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Full text of "La vraie religion selon Pascal; recherche de l'ordonnance purement logique de ses Pensées relatives à la religion. Suivie d'une analyse du Discours sur les passions de l'amour"

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LA 

VRAIE    RELIGION 

SELON  PASCAL 


OEUVRES    DE    SULLY    PRUDHOMME 


LIBRAIRIE    FÉLIX    ALGAN 

Le  problème  des  causes  finales  (en  collaboration  avec  M.   Ch.   Richet). 
2"  édit.   1  vol.  in-16 2  fr.  50 

LIBRAIRIE    A.    LEMERRE 

Poésies  (1865-1866).  —  Stances  et  poèmes.  1  vol.  avec  un  portrait.  .     6  fr. 

Poésies  (1866-1 8T2).  —  Les  Épreuves.  —  Les  Écuries  iVAugias.  —  Croquis 
italiens.  —  Les  Solitudes.  —  Impressions  de  la  Guerre,  l  vol.  .    .     6  fr. 

Poésies  (1872-1878).  —  Les  vaines  Tendresses.  —  La  France.  —  La  révolte 
des  Fleurs.  —  Poésies  diverses.  —  Les  Deslins.  —  Le  Zénith.  1  vol.    6  fr. 

Poésies  (1878-1879).  —  Lucrèce  :  De  la  nature  des  Choses.  1''  livre.  —  La 
Justice.  1  vol 6  fr. 

Poésies  (1879-1888).  —  Le  Prisme.—  Le  Bonheur.  1  vol 6  fr. 

L'expression  dans  les  Beaux-Arts.  1  vol.  in-8 7  fr.  50 

Que  sais-je?  1  vol.  in-18 3  fr.  50 

Testament  poétique  et  trois  études  sociologiques.  1  vol.  in-.S.   .    .     7  fr.  50 


981^.  —  Conlommjen».  Imp.  Paul  BHODAKD.  -  aOb. 


^  ^'  LA 


VRAIE   RELIGION 

SELON   PASCAL 

RECHERCHE  DE  L'ORDONNANCE  PUREMENT  LOGIQUE   DE  SES   PENSÉES 
RELATIVES  A  LA  RELIGION 

Suivie  (l'une  analvse  du  Discours  sur  les  Passions  de  V Amour 


SULLY    PRUDHOMIVIE 

de  l'Acadoniie  française 


PARIS 
FÉLIX  ALCAN,  ÉDITEUR 

ANCIENNE    LIUUAirUE    GERMEIl    BAILLIÈIIE    ET     G'" 

108,     BOULEVARD     S A  1 N T- GERM A I N ,     108 

1905 

Tous  droits  réservés. 


AVANT-PROPOS 


Ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  les  Pensées  de  Pascal,  ce 
sont  des  notes  hâtives  traitant  de  sujets  divers,  et  aussi 
des  morceaux  composés,  les  uns  amenés  progressive- 
ment, comme  par  étapes,  à  une  rédaction  qui  semble 
avoir  dû  être  définitive,  les  autres  achevés  d'emblée,  la 
plupart  courts,  mais  quelques-uns  pouvant  fournir  plu- 
sieurs pages. 

Le  présent  essai  d'une  ordonnance  logique  des  Pensées 
ne  concerne  que  celles  dont  l'objet  est  religieux.  Le  lec- 
teur ne  s'attendra  donc  pas  à  y  trouver  une  édition  nou- 
velle du  fameux  recueil.  Il  n'y  trouvera  même  pas  tous 
les  fragments  relatifs  à  la  religion,  car  il  en  est  qui, 
visant  le  même  objet,  ne  diffèrent  que  par  la  rédaction 
et  font,  à  notre  point  de  vue,  double  emploi.  Il  n'y  trou- 
vera pas  non  plus  les  rares  Pensées  dont  le  sens  est 
demeuré  obscur  ou  seulement  douteux  pour  les  inter- 
prètes les  plus  sagaces.  Enfin  les  Pensées  utilisées  ne 
sont  pas  toutes  entièrement  citées,  car,  pour  constituer 
nos  chapitres  dans  l'ordre  voulu,  nous  avons  dû  parfois 
suivre  à  la  piste  une  même  idée  de  l'auteur  parmi  plu- 
sieurs documents  distincts  ne  traitant  pas  tous  expressé- 
ment de  la  même  matière,  et  composer  ainsi  avec  des 


VI  AVANT-PKOPOS 

emprunts  partiels  faits  à  des  sources  différentes  une 
sorte  de  marqueterie.  Nous  croyons  impossible  à  un 
éditeur  des  Pensées  de  les  disposer  dans  un  ordre  rigou- 
reusement logique  où  elles  offrissent  une  suite  homo- 
gène, un  développement  continu  et  régulier,  sans  en 
élaguer  certaines,  sans  associer  des  portions  détachées 
de  plusieurs,  sans  abandonner  celles  qui  ne  sont  que  les 
ébauches  des  plus  achevées,  les  essais  préparatoires  de 
celles  dont  la  teneur  et  la  forme  apparaissent  comme 
fixées.  Ces  dernières  seules  importent  à  un  pareil  travail  ; 
seules  elles  contiennent  et  expriment  dans  son  intégrité 
le  résultat  définitif  de  la  méditation.  Nous  n'avons  donc 
nullement  prétendu  rivaliser  avec  les  critiques  érudits 
dont  nous  avons  consulté  les  savantes  éditions.  Nous 
n'avons  rien  entrepris  qui  tendît  à  les  supplanter;  au 
contraire,  nous  leur  devons  tout.  Quand  nous  avons 
commencé  ce  travail  (continué  après  une  interruption 
d'une  dizaine  d'années)  l'édition  d'Ernest  Havet  était  la 
plus  complète  et  la  plus  accréditée;  nous  lui  avons 
emprunté  toutes  nos  citations  (sauf  quelques-unes  four- 
nies par  celle  d'Auguste  Molinier)  '.  Les  autres  n'ont 
apporté  aucun  changement  essentiel  aux  Pensées  dont 
nous  nous  sommes  servi.  Nous  avons  tiré  le  plus  grand 
profit  des  commentaires  qui  accompagnent  ces  diverses 
éditions.  Notre  étude  était  avancée  lorsque  nous  avons 
pris  connaissance  du  Texte  critique  des  Pensées  de  Pascal 
disposas  suivant  l'ordre  du  cahier  autographe  par  M.  G.  Mi- 
chaud,  professeur  à  l'Université  de  Fribourg;  cet 
ouvrage,  précédé  d'une  lumineuse  introduction,  nous  a 
fourni  un  précieux  contrôle.  C'est  en  1902  seulement  que 

1.  Après  chaque  citation  nous  indiquerons  entre  parenthèses  le  tome 
el  la  page  de  la  grande  édition  d'iirncst  Havet  (chez  Cli.  Doiagrave) 
d'où  elle  aura  été  tirée,  sans  mentionner  son  nom.  Quand  nous  cite- 
rons une  Pensée  tirée  de  l'édition  d'Auguste  Molinier  (ciiez  Alphonse 
Lemerre),  nous  indiquerons  son  nom. 


AVANT-PIIOPOS  VII 

nous  a  été  communiquée  l'édition  de  l'abbé  A.  Guthlin, 
ancien  vicaire  général  et  chanoine  d'Orléans;  il  y  a  joint 
un  essai  sur  l'Apologétique  de  Pascal  d'autant  plus  inté- 
ressant pour  nous  que  nous  n'avions  lu  jusque-là  aucune 
critique  des  Pensées  par  un  théologien  catholique.  Au 
point  de  vue  de  l'orthodoxie  rien  ne  pouvait  nous  être 
plus  utile  à  consulter  que  son  livre  (publié  en  1890 
après  sa  mort),  dans  lequel  sont  d'ailleurs  cités  et  visés 
nos  articles  de  la  Revue  des  Deux  Mondes  sur  Pascal. 

Le  démembrement  que  nous  avons  fait  parfois  des 
Pensées  pour  rapprocher  des  phrases  tirées  de  plusieurs 
d'entre  elles  est  une  opération  délicate.  Nous  ne  nous 
en  sommes  pas  dissimulé  le  péril  ;  Pascal  lui-même  nous 
l'avait  signalé  :  Les  mots  diversement  rangés  font  un  divers 
sens,  et  les  sens  diversement  rangés  font  différents  effets  (II,  177). 
Aussi,  quand  nous  nous  sommes  permis  de  rapprocher 
deux  phrases  empruntées  à  deux  Pensées  distinctes,  avons- 
nous  toujours  veillé  à  ce  que  ces  phrases  ne  fussent 
pas  altérées  dans  leurs  sens  respectifs  par  leur  séparation 
du  contexte,  non  plus  que  par  leur  mutuelle  influence 
l'une  sur  l'autre  ;  nous  nous  sommes  appliqué  à  mettre 
en  évidence  leur  légitime  rapport  et  leur  lien  logique. 

Dans  le  choix  de  nos  citations  nous  nous  sommes 
imposé  la  règle  suivante  :  examiner  toutes  les  Pensées 
touchant  le  même  objet,  et  retenir  de  préférence  celles 
qui  le  réfléchissent  avec  le  plus  de  force  et  de  clarté,  celles 
qui  nous  ont  paru  nécessaires  et  suffisantes  pour  le 
mettre  pleinement  en  lumière  et  en  valeur.  Nous  sup- 
posons d'ailleurs  que  le  lecteur  connaît  déjà  le  recueil 
des  Pensées,  ce  qui  nous  a  permis  quelquefois  (très  rare- 
ment) de  résumer  en  traits  généraux  des  Pensées  déve- 
loppées qu'il  ne  nous  semblait  pas  indispensable  de  citer 
intégralement.  La  mémoire  du  lecteur  et  un  renvoi  à  la 
page  citée  de  l'édition    Ilavet  nous   ont  paru,  dans  ce 


VIII  AVANT-PROPOS 

cas,  contrôler  suffisamment  la  fidélité  de  notre  interpré- 
tation. Ce  livre,  en  effet,  n'a  pas  pour  but  de  l'initier  à 
l'œuvre  de  Pascal  ;  il  est  une  tentative  pour  en  instaurer 
la  structure  purement  logique.  Ajoutons  que  les  mêmes 
Pensas  y  sont  citées  parfois  en  divers  chapitres,  quand 
cette  répétition  a  paru  nécessaire.  Le  lecteur  voudra  bien 
nous  pardonner  d'autres  redites  que  nous  aurions 
évitées  si  l'ouvrage  eût  été  écrit  tout  d'un  trait;  les  sup- 
primer après  coup  nous  a  semblé  moins  profitable  à  la 
forme  de  l'ensemble  que  nuisible  à  la  clarté  des  chapitres 
à  retoucher. 

Il  nous  reste  du  grand  penseur,  sur  des  sujets  très 
divers,  outre  les  Provinciales,  plusieurs  écrits  diffé- 
rents :  traités,  lettres,  opuscules,  morceaux,  notes,  dont 
une  partie  constitue  ce  qu'est  aujourd'hui  le  recueil 
d'Ernest  Havet  intitulé  Pensées  de  Pascal.  Quand  on  ne 
retient  de  tous  ces  écrits  que  les  matériaux  exploita- 
bles à  titre  d'arguments  dans  une  démonstration  logique 
de  la  vérité  du  christianisme,  quand,  par  suite,  on  éli- 
mine du  groupe  des  Pensées,  même  exclusivement  reli- 
gieuses, celles  qui  sont  seulement  édifiantes  sans  être 
probantes,  et  enfin  de  ce  reliquat  celles  qui,  pour  le 
sens,  ne  font  qu'en  reproduire  d'autres,  le  demeurant, 
ce  sur  quoi  nous  avons  travaillé,  représente  un  nombre 
de  fragments  moindre  qu'on  ne  serait  tenté  de  le  croire, 
mais  suffisant  pour  construire  un  édifice  de  preuves 
cohérent  et  imposant. 

Bien  que  l'auteur  de  cet  essai  n'ait  pas  persévéré  dans 
ses  premières  croyances,  dans  ses  premiers  actes  de  foi 
irréfléchis,  son  ouvrage  pourra  être  lu  sans  aucune 
prévention  par  les  chrétiens  demeurés  fidèles  à  leurs 
églises  respectives.  Notre  unique  mobile,  en  effet,  a  été 
le  phiisir  intellectuel  de  faire  concorder  le  plus  et  le 
mieux  possible  toutes  les  idées,  tous  les  sentiments  de 


AVANT-PROPOS  IX 

Pascal  propres  à  démontrer  la  vérité  de  la  religion  chré- 
tienne. La  sincérité  de  ce  mobile  est  amplement  garantie 
par  le  pénible  eiïort  d'une  pareille  entreprise,  qui  serait 
même  très  profitable  à  ces  chrétiens,  si  nous  y  avions 
entièrement  réussi,  mais  nous  ne  nous  en  flattons  pas. 
Nous  n'avons  pu  dissimuler  certains  paralogismes,  qui 
nous  ont  paru  inhérents  au  dogme  même,  et  que  Pascal 
était  obligé  d'admettre  à  moins  de  renoncer  à  sa  foi.  En 
recherchant  le  lien  logique  de  ses  Pensées  religieuses 
nous  devions  fatalement  rencontrer  la  question  contro- 
versée du  conflit  entre  le  dogme  catholique  et  la  raison. 
Nous  ne  l'avons  pas  éludée,  car  si  ce  conflit  existe,  il  ne 
saurait  être  en  aucune  âme  plus  poignant,  plus  aigu 
qu'en  la  sienne. 

Nous  sentons  tout  ce  qui  nous  a  manqué  pour  satis- 
faire aux  exigences  d'une  étude  aussi  ambitieuse.  Elle 
était  difficile  et  Pascal  semble  l'avoir  condamnée 
d'avance  en  considérant  les  mathématiques  comme 
seules  susceptibles  d'être  logiquement  exposées  : 

...  f  aurais  bien  pris  ce  discours  d'ordre  comme  celui-ci  : 
Pour  montrer  la  vanité  de  toutes  sortes  de  conditions,  montrer  la 
vanité  des  vies  communes,  et  puis  la  vanité  des  vies  philosophi- 
ques (pyrrhoniennes ,  stoïques)  ;  mais  l'ordre  ne  serait  pas  gardé. 
Je  sais  un  peu  ce  que  cest,  et  combien  peu  de  gens  l'entendent. 
Nulle  science  humaine  ne  le  peut  garder.  Saint  Thomas  ne  Va 
pas  gardé.  La  mathématique  le  garde,  mais  elle  est  inutile  en 
sa  profondeur  (II,  ili). 

Nous  osons  ne  pas  souscrire  à  cette  condamnation. 
De  ce  qu'une  doctrine  morale  répugne  à  être  exposée 
sous  la  forme  déductive  affectée  aux  démonstrations 
mathématiques  il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  n'y  ait  aucun  lien 
logique  possible  à  dégager  entre  les  notions  qui  en  sont 
la  matière.  Pascal,  en  écrivant  cette  Pensée,  était  dominé 
sans   doute  par  sa  manière  la  plus  naturelle,   la  plus 


X  AVANT-iMlOPOS 

habituelle  de  raisonner.  Au  surplus  il  fait  lui-même  très 
large,  on  peut  dire  léonine,  la  part  de  la  raison  dans 
l'enseignement  de  la  religion,  comme  en  témoigne  la 
Pensée  suivante  :  Les  hommes  ont  mépris  pour  la  religion,  ils 
en  ont  haine,  et  peur  quelle  soit  vraie.  Pour  guérir  cela,  il  faut 
commencer  par  montrer  que  la  religion  n'est  point  contraire  à  la 
raison;  vénérable,  en  donner  respect;  la  rendre  ensuite  aimable, 
faire  souhaiter  aux  bons  quelle  fût  vraie;  et  puis,  montrer 
qu'elle  est  vraie. 

Vénérable,  parce  qu'elle  a  bien  connu  Vhonwie;  aimable^ 
parce  quelle  promet  le  vrai  bien  (II,  100  et  101). 

Plus  encore  que  nous  ne  craindrions  le  désaveu  de 
Pascal,  s'il  pouvait  nous  lire,  nous  redoutons  le  dédain 
des  théologiens;  ils  ont  le  droit  de  nous  demander  de 
quoi  nous  nous  mêlons.  Nous  serions  heureux  que 
notre  téméraire  tentative  suggérât  à  l'un  d'eux  ou  à 
quelque  écrivain  mieux  informé  et  plus  compétent  que 
nous  l'idée  de  la  reprendre  et  de  la  mener  à  meilleure 
fin. 


LA   VRAIE    RELIGION 

SELON    PASCAL 

INTRODUCTION 


Nous  risquerions  une  entreprise  dénuée  d'intcrôt  comme 
de  raison  d'être  si,  dans  le  fond  de  son  âme,  Pascal  eût  été 
sceptique.  Ce  serait  une  duperie,  en  ce  cas,  de  tenter  une 
organisation  logique  des  preuves  apportées  sans  con- 
viction à  la  vérité  du  Christianisme  par  l'auteur  des  Pen- 
sées. Nous  ne  nous  intéressons  qu'au  témoignage  non 
suspect  de  sa  croyance.  îi  nous  est  donc  indispensable 
d'examiner  avec  attention  et  de  déterminer  autant  que 
possible  quel  était  réellement  son  statut  religieux. 

LE  PYRRUOMSME,  LE  DOGMATISME  ET  LA  FOI  DANS  PASCAL*. 

Après  tant  d'importantes  recherches  d'auteurs  considé- 
rables sur  ses  intimes  sentiments,  n'est-il  pas  bien  témé- 
raire, tout  au  moins  bien  superflu,  d'agiter  encore  ce 
problème  psychologique?  Assurément,  si  ces  belles  études 
avaient  clos  le  débat,  nous  aurions  été  trop  heureux  d'en 
accepter  les  conclusions.  Mais  elles  sont  loin  d'avoir  abouti 
à  des  résultats  concordants.  En  somme,  après  en  avoir  pris 

1.  Les  pages  qui  suivent  ont  été  publiées  dans  le  numéro  du  15  oc- 
tobre 1890  de  la  Revue  des  Deux  Mondes. 

Sully  Phudhommk.  1 


2  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

connaissance,  nous  ne  savions  qui  croire  ni  à  quoi  nous 
en  tenir;  et  nous  ne  pouvions  pas  nous  résigner  à  une 
indécision  passive.  Il  ne  pouvait  nous  suffire  d'assister  à 
la  discussion  des  documents  restaurés  et  complétés  qui 
témoignent  aujourd'hui  de  sa  pensée.  Nous  étions  irrésis- 
tiblement tenté  d'y  chercher  pour  notre  propre  compte, 
avec  l'audace  d'une  curiosité  passionnée,  quelque  mani- 
festation décisive  de  son  véritable  état  intellectuel  au  point 
de  vue  de  la  certitude  et  de  la  croyance,  la  révélation  de 
son  essence  morale,  dont  l'unité  se  dissimule  sous  le 
désordre  de  ces  témoignages  fragmentaires.  Notre  curio- 
sité principale  n'était  pas  celle  des  historiens  ou  des  cri- 
tiques qui  se  sont  donné  pour  tâche  de  recueilHr  et  de 
fixer  avec  exactitude  tout  ce  qu'on  peut  savoir  de  sa  vie,  et 
se  satisfont  en  rétablissant  le  texie  authentique  de  ses 
écrits,  plusieurs  fois  altéré,  et  en  l'élucidant  par  un  savant 
commentaire,  avant  tout  soucieux  de  le  livrer  dans  son 
intégrité  au  jugement  du  lecteur.  Nous  avons  mis  à  profit, 
avec  une  respectueuse  et  vive  reconnaissance,  ces  travaux 
de  haute  érudition;  mais  nous  étions  aussi  incapable  d'y 
borner  nos  regards  que  d'y  contribuer.  Ce  qu'il  nous 
importait  surtout  de  reconnaître,  c'était  la  relation  proche 
ou  lointaine  des  idées  de  Pascal  avec  les  idées  modernes  et 
celles  que  nous  avions  pu  nous  former  nous-méme  sur  les 
questions  capitales  remuées  si  puissamment  par  lui. 


I 

Chacun  s'est  aperçu  plus  d'une  fois  dans  sa  vie  qu'il 
s'était  trompé,  bien  qu'il  eût  cru  voir  très  clairement  la 
vérité.  Ainsi  l'évidence  peut  être  illusoire;  la  certitude 
qu'elle  détermine  n'assure  donc  pas  la  possession  de  la 
vérité.  A  supposer  même  que  l'homme  ne  se  fût  jamais 
surpris  dans  l'erreur,  la  sincérité  de  son  jugement  n'en 
garantirait  pas  la  véracité  :  il  se  pourrait  que  son  illusion 
eût  été  permanente.  Il  faut  donc  douter  de  tout.  Il  y  a  plus  : 


INTRODUCTION  3 

étant  générale,  celte  conclusion  se  retourne  contre  elle- 
même,  car,  si  tout  est  douteux,  elle  est  nécessairement 
suspecte  comme  le  reste.  Il  faut  donc  douter  même  qu'il 
faille  douter.  //  met  toutes  choses  dans  un  doute  universel 
si  général,  dit  Pascal  en  parlant  de  Montaigne  dans  son 
entretien  avec  M.  de  Sacy,  que  ce  doute  s'emporte  soi- 
même,  c'est-à-dire  s'il  doute,  et  doutant  même  de  cette 
dernière  supposition,  son  incertitude  roule  sur  elle-même 
dans  un  cercle  perpétuel  et  sans  repos...  (I,  cxxv).  Nous 
touchons  là  au  fond  contradictoire,  tout  entier  mouvant, 
du  pyrrhonisme. 

Cette  spéculation  est  sophistique;  le  doute  absolu  est 
impossible  en  fait,  et,  de  plus,  il  blesse  la  logique.  Il  ne 
peut  exister,  car  la  raison,  par  essence,  ne  peut  se  défendre 
absolument  d'affirmer  ;  en  se  l'interdisant,  elle  a  foi,  tout 
au  moins,  dans  l'argument  même  qu'elle  fait  valoir  pour 
ne  rien  affirmer.  Ne  fût-ce  qu'en  le  pesant  elle  fonctionne; 
or  fonctionner,  c'est  se  fier  à  son  propre  exercice.  Le 
pyrrhonisme,  n'accordant  d'autorité  à  aucune  proposition, 
refuse  par  là  toute  autorité  à  ce  qu'il  propose  lui-même.  II 
abdique  ainsi  tout  droit  à  influer  sur  l'état  intellectuel;  et 
eflectivement,  malgré  le  motif  que  la  raison  se  donne  de 
douter  de  tout,  elle  n'y  réussit  pas;  elle  n'adhère  pas  à  sa 
propre  conclusion  sceptique.  N'est-ce  pas  ce  qui  lui  arrive 
en  face  d'une  proposition  évidente  par  soi,  telle  qu'un 
axiome  de  géométrie,  par  exemple?  Elle  a  beau  se  dire 
alors  qu'elle  risque  de  se  tromper,  en  réalité  elle  n'en  croit 
rien,  elle  se  déclare  pyrrhonienne  sans  cesser  néanmoins 
d'affirmer,  c'est-à-dire  sans  pouvoir  l'être  comme  elle  le 
prétend.  En  outre,  avons-nous  dit,  le  scepticisme  absolu 
blesse  la  logique.  De  ce  que  l'homme,  en  effet,  se  reconnaît 
sujet  à  l'erreur  et  à  l'illusion  en  nombre  de  cas  il  ne  résulte 
pas  nécessairement  qu'il  y  soit  exposé  dans  tous;  que  tous 
ses  jugements  soient  au  même  degré  faillibles  et  illusoires; 
qu'il  n'en  puisse  exister  aucun  d'assuré  contre  le  doute. 
Descartes  établit,  au  contraire,  qu'il  en  existe  au  moins 
un  :  «  Je  suis  »,  car  douter  c'est  penser  et,  pour  penser, 


4  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

encore  faut-il  être,  ou  plutôt  :  penser  et  exister  c'est  tout 
un.  La  formule  de  Descartes  n'est  pas  une  conclusion,  sa 
force  invincible  consiste  en  ce  qu'elle  est  une  constatation 
immédiate.  Le  scepticisme  implique  nécessairement  cette 
affirmation  radicale  qui  le  réfute. 

Le  vrai  sceptique  n'est  pas  celui  qui  fait  valoir  les  meil- 
leures raisons  de  douter  de  tout,  mais  celui  qui  doute 
effectivement  de  tout.  Ce  parfait  pyrrhonien  a-t-il  jamais 
existé?  Pascal  le  nie  :  Que  fera  donc  l'homme  en  cet  état? 
Doutera- t-il  de  tout?  Doutera-t-il  s'il  veille,  si  on  le  pince, 
si  on  le  brûle?  Doutera-til  s^il  est?  On  n'en  peut  venir  là 

(I,  11^)- 

Remarquons  que  Pascal  invoque  ici,  sans  le  désigner, 

l'argument  cartésien  contre  le  doute  absolu.  Et  je  mets  en 

fait,  poursuit-il,  qu'il  n'y  a  jamais  eu  de  pyrrhonien  effectif 

parfait.    La  nature    soutient   la    raison    impuissante,    et 

l'empêche  d'extravaguer  à  ce  point  (I,  114).  La  raison  ne 

reçoit  pas  cet  appui  du   dehors;  c'est  dans  son  essence 

môme  qu'elle  trouve  de  quoi  échapper  au  doute  absolu; 

elle  n'est  nullement  impuissatite  à  s'y  soustraire,  comme 

nous  avons  essayé  de  le  montrer.  Mais  Pascal  lui  refuse 

cette  vertu  propre;  il  se  plaît  à  la  tourner  contre  elle-même. 

La  nature  confond  les  pyrrhoiiiens  et  la  raison  confond  les 

dogmatiques...  (I,  114).  Et  il  ajoute  :  Vous  ne  pouve^  fuir 

une  de  ces  sectes  ni  subsister  dans  aucune...  (I,  114).  Ainsi 

d'une  part  il  a  reconnu  que  l'homme  n'en  peut  venir  à 

douter  effectivement  de  tout,  et  d'autre  part  il  oblige  la 

raison  à  s'interdire  toute  affirmation.  Quel  parti  prendre? 

On  ne  peut  pourtant  pas  tout  ensemble  affirmer  quelque 

chose  et  n'affirmer  rien;  un  pareil  état  d'esprit  nest  pas,  à 

proprement    parler,    sceptique,   il   est  contradictoire.    Le 

parti  à  prendre  est  bien  simple  :  Humilie\-vous ,  raison 

impuissante;  taise:[-vous,  nature  imbécile...  Iicoute:^  Dieu 

(I,  114).  Ni  le  pyrrhonisme,  ni  le  dogmatisme  rationnel  ne 

sont  donc  le  vrai  pour  Pascal;  il  les  renvoie  dos  à  dos  et 

donne  la  parole  h  la  foi.  Remarquons  bien  que  son  dé<lain 

pour  le  dogmatisme  de   la   raison   n'est  pas  du  tout  le 


INTRODUCTION  5 

pyrrhonismc,  qu'il  répudie  formellement  d'ailleurs;  car  il 
est  aussi  loin  que  possible  de  douter  de  tout,  puisqu'il 
croit  inébranlablementaux  vérités  révélées  par  Dieu  môme, 
qui  sont  les  seules  importantes  à  ses  yeux.  Tout  est  dou- 
teux, mais  hors  de  la  foi  catholique;  toute  assertion,  en 
tant  qu'elle  n'est  pas  du  domaine  de  la  foi,  est  objet  de 
doute;  il  le  dit  expressément.  Il  abîme  la  raison  humaine 
dans  le  doute  avec  une  sorte  de  complaisance  maligne, 
quand  chez  lui  le  chrétien  a  besoin  de  la  désemparer  pour 
la  réduire  à  invoquer  la  révélation.  Mais  il  n'a  rien  du  tem- 
pérament d'un  sceptique  alors  môme  qu'il  humilie  le  plus 
résolument  la  raison.  Il  dogmatise,  au  contraire,  volon- 
tiers; ses  sentences  respirent  une  assurance  impérieuse. 
Sa  manière  d'affirmer  n'est  pas  modeste;  elle  n'est  pas 
froide  comme  celle  de  Descartes.  Tandis  que  celui-ci  a 
l'air,  quand  il  formule  un  jugement,  d'installer  d'aplomb 
une  pierre  de  taille,  il  semble,  lui,  enfoncer  un  pieu  à 
coups  de  maillet.  Tous  deux  sont  d'ailleurs  également  con- 
fiants dans  leur  vigueur  intellectuelle  et  dans  leurs  con- 
quêtes scientifiques.  C'est  que  l'un  et  l'autre  sont  des  pen- 
seurs, sinon  de  la  môme  variété,  du  moins  de  la  même 
espèce,  des  savants  en  un  mot.  La  nature  les  avait  admira- 
blement doués  pour  la  recherche  des  lois  physiques  et  des 
propriétés  mathématiques.  Mais  ils  n'étaient  pas  nés  dans 
une  société  sans  traditions.  Le  legs  séculaire  du  mysté- 
rieux effroi  et  de  la  noble  inquiétude  qui  engendrèrent  les 
croyances  religieuses,  le  legs  de  la  curiosité  impatiente 
qui  engendra  les  systèmes  philosophiques,  vinrent  de 
bonne  heure  grandir  et  compliquer  les  problèmes  affrontés 
par  leur  génie.  Les  soucis  traditionnels  de  la  pensée 
humaine  s'infiltrent  insensiblement,  par  le  milieu  social, 
dans  toutes  les  âmes  de  chaque  génération,  les  circon- 
viennent sous  forme  religieuse  ou  philosophique  dès 
l'enfance  par  l'éducation,  et  les  ont  envahies  bien  avant 
qu'elles  aient  pris  possession  d'elles-mêmes  et  qu'elles 
aient  pu  réagir  par  leur  propre  tempérament  moral  contre 
cette  invasion.  Elles  peuvent  ôtre  d'ailleurs  plus  ou  moins 


6  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

disposées  à  la  subir.   Chez  aucun  individu  le  savant  ne 
constitue  tout  l'homme.  La   faculté  maîtresse,   l'aptitude 
prépondérante  coexiste  avec  d'autres  aptitudes,  avec  des 
propensions  parfois  même  contraires.  Elle  peut  coexister 
avec  celles-ci  sans  les  rencontrer;  sinon,  jamais,  en  tant 
que  savants.  Descartes  et  Pascal  n'eussent  réussi  ni  môme 
songé    à    fonder,   l'un,   l'édifice    des    connaissances    sur 
l'aperception  interne,  l'autre,  une  apologie  chrétienne  sur 
le  mépris  de  la  raison.  Les  exigences  de  la  méthode  scien- 
tifique, instinctive  en  eux,  eussent  arrêté  net  soit  la  velléité 
téméraire   de  devancer  les    conclusions  dernières  de  la 
science  par  des  solutions  philosophiques,  soit  la  tendance 
irréfléchie  à  satisfaire,  prématurément  encore,  la  curiosité, 
en  déléguant  au  cœur  par  un  acte  de  foi  le  pouvoir  de 
connaître.    Mais  il  s'en  faut  de  beaucoup    que,  dans  un 
même  cerveau,  la  logique  propre  au  géomètre  ou  au  physi- 
cien rencontre  et  exclue  la  dialectique  propre  au  construc- 
teur   de   systèmes    philosophiques,   ou    même    l'intuition 
mystique  du  croyant.  L'histoire  et  l'observation  témoignent, 
au  contraire,  que  le   cerveau  de  nombreux  savants,   des 
plus  illustres,  semble  divisé  en  départements  distincts  et 
sans  communication  entre  eux,   affectés  à  des  procédés 
intellectuels  très  divers  et  même  incompatibles,  de  sorte 
que  toute  leur  curiosité,  tant  universelle  que  particulière, 
cherche  et  trouve  à  se  satisfaire  par  l'emploi  alterné  de  ces 
procédés   indépendants  et  opposés.  Un   savant  à  la  fois 
physicien,  géomètre   et  astronome,  comme   Newton,  par 
exemple,  qui  s'agenouille   et,  quittant   pour  une    heure 
l'algèbre  et  le  télescope,  affirme  d'emblée  l'existence  d'un 
créateur  immatériel  de  la  matière,  d'une  cause  non  pas 
immanente  en  celle-ci,  mais  indépendante  et  providentielle 
des  mouvements   sidéraux,   sans  déterminer  d'ailleurs  la 
relation  qui  rattache  une  essence  impondérable  à  la  pesan- 
teur, ce  savant  abandonne  la  mécanique  pour  la  religion. 
Il  demande  à  un  procédé  intellectuel  étranger  à  l'astronomie 
des  résultats  astronomiques,  la  donnée  première  et  la  solu- 
tion dernière  du  problème  colossal  dont  la  mécanique  n'a 


INTRODUCTION  7 

pu  encore  et  ne  pourra  sans  doute  jamais  poser  que  des 
équations  partielles.  Aussi  l'astronomie  n'en  est-elle  pas 
plus  avancée;  ce  n'est  pas,  en  réalité,  le  physicien  et  le 
géomètre  qu'il  satisfait  en  lui,  c'est  le  chrétien  Nous 
n'avons  pas  l'outrecuidance  de  l'en  blâmer,  nous  voulons 
simplement  constater  l'étrange,  mais  réelle  coexistence, 
dans  le  même  penseur,  des  aptitudes  et  des  préoccupations 
morales  les  plus  opposées,  et  noter  surtout  leur  complète 
indépendance  respective,  qui  seule  leur  permet  de  coexister 
sans  conflit.  Mais  cette  indépendance  môme  reste  à  expli- 
quer. L'unité  morale  de  la  personne  qui  pense  ne  devrait- 
elle  pas  suffire  à  les  mettre  en  communication  et  en  hosti 
lilé?  C.omment  l'esprit  scientifique,  si  attentif  aux  défini- 
tions, si  prudent  quand  il  induit,  si  rigoureux  quand  il 
déduit,  si  scrupuleux  quand  il  observe,  si  sobre  d'hypo- 
thèses, si  fier  devant  l'autorité  des  anciens,  consent-il  à 
abdiquer  tous  ses  droits,  à  n'exiger  des  doctrines  transcen- 
dantes ni  évidence  dans  ce  qui  n'est  pas  défini  ou  démontré, 
ni  prémisses  indiscutables,  ni  possibilité  de  vérification 
dans  les  lois  admises,  ni  critique  défiante  et  sagace 
appliquée  aux  témoignages  écrits,  ni  réserve  enfin  dans  le 
respect  qui  leur  est  accordé,  dès  qu'il  ne  s'agit  plus  de 
l'espace,  de  la  durée  et  des  corps,  mais  du  monde  spirituel 
et  moral,  des  objets  les  plus  hauts  et  les  plus  importants 
de  la  pensée  humaine?  S'avouerait-il  incompétent  hors  du 
monde  matériel?  Non,  certes;  l'esprit  scientifique,  c'est,  à 
proprement  parler,  l'intelligence  tout  entière  s'imposant  la 
seule  méthode  qui  ne  l'expose  pas  à  s'égarer  et  lui  permette 
d'assurer  le  progrès  à  ses  conquêtes.  Tout  ce  qui  se  mani- 
feste à  la  sensibilité,  soit  physique,  soit  morale,  constitue, 
à  proprement  parler,  un  phénomène  et  comme  tel  doit 
pouvoir  être  classé  parmi  les  matériaux  de  la  science;  il 
n'est  pas  certain  que  la  science  arrive  à  s'assimiler  tout  ce 
(juclle  enregistre,  mais  il  n'est  pas  certain  non  plus  qu'elle 
n'en  puisse  jamais  découvrir  la  loi.  Toute  doctrine  qui 
répudie  la  méthode  scientifique  ou  s'y  dérobe  devient, 
quelque  noble  qu'elle  soit  d'ailleurs,  suspecte  à  la  raison 


8  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

et  elle  n'évite  pas  l'alternative  ou  de  lutter  contre  celle-ci 
avec  désavantage  ou  de  refuser  le  combat  en  affectant  le 
mépris  pour  son  adversaire.  Pascal  a  choisi  ce  dernier 
parti  en  professant  le  scepticisme  pour  se  retrancher  dans 
la  foi  aveugle.  Cette  foi,  il  la  puise  dans  son  cœur.  C'est 
que  la  sensibilité  morale  est  précisément  le  facteur  que  ne 
nous  avait  pas  fourni  l'analyse  de  l'état  intellectuel  com- 
plexe et  contradictoire  du  savant  philosophe  ou  croyant,  et 
qui  nous  est  cependant  indispensable  pour  expliquer  la 
coexistence  paisible  en  lui  des  disciplines  les  plus  opposées. 
C'est  une  passion,  en  effet  :  à  savoir  la  curiosité  impatiente, 
qui  fait  taire  les  revendications  de  l'esprit  scientifique  pour 
pouvoir  donner  libre  cours  à  la  spéculation  dont  le  savant 
philosophe  espère  obtenir  la  synthèse  immédiate,  mais 
prématurée,  des  connaissances  acquises  en  un  système 
définitif  et  complet.  C'est  une  passion  encore  :  à  savoir  le 
besoin  de  justice  et  de  consolation,  d'espoir  et  d'assistance, 
d'idéal  réalisé  dans  un  être  parfait,  qui  endort  la  vigilance 
de  l'esprit  scientifique  ou  parvient  même  à  le  séduire,  pour 
permettre  au  savant  croyant  de  prier  et  d'adorer  un  Dieu 
infiniment  aimable,  infiniment  bon,  tout-puissant  pour  le 
bien,  vengeur  des  opprimés  et  dispensateur  de  féUcités 
éternelles  en  récompense  des  efforts  de  la  vertu.  L'âme, 
malgré  elle,  aspire,  et  ses  élans  vers  la  vérité  lui  font  oublier 
les  après  sentiers  qui  seuls  y  conduisent,  mais  combien 
lentement!  Si  le  cœur  préfère  d'autres  joies  à  celle  de  con- 
naître, il  n'aiguillonne  plus  la  curiosité;  si,  au  contraire,  il 
préfère  la  joie  de  connaître  à  toutes  les  autres,  il  exaspère 
la  curiosité,  il  précipite  l'esprit  passionnément  sans  bous- 
sole dans  l'inconnu  au-devant  de  la  vérité;  et  il  risque 
alors  de  la  côtoyer  ou  de  la  dépasser.  Ainsi  l'intelligence 
peut  être  desservie  par  la  sensibilité  morale  de  deux  façons 
contraires  également  fâcheuses  :  l'apathie  ou  l'excès  de 
zèle,  la  désertion  ou  la  violence.  Heureux  le  savant  qui 
n'aime  que  la  vérité,  et  qui  l'aime  assez  pour  n'en  pas 
compromettre  la  découverte  par  son  amour  môme  ! 
Pascal  ne  semble  pas  avoir  eu  d'autre  passion  domi- 


INTRODUCTION  9 

nante;  Mme  Périer,  sa  sœur,  l'affirme  :  On  peut  dire  que 
toujours  et  en  toutes  choses  la  vérité  a  été  le  seul  objet  de 
son  esprit,  puisque  jamais  rien  ne  Va  pu  satisfaire  que  sa 
connaissance  (I,  lxiv);  mais,  chez  lui,  l'ingérence  du 
sentiment  dans  les  choses  de  la  pensée  a  peut-être  été  plus 
intempérante,  plus  fougueuse,  et,  par  suite,  plus  dange- 
reuse que  chez  tous  les  autres  savants  croyants  ou  philo- 
sophes. La  foi  procède  du  cœur;  et  c'est  par  la  foi  que,  au 
nom  de  la  vérité,  il  a  été  poussé  au  mépris  de  la  raison 
humaine,  à  une  méconnaissance  effrayante  de  sa  propre 
mission,  de  son  propre  génie  organisé  pour  la  science;  c'est 
la  foi  qui  Ta  poussé  au  pyrrhonismeen  l'armant  contre  cette 
raison,  sans  laquelle  il  n'eût  rien  été. 

II 

Pascal  a  sacrifié  la  raison  au  cœur  dans  sa  polémique 
religieuse;  devons-nous  conclure  qu'il  a  attribué  au  cœur, 
en  matière  de  connaissance,  une  autorité  entièrement 
usurpée?  Ou  ne  se  pourrait-il  pas  qu'il  eût  seulement  exa- 
géré le  rôle  du  sentiment  dans  la  connaissance;  qu'il  eût 
abusé  de  quelque  indication  juste,  mais  vague,  du  cœur 
pour  en  faire  bénéficier  le  dogme  chrétien  en  prêtant  à 
cette  indication  un  objet  précis  et  bien  déterminé  ;  qu'il 
eût,  en  un  mot,  transformé  un  pressentiment  très  obscur 
en  une  révélation  dogmatique?  Il  n'est  pas  vraisemblable 
qu'une  intelligence  aussi  complète  et  aussi  forte  qu'était  la 
sienne  ait  été  tout  à  fait  dupe.  On  doit  présumer  que,  s'il 
a  adopté  la  tradition  chrétienne  dans  la  pleine  maturité  de 
son  génie,  après  l'avoir  passivement  admise  durant  ses 
premières  années,  c'est  qu'il  y  avait  rencontré,  outre  l'in- 
time satisfaction  du  plus  impérieux  penchant  affectif  de 
son  cœur,  de  quoi  répondre  à  quelque  fonction  intellec- 
tuelle du  cœur  môme.  Il  croit,  nous  le  savons,  que  toute 
révélation  de  la  vérité  n'est  pas  un  fruit  de  la  raison.  Le 
cœur  a  ses  raisons,  dit-il,  que  la  raison  ne  connaît  pas 
(II,  88).  Cette  parole  célèbre,  si  elle  est  vraie,  a  une  telle 


10  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

portée  qu'il  est  impossible  de  la  condamner  avant  de  l'avoir 
examinée  avec  la  plus  scrupuleuse  attention.  Il  ne  s'agit 
pas  de  chercher  si  les  indications  du  cœur  sont  des  notions 
susceptibles  d'airecter  tous  les  caractères  scientificiues  : 
soit  l'évidence  par  elles-mêmes,  soit  la  démonstration  par 
raisonnement  déductif,  soit  la  preuve  expérimentale;  car 
on  ne  verrait  pas  alors  en  quoi  les  révélations  du  cœur  diflé- 
reraient  des  découvertes  de  l'entendement;  celui-ci  opère 
toujours  sur  quelque  donnée  sensible,  d'ordre  physique  ou 
moral.  Mais  il  s'agit  de  savoir  si  un  sentiment  peut  être,  à 
quelque  degré,  dépositaire  d'une  notion,  sinon  précise,  du 
moins  objective,  quoique  indéterminée. 

On  dit  les  sentiments  du  cœur  et  aussi  les  mouvements 
du  cœur.  Le  mot  émotions  signifie  ces  deux  choses  réunies. 
Le  mot  cœur,  dans  son  acception  morale,  désigne  donc 
ordinairement  cette  double  aptitude  de  l'âme  à  sentir  et  à 
se  déterminer  par  le  sentiment  seul.  Pascal  y  attache 
quelque  chose  de  plus  ;  il  prête  au  cœur  la  faculté  d'affirmer, 
aptitude  supplémentaire  fort  importante  à  ses  yeux,  puis- 
qu'elle lui  permet  de  croire  en  se  passant  delà  raison.  Dans 
ce  que  nous  allons  dire,  nous  ne  demanderons  pas  à  celle- 
ci  d'abdiquer,  mais  seulement  d'admettre  le  témoignage  du 
cœur  au  même  titre  que  celui  des  sens,  lorsque  ce  témoi- 
gnage lui  semblera  aussi  irrécusable,  et  de  l'accepter,  au 
moins,  comme  simple  document  dont  l'esprit  scientifique 
doit  tenir  compte  sans  pouvoir  encore  l'employer  dans 
l'étage  actuel  de  son  édifice. 

Tandis  que  la  sensation,  effet  immédiat  de  l'impression 
de  l'objet  sur  les  nerfs,  peut  exister  en  nous  indépendam- 
ment de  toute  idée  et  précède  même  la  pensée  pour  lui 
fournir  ses  matériaux,  le  sentiment  suppose  toujours  une 
idée,  un  jugement,  si  rudimentaire  soit-il,  porté  sur  sa 
cause.  C'est  là  le  point  de  contact  du  cœur  avec  l'esprit. 
Considérons  le  sentiment  esthétique.  Il  implique  la  pensée, 
comme  tous  les  autres,  au  moins  à  l'état  de  rêve.  Le  récit 
d'un  trait  d'héroïsme,  d'un  beau  sacrifice,  la  vue  d'un  beau 
corps,  d'un  beau  paysage,  réels  ou  figurés,  l'audition  d'une 


INTRODUCTION  11 

belle  symphonie,  nous  émeuvent;  elles  nous  font  rêver ^  ce 
qui  est  penser  vaguement.  Or  cette  pensée  vague  n'a-t-elle 
qu'un  objet  purement  imaginaire,  composé  d'éléments  tirés 
du  réservoir  de  nos  souvenirs,  comme  serait  l'idée  d'un 
cheval  ailé,  par  exemple?  Ou  bien  a-t-elle  quelque  objet 
réel,  bien  que  inaccessible  et  indistinct? 

La  réponse  à  cette  question  est  de  la  plus  haute  impor- 
tance, car  il  pourrait  résulter  que  l'esthétique  ne  fût  pas 
toute  subjective,  et  que  la  faculté  d'admirer,  révélatrice  de 
quelque  inconnu,  participât  des  fonctions  intellectuelles. 
La  science  n'est  pas  encore  en  état  de  résoudre  ce  pro- 
blème; nous  en  sommes  réduits  aux  conjectures;  mais  les 
solutions  approximatives  ne  sont  pas  à  dédaigner  quand 
elles  reposent  sur  des  données  que  chacun  peut  trouver 
dans  sa  propre  conscience  et  quand  on  n'en  surfait  pas 
l'exactitude.  Nous  sommes  d'ailleurs  tenus  de  ne  rien 
négliger  qui  puisse  expliquer  l'acquiescement  d'un  génie  tel 
que  celui  de  Pascal  aux  doctrines  mystiques,  et  il  faut  con- 
venir qu'il  y  a  dans  cet  acquiescement  quelque  présomption 
favorable  au  principe,  sinon  à  la  formule  de  ces  doctrines. 

Nous  savons  que  les  perceptions  de  tout  genre,  visuelles, 
auditives,  olfactives,  etc.,  sont  expressives,  c'est-à-dire 
qu'elles  ont  quelque  chose  de  commun  avec  les  affections 
morales,  avec  les  sentiments  (le  langage  tout  entier  en 
témoigne),  et  qu'elles  les  éveillent  en  nous  par  leurs  qua- 
lités agréables  ou  désagréables.  Le  plus  souvent  les  senti- 
limenls  qu'elles  font  naître  en  nous  sont  nettement  définis 
et  désignés  par  des  noms  :  joie,  tristesse,  mélancolie, 
amour,  tendresse,  colère,  etc.  Mais  les  perceptions  sensi- 
bles, celles  de  l'architecture  et  de  la  musique  surtout, 
affectent  parfois  des  qualités  telles  que  les  sentiments  qui 
y  correspondent  n'ont  plus  de  noms  et  prennent  un  carac- 
tère transcendant,  supérieur  à  celui  des  passions  définies, 
et  déterminent  une  rêverie  en  quelque  sorte  ultraterrestre. 
Cela  est  un  fait  d'observation,  mais  qui,  à  vrai  dire,  ne 
peut  être  constaté  que  par  les  artistes  (exécutants  ou  non) 
sur  eux-mêmes. 


12  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Remarquons  que,  dans  la  vie  ordinaire,  nous  n'éprou- 
vons tel  ou  tel  sentiment  qu'après  avoir  jugé  que  tel  ou  tel 
fait  nous  est  favorable  ou  défavorable  (à  nous  ou  à  autrui). 
Au  contraire,  en  présence  d'une  belle  forme,  plastique  ou 
musicale,  nous  commençons  par  éprouver  le  sentiment 
suscité  par  l'agréable  qui  l'exprime,  sentiment  sui  gêner is, 
qui  n'est  proprement  ni  la  joie  ni  la  peine  sans  mélange,  et 
spontanément  un  rêve  en  nous  s'y  adapte;  c'est-à-dire  que 
le  jugement  se  forme  après  coup,  un  jugement  sans  préci- 
sion qui  cherche  à  motiver  ce  que  nous  sentons.  En  un 
mot,  V aspiration  attribue  au  sentiment  une  cause  lointaine 
et  indéfinissable.  Or  l'aspiration  n'est  pas  arbitraire;  l'idée 
vague  qu'elle  implique  n'est  pas  du  tout  un  composé  arti- 
ficiel d'éléments  puisés  dans  le  milieu  où  nous  vivons.  Bien 
au  contraire,  ce  qui  nous  émeut  alors,  c'est  précisément  ce 
que  nous  sentons  d'étranger  et  de  préférable  à  toute  essence 
terrestre  dans  l'objet  indéterminé  et  toutefois  infiniment 
attrayant  de  notre  aspiration.  Cet  idéal,  tel  qu'on  l'appelle 
aujourd'hui,  loin  de  nous  apparaître  comme  une  vaine 
fiction  de  notre  esprit,  nous  subjugue,  au  contraire,  et 
nous  ravit,  et  il  y  a  de  la  passivité  dans  le  ravissement  : 
nous  y  subissons  une  action  secrète  exercée  sur  nous  par 
quelque  chose  qui  n'appartient  pas  à  notre  milieu  immé- 
diat, terrestre,  et  qui,  ne  tombant  distinctement  sous  aucun 
de  nos  sens,  ne  saurait  être  d'aucune  manière  imaginé  par 
nous;  de  là  son  caractère  vague  et  indéfinissable.  Nous 
sentons  seulement  que  l'objet  de  l'aspiration  esthétique 
n'est  pas  un  fait  (en  termes  philosophiques  :  un  accident, 
un  contingent)  ;  c'est  quelque  chose  de  stable,  révélant  un 
bonheur,  actuellement  irréalisable,  impossessible,  mais 
proposé  de  très  loin  à  la  possession  ;  ce  n'est  que  par  une 
extase  contemplative  qu'on  communique  avec  cet  objet  du 
vœu  suprême.  Ce  n'en  est  pas  moins  une  communication, 
si  incomplète  qu'elle  soit,  car  l'idéal  est  exprimé  en  nous 
par  la  perception  du  beau  plastique  et  musical  :  il  a  donc 
quoique  chose  de  commun  avec  notre  essence,  avec  le  plus 
intime  de  notre  être.  Le  sentiment  que  nous  en  avons  serait 


INTRODUCTION  13 

donc  objectif.  Celui  qu'éveille  au  plus  profond  de  notre 
ûme  une  belle  action  est,  avec  plus  de  probabilité  encore, 
objectif.  Dans  ce  cas,  en  effet,  le  jugement  précède  l'admi- 
ration. La  victoire  de  la  volonté  réfléchie  sur  l'appétit  sourd 
et  sur  l'instinct  aveugle  nous  tra?ispot  te,  c'esi-k-dire  qu  elle 
nous  porte,  non  plus  au  moyen  d'un  symbole,  mais  direc- 
tement, aux  derniers  confins  du  monde  terrestre  et  d'un 
monde  où  l'homme  dépouillerait  l'animalité  égoïste  et  bru- 
tale pour  ne  garder  de  sa  nature  mixte  que  les  caractères 
purement  humains,  ceux  qui  le  diflerencient  de  la  bête. 
L'héroïsme,  l'oubli  de  soi-môme  pour  la  cause  du  bien, 
élève  l'homme  jusqu'à  la  limite  supérieure  de  la  vie  terrestre 
condamnée,  en  deçà,  au  conflit  des  appétits  individuels.  A 
ce  point  de  vue,  le  désintéressement  revêt  une  beauté  révé- 
latrice encore  de  Vau-delà,  car  il  est  tout  à  fait  irréductible 
à  une  origine  animale,  et  c'est  seulement  par  exception,  chez 
la  plus  rare  élite  de  l'humanité,  qu'il  touche  à  l'abnégation 
complète  et  fait  naître  l'admiration  en  devenant  beau. 

Ainsi  le  sentiment  du  Beau  dans  la  nature,  les  arts  et  la 
morale  aurait  un  objet  situé  hors  de  nos  prises,  mais  dont 
nous  aurions  l'intuition  dans  notre  conscience,  et  c'est  là 
le  fondement  des  actes  spontanés  de  foi  religieuse.  On  peut 
définir  la  foi  :  l'intuition  et  l'affirmation,  sur  le  seul  témoi- 
gnage du  cœur,  de  ce  qu'on  nomme  la  divinité,  c'est-à-dire 
du  postulat  indispensable  pour  expliquer  et  justifier  ce  que 
nous  voyons  de  l'Univers.  Et  c'est  le  Beau,  imprimé  dans 
les  formes  et  manifesté  aussi  par  les  actions,  qui  en  est  le 
révélateur,  qui  est  le  texte  sacré,  la  sainte  écriture  par 
excellence.  Au  fond,  le  sentiment  du  Beau  est  l'intuition 
instinctive  du  divin,  la  plus  incontestable  révélation  reli- 
gieuse. Il  y  a  de  la  piété  dans  l'admiration;  elle  est  grave, 
silencieuse.  Le  statuaire,  devant  un  modèle  féminin,  dès 
qu'il  a  saisi  l'ébauchoir,  sent  l'admiration  chasser  le  désir. 
Dans  la  physionomie  du  modèle,  l'expression  esthétique 
eflace  môme  alors  à  ses  yeux  l'expression  passionnelle  de 
tous  les  sentiments  nommés;  il  ne  voit  plus  que  le  beau 
plastique,  symbole  du  divin. 


14  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Mais,  dira-t-on,  si  l'objet  de  l'aspiration  esthétique  n'a 
rien  de  terrestre,  comment,  nous  qui  sommes  terrestres, 
pouvons-nous  avoir  la  moindre  communication  avec  cet 
objet  transcendant?  L'objection,  qui  aurait  pu  nous  arrêter 
tout  d'abord,  n'est  que  spécieuse.  L'homme,  en  sa  qualité 
de  dernière  et  suprême  production  de  la  terre,  est  à  la 
limite  extrême  qui  sépare  ce  globe  de  la  sphère  supérieure, 
quelle  qu'elle  soit  (à  moins  d'admettre,  contre  toute  vrai- 
semblance, que  la  série  des  êtres,  évidemment  ascension- 
nelle sur  la  terre,  se  termine  à  notre  petit  monde).  Or  une 
limite  appartient  à  la  fois  aux  deux  choses  qu'elle  borne 
l'une  par  l'autre  dans  un  milieu  continu  comme  est 
l'espace,  qui  permet  à  toutes  ses  parties  de  communiquer, 
et  où  le  monde  spirituel  lui-môme  a  des  attaches  mani- 
festes. Il  y  a  donc  nécessairement  quelque  point  commun 
entre  l'essence  humaine,  limite  de  la  nature  terrestre  et  de 
ce  qui  la  dépasse,  de  ce  que  nous  appelons  le  surnaturel, 
le  divin,  et  celui-ci.  Certainement,  ce  point  ne  contient  pas 
tout  le  divin  (de  là  vient  que  nous  n'y  pouvons  qu'aspirer), 
mais  il  suffit  à  la  communication  de  l'homme  avec  l'idéal. 
Il  existe  un  pont,  jeté  par  le  Beau,  entre  la  terre  et  le  ciel, 
ou,  plus  exactement  :  entre  l'essence  la  plus  complexe  et  la 
plus  digne  qui  soit  liée  à  la  terre,  et  le  monde  des  essences 
encore  supérieures  qui  s'échelonnent  dans  la  population 
de  l'infini.  Sans  nous  heurter  à  cette  objection  radicale, 
nous  pouvons  donc  admettre  que  l'esthétique  a  une  valeur 
objective  et  nous  avons  reconnu  qu'elle  est  dépositaire  de 
la  religion  spontanée.  Celle-ci,  en  germe  au  fond  des  Ames 
capables  de  sentir  la  majesté  de  la  face  humaine,  la  noblesse 
du  sacrifice,  l'épouvante  sublime  de  l'infini,  n'a  par  elle- 
même  aucune  formule  précise,  mais  elle  fournit  à  toutes 
les  religions  supérieures  les  plus  diverses  la  matière  que 
chacune  d'elles  élabore  selon  le  génie  particulier  des  races 
pour  instituer  .ses  dogmes  propres,  son  Credo  spécial.  C'est 
celle  commune  origine  esthétique  de  tous  les  cultes  qui 
explique  l'intime  connexité  qu'ils  ont  eue  avec  les  arts 
chez  tous  les  peuples. 


INTRODUCTION  15 

La  religion  spontanée  n'est  pas  ce  qu'on  appelle  ordinai- 
rement la  religion  naturelle;  il  importe  de  bien  distinguer 
la  première  de  la  seconde.  Celle-ci  naît  de  la  réflexion 
appliquée  aux  concepts  métaphysiques  de  l'absolu,  du 
nécessaire,  du  parfait,  de  la  cause  première,  etc.;  celle-là 
ne  suppose  aucun  elTort  intellectuel,  elle  est  le  simple  senti- 
ment religieux,  prédisposition  innée  de  l'ûme.  Sur  cette 
prédisposition  vient  se  greffer  toute  religion  traditionnelle. 

Cherchons  donc  quelle  a  pu  être,  dans  les  croyances  de 
Pascal,  la  part  de  la  religion  spontanée  telle  que  nous 
venons  de  la  définir.  On  n'hésitera  guère,  tout  d'abord,  à 
admettre  qu'elle  fut  héréditaire  en  lui.  Elle  implique  une 
tendance  à  croire  à  des  interventions  surnaturelles  dans  la 
vie  quotidienne,  et  confine  aisément  à  la  superstition.  Or 
on  reconnaît  infailliblement  cette  tendance  chez  son  père, 
en  dépit  de  ses  remarquables  aptitudes  aux  sciences  posi- 
tives. L'anecdote  prudemment  omise  par  Mme  Périer  dans 
son  récit  de  la  vie  de  son  frère,  mais  racontée  par  sa  fille 
Marguerite,  où  l'on  voit  Etienne  Pascal  accepter  comme 
redoutable  un  sort  jeté  par  une  sorcière  sur  le  jeune  Biaise 
et  conjurer  ce  sort  par  des  pratiques  absurdes  et  odieuses, 
cette  anecdote  atteste  en  lui  la  foi  ou  du  moins  une  vague 
croyance  au  merveilleux.  Nous  ne  savons  malheureuse- 
ment rien  des  penchants  de  la  mère  de  Pascal  en  ce  qui 
louche  la  religion,  mais  le  document  précédent  suffît  à 
nous  édifier  sur  l'origine  du  sentiment  religieux  en  lui.  On 
ne  saurait  nier  qu'il  ne  tînt  de  son  père  le  principe  de  son 
génie  scientifique,  et  dès  lors  on  serait  mal  venu  à  contester 
qu'il  ait  hérité  de  son  père  aussi  le  principe  de  ce  senti- 
ment. Quoi  qu'il  en  soit,  examinons  maintenant  ce  que  la 
religion  spontanée  est  devenue  chez  lui.  Comme  chez  tous 
les  hommes,  depuis  la  formation  des  sociétés,  le  germe  de 
'inquiétude  et  de  l'aspiration  religieuses  a  reçu  tout  de 
suite  d'une  éducation  traditionnelle  le  sens  de  son  dévelop- 
pement ;  ce  germe  n'a  môme  pas  eu  le  temps  de  prendre 
conscience  de  soi  :  ...  Mon  père,  dit  Mme  Périer,  ayant 
lui-même  un  très  grand  respect  pour  la  religion,  le  lui 


16  LA  VRAIE  RELIGION   SELON  PASCAL 

avait  inspiré  dès  Fenfance,  lui  donnant  pour  maxime  que 
tout  ce  qui  est  l'objet  de  la  foi  ne  le  saurait  être  de  la 
raison^  et  beaucoup  moins  y  être  soumis.  —  Elle  ajoute  :  // 
était  comme  un  enfant;  et  cette  simplicité  a  régné  en  lui 
toute  sa  vie...  (I,  lxix). 

Il  n'est  pas  aisé,  dans  ces  conditions,  de  découvrir  à 
l'état  pur,  dans  Pascal,  les  traces  de  la  religion  spontanée. 
Pendant  toute  son  enfance  et  son  adolescence,  elles  ne  se 
décèlent  que  par  son  extrême  docilité  à  accueillir  et 
observer  ce  précepte  paternel.  Même  en  faisant  la  part  très 
large  au  respect  que  lui  inspirait  la  supériorité  intellec- 
tuelle de  son  père,  à  l'ascendant  de  celui-ci  sur  son  esprit, 
on  est  frappé  de  la  prompte  et  complète  satisfaction  donnée 
à  sa  plus  essentielle  curiosité  par  le  dogme  chrétien  sans 
l'aveu  mûri  de  sa  raison.  Comme,  d'ailleurs,  l'indifférence 
n'est  pour  rien  dans  cette  docilité,  on  est  en  droit  de 
l'attribuer  à  une  pente  naturelle  de  son  âme  vers  la  reli- 
gion. Si  sa  raison  ne  sent  aucun  sacrifice  à  faire,  si  elle 
n'a  point  à  se  résigner,  c'est  qu'elle  s'en  remet  librement  à 
la  foi  sur  le  principe  transcendant  de  l'univers;  et  si  sa  foi 
n'eût  point  rencontré  chez  autrui  l'hérésie  ou  l'incrédulité, 
il  est  probable  qu'elle  fût  demeurée  inconsciente  en  lui 
comme  tout  autre  penchant  inné  que  rien  ne  contrarie. 
Mais  nous  devons  à  la  contradiction  des  impies  et  des 
hérétiques,  à  sa  lutte  avec  eux,  les  quelques  témoignages 
qu'il  nous  a  expressément  donnés  de  son  pur  sentiment 
religieux.  On  a  beau  dire,  il  faut  avouer  que  la  religion 
chrétienne  a  quelque  chose  d'étonnant.  C'est  parce  que  vous 
y  êtes  né,  dira-t-on.  Tant  s'en  faut  :  je  me  raidis  contre, 
par  cette  raison-là  même,  de  peur  que  cette  prévention  ne 
me  suborne.  Mais,  quoique  j'y  sois  né,  je  ne  laisse  pas  de 
le  trouver  ainsi  (II,  88).  Par  ces  paroles,  il  remonte  de 
l'enseignement  traditionnel  à  la  révélation  spontanée;  car, 
en  se  plaçant  hors  du  terrain  de  la  tradition  pour  juger  le 
christianisme,  il  le  juge  avec  son  sentiment  religieux  et  il 
l'admire  parce  que  celui-ci  y  trouve  une  entière  satisfac- 
tion. —  Il  n'y  aurait  pas  tant  de  fausses  religions-  s'il  n'y 


INTRODUCTION  17 

en  avait  une  véritable  (II,  76).  II  développe  celte  pensée 
dans  des  considérations  qui  n'empruntent  rien  à  la  doc- 
trine chrétienne.  Ailleurs,  lorsqu'il  signale,  dans  une  page 
célèbre,  l'étrange  concomitance  de  la  grandeur  et  de  la 
bassesse  dans  la  nature  présente  de  l'homme,  il  ne  com- 
mente pas  un  texte  sacré,  il  observe  directement  la  condi- 
tion humaine,  et  il  demande  au  dogme  la  solution  du  pro- 
blème que  sa  conscience  se  pose;  il  lui  demande  de  justifier 
la  nature  et  de  l'expliquer  pour  satisfaire  le  plus  impérieux 
besoin  de  son  âme,  le  besoin  d'universelle  perfection,  qui 
est  religieux  :  La  nature  est  telle  quelle  marque  partout 
un  Dieu  perdu,  et  dans  r homme,  et  hors  de  l'homme,  et  une 
nature  corrompue...  (I,  186).  —  ...  Car  n  est-il  pas  plus 
clair  que  le  Jour  que  nous  sentons  en  nous-mêmes  des  carac- 
tères ineffaçables  d'excellence?  Et  n'est-il  ^as  aussi  véri- 
table que  nous  éprouvons  à  toute  heure  les  effets  de  notre 
déplorable  condition?  (I,  187.)  Enfin,  tout  le  principe  de  la 
révélation  spontanée  est  contenu  dans  le  fragment  fameux  : 
Le  cœur  a  ses  raisons  que  la  raison  ne  connaît  pas.  Je  dis 
que  le  cœur  aime  l'Etre  universel  naturellement  et  soi- 
même  naturellement,  selon  qu'il  s'y  adonne;  et  il  se  durcit 
contre  l'un  ou  l'autre,  à  son  choix.  Vous  ave\  rejeté  l'un  et 
conservé  l'autre;  est-ce  par  raison  que  vous  aime\?  C'est  le 
cœur  qui  sent  et  non  la  raison.  Voilà  ce  que  c'est  que  la  foi  : 
Dieu  sensible  au  cœur,  non  à  la  raison.  (II,  88).  Cette  défi- 
nition de  la  foi  concorde  avec  celle  que  nous  avons  proposée 
plus  haut,  à  cela  près  qu'elle  précise  et  personnifie  le  divin 
et  qu'elle  en  attribue  au  cœur  non  seulement  le  témoignage 
mais  encore  l'affirmation  (comme  le  fait  d'ailleurs  Pascal 
pour  tous  les  postulats  géométriques  ou  autres)  ;  elle 
implique  l'essentiel,  à  savoir  une  révélation  du  divin  par 
le  cœur,  non  par  la  tradition.  Ce  n'est  pas  la  religion  chré- 
tienne qui  a  déposé  dans  le  cœur  de  Pascal  cette  foi-là;  le 
christianisme  en  a  seulement  bénéficié  quand,  avant  tout 
examen  qui  pût  déterminer  son  choix  entre  les  divers 
cultes,  son  père  lui  a,  dès  l'enfance,  inculqué  la  préférence 
pour  le  dogme  chrétien.  Uien  n'a  jamais  fait  plus  honneur 

Sully  Phudhomme.  2 


18  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

à  celle  religion  que  d'avoir  subi  viclorieusemenl  l'épreuve, 
nous  ne  dirons  pas  de  la  raison,  mais  du  cœur  de  l'un  des 
plus  dignes  représenlants  du  genre  humain  sur  la  terre; 
elle  peul  se  flaller  d'avoir  assouvi  Taspiralion  la  plus  insa- 
tiable el  la  plus  haule.  Malheureusement  pour  son  autorité, 
elle  n'a  pas  conquis  le  génie  tout  entier  de  Pascal;  elle  ne 
s'en  est  pas  assujetti  la  fonction  capitale,  la  critique  ration- 
nelle, qui  s'est  détournée  sur  la  physique  et  la  géométrie. 
Si  le  chrétien  eût  employé  à  discuter  les  sources  des  Livres 
Saints  la  même  sagacité  puissante  que  le  physicien  appor- 
tait dans  l'examen  des  conditions  de  l'équilibre  des  liqueurs, 
la  même  rigoureuse  exactitude,  la  même  pénétration  qui 
permirent  au  géomètre  d'instituer  la  théorie  de  la  cycloïde 
sans  le  secours  de  l'algèbre,  le  dogme  eût  difficilement 
résisté  à  l'analyse  implacable  du  savant;  mais  le  cœur  n'en 
eût  pas  moins  gardé  ses  droits  dans  le  domaine  de  l'esthé- 
tique, c'est-à-dire  du  Beau  révélant  le  divin  tel  que  nous 
l'avons  défini. 

III 

Les  écrits  de  Pascal  ne  fournissent  pas  un  témoignage 
précis  et  complet  de  son  sens  esthétique.  Il  n'y  manifeste 
nulle  part  son  admiration  pour  aucune  production  particu- 
lière delà  nature  ou  des  beaux-arts.  Son  aperçu  étrange  sur 
la  peinture  est  général,  applicable  à  tous  les  arts  représen- 
tatifs :  Quelle  vanité  que  la  peinture,  qui  attire  l'admira- 
tion par  la  ressemblance  des  choses  dont  on  n'admire  point 
les  originaux  !  (1, 105.)  On  en  pourrait  inférer  qu'il  ignorait 
les  conditions  et  l'objet  de  ces  arts.  Dans  son  Discours  sur 
les  passions  de  l'amour,  on  trouve  une  théorie,  toute  plato- 
nicienne, du  beau  dans  l'univers,  et  spécialement  de  la 
beauté  corporelle.  Mais  ce  n'est  qu'une  théorie  ;  l'observa- 
tion du  sens  esthétique  en  autrui  peut  avoir  suffi  à  la  lui 
suggérer.  Ce  sont  des  vues  abstraites  qui  ne  supposent  pas 
nécessairement  l'émotion  esthétique  chez  celui  qui  les  a 
émises.  On  peut  admettre  sans  témérité  qu'il  était  médio- 


INTRODUCTION  19 

cremenl  apte  à  jouir  des  beaux-arts.  Il  n'était  artiste  qu'en 
langage,  mais  il  l'était  à  un  degré  extraordinaire.  Mme  Pé- 
rier  décrit  très  bien  son  éloquence  :  //  avait  une  éloquence 
naturelle  qui  lui  donnait  une  facilité  merveilleuse  à  dire  ce 
qu'il  voulait;  mais  il  avait  ajouté  à  cela  des  règles  dont  on 
ne  s'était  pas  encore  avisé,  et  dont  il  se  servait  si  avanta- 
geusement qu''il   était  maître  de  son  style;  en  sorte  que 
non  seulement  il  disait  ce  qu'il  voulait^  mais  il  le  disait  en 
la   manière    qu'il    voulait,   et  son  discours  faisait  l'effet 
qu'il   s'était  proposé  (I,  Lxxm).   Elle  relève    encore    en 
lui  ce  qui  fait  vraiment  l'artiste  :  l'originalité.  Et  cette 
manière    d'écrire    naturelle ,   ?iaïve    et   forte    en    même 
temps,  lui  était   si  propre  et  si  particulière,  qu'aussitôt 
qu'on   vit  paraître  les  Lettres  au  provincial,  on  vit  bien 
qu'elles  étaient  de  lui,  quelque  soin  quHl  ait  toujours  pris 
de  le  cacher,  même  à  ses  proches  (I,  lxxiii).  11  possédait  le 
sens  le  plus  droit  de  la  beauté  littéraire,  qui  consiste  dans 
la  parfaite  adaptation  du  signe  verbal  à  l'idée,  et  du  mouve- 
ment de  la  phrase  au  mouvement  de  l'âme.  L'éloquence  est 
une  peinture  de  la  pensée,  et  ainsi  ceux  qui,  après  avoir 
peint,  ajoutent  encore,  font  un  tableau  au  lieu  d'un  portrait 
(\ly  123),  dit-il  lui-même.  Et  ailleurs  :  Quand  on  voit  le 
style  naturel,  on  est  tout  étonné  et  ravi,  car  on  s'attendait 
de   voir   un   auteur,  et  on   trouve   un   homme...   Ceux-là 
honorent  bien  la  nature,  qui  lui  apprennent  quelle  peut 
parler  de  tout,  et  même  de  théologie  (I,  105).  La  beauté 
littéraire  est  en  quelque  sorte  mathématique  par  la  justesse 
du  mot,  et  elle  est  musicale  par  la  cadence  de  la  phrase. 
En  tant  que  musicale,  elle  est,  au  premier  chef,  expressive. 
Mais   comme  ce  qu'elle   exprime   est  la  pensée  môme  et 
l'émotion  de  l'écrivain,   elle    n'est    révélatrice    du    divin 
qu'autant  que  l'une  et  l'autre  y  confinent  par  l'aspiration; 
autrement  dit,  elle  ne  l'est  qu'autant  que  la  poésie  est  en 
jeu.  Or  Pascal  éprouve  en  face  des  infinis,  et  dans  la  consi- 
dération  de  la   grandeur   et  de  la  misère  humaines,  un 
trouble  éminemment  poéti([ue,  le  plus  poétique  possible; 
son  style  reflète  ce  trouble,  et  en  cela  il  est  poète.  Mais, 


20  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

par  une  étrange  inconscience,  il  méconnaît  tout  à  fait  la 
portée  du  sentiment  poétique.  Il  ne  voit  pas  que  c'est  Tin- 
définissable,  le  divin,  qui  fournit  à  la  poésie  sa  matière 
propre.  Comme  on  dit  beauté  poétique,  on  devrait  aussi  dire 
beauté  géométrique  et  beauté  médicinale.  Cependant  on  ne 
le  dit  point  :  et  la  raison  en  est  qu'on  sait  bien  quel  est 
l'objet  de  la  géométrie,  et  qu'il  consiste  en  preuves,  et  quel 
est  Vobjet  de  la  médecine,  et  qu'il  consiste  en  la  guérison; 
mais  on  ne  sait  pas  en  quoi  consiste  l'agrément,  qui  est 
Vobjet  de  la  poésie.  On  ne  sait  ce  que  c'est  que  ce  modèle 
naturel  qu'il  faut  imiter;  et,  à  faute  de  cette  connaissance, 
on  a  inventé  de  certaitis  tonnes  bi:{arres  :  siècle  d'or, 
merveille  de  îjos  jours,  fatal,  etc.,  et  on  appelle  ce  jargon 
beauté  poétique...  (I,  104).  On  voudrait  bien  pouvoir  dire 
qu'il  vise  seulement  ici  la  fausse  poésie.  Hélas  !  non  :  il 
condamne  la  vraie  avec  la  fausse,  par  cela  seul  qu'il  raille, 
dans  la  poésie,  l'indétermination  de  son  objet,  par  suite 
l'aspiration,  qui  en  est  l'essence  même.  Il  ne  s'aperçoit  pas 
qu'une  pareille  critique  dépasse  de  beaucoup  son  but; 
qu'elle  n'atteint  pas  seulement  la  poésie  littéraire,  mais 
aussi  le  principe  même  du  beau,  la  poésie  plastique  et 
musicale,  ajoutons  le  sentiment  religieux.  Si,  en  effet, 
siècle  d'or,  merveille  de  nos  jours,  fatal...  (I,  104),  sont  un 
jargon  (ce  que  nous  reconnaissons  d'ailleurs),  n'est-il  pas 
à  craindre  que  la  tentative  de  conciliation  entre  le  libre 
arbitre  et  la  grûce,  même  au  sens  janséniste  du  mot,  n'en 
ait  engendré  un  plus  aisé  encore  à  ridiculiser?  L'Homme- 
Dieu  n'est-il  pas  une  merveille'?  Le  vocabulaire  de  tout 
idéal  ne  saurait  être  qu'un  jargon,  si  l'on  appelle  ainsi  un 
composé  de  termes  sans  exactes  définitions.  Le  couple  de 
mots  ligne  droite,  aux^yeux  de  Pascal,  en  devrait  être  un, 
comme  aussi  celui  d'Homme-Dieu.  Mais  il  sent  ce  que  c'est 
que  la  rectitude  d'une  ligne,  il  sent  ce  que  signifie  la 
divinité  d'un  rédempteur;  le  jargon  devient  pour  lui  le 
langage  du  cœur,  il  devient  le  Verbe! 

Ne  nous  attardons  pas  à  chercher  dans  l'écrivain,  dans 
le  grand   artiste  en   langage,  la   tendance  esthétique  de 


INTRODUCTION  21 

Pascal  vers  le  divin.  Ce  serait  puéril.  L'admiration 
qu'éveille  chez  ses  lecteurs  la  beauté  de  son  style,  il  ne 
l'éprouvait  que  très  secondairement  et  en  faisant  violence 
à  son  humilité  chrétienne.  Il  était  touché  de  ce  qu'il  voulait 
dire  plus  que  du  signe  verbal  qu'il  y  attachait.  Il  savait 
gré,  sans  doute,  à  ce  signe  d'exprimer  exactement  sa 
pensée,  mais  la  pensée  seule  le  passionnait.  Bien  loin  qu'il 
fût  porté  vers  le  divin  par  la  conscience  du  beau  littéraire, 
le  chrétien,  si  éloquent  dans  les  épreuves  de  la  maladie, 
oubliait  la  forme  de  son  oraison  pour  son  oraison  même  et 
pour  le  Dieu  qui  l'entendait. 

Le  champ  de  l'esthétique  est  vaste;  il  faut  chercher 
autre  part,  ailleurs  que  dans  son  génie  littéraire,  ailleurs 
surtout  que  dans  le  goût  des  arts  révélateurs  du  beau  par 
les  formes  sensibles,  les  indices  de  son  penchant  vers  le 
divin  :  ce  n'est  point  à  un  Michel-Ange  ni  à  un  Beethoven 
que  nous  avons  affaire.  Il  s'agit  d'un  géomètre  physicien, 
doublé  d'un  philosophe  essentiellement  moraliste;  s'il  n'eût 
rencontré,  en  venant  au  monde,  aucune  religion  instituée, 
le  sentiment  de  la  dignité  eût  été  spontanément  religieux 
en  lui.  11  proclame  et  salue  la  beauté  morale  de  l'essence 
humaine  :  L'homme  n'est  qu'un  roseau,  le  plus  faible  de  la 
nature,  mais  c'est  un  ?~oseau  pensant.  Il  ne  faut  pas  que 
l'univers  entier  s'arme  pour  Vécraser.  Une  vapeur,  une 
goutte  d'eau,  suffit  pour  le  tuer.  Mais  quand  l'univers 
l'écraserait,  l'homme  serait  encore  plus  noble  que  ce  qui  le 
tue,  parce  qu'il  sait  qu'il  meurt,  et  l'avantage  que  l'univers 
a  sur  lui,  l'univers  n'en  sait  rien.  Toute  notre  dignité 
consiste  donc  en  la  pensée.  C'est  de  là  qu'il  faut  nous  relever., 
et  non  de  l'espace  et  de  la  durée,  que  nous  ne  saurions 
remplir.  Travaillons  donc  à  bien  penser  :  voilà  le  principe 
de  la  morale  (1, 10).  Paroles  mémorables  qui  lui  vaudraient, 
à  elles  seules,  la  gratitude  du  genre  humain.  Il  ajoute  : 
...  Par  l'espace,  l'univers  me  comprend  et  m'engloutit  comme 
un  point;  par  la  pensée,  je  le  comprends  (I,  11). 

Mais  son  cœur  frissonne  aussitôt  de  celte  téméraire 
étreinte  de  l'étendue  sans  bornes  par  sa  pensée.  L'infinité 


22  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

de  l'espace  le  met  en  communication  avec  l'Infini  divin, 
celui  dont  le  mutisme  ne  peut  durer  sans  lui  faire  sentir  un 
effroyable  abandon,  peut-être  une  menace...  Le  silence 
éternel  de  ces  espaces  infinis  m'effraie  (II,  153).  Terreur 
sublime,  dont  le  cri  est  la  profession  de  foi  religieuse  de 
Pascal,  sa  profession  de  foi  spontanée. 

IV 

L'impression  de  l'infinité  sur  l'ûme  de  Pascal  a  deux 
stades.  En  tant  que  géomètre,  il  est  doué  pour  analyser  la 
nature  des  deux  infinis  et,  par  suite,  pour  mettre  en  lumière 
ce  qu'il  y  a  de  profondément  intéressant  pour  la  raison 
dans  chacun  d'eux  et  dans  leur  rapport  entre  eux.  Voilà 
V  admirable  rapport  que  la  nature  a  mis  entre  ces  choses  ^^\\.-i\ 
dans  le  premier  des  deux  fragments  où  il  traite  De  l'Esprit 
GÉOMÉTRIQUE,  et  Ics  dcux  mcrveilleuses  infinités  qu  elle  a  pro- 
posées aux  hommes^  non  pas  à  concevoir^  mais  à  admirer... 
(II,  293).  Puis,  quand  il  passe  de  la  considération  abstraite 
et  tout  intérieure  de  l'infini  mathématique  à  la  contempla- 
tion de  l'espace  concret,  de  l'infini  réel,  cette  réalité  l'épou- 
vante; il  y  sent  vivre,  en  quelque  sorte,  le  silence;  dès  lors, 
le  merveilleux  se  transforme  en  sublime.  La  terreur  suc- 
cède à  l'enthousiasme;  l'admiration  du  savant  satisfait 
devient  l'anxiété  de  l'homme  sondant  l'abîme  où  il  est  sus- 
pendu. Dans  les  deux  cas,  le  sentiment  est  esthétique, 
comme  le  merveilleux  et  le  sublime  qui  l'éveillent.  Remar- 
quons que  l'indétermination  même  de  la  mesure  (l'in-fini) 
en  est  le  principe  de  part  et  d'autre.  Cette  mesure  échappe 
à  l'étreinte  de  la  pensée  et  la  déborde.  Mais  tandis  que, 
dans  le  premier  cas,  la  grandeur  géométrique  est  seule  en 
jeu  et  qu'elle  n'est  objective  que  par  l'origine  empirique  du 
concept,  dans  le  second,  l'immensité  s'anime  et  prend  une 
qualité  morale.  Son  silence  se  révèle  comme  un  inquiétant 
mutisme,  et  le  concept  n'a  pas  seulement,  aux  yeux  du 
penseur,  pour  objet  l'espace  réel  :  il  est  accompagné  d'une 
image  sensible  et,  comme  tel,  il  exprime  ;  le  cœur  intervient 


INTRODUCTION  23 

et  sent  ce  que,  par  lui-même,  ne  suppose  pas  le  concept,  à 
savoir  un  objet  moral  et  indéterminé,  par  cela  môme 
redoutable,  le  divin.  La  perception  de  Tespace  infini  agit 
sur  l'âme  de  Pascal  comme  une  perception  musicale,  une 
symphonie  de  Beethoven  sur  l'âme  d'un  artiste.  Que  l'espace 
infini  existe  par  lui-même  ou  par  une  nécessité  supérieure 
à  sa  propre  essence,  il  est  de  toute  manière  imposant,  car 
il  est  divin  par  sa  nature  ou  par  son  principe;  le  cœur  de 
Pascal  sent  cela,  et  ce  sentiment  est  religieux  par  une  révé- 
lation indépendante  de  la  foi  chrétienne,  d'un  caractère 
tout  esthétique,  sublime.  L'émotion  religieuse  retentit  et 
se  répercute  dans  le  cerveau  du  savant  d'une  façon  inté- 
ressante à  noter  :  Qui  se  considère  de  la  sorte  s'enraiera 
de  soi-même,  et,  se  considérant  soutenu  entre  ces  deux 
abîmes  de  l'infini  et  du  néant,  il  tremblera  à  la  vue  de  ces 
merveilles,  et  je  crois  que,  sa  curiosité  se  changeant  en 
admiration,  il  sera  plus  disposé  à  les  contempler  en  silence 
qu'à  les  rechercher  avec  présomption  (I,  3). 

La  conclusion  du  premier  fragment  de  son  traité  De 
l'Esprit  géométrique  est  importante  :  Mais  ceux  qui  ver- 
ront clairement  ces  vérités  (géométriques)  pourront  admirer 
la  grandeur  et  la  puissance  de  la  nature  (il  ne  s'agit  ici  que 
de  la  nature)  dans  cette  double  infinité  qui  nous  environne 
de  toutes  parts  et  apprendre,  par  cette  considération  mer- 
veilleuse, à  se  connaître  eux-mêmes,  en  se  regardant 
placés  entre  une  infinité  et  un  néant  d'étendue,  entre  une 
infinité  et  un  néant  de  nombre,  entre  une  infinité  et  un  néant 
de  mouvement ,  entre  une  infinité  et  un  néant  de  temps.  Sur 
quoi  on  peut  apprendre  à  s'estimer  à  son  juste  prix  et 
former  des  réflexions  qui  valent  mieux  que  tout  le  reste 
de  la  géométrie  même  (II,  296). 

Pascal,  dans  ce  passage,  n'envisageant  que  les  infinis  phy- 
siques, ne  prouve  qu'une  chose  en  y  comparant  l'homme, 
c'est  que  la  taille  de  celui-ci,  la  durée  et  l'activité  de  son 
corps,  ne  sont,  en  réalité,  ni  grandes  ni  petites,  mais  sim- 
plement de  la  quantité.  Remarquons  en  passant  qu'en 
pareille  matière  le  langage  trompe  :  la  grandeur,  synonyme 


24  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

de  la  quantité  géométrique,  n'a  pas  la  même  signification 
que  grand,  synonyme  de  beaucoup,  qui  a  pour  contraire 
petit,  tandis  que  la  grandeur,  dans  le  sens  de  la  quantité, 
n'a  pas  de  contraire.  Il  en  résulte  cette  logomachie  qu'une 
valeur  petite  est  une  grandeur  qui  n'est  pas  grande.  Les 
mots  grand  et  petit  n'ont,  au  fond,  qu'un  sens  esthétique, 
mis  en  évidence  quand  on  l'applique  aux  infinis;  au  lieu  de 
dire  Yinfiniment  grand  et  Vinjîniment  petit,  on  devrait  dire 
la  quantité  infiniment  accrue  et  infiniment  décrue,  ou, 
comme  l'entendent  les  mathématiciens,  la  quantité  indéfi- 
niment croissante  et  la  quantité  indéfiniment  décroissante; 
indéterminément  progressive  d'une  part,  indéterminéraent 
régressive  de  l'autre.  L'infiniment  grand  humilie  l'homme 
physique;  mais,  en  revanche,  l'infiniment  petit  le  relève 
d'autant.  Si  donc  la  valeur  de  l'homme  ne  s'estimait  qu'à 
celle  de  ses  attributs  physiques,  il  n'y  aurait  même  pas  lieu 
d'en  parler:  elle  ne  serait  ni  grande  ni  petite  en  elle-même; 
elle  ne  ferait  que  surpasser  ou  n'atteindre  pas  tel  ou  tel 
terme  arbitraire  de  comparaison:  elle  ne  serait  que  de  la 
quantité  finie,  dépourvue,  comme  telle,  de  tout  sens  esthé- 
tique, de  toute  portée  morale.  Dans  ces  conditions, 
apprendre,  comme  le  dit  Pascal,  à  s'estimer  à  son  juste 
prix  par  la  considération  des  infinis  physiques,  cela  revient, 
pour  l'homme,  à  placer  sa  valeur  ailleurs  que  dans  ses  attri- 
buts physiques.  Pascal,  du  reste,  bien  qu'il  ne  sente  pas 
cette  conséquence  dans  le  morceau  fameux  où  il  humilie 
l'homme  par  l'infiniment  grand,  le  reconnaît  expressément 
dans  un  autre  endroit.  U  homme  est  un  roseau  pensant  {\,  10). 
C'est  dans  sa  pensée  que  réside  sa  dignité;  sa  condition 
matérielle  y  est  indifTérente.  Ce  n^est  point  de  Vespace  que 
je  dois  chercher  ma  dignité,  etc.  (I,  11).  Il  ne  s'ensuit  pas 
que  le  volume  des  corps  soit  sans  aucune  relation  avec  leur 
complexité  organique,  laquelle  se  trouve  liée  à  leur  degré 
de  dignité  dans  la  série  des  êtres  vivants.  La  complexité 
organique  décroît  évidemment  quand  le  volume  du  corps 
dépasse  un  certain  degré  de  petitesse.  Mais  au-dessus  de 
celte  limite,  l'une  n'est  plus  bornée  par  l'autre;  la  valeur 


INTRODUCTION  25 

cérébrale  d'une  espèce  n'est  nullement  proportionnelle  à  la 
taille  de  ses  individus. 

Il  existe  un  lien  secret,  d'un  autre  ordre,  qui  rattache  la 
dignité  humaine  aux  infinis  physiques,  et  qu'on  découvre 
en  scrutant  les  méditations  si  pénétrantes  de  Pascal  sur  les 
deux  infinités.  Ce  lien  se  manifeste  dans  l'émotion  esthé- 
tique que  ces  infinis  font  naître,  dans  le  divin  qu'ils  impli- 
quent ou  supposent.  Que  l'homme  contemple  donc  la  nature 
entière  dans  sa  haute  et  pleine  majesté...  (I,  1).  Le  divin 
devient  alors,  sinon  la  commune  mesure  entre  eux  et 
l'essence  humaine,  du  moins  un  lien.  Il  est  leur  fond 
commun,  car  il  y  a  du  divin  dans  l'homme.  Pascal  l'affirme 
comme  il  le  sent  :  Deux  choses  instruisent  l'homme  de  toute 
sa  nature  :  Vinstinct  et  Vexpérience  (I,  12).  Or,  l'homme  a 
l'instinct  de  son  investiture  supérieure  :  Nous  avons  une 
idée  si  grande  de  l'âme  de  l'homme  que  nous  ne  pouvons 
souffrir  d'en  être  méprisés  et  de  n'être  pas  dans  l'estime 
d'une  âme  ;  et  toute  la  félicité  des  hommes  consiste  dans  cette 
estime  (1,  10).  —  //  (l'homme)  estime  si  grande  la  raison  de 
l'homme  que,  quelque  avantage  qu'il  ait  sur  la  terre,  s'il 
n'est  plgcé  avantageusement  aussi  dans  la  raison  de  l'homme, 
il  n'est  pas  content.  C'est  la  plus  belle  place  du  monde... 
(1,10). 

Mais  s'il  y  a  dans  l'homme  du  divin,  révélé  au  fond  de 
sa  conscience  par  le  sentiment  du  beau  moral,  de  la  dignité, 
dont  le  principe  est  à  la  fois  indéterminé  et  indéniable, 
vague  et  impérieux,  il  s'en  faut  cependant  que  tout  y  soit 
divin,  qu'il  se  sente  parfait,  réalisant  un  idéal.  Aussi  sa 
valeur  morale  flotte-t-elle  entre  le  parfait  et  le  pire,  comme 
sa  valeur  physique  entre  l'infiniment  grand  et  l'infiniment 
petit  :  L'homme  n'est  ni  ange,  ni  bête...  (I,  100).  —  //  ne  faut 
pas  que  l'homme  croie  qu'il  est  égal  aux  bêtes,  ni  aux  anges, 
ni  qu'il  ignore  fun  et  l'autre,  mais  qu'il  sache  l'un  et  l'autre 
(I,  11).  —  De  même  pour  la  valeur  intellectuelle  :  Notre 
intelligence  tient,  dans  l'ordre  des  choses  intelligibles,  le 
même  rang  que  notre  corps  dans  l'étendue  de  la  nature. . . 
(I,  o).  —  Ce  que  nous  avons  d'être  nous  dérobe  la  confiais- 


26  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

sance  des  premiers  principes^  qui  naissent  du  néant,  et  le 
peu  que  nous  avons  d'être  nous  cache  la  vue  de  Vinfinii},  5). 
De  même  pour  les  sens.  Nous  n  apercevons  rien  d'extrême. 
Trop  de  bruit  nous  assourdit...  Nous  ne  sentons  ni  f  extrême 
chaud  ni  r  extrême  froid  (1,5).  Ces  assimilations  de  la  caté- 
gorie de  la  qualité  à  celle  de  la  quantité  ne  sont  pas  en  tout 
exactes;  car  si  elles  l'étaient,  on  ne  pourrait  pas  plus  dire 
de  l'homme  qu'il  est  bon  ou  mauvais  en  soi  qu'on  ne  peut 
dire  qu'il  est  en  soi  grand  ou  petit  physiquement;  son 
moral  serait  aussi  indifférent  à  sa  dignité  que  son  physique. 
Mais  il  existe,  au  point  de  vue  de  l'estimation,  une  diffé- 
rence foncière  entre  ces  deux  catégories.  Dans  celle  de  la 
quantité,  une  valeur  quelconque  finie  n'est  ni  grande  ni 
petite  par  elle-même;  la  série  est  homogène  de  l'infîniment 
petit  à  l'infiniment  grand,  elle  ne  se  partage  pas  en  grandes 
valeurs  finies  et  en  petites  valeurs  finies.  Dans  la  catégorie 
de  la  qualité,  au  contraire,  la  série  du  pire  au  parfait  est 
discontinue  et  n'est  pas  homogène:  elle  se  partage  en 
valeurs  bonnes  et  en  valeurs  mauvaises,  et  dans  chaque 
portion  une  valeur  quelconque  garde  sa  qualité  de  bonne 
ou  de  mauvaise,  qu'elle  soit  plus  ou  moins  l'un  ou  l'autre, 
de  même  qu'une  valeur  quantitative  quelconque  reste 
quantitative,  qu'elle  soit  plus  ou  moins  élevée. 

Dans  le  superbe  morceau  d'où  nous  avons  tiré  les  cita- 
tions précédentes,  Pascal  présente  seulement  le  côté  pes- 
simiste de  sa  pensée  touchant  la  dignité  humaine.  Il  faut 
en  rapprocher  l'autre  côté,  tout  optimiste,  que  nous  avons 
examiné  le  premier.  Ainsi  complétée,  il  la  résume  avec  une 
énergie  singulière  dans  les  paroles  suivantes  :  Quelle  chi- 
mère est-ce  donc  que  l'homme?  quelle  nouveauté,  quel 
monstre,  quel  chaos,  quel  sujet  de  contradiction,  quel  pro- 
dige! Juge  de  toutes  choses,  imbécile  ver  de  terre,  déposi- 
taire du  vrai,  cloaque  d'incertitude  et  d'erreur,  gloire  et 
rebut  de  l'univers  (I,  114).  —  ...  S'il  se  vante,  je  l'abaisse; 
s'il  s'abaisse,  je  le  vante,  et  le  contredis  toujours,  jusqu'à 
ce  qu'il  comprenne  qu'il  est  un  monstre  incompréhensible 
(I,  121). 


INTRODUCTION  27 


Ce  monstre  est  exactement  celui  que  nous  découvre  la 
lecture  des  historiens,  des  observateurs  moralistes,  dont  le 
plus  curieux  souci  est  de  relever  les  contradictions  du  cœur 
humain;  des  poètes  et  des  artistes,  dont  les  aspirations  se 
combattent  sans  cesse.  Notre  expérience  propre  nous  fait 
surprendre,  en  nous-môme  comme  en  autrui,  des  instincts 
et  des  élans  terriblement  opposés.  Nous  ne  pouvons  conci- 
lier ces  contraires  avec  l'unité  de  la  personne  morale.  Le 
monstre  est  incompréhensible.  Cependant,  il  existe  et  il 
faut  l'expliquer.  Jusque-là,  Pascal  n'a  pas  eu  besoin  de 
recourir  au  dogme  chrétien,  car  la  révélation  par  l'histoire, 
la  vie  et  la  conscience,  des  étranges  alliages  de  la  nature 
humaine,  de  son  importance  infime  d'une  part,  colossale 
de  l'autre,  au  milieu  des  deux  infinités  contraires  qui  se  la 
disputent,  cette  révélation  n'est  pas  essentiellement  chré- 
tienne. Quiconque  déchoit  de  son  idéal  par  ses  actes,  tout 
en  y  aspirant  par  ses  vœux,  quiconque  frissonne  devant  la 
profondeur  muette  et  peuplée  de  l'espace  sans  bornes,  est 
initié  par  la  seule  émotion  esthétique  aux  angoisses  de 
Pascal  et  les  ressent  au  même  titre  que  lui,  sinon  dans  la 
môme  mesure.  Ce  qu'il  éprouve  avec  une  intensité  dou- 
blée par  sa  puissance  d'analyse,  d'autres,  par  la  seule  intui- 
tion naturelle,  l'éprouventaussi,  moins  vivement,  sans  doute , 
mais  leur  émotion  n'en  est  pas  moins  de  même  origine  et  de 
même  qualité.  Il  ne  s'agit  encore,  en  effet,  que  de  la  révé- 
lation spontanée.  Tout  en  reniant  cette  révélation  avec 
horreur,  parce  qu'elle  fait,  sinon  opposition,  tout  au  moins 
concurrence  à  l'autre,  à  la  révélation  chrétienne,  Pascal  ne 
laisse  pas  d'en  subir  inconsciemment  les  suggestions.  Il  a 
beau  dire  :  ...  Sans  r Ecriture,  qui  na  que  Jésus-Christ 
pour  objet,  nous  ne  connaissons  rien  et  ne  voyons  qu'obscu- 
rité et  confusion  dans  la  nature  de  Dieu  et  dans  la  propre 
nature...  (I,  63).  —  ...  Jésus-Christ  hors  duquel  toute  com- 
munication avec  Dieu  est  utée[\\,  61),  et  à  propos  du  déisme, 


28  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

idéal  rationnel  dont  le  souci  dérive  de  la  révélation  spon- 
tanée :  ...  Et  par  là  ils  tombent  dans  V  athéisme  ou  dans  le 
déisme^  qui  sont  deux  choses  que  la  religion  chrétienne 
abhorre  presque  également  (II,  62),  —  néanmoins,  par  une 
contradiction  inconsciente,  il  reconnaît  en  termes  exprès 
dans  le  cœur  humain  des  germes  de  révélation  antérieurs 
aux  actes  de  foi  chrétienne,  germes  qu'il  attribue  à  un 
ressouvenir  latent  de  la  condition  première  perdue  par  le 
péché  originel,  mais  dont  la  fermentation  s'explique  aussi 
bien  et  plus  simplement  par  le  sentiment  esthétique,  par 
l'aspiration,  tels  que  nous  les  avons  définis.  —  Malgré  la 
vue  de  toutes  nos  misères,  qui  nous  touchent,  qui  nous  tien- 
nent à  la  gorge,  nous  avons  un  instinct  que  nous  ne  pouvons 
réprimer,  qui  nous  élève  (I,  25).  Et  ailleurs  :  Qui  ne  hait  en 
soi  son  amour-propre  et  cet  instinct  qui  le  porte  à  se  faire 
Dieu  est  bien  aveuglé  (II,  111).  Ce  dernier  instinct  res- 
semble si  fort  au  précédent  que  Pascal  est  téméraire  de  le 
haïr.  Enfin  cette  secrète  inquiétude  de  l'homme  trouve 
l'expression  de  son  objet  dans  la  nature,  qui  reflète  quelque 
chose  de  Dieu.  La  nature  a  des  perfections  pour  montrer  ' 
qu'elle  est  l'image  de  Dieu,  et  des  défauts  pour  montrer 
qu'elle  n'en  est  que  limage  (II,  119).  La  page  sur  le  diver- 
tissement est  une  analyse  de  cette  inquiétude.  Ils  (les 
hommes)  ont  im  instinct  secret  qui  les  porte  à  chercher  le 
divertissement  et  l'occupation  au  dehors,  qui  vient  du  res- 
sentiment de  leurs  misères  continuelles;  et  ils  ont  un  autre 
instinct  secret  qui  reste  de  la  grandeur  de  notre  première 
nature,  qui  leur  fait  connaître  que  le  bonheur  n  est,  en  effet, 
que  dans  le  repos,  et  non  pas  dans  le  tumulte;  et  de  ces  deux 
instincts  contraires,  il  se  forme  en  eux  un  projet  confus,  qui 
se  cache  à  leur  vue  dans  le  fond  de  leur  âme,  qui  les  porte 
à  tendre  au  repos  par  l'agitation  et  à  se  figurer  toujours 
que  la  satisfaction  qu'ils  n'ont  point  leur  arrivera  si,  en 
surmontant  quelques  difficultés  qu'ils  envisagent,  ils  peuvent 
s'ouvrir  par  là  la  porte  au  repos  (I,  50).  Cette  tendance 
au  repos  par  la  satisfaction,  c'est  l'aspiration  qui  pousse 
à  agir.  Pascal  ne  parle  pas  de  l'aspiration  qui  solHcite  à 


INTRODUCTION  29 

contempler,  et  qui  est  propre  aux  beaux -arts;  mais 
tacitement  il  en  constate  le  germe  en  signalant  la  ten- 
dance à  recouvrer  la  grandeur  perdue,  l'idéal.  Que  cet 
idéal  de  félicité  soit  réellement  une  grandeur  perdue, 
comme  il  le  croit  d'après  le  témoignage  de  la  Bible,  ou 
un  type  à  réaliser  dans  l'échelle  ascendante  de  la  vie, 
comme  le  peut  suggérer  l'audition  d'une  symphonie  de 
Beethoven  ou  la  contemplation  du  Parlhénon,  c'est  autre 
chose,  —  et  nous  n'avons  nul  besoin  de  choisir  entre  ces 
deux  hypothèses  pour  retenir  ce  qui  importe  à  notre 
recherche  présente.  De  quelque  façon  que  Pascal  ait  inter- 
prété la  révélation  spontanée,  en  dépit  de  sa  foi  acquise,  en 
dépit  même  de  sa  répugnance  à  ne  point  tout  devoir  à  la 
grâce,  il  doit,  bon  gré  mal  gré,  à  cette  révélation  le  divin 
malaise  dame,  la  prédisposition  morale  qui  est  le  plus 
essentiel  fondement  de  sa  foi  chrétienne.  La  révélation 
chrétienne  s'est  assimilé  la  révélation  spontanée  et  l'a  for- 
mulée de  manière  à  suffire  à  ce  grand  cœur;  elle  Ta  d'ail- 
leurs payée  d'ingratitude  :  elle  l'a  reniée.  Est-il  vraisem- 
blable que  le'pyrrhonisme  ait  eu  raison,  dans  Pascal,  d'une 
foi  si  profondément  établie?  N'était-elle  pas  indéracinable? 
Nous  pensons  que  Pascal  n'a  jamais  cessé  d'être  croyant, 
môme  à  son  insu,  dans  ses  crises  d'irrésolution,  comme  un 
homme  qui  se  noie  se  débat  dans  l'eau  qu'il  ne  peut  fuir. 
L'examen  de  sa  vie,  à  ce  point  de  vue,  confirmera  plus 
loin  les  indications  de  la  psychologie. 

VI 

Pascal,  par  ascétisme,  sinon  par  nature,  semble  indiffé- 
rent, dans  ses  Pensées,  aux  manifestations  du  beau.  S'il  y 
était  plus  sensible  ou  moins  hostile,  il  montrerait  sans 
doute  avec  plus  de  clarté  la  part  du  cœur  dans  la  révéla- 
tion du  divin.  Il  se  borne  à  l'affirmer,  et,  comme  le  divin 
pour  lui,  c'est  le  Dieu  du  christianisme,  il  ne  faut  pas 
s'étonner  que  la  foi  dans  l'Évangile  supplée  dans  son  ûme 
le  sentiment  du  beau,  qui  est  aussi  une  profession  de  foi 


30  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

religieuse.  Malheureusement  sa  croyance  jalouse,  ennemie 
de  la  raison,  au  lieu  d'en  être  le  sublime  auxiliaire  comme 
le  sens  esthétique,  s'est  appliquée  à  la  ruiner.  Mais  voyons 
jusqu'à  quel  point  son  génie  a  été  complice  de  sa  foi.  Exa- 
minons de  près  son   prétendu   scepticisme  et   cherchons 
quelle  prise  effeclive  le  doute  a  eue  sur  son  cerveau.  Nous 
remarquons  d'abord   que,  aussitôt  sorti  de  son  oratoire, 
dès  qu'il  redevient  géomètre  et  physicien,  il  revendique  la 
véracité  pour  les  propositions  initiales  des  sciences  exactes 
où  il  excelle,  —  il  les  reconnaît  et  les  déclare  indubitables, 
éminemment  certaines.  Cartésien  alors  sans  le  vouloir,  il 
en  trouve  l'inébranlable  assise  dans  la  conscience  môme,  à 
la  commune  racine  du  sentir  et  du  connaître,  à  cette  pro- 
fondeur intime   où  ces  deux  fonctions  psychiques  ne  se 
sont  pas  encore  différenciées;  où  ne  s'est  pas  encore  opérée 
entre  elles  la  division,  encore  inutile,  du  travail  moral;  où 
l'idée  s'identifie,  dans  l'acte  de  conscience,  à  l'affection 
sensible,  et  l'affirmation  au   concept  même  du  fait  ou  du 
rapport  affirmé,  sans  avoir  à  s'y  enchaîner  de  loin  par  les 
anneaux  du  raisonnement.  Dans  ce  domaine  privilégié  de 
l'intuition  l'on  ne  saurait  dire  si  l'on  pense  ou  si  l'on  sent  ; 
l'un  ne  se  distingue  pas  de  l'autre.  Aussi  Pascal  ne  craint- 
il  pas  d'appliquer  le  mot  cœur  à  l'intelligence  intuitive.  Le 
cœur  connaît  la  vérité  (I,  119).  —  Le  cœur  sent  qu'il  y  a 
trois  dimensions  dans   l'espace  (I,  119).    Pris   dans    cette 
acception  hardie,  c'est  le  cœur  qui  affirme  toutes  les  pro- 
positions fondamentales,  les  axiomes  de  la  géométrie  au 
môme    titre  que  les  principes  de  l'éthique;   le   concept 
intuitif  de  la  ligne  droite  relève  du  cœur  aussi  bien  que 
celui  de  l'obligation  morale.  De  là  vient  que  l'évidence  de 
ces  concepts  ne  peut  pas  plus  être  illusoire  que  les  affec- 
tions sensibles,  le  plaisir  ou  la  douleur,  la  joie  ou  la  peine, 
le  bleu  ou  le  noir,  le  doux  ou  l'amer.  On  doit  bien  à  la 
mémoire  de  Pascal  d'admettre  que,  môme  s'il  fût  né  avant 
l'ère  chrétienne,  il  n'eût  pas  manqué  de  ce  qu'on  nomme 
le  sens  moral,  qu'il  eût  trouvé  au  fond  de  sa  conscience 
l'aveu  des  droits  d'autrui  limitant  les  siens.  On  serait  donc 


INTRODUCTION  31 

tenté  de  s'étonner  qu'il  soit  si  jaloux  des  privilèges  de 
l'intuition  quand  il  s'agit  des  sciences  positives,  et  qu'il  en 
fasse  si  bon  marché,  qu'il  les  méconnaisse  à  plaisir,  quand 
il  s'agit  de  la  morale  et  de  la  politique  instituées  par  la 
raison.  Mais  cette  inconséquence  n'est  que  trop  aisée  à 
expliquer.  La  géométrie,  la  mécanique  et  la  physique  n'ont 
rien  à  attendre  de  la  religion  catholique;  leur  fondement 
est  ailleurs,  de  .sorte  que,  si  le  pyrrhonisme  les  atteignait, 
ces  sciences  seraient  irrémédiablement  infirmées  :  condam- 
nation trop  cruelle  pour  le  génie  de  Pascal,  fier  malgré  lui 
de  ses  découvertes  et,  quoi  qu'en  dise  sa  sœur,  de  l'admi- 
ration qu'elles  lui  conquièrent.  Il  n'en  est  pas  de  même  de 
l'éthique.  A  ses  yeux  les  fondements  rationnels  de  la  morale 
et  de  la  politique  peuvent  être  ébranlés  et  ruinés  sans  le 
moindre  inconvénient  et  même  avec  avantage.  La  religion 
catholique  est  là  pour  en  recueillir  les  débris,  pour  les 
restaurer  en  leur  communiquant  la  solidité  qu'elle  emprunte 
à  ses  propres  fondements  tout  divins.  Le  pyrrhonisme 
n'est  qu'un  bienfaisant  démolisseur,  car  l'édifice  est  rebâti 
désormais  inébranlable  par  le  Christ  et  les  apôtres;  le 
mortier  païen  ne  vaut  pas  le  sang  des  martyrs  pour  en 
cimenter  les  pierres.  Le  temple  de  Pallas  Athéné  ne  s'est 
effondré  que  pour  se  relever  éternel  et  plus  haut  dans  les 
cathédrales  de  l'Eglise  apostolique  et  romaine  où  la  cha- 
rité achève  la  justice  en  l'attendrissant.  Singulier  scepti- 
cisme, assurément  bien  inconnu  des  anciens,  que  ce  sacri- 
fice partiel  des  titres  de  la  pensée  humaine  en  retour  d'une 
révélation  divine,  livrant  au  cœur  les  plus  importantes 
vérités!  Ce  qu'il  y  a  d'héroïquement  désespéré  dans  le 
doute  absolu  de  Pyrrhon  fait  place  dans  Pascal  à  une 
réserve  intéressée  sur  un  point,  et  à  un  échange  léonin 
quant  au  reste.  Il  se  sert  du  pyrrhonisme  uniquement  pour 
le  besoin  de  la  cause  chrétienne,  comme  d'une  arme  dont 
le  tranchant,  inoffensif  pour  lui-même,  ne  menace  que  ses 
adversaires.  En  réalité,  il  ne  met  en  suspicion  ni  la  raison 
déductivc,  car  il  est  géomètre;  ni  la  raison  inductive,  car 
il   est  physicien;   ni  la   raison   intuitive    en   tant  qu'elle 


32  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

fournil  leurs  principes  à  ces  sciences  organisées  dont  le 
progrès  est  assuré.  Il  no  s'en  prend  qu'aux  disciplines 
encore  chaotiques,  non  encore  dignes  du  nom  de  sciences, 
dont  la  matière  est  la  plus  complexe  et  la  méthode  indé- 
terminée, c'est-à-dire  à  celles  qui  composent  l'éthique.  Il 
abuse  de  ce  qu'elles  sont  en  formation  pour  y  relever  des 
jugements  contradictoires  ou  flottants  et  pour  contester  à 
la  raison  humaine  sa  compétence  et  son  aptitude  parce 
que,  avant  de  saisir  son  objet,  elle  le  retourne  et  le  ta  te; 
comme  si,  même  dans  les  sciences  positives,  le  siège 
méthodique  de  la  vérité  n'avait  pas  été  précédé  de  raille 
assauts  désordonnés.  Son  scepticisme  réel  se  réduit  donc, 
en  fin  de  compte,  à  une  querelle  d'Allemand  faite  par  la 
foi  à  la  raison,  et  se  borne  à  constater  que  dans  les  sciences 
morales,  condamnées  par  leur  nature  même  à  n'être  systé- 
matisées que  les  dernières,  la  raison  se  contredit,  s'embar- 
rasse et  se  fourvoie  encore.  Pour  ce  motif  à  peine  spé- 
cieux il  suspecte,  en  tant  seulement  qu'elle  s'applique  à  ces 
sciences,  la  légitimité  de  ses  titres. 

Hâtons-nous  d'ajouter  que  la  bonne  foi  de  Pascal  n'est 
point  ici  en  cause.  Il  est  également  sincère,  soit  qu'il 
épouse  le  scepticisme  entier  de  Montaigne  pour  rabattre 
l'orgueil  de  la  raison  qui  prétend  se  suffire,  soit,  au  con- 
traire, qu'il  proclame  avec  partialité,  en  faveur  des  seules 
sciences  qu'il  pratique,  son  absolue  confiance  dans  les 
propositions  évidentes  et  les  données  premières  indéfinis- 
sables. Hors  du  domaine  des  sciences  positives,  l'unité  de 
doctrine,  loin  d'être  un  gage  de  bonne  foi,  est  toujours  à 
quelque  degré  artificielle;  les  contradictions  latentes  en 
sont  de  meilleurs  garants.  Aussi  bien,  chez  Pascal,  l'esprit 
scientifique  et  l'esprit  chrétien  ne  se  considèrent  point 
comme  solidaires.  Ils  le  sont  néanmoins,  bon  gré  mal  gré, 
à  leur  insu.  Sans  doute,  le  premier  n'apporte  pas  au  second 
l'appui  de  sa  sévère  critique  (ce  pourrait  être  un  mauvais 
service),  il  ne  discute  ni  le  dogme  ni  les  sources  sacrées, 
mais  il  prête  à  ces  données  l'infaillible  rigueur  de  sa 
logique  dans  les  conséquences  qu'il  en  tire,  sa  profondeur 


INTRODUCTION  33 

d'analyse  dans  rexamen  d'une  donnée  quelconque  une  fois 
admise,  et  sa  puissance  de  synthèse  dans  le  rapprochement 
des  rapports  les  plus  lointains  qu'il  y  découvre.  L'esprit 
chrétien  bénéficie  de  la  dialectique  serrée  de  l'esprit  scien- 
tifique, sans  se  croire  obligé,  d'ailleurs,  à  lui  rien  fournir 
en  retour;  il  en  serait,  à  vrai  dire,  bien  embarrassé. 

Le  scepticisme  de  Pascal,  en  ce  qui  touche  les  fonde- 
ments rationnels  de  la  connaissance,  est  donc  purement 
verbal  et  n'entame  en  rien  ses  convictions  réelles  de 
savant.  Et,  lors  même  qu'il  fût  parvenu  à  sacrifier  l'usage 
de  la  raison  comme  il  en  reniait  l'utilité,  il  n'en  eût  pas 
davantage  été  pyrrhonien;  la  foi  lui  fût  demeurée.  Or,  la 
foi  est,  à  ses  yeux,  l'inexpugnable  forteresse  de  la  connais- 
sance; il  s'y  cantonne  avec  une  entière  sécurité. 

VII 

Ainsi  Pascal  n'a  jamais  été,  à  proprement  parler,  pyrrho- 
nien, c'est-à-dire  dans  une  incertitude  absolue  de  ce  qui 
existe,  née  d'une  défiance  absolue  de  tous  les  témoignages 
que  l'homme  en  peut  avoir.  Nous  savons  que,  loin  de  là,  , 
son  doute  s'est  attaqué  uniquement  au  témoignage  des 
sens  et  de  la  raison,  qui  sont  les  armes  de  l'incrédulité 
religieuse,  mais  nullement  à  celui  du  cœur,  qui  est  le  siège 
de  la  foi.  Comme  d'ailleurs  il  n'a  cessé  d'expérimenter, 
d'induire,  et  de  déduire  avec  pleine  assurance  pour  son 
propre  compte,  on  en  peut  conclure  qu'il  n'a  réellement 
mis  en  suspicion  la  véracité  d'aucune  des  sources  de  con- 
naissance dont  l'homme  dispose.  Nous  avons  relevé  dans 
ses  Pensées  des  traces  de  religion  spontanée  qui  nous 
autorisent  à  admettre  en  lui  une  prédisposition  innée  à 
accepter  d'abord  sans  examen,  puis  à  n'examiner  qu'avec 
un  préjugé  favorable,  un  dogme  défini,  celui  qui  formule- 
rail  le  mieux  pour  lui  sa  religion  spontanée,  c'est-à-dire 
ses  asj)irations  vers  l'idéal  inaccessible  de  son  cœur  et  de 
son  intelligence.  Or  l'idéal  de  son  inteUigence,  ce  qui 
explique  à  la  fois  l'origine,  le  développement  et  la  fin  de 

SuLLV  Prudhomme.  3 


34  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

l'univers,  il  le  reconnaît  tout  d'abord  inaccessible.  S'il  y  a 
lin  Dieu ^  il  est  infiniment  incompréhensible...  (I,  149).  Nous 
sommes  incapables  de  connaître  ni  ce  qu'il  est,  ni  s'il  est 
(I,  149).  Il  faut  admirer  la  franchise  de  cette  déclaration  ou 
plutôt  la  profondeur  de  pensée  qui  la  lui  impose.  Ainsi, 
pour  lui,  la  preuve  de  l'existence  môme  de  Dieu  n'est  pas 
confiée  à  la  faculté  de  comprendre,  mais  à  celle  de  sentir, 
à  l'intuition  du  cœur,  en  un  mot  à  un  acte  de  foi.  C'est 
dans  cette  conviction  de  Pascal  qu'il  faut  chercher  la 
moralité  de  son  fameux  pari  proposé  aux  incrédules  pour  les 
amener  à  la  pratique  de  la  religion  catholique.  Nous  n'exa- 
minerons point  ici  ce  pari,  parce  que  nous  en  avons  fait 
l'objet  d'une  analyse  spéciale.  L'Évangile  n'exige  pas  du 
croyant  autre  chose  qu'un  acte  de  foi,  et  il  répond  parfai- 
tement à  l'idée  que  Pascal  se  faisait  des  limites  de  l'intelli- 
gence humaine.  Quant  à  l'idéal  de  son  cœur,  c'est  encore 
l'Évangile,  le  dogme  chrétien  qui  le  lui  fournit  en  lui  offrant 
une  solution  du  problème  moral  le  plus  rebelle  à  la  raison 
en  môme  temps  que  le  plus  intolérable  au  cœur,  à  savoir 
l'existence  du  mal  en  dépit  de  la  toute-puissance  de  Dieu 
qui  est  le  Bien  même.  Il  est  remarquable  que  la  question 
du  libre  arbitre  et  de  la  nécessité,  qui  est  le  fond  de  ce 
problème,  regardée  en  face  et  tranchée  avec  tant  d'audace 
par  son  contemporain  Spinoza,  semble  avoir  été  par  lui 
peu  approfondie,  presque  éludée.  On  ne  trouve  dans  ses 
Pensées,  dépositaires  des  plus  secrètes  angoisses  dé  sa 
conscience,  rien  qui  trahisse  un  trouble  sérieux  à  ce  sujet, 
une  gêne  anxieuse  dans  la  conciliation  de  la  grâce  et  de 
la  responsabilité.  Il  raille  les  jésuites  avec  une  assurance 
qui  étonne,  car,  s'il  est  facile  de  réduire  leur  doctrine  à 
l'absurde,  il  ne  le  serait  pas  moins  de  relever  les  inconsé- 
quences de  celle  qu'il  défend  au  nom  des  jansénistes.  Il 
aime  mieux  adopter  celle-ci  que  la  discuter.  Ce  n'est  pas 
sa  raison  qui  y  défère,  mais  elle  n'y  résiste  pas  non  plus, 
elle  ne  fait  que  d'insuffisantes  réserves.  //  ti' est  pas  bon,  dit- 
il  dans  ses  Pensées,  d'être  trop  libre.  Il  n'est  pas  bon 
d'avoir  toutes  les  nécessités  (II,  165).  Ce  juste  milieu  con- 


INTRODUCTION  3o 

vient  à  la  prudence  plus  qu'à  la  rigueur  de  son  esprit,  et 
n'est,  au  fond,  pas  plus  rationnel  que  la  doctrine  des 
jésuites  ni  que  celle  des  jansénistes,  tout  en  s'éloignant  de 
l'une  et  de  l'autre  également.  C'est  qu'il  ne  saurait  y  avoir 
de  compromis  entre  le  libre  arbitre  et  la  nécessité.  Pascal 
ne  veut  pas  en  convenir  avec  lui-même;  le  dogme  du  péché 
originel,  celui  de  la  chute,  celui  de  la  rédemption,  et  tous 
ceux  qui  en  découlent  lui  sont  trop  chers;  ils  s'accordent 
trop  bien  avec  la  conscience  invincible  que  l'homme  a  de 
sa  volonté  libre  et  responsable;  ils  expliquent  trop  bien  le 
sentiment  obscur  qu'il  a  de  sa  dignité  initiale  et  de  sa 
déchéance,  de  sa  grandeur  et  de  sa  misère  tout  ensemble. 
La  foi  est  précisément  là  pour  suppléer  à  l'impuissance  de 
la  raison,  pour  en  mater  et  en  endormir  les  révoltes;  sa 
fonction  même  consiste  à  faire  accepter  l'incompréhensible, 
le  divin.  Pascal  géomètre,  physicien,  ne  reconnaît  pas  à  la 
nature  le  droit  d'imposer  silence  à  la  raison;  Pascal  chré- 
tien s'incline  devant  les  défis  que  porte  à  celle-ci  la  divinité, 
qui  passe  la  nature.  //  n'y  a  rien  de  si  conforme  à  la  raison 
que  ce  désaveu  de  la  raison  il,  194).  C'est  elle-même,  en 
eiïet,  qui  déclare  Dieu  incompréhensible.  La  foi  n'infirme 
pas  non  plus  l'autorité  des  sens  :  La  foi  dit  bien  ce  que  les 
sens  ne  disent  pas ^  mais  non  pas  le  contraire  de  ce  qu'ils 
voient,  elle  est  au-dessus^  et  non  pas  contre  (I,  194).  Sans 
cela  le  fondement  des  sciences  expérimentales  serait 
ruiné,  ce  qui  répugne  instinctivement  au  savant  malgré  le 
peu  de  cas  qu'en  fait  le  chrétien.  Pascal  les  déclare  volon- 
tiers vaines,  mais  les  reconnaître  fausses,  jamais!  Il  dit 
excellemment  :  Deux  excès  :  exclure  la  raison,  n'admettre 
que  la  raison  (I,  194).  Voilà  bien  sa  pensée  de  derrière  la 
tête  (II,  124),  qui  n'est  ni  sceptique  ni  incrédule,  mais 
parfaitement  pondérée,  distinguant  ce  qui  est  intelligible 
do  ce  qui  ne  lest  pas,  assignant  leur  matière  aux  opéra- 
tions de  l'entendement,  et  la  leur  aux  actes  de  foi,  intui- 
tions de  la  vérité  par  le  cœur.  Tout  ce  qui  est  tenu  pour 
vrai,  bien  qu'échappant  à  la  démonstration,  est  matière 
de  foi  et  relève,  à  ce  titre,  de  la  fonction  mentale  du  cœur  : 


36  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

les  postulats  de  la  géométrie  aussi  bien  que  les  décrets  de 
la  conscience  morale,  aussi  bien  que  les  attributs  de  Dieu 
et  son  existence  même.  Tout  le  reste  est  matière  de  science 
et  relève  de  l'entendement  pur,  borné  dans  ses  prises  et 
dans  sa  portée.  Connaissons  donc  notre  portée;  nous 
sommes  quelque  chose  et  ne  sommes  pas  tout.  Ce  que  nous 
avons  d^être  nous  dérobe  la  connaissance  des  premiers  prin- 
cipes, qui  naissent  du  néant,  et  le  peu  que  nous  avons  d'être 
nous  cache  la  vue  de  l'infini...  Bornés  en  tout  genre,  cet 
état  qui  tient  le  milieu  ejitre  deux  extrêmes  se  trouve  en 
toutes  nos  impuissances  (I,  5). 


VIII 


Cette  division   capitale  du  champ  de  la  connaissance 
humaine  en  deux  parts,  l'une   religieuse,  l'autre  scienti- 
fique, Pascal  l'avait  reçue  de  son  père  avec  une  soumission 
facilitée  par  le  respect  filial  et  par  un  penchant  natif  à  la 
piété.  Sa  mère  n'avait  guère  pu  que  lui  faire  balbutier  le 
mot  Dieu,  car  elle  mourut  quand  il  n'avait  que  trois  ans, 
mais  son  père  la  suppléa  dans  la  première  éducation  reli- 
gieuse, si  aisément  acceptée  et  si  pénétrante.  Aussitôt  que 
l'éveil  étonnamment  précoce  de  la  raison  de  l'enfant  eût  pu 
menacer  les  assises  de  sa  croyance,  le  père  en  a  prévenu  le 
danger;  il  l'a  tout  de  suite  averti  que  le  savoir  a  deux  for- 
mules différentes,  deux  provinces  distinctes,  séparées  par 
une   muraille    infranchissable  :  le   dogme   catholique   et 
la   notion  rationnelle.   Dès  lors  la  curiosité  de   l'enfant, 
endormie  et  refrénée  du  côté  des  principes  transcendants, 
dont  il  n'était  guère   soucieux  encore,  s'est   portée  tout 
entière  du  côté  de  la  création.  Pourvu  qu'on  ne  l'empôchât 
pas  d'observer  la  nature,  de  chercher  pourquoi  et  comment 
son  assiette  résonnait  sous  son  couteau,  il  n'avait  aucun 
motif  de  se  refuser  à  faire  sa  prière.  Il  a  subi  la  puissance 
incalculable  de  l'habitude  qui  lui  joignait  les  mains  à  table 
pendant  le  bénédicité,  le  matin  et  le  soir  au  pied  de  son  lit. 


INTRODUCTION  37 

Cependant,  son  génie  s'affirmait  et  se  développait;  son 
père  lui  permit  de  lire  Euclide  (c'était  plus  sage  que  de  le 
lui  laisser  tout  entier  deviner)  et  bientôt,  émerveillé  de  ses 
progrès,  le  fit  assister  aux  réunions  hebdomadaires  de  ses 
savants  amis.  Il  est  bien  possible  et  même  probable  qu'à 
dater  de  cette  double  initiation,  l'Évangile  fut  lu  d'un 
regard  moins  arrêté,  les  sermons  furent  écoutés  d'une 
oreille  moins  attentive.  C'était  moins  du  refroidissement 
peut  être  que  de  la  distraction....  Comme  il  trouvait  dans 
cette  science  (la  géométrie)  la  vérité  qu'il  avait  si  ardem- 
ment cherchée,  il  en  était  si  satisfait  qu'il  y  mettait  son 
esprit  tout  entier...  (Mme  Périer.  I,  lxvii).  On  admettra 
sans  peine  aussi  que  les  inquiétudes  et  les  vagues  rêveries 
de  l'adolescence  aient  pu  contribuer  à  quelque  négligence 
des  pieuses  pratiques.  Toujours  est-il  que,  vers  l'âge  de 
vingt-quatre  ans,  il  y  eut  dans  l'âme  du  jeune  homme  un 
regain,  sinon  un  retour,  de  ferveur  religieuse  :  //  avait  été 
jusqu'alors,  dit  Mme  Périer,  préservé,  par  une  protection 
de  Dieu  particulière^  de  tous  les  vices  de  la  jeunesse,  et  ce 
qui  est  encore  plus  étrange  à  un  esprit  de  cette  trempe  et  de 
ce  caractère,  il  ne  s'était  jamais  porté  au  libertinage  pour 
ce  qui  regarde  la  religion,  ayant  toujours  boi^né  sa  curio- 
sité aux  choses  naturelles  (I,  lx).  Notons  qu'à  la  même 
époque,  à  vingt-trois  ans,  il  était  si  occupé  de  celles-ci 
qu'il  confirmait  l'expérience  de  Torricelli  par  ses  propres 
expériences;  c'est  la  date  de  sa  fameuse  expérience  du  vide 
sur  le  Puy-de-Dôme.  On  est  donc  autorisé  à  penser  que  la 
passion  religieuse  était  encore  assoupie  et  latente  en  lui. 
Mais  elle  y  couvait,  n'attendant  qu'un  signe  et  une  direc- 
tion pour  l'entraîner,  lorsqu'il  rencontra  les  deux  gentils- 
hommes, MM.  de  la  Bouteilleric  et  Deslandes,  au  chevet 
du  lit  de  son  père,  qui  s'était  démis  une  cuisse  en  tombant 
sur  la  glace.  Ce  furent  ces  pieux  personnages  qui  lui  mirent 
entre  les  mains  l'ouvrage  de  Jansénius  (Mme  Périer,  Vie  de 
sa  sœur  Jacqueline).  Dès  lors,  il  appartint  virtuellement  à 
Port-Royal.  L'explosion  de  sa  piété  fut  si  violente  que  dès 
ce  temps-là   il  renonça  à  toutes  les  autres  connaissances 


38  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

pour  s'appliquer  uniquement  à  Vunique  chose  que  Jésus- 
Christ  appelle  nécessaire  (Mme  Périer.  I,  lxviii).  Son  into- 
lérance, qui  était  la  puissance  môme  de  sa  logique  appli- 
quée à  la  conduite  du  croyant,  se  déclare  aussitôt  :  sa  sœur 
nous  l'apprend  dans  le  récit  d'une  anecdote  très  caractéris- 
tique. Mais  elle  a  bien  soin  d'assurer,  et  nous  la  croyons 
sans  peine,  que  Pascal  et  ses  amis  n'avaient  eu  en  cela 
aucun  dessein  de  lui  nuire  (il  s'agit  d'un  jeune  hérétique) 
ni  d'autre  vue  que  de  le  détromper  par  lui-même,  et  Vem- 
pêcher  de  séduire  les  jeunes  gens  qui  n  eussent  pas  été 
capables  de  discerner  le  vrai  d'avec  le  faux  dans  des  ques- 
tions si  subtiles  (Mme  Périer.  I,  lxx).  Tout  de  suite  aussi 
le  prosélytisme  s'enflamme  en  lui  ;  le  voilà  qui  convertit 
son  père  à  la  pratique  de  la  foi,  sa  sœur  Jacqueline  au 
renoncement  du  monde;  toute  la  maison  y  passe.  Il  est  déjà 
fort  malade  :  sa  santé,  altérée  dès  l'âge  de  dix-huit  ans,  est 
décidément  compromise;  il  éprouve  des  maux  de  tête  très 
violents.  C'est  à  cette  époque  qu'il  composa  la  Prière  pour 
demander  à  Dieu  le  bon  usage  des  maladies^  où  respire, 
non  pas  seulement  la  résignation  la  plus  entière,  mais  bien 
davantage  un  appel  ardent  à  la  douleur,  à  la  destruction 
de  ses  forces.  Si  j'ai  eu  le  cœur  plein  de  Paffection  du 
monde  pendant  qu'il  a  eu  quelque  vigueur,  anéantisse^  cette 
vigueur  pour  mon  salut...  (II,  224). 

Existe-t-il  une  corrélation  telle  entre  son  état  cérébral  et 
son  exaltation  religieuse  qu'il  faille  considérer  celle-ci 
comme  morbide?  Nous  ne  le  croyons  pas;  il  nous  paraît 
bien  délicat  de  décider  si  l'exercice  immodéré  d'une  intelli- 
gence saine  a  déterminé  les  maux  de  tête  ou  si  une  lésion 
cérébrale  préalable  a  déterminé,  au  contraire,  la  surexcita- 
tion mentale;  et,  môme  en  admettant  cette  dernière  inter- 
prétation, pourrait-on  fixer  avec  assurance  la  limite  qui 
sépare  la  surexcitation  mentale  de  la  maladie  mentale?  Une 
méditation  continûment  cohérente,  comme  était  la  sienne, 
exclut  tout  soupçon  d'insanité;  quant  aux  inconséquences 
qui  naissent,  dans  sa  pensée,  de  sa  double  qualité  de  savant 
et  de  croyant,  elles  s'expliquent  parfaitement  par  l'antago- 


INTRODUCTION  39 

nisme  latent,  qui  se  déclarera  plus  tard,  entre  son  génie 
scientifique  et  sa  religion  spontanée.  Sa  première  conver- 
sion n'a  été  qu'une  surprise,  l'explosion  et  le  triomphe  sou- 
dain d'une  tendance  jusqu'alors  balancée,  primée  par  une 
tendance  opposée  qui  tout  à  coup,  refoulée  à  son  tour, 
cédait  la  place  avant  môme  d'avoir  eu  à  combattre.  Mais 
celle-ci  n'était  pas  vaincue.  Le  premier  penchant  qui,  pro- 
bablement héréditaire,  constituait  chez  lui,  comme  chez 
un  grand  nombre  d'hommes,  la  religion  spontanée,  devait 
bientôt  entrer  en  conflit  dans  son  âme,  plus  que  dans  toute 
autre,  avec  une  tendance  intellectuelle  absolument  con- 
traire. L'humanité,  en  effet,  a  fourni  peu  de  cerveaux  com- 
parables au  sien  pour  le  besoin  de  clarté  et  de  certitude, 
pour  l'aptitude  à  l'analyse  qui  prépare  la  lumière  et  à  la 
démonstration  qui  la  dirige  et  la  concentre.  Il  était,  par 
suite,  inévitable  que  la  rencontre  fût  orageuse  et  la  lutte 
tragique  entre  son  instinct  de  vénération  devant  l'abîme  où 
s'enfonce  et  se  voile  l'éternel  principe  du  monde  phéno- 
ménal, et  sa  soif  d'évidence,  sa  curiosité  de  savant  qui  le 
poussait  à  tout  éclaircir  sans  limiter  d'avance  la  carrière 
et  l'audace  de  sa  pensée,  à  affronter  l'inconnu  sans  égard 
à  la  majesté  du  mystère.  Il  lui  avait  été  bien  plus  facile  de 
renoncer  tout  d'abord  à  examiner  l'objet  de  son  aveugle 
foi,  qu'il  ne  lui  fut  ensuite  aisé  d'en  interdire  le  regard  à 
son  intelligence  après  le  lui  avoir  laissé  tâter  dans  les 
ténèbres.  Il  y  a  des  gens  qui  rC  ont  pas  le  pouvoir  de  s'em- 
pêcher de  songer  et  qui  songent  d'autant  plus  qu'ion  l'aura 
défendu  (II,  153).  Pensait-il  à  lui-môme   en  écrivant  cela? 
En  tout  cas,  cette  observation  semble  bien  lui  être  appli- 
cable. Peut-être  s'est-il  efforcé  tout  d'abord  de  maintenir 
la  barrière  qui  séparait  sa  foi  de  sa  raison,  son  credo  de 
ses  méthodes  scientifiques.  Mais  comment  y  eût-il  réussi? 
L'invasion  de  la  critique  dans  la  croyance  était  fatale.  Ce 
n'est  pas  du  premier  coup  que  le  croyant  obtint  l'abdica- 
tion du  penseur.  Écoutez  le  douloureux  gémissement  du 
vaincu  qui  ne  se  rend  pas  encore  :  ...  Mais  voyant  trop 
pour  nier  et  trop  peu  pour  m'assurer^  je  suis  dans  un  état 


40  LA  VRAIE  RELIGION   SELON  PASCAL 

à  plaindre  et  où  j'ai  souhaité  cent  fois  que,  si  un  Dieu  la 
soutient  (la  nature),  elle  le  marquât  sans  équivoque,  et  que, 
si  les  marques  qu'elle  en  donne  sont  trompeuses,  elle  les 
supprimât  tout  à  fait,  qu'elle  dit  tout  ou  rien,  afin  que  je 
visse  quel  parti  je  dois  suivre;  au  lieu  qu'en  l'état  où  je 
suis,  ignorant  ce  que  je  suis  et  ce  que  je  dois  faire,  je  ne 
connais  ni  ma  condition  ni  mon  devoir;  mon  cœur  tend  tout 
entier  à  connaUre  oii  est  le  vrai  bien  pour  le  suivre,  rien  ne 
me  serait  trop  cher  pour  Véternité  (1, 197).  A  quelle  époque 
cette  crise  succéda-t-elle  dans  l'âme  de  Pascal  à  la  fou- 
gueuse ferveur  qui,  vers  sa  vingt-quatrième  année,  y  avait 
signalé  l'irruption  de  la  foi  zélée,  agressive  même,  sup- 
plantant tout  à  coup  la  foi  sommeillante?  Il  n'est  guère 
possible  de  le  préciser. 

La  transformation  des  états  moraux  s'opère  le  plus  sou- 
vent sans  secousses,  insensiblement,  soit  par  l'action 
sourde  et  constante  d'un  nouveau  genre  de  vie,  soit  par  le 
retour  furtif  de  l'habitude  ancienne  violemment  aban- 
donnée, ce  qui  est,  sans  doute,  la  manière  dont  s'est 
refroidie  l'ardeur  de  sa  première  conversion.  Mais  rien  ne 
nous  permet  de  supposer  que  ce  refroidissement  soit 
jamais  allé  jusqu'à  l'indifférence.  L'inquiétude  intellec- 
tuelle, un  moment  paralysée,  se  réveillait  peu  à  peu  et  ne 
tarda  pas  à  troubler  la  sécurité  de  la  foi  victorieuse.  Celle- 
ci  tint  bon,  et,  si  l'équilibre  s'établit  entre  elle  et  la  raison, 
ce  ne  fut  pas  le  repos,  pas  même  une  paix  armée,  mais, 
tout  au  contraire,  le  travail  interne  d'une  lutte  égale,  le 
corps-à-corps  de  deux  athlètes.  Rien  ne  diffère  davantage 
du  scepticisme  que  cette  angoisse  fiévreuse  et  militante  où 
le  doute,  loin  d'être  un  oreiller,  est  un  aiguillon.  A  vrai 
dire,  il  n'y  avait  pas  doute  dans  l'âme  de  Pascal,  mais 
combat.  Il  ne  s'agissait  pas  pour  lui  de  décider  si  Dieu 
existe,  le  cœur  le  lui  affirmait;  ni  si  les  livres  sacrés  sont 
véridiques,  l'idée  ne  lui  est  même  pas  venue  d'employer  sa 
puissante  critique  à  en  discuter  l'authenticité.  Il  ne  se 
demandait  pas  davantage  si  l'instrument  de  sa  torture,  la 
raison,  est  solide  ou  vacillant.  Ah!  que  Montaigne  devait 


INTRODUCTION  41 

lui  paraître  heureux  de  pouvoir  ne  s'y  pas  confier!  Tout 
en  méprisant  le  scepticisme  indolent  de  ce  sybarite  de  la 
pensée,  il  se  complaisait  à  en  compter  les  oscillations, 
comme  s'il  y  eût  rêvé  pour  son  tourment  héroïque  un  ber- 
ceau défendu.  Il  n'avait  pas  encore,  durant  cette  doulou- 
reuse agonie,  sommé  sa  raison  de  rendre  les  armes  à  sa  foi 
et  de  s'avouer  impuissante  et  traîtresse.  Il  cessait  de  la 
dédaigner  comme  il  l'avait  fait  au  début  de  cette  conver- 
sion juvénile;  ill'exerçait  de  nouveau,  avec  assurance,  aux 
spéculations  les  plus  hautes,  dans  les  heures  de  répit  que 
lui  accordait  sa  misérable  santé,  parfois  même  pour  oublier 
son  mal.  Il  lui  restitua  enfin  la  prédominance  dans  sa  vie 
morale,  mais  la  foi,  au  lieu  de  s'endormir  en  lui,  de  retom- 
ber dans  sa  première  quiétude,  ne  se  résigna  point  à  une 
tiédeur  qui  n'était  pas  pour  elle  une  défaite;  elle  veilla  tou- 
jours comme  un  instinct,  comme  la  soif,  que  le  bruit, 
l'application  peut  faire  oublier  ou  combattre,  mais  sans 
nullement  l'éteindre.  Cette  soif  de  Dieu  allait  bientôt  crier 
au  milieu  des  agitations  du  monde  et  des  travaux  de  la 
science.  Nous  approchons  du  moment  décisif  où  une  étin- 
celle mettra  le  feu  à  la  mine,  où  le  chrétien  aura  reconquis 
tous  ses  droits  sur  le  penseur.  Nous  sommes  en  1654  :  // 
s'ouvrit  à  moi,  écrivait  Jacqueline  à  Mme  Périer,  d'une 
manière  qui  me  fit  pitié  en  avouant  qu'au  milieu  de  ses 
occupations  qui  étaient  grandes,  et  parmi  toutes  les  choses 
qui  pouvaient  contribuer  à  lui  faire  aimer  le  monde  et  aux- 
quelles on  avait  raison  de  le  croire  fort  attaché,  il  était 
de  telle  sorte  sollicité  à  quitter  tout  cela  et  par  une  aver- 
sion extrême  qu'il  avait  des  folies  et  des  amusements  du 
monde,  et  par  le  reproche  continuel  que  lui  faisait  sa  cons- 
cience, qu'il  se  trouvait  détaché  de  toutes  choses  à  un  point 
oii  il  ne  l'avait  jamais  été..,  (II,  319). 

IX 

C'est  dans  sa  trente  et  unième  année,  à  l'âge  où  Des- 
carles  estime  que  la  maturité  de  l'esprit  est  complète  et  où 


42  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

il  avait  pris  pleine  confiance  dans  sa  raison,  que  Pascal, 
au  contraire,  abdiquant  la  souveraineté  de  la  sienne,  opère 
sa  conversion  définitive.  Cette  conversion,  ne  Toublions 
pas,  n'est  point  un  retour  à  la  foi,  car,  à  vrai  dire,  il  ne 
l'avait  pas  perdue,  il  la  possédait  à  l'état  latent,  incons- 
cient, non  encore  contrôlée  par  un  examen  approfondi  de 
la  religion  catholique,  mais  telle  que  son  père  la  lui  avait 
imposée  et  insinuée  dès  sa  première  enfance  avec  le  con- 
cours de  ses  dispositions  innées.  Il  est  possible,  et  même 
fort  probable,  que  la  fréquentation  de  la  haute  société,  où 
il  brillait  alors  par  sa  réputation  et  par  ses  aptitudes  émi- 
nentes  et  où  il  rencontrait  des  esprits  libertins,  avait  trou- 
blé la  sécurité  première  de  ses  croyances.  Mais  il  avait  con- 
servé intact  l'essentiel  de  son  credo,  la  foi  dans  l'existence 
d'un  Dieu  unique,  dans  l'immortalité  de  l'âme,  dans  la 
révélation,  dans  la  mission  rédemptrice  du  Christ,  dans 
l'authenticité  des  Livres  Saints,  fondement  de  ces  dogmes 
capitaux.  Sa  conversion  ne  fut  qu'un  retour  à  l'exercice  de 
la  piété,  retour  fatalement  déterminé  par  le  fond  mystique 
de  son  âme,  mais  sans  doute  précipité  par  la  commotion 
cérébrale  qu'il  ressentit  au  pont  de  Neuilly,  dans  l'accident 
de  carrosse  dont  le  curé  de  Chambourcy  nous  a  transmis 
la  relation.  Il  est  permis  de  regarder  comme  une  suite  de 
cet  accident  l'hallucination  dont  l'abbé  Boileau,  dans  une 
de  ses  lettres,  raconte  que  Pascal,  vers  cette  époque,  était 
affligé  :  il  croyait  toujours  voir  un  abîme  à  son  côté  gauche. 
Quoi  qu'il  en  soit,  ces  troubles  morbides,  tout  accidentels, 
n'avaient  nullement  altéré  ses  facultés  intellectuelles  quand 
il  subit,  pendant  la  nuit  du  23  novembre  1054,  la  crise  déci- 
sive de  son  renouvellement  religieux.  Ce  n'est  pas  un  fou, 
certes,  mais  un  chrétien  en  pleine  possession  de  son  esprit 
qui  entra  dans  cette  communication  extraordinaire  avec 
l'objet  de  son  culte,  car,  deux  ans  après,  ce  même  homme 
écrivait  les  Provinciales,  dont  la  composition  est  aussi 
solide  que  le  style  en  est  merveilleux.  Les  phases  de  cette 
crise  morale  sont  marquées  sommairement  comme  par  des 
signes  mnémoniques,  entièrement  intelligibles  à  celui-là 


INTRODUCTION  43 

seul  qui  les  a  traversées,  dans  l'écrit  qu'on  trouva  dans  son 
habit  après  sa  mort,  et  que  publia  pour  la  première  fois 
Condorcct.  Il  ressort  de  ces  brèves  indications  que,  cette 
nuit-là,  Pascal  a  directement  senti  (I,  cvi)  l'existence  de 
Dieu,  du  Dieu  d'Abraham ,  d'Isaac  et  de  Jacob  (I,  cvi) , 
par  une  ardente  et  irrésistible  invasion  de  la  foi  dans  son 
Ame;  que  cette  intuition  de  la  vérité  souveraine  lui  a  pro- 
curé une  absolue  certitude  (I ,  cvi)  et  une  paix  (I ,  cvi) , 
délicieuse;  que  le  Dieu  de  Jésus-Christ  (I,  cvi)  s'est,  par 
une  intime  révélation,  déclaré  son  Dieu;  que  l'adoration  de 
ce  Dieu,  désormais  exclusive,  a  définitivement  supplanté 
dans  son  cœur  le  souci  du  monde  et  de  tout  (I,  cvi),  et  que 
ce  Dieu  ne  se  trouve  que  par  les  voies  enseignées  dans 
l'Évangile  (I,  cvi).  Dès  lors  il  a  pris  conscience  de  la  gi-an- 
deur  de  l'âme  humaine  (I,  cvii),  à  qui  Dieu  se  communique. 
Il  en  éprouve  un  attendrissement  ineffable  :  Joie,  joie ^joie^ 
pleurs  de  joie  (1,  cvii).  Mais  il  tremble  soudain  que  Dieu  ne 
le  quitte  comme  il  l'a  déjà  fait  :  Que  je  n'en  sois  pas  séparé 
éternellementl  (I,  cvii.)  —  //  ne  se  conserve  que  par  les 
voies  enseignées  dans  l'Evangile  [l,  cvii).  Il  voit  clairement 
que  la  vie  éternelle  consiste  dans  la  connaissance  du  seul 
vrai  Dieu  et  de  Jésus-Christ.  L'Évangile  l'y  conduira  sous 
la  tutelle  de  l'Église.  Il  abdique  toute  sa  volonté  entre  les 
mains  de  son  directeur.  Il  renonce  entièrement  aux  attaches 
terrestres,  et  cette  renonciation  totale  est  douce  (I,  cvii);  il 
en  savoure  profondément  la  douceur  dans  une  soumission 
totale  à  Jésus-Christ  et  à  son  directeur  (I,  cvii).  Les 
épreuves  de  la  vie  passagère  s'effacent  à  ses  yeux  devant 
l'éternité  bienheureuse  qu'elles  promettent.  Eternellement 
en  joie  pour  un  jour  d'exercice  sur  la  terre  (I,  cvii). 

On  devine,  sans  l'oser  traduire,  ce  colloque  sublime  entre 
une  grande  âme,  d'une  aspiration  sans  bornes,  et  l'objet 
suprême  de  ses  désirs  qui  répond  à  ses  appels  par  un  verbe 
ignoré  de  l'oreille,  mais  parfaitement  distinct  pour  le  cœur. 
L'accent  de  cet  entretien  extatique  a  sans  doute  différé 
peu  de  celui  qui  anime,  dans  la  seconde  partie  du  morceau 
intitulé  le  Mystère  de  Jésus,  le  pénétrant  dialogue  dont  les 


44  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

dernières  paroles  :  Seigneur,  je  vous  donne  tout  (II,  208), 
sont  d'un  abandon  si  simple  et  si  passionné.  La  critique  de 
ce  phénomène  mental  ne  saurait  être,  selon  nous,  trop 
circonspecte  ni  trop  respectueuse.  Il  est  loisible  au  phy- 
siologiste d'y  voir  un  détraquement  accidentel  des  fonc- 
tions du  cerveau,  mais  il  n'est  pas  moins  permis  au  psy- 
chologue d'y  reconnaître,  au  contraire,  le  rétablissement 
normal  d'une  paix  intérieure  troublée  pendant  huit  ans 
par  un  conflit  de  penchants  et  d'aptitudes  opposés,  le 
triomphe  définitif  d'une  tendance  religieuse,  innée  et  pré- 
dominante, sur  une  curiosité  scientifique  armée  de  génie, 
le  dénoûment  régulier  d'un  drame  moral  dont  une  des  plus 
nobles  consciences  humaines  a  fourni  le  théâtre  et  les  péri- 
péties. 

X 

En  dernière  analyse,  tout  ce  qu'il  y  a  d'énigmatique,  au 
premier  abord,  dans  la  vie  morale  de  Pascal,  telle  que  ses 
écrits  la  révèlent,  nous  semble  s'expHquer  naturellement 
par  ce  qu'on  sait  touchant  l'origine,  la  singulière  énergie, 
et  l'antagonisme  de  ses  penchants  etde  ses  aptitudes  innés, 
par  les  différents  milieux  qui  les  ont  favorisés,  enfin  par 
l'influence  de  son  état  maladif  sur  sa  pensée.  Pascal  est  né 
avec  un  fonds  de  religion  spontanée  et  de  mysticisme 
héréditaire  et  sans  doute  accumulé,  car  sa  ferveur  reli- 
gieuse passait  de  beaucoup  la  piété  de  son  père,  enclin, 
quoique  savant,  à  croire  au  surnaturel;  sa  mère  était  sans 
doute  pieuse  aussi.  Il  est  né,  d'autre  part,  avec  des  facultés 
intellectuelles  tout  opposées  à  son  penchant  religieux,  avec 
un  génie  scientifique  également  héréditaire  et  supérieur  à 
celui  de  son  père.  Il  était  doué  d'une  sensibilité  à  la  fois 
délicate  et  fière,  vive  et  concentrée,  qui,  dans  le  domaine 
de  la  religion  comme  dans  celui  de  la  science,  a  régi  son 
activité.  Les  moteurs  passionnels  de  celle-ci  furent,  en 
outre,  surexcités  par  une  maladie  obscure  qui,  procédant 
du  cerveau,  intéressait  à  coup  sûr  le  système  nerveux,  et 


INTRODUCTION  45 

qui  le  tourmentait  depuis  l'âge  de  dix-huit  ans.  Il  devint 
mélancolique  sans  perdre  de  sa  fougue.  La  logique  de  son 
esprit  n'en  fut  point  altérée,  car  il  fît  des  découvertes  admi- 
rables en  mathématiques  pendant  toute  sa  carrière  jus- 
qu'au moment  où  son  mal  atteignit  la  racine  même  de  sa 
volonté,  sa  puissance  de  réflexion.  Mais  dans  l'ordre  des 
spéculations  religieuses,  où  la  raison  a  moins  de  part  que 
la  foi,  où  la  passion  s'associe  aisément  à  la  croyance,  son 
zèle  ne  fît,  en  s'assombrissant,  qu'exalter  sa  méditation. 
Tandis  qu'en  lui  le  penseur  savant  avait  atteint  à  l'apogée 
de  sa  force,  le  penseur  chrétien  sentait  se  décupler  la 
sienne,  si  bien  qu'un  jour  l'équilibre  instable  où  les  apti- 
tudes du  premier  tenaient  en  échec  et  balançaient  le  pen- 
chant mystique  du  second  se  rompit  au  profit  de  celui-ci. 
La  vie  morale  de  Pascal  se  divise  en  cinq  périodes  nette- 
ment distinctes,  dont  chacune  a  rencontré  pour  se  déve- 
lopper des  conditions  particulièrement  propices.  Pendant 
sa  première  enfance  jusqu'au  moment  où  l'attrait  de  la 
géométrie  s'accentua  chez  lui  au  point  de  devenir  irrésis- 
tible, il  trouva  dans  son  père,  qui  fut  son  seul  maître,  toute 
la  complaisance  désirable  pour  satisfaire  sa  curiosité  géné- 
rale et  exercer  son  intelligence  par  d'ingénieuses  leçons  de 
choses  et  une  saine  culture  littéraire  :  c'est  uniquement 
pour  ne  lui  susciter  aucune  distraction  à  l'étude  des 
langues  qu'il  lui  dissimula  d'abord  l'existence  des  mathé- 
matiques et  lui  en  refusa  l'initiation.  Il  donna  d'ailleurs 
complète  satisfaction  à  son  tempérament  mystique  en  lui 
enseignant  le  dogme  et  la  pratique  du  catholicisme.  Vers 
sa  douzième  année,  sa  curiosité  de  la  physique,  mais  sur- 
tout des  mathématiques,  se  déclare  impérieuse,  et  l'on  se 
rappelle  dans  quelles  circonstances  Etienne  Pascal  lui  mit 
les  Eléments  d'Euclide  entre  les  mains.  Mais  aussitôt  (s'il 
ne  l'avait  déjà  fait),  il  sauvegarda  en  lui  le  dépôt  sacré  de 
l'enseignement  religieux,  en  séparant  celui-ci  par  une  bar- 
rière infranchissable  de  la  sphère  des  sciences  positives. 
Jusqu'à  l'âge  de  vingt-trois  ans,  le  jeune  Biaise  prit  Ihabi- 
tude  de  respecter  cette  démarcation,  et  se  livra  exclusive- 


46  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

ment  et  en  toute  liberté  à  sa  passion  pour  la  physique  et  les 
mathématiques.  Il  est  permis  de  supposer  que  cette  longue 
habitude  marqua  d'un  pli  profond,  peut-être  ineflaçable, 
sa  façon  d'envisager  l'inconnu;  il  le  scinda  en  deux  parts 
telles  que  chacune  d'elles  ressortissait  à  une  fonction  men- 
tale toute  spéciale,  ayant  sa  compétence  propre,  l'une 
vouée  à  la  connaissance  du  Créateur,  l'autre  affectée  à  celle 
de  la  création.  Ainsi  l'authenticité  des  Livres  Saints  a  pu, 
dans  son  esprit,  récuser  la  critique  scientifique,  et  la  nature 
s'accommoder  du  miracle.  La  révélation  et  la  science  ont  pu 
être,  à  ses  yeux,  deux  sources  de  vérité  dont  les  flots  ont 
deux  lits  distincts,"  qu'il  est  impossible  et  d'ailleurs  inutile 
de  mettre  en  communication.  C'est  dans  cette  période  que 
sa  santé,  atteinte  déjà  par  l'excès  du  travail,  s'altéra  déci- 
dément. A  partir  de  sa  vingt-troisième  année  une  période 
nouvelle  commence  pour  sa  vie  morale.  Il  semble  d'abord 
que  le  mysticisme  y  fasse  une  irruption  triomphante,  mais 
nous  avons  vu  que  bientôt  le  commerce  plus  étendu  et 
plus  constant  avec  le  monde  a  dissous  peu  à  peu  le  rigo- 
risme de  sa  piété.  La  solidité  de  sa  foi  a  pu  même  être 
ébranlée  par  le  contact  d'une  société  de  jeunes  gens 
libertins  d'esprit  et  de  mœurs  où  l'avait  poussé  le 
besoin  de  diversion  à  ses  travaux  qui  l'énervaient.  C'est 
la  période  de  la  lutte  aiguë  entre  son  tempérament  de 
mystique  et  son  tempérament  de  savant.  Le  premier, 
favorisé  par  une  maladie  qui  lui  refusait  les  joies  du 
cœur  sur  la  terre,  devait  fatalement  l'emporter  sur  le 
second.  Il  appartint  désormais  sans  partage  à  l'ascétisme 
janséniste  ;  son  entraînement  vers  la  religion  ne  rencontra 
plus  de  contrepoids.  Mais  sa  piété,  quelles  qu'en  aient  pu 
être  les  oscillations  dans  son  âme,  n'y  a  pas  un  moment 
cessé  de  tendre  à  la  stabilité  sous  la  loi  d'un  indéracinable 
instinct.  Le  pyrrhonisme  proprement  dit,  pas  plus  que 
l'indifférence,  ne  nous  semble  avoir  pu  supplanter  en  lui, 
un  seul  instant,  dans  le  cours  entier  de  sa  vie  morale,  la 
foi  du  chrétien  ni  la  certitude  du  savant. 

Nous  ne  saurions  donc  voir  dans  Pascal   le  martyr  du 


INTRODUCTION  47 

doute  que  nous  présente  une  légende  fort  accréditée.  Bien 
que  la  poésie  y  puisse  perdre,  il  nous  apparaît  simple- 
ment comme  un  génie  scientifique  de  la  plus  haute  volée, 
engagé  dans  une  ûme  religieuse  au  suprême  degré,  tant 
par  nature  que  par  éducation,  dont  le  mysticisme  fut  exas- 
péré, dans  le  milieu  le  plus  propre  à  le  nourrir,  par  les 
suites  cérébrales  d'une  longue  et  cruelle  maladie. 


PREMIÈRE  PARTIE 

PREUVES     PSYCHOLOGIQUES    ET     HISTORIQUES 
DU     CHRISTIANISME 


SULLV  Pri'dhommc. 


LIVRE   I 

PREUVES   PSYCHOLOGIQUES 
DU    CHRISTIANISME 


CHAPITRE   PREMIER 

ISOLEMENT  DE  L'hOMME  DANS  l'ABIME  INFINI.  —  SON  ASPIRATION 
INMNCIBLE,  FONCIÈRE  AU  BONHEUR.  —  DÉFINITION  ET  CONDITION 
DU    VRAI   BIEN. 

Il  nous  importe  de  préciser  l'objet  de  notre  entreprise. 
Un  corps  de  doctrine  estdit  simplement  logique  si  les  juge- 
ments dont  il  est  composé  s'enchaînent  par  des  raisonne- 
ments d'une  justesse  irréprochable,  que  d'ailleurs  soient 
vraies  ou  fausses  les  données  initiales  (concrètes  ou 
abstraites),  point  de  départ  des  déductions  et  des  induc- 
tions. Un  corps  de  doctrine  est  dit  rationnel  quand  tout 
son  ensemble,  y  compris  ses  données  initiales,  est  incon- 
testable. Cette  distinction  établie,  notre  objet  est  avant 
tout  de  dégager  le  lien  logique  des  Pensées  religieuses 
de  Pascal  et  subsidiairement  d'en  apprécier  la  valeur 
rationnelle.  Cette  valeur,  nous  le  verrons,  est  relative;  elle 
«st  limitée  par  l'abîme  qui  sépare  l'intelligence  humaine 
de  l'essence  et  de  l'œuvre  divines  et  que  Pascal  a  sondé 
lui-même. 

