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Full text of "L'éclat d'obus"

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L'ÉCLAT 


D'OBUS 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/lclatdobusOOIebl 
0 


MAURICE       LEBLANC 


L'ÉCLAT 
D'OBUS 


EDITIONS  P.  LAFITTE 

90  ,  AVENUE  DES  CHAMPS-ELYSÉES 

PARIS 
r  BiBLlOTHECA  J 


P'O 


}9U' 


Tooi  ilroMi  de  Irailartion,  de  reproduction 
ei  d'id.iplntion  tiitwit  ponr  loai  payi 
Cop;ri|iblb>  Mauruc  LKBLtKc,  l!>lli 


L'ÉCLAT  D'OBUS 

( 1914) 


PREMIÈRE    PARTIE 


UN   CRIME    A 
ÉTÉ     COMMIS 


pIW^'^  je  VOUS  disais  que  je  me  suis  trouvé 
f'^^^iM  ®"  ^^CG  de  lui,  jadis,  sur  le  territoire 
i;^^jy  même  de  la  France  ! 

Elisabeth  regarda  Paul  Delroze  avec  l'ex- 
pression de  tendresse  d'une  jeune  mariée  pour 
qui  le  moindre  mot  de  celui  qu'elle  aime  est  un 
sujet  d'émerveillement. 

—  Vous  avez  vu  Guillaume  II  en  France  ? 
dit- elle. 

—  De  mes  yeux  vu,  et  sans  qu'il  me  soit 
possible  d'oublier  une  seule  des  circonstances 
qui  ont  marqué  cette  rencontre.  Et  cependant 
il  y  a  bien  longtemps.. . 

Il  parlait  avec  une  gravité  soudaine,  et 
comme  si  l'évocation  de  ce  souvenir  eût  éveillé 
en  lui  les  pensées  les  plus  pénibles. 


2  L'ÉCLAT  D  OBUS 

Elisabeth  lui  dit  : 

—  Racontez-moi  cela,  Paul,  voulez-vous? 

—  Je  vous  le  raconterai,  fit-il.  D'ailleurs, 
bien  que  je  ne  fusse  encore  qu'un  enfant  à 
cette  époque,  Tincident  est  mêlé  de  façon  si  tra- 
gique à  ma  vie  elle-même  que  je  ne  pourrais 
pas  ne  pas  vous  le  confier  en  tous  ses  détails.  » 

Ils  descendirent.  Le  train  s'était  arrêté  en 
gare  de  Corvigny,  station  terminus  de  la  ligne 
d'intérêt  local  qui  part  du  chef-lieu,  atteint  la 
vallée  du  Liseron  et  aboutit,  six  lieues  avant 
la  frontière,  au  pied  de  la  petite  cité  lorraine 
que  Vauban  entoura,  dit-il  en  ses  Aie  moires, 
«  des  plus  parfaites  demi-lunes  qui  se  puissent 
imaginer  ». 

La  gare  présentait  une  animation  extrême. 
Il  y  avait  beaucoup  de  soldats  et  un  grand 
nombre  d'officiers.  Une  multitude  de  voyageurs, 
familles  bourgeoises,  paysans,  ouvriers,  bai- 
gneurs des  villes  d'eaux  voisines  que  desser- 
vait Corvigny,  attendaient  sur  le  quai,  au  milieu 
d'un  entassement  de  colis,  le  départ  du  prochain 
convoi  pour  le  chef-lieu. 

C'était  le  dernier  jeudi  de  juillet,  le  jeudi  qui 
précéda  la  mobilisation. 

Elisabeth  se  serra  anxieusement  contre  son 
mari. 

—  Oh  !  Paul,  dit-elle  en  frissonnant,  pourvu 
qu'il  n'y  ait  pas  la  guerre!... 

—  La  guerre  !  En  voilà  une  idée  ! 

—  Pourtant,  tous  ces  gens  qui  s'en  vont, 
toutes  ces  familles  qui  s'éloignent  de  la  fron- 
tière... 

—  Cela  ne  prouve  pas. . . 

—  Non,  mais  vous  avez  bien  lu  dans  le  jour- 
nal tout  à  l'heure.  Les  nouvelles  sont  très  mau- 


VECLAT  D'OBUS  3 

vaises.   L'Allemagne  se  prépare.  Elle  a  tout 
combiné...  Ah  !  Paul,  si  nous  étions  séparés  !... 
et  puis,  que  je  ne  sache  plus  rien  de  vous...  et 
puis,  que  vous  soyez  blessé...  et  puis... 
Il  lui  pressa  la  main. 

—  N'ayez  pas  peur,  Elisabeth.  Rien  de  tout 
cela  n'arrivera.  Pour  quil  y  ait  la  guerre,  il 
faut  que  quelqu'un  la  déclare.  Or  quel  est  le 
fou,  le  criminel  odieux,  qui  oserait  prendre 
cette  décision  abominable  ? 

—  Je  n'ai  pas  peur,  dit-elle,  et  je  suis  même 
sûre  que  je  serais  très  brave  si  vous  deviez 
partir.  Seulement...  seulement,  ce  serait  plus 
cruel  pour  nous  que  pour  beaucoup  d'autres. 
Pensez  donc,  mon  chéri,  nous  ne  sommes  ma- 
riés que  de  ce  matin. 

A  l'évocation  de  ce  mariage  si  récent,  et  où 
il  y  avait  de  telles  promesses  de  joie  profonde 
et  durable,  son  joli  visage  blond  qu'illuminait 
une  auréole  de  boucles  dorées  souriait  déjà  du 
sourire  le  plus  confiant,  et  elle  murmura  : 

—  Mariés  de  ce  matin,  Paul...  Alors,  vous 
comprenez,  ma  provision  de  bonheur  n'est  pas 
bien  lourde. 

