-à-dire par les principes innés
de la raison et du sens moral. Or ces principes, la vraie
religion a précisément pour ministère et pour objet de les
soumettre à un contrôle supérieur; elle en récuse donc,
par essence, la juridiction. Désabusées des systèmes philo-
sophiques, la raison et la conscience, reniant ainsi leurs
propres œuvres, leur propre autorité, par cela même qu'elles
font appel aux religions, abdiquent, perdent le droit d'en
discuter les dogmes.
Mais alors au moyen de quoi, dira-t-on, par quel organe
critique l'âme discernera-l-elle la véritable entre toutes les
autres? Personne plus profondément que Pascal n'a senti
cette impasse où conduit l'abandon des voies rationnelles
et morales ouvertes par la nature et l'impossibilité d'en
sortir sans quelque surnaturelle assistance. Cette assistance
Slli-y Prudmomme. -3
354 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
est la foi : La foi est différente de la preuve; l'une est
humaine^ Vautre est un don de Dieu. Justus ex jïde vivit.
C'est de cette foi que Dieu lui-même met dans le cœur, dont
la preuve est souvent l'instrument, fides ex auditu, mais
cette foi est dans le cœur et fait dire non scia, mais credo
(I, loG). Aussi la vraie religion a-t-elle ses marques gravées
clans ses monuments en caractères divins, reconmaissables
à ceux-là seuls qui les y cherchent avec une curiosité digne
d'être satisfaite. Cette curiosité-là, exempte de tout orgueil,
n'attend que du vrai Dieu la lumière qui doit le révéler.
Toutefois, dans celte investigation, le rôle de la raison
n'est point du tout annulé, mais il est circonscrit; la raison
se borne à servir la foi dans sa sphère selon son « ordre »
propre, comme instrument de lecture et de collation
appliqué aux textes. Ce n'est pas elle qui en dévoile le
sens capital. Elle est le bâton qui sert de guide à l'aveugle
dans un sentier mal frayé, tortueux, inégal, jusqu'au seuil
d'un temple qui sera celui du vrai Dieu, si l'aveugle, dès
qu'il en aura poussé la porte, se sent ébloui de clarté. Il
pourra rejeter alors son bâton ou, comme Pascal, le faire
servir à d'autres, le leur prêter pour les amener jusqu'où
cet auxiliaire l'a conduit lui-même; mais au delà il n'appar-
tient encore qu'à Dieu de dissiper leur cécité. ... Et c'est
pourquoi ceux à qui Dieu adonné la religion par sentiment
du cœur sont bien heureux et bien légitimement persuadés.
Mais ceux qui ne l'ont pas, nous ne pouvons la (leur)
donner que par raisonnement, en attendant que Dieu la
leur donne par sentiment du cœur, sans quoi la foi n'est
qu'humaine et inutile pour le salut [l, 120). La foi ne devient
foi religieuse, foi proprement dite, qu'inspirée par Dieu
même, en répudiant toute origine humaine, c'est-à-dire
purement rationnelle.
Nous venons d'étudier le critérium et la méthode fort
complexes que Pascal applique à la poursuite de la vérité,
de la seule vérité qui, à ses yeux, vaille la peine d'être
cherchée. Nous avons examiné dans le présent ouvrage,
le résultat de cette poursuite consigné dans l'ensemble de
LE PENSRUR ET LE CROYANT CHEZ PASCAL 355
ses Pensées les plus saillantes; nous les avons systéma-
tisées, en nous plaçant à l'unique point de vue de leurs
relations logiques. Leur enchaînement nécessaire cons-
titue un système arrêté, autonome, indépendant des dates
diverses où elles ont été écrites, et soustrait aux grands
écarts d'interprétation, tandis que la façon d'exposer ce
système, de le présenter, a pu varier dans l'esprit de l'apo-
logiste pour se plier le mieux possible aux prédispositions
morales de ceux à qui s'adressait l'ouvrage. Mais quelle
qu'en ait pu être la forme projetée, l'essence même n'en a
pas été affectée. Celle-ci, nous pouvons l'entrevoir; elle
n'échappe point à toute divination comme celle-là. Aussi
nous sommes-nous borné à tenter de classer dans leur suc-
cession purement logique, partant la moins arbitraire, les
produits fragmentaires de la méditation préparatoire dont
nous possédions le monument confus. Nous pouvions ainsi
espérer de nous représenter avec quelque vraisemblance,
sinon ce que Pascal eût composé, du moins ce qu'il avait
conçu. Il se peut qu'il ait eu, comme l'atteste sa sœur,
madame Périer, l'intention d'entrer en matière par les
miracles, afin, sans doute, de frapper l'imagination et, par
cette voie, d'imposer la croyance. Il se pourrait également
qu'il eût préféré commencer par secouer l'indifférence en
montrant l'inévitable gageure dont l'avenir éternel est
l'enjeu ; ou par captiver tout de suite l'attention en dépei-
gnant l'horrible isolement de l'homme suspendu entre les
deux infinis; ou encore par exciter la curiosité en signa-
lant l'étrange contradiction à résoudre entre la grandeur
et la bassesse de notre condition sur la terre. Quelle qu'eût
été l'entrée par où il eût introduit ses lecteurs dans sa
conception du christianisme, celle-ci n'en fût pas moins
demeurée la même. Avant qu'il en eût choisi pour eux
l'accès le plus convenable, cette conception préexistait
dans son cerveau. Notre entreprise a été, certes, téméraire;
elle n'était pas chimérique.
RÉFLEXIONS FINALES
Peu d'hommes assurément semblent mieux que Pascal
désignés pour exercer la méditation du psychologue. D'un
côté sa nature propre, son fond inaliénable, en un mot son
originalité s'accuse impérieusement, comme en témoi-
gnent son œuvre et son style, et d'un autre côté, l'action
sur lui de la société et du siècle où il vécut, de son milieu,
a marqué sa personne et sa vie d'une profonde empreinte.
Démêler la part respective de ces deux facteurs dans l'his-
toire de son âme est plus tentant que facile.
I
Supposons-le né plus tôt, doué de même exactement,
mais élevé en Grèce quelques siècles avant Jésus-Christ,
avant que la plus transcendante expression de l'idéal reli-
gieux eût été réah.sée dans l'unité et la perfection de l'es-
sence divine. Sans doute il eût été, comme Socrate, exposé
à subir les rigueurs d'un dogmatisme officiel et politique,
mais ce dogmatisme, trop évidemment artificiel, n'eût pas
plus dominé sa pensée qu'il n'avait régi celle de Socrate,
de Platon, ou d'Aristote. Il eût pu spéculer sur l'origine et
la fin de l'univers avec une suffisante indépendance; sa
vue pénétrante eût bien vite percé le fragile écran de la
mythologie interposé entre son génie et le monde réel. Ce
génie, libre d'entrave intérieure, n'ayant pas à combattre
358 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
rautorilé des anciens, prestige qui, de son temps, paraly-
sait encore l'initiative intellectuelle, eût fixé sur l'inconnu
tout entier un regard vierge, celui des premiers savants,
des Euclide, des Archimède, des Ilipparque, et des pre-
miers philosophes. Qui pourrait mesurer la contribution
que, dans tous les ordres de la connaissance, eût ajouté
aux mouvements de la philosophie et de la science hellé-
niques sa puissance de découverte et d'invention, dont il
avait donné dès l'enfance des gages si prodigieux? Son
œuvre eût été d'autant plus étendue que la vie au grand
air et la culture corporelle qui, sous le ciel de la Grèce,
était partie intégrante de l'éducation, eussent équilibré
chez lui les dépenses du système nerveux, fortifié ses
muscles et préservé son cerveau de l'excessive tension qui
prématurément l'éteignit. On pourra objecter que, à
l'exemple d'Euclide et d'Archimède, il eût consacré sa
pensée exclusivement à la création de la Géométrie et de
la Physique, tant il y eût été enclin par son génie spécial
et entraîné par l'attrait si puissant de ces deux sciences.
Nous sommes plutôt porté à croire que sa vaste curiosité,
comme celle des philosophes, en eût dépassé les domaines
particuliers et eût interrogé l'univers dans son ensemble
pour en sonder les fondements. Nous admettons toutefois
qu'il ne possédait pas le sens métaphysique, l'aptitude à
ce genre de spéculation, au môme degré que Platon, Aris-
tote. Descartes * et Spinoza. Nous présumons surtout qu'il
1. Il est regrettable que notre éminent géomètre Joseph Bertrand,
dans son Étude sur Pascal dont, enfant, il se montra le rival en préco-
cité, ait négligé de son sujet la face qu'il pouvait examiner avec le
plus de compétence. Combien nous lui aurions su gré de caractériser
le génie mathématique de Pascal en le rapprochant de celui de Des-
cartes! Par ces deux beaux exemples et par d'autres tirés de contem-
porains, tels que Newton et Leibnilz, il nous aurait appris en quoi la
faculté d'abstraire et de généraliser chez le mathématicien diffère de
cette faculté chez le métaphysicien ; pourquoi cette aptitude peut dans
un même esprit se rencontrer appliquée tout ensemble à ces deux
disciplines, comme dans la plupart des penseurs grecs de l'antiquité
et aussi dans la plupart de ceux du xvii" siècle, et pourquoi son appli-
cation se scinde, au contraire, et se particularise dans d'autres, comme
dans ceux do notre temps. Ces derniers, en général, et parmi eux de
RÉFLEXIONS FINALES 359
n'eût pas apporté à une recherche de cet ordre la sérénité
du génie grec. Une inquiétude foncière, que nous aurons à
définir, semble inhérente à son tempérament moral. A vrai
dire, chez lui cette inquiétude était sans doute héréditaire;
elle a pu germer et longtemps fermenter chez ses ascen-
dants chrétiens avant d'avoir gagné son cerveau; s'il en
était ainsi, il n'y aurait pas lieu d'en tenir compte dans
une transposition fictive qui le fait naître antérieurement
à Jésus-Christ.
S'il fût né plus tard, au contraire, et d'une mère moins
pieuse, s'il eût été contemporain de Voltaire et sans attache
avec Port-Royal, peut-être eût-il dirigé contre la doctrine
irrationnelle du calhohcisme des traits aussi redoutables
que ceux dont il cribla la casuistique immorale des Jésuites
dans les Provinciales. Nous sommes sûr néanmoins que,
tout en vengeant la raison, le sarcasme sur ses lèvres n'eût
pas eu le timbre de celui de Voltaire. Quoi qu'il en soit,
ce qu'il eût combattu dans le dogme catholique ce n'est
pas la religion.
Nous croyons, en effet, que sa raison, en s'exerçant sur
l'Univers considéré comme objet de connaissance, y ren-
contrait bien vite un voile impénétrable, et que l'inconnu
dont tout dépend et que rien ne révèle troublait en même
temps son cœur. Ce trouble est l'origine du quahficatif
mystérieux donné à cet inconnu irréductible et constitue
l'émotion mystique. Tous les cœurs ne sont pas aptes à le
sentir. Est-ce une infériorité ou une supériorité d'y être
enclin? Est-ce une faiblesse à corriger ou, au contraire,
un mouvement légitime à diriger? Précisons le sens du
mot mysticisme afin d'éclaircir ce point.
La prédisposition que nous signalons dans Pascal lui est
commune avec plusieurs savants et manque aux autres,
mais tous reconnaissent tacitement ou expressément l'in-
suffisance de l'esprit humain à résoudre les problèmes fonda-
grands mathématiciens (tels que Bertrand lui-même) demeurent en
effet étrangers à la métaphysique et semblent même y répugner. Ces
questions mériteraient d'être élucidées.
360 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
mentaux, à découvrir quels sont le subslratum extrôme, la
raison d'être, la cause, l'origine et le terme du processus
des événements, d'autant qu'une faible partie seulement
de ce processus est accessible à l'observation et au juge-
ment de l'homme. La plupart des savants, de peur de
s'égarer dans celte recherche transcendante, s'abstiennent
de s'y engager; ils acceptent leur ignorance à cet égard,
et ne s'en inquiètent ni n'en soufl'rent. On dit de ceux-là
qu'ils n'ont pas de religion. Les philosophes métaphysi-
ciens se préoccupent spécialement de ces hautes questions
et ne désespèrent point de les résoudre. Ils construisent
des systèmes qui, à leurs yeux, expliquent et -justifient
l'Univers et ils se complaisent dans ces constructions, ce
qui permet à chacun de se contenter de la sienne, bien
qu'elles ne s'accordent pas entre elles et que toutes s'ex-
cluent les unes les autres. Ces derniers penseurs, pas plus
que les précédents, ne sont considérés comme religieux.
Lors même qu'ils conçoivent sous la forme d'un Dieu per-
sonnel le principe de toutes choses, leur doctrine est une
théodicée qui se rapproche d'une rehgion, mais n'en est
pas une encore. Ce sont des théistes ou des déistes, leur
dieu ne se révélant à l'homme que par la raison. Pour
qu'il y ait religion, au sens propre de ce mot, il faut que
le cœur s'en litiêle. Le penseur, pour être religieux, ne doit
pas seulement reconnaître la nécessité logique d'une cause
première, d'un principe générateur et souverain du monde
phénoménal, il doit, en outre, sentir cette nécessité et se
sentir troublé devant le rideau qui voile ce principe, et,
pour être une religion, une doctrine ne doit pas seulement
professer l'existence de Dieu, elle doit rassurer l'âme dans
les ténèbres où elle demeure. L'état moral du penseur reU-
gieux est comparable à celui d'un enfant égaré, la nuit,
dans un bois : l'absence de la lumière l'inquiète devant les
forces cachées qui disposent de lui. N'est-ce point lt\ ce
qui distingue du simple inconnu le mystère et de la simple
attribution d'une cause première, quelle qu'elle soit, au
processus universel, le mysticisme?
RÉFLEXIONS FINALES 361
Le sentiment qui accompagne celui-ci, celle inquiétude
religieuse étant ainsi nettement désignée, on peut essayer
de la définir. Est-ce de la pusillanimité, de la poltronnerie?
Non, certes. L'enfant qu'épouvante la nuit n'est pas pour
cela un poltron; il a seulement plus d'imagination que
d'autres enfants incapables de peupler comme lui l'obscu-
rité de fantômes. A mesure qu'il prend des années et que
son milieu se précise pour lui il exerce son imagination
sur des objets qui ne l'effraient plus et dont il se contente,
s'il est artiste ou poète, de combiner à son gré les mutuels
rapports. Mais une nouvelle source d'effroi peut naître en
lui de sa rencontre avec l'inconnu métaphysique, objet qui
n'éveille jamais l'attention spontanée du vulgaire. Parmi
toutes les conditions faites à la vie humaine par cet
inconnu tout-puissant, c'est même la plus menaçante, à
savoir l'isolement de l'individu dans l'abîme muet et sans
fond ouvert de tous côtés par l'espace, c'est cette condition
pleine de risques impossibles à prévoir qui précisément
l'impressionne le moins. La nature paraît lui avoir épargné
une appréhension incompatible avec le souci constant de
sa subsistance. Aussi pouvoir interroger cet abîme, fût-ce
en frissonnant, est-il un signe d'aristocratie intellectuelle
et morale. Nous saisissons dès lors ce qui différencie le
sentiment religieux de la superstition. Celle-ci caractérise,
au contraire, le niveau inférieur ou la défaillance de la
pensée; car l'objet que redoute et implore le superstitieux
n'est pas l'ôtre infini, absolu, éternel, parfait, l'être méta-
physique, en un mot, mais la personnification d'une forme
prise dans le monde ambiant, dans le monde phénoménal
à laquelle l'ignorance prête une action favorable ou funeste
sur la destinée de l'idolâtre. La superstition est un mysti-
cisme élémentaire, barbare dont n'importe quoi peut être
l'objet; la religion véritable est le mysticisme né du plus
haut besoin de l'intelligence se heurtant à l'impénétrable
et se fiant au cœur pour la suppléer par l'aspiration. Tant
que l'aspiration ne s'est pas forgé un idéal qui le rassure,
le cœur demeure anxieux.
362 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
L'abdication de la raison n'est pas toujours complète. Il
est permis de supposer que l'acte de foi chez Pascal, par
exemple, s'est longtemps efforcé d'ôtre rationnel. De là
une contradiction intime dans le fondement mt^me de sa
croyance, et par suite dans son Ame quelque chose d'agité
qui n'a trouvé l'apaisement que dans le renoncement total
dont témoigne son amulette. Son culte de la divinité n'est
pas exempt de superstition; on ne s'en étonnera pas si l'on
considère que le dogme catholique en est imprégné, car le
Dieu fait homme reste profondément engagé dans le monde
phénoménal par l'incarnation; que même, en tant qu'il est
le Dieu de la Bible, il emprunte à la nature humaine les
affections, les passions qui suscitent ses actes.
Si l'analyse précédente est exacte, Pascal nous paraît
donc être, en effet, un savant greffé sur un mystique au
même titre que Pasteur et, comme lui, sachant maintenir
séparé du domaine religieux le terrain scientifique, mais
avec beaucoup moins de résignation, ou plutôt avec une
résignation d'une autre espèce. Le souci de ce qui échappe
essentiellement à l'observation n'était pas dominant chez
Pasteur : pousser l'observation aussi loin que possible lui
suffisait; ainsi la résignation à ignorer le reste lui était-
elle facile et son mysticisme, nullement militant ni ora-
geux, se bornait à une foi passive dans une source de con-
naissances autre que celle où il puisait ses découvertes, en
un mot dans la révélation. La foi chez Pascal était, au
contraire, devenue très vite active, pareille à une sorte de
prurit moral. Certains critiques, môme des plus autorisés,
ont confondu ce prurit qui ne lui laissait aucun repos avec
le doute qui n'en laisse aucun non plus à ses martyrs.
C'est que, à vrai dire, le dogme catholique est d'une assi-
milation laborieuse pour une Ame comme celle de Pascal,
où la raison n'est pas moins intransigeante que n'est impres-
sionnable le cœur. Il se retournait fiévreux dans son lit, il
ne cherchait pas un lit. Le germe du cathoficisme avait ren-
contré en lui un fonds propre à le recevoir et à le déve-
lopper, un sol plus ou moins mystique, c'est-à-dire une
RÉFLEXIONS FINALES 363
aspiration religieuse innée, antérieure aux pieuses leçons
do sa mère et intimement unie à sa vocation scientifique.
Cette aspiration pouvait être d'ailleurs très vague au
début; il n'en fallait pas davantage pour alimenter ce germe
vivace que la première éducation avait déposé dans
l'enfant. L'action du christianisme, tel que l'enseigne
l'Eglise romaine, sur la mentalité la plus robuste est extra-
ordinaire. Cette religion doit d'abord son influence à la
séduction de sa morale pure et tendre, comme à l'infinité
de ses promesses et surtout de ses menaces pour l'avenir
éternel, puis à sa longue durée qui a rendu héréditaire son
oniprcinle dans les âmes; enfin, pour une part qu'on ne
saurait exagérer, à la précocité habituelle de son enseigne-
ment qui prévient dans ses recrues l'âge de la réflexion
criti(|ue. Ajoutons que la femme lui est conquise, comme
elle le fut dès l'origine à l'inefTable douceur, à la clé-
mence de Jésus, clémence réparatrice d'un avilissement
dont l'homme est seul responsable. La mère s'en est sou-
venue, elle n'est pas ingrate : dès le berceau elle emmail-
lote tout ensemble l'âme et le corps du nouveau-né, l'âme
dans la foi chrétienne en même temps que le corps dans
les langes. Mais les langes enserrent sans pénétrer, tandis
que la foi s'insinue dans la conscience jusqu'à l'entière
assimilation de l'une par l'autre : l'enlacement ne se sent
plus, la possession est subie avec délice. Ce qui étonne
plus encore que cette action envahissante, c'est que, au
temps où elle était générale en Occident, une seule âme ait
pu s'y soustraire. Certes, la première qui remua dans une
geôle si forte et si douce, ou plutôt la première qui par son
propre effort décomposa en elle l'intime combinaison de la
conscience et de la foi, fit preuve d'une héroïque volonté,
dun orgueil sans frein, diront les croyants (et Pascal lui-
môme le pensait). Nous n'oserions assurément pas jurer
que la virilité morale (virtus) ait été l'unique principe de
cet affranchissement. Impatient du joug que l'Évangile
impose aux passions, le vice a dû se révolter sourdement
et, de son côté, sous un masque honorable, réclamer sa
364 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
libération. Il faut le reconnaître; mais ne faut-il point aussi
discerner le bon grain de l'ivraie et saluer la première
audace des quelques esprits sincères, avides de clarté,
qu'opprimaient des mystères aggravés par l'invraisem-
blance, et qui tûchèrent, au risque de leur vie, de s'ouvrir
un soupirail sur le jour. La lumière à ceux-là fut peut-être
aussi indispensable que le pain; n'est-il pas cruel d'accuser
d'orgueil la faim qui cherche à s'assouvir? L'habitude, la
coutume, la machine rendent à la croyance de Pascal un
service plus grand encore qu'il ne l'apercevait. Les fables
de la mythologie font hausser les épaules au chrétien et
pourtant aucune des métamorphoses chantées par Ovide
n'égale en étrangeté la transsubstantiation pour un esprit
non prévenu, libéré du mysticisme traditionnel.
L'insinuante pénétration de la doctrine chrétienne, de
ses dogmes dans l'esprit sans défense des enfants est-elle
inoffensive pour la santé intellectuelle des adultes? Cette
doctrine est-elle compatible avec l'avancement de la science
positive, c'est-à-dire tant rationnelle qu'expérimentale
(mathématiques et sciences naturelles)? Il semble tout
d'abord que l'exemple de Pascal réponde affirmativement
à cette question.
Pascal est, en effet, un catholique profondément attaché
à sa religion et tout ensemble un grand savant, mathéma-
ticien et physicien de génie. Mais en y regardant de plus
près on s'aperçoit vite qu'il ne fournit pas en sa personne
un témoignage vivant et irrécusable de l'esprit rchgieux
catholique fraternisant avec l'esprit scientifique sans préju-
dice à l'œuvre de celui-ci. Rappelons-nous que, si les deux
discipHnes qu'il mène de front vivent en paix dans son cer-
veau, c'est à la condition de ne point communiquer entre
elles, de se l'interdire conformément au prudent précepte
de son père. Ajoutons que Biaise considérait la géométrie
comme un exercice intellectuel d'importance tout à fait
secondaire et que, parlant, il ne devait pas tenir en plus
haute estime la culture des sciences expérimentales, dont
la certitude est d'ailleurs moindre.
RÉFLEXIONS FINALES 36b
Tous les savants qu'a vus briller son siècle et qui ont
été des croyants chrétiens, les Kepler, les Descartes, les
Newton, les Leibnitz, ont aussi, avant d'entrer dans leur
cabinet de travail, observatoire ou laboratoire, laissé leur
credo sur le seuil, comme, de nos jours, le faisait, de son
propre aveu, notre admirable Pasteur. Ils dressaient tous
également une cloison entre le domaine des dogmes con-
sacrés par l'autorité des églises et les propositions démon-
trées soit par l'induction, qui se fonde sur l'expérience,
soit par la déduction, qui se fonde sur les vérités axioma-
liques. Mais ils se faisaient illusion sur l'impénétrabilité de
cette cloison artificielle ou n'en voulaient pas voir l'insuf-
fisance. En réalité le croyant et le savant ne sont pas com-
parables à deux hommes qui marchent dans la môme rue
sans se rencontrer ni se coudoyer ; leurs deux disciplines
respectives ne peuvent se développer sans se heurter. Elles
se heurtent aussitôt que la théologie cesse de se cantonner
dans la spéculation métaphysique. Jusque-là chacune a son
objet propre et partant n'a pas lieu de contredire l'autre.
Mais il s'en faut de beaucoup que le dogme n'empiète
jamais sur le terrain de l'observation. En astronomie, par
exemple, Galilée a fait l'épreuve d'un pareil empiétement,
et l'esprit scientifique, mis en demeure par les Livres
Saints d'admettre la réalité des miracles et l'accomplisse-
ment des prophéties, y répugne et tôt ou tard entre en
conflit avec l'esprit religieux. Si Pascal, à son époque et
dans son milieu, eût pu être impartial, il eût apporté la
même audace à critiquer l'autorité de ces Livres qu'à
braver celle de l'ancienne Physique : la création ex nihilo
lui eût semblé aussi absurde que l'horreur du vide. Il se fût
montré moins ingrat envers la nature, disons chrétienne-
ment envers Dieu même qui l'avait comblé des aptitudes
les plus rares aux sciences diverses ; il n'eût pas déprécié la
géométrie où il excellait.