Nous  allons  donc  constituer  l'ordre  purement  logique  des 
dites  Pensées.  Or  le  début  qui  s'impose  à  cette  constitution 
est  évidemment  le  premier  regard  que  l'homme  porte  autour 
de  lui  sur  l'univers  où  il  se  voit  isolé.  N'est-ce  pas  là  le 


52  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

début  le  plus  naturel?  C'est,  en  effet,  pour  se  rassurer 
qu'il  interroge  les  religions.  S'il  n'éprouvait  aucune  alarme 
au  sujet  de  sa  destinée,  s'il  ne  se  sentait  en  rien  menacé, 
il  n'aurait  aucun  motif  de  sortir  de  sa  quiétude  et  de 
s'adresser  au  christianisme.  Que  la  terreur  éprouvée  par 
Pascal  lui-même  soit  normale  ou  excessive,  ou  même  mor- 
bide, en  tout  cas,  il  la  ressent,  et  dès  lors  le  branle  est 
donné  à  sa  méditation  et  communiqué,  dans  un  ordre 
logique,  à  ses  pensées. 

En  voyant  l'aveuglement  et  la  misère  de  l'homme,  en 
regardant  tout  l'imivers  muet,  et  l'homme  sans  lumière, 
abandonné  à  lui-même,  et  comme  égaré  dans  ce  recoin  de 
Vimivers,  sans  savoir  qui  Vy  a  mis,  ce  qu^ily  est  venu  faire, 
ce  qu'il  deviendra  en  mourant,  incapable  de  toute  connais- 
sance, j'entre  en  effroi  comme  un  homme  qu'on  aurait  porté 
endormi  dans  une  île  déserte  et  effroyable,  et  qui  s'éveil- 
lerait sans  connaître  oii  il  est,  et  sans  moyen  d'en  sortir. 
Et  sur  cela  j'admire  comment  on  n'entre  point  en  désespoir 
d'un  si  misérable  état  (I,  175). 

Car,  enfin,  qu'est-ce  que  V homme  dans  la  nature?  Un 
néant  à  l'égard  de  Vinfini,  un  tout  à  l'égard  du  néant,  un 
milieu  entre  rien  et  tout  Infiniment  éloigné  de  comprendre 
les  extrêmes,  la  fin  des  choses  et  leur  principe  sont  pour 
lui  invinciblement  cachés  dans  un  secret  impénétrable;  éga- 
lement incapable  de  voir  le  néant  d'oii  il  est  tiré,  et  l'infini 
où  il  est  englouti  (I,  3). 

Qu'on  s'imagine  un  nombre  d'hommes  dans  les  chaînes^ 
et  tous  condamnés  à  la  mort,  dont  les  uns  étant  chaque  jour 
égorgés  à  la  vue  des  autres,  ceux  qui  restent  voient  leur 
propre  condition  dans  celle  de  leurs  semblables,  et,  se  regar- 
dant les  uns  les  autres  avec  douleur  et  sans  espérance, 
attendent  leur  tour  :  c'est  l'image  de  la  condition  des 
hommes  (I,  54). 

Telle  en  serait  l'image,  en  effet,  si  Pascal  n'omettait  un 
point  capital,  à  savoir  qu'il  entre  dans  leur  condition  nor- 
male de  n'en  pas  sentir  l'horreur  et  que  lui  seul  peut-être 
il  en  est  réellement  frappé  d'épouvante. 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  CHRISTIANISME  53 
On  est  tenté  de  se  demander  s'il  est  opportun  de  leur  en 
donner  conscience,  si  c'est  leur  rendre  service.  Mais  la 
question  est  sans  intérêt,  parce  qu'il  est  tout  à  fait  impos- 
sible de  leur  communiquer  ce  sentiment,  ou  du  moins  de 
l'imprimer  durablement  en  eux.  Pascal  l'éprouve  au  con- 
traire avec  une  netteté  et  une  profondeur  saisissantes;  il  est 
évident  que  toute  l'éloquence  des  paroles  citées  plus  haut 
est  faite  de  sa  réelle  terreur,  est  arrachée  à  ses  entrailles  : 
Le  silence  étemel  de  ces  espaces  infinis  m'effraie  (II,  153), 
Ce  cri,  personne  peut-être  ne  l'avait  poussé  avant  lui. 
Le  tremblement  devant  l'infini  est  anormal  chez  l'homme, 
la  nature  le  lui  a  épargné.  La  surface  de  la  terre  est  pro- 
portionnée à  sa  taille,  il  s'y  sent  largement  et  solidement 
soutenu;  la  ligne  extrême  de  l'horizon  est  lointaine,  mais 
toujours  présente,  et  un  beau  pavillon  d'azur  ou  de  velours 
noir  semé  de  points  d'or  voile  à  merveille  le  gouffre  infini 
où  la  planète  est  abîmée.  A  proprement  parler,  elle  n'est 
pas  du  tout  abîmée  dans  un  gouffre;  elle  ne  peut  tomber 
que  sur  ce  qui  l'attire  et  ce  n'est  pas  le  vide,  c'est  un  astre 
fécondant  qui  l'attire;  et  fût-elle  seule  dans  l'espace,  elle 
n'en  serait  que  mieux  assise,  elle  n'aurait  plus  même  à 
redouter  son  rapprochement  progressif  du  soleil.  Ainsi, 
d'une  part,  l'ignorance  procure  à  l'homme  l'illusion  que  la 
terre  est  stable  et  le  ciel  limité;  d'autre  part,  la  science, 
en  môme  temps  qu'elle  lui  révèle  l'infinité  de  l'espace,  lui 
Ole  tout  motif  de  s'y  croire  précipité  et  perdu;  il  n'y  des- 
cend pas  plus  qu'il  n'y  monte,  et  le  heu  qu'il  y  occupe  en 
est  aussi  bien  le  centre  que  tout  autre  point.  Pascal  même 
le  lui  dit  :  C'est  une  sphère  infinie  dont  le  centre  est  par- 
tout^ la  circonférence  nulle  part  (I,  1),  et  il  lui  enseigne, 
en  outre,  qu'il  n'est  ni  grand  ni  petit,  mais  simplement 
milieu  entre  l'infinité  de  grandeur  et  celle  de  petitesse, 
entre  rien  et  tout,  car  qui  n' admirera  que  notre  corps,  qui 
tantôt  n  était  pas  perceptible  dans  l'univers,  imperceptible 
lui-môme  dans  le  sein  du  tout,  soit  à  présent  un  colosse  y 
un  monde,  ou  plutôt  un  tout,  à  Végard  du  néant  oie  l'on  ne 
peut  arriver?  (I,  3.) 


54  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Enseignement  plutôt  propre  à  le  désintéresser  de  sa 
taille  qu'à  Ten  chagriner.  Il  faut  au  commun  des  hommes 
un  extrême  effort  d'attention  pour  concevoir  ces  deux 
infinités,  et  l'impossibililé  absolue  où  ils  sont  tous  de  les 
imaginer  les  affranchit  d'en  être  émus  comme  ils  pourraient 
l'être.  Quant  au  spectacle  de  la  mort  et  à  la  nécesssité  de 
mourir,  l'homme  en  est  terrifié  dans  le  moment  môme  où 
l'un  lui  rappelle  l'autre,  mais  c'est  un  éclair  de  frayeur;  la 
nature  semble  lui  interdire  de  s'y  arrêter  et,  l'habitude 
aidant,  il  s'y  fait  étonnamment.  Dans  un  cachot  dont  les 
murs  reculent  à  mesure  qu'on  avance  et  où  chacun  des 
condamnés  à  mort  éprouve  l'inavouable,  mais  réel  récon- 
fort d'en  voir  exécuter  avant  lui  un  nombre  indéterminé 
d'autres  qu'il  ne  connaît  pas,  l'attente  de  son  tour  devient 
tolérable  au  plus  pusillanime;  le  va-et-vient,  la  succession 
des  prisonniers  et  la  décoration  de  la  prison  suffisent  ample- 
ment à  distraire  les  survivants,  surtout  les  derniers  arrivés. 
Ajoutons  que  les  mortels  embrassent  la  vie  trop  étroite- 
ment, s'y  oublient  trop  pour  songer  à  tout  ce  qui  en  menace 
la  durée.  Et  à  quel  titre  les  blùmerait-on  d'attacher  de 
l'importance  à  leurs  occupations,  puisqu'elles  leur  sont 
imposées  ou  inspirées  par  des  besoins  ou  des  aptitudes  qui 
constituent  leur  essence  môme,  et  puisque,  d'ailleurs,  il  est 
entendu  que  rien  de  fini  n'est  ni  grand  ni  petit?  Pascal, 
néanmoins,  s'en  indigne;  il  le  constate  et  n'y  peut  croire  : 
//  faut  quHl  y  ait  un  étrange  renversement  dans  la  nature 
de  l'homme  pour  faire  gloire  d'être  dans  cet  état,  dans 
lequel  il  semble  incroyable  qu'une  seule  personne  puisse 
être.  Cependant  l'expérience  m'en  fait  voir  en  si  grand 
nombre,  que  cela  serait  surprenant,  si  nous  ne  savions  que 
la  plupart  de  ceux  qui  s'en  mêlent  se  contrefont  et  ne  sont 
pas  tels  en  effet  (I,  141). 

Hélas  !  non,  rien  n'est  plus  conforme  à  la  nature  de 
l'homme...  et  comment  se  peut-il  faire  que  ce  raisonnement 
se  passe  dans  un  homme  raisonnable  ? 

Je  ne  sais  qui  m'a  mis  au  monde,  ni  ce  que  cest  que  le 
monde,  ni  que  moi-même.  Je  suis  dans  une  ignorance  ter- 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  CHRISTIANISME  55 
rible  de  toutes  choses.  Je  ne  sais  ce  que  c'est  que  mon  corps, 
que  mes  sens,  que  mon  âme  et  cette  partie  même  de  moi  qui 
pense  ce  que  je  dis,  qui  fait  réflexion  sur  tout  et  sur  elle- 
même,  et  ne  se  connaît  non  plus  que  le  reste.  Je  vois  ces 
effroyables  espaces  de  l'univers  qui  m'enferment,  et  je  me 
trouve  attaché  à  un  coin  de  cette  vaste  étendue,  sans  que  je 
sache  pourquoi  je  suis  plutôt  placé  en  ce  lieu  qu'en  un  autre, 
ni  pourquoi  ce  peu  de  temps  qui  m'est  donné  à  vivre  m'est 
assigné  à  ce  point  plutôt  qu'en  un  autre  de  toute  l'éternité 
qui  nia  précédé  et  de  toute  celle  qui  me  suit.  Je  ne  vois  que 
des  infinités  de  toutes  parts,  qui  m'enferment  comme  un 
atome,  et  comme  une  ombre  qui  ne  dure  qu'un  instant  sans 
retour.  Tout  ce  que  je  connais  est  que  je  dois  bientôt 
mourir;  mais  ce  que  j'ignore  le  plus  est  cette  mort  même 
que  je  ne  saurais  éviter. 

Comme  je  ne  sais  d'où  je  viens,  aussi  je  ne  sais  oiije  vais; 
et  je  sais  .seulement  qu'en  sortant  de  ce  monde  je  tombe  pour 
jamais  ou  dans  le  néant,  ou  dans  les  mains  d'un  Dieu  irrité, 
sans  savoir  à  laquelle  de  ces  deux  conditions  je  dois  être 
éternellement  en  partage.  Voilà  mon  état,  plein  de  faiblesse 
et  d'incertitude.  Et  de  tout  cela  je  conclus  que  je  dois  donc 
passer  tous  les  jours  de  ma  vie  sans  songer  à  chercher  ce 
qui  doit  m'arriver.  Peut-être  que  je  pourrais  trouver 
quelque  éclaircissement  dans  mes  doutes;  mais  je  n'en  veux 
pas  prendre  la  peine,  ni  faire  un  pas  pour  le  chercher 
(I,  139). 

Ce  célèbre  monologue  ne  s'élève  guère  que  dans  l'âme  de 
Pascal.  II  a  le  loisir  de  le  composer;  la  multitude  court  à 
ses  affaires  qui  sont  pressantes,  car  il  s'agit  de  labourer, 
de  bâtir,  de  fabriquer,  d'acheter  et  de  vendre  pour  subsister. 
N'est-elle  pas  plus  à  plaindre  qu'à  blâmer?  N'est-il  pas  bien 
sévère  en  lui  reprochant  ses  plaisirs  si  cher  payés  :  je  leur 
demande  s'ils  sont  mieux  instruits  que  moi,  ils  me  disent 
que  non  :  et  sur  cela,  ces  misérables  égarés,  ayant  regardé 
autour  d'eux,  et  ayant  vu  quelques  objets  plaisants,  s'y 
sont  donnés  et  s'y  sont  attachés  (I,  175).  Franchement, 
nous  ne  saurions  voir  là  ni  une  sottise  ni  un  crime;  car 


56  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

enfin  ils  mesurent  modestement  leurs  vœux  à  leur  médio- 
crité, ce  qui  est  sage.  Pascal  mesure  les  siens  à  l'excep- 
tionnelle exigence  de  ses  hautes  facultés;  la  soif  d'une  Ame 
en  exprime  la  capacité.  Il  se  sent,  lui,  assez  grand  pour 
avoir  affaire  à  l'infini  dans  la  nature,  mais  pourtant  pas 
assez  pour  n'en  rien  redouter.  Il  n'égale  pas  l'infini,  mais 
il  l'interroge  par  une  aspiration  qui  l'égale,  et  le  silence  de 
cet  abîme  est  un  refus  menaçant  pour  lui,  pour  lui  seul  et 
peut-être  une  minime  élite.  Quels  sont  les  hommes  que  ce 
mal  étrange  tourmente?  On  les  aurait  vite  comptés. 

Cette  indifférence  des  hommes  à  leur  terrible  condition 
scandalise  Pascal,  mais,  au  fond,  elle  lui  est  infiniment 
précieuse  à  constater,  car  il  y  signalera  un  indice  inesti- 
mable d'un  trouble  initial  de  l'équilibre  moral  chez  l'homme, 
trouble  qui  est  une  suite  et  par  là  une  preuve  du  péché 
originel.  C'est  un  enchantement  incompréhensible,  et  un 
assoupissement  surnaturel,  qui  marque  une  force  toute- 
puissante  qui  le  cause  (I,  141). 

L'expHcation  toute  naturelle  que  nous  donnons  aujour- 
d'hui de  cette  indifférence  ne  pouvait  venir  à  son  esprit, 
il  était  prédisposé  par  sa  foi  à  l'écarter,  à  reconduire,  à  se 
la  dissimuler. 

En  somme  l'insouciance  naturelle  des  hommes  devant 
l'énigme,  pourtant  si  redoutable,  de  leur  destinée  ultra-ter- 
restre est  de  même  espèce  que  l'attitude  surprenante  de  la 
plupart  des  vieillards  qui  côtoient  la  tombe.  On  voit  des 
nonagénaires  sereins  et  même  souriants  sous  la  menace 
instante,  mais  constamment  oubliée,  de  la  mort.  Personne 
ne  songe  à  leur  en  faire  un  reproche;  au  contraire  on  se 
fait  compHce  de  leur  oubli.  La  nature  n'a  pas  donné  aux 
bêtes  la  prévision  de  la  mort  et  elle  en  a  imposé  la  connais- 
sance aux  hommes,  mais,  par  contre,  elle  en  émousse  chez 
eux  l'effroi.  Or,  la  nature  ici,  pour  Pascal,  c'est  l'ordre 
établi  par  Dieu  môme.  Ne  pouvait-il  pas  l'admirer  au  lieu 
de  s'en  indigner?  Mais  à  tout  prendre,  bien  que  naturelle, 
en  tant  qu'elle  est  instinctive,  la  sécurité  des  hommes  sur 
leur  planète  énigmalique,  n'en  est  pas  moins  sans  fonde- 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  CHRISTIANISME         57 

menl  rationnel  et  pourrait  être  fallacieuse.  Même  au  point 
de  vue  purement  physique,  les  hécatombes  faites  à  l'impro- 
viste  par  certains  tremblements  de  terre  justifieraient  chez 
eux  linquiétude;  ils  rebAtissent  pourtant  leurs  demeures 
au  pied  des  volcans.  On  ne  saurait  donc  nier  que,  si  Pascal 
juge  trop  sévèrement  leur  indifférence  en  leur  en  imputant 
la  responsabilité,  cette  indifl"érence  est  illogique,  sinon 
monstrueuse. 

Quoi  qu'il  en  soit,  lui,  pour  sûr,  il  souffre  du  tourment 
que  ne  ressent  pas  le  vulgaire  et  il  y  cherche  un  apaisement. 
Au  fond  c'est  toute  sa  féUcité  qui  est  en  jeu,  car  ce  qu'il 
craint,  c'est  précisément  ce  qui  l'attire  :  Vhomme,  qui  n'est 
produit  que  pour  Vinfinité  (II,  270).  Pascal  en  juge  par  lui- 
même.  L'infini  seul  peut  remplir  son  cœur,  et  tout  vivant 
veut  être  heureux.  Le  désintéressement  absolu  est  une  chi- 
mère, il  imphque  contradiction;  il  s'agit  seulement  de 
s'intéresser  au  bien,  de  subordonner  en  soi  les  intérêts  de 
la  brute  à  ceux  de  l'homme;  le  plus  noble  sacrifice  n'est 
jamais  que  la  part  faite  au  meilleur  de  soi,  une  préférence 
supérieure.  Il  y  a  cela  de  commun  entre  la  vie  ordinaire 
des  hommes  et  celle  des  saints,  qu'ils  aspirent  tous  à  la  féli- 
cité; et  ils  ne  diffèrent  qu'en  l'objet  oîi  ils  la  placent  (II,  93). 

L'homme  ne  peut  pas  ne  pas  proposer  pour  terme  à  ses 
actes  ce  qu'il  estime  (à  tort  ou  à  raison)  être  son  bien.  Ce 
qu'il  appelle  le  désintéressement  consiste,  en  dernière  ana- 
lyse, à  intercaler  le  bien  d'autrui  dans  le  cercle  de  son  acti- 
vité dont  il  est  l'origine  et  la  fin.  Pascal  le  reconnaît,  mais 
il  ne  nie  pas  pour  cela  la  possibilité  de  l'acte  méritoire  ; 
en  réalité  il  élude  plutôt  qu'il  ne  résout  ce  problème 
inquiétant.  Pour  s'en  convaincre  il  faut  scruter  le  fragment 
de  sa  sixième  lettre  à  Mlle  de  Roannez,  joint  aux  Pensées. 
On  y  lit,  à  propos  des  sacrifices  que  coûte  la  conversion  : 
Ce  ne  sont  ni  les  austérités  du  corps,  ni  les  agitations  de 
l'esprit,  mais  les  bons  mouvements  du  cœur  qui  méritent^  et 
qui  soutiennent  les  peines  du  corps  et  de  l'esprit  (II,  336). 

Mais  ces  peines-là  ne  sont  pas  sans  plaisirs,  et  ne  sont 
jamais  surmontées  que  par  le  plaisir.  Car,  de  même  que 


58  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

ceux  qui  quittent  Dieu  pour  retourner  au  monde  ne  le  font 
que  parce  qu'ils  trouvent  plus  de  douceur  dans  les  plaisirs 
de  la  terre  que  dans  ceux  de  l'union  avec  Dieu,  et  que  ce 
charme  victorieux  les  entraîne,  et,  les  faisant  repentir  de 
leur  premier  choix,  les  rend  des  pénitents  du  diable,  selon 
la  parole  de  Tertullien,  de  même  on  ne  quitterait  jamais 
les  plaisirs  du  monde  pour  embrasser  la  croix  de  Jésus- 
Christ,  si  on  ne  trouvait  plus  de  douceur  dans  le  mépris, 
dans  la  pauvreté,  dans  le  détîûment  et  dans  le  rebut  des 
hommes,  que  dans  les  délices  du  péché  (II,  337). 

Tous  les  hommes  recherchent  d'être  heureux;  cela  est 
sans  exception.  Qiielques  différents  moyens  quHls  y 
emploient,  ils  tendent  tous  à  ce  but.  Ce  qui  fait  que  les  uns 
vont  à  la  guerre  et  que  les  autres  n'y  vont  pas,  est  ce  même 
désir  qui  est  dans  tous  les  deux,  accompagné  de  différentes 
vues.  La  volonté  ne  fait  jamais  la  moindre  démarche  que 
vers  cet  objet.  C'est  le  motif  de  toutes  les  actions  de  tous 
les  hommes,  jusqu'à  ceux  qui  vont  se  pendre  (I,  116). 

Ce  dernier  trait  va  jusqu'au  fond  de  la  question;  sans 
doute,  il  vaut  mieux  mourir  pour  autrui  que  pour  soi,  mais 
c'est  encore  pour  soi,  pour  se  satisfaire,  qu'on  s'y  résout. 

En  somme,  ce  que  désire  Pascal,  de  toutes  les  forces  de 
son  âme,  c'est  le  souverain  bien,  le  véritable  bien  :  Mon 
cœur  tend  tout  entier  à  connaître  oii  est  le  vrai  bien,  pour 
le  suivre.  Rien  ne  me  serait  trop  cher  pour  l'éternité... 
(I,  197);  et  il  le  définit  :  Il  faut  qu'il  ait  ces  deux  qualités  : 
l'une,  qiCil  dure  autant  qu'elle,  et  qu'Une  puisse  lui  être 
ôté  que  de  son  consentement,  et  Vautre,  qu'il  n'y  ait  rien 
déplus  aimable  (II,  317). 

Voilà  ce  qu'il  importe  avant  tout  de  découvrir.  Comment 
y  procéder? 


CHAPITRE   II 


POUR  CONNAITRE  SON  VRAI  BIEN  L  UOMME  A  BESOIN  DE  SE  CON- 
NAITRE. —  ANALYSE  DES  APTITUDES  DE  L'aME.  —  LA  PENSÉE. 
—  LES  SENS.  —  LA  SENSIBILITÉ  MORALE.  —  l'iMAGINATION.  — 
LA  VOLONTÉ.  —  l'hABITUDE.  —  LE  LIBRE  ARBITRE.  —  LA 
CONSCIENCE  MORALE.  —  INFIRMITÉ,  DES  APTITUDES  DE  L'aME  ; 
DISPROPORTION  ENTRE  LA  PORTÉE  DE  CRAGUNE  ET  SON  OBJKT; 
chacune  est  SOURCE  D'ERREUR.  —  INCONSTANCE,  ENNUI,  INQUIÉ- 
TUDE. —  DIVERTISSEMENT.  —  AMOUR-PROPRE  ET  VANITÉ.  — 
GRANDEUR  ET  PETITESSE  DE  l'iIOMME.  —  PROBLÈME  DES  CON- 
TRARIÉTÉS DE  SA  NATURE. 


Le  souverain  bien  pour  l'homme  est  évidemment  ce  qui 
lui  promet  la  satisfaction  la  plus  complète  et  la  mieux 
assurée.  Il  semble  tout  d'abord  que  ce  lui  soit  assez  facile 
à  déterminer,  qu'il  n'ait  pour  cela  qu'à  interroger  ses  sens 
et  son  cœur.  Il  s'aperçoit  bientôt  que  la  réponse  n'est  ni 
aussi  simple  ni  aussi  précise  qu'il  l'avait  présumé,  car  il  ne 
s'agit  de  rien  de  moins  pour  lui  que  d'approfondir  sa 
propre  nature,  celle  des  choses  qui  peuvent  y  convenir  et 
celle  de  la  possession  même.  Pascal,  sur  ces  trois  points, 
applique  à  une  investigation  minutieuse  toute  sa  puissante 
sagacité. 

Les  désirs,  les  vœux,  les  aspirations  de  l'homme  expriment 
son  être;  ses  choix  lui  sont  dictés,  ses  jouissances  mesu- 
rées par  le  rapport  de  son  être  à  son  milieu.  Or  le  premier 
r  égard  qu'il  a  porté  autour  de  lui  a  déjà  déconcerté  ce  qu'il 
y  a  en  lui  de  plus  essentiel,  sa  pensée. 


60  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 


LA   PENSEE. 

Toute  notre  dignité  consiste  donc  en  la  pensée  (I,  11). 

L'infini  qui  la  sollicite  la  repousse  en  môme  temps  pour 
ne  laisser  au  cœur  que  le  frisson  d'un  isolement  effroyable. 
En  outre,  notre  ijitelligence  tient  dans  Vordre  des  choses 
intelligibles  le  même  rang  que  notre  corps  dans  l'étendue 
de  la  nature  (I,  5). 

...  Ti^op  de  vérité  nous  étonne  (I,  3). 

Les  premiers  principes  ont  trop  d^évidence  pour  nous 
(I,  5). 

...  Les  choses  extrêmes  sont  pour  nous  comme  si  elles 
n'étaient  point,  et  nous  ne  sommes  poitit  à  leur  égard  :  elles 
nous  échappent,  ou  nous  à  elles  (I,  o). 

Infiniment  éloigné  de  comprendre  les  extrêmes,  la  fin 
des  choses  et  leur  principe  sont  pour  lui  invinciblement 
cachés  dans  un  secret  impénétrable  ;  également  incapable 
de  voir  le  néant  d'où  il  est  tiré,  et  l'infini  oîi  il  est  englouti 
(I,  3). 

Ce  que  nous  avons  d'être,  nous  dérobe  la  connaissance 
des  premiers  principes,  qui  naissent  du  néant,  et  le  peu  que 
nous  avons  d'être  nous  cache  la  vue  de  V infini  (I,  3). 

Manque  d'avoir  contemplé  ces  infinis,  les  hommes  se  sont 
portés  témérairement  à  la  recherche  de  la  nature,  comme 
sHls  avaient  quelque  proportion  avec  elle  (I,  3). 

Cette  recherche  de  la  nature  réserve  donc  à  l'intelligence 
une  déception  d'autant  plus  profonde  que  la  curiosité  aura 
été  plus  ardente;  il  y  faudrait  donc  renoncer  pour  être 
heureux. 

Non  seulement  le  champ  de  la  connaissance  est  borné, 
mais  l'esprit  n'y  peut  avancer  que  par  tâtonnements  suc- 
cessifs, par  corrections  progressives  de  son  point  de  vue. 
L'inégalité  dans  ce  progrès  engendre  la  diversité  des  opi- 
nions sur  un  même  objet.  Ces  opinions  varient  uniquement 
parce  que  «  la  lumière  »  a  des  degrés  croissants  dans  les 
différents  esprits,  ou  dans  le  même.  Ainsi  se  vont  les  opi- 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  CHRISTIANISME  61 
nions  succédant  du  pour  au  contre,  selonquon  a  de  lumière 
(1,60). 

Il  y  a  ainsi  renversement  continuel  du  pour  au  contre 
(I,  GO). 

On  peut  môme  avoir  une  opinion  vraie  sur  des  «  effets  » 
sans  la  fonder  sur  leur  vraie  «  raison  ».  La  vérité  est  bien 
dans  leurs  opinions  (celles  du  peuple),  mais  non  pas  au 
point  oit  ils  se  figurent.  Par  exemple,  il  est  vrai  qu'il  faut 
honorer  les  gentilshommes,  mais  non  pas  parce  que  la  nais- 
sance est  un  avantage  effectif,  etc.  (I,  60). 

//  est  donc  vrai  de  dire  que  tout  le  monde  est  dans  Villu- 
sion  (I,  00). 

Pascal  découvre  encore  d'autres  causes  radicales  à  notre 
faiblesse  intellectuelle  :  Comment  se  pourrait-il  qu'une 
partie  connût  le  tout?  (I,  6.) 

Les  parties  de  l'Univers  dépendent  toutes  les  unes  des 
autres;  l'homme  ne  peut  donc  pas  même  en  connaître  inté- 
gralement une  seule  à  moins  d'embrasser  les  relations 
mutelles  de  toutes  entre  elles.  Il  ne  peut  donc  pas  se  con- 
naître à  fond  lui-même.  De  plus,  qu'il  soit  composé  de  deux 
natures  opposées  et  de  divers  genre,  d'âme  et  de  corps 
(I,  7),  ou  seulement  matière  (tout  inconcevable  que  cela 
est  puisqu'il  raisonne),  dans  un  cas  comme  dans  l'autre  il 
est  impuissant  à  connaître  les  choses.  En  effet  :  elles  sont 
simples  en  elles-mêmes  {I,  7)  ;  or  si  nous  sommes  simple- 
ment matériels,  nous  ne  pouvons  rien  du  tout  connaître,  et 
si  nous  sommes  composés  d'esprit  et  de  matière,  nous  ne 
pouvons  connaître  parfaitement  les  choses  simples,  spiri- 
tuelles ou  corporelles  (I,  7). 

Il  signale  là  l'origine  de  la  confusion  des  idées  de  ces 
choses  par  la  plupart  des  philosophes;  au  lieu  de  recevoir 
les  idées  de  ces  choses  pures,  nous  les  teignons  de  nos  qua- 
lités, et  empreignons  [de]  notre  être  composé  toutes  les  choses 
simples  que  nous  contemplons  (I,  8). 

Enfin  nous  avons  beau  prêter  à  toutes  choses  notre 
double  nature,  instinct  et  raison,  marques  de  deux  natures 
(II,  152),  cela  ne  nous  les  fait  pas  davantage  comprendre, 


62  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

car  nous  ne  concevons  ce  que  c'est  que  cojys,  et  encore 
moins  ce  que  c'est  qu  esprit  (I,  8),  dont  nous  sommes  pour- 
tant composés  nous-mêmes,  encore  moins  concevons-nous 
leur  union.  L'homme  est  à  lui-même  le  plus  prodigieux 
objet  de  la  nature  (I,  8). 

Il  convient  d'ajouter  à  l'infirmité  essentielle  de  notre 
intelligence  l'aggravation  qu'y  apportent  les  causes  d'er- 
reur adventices.  Il  semble  que  toutes  nos  autres  facultés 
conspirent  à  fausser  l'exercice  de  celle-là.  On  verra  la  part 
qu'attribue  Pascal  à  chacune  d'elles  dans  cette  pernicieuse 
influence.  Nos  moyens  de  renseignement  sont  trompeurs 
ou  grossiers  :  La  justice  et  la  vérité  sont  deux  pointes  si 
subtiles,  que  nos  instruments  sojtt  trop  mousses  pour  y 
toucher  exactement.  S'ils  jr  arrivent,  ils  en  écachejit  la 
pointe  et  appuient  tout  autour  plus  sur  le  faux  que  sur  le 
vrai  (I,  35). 

Même,  à  tout  prendre,  y  a-t-il  pour  l'homme  quelque 
chose  de  consistant,  de  réel,  offert  à  sa  connaissance? 
Peut-il,  en  effet,  discerner  la  veille  du  rêve?  L'instabilité  et 
l'incohérence  sont-elles  des  caractères  exclusivement  pro- 
pres au  second?  En  voyage,  par  exemple,  il  arrive  que  la 
«  continuité  »,  qui  est  le  caractère  présumé  de  la  veille,  se 
rompe  par  la  nouveauté,  on  dit  :  //  me  semble  que  je  rêve 
(I,  42);  et  Pascal  ajoute  :  car  la  vie  est  un  songe  un  peu 
moins  inconstant  (I,  42). 

Que  devient  alors  l'objet  même  de  l'intelligence?  Où  est 
le  fondement  de  la  félicité,  pour  peu  qu'elle  repose  sur  ce 
problématique  objet,  sur  la  satisfaction  de  le  connaître? 

LES  SENS. 

Si  nous  passons  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  humain,  en  nous, 
la  pensée,  à  nos  facultés  moins  hautes,  nous  y  trouverons 
le  môme  principe  d'infirmité  et  de  déception.  Bornés  en 
tout  genre.,  cet  état  qui  tient  le  milieu  entre  deux  extrêmes 
se  trouve  en  toutes  nos  impuissances. 

Nos  sens  n'aperçoivent  rien  d'extrême.    Trop  de  bruit 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  GHIIISTIÂNISME  63 
nous  assourdit  ;  trop  de  lumière  éblouit  ;  trop  de  distance 
et  trop  de  proximité  empêche  la  vue;  trop  de  consonnances 
déplaisent  dans  la  musique; 

Nous  ne  sentons  ni  l'extrême  chaud,  ni  l'extrême  froid. 
Les  qualités  excessives  nous  sont  ennemies,  et  non  pas  sen- 
sibles :  nous  ne  les  sentons  plus,  nous  les  souffrons  (I,  5). 

Voilà  pour  la  sensibilité  physique. 

LA  SENSIBILITÉ  MORALE. 

Quant  à  l'autre,  la  sensibilité  morale  : ...  trop  de  bienfaits 
irritent  :  nous  voulons  avoir  de  quoi  swpayer  la  dette  (I,  5). 

Ainsi  la  plus  noble  forme  de  l'amour,  la  reconnaissance 
recèle  une  limite;  ce  qui  l'oblige  au  delà  l'importune,  en 
corrompt  la  douceur  et  l'essence  môme.  Les  bornes  et  l'in- 
constance des  autres  sortes  d'affection,  de  l'amour  propre- 
ment dit  surtout,  sont  le  thème  favori  des  moralistes  obser- 
vateurs. Ce  qui,  dans  cette  passion,  a  frappé  Pascal,  c'est 
le  témoignage  qu'elle  donne  de  la  vanité  de  l'homme  (I,  83), 
par  la  disproportion  entre  ses  causes  et  ses  effets  :  La  cause 
en  est  un  je  ne  sais  quoi  (Corneille)  ;  et  les  effets  en  sont 
effroyables  (I,  83).  —  Le  ne:{  de  Cléopdtre  :  s'il  eût  été  plus 
court,  toute  la  face  de  la  terre  aurait  changé  (I,  84). 

Les  hommes  sont-ils  môme,  si  l'on  y  regarde  de  près, 
capables  de  s'entr'aimer  réellement,  pour  eux-mêmes  ?  Car 
qu'aimc-t-on  dans  autrui?  Un  homme  qui  se  met  à  la  fenêtre 
pour  voir  les  passants,  si  je  passe  par  là,  puis-je  dire  qu'il 
s^esi  mis  là  pour  me  voir  ?  Non  ;  car  il  ne  pense  pas  à  moi 
en  particulier.  Mais  celui  qui  aime  une  personne  à  cause 
de  sa  beauté,  l'aime  t-il?  Non;  car  la  petite  vérole,  qui  tuera 
la  beauté  sans  tuer  la  personne,  fera  qu'il  nq  l'aimera  plus. 
Et  si  l'on  m'aime  pour  mon  jugement,  pour  ma  mémoire, 
m'aime-t-on,  moi?  Non;  car  je  puis  perdre  ces  qualités  sans 
me  perdre  moi-même.  Oii  est  donc  ce  moi,  s'il  n'est  ni  dans 
le  corps  ni  dans  l'âme  ?  Et  comment  aimer  le  corps  ou  l'âme, 
sinon  pour  ces  qualités  qui  ne  sont  point  ce  qui  fait  le  moi, 
puisqu'elles  sont  périssables?  Car  aimerait-on  la  substance 


64  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

de  l'âme  d'une  personne  abstraitement,  et  quelques  qua- 
lités qui  r  fussent  ?  Cela  ne  se  peut,  et  serait  injuste.  On 
n'aime  donc  jamais  personne,  mais  seulement  des  qualités 
(I,  60). 

Et  Pascal  en  tire  cette  conclusion  ironique  : 

Qu'on  ne  se  moque  donc  plus  de  ceux  qui  se  font  honorer 
pour  des  charges  et  des  offices,  car  on  n'aime  personne  que 
pour  des  qualités  empruntées  (I,  66). 

La  sensibilité  morale  est,  en  outre,  singulièrement  favo- 
rable à  la  division  des  esprits  :  Tout  notre  raisonnement  se 
réduit  à  céder  au  sentiment.  Mais  la  fantaisie  est  semblable 
et  contraire  au  sentiment,  de  sorte  qu'on  ne  peut  distinguer 
entre  ces  contraires.  L'un  dit  que  mon  sentiment  est  fan- 
taisie, l'autre  que  sa  fantaisie  est  sentiment.  Il  faudrait 
avoir  une  règle.  La  raison  s'offre,  mais  elle  est  ployable  à 
tous  sens  ;  et  ainsi  il  n'jr  en  a  point  (I,  98). 

Le  sentiment  s'introduit  dans  les  opinions  par  voie  de 
prescription  ou  par  surprise  et  dans  les  deux  cas  les  fausse 
également  :  Les  impressions  anciennes  ne  sont  pas  seules 
capables  de  nous  abuser  :  les  charmes  de  la  nouveauté  ont 
le  même  pouvoir.  De  là  viennent  toutes  les  disputes  des 
hommes,  qui  se  reprochent  ou  de  suivre  leurs  fausses 
impressions  de  Venfance,  ou  de  courir  témérairement  après 
les  nouvelles.  Qui  tient  le  juste  milieu  ?  Qu'il  paraisse,  et 
qu'il  le  prouve.  Il  n'y  a  principe,  quelque  naturel  qu'il 
puisse  être,  même  depuis  l'enfance,  qu'on  ne  fasse  passer 
pour  une  fausse  impression,  soit  de  l'instruction,  soit  des 
sens  (I,  34). 

Le  jugement  peut  être  faussé  par  d'autres  causes  encore  : 

Nous  avons  un  autre  principe  d'erreur,  les  maladies. 
Elles  nous  gâtent  le  jugement  et  le  sens.  Et  si  les  grandes 
l'altèrent  sensiblement,  je  ne  doute  point  que  les  petites  n'y 
fassent  impression  à  leur  proportion. 

Notre  propre  intérêt  est  encore  un  merveilleux  instru- 
ment pour  nous  crever  les  yeux  agréablement.  Il  nest  pas 
permis  au  plus  équitable  homme  du  monde  d'être  juge  en 
sa  cause  :  j'en  sais  qui,  pour  ne  pas  tomber  dans  cet  amour- 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  CHRISTIANISME  65 
propre,  ont  été  les  plus  injustes  du  monde  à  contre-biais. 
Le  moyen  sûr  de  perdre  une  affaire  toute  juste  était  de  la 
leur  faire  recommander  par  leurs  proches  parents  (I,  3o). 

l'imagination. 

Mais  voici  la  maîtresse  d'erreur  et  de  fausseté  (I,  31). 

La  faculté  imaginante,  l'imaginalion  active,  qui  a  tant 
d'influence  en  amour,  est  dans  tout  le  reste  également  dan- 
gereuse. C'est  cette  partie  décevante  dans  Vhomme,  cette 
maîtresse  d'erreur  et  de  fausseté  et  d'autant  plus  fourbe 
quelle  ne  Vesl  pas  toujours  ;  car  elle  serait  règle  infaillible 
de  vérité,  si  elle  l'était  infaillible  du  mensonge.  Mais  étant 
le  plus  souvent  fausse,  elle  ne  donne  aucune  marque  de  sa 
qualité,  marquant  du  même  caractère  le  vrai  et  le  faux 
(1,31). 

L'imagination  grossit  les  petits  objets  jusqu'à  en  remplir 
notre  âme,  par  une  estimation  fantastique  ;  et,  par  une 
insolence  téméraire,  elle  amoindrit  les  grands  jusques  à  sa 
mesure,  comme  en  parlant  de  Dieu  (I,  41). 

Dans  une  longue  analyse  Pascal  en  détaille  tous  les 
délits:  ...  elle  fait  croire,  douter,  nier  la  raison,  elle  sus- 
pend les  sens,  elle  les  fait  sentir  (I,  31). 

Elle  inspire  la  suffisance  par  cette  appréciation  chimé- 
rique appliquée  au  moi.  Si  elle  donne  le  bonheur,  c'est  aux 
fous.  Elle  ne  peut  rendre  sages  les  fous  ;  mais  elle  les  rend 
heureux,  à  l'envi  de  la  raison,  qui  ne  peut  rendre  ses  amis 
que  misérables,  l'une  les  couvrant  de  gloire,  l'autre  de 
honte  (I,  31j, 

C'est  elle  qui  confère  tout  prestige.  Qui  dispense  la  répu- 
tation ?  qui  donne  le  respect  et  la  vénération  aux  personnes, 
aux  ouvrages,  aux  lois,  aux  grands,  sinon  cette  faculté 
imaginante  ?  Combien  toutes  les  richesses  de  la  terre  insuf- 
fisantes sans  son  consentement  !  (I,  32.) 

Elle  fait  perdre  son  sérieux  au  plus  grave  auditoire  pour 
peu  que  l'orateur  ait  de  bizarrerie  dans  sa  personne,  quel- 
que grandes  vérités  qu'il  annonce  (I,  32). 

Slxly  Phudhomme.  5 


66  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Elle  peut  susciter,  chez  le  plus  grand  philosophe  du 
monde  (I,  32),  un  effroi  sans  fondement  que  sa  raison  désa- 
voue. Le  ton  de  voix  impose  aux  plus  sages ^  et  change  un 
discours  et  un  poème  de  force  (I,  33). 

V  affection  ou  la  haine  changent  la  justice  de  face  (I,  33). 

L'avocat  bien  payé  par  avance  (I,  33)  en  est  dupe,  et  le 
juge  est  dupe  de  l'avocat.  S'ils  avaient  la  véritable  justice, 
et  si  les  médecins  avaient  le  vrai  art  de  guérir,  ils  n'au- 
raient que  faire  de  bonnets  carrés  (I,  34). 

Je  ne  veux  pas  rapporter  tous  ses  effets  (les  effets  de 
l'imagination)  ;  je  rapporterais  presque  toutes  les  actions 
des  hommes,  qui  ne  branlent  presque  que  par  ses  secousses 
(I,  33). 

Il  faut  relire  ces  pages  qu'un  résumé  énerve  et  décolore. 

LA  VOLONTÉ.    l'hABITUDE. 

La  volonté,  à  son  tour,  n'est  pas  d'un  usage  sûr,  ni  facile. 
En  premier  lieu  elle  constitue  encore  une  nouvelle  source 
d'erreurs,  car  V esprit,  mai'chant  dhine pièce  avec  la  volonté^ 
s'arrête  à  regarder  (dans  ces  choses)  la  face  qu'elle  aime, 
et  ainsi  il  en  juge  par  ce  qu'il  en  voit  (I,  41).  Pascal,  en 
disant  que  la  volonté  «  aime  »,  ne  la  sépare  pas  de  ses 
mobiles.  Cette  confusion,  commune  alors,  a  laissé  des 
traces  dans  le  langage.  On  dit  encore  bonne  ou  mauvaise 
volonté.  Pour  les  psychologues  d'aujourd'hui  vouloir  se 
réduit  à  prendre  l'initiative  de  l'acte  après  la  délibération. 

L'esprit  croit  naturellement,  et  la  volonté  aime  naturelle- 
ment ;  de  sorte  que,  faute  de  vrais  objets,  il  faut  qu'ils 
s'attachent  aux  faux  (I,  99). 

Ajoutons  que  la  coutume  joue  un  rôle  très  important,  le 
plus  souvent  prépondérant,  dans  l'adoption  des  principes 
qui  dirigent  l'opinion  et  la  conduite.  Or  la  coutume  résulte, 
au  fond,  d'une  obéissance  passive,  d'un  sommeil  de  la 
volonté  qui  ne  réagit  pas  contre  la  suggestion  d'une  idée 
par  l'autorité  ou  d'une  pratique  par  l'exemple.  Pascal  en  a 
curieusement  étudié  la  nature  et  les  effets.  Tant  est  grande 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  CHUISTIANISME  67 

la  force  de  la  coutume,  que  de  ceux  que  la  nature  n'a  faits 
qu'hommes,  on  fait  toutes  les  conditions  des  hommes  :  car 
des  paj-s  sont  tous  de  maçons,  d'autre  tous  de  soldats,  elc. 
(I,  36). 

Il  est  vrai  que,  si  elle  contraint  la  nature  (I,  36),  quel- 
quefois la  nature,  dans  Thomme,  lui  résiste  par  les  instincts 
et  la  surmonte  il,  36).  Il  semble  donc  tout  d'abord  que 
Pascal  distingue  nettement  les  deux  choses  l'une  de  l'autre, 
mais,  au  contraire,  il  arrive  à  les  confondre  ;  c'est  qu'en 
effet  un  état  d'âme  n'est  devenu  et  ne  peut  être  dit  habi- 
tuel, coutumier,  qu'autant  qu'il  s'est  naturalisé  chez  l'in- 
dividu, et  ne  se  pourrait-il  pas  que,  réciproquement,  le 
naturel  fût  fait  du  coutumier?  Qu'est-ce  que  nos  principes 
naturels,  sinon  nos  principes  accoutumés?  Et  dans  les 
enfants,  ceux  qu'ils  ont  reçus  de  la  coutume  de  leurs  pères, 
comme  la  chasse  dans  les  animaux  ? 

Une  différente  coutume  en  donnera  d'autres  principes 
naturels.  Cela  se  voit  par  expérience  ;  et  s'il  y  en  a  d'ineffa- 
çables à  la  coutume,  il  y  en  a  aussi  de  la  coutume  contre  la 
nature,  ineffaçables  à  la  îiature  et  à  ime  seconde  coutume. 
Cela  dépend  de  la  disposition. 

Les  pères  craignent  que  l'amour  naturel  des  enfants  ne 
s'efface.  Quelle  est  donc  cette  nature,  sujette  à  être 
effacée?  La  coutume  est  donc  ime  seconde  nature,  qui 
détruit  la  première.  Mais  qu'est-ce  que  la  nature?  pour- 
quoi la  coutume  n  est-elle  pas  naturelle?  J'ai  bien  peur  que 
cette  nature  ne  soit  elle-même  qu'une  première  coutume, 
comme  la  coutume  est  une  seconde  nature  (I,  41). 

Et  il  résume  sa  pensée  ailleurs  dans  la  formule  suivante 
(pii  supprime  toute  distinction  radicale  entre  ces  deux 
termes  :  La  nature  de  l'homme  est  toute  nature,  omne 
animal.  Il  n'y  a  rien  qu'on  ne  rende  naturel;  il  n'y  a 
naturel  qu'on  ne  fasse  perdre  (II,  167). 

C'est  ce  qu'il  expliquera  plus  tard  par  les  suites  du  péché 
originel  :  ...  La  vraie  nature  étant  perdue,  tout  devient  sa 
nature;  comme,  le  véritable  bien  étant  perdu,  tout  devient 
son  véritable  bien  (II,  167). 


68  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

En  tant  qu'elle  s'établit  par  une  défaillance  de  la  volonté 
dans  l'examen  des  principes,  la  coutume  accuse  une 
faiblesse  de  la  nature  humaine;  Pascal,  avec  une  vigueur 
superbe,  en  a  dénoncé  les  funestes  effets  dans  le  domaine 
scientifique,  par  exemple,  où  elle  constitue  une  autorité 
lyrannique.  Mais  dans  tout  le  reste,  lé  chrétien  en  lui  fai- 
sant taire  le  savant,  il  reconnaît  à  la  coutume,  en  faveur  de 
la  soumission  qu'elle  suppose,  une  utilité  parfois  capitale. 
En  politique,  d'abord,  comme  pis-aller,  pour  l'équilibre  des 
États  :  Lart  de  fronder,  bouleverser  les  Etats,  est  d'ébran- 
ler les  coutumes  établies,  en  sondant  jusque  dans  leur  source, 
pour  marquer  leur  défaut  d'autorité  et  de  justice.  Il  faut, 
dit-on,  recourir  aux  lois  fondamentales  et  primitives  de 
l'Etat,  qu'une  coutume  injuste  a  abolies.  C'est  unjeu  sûr  pour 
tout  perdre  ;  rien  ne  sera  juste  à  cette  balance.  Cependant 
le  peuple  prête  aisément  l'oreille  à  ces  discours.  Ils  secouent 
le  joug  dès  qu'ils  le  reconnaissent  ;  et  les  grands  en  pro- 
fitent à  sa  ruine,  et  à  celle  de  ces  curieux  examinateurs  du 
fondement  des  coutumes  reçues  et  des  lois  fondamentales 
d'autrefois.  (Mais,  par  un  défaut  contraire,  les  hommes 
croient  quelquefois  pouvoir  faire  avec  justice  tout  ce  qui 
n'est  pas  sans  exemple.)  C'est  pourquoi  le  plus  sage  des 
législateurs  disait  que,  pour  le  bien  des  hommes,  il  faut 
souvent  les  piper;  et  un  autre,  bon  politique  :  «  Quum  veri- 
tatem,  qua  liberetur,  ignoret,  expedit  quod  fallatur.  Il  ne 
faut  pas  qu'il  sente  la  vérité  de  l'usurpation;  elle  a  été 
introduite  autrefois  sans  raison,  elle  est  devenue  raison- 
nable; il  faut  la  faire  regarder  comme  authentique,  éter- 
nelle, et  en  cacher  le  commencement  si  Ion  ne  veut  quelle 
ne  prenne  bientôt  fin  (I,  39). 

S'il  n'y  a  qu'un  pis-aller  de  possible  en  politique,  c'est 
que  nous  sommes  incapables  de  justice. 

//  est  faux  que  nous  soyons  dignes  que  les  autres  nous 
aiment;  il  est  injuste  que  nous  le  voulions.  Si  nous  nais- 
sions raisonnables,  et  indifférents,  et  connaissant  nous  et 
les  autres,  nous  ne  donnerions  point  cette  inclination  à 
notre  volonté.  Nous  naissons  pourtant  avec  elle;  nous  nais- 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  CHRISTIANISME  69 
sons  donc  injustes  :  car  tout  tend  à  soi.  Cela  est  contre 
tout  ordre  :  il  faut  tendre  au  général;  et  la  pente  vers  soi 
est  le  commencement  de  tout  désordre,  en  guerre,  en  police, 
en  économie,  dans  le  corps  particulier  de  Vhomme.  La 
volonté  est  donc  dépravée. 

Si  les  membres  des  communautés  naturelles  et  civiles 
tendent  au  bien  du  corps,  les  communautés  elles-mêmes 
doivent  tendre  à  un  autre  corps  plus  général,  dont  elles  sont 
membres.  Von  doit  donc  tendre  an  général.  Nous  naissons 
donc  injustes  et  dépravés  (II,  110). 

Du  reste,  plus  ou  moins  équitable,  la  société  humaine 
ne  nous  sert  qu'un  temps  :  Nous  sommes  plaisants  de  nous 
reposer  dans  la  société  de  nos  semblables.  Misérables 
comme  nous,  impuissants  comme  nous,  ils  ne  nous  aideront 
pas;  on  mourra  seul;  il  faut  donc  faire  comme  si  on  était 
seul;  et  alors,  bâtirait-on  des  maisons  superbes,  etc.?  On 
chercherait  la  vérité  sans  hésiter;  et  si  on  le  refuse,  on 
témoigne  estimer  plus  V estime  des  hommes  que  la  recherche 
de  la  vérité  (I,  197). 

Le  dernier  acte  est  sanglajit,  quelque  belle  que  soit  la 
comédie  en  tout  le  reste.  On  jette  enfin  de  la  terre  sur  la 
tête^eten  voilà  pour  jamais  {W,  112). 

Pascal  voit,  en  outre,  dans  l'habitude  un  très  efficace 
procédé  d'assimilation  de  vérités  acquises;  il  songe  aux 
dogmes  chrétiens  :  ...  nous  sommes  automate  autant  qu'es- 
prit; et  de  là  vient  que  V instrument  par  lequel  la  persuasion 
se  fait  n'est  pas  la  seule  démonstration.  Combien  jr  a-t-il 
peu  de  choses  démontrées  !  Les  preuves  ne  convainquent  que 
l'esprit.  La  coutume  fait  nos  preuves  les  plus  fortes  et  les 
plus  crues;  elle  incline  P automate,  qui  entraîne  l'esprit 
sans  qu'il j^  pense  (I,  155). 

Il  faut  donc  faire  croire  nos  deux  pièces  :  l"  esprit,  par 
les  raisons,  qu'il  suffit  d'avoir  vues  une  fois  en  sa  vie;  et 
l'automate,  par  la  coutume,  et  en  ne  lui  permettant  pas  de 
s'incliner  au  contraire.  «  Inclina  cor  meum,Deus  »  (I,  156). 

Le  trait  final  marque  du  caractère  religieux  cette 
peflsée,  qui  n'en  trouve  pas  moins  son  application  dans 


70  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

tout  autre  ordre  de  connaissances.  Pascal  ira  plus  loin,  il 
recommandera  la  puissance  de  l'habitude,  non  plus  seule- 
ment pour  s'assimiler  la  vérité,  mais  bien  pour  rac(|uérir 
sans  le  concours  de  l'intelligence  :  Suive^  la  manière  par 
où  ils  ont  commencé  (les  convertis)  :  c'est  en  faisant  tout 
comme  s'ils  croyaient,  en  prenant  de  Veau  bénite,  en  fai- 
sant dire  des  messes,  etc.;  naturellement  même  cela  vous 
fera  croire  et  vous  abêtira  (I,  152). 

Mais,  au  point  où  nous  en  sommes,  il  n'a  pas  encore  à 
nous  tenir  ce  langage.  Il  n'en  est  encore  qu'au  dépouille- 
ment de  nos  facultés  pour  en  relever  toutes  les  faiblesses. 

LE   LIBRE    ARBITRE 

L'exercice  de  la  volonté  dans  le  gouvernement  de  nous- 
même,  au  point  de  vue  général  de  notre  plus  grand  bien, 
est  extrêmement  scabreux.  Comment  fixer  les  limites, 
déterminer  la  mesure  où  elle  fonctionne  à  noire  avantage? 
//  n'est  pas  bon  d'être  trop  libre.  Il  nest  pas  bon  d'avoir 
toutes  les  nécessités  (II,  165). 

Revêtue  d'un  pouvoir  prévoyant  et  libre,  l'âme  humaine 
est  par  là  même  constituée  à  la  fois  pourvoyeuse  et  régente 
de  ses  appétits  insatiables  et  de  ses  vagues  aspirations;  elle 
court  par  là  tous  les  risques  et  assume  toutes  les  responsa- 
bilités du  pouvoir.  Obsédée,  tiraillée  par  ses  sujets  rebelles, 
elle  se  sent  obligée  contre  eux  à  plus  de  répression  qu'elle  n'a 
de  force,  induite  par  eux  et  pour  eux  à  plus  d'ambition  qu'elle 
n'a  de  ressources.  Ah  !  combien  il  lui  serait  soulageant  de 
remettre  sa  double  charge  à  quelque  suzerain  qui  l'en 
débarrassât,  qui  la  libérât  de  sa  liberté!  Pascal  a  éprouvé 
déjà  cette  délivrance  par  l'abdication  :  La  volonté  propre 
ne  se  satisfera  jamais,  quand  elle  aurait  pouvoir  de  tout  ce 
qu'elle  veut;  mais  on  est  satisfait  dès  l'instant  qu'on  y 
renonce.  Sans  elle,  on  ne  peut  être  malcontent  ;  par  elle,  on 
ne  peut  être  content  (II,  105). 

Désespérer  ainsi  de  la  volonté,  n'est-ce  pas  déclarer 
l'homme  incapable  d'être  lui-môme  l'artisan  de  son  véri- 
table bonheur? 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  CHRISTIANISME         71 

LA   CONSCIENCE   MORALE 

Avant  d'accepter  celte  condamnation,  voyons  si,  au  lieu 
de  nous  démettre  de  notre  volonté,  nous  ne  découvrirons 
pas  ennous-même  ce  suzerain,  dont  elle  relèverait  et  qui 
lui  formulerait  les  règles  de  notre  gouvernement  intérieur. 
Il  semble  bien  que  la  voix  de  notre  conscience  soit  la  pro- 
mulgation de  ces  règles  mêmes.  La  loi  morale,  conserva- 
trice de  notre  dignité,  n'est-elle  pas  la  loi  de  notre  félicité 
même,  puisque  être  digne  c'est  se  rendre  homme  le  plus 
possible? 

Nous  ne  trouvons,  hélas!  dans  la  conscience  humaine 
aucun  discernement  assuré  du  bien  et  du  mal.  Le  deman- 
derons-nous au  sens  moral  qui  a  dicté  leurs  lois  aux 
nations?  Le  fondement  moral  des  rapports  sociaux,  bien 
loin  d'être  le  même  chez  toutes,  diffère  de  l'une  à  l'autre  : 
Plaisante  justice  qu'une  rivière  borne!  Vérité  au  deçà  des 
Pyrénées,  erreur  au  delà  (I,  38). 

....  l'un  dit  que  l'essence  de  la  justice  est  l'autorité  du 
législateur;  l'autre,  la  commodité  du  souverain;  l'autre,  la 
coutume  présente,  et  c'est  le  plus  sûr  :  rien,  suivant  la  seule 
raison,  n'est  juste  de  soi;  tout  branle  avec  le  temps.  La 
coutume  fait  toute  l'équité,  par  cette  seule  raison  qu'elle 
est  reçue  (I,  38). 

Ainsi  le  plus  sûr,  selon  Pascal,  c'est  encore  ce  qu'il  a 
jugé  tout  à  l'heure  n'être  qu'un  pis-aller,  suppléant  et  peut- 
être  artisan  des  principes  dits  naturels.  Si  la  justice  était 
connue,  on  ne  trouverait  pas  établie  cette  maxime,  la  plus 
générale  de  toutes  celles  qui  sont  parmi  les  hommes,  que 
chacun  suive  les  mœurs  de  son  pays;  l'éclat  de  la  véritable 
équité  aurait  assujetti  tous  les  peuples  (I,  37). 

Les  hommes  sans  doute  confessent  que  la  justice  n'est  pas 
dans  ces  coutumes,  mais  qu'elle  réside  dans  les  lois  natu- 
relles, connues  en  tout  pays.  Certainement  ils  la  soutien- 
draient opiniâtrement,  si  la  témérité  du  hasard  qui  a  semé 
les  lois  humaines  en  avait  rencontré  au  moins  une  qui  fût 


72  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

universelle  ;  mais  la  plaisanterie  est  telle,  que  le  caprice 
des  hommes  s'est  si  bien  diversifié,  qu'il  n'jy  en  a  point... 

Le  larcin,  l'inceste,  le  meurtre  des  enfants  et  des  pères, 
tout  a  eu  sa  place  entre  les  actions  vertueuses  (I,  38). 

Ce  qu'on  nomme  vertu  n'est  qu'un  équilibre  entre  deux 
tendances  vicieuses;  du  moins  par  nous-mêrae  ne  pouvons- 
nous  nous  soutenir  dans  la  vertu  :  Nous  ne  nous  soutenons 
pas  dans  la  vertu  par  notre  propre /orce ;  mais,  par  le  con- 
tre-poids de  deux  vices  opposés,  nous  demeurons  debout, 
comme  entre  deux  vents  contraires  :  ôte^  un  de  ces  vices, 
nous  tombons  dans  Vautre  (II,  132). 

Comme  la  mode  fait  l'agrément,  aussi  fait-elle  la  jus- 
tice (I,  71). 

Admettons  même  que  le  doute  n'existe  pas  sur  la  qualité 

morale  de  certains  actes,  de  ceux  qu'on  appelle  crimes, 

encore  le  bien  demeure-t-il  douteux  dans  les  cas  les  plus 

importants  :  Chaque  chose  est  ici  vraie  en  partie,  fausse  en 

partie  (I,  88). 

....  et  ainsi  rien  n'est  vrai,  en  F  entendant  du  pur  vrai.  On 
dira  qu'il  est  vrai  que  l'homicide  est  mauvais  ;  oui,  car  nous 
connaissons  bien  le  mal  et  le  faux.  Mais  que  dira-t-on  qui 
soit  bon?  La  chasteté?  Je  dis  que  non,  car  le  monde  fini- 
rait. Le  mariage?  Non;  la  continence  vaut  mieux.  De  ne 
point  tuer?  Non,  car  les  désordres  seraient  horribles,  et 
les  méchants  tueraient  tous  les  bons.  De  tuer?  Non,  car 
cela  détruit  la  nature.  Nous  n''avons  ni  vrai  ni  bien  qu'en 
partie,  et  ynêlé  de  mal  et  de  faux  (I,  88). 

Il  semblerait  que  le  bien  dût  être  reconnaissable  à  sa 
rareté  même  et  à  une  trempe  particulière  des  âmes  qui  le 
pratiquent;  mais  ces  caractères  sont  trompeurs  :  Le  mal 
est  aisé,  il  y  en  a  une  infinité;  le  bien  presque  unique.  Mais 
un  certain  genre  de  mal  est  aussi  difficile  à  trouver  que  ce 
qu'on  appelle  bien;  et  souvent  on  fait  passer  pour  bien  à 
cette  marque  ce  mal  particulier.  Il  faut  même  une  gran- 
deur extraordinaire  d'âme  pour  y  arriver,  aussi  bien  qu'  au 
bien  (I,  88). 

Celte  observation  vise  peut-être  le  génie  des  ambitieux 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  CHRISTIANISME  73 
célèbres,  conquérants  ou  despotes.  Par  une  telle  méprise  le 
sens  moral  met  le  comble  à  la  confusion  et  à  Tincertitude 
de  ses  arrêts.  Pourtant  si  quelque  chose  importée  la  félicité 
de  riiomme  c'est  à  coup  sûr  l'aptitude  à  distinguer,  dans  sa 
conduite,  ce  qui  le  maintient  au  rang  de  son  espèce  ou 
tend  même  à  l'élever  au-dessus  et  ce  qui  l'en  fait,  au  con- 
traire, descendre,  ce  qui  le  rapproche  des  espèces  infé- 
rieures. 

L'instinct  et  l'appétit  ne  font  guère  en  lui  cette  distinc- 
tion. Il  n'a  obéi  qu'à  des  mouvements  irréfléchis  dans 
toutes  ses  prises  de  possession  :  Ce  chien  est  à  moi,  disaient 
ces  pauvres  enfants;  c'est  là  ma  place  au  soleil.  Voilà  le 
commencement  et  f  image  de  Vusiwpation  de  toute  la  ten-e 
(I,  85). 

Toutes  les  occupations  des  hommes  sont  à  avoir  du  bien; 
et  ils  ne  sauraient  avoir  de  titre  pour  montrer  qu'ils  le  pos- 
sèdent par  justice,  car  ils  n'ont  que  la  fantaisie  des  hommes; 
ni  force  pour  le  posséder  sûrement.  Il  en  est  de  même  de  la 
science,  car  la  maladie  Vote.  Nous  sommes  incapables  et  de 
vrai  et  de  bien  (I,  41). 

Il  y  a  plus  :  quand  même  l'homme  posséderait  justement 
et  sûrement  ce  qui  est  à  sa  portée,  aucun  des  objets  acces- 
sibles à  .ses  prises  ne  satisfait  en  lui  l'aptitude  qui  y  corres- 
pond. Rien  de  ce  qu'il  a  pu  mettre  en  sa  possession  ne  le 
contente.  Il  aspire  toujours  au  delà,  de  sorte  qu'il  désire 
toujours  autre  chose  que  ce  qu'il  a  et,  ce  qu'il  désire 
demeurant  indéterminé,  il  semble  poursuivre  indéfiniment 
une  ombre  fuyante.  De  là  dans  son  cœur  un  malaise,  une 
agitation  perpétuelle  :  La  Jtature  nous  rendant  toujours 
malheureux  en  tous  états,  nos  désirs  nous  figurent  un  état 
heureux,  parce  qu'ils  joignent  à  l'état  oii  nous  sommes  les 
plaisirs  de  l'état  oîi  nous  ne  sommes  pas;  et  quand  nous 
arriverions  à  ces  plaisirs,  nous  ne  serions  pas  heureux  pour 
cela,  parce  que  nous  aurions  d'autres  désirs  conformes  à  ce 
nouvel  état  (I,  54). 

Cette  explication  très  simple  suffisait  pour  rendre  compte 
de  la  mobilité  des  vœux  de  l'homme;  mais  Pascal  a  besoin 


74  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

d'y  découvrir  une  cause  mystique,  et  il  pousse  plus  loin 

son  analyse  pour  la  dégager. 

Condition  de  Vhomme  :  inconstance,  ennui,   inquiétude 
(I,  83). 

Par  ces  trois  mots,  il  caractérise  la  disproportion  conti- 
nuelle entre  nos  vœux  et  notre  milieu  terrestre,  et  il  en 
scrute  avec  soin  les  elïéts  psychologiques.  L'homme  souffre 
d'une  sorte  de  démangeaison  morale  qui  le  porte  à  se  frotter 
à  tout  et  à  se  lasser  de  tout.  La  possession  n'est  pour  lui 
qu'une  vaine  tentative  de  tromper  une  secrète  faim  sans 
aliment,  une  indéfinissable  misère,  et  l'occupation  ne  lui 
sert  qu'à  oublier  sa  condition  misérable.  On  accable  les 
hommes  dès  l'enfance  d'affaires,  de  V apprentissage  des 
langues  et  d'exercices,  et  on  leur  fait  entendre  qu'ils  ?ie 
sauraient  être  heureux  sans  que  leur  santé,  leur  honneur, 
leur  fortune  et  celles  de  leurs  amis  soient  en  bon  état,  et 
qu'une  seule  chose  qui  manque  les  rendrait  malheureux 
(I,  48). 

Otez-leur  tous  ces  soins,  ils  se  verraient,  ils  penseraient 
à  ce  qu'ils  sont,  d'oii  ils  viennent,  où  ils  vont  (I,  48). 

.....  s'ils  ont  quelque  temps  de  relâche,  on  leur  coîiseille 
de  l'employer  à  se  divertir,  à  jouer,  et  à  s'occuper  toujours 
tout  entiers  (I,  48). 

la  royauté  est  le  plus  beau  poste  du  monde,  et  cepen- 
dant qu'on  s'en  imagine  [un  roi]  accompagné  de  toutes  les 
satisfactions  qui  peuvent  le  toucher;  s'il  est  sans  divertis- 
sement, et  qu'on  le  laisse  considérer  et  faire  réflexion  sur 
ce  qu'il  est,  cette  félicité  languissante  ne  le  soutiendra 
point;  il  tombera  par  nécessité  dans  les  vues  des  maladies 
qui  le  menacent,  des  révoltes  qui  peuvent  arriver,  et  enfin 
de  la  mort  et  des  maladies  qui  sont  inévitables;  de  sorte 
que,  s'il  est  sans  ce  qu'on  appelle  divertissement,  le  voilà 
malheureux,  et  plus  malheureux  que  le  moindre  de  ses 
sujets  qui  joue  et  qui  se  divertit  (I,  49). 

Le  roi  est  environné  de  gens  qui  ne  pensent  qu'à  divertir 
le  roi  et  à  l'empêcher  de  penser  à  lui.  Car  il  est  malheu- 
reux^ tout  roi  qu'il  est,  s'ily pense  (I,  50). 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  CHRISTIANISME         75 

Ce  n  est  pas  qu'il x  ^'^  ^"  ^.//<^i  ^"  bonheur  (dans  le  jeu, 

la  chasse,  les  grands  emplois,  etc.) wz  qu'on  s'imagine 

que  la  vraie  béatitude  soit  d'avoir  l'argent  qu'on  peut 
gagner  au  jeu,  ou  datis  le  lièvre  qu'on  court.  On  7ien  vou- 
drait pas  s'il  était  offert.  Ce  qu'on  recherche,  c'est  le  tracas., 
qui  nous  détourne  d'y  penser  (à  notre  malheureuse  condi- 
tion (I,  49). 

de  là  vient  que  la  prison  est  un  supplice  si  horrible; 

de  là  vient  que  le  plaisir  de  la  solitude  est  une  chose  incom- 
préhensible (I,  49). 

C'est  d'ailleurs  inconsciemment  que  les  hommes  se  fuient 
eux-mêmes  par  mille  distractions  : 

ils  ne  savent  pas  que  ce  n'est  que  la  chasse,  et  non 

pas  la  prise,  qu'ils  recherchent  (I,  .^0). 

Ils  s'imaginent  que,  s'ils  avaient  obtenu  cette  charge,  ils 
se  reposeraient  ensuite  avec  plaisir,  et  ne  sentent  pas  la 
nature  insatiable  de  leur  cupidité.  Ils  croient  chercher  sin- 
cèrement le  repos,  et  ne  cherchent  en  effet  que  l'agitation 
(I.  50). 

Ainsi  s'écoule  toute  la  vie.  On  cherche  le  repos  en  com- 
battant quelques  obstacles;  et,  si  on  les  a  surmontés,  le 
repos  devient  insupportable.  Car,  ou  Von  pense  aux  misères 
qu'on  a,  ou  à  celles  qui  nous  menacent.  Et  quand  on  se  ver- 
rait même  asse\  à  l'abri  de  toutes  parts,  l'ennui,  de  son 
autorité  privée,  ne  laisserait  pas  de  sortir  au  fond  du  cœur, 
où.  il  a  des  racines  naturelles,  et  de  remplir  l'esprit  de  son 
venin  (I,  51). 

Ainsi  l'homme  est  si  malheureux,  qu'il  s'ennuierait  même 
sans  aucune  cause  d'ennui,  par  l'état  propre  de  sa  com- 
plexion;  et  il  est  si  vain,  qu'étant  plein  de  mille  causes 
essentielles  d'ennui,  la  moindre  chose,  comme  un  billard  et 
une  balle  qu'il  pousse,  suffisent  pour  le  divertir  (I,  51). 

Pascal  insiste  sur  la  vanité  de  l'homme  : 

Mais,  dire\-vous,  quel  objet  a-t-il  en  tout  cela?  Celui  de 
se  vanter  demain  entre  ses  amis  de  ce  qu'il  a  mieux  joué 
qu'un  autre  (I,  51). 

Son  but  est  donc  double  :  d'une  part  il  occupe  son  acti- 


76  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

vite  afin  qu'il  se  forme  un  sujet  de  passion  (I,  52)  capable 
de  l'arracher  au  sentiment  de  sa  condition  terrestre,  et 
d'autre  part  il  vise  dans  ses  actes  l'estime  d'autrui  :  La 
vanité  est  si  ancrée  dans  le  cœur  de  l'homme,  qu'un  soldat, 
un  goujat,  un  cuisinier,  un  crocheteur  se  vante  et  veut  avoir 
ses  admirateurs  (1,  25). 

nous  voulons  vivre  dans  Vidée  des  autres  d'une  vie 

imaginaire,  et  nous  nous  efforçons  pour  cela  de  paraître. 
Nous  travaillons  incessamment  à  embellir  et  à  conserver 
cet  être  imaginaire,  et  nous  négligeons  le  véritable  (I,  24). 

Nous  en  négligeons  l'amendement,  mais  non  pas  le  culte, 
car  la  recherche  de  la  gloire  procède  de  l'amour-propre  : 
La  nature  de  V amour-propre  et  de  ce  moi  humain  est  de 
n'aimer  que  soi  et  de  ne  considérer  que  soi  (I,  26).  Mais, 
comme  l'homme  se  sent,  malgré  lui,  fort  différent  de  ce 
qu'il  veut  paraître  pour  être  estimé,  il  met  tout  son  soin  à 
couvrir  ses  défauts^  et  aux  autres  et  à  soi-même,  et  il  ne 
peut  souffrir  qu'on  les  lui  fasse  voir,  ni  qu'on  les  voie  (1,  26). 

Le  MOI  est  haïssable  (I,  76). 

parce  qu'il  est  injuste,  qu'il  se  fait  centre  du  tout 

(I,  76). 

chaque  moi  est  V ennemi  et  voudrait  être  le  tjrran  de 

tous  les  autres  (I,  76).  • 

vous,  Miton,  le  couvre^,  vous  ne  lôte:{  pas  pour  cela: 

vous  êtes  donc  toujours  haïssable  (I,  76). 

Chacun  est  im  tout  à  soi-même;  car  lui  mort,  le  tout  est 
mort  pour  soi.  Et  de  là  vient  que  chacun  croit  être  tout  à 
tous  (II,  153). 

La  vanité  n'est  pas  seule  préjudiciable  à  notre  amende- 
ment :  Pascal  reproche  au  divertissement  aussi  qui  nous 
console  de  nos  misères  d'être...  la  plus  grande  de  nos 
misères.  Car  c'est  cela  qui  nous  empêche  principalement  de 
songer  à  nous  (1,  54). 

Sans  cela,  nous  serions  dans  l'ennui,  et  cet  ennui  nous 
pousserait  à  chercher  un  moyen  plus  solide  d'en  sortir 
(I,  54). 

En  résumé  :  Rien  n'est  si  insupportable  à  l'homme  que 


PREUVES  PSYGHOLOGIOUES  DU  CHRISTIANISME         77 

cfétre  dans  un  plein  repos,  sans  passions,  sans  affaire,  sans 
divertissement,  sans  application.  Il  sent  alors  son  néant, 
son  abandon,  son  insuffisance,  sa  dépendance,  son  impuis- 
sance, son  vide.  Incontinent  il  sortira  du  fond  de  son  âme 
l'ennui,  la  noirceur,  la  tristesse,  le  chagrin,  le  dépit,  le 
désespoir  (II,  154). 

Et  par  surcroît  il  est  vaniteux. 

De  quelque  côté  qu'on  l'envisage  l'homme  apparaît  donc 
comme  un  être  malheureux  et  mauvais. 

Que  le  cœur  de  V homme  est  creux  et  plein  d'ordure! 
(I,  48.) 

Toutefois,  si  méprisables  que  soient  ses  faiblesses,  elles 
supportent  chez  lui  quelque  fonds  de  nature  recomman- 
dable  au  contraire,  comme  un  reste  de  noblesse  perdue, 
très  digne  de  remarque.  Il  n'est  point,  en  eftet,  si  essentiel- 
lement épris  des  biens  terrestres  qu'il  ne  s'en  déprenne  à 
mesure  qu'il  s'y  livre;  et  pourquoi  s'en  dégoûte- t-il  ainsi? 
Ne  serait-il  pas  obsédé  par  le  vague  souvenir,  par  le  regret 
latent  de  quelque  autre  félicité,  seule  digne  de  lui  et  qui 
lui  aurait  échappé?  Sans  doute  il  est  vaniteux,  mais  la 
haute  opinion  qu'il  cherche  à  donner  de  lui,  ou  plutôt  de 
ce  moi  imaginaire  qu'il  substitue  à  son  moi  réel  dans  la 
pensée  d'autrui,  nest-elle  pas  motivée,  justifiée  par  des 
traces  à  demi  effacées,  qui  demeurent  en  lui,  de  ce  qu'il 
a  pu  être?  La  plus  , grande  bassesse  de  V homme  est  la 
recherche  de  la  gloire,  mais  c'est  cela  même  qui  est  la  plus 
grande  marque  de  son  excellence  (I,  10). 

...  //  estime  si  grande  la  raison  de  r  homme,  que,  quelque 
avantage  qu'il  ait  sur  la  terre,  s'il  n  est  placé  avantageuse- 
jnent  aussi  dans  la  raison  de  l'homme,  il  n'est  pas  content 
(I,  10). 

La  société  politique  témoigne  aussi  de  la  grandeur  de 
l'homme.  Sans  doute  il  faut  reconnaître  que  :  Tous  les 
hommes  se  haïssent  naturellement  l'un  l'autre.  On  s'est 
servi  comme  on  a  pu  de  la  concupiscence  pour  la  faire 
servir  au  bien  public.  Mais  ce  n'est  que  feinte,  et  une  fausse 
image  de  la  charité;  car,  au  fond,  ce  n'est  que  haine  (II,  121  ). 


78  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Il  n'en  faut  pas  moins  reconnaître  que  c'est  une  marque 
de...  la  grandeur  de  Ihomme,  d'avoir  tiré  de  la  concupis- 
cence un  si  bel  ordre  (II,  121). 

Grandeur  de  Vhomme  dans  sa  concupiscence  inêtne,  d'en 
avoir  su  tirer  un  règlement  admirable,  et  en  avoir  fait  un 
tableau  de  la  charité  (II,  121). 

Sa  nature  est  manifestement  double  :  Tant  de  contradic- 
tions se  trouveraient-elles  dans  un  sujet  simple?  (I,  184.) 

Les  hommes  ont  un  instinct  secret  gui  les  porte  à  cher- 
cher le  divertissement  et  V occupation  au  dehors,  qui  vient 
du  ressentiment  de  leurs  misères  continuelles  ;  et  ils  ont  un 
autre  iîistint  secret,  gui  reste  de  la  grandeur  de  notre  pre- 
mière nature,  gui  leur  fait  connaître  gue  le  bonheur  n'est 
en  effet  gue  dans  le  repos,  et  non  pas  dans  le  tumulte;  et  de 
ces  deux  instincts  contraires,  il  se  forme  en  eux  un  projet 
confus,  gui  se  cache  à  leur  vue  dans  le  fond  de  leur  âme, 
gui  les  porte  à  tendre  au  repos  par  F  agitation,  et  à  se 
figurer  toujours  gue  la  satisfaction  gu'ils  nont  point  leur 
arrivera,  si,  en  surmontant  guelgues  difficultés  guils 
envisagent,  ils  peuvent  s'ouvrir  par  là  la  porte  au  repos 
(I,50)._ 

Ainsi  le  bonheur  serait  dans  le  repos,  c'est-à-dire  dans  la 
constance  d'une  pleine  satisfaction  donnée  à  toutes  les  apti- 
tudes qui  définissent  l'essence  humaine.  Combien  l'homme 
en  est  éloigné!  Toute  sa  misère  consiste  à  n'y  pouvoir 
atteindre  ici-bas,  mais,  par  contre,  cela  même  qu'il  en  a 
plus  ou  moins  conscience  atteste  un  principe  en  lui  d'indé- 
niable grandeur.  Au  demeurant,  si  toutes  ses  ouvertures 
sur  le  monde  extérieur  conspirent  à  lui  en  fausser  les 
aspects,  s'il  est  sujet  de  mille  façons  à  l'erreur,  toujours 
est-il  qu'il  pense  et  par  là  sa  dignité  est  sauve.  Il  pense,  ce 
roseau.  Une  vapeur,  une  goutte  d'eau,  suffit  pour  le  tuer. 
Mais  quand  l'univers  V  écraserait,  Vhomme  serait  encore 
plus  noble  que  ce  gui  le  tue,  parce  gu'il  sait  guil  meurt,  et 
l'avantage  gue  Vunivers  a  sur  lui,  l'univers  nen  sait  rien. 

Toute  notre  dignité  consiste  donc  en  la  pensée.  C'est  de 
là  gu'il  faut  nous  relever,  et  non  de  l'espace  et  de  la  durée. 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  CHRISTIANISME         79 

que  nous  ne  saurions   remplir.    Travaillons  donc   à  bien 
penser  :  voilà  le  principe  de  la  morale  (I,  10-11). 

Ce  beau  précepte  confie  la  dignité  de  l'homme  à  la  fonc- 
tion mc^me  dont  il  la  tient,  à  la  caractéristique  de  son  espèce. 

Par  l'espace,  l'univers  me  compretîd  et  jnengloutit 
comme  un  point;  par  la  pensée.,  je  le  comprends  (1, 11). 

Cela  ne  signifie  point  ici  :  je  l'explique,  mais  seulement 
j'en  conçois  l'immensité.  Car  il  s'en  faut  bien  que  Pascal, 
tout  en  saluant  la  pensée  humaine,  en  méconnaisse  l'im- 
puissance :  Toute  la  dignité  de  l'homme  est  en  la  pensée. 
Mais  qu'est-ce  que  cette  pensée?  qu'elle  est  sotte!  (11,110.) 
Et  lors  même  qu'elle  est  raisonnable,  le  gouvernement  de 
la  conduite  humaine  lui  est  contesté  :  L'homme  n'agit  point 
par  la  raison,  qui /ait  son  être  (II,  155). 

Il  ne  l'a  que  trop  humiliée  précédemment,  et,  après  avoir 
montré  l'esprit  flottant  du  pyrrhonisme  au  dogmatisme  : 
La  nature  confond  les  pyrrhoniens  et  la  raison  confond 
les  dogmatiques  (I,  114).  Pascal  s'écrie  :  Quelle  Chimère 
est-ce  donc  que  Vhomme!  quelle  nouveauté,  quel  monstre, 
quel  chaos,  quel  sujet  de  contradiction,  quel  prodige  !  Juge 
de  toutes  choses,  imbécile  ver  de  terre,  dépositaire  du  vrai, 
cloaque  d'incertitude  et  d'erreur,  gloire  et  rebut  de  l'uni- 
vers (I,  114). 

Il  ne  tarit  pas  sur  ce  thème  de  la  grandeur  et  de  la 
misère  de  l'homme;  on  se  rappelle  tous  les  morceaux  si 
connus,  pleins  d'une  sombre  éloquence,  où  il  le  tourne  et 
retourne.  C'est  donc  être  misérable  que  de  se  connaître 
misérable;  mais  c'est  être  grand  que  de  connaître  qu'on  est 
misérable.  Toutes  ces  misères-là  mêmes  prouvent  sa  gran- 
deur. Ce  sont  misères  de  grand  seigneur,  misères  d'un  roi 
dépossédé  (I,  9). 

Sous  les  stigmates  de  la  déchéance  son  front  a  gardé 
l'empreinte  du  diadème.  On  découvre  en  lui  des  contra- 
riétés, qui  trahissent  ses  deux  conditions  :  L'homme  est 
naturellement  crédule,  incrédule,  timide,  téméraii-e  (1, 121). 

Description  de  l'homme.  Dépendance,  désir  d'indépen- 
dance, besoin  (II,  1G7). 


80  LA  VRAIE  RELIGION   SELON   PASCAL 

Cette  duplicité  de  l'homme  est  si  visible^  quily  en  a  qui 
ont  pensé  que  tious  avions  deux  âmes  :  un  sujet  simple  leur 
paraissait  incapable  de  telles  et  si  soudaines  variétés,  d'une 
présomption  démesurée  à  un  horrible  abattement  de  cœur 
(I,  186). 

Il  conclut  :  S'il  se  vante,  je  l'abaisse;  s'il  s'abaisse,  je  le 
vante;  et  le  contredis  toujours  jusqu'à  ce  qu'il  comprenne 
qu'il  est  un  monstre  incompréhensible  (I,  121). 

En  somme,  voici  ce  que  les  méditations  de  Pascal  sur  la 
nature  humaine  l'amènent  à  constater  :  notre  âme  pense, 
sent,  imagine,  délibère,  veut,  qualifie  moralement  ses 
actions,  et,  pourvue  de  ces  diverses  aptitudes,  tend  avide- 
ment par  elles  au  bonheur;  mais  grâce  à  quelque  illogisme 
étrange  dans  sa  condition,  l'aile  qu'elle  possède  pour  y 
tendre  est  incapable  d'y  atteindre.  Cette  aile  est  en  effet, 
selon  l'aptitude  exercée,  ou  trop  courte  et  trop  faible,  ou 
artificielle,  fabriquée  de  ressorts  déréglés  et  de  cire  qui 
fond,  livrée,  dans  tous  les  cas  pour  sa  direction,  soit  aux 
caprices  du  hasard,  soit  aux  tâtonnements  périlleux  de 
l'ignorance.  Bref  il  semble  que  notre  âme  ait  eu  l'aile 
cassée,  qu'elle  s'en  façonne  vainement  une  postiche;  son 
normal  essor  paraît  brisé,  son  but  voilé,  sa  route  dans 
l'abîme  brouillée,  faussée,  perdue.  En  même  temps  qu'elle 
se  sent  égarée  et  tombée,  elle  a  vaguement  conscience  de 
la  hauteur  que  mesure  sa  chute  ;  elle  a  plané  sans  doute, 
car  elle  ne  rampe  qu'avec  malaise  et  agitation  sans  pouvoir 
ni  se  détacher  des  choses  d'en  bas,  ni  s'y  attacher  longtemps. 
Elle  est  double  dans  sa  nature  et  dans  ses  tendances. 


CHAPITRE   III 


QUESTION  DE  L  IMMORTALITE  DE  L  AME.  —  IMPORTANCE  DE  CETTE 
QUESTION.  —  MONSTRUOSITÉ  DU  REPOS  DANS  L'iGNORANCE  DE  LA 
DESTINÉE  d'outre-tombe.  —  RESSOURCES  POUR  EN  SORTIR. 


Après  celle  enquête  approfondie  sur  Tessence  de 
rhomme,  Pascal  en  sort  plus  perplexe  et  plus  terrifié  dans 
son  isolement  au  sein  des  abîmes  de  l'infini,  car  tout  ce 
qu'il  a  découvert,  c'est  que  l'homme,  par  le  seul  fait  de  son 
imperfection  essentielle,  est  voué  au  rbalheur,  et  que 
l'ambiguïté  énigmatique  de  sa  nature  implique  une  contra; 
diction  insoluble  à  la  raison,  quelque  chose  d'inexplicable 
et  d'inquiétant  qu'il  serait  plus  imprudent  que  jamais  de 
laisser  à  la  mort  la  mission  d'éclaircir.  Est-elle,  en  effet, 
l'anéantissement?  Sicile  ne  l'est  pas,  combien  elle  apparaît 
redoutable!  Le  doute  à  cet  égard  suffit  d'ailleurs  à  rendre 
la  paix  de  l'âme  impossible. 

Vimmortalité  de  Vâme  est  une  chose  qui  nous  importe  si 
fort,  qui  nous  touche  si  profondément ,  quHl  faut  avoir 
perdu  tout  sentiment  pour  être  dans  lindifférence  de  savoir 
ce  qui  en  est  (I,  137),  Toute  notre  conduite  en  dépend. 

Il  ne  faut  pas  avoir  l'âme  fort  élevée  pour  comprendre 
quil  n'y  a  point  ici  de  satisfaction  véritable  et  solide;  que 
tous  nos  plaisirs  ne  sont  que  vanité;  que  nos  maux  sont 
infinis;  et  qu  enfin  la  mort,  qui  nous  menace  à  chaque 
instant,  doit  infailliblement  nous  mettre  dans  peu  d'années 
dans  l'horrible  nécessité  d'être  éternellement  ou  anéanti  ou 
malheureux. 

Sully  Prudhomme.  6 


82  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

//  ti'j"  a  rien  de  plus  réel  que  cela,  ni  de  plus  terrible 
(I,  138). 

...  Que  Von  juge  donc  là-dessus  de  ceux  qui  vivent  sans 
songer  à  cette  dernière/in  delà  vie,  qui,  se  laissant  conduire 
à  leurs  inclinations  et  à  leurs  plaisirs  sans  réflexion  et  sans 
inquiétude ,  et  comme  s'ils  pouvaient  anéantir  Véternité  en 
en  détournant  leur  pensée,  ne  pensent  à  se  rendre  heureux 
que  dans  cet  instant  seulement  (I,  143). 

Ce  repos  dans  cette  igitorance  (du  sort  qui  les  attend 
après  la  mort)  est  une  chose  monstrueuse  et  dont  il  faut  faire 
sentir  l'extravagance  et  la  stupidité  à  ceux  qui  y  passent 
leur  vie  (I,  143). 

C'est  ime  chose  monstrueuse  de  voir  dans  un  même  cœur 
et  en  même  temps  cette  sensibilité  pour  les  moindres 
choses  (la  perte  d'une  charge,  quelque  offense  imaginaire  à 
son  honneur)  et  cette  étrange  insensibilité  pour  les  plus 
gratides  (I,  140). 

C'est  im  enchantejnent  incompréhensible^  et  un  assoupis- 
sement surnaturel,  qui  marque  une  force  toute-puissante 
qui  le  cause  (I,  141). 

Pascal  flagelle  tour  à  tour  et  ceux  qui  font  gloire  d'être 
dans  cet  état,  et  ceux  qui  ne  font  que  feindre  ces  sentiments 
{I,  142),  et  surtout  les  indifférents  :  ...  il  faut  avoir  toute  la 
charité  de  la  religion  qu'ils  méprisent,  pour  ne  les  pas 
7nép)'iser  jusqu'à  les  abandonner  dans  leur  folie  (I,  142). 

C'est  à  ceux-ci  particulièrement  que  son  ouvrage 
s'adresse  :  il  faut  faire  pour  eux  ce  que  nous  voudrions 
qu'on  fît  pour  ?ious  si  nous  étions  à  leur  place  et  les  appeler 
à  avoir  pitié  d'eux-mêmes,  et  à  faire  au  moins  quelques  pas 
pour  tenter  s'ils  ne  trouveront  pas  de  lumières.  Qu'ils 
dontient  à  cette  lecture  quelques-unes  de  ces  heures  qu'ils 
emploient  si  inutilement  ailleurs,  quelque  aversion  qu'ils  y 
apportent;  peut-être  rencontreront-ils  quelque  chose,  ou 
pour  le  moins  ils  ti^y  perdront  pas  beaucoup.  Mais  pour 
ceux  qui  y  apporteront  une  sincérité  parfaite  et  un  véri- 
table désir  de  rencontrer  la  vérité,  j''espère  qu'ils  auront 
satisfaction  et  qu'ils  seront  convaincus  des  preuves  d'une 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  CHRISTIANISME         83 

religion  si  divine,  que  fai  ramassées  ici  et  dans  lesquelles 
f  ai  suivi  à  peu  près  cet  ordre...  (I,  142-143.) 

Malheureusement  pour  nous  Pascal  n'achève  point  cette 
phrase.  Tout  ce  que  nous  pouvons  inférer  des  pages  dont 
nous  avons  extrait  la  citation  précédente,  c'est  qu'elles  for- 
maient l'entrée  en  matière  ou  la  préface  de  son  ouvrage 
projeté,  et  qu'il  se  proposait  d'y  faire,  non  pas  seulement 
l'apologie,  mais  bien  la  preuve  du  christianisme,  dans  la 
mesure,  toutefois,  où  cette  entreprise  est  humaine,  c'est-à- 
dire  en  réservant  les  droits  de  la  grâce  qui  n'accorde  qu'à 
la  bonne  volonté  le  secours  de  la  foi  sans  lequel  toutes  les 
ressources  de  la  raison  demeurent  insuffisantes  et  stériles 
pour  la  conversion  de  l'incrédule.  Mais  revenons  au  point 
où  l'a  laissé  l'ordre  purement  logique  de  ses  Pefisées. 

On  se  demande  tout  d'abord  si,  après  avoir  ébranlé 
comme  il  l'a  fait  toute  confiance  dans  l'instrument  môme 
de  la  connaissance,  qui  est  si  court  et  si  facilement  faussé, 
il  est  encore  fondé  à  s'en  servir;  si  la  discussion  des 
moyens  de  connaître  ne  l'ont  pas  conduit  au  pyrrhonisme 
absolu,  par  suite  à  la  nécessité  de  suspendre  toute 
recherche,  toute  critique  rationnelle  et  de  s'enfermer  dans 
un  mutisme  désespéré.  En  ce  cas  ne  devrait-il  pas  renoncer 
à  convaincre  les  incrédules,  à  leur  fournir  les  preuves 
qu'il  leur  a  promises?  A  cette  objection  radicale  nous  pou- 
vons répondre  en  son  nom.  Sans  doute,  mieux  que  per- 
sonne il  avait  mesuré  la  portée  de  la  pensée  et  en  avait 
reconnu  les  bornes.  Physicien  il  savait  à  quel  point  elle  est 
sous  la  dépendance  des  sens,  combien  elle  est  à  la  fois  leur 
débitrice  et  leur  dupe  ;  géomètre  il  l'avait  sentie  terrassée 
et  confondue  par  les  deux  infinis;  religieux  il  l'avait  prise 
en  flagrant  délit  d'impuissance  à  découvrir  par  elle-même 
ce  qu'il  importe  par-dessus  tout  à  l'homme  de  connaître, 
ce  qu'il  est,  d'où  il  vient,  où  il  va.  Mais,  d'autre  part,  si 
l'esprit  humain  était  radicalement  impropre  à  la  connais- 
sance, il  serait  tout  à  fait  inutile,  conséquence  réfutée  par 
les  faits.  Personne  moins  que  Pascal  ne  pouvait  nier  toute 
valeur  à  la  définition  et  au  raisonnement,  sinon  dans  toutes 


84  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

les  spéculations,  du  moins  dans  les  sciences  abstraites,  et 
dans  celles  qui  relèvent  de  l'observation  et  de  l'expérience 
jointes  au  raisonnement;,  dans  les  sciences  naturelles.  L'his- 
toire de  la  pensée  et  la  constatation  quotidienne  des  ser- 
vices qu'elle  rend  à  l'homme  dans  les  rapports  sociaux  et 
pour  sa  seule  conservation  témoignent  assez  contre  le  pyr- 
rhonisme. 

En  somme  il  résume  et  formule  son  opinion  sur  l'aptitude 
de  l'esprit  humain  en  ces  termes  : 

Nous  avons  une  impuissance  de  prouver  invincible  à  tout 
le  dogmatisme  ;  nous  avons  une  idée  de  la  vérité  invincible 
à  tout  le  pjrrrhonisme  (I,  120). 

Prise  à  la  lettre,  cette  pensée  n'est  exactement  applicable 
qu'aux  postulats  de  la  géométrie.  Mais  entendue  dans  son 
esprit,  elle  a  une  portée  plus  générale;  impuissance  de 
prouver  signifie  ici  :  de  tout  prouver,  car  Pascal  ne  doutait 
pas  qu'il  n'eût  démontré  les  propriétés  de  la  cycloïde  et  la 
pesanteur  de  l'air,  à  la  seule  condition  qu'on  lui  accordât 
les  postulats  de  la  géométrie  et  la  fidélité  de  certains 
témoignages  des  sens. 

C'est  donc  avec  les  ressources  évidemment  limitées, 
chétives  et  mal  assurées  de  la  raison,  mais  enfin  avec  tout 
ce  peu  de  lumière  qu'elle  lui  ofïre  dans  la  nuit  complète, 
c'est  avec  cet  humble  rayon  emprunté  à  ses  adversaires, 
qui  n'admettent  d'ailleurs  pas  d'autre  flambeau,  c'est  avec 
cela  qu'il  se  fait  fort  d'éclairer  pour  eux  une  voie  vers  son 
Dieu.  Ils  auraient  mauvaise  grâce  à  lui  contester  mainte- 
nant l'usage  de  ce  lumignon  ;  il  ne  tenait  qu'à  lui  de  laisser 
Pyrrhon  l'éteindre  d'un  souffle,  ou  de  leur  laisser  croire 
qu'il  leur  empruntait  un  soleil. 


CHAPITRE   IV 


EXAMEN  DES  DOCTRINES  PHILOSOPHIQUES  INTÉRESSANT  LA  QUESTION 
DU  BONHEUR.  —  ELLES  NE  S'aCCORDENT  PAS  SUR  LA  DÉFINITION 
DU  SOUVERAIN  BIEN  CAPABLE  DE  LE  PROCURER.  —  ERREUR  DES 
PHILOSOPHES  EN  CE  QU'lLS  ONT  CRU  CETTE  QUESTION  ET  CELLE 
DE  l'immortalité  DE  L'AME  INDÉPENDANTES  L'UNE  DE  L'AUTRE. 
—  INSUFFISANCE  DU  CONCEPT  RATIONNEL  DE  LA  DIVINITÉ  POUR 
RÉPONDRE  A  L'ASPIRATION  DU  COEUR.  —  CRITIQUE  DES  PREUVES 
MÉTAPHYSIQUES  ET  DES  PREUVES  COSMIQUES  DE  LA  DIVINITÉ.  — 
INCOMPÉTENCE  DE  LA  RAISON  POUR  CONNAITRE  l'EXISTENCE  DE 
LA  DIVINITÉ  OBJET  DE  RELIGION;  LE  COEUR  LA  SENT  UNE  ET 
PERSONNELLE  ET  TEND  VERS  ELLE  PAR  l'AMOUR  COMME  VERS 
LE  SEUL  RECOURS  DE  l'hOMME  ISOLÉ  DANS  l'INFINI.  —  LE 
SENTIMENT  RELIGIEUX  OU  RELIGION  SPONTANÉE.  —  LA  RELIGION 
NATURELLE. 


Exislc-t-il  donc  quelque  félicité  possible  pour  cette  race 
humaine  que  la  seule  analyse  de  sa  condition  fait  présumer 
déchue?  S'il  lui  reste  en  espérance  soit  à  se  créer,  soit  à 
reconquérir  un  genre  de  vie  meilleur,  préférable  à  tout 
autre  pour  elle,  quel  est-il?  Voilà  ce  qu'il  lui  faut  à  tout 
prix  découvrir.  Comment  y  procéder?  Pascal  va-t-il 
négliger  toutes  les  recherches  antérieures  de  l'humanité, 
dont  il  a  tant  de  témoignages  à  sa  portée,  pour  affronter 
tout  seul  et  à  nouveau  le  problème  du  bonheur  qui  a  été 
l'unique  souci  des  générations  depuis  le  premier  homme? 
Ce  serait  une  présomption  ridicule,  et  il  se  priverait  des 
chances  de  rencontrer  aussitôt  ce  qu'il  poursuit.  Il  consul- 
tera donc  les  monuments  de  la  pensée  humaine  touchant  la 


86  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

détermination  du  vrai  bonheur.  Mais  le  premier  regard 
qu'il  jette  sur  les  résultats  consignés  dans  ces  monuments 
n'est  pas  engageant,  car  il  constate  pour  les  philosophes 
288  souverains  biens  {\\,  156),  et  cela,  au  temps  de  Varron 
qui  en  a  fait  le  calcul,  au  rapport  de  saint  Augustin.  Il 
tient  le  fait  de  Montaigne  (Havet,  II,  156).  Il  convient 
d'ajouter  à  ce  nombre  celui  des  souverains  biens  proposés 
par  d'autres  depuis  cette  époque.  Une  si  prodigieuse 
diversité  d'opinions,  dont  pas  une  n'a  fait  fortune  dans  le 
crédit  des  peuples,  est  peu  propre  à  inspirer  tout  d'abord 
confiance  en  l'autorité  de  la  philosophie  et  prédispose  mal 
à  en  attendre  la  lumière  cherchée. 

...  Tous  leurs  principes  sont  vrais  ^  des  pyrrhoniens,  des 
stoïques,  des  athées,  etc.  Mais  leurs  conclusions  sont  fausses, 
parce  que  les  principes  opposés  sont  vrais  aussi  (II,  155). 

T  Mais  peut  ejîre  que  ce  fujeâ  pajje  la  portée  de  la  r ai/on, 
examinons  donc/es  inventions  fur  les  chofes  de  fa  force.  S'il  y  a 
quelque  chofe  oiifon  interejî  propre  ayt  deu  la  faire  appliquer  de 
fon  plusferieux,  cejî  à  la  recherche  defon  fouverain  bien.  Voyons  ' 
donc  où  ces  âmes  fortes  &  clairvoyantes  Vont  placé  &  fi  elles  en 
font  d'accord. 

Vun  dit  que  le  fouverain  bien  ejl  en  la  vertu.  Vautre  le  met 
en  la  volupté.,  Vun  en  lafciencede  la  nature,  Vautre  en  la  vérité  : 
«  Félix  qui  potuit  rerum  cognofcere  caufas  »,  Vautre  en  V igno- 
rance totale.  Vautre  en  Vindolence,  d'autres  à  refifler  aux 
apparences,  Vautre  à  n  admirer  rien,  «  nihil  mirari  prope  res 
una  quce  pofjit  facere  &  fervare  beatum  »,  &  les  vrays  pyrro- 
niens  en  leur  ataraxie,  doute  &  fufpenfion  perpétuelle  &  d'autres 
plus  fages  penfent  trouver  un  peu  mieux.  Nous  voilà  bien  payés. 
(MoLiNiER,  I,  173-) 

Le  commun  des  hommes  met  le  bien  dans  la  fortune  et 
dans  les  biens  du  dehors,  ou  au  moins  dans  le  divertisse- 
ment. Les  philosophes  ont  montré  la  vanité  de  tout  cela,  et 
Vont  mis  oit  ils  ont  pu  (II,  155). 

Ceux  qui  nous  ont  conseillé  de  ne  le  chercher  qu'en 
nous-môme,  ont  échoué  : 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  CHRISTIANISME         87 

Nous  sommes  pleins  de  choses  qui  nous  jettent  au  dehors. 

Notre  instinct  nous /ait  sentir  qu'il  faut  chercher  notre 
bonheur  hors  de  nous.  Nos  passions  nous  poussent  au  dehors, 
quand  même  les  objets  ne  s'offriraient  pas  pour  les  exciter. 
Les  objets  du  dehors  nous  tentent  d'eux-mêmes  et  nous 
appellent,  quand  même  nous  n'y  pensons  pas.  Et  ainsi  les 
philosophes  ont  beau  dire  :  Rentre^  en  vous-mêmes,  vous  y 
trouvère^  votre  bien;  on  ne  les  croit  pas,  et  ceux  qui  les 
croient  sont  les  plus  vides  et  les  plus  sots  il,  118). 

Les  stoïciens  particulièrement  ont  proposé  à  l'homme 
une  règle  de  conduite  impraticable  : 

Ce  que  les  Stoïques  proposent  est  si  difficile  et  si  vain! 
Les  Stoïques  posent  :  Tous  ceux  qui  ne  sont  point  au  haut 
degré  de  sagesse  sont  également  vicieux,  comme  ceux  qui 
sont  à  deux  doigts  dans  l'eau...  (II,  178). 

...  Ils  concluent  qu'on  peut  toujours  ce  qu'on  peut  quel- 
que/ois, et  que,  puisque  le  désir  de  la  gloire  fait  bien  faire 
à  ceux  qu'il  possède  quelque  chose,  les  autres  le  pourront 
bien  aussi.  Ce  sont  des  mouvements  fiévreux,  que  la  santé 
ne  peut  imiter  (I,  118). 

Une  connaissance  de  la  plus  haute  importance  pour 
l'homme  au  point  de  vue  de  son  bonheur  est  celle  de  la 
nature  de  l'ame,  car  sa  conduite  ici-bas  en  vue  des  éven- 
tualités d'outre-tombe  en  dépend  : 

Si  faut  il  voir,  fi  cette  belle  philofophie  na  rien  aquis  de  cer- 
tain -par  un  travail  fi  long  &  fi  tendu,  peut  ejîrc  qu'au  moins 
l'ame  fe  comioifira  foy  me/me.  Efcoutons  les  régents  du  monde 
fur  ce  fujeâ.  Qu  ont-ils  penfé  de  fa  fubfiance  ? 

Ont-ils  efîé  plus  heureux  à  la  loger  ? 

Quont  ils  trouvé  de/on  origine,  de  fa  durée  &  de  fon  départ  ? 
(MoLiNiER,  I,  174.) 

Toute  l'éthique  des  philosophes  est  faussée  dans  ses  fon- 
dements parce  qu'ils  ont  voulu  la  rendre  indépendante  de 
ces  questions  : 

//  est  indubitable  que,  que  l'âme  soit  mortelle  ou  immor- 
telle, cela  doit  mettre  une  différence  entière  dans  la  morale; 


88  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

et  cependant  les  philosophes  ont  conduit  leur  morale  indé- 
pendamment de  cela.  Ils  délibèrent  de  passer  une  heure 
(11,111). 

Platon,  toutefois,  fait  exception,  il  demande  à  l'immor- 
talité de  l'âme  une  assise  à  la  morale.  Aussi  Pascal  en 
prend-il  note  : 

Platon,  pour  disposer  au  christianisme  (II,  111). 
La  métaphysique  des  philosophes  ne  lui  paraît  pas  avoir 
fait  plus  que  leur  éthique  pour  la  détermination  du  bonheur. 
L'objet  de  la  métaphysique  est  pourtant  le  principe  même 
d'où  émane  toute  vie  dans  l'univers  et  qui  dispose  des  con- 
ditions de  toute  existence;  c'est  donc  à  ce  principe  qu'il 
convient  de  demander,  c'est  de  lui  qu'on  est  en  droit 
d'attendre  la  satisfaction  de  l'âme  par  le  souverain  bien. 
N'est-ce  pas  à  la  source  éternelle  de  la  sensibilité  comme 
de  l'intelligence  qu'il  appartient  d'ahmenter  et  d'assouvir 
l'une  comme  l'autre?  Cette  source  a  un  nom  :  la  divinité, 
l'inconnu  représentant  ce  qui  subsiste  sous  le  flux  inces- 
sant de  ce  qui  passe. 

Il  y  a,  indépendamment  de  toute  religion,  un  concept 
rationnel  de  la  divinité,  lequel  relève  de  la  métaphysique 
en  ce  que  l'être  de  la  cause  initiale,  n'étant  conditionné 
par  rien  d'étranger  à  soi,  existant  par  soi,  représente 
l'absolu.  Pascal  lui-môme  n'a  pas  besoin  d'être  chrétien,  ni 
d'aucune  religion  pour  écrire  : 

L'Être  éternel  est  toujours,  s'il  est  une  fois  (II,  168). 
Je  sens  que  je  puis  ti' avoir  point  été  :  carie  moi  consiste 
dans  ma  pensée;  donc  moi  gui  pense  n'aurais  point  été,  si 
ma  mère  eût  été  tuée  avant  que  f  eusse  été  animé.  Donc  je 
ne  suis  pas  un  être  nécessaire.  Je  ne  suis  pas  aussi  éternel, 
ni  infini;  mais  je  vois  bien  quHly  a  dans  la  nature  un  être 
nécessaire,  éternel  et  infini  (I,  13). 

Or  c'est  là  précisément  la  divinité  métaphysique,  l'absolu. 
D'où  vient  qu'il  ne  s'y  est  pas  tenu  et  qu'il  a  dû  recourir 
à  la  divinité  révélée  par  une  autre  voie  de  connaissance? 
C'est  que  le  renseignement  fourni  par  la  raison  n'a  pas 
suffi  à  rassurer  le  cœur  qui  attend  de  la  divinité  son  sou- 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  CHRISTIANISME         89 

verain  bien.  Ce  renseignement  ne  suffit  môme  pas  à  satis- 
faire la  raison  à  la  recherche  d'une  explication  du  monde 
phénoménal  et  en  particulier  de  la  condition  humaine.  Si 
les  métaphysiciens  tombent  d'accord  sur  le  concept  d'un 
être  nécessaire,  éternel  et  infini,  ils  se  divisent  et  s'égarent 
dès  qu'ils  essaient  de  déterminer  les  rapports  qu'il  soutient 
avec  le  milieu  où  ils  vivent,  avec  le  monde  physique  et 
psychique.  Les  uns  l'en  conçoivent  distinct,  plus  ou  moins 
séparé,  les  autres  l'y  confondent.  Aucun  d'ailleurs  n'arrive 
à  tirer  des  seules  données  métaphysiques  la  fonction  divine 
qui  intéresserait  spécialement  la  félicité  humaine,  à  savoir 
une  souveraine  magistrature  et  une  bienveillante  surveil- 
lance à  l'égard  des  vivants,  cette  sorte  d'office  paternel 
qu'on  appelle  la  Providence  et  dont  Pascal  (non  point  dans 
le  recueil  de  ses  Pensées,  mais  dans  sa  lettre  à  M.  et  Mme  Pé- 
rier  sur  la  mort  de  son  père)  définit  éloquemment  la  vertu 
consolatrice.  Nous  ne  rappellerons  que  les  dernières  lignes 
du  passage. 

Nous  bénirons  la  conduite  de  sa  providence  ;  et  wiissant 
notre  volonté  à  celle  de  Dieu  même  nous  voudrons  avec  lui, 
en  lui,  et  pour  lui,  la  chose  quHl  a  voulue  en  nous  et  pour 
nous  de  toute  éternité  (II,  236). 

Le  concept  de  providence  ne  dérive  pas  de  ceux  de 
nécessité,  d'éternité,  d'infinité,  lesquels,  au  fond,  ne  nous 
révèlent  rien  de  l'être  métaphysique,  sinon  qu'il  n'est  con- 
ditionné que  par  lui-même.  Or  savoir  qu'un  être  existe 
nécessairement  et  que,  par  suite,  son  existence  est  éter- 
nelle et  son  essence  illimitée,  ce  n'est  rien  connaître 
encore  de  ce  qui  constitue  son  essence  même.  Qu'est-ce 
qui  est  sans  limite  en  elle?  Voilà  ce  qui  importe  à  notre 
bonheur,  car  ce  peut  être  l'indifïerence  aussi  bien  que  la 
bonté;  la  raison  l'ignore.  Il  nous  faut  une  divinité  sou- 
cieuse de  nos  aspirations  et  disposée  à  nous  en  procurer 
l'objet. 

Outre  ces  raisons  de  ne  point  se  contenter  des  preuves 
métaphysiques  de  Dieu,  il  en  est  une  qui  décide  Pascal  à 
n'en  pas  même  user. 


90  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Les  preuves  de  Dieu  métaphysique,  dit-il,  sont  si  éloi- 
gnées du  raisonnement  des  hommes,  et  si  impliquées, 
qu  elles  frappent  peu;  et,  quand  cela  servirait  à  quelques- 
uns,  cela  ne  servirait  que  pendant  l'instant  qu'ils  voient 
cette  démonstration,  mais  une  heure  après  ils  craignent  de 
s'être  trompés  (I,  154.) 

D'autre  part  il  est  préférable  de  les  passer  sous  silence 
avant  la  conversion  des  incrédules,  car  il  est  dangereux 
de  connaître  Dieu  sans  médiateur, 

«  Quod  curiositate  cognoverint  super bia  amiserunt  » 
(I,  154.) 

On  peut  donc  bien  connaître  Dieu  sans  sa  misère,  et  sa 
misère  sans  Dieu;  mais  on  ne  peut  connaître  Jésus- Christ 
sans  connaUre  tout  ensemble  et  Dieu  et  sa  misère  (I,  154). 

Mais  si  la  raison,  réduite  à  sa  seule  fonction  métaphy- 
sique, conçoit  la  nécessité  d'un  Dieu  sans  aucune  déter- 
mination de  son  essence,  peut-être,  avec  le  secours  de 
l'expérience,  en  consultant  le  spectacle  de  la  nature,  nous 
fournira-t-elle  de  la  divinité  quelque  notion  plus  précieuse 
au  cœur,  plus  utile  à  notre  recherche  du  souverain  bien, 
Pascal  répugne  tout  de  suite  à  l'admettre  : 

Tadmire  avec  quelle  hardiesse  ces  personnes  (ceux  qui 
ont  traité  de  la  félicité  de  l'homme  avec  Dieu)  entrepren- 
nent déparier  de  Dieu,  en  adressant  leurs  discours  aux 
impies.  Leur  premier  chapitre  est  de  prouver  la  divinité 
par  les  ouvrages  de  la  nature. 

Je  ne  m' étonnerais  pas  de  leur  entreprise  s'ils  adres- 
saient leurs  discours  aux  fidèles,  car  il  est  certain  [que 
ceux]  qui  ont  la  foi  vive  dedans  le  cœur  voient  incontinent 
que  tout  ce  qui  est  nest  autre  chose  que  l'ouvrage  du  Dieu 
qu'ils  adorent.  Mais  pour  ceux  en  qui  cette  lumière  s'est 
éteinte  et  dans  lesquels  on  a  dessein  de  la  faire  revivre,  ces 
personnes  destituées  de  foi  et  de  grâce,  qui,  recherchant 
de  toute  leur  lumière  tout  ce  qu'ils  voient  dans  la  nature 
qui  les  peut  mener  à  cette  connaissance,  ne  trouvent 
qu'obscurité  et  ténèbres  :  dire  à  ceux-là  qu'ils  n'ont  qu'à 
voir  la  moindre  des  choses  qui  les  environnent^  et  qu'ils  y 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  CHRISTIANISME         91 

verront  Dieu  à  découvert,  et  leur  donner,  pour  toute  preuve 
de  ce  grand  et  important  sujet,  le  cours  de  la  lune  et  des 
planètes,  et  prétendre  avoir  achevé  sa  preuve  avec  un  tel 
discours,  cest  leur  donner  sujet  de  croire  que  les  preuves 
de  notre  religion  sont  bien  faibles,  et  je  vois  par  raison  et 
par  expérience  que  rien  nest  plus  propre  à  leur  en  faire 
naître  le  mépris  (II,  60). 

Pascal  parle  ici  en  physicien  habitué  à  ne  chercher  dans 
les  phénomènes  que  des  rapports  et  à  n'y  découvrir  que 
des  lois,  d'autant  plus  solidement  démontrées  que  la 
démonstration  exclut  davantage  les  hypothèses  transcen- 
dantes, les  vues  métaphysiques;  lois  partielles  d'ailleurs, 
dont  la  synthèse  échappe  encore.  Il  nous  livre  plus  loin  le 
motif  intime,  déjà  signalé,  de  sa  répugnance  : 

Tous  ceux  qui  cherchent  Dieu  hors  de  Jésus-Christ,  et 
qui  s^arrêtent  dans  la  nature,  ou  ils  ne  trouvent  aucune 
lumière  qui  les  satisfasse,  ou  ils  arrivent  à  se  former  un 
moyen  de  connaître  Dieu  et  de  le  servir  sans  médiateur  :  et 

par  là  ils  tombent,  ou  dans  l'athéisme,  ou  dans  le  déisme, 
qui  sont  deux  choses  que  la  religion  chrétienne  abhorre 

presque  également  (II,  62)  '. 

Les  auteurs  canoniques  ont  sans  doute  prévu  ces  périls, 
car  : 
C'est  une  chose  admirable  que  jamais  auteur  canonique 

ne  s  est  servi  de  la  nature  pour  prouver  Dieu.  Tous  tendent 

à  le  faire  ciboire  (I,  155). 
//  fallait  qu'ils  fussent  plus  habiles  que  les  plus  habiles 

gens  qui  sont  venus  depuis,  qui  s'en  sont  tous  servis.  Cela 

est  très  considérable  (I,  155). 
Pascal  se  croit  tenu  de  les  imiter.  Ainsi,  à  ses  yeux,  la 

contemplation  et  l'étude  du  monde  qui  tombe  sous  les 

sens  sont  impropres  à  corroborer  comme  à  suppléer  le 

concept  métaphysique  de  la  divinité.  On  n'y  puise  qu'une 

1.  Cette  citation  et  celles  des  suivantes  où  sont  mentionnés  le  nom 
et  les  dogmes  de  la  religion  chrétienne  avant  que  l'ordre  logique  y  est 
abouti  ne  valent,  bien  entendu,  que  par  ce  qu'elles  contiennent  de 
relatif  au  chapitre  où  elles  figurent. 


92  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

notion  encore  indéterminée  du  vrai  Dieu,  bien  qu'on  y 
trouve  un  haut  témoignage  de  sa  toute- puissance,  une 
marque  de  son  infinité  dans  la  création,  comme  il  le  fait 
remarquer  à  la  fin  du  premier  paragraphe  de  son  célèbre 
discours  sur  les  infinis  : 

...  Que  l'homme  contemple  donc  la  nature  entière  dans  sa 
haute  et  pleine  majesté  (I,  1). 

Nous  avons  beau  enfler  nos  conceptions  au  delà  des 
espaces  imaginables,  nous  n'enfantons  que  des  atomes,  au 
prix  de  la  réalité  des  choses.  C'est  une  sphère  infinie  dont 
le  centre  est  partout,  la  circonférence  nulle  part.  Enfin, 
c'e^t  le  plus  grand  caractère  sensible  de  la  toute-puissance 
de  Dieu,  que  notre  imagination  se  perde  dans  cette  pensée 

Les  caractères  divins  imprimés  dans  la  nature  risque- 
raient de  la  faire  identifier  avec  la  divinité  même  qu'elle 
représente  par  les  infiinis,  si  d'autre  part  ses  défauts  ne  l'en 
distinguaient  : 

La  nature  a  des  perfections,  pour  montrer  qu'elle  est 
Vimage  de  Dieu;  et  des  défauts,  pour  montrer  qu'elle  n'en 
est  que  l'image  (II,  119). 

Bien  qu'elles  révèlent  les  infinis  qui  les  défient,  les 
sciences  naturelles,  par  leur  méthode  même,  exclusive  de 
tout  acte  de  foi  religieux,  inspirent  une  légitime  défiance  à 
Pascal  chrétien. 

Dans  tous  les  cas  ce  n'est  point  aux  sciences  dont  l'uni- 
vers visible  et  tangible  est  l'unique  objet  qu'il  faut 
demander  le  secret  de  la  félicité  et  de  la  destinée  humaine. 
Le  champ  de  leur  exercice  propre,  limité  par  la  portée 
même  des  sens,  qui  leur  fournissent  leurs  matériaux,  est 
trop  restreint,  leur  point  de  vue  trop  spécial,  ou,  parleur 
progrès  même,  trop  variable.  Ce  secret,  JDieu  seul  nous  le 
peut  révéler.  L'objet  de  nos  aspirations  suprêmes,  le  seul 
qui  puisse  nous  rassurer  entre  les  deux  abîmes  de  l'espace 
et  du  temps  et  remplir  notre  «  gouffre  »  intérieur,  n'est 
autre  que  le  divin  môme  par  ce  que  nous  sentons  en  lui 
d'infiniment  préférable  à  toute  autre  chose  et  que  ni  la 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  CHRISTIANISME         93 

métaphysique,  ni  le  spectacle  de  la  nature,  ni  les  sciences 
positives  ne  nous  révèlent. 

Qu'est-ce  donc  que  nous  crie  cette  avidité  et  cette  impuis- 
sance? sinon  qu'il  j-"  a  eu  autre/ois  dans  Vhomme  un  véri- 
table bonheur,  dont  il  ne  lui  reste  maintenant  que  la 
marque  et  la  trace  toute  vide,  et  qu'il  essaie  inutilement 
de  remplir  de  tout  ce  qui  l'environne,  recherchant  des 
choses  absentes  le  secours  qu'il  n'obtient  pas  des  présentes, 
mais  qui  en  sont  toutes  incapables,  parce  que  le  gouffre 
injini  ne  peut  être  rempli  que  par  un  objet  infini  et 
immuable,  c'est-à-dire  que  par  Dieu  même. 

Lui  seul  est  son  véritable  bien  (II,  117). 

S'il  jr  a  un  Dieu,  il  ne  faut  aimer  que  lui,  et  non  les 
créatures  passagères  (II,  110). 

C'est  seulement  en  complétant  le  double  concept  méta- 
physique et  empirique  de  la  divinité  par  ce  que  la  religion 
véritable  enseigne  du  contenu  moral  de  l'essence  divine, 
c'est  en  composant  avec  ces  données  d'origines  diflerentes 
ridée  de  l'être  parfait  au  double  point  de  vue  ontologique 
et  éthique  que  nous  proposerons  à  notre  âme  un  objet  digne 
de  ses  vœux,  en  mesure  de  combler  son  vide. 

On  remarquera  tout  de  suite  que  cette  fusion  de  la  divi- 
nité métaphysique  et  cosmique  avec  la  divinité  morale- 
ment anthropomorphique  à  laquelle  s'adressent  les  vœux 
et  les  prières  de  l'homme  implique  contradiction,  la  néces- 
sité de  l'une  répugnant  à  la  Ubre  sollicitude  essentielle  à 
l'autre.  Cette  difficulté  n'intéresse  que  les  religions  supé- 
rieures dont  la  théologie  tente  la  synthèse  de  ces  deux  divi- 
nités en  une  seule.  Les  dieux  des  religions  inférieures  sont 
uniquement  anthropomorphiques.  La  divinité  métaphy- 
sique, isolée  de  l'autre,  n'est  pas  l'objet  d'un  culte  religieux. 

iMais  Pascal  n'a  pas  encore  commencé  l'examen  des 
religions;  il  n'a  pas  encore  à  se  demander  laquelle  est  la 
vraie.  Il  voit  seulement  qu'il  y  a  dans  la  nature  un  être 
nécessaire,  éternel  et  injini  (I,  13);  mais  que,  s'il  s'en  tenait 
à  celte  information  de  la  raison,  il  demeurerait  incapable 
de  se  prononcer  sur  ce  qui,  dans  cet  être,  importe  le  plus 


94  LA  VRAIE   RELIGION  SELON   PASCAL 

au  bonheur  de  l'homme,  sur  l'unité  et  la  personnalité  qui 
en  font  proprement  un  Dieu.  Il  faut  que  cet  être,  présent 
dans  la  nature  par  son  ubiquité,  s'en  distingue  toutefois 
pour  en  pouvoir  être  considéré  comme  le  créateur  et  le 
protecteur,  pour  que  l'homme,  en  particulier,  puisse  avoir 
recours  à  lui  dans  sa  détresse.  Or,  d'une  part,  la  raison 
toute  seule  est  impuissante  à  déduire  du  concept  de  l'être 
absolu  ce  concept  d'un  être  personnel  créant  et  protégeant 
un  monde  distinct  de  lui,  et,  d'autre  part,  elle  est  mise  en 
demeure  de  le  postuler  pour  expliquer  la  morale  et  môme 
simplement  la  diversité  et  la  variation,  la  contingence  dans 
l'univers  : 

Je  m'effraye  et  m'étonne  de  me  voir  ici  plutôt  que  là;  car 
il  n'^y  a  point  de  raison  pourquoi  ici  plutôt  que  là ^  pourquoi 
à  présent  plutôt  que  lors.  Qui  m'y  a  mis?  par  V ordre  et  la 
conduite  de  qui  ce  lieu  et  ce  temps  a-t-il  été  destiné  à  moi? 
«  Memoria  hospitis  unius  diei prœtereuntis  »  (II,  152). 

Pourquoi  ma  connaissance  est-elle  bornée? ma  taille? ma 
durée.,  à  cent  ans  plutôt  qu'à  mille?  Quelle  raison  a  eue  la 
nature  de  me  la  donner  telle.,  et  de  choisir  ce  nombre  plutôt 
quun  autre,  dans  Vinfinité  desquels  il  n'y  a  pas  plus  de 
raison  de  choisir  l'un  que  Vautre,  rien  ne  tentant  plus  que 
r autre  (IL  153). 

Remarquons  en  passant  que  Spinoza  n'a  nullement  résolu 
le  problème  de  concilier  l'être  nécessaire  avec  les  modes 
divers  et  variables.  Aussi  Pascal  renonce-t-il  à  consulter 
la  raison  sur  l'existence  du  Dieu  dont  le  cœur  a  besoin 
(c'est-à-dire  du  Dieu  du  christianisme). 

Incompréhensible  que  Dieu  soit,  et  incompréhensible 
quil  ne  soit  pas  (II,  12G). 

(Dans  cette  Pensée  l'idée  de  la  divinité  en  est  l'idée  non 
pas  purement  métaphysique,  mais  religieuse,  comme  l'in- 
dique la  fin  de  cette  même  Pensée  citée  entièrement  plus 
bas.)  Généralement  en  ce  qui  touche  aux  questions  trans- 
cendantes, les  plus  importantes  de  toutes,  Pascal  refuse 
h  la  raison  en  même  temps  le  pouvoir  d'affirmer  et  celui 
de  nier  comme  s'il  avait  pressenti  les  antinomies  de  Kant  : 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  CHRISTIANISME         95 

Incompréhensible  que  Dieu  soit,  et  incompréhensible 
qu'il  ne  soit  pas;  que  l'dme  soit  avec  le  corps,  que  nous 
n  ayons  pas  d'âme;  que  le  monde  soit  créé,  qu'il  ne  le  soit 
pas,  etc.;  que  le  péché  originel  soit,  et  qu'il  ne  soit  pas 
(II,  126). 

Nous  ne  tromons  dans  le  recueil  des  Pensées  aucune 
preuve  explicite  de  l'unité  et  de  la  personnalité  divines, 
faite  indépendamment  de  toute  doctrine  religieuse.  Pascal 
déclare  impossible  cette  démonstration  par  les  seules  voies 
rationnelles.  Nous  avons  cité  précédemment  les  motifs  d'un 
autre  ordre  qui  la  lui  faisaient  aussi  écarter.  Il  en  agit  de 
même  à  l'égard  de  toutes  les  questions  transcendantes. 

Et  c'est  pourquoi  je  n'entreprendrai  pas  ici  de  prouver 
par  des  raisons  naturelles  ou  l'existence  de  Dieu,  ou  la 
Trinité,  ou  l'immortalité  de  l'âme,  ni  aucune  des  choses 
de  cette  nature;  non  seulement  parce  que  je  ne  me  sentirais 
pas  asse\  fort  pour  trouver  dans  la  nature  de  quoi  convaincre 
des  athées  endurcis;  mais  encore  parce  que  cette  connais- 
sance, sans  Jésus-Christ,  est  inutile  et  stérile  (1, 154-loo). 

Il  se  contente  de  dire  : 

T  Cejl  une  chofeftvifible,  qu  il  faut  aymer  unfeul  Dieu  quil 
ne  faut  point  de  miracles  pour  le  prouver  (MoLimER,  II,  42). 

Gomme  d'ailleurs  il  se  refuse  à  le  prouver  par  la  raison 
qui  s'y  perd,  l'on  ne  saurait  douter  qu'il  n'invoque  l'autorité 
du  cœur,  ce  mot  étant  pris  dans  la  double  acception  (alTec- 
tive  et  intellectuelle)  qu'il  lui  a  conférée.  L'homme,  dans 
son  efi'royable  isolement,  se  sent  dépendre  de  l'inconnu;  il 
en  a  tout  à  redouter;  mais  d'autre  part  c'est  de  l'inconnu 
seul  qu'il  peut  attendre  quelque  assistance.  Or  il  y  sent  la 
cause  de  son  être  et  dans  celle-ci  son  unique  recours.  Il 
tend  donc  spontanément  vers  cet  arbitre  invisible  de  son 
sort,  et  son  instinctif  élan  ne  se  divise  pas,  ne  prend  pas 
plusieurs  directions.  Cela  même  suffit  à  attester  l'unité  et 
la  personnalité  divines  par  un  témoignage  immédiat  et 
intime.  Quant  à  l'amour  de  Dieu,  l'ûme  le  puise  à  la  môme 
source,  c'est-à-dire  au  cœur  qui  lui  indique  la  divinité 
comme  principe  et  objet  de  l'homme  perdu  dans  l'infini. 


96  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Mais  remarquons  que,  dans  celle  simple  aspiralion  déses- 
pérée de  l'âme,  Dieu  ne  lui  révèle  rien  encore  de  sa  nature; 
son  existence  esl  certaine,  sa  présence  demeure  voilée,  son 
secours  problématique.  L'homme  est  encore  par  rapport  à 
Dieu  comme  un  enfant  dans  la  détresse,  qui  ne  douterait 
pas  qu'il  n'eût  un  père,  mais  ne  le  connaîtrait  pas  et  igno- 
rerait les  sentiments  de  ce  père  à  son  égard,  bien  qu'il  se 
sentît  tenu  de  l'aimer.  Pascal  ne  désavouerait-il  pas  ce  que 
nous  introduisons  de  conjectural  dans  notre  interprétation 
de  sa  pensée?  Du  moins  pourrait-il  reconnaître  que,  dans 
notre  tentative  de  restituer  à  ses  idées  leur  lien  logique, 
nous  l'empruntons  à  sa  propre  théorie  de  la  connaissance. 
Conclurons-nous  de  ce  qui  précède  que  Pascal  admette 
une  religion  naturelle?  Ce  serait  méconnaître  l'aversion 
qu'il  professe  ouvertement  à  l'égard  du  déisme.  Ce  serait, 
en  outre,  supposer  qu'il  se  contente  d'une  religion  bien 
incomplète.  En  effet,  l'instinctif  appel  que  dans  les  soli- 
tudes infinies  l'homme  épouvanté  adresse  à  la  cause  de  tout 
personnifiée,  cet  appel  sans  réponse  encore,  n'éclaire  en 
rien  l'essence  divine,  non  plus  que  la  nature  et  la  condition 
humaine.  Le  sentiment  religieux,  religion  spontanée  sans 
formule  précise,  est  déjà  né,  mais  aucune  religion  n'est 
encore  définie. 


CHAPITRE  V 


LE  SENTIMENT  RELIGIEUX  PREND  NAISSANCE.  —  PASCAL  EST  AMENE 
A  EXAMINER  LES  RELIGIONS.  —  PREMIÈRES  CONDITIONS  REQUISES 
POUR  qu'une  RELIGION  SOIT  LA  VÉRITABLE. 


Les  philosophes,   tant   moralistes  que  métaphysiciens, 
n'ont  proposé  à  Pascal  rien  qui  lui  parût  admissible  pour 
résoudre  le  problème  soulevé  par  ses  précédentes  analyses 
psychologiques;  ils  ne  semblent  même  pas  avoir  soupçonné 
l'existence  de  ce  problème.  Ce  n'est  donc  pas   de  leurs 
doctrines  qu'il  en  espère  la  solution.  Son  enquête,  à  vrai 
dire,  n'a  pas  été  entièrement  stérile  ;  le  commerce  avec  leurs 
idées  a  pu  lui  faire  prendre  conscience,  dans  une  certaine 
mesure,  du  plus  haut  principe  dont  dépend  Thomme.  Le 
cri  d'angoisse  poussé  par  celui-ci  du  fond  de  sa  détresse 
dans  l'espace  infîni  n'a  pas  encore  trouvé  de  réponse,  mais 
ne  s'est  pourtant  pas  perdu  dans  le  vide.  Il  existe  une 
cause  substantielle,  primordiale  de  tout  ce  qu'il  perçoit  ou 
devine  et  de  lui-même.  L'instinctif  élan  qui  le  porte  vers 
cette  cause  par  elTroi  de  l'isolement  n'a  pas  rencontré  le 
néant  :  avant  que  la  métaphysique  eût  tenté  d'en  fournir  à 
l'esprit  le  concept,  le  cœur  y  plaçait  déjà   son  suprême 
espoir,  et,  prédisposé  à  une  gratitude  aussi  profonde  que 
sa  terreur,  donnait  déjà  pour  objet  à  son  amour  une  Pro- 
vidence inconnue. 

Tel  est  le  sentiment  religieux  à  l'état  naissant.  L'homme 
ne  définit  pas  encore,  il  ne  fait  que  pressentir  la  divinité,  et 

Sllly  Phudhomme.  ' 


98  LA   VRAIE  IIKLIOIOX  SELON   PASCAL 

il  n'en  invoque  et  imagine  que  la  nature  analogue  à  la 
sienne,  c'est-à-dire  anthropomorphique,  aux  attributs 
psychiques,  la  seule  qu'il  sent  pouvoir  être  en  communi- 
cation sympathique  avec  son  âme;  il  n'en  a  pas  encore 
conçu  la  nature  métaphysique.  La  matière  religieuse 
façonnée  progressivement  par  les  divers  cultes,  est  cette 
première  intuition  vague  de  la  divinité  en  tant  qu'elle  est 
accessible,  favorable  ou  contraire  aux  supplications 
humaines.  Ce  sont  les  religions  qui  prétendent  en  définir 
l'essence,  en  instituer  l'adoration,  en  canaliser,  pour  ainsi 
dire,  les  faveurs  et  en  conjurer  les  ressentiments,  et  ce  sont 
les  plus  élevées  qui  en  ont  synthétisé,  identifié  la  nature 
anthropomorphique  et  la  nature  métaphysique. 

Pascal  est  donc  amené  à  les  examiner  pour  tâcher  d'y 
découvrir  ce  qu'il  cherche. 

Tout  d'abord  le  même  obstacle  qu'il  a  rencontré  en  pré- 
sence de  toutes  les  doctrines  instituées  par  la  raison  paraît 
se  dresser  devant  lui,  aussi  décourageant  :  on  ne  compte, 
en  effet,  guère  moins  de  religions  diverses  que  de  défini- 
tions philosophiques  du  souverain  bien,  môme  en  écartant 
le  fétichisme  et  les  cultes  inférieurs  qui  ne  méritent  pas  la 
discussion.  Laquelle  choisir?  Je  vois  plusieurs  religions 
contraires,  et  partant  toutes  fausses^  excepté  une.  Chacune 
veut  être  crue  par  sa  propre  autorité,  et  menace  les  incré- 
dules. Je  ne  les  crois  donc  pas  là-dessus;  chacun  peut  dire 
cela  (I,  173). 

La  seule  digne  de  foi  sera  évidemment  celle  qui  révélera 
l'essence  de  Dieu  par  les  lumières  qu'elle  répandra  sur 
l'œuvre  éminentede  Dieu  môme,  sur  l'homme  et  sa  destinée. 
Mais  d'abord  elle  devra  professerl'existence  d'un  seul  Dieu  : 
Toute  religion  est  fausse,  qui,  dans  sa  foi,  n'adore  pas 
un  Dieu  comme  principe  de  toutes  choses,  et  qui,  dans  sa 
morale,  n'aime  pds  un  seul  Dieu  comme  objet  de  toutes 
choses  [U,  68). 

La  vraie  nature  de  l' homme,  son  vrai  bien,  et  la  vraie 
vertu,  et  la  vraie  religion,  sont  choses  dont  la  connaissance 
est  iméparable  (I,  i70). 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  CHRISTIANISME         99- 

Il  faut,  piiir  faire  qu  une  religion  soit  vraie,  qu'elle  ait 
connu  notre  nature.  Elle  doit  avoir  connu  la  grandeur  et  la 
petitesse,  et  la  raison  de  F  une  et  de  l'autre  (I,  170). 

...la  véritable  religion  nous  enseigne,  et  qu'il  j^  a  quelque 
grand  principe  de  grandeur  en  l'homme,  et  qu'il  y  a  un 
grand  principe  de  misère.  Il  faut  donc  qu'elle  nous  rende 
raison  de  ces  étonnantes  contrariétés. 

Il  faut  que,  pour  rendre  l'homme  heureux,  elle  lui  montre 
qu'il  y  a  un  Dieu;  qu'on  est  obligé  de  l'aimer  ;  que  notre 
vraie  félicité  est  d'être  en  lui,  et  notre  imique  mal  d'être 
séparé  de  lui  ;  quelle  reconnaisse  que  nous  sommes  pleins 
de  ténèbres  qui  nous  empêchent  de  le  connaître  et  de 
l'aimer;  et  qu'ainsi  nos  devoirs  nous  obligeant  d'aimer 
Dieu,  et  nos  concupiscences  nous  en  détommant,  nous  sommes 
pleins  d'injustice.  Il  faut  qu'elle  nous  rende  raison  de  ces 
oppositions  que  nous  avons  à  Dieu  et  à  notre  propre  bien; 
il  faut  quelle  nous  enseigne  les  remèdes  à  ces  impuissances, 
et  les  moyens  d'obtenir  ces  remèdes  (I,  182). 

...  Dieu  étant  ainsi  caché,  toute  religion  qui  ne  dit  pas 
que  Dieu  est  caché  n'est  pas  véritable;  et  toute  religion  qui 
n'en  rend  pas  la  raison  n'est  pas  instruisante  (I,  171). 

La  vraie  religion  doit  avoir  pour  marque  d'obliger  à 
aimer  son  Dieu.  Cela  est  bien  juste.  Et  cependant  aucune 
ne  Va  ordonné;  la  nôtre  Va  fait.  Elle  doit  encore  avoir 
connu  la  concupiscence  et  V  impuissance  ;  la  nôtre  Va  fait. 
Elle  doit  y  avoir  apporté  les  remèdes  (I,  169). 

Tel  est  le  programme  des  condilions  auxquelles  la  vraie 
religion  doit  satisfaire. 

Mais  ne  se  pourrait-il  pas  qu'une  doctrine  eût  été  arlifi- 
ciellemenl  composée  par  des  hommes  importants  précisé- 
ment afin  d'y  satisfaire?  Cette  doctrine  ne  serait  alors 
quune  ingénieuse  hypothèse.  Or  de  ce  qu'une  telle  hypo- 
thèse expliquât  avec  une  certaine  vraisemblance  l'étal 
moral  et  le  sort  terrestre  de  l'homme,  lui  assignât  une  des- 
tinée conforme  à  ses  aspirations,  et  donnAt  pAture  à  son 
besoin  d'un  principe  créateur,  protecteur  et  justicier,  il  ne 
s'ensuivrait  pas  nécessairement  que  nulle  autre  hypothèse, 


iOO  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

plus  vraisemblable  encore,  ne  pût  atteindre  le  même  but; 
il  ne  s'ensuivrait  pas  qu'elle  représentât  la  vérité. 

Pour  qu'une  doctrine  soit  la  vraie  relig^ion,  il  faut 
d'abord  qu'elle  soit  une  religion,  c'est  à-dire  qu'elle  recon- 
naisse l'existence  personnelle  de  la  Divinité,  qu'elle  professe 
l'existence  de  l'unique  Dieu,  et  porte,  en  quelque  sorte,  la 
signature  de  la  divinité,  qu'elle  soit  révélée  à  l'homme  par 
Dieu  lui-même. 

Si,  d'une  part,  elle  n'enseignait  rien  qui  ne  fût  conforme 
à  l'expérience  préalablement  acquise  par  les  sens,  aux 
inductions  et  aux  déductions  de  la  raison,  rien  qui  déro- 
geât aux  rapports  normaux  des  choses,  c'est-à-dire  aux 
rapports  déterminés  par  les  essences  mêmes,  à  l'ordre  de 
la  nature  en  un  mot,  elle  ne  serait  pas  à  proprement  parler 
une  religion,  elle  ne  serait  qu'un  système  philosophique  de 
plus,  sujet  aux  mêmes  contestations  que  tous  les  autres, 
n'ayant  pas  plus  d'autorité.  Si,  d'autre  part,  elle  n'ensei- 
gnait que  des  choses  extraordinaires  sans  fournir  aucun 
moyen  de  contrôler  ses  assertions,  elle  ne  mériterait  aucun 
crédit  et  pourrait  passer  pour  une  simple  superstition  ou 
une  mystification.  Elle  doit  donc  produire  en  sa  faveur  des 
faits  surnaturels,  voulus  expressément  par  Dieu  pour  se 
révéler  aux  hommes  et  en  vue  de  son  culte,  et,  en  même 
temps,  prouver  une  telle  affirmation  en  produisant  des 
témoignages  irrécusables  et  indéniables  que  ces  faits  ont 
existé  et  existent. 


CHAPITRE   VI 


LE  PREMIER  CRITERIUM  DE  LA  VERITE  EN  MATIERE  RELIGIEUSE, 
A  SAVOIR  LA  PROFESSION  D'uN  DIEU  PERSONNEL  UNIQUE,  ÉLI- 
MINE DU  PREMIER  COUP  TOUTES  LES  RELIGIONS  POLYTHÉISTES 
ET  SERT  A  CONDAMNER  LES  INCRÉDULES.  —  PASCAL  DISTINGUE 
PLUSIEUTS  TYPES  D'iNCRÉDULES  SOUS  LA  COMMUNE  DÉNOMINA- 
TION d'aTQÉES.  —  SON  UORREUR  POUR  LE  DÉISME.  —  ÉPICTÈTE 
ET  MONTAIGNE.  —  AUCUNE  DOCTRINE  PHILOSOPHIQUE  n'EXPLIQUE 
LES  CONTRARIÉTÉS  DE  LA  NATURE  HUMAINE.  —  CES  CONTRA- 
RIÉTÉS  SONT   DES   SIGNES   CERTAINS    DE   DÉCHÉANCJE. 


Une  fois  en  possession  du  premier  critérium  de  la  vérité 
en  matière  religieuse,  à  savoir  la  profession  d'un  Dieu  per- 
sonnel unique,  Pascal  procède  d'abord  et  très  aisément  à 
l'élimination  d'une  infinité  de  cultes  inférieurs,  de  tous 
ceux  qui  ne  remplissent  pas  cette  condition.  Il  écarte  donc 
du  premier  coup  les  religions  polythéistes. 

On  demandera  comment  ces  religions  peuvent  même 
exister,  et  surtout  comment  il  peut  y  avoir  des  athées, 
puisque  la  notion  ou,  du  moins,  le  sentiment  de  l'existence 
d'un  seul  Dieu  est  donné  à  l'homme  par  l'effroi  de  sa  soli- 
tude dans  l'infini  et  par  l'instinct  tout  spontané  de  recourir 
à  son  Créateur.  Rappelons  et  complétons  nos  précédentes 
citations  sur  ce  point  : 

Comment  se  peut-il  /aire  que  ce  raisonnement  se  passe 
dans  un  homme  raisonnable? 

Je  ne  sais  qui  m'a  mis  au  monde...  Je  vois  ces  effroyables 
espaces  de  Ihmivers  qui  jn'en/ennent...  sans  que  je  sache 


102  LA  VRAIE  RELIGION  SELON   PASCAL 

pourquoi  je  suis  plutôt  placé  en  ce  lieu  qu'en  un  autre... 
Tout  ce  que  je  connais  est  que  je  dois  bientôt  mourir;  mais 
ce  que  j'ignoi^e  le  plus  est  cette  mort  même  que  je  ne  saurais 
éviter  (I,  139). 

Et  néanmoins  je  veux  aller  sans  prévoyance  et  sans 
crainte  tenter  un  si  grand  événement  dans  V incertitude  de 
réternité  de  ma  condition  future  (T,  liO). 

Il  faut  qu'il  y  ait  un  étrange  renve?'sement  dans  la  nature 
de  Vhomme  pour  faire  gloire  d'être  dans  cet  état,  dans 
lequel  il  semble  incroyable  qu'une  seule  personne  puisse 
être  (1, 141). 

La  plupart  y  sont  cependant  sinon  avec  affectation  d'in- 
souciance, du  moins  avec  indifférence.  La  vraie  religion 
rendra  compte  de  cette  anomalie  étonnante.  Des  hommes  si 
déraisonnables  servent  admirablement  à  montrer  la  corrup- 
tion de  la  nature  par  des  sentiments  si  dénaturés  (I,  140). 
C'est  elle  aussi  qui  expliquera  la  froideur  envers  Dieu 
chez  tant  de  gens  qui  pourtant  le  connaissent  :  Qu'il  y  a 
loin  de  la  connaissance  de  Dieu  à  V  aimer!  (II,  153.) 

Les  incrédules  offrent  le  plus  complet  exemple  de  ce 
phénomène  monstrueux  d'indifférence  au  mystère  de  la 
condition  et  de  la  destinée  humaines  et  par  suite  d'indiffé- 
rence à  l'égard  de  Dieu. 

Tous  les  divers  types  d'incrédules  sont  rangés  dans  le 
recueil  des  Pensées  sous  le  nom  d'athées.  L'athéisme  et  le 
déisme  sont  deux  choses  que  la  religion  chrétienne  abhorre 
presque  également  (II,  02),  —  ...  V  athéisme.,  qui  y  ^^t  tout 
à  fait  contraire  (I,  176). 

N'être  pas  chrétien  et  être  athée,  c'était  tout  un  du  temps 
de  Pascal,  comme  le  fait  remarquer  Havet  dans  une  note 
(I,  1G7).  Les  indifférents  et  les  pyrrhoniens  sont  athées  en 
ce  sens  que  la  divinité  ne  préoccupe  pas  les  premiers  et  ne 
saurait  être  affirmée  .selon  les  seconds.  Mais  ce  ne  sont 
point  là  les  athées  proprement  dits,  en  hostilité  déclarée, 
ouverte  et  formelle  avec  toute  religion.  Ceux-ci  nient 
expressément  l'existence  de  la  divinité  personnelle,  anthro- 
ponu)rphifjuc,  la  seule  qui  confère  le  caractère  du   Dieu 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  GHUISTIANIS.ME        103 

objet  de  ciille  à  l'être  nécessaire,  à  la  cause  première  en  se 
l'assimilant.  La  cause  métaphysique  est  cependant  bien 
divinité,  car  on  ne  peut  refuser  ce  nom  au  principe  éternel, 
absolu  cl  infini  de  l'univers,  et,  à  ce  point  de  vue,  il  n'existe 
pas  un  homme  intelligent  qui  refuse  à  l'univers  une  cause, 
soit  extérieure  à  la  substance  des  choses  dont  l'ensemble  le 
constitue,  soit  intérieure  à  la  substance  même  de  tout, 
laquelle  est  alors  cause  de  soi,  commune  à  tous  les  indi- 
vidus, unique,  selon  la  conception  de  Spinoza,  et  s'identifie 
à  la  divinité  métaphysique  en  annulant  l'autre,  la  divinité 
moralement  anthropomorphique  essentielle  à  l'existence 
d'un  culte  religieux.  C'est  la  négation  de  la  seconde  qui 
définit  l'athéisme,  au  sens  que  les  croyants  prêtent  à  ce  mot. 
On  ne  peut  que  rendre  hommage  à  la  rare  impartialité  de 
Pascal  dans  cette  Pensée  :  Athéisme,  marque  de  force  d'es- 
prit, mais  jusqu'à  un  certain  degré  seulement  (II,  127). 

Havet  signale  qu'elle  est  empruntée  à  Montaigne  (II,  148). 

Quoi  qu'il  en  soit,  Pascal  l'adopte;  on  s'en  étonne  moins 

quand  on  se  rappelle  son  aveu  :  je  ne  me  sentirais  pas  asse:^ 

fort  pour  trouver  dans  la  nature  de  quoi  convaincre  des 

athées  endurcis  (I,  155). 

Ce  sont  néanmoins  les  phénomènes  naturels  qui,  par 
leur  obscurité  même,  lui  fourniront  des  armes  contre  leurs 
objections  aux  mystères  chrétiens  :  Qu'ont-ils  à  dire  contre 
la  résurrection,  et  contre  l'enfantement  de  la  Vierge? 
QiC est-il  plus  difficile,  de  produire  un  homme  ou  un  animal, 
ou  de  le  reproduire?  Et  s'ils  n'avaient  jamais  vu  une  espèce 
d'animaux,  pourraient-ils  deviner  s'ils  se  produisent  sans  la 
compagnie  les  uns  des  autres?  (II,  96.) 

On  devine  que,  dans  la  querelle  moderne  sur  la  généra- 
tion spontanée,  si,  en  sa  qualité  d'expérimentateur  scrupu- 
leux, il  eût  donné  raison  à  Pasteur,  en  sa  qualité  de  chré- 
tien il  n'eût  pas  tout  condamné  dans  la  thèse  de  Pouchet, 
il  lui  eût  concédé  la  génération  spontanée,  sinon  pour  le 
temps  présent,  du  moins  pour  celui  de  la  création  du 
monde  à  la  voix  de  Dieu. 
Athées.  Quelle  raison  ont-ils  de  dire  qu'on  ne  peut  ressus- 


104  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

citer?  Que  c'est  plus  difficile  de  naître,  ou  de  ressusciter; 
que  ce  qui  na  jamais  été  soit,  ou  que  ce  qui  a  été  soit 
encore?  Est-il  plus  facile  de  venir  en  être  que  d'y  revenir? 
La  coutume  nous  rend  V un  facile,  le  manque  de  coutume 
rend  Vautre  impossible  ;  populaire  façon  de  juger.  Pour- 
quoi une  vierge  7îe  peut-elle  enfanter?  une  poule  ne  fait-elle 
pas  des  œufs  sans  coq?  Qui  les  distingue  par  dehors  d'avec 
les  autres?  et  qui  nous  dit  que  la  poule  n'y  peut  former  ce 
germe  aussi  bien  que  le  coq?  (II,  97.) 

Nous  laissons  aux  physiologistes  le  soin  de  répondre, 
s'ils  daignent.  Ils  décideront  si  ces  arguments  de  Pascal 
lui  donnent  le  droit  de  se  montrer,  comme  il  le  fait,  si  diffi- 
cile à  l'égard  des  athées  sur  la  valeur  des  preuves. 

Les  athées  doivent  dire  des  choses  parfaitement  claires; 
or  il  n'est  point  parfaitement  clair  que  l'âme  soit  maté- 
rielle (II,  126). 

Dans  sa  pensée,  la  raison  de  cette  grande  sévérité  est, 
sans  doute,  que  la  responsabilité  des  athées  est  infinie,  car, 
s'ils  sont  crus,  leur  doctrine  mène  au  désespoir  :  le  déses- 
poir des  athées.,  qui  cotinaissent  leur  misère  sans  Rédemp- 
teur (I,  177). 

Le  polythéisme  n'est  pas  une  moindre  monstruosité  que 
l'athéisme.  Née  d'une  tendance  à  personnifier  et  déifier 
indistinctement  toutes  les  sources  de  la  possession,  tout  ce 
qui  est  présumé  capable  d'assurer  l'assouvissement  d'un 
désir  quelconque,  cette  sorte  de  rehgion  qui  institue  autant 
de  cultes  qu'il  y  a  de  passions,  et  dont  l'origine  est  tout 
autre  que  le  frisson  de  l'Ame  devant  l'infini,  a  été  rendue 
possible  par  des  raisons  qu'il  appartient  au  véritable  mono- 
théisme de  fournir. 

Les  déistes  sont  particulièrement  en  horreur  à  Pascal. 
Alors  môme  qu'ils  croient  Dieu  seul  digne  d'être  aimé  et 
admiré  (II,  114),  ce  n'est  pas  dans  son  culte  qu'ils  font 
consister  leur  perfection.  Celte  perfection  lui  semble  hor- 
rible {\l,  114),  car  elle  consiste  à  détourner  sur  eux-mêmes, 
à  intercepter  au  profit  de  leur  orgueil  l'amour  que  les 
hommes  ne  doivent  qu'à  Dieu  ;  Quoi!  ils  ont  connu  Dieu., 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  CHllISTIANISME  10b 
et  n'ont  pas  désiré  uniquement  que  les  hommes  l'aimassent, 
mais  que  les  hommes  s'arrêtassent  à  eux;  ils  ont  voulu  être 
l'objet  du  bonheur  volontaire  des  hommes  (II,  11-4),  c'est-à- 
dire  leur  faire  trouver  leur  bonheur  à  les  aimer  (II,  114). 

Ce  n'est  assurément  pas  là  le  vrai  bonheur!  Comment 
auraient-ils  pu  le  connaître?  Ils  ignoraient  la  vraie  nature 
de  l'homme,  la  simultanéité,  le  conflit  de  grandeur  et  de 
bassesse  qui  le  lui  rend  irréalisable  en  ce  monde  et  ne  lui 
permet  que  de  s'y  préparer. 

La  belle  chose,  de  crier  à  un  homme  qui  ne  se  comiatt 
pas,  qu'il  aille  de  lui-même  à  Dieu!  Et  la  belle  chose  de 
le  dire  à  un  homme  qui  se  co7inait  [W,  155).  Celui-là  n'a  que 
faire  du  conseil,  il  y  va  de  lui-même. 

Les  philosophes  ne  prescrivaient  point  des  sentiments 
proportionnés  aux  deux  états.  Ils  inspiraient  des  mouve- 
ments de  grandeur  pure,  et  ce  n'est  pas  l'état  de  l'homme. 
Ils  inspiraient  des  mouvements  de  bassesse  pure,  et  ce  n''est 
pas  rétat  de  l'homme  (I,  188).  Et  Pascal  ajoute  en  son- 
geant au  christianisme  :  Il  faut  des  mouvements  de  bassesse, 
non  de  nature,  mais  de  pénitence;  non  pour  j-  demeurer, 
mais  pour  aller  à  la  grandeur.  Il  faut  des  mouvements  de 
grandeur,  non  de  mérite,  mais  de  grâce,  et  après  avoir 
passé  par  la  bassesse  (I,  188). 

La  raison,  qui  fait  la  dignité  de  l'homme,  lui  en  conseille 
le  respect,  mais  les  passions  réclament  leur  assouvisse- 
ment. ...  Cette  guerre  intérieure  de  la  raison  contre  les 
passions  a  fait  que  ceux  qui  ont  voulu  avoir  la  paix  se  sont 
partagés  en  deux  sectes.  Les  uns  ont  voulu  renoncer  aux 
passions,  et  devenir  dieux;  les  autres  ont  voulu  renoncer 
à  la  raison  et  devenir  bêtes  brutes  {Des  Barreaux).  Mais 
ils  ne  l'ont  pu,  ni  les  uns  ni  les  autres,  et  la  raison  demeure 
toujours,  qui  accuse  la  bassesse  et  l'injustice  des  passions, 
et  qui  trouble  le  repos  de  ceux  qui  s'y  abandonnent;  et  les 
passions  sont  toujours  vivantes  dans  ceux  qui  y  veulent 
renoncer  (I,  120). 

En  somme  :  Les  trois  concupiscences  ont  fait  trois  sectes, 
et  les  philosophes  n'ont  fait  autre  chose  que  suivre  une  des 


106  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

trois  concupiscences  (I,  118).  Elles  consistent  dans  celle 
de  la  chair  ^  dans  celle  des  yeux,  et  dans  Y  orgueil  de  la 
vie  (II,  103),  orgueil  des  philosophes  qui  ont  connu  Dieu  et 
non  leur  misère  (I,  154). 

Néanmoins,  outre  Platon,  deux  moralistes  ont  trouvé 
grâce  devant  l'examen  de  Pascal.  Il  les  admire  du  moins, 
mais  il  ne  va  pas  jusqu'à  s'aveugler  sur  les  lacunes  et  les 
périls  de  leurs  doctrines  :  ce  sont  Epictète  et  Montaigne. 
L'influence  de  Montaigne  sur  sa  critique  de  la  connaissance 
humaine  a  laissé  des  traces 'visibles  dans  plusieurs  de  ses 
Pensées  où  il  lui  fait  des  emprunts  non  dissimulés.  C'est 
dans  son  entretien  avec  M.  de  Saci  qu'il  faut  chercher  son 
appréciation  de  la  morale  d'Epictète.  Tout  système  de 
morale  n'a,  au  fond,  d'autre  objet  que  d'indiquer  à  l'homme 
la  véritable  voie  vers  sa  destinée  par  les  vrais  rapports  de 
sa  voloijté  avec  sa  condition.  Epictète  nous  conseille  de 
conformer  notre  volonté  à  celle  de  l'ordonnateur  de  l'uni- 
vers. 

Epictète  est  un  des  philosophes  du  monde  qui  a  mieux 
connu  les  devoirs  de  Vhomme.  Il  veut,  avant  toutes  choses, 
qu'il  regarde  Dieu  comme  son  principal  objet;  qu'il  le  suive 
volontairement  en  tout,  comme  ne  faisant  rien  qu'avec  une 
très  grande  sagesse  :  qu'ainsi  cette  disposition  arrêtera 
toutes  les  plaintes  et  tous  les  murmures  et  préparera  son 
esprit  à  souffrir  paisiblement  les  événements  les  plus 
fâcheux... . 

...  Vous  ne  deve\  pas,  dit-il,  désirer  que  ces  choses  qui 
se  font,  se  fassent  comme  vous  voulez;  mais  vous  deve\ 
vouloir  qu  elles  se  fassent  comme  elles  se  font.... 

...  //  veut  qu  il  soit  humble...  (I,  cxxiv). 

La  remarquable  affinité  de  la  morale  d'Epictète  avec  celle 
du  Christ  et  sa  conception  d'une  sorte  de  Providence  à 
laquelle  il  convient  de  s'en  remettre  du  sort  de  l'humanité 
devaient  toucher  Pascal. 

Tose  dire  qu'il  méritait  d'être  adoré,  s'il  avait  aussi  bien 
connu  son  impuissance,  puisqu'il  fallait  être  Dieu  pour 
apprendre  l'un  et  l'autre  aux  hommes  (I,  cxxv). 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  CHRISTIANISME       107 

Mais  Épiclèle  n'a  pas  compris  toute  la  profondeur  de  la 
déchéance  humaine.  Il  a  cru  et  professé  que  :  //  faut 
chercher  la  félicité  par  les  choses  qui  sont  en  notre  pouvoir, 
puisque  Dieu  nous  les  a  données  à  cette  fn  (I,  cxxv);  que 
Tosprit  et  la  volonté  sont  indépendants,  et  suffisent  à 
nous  rendre  parfaits ,  à  nous  faire  connaître  Dieu ,  et 
Faimer,  lui  obéir,  lui  plaire  (I,  cxxv)  (doctrine  qui 
supprime  la  nécessité  d'un  médiateur).  Ces  principes 
d'une  superbe  diabolique  le  conduisent  à  d'autres  erreurs, 
comme  :  que  Vdme  est  une  portion  de  la  substance  divine 
(I,  cxxv). 