Il  y  eut  un  mouvement  dans  la  foule.  Tout  le 
monde  se  groupait  autour  de  la  sortie.  C'était 
un  général,  accompagné  de  deux  officiers  supé- 
rieurs, qui  se  dirigeait  vers  la  cour  où  l'atten- 
dait une  automobile.  On  entendit  une  musique 
militaire  :  dans  l'avenue  de  la  gare  passait  un 
bataillon  de  chasseurs  à  pied.  Puis  ce  fut,  con- 
duit par  des  artilleurs,  un  attelage  de  seize  che- 
vaux qui  traînait  une  énorme  pièce  de  siège 
dont  la  silhouette,  malgré  la  pesanteur  de  l'af- 
fût, semblait  légère  grâce  à  l'extrême  longueur 
du  canon.  Et  un  troupeau  de  bœufs  suivit. 


4  LECLAT  D'OBUS 

Les  deux  sacs  de  voyage  à  la  main,  Paul, 
qui  navait  pas  trouvé  d'employé,  demeurait 
sur  le  trottoir,  lorsqu'un  homme  guêtre  de  cuir, 
habillé  d'une  culotte  de  velours  gros  vert  et  d'un 
veston  de  chasse  à  boutons  de  corne,  s'approcha 
de  lui,  et,  ôtant  sa  casquette  : 

—  Monsieur  Paul  Delroze,  n'est-ce  pas  ?  Je 
suis  le  garde  du  château.., 

Il  avait  une  figure  énergique  et  franche,  à  la 
peau  durcie  par  le  soleil  et  par  le  froid,  des 
cheveux  déjà  gris,  et  cet  air  un  peu  rude  qu'ont 
certains  vieux  serviteurs  à  qui  leur  place  laisse 
une  complète  indépendance.  Depuis  dix-sept 
ans,  il  habita,it  et  régissait  pour  le  comte  d'An- 
deville,  père  d'Elisabeth,  le  vaste  domaine  d'Or- 
nequin,  au-dessus  de  Corvigny. 

—  Ah  !  c'est  vous,  Jérôme,  s'écria  Paul.  Très 
bien.  Jevoisque  vousavezreçu  la  lettre  ducomte 
d'Andeville.  Nos  domestiques  sont  arrivés? 

—  Tous  les  trois  de  ce  matin,  monsieur,  et 
ils  nous  ont  aidés,  ma  femme  et  moi,  à  mettre 
un  peu  d'ordre  dans  le  château  pour  recevoir 
monsieur  et  madame. 

Il  salua  de  nouveau  Elisabeth  qui  lui  dit  : 

—  Vous  me  reconnaissez  donc,  Jérôme?  Il 
y  a  si  longtemps  que  je  ne  suis  venue  ! 

—  Mademoiselle  Elisabeth  avait  quatre  ans. 
C'a  été  un  deuil  pour  ma  femme  et  pour  moi 
quand  nous  avons  su  que  mademoiselle  ne  re- 
viendrait pas  au  château...  ni  M.  le  comte,  à 
cause  de  sa  pauvre  dame  défunte.  Et  ainsi  M.  le 
comte  ne  fera  pas  un  petit  tour  par  ici  cette  année  ? 

—  Non,  Jérôme,  je  ne  le  crois  pas.  Malgré 
tant  d'années  écoulées,  mon  père  a  toujours 
beaucoup  de  chagi in. 

Jérôme  avait  pris  les  sacs    et  les  déposait 


LECLAT  D'OBUS  5 

dans  une  calèche  commandée  à  Corvigny,  et 
qu'il  fit  avancer.  Quant  aux  gros  bagages,  il 
devait  les  emporter  avec  la  charrette  de  la  ferme . 

Le  temps  était  beau.  On  releva  la  capote 
de  la  voiture. 

Paul  et  sa  femme  s'installèrent. 

—  La  route  n'est  pas  bien  longue,  dit  le 
garde...  quatre  lieues...  Mais  ça  monte. 

—  Le  château  est-il  à  peu  près  habitable  ? 
demanda  Paul. 

—  Dame  !  ça  ne  vaut  pas  un  château  habité, 
mais  tout  de  même  monsieur  verra..  On  a  fait 
ce  qu'on  a  pu.  Ma  femme  est  si  contente  que 
les  maîtres  arrivent  1...  Monsieur  et  madame  la 
trouveront  au  bas  du  perron.  Je  l'ai  avertie  que 
monsieur  et  madame  seraient  là  sur  le  coup  de 
six  heures  et  demie,  sept  heures... 

—  Un  brave  homme,  dit  Paul  à  Elisabeth 
quand  ils  furent  partis,  mais  qui  ne  doit  pas  avoir 
souvent  l'occasion  de  parler.  Il  se  rattrape... 

La  route  escaladait  en  pente  raide  les  hau- 
teurs de  Corvigny  et  constituait,  au  milieu  de 
la  ville,  entre  la  double  rangée  des  magasins, 
des  monuments  publics  et  des  hôtels,  l'artère 
principale,  encombrée  ce  jour-là  d'attroupe- 
ments inusités  Elle  redescendait  ensuite  et 
contournait  les  antiques  bastions  de  Vauban. 
Puis  il  y  eut  de  légères  ondulations  à  travers 
une  plaine  que  dominaient  à  droite  et  à  gauche 
les  deux  forts  du  Petit  et  du  Grand  Jonas. 

C'est  en  suivant  cette  route  sinueuse,  qui  ser- 
pentait parmi  les  pièces  d'avoine  et  de  blé,  sous 
le  dôme  ombreux  formé  au-dessus  d'elle  par 
des  alignements  de  peupliers,  que  Paul  Delroze 
revint  sur  cet  épisode  de  son  enfance  dont  il 
avait  promis  le  récit  à  Elisabeth. 


6  VECLAl  D'OBUS 

—  Comme  je  vous  l'ai  dit,  Elisabeth,  l'épi- 
sode se  rattache  à  un  drame  terrible,  et  si  étroi- 
tement que  cela  ne  fait,  et  ne  peut  faire  qu'un 
dans  mon  souvenir.  Ce  drame,  on  en  a  beaucoup 
parlé  à  l'époque,  et  votre  père,  qui  était  un  ami 
de  mon  père,  comme  vous  le  savez,  en  eut  con- 
naissance par  les  journaux.  S'il  ne  vous  en  a 
rien  dit,  c'est  sur  ma  demande,  et  parce  que  je 
voulais  être  le  premier  à  vous  raconter  ces  évé- 
nements... si  douloureux  pour  moi. 