Le génie se reconnaît à l'initiative créatrice qui, dans
rinlelligence individuelle, résiste au servage du sens
commun et l'héroïsme se reconnaît à la force indépendante
368 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
qui, dans la volonté individuelle, résiste à l'enlisement de
rimitation et de Thabilude, effets de la suggestion et de la
sécurité sociales. Le génie et l'héroïsme sont ce reliquat
irréductible des fortes individualités qui constitue le fer-
ment du progrès inlellectuel et moral chez tout peuple en
voie de civilisation. C'est grâce à ce ferment, agitateur
sacré des multitudes passives, que Pascal a pu dire : toute
la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit
être considérée comme wi même homme qui subsiste tou-
jours et qui apprend continuellement (II, 271). Il n'appren-
drait pas continuellement sans les découvertes incessantes
du génie. On peut ajouter qu'il ne grandirait pas en mora-
lité sans les exemples de désintéressement héroïque donnés
par tous les martyrs des belles causes.
Pascal n'est pas un héros; si la puissance de sa volonté
eût égalé celle de son intelligence, celle-ci en eût béné-
ficié : la force de caractère l'eût entièrement émancipée.
Elle eût renversé les barrières de la tradition judfeo-chré-
tienne, barrières dressées par l'imitation et respectées par
l'habitude.
L'influence du christianisme sur le progrès des connais-
sances d'ordre expérimental eût été néfaste assurément, si
elle eût duré. Elle l'eût été d'abord par le peu d'importance
que l'esprit évangélique attache à ces connaissances,
dédain défavorable à leur avancement et propre à enrayer
la curiosité scientifique et, en outre, par les erreurs du
même ordre qu'eût indéfiniment accréditées l'autorité des
Livres Saints. Quant à l'influence morale et sociale de cette
religion, il faut, pour l'apprécier avec exactitude, distin-
guer soigneusement l'esprit évangéhque de l'esprit dogma-
tique : Aime^-vous les uns les autres. Ne faites pas aux
autres ce que vous ne voudrie:{ pas qui vous fût fait. Voilà
des préceptes absolument admirables, qui ont germé dans
l'âme des grands prophètes et accompli leur éclosion
sublime dans celle de Jésus. Si le genre humain s'y conver-
tissait, l'âpreté féroce des relations économiques et les hor-
reurs de la guerre disparaîtraient. La justice pourrait
RÉFLEXIONS FINALES 367
s'appliquer à la répartition des Iriens el avantages sociaux
non pas, comme aujourd hui, par à peu près, par présomp-
tions légales très insuffisantes, mais intégralement, attendu
que la charité, divinatrice des plus intimes besoins, peut
seule instruire le juge entièrement dans les attributions et
les partages. Malheureusement l'organisation des églises,
d'abord très favorable à la culture et à l'extension de
l'esprit évangélique, a pris, de siècle en siècle, par la divi-
sion des fidèles en clergé et en ouailles, des caractères
hiérarchiques de plus en plus accusés et nuisibles à l'éga-
lité primordiale, à l'égalité vraiment fraternelle. Ajoutons
que, en dépit de la distinction établie entre le ressort ecclé-
siastique et le ressort séculier, l'usurpation lente de la
puissance spirituelle sur la puissance temporelle dans les
monarchies catholiques a peu à peu communiqué aux chefs
de rÉghse et à l'Éghse tout entière, dans la sphère poli-
tique, un génie dominateur aussi étranger que possible au
détachement évangélique. L'humilité individuelle a pu per-
sévérer sous le capuchon, la calotte et même la tiare,
l'abnégation de chaque membre du corps ecclésiastique
peut encore être intacte et complète à l'égard du prochain
et la soumission aux règles de la communauté sans
réserve ; mais le corps se développe et croît sans limites au
sein de la nation qui l'entretient ; il vise à la subordonner
d'abord dans le domaine moral, ensuite dans le domaine
politique. L'histoire, du moins, nous semble l'attester. La
concorde, à vrai dire, ne pourrait qu'y gagner si le dogme
était d'une indiscutable vérité, d'une évidence telle que son
contradicteur fût aussi ridicule qu'un fou prétendant que
deux et deux font cinq ou que la sphère étoilée tourne
autour de la terre pour centre. Mais tant s'en faut! Seules
les théories scientifiques livrées au libre examen arrivent
soit à s'éHminer, soit à se vérifier par un nombre croissant
d'expériences particulières et, dans ce dernier cas, à s'avérer
pour tout le monde. Les discussions s'éteignent et une har-
monie définitive .s'étabhl entre les esprits. Cette harmonie
seconde à merveille la pacification politique, au lieu ([ue
368 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
l'intransigeance essentielle de chacune des doctrines reli-
gieuses tient leurs croyants divers en perpétuel conflit.
Combien ne serait-il pas désirable que triomphât l'esprit
évangélique, purement chrétien! Il compléterait avec une
efficacité supérieure l'œuvre de l'esprit scientifique; il favo-
riserait d'une façon plus directe que celui-ci la conciliation.
L'esprit évangélique, en effet, suscite le désintéressement
nécessaire à la vie sociale, laquelle exige sans cesse de
chaque citoyen le sacrifice immédiat d'une part de son
intérêt personnel à un avantage commun dont la répercus-
sion individuelle est trop souvent aléatoire et lointaine.
Loin d'être contraire à la morale chrétienne, l'esprit scien-
tifique ne peut qu'en seconder la pratique : l'intelligence
rapproche, c'est le cœur qui noue. Pascal fut très chari-
table; quand il mourut, il s'endettait par ses aumônes; il
était béni des pauvres. De tous ses titres de gloire, il
n'estimait plus que celui-là, le moins brillant aux yeux de
la foule, mais le seul qui, selon lui, le pût recommandera la
clémence divine. Les hommages de la postérité à son intel-
ligence, tout éclatants qu'ils s'annonçaient, ne devaient
point lui offrir d'aussi sûres garanties. Des médecins ont
fait planer le soupçon sur la santé de son cerveau, et ses
admirateurs les plus fidèles n'interprètent pas avec une
entière sécurité le monument inachevé de sa méditation
supérieure; plus d'un hésite encore à l'affranchir du
doute. Nous-môme, qui résolument lui reconnaissons la
foi, peut-être en essayant de restaurer son apologie du
christianisme, l'avons-nous en quelque endroit défigurée.
Nous n'avons du moins en rien diminué la valeur morale,
c'est-à-dire la noblesse de sa volonté; ce qui par-dessus
tout importe à sa mémoire.
II
Il a pleine conscience de sa supériorité intellectuelle. On
le reconnaît à l'accent autoritaire, au tour impérieux de
ses Pensées notées par lui pour lui seul. Il semble n'être
RÉFLEXIONS FINALES 369
humble qu'autant qu'il y fait attention et s'y applique; il
n'en a que la volonté. 11 domine de si haut son entourage
par son génie qu'il lui est aisé de n'être pas orgueilleux :
on ne songe pas à lui disputer le premier rang et il Toc-
cupe sans y songer. Il a d'ailleurs une haute idée de l'ûme
humaine; aussi ne peut-il s'arranger que de l'humilité
chrétienne, seule compatible avec la plus grande estime
pour la créature qui couronne la création; cette humilité
ne ravale pas l'homme comme le matérialisme. Il est
modeste par le sentiment des difficultés que sa perspicace
analyse lui permet d'apercevoir en toute question et que
ne soupçonne pas le vulgaire, mais sa modestie ne l'assou-
plit pas; la raideur janséniste lui est naturelle. La cour-
toisie de son temps confinait toutefois dans les idées
l'intransigeance et la dissimulait sous les formes. Même dans
les plus ardentes polémiques il reste maître de lui par la
conscience de sa force. L'influence de l'intelligence sur le
caractère est, d'un autre côté, très sensible chez lui. Il
n'est point pusillanime, mais il est capable d'une crainte
réfléchie qu'épargne au commun des hommes une vue
superficielle de la condition terrestre. Quand il nous les
montre tous marqués pour la mort et isolés dans l'infini
des espaces dont le silence éternel l'eflVaie il éprouve la
terreur qu'il veut faire naître, sans d'ailleurs y réussir.
C'est peut-être le seul homme qui ressente réellement ce
genre d'inquiétude, parce que seul il secoue la providen-
tielle indifférence qui paraît être imposée par une loi de la
nature à l'unique espèce instruite de la mortalité. Il est
vrai que ce n'est pas l'individu, mais l'humanité tout
entière qui est isolée avec la terre, ce qui en fait une
prison fort peuplée, où la solidarité sociale et l'aiguillon
continuel de la faim et des désirs rendent chacun moins
sensible aux menaces muettes du gouffre environnant. Ces
menaces n'en sont pas moins réelles et l'épouvante de
Pascal est, au fond, rationnelle; de sorte qu'il peut passer
pour fou par un usage anormal, bien que très légitime, de
la raison.
Svi.Lv Phudhomme. '2't
370 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Nous relèverons, en outre, dans Pascal l'influence du
mysticisme sur la raison même et sur le cœur. 11 importe
de remarquer que sa foi religieuse favorise singulièrement
son doute philosophique. L'acte de foi, étant à ses yeux
le plus haut et le seul important moyen de connaissance,
lui rend ce doute facile et non douloureux. Son scepti-
cisme, en effet, n'atteint pas en lui le fondement de la con-
naissance capitale. 11 ne veut pas que Dieu soit démontré
par le spectacle de la nature, parce que le Dieu des chré-
tiens ne doit pouvoir être connu que par un acte de foi.
Il ne faut pas qu'on puisse se passer de la Sainte Écriture
ni de la révélation pour établir l'existence de Dieu. Il se
résigne à ne pas le comprendre, mais non à ne pas le pos-
séder. Dieu lui est nécessaire pour combler un vide de
son cœur, vide infini qui ne peut être rempli que par un
objet infiniment parfait. Il suffit à son intelligence de
savoir que cet objet existe, quelle qu'en soit d'ailleurs l'es-
sence incompréhensible; mais ce n'est pas par elle-même
que son intelligence le sait, elle reçoit du cœur cette con-
naissance. Il fallait à Pascal pour être heureux un objet
dont la possession ne pût lui être ni disputée par la
maladie ou les autres vicissitudes de la condition terrestre
ni ravie par la mort. Or l'acte de foi est tout ensemble un
acte d'affirmation et de possession du seul bien assuré, à
savoir de la vérité souveraine; c'est un cri impérieux du
cœur, et le cœur entend directement la réponse à son cri.
Les mathématiques et les sciences naturelles n'ofl'rent de
la vérité que la part de beaucoup la moins intéressante
pour un homme avant tout préoccupé des origines et des
fins de son âme, dont ces disciplines ne démontrent môme
pas l'existence. En sa qualité de savant Pascal connaît à
merveille les règles d'une démonstration valable, il est
habitué à garantir aux preuves rationnelles toute la force
dont elles sont susceptibles en écartant toutes les préven-
tions qui les pourraient alTaiblir ou fausser. Il est éminem-
ment logicien, et celle supériorité même risque de l'égarer
plus qu'un autre, car si, par hasard, les prémisses qu'il
RÉFLEXIONS FINALES 371
admet sont erronées, il en^tire toutes les suites puisées à
la plus grande profondeur. Toute la finesse desprit, toute
la sagacité et la puissance de pénétration qui servent chez
lui le savant, il les met au service de l'apologiste du chris-
tianisme, mais seulement dans l'interprétation des monu-
ments qui en sont la base, non dans la critique devenue
aujourd'hui si minutieuse, et circonspecte, de leur authen-
ticité. Il accepte la tradition avec une sécurité qui sur-
j)rend, lorsqu'on se rappelle sa défiance de physicien à
l'égard des anciens. Il faut assurément prendre en consi-
déialion l'époque et le milieu où se sont formées ses idées;
on n'exige pas d'un homme de génie qu'il en secoue le
joug, mais on ne s'étonne pas qu'il le fasse, et l'on regrette
malgré soi qu'il ne le fasse point.
Pascal n'est pas égoïste; nous avons rappelé qu'il est
mort appauvri par ses aumônes. Il ne supporte pas qu'on
préfère son propre bien au bonheur de tout le reste du
monde, mais, comme tous les croyants, à propos de la
justice divine et de l'éternité des peines infernales il semble
dépourvu de la sympathie qui fait imaginer la douleur
d'autrui, et, quand elle est imméritée, soulève l'indigna-
tion. Telle femme, qui ne tuerait pas une mouche, admet
sans frémir pour le pécheur né gourmand et mort sans
absolution une cuisson sans fin. L'influence du mysticisme
sur le caractère est là très sensible. Pascal n'a pas eu de
la justice une conscience assez vive pour sentir jusqu'à la
révolte, ni même jusqu'à la pitié, la disproportion scanda-
leuse entre une peine éternellement atroce et l'olïense
envers Dieu, laquelle ne doit se mesurer qu'à l'intention
de l'otTenser. Son zèle religieux refroidit en lui les senti-
ments naturels et arrête les épanchements du cœur : il
désapprouve les caresses de la mère à l'enfant comme sus-
pectes de quelque sensualité. Pour faire, sans effort appa-
rent, une pareille concession à la piété ascétique il n'est
sans doute pas fort tendre. Il réserve ses effusions pour la
prière ;x;'est à Dieu seul qu'elles vont; c'est à l'adresse de
Jésus-Christ qu'il trouve des paroles où son âme se fond
372 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
tout entière en amour. En somme l'idéal de la vie chré-
tienne est pour lui très haul; c'est la constance habituelle
dans la pratique du bien, et l'égale aptitude à l'exercice des
vertus extrêmes et des vertus opposées (telles que la chari-
table douceur et l'héroïque fermeté). Cet idéal il ne l'atteint
pas toujours; ce n'est pas surprenant.
Si dans cette étude nous avions à examiner toutes ses
Pensées, nous devrions rechercher si ses idées sur la poli-
tique et sur d'autres questions morales n'ont pas subi
l'empreinte de ses croyances religieuses. Nous nous borne-
rons à signaler que sa fierté innée conspire avec l'esprit
évangélique pour abaisser les grandeurs sociales de pure
institution, pour apprécier « les grands » à leur réelle
valeur tout en respectant chez eux la hiérarchie tradition-
nelle. Il n'est point ce qu'on nomme aujourd'hui un
libéral : il accepte l'ordre établi, sans être dupe toutefois
des insignes extérieurs de la dignité. Il doute de la justice
en tant qu'elle est humaine et n'est pas un principe révélé
par la religion. Il remarque en elîet que l'intérêt bien
entendu peut conseiller l'équité et faire alors un tableau de
la charité (produire les mômes résultats qu'elle). A ses yeux
la justice politique, très distincte de la vraie justice, qui
n'est connue que par la révélation, est, en dernière analyse,
le procédé le plus pratique pour instituer la paix. L'inéga-
lité parmi les hommes est d'ailleurs nécessaire et l'idée de
la justice varie avec la frontière.
Comment le mysticisme chrétien a-t-il agi sur le sens
esthétique de Pascal? Celte question nous intéresse extrê-
mement; nous Tavons réservée pour la fin de nos réflexions
sur son tempérament moral. Et d'abord, qu'est-ce que le
Beau pour lui? Nous entendons par le Beau en général
l'objet inaccessible, partant indéfinissable, auquel aspirent
certaines âmes. L'aspiration vers le Beau n'en procure
pas la possession adéquate, mais le pressentiment seul,
et, à ce titre, est à la fois mélancolique et délicieuse. C'est
cet objet indéterminé, symbole du suprême bonheur, que
se propose d'exprimer l'œuvre d'art (plastique, musicale
RÉFLEXIONS FINALES 373
OU lilléraire). Tout artiste, en tant que créateur de formes
expressives du Beau, est poète. Si l'on admet ces défini-
tions. Ton ne refusera certes point à Pascal l'aspiration
poétique, sauf à indiquer sous quelle forme il en exprime
l'objet. Rien de terrestre ne le satisfait; descendant du
premier couple humain, il se sent dépossédé du seul idéal
qui soit digne de ce couple avant sa chute. Le seul bon-
heur qu'il admette et désire, c'est la vie commune avec
Dieu, la vie en Dieu et pour Dieu. Le sentiment du divin
dans l'homme né religieux, dans le mystique, est insépa-
rable de la délectation sublime que l'Ame éprouve à se
fondre en cet objet infiniment haut de sa contemplation.
Les exercices de la piété, les ravissements de la prière, les
sacrements et par excellence l'Eucharistie, sont les pré-
mices de la félicité véritable, de la félicité paradisiaque,
fusion de l'âme en son Dieu. Aucun poète ne peut se
vanter de placer plus haut l'objet de son aspiration. A cet
égard Pascal est indéniablement poète. Si l'on n'accorde
ce nom qu'à l'écrivain versificateur, il ne lui convient pas.
Ce genre de poètes ne semble même pas lui être sympa-
thique.
Quant aux artistes proprement dits, statuaires, peintres,
musiciens, etc., qui sont les poètes soit de la ligne, du relief
et des couleurs, soit des sons, toutes formes qui expriment
les activités de la nature ou de l'âme, il ne paraît pas avoir
compris l'essence et le but de leurs productions. Sa Pensée
sur la peinture n'en témoigne que trop : Quelle vanité que
la peinture, qui attire l'admiration par la ressemblance des
choses dont on n'admire point les originauxl (I, 105.) Il
croit qu'elle a pour objet limitation servile et il s'étonne
qu'on puisse admirer une copie dont on n'admire pas le
modèle. Cet étonnement décèle une singulière méprise.
De ce qu'il n'admire pas un fromage, un oignon, un pot
de grès ou un lièvre mort, il en conclut que les tableaux
de ce genre ne sauraient être admirables. Il oublie que le
blanc d'un fromage, la pelure d'un oignon, la couverte
d'un pot, le pelage d'un lièvre offrent au regard du colo-
374 LA VHAIE llELKilON SELON PASCAL
risle les jouissances les plus délicates et que ces jouis-
sances engendrent un rêve qui n'a rien de commun avec la
destination économique de ces humbles choses qui ont
servi de modèles au peintre. Il confond le sujet avec le
motif et semble ignorer que Part n'est pas l'imitation pure-
ment objective d'une forme extérieure, mais le choix du
modèle en vue dune interprétation personnelle, oiiginale
de ce qu'il exprime. Est-ce à dire que Pascal ne soit nulle-
ment artiste? Lui dénier tout à fait pour cette erreur l'in-
telligence de l'objet des beaux-arts serait injuste, car,
dans les Pensées suivantes, il fait à la fois la part de lin-
dividualité dans la conception du beau et celle de l'aspira-
tion vers un modèle indéterminé dans l'œuvre poétique :
Il y a certain modèle d'agrément et de beauté qui con-
siste en un certain rapport entre notice nature, faible ou
forte, telle quelle est, et la chose qui nous plaît. Tout ce
qui est formé sur ce modèle nous agrée : soit maison, chan-
son., discours, vers, prose, femme, oiseaux, rivières, arbres,
chambres, habits, etc. Tout ce qui n'est point fait sur ce
modèle déplaît à ceux qui ont le bon goût. Et comme il y a
un rapport parfait entre une chanson et une maison qui
sont faites sur le bon modèle, parce qu'elles ressemblent à
ce modèle unique, quoique chacune selon son genre, ily a
de même un rapport parfait entre les choses faites sur le
mauvais modèle. Ce n'est pas que le mauvais modèle soit
unique, car il y en a une infinité. Mais chaque mauvais
sonnet, par exemple, sur quelque faux modèle qu'il soit
fait, ressemble parfaitement à une femme vêtue sur ce
modèle. Rien ne fait mieux entendre combien un faux
sonnet est ridicule que d'en considérer la nature et le
modèle, et de s'imaginer ensuite une femme ou ime maison
faite sur ce modèle-là (I, 103).
Comme on dit beauté poétique, on devrait aussi dire
beauté géométrique, et beauté médicinale. Cependant un tie
le dit point : et la raison en est qu'on sait bien quel est
l'objet de la géométrie, et qu'il consiste en preuves, et quel
est l'objet de la médecine, et qu'il consiste en la guérison ;
RÉFLEXIONS FINALES 375
mais on ne sait pas en quoi consiste l'agrément^ qui est
l'objet de la poésie. On ne sait ce que c'est que ce modèle
naturel qu'il faut imiter; et, à faute de cette connaissance,
on a inventé de certains termes bigarres : « siècle d'or, mer-
veille de nos jours, fatal, etc.; » et on appelle ce jargon
beauté poétique. Mais qui s'imaginera une femme sur ce
modèle-là, qui consiste à dire de petites choses avec de
grands mots, verra une jolie damoiselle toute pleine de
miroirs et de chaînes, dont il rira, parce qu'on sait mieux
en quoi consiste l'agrément d'une femme que ' V agrément
des vers. Mais ceux qui ne s'y connaîtraient pas V admire-
raient en cet équipage; et il y a bien des villages oit on la
prendrait pour la reine : et c'est pourquoi nous appelons les
sonnets faits sur ce modèle-là les reines de village (I, 104),
Quelque réserve qu'on puisse légitimement faire sur la
compétence de Pascal en matière d'art plastique ou musi-
cal, chacun salue sa souveraine maîtrise dans l'art d'écrire.
C'est dans le recueil des Pensées qu'on surprend le mieux
les ressources et .les qualités de sa prose. En le lisant on
assiste à toutes les phases que traverse la formation de
cette prose, vigoureuse, depuis le premier jet, qui est une
sorte de notation instantanée de la pensée, jusqu'à l'achè-
vement soigné de la forme qu'elle revêt, après plusieurs
essais de l'expression exacte, La science la plus familière à
Pascal nous fournit une image de ce labeur progressif. Il
se propose de faire tenir le plus de sens possible dans la
phrase la plus concise, de même qu'il y a dans l'étendue à
trois dimensions une figure qui offre le plus de contenance
sous la moindre surface; c'est la sphère et elle est le plus
simple des solides. Il semble proposer cet exemple à son
langage : il le modèle peu à peu comme s'il pétrissait et
roulait une matière malléable entre ses mains pour l'amener
à la forme sphérique. De là, l'ampleur, la plénitude et la
simplicité de son style. Mais notre comparaison a besoin
d'être complétée, car rien ne ressemble moins à l'unifor-
milé de la sphère que la variété de l'accent dans sa phrase.
La matière qu'il y coule est plus ou moins chaude, selon le
376 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
sujet, scientifique ou moral, qu'il traite, mais elle n'est
jamais froide tout en satisfaisante la condition susdite, qui
est précisément celle de toute œuvre d'art parfaite. Il ne
travaille donc pas à orner son style, il ne travaille qu'à
rendre le plus sobrement possible l'expression adéquate à
la pensée. Ce qui fait la vie de ce style, c'est l'activité intel-
lectuelle ou passionnelle qui l'échauffé et par là môme le
colore. Il cherche l'expression juste et il la trouve si bien
qu'elle paraît s'être imposée d'elle-même à la plume. De là
vient que dans ses écrits il n'y a nulle apparence d'apprêt,
bien que l'art y soit consommé. L'art décrire n'est pas
dans le style, car celui-ci n'est que l'allure naturelle, toute
spontanée, communiquée à la phrase par les mouvements
de l'âme; cet art consiste dans le choix des mots que le
style dispose et qui ne s'offrent pas toujours du premier
coup à la pensée pour la rendre, mais surtout il consiste
dans la composition, c'est-à-dire dans l'ordonnance des
idées, soit uniquement par amour du vrai, pour la clarté
dont le penseur a besoin, soit en vue de l'effet que l'écri-
vain ou l'orateur se propose de produire sur ses lecteurs
ou son auditoire. Dans le recueil des Pensées^ Pascal,
avons-nous dit, consigne le plus souvent pour lui-même,
pour lui seul ce qui lui vient à l'esprit, avec l'intention
d'introduire plus tard ces fragments appropriés à quelque
destination préméditée dans un ouvrage adressé à certains
lecteurs, et c'est cette appropriation qui requiert de l'art,
qui l'oblige à composer pour présenter ses idées dans
l'ordre le plus convenable à son objet. Plusieurs morceaux,
très importants, présentent, au milieu des autres, les
caractères d'une composition plus ou moins avancée,
parfois accomplie. Il y en a qui sont des chefs-d'œuvre,
des échantillons typiques de la beauté littéraire au service
de la beauté morale, de cette aspiration qui, selon nous,
définit la poésie supérieure; or il la doit évidemment à son
mysticisme chrétien. Le sentiment religieux en est la
source la plus ancienne et la plus haute chez tous les
peuples. Leurs poèmes fameux font tous une large part à
RÉFLEXIONS FINALES 377
ce qu'on nomme le merveilleux. Les Provinciales, ces
pages immortelles où Pascal s'est révélé l'un des écrivains
Ibndaleiirs de la prose française, ajoutent aux divers
accents ollerls par le style des Pensées un ton nouveau,
qu'il ne faut pas omettre, le Ion spirituel sous forme
d'ironie. On ne saurait trop en admirer la finesse et la
mesure, on n'y sent rien de l'insolence facile, habituelle
aux pamphlétaires, mais le trait aiguisé pénètre à fond et
porte plus efficacement que la grossière injure. La raillerie
discrète et contenue éclate, chez Pascal, en indignation.
Elle engendre ainsi l'éloquence et contribue donc à la
beauté de l'ouvrage; à ce titre elle s'élève et participe de
cette beauté complexe.