Épictète  a  certainement  plus  de  confiance  dans  la 
bonté  de  notre  nature  et  dans  l'efficacité  de  nos  efforts 
pour  remédier  aux  misères  de  notre  condition  que  n'en 
saurait  avoir  Pascal  après  l'analyse  minutieuse  qu'il  a  faite 
des  infirmités  de  toutes  nos  aptitudes,  mais  certainement 
aussi  Pascal  est  prévenu  par  sa  croyance  de  chrétien 
contre  la  doctrine  du  philosophe  antique,  si  belle  et  secou- 
rable  qu'elle  puisse  être.  Quant  à  celle  du  sage  moderne, 
de  Montaigne,  il  n'en  admet  que  le  scepticisme  comme 
arme  de  guerre  contre  les  systèmes  philosophiques  et  les 
hérésies.  C'est  ainsi  quil  gourmande  si  fortement  et  si 
cruellement  la  raison  dénuée  de  la  foi,  que,  lui  faisant 
douter  si  elle  est  raisonnable,  et  si  les  animaux  le  sont  ou 
non,  ou  plus  ou  moins,  il  l'a  fait  descendre  de  rexcellence 
qu'elle  s'est  attribuée  et  la  met  par  grâce  en  parallèle 
avec  les  bêtes,  sans  lui  permettre  de  sortir  de  cet  ordre 
jusqu'à  ce  quelle  soit  instruite  par  son  Créateur  même  de 
son  rang  quelle  ignore;  la  menaçant,  si  elle  gronde,  de  la 
mettre  au-dessous  de  toutes,  ce  qui  est  aussi  facile  que  le 
contraire  (I,  cxxix). 

Rien  ne  devait  lui  paraître  s'accorder  mieux  avec  les 
résultats  de  sa  sévère  enquête.  Malheureusement  dans  la 
philosophie  de  Montaigne  l'abandon  tout  chrétien  des 
titres  de  la  raison  a  des  conséquences  toutes  païennes  pour 
l'exercice  de  la  volonté. 

Il  conclut  qu'on  doit  prendre  le  vrai  et  le  bien  sur  lapre- 


108  LA  VRAIE  RELIGION  SELON   PASCAL 

mière  apparence^  sans  les  presser  (I,  cxxxi),  parce  qu'ils 

n'offrent  rien  de  solide. 

il  agit  comme  les  autres  hommes  ;  et  tout  ce  qu'ils 

font  dans  la  sotte  pensée  qu'ils  suivent  le  vrai  bien,  il  le  fait 
par  un  autre  principe,  qui  est  que,  les  vraisemblances  étant 
pareillement  d'un  et  d'autre  côté,  l'exemple  et  la  commodité 
sont  les  contre-poids  qui  l'entraînent  (I,  cxxxi).  Voilà  qui 
n'est  pas  pour  plaire  à  la  foi  rigide  de  Pascal.  Il  s'en 
indigne. 

//  me  semble,  ajoute-t-il,  que  la  source  des  erreurs  de  ces 
deux  sectes  est  de  n'avoir  pas  su  que  l'état  de  l'homme  à 
présent  diffère  de  celui  de  sa  création  (I,  cxxxiii). 

Mais  nous  arrêtons  là  nos  extraits  de  cet  entretien  ;  nous 
n'en  avons  dû  retenir  que  les  idées  se  rencontrant  au  stade 
où  nous  sommes  parvenu  des  preuves  du  christianisme 
tirées  logiquement  des  Pensées  et  des  morceaux  qui  s'y 
rattachent.  Il  convient  de  placer  à  la  suite  de  la  discussion 
précédente  les  Pensées  suivantes  : 

//  est  dangereux  de  trop  faire  voir  à  l'homme  combien  il 
est  égal  aux  bêtes,  sans  lui  montrer  sa  grandeur,  et  il  est 
encore  dangereux  de  lui  trop  faire  voir  sa  grandeur  sans 
sa  bassesse. 

Il  est  encore  plus  dangereux  de  lui  laisser  ignorer  l'un 
et  l'autre.  Mais  il  est  très  avantageux  de  lui  représenter  l'im 
et  l'autre  (I,  11). 

Que  l'homme  maintenant  s'estime  son  prix.  Qu'il  s'aime^ 
car  il  y  a  en  lui  une  nature  capable  de  bien;  mais  qu'il 
n'aime  pas  pour  cela  les  bassesses  qui  y  sont.  Qu'il  se 
méprise,  parce  que  cette  capacité  est  vide;  mais  qu'il  ne 
méprise  pas  pour  cela  cette  capacité  naturelle.  Qu'il  se 
haïsse,  qu'il  s'aime  :  il  a  en  lui  la  capacité  de  connaUre  la 
vérité  et  d'être  heureux;  mais  il  n'a  point  de  vérité,  ou 
constante,  ou  satisfaisante  (I,  11). 

Je  voudrais  donc  porter  l'homme  à  désirer  d'en  trouver^ 
à  être  prêt,  et  dégagé  des  passions,  pour  la  suivre  oii  il 
la  trouvera,  sachant  combien  sa  connaissance  s'est  obscurcie 
par  les  passions;  je  voudrais  bien  qu'il  haït  en  soi  la  cou- 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  CHRISTIANISME        100 

cupiscence  qui  le  détermine  d'elle-même^  afin  qu'elle  ne 
r  aveuglât  point  pour  faire  son  choix,  et  qu'elle  ne  r  arrêtât 
point  quand  il  aura  choisi  (I,  l^). 

Je  blâme  également,  et  ceux  qui  prennent  parti  de  louer 
l'homme,  et  ceux  qui  le  prennent  de  le  blâmer,  et  ceux  qui 
le  prennent  de  se  divertir;  et  je  ne  puis  approuver  que  ceux 
qui  cherchent  en  gémissant  (I,  12). 

Les  stoïques  disent  :  Rentre^  au  dedans  de  vous-mêmes  ; 
c'est  là  oit  vous  trouvère^  votre  repos  :  et  cela  n^ est  pas  vrai. 
Les  autres  disent  :  Sorte\  en  dehors;  recherchei  le  bonheur 
en  vous  divertissant  :  et  cela  n'est  pas  vrai;  les  maladies 
viennent.  Le  bonheur  n'est  ni  hors  de  nous^  ni  dans  nous;  il 
est  en  Dieu.,  et  hors  et  dans  nous  (I,  12). 

La  nature  de  l'homme  se  considère  en  deux  manières  : 
l'une  selon  sa  fin.,  et  alors  il  est  grand  et  incomparable  ; 
Vautre  selon  la  multitude,  comme  on  juge  de  la  nature  du 
cheval  et  du  chien,  par  la  multitude  d'y  voir  la  course,  et 
animum  arcendi;  et  alors  l'homme  est  abject  et  vil.  Et  voilà 
les  deux  voies  qui  en  font  juger  diversement,  et  qui  font 
tant  disputer  les  philosophes.  Car  l'un  nie  la  supposition 
de  l'autre;  l'un  dit  :  Il  n'est  pas  né  à  cette  fin,  car  toutes 
ses  actions  jr  répugnent  ;  l'autre  dit  :  Il  s'éloigne  de  sa  fin 
quand  il  fait  ces  basses  actions  (I,  12). 

En  résumé,  même  en  tenant  compte  du  parti  pris  de 
Pascal  en  faveur  de  la  religion  chrétienne  on  reconnaîtra 
qu'il  est  autorisé  à  ne  se  satisfaire  d'aucun  système  phi- 
losophique, d'aucune  tentative  de  la  raison,  abandonnée 
à  elle-même,  pour  rendre  intelligibles  et  acceptables  à 
rhommc  sa  condition  et  sa  destinée  terrestres.  L'une  et 
Tautre,  selon  nos  idées  de  finalité,  sont  évidemment  irra- 
tionnelles, car  tout  individu  porte  écrite  dans  son  essence 
une  fin  qu'il  est  inapte  à  réaliser,  une  fin  contrariée  par 
l'insuffisance  de  ses  aptitudes  mômes,  insuffisance  qui  ne 
prépare  que  des  avortements  à  ses  efforts  vers  l'idéal  de 
chacune  d'elles.  11  se  peut  que  l'humanité  dans  son 
ensemble  progresse  vers  un  état  meilleur,  mais  la  mort 
brise  subitement  la  destinée  inachevée  de  chacun  de  ses 


110  LA  VHAIK  RELIGION  SELON  PASCAL 

représentants;  combien  peu  meurent  heureux  dans  l'épa- 
nouissement de  leur  œuvre!  Combien  rare  est  l'eutha- 
nasie ! 

Pascal  est-il  téméraire  d'inférer  de  cet  illogisme  latent 
rendu  manifeste  par  son  analyse  dans  la  nature  et  le  sort 
de  l'homme,  que  notre  espèce  a  connu  des  temps  meilleurs, 
qu'elle  est  déchue  d'un  premier  état  où  toutes  les  apti- 
tudes individuelles  étaient  complètes,  équilibrées  et  satis- 
faites? 

Nous  souhaitons  la  vérité^  et  ne  trouvons  en  nous  qu'in- 
certitude. Nous  recherchons  le  bonheur,  et  ne  trouvons  que 
misère  et  mort.  Nous  sommes  incapables  de  ne  pas  sou- 
haiter la  vérité  et  le  bonheur.,  et  sommes  incapables  ni  de 
certitude  ni  de  bonheur.  Ce  désir  nous  est  laissé .,  tant  pour 
nous  punir .1  que  pour  nous  faire  sentir  d'oii  nous  sommes 
effondrés  (1,  120). 

L'homme  ne  sait  à  quel  rang  se  mettre.  Il  est  visiblement 
égaré,  et  tombé  de  son  vrai  lieu  sans  le  pouvoir  retrouver. 
Il  le  cherche  partout  avec  inquiétude  et  sans  succès  dans 
les  ténèbres  impénétrables  (l,  121). 

Car  enfin,  si  l'homme  n'avait  jamais  été  corrompu,  il 
jouirait  dans  son  innocence  et  de  la  vérité  et  de  la  félicité 
avec  assurance,.  Et  si  l'homme  7i' avait  jamais  été  que  cor- 
rompu, il  Ji'aurait  aucune  idée  ni  de  la  vérité  ni  de  la  béa- 
titude. Mais,  malheureux  que  nous  sommes,  et  plus  que  s'il 
n'y  avait  point  de  grandeur  dans  notre  condition,  nous 
avons  une  idée  du  bonheur,  et  ne  pouvons  y  arriver;  nous 
sentons  une  image  de  la  vérité,  et  ne  possédons  que  le  men- 
songe :  incapables  d'ignorer  absolument  et  de  savoir  cer- 
tainement, tant  il  est  manifeste  que  nous  avons  été  dans  un 
degré  de  perfection  dont  nous  sommes  malheureusement 
déchus!  (1,  115.) 

A  mesure  que  cette  idée  d'une  déchéance  humaine 
deviendra  de  présomption  dogme,  Pascal  la  précisera  et 
l'affirmera  avec  une  certitude  et  une  éloquence  croissantes. 
Tout  ce^ju'on  peut  répondre  c'est  que  nulle  présomption 
ne  .saurait  être  plus  malaisément  conciliable  avec  les  acqui- 


PREUVES  PSYCHOLOGIQUES  DU  CHRISTIANISME  IH 
sillons  et  les  tendances  de  la  science  actuelle,  où  domine 
riiypollièsc  de  l'évolution  par  la  lutte  pour  l'existence; 
mais  à  l'époque  où  Pascal  écrivait,  ce  point  de  vue  n'était 
pas  encore  atteint;  son  induction  ne  proposait  rien  qui 
rompît  en  visière  avec  les  idées  accréditées,  avec  le  sens 
commun,  et  la  foi  la  lui  soufflait  à  l'oreille. 


LIVRE   11 

PREUVES   HISTORIQUES   DU    CHRISTIANISME 


CHAPITRE  PREMIER 

PASCAL  EXAMINE  D' ABORD  QUELLE  RELIGION  SE  RECOMMANDE  AVANT 
TOUTES  LES  AUTRES  A  LA  CROYANCE  PAR  SES  TÉMOIGNAGES 
AUTUENTIQIES  d'aNCIENNETÉ  ET  DE  PÉRENNITÉ.  —  c'EST  LA  RELI- 
GION JUD.EO-CURÉTIENNE.  —  IL  FAUT  EN  OUTRE  Q\jE  CETTE  RELI- 
GION PROUVE  SON  ORIGINE  DIVINE  PAR  QUELQUE  CARACTÈRE 
SURNATUREL. 

Il  existe  plusieurs  religions  monothéistes.  L'étude  de 
chacune  d'elles  afin  de  discerner  celle  dont  la  doctrine  rem- 
plit toutes  les  autres  conditions  requises  pour  être  la  véri- 
table serait  fort  longue.  Il  est  expédient  de  procéder  par 
voie  d'élimination  générale  en  tachant  de  reconnaître  tout 
de  suite  à  un  caractère  extérieur  laquelle  a  le  plus  de 
chance  d'être  la  vraie. 

Parmi  toutes  les  formes  du  'monothéisme,  il  en  est  une 
qui  présente  sur  toutes  les  autres  et  sur  tous  les  systèmes 
philosophiques  un  avantage  décisif,  celui  de  la  plus  longue 
durée  et  du  plus  général  crédit.  Si,  à  première  vue,  ce 
n'est  pas  encore  une  preuve  certaine,  c'est  du  moins,  une 
forte  présomption  que  cette  forme  est  la  vraie. 

Ainsi,  entre  les  religions  monothéistes,  déjà  incompara- 
blement moins  nombreuses  que  les  polythéistes,  Pascal 
fait  tout  de  suite  un  triage  qui  simplifie  singulièrement  sa 
recherche.  Il  examine  d'abord  laquelle  produit  des  témoi- 

SUI-LY  PnUDHOMME.  8 


114  LA  VIIAIE  RELIGION   SELON  PASCAL 

gnages  authentiques  d'ancienneté  et  de  pérennité,  et  par 
ces  deux  caractères  justifie  la  préférence.  Or  la  religion 
juda^o  chrétienne  présente  à  ses  yeux  ces  garanties  ini- 
tiales. Les  deux  doctrines  qu'elle  représente,  enchaînées 
l'une  à  l'autre,  forment  un  môme  système  religieux  datant 
de  la  plus  haute  antiquité,  et  d'une  durée  continue  jusqu'au 
temps  présent.  Le  recueil  des  Pensées  nous  offre  de  celte 
garantie  préjudicielle  une  mention  sommaire  en  plusieurs 
fragments  (II,  41,  56,  61;  I,  199,  205;  1, 173, 198,  205,  etc.). 
La  critique  historique  y  fait  défaut;  on  devait  s'y  attendre, 
vu  l'époque  où  ils  ont  été  écrits  et  l'absence  particulière 
de  cette  préoccupation  chez  Pascal.  Ces  aperçus,  souvent 
inexacts  dans  le  détail  des  assertions,  étaient  beaucoup 
plus  probants  et  imposants  pour  ses  contemporains  (|ue 
pour  ses  lecteurs  d'aujourd'hui  mis  en  défiance  parles  pro- 
fondes et  minutieuses  recherches  de  l'exégèse  actuelle.  Il 
nous  suffit  ici  qu'on  ne  songeât  pas  à  lui  en  contester  la 
valeur  et  qu'il  les  ait  présentés  avec  conviction. 

Mais  en  considérant  ainsi  cette  inconstante  et  biiarre 
variété  de  mœurs  et  de  créances  dans  les  divers  temps,  je 
trouve  en  un  coin  du  monde  un  peuple  particulier,  séparé 
de  tous  les  autres  peuples  de  la  terre,  le  plus  ancien  de 
tous,  et  dont  les  histoires  précèdent  de  plusieurs  siècles  les 
plus  anciennes  que  nous  ayons.  Je  trouve  donc  ce  peuple 
grand  et  nombreux,  sorti  d'un  seul  homme,  qui  adore  un  seul 
Dieu,  et  qui  se  conduit  par  une  loi  qu'ils  disent  tenir  de  sa 
main.  Ils  soutiennent  qu'ils  sont  les  seuls  du  monde  auquel 
Dieu  a  révélé  ses  mystères;  que  tous  les  hommes  sont  cor- 
rompus, et  dans  la  disgrâce  de  Dieu;  qu'ils  sont  tous  aban- 
donnés à  leur  sens  et  à  leur  propre  esprit;  et  que  de  là 
viennent  les  étranges  égarements  et  les  changements  conti- 
nuels qui  arrivent  entre  eux,  et  de  religions,  et  de  cou- 
tumes; au  lieu  qu'ils  demeurent  inébranlables  dans  leur 
conduite  :  mais  que  Dieu  ne  laissera  pas  éternellement  les 
autres  peuples  dans  ces  ténèbres;  qu'il  viendra  un  libérateur 
pour  tous;  qu'ils  sont  au  monde  pour  l'annoncer  aux 
hommes;  qu'ils  sont  formés  exprès  pour  être  les  avant- 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  H5 

coureurs  et  les  hérauts  de  ce  grand  avènement ^  et  pour 
appeler  tous  les  peuples  à  s'unir  à  eux  dans  V attente  de  ce 
libérateur  (I,  198). 

La  rencontre  de  ce  peuple  m'étonne^  et  me  semble  digne 
de  Vattention.  Je  considère  cette  loi  qu'ils  se  vantent  de 
tenir  de  Dieu,  et  je  la  trouve  admirable.  C'est  la  première 
loi  de  toutes  (I,  199). 

Le  livre  qui  contient  cette  loi,  la  première  de  toutes.,  est 
lui-même  le  plus  ancien  livre  du  monde.,  ceux  d'Homère, 
d'Hésiode  et  les  autres  n'étant  que  six  ou  sept  cents  ans 
depuis  (I,  200). 

...  Dans  cette  recherche,  le  peuple  juif  attire  d'abord 
mon  attention  par  quantité  de  choses  admirables  et  singu- 
lières qui  y  paraissent. 

Je  vois  d'abord  que  c'est  un  peuple  tout  composé  de 
frères  :  et,  au  lieu  que  tous  les  autres  sont  formés  de  l'as- 
semblage d'une  infinité  de  familles,  celui-ci,  quoique  si 
étrangement  abondant,  est  tout  sorti  d'un  seul  homme;  et, 
étant  ainsi  tous  une  même  chair,  et  inembres  les  uns  des 
autres,  composent  un  puissant  état  d'une  seule  famille.  Cela 
est  unique  (I,  199). 

Cette  famille,  ou  ce  peuple  est  le  plus  ancien  qui  soit  en 
la  connaissance  des  hommes;  ce  qui  me  semble  lui  attirer 
une  vénération  particulière,  et  principalement  dans  la 
recherche  que  nous  faisons;  puisque,  si  Dieu  s'est  de  tout 
temps  communiqué  aux  hommes,  c'est  à  ceux-ci  qu'il  faut 
recourir  pour  en  savoir  la  tradition  (I,  199). 

Dans  la  suite  de  ce  fragment  et  clans  un  autre  aussi 
important  qui  commence  par  ces  mots  :  Cette  religion, 
qui  consiste  à  croire  que  l'homme  est  déchu  d'un  état  de 
gloire  et  de  communication  avec  Dieu  en  un  état  de  tris- 
tesse, de  pénitence  et  d'éloignement  de  Dieu,  mais  qu'après 
cette  vie  nous  serons  rétablis  par  un  Messie  qui  devait 
venir,  a  toujours  été  sur  la  terre.  Toutes  choses  ont  passé, 
et  celle-là  a  subsisté  pour  laquelle  sont  toutes  choses  (1, 171). 
Pascal  constate  que  dès  le  commencement  du  monde  la 
foi  dans  le  Messie  s'est  intégralement  conservée  dans  une 


H6  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

élile  du  peuple  juif,  à  travers  toutes  les  vicissitudes  de 
riîistoire  et  tous  les  écarts  religieux  de  ce  peuple;  que  le 
Messie  est  venu  et  que,  en  dépit  de  tant  de  schismes  et 
d'hérésies,  au  milieu  de  tant  de  révolutions  de  toutes 
sortes,  qui  ont  suivi  l'avènement  de  sa  doctrine,  l'Église, 
qu'il  en  a  faite  dépositaire,  a  subsisté  sans  interruption. 

La  manière  dont  VEglise  a  subsisté  est^  que  la  vérité  a 
été  sans  contestation;  ou,  si  elle  a  été  contestée,  il  y  a  eu  le 
pape,  et  sinon,  il  y  a  eu  VEglise  (II,  80). 

Il  y  a  plaisir  d'être  dans  un  vaisseau  battu  de  l'orage^ 
lorsqu'on  est  assuré  qu'il  ne  périra  point.  Les  persécutions 
qui  travaillent  VEglise  sont  de  cette  nature  (II,  102). 

V Histoire  de  VEglise  doit  être  proprement  appelée  V His- 
toire de  la  vérité  (II,  102). 

Celte  doctrine,  consignée  dans  le  livre  de  Moïse,  ofl're  des 
marques  d'authenticité  exceptionnellement  probantes. 

Il  y  a  bien  de  la  différence  entre  un  livre  que  fait  un 
particulier,  et  qu'il  jette  dans  le  peuple,  et  un  livre  qui  fait 
lui-même  un  peuple.  On  ne  peut  douter  que  le  livre  ne  soit 
aussi  ancien  que  le  peuple. 

Toute  histoire  qui  n'est  pas  contemporaine  est  suspecte  ; 
ainsi  les  livres  des  Sibylles  et  de  Trismégiste,  et  tant 
d'autres  qui  ont  eu  crédit  au  monde,  sont  faux,  et  se  trou- 
vent faux  à  la  suite  des  temps.  Il  n'en  est  pas  ainsi  des 
auteurs  contemporains  [i,  201). 

Pascal  cite,  à  l'appui  de  cette  observation,  les  histoires 
composées  par  les  Grecs,  les  Égyptiens,  les  Chinois,  les 
récits  d'Homère  :...  la  beauté  de  V ouvrage  fait  durer  la 
chose  :  tout  le  monde  Vapprend  et  en  parle  :  il  la  faut 
savoir;  chacun  la  sait  par  cœur.  Quatre  cents  ans  après,  les 
témoins  des  choses  ne  sont  plus  vivants  ;  personne  ne  sait 
plus  par  sa  connaissance  si  c'est  une  fable  ou  une  histoire  : 
on  Va  seulement  appris  de  ses  ancêtres,  cela  peut  passer 
pour  vrai  (I,  202).  Sans  doute  il  y  a  dans  l'Écriture  des 
obscurités  qui  surprennent,  mais  on  en  verra  plus  loin  la 
cause  et  l'utilité. 

Voilà  certes  un  ensemble  de  caractères  historiques  très 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  117 

propres,  s'ils  sont  incontestables  et  spéciaux  au  Judaîo- 
Christianisme,  à  solliciter  pour  celui-ci  la  préférence  de 
l'ûme   anxieuse  dans   le   choix   rationnel   d'une   religion. 

Au  demeurant,  si  grande  que  puisse  être  dans  les  Pen- 
sées précédentes  la  part  de  méprises  et  d'illusions  (ces  mots 
sont  de  Havet),  la  merveilleuse  expansion  et  l'indéniable 
vitalité  de  cette  religion  n'en  témoignent  pas  moins  tout 
d'abord  en  sa  faveur.  Avant  môme  tout  examen  approfondi 
Pascal  déjà  pourrait  dire  qu'il  ne  semble  pas  vraisemblable 
qu'une  erreur  ou  une  imposture  eût  pu  persister  et  s'étendre 
à  ce  point  au  sein  de  l'espèce  humaine,  essentiellement  et 
de  plus  en  plus  curieuse,  par-dessus  tout  intéressée  à  la 
critique  d'une  discipline  dont  dépendent  sa  dignité  et  son 
bonheur.  Pourtant,  pourrait-on  répliquer,  si  notre  espèce 
est  vouée  à  une  très  longue  durée  sur  la  terre,  ne  se  peut- 
il  pas  que  la  conquête  du  vrai  par  elle  soit  normalement 
très  lente?  Et  savons-nous,  dès  lors,  si  l'assiette  du  chris- 
tianisme, pour  large  et  solide  qu'elle  soit,  représente  l'éta- 
blissement définitif  ici-bas  de  la  vérité,  qui  se  serait  ainsi 
révélée  aux  hommes  tout  d'une  pièce,  ou  seulement  une 
station  prolongée  dans  le  progrès  irrégulier  des  connais- 
sances et  des  mœurs?  Il  ne  suffit  donc  pas  à  une  religion 
de  réussir  pour  prouver  sa  vérité;  il  faut  encore  que  son 
succès  soit  marqué  d'un  signe  divin,  qu'il  soit  surnaturel, 
qu'il  éclate  contre  toute  présomption  rationnelle.  Aussi 
Pascal  se  préoccupe-t-il  de  découvrir  un  tel  signe  dans 
celle  qui  lente  le  plus  sa  créance,  qui  déjà  l'a  subjuguée. 

Avant  de  pousser  plus  loin,  il  devient  donc  nécessaire 
d'éclaircir  l'idée  qu'il  se  faisait  du  surnaturel. 


CHAPITRE  II 


LE  SURNATUREL  EN  GENERAL.  —  DESIGNATION  DE  LA  CUOSE  A  DEFI- 
NIR :  MOTS  QUI  DÉSIGNENT  LE  MIRACLE  DANS  L'aNCIEN  ET  LE 
NOUVEAU    TESTAMENT. 


Tous  les  événements  du  monde  accidentel  sont  habituel- 
lement reconnus  par  l'expérience  humaine  comme  soumis 
à  un  système  immuable  de  lois  constantes  qui  les  déter- 
minent, et  c'est  le  monde  accidentel  régi  de  la  sorte  qu'on 
appelle  la  nature.  On  appelle  dès  lors  le  surnaturel  l'en- 
semble des  facteurs,  d'origine  étrangère  à  la  nature,  qui 
interviennent  pour  en  modifier  l'ordre  établi. 

Parmi  ces  facteurs,  nous  en  avons,  avec  Pascal,  signalé 
un  de  caractère  historique,  c'est-à-dire  intéressant,  non 
pas  tel  ou  tel  individu,  mais  tous  les  individus  d'un  groupe 
social  par  son  eflet  sur  leur  destinée  commune.  Ce  surna- 
turel historique  n'est  désigné  par  aucun  nom  spécial  dans 
les  Livres  Saints.  Le  mot  Providence  désigne  la  puissance 
souveraine  qui  gouverne  le  monde  accidentel,  pourvoit  à 
l'accomplissement  de  la  fin  qu'elle  lui  a  prescrite,  et  inter- 
vient, au  besoin,  par  décrets  exceptionnels  dans  son  évo- 
lution naturelle;  le  sens  de  ce  mot  est  donc  plus  large  que 
ne  le  comporte  l'action  du  surnaturel  historique;  celui-ci 
n'est  qu'une  des  fonctions  de  la  Providence.  11  n'est  pas 
ordinairement  impliqué  dans  la  signification  du  mot 
miracle;  le  miracle  proprement  dit  est  le  surnaturel,  mais 
considéré  spécialement  dans  des  faits  particuliers  provo- 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  119 

qués  par  des  décrets  et  des  actes  particuliers  de  la  divinité, 
soit  directement,  soit  par  l'intermédiaire  d'un  thaumaturge. 
Mais  nous  no  tenions  pas  encore  de  définir  le  miracle,  nous 
nous  bornons  à  indiquer  sa  place  dans  le  surnaturel  d'après 
les  Livres  Saints. 

Pascal  s'est  formé  l'idée  du  surnaturel  par  un  examen 
personnel  des  documents  bibliques,  vraisemblablement  sur 
les  indications  des  savants  théologiens  de  Port-Royal.  La 
collection  de  ses  Pensées  relatives  au  miracle  porte  l'em- 
preinte bien  accusée  de  sa  recherche  propre,  comme  dans 
les  notes  suivantes  par  exemple  : 

Jérémie,  xxiii,  32,  les  miracles  des  faux  prophètes.  En 
l'hébreu  et  Valable,  il  y  a  les  légèretés. 

Miracle  ne  signijîe  pas  toujours  miracle.  /,  Rois,  xiv,  15, 
miracle  signifie  crainte,  et  est  aussi  en  V hébreu.  De  même 
en  Job  manifestement,  xxxiii,  7.  Et  encore  Isaïe,  xxi,  4; 
Jérémie,  xliv,  12.  Portentum  signifie  simulacres,  Jér., 
L.  3S;  et  est  ainsi  en  l'hébreu  et  en  Vatable.  Is.,  vni,  18. 
Jésus- Christ  dit  que  lui  et  les  siens  seront  en  miracles 
(II,  182). 

La  prophétie  n est  point  appelée  miracle  (II,  68). 

Le  miracle  de  la  Sainte  Épine  opéré  sur  sa  nièce,  Mar- 
guerite Périer,  à  Port-Royal  même  (I,  cviii),  avait  contribué 
à  lui  faire  approfondir  la  question  du  surnaturel. 

Nous  ne  sommes  pas  directement  éclairés  par  les  frag- 
ments trop  rares  et  trop  fugaces  compris  dans  ladite  collec- 
tion sur  les  conclusions  que  Pascal  en  a  pu  tirer,  mais,  en 
épousant  le  souci  qui  les  a  dictés,  nous  allons  nous  effor- 
cer de  préciser  la  signification  du  mot  miracle,  son  sens 
étroit  et  son  sens  large,  et  de  déterminer  la  valeur  des  évé- 
nements qu'il  désigne,  en  tant  que  fondements  du  christia- 
nisme. Cette  étude  nous  préparera  utilement  à  interpréter 
la  définition  que  donne  Pascal  du  miracle. 

Ses  Pensées  que  nous  aurons  à  citer  à  l'appui  de  nos 
assertions  supposent,  pour  la  plupart,  déjà  complètement 
exposée  la  doctrine  du  christianisme  et  par  là  devancent  le 
rang  que  le  développement  logiciuc   des   preuves  semble 


120  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

devoir  leur  assigner.  Mais,  en  réalité,  celte  anticipation 
n'est  qu'apparente,  parce  que  les  documents  considérés  ne 
le  sont  qu'à  titre  d'exemples  du  fait  miraculeux  et  ne  ser- 
vent qu'à  le  définir  en  lui-même,  quelle  que  soit  pour  le 
reste  l'économie  particulière  de  la  théologie  chrétienne  (la 
Trinité,  la  Rédemption,  etc.),  question  qui  sera  traitée  en 
son  lieu;  il  suffit  ici  que  le  miracle  révèle  un  principe 
divin,  dont  l'essence,  examinée  ailleurs,  est  provisoirement 
dénommée  selon  le  dogme  chrétien.  Quand  Pascal  exige 
le  surnaturel  pour  adhérer  à  une  religion,  l'idée  du  miracle, 
de  quelque  façon  que  ce  soit,  est  déjà  formée  en  lui.  L'his- 
toire refigieuse  lui  a  déjà  appris  qu'il  y  a,  par  exemple,  de 
vrais  et  de  faux  miracles,  et  l'a  mis  en  garde  contre  ce  piège. 
En  somme  il  fait  servir  au  bénéfice  de  l'étabHssement 
logique  de  la  logique  chrétienne  son  expérience  acquise, 
quelle  qu'en  ait  pu  être  la  source.  Il  n'y  a  donc  au  fond 
aucune  pétition  de  principe  dans  l'intercalation  que  nous 
allons  faire. 

Pascal  était  sollicité  à  définir  le  miracle.  D'abord  les 
adversaires  de  Port-Royal  lui  en  suscitèrent  l'occasion  :  il 
avait  à  leur  démontrer  que  le  miracle  de  la  Sainte  Epine, 
qu'ils  avaient  intérêt  à  récuser,  n'osant  le  nier,  présentait 
bien  aux  chrétiens  tous  ses  titres  en  règle,  tous  les  carac- 
tères d'un  miracle  de  bon  aloi.  En  outre,  comme  nous 
l'avons  rappelé,  au  chapitre  V  du  livre  I,  c'est  ce  miracle 
qui  l'avait  engagé  à  entreprendre  l'ouvrage  dont  nous 
étudions  les  matériaux.  Il  lui  importait  donc  parlicuhère- 
ment  de  déterminer  le  rôle  du  miracle  dans  l'établisse- 
ment du  christianisme,  et  pour  cela,  d'en  examiner  à  fond 
l'essence. 

Cet  examen,  d'ailleurs,  n'est  pas  interdit  à  la  raison 
humaine;  il  n'en  excède  nullement  la  compétence.  La 
croyance  aux  miracles  n'est  pas  un  acte  de  foi  :  elle  ne 
relève  que  de  l'interprétation  des  perceptions  sensibles  par 
les  lumières  du  sens  commun  (II,  70). 

//  est  dit  :  Croyei  à  l'Église^  mais  il  n'est  pas  dit:  Croye:{ 
aux  miracles,  à  cause  que  le  dernier  est  naturel,  et  non  pas 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  121 

le  premier.  L'un  avait  besoin  de  précepte,  non  pas  l'autre 
(II,  76). 

Lliomme  est  donc  autorise  à  examiner  avec  les  seules 
ressources  de  son  esprit  en  quoi  consiste  le  miracle. 

Dans  Topuscule  intitulé  :  De  V esprit  géométrique  (II, 
278),  joint  au  recueil  des  Pe?îsées,  nous  trouvons  sur  les 
définitions  une  distinction  et  des  préceptes  qu'il  nous  sera 
utile  d'avoir  présents  à  la  mémoire  en  nous  efforçant  d'in- 
terpréter les  Pensées  relatives  à  l'essence  du  miracle.  Ce 
travail  est  assez  ardu,  car  elles  offrent  un  ensemble  chao- 
tique mêlé  de  certaines  propositions  incompatibles,  en  appa- 
rence tout  au  moins;  mais  le  sens  propre  de  chacune  d'elles 
est  aujourd'hui  fixé  autant  que  possible  par  les  savants  édi- 
teurs qui  nous  en  fournissent  le  texte;  nous  n'avons  plus 
souci  que  des  relations  qu'elles  soutiennent  entre  elles. 

Rappelons  dabord  ce  qui  intéresse  notre  présente  étude 
dans  l'opuscule  précité  :  combien  j-  a-t-il  de  personnes  qui 
croient  avoir  défini  le  temps  quand  ils  ont  dit  que  c'est  la 
mesure  du  mouvement,  en  lui  laissant  cependant  son  sens 
ordinaire/  Et  néanmoins  ils  ont  fait  une  proposition,  et  non 
pas  une  définition  (II,  285). 

et,  confondant  ainsi  les  définitions  qu'ils  appellent 

définitions  de  nom,  qui  sont  les  véritables  définitions  libres, 
permises  et  géométriques,  avec  celles  qu'ils  appellent  défi- 
nitions de  chose,  qui  sont  proprement  des  propositions  nul- 
lement libres,  mais  sujettes  à  contradiction,  ils  sy  donnent 
la  liberté  d'en  former  aussi  bien  que  des  autres;  et  chacun 
définissant  les  mêmes  choses  à  sa  manière  par  une  liberté 
qui  est  aussi  défendue  dans  ces  sortes  de  définitions  que  per- 
mise dans  les  premières,  ils  embrouillent  toutes  choses,  et 
perdant  tout  ordre  et  toute  lumière,  ils  se  perdent  eux- 
mêmes  et  s'égarent  dans  des  embarras  inexplicables  (II, 
286). 

Règles  nécessaires  pour  les  définitions.  —  N'omettre 
aucun  des  termes  un  peu  obscurs  ou  équivoques,  sans  défi- 
nition. N'employer  dans  les  définitions  que  des  termes  par- 
faitement connus  ou  déjà  expliqués  (II,  302). 


122  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

La  définition  du  miracle  n'est  évidemment  pas  la  création 
d'un  être  de  raison,  comme  en  géométrie,  soumis  à  la  seule 
condition  de  ne  pas  cire  contradictoire  et  auquel  on  déclare 
imposer  tel  ou  tel  nom.  C'est  une  définition  de  chose,  car 
il  s'agit  de  dégager  et  reconnaître  les  caractères  d'une  chose 
préalablement  nommée  dont  les  exemplaires  préexistent  à 
sa  définition  pour  tous  les  croyants  convaincus  de  la  valeur 
historique  des  récits  de  la  Sainte  Écriture. 

Nous  ne  nous  occuperons  ici  que  des  faits  qualifiés  de 
miracles  dans  l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament,  les  seuls 
que  Pascal  envisage,  et  encore,  parmi  ces  miracles,  n'au- 
rons-nous, comme  lui,  à  considérer  que  ceux  dont  il  a 
besoin  à  titre  de  témoignages  directs  de  la  vérité  du  chris- 
tianisme. 

Quand  un  croyant,  par  exemple,  par  de  ferventes  prières 
implore  de  Dieu  tout  bas  le  succès  de  quelque  entreprise, 
connue  seulement  de  lui  même,  d'une  importance  capitale 
pour  lui  et  que  nul  effort  humain,  naturel,  ne  peut  faire 
réussir,  il  ne  cherche  pas  dans  le  miracle  sollicité  une  raison 
de  croire  au  Dieu  des  chrétiens;  il  y  croit  déjà.  Son  acte 
de  foi,  au  lieu  de  suivre  le  miracle,  le  précède;  sa  foi  est  la 
condition  fondamentale  de  sa  pieuse  tentative,  bien  loin 
qu'elle  en  attende  son  propre  fondement.  La  faveur  divine 
obtenue  peut  demeurer  le  secret  de  l'exaucé;  il  n'y  a  pas 
là  un  miracle  spécialement  affecté  à  la  preuve  de  la  doc- 
trine. Mais  ce  cas  est  fort  rare;  le  miracle,  en  général,  est 
à  la  fois,  sans  même  que  l'intéressé  immédiat  le  veuille  ou 
le  sache,  une  faveur  pour  lui  et  un  témoignage  pourautrui. 
Jésus-Christ  n'avait  certainement  pas,  en  changeant  l'eau 
en  vin  ou  môme  en  ressuscitant  des  morts,  pour  unique 
objet  d'épargner  une  privation  à  des  convives  ou  le  deuil  à 
des  familles;  son  bienfait  servait  de  preuve  à  la  vérité  de 
son  enseignement,  bien  qu'il  évitât  toute  ostentation  phari- 
.saïque.  De  même  Jéhovah  en  ordonnant,  pour  le  salut  ou 
la  victoire  des  Hébreux,  à  la  mer  Rouge  de  se  retirer  ou 
au  soleil  de  s'arrêter,  attestait  par  là  sa  puissance  divine 
aux  yeux  de  leurs  ennemis  consternés,  en  môme  temps 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  123 

qu'il  protégeait  son  peuple,  et  ainsi  lo  miracle  était  à  deux 
fins,  l'une  visant  les  intérêts  temporels  des  croyants  mena- 
cés, l'autre  les  intérêts  spirituels  de  la  religion  môme 
méconnue. 

C'est  à  cette  seconde  fin  du  miracle  que  nous  aurons 
spécialement  alVairc  dans  ce  travail  relatif  aux  preuves  du 
christianisme.  Remarquons  du  reste  qu'elle  constitue  le 
trait  le  plus  général  et  le  moins  indécis  qui  puisse  servir  à 
désigner  les  faits  miraculeux  avant  que  l'analyse  en  ait 
tiré  une  définition  précise. 

Le  langage  en  fait  foi,  comme  nous  allons  essayer  rapi- 
dement de  l'établir.  Si,  en  effet,  nous  cherchons  dans  les 
textes  sacrés  grecs  et  hébreux  les  mots  dont  le  sens  se 
rapproche  le  plus  de  celui  qui  s'attache  aujourd'hui  au 
mot  miracle  emi)runléau  latin  miraciduni,  nous  trouvons  ' 
en  grec  <77i;y.£?ov  (signe),  désignation  la  plus  usitée  dans  les 
Evangiles,  surtout  dans  le  quatrième.  Quand  l'élément 
moral  domine,  le  miracle  est  appelé  simplement  un  signe. 
Un  signe  peut  n'être  pas  un  miracle,  parce  qu'il  peut  man- 
quer du  caractère  de  prodige,  mais  le  mot  prodige  Tc'paç 
n'est  jamais  employé  seul  dans  les  Évangiles,  il  y  est  tou- 
jours associé  au  mot  7rjtj.£tov,  et  il  n'y  paraît  que  trois  fois. 
Oauaà<jiov  (merveille)  apparaît  une  seule  fois  dans  les  Évan- 

1.  Nous  empruntons  à  un  remarquable  article  publié  dans  le  numéro 
du  T' juin  1896  de  la  Revue  chrétienne  par  M.  Thury  et  intitulé  «  Le 
miracle  et  les  sciences  de  la  nature  »  nos  renseignements  sur  le  mira- 
cle dans  les  saintes  Écritures.  Nous  ne  copions  pas  toujours  littérale- 
ment ni  entièrement  le  texte  de  l'article  et  nous  assumons  toute  la 
responsabilité  des  quelques  modifications  et  coupures  que  nous  avons 
dit  y  faire  pour  l'approprier  à  notre  ouvrage.  Nous  ne  croyons  pas  jus- 
liliée  rigoureusement  la  distinction  adoptée  par  l'auteur  entre  le  natu- 
rel, le  surnaturel  et  le  miracle.  Nous  ne  croyons  pas  non  plus  comme 
lui  que  l'idée  de  miracle  puisse  être  formée  indépendamment  de  celle 
d'une  dérogation  aux  lois  de  la  nature.  Ces  divergences  de  vue  nous 
ont  empêché  d'adopter  la  partie  principale  de  son  article.  En  tout  ce 
qui  ne  touche  pas  ii  l'érudilion  nous  essayons  de  nous  orienter  nous- 
même  sur  la  voie  jalonnée  vaguement  par  les  Pensées  de  Pascal.  Quant 
à  la  désignation  verbale  du  miracle  dans  les  Saintes-Ecritures,  dont 
nous  nous  occupons  d'abord,  M.  Thury  déclare,  dans  une  note,  la 
tenir  de  M.  L.  Thomas,  ancien  professeur  à  l'École  de  Théologie  de 
Genève. 


124  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

giles  el  il  n'y  a  pas  le  sens  de  miracle  proprement  dit.  Le 
sens  du  mot  Oau;ji.7.,  qui  est  le  môme  que  celui  du  mot 
OauaaTtov,  répondrait  littéralement  au  sens  étymologique 
du  latin  niiraculum  et  du  français  miracle,  mais  il  n'est 
jamais  employé  dans  les  Évangiles  ;  il  ne  l'est  que  chez  les 
Pères.  Mentionnons  deux  autres  expressions  qui  ne  carac- 
térisent pas  leurs  objets  :  oûvaat;  (puissance  ou  acte  de 
puissance),  expression  générale  fréquemment  employée 
dans  les  Évangiles,  qui  signifie  la  cause  du  miracle,  mani- 
festée dans  ses  effets,  et  epyov  (œuvres),  sen^  grammatical 
plus  étendu  que  celui  de  miracle.  Les  miracles  accomplis 
par  celui  qui  possède  la  puissance  de  Dieu,  sont,  par  rap- 
port à  celui  qui  les  opère ,  de  simples  œuvres.  Dans  le 
Nouveau  Testament  et  surtout  dans  le  quatrième  Évangile, 
les  miracles  de  Jésus-Christ  sont  fréquemment  appelés  des 
œuvres. 

En  hébreu ,  dans  l'Ancien  Testament,  le  vocabulaire 
fournit  de  quoi  spécifier  soit  l'élément  physique,  soit  l'élé- 
ment moral  (le  prodige  ou  le  signe)  selon  que  l'un  ou 
l'autre  est  plus  spécialement  visé  dans  le  miracle.  Mais  le 
mot  Môfeth  est  celui  qu'on  traduit  habituellement  par 
miracle;  or  il  a  le  sens  général  de  répaç,  mais  plus  étendu, 
contenant  l'idée  de  prodige  jointe  à  celle  d'avertissement 
moral,  rspaç  el  en  partie  ff-rjasTov.  Les  autres  mots  sont  : 

Oth  ((TYiaeïov,  signe); 

Nifelaoth  (chose  extraordinaire)  ; 

Geboura,  mahalâl  (Sùvaixiç,  acte -de  puissance); 

Machasé  (soyov,  œuvre). 

Mùfeth,  Filé,  Nifelaoth,  ont  un  sens  plus  large  que  xh-xq. 
Ces  mots  signifient  souvent  signe^  ou  bien  ils  prennent  un 
sens  ayant  du  rapport  avec  BùvajjLtç  et  Oauixàtnov , 

De  l'examen  et  du  rappochement  de  ces  divers  vocables 
grecs  et  hébraïques,  il  semble  donc  résulter  que,  si,  d'une 
part,  les  faits  qu'ils  désignent  sont  caractérisés  par  un 
élément  physique  extraordinaire,  d'autre  part  ces  faits, 
quand  ils  se  rapprochent  de  ce  que  les  traducteurs  français 
mettent  sous  le  mot  miracle,  sont  conjointement  mais  plus 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  125 

expressément  caractérisés  par  un  élément  moral ,  par 
l'appui  qu'ils  prêtent  à  une  doctrine. 

'  «  Les  faits  qualifiés  de  miracles  dans  le  recueil  biblique 
sont  groupés  presque  exclusivement  autour  de  trois 
époques  :  Moïse  et  V Exode.  —  Elie  (vers  Tan  900).  — 
Jésus-Christ  et  les  apôtres.  » 

«  Il  ne  suffît  pas  qu'un  fait  soit  merveilleux,  extraordi- 
naire et  sans  explication  possible,  pour  être  qualifié  de 
miracle.  La  création,  acte  de  puissance  s'il  en  fut,  n'est 
jamais  appelée  miracle  dans  les  Ecritures.  » 

«  Un  miracle  divin  est  toujours  une  intervention  de  Dieu 
dans  quelque  fait  extérieur  de  la  nature  ou  de  l'histoire. 
—  Il  n'y  a  point  de  miracle  seulement  de  l'ordre  moral,  de 
miracles  spirituels.  La  conversion ,  par  exemple ,  n'est 
jamais  appelée  un  miracle.  » 

«  Les  miracles  accomplis  par  le  ministère  des  anges 
ambassadeurs  du  Très-Haut ,  ministres  plénipotentiaires 
absolument  fidèles,  peuvent  être  attribués  également  à 
Dieu  lui-même.  » 

«  Par  exemple  saint  Paul  nous  apprend  (Galates,  III,  19; 
voir  aussi  Hébr.,  II,  2,  et  Actes,  VIÏ,  53)  que  les  Juifs  ont 
reçu  la  loi  par  le  ministère  des  anges.  Suivant  Moïse,  c'est 
Dieu  qui  a  donné  la  loi.  » 

«  Parallèlement  aux  miracles  pour  le  bien  et  la  vérité,  il  se 
fait  aussi  des  miracles  de  mensonge  et  de  mal.  Saint  Mathieu 
parle  ainsi  (XXIV,  24)  :  «  Il  s'élèvera  de  faux  Christs  et  de 
faux  prophètes  qui  feront  de  grands  signes  et  des  miracles  ». 
Et  saint  Paul  (2,  Thess.,  II,  9)  :  «  Alors  sera  révélé  l'inique... 
dont  l'arrivée  est  selon  l'efficace  de  Satan  en  toute  puis- 
sance et  signes  et  miracles  de  mensonge.  »  On  lit  dans  le 
Deutéronome  (XIII,  1  et  suiv.)  :  «  S'il  s'élève  au  milieu  de 
vous  quelque  prophète  ou  songeur  et  s'il  t'annonce  un 
signe  ou  prodige  en  te  disant  :  suivons  d'autres  dieux...  et 
que  ce  prodige  arrive...  tu  ne  prêteras  point  l'oreille  aux 


1.  Les  passages  qui  suivent  entre  guillemets  sont  des  cilalions  tex- 
tuelles de  l'article  de  M.  Thury,  ci-dessus  mentionné. 


126  LA  VRAIE  RELIGION   SELON  PASCAL 

discours  de  ce  prophète...  et  il  sera  rais  à  mort...  ainsi 
vous  ôterez  le  mal  du  milieu  de  vous.  » 

«  Les  miracles  pour  le  mal  ont  des  caractères  propres, 
ordinairement  plus  ou  moins  dissimulés  :  mensonge,  arbi- 
traire, désordre  moral.  Cependant,  il  reste  à  ces  miracles 
le  merveilleux,  joint  au  but  qui  leur  est  propre.  Qualifiés 
positivement  de  miracles  dans  les  Ecritures,  ils  seraient 
non  miracles  suivant  la  logique  des  définitions  tradition- 
nelles. » 

«  Le  miracle  n'est  donc  pas  par  lui-môme  et  nécessaire- 
ment une  preuve  de  la  vérité  d'une  doctrine,  non  plus  que 
de  la  valeur  morale  de  celui  qui  l'a  opéré.  » 

Telles  sont  les  données  empiriques,  les  matériaux  bruts 
fournis  à  l'esprit  par  les  Livres  Saints  pour  la  définition 
du  miracle  en  général. 

Tâchons  d'en  dégager  ce  qu'il  y  a  d'abord  de  plus  évi- 
demment commun  à  tous  les  miracles  sous  leur  diversité, 
et  de  plus  essentiel  dans  ce  qui  leur  est  commun.  Ce  sera 
la  matière  du  chapitre  suivant. 


CHAPITRE   III 


DÉFINITION  TROGRESSIVE  DU  MIRACLE  PAR  SA  RAISON  D  ÊTRE.  — 
CETTE  DÉFINITION  EST  FINALEMENT  IMPLIQUÉE  DANS  CELLE  QU'eN 
A  DONNÉE  PASCAL.  —  SON  OBJET  ESSENTIEL  :  FOURNIR  UNE 
PREUVE  VALABLE  EN  TOUT  TEMPS  ET  POUR  TOUS  DE  LA  VRAIE 
RELIGION.  —  CARACTÈRE  DE  LA  VALEUR  PROBANTE  DU  MIRACLE. 
—  LE  VRAI  MIRACLE  NE  PORTE  PAS  EN  SOI  LA  MARQUE  DE  SA 
VÉRACITÉ    DOCTRINALE. 


Étant  donné  qu'il  existe,  le  miracle  a  sa  raison  cFêlre 
identique  à  sa  fin.  Cette  raison  même  nous  fournira  de 
quoi  le  définir,  car,  pour  y  satisfaire,  pour  réaliser  la  fin 
qu'elle  exprime,  un  événement,  un  fait  doit  alïecter  cer- 
tains caractères  distinctifs,  lesquels  constituent  précisé- 
ment la  définition  du  miracle. 

Remarquons  tout  de  suite  que  ce  phénomène  exceptionnel 
manquerait  de  sa  principale  raison  d'être,  faillirait  à  sa  fin 
pi'incipale  (II,  67),  s'il  suffisait  à  quiconque  professe  une 
ck»ctrine  au  nom  d'une  puissance  extra-terrestre  d'affirmer 
simplement  la  vérité  de  l'une  et  la  réalité  de  l'autre  pour 
être  cru.  Tant  s'en  faut  qu'en  pareille  matière  l'affirmation 
suffise.  Il  s'agit  donc  pour  l'opérateur  du  miracle  de  con- 
quérir la  confiance  de  ses  auditeurs,  de  leur  faire  prendre 
sa  parole  en  sérieuse  considération,  de  ^'accréditera  en  un 
mot,  auprès  d'eux.  Or  c'est  par  un  témoignage  de  sa  puis- 
sance qu'il  les  dispose  en  faveur  de  sa  doctrine.  Il  obtient 
ce  résultat  par  l'étonnenient  que  provoquent  en  eux  cer- 
tains de  ses  actes. 


128  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Étonner,  tel  est  le  premier  stade  du  processus  miracu- 
leux, le  moyen  primordial  du  miracle.  Le  second  stade, 
qui,  nous  le  savons,  n'est  pas  aussi  essentiel,  est  la  prépa- 
ration à  croire  par  le  prestige  né  de  l'étonnement  causé. 
Ces  deux  effets  successifs  du  miracle  sont  tout  relatifs  à 
l'état  mental  des  témoins,  qui  sont  plus  ou  moins  faciles  à 
étonner,  et  plus  ou  moins  confiants. 

Il  faut,  dans  le  cas  où  le  second  effet  est  requis,  que  le 
fait  opéré  les  étonne  au  suprême  degré;  c'est  plus  que  de 
l'admiration  qu'il  doit  éveiller  en  eux,  car  le  crédit  qu'on 
leur  demande  est  beaucoup  plus  important  que  celui  qui 
s'accorde  communément  à  tout  individu  prouvant  son 
excellence  par  l'exercice  admirable  de  quelque  fonction  de 
la  vie  humaine,  par  une  action  héroïque,  ou  par  un  chef- 
d'œuvre.  Si  exceptionnel  qu'il  pût  être,  un  tel  exercice  ne 
serait  tenu  pour  miraculeux  par  ses  témoins  qu'autant 
qu'il  les  surprendrait  au  point  de  leur  sembler  outrepasser 
l'aptitude  des  hommes  les  mieux  doués,  l'aptitude  de 
l'homme  absolument  et  il  changerait  dès  lors  de  dénomi- 
nation; ce  serait  plus  qu'une  action  héroïque,  plus  qu'un 
chef-d'œuvre.  Aussi  le  thaumaturge  capable  de  surprendre 
ses  témoins  à  ce  degré  sera-t-il  à  leurs  yeux  un  êlre  sur- 
humain à  forme  humaine,  c'est-à-dire  un  homme  surna- 
turel; chez  eux  l'admiration  deviendra  de  la  vénération 
religieuse  et  par  suite  ils  croiront  sans  réserve  à  son  ensei- 
gnement comme  ils  croient  à  son  pouvoir.  Les  miracles 
prouvent  le  pouvoir  que  Dieu  a  sur  les  cœurs  par  celui 
qu'il  exerce  sur  les  corps  (il,  81)....  Un  effet  qui  n'excède 
pas  la  force  naturelle  des  moyens  qu'on  jy  emploie  (II,  81), 
n'excite  aucune  surprise  de  ce  genre,  bien  qu'il  puisse 
exciter  l'admiration  en  atteignant  l'extrême  limite  des  forces 
naturelles  mises  en  action  par  la  volonté;  c'est  un  non- 
miracle  (II,  81),  mais  il  devient  miracle  si  c'est  un  effet  qui 
excède  la  force  naturelle  des  moyens  qu'on  y  emploie 
(11,81). 

Quand,  par  exemple,  Jésus-Christ  rend  la  vue  à  un 
aveugle  en  lui  touchant  les  paupières  ou  qu'il  ressuscite 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  129 

Lazare  en  lui  ordonnant  simplement  de  se  lever,  il  faut 
évidemment  que  sa  puissance  propre,  divine,  vienne  s'ajouter 
à  celle  de  la  nature,  qui  se  borne  à  lui  fournir  ces  moyens 
et  le  concours  normal  de  ses  lois  tout  à  fait  insuffisants  par 
eux-mcMnes,  Pascal  ajoute  :  Ainsi  ceux  qui  guérissent  par 
l'invocation  du  diable  ne  font  pas  un  miracle;  car  cela 
n'excède  pas  la  force  naturelle  du  diable  (II,  81). 

Pour  refuser  au  diable  le  privilège  divin  de  modifier 
Tordre  naturel  du  monde,  Pascal  use  d'un  procédé  très 
simple  (trop  simple)  qui  consiste  à  considérer  la  puissance 
diabolique  comme  une  force  naturelle  intervenant  à  titre 
de  composante  imprévue  dans  Texcrcice  prévu  des  autres 
forces  naturelles  ambiantes  et  coutumières,  tout  comme  la 
volonté  humaine  est  une  force  naturelle  capable  d'arrêter 
inopinément  pour  autrui  la  chute  d'un  corps.  Le  diable  ne 
peut  donc  faire  que  des  miracles  illusoires,  fondés  sur 
l'ignorance  où  nous  sommes  de  la  part  de  puissance  natu- 
relle que  Dieu  lui  a  dévolue. 

La  définition  adoptée  par  Pascal  suppose  et  implique 
donc  les  caractères  que  nous  avons  logiquement  déduits 
de  la  raison  d'être  du  fait  miraculeux  ;  ce  fait  doit  remplir 
les  conditions  nécessaires  pour  éveiller  le  sentiment  que 
l'homme  éprouve  devant  un  phénomène  que  n'explique 
rien  du  monde  accidentel  tel  que  Dieu  l'a  originairement 
ordonné.  La  créance  accordée  à  la  doctrine  est  la  consé- 
quence naturelle  de  ce  sentiment. 

Ainsi  dans  quelque  ordre  d'événements  que  ce  soit  (selon 
la  Bible  l'événement  est  toujours  d'ordre  physique)  le  pre- 
mier caractère  essentiel  qui  définit  le  miracle  consiste  en 
ce  que  le  fait  opéré  stupéfie  ou  enthousiasme  les  specta- 
teurs. Il  est  donc  présumé  par  eux  impossible  dans  les 
conditions  normales  (c'est-à-dire  habituellement  observées) 
parce  que,  d'après  leur  expérience  personnelle  ou  leur  pré- 
jugé traditionnel,  aucune  de  ces  conditions,  avec  le  con- 
cours des  autres,  ne  suffirait  à  le  déterminer.  Ils  en  consi- 
dèrent par  suite  la  cause  première  comme  supérieure  en 
puissance,  non  seulement  à  l'homme,  jugé  par  eux  inca- 

Si;H.Y    PRUHHOMME.  9 


130  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

pable  de  la  suppléer,  mais  encore  à  toutes  les  autres  forces 
dont  elle  se  passe  pour  l'opérer  ou  qu'elle  contraint  à  le 
déterminer,  à  savoir  aux  forces  régulières  et  ordinaires 
(c'est-à-dire  habituellement  observées]  et  par  induction  aux 
forces  qui,  inconnues  encore  mais  présumées  analof^ues 
et  coordonnées  à  celles-ci,  font  partie  du  système  dyna- 
mique appelé  la  Nature. 

On  voit  que  le  miracle  suppose,  de  la  part  de  ceux  qui 
l'acceptent,  soit  pour  y  avoir  assisté,  soit  sur  le  témoignage 
d'autrui,  une  appréciation  des  limites  du  possible  dans 
l'ordre  de  faits  auquel  il  appartient,  et  la  conviction  que 
ces  limites  ont  été  dépassées.  Selon  que  les  adhérents  au 
miracle  sont  plus  ou  moins  expérimentés  et  instruits,  cette 
appréciation  est  exacte,  approximative  ou  erronée. 

Dirons-nous  donc  qu'il  y  a  miracle  dans  le  cas  même  où 
elle  est  fausse?  Il  nous  faudrait  l'admettre  si  nous  ne  défi- 
nissions le  miracle  qu'au  moyen  de  sa  fin  précédemment 
constatée,  car  elle  consiste  à  détourner  sur  la  doctrine  du 
thaumaturge  le  crédit  que  procure  à  celui-ci  l'étonnemcnt 
qu'il  a  provoqué.  Or  c'est  précisément  parce  que  les  témoins 
du  fait  illusoire  sont  induits  en  erreur  qu'ils  se  livrent  à  la 
docirine  et  la  croient;  le  fait  remplirait  donc  toutes  les 
conditions  qui  définiraient  le  miracle.  Grâce  à  l'élément 
subjectif  impliqué  dans  celte  définition  un  même  fait  pour- 
rait être  miraculeux  aux  yeux  de  tel  de  ses  témoins  et 
naturel  aux  yeux  de  tel  autre,  efficace  pour  accréditer  sa 
cause  originelle  auprès  du  premier,  incapable  au  contraire 
d'influencer  le  second.  Il  en  serait  de  môme  des  diflerents 
esprits  qui  en  auraient  reçu  la  tradition  :  les  uns  le  jugeant 
irréductible  aux  lois  naturelles,  y  croiraient,  les  autres,  au 
contraire,  le  jugeant  explicable  naturellement,  pourraient 
se  dispenser  d'y  croire.  Enfin,  il  n'y  aurait  aucune  raison 
pour  ne  pas  qualifier  miraculeux  un  tour  de  passe-passe 
quelconque,  exécuté  par  un  mystificateur  devant  un  témoin 
naïf  dont  il  surprendrait  la  créance  puisque,  aussi  bien,  ce 
témoin,  jugeant  miraculeux  le  fait,  se  sentirait  disposé  à 
en  vénérer  et  croire  l'auteur. 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  131 

Ces  suites  choquantes  des  seuls  caractères  que  nous 
avons  jusquici  attribués  au  miracle  sont  inadmissibles. 
Personne  nadmellra,  par  exemple,  que  Robert-IIoudin, 
dépêché  en  Algérie  par  le  gouvernement  français  pour 
disputer  aux  sorciers  leur  influence  sur  les  Arabes  parle 
prestige  de  ses  tours',  les  ait  institués  miracles  par  cela 
seul  que  des  spectateurs  trompés  ont  pu  les  tenir  pour  mira- 
culeux. Les  définitions  ne  sont  libres,  comme  nous  l'avons 
rappelé  au  début  de  ce  chapitre,  qu'autant  que  les  choses 
à  définir  n'ont  d'existence  que  dans  la  pensée;  mais  il  s'agit 
ici  de  faits  posés  hors  de  l'esprit  dans  le  monde  extérieur 
et  considérés  comme  réels  par  d'innombrables  croyants 
qui  en  ont  une  idée  très  discernable  avant  quelle  leur  soit 
définie,  au  point  qu'ils  réclament  si  la  définition  proposée 
n'y  répond  pas  exactement.  Or  celle  que  nous  sommes  en 
train  de  formuler  ne  les  satisferait  nullement  si  nous  nous 
en  tenions  à  notre  précédente  formule.  La  raison  d'être,  la 
fin  du  miracle  comporte  donc  quelque  élément  dont  nous 
n'avons  pas  encore  tenu  compte  et  qu'il  s'agit  de  recon- 
naître pour  pouvoir  en  déduire  la  condition  complémen- 
taire, le  caractère  qui  achèvera  notre  imparfaite  définition. 
Or  nous  avons  fait  observer  plus  haut  que  la  raison 
d'être,  la  fin  au  moyen  de  laquelle  nous  avons  d'abord 
défini  le  miracle  est  exclusivement  relative  aux  témoins  et 
aux  adhérents  qu'il  a.  Jusqu'ici  donc  c'est  pour  eux  seuls 
que  vaut  le  miracle;  n'importe  qui  peut  prétendre  que  le 
fait  réputé  par  eux  miraculeux  ne  l'est  pas,  qu'ils  le  tien- 
nent à  tort  pour  impossible  dans  les  conditions  normales, 
c'est-à-dire  selon  les  lois  du  monde  accidentel  livré  à  lui- 
même.  Les  progrès  de  la  connaissance  reculent  sans  cesse 
les  limites  du  possible  dans  l'exploitation  des  phénomènes. 
La  transmission  de  la  parole  à  travers  les  mers,  à  d'im- 
menses distances,  eût  passé  pour  impossible  avant  l'inven- 
tion du  téléphone. 


1.  Ccl  exemple  nous  esl  fourni  par  M.  M.  Thury  dans  son  article  de 
la  Hcvue  Cliréliptine  précédeinmenl  consulté. 


132  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

La  raison  d'être,  la  fin  du  miracle  ne  se  borne  donc  pas 
à  faire  croire  à  lel  ou  tel  individu  qu'une  doctrine  est  vraie, 
quand  même  elle  pourrait  ne  pas  l'être;  s'il  n'avait  pas 
d'autre  objet,  il  serait  sans  utilité  pour  la  vraie  religion.  Il 
tend  à  beaucoup  plus.  Il  a  pour  objet  essentiel  de  fournir 
une  preuve  valable  de  la  vraie  religion,  valable  pour  tous 
les  hommes  et  pour  tous  les  temps.  Pascal  ne  manque  pas 
de  le  signaler. 

Fondement  de  la  religion.  Cest  les  miracles.  Quoi  donc? 
Dieu  parle-t-il  contre  les  miracles.,  contre  les  fondements 
de  la  foi  qu'on  a  en  lui?  (II,  73.)  La  religion  c'est  ici  la 
vraie. 

Les  hommes  doivent  à  Dieu  de  recevoir  la  religion  quHl 
leur  envoie.  Dieu  doit  aux  hommes  de  ne  les  point  induire 
en  erreur.  Or  ils  seraient  iiiduits  en  erreur,  si  les  faiseurs 
[de]  miracles  annonçaient  une  doctrine  qui  ne  parût  pas 
visiblement  fausse  aux  lumières  du  sens  commun,  et  si  un 
plus  grand  faiseur  de  miracles  n'avait  déjà  averti  de  ne  les 
pas  croire  (II,  70). 

Il  n'est  pas  possible  de  croire  raisonnablement  contre  les 
mii'acles  (II,  169). 

Toujours  le  vrai  prévaut  en  miracles.  Les  deux  croix 
(II,  72). 

Jamais,  en  la  contention  du  vrai  Dieu,  la  vérité  de  la 
religion,  il  n'est  arrivé  de  miracle  du  côté  de  terreur  et 
non  de  la  vérité  (II,  72). 

Je  ne  serais  pas  chrétien  sans  les  miracles,  dit  Saint- 
Augustin  (II,  169). 

On  n'aurait  point  péché  en  ne  croyant  pas  Jésus-Curist, 
sans  les  jniracles  (II,  169). 

Les  Juifs  s'aveuglaient  en  jugeant  des  miracles  par 
V  Ecriture... 

Donatistes.  Point  de  miracle,  qui  oblige  à  dire  que  c'est 
le  diable  (II,  184). 

Les  miracles  sont  plus  importants  que  vous  nepense\  :  ils 
ont  servi  à  la  fondation,  et  serviront  à  la  continuation  de 
l'Église,  jusqu'à  l'Antéchrist,  jusqu'à  la  fin  (II,  74). 


PREUVES  HISTOIUQUES  DU  CHRISTIANISME  133 

Il  y  a  bien  de  la  différence  entre  tenter ,  et  induire  en 
erreur.  Dieu  tente,  mais  il  n'induit  pas  en  erreur.  Tenter 
est  procurer  les  occasions,  qui  n' imposant  point  de  néces- 
sité, si  on  n'aime  pa'i  Dieu,  on  fera  une  certaine  chose. 
Induire  en  erreur,  est  mettre  l'homme  dans  la  nécessité  de 
conclure  et  suivre  une  fausseté  [II,  70). 

Ccst  ce  que  Dieu  ne  pmt  fairCy  &  ce  qu'il  ferait  néanmoins, 
s'il  permettcit  que  dans  une  queftion  obfcure  il  Je  fît  des  miracles 
du  cofté  de  la  fauffcté  (Molinier,  II,  79). 

Il  ressort  de  ces  citalions  qu'aux  yeux  de  Pascal,  en  efiet, 
il  n'y  a  miracle  proprement  dit  ([ue  si  le  fait  qualifié  mira- 
culeux témoigne  pour  la  vérité. 

Aussi  l'événement  miraculeux  suppose-t-il  l'intervention 
de  la  puissance  divine  dans  le  vrai  système  dynamique  du 
monde  accidentel,  dans  la  nature  telle  que  cette  puissance 
l'a  créée  en  réalité,  et  non  pas  dans  la  nature  telle  que  les 
sciences  positives  l'interprètent,  l'expliquent  avec  plus  ou 
moins  d'exactitude  et  la  représentent  à  l'imagination  au 
moment  où  le  miracle  s'accomplit. 

Assurément  l'opinion  toute  subjective  des  témoins  et 
des  autres  adhérents  est  essentielle  au  miracle  et  contribue 
à  le  définir,  car  c'est  elle  qui  en  assure  l'efficacité  morale, 
mais  elle  n'en  mesure  pas  la  valeur  probante.  Tandis  que 
l'opinion  demeure  toujours  relative,  cette  valeur,  au  con- 
traire, est  absolue.  Intrinsèquement  elle  n'est  pas  indivi- 
duelle, particulière,  elle  ne  dépend  pas  de  telle  ou  telle 
personne  qui  l'apprécie,  elle  est  universelle  et  impersonnelle. 
Elle  a  pour  fondement,  en  effet,  non  l'apparence  mais  bien 
la  réalité  du  fait  qui  l'engendre.  C'est  à  ce  prix  que  le 
miracle  offre  une  assise  inébranlable  à  tout  l'édifice  des 
preuves  du  christianisme. 

En  résumé,  la  définition  que  propose  Pascal  du  miracle 
à  savoir  :  un  effet  qui  excède  la  force  naturelle  des  moyens 
qu'on  y  emploie  (II,  81),  répond  entièrement  à  la  raison 
d'être,  à  la  fin  de  cet  événement  extraordinaire,  car  :  1"  un 
tel  effet  provoque  chez  ses  témoins  un  étonnement  qui 
passe  l'admiration  due  à  tout  efl'et  qui,  si  surprenant  qu'il 


134  LA    VRAIE  UKLIGiON   SELUN   PASCAL 

soit,  n'excède  pas  la  force  naturelle  des  moyens  qu'on  y 
emploie.  Cet  étonnement  devient  de  la  vt^'nération  reli- 
gieuse; 2°  il  prédispose  par  là  ses  témoins  à  une  confiance 
sans  réserve  dans  la  véracité  du  thaumaturge;  ',i"  il 
témoigne  en  celui-ci  de  l'exercice  de  la  véritable  puissance 
divine,  c'est-à-dire  d'une  puissance  réellement  supérieure 
aux  forces  naturelles  puisqu'elle  s'en  passe  ou  les  soumet  à 
son  service;  A"  il  garantit  ainsi  la  vérité  de  la  doctrine 
professée  et  lui  confère  le  caractère  de  la  vraie  religion. 

Il  résulte  toutefois  de  cette  définition  que  le  miracle  ne 
porte  pas  en  soi  ses  moyens  de  contrôle.  Le'témoin,  en  effet, 
ignore  les  limites  du  naturel  et  du  surnaturel;  par  consé- 
quent, si  étonné  qu'il  soit,  il  ne  peut  être  assuré  que  le  fait 
dépasse  réellement  les  bornes  du  possible  naturel.  Il  peut 
sur  ce  point  se  tromper,  et,  en  outre,  à  supposer  même 
que  l'impossibilité  de  certains  faits  dans  l'ordre  naturel  ne 
puisse  comporter  aucun  doute  même  pour  l'homme  malgré 
son  ignorance,  encore  n'est-il  pas  impossible  qu'un  fait  de 
ce  genre  soit  simulé  par  un  très  habile  mystificateur,  et  le 
témoin,  au  lieu  de  se  tromper,  sera  trompé  sans  pouvoir 
davantage  s'en  apercevoir.  De  fausses  doctrines  s'insinue- 
ront et  s'imposeront  parle  témoignage  de  ces  faits  tenus  à 
tort  pour  miraculeux.  On  entend  par  faux  miracles,  non  pas 
des  faits  qui  n'ont  que  l'apparence  du  surnaturel,  mais  des 
faits  dont  l'apparence  miraculeuse  cautionne  de  fausses 
doctrines,  ou  encore  des  faits  qui,  bien  que  réellement 
surnaturels  par  une  tolérance  spéciale  de  Dieu,  n'appuient 
que  de  fausses  doctrines.  C'est  donc,  en  somme,  la  «jualité 
de  la  doctrine  qui  prescrit  celle  du  miracle.  C'est  ce  qui 
autorise  Pascal,  après  qu'il  a  dit  :  ...  Lesrniraclcs  discernent 
la  doctrine,  à  ajouter  :  et  la  doctrine  discerne  les  miracles 
(II,  GG). 

Il  y  a  de  faux  miracles,  et  les  vrais  miracles  ne  portent 
pas  en  eux  leur  preuve  ;  ils  ne  sont  pas  probants  par  eux- 
mêmes,  ils  ne  le  deviennent  qu'autant  qu'il  est  prouvé 
qu'ils  le  sont.  A  quoi  donc  servent-ils?  Comment  expliquer 
cette  étrange  économie  de  leur  essence?  Ce  sont  des  armes  à 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  135 

deux  Iranchants,  extrêmement  dangereuses,  s'il  n'existe 
pas  de  pierre  de  touche  pour  discerner  les  vrais  des  faux, 
car  leur  prestige  est  tout-puissant  :  Les  miracles  ont  une 
telle  force,  qu'il  a  fallu  que  Dieu  ait  averti  qu'on  n'y  pense 
point  contre  lui,  tout  clair  qu'il  soit  qu'il  y  a  un  Dieu; 
sans  quoi  ils  eussent  été  capables  de  troubler. 

Et  ainsi  tant  s'en  faut  que  ces  passages,  «  Dent.,  xiii  », 
fassent  contre  l'autorité  des  miracles,  que  rien  n'en  marque 
davantage  la  force.  Et  de  même  pour  l'Antéchrist  :  «  Jus- 
qu'à séduire  les  élus,  s'il  était  possible  »  (II,  7i).  Cette 
pierre  de  touche,  où  la  prendre?  Pourquoi  ne  l'avoir  pas 
introduite  dans  le  miracle  même  de  sorte  qu'il  manifestât 
son  authenticité  en  même  temps  qu'il  se  donne  pour  garant 
de  la  puissance  et  de  la  qualité  divines  de  sa  cause  initiale? 
Quelle  sécurité  c'eût  été  pour  l'esprit  à  la  recherche  d'une 
preuve  irréfragable  de  la  vraie  Religion! 

Oui,  mais  c'est  précisément  celte  sécurité  (jue  par 
malheur  interdisent  à  l'Ame  les  conséquences  du  péché  ori- 
ginel. Aussi  Pascal  n'est-il  nullement  arrêté  par  l'efficacité 
conditionnelle,  ambiguë  et  parfois  même  fallacieuse  du 
miracle  :  S'il  n'y  avait  point  de  faux  miracles,  il  y  aurait 
certitude  (II,  G8j,  et  c'est  ce  qui  n'est  pas  pleinement 
accordé  à  l'homme  déchu.  La  certitude  le  dispenserait  de 
la  foi,  c'est-à-dire  de  l'adhésion  au  dogme  par  un  acte  de 
pure  confiance  et  d'humilité  intellectuelle.  Mais  d'autre 
pari  :  S'il  n'y  avait  point  de  règle  pour  les  discerner,  les 
miracles  seraient  inutiles,  et  il  n'y  aurait  pas  de  raison  de 
croire.  Or,  il  n'y  a  pas  humainement  de  certitude  humaine, 
mais  raison  (II,  08). 

11  s'agit  donc  ici  d'une  raison  qui  permet  seulement 
d'incliner  à  croire  de  sorte  que  la  foi  n'y  perde  pas  tousses 
droits,  que  le  cœur  y  trouve  sa  part  et  son  compte.  De  là 
vient  que  les  miracles  peuvent  être  des  pierres  d'achoppe- 
ment, s'ils  sont  exigés  par  la  raison  sans  aucune  participa- 
tion du  cœur  qui  prédispose  à  la  foi  :  Les  miracles  ne 
servent  pas  à  convertir,  mais  à  condamner  (II,  158).  Cette 
prédisposition  du  cœur  à  la  foi,  c'est  la  bonne  volonté  à 


136  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

l'égard  de  Dieu,  en  un  mot  la  Charité.  Ce  qui  fait  qu'on  ne 
croit  pas  les  vrais  miracles,  c'est  le  manque  de  charité 
(II,  74). 

«  Joh.  [x,  26]  ;  Sedvos  non  creditis  quia  non  estis  ex  ovi- 
bus.  »  Ce  qui  fait  croire  les  faux  est  le  manque  de  charité 
(II,  74). 

Que  je  hais  ceux  qui  font  les  douteurs  de  miracles!  Mon- 
taigne en  parle  comme  il  faut  dans  les  deux  endroits.  On 
voit  en  Vun  combien  il  est  prudent,  et  néanmoins  il  croit  en 
Vautre,  et  se  moque  des  incrédules  (II,  162). 


CHAPITRE  IV 


DISCERNEMENT  DES  MIRACLES.  —  LA  DOCTRINE  EST  DISCERNEE  TOUT 
d'abord  par  LE  SURNATUREL  UISTORIQUE,  MIRACLE  GÉNÉRAL  ET 
FONDAMENTAL,  EXEMPT  DE  TOUT  CARACTÈRE  SUBJECTIF,  PUIS, 
UNE  FOIS  PROUVÉE  AINSI,  ELLE  DISCERNE  LES  MIRACLES  PROPRE- 
MENT DITS,  QUI  SONT  DES  FAITS  PARTICULIERS  ET  TRANSITOIRES. 
—  UTILITÉ  DES  MIRACLES. 


L'expression  faux  miracle  esl  ambiguë.  Un  miracle 
peut  être  (X\\.  faux  parce  qu'il  n'est  pas  réel,  mais  n'est 
qu'apparence,  illusion,  et,  dans  ce  cas,  il  trompe  l'esprit  en 
trompant  les  sens;  il  peut  encore  être  ù^iifaiix  parce  qu'il 
trompe  l'esprit  en  l'induisant  à  épouser  une  fausse  doctrine, 
bien  qu'il  soit  réel  et  ne  trompe  pas  les  sens.  Selon  Pascal 
Dieu  permet  que  des  miracles  réels  soient  employés  par 
les  faux  prophètes  ou  par  l'Antéchrist  pour  tenter  l'esprit  et 
l'induire  en  erreur,  mais  il  ne  le  permet  que  si  la  doctrine 
proposée  présente  des  caractères  de  fausseté  reconnaissa- 
bles  : 

•Les  hommes  doivent  à  Dieu  de  recevoir  la  religion  qu'il 
leur  envoie.  Dieu  doit  aux  hommes  de  ne  les  point  induire 
en  erreur.  Or  ils  seraient  induits  en  erreur,  si  les  faiseurs 
[de]  miracles  annonçaient  une  doctrine  qui  ne  parût  pas 
visiblement  fausse  aux  lumières  du  sens  commun.,  et  si  un 
plus  grand  faiseur  de  miracles  n'avait  déjà  averti  de  ne  les 
pas  croire  (II,  70). 

//  est  impossible,  par  le  devoir  de  Dieu,  quun  homme 
cachant  sa  mauvaise  doctrine,  et  nen  faisant  paraître 


138  LA   VUAIK  RELIGION  SELON   PASCAL 

qu'une  bonne,  et  se  disant  conforme  à  Dieu  et  à  VEglise, 
fasse  des  miracles  pour  couler  insensiblement  une  doctrine 
fausse  et  subtile;  cela  ne  se  peut.  Et  encore  moins  que  Dieu, 
qui  connaît  les  cœurs,  fasse  des  miracles  en  faveur  d'un 
tel{U,  71). 

Il  y  a  bien  de  la  différence  entre  n'être  pas  pour  Jésus- 
CuRiSï,  et  le  dire,  ou  ti'être  pas  pour  Jksus-Christ,  et 
feindre  d'en  être.. Les  uns  peuvent  faire  des  miracles,  non 
les  autres;  car  il  est  clair  des  ims  quils  sont  contre  la 
vérité,  non  des  autres  ;  et  ainsi  les  miracles  sont  plus  clairs 
(II,  71). 

jÉsus-CuRiST  ne  parlait  ni  contre  Dieu,  ni  contre  Moïse. 
L'Antéchrist  et  les  faux  prophètes,  prédits  par  l'un  et 
l'autre  Testajnent,  parleront  ouvertement  contre  Dieu  et 
contre  Jésus-Ciihist,  qui  n'est  point  caché.  Qui  serait  ennemi 
couvert,  Dieu  ne  permettrait  pas  qu'il  fit  des  miracles 
ouvertement  (II,  73). 

Ou  Dieu  a  confondu  les  faux  miracles.,  ou  il  les  a  pré- 
dits; et  par  l'un  et  par  l'autre  il  s'est  élevé  au-dessus  de  ce 
qui  est  surnaturel  à  noire  égard,  et  nousj-  a  élevés  nous- 
mêmes  (II,  74), 

Nous  entendons  par/izz/x  miracle  tout  miracle,  réel  ou 
non,  qui  ment  soit  aux  sens,  soit  à  l'esprit,  soit  à  l'un  et 
l'autre,  en  un  mot  tout  miracle  qui  n'est  pas  véridique.  Dis- 
cerner le  vrai  miracle  du  faux,  c'est,  dans  le  langage  de 
Pascal,  discerner  le  véridique  de  celui  qui  ne  l'est  pas.  Il 
est  évident  que  si  un  miracle  est  démontré  non  réel,  artifice 
d'un  ingénieux  machiniste,  il  est  faux  à  tous  les  titres,  mais 
Pascal  ne  se  place  pas  au  point  de  vue  du  savant  qui  ne  se 
préoccupe  en  rien  de  la  doctrine  autorisée  par  le  miracle, 
mais  simplement  des  moyens  physiques  de  le  produire,  de  la 
supercherie  ou  de  la  véracité  f[ue  ces  moyens  révèlent  et 
ne  les  juge  que  par  là.  Pascal  laisse  donc  entièrement  à 
l'écart  le  contrôle  scientifique  des  faits  passés  que  les 
Livres  Saints  donnent  pour  miraculeux,  contrôle  d'ailleurs 
impossible  aujourd'hui;  il  n'en  indique  pas  les  règles  et  ne 
les  appli(iue  même  pas  aux  miracles  récents,  comme  celui 


PREUVES  HISTORIQUES  UU  CHRISTIANISME  139 

de  la  Sainte  Épine.  Nous  ne  nous  occupons  ici  que  des 
miracles  anciens  qu'il  relate  et  dont  il  examine  la  valeur 
probante. 

Nous  allons  essayer  de  déterminer  la  marque  et  la  règle 
(II,  G")  qui  servent  à  discerner  les  miracles  et  donnent  son 
fondement  à  la  raison  d'y  ajouter  foi. 

Remarquons  d'abord  que,  avant  môme  d'avoir  établi  ce 
discernement,  nous  pouvons,  selon  Pascal,  être  assurés 
qu'il  y  a  de  vrais  miracles  par  cela  seul  qu'il  s'en  produit 
assurément  de  faux. 

Pascal  développe  cette  considération  en  deux  fragments 
qui,  réunis,  fournissent  trois  pages  dans  l'édition  de 
A.  Molinier.  Ces  fragments  ne  semblent  pas  d'une  argu- 
mentation irréfutable  (II,  69).  Il  suffira  de  citer  le  second; 
il  paraît  être,  en  ce  qui  nous  intéresse  ici,  la  dernière 
forme  donnée  au  premier  : 

T  Ayant  confideré  d'où  vient  qu'il  y  a  tant  de  faux  miracles ^ 
de  fauffes  re/velations,  fortileges,  &c.,  il  m'a  paru  que  la  véri- 
table caufe  eft  qifil  [y]  en  a  de  vrays,  car  il  ne  ferait  pas  pof- 
fible  qiiil  y  eufi  tant  de  faux  miracles  s  il  n'y  en  avait  de 
vrays ^  ny  tant  de  fauffes  révélations^  s'il  n'y  en  avait  de  vrayeSy 
ny  tant  de  fauffes  religions,  s'il  ny  en  avait  une  véritable.  Car 
s'il  n'y  avait  jamais  eu  de  tout  cela,  il  eft  comme  irnpaffible  que 
les  hommes  fêle  fujfent  imaginé  &  encore  plus  impojjible  que  tant 
d'autres  Veuffcnt  creu.  Mais  comme  il  y  a  eu  de  très  grandes 
chofes  véritables  &  qu'ainfy  elles  ont  efté  creiks  par  de  grands 
hommes,  celte  impreffion  a  efté  caufe  que  prefque  tout  le  monde 
s'eft  rendu  capable  de  croire  auffy  les  faujfes,  &  ainfy  au  lieu 
de  conclure  qu'il  n'y  a  point  de  vrais  miracles^  puifquil  y  en  a 
tant  de  faux,  il  faut  dire  au  contraire  quil  y  a  de  vrays 
miracleSy  puifquil  y  en  a  tant  de  faux  ^  &  qu'il  ny  en  a  de  faux 
que  par  cette  raifon  qu'il  y  en  a  de  vrais,  &  qu'il  n'y  a  de 
même  de  fauffes  religions  que  parce  quil  y  en  a  une  vraye.  — 
L'objeàion  à  cela  que  les  fauvages  ont  une  religion.  Mais  ceft 
qu'ils  ont  ouy  parler  de  la  véritable,  comme  il  paroift  par  la 


140  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

croix  de  St.  Andréa  le  déluge,  la  circoncifion,  &c.  —  Cela 
vient  de  ce  que  Ve/prit  de  rhonime,  fe  trouvant  plié  de  ce  cofié  là 
par  la  vérité,  devient  fufceptible  par  là  de  toutes  les  fauj[fete:(_  de 
cette (MoLiNiER,  II,  71,  72.) 

Pascal  fait,  en  quelque  sorte,  lui-même  la  critique  de 
l'argumentation  précédente  par  l'exemple  qu'il  donne,  à 
litre  de  comparaison,  dans  le  premier  fragment  : 

De  me/me,  ce  qui  fait  qu'on  croit  tant  de  faux  effets  de  la 
lune,  ceft  qu'il  y  en  a  de  vrays,  comme  le  flux  de  la  mer 
(MoLiNiER,  II,  70). 

Combien  d'ignorants  croient  à  de  chimériques  influences 
de  la  lune  qui  ne  se  doutent  pas  qu'elle  est  la  cause  des 
marées!  Combien  y  ont  cru  avant  même  que  cette  cause 
fût  découverte,  avant  qu'aucune  action  véritable  de  ce  satel^ 
lile  de  la  terre  sur  les  choses  terrestres  fût  connue!  Vol- 
taire avait  relevé  le  vice  de  cet  exemple,  qui  d'ailleurs 
saute  aux  yeux. 

Il  existe  donc  de  vrais  miracles,  selon  Pascal,  par  cela 
même  qu'il  y  en  a  de  faux,  mais  comment  discerner  les 
vrais  des  faux?  Cette  question  a  beaucoup  préoccupé 
Pascal;  on  le  voit  à  la  part  importante  faite  aux  Pensées 
qui  la  traitent  parmi  toutes  celles  qui  touchent  au  miracle. 
Cela  s'explique  par  rhosliUté  des  Jésuites  :  dans  ses  Pen- 
sées il  semble  ne  jamais  perdre  de  vue  l'objection  subtile 
suscitée  par  eux  à  la  parfaite  validité,  à  la  force  probante 
du  miracle  de  la  Sainte  Épine;  il  faut  s'en  souvenir  en  les 
interprétant;  ...  Les  tniracles  discernent  la  doctrine.  C'est, 
en  elîet,  leur  raison  d'être,  leur  fin  même,  et  la  doctrine 
discerne  les  miracles  (II,  66),  carie  miracle,  nous  le  savons, 
ne  porte  pas  en  soi  la  marque  qui  le  discerne,  il  épouse  la 
qualité  de  la  doctrine  qu'il  appuie;  vrai  ou  faux  comme 
elle;  c'est  d'elle  qu'il  recevra  son  caractère  véridique  ou 
fallacieux.  Il  ne  témoignera  donc  delà  vérité  de  la  doctrine 
qu'à  la  condition  que  la  doctrine  môme  ait  d'abord  témoigné 
de  sa  véracité,  pétition  de  principe  qu'il  s'agit  de  résoudre, 
sinon  il  demeure  inutile.  Tâchons  de  saisir  comment  un 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  141 

logicien  tel  que  Pascal  a  pu  s'en  tirer.  Il  lui  importe  d'au- 
tant plus  de  sortir  de  ce  cercle  vicieux  que  les  ennemis  de 
l'Eglise  en  abusent  : 

VÉglise  a  trois  sortes  d'ennemis  :  les  Juifs,  qui  n'ont 
jamais  été  de  son  corps;  les  hérétiques,  qui  s  en  sont  retirés;  . 
et  les  mauvais  chrétiens,  qui  la  déchirent  au  dedans. 

Ces  trois  sortes  différentes  d'adversaires  la  combattent 
d'ordinaire  diversement.  Mais  ici  ils  la  combattent  d'une 
même  sorte.  Comme  ils  sont  tous  sans  miracles.,  et  que 
VÉglise  a  toujours  eu  contre  eux  des  miracles,  il  ont  tous 
eu  le  même  intérêt  à  les  éluder,  et  se  sont  tous  servis  de 
cette  défaite  :  qu'il  fie  faut  pas  juger  de  la  doctrine  par  les 
miracles,  mais  des  miracles  par  la  doctrine.  Il  y  avait 
deux  partis  entre  ceux  qui  écoutaient  iÉsu^^-CimiST  :  les  uns 
■qui  suivaient  sa  doctrine  par  ses  miracles;  les  autres  qui 
disaient...  Il  y  avait  deux  partis  au  temps  de  Calvin...  Il  y 
a  maintenant  des  jésuites...,  etc.  (II,  77.) 

Ce  n'est  point  ici  le  pays  de  la  vérité  :  elle  erre  inconnue 

parmi  les  hommes.  Dieu  l'a  couverte  d'un  voile,  qui  la  laisse 

méconnaître  à  ceux  qui  n'entendent  pas  sa  voix.  Le  lieu  est 

ouvert  au  blasphème,  et  même  sur  des  vérités  au  moins  bien 

apparentes.  Si  l'on  publie  les  vérités  de  l'Evangile,  on  en 

publie  de  contraires,  et  on  obscurcit  les  questions,  en  sorte 

que  le  peuple  ne  peut  discerner.  Et  on  demande  :  Qu'ave^- 

vouspour  vous  faire  plutôt  croire  que  les  autres?  Quel  signe 

faites-vous?  Vous  n'ave:ç  que  des  paroles,  et  nous  aussi.  Si 

vous  avie\  des  miracles,  bien.  —  Cela  est  une  vérité,  que  la 

doctrine  doit  être  soutenue  par  les  miracles,  dont  on  abuse 

pour  blasphémer  la  doctrine.  Et  si  les  mii'acles  arrivent^ 

on  dit  que  les  miracles  ne  suffisent  pas  sans  la  doctrine;  et 

c'est  une  autre  vérité,  pour  blasphémer  les  miracles  (II,  78). 

Notons  que,  en  fait,  historiquement  les  faux  miracles 

sont  toujours  discernés,  car  :  (>  Ou  Dieu  a  confondu  les 

faux  miracles,  ou  il  les  a  prédits;  et  par  l'un  et  par  l'autre 

il  s'est  élevé  au-dessus  de  ce  qui  est  surnaturel  à  notre 

égard,  et  nous  y  a  élevés  nous-mêmes  »  (II,  74). 

S'il  y  a  un  Dieu,  il  fallait  que  la  foi  de  Dieu  fût  sur  la 


142  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

ter7'e.  Or  les  miracles  de  Jésus-Christ  ne  sont  pas  prédits 
par  V Antéchrist ,  mais  les  miracles  de  r Antéchrist  sont  pré- 
dits par  Jésus-Christ;  et  ainsi,  si  Jésus-Christ  n  était  pas  le 
Messie,  il  aurait  bien  induit  en  erreur;  mais  V Antéchrist 
ne  peut  bien  induire  en  erreur.  Quand  Jésus-Christ  a  pré- 
dit les  miracles  de  V  Antéchrist,  a-t-il  cru  détruire  la  foi  de 
ses  propres  miracles?  Moïse  a  prédit  Jésus-Christ,  et 
ordonné  de  le  ^z/n're;  Jésus-Cdrîst  a  prédit  V Antéchrist,  et 
défendu  de  le  suivre. 

Il  était  impossible  qu'au  temps  de  Moïse  on  réservât  sa 
croyance  à  l' Antéchrist ^ qui  leur  était  inconnu;  mais  il  est 
bien  aisé,  au  temps  de  l'Antéchrist,  de  croire  en  Jésus- 
Christ,  déjà  connu. 

Il  n'y  a  judle  raison  de  croire  en  l'Antéchrist,  qui  ne  soit 
à  croire  en  Jésus-Christ;  mais  il  y  en  a  en  Jésus-Christ, 
qui  ne  sont  pas  en  Vautre  (II,  73  et  7i). 

Mais  la  doctrine  suffît  au  discernement,  si  elle  a  été  déjà 
prouvée  véritable,  de  quelque  manière  que  ce  soit;  il  est 
alors  admissible  qu'elle  discerne  tous  les  miracles  posté- 
rieurs à  sa  preuve  établie  : 

Le  difcermment  des  temps.  Autre  règle  durant  Moyfe,  autre 
règle  à  prefent  (Molinier,  II,  67). 

Règle.  Il  faut  juger  de  la  doctrine  par  les  miracles,  il 
faut  juger  des  miracles  par  la  doctrine.  Tout  cela  est  vrai, 
mais  cela  ne  se  contredit  pas.  Car  il  faut  distinguer  les 
temps  (II,  67). 

Supposons  donc  d'abord  le  Judœo-Christianisme  démon- 
tré. Nous  en  pourrons  inférer  tout  de  suite  que  Dieu  a  lui- 
môme  pourvu  au  discernement  des  miracles;  et  nous 
rappellerons  toutes  les  Pensées  de  Pascal  citées  précédem- 
ment où  il  donne  les  motifs  d'avoir  pleine  confiance  en 
Dieu  (le  vrai  Dieu)  qui  ne  peut  vouloir  tromper  ni  permettre 
de  tromper  les  hommes  sur  la  vraie  religion.  A  cette 
garantie  générale,  il  ajoute  des  marques  et  des  règles  par- 
ticulières pour  ce  discernement.  Moïse  en  a  donné  deux  : 
que  la  prédiction  n'arrive  pas.  Deut.  xviii  [2i2]  (II,  07)  (cela 
discerne  les  faux  miracles),  et  qu'ils  ne  mènent  point  à  l'ido- 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  143 

latrie.  Dent.,  xiii(i);  el  J.-C.  une  (II,  67)  (Marc,  IX,  38)  : 
//  n  est  pas  possible  qiiun  homme  fasse  un  miracle  en  mon 
nom  et  quen  même  temps  il  parle  mal  de  moi  »  (Havet,  II,  07, 
noie  "1). 

...  Dans  le  Vieux  Testament,  quand  on  vous  détournera 
de  Dieu.  Dans  le  Nouveau,  quand  on  vous  détournera  de 
Jésus-Cdrist.  Voilà  les  occasions  d'exclusion  à  la  foi  des 
miracles  marquées.  Il  ne  faut  pas  y  donner  d'autres  exclu- 
sions... 

D'abord  donc  qu'on  voit  un  miracle,  il  faut,  ou  se  sou- 
mettre, ou  avoir  d'étranges  marques  du  contraire.  Il  faut 
voir  s'il  nie  un  Dieu,  ou  Jésus-Curist,  ou  l'Eglise  (II,  67). 

Nous  ne  sommes  pas  aujourd'hui  dans  la  peine  de  faire 
ce  discernement.  Il  est  pourtant  bien  facile  à  faire  :  ceux 
qui  ne  nient  ni  Dieu,  ni  Jésus-Christ,  ne  font  point  de  mira- 
cles qui  ne  soient  sûrs  :  «  Nemo  faciat  virtutem  in  nomine 
meo,  et  cito possit  de  me  maie  loqui  »  (II,  79;. 

Voilà  bien  toute  une  catégorie  de  miracles  discernés  par 
la  doctrine.  Mais  encore  faut-il  que  celle-ci  soit,  comme 
nous  l'avons  supposé,  prouvée  véritable  et,  parmi  les 
preuves  initiales  de  sa  vérité,  dont  nous  avons  laissé  la 
nature  indéterminée,  il  faut  qu'il  y  ait  des  miracles  : 
l'Eglise  est  sans  preuve  s'ils  (les  incrédules  au  miracle) 
ont  raison  (II,  77). 

Or  le  miracle  étant  considéré,  comme  nous  l'avons  fait 
jusqu'ici,  comme  un  événement  particulier  et  transitoire 
que  n'explique  pas  le  système  établi  des  lois  naturelles,  il 
est  évident  que,  au  moment  dialectique  où  nous  en  sommes 
de  la  démonstration  du  Christianisme  (c'est-à-dire  au  point 
où  nous  en  étions  en  commençant  le  présent  chapitre),  il 
n'y  a  pas  lieu  encore  de  s'adresser  au  miracle  pour  prouver 
la  vraie  religion.  D'une  part,  en  effet,  nous  savons  que  les 
vrais  miracles  ne  portent  pas  en  eux  la  garantie  manifeste 
de  leur  authenticité  doctrinale,  et,  d'autre  part,  aucune 
religion  ne  peut  encore  être  tenue  légitimement  pour 
vraie  et,  à  ce  titre,  propre  à  discerner  les  miracles. 

Mais  en  réalité  le  miracle  n'est-il  essentiellement  qu'un 


144  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

événement  isolé  et  éphémère?  La  profonde  définilion 
fournie  par  Pascal  ne  le  suppose  nullement.  Le  miracle 
est  un  effet  qui  excède  la  force  naturelle  des  moyens  qu'on 
y  emploie  (II,  81).  Or  un  effet  n'est  pas  nécessairement  par- 
ticulier et  transitoire,  il  peut  implique^  une  suite  continue 
et  durable  de  facteurs  progressivement  et  indivisément 
variables,  une  portion  considérable  du  perpétuel  devenir, 
toute  une  période  historique  par  exemple.  La  formation  et 
la  persistance  d'une  institution  religieuse  seront  un  effet  en 
tant  que  déterminées  par  le  concours  de  certaines  causes, 
et  cet  effet  sera  miraculeux  si  les  causes  d'ordre  naturel, 
autrement  dit  si  le  système  des  lois  établies  régissant  le 
monde  accidentel  ne  suffit  pas  à  l'expliquer.  Pascal  recon- 
naît expressément,  il  est  vrai,  que  dans  les  Livres  Saints  le 
sens  du  mot  miracle  est  restreint  aux  cas  particuliers,  qu'il 
ne  s'étend  même  pas  à  la  prophétie,  laquelle  consiste  pour- 
tant dans  une  divination  surnaturelle  et  spéciale  à  un  cer- 
tain homme  en  un  certain  moment. 

T  La  prophétie  neft  point  appelée  miracle,  comme  St.  Jehan 
parle  du  i  miracle  en  Cana,  &  puifde  ce  que  J.  C.  dit  à  la 
Samaritaine  qui  découvrit  toute  fa  vie  cachée,  &  puis  gairit  le 
fifs  d^unfergent,  &  St.  Jehan  appelle  cela  le  2  f igné  (Molinier, 

n,  74)- 

Mais  il  écrira  néanmoins  : 

Les  prophéties  accomplies  sont  un  miracle  subsistant,  car 
r événement  qui  les  a  remplies  esi  un  miracle  subsistant 
depuis  la  naissance  de  VEglise  jusques  à  la  fin  (II,  2:1). 

Extension  capitale  du  sens  strict,  adopté  tout  d'abord  du 
mot  miracle.  Que  faut-il  entendre,  en  effet,  par  prophétie 
accomplie?  C'est  la  vérification  de  la  parole  prophétique 
par  l'histoire.  Mais  cette  parole  prophétique  ne  se  vérifie 
que  grâce  à  la  direction  donnée  aux  événements  par  Dieu 
même  en  vue  d'une  fin  préfixée  par  lui.  Ainsi  dans  l'histoire 
religieuse  les  événements  forment  une  chaîne  dont  les 
anneaux  ne  sont  pas  tous  unis  par  les  lois  constantes  du 
monde  accidentel,  mais  dont  certaines  sont  expressément 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  145 

et  exceptionnellement  introduites  par  des  décrets  spéciaux 
de  la  Providence.  La  conservation  et  la  persistance  du 
peuple  juif  et  de  sa  tradition  n'apparaissent  pas  comme 
nécessitées  par  l'ordre  naturel;  celui-ci,  au  contraire,  en 
eut,  sans  l'intervention  divine,  amené  la  dissolution,  la 
ruine  et  la  fin.  De  là  le  caractère  miraculeux  de  l'établis- 
sement de  la  religion  judœo-chrétienne,  car  c'est  un  effet 
qui  a  excédé  la  force  naturelle  des  moyens  fournis  parle 
milieu  terrestre  où  il  s'est  produit.  Un  facteur  de  plus  y  a 
été  nécessaire  que  rien  des  lois  constantes  du  monde  acci- 
dentel ne  pouvait  suppléer;  ce  facteur  est  Dieu. 

Voilà  le  miracle  général  et  fondamental,  le  seul  qui  con- 
tienne en  lui-même  sa  marque  d'authenticité  doctrinale. 
Tout  miracle  particulier,  produit  au  nom  de  la  religion 
établie  sur  ce  miracle  initial,  y  puisera  ses  titres  de  véracité, 
tandis  que  celui-ci  ne  saurait  s'appuyer  sur  aucun  autre; 
il  ne  relève  que  de  soi. 

T  Lef  combinaijonj  dej  miraclef. 

Ix  Jecond  miracle  peut  fuppofer  le  premier,  mai/  le  premier 
ne  peut  Juppofer  le  fécond  (Molin'ier,  II,  67). 

Dans  la  collection  des  Pensées  relatives  au  miracle,  la 
plupart  ont  pour  objet  la  subordination  des  miracles  pro- 
prement dits  (particuliers  et  transitoires)  les  uns  aux  autres. 
Comme  ils  concernent,  non  le  discernement  des  diverses 
religions  avant  que  la  preuve  d'aucune  ait  été  faite,  mais 
le  discernement  aux  choses  douteuses  :  entre  les  peuples 
juif  et  païen  ^'jui/et  chrétien  ;  catholique,  hérétique;  calom- 
niés et  calomniateurs  ;  entre  les  deux  croix  (II,  71),  alors 
que  le  Judœo-Christianisme  est  supposé  prouvé,  nous 
n'avons  pas  à  examiner  de  près  ces  questions  subséquentes 
ni  les  Pensées  qui  s'y  rapportent.  Remarquons,  d'ailleurs, 
que  ces  Pensées  ont  trait  à  la  querelle  faite  aux  jansénistes 
par  les  jésuites  sur  la  valeur  du  miracle  de  la  Sainte  Epine 
et  n'appartiennent  qu'indirectement  aux  matériaux  destinés 
par  Pascal  à  l'édifice  des  preuves  du  christianisme.  Con- 
tentons-nous de  relever  la  fin  de  la  Pensée  citée  plus  haut  : 
Mais  aux  hérétiques  les  miracles  seraient  inutiles,  car 

Sully  Prcdhomme.  '0 


146  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

l'Eglise,  autorisée  par  les  miracles,  qui  ont  préoccupé  la 
créance,  nous  dit  qu'ils  nont  pas  la  vraie  foi.  Il  n'y  a  pas 
de  doute  qu'ils  ny  sont  pas,  puisque  les  premiers  miracles 
de  V  Eglise  excluent  la  foi  des  leurs.  Il  y  a  ainsi  miracle 
contre  miracle,  et  premiers  et  plus  grands  du  côté  de 
r Église  [II,  71). 

Ainsi  les  miracles  qui  ont  pris  légitimement  possession 
de  la  créance  avant  tous  les  autres  en  infirment  la  valeur 
probante,  car  alors  la  doctrine  discerne  les  miracles  et 
n'est  pas  discernée  par  eux. 

Mais  pour  que  des  miracles  puissent  préoccuper  la 
créance  légitimement  par  rapport  à  d'autres,  encore  faut- 
il  qu'ils  témoignent  pour  la  vraie  religion.  Or  nous  savons 
qu'ils  ne  portent  pas  en  eux-mêmes  leur  signe,  leur  marque 
de  véracité  doctrinale.  Il  faut  donc  que  la  religion  dont  ils 
témoignent  soit  déjà  prouvée,  et  par  là  les  autorise,  car  il 
est  évident  que  la  seule  priorité  d'un  miracle  ne  saurait 
conférer  à  celui-ci  sur  un  autre  l'avantage  d'être  vrai.  Or 
cette  religion  ne  peut  être  miraculeusement  prouvée  sans 
contestation  sur  la  valeur  objective  de  la  preuve  que  par  le 
miracle  général  et  fondamental  impliqué  dans  son  histoire. 
Celui-là  seul,  en  effet,  porte  en  soi  sa  marque  d'authen- 
ticité, seul  il  échappe  au  subjectivisme  de  l'opinion  de  ses 
témoins,  car  ses  témoins  ne  sont  pas  individuels,  ils  cons- 
tituent toute  une  nation,  laquelle  est  la  matière  même  du 
miracle.  11  suffit  à  chacun  de  prendre  connaissance  de 
l'histoire  pour  le  constater. 

En  somme  le  miracle  est  ou  prouvé  ou  seulement  con- 
firmé; il  suffit  à  procurer  la  croyance  ou  il  se  borne  à  la 
soutenir.  1°  Il  la  procure  d'emblée  quand  sa  réalité  et  la 
véracité  de  ceux  qui  l'attestent  est  scientifiquement  prouvée 
(Pascal  ne  fait  pas  mention  du  contrôle  scientifique).  2'^  Il 
suffit  encore  à  la  procurer,  lorsque,  sans  qu'on  établisse 
scientifiquement  sa  réalité,  rien  d'ailleurs  ne  s'y  oppose. 

Les  preuves  que  Jésus-Christ  et  les  apôtres  tirent  de 
l'Ecriture  ne  sont  pas  démonstratives;  car  ils  disent  seule- 
ment que  Mo'ise  a  dit  qu'un  prophète  viendrait.,  mais  ils  ne 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  147 

prouvent  pas  par  là  que  ce  soit  celui-là,  et  c'était  toute  la 
question.  Ces  passages  ne  servent  donc  qu'à  montrer  quon 
nest  pas  contraire  à  l'Écriture,  et  qu'il  ny  parait  point 
de  répugnance,  mais  non  pas  quil  y  ait  accord.  Or  cela 
suffit,  exclusion  de  répugnance,  avec  miracles  (II,  68). 

Jésus-Christ  dit  que  les  Écritures  témoignent  de  lui, 
mais  il  ne  montre  pas  en  quoi. 

Même  les  prophéties  ne  pouvaient  pas  prouver  Jésus- 
Christ  pendant  sa  vie.  Et  ainsi  on  neût  pas  été  coupable  de 
ne  pas  croire  en  lui  avant  sa  mort,  si  les  miracles  n'eussent 
pas  suffi  sans  la  doctrine.  Or  ceux  qui  ne  croyaient  pas 
en  lui  encore  vivant  étaient  pécheurs,  comme  il  le  dit  lui- 
même,  et  sans  excuse.  Donc  il  fallait  qu'ils  eussent  une 
démonstration  à  laquelle  ils  résistassent.  Or  ils  n'avaient 
pas  la  nôtre,  mais  seulement  les  miracles;  donc  ils  suffisent, 
quand  la  doctrine  n'est  pas  contraire,  et  on  doit  y  croire 
(11,69). 

Quand  donc  on  voit  les  miracles  et  la  doctrine  non  sus- 
pecte tout  ensemble  d'im  côté,  il  n'y  a  pas  de  difficulté 
(II,  70).  Ce  n'était  pas  le  cas  de  Jésus-Christ  :  sa  doctrine 
était  éminemment  suspecte  à  ses  compatriotes  juifs. 

Mais  quand  on  voit  les  miracles  et  doctrine  suspects 
d'un  même  côté,  alors  il  faut  voir  quel  est  le  plus  clair. 
Jésus-Christ  était  suspect  (II,  70).  Mais  un  homme  qui 
nous  annonce  les  secrets  de  Dieu  n'est  pas  digne  d'être  cru 
sur  son  autorité  privée,  et  que  c'est  pour  cela  que  les 
impies  en  doutent;  aussi  un  homme  qui,  pour  marque  de  la 
communicatiofî  qu'il  a  avec  Dieu,  ressuscite  les  morts, 
prédit  l'avenir,  transporte  les  mers,  guérit  les  malades,  il 
n'y  a  point  d'impie  qui  Jie  s'y  rende,  et  l'incrédulité  de 
Pharao  et  des  Pharisiens  est  l'effet  d'un  endurcissement 
surnaturel  (II,  70).  Dans  le  cas  considéré,  les  miracles  par- 
ticuliers, bien  qu'ils  ne  puissent  être  scientifiquement  con- 
testés, suffisent  parce  que  la  croyance  est  déjà  motivée  par 
la  constatation  du  miracle  fondamental,  tel  que  l'accom- 
plissement des  prophéties  :  Pour  prouver  Jésus- Christ, 
nous  avons  les  prophéties,  qui  sont  des  preuves  solides  et 


148  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

palpables.  Et  ces  prophéties,  étant  accomplies,  et  prouvées 
véritables  par  révénement,  marquent  la  certitude  de  ces 
vérités,  et  partant  la  preuve  de  la  divinité  de  Jésus- Christ 
(II,  62).  Les  Juifs  avaient  une  doctrine  de  Dieu  comme  nous 
en  avons  une  de  Jésus-Christ,  et  confirmée  par  miracles;  et 
défense  de  croire  à  tous  faiseurs  de  miracles,  et,  de  plus, 
ordre  de  recourir  aux  grands-prêtres  et  de  s'en  tenir  à  eux. 
Et  ainsi  toutes  les  raisons  que  nous  avons  pour  refuser  de 
croire  les  faiseurs  de  miracles,  ils  les  avaient  à  V égard  de 
leurs  prophètes.  Et  cependant  ils  étaient  très  coupables  de 
refuser  les  prophètes,  à  cause  de  leurs  miracles,  et  n'eussent 
pas  été  coupables  s'ils  n'eussent  point  vu  les  miracles  :  Nisi 
fecissem,  peccatum  non  haberent.  Donc  toute  la  créance 
est  sur  les  miracles  (II,  68).  Oui,  à  la  condition  que  le 
miracle  soit  incontestable  scientifiquement  ou  qu'on  étende 
comme  nous  l'avons  fait  le  sens  du  mot  miracle  et  qu'on 
le  prête  à  la  prophétie  qui  doit  s'accomplir.  Pascal  lui-même 
reconnaît  d'ailleurs  la  légitimité  de  cette  extension  qui 
seule  concilie  logiquement  ses  Pensées  éparses  sur  la  valeur 
probante  des  miracles. 

Leur  utilité  a  fait  l'objet  de  sa  plus  attentive  méditation. 
Ils  sont  pour  lui  le  signe  du  divin  dans  l'accomplissement 
des  prophéties. 

Si  je  n'avais  ouï  parler  en  aucune  sorte  du  Messie,  néan- 
moins, après  les  prédictions  si  admirables  de  l'ordre  du 
monde  que  je  vois  accomplies,  je  vois  que  cela  est  divin.  Et 
si  je  savais  que  ces  mêmes  livres  prédissent  un  Messie,  je 
m'assurerais  qu'il  serait  venu.  Et  voyant  qu'ils  mettent  son 
temps  avant  la  destruction  du  deuxième  temple.,  je  dirais 
qu'il  serait  venu  (II,  186). 

Ubi  est  Deus  tuus?  Les  miracles  le  montrent,  et  sont  un 
éclair  (II,  169). 

Mais  il  ne  croit  pourtant  pas  le  miracle  nécessaire  pour 
prouver  qu'il  faut  aimer  un  seul  Dieu.  L'intuition  du  cœur 
y  suffit 

C'est  une  chose  si  visible,  qu'il  faut  aitner  un  seul  Dieu, 
qu'il  ne  faut  point  de  miracles  pour  le  prouver. 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  149 

Bel  état  de  l'Église^  quand  elle  nest  plus  soutenue  que  de 
Dieu  (II,  200).  Après  avoir  établi  l'importance  des  miracles 
pour  la  preuve  de  la  Religion  il  explique  pourquoi  il  n'en 
faut  plus  contre  les  Juifs. 

Jésus-Christ  a  fait  des  miracles,  et  les  apôtres  ensuite, 
et  les  premiers  saints  en  grand  nombre;  parce  que^  les  pro- 
phéties n  étant  pas  encore  accomplies  et  s' accomplissant  par 
eux,  rien  ne  témoignait^  que  les  miracles.  Il  était  prédit 
que  le  Messie  convertirait  les  nations.  Comment  cette  pro- 
phétie se  fût-elle  accomplie,  sans  la  conversion  des  nations? 
Et  comment  les  nations  se  fussent-elles  converties  au 
Messie,  ne  voyant  pas  ce  dernier  effet  des  prophéties  qui  le 
prouvent?  Avant  donc  qu'il  ait  été  mort,  ressuscité,  et  con- 
verti les  nations,  tout  n  était  pas  accompli;  et  ainsi  il  a  fallu 
des  miracles  pendant  tout  ce  temps.  Maintenant  il  tien  faut 
plus  contre  les  Juifs^  car  les  prophéties  accomplies  sont  im 
miracle  subsistant...  (II,  39). 

Pascal  reconnaît  qu'aujourd'hui  les  miracles  ne  sont 
plus  nécessaires,  mais  il  atteste  qu'ils  peuvent  le  devenir 
encore. 

Les  miracles  7ie  sont  plus  nécessaires,  à  cause  qu'on  en  a 
déjà.  Mais  quand  on  n  écoute  plus  la  tradition^  quand  on 
ne  propose  plus  que  le  pape,  quand  on  Va  surpris,  et  qii  ainsi 
ayant  exclu  la  vraie  source  de  la  vérité,  qui  est  la  tradi- 
tion, et  ayant  prévenu  le  pape,  qui  en  est  le  dépositaire,  la 
vérité  n'a  plus  de  liberté  de  paraître  :  alors  les  hommes  ne 
paj'lant  plus  de  la  vérité,  la  vérité  doit  parler  elle-même 
aux  hommes.  C'est  ce  qui  arriva  au  temps  d'Arius  (II,  80). 


CHAPITRE   V 


CONTINUITE  DE  LA  TRADITION  DU  JUDiEO-CHRISTIANISME.  —  FIDELITE 
DES  JUIFS  A  LA  CONSERVATION  D'uN  LIVRE  QUI  TÉMOIGNE  DE  LEUR 
INGRATITUDE  ET  A  UNE  RELIGION  d'UNE  OBSERVANCE  TYRANNIQUE. 
—  FIDÉLITÉ  DES  CHRÉTIENS  A  UNE  CROYANCE  ENNEMIE  DES  INS- 
TINCTS, DES  APPÉTITS  ET  DES  PASSIONS  CUEZ  l'dOMME.  —  CARAC- 
TÈRES VÉRIDIQUES  ET  DIVINS  DE  LA  RELIGION  JUDJ:0-CnRÉTIENNE. 


Reprenons  donc  la  preuve  historique  de  Pascal  au  point 
où  nous  l'avions  laissée  pour  dégager  l'idée  qu'il  se  fait  du 
surnaturel. 

n  a  signalé  la  longue  durée,  l'ancienneté  et  la  pérennité 
singulières,  tout  exceptionnelles  de  la  religion  judfco-chré- 
tienne.  11  va  démontrer  que  ces  privilèges  ont  un  caractère 
miraculeux.  Si  l'on  considère  l'extraordinaire  enchaîne- 
ment des  conditions  qui  ont,  dans  le  judaïsme,  assuré  les 
assises  et  préparé  l'édifice  du  christianisme,  on  est  con- 
traint de  reconnaître  qu'une  faveur  et  une  influence  spé- 
ciales de  la  Providence  divine  ont  seules  pu  les  combiner. 
11  la  montre  veillant  à  la  continuité  de  la  tradition,  La 
mémoire  du  déluge  étant  si  fraîche  parmi  les  hommes , 
lorsque  Noé  vivait  encore,  Dieu  fit  ses  promesses  à  Abraham, 
et  lorsque  Sem  vivait  encore^  Dieu  envoya  Moïse,  etc. 
(I,  174.)  —  Et  ce  qui  est  admirable,  incomparable  et  tout 
à  fait  divin,  c'est  que  cette  religion,  qui  a  toujours  duré,  a 
toujours  été  combattue.  Mille  fois  elle  a  été  à  la  veille  d'une 
destruction  universelle;  et  toutes  les  fois  qu'elle  a  été  en 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  151 

cet  état,  Dieu  l'a  relevée  par  des  coups  extraordinaires  de 
sa  puissance  (I,  172). 

Dieu  n  a  jamais  laissé  ses  élus,  le  peuple  saint,  qu'il  sépa- 
rerait de  toutes  les  autres  nations,  qu'il  délivrerait  de  ses 
ennemis,  qu'il  mettrait  dans  un  lieu  de  repos  (1, 173),...  sans 
des  assurances  de  sa  puissance  et  de  sa  volonté  pour  leur 
salut.  Car,  dans  la  création  de  V homme,  Adam  en  était  le 
témoin^  et  le  dépositaire  de  la  promesse  du  Sauveur,  qui 
devait  naître  de  la  femme;  lorsque  les  hommes  étaient 
encore  si  proches  de  la  création^  qu'ils  ne  pouvaient  avoir 
oublié  leur  création  et  leur  chute.  Lorsque  ceux  qui  avaient 
vu  Adam  n'ont  plus  été  au  monde,  Dieu  a  envoyé  Noé 
(I,  173)... 

La  longueur  de  la  vie  des  patriarches,  au  lieu  de  faire 
que  les  histoires  des  choses  passées  se  perdissent,  servait, 
au  contraire,  à  les  conserver.  Car  ce  qui  fait  que  Von  n'est 
pas  quelquefois  asse^  instruit  dans  V histoire  de  ses  ancêtres^ 
est  que  l'on  n'a  jamais  guère  vécu  avec  eux,  et  qu'ils  sont 
morts  souvent  devant  que  l'on  eût  atteint  l'âge  de  raison. 
Or,  lorsque  les  hommes  vivaient  si  longtemps,  les  enfants 
vivaient  longtemps  avec  leurs  pères,  ils  les  entretenaient 
longtemps.  Or,  de  quoi  les  eussent-ils  entretenus,  sinon  de 
rhistoire  de  leurs  ancêtres,  puisque  toute  l'histoire  était 
réduite  à  celle-là,  et  qu'ils  n'avaient  point  d'études  ni  de 
sciences,  ni  d'arts,  qui  occupent  une  grande  partie  des  dis- 
cours de  la  vie?  Aussi  l'on  voit  qu'en  ce  temps- là  les  peuples 
avaient  un  soin  particulier  de  conserver  leurs  généalogies 
(1,213). 

Ailleurs  Pascal  relève  le  caractère  miraculeux  de  la  con- 
servation du  dogme  judieo-chrétien  dans  son  intégrité  : 
Les  Etats  périraient,  si  on  ne  faisait  ployer  souvent  les 
lois  à  la  nécessité.  Mais  jamais  la  religion  n'a  souffert 
cela,  et  n'en  a  usé.  Aussi  il  faut  ces  accommodements,- ou 
des  miracles.  —  ...  Mais  que  cette  religion  se  soit  toujours 
maintenue,  et  inflexible,  cela  est  divin  (I,  174). 

Ce  nesl  pas  tout.  Une  singularité  surprenante  encore  le 
frappe  :  ...  //a- (les  imh)  portent  avec  amouret  fidélité  le  livre 


ir)2  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

où  Moïse  déclare  qu'ils  ont  été  ingrats  envers  Dieu  toute 
leur  vie;  qu'il  sait  quHls  le  seront  encore  plus  après  sa  mort  ; 
mais  qu'il  appelle  le  ciel  et  la  terre  à  témoin  contre  eux,... 
qu  enfin  Dieu,  s'irritant  contre  eux,  les  dispersera  parmi 
tous  les  peuples  de  la  terre  :  que.,  comme  ils  Vont  irrité  en 
adorant  les  dieux  qui  n'étaient  point  leur  dieu,  de  ?néme  il 
les  provoquera  en  appelant  un  peuple  qui  n'est  point  son 
peuple;  et  veut  que  toutes  ses  paroles  soient  conservées  éter- 
nellement, et  que  son  livre  soit  mis  dans  l'arche  de  l'alliance 
pour  servir  à  jamais  de  témoin  contre  eux.  Isaïe  dit  la 
même  chose,  xxx,  8.  Cependant  ce  livrCy  qui  les  déshonore 
en  tant  de  façons,  ils  le  conservent  aux  dépens  de  leur  vie. 
C'est  une  sincérité  qui  n'a  point  d'exemple  dans  le  monde, 
ni  sa  racine  dans  la  nature  (I,  201).  Il  y  a  donc  là  une 
preuve  de  la  religion  judœo-chrétienne  par  le  surnaturel, 
par  la  conservation  miraculeuse  de  son  monument  fonda- 
mental. 

Pascal  remarque  une  autre  singularité  du  même  genre, 
mais  d'un  caractère  plus  général,  car  il  s'agit  du  sacrifice 
non  pas  de  l'honneur  seulement,  mais  bien  de  tout  ce  qui 
tient  à  la  sensibilité  humaine.  Cette  preuve  est  plus  mira- 
culeuse encore.  Il  est  naturel,  normal  que  la  durée  d'une 
religion  se  mesure  à  la  conformité  de  sa  doctrine  et  de  ses 
préceptes  aux  idées,  aux  penchants,  aux  mœurs  de  ses 
adeptes,  car  d'ordinaire  cette  rehgion  en  est  l'expression 
même  :  l'homme  ne  s'attache  pas  à  ce  qui  le  heurte  et 
lui  déplaît.  Cependant  celle  qui  lui  impose  les  plus  inti- 
mes sacrifices  se  trouve  être  précisément  la  plus  dura- 
ble :  La  loi  par  laquelle  ce  peuple  est  gouverné  est  tout 
ensemble  la  plus  ancienne  loi  du  monde,  la  plus  parfaite, 
et  la  seule  qui  ait  toujours  été  gardée  sans  interruption 
dans  un  Etat.  C'est  ce  que  Josèphe  montre  admirablement 
contre  Apion,  et  Philon  juif,  en  divers  lieux,  oii  ils  font 
voir  qu^elle  est  si  ancienne,  que  le  nom  même  de  loi  n'a  été 
connu  des  plus  anciens  que  plus  de  mille  ans  après;  en  sorte 
qu'Homère,  qui  a  écrit  de  l'histoire  de  tant  d'Etats,  ne 
s'en  est  jamais  servi.  Et  il  est  aisé  de  juger  de  sa  perfec- 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  133 

tion  par  la  simple  lecture,  où  Von  voit  qu'on  a  pourvu  à 
toutes  choses  avec  tant  de  sagesse,  tant  d'équité,  tant  de 
jugement,  que  les  plus  anciens  législateurs  grecs  et  romains, 
en  avant  eu  quelque  lumière,  en  ont  emprunté  leurs  prin- 
cipales lois;  ce  qui  parait  par  celle  qu'ils  appellent  des 
Dou\e  Tables,  et  par  les  autres  preuves  que  Josèphe  en 
donne.  Mais  cette  loi  est  en  même  temps  la  plus  sévère  et  la 
plus  rigoureuse  de  toutes  en  ce  qui  regarde  le  culte  de  leur 
religion,  obligeant  ce  peuple,  pour  le  retenir  dans  son 
devoir j  à  mille  observations  particulières  et  pénibles,  sous 
peine  de  la  vie.  De  sorte  que  c'est  une  chose  bien  étonnante 
qu'elle  se  soit  toujours  conservée  si  constamment  durant 
tant  de  siècles  par  un  peuple  rebelle  et  impatient  comme 
celui-ci;  pendant  que  tous  les  autres  Etats  ont  changé  de 
temps  en  temps  leurs  lois,  quoique  tout  autrement  faciles 
(I,  200). 

Celte  prodigieuse  fidélité  du  peuple  juif  à  sa  dure  loi,  qui 
assure  sa  durée  malgré  sa  misère,  s'explique  par  la  nécessité 
de  son  témoignage  en  faveur  du  chrislianisme  ;  C'est  une 
chose  étonnante  et  digne  d'une  étrange  attention,  de  voir 
ce  peuple  juif  subsister  depuis  tant  d'années  et  de  le  voir 
toujours  misérable  :  étant  nécessaire,  pour  la  preuve  de 
Jésus-Christ,  et  qu'il  subsiste,  pour  le  prouver,  et  qu'il  soit 
misérable ,  puisqu'ils  Vont  crucifié;  et,  quoiqiVil  soit  con- 
traire d'être  misérable  et  de  subsister,  il  subsiste  néan- 
moins toujours  malgré  sa  misère  (II,  40). 

Si  les  Juifs  eussent  été  tous  convertis  par  Jésus-Christ, 
nous  n^aurions  plus  que  des  témoins  suspects;  et  s'ils  avaient 
été  exterminés,  nous  n'en  aurions  point  du  tout  (II,  40). 

Les  Juifs  le  refusent,  mais  non  pas  tous  :  les  saints  le 
reçoivent,  et  non  les  charnels.  Et  tant  s'en  faut  que  cela 
soit  contre  sa  gloire,  que  c'est  le  dernier  trait  qui  Vachève. 
Comme  la  raison  qu'ils  en  ont,  et  la  seule  qui  se  trouve  dans 
tous  leurs  écrits,  dans  le  Tabnud  et  dans  les  rabbins,  n'est 
que  parce  que  Jésus-Christ  na  pas  dompté  les  nations  en 
main  armée,  gladium  tuum,  potentissime.  N'ont-ils  que  cela 
à  dire?  Jésus-Christ  a  été  tué,  disent-ils,  il  a  succombé;  il 


154  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

n'a  pas  dompté  les  Païens  par  sa  force;  il  ne  nous  a  pas 
donné  leurs  dépouilles  ;  il  ne  donne  point  de  richesses, 
N^ont-ils  que  cela  à  dire?  C'est  en  cela  qu'il  m'est  aimable. 
Je  ne  voudrais  pas  celui  qu'ils  se  figurent.  Il  est  visible  que 
ce  n''est  que  sa  vie  qui  les  a  empêchés  de  le  recevoir;  et  par 
ce  l'efus,  ils  sont  des  témoins  sans  reproche.,  et  qui  plus  est, 
par  là,  ils  accomplissent  les  prophéties  (II,  40). 

Le  christianisme  offre,  dans  sa  conservation,  le  même 
caractère  miraculeux  que  le  judaïsme,  de  sorte  que  ce 
caractère  prouve  la  vérité  de  la  religion  judœo-chrétienne 
considérée  dans  son  ensemble. 

La  seule  religion  contre  nature.,  contre  le  sens  commun, 
contre  nos  plaisirs,  est  la  seule  qui  ait  toujours  été  (I,  175). 

Elle  offense,  en  effet,  toutes  les  facultés  humaines  :  Tin- 
ielligence  par  ses  mystères,  aussi  déconcertants  dans  Tordre 
des  idées  que  ses  miracles  dans  l'ordre  des  faits  ;  les  sens 
par  les  mortifications  qu'elle  leur  inflige  et  par  les  illusions 
dont  elle  les  leurre  dans  l'Eucharistie  où  la  chair  et  le  sang 
du  Christ  leur  apparaissent  sous  les  espèces  du  pain  et  du 
vin  ;  le  cœur  par  la  répression  de  tous  ses  mouvements  pas- 
sionnels et  même  de  ses  penchants  innés  ;  la  volonté  par 
l'abdication  qu'elle  lui  impose  dans  la  pratique  de  l'obéis- 
sance et  de  l'humilité;  la  conscience,  enfin,  par  les  suites 
du  péché  originel  incompatibles  avec  le  sentiment  de  la 
responsabilité  personnelle. 

Instituée  pour  révéler  à  l'homme  le  secret  de  sa  condition 
terrestre,  l'indéfinissable  objet  de  son  soupir  et  le  dénoue- 
ment de  sa  destinée,  préposée  à  la  sauvegarde  de  sa  dignité, 
d'où  vient  que  cette  religion  est  adoptée  par  lui  malgré  lui? 
D'où  vient  qu'elle  le  sacre  et  l'humilie  tout  ensemble, 
qu'elle  ne  se  borne  pas  à  mater  la  bête  obscure  déchaînée 
en  lui,  qu'elle  s'attaque  môme  à  ses  titres  de  noblesse  en 
bafouant  sa  raison  et  bravant  sa  conscience?  D'où  vient 
enfin  qu'elle  lui  refuse  les  insignes  et  les  honneurs  de  la 
royauté  tout  en  lui  conférant  la  royauté  môme  sur  les 
autres  créatures.  Pascal  insiste  avec  une  sorte  de  complai- 
sance sur  ces  contrariétés .,  si  étranges,  car  elles  font  de 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  15o 

la  prodigieuse  fortune  du  Judœo-Christianisme  un  miracle 
qui  l'arrache  tout  d'abord  à  la  perplexité  du  choix  entre 
toutes  les  religions. 

La  racine  de  celle-ci  dans  le  cœur  humain  est  donc  à  la 
fois  très  profonde  et  entièrement  indépendante  de  toute 
complaisance  pour  lui.  Une  pareille  infraction  à  l'ordre 
naturel  des  choses  constitue,  par  excellence,  le  miracle.  La 
fidélité  même  des  Judœo-Chrétiens  à  leur  religion  en  prouve 
donc  la  divinité  véritable. 

L'histoire  de  toutes  les  religions,  pourra-t-on  objecter, 
abonde  en  récits  de  faits  extraordinaires,  en  apparence  con- 
traires à  Tordre  natur'el  des  choses,  et  ce  caractère  même 
les  rend  tous  au  même  titre  suspects  de  fraude  ou  d'illu- 
sion. Il  faut  que  des  témoignages  certains  en  assurent 
l'authenticité  pour  les  imposer  à  la  croyance.  A  supposer 
même  qu'on  ne  les  rejette  pas  tous  en  principe,  comment 
discerner  les  véritables  des  faux?  C'est  une  question  que 
Pascal,  nous  le  savons,  n'a  point  éludée.  Mais,  de  quelque 
façon  qu'il  la  résolve,  si  les  prodiges  accidentels  et  passa- 
gers donnent  prise  à  la  critique  et  motivent  une  légitime 
défiance,  il  ne  saurait  en  être  de  même  des  prodiges  per- 
pétuels, essentiels  en  quelque  sorte,  chez  leurs  sujets, 
comme  le  sont  l'établissement  de  la  rehgion  judœo-chré- 
tienne,  et  l'attachement  de  ses  adeptes  à  leur  croyance  en 
dépit  des  sacrifices  qu'elle  impose  aux  passions.  Ce  sont  là 
des  miracles  (au  sens  le  plus  large  et  le  plus  exact  du  mot) 
qui  ne  peuvent  être  l'œuvre  de  l'imagination  ni  de  la  fraude. 
Nul  thaumaturge  n'y  suffirait,  à  moins  de  vivre  aussi  long- 
temps que  la  religion  môme,  et  d'opérer  à  la  fois  sur  l'es- 
sence même  de  toutes  les  âmes. 

Il  est  nécessaire  de  définir  strictement  le  miracle  probant 
quand  la  source  du  miracle  est  suspecte  ou  quand  la  méprise 
touchant  la  réalité  du  fait  témoigné  est  possible.  Ce  n'est 
point  ici  le  cas. 

Ainsi  la  religion  judœo-chrétienne,  seule  entre  toutes  les 
autres,  se  désigne  et  se  recommande  à  l'examen  par  un 
exceptionnel  caractère  de  perpétuité  et  d'universalité;  de 


156  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

plus,  par  la  qualité  miraculeuse  en  elle  de  ce  caractère  elle 
fournit,  non  plus  une  simple  présomption,  mais  une  preuve 
de  sa  divine  origine.  Pascal,  avant  môme  d'en  avoir  appro- 
fondi les  dogmes,  est  donc  d'ores  et  déjà  autorisé  à  y  croire 
et  à  la  déclarer  vraie. 

La  religion  est  proportionnée  à  toutes  sortes  d^ esprits. 
Les  premiers  s'arrêtent  au  seul  établissement  (c'est-à-dire, 
comme  l'entend  Port-Royal,  à  l'état  et  à  l'établissement 
où  elle  est),  et  cette  religion  est  telle  que  son  seul  établis- 
sement est  suffisant  pour  en  prouver  la  vérité.  Cette 
déclaration  est  ce  qui  nous  importe  ici.  Pascal  poursuit  : 
Les  autres  vont  jusques  aux  apôtres.  Les  plus  instruits 
vont  jusqu'au  commencement  du  monde.  Les  anges  la  voient 
encore  mieux,  et  de  plus  loin  (II,  94). 

Sans  remonter  jusqu'aux  anges,  Pascal  en  prend  de  très 
haut  et  de  très  loin  les  fondements.  Dans  bon  nombre  de 
Pensées.,  dont  nous  ne  citons  dans  cet  ouvrage  que  les  plus 
essentielles  à  la  preuve  du  Christianisme,  il  a  scruté  ce 
qu'ont  été  et  devaient  être  le  caractère,  la  croyance,  la 
conduite  et  l'évolution  historique  des  Juifs  pour  que  tout 
en  eux  et  par  eux  servît  à  l'établissement  de  la  vraie  reli- 
gion. Il  explique  ce  qu'il  y  a  d'étrange  dans  leur  vitalité 
sociale  et  dans  leurs  égarements  à  la  fois. 

Si  cela  est  si  clairement  prédit  aux  Juifs.,  comment  ne 
Vont-ils  pas  cru?  ou  comment  n  ont-ils  point  été  exter- 
minés, de  résister  à  une  chose  si  claire? 

Je  réponds  :  premièrement,  cela  a  été  prédit,  et  qu'ils  ne 
croiraient  point  une  chose  si  claire,  et  qu'ils  ne  seraient 
point  exterminés.  Et  rien  Ji' est  plus  glorieux  au  Messie; 
car  il  ne  suffisait  pas  qu'il  y  eût  des  prophètes;  il  fallait 
qu'ils  fussent  conservés  sans  soupçon  (II,  29). 

Si  les  Juifs  eussent  été  tous  convertis  par  Jésus-Christ, 
nous  n'aurions  plus  que  des  témoins  suspects  et  s'ils 
avaient  été  exterminés,  nous  nen  aurions  point  du  tout 
(II,  40). 

Les  sages  qui  ont  dit  qu'il  y  a  un  Dieu  ont  été  persé- 
cutés, les  Juifs  haïSf  les  Chrétiens  encore  plus  (II,  96). 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  157 

Les  Juifs  qui  ont  été  appelés  à  dompter  les  nations  et  les 
rois,  ont  été  esclaves  du  péché;  et  les  chrétiens,  dont  la 
vocation  a  été  à  servir  et  à  être  sujets,  so)it  les  enfants 
libres  (II,  107). 

D'autres  citations  corroborent,  en  leurs  lieux,  les  précé- 
dentes. 


CHAPITRE    VI 


LA  MISSION  DE  JESUS-CURIST.  —  EFFORTS  DE  PASCAL  POUR  IDEN- 
TIFIER LE  CHRIST  AVEC  LE  MESSIE  ET  POUR  RAPPROCHER  DE 
l'esprit  ÉVANGÉLIQUE  le  VÉRITABLE  ESPRIT  DE  LA  RELIGION 
JUIVE. 


Le  dogme  du  péché  originel  enseigne  à  l'iiomme  la  cause 
de  sa  condition  misérable  où  se  reconnaissent  des  vestiges 
de  grandeur  :  c'est  un  être  déchu.  Mais  ce  que  cet  être 
déchu  demande  à  la  religion,  ce  qu'il  en  espère,  ce  qu'il 
en  attend,  ce  n'est  pas  seulement  de  motiver  sa  condamna- 
tion, c'est  avant  tout  de  le  réhabiliter,  de  le  racheter,  de  le 
délivrer,  de  le  sauver.  Il  ne  saurait  opérer  lui-même  son 
salut,  se  soustraire  lui-même  par  le  mérite  aux  consé- 
quences de  sa  faute,  car  sa  volonté  a  été  viciée  par  celle-ci. 
Qui  donc  le  rapprochera  de  Dieu  dont  elle  l'a  séparé?  Qui 
le  réconciliera  avec  lui?  Ce  rédempteur,  ce  libérateur,  ce 
réparateur,  ce  sauveur,  il  l'implore  de  son  propre  Créateur 
offensé,  il  fait  appel  à  sa  clémence,  et  c'est  encore  le  Dieu 
des  chrétiens  qui  seul  répond  à  cet  appel.  Ce  Dieu  a  dabord 
imprimé  dans  l'histoire  môme  de  l'humanité  des  marques 
de  la  rédemption  en  même  temps  que  de  la  corruption...  : 
tout  ce  qiCil  nous  importe  de  connaître  est  que  nous 
sommes  misérables,  corrompus,  séparés  de  Dieu,  mais 
rachetés  par  Jésus-Christ  ;  et  c^est  de  quoi  nous  avons  des 
preuves  admirables  sur  la  terre.  Ainsi,  les  deux  preuves 
de  la  corruption  et  de  la  rédemption  se  tirent  des  impies, 


PREUVES  HISTORIQUES  UU  CHRISTIANISME  lo9 

gui  vivent  dans  l'indifférence  de  la  religion,   et  des  Juifs 
qui  en  sont  les  ennemis  irréconciliables  (I,  188), 

Les  impies  qui  s'adonnent  aveuglement  à  leurs  pajfions,  fans 
connoiftre  Dieu  &  fans  fe  mettre  en  peine  de  le  chercher ^  vérifient 
par  eux-mefmes  ce  fondement  de  la  foy  qu'ils  combattent^  qui  eft 
que  la  nature  des  hommes  eft  dans  la  corruption.  Et  les  Juifs, 
qui  combattent  fi  opiniaftrement  la  religion  chrétienne  vérifient 
encore  cet  autre  fondement  de  cette  mefmefoy  qu'ils  attaquent,  qui 
eft  que  Jéfus-Chrifi  est  le  véritable  Meffie  &  quil  eft  venu  racheter 
les  hommes  &  les  retirer  de  la  corruption  &  de  la  mifere  où  ils 
eftoient,  tant  par  l'ejtat  où  Von  les  voit  aujourd'hui  &  qui  fe 
trouve  prédit  dans  les  prophéties ,  que  par  ces  mêmes  prophéties 
qu'ils  portent  &  qu'ils  confervent  inviolableinent  comme  les  mar- 
ques auxquelles  on  doit  reconnoitre  le  Meffie.  (Mollmer.  I,  293.) 

La  mission  de  Jésus-Christ,  la  rédemption  des  hommes 
par  sa  mort  sur  la  croix,  achève  de  prouver,  aux  yeux  de 
Pascal,  la  vérité  du  christianisme,  parce  que  ce  divin 
secours  satisfait  à  Tune  des  conditions  les  plus  essentielles 
que  doive  remplir  la  vraie  religion.  Elle  doit  indiquer  les 
remèdes  à  l'impuissance  où  est  le  genre  humain  de 
rejoindre  par  lui-môme  son  Dieu,  dont  il  a  été  séparé  par 
le  péché  originel,  et  elle  doit  lui  prescrire  les  moyens 
d'obtenir  ces  remèdes. 

C'est  ici  que  la  religion  juive  entre  en  conflit  avec  la 
religion  chrétienne  et  cesse  pour  les  chrétiens  d'être  la 
véritable,  car,  si  les  Juifs  reconnaissent  la  nécessité  de  ces 
remèdes,  ils  ne  reconnaissent  pas  que  Jésus  en  soit  le  dis- 
pensateur promis,  qu'il  soit  le  Messie  annoncé  par  les  pro- 
phètes. L'identité  de  Jésus  avec  le  Messie,  que  les  chrétiens 
affirment,  ils  la  nient.  C'est  leur  religion  qui,  selon  eux, 
est  la  vraie;  elle  Test  par  le  Décalogue,  fondement  de  la 
vraie  morale,  et  par  son  histoire  môme,  car  les  preuves  que 
Pascal  a  tirées  jusqu'à  présent  de  considérations  histori- 
ques sont  plus  favorables  au  judaïsme,  encore  si  vivace 
aujourd'hui,  quau  christianisme;  celui-ci  est  plus  riche 
sans  doute   en   adeptes,  mais  par  contre,  moins  ancien. 


160  LA  VRAIE  IlELItilON  SELON   PASCAL 

Ainsi  les  Juifs  ont  sur  les  chrétiens  un  double  avantage  : 
la  priorité  dans  l'adoration  d'un  seul  Dieu,  dans  l'inslitu- 
tion  de  la  justice,  non  moins  indispensable  à  la  vie  sociale 
que  la  charité,  et  une  durée  beaucoup  plus  longue. 

Avant  de  s'engager  dans  l'examen  approfondi  de  la  doc- 
trine chrétienne,  il  importe  donc  de  démontrer  que  Jésus 
est  bien  le  Messie,  qu'il  n'est  pas  seulement  le  représentant 
de  Dieu,  mais  Dieu  même  fait  homme,  et  que  l'Evangile  est 
le  complément  nécessaire  du  livre  sacré  des  Juifs,  de  sorte 
que  ces  deux  monuments  forment  un  témoignage  indivi- 
sible qui  se  retourne  contre  le  Judaïsme  en  faveur  du  seul 
Christianisme. 


I 


Qu'est-ce,  d'abord,  que  le  Messie?  Il  faut  le  demandera 
l'Ancien  Testament,  aux  prophètes  surtout,  qui  indiquent 
sa  mission  et  annoncent  sa  venue.  Pascal  avait  réuni  un 
certain  nombre  d'extraits  de  la  Vulgate  qu'il  avait  choisis 
ou   qu'on   lui  avait  signalés   comme  probants   touchant 
l'identité  de  Jésus  avec  le  Messie  et  touchant  la  divinité 
de  celui-ci.  Nous  chercherons  dans  ces  extraits,  dont  il  a 
traduit  la  plus  grande  partie,  les  données  des  questions 
qu'il  devait  logiquement  se  poser  sur  ces  points  si  impor- 
tants, et  le  fondement  des  réponses  qu'il  y  a  faites.  Nous 
n'avons  nullement  la  compétence  spéciale  requise  pour 
discuter  la  valeur  historique  et   la  portée  doctrinale  de 
ces  documents  interrogés  par  lui,  non  plus  que  l'interpré- 
tation qu'il  en  donne;  nous  nous  en  remettons  là-dessus 
aux  docteurs  spéciaux.  Nous  avons  à  considérer  ici  l'en- 
chaînement logique  plutôt  que   la   vérité  même    de   ses 
aperçus   qu'a   pu  fausser    une   aveugle    acceptation    des 
textes,  question  que  nous  laissons  entière.  Par  la  défini- 
tion môme  du  miracle  une  prophétie  et  son  accomplisse- 
ment constituent  un  processus  miraculeux,  lequel  suffît 
à  démontrer  l'authenticité  et  la  véracité  des  Livres  Saints. 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  161 

L'accomplissement  des  prophéties  constaté  par  les  histo- 
riens est  donc  un  miracle  fondamental  qui  avère  tous  ceux 
que  relate  la  tradition  sacrée.  Il  sensuit  que  la  vérification 
empirique,  d'ailleurs  impossible,  de  ceux-ci  est  inutile 
pour  en  assurer  le  crédit.  Il  fallait  logiquement  que  la 
définition  du  miracle  précédât  l'examen  critique  des  pro- 
phéties. Cet  examen,  appliqué  aux  textes  extraits  par 
Pascal,  n'est  pas  attrayant  tout  d'abord  pour  un  profane. 
On  les  étudie  toutefois  avec  un  intérêt  croissant  à  mesure 
qu'on  y  découvre  les  préoccupations  qui  en  ont  dicté  le 
choix  à  Pascal. 

Il  devait  être  fort  soucieux  de  trouver  dans  la  Bible  une 
indication  claire  de  la  nature  divine  du  Messie.  Aucun 
texte  ne  le  renseignait  formellement  à  cet  égard.  On 
apprend  par  les  prophéties  que  le  Messie  :  devait  être  de 
Jiida,  et  quand  il  n'y  aurait  plus  de  roi  (II,  28).  ...  Qu'il 
serait  roi  des  Juifs  et  des  Gentils  (II,  24).  Daniel  l'appelle 
prince. 

Sache\  donc  et  entende^.  Depuis  que  la  parole  sortira 
pour  rétablir  et  réédijier  Jérusalem,  jusqu'au  prince 
Messie,  il  y  aura  sept  semaines  et  soixante-deux  semaines 
(II,  30,  note).  Il  n'est  pas  évident  par  ces  textes  qu'il  soit 
plus  qu'un  roi,  qu'il  participe  de  l'essence  divine.  Mais  on 
lit  dans  Isaïe  :  qui  osera  m' accuser?  qui  se  lèvera  pour 
disputer  contre  moi,  et  pour  m'accuser  de  péché^  Dieu 
étant  lui-même  mon  protecteur?  (II,  195);  et  dans  Isaïe 
encore  :  Lors  le  Seigneur,  qui  m'a  formé  lui-même  dès  le 
ventre  de  ma  mère  pour  être  tout  à  lui,  afin  de  ramener 
Jacob  et  Israël,  tna  dit  :  Tu  seras  glorieux  en  ma  pré- 
sence, et  je  serai  moi-même  ta  force  (II,  193). 

Le  Messie  est  donc  en  communication  si  intime  avec 
Dieu  qu'il  participe  de  la  force  divine.  Il  n'en  est  pas 
moins  encore  un  simple  prophète.  Aggée  l'atteste  explici- 
tement :  {Deut.,  xvni,  i6  :  «  ...  En  Horeb,  au  jour  oîi  vous 
y  étie\  assemblés,  et  que  vous  dites  :  Que  le  Seigneur  ne 
parle  plus  lui-même  à  nous,  et  que  nous  ne  voyions  plus  ce 
Jeu,  de  peur  que  nous  ne  mourions.  Et  le  Seigneur  me 

Sully  Prudhomme.  11 


162  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

dit  :  Leur  prière  est  juste  :  je  leur  susciterai  un  prophète 
tel  que  vous  du  milieu  de  leurs  frères,  dans  la  bouche 
duquel  je  mettrai  mes  paroles  :  et  il  leur  dira  toutes  les 
choses  que  je  lui  aurai  ordonnées;  et  il  arrivera  que  qui- 
conque n'^obéira  point  aux  paroles  qu'il  lui  portera  en  mon 
nom,  j'en  ferai  moi-même  le  jugement  »  (II,  197). 

Voilà,  certes,  un  prophète  singulièrement  autorisé,  pri- 
vilégié, mais  il  n'est  pas  encore  identifié  à  Dieu.  Faut-il 
reconnaître  cette  identification  dans  certains  versets  d'Isaïe 
où  le  Seigneur  est  présenté  comme  rachetant  lui-môme 
Israël  et  Jacob  où  il  est  nommé  expressément  le  Rédemp- 
teur? 

Delevi  ut  nuhem  iniquitates  tuas,  &  quafi  nebulam  peccata 
tua,  reverfere  ad  me  quoniam  redemi  te. 

44,  23,  24.  Laudale  cœli  quoniam  mifericordiam  fecit 
Dominus...,  quoniam  redemit  Dominus  Jacob,  et  Ifrael gloria- 
bitur.  Hcec  dicit  Dominus  redemptor  tiius  &  et  formater  tuus  ex 
utero  :  Ego  suni  Dominus  faciens  omnia  &  extendens  cœlos. 
Joins,  ftabiliens  terrani  &  nullus  mecum. 

Js.  54,  S.  In  momento  indignationis  abfcondi  faciem  meam 
parumper  a  te  &  in  mifericordia  Jewpiterna  mifertus  fum  fui, 
dixit  redemptor  tuus  Dominus  (Molinier,  I,  209.) 

Soit  que,  selon  la  pure  doctrine  janséniste,  le  péché  ori- 
ginel ait  destitué  l'homme  de  toute  aptitude  à  valoir  par 
lui-môme,  à  mériter  par  ses  propres  œuvres,  soit  que,  selon 
la  doctrine  orthodoxe,  sa  volonté  puisse  mériter,  mais  ne 
le  puisse,  par  elle-même,  qu'insuffisamment  sans  le  secours 
de  la  grâce,  dans  tous  les  cas  il  ne  peut  tenir  sa  rédemp- 
tion que  de  Dieu  lui-même.  Dieu  est  donc  bien  son  rédemp- 
teur, mais  Dieu  peut,  sans  cesser  de  l'être,  ne  l'être  que 
par  procuration,  par  l'intermédiaire  d'une  de  ses  créatures 
d'élite,  à  laquelle  il  a  confié  la  mission  de  régénérer  l'âme 
humaine.  Il  peut  se  faire  représenter  dans  son  ministère 
de  rédempteur  par  un  prophète,  dispensateur  de  sa  grâce. 
Telles  seraient  la  personne  et  le  rôle  du  Messie;  dans  cette 
interprétation  des  paroles  d'Isaïe,  il  ne  serait   pas  Dieu 


PREUVES  HISTOUIQUES  DU  CHRISTIANISME  163 

même.  Sa  fonction,  dans  les  versets  cités  plus  haut,  se 
borne  d'ailleurs  à  celle  d'un  roi,  à  celle  que  lui  attribuent 
expressément  d'autres  prophéties,  d'autres  paroles  d'isaïe 
même  (XLIX)  :  Le  Seigneur  ma  dit  encore  .Je  t'ai  exaucé 
dans  les  jours  de  salut  et  de  miséricorde,  et  je  fai  établi  pour 
être  l'alliance  du  peuple ,  et  te  mettre  en  possession  des 
nations  les  plus  abandonnées  ;  afin  que  tu  dises  à  eaux  qui 
sont  dans  les  chahies  :  Sorte:{  en  liberté;  et  à  ceux  qui  sont 
dans  les  ténèbres  :  Vene\  à  la  lumière.,  et  possède^  des  terres 
abondantes  et  fertiles.  Ils  ne  seront  plus  travaillés  ni  de  la 
faim,  ni  de  la  soif  ni  de  r ardeur  du  soleil,  parce  que  celui  qui 
a  eu  compassion  d'eux  sera  leur  conducteur  :  il  les  mènera 
aux  sources  vivantes  des  eaux.,  et  aplanira  les  montagnes 
devant  eux.  Voici,  les  peuples  aborderont  de  toutes  parts, 
d'Orient,  d'Occident,  d'Aquilon  et  de  Midi.  Que  le  ciel  en 
rende  gloire  à  Dieu;  que  la  terre  s'en  réjouisse, parce  qu'il 
a  plu  au  Seigneur  de  consoler  son  peuple,  et  qu'il  aura  enfin 
pitié  des  pauvres  qui  espèrent  en  lui  (II,  194), 

Le  Messie  apparaît,  dans  ces  derniers  textes,  comme  une 
sorte  de  Josué  destiné  à  introduire,  non  plus  seulement  les 
Juifs,  mais  tous  les  peuples  dans  une  nouvelle  terre  promise 
où  satisfaction  sera  enfin  donnée  aux  besoins  du  corps, 
aux  seuls  vœux  tout  terrestres  de  l'âme.  Il  est  difficile 
d'accorder  le  signalement  et  le  mandat  de  ce  Messie  avec 
le  caractère  et  la  mission  d'un  régénérateur  purement 
spirituel  tel  qu'il  est  représenté  dans  les  premiers  textes 
cités. 

Pascal  reconnaît  avec  sa  franchise  accoutumée  ces  diffi- 
cultés, cette  indétermination  touchant  la  personne  divine 
du  Messie  et  cette  ambiguïté  touchant  sa  fonction,  quand 
on  s'en  lient  au  sens  littéral  de  l'Écriture,  dans  l'Ancien 
Testament.  Mais  il  n'en  est  ni  surpris  ni  découragé  :  Les 
prophéties  doivent  être  inintelligibles  aux  impies,  Dan.  xii  ; 
Osée,  ult.  10;  mais  intelligibles  à  ceux  qui  sont  bien  ins- 
truits (II,  26). 

Il  sait  que  ce  mélange  d'obscurité  et  de  lumière  est  une 
suite  du  péché  originel. 


164  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Le  discerneraenl  du  vrai  sens,  c'est-à-dire,  pour  Pascal, 
de  celui  qui  seul  peut  identifier  Jésus  avec  le  Messie  exige 
autant  de  bonne  volonté  que  de  sagacité. 

La  création  et  le  déluge  étant  passés^  et  Dieu  ne  devant 
plus  détruire  le  monde,  non  plus  que  le  recréer,  ni  donner 
de  ces  grandes  marques  de  lui,  il  commença  d'établir  un 
peuple  sur  la  terre,  formé  exprès,  qui  devait  durer  jusqu'au 
peuple  que  le  Messie  formerait  par  son  esprit  (I,  205). 

Voilà  le  ministère  du  Messie  indiqué,  mais  non  défini. 
Quel  est,  en  effet,  cet  esprit?  Est-ce  l'esprit  juif,  qui  vise  à 
la  prospérité  terrestre  par  l'observation  de  la  loi,  ou  l'esprit 
chrétien,  qui  poursuit  la  félicité  spirituelle  par  la  perfec- 
tion intérieure?  Le  sens  littéral  des  prophéties  n'est,  dans 
beaucoup,  inspiré  que  du  premier  et  il  faut,  coûte  que 
coûte,  en  tirer  un  sens  contraire  exclusivement  animé  du 
second  et  applicable  à  toutes,  sinon  Jésus  ne  serait  pas  le 
Messie;  à  plus  forte  raison  ne  serait-il  pas  Dieu  et  c'est  le 
Judaïsme  qui  serait  la  vraie  religion. 

La  mission  de"  Jésus-Christ  et  celle  du  Messie  ont  une 
même  raison  d'être,  le  péché  originel.  La  tradition  en  est 
indéniable  et  abondante  chez  les  Juifs  : 

Tradition  ample  du  péché  originel  selon  les  Juifs. 

Sur  le  mot  de  la  Genèse,  viii  (21).  [La  composition  du 
cœur  de  l'homme  est  mauvaise  dès  son  enfance.)  R.  Moïse 
Haddarschan  :  Ce  mauvais  levain  est  mis  dans  l'homme 
dès  l'heure  où  il  est  formé.  Massechet  Succa  :  Ce  mauvais 
levain  a  sept  noms  dans  IL^criture.  Il  est  appelé  mal,  pré- 
puce, immonde,  ennemi,  scandale,  cœur  de  pierre,  aquilon; 
tout  cela  signifie  la  malignité  qui  est  cachée  et  empreinte 
dans  le  cœur  de  l'homme  (II,  181). 

Pascal  cite  ici  plusieurs  autres  témoignages  de  la  tradi- 
tion juive  relatifs  à  la  malignité  de  l'homme,  mauvais  levain 
déposé  en  lui  dès  sa  naissance. 

Le  christianisme  est  issu  de  la  religion  juive  par  le  con- 
cept de  la  divinité  unique  et  personnelle  que  celle-ci  lui  a 
légué  et  aussi  par  la  morale  de  Jésus,  morale  foncièrement 
altruiste  dont  le  germe  avait  pu  être  déposé  dans  son  cœur 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  lOn 

parla  lecture  des  plus  grands  prophètes  d'Israël.  Aussi  la 
disparate  est-elle  étrang-e  entre  le  caractère  du  peuple  juif 
tel  que  la  Bible  nous  le  révèle  et  Texquise  douceur,  la 
tendre  charité  qui  respire  dans  les  Évangiles.  Ce  contraste 
est  choquant  et  l'on  comprend  que  Pascal,  désireux  de 
rendre  inlimement  solidaires  l'ancienne  religion  et  la  nou- 
velle, ail  eu  à  cœur  d'en  faire  ressortir  le  plus  possible  les 
analogies  secrètes  voilées  par  leurs  apparentes  dissem- 
blances. C'est,  nous  le  croyons,  à  cet  effet,  qu'il  a  si  com- 
plaisamment  relevé  dans  un  long  fragment  ce  qu'il  y  a 
d'essentiel  dans  la  religion  des  Juifs  sous  les  dehors  qu'elle 
affecte  dans  ses  rites  et  certaines  de  ses  traditions.  Voici 
ce  fragment  : 

La  religion  des  Juifs  semblait  consister  essentiellement 
en  la  paternité  d^ Abraham,  en  la  circoncision,  aux  sacri- 
fices, aux  cérémonies,  en  l'arche,  au  temple,  en  Hiérusalem, 
et  enfin  en  la  Loi  et  en  V Alliance  de  Moïse. 

Je  dis  qu'elle  ne  consistait  en  aucune  de  ces  choses,  mais 
seulement  en  l'amour  de  Dieu,  et  que  Dieu  réprouvait  toutes 
les  autres  choses. 

Que  Dieu  n'acceptait  pas  la  postérité  d'Abraham. 