Leurs  mains  s'unirent.  Il  savait  que  chacune 
de  ses  phrases  serait  accueillie  avec  ferveur, 
et,  après  un  silence,  il  reprit  : 

—  Mon  père  était  un  de  ces  hommes  qui 
forcent  la  sympathie,  même  l'affection,  de  tous 
ceux  qui  les  approchent.  Enthousiaste,  géné- 
reux, plein  de  séduction  et  de  bonne  humeur, 
s'exaltant  pour  toutes  les  belles  causes  et 
pour  tous  les  beaux  spectacles,  il  aimait  la  vie 
et  en  jouissait  avec  une  sorte  de  hâte. 

a  En  70,  engagé  volontaire,  il  avait  gagné 
sur  les  champs  de  bataille  ses  galons  de  lieute- 
nant, et  l'existence  héroïque  du  soldat  conve- 
nait si  bien  à  sa  nature  qu'il  s'engagea  une 
seconde  fois  pour  combattre  au  Tonkin,  et  une 
troisième  fois  pour  aller  à  la  conquête  de  Mada- 
gascar. 

«  C'est  au  retour  de  cette  campagne,  d'où  il 
revint  capitaine  et  ofiîcier  de  la  Légion  d'hon- 
neur, qu'il  se  maria .  Six  ans  plus  tard  il  était  veuf. 

«  Lorsque  ma  mère  mourut,  j'avais  à  peine 
quatre  ans,  et  mon  père  m'entoura  d'une  ten- 
dresse d'autantplus  vive  que  la  mort  de  sa  femme 
l'avait  frappé  cruellement.  11  tint  à  commencer 
lui-même  mon  éducation.  Au  point  de  vue  phy- 
sique, il  s'ingéniait  à  développer  mon  entraîne- 


U ECLAT  D'OBUS  7 

ment  et  à  faire  de  moi  un  gars  solide  et  coura- 
geux. L'été,  nous  allions  au  bord  de  la  mer; 
l'hiver  dans  les  montagnes  de  Savoie,  sur  la 
neige  et  sur  la  glace.  Je  l'aimais  de  tout  mon 
cœur.  Aujourd'hui  encore,  je  ne  puis  songer  à 
lui  sans  une  émotion  réelle. 

«  A  onze  ans.  je  le  suivis  dans  un  voyage  à 
travers  la  France,  qu'il  avait  retardé  depuis  des 
années  parce  qu'il  voulait  que  je  l'accomplisse 
avec  lui,  et  seulement  à  l'âge  où  j'en  pourrais 
comprendre  toute  la  signification.  C'était  un 
pèlerinage  aux  lieux  mêmes  et  sur  les  routes  où  il 
avait  combattu  jadis,  durant  l'année  terrible. 

«  Ces  journées,  qui  devaient  se  terminer  par 
la  plus  afFreuse  catastrophe,  m'ont  laissé  des 
impressions  profondes.  Aux  bords  de  la  Loire, 
dans  les  plaines  de  la  Champagne,  dans  les 
vallées  des  Vosges,  et  surtout  parmi  les  vil- 
lages de  l'Alsace,  quelles  larmes  j'ai  versées  en 
voyant  couler  les  siennes  !  De  quel  espoir  naïf 
j'ai  palpité  en  écoutant  ses  paroles  d'espoir  ! 

«  —  Paul,  me  disait-il,  je  ne  doute  pas  qu'un 
jour  ou  l'autre  tu  ne  te  trouves  en  face  de  ce 
même  ennemi  que  j'ai  combattu.  Dès  mainte- 
nant, et  malgré  toutes  les  belles  phrases  d'apai- 
sement que  tu  pourras  entendre,  hais-le  de 
toute  ta  haine,  cet  ennemi.  Quoi  qu'on  dise, 
c'est  un  barbare,  une  brute  orgueilleuse,  un 
homme  de  sang  et  de  proie.  Il  nous  a  écrasés 
une  première  fois,  il  n'aura  de  cesse  qu'il  ne  nous 
ait  écrasés  encore,  et  définitivement.  Ce  jour- 
là.  Paul,  rappelle-toi  chacune  des  étapes  que 
nous  parcourons  ensemble.  Celles  que  tu  sui- 
vras seront  des  étapes  de  victoire,  j'en  suis  sûr. 
Mais  n'oublie  pas  un  instant  les  noms  de  celles- 
ci,  Paul,  et  que  ta  joie  de  triompher  n'efface 


^  L'ÉCLAT  D'OBUS 

jamais  ces  noms  de  douleur  et  d  humiliation 
qui  sont  :  Frœschwiller,  Mars-la-Tour,  Saint- 
Pnvat,  et  tant  d'autres  !  N'oublie  pas,  Paul 

<(  Puis  il  souriait. 

«  —  xAXais  pourquoi  m'inquiéter?  C'est  lui- 
même  qui  se  chargera  d'éveiller  la  haine  au 
cœur  de  ceux  qui  ont  oublié  et  de  ceux  qui  n'ont 
pas  vu.  Est-ce  qu'il  peut  changer,  lui  ?  Tu  verras 
Paul,  tu  verras.  Tout  ce  que  je  puis  te  dire  ne 
vaut  pas  1  effroyable  réalité.  Ce  sont  des  mons- 
tres, » 

Paul    Delroze    s'était     tu.     Sa     femme    lui 
demanda,  d  une  voix  un  peu  timide  : 

—  Pensez-vous  que  votre  père  avait  tout  à  fait 
raison  ? 