Les Pensées suivantes de Pascal relatives au style justi-
fient ce que nous venons de rappeler du sien :
Quand un discours naturel peint une passion., ou un effet.,
on trouve dans soi-même la vérité de ce quon entend.,
laquelle on ne savait pas qu'elle y fût, en sorte qu'on est
porté à aimer celui qui nous le fait sentir; car il ne nous a
pas fait montre de son bien, mais du nôtre; et ainsi ce bien-
fait nous le rend aimable : outre que cette communauté
dHntelligence que nous avons avec lui incline nécessaire-
ment le cœur à l'aimer (I, 104).
// faut de l'agréable et du réel; mais il faut que cet
agréable soit lui-même pris du vrai (I, lOi).
« J'ai l'esprit plein d'inquiétude. » Je suis plein d'inquié-
tude, vaut mieux (II, 134).
<( Éteindre le flambeau de sédition. » Trop luxuriant.
« L'inquiétude de son génie. » Trop de deux mots hardis
(11,154).
L'éloquence continue ennuie.
Les princes et rois jouent quelquefois. Ils ne sont pas tou-
jours sur leurs trônes; ils sy ennuient. La grandeur a
besoin d'être quittée pour être sentie. La continuité dégoûte
en tout. Le froid est agréable, pour se chauffer (I, 84).
Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi;
car on s'attendait de voir un auteur, et on trouve un
378 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
homme. Au lieu que ceux qui ont le goût bon, et qui en
voyant un livre croient trouver un homme, sont tout surpris
de trouver un auteur : « Plus poelice quam humane Jocu-
lus es ». Ceux-là honorent bien la nature, qui lui appren-
nent quelle peut parler de tout, et même de théologie (I, lO.j).
La dernière chose qu'on trouve en faisant un ouvrage est
de savoir celle qu'il faut mettre la première (I, 105).
Un même sens change selon les paroles qui Vexpriment.
Les sens reçoivent des paroles leur dignité, au lieu de la
leur donner. Il en faut donner des exemples... (1, 105).
La vraie éloquence se moque de l'éloquence (I, lOGi.
L'éloquence est un art de dire les choses de telle façon,
1° que ceux à qui l'on parle puissent les entendre sans peine,
et avec plaisir ; 2° qu'ils s'y sentent intéressés, en sorte que
l'amour-propre les porte plus volontiers ày faire réflexion.
Elle consiste donc dans une correspondance qu'on tâche
d'établir entre l'esprit et le cœur de ceux à qui l'on parle
d'un côté, et de l'autre les pensées et les expressions dont
on se sert; ce qui suppose qu'on aura bien étudié le cœur de
l'homme, pour en savoir tous les ressorts, et pour trouver
ensuite les justes proportions du discours qu'on veut y
assortir. Il faut se mettre à la place de ceux qui doivent
nous entendre, et faire essai sur son propre cœur du tour
qu'on donne à son discours, pour voir si l'un est fait pour
l'autre, et si l'on peut s'assurer que l'auditeur sera comme
forcé de se rendre. Il faut se renfermer, le plus qu'il est
possible, dans le simple naturel; ne pas faire grand ce qui
est petit ni petit ce qui est grand. Ce n'est pas asse:{ qu'une
chose soit belle, il faut qu'elle soit propre au sujet, qu'il n'y
ait rien de trop ni rien de manque (II, 123).
L'éloquence est une peinture de la pensée; et ainsi ceux
qui, après avoir peint, ajoutent encore, font un tableau, au
lieu d'un portrait (II, 123).
Eloquence, qui persuade par douceur, non par empire;
en tyran, non en ro/(II, 176).
Ce que dit Pascal de l'éloquence concerne évidemment
les écrits comme la parole.
REFLEXIONS FINALES 379
Nos remarques précédentes ne sont que des iudicalions
très sommaires, aussi bien ne prélendons-nous pas grossir
d'un examen qui relève de la critique d'art une étude spé-
cialement consacrée à l'apologétique de Pascal et déjà trop
longue, mais nous devions rappeler ce que doit en lui le
caractère de l'écrivain au souffle religieux qui anima tout
riiomme.
III
La religion catholique ne pouvait rencontrer un apolo-
giste mieux doué que Pascal pour rendre inattaquables les
preuves qui doivent la faire accepter. Si elle est vraie aux
yeux d'un pareil penseur, comment pour n'importe quel
autre homme serait-elle erronée ou douteuse? Aucun des
instruments humains de la connaissance ne lui fait défaut;
il les possède tous et tous à un degré culminant. Son
intelligence est d'une rare sagacité et singulièrement
profonde; elle surprend et saisit les rapports à la fois les
plus abstraits et les plus lointains. A cet égard il peut être
égalé aux promoteurs fameux des sciences tant exactes
qu'expérimentales. Mais, en outre, il jouit d'une aptitude
refusée même à beaucoup des plus grands, à Laplace, par
exemple. Il est capable de sentir combien la connaissance
purement scientifique, telle que l'observation et la logique
humaines peuvent la constituer, serait loin encore
d'expHquer l'ensemble des phénomènes qui lui sont acces-
sibles, à supposer même qu'elle fût achevée. 11 ne peut se
défendre de songer à l'inconnu métaphysique déterminant
l'existence et la nature non pas seulement du monde
phénoménal observable à 1 homme, mais du reste aussi,
en un mot, de l'Univers accidentel tout entier. Se résigner
à ne le pas interroger est assurément plus sage, étant
donné l'invincible obstacle que rencontre à tout pénétrer
l'intelligence finie de l'homme. Il ne s'ensuit pas que ce
soit plus digne, car c'est abolir l'aspiration. La curiosité
380 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
de Pascal demeure inassouvie, et rôde affamée autour de
l'éternel inconnu. Or cet inconnu n'est pas uniquement
pour lui ce qu'il ignore, c'est, en outre, ce qu'il redoute,
c'est quelque chose de sacré, le mystère. Ce que nous
qualifions de sacrée de mystérieux, c'est ce qui, sans
révéler sa nature, soustraite à l'analyse, impose le respect
et par là entre en relation avec la sensibilité morale, avec
le cœur plus qu'avec l'intelligence. Le principe de la
morale, celui de l'esthétique sont sacrés. Mêlé d'effroi dans
Pascal, ce respect dont la cause est indéfinissable, indé-
terminée, mais n'est nullement irrationnelle, est ce que
nous avons appelé le mysticisme. Un esprit qui n'est en
rien mystique se soumet aveuglément à l'instinct conserva-
teur qui voile l'abîme final aux hommes comme aux bêtes,
à ce titre il demeure encore engagé dans la brute, si com-
préhensif et inventif qu'il puisse être d'ailleurs. Le vrai
sentiment religieux n'est pas autre chose que l'appétit
supérieur de l'intelligence ressenti par le cœur qui place
la félicité dans la suprême connaissance. En tant que reli-
gion le dogme catholique trouva donc en Pascal une âme
prédisposée à l'accueillir avec voracité. Comme, au surplus,
les autres religions n'offensent pas moins la raison par
quelque endroit sans susciter un appareil de preuves aussi
imposant, on conçoit que Pascal se soit précipité d'abord
dans les bras de Jésus, sauf à justifier ensuite, avec toutes
les ressources de son génie, l'accaparement et la constitu-
tion dogmatique de la doctrine évangélique par les organi-
sateurs de l'ÉgHse cathoHque. Tolstoï, de nos jours, a
cédé, lui aussi, à ce premier entraînement si légitime vers
la morale chrétienne, mais il s'est arrêté tout de suite au
seuil de la théologie dogmatique, livrée, en dehors de
l'Église catholique, à une dispute séculaire, origine de
mainte hérésie, et peu à peu déterminée par les Conciles,
dont l'infaillibilité n'a pas conservé l'unanime adhésion des
chrétiens. Certes, l'assentiment d'un Pascal est bien propre
à rallier toutes les âmes, même les plus récalcitrantes, à la
foi catholique. Pourquoi donc tant d'esprits, qui s'avouent
RÉFLEXIONS FINALES 381
de beaucoup inférieurs à ce remueur d'idées aussi puis-
sant qu'intègre, renoncent-ils à le suivre? Les croyants
répondront que, malgré cet aveu, ces esprits sont dominés
par des passions qui les égarent et que, s'ils luttaient contre
ces passions, s'ils s'exerçaient à la vertu comme Pascal, ils
sentiraient la force démonstrative de son apologétique.
Tout en tenant compte de celte réponse, peu modeste au
fond , les chercheurs inquiets répliqueront que malheu-
reusement cette apologétique pourrait bien pécher par
excès de confiance dans la véracité des documents qui en
sont la base, car l'histoire et la légende y sont si intime-
ment confondues que la critique la plus sagace est impuis-
sante à les distinguer et les dégager nettement. Pour peu
que cette critique soit influencée par des penchants innés,
des préjugés héréditaires et une éducation qui les favorisent,
il devient presque impossible qu'elle ne dévie pas du
sentier si étroit qui mène à la vérité. Pascal, outre qu'il
avait été élevé dans le sens de sa prédisposition religieuse,
n'était pas muni de la méthode et des moyens d'investiga-
tion dont dispose aujourd'hui l'exégèse. Aussi les pierres
fondamentales, les assises mêmes de son bel édifice, ne
sont-elles pas inébranlables. Quiconque veut à bon escient
choisir entre les religions celle qui fait valoir à la raison
les meilleurs arguments en faveur de la foi, ne saurait se
soustraire à l'obligation d'examiner les titres de cette reli-
gion à sa créance. De même un géographe, pour s'éclairer
sur une lointaine région qu'il ne peut visiter lui-même, ne
s'en rapporte pas indistinctement à n'importe quelles rela-
tions de voyage qui la décrivent, mais ne se fie qu'au récit
de l'explorateur dont la véracité lui offre d'irrécusables
garanties. Il rejette tous les autres où il a surpris des con-
tradictions, des anachronismes, quelque vice qui les infirme
ou les rend suspects. C'est une enquête préalable de ce
genre qu'entreprend aujourd'hui la critique historique et
rationnelle des monuments sur lesquels se fonde le Catho-
licisme. Ses adeptes, baptisés dès leur naissance, lui
appartiennent avant l'Age du discernement réfléchi, et
382 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
peuvent ainsi le représenterdans les statistiques sans croire
à ses dogmes. Parmi la foule des âmes qui ont reçu incons-
ciemment sa marque, il y a plusieurs classes à distinguer.
Premièrement : les âmes éminemment enclines au mysti-
cisme, nées avec un sentiment religieux qui les tourmente
s'il n'est satisfait par un culte défini. Cène sont pas les plus
nombreuses, mais ce sont les plus utiles à la propagation
de la doctrine. Chez elles se recrutent spontanément la
partie saine et sincère du clergé et toute la population des
couvents, toutes les congrégations. Secondement : les
prêtres dont la foi chancelle, parmi ceux que leurs parents
pauvres, paysans pour la plupart, ont dirigés vers le
sacerdoce pour les mettre à l'abri du besoin et leur assurer
par une instruction à la fois élevée et peu coûteuse un
avenir honorable. La vocation de ceux-là n'est pas toujours
spontanée et risque d'être illusoire, bien que, dans les
séminaires, ils soient exhortés par leurs maîtres à s'inter-
roger très attentivement avant de faire le pas décisif : le
désistement est une grosse aflaire. Cependant quelques-
uns reculent, les autres s'engagent avec plus ou moins de
témérité. Troisièmement : les laïques pratiquants que leur
éducation traditionnelle, la longue observance des rites,
une curiosité peu vive, et une docilité naturelle, due à la
conscience de leur incompétence, inclinent à croire sans
examen. Ces croyants-là subissent l'ascendant et le pres-
tige de l'Église enseignante. Ils sont très nombreux et les
femmes en constituent la majorité. Quatrièmement : les
tièdes, indolents par nature ou intéressés à ne pas sou-
haiter que leur religion soit démontrée, parce qu'elle
professe une morale et promulgue une sanction pénale fort
gênantes pour leurs passions et leurs vices. Cinquième-
ment : nous opposerons à ceux-là d'excellents cathoHques
d'une foi à toute épreuve, mystiques sans fanatisme, qui
sont restés dans le siècle par devoir, parce qu'ils n'ont pas
osé se faire prêtres, ou par scrupule, par crainte de ne
pouvoir se rendre assez dignes de l'être, détestant leurs
imperfections et leurs fautes, modèles de droiture et de
RÉFLEXIONS FINALES 383
probité, commandant la plus haute estime à tous égards.
Sixièmement : les baptisés qui par le seul exercice de leur
raison sont arrivés à douter ou même à ne plus rien croire
des dogmes formulés dans les canons de l'Église.
Nous soumes certain (ju'il en est parmi eux d'une honnê-
teté parfaite, aussi rigide et aussi délicate que celle des
croyants précédents et qui, déplorant comme ceux-ci leurs
faiblesses, désirent s'en corriger et s'efforcent de les com-
battre. Ce sont des philosophes anxieusement épris de la
vérité, mystiques aussi, dans le sens large que nous prêtons
à ce mot, c'est-à-dire aspirant à justifier l'univers autant
qu'à lexpliquer. Pour cela leur cœur réclame rexislcnce
dun principe suprême, quelle qu'en soit l'indéfinissable
nature, source de l'ordre, du Beau, de ce qu'on nomme
l'Idéal, révélé et exprimé par certaines perceptions sen-
sibles, par certaines qualités de la forme. Pour ces philo-
sophes l'Esthétique et l'Ethique identifiées fournissent au
sentiment religieux son objet. Cet objet, ils l'appellent
Dieu. La reUgion de ces déistes spiritualistes est sans autel.
Leur Dieu, celui de Jean-Jacques Rousseau, diffère peu du
Dieu des bonnes gens prôné par Déranger, en ce qu'il est
sous la forme d'un excellent père doué des vertus humaines
poussées à l'infini. A cet égard il est aussi anthropomorphe
que le Jéhovah judœo-chrétien. Les mystiques de grande
imagination, les artistes, les poètes l'adoptent volontiers
parce que son assimilation à l'homme favorise sa commu-
nication avec l'âme et permet de remonter par lui à la
source du Vrai, du Beau, du Bien, de concentrer, à Tétat
virtuel, dans sa puissance créatrice, les types, les modèles
de toutes les formes réalisables, d'objectiver, en un mot,
l'Idéal. Septièmement : les savants, dont la plupart, il nous
semble, considèrent exclusivement les lois du monde phé-
noménal, et s'ils parlent de masse et d'énergie, avouent en
ignorer la nature intime. Ce sont à leurs yeux des substrata
dont l'existence et les actes nécessités par des conditions
intrinsèques ne requièrent, pour s'expliquer, nulle autre
condition qui leur serait imposée du dehors. La méthode
384 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
de Bacon, en les conduisant au déterminisme, oblitère chez
ceux-là le penchant mystique à la vénération. Mais
d'illustres exemples témoignent qu'il n'en subsiste pas
moins chez d'autres. Huitièmement : les philosophes méta-
physiciens dont Spinoza est le type. Leur Dieu, perdant
toute individualité, n'est plus que la substance universelle
avec ses attributs d'inconditionnement extérieur, d'éternité,
d'infinité qui se déduisent de sa nécessité. La pierre
d'achoppement de tous les systèmes métaphysiques est leur
impuissance à expliquer la diversité et le nombre, c'est-à-
dire, au fond, le monde phénoménal. Les modes et les
accidents sont des faits irréductibles au principe essentiel-
lement unitaire de l'être en soi et par soi.
Enfin comment nommer le groupe de chercheurs dont se
réclame l'auteur du présent ouvrage, si tant est que, bien
involontairement, il se trouve enrôlé dans une école? A son
avis l'Univers, tel qu'il se manifeste à ses sens et à sa cons-
cience, est un monstre pour l'homme qui l'interroge et le
juge ; un monstre, parce que l'être de cet univers, son fon-
dement métaphysique impose à l'intelligence certains con-
cepts en contradiction avec le possible et le réel. Par
exemple, le concept de l'être nécessaire est incompatible
avec la possibilité du changement lequel néanmoins cons-
titue la réalité phénoménale; l'évolution des formes, le
devenir en un mot est une contradiction permanente qui
se résout sans cesse par l'activité, mais pour avoir à se
résoudre il faut qu'elle existe et dure, si peu que ce soit.
L'intelligence humaine est incapable de la concevoir. Le
cœur, c'est-à-dire le sens humain du beau, du bien, du
juste n'est pas moins offensé par l'immoralité ou l'absence
de moralité que supposent les actes de l'être nécessaire.
Par exemple, le sanguinaire sacrifice de la vie à l'entretien
de la vie sur la terre, l'immolation inévitable et révoltante
des faibles par les forts. En présence de ces absurdités qui
nous confondent et de ces horreurs qui nous indignent,
nous voudrions bien les croire seulement apparentes. Mais
la douleur ne s'y trompe pas; elle crie. Accueillir ses cris
RÉFLEXIONS FINALES 383
par une exhortation à la patience et à l'espoir ne l'empêche
pas d'exister et par cela môme de prolester contre l'exis-
tence présente d'une infinie bonté. Si Dieu ne pouvait
accorder le vrai bonheur à l'homme que sous forme de
récompense, à la condition que la libre vertu le méritât et,
par conséquent, sans permettre une préalable souffrance,
ne valait-il pas mieux s'abstenir de créer cet être passionné,
ne pas poser l'insoluble problème pour une telle créature,
de conciher le bonheur avec la dignité et pour lui-même de
rendre possible le mal tout en demeurant infiniment bon?
Mais afin de n'être point mis par le spectacle du monde en
demeure de blasphémer, nous préférons ne pas nous pro-
noncer sur la personnalité et les attributs de sa cause pre-
mière. Nous nous résignons à ignorer ce qu'elle est. Nous
ne pourrions, sans manquer de sincérité, la déclarer par-
faite; nous fausserions le sens ordinaire de ce mot. Il
semble même, au premier abord, qu'on ait le droit de dire :
Moins un homme sage, droit et tendre, un père de famille
économe, de bonnes vie et mœurs compare à lui-même
cette cause, moins difficilement il s'en explique l'œuvre
déconcertante, à la fois minutieuse et grandiose, odieuse
et attrayante, épouvantable et sublime.
Il doit néanmoins considérer que lui-même il est partie
intégrante de l'univers, et que, après des siècles innom-
brables de tâtonnements et d'ébauches, après le refroidis-
sement et la formation progressive de sa planète, c'est de
la cause première, ou plutôt éternelle, que d'infiniment
loin, procèdent toutes ses qualités morales. Elles s'y trou-
vaient enveloppées à l'état potentiel, attendant, pour être
déterminées et individualisées en lui, les conditions de
milieu requises. Assurément cette cause est également
mère de tous les vices comme de toutes les laideurs. En
vain supposerait-on, comme les sectateurs du parsisme,
deux principes distincts, l'un du bien, l'autre du mal, per-
sonnifiés dans Ormuzd et Ahriman, en lutte perpétuelle
pour la prédominance. Ils ne pourraient se combattre sans
communiquer entre eux, ni communiquer sans avoir dans
Sully Prudhomme. 25
386 LA VIIAIE RELIGION SELON PASCAL
leurs êtres respeclifs quelque chose de commun, à savoir,
au fond, ce que les métaphysiciens appellent la substance.
C'est la substance unique du monde phénoménal tout
entier qui implique en son activité deux tendances diver-
gentes entraînant l'évolution dans une voie mixte qui est la
résultante de leurs directions respectives.
Le pessimisme est une philosophie démentie par l'expé-
rience, car c'est un superlatif qui ne répond pas exacte-
ment à la réalité. L'éclosion d'une fleur ou d'un sourire
suffit à le réfuter. La laideur et la beauté, le mal et le bien
se disputent l'Univers et, en outre, celui-ci est visiblement
en travail. 11 semble n'être jamais content de lui-môme, car
jamais il ne se repose. La terre offre un spécimen de ce
tourment. D'une part ses volcans et ses tremblements, les
convulsions belliqueuses de ses plus hauts produits
vivants attestent son douloureux labeur, mais d'autre part
la fécondité de sa surface végétale, la fondation de l'ordre
social, l'avancement du savoir et le progrès de la sympa-
thie dans les foyers conscients et aimants qu'elle allume,
obligent à reconnaître le principe d'une victoire évolutive,
lente, mais constante, du mieux sur l'état précédent. Ce
germe suffit pour autoriser l'espoir; il interdit à la volonté
la défaillance, justifie et rend même obligatoire l'effort
individuel et collectif pour concourir à son développement.
Rétrograder ou seulement s'arrêter c'est donc trahir la
nature dans son aspiration foncière. Un avenir inconnu
• fermente dans le présent; or le présent préexistait virtuelle-
ment dans le passé, auquel nous le jugeons préférable. Le
processus accompli jusqu'ici est donc propre à nous ras-
surer plutôt qu'à nous inquiéter au sujet du processus
futur. Nous devons raisonnablement garder en face du
monde où nous luttons l'attitude du colon devant la plan-
tation qu'il entretient, dirige et exploite. Pour la faire
croître et fructifier, le labour, les engrais qu'il a inventés,
les arrosages qu'il répand, les serres qu'il chauffe, l'émon-
dage et la taille qu'il opère, en un mot tous ses apports et
ses soins collaborent avec la triple action du soleil, de l'air
RÉFLEXIONS FINALES 387
et du terrain. Parmi ses plants, les uns réussissent, les
autres échouent, les uns le nourrissent lui et son entou-
rage, les autres ne profiteront qu'à ses descendants :
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage.
Tous rintéresseut et l'attachent à la vie.
Ainsi en dépit des soubresauts, des retours qui en
retardent et traversent le progrès ascensionnel, l'évolution,
qui est indéniable, explique le mouvement cosmique, et
prête un sens au devenir. Dans le Cosmos la mécanique
travaille pour la sensibilité, et une créature éminemment
impressionnable, l'espèce humaine, par la conscience et
l'initiative dont elle est douée, contribue à la marche en
avant de la vie et participe de la finalité latente qui semble
aiguillonner l'activité universelle. Le bonheur, objet de
cette tendance, lui demeure caché derrière l'horizon
comme, du quai d'embarquement, la plage où abordera le
navigateur est dérobée encore à ses yeux par la forme
arrondie du globe où il rampe. Pascal n'a pas aperçu, ou
du moins, n'a pas formulé l'évolution progressive du
monde phénoménal. Mais, dans le beau morceau où il
définit le progrès des connaissances humaines, il a exprimé
admirablement une loi qui régit également tous les autres
modes de l'activité vitale. D'une manière générale il eût pu
dire : Toute la suite des vivants terrestres, dont peu à peu
la conscience s'est enrichie, individuellement d'abord
par acquisitions accidentelles, spécifiquement ensuite par
l'hérédité des caractères acquis, doit être considérée
comme un môme vivant qui subsiste toujours et qui se
perfectionne continuellement. Dès lors il apparaît que le
succès de la tendance améliorante n'est pas seulement une
série accidentelle, fortuite de rencontres heureuses, abou-
tissant à la formation définitive d'une multitude d'espèces
qui seraient nées indépendamment les unes des autres. On
surprend, au contraire, entre les espèces une relation de
progrès organique des unes sur les autres, par la division
du travail fonctionnel, elle progrès se constate des espèces
388 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
paléontologiques à celles d'aujourd'hui. Il est donc vrai-
semblable, nous l'accordons volontiers, qu'il y a dans le
cosmos un facteur, quel qu'il soit, d'évolution organisatrice
de la conscience. L'aptitude à sentir croît avec l'aptitude à
connaître. Mais, d'une part, pouvoir sentir davantage n'est
pas nécessairement jouir davantage, et, d'autre part, à sup-
poser même que, dans la balance, des plaisirs et des peines,
des joies et des douleurs, le plateau du bonheur l'emportât
sur celui du malheur, ce serait bien la condamnation du
pessimisme, mais ce ne serait pas encore l'absolution de la
cause souveraine et première. Les souffrances présentes et
passées auraient beau être compensées amplement par des
délices sans mélange dévolues à une espèce future privi-
légiée, à une sorte de surhumanité, le triomphe de cette
suprême espèce ne devant exister qu'au prix d'une telle
rançon immense et vraiment atroce, serait tout à fait
incompatible avec l'attribution d'une infinie bonté à sa
cause. Pourquoi donc torturer le sens convenu des mots, se
leurrer soi-même et fausser le langage pour soutenir une
thèse qu'une mouche, si peu sensible qu'elle soit, renverse
du léger coup de son aile palpitante dans les filets et sous
le suçoir d'une araignée. N'est-il pas plus franc, plus digne
de notre espèce, reine misérable d'un astre^ et plus con-
forme à sa grandeur tragique, si profondément sentie par
Pascal, d'avouer qu'elle rampe dans l 'ignorance de son
origine et de sa fin? L'homme ne perçoit que son existence,
et les modifications de son être, absolument rien de son
être môme. Les sens qui le font communiquer avec son
milieu sont à ce point imparfaits qu'il lui faut un microscope
pour voir une cellule, c'est-à-dire un monde de constel-
lations qu'il nomme des molécules et dont pourtant cha-
cune est elle-même un monde d'atomes. Depuis son appa-
rition sur la terre, depuis des milliers de siècles il respire
dans l'air l'oxygène, l'azote, l'acide carbonique, l'argon,
d'autres gaz encore, et c'est hier seulement qu'il a fini par
s'en apercevoir. Dans la lenteur de cette découverte ce
n'est pas son intelligence qui a trahi sa curiosité, ce sont
RÉFLEXIONS FINALES 389
les moyens d'observation dont il dispose qui ont trahi son
intelligence; mais elle-même n'a qu'un horizon borné, clos
par d'infranchissables murailles. Quant à nous, après nous
y être en vain heurté le front en soupirant, nous attendons
avec humilité la réponse de la tombe à notre anxieuse
interrogation.