Que  les  Juifs  seront  punis  de  Dieu  comme  les  étrangers, 
s'ils  Voffensent,  Deut.  viii,  19  ;  «  Si  vous  oublie^  Dieu,  et 
que  vous  suivie\  des  dieux  étrangers,  je  vous  prédis  que 
vous  périre\  de  la  même  manière  que  les  nations  que  Dieu 
a  exterminées  devant  vous.  » 

Que  les  étrangers  seront  reçus  de  Dieu  comme  les  Juifs, 
s'ils  l'aiment.  Is.  lvi,  3  ;  «  Que  l'étranger  ne  dise  pas  :  Le 
Seigneur  ne  me  recevra  pas.  Les  étrangers  qui  s'attachent 
à  Dieu  seront  pour  le  servir  et  l'aimer  :  je  les  mènerai  en 
ma  sainte  montagne,  et  recevrai  d'eux  des  sacrifices;  car 
ma  maison  est  la  maison  d'oraison.  » 

Que  les  vrais  Juifs  ne  considéraient  leur  mérite  que  de 
Dieu,  et  non  d'Abraham.  Is.  lxiii,  i6  :  «  Vous  êtes  vérita- 
blement notre  père,  et  Abraham  ne  nous  a  pas  connus,  et 
Israël  n'a  pas  eu  de  connaissance  de  nous;  mais  c'est  vous 
qui  êtes  notre  père  et  noire  rédempteur  »  (II,  56). 


166  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Il  importe  de  constater  que  l'autographe  de  cet  article 
porte  en  titre  :  Pour  montrer  que  les  vrais  Juifs  et  les 
vrais  Chrétiens  nont  qu'une  même  religion.  Ajoutons  à  ces 
témoignages  les  suivants  : 

Qiii  jugera  de  la  religion  des  Juif  s  par  les  grossiers,  la 
connaîtra  mal.  Elle  est  visible  dans  les  saints  livres,  et 
dans  la  tradition  des  prophètes,  qui  ont  asse\fait  entendre 
qu'ils  n'entendaient  pas  la  loi  à  la  lettre.  Ainsi  notre 
religion  est  divine  dans  V Evangile,  les  apôtres  et  la  tra- 
dition; mais  elle  est  ridicule  dans  ceux  qui  la  traitent  mal. 

Le  Messie,  selon  les  Juifs  charnels,  doit  être  un  grand 
prince  temporel.  Jésus-Christ,  selon  les  Chrétiens  charnels, 
est  venu  nous  dispenser  d'aimer  Dieu,  et  nous  donner  des 
sacrements  qui  opèrent  tout  sans  nous.  Ni  l'un  ni  l'autre 
n'est  la  religion  chrétienne,  ni  juive.  Les  vrais  Juifs  et  les 
vrais  Chrétiens  ont  toujours  attendu  un  Messie  qui  les 
ferait  aimer  Dieu,  et,  par  cet  amour,  triompher  de  leurs 
ennemis  (I,  210). 

«   Fac  secundum  exemplar  quod  tibi   ostensum   est   in 

monte.  »  La  religion  des  Juifs  a  donc  été  formée  sur  la 

ressemblance  de  la  vérité  du  Messie;  et  la  vérité  du  Messie 

a  été  reconnue  par  la  religion  des  Juifs,  qui  en  était  la 

.figure. 

Dans  les  Juifs,  la  vérité  n'était  que  figurée.  Dans  le  ciel, 
elle  est  découverte.  Dans  l'Eglise,  elle  est  couverte,  et 
reconnue  par  le  rapport  à  la  figure.  La  figure  a  été  faite 
sur  la  vérité,  et  la  vérité  a  été  reconnue  sur  la  figure 
(I,  210). 


CHAPITRE   VII 


NÉCESsnÉ  d'admettre  que  les  textes  sacrés   relatifs   au 

MESSIE  COMI'ORTENT  DEUX  INTERPRÉTATIONS  DIFFÉRENTES; 
qu'ils  ont  a  la  fois  un  SENS  LITTÉRAL,  TOUT  MATÉRIEL,  ET 
UN  SENS  SPIRITUEL;  IL  FAUT,  EN  UN  MOT,  QUE  LES  PROPHÉTIES 
SOIENT  FIGURATIVES.  —  IMPORTANCE  DE  LA  PERSONNE  ET  D  ELA 
MISSION  DE  JÉSUS -CURIST.  —  IL  RÉSULTE  DU  CARACTÈRE  FIGU- 
RATIF DES  PROPHÉTIES  UNE  EXTENSION  DANS  LE  PASSÉ,  UNE  PRÉ- 
EXISTENCE VIRTUELLE  DU  '  CHRISTIANISME  A  SON  AVÈNEMENT 
DÉCLARÉ  ET  VISIBLE.  —  CARACTÈRE  MIRACULEUX  ET  d'AUTANT 
PLUS  PROBANT  DES  PROPHÉTIES  FIGURATIVES. 


La  nécessité  de  mettre  en  harmonie  le  sens  littéral  de 
toutes  les  prophéties  avec  l'esprit  évangélique  détermina  la 
tendance  à  ne  voir  dans  l'Ancien  Testament  qu'un  symbole 
du  Nouveau.  Pascal  ne  pouvait  mieux  faire  que  d'y  céder, 
car  cette  conception  permet  seule  d'identifier  le  Christ  au 
Messie,  et  elle  répond  d'ailleurs  à  l'idée  singulièrement 
haute  qu'il  se  faisait  du  rôle  de  Jésus-Christ  dans  l'histoire 
universelle.  Sa  préoccupation  dominante  est  de  lui  tout 
rapporter  :  Jésus- Christ  est  l'objet  de  tout  et  le  centre  où 
tout  tend.  Qui  le  connaît,  connaît  la  raison  de  toutes 
choses  (I,  loi). 

Partant  la  religion  chrétienne,  qui  est  son  œuvre,  doit 
subordonner  toute  l'histoire  humaine;  on  ne  saurait  en 
exagérer  l'importance,  tous  les  événements  s'y  rattachent. 
Elle  est  la  cause  finale  du  passé  depuis  le  péché  originel 
qui  l'a  rendue  indispensable  au  salut  du  genre  humain 
jusqu'à  la  naissance  du  Sauveur.  L'histoire  du  Judaïsme 


168  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

est  prescrite  par  celle  du  Christianisme.  Celui-ci.  avant 
d'éclore.  avec  Tenfant  Jésus,  au  sein  de  la  vicr^^e  .Marie, 
germait  déjà  dans  celui-là  depuis  le  jour  où  Adam  et  Eve 
furent  chassés  du  Paradis  terrestre,  et  n'a  cessé  de  tra- 
vailler obscurément  l'humanité  par  sa  germination  jusqu'à 
son  éclosion.  Et  de  même  que  la  plante  est  d'avance  vir- 
tuellement figurée  dans  la  graine,  toute  l'histoire  chré- 
tienne est  tracée  d'avance  dans  l'histoire  juive  pour  qui  sait 
l'y  déchiffrer;  tous  les  principaux  événements  de  l'une  ont 
leurs  figures  dans  l'autre.  Des  deux  Testaments  l'Ancien 
n'est  que  le  reflet  rétrospectif  du  Nouveau,  de  sorte  qu'il 
l'annonce  et  qu'ainsi  une  figure  est  en  réalité  une  pro- 
phétie, une  prophétie  par  un  fait.  Cette  prophétie-là  ne 
pouvait  être  entendue  par  les  Juifs,  môme  contemporains 
du  fait;  elle  ne  devait  témoigner  de  la  vérité  chrétienne  que 
pour  les  contemporains  du  Christ  et  les  peuples  futurs. 
Réciproquement  les  prophéties  proprement  dites,  révéla- 
tions verbales  de  l'avenir  conservées  dans  l'Écriture  sainte, 
sont  des  figures  en  tant  que  la  venue  du  Christ,  rédempteur 
spirituel,  y  est  annoncée  par  la  prédiction  de  la  venue  du 
Messie,  roi  temporel. 

Les  extraits  suivants  des  Pensées  mettent  bien  en  lumière 
le  caractère  universel  que  Pascal  attribue  dans  le  temps  et 
dans  l'espace  à  l'importance  de  Jésus-Christ  : 

Voilà  quelle  a  été  la  préparation  à  la  naissance  de  Jésus- 
Christ,  dont  l'Evangile  devant  être  cru  de  tout  le  monde,  il 
a  fallu  non  seulement  qu'il  y  ait  eu  des  prophéties  pour  le 
faire  croire,  mais  que  ces  prophéties  fussent  par  tout  le 
monde,  pour  le  faire  embrasser  par  tout  le  monde  (II,  21). 

Quand  un  seul  homme  aurait  fait  un  livre  des  prédictions 
de  JÉsus-CuRiST,  jjowr  le  temps  et  pour  la  manière,  et  que 
Jésus-Christ  serait  venu  conformément  à  ces  prophéties,  ce 
serait  une  force  infnie.  Mais  il  y  a  bien  plus  ici.  C'est  une 
suite  d'hommes,  durant  quatre  mille  ajis,  qui,  constamment 
et  sans  variation,  viennent,  l'un  ensuite  de  l'autre,  prédire 
ce  même  avènement.  C'est  un  peuple  tout  entier  qui  l'an- 
nonce, et   qui  subsiste  depuis  quatre  mille  années,  pour 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  169 

rendre  en  corps  témoignage  des  assurances  qu'ils  en  ont, 
et  dont  ils  ne  peuvent  être  divertis  par  quelques  menaces  et 
persécutions  qu'on  leur  fasse  :  ceci  est  tout  autrement  con- 
sidérable (II,  22). 

Et  il  est  arrivé,  selon  la  prédiction,  qu'en  la  quatrième 
monarchie,  avant  la  destruction  du  second  temple,  etc.,  les 
Païens  enfouie  adorent  Dieu  et  mènent  une  vie  angélique; 
les  filles  consacrent  à  Dieu  leur  virginité  et  leur  vie;  les 
hommes  renoncent  à  tous  plaisirs.  Ce  que  Platon  na  pu 
persuader  à  quelque  peu  d'hommes  choisis  et  si  instruits, 
une  force  secrète  le  persuade  à  cent  millions  d'hommes 
ignorants.,  par  la  vertu  de  peu  de  paroles. 

Les  riches  quittent  leur  bien.,  les  enfants  quittent  la  mai- 
son délicate  de  leurs  pères  pour  aller  dans  V austérité  d'un 
désert.,  etc.  [voye^  Philon  juif).  Qu'est-ce  que  tout  cela? 
C'est  ce  qui  a  été  prédit  si  longtemps  auparavant.  Depuis 
deux  mille  années,  aucun  païen  n'avait  adoré  le  Dieu  des 
Juifs:  et  dans  le  temps  prédit,  la  foule  des  païens  adore  cet 
unique  Dieu.  Les  temples  sont  détruits,  les  rois  mêmes  se 
soumettent  à  la  croix.  Qu'' est-ce  que  tout  cela?  c'est  l'esprit 
de  Dieu  qui  est  répandu  sur  la  terre.  {Nul  païen  depuis 
Moïse  jusqu'à  Jésus-Christ,  selon  les  rabbins  mêmes.  La 
foule  des  païens,  après  Jésus-Christ,  croit  en  les  livres  de 
Moïse  et  en  observe  l'essence  et  l'esprit,  et  n'en  rejette  que 
l'inutile)  (II,  23). 

«  Effundam  spiritum  meum.  »  Tous  les  peuples  étaient 
dans  l'infidélité  et  dans  la  concupiscence;  toute  la  terre  fut 
ardente  de  charité.  Les  princes  quittent  leurs  grandeurs; 
les  filles  souffrent  le  martyre.  D'oii  vient  cette  force?  C'est 
que  le  Messie  est  arrivé.  Voilà  l'effet  et  les  marques  de  sa 
venue  {\\,1'i). 

Il  est  prédit. . . 

Qu'il  enseignerait  aux  hommes  la  voie  parfaite  {Is., 
II,  3). 

Et  jamais  il  n'est  venu,  ni  devant  ni  après,  aucun  homme 
qui  ait  enseigné  rien  de  divin  approchant  de  cela  (II,  24). 

Qu'il  serait  roi  des  Juifs  et  des  Gentils  {Ps.  lxxi,  11). 


170  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Et  voilà  ce  roi  des  Juifs  et  des  Gentils^  opprimé  par  les 
uns  et  les  autres  qui  conspirent  à  sa  mort,  dominateur  des 
uns  et  des  autres,  et  détruisant^  et  le  culte  de  Moïse  dans 
Jérusalem,  qui  en  était  le  centre,  dont  il  fait  sa  première 
église,  et  le  culte  des  idoles  dans  Rome,  qui  en  était  le 
centre  et  dont  il  fait  sa  principale  église  (II,  24). 

En  JÉsus-CnniST  toutes  les  contrariétés  sont  accordées 
(II,  7). 

La  connaissance  de  Dieu  sans  celle  de  sa  misère  fait 
l'orgueil.  La  connaissance  de  sa  misère  sans  celle  de  Dieu 
fait  le  désespoir.  La  connaissance  de  Jésus-Cdrist  fait  le 
milieu,  parce  que  nous  y  trouvons  et  Dieu  et  notre  misère 
(II,  62). 

Mais  par  Jésus-Curist  et  en  Jésus-Curist,  on  prouve 
Dieu,  et  on  enseigne  la  morale  et  la  doctrine.  Jésus-Christ 
est  donc  le  véritable  Dieu  des  hommes  (II,  62). 

Non  seulement  nous  ne  connaissons  Dieu  que  par  Jésus- 
Curist,  inais  nous  ne  nous  connaissons  nous-mêmes  que  par 
Jésus-Cdrist.  Nous  ne  connaissons  la  vie,  la  mort,  que  par 
Jésus-Christ.  Hors  de  Jésus-Christ,  nous  ne  savons  ce  que 
c'est  que  notre  vie,  ni  que  notre  mort,  ni  que  Dieu,  ni  que 
nous-mêmes  (II,  63). 

Sans  Jésus-Christ,  il  faut  que  l'homme  soit  dans  le  vice 
et  dans  la  misère;  avec  Jésus-Curist,  V homme  est  exempt  de 
vice  et  de  misère.  En  lui  est  toute  notre  vertu  et  toute  notre 
félicité.  Hors  de  lui,  il  Ji'y  a  que  vice,  misère,  erreurs, 
ténèbres,  mort,  désespoir  {U,  63). 

Les  rois  di  la  terre  s'unissent  pour  abolir  cette  religion 
naissante,  comme  cela  avait  été  prédit  :  «  Quarefremuerunt 
gentes.  Reges  terrœ  adversus  Christum.  »  Tout  ce  qu'il  j^ 
a  de  grand  sur  la  terre  s'unit,  les  savants,  les  sages,  les  rois. 
Les  uns  écrivent,  les  autres  condamnent,  les  autres  tuent. 
Et,  nonobstant  toutes  ces  oppositions,  ces  gens  simples  et 
sans  force  résistent  à  toutes  ces  puissances,  et  se  soumettent 
même  ces  rois,  ces  savants,  ces  sages,  et  ôtent  l'idolâtrie  de 
toute  la  terre.  Et  tout  cela  se  fait  par  la  force  qui  l'avait 
prédit  (II,  25). 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  171 

//  devait  lui  seul  produire  un  grand  peuple,  élu,  saint  et 
choisi;  le  conduire,  le  nourrir,  r introduire  dans  le  lieu  de 
repos  et  de  sainteté;  le  rendre  saint  à  Dieu;  en  faire  le 
temple  de  Dieu,  le  réconcilier  à  Dieu,  le  sauver  de  la  colère 
de  Dieu,  le  délivrer  de  la  servitude  du  péché,  qui  règne 
visiblement  dans  V homme  ;  donner  des  lois  à  ce  peuple,  gra- 
ver ces  lois  dans  leur  cœur,  s'offrir  à  Dieu  pour  eux,  se 
sacrifier  pour  eux,  être  une  hostie  sans  tache,  et  lui-même 
sacrificateur,  devant  s'offrir  lui-même,  son  corps  et  son 
sang,  et  néanmoins  offrir  pain  et  vin  à  Dieu. 

Prophéties  :  «  Transfixerunt  ».  Zach.  xii,  10  (II,  27). 

...  Sauveur,  père,  sacrificateur,  hostie,  nourriture,  roi, 
sage,  législateur,  affligé,  pauvre,  devant  produire  un 
peuple  quil  devait  conduire,  et  nourrir,  et  introduire  dans 
sa  terre...  (II,  '11). 

...  jÉsus-CuBiST,  que  les  deux  Testaments  regardent, 
V Ancien  comme  son  attente,  le  Nouveau  comme  son  modèle; 
tous  deux  comme  leur  centre  (II,  18). 

Sans  Jésus-Curist  le  monde  ne  subsisterait  pas;  car  il 
faudrait,  ou  qu'il  fût  détruit,  ou  qu'il  fût  comme  un  enfer 
(II,  03). 

L'interprétation  des  Livres  Saints  conduit  à  une  défini- 
tion précise  des  sens  qu'on  attache  au  texte  sacré'.  1°  C'est 
en  premier  lieu  le  sens  verbal  ou  littéral.  Ce  sens  est  le 
premier  que  le  vocabulaire  employé  confère  immédiatement 
à  la  phrase.  C'est  le  sens  qu'il  s'agit ,  dans  tous  les  cas  , 
d'interpréter.  Il  est  le  sens  propre  (juand  le  texte  n'en  com- 
porte pas  d'autre,  il  est  le  sens  figuré  ou  métaphorique,  si 
le  texte  en  comporte  deux  dont  le  rapport  soit  tel  qu'ils 
aient  des  caractères  communs  plus  ou  moins  abstraits  (allé- 
gories, symboles,  paraboles).  Ce  rapport  est  celui  de  signe 
naturel  à  chose  signifiée;  quand  il  n'y  a  rien  de  commun 
entre  ces  deux  termes,  le  signe  est  purement  conventionnel. 

2"  C'est  en  second  lieu  le  sens  qu'on  appelle  typique. 


l.  Le  canevas  des  définilions  qui  suivent  nous    a  été  fourni    par 
l'édilion  de  Va\>\u\  Gullilin  (j).  158,  159  et  160). 


472  LA   VRAIE  RELIGION   SELON  PASCAL 

Dans  ce  cas  les  mots  ont  deux  sens  signifiant  deux  choses 
différentes  dont  le  rapport  est  encore  celui  de  signe  natu- 
rel à  objet  signifié,  mais  qui  ont  toutes  deux  une  existence 
historique.  Ce  sont  deux  événements  réels  dont  l'un  littéra- 
lement et  immédiatement  exprimé  sert  d'expression  indi- 
recte à  l'autre.  Il  y  a  trois  sortes  de  sens  typiques  :  1°  le 
prophétique^  annonce  d'un  fait  futur,  touchant  l'œuvre  ou 
la  personne  du  Messie  et  figuré  par  un  fait  présent,  qui  en 
est  le  type  (c'est  \q figuratif  à&  Pascal);  2°  le  tropologique 
lorsque  le  sens  a  trait  à  une  règle  ou  à  un  enseignement 
d'ordre  moral  ;  3°  Vanagogique,  lorsqu'il  concerne  de  près 
ou  de  loin  la  vie  future.  Le  qualificatif  typique  a  été  adopté 
par  les  théologiens  pour  remplacer  les  mots  mystique^ 
allégorique,  figurai^  figuratifs  spirituel  qui  faisaient  équi- 
voque. 

La  théorie  des  figures  et  des  prophéties,  instituée  par 
saint  Paul,  a  été  acceptée  par  Pascal  avec  empressement. 
Elle  crée  entre  la  religion  juive  et  la  chrétienne  la  plus 
étroite  solidarité  possible,  bien  plus  précieuse  que  la  simple 
succession  historique  delà  seconde  à  la  première,  succes- 
sion de  l'effet  à  la  cause  efficiente,  qui  pourrait  n'avoir  rien 
de  miraculeux  ni,  par  suite,  de  péremptoirement  probant. 
Comment  douter,  au  contraire,  de  la  vérité  du  christia- 
nisme qui  apparaît  ainsi  dilaté  en  arrière  jusqu'à  la  création 
du  monde.  Il  y  gagne,  pour  ainsi  dire,  une  durée  double; 
et  le  miracle  de  son  établissement  éclate  dans  la  subordi- 
nation du  passé  à  l'avenir,  renversement,  en  sa  faveur,  de 
la  loi  du  déterminisme.  Elevé  au  rang  de  cause  finale,  il 
prend  la  valeur  d'une  forme  vivante,  dont  le  type,  prescrit 
d'avance,  ne  procède  pas  de  rencontres  fortuites  comme  le 
font,  pour  une  si  grande  part,  la  suite  et  la  trame  des  évé- 
nements tout  humains. 

Ainsi  le  vieux  Testament  est  un  chiffre  (II,  184).  La 
figure  y  est  prophétique,  la  prophétie  y  est  figurative.  Par 
ce  double  caractère  le  témoignage  fourni  par  le  judaïsme 
au  christianisme  est  miraculeux  et  assure  à  celui-ci  un 
fondement  inébranlable. 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  17;^ 

Ce  sont  les  prophéties  accomplies  qui  caractérisent  de  la 
façon  la  plus  frappante  Vcnchainement  tout  divin  dont 
parle  Pascal  I,  214).  Leur  efficacité  probante  est  double, 
en  eiîel,  mais  à  la  condition  d'y  reconnaître  deux  sens 
concomitants  : 

Pour  prouver  tout  d'un  coup  les  deux,  il  ne  faut  que 
voir  si  les  prophéties  de  Vun  sont  accomplies  en  l'autre 
(II,  2). 

Pour  examiner  les  prophéties,  il  faut  les  entendre;  car, 
si  on  croit  qu'elles  n'ont  qu'un  sens,  il  est  sûr  que  le  Messie 
ne  sera  point  venu;  mais  si  elles  ont  deux  sens,  il  est  sûr 
qu'il  sera  venu  en  Jésus-Christ.  Toute  la  question  est  donc 
de  savoir  si  elles  ont  deux  sens  (II,  2). 

T  C'eft  comme  ceux  entre  le/quels  il  y  a  un  certain  langage 
ohfcur. 

Ceux  qui  nentendroyenl  pas  cela  ny  comprendroyent  qu'un  fot 
fens  (MoLixiER,  I,  243). 

Or  Pascal  reconnaît  ...  Que  l Ecriture  a  deux  sens,  que 
Jésus-Christ  et  les  apôtres  ont  donnés,  dont  voici  les  preuves 
(II,  200). 

(11  les  énumère  sans  les  développer,  sommairement). 
1°  Preuve  par  l'Ecriture  même.  2°  Preuve  par  les  rabbins. 
Moïse  Maymon  dit  qu'elle  a  deux  faces,  et  que  les  prophètes 
n'ont  prophétisé  que  Jésus-Christ.  3°  Preuves  par  la  cabale. 
4°  Preuves  par  l'interprétation  mystique  que  les  rabbins 
même  donnent  à  l'Ecriture.  5^*  Preuves  par  les  principes 
des  rabbins,  qu'il  y  a  deux  sens. 

Qiiily  a  deux  avènements  du  Messie,  glorieux  ou  abject, 
selon  leur  mérite;  que  les  prophètes  n'ont  prophétisé  que  du 
Messie.  La  loi  n'est  pas  éternelle,  mais  doit  changer  au 
Messie.  Qu'alors  on  ne  se  souviendra  plus  de  la  mer  Rouge; 
que  les  Juifs  et  les  Gentils  seront  mêlés.  (II,  200.) 

On  remarquera  qu'en  empruntant  aux  rabbins  leurs 
preuves  il  manifeste  son  dessein  de  puiser  dans  l'arsenal 
môme  de  la  critique  juive  des  armes  contre  les  objections 
des  Juifs  à  la  vérité  de  la  doctrine  chrétienne.  Il  constate, 
en  outre,  que  la  prospérité  de  la  synagogue  est  subor- 


174  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

donnée  dans  l'histoire  aux  intérêts  de  l'Église  :  La  syna- 
gogue ne  périssait  points  parce  qu'elle  était  la^gure,  mais 
parce  qu'elle  n'était  que  la  figure^  elle  est  tombée  dans  la 
servitud'.  La  figure  a  subsisté  jusqu'à  la  vérité,  afin  que 
l'Eglise  fût  toujours  visible^  ou  dans  la  peinture  qui  la 
promettait,  ou  dans  Veffet  (II,  2). 


CHAPITRE    VIII 


FIGURES    ET    PROPHÉTIES    INVOQUÉES    EN    TÉMOIGNAGE 
DANS    LES    PENSÉES   DE  PASCAL. 

Pascal  avait  recueilli  un  assez  grand  nombre  de  docu- 
ments bibliques  pour  établir  que  l'Ancien  Testament  est 
figuratif  du  Nouveau.  Nous  pourrions  y  renvoyer  le  lec- 
teur; toutefois  nous  croyons  intéressant  pour  lui  d'en  pou- 
voir mesurer  d'un  coup  d'œil  Timporlance.  Nous  allons 
donc  recenser  dans  ce  chapitre,  en  écartant  les  Pensées  que 
nous  avons  déjà  mentionnées,  celles  qui  traduisent  et  inter- 
prètent les  figures  et  les  prophéties,  et  les  citations  tirées  des 
Livres  Saints.  Ce  recensement  ne  sera  pas  toujours  une 
reproduction  intégrale,  mais  le  plus  souvent  une  analyse 
ou  même  une  simple  mention  des  passages  cités  avec  renvoi 
au  texte  de  l'édition  de  Ernest  Havet,  ou  de  la  Bible. 

Adam  forma  J'uturi.  Les  six  jours  pour  former  Fuk,  les 
six  âges  pour  former  Vautre.  Les  six  joints  que  Moïse 
représente  pour  la  formation  d'Adam,  ne  sont  que  la  pein- 
ture des  six  âges  pour  former  Jésus-Cdrist  et  l'Eglise.  Si 
Adam  n'eût  point  péché,  et  que  Jésus-Curist  ne  fût  point 
venu,  il  n'y  eût  eu  qu'une  seule  alliance,  qu'un  seul  âge  des 
hommes,  et  la  création  eût  été  représentée  comme  faite  en 
un  seul  temps  (II,  170). 

Jésus-Christ,  figuré  par  Joseph,  bien-aimé  de  son  père, 
envoyé  du  père  pour  voir  ses  frères,  etc.,  innocent,  vendu 
par  ses  frères  vingt  deniers,  et  par  là  devenu  leur  seigneur, 
leur  sauveur,  et  le  sauveur  des  étrangers,  et  le  sauveur  du 


176  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

monde;  ce  qui  n  eût  point  été  sans  le  dessein  de  le  perdre^ 
la  vente  et  réprobation  quils  en  firent. 

Dans  la  prison.,  Joseph  innocent  entre  deux  criminels  ; 
JÉsus-CuRiST  en  la  croix  entre  deux  larrons.  Il  prédit  le 
salut  à  Vun,  et  la  mort  à  Vautre .^  sur  les  mêmes  apparences  : 
Jésus-Cqrist  sauve  les  élus,  et  damne  les  réprouvés,  sur  les 
mêmes  crimes.  Joseph  ne  fait  que  prédire  :  jÉsus-GaRiST 
fait.  Joseph  demande  à  celui  qui  sera  sauvé  qu'il  se  sou- 
vienne de  lui  quand  il  sera  venu  en  sa  gloire;  et  celui  que 
Jésus-Christ  sauve  lui  demande  qu'il  se  souvienne  de  lui 
quand  il  sera  en  son  royaume  (II,  2). 

Les  peuples  juif  et  égyptien  visiblement  prédits  par  ces 
deux  particuliers  que  Moïse  rencontra  [Exode,  ii,  11-14]  : 
l'Egyptien  battant  le  Juif,  Moïse  le  vengeant  et  tuant  l'E- 
gyptien, et  le  Juif  en  étant  ingrat  (II,  184). 

David,  grand  témoin  :  roi,  bon,  pardonnant,  belle  âme, 
bon  esprit,  puissant;  il  prophétise,  et  son  miracle  arrive; 
cela  est  infini.  Il  n'avait  qu'à  dire  qu'il  était  le  Messie,  s'il 
eût  eu  de  la  vanité;  car  les  prophéties  sont  plus  claires  de 
lui  que  de  Jésus  Christ.  Et  saint  Jean  de  même  (II,  1). 

Car  la  Jiature  est  une  image  de  la  grâce,  et  les  miracles 
visibles  sont  image  des  invisibles  (II,  o). 

Pour  les  prophéties  nous  empruntons  à  l'édition  de  l'abbé 
Guthlin  la  division  suivante  : 

1°  Évolution  de  l'idée  messianique.  —  2"  Les  prophéties 
relatives  à  la  vie  du  Messie.  —  3°  A  son  œuvre,  —  4°  A  sa 
loi.  —  5°  A  son  peuple.  —  6°  A  son  culte  nouveau.  — 
7°  L'histoire,  préface  à  l'Évangile. 

1°  Qu'on  considère  que,  depuis  le  commencement  du 
monde,  V attente  ou  l'adoration  du  Messie  subsiste  sans  inter- 
ruption; qu'il  s'est  trouvé  des  hommes  qui  ont  dit  que  Dieu 
leur  avait  révélé  qu'il  devait  naître  un  Rédempteur  qui  sau- 
verait son  peuple;  qu'Abraham  est  venu  ensuite  dire  qu'il 
av-iit  eu  révélation  qu'il  naîtrait  de  lui  p.ir  un  fils  qu'il 
aurait;  que  Jacob  a  déclaré  que,  de  ses  dou^e  enfants,  il 
naîtrait  de  Juda;  que  Moïse  et  les  prophètes  sont  venus 
ensuite  déclarer  le  temps  et  la  manière  de  sa  venue  ;  qu'ils 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  177 

ont  dit  que  la  Loi  qiCils  avaient  n''était  qu'en  attendant  celle 
du  Messie;  que  jusque-là  elle  serait  perpétuelle,  mais  que 
Vautre  durerait  éternellement;  qu'' ainsi  leur  Loi,  ou  celle 
du  Messie,  dont  elle  était  la  promesse,  serait  toujours 
sur  la  terre;  qu'en  effet  elle  a  toujours  duré;  qu'enfin  est 
venu  Jésus-Christ  dans  toutes  les  circonstances  prédites. 
Cela  est  admirable   (II,  28\ 

2°  En  titre  dans  l'autographe,  «  Pendant  la  durée  du 
Messie  »  (II,  Note  4,  page  27). 

«...  jEnigmatis.  E-{éch.,\\\\  [2]. 

Son  précurseur.  Malach.,  m  [l]. 

//  naîtra  enfant.  Is.,  ix  [&]. 

Il  naîtra  de  la  ville  de  Bethléem.  Mich.,\.  [2].  Il  paraîtra 
principalement  en  Jérusalem  et  naîtra  de  la  famille  deJuda 
et  de  David. 

Il  doit  aveugler  les  sages  et  les  savants,  Is.,  vi  [10],  viii 
"14,  15],  XXIX  [10,  etc.],  et  annoncer  l'Evangile  aux  petits^ 
Is.,  XXIX  [18,  19],  ouvrir  les  yeux  des  aveugles,  et  rendre 
la  santé  aux  infirmes,  et  mener  à  la  lumière  ceux  qui  lan- 
guissent dans  les  ténèbres.  Is.,  lxi  [1]. 

Les  prophéties  qui  le  représentent  pauvre,  le  représentent 
maître  des  nations,  Is.,  l\\,  14,  etc.,  lui.  Zach.,  ix,  9. 

Les  prophéties  qui  prédisent  le  temps  ne  le  prédisent  que 
maître  des  Gentils,  et  souffrant,  et  non  dans  les  nuées,  ni 
juge.  Et  celles  qui  le  représentent  ainsi  jugeant  et  glorieux 
ne  marquent  point  le  temps. 

Quand  il  est  parlé  du  Messie  comme  grand  et  glorieux, 
il  est  visible  que  c'est  pour  juger  le  monde,  et  non  pour  le 
racheter. 

Il  doit  enseigner  la  voie  parfaite,  et  être  le  précepteur 
des  Gentils.  Is.,  lv  [4],  xui  [1-7 [. 

...  Qu'il  doit  être  la  victime  pour  les  péchés  du  monde.  Is., 
xxxix,  uii[o],etc. 

Il  doit  être  la  pierre  fondamentale  précieuse.  Is.,  xxviii 
[IG]. 

//  duit  être  la  pierre  d'achoppement  et  de  scandale.  Is., 
vni  [14].  Jérusalem  doit  heurter  contre  cette  pierre. 

Sully  Pfil'dhomme.  i'j, 


178  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Les  édifiants  doivent  réprouver  cette  pierre.  Ps. ,  cxvii  [22], 

Dieu  doit  faire  de  cette  pierre  le  chef  du  coin. 

Et  cette  pierre  doit  croître  en  une  immense  montagne  et 
doit  remplir  toute  la  terre.  Dan.,  ii  [^35]. 

Qu'' ainsi  il  doit  être  rejeté.,  Ps.  cvm  [8],  méconnu  [/^.,  un, 
2,  3],  trahi  [Ps.  xl,  10],  vendu,  Zach.,  xi,  [i'2,];  craché,  souf- 
fleté [Is.,  L,  6],  moqué  [Ps.  xxxiv,  16],  affligé  en  une  infinité 
de  manières,  abreuvé  de  fiel.,  Ps.  lxviii  [22],  transpercé, 
Zach.,xn  [10],  les  pieds  et  les  mains  percés  [Ps.  xxi,  17],  tué 
[Dan..,  IX,  2G],  et  ses  habits  jetés  au  sort[Ps.  xxi,  19]. 

Qu'il  ressusciterait,  "Ps.  xv[10j,  le  troisième  jour,  Osée, 
VI  [3]. 

QiCil  monterait  au  ciel  pour  s'asseoir  à  la  droite.  Ps.  cix 

Que  les  rois  s'armeraient  contre  lui.  Ps.  ii  [2]. 

Qu'étant  à  la  droite  du  Père,  il  serait  victorieux  de  ses 
ennemis. 

Que  les  rois  de  la  terre  et  tous  les  peuples  V adoreraient. 
Is.  LX  [14]. 

Que  les  Juifs  subsisteront  en  nation.  Jérémie  [xxxi,  36]. 

Qu'ils  seraient  errants  [Amos,  ix,  9],  sans  rois,  etc.  Osée, 
m,  [4],  sans  prophètes,  Amos;  attendant  le  salut  et  ne  le 
trouvant  point.  Is.,  lix  [9]. 

Vocation  des  Gentils  par  Jésus-Christ.  Is.,  lu,  15;  lv  [o], 
LX  [4,  etc.],  Ps.  Lxxi  [11,  18,  etc.  :  (II,  25-26-27). 

3°  ...  Qu'il  devait  venir  un  libérateur,  qui  écraserait  la 
tête  au  démon,  qui  devait  délivrer  son  peuple  de  ses  péchés, 
«  ex  omnibus  iniquitatibus  [Ps.  cxxix,  8];  qu'il  devait  y 
avoir  un  Nouveau  Testament,  qui  serait  éteimel;  qu'il  devait 
Y  avoir  une  autre  prêtrise,  selon  l'ordre  de  Melchisédech 
\  Ps.  cix,  4]  ;  que  celle-là  serait  éternelle;  que  le  Christ  devait 
être  glorieux,  puissant,  fort,  et  néanmoins  si  misérable 
qu'il  ne  serait  pas  reconnu;  qu'on  ne  le  prendrait  pas  pour 
ce  qu'il  est;  qu'on  le  rebuterait,  qu'on  le  tuerait;  que  son 
peuple,  qui  l'aurait  renié,  ne  serait  plus  son  peuple;  que  les 
idolâtres  le  recevraient,  et  auraient  recours  à  lui,  qu'il 
quitterait  Sion  pour  régner  au  centre  de  l'idolâtrie;  que 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  179 

néanmoins  les  Juifs  subsisteraient  toujours;  qu'il  devait  être 
de  Juda,  et  quand  il  tïy  aurait  plus  de  roi  (II,  28). 

4°  ...  Il  est  prédit  qu'aux  temps  du  Messie,  il  viendrait 
établir  une  nouvelle  alliance,  qui  ferait  oublier  la  sortie 
d'Égvpte  [Jérém.,xxm,  5;  /s.,  XLiii,  16];  qui  mettrait  sa  loi, 
non  dans  l'extérieur,  mais  dans  les  cœurs;  ^we  Jésus-Curist 
mettrait  sa  crainte,  qui  n'avait  été  qu'au  dehors,  dans  le 
milieu  du  cœur.  Qui  ne  voit  la  loi  chrétienne  en  tout  cela? 
(II,  23.) 

5" ...  Que  les  Juifs  réprouveraient  Jésus-Christ,  et  qu'ils 
seraient  réprouvés  de  Dieu,  par  cette  raison  que  la  vigne 
élue  ne  donnerait  que  du  verjus.  Que  le  peuple  choisi  serait 
infidèle,  ingrat  et  incrédule,  «  populum  non  credentem  et 
contradicentem  ».  Que  Dieu  les  frappera  d'aveuglement,  et 
qu'ils  tâtonneraient  enplein  midi  comme  les  aveugles;  qu'un 
précurseur  viendrait  avant  lui  (II,  24). 

6"  ...  Qu'alors  l'idolâtrie  serait  renversée;  que  ce  Messie 
abattrait  toutes  les  idoles  [E^éch.,  xxx,  13]  et  ferait  entrer 
les  hommes  dans  le  culte  du  vrai  Dieu. 

Que  les  temples  des  idoles  seraient  abattus,  et  que,  parmi 
toutes  les  nations  et  en  tous  les  lieux  du  monde,  lui  serait 
offerte  une  hostie  pure  [Malach.,  i,  11],  7ion  pas  des  ani- 
maux (II,  24 j. 

7°  Qu'il  est  beau  de  voir,  par  les  yeux  de  la  foi,  Darius 
et  Cyrus,  Alexandre^  les  Romains,  Pompée  et  Hérode  agir, 
sans  le  savoir,  pour  la  gloire  de  l'Évangile!  (II,  41.) 

Voici  maintenant  les  prophéties  qui  ne  sont  pas  commen- 
tées, mais  traduites  plus  ou  moins  librement  par  Pascal  : 

I"  PropluHies  qui  annoncent  la  succession  des  temps  et 
la  chute  des  empires  : 

Prédiction  de  Cyrus.  Is.,  xlv,  4  —  xlv,  21  —  (II,  190). 

Is.,  xLvi  (9)  —  xLii,  9  —  xLvni,  3  (Les  Temps  nouveaux) 
(II,  190). 

Daniel,  n  (Les  quatre  Empires)  (II,  31). 

Daniel,  xi  (Succession  de  l'Empire  d'Alexandre)  (II,  32). 

2°  Prophéties  qui  annoncent  la  vengeance  de  Dieu  sur 
Israël,  la  réprobation  des  Juifs  et  la  conversion  des  Gentils  : 


180  LA  VRAIE  IIËLIGION   SELON   PASCAL 

Amos,  III  (Ruine  des  Juifs)  (II,  19G), 
Amos,  VIII  (Vengeance  de  Dieu)  (II,  196). 
Isaïe  (Réprobation  des  Juifs  et  conversion  des  Gentils). 
LXV  (II,  191). 
Et  —  Lvi  (3)  —  (lix,  9)  —  Lxvi,  18  ((II,  192). 

3°  Prophéties  qui  annoncent  la  réprobation  du  Temple 
et  la  Captivité  du  peuple  juif  sans  retour  : 

Réprobation  du   temple.  Jér.,  vu,  12  —  vu,  21  —  vu,  4 
(II,  192,  193). 

Captivité  des  Juifs  sans  j^etour.  Jér.,  xi,  11  (II,  188). 
Is.,  V,  1-7  —  Zs.,  viii  (13-17)  —  Is.,  XXIX  (9-14)  (II,  188). 
Osée,  dernier  chapitre,  dernier  verset  (II,  188,  189). 
—  Daniel,  xii,  7  (II,  196). 

4°    Prophéties    qui    annoncent    Tavènement   de   Jésus- 
Christ  : 

Genèse,   xlix  (8)   :  (Le   Messie,   de    la   tribu    de  Juda) 
(11,197). 

Deut.,    xvin    (16)    (Le     Prophète    prédit    par     Moïse) 
(II,  197). 

Is.,    XLix    (Le   Christ,    salut    et    lumière    des    peuples) 
(II,  193-194-195). 
Is.,  L  (Le  Christ  repoussé  par  les  Juifs)  (II,  195). 
Is.,  Li  (La  loi  du  Messie)  (II,  195). 
Aggée,  II,  4  (Le  Désiré  des  nations)  (II,  196). 
Daniel,  xii,  7  (Dispersion  des  Juifs)  (II,  196). 
Mon    incompétence    en    exégèse    me    rend    incapable 
d'ajouter  rien  aux   arguments    produits  pour  ou    contre 
l'authenticité  et  la  véracité  des  prophéties  par  des  critiques 
autorisés  (surtout  allemands)   :   théologiens  croyants   et 
historiens  incrédules.  Le  lecteur  voudra  bien  se  rappeler 
que  je  m'attache  spécialement  à  l'ordonnance  rationnelle 
des  Pensées,  à  leur  enchaînement  logique,  étant  accordées 
certaines  prémisses  historiques  admises  par  Pascal  sans  la 
défiance  qu'il  témoigne  en  matière  scientifique  à  l'égard 
des  monuments  anciens. 


CHAPITRE  IX 


ORDRE    DES    PENSÉES    QUI    ÉTABLISSENT    LA   RELATION    ENTRE    LES 
FIGURES   ET   LES    PROPHÉTIES. 

Ordonnons  le  plus  logiquement  que  nous  pourrons  les 
Pensées  qui  établissent  la  relation  entre  les  figures  et  les 
prophéties. 

Pascal  indique  des  règles  générales  de  discernement 
qu'on  peut  placer  ici  : 

De  deux  personnes  qui  disent  de  sots  contes,  Vun  qui  a 
double  sens,  entendu  dans  la  cabale,  l'autre  qui  n'a  que  ce 
sens,  si  quelqu'un^  n'étant  pas  du  secret,  entend  discourir 
les  deux  en  cette  sorte,  il  en  fera  même  jugement.  Mais  si 
ensuite,  dans  le  reste  du  discours,  l'un  dit  des  choses  angé- 
liqueSy  et  l'autre  toujours  des  choses  plates  et  communes, 
il  jugera  que  l'un  parlait  avec  mystère,  et  Jion  pas  Vautre  : 
Vun  ayant  asse^  montré  qu'il  est  incapable  de  telle  sottise, 
et  capable  d'être  mystérieux  ;  Vautre,  qu'il  est  incapable 
de  mystère,  et  capable  de  sottise  (II,  42). 

Quand  la  parole  de  Dieu,  qui  est  véritable,  est  fausse 
littéralement,  elle  est  vraie  spirituellement.  «  Sede  a 
dextris  meis.  »  Cela  est  faux  littéralement;  donc  cela  est 
vrai  spirituellement.  En  ces  expressions,  il  est  parlé  de 
Dieu  à  la  manière  des  hommes;  et  cela  ne  signifie  autre 
chose,  sinon  que,  Vintention  que  les  hommes  ont  en  faisant 
asseoir  à  leur  droite.  Dieu  l'aura  aussi.  C'est  donc  une 
marque  de  Vintention  de  Dieu,  non  de  sa  manière  de  Vexé- 
cuter. 


182  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Ainsi  quand  il  dit  :  Dieu  a  reçu  F  odeur  de  vos  parfums 
et  vous  donnera  en  récompense  une  terre  grasse^  c'est-à- 
dire^  la  mâme  intention  qu''aurait  un  homme  qui,  agréant 
vos  parfums,  vous  donnerait  en  récompense  une  terre 
grasse,  Dieu  aura  la  même  intention  pour  vous,  parce  que 
vous  ave:{  eu  pour  lui  la  même  intention  qu'un  homme  a 
pour  celui  à  qui  il  donne  des  parfums.  Ainsi  iratls  est, 
«  Dieu  jaloux  »,  etc.  Car  les  choses  de  Dieu  étant  inexpri- 
mables, elles  ne  peuvent  être  dites  autrement,  et  l'Eglise 
aujourd'hui  en  use  encore  :  quia  co.nfortavit  seras,  etc. 

Il  ne  nous  est  pas  permis  d' attribuer  à  l'Ecriture  les  sens 
qu'elle  ne  nous  a  pas  révélé  qu'elle  a.  Ainsi  de  dire  que  le 
«  mem  »  fermé  d'Isaïe  signifie  600,  cela  n'est  pas  révélé.  Il 
eût  pu  dire  que  les  «  tsadé  »  fnal  et  les  «  he  defcientes  » 
signifieraient  des  mystères.  Il  n'est  donc  pas  permis  de  le 
dire,  et  encore  moins  de  dire  que  c'est  la  rnanière  de  la 
pierre  philosophale.  Mais  nous  disons  que  le  sens  littéral 
n'est  pas  le  vrai,  parce  que  les  prophètes  l'ont  dit  eux- 
mêmes  (II,  8). 

Ajoutons  que  Pascal  reconnaît  la  nécessité  d'interpréter 
les  textes  avec  précaution  : 

Il  y  a  des  figures  claires  et  démonstratives  ;  mais  il  y  en 
a  d'autres  qui  semblent  un  peu  tirées  par  les  cheveux,  et 
qui  ne  prouvent  qu'à  ceux  qui  sont  persuadés  d'ailleurs. 
Celles-là  sont  semblables  aux  apocalyptiques.  Mais  la  dif- 
férence qu'il  y  a  est  qu'ils  n'en  ont  point  d'indubitables. 
Tellement  qu'il  n'y  a  rien  de  si  injuste  que  quand  ils  mon- 
trent que  les  leurs  sont  aussi  bien  fondées  que  quelques- 
unes  des  nôtres;  car  ils  n'en  ont  pas  de  démonstratives 
comme  quelques-unes  des  nôtres.  La  partie  n'est  donc  pas 
égale.  Il  ne  faut  pas  égaler  et  confondre  ces  choses  parce 
qu'elles  semblent  être  semblables  par  un  bout,  étant  si  dif- 
férentes par  l'autre.  Ce  sont  les  clartés  qui  méritent, 
quand  elles  sont  divines,  qu'on  révère  les  obscurités  (II,  1). 

Parler  contre  les  trop  grands  figuratif  s-  (II,  ITri). 

Il  peut  aussi  y  avoir  des  raisons  pour  que  certaines  pro- 
phéties soient  obscures  : 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  183 

Il  faut  mettre  au  chapitre  des  fondements  ce  qui  est  en 
celui  des  Figuratifs  touchant  la  cause  des  Figures  :  pour- 
quoi Jésus-Curist  prophétisé  en  son  premier  avènement; 
pourquoi  prophétisé  obscurément  en  la   manière  (II,   175). 

Il  n'est  pas  admissible  :  1°  que  des  prophéties  dictées  par 
Dieu  même  et  destinées  à  confirmer  la  promesse  du  bon- 
heur éternel  visent  uniquement  l'acquisition  de  biens  tem- 
porels, car  ce  serait  indigne  de  Dieu;  2°  que  leurs  discours 
(les  discours  des  prophètes)  expriment  très  clairement  la 
promesse  des  biens  temporels^  et  qu'ils  disent  néanmoins 
que  leurs  discours  sont  obscurs,  et  que  leur  sens  ne  sera 

point   entendu 

.  .  .  .  quon  ne  l'entendra  qu'à  la  fn  des  temps.  Jer., 
XXX,  ult. 

.     .     .     .3° que  leurs  discours  sont  contraires 

et  se  détruisent  (II,  2).  Comment  expliquer,  comment 
juslifier  ces  incompatibilités  dans  l'Écriture  Sainte? 

Ce  scandale  du  sens  moral  et  de  la  raison  s'évanouit  si 
Ton  reconnaît  que  le  sens  véritable  de  ces  discours  n'était 
pas  celui  qu'ils  (les  prophètes)  exprimaient  à  découvert^ 
et  que,  par  conséquent,   ils    entendaient  parler  d'autres 

sacrifices,  d'un  autre  libérateur,  etc 

si  l'on  pense  qu'ils  n'aient  entendu 

par  les  mots  de  loi  et  de  sacrifice  autre  chose  que  celle  de 
Moïse,  il  y  a  contradiction  manifeste  et  grossière.  Donc 
ils  entendaient  autre  chose,  se  condredisant  quelquefois 
dans  un  même  chapitre  (II,  3), 

Si  la  loi  et  les  sacrifices  sont  la  vérité,  il  faut  qu'elle 
plaise  à  Dieu  et  quelle  ne  lui  déplaise  point.  S'ils  sont 
figures,  il  faut  qu'ils  plaisent  et  déplaisent.  Or,  dans  toute 
l'Ecriture.,  ils  plaisent  et  déplaisent. 

Il  est  dit  que  la  loi  sera  changée;  que  le  sacrifice  sera 
changé;  qu'ils  seront  sans  roi,  sans  prince  et  sans  sacri- 
fices; qu'il  sera  fait  une  nouvelle  alliance,  que  la  loi  sera 
renouvelée,  que  les  préceptes  qu'ils  ont  reçus  ne  sont  pas 
bons;  que  leurs  sacrifices  sont  abominables;  que  Dieu  n'en 
a  point  demandé. 


184  LA   VRAIE  RELIGION   SELUN  PASCAL 

//  est  dit,  au  contraire,  que  la  loi  durera  éternellement;  ■ 
que  cette  alliance  sera  éternelle;  que  le  sacrifice  sera 
éternel;  que  le  sceptre  ne  sortira  jamais  d'avec  eux,  puis- 
qu'il n'en  doit  point  sortir  que  le  Roi  éternel  n  arrive. 
Tous  ces  passages  marquent-ils  que  ce  soit  réalité?  Non. 
Marquent-ils  aussi  que  ce  soit  figure?  Non  :  mais  que  c'est 
réalité,  ou  figure.  Mais  les  premiers,  excluant  la  réalité, 
marquent  que  ce  n'est  que  figure. 

Tous  ces  passages  ensemble  ne  peuvent  être  dits  de  la 
réalité;  tous  peuvent  être  dits  de  la  figure  :  donc  ils  ne 
sont  pas  dits  de  la  réalité,  mais  de  la  figure.  «  Agnus 
occisus  est  ab  origine  mundi  »  (II,  3). 

On  ne  peut  faire  une  bonne  physionomie  qu'en  accor- 
dant toutes  nos  contrariétés,  et  il  ne  suffit  pas  de  suivre 
une  suite  de  qualités  accordantes  sans  accorder  les  con^ 
traires.  Pour  entendre  le  sens  d'un  auteur,  il  faut  accorder 
tous  les  passages  contraires. 

Ainsi,  pour  entendre  VEcriture,  il  faut  avoir  un  sens 
dans  lequel  tous  les  passages  contraires  s'accordent.  Il  ne 
suffit  pas  d'en  avoir  un  qui  convienne  à  plusieurs  passages 
accordants,  mais  d'en  avoir  un  qui  accorde  les  passages 
même  contraires. 

Tout  auteur  a  un  sens  auquel  tous  les  passages  con- 
traires s'accordent,  ou  il  n'a  point  de  sens  du  tout.  On  ne 
peut  pas  dire  cela  de  l'Ecriture  et  des  prophètes;  ils 
avaient  assurément  trop  bon  sens.  Il  faut  donc  en  chercher 
un  qui  accorde  toutes  les  contrariétés. 

Le  véritable  sens  n'est  donc  pas  celui  des  Juifs;  mais  en 
jÉsus-CuRiST  toutes  les  contradictions  sont  accordées. 

Les  Juifs  ne  sauraient  accorder  la  cessation  de  la 
royauté  et  principauté  prédite  par  Osée  avec  la  prophétie 
de  Jacob. 

Si  on  prend  la  loi,  les  sacrifices,  et  le  royaume,  pour 
réalités,  on  ne  peut  accorder  tous  les  passages.  Il  faut 
donc  par  nécessité  qu'ils  ne  soient  que  figures.  On  ne 
saurait  pas  même  accorder  les  passages  d'un  même  auteur, 
ni  même  d'un  livre,  ni  quelquefois  d'un  même  chapitre.  Ce 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  183 

qui  marque  trop  quel  était  le  sens  de  l'auteur.  Comme 
quand  Éy^cchiel,  ch.  xx,  dit  qu'on  vivra  dans  les  commande- 
ments de  Dieu  et  qu'on  n'y  vivra  pas  (II,  6  et  7). 

Un  portrait  porte  absence  et  présence,  plaisir  et  déplai- 
sir. La  réalité  exclut  absence  et  déplaisir. 

Pour  savoir  si  la  loi  et  les  sacrifices  sont  réalité  ou 
figure,  il  faut  voir  si  les  prophètes,  en  parlant  de  ces  choses, 
y  arrêtaient  leur  vue  et  leur  pensée,  en  sorte  qu'ils  n'y 
vissent  que  cette  ancienne  alliance  ;  ou  s' ils  y  voient  quelque 
autre  chose  dont  elle  fût  la  peinture  ;  car  dans  un  portrait 
on  voit  la  chose  figurée.  Il  ne  faut  pour  cela  qu'examiner 
ce  qu'ils  en  disent. 

Quand  ils  disent  qu'elle  sera  éternelle ,  entendent-ils 
parler  de  Vaillance  de  laquelle  ils  disent  qu'elle  sera 
changée;  et  de  même  des  sacrifices,  etc.?  (II,  \.) 

Le  chiffre  a  deux  sens.  —  Quand  on  surprend  une  lettre 
importante  oit  l'on  trouve  un  sens  clair  et  où  il  est  dit  néan- 
moins que  le  sens  en  est  voilé  et  obscurci;  qu'il  est  caché, 
en  sorte  qu'on  verra  cette  lettre  sans  la  voir  et  qu'on 
l'entendra  sans  l'entendre;  que  doit-on  penser,  sinon  que 
c'est  un  chiffre  à  double  sens;  et  d'autant  plus  qu'on  y 
trouve  des  contrariétés  manifestes  dans  le  sens  littéral? 
Combien  doit-on  estimer  ceux  qui  nous  découvrent  le  chiffre 
et  nous  apprennent  à  connaître  le  sens  caché;  et  principale- 
ment quand  les  principes  qu'ils  en  prennent  sont  tout  à  fait 
naturels  et  clairs/  C'est  ce  qu'a  fait  Jésus-Christ  et  les 
apôtres.  Ils  ont  levé  le  sceau,  il  a  rompu  le  voile  et  décou- 
vert l'esprit.  Ils  nous  ont  appris  pour  cela  que  les  ennemis 
de  l'homme  sont  des  passions;  que  le  Rédempteur  serait 
spirituel  et  son  règne  spirituel;  qu'il  y  aurait  deux  avène- 
ments :  l'un  de  misère,  pour  abaisser  l'homme  superbe, 
Vautre  de  gloire,  pour  élever  Vhomme  humilié;  que  Jésus- 
Christ  serait  Dieu  et  homme.  Les  prophètes  ont  dit  claire- 
ment qu'Israël  serait  toujours  aimé  de  Dieu,  et  que  la  loi 
serait  éternelle;  et  ils  ont  dit  que  Von  n'entendrait  point 
leur  sens  et  qu'il  était  voilé  (II,  'i). 

L'ulililé  des  prophéties  semble  un  peu  compromise  par 


186  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

celte  explication,  car  seuls  les  hommes  doués  de  la  saga- 
cité d'un  Pascal  peuvent  les  interpréter  avec  justesse  et 
tous  les  autres  demeurent  scandalisés  dans  leur  sens  moral 
et  leur  raison.  On  peut  répondre  à  cette  objection  que  Dieu 
a  envoyé  au  monde  des  interprètes  et  des  propagateurs. 

Pascal  la  prévient.  Après  avoir  énoncé  les  longues  tra- 
ditions juives  à  cet  égard  dans  le  fragment  suivant  : 

Les  Juifs  avaient  vieilli  dans  ces  pensées  tert-estres,  que 
Dieu  aimait  leur  père  Abraham^  sa  chair  et  ce  qui  en 
sortait.  Que  pour  cela  il  les  avait  multipliés  et  distingués 
de  tous  les  autres  peuples^  sans  souffrir  qu'ils  s  y  mêlassent; 
que,  quand  ils  languissaient  dans  VEgypte,  il  les  en  retira 
avec  tous  ces  grands  signes  en  leur  faveur;  qu'il  les  nourrit 
de  la  manne  dans  le  désert;  qu'il  les  t7iena  dans  une  terre 
bien  grasse;  qu'il  leur  donna  des  rois  et  im  temple  bien  bâti 
pour  jy  offrir  des  bêtes,  et  par  le  moyen  de  V effusion  de 
leur  sang  qu'ils  seraient  purifiés^  et  qu'il  leur  devait  enfin 
envoyer  le  Messie  pour  les  rendre  maîtres  de  tout  le  monde; 
et  il  a  prédit  le  temps  de  sa  venue  (I,  206). 

Pascal  signale  que  saint  Paul  vint  à  propos  pour  dissiper 
tout  nuage  dans  l'esprit  des  hommes  après  que  Terreur  des 
Juifs  eut  servi  à  la  conservation  par  eux  du  dépôt  des 
promesses  divines  : 

Le  monde  avait  vieilli  dans  ces  erreurs  charnelles,  Jésus- 
CuRiST  est  venu  dans  le  temps  prédit,  mais  non  pas  dans 
l'éclat  attendu;  et  ainji  ils  n'ont  pas  péris  é  que  ce  fût  lui. 
Après  sa  mort,  saint  Paul  est  venu  apprendre  aux  hommes 
que  toutes  ces  choses  étaient  arrivées  en  figures;  que  le 
royaume  de  Dieu  ne  consistait  pas  en  la  chair,  mais  en 
l'esprit;  que  les  ennemis  des  hommes  n'étaient  pas  les  Baby- 
loniens, 7nais  les  passions  ;  que  Dieu  ne  se  plaisait  pas  aux 
temples  faits  de  main,  inais  en  un  cœur  pur  et  humilié; 
que  la  circoncision  du  corps  était  inutile,  mais  qu'il  fallait 
celle  du  cœur;  que  Moïse  ne  leur  avait  pas  donné  le  pain 
du  ciel,  etc. 

Mais  Dieu  n'ayant  pas  voulu  découvrir  ces  choses  à  ce 
peuple^  qui  en  était  indigne,  et  ayant  voulu  néanmoins  les 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  187 

prédire  afin  qu'elles  fussent  crues,  il  en  a  prédit  le  temps 
clairement,  et  les  a  quelquefois  exprimées  clairement,  mais 
abondamment,  en  figures,  afin  que  ceux  qui  aimaient  les 
choses  figurantes  s'y  arrêtassent,  et  que  ceux  qui  aimaient 
les  figurées  les  y  vissent.  [Je  ne  dis  pas  bien.)  (I,  206). 

Tout  arrivait  en  figures.  Voilà  le  chiffre  que  saint  Paul 
nous  donne.  Il  fallait  que  le  Christ  souffrit.  Un  Dieu 
humilié.  Circoncision  de  cœur,  vrai  jeûne,  vrai  sacrifice, 
vrai  temple.  Les  prophètes  ont  indiqué  qu'il  fallait  que  tout 
cela  fût  spirituel  (I,  o). 

//  (Dieu)  nous  a  donc  appris  enfin  que  toutes  ces  choses 
n  étaient  que  figures,  et  ce  que  c'est  que  vraiment  libre,  vrai 
Israélite,  vraie  circoncision,  vrai  pain  du  ciel,  etc.  (II,  6). 

La  dissimulation  des  vrais  biens  n'étail  pas  sans  motifs  : 

Une  des  principales  raisons  pour  lesquelles  les  prophètes 
ont  voilé  les  biens  spirituels  qu'ils  promettaient  sous   les 
figures  des  biens  temporels,  c'est  qu'ils  avaient  affaire  à  un 
peuple  charnel  qu'il  fallait  rendre  dépositaire  du  Testa- 
ment spirituel  (Moli.mer,  I,  254). 

Il  fallait  que,  pour  donner  foi  au  Messie,  il  y  eût  eu  des 
prophéties  précédentes,  et  qu'elles  fussent  portées  par  des 
gens  non  suspects,  et  d'une  diligence  et  fidélité  et  d'un  \èle 
extraordinaire,  et  connus  de  toute  la  terre. 

Pour  faire  réussir  tout  cela.  Dieu  a  choisi  ce  peuple 
charnel,  auquel  il  a  mis  en  dépôt  les  prophéties  qui  prédisent 
le  Messie,  comme  libérateur,  et  dispensateur  des  biens 
charnels  que  ce  peuple  aimait;  et  ainsi  il  a  eu  une  ardeur 
extraordinaire  pour  ses  prophètes,  et  a  porté  à  la  vue  de 
tout  le  monde  ces  livres  qui  prédisent  leur  Messie,  assurant 
toutes  les  nations  qu'il  devait  venir,  et  en  la  manière  prédite 
dans  les  livres  qu'ils  tenaient  ouverts  à  tout  le  monde.  Et 
ainsi  ce  peuple,  déçu  par  l',avènement  ignominieux  et  pauvre 
du  Messie,  ont  été  ses  plus  cruels  ennemis.  De  sorte  que 
voilà  le  peuple  du  monde  le  moins  suspect  de  nous  favoriser., 
et  le  plus  exact  et  le  plus  \élé  qui  se  puisse  dire  pour  sa  loi 
et  pour  ses  prophètes,  qui  les  porte  incorrompus,  etc.  (I, 
207,  208  et  209). 


188  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

...De  sorte  que  ceux  qui  ont  rejeté  et  crucf^e  JÉsus-CnniST, 
qui  leur  a  été  en  scandale^  sont  ceux  qui  portent  les  livres 
qui  témoigne?ît  de  lui  et  qui  disent  qu'il  sera  rejeté  et  en 
scandale;  de  sorte  quils  ont  marqué  que  c'était  lui  en  le 
refusant^  et  quHl  a  été  également  prouvé.,  et  par  les  justes 
Juifs  qui  l'ont  reçu,  et  par  les  injustes  qui  l'ont  rejeté,  l'un 
et  l'autre  ayant  été  prédit  (I,  209). 

Figuratif.  Dieu  s'est  servi  de  la  concupiscence  des  Juifs 
pour  les  faire  servir  à  Jésus-Ciirist. 

Rien  n'est  si  semblable  à  la  charité  que  la  cupidité,  et  rien 
n''y  est  si  contraire.  Ainsi  les  Juifs,  pleins  des  biens  qui 
flattaient  leur  cupidité,  étaient  très  conformes  aux  chré- 
tiens, et  très  contraires .  Et  par  ce  moyen  ils  avaient  les 
deux  qualités  qu'il  fallait  qu'ils  eussent,  d'être  très  con- 
formes au  Messie,  pour  le  figurer,  et  très  contraires,  pour 
n'être  point  témoins  suspects  (II,  184). 

Au  surplus  si  flattée  que  fût  la  cupidité  des  Juifs  par  les 
biens  promis,  les  prodiges  messianiques  n'étaient  pas  de 
nature  à  les  étonner  : 

Les  Juifs  étaient  accoutumés  aux  grands  et  éclatants 
miracles,  et  ainsi  ayant  eu  les  grands  coups  de  la  mer 
Rouge  et  de  la  terre  de  Chanaan  comme  un  abrégé  des 
grandes  choses  de  leur  Messie,  ils  en  attendaient  donc  de 
plus  éclatants  dojit  ceux  de  Moïse  n  étaient  que  les  échan- 
tillons (GUTULL\,  161). 

D'autre  part  les  bons  ne  risquaient  pas  d'être  induits  en 
erreur  : 

Dieu,  pour  rendre  le  Messie  connaissable  aux  bons  et 
méconnaissable  aux  méchants,  l'a  fait  prédire  en  cette 
sorte.  Si  la  manière  du  Messie  eût  été  prédite  clairement, 
il  n'y  eût  point  eu  d'obscurité,  même  pour  les  méchants.  Si 
le  temps  eût  été  prédit  obscurément ,  il  y  eût  eu  obscurité, 
même  pour  les  bons;  car  la  bonté  de  leur  cœur  ne  leur  eût 
pas  fait  entendre  que,  par  exemple,  le  mem  fermé  signifie 
six  cents  ans.  Mais  le  temps  a  été  prédit  clairement,  et  la 
manière  en  figures. 

Par  ce  moyen,  les  méchants,  prenant  les  biens  promis 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  189 

pour  matériels,  s'égarent  malgré  le  temps  prédit  clairement, 
et  les  bons  ne  s'égarent  pas;  car  f  intelligence  des  biens 
promis  dépend  du  cœur,  qui  appelle  bien  ce  qu'il  aime; 
mais  l'intelligence  du  temps  promis  ne  dépend  point  du 
cœur;  et  ainsi  la  prédiction  claire  du  temps,  et  obscure  des 
biens,  ne  déçoit  que  les  seuls  méchants  (II,  50). 

Dès  qu'une/ois  on  a  ouvert  ce  secret,  il  est  impossible  de 
ne  pas  le  voir.  Qu'on  lise  le  Vieil  Testament  en  cette  vue,  et 
qu'on  voie  si  les  sacrifices  étaient  vrais,  si  la  parenté 
d'Abraham  était  la  vraie  cause  de  l'amitié  de  Dieu,  si  la 
terre  promise  était  le  véritable  lieu  de  repos.  Non.  Donc 
c  étaient  des  figures.  Qu'on  voie  de  même  toutes  les  céré- 
monies ordonnées,  tous  les  commandements  qui  ne  sont  pas 
pour  la  charité,  on  verra  que  c'en  sont  les  figures  (II,  11). 

Pascal  consigne  certaines  remarques  utiles  pour  linter- 
prétation  de  la  Bible. 

Le  Vieux  Testament  est  un  chiffre. 

Deux  erreurs  :  i°  prendre  tout  littéralement  ;  2°  prendre 
tout  spirituellement  (II,  184;. 

Tout  ce  qui  ne  va  point  à  la  charité  est  figure. 

L'unique  objet  de  l'Ecriture  est  la  charité.  Tout  ce  qui 
ne  va  point  à  Punique  but  en  est  la  figure  :  car,  puisqu'il 
ny  a  qu'un  but,  tout  ce  qui  n'y  va  point  en  mots  propres 
est  figuré. 

Dieu  diversifie  ainsi  cet  unique  précepte  de  charité  pour 
satisfaire  notre  curiosité,  qui  recherche  la  diversité,  par 
cette  diversité,  qui  nous  mène  toujours  à  notre  imique 
nécessaire.  Car  une  seule  chose  est  nécessaire,  et  nous 
aimons  la  diversité;  et  Dieu  satisfait  à  l'un  et  à  l'autre 
par  ces  diversités,  qui  mènent  au  seul  nécessaire  (II,  9). 

La  distinction  du  charnel  et  du  spirituel  sur  laquelle 
Pascal  fonde  la  théorie  de  la  figure  dans  l'Ancien  Testament 
lui  suggère  les  réflexions  générales  qui  suivent  : 

Les  Juifs  charnels  tiennent  le  milieu  entre  les  Chrétiens 
et  les  Païens.  Les  Païens  ne  connaissent  point  Dieu,  et 
n'aiment  que  la  terre.  Les  Juifs  connaissent  le  vrai  Dieu,  et 
n'aiment  que  la  terre.  Les  Chrétiens   connaissent  le  vrai 


190  LA  VRAIE   RELIGION   SELON   PASCAL 

Dieu^  et  7i  aiment  point  la  terre.  Les  Juifs  et  les  Païens 
aiment  les  mêmes  biens.  Les  Juifs  et  les  Chrétiens 
connaissent  le  même  Dieu.  Les  Juifs  étaient  de  deux  sortes  : 
les  ims  n  avaient  que  les  affections  païennes.,  les  autres 
avaient  les  affections  chrétiennes  (I,  211). 

Deux  so7'tes  d'hommes  en  chaque  religion.  Parmi  les 
Païens,  des  adorateurs  des  bêtes,  et  les  autres^  adorateurs 
d'un  seul  Dieu  dans  la  religion  naturelle.  Parmi  les  Juifs, 
les  charnels,  et  les  spirituels,  qui  étaient  les  Chrétiens  de 
la  loi  ancienne.  Parmi  les  Chrétiens,  les  grossiers,  qui  sont 
les  Juifs  de  la  loi  nouvelle.  Les  Juifs  charnels  attendaient 
un  Messie  charnel;  et  les  Chrétiens  grossiers  croient  que  le 
Messie  les  a  dispetisés  d'aimer  Dieu.  Les  vrais  Juifs  et  les 
vrais  Chrétiens  adorent  un  Messie  qui  les  fait  aimer 
Dieu  (I,  211). 

Cette  même  distinction  divise  les  hommes  en  deux 
groupes  à  qui  Pascal  fait  respectivement  leurs  parts  : 

Il  y  en  a  qui  voient  bien  qu'il  n'y  a  pas  d'autre  ennemi 
de  Vhomme  que  la  concupiscence,  qui  le  détoutvie  de  DieUy 
et  non  pas  Dieu;  ni  d'autre  bien  que  Dieu,  et  non  pas  une 
terre  grasse.  Ceux  qui  croient  que  le  bien  de  Vhomme  est 
en  la  chair,  et  le  mal  en  ce  qui  le  détourne  des  plaisirs  des 
sens,  qu'il  s''en  soûle  et  qu'il  y  meure.  Mais  ceux  qui 
cherchent  Dieu  de  tout  leur  cœur,  qui  n'ont  de  déplaisir  que 
d'être  privés  de  sa  vue,  qui  n'ont  de  désir  que  pour  le  pos- 
séder et  d'ennemis  que  ceux  qui  les  en  détournent,  qui 
s'affligent  de  se  voir  environnés  et  dominés  de  tels  ennemis; 
qu''ils  se  consolent,  je  leur  annonce  une  heureuse  Jiouvelle  : 
il  y  a  un  libérateur  pour  eux,  je  le  leur  ferai  voir  ;  je  leur 
montrerai  qu'il  y  a  un  Dieu  pour  eux;  je  ne  le  ferai  pas 
voir  aux  autres.  Je  ferai  voir  qu'un  Messie  a  été  promis, 
qui  délivrerait  des  ennemis,  et  qu'ail  en  est  venu  un  pour 
délivrer  des  iniquités ,  mais  non  des  ennemis  (II,  10). 


CHAPITRE   X 


ORDRE  DES  PENSEES  DE  PASCAL  QUI  MANIFESTENT  LES  DEGRES 
d'importance  qu'il  ATTRIBUAIT  AUX  PROPHÉTIES,  AUX  FIGURES 
ET  AUX  MIRACLES. 


Nous  allons  examiner,  dans  Tordre  qui  les  éclaire  rautuel- 
lemenl,  les  Pensées  où  Pascal  exprime  son  sentiment  assez 
complexe  sur  la  valeur  probante  des  prophéties.  Il  définit 
la  révélation  prophétique  :  Prophétiser,  c'est  parler  de  Dieu^ 
non  par  preuve  du  dehors^  mais  par  sentiment  intérieur  et 
immédiat  (II,  183). 

Une  prophétie  est  donc  une  révélation,  sans  intermédiaire, 
parlant,  la  plus  sûre  possible,  qui,  par  l'accomplissement 
du  fait  révélé,  devient  de  particulière  générale,  d'indivi- 
duelle universelle.  La  relation  établie  entre  l'esprit  du 
prophète  et  l'événement  futur  qu'il  annonce,  la  prévision, 
en  un  mot,  n'étant  explicable  par  aucun  des  procédés 
ordinaires  de  la  nature,  est  à  ce  titre  surnaturelle,  il  s'en- 
suit que  la  prophétie  est  l'effet  d'une  intervention  spéciale 
de  Dieu  dans  l'ordre  qu'il  a  établi  dès  la  création  du  monde, 
c'est-à-dire  en  réalité  un  miracle,  bien  que  dans  les  Livres 
Saints  la  prophétie  ne  soit  pas  appelée  miracle,  comme 
Pascal  l'a  remarqué  lui-môme  (11,68).  Le  miracle  constaté 
prouve  du  môme  coup  la  véracité  du  prophète,  la  vérité  de 
la  religion  qu'il  professe,  et,  par  suile,  celle  du  Dieu  qui 
l'a  suscité.  C'est,  avec  la  conservation  merveilleuse  de  la 
religion  judteo-chrétienne  à  travers  des  épreuves  séculaires, 
le  plus  probant  de  tous  les  miracles.  Tous  les  autres  ne 


192  LA  VRAIE  RELIGION  SELON   PASCAL 

sont  incontestables  que  pour  les  témoins  oculaires,  et  encore 
ceux-ci  peuvent-ils  craindre  d'avoir  été  les  jouets  d'une 
hallucination  ou  d'une  supercherie;  une  prédiction  vérifiée 
par  l'événement  ne  laisse  place  à  aucun  doute  pour  per- 
sonne. Son  accomplissement  garantit,  en  efl'et,  tout 
ensemble  et  que  le  prophète  était  sincère  et  qu'il  n'était 
pas  dupe  de  son  imagination  ou  de  ses  sens.  Qu'un  homme 
entende  ou  croie  entendre  en  son  for  intime  le  verbe  divin, 
cette  révélation  ne  vaut  que  pour  lui  ;  les  autres  ont  le  droit 
de  n'y  voir  qu'une  illusion,  de  suspecter  même  sa  bonne 
foi.  Mais  si  cette  parole  intérieure  annonce  un  événement 
futur,  il  deviendra  possible  de  la  contrôler  et,  si  l'événe- 
ment qu'elle  prédit  se  réalise,  il  faudra  bien  la  reconnaître 
d'origine  surnaturelle,  divine.  Aussi  Pascal  altache-t-il  à 
la  prophétie  uue  souveraine  importance  : 

La  plus  grande  des  preuves  de  Jésus-Curist  sont  les 
prophéties...  V événement  qui  les  a  remplies  est  un  miracle 
subsistant  depuis  la  naissance  de  lEglise  jusques  à  la  fin 
(II,  21). 

La  prophétie  accomplie  suppose  la  révélation  que  Dieu 
a  faite  au  prophète  de  l'événement  futur  et  la  réalisation 
de  celui-ci.  Mais  il  faut  que  la  réalisation  du  fait  soit  cer- 
taine, qu'elle  puisse  être  considérée  comme  historiquement 
établie  par  des  témoignages  irréfragables.  Les  contempo- 
rains qui  y  ont  assisté  en  sont  certains,  mais  les  hommes 
qui  sont  nés  longtemps  après  ne  peuvent  la  connaître  que 
par  la  tradition  orale  ou  écrite  transmise  depuis  ceux-là 
jusqu'à  eux,  et  ne  sauraient  l'accepter  sans  l'avoir  soumise 
à  un  examen  critique  d'autant  plus  sévère  que  la  question 
du  surnaturel  est  engagée  dans  cette  question  de  fait.  Une 
prédiction  véridique  à  très  longue  échéance  constitue  un 
phénomène  si  extraordinaire,  qu'il  n'est  permis  d'y  croire 
et  de  l'enseigner  qu'avec  précaution,  après  avoir  prévenu  et 
dissipé  tout  soupçon  d'erreur  ou  de  fraude.  Assurément,  si 
la  prophétie  était  toujours  formulée  en  termes  explicites  et 
précis,  et  qu'ainsi  l'événement  prédit  fût  désigné  sans  con- 
fusion possible,  elle  serait  trop  aisée  à  vérifier  pour  qu'on 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  193 

pût  s'y  tromper  ou  en  falsifier  la  preuve.  Mais  tel  n'est 
point  le  cas  des  prophéties  de  l'Ancien  Testament.  Les 
termes  en  sont  figurés  et  élastiques;  point  assez,  sans 
doute,  pour  en  permettre  une  application  tout  arbitraire 
aux  faits  historiques,  assez  toutefois  pour  que  les  intéressés 
en  puissent  solliciter  l'adaptation  à  des  faits  qui  s'y  prê- 
tent sans  y  être  manifestement  conformes. 

Le  temps,  prédit  par  l'état  du  peuple  juif ^  par  Vétat  du 
peuple  païen,  par  Vétat  du  temple,  par  le  nombre  des  années. 
Il  faut  être  hardi  pour  prédire  une  même  chose  en  tant  de 
manières  (II,  22). 

Oui,  mais  la  seule  prédiction  précise,  le  nombre  des 
années,  n'a  pu  se  vérifier. 

Les  jo  semaines  de  Daniel  sont  équivoques  pour  le  terme 
du  commencement,  à  cause  des  termes  de  la  prophétie;  et 
pour  le  terme  de  la  fin,  à  cause  des  diversités  des  chrono- 
logistes.  Mais  toute  cette  différence  ne  va  qu'à  200  ans 
(II,  29). 

Pascal  s'en  contente;  c'est  ce  qu'on  appelle  :  faire  contre 
fortune  bon  cœur. 

On  Ji  entend  les  prophéties  que  quand  on  voit  les  choses 
arrivées  (II,  179).  Cette  remarque  est  alarmante.  Il  serait 
invraisemblable  que  rien  de  tout  cela  ne  l'eût  inquiété.  Il 
a  beau  savoir  que  le  péché  originel  interdit  la  pleine 
lumière  ou  même,  selon  la  doctrine  janséniste,  toute 
lumière  à  lintelligence  humaine  déchue,  et  qu'ainsi  toute 
adhésion  au  fondement  de  la  religion  doit  impliquer  un 
acte  de  foi,  néanmoins,  dans  la  part  plus  ou  moins  res- 
treinte concédée  par  la  foi  à  la  raison,  il  apporte  les  invin- 
cibles habitudes  d'esprit  du  savant  et  ne  se  dissimule  pas 
l'incertitude  qui  naît  de  l'indétermination  essentielle  aux 
termes  de  toute  prophétie.  D'ailleurs,  nous  avons  vu  précé- 
demment qu'il  en  fait  l'aveu  :  Les  prophéties,  les  miracles 
mêmes  ne  sont  pas  de  telle  nature  qu'on  puisse  dire  qu'ils 
sont  absolument  convaincants  (11,  90).  Mais  la  foi  aura  le 
dernier  mot;  de  ce  que  l'obscurité  dans  les  prophéties  est 
inévitable  il  ne  conclut  pas  que  toute  clarté  y  manque  au 

Sully  Prudhommk.  13 


194  LA  VRAIE  RELIGION   SELON  PASCAL 

point  d'empêcher  d'y  croire.  Il  suffit  qu'on  ne  puisse  dire 
que  ce  soit  être  sans  raison  que  de  les  croire  (II,  90);  la 
foi  fait  le  reste.  La  mission  secourablede  la  foi  a  môme  sur 
le  jugement  une  influence  préventive.  C'est  elle,  à  coup  sûr, 
qui  prémunit  inconsciemment  Pascal  contre  la  tentation  de 
se  demander  si,  par  hasard,  le  Nouveau  Testament,  dont  la 
rédaction  n'est  pas  homogène  et  a  été  précédée  d'une  assez 
longue  tradition  orale,  ne  serait  point  un  récit  tout 
ensemble  étrangement  composite  et  pieusement  artificiel 
de  la  vie  du  Christ,  arrangée  peu  à  peu  de  manière  à  s'ac- 
commoder aux  prophéties  de  l'Ancien  Testament.  Une 
pareille  idée,  fût-ce  en  tant  que  simple  hypothèse,  a  quchjue 
chose  de  sacrilège  qui  répugne  à  sa  piété  de  chrétien  et 
devait  l'interdire  môme  à  sa  scrupuleuse  défiance  de  savant; 
elle  ne  s'est  même  pas  présentée  à  son  esprit.  La  critique 
moderne,  surtout  la  critique  allemande  du  milieu  du  siècle 
dernier,  complètement  affranchie  du  mysticisme,  pouvait 
seule  l'émettre  et  la  discuter.  Elle  semble  depuis  lors  avoir 
perdu  beaucoup  de  terrain.  Notre  incompétence  nous  dis- 
pense de  l'adopter  comme  de  la  rejeter;  nous  remarquons 
seulement  que  Pascal  n'a  pas  trouvé  dans  son  génie  une 
initiative  qui  lui  permît  môme  de  se  placer  au  point  de  vue 
que  nous  mentionnons.  Sans  aller  jusque-là  le  libre  examen 
lui  était  bien  difficile. 

Le  plus  puissant  esprit  scientifique,  circonvenu  par  les 
mille  influences  de  l'hérédité  et  du  milieu  social,  est  exposé 
à  perdre  de  son  indépendance  et  de  sa  largeur.  Il  voit  plus 
directement  et  plus  loin  que  le  vulgaire,  mais  son  horizon 
est  fatalement  rétréci  par  les  œillères  qu'il  lient,  à  son 
insu,  de  ses  ancôtres  et  de  ses  contemporains.  Sans  doute 
c'est  le  propre  du  génie  de  changer,  de  renouveler  le  point 
de  vue  accoutumé,  comme  aussi  de  pénétrer  à  fond  ce  qu'il 
regarde;  mais  l'un  est  peut-être  plus  difficile  encore  que 
l'autre,  et  le  regard  de  Pascal  était  peut-être  plus  péné- 
trant qu'étendu,  car  il  n'a  point,  comme  Descartes  et  Leib- 
nitz,  inventé  en  géométrie  de  grande  méthode.  Quoi  qu'il 
en  soit,  son   aveu  précité,  si  l'on  tient  compte  de  son 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  19o 

préjugé  favorable  au  christianisme,  atteste  en  lui,  sinon 
une  hardiesse,  du  moins  une  droiture  de  critique  plus 
forte  que  rinclinalion  du  cœur.  Ce  (jui  le  rassure,  c'est 
que  l'avènement  de  Jésus-Christ  n'a  pas  été  prédit  ^oz/r  le 
temps  et  pour  la  manière,  par  un  homme  seulement,  et  ce 
serait  déjà  d'une /orce  iiî/îfîie  (II,  22),  mais  qu'il  l'a  été  par 
une  suite  d'hommes,  durant  quatre  mille  ans,  malgré 
toutes  sortes  de  menaces  et  de  persécutions  :  Je  ne  crois 
que  les  histoires  dont  les  témoins  se  feraient  égorger 
(II,  107). 

C'est,  en  outre,  que  les  prophéties  ont  été  distribuées  par 
tous  les  lieux  &  conservées  dans  tous  les  temps  {Mouler,  1, 199), 
pour  faire  croire  de  tout  le  monde  l'Évangile;  et  que  ce 
concert  n'a  point  été  un  elTet  du  hasard,  car  il  a  lui-même 
été  prédit.  Voilà  bien  des  raisons  d'écarter  toute  supposi- 
tion d'erreur  et  de  fraude  ;  ces  raisons  suffisent,  du  moins, 
à  étayer  la  croyance,  à  justifier  la  foi.  Mais,  dira-t-on,  si  la 
foi  a  besoin  de  quelque  fondement  rationnel,  si  elle  doit 
s'appuyer  sur  autre  chose  que  sur  elle-même,  ne  cesse- 
t-elle  pas  par  cela  même  d'être  un  moyen  de  connaître  réel- 
lement distinct  et  indépendant  de  la  raison?  Ne  perd-elle 
pas  sa  vertu  même,  qui  lui  permet  précisément  de  s'en 
passer,  et  sa  fonction  propre  qui  est  de  la  suppléer?  Pascal 
semble  importuné  par  cette  contradiction  impliquée  dans 
l'usage  d'une  preuve  empirique,  telle  que  l'accomplisse- 
ment d'une  prophétie,  pour  communiquer  la  foi.  Cette 
preuve  est,  au  fond,  une  concession  faite  aux  dépens  de 
celle-ci  à  la  raison,  puisqu'elle  a  pour  but  de  convaincre  et 
non  de  toucher.  C'est  le  propre  de  la  foi  chrétienne  d'être 
un  pur  don  de  Dieu,  de  ne  pas  se  communiquer  par  le  rai- 
sonnement. Les  autres  religions  ne  disent  pas  cela  de  leur 
foi;  elles  ne  donnaient  que  le  raisonnement  pour  y  arriver, 
qui  n'y  mène  pas  néanmoins  (II,  158). 

Le  vrai  croyant  est  celui  qui  adhère  au  christianisme 
par  un  élan  immédiat  du  cœur.  Tout  ce  qui  s'interpose 
entre  le  cœur  et  son  divin  objet,  tout  témoignage  intermé- 
diaire le  distrait  de  sa  fonction  et  l'usurpe.  Pascal  ne  nous 


196  LA   VRAIE   RELIGION   SELON   PASCAL 

révèle-t-il  pas  sa  pensée  intime  sur  ce  point,  dans  le  iVa{^- 
ment  suivant,  qui  au  premier  abord  déconcerte  : 

Les  prophéties  citées  dans  l'Evangile,  vous  croye:{  qu'elles 
sont  rapportées  pour  vous  faire  croire.  Non;  c  est  pour 
vous  éloigner  de  croire  (II,  52.)  Elles  dispensent,  en  effet, 
de  l'acte  de  foi,  C'est  dans  le  môme  esprit,  nous  l'avons 
déjà  signalé,  qu'il  dit  ailleurs  :  Les  miracles  ne  servent  pas 
à  convertir,  mais  à  condamner  [U,  158). 

Les  prophéties  et  les  miracles  rendent,  en  effet,  l'acte  de 
foi  proprement  dit  superflu,  puisque  ces  preuves  empiri- 
ques suffisent  à  déterminer  l'adhésion  au  christianisme. 

Malgré  tout,  en  se  considérant  d'abord  comme  isolé  dans 
l'infini  et  livré  aux  seules  ressources  naturelles  de  Tintelli- 
gence  humaine,  en  se  mettant  à  la  place  de  ceux  qu'il  se 
proposait  de  convertir,  Pascal  a  bien  été  obligé  de  donner 
le  pas  à  la  preuve  empirique  sur  la  pure  inspiration  de  la 
foi.  Il  a  dû  s'appliquer  uniquement  à  mettre  en  lumière 
tout  ce  que  les  prophéties  ont  de  probant  en  faveur  de  la 
religion  qui  lui  semblait  la  plus  digne  d'examen  et  de 
crédit.  Ajoutons  qu'il  admire  en  savant  la  divine  ordon- 
nance de  cette  démonstration  dont  il  adore  en  chrétien 
l'auteur  :  ...  Plus  je  les  examine,  plus  j'j^  trouve  de  vérités. 

Je  trouve  cet  enchaînement,  cette  religion  toute  divine 
dans  son  autorité,  dans  sa  durée,  dans  sa  perpétuité,  dans 
sa  morale,  dans  sa  conduite,  dans  sa  doctrine,  dans  ses 
effets  (I,  214). 

Ce  jugement  est  le  fruit  de  sa  critique;  son  enthousiasme 
est  ici  réfléchi,  procédant  de  sa  raison;  de  sa  raison,  non 
de  sa  foi.  Mais  il  ne  prétend  pas  que  le  raisonnement  suf- 
fise à  la  conversion  de  l'incrédule.  II  semble  craindre  de 
rendre  ainsi  l'acte  de  foi  inutile  et  il  insiste  avec  une 
vigueur  singulière  sur  la  vertu  de  la  croix  pour  toucher  les 
Ames  : 

Cette  religion  si  grande  en  miracles  {saints  Pères  irré- 
prochables; savants  et  grands,  témoins,  martyrs,  rois 
[David]  établis;  Isaïe,  prince  du  sang)  ;  si  grande  en  science  ; 
après  avoir  étalé  tous  ses  miracles  et  toute  sa  sagesse,  elle 


PREUVES  HISTORIQUES  DU  CHRISTIANISME  197 

réprouve  tout  cela  et  dit  qu'elle  fi' a  ni  sagesse  ni  signes, 
mais  la  croix  et  la  folie.  Car  ceux  qui  par  ces  signes  et 
cette  sagesse  ont  mérité  votre  créance,  et  qui  vous  ont 
prouvé  leur  caractère,  vous  déclarent  que  rien  de  tout  cela 
ne  peut  vous  changer,  et  nous  rendre  capables  de  connaître 
et  aimer  Dieu,  que  la  vertu  de  la  folie  de  la  croix,  sans 
sagesse  ni  signes;  et  non  point  les  signes  sans  cette  vertu. 
Ainsi  notre  religion  est  folle,  en  regardant  à  la  cause 
effective,  et  sage  en  regardant  à  la  sagesse  qui jr  prépare 
(II,  200). 

Telle  qu'elle  est,  elle  communique  la  vie  à  ses  adeptes. 

La  foi  reçue  au  baptême  est  la  source  de  toute  la  vie  des 
chrétiens  et  des  convertis. 


DEUXIÈME  PARTIE 

EN    QUOI    CONSISTE    ET    COMMENT   S'OPÈRE 
LA    RÉDEMPTION. 


CHAPITRE    PREMIER 


l'uOMME  déchu  peut  néanmoins  opérer  son  salut.  —  DÉFINI- 
TION LOGIQUE  DE  LA  GRACE  ET  DE  LA  NATURE.  —  EN  QUOI  CON- 
SISTE LA  RÉDEMPTION.  —  TUÉORIE  DE  LA  GRACE  SELON  SAINT 
AUGUSTIN  ET  SELON  SAINT  THOMAS.  —  LE  DOGMK  DE  LA  GRACE 
CONSACRÉ  PAR  LE  CONCILE  Dk'  TRENTE.  —  l'ENSEIGNEMENT 
ORTHODOXE  CONFIRME  LES  DÉFINITIONS  PUREMENT  LOGIQUES  DE 
LA  GRACE.  — LE  DOGME,  HUMAINEMENT  IRRATIONNEL,  n'eST  PAS 
PAR  CELA  SEUL  INADMISSIBLE.  —  LA  PRÉDESTINATION;  LES  RAP- 
PORTS DE  LA  GRACE  ET  DU  LIBRE  ARBITRE  DEMEURENT  INDÉTER- 
MINÉS ;    SOURCE   d'hérésies. 

Pascal  lient  donc  pour  démontré  par  robservalion  psy- 
chologique et  par  les  faits  historiques  relatés  dans  les  Livres 
Saints  que  l'homme  est  déchu  de  sa  dignité  primitive,  que 
.Jésus-Christ  est  le  Messie  et  qu'il  est  venu  abolir  les  suites 
du  péché  originel,  racheter  le  genre  humain. 

Racheter  n'est  pas  synonyme  ici  de  provoquer  une 
amnistie,  au  sens  qu'on  attache  ordinairement  à  ce  mot, 
c'est-à-dire  de  faire  remettre  par  le  souverain  à  une  collec- 
tivité la  peine  qu'elle  a  encourue  dans  chacun  de  ses  mem- 
bres pour  un  commun  attentalà  la  loi,  de  sorte  qu'il  n'existe 
aucune  solidarité  entre  cet  attentat  et  les  autres  fautes, 
les  fautes  propres  à  chacun  d'eux.  Ici,  au  contraire,  l'at- 
tentat collectif,  le  péché  originel  ayant  corrompu  la  volonté 
chez  tous  les  hommes,  chacun  est  exposé  à  pécher  indivi- 
duellement par  suite  de  ce  péché  môme,  racine  de  tous  les 
autres.  Aussi  chacun  risque-t-il  d'encourir  la  peine  de  la 


202  LA  VRAIE  RELIGIUN   SELON  PASCAL 

damnation,  celle  du  premier  péché,  s'il  en  commet  d'aulres, 
à  moins  qu'il  ne  meure  en  état  de  grûce.  Qu'est-ce  donc 
que  la  grAce?  Quel  est  cet  instrument  de  la  Rédemption? 
Il  est  pour  nous  de  première  importance  de  nous  en  faire 
une  idée  nette. 

Dans  quelque  acception  qu'on  prenne  le  mot  grâce,  le 
sens  de  ce  mot  implique  essentiellement  ^/'a/z/zïe,  libre  don 
d'une  chose  qui  n'est  pas  due,  en  un  mot  faveur.  Or,  rien 
ne  pouvant  être  dû  à  ce  qui  n'existe  pas  encore,  la  création 
du  monde  est  par  excellence  un  acte  de  la  grocc  divine. 
Pour  le  croyant  chrétien  tout  ce  qui  n'est  pas  Dieu  dérive 
immédiatement  ou  médiatement  de  Dieu  par  cet  acte  ini- 
.  tial.  Dérive  de  Dieu  médiatement  la  douleur  soit  physique, 
soit  morale.  La  douleur  s'explique  et  se  justifie  parle  péché 
originel,  et  celui-ci  à  son  tour  par  la  création  du  libre 
arbitre  humain  sur  lequel  finalement  retombe  toute  la  res- 
ponsabilité du  mal  moral  et  de  ses  suites.  Rien  de  ce  que 
réprouve  la  conscience  n'est  donc  imputable  à  la  volonté 
divine.  L'œuvre  delà  grûce  créatrice,  à  savoir  le  monde  et 
ses  lois,  c'est  ce  qu'on  appelle  la  nature. 

Sur  cet  effet  général  et  perpétuel  des  premiers  décrets  de 
la  volonté  créatrice  viennent  postérieurement  se  greffer  des 
effets  accidentels  et  particuliers  de  cette  même  volonté 
divine,  lesquels  introduisent  dans  la  trame  naturelle  des 
phénomènes,  soit  physiques,  soit  moraux,  certaines  modi- 
fications qui  ne  s'expliquent  pas  entièrement  parla  nature. 
Ce  sont  les  miracles  et  les  dons  de  la  grâce,  ou  sens  spé- 
cial que  la  théologie  chrétienne  attribue  à  ce  mot;  cette 
grâce  ne  vise  que  le  salut  de  l'homme  par  un  divin  remède 
à  ses  infirmités  et  à  ses  défaillances. 

Nous  allons  tâcher  de  déduire  ce  sens  logiquement  des 
faits  attestés  par  les  monuments  sacrés  pour  nous  assurer 
que  le  dogme  est  engagé  dans  la  trame  purement  logique 
des  Pensées  de  Pascal. 

D'une  part,  les  misères  et  les  faiblesses  de  l'homme  tel 
qu'il  est  aujourd'hui,  et,  d'autre  part,  les  refus  et  les  résis- 
tances que  rencontrent  dans  son  miheu  son  instinct  de  con- 


LA   RÉDEMPTION  203 

crvalion  cl  sa  volonté  de  vivre,  voilà  ce  qui  détermine  pré- 
sentement sa  condition  terrestre.  Celte  condition,  aux  yeux 
de  Pascal  et  de  tous  les  croyants  chrétiens,  ne  saurait  s'ex- 
pliquer que  par  une  déchéance.  Une  chute  primordiale, 
conséquence  d'une  faute,  a  modifié  dii  même  coup  l'es- 
sence de  l'homme  et  les  ressources  offertes  par  la  terre  à  la 
satisfaction  des  besoins,  des  désirs,  et  des  aspirations  affé- 
rents à  ses  aptitudes  innées.  Quelles  sont  exactement  les 
suites  du  péché  originel?  Quelles  sont-elles  du  moins  au 
point  de  vue  exclusivement  moral?  En  quoi  consiste  la 
déchéance  de  l'ûme?  Jusqu'à  quel  point  l'essence  humaine 
est-elle  déchue?  Ne  lui  reste-t-il  rien  de  sa  dignité  native, 
c'est-à-dire  de  son  rang,  du  degré  qu'elle  a  occupé  sur 
réchellc  ascendante  des  essences  créées?  L'homme  tombé  en 
a-t-iltout  perdu  ou  en  a-t-il  gardé  quelque  chose?  N'a-t-il 
pas  conservé  quelque  aptitude  à  valoir,  et,  par  son  mérite, 
en  vertu  d'un  effort  personnel,  à  réparer  la  défaillance 
anceslralc,  funeste  héritage  de  ses  premiers  parents?  Peut- 
il,  en  un  mol,  faire  son  salut? 

Il  ne  le  peut  certainement  pas  tout  seul,  sans  aucune 
médiation  entre  Dieu,  qu'il  a  offensé,  et  lui;  car,  s'il  le  pou- 
vait, le  sacrifice  accompli  par  Jésus  sur  la  croix  serait  sans 
raison  d'être.  Mais,  du  moins,  l'homme  peut-il  coopérer  à 
son  salut?  Assurément,  puisqu'il  le  doit.  Il  le  doit,  car  le 
Christ,  en  rachetant  le  péché  originel  par  son  supplice,  en 
sauvant  l'homme,  ne  le  dispense  nullement  de  valoir  par 
lui-mêmedans  une  cerf  aine  mesure,  d'associer  au  moins  son 
propre  effort  aux  mérites  du  Rédempteur.  Ce  qui  le  prouve, 
c'est  que  les  individus  qui  ne  valent  rien  ne  vont  pas  au 
ciel;  ils  vont  au  purgatoire  ou  en  enfer.  Les  damnés  ne  sont 
pas  seulement  coupables  par  hérédité,  ils  le  sont,  en  outre, 
par  leur  propre  fait;  par  une  désobéissance  personnelle  aux 
commandements  sacrés.  Par  contre,  ceux  qui  ne  sont  pas 
damnés,  les  élus,  y  ont  obéi  spontanément,  par  un  bon 
mouvement  de  leur  volonté.  Mais  ce  bon  mouvement,  ne 
pouvant  suppléer  ni  supplanter  la  mission  du  Christ,  est 
toujours  insuffisant  :  il  n'opère  pas  entièrement  le  salut. 


204  LA  VRAIE   RELIGION  SELON  PASCAL 

Ainsi  la  rédemption  consiste  à  rendre  possible  le  salut  de 
chaque  homme.  Elle  est  doublement  conditionnelle  :  il  faut 
que  Dieu  consente  à  pardonner,  à  restituer  par  une  seconde 
création  sa  nature  primitive  à  l'homme  déchu,  mais  il  faut 
d'abord  que  l'homme  témoigne  par  son  initiative  propre 
qu'il  s'y  prête.  Le  péché  originel,  en  effet,  n'a  pas  aboli  le 
libre  arbitre;  l'individu  est  demeuré  capable  d'opter  pour 
le  bien,  d'y  tendre  sans  être  capable  de  le  pratiquer  tout 
seul  ;  il  n'est  sauvé  que  s'il  déploie  pour  le  faire  tout  l'elTort 
personnel  dont  sa  volonté  dispose.  Cet  effort  étant  d'ailleurs 
toujours  insuffisant,  les  mérites  de  Jésus-Christ  détermi- 
nent Dieu  à  le  corroborer  pour  le  rendre  efficace.  Cette 
intervention  divine  dans  la  conduite  humaine  est  la  grâce 
au  sens  théologique  du  mot. 

Ce  sens  est  en  effet  déterminé  par  le  concile  de  Trente  et 
la  formule  que  donne  ce  concile  du  dogme  de  la  grâce 
répond  précisément  à  la  définition  précédente.  L'essentiel 
de  ce  dogme  est  résumé  dans  le  Catéchisme  du  diocèse  de 
Paris.  Voici  textuellement  ce  qu'il  enseigne  : 

1°  Nous  ne  pouvons  observer  les  commandements  et 
éviter  le  péché  qu'avec  la  grâce  de  Dieu. 

2°  La  grâce  est  un  don  surnaturel  ou  un  secours  que  Dieu 
nous  accorde  par  pure  bonté,  et  en  vue  des  mérites  de 
Jésus-Christ,  pour  nous  aider  à  faire  notre  salut. 

3°  Il  y  a  deux  sortes  de  grâces  :  la  grâce  habituelle  ou 
sanctifiante,  et  la  grâce  actuelle. 

4«  La  grâce  habituelle  est  une  grâce  qui  demeure  en 
notre  âme,  et  qui  la  rend  sainte  et  agréable  aux  yeux  de 
Dieu. 

o*"  Nous  pouvons  perdre  la  grâce  habituelle,  un  seul  péché 
mortel  suffit  pour  nous  en  priver. 

6"  La  grâce  actuelle  est  un  secours  du  moment  par  lequel 
Dieu  éclaire  notre  esprit  et  touche  notre  cœur  pour  nous 
exciter  et  nous  aider  à  faire  le  bien  et  à  éviter  le  mal. 

7"  La  grâce  actuelle  nous  est  si  nécessaire,  que  sans  elle 
nous  ne  pouvons  rien  qui  soit  utile  pour  notre  salut. 

8"  Dieu  nous  donne  la  grâce  actuelle  toutes  les  fois  que 


LA  RÉDEMPTION  205 

nous  en  avons  besoin  et  que  nous  la  demandons  comme  il 
faut. 

O"  On  poul  résister  à  la  grûce,  el  malheureusement  on 
n"y  résiste  que  trop  souvent. 

10°  Dieu  nous  donne  ordinairement  la  grâce  par  le  moyen 
de  la  prière  et  par  la  vertu  des  sacrements. 

Ces  dix  articles  du  dogme  de  la  grâce  satisfont  aux  con- 
ditions déduites  plus  haut  des  faits  consignés  dans  les 
Livres  Saints.  En  effet,  dans  les  articles  l^et  2°  la  nécessité 
dune  médiation  pour  le  salut  de  l'homme  est  affirmée  par 
les  effets  de  la  grâce  de  Dieu  accordée  en  vue  des  mérites 
de  Jésus-Christ.  La  nécessité  de  la  coopération  de  l'homme 
à  son  salut  est  affirmée  par  la  fin  de  l'article  8°.  Le  libre 
arbitre  que  suppose  celte  coopération  est,  en  outre, 
affirmé  par  les  articles  l'^et  5°,  qui  font  mention  du  péché 
en  général,  non  pas  seulement  du  péché  originel,  et  par 
l'article  0". 

Nous  ne  sommes  pas  surpris  ([ue  Pascal  ait  adhéré  sans 
peine  à  l'économie  fondamentale  de  l'intervention  divine 
dans  l'opération  du  salut,  puisque,  les  monuments  sacrés, 
les  témoignages  traditionnels  de  la  chute  étant  admis  par 
lui,  celte  économie  est  logique;  mais  nous  voudrions  con- 
naître clairement  la  solution  qu'il  donnait  au  problème 
qu'en  soulèvent  les  conséquences  au  point  de  vue  du  libre 
arbitre.  Ce  problème  a  dû  inquiéter  singulièrement  sa 
raison  ;  nous  verrons  que  le  recueil  des  Pensées  ne  satis- 
fait qu'à  demi  notre  curiosité  à  cet  égard. 

Si  l'action  de  la  grâce  était  conciliable  avec  le  libre 
arbitre,  cette  question  n'aurait  pas  tant  exercé  les  esprits 
jusqu'au  milieu  du  xvr  siècle;  elle  n'eût  pas  fait  pulluler 
les  hérésies.  La  lutte  de  l'Église  avec  celles  ci  est  épique 
et  nous  laissons  aux  spécialistes  érudits  le  soin  d'en 
dépouiller  l'énorme  bibliograpliie.  Nous  indiquerons  seule- 
ment à  grands  traits  la  matière  du  débat,  car  nous  n'en 
avons  pas  étudié  les  péripéties. 

Avant  le  concile  de  Trente  qui  a  fixé  la  définition,  les 
modes  el  les  effets  de  la  grâce,  une  discussion  très  ancienne. 


206  LA   VRAIE   RELIGION  SELON  PASCAL 

très  longue  et  très  subtile  s'était  élevée  sur  celte  matière, 
et  il  s'en  faut  que  la  question  ait  été  résolue  par  tous  les 
docteurs  de  la  même  façon  et  comme  l'a  fait  ce  concile. 
Dans  les  traités  théologiques,  la  grâce  aflecte  un  grand 
nombre  de  qualifications.  Rappelons  la  grâce  habituelle 
(Justifiante  et  sanctifiante^  renfermant  les  vertus  infuses  et 
les  dons  du  Saint  Esprit,  inséparable  de  la  charité  parfaite) 
et  la  grâce  actuelle.  Dans  celle-ci  on  distingue  :  1°  selon 
les  facultés  qu'elle  intéresse  la  grâce  de  santé.,  illumina- 
tion soudaine  de  l'esprit,  la  seule  nécessaire  à  Adam  avant 
le  péché,  et  \a grâce  médicinale.,  réunissant  les  deux  secours, 
celui  qui  est  nécessaire  à  l'esprit  et  celui  qui  est  nécessaire 
à  la  volonté  dans  l'état  actuel  de  l'homme  ;  2°  selon  sa 
manière  d'agir  en  nous  ou  avec  nous;  la  grâce  prévenante 
ou  opérante;  la  grâce  coopérante  et  subséquente  ;  la  grâce 
actuelle  opérante,  s,o\i  efficace,  quand  elle  opère  infaillible- 
ment le  consentement  sans  contraindre  la  volonté,  soit 
suffisante,  quand  elle  donne  assez  de  force  pour  faire  le 
bien,  mais  peut  être  rendue  inefficace  par  la  résistance  de 
la  volonté.  Il  faut  distinguer  encoi'e  :  les  grâces  naturelles, 
qui  concernent  le  salut  (grâce  proprement  dite  des  théo- 
logiens), les  grâces  extérieures  (loi  de  Dieu,  leçons  de 
Jésus-Christ,  prédication  de  l'Evangile,  exhortation,  exem- 
ples des  saints)  etc.,  et  les  grâces  intérieures  (inspiration 
de  bonnes  pensées,  de  saints  désirs,  de  pieuses  résolu- 
tions, etc.);  gratta  gratis  data  (don  de  langues,  esprit  pro- 
phétique, pouvoir  de  faire  des  miracles),  distincte  de  la 
grâce  sanctifiante,  gratia  gratum  faciens . 

Nous  n'avons  pas  à  entrer  dans  l'examen  de  toutes  ces 
espèces  de  la  grâce;  nous  nous  bornerons  à  dégager  les 
racines  du  problème  qui  en  a  suscité  le  discernement. 
Saint  Paul,  dans  son  épître  aux  Romains,  a  semé  les  germes 
des  théories  de  la  grâce  et  c'est,  après  lui,  dans  saint 
Augustin  et  dans  saint  Thomas  qu'il  faut  chercher  les 
spéculations  fondamentales  sur  ce  sujet  épineux.  Voici, 
résumée  dans  ce  qu'elle  a  d'original,  la  doctrine  de  saint 
Augustin,  telle,  du  moins,  que  nous  l'avons  comprise. 


LA  RÉDEMPTION  207 

Le  péché  d'Adam,  le  péché  originel  a  corrompu  chez  ses 
descendants  l'amour  de  Dieu  dans  sa  source,  parlant 
l'amour  de  la  justice  essentielle  à  Dieu,  parlant  le  principe 
même  du  Bien.  La  corruption  du  principe  moral  a  rendu 
le  péché  naturel  à  l'homme,  et  l'humanité  entière  est 
devenue  passible  de  la  damnation  éternelle.  Ce  n'est  donc 
plus  qu'en  vertu  d'une  intervention  surnaturelle  et  spéciale 
que  la  volonté  humaine  peut  être  rendue  capable  de  vaincre 
la  tentation  et  d'obéir  aux  commandements  de  Dieu.  Cette 
intervention  seule  guérit  l'âme  et  la  sauve.  Comment 
s'exerce-t-elle?  Dans  une  thèse  pour  le  doctorat  en  théo- 
logie, qui  est  une  étude  toute  spéciale  et  d'une  remarquable 
sagacité  sur /a  Doctrine  de  saint  Augustin  relativement  au 
rôle  de  la  volonté  dans  l'acte  de  foi  surnaturelle,  l'auteur* 
a  été  conduit  à  consulter  les  écrits  du  saint  qui  traitent  des 
rapports  de  la  grftce  avec  la  volonté,  enire  autres  le  De 
Gratid  et  libero  arbitrio,  et  dans  son  résumé  final  en  17  arti- 
cles on  lit  :  c<  5°  L'action  de  Dieu  sur  la  volonté  s'exerce 
d'une  manière  directe^  immédiate^  intrinsèque^  et  non  pas 
seulement  par  l'influence  extrinsèque  de  la  prédication 
et  des  promesses  relatives  à  la  récompense  future.  »  Ainsi, 
d'après  celte  interprétation,  la  grâce  n'intervient  pas 
par  la  suggestion  d'un  motif  proposé  à  la  volonté  délibé- 
rante, mais  par  une  inclination  immédiate  de  celle-ci. 
«  V)"  La  volonté  ne  peut  aller  à  Dieu  sans  être  soutenue  par 
la  grâce,  mais  elle  peut  d'elle-même  s'éloigner  de  Dieu.  » 
Soutenue  signifie  sans  àonia  facilitée,  de  sorte  que  le  mou- 
vement vers  Dieu  n'est  pas  uniquement  conditionné  par 
la  volonté.  «  7°  Dieu  agit  efficacement  sur  la  volonté  sans 
détruire  le  libre  arbitre.  »  Tout  motif  déterminant  agit 
efficacement  sur  la  volonté  sans  détruire  le  libre  arbitre; 
mais,  comme  nous  l'avons  signalé  plus  haut,  la  grâce  n'agit 
pas  à  la  façon  d'un  motif,  d'après  l'article  o";  elle  ne  solU- 
cile  pas,  elle  imprime  le  mouvement  volontaire.  Tout  se 
passe  comme  si,  dans  son  action,  elle  ne  se  bornait  pas  à 

\.  .M.  Octave  Roland-Gosselin,  prêtre;  31  janvier  1000. 


208  LA   VRAIE   RELIGION  SELON   PASCAL 

inspirer  le  bien,  mais  que  ce  fût  elle  qui  le  voulût  et  l'cxé- 
culAt;  ce  qui,  en  réalité,  n'est  pas  compatible  avec  le  libre 
arbitre  tel  qu'il  se  révèle  à  la  conscience  humaine.  Aussi, 
en  dépit  de  l'affirmation  de  saint  Augustin  formulée  dans 
l'article  7°,  sommes-nous  en  droit  de  dire  que,  malgré  lui, 
logiquement  sa  doctrine,  au  fond,  conduit  à  la  négation  du 
libre  arbitre.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  grûce  détermine  l'homme 
à  vouloir  et  à  pratiquer  le  bien  en  lui  faisant  aimer  la  jus- 
tice, laquelle  est  Dieu  môme.  Il  s'ensuit,  en  dernière  ana 
lyse,  que  l'action  de  la  grâce  sur  l'âme  consiste  à  lui  com- 
muniquer l'amour  de  Dieu.  Cet  amour  a  ses  degrés  : 
l'attrition  n'en  est  pas  un  témoignagne  suffisant.  Il  faut 
davantage  pour  la  justification  et  la  réconcihation  avec 
Dieu  :  il  faut  que  le  sacrement  parachève  le  repentir  pure- 
ment naturel.  Celui-là  seul  est  justifié  et  (soi-disant)  libre 
qui  aime  Dieu  parfaitement,  d'un  amour  pur,  désintéressé, 
non  pour  la  récompense.  La  communication  de  l'amour 
par  la  grâce  est  progressive.  Elle  est  préparée;  la  grâce 
communique  la  foi ,  commencement  de  la  bonne  volonté 
(c'en  est  l'éveil),  puis  la  crainte  de  l'enfer  (effet  d'une 
certaine  grâce  générale),  commencement  de  la  sagesse. 

Ainsi  la  grâce  est  un  don  tout  spontané  et  tout  gratuit 
de  Dieu  à  l'homme  déchu.  Si  donc  Dieu  le  lui  accorde,  ce 
n'est  nullement  parce  qu'il  reconnaît  ou  prévoit  en  lui  une 
bonne  intention  à  favoriser  de  son  assistance  ou  un  mérite 
à  réconipenser.  En  faut-il  conclure  que,  pour  être  sauvé, 
il  soit  indiiférent  d'agir  bien  ou  mal,  que  la  volonté  chez 
les  élus  demeure  livrée  à  elle-même  telle  que  l'a  faite  son 
vice  originel?  Non,  certes;  si  le  salut  ne  dépend  pas  du 
libre  arbitre,  il  dépend  de  la  qualité  morale  des  œuvres. 
Les  œuvres  doivent  être  bonnes  et  elles  le  sont  parce  que 
Dieu  lui-même  porte  au  bien  la  volonté  de  l'élu  et  lui  pro- 
cure à  la  fois  la  résolution  et  la  force  de  le  pratiquer.  Il  s'en 
suit  que  la  bonté  des  œuvres  consiste,  non  dans  la  valeur 
morale  de  l'agent,  puisque,  au  fond,  c'est  Dieu  qui  agit 
par  la  volonté  humaine,  mais  dans  la  conformité  de  l'acte 
à  l'ordre  établi  par  Dieu.  Il  n'y  a  point  de  place  pour  le 


LA   REDEMPTION  209 

mérite  individuel,  mais  le  salut  n'en  est  pas  moins  insépa- 
rable de  l'observation  de  la  loi  divine. 

En  somme  on  peut  logiquement  inférer  de  la  doctrine  de 
saint  Augustin  que  la  grAce  est,  non  pas  une  influence, 
mais  une  usurpation  delà  miséricorde  divine  sur  la  volonté 
humaine  pour  l'opération  du  salut.  Il  apparaît  que,  dans 
cette  opération,  l'initiative  de  Dieu  se  substitue  à  celle  de 
l'homme  et  que  le  libre  arbitre  n'a  plus  qu'une  existence 
nominale.  A  vrai  dire,  les  idées  du  saint  docteur  sur  la 
grûce  ne  sont  pas  toutes  cohérentes  ;  elles  manquent  d'unité, 
de  sorte  qu'elles  peuvent  être  interprétées  de  diverses 
manières  également  sujettes  à  contestation.  Saint-Augustin 
était  convaincu  que  l'homme  déchu  est  moralement  libre 
et  néanmoins  il  émet  des  propositions  incompatibles  avec 
la  liberté  morale. 

Saint  Thomas  veille  à  ce  que  l'intervention  divine  ne 
compromette  pas  le  libre  arbitre.  A  ses  yeux  la  gri\ce  est 
efficace  indépendamment  du  libre  arbitre,  par  elle-même, 
en  ce  sens  quelle  ne  manque  pas  son  elfet  sur  la  volonté, 
mais  si  elle  ne  le  manque  jamais,  c'est  que  la  volonté 
accueille  toujours  cette  suggestion  divine,  y  consent  à  coup 
sûr.  Il  dislingue  plus  analytiquement  que  saint  Augustin 
l'initiative  divine  de  l'initiative  humaine  dans  l'action  de  la 
grâce  :  Quatre  choses,  dit-il,  sont  requises  pour  la  justifi- 
cation de  l'impie  :  l'infusion  de  la  grâce,  le  mouvement  du 
libre  arbitre  vers  Dieu  par  la  foi,  le  mouvement  du  libre 
arbitre  contre  le  péché  par  la  détestation,  et  enfin  la 
rémission  des  péchés.  Je  dis  la  rémission  des  péchés^  car  la 
justification  est  un  mouvement  par  lequel  Dieu  fait  passer 
rame  de  l'état  de  péché  à  Vétat  de  justice;  or,  dans  tout 
mouvement  il  y  a  trois  choses  nécessaires  :  l'impulsion  du 
moteur,  le  mouvement  du  mobile  et  la  consommation  du 
mouvement  arrivé  à  son  terme.  Vimpulsion  du  moteur, 
dans  la  justification  de  l'impie,  c'est  l'infusion  de  la  grâce; 
le  mouvement  du  mobile,  c'est  celui  du  libre  arbitre  allant 
du  point  de  départ  au  point  d'arrivée;  la  consommation, 
c'est  l'arrivée  du  mouvement  à  son  terme,  la  rémission 

SfLi.v  Prudhomme.  i4 


210  LA  VRAIE  RELIGION  SELON   PASCAL 

même  du  péché,  où  vient  aboutir  la  justification.  »  (T.  II, 
question  113,  p.  517*.) 

Si  nous  interprétons  bien  saint  Thomas  (t.  I,  q.  ^3), 
dans  l'essence  éternelle  de  Dieu  la  miséricorde  dune  part 
et  la  justice  de  l'autre  ont  dû  prescrire  de  toute  éternité 
leurs  objets  respectifs,  à  savoir  une  tribu  d'élus  opposée 
à  un  peuple  de  damnés.  Il  ne  se  pouvait  pas  (pie  Dieu  fût 
à  la  fois  miséricordieux  et  juste  sans  que,  pour  satisfaire  à 
celte  double  condition,  il  y  eût  des  élus  et  des  damnés. 
Au  fond  la  prédestination  ne  serait  que  l'exercice  môme  de 
ces  attributs  de  Dieu.  Saint  Thomas,  s'il  ne  le  dit  pas 
expressément,  autorise  cette  inférence. 

Pour  lui  la  grâce  est  une  influence  miséricordieuse,  d'un 
effet  infaillible,  exercée  par  Dieu  sur  le  vouloir  de  l'homme 
et  accueillie  par  l'homme  pour  l'opération  de  son  salut. 

Les  deux  doctrines  ne  se  contredisent  pas  dans  leurs 
conséquences  pratiques,  mais  la  seconde  est  plus  appro- 
fondie que  la  première;  elle  suppose  une  conscience  du 
libre  arbitre  plus  exigeante.  Saint  Thomas  organise  plus 
logiquement  que  saint  Augustin  l'économie  de  la  grâce. 

En  fait  la  doctrine  de  saint  Thomas  aboutit  aux  mêmes 
résultats  que  celle  de  Luther  qui  assimile  l'homme  à  une 
matière  inerte  dans  l'opération  de  son  salut  et  à  celle  de 
Calvin  sur  une  prédestination  double  et  absolue,  mais  elle 
diffère  essentiellement  de  ces  dernières  en  ce  qu'elle  repose 
sur  une  théorie  du  libre  arbitre  qui  distingue  expressément 
le  consentement  de  l'inertie  volontaire. 

La  doctrine  calviniste  de  la  prédestination  devait  logi- 
quement sortir  des  mômes  fondements  dont  nous  avons 
précédemment  déduit  les  articles  orthodoxes  du  dogme  de 
la  grâce.  Tout  d'abord  à  l'esprit  humain  le  concept  de  la 


1.  Nous  avons  consulté,  non  pas  ilireclement  la  SoOT?ne  do  sainl  Thomas 
d'Aquin,  mais  un  autre  ouvrage  qui  en  est,  selon  un  brci"  de  Pie  IX,  un 
extrait  lidèle  et  est  intitulé  :  Petite  Somme  f/iéoto;/ ir/ ne  de  Hi'mt  Thomas 
(VAquin,  à  l'usaf/e  des  Ecclésiaslir/iies  et  des  Gens  du  monde,  fiar  l'al)bé 
F.  LeOrel/ion,  docteur  en  théologie  de  l'Université  de  Home,  etc.  Troi- 
sième édition  (Chez  Berchc  et  Tralin,  182,  rue  Bonaparte.  Paris). 


LA   RÉDEMPTION  211 

divinité  semble  incompatible  avec  celui  d'une  volonté 
capricieuse.  Dieu  n'agit  pas  sans  motif.  Si  tel  homme  est 
damné,  c'est  par  quelque  raison  qui  peut  échapper  à  notre 
entendement,  mais  qui  certainement  trouve  sa  justifica- 
tion dans  la  pensée  divine;  et  par  cela  même  que  cette 
pensée  est  éternelle  il  est  damné  d'avance;  il  en  va  de 
môme  si  tel  autre  homme  est  sauvé.  Les  jansénistes  ont 
admis  cette  doctrine  qui  semble  incompatible  avec  la  con- 
science morale,  avec  le  sentiment  spontané  de  la  justice 
et  de  la  bonté.  Nous  nous  abstenons  ici  de  la  critiquer; 
bornons-nous  à  constater  que  les  plus  ingénieuses  subti- 
lités de  l'esprit  ne  peuvent  prévaloir  contre  les  intimes 
réclamations  du  cœur.  Les  raisons  du  cœur  conservent 
le  droit  de  protester  dans  le  cas  où  la  bonté  et  la  justice 
sont  intéressées,  et  Pascal  lui-même  les  affranchit  de  tout 
critérium  purement  intellectuel.  Aussi,  quoique  janséniste 
par  ailleurs,  ne  semble-t-il  pas  avoir  épousé  sans  réserve  la 
doctrine  de  la  prédestination.  Nous  reviendrons  sur  celte 
question  plus  loin. 

Les  rapports  de  la  grâce  et  du  libre  arbitre  sont  problé- 
matiques, indéterminés,  parce  que  nul  texte  sacré  ne  les 
définit  explicitement.  Au  surplus  :  Comme  la  nature  de  la 
grâce,  son  opération,  son  accord  avec  la  liberté  de  Vhomme 
ne  peuvent  être  exactement  comparés  à  rien,  ce  sont  des 
mystères.  Un  est  donc  pas  étonnant  quen  voulant  les  expli- 
quer les  théologiens  aient  embrassé  des  systèmes  opposés 
et  que  plusieurs  soient  tombés  dans  des  erreurs  grossières. 
(Bergier,  cité  par  l'abbé  Lebrethon  dans  son  ouvrage,  t.  II, 
p.  532.)  De  là  une  inépuisable  matière  à  dispute  et  une 
source  d'héré.sies  que  l'infaillibilité  de  l'Église  enseignante 
pouvait  seule  tarir.  Le  concile  de  Trente  manifeste  le  souci 
de  conserver  à  la  volonté  libre  de  l'homme  réveillée  par 
Dieu,  le  pouvoir  de  participer  à  l'œuvre  de  la  justification, 
cl  condamne  la  doctrine  de  l'inertie  et  de  l'impuissance 
radicale  de  l'homme  à  favoriser  ou  contrarier  l'appel  que 
lui  adresse  son  divin  Sauveur. 


CHAPITRE  II 


EXAMEN  DES  PENSEES  RELATIVES  AUX  CAUSES  ET  AUX  EFFETS  DE  LA 
GRACE,  A  LA  DÉCHÉANCE,  A  LA  RÉUABILITATION  DE  l'uOMME 
DÉCRU.  —  SUR  LE  PÉCHÉ  ORIGINEL  PASCAL  NE  SEMBLE  PAS 
ADOPTER  SANS  RÉSERVE  LA  DOCTRINE  JANSÉNISTE  DE  PORT- 
ROYAL. 

Noire  précédente  étude  à  la  fois  rationnelle  et  dogma- 
tique sur  la  grâce  nous  a  préparé  à  Texamen  que  nous 
allons  faire  des  Pensées  relatives  aux  causes  et  aux  effets 
de  cette  intervention  divine,  à  la  déchéance  et  à  la  réhabi- 
litation de  l'homme. 

L'état  de  déchéance  est  caractérisé  dans  les  suivantes, 
dont  d'autres  sont  les  commentaires.  L'esprit  de  la  pre- 
mière faute  se  perpétue  chez  les  descendants  du  couple 
qui  l'a  commise,  et  consiste  dans  la  concupiscence  et  dans 
une  usurpation  sur  la  souveraineté  divine  : 

Tout  ce  qui  est  au  monde  est  concupiscence  de  la  chair, 
ou  concupiscence  des  yeux,  ou  orgueil  de  la  vie  (II,  103). 

Il  y  a  trois  ordres  de  choses  :  la  chair ^  l'esprit,  la 
volonté.  Les  charnels  sont  les  riches,  les  rois  :  ils  ont  pour 
objet  le  corps.  Les  curieu.x  et  savants  :  ils  ont  pour  objet 
r esprit.  Les  sages  :  ils  ont  pour  objet  la  justice.  Dieu  doit 
régner  sur  tout,  et  tout  se  rapporte  à  lui  (II,  199). 

Or  dans  les  trois,  recherches  signalées  ci-dessus,  ce  n'est 
pas  à  Dieu  que  la  volonté  se  rapporte ,  ce  n'est  pas  à  lui 
qu'elle  se  soumet;  ce  n'est  pas  lui  qui  règne  : 

Dans  les  choses  de  la  chair  règne  proprement  la  conçu- 


LA   RliDEMPTlON  213 

piscence;  dans  les  spirituelles,  la  curiosité  proprement  ; 
dans  la  sagesse,  r orgueil  proprement  (II,  199). 

En  tant  que  la  sagesse  est  une  qualité  de  la  volonté,  en 
un  mot  une  vertu,  on  ne  peut  lui  reprocher  la  fièrc  satis- 
faction qu'elle  procure  à  la  conscience.  Elle  peut  légitime- 
ment se  faire  gloire  de  ses  actes;  par  là  elle  glorifie  Dieu 
dont  seule  elle  est  le  don.  Mais  si  l'homme  se  fait  gloire  de 
ses  richesses  ou  de  ses  connaissances,  il  risque  de  se  glo- 
rifier à  tort.  J'interprète  ainsi  les  lignes  suivantes  de 
Pascal,  un  peu  confuses  et  subtiles  :  Ce  n'est  pas  qu'on  ne 
puisse  être  glorieux  pour  les  biens  ou  pour  les  connais- 
sances, mais  ce  n''est  pas  le  lieu  de  V orgueil;  car  en  accor- 
dant à  un  homme  qu'il  est  savant,  on  fie  laissera  pas  de  le 
convaincre  qu'il  a  tort  d*étre  superbe.  Le  lieu  propre  à  la 
superbe  est  la  sagesse;  car  on  ne  peut  accorder  à  un 
homme  qu'il  s'est  rendu  sage,  et  qu'il  a  tort  d'être  glo- 
rieux; car  cela  est  de  justice.  Aussi  Dieu  seul  donne  la 
sagesse  :  et  c'est  pourquoi,  «  Qui  gloriatur,  in  Domino 
glorietur  »  (II,  199). 

Il  résulte  des  citations  précédentes  que  le  péché  originel 
a,  selon  Pascal,  altéré  le  type  initial  de  l'âme  humaine. 
Elle  a  perdu  l'intégrité  de  sa  primitive  essence;  la  souil- 
lure, la  tare  héréditaire  qui  Talteint  dans  chaque  descen- 
dant du  couple  maudit  la  rend  aussi  incapable  par  elle- 
même  qu'indigne  de  la  félicité  qu'elle  possédait  chez  Adam 
et  Eve  avant  leur  faute;  cette  tache  la  détériore  dans 
toutes  ses  facultés.  Or  quel  changement  est  survenu  dans 
l'âme  humaine  par  la  mort  du  Rédempteur,  par  la  mort  de 
Dieu  fait  homme?  En  a-t-elle  bénéficié  pour  son  salut  sans 
que  la  rédemption  eût  restauré  son  essence  détériorée?  Ou 
au  contraire  tous  les  hommes  passés,  présents  et  futurs 
ont-ils  recouvré  ensemble  et  intégralement  l'état  de  nature 
et  de  grâce  qui  chez  leurs  premiers  parents  avait  précédé 
l'étal  de  déchéance  morale  et  physique?  Ont-ils  recouvré 
l'état  initial  dans  son  intégrité?  Ou  bien  l'effacement  de  la 
tache  originelle  et  l'aptitude  à  l'éternelle  félicité  sont-ils 
devenus  seulement  possibles  pour  chacun  d'eux  à  titre 


214  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

individuel  et  à  certaines  conditions  réalisables  soit  par 
l'action  divine  exclusivement  sans  que  l'individu  y  puisse 
et  y  doive  coopérer,  soit  par  l'action  divine  avec  la  coopé- 
ration de  la  volonté  laissée  libre  de  l'accueillir  ou  de  la 
repousser?  Ou  bien  encore,  le  bienfait  de  la  rédemption 
n'a-t-il  été  octroyé  qu'à  un  nombre  limité  d'individus? 
Enfin,  ce  nombre  a-t-il  été  prédéterminé  par  le  décret  de 
Dieu;  ou  dépend-il  du  mérite  dont  les  hommes  seraient 
demeurés  capables?  De  ces  questions,  déjà  signalées 
comme  nées  logiquement  de  l'histoire  sacrée,  les  unes  se 
posent  d'elles-mêmes  à  l'esprit  et  les  autres  ont  été  sou- 
levées par  une  subtile  interprétation  des  Écritures,  mais 
toutes  réclament  des  réponses  précises.  Les  Pensées  ne 
répondent  pas  à  toutes  expressément  et  formellement. 
C'est  par  induction  que  le  plus  souvent  l'opinion  de  Pascal 
en  pourra  être  dégagée. 

En  quoi,  d'abord,  a  consisté  exactement  pour  le  genre 
humain  la  déchéance  consécutive  du  péché  originel? 
Pascal,  nous  le  savons,  a  minutieusement  analysé  l'in- 
fluence de  cette  faute  sur  les  facultés  de  l'Ame.  La  plus 
importante  à  examiner,  en  tant  que  la  valeur  de  l'homme 
est  bée  à  l'usage  qu'il  en  fait,  est,  à  cet  égard,  la  volonté 
libre. 

Le  texte  sacré,  celui  que  fournit  la  Bible  en  ce  qui 
touche  la  chute  du  premier  homme  et  la  solidarité  de  ses 
descendants,  ne  dit  pas  formellement  si  l'impuissance  à 
faire  le  bien,  conséquence  du  péché  originel,  est  devenue 
chez  l'homme  radicale,  totale,  ou  seulement  restreinte  et 
partielle;  s'il  a  perdu  toute  initiative  pour  bien  faire  ou 
s'il  en  a  quelque  peu  gardé,  assez  pour  servir  d'amorce  et 
de  germe  à  une  part  de  mérite  personnel  dans  sa  régéné- 
ration. Il  s'en  faut  malheureusement  que  les  interprètes 
autorisés  de  ce  texte  aient  été  d'accord  sur  ce  point,  et  la 
divergence  de  leurs  opinions  a  engendré,  dans  la  formule 
de  la  doctrine  chrétienne,  des  propositions  contraires  dont, 
après  que  les  conciles  ont  prononcé,  les  unes  sont  ortho- 
doxes et  les  autres  hérétiques.  Il  nous  importe  de  dégager 


LA  RÉDEMPTION  215 

des  Pensées  de  Pascal  son  sentiment  propre  sur  la  nature 
et  les  suites  du  péché  originel,  de  fixer,  s'il  est  possible,  la 
position  qu'il  a  prise  dans  le  grand  débat. 

La  lenlalion  est  dans  Tordre  de  la  nature,  puisque  Dieu 
l'a  permise  dès  la  création  de  l'homme,  et  le  péché,  en 
dégradant  celui-ci,  lui  a  conféré  une  seconde  nature 
(I,  183)  :  ^  La  concupifcence  nous  eft  devenue  naturelle  &  a  fait 
noftre  féconde  nature.  Ainfi  il  y  a  deux  natures  en  nous,  l'une 
bonne,  l'autre  mauvaife  (Molinier,  I,  295). 

Abandonnée  aux  lois  de  son  essence  telle  que  l'a  faite 
le  péché  originel,  c'est-à-dire  abandonnée  aux  lois  de  la 
nature  dans  une  essence  corrompue,  notre  ûme  est  inca- 
pable par  elle-même  de  faire  le  bien,  de  vaincre  la  tenta- 
tion, de  communiquer  avec  Dieu  II  faut  que  par  une  assis- 
tance spéciale,  par  une  grâce  distincte  de  celle  qui  a  créé 
le  monde  Dieu  intervienne  et  influence  tout  exprès  nos  dis- 
positions morales  naturellement  mauvaises,  insuffisantes 
pour  nous  porter  au  bien.  C'est  la  grAce  telle  que  la  définit  le 
catéchisme  :  un  don  surnaturel  ou  un  secours  que  Dieu 
nous  accorde  par  pure  bonté,  et  en  vue  des  mérites  de 
Jésus-Christ  pour  nous  aider  à  faire  notre  salut.  Pour  faire 
d'un  homme  un  saint,  il  faut  bien  que  ce  soit  la  grâce;  et 
qui  en  doute,  ne  sait  ce  que  c'est  que  saint  et  qu'homme 
(II,  120^. 

Entre  l'un  et  l'autre  il  y  a  toute  la  distance  du  surnaturel 
au  naturel.  Aussi,  par  sa  définition  môme,  la  grâce  ne  dif- 
férerait-elle en  rien  du  miracle  si,  par  les  mérites  de  Jésus- 
Christ  et  par  l'institution  permanente  des  sacrements  qu'il 
a  fondés  pour  la  mettre  toujours,  en  quelque  sorte,  à  la 
disposition  des  âmes,  elle  n'était  entrée  dans  l'ordre  normal 
des  choses.  Elle  est  devenue  ainsi  naturelle  en  ajoutant  une 
source  constante  de  faveurs  nouvelles  à  la  grâce  constante 
créatrice  et  conservatrice  du  monde.  Aussi  Pascal  écrit-il  : 

La  grâce  sera  toujours  dans  le  monde  [et  aussi  la  nature), 
de  sorte  quelle  est  en  quelque  sorte  naturelle.  Et  ainsi  tou- 
jours il  y  aura  des  pélagiens,  et  toujours  des  catholiques, 
et  toujours  combat  (II,  93). 


216  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Parce  que  la  première  naissance  fait  les  uns,  et  la  grâce 
de  la  seconde  naissance  fait  les  autres  (II,  93). 

Dieu^  voulant  faire  paraître  qu'il  pouvait  former  un 
peuple  saijit  d'une  sainteté  invisible,  et  le  remplir  d'une 
gloire  éternelle,  a  fait  des  choses  visibles.  Comme  la  nature 
est  une  image  de  la  grâce,  il  a  fait  dans  les  biens  de  la 
nature  ce  qu'il  devait  faire  dans  ceux  de  la  grâce,  afin 
qu'on  jugeât  qu'il  pouvait  faire  Vinvisible,  puisqu'il  faisait 
bien  le  visible  (I,  205). 

Dieu  veut  que  nous  jugions  de  la  grâce  par  la  nature 
(11,335). 

II  n'existe  donc  de  différence  entre  les  deux  dispensa- 
tions  que  dans  la  qualité  des  biens  dispensés.  C'est  la 
môme  toute-puissance  et  la  même  gratuité  qui  se  manifes- 
tent soit  dans  les  œuvres  de  la  création,  dans  la  nature 
proprement  dite,  soit  dans  les  dons  de  la  grâce  proprement 
dite.  Celle-ci  est  appelée  par  Pascal  la  grâce  du  Messie 
(II,  18);  c'est,  en  effet,  dans  la  Trinité,  le  fils,  Jésus-Christ, 
qui  en  est  à  la  fois  le  principe  et  le  ministre.  Pascal  indique 
une  preuve  historique  ^e  l'existence  et  de  l'efficacité  de  la 
grûce,  preuve  tirée  de  la  lutte  du  monothéisme  contre  le 
paganisme  : 

La  conversion  des  Païens  n'était  réservée  qu'à  la  grâce 
du  Messie.  Les  Juifs  ont  été  si  longtemps  à  les  combattre 
sans  succès;  tout  ce  qu'en  ont  dit  Salomon  et  les  prophètes 
a  été  inutile.  Les  sages,  comme  Platon  et  Socrate,  n'ont  pu 
le  persuader  (II,  18). 

Pour  obtenir  un  si  grand  résultat,  et,  en  général,  pour 
modifier  les  dispositions  de  l'âme  et  par  suite  déterminer 
la  volonté,  comment  la  grâce  opère-t-elle?  Quel  est  son 
mode  d'action  sur  l'âme?  La  loi  sous  laquelle  devaient 
vivre  les  Juifs  jusqu'à  la  venue  du  Christ,  le  Décalogue 
influait  sur  la  volonté  par  des  commandements  en  créant  à 
l'âme  une  obligation  morale,  ou  plutôt  une  alternative  où 
elle  avait  à  choisir  entre  l'obéissance  et  le  châtiment.  La 
loi  combattait  les  mauvais  instincts,  les  redressait  par  l'ins- 
linct  même  delà  conservation,  elle  n'a  pas  détruit  la  nature, 


LA   RÉDEMPTION  217 

mais  elle  fa  instruite.  Le  rôle  de  la  grûce  est  tout  autre  : 
la  grâce  na  pas  détruit  la  loi;  mais  elle  l'a  fait  exercer, 
et  cet  exercice  est  la  vie  môme  de  l'âme  chrétienne.  La  foi 
reçue  au  baptême  est  la  source  de  toute  la  vie  des  chrétiens 
et  des  convertis  (II,  110).  Le  Décalogue  prescrivait  à  Tùme 
ses  devoirs  sans  lui  procurer  en  même  temps  les  moyens 
de  les  accomplir;  la  grâce,  au  contraire,  n'a  plus  à  les 
prescrire,  elle  les  confirme,  mais  son  œuvre  consiste  à  en 
faciliter,  à  en  assurer  môme  l'accomplissement.  Pascal, 
interprétant  saint  Paul,  exprime  cette  diiïérence  dans  une 
formule  elliptique  et  symétrique  avec  sa  vigueur  accou- 
tumée :  La  loi  obligeait  à  ce  qu'elle  ne  donnait  pas.  La 
grâce  donne  ce  à  quoi  elle  oblige  (II,  160),  c'est-à-dire  la 
disposition  morale  propre  à  assurer  infailliblement  le  choix 
du  bien  par  la  volonté. 

On  reconnaît  ici  la  doctrine  jansénisie  sur  la  grâce  : 
c'est  au  fond  Jésus-Christ  môme  se  chargeant  de  faire  le 
bien  à  la  place  et  dans  l'intérêt  de  l'âme  qu'il  assiste.  Cette 
conception,  il  faut  le  reconnaître,  s'accorde  avec  celle  du 
péché  originel;  dès  qu'on  accepte  qu'une  âme  peut  être 
traitée  par  Dieu,  absolument  juste,  comme  coupable  d'une 
faute  qu'elle  n'a  pas  commise,  on  serait  mal  venu  à  ne  pas 
admettre  qu'elle  puisse  revendiquer  le  prix  d'une  bonne 
action  dont  elle  n'a  pas  le  mérite.  En  effaçant  ou  corri- 
geant les  conséquences  du  péché  originel,  la  grâce  atta- 
chée au  baptême  et  aux  autres  sacrements  n'est  ni  plus  ni 
moins  mystérieuse  dans  ses  effets  que  le  péché  dans  les 
siens.  L'obscurité,  l'apparence  d'absurdité,  le  mystère  sont, 
pour  Pascal  comme  pour  tout  chrétien,  imputables  à  notre 
déchéance;  la  rémission  de  nos  péchés  nous  ouvre  les 
portes  du  ciel,  mais  la  mort  seule  nous  y  fera  entrer;  en 
attendant  nous  demeurons  dans  le  crépuscule  de  l'intelli- 
gence abaissée...  La  grâce  n'^est  que  la  figure  de  la  gloire, 
car  elle  n'est  pas  la  dernière  fin.  Elle  a  été  figurée  par  la 
loi,  et  figure  elle-même  la  gloire;  mais  elle  en  est  la  figure, 
et  le  principe  ou  la  cause  il,  20.'i).  La  gloire  seule,  c'est-à- 
dire  létal  glorieux  des  élus,  comporte  la  pleine  lumière  de 


218  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

la  connaissance,  du  moins  rinlégrilé  du  savoir  possible  à 
la  créature.  Néanmoins,  en  considérant  la  grilce  comme 
principe  et  cause  de  la  gloire,  Pascal  a  pu  dire  :  Par  où  il 
paroijî  dainment  que  rhomnie  par  la  grâce  ejl  rendu  comme 
femhlahle  à  Dieu  &  participant  de  fa  divinité,  &  que  fans  la 
grâce  il  eft  comme  femblable  aux  heftes  brutes^  &c.  (Molinier, 
I,  167).  Cette  Pensée  est  reproduite  dans  la  suivante  :  //  y 
a  deux  vérité^  de  foy  également  constantes  :  Vune,  que  l'homme 
dans  Veftat  de  la  création  ou  dans  celuy  de  la  grâce,  eft  élevé  au 
deffus  de  toute  la  nature,  rendu  femblable  à  Dieu  &  participant 
de  la  divinité;  Vautre,  quen  l'eftat  de  corruption  &  du  péché  il 
eft  déchu  de  cet  efiat  &  rendu  femblable  aux  beftes  (Molinier,  I, 
292). 

Mais  cette  définition  est  incomplète;  l'assimilation  de 
l'homme  déchu  aux  bêtes  ne  spécifie  pas  nettement  ce 
qu'est  devenue  sa  A^olonté.  Il  nous  est,  en  effet,  très  diffi- 
cile de  discerner,  dans  les  actes  des  bêtes,  ce  qui  est  volon- 
taire de  ce  qui  est  instinctif  et,  comme  l'instinct  est  irres- 
ponsable, nous  ne  savons  guère  ce  que  vaut  moralement 
leur  conduite.  La  volonté  de  l'homme  déchu  n'est  pas  com- 
parable à  l'instinct,  car  elle  est  corrompue,  mauvaise  dès 
la  naissance  et  par  la  naissance  même  de  l'homme,  tandis 
que  l'instinct  n'est  moralement  ni  bon  ni  mauvais,  il  est 
amoral.  jMais  est-elle  totalement  corrompue,  c'est-à-dire  au 
point  d'être  incapable  d'aucun  mouvement  propre  vers  le 
bien?  S'il  en  est  ainsi,  tout  ce  qu'on  observe  de  bon,  de 
contraire  à  l'égoïsme  bestial  dans  telle  ou  telle  action 
humaine  doit  être  rapporté  à  quelque  chose  qui  n'est  pas 
la  volonté  humaine,  à  une  influence  plus  ou  moins  puis- 
sante, plus  ou  moins  efficace  d'un  autre  agent  sur  elle.  Cet 
agent,  c'est  Dieu  même  exerçant  sa  miséricorde  par  la 
grûce.  Il  importe  de  surprendre  le  sentiment  de  Pascal  sur 
ce  point,  son  sentiment  personnel  et  spontané.  Nous  ne 
croyons  pas  qu'il  épouse  aveuglément  la  doctrine  jansé- 
niste sur  le  péché  originel  et  ses  conséquences,  ainsi  que 
le  ferait  croire  la  Pensée  que  nous  avons  signalée  plus  haut 


LA  RÉDEMPTION  219 

comme  impliquant  la  doctrine  janséniste  de  Port-Royal. 
Toutes  les  Pensées  relatives  aux  suites  du  péché  ori«^inel 
ne  nous  semblent  pas  fidèles  à  cette  doctrine.  Nous  vou- 
drions juslilierc  elle  impression. 

Pascal  reconnaît  tout  d'abord  que  ni  le  péché  originel  ni 
les  suites  de  ce  péché  ne  nous  sont  concevables  :  Nous  ne 
concevons  ni  Vétat  glorieux  d'Adam^  ni  la  nature  de  son 
péchés  ni  la  transmission  qui  s'en  est  faite  en  nous.  Ce  sont 
choses  qui  se  sont  passées  dans  l'état  d'une  nature  toute 
différente  de  la  nôtre^  et  qui  passent  notre  capacité  pré- 
sente. Tout  cela  nous  est  inutile  à  savoir  pour  en  sortir;  et 
tout  ce  qu'il  nous  importe  de  connaître  est  que  nous  sommes 
misérabies^  corrompus^  séparés  de  Dieu,  mais  rachetés  par 
J.-C,  et  c'est  de  quoi  nous  avons  des  preuves  admirables  sur 
la  terre  (I,  187).  11  en  résulte  que  l'intelligence  des  mots  de 
«  bien  »  et  «  mal  »  qui  dépend  de  ces  dogmes,  demeure 
nécessairement  imparfaite. 

La  réversibilité  du  mérite,  autant  que  celle  de  la  faute, 
surpasse  la  raison  humaine.  Il  convient  de  rappeler  sur  ce 
point  une  Pensée  singulièrement  profonde  :  Les  hommes 
n^  ayant  pas  accoutumé  déformer  le  mérite,  mais  seulement 
le  récompenser  oii  ils  le  trouvent  formé,  jugent  de  Dieu 
par  eux-mêmes  (II,  174). 

La  formation  du  mérite  par  le  Créaleur  dans  le  vouloir 
de  la  créature,  en  tant  qu'elle  rend  impersonnel  le  mérite 
même  est  tout  à  fait  inconcevable  à  Ihomme,  car  mérite 
et  impersonnalité  sont  deux  termes  incompatibles.  Former 
le  mérite  che^  autrui,  n'est-ce  pas  supprimer  en  lui  le  libre 
arbitre,  supprimer  par  suite  le  mérite  même?  Prétendre 
concilier  le  libre  arbitre,  le  mérite  avec  une  ingérence 
étrangère  quelconque  dans  Tinitialive  personnelle,  avec 
une  action  étrangère  à  la  volonté  su  rie  ressort  môme  de  la 
volonté,  n'est-ce  pas  une  tentative  contradictoire?  N'est-ce 
pas  en  réalité  diminuer  le  mérite  précisément  de  tout  ce 
qui  se  substitue  à  la  libre  détermination?  Si  la  grAce  est 
une  ingérence,  une  action  de  ce  genre,  elle  est  essentielle- 
ment incompatible  avec  la  liberté  intégrale  de  l'agent  qu'elle 


220  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

influence.  Mais,  si  la  grûce  n'intervient  dans  la  délibéra- 
lion  qu'à  titre  de  simple  motif,  elle  inlluence  alors  la 
volonté  comme  tout  autre  motif,  c'est-à-dire  sans  l'atteindre 
dans  son  principe  actif.  En  ce  cas  le  vouloir  peut  se  refuser 
ou  se  prêter  à  l'influence  de  la  grâce  comme  à  celle  d'un 
désir  quelconque,  être  tenté  par  elle  comme  il  l'est  par 
toute  autre  sollicitation.  Quoi  qu'il  en  soit,  imposée  ou 
proposée  à  l'activité  personnelle,  la  grâce  est  une  faveur 
de  Dieu,  un  don  fait  par  sa  miséricorde  à  l'homme  déchu. 
La  grâce  est  purement  gratuite  s'il  n'est  capable  d'aucun 
effort  méritoire;  elle  affecte  le  caractère  d'une  récompense 
si  elle  répond  à  quelque  appel  du  cœur,  à  une  prédisposi- 
tion volontaire  à  la  recevoir  (comme  dans  la  prière).  Alors 
elle  peut  venir  en  aide  à  l'effort  vers  le  bien ,  à  la  bonne 
volonté. 

Toute  la  précédente  analyse,  qui  n'a  aucun  sens  pour  le 
philosophe  entièrement  déterministe,  a  dû  être  faite,  et 
l'être  avec  une  pénétration  incomparablement  plus  pro- 
fonde, par  Pascal,  non  pas  physicien,  mais  moraliste 
mystique.  Or  il  a  pu  n'accepter,  sur  la  grâce  et  la  prédesti- 
nation, la  doctrine  janséniste  que  dans  la  mesure  où  elle 
concordait  avec  les  résultats  de  sa  propre  réflexion,  comme 
il  a  pu  tout  aussi  bien  par  esprit  d'humilité,  par  un  acte  de 
foi,  sacrifier  son  sens  propre,  l'orgueil  de  Vesprit,  à  l'ensei- 
gnement de  Port-Royal,  qui  fournissait  des  directeurs  à  sa 
vocation  religieuse.  Voyons  si  les  Pensées  nous  apportent 
quelque  éclaircissement  sur  ce  point. 

Ainsi  il  y  a  deux  natures  en  nous,  l'une  bonne  et  Vautre 
mauvaise.  —  Où  eft  Dieu?  Oh  vous  neftes  pas,  &  le  Royaume 
de  Dieu  eft  dans  vous.  —  (Molinier,  I,  293.) 

S'il  y  a  deux  natures  en  nous,  l'une  bonne,  l'autre  mau- 
vaise, il  en  faut  donc  conclure  que  la  bonne  n'y  est  pas 
abolie,  mais  y  demeure  à  l'état  latent.  De  ce  fond  caché  ne 
se  peut-il  rien  manifester?  Pascal  affirme  que,  du  moins, 
la  persévérance  secrète  de  la  bonne  nature  chez  l'homme, 
môme  après  sa  déciiéance,  a  pour  eflct  de  le  rendre  capable 
4e  Dieu  encore  qu'il  en  soit  indigne  par  sa  corruption  (II, 


LA  REDEMPTION  221 

49).  Mais  il  faut  que  rhomme  le  cherche  (II,  49);  or  il  peut 
le  chercher,  précisément  parce  qu'il  est  capable  encore  de 
recevoir  la  lumière  divine. 

...  //  est  donc  vrai  que  tout  instruit  l'homme  de  sa  condi- 
tion, mais  il  le  faut  bien  entendre  :  car  il  n  est  pas  vrai  que 
tout  découvre  Dieu,  et  il  n'est  pas  vrai  que  tout  cache  Dieu. 
Mais  il  est  vrai  tout  ensemble  qu'il  se  cache  à  ceux  qui  le 
tentent,  et  quil  se  découvre  à  ceux  qui  le  cherchent,  parce 
que  les  hommes  sont  tout  ensemble  indignes  de  Dieu,  et 
capables  de  Dieu;  indignes  par  leur  corruption,  capables 
par  leur  première  nature  ill,  49). 

Nous  souhaitons  la  vérité,  et  ne  trouvons  en  nous  qu'in- 
certitude. Nous  recherchons  le  bonheur,  et  fie  trouvons  que 
misère  et  mort.  Nous  sommes  incapables  de  ne  pas  sou- 
haiter la  vérité  et  le  bonheur,  et  sommes  incapables  ni  de 
certitude  ni  de  bonheur.  Ce  désir  nous  est  laissé  tant  pour 
nous  punir  que  pour  nous  faire  sentir  d'oii  nous  sommes 
effondrés  (I,  120). 

L'homme  n"a  pas  perdu  toute  dignité  : 

La  dignité  de  l'homme  consistait,  dans  son  innocence,  à 
user  et  dominer  sur  les  créatures,  mais  aujourd'hui  à  s'en 
séparer  et  s'j^  assujettir  [11,90].  A  ce  double  état  de  l'homme 
déchu  correspond  le  double  état  du  Rédempteur  : 

Un  Dieu  humilié,  et  jusqu'à  la  mort  de  la  croix  :  un 
Messie  triomphant  de  la  tJiort  par  sa  mort.  Deux  natures 
en  Jésus-Christ,  deux  avènements,  deux  états  de  la  nature 
de  l'homme  (II,  6). 

Dans  un  fragment  qu'il  intitule  :  Du  péché  originel.  — 
Tradition  ample  du  péché  originel  selon  les  Juifs  (II,  181), 
Pascal  interprèle  la  tradition  juive,  le  Talmud,  Moïse  Had- 
darschan,  Massechet  Succa,  Midrasch  Tillim,  Midrasch 
Kokelel,  Bereschit  Rabba,  etc.,  et  il  y  trouve  la  confirma- 
tion du  dogme  du  péché  originel  et  de  la  rédemption. 

Dieu  délivrera  la  bonne  nature  de  F  homme  de  la  mauvaise 
(II,  181),  ce  qui  suppose  la  coexistence  de  l'une  et  de 
l'autre  dans  le  sujet  où  s'opère  celte  délivrance.  Dans  ces 
citations  intervient  le  secours  de  Dieu  (par  la  grûce). 


222  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Il  ressort  de  cet  ensemble  de  témoignages  que  Pascal  ne 
considère  pas  l'homme  déclm  comme  un  agent  entièrement 
corrompu,  mauvais  dans  la  totalité  de  son  essence,  qui  par 
lui-même  serait  incapable  d'aucun  mouvement  vers  le  bien. 

La  grûce  sollicite,  au  contraire,  dans  l'activité  de 
l'homme,  quoique  déclui,  une  coopération  volontaire.  Ce 
n'est  pas  la  grâce  toute  seule  qui  accomplit  l'œuvre  du 
bien,  elle  y  associe  cette  activité  libre,  et  cela  n'est  possible 
que  si  la  volonté  est  demeurée  virtuellement  accessible  à 
l'influence  divine.  On  conçoit  dès  lors  que  l'homme  puisse 
recevoir  la  grâce  comme  un  don,  avec  le  sentiment  de 
reconnaissance  dû  à  la  gratuité,  et  toutefois  éprouver  la 
satisfaction  de  conscience  due  à  sa  propre  collaboration  au 
bien.  Il  ne  se  borne  pas  à  recevoir  la  grâce  passivement,  il 
l'accueille  et  il  y  répond. 

Si  la  miséricorde  divine,  source  de  la  grâce,  se  manifes- 
tait à  l'homme  déchu  de  telle  sorte  qu'il  n'eût  rien  à  faire 
pour  son  salut,  qu'il  pût  compter  sur  elle  sans  être  tenu 
d'y  concourir,  n'y  aurait-il  pas  à  craindre  qu'elle  ne  favo- 
risât en  lui  le  vice  même  qui  l'a  conduit  à  la  perdition  de 
son  âme?  A  quoi  bon  mériter,  si,  ne  faisant  rien  de  bon 
par  nous-mêmes,  nous  sommes  néanmoins  traités  comme 
si  nous  méritions?  Peut-être  Pascal  s'est-il  posé  cette  objec- 
tion à  la  grâce  absolument  gratuite,  n'exigeant  aucun 
retour  de  la  volonté  humaine  au  bien,  au  respect  de  la  loi 
divine  violée  par  Adam.  Les  précédentes  Pensées  semblent 
autoriser  à  le  croire.  Mais,  d'autre  part,  si  le  péché  originel 
a  privé  l'homme  de  toute  aptitude  à  bien  faire,  à  mériter, 
la  miséricorde  divine  peut  ne  s'exercer  en  sa  faveur  qu'en 
le  traitant  comme  s'il  méritait.  Au  surplus,  l'acte  initial  de 
la  création,  antérieur  à  tout  mérite  possible  chez  la  créa- 
ture, est  un  effet  de  la  bonté  divine  exercée  sans  conditions. 
La  grâce,  don  purement  gratuit  fait  par  Dieu  à  l'homme 
après  sa  chute,  ne  serait  autre  qu'un  acte  de  cette  même 
bonté. 

Nous  ne  prétendons  nullement  prendre  parti  dans  le 
débat.  Il  appartient  exclusivement  aux  théologiens;  notre 


LA  RÉDEMPTION  223 

incompétence  nous  exposerait  à  l'hérésie  et  au  ridicule. 
Nous  leur  livrons  des  aperçus  logiques,  sans  nous  faire 
illusion  sur  le  peu  de  prise  que  donne  à  Tusagc  de  la  raison 
la  question  de  la  grAce,  essentiellement  mystérieuse. 

Pas  plus  que  sur  la  grAce  on  ne  trouve  sur  la  prédestina- 
tion le  sentiment  explicite  de  Pascal  dans  le  recueil  de  ses 
Pensées.  On  n'y  rencontre  aucune  adhésion  formelle  à  la 
doctrine  janséniste  de  Port-Royal  sur  ces  problèmes  trans- 
cendants. Au  critique  laïque,  tout  ensemble  curieux 
d'éclaircir  l'état  de  la  conscience  de  Pascal  à  cet  égard  et 
soucieux,  comme  nous,  de  ne  pas  s'égarer  sur  un  terrain 
spécial  et  réservé,  nous  ne  saurions  trop  recommander  le 
chapitre  intitulé  Pascal  et  le  jansénisme  de  l'introduction 
composée  par  l'ancien  vicaire  général  et  chanoine  d'Orléans, 
A.  Gulhlin,  à  son  édition  des  Pensées  de  Pascal.  Sous  la 
garantie  de  ce  théologien,  et  après  avoir,  de  notre  mieux, 
instruit  nous-même  la  cause,  nous  n'hésitons  pas  à 
adopter  ses  conclusions,  que  voici  (Introduction,  p.  clvii)  : 
Tous  les  systèmes  conçus  en  dehors  du  Christianisme., 
toutes  les  hérésies  nées  en  son  seiti  ont  «  achoppé  »  contre 
fun  de  ces  deux  écueils.  Les  uns  diminuent  Dieu,  les  autres 
diminuent  V homme.  Le  jansénisme  était  de  ces  derniers, 
mais  Pascal  nen  est  point.  C'est  à  tous  les  intérêts.,  à  tous 
les  besoins,  à  toutes  les  détresses  de  l'homme  qu'il  s'adresse; 
il  en  appelle  de  l'homme  à  l'homme  lui-même,  tout  en  se 
préoccupant  de  lui  assigner,  et  vis-à-vis  de  l'Univers  et  vis- 
à-vis  de  Dieu,  sa  vraie  place...  Devant  ce  silence  (le  silence 
des  espaces  infinis  du  mj'stère  de  la  Création  comme  sous 
l'effluve  de  la  grâce  et  de  la  vie  de  Dieu,  la  personnalité  de 
Vhomme  demeure  entière.  Telle  est  la  conclusion  qui  se 
dégage  des  deux  points  les  plus  caractéristiques  de  la  Pen- 
sée de  Pascal.  Sa  doctrine  des  «  Contrariétés  »  explique  le 
mal  et  le  péché  sans  aucune  erreur  de  dualisme  ;  sa  concep- 
tion du  caractère  moral  de  la  connaissance  de  la  vérité  har- 
monise la  part  de  la  grâce  et  de  la  liberté.  Pendant  que 
Dieu  incline  le  cœur  vers  la  vérité  [inclina  cor]  notre  effort 
personnel  dégage  et  purifle  le  cœur  [cor  incrassatum),  pour 


224  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

rouvrir  aux  rayons  de  Véternelle  lumière.  L'action  divine 
et  Vaction  humaine  s'unissent  sans  se  confondre  ?ii  se  neu- 
traliser ou  s'absorber  réciproquement.  En  affirmant  cette 
double  doctrine,  Pascal  a,  par  cela  seul,  opposé  la  meilleure 
des  barrières  aux  excès  et  aux  dangers  de  Vidée  janséniste. 