—  Mon  père  était  peut-être  influencé  par  des 
•souvenirs  trop  récents.  J'ai  beaucoup  voyagé  en 
Allemagne,  j  y  ai  même  séjourné,  et  je  crois 
que  1  état  d'âme  n'est  plus  le  même.  Aussi,  je 
1  avoue,  j  ai  quelquefois  du  mal  à  comprendre 
les  paroles  de  mon  père...  Cependant...  cepen- 
dant elles  me  troublent  très  souvent.  Et  puis, 
ce  qui  s'est  passé  par  la  suite  est  si  étrange  ! 

La  voiture  avait  ralenti.  La  route  s'élevait 
doucement  vers  les  collines  qui  surplombent  la 
vallée  du  Liseron.  Le  soleil  penchait  du  côté  de 
Corvigny.  Une  diligence  les  croisa,  chargée  de 
malles,  puis  deux  automobiles  où  s'entassaient 
les  voyageurs  et  les  colis.  Un  piquet  de  cava- 
lerie galopait  à  travers  les  c'namps. 

—  iMarchons,  dit  Paul  Delroze. 

Ils  suivirent  à  pied  la  voiture  et  Paul  reprit  : 

—  Ce  qui  me  reste  a  vous  dire,  PTlisabeth.  se 
présente  à  ma  mémoire  en  détails  très  précis 
qui  émergent  en  quelque  sorte  d'une  brume 
épaisse  où  je  ne  distingue  rien.  A  peine  puis-je 


VECLAT  D'OBUS  \ 

affirmer  que,  cette  partie  du  voyage  terminé 
nous  devions  aller  de  Strasbourg  vers  la  Forèt- 
Noire.  Pourquoi  notre  itinéraire  fut-il  changé  ? 
Je  ne  le  sais  pas.  Je  me  vois  un  matin  en  gare 
de  Strasbourg  et  montant  dans  un  train  qui  se 
dirigeait  vers  les  Vosges . . .  oui ,  vers  les  Vosges . 
Mon  père  lisait  et  relisait  une  lettre  qu'il  venait 
de  recevoir  et  qui  semblait  lui  faire  plaisir. 
Cette  lettre  avait-elle  modifié  ses  projets  ?  Je  ne 
sais  pas  non  plus.  Nous  avons  déjeuné  en  cours 
de  route.  Il  faisait  une  chaleur  d'orage  et  je  me 
suis  endormi,  de  sorte  que  je  me  rappelle  seu- 
lement la  place  principale  d'une  petite  ville 
allemande  où  nous  avons  loué  deux  bicyclettes, 
laissant  nos  valises  à  la  consigne...  Et  puis  .. 
comme  tout  cela  est  confus  ! . . .  nous  avons  roulé 
à  travers  un  pays  dont  aucune  impression  ne 
m'est  restée.  A  un  moment,  mon  père  me  dit  : 

«  Tiens,  Paul,  nous  franchissons  la  frontière. . . 
nous  voici  en  France... 

cf  Et,  plus  tard...  combien  de  temps  après  ?... 
il  s'arrêta  pour  demander  son  chemin  à  un 
pa3'san  qui  lui  indiqua  un  raccourci  au  milieu 
des  bois.  Mais  quel  chemin  ?  et  quel  raccourci  ? 
Dans  mon  cerveau,  c'est  une  ombre  impéné- 
trable où  mes  pensées  sont  comme  ensevelies. 

«  Et  tout  à  coup  l'ombre  se  déchire,  et  je  vois, 
niciis  avec  une  netteté  surprenante,  une  clai- 
rière, de  grands  arbres,  de  la  mousse  qui  res- 
semble à  du  velours  et  une  vieille  chapelle.  Sur 
tout  cela  il  pleut  de  grosses  gouttes  de  plus  en 
plus  précipitées,  et  mon  père  me  dit  : 

«  —  Mettons-nous  à  l'abri,  Paul. 

«  Sa  voix,  comme  elle  résonne  en  moi  !  et 
comme  je  me  représente  exactement  la  petite 
chapelle  aux  murailles  verdies  par  l'humidité  ! 


10  L'ECLA  T  D'OBUS 

Derrière,  le  toit  débordant  un  peu  au-dessus  du 
chœur,  nous  mîmes  nos  bic3xlettes  à  l'abri. 
C'est  alors  que  le  bruit  d'une  conversation  nous 
parvint  de  l'intérieur,  et  que  nous  perçûmes 
aussi  le  grihcement  de  la  porte  qui  s'ouvrait  sur 
le  côté, 

«  Quelqu'un  sortit  et  déclara  en  allemand  : 

«  —  Il  n'y  a  personne.  Dépêchons-nous, 

ce  A  ce  moment  nous  contournions  la  chapelle 
avec  l'intention  d'y  entrer  par  cette  porte,  et  il 
arriva  que  mon  père,  qui  marchait  le  premier, 
se  trouva  soudain  en  présence  de  Ihomme  qui 
avait  dû  prononcer  les  mots  allemands. 

«  De  part  et  d'autre  il  y  eut  un  mouvement 
de  recul,  l'étranger  paraissant  très  contrarié  et 
mon  père  stupéfait  de  cette  rencontre  insolite. 
Une  seconde  ou  deux  peut-être,  ils  demeurèrent 
immobiles  l'un  en  face  de  l'autre.  J'entendis 
mon  père  qui  murmurait  : 

«  —  Est-ce  possible?  L'empereur.,. 

«  Et  moi-même,  étonné  par  ces  mots,  ayant 
vu  souvent  le  portrait  du  kaiser,  je  ne  pouvais 
douter  :  celui  qui  était  là,  devant  nous,  c'était 
l'empereur  d'Allemagne. 

«  L'empereur  d'Allemagne  en  France!  Vive- 
ment, il  avait  baissé  la  tète  et  relevé,  jusqu'aux 
bords  rabattus  de  son  chapeau,  le  col  en  velours 
d'une  vaste  pèlerine.  Il  se  tourna  vers  la  cha- 
pelle. Une  dame  en  sortait,  suivie  d'un  individu 
que  je  regardai  à  peine,  une  façon  de  domes- 
tique. La  dame  était  grande,  jeune  encore, 
assez  belle,  brune. 