Cependant la vie nous met en demeure d'agir, et notre
incertitude ne serait qu'un tourment stérile si elle ne nous
fournissait elle-même une règle de conduite; or elle nous
dicte la prudence. Voici ce qu'elle nous conseille : en toutes
circonstances agis de manière à n'être pas victime de ton
ignorance des choses métaphysiques, c'est-à-dire de manière
à n'avoir aucune déchéance ni aucune expiation à subir
dans le cas oii ta conscience de la dignité humaine, de ton
libre arbitre et, par suite, de ta responsabilité ne serait pas
illusoire et où réellement existeraient la justice infaillible et
la sanction inéluctable réclamées en toi sous la forme du
remords. C'est, au fond, le pari de Pascal, établi sur des
données purement psychologiques. Notre raison avare ne
nous accorde rien de plus; du moins la condition minima,
fondamentale de la vie sociale est assurée, car nous affir-
mons qu'il convient d'agir comme si l'obligation morale
dans les rapports humains était démontrée. Mais nous ne
saurions (l'auteur parle ici en son nom) nous contenter de
ce pauvre pis-aller. Nous avons besoin non pas unique-
ment de courir le moins de risques possible, mais aussi de
valoir. Les mots dignité^ devoir^ mérite, faute, dégrada-
tion, en dépit de notre impuissance à en rendre rationnelle
la signification, nous forcent par un invincible prestige à
dépasser, dans notre règle de conduite (si peu que nous
sachions, hélas! nous y conformer), le point de vue de notre
intérêt personnel, pour nous élever jusqu'à la sphère méta-
physique de l'impératif absolu, du devoir sans nulle visée
égoïste. 11 est remarquable que la métaphysique et la poésie,
telles que nous les avons définies, se rencontrent ici. L'objet
suprême de l'aspiration, c'est-à-dire la perfection esthétique
et éthique, la finalité paradisiaque, et celui de l'intelligence,
390 LA VRAIK RELIGION SELON PASCAL
c'est-à-dire la perfection ontologique, l'être nécessaire,
absolu, éternel, infini, s'identifient dans l'être parfait, mais
sont également inaccessibles, indéfinissables et même, pour
l'esprit humain, inconciliables. Néanmoins le premier idéal
dominé et guide la vie morale, comme le second impose ses
catégories à la vie mentale, à toutes les spéculations intel-
lectuelles. Nous sommes mis rationnellement en demeure
de douter de ces divers principes recteurs à cause des con-
tradictions qu'impliquent leurs formules humaines , et
pourtant nous n'arrivons pas à en douter réellement. L'in-
jonction de la dialectiquen'aaucuneprisesur notre croyance
intuitive. Nous présumons sans trop de témérité que beau-
coup d'autres partagent notre condition. Dans tous les cas,
avant que la science ait achevé son œuvre, il faut bien que
l'espèce humaine agisse pour vivre et durer; or toutes ses
démarches présupposent des raisons d'agir, lesquelles ne
peuvent donc être provisoirement que des actes de foi, reli-
gieux ou non.
APPENDICE
CRITIQUE DES FORMULES DOGMATIQUES PAR LES REGLES DE PASCAL
POUR LES DÉFINITIONS.
Dans la quatrième partie (chapitre III) de ce livre nous avons
invité le lecteur à contrôler notre assertion relative au caractère
contradictoire des formules dogmatiques, composées par les théo-
logiens catholiques, en y appliquant les règles données par Pascal
pour les définitions dans son opuscule intitulé de l'Esprit géomé-
trique. ?s'ous avions mentionné à ce sujet une étude, fort incom-
plète d'ailleurs, oîi nous avions nous-méme tenté de le faire et
qui, poussée à fond, aurait pris les proportions d'un livre. Voici
cette étude, simple ébauche, qui néanmoins pour cette critique
fournira peut-être quelques indications utiles.
I
Les règles de Pascal pour les démonstrations ne sont pas spé-
ciales à la géométrie : Je ne puis faire mieux entendre la conduite qu'on
doit garder pour rendre Us démonstrations convaincantes, qu'en expliquant
celle que la géométrie observe.
[Mon objet] est bien plus de réussir à l'une qu'à l'autre, et je n'ai choisi
cette science pour y arriver que parce qu'elle seule sait les véritables règles
du raisonnement (II, 279). Ces règles régissent l'expression de toute
pensée par le langage : // faut seulement prendre garde qu'on n'abuse
de la liberté qu'on a d'imposer des noms, en donnant le même à deux choses
différentes.
Ce n'est pas que cela ne soit permis, pourvu qu'on n'en confonde pas les
conséquences, et qu'on ne les étende pas de l'une à Vautre.
Mais si l'on tombe dans ce vice, on peut lui opposer un remède très sûr et
392 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
très infailliUe : c'est de substituer vientalement la dèfinitiou à la place du
défini, et d'avoir toujours la définition si présente que, toutes les fois qu'on
parle, par exemple, de nombrepair, on entende précisément que c'est celui qui
est divisible en deux parties égales, et que ces deux choses soient tellement
jointes et inséparables dans la pensée, qu'aussitôt que le discours en exprime
l'une, l'esprit y attache immédiatement l'autre (II, 281). On ne saurait
mieux dire, mais il nous semble que, chez Pascal, le chrétien
fausse compagnie au géomètre et néglige à tort ses recomman-
dations tout aussi valables pour les articles de foi que pour les
spéculations mathématiques. Si l'on critique, en effet, d'après ses
propres principes les formules dogmatiques des mystères, on est
conduit à en définir l'incompréhensibilité tout autrement qu'il
ne le faisait lui-même d'après leur définition générale reproduite
par le catéchisme du diocèse de Paris, On est obligé de recon-
naître que ces formules ne se peuvent comprendre, non pas parce
qu'elles désignent un objet qui dépasse la portée de la raison
humaine, mais parce que les significations respectives de leurs
termes consécutifs sont incompatibles entre elles et que par suite
le groupement de ces termes est dépourvu de sens. La relation
entre le sujet et le prédicat ne comporte aucune affirmation
rationnelle ni aucun acte de foi, parce que, en réalité, cette rela-
tion fait défaut; elle n'est pas obscure, elle n'est pas non plus
transcendante ; elle n'existe pas. C'est ce que nous allons essayer
de mettre en lumière.
La majorité des théologiens admet comme mystères : la Trinité,
la Création, le Péché originel, l'Incarnation, la Rédemption, les
Sacrements, la Prédestination et les Fins dernières.
L'Église seule a qualité pour définir les dogmes chrétiens; nous
en acceptons les formules telles que nous les trouvons dans les
ouvrages autorisés par son approbation. Voici en quels termes le
catéchisme du diocèse de Paris définit le mystère de la Trinité :
C'est le mystère d'un seul Dieu en trois personnes distinctes, qui sont : le
Père, le Fils et le Saint-Esprit. — Le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le
Saint-Esprit est Dieu. — Ce ne sont pas trois Dieux. Le Père, le Fils et le
Saint-Esprit ne sont qu'un seul et même Dieu, parce qu'ils n'ont qu'une
seule et même substance, et par conséquent qu'une seule et même divinité. —
Aucune de ces trois personnes n'est plus ancienne, ni plus puissante que les
autres. — Ces trois personnes sont égales en toutes choses.
Cette formule s'adressant à notre créance, nous sommes en
CRITIQUE DES FORMULES DOGMATIQUES 393
droit de demander qu'elle ait un sens quelconque. Assurément
il ne s'agit pas pour nous de pouvoir expliquer le fait énoncé, car
s'il nous était explicable il ne serait pas mystérieux; il s'agit sim-
plement d'examiner si la formule propose réellement quelque
chose à notre créance. Pour qu'elle le fasse il faut que chacun
des mots qui la composent soit attaché à un objet plus ou moins
défmi, réel ou imaginaire, mais, dans tous les cas, assez nette-
ment indiqué pour ne pouvoir être confondu avec nul autre. Le
mot Dieu, dans la religion chrétienne, signifie : un esprit infini-
ment parfait, créateur et conservateur de l'Univers. Qu'un pareil
esprit existe ou non dans la l'éalité, il nous suffit ici de constater
le sens attaché par l'Église au mot Dieu. Quel est le sens du mot
personne : que signifie-t-ir?La formule même du mystère le définit:
une chose d'essence spirituelle et d'une individualité distincte;
cette formule, en effet, déclare expressément que chacun des
objets signifiés par le mot personne est d'essence divine et ne se
confond avec aucun des deux autres. Donc, conformément à l'indi-
cation même de Tohjet ainsi nommé, et en y appliquant le contrôle
conseillé par Pascal pour assurer le respect de cette convention,
contrôle qui consiste à substituer mentalement la définition au
défini, dire qu'il y a trois personnes en Dieu c'est dire qu'il y a
en Dieu trois individualités distinctes. D'autre part, cependant,
la formule du mystère déclare qu'il n'y en a qu'une, celle de
Dieu même : le Père est Dieu; le Fils également; le Saint-Esprit
également ; les trois personnes divines ne sont qu'un seul et même
être individuel. ♦
Dès lors, de deux Choses l'une : ou bien le moi personne change
implicitement d'acception dans la même formule, et alors la règle
de Pascal, à savoir qu'il faut seulement prendre garde qu'on n'abuse de
la liberté qu'on a d'imposer des noms, en donnant le même à deux choses
différentes (H, 281) est violée; ou bien, si l'on prétend que ce mot
n'y est pris que dans une seule acception, il faut reconnaître
qu'il n'y est effectivement pris dans aucune, car on lui impose
de signifier une individualité distincte et non distincte en même
temps, ce qui est annuler la chose à signifier, autrement dit ne
rien signifier du tout. Le moi personne est alors destitué de toute
signification, et par suite la formule du mystère n'a aucun sens.
Elle n'est pas, à proprement parler, au-dessus de la raison
humaine, elle ne propose rien à n'importe quelle intelligence.
L'adhésion de Pascal à celte formule, son acte de foi n'a donc
pas même d'objet. Le symbole d'Athanase qui formule définitivement
le mystère de la Trinité, dogme dont les éléments essentiels ont
été tirés de l'ouvrage de saint Augustin de Trinitate, ne date que
du VI'' siècle. Depuis les judéo-chrétiens jusqu'aux chrétiens de
394 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
cette époque les textes sacrés où se trouvent épars les rudiments
de la doctrine ont été interprétés et synthétisés jjrogressivement
par la spéculation théologique; c'est l'œuvre des conciles qui a
précisé et fixé les objets de la croyance pour les ériger en articles
de foi.
Considérons maintenant le mystère de la création è nihilo.
L'Église enseigne que Dieu a tiré le monde du néant. Substituons
aux définis les définitions : l'expression tirer de signifie un con-
tenu qu'on extrait d'un contenant, et l'expression h néant signifie
le non-être. Or évidemment ce qui n'existe pas ne peut contenir
quoi que ce soit, même à l'état virtuel. Prise à la lettre, cette for-
mule est trop manifestement contradictoire. Pour la critiquer
avec loyauté nous devons nous rendre compte de ce qu'elle signifie
au fond. Dans le langage précis des sciences expérimentales on
nomme cause d'un événement la condition qui sutiit pour le déter-
miner en venant s'ajouter aux conditions qui se bornent à y
contribuer. Si, comme il arrive toujours dans le champ de l'ex-
périence, cette cause est elle-même causée, les philosophes l'ap-
pellent cause seconde, ils appellent cause première celle qu'ils con-
çoivent comme existant sans le secours d'aucune autre chose, en
un mot : par soi. Nous supposerons admises ces définitions soit
de choses, soit de mots. D'autre part donc, d'après le mystère de
la création c nihilo, Dieu est la cause du monde : en tant qu'exis-
tant par soi il en est la cause première et, comme, avant la créa-
tion, rien n'existait que lui, il en est la cause unique. Mais,
d'autre part, en (^uoi consiste l'efficience d'une cause première
et unique? Pour la raison humaine son efficience consiste à réa-
liser son effet en le constituant d'une portion de ce qui la cons-
titue elle-même, en cédant (nécessairement ou librement j quelque
chose d'elle-même. Prétendre que son effet a procédé d'elle sans
lui rien emprunter, c'est articuler un énoncé dépourvu de sens,
inintelligible parce qu'il est, non pas supérieur, mais contraire à
la raison. Or, d'après le dogme de la création è nihilo, une volition
divine a suffi pour que le monde existât (que la lumière soit! et
la lumière fut) sans que Dieu cédât rien de son propre être, sans
qu'il en communiquât rien à la ci^éature. Il s'ensuit que ce mys-
tère met l'esprit en demeure de se faire de la cause première et
unique une idée incompatible avec l'idée qu'il s'en fait logique-
ment, c'est-à-dire de se mettre en contradiction avec lui-même.
Ce mystèi'e est, certes, des plus choquants, mais rien n'im-
porte davantage aux chrétiens que d'y croire pour fuir le pan-
théisme. Avant la création Dieu, étant seul, était tout. S'il avait
tiré de soi ses créatures, il n'eût pas cessé d'être substantielle-
ment tout; la somme des êtres eût été Dieu. Par la création le
CRITIQUE DES FORMULES DOGMATIQUES 393
panthéisme se fût substitué au monothéisme et rien ne répugne
davantage à l'esprit chrétien. Il a donc fallu admettre que Dieu
n'a pas tiré de soi ses créatures; comme d'ailleurs il existait
seul, il a donc dû les tirer du néant.
Passons au mystère du péché originel. Le catéchisme le for-
mule ainsi : Le péché d' Adam s'est cotimiuniqué à tous ses descendants, en
sorte qu'ils naissent coupables du péché de leur premier père et sujets aux
viémes misères que lui. Or, d'après le sens conventionnel du mot, ce
qui fait la culpabilité, c'est l'intention. Comme nous ne pouvons
avoir aucune intention avant d'exister, nous n'avons pu naître
coupables de quoi que ce fût. Le dogme de la chute, si selon la
règle de Pascal on y substitue la délinition de la culpabilité au
mot qui la signifie, peut donc se traduire comme il suit : la pos-
térité d'Adam a eu l'intention de mal faire avant d'exister, c'est-
à-dire sans avoir eu l'intention de mal faire; suite de mots dont
les sens respectifs en se contredisant s'annulent.
Le mystère de l'Incarnation est formulé comme il suit par le
catéchisme : C'est le mystère du Fils de Dieu {c'est-à-dire de la seconde
personne de la Trinité') fait homme. — En disant que le Fils de Dieu s'est
fait homme, j'entends qu'ils a pris un corps et une dme semblables aux nôtres
dans le sein de la bienheureuse Vierge Marie. — Ce mystère s'est accompli
par l'opération du Saint-Esprit, c'est-à-dire par un miracle de la toute-
puissance de Dieu. — Le fils de Dieu s'est fait homme pour nous racheter de
l'esclavage du péché, nous délivrer des peines de l'enfer et nous mériter la
vie éternelle. — Le Fils de Dieu s'appelle fésus-Christ (fésus veut dire Sau-
veur, Christ signifie Sacré ou qui a reçu une onction sainte). — Il y a deux
natures en fésus-Christ : la nature divine puisqu'il est Dieu, et la nature
humaine puisqu'il est homme. — // n'y a en fésus-Christ qu'une personne,
qui est la personne du Fils de Dieu. — La sainte Vierge est véritablement
mère de Dieu, puisqu'elle est la mère de fésus-Christ qui est Dieu. — Saint
Joseph était l'époux de la sainte Vierge et le père adoplif de Xotre-Seigneur
Jésus-Christ. — En disant que fésus-Christ est notre Seigneur, f en tends
que nous lui appartenons non seulement parce qu'il nous a créés, mais encore
parce qu'il nous a rachetés.
Il est facile, en appliquant la même règle, de montrer que
chaque article de ce chapitre du catéchisme cache une contra-
diction. D'abord le dogme de la Trinité est la condition fonda-
mentale du présent dogme, et il implique une contradiction
relevée plus haut, qui suffirait à infirmer celui-ci, à en annuler
le sens. Nous nous bornerons à criti(iuer les articles qui en domi-
nent toute l'économie, ceux qui concernent les deux natures et
l'indivisible personne de Jésus-Christ.
La définition canonique, citée plus haut, du mystère de la Tri-
nité nous a indiqué le sens du mot personne. II nous sera toute-
396 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
fois utile de nous rendre compte par nous-même du sens que les
philosophes attachent à ce mot, pour critiquer l'énoncé dogma-
tique du mystère de l'Incarnation.
Dans un sens général, la nature d'une chose signifie tout ce
qu'elle est, mais, dans un sens plus étroit et le plus usité, ce mot
signifle ce qui lui est exclusivement propre, ce qui, en la distin-
guant des autres choses, la caractérise. La nature d'une chose c'est
ici soit son caractère distinctif, soit l'ensemble de ses caractères
distinctifs, selon qu'elle est simple ou qu'elle est composée. Dans
ce dernier cas, qui est de beaucoup le plus fréquent, cet
ensemble est ce qu'on appelle une synthèse, association de carac-
tères par quelque chose qui les met en rapport, les fait commu-
niquer entre eux et confère à leur relation cette unité qu'on
nomme l' individualité. Un ensemble de caractères distinctifs repré-
sente donc un individu. Le principe de l'individualité est méta-
physique ; on l'appelle : chez les corps bruts cohésion, attraction,
gravitation, affinité, chez les corps organisés vie, principe vital, sans
savoir précisément ce qu'on dit. Quand ce principe est supposé
psychique, de nature analogue à ce qui sent, pense et veut chez
l'homme, l'individu est dit une personne.
Si ces définitions sont acceptées par les théologiens (et rien ne
s'y oppose), il s'ensuit que le dogme de l'Incarnation est contra-
dictoire, et n'offre donc nul sens à l'esprit humain. En effet,
substituons dans la formule de ce dogme, les définitions aux
mots qui les signifient. Nous obtenons les conséquences que
voici. Jésus-Christ est composé de deux synthèses de caractères
distinctifs : d'une part, celle dont le principe métaphysique cons-
titue l'unité, appelée l'homme, et d'autre part, celle dont le prin-
cipe métaphysique s'appelle Dieu. Le principe synthétique
humain se dédouble et se compose d'un principe physiologique
et d'un principe psychique temporairement associés. Considérons
le psychique : les caractères qu'il associe sont finis (la sensibilité,
l'intelligence, la volonté, comme l'énergie musculaire qu'elle
développe ont des limites). Ces mêmes caractères, synthétisés
par le principe divin, sont, au contraire, infinis, sans limites. Or
il n'y a en Jésus-Christ qu'une personne, la seconde de la Trinité.
Le dogme nous met donc en demeure de concevoir un seul et
même principe synthétique tel que, tout en demeurant unique,
il soit à la fois apte et inapte à sentir, comprendre et pouvoir
infiniment. C'est proposer à notre esprit une donnée contradic-
toire, c'est donc ne rien lui proposer.
L'Incarnation est motivée par la Rédemption, dont la formule
orthodoxe est la suivante : Le mystère de la Rédemption est le mystère
Je Jésus-Christ, mort sur la croix pour racheter tous les hommes. — En
CRITIQUE DES FORMULES DOGMATIQUES 397
disant que Jésus-Christ est mort, j'entends que l'âme de Jésus-Christ a été
séparée de son corps, quoique la divinité soit demeurée unie à l'âme et au
corps séparés l'un de l'autre. — Jésus-Christ nous a rachetés en souffrant la
mort pour nous, comme homme, et en donnant, comme Dieu, un prix injini
à ses souffrances. Ainsi en Jésus-Christ le principe qui synthétise les
caractères divins et celui qui synthétise les caractères humains
ne font en réalité qu'un seul et même principe. Donc ce qui est
infiniment heureux et éternel en même temps souffre et meurt :
contradiction flagrante. Ce n'est pas tout : Sa mort nous a rache-
tés. Était-il nécessaire que Jésus-Christ souffrît tous ses tourments
pour nous racheter? Le catéchisme répond : Non, mais il a voulu
les souffrir pour satisfaire à la justice de son père d'une manière surabon-
dante, nous témoigner davantage son amour et nous inspirer plus d'horreur
du péché. En effet la moindre action expiatoire de Jésus-Christ eût
suffi, car tout de lui est d'une valeur infinie, mais une réparation
infinie, quelle qu'elle fût, était-elle donc nécessaire? « Oui*,
répond l'Église enseignante, car l'étendue d'une offense se
mesure à la condition de la personne offensée et à la bassesse de
la personne qui commet l'offense. L'homme, simple créature
finie, offensant par Adam Dieu qui est infini, lui devait une répa-
ration infinie. » Or cette sentence n'est pas conforme à l'idée de
justice : en toute faute c'est l'intention qui fait la culpabilité.
Celle-ci ne croît avec la dignité de l'offensé qu'autant que l'ofien-
seur, à supposer qu'il eût conscience du degré de cette dignité,
a voulu la méconnaître; or quand un homme commet un péché
(excepté le blasphème réfléchi), il n'a pas d'autre intention que
de satisfaire un de ses désirs et la vivacité même de celui-ci
l'empêche de penser à autre chose qu'à l'objet désiré. Mais
admettons qu'il pense à Dieu et mesure l'offense faite par lui à
la dignité divine : cette dignité, étant infinie comme la nature
de Dieu même, ne peut être représentée dans l'imagination finie
de l'homme : l'ofl'enseur ne peut donc s'en faire une idée adé-
quate, une idée assez consciente pour conférer l'infinité à
l'offense et par là justifier l'infinie durée, c'est-à-dire l'étci-nité
de la peine. Comment une pareille disproportion a-t-elle pu
échapper à un esprit exact et à un sens moral délicat? C'est que,
en obligeant les croyants à concilier la choquante organisation
de la vie terrestre, la loi inique et dure du combat pour l'exis-
tence entre les espèces vivantes, avec la bonté et la justice
infinie du Créateur, la foi catholique oblitère en eux le sens naïf
de la bonté et de la justice, tout en affinant le scrupule à l'excès
chez les âmes timorées ou éprises de perfection.
1. Cours d'Instruction religieuse, par M"*' Caubry, approuvé par
l'archevêque de Reims (p. 68).
398 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Pascal a relevé les abus de la casuistique chez les Jésuites; il
n'a pas critiqué chez les Jansénistes la moralité non moins sca-
breuse de la Prédestination ni, en général, l'économie juridique
des Fins dernières, toutes questions relatives aux récompenses et
aux peines éternelles, aux élus et aux damnés. Or la croyance
en la prédestination est radicalement incompatible avec l'intui-
tion du libre arbitre, raison d'être des Fins dernières. Ce sont
deux actes de foi contradictoires qui font un non-sens du dogme
qu'ils professent. Les Fins dernières sont des mystères parce que,
selon l'Église enseignante, ils surpassent l'intelligence humaine,
mais en réalité ils ne s'adressent à aucune intelligence, car ils
mettent en contradiction les idées de bonté et de justice, appli-
quées aux œuvres divines et ces mêmes idées appliquées aux
œuvres humaines, de sorte que, en poussant à l'infini ces vertus
humaines pour les rendre divines, le croyant les dénature et, en
plaçant sous les mêmes mots des choses différentes, il retire à
ces mots tout sens général pour n'importe quelle intelligence.
Au point de vue purement matériel et dans l'état actuel des
sciences naturelles, la résurrection des morts, leur rassemble-
ment final dans la vallée de Josaphat, etc., présentent un carac-
tère de contradiction dans certains cas indéniable, comme dans
ce dernier où une certaine étendue superficielle serait capable de
contenir plus de parties déterminées qu'elles n'en peut contenir,
et, dans les autres cas, un caractère qu'on peut prétendre seu-
lement miraculeux, comme celui de la conception virginale de
Jésus-Christ. Nous n'entrerons pas dans l'examen de tous ces
mystères.
Quant aux sacrements, nous dépasserions aussi les limites que
nous pouvons assigner à ce chapitre en discutant chacun d'eux.