Celle  inlerprélalion  du  senliment  de  Pascal  semble  1res 
judicieuse.  Dans  lous  les  cas,  selon  lui,  les  vrais  disciples 
de  Jésus  reconnaissent  leur  impuissance  radicale  à  faire 
leur  salul  par  eux-mêmes;  dans  quelle  mesure  y  peuvent- 
ils  contribuer?  il  ne  le  dit  pas.  La  Pensée  suivante  nous 
laisse  dans  le  doute  sur  ce  point  et  pourrait  même  être 
exploitée  par  ceux  qui  regardent  Pascal  comme  un  franc 
janséniste  : 

Joh.,  vm  ;  Multi  crediderunt  in  eum.  Dicebat  ergo  Jésus  : 
Si  manseritis . . . ,  vere  mei  discipuli  eritis,  et  veritas  libe- 
rabit  vos.  Responderunt  :  Semen  Abrahœ  sumus,  et  nemini 
servimus  unqiiam. 

Il  y  a  bien  de  la  différence  entre  les  disciples  et  les  vrais 
disciples.  On  les  reconnnait  en  leur  disant  que  la  vérité  les 
rendra  libres.  Car  s'ils  répondent  qu'ils  sont  libres,  et  qu'il 
est  en  eux  de  sortir  de  l'esclavage  du  diable,  ils  sont  bien 
disciples,  mais  non  pas  vrais  disciples  (II,  171). 

Mais  voici  une  autre  Pensée  qui  restitue  à  la  volonté 
humaine  la  part  que  la  précédente  paraît  lui  avoir  déniée 
dans  la  détermination  des  fins  dernières  : 

Le  monde  subsiste  pour  exercer  miséricorde  et  jugement, 
non  pas  comme  si  les  hommes  y  étaient  sortant  des  mains  de 
Dieu.,  mais  comme  des  ennemis  de  Dieu.,  auxquels  il  donne, 
par  grâce,  asse:{  de  lumière  pour  revenir,  s'ils  le  veulent 
chercher  et  le  suivre;  mais  pour  les  punir,  s  ils  refusent  de 
le  chercher  ou  de  le  suivre  (II,  88). 

Celle  Pensée  représente  le  plus  vraisemblablement  à  nos 
yeux  le  sentiment  propre  de  Pascal. 

Si  l'on  renonce  à  découvrir  chez  Pascal  sa  Pensée  de 
derrière  la  tête  sur  les  rapports  du  libre  arbitre  avec  la 
grâce,  de  l'inilialive  humaine  avec  l'action  divine  dans 
l'œuvre  du  salul,  on  regardera  comme  sa  théorie  propre 


LA  RÉDEMPTION  22b 

celle  dont  il  s'est  fait  l'interprète  dans  sa  dix-huitième  lettre 
provinciale  et  qu'il  résume  dans  les  termes  suivants  :  C'eft 
ainfi  que  Dieu  difpofe  de  la  volonté  libre  de  rhomme  fans  luy 
impofer  de  néccJJiU,  â  que  le  libre  arbitre  qui  peut  toujours  réjtf- 
ter  à  la  grâce^  mais  qui  ne  le  veut  pas  toujours,  le  porte  aufji 
librement  qu'infailliblement  à  Dieu,  lorfquil  veut  V attirer  par 
la  douceur  de  fes  infpirations  efficaces  (Molinier,  II,  78).  Les 
contradictions  qu'on  pourra  relever  dans  cette  formule 
sont  imputables  à  la  nature  métaphysique  du  libre  arbi- 
tre, non  à  l'énoncé  de  cette  proposition. 


Sui.LV  Prudhomme. 


15 


CHAPITRE   III 


SUR  LA.  DOUBLE  PERSONNE,  DIVINE  ET  HUMAINE,  DE  JESUS.  —  COM- 
MENT IL  SE  MANIFESTE  AUX  HOMMES  :  PAR  QUELS  TÉMOIGNAGES.  — 
PROPORTION  DE  l'ÉCLAT  ET  DE  l'OBSCURITÉ  OU  IL  A  VÉCU.  — 
PSYCUOLOGIE  DE  JÉSUS  :  TROIS  ORDRES  IRRÉDUCTIBLES  DE  VALEUR  : 
LES  CHOSES  CORPORELLES,  LA  PENSÉE,  LA  CHARITÉ.  —  LA  NATURE 
ET  LA  MISSION  DE  JÉSUS  CORRESPONDENT  A  LA  GRANDEUR  ET  A  LA 
MISÈRE  DE  l'homme  DÉCHU.  —  LA  RESPONSABILITÉ  DU  LIBÉRATEUR 
DANS  LE  DOGME  DE  LA  RÉDEMPTION. 


Pascal  devait  s'attacher  à  caractériser  la  personne  du 
Rédempteur,  à  en  faire  concorder  tous  les  traits  avec  les 
marques  de  la  chute  originelle  dans  l'homme  et  avec  les 
suites  de  cette  chute  dans  la  condition  humaine  et  dans  les 
événements  terrestres,  figuratifs  de  l'œuvre  messianique. 
Il  fallait  que  la  psychologie  et  la  vie  du  Christ  fussent 
exceptionnelles  afin  de  le  rendre  reconnaissable  entre  tous 
et  il  fallait  pourtant  que  cette  exception  fût  assez  dissi- 
mulée pour  expliquer  l'aveuglement  et  l'animosité  de  ses 
concitoyens  juifs  et  pour  rendre  méritoire  la  foi  en  lui;  il 
fallait  montrer  du  miracle  probant  et  du  mystère  aussi  dans 
l'ùme  et  les  actes  du  Messie. 

C'est  ce  qu'a  fait  Pascal  en  des  morceaux  admirables 
d'ingéniosité  et  de  précision. 

D'abord  il  convient  d'écarter  tout  témoignage  de  source 
diabolique  touchant  la  mission  de  Jésus  : 

Jésus-Curist  n'a  point  voulu  des  témoignages  des  démons, 


LA  RÉDEMPTION  227 

ni  de  ceux  qui  n'avaient  pas  vocation  ;  mais  de  Dieu  et  Jean- 
Baptiste  {II,  9S). 

Si  le  diable  favorisait  la  doctrine  qui  le  détruit,  il  serait 
divisé,  comme  disait  Jésus-Christ.  6"/  Dieu  favorisait  la 
doctrine  qui  détruit  l'Église,  il  serait  divisé  :  «  Omne 
regnum  divisum  »,  etc.  [Luc,  xi,  17.]  Car  Jésus-Christ  agis- 
sait contre  le  diable  et  détruisait  son  empire  sur  les  cœurs, 
dont  V exorcisme  est  la  figuration,  pour  établir  le  royaume 
de  Dieu.  Et  ainsi  il  ajoute  :  «  Si  in  digito  Dei  »,  etc., 
«  Regnum  Dei  ad  vos  »,  etc.  (II,  199). 

Annoncé  par  le  Précurseur,  Jésus  se  fait  ensuite  con- 
naître par  lui-môme.  Dans  quelle  mesure  et  dans  quelles 
conditions?  Il  est  seul  à  la  fois  prédit  et  prédisant  : 

Les  prophètes  ont  prédit,  et  n'ont  pas  été  prédits.  Les 
saints  ensuite  prédits,  non  prédisants.  Jésus-Christ  prédit 
et  prédisant  (II,  18). 

Quel  homme  eut  jamais  plus  d'éclat!  Le  peuple  juif  tout 
entier  le  prédit,  avant  sa  venue.  Le  peuple  gentil  Vadore, 
après  sa  venue.  Les  deux  peuples  gentil  et  juif  le  regardent 
comme  leur  centre.  Et  cependant  quel  homme  jouit  jamais 
moins  de  cet  éclat.  De  trente-trois  ans,  il  en  vit  trente  sans 
paraître.  Dans  trois  ans,  il  passe  pour  un  imposteur;  les 
prêtres  et  les  principaux  le  rejettent;  ses  amis  et  ses  plus 
■  proches  le  méprisent.  Enfin,  il  meurt  trahi  par  im  des  siens, 
renié  par  l'autre,  et  abandonné  par  tous. 

Quelle  part  a-t-il  donc  à  cet  éclat?  Jamais  homme  n'a  eu 
tant  d'éclat;  jamais  homme  n'a  eu  plus  d'ignominie.  Tout 
cet  éclat  n'a  servi  qu'à  nous,  pour  nous  le  rendre  recon- 
naissable ;  et  il  n'en  a  rien  eu  pour  lui  (II,  17). 

La  valeur  morale  de  Jésus-Christ  est  d'un  ordre  surna- 
turel : 

La  distance  infinie  des  corps  aux  esprits  figure  la  distance 
infiniment  plus  infime  des  esprits  à  la  charité,  car  elle  est 
surnaturelle  (II,  15). 

De  tous  les  corps  ensemble,  on  ne  saurait  en  faire  réussir 
une  petite  pensée  :  cela  est  impossible,  et  d'un  autre  ordre. 
De  tous  les  corps  et  esprits,  on  n'en  saurait  tirer  un  mouve- 


228  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

ynent  de  vraie  charité;  cela  est  impossible^  et  d'un  autre 
ordre,  surnaturel  (II,  IG).  C'est  pourquoi  :  //  est  bien 
ridicule  de  se  scandaliser  de  la  bassesse  de  Jésus-Christ, 
comme  si  cette  bassesse  est  du  même  ordre  duquel  est  la 
grandeur  qu'il  venait  faire  paraître.  Qu'on  considère 
cette  grandeur-là  dans  sa  vie,  dans  sa  passion,  dans  son 
obscurité,  dans  sa  mort,  dans  l'élection  des  siens,  dans 
leur  abandon,  dans  sa  secrète  résurrection,  et  dans  le 
reste,  on  la  verra  si  grande,  qu'on  n'aura  pas  sujet  de  se 
scandaliser  d'une  bassesse  qui  ny  est  pas.  Mais  il  y 
en  a  qui  ne  peuvent  admirer  que  les  grandeurs  charnel- 
les, comme  s'il  n'y  en  avait  pas  de  spirituelles  ;  et  d'au- 
tres qui  n  admirent  que  les  spirituelles,  comme  s'il  n'y 
en  avait  pas  d'infiniment  plus  hautes  dans  la  Sagesse 
(II,  16). 

Pascal  admire,  dans  la  parole  de  Jésus-Christ,  la  clarté 
jointe  à  la  naïveté  : 

Jésus-Christ  a  dit  les  choses  grandes  si  simplement,  qu'il 
semble  qu'il  ne  les  a  pas  pensées;  et  si  nettement  néanmoins, 
qu'on  voit  bien  ce  qu'il  en  pensait.  Cette  clarté,  jointe  à  cette 
naïveté,  est  admirable  (II,  17). 

Il  résume  et  définit  dans  les  Pensées  suivantes  l'œuvre 
de  Jésus  : 

jÉsus-CnRiST, /zor^  duquel  toute  communication  avec  Dieu 
est  ôtée  :  «  Nemo  novit  Patrem,  nisi  Filius,  et  cui  voluerit 
Filins  revelare  »  (II,  61). 

Jésus-Christ  n  'a  fait  autre  chose  qu' apprendre  aux  hommes 
qu'ils  s'^aimaient  eux-mêmes,  quHls  étaient  esclaves,  aveu- 
gles, malades,  malheureux  et  pécheurs;  qu'il  fallait  qu'il 
les  délivrât,  éclairât,  béatifiât  et  guérit;  que  cela  se  ferait 
en  se  haïssant  soi-même,  et  en  le  suivant  par  la  misère  et  la 
mort  de  la  croix  (II,  4). 

...  Alors  jÉsus-CuBisT  vient  dire  aux  hommes  qu'ils  n'ont 
point  d'autres  ennemis  qu'eux-mêmes',  que  ce  sont  leurs  pas- 
sions qui  les  séparent  de  Dieu;  qu'il  vient  pour  les  détruire, 
et  pour  leur  donner  sa  grâce,  afin  de  faire  d'eux  tous  une 
église  sainte  ;  qu'il  vient  ramener  dans  cette  église  les  païens 


LA  RÉDEMPTION  229 

et  les  Juifs;  qu'il  vient  détruire  les  idoles  des  uns  et  la 
superstition  des  autres  (II,  25). 

Je  considère  Jésus-Curist  en  toutes  les  personnes  et  en 
nous-mêmes.  Jésus-Curist  comme  père  en  son  père,  Jésus- 
Christ  comme  frère  en  ses  frères,  Jésis-Ciirist  comme 
pauvre  en  les  pauvres,  Jésus-Curist  comme  riche  en  les 
riches,  Jésus-Curist  comme  docteur  et  prêtre  en  les  prêtres, 
Jésus-Christ  comme  souverain  en  les  princes,  etc.  Car  il 
est  par  sa  gloire  tout  ce  qu'il jy  a  de  grand,  étant  Dieu,  et 
est  par  sa  vie  mortelle  tout  ce  quily  a  de  chétif  et  d'ab- 
ject; pour  cela  il  a  pris  cette  malheureuse  condition,  pour 
pouvoir  être  en  toutes  les  personnes,  et  modèle  de  toutes 
conditions  (II,  138). 

Dans  cette  belle  pensée  :  Jésus-Curist  est  un  Dieu  dont 
on  s^ approche  sans  orgueil,  et  sous  lequel  on  s^ abaisse  sans 
désespoir  (II,  18).  La  divinité  des  chrétiens  est  fortement 
distinp^uée  de  celle  des  stoïciens,  qui  se  résignent  sans 
humilité  et  sans  espérance.  La  morale  chrétienne  égale- 
ment est  bien  distinguée  de  la  païenne  dans  cette  autre 
Pensée  :  Les  philosophes  ont  consacré  les  vices,  en  les  met- 
tant en  Dieu  même;  les  chrétiens  ont  consacré  les  vertus 
(11,133). 

Un  caractère  essentiel  de  Jésus,  c'est  que  Jésus-Curist 
est  venu  ôter  les  figures  pour  mettre  la  vérité  (II,  104). 

Pascal  signale  Vobscurité  de  Jésus-Christ  pour  les  histo- 
riens : 

...  Jésus-Curist  dans  une  obscurité  {selon  ce  que  le  monde 
appelle  obscurité)  telle,  que  les  historiens,  n'écrivant  que 
les  importantes  choses  des  Etats,  Font  à  peine  aperçu  (II,  17). 

Il  constate  que  les  apparences  étaient  aussi  grandes  chez 
lui  de  riiumanité  et  de  la  divinité  : 

L'Eglise  a  eu  autant  de  peine  à  montrer  que  Jésus-Curist 
était  homme,  contre  ceux  qui  le  niaient,  qu'à  montrer  qu'il 
était  Dieu;  et  les  apparences  étaient  aussi  grandes  (II,  18)- 

Il  note  qu'il  est  ^owr  tous,  Moïse  pour  im  peuple  (II,  18). 

L'Eglise  même  n'offre  le  sacrifice  que  pour  les  fidèles  ; 
Jésus-Christ  a  offert  celui  de  la  croix  pour  tous  (IL  19). 


230  LA   VRAIE  UELKJION  SELON  PASCAL 

...  //  s'est  donné  à  comtiiunier  comme  mortel  en  la  Cène, 
comme  ressuscité  aux  disciples  d'Emmaiis,  comme  mofité 
au  ciel  à  toute  l'Egalise  (II,  210). 

Jésus-Gurist  îi'a  jamais  condamné  sans  ouïr.  A  Judas  : 
«  Amice,  ad  quid  venisti?  »  A  celui  qui  n  avait  pas  la  robe 
nuptiale,  de  même  (II,  199). 

Il  fallait  que  la  nature  et  la  mission  de  Jésus  correspon- 
dissent au  double  caractère  de  grandeur  et  de  misère  si 
profondément  observé  par  Pascal  dans  la  condition  de 
l'homme  déchu  et  pussent  conhrmer  cette  observation.  C'est 
dans  son  entretien  avec  M.  de  Saci  qu'il  relève  cette  con- 
cordance. Après  avoir  montré  dans  Épictète  et  dans  Mon- 
taigne deux  expressions  typiques  de  ces  contrariétés,  il 
conclut  : 

De  sorte  qu'ils  ne  peuvent  subsister  seuls  à  cause  de  leur 
défaut,  ni  s'unir  à  cause  de  leurs  oppositions,  et  qu'ainsi 
ils  se  brisent  et  s'anéantissent  pour  faire  place  à  la  vérité 
de  VEvangile.  C'est  elle  qui  accorde  les  contrariétés  par 
un  art  tout  divin,  et,  unissant  tout  ce  qui  est  de  vrai  et 
sachant  tout  ce  qu'il  jy  a  de  faux,  elle  en  fait  une  sagesse 
véritablement  céleste  oii  s'accordent  ces  opposés,  qui  étaient 
incompatibles  dans  ces  doctrines  humaines.  Et  la  raison  en 
est  que  ces  sages  du  inonde  placent  les  contraires  dans  un 
même  sujet,  car  l'un  attribuait  la  grandeur  à  la  nature  et 
l'autre  la  faiblesse  à  cette  même  nature,  ce  qui  ne  pouvait 
subsister;  au  lieu  que  la  foi  nous  apprend  à  les  mettre  en 
des  sujets  différents  :  tout  ce  qu'il  y  a  d'infirme  apparte- 
nant à  la  nature,  tout  ce  qu'ily  a  de  puissance  appartenant 
à  la  grâce.  Voilà  l'union  étonnante  et  nouvelle  qu'un  Dieu 
seul  pouvait  enseigner,  et  que  lui  seul  pouvait  faire,  et  qui 
n'est  qu'une  image  et  qu'un  effet  de  l'union  ineffable  de 
deux  natures  dans  la  seule  personne  d'un  Homme-Dieu 
(I,  cxxxiv). 

Pour  compléter  ce  que  ces  diverses  Pensées  nous  revé- 
cut de  l'idée  que  se  faisait  Pascal  de  la  personne  et  de  la 
mission  de  Jésus,  il  convient  de  lire  Le  Mystère  de  Jésus 
(II,  200  à  211),  méditation  qui  ne  semble  pas  avoir  eu  pour 


LA  RÉDEMPTION  231 

objet  de  contribuer  à  la  preuve  du  christianisme,  mais 
d'édifier,  de  réconlorter  les  croyants  et  Pascal  lui-môme. 
On  y  trouve  des  éclaircissements  sur  sa  doctrine.  Le  para- 
graphe suivant,  par  exemple,  précise  bien  le  caractère  de 
la  Rédemption  telle  qu'il  la  comprenait  : 

Je  vois  mon  abîme,  d'orgueil,  de  curiosité,  de  concupis- 
cence. Il  n'y  a  nul  rapport  de  moi  à  Dieu,  ni  à  Jésus-Curist 
juste.  Mais  il  a  été  fait  péché  par  moi;  tous  vos  fléaux  sont 
tombés  sur  lui.  Il  est  plus  abominable  que  moi,  et  loin  de 
m' abhorrer,  il  se  tient  honoré  que  faille  à  lui  et  le  secoure 
(II,  209). 

Ainsi  le  Rédempteur  ne  se  comporte  pas  comme  un 
innocent  qui  accepte  d'être  traité  en  coupable  pour  expier 
les  péchés  des  hommes  à  leur  place,  mais  en   innocent 
(Pascal  le  déclare  sans  aucun  péché,  II,  10)  qui  épouse  la 
culpabilité  môme,  qui  est  fait  péché  par  le  pécheur  et  devient 
plus  abominable  que  lui  (II,  209).  Ainsi  Jésus  se  livre  à 
Dieu  non  seulement  comme  victime  expiatoire,  mais  comme 
coupable   de  ce  qu'il  expie.  L'ignominie  du  Rédempteur 
consisterait  donc,  non  pas  dans  les  outrages  qu'il  subit, 
mais  bien  dans  l'état  de  sa  moralité  môme  viciée  par  le 
péché  d'autrui,  absolument  comme  le  péché  originel  vicie 
la  moralité  des  descendants   du  premier  couple  humain. 
Dans  ces  conditions  la  responsabilité  personnelle  du  Sau- 
veur nous  est  aussi  incompréhensible  que  celle  de  la  race 
d'Adam.  La  Rédemption,  à  ce  titre,  est  bien  un  mystère. 
Le  catéchisme  du  diocèse  de  Paris,  dans  la  définition  de 
ce  mystère,  rend  Jésus-Christ  non  pas  personnellement  res- 
ponsable, mais  répondant  seulement  pour  les  hommes  du 
péché  originel.  C'est,  dit-il,  le  mystère  de  Jésus-Christ  mort 
sur  la  croix  pour  racheter  tous  les  hommes,  et  plus  loin  : 
Jésus-Christ  nous  a  rachetés  en  souffrant  la  mort  pour  nous 
comme  homme,  et  en  donnant,  comme  Dieu,  un  prix  infini 
à  ses  souffrajices  et  à  sa  mort.  L'idée  d'un  Christ  abomi- 
nable répugne  vraiment  trop  :  c'est  assez  qu'il  soit  traité 
comme  s'il  l'était  et  cela  môme  est  suffisamment  mysté- 
rieux. 


TROISIEME  PARTIE 

RECENSEMENT    COMPLET    DES    MARQUES 

DE  LA  VRAIE  RELIGION 

PREUVE    DU    CHRISTIANISME   PAR   LE  JEU 

DES    PARTIS.    —   LA    MACHINE 


CHAPITRE   PREMIER 


RECENSEMENT  COMPLET  DES  MARQUES  DE  LA  VRAIE  RELIGION.  — 
SEPT  CONDITIONS  REQUISES  POUR  QU'UNE  RELIGION  SOIT  LA 
vraie;  LA  RELIGION  CflRÉTIENNE  LES  REMPLIT.  ~  PARALOGISME 
DE  PASCAL  RELATIF  AU  FONDEMENT  DE  LA  MORALE.  —  l'EN- 
SEMBLE  DES  PREUVES  DU  CDRISTIANISME  n'EST  PAS  INFIRMÉ 
PAR   CE    PARALOGISME. 


Les  arguments  invoqués  jusqu'ici  par  Pascal  en  faveur 
(lu  Christianisme  en  sont  les  preuves  fondamentales,  essen- 
tielles, les  preuves  qui  sont  requises  et  suffiraient,  à  la 
rigueur,  pour  en  démontrer  la  divine  origine.  Il  en  est  de 
subsidiaires  qui  les  confirment.  Un  dogme  est  établi  sur 
chaque  fait  surnaturel  constaté  et  par  suite  probant.  Les 
Petîsées  ne  concernent  pas  tous  les  dogmes,  non  plus 
quelles  ne  relatent  tous  les  faits  démonstratifs  de  la  reli- 
gion chrétienne;  mais  aux  données  capitales  de  l'apologie 
que  nous  avons  relevées  et  examinées  précédemment,  elles 
en  ajoutent  d'autres  que  nous  ne  devons  pas  négliger.  Nous 
allons  approfondir  et  compléter  nos  constatations. 

Nous  avons  dégagé  des  Pensées  certaines  conditions  que 
doit  remplir  une  religion  pour  être  la  vraie;  les  voici  ran- 
gées dans  l'ordre  qui  nous  a  paru  le  plus  logique. 

1"  Enseigner  qu'il  existe  un  Dieu  personnel,  unique, 
principe  et  fin  de  toutes  choses. 

2°  Prouver  son  divin  caractère  par  des  signes  surnatu- 
rels d'une  incontestable  authenticité. 


236  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

3°  Prescrire  de  reconnaître  en  lui  le  Créateur  par  l'ado- 
ration et  de  remonter  vers  lui  par  Tamour. 

4°  Définir  le  vrai  bien  de  l'homme;  montrer  qu'il  consiste 
dans  sa  plus  intime  union  avec  Dieu  et  que  le  mal,  au  con- 
traire, consiste  pour  lui  à  être  séparé  de  Dieu  et  impuis- 
sant à  le  rejoindre. 

5"  Expliquer  les  contradictions  qui  se  trahissent  dans  la 
nature  de  Ihomme,  sa  grandeur  et  sa  petitesse  à  la  l'ois, 
son  inquiétude,  l'inconstance  etl'insatiabilité  de  ses  désirs, 
les  ténèbres  qui  lui  voilent  Dieu  et  l'empêchent  de  l'aimer. 

0°  Dire  que  Dieu  est  caché  et  pourquoi  il  l'est. 

1°  Indiquer  les  remèdes  à  l'impuissance  où  est  l'homme 
de  rejoindre  Dieu  et  le  moyen  de  les  obtenir, 


I 


La  vraie  religion  doit  : 

1°  Enseigner  qu'il  existe  un  Dieu  personnel,  unique,  prin- 
cipe et  fin  de  toutes  choses. 

Examinons  les  Pensées  relatives  à  cette  condition. 

Le  Dieu  des  chrétiens  ne  consiste  pas  en  un  Dieu  simple- 
ment auteur  des  vérités  géométriques  et  de  l'ordre  des 
éléments;  c'est  la  part  des  païens  et  des  épicuriens  (II,  61). 

La  nécessité  des  propriétés  géométriques  et  la  constance 
des  lois  de  la  nature  portent  un  caractère  divin,  mais  qui 
exclut  la  personnalité  ou  du  moins  se  conçoit  sans  elle.  La 
divinité,  à  ce  point  de  vue,  s'identifie  à  la  vérité,  dont  le  seul 
culte  n'est  pas  par  lui-même  la  vraie  religion  : 

On  se  fait  une  idole  de  la  vérité  même;  caria  vérité  hors 
de  la  charité  [amour  de  Dieu]  n'est  pas  Dieu,  et  est  son 
image  et  une  idole,  quHl  ne  faut  point  aimer  ni  adorer,  et 
encore  moins  faut-il  aimer  ou  adorer  son  contraire,  qui  est 
le  mensonge  (II,  116). 

Cette  idole  répond  à  un  besoin  de  l'esprit,  non  à  une 
aspiration  du  cœur,  non  au  sentiment  religieux;  elle  est 
connue  par  d'autres  voies  que  celles  du  cœur.  Le  Dieu  des 


LES  MARQUES  DE   LA   VRAIE  RELIGION  237 

chrétiens,  au  contraire,  a  fait  Thomme  à  son  image;  il  est 
personne  comme  lui;  il  l'est  à  la  façon  d'un  père,  à  la  fois 
maître  et  prolecteur;  il  peut  donc  entrer,  pour  ainsi  dire, 
en  société  avec  lui,  se  révéler  à  lui  directement  sans  le 
secours  des  preuves  qui  s'adressent  aux  sens  ou  à  la  rai- 
son : 

Ne  vous  étonne^  pas  de  voir  des  personnes  simples  croire 
sans  raisonner.  Dieu  leur  donne  rameur  de  soi  et  la  haine 
d'eux  mêmes.  Il  incline  leur  cœur  à  croire.  On  ne  croira 
jamais  d'une  créance  utile  et  de  foi,  si  Dieu  n'incline  le 
cœur;  et  on  croira  dès  qu'il  l'inclinera.  Et  c'est  ce  que 
David  connaissait  bien  —  :  «  Inclina  cor  meum,  Deus,  in 
{testimonia  tua)  »  (I,  194). 

Ceux  qui  croient  sans  avoir  lu  les  Testaments,  c'est  parce 
qu'ils  ont  une  disposition  intérieure  toute  sainte,  et  que  ce 
qu'ils  entendent  dire  de  notre  religiony  est  coji/orme.  Ils 
sentent  qu'un  Dieu  les  a  faits.  Ils  ne  veulent  aimer  que  Dieu  ; 
ils  ne  veulent  haïr  qii' eux-mêmes.  Ils  sentent  quHls  n'en  ont 
pas  la  force  d'eux-mêmes;  qu'ils  sont  incapables  d'aller  à 
Dieu;  et  que,  si  Dieu  ne  vient  à  eux,  ils  sont  incapables 
d'aucune  communication  avec  lui.  Et  ils  entendent  dire 
dans  notre  religion  qu'il  ne  faut  aimer  que  Dieu,  et  ne 
haïr  que  soi-même  :  mais  qu'étant  tous  corrompus,  et  inca- 
pables de  Dieu.,  Dieu  s'est  fait  homme  pour  s'unir  à  nous. 
Il  n'en  faut  pas  davantage  pour  persuader  des  hommes  qui 
ont  cette  disposition  dans  le  cœur,  et  qui  ont  cette  connais- 
sance de  leur  devoir  et  de  leur  incapacité  (ï,  195). 

Ceux  que  nous  voyons  chrétiens  sans  la  connaissance 
des  prophéties  et  des  preuves  ne  laissent  pas  d' en  juger  aussi 
bien  que  ceux  qui  ont  celte  connaissance.  Ils  en  jugent  par 
le  cœur,  comme  les  autres  en  jugent  par  l'esprit.  C'est  Dieu 
lui-même  qui  les  incline  à  croire;  et  ainsi  ils  sont  très  effi- 
cacement persuadés    I,  195). 

J'avoue  bien  qu'un  de  ces  chrétiens  qui  croient  sans 
preuves  n'aura  peut-être  pas  de  quoi  convaincre  un  infidèle 
qui  en  dira  autant  de  soi.  Mais  ceux  qui  savent  les  preuves 
de  la  religion  prouveront  sans  difficulté  que  ce  fidèle  est 


238  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

véritablement  inspiré  de  Dieu,  quoiqu'il  ne  pût  le  prouver 
lui-même.  Car  Dieu  ayajit  dit  daiis  ses  prophètes  [qui  sont 
indubitablement  prophètes]  que  dans  le  règne  de  Jésus- 
Christ  il  répandrait  son  esprit  sur  les  nations,  et  que  les 
Jils,  les  filles  et  les  enfajits  de  l'Eglise  prophétiseraient,  il 
est  sans  doute  que  l'esprit  de  Dieu  est  sur  ceux-là,  et  qu'il 
n'est  point  sur  les  autres  (I,  193). 


II 


2°  La  vraie  Religion  doit  prouver  son  divin  caraclère 
par  des  signes  surnaturels  d'une  incontestable  authenti- 
cité. 

Nous  avons  précédemment  étudié  avec  soin  les  miracles 
et  les  prophéties.  Le  christianisme,  aux  yeux  de  Pascal, 
satisfait  à  cette  condition.  Nous  n'y  reviendrons  pas. 

3°  La  vraie  Religion  doit  prescrire  de  reconnaître  en  Dieu 
le  créateur  par  l'adoration  et  de  remonter  vers  lui  par 
l'amour.  Cet  article  sera  examiné  avec  le  suivant. 
•  4°  Elle  doit  définir  le  vrai  bien  de  l'homme;  montrer 
qu'il  consiste  dans  sa  plus  intime  union  avec  Dieu  et  que 
le  mal,  au  contraire,  consiste  pour  lui  à  être  séparé  de  Dieu 
et  impuissant  à  le  rejoindre. 

Avec  le  Dieu  chrétien  l'homme  ne  se  sent  plus  isolé, 
perdu  et  désespéré  dans  l'abîme  infini  : 

Le  Dieu  d'Abraham^  le  Dieu  d'Isaac,  le  Dieu  de  Jacob, 
le  Dieu  des  chrétiens,  est  un  Dieu  d'amour  et  de  consola- 
tion :  c'est  un  Dieu  qui  leur  fait  sentir  intérieurement  leur 
misère,  et  sa  miséricorde  infinie  ;  qui  s'unit  au  fond  de  leur 
âme;  qui  la  remplit  d'humilité,  de  joie,  de  confiance^ 
d'amour;  qui  les  rend  incapables  d'autre  fin  que  de  lui- 
même  (II,  61). 

...  //  ne  consiste  pas  seulement  en  un  Dieu  qui  exerce  sa 
providence  sur  la  vie  et  sur  les  biens  des  hommes,  pour 
donner  une  heureuse  suite  d'années  à  ceux  qui  V adorent; 
c'est  la  portion  des  Juifs  (II,  61). 


LES  MARQUES  DE  LA   VUAIE  RELIGION  239 

Il  est  liii-mème  l'objet  de  leur  amour  et  de  leur  posses- 
sion, louleleur  félicité  : 

Le  Dieu  des  chrétiens  est  un  Dieu  qui  fait  sentir  à  l'dme 
qu'il  est  son  unique  bien;  que  tout  son  repos  est  en  lui,  et 
qu'elle  n'aura  de  joie  qu'à  l'aimer;  et  qui  lui  fait  en  même 
temps  abhorrer  les  obstacles  qui  la  retiennent^  et  l'empêchent 
d" aimer  Dieu  de  toutes  ses  forces.  L'amour-propre  et  la 
concupiscence,  qui  l'arrêtent,  lui  sont  insupportables.  Ce 
Dieu  lui  fait  sentir  qu'elle  a  ce  fond  d'amour-propre  qui 
la  perd,  et  que  lui  seul  la  peut  guérir  II,  6i). 

Seul  le  Christianisme  a  condamné  l'amour-propre  : 

Qui  ne  hait  en  soi  son  amour-propre,  et  cet  instinct  qui 
le  porte  à  se  faire  Dieu,  est  bien  aveuglé.  Qui  ne  voit  que 
rien  n'est  si  opposé  à  la  justice  et  à  la  vérité?  Car  il  est 
faux  que  nous  méritions  cela;  et  il  est  injuste  et  impossible 
d'y  arriver,  puisque  tous  demandent  la  même  chose.  C'est 
donc  ime  manifeste  injustice  oii  nous  sommes  nés,  dont  nous 
ne  pouvons  nous  défaire,  et  dont  il  faut  nous  défaire. 

Cependant  aucune  religion  n'a  remarqué  que  ce  fût  un 
péché,  ni  que  nous  y  fussions  nés,  ni  que  nous  fussions 
obligés  d'y  résister,  ni  n'a  pensé  à  nous  en  donner  les  remè- 
des (II,  111). 

Seul  le  christianisme  substitue  à  l'amour  de  soi  l'amour 
de  Dieu  et  du  prochain  : 

La  vraie  religion  doit  avoir  pour  marque  d'obliger  à 
aimer  son  Dieu.  Cela  est  bien  juste.  Et  cependant  aucune 
ne  l'a  ordonné;  la  nôtre  l'a  faii  (I,  169). 

L'amour  de  Dieu,  la  Charité,  au  sens  Ihéologique  du  mot, 
est  l'unique  source  légitime  de  toutes  les  aflections  du 
cœur;  elle  subordonne  l'amour-propre  et  l'absorbe  en 
quelque  sorte.  Pascal  s'est  beaucoup  préoccupé  de  celte 
question  fondamentale  de  la  morale  chrélienne,  (jui  est  la 
vraie  morale  dès  que  le  christianisme  est  reconnu  la  vraie 
religion.  Il  avait  préparé  une  théorie  de  la  charité  et  de  ses 
conséquences;  on  peut  la  reconstituer  en  en  combinant 
plusieurs  fragments  déposés  dans  ses  Pensées.  Il  use,  pour 
fixer  les  idées,  d'une  comparaison  très  ingénieuse,  dont  il 


240  LA   VRAIE  RELIGION   SELON  PASCAL 

n'est  pas  l'inventeur,  mais  qu'il  exploite  avec  la  rigueur  qui 
lui  est  propre  : 

Pour  régie)'  V amour  qu'on  se  doit  à  soi-même,  il  faut 
slmaginer  un  corps  plein  de  membres  pensants,  car  nous 
sommes  membres  du  tout,  et  voir  comment  chaque  membre 
devait  s'aimer,  etc. 

Il  ne  pourrait  pas  par  sa  nature  aimer  une  autre  chose, 
sinon  pour  soi-tneme  et  pour  se  l'asservir,  parce  que  chaque 
chose  s' aime  plus  que  tout.  Mais  en  aimant  le  corps,  il  donne 
encore  satisfaction  à  sa  nature,  il  s'aime  soi-même,  parce 
qu'il  n'a  d'être  qu'en  lui,  par  lui  et  pour  lui  (II,  113). 

Etre  membre,  en  effet,  c'est  n'avoir  de  vie,  d'être  et  de 
mouvements  que  par  Vesprit  du  corps  et  pour  le  corps  (II, 
112). 

Si  les  pieds  et  les  mains  avaient  une  volonté  particulière , 
jamais  ils  ne  seraient  dans  leur  ordre  qu'en  soumettant  cette 
volonté  particulière  à  la  volonté  première  qui  gouverne  le 
corps  entier.  Hors  de  là,  ils  sont  dans  le  désordre  et  dans 
le  malheur;  mais  en  ne  voulant  que  le  bien  du  corps,  ils  font 
leur  propre  bien  (II,  113). 

Le  membre  séparé,  ne  voyant  plus  le  corps  auquel  il 
appartient,  n'a  plus  qu'un  être  périssant  et  mourant. 

Cependant  il  croit  être  im  tout,  et  ne  se  voyant  point  de 
corps  dont  il  dépende,  il  croit  ne  dépendre  que  de  soi,  et 
veut  se /aire  centre  et  corps  lui-même.  Mais,  n'ayant  point 
en  soi  de  principe  de  vie,  il  ne  fait  que  s''égarer,  et  s'étonne 
dans  l'incertitude  de  son  être,  sentant  bien  quHl  n'est  pas 
corps,  et  cependant  ne  voyant  point  qu'il  soit  membre  dhin 
corps.  Enfin,  quand  il  vient  à  se  connaître,  il  est  comme 
revenu  che\  soi,  et  ne  s'aime  plus  que  pour  le  corps;  il 
plaint  ses  égarements  passés  (II,  112). 

Si  le  pied  avait  toujours  ignoré  qu'il  appartint  au  corps, 
et  qu'il  y  eût  un  corps  dont  il  dépendît  j  s'il  n'avait  eu  que 
la  connaissance  et  l'amour  de  soi,  et  qu'il  vint  à  connaître 
qu'il  appartient  à  un  corps  duquel  il  dépend,  quel  regret, 
quelle  confusion  de  sa  vie  passée,  d'avoir  été  inutile  au 
corps  qui  lui  a  influé  la  vie,  qui  l'eût  anéanti  s'il  l'eût  rejeté 


LES  MARQUES  DE  LA  VRAIE  RELIGION  241 

et  séparé  de  soi,  comme  il  se  séparait  de  lui!  Quelles 
prières  d'y  être  conservé!  et  avec  quelle  soumission  se  lais- 
serait-il gouverner  à  la  volonté  qui  régit  le  corps,  jusqu'à 
consentir  à  être  retranché  s'il  le  faut!  Ou  il  perdrait  sa 
qualité  de  membre;  car  il  faut  que  tout  membre  veuille  bien 
périr  pour  le  corps,  qui  est  leseulpour  qui  tout  est  (II,  113). 

Nos  tnembres  ne  sentent  point  le  bonheur  de  leur  union,  de 
leur  admirable  intelligence,  du  soin  que  la  nature  a  d'y 
influer  les  esprits,  et  de  les  faire  croître  et  durer.  Qu'ils 
seraient  heureux  s'ils  le  sentaient,  s^ils  le  voyaient!  Mais  il 
faudrait  pour  cela  qu'ils  eussent  intelligence  pour  le  con- 
naître, et  bonne  volonté  pour  consentir  à  celle  de  iâme  uni- 
verselle. Que  si,  ayant  reçu  Vintelligence ,  ils  s'en  servaient 
à  retenir  en  eux-mêmes  la  nourriture,  sans  la  laisser  passer 
aux  autres  membres,  ils  seraient  non-seulement  injustes, 
mais  encore  misérables,  et  se  haïraient  plutôt  que  de 
s'aimer;  leur  béatitude,  aussi  bien  que  leur  devoir,  consis- 
tant à  consentir  à  la  conduite  de  famé  entière  à  qui  ils 
appartiennent,  qui  les  aime  mieux  qu'ils  ne  s'aiment  eux- 
mêmes  (II,  112). 

Celle  solidarilé,  si  complaisammenl  analysée  par  Pascal, 
de  chaque  membre  avec  loiis  les  aulres  pour  consliluer 
l'unilé  du  corps  grâce  au  principe  de  vie  qui  subordonne 
la  fonclion  de  chacun  à  celle  de  lous  el  fail  de  celle 
mutuelle  dépendance  l'exercice  de  la  vie  même,  celle  soli- 
darilé figure,  dans  sa  pensée,  la  communion  de  lous  les 
fidèles  en  Dieu  par  la  Charité. 

Dieu  ayant  fait  le  ciel  et  la  terre,  qui  ne  sentent  point  le 
bonheur  de  leur  être,  il  a  voulu  faire  des  êtres  qui  le  con- 
nussent, et  qui  se  composassent  un  corps  de  membres  pensants 
(II,  112). 

C'est  Jésus-Christ,  c'est  Dieu  qui  insuffle  à  chaque 
membre,  à  chaque  ûme  sa  part  de  vie  spirituelle  et  c'est 
la  fraternité  de  toutes  les  âmes  qui  compose  l'esprit  de 
l'Eglise.  Elles  s'entr'aiment  toutes  pour  l'amour  de  Dieu  qui 
réciproquement  les  aime  pour  leur  mutuel  amour,  ciment 
de  son  Église. 

Sully  Prudhommk.  16 


242  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Le  corps  aime  la  main;  et  la  main,  si  elle  avait  une 
volonté,  devrait  s'aimer  de  la  même  sorte  que  Vâme  l'aime 
(11,113),  (c'est-à-dire  en  tant  seulement  qu'elle  contribue  à  la 
vie  de  tout  le  corps).  Tout  amour  qui  va  au-delà  est  injuste. 

«  Adhœrens  Deo  unus  spiritus  est.  »  On  s'aime^  parce 
qu'on  est  membre  de  Jésus-Curist.  On  aime  Jésus-Corist, 
parce  qu'il  est  le  corps  (le  principe  dévie  sans  lequel  il  n'y 
aurait  pas  corps)  dont  on  est  membre.  Tout  est  un.,  l'un  est 
enVautre,  comme  les  trois  Personnes  (II,  113). 

Le  corps  des  croyants  constitue  une  sorte  de  république 
dictatoriale  : 

La  république  chrétienne,  et  même  judaïque,  na  eu  que 
Dieu  pour  maître,  cojnme  remarque  Philon  juif,  «  de  la 
MoNARcniE  ».  Quand  ils  combattaient,  ce  n  était  que  pour 
Dieu;  n'' espéraient  principalement  que  de  Dieu\  ils  ne 
considéraient  leurs  villes  que  comme  étant  à  Dieu,  et  les 
conservaient  pour  Dieu.  I  Paralip.,  xix,  i3  (II,  203). 

Pascal  résume  le  sens  de  sa  comparaison  dans  une 
formule  dont  la  concision  effarouche  d'abord  : 

Il  faut  n'aimer  que  Dieu  et  ne  haïr  que  soi  (II,  113). 

N'aimer  que  Dieu,  ce  n'est  pas  s'interdire  d'aimer  son 
prochain,  c'est  ne  l'aimer  qu'en  Dieu,  et  ne  haïr  que  soi, 
c'est  se  reconnaître  pécheur  et  ne  rien  détourner  pour  soi- 
même  de  l'amour  exclusivement  dû  à  Dieu  et  au  prochain. 

...  La  vraie  et  unique  vertu  est  donc  de  se  haïr  (II,  105). 

Nulle  autre  religion  n'a  proposé  de  se  haïr.  Nulle  autre 
religion  ne  peut  donc  plaire  à  ceux  qui  se  haïssent,  et  qui 
cherchent  un  être  véritablement  aimable.  Et  ceux-là,  s'ils 
n'avaient  jamais  ouï  parler  de  la  religion  d'un  Dieu  humilié, 
V embrasseraient  incontinent  (I,  170). 

La  charité  est  d'une  souveraine  importance  :  Vunique 
objet  de  l'Ecriture  est  la  charité  (II,  9).  C'est  celte  vertu 
qui  l'ournit  le  principe  directeur  pour  l'intelligence  de 
l'Écriture  et  le  discernement  des  vrais  et  des  faux  miracles. 
Elle  révèle  l'ordre  de  composition  propre  aux  Livres  Saints 
et  permet  de  répondre  à  l'objection  que  l'Écriture  n'en  a 
pas  : 


LES  MAllQUES  DE  LA  VRAIE  RELIGION  243 

Le  cœur  a  son  ordre;  l'esprit  a  le  sien,  qui  est  par  prin- 
cipe et  démonstration;  le  cœur  en  a  un  autre.  On  ne  prouve 
pas  qu'on  doit  être  aimé,  en  exposant  d'ordre  les  causes  de 
l'amour  :  cela  serait  ridicule. 

Jésus-Christ,  saint  Paul  ont  V ordre  de  la  charité,  non  de 
l'esprit;  car  ils  voulaient  échauffer,  non  instruire.  Saint 
Augustin  de  même.  Cet  ordre  consiste  principalement  à  la 
digression  sur  chaque  point,  qu'on  rapporte  à  la  fin,  pour 
la  montrer  toujours  (I,  102), 

Rappelons  ici  une  Pensée  déjà  citée  au  chapitre  m, 
livre  II  : 

Ce  qui  fait  qu'on  ne  croit  pas  les  vrais  miracles,  c'est  le 
manque  de  charité.  Joh.  [x,  26"  ;  «  Sed  vos  non  creditis 
quia  non  estis  ex  ovibus.  »  Ce  qui  fait  croire  les  faux  est 
le  manque  de  charité.  Il  Thess.,  ii  (II,  74). 

Il  y  a,  en  etlet,  de  faux  miracles,  et  ce  n'est  point  un 
mince  embarras  pour  Pascal.  Cette  question  a  été  traitée 
au  chapitre  m,  livre  II. 


III 


5°  La  vraie  religion  doit  expliquer  les  contradictions 
qui  se  trahissent  dans  la  nature  de  Ihomme,  son  inquié- 
tude, l'inconstance  et  Tinsatiabilité  de  ses  désirs,  les 
ténèbres  qui  lui  voilent  Dieu  et  l'empêchent  de  l'aimer. 

Toutes  choses  que  Pascal  a,  plus  haut,  surabondam- 
ment signalées. 

La  vraie  religion  doit  encore  avoir  connu  la  concupis- 
cence et  l'impuissance;  la  notre  l'a  fait  (I,  169). 

Elle  enseigne  que  l'homme  est  un  être  déchu  par  la 
désobéissance  du  premier  couple  à  une  défense  divine.  Ce 
dogme  jette  un  jour  éclatant  sur  l'état  contradictoire  et 
troublé  de  l'ûme  humaine,  sur  l'étonnant  mélange  de 
grandeur  et  de  misère  dont  est  faite  notre  condition. 

Nulle  religion  que  la  nôtre  n'a  enseigné  que  l'homme 


2i4  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

naît  en  péché,  mille  secte  de  philosophes  ne  Va  dit;  nulle 
n'a  donc  dit  vrai  (I,  171). 

Nulle  autre  na  connu  que  l'homme  est  la  plus  excellente 
créature.  Les  uns,  qui  ont  bien  connu  la  réalité  de  son 
excellence,  ont  pris  pour  lâcheté  et  pour  ingratitude  les 
sentiments  bas  que  les  hommes  ont  naturellement  d^eux- 
mêmes;  et  les  autres,  qui  ont  bien  connu  combien  cette  bas- 
sesse est  effective,  ont  traité  d'une  superbe  ridicule  ces 
sentiments  de  grandeur,  qui  sont  aussi  naturels  à  l'homme 
(I,  170). 

Le  dogme  du  péché  originel  met  seul  au  point  ces  vues 
divergentes. 

Qui  peut  donc  refuser  à  ces  célestes  lumières  de  les 
croire  et  de  les  adorer?  Car -n'est-il  pas  plus  clair  que  le 
jour  que  nous  sentons  en  nous-mêmes  des  caractères  inef- 
façables d'excellence?  Et  n'est-il  pas  aussi  véritable  que 
nous  éprouvons  à  toute  heure  les  effets  de  notre  déplorable 
condition?  Que  nous  crie  donc  ce  chaos  et  cette  confusion 
monstrueuse,  sinon  la  vérité  de  ces  deux  états,  avec  une 
voix  si  puissante,  qu'il  est  impossible  de  résister  (I,  187). 

Toutes  ces  contrariétés,  qui  semblaient  le  plus  m'éloi- 
gner  de  la  connaissance  de  la  religion,  est  ce  qui  m'a  le 
plus  tôt  conduit  à  la  véritable  (I,  186). 

Que  peut-on  donc  avoir  que  de  l'estime  pour  une  reli- 
gion qui  connaît  si  bien  les  défauts  de  l'homme,  et  que  du 
désir  pour  la  vérité  d'une  religion  qui  y  promet  des 
remèdes  si  souhaitables  (I,  177). 

Pour  moi,  f  avoue  qu'aussitôt  que  la  religion  chré- 
tienne découvre  ce  principe,  que  la  nature  des  hommes  est 
corrompue  et  déchue  de  Dieu,  cela  ouvre  les  yeux  à  voir 
partout  le  caractère  de  cette  vérité  (I,  186). 

Le  péché  originel  est  folie  devant  les  hommes,  mais  on  le 
donne  pour  tel.  Vous  ne  me  deve\  donc  pas  reprocher  le 
défaut  de  raison  en  cette  doctrine,  puisque  je  la  donne 
pour  être  sans  raison.  Mais  cette  folie  est  plus  sage  que 
toute  la  sagesse  des  hommes,  «  sapientius  est  hominibus  ». 
Car,  sans  cela,  que  dira-t-on  qu'est  l'homme?   Tout  son 


LES  MARQUES  DE  LA  VRAIE  RELIGION  245 

état  dépend  de  ce  point  imperceptible.  Et  comment  s'en 
fût-il  aperçu  par  sa  raison,  puisque  c'est  une  chose  contre 
la  raison,  et  que  sa  raison,  bien  loin  de  l'inventer  par  ses 
voies,  s'en  éloigne  quand  on  le  lui  présente  (I,  183). 

Chose  étonnante  cependant,  que  le  mystère  le  plus 
éloigné  de  notre  connaissance,  qui  est  celui  de  la  transmis- 
sion du  péché,  soit  une  chose  sans  laquelle  nous  ne  pouvons 
avoir  aucune  connaissance  de  nous-mêmes  !  Car  il  est  sans 
doute  qu'il  ny  a  rien  qui  choque  plus  notre  raison  que  de 
dire  que  le  péché  du  premier  homme  ait  rendu  coupables 
ceux  qui,  étant  si  éloignés  de  cette  source,  semblent  inca- 
pables d'y  participer.  Cet  écoulement  ne  nous  parait  pas 
seulement  impossible,  il  nous  semble  même  très  injuste; 
car  quy  a-t-il  de  plus  contraire  aux  règles  de  notre  misé- 
rable justice  que  de  damner  éternellement  un  enfant  inca- 
pable de  volonté,  pour  un  péché  oii  il  paraît  avoir  si  peu 
de  part,  qu'il  est  commis  six  mille  ans  avant  quil  fût  en 
être?  Certainement,  rien  ne  nous  heurte  plus  rudement  que 
cette  doctrine;  et  cependant,  sans  ce  mystère,  le  plus 
incompréhensible  de  tous,  nous  sommes  incompréhensibles 
à  nous-mêmes.  Le  nœud  de  notre  condition  prend  ses  replis 
et  ses  tours  dans  cet  abtme;  de  sorte  que  l'homme  est  plus 
inconcevable  sans  ce  mystère  que  ce  mystère  nest  inconce- 
vable à  V homme  (I,  115). 

Dieu,  pour  se  réserver  à  lui  seul  le  droit  de  nous  ins- 
truire, et  pour  nous  rendre  la  difficulté  de  notre  être  inin- 
telligible, nous  en  a  caché  le  nœud  si  haut,  ou,  pour  mieux 
dire,  si  bas,  que  nous  étiotîs  incapables  d'y  arriver  :  de 
sorte  que  ce  n'est  pas  par  les  agitations  de  notre  raison, 
mais  par  la  simple  soumission  de  la  raison,  que  nous  pou- 
vons véritablement  nous  connaître  (II,  94). 

Ces  fondements  solidement  établis  sur  l'autorité  invio- 
lable de  la  Religion  nous  font  connaître  qu'il  y  a  deux 
vérités  de  foi  également  constantes,  Vune,  que  l'homme 
dans  l'état  de  la  Création  ou  dans  celui  de  la  grâce  est 
élevé  au-dessus  de  toute  la  nature,  rendu  comme  sem- 
blable à  Dieu  et  participant  de  sa  divinité;  l'autre,  qu'en 


246  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Vétat  de  corruption  et  de  péché,  il  est  déchu  de  cet  état  et 
rendu  semblable  aux  bêtes.  Ces  deux  propositions  sont 
également  fermes  et  certaines.  L'Ecriture  nous  le  déclare 
manifestement  lorsqu'elle  dit  en  quelques  lieux  :  «  Deliciœ 
meœ  esse  cum  filiis  hominum.  Effundam  spiritum  meum 
super  omnem  carnem.  DU  estis,  etc.  »  et  quelle  dit  en 
d^ autres  :  c  Omnis  caro  fœnum.  Homo  assimilatus  est 
jumentis  insipientibus  et  similis  factus  est  illis.  Dixi  in 
corde  meo  de  filiis  hominum,  ut  probaret  cor  Deus  et 
ostenderet  similes  esse  bestiis,  etc.  (Molinier,  I,  1G7). 

La  dignité  de  V homme  consistait,  dans  son  innocence,  à 
user  et  dominer  sur  les  créatures,  mais  aujourdliui  à  s'en 
séparer  et  s'y  assujettir  (II,  90). 

L'explication  chrétienne  de  la  condition  de  l'homme,  de 
sa  grandeur  et  de  sa  misère  à  la  fois  est  incompréhensible, 
il  est  vrai,  mais  nulle  autre  religion  ne  l'explique;  la  trans- 
mission d'un  péché  initial  en  rend  compte.  Il  reste  toute- 
fois à  rendre  compte  de  cette  transmission  même.  Pascal 
se  résigne  à  ne  la  pas  comprendre,  mais  il  voit  bien  que, 
dès  lors,  la  difficulté  est  seulement  reculée,  que  le  môme 
besoin  d'explication  qui  le  pousse  à  admettre  un  péché 
originel  demeure  après  qu'il  l'a  admis,  puisque  la  trans- 
mission de  ce  péché  demeure  elle-même  à  expliquer.  La 
condition  humaine  reste  obscure,  tant  qu'il  reste  de  l'obs- 
curité dans  sa  cause.  Il  ne  se  le  dissimule  pas,  mais  loin 
d'en  être  embarrassé  il  reconnaît  dans  cette  obscurité 
môme  une  confirmation  de  la  vérité  chrétienne,  car  il  est 
homme,  et  c'est  précisément  le  péché  originel  qui  s'op- 
pose à  ce  que  l'homme  pénètre  la  transmission  de  ce 
péché.  Sa  déchéance  môme  exige  qu'il  y  ait  pour  lui  mys- 
tère dans  les  suites  de  la  déchéance.  Nous  sommes  con- 
duit à  examiner  comment  la  rehgion  chrétienne  rempht  la 
sixième  condition  de  la  vraie  religion. 


LES  MARQUES  DE  LA  VRAIE  RELIGION  247 


IV 


0"  Celle-ci  doit  dire  que  Dieu  est  caché  et  pourquoi  il 
Test. 

Il  manque  nécessairement  à  la  satisfaction  de  la  raison 
de  riiomme  quelque  chose  qu'elle  ne  peut  qu'entrevoir, 
qui  est  perdu  pour  elle  ici-bas. 

Si  le  monde  subsistait  pour  instruire  l'homme  de  Dieu, 
sa  divinité  reluirait  de  toutes  parts  d'une  manière  incon- 
testable ;  vjais,  comtne  il  ne  subsiste  que  par  Jésus-Christ 
et  pour  Jésus-Christ,  et  pour  instruire  les  hommes  et  de 
leur  corruption  et  de  leur  rédemption,  tout  y  éclate  des 
preuves  de  ces  deux  vérités.  Ce  qui  y  parait  ne  marque  ni 
une  exclusion  totale,  ni  une  présence  manifeste  de  divinité, 
mais  la  présence  d'un  Dieu  qui  se  cache  :  tout  porte  ce 
caractère   W,  48 j. 

//  ny  a  rien  sur  la  terre  qui  ne  montre,  ou  la  misère  de 
r homme,  ou  la  miséricorde  de  Dieu;  ou  V impuissance  de 
rhomme  sans  Dieu,  ou  la  puissance  de  Vhomme  avec  Dieu 
(II,  49). 

...  Ainsi,  tout  l'univers  apprend  à  f homme,  ou  quil  est 
corrompu,  ou  qu'il  est  racheté;  tout  lui  apprend  sa  gran- 
deur ou  sa  misère.  L'abandon  de  Dieu  parait  dans  les 
Païens;  la  protection  de  Dieu  paraît  dans  les  Juifs  (II,  49). 

...  //  ne  faut  [pas]  qu'il  ne  voie  rien  du  tout;  il  ne  faut 
pas  aussi  qu'il  en  voie  asse:{  pour  croire  quHl  le  possède; 
mais  qu'il  en  voie  asse\  pour  connaître  qu'il  l'a  perdu  : 
car,  pour  connaître  qu'on  a  perdu,  il  faut  voir  et  ne  voir 
pas;  et  c'est  précisément  l'état  oii  est  la  nature  (II,  89). 

Cette  conséquence  générale  du  péché  originel  com- 
mence donc  par  en  soustraire  à  la  critique  la  mystérieuse 
transmission,  et  elle  rend  un  inappréciable  service  à  Pascal 
dans  son  apologie  du  christianisme;  elle  lui  sert  à  prévenir 
et  conjurer,  quant  au  fondement  divin  de  la  Bible  et  des 


248  LA  VUAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Evangiles,  toute  objection  tirée  des  passages  déconcer- 
tants qu'on  y  trouve.  Il  faut  en  effet  que  l'ombre  s'y  môle 
à  la  clarté,  sinon  les  Écritures,  en  satisfaisant  pleinement 
la  raison,  infirmeraient  leur  propre  témoignage  d'un  pre- 
mier péché  qui  a  eu  pour  effet  de  la  rendre  incapable  de 
pleine  satisfaction. 

Nous  ne  concevons  ni  V état  glorieux  d'Adam,  ni  la  nature 
de  son  péché,  tii  la  transmission  qui  s'en  est  faite  en  nous. 
Ce  sont  choses  qui  se  sont  passées  dans  F  état  d'une  nature 
toute  différente  de  la  nôtre,  et  qui  passent  notre  capacité 
présente  (I,  187). 

Les  Écritures  nous  révèlent  clairement  cela  seul  qu'il 
nous  est  nécessaire  de  connaître  : 

Tout  cela  nous  est  inutile  à  savoir  pour  en  sortir;  et  tout 
ce  qu'il  Jious  importe  de  conjjaUre  est  que  jîous  sommes 
misérables,  corrompus,  séparés  de  Dieu,  mais  rachetés  par 
Jésus-Christ;  et  c'est  de  quoi  nous  avons  des  preuves  admi- 
rables sur  la  terre  (I,  187). 

Nous  savons  d'avance  que  notre  besoin  de  certitude  ne 
peut  y  être  assouvi  :  Ce  désir  nous  est  laissé,  tant  pour 
nous  punir,  que  pour  nous  faire  sentir  d'oîi  nous  sommes 
effondrés  (I,  121). 

Ce  que  nous  pouvons  comprendre  suffit  toutefois  à  nous 
rassurer,  à  nous  inspirer  une  pieuse  confiance  en  ce  qui 
nous  échappe  :  ce  sont  les  clartés  qui  méritent,  quand  elles 
sont  divines,  qu'on  révère  les  obscurités  (11,  42). 

Pascal  est  naturellement  fort  préoccupé  de  ce  qu'il  y  a, 
en  apparence,  d'imparfait  dans  la  révélation  de  Dieu  aux 
hommes  par  les  Livres  Saints.  Il  est  très  soucieux  d'expli- 
quer le  demi-jour  des  seuls  textes  où  l'âme  puisse  chercher 
la  lumière.  11  doit,  à  tout  prix,  établir  que  la  complète 
lumière  n'y  serait  pas  préférable  au  crépuscule,  que  Dieu 
ne  doit  pas  être  entièrement  visible  à  l'humanité  déchue. 
Il  s'y  ingénie  eu  plusieurs  de  ses  pensées  ; 

...  //  est  donc  vrai  que  tout  instruit  l'homme  de  sa  condi- 
tion, mais  il  le  faut  bien  entendre:  car  il  7i^  est  pas  vrai  que 
tout  découvre  Dieu,  et  il  n'est  pas  vrai  que  tout  cache  Dieu. 


LES  MARQUES  UE  LA  VRAIE  RELIGION  249 

Mais  il  est  vrai  tout  ensemble  qu'il  se  cache  à  ceux  qui  le 
tentent,  et  qu'il  se  découvre  à  ceux  qui  le  cherchent,  parce 
que  les  hommes  sont  tout  ensemble  indignes  de  Dieu,  et 
capables  de  Dieu;  indignes  par  leur  corruption,  capables 
par  leur  première  nature  (II,  49). 

tant  d'hommes  se  rendant  indignes  de  sa  clémence, 

il  a  voulu  les  laisser  dans  la  privation  du  bien  qu'ils  ne 
veulent  pas  (II,  47). 

Ilj^  a  asse:{  dj  lumière  pour  ceux  qui  ne  désirent  que  de 
voir  et  asse:{  d'obscurité  pour  ceux  qui  ont  ime  disposition 
contraire  (II,  48). 

La  religion  est  une  chose  si  grande,  qu'il  est  juste  que 
ceux  qui  ne  voudraient  pas  prendre  la  peine  de  la  chercher 
si  elle  est  obscure,  en  soient  privés.  De  quoi  se  plaint-on 
donc,  si  elle  est  telle  qu'on  la  puisse  trouver  en  la  cher- 
chant? {U,  89). 

Ainsi  l'obscurité  de  l'Écriture  sainte  s'explique  par  l'iné- 
gale dispensation  qu'elle  doit  faire  de  la  connaissance  de 
Dieu  aux  âmes,  selon  la  soif  qu'elles  en  ont.  La  vérité  est 
le  prix  du  zèle,  plus  ou  moins  vif  et  sincère,  qu'elles  appor- 
tent à  la  chercher,  et  ce  qui  demeure  obscur  pour  l'une, 
s'éclaircit  pour  l'autre  en  raison  de  sa  foi  même. 

Pascal  attache  la  plus  grande  importance  à  cette  expli- 
cation :  On  n'entend  rien  aux  ouvrages  de  Dieu,  si  on  ne 
prend  pour  principe  qu'il  a  voulu  aveugler  les  uns  et  éclairer 
les  autres  (II,  52). 

Il  y  a  plus  :  il  est  non  seulement  juste,  mais  utile  pour 
710US,  que  Dieu  soit  caché  en  partie,  et  découvert  en  partie 
(II,  48),  car  s'il  n'y  avait  point  d'obscurité,  l'homme  ne  sen- 
tirait point  sa  corruption;  s'il  n'y  avait  point  de  lumière, 
l'homme  n'espérerait  point  de  remède  (11,  48). 

//  est  également  dangereux  à  l'homme  de  connaître  Dieu 
sans  connaître  sa  misère,  et  de  connaître  sa  misère  sans 
connaître  Dieu  (II,  49). 

Dieu  veut  plus  disposer  la  volonté  que  l'esprit.  La  clarté 
parfaite  servirait  à  l'esprit,  mais  nuirait  à  la  volonté 
(II,  48). 


250  LA  VRAIE  HELIGION  SELON  PASCAL 

Il  faut  abaisser  la  superbe  (II,  48).  D'autre  part,  s'il 
n'avait  jamais  rien  paru  de  Dieu,  cette  privation  éternelle 
serait  équivoque,  et  pourrait  aussi  bien  se  rapporter  à  V ab- 
sence de  toute  divinité,  ou  à  lindignité  où  seraient  les 
hommes  de  la  connaître.  Mais  de  ce  qu'il  parait  quelque- 
fois, et  non  pas  toujours,  cela  ôte  F  équivoque.  S'il  paraît 
une  fois,  il  est  toujours;  et  ainsi  on  n'en  peut  conclure, 
sinon  qu'il  y  a  un  Dieu,  et  que  les  hommes  en  sont  indignes 
(II,  48). 

...il  a  donné  des  marques  de  soi  visibles  à  ceux  qui  le  cher- 
chent et  non  à  ceux  qui  ne  le  cherchent  pas Il  y  a  asse:{ 

de  clarté  pour  éclairer  les  élus  et  asse\  d'obscurité  pour  les 
humilier.  Il  y  a  asse:{  d'obscurité  pour  aveugler  les 
réprouvés  et  asse\  de  clarté  pour  les  condamner  et  les 
rendre  inexcusables  (II,  48).  Enfin,  c'est  en  se  cachant  que 
Dieu  nous  fait  sentir  la  valeur  de  ses  manifestations  :  si  la 
miséricorde  de  Dieu  est  si  grande,  qu'il  nous  instruit  salu- 
tairement,  même  lorsqu'il  se  cache,  quelle  lumière  n'en 
devons-nous  pas  attendre  lorsqiiil  se  découvre?  (II,  51). 

Tout  tourne  en  bien  pour  les  élus,  jusqu'aux  obscurités 
de  V Ecriture,  car  ils  les  honorent,  à  cause  des  clartés 
divines;  et  tout  tourne  en  mal  pour  les  autres,  jusqu'aux 
clartés;  car  ils  les  blasphèment,  à  cause  des  obscurités 
qu'ils  n'  entendent  pas  (II,  49). 

Pascal,  selon  son  habitude,  ramasse  fortement  la  con- 
quête de  sa  pensée  et  l'impose  sous  une  forme  paradoxale 
et  hautaine  : 

ReconnoifJe'{  donc  la  vérité  de  la  Religion  dans  Vobfcurité 
mefme  de  la  Religion,  dans  le  peu  de  lumière  que  nous  en  avons ^ 
dans  l'indiference  que  nous  avons  de  la  connoijtre   (Molimer, 

I,  319)- 

Et  il  nous  tient  pour  si  complètement  gagnés  à  ses  con- 
clusions qu'il  en  abuse  : 

Au  lieu  de  vous  plaindre  de  ce  que  Dieu  s'eft  caché,  vous  luy 
rendre:^  grâce  de  ce  qu  il  s' efi  tant  découvert  (Molimer,  I,  320). 

Le  voile  que  Dieu  a  posé  sur  son  existence  s'étend  sur 
Jésus-Christ,  qui  est  Dieu  : 


LES  MARQUES  DE  LA  VUAIE  RELIGION  2:H 

Jésus-Christ  ue  dit  pas  qu'il  n'est  pas  de  Na^eretli,  pour 
laisser  les  méchants  dans  l'aveuglement,  ni  qu'il  n  est  pas 
fils  de  Joseph  (II,  51). 

Comme  Jésus-Christ  est  demeuré  inconnu  parmi  les  hom- 
mes, ainsi  sa  vérité  demeure  parmi  les  opinions  communes, 
sans  différence  à  l'extérieur  :  ainsi  l'Eucharistie  parmi  le 
pain  commun  (II,  51). 

...  que  Von  connaisse  la  vérité  de  la  religion  dans  l'ob- 
scurité même  de  la  religion,  dans  le  peu  de  lumière  que 
nous  en  avons,  dans  l'indifférence  que  nous  avons  de  la  con- 
naître (II,  51). 

Ajoutons  que  l'obscurité  des  Écritures  a  pour  cause, 
outre  de  satisfaire  aux  suites  du  péché  originel,  de  dissi- 
muler aux  Juifs  ce  qu'ils  doivent  ignorer. 


Mais  il  n'y  a  pas  seulement  des  obscurités  dans  la  Bible, 
il  s'y  rencontre  des  assertions  contraires  aux  lois  démon- 
trées par  la  science  expérimentale.  Pascal  n'insiste  pas  sur 
ces  conflits;  il  relève  au  contraire  un  cas  où  celle-ci  a 
vérifié  un  passage  de  la  Bible  alors  contesté  : 

Combien  les  lunettes  nous  ont- elles  découvert  d'êtres  qui 
n'étaient  point  pour  nos  philosophes  d'auparavant!  On 
entreprenait  franchemejit  l'Ecriture  sainte  sur  le  grand 
nombre  des  étoiles,  en  disant  :  Il  n'y  en  a  que  mille  vingt- 
deux,  nous  le  savons  (II,  104).  Ce  cas  est  une  bonne  for- 
lune  qui  ne  se  fût  guère  renouvelée  pour  lui  s'il  eût  pu 
assister  aux  progrès  ultérieurs  des  sciences  naturelles. 
Déjà  la  démonstration  du  mouvement  de  la  terre  par 
Galilée  créait  un  sérieux  embarras  à  l'orthodoxie.  Il  a  évité 
de  se  prononcer  sur  cette  (jucslion.  Havel,  dans  une  longue 
note  (II,  !:>•)),  juge  .sévèrement  son  attitude;  il  l'accuse 
de  légèreté;  il  lui  reproche  de  n'avoir  pas  osé  ou  pas 
daigné  prendre  parti,  bien  qu'une  telle  découverte  fût  plus 


252  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

haute  encore  que  celle  de  la  pesanteur  de  l'air.  Nous  ne 
saurions  nous  associera  sa  sévérité.  Il  n'appartient  à  per- 
sonne de  prescrire  à  un  savant  le  programme  de  ses  études 
et,  sous  prétexte  qu'un  problème  est  plus  important  qu'un 
autre,  de  faire  à  sa  curiosité  un  devoir  de  l'aborder.  Pascal 
n'était  pas  astronome,  et  pour  un  savant  le  problème  le 
plus  important  est  celui  dont  il  poursuit  présentement  la 
solution,  celui  que  sa  méthode,  ou  le  hasard  de  ses  recher- 
ches, lui  a  fait  rencontrer.  S'abstenir  de  se  prononcer  sur 
la  valeur  d'une  théorie  dont  les  conséquences  sont  incal- 
culables à  tous  égards,  quand  on  se  sent  trop  absorbé  par 
d'autres  questions  pour  pouvoir  se  consacrer  à  la  critiquer, 
c'est  faire  preuve  de  prudence  plus  que  de  timidité,  c'est 
se  comporter  en  savant  consciencieux.  Il  se  peut  fort  bien, 
d'ailleurs,  que  la  défiance  de  Pascal  à  l'égard  de  la  phy- 
sique cartésienne  et  sa  mauvaise  humeur  envers  Descaries 
l'aient  indisposé  contre  une  théorie  agréée  de  celui-ci, 
mais  cette  prévention  ne  heurtait  nullement  les  esprits 
d'alors.  Ses  contemporains  ne  pouvaient  voir  cette  théorie 
du  même  œil  que  les  savants  d'aujourd'hui,  car  elle  n'avait 
pas  encore  conquis  l'autorité  qu'elle  possède.  Un  esprit 
vraiment  scientifique  ne  devait  l'admettre  qu'en  parfaite 
connaissance  de  cause,  si  séduisante  qu'elle  fût  à  première 
vue,  et  Pascal  ne  l'avait  pas  approfondie,  sans  quoi  rien  au 
monde  ne  l'eût  empêché  d'en  saluer  la  vérité.  Havet  cite 
avec  admiration  ce  passage  de  la  dix-huitième  Provinciale  : 
Ce  fut  aussi  en  vain  que  vous  obtîntes  contre  Galilée  un 
décret  de  Rome^  qui  condamnait  son  opinion  touchant  le 
mouvement  de  la  terre.  Ce  ne  scj-a  pas  cela  qui  prouvera 
qu'elle  demeure  en  repos;  et  si  l'on  avait  des  observations 
constantes  qui  prouvassent  que  c'est  elle  qui  tourne,  tous 
les  hommes  ensemble  ne  l'empêcheraient  pas  de  tourner,  et 
ne  s'empêcheraient  pas  de  tourner  aussi  avec  elle  (II,  129). 
Par  cette  belle  parole  les  droits  de  la  science  sont  sauve- 
gardés et,  en  dépit  du  pyrrhonisme  de  combat  qu'il  pro- 
fessa plus  tard  dans  ses  Pensées,  jamais  Pascal  n'en  est 
venu  à  méconnaître  la  valeur  scientifique  de  ses  propres 


LES  MARQUES  DE  LA  VRAIE  RELIGION  2o3 

découvertes;  il  scst  borné  c'i  en  reconnaître  la  vanité  au 
point  de  vue  de  son  salut.  Sans  doute  sa  foi  religieuse  pou- 
vait l'empôcher  de  désirer  que  Galilée  eût  raison,  et  lui 
faire  redouter  l'examen  de  la  démonstration  du  mouvement 
de  la  terre,  mais  on  n'est  pas  pour  cela  fondé  à  exiger  de 
lui  qu'il  l'eût  examinée;  il  n'en  avait  peut-être  pas  eu  plus 
le  loisir  et  l'occasion  que  l'envie,  car  il  se  fût  agi  pour  lui, 
non  pas  seulement  de  spéculer,  mais  de  régler  des  obser- 
vations et  d'instituer  des  expériences,  et  nous  savons  tout 
le  soin  qu'il  y  apportait. 


VI 


Il  est  inquiétant,  certes,  pour  l'authenticité  de  l'Écriture, 
d'y  trouver  des  passages  en  contradiction  avec  les  vérités 
acquises  par  les  sciences  positives;  on  a  pu  néanmoins 
tenter  d'en  solliciter  le  sens  de  manière  à  le  conformer 
plus  ou  moins  exactement  à  ces  vérités.  Les  jours  de  la 
création,  par  exemple,  sont  devenus  des  époques  géologi- 
ques; Josué  devait  arrêter  le  soleil  et  non  la  terre,  afin  que 
l'énoncé  même  du  miracle  fût  intelligible  à  la  multitude 
des  Juifs  anciens  que  ce  récit  devait  édifier,  etc.  Mais 
quand  l'Ecriture  est  en  contradiction  avec  elle-même,  l'in- 
quiétude redouble  et  il  semble  beaucoup  plus  difficile  de 
l'interpréter  favorablement;  Pascal  s'en  tire  avec  une  ingé- 
niosité peu  rassurante.  Il  reconnaît  dans  la  Bible  des  pro- 
positions qui  sont  directement  contre  l'esprit,  en  un  mot 
contradictoires.  Il  pousse  l'euphémisme  jusqu'à  les  appeler 
des  faiblesses.  Il  n'en  est  pas  embarrassé,  du  reste;  il  les 
explique  à  l'avantage  même  des  Livres  Saints.  Il  y  recon- 
naît la  preuve  évidente  de  leur  authenticité  :  Moïse  était 
habile  homme;  si  donc  il  se  gouvernait  par  son  esprit, 
il  ne  devait  rien  [dire]  nettement  qui  fût  directement 
contre  (I,  212).  Il  était  donc  gouverné  par  un  autre 
esprit  que  le  sien  propre;  les  offenses  de  son  livre  à  la 


254  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

raison  ne  peuvent  donc  être  attribuées  qu'à  Dieu  môme 

châtiant  le  péché  originel  dans  les  lecteurs.  Pascal  ajoute  : 

Ainsi  toutes  les  faiblesses  très  apparentes  sont  des  forces. 
Exemple.,  les  deux  généalogies  de  saint  Mathieu  et  de 
saint  Luc  :  qu'y  a-t-il  de  plus  clair,  que  cela  n'a  pas  été 
fait  de  concert?  (I,  212).  Or  c'est  là  l'important;  quant  à 
la  contradiction,  elle  peut  être  regardée  comme  une  simple 
épreuve  infligée  à  l'intelligence  humaine  par  les  suites  du 
péché  originel. 

La  généalogie  de  Jésus-Curist  dans  V Ancien  Testament 
est  mêlée  parmi  tant  d'autres  inutiles,  qu'elle  iie  peut  être 
discernée.  Si  Moïse  n'eût  tenu  registre  que  des  ancêtres  de 
jÉsus-CnRiST,  cela  eût  été  trop  visible.  S'il  n'eût  pas  marqué 
celle  de  Jésus-Christ,  cela  neût  pas  été  asse:{  visible.  Mais, 
après  tout,  qui  y  regarde  de  près  voit  celle  de  Jésus-Gurist 
bien  discernée  par  Thamar,  Ruth,  etc.  (Il,  31.) 

11  dit  ailleurs  d'une  manière  générale  :  Plusieurs  évan- 
gélistes  pour  la  confirmation  de  la  vérité;  leur  dissem- 
blance, utile  (11,  201).  Elle  est  utile  pour  montrer  qu'il 
n'y  a  eu  entre  eux  aucune  connivence  en  vue  d'arranger 
les  événements  qu'ils  racontent  et  les  paroles  qu'ils 
rapportent.  Chacun  d'eux  écrit  donc  pour  son  propre 
compte,  dans  une  entière  indépendance  à  l'égard  des  hom- 
mes, mais  avec  une  telle  docilité  au  souffle  inspirateur  du 
Saint-Esprit  qu'il  abdique  son  jugement  propre,  toute 
ambition  ou  prétention  d'auteur;  sa  personne  s'eff'ace. 
Pascal  signale  cet  elTacement  comme  un  signe  surnaturel 
d'authenticité. 

Le  style  de  V  Evangile  est  admirable  en  tant  de  manières, 
et  entre  autres  en  ne  mettant  jamais  aucune  invective  contre 
les  bourreaux  et  ennemis  de  Jésus-Curist.  Car  il  n'y  en  a 
aucune  des  historiens  contre  Judas,  Pilate,  ni  aucim  des 
Juifs. 

Si  cette  modestie  des  historiens  évangéliques  avait  été 
affectée,  aussi  bien  que  tant  d'autres  traits  d'un  si  beau 
caractère,  et  qu'ils  ne  l'eussent  affectée  que  pour  la  faire 
remarquer;  s'ils  n'avaient  osé  le  remarquer  eux-mêmes,  ils 


LES  MARQUES  DE  LA  VRAIE  RELIGION  2n3 

n  auraient  pas  manqué  de  se  procurer  des  amis,  qui  eussent 
fait  ces  remarques  à  leur  avantage.  Mais  comme  ils  ont  agi 
de  la  sorte  sans  affectation,  et  par  un  mouvement  désinté- 
ressé, ils  ne  Vont  fait  remarquer  à  personne.  Et  je  crois 
que  plusieurs  de  ces  choses  n'ont  point  été  remarquées  ;  et 
c'est  ce  qui  témoigne  la  froideur  avec  laquelle  la  chose  a 
été  faite  (II,  39).  Les  évangélistes  ont  été  les  historiogra- 
phes en  quelque  sorte  passifs  de  la  vie  de  Jésus-Christ  ;  on 
ne  sent  rien  de  leur  cru  dans  leurs  récits. 

Qui  a  appris  aux  évangélistes  les  qualités  d'une  âme 
parfaitement  héroïque.,  pour  la  peindre  si  parfaitement  en 
Jésus-Christ?  Pourquoi  le  font -ils  faible  dans  son  agonie? 
Ne  savent-ils  pas  peindre  une  mort  constante  ?  Oui,  car  le 
même  saint  Luc  peint  celle  de  saint  Etienne  plus  forte  que 
celle  de  Jésus-Christ.  Ils  le  font  donc  capable  de  crainte 
avant  que  la  nécessité  de  mourir  soit  arrivée,  et  ensuite  tout 
fort.  Mais  quand  ils  le  font  si  troublé,  c'est  quand  il  se 
trouble  lui-même  ;  et,  quand  les  hommes  le  troublent,  il  est 
tout  fort  {\\,  17). 

Ces  différences  ne  sont  évidemment  pas  inventées  par  les 
narrateurs;  ils  ne  les  ont  môme  pas  aperçues.  C'est,  à  vrai 
dire,  Pascal  qui  en  prend  conscience.  Il  y  a  d'autres  raisons 
encore  de  ne  pas  suspecter  la  bonne  foi  des  apôtres  :  L'hy- 
pothèse des  apôtres  fourbes  est  bien  absurde.  Qu'on  la  suive 
tout  au  long;  qu'on  s'imagine  ces  dou:{e  hommes,  assemblés 
après  la  mort  de  Jésus-Christ,  faisant  le  complot  de  dire 
qu'il  est  ressuscité  :  ils  attaquent  par  là  toutes  les  puissances. 
Le  cœur  des  hommes  est  étrangement  penchant  à  la  légè- 
reté, au  changement,  aux  promesses,  aux  biens.  Si  peu  qu'un 
de  ceux-là  se  fût  démenti  par  tous  ces  attraits,  et,  qui  plus 
est,  par  les  prisons,  par  les  tortures  et  par  la  mort,  ils 
étaient  perdus.  Qu'on  suive  cela[\l,  38).  Relevons  une  der- 
nière observation,  très  fine,  de  Pascal.  Au.ssilôt  après  la 
mort  de  Jésus-Christ,  ses  disciples  sont  demeurés  cons- 
ternés; ils  avaient  perdu  leur  appui  moral;  il  est  invraisem- 
blable que,  livrés  à  eux-mêmes,  ils  aient  conservé  le  sang- 
froid  et  la  confiance  nécessaires  pour  un  complot,  pour  une 


256  LA   VRAIE  RELIGION  SELON   PASCAL 

machination  réfléchie  :  Tandis  que  Jésus-Curist  était  avec 
eux,  il  les  pouvait  soutenir;  mais  après  cela,  s'il  ne  leur  est 
apparu,  qui  les  a  fait  agir?  (II,  38). 

Les  apôtres  n'ont  donc  pas  été  trompeurs.  Reste  l'hypo- 
thèse qu'ils  aient  été  trompés,  c'est  difficile  également.  Car 
il  nest  pas  possible  de  prendre  un  homme  pour  être  ressus- 
cité... (II,  38).  h^  Pensée  est  restée  inachevée. 

Ces  divers  témoignages  de  l'ingénue  véracité  des  apôtres 
et  particulièrement  des  évangélistes  confirment  la  preuve 
que  Pascal  en  a  reconnue  dans  les  dissemblances,  dans  les 
contradictions  offertes  par  les  Evangiles.  Il  émet  une  autre 
explication,  étrangement  subtile,  des  mots  et  des  sentences 
contraires  (II,  202)  qu'on  trouve  dans  les  Livres  Saints.  Si 
Dieu  y  eût  employé  les  termes  propres  (II,  202),  les  hérésies, 
que  l'orgueil  de  l'esprit  rendait  inévitables,  eussent  été  des 
sacrilèges  dont  rien  n'eût  conjuré  l'infinie  gravité.  La  misé- 
ricorde a  épargné  aux  âmes  le  péril  d'être  punies  en  pro- 
portion de  la  pleine  lumière  qu'elles  eussent  méconnue. 
Voici  la  Pensée  que  nous  interprétons  :  Dieu  [et  les  apôtres), 
prévoyant  que  les  semences  d'orgueil  feraient  naître  les 
hérésies,  et  ne  voulant  pas  leur  donner  occasion  de  naUre 
par  des  termes  propres,  a  mis  dans  V Ecriture  et  les  prières 
de  V Eglise  des  mots  et  des  sentences  contraires  pour  pro- 
duire leurs  fruits  'ans  le  temps.  De  même  qn  il  donne  dans 
la  morale  la  charité,  qui  produit  des  fruits  contre  la  con- 
cupiscence. Celui  qui  sait  la  volonté  de  son  maître  sera 
battu  de  plus  de  coups,  à  cause  du  pouvoir  qu'il  a  par  la 
connaissance.  «  Qiii  justus  est  justificetur  adhuc  »  {Apoc, 
XXII,  11);  à  cause  du  pouvoir  quil  a  par  la  justice.  A  celui 
qui  a  le  plus  reçu  sera  le  plus  grand  compte  demandé,  à 
cause  du  pouvoir  qu'il  a  par  le  secours  (II,  202).  La  clarté 
des  textes  sacrés  eût  été  le  plus  grand  secours  que  l'homme 
pût  recevoir  de  Dieu  pour  les  comprendre,  mais  cette  faci- 
lité eût  rendu  l'hérésie  d'autant  plus  condamnable,  et  l'es- 
prit humain  n'y  est  que  trop  porté. 

Si  l'existence  des  textes  contradictoires  qu'on  peut  relever 
dans  la  tradition  écrite  judjeo-chrétienne  devait  toujours 


LES  MARQUES  DE  LA  VRAIE  RELIGION  257 

s'expliquer  par  les  suites  du  péché  originel  ou  quelque 
intention  providentielle  de  Dieu,  la  critique  serait  par  là 
frustrée  de  son  plus  sûr  moyen  de  contrôle  et  de  discerne- 
ment pour  défendre  l'Écriture  môme  contre  l'intrusion  de 
textes  apocryphes.  Il  ne  suffisait  pas,  en  effet,  qu'un  monu- 
ment fût  en  contradiction  avec  les  livres  canoniques  pour 
qu'on  en  pût  inférer  la  fausseté  de  ce  monument.  Il  faut 
donc  qu'il  existe  certains  cas  où,  entre  deux  textes  soumis 
à  l'examen,  la  contradiction  soit  d'origine  humaine,  partant 
inadmissible,  et  nécessite  l'exclusion  de  l'un  d'eux.  Pascal, 
sans  formuler  aucune  règle  pour  reconnaître  ces  cas,  mais 
conformément  à  une  décision  du  Concile  de  Trente,  en 
reconnaît  au  moins  un,  celui  du  livre  IV  d'Esdras.  Nous 
ne  reproduisons  pas  les  fragments  du  recueil  des  Pensées 
relatifs  à  cette  discussion  dont  le  détail  est  inutile  à  notre 
objet.  Nous  préférons,  incapable  de  mieux  dire,  emprunter 
à  A.  Molinier  l'exposé  et  le  résumé  très  clairs  qu'il  en  a 
faits  dans  son  édition  des  Pensées  (Préface,  xxx)  : 

«  Une  seule  J'ois,  il  (Pascal)  a  voulu  faire  œuvre  de  cri- 
tique, et  c'est  à  propos  d'un  texte  dont  Vauthenticité  une 
fois  reconnue  eût  rendu  vaines  toutes  ses  théories.  Nous 
voulons  parler  du  livre  IV  d'Esdras.  Dans  un  -passage  du 
chapitre  xiv  de  ce  livre,  Dieu  apparaît  à  Esdras  dans  un 
buisson  et  lui  ordonne  de  réunir  le  peuple  et  de  lui  trans- 
mettre ses  menaçantes  révélations.  Esdras  répond  :  «  J'irai 
et  je  rassemblerai  le  peuple  présent,  car  le  siècle  a  été  mis 
dans  les  ténèbres  et  ceux  qui  l'habitent  sont  sans  lumière;  ta 
loi  a  été  brûlée  et  nul  ne  sait  quelles  ont  été  tes  œuvres  et 
ce  que  disent  tes  prédictions.  Si  fat  trouvé  grâce  devant  toi, 
donne-moi  ton  esprit,  et  f  écrirai  tout  ce  qui  a  été  fait  depuis 
le  commencement  des  siècles  et  tout  ce  qui  était  écrit  dans 
ta  loi,  afin  que  les  hommes  puissent  trouver  leur  voie  et  que 
ceux-là  puissent  vivre  qui  voudront  vivre  dans  les  derniers 
temps.  »  Alors  Dieu  lui  ordonne  de  choisir  cinq  Iiommes 
habiles  dans  l'art  d'écrire;  le  lendemain  et  durant  quarante 
jours  consécutifs,  animé  de  l'esprit  d'en  haut,  il  leur  dic- 
tera la  loi  ancienne.  On  comprend  l'importance  qu'un  pareil 

.Sully  I'hudhomme.  17 


258  LA   VRAIE  IlELIGION   SELON  PASCAL 

texte  devait  avoir  aux  yeux  des  théologiens;  comme  il  est 
en  contradiction  manifeste  avec  plusieurs  passages  des  pro- 
phètes, notamment  de  Jérémie,  il  est  difficile  de  l'accepter  à 
priori;  d'ailleurs^  ne  serait-ce  pas  détruire,  ou  du  moins 
grandement  amoindrir  l'autorité  de  la  Bible,  que  de  la  sup- 
poser ainsi  brûlée  pendant  la  captivité  de  Babylone  et  dictée 
d'un  seul  jet  par  Dieu  à  un  seul  homme?  La  question  avait 
paru  si  grave  au  concile  de  Trente  qu'il  avait  rejeté  les 
deux  derniers  livres  d'Esdras,  et  Pascal  essaya  à  son  tour 
d'en  démontrer  la  non- authenticité .  C'est  ici  seulement  que 
nous  le  voyons  raisonner  en  historien;  il  s'efforce  dans 
plusieurs  fragments  de  prouver  combien  serait  invraisem- 
blable cette  prétendue  destruction  de  la  loi  à  l'époque  de  la 
captivité  de  Baby lotie;  il  montre  que  le  livre  d'Esdras  n'est 
cité  qu'asse^  tard,  par  des  auteurs  suspects  ;  que  toujours 
il  a  été  regardé  comme  apocryphe  par  les  meilleures  auto- 
rités. Telle  est,  en  résumé,  l'argumentation  qu'on  lui  a 
attribuée;  mais,  en  réalité,  elle  ne  lui  appartient  pas  et  elle 
est  en  grande  partie  indiquée  dans  quelques  notes  qu'un 
solitaire  de  Port-Royal,  plus  versé  que  Pascal  en  ces 
matières,  lui  aura  bénévolement  fournies .  Toutefois,  il  fal- 
lait noter  cette  tentative  d'explications  comme  un  fait  sin- 
gulier, car  c'est  la  seule  fois  que  Pascal,  oubliant  son  dédain 
pour  les  questions  historiques,  paràrt  avoir  senti  la  néces- 
sité d'en  tenir  quelque  compte.  » 

Nous  avons  vu  comment,  par  des  considérations  subtiles 
ou  hardies  dont  quelques-unes,  il  faut  l'avouer,  ressem- 
blent à  des  expédients  plus  qu'à  des  raisons,  Pascal,  en  pré- 
sence des  passages  obscurs  et  même  contradictoires  de 
l'Écriture,  enchaîne  les  résistances  de  l'esprit  humain.  Gn 
pouvait  être  tenté  de  repousser  aussitôt  la  Bible  malgré 
l'antiquité  et  la  pérennité  de  ce  saint  livre  à  cause  des  sacri- 
fices qu'il  impose  à  la  logique,  au  sens  commun,  parfois 
même  à  la  pudeur,  quelle  téméraire  précipitation!  Ne 
faut-il  pas  que  Dieu  s'y  cache  autant  qu'il  s'y  montre, 
puisque  l'homme  y  est  annoncé  comme  déchu,  et,  par 
suite,  incapable  ici-bas  de  le  voir  face  à  face?  Or  qu'est-ce 


LES  MARQUES  DE  LA   VRAIE  RELIGION  2:)9 

que  Dieu  caché?  Ce  n'est  pas  seulement  son  essence  incom- 
préhensible el  la  création  inexplicable,  c'est,  en  outre,  l'em- 
preinte même  du  créateur  oblitérée  dans  ses  œuvres;  c'est 
à  la  fois  la  vérité  voilée,  Tintelligence  déçue,  la  conscience 
désorientée;  en  un  mot,  tout  ce  qui  nous  répugne  dans 
certains  passages  des  Écritures,  tout  ce  qui  nous  surprend 
comme  des  taches  sur  le  soleil. 

Qu'on  ne  nous  reproche  donc  plus  le  manque  de  clarté^ 
puisque  nous  en  faisons  profession  (II,  50).  Loin  de  s'en 
scandaliser,  il  faut  y  voir  la  marque  et  le  gage  d'une  par- 
faite harmonie  dans  la  doctrine,  et  recueillir  de  celle-ci 
avec  une  gratitude  infinie  des  traits  manifestement  divins. 

En  résumé,  que  cherchons-nous?  L'explication  de  notre 
nature  et  de  notre  condition  et  la  formule  de  notre  vraie 
félicité.  Or  le  premier  témoignage  écrit  qui  se  recom- 
mande à  notre  crédit  par  son  ancienneté  et  son  intégrité 
miraculeuse  nous  explique  les  étonnants  contrastes  de 
notre  nature  et  les  misères  de  notre  condition,  par  une 
faute  initiale  dont  la  conséquence  a  été  pour  nous  l'obs- 
curcissement de  la  vérité,  et  dont  le  rachat  doit  nous  res- 
tituer notre  souverain  bien  :  la  possession  de  Dieu  môme. 
Ce  témoignage  serait  donc  contradictoire  et  s'infirmerait 
lui-même,  s'il  dissipait  cet  obscurcissement  qu'il  déclare 
essentiel  à  notre  condition  terrestre.  Nous  devons  donc 
nous  attendre  à  n'y  trouver  qu'une  demi-révélation;  pour 
être  véridique,  il  faut  qu'il  ne  soit  pas  entièrement  clair, 
qu'il  soit  énigmali<|ue  en  partie,  assez  pour  satisfaire  aux 
suites  du  péché  originel  et  pour  faire  de  la  croyance  une 
vertu,  nous  y  devons  donc  rencontrer  mystère  et  achop- 
pement. 

Pascal  a  donc  voulu  bien  établir,  car  c'était  une  chose 
de  première  importance,  que,  dans  la  tradition  judu'o- 
ch rétienne  écrite,  les  obscurités,  et,  en  général,  tout  ce 
(|ui  peut  scandaliser  d'abord  le  lecteur,  ne  constitue  pas 
une  fin  de  non-recevoir  à  l'égard  de  la  doctrine;  que,  au 
contraire,  celle-ci  le  justifie  et  l'exige. 


260  LA  VRAIE  RELIGION  SELON   PASCAL 


VII 


1°  La  dernière  condition,  marque  de  la  vraie  religion,  est 
d'indiquer  les  remèdes  à  l'impuissance  où  est  Thomme  de 
rejoindre  Dieu  et  le  moyen  de  les  obtenir. 

C'est  par  le  canal  de  la  Grâce  et  par  la  Rédemption,  en 
un  mot  par  l'intermédiaire  divin  de  Jésus-Christ,  que  celte 
condition  est  remplie.  Dans  les  pages  précédentes  la  per- 
sonne du  Christ  a  été  mise  en  cause  à  plusieurs  reprises 
ainsi  que  sa  mission.  Pour  compléter  ce  qui  en  a  été  dit, 
nous  étudierons  chez  Pascal,  uniquement  au  point  de  vue 
rationnel,  les  caractères  et  l'objet  de  la  Grâce  dans  le 
chapitre  suivant. 

Nous  terminons  celui-ci  par  une  observation  qui  inté- 
resse la  logique. 

Parmi  les  conditions  requises  expressément  par  Pascal 
d'une  doctrine  religieuse  pour  être  la  véritable,  nous 
n'avons  pas  fait  figurer  celle  de  répondre  à  telle  ou  telle 
morale  préconçue. 

Pascal,  en  effet,  ne  connaîtra  la  vraie  morale  que  par 
la  vraie  religion  et,  dans  sa  railleuse  criticjue  des  règles  si 
variables  de  la  conduite  humaine,  il  a  trop  infirmé  les 
décrets  de  la  conscience  naturelle  pour  pouvoir  légitime- 
ment lui  demander  le  critérium  de  la  vérité  religieuse. 
Aussi  éprouve-t-on  de  la  surprise  à  la  lecture  de  certains 
passages  des  Pensées  où  il  se  met  en  contradiction  mani- 
feste avec  lui-même  : 

...  Les  trois  marques  de  la  religion  :  la  perpétuité,  la 
bonne  vie,  les  miracles  (II,  77). 

Que  sait-on  de  la  bonne  vie  avant  d'avoir  reconnu  la 
vraie  religion  qui  seule  l'enseigne? 

Je  vois  donc  des  /oisons  de  religions  en  plusieurs 
endroits  du  monde,  et  dans  tous  les  temps.  Mais  elles  n'ont 
ni  la  morale  gui  peut  me  plaire,  ni  les  preuves  qui  peuvent 
m'arrêter  (I,  198). 


LES  MARQUES  DE  LA  VRAIE  RELIGION  261 

Il  faut  se  défier  de  la  morale  qui  plaît,  puisque  c'est  seu- 
lement le  climat  et  l'éducation  qui  en  décident. 

Je  considère  cette  loi  (la  loi  des  Juifs)  qu'ils  se  vantent 
de  tenir-  de  Dieu,  et  je  la  trouve  admirable  (I,  199). 

A  quel  titre? 

La  religion  mahométane  a  pour  fondement  VAlcoran  et 
Mahomet.  Mais  ce  prophète^  qui  devait  être  la  dernière 
attente  du  monde,  a-t-il  été  prédit?  Quelle  marque  a-t-il, 
que  n'ait  aussi  tout  homme  qui  se  voudra  dire  prophète? 
Quels  miracles  dit-il  lui-même  avoir  faits?  Quel  mystère 
a-t-il  enseigné,  selon  sa  tradition  même?  Quelle  morale  et 
quelle  félicité  9  (II,  41). 

Et  plus  loin,  sur  le  fondement  de  la  religion  juive,  il  dit  : 
La  morale  et  la  félicité  en  est  ridicule,  dans  la  tradition 
du  peuple,  mais  elle  est  admirable,  dans  celle  de  leurs 
saints  (II,  41). 

Notre  religion  est  si  divine,  qu'une  autre  religion  divine 
nen  a  été  que  le  fondement  (II,  42). 

Ce  qui,  à  ses  yeux,  confère  le  caractère  divin  à  ce  fon- 
dement de  la  religion  chrétienne,  c'est,  pour  une  part,  ce 
qu'il  y  a  d'admirable  dans  la  morale  et  la  félicité  des  saints 
juifs.  Or  c'est  uniquement  sa  conscience  qui  les  déclare 
admirables.  Ainsi,  dans  le  choix  d'une  religion,  la  révéla- 
tion interne  de  la  conscience  morale  serait  antérieure  à  la 
révélation  rehgieuse  et  la  contrôlerait.  La  vraie  religion 
serait  celle  dont  la  morale  serait  conforme  à  la  morale 
innée,  et  qui  définirait  la  félicité  conformément  aux  ten- 
dances et  aux  dispositions  de  l'âme  qui  y  aspire.  La  vraie 
doctrine  religieuse  ne  ferait  donc,  en  somme,  que  con- 
firmer, en  les  précisant,  les  suggestions  intimes,  plus  ou 
moins  vagues,  de  la  conscience  humaine;  elle  ne  serait, 
en  un  mol,  que  la  religion  spontanée  mise  en  dogme  et 
organisée  en  culte.  Pascal  ne  .s'aperçoit  pas  qu'il  autorise 
celle  conséquence,  si  contraire  à  sa  propre  pensée,  par 
les  motifs  éthiques  qui  déterminent  sa  préférence  dans  le 
choix  d'une  religion,  puisque  ces  motifs  impliquent  une 
morale  préconçue  et  une  félicité  pressentie,  de  sorte  qu'il 


•262  LA   VRAIE  RELIGION  SELON   PASCAL 

ne  demande  en  réalité  à  la  vraie  religion  que  la  consécra- 
tion en  lui  d'une  croyance  préalable  et  purement  intuitive, 
d'origine  naturelle. 

Il  repousserait  la  Religion  chrétienne  au  même  titre  que 
la  Mahométane,  si  elle  lui  paraissait  également  immorale. 
C'est  pourtant  le  christianisme  qui  lui  enseigne  que  :  toute 
la  morale  consiste  en  la  concupiscence  et  en  la  grâce 
(II,  88). 

C'est  de  cette  religion  qu'il  doit  apprendre  à  discerner 
le  bien  du  mal.  11  le  déclare  expressément  dans  le  long 
fragment  qui  suit  : 

On  ne  s'' éloigne  qu'en  s'éloignant  de  la  charité.  Nos 
prières  et  nos  vertus  sont  abominables  devant  Dieu.,  si  elles 
ne  sont  les  prières  et  les  vertus  de  Jéscs-Ciirist.  Et  nos 
péchés  , ne  seront  jamais  V objet  de  la  miséricorde],  mais 
de  la  justice  de  Dieu,  s'ils  ne  sont  de  Jésus-Christ.  //  a 
adopté  nos  péchés,  et  nous  a  [admis  à  son]  alliance;  car  les 
vertus  lui  sont  propres,  et  les  péchés  étrangers;  et  les 
vertus  nous  sont  étrangères,  et  nos  péchés  nous  sont  pro- 
pres. 

Changeons  la  règle  que  nous  avons  prise  jusqu'ici  pour 
juger  de  ce  qui  est  bon.  Nous  en  avions  pour  règle  notre 
volonté,  prenons  maintenant  la  volonté  de  Dieu  :  tout  ce 
qu'il  veut  nous  est  bon  et  juste,  tout  ce  qu'il  ne  veut... 

Tout  ce  que  Dieu  ne  veut  pas  est  défendu.  Les  péchés 
sont  défendus  par  la  déclaration  générale  que  Dieu  a 
faite,  qu'il  ne  les  voulait  pas.  Les  autres  choses  qu'il  a 
laissées  sans  défense  générale,  et  qu'on  appelle  par  cette 
raison  permises,  ne  sont  pas  néanmoins  toujours  permises. 
Car,  quand  Dieu  en  éloigne  quelqu'une  de  nous,  et  que 
par  l'événement,  qui  est  une  manifestation  de  la  volonté  de 
Dieu,  il  parait  que  Dieu  ne  veut  pas  que  nous  ayons  ime 
chose,  cela  nous  est  défendu  alors  comme  le  péché,  puisque 
la  volonté  de  Dieu  est  que  nous  n'ayons  non  plus  l'un  que 
Vautre.  Ily  a  cette  différence  seule  entre  ces  deux  choses, 
qu'il  est  sûr  que  Dieu  ne  voudra  jamais  le  péché,  au  lieu 
qu'il  ne  l'est  pas  qu'il  ne  voudra  jamais   Vautre.   Mais 


LES  MARQUES  DE  LA  VRAIE  RELIGION  263 

tandis  que  Dieu  ne  la  veut  pas^  nous  la  devons  regarder 
comme  péché;  tandis  que  l'absence  de  la  volonté  de  Dieu, 
qui  est  seule  toute  la  bonté  et  toute  la  justice,  la  rend 
injuste  et  mauvaise  (II,  173). 

S'il  en  est  ainsi,  par  quel  critérium  peut-il  juger  la  mora- 
lité de  la  religion  chrétienne  pour  s'autoriser  à  la  consi- 
dérer comme  la  vraie? 

Enfin,  dans  un  fragment  où  Pascal  énumère  les  preuves 
du  christianisme,  on  lit  : 

2°  La  sainteté,  la  hauteur  et  r humilité  d'une  âme  chré- 
tienne (I,  177). 

L'illogisme  est  ici  d'autant  plus  flagrant  que  de  ces  trois 
(iuulilés  morales,  destinées  dans  sa  pensée  à  prouver 
celte  religion,  une  au  moins,  l'humilité,  est  instituée  par 
la  morale  môme  de  celle-ci;  ce  n'est  pas  la  conscience 
naturelle  de  la  dignité  humaine  qui  prononce  sur  la  valeur 
éthique  de  Thumililé.  Il  commet  donc  une  pétition  de  prin- 
cipe. 

Mais  ce  lapsus  de  la  logique  ne  ruine  pas  du  tout  son 
système  de  preuves. 

Nous  avons  vu  que  pour  discerner  la  vraie  religion  il 
aurait  pu  se  passer  des  témoignages  du  sens  moral,  si 
impitoyablement  mis  par  lui  en  suspicion  dès  le  début  de 
son  entreprise.  Il  aurait  même  pu,  à  la  rigueur,  ne  s'être 
formé  aucune  idée  préalable  de  la  nature  divine,  car  ce 
n'est  pas  la  doctrine,  mais  l'établissement  miraculeux  de 
la  religion  judjeo-chrétienne  qui  lui  a  fourni  la  preuve  fon- 
damentale qu'elle  est  la  véritable  religion.  Cette  preuve 
faite,  tout  ce  qu'elle  enseigne  peut  et  doit  être  cru  ;  or  elle 
enseigne  qu'il  n'y  a  qu'un  Dieu,  créateur  et  souverain  du 
monde,  et  qu'il  faut  aimer  son  prochain  comme  soi-même. 


CHAPITRE  II 


LA  PREUVE  DU  CHRISTIANISME  PAR  LE  JEU  DES  PARTIS  :  LES 
SCEPTIQUES  PAR  PRUDENCE  ET  LES  INCRÉDULES  PAR  ATTACHEMENT 
AU  VICE,  QUE  n'auraient  PU  CONVAINCRE  LES  PREUVES  PSYCllOLO- 
GIQUES  ET  HISTORIQUES  PRÉCÉDEMMENT  EXPOSÉES,  SONT  MIS  PAR 
PASCAL  EN  DEMEURE  DE  PARIER  POUR  OU  CONTRE  l'eXISTENCE  DU 
DIEU  DES  CHRÉTIENS  ET  OBLIGÉS  DE  RECONNAITRE  QUE  LEUR 
INTÉRÊT  BIEN  ENTENDU  EST  DE  PRATIQUER  CETTE  RELIGION,  CE  QUI 
LES  AMÈNERA  PEU  A  PEU   A  Y   CROIRE. 


Les  diverses  preuves  du  Christianisme  coordonnées 
jusqu'ici  forment,  dans  l'apologétique  de  Pascal,  un  corps 
de  démonstration  cohérent  et  complet  qui  doit  suffire,  à 
ses  yeux,  pour  convaincre  tout  incrédule  capable  de 
raisonner.  Mais  encore  faut-il  que  l'intelligence  s'y  prête, 
qu'elle  ne  soit  prévenue  ni  contre  l'apologiste  ni  contre 
elle-même.  Or  beaucoup  d'esprits  craignent  d'être  dupes  : 
ils  se  défient  de  leur  propre  sens  critique  et  se  méfient  de 
l'abus  qu'on  pourrait  faire  de  leur  infériorité  ;  ils  se  refusent 
donc  à  peser  les  arguments  d'ordre  historique  ou  méta- 
physique dépassant  leur  portée  ou  excédant  leur  aptitude. 
Chez  plusieurs,  en  outre,  cette  prudence  peut  n'être  qu'un 
fallacieux  prétexte  à  ne  point  rompre  leurs  habitudes 
vicieuses;  ce  sont  les  pécheurs  invétérés.  Pour  triompher 
de  ces  sortes  d'incrédules  il  faut  renoncer  à  tout  l'appareil 
compliqué  des  preuves  précédemment  fournies  et  en  décou- 
vrir une  assez  forte  et  néanmoins  assez  simple  pour  qu'il 
leur  soit  impossible  de  la  récuser. 


LES  MARQUES  DE  LA   VRAIE  RELIGION  265 

Celle  preuve,  Pascal  Va  fournie  dans  son  pari,  et  il 
convient,  selon  nous,  de  la  placer  au  terme  de  son  œuvre, 
mais  non  toutefois  comme  un  hors-d'œuvre,  puisqu'elle  est 
destinée  à  suppléer,  au  besoin,  toutes  les  autres.  Aussi 
l'avons-nous  étudiée  avec  une  attention  scrupuleuse  et  un 
intérêt  tout  particulier.  Cette  étude*  va  remplir  le  présent 
chapitre. 

Considérer  Texislence  de  Dieu  comme  aléatoire  peut,  au 
premier  abord,  sembler  de  la  part  de  Pascal  une  concession 
au  pyrrhonisme,  une  excessive  défiance  de  la  raison.  Il  nous 
importe  donc  d'analyser  avec  soin  cet  important  fragment 
du  recueil  des  Pensées,  afin  d'en  dégager  la  vraie  significa- 
tion au  point  de  vue  de  la  certitude.  Nous  indiquerons 
ensuite  l'application  dont  nous  paraît  susceptible  l'idée 
fondamentale  du  pari  de  Pascal  à  l'état  actuel  des  connais- 
sances humaines. 


I 


L'esprit  humain  ne  perçoit,  par  la  double  observation 
interne  et  externe,  qu'une  part  minime  de  la  totalité  des 
choses,  du  tout;  il  explique  seulement  une  faible  part  de 
ce  peu  qu'il  perçoit  cl  il  l'explique  insuffisamment.  Par 
exemple  :  dans  la  multitude  innombrable  des  astres,  il 
n'atteint  encore  que  le  système  solaire  assez  distinctement 
pour  en  rendre  intelligibles  les  mouvements,  et  il  n'éclaircit 
pas  l'origine  de  la  loi  môme  qui  les  régit.  A  mesure  que  les 
sciences  positives  progressent,  décroît  la  diflérence  entre 
ce  qu'il  explique  et  ce  qui  lui  reste  à  expliquer.  C'est  cette 
diflérence  mystérieuse  qui  a  fourni  leur  matière  aux  reli- 
gi  ons  primitives  ;  aussi  la  région  du  divin  a-t-elle  décru  dans 
l'imagination  des  peuples  j)roportionnellement  au  progrès 
des  sciences;  le  divin  a  été  de  plus  en  plus  dégagé  de  ce 
que  les  superlilions  y  mêlaient.  Mais,  au  regard  de  lesprit, 

1 .  Elle  a  paru  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes,  n"  du  15  novembre  1890. 


266  Lx\   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

même  de  l'esprit  le  plus  rigoureux  et  le  plus  froid,  celle 
région  n'est  pas  indéfiniment  décroissante;  il  y  a  dans  le 
divin  quelque  chose  d'irréductible  aux  sciences  positives, 
un  fond  qu'elles  ne  peuvent  s'assimiler  et  qui  est  le  divin 
proprement  dit.  A  supposer,  en  eflet,  que  toutes  les  sciences 
positives,  toutes  les  sciences  spéciales,  enfin  reliées  entre 
elles  et  unifiées,  fussent  parvenues  à  achever  leur  œuvr-e 
collective,  le  résultat  final,  formulé  alors  par  une  loi  peut- 
être  unique,  n'en  laisserait  pas  moins  cette  loi  sans  explica- 
tion. 

Qu'est-ce,  en  effet,  qu'une  loi  scientifique,  sinon  un 
fait  général  induit  de  faits  particuliers  que  leur  explication 
identifie,  c'est-à-dire  un  fait  encore,  qui  demeure  problé- 
matique au  môme  titre  que  tous  les  autres?  Le  divin  entiè- 
rement éliminé  de  la  physique  universelle  n'en  serait  que 
mieux  désigné,  il  serait  seulement  rendu  à  lui-même,  en  un 
mot,  devenu  tout  métaphysique.  Or  la  métaphysique,  ainsi 
définie,  n'a  pas  besoin  d'attendre  l'achèvement  du  labeur 
scientifique  pour  légitimer  son  objet,  puisque  celui-ci  est 
reconnu  d'ores  et  déjà  placé  hors  du  domaine  de  la  science 
positive  et  qu'il  peut  être  défini  tout  de  suite  :  ce  qui  manque 
à  cette  science,  supposée  achevée,  pour  satisfaire  entière- 
ment l'intelligence  humaine.  Pour  celle-ci,  le  tout  demeure 
inexpliqué,  mais  il  serait,  en  outre,  absurde  s'il  ne  contenait 
rien  qui  pût  exister  sans  le  secours  d'autre  chose.  Le  divin 
proprement  dit,  celui  qui  subsiste  après  que  la  science, 
supposée  achevée,  l'a  purgé  de  tous  ses  éléments  idolàtriques 
et  imaginaires,  est  précisément  ce  qui,  dans  le  tout,  existe 
par  soi-même  et  contient  l'explication  entière  du  reste;  c'est 
donc  le  nécessaire,  l'absolu,  l'éternel,  l'infini,  le  parfait,  car 
toutes  ces  propriétés  rentrent  les  unes  dans  les  autres  et 
dérivent  de  cette  unique  propriété  d'exister  par  soi.  Ainsi 
défini,  le  divin  existe,  puisque  c'est  la  nécessité  même  de 
son  existence  qui  en  impose  la  définition,  et  l'esprit  humain 
n'en  ignore  pas  tout,  puisqu'il  ne  peut  se  dispenser  de  lui 
attribuer  la  nécessité;  mais  il  n'en  connaît  rien  de  plus.  Le 
cœur  en  pressent  davantage  :  nous  avons  essayé,  dans  une 


LES  MAFIQIES  DE  LA    VRAIE  RELIGION  207 

autre  éliule  '.de  découvrir  dans  le  sens  eslliûlique  une  fonc- 
tion révélatrice  d'un  progrès  vers  un  idéal  divin,  et  nous 
avons,  à  cet  égard,  obtenu,  sinon  des  certitudes,  du  moins 
des  probabilités. 

Si  Pascal  ne  considérait  que  le  divin  proprement  dit,  il 
n'aurait  donc  personne  à  convertir  et  son  fameux  pari  serait 
sans  objet.  Mais  il  l'appelle  Dieu,  et  par  cela  môme,  il 
substitue  une  définition  de  mol  à  une  définition  de  chose, 
car  ce  qu'il  met  sous  ce  nom  n'est  pas  identique  à  l'objet 
dont  tous  les  esprits  requièrent  Texislence  pour  sauver  le 
tout  de  l'absurdité  et  que  nous  avons  désigné  par  le  mot 
divin^  en  n'affirmant  de  sa  nature  que  sa  nécessité  reconnue 
d'avance.  Dieu,  en  effet,  pour  Pascal,  c'est  une  partie  du 
tout  substantiellement  distincte  du  reste,  quia  faitl'homme 
à  son  image  et  le  monde  pour  l'homme,  de  sorte  que  son 
essence  implique  les  attributs  humains  à  l'état  d'infinité  et 
de  perfection  et  constitue  une  individualité,  un  créateur 
anthropomorphe,  père  et  juge  de  ses  créatures.  C'est  donc 
une  détermination  du  divin  sujette  à  controverse,  si  peu 
évidente  qu'un  acte  spécial  de  la  pensée,  dans  lequel  la 
volonté  et  le  cœur  interviennent,  l'acte  de  foi  chrétien  en 
un  mot,  très  différent  de  la  pure  adhésion  intellectuelle,  y 
a  du  être  alTecté.  Aussi  Pascal  se  garde-t-il  avec  jalousie 
de  subordonner  à  la  raison  la  connaissance  directe  de  son 
Dieu.  Il  n'arriverait,  par  ce  moyen,  qu'à  servir  la  métaphy- 
sique ou  môme  le  déisme,  qui  est  sa  bote  noire.  Ce  serait, 
à  ses  yeux,  le  pire  service  à  rendre  au  genre  humain.  Quant 
à  la  révélation  esthétique,  il  en  faisait  bénéficier  la  foi 
chrétienne  exclusivement.  Il  ne  se  sert  de  la  raison  que 
pour  établir  une  communication  entre  sa  foi  et  l'esprit  de 
l'incrédule,  c'est-à-dire  de  celui  qui  ne  la  partage  pas.  Au 
début  du  morceau  que  nous  allons  examiner,  du  fragment 
(jui  concerne  son  fameux  pari,  il  établit  l'impuissance  delà 
raison  à  prouver  Dieu;  son  essence  est  hors  de  nos  prises  : 
Nous  ne  connaissons  ni  l'existence,  ni  la  nature  de  Dieu, 

1.  L'lixi.ii;>?iuii  dans  les  Beaux-Arts. 


268  LA  VRAIE  RELIGION  SELON   PASCAL 

parce  qu'il  n'a  ni  étendue,  ni  bornes.  Mais,  par  la  foi,  nous 
connaissons  son  existence  ;  par  la  gloire,  nous  connaîtrons 
sa  nature...  (I,  149).  —  Il  a,  d'ailleurs,  montré  qu'on  peut 
connaître  la  première  indépendamment  de  la  seconde  : 
Or  y  ai  déjà  mojitré  qu'on  peut  bien  conna'itre  V  existence 
d'une  chose  sans  connaître  sa  nature.  II  ajoute  :  Parlons 
maintenant  selon  les  lumières  naturelles  (I,  J49).  Quel 
usage  va-t-il  donc  faire  des  lumières  naturelles?  L'usage 
qui  sied  à  cette  misérable  clarté.  Ce  ne  sont  pas  les  chré- 
tiens qui  en  ont  besoin;  tout  au  contraire  :  ...  C'est  en 
manquant  de  preuves  qu'ils  ne  manquent  pas  de  sens{l,  149), 
car  ils  sacrifient  un  infime  moyen  de  connaissance  à  la 
révélation  immédiate  des  plus  hautes  vérités  par  la  grâce 
et  la  foi;  leur  religion,  au  point  de  vue  rationnel,  est  une 
Mie,stultitia,  ils  s'en  vantent  par  une  ironie  dédaigneuse  : 
...  Notre  religion  est  sage  et  folle!...  (II,  160)  dit  ailleurs 
Pascal,  Mais  encore  faut-il  raisonner  avec  les  incrédules, 
puisqu'on  ne  les  peut  atteindre  que  par  là,  en  procédant 
comme  eux,  et  qu'ils  se  croiraient  inexcusables  de 
procéder  autrement.  Il  faut,  pour  les  obliger  à  la  plus 
grave  attention,  une  entrée  en  matière  digne  de  leurs  ins- 
tincts naturels  viciés  par  le  péché  originel,  et  la  raison  y 
suffit.  Ce  sont  volontiers  des  joueurs  que  l'appât  du  gain 
détermine.  On  va  leur  démontrer  qu'ils  jouent  forcément 
une  terrible  partie  où  leur  bonheur,  leur  plus  vital  intérêt 
est  engagé  :  Dieu  est  ou  il  n'est  pas.  Mais  de  quel  côté 
pencherons-nous?  La  raison  n'y  peut  rien  déterminer.  Il  y 
a  un  chaos  qui  nous  sépare.  Il  se  joue  un  jeu  à  l'extrémité 
de  cette  distance  infinie,  où  il  arrivera  croix  ou  pile.  Que 
gagere\-vous?  Par  raison,  vous  ne  pouve:{  faire  ni  l'un  ni 
l'autre; par  raison,  vous  ne  pouvez  défendre  nul  des  deux. . . 
(1,  149).  Mais  la  raison,  du  moins,  peut  peser  les  chances. 
L'incrédule  en  accepte  les  décisions,  puisqu'elle  a  toute  sa 
confiance.  Elle  lui  suggère  tout  d'abord  de  ne  point  parier  : 
Le  juste  est  de  ne  point  parier  (I,  150).  Oui,  mais  il  faut 
p  aricr  :  cela  n'est  pas  volontaire,  vous  êtes  embarqué. 
Lequel prendre\-vous  donc?  Voyons...  (I,  lîiO). 


LES  MARQUES  DE  LA  VRAIE  RELIGION  2G9 

Voici  (nous  résumons  et  interprétons)  comment  Pascal 
propose  son  pari  :  Que  risquez- vous?  Vous  risquez 
d'abord  de  vous  tromper.  Mais  c'est  le  cas  de  tout  pari,  et 
vous  ne  pouvez  éviter  de  parier.  Votre  raison  n'a  donc  pas 
à  soufTrir  de  le  faire,  elle  a  seulement  à  tâcher  de  parier  en 
connaissance  de  cause,  avec  discernement.  Ne  nous  préoc- 
cupons donc  que  de  ce  qui  intéresse  votre  béatitude.  Vous 
sacrifiez,  il  est  vrai,  toutdesuite  votre  bonheur  terrestre  tel 
que  vous  l'entendez;  mais,  quel  qu'il  puisse  être,  ce  bon- 
heur, outre  qu'il  est  fort  exposé  ici-bas,  est  borné  dans  son 
essence  et  dans  sa  durée,  et  il  s'agit  précisément  de  savoir 
s'il  n'y  a  pas  pour  vous  avantage  à  le  sacrifier  avec  la 
chance,  non  seulement  d'en  gagner  un  autre  infini,  mais 
encore  d'éviter  un  malheur  infini,  les  peines  de  l'enfer.  Or, 
quand  on  est  forcé  déjouer,  on  serait  insensé  de  garder  la 
vie  plutôt  que  de  la  hasarder  pour  le  gain  infini  qui  a 
autant  de  chances  d'arriver  que  la  perle  d'un  bonheur 
relativement  nul.  Sans  doute  vous  risquez  de  perdre;  vous 
engagez  certainement,  et  il  est  incertain  si  vous  gagnerez. 
Mais  n'allez  pas  en  conclure  que  votre  gain  aléatoire,  si  grand 
soit-il,  est  balancé  par  le  sacrifice  préalable  et  certain  de  ce 
(jue  vous  engagez,  à  cause  de  l'incertitude  même  de  ce  gain, 
laquelle  serait  «  à  une  distance  infinie  »  de  la  certitude  du 
risque,  autrement  dit  sans  comparaison  possible  avec  celle- 
ci.  Cela  n'est  pas.l  Quand  on  parie,  on  risque  toujours  le 
certain  pour  l'incertain  (n'oubliez  pas  que  vous  êtes  forcé 
déjouer,  que  vous  abstenir,  ce  n'est  pas  vous  affranchir  de 
ris(iue,  mais  risquer  à  l'aveugle),  et  c'est  même  d'habitude 
pour  gagner  incertainement  le  fini  qu'on  hasarde  certaine- 
ment le  fini;  et  l'on  ne  pèche  pas  contre  la  raison,  car 
l'incertitude  du  gain,  bien  loin  d'être  sans  comparaison 
possible  avec  la  certitude  du  risque,  y  est,  au  contraire, 
proportionnée  comme  la  chance  de  gagner  l'est  à  celle  de 
perdre.  C'est  pourquoi,  lorsque  les  chances  sont  égales  de 
part  et  d'autre,  on  a  d'autant  plus  d'avantage  à  parier  que 
le  gain  aléatoire  est  supérieur  à  la  valeur  engagée.  Quand 
donc,  à  chances  égales,  il  y  a  l'infini  à  gagner  en  risquant 


270  LA  VRAIE  RELIGION   SELON   PASCAL 

le  fini,  il  y  a  un  avantage  infini  à  parier.  Et  ainsi,  dil  Pas- 
cal, notre  proposition  est  dans  une  force  infinie  quand  il  y 
a  le  fini  à  hasarder  à  un  jeu  où  il  y  a  pareils  hasards  de 
gain  que  de  perte  et  l'infini  à  gagner  (I,  iri2)....  Pesons 
le  gain  et  la  perte  en  prenant  croix  que  Dieu  est.  Estimons 
ces  deux  cas  :  si  vous  gagne:[,  vous  gagne^  tout;  si  vous 
perde^,  vous  ne  perde^  rien.  Gage\  donc  qu'il  est,  sans 
hésiter  (1, 150). 

La  forme  dramatique  du  marché  n'en  sauve  pas  le 
caractère  choquant,  cyniquement  intéressé.  Remarquons 
en  eflet  que,  dans  ces  termes,  parier  que  Dieu  est,  ce  n'est 
pas  juger  son  existence  plus  probable  que  sa  non-exis- 
tence; c'est  uniquement,  à  chances  égales  quil  existe  ou 
n'existe  pas,  s'assurer  contre  un  risque  inévitable  par  un 
sacrifice  avantageux,  et  se  ménager  du  même  coup  la 
chance  d'un  bonheur  éternel  et  parfaiti  II  ne  s'agit  pas  du 
tout,  pour  Pascal,  de  prouver  à  l'incrédule  l'existence  de 
Dieu  par  la  raison  :  l'avoir  convaincu  rationnellement 
qu'il  est  intéressé  à  se  conduire  comme  si  Dieu  existait, 
c'est  avoir  acquis  sur  sa  créance  un  avantage  des  plus 
importants.  _Eji  effet,  il  est  dans  la  nasse.  Dès  l'instant 
qu'il  s'incline  à  croire,  il  appartient  à  l'Église.  Le  reste 
n'est  plus  qu'une  atîaire  de  temps.  Suive\  la  manière  par 
oit  ils  [les  croyants)  ont  commencé;  c'est  en  faisant  tout 
comme  s'ils  croyaient,  en  prenant  de  l'eau  bénite,  en  fai- 
sant dire  des  messes,  etc.;  naturellement  même  cela  vous 
fera  croire  et  vous  abêtira.  —  Mais  cest  ce  que  je  crains. 
—  Et  pourquoi?  Qiiave\-vous  à  perdre?  (la  raison  est  si 
peu  de  chose)...  Mais  pour  vous  montrer  que  celay  mène, 
c'est  que  cela  diminuera  les  passions,  qui  sont  vos  grands 
obstacles,  etc.  (I,  152).  On  comprend  très  bien  toute  la 
confiance  de  Pascal  dans  le  succès  de  sa  manœuvre,  quand 
on  se  rappelle  les  nombreux  fragments  où  il  constate  la 
toute-puissance  de  l'habitude.  Tant  est  grande  la  force  de 
Vhabitude,  que  de  ceux  que  la  nature  n'a  faits  quliommes, 
on  fait  toutes  les  conditions  des  hommes...  Elle  contraint 
la  nature  [\,  36).  La  coutume  est  notre  nature;  qui  s'ac- 


LES  MARQUES  DE  LA   VRAIE  RELIGION  271 

coutume  à  la  foi,  la  croit...  (II,  108).  Les  preuves  ne 
convainquent  que  l'esprit.  La  coutume  fuit  nos  preuves  les 
plus  fortes  et  les  plus  crues;  elle  incline  V automate  qui 
entraîne  l'esprit  sans  qu'il  y  pense...  Cest  elle  qui  fait 
tant  de  chrétiens...  (I,  lo6).  Il  X  a  trois  moyens  de 
croire  :  la  raison,  la  coutume,  V  inspiration...  Il  faut  ouvrir 
son  esprit  aux  preuves,  sy  confirmer  par  la  coutume 
(II,  107).  Cest  une  chose  étrange  que  la  coutume  se 
mêle  si  fort  de  nos  passions  »  (II,  154).  Et  enfin  celle 
Pensée,  qui  résume  si  énergiquement  les  précédentes  :  La 
nature  de  l'homme  est  toute  nature,  omne  animal.  Il  njy  a 
rien  quon  ne  rende  natwel;  il  n'y  a  rien  qu'on  ne  fasse 
perdre  (II,  167). 

Ce  n'est  pas  tout,  Pascal  enjôle  son  homme  par  une  der- 
nière considération  irrésistible  :  Je  vous  dis  que  vous  y 
gagnere\  en  cette  vie,  et  que,  à  chaque  pas  que  vous  fere\ 
dans  ce  chemin,  vous  verre\  tant  de  certitude  de  gain,  et 
tant  de  néant  de  ce  que  vous  hasarde^,  que  vous  connaître^ 
à  la  fin  que  vous  ave\  parié  pour  une  chose  certaine, 
infinie,  pour  laquelle  vous  nave:{  rien  donné.  —  Oh!  ce 
discours  me  transporte,  me  ravit,  etc.  (I,  152).  Certes,  le 
plus  exigeant  serait  ravi  à  moins.  Mais  rabêtissemenl,  qui 
use  les  ressorts  et  anéantit  les  résistances  de  la  raison,  et 
qui  permet  à  la  foi  de  la  supplanter  par  l'insinuation  de 
l'habitude,  est-il,  môme  sans  aucun  esprit  de  sacrifice, 
sans  l'amour,  une  préparation  et  un  titre  suffisant  à  celte 
faveur  delà  grAce?  Pascal  n'en  doute  pas;  il  se  fiatle  que 
le  cœur,  pénétré  par  la  foi,  sera  transformé  et  gagné  en 
môme  temps  par  la  charité,  et  que  l'espérance  du  gain, 
peu  recommandable  en  soi,  s'épurera  pour  y  devenir  la 
troisième  vertu  théologale.  Malheureusement,  tout  le  pieux 
machiavélisme  de  ses  calculs  menace,  dès  le  début, 
d'avorter,  car  le  pari  qu'il  propose  à  l'incrédule  cache  une 
pétition  de  principe  dont  celui-ci  pourrait  bien  s'apercevoir 
avant  de  l'acceptei*.  Pour  que  le  Dieu  de  Pascal  offre  des 
chances  d'exister,  encore  faut-il  que  son  essence  n'y 
répugne  pas;  une  chose  n'est  éventuellement  possible  qu'à 


•272  LA  VRAIE  IIELIGIUN  SELON  PASCAL 

la  condition  [iréalable  de  l'être  essentiellement.  Or  nous 
avons  déjà  fait  observer  que  ce  Dieu  n'est  pas  identique 
au  divin,  dont  l'essence  même  est  de  satisfaire  aux 
suprêmes  exigences  de  la  raison  et  du  cœur,  dans  l'ac- 
ception métaphysique  où  nous  avons  pris  le  mot  divin. 
L'incrédule  est  donc  en  droit  d'examiner  préalablement  la 
définition  de  ce  Dieu.  Or,  si  elle  le  satisfait,  il  n'aura 
aucune  raison  de  nier  son  existence,  et  le  pari  devient 
inutile;  si  elle  ne  le  satisfait  pas,  il  n'aura  aucune  raison 
de  le  préférer  au  divin  qui  répond  à  tous  les  plus  hauts 
besoins  de  son  âme.  La  proposition  de  Pascal  lui  semblera 
sans  fondement  comme  sans  intérêt;  il  ne  se  sentira  ni  lié 
malgré  lui  ni  sollicité  par  ce  pari-là.  Au  fond,  l'existence 
de  la  vraie  divinité  ne  saurait  être  la  condition  aléatoire 
d'une  gageure;  car,  ou  bien  l'on  n'en  a  aucune  idée,  et 
alors  on  ne  sait  même  pas  de  quoi  dépendent  la  perte  et  le 
gain  du  pari;  ou  bien  l'on  en  a  quelque  idée,  et  la  moindre 
qu'on  en  ait,  c'est  qu'elle  ne  peut  pas  ne  pas  exister,  la 
nécessité  constituant  son  essence  fondamentale,  et  dès 
lors  la  condition  aléatoire  disparaît. 


II 


L'existence  du  divin  proprement  dit,  tel  que  nous 
l'avons  défini,  étant  exigée  par  la  nature  même  de  la  raison 
humaine  pour  en  satisfaire  la  loi  fondamentale,  ne  peut 
pas  ne  pas  être  admise  par  celte  raison.  Elle  ne  saurait 
donc,  nous  l'avons  remarqué,  servir  de  condition  aléatoire 
à  aucun  pari  imposé  à  l'homme  dans  le  règlement  de  sa 
vie.  Il  est  certain,  cependant,  que  nous  sommes  tous 
engagés  dans  un  pari  forcé,  où  notre  conduite  prend  parti 
malgré  nous,  et  c'est  ce  que  Pascal  a  bien  senti.  Seule- 
ment la  condition  aléatoire  y  est  non  l'existence  du  divin, 
mais  ce  que  nous  ignorons  de  son  essence.  Qu'il  existe 
dans  le  tout  quelque  chose  en  soi  et  par  soi,  expliquant  le 
reste,  il  ne  nous  est  pas  donné  d'en  pouvoir  douter;  mais 


LES  MARQUES  DE  LA  VRAIE  RELIGION  273 

nous  ne  possédons  aucune  connaissance  certaine  des  rela- 
tions du  monde  phénoménal,  du  contingent  avec  ce  fond 
nécessaire;  nous  ne  savons  môme  pas  si  le  monde  phéno- 
ménal, dont  nous  faisons  partie,  est  contingent.  Spinoza 
ne  le  conçoit  que  nécessaire  comme  sa  cause,  et  les  méta- 
physiciens sont  partagés  à  l'infini  sur  cette  question.  S'il 
était  prouvé,  comme  nous  inclinons  à  le  croire,  que  les 
émotions  esthétiques  et  la  voix  de  la  conscience  morale 
(le  remords  et  la  satisfaction  du  devoir  accompli)  fussent 
révélatrices  du  divin,  ces  révélations  témoigneraient  que 
le  beau  et  le  devoir  ont  une  racine  réelle  dans  l'absolu; 
elles  serviraient  à  la  connaissance  de  ce  que  nous  cher- 
chons, à  savoir  du  lien  qui  rattache  l'homme  au  divin. 
Mais  cette  preuve  n'a  jamais  été  faite  avec  une  solidité 
capable  de  forcer  l'adhésion  de  tous  les  esprits,  et  les  rela- 
tions de  la  nature  humaine  avec  le  divin  sont,  par  suite, 
encore  indéterminées.  Tous  ceux  que  leur  tempérament 
psychique  n'a  pas  prédisposés  à  l'acceptation  des  doctrines 
traditionnelles  et  dont  l'éducation  n'a  pas  entamé  l'indé- 
pendance intellectuelle  et  morale  sont  donc  mis  en  demeure 
de  se  former  leurs  convictions  eux-mêmes.  La  plupart 
renoncent  à  critiquer  leur  religion  spontanée;  ils  sont 
honnêtes  par  penchant,  comme  les  artistes  sont  musiciens, 
peintres  ou  sculpteurs  par  aptitude;  ils  croient  au  divin 
par  aspiration,  comme  ceux-ci.  Le  loisir  ou  la  puissance 
cérébrale  leur  manque  pour  se  confirmer  dans  leur  foi 
innée  par  un  examen  réfléchi  de  leurs  principes.  Beaucoup 
d'autres  laissent  leurs  appétits  et  leurs  passions  gouverner 
leur  vie  au  mépris  de  leur  sentiment  du  beau  et  du  bien. 
Enfin,  ceux,  en  petit  nombre,  qui  veulent  et  peuvent  cri- 
tiquer l'objectivité  de  leurs  aspirations  et  des  sentiments 
qui  règlent  leurs  mœurs,  rencontrent  dans  cette  entre- 
prise des  difficultés  invincibles,  et  n'arrivent  qu'à  des 
inductions,  des  hypothèses  ou  des  systèmes  contestables 
et  tous  divergents.  Cependant  tous  ces  hommes  vivent 
et  agissent  comme  s'ils  étaient  en  possession  de  maximes 
démontrées,  avant  d'en  avoir  établi  aucune  inébranlable- 

SULLV  PkL'OHOMME.  18 


274  LA  VRAIE  RELIGION  SELON   PASCAL 

ment,  et  comme  s'ils  étaient  fixés  sur  la  nature  du  divin, 
qui  est  peut-être  justicier,  peut-être  indilïérent  à  l'agita- 
tion humaine,  agitation  nécessaire  comme  lui,  bien  qu'en 
apparence  contingente  et  libre.  Celte  situation  est  celle 
de  parieurs  forcés  qui  jouent  sans  savoir  exactement  ce 
qu'ils  risquent  et  ce  qu'ils  ont  chance  de  gagner,  et  la 
condition  aléatoire  du  pari,  c'est  ce  qu'il  y  a  d'indéterminé 
pour  l'intelligence  humaine  dans  l'essence  du  divin. 
L'existence  du  divin  est  certaine,  mais  l'essence  en  est  très 
incomplètement  connue,  car  l'intelligence  n'en  conçoit 
que  la  nécessité  et  des  attributs  abstraits  comparables  à 
des  cadres  vides. 

Dans  le  pari  de  Pascal,  c'est  tout  le  contraire  :  le 
parieur  doute  si  Dieu  existe,  mais  s'il  existe,  il  sait  quelle 
est  son  essence  avec  une  entière  précision,  car  elle  est 
constituée  à  son  image  avec  un  grandissement  infini  et 
l'élimination  de  sa  malice,  dévolue  à  l'essence  du  diable, 
dont  la  sienne  participe  également.  Ce  renversement  des 
conditions  dans  les  deux  paris  forcés  y  introduit  des  dif- 
férences capitales.  Dans  le  pari  de  Pascal,  la  condition 
aléatoire  offre  des  chances  égales  de  gain  et  de  perte  ;  le 
calcul  des  probabilités,  à  cet  égard,  est  aussi  simple  que 
possible.  Le  parieur  n'a  qu'à  évaluer  les  avantages  et  les 
désavantages  du  choix  entre  les  deux  éventualités  égale- 
ment probables.  Dans  le  second  pari,  la  discussion  se 
complique  :  il  faut  d'abord  établir  la  condition  aléatoire 
elle-même.  Le  parieur  doit  examiner  et  préciser  le  plus 
possible  le  peu  qu'il  connaît  du  divin  et  de  ses  relations 
avec  lui,  car  il  laissera  d'autant  moins  au  hasard  qu'il 
éclaircira  davantage  la  signification  des  voix  de  la  con- 
science morale  et  des  émotions  esthétiques.  Moins  il  dou- 
tera qu'elles  soient  objectives,  c'est-à-dire  révélatrices  du 
divin,  plus  se  restreindra  pour  lui  la  condition  aléatoire 
du  pari.  Il  ne  limite  pas  d'avance,  ainsi  que  le  fait  le 
parieur  de  Pascal,  l'usage  de  sa  raison  au  seul  calcul  des 
valeurs  qu'il  expose  et  de  celles  qu'il  peut  gagner;  comme 
il  se  sent  en  communication  avec  le  divin   par  ses  pen- 


LES  MARQUES  DE  LA   VRAIE  RELIGION  275 

chants  moraux  et  ses  aspirations,  il  emploie  sa  raison  à  en 
discuter  robjeclivité  pour  mesurer  la  foi  qu'il  y  doit 
accorder.  L'opinion  plus  ou  moins  précise  qu'il  se  forme  à 
cet  égard  rend,  à  ses  yeux,  plus  ou  moins  aléatoire  la  con- 
dition du  pari;  ses  chances  de  gagner  ou  de  perdre  varient 
selon  le  degré  de  probabilité  de  cette  opinion  qui  motivera 
son  choix.  Mis  en  demeure  d'agir  avant  d'avoir  pu  fixer 
avec  certitudç  les  règles  de  sa  conduite,  il  est  bien  obligé 
de  renoncer  à  l'examen  complet  de  la  condition  aléatoire, 
mais  il  trouve  déjà  dans  la  révélation  spontanée  et  dans  la 
critique,  si  imparfaite  soit-elle,  qu'il  en  a  pu  faire,  de  quoi 
influer  utilement  sur  son  choix.  Il  n'est  pas  contraint 
d'agir  comme  s'il  croyait  à  ce  dont  il  doute;  il  agit  dans 
le  sens  de  l'opinion  qu'il  s'est  faite  et  dont  la  probabiHté  à 
ses  yeux  suffit  à  ne  pas  mettre  en  désaccord  sa  conduite 
avec  ça  pensée,  tandis  que  le  parieur  de  Pascal  agit  tout\ 
d'abord  en  chrétien  qui  croirait  à  l'existence  de  Dieu,  bien 
qu'il  en  doute  absolument.  Le  premier  cherche  avec  déses- 
poir la  vérité;  le  second  ne  s'en  soucie  pas,  il  se  résigne  à 
ne  rien  savoir  et  consent  à  agir  comme  s'il  savait  pour 
bénéficier  de  sa  soumission.  Le  premier  n'est  pas  plus 
désintéressé  que  le  second,  mais  du  moins  il  accepte  la 
lAche  imposée  à  l'intelligence  et  dont  le  salaire,  bien  faible 
(car  la  vérité  est  avare),  est  à  coup  sûr  bien  mérité.  L'un 
n'abdique  rien  de  la  dignité  humaine,  il  ne  le  peut,  car  le 
sentiment  qu'il  en  a  témoigne  du  lien  qu'il  cherche  avec  le 
divin  et  compte  comme  facteur  très  important  dans  le 
calcul  des  probabihtés  de  son  pari;  l'autre  en  fait  boni 
marché,  du  moins  au  moment  où  il  parle;  Pascal  ne  peut,  j 
en  effet,  exiger  de  lui  que  le  simulacre  de  la  moralité  en 
attendant  que  la  pratique  habituelle  du  bien,  l'observation 
machinale  des  commandements  de  Dieu  et  de  l'ÉgHse,  lui 
en  ait  donné  le  goût  et  l'esprit. 

Personne  assurément  ne  prête  à  Pascal  l'étroitesse  de 
cœur  qu'il  prête  lui-même  à  son  incrédule;  le  pari  qu'il  lu 
propose  est  le  pis-aller  de  ses  ressources  contre  l'endurcis- 
sement. La  charité  chrétienne  le  retient  seule  de  le  mépriser, 


276  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

car  il  sait  bien,  par  son  expérience  personnelle,  qu'il  y  a 
mieux  à  faire,  pour  adopter  le  christianisme,  que  de  s'en 
remettre  à  un  coup  de  dé  :  Il  y  a  trois  sortes  de  personnes, 
dit-il  :  les  unes  qui  servent  Dieu,  Vayant  trouvé;  les  autres 
qui  s'emploient  à  le  chercher,  ne  Voyant  pas  trouvé;  les 
autres  qui  vivent  sans  le  chercher  ni  l'avoir  trouvé.  Les 
premiers  sont  raisonnables  et  heureux;  les  derniers  sont 
fous  et  malheureux  ;  ceux  du  milieu  sont  malheureux 
et  raisonnables  (II,  109).  Je  ne  puis  avoir  que  de  la 
compassion  pour  ceux  qui  gémissent  sincèrement  dans  ce 
doute,  qui  le  regardent  comme  le  dernier  des  malheurs 
et  qui,  n  épargnant  rien  pour  en  sortir,  font  de  cette 
recherche  leurs  principales  et  leurs  plus  sérieuses  occu- 
pations (I,  137).  Parier,  c'est  faire  tout  le  contraire,  c'est 
faire  du  doute  môme  le  fondement  de  sa  conduite  et  se 
débarrasser,  d'un  seul  coup,  du  souci  de  la  recherche. 
Et  il  ajoute  :  Mais  pour  ceux  qui  passent  leur  vie  sans 
penser  à  cette  de?~nière  fin  de  la  vie  y  et  qui,  par  cette 
seule  raison  quils  ne  trouvent  pas  en  eux-mêmes  les 
lumières  qui  les  en  persuadent,  négligent  de  les  chercher 
ailleurs  et  d'examiner  à  fond  si  cette  opinion  est  de  celles 
que  le  peuple  reçoit  par  une  simplicité  crédule,  ou  de  celles 
qui,  quoique  obscures  d'elles-mêmes,  ont  néanmoins  un 
fondement  très  solide  et  inébranlable,  je  les  considère  d'une 
manière  toute  différente.  Cette  négligence  en  une  affaire 
où,  il  s'agit  d'eux-mêmes,  de  leur  éternité,  de  leur  tout, 
m'irrite  plus  qu'elle  ne  m'attendrit;  elle  m'étonne  et 
m'épouvante;  c'est  un  monstre  pour  moi.  Je  ne  dis  pas  ceci 
par  le  \èle  pieux  d'une  dévotion  spirituelle.  J'entends  au 
contraire  qu'on  doit  avoir  ce  sentiment  par  un  prittcipe  d'in- 
térêt humain  et  par  un  intérêt  d'amour-propre  ;  il  ne  faut 
pour  cela  que  voir  ce  que  voient  les  personnages  les  moins 
éclairés  (I,  138).  Comment  secouer  celte  négligence  mons- 
trueuse? En  prouvant  à  l'indifférent  qu'il  néglige  môme  son 
intérêt  humain.  Tout  le  morceau  que  nous  citons  est  la 
préface  naturelle  du  pari  qu'il  lui  propose,  et  il  convient  de 
l'en  rapprocher...  Et  comment  se  peut-il  faire  que  ce  raison- 


LES  MARQUES  DE  LA   VRAIE  RELIGION  277 

nement  se  passe  dans  un  homme  raisonnable?  Je  ne  sais  qui 
nia  mis  au  monde^  ni  ce  que  c'est  que  le  monde^  ni  que  moi- 
même.  Je  suis  dans  une  ignorance  terrible  de  toutes 
choses,  etc.  (I,  139).  Nous  avons  déjà  cité  cet  admirable 
tableau  de  Fincertitude  de  Thomme  sur  sa  condition  : 
...  Tout  ce  que  je  connais  est  que  je  dois  mourir;  mais  ce 
que  j'ignore  le  plus  est  cette  mort  même  que  je  ne  saurais 
éviter. . .  Voilà  mon  état,  plein  de  faiblesse  et  d'incertitude. . . 
Peut-être  que  je  pourrais  trouver  quelque  éclaircissement 
dans  mes  doutes  ;  mais  je  n''en  veux  pas  prendre  la  peine.,  ni 
faire  un  pas  pour  le  chercher...  (I,  140).  Hé  bien!  si  tu  ne 
veux  pas  chercher,  parie  au-  moins!  Parie  avec  discerne- 
ment, car  il  faut  que  tu  choisisses,  ta  négligence  même 
parie  pour  toi  à  l'aveugle.  Voilà  ce  que  Pascal  pourrait  lui 
dire,  et  c'est  ce  qu'il  lui  fait  entendre,  en  eflet,  au  début  du 
morceau  où  il  lui  propose  la  gageure,  en  lui  remontrant 
qu'elle  est  forcée. 

Ce  n'est  pas  le  chrétien,  remarquons-le,  qui  adresse  à 
l'incrédule  les  paroles  que  nous  venons  de  rappeler,  c'est 
l'homme  dégagé  de  toute  dévotion  spirituelle  (I,  138),  de 
tout  lèle  pieux,  l'homme  dans  sa  misère  et  son  isolement 
natifs  sur  un  astre  perdu  au  milieu  de  l'espace  infini.  Aussi 
ces  paroles  formulent-elles  tout  ce  que  la  raison  la  plus 
indépendante  peut  opposer  de  plus  fort  à  l'indifférence 
religieuse,  qu'il  s'agisse  du  christianisme  ou  de  la  religion 
naturelle.  Mais  l'inquiétude  salutaire  qu'elles  font  naître 
dans  l'âme  de  l' indifférent  ne  le  détermine  point  au  môme 
pari  selon  que  c'est  le  chrétien  ou  que  c'est  le  penseur 
abandonné  à  ses  propres  ressources  qui  le  lui  propose,  qui 
plutôt  le  lui  montre  inévitable  en  l'éclairant  sur  le  meilleur 
parti  à  prendre. 


278  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 


III 


Pascal  est  visiblement  fier  de  son  procédé  de  conversion, 
et  sa  fierté  ne  va  pas  sans  une  pointe  de  vanité  pieusement 
émoussée  :  Si  ce  discours  vous  plaît  et  vous  semble  fort, 
sache^  qu'il  est /ait  par  un  homme  qui  s'est  mis  à  genoux 
auparavant  et  après,  pour  prier  cet  être  infini  et  sans 
parties,  auquel  il  soumet  tout  le  sien,  de  se  soumettre  aussi 
le  vôtre  pour  votre  propre  bien  et  pour  sa  gloire;  et  qu'ainsi 
la  force  s'accorde  avec  cette  bassesse  (I,  153).  Mais  quelle 
indulgence  n'aurait-on  pas  pour  l'orgueil  de  l'inventeur  du 
calcul  des  probabilités!  quelle  admiration  pour  le  sacrifice 
qu'il  fait  de  son  orgueil  à  la  foi  chrétienne,  tout  en  la 
servant  par  sa  découverte!  Ceux  qui  le  croient  pyrrhonien 
ne  sauraient  pourtant,  après  avoir  lu  ce  passage,  admettre 
que  sa  propre  intelligence  ait  été  complice  du  doute  de 
l'incrédule,  et  qu'il  parie  avec  lui  pour  son  propre  compte. 
Une  pareille  supposition  ne  mériterait  pas  l'examen. 

En  résumé,  la  logique  et  la  moralité  du  célèbre  pari  de 
Pascal,  dans  les  termes  où  il  l'a  formulé,  irréprochables 
aux  yeux  de  ses  amis  et  peut-être  de  tous  ses  contemporains, 
sont  plus  que  suspectes  aux  nôtres  :  le  fondement  en  est 
infirmé  par  une  pétition  de  principes;  l'établissement 
mathématique  en  est  même  contesté  par  d'éminents  géo- 
mètres; il  n'a  fait  appel  qu'au  plus  étroit  égoïsme.  Mais  la 
valeur  esthétique  de  ce  grand  coup  de  dé  en  devait  faire  la 
fortune.  Bien  que  le  mobile  auquel  il  s'adresse  chez 
l'incrédule  exclue  toute  élévation,  la  condition  aléatoire  et 
l'enjeu  en  sont  grandioses,  car  les  chances  y  dépendent  de 
l'existence  d'un  Dieu  et  les  risques  sont  ceux  de  la  félicité 
humaine,  qu'on  sait  bien  n'être  pas  faite  tout  entière  de 
désintéressement.  En  outre,  ce  moyen  de  conversion,  qui 
force  l'incrédule  à  aliéner  au  dogme  chrétien  sa  conduite 
avant  sa  créance,  eut  tout  le  prestige  d'une  ruse  de  guerre 


LES  MARQUES  DE  LA  VRAIE  RELIGION  279 

ingénieuse  et  profonde;  en  môme  temps,  la  hardiesse  el  la 
fière  assurance  dune  gageure  si  extraordinaire  y  prêtèrent 
le  sublime  d'un  coup  de  génie.  Ce  dernier  caractère  y 
demeure  à  jamais  attaché  par  l'émotion  qu'éveille  le  spec- 
tacle de  la  sécurité  dans  le  plus  audacieux  calcul.  Mais  il 
faut  renoncer,  devant  le  pari  de  Pascal,  à  frissonner  de 
sympathie  comme  devant  un  acte  de  désespoir;  Pascal  est 
parfaitement  tranquille  sur  l'existence  de  son  Dieu,  et  s'il 
la  laisse  indéterminée  dans  son  pari,  c'est  que  la  raison  ne 
la  peut  prouver;  ce  qui,  loin  de  le  désespérer,  lui  rend  plus 
chère  el  plus  sacrée  sa  foi,  qui  la  sent.  Ne  le  plaignons 
pas. 

Il  a  souffert,  certes,  et  cruellement,  mais  il  a  puisé  dans 
sa  foi  un  réconfort  que  sans  doute  peu  d'hommes,  aussi 
éprouvés  que  lui,  ont  obtenu  de  la  philosophie  ou,  au  même 
degré,  de  la  religion.  Il  a  pu  étouffer  dans  son  corps  malade 
les  rébellions  de  la  douleur  et  la  forcer  à  se  taire  devant 
son  imperturbable  confiance  en  la  bonté  divine.  Il  a  pu, 
sans  y  sentir  aucun  sacrifice,  mépriser  son  plus  haut  titre 
de  gloire  terrestre,  l'étonnante  puissance  de  sa  raison,  et 
abîmer  son  orgueil  de  savant  dans  son  humble  reconnais- 
sance envers  cette  bonté  qui  lui  accordait  la  contemplation 
des  seules  vérités  chères  au  chrétien.  S'il  a  connu  sur  terre 
les  joies  de  l'amour,  il  a  pu  sans  regret  ne  faire  que  les 
traverser  pour  aller  à  Dieu,  source  même  du  bonheur,  et, 
si  elles  lui  ont  été  ici-bas  refusées,  il  a  trouvé  dans  l'appel 
du  Christ,  plus  sûr  que  celui  d'Eve,  la  force  de  les  attendre 
uniquement  du  ciel,  purifiées  et  mille  fois  plus  délicieuses . 
Pour  soutenir  tout  ensemble  un  tel  renoncement  et  un  si 
ambitieux  espoir,  quelles  ne  devaient  pas  être  la  constance 
el  l'ardeur  de  sa  loi!  Quelle  satisfaction  parfaite  n'y  devait- 
il  pas  rencontrer  aux  besoins  et  aux  vœux  les  plus  intimes 
de  son  être!  Ah!  combien,  en  dépit  de  ses  tourments,  son 
sort  pourrait  tenter  ceux  qui,  non  moins  affamés  que  lui  de 
vérité,  de  justice  et  d'amour,  désespèrent  de  s'en  jamais 
rassassier;  qui,  sans  soupirer  après  ces  biens  suprêmes,  se 
contenteraient  d'en  jouir  durant  leur  court  passage  ici-bas 


280  LA  VRAIE  RELIGION  SELON   PASCAL 

dans  la  seule  mesure  que  comportent  la  condition  terrestre 
et  la  vie  naturelle  de  l'homme  (ni  ange,  ni  bôle),  et  qui  sont 
condamnés  parle  progrès  même  et  la  sévérité  de  la  science 
à  ne  pouvoir  savourer  aucune  illusion  consolante!  Et  pour- 
tant ceux-là,  quelque  séduisants  que  leur  paraissent  les 
avantages  de  sa  croyance,  n'osent  la  lui  envier.  Ils  se 
demandent  s'ils  pourraient,  sans  déchoir,  y  revenir  par  une 
imaginaire  abolition  de  leur  doute  anxieux,  accepter,  par 
exemple,  de  s'endormir  et  de  rêver  qu'ils  croient.  Ils  sentent 
qu'ils  perdraient  quelque  chose  de  leur  qualité  d'hommes, 
d'êtres  pensants,  en  implorant  de  l'illusion  la  sécurité  intel- 
lectuelle et  morale,  au  lieu  de  l'acheter  par  une  conquête 
patiente  et  laborieuse  de  la  pensée  sur  l'inconnu.  Ils 
sentiraient,  comme  Pascal,  qu'il  est  impossible  à  l'homme 
de  ne  pas  désirer  le  bonheur  et  y  tendre,  mais,  non  plus  que 
Pascal,  ils  ne  le  concevraient  possible  pour  l'homme  hors 
de  la  dignité;  c'est  au  nom  de  ses  propres  principes  qu'ils 
préféreraient  chercher  encore,  et  il  les  approuverait.  Ne 
dit-il  pas,  à  propos  de  l'indifférence  des  incrédules  :  Ce 
repos  dans  cette  ignorance  est  une  chose  monstrueuse  et  dont 
il  faut  faire  sentir  V  extravagance  et  la  stupidité  à  ceux  qui 
y  passent  leur  vie,  en  la  leur  représentant  à  eux-mêmes, 
pour  les  confondre  par  la  vue  de  leur  folie...  (I,  143).  Mal- 
heureusement, la  recherche  n'aboutit  pas  aujourd'hui  à  la 
doctrine  que  lui  dictait  la  foi  sur  l'origine  et  la  destinée  de 
l'univers  et  de  l'homme.  Son  admirable  sincérité  eût  été 
mise  cruellement  à  l'épreuve,  s'il  eût  pu  connaître  le 
dernier  état  des  sciences  actuelles.  Au  prix  de  quelle 
abdication  ou  de  quelle  torture  son  génie  eût-il  maintenu 
la  prédominance  de  la  foi  dans  son  âme?  Il  ne  savait  pas 
biaiser,  il  eût  laissé  à  d'autres  l'entreprise  délicate  de 
mouler  sur  les  textes  bibhques  les  théories  astronomiques 
et  géologiques  et  celle  de  la  formation  des  espèces;  les 
démentis  de  la  nature  au  dogme,  en  se  multipliant, 
l'eussent  peut-être,  à  la  fin,  rendu  fou,  à  moins  qu'ils  ne 
l'eussent  contraint  à  s'abêtir  au  delà  de  ses  plus  fanatiques 
e.spérances.  Mais  cette  tragique  épreuve  lui  a  été  épargnée; 


LES  MARQUES  DE  LA  VRAIE  RELIGION  281 

dans  un  temps  où  un  esprit  tel  que  le  sien  pouvait  encore 
sans  ridicule  ni  scandale  suspendre  son  adhésion  à  la 
théorie  du  mouveiijent  de  la  terre,  il  ne  croyait  pas 
rencontrer  dans  la  nature  un  trop  brutal  refus  d'obéir  aux 
injonctions  de  la  Sainte  Ecriture,  ni  contre  lui-môme,  le 
grand  physicien,  une  trop  formelle  accusation  de  trahison. 


IV 


Nous  avons  signalé  les  différences  essentielles  qui  dis- 
tinguent le  pari  de  Pascal  de  celui  du  penseur  livré  aux 
seules  ressources  de  sa  raison  et  de  sa  conscience.  Dans 
Tétat  actuel  des  connaissances  humaines,  voici,  très  som- 
mairement, en  quels  termes  il  nous  semble  que  le  second 
pourrait  être  établi;  cet  aperçu  sera  le  complément  naturel 
et  la  conclusion  de  notre  étude  sur  le  problème  suscité 
par  Pascal. 