«  L'empereur  lui  saisit  le  bras  avec  une  véri- 
table violence  et  l'entraîna  en  lui  disant,  sur  un 
ton  de  colère,  des  paroles  que  nous  no  pûmes 
distinguer.  Ils  reprirent  le  chemin  par  lequel 


VECLAT  D'OBUS  ii 

nous  étions  venus,  et  qui  conduisait  à  la  fron- 
tière. Le  domestique  s'était  jeté  dans  le  bois  et 
les  précédait. 

«  —  L'aventure  est  vraiment  bizarre,  dit  mon 
père  en  riant.  Pourquoi  diable  Guillaume  II  se 
risque-t-il  par  là  ?  Et  en  plein  jour  !  Est-ce  que 
la  chapelle  présenterait  quelque  intérêt  artis- 
tique ?  Allons-y,  veux-tu,  Paul  ? 

«  Nous  entrâmes.  Un  peu  de  jour  seulement 
passait  par  un  vitrail  noir  de  poussière  et  de 
toiles  d'araignées.  Mais  ce  peu  de  jour  suffit  à 
nous  montrer  des  piliers  trapus,  des  murailles 
nues,  rien  qui  semblât  mériter  l'honneur  d'une 
visite  impériale,  selon  l'expression  de  mon  père, 
lequel  ajouta  : 

«  —  Il  est  évident  que  Guillaume  II  est  venu 
voir  cela  en  touriste^  à  l'aventure,  et  qu'il  est 
fort  ennu5^é  d'avoir  été  surpris  dans  cette  esca- 
pade. Peut-être  la  dame  qui  l'accompagne  lui 
avait-elle  assuré  qu'il  ne  courait  aucun  risque. 
De  là  son  irritation  contre  elle  et  ses  re- 
proches. 

«  Il  est  curieux,  n'est-ce  pas,  Elisabeth, 
que  tous  ces  menus  faits,  qui  n'avaient  en  réa- 
lité qu'une  importance  relative  pour  un  enfant 
de  mon  âge,  je  les  aie  enregistrés  fidèlement, 
alors  que  tant  d'autres,  plus  essentiels,  ne  se 
sont  pas  gravés  en  moi.  Cependant  je  vous  ra- 
conte ce  qui  fut,  comme  si  je  le  voyais  devant 
mes  yeux  et  comme  si  les  mots  résonnaient  à 
mon  oreille.  Et  j'aperçois  encore,  à  l'instant  où 
je  parle,  aussi  nettement  que  je  l'aperçus  à  l'ins- 
tant où  nous  sortions  de  la  chapelle,  la  com- 
pagne de  l'empereur  qui  revient  et  traverse  la 
clairière  d'un  pas  hâtif,  et  je  l'entends  dire  à 
mon  père  : 


12  L'ÉCLAT  D'OBUS 

«  — •  Puis-je  vous  demander  un  service,  mon- 
sieur? 

«  Elle  est  oppressée.  Elle  a  dû  courir.  Et  tout 
de  suite,  sfins  attendre  la  réponse,  elle  ajoute  : 

«  —  La  personne  que  vous  avez  rencontrée 
désirerait  avoir  un  entretien  avec  vous. 

u  L'inconnue  s'exprime  aisément  en  français. 
Pas  le  moindre  accent. 

((  Mon  père  hésite.  Mais  cette  hésitation  semble 
la  révolter,  comme  une  offense  inconcevable 
envers  la  personne  qui  l'envoie,  et  elle  dit  d'un 
ton  plus  âpre  : 

«  —  Je  ne  suppose  pas  que  vous  avez  l'inten- 
tion de  refuser! 

«  —  Pourquoi  pas?  dit  mon  père,  dont  je  de- 
vine l'impatience.  Je  ne  reçois  aucun  ordre. 

ft  —  Ce  n'est  pas  un  ordre,  dit-elle  en  se  con- 
tenant, c'est  un  désir. 

«  —  Soit,  j'accepte  l'entretien.  Je  reste  ici  à 
la  disposition  de  cette  personne. 

((  Elle  parut  indignée. 

u  —  Mais  non,  mais  non.  il  faut  que  ce  soit 
vous.. . 

«  —  Il  faut  que  ce  soit  moi  qui  me  dérange, 
s'écria  mon  père  fortement,  et  sans  doute  que 
je  franchisse  la  frontière  au  delà  de  laquelle  on 
daigne  mattendre  !  Tous  mes  regrets,  madame, 
c'est  là  une  démarche  que  je  ne  ferai  pas.  Vous 
direz  à  cette  personne  que,  si  elle  redoute  de 
ma  part  une  indiscrétion,  elle  peut  être  tran- 
quille. Allons,  Paul,  tu  viens  ? 

«  Il  ôta  son  chapeau  et  s'inclina  devant  l'in- 
connue. Mais  elle  lui  barra  le  passage. 

«  —  Non,  non,  vous  mécouterez.  Une  pro- 
messe de  discrétion,  est-ce  que  cela  compte? 


LECLAT  D'OBUS  13 

Non,  il  faut  en  finir  d'une  façon  ou  d'une  autre, 
et  vous  admettrez  bien... 

«  A  partir  de  ce  moment,  je  n'ai  plus  entendu. 
Elle  était  en  face  de  mon  père,  hostile,  véhé- 
mente. Son  visasse  se  contractait  avec  une 
expression  vraiment  féroce  qui  me  faisait  peur. 
Ah!  comment  n'ai-je  pas  prévu?...  Mais  j'étais 
si  jeune  !  Et  puis,  cela  se  passa  si  vite  !...  En 
s'avançant  vers  mon  père,  elle  l'accula  pour 
ainsi  dire  jusqu'au  pied  d'un  gros  arbre,  adroite 
de  la  chapelle.  Leurs  voix  s'élevèrent.  Elle  eut 
un  geste  de  menace.  Il  se  mit  à  rire.  Et  ce  fut 
brusque,  immédiat  :  d'un  coup  de  couteau  — 
ah  !  cette  lame  dont  je  vis  soudain  la  lueur  dans 
l'ombre  !  —  elle  le  frappa  en  pleine  poitrine, 
deux  fois...  deux  fois,  là.  en  pleine  poitrine. 
Mon  père  tomba.  » 

Paul  Delroze  s'était  arrêté,  tout  pâle  au  sou- 
venir du  crime. 