Notre objet n'est d'ailleurs pas de critiquer à fond les dogmes
catholiques, mais seulement de montrer par quelques exemples
saillants combien Pascal en les acceptant a été infidèle à ses
propres règles de critique rationnelle. Les sacrements, au nombre
de sept, sont, d'après le catéchisme, des signes sacrés, institués par
Notre-Seigneur Jésus-Christ pour produire la grâce dans vos âmes et nous
sanctifier. Bien qu'ils importent tous au salut, il en est deux dont
il semble que l'homme puisse le moins se passer, d'abord le
Baptême, qui le fait chrétien, puis l'Eucharistie, qui continue le
sacrifice de la croix et l'en fait bénéficier par la communion. Le
Baptême, en effaçant le péché originel, loin de faire violence
à la raison, répare la violence faite à celle-ci par ce péché;
mais donné à l'enfant, incapable encore de choisir entre les
croyances que la tradition lui propose, le baptême l'engage à son
insu, au mépris de son discernement propre. Il y a, par là
CRITIQUE DES FORMULES DOGMATIQUES 399
même, de la part du croyant, illogisme inconscient à traiter l'in-
crédulité comme une forfaiture. L'apostasie peut très bien n'être
chez le renégat que la légitime reprise et l'exercice de ses droits
au libre examen. Il suffit pour le reconnaître de rappeler ce que
signifient ces mots renégat, apostasie ei forfaiture et de le leur sub-
stituer sur les lèvres mêmes du croyant.
Le mystère de l'Eucharistie présente dans sa formule des con-
tradictions du même genre, mais plus aisées encore à mettre en
évidence que celles du mystère de l'Incarnation. L'Eucharistie, dit
le catéchisme, est un sacrement qui contient réelkvient et suhstantiellevient
le corps, le sang, l'dine et la divinité de Kotre-Seigneur fésus-Christ, sous
les espèces ou apparences du pain et du vin. La seule différence qu'il y
ait entre le sacrifice opéré par la Messe et le sacrifice de la Croix,
consiste en ce que, sur la croix, Jésus-Christ s'est offert lui-vicme en répan-
dant son sang; au lieu qu'à la Messe, il s'offre par le ministère des prêtres
sans répandre son sang. Cette assimilation ne nous laisse plus à
signaler qu'une contradiction propre à ce mystère. Par la pensée
substituons encore les définitions aux mots. La formule précé-
dente veut-elle dire que les apparences du pain et du vin, c'est-
à-dire les signes sensibles de ces deux corps, leurs représentations
en nous sont purement subjectives, illusoires, et que, en réalité,
ce sont le corps, le sang, l'âme et la divinité mêmes de Jésus-
Christ qui impressionnent nos nerfs de la vue, du toucher et du
goût? Oui, d'une part, puisque ces objets sont réellemeut el suhstan-
tiellenicnt présents dans l'Eucharistie; non, d'autre part. En effet,
d'après le catéchisme, Kotre-Seigmur a institué la Sainte Eucharistie
sous les espèces du pain et du vin pour nous montrer qu'il veut être la nour-
riture de nos âmes par la communion, connue le pain et le vin sont la nour-
riture de nos corps. — Communier, c'est recevoir Notre-Seigneur Jésus-
Christ dans le sacrement de l'Eucharistie. — Or ce qu'on y reçoit, c'est
le même Corps que Jésus-Christ a pris dans le sein de sa très sainte Mère,
le même qui a été attaché à la croix, avec cette seule différence que
ce corps est maintenant dans un état ressuscité, glorieux et caché à nos
sens. Que faut-il donc entendre par le mot recevoir dans ces for-
mules? C'est toutau moins pour l'homme établir, dans l'espace et
le temps, quelque relation entre la nature de l'Homme-Dieu et
la sienne, en un mot une communication entre ces deux natures.
Selon le dogme, cette communication s'établit au moyen des sens,
par la bouche et l'estomac. Mais selon le même dogme, cela ne
se peut pas, car l'impression de l'Homme-Dieu sur les nerfs sen-
sitifs se traduit dans le communiant par une image de pain et de
vin, laquelle, n'ayant aucun des caractères distinclifs du corps,
du sang, de l'Ame et de la divinité de Jésu.s-("lirist, ne saurait s'as-
similer ni par suite représenter en rien ces trois données el ne
400 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
peut que révéler simplement à la conscience l'existence de quelque
chose dans le monde extérieui\ La nature du communiant
demeure donc intégralement extérieure à celle de Jésus-Christ.
Les caractères distinctifs du premier ne se sont en rien assimilé
ceux du second. Encore moins les substances respectives de l'un
et de l'autre ont-elles pu s'identifier, même partiellement. La
transsubstantiation, c'est-à-dire le changement d'une substance
en une autre substance n'est pas un fait miraculeux, c'est l'énoncé
contradictoire d'un fait essentiellement impossible, comme,
par exemple, construire un cercle carré. En effet : d'une part, le
concept de substance est né de l'impossibilité pour l'esprit de
concevoir l'anéantissement total de l'univers, et, d'autre part,
changement implique anéantissement de ce qui est remplacé dans
la chose qui change. Une chose dont rien ne serait anéanti
demeurerait telle qu'elle est, la même en tout. Or ce qu'on nomme
îa suhtance c'est précisément ce qui ne comporte aucun anéan-
tissement ni total ni partiel et par suite n'est susceptible d'aucun
changement. Énoncer la transsubstantiation c'est donc dire chan-
gement d'une chose en une autre, toutes deux demeurant les
mêmes; en d'autres termes : changement sans changement. —
Les deux dogmes conjugués du sacrement de l'Eucharistie et de
la Communion impliquent donc contradiction pour l'esprit qui a
souci de définir exactement les mots par les caractères distinc-
tifs des choses et, pour éviter les confusions et les malentendus,
se conforme à la i^ègle de Pascal : ne jamais perdre de vue ces
caractères en nommant ces choses.
La grûce, qui est l'effet de la prière et des sacrements, entre
en conflit avec le libre arbitre : la coexistence de la première avec
le second apparaît contradictoire .... comme provenant d'une impul-
sion divine, elle (la grâce) parvient sans contrainte, mais d'une manière
infaillible, au terme que Dieu lui a marqué... (t. II, question 112, p. 509,
ouvrage cité plus haut, p. 210 : Petite Somme théologique de saint Thomas
d'Aquin,eic., par l'abbé F. Lebrethon*). L'auteur ajoute en note :
Il est de foi que, même alors, îa volonté de l'homme conserve sa liberté et
qu'elle peut obéir ou résister à la grâce, lui donner ou lui refuser sa coopéra-
tion. Comment la grâce sait-elle se combiner avec notre libre arbitre, tout en
arrivant infailliblement à ses fins? C'est le secret de Dieu. C'est, en réa-
lité, poser une contradiction.
Ajoutons que la grâce par son action s'accommode mal aux
conditions requises pour qu'il y ait valeur personnelle, mérite, et
par sa répartition offense le sens moral, le sentiment de l'équité.
1. Toutes les citations que nous aurons dans les pages suivantes à
faire de la Somme de saint Thomas d'Aquin seront tirées de ce même
ouvrage.
CRITIQUE DES FORMULES DOGMATIQUES 401
Plus l'hoinme, en effet, sera aidé à faire son salut, moins il le
devra à lui-même, et sa dignité y perdra d'autant. Comme, par
son seul mérite, l'âme ne peut gagner le paradis, celui-ci est beau-
coup plus une faveur qu'une récompense. Dès lors l'arbitraire
semble altérer la justice en Dieu au profit de sa bonté ; la cons-
cience humaine n'en serait nullement choquée, si la bonté divine
répartissait impartialement ses bienfaits, si, du moins, la justice
distributive était observée par elle, mais l'inégalité des dons
moraux, tant de la nature que de la grâce, est évidente et n'ap-
paraît point motivée chez les individus, tous passibles néanmoins,
au même titre et partant au même degré, des suites du péché
originel. La parabole de l'ouvrier de la dernière heure est nette-
ment contraire à la justice distributive.
Le problème de l'origine et de la justification du mal, que la
doctrine chrétienne et, spécialement, les dogmes catholiques se
proposent de résoudre, demeure une énigme impénétrable. Com-
ment Dieu, l'être parfait à tous égards, a-t-il pu tirer de soi et
rendre même seulement éventuel le mal qui est la négation de
son essence? Il l'a tiré, non de soi, mais du néant, répondra-t-on.
La réponse admet la création (• nihilo, concept contradictoire. Mais
à supposer que ce concept fût rationnel, encore est-il que Dieu
a, du moins, préconçu l'idée du mal; or cette idée n'est-elle pas
tout aussi incompatible avec l'essence divine que la réalisation
même du mal? Vainement alléguerait-on que la valeur morale,
la dignité, pour se réaliser chez l'homme par l'accomplissement
méritoire du bien, requérait la possibilité du mal; le problème
de la conception de l'imparfait chez un être dont l'essence est la
réalisation intégrale du parfait et en est par conséquent l'affir-
mation exclusive, absolue, demeure entier. A priori l'on peut
dire qu'une chose ayant pour condition la possibilité du mal ne
saurait procéder de l'être parfait. Tant pis pour la dignité, si elle
ne peut exister qu'à ce prix. Au surplus, si elle est solidaire du
libre arbitre, elle en partage la fortune et sera d'autant plus
amoindrie que l'opération de la grâce se substituera davantage à
l'œuvre de la volonté chez l'homme.
III
A la critique précédente des formules dogmatiques on répondra
tout d'abord que le catéchisme est un exposé trop succinct de la
doctrine catholique pour fournir les explications pro[ires à pré-
venir les difficultés que nous avons soulevées. Ces prétendus non-
SULLY Pkudhomme. 26
402 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
sens, dira-l-on, sont uniquement imputables à notre ignorance :
ils naissent de ce que nous donnons de certains mots employés
dans ces formules des définitions inexactes ou incomplètes. Nous
n'acceptons pas cette fin de non-recevoir. Parmi nos définitions
les unes concordent avec celles des théologiens ou y sont équi-
valentes, les autres, au contraire des leurs, expriment la nature
réelle des choses.
Commençons par examiner les premières. Dans le mystère de
la Trinité, pour 'la personue nous avons adopté la définition même
qu'en donne le catéchisme. Or on lit dans la Somme de saint
Thomas (t. I, q. 29, p. 249) : Une personne est une substance individuelle
de nature raisonnable, définition que saint Thomas emprunte à
Boëce et qu'il accepte. L'unité synthétique est appelée substance,
mais notre définition (celle que nous donnons pour critiquer le
mystère de l'Incarnation), laissant indéterminé ce en quoi con-
siste le lien qui fait cette unité, n'exclut pas la substance et,
partant, ne contredit pas à la définition dogmatique. Quelle que
soit donc la nature du lien synthétique, notre raisonnement sub-
siste dans son intégrité. La différence faite par saint Thomas
(t. I, q. 39, p. 278) entre la distinction de raison, qui serait celle des
trois personnes, et la distinction réelle est incompatible avec l'as-
sertion suivante du saint docteur : ... on petit signifier par les noms
qui expriment V essence [àWina) l'une ou plusieurs (des personnes divines)
(t. I, q. 39, p. 281), car si les mêmes noms peuvent être donnés
indifféremment à chacune et à toutes, et si, d'ailleurs, leur dis-
tinction n'est pas réelle, elles ne sauraient être qu'identiques.
En outre, nous lisons dans le symbole de saint Athanase : Les trois per-
sonnes sont coéternelles et égales (t. I, q. 42, p. 290). Or, comme, d'autre
part, elles ne constituent pas trois réalités distinctes, il faut donc
qu'elles soient identiques. Nous ne voyons pas qu'une explication
plus analytique, ajoutée à l'énoncé succinct du catéchisme, le
sauve ici de la contradiction.
Dans le mystère de la création è nihilo, notre définition de la
cause première concorde exactement avec celle de saint Thomas
(t. I, q. 2, p. H9).
Dans le mystère du péché originel, notre définition de la cul-
pabilité est également orthodoxe. Nous lisons, en effet : la
persuasion extérieure (par l'homme ou par le démon) n'a pas une
influence irrésistible sur notre raison. L'appétit sensitif ne meut pas non
plus avec nécessité la raison et la volonté. Par conséquent, les causes
extérieures ne produisent pas le péché par elles-mêmes. La seule cause
efficace qui l'accomplit, c'est la volonté (t. II, q. 75, p. 317) ... on
peut poser comme certain que le sujet des péchés, c'est d'abord la volonté
elle-même, ensuite toutes les facultés qu'elle meut, soit en les excitant.
CRITIQUE DES FORMULES DOGMATIQUES 403
soit en les arrêtant. Ces facultés sont, effectivement, le sujet d'habitudes
bonnes ou mauvaises (t. II, q. 74, p. 310). Ces principes afHrment
la responsabilité individuelle : la volonté, l'intention (t. II,
q. 12, p. 67i d'un homme ne peut se substituer immédiatement
à celle d'un autre homme dans la détermination des actes de
celui-ci; il peut seulement lui proposer des motifs d'agir. Le
problème est de concilier la responsabilité individuelle avec la
transmission du péché originel. Or, selon saint Thomas : La foi
catholique oblige à croire que le premier péché du premier homme passe ori.
ginellement à ses descendants... Avec la nature de notre premier père, qui
nous est communiquée par la génération, la faute héréditaire dont elle esf
entachée nous est transmise; nous sommes des enfants qui partageons l'igno-
minie imprimée à notre race par l'un de nos ancêtres (t. II, q. 81, p. 337).
On ne saurait nier plus nettement la responsabilité individuelle
après lavoir affirmée. Le péché originel consiste matériellement dans la
concupiscence et formellement dans la perte de la justice primitive. Aucun
de ces deux facteurs du péché originel ne suppose la responsabi-
lité. Comment donc saint Augustin a-t-il pu dire : La concupiscence
est la punition du péché originel? (T. II, q. 82, p. 342.)
Pour le mystère de l'Incarnation, notre critique repose sur
notre définition de la personne, définition qui concorde avec
celle qu'en donne saint Thomas, comme nous l'avons fait
observer plus haut.
Le mystère de la Rédemption, ceux de la Prédestmation et des
Fins dernières, et la répartition de la grâce mettent en cause
l'idée de justice. Or nous entendons la justice de la même façon
que saint Thomas qui la définit comme il suit : La justice est une
volonté habituelle, constante et perpétuelle de rendre à chacun son droit
(t. m, q. ")8, p. 249).
Dans le sacrement du Baptême nous nous sommes borné à
relever une violation du droit de l'enfant au respect du libre
choix qu'il ne peut faire encore entre les diverses croyances,
nous nous sommes borné à une application de l'idée de justice.
C'est au sujet de l'Eucharistie que nous donnons de la sub-
stance une définition différente de celle qu'ont imaginée les
théologiens, mais nous ne l'en croyons pas moins exacte et com-
plète. Elle n'a rien d'arbitraire, et nous rencontrons ici l'occasion
d'appliquer aux énoncés des dogmes les observations si utiles de
Pascal lui-même encore sur les définitions et sur la distinction
établie parles logiciens entre les définitions de chose et les défini-
tions de nom : On ne reconnaît, dit-il, en géométrie que les seules définitions
que les logiciens appellent définitions de nom, c'est-à-dire que les seules impo-
sitions de nom aux choses qu'on a clairement désignées en termes parfaitement
connus, et je ne parle que de celles-là seulement. Leur utilité et leur usage est
404 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
d'éclaircir et d'ahrègcr h discours, en exprimant par le seul nom qu'on
impose ce qui ne pourrait se dire qu'en plusieurs termes : en sorte néanmoins
que le nom imposé demeure dénué de tout autre sens, s'il en a, pour n'avoir
plus que celui auquel on le destine iiniqtiement. D'otï il paraît que les défini-
tions sont très libres, et qu'elles ne sont jamais sujettes à être contredites, car
il ny a rien de plus permis que de donner à une chose qu'on a clairement
désignée un nom tel qu'on voudra. Il faut seulement prendre garde qu'on
n''àbuse de la liberté qu'on a d'imposer des noms en donnant le même à deux
cimes différentes (II, 280, 281).
Ici Pascal recommande de substituer mentalement la défini-
tion au défini.
Voici les règles qu'il prescrit relativement aux définitions et
aux axiomes :
Règles pour les définitions. — i. N'entreprendre de définir aucune
des choses tellement connues d'elles-mêmes, qu'on n'ait point de termes plus
clairs pour les expliquer. — 2. N'omettre aucun des termes un peu obscurs
ou équivoques, sans définition. — ^. N'employer dans la définition des termes
que des mots parfaitement connus, ou déjà expliqués.
Règles pour les axiomes. — i. N'omettre aucun des principes néces-
saires sans avoir demandé si on l'accorde, quelque clairet évident qu'il puisse
être. — 2. Ne demander, en axiomes, que des choses parfaitement évidentes
d'elles-mêmes (II, 301).
Cette judicieuse science (la géométrie) est bien éloignée de définir ces mots
primitifs, espace, temps, mouvement, égalité, majorité, diminution, tout, et
les autres que le monde entend de soi-même. Mais, hors ceux-là, le reste des
termes qu'elle emploie y sont tellement éclairas et définis, qu'on n'a pas
besoin de dictionnaire pour en entendre aucun ; de sorte qu'en un mot tous ces
termes sont parfaitement intelligibles, ou par la lumière Jiaturelle on par les
définitions qu'elle en donne (II, 286).
Combien y en a-t-il... qui croient avoir défini h mouvement quand
ils ont dit : « Motus nec simpliciter actus, nec niera potentia est, sed actus
entis in potentia! » Et cependant s'ils laissent au mot de mouvement son
sens ordinaire comme ils font, ce n'est pas une définition, mais une proposi-
tion; et, confondant ainsi les définitions qu'ils appellent définitions de nom,
qui sont les véritables définitions libres, permises et géométriques, avec celles
qu'ils appellent définitions de chose, qui sont proprement des propositions nul-
lement libres, mais sujettes à contradiction, ils s'y donnent la liberté d'en
former aussi bien que des autres; et chacun définissant les mêmes choses à sa
manière, par une liberté qui est aussi défendue dans ces sortes de définitions
que permise dans les premières, ils embrouillent toutes choses, et perdant tout
ordre et toute lumière, ils se perdent eux-mêmes et s'égarent dans des embarras
inexplicables.
On n'y tombera jamais en suivant l'ordre de la géométrie.
D'après ces observations la définition de la substance n'est pas
CRITIQUE DES FORMULES DOGMATIQUES 403
pour nous une de ces définitions libres qui n'ont d'autre valeur
que celle des propositions susceptibles d'être contestées, car
nous imposons le nom de substance, non pas à une chose qui
n'existe que dans l'esprit, à un simple concept, mais à une chose
qui existe hors de l'esprit. Nous appelons de ce nom une chose
donnée hors de nous ainsi qu'en nous comme condition néces-
saire du monde phénoménal, accidentel, lequel, n'existant pas
par soi, requiert pour exister un antécédent existant par soi.
Mais pour le théologien ce qui existe par soi ne pouvant être que
Dieu même, et l'être de Dieu n'appartenant en rien au monde
accidentel tiré du néant, l'être de ce monde, l'être qui le condi-
tionne n'existe pas par soi, nécessairement. Œuvre arbitraire de
son créateur, il pourrait aussi bien n'exister pas qu'exister. De là,
la nécessité d'établir certaines distinctions dans le sens du mot
substance. Il résulte des définitions données par saint Thomas
(t. I, q. 3, p. 127; — q. 4, p. 129; — q. 23, p. 245; — q. 29, p. 250
et 2ol), qu'il applique ce vocable à diverses choses. Il y a selon
lui diverses substances : 1» les substances; en général, les suppôts,
qui soutiennent et individualisent les accidents; 2° les substances
premières ou hypostases, lesquelles s'individualisent par elles-mêmes,
non par quelque autre substance. En tant qu'elles n'existent pas
dans autre chose, qu'elles existent en elles-mêmes, elles sont encore
appelées subsistances; 3° la substance qui existe non pas seulement
en elle-même, mais, en outre, par elle-même, l'être par soi (Dieu),
subsistance unique en son genre. Or cette dernière définition
remplit seule les conditions de la définition proprement dite,
tandis que la seconde est une simple proposition. Il s'agit de
savoir si cette distinction de la substance en soi et de la substance
par soi a son fondement dans la réalité. Tout l'ensemble des acci-
dents, toute la nature phénoménale peut-elle être soutenue par
quelque chose, exister dans quelque chose qui n'existe pas par
soi, c'est-à-dire nécessairement? On ne saurait l'admettre que si
l'on accorde la création ènihilo; car, si on ne l'accorde pas, c'est
que l'esprit ne peut concevoir que l'univers ait eu un commen-
cement et soit susceptible d'un complet anéantissement; ce qui
est y reconnaître et y exiger quelque chose d'éternel, partant de
nécessaire.
Il résulte de l'examen précédent que la définition orthodoxe
de la substance est une définition de mot, non de chose et, par
suite, une simple proposition, l'affirmation d'un fait dont la
réalité demeure problématique.
Pour le dogme de l'Eucharistie, si l'on consulte les premiers
textes où il est formulé, on constate que le principe de contra-
diction y est applicable, quelque définition de la substance qu'on
406 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
adopte. En effet, voici la formule édictée par le Concile de Trente
{Précis de la Doctrine catholique par le K. P. JVilmers, S. J., théologien au
Concile du Vatican, che:(^ Marne, Tours) : Jésus-Christ est présent dans la
Sainte Eucharistie par transsubstantiation, c'est-à-dire par h changement de
la substance entière du pain et du vin en son corps et en son sang. Sub-
stance entière, cela signifie qu'ici le changement est la conversion
de tout ce que sont le pain et le vin en ce qui constitue le corps
et le sang de Jésus-Christ. Or une pareille conversion est, en
réalité, la substitution d'une chose à une autre, substitution qui
n'est réalisée qu'autant que la seconde s'est anéantie pour faire
place à la première. La cessation des sid'stanccs, dit le R. P. Wilmers
(p. 376), ne doit pas être considérée comme une annihilation, mais comme
un vrai changement, et parce qu'elle n'a pas pour terme un néant, mais une
autre substance, et parce que les espèces du pain et du vin restent telles qu'elles
étaient avant le changement de substance. Il est évident que le pain et
le vin, aliénant leur substance entière, n'en gardent rien et par
conséquent s'anéantissent. Quant à la persistance de leurs appa-
rences ou espèces, il est évident aussi qu'elle est incompatible
avec cet anéantissement (elle est miraculeuse, de l'aveu même
de l'auteur). La formule dogmatique revient donc à dire : « Jésus-
Christ est px'ésent dans un néant de pain et de vin », assertion
contradictoire, quelle que soit la substance de ces aliments.
Nous allons maintenant susciter à notre critique des formules
dogmatiques, fondée sur le principe de contradiction, certaines
objections qui pourraient ne pas venir spontanément à l'esprit
de tous les lecteurs, de ceux que l'objet métaphysique n'a pas
spécialement préoccupés.
IV
Pascal n'eût pas été surpris que les vérités religieuses parussent
répugner à la raison et il a prévenu lui-même que les principes
énoncés par lui dans son opuscule De l'Esprit géométrique ne con-
cernent pas la démonstration de ces vérités. Il dit, en effet :
Je ne parle pas ici des vérités divines, que je n'aurais garde de faire
tomber sous l'art de persuader, car elles sont injiniment au-dessus de la
nature; Dien seul peut les mettre dans l'dme, et par la manière qu'il lui
plaît. Je sais qu'il a voulu quelles entrent du cœur dans l'esprit, et non pas
de l'esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance du raisonne-
ment, qui prétend devoir être juge des choses que la volonté choisit, et pour
guérir cette volonté infirme, qui s'est toute corrompue par ses sales attache-
ments. Et de là vient qu'au lieu qu'en parlant des choses humaines, on dit
qu'il faut les connaître avant que de les aimer, ce qui a passé en proverbe,
CRITIQUE DES FORMULES DOGMATIQUES 407
les saints au contraire disent, en parlant des choses divines, qu'il faut Us
aimer pour les connaître, et qu'on n'entre dans la vérité que par la charité,
dont ils ont fait une de leurs plus utiles sentences. En quoi il paraît que
Dieu a établi cet ordre surnaturel, et tout contraire à Vordre qui devait
être naturel aux hommes dans les choses naturelles. Ils ont néanmoins cor-
rompu cet ordre en faisant des choses profanes ce qu'ils devaient faire des
choses saintes, parce qu'en effet nous ne croyons presque que ce qui nous plaît.
Et de là vient l'éloignement où nous sommes de consentir aux vérités de la
religion chrétienne, tout opposée à nos plaisirs. Dites-nous des choses agréables
et nous vous écouterons, disaient les fuifs a Moïse; comme si l'agrément
devait régler la créance! Et c'est pour punir ce. désordre par un ordre qui lui
est conforme, que Dieu ne verse ses lumières dans les esprits qu'après avoir
dompté la rel'ellion de la volonté par une douceur toute céleste qui la charme
et qui l'entraîne.
fe ne parle donc que des vérités de notre portée ; et c'est d'elles que je dis
que l'esprit et le cœur sont comme les portes par où elles sont reçues dans
Vdme, mais que bien peu entrent par l'esprit, au lieu qu'elles y sont introduites
en foule par les caprices téméraires de la volonté, sans le conseil du raison-
nement (II, 296-297).