La  raison  humaine  exige,  pour  être  satisfaite,  qu'il  y  ait 
dans  le  Tout  quelque  chose  qui  ne  dépende  de  rien,  qui 
existe  par  soi  et  d'où  procède  le  reste;  c'est  le  divin,  le 
vrai  Dieu  dont  nous  ne  savons  rien  de  plus.  Nous  procé- 
dons et  dépendons  de  lui,  comme  tout  ce  qui  n'existe  pas 
par  soi  même.  Mais  de  quelle  nature  est  notre  dépen- 
dance? Quels  sont  les  liens  qui  nous  rattachent  à  lui? 
Pouvons-nous  agir  sans  que  nos  actes  retentissent  jusqu'à 
notre  cause  première  et  y  déterminent  une  réaction  impor- 
tance pour  nous?  ou  bien  nos  actes  s'efîacenl-ils  dans  l'im- 
mensité du  Tout,  comme  les  ondes  expirantes  produites 
par  un  caillou  jeté  dans  la  mer?  Et  si  nous  avons  afîaire  à 
notre  cause,  au  divin,  est-ce  uniquement  pendant  la  durée 
de  notre  apparition  sur  la  terre,  ou  bien  quelque  part 
ailleurs,  au  delà  et  dans  l'avenir?  Car  sil  n'est  pas 
démontré  que  notre  essence  échappe  en  partie  à  la  mort,  il 
ne  l'est  pas  davantage  qu'elle  soit  tout  entière  anéantie  avec 
notre  corps.  La  virtualité  complexe,  quelle  qu'elle  soit,  qui 


282  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

provoque  et  façonne  l'assemblage  des  atomes  puisés  au 
dehors  pour  constituer  notre  corps,  et  qui  impose  à  nos 
organes  leur  structure  et  leur  usage,  virtualité  à  la  fois 
plastique  et  fonctionnelle  et,  en  outre,  susceptible  de  con- 
science, de  sensibilité,  d'intelligence  et  de  volonté,  existait 
bien  avant  nous,  chez  nos  ancêtres  les  plus  reculés,  de  qui 
nous  la  tenons  héréditairement  par  une  suite  ininter- 
rompue de  générations;  elle  a  maintes  fois  renouvelé 
avant  nous,  chez  nos  ascendants,  et  renouvelle  en  nous- 
mêmes  les  matériaux  fournis  par  les  aliments  tirés  de  l'air 
et  du  sol.  Puisqu'elle  a  subsisté  et  subsiste  sous  tant  de 
formes  corporelles  successivement  revêtues  et  dépouillées, 
nous  ne  sommes  pas  autorisés  à  affirmer  qu'après  avoir 
dépouillé  la  nôtre  elle  s'anéantira  avec  elle.  Nous  en  igno- 
rons complètement  la  nature,  qui  est  bien  merveilleuse, 
car  chaque  individu  pubère  de  la  série  ancestrale  montre 
en  lui  cette  virtualité  répétée  et  multipUée  en  une  infinité 
d'exemplaires  dont  chacun  eût  suffi  et  dont  un,  au  moins, 
a  servi  à  le  reproduire  en  le  modifiant  par  l'appropriation 
d'une  autre  virtualité  de  sexe  et  d'origine  diflerents.  En 
présence  d'un  pareil  prodige,  ne  serait-il  pas,  dans  l'état 
actuel  de  nos  connaissances,  bien  téméraire  de  se  croire, 
sur  ce  point,  en  possession  de  la  vérité  et  d'affirmer  que 
l'individu  périt  tout  entier  avec  son  corps?  Cependant, 
rien  ne  nous  importe  plus  que  d'être  fixés  à  cet  égard. 
Pascal  le  sent,  et  l'exprime  avec  une  singulière  vigueur  : 
L'immortalité  de  Vâme  (du  moins  sa  survivance)  est  une 
chose  qui  nous  importe  si  fort,  qui  nous  touche  si  profon- 
dément, qu'il  faut  avoir  perdu  tout  sentiment  pour  être 
dans  l'indifférence  de  savoir  ce  qui  en  est.  Toutes  nos 
actions  et  nos  pensées  doivent  prendre  des  routes  si  diffé- 
rentes, selon  qu'il  jy  aura  des  biens  éternels  à  espérer  ou 
non  (c'est  le  chrétien  qui  parle;  mais  il  suffit  qu'il  puisse 
y  avoir  une  autre  vie  et  des  comptes  à  rendre),  qu'il  est 
impossible  de  faire  une  démarche  avec  sens  et  jugement 
quen  la  réglant  par  la  vue  de  ce  point  qui  doit  être  notre 
dernier  objet.  Ainsi^  notre  premier  intérêt  et  notre  pre- 


LES  MARQUES  DE  LA  VRAIE  RELIGION  283 

mie?'  devoir  est  de  nous  éclaircir  sur  ce  sujet,  d'où  dépend 
toute  notre  conduite.  Et  c'est  pourquoi,  entre  ceux  qui 
n'en  sont  pas  persuadés,  je  fais  une  extrême  différence  de 
ceux  qui  travaillent  de  toutes  leurs  forces  à  s'en  instruire, 
à  ceux  qui  vivent  sans  s'en  mettre  en  peine  et  sans  y 
penser  (I,  137). 

Allendrons-nous  donc  que  la  science  positive  nous  ins- 
truise de  ce  que  nous  sommes  à  un  si  haut  point  intéressés 
à  connaître  tout  de  suite  pour  le  règlement  de  notre  vie? 
Ce  serait  attendre  longtemps,  car,  dans  l'ordre  des 
sciences,  la  psychologie  est  la  dernière  qui  doive  être 
organisée;  ses  assises  reposent  sur  le  couronnement  de  la 
physiologie,  à  peine  encore  fondée.  Voyons  donc  si,  à 
défaut  de  lumières  acquises,  toute  révélation  spontanée 
nous  est  refusée  sur  notre  essence  psychique  et  ses  rela- 
tions avec  le  divin. 

Le  contentement  de  soi  par  le  sacrifice,  par  la  victoire 
de  la  volonté  sur  les  appétits,  par  l'effort  au  service  d'au- 
trui;  le  remords,  l'indignation,  la  pudeur,  l'estime  et  le 
mépris;  la  fierté  et  le  sentiment  de  l'humiliation;  l'admira- 
tion, l'enthousiasme  et  l'aspiration  extatique  éveillée  par 
le  beau;  tous  ces  états  de  l'âme  relèvent  et  dérivent  d'un 
môme  sentiment  auquel  il  est  aisé  de  les  ramener  tous, 
qui  échappe  à  l'analyse  et  dont  la  portée  est  peut-être  con- 
sidérable. Chaque  homme  se  sent  de  la  valeur,  d'abord 
une  valeur  spécifique  en  tant  qu'il  appartient  à  l'espèce 
humaine  comparée  à  tout  le  reste  de  la  population  ter- 
restre, puis  une  valeur  individuelle  par  la  comparaison 
qu'il  fait  de  ses  dons  naturels,  de  ses  qualités  acquises  et 
de  ce  qu'il  appelle  son  mérite,  avec  ceux  des  autres 
hommes.  Cette  double  valeur  lui  est  révélée  par  sa  con- 
science, par  la  joie  et  la  tristesse  toutes  spéciales  qui 
accompagnent  les  actes  de  sa  volonté.  Il  la  sent  variable 
en  lui,  susceptible  de  croître  par  l'ûge  et  l'effort;  il  recon- 
naît, en  outre,  dans  la  valeur  des  êtres  organisés  sur  la 
terre  une  progression  dont  l'homme  est  le  terme  le  plus 
élevé;  il  éprouve  enfin,  en  présence   du  beau,  une  sorte 


284  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

{l'appel  de  l'infini  à  un  degré  supérieur  encore,  où  il  ne 
peut  que  tendre  et  ne  saurait  pleinement  atteindre  qu'en 
dépassant  la  sphère  terrestre.  Il  sent  qu'il  participe  en  tant 
qu'homme  et  peut  s'associer  individuellement  à  un  essor 
universel  vers  le  mieux,  c'est-à-dire  vers  ce  qui  vaut  tou- 
jours davantage.  Cette  ascension  de  la  vie  identifie  la 
morale  et  l'esthétique.  En  effet,  la  perception  de  la  beauté 
plastique  ou  musicale  est  accQmpagnée  du  sentiment 
grave  et  délicieux  de  quelque  existence  plus  haute  dont  le 
charme  s'exprime  par  cette  beauté  et  dont  l'élévation  ne 
se  conçoit  que  comme  un  accroissement  de  valeur,  accrois- 
sement qui  est  la  beauté  morale,  la  dignité.  La  conscience 
morale,  cette  intime  promulgation  dune  loi  imposée  à  la 
conduite,  avertit  l'homme  de  la  nécessité  où  il  est  d'obéir 
à  cette  loi  ou  de  déchoir,  de  diminuer  de  valeur;  le  carac- 
tère obligatoire  du  devoir  n'est  pas  autre  chose  que  cette 
alternative.  Au  fond,  l'impératif  catégorique  est  la  loi  du 
processus  universel  vers  l'organisation  de  plus  en  plus 
complexe  pour  le  progrès  de  la  dignité  des  espèces,  et  ce 
qu'il  y  a  d'impératif  dans  cette  loi,  c'est  la  mise  en 
demeure  de  se  mouvoir  dans  le  sens  de  ce  progrès  sous 
peine  de  perdre  en  dignité.  A  mesure  que  la  conscience 
s'éveille  chez  les  êtres  de  la  série  ascensionnelle,  dont 
chaque  échelon  est  un  degré  supérieur  de  dignité,  la 
direction  du  mouvement  passe  de  l'instinct  et  de  l'appétit 
à  l'intelligence  et  à  la  volonté,  et  la  conscience  morale  naît 
pour  indiquer  à  celles-ci  dans  quel  sens  elles  doivent  agir. 
La  vie  et  la  dignité  sont  dans  un  rapport  si  étroit  que 
déchoir  c'est  moins  vivre,  c'est  redescendre  quelques  éche- 
lons de  la  vie  ;  de  là  vient  que,  chez  les  êtres  qui  ont  le  sen- 
timent de  leur  dignité  entière,  l'obligation  morale  parle  à 
la  conscience  aussi  impérieusement  que  l'instinct  de  con- 
servation. 

Mais  tout  cela  n'est-il  pas  illusoire  et  chimérique?  Ces 
divers  états  moraux  sont-ils  révélateurs,  comme  nous 
sommes  tentés  de  le  croire,  sont-ils  objectifs?  Ou  bien,  de 
ce   qu'ils   sont  innés,  irréductibles,  ne  devons-nous   pas 


LES  MARQUES  DE  LA  VRAIE  RELIGION  285 

plutôt  inférer  qirils  sont  de  simples  legs  accrus  par  une 
longue  hérédité,  de  simples  dépôts  séculaires  de  préjugés 
utiles  à  la  conservation  des  sociétés  et  d'impressions  faites 
par  le  mystère,  alors  entier,  de  l'univers  sur  le  cerveau 
vierge  de  nos  premiers  ancêtres?  L'interprétation  que  nous 
en  avons  proposée  ou  telle  autre  qu'on  en  peut  donner,  si 
séduisante  qu'elle  soit,  est-elle  à  un  certain  degré  admis- 
sible? Dans  quelle  mesure  approche-t-elle  de  la  vérité,  a- 
t-elle  chance  d'être  vraie?  C'est  là  précisément  la  condi- 
tion aléatoire  du  pari  forcé;  le  doute,  à  cet  égard,  varie 
d'un  homme  à  un  autre  selon  la  race,  l'éducation,  la 
réflexion  personnelle,  la  prédisposition  mentale  et  atîec- 
tive  à  croire  et  à  craindre.  Selon  que  nous  nous  formerons 
une  idée  plus  ou  moins  vraisemblable  de  la  signification 
de  ces  états  moraux,  nous  préciserons  plus  ou  moins  la 
probabilité  de  la  condition  aléatoire  et  les  chances  favo- 
rables ou  contraires  du  parti  que  nous  adopterons. 

Pour  l'Européen  moderne  et  pour  tout  homme  de 
souche  européenne,  en  dépit  de  ses  efïorts  pour  se  sous- 
traire aux  pièges  de  l'illusion,  il  est  bien  difficile  de  sus- 
pecter le  témoignage  de  la  conscience  morale  et  même 
celui  du  sens  esthétique,  de  destituer  les  mots  valeur 
morale,  mérite^  responsabilité^  devoir,  etc.,  de  toute  portée 
objective.  Le  doute  sur  l'origine  transcendante  de  ces 
notions  intuitives  est,  en  réalité,  plutôt  verbal  que  réel;  ce 
que  le  philosophe  n'ose  affirmer  dans  ses  spéculations  par 
prudence  intellectuelle,  l'homme,  le  père  de  famille,  le 
citoyen  l'affirme  résolument  dans  sa  conduite;  celui-ci  ne 
tient  pas  compte  des  précautions  de  celui-là  ;  il  se  sent 
obligé  à  la  bonne  foi,  à  la  justice,  en  un  mot  à  la  vertu, 
impérieusement,  non  pas  par  goût,  par  une  sorte  de  haut 
dilettantisme,  parce  que  cela  lui  plaît,  mais  indépendam- 
ment de  sa  volonté,  c'est-à-dire  par  une  injonction  externe 
et  supérieure,  par  un  impératif  catégorique  où  il  reconnaît 
plus  ou  moins  expressément  et  clairement  son  lien  le  plus 
profond  avec  sa  cause  première  et  souveraine,  avec  le 
divin.  Aussi   est-il  enclin  à   parier  pour  l'existence  d'un 


286  LA  VRAIE   RELIGION  SELON   PASCAL 

divin  dont  racLion  sur  sa  destinée  n'est  pas  à  négliger;  si 
la  passion  l'emporte  chez  lui  sur  son  penchant  à  parier 
ainsi  et  met  sa  conduite  en  opposition  avec  son  suprême 
intérêt,  il  se  le  reproche  et  s'en  veut.  Il  désirerait  que  sa 
vie  présente  ne  compromît  pas  son  avenir  d'outre-tombe, 
avenir  inconnu,  incertain,  mais  qui  pourrait  bien  être  une 
autre  vie  réparatrice  (rémunératrice  ou  expiatoire)  de  la 
première,  car  il  n'est  pas  évident  que  l'essence  du  divin  ne 
répugne  pas  à  l'égal  anéantissement  du  malfaiteur  impuni 
sur  la  terre  et  de  sa  victime  non  dédommagée,  de 
l'homme  bienfaisant  méconnu  et  de  l'ingrat  épargné. 
Nous  sentons  qu'une  pareille  indifférence  pour  le  sort  de 
la  sensibilité  aurait  quelque  chose  d'irrationnel  comme 
de  révoltant  chez  le  principe  même  de  la  vie  sensible. 

Nous  ne  saurions  toutefois  nous  dissimuler  que  le  scan- 
dale ne  nous  est  guère  épargné  dans  le  spectacle  du  monde 
où  nous  vivons.  La  lutte  aveuglément  féroce  pour  l'exis- 
tence en  paraît  être  la  loi;  les  espèces  ne  subsistent  que 
par  le  sacrifice  continuel  des  faibles  aux  besoins  des  forts. 
Aucune  pitié  n'a  place  dans  cette  concurrence  effrénée  des 
appétits  brutaux.  L'altruisme  ne  s'y  révèle  qu'entre  indi- 
vidus de  la  même  espèce  et  uniquement  dans  l'intérêt  de 
la  conservation  de  celle-ci;  l'amour  maternel  expire  aussitôt 
que  le  petit  est  devenu  capable  de  lutter  à  son  tour  pour 
défendre  et  entretenir  sa  vie.  Il  semble  qu'il  n'y  ait 
d'ailleurs  absolument  rien  de  commun  entre  les  idées 
humaines  de  justice  et  de  bonté  et  le  plan  de  la  création,  du 
moins  sur  la  terre  jusqu'à  l'apparition  de  l'homme.  Pour 
prêter  au  divin  la  bonté  et  la  justice,  il  semble  qu'il  faille 
le  concevoir,  sans  fondement,  à  l'image  du  type  humain  ; 
et  lors  même  que  cette  assimilation  pourrait  être  légitime, 
encore  ces  quahtés  devraient-elles,  pour  revêtir  un  carac- 
tère divin,  être  absolues,  sans  conditions  qui  pussent  les 
borner,  et  par  conséquent  accomplies,  parfaites.  Or  si  la 
bonté  et  la  justice  humaines  sont  bien  compatibles  avec 
l'existence  de  la  douleur,  puisqu'elles  ont  pour  objet 
principal  de  la  prévenir  ou  de  la  compenser,  il  n'en  est  pas 


LES  MARQUES  DE  LA   VRAIE  RELIGION  287 

de  même  d'une  bonté  et  d'une  justice  divines;  celles-ci,  en 
tant  que  parfaites,  ne  seraient  pas  seulement  tenues  de 
corriger  les  efîets  du  mal,  elles  seraient  par  essence  même 
tenues  d'exclure  éternellement  la  douleur,  et  de  créer  et 
répartir  éternellement  dans  l'univers  la  félicité  la  plus 
complète;  mais  toute  l'histoire  biologique  de  notre  planète 
proteste,  hélas!  contre  l'attribution  de  ces  qualités 
humaines  au  divin.  Il  en  résulte  une  antinomie  cruelle 
entre  les  constatations  de  l'expérience  et  les  intuitions 
optimistes  sur  lesquelles  se  fondent  notre  morale  et  notre 
esthétique.  Après  avoir  relevé  toutes  les  chances  favorables 
à  l'objectivité  de  ces  intuitions,  nous  sommes  donc 
contraints  d'y  opposer  des  chances,  à  peu  près  égales,  qui 
y  sont  contraires.  Si  d'une  part  nous  inclinons,  sur  la  foi 
de  nos  suggestions  intimes,  à  parier  pour  une  existence 
ultérieure  où  notre  besoin  de  justice,  d'amour  et  de  béati- 
tude serait  satisfait,  d'autre  part  nous  sommes  sollicités 
par  l'évidente  immoralité  des  lois  naturelles  qui  sont  autour 
de  nous  l'expression  du  divin,  à  ne  point  sacrifier  la  satis- 
faction présente  de  nos  appétits  dans  une  gageure  dont  la 
condition  aléatoire  ne  nous  promet  aucune  compensation 
à  ce  sacrifice,  puisque  nous  ne  pourrions  espérer  d'en  être 
dédommagés  que  par  un  acte  de  bonté  ou,  tout  au  moins, 
de  justice  divine.  Nous  sommes  portés  à  perdre  toute 
confiance,  toute  espérance  dans  nos  relations  avec  le 
divin. 

Céderons-nous  donc  à  la  tentation  de  renier,  comme 
fallacieuses,  les  voix  de  la  conscience,  d'étoutrer  comme 
stériles  nos  vœux  et  nos  espérances  d'ascension  supra- 
terrestre,  de  refouler  comme  décevantes  nos  aspirations 
vers  l'idéal  exprimé  par  la  beauté?  Nous  rejetterons-nous 
désespérément  en  arrière  dans  les  étroites  limites  de  la  vie 
animale?  Dans  ce  cas  nous  imposerions  à  nos  facultés 
proprement  humaines  un  sacrifice  plus  grand  encore  que 
celui  qu'exigerait  de  nos  appétits  sensuels  le  parti  contraire. 
Il  faut  donc  à  tout  prix  essayer  de  concilier  par  une 
recherche  opiniAlre  les  indications  spontanées  que  nous 


288  LA   VIUIE  RELIGION  SELON   PASCAL 

trouvons  au  fond  de  notre  cœur  avec  les  données  contraires 
en  apparence  de  l'expérience  externe.  Mais  cette  recherche 
doit  être  prompte  et  bornée  à  des  probabilités,  sinon  elle 
serait  inutile,  car  autant  vaudrait  laisser  au  lent  progrès 
de  la  science  positive  la  tâche  de  résoudre  les  difficultés 
qu'il  s'agit  de  vaincre.  N'oublions  pas,  en  effet,  que  nous 
voulons  devancer  ce  progrès,  parce  qu'il  nous  faut  vivre 
avant  de  connaître  le  secret  de  la  vie;  nous  ne  demandons 
à  la  réflexion  que  des  résultats  approximatifs  qui  nous 
permettent  de  parier  avec  des  chances  suffisantes  de  gain  ; 
la  science  positive  ne  nous  fournit  pas  encore  des  règles  de 
conduite  assurées,  et  nous  ne  sommes  obligés  de  parier 
que  parce  qu'elle  n'est  pas  en  état  de  substituer  en  nous  la 
certitude  au  doute.  Résignons-nous  donc  à  déterminer 
seulement  ce  qu'il  nous  importe  de  savoir  pour  faire 
pencher,  si  peu  que  ce  soit,  la  balance  de  notre  choix.  Or, 
si  l'odieux  spectacle  auquel  nous  assistons  de  la  lutte  pour 
l'existence  entre  toutes  les  espèces  terrestres  nous  scanda- 
lise, s'il  offense  en  nous  la  conscience  morale,  en  revanche 
le  triomphe  de  la  force  aboutit  à  l'excellence  de  l'organisme 
révélée  par  la  beauté  de  la  forme,  et  notre  sens  esthétique 
y  trouve  son  compte  et  vient  reviser  notre  jugement  moral 
et  suspendre  au  moins  notre  indignation.  L'harmonie  dans 
les  proportions  n'est  qu'un  signe;  elle  annopce  un  progrès 
de  la  vie;  la  complexité  et  le  concert  des  organes  imposent 
à  la  forme  entière  du  corps  cette  variété  dans  l'unité  qui 
est  une  condition  de  la  grâce;  la  démarche,  le  geste, 
traduisent  les  mouvements  de  l'instinct  et  de  la  volonté  ; 
chez  les  espèces  supérieures,  la  fonction  de  la  physionomie 
se  dégage  de  toutes  les  autres,  et  elle  apparaît  entièrement 
distincte  et  spécialisée  dans  l'homme.  L'homme,  en  outre, 
est  doué  de  la  plus  grande  aptitude  à  l'interprétation  des 
formes;  son  sens  esthétique  s'exerce,  non  seulement  sur  les 
formes  des  êtres  réels  qui  l'entourent,  mais  sur  celles  qu'il 
est  capable  de  créer  et  dont  les  types  lui  sont  indiqués,  non 
fournis,  par  la  réalité;  son  imagination  dépasse  le  réel  et 
tend   vers  un  échelon  de  la  vie  supérieur  à  celui   qu'il 


LES  MARQUES  DE  LA  VRAIE  RELIGION  289 

occupe.  Il  n'y  a  pas  de  raison  pour  que  la  série  ascension- 
nelle des  êtres  vivants  s'arrête  et  se  termine  à  lui  ;  il  est 
donc  bien  probable  que  son  aspiration  au  mieux  est  objec- 
tive au  môme  litre  que  son  interprétation  de  telle  ou  telle 
forme  expressive  revêtue  par  un  être  vivant  sur  la  terre. 
L'astronomie  et  la  géologie  nous  attestent  que,  depuis  un 
temps  incalculable,  la  nature  en  travail  fait  œuvre  de  vie, 
et  nous  la  voyons  élaborer  encore  ses  productions  pour 
réaliser  quelque  idéal  obscur,  mais  indéniable;  nous  nous 
sentons  entraînés  dans  cet  élan  gigantesque  vers  un  but 
sublime.  Ce  n'est  qu'en  faisant  violence  à  toutes  les  sollici- 
tations de  notre  essence  que  nous  y  résistons;  le  remords 
nous  avertit  de  nos  déchéances,  et  aucune  considération 
philosophique  ne  le  fait  taire;  une  intime  joie  nous  avertit 
de  la  valeur  que  nous  donnent  nos  efforts  dans  cette  direc- 
tion du  mouvement  universel;  l'admiration  nous  fait  saluer 
chez  autrui  toute  victoire  de  la  volonté  sur  l'appétit  rétro- 
grade, et  de  l'amour  sur  l'égoïsme  pour  le  service  de  cette 
cause  sacrée  :  l'épanouissement  et  l'amélioration  de  la  vie. 
Valoir  toujours  davantage,  telle  est  la  règle  de  conduite 
gravée  dans  la  conscience  humaine  par  le  divin  promoteur 
de  l'évolution  générale.  C'est  du  moins  assez  probable  pour 
que  le  plus  sûr  pour  nous  soit  d'agir  comme  si  c'était  cer- 
tain, car  en  abandonnant  la  chance  de  valoir  et  de  conquérir 
le  rang  que  nous  assignerait  notre  mérite  dans  la  série 
ascendante  des  créatures,  nous  risquerions  d'en  redescendre 
les  degrés  et  nous  sacrifierions  l'éventualité  possible, 
l'espoir  fondé  de  satisfaire  nos  plus  hautes  aspirations,  à  la 
crainte  de  sacrifier  les  jouissances  présentes,  mais  fort 
inférieures  et  fort  troublées,  d'une  vie  dégradée.  Si  l'exis- 
tence de  la  douleur  nous  inspire  des  doutes  sérieux  sur  la 
bienveillance  divine  à  l'égard  de  la  création  et  spécialement 
de  l'humanité,  toujours  est-il  que  la  valeur  morale  qui  fait 
notre  fierté  et  à  laquelle  nous  devons  la  plus  humaine  joie 
serait  impossible  sans  la  douleur.  La  suppression  de  cette 
espèce  de  joie,  commune  peut-être  à  tout  ce  qui,  dans 
l'univers,  prend  conscience  de  la  vie  et  aspire,  serait-elle 

Sully  Phudhommk.  19 


296  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

préférable?  La  vie  paie-t-elle  trop  cher  le  sentiment  de  la 
dignité?  Sans  doute  tous  les  hommes  ne  feront  pas  la  même 
réponse  à  cette  question.  Les  héros  et  les  martyrs  sont 
rares,  mais  ils  représentent  l'élite  du  genrehumain,  ce  qu'une 
sélection  laborieuse  et  lente  en  a  extrait  de  plus  achevé  et 
précisément  de  plus  digne.  Nous  nous  résignerions  diffici- 
lement à  les  rayer  de  la  nature  pour  leur  substituer  les  plus 
ingénieuses  machines  à  jouissances  ;  nous  n'aurions,  du 
reste,  pas  le  droit  de  le  faire  sans  les  avoir  consultés,  et 
le  silence  des  tombeaux  nous  oblige  au  respect  de  la  loi 
mystérieuse  qui  nous  y  pousse.  La  vie  terrestre  est  évidem- 
ment une  mêlée  horrible  où  le  cœur  saigne  à  la  fois  des 
coups  qu'il  reçoit  et  de  ceux  qu'il  voit  porter.  Rien  ne 
ressemble  moins  à  la  tendresse  paternelle  que  l'inexorable 
rigueur  qui  préside  à  cette  boucherie.  Et  pourtant,  s'il  n'y  a 
de  vaincus  que  les  fuyards,  si  la  victoire  est  féconde,  s'il  en 
doit   sortir  plus   qu'un  baume,    un   laurier  pour  chaque 
blessure,  nous  pouvons  encore  affronter  la  bataille;  elle 
est  d'ailleurs  engagée  et  nous  sommes,  bon  gré  mal  gré, 
enrôlés;  s'y  dérober  c'est  la  perdre,  l'accepter  c'est  déjà  la 
gagner.  Parions  donc  pour  la  véracité  du  verbe  obscur  et 
cepen  dant  si  impératif  qui,  dans  les  plus  intimes  profon- 
deurs de  notre  être,  nous  intime  l'ordre  de  valoir  en  colla- 
borant à  l'œuvre  d'universelle  ascension  vers  l'idéal  mysté- 
rieux de  la  nature.  En  face  du  terrible  problème  que  le 
mutisme  du  monde  extérieur  impose  à  la  volonté  humaine, 
adoptons  la  solution  que  nous  propose  la  voix  intérieure  de 
la  conscience.  Nous  admettons  l'utilité  de  l'instinct  chez 
les  bêtes  ;  admettons  l'intérêt,  par  conséquent  l'objectivité 
du  sens  moral  et  du  sens  esthétique  chez  l'homme,  puisque 
sans  cette  révélation  spontanée  l'homme  n'est  pas  plus 
capable  d'agir  en  homme  que  l'animal  sans  l'inctinct  ne  le 
serait  d'agir  conformément  à  sa  propre  essence,  de  vivre, 
en  un  mot.  Si  l'animal  trouve  en  lui-même  l'impulsion 
directri  ce  qui  lui  permet  de  subsister,  il  n'est  pas  vraisem- 
blable que  l'homme  seul  entre  tous  les  vivants  de  la  terre 
soit   dépourvu   de  toute  indication  pour  sa   conduite;  or 


LES  MARQUES  DE  LA  VRAIE  RELIGION  291 

l'indication  de  ses  appétits  ne  lui  suffit  évidemment  pas, 
puisqu'elle  ne  le  distingue  pas  de  la  bote;  il  est  donc 
naturel  qu'il  cherche  en  lui-même  une  règle  de  conduite 
plus  élevée,  spécialement  humaine,  et  il  n'est  pas  moins 
naturel  qu'il  la  trouve  dans  sa  conscience.  Ce  qu'il  engage 
et  risque  de  perdre  en  s'y  fiant,  ce  n'est,  à  proprement 
parler,  rien  d'humain,  car  c'est  la  part  de  bonheur  qu'il  a 
en  commun  avec  les  espèces  inférieures;  s'il  veut  être 
réellement  homme,  il  ne  saurait  y  attacher  un  prix  com- 
parable à  l'avantage  que  lui  ofTre  la  grande  probabilité 
d'accomplir  sa  vraie  destinée  en  sacrifiant  cette  part 
grossière  de  bonheur  à  la  chance  d'une  féhcité  digne 
de  lui. 

Ajoutons  toutefois  que  ce  pari  forcé  peut  rester  indiffé- 
rent à  un  grand  nombre  d'individus.  En  suivant  leurs 
appétits,  ils  parient  à  leur  gré,  quoique  à  leur  insu,  s'ils 
occupent  dans  l'échelle  des  races  humaines  un  degré  assez 
voisin  de  l'animalité  pour  que  leur  conscience  ne  leur  sug- 
gère presque  aucun  discernement  du  bien  et  du  mal,  aucune 
aspiration  vers  le  mieux.  Dans  les  races  supérieures 
mêmes,  il  existe  beaucoup  d'individus  qui,  par  une  sorte 
d'atavisme,  sont  demeurés  en  arrière  sur  le  progrès  moral 
de  leurs  ascendants.  Ceux-là  non  plus  ne  se  sentent 
pas  intéressés  à  prendre  parti  dans  le  pari  ;  ils  y  restent 
engagés  inconsciemment  et  sans  le  moindre  souci 
d'un  avenir  ultra-terrestre.  Il  n'y  a  d'intéressés  à  en 
examiner  les  chances  que  ceux  qui  se  reconnaissent 
assez  de  dignité  pour  risquer  d'y  perdre  par  une  aveugle 
conduite. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  des  conditions  du  jeu 
imposé  à  tout  homme  par  la  nécessité  où  il  est  de  vivre 
avant  de  savoir  avec  certitude  comment  il  doit  vivre 
n'est  qu'un  énoncé  très  sommaire  de  la  question.  Nous 
n'avons  eu  pour  but  que  de  faire  sentir  la  portée  de  la 
Pensée  de  Pascal,  si  discutable  que  puisse  être,  d'ail- 
leurs, l'application  qu'il  en  a  faite.  La  valeur  morale 
d'un  individu,  c'est-à-dire  le  degré  où  chez  lui  l'homme 


292  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

s'est  dégagé  de  la  brute,  peut  se  mesurer  à  la  conscience 

qu'il  a  des  risques  qu'il  court  dans  celte  terrible  partie,  car 

il  n'en   court  qu'autant  qu'il  s'est  rendu  responsable  de 

son  choix   en   contractant   les    caractères   essentiels  de 

l'humanité. 


CHAPITRE  III 

DU   SENS   qu'il    convient    d'aTTACHER    AUX    MOTS     :    LA    MACQINE, 

l'automate,  s'abêtir,  dans  les  pensées  de  pascal. 

Si  les  preuves  fournies  au  Christianisme  par  la  raison 
eussent  paru  à  Pascal  donner  pleine  et  entière  satisfaction 
à  la  raison  même,  on  ne  s'expliquerait  pas  les  sacrifices 
que  néanmoins  il  exige  d'elle  encore  dans  plusieurs  de  ses 
Pensées.  Quand  il  eut  découvert  que  la  raison  est  logique- 
ment amenée  à  s'en  remettre  à  la  foi  et  que  c'est  le  cœur 
qui  a  le  dernier  mot  dans  la  discussion  des  titres  de  cette 
religion  à  la  croyance,  il  aperçut  une  objection  préjudi- 
cielle à  son  entreprise.  Cette  objection  se  trouve  formulée 
dans  le  fragment  suivant  : 

«  Ordre.  »  Une  lettre  d'exhortation  à  un  ami  pour  le 
porter  à  chercher,  et  il  répondra  :  Mais  à  quoi  me  servira 
de  chercher?  rien  ne  paraît.  Et  lui  répondre  :  Ne  déses- 
pére\  pas.  Et  il  répondrait  qu'il  serait  heureux  de  trouver 
quelque  lumière.,  mais  que,  selon  cette  religion  même, 
quand  il  croirait  ainsi,  cela  ne  lui  servirait  de  rien,  et 
qu'ainsi  il  aime  autant  ne  point  chercher.  Et  à  cela  lui 
répondre  :  La  machine  (I,  156). 

Qu'entend-il  donc  par  la  machine'!  Ce  mot  chez  lui  n'est 
pas  tout  à  fait  synonyme  d'automate  comme  l'entendait 
Descartes,  mais  il  l'est  à  peu  près.  Pour  Descartes  la  bête 
dans  ses  mouvements,  en  dépit  des  apparences  qui  lui  prê- 
tent le  plus  souvent  une  expression  psychique  et  une  ini- 


294  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

tialive  volontaire,  n'est  qu'un  automate  matériel,  c'est-à- 
dire  un  système  mécanique  dont  le  moteur  est  tout  entier 
d'ordre  physique,  n'est  en  rien  psychique.  Pascal,  par 
respect  pour  l'âme  humaine,  partage  cette  opinion.  Mais 
dans  l'homme  pour  lui  la  machine  est  purement  artificielle, 
et  c'est  le  psychique  devenu  irréfléchi,  spontané  dans  ses 
actes,  par  suite  de  l'habitude  qui  se  substitue  à  la  direc- 
tion consciente  dans  l'activité  morale  et  rend  les  actes 
automatiques.  L'habitude  par  cette  transformation  par- 
tielle de  l'homme  en  automate  ou  machine  peut  favoriser 
singulièrement  la  conversion  de  l'âme  au  christianisme. 

Le  lecteur,  en  se  reportant  plus  haut  à  la  page  270  du 
chapitre  ii  sur  le  pari  et  à  la  page  66,  au  paragraphe 
intitulé  :  la  volonté,  l'uabttude,  du  chapitre  ii,  Hvre  I,  y 
trouvera  les  observations  capitales  de  Pascal  sur  le 
sujet  qui  nous  occupe.  Complétons  ces  Pensées  : 

Enfin,  il  faut  avoir  recours  à  elle  quand  une  fois  V  es- 
prit a  vu  oii  est  la  vérité,  afin  de  nous  abreuver  et  nous 
teindre  de  cette  créance,  qui  nous  échappe  à  toute  heure; 
car  d'en  avoir  toujours  les  preuves  présentes^  c'est  trop 
d'affaire.  Il  faut  acquérir  une  créance  plus  facile,  qui  est 
celle  de  Vhabitude,  qui,  sans  violence,  sans  art,  sans  argu- 
ment, nous  fait  croire  les  choses,  et  incline  toutes  nos 
puissances  à  cette  croyance,  en  sorte  que  notre  âme  y 
tombe  naturellement  (I,  156). 

Mais  l'habitude  peut  être  à  combattre,  quand,  au  lieu 
d'être  au  service  de  la  vérité,  elle  tend  à  en  éloigner  : 

Quand  on  ne  croit  que  par  la  force  de  la  conviction,'  et 
que  l'automate  est  incliné  à  croître  le  contraire,  ce  n'est  pas 
asse:{  (I,  156).  Il  faut,  dans  ce  cas,  s'attaquer  à  l'automate 
et  en  renverser  l'inclination.  En  somme  :  Il  faut  donc 
faire  croire  nos  deux  pièces,  l'esprit  par  les  raisons  qu'il 
suffît  d'avoir  vues  une  fois  en  sa  vie;  et  l'automate,  par 
la  coutume,  et  en  ne  lui  permettant  pas  de  s'incliner  au 
contraire.  «  Inclina  cor  meum,  Deus  »  (I,  156). 

Il    résulte   de   l'ensemble    des    Pensées    précédemment 
citées  ou  rappelées  que  la  machine  sert  à  deux  fins  :  ou 


LES  MARQUES  DE  LA  VRAIE  RELIGION  295 

bien  à  faire  tenir  le  dogme  pour  vrai  par  ceux  qui  en  dou- 
tent sans  obstination  avec  la  bonne  volonté  d'y  croire, 
avant  môme  de  le  leur  avoir  prouvé  rationnellement,  à  les 
préparer  à  en  accepter  les  preuves;  ou  bien  à  soulager 
l'attention  du  croyant  en  le  dispensant  de  les  avoir  tou- 
jours présentes  à  l'esprit.  C'est  ce  double  but  que  poursuit 
Pascal  dans  le  dialogue  du  pari.  L'incrédule  endurci, 
amené  à  résipiscence,  reconnaît  la  force  démonstrative  de 
ce  calcul  : 

Je  le  confesse,  je  l'avoue.  Mais  encore,  n'y  a-t-il  point 
moyen  de  voir  le  dessous  du  jeu?  —  Omï,  V Ecriture.,  et  le 
reste,  etc. 

Oui;  mais  j'ai  les  mains  liées  et  la  bouche  muette  :  on 
me  force  à  parier,  et  je  ne  suis  pas  en  liberté  :  on  ne  me 
relâche  pas,  et  je  suis  fait  d'une  telle  sorte  que  je  ne  puis 
croire.  Que  voulez-vous  donc  que  je  fasse? 

Il  est  vrai.  Mais  apprenez  au  moins  votre  impuissance  à 
croire,  puisque  la  raison  vous  y  porte,  et  que  néanmoins 
vous  ne  le  pouve:^;  tra\aille:(  donc,  non  pas  à  vous  con- 
vaincre par  l'augmentation  des  preuves  de  Dieu,  mais  par 
la  diminution  de  vos  passions.  Vous  voule\  aller  à  la  foi, 
et  vous  nen  save\  pas  le  chemin;  vous  voule:{  vous  guérir 
de  Vinfidélité,  et  vous  en  demande^  le  remède  :  apprenez 
de  ceux  qui  ont  été  liés  comme  vous,  et  qui  parient  main- 
tenant tout  leur  bien;  ce  sont  gens  qui  savent  ce  chemin 
que  vous  voudriez  suivre,  et  guéris  d'un  mal  dont  vous 
voule:{  guérir.  Suive:ç  la  manière  par  oii  ils  ont  commencé  : 
c'est  en  faisant  tout  comme  s'ils  croyaient,  en  prenant  de 
l'eau  bénite,  en  faisant  dire  des  messes,  etc.;  naturelle- 
ment même  cela  vous  fera  croire  et  vous  abêtira.  —  Mais 
c'est  ce  que  je  crains.  —  Et  pourquoi  ?  qu' ave^-vous  à 
perdre?  (I,  152.) 

Le  moi  s'abêtir,  si  brutal  et  si  injurieux  en  apparence 
sous  la  plume  de  Pascal,  est  loin  dans  sa  pensée  d'affecter 
réellement  et  au  fond  le  sens  qu'on  est  tenté  de  lui  prêter 
tout  d'abord.  Ce  mot  veut  dire  tout  simplement  créer  en 
soi,   dans   l'exercice   de   l'intelligence,   cet   automatisme 


296  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

inconscient   qui    soumet,  chez    les    bêtes,  l'exercice  des 
organes  au  gouvernement  de  la  nature  dans  leur  propre 
intérêt.  Il  ne  signifie  pas  du  tout  consentir  à  la  dégrada- 
tion morale  qu'entraîne  un  amoindrissement  de  l'intelli- 
gence. Commander  soi-même  à  son  esprit  de  renoncer  à 
un  effort  qui  le  fatigue  ou  le  dépasse  parce  qu'il  se  mesure 
à  un  objet  aussi  élevé  que  l'essence  et  l'œuvre  divines, 
c'est  pour  l'homme  faire  acte  de  prudence  et  ce  n'est  s'hu- 
milier que  devant  Dieu.  Assurément  dans  le  choix  de  ce 
vocable  se  sentent  le  ton  impérieux  et  aussi  le  tour  volon- 
tiers sarcastique  du  génial  écrivain,  mais  prendre  au  pied 
de  la  lettre  une  expression  dont  la  portée  est  réduite  et 
déterminée  par  tout  un  système  d'idées  solidaires  et  nettes, 
ce  serait,  nous  le  croyons,  se  fourvoyer  au  mépris  de  la 
vraisemblance. 
Pascal  achève  comme  il  suit  ce  discours  : 
Mais  pour  vous  montrer  que  cela  y  mène,  c'est  que  cela 
diminuera  les  passions,  qui  sont  vos  grands  obstacles,  etc. 
Or  quel   mal  vous  arrivera-t-il  en  prenant   ce  parti? 
Vous  sere\  fidèle,  honnête,  humble,  reconnaissant,  bienfai- 
sant, ami  sincère,  véritable.  A  la  vérité,  vous  ne  sere\  pas 
dans  les  plaisirs  empestés,  dans  la  gloire,  dans  les  délices; 
mais  n'en  aure\-vous point  d'autres? 

Je  vous  dis  que  vous  y  gagnere:{  en  cette  vie,  et  que,  à 
chaque  pas  que  vous  fere\  dans  ce  chemin,  vous  verre\ 
tant  de  certitude  du  gain,  et  tant  de  néant  de  ce  que  vous 
hasarde^,  que  vous  cofinàître^  à  la  fin  que  vous  ave^  parié 
pour  une  chose  certaine,  infinie,  pour  laquelle  vous  n'ave\ 
rien  donné. 

Oh/  ce  discours  me  transporte,  me  ravit,  etc. 
Si  ce  discours  vous  plaît  et  vous  semble  fort,  sache:{  qu'il 
est  fait  par  un  homme  qui  s'est  mis  à  genoux  auparavant 
et  après,  pour  prier  cet  Être  infini  et  sans  parties,  auquel 
il  soumet  tout  le  sien,  de  se  soumettre  aussi  le  vôtre  pour 
votre  propre  bien  et  pour  sa  gloire;  et  qu'ainsi  la  force 
s'accorde  avec  cette  bassesse  (I,  152). 

L'apologie  ne  saurait  finir  par  un  plus  pressant  appel  à 


LES  MARQUES  DE  LA  VRAIE  RELIGION  297 

la  conscience  morale  et  par  une  plus  noble  péroraison; 
quel  que  fût  d'ailleurs  le  plan  véritable  de  l'auteur  des 
Pensées. 

Ici-bas  faire  le  bien  par  le  sacrifice  de  l'égoïsme  à 
l'amour  et  au  delà  ressusciter  en  Dieu  même,  s'assimiler  la 
nature  divine,  la  revêtir,  la  faire  sienne  dans  une  mesure 
égale  à  l'étendue  de  ce  sacrifice!  Quelle  récompense!  Quel 
rêve  !  Aucun  rêve  n'était  mieux  fait  pour  remplir  la  profon- 
deur d'une  âme  à  qui  les  sciences  pouvaient  sembler  de 
secondaire  importance  à  cause  de  son  aptitude  même  à  les 
comprendre,  aptitude  prodigieuse  qui  lui  permettait  d'en 
déprécier  la  culture  au  profit  de  l'aspiration  religieuse.  Il 
ne  se  dissimulait  pas  que  la  limite  extrême  du  domaine 
scientifique  demeure  infiniment  distante  du  plus  haut 
objet  de  la  curiosité  humaine  qu'attirent  invinciblement  la 
raison  d'être,  l'origine  et  la  fin  des  choses.  Ce  triple  mys- 
tère, il  sent  son  intelligence  à  la  fois  incapable  et  digne  de 
le  pénétrer  et  il  se  précipite,  par  un  acte  de  foi,  dans  les 
bras  du  Christ  dont  il  attend  la  réhabilitation  de  son 
esprit  déchu,  la  complète  ouverture  sur  la  lumière  éternelle, 
sur  l'adorable  vérité. 


QUATRIÈME   PARTIE 

ÉTUDE  PSYCHOLOGIQUE. 
LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL. 

L'élude  qui  forme  la  quatrième  partie  de  notre  ouvrage 
rencontre  des  sujets,  soit  effleurés,  soit  déjà  traités  avec 
étendue  dans  l'élude  qui  en  forme  V Introduction.  Le 
lecteur  rapprochera  spontanément  de  \ Introduction,  où 
l'auteur  a  dû  anticiper  sur  ses  recherches  postérieures, 
celte  partie  plus  développée  et  plus  systématique.  Les  deux 
études  inégalement  poussées  se  complètent. 


CHAPITRE   PREMIER 


EXAMEN  CRITIQUE  DE  LA  DOCTRINE  DE  PASCAL  SUR  LÉS  MOYENS 
DONT  l'homme  dispose  POUR  ATTEINDRE  LA  VÉRITÉ.  —  LE  CŒUR, 
FONCTION  INTELLECTUELLE  AFFECTÉE  A  l'INTUITION,  OPPOSÉ  A  LA 
RAISON.  —  LA  PART  DE  LA  VOLONTÉ  DANS  LE  JUGEMENT.  —  LA  FOI  ; 
SON  CARACTÈRE  ESSENTIEL  DANS  LA  RELIGION  CHRÉTIENNE.  —  LA 
FOI  TELLE  QUE   l'ENTEND  PASCAL. 


L'apologétique  de  Pascal,  réduite,  comme  nous  venons 
de  le  faire,  à  une  ordonnance  purement  logique  de  ses 
Pensées  relatives  à  la  religion  chrétienne,  est-elle  à  ce  point 
probante  que  tout  lecteur  capable  de  dépouiller  en  l'exa- 
minant ses  opinions  préalables,  héritées  ou  acquises,  posi- 
tives OU  négatives  sur  la  religion  chrétienne,  la  considère 
comme  désormais  incontestable?  Non,  sans  doute;  après 
cette  lecture,  si  les  uns  savent  gré  à  Pascal  d'avoir 
confirmé  par  des  preuves  puissantes  leur  conviction  déjà 
faite,  les  autres,  ceux  qui  ne  croyaient  pas,  continueront  à 
ne  pas  croire.  Ce  qui  les  met  en  garde  contre  les  conclu- 
sions de  cet  enchaînement  de  Pensées  suscitées  par  des 
faits  d'ordre  phychologique  et  d'ordre  historique,  c'est 
que,  d'un  côté  la  critique  des  sources,  base  des  preuves 
historiques,  a  fait  depuis  le  xvii''  siècle  des  progrès  consi- 
dérables et  que  Pascal  n'y  a  d'ailleurs  pas  appliqué  tout 
son  génie  de  savant,  et  que,  d'un  autre  côté,  sa  dialectique 
semble  au  premier  abord  devoir  cacher  quelque  vice. 

Le  raisonnement,  en  effet,  appliqué  à  la  trame  de  ses 


302  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Pensées^  se  tourne  contre  la  raison  môme  et  la  contraint  à 
abdiquer  en  faveur  de  la  foi.  Pascal  promet  à  l'intelligence 
humaine  de  la  conduire  au  christianisme  sur  le  solide 
terrain  de  l'expérience  et  de  la  raison.  Or  les  sentiers  qu'il 
lui  fait  suivre  sur  ce  terrain  aboutissent  à  une  fondrière 
infranchissable  pour  cette  intelligence  même,  de  sorte 
qu'elle  a  besoin  d'emprunter  à  la  foi  un  pont  pour  passer 
outre.  Pascal  prétend  que  :  //  n'y  a  rien  de  si  conforme  à 
la  raison  que  ce  désaveu  de  la  raison  (I,  194).  Tout  le 
monde  n'est  pas  de  son  avis;  loin  de  là,  pour  beaucoup, 
cette  affirmation  est  à  l'égard  de  la  raison  une  offense  gra- 
tuite, une  trahison  qui  infirme  toute  l'entreprise  de  l'apolo- 
giste. 

On  jugera  donc  très  important  d'analyser  attentivement 
les  moyens  de  connaître,  car  il  n'est  pas  évident  qu'il  en 
mésuse  et  que  la  raison  ne  puisse  pas  légitimement  recon- 
naître ses  propres  limites. 

Pour  devenir  objet  de  connaissance  toute  donnée  doit 
entrer  en  communication  avec  le  sujet  pensant;  elle  doit, 
en  un  mot,  Y  impressionner.  Or,  en  tant  qu'il  est  impres- 
sionné il  est  passif,  il  se  borne  à  sentir  ;  l'objet  commence 
donc  par  être  senti  du  sujet.  Il  arrive  que  l'impression 
suffise  à  constituer  la  connaissance;  dans  ce  cas  il  suffit 
au  sujet  de  sentir  l'objet  pour  le  connaître.  Ces  deux  fonc- 
tions psychiques  se  trouvent  alors  identifiées  sous  le  nom 
d'intuition.  Comme  on  appelle  communément  cœz/r  le  siège 
du  sentiment,  Pascal  s'en  autorise  pour  attribuer  au  cœur 
la  connaissance  intuitive. 

On  ne  manquera  pas  de  lui  objecter  que  là  où  il  n'y  a  ni 
joie  ni  peine,  il  ne  saurait  y  avoir,  à  proprement  parler,  un 
état  du  cœur.  Il  pourrait  répondre  que,  sans  conteste,  il 
existe  des  états  sensibles  qui  ne  sont  ni  agréables  ni  désa- 
gréables, qui  sont  indifférents,  et  comme  tels  ne  font  plus 
que  r  enseigner  le  sujet  sur  l'objet  qui  les  cause  en  lui. 
Par  exemple,  quand  il  s'agit  de  la  sensibilité  nerveuse,  on 
perçoit  sans  plaisir  ni  peine  la  couleur  du  papier  et  celle  de 
l'encre  dont  on  se  sert  pour  écrire,  comme  aussi  le  son  des 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL  303 

voix  familières  qu'on  entend  journellement.  L'habitude 
émousse  le  caractère  affectif  de  nos  perceptions  visuelles, 
auditives  et  autres  d'ordre  physiologique,  sans  pour  cela 
les  abolir  tout  à  fait.  Ce  qu'il  en  subsiste  est  indivisément 
sensible  et  mental.  Ce  qui  est  vrai  de  la  sensibilité  nerveuse, 
ne  l'est-il  pas  au  même  litre  de  la  sensibilité  morale, 
appelée  le  cœur?  Le  caractère  affectif,  c'est-à-dire  passion- 
nel, en  peut  être  éliminé  de  sorte  qu'il  n'en  demeure,  à 
l'état  sensible,  que  le  caractère  mental,  purement  documen- 
taire. La  conscience  immédiate  d'un  axiome  géométrique 
se  distingue  de  la  joie  et  de  la  douleur,  elle  est  indifférente 
à  cet  égard  sans  toutefois  dépouiller  le  caractère  qui  en 
fait  un  sentiment  propre  à  renseigner  et  rien  de  plus. 

Cette  identification  du  sentir  et  du  connaître  est  le 
premier  stade  de  la  pensée.  Descartes  aurait  pu  dire  :  «  Je 
sens,  donc  je  suis  »,  car  logiquement,  dans  le  processus  de 
la  connaissance,  la  sensation,  immédiatement  postérieure 
à  l'impression,  précède  l'idée  et  s'affirme. 

Pour  Pascal  la  raison,  en  tant  qu'aptitude  intellectuelle 
à  déduire  et  induire  la  vérité,  se  distingue  du  cœur,  apti- 
tude intellectuelle  à  la  sentir.  Cette  distinction  est-elle 
justifiée  par  l'acception  où  il  prend  le  mot  cœur2  On  peut  se 
le  demander,  car,  en  y  regardant  de  près,  on  remarque 
aussitôt  que,  au  fond,  dans  la  chaîne  du  raisonnement, 
chacun  des  anneaux  de  la  déduction  ou  de  l'induction  est 
un  jugement  intuitif.  Les  expressions  donc,  par  conséquent 
affirment,  en  effet,  un  lien  évident  entre  deux  termes  con- 
sécutifs, de  sorte  que  le  raisonnement  ne  serait  au  fond 
que  l'activité  mentale  du  cœur.  Cette  objection  est  seule- 
ment spécieuse.  Pascal  répondrait  qu'il  n'en  importe  pas 
moins  de  maintenir  la  distinction  qu'il  établit  entre  les 
deux  modes  de  connaître,  parce  que  l'un,  en  tant  que  senti- 
ment primordial,  immédiat,  ne  laisse  aucun  joint  par  où 
puisse  s'insinuer  l'erreur,  tandis  que  l'autre,  en  tant  que 
démarche  active  de  la  pensée,  est  exposé  à  l'erreur. 
D'abord  le  point  de  départ  du  raisonnement  peut  être  faux, 
car,  si  tous  les  anneaux  en  sont  des  jugements  intuitifs,  la 


304  LA  VRAIE   RELIGION  SELON  PASCAL 

majeure  n'en  est  pas  nécessairement  un  :  elle  peut  être 
l'affirmation  erronée  d'un  fait  mal  observé,  une  pure  illu- 
sion, ou  une  proposition  abstraite  admise  sans  contrôle 
suffisant.  Toute  la  suite  du  raisonnement  en  est  alors  viciée 
et  aboutit  à  une  fausse  conclusion.  En  outre,  un  raisonne- 
ment ne  se  déroule  pas  de  lui-môme;  l'initiative  du  sujet 
pensant  intervient  dans  le  choix  et  l'ordre  des  arguments, 
initiative  volontaire  qui  comporte  un  arbitraire  faillible. 
Pascal,  dans  plusieurs  Pensées,  mentionne  la  part  de  la 
volonté  dans  le  jugement,  mais  des  attributions  qu'il  lui 
confère  il  résulte  que  le  sens  du  mot  volonté  a  besoin  d'être 
précisé,  car  il  est  multiple  et  divers.  Ce  mot,  dans  l'accep- 
tion où  le  prend  la  psychologie  la  plus  analytique,  désigne 
l'initiative  de  l'agent,  distincte  de  l'acte  qui  la  suit  immé- 
diatement. Cette  initiative,  qui  est  ce  que  les  spécialistes 
appellent  une  volition,  se  réduit,  pour  ainsi  parler,  au 
simple  déclanchement  de  l'appareil  à  la  fois  psychique  et 
physiologique  affecté  à  l'exécution  de  l'acte  préalablement 
délibéré,  c'est-à-dire  dont  les  motifs  passionnels  et  ration- 
nels ont  été  pesés  par  l'agent,  hdi  détermination  (ou  résolu- 
tion ou  décision)^  résultat  de  cette  pesée,  implique  la  voli- 
tion qui  inaugure  l'exécution  de  l'acte;  se  déterminer  et 
vouloir  ne  font  qu'un  en  réalité.  Ainsi  réduite  la  part  de  la 
volonté  dans  l'acte  est,  quel  qu'il  soit,  toujours  la  même. 
Qu'après  une  déhbération  plus  ou  moins  laborieuse,  un 
homme  se  décide  à  sauver  son  semblable  ou  qu'il  se  décide 
à  le  tuer,  en  tant  qu'il  veut  l'un  ou  l'autre,  le  vouloir  dans 
les  deux  cas  est  identique.  Les  expressions  bonne.,  mauvaise 
volonté,  formuler  des  volontés  (par  commandement  ou  par 
testament),  les  exécuter,  sont,  dans  le  langage  courant  des 
témoignages  de  l'acception  la  plus  ancienne  et  la  plus  com- 
plexe de  ce  mot.  Pour  les  philosophes  du  xvii°  siècle,  la 
volonté  participe  d'éléments  psychiques  étrangers  à  la  pure 
initiative  de  l'agent  et  attribuables  aux  motifs  d'agir,  élé- 
ments passionnels  ou  intellectuels.  Pour  Descartes,  par 
exemple,  la  volonté  aime  et  affirme;  pour  Pascal  elle  aime, 
mais  ne  participe  pas  au  jugement;  au  contraire  elle  risque 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL  305 

de  le  fausser.  La  volonté  est  donc  dépravée.  Si  les  membres 
des  communautés  naturelles  et  civiles  tendent  au  bien  du 
corps,  les  communautés  elles-mêmes  doivent  tendre  à  un 
autre  corps  plus  général,  dont  elles  sont  membres.  L'on 
doit  donc  tendre  au  général.  Nous  naissons  donc  injustes  et 
dépravés  (II,  111). 

La  volonté  propre  ne  se  satisfera  jamais,  quand  elle 
aurait  pouvoir  de  tout  ce  qu'elle  veut;  mais  on  est  satisfait 
dès  l'instant  qu'on  j^  ?'enonce.  Sans  elle,  on  ne  peut  être 
malcontent  ;  par  elle,  on  ne  peut  être  content  (I,  105). 

Mainlonant  que  nous  avons  soigneusement  défini  les 
^eux  moyens  ordinaires  de  connaître  et  les  circonstances 
qui  influent  sur  eux,  supposons  que  le  penseur  se  surveille 
avec  assez  d'attention  pour  que  sa  volonté  (entendue  dans 
le  sens  que  lui  prête  Pascal)  ne  corrompe  en  rien  son  juge- 
ment. Dans  ces  conditions,  si  la  vérité  du  Christianisme 
pouvait  être  établie  intégralement  par  l'intuition,  définie 
plus  haut,  et  par  la  raison  seules,  ces  deux  modes  de  con- 
naître suffiraient  à  créer  la  conviction  et  l'on  ne  voit  pas 
quelle  serait  la  fonction  de  la  foi;  ce  troisième  mode  de 
connaissance,  propre  à  la  Religion,  paraîtrait  superflu.  Ce 
qui  le  caractérise  dans  le  christianisme,  c'est  qu'il  est  une 
vertu,  qu'il  suppose  un  effort  volontaire  pour  croire,  tandis 
que  la  certitude  rationnelle  est  fatalement  acquise  à  l'esprit 
par  les  deux  autres. 

Pascal,  dans  certaine  de  ses  Pensées,  paraît  tout  d'abord 
destituer  la  foi  de  ce  caractère,  qui  en  fait  seul  un  mode 
spécial  de  la  connaissance,  pour  l'identifier  à  l'intuition  : 
ceux  que  nous  voyons  chrétiens  sans  la  connaissance  des 
prophéties  et  des  preuves  ne  laissent  pas  d'en  juger  aussi 
bien  que  ceux  qui  ont  cette  connaissance.  Ils  en  jugent  par 
le  cœur,  comme  les  autres  en  jugent  par  l'esprit.  C'est  Dieu 
lui-même  qui  les  incline  à  croire;  et  ainsi  ils  sont  très  effi- 
cacement persuadés  (I,  193).  Mais  d'autres  Pensées  com- 
plètent et  commentent  celle-là.  On  y  voit,  en  effet,  que  la 
foi  n'est  pas,  comme  l'intuition,  un  attribut  essentiel, 
naturel  de  l'âme  humaine;  elle  est  un  don  particulier  de 

SULLV  Prudho.mme.  20 


306  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Dieu,  de  la  grâce,  et  ce  don  est  subordonné  à  une  prédis- 
position non  pas  intellectuelle,  mais  purement  affective  et 
morale  de  l'âme.  Celle-ci  n'a  la  foi  qu'autant  qu'elle  y  est 
inclinée  non  par  l'évidence  du  dogme,  mais  par  la  volonté 
de  Dieu  qui  met  celle  du  croyant  en  harmonie  avec  elle.  Le 
croyant  sent  son  impuissance  à  connaître  par  lui-môme  et 
son  état  psychique  est  méritoire  en  tant  qu'il  y  a  chez  lui 
sentiment  à  la  fois  de  son  incapacité  propre  et  de  son  devoir^ 
et  qu'il  veut  ce  que  Dieu  veut.  Ceux  qui  croient  sans  avoir 
lu  les  Testaments^  c'est  parce  qu'ils  ont  une  disposition  inté 
rieure  toute  sainte,  et  que  ce  qu'ils  entendent  dire  de  notre 
religion  y  est  conforme.  Ils  sentent  qu'un  Dieu  les  a  faits. 
Ils  ne  veulent  aimer  que  Dieu;  ils  ne  veulent  haïr  qu'eux- 
mêmes.  Ils  sentent  qu'ils  n'en  ont  pas  la  force  d^  eux-mêmes  ; 
qu'ils  sont  incapables  d'aller  à  Dieu;  et  que,  si  Dieu  ne  vient 
à  eux,  ils  sont  incapables  d'aucune  communication  avec  lui. 
Et  ils  entendent  dire  dans  notre  religio7i  qu'il  ne  faut  aimer 
que  Dieu,  et  ne  haïr  que  soi-jnême  :  mais  qu'étant  tous 
corrompus,  et  incapables  de  Dieu,  Dieu  s'est  fait  homme 
pour  s'unir  à  nous.  Il  77' en  faut  pas  davantage  pour  persuader 
des  hommes  qui  ont  cette  disposition  dans  le  cœur,  et  qui 
ont  cette  connaissance  de  leur  devoir  et  de  leur  incapacité 
(I,  194). 

La  foi  est  un  don  de  Dieu  :  ne  croye:[  pas  que  nous 
disions  que  c'est  un  don  de  raisonnement  (II,  158). 

Pour  que,  dans  l'apologétique  de  la  religion  chrétienne, 
le  raisonnement  ne  rende  pas  inutile  l'acte  de  foi,  il  faut 
qu'il  en  démontre  lui-môme  l'utilité,  et  cela  n'est  possible 
que  si  la  raison  se  reconnaît  elle-même  inférieure  à  la 
tâche  qu'elle  s'est  imposée.  Il  faut  donc,  d'une  part,  que 
ses  conclusions,  légitimes  dans  toute  l'étendue  de  son  res- 
sort, dans  toute  la  mesure  de  sa  capacité,  la  mettent  en 
demeure  d'affirmer  que,  si  elle  ne  peut  démontrer  inté- 
gralement la  vérité  du  christianisme,  c'est  de  sa  propre 
faute,  ce  qui  explique  la  Pensée  citée  plus  haut  :  //  n'y  a 
rien  de  si  conforme  à  la  raison  que  ce  désaveu  de  la  raison 
(I,  194).  Ajoutons-y  les  suivantes  : 


LE,PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL  307 

Deux  excès  :  exclure  la  raison,  n'admettre  que  la  raison 
(I,  194). 

Saint  Augustin.  La  raison  ne  se  soumettrait  jamais  si  elle 
ne  jugeait  qu'il  y  a  des  occasions  oit  elle  se  doit  soumettre. 
Il  est  donc  juste  qu'elle  se  soumette  quand  elle  juge  qu'elle 
se  doit  soumettre  {l,  193). 

C'est  une  conséquence  de  sa  propre  impuissance,  non  le 
fait  d'un  vice  imputable  à  la  thèse  qu'elle  discute;  il  faut 
qu'elle  puisse  affirmer  que  les  fondements  de  cette  religion 
n'en  sont  pas  responsables.  Or,  d'après  Pascal,  ils  le  sont  si 
♦peu  qu'ils  expliquent  au  contraire  l'impuissance  même  de 
la  raison  humaine  par  une  déchéance  dont  témoigne  l'état 
moral  de  l'humanité.  Cet  étrange  état  dont  participe  la 
raison  même  dénie  à  celle-ci  le  droit  d'écarter  une  hypo- 
thèse qui  en  rend  compte.  Ce  n'en  est  pas  moins  une 
hypothèse,  une  conjecture,  et  les  suites  dogmatiques  en 
sont  tellement  transcendantes,  si  fécondes  en  mystères  que 
pour  y  croire  l'homme  ne  peut  se  fier  aux  seules  ressources 
de  sa  propre  intelligence.  Il  a  besoin  d'un  secours,  d'un 
surcroît  de  lumière,  et  le  chrétien  ne  l'attend  qu'à  titre  de 
grâce  du  réparateur  môme  de  la  faute  originelle  ;  il  l'implore 
de  son  rédempteur,  de  Jésus-Christ.  Pascal,  considérant  la 
situation  faite  par  le  péché  d'Adam  à  l'intelligence,  désor- 
mais oblitérée,  de  l'espèce  humaine,  définit  avec  beaucoup 
de  précaution  la  part  de  preuve  rationnelle  dont  l'apologé- 
tique est  susceptible,  cette  part  de  certitude  purement 
logique  dont  l'esprit  déchu  est  encore  capable  et  la  part 
d'adhésion  méritoire,  celle  qui  revient  à  la  foi,  dans  la 
croyance  au  christianisme. 

Le  seul  qui  connaît  la  nature  ne  la  connaîtra- 1 -il  que 
pour  être  misérable?  Le  seul  qui  la  connaîtra  sera-t-il  le 
seul  malheureux? 

...Il  ne  faut  [pas]  qu'il  ne  voie  rien  du  tout;  il  ne  faut 
pas  aussi  qu'il  en  voie  asse\  pour  croire  qu'il  le  possède; 
mais  qu'il  en  voie  asse\  pour  connaître  qu'il  l'a  perdu  : 
car,  pour  connaître  qu'on  a  perdu,  il  faut  voir  et  ne  voir 
pas;  çt  c'est  précisément  l'état  oii  est  la  nature  (II,  89).  La 


308  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

chute  par  le  péché  originel  et  la  rédemption  par  le  Sauveur 
étant  données,  tout  l'état  mental  de  l'homme  en  découle, 
Adam  et  le  Christ  l'expliquent  tout  entier,  le  premier  est 
cause  de  l'obscurcissement,  le  second  est  le  dispensateur 
de  la  lumière  réparatrice.  La  foi  est  rendue  indispensable 
par  l'un  et  accordée  par  l'autre.  En  outre,  la  chute  engen- 
drant la  concupiscence  et  la  rédemption  permettant  la 
grâce,  la  morale  est  conditionnée  par  ces  deux  événe- 
ments et  elle  est  subordonnée  à  la  foi  et  à  la  grâce  :  Toute 
la  foi  consiste  en  Jésus-Christ  et  en  Adam;  et  toute  la 
morale  en  la  concupiscence  et  en  la  grâce  (II,  88). 

...  La  foi  nesi  pas  en  notre  puissance  (II,  179). 

La  foi  est  un  don  de  Dieu  (II,  158). 

La  foi  dit  bien  ce  que  les  sens  ne  disent  pas,  mais  non  pas 
le  contraire  de  ce  qu'ils  voient.  Elle  est  au-dessus,  et  non 
pas  contre  (I,  194). 

Je  porte  envie  à  ceux  que  je  vois  dans  la  foi  vivre  avec 
tant  de  négligence,  et  qui  usent  si  mal  d'un  don  duquel  il 
me  semble  que  je  ferais  un  usage  si  différent  (II,  153). 

La  loi  obligeait  à  ce  qu'elle  ne  donnait  pas.  La  grâce 
donne  ce  à  quoi  elle  oblige  (II,  160). 

La  loi  n'' a  pas  détruit  la  nature;  mais  elle  Va  instruite  : 
la  grâce  n'a  pas  détruit  la  loi  ;  mais  elle  Va  fait  exercer. 
La  foi  reçue  au  baptême  est  la  source  de  toute  la  vie  des 
chrétiens  et  des  convertis  (II,  116). 

On  se  fait  une  idole  de  la  vérité  même  ;  car  la  vérité  hors 
de  la  charité  nest  pas  Dieu,  et  est  son  image  et  une  idole, 
qu'il  ne  faut  point  aimer  ni  adorer,  et  encore  moins  faut-il 
aimer  ou  adorer  son  contraire,  qui  est  le  mensonge  (II, 
110). 

Soumission  et  usage  de  la  raison,  en  quoi  consiste  le  vrai 
christianisme  (I,  193). 

La  dernière  démarche  de  la  raison  est  de  reconnaître 
qu'il  j^  a  une  infinité  de  choses  qui  la  surpassent.  Elle  nest 
que  faible,  si  elle  ne  va  jusqu'à  connaître  cela.  Que  si  les 
choses  naturelles  la  surpassent,  que  dira-t-on  des  surnatu- 
relles? {\,  in). 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL  309 

Il  faut  savoir  douter  où  il  faut,  assurer  oii  il  faut  en  se 
soumettant  où  il  faut.  Qui  ne  fait  ainsi  n' entend  pas  la  force 
de  la  raison.  Ily  [en]  a  qui  f aillent  contre  ces  trois  prin- 
cipes ou  en  assurant  tout  comme  démonstratif,  manque  de  se 
connaître  en  démonstration  ;  ou  en  doutant  de  tout,  manque 
de  savoir  oit  il  faut  se  soumettre;  ou  en  se  soumettant  en 
tout,  manque  desavoir  où.  il  faut  juger  (I,  193). 

Il jy  a  trois  moyens  de  croire  :  la  raison,  la  coutume, 
l'inspiration.  La  religion  chrétienne,  qui  seule  a  la  raison, 
n'admet  pas  pour  ses  vrais  enfants  ceux  qui  croient  sans 
inspiration;  ce  n'est  pas  qu'elle  exclue  la  raison  et  la  cou- 
tume; au  contraire  y  mais  il  faut  ouvrir  son  esprit  aux 
preuves,  s'y  confirmer  par  la  coutume,  mais  s'offrir  par  les 
humiliations  aux  inspirations,  qui  seules  peuvent  faire  le  vrai 
et  salutaire  effet  :  u  Ne  evacuetur  crux  Christi  »  (II,  107). 

Il  y  a  deux  manières  de  persuader  les  vérités  de  notre 
religion  :  l'une  par  la  force  de  la  raison,  Vautre  par 
l'autorité  de  celui  qui  parle.  On  ne  se  sert  pas  de  la  der- 
nière, mais  de  la  première.  On  ne  dit  pas  :  Il  faut  croire 
cela,  car  l'Ecriture,  qui  le  dit,  est  divine;  mais  on  dit  qu'il 
le  faut  croire  par  telle  et  ielîe  raison,  qui  sont  de  faibles 
arguments,  la  raison  étant  flexible  à  tout  (II,  88). 

Si  on  soumet  tout  à  la  raison,  notre  religion  n'^aura  rien 
de  mystérieux  et  de  surnaturel.  Si  on  choque  les  principes 
de  la  raison,  notre  religion  sera  absurde  et  ridicule  (I,  193). 

La  conduite  de  Dieu,  qui  dispose  toutes  choses  avec 
douceur,  est  de  mettre  la  religion  dans  l'esprit  par  les  rai- 
sons, et  dans  le  cœur  par  la  grâce  (II,  87). 

Ces  nombreuses  Pensées  oui  Irait  directement  ou  indirec- 
tement aux  efTets,  aux  opérations  de  la  foi,  mais  elles  n'en 
donnent  pas  une  définition  précise  d'où  sa  fonction  multiple 
pourrait  être  rigoureusement  déduite.  Il  semblerait  tout 
d'abord,  comme  nous  l'avons  fait  observer,  que  Pascal 
fasse  de  la  foi  un  mode  de  l'intuition,  quand  il  la  présente 
comme  un  produit  du  cœur.  Mais,  en  réalité,  il  restitue  au 
mot  cœur  son  sens  ordinaire,  car  ce  n'est  assurément  pas, 
en  tant  qu'indifférente,  étrangère  à  l'affection,  que  la  foi 


310  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

est  révélatrice  de  la  vérité.  Au  contraire  il  faut  aimer  pour 
croire  par  la  foi  ;  elle  est  solidaire  de  la  charité  dans  la  pen- 
sée de  Pascal.  En  outre  elle  ne  procure  pas  la  certitude 
par  l'évidence  comme  l'intuition,  sans  quoi  cette  certitude 
ne  serait  pas  méritoire,  la  foi  ne  serait  pas  une  vertu.  Celui 
qui  croit  par  un  acte  de  foi  veut  croire  malgré  l'obscurité 
du  dogme  :  cette  volonté  n'est  pas  celle  que  pour  Descartes 
implique  l'affirmation  et  qui  est  une  adhésion  irrésistible 
de  l'esprit  à  l'évidence  de  la  proposition,  un  consentement 
nécessité  par  la  logique;  c'est  au  contraire  une  adhésion  où 
la  volonté  ne  se  sent  pas  contrainte.  Croire  au  dogme  par 
un  acte  de  foi,  c'est  y  croire  en  dépit  de  son  obscurité, 
malgré  les  motifs  rationnels  d'en  douter,  c'est  y  croire  par 
charité^  par  amour  de  Dieu.  Quand  nous  ajoutons  foi  au 
récit  d'un  voyageur  que  nous  savons  intègre  et  véridique, 
nous  ne  faisons  pas  un  acte  de  foi,  au  sens  chrétien  du  mot, 
car  ce  n'est  pas  par  vertu,  par  volonté  que  nous  croyons, 
nous  n'apercevons  aucun  motif  de  douter  de  la  véracité  de 
ce  voyageur.  Si,  à  nos  yeux,  il  est  probable  ou  seulement  pos- 
sible qu'il  mente,  loin  d'être  vertueux  en  lui  accordant  notre 
créance,  nous  commettons  une  imprudence  répréhensible. 

La  minutieuse  analyse  qui  précède  nous  conduit  à  une 
définition  rigoureuse  de  la  foi  telle  que  l'entend  Pascal.  La 
foi  est  une  vertu  dont  l'acte  consiste  à  achever  par  l'amour 
l'œuvre  démonstrative  de  la  raison  ;  c'est-à-dire  que  la  doc- 
trine chrétienne,  qui  rationnellement  n'est  encore  que  pro- 
bable, est  néanmoins  crue  sans  réserve  grâce  au  surcroît 
de  crédit  dont  la  fait  bénéficier  l'amour  de  Dieu,  la  charité. 
La  charité  est  d'ailleurs  elle-même  une  vertu . 

Mais,  s'il  en  est  ainsi,  dira-t-on,  il  faut  être  déjà  chrétien 
pour  croire  par  la  foi.  Prétendre  compléter  par  un  acte  de 
foi  la  preuve  rationnelle  du  christianisme,  c'est  donc  faire 
une  pétition  de  principe.  Non  ;  le  cercle  vicieux  n'est 
qu'apparent.  C'est,  en  effet,  par  son  propre  exercice,  ne 
l'oublions  pas,  que  la  raison  est  amenée  à  s'avouer  son 
impuissance,  à  expliquer  les  faiblesses  et  les  contrariétés 
présentes  de  la  nature  humaine  autrement  que  par  une 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL  311 

déchéance  originelle,  qui  atteint  la  raison  môme.  Quoi 
d'étonnant  à  ce  que,  sentant  ses  propres  limites,  celle-ci 
se  reconnaisse  incapable  de  dissiper  toutes  les  obscurités 
du  problème  dont  elle  est  cependant  demeurée  capable  de 
poser  les  conditions  et  d'indiquer  la  solution?  On  répli- 
quera :  toujours  est-il  que  la  raison  conclut  par  l'aveu  de 
son  insuffisance  et  charge  la  foi  d'y  suppléer.  Or  la  foi  n'est 
pas,  comme  elle,  une  fonction  organique,  essentielle,  de 
la  connaissance,  elle  est  un  don  adventice  de  Dieu,  faveur 
qu'il  accorde  à  la  bonne  volonté  de  le  connaître.  Cette  bonne 
volonté  peut  faire  défaut  chez  l'homme,  par  orgueil  de  l'es- 
prit, vice  propre  aux  incrédules  invétérés.  Ces  ennemis  delà 
religion  se  cantonnent  exclusivement  dans  le  rationalisme. 

Pascal  les  y  poursuit  ;  il  ne  renonce  pas  à  les  confondre. 
La  raison  n'a  pas  désarmé  au  point  de  n'avoir  plus  aucune 
prise  sur  leur  endurcissement.  Illui  suffira,  pour  l'entamer, 
d'user  des  ressources  qui  lui  restent  et  qu'elle  emploie  à 
la  recherche  des  vérités  d'ordre  naturel,  à  l'explication  des 
phénomènes  physiques  ou  à  la  démonstration  des  théo- 
rèmes mathématiques.  C'est  ici  que  le  génie  invaincu  du 
géomètre  vient  en  aide  à  la  dialectique  de  l'apologiste. 
Pascal  emprunte  à  un  calcul  dont  il  a  posé  les  fondements, 
au  calcul  des  probabilités,  les  principes  d'un  pari  auquel 
le  plus  sceptique,  le  plus  indifférent  môme  ne  se  peut  sous- 
traire. C'est  un  pari  forcé  :  il  va  falloir  ou  risquer  aveuglé- 
ment ou  peser  et  choisir  entre  des  chances;  il  va  falloir 
prendre  parti  pour  le  christianisme,  si  l'on  veut  être  seu- 
lement un  joueur  sensé. 

Ce  pis-aller  n'est  qu'une  annexe  à  l'édifice  de  preuves 
précédemment  élevé  ou  plutôt  esquissé  par  le  grand  logi- 
cien au  bénéfice  et  en  l'honneur  de  sa  religion.  Le  fameux 
jeu  des  partis  n'y  entre  point  comme  une  pièce  de  la  char- 
pente, pièce  solidaire  des  autres.  C'est  pourquoi  nous 
l'avons  placé  en  dehors  et  à  la  suite  du  corps  des  autres 
arguments  offerts  par  le  recueil  des  Pensées. 


CHAPITRE  II 


LA  DIVINITE  SELON  PASCAL.  —  CE  QUI  EXPLIQUE  ET  JUSTIFIE  L  UNI- 
VERS s'impose  ET  SE  REFUSE  EN  MÊME  TEMPS  A  l'eSPRIT  ET  AU 
CCEUR;  c'est  dieu.  —  pascal  sent  dans  son  AME  UN  VIDE  A 
COMBLER  :  IL  INCLINE  VKRS  LE  DIEU  CHRÉTIEN  QUI  PAR  SON 
INCARNATION  SE  MET  A  LA  PORTÉE  DE  l'iIOMMME.  —  LE  DIEU 
MÉTAPHYSIQUE  CONÇU  PAR  l'iNTELLIGENCE  ET  LE  DIEU  ANTHRO- 
POMORPHE SENTI  PAR  LE  CCEUR  PARAISSENT  ÉTRANGERS  l'uN  A 
l'autre,  INCONCILIABLES.  PASCAL  SUBORDONNE  LE  PREMIER  AU 
SECOND  PAR  l'acte  DE  FOI.  —  IL  S'eXPLIQUE  POURQUOI  DIEU 
EST  VOILÉ  A  l'homme. 


Les  recherches  précédentes  sur  l'état  intellectuel  et 
affectif  de  Pascal,  où  il  puise  ses  moyens  de  connaître, 
nous  permettent  d'interpréter  avec  quelque  précision  ses 
idées  sur  la  divinité  et  sur  les  mystères. 

L'homme,  en  appliquant  à  l'observation  et  à  l'expérience 
son  pouvoir  de  déduire,  d'induire,  d'abstraire  et  de  géné- 
raliser, peut  caresser  l'espoir  d'acquérir  un  jour  toute  la 
science  dont  sa  pensée  est  capable;  mais  cette  science, 
supposée  achevée,  ne  satisferait  pas  encore  à  toutes  les 
questions  qu'il  pose  au  monde  phénoménal.  L'origine  des 
choses  lui  demeure  à  tout  jamais  celée.  Le  monde  ne  peut 
être  entièrement  expliqué  par  lui  sans  un  principe  qu'il  ne 
connaît  pas.  Ce  principe  est  le  postulat  métaphysique  à  la 
fois  imposé  à  sa  raison  et  refusé  à  son  apercevance,  et  il 
l'appelle  Dieu.  L'homme,  en  outre,  se  sent  capable  d'une 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL  313 

félicité  supérieure  à  toutes  les  jouissances  que  peut  lui 
procurer  la  possession  présente  et  future  des  biens  terres- 
tres, en  un  mot  il  aspire  indéfiniment.  L'objet  inaccessible 
de  son  aspiration  est  son  Idéal,  autre  postulat;  mais  celui- 
là  c'est  à  son  cœur  qu'il  s'impose  et  se  refuse  tout 
ensemble;  c'est  le  postulat  esthéliqne,  principe  du  mysti- 
cisme dans  les  arts  et  les  religions,  et  il  l'appelle  aussi 
Dieu.  Sans  ce  second  postulat,  le  monde  lui  apparaîtrait 
sans  motif  d'exister,  injustifiable,  comme,  sans  le  premier, 
il  lui  apparaîtrait  inexplicable. 

Pascal  éprouve  au  plus  haut  degré  le  besoin  de  combler 
le  vide  immense  de  son  âme,  il  est  né  mystique;  c'est  donc 
la  religion  qui  seule  peut  remplir  cet  abîme  en  lui,  et  c'est 
le  christianisme  qui,  par  l'éducation,  envahit  son  âme  dès 
sa  naissance.  Or  il  trouve  précisément  dans  le  Dieu  du 
Christianisme  celui  qui  s'approprie  le  mieux  à  son  aspira- 
tion, car  ce  Dieu,  en  revêlant  l'essence  humaine,  a  mis  la 
divinité  à  la  portée  de  l'homme;  par  son  incarnation  il 
communique  pleinement  avec  l'homme,  il  entre  en  société 
avec  lui.  Mais  ce  Dieu  anthropomorphe,  Pascal  ne  peut 
l'identifier  tout  entier  au  Dieu  métaphysique  sans  prêter  à 
celui-ci  une  personnalité  et  une  essence  morale  dont  le 
monde  phénoménal  ne  fournit  aucun  témoignage  incon- 
testable. Il  reconnaît  sans  hésiter  que  la  nature  ne  révèle 
pas  le  Dieu  chrétien  à  la  raison.  Il  dédaigne  le^  preuves  de 
l'existence  de  Dieu  tirées  du  spectacle  de  la  nature,  non 
pas  que  les  marques  de  la  divinité  en  soient  absentes,  mais 
celles  que  la  raison  seule  y  constate  lui  sont  suspectes;  il 
les  déclare  insuffisantes  à  caractériser  l'essence  du  vrai 
Dieu.  Cet  aveu  lui  est  commandé  par  une  intraitable 
logique  dont  ni  Fénelon,  ni  Bossuel,  ni  aucun  autre  apo- 
logiste chrétien  ne  paraît  avoir  affronté  la  dernière  con- 
séquence. Selon  lui,  c'est  dans  l'Église  et  point  ailleurs 
que  Dieu  a  établi  des  marques  sensibles  pour  se  faire 
reconnaître  : 

C'est  une  cïwse  admirable  que  jamais  auteur  canonique 
ne  s'est  servi  de  la  nature  pour  prouver  Dieu.  Tous  tendent 


314  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

à  le  faire  croire.  David,  Salomon,  etc.,  jamais  n'ont  dit  : 
Il  n'y  a  point  de  vide,  donc  il  y  a  un  Dieu.  Il  fallait  qu'ils 
fussent  plus  habiles  que  les  plus  habiles  gens  qui  sont  venus 
depuis,  qui  s'en  sotit  tous  servis.  Cela  est  très  considérable 
(I,  155). 

J'admire  avec  quelle  hardiesse  ces  personnes  entrepren- 
nent de  parler  de  Dieu,  en  adressant  leurs  discours  aux 
impies.  Leur  premier  chapitre  est  de  prouver  la  divinité 

par  les  ouvrages  de  la  nature dire  à  ceux-là  qu'ils 

n'ont  qu'à  voir  la  moindre  des  choses  qui  les  environnent, 
et  qu'ils  y  verront  Dieu  à  découvert,  et  leur  donner,  pour 
toute  preuve  de  ce  grand  et  important  sujet,  le  cours  de  la 
lune  et  des  planètes,  et  prétendre  avoir  achevé  sa  preuve 
avec  un  tel  discours,  c'est  leur  donner  sujet  de  croire  que 
les  preuves  de  notre  religion  sont  bien  faibles,  et  je  vois 
par  raison  et  par  expérience  que  rien  nest  plus  propre  à 
leur  en  faire  naître  le  mépris  (II,  60). 

Pascal  fait  néanmoins  un  magnifique  tableau  de  la 
nature  enûèvQ  dans  sa  haute  et  pleine  majesté  (I,  1).  Après 
avoir  proposé  à  l'imagination  l'impossible  tâche  d'en 
embrasser  l'infinité,  il  dit  : 

Enfin,  c'est  le  plus  grand  caractère  sensible  de  la  toute- 
puissance  de  Dieu,  que  notre  imagination  se  perde  dans 
cette  pensée  (I,  1). 

Il  reconnaît  donc  que  la  nature  fournit  de  la  toute-puis- 
sance divine  une  preuve  qui  n'est  pas  à  dédaigner.  Mais 
n'oublions  pas  que  ce  caractère  sensible  ne  convient  pas 
spécialement  au  Dieu  chrétien,  le  seul  qu'il  considère  ici. 
Elle  (l'Écriture)  dit  au  contraire  que  Dieu  est  un  Dieu 
caché  [II,  61). 

Tous  ceux  qui  cherchent  Dieu  hors  de  Jésus-Christ,  et 
qui  s'arrêtent  dans  la  nature,  ou  ils  ne  trouvent  aucune 
lumière  qui  les  satisfasse,  ou  ils  arrivent  à  se  former  un 
moyen  de  connaître  Dieu  et  de  le  servir  sans  médiateur  : 
et  par  là  ils  tombent,  ou  dans  l'athéisme,  ou  dans  le 
déisme,  qui  sont  deux  choses  que  la  religion  chrétienne 
abhorre  presque  également  (H,  6:2). 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL  315 

Eh  quoi!  Ne  dites-vous  pas  vous-même  que  le  ciel  et  les 
oiseaux  prouvent  Dieu?  —  Non.  —  Et  votre  religion  ne  le 
dit-elle  pas?  —  Non.  Car  encore  que  cela  est  vrai  en  un 
sens  pour  quelques  âmes  à  qui  Dieu  donne  cette  lumière., 
néanmoins  cela  est /aux  à  l'égard  de  la  plupart  (II,  204). 

C'est-à-dire  que  la  plupart,  tout  en  reconnaissant  que  le 
ciel  et  les  oiseaux  ne  s'expliquent  pas  par  soi-même,  ne 
reconnaissent  pas  pour  cela  que  le  postulat  explicatif  soit 
le  Dieu  chrétien,  un  Dieu  anthropomorphe  et  personnel,  et 
Pascal  professe  avec  hauteur  que  ce  n'est  pas  la  raison 
seule,  sans  la  révélation,  qui  oblige  à  expliquer  la  nature 
par  l'existence  de  ce  Dieu-là.  Ne  semble-t-il  pas  que  le 
physicien  protège  ici  instinctivement  l'objet  de  ses  études 
contre  le  péril  des  hypothèses  transcendantes. 

Ainsi  des  deux  postulats  divins  c'est  pour  Pascal  celui 
du  cœur,  formulé  par  le  dogme  chrétien,  qui  détermine  la 
définition  de  l'autre,  du  postulat  métaphysique;  ce  n'est 
pas  la  raison,  c'est  la  foi  qui  enseigne  que  le  dieu  expli- 
catif du  monde  phénoménal  est  un  créateur,  distinct  de  ce 
monde,  agissant  en  souverain  justicier  et  en  père.  Comme 
d'ailleurs  le  cœur  est  à  ses  yeux  un  des  instruments  de  la 
connaissance,  et  même  le  plus  direct  et  le  plus  sûr,  il  se 
sent  approcher  davantage  de  la  divinité  par  la  foi  que  par 
la  raison.  Le  Dieu  rationnel,  en  tant  qu'il  est  défini  par  les 
métaphysiciens  indépendamment  du  Dieu  senti,  lui  est 
même  antipathique,  les  attributs  n'en  ont  rien  d'évangé- 
liquo:  il  y  redoute  un  ennemi  du  Dieu  en  trois  personnes. 
Il  ne  l'admet  que  dans  les  justes  limites  où  celui-ci  peut 
s'en  assimiler  l'essence. 

Je  sens  que  je  puis  n  avoir  point  été  :  car  le  moi  consiste 
dans  ma  pensée  ;  donc  moi  qui  pense  n'aurais  point  été,  si 
ma  mère  eût  été  tuée  avant  que  f  eusse  été  animé.  Donc  je 
ne  suis  pas  un  être  nécessaire.  Je  ne  suis  pas  aussi  éternel., 
ni  injini;  mais  je  vois  bien  qu'il  y  a  dans  la  nature  un  être 
nécessaire,  éternel  et  infini  (I,  13). 

Il  confesse  donc  l'existence  du  Dieu  rationnel,  car  il 
tient   ici  le  langage  des  métaphysiciens;  il  ne  s'en  peut 


316  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

défendre,  et  il  le  fait  loyalement,  môme  au  risque  de  se 
contredire,  car  il  dit  ailleurs,  en  parlant  de  Dieu  considéré 
par  la  raison  :  il  n'a  nul  rapport  avec  nous  :  nous  sommes 
donc  incapables  de  connaître  ni  ce  qu'il  est,  ni  s'il  est 
(I,  149). 

Sa  sincérité  lui  interdit  de  nier  la  révélation  d'un  être 
nécessaire,  éternel  et  infini  par  la  raison  seule,  mais, 
d'autre  part,  il  évite  d'appliquer  aux  concepts  de  nécessité, 
d'éternité  et  d'infinité  toute  la  rigueur  de  la  dialectique  qui 
menace  de  l'entraîner,  comme  Spinoza,  au  panthéisme.  Il 
recule;  il  s'en  tient  à  saluer,  en  passant,  dans  le  Dieu 
chrétien  les  attributs  métaphysiques  sans  en  discuter  la 
compatibilité  avec  la  définition  dogmatique.  Tout  cela  fait 
une  essence  composite  difficile  à  concevoir.  Il  l'avoue  avec 
sa  droiture  habituelle  : 

Incompréhensible  que  Dieu  soit,  et  incompréhensible 
qu'il  ne  soit  pas;  que  Vâme  soit  avec  le  corps,  que  nous 
n'ayons  pas  d'dme;  que  le  monde  soit  créé,  qu'il  ne  le  soit 
pas,  etc.;  que  le  péché  originel  soit,  et  qu'il  ne  soit  pas 
(II,  126). 

Par  cette  Pensée  Pascal  reconnaît  d'ailleurs  sans  éton- 
nement  que,  formulée  dans  l'esprit  humain,  toute  donnée 
métaphysique  (existence  de  Dieu,  union  de  l'âme  et  du 
corps,  création  du  monde,  péché  originel),  impose  une 
contradiction  à  l'esprit  humain.  Il  confirme  ce  fait  par  la 
Pensée  suivante  : 

Les  deux  raisons  contraires.  Il  faut  commencer  par  là; 
sans  cela  on  n'entend  rien,  et  tout  est  hérétique.  Et  même, 
à  la  fin  de  chaque  vérité,  il  faut  ajouter  qu'on  se  souvient 
de  la  vérité  opy>osée  (II,  202).  L'opposition  de  deux  vérités 
n'en  infirme  aucune,  mais  dans  l'ordre  métaphysique  seu- 
lement, car  le  principe  de  contradiction  est  le  critérium 
môme  du  non-sens,  quand  on  l'applique  aux  propositions 
d'ordre  empirique  et  fini. 

Il  confesse  son  impuissance  à  concilier  les  attributs 
métaphysiques  du  Dieu  chrétien  avec  son  essence  anthro- 
pomorphe sans  nier  la  part  du  concept  métaphysique  dans 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL  317 
ridée  chrétienne  de  la  divinité,  il  n'y  insiste  pas  et  en 
atténue  l'importance  au  point  de  vue  de  l'enseignement 
religieux  et  de  la  piété  nécessaire  au  salut  : 

Les  preuves  de  Dieu  métaphysiques  sont  si  éloignées  du 
raisonnement  des  hommes,  et  si  impliquées,  qu'elles  frappent 
peu  (I,  154). 

Elles  ne  sont  pas  si  évidentes  que  l'impression  en  soit 
durable:  mais  une  heure  après  ils  craignent  de  s'être  trom- 
pés (I,  154). 

En  outre  la  superbe  qiii  pousse  à  les  chercher  en  fait 
perdre  le  fruit  :  «  Quod  curiositate  cognoverint  superbia 
amiserunt  »  (I,  154). 

Et  c'est  pourquoi  je  n'entreprendrai  pas  ici  de  prouver 
par  des  raisons  naturelles  ou  l'existence  de  Dieu,  ou  la 
Trinité,  ou  l'immortalité  de  l'dme,  ni  aucune  des  choses  de 
cette  nature;  non  seulement  parce  que  je  ne  me  sentirais  pas 
asse\  fort  pour  trouver  dans  la  nature  de  quoi  convaincre 
des  athées  endurcis  ;  mais  encore  parce  que  cette  connais- 
sance, sans  Jésus-Christ,  est  inutile  et  stérile  (I,  154). 

Le  Dieu  qui  intéresse  par-dessus  tout  Pascal  c'est  celui  qui 
par  sa  nature  entre  en  communication  avec  l'homme  sous 
la  forme  du  Christ,  c'est  le  Dieu  anthropomorphe,  le  seul 
qui  soit  paternel  et  fraternel,  principe  et  modèle  de  la  jus- 
tice et  de  l'amour  et  qui  donne  un  sens  à  toutes  les  aspira- 
tions du  cœur  :  ...  le  Dieu  d'Abraham,  le  Dieu  d'Isaac,  le 
Dieu  de  Jacob,  le  Dieu  des  chrétiens,  est  un  Dieu  d'amour 
et  de  consolation  :  c'est  un  Dieu  qui  remplit  l'âme  et  le  cœur 
de  ceux  qui  le  possèdent  (II,  61). 

Comme  les  deux  sources  de  nos  péchés  sont  l'orgueil  et 
la  paresse,  Dieu  nous  a  découvert  deux  qualités  en  lui  pour 
les  guérir  :  sa  miséricorde  et  sa  justice.  Le  propre  de  la 
justice  est  d'abattre  l'orgueil,  quelque  saintes  que  soient  les 
œuvres,  «  et  non  intres  injudicium,  etc.  »;  et  le  propre  de  la 
miséricorde  est  de  combattre  la  paresse  en  invitant  aux 
bonnes  œuvres^  selon  ce  passage  :  «  La  miséricorde  de  Dieu 
invite  à  pénitence  »;  et  cet  autre  des  Ninivites  :  «  Faisons 
pénitence,  pour  voir  si  par  aventure  il  aura  pitié  de  nous.  » 


318  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Et  ainsi  tant  s'en  faut  que  la  miséricorde  autorise  le  relâ- 
chement^ que  c'est  au  contraire  la  qualité  qui  le  combat  for- 
mellement; de  sorte  qu'au  lieu  de  dire  :  S'il  n'y  avait  point 
en  Dieu  de  miséricorde^  il  faudrait  faire  toutes  sortes 
d^ efforts  pour  la  vertu,  il  faut  dire,  au  contraire,  que  c'est 
parce  qu'il  y  a  en  Dieu  de  la  miséricorde,  qu'il  faut  faire 
toutes  sortes  d'efforts  (II,  102). 

Les  passions  mêmes  de  Jéhovah  sont  converties  par  lui 
en  vertus  : 

Abraham  ne  prit  rien  pour  lui,  mais  seulement  pour  ses 
serviteurs;  ainsi  le  juste  jie  prend  rien  pour  soi  du  monde^ 
ni  des  applaudissements  du  monde,  mais  seulement  pour  ses 
passions,  desquelles  il  se  sert  comme  maître,  en  disant  à 
l'une  :  Va,  et  viens.  «  Sub  te  erit  appetitus  tuus.  »  Ses  pas- 
sions ainsi  dominées  sont  vertus.  L'avarice,  la  jalousie,  la 
colère.  Dieu  même  se  les  attribue;  et  ce  sont  aussi  bien  des 
vertus  que  la  clémence,  la  pitié,  la  constance^  qui  sont  aussi 
des  passions.  Il  faut  s'en  servir  comme  d'esclaves,  et,  leur 
laissant  leur  aliment  ^empêcher  que  l'âme  n'y  enprenne;  car 
quand  les  passions  sont  les  maîtresses,  elles  sont  vices,  et 
alors  elles  donnent  à  l'âme  de  leur  aliment,  et  l'âme  s'en 
nourrit  et  s'en  empoisonne  (II,  172). 

La  volonté  de  Dieu  est  la  pierre  de  touche  du  bien  et  du 
mal...  Tout  ce  qu'il  veut  nous  est  bon  et  juste,...  tout  ce 
que  Dieu  ne  veut  pas  est  défendu,...  l'absence  de  la  volonté 
de  Dieu,  qui  est  seule  toute  la  bonté  et  toute  la  justice,  rend 
(une  chose)  injuste  et  mauvaise  (I,  173). 

La  possession  de  Dieu  est  pour  Pascal  la  condition  même 
de  toute  lumière  et  de  toute  joie  : 

L'Ecclésiaste  montre  que  l'homme  sans  Dieu  est  dans 
l'ignorance  de  tout,  et  dans  un  malheur  inévitable.  Car  c'est 
être  malheureux  que  de  vouloir  et  ne  pouvoir.  Or  il  veut 
être  heureux,  et  assuré  de  quelque  vérité,  et  cependant  il 
ne  peut  ni  savoir,  ni  ne  désirer  point  de  savoir.  Il  ne  peut 
môme  douter  (II,  157). 

Selon  Pascal  on  ne  peut  connaître  Dieu  que  par  le  cœur; 
il  sent  Dieu  et  ne  le  conqoit  pas. 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL  319 

Son  impuissance  à  concevoir  le  Dieu  chrétien  ne  l'induit 
nullement  à  mettre  en  suspicion  la  véracité  des  Livres 
Saints.  Il  vénère  la  formule  mystérieuse  qui,  pour  être 
divine,  doit  déborder  son  intelligence  et  ne  le  saurait  faire 
sans  la  violenter.  Aussi  bien  la  foi  est  une  vertu. 

Ce  n'est  pas  du  premier  coup  que  Pascal  s'est  expliqué 
pourquoi  la  nature  ne  révèle  pas  Dieu  avec  évidence,  pour- 
quoi Dieu  se  cache  aux  hommes.  11  n'a  pas  toujours  fait  fi 
de  la  révélation  j7rtr  le  cours  de  la  lune  et  des  planètes,  par 
le  ciel  et  les  oiseaux  ;  il  ne  s'est  pas  toujours  résigné  à  la 
recevoir  uniquement  de  l'ÉgUse.  Le  morceau  suivant  est 
évidemment  antérieur  à  ceux  que  nous  avons  cités  plus 
haut  : 

La  nature  ne  m'offre  rien  qui  ne  soit  matière  de  doute  et 
d'inquiétude.  Si  je  ny  voyais  rien  qui  marquât  une  Divinité^ 
je  me  déterminerais  à  la  négative.  Si  je  voyais  partout  les 
marques  d'un  Créateur,  je  reposerais  en  paix  dans  la  foi. 
Mais,  voyant  trop  pour  nier,  et  trop  peu  pour  ni  assurer, 
je  suis  en  un  état  à  plaindre,  et  oii  j^ai  souhaité  cent  fois 
que,  si  un  Dieu  la  soutient,  elle  le  marquât  sans  équivoque  ; 
et  que,  si  les  marques  qu'elle  en  donne  sont  trompeuses, 
elle  les  supprimât  tout  à  fait;  qu''elle  dît  tout  ou  rien,  afin 
que  je  visse  quel  parti  je  dois  suivre  (I,  197). 

Cette  éclipse  de  la  grâce  en  lui  n"a  pas  duré;  il  méritait 
par  la  noblesse  et  l'ardeur  de  sa  recherche  que  le  Deus 
absconditus  de  l'Écriture  daignât  écarter  pour  lui  ses  voiles. 
L'épreuve  lui  fut  profitable,  car  elle  lui  valut  de  constater 
sur  lui-même  et  de  comprendre  la  justice  et  l'utilité  du 
demi-jour  dont  Dieu  s'environne.  La  clarté  n'est  accordée 
qu'aux  yeux  qui  la  désirent  vivement  et  la  demandent  avec 
persévérance,  non  pas  à  la  nature,  mais  à  l'Évangile  par 
l'intermédiaire  de  son  interprète,  l'Église.  Parce  que  tant 
d'hommes  se  rendant  indignes  de  sa  clémence,  il  (Dieu)  a 
voulu  les  laisser  dans  la  privation  du  bien  qu'ils  ne  veulent 
pas.  Il  n'était  donc  pas  juste  qu'il  parût  d'une  manière 
manifestement  divine,  et  absolument  capable  de  convaincre 
tous  les  hommes;  mais  il  n'était  pas  juste  aussi  qu'il  vint 


320  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

d'une  manière  si  cachée,  qu'il  ne  pût  être  reconnu  de  ceux 
qui  le  chercheraient  sincèrement... 

Il X  a  asse\  de  lumière  pour  ceux  qui  ne  désirent  que  de 
voir  et  asse:{  d'obscurité  pour  ceux  qui  ont  une  disposition 
contraire  (II,  48). 

Tout  est  donc  pour  le  mieux,  en  dépit  des  apparences, 
dans  l'inégale  et  incomplète  dispensation  que  Dieu  fait  de 
sa  connaissance  aux  hommes. 

Pascal  y  voit  même  une  marque  de  vérité  pour  la  religion. 
Non  seulement  il  n'est  pas  surpris  de  la  demi-obscurité 
dans  laquelle  Dieu  se  retranche,  mais  encore  il  y  attache 
la  plus  grande  valeur  probante  en  faveur  du  christia- 
nisme : 

...  Dès  là  je  refuse  toutes  les  autres  religions  :  par  là  je 
trouve  réponse  à  toutes  les  objections.  Il  est  juste  qu'un  Dieu 
si  pur  ne  se  découvre  qu'à  ceux  dont  le  cœur  est  purifié. 
Dès  là  cette  religion  m'est  aimable,  et  je  la  trouve  déjà  asse\ 
autorisée  par  une  si  divine  morale  (1,  213). 

Cette  preuve  morale  est  en  outre  corroborée  par  un  puis- 
sant faisceau  de  preuves  historiques  : 

Mais  j'y  trouve  de  plus  ..  Je  trouve  d'effectif  que  depuis 
que  la  mémoire  des  hommes  dure,  il  est  annoncé  constam- 
ment aux  hommes  qu'ils  sont  dans  une  corruption  imiver- 
selle,  mais  qu'il  viendra  un  réparateur.  Qiie  ce  n'est  pas  un 
homme  qui  le  dit.,  mais  une  infinité  d'hommes,  et  un  peuple 
entier .,  prophétisant  et  fait  exprès,  durant  quatre  mille  ans... 
Ainsi  je  tends  les  bras  à  mon  libérateur.,  qui,  ayant  été  pré- 
dit durant  quatre  mille  ans,  est  venu  souffrir  et  mourir 
pour  moi  sur  la  terre  dans  les  temps  et  dans  toutes  les  cir- 
constances qui  en  ont  été  prédites;  et,  par  sa  grâce, 
f  attends  la  mort  en  paix,  dans  l'espérance  de  lui  être  éter- 
nellement uni  ;  et  je  vis  cependant  avec  joie,  soit  dans  les 
biens  qu'il  lui  plaît  de  me  donner,  soit  dans  les  maux  qu'il 
m'envoie  pour  mon  bien,  et  qu'il  m'a  appris  à  souffrir  par 
son  exemple  (I,  213). 

...  Dieu  étant  ainsi  caché,  toute  religion  qui  ne  dit  pas 
que  Dieu  est  caché  n'est  pas  véritable;  et  toute  religion  qui 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL         321 

nen  rend  pas  la  raison  n^  est  pas  instruisante.  La  nôtre  fait 
tout  cela  :  «  Vere  tu  es  Deus  absconditus  »  (I,  171). 

Il  faut  avouer  pourtant  que  l'explication  chrétienne 
satisfait  beaucoup  mieux  les  âmes  prédisposées  à  la  piété, 
comme  Tétait  celle  de  Pascal,  que  les  esprits  purement 
métaphysiciens;  ceux-ci  ne  tiennent  pas  compte  du  péché 
originel,  de  la  nuit  qui  en  a  été  la  suite  dans  la  conscience 
humaine,  de  la  grftce  désormais  nécessaire  pour  que  la 
clarté  y  renaisse,  de  la  gratuité  de  ce  bienfait,  de  la  prédes- 
tination qui  le  répartit,  etc.  Mais  le  Dieu  de  Pascal  est  celui 
de  la  Bible  et  de  l'Évangile,  monuments  dont  il  a  reconnu 
l'authenticité  et  la  véracité.  Le  vrai  Dieu  trouve  donc  dans 
ces  monuments  sa  définition  ;  la  métaphysique  ne  peut  pas 
plus  infirmer  celle-ci,  que  la  spéculation  ne  peut  prévaloir 
contre  l'histoire. 

Pascal  a  tenté  de  connaître  le  divin  par  les  voies  de  la 
sensibilité  morale,  et  il  a  pour  cela  intimement  associé  le 
cœur  à  l'intelligence.  Nous  n'avons  rien  à  y  objecter.  Nous 
inclinons  à  admettre  comme  lui  que  l'émotion  esthétique 
concourt  avec  le  concept  métaphysique  à  la  connaissance 
du  divin.  Dans  la  contemplation  admirative  du  Beau,  sorte 
d'extase  religieuse,  l'acte  de  foi  en  l'idéal  est  intuitif  au 
même  titre  que  l'adhésion  aux  postulats  géométriques;  il  y 
a  dans  les  deux  cas  également  affirmation  sans  preuves,  et 
sur  ce  point  la  foi  esthétique  ne  se  distingue  pas  de  la  foi 
religieuse  de  Pascal.  Mais  tandis  que  celle-ci  entre  en  lutte, 
celle-là,  au  contraire,  entre  en  composition  avec  la  raison, 
achève  le  concept  métaphysique,  en  anime  l'objet  et  y  fait 
sentir  quelque  chose  de  plus  que  l'être  abstrait  qui  est  par 
soi  et  son  infinité  vide  pour  notre  cœur;  nous  y  sentons  la 
source  la  plus  profonde  du  monde  phénoménal  et  de  la  vie. 


Sully  Prudhomme.  21 


CHAPITRE   III 


LE  SENS  DU  MOT  INCOMPREHENSIBLE  DANS  LES  PENSEES  RELATIVES 
AUX  MYSTÈRES.  —  DÉFINITION  ORTHODOXE  DU  MYSTÈRE.  CETTE 
DÉFINITION,  QUI  EST  d'aCCORD  AVEC  l'iDÉE  QUE  SE  FAIT  PASCAL 
DU  MYSTÈRE,  NE  s'ACCORDE  PAS  AVEC  LA  FORMULE  DOGMATIQUE 
DE  CHAQUE  MYSTÈRE,  LAQUELLE  n'ÉNONCE  RÉELLEMENT  PAS  UN 
FAIT  INEXPLICABLE,  MAIS  EST   CONTRADICTOIRE 


I 


Dans  une  langue,  ancienne  ou  moderne,  depuis  long- 
temps en  usage,  chaque  mot  parlé  ou  écrit  signifie  un  objet 
et  souvent  plusieurs,  tant  matériels  que  moraux,  mais  tous 
assez  distinctement  indiqués  pour  que  l'esprit  se  les  repré- 
sente, c'est-à-dire  les  imagine  ou  les  conçoive  dès  qu'il  a 
perçu  leurs  signes.  La  signification,  le  sens  d'un  mot  est  un 
ou  multiple.  Une  émission  de  voix  (simple  ou  composée) 
qui  ne  signifie  rien,  qui  n'a  pas  de  sens,  n'est  pas  un  mot  : 
ce  n'est  qu'une  donnée  purement  sonore.  Une  phrase  est 
une  suite  de  mots  telle  que  les  sens  respectifs  de  ces  mots 
entrent  tous  en  rapport  de  manière  à  former  une  proposition, 
c'est-à-dire  à  produire  un  sens  collectif  qui  participe  de 
chaque  sens  particulier  et  formule  un  jugement.  Une  phrase 
est  donc  une  synthèse  de  mots  qui  signifie  un  jugement. 
Une  suite  de  mots  qui  ne  signifierait  rien  pour  l'intelligence, 
qui  n'otîrirait  aucun  sens,  équivaudrait  à  une  simple  suite 
de  sons,  car  le  sens  particulier  de  chaque  mot  ne  soutenant, 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL  223 

par  hypothèse,  aucun  rapport  avec  celui  de  chaque  autre 
mot  serait  par  cela  môme  inutilisé  :  il  pourrait  être  sans 
inconvénient  remplacé  par  n'importe  quelle  donnée  pure- 
ment sonore. 

Quand  on  dit  qu'un  énoncé  (verbal  ou  graphique)  est 
incompréhensible^  on  peut  entendre  ce  qualificatif  de  deux 
manières,  lui  prêter  deux  applications  différentes  :  il  peut 
viser  soit  l'énoncé  même,  soit  le  jugement  énoncé.  D'une 
part  pour  un  lecteur  qui,  par  exemple,  ne  sait  pas  le  grec, 
l'énoncé  grec  d'un  jugement  sera  incompréhensible,  quoique 
ce  jugement  même  puisse  être  bien  compris  par  un  Jecteur 
différent  sachant  celte  langue,  et,  d'autre  part,  il  est 
possible  que  le  lecteur,  bien  qu'il  la  sache  et  comprenne  les 
mots,  soit,  par  le  degré  ou  la  qualité  de  son  intelligence, 
incapable  de  comprendre  la  phrase.  Par  exemple,  l'énoncé 
d'un  théorème  d'Euclide,  quand  môme  un  lecteur  poète  en 
aurait  compris  chaque  mot  précédemment  défini,  peut 
n'offrir  aucun  sens  collectif  à  son  esprit  rebelle  à  la  percep- 
tion des  rapports  mathématiques.  Enfin  le  jugement  énoncé 
peut  n'avoir  que  l'apparence  d'un  jugement  et  ne  com- 
porter aucun  sens  pour  quelque  intelligence  que  ce  soit, 
humaine  ou  divine.  C'est  le  cas  où  l'énoncé  implique  une 
réelle  contradiction  :  alors  il  est  dépourvu  de  signification 
collective,  il  n'a  pas  de  sens. 

Ces  préliminaires  ne  sont  pas  superflus;  ils  nous  aideront 
à  préciser  ce  qu'il  faut  entendre  par  le  qualificatif  incom- 
préhensible dont  se  sert  Pascal  dans  quelques-unes  de  ses 
plus  importantes  Pensées^  dans  celles  qui  ont  trait  au  mys- 
tère. 

Le  catéchisme  du  Diocèse  de  Paris  définit  le  mystère 
comme  il  suit  :  Un  mystère  est  une  vérité  révélée  de  Dieu, 
que  nous  devons  croire,  quoique  nous  ne  puissions  pas  la 
comprendre.  —  //  est  raisonnable  de  croire  les  mystères^ 
puisque  c\'st  Dieu,  la  vérité  même,  qui  nous  les  a  révélés. 
—  //  n'est  pas  étonnant  quiljy  ait  des  mystères  dans  la 
religion,  puisque,  dans  la  nature  elle-même,  il  y  a  une  foule 
de  choses  que  notre  faible  raison  ne  peut  comprendre. 


324  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Ni  Pascal  ni  aucun  des  croyants  qui  ont  vécu  postérieu- 
rement aux  apôtres,  n'ont  reçu  immédiatement  de  Dieu  la 
révélation  des  vérités  mystérieuses.  Excepté  aux  apôtres 
et  à  certains  Juifs  privilégiés  que  mentionne  TAncien 
Testament,  Dieu  n'a  parlé  aux  hommes  que  par  des  inter- 
médiaires sacrés  et  ses  paroles  ne  nous  sont  transmises  que 
traduites  en  formules  écrites  soit  dans  les  Livres  Saints, 
soit  dans  les  dogmes  rédigés  par  les  docteurs  chrétiens  des 
conciles.  Un  mystère  est  donc  une  assertion  qui,  bien 
qu'incompréhensible  à  l'homme  qui  la  lit,  doit  être  tenue 
pour  vraie  par  lui  sur  le  témoignage  écrit  d'autrui.  Admet- 
tons que  ce  témoignage  soit  authentique  et  irrécusable. 
Nous  voilà  en  présence  d'un  texte  à  interpréter  au  point 
de  vue  de  sa  signification  pour  notre  esprit.  On  nous  le 
déclare  incompréhensible.  Qu'est-ce  à  dire?  Assurément 
si  nous  ne  pouvons  en  comprendre  le  sens,  ce  n'est  pas 
quil  soit  en  réalité  dépourvu  de  sens,  ce  n'est  pas  qu'il 
implique  contradiction,  car  alors  il  serait  pour  nous  comme 
s'il  n'était  pas,  il  ne  nous  révélerait  rien.  Ce  qu'il  nous 
est  interdit  de  comprendre  en  lui,  c'est  comment,  par 
quelles  relations  le  prédicat  convient  au  sujet  dans  le  juge- 
ment énoncé  par  le  texte.  Il  en  est  comme  d'un  théorème 
de  géométrie  non  encore  démontré  ou  de  la  formule  d'une 
loi  naturelle  non  encore  expliquée.  Dans  tous  ces  énoncés 
chacun  des  mots  a  pour  nous  un  sens  et  leur  synthèse 
constitue  une  proposition  qui  en  a  un  pour  nous  aussi.  En 
prononçant  le  jugement  proposé  nous  savons  ce  que  nous 
disons  et  en  cela  il  nous  est  compréhensible,  mais  nous  ne 
savons  pas  sur  quoi  il  s'appuie  ;  son  fondement  nous  est 
incompréhensible.  Par  nos  moyens  d'observation  notre 
esprit  ne  peut  saisir  de  l'Univers  que  le  monde  phénoménal 
qui  en  est  la  superficie,  mais  ce  qui  soutient  ce  monde, 
l'être  même  de  l'Univers  échappe  à  ses  prises.  C'est  bien 
ainsi  que  Pascal  entend  l'incompréhensibililé  du  mystère. 
11  dit,  en  parlant  de  la  transmission  du  péché  originel  :  le 
mystère  le  plus  éloigné  de  notre  connaissance, ce  mys- 
tère le  plus  incompréhensible  de  tous  (I,  115). 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL         325 

Ils  le  sont  donc  tous  à  ses  yeux  par  leur  distance  de  l'in- 
telligence  humaine,  parce  qu'ils  la  dépassent.  Ses  travaux 
scientifiques  lui  permettaient  mieux  qu'à  personne  de  tracer 
la  ligne  de  démarcation  entre  ce  qui  est  encore  inexpliqué 
et  ce  qui  est  inexplicable  pour  l'homme,  car  il  est  physicien 
et  mathématicien.  En  présence  d'un  phénomène  dont  il 
ignore  les  causes,  le  physicien  ne  dit  pas  qu'il  y  a  mystère, 
il  se  borne  à  dire  qu'il  y  a  là  de  l'inconnu;  ce  phénomène 
est  inexpliqué.  Tôt  ou  tard  il  l'expliquera  par  des  conditions 
tirées  elles-mêmes  du  champ  de  l'observation  et  de  l'expé- 
rience. Ce  champ  toutefois  est  limité  par  celui  des  condi- 
tions métaphysiques,  c'est-à-dire  des  conditions  détermi- 
nantes initiales,  par  ce  qu'on  appelle  les  causes  premières. 
C'est  à  cette  limite  que  le  mystère  est  imposé  môme  au 
savant  par  la  Nature,  à  titre  d'inconnu  inexplicable.  Les 
propriétés  de  la  cycloïde  n'étaient  pas  pour  Pascal  un  mys- 
tère avant  qu'il  les  eût  découvertes,  elles  lui  étaient  seule- 
ment encore  inconnues,  mais  quand  il  rencontra  l'infîni- 
ment  petit,  sa  raison  se  heurta  à  une  donnée  géométrique 
défiant  l'intelligence  humaine,  donnée  métaphysique  et  par 
là  mystérieuse.  Il  dit  : 

Incompréhensible.  —  Tout  ce  qui  est  incompréhensible 
ne  laisse  pas  d'être.  Le  nombre  infini.  Un  espace  infini^ 
égal  au  fini. 

Pascal  semble  donc,  à  première  vue,  en  parfait  accord 
avec  le  dogme  catholique  sur  la  question  du  mystère.  Mais 
si  l'on  examine  de  près  la  formule  dogmatique  de  chacun 
des  mystères  on  s'aperçoit  qu'elle  ne  répond  pas  à  leur 
définition  générale  relatée  plus  haut.  On  découvre  que  la 
formule  de  chacun  d'eux  est  incompréhensible,  non  point 
parce  qu'elle  signifie  une  chose  inexplicable  à  l'esprit 
humain,  mais  parce  que,  en  réalité,  elle  ne  lui  donne  rien 
à  expliquer.  Elle  est,  en  effet,  contradictoire,  ce  qui  la 
dépouille  de  tout  sens.  Il  n'est  pas  vraisemblable  que  Pascal 
attache  sa  foi  à  une  simple  suite  de  sons,  et  c'est  ce  qu'il 
fait  néanmoins.  Si  audacieuse  que  paraisse  une  telle  impu- 
tation, il  suffira  pour  la  justifier  de  l'appuyer  sur  des 


326  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

moyens  de  contrôle  fournis  par  Pascal  lui-même,  c'est-à- 
dire  d'appliquer  à  la  formule  dogmatique  de  chaque  mys- 
tère les  règles  qu'il  a  établies  dans  son  opuscule  intitulé 
De  VEsprit  géométrique^  mais  qu'il  y  déclare  n'être  pas 
spéciales  à  la  géométrie,  et  où  il  entoure  de  précautions 
minutieuses  l'usage  des  mots  pour  assurer  le  respect  de 
a  convention  qui  leur  prête  un  sens  déterminé.  Nous  avons 
essayé  cette  critique,  mais  bien  que  notre  essai  soit  fort 
sommaire,  il  est  encore  d'une  étendue  disproportionnée 
à  son  importance  secondaire  pour  notre  sujet  essentiel, 
auquel  il  ne  touche  qu'incidemment.  Le  lecteur  pourra  le 
lire,  si  bon  lui  semble,  à  titre  de  hors-d'œuvre,  dans  le 
supplément  qui  fait  suite  au  présent  ouvrage. 


CHAPITRE  IV 


RELATION  DE  LA  FOI  ET  DE  LA  SCIENCE.  —  LE  DOMAINE  DE  LA  THEO- 
LOGIE, EN  TANT  qu'il  EST  MÉTAPnYSIQUE,  DEMEURE  ENTIÈRE- 
MENT SÉPARÉ  DU  DOMAINE  DE  LA  SCIENCE.  —  LE  FONDEMENT 
niSTORIQUE  DU  DOGME  RELÈVE  DE  LA  FOI  AU  MÊME  TITRE  QUE  LE 
DOGME  MÊME. 


L'introduction  de  cet  ouvrage  a  paru  sous  forme  d'ar- 
ticle dans  le  numéro  du  15  octobre  1890  de  la  Revue  des 
Deux  Mondes.  Le  livre  de  l'abbé  A.  Guthlin  a  été  publié 
cinq  ans  après  et  l'on  y  trouve,  à  la  page  lxvi  du  bel  essai 
qui  précède  le  classement  des  Pensées,  un  passage  où  sont 
reproduites  avec  une  vive  critique  certaines  lignes  de  la 
page  12  de  notre  introduction. 

Voici  ce  qu'écrit  l'abbé  :  C'est  en  effet  une  des  thèses 
favorites  du  rationalisme  moderne  que  la  foi  est  incompa- 
tible avec  la  science  et  que,  pour  être  excusable,  elle  doit 
se  réfugier  dans  le  domaine  indéterminé  et  sans  objet  de 
la  sensibilité.  Le  savant  comme  Newton,  nous  dit-on,  qui 
s'agenouille  et  quitte  un  moment  l'algèbre  et  le  télescope, 
pour  affirmer  l'existence  d'un  Créateur  immatériel  de  la 
matière,  d'une  cause  providentielle  des  mouvements  sidé- 
raux, abandonne  la  mécanique  pour  céder  au  sentiment 
religieux!  —  A  notre  tour  nous  trouvons  que,  si  ce  savant- 
là  ne  fait  peut-être  pas  de  la  mécanique,  il  fait  certaine- 
ment, et  très  scientifiquement,  de  la  philosophie  et  de  la 
meilleure. 


328  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Vouloir  appliquer  de  semblables  théories  à  Pascal,  c'est 
pis  qu'un  anachronisme,  cest  une  flagrante  insulte  à  sa 
pensée  tout  entière.  Moins  que  personne,  il  n'a  songé  un 
seul  instant  à  soustraire  Pacte  de  foi  au  domaine  de  Ven- 
tejidement.  Pour  lui,  comme  pour  toute  la  philosophie 
chrétienne,  la  foi,  dans  sa  plénitude  totale,  est  un  acte  com- 
plexe où  chacune  de  nos  facultés  a  sa  part  :  acte  que  la 
volonté  facilite  et  prépare,  dans  lequel  la  sensibilité  trouve 
son  épanouissement,  sa  quiétude  et  ses  ardeurs,  que  l'action 
mystérieuse  de  la  grâce  divine  soutient,  pénètre  et  trans- 
forme, mais  qui,  avant  tout,  est  essentiellement  formé  par 
rintelligence  et  prononcé  par  la  raison  :  «  ab  intellectu 
elicitus  »,  disait  la  langue  des  vieux  docteurs. 

Nous  sommes  très  heureux  de  Toccasion  qui  s'offre  à 
nous  de  spécifier  ce  qui,  selon  nous,  distingue  des  doc- 
trines scientifiques  les  articles  de  foi.  Il  existe  à  cet  égard 
un  malentendu  qu'il  importe  au  plus  haut  point  de  signaler 
et  d'éclaircir,  car  c'est  sur  ce  malentendu  que  repose  la 
prétention  croissante  d'accorder  la  raison  et  la  foi.  Un 
pareil  accord  serait  d'une  valeur  inestimable  pour  rappro- 
cher de  l'esprit  moderne,  tel  qu'il  s'affirme  dans  le  progrès 
des  sciences,  l'esprit  de  l'Église,  qui  s'est  jadis  montré  si 
cruellement  rebelle  à  ce  progrès.  Efforçons-nous  de  mettre 
au  point  la  question  et  pour  cela  définissons  avec  toute  la 
précision  dont  nous  sommes  capable  ce  que  nous  enten- 
dons par  la  science,  d'accord  avec  les  savants,  et  ce  que, 
d'après  ses  propres  paroles,  un  théologien  autorisé  comme 
l'est  M.  A.  Guthlin,  ancien  vicaire  général  et  chanoine 
d'Orléans,  entend  par  la  foi. 

Nous  nous  bornerons  à  reproduire  ici  les  lignes  que 
nous  avons  publiées  sur  la  science  dans  la  Revue  scienti- 
fique du  1"  novembre  1902.  «  La  science  est  un  corps  de 
doctrines  qui  se  distinguent  des  autres  par  les  caractères 
suivants  :  1°  ces  doctrines  ne  relèvent  que  des  fonctions 
purement  intellectuelles  du  cerveau,  que  du  raisonnement 
fondé  sur  des  propositions  évidentes  de  soi  ou  communé- 
ment accordées;  2"  ces  doctrines  ont  toutes  pour  matière 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL         329 

première  les  données  de  l'observalion,  soit  externe,  soit 
interne  (c'est-à-dire  des  sens  ou  de  la  conscience);  mais 
les  unes,  dites  sciences  exactes,  raisonnent  sur  des  idées 
abstraites  fournies  par  des  données  empiriques,  tandis  que 
les   autres,   dites   sciences  naiwelles,  tirent  de  données 
empiriques  des  idées  générales  qui  servent  à  les  classer,  ou 
bien  en  formulent  les  rapports  constants  appelés  lois;  3°  les 
sciences  naturelles  ont  pour  instruments  de  découverte  la 
méthode  expérimentale  inaugurée   par   Bacon   et  l'hypo- 
thèse. Ces  instruments  de  recherche  par  eux-mêmes,  c'est- 
à-dire  en  tant  qu'employés  avec  une  fidèle  précision,  ne 
peuvent  conduire  qu'à  la  vérité;  ils  excluent  l'erreur;  mais 
en  leur  qualité  d'hommes,  les  savants  qui  les  emploient 
demeurent  sujets  à  l'erreur.  On  peut  donc  dire  que  la 
recherche    scientifique    est    V application   faillible    d'une 
méthode   infaillible,  à  savoir  la   méthode  expérimentale. 
Remarquons  tout  de  suite   que,  les  expériences   scienti- 
fiques étant  toujours  possibles  à  renouveler  et  à  contrôler, 
les  erreurs  des  savants  sont  toujours  en  voie  de  rectifica- 
tion et  n'infirment  en   rien  l'infaillibilité  de  la  méthode. 
En  outre,   fondée   sur    des  principes  et  des  moyens  de 
preuve  et  d'investigation  que  nul  ne  récuse,  la  science  est, 
par  excellence  génératrice,  d'unanimité  et,  par  suite,  émi- 
nemment propre  à  associer  les  hommes  dans  un  consen- 
tement universel  propice  à  la  fraternité.  C'est  ce  que  nous 
exprimons  dans  ledit  article  comme  il  suit  :  «  La  science 
est  surtout  favorable  à  la  concorde  par  la  grande  con- 
fiance qu'elle  inspire.  Elle  ne  promet  jamais  la  vérité  que 
dans  la  mesure  restreinte  oii  sa  méthode  purement  expé- 
rimentale lui  permet  de  l'atteindre.  Elle  ne   prétend  pas 
la  donner  tout  entière  d'emblée,  elle  l'offre  par  fragments 
destinés  à  se  joindre  dans  un  temps  indéterminé  pour 
composer  la  formule  la  moins  complexe  possible  de  l'ordre 
phénoménal.  Elle  ne  présente  toutes  ses  autres  assertions 
qu'à  titre  d'hypothèses  dont  certaines,  telles  que  les  con- 
cepts de  matière,  d'atomes,  de  forces,  etc.,  sont,  en  réalité, 
métaphysiques  et,  comme  telles,  exclues  de  son  domaine 


330  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

propre;  ces  hypothèses  n'en  sont  que  hmitrophes...  Elle 
tâche  de  découvrir  :  tant  mieux  si  elle  y  réussit,  mais  elle 
ne  s'y  engage  pas,  etc. 

Nous  venons  de  définir  la  fonction  intellecluelle  et  l'in- 
fluence sociale  de  la  science  telle  que  l'entendent  et  la  pra- 
tiquent, nous  le  pensons  du  moins,  tous  les  savants  pro- 
prement dits. 

Maintenant  quelle  fonction  et  quelle  influence  exerce  la 
foi,  telle  que  la  définit  l'Église  par  la  plume  de  l'abbé 
Guthlin?  Si  nous  comprenons  bien  ce  qu'il  a  écrit  de  cette 
manière  de  connaître  et  que  nous  avons  rapporté  plus 
haut,  toute  l'âme  y  collabore.  Mais  prenons  garde  :  en 
quoi  consiste  celte  collaboration?  Le  savant,  tout  comme 
le  croyant,  apporte  le  concours  de  sa  volonté  et  de  sa  sen- 
sibilité morale  à  la  connaissance,  c'est-à-dire  qu'il  veut  et 
qu'il  veut  passionnément  découvrir  la  vérité,  mais  ce  n'est 
ni  la  volonté  ni  la  passion  de  connaître  qui  définissent  la 
connaissance.  Elles  la  peuvent  préparer,  mais  elles  n'y  par- 
ticipent pas;  elles  en  sont  des  facteurs  déterminants,  non 
des  facteurs  constitutifs.  On  peut  même  dire  que  plus  un 
homme  est  intelligent,  en  d'autres  termes  capable  de  con- 
naître, moins  il  a  besoin  d'effort  et  de  zèle  pour  y  réussir. 
Un  homme  inintelligent,  au  contraire,  a  beau  être  attentif 
et  par  là  vouloir  ardemment  connaître,  il  ne  le  pourra  pas. 
La  volonté  et  la  passion  collaborent  donc  à  la  connaissance 
en  tant  seulement  qu'elles  la  favorisent.  Or,  selon  l'abbé 
Guthlin,  c'est  de  la  même  manière  qu'elles  se  comportent 
dans  l'acte  de  foi,  car  il  dit  que  la  volonté  facilite  et  pré- 
pare l'acte  de  foi,  que  la  sensibilité  y  trouve  son  épanouis- 
sement, sa  quiétude  et  ses  ardeurs  (comme  aussi  le  savant 
n'est  pleinement  heureux,  apaisé  et  stimulé  tout  ensemble 
que  par  la  découverte).  Jusqu'ici  l'on  ne  voit  donc  pas  ce 
qui  est  propre  à  la  foi  dans  la  fonction  intellectuelle  et 
l'exercice  de  cette  fonction.  L'acte  de  foi  est,  dit-il,  avant 
tout,  essentiellement  formé  par  l'intelligence  et  prononcé 
par  la  raison;  mais  il  dit,  en  outre,  que  cet  acte  est  5o^^ 
tenu,  pénétré  et  transformé  par  l'action  mystérieuse  de  la 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL  331 
grâce  divine.  Force  lui  est  d'admettre  cette  intervention 
divine  dans  Tûme  pensante,  car  il  ajoute  plus  loin  :  L'au- 
torité de  renseignement  divin  ou  de  la  révélation,  voilà 
donc  Vobjet  de  la  foi.  Ainsi  la  matière  de  la  connaissance 
par  la  foi  c'est  Dieu  et  tout  ce  qui  le  concerne;  il  faut 
donc,  pour  mettre  cette  matière  à  la  portée  de  l'esprit 
humain,  que  Dieu  même  l'y  élève.  Mais  il  lui  donne,  pour 
y  monter,  un  point  d'appui,  c'est-à-dire  des  preuves  con- 
vaincantes, des  marques  divines,  des  ^nerveilles  de  toute 
puissance  qui  accréditent  la  manifestation  d'une  vérité 
souveraine.  (Pascal.)  Ce  sont  ce  que  les  théologiens 
appellent  \cs  préambules  de  la  foi  et  les  motifs  de  créance. 
L'abbé  Guthlin  ajoute  que  ces  preuves  sont  essentielle- 
ment du  ressort  de  la  science,  et  appartiennent  au  double 
domaine  de  la  philosophie  et  de  Vhistoire. 

La  science  ne  dénie  nullement  à  la  théologie  le  droit 
d'user  de  sa  méthode  et  de  ses  conquêtes.  Elle  lui  prête 
volontiers  ses  procédés  de  connaissance  et  ses  notions 
acquises.  Par  exemple  elle  ne  voit  pas,  a  priori,  d'obstacle 
à  ce  que  les  Livres  Saints  puissent  être  reconnus  authen- 
tiques, c'est-à-dire  composés  par  les  hommes  à  qui  on  les 
attribue;  mais  si,  après  examen,  dans  ces  livres  il  se  ren- 
contre des  assertions  contraires  aux  vérités  d'ordre  scien- 
tifique, ce  n'est  évidemment  plus  au  nom  de  la  science 
que  ces  assertions  pourront  être  invoquées  en  témoignage 
de  l'existence  et  de  l'essence  de  Dieu.  S'agit-il,  par  exemple, 
d'un  miracle,  d'un  fait  physique  contrevenant  aux  lois  de 
la  physique,  les  savants  ne  devront  l'admettre  qu'à  la  der- 
nière extrémité,  s'ils  ont  pu  provoquer  ou  observer  acci- 
dentellement un  fait  semblable.  La  mer  s'est-elle  retirée 
pour  livrer  passage  à  un  groupe  d'hommes;  des  pains  se 
sont-ils  multipliés  par  la  volonté  de  Dieu  prenant  la  forme 
humaine,  ils  répondent  :  nous  le  croirions  si  nous  l'avions 
constaté  nous-mêmes,  par  nos  moyens  propres  d'observa- 
tion, car  il  y  a  plus  de  chances  pour  que  les  récils  de  ces 
faits  soient  légendaires,  inexacts  (volontairement  ou  non), 
qu'il  n'y  en  a  pour  qu'une  loi  naturelle  soit  renversée  en 


332  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

faveur  de  quelques  hommes.  La  méthode  scientifique  ne 
permet  pas  de  tenir  pour  vraie  une  assertion  qui  ne  peut 
être  scientifiquement  contrôlée.  A  supposer  môme  que  le 
fait  affirmé  soit  réel,  sa  réalité  n'a  pas  été  démontrée  scien- 
tifiquement et,  partant,  n'est  pas  valable  pour  des  savants 
jusqu'à  ce  qu'ils  aient  pu  eux-mêmes  l'établir.  La  voie  par 
laquelle  M.  l'abbé  Guthlin  arrive  à  tenir  pour  vrai  ce  qui, 
à  leurs  yeux,  demeure  douteux  jusqu'à  plus  ample  informé, 
n'est  donc  pas  la  voie  scientifique:  à  moins  qu'il  ne  prête  à 
ce  dernier  qualificatif  un  sens  différent  de  celui  qu'on  y 
attache  communément  aujourd'hui. 

Les  deux  voies  vers  l'inconnu,  celle  que  suit  la  méthode 
scientifique  et  celle  que  suit  l'acte  de  foi,  ne  se  rencontrent 
pas  et  demeurent  parallèles;  il  est  périlleux  de  les  mettre 
en  contact.  A  cet  égard  le  père  de  Pascal  lui  donnait  un 
sage  conseil;  par  exemple,  le  savant  risquerait  de  s'égarer 
s'il  empruntait  aux  Livres  Saints  quelque  témoignage  sur 
un  phénomène  naturel,  et  s'il  demandait  à  la  théologie  le 
dernier  mot  des  énigmes  successives  que  lui  pose  le  monde 
phénoménal;  il  abandonnerait  le  domaine  de  la  science, 
limité  à  celui-ci,  pour  entrer  dans  le  domaine  de  la  méta- 
physique, c'est-à-dire  qu'il  abdiquerait  sa  fonction  intel- 
lectuelle propre  et  en  sacrifierait  l'exercice  borné  mais  sûr. 
D'autre  part,  le  croyant  qui  demanderait  à  la  critique 
scientifique  un  renforcement  de  sa  confiance  dans  les 
sources  historiques  du  dogme  s'exposerait  à  une  déception, 
car,  à  supposer  même  que  l'authenticité  des  monuments 
sacrés  résistât  à  cette  épreuve  et  que  même  la  véracité  de 
leurs  auteurs  fût  admise,  ils  ont  pu  se  tromper;  leur  bonne 
foi  a  pu  être  surprise,  et  si  les  faits  qu'ils  rapportent  démen- 
taient les  vérités  acquises  par  la  science  positive,  celle-ci 
n'aurait  pas  le  droit  de  les  tenir  pour  réels  et  aurait  le 
devoir  de  considérer  comme  plus  vraisemblables  l'illusion, 
l'erreur,  ou  la  fraude,  dont  la  réalité  n'est  que  trop  souvent 
démontrée.  La  science  devrait,  tout  au  moins,  suspendre 
son  adhésion  jusqu'à  ce  que  le  contrôle  expérimental  lui 
fût  rendu  possible. 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL         333 

Une  consultation  de  la  science  par  la  théologie  risque  de 
mettre  la  seconde  en  demeure  ou  d'accuser  la  première  de 
fausseté  sacrilège,  comme  il  est  arrivé  pour  la  découverte 
de  Galilée,  ou  de  tâcher  d'accommoder  plus  ou  moins  arbi- 
trairement aux  lois  démontrées  le  sens  littéral  du  texte 
sacré  en  le  dénaturant  et  le  forçant. 

L'abbé  Guthlin  nie  le  conflit  entre  la  foi  et  la  raison  et 
n'admet  point  que  Pascal  l'ait  reconnu.  Les  mystères,  selon 
lui  et  selon  les  autres  théologiens,  ne  sont  pas  contraires 
à  la  raison  humaine;  ils  sont  seulement  au-dessus  d'elle; 
c'est  ce  que  dit  Pascal  de  la  foi  et  des  sens  : 

La  foi  dit  bien  ce  que  les  sens  ne  disent  pas^  mais  non 
pas  le  contraii'C  de  ce  qu'ils  voient.  Elle  est  au-dessus,  et 
nonpas  contre  (I,  194). 

Devant  les  mystères  elle  est  tenue  de  s'humilier,  non  de 
se  suicider.  Sans  doute,  et  il  ne  saurait  le  nier,  dans  l'en- 
chaînement logique  des  Pensées  arrive  un  moment  où  elle 
se  désiste,  mais  résilier  sa  fonction  c'est  pour  elle  encore 
l'exercer,  car  c'est  elle-même  qui  signe  son  abdication.  En 
un  mol  c'est  par  raison  que  la  raison  cède  le  pas  à  la  foi  : 
jusque-là  nous  sommes  d'accord,  mais  voici  où  nous  nous 
séparons.  La  raison  seule,  à  notre  avis,  confère  aux  notions 
un  caractère  scientifique;  la  foi  adhère,  sans  le  comprendre, 
au  contenu  du  dogme  à  la  condition  que  la  raison,  inca- 
pable d'en  apercevoir  immédiatement  la  vérité,  en  garan- 
tisse du  moins  la  véracité.  Or  les  théologiens  admettent 
que,  en  effet,  la  critique  rationnelle  des  assises  historiques 
du  christianisme  leur  fournit  cette  garantie.  Mais  là  est  la 
pierre  dachoppement  de  leur  apologétique;  les  savants, 
surtout  les  Allemands,  au  milieu  du  siècle  dernier,  ont 
ébranlé  la  base  historique  des  Livres  Saints.  C'est  préci- 
sément de  tels  assauts  qui  font  le  mérite  de  la  foi,  qui 
l'érigent  en  vertu  théologale.  Il  faut  aimer  Dieu  pour  croire 
quand  même;  l'acte  de  foi  est  un  acte  de  fidélité. 

11  s'ensuit  que  la  foi  a  pour  objet,  outre  le  dogme  môme, 
le  fondement  historique  du  dogme,  non  pas  uniquement 
les  mystères,  mais  avant  tout  les  récits  qui  les  proposent  à 


334  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

la  créance;  en  termes  théologiques  :  \t9> préambules  mêmes 
de  la  foi,  et  les  motifs  mêmes  de  crédibilité.  Pascal,  du 
moins,  l'entendait  ainsi,  bien  que  ces  préambules  et  ces 
motifs  relevassent  de  la  critique  purement  rationnelle.  Il 
reconnaît  que  Tesprit  humain  déchu  ne  les  perçoit  pas 
sans  aucun  nuage.  Si,  en  effet,  ils  n'étaient  en  rien  dou- 
teux, ce  serait  résister  au  bon  sens  que  de  ne  pas  croire 
aux  témoignages  des  Livres  Saints  reconnus  authentiques 
et  divins,  en  un  mot  à  la  révélation  ;  croire  ne  serait  donc 
pas  une  vertu.  Pascal  ne  partage  nullement  la  sécurité  de 
l'abbé  Guthlin;  il  sait  que  le  péché  originel  empêche  l'es- 
prit humain  de  rien  tirer  au  clair  en  matière  religieuse  sans 
le  secours  de  la  grâce,  la  grâce  seule  lui  permet  de  résoudre 
les  contradictions  apparentes  et  les  invraisemblances  qui 
se  rencontrent  dans  les  récits  bibliques  aussi  bien  que  dans 
les  mystères.  L'homme  possède,  selon  lui,  deux  moyens  de 
connaître  distincts  et  irréductibles,  la  raison  et  la  foi;  celle-ci 
n'a  pas  besoin,  comme  celle-là,  de  démonstration  pour 
adhérer  à  la  vérité.  Son  apologétique  ne  s'adresse  pas  aux 
croyants,  qui  n'en  ont  que  faire,  mais  aux  esprits  qui  dou- 
tent sans  parti  pris  de  ne  pas  croire.  Quant  aux  sceptiques, 
aux  incrédules  endurcis,  il  se  borne  à  les  pousser  vers  la 
table  de  jeu  et  à  les  contraindre  d'y  jeter  les  dés  pour 
ou  contre  le  christianisme  en  leur  marquant  d'avance  les 
chances  de  gain  ou  de  perte.  La  foi  est  dans  le  cœur,  et 
fait  dire,  non  «  Scio  »,  mais  «  Credo  »  (1, 157).  On  ne  croit 
pas  sans  raison,  mais  cela  même  qu'on  croit  échappe  aux 
prises  de  la  raison;  si  d'ailleurs  il  y  avait  de  si  évidentes 
raisons  de  croire  qu'il  n'y  eût  plus  la  moindre  place  au 
doute,  la  foi  perdrait  son  caractère  religieux,  elle  serait 
comparable  à  la  confiance  accordée  par  le  savant  aux  asser- 
tions d'un  voyageur  probe  et  sûr,  confiance  qui  est  la  foi 
laïque  et  n'a  rien  de  commun  avec  la  vertu. 

L'abbé  Guthlin  cite,  à  l'appui  de  sa  thèse,  le  passage  sui- 
vant de  Pascal  où  la  sagesse  divine  prend  la  parole  : 

<(  ...  /e  n'entends  pas  que  vous  soumettiez  votre  créance  à 
moi  sans  raison,  et  ne  prétends  pas  vous  assujettir  avec 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL  335 
tyrannie.  Je  ne  prétends  point  aussi  vous  rendre  raison  de 
toutes  choses;  et  pour  accorder  ces  contrariétés.,  f  entends 
vous  faire  voir  clairement  par  des  preuves  convaincantes, 
des  marques  divines  en  moi,  qui  vous  convainquent  de  ce  que 
je  suis,  et  m'attirent  autorité,  par  des  merveilles  et  des 
preuves  que  vous  ne  puissie:^  refuser;  et  qu'ensuite  vous 
croyie:{  sciemment  les  choses  que  je  vous  enseigne,  quand 
vous  ny  trouvère^  autre  sujet  de  les  refuser,  sinon  que 
vous  ne  pouvc^  pas  vous-mêmes  connaître  si  elles  sont  ou 
non  (1,  185). 

Supposons  que,  au  lieu  d'altribuer  ces  paroles  à  la  sagesse 
divine,  Pascalles  ait,  en  qualité  de  savant,  prêtées  à  quelque 
autre  savant,  et  supposons  que  ce  confrère  lui  soumette  un 
rapport  sur  des  objets  ou  des  phénomènes  particuliers  à  un 
pays  lointain  d'où  il  reviendrait.  Pas  un  mot  ne  serait  à 
changer  dans  la  Pensée  précédente,  sauf  les  suivants  :  des 
marques  divines,  auxquels  on  substituerait  :  des  marques 
de  véracité,  et  ceux-ci  :  par  des  merveilles,  auxquels  on 
substituerait  :  par  la  valeur  de  mes  travaux  antérieurs. 
Cette  Pensée  définit  donc,  en  réalité,  l'acte  de  foi  laïque, 
non  pas  exactement  l'acte  de  foi  religieux. 

Il  ne  faut  pas  la  séparer  de  celles  qui  la  complètent  et 
que  l'abbé  Guthlin,  du  reste,  en  rapproche  dans  son  édi- 
tion : 

...  Je  rai  abandonné  à  lui;  de  sorte  qu' aujourd'hui 
l'homme  est  devenu  semblable  aux  bêtes,  et  dans  un  tel 
éloignement  de  moi,  qu'à  peine  lui  reste-t-il  une  lumière 
confuse  de  son  auteur  :  tant  toutes  ses  connaissances  ont 
été  éteintes  ou  troublées  !  {l,  183). 

La  sagesse  divine  semble  se  contredire  ensuite  : 

Et  ceux  qui  ont  vu  la  vanité  de  cette  prétention  vous  ont 
jetés  dans  Vautre  précipice^  en  vous  faisant  entendre  que 
votr^  nature  était  pareille  à  celle  des  bêtes  (I,  184). 

C'est  qu'en  effet  la  ressemblance  existe,  mais  en  même 
temps  par  la  grâce  est  supprimée.  Il  faut  distinguer  les 
deux  étals.  C'est  à  l'état  de  grâce  que  le  fragment  sur 
lequel   s'appuie    l'abbé    est   applicable,  non    à    l'état    de 


336  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

déchéance  initiale  qui  est  la  situation  normale  de  l'homme 
après  sa  chute.  Quand  Dieu  daigne  entrer  en  conversation 
avec  l'homme  déchu,  c'est  par  un  effet  réparateur  de  sa 
grâce  sur  l'intelligence  obscurcie  qu'il  communique  avec 
celle-ci.  Pascal  le  suppose  implicitement.  Il  adresse  son 
apologie  aux  rationalistes,  mais  il  ne  prétend  ni  n'espère 
qu'ils  accueilleront  sa  démonstration  sans  l'aide  du  Dieu 
même  qu'il  veut  leur  faire  reconnaître.  Si  l'incrédule  est 
rebelle  à  toute  action  de  la  grâce,  est  endurci,  en  un  mot, 
il  renonce  à  le  conquérir  au  christianisme  autrement  que 
par  le  calcul  purement  intéressé  des  chances  dans  un  pari. 


CHAPITRE  V 


LA   MÉTHODE  DE   PASCAL  APOLOGISTE   CHRÉTIEN. 


Pascal  *  projetait  une  démonstration  de  la  vérité  du 
christianisme.  Sa  tentative  devait  nécessairement  l'amener 
à  rendre  sa  croyance  plus  réfléchie,  à  examiner  pour  lui- 
même  la  doctrine  qu'il  se  proposait  de  faire  agréer  d'au- 
trui.  De  là  vient  que  nous  trouvons  dans  le  recueil  des 
Pensées,  qui  est,  en  quelque  sorte,  le  chantier  de  son 
œuvre  ébauchée,  des  matériaux  très  divers  et  parfois  dis- 
cordants, des  assertions  risquées,  dubitatives  ou  même 
contradictoires,  des  objections  à  ses  propres  jugements  et 
des  jugements  définitifs. 

Quels  qu'ils  soient,  ces  matériaux  réunis  pêle-mêle, 
quartiers    bruts,    pièces    à    peine   dégrossies,    morceaux 

1.  Ce  chapitre  a  été  publié  dans  le  numéro  du  1"  septembre  1894 
de  la  Revue  de  Paris. 

11  pourra  sembler  tout  d'abord  au  lecteur  que  la  place  en  était  mar- 
quée au  seuil  du  livre;  nous  avons  cru  devoir  le  rejeter  à  la  fin.  Pour 
tenter  renchaînement  logique  des  pensées  religieuses  de  Pascal,  nous 
n'avions  qu'à  les  examiner  toutes  formées  sans  nous  préoccuper  du 
mode  de  leur  formation,  c'est-à-dire  de  la  méthode  du  penseur.  Si 
nous  avions  placé  ce  chapitre  au  début  de  notre  essai,  le  lecteur  eût 
été  induit  à  croire  que  celui-ci  était  une  application  de  cette  méthode; 
or  il  est  purement  dialectique.  Au  surplus  ce  que  nous  appelons  la 
méthode  de  Pascal  n'est  pas,  comme  chez  Descartes,  un  procédé  de 
recherche  préconçu  et  systématisé,  c'est  sa  manière  toute  spontanée 
d'al)order,  de  poser  et  de  résoudre  les  questions,  c'est  le  concours  de 
ses  moyens  naturels  d'investigation. 

St'LLY  Phudhomme.  22 


338  LA  VRAIE  RELIGION  SELON   PASCAL 

achevés,  sont  tous,  ou  peu  s'en  faut,  marqués  du  signe  de 

la  croix  qui  en  indique  la  commune  destination. 

Nous  avons  à  considérer  dans  les  Pensées  quatre  choses 
bien  distinctes  :  1°  la  méthode,  c'est-à-dire  l'ensemble  des 
tendances  et  des  principes  qui  dirigeaient  Pascal  dans  la 
recherche  de  la  vérité;  2°  les  résultats  de  sa  méditation 
pour  la  découvrir,  résultats  fragmentaires  et  incomplets; 
c'est  le  recueil  môme  des  Pensées;  3°  l'ordre  logique  de 
celles-ci,  lequel  ne  dépend  ni  de  leurs  dates  relatives  dans 
la  vie  de  Pascal,  ni  de  leur  classement  accidentel  ou  arbi- 
traire dans  le  recueil;  4°  leur  ordre  didactique,  projeté 
seulement,  où  sa  volonté  fût  intervenue  pour  accommoder 
l'ouvrage  à  l'état  moral  des  lecteurs  qu'il  visait,  la  compo- 
sition, en  un  mot.  De  ces  quatre  choses,  la  seconde  est 
fournie  par  d'excellentes  éditions  avec  toute  l'exactitude 
désirable;  la  première  et  la  troisième  ne  sont  pas  impos- 
sibles à  déterminer.  On  peut  dégager  des  documents 
recueillis  la  façon  dont  Pascal  abordait  l'inconnu,  et  saisir 
les  principaux  fils  de  la  trame  logique  reliant  ses  Pensées 
les  plus  importantes.  Quant  à  la  quatrième,  elle  échappe 
entièrement  à  notre  curiosité;  elle  est  demeurée  le  secret 
de  l'auteur,  qui  ne  l'avait  sans  doute  pas  encore  fixée  quand 
il  est  mort.  Ne  dit-il  pas,  en  effet  :  La  dernière  chose  qu'on 
trouve  en  faisant  un  ouvrage  est  de  savoir  celle  qu'il  faut 
mettre  la  première.  Il  ne  faut  pas  songera  rétablir  le  plan 
du  sien  d'après  ces  témoignages  épars  et  tronqués.  Il  en 
eût  approprié  la  composition  à  des  circonstances,  à  des 
exigences  dont  beaucoup  peut-être  demeureront  toujours 
inconnues.  Cet  arrangement  artificiel,  on  n'oserait  le  sup- 
pléer, faute  de  renseignements  suffisants  et  d'indications 
assez  précises;  on  ne  peut  pas  le  deviner.  Consolons-nous 
de  cette  impossibilité  :  c'est  surtout  l'absence  d'art,  gage 
d'entière  sincérité,  qui  fait  le  prix  des  notes  fiévreuses  dont 
nous  avons  à  tirer  parti;  nous  y  surprenons  la  pensée  de 
Pascal  sans  apprêts,  toute  nue,  de  derrière  la  tête,  qu'il 
dérobait  avec  jalousie  à  la  curiosité  du  vulgaire,  et  c'en 
est  la  genèse  qui,  surtout,  nous  intéresse,  plus  peut-être 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL         339 

que  la  savante  ordonnance  du  livre  où  il  l'eût  disciplinée. 
C'est  le  premier  de  ces   points,  la  méthode,  que  nous 
examinerons  dans  les  pages  qui  suivent. 


Pascal  se  proposait,  dans  son  ouvrage,  de  faire  pénétrer 
la  croyance  chrétienne  en  ses  lecteurs  par  toutes  les 
ouvertures  de  l'âme;  moins  cependant  par  démonstration 
que  par  persuasion,  car  il  est  de  l'essence  de  cette  religion 
de  se  faire  accepter  par  un  acte  de  foi  qui  domine  le  con- 
sentement rationnel.  Les  chrétiens  professent  une  religion 
dont  ils  ne  peuvent  rendre  raison  (I,  1 49),  et  qui,  par  cela 
même,  est  proportionnée  à  tous,  au  peuple  comme  aux 
habiles  (I,  70).  C'est  bien  l'entendement  qui,  le  premier, 
est  appelé  à  lire,  ou  plutôt  à  épeler  le  texte  des  Livres 
Saints,  mais  c'est  le  cœur  qui  en  pénètre  le  sens,  c'est  au 
cœur  qu'en  est  confiée  la  plus  profonde  intelligence.  L'âme 
est  ainsi  tout  entière  intéressée  dans  l'interprétation  de  ce 
texte  fondamental.  Il  importe  donc  qu'elle  prenne  d'abord 
conscience  et  possession  de  toutes  ses  ressources  pour 
atteindre  la  vérité.  Ce  sera  déjà  mesurer  le  champ  de  ses 
conquùles  à  venir,  la  portée  légitime  de  ses  aspirations 
vers  la  connaissance  du  divin,  seule  capable  de  les  satis- 
faire. 

Le  problème  de  la  certitude  et  des  moyens  de  l'acquérir, 
le  premier  que  la  pensée  rencontre,  est  la  pierre  de  touche 
des  penseurs.  Par  l'importance  qu'ils  y  attachent  et  l'effort 
qu'ils  y  consacrent,  on  peut  apprécier  l'indépendance  d'es- 
prit et  le  scrupule  qu'ils  apportent  à  la  recherche  de  la 
vérité. 

Personne  ne  fut  plus  que  Pascal  tourmenté  du  besoin 
de  la  posséder.  A  première  vue,  cependant,  il  semble  atta- 
quer le  problème  fondamental  de  la  connaissance  avec 
moins  de  résolution  et  de  puissance  que  Descartes.  Quand 


340  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

il  se  le  pose,  sa  liberté  mentale  est  déjà  aliénée  à  la  foi 
chrétienne.  La  méthode  cartésienne  lui  est  antipathique, 
parce  qu'elle  lui  est  impraticable.  Le  doute  méprisant  qu'il 
dirige  contre  la  raison  n'a  rien  de  commun  avec  celui  de 
Descartes,  inventé  en  faveur  de  la  raison  môme;  rien, 
sinon  d'être  également  artificiel.  Pour  appliquer  le  doute 
méthodique,  pour  ramener  la  pensée  à  ce  point  de  départ 
si  lointain,  il  faut  dépouiller  tout  ce  que  la  tradition,  l'édu- 
cation et  l'acquis  personnel  ont  introduit  dans  la  créance. 
Or  il  s'y  trouve  un  résidu  indéracinable  tjuand  on  est  né 
mystique.  Le  doute  méthodique,  appliqué  dans  sa  dernière 
rigueur,  est  difficile  au  croyant  plus  encore  qu'à  tout 
autre  parce  que  le  croyant  porte  en  lui  une  confiance 
innée,  une  assurance  foncière  qui  le  soustrait  invincible- 
ment à  l'hypothèse  du  doute  universel,  condamne  celle-ci 
d'avance  et  la  lui  interdit  comme  tout  d'abord  évidemment 
inadmissible. 