—  x\h!  balbutia  Elisabeth,  ton  père  a  été 
assassiné...  Mon  pauvre  Paul,  mon  pauvre 
ami... 

Et  elle  reprit,  haletante  d'angoisse  : 

—  Alors,  Paul,  qu'est-il  advenu?  vous  avez 
crié  ?... 

—  J'ai  crié,  je  me  suis  élancé  vers  lui,  mais 
une  main  implacable  me  saisit.  C'était  l'indi- 
vidu, le  domestique,  qui  surgissait  du  bois  et 
m'empoignait.  Je  vis  son  couteau  levé  au-dessus 
de  ma  tète.  Je  sentis  un  choc  terrible  à  l'épaule. 
A  mon  tour,  je  tombai. 


II 

LA   CHAMBRE  CLOSE 

^pA  voiture  attendait  Elisabeth  et  Paul  à 
^  LC^  quelque  distance.  Arrivés  sur  le  pla- 
■^Jl^  teau,  ils  s'étaient  assis  au  bord  du  che- 
min. La  vallée  du  Liseron  s'ouvrait  devant  eux 
en  courbes  molles  et  verdoyantes,  où  la  petite 
rivière  onduleuse  était  escortée  de  deux  routes 
blanches  qui  en  suivaient  tous  les  caprices.  En 
arrière,  sous  le  soleil,  se  massait  Corvigny  que 
Ton  dominait  dune  centaine  de  mètres  tout  au 
plus.  Une  lieue  plus  loin,  en  avant,  se  dres- 
saient les  tourelles  d'Ornequin  et  les  ruines  du 
vieux  donjon, 

La  jeune  femme  garda  longtemps  le  silence, 
terrifiée  par  le  récit  de  Paul.  A  la  fin,  elle  lui 
dit  : 

—  Ah!  Paul,  tout  cela  est  terrible.  Est-ce 
que  vous  avez  beaucoup  souffert? 

—  Je  ne  me  rappelle  plus  rien  à  partir  de  ce 
moment,  plus  rien  jusqu'au  jour  où  je  me  suis 
trouvé  dans  une  chambre  que  je  ne  connaissais 
pas,  soigné  par  une  vieille  cousine  de  mon  père 
et  par  une  religieuse.  C  était  la  plus  belle 
chambre  d'une  auberge  située  entre  Relfort  et 
la  frontière.  Un  matin,  de  très  bonne  heure, 
douze    jours    auparavant,    l'aubergiste    avait 


L'ÉCLAl  D'OBUS  15 

découvert  deux  corps  immobiles  que  Ton  avait 
déposés  là  durant  la  nuit,  deux  corps  baignés 
de  sang.  An  premier  examen,  il  constata  que 
l'un  de  ces  corps  était  glacé.  C'était  celui  de 
mon  pauvre  père.  Moi,  je  respirais,  mais  si  peu  ! 
«  La  convalescence  fut  très  longue  et  cou- 
pée de  rechutes  et  d'accès  de  fièvre  où,  pris  de 
délire,  je  voulais  me  sauver.  Ma  vieille  cousine, 
seule  parente  qui  me  restât,  fut  admirable  de 
dévouement  et  d'attention.  Deux  mois  plus 
tard,  elle  m'emmenait  chez  elle  à  peu  près 
guéri  de  ma  blessure,  mais  si  profondément 
affecté  par  la  mort  de  mon  père  et  par  les  cir- 
constances épouvantables  de  cette  mort  qu'il 
me  fallut  plusieurs  années  pour  rétablir  ma 
santé.  Quant  au  drame  lui-même... 

—  Eh  bien?  fit  Elisabeth,  qui  avait  entouré 
de  son  bras  le  cou  de  son  mari  en  un  geste  de 
protection  passionnée. 

—  Eh  bien,  fit  Paul,  jamais  il  ne  fut  possible 
d'en  percer  le  mystère.  La  justice  s'y  employa 
pourtant  avec  beaucoup  de  zèle  et  de  minutie, 
tâchant  de  vérifier  les  seuls  renseignements 
qu'elle  pût  utiliser,  ceux  que  je  lui  donnais. 
Tous  ses  efforts  échouèrent.  D'ailleurs,  ces 
renseignements  étaient  si  vagues  !  En  dehors 
de  ce  qui  s'était  passé  dans  la  clairière  et  de- 
vant la  chapelle,  que  savais-je?  Où  la  chercher, 
cette  clairière?  Où  la  découvrir,  cette  chapelle? 
En  quel  pays  le  drame  s'était-il  déroulé? 

—  Mais  cependant  vous  avez  effectué  un 
voyage,  votre  père  et  vous,  pour  venir  en  ce 
pays,  et  il  me  semble  qu'en  remontant  à  votre 
départ  même  de  Strasbourg... 

—  Eh!  vous  comprenez  bien  qu'on  n"a  pas 
négligé  cette  piste,  et  que  la  justice  française, 


i6  V ECLAT  D'OBUS 

non  contente  de  requérir  l'appui  de  la  justice 
allemande,  a  lancé  sur  place  ses  meilleurs  poli- 
ciers. Mais  c'est  là  précisément  ce  qui,  dans  la 
suite,  quanU  j'ai  eu  l'âge  de  raison,  m'a  semblé 
le  plus  étrange,  c  est  qu'aucune  trace  de  notre 
passage  à  Strasbourg  n'a  été  relevée.  Vous 
entendez,  aucune?  Or,  s'il  est  une  chose  dont 
j'étais  absolument  certain,  c'est  que  nous  avions 
bien  mangé  et  couché  à  Strasbourg,  au  moins 
deux  journées  entières.  Le  juge  d'instruction  qui 
poursuivait  l'affaire  a  conclu  que  mes  souvenirs 
d'enfant,  d'enfant  meurtri,  bouleversé,  devaient 
être  faux.  Mais,  moi.  je  savais  que  non;  je  le 
savais,  et  je  le  sais  encore. 