On voit par cette citation que, pour Pascal, les vérités divines
répugnent à la raison humaine, non point parce qu'elles y sont
contraires, mais parce qu'elles en dépassent la portée et sont
infiniment au-dessus de la nature, c'est-à-dire de toute intelli-
gence créée. De cette disproportion il résulte que la tentative
de les exprimer humainement aboutit toujours à une formule
contradictoire. Pascal l'a implicitement reconnu comme nous
allons le rappeler. Sans doute il n'avait pas songé qu'on pourrait
appliquer sa propre règle à la critique des dogmes catholiques,
mais, s'il en eût été averti, nous avons lieu de penser qu'il n'eût
pas été étonné que cette règle y déceUU des contradictions. Nous
savons, en effet, qu'il avait pressenti les antinomies propres aux
jugements métaphysiques. On en trouve le témoignage dans sa
Pensée déjà citée : Incompréhensible que Dieu soit et incompréhensible
qu'il ne soit pas (II, 126). Ces antinomies, signalées par Kant, ont été
contestées par plus d'un métaphysicien, mais non par des argu-
ments assez péremptoires pour n'avoir laissé aucune inquiétude
dans l'esprit des autres penseurs. Aussi, après avoir relevé les
contradictions impliquées dans les énoncés dogmatiques et en
avoir inféré avec tant d'assurance que toute signification y est
abolie, tout sens annulé, serions-nous bien téméraire et coupable
d'une insigne légèreté, si nous n'étions pas en mesure de justifier
une pareille assertion en prouvant que ces énoncés ne peuvent
bénéficier de l'exceptionnelle invalidité du principe de contradic-
tion appliqué aux jugements métaphysiques. Les dogmes doivent
408 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
être critiqués avec beaucoup de précaution, car un grand nombre
d'esprits considérables y sont attachés. Nous allons donc nous
expliquer aussi clairement qu'il nous sera possible sur ce point
capital.
Ainsi les croyants, mis en demeure d'avouer que les énoncés
des dogmes catholiques sont contradictoires pour l'esprit qui les
analyse, ne seront pas désarçonnés s'ils peuvent invoquer l'ar-
gument suivant : Lors même qu'une donnée métaphysique n'est
pas illusoire, lors même qu'elle est réelle, elle ne peut être
conçue et formulée par l'esprit humain qu'en termes incompa-
tibles, contradictoires, comme si l'homme était averti par là qu'il
abuse de sa puissance intellectuelle limitée en l'exerçant sur
des objets qui en passent la portée. Cette proposition nous l'ac-
cordons, et pour fixer les idées du lecteur nous allons fournir
nous-même divers exemples des singularités qu'elle vise.
Tout d'abord citons l'incompatibilité entre le concept fonda-
mental de l'être nécessaire, en métaphysique, et la constatation
empirique de son perpétuel changement d'état, manifesté par le
Cosmos, par le monde phénoménal. Logiquement la nécessité de
l'être en implique l'immutabilité; or l'expérience dément la
logique. A ce sujet, rappelons les antinomies mises en évidence
par Kant; et entre autres celle qu'il signale entre l'affirmation
rationnelle et la négation non moins rationnelle d'un commen-
cement au processus universsl, au devenir cosmique. Autant que
l'origine, l'essence du devenir confond la raison humaine. Assu-
rément ce qui existe à l'état de devenir n'est pas rien, mais
lorsqu'on tente de le définir, on ne le peut qu'en l'affirmant
comme l'état d'une chose qui n'existe pas encore sans toutefois
être nulle, comme un milieu contradictoire entre la non-existence
et l'existence. Ainsi, dans l'expression mathématique du devenir,
l'infiniment petit, grandeur non réalisée, mais en formation et
qui, à ce titre, n'est pas zéro, n'est pourtant pas susceptible de
diminution, car il a pour propriété d'être moindre que toute gran-
deur assignable'. Citons, dans l'ordre moral, le libre arbitre :il est
attesté réel par la conscience ; néanmoins il suppose un acte non
pi^escrit par la nature de l'agent, c'est-à-dire un acte indépendant
de ce qu'est l'agent. Spinoza évite la contradiction en admettant,
au contraire, qu'un agent se sent d'autant moins contraint et
par suite d'autant plus libre que ses actes sont plus adéquats à
sa nature. Celte adéquation même rend inconsciente chez l'agent
1. Pour le rendre représcntable, les mathcmaliciens y substituent
Vindéfinimenl petit, qui est une variable finie équivalant à l'infiniment
petit par la propriété de décroître au-dessous de toute valeur finie
assignable.
CIUTIQUE DES FORMULES DOGMATIQUES 409
les causes qui le déterminent et par là crée en lui l'illusion
d'une initiative indéterminée, de ce qu'on appelle le libre arbitre.
Nous avons, dans une étude intitulée Le Problème da Causes finales ^ ,
cité plusieurs autres exemples de propositions contradictoires
résultant de l'application de la pensée bumaine à des données
métaphysiques.
Nous sommes donc tout disposé à admettre qu'il ne suffit pas
de relever des contradictions dans un énoncé dogmatique relatif
à la divinité, objet métaphysique par excellence, pour être en
droit d'en inférer que le dogme ne répond à aucune réalité. Mais
dans ce même opuscule nous avons distingué avec soin le cas oii
la contradiction décèle une réalité métaphysique du cas où elle
dénonce Tabsence de toute réalité : « Est métaphysique, y disons-
nous, toute donnée reconnue inaccessible soit aux sens, soit à
la conscience, soit à l'observation externe, soit à l'observation
interne. >' Ajoutons qu'une telle donnée est inaccessible à ces
moyens de connaître, quelle que soit d'ailleurs la puissance
propre de ceux-ci. De ce qu'un astre échappe au regard par sa
distance de la terre on ne saurait conclure qu'il est métaphy-
sique à ce titre et qu'il cesserait de l'être si le télescope était
perfectionné. La raison pourquoi la donnée métaphysique est
inaccessible à l'observation humaine est essentielle : c'est qu'une
telle donnée n'est pas du ressort de celle-ci. L'être, en elTet,
considéré en soi, abstraction faite de ses actes, n'impressionne
pas notre sensibilité (soit physiologique, soit morale), et ses
actes, qui seuls l'impressionnent, se bornent à permettre à la
conscience éveillée par eux d'en inférer qu'il existe.
Si la distinction que nous venons d'établir est acceptée, elle
est inquiétante pour le croyant, car elle infirme l'argument
que lui offrait le caractère métaphysique des dogmes catholi-
ques, caractère qui rendrait inapplicable à leurs énoncés le
âriteriiim du principe de contradiction. Il lui faut reconnaître,
en effet, que tout n'est pas métaphysique dans le concept de la
divinité chrétienne, du Dieu fait homme, attendu que ce Dieu est
une entité métaphysique sur laquelle se greffent des attributs
empruntés à l'essence humaine observée dans ses manifestations
empiriques. Dès lors le principe de contradiction appliqué à
cette annexe est valable pour ruiner le concept dogmatique de
la divinité et les autres dogmes qui s'y rattachent. Nous savons
ce que c'est que la bonté, ce que c'est que la justice ; il suffit que
1. Ce petit livre est un échange de lettres avec M. Charles Uiciiet,
professeur à l'École de Médecine de Paris (Paris, Félix Alcan, 1903)-
Voir la dernière lettre.
410 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
la conduite d'un être vivant contredise le sens que la conscience
humaine assigne aux mots bonté, justice pour que nous ne puis-
sions attribuer ces qualités à cet être dans quelque mesure que
ce soit. En les attribuant, poussées jusqu'à l'infini, au Dieu ciiré-
tien, on les rend plus inconciliables avec les actes qui lui sont
prêtés par les dogmes.
Pascal admet évidemment sans discussion qne toutes les don-
nées des dogmes (mystères et sacrements) sont au même titre
métaphysiques et réelles comme les choses qu'il cite : Le iiotnhre
infini. Un espace infini, égal au fini (I, 189); aussi prétend-il que la
répugnance à croire au dogme est imputable à la vue de notre bas-
sesse. Tandis qu'elle l'est à une vue tout autre.
Incroyable que Dieu s'unisse à nous. — Cette considération n'est tirée que
de la vue de notre bassesse. Mais si vous ïave\ bien sincère, suive:(^la aussi
loin que moi, et reconnaisse::^ que nous sommes en effet si bas, que nous sommes
par nous-mêmes incapables de connaître si sa miséricorde ne peut pas nous
rendre capables de lui. Car je voudrais savoir d'où cet animal, qui se recon-
naît si faible, a le droit de mesurer la miséricorde de Dieu, et d'y mettre les
bornes que sa fantaisie lui suggère. Il sait si peu ce que c'est que Dieu, qu'il
ne sait pas ce qu'il est lui-même : et, tout troublé de la vue de son propre état,
il ose dire que Dieu ne le peut pas rendre capable de sa communication ! Mais
je voudrais lui demander si Dieu demande autre chose de lui, sinon qu'il l'aime
en le connaissant ; et pourquoi il croit que Dieu ne peut se rendre connaissable
et aimable à lui, puisqu'il est naturellenwnt capable d'amour et de connais-
sance. Il est sans doute qu'il connaît au moins qu'il est, et qu'il aime quelque
chose. Donc s'il voit quelque chose dans les ténèbres où il est, et s'il trouve
quelque sujet d'amour parmi les choses de la terre, pourquoi, si Dieu lui donne
quelque rayon de son essence, ne sera-t-il pas capable de le connaître et de
l'aimer en la manière qu'il lui plaira se communiquer à nous ? Il y a donc
sans doute une présomption insupportable dans ces sortes de raisonnements,
quoiqu'ils paraissent fondés sur une humilité apparente, qui n'est ni sincère, m*
raisonnable, si elle ne nous fait confesser que, ne sachant de nous-mêmes qui
nous sommes, nous ne pouvons l'apprendre que de Dieu (I, 189).
Nous ne croyons pas son indignation justifiée.
Une dernière objection s'élève contre notre critique des for-
mules dogmatiques; nous la trouvons indiquée dans la question
suivante de saint Thomas : Les mêmes expressions s'entendcnt-elles de
Dieu et des créatures dans le même sens? — Les expressions communes à Dieu
et aux créatures ne s'entetulent ni dans le même sens ni dans un sens opposé ;
CRITIQUE DES FORMULES DOGMATIQUES 411
mais leur signification est basée sur Vanahgie. Voilà ce quil faut expliquer.
On ne peut rien affirmer de Dieu et des créatures absolument dans le même
sens. Si un effet ne demande pas pour sa production toute la vertu de sa cause,
il n'en reçoit qu'une ressemblance défectueuse; de sorte que ce qui est multiple
et divisé dans les effets peut former dans sa cause une étroite et simple unité...
Cependant elles (les expressions susdites) m changent pas essentiellement
de signification en changeant de sujet, comme qiulques-uns Vont prétemlu :
autrement, il serait impossible de rien connaître sur Dieu et de prouver son
existence par les créatures. On tomberait à chaque instant dans le sophisme
appelé « ambiguïté » des termes. Le Philosophe lui-même s'élèverait contre
une pareille doctrine, lui qui a démontré sur Dieu beaucoup de vérités, et
saint Paul n'aurait pas pu dire : Les perfections invisibles de Dieu sont deve-
nues visibles par les choses qu'il a faites (Rom., 1,20). — Il faut donc ensei-
gner que les noms et les qualificatifs que Von applique tour à tour à Dieu et
aux créatures ne sont ni purement « univoques », ni purement ((équivoques ».
— Que sont-ils ? Ils sont « analogues » ; ou, en d'autres termes, ils se disent,
avec proportion, de la cause et de l'effet. — Nous ne pouvons nommer Dieu
que par les créatures, comme nous l'avons fait observer plus haut. "Dès lors
tout ce que nous en disons est fondé sur les rapports des créatures avec leur
principe et leur cause, où se trouvent réunies dans une seule et même unité,
qui est Dieu même, les perfections de tous les êtres (t. I, q. 13, p. 173, 174,
17;)). Ce chapitre de la Somme, concernant les noms qui convien-
nent à Dieu, commence par ces mots : Pouvons-nous nommer Dieu?
.... les noms que nous lui donnerons n'expliqueront pas parfaitefuent son essence
■ qui est « au-dessus » de tout ce que nous pouvons concevoir par la pensée et
exprimer par nos paroles, et se termine ainsi : Peut-on former sur Dieu
des propositions affirmatives ? — Une muîtitiuie de propositions affirmatives
sont de foi, telles que celles-ci : « Dieu est un en trois personnes. — Dieu est
tout-puissant. » Donc on peut former des propositions affirmatives sur Dieu.
— Dieu est simple en lui-même, cela est vrai; mais notre esp-it, qui ne peut
le saisir tel qu'il est dans son essence, est contraint de le concevoir par des
idées multiples. Comme nous n'ignorons pas que la diversité de nos idées se
rapporte à une substance une et simple, nous sommes préservés de toute erreur
à cet égard, lorsque jwus formulons les propositions affirmatives dont nous
parlons.
Ces déclarations sont précieuses et d'une importance capitale.
Elles condamnent d'avance tout essai d'exprimer dans le langage
humain avec précision et clarté en quoi consiste l'essence divine,
parce que les seules idées que puisse exprimer ce langage sont
humaines et à ce titre ne sauraient être adéquates à cette essence.
Tout au plus, en pareil cas, un homme peut-il par la parole indi-
quer aux autres lobjet de sa pensée, orienter la leur vers Dieu,
les laissant communiquer avec lui par eux-mêmes, s'ils y sont
aptes. Les philosophes ne font pas davantage quand ils spécu-
412 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
lent sur l'être en soi et par soi. En inférant du concept de cet
être qu'il n'a ni limites, ni conditions, ni commencement, ni fin,
en d'autres termes : qu'il est infini, absolu, nécessaire, éternel,
ils ne nous révèlent en rien de quoi il est constitué, en quoi il
consiste, si même il est personnel. Libre à nous de combler cet
abîme à notre gré selon nos penchants ou nos besoins moraux;
mais nous sommes avertis que, si nous le remplissons de notre
propre moi exalté et élargi, d'attributs humains poussés jusqu'à
rinilni, nous nous exposons à composer arbitrairement une
immense idole dont les antinomies fondamentales impliquées
dans l'être en soi et par soi se compliquent de contradictions
accessoires d'ordre empirique et par suite incompatibles avec
l'existence même de cette idole. Jugée de ce point de vue, l'extase
mystique, c'est-à-dire le simple abandon de l'âme à l'attrait exercé
sur elle par la cause ignorée qui explique et justifie l'univers,
sans tenter de la définir ni même d'en rien apercevoir distincte-
ment, se laissant pénétrer et envahir par la certitude immédiate
qu'elle existe et tient toute chose sous sa dépendance, cette
extase est à la fois plus prudente et plus satisfaisante, plus reli-
gieuse aussi que la dogmatique la plus subtile. Saint Thomas
constate (I, q. 12, p. 159) que : ... il y a en nous un désir naturel de
.connaître la cause des effets qui ravissent notre admiration, et il ajoute :
Il est impossible qu'un tel désir soit vain... Hélas! nous ne partageons
pas son assurance, mais il caractérise par ce désir ce que nous
appelons l'aspiration, élan esthétique de l'âme vei's un objet d'une
perfection indéfinissable. A cette hauteur, oii l'homme remonte
à la source de sa plus noble émotion, le rêve est -également pieux
chez le croyant et chez le philosophe devenu poète à son insu. La
religion, dans son essence foncière, c'est la métaphysique inté-
ressant le cœur par ce qu'elle lui permet d'espérer et l'oblige à
craindre. Toutes les écoles philosophiques, toutes les églises
communient par cette définition première et pourraient y trouver
un motif profond sinon de conciliation, du moins de tolérance.
Comme la divergence des rayons du cercle, celle des doctrines
transcendantes témoigne qu'il existe un point de rencontre cen-
tral où elles convergent toutes. Le fanatisme consiste à l'oublier,
à ne sentir que l'écart des professions de foi. Aussi n'attachons-
nous qu'une importance secondaire, si grande qu'elle puisse être,
aux contradictions que nous avons relevées dans les formules
dogmatiques. La foi du chrétien catholique a réellement pour
objet, non pas ce que la lettre du dogme offre et refuse en même
temps à l'intelligence humaine, expression inévitablement défec-
tueuse, mais l'esprit qui vit sous la lettre et ne peut rien y com-
muniquer de sa substance. La vocation religieuse est la même
CRITIQUE DES FORMULES DOGMATIQUES 4i;{
sous toutes les latitudes : partout vivace dans son germe inné,
elle s'attache, sans choix, à la première religion qu'elle rencontre,
indépendamment des dogmes, qui varient, comme les cultes,
d'une église à l'autre. Elle se rit des exigences de la raison et en
déjoue les attaques, invincible et indéracinable. C'est elle qui
engendre cet état contemplatif qu'on nomme ïextase, où l'dme
s'aliène à ce qui demeure, à l'être en soi et par soi, seul éternel,
seul immuable, origine et lin de tout ce qui passe, seul objet qui
puisse, en se laissant posséder, assouvir le besoin d'une félicité
durable et sans trouble. Une telle possession ne se réalise entiè-
rement que pour le mystique. Pour le rationaliste pur, elle est
réduite à sou minimum, elle se borne au simple concept de l'être
métaphysique. Elle s'accroît pour le penseur artiste qui, en
outre, perçoit la beauté dans les formes expressives que fait évo-
luer la virtualité de cet être, cause première de tout le monde
phénoménal, c'est-à-dire de cette part du monde accidentel
qui tombe sous nos sens et s'y traduit par des apparences.
L'homme religieux, qui appelle Dieu la cause première, confère
un caractère sacré à son aspiration, laquelle confine à la pos-
session paradisiaque pour le mystique, religieux par excel-
lence.
L'extase n'est pas le privilège d'une des religions; elle est un
genre de félicité que toutes procurent, quels que soient leurs
dogmes. La foi, condition et ferment du ravissement extatique,
dépasse toute formule imposée à son indéfinissable objet et ne
gagne rien à la tentative de le représenter. Plus l'essence et la vie
divines sont indéterminées, plus aisément le mystique se les appro-
prie et se les rend assimilables. Cette indétermination, au sur-
plus, ne porte que sur la manière d'être, sur la forme (au sens
scolastique du mot), non sur l'existence du principe originel de
toutes choses. Qu'on lui prête les qualités humaines ou qu'on
s'abstienne de le définir, on n'en reconnaît pas moins qu'il existe.
Aussi la racine du sentiment religieux, ce qui fournit à l'adora-
tion son objet divin, est-ce une donnée réelle, indéniable. Les
croyants qui se représentent Dieu comme un père plein de sol-
licitude pour sa progéniture sont les plus heureux des hommes.
Incrédule sur ce point, le poète en nous les envie. Il en a le droit,
car il n'a pas les mêmes obligations que les philosophes et les
savants de profession dont la raison d'être est de chercher la
vérité et qui, partant, la doivent aux autres comme à eux-mêmes;
sa fonction normale est d'oublier et de faire oublier l'odieux de
la réalité. Aussi bien ses ressources pour créer sont plus larges,
car, si l'intelligence a des bornes, l'on ne saurait en assigner à
la sensibilité non plus qu'à l'imagination inventive. Son œuvre.
414 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
en outre, est bienfaisante sans mélange; il procure, en effet, par
le rêve l'illusion d'un bonheur supra-terrestre, laquelle, aussi
longtemps qu'elle dure, est indiscernable de ce bonheur même,
et l'industrie n'emploie les inventions poétiques à fabriquer ni
des poisons ni des explosifs meurtriers.
ANNEXE
EXAMEN DU DISCOURS SUR LES PASSIONS DE l'AMOUR^
Ce fut un grand émoi dans le monde des philosophes et
des lettrés lorsque, en 1842, Cousin tira d'un sommeil de
deux cents ans et publia dans la Revue le Discours sur les
passions de l'amour. On sait qu'il ne s'agit nullement d'un
discours au sens qu'on attache le plus souvent à ce mol
aujourd'hui, c'est-à-dire d'une suite ordonnée de réflexions
visant un même objet; il s'agit d'un groupe fort confus de
pensées et d'observations sur des matières qui, sans être,
au fond, étrangères les unes aux autres, ne se rapportent
pas toutes directement à l'amour. Le nœud qui lie ces frag-
ments entre eux est parfois lâche, dissimulé, d'ailleurs, par
le pêle-mêle qui les sépare ou les rapproche au hasard. Le
manuscrit original a disparu ; Cousin n'en a trouvé qu'une
copie dans un recueil où ils sont attribués à Pascal. Peut-
être Pascal les avait-il écrits sur des lambeaux de papier
réunis sans ordre, comme ses autres pensées, et le copiste
les aurait reproduits dans leur succession chaotique. Peut-
être aussi Pascal les avait-il rédigés sur un môme cahier,
mais sans composition, à mesure que les idées lui venaient
à l'esprit. Quoi qu'il en soit, tels que nous les lisons, ces
fragments sont comparables aux pièces brouillées d'un jeu
de patience, dont l'arrangement rétabli représenterait un
1. Article de la Revue des Deux Mondes, numéro du 15 juillet 1890.
416 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
visage. Il y a plus : si, examinant les sujets distincts que
Pascal y aborde, on est curieux de reconstituer sur chacun
d'eux sa doctrine, il en faut aller chercher les éléments
épars, non pas dans les seuls morceaux qui concernent spé-
cialement le sujet considéré, mais jusque dans des parcelles
de certains autres qui n'y touchent qu'incidemment par
quelque point. Encore doit-on être attentif à ne pas altérer
le sens de ces parcelles en les transposant. C'est ce travail
assez minutieux que nous avons tenté, avec un scrupule
égal à notre défiance de nos forces, avec un intérêt qui
récompensait notre effort.
N'aurions-nous pas été dupe de nos soins? Ce discours
est-il réellement l'œuvre de Pascal? On a douté qu'il le fût;
de graves esprits en doutent encore. L'autorité de Cousin
même ne suffit point à les rassurer. Les raisons sur les
quelles il s'appuie pour en affirmer l'authenticité sont, de
leur propre aveu, très spécieuses. Toutefois, l'auteur d'une
trouvaille si importante est naturellement enclin à n'en pas
suspecter la valeur; à son insu, sa bonne foi a pu se laisser
séduire par son attachement paternel à sa découverte. Mais
d'autres maîtres, de la plus haute compétence, partagent
l'avis de Cousin. Pour n'en citer qu'un, Ernest Havet, dont
le témoignage est considérable ici, n'hésite pointa épouser
l'affirmation de l'illustre philosophe. Alors même que de
tels garants ne nous imposeraient pas leur sécurité et que
nous en fussions réduit à notre propre critique, l'origine de
ce discours nous apparaîtrait encore avec une pleine évi-
dence. Nous n'y pouvons relever une seule phrase, un seul
mot' qui ne sente la façon de Pascal. Cependant, nous sacri-
fierions volontiers cet argument tiré du style; dans les pro-
ductions de l'art, les parfaites ressemblances fortuites sont
rares, mais les habiles pastiches ne manquent pas, et nous
sommes obligé de convenir que les qualités de forme ne
sont pas des marques de fabrique indiscutables ; en peinture,
par exemple, de fréquents débats l'attestent suffisamment.
Encore moins alléguerions-nous la répétition, dans ce dis-
cours, de certaines sentences du recueil des Pensées; on
DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L'AMOUR 417
nous répondrait qu'un faussaire ne devait pas négliger ce
facile moyen de faire illusion. Nous nous en tiendrions au
signe le plus intime, le seul inimitable, de Tindividualité,
au caractère de la pensée même. Enfin, dût-on nous con-
tester ce gage encore, nous nous consolerions de notre
erreur par le profitable commerce que nous aurions eu avec
un penseur qui serait le sosie de Pascal, avec un esprit
jumeau de son génie; nous nous résignerions à n'avoir été
mystifié que par son égal.
Voici, en langage moderne, les sujets dont il est question
dans le Discours sur les passions de f amour : les fins de la
vie humaine, les éléments et l'idéal du bonheur; la défini-
tion générale et le classement fondamental des passions,
les caractères de l'amour humain, le rôle que la pensée y
joue; la beauté corporelle et ses rapports avec l'ilme, la
physionomie ; le beau et la grâce en général; le goût, l'idéal
delà beauté pour l'individu; l'œuvre d'art; comment naît
et se communique l'amour.
L'homme est né pour penser (II, 251)'. — Qui doute. ..si
nous sommes au monde pour autre chose que pour aimer?
(II, 253.) — L'homme est né pour le plaisir; il le sent, il
n'en faut point d'autres preuves (II, 254).
Ainsi, penser, aimer, prendre du plaisir, telle est, selon
Pascal, la triple fin de la vie humaine. S'y conformer, c'est
donc suivre la raison (II, 254), comme c'est faire son bon-
heur.
Voilà la passion légitimée au même titre que l'effort intel-
lectuel, excusée d'ailleurs par son essence même : elle ne
peut pas être sans excès; de là vient quon ne se soucie plus
de ce que dit le monde., que Von sait déjà ne devoir pas con-
damner notre conduite puisqu''elle vient de la raison (II, 259).