Peut-être  faut-il  chercher  là  l'une  des  causes  de  l'ins- 
tinctive prévention  et  de  la  mauvaise  humeur  de  Pascal 
contre  Descartes,  en  dépit  de  l'admiration  qu'il  avait 
d'abord  témoignée  pour  lui.  Vainement  le  grand  métaphy- 
sicien donne-t-il  des  gages  de  respect  envers  l'Église  en 
offrant  au  christianisme,  à  côté  du  doute  méthodique,  une 
salle  d'attente  honorable  où  se  remiser  jusqu'à  ce  que  la 
nouvelle  philosophie  qui  marche  à  sa  rencontre  l'ait 
rejoint  ;  celte  concession  ne  peut  que  paraître  insolente  et 
dérisoire  au  grand  chrétien.  L'omission,  dans  le  système 
du  monde,  de  la  chiquenaude  initiale  nécessaire  à  la  mise 
en  train  du  mouvement  devait  lui  sembler  un  escamotage 
impie,  car  c'est  le  doigt  de  Dieu  qui  la  donne,  et  la  vérité 
est  indivisible.  Il  n'accueille  pas  les  avances  suspectes  du 
rationalisme  cartésien  avec  l'empressement  qu'y  mettront 
les  Bossuet,  les  Fénelon,  les  Malebranchc;  il  s'en  passe, 
il  n'en  a  pas  besoin  pour  assurer  sa  foi.  En  cela  il  a  vu 
plus  juste  qu'eux;  Spinoza  lui  a  donné  raison.  La  mélhode 
cartésienne  conduit-elle  l'homme  à  affirmer  l'inconcevable, 
à  confesser  la  présence  de  Dieu  dans  l'hostie?  Non.   Elle 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL  341 
l'oblige  donc  à  douter  de  la  plus  importante  relation  entre 
l'esprit  et  la  matière.  C'est  qu'elle  ne  repose  que  sur  l'en- 
tendement, et  cela  suffit  à  la  condamner.  La  vraie  méthode 
pour  Pascal  engage  toute  l'âme  dans  la  connaissance.  Il 
faut  convenir  que  cette  vue  est  profonde;  elle  réserve  les 
droits  du  sens  esthétique,  peut-être  révélateur  du  divin. 
Mais  il  faut  convenir  aussi  que  la  vraie  méthode  est  alors 
moins  sûre  que  l'autre,  car  les  apports  du  cœur  à  la  cer- 
titude sont  souvent  bien  fallacieux.  Les  plus  chers  pré- 
jugés y  ont  leur  racine;  or  l'objet  d'une  méthode  est  pré- 
cisément de  conjurer  toute  prévention,  de  libérer  et 
d'assurer  à  la  fois  la  recherche.  De  là  vient  que  l'attitude 
de  Pascal  en  face  de  l'inconnu  tout  entier  ne  nous  inspire 
pas  autant  de  confiance  que  celle  de  Descartes.  A  ses  yeux, 
Jésus-Christ  est  fobjet  de  tout  et  le  centre  où  tout  tend. 
Qui  le  cannait,  connaît  la  raison  de  toutes  choses  (I,  154). 
Jamais  la  philosophie  naturelle  et  la  spéculation  trans- 
cendante n'ont  reçu  plus  dédaigneux  soufflet.  Elles  n'en 
sont  pas  mortes;  elles  ont  la  vie  dure,  car  elles  sont  plus 
difficiles  à  contenter  que  la  religion  sur  le  moyen  d'expli- 
quer toutes  choses.  Mais  n'oublions  pas  qu'il  y  a  deux 
hommes  dans  Pascal  :  le  savant  sous  le  chrétien,  tous 
deux,  à  des  titres  différents,  également  avides  de  certitude. 
Aussi,  bien  qu'avec  moins  de  liberté  que  Descartes,  se 
,préoccupe-t-il  autant  que  lui  des  voies  par  lesquelles  la 
vérité  pénètre  dans  l'âme.  L'étendue  et  la  sécurité  du 
savoir  ne  le  louchent  pas  moins  que  Descartes;  or  elles 
dépendent  des  origines  de  la  connaissance.  Il  se  pourrait, 
en  effet,  que  l'esprit  humain  se  privât  des  plus  impor- 
tantes vérités  par  la  méconnaissance  de  leurs  titres,  par 
l'ignorance  de  leurs  sources,  faute  d'avoir  fait  un  recense- 
ment de  toutes  ses  avenues  sur  le  double  monde  matériel 
et  moral,  de  tous  ses  moyens  de  communication  avec  l'in- 
connu. Mais  il  se  pourrait  aussi  qu'il  jugeât  tout  d'abord 
ce  recensement  superflu,  s'il  se  reconnaissait  incapable  de 
certitude  par  un  vice  radical  de  sa  propre  nature;  si,  par 
exemple,  il   s'estimait  comparal>le  à   un  miroir  brisé,  ou 


342  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

courbe,  ou  coloré,  de  sorte  que  toute  image,  de  quelque 
foyer  lumineux  qu'elle  émanât,  y  fût  déformée  et  faussée; 
si  même  il  se  croyait  miroir  sans  l'être  réellement.  En  un 
mot,  le  pyrrhonisme  soulève  chez  tous  les  penseurs  une 
question  préjudicielle  qu'il  leur  importe  de  résoudre  avant 
d'entrer  dans  la  discussion  des  sources  de  la  connaissance. 
Or,  en  ce  qui  touche  Pascal,  cette  question  est  résolue 
selon  nous.  Nous  avons  dans  l'Introduction  à  cet  ouvrage 
essayé  de  prouver  que  le  pyrrhonisme  a  été  pour  lui  une 
arme  seulement,  une  opinion  de  combat,  qu'il  déposait 
quand  il  n'avait  affaire  qu'à  lui-même,  à  son  intelligence 
de  géomètre  et  de  physicien.  Nous  avons  constaté  que,  au 
pis-aller,  son  pyrrhonisme,  supposé  réel,  n'eût  été  que 
partiel,  atteignant  sa  confiance  dans  la  raison,  mais  res- 
pectant sa  foi  religieuse;  c'est-à-dire  que,  à  proprement 
parler,  il  n'était  pas  pyrrhonien. 

Bien  qu'il  se  déclare  tel  pour  désarçonner  la  raison  chez 
ceux  qui  voudraient  la  tourner  contre  le  dogme,  ou  pré- 
tendraient se  passer  de  la  révélation  chrétienne,  il  ne 
laisse  pas  de  raisonner  en  faveur  de  sa  religion.  On  peut 
donc  l'interroger  sur  les  origines  de  la  connaissance,  sans 
craindre  qu'il  oppose  la  fin  de  non-recevoir  du  pyrrho- 
nisme. On  trouve  efTectivement  dans  ses  écrits  le  souci 
constant,  soit  spontané,  soit  suscité  par  la  polémique, 
d'examiner  les  principes  de  la  découverte  et  de  la  preuve 
dans  tous  les  ordres  du  savoir  :  en  géométrie,  pour  prendre 
conscience  de  sa  propre  aptitude;  en  physique,  pour  com- 
battre un  préjugé  séculaire  et  l'abusive  autorité  des 
anciens;  en  morale  et  en  politique,  pour  expliquer  par  la 
corruption  originelle  l'insolubilité  radicale  du  problème 
social,  l'irrémédiable  injustice  des  institutions  humaines; 
en  philosophie,  pour  humilier  la  raison  présomptueuse; 
enfin,  en  religion,  pour  rallier  les  incrédules  au  dogme 
chrétien  en  ébranlant  leur  assurance. 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL    343 


II 


Nous  avons  reconnu  en  lui  une  prédisposition  native  à 
croire,  un  germe  de  mysticisme  héréditaire.  Aussi,  tout  en 
s'efTorçant,  dans  la  recherche  de  la  vérité,  de  n'apporter 
aucun  préjugé  favorable  à  la  rehgion  plus  qu'à  la  philoso- 
phie, il  devait  accueillir  plus  volontiers  une  solution  reli- 
gieuse au  problème  transcendant  que  laissent  entier  les 
sciences  positives,  et  il  trouva  dans  le  Christianisme  un 
mode  spécial  de  certitude,  la  foi,  qui  satisfaisait  précisé- 
ment son  penchant  à  croire  par  vénération.  La  métaphy- 
sique, toute  réductible  à  l'affirmation  de  l'être  nécessaire 
et  des  catégories  vides  exprimant  les  attributs  de  cet  être 
abstraitement  conçu,  n'était  pas  de  nature  à  satisfaire  sa 
piété  instinctive.  Le  cœur  n'y  trouve  pas  son  compte,  et  le 
besoin  d'un  acte  de  foi  est  un  besoin  du  cœur.  De  là  la 
prévention  de  tout  penseur  chrétien  contre  la  pensée 
môme,  contre  la  froide  raison,  tout  au  plus  bonne  pour  la 
géométrie  et  la  physique.  Mais  la  raison,  dans  l'âme  môme 
qui  la  méprise,  n'abdique  pas.  Comme  toutes  les  autres 
fonctions  de  la  vie,  elle  opère  inconsciemment;  elle  sert 
celui-là  môme  qui  la  renie,  et  n'a  cure  de  son  ingratitude. 
Elle  ne  se  venge  du  chrétien  qu'en  s'imposant  à  lui  comme 
intermédiaire  indispensable  pour  tenter  la  conversion  de 
l'incrédule  :  Pascal  propose  à  celui-ci  un  pari  rationnel  en 
faveur  de  l'existence  de  Dieu.  Elle  ne  se  venge  du  pyrrho- 
nisme  qu'en  l'obligeant  à  s'autoriser  tacitement  d'elle  pour 
la  désavouer  :  car  c'est  avec  des  raisons  que  Pascal 
humilie  la  raison.  Le  Credo  quia  absurdum  qu'il  épouse 
est  moins  un  défi  de  sa  foi  à  sa  raison  qu'un  suprême 
hommage  de  son  intelligence  à  l'insondable  profondeur  de 
l'essence  divine  et  des  dogmes  où  le  mystère  en  est  déposé. 
L'absurdité  qu'il  vénère  n'est  pas  la  première  venue;  ce 
n'est,  à  coup  sûr,  ni  celle  où  conduit  la  fausse  hypothèse 
en  géométrie,  ni  celle  où  s'engage  l'aveugle  confiance  dans 


344  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

l'autorité  des  anciens.  Il  aime  à  sentir  sa  raison  accablée, 
écrasée  par  la  majesté  divine,  mais  il  la  redresse,  formi- 
dable et  railleuse,  contre  l'absurdité  humaine.  En  face  des 
hompaes,  il  sauvegarde  entièrement  l'indépendance  des 
jugements  individuels  :  Tant  s'en  faut  que  d'avoir  qui  dire 
une  chose  soit  la  règle  de  votre  créance^  que  vous  ne  deve'{ 
rien  croire  sans  vous  mettre  en  l'état  comme  si  jamais  vous 
ne  l'avie:{  ouï.  C'est  le  consentement  de  vous-même  à  vous 
même,  et  la  voix  constante  de  votre  raison,  et  non  des 
autres  qui  vous  doit  faire  croire.  Le  croire  est  si  impor- 
tant (II,  lo9).  Or,  avoir  la  foi  chrétienne,  c'est  encore, 
selon  lui,  consentir  soi-même  à  soi-même,  c'est  se  confier 
au  plus  intime  garant,  qui  est  le  cœur  inspiré  par  Dieu. 

Il  se  tient  donc  à  égale  distance  du  dogmatisme  absolu 
et  du  pyrrhonisme  absolu.  Il  blâme  également  celui  qui 
prétend  posséder  toute  la  vérité  sans  en  rien  devoir  au  cœur, 
sans  le  secours  de  la  foi,  et  celui  qui  se  donne  pour  douter 
de  tout  :  deux  excès  :  exclure  la  raison,  n'admettre  que  la 
raison  (I,  194).  Oui,  mais  ces  deux  excès,  faciles  à  éviter 
en  géométrie,  où  le  domaine  de  l'affirmation  sans  preuves 
est  nettement  circonscrit  par  les  postulats,  deviennent  de 
plus  en  plus  indiscernables  et  malaisés  à  déterminer  à 
mesure  que  les  questions  s'élèvent  et  se  compliquent.  En 
matière  religieuse,  la  part  de  la  foi  prend  une  élasticité  trop 
aisément  abusive;  le  cœur  s'y  permet  tout.  Pascal  physi- 
cien pose,  il  est  vrai,  une  limite  à  la  juridiction  du  cœur  : 
La  foi  dit  bien  ce  que  les  sens  ne  disent  pas,  mais  non  pas 
le  contraire  de  ce  qu'ils  voient.  Elle  est  au-dessus  et  non 
pas  contre  (I,  194).  Malheureusement,  ce  n'est  ni  dans  la 
physique,  ni  dans  la  géométrie  que  ses  tentatives  d'usurpa- 
tion sont  le  plus  à  surveiller.  Pascal  n'y  prend  pas  garde. 
Son  penchant  inné  au  myticisme  le  porte  naturellement  à 
placer  la  foi  au-dessus  de  la  raison,  à  considérer  comme 
beaucoup  plus  certains  les  dogmes  proposés  à  la  première 
que  les  jugements  formulés  par  la  seconde.  Il  reconnaît 
dans  l'âme  une  prédisposition  à  recevoir  l'enseignement 
religieux  :  Ceux  qui  croient  sans  avoir  lu  les  Testaments^ 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL         345 

c'est  parce  qiCils  ont  une  disposition  intérieure  toute  sainte, 
et  que  ce  qu'ils  entendent  dire  de  notre  religion jy  est  con- 
forme (I,  194),  Ils  pressentent  tout  ce  qui  leur  sera  ensei- 
gné :  //  n'en  faut  pas  davantage  pour  persuader  des  hommes 
qui  ont  cette  disposition  dans  le  cœur...  (I,  193).  Pascal 
connaît  ces  hommes-là  par  Texemplaire  qu'il  en  trouve  en 
lui-même.  Il  constate  cette  aptitude  à  la  foi  et  il  lui  assigne 
sa  place  et  son  rôle  dans  l'intelligence.  Il  établit,  par  l'ana- 
lyse psychologique,  que  la  pensée  ne  réside  pas  tout  entière 
dans  l'aptitude  à  comprendre,  mais,  pour  la  meilleure  part, 
dans  l'aptitude  à  croire,  c'est-à-dire  à  sentir  l'indémontrable 
et  l'inexplicable. 

Il  le  signale  dans  les  postulats  de  la  géométrie  :  on  les 
sent  et,  à  ce  titre,  ils  sont  soustraits  à  la  compétence  de 
la  seule  raison,  ils  relèvent  de  la  sensibilité,  du  cœur^ 
comme  il  le  dit  formellement,  en  prêtant  à  ce  mot  la  signi  - 
ficalion  la  plus  large.  Nous  avons  commenté  précédem  - 
ment  cette  acception  et  cité  les  textes  qui  en  témoignent  . 
Pourquoi  donc  la  foi,  en  tant  que  sentiment,  n'aurait-elle 
pas  aussi  pour  organe  une  racine  du  cœur  dans  la  pensée 
et  pour  fonction  une  connaissance  intuitive,  une  conscience 
des  choses  divines?  Pourquoi  n'aurait-elle  pas  sa  méthode 
aussi?  Gomme  fonction  intellectuelle,  le  cœur  a  son  ordre 
autre  que  celui  de  l'esprit  qui  est  par  principe  et  démons  - 
tration  (I,  102).  Cet  ordre  consiste  principalement  à  la 
digression  sur  chaque  point,  qu'on  rapporte  à  la  fn  pour  la 
montrer  toujours  {l,  102).  Tel  est  l'ordre  de  l'Écriture. 

Pascal  institue  donc  fonction  spéciale  de  la  pensée  la 
connaissance  par  le  cœur,  et  ce  mode  de  connaissance 
implique  l'acte  de  foi,  tout  comme  l'intuition  des  postulats 
géométriques.  La  raison  n'a  aucune  juridiction  sur  cette 
intuition,  et  il  est  aussi  inutile  et  aussi  ridicule  que  la 
raison  demande  au  cœur  des  preuves  de  ses  premiers  prin- 
cipes, pour  vouloir  jr  consentir,  qu'il  serait  ridicule  que  le 
cœur  demandât  à  la  raison  un  sentiment  de  toutes  les  pro- 
positions qu'elle  démontre,  pour  vouloir  les  recevoir  (1, 119). 
Cette  remarque  doit  avoir  beaucoup  d'importance  aux  yeux 


346  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

de  Pascal,  parce  qu'il  se  réserve  d'en  faire  bénéficier  la  foi 
au  môme  titre  que  l'intuition  scientifique.  Le  cœur  a  ses 
raisons  que  la  raison  ne  connaît  point...  (II,  88),  dit-il  autre 
part,  où  il  ne  s'agit  plus  de  l'intuition  scientifique,  mais  de 
raisons  de  croire  propres  à  la  foi.  Il  est  remarquable  qu'il 
place  les  fondements  de  la  géométrie  en  dehors  delà  raison, 
dans  une  région  intellectuelle  voisine  de  l'instinct,  où  la 
pensée  confine  au  sentiment  :  les  principes  se  sentent,  les 
propositions  se  concluent^  et  le  font  avec  certitude.,  quoique 
par  différentes  voies  {\,  119).  Dès  lors,  il  n'est  pas  surpre- 
nant que,  sous  la  commune  désignation  de  cœur,  il  iden- 
tifie à  cette  région  celle  où  il  place  les  fondements  de  la 
doctrine  religieuse.  C'est  habile  et  profond.  Il  rend  par  là 
solidaires  les  deux  espèces  de  croyance  qui  semblent  le 
plus  opposées,  l'intuition  scientifique  et  la  foi  mystique,  il 
perce  en  réalité  la  cloison  que  son  père  avait  interposée  dès 
son  enfance  entre  le  domaine  de  la  science  et  celui  de  la 
religion. 

L'exemple  des  martyrs  met,  il  en  faut  bien  convenir,  la 
psychologie  au  défi  de  constater  moins  de  confiance  chez  le 
croyant  dans  la  vérité  des  dogmes,  que  chez  le  géomètre 
dans  celle  des  postulats.  Il  y  a  de  part  et  d'autre  également 
credo,  acte  de  foi.  On  n'est  donc  pas  plus  autorisé  à  inva- 
lider le  témoignage  du  premier  en  faveur  de  la  religion, 
que  celui  du  second  en  faveur  de  la  géométrie.  Le  fond  de 
cette  théorie  nous  semble  incontestable,  car,  en  somme,  on 
ne  peut  nier  chez  la  plupart  des  hommes  de  nos  jours, 
môme  chez  beaucoup  qui  s'en  défendent,  l'existence  d'un 
germe  de  mysticisme  absolument  invincible,  déptVt  des 
antiques  terreurs  de  l'âme  en  face  de  la  nature  mystérieuse 
et  pleine  de  menaces,  auquel  s'est  greffé  le  legs  des  habi- 
tudes séculaires  que  les  religions  constituées  ont  fait 
prendre  à  la  pensée.  La  disposition  toute  sainte  (I,  195)  dont 
parle  Pascal,  cette  aptitude  à  croire  au  dogme  avant  de  le 
connaître  et  à  le  reconnaître,  n'est  pas  du  tout  une  chimère. 
Seulement  Pascal  abuse,  en  faveur  du  dogme  chrétien,  des 
résultats  vrais  de  son  analyse.  Il  commet  ici  la  môme  péti- 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL  347 
tion  de  principes  que  dans  son  fameux  pari  Ihéologique.  Il 
est  certain  que  nous  sommes  tous  parieurs  malgré  nous, 
mais  ce  n'est  pas,  comme  il  le  dit,  l'existence  du  Dieu 
chrétien  qui  est  l'aléa  du  jeu,  comme  nous  l'avons  montré 
en  analysant  le  pari.  De  même  qu'il  est  certain  que  la  plu- 
part des  hommes  sont  enclins  au  mysticisme,  ont  des  senti- 
ments rehgieux  ;  mais  ce  n'est  pas,  comme  il  le  dit,  le  dogme 
chrétien  qui  en  est  nécessairement  l'objet  :  l'objet  de  l'acte 
de  foi  reste  indéterminé;  toutes  les  religions  ont  leurs 
mystiques,  et  beaucoup  de  mystiques  s'en  tiennent  à  la 
religion  spontanée. 


III 


Pour  croire  au  dogme  chrétien,  il  faut,  à  coup  sûr,  être 
prédisposé  à  croire,  mais  cela  ne  suffit  pas  ;  il  faut,  en  outre, 
que  ce  dogme  se  rende  préférable  aux  autres  par  ses  affi- 
nités spéciales  avec  le  tempérament  individuel  du  croyant. 
Les  affinités  du  christianisme  avec  l'âme  de  Pascal  sont 
profondes;  le  choix  de  la  religion  la  plus  conforme  à  son 
tempérament  moral  n'est  pas  laborieux  pour  lui,  d'autant 
que  son  éducation  a  prédéterminé  ce  choix;  il  est  donc 
porté  à  identifier  avec  la  foi  chrétienne  le  penchant  au 
mysticisme.  Il  importe  cependant  de  distinguer  ces  deux 
choses;  toutes  les  autres  professions  religieuses  y  ont  le 
plus  grand  intérêt. 

Son  analyse  est  encore  en  défaut  à  un  autre  point  de 
vue,  parce  qu'il  y  apporte  un  autre  préjugé.  Il  dit  : ...  la  foi 
est  un  don  de  Dieu  (II,  158).  —  Ne  croye:{  pas  que  nous 
disions  que  cest  un  don  de  raisonnement  (II,  158).  —  Or  il 
admet  que  ce  caractère  est  exclusivement  propre  à  la  foi 
chrétienne  :  Les  autres  religions  ne  disent  pas  cela  de  leur 
foi;  elles  ne  donnaient  que  le  raisonnement  pour  y  arriver, 
qui  n'y  mène  pas  néanmoins  (II,  158).  —  La  foi  n'est  pas 
en  notre  puissance  comme  les  œuvres  de  la  loi,  et  elle  nous 
est  donnée  d'une  autre  manière  (II,  179).  Elle  n'est  pas  innée 


348  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

en  rhomme,  elle  est  acquise;  on  en  reconnaît  les  signes  au 
langage  nouveau  que  produit  ordinairement  le  cœur  nou- 
veau (II,  331).  —  ...le  renouvellement  des  pensées  et  des 
désirs  cause  celui  des  discours  (II,  331).  En  un  mot,  c'est 
la  grâce,  non  la  nature,  qui  donne  la  foi.  Ainsi  Pascal 
assigne  à  la  disposition  toute  sainte  (I,  195)  son  siège  dans 
le  cœur,  comme  à  l'intuition  géométrique,  mais  il  ne  lui 
attribue  pas  la  même  origine.  Tandis  que  l'intuition  géo- 
métrique est  innée  dans  l'àme  et  héréditaire,  la  disposition 
religieuse  à  croire  est  au  contraire  tout  à  fait  indépendante 
du  sang  :  le  péché  originel  en  a  destitué  tous  les  fils 
d'Adam;  elle  est  régie,  non  par  l'hérédité,  mais  par  la  pré- 
destination. C'est  une  faveur  divine  octroyée  aux  seuls  élus, 
et  qui  ajoute  une  fonction  nouvelle  aux  fonctions  de  l'intel- 
ligence intuitive  appelée  cœur  par  lui.  Il  méconnaît  donc 
l'origine  du  penchant  même  auquel  il  obéit;  il  l'a  reçu  de 
la  nature  par  hérédité  et  il  en  fait  hommage  à  la  grâce.  Ce 
penchant  de  l'âme  au  mysticisme  relève  de  l'esthétique,  de 
l'aspiration  au  divin.  Nous  inclinons  à  penser  qu'il  a  une 
portée  objective;  mais,  quoi  qu'il  en  soit,  Pascal,  en  y 
cherchant  une  fonction  intellectuelle,  se  montre  encore  plus 
soucieux  que  Descartes  de  toutes  les  sources  possibles  de 
la  connaissance;  il  est  à  la  fois  plus  téméraire  et  plus  pro- 
fond. 

Dans  son  entretien  avec  M.  de  Saci,  rapporté  par  Fon- 
taine, secrétaire  de  ce  saint  directeur,  il  oppose  et  critique 
les  deux  modes  extrêmes  du  jugement,  chez  Montaigne 
d'une  part  et  chez  Épictète  de  l'autre,  à  savoir  l'entière 
instabilité  et  l'entière  assurance.  Séparés  de  la  foi,  ces  deux 
états  de  la  pensée  lui  sont  également  suspects  en  tant  que 
viciés  par  les  conséquences  du  péché  originel.  C'est  donc 
de  ces  lumières  imparfaites^  dit-il,  qu'il  arrive  que  l'un, 
connaissant  les  devoirs  de  l'homme  et  ignorant  son  impuis- 
sance, se  perd  dans  la  présomption,  et  que  l'autre,  connais- 
sant Vimpuissance  et  non  le  devoir,  il  s"" abat  dans  la  lâcheté; 
d'où,  il  semble  que,  puisque  Vun  est  la  vérité.  Vautre  V erreur ^ 
on  formerait  en  les  alliant  une  morale  parfaite.  Mais,  au 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL         349 

lieu  de  cette  paix,  il  ne  resterait  de  leurs  assemblages 
qu'une  guerre  et  qu'une  destruction  générale  ;  car  l'un 
établissant  la  certitude  et  Vautre  le  doute,  Vun  la  grandeur 
de  Vhomme  et  Vautre  sa  faiblesse,  ils  ruinent  la  vérité  aussi 
bien  que  la  fausseté  Vun  de  Vautre.  De  sorte  qu'ils  ne 
peuvent  subsister  seuls  à  cause  de  leurs  oppositions,  et 
qiV ainsi  ils  se  brisent  et  s'anéantisent  pour  faire  place  à  la 
vérité  de  VÉvangile  (I,  cxxxiii).  Or  la  vérité  de  l'Évangile 
est  l'objet  môme  de  la  foi  ;  le  rôle  de  la  foi  dans  la  connais- 
sance est  donc  de  corriger  le  vice  originel  de  la  pensée 
déchue;  de  prévenir  l'abus  que  fait  celle-ci,  soit  de  l'affir- 
mation par  une  présomptueuse  confiance,  soit  du  doute  par 
une  lâche  indifférence.  Cest  elle  (la  vérité  de  l'Évangile), 
ajoute  Pascal,  qui  accorde  les  contrariétés  par  un  art  tout 
divin,  et,  unissant  tout  ce  qui  est  de  vrai  et  sachant  tout  ce 
quil  y  a  de  faux,  elle  en  fait  une  sagesse  véritablement 
céleste  où  s^accordent  ces  opposés  qui  étaient  incompatibles 
dans  ces  doctrines  humaines  [l,  cxxxiv).  C'est  donc  par  l'acte 
de  foi  seulement  que  l'âme  peut  acquérir,  avec  cette  sagesse 
surhumaine,  l'harmonie  et  la  paix  intellectuelles. 

En  résumé,  Pascal,  sentant  que  l'intelligence  ne  se  peut 
désintéresser  d'aucune  doctrine,  et  qu'elle  revendique  sa 
pari  dans  l'idéal  religieux  destiné  à  l'assouvissement  de 
l'âme  entière,  a  dû  chercher  à  la  satisfaire  par  le  dogme 
chrétien,  quelles  qu'en  fussent  les  obscurités.  Il  a  fallu, 
pour  y  arriver,  qu'il  la  pourvût  d'une  fonction  mixte, 
indivisément  mentale  et  affective,  dont  l'intuition  géomé- 
trique lui  a  fourni  le  modèle  et  le  point  d'attache,  et  qui  a 
pour  but  de  suppléer  ou  d'endormir  la  raison  défaillante  ou 
révoltée,  La  foi  n'a  pas  d'autre  emploi  dans  le  domaine  de 
la  connaissance.  Cet  emploi  est,  d'ailleurs,  le  plus  haut,  car 
la  foi  a  pour  objet  la  divinité  môme,  c'est-à-dire  le  suprême 
postulat  explicatif  et  justificatif  du  monde  phénoménal  où 
germe  et  se  débat  la  vie.  Mais  la  divinité  n'est  pas  pour 
Pascal  ce  qu'elle  est  pour  les  philosophes,  c'est  une  divinité 
spéciale,  le  Dieu  anthropomorphe  du  christianisme.  L'acte 
de  foi  est  plus  nécessaire  pour  y  croire  que  pour  reconnaître 


350  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Texislence  du  Dieu  purement  métaphysique.  Aussi  la  foi 
chrétienne  est-elle  un  organe  de  connaissance,  non  pas 
seulement  supérieur  à  la  raison,  mais,  en  outre,  dominateur 
de  la  raison  :  celle-ci  doit  y  sacrifier  ses  répugnances,  et  la 
foi  lui  rend  le  sacrifice  facile  et  doux.  On  devait  donc 
s'attendre  à  ce  qu'il  mît  humblement,  mais  résolument, 
son  génie  au  service  du  dogme  comme  un  esclave  herculéen 
accompagnant  son  maître  pour  lui  frayer  passage  et 
inviter  la  foule  à  le  saluer.  Si  des  indifférents,  des  défiants, 
ignorent  ou  contestent  les  qualités  et  les  titres  du  maître, 
l'esclave  les  proclame.  Il  les  proclame  bravement,  car  il  y 
croit,  il  marche  en  avant  et  ne  ment  pas.  Ainsi  le  génie  sert 
le  dogme  avec  une  entière  confiance  et  une  parfaite  loyauté, 
et  le  reconnaît  son  supérieur  en  le  servant.  Peut-être  ces 
deux  alliés  d'inégale  condition  fussent-ils  toujours 
demeurés  étrangers  l'un  à  l'autre  si  les  attaques  de  l'im- 
piété ne  les  eussent  rapprochés.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'esprit 
tout  ensemble  le  plus  lucide  et  le  plus  droit,  le  plus  rigou- 
reux et  le  plus  souple,  est  mis  en  demeure  et  se  fait  gloire 
de  soutenir  un  dogme  religieux  dont  une  longue  accoutu- 
mance nous  empêche  seule  de  sentir  toute  l'étrangeté. 


IV 


Nous  allons  assister  à  un  phénomène  moral  des  plus 
curieux,  mais  tout  autre  qu'il  n'apparaît  à  ceux  qui  voient 
dans  Pascal  un  sceptique  aux  prises  avec  la  foi.  Il  ne  se 
passe  aucun  drame  dans  son  cœur  pour  le  salut  de  sa 
croyance,  encore  moins  pour  la  conquête  d'une  certitude. 
Il  est  assuré  d'avance  du  triomphe  de  sa  foi,  car,  si  sa  rai- 
son, livrée  à  elle-même,  ne  la  peut  pas  servir  par  une 
complète  adhésion,  il  n'en  sera  pas  du  tout  surpris.  Il  s'y 
attend  et  y  trouvera  une  occasion  de  s'humilier  qu'il 
accueillera  sans  la  moindre  amertume;  il  n'apporte  aucune 
présomption  dans  son  entreprise.  Il  n'est  pas  bien  fixé  sur 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL         351 

le  degré  de  compétence  de  la  raison  en  matière  religieuse  ; 
il  tergiverse.  Il  semble  d'abord  entrer  en  campagne  avec 
sécurité,  faisant  tout  de  suite,  en  quelque  sorte,  la  part  du 
feu  pour  se  cantonner  résolument  dans  le  domaine  de  la 
raison  :  Je  ne  parle  pas  ici  des  miracles  de  Moïse,  de 
Jésus-Christ  et  des  apôtres,  parce  qu'ils  ne  me  paraissent 
pas  d'abord  convaincants  et  que  je  ne  veux  que  mettre  ici 
en  évidence  tous  les  fondements  de  cette  religion  chré- 
tienne, qui  sont  indubitables  et  qui  ne  peuvent  être  mis  en 
doute  par  quelque  personne  que  ce  soit  (I,  198).  Puis  il 
en  rabat  beaucoup,  il  n'y  reconnaît  plus  de  fondements 
rationnels  indubitables  :  Les  prophéties,  dit-il,  les  miracles 
mêmes  et  les  preuves  de  notre  religion  fie  sont  pas  de  telle 
nature  qu'on  puisse  dire  qu'ils  sont  absolument  convain- 
cants. Mais  ils  le  sont  aussi  de  telle  sorte  qu'on  ne  peut 
dire  que  ce  soit  être  sans  raison  que  de  les  croire.  Ainsi  il 
y  a  de  l'évidence  et  de  l'obscurité....  afin  qu'il  paraisse 
qu'en  ceux  qui  la  suivent,  c'est  la  grâce  et  non  la  raison 
qui  fait  suivre,  et  qu'en  ceux  qui  la  fuient,  c'est  la  concu- 
piscence et  non  la  raison  qui  fait  fuir  (II,  96).  Il  lui  suffit 
donc  maintenant  d'établir  qu'on  n'est  pas  insensé  en 
croyant  au  dogme  chrétien;  c'est  la  moindre  ambition 
qu'il  pût  avoir.  C'est  en  réalité  celle  du  joueur  qui  a  des 
chances  suffisantes  pour  parier  avec  avantage  ;  5'//  ne  . 
fallait  rien /aire  que  pour  le  certain,  on  ne  devrait  rien 
faire  pour  la  religion;  car  elle  n'est  pas  certaine...  il  ne 
faudrait  rien  faire  du  tout,  car  rien  n'est  certain.  Il  prouve,  à 
vrai  dire,  qu'il  y  a  plus  de  certitude  à  la  religion,  que  non  pas 
que  nous  voyions  le  jour  de  demain  (II,  124).  Les  fondements 
en  demeurent  toutefois  aléatoires,  si  peu  que  ce  puisse  être. 
Enfin,  il  trouve  une  formule  moyenne,  un  peu  plus 
réservée  que  la  première  et  moins  dubitative  que  les  sui- 
vantes, pour  déterminer  la  juste  part  que  la  doctrine 
chrétienne  accorde  à  la  raison  ;  cette  formule  est  probable- 
ment à  .ses  yeux,  définitive,  car  il  la  met  dans  la  bouche  de 
Dieu  même;  c'est  la  sagesse  divine  qui  parle  :  Je  n'entends 
pas  que  vous  soumettiez  votre  créance  à  moi  sans  raison, 


352  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

et  ne  prétends  pas  vous  assujettir  avec  tyrannie.  Je  ne 
prétends  pas  aussi  vous  rendre  raison  de  toutes  choses.,  et, 
pour  accorder  ces  contrariétés .^  f  entends  vous  faire  voir 
clairement,  par  des  preuves  convaincantes.,  des  marques 
divines  en  moi,  qui  vous  convainquent  de  ce  que  je  suis,  et 
m'attirent  autorité  par  des  merveilles  et  des  preuves  que 
vous  ne  puissiez  refuser,  et  qu'ensuite  vous  croyie:{  sincère- 
ment les  choses  que  je  vous  enseigne,  quand  vous  n'y 
trouvere!{  autre  sujet  de  les  refuser,  sinon  que  vous  ne 
pouve^par  vous-même  connaître  si  elles  sontou  non  (1, 185). 
Pascal  ne  s'engage  pas  à  faire  plus  que  la  sagesse  de 
Dieu,  Il  faut  bien  maintenir  une  différence  entre  la  certi- 
tude rationnelle  et  la  foi.  Cette  obligation  compromet 
singulièrement  la  rigueur  scientifique  de  son  système.  Il 
s'y  résigne  maintenant.  Il  y  a  eu  lutte,  angoisse  dans  son 
cœur,  pendant  que  le  monde  disputait  son  zèle  au  culte, 
sans  d'ailleurs  entamer  le  fond  de  sa  croyance;  mais  ce 
temps  est  passé.  Le  phénomène  qui  nous  occupe  n'est  pas 
un  conflit  douloureux;  c'est,  au  contraire,  une  tentative  de 
haute  conciliation  entre  le  dogme  et  la  pensée  humaine 
assistée  de  toutes  ses  ressources,  œuvre  où  se  complaît  le 
génie  laborieux  de  Pascal.  C'est  une  entreprise  audacieuse, 
d'un  intérêt  sans  égal  pour  le  philosophe  malgré  l'interven- 
tion de  la  foi,  parce  que  l'attitude  de  la  raison  à  l'égard  de 
celle-ci  y  est  aussi  courageuse  que  résignée,  aussi  franche 
que  déférente.  Les  aveux  qu'elle  y  fait  de  son  impuissance 
ne  sont  pas  des  faiblesses,  des  lâchetés  ;  tout  penseur  y 
souscrirait.  Nous  la  trouvons  aux  prises  avec  elle-même, 
s'efforçant  de  se  satisfaire  avec  ce  qui  lui  répugne,  de  sur- 
passer par  des  élans  gigantesques  ou  de  tourner  par  des 
manœuvres  infiniment  subtiles  les  objections  qu'elle  pose 
elle-même  à  la  doctrine  qu'elle  accepte.  Car,  dans  la 
recherche  de  la  vérité,  rien  n'égale  la  sincérité  de  Pascal, 
et  aujourd'hui  ce  spectacle  ne  nous  passionne  que  par  là. 
Qu'on  le  suppose  dissimulant  les  difficultés,  méconnais- 
sant les  révoltes  de  l'entendement  et  de  la  conscience  contre 
le  dogme  chrétien,  et  aussitôt  l'apologie  deviendra,  pour 


LE  PENSEUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL         3S3 

ainsi  dire,  officielle  et  nous  laissera  fort  indifférents.  Mais 
il  procède  tout  autrement.  Il  affronte  l'absurde,  le  reven- 
dique même  pour  son  credo  et  se  fait  fort  d'en  établir  la 
légitimité  supérieure.  Il  reconnaît,  il  proclame  que  ni  la 
raison  ni  la  conscience  naturelles  ne  s'accordent  avec  la 
foi.  Il  ne  voile  pas   la  blessure  faite  au  sens  moral  par 
l'article  fondamental  de  ce   ci-edo,  par  le  péché  originel 
puni   dans  l'humanité  tout  entière,  et  se  fait  fort  de  la 
panser  par  un  concept  surhumain  de  la  Justice.  Le  péché 
originel  est  folie  devant  les  hommes,  mais  on  le  domine  pour 
tel.  Vous  ne  me  deve\  donc  pas  reprocher  le  défaut  de  rai- 
son en  cette  doctrine,  puisque  je  la  donne  pour  être  sans 
raison.  Mais  cette  folie  est  plus  sage  que  toute  la  sagesse 
des  hommes  {sapientius  est  hominibus).  Car,  sans  cela,  que 
dira-t-on  quest  l'homme?  Tout  son  état  dépend  de  ce  point 
imperceptible.  Et  comment  s'enfiît-il  aperçupar  sa  raison, 
puisque  c'est  une  chose  contre  la  raison,  et  que  sa  raison, 
bien  loin  de  l'inventer  par  ses  voies,  s'en  éloigne  quand  on 
le  lui  présente?  (I,  185.)  (La  raison  embrasse  évidemment 
ici  la  conscience,  le  sentiment  delà  justice  outragée.)  C'est 
que,  livrée  à  elle-même,  l'âme  humaine  ne  peut  éprouver 
la  valeur  des  dogmes  religieux  qu'avec  les  moyens  de  con- 
trôle dont  elle  dispose,  c'est-à-dire  par  les  principes  innés 
de  la  raison  et  du  sens  moral.  Or  ces  principes,  la  vraie 
religion  a  précisément  pour  ministère  et  pour  objet  de  les 
soumettre  à  un  contrôle  supérieur;  elle  en  récuse  donc, 
par  essence,  la  juridiction.  Désabusées  des  systèmes  philo- 
sophiques, la  raison  et  la  conscience,  reniant  ainsi  leurs 
propres  œuvres,  leur  propre  autorité,  par  cela  même  qu'elles 
font  appel  aux  religions,  abdiquent,  perdent  le  droit  d'en 
discuter  les  dogmes. 

Mais  alors  au  moyen  de  quoi,  dira-t-on,  par  quel  organe 
critique  l'âme  discernera-l-elle  la  véritable  entre  toutes  les 
autres?  Personne  plus  profondément  que  Pascal  n'a  senti 
cette  impasse  où  conduit  l'abandon  des  voies  rationnelles 
et  morales  ouvertes  par  la  nature  et  l'impossibilité  d'en 
sortir  sans  quelque  surnaturelle  assistance.  Cette  assistance 

Slli-y  Prudmomme.  -3 


354  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

est  la  foi  :  La  foi  est  différente  de  la  preuve;  l'une  est 
humaine^  Vautre  est  un  don  de  Dieu.  Justus  ex  jïde  vivit. 
C'est  de  cette  foi  que  Dieu  lui-même  met  dans  le  cœur,  dont 
la  preuve  est  souvent  l'instrument,  fides  ex  auditu,  mais 
cette  foi  est  dans  le  cœur  et  fait  dire  non  scia,  mais  credo 
(I,  loG).  Aussi  la  vraie  religion  a-t-elle  ses  marques  gravées 
clans  ses  monuments  en  caractères  divins,  reconmaissables 
à  ceux-là  seuls  qui  les  y  cherchent  avec  une  curiosité  digne 
d'être  satisfaite.  Cette  curiosité-là,  exempte  de  tout  orgueil, 
n'attend  que  du  vrai  Dieu  la  lumière  qui  doit  le  révéler. 
Toutefois,  dans  celte  investigation,  le  rôle  de  la  raison 
n'est  point  du  tout  annulé,  mais  il  est  circonscrit;  la  raison 
se  borne  à  servir  la  foi  dans  sa  sphère  selon  son  «  ordre  » 
propre,  comme  instrument  de  lecture  et  de  collation 
appliqué  aux  textes.  Ce  n'est  pas  elle  qui  en  dévoile  le 
sens  capital.  Elle  est  le  bâton  qui  sert  de  guide  à  l'aveugle 
dans  un  sentier  mal  frayé,  tortueux,  inégal,  jusqu'au  seuil 
d'un  temple  qui  sera  celui  du  vrai  Dieu,  si  l'aveugle,  dès 
qu'il  en  aura  poussé  la  porte,  se  sent  ébloui  de  clarté.  Il 
pourra  rejeter  alors  son  bâton  ou,  comme  Pascal,  le  faire 
servir  à  d'autres,  le  leur  prêter  pour  les  amener  jusqu'où 
cet  auxiliaire  l'a  conduit  lui-même;  mais  au  delà  il  n'appar- 
tient encore  qu'à  Dieu  de  dissiper  leur  cécité.  ...  Et  c'est 
pourquoi  ceux  à  qui  Dieu  adonné  la  religion  par  sentiment 
du  cœur  sont  bien  heureux  et  bien  légitimement  persuadés. 
Mais  ceux  qui  ne  l'ont  pas,  nous  ne  pouvons  la  (leur) 
donner  que  par  raisonnement,  en  attendant  que  Dieu  la 
leur  donne  par  sentiment  du  cœur,  sans  quoi  la  foi  n'est 
qu'humaine  et  inutile  pour  le  salut  [l,  120).  La  foi  ne  devient 
foi  religieuse,  foi  proprement  dite,  qu'inspirée  par  Dieu 
même,  en  répudiant  toute  origine  humaine,  c'est-à-dire 
purement  rationnelle. 

Nous  venons  d'étudier  le  critérium  et  la  méthode  fort 
complexes  que  Pascal  applique  à  la  poursuite  de  la  vérité, 
de  la  seule  vérité  qui,  à  ses  yeux,  vaille  la  peine  d'être 
cherchée.  Nous  avons  examiné  dans  le  présent  ouvrage, 
le  résultat  de  cette  poursuite  consigné  dans  l'ensemble  de 


LE  PENSRUR  ET  LE  CROYANT  CHEZ  PASCAL  355 
ses  Pensées  les  plus  saillantes;  nous  les  avons  systéma- 
tisées, en  nous  plaçant  à  l'unique  point  de  vue  de  leurs 
relations  logiques.  Leur  enchaînement  nécessaire  cons- 
titue un  système  arrêté,  autonome,  indépendant  des  dates 
diverses  où  elles  ont  été  écrites,  et  soustrait  aux  grands 
écarts  d'interprétation,  tandis  que  la  façon  d'exposer  ce 
système,  de  le  présenter,  a  pu  varier  dans  l'esprit  de  l'apo- 
logiste pour  se  plier  le  mieux  possible  aux  prédispositions 
morales  de  ceux  à  qui  s'adressait  l'ouvrage.  Mais  quelle 
qu'en  ait  pu  être  la  forme  projetée,  l'essence  même  n'en  a 
pas  été  affectée.  Celle-ci,  nous  pouvons  l'entrevoir;  elle 
n'échappe  point  à  toute  divination  comme  celle-là.  Aussi 
nous  sommes-nous  borné  à  tenter  de  classer  dans  leur  suc- 
cession purement  logique,  partant  la  moins  arbitraire,  les 
produits  fragmentaires  de  la  méditation  préparatoire  dont 
nous  possédions  le  monument  confus.  Nous  pouvions  ainsi 
espérer  de  nous  représenter  avec  quelque  vraisemblance, 
sinon  ce  que  Pascal  eût  composé,  du  moins  ce  qu'il  avait 
conçu.  Il  se  peut  qu'il  ait  eu,  comme  l'atteste  sa  sœur, 
madame  Périer,  l'intention  d'entrer  en  matière  par  les 
miracles,  afin,  sans  doute,  de  frapper  l'imagination  et,  par 
cette  voie,  d'imposer  la  croyance.  Il  se  pourrait  également 
qu'il  eût  préféré  commencer  par  secouer  l'indifférence  en 
montrant  l'inévitable  gageure  dont  l'avenir  éternel  est 
l'enjeu  ;  ou  par  captiver  tout  de  suite  l'attention  en  dépei- 
gnant l'horrible  isolement  de  l'homme  suspendu  entre  les 
deux  infinis;  ou  encore  par  exciter  la  curiosité  en  signa- 
lant l'étrange  contradiction  à  résoudre  entre  la  grandeur 
et  la  bassesse  de  notre  condition  sur  la  terre.  Quelle  qu'eût 
été  l'entrée  par  où  il  eût  introduit  ses  lecteurs  dans  sa 
conception  du  christianisme,  celle-ci  n'en  fût  pas  moins 
demeurée  la  même.  Avant  qu'il  en  eût  choisi  pour  eux 
l'accès  le  plus  convenable,  cette  conception  préexistait 
dans  son  cerveau.  Notre  entreprise  a  été,  certes,  téméraire; 
elle  n'était  pas  chimérique. 


RÉFLEXIONS  FINALES 


Peu  d'hommes  assurément  semblent  mieux  que  Pascal 
désignés  pour  exercer  la  méditation  du  psychologue.  D'un 
côté  sa  nature  propre,  son  fond  inaliénable,  en  un  mot  son 
originalité  s'accuse  impérieusement,  comme  en  témoi- 
gnent son  œuvre  et  son  style,  et  d'un  autre  côté,  l'action 
sur  lui  de  la  société  et  du  siècle  où  il  vécut,  de  son  milieu, 
a  marqué  sa  personne  et  sa  vie  d'une  profonde  empreinte. 
Démêler  la  part  respective  de  ces  deux  facteurs  dans  l'his- 
toire de  son  âme  est  plus  tentant  que  facile. 


I 


Supposons-le  né  plus  tôt,  doué  de  même  exactement, 
mais  élevé  en  Grèce  quelques  siècles  avant  Jésus-Christ, 
avant  que  la  plus  transcendante  expression  de  l'idéal  reli- 
gieux eût  été  réah.sée  dans  l'unité  et  la  perfection  de  l'es- 
sence divine.  Sans  doute  il  eût  été,  comme  Socrate,  exposé 
à  subir  les  rigueurs  d'un  dogmatisme  officiel  et  politique, 
mais  ce  dogmatisme,  trop  évidemment  artificiel,  n'eût  pas 
plus  dominé  sa  pensée  qu'il  n'avait  régi  celle  de  Socrate, 
de  Platon,  ou  d'Aristote.  Il  eût  pu  spéculer  sur  l'origine  et 
la  fin  de  l'univers  avec  une  suffisante  indépendance;  sa 
vue  pénétrante  eût  bien  vite  percé  le  fragile  écran  de  la 
mythologie  interposé  entre  son  génie  et  le  monde  réel.  Ce 
génie,  libre  d'entrave  intérieure,  n'ayant  pas  à  combattre 


358  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

rautorilé  des  anciens,  prestige  qui,  de  son  temps,  paraly- 
sait encore  l'initiative  intellectuelle,  eût  fixé  sur  l'inconnu 
tout  entier  un  regard  vierge,  celui  des  premiers  savants, 
des  Euclide,  des  Archimède,  des  Ilipparque,  et  des  pre- 
miers philosophes.  Qui  pourrait  mesurer  la  contribution 
que,  dans  tous  les  ordres  de  la  connaissance,  eût  ajouté 
aux  mouvements  de  la  philosophie  et  de  la  science  hellé- 
niques sa  puissance  de  découverte  et  d'invention,  dont  il 
avait  donné  dès  l'enfance  des  gages  si  prodigieux?  Son 
œuvre  eût  été  d'autant  plus  étendue  que  la  vie  au  grand 
air  et  la  culture  corporelle  qui,  sous  le  ciel  de  la  Grèce, 
était  partie  intégrante  de  l'éducation,  eussent  équilibré 
chez  lui  les  dépenses  du  système  nerveux,  fortifié  ses 
muscles  et  préservé  son  cerveau  de  l'excessive  tension  qui 
prématurément  l'éteignit.  On  pourra  objecter  que,  à 
l'exemple  d'Euclide  et  d'Archimède,  il  eût  consacré  sa 
pensée  exclusivement  à  la  création  de  la  Géométrie  et  de 
la  Physique,  tant  il  y  eût  été  enclin  par  son  génie  spécial 
et  entraîné  par  l'attrait  si  puissant  de  ces  deux  sciences. 
Nous  sommes  plutôt  porté  à  croire  que  sa  vaste  curiosité, 
comme  celle  des  philosophes,  en  eût  dépassé  les  domaines 
particuliers  et  eût  interrogé  l'univers  dans  son  ensemble 
pour  en  sonder  les  fondements.  Nous  admettons  toutefois 
qu'il  ne  possédait  pas  le  sens  métaphysique,  l'aptitude  à 
ce  genre  de  spéculation,  au  môme  degré  que  Platon,  Aris- 
tote.  Descartes  *  et  Spinoza.  Nous  présumons  surtout  qu'il 

1.  Il  est  regrettable  que  notre  éminent  géomètre  Joseph  Bertrand, 
dans  son  Étude  sur  Pascal  dont,  enfant,  il  se  montra  le  rival  en  préco- 
cité, ait  négligé  de  son  sujet  la  face  qu'il  pouvait  examiner  avec  le 
plus  de  compétence.  Combien  nous  lui  aurions  su  gré  de  caractériser 
le  génie  mathématique  de  Pascal  en  le  rapprochant  de  celui  de  Des- 
cartes! Par  ces  deux  beaux  exemples  et  par  d'autres  tirés  de  contem- 
porains, tels  que  Newton  et  Leibnilz,  il  nous  aurait  appris  en  quoi  la 
faculté  d'abstraire  et  de  généraliser  chez  le  mathématicien  diffère  de 
cette  faculté  chez  le  métaphysicien  ;  pourquoi  cette  aptitude  peut  dans 
un  même  esprit  se  rencontrer  appliquée  tout  ensemble  à  ces  deux 
disciplines,  comme  dans  la  plupart  des  penseurs  grecs  de  l'antiquité 
et  aussi  dans  la  plupart  de  ceux  du  xvii"  siècle,  et  pourquoi  son  appli- 
cation se  scinde,  au  contraire,  et  se  particularise  dans  d'autres,  comme 
dans  ceux  do  notre  temps.  Ces  derniers,  en  général,  et  parmi  eux  de 


RÉFLEXIONS  FINALES  359 

n'eût  pas  apporté  à  une  recherche  de  cet  ordre  la  sérénité 
du  génie  grec.  Une  inquiétude  foncière,  que  nous  aurons  à 
définir,  semble  inhérente  à  son  tempérament  moral.  A  vrai 
dire,  chez  lui  cette  inquiétude  était  sans  doute  héréditaire; 
elle  a  pu  germer  et  longtemps  fermenter  chez  ses  ascen- 
dants chrétiens  avant  d'avoir  gagné  son  cerveau;  s'il  en 
était  ainsi,  il  n'y  aurait  pas  lieu  d'en  tenir  compte  dans 
une  transposition  fictive  qui  le  fait  naître  antérieurement 
à  Jésus-Christ. 

S'il  fût  né  plus  tard,  au  contraire,  et  d'une  mère  moins 
pieuse,  s'il  eût  été  contemporain  de  Voltaire  et  sans  attache 
avec  Port-Royal,  peut-être  eût-il  dirigé  contre  la  doctrine 
irrationnelle  du  calhohcisme  des  traits  aussi  redoutables 
que  ceux  dont  il  cribla  la  casuistique  immorale  des  Jésuites 
dans  les  Provinciales.  Nous  sommes  sûr  néanmoins  que, 
tout  en  vengeant  la  raison,  le  sarcasme  sur  ses  lèvres  n'eût 
pas  eu  le  timbre  de  celui  de  Voltaire.  Quoi  qu'il  en  soit, 
ce  qu'il  eût  combattu  dans  le  dogme  catholique  ce  n'est 
pas  la  religion. 

Nous  croyons,  en  effet,  que  sa  raison,  en  s'exerçant  sur 
l'Univers  considéré  comme  objet  de  connaissance,  y  ren- 
contrait bien  vite  un  voile  impénétrable,  et  que  l'inconnu 
dont  tout  dépend  et  que  rien  ne  révèle  troublait  en  même 
temps  son  cœur.  Ce  trouble  est  l'origine  du  quahficatif 
mystérieux  donné  à  cet  inconnu  irréductible  et  constitue 
l'émotion  mystique.  Tous  les  cœurs  ne  sont  pas  aptes  à  le 
sentir.  Est-ce  une  infériorité  ou  une  supériorité  d'y  être 
enclin?  Est-ce  une  faiblesse  à  corriger  ou,  au  contraire, 
un  mouvement  légitime  à  diriger?  Précisons  le  sens  du 
mot  mysticisme  afin  d'éclaircir  ce  point. 

La  prédisposition  que  nous  signalons  dans  Pascal  lui  est 
commune  avec  plusieurs  savants  et  manque  aux  autres, 
mais  tous  reconnaissent  tacitement  ou  expressément  l'in- 
suffisance de  l'esprit  humain  à  résoudre  les  problèmes  fonda- 
grands  mathématiciens  (tels  que  Bertrand  lui-même)  demeurent  en 
effet  étrangers  à  la  métaphysique  et  semblent  même  y  répugner.  Ces 
questions  mériteraient  d'être  élucidées. 


360  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

mentaux,  à  découvrir  quels  sont  le  subslratum  extrôme,  la 
raison  d'être,  la  cause,  l'origine  et  le  terme  du  processus 
des  événements,  d'autant  qu'une  faible  partie  seulement 
de  ce  processus  est  accessible  à  l'observation  et  au  juge- 
ment de  l'homme.  La  plupart  des  savants,  de  peur  de 
s'égarer  dans  celte  recherche  transcendante,  s'abstiennent 
de  s'y  engager;  ils  acceptent  leur  ignorance  à  cet  égard, 
et  ne  s'en  inquiètent  ni  n'en  soufl'rent.  On  dit  de  ceux-là 
qu'ils  n'ont  pas  de  religion.  Les  philosophes  métaphysi- 
ciens se  préoccupent  spécialement  de  ces  hautes  questions 
et  ne  désespèrent  point  de  les  résoudre.  Ils  construisent 
des  systèmes  qui,  à  leurs  yeux,  expliquent  et  -justifient 
l'Univers  et  ils  se  complaisent  dans  ces  constructions,  ce 
qui  permet  à  chacun  de  se  contenter  de  la  sienne,  bien 
qu'elles  ne  s'accordent  pas  entre  elles  et  que  toutes  s'ex- 
cluent les  unes  les  autres.  Ces  derniers  penseurs,  pas  plus 
que  les  précédents,  ne  sont  considérés  comme  religieux. 
Lors  même  qu'ils  conçoivent  sous  la  forme  d'un  Dieu  per- 
sonnel le  principe  de  toutes  choses,  leur  doctrine  est  une 
théodicée  qui  se  rapproche  d'une  rehgion,  mais  n'en  est 
pas  une  encore.  Ce  sont  des  théistes  ou  des  déistes,  leur 
dieu  ne  se  révélant  à  l'homme  que  par  la  raison.  Pour 
qu'il  y  ait  religion,  au  sens  propre  de  ce  mot,  il  faut  que 
le  cœur  s'en  litiêle.  Le  penseur,  pour  être  religieux,  ne  doit 
pas  seulement  reconnaître  la  nécessité  logique  d'une  cause 
première,  d'un  principe  générateur  et  souverain  du  monde 
phénoménal,  il  doit,  en  outre,  sentir  cette  nécessité  et  se 
sentir  troublé  devant  le  rideau  qui  voile  ce  principe,  et, 
pour  être  une  religion,  une  doctrine  ne  doit  pas  seulement 
professer  l'existence  de  Dieu,  elle  doit  rassurer  l'âme  dans 
les  ténèbres  où  elle  demeure.  L'état  moral  du  penseur  reU- 
gieux  est  comparable  à  celui  d'un  enfant  égaré,  la  nuit, 
dans  un  bois  :  l'absence  de  la  lumière  l'inquiète  devant  les 
forces  cachées  qui  disposent  de  lui.  N'est-ce  point  lt\  ce 
qui  distingue  du  simple  inconnu  le  mystère  et  de  la  simple 
attribution  d'une  cause  première,  quelle  qu'elle  soit,  au 
processus  universel,  le  mysticisme? 


RÉFLEXIONS  FINALES  361 

Le  sentiment  qui  accompagne  celui-ci,  celle  inquiétude 
religieuse  étant  ainsi  nettement  désignée,  on  peut  essayer 
de  la  définir.  Est-ce  de  la  pusillanimité,  de  la  poltronnerie? 
Non,  certes.  L'enfant  qu'épouvante  la  nuit  n'est  pas  pour 
cela  un  poltron;  il  a  seulement  plus  d'imagination  que 
d'autres  enfants  incapables  de  peupler  comme  lui  l'obscu- 
rité de  fantômes.  A  mesure  qu'il  prend  des  années  et  que 
son  milieu  se  précise  pour  lui  il  exerce  son  imagination 
sur  des  objets  qui  ne  l'effraient  plus  et  dont  il  se  contente, 
s'il  est  artiste  ou  poète,  de  combiner  à  son  gré  les  mutuels 
rapports.  Mais  une  nouvelle  source  d'effroi  peut  naître  en 
lui  de  sa  rencontre  avec  l'inconnu  métaphysique,  objet  qui 
n'éveille  jamais  l'attention  spontanée  du  vulgaire.  Parmi 
toutes  les  conditions  faites  à  la  vie  humaine  par  cet 
inconnu  tout-puissant,  c'est  même  la  plus  menaçante,  à 
savoir  l'isolement  de  l'individu  dans  l'abîme  muet  et  sans 
fond  ouvert  de  tous  côtés  par  l'espace,  c'est  cette  condition 
pleine  de  risques  impossibles  à  prévoir  qui  précisément 
l'impressionne  le  moins.  La  nature  paraît  lui  avoir  épargné 
une  appréhension  incompatible  avec  le  souci  constant  de 
sa  subsistance.  Aussi  pouvoir  interroger  cet  abîme,  fût-ce 
en  frissonnant,  est-il  un  signe  d'aristocratie  intellectuelle 
et  morale.  Nous  saisissons  dès  lors  ce  qui  différencie  le 
sentiment  religieux  de  la  superstition.  Celle-ci  caractérise, 
au  contraire,  le  niveau  inférieur  ou  la  défaillance  de  la 
pensée;  car  l'objet  que  redoute  et  implore  le  superstitieux 
n'est  pas  l'ôtre  infini,  absolu,  éternel,  parfait,  l'être  méta- 
physique, en  un  mot,  mais  la  personnification  d'une  forme 
prise  dans  le  monde  ambiant,  dans  le  monde  phénoménal 
à  laquelle  l'ignorance  prête  une  action  favorable  ou  funeste 
sur  la  destinée  de  l'idolâtre.  La  superstition  est  un  mysti- 
cisme élémentaire,  barbare  dont  n'importe  quoi  peut  être 
l'objet;  la  religion  véritable  est  le  mysticisme  né  du  plus 
haut  besoin  de  l'intelligence  se  heurtant  à  l'impénétrable 
et  se  fiant  au  cœur  pour  la  suppléer  par  l'aspiration.  Tant 
que  l'aspiration  ne  s'est  pas  forgé  un  idéal  qui  le  rassure, 
le  cœur  demeure  anxieux. 


362  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

L'abdication  de  la  raison  n'est  pas  toujours  complète.  Il 
est  permis  de  supposer  que  l'acte  de  foi  chez  Pascal,  par 
exemple,  s'est  longtemps  efforcé  d'ôtre  rationnel.  De  là 
une  contradiction  intime  dans  le  fondement  mt^me  de  sa 
croyance,  et  par  suite  dans  son  Ame  quelque  chose  d'agité 
qui  n'a  trouvé  l'apaisement  que  dans  le  renoncement  total 
dont  témoigne  son  amulette.  Son  culte  de  la  divinité  n'est 
pas  exempt  de  superstition;  on  ne  s'en  étonnera  pas  si  l'on 
considère  que  le  dogme  catholique  en  est  imprégné,  car  le 
Dieu  fait  homme  reste  profondément  engagé  dans  le  monde 
phénoménal  par  l'incarnation;  que  même,  en  tant  qu'il  est 
le  Dieu  de  la  Bible,  il  emprunte  à  la  nature  humaine  les 
affections,  les  passions  qui  suscitent  ses  actes. 

Si  l'analyse  précédente  est  exacte,  Pascal  nous  paraît 
donc  être,  en  effet,  un  savant  greffé  sur  un  mystique  au 
même  titre  que  Pasteur  et,  comme  lui,  sachant  maintenir 
séparé  du  domaine  religieux  le  terrain  scientifique,  mais 
avec  beaucoup  moins  de  résignation,  ou  plutôt  avec  une 
résignation  d'une  autre  espèce.  Le  souci  de  ce  qui  échappe 
essentiellement  à  l'observation  n'était  pas  dominant  chez 
Pasteur  :  pousser  l'observation  aussi  loin  que  possible  lui 
suffisait;  ainsi  la  résignation  à  ignorer  le  reste  lui  était- 
elle  facile  et  son  mysticisme,  nullement  militant  ni  ora- 
geux, se  bornait  à  une  foi  passive  dans  une  source  de  con- 
naissances autre  que  celle  où  il  puisait  ses  découvertes,  en 
un  mot  dans  la  révélation.  La  foi  chez  Pascal  était,  au 
contraire,  devenue  très  vite  active,  pareille  à  une  sorte  de 
prurit  moral.  Certains  critiques,  môme  des  plus  autorisés, 
ont  confondu  ce  prurit  qui  ne  lui  laissait  aucun  repos  avec 
le  doute  qui  n'en  laisse  aucun  non  plus  à  ses  martyrs. 
C'est  que,  à  vrai  dire,  le  dogme  catholique  est  d'une  assi- 
milation laborieuse  pour  une  Ame  comme  celle  de  Pascal, 
où  la  raison  n'est  pas  moins  intransigeante  que  n'est  impres- 
sionnable le  cœur.  Il  se  retournait  fiévreux  dans  son  lit,  il 
ne  cherchait  pas  un  lit.  Le  germe  du  cathoficisme  avait  ren- 
contré en  lui  un  fonds  propre  à  le  recevoir  et  à  le  déve- 
lopper, un  sol  plus  ou  moins  mystique,  c'est-à-dire  une 


RÉFLEXIONS  FINALES  363 

aspiration  religieuse  innée,  antérieure  aux  pieuses  leçons 
do  sa  mère  et  intimement  unie  à  sa  vocation  scientifique. 
Cette  aspiration  pouvait  être  d'ailleurs  très  vague  au 
début;  il  n'en  fallait  pas  davantage  pour  alimenter  ce  germe 
vivace  que  la  première  éducation  avait  déposé  dans 
l'enfant.  L'action  du  christianisme,  tel  que  l'enseigne 
l'Eglise  romaine,  sur  la  mentalité  la  plus  robuste  est  extra- 
ordinaire. Cette  religion  doit  d'abord  son  influence  à  la 
séduction  de  sa  morale  pure  et  tendre,  comme  à  l'infinité 
de  ses  promesses  et  surtout  de  ses  menaces  pour  l'avenir 
éternel,  puis  à  sa  longue  durée  qui  a  rendu  héréditaire  son 
oniprcinle  dans  les  âmes;  enfin,  pour  une  part  qu'on  ne 
saurait  exagérer,  à  la  précocité  habituelle  de  son  enseigne- 
ment qui  prévient  dans  ses  recrues  l'âge  de  la  réflexion 
criti(|ue.  Ajoutons  que  la  femme  lui  est  conquise,  comme 
elle  le  fut  dès  l'origine  à  l'inefTable  douceur,  à  la  clé- 
mence de  Jésus,  clémence  réparatrice  d'un  avilissement 
dont  l'homme  est  seul  responsable.  La  mère  s'en  est  sou- 
venue, elle  n'est  pas  ingrate  :  dès  le  berceau  elle  emmail- 
lote tout  ensemble  l'âme  et  le  corps  du  nouveau-né,  l'âme 
dans  la  foi  chrétienne  en  même  temps  que  le  corps  dans 
les  langes.  Mais  les  langes  enserrent  sans  pénétrer,  tandis 
que  la  foi  s'insinue  dans  la  conscience  jusqu'à  l'entière 
assimilation  de  l'une  par  l'autre  :  l'enlacement  ne  se  sent 
plus,  la  possession  est  subie  avec  délice.  Ce  qui  étonne 
plus  encore  que  cette  action  envahissante,  c'est  que,  au 
temps  où  elle  était  générale  en  Occident,  une  seule  âme  ait 
pu  s'y  soustraire.  Certes,  la  première  qui  remua  dans  une 
geôle  si  forte  et  si  douce,  ou  plutôt  la  première  qui  par  son 
propre  effort  décomposa  en  elle  l'intime  combinaison  de  la 
conscience  et  de  la  foi,  fit  preuve  d'une  héroïque  volonté, 
dun  orgueil  sans  frein,  diront  les  croyants  (et  Pascal  lui- 
môme  le  pensait).  Nous  n'oserions  assurément  pas  jurer 
que  la  virilité  morale  (virtus)  ait  été  l'unique  principe  de 
cet  affranchissement.  Impatient  du  joug  que  l'Évangile 
impose  aux  passions,  le  vice  a  dû  se  révolter  sourdement 
et,  de  son  côté,  sous  un  masque  honorable,  réclamer  sa 


364  LA  VRAIE  RELIGION   SELON  PASCAL 

libération.  Il  faut  le  reconnaître;  mais  ne  faut-il  point  aussi 
discerner  le  bon  grain  de  l'ivraie  et  saluer  la  première 
audace  des  quelques  esprits  sincères,  avides  de  clarté, 
qu'opprimaient  des  mystères  aggravés  par  l'invraisem- 
blance, et  qui  tûchèrent,  au  risque  de  leur  vie,  de  s'ouvrir 
un  soupirail  sur  le  jour.  La  lumière  à  ceux-là  fut  peut-être 
aussi  indispensable  que  le  pain;  n'est-il  pas  cruel  d'accuser 
d'orgueil  la  faim  qui  cherche  à  s'assouvir?  L'habitude,  la 
coutume,  la  machine  rendent  à  la  croyance  de  Pascal  un 
service  plus  grand  encore  qu'il  ne  l'apercevait.  Les  fables 
de  la  mythologie  font  hausser  les  épaules  au  chrétien  et 
pourtant  aucune  des  métamorphoses  chantées  par  Ovide 
n'égale  en  étrangeté  la  transsubstantiation  pour  un  esprit 
non  prévenu,  libéré  du  mysticisme  traditionnel. 

L'insinuante  pénétration  de  la  doctrine  chrétienne,  de 
ses  dogmes  dans  l'esprit  sans  défense  des  enfants  est-elle 
inoffensive  pour  la  santé  intellectuelle  des  adultes?  Cette 
doctrine  est-elle  compatible  avec  l'avancement  de  la  science 
positive,  c'est-à-dire  tant  rationnelle  qu'expérimentale 
(mathématiques  et  sciences  naturelles)?  Il  semble  tout 
d'abord  que  l'exemple  de  Pascal  réponde  affirmativement 
à  cette  question. 

Pascal  est,  en  effet,  un  catholique  profondément  attaché 
à  sa  religion  et  tout  ensemble  un  grand  savant,  mathéma- 
ticien et  physicien  de  génie.  Mais  en  y  regardant  de  plus 
près  on  s'aperçoit  vite  qu'il  ne  fournit  pas  en  sa  personne 
un  témoignage  vivant  et  irrécusable  de  l'esprit  rchgieux 
catholique  fraternisant  avec  l'esprit  scientifique  sans  préju- 
dice à  l'œuvre  de  celui-ci.  Rappelons-nous  que,  si  les  deux 
discipHnes  qu'il  mène  de  front  vivent  en  paix  dans  son  cer- 
veau, c'est  à  la  condition  de  ne  point  communiquer  entre 
elles,  de  se  l'interdire  conformément  au  prudent  précepte 
de  son  père.  Ajoutons  que  Biaise  considérait  la  géométrie 
comme  un  exercice  intellectuel  d'importance  tout  à  fait 
secondaire  et  que,  parlant,  il  ne  devait  pas  tenir  en  plus 
haute  estime  la  culture  des  sciences  expérimentales,  dont 
la  certitude  est  d'ailleurs  moindre. 


RÉFLEXIONS  FINALES  36b 

Tous  les  savants  qu'a  vus  briller  son  siècle  et  qui  ont 
été  des  croyants  chrétiens,  les  Kepler,  les  Descartes,  les 
Newton,  les  Leibnitz,  ont  aussi,  avant  d'entrer  dans  leur 
cabinet  de  travail,  observatoire  ou  laboratoire,  laissé  leur 
credo  sur  le  seuil,  comme,  de  nos  jours,  le  faisait,  de  son 
propre  aveu,  notre  admirable  Pasteur.  Ils  dressaient  tous 
également  une  cloison  entre  le  domaine  des  dogmes  con- 
sacrés par  l'autorité  des  églises  et  les  propositions  démon- 
trées soit  par  l'induction,  qui  se  fonde  sur  l'expérience, 
soit  par  la  déduction,  qui  se  fonde  sur  les  vérités  axioma- 
liques.  Mais  ils  se  faisaient  illusion  sur  l'impénétrabilité  de 
cette  cloison  artificielle  ou  n'en  voulaient  pas  voir  l'insuf- 
fisance. En  réalité  le  croyant  et  le  savant  ne  sont  pas  com- 
parables à  deux  hommes  qui  marchent  dans  la  môme  rue 
sans  se  rencontrer  ni  se  coudoyer  ;  leurs  deux  disciplines 
respectives  ne  peuvent  se  développer  sans  se  heurter.  Elles 
se  heurtent  aussitôt  que  la  théologie  cesse  de  se  cantonner 
dans  la  spéculation  métaphysique.  Jusque-là  chacune  a  son 
objet  propre  et  partant  n'a  pas  lieu  de  contredire  l'autre. 
Mais  il  s'en  faut  de  beaucoup  que  le  dogme  n'empiète 
jamais  sur  le  terrain  de  l'observation.  En  astronomie,  par 
exemple,  Galilée  a  fait  l'épreuve  d'un  pareil  empiétement, 
et  l'esprit  scientifique,  mis  en  demeure  par  les  Livres 
Saints  d'admettre  la  réalité  des  miracles  et  l'accomplisse- 
ment des  prophéties,  y  répugne  et  tôt  ou  tard  entre  en 
conflit  avec  l'esprit  religieux.  Si  Pascal,  à  son  époque  et 
dans  son  milieu,  eût  pu  être  impartial,  il  eût  apporté  la 
même  audace  à  critiquer  l'autorité  de  ces  Livres  qu'à 
braver  celle  de  l'ancienne  Physique  :  la  création  ex  nihilo 
lui  eût  semblé  aussi  absurde  que  l'horreur  du  vide.  Il  se  fût 
montré  moins  ingrat  envers  la  nature,  disons  chrétienne- 
ment envers  Dieu  même  qui  l'avait  comblé  des  aptitudes 
les  plus  rares  aux  sciences  diverses  ;  il  n'eût  pas  déprécié  la 
géométrie  où  il  excellait. 

Le  génie  se  reconnaît  à  l'initiative  créatrice  qui,  dans 
rinlelligence  individuelle,  résiste  au  servage  du  sens 
commun  et  l'héroïsme  se  reconnaît  à  la  force  indépendante 


368  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

qui,  dans  la  volonté  individuelle,  résiste  à  l'enlisement  de 
rimitation  et  de  Thabilude,  effets  de  la  suggestion  et  de  la 
sécurité  sociales.  Le  génie  et  l'héroïsme  sont  ce  reliquat 
irréductible  des  fortes  individualités  qui  constitue  le  fer- 
ment du  progrès  inlellectuel  et  moral  chez  tout  peuple  en 
voie  de  civilisation.  C'est  grâce  à  ce  ferment,  agitateur 
sacré  des  multitudes  passives,  que  Pascal  a  pu  dire  :  toute 
la  suite  des  hommes,  pendant  le  cours  de  tant  de  siècles,  doit 
être  considérée  comme  wi  même  homme  qui  subsiste  tou- 
jours et  qui  apprend  continuellement  (II,  271).  Il  n'appren- 
drait pas  continuellement  sans  les  découvertes  incessantes 
du  génie.  On  peut  ajouter  qu'il  ne  grandirait  pas  en  mora- 
lité sans  les  exemples  de  désintéressement  héroïque  donnés 
par  tous  les  martyrs  des  belles  causes. 

Pascal  n'est  pas  un  héros;  si  la  puissance  de  sa  volonté 
eût  égalé  celle  de  son  intelligence,  celle-ci  en  eût  béné- 
ficié :  la  force  de  caractère  l'eût  entièrement  émancipée. 
Elle  eût  renversé  les  barrières  de  la  tradition  judfeo-chré- 
tienne,  barrières  dressées  par  l'imitation  et  respectées  par 
l'habitude. 

L'influence  du  christianisme  sur  le  progrès  des  connais- 
sances d'ordre  expérimental  eût  été  néfaste  assurément,  si 
elle  eût  duré.  Elle  l'eût  été  d'abord  par  le  peu  d'importance 
que  l'esprit  évangélique  attache  à  ces  connaissances, 
dédain  défavorable  à  leur  avancement  et  propre  à  enrayer 
la  curiosité  scientifique  et,  en  outre,  par  les  erreurs  du 
même  ordre  qu'eût  indéfiniment  accréditées  l'autorité  des 
Livres  Saints.  Quant  à  l'influence  morale  et  sociale  de  cette 
religion,  il  faut,  pour  l'apprécier  avec  exactitude,  distin- 
guer soigneusement  l'esprit  évangéhque  de  l'esprit  dogma- 
tique :  Aime^-vous  les  uns  les  autres.  Ne  faites  pas  aux 
autres  ce  que  vous  ne  voudrie:{  pas  qui  vous  fût  fait.  Voilà 
des  préceptes  absolument  admirables,  qui  ont  germé  dans 
l'âme  des  grands  prophètes  et  accompli  leur  éclosion 
sublime  dans  celle  de  Jésus.  Si  le  genre  humain  s'y  conver- 
tissait, l'âpreté  féroce  des  relations  économiques  et  les  hor- 
reurs de  la   guerre  disparaîtraient.    La  justice  pourrait 


RÉFLEXIONS   FINALES  367 

s'appliquer  à  la  répartition  des  Iriens  el  avantages  sociaux 
non  pas,  comme  aujourd  hui,  par  à  peu  près,  par  présomp- 
tions légales  très  insuffisantes,  mais  intégralement,  attendu 
que  la  charité,  divinatrice  des  plus  intimes  besoins,  peut 
seule  instruire  le  juge  entièrement  dans  les  attributions  et 
les  partages.  Malheureusement  l'organisation  des  églises, 
d'abord  très  favorable  à  la  culture  et  à  l'extension  de 
l'esprit  évangélique,  a  pris,  de  siècle  en  siècle,  par  la  divi- 
sion des  fidèles  en  clergé  et  en  ouailles,  des  caractères 
hiérarchiques  de  plus  en  plus  accusés  et  nuisibles  à  l'éga- 
lité primordiale,  à  l'égalité  vraiment  fraternelle.  Ajoutons 
que,  en  dépit  de  la  distinction  établie  entre  le  ressort  ecclé- 
siastique et  le  ressort  séculier,  l'usurpation  lente  de  la 
puissance  spirituelle  sur  la  puissance  temporelle  dans  les 
monarchies  catholiques  a  peu  à  peu  communiqué  aux  chefs 
de  rÉghse  et  à  l'Éghse  tout  entière,  dans  la  sphère  poli- 
tique, un  génie  dominateur  aussi  étranger  que  possible  au 
détachement  évangélique.  L'humilité  individuelle  a  pu  per- 
sévérer sous  le  capuchon,  la  calotte  et  même  la  tiare, 
l'abnégation  de  chaque  membre  du  corps  ecclésiastique 
peut  encore  être  intacte  et  complète  à  l'égard  du  prochain 
et  la  soumission  aux  règles  de  la  communauté  sans 
réserve  ;  mais  le  corps  se  développe  et  croît  sans  limites  au 
sein  de  la  nation  qui  l'entretient  ;  il  vise  à  la  subordonner 
d'abord  dans  le  domaine  moral,  ensuite  dans  le  domaine 
politique.  L'histoire,  du  moins,  nous  semble  l'attester.  La 
concorde,  à  vrai  dire,  ne  pourrait  qu'y  gagner  si  le  dogme 
était  d'une  indiscutable  vérité,  d'une  évidence  telle  que  son 
contradicteur  fût  aussi  ridicule  qu'un  fou  prétendant  que 
deux  et  deux  font  cinq  ou  que  la  sphère  étoilée  tourne 
autour  de  la  terre  pour  centre.  Mais  tant  s'en  faut!  Seules 
les  théories  scientifiques  livrées  au  libre  examen  arrivent 
soit  à  s'éHminer,  soit  à  se  vérifier  par  un  nombre  croissant 
d'expériences  particulières  et,  dans  ce  dernier  cas,  à  s'avérer 
pour  tout  le  monde.  Les  discussions  s'éteignent  et  une  har- 
monie définitive  .s'étabhl  entre  les  esprits.  Cette  harmonie 
seconde  à  merveille  la  pacification  politique,  au  lieu  ([ue 


368  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

l'intransigeance  essentielle  de  chacune  des  doctrines  reli- 
gieuses tient  leurs  croyants  divers  en  perpétuel  conflit. 
Combien  ne  serait-il  pas  désirable  que  triomphât  l'esprit 
évangélique,  purement  chrétien!  Il  compléterait  avec  une 
efficacité  supérieure  l'œuvre  de  l'esprit  scientifique;  il  favo- 
riserait d'une  façon  plus  directe  que  celui-ci  la  conciliation. 
L'esprit  évangélique,  en  effet,  suscite  le  désintéressement 
nécessaire  à  la  vie  sociale,  laquelle  exige  sans  cesse  de 
chaque  citoyen  le  sacrifice  immédiat  d'une  part  de  son 
intérêt  personnel  à  un  avantage  commun  dont  la  répercus- 
sion individuelle  est  trop  souvent  aléatoire  et  lointaine. 
Loin  d'être  contraire  à  la  morale  chrétienne,  l'esprit  scien- 
tifique ne  peut  qu'en  seconder  la  pratique  :  l'intelligence 
rapproche,  c'est  le  cœur  qui  noue.  Pascal  fut  très  chari- 
table; quand  il  mourut,  il  s'endettait  par  ses  aumônes;  il 
était  béni  des  pauvres.  De  tous  ses  titres  de  gloire,  il 
n'estimait  plus  que  celui-là,  le  moins  brillant  aux  yeux  de 
la  foule,  mais  le  seul  qui,  selon  lui,  le  pût  recommandera  la 
clémence  divine.  Les  hommages  de  la  postérité  à  son  intel- 
ligence, tout  éclatants  qu'ils  s'annonçaient,  ne  devaient 
point  lui  offrir  d'aussi  sûres  garanties.  Des  médecins  ont 
fait  planer  le  soupçon  sur  la  santé  de  son  cerveau,  et  ses 
admirateurs  les  plus  fidèles  n'interprètent  pas  avec  une 
entière  sécurité  le  monument  inachevé  de  sa  méditation 
supérieure;  plus  d'un  hésite  encore  à  l'affranchir  du 
doute.  Nous-môme,  qui  résolument  lui  reconnaissons  la 
foi,  peut-être  en  essayant  de  restaurer  son  apologie  du 
christianisme,  l'avons-nous  en  quelque  endroit  défigurée. 
Nous  n'avons  du  moins  en  rien  diminué  la  valeur  morale, 
c'est-à-dire  la  noblesse  de  sa  volonté;  ce  qui  par-dessus 
tout  importe  à  sa  mémoire. 

II 

Il  a  pleine  conscience  de  sa  supériorité  intellectuelle.  On 
le  reconnaît  à  l'accent  autoritaire,  au  tour  impérieux  de 
ses  Pensées  notées  par  lui  pour  lui  seul.  Il  semble  n'être 


RÉFLEXIONS  FINALES  369 

humble  qu'autant  qu'il  y  fait  attention  et  s'y  applique;  il 
n'en  a  que  la  volonté.  11  domine  de  si  haut  son  entourage 
par  son  génie  qu'il  lui  est  aisé  de  n'être  pas  orgueilleux  : 
on  ne  songe  pas  à  lui  disputer  le  premier  rang  et  il  Toc- 
cupe  sans  y  songer.  Il  a  d'ailleurs  une  haute  idée  de  l'ûme 
humaine;  aussi  ne  peut-il  s'arranger  que  de  l'humilité 
chrétienne,  seule  compatible  avec  la  plus  grande  estime 
pour  la  créature  qui  couronne  la  création;  cette  humilité 
ne  ravale  pas  l'homme  comme  le  matérialisme.  Il  est 
modeste  par  le  sentiment  des  difficultés  que  sa  perspicace 
analyse  lui  permet  d'apercevoir  en  toute  question  et  que 
ne  soupçonne  pas  le  vulgaire,  mais  sa  modestie  ne  l'assou- 
plit pas;  la  raideur  janséniste  lui  est  naturelle.  La  cour- 
toisie de  son  temps  confinait  toutefois  dans  les  idées 
l'intransigeance  et  la  dissimulait  sous  les  formes.  Même  dans 
les  plus  ardentes  polémiques  il  reste  maître  de  lui  par  la 
conscience  de  sa  force.  L'influence  de  l'intelligence  sur  le 
caractère  est,  d'un  autre  côté,  très  sensible  chez  lui.  Il 
n'est  point  pusillanime,  mais  il  est  capable  d'une  crainte 
réfléchie  qu'épargne  au  commun  des  hommes  une  vue 
superficielle  de  la  condition  terrestre.  Quand  il  nous  les 
montre  tous  marqués  pour  la  mort  et  isolés  dans  l'infini 
des  espaces  dont  le  silence  éternel  l'eflVaie  il  éprouve  la 
terreur  qu'il  veut  faire  naître,  sans  d'ailleurs  y  réussir. 
C'est  peut-être  le  seul  homme  qui  ressente  réellement  ce 
genre  d'inquiétude,  parce  que  seul  il  secoue  la  providen- 
tielle indifférence  qui  paraît  être  imposée  par  une  loi  de  la 
nature  à  l'unique  espèce  instruite  de  la  mortalité.  Il  est 
vrai  que  ce  n'est  pas  l'individu,  mais  l'humanité  tout 
entière  qui  est  isolée  avec  la  terre,  ce  qui  en  fait  une 
prison  fort  peuplée,  où  la  solidarité  sociale  et  l'aiguillon 
continuel  de  la  faim  et  des  désirs  rendent  chacun  moins 
sensible  aux  menaces  muettes  du  gouffre  environnant.  Ces 
menaces  n'en  sont  pas  moins  réelles  et  l'épouvante  de 
Pascal  est,  au  fond,  rationnelle;  de  sorte  qu'il  peut  passer 
pour  fou  par  un  usage  anormal,  bien  que  très  légitime,  de 
la  raison. 

Svi.Lv  Phudhomme.  '2't 


370  LA  VRAIE  RELIGION   SELON   PASCAL 

Nous  relèverons,  en  outre,  dans  Pascal  l'influence  du 
mysticisme  sur  la  raison  même  et  sur  le  cœur.  11  importe 
de  remarquer  que  sa  foi  religieuse  favorise  singulièrement 
son  doute  philosophique.  L'acte  de  foi,  étant  à  ses  yeux 
le  plus  haut  et  le  seul  important  moyen  de  connaissance, 
lui  rend  ce  doute  facile  et  non  douloureux.  Son  scepti- 
cisme, en  effet,  n'atteint  pas  en  lui  le  fondement  de  la  con- 
naissance capitale.  11  ne  veut  pas  que  Dieu  soit  démontré 
par  le  spectacle  de  la  nature,  parce  que  le  Dieu  des  chré- 
tiens ne  doit  pouvoir  être  connu  que  par  un  acte  de  foi. 
Il  ne  faut  pas  qu'on  puisse  se  passer  de  la  Sainte  Écriture 
ni  de  la  révélation  pour  établir  l'existence  de  Dieu.  Il  se 
résigne  à  ne  pas  le  comprendre,  mais  non  à  ne  pas  le  pos- 
séder. Dieu  lui  est  nécessaire  pour  combler  un  vide  de 
son  cœur,  vide  infini  qui  ne  peut  être  rempli  que  par  un 
objet  infiniment  parfait.  Il  suffit  à  son  intelligence  de 
savoir  que  cet  objet  existe,  quelle  qu'en  soit  d'ailleurs  l'es- 
sence incompréhensible;  mais  ce  n'est  pas  par  elle-même 
que  son  intelligence  le  sait,  elle  reçoit  du  cœur  cette  con- 
naissance. Il  fallait  à  Pascal  pour  être  heureux  un  objet 
dont  la  possession  ne  pût  lui  être  ni  disputée  par  la 
maladie  ou  les  autres  vicissitudes  de  la  condition  terrestre 
ni  ravie  par  la  mort.  Or  l'acte  de  foi  est  tout  ensemble  un 
acte  d'affirmation  et  de  possession  du  seul  bien  assuré,  à 
savoir  de  la  vérité  souveraine;  c'est  un  cri  impérieux  du 
cœur,  et  le  cœur  entend  directement  la  réponse  à  son  cri. 
Les  mathématiques  et  les  sciences  naturelles  n'ofl'rent  de 
la  vérité  que  la  part  de  beaucoup  la  moins  intéressante 
pour  un  homme  avant  tout  préoccupé  des  origines  et  des 
fins  de  son  âme,  dont  ces  disciplines  ne  démontrent  môme 
pas  l'existence.  En  sa  qualité  de  savant  Pascal  connaît  à 
merveille  les  règles  d'une  démonstration  valable,  il  est 
habitué  à  garantir  aux  preuves  rationnelles  toute  la  force 
dont  elles  sont  susceptibles  en  écartant  toutes  les  préven- 
tions qui  les  pourraient  alTaiblir  ou  fausser.  Il  est  éminem- 
ment logicien,  et  celle  supériorité  même  risque  de  l'égarer 
plus  qu'un  autre,  car  si,  par  hasard,   les   prémisses  qu'il 


RÉFLEXIONS  FINALES  371 

admet  sont  erronées,  il  en^tire  toutes  les  suites  puisées  à 
la  plus  grande  profondeur.  Toute  la  finesse  desprit,  toute 
la  sagacité  et  la  puissance  de  pénétration  qui  servent  chez 
lui  le  savant,  il  les  met  au  service  de  l'apologiste  du  chris- 
tianisme, mais  seulement  dans  l'interprétation  des  monu- 
ments qui  en  sont  la  base,  non  dans  la  critique  devenue 
aujourd'hui  si  minutieuse,  et  circonspecte,  de  leur  authen- 
ticité. Il  accepte  la  tradition  avec  une  sécurité  qui  sur- 
j)rend,  lorsqu'on  se  rappelle  sa  défiance  de  physicien  à 
l'égard  des  anciens.  Il  faut  assurément  prendre  en  consi- 
déialion  l'époque  et  le  milieu  où  se  sont  formées  ses  idées; 
on  n'exige  pas  d'un  homme  de  génie  qu'il  en  secoue  le 
joug,  mais  on  ne  s'étonne  pas  qu'il  le  fasse,  et  l'on  regrette 
malgré  soi  qu'il  ne  le  fasse  point. 

Pascal  n'est  pas  égoïste;  nous  avons  rappelé  qu'il  est 
mort  appauvri  par  ses  aumônes.  Il  ne  supporte  pas  qu'on 
préfère  son  propre  bien  au  bonheur  de  tout  le  reste  du 
monde,  mais,  comme  tous  les  croyants,  à  propos  de  la 
justice  divine  et  de  l'éternité  des  peines  infernales  il  semble 
dépourvu  de  la  sympathie  qui  fait  imaginer  la  douleur 
d'autrui,  et,  quand  elle  est  imméritée,  soulève  l'indigna- 
tion. Telle  femme,  qui  ne  tuerait  pas  une  mouche,  admet 
sans  frémir  pour  le  pécheur  né  gourmand  et  mort  sans 
absolution  une  cuisson  sans  fin.  L'influence  du  mysticisme 
sur  le  caractère  est  là  très  sensible.  Pascal  n'a  pas  eu  de 
la  justice  une  conscience  assez  vive  pour  sentir  jusqu'à  la 
révolte,  ni  même  jusqu'à  la  pitié,  la  disproportion  scanda- 
leuse entre  une  peine  éternellement  atroce  et  l'olïense 
envers  Dieu,  laquelle  ne  doit  se  mesurer  qu'à  l'intention 
de  l'otTenser.  Son  zèle  religieux  refroidit  en  lui  les  senti- 
ments naturels  et  arrête  les  épanchements  du  cœur  :  il 
désapprouve  les  caresses  de  la  mère  à  l'enfant  comme  sus- 
pectes de  quelque  sensualité.  Pour  faire,  sans  effort  appa- 
rent, une  pareille  concession  à  la  piété  ascétique  il  n'est 
sans  doute  pas  fort  tendre.  Il  réserve  ses  effusions  pour  la 
prière ;x;'est  à  Dieu  seul  qu'elles  vont;  c'est  à  l'adresse  de 
Jésus-Christ  qu'il  trouve  des  paroles  où  son  âme  se  fond 


372  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

tout  entière  en  amour.  En  somme  l'idéal  de  la  vie  chré- 
tienne est  pour  lui  très  haul;  c'est  la  constance  habituelle 
dans  la  pratique  du  bien,  et  l'égale  aptitude  à  l'exercice  des 
vertus  extrêmes  et  des  vertus  opposées  (telles  que  la  chari- 
table douceur  et  l'héroïque  fermeté).  Cet  idéal  il  ne  l'atteint 
pas  toujours;  ce  n'est  pas  surprenant. 

Si  dans  cette  étude  nous  avions  à  examiner  toutes  ses 
Pensées,  nous  devrions  rechercher  si  ses  idées  sur  la  poli- 
tique et  sur  d'autres  questions  morales  n'ont  pas  subi 
l'empreinte  de  ses  croyances  religieuses.  Nous  nous  borne- 
rons à  signaler  que  sa  fierté  innée  conspire  avec  l'esprit 
évangélique  pour  abaisser  les  grandeurs  sociales  de  pure 
institution,  pour  apprécier  «  les  grands  »  à  leur  réelle 
valeur  tout  en  respectant  chez  eux  la  hiérarchie  tradition- 
nelle. Il  n'est  point  ce  qu'on  nomme  aujourd'hui  un 
libéral  :  il  accepte  l'ordre  établi,  sans  être  dupe  toutefois 
des  insignes  extérieurs  de  la  dignité.  Il  doute  de  la  justice 
en  tant  qu'elle  est  humaine  et  n'est  pas  un  principe  révélé 
par  la  religion.  Il  remarque  en  elîet  que  l'intérêt  bien 
entendu  peut  conseiller  l'équité  et  faire  alors  un  tableau  de 
la  charité  (produire  les  mômes  résultats  qu'elle).  A  ses  yeux 
la  justice  politique,  très  distincte  de  la  vraie  justice,  qui 
n'est  connue  que  par  la  révélation,  est,  en  dernière  analyse, 
le  procédé  le  plus  pratique  pour  instituer  la  paix.  L'inéga- 
lité parmi  les  hommes  est  d'ailleurs  nécessaire  et  l'idée  de 
la  justice  varie  avec  la  frontière. 

Comment  le  mysticisme  chrétien  a-t-il  agi  sur  le  sens 
esthétique  de  Pascal?  Celte  question  nous  intéresse  extrê- 
mement; nous  Tavons  réservée  pour  la  fin  de  nos  réflexions 
sur  son  tempérament  moral.  Et  d'abord,  qu'est-ce  que  le 
Beau  pour  lui?  Nous  entendons  par  le  Beau  en  général 
l'objet  inaccessible,  partant  indéfinissable,  auquel  aspirent 
certaines  âmes.  L'aspiration  vers  le  Beau  n'en  procure 
pas  la  possession  adéquate,  mais  le  pressentiment  seul, 
et,  à  ce  titre,  est  à  la  fois  mélancolique  et  délicieuse.  C'est 
cet  objet  indéterminé,  symbole  du  suprême  bonheur,  que 
se  propose  d'exprimer  l'œuvre  d'art  (plastique,  musicale 


RÉFLEXIONS  FINALES  373 

OU  lilléraire).  Tout  artiste,  en  tant  que  créateur  de  formes 
expressives  du  Beau,  est  poète.  Si  l'on  admet  ces  défini- 
tions. Ton  ne  refusera  certes  point  à  Pascal  l'aspiration 
poétique,  sauf  à  indiquer  sous  quelle  forme  il  en  exprime 
l'objet.  Rien  de  terrestre  ne  le  satisfait;  descendant  du 
premier  couple  humain,  il  se  sent  dépossédé  du  seul  idéal 
qui  soit  digne  de  ce  couple  avant  sa  chute.  Le  seul  bon- 
heur qu'il  admette  et  désire,  c'est  la  vie  commune  avec 
Dieu,  la  vie  en  Dieu  et  pour  Dieu.  Le  sentiment  du  divin 
dans  l'homme  né  religieux,  dans  le  mystique,  est  insépa- 
rable de  la  délectation  sublime  que  l'Ame  éprouve  à  se 
fondre  en  cet  objet  infiniment  haut  de  sa  contemplation. 
Les  exercices  de  la  piété,  les  ravissements  de  la  prière,  les 
sacrements  et  par  excellence  l'Eucharistie,  sont  les  pré- 
mices de  la  félicité  véritable,  de  la  félicité  paradisiaque, 
fusion  de  l'âme  en  son  Dieu.  Aucun  poète  ne  peut  se 
vanter  de  placer  plus  haut  l'objet  de  son  aspiration.  A  cet 
égard  Pascal  est  indéniablement  poète.  Si  l'on  n'accorde 
ce  nom  qu'à  l'écrivain  versificateur,  il  ne  lui  convient  pas. 
Ce  genre  de  poètes  ne  semble  même  pas  lui  être  sympa- 
thique. 

Quant  aux  artistes  proprement  dits,  statuaires,  peintres, 
musiciens,  etc.,  qui  sont  les  poètes  soit  de  la  ligne,  du  relief 
et  des  couleurs,  soit  des  sons,  toutes  formes  qui  expriment 
les  activités  de  la  nature  ou  de  l'âme,  il  ne  paraît  pas  avoir 
compris  l'essence  et  le  but  de  leurs  productions.  Sa  Pensée 
sur  la  peinture  n'en  témoigne  que  trop  :  Quelle  vanité  que 
la  peinture,  qui  attire  l'admiration  par  la  ressemblance  des 
choses  dont  on  n'admire  point  les  originauxl  (I,  105.)  Il 
croit  qu'elle  a  pour  objet  limitation  servile  et  il  s'étonne 
qu'on  puisse  admirer  une  copie  dont  on  n'admire  pas  le 
modèle.  Cet  étonnement  décèle  une  singulière  méprise. 
De  ce  qu'il  n'admire  pas  un  fromage,  un  oignon,  un  pot 
de  grès  ou  un  lièvre  mort,  il  en  conclut  que  les  tableaux 
de  ce  genre  ne  sauraient  être  admirables.  Il  oublie  que  le 
blanc  d'un  fromage,  la  pelure  d'un  oignon,  la  couverte 
d'un  pot,  le  pelage  d'un  lièvre  offrent  au  regard  du  colo- 


374  LA   VHAIE  llELKilON  SELON  PASCAL 

risle  les  jouissances  les  plus  délicates  et  que  ces  jouis- 
sances engendrent  un  rêve  qui  n'a  rien  de  commun  avec  la 
destination  économique  de  ces  humbles  choses  qui  ont 
servi  de  modèles  au  peintre.  Il  confond  le  sujet  avec  le 
motif  et  semble  ignorer  que  Part  n'est  pas  l'imitation  pure- 
ment objective  d'une  forme  extérieure,  mais  le  choix  du 
modèle  en  vue  dune  interprétation  personnelle,  oiiginale 
de  ce  qu'il  exprime.  Est-ce  à  dire  que  Pascal  ne  soit  nulle- 
ment artiste?  Lui  dénier  tout  à  fait  pour  cette  erreur  l'in- 
telligence de  l'objet  des  beaux-arts  serait  injuste,  car, 
dans  les  Pensées  suivantes,  il  fait  à  la  fois  la  part  de  lin- 
dividualité  dans  la  conception  du  beau  et  celle  de  l'aspira- 
tion vers  un  modèle  indéterminé  dans  l'œuvre  poétique  : 

Il  y  a  certain  modèle  d'agrément  et  de  beauté  qui  con- 
siste en  un  certain  rapport  entre  notice  nature,  faible  ou 
forte,  telle  quelle  est,  et  la  chose  qui  nous  plaît.  Tout  ce 
qui  est  formé  sur  ce  modèle  nous  agrée  :  soit  maison,  chan- 
son., discours,  vers,  prose,  femme,  oiseaux,  rivières,  arbres, 
chambres,  habits,  etc.  Tout  ce  qui  n'est  point  fait  sur  ce 
modèle  déplaît  à  ceux  qui  ont  le  bon  goût.  Et  comme  il  y  a 
un  rapport  parfait  entre  une  chanson  et  une  maison  qui 
sont  faites  sur  le  bon  modèle,  parce  qu'elles  ressemblent  à 
ce  modèle  unique,  quoique  chacune  selon  son  genre,  ily  a 
de  même  un  rapport  parfait  entre  les  choses  faites  sur  le 
mauvais  modèle.  Ce  n'est  pas  que  le  mauvais  modèle  soit 
unique,  car  il  y  en  a  une  infinité.  Mais  chaque  mauvais 
sonnet,  par  exemple,  sur  quelque  faux  modèle  qu'il  soit 
fait,  ressemble  parfaitement  à  une  femme  vêtue  sur  ce 
modèle.  Rien  ne  fait  mieux  entendre  combien  un  faux 
sonnet  est  ridicule  que  d'en  considérer  la  nature  et  le 
modèle,  et  de  s'imaginer  ensuite  une  femme  ou  ime  maison 
faite  sur  ce  modèle-là  (I,  103). 

Comme  on  dit  beauté  poétique,  on  devrait  aussi  dire 
beauté  géométrique,  et  beauté  médicinale.  Cependant  un  tie 
le  dit  point  :  et  la  raison  en  est  qu'on  sait  bien  quel  est 
l'objet  de  la  géométrie,  et  qu'il  consiste  en  preuves,  et  quel 
est  l'objet  de  la  médecine,  et  qu'il  consiste  en  la  guérison  ; 


RÉFLEXIONS  FINALES  375 

mais  on  ne  sait  pas  en  quoi  consiste  l'agrément^  qui  est 
l'objet  de  la  poésie.  On  ne  sait  ce  que  c'est  que  ce  modèle 
naturel  qu'il  faut  imiter;  et,  à  faute  de  cette  connaissance, 
on  a  inventé  de  certains  termes  bigarres  :  «  siècle  d'or,  mer- 
veille de  nos  jours,  fatal,  etc.;  »  et  on  appelle  ce  jargon 
beauté  poétique.  Mais  qui  s'imaginera  une  femme  sur  ce 
modèle-là,  qui  consiste  à  dire  de  petites  choses  avec  de 
grands  mots,  verra  une  jolie  damoiselle  toute  pleine  de 
miroirs  et  de  chaînes,  dont  il  rira,  parce  qu'on  sait  mieux 
en  quoi  consiste  l'agrément  d'une  femme  que  '  V agrément 
des  vers.  Mais  ceux  qui  ne  s'y  connaîtraient  pas  V admire- 
raient en  cet  équipage;  et  il  y  a  bien  des  villages  oit  on  la 
prendrait  pour  la  reine  :  et  c'est  pourquoi  nous  appelons  les 
sonnets  faits  sur  ce  modèle-là  les  reines  de  village  (I,  104), 
Quelque  réserve  qu'on  puisse  légitimement  faire  sur  la 
compétence  de  Pascal  en  matière  d'art  plastique  ou  musi- 
cal, chacun  salue  sa  souveraine  maîtrise  dans  l'art  d'écrire. 
C'est  dans  le  recueil  des  Pensées  qu'on  surprend  le  mieux 
les  ressources  et  .les  qualités  de  sa  prose.  En  le  lisant  on 
assiste  à  toutes  les  phases  que  traverse  la  formation  de 
cette  prose,  vigoureuse,  depuis  le  premier  jet,  qui  est  une 
sorte  de  notation  instantanée  de  la  pensée,  jusqu'à  l'achè- 
vement soigné  de  la  forme  qu'elle  revêt,  après  plusieurs 
essais  de  l'expression  exacte,  La  science  la  plus  familière  à 
Pascal  nous  fournit  une  image  de  ce  labeur  progressif.  Il 
se  propose  de  faire  tenir  le  plus  de  sens  possible  dans  la 
phrase  la  plus  concise,  de  même  qu'il  y  a  dans  l'étendue  à 
trois  dimensions  une  figure  qui  offre  le  plus  de  contenance 
sous  la  moindre  surface;  c'est  la  sphère  et  elle  est  le  plus 
simple  des  solides.  Il  semble  proposer  cet  exemple  à  son 
langage  :  il  le  modèle  peu  à  peu  comme  s'il  pétrissait  et 
roulait  une  matière  malléable  entre  ses  mains  pour  l'amener 
à  la  forme  sphérique.  De  là,  l'ampleur,  la  plénitude  et  la 
simplicité  de  son  style.  Mais  notre  comparaison  a  besoin 
d'être  complétée,  car  rien  ne  ressemble  moins  à  l'unifor- 
milé  de  la  sphère  que  la  variété  de  l'accent  dans  sa  phrase. 
La  matière  qu'il  y  coule  est  plus  ou  moins  chaude,  selon  le 


376  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

sujet,  scientifique  ou  moral,  qu'il  traite,  mais  elle  n'est 
jamais  froide  tout  en  satisfaisante  la  condition  susdite,  qui 
est  précisément  celle  de  toute  œuvre  d'art  parfaite.  Il  ne 
travaille  donc  pas  à  orner  son  style,  il  ne  travaille  qu'à 
rendre  le  plus  sobrement  possible  l'expression  adéquate  à 
la  pensée.  Ce  qui  fait  la  vie  de  ce  style,  c'est  l'activité  intel- 
lectuelle ou  passionnelle  qui  l'échauffé  et  par  là  môme  le 
colore.  Il  cherche  l'expression  juste  et  il  la  trouve  si  bien 
qu'elle  paraît  s'être  imposée  d'elle-même  à  la  plume.  De  là 
vient  que  dans  ses  écrits  il  n'y  a  nulle  apparence  d'apprêt, 
bien  que  l'art  y  soit  consommé.  L'art  décrire  n'est  pas 
dans  le  style,  car  celui-ci  n'est  que  l'allure  naturelle,  toute 
spontanée,  communiquée  à  la  phrase  par  les  mouvements 
de  l'âme;  cet  art  consiste  dans  le  choix  des  mots  que  le 
style  dispose  et  qui  ne  s'offrent  pas  toujours  du  premier 
coup  à  la  pensée  pour  la  rendre,  mais  surtout  il  consiste 
dans  la  composition,  c'est-à-dire  dans  l'ordonnance  des 
idées,  soit  uniquement  par  amour  du  vrai,  pour  la  clarté 
dont  le  penseur  a  besoin,  soit  en  vue  de  l'effet  que  l'écri- 
vain ou  l'orateur  se  propose  de  produire  sur  ses  lecteurs 
ou  son  auditoire.  Dans  le  recueil  des  Pensées^  Pascal, 
avons-nous  dit,  consigne  le  plus  souvent  pour  lui-même, 
pour  lui  seul  ce  qui  lui  vient  à  l'esprit,  avec  l'intention 
d'introduire  plus  tard  ces  fragments  appropriés  à  quelque 
destination  préméditée  dans  un  ouvrage  adressé  à  certains 
lecteurs,  et  c'est  cette  appropriation  qui  requiert  de  l'art, 
qui  l'oblige  à  composer  pour  présenter  ses  idées  dans 
l'ordre  le  plus  convenable  à  son  objet.  Plusieurs  morceaux, 
très  importants,  présentent,  au  milieu  des  autres,  les 
caractères  d'une  composition  plus  ou  moins  avancée, 
parfois  accomplie.  Il  y  en  a  qui  sont  des  chefs-d'œuvre, 
des  échantillons  typiques  de  la  beauté  littéraire  au  service 
de  la  beauté  morale,  de  cette  aspiration  qui,  selon  nous, 
définit  la  poésie  supérieure;  or  il  la  doit  évidemment  à  son 
mysticisme  chrétien.  Le  sentiment  religieux  en  est  la 
source  la  plus  ancienne  et  la  plus  haute  chez  tous  les 
peuples.  Leurs  poèmes  fameux  font  tous  une  large  part  à 


RÉFLEXIONS  FINALES  377 

ce  qu'on  nomme  le  merveilleux.  Les  Provinciales,  ces 
pages  immortelles  où  Pascal  s'est  révélé  l'un  des  écrivains 
Ibndaleiirs  de  la  prose  française,  ajoutent  aux  divers 
accents  ollerls  par  le  style  des  Pensées  un  ton  nouveau, 
qu'il  ne  faut  pas  omettre,  le  Ion  spirituel  sous  forme 
d'ironie.  On  ne  saurait  trop  en  admirer  la  finesse  et  la 
mesure,  on  n'y  sent  rien  de  l'insolence  facile,  habituelle 
aux  pamphlétaires,  mais  le  trait  aiguisé  pénètre  à  fond  et 
porte  plus  efficacement  que  la  grossière  injure.  La  raillerie 
discrète  et  contenue  éclate,  chez  Pascal,  en  indignation. 
Elle  engendre  ainsi  l'éloquence  et  contribue  donc  à  la 
beauté  de  l'ouvrage;  à  ce  titre  elle  s'élève  et  participe  de 
cette  beauté  complexe. 

Les  Pensées  suivantes  de  Pascal  relatives  au  style  justi- 
fient ce  que  nous  venons  de  rappeler  du  sien  : 

Quand  un  discours  naturel  peint  une  passion.,  ou  un  effet., 
on  trouve  dans  soi-même  la  vérité  de  ce  quon  entend., 
laquelle  on  ne  savait  pas  qu'elle  y  fût,  en  sorte  qu'on  est 
porté  à  aimer  celui  qui  nous  le  fait  sentir;  car  il  ne  nous  a 
pas  fait  montre  de  son  bien,  mais  du  nôtre;  et  ainsi  ce  bien- 
fait nous  le  rend  aimable  :  outre  que  cette  communauté 
dHntelligence  que  nous  avons  avec  lui  incline  nécessaire- 
ment le  cœur  à  l'aimer  (I,  104). 

//  faut  de  l'agréable  et  du  réel;  mais  il  faut  que  cet 
agréable  soit  lui-même  pris  du  vrai  (I,  lOi). 

«  J'ai  l'esprit  plein  d'inquiétude.  »  Je  suis  plein  d'inquié- 
tude, vaut  mieux  (II,  134). 

<(  Éteindre  le  flambeau  de  sédition.  »  Trop  luxuriant. 
«  L'inquiétude  de  son  génie.  »  Trop  de  deux  mots  hardis 
(11,154). 

L'éloquence  continue  ennuie. 

Les  princes  et  rois  jouent  quelquefois.  Ils  ne  sont  pas  tou- 
jours sur  leurs  trônes;  ils  sy  ennuient.  La  grandeur  a 
besoin  d'être  quittée  pour  être  sentie.  La  continuité  dégoûte 
en  tout.  Le  froid  est  agréable,  pour  se  chauffer  (I,  84). 

Quand  on  voit  le  style  naturel,  on  est  tout  étonné  et  ravi; 
car  on  s'attendait  de  voir  un    auteur,  et  on  trouve  un 


378  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

homme.  Au  lieu  que  ceux  qui  ont  le  goût  bon,  et  qui  en 
voyant  un  livre  croient  trouver  un  homme,  sont  tout  surpris 
de  trouver  un  auteur  :  «  Plus  poelice  quam  humane  Jocu- 
lus  es  ».  Ceux-là  honorent  bien  la  nature,  qui  lui  appren- 
nent quelle  peut  parler  de  tout,  et  même  de  théologie  (I,  lO.j). 

La  dernière  chose  qu'on  trouve  en  faisant  un  ouvrage  est 
de  savoir  celle  qu'il  faut  mettre  la  première  (I,  105). 

Un  même  sens  change  selon  les  paroles  qui  Vexpriment. 
Les  sens  reçoivent  des  paroles  leur  dignité,  au  lieu  de  la 
leur  donner.  Il  en  faut  donner  des  exemples...  (1, 105). 

La  vraie  éloquence  se  moque  de  l'éloquence  (I,  lOGi. 

L'éloquence  est  un  art  de  dire  les  choses  de  telle  façon, 
1°  que  ceux  à  qui  l'on  parle  puissent  les  entendre  sans  peine, 
et  avec  plaisir  ;  2°  qu'ils  s'y  sentent  intéressés,  en  sorte  que 
l'amour-propre  les  porte  plus  volontiers  ày  faire  réflexion. 
Elle  consiste  donc  dans  une  correspondance  qu'on  tâche 
d'établir  entre  l'esprit  et  le  cœur  de  ceux  à  qui  l'on  parle 
d'un  côté,  et  de  l'autre  les  pensées  et  les  expressions  dont 
on  se  sert;  ce  qui  suppose  qu'on  aura  bien  étudié  le  cœur  de 
l'homme,  pour  en  savoir  tous  les  ressorts,  et  pour  trouver 
ensuite  les  justes  proportions  du  discours  qu'on  veut  y 
assortir.  Il  faut  se  mettre  à  la  place  de  ceux  qui  doivent 
nous  entendre,  et  faire  essai  sur  son  propre  cœur  du  tour 
qu'on  donne  à  son  discours,  pour  voir  si  l'un  est  fait  pour 
l'autre,  et  si  l'on  peut  s'assurer  que  l'auditeur  sera  comme 
forcé  de  se  rendre.  Il  faut  se  renfermer,  le  plus  qu'il  est 
possible,  dans  le  simple  naturel;  ne  pas  faire  grand  ce  qui 
est  petit  ni  petit  ce  qui  est  grand.  Ce  n'est  pas  asse:{  qu'une 
chose  soit  belle,  il  faut  qu'elle  soit  propre  au  sujet,  qu'il  n'y 
ait  rien  de  trop  ni  rien  de  manque  (II,  123). 

L'éloquence  est  une  peinture  de  la  pensée;  et  ainsi  ceux 
qui,  après  avoir  peint,  ajoutent  encore,  font  un  tableau,  au 
lieu  d'un  portrait  (II,  123). 

Eloquence,  qui  persuade  par  douceur,  non  par  empire; 
en  tyran,  non  en  ro/(II,  176). 

Ce  que  dit  Pascal  de  l'éloquence  concerne  évidemment 
les  écrits  comme  la  parole. 


REFLEXIONS  FINALES  379 

Nos  remarques  précédentes  ne  sont  que  des  iudicalions 
très  sommaires,  aussi  bien  ne  prélendons-nous  pas  grossir 
d'un  examen  qui  relève  de  la  critique  d'art  une  étude  spé- 
cialement consacrée  à  l'apologétique  de  Pascal  et  déjà  trop 
longue,  mais  nous  devions  rappeler  ce  que  doit  en  lui  le 
caractère  de  l'écrivain  au  souffle  religieux  qui  anima  tout 
riiomme. 


III 


La  religion  catholique  ne  pouvait  rencontrer  un  apolo- 
giste mieux  doué  que  Pascal  pour  rendre  inattaquables  les 
preuves  qui  doivent  la  faire  accepter.  Si  elle  est  vraie  aux 
yeux  d'un  pareil  penseur,  comment  pour  n'importe  quel 
autre  homme  serait-elle  erronée  ou  douteuse?  Aucun  des 
instruments  humains  de  la  connaissance  ne  lui  fait  défaut; 
il  les  possède  tous  et  tous  à  un  degré  culminant.  Son 
intelligence  est  d'une  rare  sagacité  et  singulièrement 
profonde;  elle  surprend  et  saisit  les  rapports  à  la  fois  les 
plus  abstraits  et  les  plus  lointains.  A  cet  égard  il  peut  être 
égalé  aux  promoteurs  fameux  des  sciences  tant  exactes 
qu'expérimentales.  Mais,  en  outre,  il  jouit  d'une  aptitude 
refusée  même  à  beaucoup  des  plus  grands,  à  Laplace,  par 
exemple.  Il  est  capable  de  sentir  combien  la  connaissance 
purement  scientifique,  telle  que  l'observation  et  la  logique 
humaines  peuvent  la  constituer,  serait  loin  encore 
d'expHquer  l'ensemble  des  phénomènes  qui  lui  sont  acces- 
sibles, à  supposer  même  qu'elle  fût  achevée.  11  ne  peut  se 
défendre  de  songer  à  l'inconnu  métaphysique  déterminant 
l'existence  et  la  nature  non  pas  seulement  du  monde 
phénoménal  observable  à  1  homme,  mais  du  reste  aussi, 
en  un  mot,  de  l'Univers  accidentel  tout  entier.  Se  résigner 
à  ne  le  pas  interroger  est  assurément  plus  sage,  étant 
donné  l'invincible  obstacle  que  rencontre  à  tout  pénétrer 
l'intelligence  finie  de  l'homme.  Il  ne  s'ensuit  pas  que  ce 
soit  plus  digne,  car  c'est  abolir  l'aspiration.  La  curiosité 


380  LA  VRAIE  RELIGION   SELON   PASCAL 

de  Pascal  demeure  inassouvie,  et  rôde  affamée  autour  de 
l'éternel  inconnu.  Or  cet  inconnu  n'est  pas  uniquement 
pour  lui  ce  qu'il  ignore,  c'est,  en  outre,  ce  qu'il  redoute, 
c'est  quelque  chose  de  sacré,  le  mystère.  Ce  que  nous 
qualifions  de  sacrée  de  mystérieux,  c'est  ce  qui,  sans 
révéler  sa  nature,  soustraite  à  l'analyse,  impose  le  respect 
et  par  là  entre  en  relation  avec  la  sensibilité  morale,  avec 
le  cœur  plus  qu'avec  l'intelligence.  Le  principe  de  la 
morale,  celui  de  l'esthétique  sont  sacrés.  Mêlé  d'effroi  dans 
Pascal,  ce  respect  dont  la  cause  est  indéfinissable,  indé- 
terminée, mais  n'est  nullement  irrationnelle,  est  ce  que 
nous  avons  appelé  le  mysticisme.  Un  esprit  qui  n'est  en 
rien  mystique  se  soumet  aveuglément  à  l'instinct  conserva- 
teur qui  voile  l'abîme  final  aux  hommes  comme  aux  bêtes, 
à  ce  titre  il  demeure  encore  engagé  dans  la  brute,  si  com- 
préhensif  et  inventif  qu'il  puisse  être  d'ailleurs.  Le  vrai 
sentiment  religieux  n'est  pas  autre  chose  que  l'appétit 
supérieur  de  l'intelligence  ressenti  par  le  cœur  qui  place 
la  félicité  dans  la  suprême  connaissance.  En  tant  que  reli- 
gion le  dogme  catholique  trouva  donc  en  Pascal  une  âme 
prédisposée  à  l'accueillir  avec  voracité.  Comme,  au  surplus, 
les  autres  religions  n'offensent  pas  moins  la  raison  par 
quelque  endroit  sans  susciter  un  appareil  de  preuves  aussi 
imposant,  on  conçoit  que  Pascal  se  soit  précipité  d'abord 
dans  les  bras  de  Jésus,  sauf  à  justifier  ensuite,  avec  toutes 
les  ressources  de  son  génie,  l'accaparement  et  la  constitu- 
tion dogmatique  de  la  doctrine  évangélique  par  les  organi- 
sateurs de  l'ÉgHse  cathoHque.  Tolstoï,  de  nos  jours,  a 
cédé,  lui  aussi,  à  ce  premier  entraînement  si  légitime  vers 
la  morale  chrétienne,  mais  il  s'est  arrêté  tout  de  suite  au 
seuil  de  la  théologie  dogmatique,  livrée,  en  dehors  de 
l'Église  catholique,  à  une  dispute  séculaire,  origine  de 
mainte  hérésie,  et  peu  à  peu  déterminée  par  les  Conciles, 
dont  l'infaillibilité  n'a  pas  conservé  l'unanime  adhésion  des 
chrétiens.  Certes,  l'assentiment  d'un  Pascal  est  bien  propre 
à  rallier  toutes  les  âmes,  même  les  plus  récalcitrantes,  à  la 
foi  catholique.  Pourquoi  donc  tant  d'esprits,  qui  s'avouent 


RÉFLEXIONS  FINALES  381 

de  beaucoup  inférieurs  à  ce  remueur  d'idées  aussi  puis- 
sant qu'intègre,  renoncent-ils  à  le  suivre?  Les  croyants 
répondront  que,  malgré  cet  aveu,  ces  esprits  sont  dominés 
par  des  passions  qui  les  égarent  et  que,  s'ils  luttaient  contre 
ces  passions,  s'ils  s'exerçaient  à  la  vertu  comme  Pascal,  ils 
sentiraient  la  force  démonstrative  de  son  apologétique. 
Tout  en  tenant  compte  de  celte  réponse,  peu  modeste  au 
fond ,  les  chercheurs  inquiets  répliqueront  que  malheu- 
reusement cette  apologétique  pourrait  bien  pécher  par 
excès  de  confiance  dans  la  véracité  des  documents  qui  en 
sont  la  base,  car  l'histoire  et  la  légende  y  sont  si  intime- 
ment confondues  que  la  critique  la  plus  sagace  est  impuis- 
sante à  les  distinguer  et  les  dégager  nettement.  Pour  peu 
que  cette  critique  soit  influencée  par  des  penchants  innés, 
des  préjugés  héréditaires  et  une  éducation  qui  les  favorisent, 
il  devient  presque  impossible  qu'elle  ne  dévie  pas  du 
sentier  si  étroit  qui  mène  à  la  vérité.  Pascal,  outre  qu'il 
avait  été  élevé  dans  le  sens  de  sa  prédisposition  religieuse, 
n'était  pas  muni  de  la  méthode  et  des  moyens  d'investiga- 
tion dont  dispose  aujourd'hui  l'exégèse.  Aussi  les  pierres 
fondamentales,  les  assises  mêmes  de  son  bel  édifice,  ne 
sont-elles  pas  inébranlables.  Quiconque  veut  à  bon  escient 
choisir  entre  les  religions  celle  qui  fait  valoir  à  la  raison 
les  meilleurs  arguments  en  faveur  de  la  foi,  ne  saurait  se 
soustraire  à  l'obligation  d'examiner  les  titres  de  cette  reli- 
gion à  sa  créance.  De  même  un  géographe,  pour  s'éclairer 
sur  une  lointaine  région  qu'il  ne  peut  visiter  lui-même,  ne 
s'en  rapporte  pas  indistinctement  à  n'importe  quelles  rela- 
tions de  voyage  qui  la  décrivent,  mais  ne  se  fie  qu'au  récit 
de  l'explorateur  dont  la  véracité  lui  offre  d'irrécusables 
garanties.  Il  rejette  tous  les  autres  où  il  a  surpris  des  con- 
tradictions, des  anachronismes,  quelque  vice  qui  les  infirme 
ou  les  rend  suspects.  C'est  une  enquête  préalable  de  ce 
genre  qu'entreprend  aujourd'hui  la  critique  historique  et 
rationnelle  des  monuments  sur  lesquels  se  fonde  le  Catho- 
licisme. Ses  adeptes,  baptisés  dès  leur  naissance,  lui 
appartiennent  avant  l'Age   du    discernement  réfléchi,   et 


382  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

peuvent  ainsi  le  représenterdans  les  statistiques  sans  croire 
à  ses  dogmes.  Parmi  la  foule  des  âmes  qui  ont  reçu  incons- 
ciemment sa  marque,  il  y  a  plusieurs  classes  à  distinguer. 
Premièrement  :  les  âmes  éminemment  enclines  au  mysti- 
cisme, nées  avec  un  sentiment  religieux  qui  les  tourmente 
s'il  n'est  satisfait  par  un  culte  défini.  Cène  sont  pas  les  plus 
nombreuses,  mais  ce  sont  les  plus  utiles  à  la  propagation 
de  la  doctrine.  Chez  elles  se  recrutent  spontanément  la 
partie  saine  et  sincère  du  clergé  et  toute  la  population  des 
couvents,  toutes  les  congrégations.  Secondement  :  les 
prêtres  dont  la  foi  chancelle,  parmi  ceux  que  leurs  parents 
pauvres,  paysans  pour  la  plupart,  ont  dirigés  vers  le 
sacerdoce  pour  les  mettre  à  l'abri  du  besoin  et  leur  assurer 
par  une  instruction  à  la  fois  élevée  et  peu  coûteuse  un 
avenir  honorable.  La  vocation  de  ceux-là  n'est  pas  toujours 
spontanée  et  risque  d'être  illusoire,  bien  que,  dans  les 
séminaires,  ils  soient  exhortés  par  leurs  maîtres  à  s'inter- 
roger très  attentivement  avant  de  faire  le  pas  décisif  :  le 
désistement  est  une  grosse  aflaire.  Cependant  quelques- 
uns  reculent,  les  autres  s'engagent  avec  plus  ou  moins  de 
témérité.  Troisièmement  :  les  laïques  pratiquants  que  leur 
éducation  traditionnelle,  la  longue  observance  des  rites, 
une  curiosité  peu  vive,  et  une  docilité  naturelle,  due  à  la 
conscience  de  leur  incompétence,  inclinent  à  croire  sans 
examen.  Ces  croyants-là  subissent  l'ascendant  et  le  pres- 
tige de  l'Église  enseignante.  Ils  sont  très  nombreux  et  les 
femmes  en  constituent  la  majorité.  Quatrièmement  :  les 
tièdes,  indolents  par  nature  ou  intéressés  à  ne  pas  sou- 
haiter que  leur  religion  soit  démontrée,  parce  qu'elle 
professe  une  morale  et  promulgue  une  sanction  pénale  fort 
gênantes  pour  leurs  passions  et  leurs  vices.  Cinquième- 
ment :  nous  opposerons  à  ceux-là  d'excellents  cathoHques 
d'une  foi  à  toute  épreuve,  mystiques  sans  fanatisme,  qui 
sont  restés  dans  le  siècle  par  devoir,  parce  qu'ils  n'ont  pas 
osé  se  faire  prêtres,  ou  par  scrupule,  par  crainte  de  ne 
pouvoir  se  rendre  assez  dignes  de  l'être,  détestant  leurs 
imperfections  et  leurs  fautes,  modèles  de  droiture  et  de 


RÉFLEXIONS  FINALES  383 

probité,  commandant  la  plus  haute  estime  à  tous  égards. 
Sixièmement  :  les  baptisés  qui  par  le  seul  exercice  de  leur 
raison  sont  arrivés  à  douter  ou  même  à  ne  plus  rien  croire 
des  dogmes  formulés  dans  les  canons  de  l'Église. 

Nous  soumes  certain  (ju'il  en  est  parmi  eux  d'une  honnê- 
teté parfaite,  aussi  rigide  et  aussi  délicate  que  celle  des 
croyants  précédents  et  qui,  déplorant  comme  ceux-ci  leurs 
faiblesses,  désirent  s'en  corriger  et  s'efforcent  de  les  com- 
battre. Ce  sont  des  philosophes  anxieusement  épris  de  la 
vérité,  mystiques  aussi,  dans  le  sens  large  que  nous  prêtons 
à  ce  mot,  c'est-à-dire  aspirant  à  justifier  l'univers  autant 
qu'à  lexpliquer.  Pour  cela  leur  cœur  réclame  rexislcnce 
dun  principe  suprême,  quelle  qu'en  soit  l'indéfinissable 
nature,  source  de  l'ordre,  du  Beau,  de  ce  qu'on  nomme 
l'Idéal,  révélé  et  exprimé  par  certaines  perceptions  sen- 
sibles, par  certaines  qualités  de  la  forme.  Pour  ces  philo- 
sophes l'Esthétique  et  l'Ethique  identifiées  fournissent  au 
sentiment  religieux  son  objet.  Cet  objet,  ils  l'appellent 
Dieu.  La  reUgion  de  ces  déistes  spiritualistes  est  sans  autel. 
Leur  Dieu,  celui  de  Jean-Jacques  Rousseau,  diffère  peu  du 
Dieu  des  bonnes  gens  prôné  par  Déranger,  en  ce  qu'il  est 
sous  la  forme  d'un  excellent  père  doué  des  vertus  humaines 
poussées  à  l'infini.  A  cet  égard  il  est  aussi  anthropomorphe 
que  le  Jéhovah  judœo-chrétien.  Les  mystiques  de  grande 
imagination,  les  artistes,  les  poètes  l'adoptent  volontiers 
parce  que  son  assimilation  à  l'homme  favorise  sa  commu- 
nication avec  l'âme  et  permet  de  remonter  par  lui  à  la 
source  du  Vrai,  du  Beau,  du  Bien,  de  concentrer,  à  Tétat 
virtuel,  dans  sa  puissance  créatrice,  les  types,  les  modèles 
de  toutes  les  formes  réalisables,  d'objectiver,  en  un  mot, 
l'Idéal.  Septièmement  :  les  savants,  dont  la  plupart,  il  nous 
semble,  considèrent  exclusivement  les  lois  du  monde  phé- 
noménal, et  s'ils  parlent  de  masse  et  d'énergie,  avouent  en 
ignorer  la  nature  intime.  Ce  sont  à  leurs  yeux  des  substrata 
dont  l'existence  et  les  actes  nécessités  par  des  conditions 
intrinsèques  ne  requièrent,  pour  s'expliquer,  nulle  autre 
condition  qui  leur  serait  imposée  du  dehors.  La  méthode 


384  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

de  Bacon,  en  les  conduisant  au  déterminisme,  oblitère  chez 
ceux-là  le  penchant  mystique  à  la  vénération.  Mais 
d'illustres  exemples  témoignent  qu'il  n'en  subsiste  pas 
moins  chez  d'autres.  Huitièmement  :  les  philosophes  méta- 
physiciens dont  Spinoza  est  le  type.  Leur  Dieu,  perdant 
toute  individualité,  n'est  plus  que  la  substance  universelle 
avec  ses  attributs  d'inconditionnement  extérieur,  d'éternité, 
d'infinité  qui  se  déduisent  de  sa  nécessité.  La  pierre 
d'achoppement  de  tous  les  systèmes  métaphysiques  est  leur 
impuissance  à  expliquer  la  diversité  et  le  nombre,  c'est-à- 
dire,  au  fond,  le  monde  phénoménal.  Les  modes  et  les 
accidents  sont  des  faits  irréductibles  au  principe  essentiel- 
lement unitaire  de  l'être  en  soi  et  par  soi. 

Enfin  comment  nommer  le  groupe  de  chercheurs  dont  se 
réclame  l'auteur  du  présent  ouvrage,  si  tant  est  que,  bien 
involontairement,  il  se  trouve  enrôlé  dans  une  école?  A  son 
avis  l'Univers,  tel  qu'il  se  manifeste  à  ses  sens  et  à  sa  cons- 
cience, est  un  monstre  pour  l'homme  qui  l'interroge  et  le 
juge  ;  un  monstre,  parce  que  l'être  de  cet  univers,  son  fon- 
dement métaphysique  impose  à  l'intelligence  certains  con- 
cepts en  contradiction  avec  le  possible  et  le  réel.  Par 
exemple,  le  concept  de  l'être  nécessaire  est  incompatible 
avec  la  possibilité  du  changement  lequel  néanmoins  cons- 
titue la  réalité  phénoménale;  l'évolution  des  formes,  le 
devenir  en  un  mot  est  une  contradiction  permanente  qui 
se  résout  sans  cesse  par  l'activité,  mais  pour  avoir  à  se 
résoudre  il  faut  qu'elle  existe  et  dure,  si  peu  que  ce  soit. 
L'intelligence  humaine  est  incapable  de  la  concevoir.  Le 
cœur,  c'est-à-dire  le  sens  humain  du  beau,  du  bien,  du 
juste  n'est  pas  moins  offensé  par  l'immoralité  ou  l'absence 
de  moralité  que  supposent  les  actes  de  l'être  nécessaire. 
Par  exemple,  le  sanguinaire  sacrifice  de  la  vie  à  l'entretien 
de  la  vie  sur  la  terre,  l'immolation  inévitable  et  révoltante 
des  faibles  par  les  forts.  En  présence  de  ces  absurdités  qui 
nous  confondent  et  de  ces  horreurs  qui  nous  indignent, 
nous  voudrions  bien  les  croire  seulement  apparentes.  Mais 
la  douleur  ne  s'y  trompe  pas;  elle  crie.  Accueillir  ses  cris 


RÉFLEXIONS  FINALES  383 

par  une  exhortation  à  la  patience  et  à  l'espoir  ne  l'empêche 
pas  d'exister  et  par  cela  môme  de  prolester  contre  l'exis- 
tence présente  d'une  infinie  bonté.  Si  Dieu  ne  pouvait 
accorder  le  vrai  bonheur  à  l'homme  que  sous  forme  de 
récompense,  à  la  condition  que  la  libre  vertu  le  méritât  et, 
par  conséquent,  sans  permettre  une  préalable  souffrance, 
ne  valait-il  pas  mieux  s'abstenir  de  créer  cet  être  passionné, 
ne  pas  poser  l'insoluble  problème  pour  une  telle  créature, 
de  conciher  le  bonheur  avec  la  dignité  et  pour  lui-même  de 
rendre  possible  le  mal  tout  en  demeurant  infiniment  bon? 
Mais  afin  de  n'être  point  mis  par  le  spectacle  du  monde  en 
demeure  de  blasphémer,  nous  préférons  ne  pas  nous  pro- 
noncer sur  la  personnalité  et  les  attributs  de  sa  cause  pre- 
mière. Nous  nous  résignons  à  ignorer  ce  qu'elle  est.  Nous 
ne  pourrions,  sans  manquer  de  sincérité,  la  déclarer  par- 
faite; nous  fausserions  le  sens  ordinaire  de  ce  mot.  Il 
semble  même,  au  premier  abord,  qu'on  ait  le  droit  de  dire  : 
Moins  un  homme  sage,  droit  et  tendre,  un  père  de  famille 
économe,  de  bonnes  vie  et  mœurs  compare  à  lui-même 
cette  cause,  moins  difficilement  il  s'en  explique  l'œuvre 
déconcertante,  à  la  fois  minutieuse  et  grandiose,  odieuse 
et  attrayante,  épouvantable  et  sublime. 

Il  doit  néanmoins  considérer  que  lui-même  il  est  partie 
intégrante  de  l'univers,  et  que,  après  des  siècles  innom- 
brables de  tâtonnements  et  d'ébauches,  après  le  refroidis- 
sement et  la  formation  progressive  de  sa  planète,  c'est  de 
la  cause  première,  ou  plutôt  éternelle,  que  d'infiniment 
loin,  procèdent  toutes  ses  qualités  morales.  Elles  s'y  trou- 
vaient enveloppées  à  l'état  potentiel,  attendant,  pour  être 
déterminées  et  individualisées  en  lui,  les  conditions  de 
milieu  requises.  Assurément  cette  cause  est  également 
mère  de  tous  les  vices  comme  de  toutes  les  laideurs.  En 
vain  supposerait-on,  comme  les  sectateurs  du  parsisme, 
deux  principes  distincts,  l'un  du  bien,  l'autre  du  mal,  per- 
sonnifiés dans  Ormuzd  et  Ahriman,  en  lutte  perpétuelle 
pour  la  prédominance.  Ils  ne  pourraient  se  combattre  sans 
communiquer  entre  eux,  ni  communiquer  sans  avoir  dans 

Sully  Prudhomme.  25 


386  LA  VIIAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

leurs  êtres  respeclifs  quelque  chose  de  commun,  à  savoir, 
au  fond,  ce  que  les  métaphysiciens  appellent  la  substance. 
C'est  la  substance  unique  du  monde  phénoménal  tout 
entier  qui  implique  en  son  activité  deux  tendances  diver- 
gentes entraînant  l'évolution  dans  une  voie  mixte  qui  est  la 
résultante  de  leurs  directions  respectives. 

Le  pessimisme  est  une  philosophie  démentie  par  l'expé- 
rience, car  c'est  un  superlatif  qui  ne  répond  pas  exacte- 
ment à  la  réalité.  L'éclosion  d'une  fleur  ou  d'un  sourire 
suffit  à  le  réfuter.  La  laideur  et  la  beauté,  le  mal  et  le  bien 
se  disputent  l'Univers  et,  en  outre,  celui-ci  est  visiblement 
en  travail.  11  semble  n'être  jamais  content  de  lui-môme,  car 
jamais  il  ne  se  repose.  La  terre  offre  un  spécimen  de  ce 
tourment.  D'une  part  ses  volcans  et  ses  tremblements,  les 
convulsions  belliqueuses  de  ses  plus  hauts  produits 
vivants  attestent  son  douloureux  labeur,  mais  d'autre  part 
la  fécondité  de  sa  surface  végétale,  la  fondation  de  l'ordre 
social,  l'avancement  du  savoir  et  le  progrès  de  la  sympa- 
thie dans  les  foyers  conscients  et  aimants  qu'elle  allume, 
obligent  à  reconnaître  le  principe  d'une  victoire  évolutive, 
lente,  mais  constante,  du  mieux  sur  l'état  précédent.  Ce 
germe  suffit  pour  autoriser  l'espoir;  il  interdit  à  la  volonté 
la  défaillance,  justifie  et  rend  même  obligatoire  l'effort 
individuel  et  collectif  pour  concourir  à  son  développement. 
Rétrograder  ou  seulement  s'arrêter  c'est  donc  trahir  la 
nature  dans  son  aspiration  foncière.  Un  avenir  inconnu 
•  fermente  dans  le  présent;  or  le  présent  préexistait  virtuelle- 
ment dans  le  passé,  auquel  nous  le  jugeons  préférable.  Le 
processus  accompli  jusqu'ici  est  donc  propre  à  nous  ras- 
surer plutôt  qu'à  nous  inquiéter  au  sujet  du  processus 
futur.  Nous  devons  raisonnablement  garder  en  face  du 
monde  où  nous  luttons  l'attitude  du  colon  devant  la  plan- 
tation qu'il  entretient,  dirige  et  exploite.  Pour  la  faire 
croître  et  fructifier,  le  labour,  les  engrais  qu'il  a  inventés, 
les  arrosages  qu'il  répand,  les  serres  qu'il  chauffe,  l'émon- 
dage  et  la  taille  qu'il  opère,  en  un  mot  tous  ses  apports  et 
ses  soins  collaborent  avec  la  triple  action  du  soleil,  de  l'air 


RÉFLEXIONS  FINALES  387 

et  du  terrain.  Parmi  ses  plants,  les  uns  réussissent,  les 
autres  échouent,  les  uns  le  nourrissent  lui  et  son  entou- 
rage, les  autres  ne  profiteront  qu'à  ses  descendants  : 

Mes  arrière-neveux  me  devront  cet  ombrage. 

Tous  rintéresseut  et  l'attachent  à  la  vie. 

Ainsi  en  dépit  des    soubresauts,   des    retours  qui   en 
retardent  et  traversent  le  progrès  ascensionnel,  l'évolution, 
qui  est   indéniable,  explique  le  mouvement  cosmique,  et 
prête  un  sens  au  devenir.  Dans  le  Cosmos  la  mécanique 
travaille  pour  la  sensibilité,  et  une  créature  éminemment 
impressionnable,  l'espèce  humaine,  par  la  conscience  et 
l'initiative  dont  elle  est  douée,  contribue  à  la  marche  en 
avant  de  la  vie  et  participe  de  la  finalité  latente  qui  semble 
aiguillonner  l'activité  universelle.  Le  bonheur,   objet  de 
cette    tendance,    lui    demeure    caché    derrière    l'horizon 
comme,  du  quai  d'embarquement,  la  plage  où  abordera  le 
navigateur  est  dérobée  encore  à  ses  yeux  par  la  forme 
arrondie  du  globe  où  il  rampe.  Pascal  n'a  pas  aperçu,  ou 
du  moins,   n'a   pas   formulé    l'évolution    progressive    du 
monde  phénoménal.  Mais,  dans  le   beau   morceau  où   il 
définit  le  progrès  des  connaissances  humaines,  il  a  exprimé 
admirablement  une  loi  qui  régit  également  tous  les  autres 
modes  de  l'activité  vitale.  D'une  manière  générale  il  eût  pu 
dire  :  Toute  la  suite  des  vivants  terrestres,  dont  peu  à  peu 
la    conscience    s'est    enrichie,    individuellement    d'abord 
par  acquisitions  accidentelles,  spécifiquement  ensuite  par 
l'hérédité    des    caractères    acquis,   doit    être    considérée 
comme  un  môme  vivant  qui  subsiste  toujours  et  qui  se 
perfectionne  continuellement.  Dès  lors  il  apparaît  que  le 
succès  de  la  tendance  améliorante  n'est  pas  seulement  une 
série  accidentelle,  fortuite  de  rencontres  heureuses,  abou- 
tissant à  la  formation  définitive  d'une  multitude  d'espèces 
qui  seraient  nées  indépendamment  les  unes  des  autres.  On 
surprend,  au  contraire,  entre  les  espèces  une  relation  de 
progrès  organique  des  unes  sur  les  autres,  par  la  division 
du  travail  fonctionnel,  elle  progrès  se  constate  des  espèces 


388  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

paléontologiques  à  celles  d'aujourd'hui.  Il  est  donc  vrai- 
semblable, nous  l'accordons  volontiers,  qu'il  y  a  dans  le 
cosmos  un  facteur,  quel  qu'il  soit,  d'évolution  organisatrice 
de  la  conscience.  L'aptitude  à  sentir  croît  avec  l'aptitude  à 
connaître.  Mais,  d'une  part,  pouvoir  sentir  davantage  n'est 
pas  nécessairement  jouir  davantage,  et,  d'autre  part,  à  sup- 
poser même  que,  dans  la  balance,  des  plaisirs  et  des  peines, 
des  joies  et  des  douleurs,  le  plateau  du  bonheur  l'emportât 
sur  celui  du  malheur,  ce  serait  bien  la  condamnation  du 
pessimisme,  mais  ce  ne  serait  pas  encore  l'absolution  de  la 
cause  souveraine  et  première.  Les  souffrances  présentes  et 
passées  auraient  beau  être  compensées  amplement  par  des 
délices  sans  mélange  dévolues  à  une  espèce  future  privi- 
légiée, à  une  sorte  de  surhumanité,  le  triomphe  de  cette 
suprême  espèce  ne  devant  exister  qu'au  prix  d'une  telle 
rançon  immense  et  vraiment  atroce,  serait  tout  à  fait 
incompatible  avec  l'attribution  d'une  infinie  bonté  à  sa 
cause.  Pourquoi  donc  torturer  le  sens  convenu  des  mots,  se 
leurrer  soi-même  et  fausser  le  langage  pour  soutenir  une 
thèse  qu'une  mouche,  si  peu  sensible  qu'elle  soit,  renverse 
du  léger  coup  de  son  aile  palpitante  dans  les  filets  et  sous 
le  suçoir  d'une  araignée.  N'est-il  pas  plus  franc,  plus  digne 
de  notre  espèce,  reine  misérable  d'un  astre^  et  plus  con- 
forme à  sa  grandeur  tragique,  si  profondément  sentie  par 
Pascal,  d'avouer  qu'elle  rampe  dans  l 'ignorance  de  son 
origine  et  de  sa  fin?  L'homme  ne  perçoit  que  son  existence, 
et  les  modifications  de  son  être,  absolument  rien  de  son 
être  môme.  Les  sens  qui  le  font  communiquer  avec  son 
milieu  sont  à  ce  point  imparfaits  qu'il  lui  faut  un  microscope 
pour  voir  une  cellule,  c'est-à-dire  un  monde  de  constel- 
lations qu'il  nomme  des  molécules  et  dont  pourtant  cha- 
cune est  elle-même  un  monde  d'atomes.  Depuis  son  appa- 
rition sur  la  terre,  depuis  des  milliers  de  siècles  il  respire 
dans  l'air  l'oxygène,  l'azote,  l'acide  carbonique,  l'argon, 
d'autres  gaz  encore,  et  c'est  hier  seulement  qu'il  a  fini  par 
s'en  apercevoir.  Dans  la  lenteur  de  cette  découverte  ce 
n'est  pas  son  intelligence  qui  a  trahi  sa  curiosité,  ce  sont 


RÉFLEXIONS  FINALES  389 

les  moyens  d'observation  dont  il  dispose  qui  ont  trahi  son 
intelligence;  mais  elle-même  n'a  qu'un  horizon  borné,  clos 
par  d'infranchissables  murailles.  Quant  à  nous,  après  nous 
y  être  en  vain  heurté  le  front  en  soupirant,  nous  attendons 
avec  humilité  la  réponse  de  la  tombe  à  notre  anxieuse 
interrogation. 

Cependant  la  vie  nous  met  en  demeure  d'agir,  et  notre 
incertitude  ne  serait  qu'un  tourment  stérile  si  elle  ne  nous 
fournissait  elle-même  une  règle  de  conduite;  or  elle  nous 
dicte  la  prudence.  Voici  ce  qu'elle  nous  conseille  :  en  toutes 
circonstances  agis  de  manière  à  n'être  pas  victime  de  ton 
ignorance  des  choses  métaphysiques,  c'est-à-dire  de  manière 
à  n'avoir  aucune  déchéance  ni  aucune  expiation  à  subir 
dans  le  cas  oii  ta  conscience  de  la  dignité  humaine,  de  ton 
libre  arbitre  et,  par  suite,  de  ta  responsabilité  ne  serait  pas 
illusoire  et  où  réellement  existeraient  la  justice  infaillible  et 
la  sanction  inéluctable  réclamées  en  toi  sous  la  forme  du 
remords.  C'est,  au  fond,  le  pari  de  Pascal,  établi  sur  des 
données  purement  psychologiques.  Notre  raison  avare  ne 
nous  accorde  rien  de  plus;  du  moins  la  condition  minima, 
fondamentale  de  la  vie  sociale  est  assurée,  car  nous  affir- 
mons qu'il  convient  d'agir  comme  si  l'obligation  morale 
dans  les  rapports  humains  était  démontrée.  Mais  nous  ne 
saurions  (l'auteur  parle  ici  en  son  nom)  nous  contenter  de 
ce  pauvre  pis-aller.  Nous  avons  besoin  non  pas  unique- 
ment de  courir  le  moins  de  risques  possible,  mais  aussi  de 
valoir.  Les  mots  dignité^  devoir^  mérite,  faute,  dégrada- 
tion, en  dépit  de  notre  impuissance  à  en  rendre  rationnelle 
la  signification,  nous  forcent  par  un  invincible  prestige  à 
dépasser,  dans  notre  règle  de  conduite  (si  peu  que  nous 
sachions,  hélas!  nous  y  conformer),  le  point  de  vue  de  notre 
intérêt  personnel,  pour  nous  élever  jusqu'à  la  sphère  méta- 
physique de  l'impératif  absolu,  du  devoir  sans  nulle  visée 
égoïste.  11  est  remarquable  que  la  métaphysique  et  la  poésie, 
telles  que  nous  les  avons  définies,  se  rencontrent  ici.  L'objet 
suprême  de  l'aspiration,  c'est-à-dire  la  perfection  esthétique 
et  éthique,  la  finalité  paradisiaque,  et  celui  de  l'intelligence, 


390  LA  VRAIK   RELIGION  SELON  PASCAL 

c'est-à-dire  la  perfection  ontologique,  l'être  nécessaire, 
absolu,  éternel,  infini,  s'identifient  dans  l'être  parfait,  mais 
sont  également  inaccessibles,  indéfinissables  et  même,  pour 
l'esprit  humain,  inconciliables.  Néanmoins  le  premier  idéal 
dominé  et  guide  la  vie  morale,  comme  le  second  impose  ses 
catégories  à  la  vie  mentale,  à  toutes  les  spéculations  intel- 
lectuelles. Nous  sommes  mis  rationnellement  en  demeure 
de  douter  de  ces  divers  principes  recteurs  à  cause  des  con- 
tradictions qu'impliquent  leurs  formules  humaines ,  et 
pourtant  nous  n'arrivons  pas  à  en  douter  réellement.  L'in- 
jonction de  la  dialectiquen'aaucuneprisesur  notre  croyance 
intuitive.  Nous  présumons  sans  trop  de  témérité  que  beau- 
coup d'autres  partagent  notre  condition.  Dans  tous  les  cas, 
avant  que  la  science  ait  achevé  son  œuvre,  il  faut  bien  que 
l'espèce  humaine  agisse  pour  vivre  et  durer;  or  toutes  ses 
démarches  présupposent  des  raisons  d'agir,  lesquelles  ne 
peuvent  donc  être  provisoirement  que  des  actes  de  foi,  reli- 
gieux ou  non. 


APPENDICE 


CRITIQUE  DES  FORMULES  DOGMATIQUES    PAR  LES  REGLES    DE  PASCAL 
POUR  LES  DÉFINITIONS. 


Dans  la  quatrième  partie  (chapitre  III)  de  ce  livre  nous  avons 
invité  le  lecteur  à  contrôler  notre  assertion  relative  au  caractère 
contradictoire  des  formules  dogmatiques,  composées  par  les  théo- 
logiens catholiques,  en  y  appliquant  les  règles  données  par  Pascal 
pour  les  définitions  dans  son  opuscule  intitulé  de  l'Esprit  géomé- 
trique. ?s'ous  avions  mentionné  à  ce  sujet  une  étude,  fort  incom- 
plète d'ailleurs,  oîi  nous  avions  nous-méme  tenté  de  le  faire  et 
qui,  poussée  à  fond,  aurait  pris  les  proportions  d'un  livre.  Voici 
cette  étude,  simple  ébauche,  qui  néanmoins  pour  cette  critique 
fournira  peut-être  quelques  indications  utiles. 


I 


Les  règles  de  Pascal  pour  les  démonstrations  ne  sont  pas  spé- 
ciales à  la  géométrie  :  Je  ne  puis  faire  mieux  entendre  la  conduite  qu'on 
doit  garder  pour  rendre  Us  démonstrations  convaincantes,  qu'en  expliquant 
celle  que  la  géométrie  observe. 

[Mon  objet]  est  bien  plus  de  réussir  à  l'une  qu'à  l'autre,  et  je  n'ai  choisi 
cette  science  pour  y  arriver  que  parce  qu'elle  seule  sait  les  véritables  règles 
du  raisonnement  (II,  279).  Ces  règles  régissent  l'expression  de  toute 
pensée  par  le  langage  :  //  faut  seulement  prendre  garde  qu'on  n'abuse 
de  la  liberté  qu'on  a  d'imposer  des  noms,  en  donnant  le  même  à  deux  choses 
différentes. 

Ce  n'est  pas  que  cela  ne  soit  permis,  pourvu  qu'on  n'en  confonde  pas  les 
conséquences,  et  qu'on  ne  les  étende  pas  de  l'une  à  Vautre. 

Mais  si  l'on  tombe  dans  ce  vice,  on  peut  lui  opposer  un  remède  très  sûr  et 


392  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

très  infailliUe  :  c'est  de  substituer  vientalement  la  dèfinitiou  à  la  place  du 
défini,  et  d'avoir  toujours  la  définition  si  présente  que,  toutes  les  fois  qu'on 
parle,  par  exemple,  de  nombrepair,  on  entende  précisément  que  c'est  celui  qui 
est  divisible  en  deux  parties  égales,  et  que  ces  deux  choses  soient  tellement 
jointes  et  inséparables  dans  la  pensée,  qu'aussitôt  que  le  discours  en  exprime 
l'une,  l'esprit  y  attache  immédiatement  l'autre  (II,  281).  On  ne  saurait 
mieux  dire,  mais  il  nous  semble  que,  chez  Pascal,  le  chrétien 
fausse  compagnie  au  géomètre  et  néglige  à  tort  ses  recomman- 
dations tout  aussi  valables  pour  les  articles  de  foi  que  pour  les 
spéculations  mathématiques.  Si  l'on  critique,  en  effet,  d'après  ses 
propres  principes  les  formules  dogmatiques  des  mystères,  on  est 
conduit  à  en  définir  l'incompréhensibilité  tout  autrement  qu'il 
ne  le  faisait  lui-même  d'après  leur  définition  générale  reproduite 
par  le  catéchisme  du  diocèse  de  Paris,  On  est  obligé  de  recon- 
naître que  ces  formules  ne  se  peuvent  comprendre,  non  pas  parce 
qu'elles  désignent  un  objet  qui  dépasse  la  portée  de  la  raison 
humaine,  mais  parce  que  les  significations  respectives  de  leurs 
termes  consécutifs  sont  incompatibles  entre  elles  et  que  par  suite 
le  groupement  de  ces  termes  est  dépourvu  de  sens.  La  relation 
entre  le  sujet  et  le  prédicat  ne  comporte  aucune  affirmation 
rationnelle  ni  aucun  acte  de  foi,  parce  que,  en  réalité,  cette  rela- 
tion fait  défaut;  elle  n'est  pas  obscure,  elle  n'est  pas  non  plus 
transcendante  ;  elle  n'existe  pas.  C'est  ce  que  nous  allons  essayer 
de  mettre  en  lumière. 


La  majorité  des  théologiens  admet  comme  mystères  :  la  Trinité, 
la  Création,  le  Péché  originel,  l'Incarnation,  la  Rédemption,  les 
Sacrements,  la  Prédestination  et  les  Fins  dernières. 

L'Église  seule  a  qualité  pour  définir  les  dogmes  chrétiens;  nous 
en  acceptons  les  formules  telles  que  nous  les  trouvons  dans  les 
ouvrages  autorisés  par  son  approbation.  Voici  en  quels  termes  le 
catéchisme  du  diocèse  de  Paris  définit  le  mystère  de  la  Trinité  : 
C'est  le  mystère  d'un  seul  Dieu  en  trois  personnes  distinctes,  qui  sont  :  le 
Père,  le  Fils  et  le  Saint-Esprit.  —  Le  Père  est  Dieu,  le  Fils  est  Dieu,  le 
Saint-Esprit  est  Dieu.  —  Ce  ne  sont  pas  trois  Dieux.  Le  Père,  le  Fils  et  le 
Saint-Esprit  ne  sont  qu'un  seul  et  même  Dieu,  parce  qu'ils  n'ont  qu'une 
seule  et  même  substance,  et  par  conséquent  qu'une  seule  et  même  divinité.  — 
Aucune  de  ces  trois  personnes  n'est  plus  ancienne,  ni  plus  puissante  que  les 
autres.  —  Ces  trois  personnes  sont  égales  en  toutes  choses. 

Cette  formule  s'adressant  à  notre  créance,  nous  sommes  en 


CRITIQUE  DES  FORMULES  DOGMATIQUES  393 

droit  de  demander  qu'elle  ait  un  sens  quelconque.  Assurément 
il  ne  s'agit  pas  pour  nous  de  pouvoir  expliquer  le  fait  énoncé,  car 
s'il  nous  était  explicable  il  ne  serait  pas  mystérieux;  il  s'agit  sim- 
plement d'examiner  si  la  formule  propose  réellement  quelque 
chose  à  notre  créance.  Pour  qu'elle  le  fasse  il  faut  que  chacun 
des  mots  qui  la  composent  soit  attaché  à  un  objet  plus  ou  moins 
défmi,  réel  ou  imaginaire,  mais,  dans  tous  les  cas,  assez  nette- 
ment indiqué  pour  ne  pouvoir  être  confondu  avec  nul  autre.  Le 
mot  Dieu,  dans  la  religion  chrétienne,  signifie  :  un  esprit  infini- 
ment parfait,  créateur  et  conservateur  de  l'Univers.  Qu'un  pareil 
esprit  existe  ou  non  dans  la  l'éalité,  il  nous  suffit  ici  de  constater 
le  sens  attaché  par  l'Église  au  mot  Dieu.  Quel  est  le  sens  du  mot 
personne  :  que  signifie-t-ir?La  formule  même  du  mystère  le  définit: 
une  chose  d'essence  spirituelle  et  d'une  individualité  distincte; 
cette  formule,  en  effet,  déclare  expressément  que  chacun  des 
objets  signifiés  par  le  mot  personne  est  d'essence  divine  et  ne  se 
confond  avec  aucun  des  deux  autres.  Donc,  conformément  à  l'indi- 
cation même  de  Tohjet  ainsi  nommé,  et  en  y  appliquant  le  contrôle 
conseillé  par  Pascal  pour  assurer  le  respect  de  cette  convention, 
contrôle  qui  consiste  à  substituer  mentalement  la  définition  au 
défini,  dire  qu'il  y  a  trois  personnes  en  Dieu  c'est  dire  qu'il  y  a 
en  Dieu  trois  individualités  distinctes.  D'autre  part,  cependant, 
la  formule  du  mystère  déclare  qu'il  n'y  en  a  qu'une,  celle  de 
Dieu  même  :  le  Père  est  Dieu;  le  Fils  également;  le  Saint-Esprit 
également  ;  les  trois  personnes  divines  ne  sont  qu'un  seul  et  même 
être  individuel.  ♦ 

Dès  lors,  de  deux  Choses  l'une  :  ou  bien  le  moi  personne  change 
implicitement  d'acception  dans  la  même  formule,  et  alors  la  règle 
de  Pascal,  à  savoir  qu'il  faut  seulement  prendre  garde  qu'on  n'abuse  de 
la  liberté  qu'on  a  d'imposer  des  noms,  en  donnant  le  même  à  deux  choses 
différentes  (H,  281)  est  violée;  ou  bien,  si  l'on  prétend  que  ce  mot 
n'y  est  pris  que  dans  une  seule  acception,  il  faut  reconnaître 
qu'il  n'y  est  effectivement  pris  dans  aucune,  car  on  lui  impose 
de  signifier  une  individualité  distincte  et  non  distincte  en  même 
temps,  ce  qui  est  annuler  la  chose  à  signifier,  autrement  dit  ne 
rien  signifier  du  tout.  Le  moi  personne  est  alors  destitué  de  toute 
signification,  et  par  suite  la  formule  du  mystère  n'a  aucun  sens. 
Elle  n'est  pas,  à  proprement  parler,  au-dessus  de  la  raison 
humaine,  elle  ne  propose  rien  à  n'importe  quelle  intelligence. 
L'adhésion  de  Pascal  à  celte  formule,  son  acte  de  foi  n'a  donc 
pas  même  d'objet.  Le  symbole  d'Athanase  qui  formule  définitivement 
le  mystère  de  la  Trinité,  dogme  dont  les  éléments  essentiels  ont 
été  tirés  de  l'ouvrage  de  saint  Augustin  de  Trinitate,  ne  date  que 
du  VI''  siècle.  Depuis  les  judéo-chrétiens  jusqu'aux  chrétiens  de 


394  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

cette  époque  les  textes  sacrés  où  se  trouvent  épars  les  rudiments 
de  la  doctrine  ont  été  interprétés  et  synthétisés  jjrogressivement 
par  la  spéculation  théologique;  c'est  l'œuvre  des  conciles  qui  a 
précisé  et  fixé  les  objets  de  la  croyance  pour  les  ériger  en  articles 
de  foi. 