—  Et  alors,  Paul  ? 

—  Alors,  je  ne  puis  m'empêcher  d'établir  un 
rapprochement  entre  l'abolition  totale  de  faits 
incontestables,  faciles  à  contrôler  ou  à  recons- 
tituer, comme  le  séjour  de  deux  Français  à 
Strasbourg,  comme  leur  voyage  dans  un  che- 
min de  fer,  comme  le  dépôt  de  leurs  valises  en 
consigne,  comme  la  location  de  deux  bic3xlettes 
dans  un  bourg  d'Alsace,  un  rapprochement, 
dis-je,  entre  ces  faits  et  ce  fait  primordial  que 
l'empereur  fut  mêlé  directement,  oui,  directe- 
ment à  l'affaire 

—  Mais  ce  rapprochement,  Paul,  il  a  dû  s'im- 
poser à  l'esprit  du  juge  comme  au  vôtre... 

—  Evidemment;  mais  ni  le  juge,  ni  aucun 
des  magistrats  et  des  personnages  officiels  qui 
recueillirent  mes  dépositions,  n'ont  voulu 
admettre  la  présence  de  l'empereur  en  Alsace 
ce  jour-là. 

—  Pourquoi? 

—  Parce  que  les  journaux  allemands  avaient 
signalé  sa  présence  à  Francfort  à  la  même  heure 


V ÉCLAT  D'OBUS  17 

—  A  Francfort  ! 

—  Parbleu,  cette  présence  est  signalée  là  où 
il  l'ordonne,  et  jamais  là  pu  il  ne  veut  pas 
qu'elle  le  soit.  En  tout  cas,  sur  ce  point  encore, 
j'étais  accusé  d'erreur,  et  l'enquête  se  heurtait 
à  un  ensemble  d'obstacles,  d'impossibilités,  de 
mensonges,  d'alibis,  qui,  pour  moi,  révélait 
l'action  continue  et  toute-puissante  d'une  auto- 
rité sans  limites.  Cette  explication  est  la  seule 
admissible.  Voyons,  est-ce  que  deux  Français 
peuvent  loger  dans  un  hôtel  de  Strasbourg 
sans  qu'on  relève  leurs  noms  sur  le  registre  de 
cet  hôtel?  Or,  qu'un  tel  registre  ait  été  con- 
fisqué, ou  telle  page  arrachée,  nos  noms  n'ont 
été  relevés  nulle  part.  Donc  aucune  preuve, 
aucun  indice.  Patrons  et  domestiques  d'hôtel 
ou  de  restaurant,  buralistes  de  gare,  employés 
de  chemin  de  fer,  loueurs  de  bic^'clettes,  autant 
de  subalternes,  c'est-à-dire  de  complices,  qui 
tous  ont  reçu  la  consigne  du  silence  et  dont  pas 
un  seul  n'a  désobéi. 

—  Mais  plus  tard,  Paul,  vous  avez  dû  cher- 
cher vous-même  ? 

—  Si  j'ai  cherché!  Quatre  fois  déjà  depuis 
mon  adolescence  j'ai  parcouru  la  frontière,  de 
la  Suisse  au  Luxembourg,  de  Belfort  à  Longwy, 
interrogeant  les  individus,  étudiant  les  paysa- 
ges !  Et  durant  combien  d'heures  surtout  me 
suis-je  acharné  à  creuser  jusqu'au  fond  de  mon 
cerveau  pour  en  extraire  l'infime  souvenir  qui 
m'eût  éclairé.  Rien.  Dans  ces  ténèbres,  aucune 
lueur  nouvelle.  Trois  images  seulement  ont 
jailli  à  travers  l'épaisse  brume  du  passé.  L'image 
des  lieux  et  des  choses  qui  furent  les  témoins 
du  crime  :  les  arbres  de  la  clairière,  la  vieille 
chapelle,  le  sentier  qui  fuit  au  milieu  des  bois. 


i8  L'ECLAT  D  OBUS 

L'image  de  l'empereur.  Et  l'image...  l'image 
de  la  femme  qui  tua. 

Paul  avait  baissé  la  voix.  La  douleur  et  la 
haine  contractaient  son  visage. 

—  Oh!  celle-là,  je  vivrais  cent  ans  que  je  la 
verrais  devant  mes  yeux  comme  on  voit  un 
spectacle  dont  tous  les  détails  sont  en  pleine 
lumière.  La  form.e  de  sa  bouche,  l'expression 
de  son  regard,  la  nuance  de  ses  cheveux,  le 
caractère  spécial  de  sa  marche,  le  rythme  de 
ses  gestes,  le  dessin  de  sa  silhouette,  tout  cela 
est  en  moi,  non  pas  comme  des  visions  que 
j'évoque  à  volonté,  mais  comme  des  choses  qui 
font  partie  de  mon  être  lui-même.  On  croirait 
que,  pendant  mon  délire,  toutes  les  forces  mys- 
térieuses de  mon  esprit  ont  travaillé  à  l'assi- 
milation complète  de  ces  souvenirs  odieux.  Et 
si,  aujourd'hui,  ce  n'est  plus  l'obsession  mala- 
dive d'autrefois,  c'est  une  souffrance  à  cer- 
taines heures,  quand  le  soir  tombe  et  que  je 
suis  seul.  Mon  père  a  été  tué,  et  celle  qui  l'a 
tué  vit  encore,  impunie,  heureuse,  riche,  hono- 
rée, poursuivant  son  œuvre  de  haine  et  de  des- 
truction. 

—  Vous  la  reconnaîtriez,  Paul? 