Ces trois éléments du bonheur de l'homme sont liés entre
eux. D'une part, en effet, l'exercice uni et tendu de \apensée
pure ne suffit pas à le contenter, // est nécessaire qu'il soit
quelquefois agité de passion, dont Usent dans son cœur des
1. Nos citations sont tirées de la grande édition d'Ernest Ilavet.
SULr.Y l'RUnHOMME. 27
418 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
sources si vives et si profondes (II, 251). D'autre part, si
l'amour était aveugle comme le font les poètes (II, 260), si
l'on en pouvait exclure l'intelligence , nous serions des
machines très désagréables (11,260). L'amour applique donc
à son objet la pensée. Il l'y applique d'une façon qui lui est
propre, d'une façon partiale ei précipitée; il n'en est pas
moins intellectuel et affectif indivisément; au fond V amour
et la raison n'est qu'une même chose (II, 259). Enfin, le
plaisir qui ne doit rien ni à l'esprit ni au cœur, la simple
sensation agréable, n'est pas celui que vise ici Pascal. 11
distingue, en effet, le plaisir vrai du plaisir faux; l'un ou
l'autre peut remplir également V esprit^ car qu'importe que
ce plaisir soit faux, pourvu qu'on soit persuadé qu'il est
vrai? (II, 254.) Il est évident que cette distinction est inap-
plicable à la volupté et qu'elle convient seulement à la joie.
Il n'y a pas joie sans jugement qui la détermine, lequel peut
être vrai ou faux. Pascal remarque que la joie dépend, non
de la vérité du jugement, mais de la foi qu'on y accorde.
Bien que solidaires, les trois éléments du bonheur :
pensée, amour, plaisir, ne coexistent pas toujours. Ils ne se
rencontrent simultanément que chez les âmes médiocres,
et alors sans plénitude, car ces âmes-là sont machines par-
tout (II, 252). Une âme supérieure, au contraire, ne peut
pas satisfaire à la fois les deux passions qui se la partagent,
V amour et l'ambition (II, 251) (cette ambition, qui est la
pensée et l'action, se proposant les plus vastes et les plus
hauts objets). Ces deux passions, en effet, sont incompa-
tibles, même lorsque leurs objets s'identifient : Quand on
aime une dame sans égalité de condition, l'ambition peut
accompagner le commencement de l'amour, mais en peu de
temps il devient le maître,., il faut que toutes les passions
ploient et lui obéissent (II, 255). L'âme, si étendue qu'en
soit la capacité, ne peut contenir qu'une grande passion.
O est pourquoi, quand l'amour et l'ambition se rencontrent,
elles ne sont grandes que de la moitié de ce qu'elles seraient
s'il n'y avait que l'une ou l'autre (II, 251), en d'autres
termes, moins géométriques, elles se partagent l'âme aux
DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L'AMOUR 419
dépens Tune de l'autre. Force est donc à ces deux passions,
pour s'y épanouir entièrement, de s'y succéder, encore
qu'elles soient l'une et l'autre de tous les Ages à partir delà
vingtième année. L'amour fia point d'âge, il est toujours
naissant (II, 255). La vie ne compte, aux yeux de Pascal,
que depuis la parfaite éclosionde la raison, devant ce temps
on est enfant... (11,252). Quand l'amour possède une grande
âme, il la possède donc exclusivement tout entière. Mais il
a dû la prendre de force et, une fois qu'il y est, il y reste.
Les grandes âmes ne sont pas celles qui aiment le plus sou-
vent; c'est d'un amour violent que je parle, il faut une inon-
dation de passion pour les ébranler et pour les remplir.
Mais quand elles commencent à aimer, elles aiment beau-
coup mieux (II, 260).
Qu'une vie est heureuse quand elle commence par l'amour
et finit par l'ambition! {\\, 252.) — C'est l'état le plus heu-
reux dont la nature humaine est capable (II, 252).
Voilà donc l'idéal du bonheur pour Pascal, tel, du moins,
qu'il l'a senti et conçu pendant quelques mois vers l'âge de
trente ans, au contact brûlant du monde. Ce cri dans sa
bouche étonne et, à coup sûr, il eût été impossible de le lui
prêter par simple induction avant la mise au jour du docu-
ment que nous étudions. Quelle fortune de surprendre ce
songeur, austère jusqu'à l'ascétisme, dans le seul moment,
peut-être, de toute sa vie où tout l'homme en lui a été rendu
à lui-même, à la nature, qui n'avait encore pleinement pos-
sédé que le physicien !
Des deux passions antagonistes qui , opportunément
satisfaites, concourent au bonheur, c'est l'amour seul que
Pascal considère dans ce précieux document. Aussi bien
lamour est la passion la plus naturelle à l'homme (II, 255),
et Pascal y est tellement prédisposé qu'il suffit, selon lui,
d'en parler pour le sentir. Mais qu'est-ce qu'une passion?
Les passions ne sont que des sentiments et des pensées qui
appartiemient purement à l'esprit {à l'âme)., quoiqu'elles
soient occasionnées par le corps (II, 252). Ce sont des sen-
timents, en effet, car elles sont irréductibles pour la con-
420 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
science à la sensation qui procède immédiatement des nerfs.
Ce sont aussi des pensées, car elles'impliquent jugement;
on ne craint ni n'espère sans motifs, on prise ce qu'on aime.
Elles ont toutefois une origine corporelle, un antécédent
physique, intermédiaire entre l'âme et le monde extérieur,
à savoir l'impression, qui, traduite en sensations, les fait
communiquer avec leur objet, ou, traduite en besoins, leur
en suggère du moins la recherche.
La définition de Pascal est donc très complète. Il dis-
tingue deux espèces contraires de passions : Ily a des pas-
sions qui resserrent l'âme et la rendent immobile,'et ily en
a qui l'agrandissent et la font répandre au dehors (II, 259).
L'homme qu'animent celles-ci s'oublie par attachement à
ce qu'il aime. L'on devient magnifique sans l'avoir jamais
été. Un avaricieux même qui aime devient libéral et il ne
se souvient pas d'avoir jamais eu ime habitude opposée (II,
259). Ce n'est d'ailleurs pas toujours le besoin d'aimer qui,
même en amour, nous met en campagne, ce peut être une
ambitieuse présomption : Nous avons une source d^amour-
propre qui yzous représente à nous-mêmes comme pouvant
remplir plusieurs places au dehors; c'est ce qui est cause
que nous sommes bien aises d'être aimés (II, 255). Pascal
range sans doute parmi les premières passions l'effroi stu-
péfiant, la défiance hésitante et, en général, toutes celles où
l'égoïsme rappelle l'âme à elle-même et la met sur ses gardes.
Les secondes, les passions de feu (\\, 252), correspondraient
à l'amour, à la charité, à ce qu'Auguste Comte a nommé
l'altruisme, et, en outre, à l'ambition dans le sens d'ardente
aspiration vers tous les objets de l'activité humaine. Cette
distinction est profonde, car elle repose sur la plus essen-
tielle activité de l'âme, sur son double mouvement dans ses
rapports avec le monde, mouvement d'expansion ou de
retraite, d'exploration ou de recul.
Pascal a dit ailleurs : L'homme nest ni ange ni bête...
(I, 100). L'amour, par son origine, n'est pas platonique, /'/
se détermine autre part que dans la pensée{U, 261). Le sexe
y règle les démarches : Ce n'est point un effet de la cou-
DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L'AMOUU 421
ttime, c'est une obligation de la nature que les hommes fas-
sent les avances pour gagner l'amitié des dames (II, 259),
selon Montaigne rappelé par Pascal. En tant que passion,
l'amour est occasionné par le corps (II, 201); mais il n'en
est pas moins, au même titre de passion, un sentiment, et
comme tel, tout psychique. C'est l'état de l'âme, l'alTection
purement morale que Pascal envisage dans l'amour et qui
est pour lui l'amour humain, la passion la plus convenable
à Ihomme (II, 251), être pensant. A ce point de vue res-
treint, V amour ne consiste que dans un attachement de pensée
(II, 261). C'est-à-dire dans une pensée non pas seulement
attentive à son objet, ce qui ne serait encore qu'intellectuel,
mais attachée k\m, ce qui suppose un lien affectif. L'homme
seul est quelque chose d' imparfait ; il faut quil trouve un
second pour être heureux (II, 255). Pascal tire immédiate-
ment de cette définition de l'amour humain une consé-
quence intéressante : L'amour ne consistant que dans un
attachement de pensée, il est certain quil doit être le même
par toute la terre. Il est vrai que, se déterminant autre
part que dans la pensée, le climat peut ajouter quelque chose,
mais ce n'est que dans le cotys (II, 261).
La fonction delà pensée dans l'amour, le tribut de l'es-
prit au cœur, préoccupent tout spécialement Pascal; on
serait bien étonné qu'il s'y montrât indifférent. C'est, en
effet, d'après sa définition même de la passion, l'esprit qui
présente au cœur son objet. On conçoit dès lors que la
netteté de l'esprit cause aussi la netteté de la passion. Un
esprit grand et net aime avec ardeur. A mesure qu'on a plus
d'esprit., les passions sont plus grandes,., les passions de
feu,., car pour les autres elles se mêlent souvent ensemble
et causent une confusion très incommode, mais ce n'est
jamais dans ceux qui ont de l'esprit. Dans une grande âme
tout est grand... Quand on a plus de vue, on aime jusqu'aux
moindres choses, ce qui n'est pas possible aux autres. Il faut
être bien fin pour remarquer cette différence (II, 252). —
Il convient de rapprocher de cette observation cette autre
Pensée de Pascal, qui n'appartient pas au présent discours :
422 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
A mesure quon a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus
d'hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent pas
de différence entre les hommes (I, 95).
La personne aimée ne ressemble à aucune autre. On la
préfère aux autres précisément parce qu'elle en ditîère, et
l'esprit s'ingénie à découvrir les différences qui justifient la
préférence du cœur et constituent l'originalité de cette per-
sonne aimée. Mais le cœur, dès qu'il aime, ne permet plus
à l'esprit de s'occuper d'autres originalités, d'en apercevoir
d'autres ailleurs et de les dégager; ce qui fait dire à Pascal
dans notre discours : A mesure qu'on a plus d'esprit, l'on
trouve plus de beautés originales, mais il ne faut pas être
amoureux, car quand l'on aime, l'on n'en trouve qu'une
(II, 256). — Cette admiration exclusive ne languit pas, grâce
à l'activité de lesprit qu'elle exerce sans cesse : Le secret
d'entretenir une passion, c'est d'occuper toujours l'esprit de
son objet (II, 257). Et cette occupation fournit à l'amant
plus de ressources pour faire sa cour : Quoique ce soit une
même passion, il jr faut de la nouveauté; l'esprit s y plaît,
et qui sait se la procurer sait se faire aimer (II, 257). La
passion, aiguisée par l'esprit, le stimule à son tour, parce
que c'est de lui qu'elle reçoit son objet : L'amour donne de
l'esprit parce qu'il faut de l'adresse pour réussir, pour se
renouveler et plaire. Il faut plaire, et onplaît (II, 255).
Pascal ne se contente pas de signaler l'importance de
l'esprit en amour, il recherche quelles aptitudes intellec-
tuelles y trouvent spécialement leur emploi. C'est l'esprit
de finesse (II, 252), l'esprit de géométrie, la délicatesse
(II, 252-256). Or il suffit de bien entendre les définitions
qu'il donne de ces trois modes de la pensée pour recon-
naître que, selon lui, l'amour exerce l'intelligence tout
entière, dans sa puissance d'intuition et de logique, d'ana-
lyse et de synthèse. Toutefois, dans un entretien d'amour
si redevable au cerveau, qu'on ne s'alarme pas pour la
grâce et la chaleur du langage! En effet : « Quand on a l'un
et l'autre esprit tout ensemble (de géométrie et de finesse),
que l'amour donne de plaisir! Car on possède à la fois la
DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L'AMOUR 423
force et la flexibilité de l'esprit, qui est très nécessaire pour
V éloquence de deux personnes (II, 252). Si l'on rapproche
ce fragment du suivant : En amour un silence vaut mieux
qu'un langage; il est bon d'être interdit... (II, 258), on ne
voit pas tout de suite le moyen de les concilier; mais on
reconnaît vile que dans le premier cas il s'agit de plaire, de
remporter des victoires sur le cœur dans des escarmouches
brillantes ou des rencontres heureusement ménagées, et,
dans le second cas, d'assurer à son propre cœur sa con-
quête, d'en fixer l'étendue et d'en faire accepter les consé-
quences. Il y a loin encore de s'être rendu agréable à s'être
rendu cher; il ne faut pas s'y tromper, toute méprise serait
un recul, une défaite. Le silence est expressif sans rien
compromettre. On ne risque l'aveu qu'après en avoir pré-
paré le succès par la persuasion. L'esprit de géométrie vient
à la rescousse; moins insinuant, il est plus pressant, il
convainc. // a des vues lentes, dures et inflexibles (II, 252).
De sorte qu'il pousse à merveille dans leurs derniers
retranchements tous les faux-fuyants dilatoires. Il investit
la place et l'enveloppe de ses parallèles progressives et
sûres jusqu'à ce qu'elle se rende.
La dialectique est d'autant plus puissante en amour
qu'elle a l'amour même pour complice, ce qui la dispense
d'être aussi rigoureuse que pour démontrer le théorème du
carré de Ihypoténuse; elle a tout le prestige de sa fonction
sans en assumer tous les devoirs. L'amoureux, en eifet,
ne lui demande guère que de spécieux sophismes, et elle
excelle à lui en fournir. Un géomètre qui se prendrait trop
au sérieux se fourvoierait, car la coquetterie élude les défi-
nitions trop exactes qui la déconcertent et les déductions
trop serrées qui l'engagent, et l'ingénuité démonte les syllo-
gismes. Ajoutons que, en amour, quand on a convaincu
géométriquement, rien n'est fait si l'on n'est point en voie
de plaire; le consentement se dérobe, s'échappe par la tan-
gente, et le solide édifice des arguments demeure debout,
inébranlable mais désert. Conquérir la volonté ne sert même
de rien. La meilleure volonté d'aimer ne fait pas aimer.
424 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
Toute consultation sur ce sujet est vaine : Von demande
s'il faut aime?'. Cela ne se doit pas demander, on le doit
sentir. Von ne délibère pas là-dessus, Von y est porté, et
Von a le plaisir de se tromper quand on consulte (II, 2o2),
La femme doit être déjà persuadée pour consentir à se
laisser convaincre; elle y consent alors volontiers, car on
lui rend le service de motiver ses entraînements par des
raisons, ce qui rassure sa conscience.
Persuader, au fond, c'est plaire. Or pour découvrir les
moyens de plaire, il faut pénétrer dans l'âme du sujet afin
de lui faire honneur de ses qualités, de flatter au besoin
ses défauts. La même sagacité est nécessaire pour inter-
préter un sourire ou une larme que pour instituer la
théorie de Tarc-en-ciel ou de la rosée. C'est le même
esprit de finesse (II, 252), propre au physicien, qui démêle
les choses de l'amour; il ne fait que changer d'objet, car,
après tout, il s'agit, dans un cas comme dans l'autre, de
bien analyser, puis de synthétiser les éléments fournis par
l'analyse de manière à reconstituer leur ordre naturel. On
n'a pas seulement affaire, comme en géométrie, à des
suites logiques d'idées abstraites, mais bien à des trames
de faits particuHers et concrets. Il ne s'agit plus de définir
et de déduire, mais d'observer et d'induire. On doit d'abord
embrasser le phénomène physique ou l'état moral qu'on
étudie dans toute la complexité de ses conditions, afin de
ne rien laisser échapper qui puisse servir à l'expliquer. On
doit ensuite l'expliquer, c'est-à-dire découvrir autant par
divination que par méthode comment se combinent les
conditions pour le déterminer. Dans la première opération,
l'esprit est tenu d'apporter une souplesse de pensée qu'il
applique en même temps aux diverses parties aimables de
ce qu'il aime (II, 252). Dans la seconde : Des yeux l'esprit
va jusques au cœur, et par le mouvement du dehors, il con-
naît ce qui se passe au dedans (II, 252). Il faut qu'il ait le
flair du voleur en présence d'une maison close dont la
façade trahit la disposition intérieure, les moyens d'y
entrer et d'en sortir II en est, au contraire, de la géomé-
DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L'AMOUK 425
trie comme d'une maison à construire; on n'y peut pro-
céder (]ue dans deux directions, de bas en haut et de long
en large, et chaque étage trouve ses assises prédéterminées
par le niveau supérieur de l'étage précédemment bâti.
Lesprit de finesse s'attache à découvrir les mobiles
secrets du cœur, à comprendre le caractère de la personne
aimée, 11 saisit toutes les nuances de l'Ame; mais c'est ce
môme esprit, poussé jusqu'au raffinement, c'est la délica-
tesse qui choisit parmi les découvertes de la finesse celles
dont peut profiter l'amour pour les mettre en lumière et
en valeur. Les femmes aiment à apercevoir une délicatesse
dans les hommes; et cest, ce me setnble, l'endroit le plus
tendre pour les gagner ; fon est bien aise de voir que mille
autres sont méprisables et qu'il n'y a que nous d'estimable
(II, 2jG). Quand on raffine sur les choses de l'esprit, on est
raffiné en amour : Quand un homme est délicat en quelque
endroit de son esprit, il l'est en amour (II, 255). Les répu-
gnances de son intelligence déterminent des aversions
dans son cœur. En présence de quelque objet susceptible
de l'émouvoir, s'il y a quelque chose qui répugne à ses
idées, il s'en aperçoit et il le fuit (II, 256). Dans l'amou-
reux, Pascal compare entre eux la délicatesse ainsi définie
et le sens de la beauté corporelle : Pour la beauté, chacun
a sa règle souveraine et indépendante de celle des autres
(II, 25G), tandis qu'il y a, au contraire, un critérium
commun, absolu, pour la délicatesse. La règle n'en est
pas arbitraire, car elle est d'ordre intellectuel, elle dépend
d'une raison pure, noble, sublime (II, 256). Ces épithètes
indiquent qu'il s'agit d'une règle esthétique autant qu'in-
tellectuelle, la règle rationnelle du goût dans les choses de
l'esprit, dans le monde immatériel. Il en résulte qu'on peut
faillir de bonne foi à cette règle, se croire délicat sans
qu'on le soit effectivement, et les autres ont le droit de
nous condamner (II, 250). Toutefois il semble dur à Pascal
de ne tenir aucun compte de l'intention en pareille matière,
car il y a déjà quelque délicatesse à se soucier d'être
délicat, cesl un raffinement. Entre être délicat et ne l'être
426 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
point du tout, il faut demeurer d'accord que, quand on
souhaite d'être délicat, l'on nest pas loin de l'être abso-
lument (II, 256). II y a d'ailleurs des degrés dans la
délicatesse, car c'est un don de nature (II, 250) capa-
ble de perfectionnement, comme toutes les qualités de
l'esprit.
Ainsi l'esprit, par toutes ses aptitudes, est le condiment
essentiel de l'amour. Il l'est, en outre, de la beauté qui le
fait naître, il la fait valoir : Le sujet le plus propre pour la
soutenir, c'est une femme. Quand elle a de l'esprit, elle
l'anime et la relève merveilleusement. Si une femme veut
plaire et qu'elle possède les avantages de la beauté, ou du
moins une partie, elle y réussira; et même, si les hommes
y prenaient tant soit peu garde, quoiqu'elle n'y tâchât
. point, elle s'en ferait aimer. Il y a une place d'attente
dans leur cœur; elle s'y logerait (II, 254).
Rien n'a donc échappé à Pascal de la stratégie et des
manèges de l'amour. S'ensuit-il que sa vie mondaine ait
été celle d'un galantin? Nous sommes bien loin de le sup-
poser. Il a été, croyons-nous, observateur tour à tour de
lui-même et des autres, et il importe de distinguer, dans
tout ce qu'il a observé, ce qui lui est propre de ce qui lui
est étranger. Nous avons des motifs d'admettre qu'il était,
en pareille matière, praticien novice, et, comme en toute
chose, investigateur expert. Tout devenait sous ses yeux
objet de méditation et de science; il a pu chercher, dans
les distractions du monde, une diversion salutaire à ses
maux, mais il est tout à fait invraisemblable qu'il se soit
si vite transformé en un Lauzun. 11 était assez perspicace
pour tout deviner de ce qu'il entrevoyait. Nous essaierons,
plus loin, de dégager de ses réflexions le fruit de son expé-
rience personnelle.
Nous avons déjà rencontré en lui, à propos de l'amour,
quelques vues sur le sens de la beauté physique et sur le
goût qui est le sens du beau moral, mais qu'il ne désigne
par aucun nom spécial. Il ne s'en tient pas à ces premiers
aperçus; obéissant à son génie scrutateur, il pénètre plus
DISCOURS SUR LES PASSIONS UE L'AMOUU 427
avant dans reslhélique générale, et il en pose les fonde-
ments en deux pages très importantes.
Il considère d'abord la beauté morale engagée dans la
matière, exprimée par celle-ci, sous le nom d'agréable; ce
mot n'a pas chez lui l'acception étroite de ce qui plaît aux
sens, mais désigne ce qui séduit l'àme par les dehors. Il
reconnaît tout de suite que, dans la forme matérielle
expressive, le moral et le physique s'identifient. C'est d'une
beauté morale que j'entends parler^ qui consiste dans les
paroles et dans les actions du dehors. L'on a bien une règle
pour devenir agréable; cependant la disposition du corps
(la bonne grâce du corps, comme l'entend E. l\a\ei)y est
nécessaire, mais elle ne peut s'acquérir (II, 260). — Ainsi,
la beauté morale n'est pas seulement adjointe au signe
physique, parole et geste, elle y a passé, elle s"y est fondue
en devenant l'agréable. L'agréable et le beau n'est qu'une
même chose (II, 260). Et il ajoute : Tout le monde en a
Vidée (II, 200). C'est, en effet, la fonction môme du signe
expressif de révéler immédiatement la chose signifiée.
Remarquons que, dans les deux fragments précédents,
Pascal ne vise pas la beauté purement plastique, c'est-à-
dire celle qui n'exprime aucun état de l'âme et demeure
indépendante de la volonté. Il ne considère de cette beauté
que la grâce mobile employée à l'expression des sentiments
distingués; il ne s'occupe encore que de la beauté psy-
chique exprimée par la forme en action, par le mouvement
de la parole et du geste. II s'ensuit que le rôle de la volonté
y peut être excessif et abusif. Les hommes ont pris plaisir
à se former une idée de l'agréable si élevée, que personne
n'y peut atteindre (II, 260). Il affranchit l'agréable de cet
arbitraire compromettant et lui rend la spontanéité :
Jugeons-en mieux, et disons que ce n'est que le naturel,
avec une facilité et une vivacité d'esprit, qui surprennent
(II, 260), Et, au point de vue de l'amour dont il traite, il
ajoute : Dans l'amour, ces deux qualités sont nécessaires :
il ne faut rien de force et cependant il ne faut rien de len-
teur (II, 260). C'est là une élégante définition de la grâce
428 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
qui exprime lusage aisé de la vie. Mais il ne la nomme
pas et termine par ces mots : L'habitude donne le reste
(II, 260). L'habitude acquise au commerce du monde
choisi, sans doute, car ce passage fait suite à un fragment
sur la vie des hommes de cour.
L'expression gracieuse de la beauté psychique par les
belles manières, mimique des sentiments délicats qui est
la politesse exquise, est bien loin de représenter toute
l'esthétique de l'amour, et représente encore moins l'esthé-
tique générale. Pascal ne s'y tient pas. Il signale en nous
une prédisposition native à reconnaître et à aimer le beau
non plus seulement dans l'âme humaine et dans la forme
qui l'exprime et la révèle, mais dans la nature entière. Il y
a donc, d'après lui, un sens du beau en général, ce que
nous appelons le goût, qui se forme en même temps que
l'intelligence et s'exerce sur toutes choses spontanément,
à notre insu même et sans cesse, comme une fonction
essentielle de la vie morale. Nous naissons avec un carac-
tère d'amour dans nos cœurs, qui se développe à mesure
que l'esprit se perfectionne, et qui nous porte à aimer ce
qui nous parait beau sans que Von nous ait jamais dit ce
que c'est. Qui doute., après cela, si tious sommes au monde
pour autre chose que pour aimer? En effet, on a beau se
cacher, l'on aime toujours. Dans les choses mêmes oii il
semble que Von ait séparé l'amour, il s'y trouve secrète-
ment et en cachette, et il n'est pas possible que l'homme
puisse vivre un moment sans cela (II, 253). D'où vient que
l'homme recherche ainsi par instinct hors de lui cet objet
d'amour? Comment se fait, pour le discerner, l'éducation
du goût? Où l'homme prend-il la règle du goût, le modèle
auquel il compare les choses pour les juger belles ou
laides? Pascal répond brièvement à ces questions que nous
suggère le fragment précédent. Il a déjà signalé danslâme
un mouvement passionnel qui la fait répandre au dehors
(II, 259). Il le surprend ici. L'homme cherche ailleurs
qu'en soi de quoi aimer, parce qu'il n'aime pas à demeurer
seul avec soi (II, 253), et que cependant il aime (II, 253).
DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L AMOUR 429
Or il ne peut trouver de quoi aimer que dans la beauté
(affirmation qui semblera téméraire, peut-être, car l'amour
souvent se contente de moins, mais qui nétonne point de
la part de Pascal), et c'est en soi-même seulement qu'il
trouve le modèle de cette beauté qu'ail cherche au dehors
(II, 253), car il est la plus belle créature que Dieu ait
jamais formée. — Chacun peut en remarquer en soi-même
les premiers rayons; et selon que Von s'aperçoit que ce
qui est au dehors y convient ou s'en éloigne^ on se forme
les idées de beau ou de laid sur toutes choses (II, 253), Mais
ce n'est point assez qu'il y ait convenance (II, 253), il faut
encore qu'il y ait ressemblance (II, 253) de la chose avec
le type humain pour que l'homme puisse la trouver belle
d'une beauté qui le contente, car il a le cœur trop vaste,
il n'y a que lui-même, idéal sexué de la beauté créée, qui
puisse remplir le grand vide quil a fait en sortant de soi-
même (II, 253). Ainsi l'esthétique n'est, au fond, que l'an-
thropomorphisme masculin et féminin appliqué à l'uni-
vers. Cette vue, singulièrement hardie et neuve du temps
de Pascal, lui semble toute simple : La nature a si bieti
imprimé cette vérité dans nos âmes, que nous trouvons cela
tout disposé; il ne faut point d'art ni d'^étude; il semble
même que nous ayons une place à remplir dans nos cœurs
et qui se remplit effectivement. Mais on le sent mieux
quon ne le peut dire. Il n'y a que ceux qui savent brouiller
et mépriser leurs idées qui ne le voient pas (II, 253).
L'idéal esthétique défini, Pascal se préoccupe naturelle-
ment de concilier la légitime diversité des préférences
individuelles avec ce principe général et fixe du choix, avec
cet immuable parangon dont l'esquisse au moins est
déposée au fond de toutes les ûmes et qui admet tous les
goûts, mais dans la juste mesure du goût. La difficulté
n'est pas mince; il s'en lire habilement : Quoique cette idée
générale de la beauté soit gravée dans le fond de nos âmes
avec des caractères ineffaçables, elle ne laisse pas de rece-
voir de très grandes différences dans l'application particu-
lière, mais c'est seulement pour la manière d'envisager ce
430 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
qui pîàit. Car l'on ne souhaite pas yiiiment une beauté^
mais l'on y désire mille circonstances qui dépendent de la
disposition oii l'on se trouve; et c'est en ce sens que Von
peut dire que chacun a l'original de sa beauté, dont il
cherche la copie dans le grand monde (II, 253). Et, ne
perdant point de vue le sujet spécial de sa méditation, il
explique très finement l'influence des femmes sur la forma-
tion de cet original et comment il est malléable et variable
sous leur impression. Néanmoins les femmes déterminent
souvent cet original. Comme elles ont un empire absolu sur
l'esprit des hommes, qu'elles y dépeignent ou les parties
des beautés qu'elles ont, ou celles qu'elles estiment, et elles
ajoutent par ce moyen ce qui leur plaît à cette beauté radi-
cale. C'est pourquoi il y a un siècle pour les blondes, un
autre pour les brunes... La mode même et les pays règlent
souvent ce quon appelle la beauté. C'est une chose étrange
que la coutume se mêle si fort de nos passions. Cela
n'empêche pas que chacun n'ait son idée de beauté sur
laquelle il juge les autres, et à laquelle il les rapporte.
C'est sur ce principe qu'un amant trouve sa maîtresse plus
belle, et qu'il la propose comme exemple (II, 254). Il y
aurait donc, en dernière analyse, dans la composition d'un
idéal individuel, trois éléments superposés : d'abord le type
général de la foroie humaine accomplie; ensuite le type
accidentel plus restreint, fourni par la mode et le pays ;
enfin le type particulier, très divers, déterminé par le tem-
pérament de l'individu ot préféré par lui.
Pascal a donc parfaitement reconnu l'influence du tem-
pérament individuel sur le jugement esthétique, bien qu'il
admette que celui-ci ne soit pas uniquement dicté par le
premier, que la forme humaine, pour être belle, doive
remplir certaines conditions fondamentales dont l'idée,
plus ou moins nette, est indépendante du tempérament de
chacun. N'est-il pas étrange que, après avoir fait si expres-
sément la part de l'individualité dans sa conception du
beau, il en ait totalement méconnu l'importance dans
l'œuvre d'art? Il lui a échappé que, placés devant un même
DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L' AMOUR 431
modèle, des artistes difTérents le jugent de façons dilTé-
rentes, selon leurs tempéraments respectifs, et que le
jugement esthétique de chacun dirige son regard; que
son goût fait sa manière de voir. C'est pourtant cette
vision propre qui constitue l'originalité de l'artiste et
l'inlérèt de son univre. Aussi ressent-on un désappointe-
ment pénible, une vraie blessure en trouvant dans le recueil
des Pensées de Pascal cette réflexion singulièrement naïve :
Quelle vanité que la peinture qui attire r admiration par la
ressemblance des choses dont on n'admire point les origi-
naux (I, 105). D'abord ne fait pas ressemblant qui veut;
ensuite la communication intime qui s'établit entre l'apti-
tude de l'artiste à sympathiser et . son modèle, pour la
recherche des traits caractéristiques de celui-ci ; la sélec-
tion de ces traits par le tempérament de l'artiste, tout cela,
imprimé dans son œuvre, y est très digne d'attention. Ce
n'est pas la ressemblance même qu'on y admire, mais l'in-
terprétation de la nature par un homme.
Nous venons de parler de l'aptitude de l'artiste à sympa-
thiser. Cette faculté est si importante en esthétique que
nous ne pouvons nous dispenser d'examiner si Pascal s'en
est occupé. Rappelons en quoi elle consiste. La physio-
nomie d'un enfant réfléchit celle des gens qu'il voit con-
verser avec animation, ou même exprime les sentiments
décrits dans un récit. Cette mimique involontaire est vive
chez l'enfant, atténuée par les convenances sociales chez
l'adulte; elle est l'etTet de la sympathie qui nous fait, en
quelque sorte, devenir autrui en le substituant à nous-
même dans notre propre conscience. Sans cette aptitude,
la physionomie ne pourrait être interprétée et il ne pourrait
y avoir aucune communication des âmes entre elles.
L'auteur dramatique et le comédien doivent éprouver, à
l'état sympathique en eux, les émotions représentées, le
premier afin d'en contracter le vrai langage, et, le second,
afin d'en mieux imaginer l'accent et le geste. Pascal ne
nomme nulle part cette aptitude exercée sur les perceptions
esthétiques. Il dit d'abord : Nous connaissons l'esprit des
432 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
hommes, et par conséquent leurs passions, par la comparai-
son que nous faisons de nous-mêmes avec les autres (II,
259). Il s'agit précisément de savoir comment, par quelle
espèce de communication, nous pouvons établir cette
comparaison. Comme nous n'avons aucune vue directe
dans l'âme d'autrui, il faut que nous en trouvions l'image
dans la nôtre, c'est-à-dire que ses passions y retentissent
sympathiquement par l'intermédiaire de la physionomie.
Or, Pascal ne semble pas d'abord admettre cette aptitude
de l'âme à s'aliéner, car il dit encore : Les auteurs ne peu-
vent pas bien dire les mouvements de l'amour de leurs
héros; il faudrait qu'ils fussent héros eux-mêmes (II, 258).
Mais il dit plus loin : L'on ne peut faire semblant d'aimer
que l'on ne soit bien près d''être amant, ou du moins que l'on
n'aime en quelque endroit; car il faut avoir l'esprit et les
pensées de l'amour pour ce semblant, et le moyen de bien
parler sans cela? (II, 261.) Il admet donc que simuler un
sentiment (c'est ici l'amour) incline à l'éprouver et qu'on
ne l'exprime fidèlement qu'autant qu'on en a l'esprit et la
pensée. Or, avoir l'esprit et la pensée d'un sentiment,
ce n'est pas l'éprouver; mais ce n'est pas non plus y
être entièrement étranger, car c'est se le représenter,
et comment, sinon dans son propre cœur? C'est donc
en être affecté sympathiquement. Le mot n'y est pas,
mais la chose est indiquée. Seulement, au lieu d'être
volontaire, comme Pascal le suppose dans le passage cité ,
au lieu d'être une feinte, la mimique expressive qui dérive
de la sympathie est indépendante de la volonté, elle est
instinctive ou plutôt réflexe. 11 suffit au comédien de res-
sentir sympathiquement pour mimer naturellement. Ce sont
deux choses qu'il ne divise pas en étudiant un rôle; il ne
cherche qu'à sympathiser; dès qu'il y réussit, le signe
expressif s'impose à sa physionomie. Les auteurs n'ont
besoin que de sympathiser avec les' états moraux de leurs
personnages; cela leur suffit pour bien décrire les mouve-
ments de l'amour de leurs héros (II, 258). C'est assez, selon
Pascal lui-même, (ju'ils aient l'esprit et la pensée de
l
DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L'AMOUR 433
raniour, pour en bien parler; il se contredit donc en leur
en refusant la possibilité.
Nous avons essayé de dégager la théorie de l'amour et
l'esthélique impliquées dans le Discours sur les passions
de l'amour, en recherchant les rapports latents ou lointains
capables de relier entre elles les idées qui y sont jetées
pôle-méle et dont la synthèse n'apparaît pas tout d'abord.
Les fragments distincts dont ce discours se compose ne
contribuent pas tous à la reconstitution de ces deux doc-
trines. 11 y en a d'indépendants qui consistent en observa-
tions irréductibles et ne sauraient être rattachés à aucun
principe général. On peut toutefois grouper ceux-ci par
analogie des sujets traités sous diverses rubriques telles
que : les effets de l'amour, la fidélité, etc. Mais c'est un
classement qui se fait de lui-même et n'offre d'ailleurs
aucun intérêt doctrinal.
Il serait plus intéressant de grouper ces fragments dans
un ordre historique, c'est-à-dire dans l'ordre naturel où
naissent, progressent et se succèdent les émotions diverses
que Pascal amoureux reconnaît au fond de son propre
cœur et dont il analyse chacune séparément sans se préoc-
cuper du lien qui les enchaîne. Ce serait faire l'histoire
psychologique de la passion qui l'occupait alors et dont
l'objet comme le roman nous demeurent inconnus. Cet
amour est d'une qualité curieuse : il est à la fois fier et
piteux. Le génie du penseur s'y sent embarrassé, engagé
dans une entreprise (jui n'est pas toute de son ressort, où
la grâce a le pas sur l'autorité, où le charme prévaut sur
le mérite. Les gens de cour y réussissent mieux que les
hommes de cabinet; Pascal en trahit quelque dépit....
C'est de là que ceux de la cour sont mieux reçus dans
V amour que ceux de la ville^ parce que les uns sont tout de
feu, et que les autres mènent une vie dont l'uniformité n'a
rien qui frappe; la vie de tempête surprend, frappe et
pénètre (II, 200). Il se pourrait toutefois qu'il y eût plus de
réelle tempête dans les mouvements contenus d'une âme
supérieure, mais discrète, que dans les démonstrations
Sully Puudhommk. *"
434 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
superficielles des ûmcs médiocres. Aussi Pascal prend-il sa
revanche dans ce fragment déjà cité : Les grandes âmes ne
sont pas celles qui aiment le plus souvent.... Mais quand
elles commencent à aimer, elles aiment beaucoup mieux
(II, 2G0). Son naïf idéal d'amour triomphe même plus qu'il
ne le croit dans ces salons mômes où il l'égaré. La can-
deur, le timide respect, qu'apporte à la conquête d'un cœur
un cœur tremblant, loin d'y être méconnus, y servent de
modèles, inimitables d'ailleurs, aux manèges de la galan-
terie élégante et de la coquetterie, aux combats simulés
des précieuses avec leurs servants. Pour donner le ton
au langage et le pli aux manières de l'amour qu'il affi-
nait, l'hôtel de Rambouillet n'avait-il pas dû les apprendre
de la nature, même quand il en vint aies outrer? L'atîecta-
tion est, au fond, un hommage à la nature, elle ne l'altère
qu'en l'exagérant. Ce qui était culte, délicatesse, réserve
dans les procédés de Pascal avait fini par n'être plus, dans
ceux des grands autour de lui, que fade servage, mièvrerie,
feints scrupules, mais n'en était pas moins la contrefaçon
des égards, des empressements et des alarmes propres au
noble amour. Le pays de Tendre, avec son fleuve glissant,
ses contre-allées, ses détours, ses ombreuses cachettes,
n'offrait que des pentes, des barrières et des surprises
artificielles; la carte n'en était pourtant pas arbitrairement
dressée. La véritable tendresse, seule facile à effaroucher,
à ramener, à entraîner, seule ingénieuse aussi, en avait
fourni les lignes essentielles. Il ne manquait à l'imitation
que celle des larmes, plus malaisées à jouer que le soupir.
Aussi faut-il bien se garder d'attribuer uniquement à l'in-
fluence du milieu ce qu'il y a de subtil et de ténu dans
l'analyse que fait Pascal des passions de l'amour. On y
trouve tout simplement la sagacité coulumière de son
esprit, appliquée aux choses de l'amour au lieu de l'être à
la physique, et ce n'est pas de l'hôtel de Rambouillet qu'il
tenait, par exemple, la délectable finesse de ses vues en
hydrostatique. Ses observations sur les troubles ingénus
de son coeur procurent à l'amoureux qui se souvient la
D1SG(3UHS SUIl LES PASSIONS DE L'AMOUH 435
môme jouissance qu'au physicien son traité de l'équilibre
des liqueurs; c'est dans les deux cas la nature racrveilleu
sèment pénétrée, sans maîtres. Le moraliste, dans ces
pages, n'a pas abdiqué le souci du savant; il tient à pré-
venir toute défiance touchant la rigueur de son intime
examen : Lon écrit souvent des choses que Von ne prouve
quen obligeant tout le monde à faire réflexion sur soi-
même et à trouver la vérité dont on parle. C'est en cela que
consiste la force des preuves de ce que je dis (II, 255). Il
sent toujours le besoin d'obliger par des preuves^ alors
môme qu'il ne peut que nous inviter à nous reconnaître en
lui. A vrai dire, la psychologie n'a pas d'autre fondement à
ses témoignages que la vérification de ceux-ci dans la con-
science de chacun et présume ainsi la conformité de toutes
les consciences, qui lui fournissent à la fois sa matière el
son contrôle. Pascal, en passant, lui assigne avec précision
son caractère.
Pour clore cette étude, esquissons rapidement, en ordon-
nant et résumant les aveux mômes de Pascal, la genèse
intime de l'amour qui les lui dicte.
On cherche quelquefois bien au-dessus de sa condition
le second dont on a besoin pour être heureux et l'on sent
le feu s'agrandir, quoiqu'on nose pas le dire à celle qui le
cause (II, 2155). Pascal a profondément décrit ce début de
l'amour qui se voile. L'ambition est vite dominée et
absorbée par l'amour, c'est un tjrran qui ne souffre pas de
compagnon (II, 255). Il suffit au cœur : Une haute amitié
remplit bien mieux qu'une commune et égale le cœur de
l'homme^... il n'y a que les grandes choses quiy demeurent
(II, 255). — Le premier effet de l'amour est d'inspirer un
grand respect; l'on a de la vénération pour ce qu'on aime.
Il est bien juste; on ne reconnaît rien au monde de grand
comme cela (II, 258). Ce respect doit néanmoins trouver
ses limites dans l'amour môme. Le respect et l'amour
doivent être si bien proportionnés qu' ils se soutiennent sans
que ce respect étouffe l'amour (11,260). Dès qu'on aime, on
se sent transformé. On s'imagine que tout le monde s'en
436 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
apej-çoit {Il ^'ioH), il n'en est rien; mais c'est un elTet de
la passion qui borne la vue de la raison, et l'incertilude à
cet égard engendre une défiance continuelle. On a peur de
se trahir, parce que l'on se persuade quon découvrirait la
passion d'un autre (II, 258). Le plaisir d'aimer sans l'oser
dire a ses peines^ mais aussi il a des douceurs (II, 257)
L'on jouit du désintéressement de son culte; on jouit de
l'avoir si bien placé. Avant tout engagement, Pascal est
déjà fidèle; la fidélité n'a pas, à ses yeux, le serment pour
condition : L'on adore souvent ce qui ne croit pas être adoré
et l'on ne laisse pas de lui garder une fidélité inviolable^
quoiqu'il n'en sache rien. Mais il faut que Vamour soit bien
fin et bien pur (II, 259). — U égarement à aimer en divers
endroits est aussi monstrueux que l'injustice dans l'esprit
(II, 258). C'est l'illogisme du cœur; Pascal ne conçoit pas
qu'on puisse se dire amoureux quand on ne se donne pas
exclusivement à qui l'on aime. Remarquons toutefois que
cette sévérité ne concerne pas les femmes, car il dit ailleurs :
Ne semble-t-il pas qu'autant de fois qu'une femme sort
d'elle-même pour se caractériser dans le cœur des autres,
elle fait une place vide pour les autres dans le sien?
Cependant, j'en connais qui disent que cela n'est pas vrai.
Oserait-on appeler cela injustice? Il est naturel de rendre
autant qu'on a pris (II, 256); Ainsi le cœur d'une femme
serait débiteur envers notre sexe autant de fois qu'elle est
aimée. C'est peut-être pousser bien loin l'esprit d'équité.
Mais ne tranchons pas cette question délicate et revenons
à l'amour exclusif auquel se tient Pascal. U est si scrupu-
leux sur le chapitre de la fidélité qu'il déplore la détente
imposée par la nature à la pensée attachée au môme objet :
Ce n'est pas commettre une infidélité, car Von n'en aime pas
d'autre; c'est reprendre des forces pour mieux aimer \ cela
se fait sans que l'on y pense... Il faut pourtant avouer que
c'est une misérable suite de la nature humaine (II, 256). Dans
cette première phase de l'amour, l'on s'étudie tous les jours
pour trouver les moyens de se découvrir {U, 257). On y passe
autant de temps que si l'on devait se déclarer; mais, bien
DISCOURS SUll LliS PASSIONS UE LAMOUll 437
qiConvoiilût avoir cent langues pour le faire connaître on se
réduit par timidité à V éloquence de faction (II, 257). Jusque-
là on n'a que de la joie; celte occupation continuelle de la
pensée entretient le feu du cœur. Cependant l'esprit ne peut
pas durer longtemps {II, 257), dans cet état. L'amour exige
deux acteurs; s'il n'y en a qu'un, il est difficile qu'il
n'^épuise bientôt tous les mouvements dont il est agité
(II, 257). — Cette plénitude quelque/ois diminue, et, ne
recevant point de secours du côté de la source, livre le
cœur en proie aux passions ennemies qui le déchirent en
mille morceaux (II, 257). Von décline misérablement. —
Quoique les maux se succèdent ainsi les uns aux autres, on
ne laisse pas de souhaiter la présence de sa maîtresse par
l'espérance de moins souffrir : cependant, quand on la voit,
on croit souffrir plus qu'auparavant. Les maux passés ne
frappent plus, les présents touchent, et c'est sur ce qui
touche que Von juge... Un amant dans cet état n'est-il pas
digne de compassion? (II, 262.) Néanmoins, un rayon
d'espérance, si bas que l'on soit, relève aussi haut qu'on
était auparavant. C'est quelque/ois un jeu auquel les dames
se plaisent; mais quelquefois, en faisant semblant d'avoir
compassion, elles l'ont pour tout de bon. Que l'on est heu-
reux quand cela arrive! (Il, 257.) Gela est-il arrivé à
Pascal? Nous n'avons aucune raison de supposer que ce
cri cache un soupir et n'est pas, comme tout ce qui pré-
cède, l'expression de sa propre expérience. Mais encore
laul-il braver le péril d'une déclaration plus ou moins
expresse. Sinon, il ne servirait de rien que les deux per-
sonnes fussent de même sentiment, car il y en a toujours
une qui n'entend pas ou n'ose entendre (II, 258), ce que
veut l'autre. Voici le progrès des aveux! Un amour ferme
et solide commence toujours par l'éloquence d'action; les
yeux y ont la meilleure part. Néanmoins, il faut deviner
mais bien deviner (U, 258). Ah! c'est là le danger. Il faut
être attentif, et point n'est besoin de se hâter : Tant plus le
chemin est long en amour, tant plus un esprit délicat sent
de plaisir (II, 258). Il n'y a que les esprits grossiers qui ne
438 LA VRAIE RELIGION SELON PASCAL
peuvent pas résister longtemps aux difficultés; ceux-là
aiment plus vite, avec plus de liberté et finissent bientôt
(II, 258). Ajoutons que, en amour, // est bon d'être inter-
dit. Il y a une éloquence de silence qui pénètre plus que la
langue ne saurait faire. Qu'un amant persuade bien quand
il est interdit et que, d'ailleurs, il a de l'esprit! Quelque
vivacité que l'on ait, il est bon dans certaines rencontres
qu'elle s'éteigne (II, 258). On serait tenté de croire que
Pascal ici perd sa candeur et qu'il entre du calcul dans sa
conduite; non, il n'est qu'observateur de mouvements
spontanés, car il dit aussitôt : Tout cela se passe sans
règle et sans réflexion, et quand l'esprit le fait, il n'y
pensait pas auparavant. C'est par nécessité que cela arrive.
Il arrive ainsi que l'aveu se fait involontairement : La
vérité des passions ne se déguise pas si aisément que les
vérités sérieuses. Il faut du feu, de l'activité et un feu d'es-
prit naturel et prompt pour la première; les autres se
cachent avec la lenteur et la souplesse, ce qui est plus aisé
défaire. L'aveu ouvert, la déclaration est le pas délicat à
franchir, même quand on peut se sentir encouragé : // n'y
a rien de si embarrassant que d'être amant et de voir quelque
chose en sa faveur sans l'oser croire; l'on est également
combattu de l'espérance et de la crainte. Mais enfin la der-
nière devient victorieuse de Vautre (II, 261). Il s'agit de
découvrir le biais pour s'insinuer et de surprendre le moment
opportun, si fugitif, pour frapper le dernier coup. C'est très
périlleux : Dans l'amour on n'ose hasarder, parce que Von
craint de tout perdre', il faut pourtant avancer , mais qui peut
direjusqu'oii? L'on tremble toujours jusqu'à ce que Von ait
trouvé ce point (II, 261). Mais alors la tentation de se
déclarer devient irrésistible et le sort en est jeté. La pru-
dence ne fait rien pour s'y maintenir quand on Va trouvé
(II, 261). Il est permis de conjecturer que Pascal ne sait
pas cela seulement par ouï-dire. Il semble, du reste, nous
livrer un peu le secret de sa conquête dans le fragment
suivant où l'exclamation ne saurait partir que d'un cœur
comblé : Quand on aime fortement c'est toujours une nou-
DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L'AMODR 439
veauté de voir la personne aimée. Après un moment
d'absence, on la trouve de manque dans son cœur. Quelle
joie de la retrouver! Von sent aussitôt une cessation
d'inquiétudes (II, 2G2). Notons ce qu'il ajoute et qui
témoigne que cette joie n'est pas purement contemplative :
// faut pourtant que cet amour soit déjà bien avancé; car
quand il est naissant et que l'on n'a/ait aucun progrès, on
sent bien une cessation d'inquiétudes, mais il en survient
d'autres (II, 262). Ces textes ne permettent aucune induc-
tion précise ; la prudence môme du critique le dispense
d'être indiscret. Tout ce qu'on peut croire sans témérité,
c'est que, dans sa dernière expérience de l'amour, Pascal,
s'il fut heureux, ne le fut pas au i)oint d'en perdre tout
souci du bonheur céleste et d'y sacrifier longtemps le soin
de son salut éternel.
Ici se termine notre essai d'un commentaire et d'une
organisation du discours de Pascal sur les passions de
l'amour. Nous n'avons certes pas à craindre d'avoir jamais
dépassé la portée de ses vues; nous sommes bien plutôt,
sans aucun doute, demeuré beaucoup en deçà, et il a dû
nous arriver plus d'une fois de mal dégager sa pensée trop
impliquée pour nous. Que son ombre nous le pardonne en
faveur de notre pieux effort pour le comprendre, en faveur
de notre humble hommage à son multiple génie, où la
nature semble avoir allumé autant de flambeaux qu'elle a
de provinces mystérieuses, depuis l'espace infini où gravite
la matière jusqu'aux abîmes de la conscience humaine!
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Sully-PrudhoiTiïïie , René
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La vraie religion selon
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