Considérons  maintenant  le  mystère  de  la  création  è  nihilo. 
L'Église  enseigne  que  Dieu  a  tiré  le  monde  du  néant.  Substituons 
aux  définis  les  définitions  :  l'expression  tirer  de  signifie  un  con- 
tenu qu'on  extrait  d'un  contenant,  et  l'expression  h  néant  signifie 
le  non-être.  Or  évidemment  ce  qui  n'existe  pas  ne  peut  contenir 
quoi  que  ce  soit,  même  à  l'état  virtuel.  Prise  à  la  lettre,  cette  for- 
mule est  trop  manifestement  contradictoire.  Pour  la  critiquer 
avec  loyauté  nous  devons  nous  rendre  compte  de  ce  qu'elle  signifie 
au  fond.  Dans  le  langage  précis  des  sciences  expérimentales  on 
nomme  cause  d'un  événement  la  condition  qui  sutiit  pour  le  déter- 
miner en  venant  s'ajouter  aux  conditions  qui  se  bornent  à  y 
contribuer.  Si,  comme  il  arrive  toujours  dans  le  champ  de  l'ex- 
périence, cette  cause  est  elle-même  causée,  les  philosophes  l'ap- 
pellent cause  seconde,  ils  appellent  cause  première  celle  qu'ils  con- 
çoivent comme  existant  sans  le  secours  d'aucune  autre  chose,  en 
un  mot  :  par  soi.  Nous  supposerons  admises  ces  définitions  soit 
de  choses,  soit  de  mots.  D'autre  part  donc,  d'après  le  mystère  de 
la  création  c  nihilo,  Dieu  est  la  cause  du  monde  :  en  tant  qu'exis- 
tant par  soi  il  en  est  la  cause  première  et,  comme,  avant  la  créa- 
tion, rien  n'existait  que  lui,  il  en  est  la  cause  unique.  Mais, 
d'autre  part,  en  (^uoi  consiste  l'efficience  d'une  cause  première 
et  unique?  Pour  la  raison  humaine  son  efficience  consiste  à  réa- 
liser son  effet  en  le  constituant  d'une  portion  de  ce  qui  la  cons- 
titue elle-même,  en  cédant  (nécessairement  ou  librement j  quelque 
chose  d'elle-même.  Prétendre  que  son  effet  a  procédé  d'elle  sans 
lui  rien  emprunter,  c'est  articuler  un  énoncé  dépourvu  de  sens, 
inintelligible  parce  qu'il  est,  non  pas  supérieur,  mais  contraire  à 
la  raison.  Or,  d'après  le  dogme  de  la  création  è  nihilo,  une  volition 
divine  a  suffi  pour  que  le  monde  existât  (que  la  lumière  soit!  et 
la  lumière  fut)  sans  que  Dieu  cédât  rien  de  son  propre  être,  sans 
qu'il  en  communiquât  rien  à  la  ci^éature.  Il  s'ensuit  que  ce  mys- 
tère met  l'esprit  en  demeure  de  se  faire  de  la  cause  première  et 
unique  une  idée  incompatible  avec  l'idée  qu'il  s'en  fait  logique- 
ment, c'est-à-dire  de  se  mettre  en  contradiction  avec  lui-même. 

Ce  mystèi'e  est,  certes,  des  plus  choquants,  mais  rien  n'im- 
porte davantage  aux  chrétiens  que  d'y  croire  pour  fuir  le  pan- 
théisme. Avant  la  création  Dieu,  étant  seul,  était  tout.  S'il  avait 
tiré  de  soi  ses  créatures,  il  n'eût  pas  cessé  d'être  substantielle- 
ment tout;  la  somme  des  êtres  eût  été  Dieu.  Par  la  création  le 


CRITIQUE  DES  FORMULES  DOGMATIQUES  393 

panthéisme  se  fût  substitué  au  monothéisme  et  rien  ne  répugne 
davantage  à  l'esprit  chrétien.  Il  a  donc  fallu  admettre  que  Dieu 
n'a  pas  tiré  de  soi  ses  créatures;  comme  d'ailleurs  il  existait 
seul,  il  a  donc  dû  les  tirer  du  néant. 

Passons  au  mystère  du  péché  originel.  Le  catéchisme  le  for- 
mule ainsi  :  Le  péché  d' Adam  s'est  cotimiuniqué  à  tous  ses  descendants,  en 
sorte  qu'ils  naissent  coupables  du  péché  de  leur  premier  père  et  sujets  aux 
viémes  misères  que  lui.  Or,  d'après  le  sens  conventionnel  du  mot,  ce 
qui  fait  la  culpabilité,  c'est  l'intention.  Comme  nous  ne  pouvons 
avoir  aucune  intention  avant  d'exister,  nous  n'avons  pu  naître 
coupables  de  quoi  que  ce  fût.  Le  dogme  de  la  chute,  si  selon  la 
règle  de  Pascal  on  y  substitue  la  délinition  de  la  culpabilité  au 
mot  qui  la  signifie,  peut  donc  se  traduire  comme  il  suit  :  la  pos- 
térité d'Adam  a  eu  l'intention  de  mal  faire  avant  d'exister,  c'est- 
à-dire  sans  avoir  eu  l'intention  de  mal  faire;  suite  de  mots  dont 
les  sens  respectifs  en  se  contredisant  s'annulent. 

Le  mystère  de  l'Incarnation  est  formulé  comme  il  suit  par  le 
catéchisme  :  C'est  le  mystère  du  Fils  de  Dieu  {c'est-à-dire  de  la  seconde 
personne  de  la  Trinité')  fait  homme.  —  En  disant  que  le  Fils  de  Dieu  s'est 
fait  homme,  j'entends  qu'ils  a  pris  un  corps  et  une  dme  semblables  aux  nôtres 
dans  le  sein  de  la  bienheureuse  Vierge  Marie.  —  Ce  mystère  s'est  accompli 
par  l'opération  du  Saint-Esprit,  c'est-à-dire  par  un  miracle  de  la  toute- 
puissance  de  Dieu.  —  Le  fils  de  Dieu  s'est  fait  homme  pour  nous  racheter  de 
l'esclavage  du  péché,  nous  délivrer  des  peines  de  l'enfer  et  nous  mériter  la 
vie  éternelle.  —  Le  Fils  de  Dieu  s'appelle  fésus-Christ  (fésus  veut  dire  Sau- 
veur, Christ  signifie  Sacré  ou  qui  a  reçu  une  onction  sainte).  —  Il  y  a  deux 
natures  en  fésus-Christ  :  la  nature  divine  puisqu'il  est  Dieu,  et  la  nature 
humaine  puisqu'il  est  homme.  —  //  n'y  a  en  fésus-Christ  qu'une  personne, 
qui  est  la  personne  du  Fils  de  Dieu.  —  La  sainte  Vierge  est  véritablement 
mère  de  Dieu,  puisqu'elle  est  la  mère  de  fésus-Christ  qui  est  Dieu.  —  Saint 
Joseph  était  l'époux  de  la  sainte  Vierge  et  le  père  adoplif  de  Xotre-Seigneur 
Jésus-Christ.  —  En  disant  que  fésus-Christ  est  notre  Seigneur,  f  en  tends 
que  nous  lui  appartenons  non  seulement  parce  qu'il  nous  a  créés,  mais  encore 
parce  qu'il  nous  a  rachetés. 

Il  est  facile,  en  appliquant  la  même  règle,  de  montrer  que 
chaque  article  de  ce  chapitre  du  catéchisme  cache  une  contra- 
diction. D'abord  le  dogme  de  la  Trinité  est  la  condition  fonda- 
mentale du  présent  dogme,  et  il  implique  une  contradiction 
relevée  plus  haut,  qui  suffirait  à  infirmer  celui-ci,  à  en  annuler 
le  sens.  Nous  nous  bornerons  à  criti(iuer  les  articles  qui  en  domi- 
nent toute  l'économie,  ceux  qui  concernent  les  deux  natures  et 
l'indivisible  personne  de  Jésus-Christ. 

La  définition  canonique,  citée  plus  haut,  du  mystère  de  la  Tri- 
nité nous  a  indiqué  le  sens  du  mot  personne.  II  nous  sera  toute- 


396  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

fois  utile  de  nous  rendre  compte  par  nous-même  du  sens  que  les 
philosophes  attachent  à  ce  mot,  pour  critiquer  l'énoncé  dogma- 
tique du  mystère  de  l'Incarnation. 

Dans  un  sens  général,  la  nature  d'une  chose  signifie  tout  ce 
qu'elle  est,  mais,  dans  un  sens  plus  étroit  et  le  plus  usité,  ce  mot 
signifle  ce  qui  lui  est  exclusivement  propre,  ce  qui,  en  la  distin- 
guant des  autres  choses,  la  caractérise.  La  nature  d'une  chose  c'est 
ici  soit  son  caractère  distinctif,  soit  l'ensemble  de  ses  caractères 
distinctifs,  selon  qu'elle  est  simple  ou  qu'elle  est  composée.  Dans 
ce  dernier  cas,  qui  est  de  beaucoup  le  plus  fréquent,  cet 
ensemble  est  ce  qu'on  appelle  une  synthèse,  association  de  carac- 
tères par  quelque  chose  qui  les  met  en  rapport,  les  fait  commu- 
niquer entre  eux  et  confère  à  leur  relation  cette  unité  qu'on 
nomme  l' individualité.  Un  ensemble  de  caractères  distinctifs  repré- 
sente donc  un  individu.  Le  principe  de  l'individualité  est  méta- 
physique ;  on  l'appelle  :  chez  les  corps  bruts  cohésion,  attraction, 
gravitation,  affinité,  chez  les  corps  organisés  vie,  principe  vital,  sans 
savoir  précisément  ce  qu'on  dit.  Quand  ce  principe  est  supposé 
psychique,  de  nature  analogue  à  ce  qui  sent,  pense  et  veut  chez 
l'homme,  l'individu  est  dit  une  personne. 

Si  ces  définitions  sont  acceptées  par  les  théologiens  (et  rien  ne 
s'y  oppose),  il  s'ensuit  que  le  dogme  de  l'Incarnation  est  contra- 
dictoire, et  n'offre  donc  nul  sens  à  l'esprit  humain.  En  effet, 
substituons  dans  la  formule  de  ce  dogme,  les  définitions  aux 
mots  qui  les  signifient.  Nous  obtenons  les  conséquences  que 
voici.  Jésus-Christ  est  composé  de  deux  synthèses  de  caractères 
distinctifs  :  d'une  part,  celle  dont  le  principe  métaphysique  cons- 
titue l'unité,  appelée  l'homme,  et  d'autre  part,  celle  dont  le  prin- 
cipe métaphysique  s'appelle  Dieu.  Le  principe  synthétique 
humain  se  dédouble  et  se  compose  d'un  principe  physiologique 
et  d'un  principe  psychique  temporairement  associés.  Considérons 
le  psychique  :  les  caractères  qu'il  associe  sont  finis  (la  sensibilité, 
l'intelligence,  la  volonté,  comme  l'énergie  musculaire  qu'elle 
développe  ont  des  limites).  Ces  mêmes  caractères,  synthétisés 
par  le  principe  divin,  sont,  au  contraire,  infinis,  sans  limites.  Or 
il  n'y  a  en  Jésus-Christ  qu'une  personne,  la  seconde  de  la  Trinité. 
Le  dogme  nous  met  donc  en  demeure  de  concevoir  un  seul  et 
même  principe  synthétique  tel  que,  tout  en  demeurant  unique, 
il  soit  à  la  fois  apte  et  inapte  à  sentir,  comprendre  et  pouvoir 
infiniment.  C'est  proposer  à  notre  esprit  une  donnée  contradic- 
toire, c'est  donc  ne  rien  lui  proposer. 

L'Incarnation  est  motivée  par  la  Rédemption,  dont  la  formule 
orthodoxe  est  la  suivante  :  Le  mystère  de  la  Rédemption  est  le  mystère 
Je  Jésus-Christ,  mort  sur  la  croix  pour  racheter  tous  les  hommes.  —  En 


CRITIQUE  DES  FORMULES  DOGMATIQUES  397 

disant  que  Jésus-Christ  est  mort,  j'entends  que  l'âme  de  Jésus-Christ  a  été 
séparée  de  son  corps,  quoique  la  divinité  soit  demeurée  unie  à  l'âme  et  au 
corps  séparés  l'un  de  l'autre.  — Jésus-Christ  nous  a  rachetés  en  souffrant  la 
mort  pour  nous,  comme  homme,  et  en  donnant,  comme  Dieu,  un  prix  injini 
à  ses  souffrances.  Ainsi  en  Jésus-Christ  le  principe  qui  synthétise  les 
caractères  divins  et  celui  qui  synthétise  les  caractères  humains 
ne  font  en  réalité  qu'un  seul  et  même  principe.  Donc  ce  qui  est 
infiniment  heureux  et  éternel  en  même  temps  souffre  et  meurt  : 
contradiction  flagrante.  Ce  n'est  pas  tout  :  Sa  mort  nous  a  rache- 
tés. Était-il  nécessaire  que  Jésus-Christ  souffrît  tous  ses  tourments 
pour  nous  racheter?  Le  catéchisme  répond  :  Non,  mais  il  a  voulu 
les  souffrir  pour  satisfaire  à  la  justice  de  son  père  d'une  manière  surabon- 
dante, nous  témoigner  davantage  son  amour  et  nous  inspirer  plus  d'horreur 
du  péché.  En  effet  la  moindre  action  expiatoire  de  Jésus-Christ  eût 
suffi,  car  tout  de  lui  est  d'une  valeur  infinie,  mais  une  réparation 
infinie,  quelle  qu'elle  fût,  était-elle  donc  nécessaire?  «  Oui*, 
répond  l'Église  enseignante,  car  l'étendue  d'une  offense  se 
mesure  à  la  condition  de  la  personne  offensée  et  à  la  bassesse  de 
la  personne  qui  commet  l'offense.  L'homme,  simple  créature 
finie,  offensant  par  Adam  Dieu  qui  est  infini,  lui  devait  une  répa- 
ration infinie.  »  Or  cette  sentence  n'est  pas  conforme  à  l'idée  de 
justice  :  en  toute  faute  c'est  l'intention  qui  fait  la  culpabilité. 
Celle-ci  ne  croît  avec  la  dignité  de  l'offensé  qu'autant  que  l'ofien- 
seur,  à  supposer  qu'il  eût  conscience  du  degré  de  cette  dignité, 
a  voulu  la  méconnaître;  or  quand  un  homme  commet  un  péché 
(excepté  le  blasphème  réfléchi),  il  n'a  pas  d'autre  intention  que 
de  satisfaire  un  de  ses  désirs  et  la  vivacité  même  de  celui-ci 
l'empêche  de  penser  à  autre  chose  qu'à  l'objet  désiré.  Mais 
admettons  qu'il  pense  à  Dieu  et  mesure  l'offense  faite  par  lui  à 
la  dignité  divine  :  cette  dignité,  étant  infinie  comme  la  nature 
de  Dieu  même,  ne  peut  être  représentée  dans  l'imagination  finie 
de  l'homme  :  l'ofl'enseur  ne  peut  donc  s'en  faire  une  idée  adé- 
quate, une  idée  assez  consciente  pour  conférer  l'infinité  à 
l'offense  et  par  là  justifier  l'infinie  durée,  c'est-à-dire  l'étci-nité 
de  la  peine.  Comment  une  pareille  disproportion  a-t-elle  pu 
échapper  à  un  esprit  exact  et  à  un  sens  moral  délicat?  C'est  que, 
en  obligeant  les  croyants  à  concilier  la  choquante  organisation 
de  la  vie  terrestre,  la  loi  inique  et  dure  du  combat  pour  l'exis- 
tence entre  les  espèces  vivantes,  avec  la  bonté  et  la  justice 
infinie  du  Créateur,  la  foi  catholique  oblitère  en  eux  le  sens  naïf 
de  la  bonté  et  de  la  justice,  tout  en  affinant  le  scrupule  à  l'excès 
chez  les  âmes  timorées  ou  éprises  de  perfection. 

1.    Cours  d'Instruction  religieuse,  par  M"*'  Caubry,  approuvé    par 
l'archevêque  de  Reims  (p.  68). 


398  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Pascal  a  relevé  les  abus  de  la  casuistique  chez  les  Jésuites;  il 
n'a  pas  critiqué  chez  les  Jansénistes  la  moralité  non  moins  sca- 
breuse de  la  Prédestination  ni,  en  général,  l'économie  juridique 
des  Fins  dernières,  toutes  questions  relatives  aux  récompenses  et 
aux  peines  éternelles,  aux  élus  et  aux  damnés.  Or  la  croyance 
en  la  prédestination  est  radicalement  incompatible  avec  l'intui- 
tion du  libre  arbitre,  raison  d'être  des  Fins  dernières.  Ce  sont 
deux  actes  de  foi  contradictoires  qui  font  un  non-sens  du  dogme 
qu'ils  professent.  Les  Fins  dernières  sont  des  mystères  parce  que, 
selon  l'Église  enseignante,  ils  surpassent  l'intelligence  humaine, 
mais  en  réalité  ils  ne  s'adressent  à  aucune  intelligence,  car  ils 
mettent  en  contradiction  les  idées  de  bonté  et  de  justice,  appli- 
quées aux  œuvres  divines  et  ces  mêmes  idées  appliquées  aux 
œuvres  humaines,  de  sorte  que,  en  poussant  à  l'infini  ces  vertus 
humaines  pour  les  rendre  divines,  le  croyant  les  dénature  et,  en 
plaçant  sous  les  mêmes  mots  des  choses  différentes,  il  retire  à 
ces  mots  tout  sens  général  pour  n'importe  quelle  intelligence. 
Au  point  de  vue  purement  matériel  et  dans  l'état  actuel  des 
sciences  naturelles,  la  résurrection  des  morts,  leur  rassemble- 
ment final  dans  la  vallée  de  Josaphat,  etc.,  présentent  un  carac- 
tère de  contradiction  dans  certains  cas  indéniable,  comme  dans 
ce  dernier  où  une  certaine  étendue  superficielle  serait  capable  de 
contenir  plus  de  parties  déterminées  qu'elles  n'en  peut  contenir, 
et,  dans  les  autres  cas,  un  caractère  qu'on  peut  prétendre  seu- 
lement miraculeux,  comme  celui  de  la  conception  virginale  de 
Jésus-Christ.  Nous  n'entrerons  pas  dans  l'examen  de  tous  ces 
mystères. 

Quant  aux  sacrements,  nous  dépasserions  aussi  les  limites  que 
nous  pouvons  assigner  à  ce  chapitre  en  discutant  chacun  d'eux. 
Notre  objet  n'est  d'ailleurs  pas  de  critiquer  à  fond  les  dogmes 
catholiques,  mais  seulement  de  montrer  par  quelques  exemples 
saillants  combien  Pascal  en  les  acceptant  a  été  infidèle  à  ses 
propres  règles  de  critique  rationnelle.  Les  sacrements,  au  nombre 
de  sept,  sont,  d'après  le  catéchisme,  des  signes  sacrés,  institués  par 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ  pour  produire  la  grâce  dans  vos  âmes  et  nous 
sanctifier.  Bien  qu'ils  importent  tous  au  salut,  il  en  est  deux  dont 
il  semble  que  l'homme  puisse  le  moins  se  passer,  d'abord  le 
Baptême,  qui  le  fait  chrétien,  puis  l'Eucharistie,  qui  continue  le 
sacrifice  de  la  croix  et  l'en  fait  bénéficier  par  la  communion.  Le 
Baptême,  en  effaçant  le  péché  originel,  loin  de  faire  violence 
à  la  raison,  répare  la  violence  faite  à  celle-ci  par  ce  péché; 
mais  donné  à  l'enfant,  incapable  encore  de  choisir  entre  les 
croyances  que  la  tradition  lui  propose,  le  baptême  l'engage  à  son 
insu,   au  mépris   de    son  discernement  propre.   Il  y  a,  par  là 


CRITIQUE  DES  FORMULES  DOGMATIQUES  399 

même,  de  la  part  du  croyant,  illogisme  inconscient  à  traiter  l'in- 
crédulité comme  une  forfaiture.  L'apostasie  peut  très  bien  n'être 
chez  le  renégat  que  la  légitime  reprise  et  l'exercice  de  ses  droits 
au  libre  examen.  Il  suffit  pour  le  reconnaître  de  rappeler  ce  que 
signifient  ces  mots  renégat,  apostasie  ei  forfaiture  et  de  le  leur  sub- 
stituer sur  les  lèvres  mêmes  du  croyant. 

Le  mystère  de  l'Eucharistie  présente  dans  sa  formule  des  con- 
tradictions du  même  genre,  mais  plus  aisées  encore  à  mettre  en 
évidence  que  celles  du  mystère  de  l'Incarnation.  L'Eucharistie,  dit 
le  catéchisme,  est  un  sacrement  qui  contient  réelkvient  et  suhstantiellevient 
le  corps,  le  sang,  l'dine  et  la  divinité  de  Kotre-Seigneur  fésus-Christ,  sous 
les  espèces  ou  apparences  du  pain  et  du  vin.  La  seule  différence  qu'il  y 
ait  entre  le  sacrifice  opéré  par  la  Messe  et  le  sacrifice  de  la  Croix, 
consiste  en  ce  que,  sur  la  croix,  Jésus-Christ  s'est  offert  lui-vicme  en  répan- 
dant son  sang;  au  lieu  qu'à  la  Messe,  il  s'offre  par  le  ministère  des  prêtres 
sans  répandre  son  sang.  Cette  assimilation  ne  nous  laisse  plus  à 
signaler  qu'une  contradiction  propre  à  ce  mystère.  Par  la  pensée 
substituons  encore  les  définitions  aux  mots.  La  formule  précé- 
dente veut-elle  dire  que  les  apparences  du  pain  et  du  vin,  c'est- 
à-dire  les  signes  sensibles  de  ces  deux  corps,  leurs  représentations 
en  nous  sont  purement  subjectives,  illusoires,  et  que,  en  réalité, 
ce  sont  le  corps,  le  sang,  l'âme  et  la  divinité  mêmes  de  Jésus- 
Christ  qui  impressionnent  nos  nerfs  de  la  vue,  du  toucher  et  du 
goût?  Oui,  d'une  part,  puisque  ces  objets  sont  réellemeut  el  suhstan- 
tiellenicnt  présents  dans  l'Eucharistie;  non,  d'autre  part.  En  effet, 
d'après  le  catéchisme,  Kotre-Seigmur  a  institué  la  Sainte  Eucharistie 
sous  les  espèces  du  pain  et  du  vin  pour  nous  montrer  qu'il  veut  être  la  nour- 
riture de  nos  âmes  par  la  communion,  connue  le  pain  et  le  vin  sont  la  nour- 
riture de  nos  corps.   —   Communier,  c'est  recevoir  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ  dans  le  sacrement  de  l'Eucharistie.  —  Or  ce  qu'on  y  reçoit,  c'est 
le  même  Corps  que  Jésus-Christ  a  pris  dans  le  sein  de  sa  très  sainte  Mère, 
le  même  qui  a  été  attaché  à  la  croix,  avec  cette  seule  différence  que 
ce  corps  est  maintenant  dans  un  état  ressuscité,  glorieux  et  caché  à  nos 
sens.  Que  faut-il  donc  entendre  par  le  mot  recevoir  dans  ces  for- 
mules? C'est  toutau  moins  pour  l'homme  établir,  dans  l'espace  et 
le  temps,  quelque  relation  entre  la  nature  de  l'Homme-Dieu  et 
la  sienne,  en  un  mot  une  communication  entre  ces  deux  natures. 
Selon  le  dogme,  cette  communication  s'établit  au  moyen  des  sens, 
par  la  bouche  et  l'estomac.  Mais  selon  le  même  dogme,  cela  ne 
se  peut  pas,  car  l'impression  de  l'Homme-Dieu  sur  les  nerfs  sen- 
sitifs  se  traduit  dans  le  communiant  par  une  image  de  pain  et  de 
vin,  laquelle,  n'ayant  aucun  des  caractères  distinclifs  du  corps, 
du  sang,  de  l'Ame  et  de  la  divinité  de  Jésu.s-("lirist,  ne  saurait  s'as- 
similer ni  par  suite  représenter  en  rien  ces  trois  données  el  ne 


400  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

peut  que  révéler  simplement  à  la  conscience  l'existence  de  quelque 
chose  dans  le  monde  extérieui\  La  nature  du  communiant 
demeure  donc  intégralement  extérieure  à  celle  de  Jésus-Christ. 
Les  caractères  distinctifs  du  premier  ne  se  sont  en  rien  assimilé 
ceux  du  second.  Encore  moins  les  substances  respectives  de  l'un 
et  de  l'autre  ont-elles  pu  s'identifier,  même  partiellement.  La 
transsubstantiation,  c'est-à-dire  le  changement  d'une  substance 
en  une  autre  substance  n'est  pas  un  fait  miraculeux,  c'est  l'énoncé 
contradictoire  d'un  fait  essentiellement  impossible,  comme, 
par  exemple,  construire  un  cercle  carré.  En  effet  :  d'une  part,  le 
concept  de  substance  est  né  de  l'impossibilité  pour  l'esprit  de 
concevoir  l'anéantissement  total  de  l'univers,  et,  d'autre  part, 
changement  implique  anéantissement  de  ce  qui  est  remplacé  dans 
la  chose  qui  change.  Une  chose  dont  rien  ne  serait  anéanti 
demeurerait  telle  qu'elle  est,  la  même  en  tout.  Or  ce  qu'on  nomme 
îa  suhtance  c'est  précisément  ce  qui  ne  comporte  aucun  anéan- 
tissement ni  total  ni  partiel  et  par  suite  n'est  susceptible  d'aucun 
changement.  Énoncer  la  transsubstantiation  c'est  donc  dire  chan- 
gement d'une  chose  en  une  autre,  toutes  deux  demeurant  les 
mêmes;  en  d'autres  termes  :  changement  sans  changement.  — 
Les  deux  dogmes  conjugués  du  sacrement  de  l'Eucharistie  et  de 
la  Communion  impliquent  donc  contradiction  pour  l'esprit  qui  a 
souci  de  définir  exactement  les  mots  par  les  caractères  distinc- 
tifs des  choses  et,  pour  éviter  les  confusions  et  les  malentendus, 
se  conforme  à  la  i^ègle  de  Pascal  :  ne  jamais  perdre  de  vue  ces 
caractères  en  nommant  ces  choses. 

La  grûce,  qui  est  l'effet  de  la  prière  et  des  sacrements,  entre 
en  conflit  avec  le  libre  arbitre  :  la  coexistence  de  la  première  avec 
le  second  apparaît  contradictoire  ....  comme  provenant  d'une  impul- 
sion divine,  elle  (la  grâce)  parvient  sans  contrainte,  mais  d'une  manière 
infaillible,  au  terme  que  Dieu  lui  a  marqué...  (t.  II,  question  112,  p.  509, 
ouvrage  cité  plus  haut,  p.  210  :  Petite  Somme  théologique  de  saint  Thomas 
d'Aquin,eic.,  par  l'abbé  F.  Lebrethon*).  L'auteur  ajoute  en  note  : 
Il  est  de  foi  que,  même  alors,  îa  volonté  de  l'homme  conserve  sa  liberté  et 
qu'elle  peut  obéir  ou  résister  à  la  grâce,  lui  donner  ou  lui  refuser  sa  coopéra- 
tion. Comment  la  grâce  sait-elle  se  combiner  avec  notre  libre  arbitre,  tout  en 
arrivant  infailliblement  à  ses  fins?  C'est  le  secret  de  Dieu.  C'est,  en  réa- 
lité, poser  une  contradiction. 

Ajoutons  que  la  grâce  par  son  action  s'accommode  mal  aux 
conditions  requises  pour  qu'il  y  ait  valeur  personnelle,  mérite,  et 
par  sa  répartition  offense  le  sens  moral,  le  sentiment  de  l'équité. 

1.  Toutes  les  citations  que  nous  aurons  dans  les  pages  suivantes  à 
faire  de  la  Somme  de  saint  Thomas  d'Aquin  seront  tirées  de  ce  même 
ouvrage. 


CRITIQUE  DES  FORMULES  DOGMATIQUES  401 

Plus  l'hoinme,  en  effet,  sera  aidé  à  faire  son  salut,  moins  il  le 
devra  à  lui-même,  et  sa  dignité  y  perdra  d'autant.  Comme,  par 
son  seul  mérite,  l'âme  ne  peut  gagner  le  paradis,  celui-ci  est  beau- 
coup plus  une  faveur  qu'une  récompense.  Dès  lors  l'arbitraire 
semble  altérer  la  justice  en  Dieu  au  profit  de  sa  bonté  ;  la  cons- 
cience humaine  n'en  serait  nullement  choquée,  si  la  bonté  divine 
répartissait  impartialement  ses  bienfaits,  si,  du  moins,  la  justice 
distributive  était  observée  par  elle,  mais  l'inégalité  des  dons 
moraux,  tant  de  la  nature  que  de  la  grâce,  est  évidente  et  n'ap- 
paraît point  motivée  chez  les  individus,  tous  passibles  néanmoins, 
au  même  titre  et  partant  au  même  degré,  des  suites  du  péché 
originel.  La  parabole  de  l'ouvrier  de  la  dernière  heure  est  nette- 
ment contraire  à  la  justice  distributive. 

Le  problème  de  l'origine  et  de  la  justification  du  mal,  que  la 
doctrine  chrétienne  et,  spécialement,  les  dogmes  catholiques  se 
proposent  de  résoudre,  demeure  une  énigme  impénétrable.  Com- 
ment Dieu,  l'être  parfait  à  tous  égards,  a-t-il  pu  tirer  de  soi  et 
rendre  même  seulement  éventuel  le  mal  qui  est  la  négation  de 
son  essence?  Il  l'a  tiré,  non  de  soi,  mais  du  néant,  répondra-t-on. 
La  réponse  admet  la  création  (•  nihilo,  concept  contradictoire.  Mais 
à  supposer  que  ce  concept  fût  rationnel,  encore  est-il  que  Dieu 
a,  du  moins,  préconçu  l'idée  du  mal;  or  cette  idée  n'est-elle  pas 
tout  aussi  incompatible  avec  l'essence  divine  que  la  réalisation 
même  du  mal?  Vainement  alléguerait-on  que  la  valeur  morale, 
la  dignité,  pour  se  réaliser  chez  l'homme  par  l'accomplissement 
méritoire  du  bien,  requérait  la  possibilité  du  mal;  le  problème 
de  la  conception  de  l'imparfait  chez  un  être  dont  l'essence  est  la 
réalisation  intégrale  du  parfait  et  en  est  par  conséquent  l'affir- 
mation exclusive,  absolue,  demeure  entier.  A  priori  l'on  peut 
dire  qu'une  chose  ayant  pour  condition  la  possibilité  du  mal  ne 
saurait  procéder  de  l'être  parfait.  Tant  pis  pour  la  dignité,  si  elle 
ne  peut  exister  qu'à  ce  prix.  Au  surplus,  si  elle  est  solidaire  du 
libre  arbitre,  elle  en  partage  la  fortune  et  sera  d'autant  plus 
amoindrie  que  l'opération  de  la  grâce  se  substituera  davantage  à 
l'œuvre  de  la  volonté  chez  l'homme. 


III 


A  la  critique  précédente  des  formules  dogmatiques  on  répondra 
tout  d'abord  que  le  catéchisme  est  un  exposé  trop  succinct  de  la 
doctrine  catholique  pour  fournir  les  explications  pro[ires  à  pré- 
venir les  difficultés  que  nous  avons  soulevées.  Ces  prétendus  non- 

SULLY  Pkudhomme.  26 


402  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

sens,  dira-l-on,  sont  uniquement  imputables  à  notre  ignorance  : 
ils  naissent  de  ce  que  nous  donnons  de  certains  mots  employés 
dans  ces  formules  des  définitions  inexactes  ou  incomplètes.  Nous 
n'acceptons  pas  cette  fin  de  non-recevoir.  Parmi  nos  définitions 
les  unes  concordent  avec  celles  des  théologiens  ou  y  sont  équi- 
valentes, les  autres,  au  contraire  des  leurs,  expriment  la  nature 
réelle  des  choses. 

Commençons  par  examiner  les  premières.  Dans  le  mystère  de 
la  Trinité,  pour 'la  personue  nous  avons  adopté  la  définition  même 
qu'en  donne  le  catéchisme.  Or  on  lit  dans  la  Somme  de  saint 
Thomas  (t.  I,  q.  29,  p.  249)  :  Une  personne  est  une  substance  individuelle 
de  nature  raisonnable,  définition  que  saint  Thomas  emprunte  à 
Boëce  et  qu'il  accepte.  L'unité  synthétique  est  appelée  substance, 
mais  notre  définition  (celle  que  nous  donnons  pour  critiquer  le 
mystère  de  l'Incarnation),  laissant  indéterminé  ce  en  quoi  con- 
siste le  lien  qui  fait  cette  unité,  n'exclut  pas  la  substance  et, 
partant,  ne  contredit  pas  à  la  définition  dogmatique.  Quelle  que 
soit  donc  la  nature  du  lien  synthétique,  notre  raisonnement  sub- 
siste dans  son  intégrité.  La  différence  faite  par  saint  Thomas 
(t.  I,  q.  39,  p.  278)  entre  la  distinction  de  raison,  qui  serait  celle  des 
trois  personnes,  et  la  distinction  réelle  est  incompatible  avec  l'as- 
sertion suivante  du  saint  docteur  :  ...  on  petit  signifier  par  les  noms 
qui  expriment  V  essence  [àWina)  l'une  ou  plusieurs  (des  personnes  divines) 
(t.  I,  q.  39,  p.  281),  car  si  les  mêmes  noms  peuvent  être  donnés 
indifféremment  à  chacune  et  à  toutes,  et  si,  d'ailleurs,  leur  dis- 
tinction n'est  pas  réelle,  elles  ne  sauraient  être  qu'identiques. 
En  outre,  nous  lisons  dans  le  symbole  de  saint  Athanase  :  Les  trois  per- 
sonnes sont  coéternelles  et  égales  (t.  I,  q.  42,  p.  290).  Or,  comme,  d'autre 
part,  elles  ne  constituent  pas  trois  réalités  distinctes,  il  faut  donc 
qu'elles  soient  identiques.  Nous  ne  voyons  pas  qu'une  explication 
plus  analytique,  ajoutée  à  l'énoncé  succinct  du  catéchisme,  le 
sauve  ici  de  la  contradiction. 

Dans  le  mystère  de  la  création  è  nihilo,  notre  définition  de  la 
cause  première  concorde  exactement  avec  celle  de  saint  Thomas 
(t.  I,  q.  2,  p.  H9). 

Dans  le  mystère  du  péché  originel,  notre  définition  de  la  cul- 
pabilité est  également  orthodoxe.  Nous  lisons,  en  effet  :  la 
persuasion  extérieure  (par  l'homme  ou  par  le  démon)  n'a  pas  une 
influence  irrésistible  sur  notre  raison.  L'appétit  sensitif  ne  meut  pas  non 
plus  avec  nécessité  la  raison  et  la  volonté.  Par  conséquent,  les  causes 
extérieures  ne  produisent  pas  le  péché  par  elles-mêmes.  La  seule  cause 
efficace  qui  l'accomplit,  c'est  la  volonté  (t.  II,  q.  75,  p.  317)  ...  on 
peut  poser  comme  certain  que  le  sujet  des  péchés,  c'est  d'abord  la  volonté 
elle-même,  ensuite  toutes  les  facultés   qu'elle  meut,   soit  en  les  excitant. 


CRITIQUE  DES  FORMULES  DOGMATIQUES  403 

soit  en  les  arrêtant.  Ces  facultés  sont,  effectivement,  le  sujet  d'habitudes 
bonnes  ou  mauvaises  (t.  II,  q.  74,  p.  310).  Ces  principes  afHrment 
la  responsabilité  individuelle  :  la  volonté,  l'intention  (t.  II, 
q.  12,  p.  67i  d'un  homme  ne  peut  se  substituer  immédiatement 
à  celle  d'un  autre  homme  dans  la  détermination  des  actes  de 
celui-ci;  il  peut  seulement  lui  proposer  des  motifs  d'agir.  Le 
problème  est  de  concilier  la  responsabilité  individuelle  avec  la 
transmission  du  péché  originel.  Or,  selon  saint  Thomas  :  La  foi 
catholique  oblige  à  croire  que  le  premier  péché  du  premier  homme  passe  ori. 
ginellement  à  ses  descendants...  Avec  la  nature  de  notre  premier  père,  qui 
nous  est  communiquée  par  la  génération,  la  faute  héréditaire  dont  elle  esf 
entachée  nous  est  transmise;  nous  sommes  des  enfants  qui  partageons  l'igno- 
minie imprimée  à  notre  race  par  l'un  de  nos  ancêtres  (t.  II,  q.  81,  p.  337). 
On  ne  saurait  nier  plus  nettement  la  responsabilité  individuelle 
après  lavoir  affirmée.  Le  péché  originel  consiste  matériellement  dans  la 
concupiscence  et  formellement  dans  la  perte  de  la  justice  primitive.  Aucun 
de  ces  deux  facteurs  du  péché  originel  ne  suppose  la  responsabi- 
lité. Comment  donc  saint  Augustin  a-t-il  pu  dire  :  La  concupiscence 
est  la  punition  du  péché  originel?  (T.  II,  q.  82,  p.  342.) 

Pour  le  mystère  de  l'Incarnation,  notre  critique  repose  sur 
notre  définition  de  la  personne,  définition  qui  concorde  avec 
celle  qu'en  donne  saint  Thomas,  comme  nous  l'avons  fait 
observer  plus  haut. 

Le  mystère  de  la  Rédemption,  ceux  de  la  Prédestmation  et  des 
Fins  dernières,  et  la  répartition  de  la  grâce  mettent  en  cause 
l'idée  de  justice.  Or  nous  entendons  la  justice  de  la  même  façon 
que  saint  Thomas  qui  la  définit  comme  il  suit  :  La  justice  est  une 
volonté  habituelle,  constante  et  perpétuelle  de  rendre  à  chacun  son  droit 
(t.  m,  q.  ")8,  p.  249). 

Dans  le  sacrement  du  Baptême  nous  nous  sommes  borné  à 
relever  une  violation  du  droit  de  l'enfant  au  respect  du  libre 
choix  qu'il  ne  peut  faire  encore  entre  les  diverses  croyances, 
nous  nous  sommes  borné  à  une  application  de  l'idée  de  justice. 

C'est  au  sujet  de  l'Eucharistie  que  nous  donnons  de  la  sub- 
stance une  définition  différente  de  celle  qu'ont  imaginée  les 
théologiens,  mais  nous  ne  l'en  croyons  pas  moins  exacte  et  com- 
plète. Elle  n'a  rien  d'arbitraire,  et  nous  rencontrons  ici  l'occasion 
d'appliquer  aux  énoncés  des  dogmes  les  observations  si  utiles  de 
Pascal  lui-même  encore  sur  les  définitions  et  sur  la  distinction 
établie  parles  logiciens  entre  les  définitions  de  chose  et  les  défini- 
tions de  nom  :  On  ne  reconnaît,  dit-il,  en  géométrie  que  les  seules  définitions 
que  les  logiciens  appellent  définitions  de  nom,  c'est-à-dire  que  les  seules  impo- 
sitions de  nom  aux  choses  qu'on  a  clairement  désignées  en  termes  parfaitement 
connus,  et  je  ne  parle  que  de  celles-là  seulement.  Leur  utilité  et  leur  usage  est 


404  LA  VRAIE  RELIGION   SELON   PASCAL 

d'éclaircir  et  d'ahrègcr  h  discours,  en  exprimant  par  le  seul  nom  qu'on 
impose  ce  qui  ne  pourrait  se  dire  qu'en  plusieurs  termes  :  en  sorte  néanmoins 
que  le  nom  imposé  demeure  dénué  de  tout  autre  sens,  s'il  en  a,  pour  n'avoir 
plus  que  celui  auquel  on  le  destine  iiniqtiement.  D'otï  il  paraît  que  les  défini- 
tions sont  très  libres,  et  qu'elles  ne  sont  jamais  sujettes  à  être  contredites,  car 
il  ny  a  rien  de  plus  permis  que  de  donner  à  une  chose  qu'on  a  clairement 
désignée  un  nom  tel  qu'on  voudra.  Il  faut  seulement  prendre  garde  qu'on 
n''àbuse  de  la  liberté  qu'on  a  d'imposer  des  noms  en  donnant  le  même  à  deux 
cimes  différentes  (II,  280,  281). 

Ici  Pascal  recommande  de  substituer  mentalement  la  défini- 
tion au  défini. 

Voici  les  règles  qu'il  prescrit  relativement  aux  définitions  et 
aux  axiomes  : 

Règles  pour  les  définitions.  —  i.  N'entreprendre  de  définir  aucune 
des  choses  tellement  connues  d'elles-mêmes,  qu'on  n'ait  point  de  termes  plus 
clairs  pour  les  expliquer.  —  2.  N'omettre  aucun  des  termes  un  peu  obscurs 
ou  équivoques,  sans  définition.  —  ^.  N'employer  dans  la  définition  des  termes 
que  des  mots  parfaitement  connus,  ou  déjà  expliqués. 

Règles  pour  les  axiomes.  —  i.  N'omettre  aucun  des  principes  néces- 
saires sans  avoir  demandé  si  on  l'accorde,  quelque  clairet  évident  qu'il  puisse 
être.  —  2.  Ne  demander,  en  axiomes,  que  des  choses  parfaitement  évidentes 
d'elles-mêmes  (II,  301). 

Cette  judicieuse  science  (la  géométrie)  est  bien  éloignée  de  définir  ces  mots 
primitifs,  espace,  temps,  mouvement,  égalité,  majorité,  diminution,  tout,  et 
les  autres  que  le  monde  entend  de  soi-même.  Mais,  hors  ceux-là,  le  reste  des 
termes  qu'elle  emploie  y  sont  tellement  éclairas  et  définis,  qu'on  n'a  pas 
besoin  de  dictionnaire  pour  en  entendre  aucun  ;  de  sorte  qu'en  un  mot  tous  ces 
termes  sont  parfaitement  intelligibles,  ou  par  la  lumière  Jiaturelle  on  par  les 
définitions  qu'elle  en  donne  (II,  286). 

Combien  y  en  a-t-il...  qui  croient  avoir  défini  h  mouvement  quand 

ils  ont  dit  :  «  Motus  nec  simpliciter  actus,  nec  niera  potentia  est,  sed  actus 
entis  in  potentia!  »  Et  cependant  s'ils  laissent  au  mot  de  mouvement  son 
sens  ordinaire  comme  ils  font,  ce  n'est  pas  une  définition,  mais  une  proposi- 
tion; et,  confondant  ainsi  les  définitions  qu'ils  appellent  définitions  de  nom, 
qui  sont  les  véritables  définitions  libres,  permises  et  géométriques,  avec  celles 
qu'ils  appellent  définitions  de  chose,  qui  sont  proprement  des  propositions  nul- 
lement libres,  mais  sujettes  à  contradiction,  ils  s'y  donnent  la  liberté  d'en 
former  aussi  bien  que  des  autres;  et  chacun  définissant  les  mêmes  choses  à  sa 
manière,  par  une  liberté  qui  est  aussi  défendue  dans  ces  sortes  de  définitions 
que  permise  dans  les  premières,  ils  embrouillent  toutes  choses,  et  perdant  tout 
ordre  et  toute  lumière,  ils  se  perdent  eux-mêmes  et  s'égarent  dans  des  embarras 
inexplicables. 

On  n'y  tombera  jamais  en  suivant  l'ordre  de  la  géométrie. 

D'après  ces  observations  la  définition  de  la  substance  n'est  pas 


CRITIQUE  DES  FORMULES  DOGMATIQUES  403 

pour  nous  une  de  ces  définitions  libres  qui  n'ont  d'autre  valeur 
que  celle  des  propositions  susceptibles  d'être  contestées,  car 
nous  imposons  le  nom  de  substance,  non  pas  à  une  chose  qui 
n'existe  que  dans  l'esprit,  à  un  simple  concept,  mais  à  une  chose 
qui  existe  hors  de  l'esprit.  Nous  appelons  de  ce  nom  une  chose 
donnée  hors  de  nous  ainsi  qu'en  nous  comme  condition  néces- 
saire du  monde  phénoménal,  accidentel,  lequel,  n'existant  pas 
par  soi,  requiert  pour  exister  un  antécédent  existant  par  soi. 
Mais  pour  le  théologien  ce  qui  existe  par  soi  ne  pouvant  être  que 
Dieu  même,  et  l'être  de  Dieu  n'appartenant  en  rien  au  monde 
accidentel  tiré  du  néant,  l'être  de  ce  monde,  l'être  qui  le  condi- 
tionne n'existe  pas  par  soi,  nécessairement.  Œuvre  arbitraire  de 
son  créateur,  il  pourrait  aussi  bien  n'exister  pas  qu'exister.  De  là, 
la  nécessité  d'établir  certaines  distinctions  dans  le  sens  du  mot 
substance.  Il  résulte  des  définitions  données  par  saint  Thomas 
(t.  I,  q.  3,  p.  127;  — q.  4,  p.  129;  —  q.  23,  p.  245;  —  q.  29,  p.  250 
et  2ol),  qu'il  applique  ce  vocable  à  diverses  choses.  Il  y  a  selon 
lui  diverses  substances  :  1»  les  substances;  en  général,  les  suppôts, 
qui  soutiennent  et  individualisent  les  accidents;  2°  les  substances 
premières  ou  hypostases,  lesquelles  s'individualisent  par  elles-mêmes, 
non  par  quelque  autre  substance.  En  tant  qu'elles  n'existent  pas 
dans  autre  chose,  qu'elles  existent  en  elles-mêmes,  elles  sont  encore 
appelées  subsistances;  3°  la  substance  qui  existe  non  pas  seulement 
en  elle-même,  mais,  en  outre,  par  elle-même,  l'être  par  soi  (Dieu), 
subsistance  unique  en  son  genre.  Or  cette  dernière  définition 
remplit  seule  les  conditions  de  la  définition  proprement  dite, 
tandis  que  la  seconde  est  une  simple  proposition.  Il  s'agit  de 
savoir  si  cette  distinction  de  la  substance  en  soi  et  de  la  substance 
par  soi  a  son  fondement  dans  la  réalité.  Tout  l'ensemble  des  acci- 
dents, toute  la  nature  phénoménale  peut-elle  être  soutenue  par 
quelque  chose,  exister  dans  quelque  chose  qui  n'existe  pas  par 
soi,  c'est-à-dire  nécessairement?  On  ne  saurait  l'admettre  que  si 
l'on  accorde  la  création  ènihilo;  car,  si  on  ne  l'accorde  pas,  c'est 
que  l'esprit  ne  peut  concevoir  que  l'univers  ait  eu  un  commen- 
cement et  soit  susceptible  d'un  complet  anéantissement;  ce  qui 
est  y  reconnaître  et  y  exiger  quelque  chose  d'éternel,  partant  de 
nécessaire. 

Il  résulte  de  l'examen  précédent  que  la  définition  orthodoxe 
de  la  substance  est  une  définition  de  mot,  non  de  chose  et,  par 
suite,  une  simple  proposition,  l'affirmation  d'un  fait  dont  la 
réalité  demeure  problématique. 

Pour  le  dogme  de  l'Eucharistie,  si  l'on  consulte  les  premiers 
textes  où  il  est  formulé,  on  constate  que  le  principe  de  contra- 
diction y  est  applicable,  quelque  définition  de  la  substance  qu'on 


406  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

adopte.  En  effet,  voici  la  formule  édictée  par  le  Concile  de  Trente 
{Précis  de  la  Doctrine  catholique  par  le  K.  P.  JVilmers,  S.  J.,  théologien  au 
Concile  du  Vatican,  che:(^  Marne,  Tours)  :  Jésus-Christ  est  présent  dans  la 
Sainte  Eucharistie  par  transsubstantiation,  c'est-à-dire  par  h  changement  de 
la  substance  entière  du  pain  et  du  vin  en  son  corps  et  en  son  sang.  Sub- 
stance entière,  cela  signifie  qu'ici  le  changement  est  la  conversion 
de  tout  ce  que  sont  le  pain  et  le  vin  en  ce  qui  constitue  le  corps 
et  le  sang  de  Jésus-Christ.  Or  une  pareille  conversion  est,  en 
réalité,  la  substitution  d'une  chose  à  une  autre,  substitution  qui 
n'est  réalisée  qu'autant  que  la  seconde  s'est  anéantie  pour  faire 
place  à  la  première.  La  cessation  des  sid'stanccs,  dit  le  R.  P.  Wilmers 
(p.  376),  ne  doit  pas  être  considérée  comme  une  annihilation,  mais  comme 
un  vrai  changement,  et  parce  qu'elle  n'a  pas  pour  terme  un  néant,  mais  une 
autre  substance,  et  parce  que  les  espèces  du  pain  et  du  vin  restent  telles  qu'elles 
étaient  avant  le  changement  de  substance.  Il  est  évident  que  le  pain  et 
le  vin,  aliénant  leur  substance  entière,  n'en  gardent  rien  et  par 
conséquent  s'anéantissent.  Quant  à  la  persistance  de  leurs  appa- 
rences ou  espèces,  il  est  évident  aussi  qu'elle  est  incompatible 
avec  cet  anéantissement  (elle  est  miraculeuse,  de  l'aveu  même 
de  l'auteur).  La  formule  dogmatique  revient  donc  à  dire  :  «  Jésus- 
Christ  est  px'ésent  dans  un  néant  de  pain  et  de  vin  »,  assertion 
contradictoire,  quelle  que  soit  la  substance  de  ces  aliments. 

Nous  allons  maintenant  susciter  à  notre  critique  des  formules 
dogmatiques,  fondée  sur  le  principe  de  contradiction,  certaines 
objections  qui  pourraient  ne  pas  venir  spontanément  à  l'esprit 
de  tous  les  lecteurs,  de  ceux  que  l'objet  métaphysique  n'a  pas 
spécialement  préoccupés. 


IV 

Pascal  n'eût  pas  été  surpris  que  les  vérités  religieuses  parussent 
répugner  à  la  raison  et  il  a  prévenu  lui-même  que  les  principes 
énoncés  par  lui  dans  son  opuscule  De  l'Esprit  géométrique  ne  con- 
cernent pas  la  démonstration  de  ces  vérités.  Il  dit,  en  effet  : 

Je  ne  parle  pas  ici  des  vérités  divines,  que  je  n'aurais  garde  de  faire 
tomber  sous  l'art  de  persuader,  car  elles  sont  injiniment  au-dessus  de  la 
nature;  Dien  seul  peut  les  mettre  dans  l'dme,  et  par  la  manière  qu'il  lui 
plaît.  Je  sais  qu'il  a  voulu  quelles  entrent  du  cœur  dans  l'esprit,  et  non  pas 
de  l'esprit  dans  le  cœur,  pour  humilier  cette  superbe  puissance  du  raisonne- 
ment, qui  prétend  devoir  être  juge  des  choses  que  la  volonté  choisit,  et  pour 
guérir  cette  volonté  infirme,  qui  s'est  toute  corrompue  par  ses  sales  attache- 
ments. Et  de  là  vient  qu'au  lieu  qu'en  parlant  des  choses  humaines,  on  dit 
qu'il  faut  les  connaître  avant  que  de  les  aimer,  ce  qui  a  passé  en  proverbe, 


CRITIQUE  DES  FORMULES  DOGMATIQUES  407 

les  saints  au  contraire  disent,  en  parlant  des  choses  divines,  qu'il  faut  Us 
aimer  pour  les  connaître,  et  qu'on  n'entre  dans  la  vérité  que  par  la  charité, 
dont  ils  ont  fait  une  de  leurs  plus  utiles  sentences.  En  quoi  il  paraît  que 
Dieu  a  établi  cet  ordre  surnaturel,  et  tout  contraire  à  Vordre  qui  devait 
être  naturel  aux  hommes  dans  les  choses  naturelles.  Ils  ont  néanmoins  cor- 
rompu cet  ordre  en  faisant  des  choses  profanes  ce  qu'ils  devaient  faire  des 
choses  saintes,  parce  qu'en  effet  nous  ne  croyons  presque  que  ce  qui  nous  plaît. 
Et  de  là  vient  l'éloignement  où  nous  sommes  de  consentir  aux  vérités  de  la 
religion  chrétienne,  tout  opposée  à  nos  plaisirs.  Dites-nous  des  choses  agréables 
et  nous  vous  écouterons,  disaient  les  fuifs  a  Moïse;  comme  si  l'agrément 
devait  régler  la  créance!  Et  c'est  pour  punir  ce.  désordre  par  un  ordre  qui  lui 
est  conforme,  que  Dieu  ne  verse  ses  lumières  dans  les  esprits  qu'après  avoir 
dompté  la  rel'ellion  de  la  volonté  par  une  douceur  toute  céleste  qui  la  charme 
et  qui  l'entraîne. 

fe  ne  parle  donc  que  des  vérités  de  notre  portée  ;  et  c'est  d'elles  que  je  dis 
que  l'esprit  et  le  cœur  sont  comme  les  portes  par  où  elles  sont  reçues  dans 
Vdme,  mais  que  bien  peu  entrent  par  l'esprit,  au  lieu  qu'elles  y  sont  introduites 
en  foule  par  les  caprices  téméraires  de  la  volonté,  sans  le  conseil  du  raison- 
nement (II,  296-297). 

On  voit  par  cette  citation  que,  pour  Pascal,  les  vérités  divines 
répugnent  à  la  raison  humaine,  non  point  parce  qu'elles  y  sont 
contraires,  mais  parce  qu'elles  en  dépassent  la  portée  et  sont 
infiniment  au-dessus  de  la  nature,  c'est-à-dire  de  toute  intelli- 
gence créée.  De  cette  disproportion  il  résulte  que  la  tentative 
de  les  exprimer  humainement  aboutit  toujours  à  une  formule 
contradictoire.  Pascal  l'a  implicitement  reconnu  comme  nous 
allons  le  rappeler.  Sans  doute  il  n'avait  pas  songé  qu'on  pourrait 
appliquer  sa  propre  règle  à  la  critique  des  dogmes  catholiques, 
mais,  s'il  en  eût  été  averti,  nous  avons  lieu  de  penser  qu'il  n'eût 
pas  été  étonné  que  cette  règle  y  déceUU  des  contradictions.  Nous 
savons,  en  effet,  qu'il  avait  pressenti  les  antinomies  propres  aux 
jugements  métaphysiques.  On  en  trouve  le  témoignage  dans  sa 
Pensée  déjà  citée  :  Incompréhensible  que  Dieu  soit  et  incompréhensible 
qu'il  ne  soit  pas  (II,  126).  Ces  antinomies,  signalées  par  Kant,  ont  été 
contestées  par  plus  d'un  métaphysicien,  mais  non  par  des  argu- 
ments assez  péremptoires  pour  n'avoir  laissé  aucune  inquiétude 
dans  l'esprit  des  autres  penseurs.  Aussi,  après  avoir  relevé  les 
contradictions  impliquées  dans  les  énoncés  dogmatiques  et  en 
avoir  inféré  avec  tant  d'assurance  que  toute  signification  y  est 
abolie,  tout  sens  annulé,  serions-nous  bien  téméraire  et  coupable 
d'une  insigne  légèreté,  si  nous  n'étions  pas  en  mesure  de  justifier 
une  pareille  assertion  en  prouvant  que  ces  énoncés  ne  peuvent 
bénéficier  de  l'exceptionnelle  invalidité  du  principe  de  contradic- 
tion appliqué  aux  jugements  métaphysiques.  Les  dogmes  doivent 


408  LA   VRAIE  RELIGION  SELON   PASCAL 

être  critiqués  avec  beaucoup  de  précaution,  car  un  grand  nombre 
d'esprits  considérables  y  sont  attachés.  Nous  allons  donc  nous 
expliquer  aussi  clairement  qu'il  nous  sera  possible  sur  ce  point 
capital. 

Ainsi  les  croyants,  mis  en  demeure  d'avouer  que  les  énoncés 
des  dogmes  catholiques  sont  contradictoires  pour  l'esprit  qui  les 
analyse,  ne  seront  pas  désarçonnés  s'ils  peuvent  invoquer  l'ar- 
gument suivant  :  Lors  même  qu'une  donnée  métaphysique  n'est 
pas  illusoire,  lors  même  qu'elle  est  réelle,  elle  ne  peut  être 
conçue  et  formulée  par  l'esprit  humain  qu'en  termes  incompa- 
tibles, contradictoires,  comme  si  l'homme  était  averti  par  là  qu'il 
abuse  de  sa  puissance  intellectuelle  limitée  en  l'exerçant  sur 
des  objets  qui  en  passent  la  portée.  Cette  proposition  nous  l'ac- 
cordons, et  pour  fixer  les  idées  du  lecteur  nous  allons  fournir 
nous-même  divers  exemples  des  singularités  qu'elle  vise. 

Tout  d'abord  citons  l'incompatibilité  entre  le  concept  fonda- 
mental de  l'être  nécessaire,  en  métaphysique,  et  la  constatation 
empirique  de  son  perpétuel  changement  d'état,  manifesté  par  le 
Cosmos,  par  le  monde  phénoménal.  Logiquement  la  nécessité  de 
l'être  en  implique  l'immutabilité;  or  l'expérience  dément  la 
logique.  A  ce  sujet,  rappelons  les  antinomies  mises  en  évidence 
par  Kant;  et  entre  autres  celle  qu'il  signale  entre  l'affirmation 
rationnelle  et  la  négation  non  moins  rationnelle  d'un  commen- 
cement au  processus  universsl,  au  devenir  cosmique.  Autant  que 
l'origine,  l'essence  du  devenir  confond  la  raison  humaine.  Assu- 
rément ce  qui  existe  à  l'état  de  devenir  n'est  pas  rien,  mais 
lorsqu'on  tente  de  le  définir,  on  ne  le  peut  qu'en  l'affirmant 
comme  l'état  d'une  chose  qui  n'existe  pas  encore  sans  toutefois 
être  nulle,  comme  un  milieu  contradictoire  entre  la  non-existence 
et  l'existence.  Ainsi,  dans  l'expression  mathématique  du  devenir, 
l'infiniment  petit,  grandeur  non  réalisée,  mais  en  formation  et 
qui,  à  ce  titre,  n'est  pas  zéro,  n'est  pourtant  pas  susceptible  de 
diminution,  car  il  a  pour  propriété  d'être  moindre  que  toute  gran- 
deur assignable'.  Citons,  dans  l'ordre  moral,  le  libre  arbitre  :il  est 
attesté  réel  par  la  conscience  ;  néanmoins  il  suppose  un  acte  non 
pi^escrit  par  la  nature  de  l'agent,  c'est-à-dire  un  acte  indépendant 
de  ce  qu'est  l'agent.  Spinoza  évite  la  contradiction  en  admettant, 
au  contraire,  qu'un  agent  se  sent  d'autant  moins  contraint  et 
par  suite  d'autant  plus  libre  que  ses  actes  sont  plus  adéquats  à 
sa  nature.  Celte  adéquation  même  rend  inconsciente  chez  l'agent 

1.  Pour  le  rendre  représcntable,  les  mathcmaliciens  y  substituent 
Vindéfinimenl  petit,  qui  est  une  variable  finie  équivalant  à  l'infiniment 
petit  par  la  propriété  de  décroître  au-dessous  de  toute  valeur  finie 
assignable. 


CIUTIQUE  DES  FORMULES  DOGMATIQUES  409 

les  causes  qui  le  déterminent  et  par  là  crée  en  lui  l'illusion 
d'une  initiative  indéterminée,  de  ce  qu'on  appelle  le  libre  arbitre. 
Nous  avons,  dans  une  étude  intitulée  Le  Problème  da  Causes  finales  ^ , 
cité  plusieurs  autres  exemples  de  propositions  contradictoires 
résultant  de  l'application  de  la  pensée  bumaine  à  des  données 
métaphysiques. 

Nous  sommes  donc  tout  disposé  à  admettre  qu'il  ne  suffit  pas 
de  relever  des  contradictions  dans  un  énoncé  dogmatique  relatif 
à  la  divinité,  objet  métaphysique  par  excellence,  pour  être  en 
droit  d'en  inférer  que  le  dogme  ne  répond  à  aucune  réalité.  Mais 
dans  ce  même  opuscule  nous  avons  distingué  avec  soin  le  cas  oii 
la  contradiction  décèle  une  réalité  métaphysique  du  cas  où  elle 
dénonce  Tabsence  de  toute  réalité  :  «  Est  métaphysique,  y  disons- 
nous,  toute  donnée  reconnue  inaccessible  soit  aux  sens,  soit  à 
la  conscience,  soit  à  l'observation  externe,  soit  à  l'observation 
interne.  >'  Ajoutons  qu'une  telle  donnée  est  inaccessible  à  ces 
moyens  de  connaître,  quelle  que  soit  d'ailleurs  la  puissance 
propre  de  ceux-ci.  De  ce  qu'un  astre  échappe  au  regard  par  sa 
distance  de  la  terre  on  ne  saurait  conclure  qu'il  est  métaphy- 
sique à  ce  titre  et  qu'il  cesserait  de  l'être  si  le  télescope  était 
perfectionné.  La  raison  pourquoi  la  donnée  métaphysique  est 
inaccessible  à  l'observation  humaine  est  essentielle  :  c'est  qu'une 
telle  donnée  n'est  pas  du  ressort  de  celle-ci.  L'être,  en  elTet, 
considéré  en  soi,  abstraction  faite  de  ses  actes,  n'impressionne 
pas  notre  sensibilité  (soit  physiologique,  soit  morale),  et  ses 
actes,  qui  seuls  l'impressionnent,  se  bornent  à  permettre  à  la 
conscience  éveillée  par  eux  d'en  inférer  qu'il  existe. 

Si  la  distinction  que  nous  venons  d'établir  est  acceptée,  elle 
est  inquiétante  pour  le  croyant,  car  elle  infirme  l'argument 
que  lui  offrait  le  caractère  métaphysique  des  dogmes  catholi- 
ques, caractère  qui  rendrait  inapplicable  à  leurs  énoncés  le 
âriteriiim  du  principe  de  contradiction.  Il  lui  faut  reconnaître, 
en  effet,  que  tout  n'est  pas  métaphysique  dans  le  concept  de  la 
divinité  chrétienne,  du  Dieu  fait  homme,  attendu  que  ce  Dieu  est 
une  entité  métaphysique  sur  laquelle  se  greffent  des  attributs 
empruntés  à  l'essence  humaine  observée  dans  ses  manifestations 
empiriques.  Dès  lors  le  principe  de  contradiction  appliqué  à 
cette  annexe  est  valable  pour  ruiner  le  concept  dogmatique  de 
la  divinité  et  les  autres  dogmes  qui  s'y  rattachent.  Nous  savons 
ce  que  c'est  que  la  bonté,  ce  que  c'est  que  la  justice  ;  il  suffit  que 


1.  Ce  petit  livre  est  un  échange  de  lettres  avec  M.  Charles  Uiciiet, 
professeur  à  l'École  de  Médecine  de  Paris  (Paris,  Félix  Alcan,  1903)- 
Voir  la  dernière  lettre. 


410  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

la  conduite  d'un  être  vivant  contredise  le  sens  que  la  conscience 
humaine  assigne  aux  mots  bonté,  justice  pour  que  nous  ne  puis- 
sions attribuer  ces  qualités  à  cet  être  dans  quelque  mesure  que 
ce  soit.  En  les  attribuant,  poussées  jusqu'à  l'infini,  au  Dieu  ciiré- 
tien,  on  les  rend  plus  inconciliables  avec  les  actes  qui  lui  sont 
prêtés  par  les  dogmes. 

Pascal  admet  évidemment  sans  discussion  qne  toutes  les  don- 
nées des  dogmes  (mystères  et  sacrements)  sont  au  même  titre 
métaphysiques  et  réelles  comme  les  choses  qu'il  cite  :  Le  iiotnhre 
infini.  Un  espace  infini,  égal  au  fini  (I,  189);  aussi  prétend-il  que  la 
répugnance  à  croire  au  dogme  est  imputable  à  la  vue  de  notre  bas- 
sesse. Tandis  qu'elle  l'est  à  une  vue  tout  autre. 

Incroyable  que  Dieu  s'unisse  à  nous.  —  Cette  considération  n'est  tirée  que 
de  la  vue  de  notre  bassesse.  Mais  si  vous  ïave\  bien  sincère,  suive:(^la  aussi 
loin  que  moi,  et  reconnaisse::^  que  nous  sommes  en  effet  si  bas,  que  nous  sommes 
par  nous-mêmes  incapables  de  connaître  si  sa  miséricorde  ne  peut  pas  nous 
rendre  capables  de  lui.  Car  je  voudrais  savoir  d'où  cet  animal,  qui  se  recon- 
naît si  faible,  a  le  droit  de  mesurer  la  miséricorde  de  Dieu,  et  d'y  mettre  les 
bornes  que  sa  fantaisie  lui  suggère.  Il  sait  si  peu  ce  que  c'est  que  Dieu,  qu'il 
ne  sait  pas  ce  qu'il  est  lui-même  :  et,  tout  troublé  de  la  vue  de  son  propre  état, 
il  ose  dire  que  Dieu  ne  le  peut  pas  rendre  capable  de  sa  communication  !  Mais 
je  voudrais  lui  demander  si  Dieu  demande  autre  chose  de  lui,  sinon  qu'il  l'aime 
en  le  connaissant  ;  et  pourquoi  il  croit  que  Dieu  ne  peut  se  rendre  connaissable 
et  aimable  à  lui,  puisqu'il  est  naturellenwnt  capable  d'amour  et  de  connais- 
sance. Il  est  sans  doute  qu'il  connaît  au  moins  qu'il  est,  et  qu'il  aime  quelque 
chose.  Donc  s'il  voit  quelque  chose  dans  les  ténèbres  où  il  est,  et  s'il  trouve 
quelque  sujet  d'amour  parmi  les  choses  de  la  terre,  pourquoi,  si  Dieu  lui  donne 
quelque  rayon  de  son  essence,  ne  sera-t-il  pas  capable  de  le  connaître  et  de 
l'aimer  en  la  manière  qu'il  lui  plaira  se  communiquer  à  nous  ?  Il  y  a  donc 
sans  doute  une  présomption  insupportable  dans  ces  sortes  de  raisonnements, 
quoiqu'ils  paraissent  fondés  sur  une  humilité  apparente,  qui  n'est  ni  sincère,  m* 
raisonnable,  si  elle  ne  nous  fait  confesser  que,  ne  sachant  de  nous-mêmes  qui 
nous  sommes,  nous  ne  pouvons  l'apprendre  que  de  Dieu  (I,  189). 

Nous  ne  croyons  pas  son  indignation  justifiée. 


Une  dernière  objection  s'élève  contre  notre  critique  des  for- 
mules dogmatiques;  nous  la  trouvons  indiquée  dans  la  question 
suivante  de  saint  Thomas  :  Les  mêmes  expressions  s'entendcnt-elles  de 
Dieu  et  des  créatures  dans  le  même  sens?  —  Les  expressions  communes  à  Dieu 
et  aux  créatures  ne  s'entetulent  ni  dans  le  même  sens  ni  dans  un  sens  opposé  ; 


CRITIQUE  DES  FORMULES  DOGMATIQUES  411 

mais  leur  signification  est  basée  sur  Vanahgie.  Voilà  ce  quil  faut  expliquer. 
On  ne  peut  rien  affirmer  de  Dieu  et  des  créatures  absolument  dans  le  même 
sens.  Si  un  effet  ne  demande  pas  pour  sa  production  toute  la  vertu  de  sa  cause, 
il  n'en  reçoit  qu'une  ressemblance  défectueuse;  de  sorte  que  ce  qui  est  multiple 
et  divisé  dans  les  effets  peut  former  dans  sa  cause  une  étroite  et  simple  unité... 
Cependant  elles  (les  expressions  susdites)  m  changent  pas  essentiellement 
de  signification  en  changeant  de  sujet,  comme  qiulques-uns  Vont  prétemlu  : 
autrement,  il  serait  impossible  de  rien  connaître  sur  Dieu  et  de  prouver  son 
existence  par  les  créatures.  On  tomberait  à  chaque  instant  dans  le  sophisme 
appelé  «  ambiguïté  »  des  termes.  Le  Philosophe  lui-même  s'élèverait  contre 
une  pareille  doctrine,  lui  qui  a  démontré  sur  Dieu  beaucoup  de  vérités,  et 
saint  Paul  n'aurait  pas  pu  dire  :  Les  perfections  invisibles  de  Dieu  sont  deve- 
nues visibles  par  les  choses  qu'il  a  faites  (Rom.,  1,20). —  Il  faut  donc  ensei- 
gner que  les  noms  et  les  qualificatifs  que  Von  applique  tour  à  tour  à  Dieu  et 
aux  créatures  ne  sont  ni  purement  «  univoques  »,  ni  purement  ((équivoques  ». 

—  Que  sont-ils  ?  Ils  sont  «  analogues  »  ;  ou,  en  d'autres  termes,  ils  se  disent, 
avec  proportion,  de  la  cause  et  de  l'effet.  —  Nous  ne  pouvons  nommer  Dieu 
que  par  les  créatures,  comme  nous  l'avons  fait  observer  plus  haut.  "Dès  lors 
tout  ce  que  nous  en  disons  est  fondé  sur  les  rapports  des  créatures  avec  leur 
principe  et  leur  cause,  où  se  trouvent  réunies  dans  une  seule  et  même  unité, 
qui  est  Dieu  même,  les  perfections  de  tous  les  êtres  (t.  I,  q.  13,  p.  173,  174, 
17;)).  Ce  chapitre  de  la  Somme,  concernant  les  noms  qui  convien- 
nent à  Dieu,  commence  par  ces  mots  :  Pouvons-nous  nommer  Dieu? 
....  les  noms  que  nous  lui  donnerons  n'expliqueront  pas  parfaitefuent  son  essence 

■  qui  est  «  au-dessus  »  de  tout  ce  que  nous  pouvons  concevoir  par  la  pensée  et 
exprimer  par  nos  paroles,  et  se  termine  ainsi  :  Peut-on  former  sur  Dieu 
des  propositions  affirmatives  ?  —  Une  muîtitiuie  de  propositions  affirmatives 
sont  de  foi,  telles  que  celles-ci  :  «  Dieu  est  un  en  trois  personnes.  —  Dieu  est 
tout-puissant.  »  Donc  on  peut  former  des  propositions  affirmatives  sur  Dieu. 

—  Dieu  est  simple  en  lui-même,  cela  est  vrai;  mais  notre  esp-it,  qui  ne  peut 
le  saisir  tel  qu'il  est  dans  son  essence,  est  contraint  de  le  concevoir  par  des 
idées  multiples.  Comme  nous  n'ignorons  pas  que  la  diversité  de  nos  idées  se 
rapporte  à  une  substance  une  et  simple,  nous  sommes  préservés  de  toute  erreur 
à  cet  égard,  lorsque  jwus  formulons  les  propositions  affirmatives  dont  nous 
parlons. 

Ces  déclarations  sont  précieuses  et  d'une  importance  capitale. 
Elles  condamnent  d'avance  tout  essai  d'exprimer  dans  le  langage 
humain  avec  précision  et  clarté  en  quoi  consiste  l'essence  divine, 
parce  que  les  seules  idées  que  puisse  exprimer  ce  langage  sont 
humaines  et  à  ce  titre  ne  sauraient  être  adéquates  à  cette  essence. 
Tout  au  plus,  en  pareil  cas,  un  homme  peut-il  par  la  parole  indi- 
quer aux  autres  lobjet  de  sa  pensée,  orienter  la  leur  vers  Dieu, 
les  laissant  communiquer  avec  lui  par  eux-mêmes,  s'ils  y  sont 
aptes.  Les  philosophes  ne  font  pas  davantage  quand  ils  spécu- 


412  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

lent  sur  l'être  en  soi  et  par  soi.  En  inférant  du  concept  de  cet 
être  qu'il  n'a  ni  limites,  ni  conditions,  ni  commencement,  ni  fin, 
en  d'autres  termes  :  qu'il  est  infini,  absolu,  nécessaire,  éternel, 
ils  ne  nous  révèlent  en  rien  de  quoi  il  est  constitué,  en  quoi  il 
consiste,  si  même  il  est  personnel.  Libre  à  nous  de  combler  cet 
abîme  à  notre  gré  selon  nos  penchants  ou  nos  besoins  moraux; 
mais  nous  sommes  avertis  que,  si  nous  le  remplissons  de  notre 
propre  moi  exalté  et  élargi,  d'attributs  humains  poussés  jusqu'à 
rinilni,  nous  nous  exposons  à  composer  arbitrairement  une 
immense  idole  dont  les  antinomies  fondamentales  impliquées 
dans  l'être  en  soi  et  par  soi  se  compliquent  de  contradictions 
accessoires  d'ordre  empirique  et  par  suite  incompatibles  avec 
l'existence  même  de  cette  idole.  Jugée  de  ce  point  de  vue,  l'extase 
mystique,  c'est-à-dire  le  simple  abandon  de  l'âme  à  l'attrait  exercé 
sur  elle  par  la  cause  ignorée  qui  explique  et  justifie  l'univers, 
sans  tenter  de  la  définir  ni  même  d'en  rien  apercevoir  distincte- 
ment, se  laissant  pénétrer  et  envahir  par  la  certitude  immédiate 
qu'elle  existe  et  tient  toute  chose  sous  sa  dépendance,  cette 
extase  est  à  la  fois  plus  prudente  et  plus  satisfaisante,  plus  reli- 
gieuse aussi  que  la  dogmatique  la  plus  subtile.  Saint  Thomas 
constate  (I,  q.  12,  p.  159)  que  :  ...  il  y  a  en  nous  un  désir  naturel  de 
.connaître  la  cause  des  effets  qui  ravissent  notre  admiration,  et  il  ajoute  : 
Il  est  impossible  qu'un  tel  désir  soit  vain...  Hélas!  nous  ne  partageons 
pas  son  assurance,  mais  il  caractérise  par  ce  désir  ce  que  nous 
appelons  l'aspiration,  élan  esthétique  de  l'âme  vei's  un  objet  d'une 
perfection  indéfinissable.  A  cette  hauteur,  oii  l'homme  remonte 
à  la  source  de  sa  plus  noble  émotion,  le  rêve  est -également  pieux 
chez  le  croyant  et  chez  le  philosophe  devenu  poète  à  son  insu.  La 
religion,  dans  son  essence  foncière,  c'est  la  métaphysique  inté- 
ressant le  cœur  par  ce  qu'elle  lui  permet  d'espérer  et  l'oblige  à 
craindre.  Toutes  les  écoles  philosophiques,  toutes  les  églises 
communient  par  cette  définition  première  et  pourraient  y  trouver 
un  motif  profond  sinon  de  conciliation,  du  moins  de  tolérance. 
Comme  la  divergence  des  rayons  du  cercle,  celle  des  doctrines 
transcendantes  témoigne  qu'il  existe  un  point  de  rencontre  cen- 
tral où  elles  convergent  toutes.  Le  fanatisme  consiste  à  l'oublier, 
à  ne  sentir  que  l'écart  des  professions  de  foi.  Aussi  n'attachons- 
nous  qu'une  importance  secondaire,  si  grande  qu'elle  puisse  être, 
aux  contradictions  que  nous  avons  relevées  dans  les  formules 
dogmatiques.  La  foi  du  chrétien  catholique  a  réellement  pour 
objet,  non  pas  ce  que  la  lettre  du  dogme  offre  et  refuse  en  même 
temps  à  l'intelligence  humaine,  expression  inévitablement  défec- 
tueuse, mais  l'esprit  qui  vit  sous  la  lettre  et  ne  peut  rien  y  com- 
muniquer de  sa  substance.  La  vocation  religieuse  est  la  même 


CRITIQUE  DES  FORMULES  DOGMATIQUES  4i;{ 

sous  toutes  les  latitudes  :  partout  vivace  dans  son  germe  inné, 
elle  s'attache,  sans  choix,  à  la  première  religion  qu'elle  rencontre, 
indépendamment  des  dogmes,  qui  varient,  comme  les  cultes, 
d'une  église  à  l'autre.  Elle  se  rit  des  exigences  de  la  raison  et  en 
déjoue  les  attaques,  invincible  et  indéracinable.  C'est  elle  qui 
engendre  cet  état  contemplatif  qu'on  nomme  ïextase,  où  l'dme 
s'aliène  à  ce  qui  demeure,  à  l'être  en  soi  et  par  soi,  seul  éternel, 
seul  immuable,  origine  et  lin  de  tout  ce  qui  passe,  seul  objet  qui 
puisse,  en  se  laissant  posséder,  assouvir  le  besoin  d'une  félicité 
durable  et  sans  trouble.  Une  telle  possession  ne  se  réalise  entiè- 
rement que  pour  le  mystique.  Pour  le  rationaliste  pur,  elle  est 
réduite  à  sou  minimum,  elle  se  borne  au  simple  concept  de  l'être 
métaphysique.  Elle  s'accroît  pour  le  penseur  artiste  qui,  en 
outre,  perçoit  la  beauté  dans  les  formes  expressives  que  fait  évo- 
luer la  virtualité  de  cet  être,  cause  première  de  tout  le  monde 
phénoménal,  c'est-à-dire  de  cette  part  du  monde  accidentel 
qui  tombe  sous  nos  sens  et  s'y  traduit  par  des  apparences. 
L'homme  religieux,  qui  appelle  Dieu  la  cause  première,  confère 
un  caractère  sacré  à  son  aspiration,  laquelle  confine  à  la  pos- 
session paradisiaque  pour  le  mystique,  religieux  par  excel- 
lence. 

L'extase  n'est  pas  le  privilège  d'une  des  religions;  elle  est  un 
genre  de  félicité  que  toutes  procurent,  quels  que  soient  leurs 
dogmes.  La  foi,  condition  et  ferment  du  ravissement  extatique, 
dépasse  toute  formule  imposée  à  son  indéfinissable  objet  et  ne 
gagne  rien  à  la  tentative  de  le  représenter.  Plus  l'essence  et  la  vie 
divines  sont  indéterminées,  plus  aisément  le  mystique  se  les  appro- 
prie et  se  les  rend  assimilables.  Cette  indétermination,  au  sur- 
plus, ne  porte  que  sur  la  manière  d'être,  sur  la  forme  (au  sens 
scolastique  du  mot),  non  sur  l'existence  du  principe  originel  de 
toutes  choses.  Qu'on  lui  prête  les  qualités  humaines  ou  qu'on 
s'abstienne  de  le  définir,  on  n'en  reconnaît  pas  moins  qu'il  existe. 
Aussi  la  racine  du  sentiment  religieux,  ce  qui  fournit  à  l'adora- 
tion son  objet  divin,  est-ce  une  donnée  réelle,  indéniable.  Les 
croyants  qui  se  représentent  Dieu  comme  un  père  plein  de  sol- 
licitude pour  sa  progéniture  sont  les  plus  heureux  des  hommes. 
Incrédule  sur  ce  point,  le  poète  en  nous  les  envie.  Il  en  a  le  droit, 
car  il  n'a  pas  les  mêmes  obligations  que  les  philosophes  et  les 
savants  de  profession  dont  la  raison  d'être  est  de  chercher  la 
vérité  et  qui,  partant,  la  doivent  aux  autres  comme  à  eux-mêmes; 
sa  fonction  normale  est  d'oublier  et  de  faire  oublier  l'odieux  de 
la  réalité.  Aussi  bien  ses  ressources  pour  créer  sont  plus  larges, 
car,  si  l'intelligence  a  des  bornes,  l'on  ne  saurait  en  assigner  à 
la  sensibilité  non  plus  qu'à  l'imagination  inventive.  Son  œuvre. 


414  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

en  outre,  est  bienfaisante  sans  mélange;  il  procure,  en  effet,  par 
le  rêve  l'illusion  d'un  bonheur  supra-terrestre,  laquelle,  aussi 
longtemps  qu'elle  dure,  est  indiscernable  de  ce  bonheur  même, 
et  l'industrie  n'emploie  les  inventions  poétiques  à  fabriquer  ni 
des  poisons  ni  des  explosifs  meurtriers. 


ANNEXE 


EXAMEN  DU   DISCOURS   SUR  LES   PASSIONS   DE  l'AMOUR^ 


Ce  fut  un  grand  émoi  dans  le  monde  des  philosophes  et 
des  lettrés  lorsque,  en  1842,  Cousin  tira  d'un  sommeil  de 
deux  cents  ans  et  publia  dans  la  Revue  le  Discours  sur  les 
passions  de  l'amour.  On  sait  qu'il  ne  s'agit  nullement  d'un 
discours  au  sens  qu'on  attache  le  plus  souvent  à  ce  mol 
aujourd'hui,  c'est-à-dire  d'une  suite  ordonnée  de  réflexions 
visant  un  même  objet;  il  s'agit  d'un  groupe  fort  confus  de 
pensées  et  d'observations  sur  des  matières  qui,  sans  être, 
au  fond,  étrangères  les  unes  aux  autres,  ne  se  rapportent 
pas  toutes  directement  à  l'amour.  Le  nœud  qui  lie  ces  frag- 
ments entre  eux  est  parfois  lâche,  dissimulé,  d'ailleurs,  par 
le  pêle-mêle  qui  les  sépare  ou  les  rapproche  au  hasard.  Le 
manuscrit  original  a  disparu  ;  Cousin  n'en  a  trouvé  qu'une 
copie  dans  un  recueil  où  ils  sont  attribués  à  Pascal.  Peut- 
être  Pascal  les  avait-il  écrits  sur  des  lambeaux  de  papier 
réunis  sans  ordre,  comme  ses  autres  pensées,  et  le  copiste 
les  aurait  reproduits  dans  leur  succession  chaotique.  Peut- 
être  aussi  Pascal  les  avait-il  rédigés  sur  un  môme  cahier, 
mais  sans  composition,  à  mesure  que  les  idées  lui  venaient 
à  l'esprit.  Quoi  qu'il  en  soit,  tels  que  nous  les  lisons,  ces 
fragments  sont  comparables  aux  pièces  brouillées  d'un  jeu 
de  patience,  dont  l'arrangement  rétabli  représenterait  un 

1.  Article  de  la  Revue  des  Deux  Mondes,  numéro  du  15  juillet  1890. 


416  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

visage.  Il  y  a  plus  :  si,  examinant  les  sujets  distincts  que 
Pascal  y  aborde,  on  est  curieux  de  reconstituer  sur  chacun 
d'eux  sa  doctrine,  il  en  faut  aller  chercher  les  éléments 
épars,  non  pas  dans  les  seuls  morceaux  qui  concernent  spé- 
cialement le  sujet  considéré,  mais  jusque  dans  des  parcelles 
de  certains  autres  qui  n'y  touchent  qu'incidemment  par 
quelque  point.  Encore  doit-on  être  attentif  à  ne  pas  altérer 
le  sens  de  ces  parcelles  en  les  transposant.  C'est  ce  travail 
assez  minutieux  que  nous  avons  tenté,  avec  un  scrupule 
égal  à  notre  défiance  de  nos  forces,  avec  un  intérêt  qui 
récompensait  notre  effort. 

N'aurions-nous  pas  été  dupe  de  nos  soins?  Ce  discours 
est-il  réellement  l'œuvre  de  Pascal?  On  a  douté  qu'il  le  fût; 
de  graves  esprits  en  doutent  encore.  L'autorité  de  Cousin 
même  ne  suffit  point  à  les  rassurer.  Les  raisons  sur  les 
quelles  il  s'appuie  pour  en  affirmer  l'authenticité  sont,  de 
leur  propre  aveu,  très  spécieuses.  Toutefois,  l'auteur  d'une 
trouvaille  si  importante  est  naturellement  enclin  à  n'en  pas 
suspecter  la  valeur;  à  son  insu,  sa  bonne  foi  a  pu  se  laisser 
séduire  par  son  attachement  paternel  à  sa  découverte.  Mais 
d'autres  maîtres,  de  la  plus  haute  compétence,  partagent 
l'avis  de  Cousin.  Pour  n'en  citer  qu'un,  Ernest  Havet,  dont 
le  témoignage  est  considérable  ici,  n'hésite  pointa  épouser 
l'affirmation  de  l'illustre  philosophe.  Alors  même  que  de 
tels  garants  ne  nous  imposeraient  pas  leur  sécurité  et  que 
nous  en  fussions  réduit  à  notre  propre  critique,  l'origine  de 
ce  discours  nous  apparaîtrait  encore  avec  une  pleine  évi- 
dence. Nous  n'y  pouvons  relever  une  seule  phrase,  un  seul 
mot' qui  ne  sente  la  façon  de  Pascal.  Cependant,  nous  sacri- 
fierions volontiers  cet  argument  tiré  du  style;  dans  les  pro- 
ductions de  l'art,  les  parfaites  ressemblances  fortuites  sont 
rares,  mais  les  habiles  pastiches  ne  manquent  pas,  et  nous 
sommes  obligé  de  convenir  que  les  qualités  de  forme  ne 
sont  pas  des  marques  de  fabrique  indiscutables  ;  en  peinture, 
par  exemple,  de  fréquents  débats  l'attestent  suffisamment. 
Encore  moins  alléguerions-nous  la  répétition,  dans  ce  dis- 
cours, de  certaines  sentences  du  recueil  des  Pensées;  on 


DISCOURS  SUR  LES  PASSIONS  DE  L'AMOUR  417 

nous  répondrait  qu'un  faussaire  ne  devait  pas  négliger  ce 
facile  moyen  de  faire  illusion.  Nous  nous  en  tiendrions  au 
signe  le  plus  intime,  le  seul  inimitable,  de  Tindividualité, 
au  caractère  de  la  pensée  même.  Enfin,  dût-on  nous  con- 
tester ce  gage  encore,  nous  nous  consolerions  de  notre 
erreur  par  le  profitable  commerce  que  nous  aurions  eu  avec 
un  penseur  qui  serait  le  sosie  de  Pascal,  avec  un  esprit 
jumeau  de  son  génie;  nous  nous  résignerions  à  n'avoir  été 
mystifié  que  par  son  égal. 

Voici,  en  langage  moderne,  les  sujets  dont  il  est  question 
dans  le  Discours  sur  les  passions  de  f  amour  :  les  fins  de  la 
vie  humaine,  les  éléments  et  l'idéal  du  bonheur;  la  défini- 
tion générale  et  le  classement  fondamental  des  passions, 
les  caractères  de  l'amour  humain,  le  rôle  que  la  pensée  y 
joue;  la  beauté  corporelle  et  ses  rapports  avec  l'ilme,  la 
physionomie  ;  le  beau  et  la  grâce  en  général;  le  goût,  l'idéal 
delà  beauté  pour  l'individu;  l'œuvre  d'art;  comment  naît 
et  se  communique  l'amour. 

L'homme  est  né  pour  penser  (II,  251)'.  —  Qui  doute. ..si 
nous  sommes  au  monde  pour  autre  chose  que  pour  aimer? 
(II,  253.)  —  L'homme  est  né  pour  le  plaisir;  il  le  sent,  il 
n'en  faut  point  d'autres  preuves  (II,  254). 

Ainsi,  penser,  aimer,  prendre  du  plaisir,  telle  est,  selon 
Pascal,  la  triple  fin  de  la  vie  humaine.  S'y  conformer,  c'est 
donc  suivre  la  raison  (II,  254),  comme  c'est  faire  son  bon- 
heur. 

Voilà  la  passion  légitimée  au  même  titre  que  l'effort  intel- 
lectuel, excusée  d'ailleurs  par  son  essence  même  :  elle  ne 
peut  pas  être  sans  excès;  de  là  vient  quon  ne  se  soucie  plus 
de  ce  que  dit  le  monde.,  que  Von  sait  déjà  ne  devoir  pas  con- 
damner notre  conduite  puisqu''elle  vient  de  la  raison  (II,  259). 

Ces  trois  éléments  du  bonheur  de  l'homme  sont  liés  entre 
eux.  D'une  part,  en  effet,  l'exercice  uni  et  tendu  de  \apensée 
pure  ne  suffit  pas  à  le  contenter,  //  est  nécessaire  qu'il  soit 
quelquefois  agité  de  passion,  dont  Usent  dans  son  cœur  des 

1.  Nos  citations  sont  tirées  de  la  grande  édition  d'Ernest  Ilavet. 

SULr.Y   l'RUnHOMME.  27 


418  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

sources  si  vives  et  si  profondes  (II,  251).  D'autre  part,  si 
l'amour  était  aveugle  comme  le  font  les  poètes  (II,  260),  si 
l'on  en  pouvait  exclure  l'intelligence ,  nous  serions  des 
machines  très  désagréables  (11,260).  L'amour  applique  donc 
à  son  objet  la  pensée.  Il  l'y  applique  d'une  façon  qui  lui  est 
propre,  d'une  façon  partiale  ei  précipitée;  il  n'en  est  pas 
moins  intellectuel  et  affectif  indivisément;  au  fond  V amour 
et  la  raison  n'est  qu'une  même  chose  (II,  259).  Enfin,  le 
plaisir  qui  ne  doit  rien  ni  à  l'esprit  ni  au  cœur,  la  simple 
sensation  agréable,  n'est  pas  celui  que  vise  ici  Pascal.  11 
distingue,  en  effet,  le  plaisir  vrai  du  plaisir  faux;  l'un  ou 
l'autre  peut  remplir  également  V esprit^  car  qu'importe  que 
ce  plaisir  soit  faux,  pourvu  qu'on  soit  persuadé  qu'il  est 
vrai?  (II,  254.)  Il  est  évident  que  cette  distinction  est  inap- 
plicable à  la  volupté  et  qu'elle  convient  seulement  à  la  joie. 
Il  n'y  a  pas  joie  sans  jugement  qui  la  détermine,  lequel  peut 
être  vrai  ou  faux.  Pascal  remarque  que  la  joie  dépend,  non 
de  la  vérité  du  jugement,  mais  de  la  foi  qu'on  y  accorde. 

Bien  que  solidaires,  les  trois  éléments  du  bonheur  : 
pensée,  amour,  plaisir,  ne  coexistent  pas  toujours.  Ils  ne  se 
rencontrent  simultanément  que  chez  les  âmes  médiocres, 
et  alors  sans  plénitude,  car  ces  âmes-là  sont  machines  par- 
tout (II,  252).  Une  âme  supérieure,  au  contraire,  ne  peut 
pas  satisfaire  à  la  fois  les  deux  passions  qui  se  la  partagent, 
V amour  et  l'ambition  (II,  251)  (cette  ambition,  qui  est  la 
pensée  et  l'action,  se  proposant  les  plus  vastes  et  les  plus 
hauts  objets).  Ces  deux  passions,  en  effet,  sont  incompa- 
tibles, même  lorsque  leurs  objets  s'identifient  :  Quand  on 
aime  une  dame  sans  égalité  de  condition,  l'ambition  peut 
accompagner  le  commencement  de  l'amour,  mais  en  peu  de 
temps  il  devient  le  maître,.,  il  faut  que  toutes  les  passions 
ploient  et  lui  obéissent  (II,  255).  L'âme,  si  étendue  qu'en 
soit  la  capacité,  ne  peut  contenir  qu'une  grande  passion. 
O est  pourquoi,  quand  l'amour  et  l'ambition  se  rencontrent, 
elles  ne  sont  grandes  que  de  la  moitié  de  ce  qu'elles  seraient 
s'il  n'y  avait  que  l'une  ou  l'autre  (II,  251),  en  d'autres 
termes,  moins  géométriques,  elles  se  partagent  l'âme  aux 


DISCOURS  SUR  LES  PASSIONS  DE  L'AMOUR  419 

dépens  Tune  de  l'autre.  Force  est  donc  à  ces  deux  passions, 
pour  s'y  épanouir  entièrement,  de  s'y  succéder,  encore 
qu'elles  soient  l'une  et  l'autre  de  tous  les  Ages  à  partir  delà 
vingtième  année.  L'amour  fia  point  d'âge,  il  est  toujours 
naissant  (II,  255).  La  vie  ne  compte,  aux  yeux  de  Pascal, 
que  depuis  la  parfaite  éclosionde  la  raison,  devant  ce  temps 
on  est  enfant...  (11,252).  Quand  l'amour  possède  une  grande 
âme,  il  la  possède  donc  exclusivement  tout  entière.  Mais  il 
a  dû  la  prendre  de  force  et,  une  fois  qu'il  y  est,  il  y  reste. 
Les  grandes  âmes  ne  sont  pas  celles  qui  aiment  le  plus  sou- 
vent; c'est  d'un  amour  violent  que  je  parle,  il  faut  une  inon- 
dation de  passion  pour  les  ébranler  et  pour  les  remplir. 
Mais  quand  elles  commencent  à  aimer,  elles  aiment  beau- 
coup mieux  (II,  260). 

Qu'une  vie  est  heureuse  quand  elle  commence  par  l'amour 
et  finit  par  l'ambition!  {\\,  252.)  —  C'est  l'état  le  plus  heu- 
reux dont  la  nature  humaine  est  capable  (II,  252). 

Voilà  donc  l'idéal  du  bonheur  pour  Pascal,  tel,  du  moins, 
qu'il  l'a  senti  et  conçu  pendant  quelques  mois  vers  l'âge  de 
trente  ans,  au  contact  brûlant  du  monde.  Ce  cri  dans  sa 
bouche  étonne  et,  à  coup  sûr,  il  eût  été  impossible  de  le  lui 
prêter  par  simple  induction  avant  la  mise  au  jour  du  docu- 
ment que  nous  étudions.  Quelle  fortune  de  surprendre  ce 
songeur,  austère  jusqu'à  l'ascétisme,  dans  le  seul  moment, 
peut-être,  de  toute  sa  vie  où  tout  l'homme  en  lui  a  été  rendu 
à  lui-même,  à  la  nature,  qui  n'avait  encore  pleinement  pos- 
sédé que  le  physicien  ! 

Des  deux  passions  antagonistes  qui ,  opportunément 
satisfaites,  concourent  au  bonheur,  c'est  l'amour  seul  que 
Pascal  considère  dans  ce  précieux  document.  Aussi  bien 
lamour  est  la  passion  la  plus  naturelle  à  l'homme  (II,  255), 
et  Pascal  y  est  tellement  prédisposé  qu'il  suffit,  selon  lui, 
d'en  parler  pour  le  sentir.  Mais  qu'est-ce  qu'une  passion? 
Les  passions  ne  sont  que  des  sentiments  et  des  pensées  qui 
appartiemient  purement  à  l'esprit  {à  l'âme).,  quoiqu'elles 
soient  occasionnées  par  le  corps  (II,  252).  Ce  sont  des  sen- 
timents, en  effet,  car  elles  sont  irréductibles  pour  la  con- 


420  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

science  à  la  sensation  qui  procède  immédiatement  des  nerfs. 
Ce  sont  aussi  des  pensées,  car  elles'impliquent  jugement; 
on  ne  craint  ni  n'espère  sans  motifs,  on  prise  ce  qu'on  aime. 
Elles  ont  toutefois  une  origine  corporelle,  un  antécédent 
physique,  intermédiaire  entre  l'âme  et  le  monde  extérieur, 
à  savoir  l'impression,  qui,  traduite  en  sensations,  les  fait 
communiquer  avec  leur  objet,  ou,  traduite  en  besoins,  leur 
en  suggère  du  moins  la  recherche. 

La  définition  de  Pascal  est  donc  très  complète.  Il  dis- 
tingue deux  espèces  contraires  de  passions  :  Ily  a  des  pas- 
sions qui  resserrent  l'âme  et  la  rendent  immobile,'et  ily  en 
a  qui  l'agrandissent  et  la  font  répandre  au  dehors  (II,  259). 
L'homme  qu'animent  celles-ci  s'oublie  par  attachement  à 
ce  qu'il  aime.  L'on  devient  magnifique  sans  l'avoir  jamais 
été.  Un  avaricieux  même  qui  aime  devient  libéral  et  il  ne 
se  souvient  pas  d'avoir  jamais  eu  ime  habitude  opposée  (II, 
259).  Ce  n'est  d'ailleurs  pas  toujours  le  besoin  d'aimer  qui, 
même  en  amour,  nous  met  en  campagne,  ce  peut  être  une 
ambitieuse  présomption  :  Nous  avons  une  source  d^amour- 
propre  qui  yzous  représente  à  nous-mêmes  comme  pouvant 
remplir  plusieurs  places  au  dehors;  c'est  ce  qui  est  cause 
que  nous  sommes  bien  aises  d'être  aimés  (II,  255).  Pascal 
range  sans  doute  parmi  les  premières  passions  l'effroi  stu- 
péfiant, la  défiance  hésitante  et,  en  général,  toutes  celles  où 
l'égoïsme  rappelle  l'âme  à  elle-même  et  la  met  sur  ses  gardes. 
Les  secondes,  les  passions  de  feu  (\\,  252),  correspondraient 
à  l'amour,  à  la  charité,  à  ce  qu'Auguste  Comte  a  nommé 
l'altruisme,  et,  en  outre,  à  l'ambition  dans  le  sens  d'ardente 
aspiration  vers  tous  les  objets  de  l'activité  humaine.  Cette 
distinction  est  profonde,  car  elle  repose  sur  la  plus  essen- 
tielle activité  de  l'âme,  sur  son  double  mouvement  dans  ses 
rapports  avec  le  monde,  mouvement  d'expansion  ou  de 
retraite,  d'exploration  ou  de  recul. 

Pascal  a  dit  ailleurs  :  L'homme  nest  ni  ange  ni  bête... 
(I,  100).  L'amour,  par  son  origine,  n'est  pas  platonique,  /'/ 
se  détermine  autre  part  que  dans  la  pensée{U,  261).  Le  sexe 
y  règle  les  démarches  :  Ce  n'est  point  un  effet  de  la  cou- 


DISCOURS  SUR  LES  PASSIONS  DE  L'AMOUU  421 

ttime,  c'est  une  obligation  de  la  nature  que  les  hommes  fas- 
sent les  avances  pour  gagner  l'amitié  des  dames  (II,  259), 
selon  Montaigne  rappelé  par  Pascal.  En  tant  que  passion, 
l'amour  est  occasionné  par  le  corps  (II,  201);  mais  il  n'en 
est  pas  moins,  au  même  titre  de  passion,  un  sentiment,  et 
comme  tel,  tout  psychique.  C'est  l'état  de  l'âme,  l'alTection 
purement  morale  que  Pascal  envisage  dans  l'amour  et  qui 
est  pour  lui  l'amour  humain,  la  passion  la  plus  convenable 
à  Ihomme  (II,  251),  être  pensant.  A  ce  point  de  vue  res- 
treint, V amour  ne  consiste  que  dans  un  attachement  de  pensée 
(II,  261).  C'est-à-dire  dans  une  pensée  non  pas  seulement 
attentive  à  son  objet,  ce  qui  ne  serait  encore  qu'intellectuel, 
mais  attachée  k\m,  ce  qui  suppose  un  lien  affectif.  L'homme 
seul  est  quelque  chose  d' imparfait  ;  il  faut  quil  trouve  un 
second  pour  être  heureux  (II,  255).  Pascal  tire  immédiate- 
ment de  cette  définition  de  l'amour  humain  une  consé- 
quence intéressante  :  L'amour  ne  consistant  que  dans  un 
attachement  de  pensée,  il  est  certain  quil  doit  être  le  même 
par  toute  la  terre.  Il  est  vrai  que,  se  déterminant  autre 
part  que  dans  la  pensée,  le  climat  peut  ajouter  quelque  chose, 
mais  ce  n'est  que  dans  le  cotys  (II,  261). 

La  fonction  delà  pensée  dans  l'amour,  le  tribut  de  l'es- 
prit au  cœur,  préoccupent  tout  spécialement  Pascal;  on 
serait  bien  étonné  qu'il  s'y  montrât  indifférent.  C'est,  en 
effet,  d'après  sa  définition  même  de  la  passion,  l'esprit  qui 
présente  au  cœur  son  objet.  On  conçoit  dès  lors  que  la 
netteté  de  l'esprit  cause  aussi  la  netteté  de  la  passion.  Un 
esprit  grand  et  net  aime  avec  ardeur.  A  mesure  qu'on  a  plus 
d'esprit.,  les  passions  sont  plus  grandes,.,  les  passions  de 
feu,.,  car  pour  les  autres  elles  se  mêlent  souvent  ensemble 
et  causent  une  confusion  très  incommode,  mais  ce  n'est 
jamais  dans  ceux  qui  ont  de  l'esprit.  Dans  une  grande  âme 
tout  est  grand...  Quand  on  a  plus  de  vue,  on  aime  jusqu'aux 
moindres  choses,  ce  qui  n'est  pas  possible  aux  autres.  Il  faut 
être  bien  fin  pour  remarquer  cette  différence  (II,  252).  — 
Il  convient  de  rapprocher  de  cette  observation  cette  autre 
Pensée  de  Pascal,  qui  n'appartient  pas  au  présent  discours  : 


422  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

A  mesure  quon  a  plus  d'esprit,  on  trouve  qu'il  y  a  plus 
d'hommes  originaux.  Les  gens  du  commun  ne  trouvent  pas 
de  différence  entre  les  hommes  (I,  95). 

La  personne  aimée  ne  ressemble  à  aucune  autre.  On  la 
préfère  aux  autres  précisément  parce  qu'elle  en  ditîère,  et 
l'esprit  s'ingénie  à  découvrir  les  différences  qui  justifient  la 
préférence  du  cœur  et  constituent  l'originalité  de  cette  per- 
sonne aimée.  Mais  le  cœur,  dès  qu'il  aime,  ne  permet  plus 
à  l'esprit  de  s'occuper  d'autres  originalités,  d'en  apercevoir 
d'autres  ailleurs  et  de  les  dégager;  ce  qui  fait  dire  à  Pascal 
dans  notre  discours  :  A  mesure  qu'on  a  plus  d'esprit,  l'on 
trouve  plus  de  beautés  originales,  mais  il  ne  faut  pas  être 
amoureux,  car  quand  l'on  aime,  l'on  n'en  trouve  qu'une 
(II,  256).  —  Cette  admiration  exclusive  ne  languit  pas,  grâce 
à  l'activité  de  lesprit  qu'elle  exerce  sans  cesse  :  Le  secret 
d'entretenir  une  passion,  c'est  d'occuper  toujours  l'esprit  de 
son  objet  (II,  257).  Et  cette  occupation  fournit  à  l'amant 
plus  de  ressources  pour  faire  sa  cour  :  Quoique  ce  soit  une 
même  passion,  il  jr  faut  de  la  nouveauté;  l'esprit  s  y  plaît, 
et  qui  sait  se  la  procurer  sait  se  faire  aimer  (II,  257).  La 
passion,  aiguisée  par  l'esprit,  le  stimule  à  son  tour,  parce 
que  c'est  de  lui  qu'elle  reçoit  son  objet  :  L'amour  donne  de 
l'esprit  parce  qu'il  faut  de  l'adresse  pour  réussir,  pour  se 
renouveler  et  plaire.  Il  faut  plaire,  et  onplaît  (II,  255). 

Pascal  ne  se  contente  pas  de  signaler  l'importance  de 
l'esprit  en  amour,  il  recherche  quelles  aptitudes  intellec- 
tuelles y  trouvent  spécialement  leur  emploi.  C'est  l'esprit 
de  finesse  (II,  252),  l'esprit  de  géométrie,  la  délicatesse 
(II,  252-256).  Or  il  suffit  de  bien  entendre  les  définitions 
qu'il  donne  de  ces  trois  modes  de  la  pensée  pour  recon- 
naître que,  selon  lui,  l'amour  exerce  l'intelligence  tout 
entière,  dans  sa  puissance  d'intuition  et  de  logique,  d'ana- 
lyse et  de  synthèse.  Toutefois,  dans  un  entretien  d'amour 
si  redevable  au  cerveau,  qu'on  ne  s'alarme  pas  pour  la 
grâce  et  la  chaleur  du  langage!  En  effet  :  «  Quand  on  a  l'un 
et  l'autre  esprit  tout  ensemble  (de  géométrie  et  de  finesse), 
que  l'amour  donne  de  plaisir!  Car  on  possède  à  la  fois  la 


DISCOURS  SUR  LES  PASSIONS  DE  L'AMOUR  423 

force  et  la  flexibilité  de  l'esprit,  qui  est  très  nécessaire  pour 
V  éloquence  de  deux  personnes  (II,  252).  Si  l'on  rapproche 
ce  fragment  du  suivant  :  En  amour  un  silence  vaut  mieux 
qu'un  langage;  il  est  bon  d'être  interdit...  (II,  258),  on  ne 
voit  pas  tout  de  suite  le  moyen  de  les  concilier;  mais  on 
reconnaît  vile  que  dans  le  premier  cas  il  s'agit  de  plaire,  de 
remporter  des  victoires  sur  le  cœur  dans  des  escarmouches 
brillantes  ou  des  rencontres  heureusement  ménagées,  et, 
dans  le  second  cas,  d'assurer  à  son  propre  cœur  sa  con- 
quête, d'en  fixer  l'étendue  et  d'en  faire  accepter  les  consé- 
quences. Il  y  a  loin  encore  de  s'être  rendu  agréable  à  s'être 
rendu  cher;  il  ne  faut  pas  s'y  tromper,  toute  méprise  serait 
un  recul,  une  défaite.  Le  silence  est  expressif  sans  rien 
compromettre.  On  ne  risque  l'aveu  qu'après  en  avoir  pré- 
paré le  succès  par  la  persuasion.  L'esprit  de  géométrie  vient 
à  la  rescousse;  moins  insinuant,  il  est  plus  pressant,  il 
convainc.  //  a  des  vues  lentes,  dures  et  inflexibles  (II,  252). 
De  sorte  qu'il  pousse  à  merveille  dans  leurs  derniers 
retranchements  tous  les  faux-fuyants  dilatoires.  Il  investit 
la  place  et  l'enveloppe  de  ses  parallèles  progressives  et 
sûres  jusqu'à  ce  qu'elle  se  rende. 

La  dialectique  est  d'autant  plus  puissante  en  amour 
qu'elle  a  l'amour  même  pour  complice,  ce  qui  la  dispense 
d'être  aussi  rigoureuse  que  pour  démontrer  le  théorème  du 
carré  de  Ihypoténuse;  elle  a  tout  le  prestige  de  sa  fonction 
sans  en  assumer  tous  les  devoirs.  L'amoureux,  en  eifet, 
ne  lui  demande  guère  que  de  spécieux  sophismes,  et  elle 
excelle  à  lui  en  fournir.  Un  géomètre  qui  se  prendrait  trop 
au  sérieux  se  fourvoierait,  car  la  coquetterie  élude  les  défi- 
nitions trop  exactes  qui  la  déconcertent  et  les  déductions 
trop  serrées  qui  l'engagent,  et  l'ingénuité  démonte  les  syllo- 
gismes. Ajoutons  que,  en  amour,  quand  on  a  convaincu 
géométriquement,  rien  n'est  fait  si  l'on  n'est  point  en  voie 
de  plaire;  le  consentement  se  dérobe,  s'échappe  par  la  tan- 
gente, et  le  solide  édifice  des  arguments  demeure  debout, 
inébranlable  mais  désert.  Conquérir  la  volonté  ne  sert  même 
de  rien.  La  meilleure  volonté  d'aimer  ne  fait  pas  aimer. 


424  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

Toute  consultation  sur  ce  sujet  est  vaine  :  Von  demande 
s'il  faut  aime?'.  Cela  ne  se  doit  pas  demander,  on  le  doit 
sentir.  Von  ne  délibère  pas  là-dessus,  Von  y  est  porté,  et 
Von  a  le  plaisir  de  se  tromper  quand  on  consulte  (II,  2o2), 
La  femme  doit  être  déjà  persuadée  pour  consentir  à  se 
laisser  convaincre;  elle  y  consent  alors  volontiers,  car  on 
lui  rend  le  service  de  motiver  ses  entraînements  par  des 
raisons,  ce  qui  rassure  sa  conscience. 

Persuader,  au  fond,  c'est  plaire.  Or  pour  découvrir  les 
moyens  de  plaire,  il  faut  pénétrer  dans  l'âme  du  sujet  afin 
de  lui  faire  honneur  de  ses  qualités,  de  flatter  au  besoin 
ses  défauts.  La  même  sagacité  est  nécessaire  pour  inter- 
préter  un   sourire   ou  une  larme   que    pour   instituer  la 
théorie  de  Tarc-en-ciel  ou  de  la  rosée.   C'est    le   même 
esprit  de  finesse  (II,  252),  propre  au  physicien,  qui  démêle 
les  choses  de  l'amour;  il  ne  fait  que  changer  d'objet,  car, 
après  tout,  il  s'agit,  dans  un  cas  comme  dans  l'autre,  de 
bien  analyser,  puis  de  synthétiser  les  éléments  fournis  par 
l'analyse  de  manière  à  reconstituer  leur  ordre  naturel.  On 
n'a   pas    seulement   affaire,  comme   en  géométrie,  à  des 
suites  logiques  d'idées  abstraites,  mais  bien  à  des  trames 
de  faits  particuHers  et  concrets.  Il  ne  s'agit  plus  de  définir 
et  de  déduire,  mais  d'observer  et  d'induire.  On  doit  d'abord 
embrasser  le  phénomène  physique  ou  l'état  moral  qu'on 
étudie  dans  toute  la  complexité  de  ses  conditions,  afin  de 
ne  rien  laisser  échapper  qui  puisse  servir  à  l'expliquer.  On 
doit  ensuite  l'expliquer,  c'est-à-dire  découvrir  autant  par 
divination   que  par  méthode  comment  se  combinent  les 
conditions  pour  le  déterminer.  Dans  la  première  opération, 
l'esprit  est  tenu  d'apporter  une  souplesse  de  pensée  qu'il 
applique  en  même  temps  aux  diverses  parties  aimables  de 
ce  qu'il  aime  (II,  252).  Dans  la  seconde  :  Des  yeux  l'esprit 
va  jusques  au  cœur,  et  par  le  mouvement  du  dehors,  il  con- 
naît ce  qui  se  passe  au  dedans  (II,  252).  Il  faut  qu'il  ait  le 
flair  du  voleur  en  présence  d'une  maison  close  dont  la 
façade   trahit  la   disposition  intérieure,   les   moyens   d'y 
entrer  et  d'en  sortir   II  en  est,  au  contraire,  de  la  géomé- 


DISCOURS  SUR  LES  PASSIONS  DE  L'AMOUK  425 

trie  comme  d'une  maison  à  construire;  on  n'y  peut  pro- 
céder (]ue  dans  deux  directions,  de  bas  en  haut  et  de  long 
en  large,  et  chaque  étage  trouve  ses  assises  prédéterminées 
par  le  niveau  supérieur  de  l'étage  précédemment  bâti. 

Lesprit  de  finesse  s'attache  à  découvrir  les  mobiles 
secrets  du  cœur,  à  comprendre  le  caractère  de  la  personne 
aimée,  11  saisit  toutes  les  nuances  de  l'Ame;  mais  c'est  ce 
môme  esprit,  poussé  jusqu'au  raffinement,  c'est  la  délica- 
tesse qui  choisit  parmi  les  découvertes  de  la  finesse  celles 
dont  peut  profiter  l'amour  pour  les  mettre  en  lumière  et 
en  valeur.  Les  femmes  aiment  à  apercevoir  une  délicatesse 
dans  les  hommes;  et  cest,  ce  me  setnble,  l'endroit  le  plus 
tendre  pour  les  gagner  ;  fon  est  bien  aise  de  voir  que  mille 
autres  sont  méprisables  et  qu'il  n'y  a  que  nous  d'estimable 
(II,  2jG).  Quand  on  raffine  sur  les  choses  de  l'esprit,  on  est 
raffiné  en  amour  :  Quand  un  homme  est  délicat  en  quelque 
endroit  de  son  esprit,  il  l'est  en  amour  (II,  255).  Les  répu- 
gnances de  son  intelligence  déterminent  des  aversions 
dans  son  cœur.  En  présence  de  quelque  objet  susceptible 
de  l'émouvoir,  s'il  y  a  quelque  chose  qui  répugne  à  ses 
idées,  il  s'en  aperçoit  et  il  le  fuit  (II,  256).  Dans  l'amou- 
reux, Pascal  compare  entre  eux  la  délicatesse  ainsi  définie 
et  le  sens  de  la  beauté  corporelle  :  Pour  la  beauté,  chacun 
a  sa  règle  souveraine  et  indépendante  de  celle  des  autres 
(II,  25G),  tandis  qu'il  y  a,  au  contraire,  un  critérium 
commun,  absolu,  pour  la  délicatesse.  La  règle  n'en  est 
pas  arbitraire,  car  elle  est  d'ordre  intellectuel,  elle  dépend 
d'une  raison  pure,  noble,  sublime  (II,  256).  Ces  épithètes 
indiquent  qu'il  s'agit  d'une  règle  esthétique  autant  qu'in- 
tellectuelle, la  règle  rationnelle  du  goût  dans  les  choses  de 
l'esprit,  dans  le  monde  immatériel.  Il  en  résulte  qu'on  peut 
faillir  de  bonne  foi  à  cette  règle,  se  croire  délicat  sans 
qu'on  le  soit  effectivement,  et  les  autres  ont  le  droit  de 
nous  condamner  (II,  250).  Toutefois  il  semble  dur  à  Pascal 
de  ne  tenir  aucun  compte  de  l'intention  en  pareille  matière, 
car  il  y  a  déjà  quelque  délicatesse  à  se  soucier  d'être 
délicat,  cesl  un  raffinement.  Entre  être  délicat  et  ne  l'être 


426  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

point  du  tout,  il  faut  demeurer  d'accord  que,  quand  on 
souhaite  d'être  délicat,  l'on  nest  pas  loin  de  l'être  abso- 
lument (II,  256).  II  y  a  d'ailleurs  des  degrés  dans  la 
délicatesse,  car  c'est  un  don  de  nature  (II,  250)  capa- 
ble de  perfectionnement,  comme  toutes  les  qualités  de 
l'esprit. 

Ainsi  l'esprit,  par  toutes  ses  aptitudes,  est  le  condiment 
essentiel  de  l'amour.  Il  l'est,  en  outre,  de  la  beauté  qui  le 
fait  naître,  il  la  fait  valoir  :  Le  sujet  le  plus  propre  pour  la 
soutenir,  c'est  une  femme.  Quand  elle  a  de  l'esprit,  elle 
l'anime  et  la  relève  merveilleusement.  Si  une  femme  veut 
plaire  et  qu'elle  possède  les  avantages  de  la  beauté,  ou  du 
moins  une  partie,  elle  y  réussira;  et  même,  si  les  hommes 
y  prenaient  tant  soit  peu  garde,  quoiqu'elle  n'y  tâchât 
.  point,  elle  s'en  ferait  aimer.  Il  y  a  une  place  d'attente 
dans  leur  cœur;  elle  s'y  logerait  (II,  254). 

Rien  n'a  donc  échappé  à  Pascal  de  la  stratégie  et  des 
manèges  de  l'amour.  S'ensuit-il  que  sa  vie  mondaine  ait 
été  celle  d'un  galantin?  Nous  sommes  bien  loin  de  le  sup- 
poser. Il  a  été,  croyons-nous,  observateur  tour  à  tour  de 
lui-même  et  des  autres,  et  il  importe  de  distinguer,  dans 
tout  ce  qu'il  a  observé,  ce  qui  lui  est  propre  de  ce  qui  lui 
est  étranger.  Nous  avons  des  motifs  d'admettre  qu'il  était, 
en  pareille  matière,  praticien  novice,  et,  comme  en  toute 
chose,  investigateur  expert.  Tout  devenait  sous  ses  yeux 
objet  de  méditation  et  de  science;  il  a  pu  chercher,  dans 
les  distractions  du  monde,  une  diversion  salutaire  à  ses 
maux,  mais  il  est  tout  à  fait  invraisemblable  qu'il  se  soit 
si  vite  transformé  en  un  Lauzun.  11  était  assez  perspicace 
pour  tout  deviner  de  ce  qu'il  entrevoyait.  Nous  essaierons, 
plus  loin,  de  dégager  de  ses  réflexions  le  fruit  de  son  expé- 
rience personnelle. 

Nous  avons  déjà  rencontré  en  lui,  à  propos  de  l'amour, 
quelques  vues  sur  le  sens  de  la  beauté  physique  et  sur  le 
goût  qui  est  le  sens  du  beau  moral,  mais  qu'il  ne  désigne 
par  aucun  nom  spécial.  Il  ne  s'en  tient  pas  à  ces  premiers 
aperçus;  obéissant  à  son  génie  scrutateur,  il  pénètre  plus 


DISCOURS  SUR  LES  PASSIONS  UE  L'AMOUU  427 

avant  dans  reslhélique  générale,  et  il  en  pose  les  fonde- 
ments en  deux  pages  très  importantes. 

Il  considère  d'abord  la  beauté  morale  engagée  dans  la 
matière,  exprimée  par  celle-ci,  sous  le  nom  d'agréable;  ce 
mot  n'a  pas  chez  lui  l'acception  étroite  de  ce  qui  plaît  aux 
sens,  mais  désigne  ce  qui  séduit  l'àme  par  les  dehors.  Il 
reconnaît  tout  de  suite  que,  dans  la  forme  matérielle 
expressive,  le  moral  et  le  physique  s'identifient.  C'est  d'une 
beauté  morale  que  j'entends  parler^  qui  consiste  dans  les 
paroles  et  dans  les  actions  du  dehors.  L'on  a  bien  une  règle 
pour  devenir  agréable;  cependant  la  disposition  du  corps 
(la  bonne  grâce  du  corps,  comme  l'entend  E.  l\a\ei)y  est 
nécessaire,  mais  elle  ne  peut  s'acquérir  (II,  260).  —  Ainsi, 
la  beauté  morale  n'est  pas  seulement  adjointe  au  signe 
physique,  parole  et  geste,  elle  y  a  passé,  elle  s"y  est  fondue 
en  devenant  l'agréable.  L'agréable  et  le  beau  n'est  qu'une 
même  chose  (II,  260).  Et  il  ajoute  :  Tout  le  monde  en  a 
Vidée  (II,  200).  C'est,  en  effet,  la  fonction  môme  du  signe 
expressif  de  révéler  immédiatement  la  chose  signifiée. 
Remarquons  que,  dans  les  deux  fragments  précédents, 
Pascal  ne  vise  pas  la  beauté  purement  plastique,  c'est-à- 
dire  celle  qui  n'exprime  aucun  état  de  l'âme  et  demeure 
indépendante  de  la  volonté.  Il  ne  considère  de  cette  beauté 
que  la  grâce  mobile  employée  à  l'expression  des  sentiments 
distingués;  il  ne  s'occupe  encore  que  de  la  beauté  psy- 
chique exprimée  par  la  forme  en  action,  par  le  mouvement 
de  la  parole  et  du  geste.  II  s'ensuit  que  le  rôle  de  la  volonté 
y  peut  être  excessif  et  abusif.  Les  hommes  ont  pris  plaisir 
à  se  former  une  idée  de  l'agréable  si  élevée,  que  personne 
n'y  peut  atteindre  (II,  260).  Il  affranchit  l'agréable  de  cet 
arbitraire  compromettant  et  lui  rend  la  spontanéité  : 
Jugeons-en  mieux,  et  disons  que  ce  n'est  que  le  naturel, 
avec  une  facilité  et  une  vivacité  d'esprit,  qui  surprennent 
(II,  260),  Et,  au  point  de  vue  de  l'amour  dont  il  traite,  il 
ajoute  :  Dans  l'amour,  ces  deux  qualités  sont  nécessaires  : 
il  ne  faut  rien  de  force  et  cependant  il  ne  faut  rien  de  len- 
teur (II,  260).  C'est  là  une  élégante  définition  de  la  grâce 


428  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

qui  exprime  lusage  aisé  de  la  vie.  Mais  il  ne  la  nomme 
pas  et  termine  par  ces  mots  :  L'habitude  donne  le  reste 
(II,  260).  L'habitude  acquise  au  commerce  du  monde 
choisi,  sans  doute,  car  ce  passage  fait  suite  à  un  fragment 
sur  la  vie  des  hommes  de  cour. 

L'expression  gracieuse  de  la  beauté  psychique  par  les 
belles  manières,  mimique  des  sentiments  délicats  qui  est 
la  politesse  exquise,  est  bien  loin  de  représenter  toute 
l'esthétique  de  l'amour,  et  représente  encore  moins  l'esthé- 
tique générale.  Pascal  ne  s'y  tient  pas.  Il  signale  en  nous 
une  prédisposition  native  à  reconnaître  et  à  aimer  le  beau 
non  plus  seulement  dans  l'âme  humaine  et  dans  la  forme 
qui  l'exprime  et  la  révèle,  mais  dans  la  nature  entière.  Il  y 
a  donc,  d'après  lui,  un  sens  du  beau  en  général,  ce  que 
nous  appelons  le  goût,  qui  se  forme  en  même  temps  que 
l'intelligence  et  s'exerce  sur  toutes  choses  spontanément, 
à  notre  insu  même  et  sans  cesse,  comme  une  fonction 
essentielle  de  la  vie  morale.  Nous  naissons  avec  un  carac- 
tère d'amour  dans  nos  cœurs,  qui  se  développe  à  mesure 
que  l'esprit  se  perfectionne,  et  qui  nous  porte  à  aimer  ce 
qui  nous  parait  beau  sans  que  Von  nous  ait  jamais  dit  ce 
que  c'est.  Qui  doute.,  après  cela,  si  tious  sommes  au  monde 
pour  autre  chose  que  pour  aimer?  En  effet,  on  a  beau  se 
cacher,  l'on  aime  toujours.  Dans  les  choses  mêmes  oii  il 
semble  que  Von  ait  séparé  l'amour,  il  s'y  trouve  secrète- 
ment et  en  cachette,  et  il  n'est  pas  possible  que  l'homme 
puisse  vivre  un  moment  sans  cela  (II,  253).  D'où  vient  que 
l'homme  recherche  ainsi  par  instinct  hors  de  lui  cet  objet 
d'amour?  Comment  se  fait,  pour  le  discerner,  l'éducation 
du  goût?  Où  l'homme  prend-il  la  règle  du  goût,  le  modèle 
auquel  il  compare  les  choses  pour  les  juger  belles  ou 
laides?  Pascal  répond  brièvement  à  ces  questions  que  nous 
suggère  le  fragment  précédent.  Il  a  déjà  signalé  danslâme 
un  mouvement  passionnel  qui  la  fait  répandre  au  dehors 
(II,  259).  Il  le  surprend  ici.  L'homme  cherche  ailleurs 
qu'en  soi  de  quoi  aimer,  parce  qu'il  n'aime  pas  à  demeurer 
seul  avec  soi  (II,  253),  et  que  cependant  il  aime  (II,  253). 


DISCOURS  SUR  LES  PASSIONS  DE  L  AMOUR  429 

Or  il  ne  peut  trouver  de  quoi  aimer  que  dans  la  beauté 
(affirmation  qui  semblera  téméraire,  peut-être,  car  l'amour 
souvent  se  contente  de  moins,  mais  qui  nétonne  point  de 
la  part  de  Pascal),  et  c'est  en  soi-même  seulement  qu'il 
trouve  le  modèle  de  cette  beauté  qu'ail  cherche  au  dehors 
(II,  253),  car  il  est  la  plus  belle  créature  que  Dieu  ait 
jamais  formée.  —  Chacun  peut  en  remarquer  en  soi-même 
les  premiers  rayons;  et  selon  que  Von  s'aperçoit  que  ce 
qui  est  au  dehors  y  convient  ou  s'en  éloigne^  on  se  forme 
les  idées  de  beau  ou  de  laid  sur  toutes  choses  (II,  253),  Mais 
ce  n'est  point  assez  qu'il  y  ait  convenance  (II,  253),  il  faut 
encore  qu'il  y  ait  ressemblance  (II,  253)  de  la  chose  avec 
le  type  humain  pour  que  l'homme  puisse  la  trouver  belle 
d'une  beauté  qui  le  contente,  car  il  a  le  cœur  trop  vaste, 
il  n'y  a  que  lui-même,  idéal  sexué  de  la  beauté  créée,  qui 
puisse  remplir  le  grand  vide  quil  a  fait  en  sortant  de  soi- 
même  (II,  253).  Ainsi  l'esthétique  n'est,  au  fond,  que  l'an- 
thropomorphisme masculin  et  féminin  appliqué  à  l'uni- 
vers. Cette  vue,  singulièrement  hardie  et  neuve  du  temps 
de  Pascal,  lui  semble  toute  simple  :  La  nature  a  si  bieti 
imprimé  cette  vérité  dans  nos  âmes,  que  nous  trouvons  cela 
tout  disposé;  il  ne  faut  point  d'art  ni  d'^étude;  il  semble 
même  que  nous  ayons  une  place  à  remplir  dans  nos  cœurs 
et  qui  se  remplit  effectivement.  Mais  on  le  sent  mieux 
quon  ne  le  peut  dire.  Il  n'y  a  que  ceux  qui  savent  brouiller 
et  mépriser  leurs  idées  qui  ne  le  voient  pas  (II,  253). 

L'idéal  esthétique  défini,  Pascal  se  préoccupe  naturelle- 
ment de  concilier  la  légitime  diversité  des  préférences 
individuelles  avec  ce  principe  général  et  fixe  du  choix,  avec 
cet  immuable  parangon  dont  l'esquisse  au  moins  est 
déposée  au  fond  de  toutes  les  ûmes  et  qui  admet  tous  les 
goûts,  mais  dans  la  juste  mesure  du  goût.  La  difficulté 
n'est  pas  mince;  il  s'en  lire  habilement  :  Quoique  cette  idée 
générale  de  la  beauté  soit  gravée  dans  le  fond  de  nos  âmes 
avec  des  caractères  ineffaçables,  elle  ne  laisse  pas  de  rece- 
voir de  très  grandes  différences  dans  l'application  particu- 
lière, mais  c'est  seulement  pour  la  manière  d'envisager  ce 


430  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

qui  pîàit.  Car  l'on  ne  souhaite  pas  yiiiment  une  beauté^ 
mais  l'on  y  désire  mille  circonstances  qui  dépendent  de  la 
disposition  oii  l'on  se  trouve;  et  c'est  en  ce  sens  que  Von 
peut  dire  que  chacun  a  l'original  de  sa  beauté,  dont  il 
cherche  la  copie  dans  le  grand  monde  (II,  253).  Et,  ne 
perdant  point  de  vue  le  sujet  spécial  de  sa  méditation,  il 
explique  très  finement  l'influence  des  femmes  sur  la  forma- 
tion de  cet  original  et  comment  il  est  malléable  et  variable 
sous  leur  impression.  Néanmoins  les  femmes  déterminent 
souvent  cet  original.  Comme  elles  ont  un  empire  absolu  sur 
l'esprit  des  hommes,  qu'elles  y  dépeignent  ou  les  parties 
des  beautés  qu'elles  ont,  ou  celles  qu'elles  estiment,  et  elles 
ajoutent  par  ce  moyen  ce  qui  leur  plaît  à  cette  beauté  radi- 
cale. C'est  pourquoi  il  y  a  un  siècle  pour  les  blondes,  un 
autre  pour  les  brunes...  La  mode  même  et  les  pays  règlent 
souvent  ce  quon  appelle  la  beauté.  C'est  une  chose  étrange 
que  la  coutume  se  mêle  si  fort  de  nos  passions.  Cela 
n'empêche  pas  que  chacun  n'ait  son  idée  de  beauté  sur 
laquelle  il  juge  les  autres,  et  à  laquelle  il  les  rapporte. 
C'est  sur  ce  principe  qu'un  amant  trouve  sa  maîtresse  plus 
belle,  et  qu'il  la  propose  comme  exemple  (II,  254).  Il  y 
aurait  donc,  en  dernière  analyse,  dans  la  composition  d'un 
idéal  individuel,  trois  éléments  superposés  :  d'abord  le  type 
général  de  la  foroie  humaine  accomplie;  ensuite  le  type 
accidentel  plus  restreint,  fourni  par  la  mode  et  le  pays  ; 
enfin  le  type  particulier,  très  divers,  déterminé  par  le  tem- 
pérament de  l'individu  ot  préféré  par  lui. 

Pascal  a  donc  parfaitement  reconnu  l'influence  du  tem- 
pérament individuel  sur  le  jugement  esthétique,  bien  qu'il 
admette  que  celui-ci  ne  soit  pas  uniquement  dicté  par  le 
premier,  que  la  forme  humaine,  pour  être  belle,  doive 
remplir  certaines  conditions  fondamentales  dont  l'idée, 
plus  ou  moins  nette,  est  indépendante  du  tempérament  de 
chacun.  N'est-il  pas  étrange  que,  après  avoir  fait  si  expres- 
sément la  part  de  l'individualité  dans  sa  conception  du 
beau,  il  en  ait  totalement  méconnu  l'importance  dans 
l'œuvre  d'art?  Il  lui  a  échappé  que,  placés  devant  un  même 


DISCOURS  SUR  LES  PASSIONS  DE  L' AMOUR  431 

modèle,  des  artistes  difTérents  le  jugent  de  façons  dilTé- 
rentes,  selon  leurs  tempéraments  respectifs,  et  que  le 
jugement  esthétique  de  chacun  dirige  son  regard;  que 
son  goût  fait  sa  manière  de  voir.  C'est  pourtant  cette 
vision  propre  qui  constitue  l'originalité  de  l'artiste  et 
l'inlérèt  de  son  univre.  Aussi  ressent-on  un  désappointe- 
ment pénible,  une  vraie  blessure  en  trouvant  dans  le  recueil 
des  Pensées  de  Pascal  cette  réflexion  singulièrement  naïve  : 
Quelle  vanité  que  la  peinture  qui  attire  r admiration  par  la 
ressemblance  des  choses  dont  on  n'admire  point  les  origi- 
naux (I,  105).  D'abord  ne  fait  pas  ressemblant  qui  veut; 
ensuite  la  communication  intime  qui  s'établit  entre  l'apti- 
tude de  l'artiste  à  sympathiser  et .  son  modèle,  pour  la 
recherche  des  traits  caractéristiques  de  celui-ci  ;  la  sélec- 
tion de  ces  traits  par  le  tempérament  de  l'artiste,  tout  cela, 
imprimé  dans  son  œuvre,  y  est  très  digne  d'attention.  Ce 
n'est  pas  la  ressemblance  même  qu'on  y  admire,  mais  l'in- 
terprétation de  la  nature  par  un  homme. 

Nous  venons  de  parler  de  l'aptitude  de  l'artiste  à  sympa- 
thiser. Cette  faculté  est  si  importante  en  esthétique  que 
nous  ne  pouvons  nous  dispenser  d'examiner  si  Pascal  s'en 
est  occupé.  Rappelons  en  quoi  elle  consiste.  La  physio- 
nomie d'un  enfant  réfléchit  celle  des  gens  qu'il  voit  con- 
verser avec  animation,  ou  même  exprime  les  sentiments 
décrits  dans  un  récit.  Cette  mimique  involontaire  est  vive 
chez  l'enfant,  atténuée  par  les  convenances  sociales  chez 
l'adulte;  elle  est  l'etTet  de  la  sympathie  qui  nous  fait,  en 
quelque  sorte,  devenir  autrui  en  le  substituant  à  nous- 
même  dans  notre  propre  conscience.  Sans  cette  aptitude, 
la  physionomie  ne  pourrait  être  interprétée  et  il  ne  pourrait 
y  avoir  aucune  communication  des  âmes  entre  elles. 
L'auteur  dramatique  et  le  comédien  doivent  éprouver,  à 
l'état  sympathique  en  eux,  les  émotions  représentées,  le 
premier  afin  d'en  contracter  le  vrai  langage,  et,  le  second, 
afin  d'en  mieux  imaginer  l'accent  et  le  geste.  Pascal  ne 
nomme  nulle  part  cette  aptitude  exercée  sur  les  perceptions 
esthétiques.  Il  dit  d'abord  :  Nous  connaissons  l'esprit  des 


432  LA  VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

hommes,  et  par  conséquent  leurs  passions,  par  la  comparai- 
son que  nous  faisons  de  nous-mêmes  avec  les  autres  (II, 
259).  Il  s'agit  précisément  de  savoir  comment,  par  quelle 
espèce  de  communication,  nous  pouvons  établir  cette 
comparaison.  Comme  nous  n'avons  aucune  vue  directe 
dans  l'âme  d'autrui,  il  faut  que  nous  en  trouvions  l'image 
dans  la  nôtre,  c'est-à-dire  que  ses  passions  y  retentissent 
sympathiquement  par  l'intermédiaire  de  la  physionomie. 
Or,  Pascal  ne  semble  pas  d'abord  admettre  cette  aptitude 
de  l'âme  à  s'aliéner,  car  il  dit  encore  :  Les  auteurs  ne  peu- 
vent pas  bien  dire  les  mouvements  de  l'amour  de  leurs 
héros;  il  faudrait  qu'ils  fussent  héros  eux-mêmes  (II,  258). 
Mais  il  dit  plus  loin  :  L'on  ne  peut  faire  semblant  d'aimer 
que  l'on  ne  soit  bien  près  d''être  amant,  ou  du  moins  que  l'on 
n'aime  en  quelque  endroit;  car  il  faut  avoir  l'esprit  et  les 
pensées  de  l'amour  pour  ce  semblant,  et  le  moyen  de  bien 
parler  sans  cela?  (II,  261.)  Il  admet  donc  que  simuler  un 
sentiment  (c'est  ici  l'amour)  incline  à  l'éprouver  et  qu'on 
ne  l'exprime  fidèlement  qu'autant  qu'on  en  a  l'esprit  et  la 
pensée.  Or,  avoir  l'esprit  et  la  pensée  d'un  sentiment, 
ce  n'est  pas  l'éprouver;  mais  ce  n'est  pas  non  plus  y 
être  entièrement  étranger,  car  c'est  se  le  représenter, 
et  comment,  sinon  dans  son  propre  cœur?  C'est  donc 
en  être  affecté  sympathiquement.  Le  mot  n'y  est  pas, 
mais  la  chose  est  indiquée.  Seulement,  au  lieu  d'être 
volontaire,  comme  Pascal  le  suppose  dans  le  passage  cité , 
au  lieu  d'être  une  feinte,  la  mimique  expressive  qui  dérive 
de  la  sympathie  est  indépendante  de  la  volonté,  elle  est 
instinctive  ou  plutôt  réflexe.  11  suffit  au  comédien  de  res- 
sentir sympathiquement  pour  mimer  naturellement.  Ce  sont 
deux  choses  qu'il  ne  divise  pas  en  étudiant  un  rôle;  il  ne 
cherche  qu'à  sympathiser;  dès  qu'il  y  réussit,  le  signe 
expressif  s'impose  à  sa  physionomie.  Les  auteurs  n'ont 
besoin  que  de  sympathiser  avec  les'  états  moraux  de  leurs 
personnages;  cela  leur  suffit  pour  bien  décrire  les  mouve- 
ments de  l'amour  de  leurs  héros  (II,  258).  C'est  assez,  selon 
Pascal   lui-même,   (ju'ils    aient    l'esprit    et  la  pensée  de 


l 


DISCOURS  SUR  LES  PASSIONS  DE  L'AMOUR  433 

raniour,  pour  en  bien  parler;  il  se  contredit  donc  en  leur 
en  refusant  la  possibilité. 

Nous  avons  essayé  de  dégager  la  théorie  de  l'amour  et 
l'esthélique  impliquées  dans  le  Discours  sur  les  passions 
de  l'amour,  en  recherchant  les  rapports  latents  ou  lointains 
capables  de  relier  entre  elles  les  idées  qui  y  sont  jetées 
pôle-méle  et  dont  la  synthèse  n'apparaît  pas  tout  d'abord. 
Les  fragments  distincts  dont  ce  discours  se  compose  ne 
contribuent  pas  tous  à  la  reconstitution  de  ces  deux  doc- 
trines. 11  y  en  a  d'indépendants  qui  consistent  en  observa- 
tions irréductibles  et  ne  sauraient  être  rattachés  à  aucun 
principe  général.  On  peut  toutefois  grouper  ceux-ci  par 
analogie  des  sujets  traités  sous  diverses  rubriques  telles 
que  :  les  effets  de  l'amour,  la  fidélité,  etc.  Mais  c'est  un 
classement  qui  se  fait  de  lui-même  et  n'offre  d'ailleurs 
aucun  intérêt  doctrinal. 

Il  serait  plus  intéressant  de  grouper  ces  fragments  dans 
un  ordre  historique,  c'est-à-dire  dans  l'ordre  naturel  où 
naissent,  progressent  et  se  succèdent  les  émotions  diverses 
que  Pascal  amoureux  reconnaît  au  fond  de  son  propre 
cœur  et  dont  il  analyse  chacune  séparément  sans  se  préoc- 
cuper du  lien  qui  les  enchaîne.  Ce  serait  faire  l'histoire 
psychologique  de  la  passion  qui  l'occupait  alors  et  dont 
l'objet  comme  le  roman  nous  demeurent  inconnus.  Cet 
amour  est  d'une  qualité  curieuse  :  il  est  à  la  fois  fier  et 
piteux.  Le  génie  du  penseur  s'y  sent  embarrassé,  engagé 
dans  une  entreprise  (jui  n'est  pas  toute  de  son  ressort,  où 
la  grâce  a  le  pas  sur  l'autorité,  où  le  charme  prévaut  sur 
le  mérite.  Les  gens  de  cour  y  réussissent  mieux  que  les 
hommes  de  cabinet;  Pascal  en  trahit  quelque  dépit.... 
C'est  de  là  que  ceux  de  la  cour  sont  mieux  reçus  dans 
V amour  que  ceux  de  la  ville^  parce  que  les  uns  sont  tout  de 
feu,  et  que  les  autres  mènent  une  vie  dont  l'uniformité  n'a 
rien  qui  frappe;  la  vie  de  tempête  surprend,  frappe  et 
pénètre  (II,  200).  Il  se  pourrait  toutefois  qu'il  y  eût  plus  de 
réelle  tempête  dans  les  mouvements  contenus  d'une  âme 
supérieure,  mais   discrète,  que  dans  les  démonstrations 

Sully  Puudhommk.  *" 


434  LA   VRAIE  RELIGION  SELON  PASCAL 

superficielles  des  ûmcs  médiocres.  Aussi  Pascal  prend-il  sa 
revanche  dans  ce  fragment  déjà  cité  :  Les  grandes  âmes  ne 
sont  pas  celles  qui  aiment  le  plus  souvent....  Mais  quand 
elles  commencent  à  aimer,  elles  aiment  beaucoup  mieux 
(II,  2G0).  Son  naïf  idéal  d'amour  triomphe  même  plus  qu'il 
ne  le  croit  dans  ces  salons  mômes  où  il  l'égaré.  La  can- 
deur, le  timide  respect,  qu'apporte  à  la  conquête  d'un  cœur 
un  cœur  tremblant,  loin  d'y  être  méconnus,  y  servent  de 
modèles,  inimitables  d'ailleurs,  aux  manèges  de  la  galan- 
terie élégante  et  de  la  coquetterie,  aux  combats  simulés 
des  précieuses  avec  leurs  servants.  Pour  donner  le  ton 
au  langage  et  le  pli  aux  manières  de  l'amour  qu'il  affi- 
nait, l'hôtel  de  Rambouillet  n'avait-il  pas  dû  les  apprendre 
de  la  nature,  même  quand  il  en  vint  aies  outrer?  L'atîecta- 
tion  est,  au  fond,  un  hommage  à  la  nature,  elle  ne  l'altère 
qu'en  l'exagérant.  Ce  qui  était  culte,  délicatesse,  réserve 
dans  les  procédés  de  Pascal  avait  fini  par  n'être  plus,  dans 
ceux  des  grands  autour  de  lui,  que  fade  servage,  mièvrerie, 
feints  scrupules,  mais  n'en  était  pas  moins  la  contrefaçon 
des  égards,  des  empressements  et  des  alarmes  propres  au 
noble  amour.  Le  pays  de  Tendre,  avec  son  fleuve  glissant, 
ses  contre-allées,  ses  détours,  ses  ombreuses  cachettes, 
n'offrait  que  des  pentes,  des  barrières  et  des  surprises 
artificielles;  la  carte  n'en  était  pourtant  pas  arbitrairement 
dressée.  La  véritable  tendresse,  seule  facile  à  effaroucher, 
à  ramener,  à  entraîner,  seule  ingénieuse  aussi,  en  avait 
fourni  les  lignes  essentielles.  Il  ne  manquait  à  l'imitation 
que  celle  des  larmes,  plus  malaisées  à  jouer  que  le  soupir. 
Aussi  faut-il  bien  se  garder  d'attribuer  uniquement  à  l'in- 
fluence du  milieu  ce  qu'il  y  a  de  subtil  et  de  ténu  dans 
l'analyse  que  fait  Pascal  des  passions  de  l'amour.  On  y 
trouve  tout  simplement  la  sagacité  coulumière  de  son 
esprit,  appliquée  aux  choses  de  l'amour  au  lieu  de  l'être  à 
la  physique,  et  ce  n'est  pas  de  l'hôtel  de  Rambouillet  qu'il 
tenait,  par  exemple,  la  délectable  finesse  de  ses  vues  en 
hydrostatique.  Ses  observations  sur  les  troubles  ingénus 
de  son  coeur  procurent  à  l'amoureux  qui  se  souvient  la 


D1SG(3UHS  SUIl  LES  PASSIONS  DE  L'AMOUH  435 

môme  jouissance  qu'au  physicien  son  traité  de  l'équilibre 
des  liqueurs;  c'est  dans  les  deux  cas  la  nature  racrveilleu 
sèment  pénétrée,  sans  maîtres.  Le  moraliste,  dans  ces 
pages,  n'a  pas  abdiqué  le  souci  du  savant;  il  tient  à  pré- 
venir toute  défiance  touchant  la  rigueur  de  son  intime 
examen  :  Lon  écrit  souvent  des  choses  que  Von  ne  prouve 
quen  obligeant  tout  le  monde  à  faire  réflexion  sur  soi- 
même  et  à  trouver  la  vérité  dont  on  parle.  C'est  en  cela  que 
consiste  la  force  des  preuves  de  ce  que  je  dis  (II,  255).  Il 
sent  toujours  le  besoin  d'obliger  par  des  preuves^  alors 
môme  qu'il  ne  peut  que  nous  inviter  à  nous  reconnaître  en 
lui.  A  vrai  dire,  la  psychologie  n'a  pas  d'autre  fondement  à 
ses  témoignages  que  la  vérification  de  ceux-ci  dans  la  con- 
science de  chacun  et  présume  ainsi  la  conformité  de  toutes 
les  consciences,  qui  lui  fournissent  à  la  fois  sa  matière  el 
son  contrôle.  Pascal,  en  passant,  lui  assigne  avec  précision 
son  caractère. 

Pour  clore  cette  étude,  esquissons  rapidement,  en  ordon- 
nant et  résumant  les  aveux  mômes  de  Pascal,  la  genèse 
intime  de  l'amour  qui  les  lui  dicte. 

On  cherche  quelquefois  bien  au-dessus  de  sa  condition 
le  second  dont  on  a  besoin  pour  être  heureux  et  l'on  sent 
le  feu  s'agrandir,  quoiqu'on  nose  pas  le  dire  à  celle  qui  le 
cause  (II,  2155).  Pascal  a  profondément  décrit  ce  début  de 
l'amour  qui  se  voile.  L'ambition  est  vite  dominée  et 
absorbée  par  l'amour,  c'est  un  tjrran  qui  ne  souffre  pas  de 
compagnon  (II,  255).  Il  suffit  au  cœur  :  Une  haute  amitié 
remplit  bien  mieux  qu'une  commune  et  égale  le  cœur  de 
l'homme^...  il  n'y  a  que  les  grandes  choses  quiy  demeurent 
(II,  255).  —  Le  premier  effet  de  l'amour  est  d'inspirer  un 
grand  respect;  l'on  a  de  la  vénération  pour  ce  qu'on  aime. 
Il  est  bien  juste;  on  ne  reconnaît  rien  au  monde  de  grand 
comme  cela  (II,  258).  Ce  respect  doit  néanmoins  trouver 
ses  limites  dans  l'amour  môme.  Le  respect  et  l'amour 
doivent  être  si  bien  proportionnés  qu' ils  se  soutiennent  sans 
que  ce  respect  étouffe  l'amour  (11,260).  Dès  qu'on  aime,  on 
se  sent  transformé.  On  s'imagine  que  tout  le  monde  s'en 


436  LA  VRAIE  RELIGION  SELON   PASCAL 

apej-çoit  {Il ^'ioH),  il  n'en  est  rien;  mais  c'est  un  elTet  de 
la  passion  qui  borne  la  vue  de  la  raison,  et  l'incertilude  à 
cet  égard  engendre  une  défiance  continuelle.  On  a  peur  de 
se  trahir,  parce  que  l'on  se  persuade  quon  découvrirait  la 
passion  d'un  autre  (II,  258).  Le  plaisir  d'aimer  sans  l'oser 
dire  a  ses  peines^  mais  aussi  il  a  des  douceurs  (II,  257) 
L'on  jouit  du  désintéressement  de  son  culte;  on  jouit  de 
l'avoir  si  bien  placé.  Avant  tout  engagement,  Pascal  est 
déjà  fidèle;  la  fidélité  n'a  pas,  à  ses  yeux,  le  serment  pour 
condition  :  L'on  adore  souvent  ce  qui  ne  croit  pas  être  adoré 
et  l'on  ne  laisse  pas  de  lui  garder  une  fidélité  inviolable^ 
quoiqu'il  n'en  sache  rien.  Mais  il  faut  que  Vamour  soit  bien 
fin  et  bien  pur  (II,  259).  —  U égarement  à  aimer  en  divers 
endroits  est  aussi  monstrueux  que  l'injustice  dans  l'esprit 
(II,  258).  C'est  l'illogisme  du  cœur;  Pascal  ne  conçoit  pas 
qu'on  puisse  se  dire  amoureux  quand  on  ne  se  donne  pas 
exclusivement  à  qui  l'on  aime.  Remarquons  toutefois  que 
cette  sévérité  ne  concerne  pas  les  femmes,  car  il  dit  ailleurs  : 
Ne  semble-t-il  pas  qu'autant  de  fois  qu'une  femme  sort 
d'elle-même  pour  se  caractériser  dans  le  cœur  des  autres, 
elle  fait  une  place   vide  pour   les  autres  dans  le  sien? 
Cependant,  j'en  connais  qui  disent  que  cela  n'est  pas  vrai. 
Oserait-on  appeler  cela  injustice?  Il  est  naturel  de  rendre 
autant  qu'on  a  pris  (II,  256);  Ainsi  le  cœur  d'une  femme 
serait  débiteur  envers  notre  sexe  autant  de  fois  qu'elle  est 
aimée.  C'est  peut-être  pousser  bien  loin  l'esprit  d'équité. 
Mais  ne  tranchons  pas  cette  question  délicate  et  revenons 
à  l'amour  exclusif  auquel  se  tient  Pascal.  U  est  si  scrupu- 
leux sur  le  chapitre  de  la  fidélité  qu'il  déplore  la  détente 
imposée  par  la  nature  à  la  pensée  attachée  au  môme  objet  : 
Ce  n'est  pas  commettre  une  infidélité,  car  Von  n'en  aime  pas 
d'autre;  c'est  reprendre  des  forces  pour  mieux  aimer  \  cela 
se  fait  sans  que  l'on  y  pense...  Il  faut  pourtant  avouer  que 
c'est  une  misérable  suite  de  la  nature  humaine  (II,  256).  Dans 
cette  première  phase  de  l'amour,  l'on  s'étudie  tous  les  jours 
pour  trouver  les  moyens  de  se  découvrir  {U,  257).  On  y  passe 
autant  de  temps  que  si  l'on  devait  se  déclarer;  mais,  bien 


DISCOURS  SUll  LliS   PASSIONS  UE  LAMOUll  437 

qiConvoiilût  avoir  cent  langues  pour  le  faire  connaître  on  se 
réduit  par  timidité  à  V  éloquence  de  faction  (II,  257).  Jusque- 
là  on  n'a  que  de  la  joie;  celte  occupation  continuelle  de  la 
pensée  entretient  le  feu  du  cœur.  Cependant  l'esprit  ne  peut 
pas  durer  longtemps  {II,  257),  dans  cet  état.  L'amour  exige 
deux  acteurs;  s'il  n'y  en  a  qu'un,  il  est  difficile  qu'il 
n'^épuise  bientôt  tous  les  mouvements  dont  il  est  agité 
(II,  257).  —  Cette  plénitude  quelque/ois  diminue,  et,  ne 
recevant  point  de  secours  du  côté  de  la  source,  livre  le 
cœur  en  proie  aux  passions  ennemies  qui  le  déchirent  en 
mille  morceaux  (II,  257).  Von  décline  misérablement.  — 
Quoique  les  maux  se  succèdent  ainsi  les  uns  aux  autres,  on 
ne  laisse  pas  de  souhaiter  la  présence  de  sa  maîtresse  par 
l'espérance  de  moins  souffrir  :  cependant,  quand  on  la  voit, 
on  croit  souffrir  plus  qu'auparavant.  Les  maux  passés  ne 
frappent  plus,  les  présents  touchent,  et  c'est  sur  ce  qui 
touche  que  Von  juge...  Un  amant  dans  cet  état  n'est-il  pas 
digne  de  compassion?  (II,  262.)  Néanmoins,  un  rayon 
d'espérance,  si  bas  que  l'on  soit,  relève  aussi  haut  qu'on 
était  auparavant.  C'est  quelque/ois  un  jeu  auquel  les  dames 
se  plaisent;  mais  quelquefois,  en  faisant  semblant  d'avoir 
compassion,  elles  l'ont  pour  tout  de  bon.  Que  l'on  est  heu- 
reux quand  cela  arrive!  (Il,  257.)  Gela  est-il  arrivé  à 
Pascal?  Nous  n'avons  aucune  raison  de  supposer  que  ce 
cri  cache  un  soupir  et  n'est  pas,  comme  tout  ce  qui  pré- 
cède, l'expression  de  sa  propre  expérience.  Mais  encore 
laul-il  braver  le  péril  d'une  déclaration  plus  ou  moins 
expresse.  Sinon,  il  ne  servirait  de  rien  que  les  deux  per- 
sonnes fussent  de  même  sentiment,  car  il  y  en  a  toujours 
une  qui  n'entend  pas  ou  n'ose  entendre  (II,  258),  ce  que 
veut  l'autre.  Voici  le  progrès  des  aveux!  Un  amour  ferme 
et  solide  commence  toujours  par  l'éloquence  d'action;  les 
yeux  y  ont  la  meilleure  part.  Néanmoins,  il  faut  deviner 
mais  bien  deviner  (U,  258).  Ah!  c'est  là  le  danger.  Il  faut 
être  attentif,  et  point  n'est  besoin  de  se  hâter  :  Tant  plus  le 
chemin  est  long  en  amour,  tant  plus  un  esprit  délicat  sent 
de  plaisir  (II,  258).  Il  n'y  a  que  les  esprits  grossiers  qui  ne 


438  LA   VRAIE   RELIGION   SELON   PASCAL 

peuvent  pas  résister  longtemps  aux  difficultés;  ceux-là 
aiment  plus  vite,  avec  plus  de  liberté  et  finissent  bientôt 
(II,  258).  Ajoutons  que,  en  amour,  //  est  bon  d'être  inter- 
dit. Il  y  a  une  éloquence  de  silence  qui  pénètre  plus  que  la 
langue  ne  saurait  faire.  Qu'un  amant  persuade  bien  quand 
il  est  interdit  et  que,  d'ailleurs,  il  a  de  l'esprit!  Quelque 
vivacité  que  l'on  ait,  il  est  bon  dans  certaines  rencontres 
qu'elle  s'éteigne  (II,  258).  On  serait  tenté  de  croire  que 
Pascal  ici  perd  sa  candeur  et  qu'il  entre  du  calcul  dans  sa 
conduite;  non,  il  n'est  qu'observateur  de  mouvements 
spontanés,  car  il  dit  aussitôt  :  Tout  cela  se  passe  sans 
règle  et  sans  réflexion,  et  quand  l'esprit  le  fait,  il  n'y 
pensait  pas  auparavant.  C'est  par  nécessité  que  cela  arrive. 
Il  arrive  ainsi  que  l'aveu  se  fait  involontairement  :  La 
vérité  des  passions  ne  se  déguise  pas  si  aisément  que  les 
vérités  sérieuses.  Il  faut  du  feu,  de  l'activité  et  un  feu  d'es- 
prit naturel  et  prompt  pour  la  première;  les  autres  se 
cachent  avec  la  lenteur  et  la  souplesse,  ce  qui  est  plus  aisé 
défaire.  L'aveu  ouvert,  la  déclaration  est  le  pas  délicat  à 
franchir,  même  quand  on  peut  se  sentir  encouragé  :  //  n'y 
a  rien  de  si  embarrassant  que  d'être  amant  et  de  voir  quelque 
chose  en  sa  faveur  sans  l'oser  croire;  l'on  est  également 
combattu  de  l'espérance  et  de  la  crainte.  Mais  enfin  la  der- 
nière devient  victorieuse  de  Vautre  (II,  261).  Il  s'agit  de 
découvrir  le  biais  pour  s'insinuer  et  de  surprendre  le  moment 
opportun,  si  fugitif,  pour  frapper  le  dernier  coup.  C'est  très 
périlleux  :  Dans  l'amour  on  n'ose  hasarder,  parce  que  Von 
craint  de  tout  perdre',  il  faut  pourtant  avancer ,  mais  qui  peut 
direjusqu'oii?  L'on  tremble  toujours  jusqu'à  ce  que  Von  ait 
trouvé  ce  point  (II,  261).  Mais  alors  la  tentation  de  se 
déclarer  devient  irrésistible  et  le  sort  en  est  jeté.  La  pru- 
dence ne  fait  rien  pour  s'y  maintenir  quand  on  Va  trouvé 
(II,  261).  Il  est  permis  de  conjecturer  que  Pascal  ne  sait 
pas  cela  seulement  par  ouï-dire.  Il  semble,  du  reste,  nous 
livrer  un  peu  le  secret  de  sa  conquête  dans  le  fragment 
suivant  où  l'exclamation  ne  saurait  partir  que  d'un  cœur 
comblé  :  Quand  on  aime  fortement  c'est  toujours  une  nou- 


DISCOURS  SUR  LES  PASSIONS  DE  L'AMODR  439 

veauté  de  voir  la  personne  aimée.  Après  un  moment 
d'absence,  on  la  trouve  de  manque  dans  son  cœur.  Quelle 
joie  de  la  retrouver!  Von  sent  aussitôt  une  cessation 
d'inquiétudes  (II,  2G2).  Notons  ce  qu'il  ajoute  et  qui 
témoigne  que  cette  joie  n'est  pas  purement  contemplative  : 
//  faut  pourtant  que  cet  amour  soit  déjà  bien  avancé;  car 
quand  il  est  naissant  et  que  l'on  n'a/ait  aucun  progrès,  on 
sent  bien  une  cessation  d'inquiétudes,  mais  il  en  survient 
d'autres  (II,  262).  Ces  textes  ne  permettent  aucune  induc- 
tion précise  ;  la  prudence  môme  du  critique  le  dispense 
d'être  indiscret.  Tout  ce  qu'on  peut  croire  sans  témérité, 
c'est  que,  dans  sa  dernière  expérience  de  l'amour,  Pascal, 
s'il  fut  heureux,  ne  le  fut  pas  au  i)oint  d'en  perdre  tout 
souci  du  bonheur  céleste  et  d'y  sacrifier  longtemps  le  soin 
de  son  salut  éternel. 

Ici  se  termine  notre  essai  d'un  commentaire  et  d'une 
organisation  du  discours  de  Pascal  sur  les  passions  de 
l'amour.  Nous  n'avons  certes  pas  à  craindre  d'avoir  jamais 
dépassé  la  portée  de  ses  vues;  nous  sommes  bien  plutôt, 
sans  aucun  doute,  demeuré  beaucoup  en  deçà,  et  il  a  dû 
nous  arriver  plus  d'une  fois  de  mal  dégager  sa  pensée  trop 
impliquée  pour  nous.  Que  son  ombre  nous  le  pardonne  en 
faveur  de  notre  pieux  effort  pour  le  comprendre,  en  faveur 
de  notre  humble  hommage  à  son  multiple  génie,  où  la 
nature  semble  avoir  allumé  autant  de  flambeaux  qu'elle  a 
de  provinces  mystérieuses,  depuis  l'espace  infini  où  gravite 
la  matière  jusqu'aux  abîmes  de  la  conscience  humaine! 


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Sully-PrudhoiTiïïie ,  René 
François  Armand 

La  vraie  religion  selon 
Pascal 


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