—  Si  je  la  reconnaîtrais?  Entre  mille  et  mille 
femmes  !  Et  fût-elle  transformée  par  l'âge,  je 
retrouverais  sous  les  rides  de  la  vieille  femme 
le  visage  même  de  la  jeune  femme  qui  assas- 
sina mon  père,  une  fin  d'après-midi  du  mois 
de  septembre.  Ne  pas  la  reconnaître!  Mais  la 
couleur  même  de  sa  robe,  je  1  ai  notée!  N'est- 
ce  pas  incroyable?  une  robe  grise  avec  un  fichu 
de  dentelle  noire  autour  des  épaules,  et  là,  au 
corsage,  en  guise  de  broche,  un  lourd  camée 
encadré  d'un  serpent  d'or  dont  les  yeux  étaient 


LECLAT  D'OBUS  19 

faits  de  rubis.  Vous  voyez  bien,  Elisabeth,  que 
je  n'ai  pas  oublié  et  que  je  n'oublierai  jamais. 

Il  se  tut.  Elisabeth  pleurait.  Comme  son  mari, 
ce  passé  Tenveloppait  d'horreur  et  d'amertume. 
Il  l'attira  contre  lui  et  la  baisa  au  front. 

Elle  lui  dit  : 

—  N'oublie  pas,  Paul.  Le  crime  sera  puni 
parce  qu'il  le  faut.  Mais  que  ta  vie  ne  soit  pas 
soumise  à,  ce  souvenir  de  haine.  Nous  sommes 
deux  maintenant,  et  nous  nous  aimons.  Regarde 
vers  l'avenir. 

Le  château  d'Ornequin  est  une  belle  et  simple 
construction  du  seizième  siècle,  avec  quatre 
tourelles  surmontées  de  clochetons,  avec  de 
hautes  fenêtres  à  pinacle  dentelé,  et  une  fine 
balustrade  en  saillie  du  premier  étage. 

Des  pelouses  régulières,  encadrant  le  rec- 
tangle de  la  cour  d'honneur,  forment  espla- 
nade, et  conduisent  par  la  droite  et  par  la 
gauche  vers  des  jardins,  des  bois  et  des  vergers. 
Un  des  côtés  de  ces  pelouses  se  termine  en 
une  large  terrasse  d'où  Ton  a  vue  sur  la  vallée 
du  Liseron,  et  qui  supporte,  dans  l'alignement 
du  château,  les  ruines  majestueuses  d'un  don- 
jon carré. 

Le  tout  a  grande  allure.  Entouré  de  fermes  et 
de  champs,  le  domaine,  quand  il  est  bien  entre- 
tenu, suppose  une  exploitation  active  et  vigi- 
lante. C'est  un  des  plus  vastes  du  département. 

Dix-sept  années  plus  tôt,  à  la  mise  en  vente 
qui  suivit  la  mort  du  dernier  baron  d'Orne- 
quin, le  comte  d'Andeville.  père  d'Elisabeth, 
l'avait  acheté  sur  un  désir  de  sa  femme.  Marié 
depuis  cinq  ans,  ayant  donné  sa  démission 
d'officier  de  cavalerie  pour  se  consacrer  à  celle 


20  L'ECLAT  D'OBUS 

qu'il  aimait,  il  voyageait  avec  elle,  lorsque  le 
hasard  leur  fit  visiter  Ornequin  au  moment 
même  où  la  vente,  à  peine  annoncée  dans  les 
journaux  de  la  région,  allait  s'en  effectuer. 
Hermined  Andeville  s'enthousiasma.  Lecomte, 
qui  cherchait  un  domaine  dont  l'exploitation 
occupât  ses  loisirs,  enleva  l'affaire  par  l'entre- 
mise d'un  homme  de  loi. 

Durant  tout  l'hiver  qui  suivit,  il  dirigea,  de 
Paris,  les  travaux  de  restauration  que  nécessi- 
tait l'abandon  où  l'ancien  propriétaire  avait 
laissé  son  château.  Il  voulait  que  la  demeure 
fût  confortable,  et,  la  voulant  belle  aussi,  il  y 
envoya  tous  les  bibelots,  tapisseries,  objets 
d'art,  toiles  de  maîtres  qui  ornaient  son  hôtel 
de  Paris. 

Ce  n'est  qu'au  mois  d'août  qu'ils  purent  s'ins- 
taller. Ils  vécurent  là  quelques  semaines  déli- 
cieuses avec  leur  chère  Elisabeth,  âgée  de 
quatre  ans,  et  leur  fils  Bernard,  un  gros  garçon 
que  la  comtesse  venait  de  mettre  au  monde. 

Toute  dévouée  à  ses  enfants,  Hermine 
d'Andeville  ne  sortait  jamais  du  parc.  Le 
comte  surveillait  ses  fermes  et  parcourait 
ses  chasses,  en  compagnie  de  son  garde 
Jérôme. 

Or,  à  la  fin  d'octobre,  la  comtesse  ayant  pris 
froid,  et  le  malaise  qui  s'ensuivit  ayant  eu  des 
conséquences  assez  graves,  le  comte  d'An- 
deville décida  de  la  conduire,  ainsi  que  ses 
enfants,  dans  le  Midi.  Deux  semaines  après, 
il  y  eut  une  rechute.  En  trois  jours,  elle  fut 
emportée. 

Le  comte  éprouva  ce  désespoir  qui  vous  fait 
comprendre  que  la  vie  est  finie  et  que,  quoi 
qu  il  arrive,  on  ne  goûtera  plus  ni  joie  ni  même 


VECLAl  D'OBUS  21 

apaisement  d'aucune  sorte.  Il  vécut,  mais  non 
pas  tant  pour  ses  enfants  que  pour  entretenir 
en  lui  le  culte  de  la  morte  et  pour  perpétuer 
un  souvenir  qui  devenait  sa  seule  raison  d'être. 

Incapable  de  retourner  dans  ce  château 
d'Ornequin  où  il  avait  connu  une  félicité  trop 
parfaite,  et,  d'autre  part,  n'admettant  pas  que 
des  intrus  pussent  y  demeurer,  il  donna  l'ordre 
à  Jérôme  d'en  fermer  les  portes  et  les  volets, 
et  de  condamner  le  boudoir  et  la  chambre  de 
la  comtesse  de  manière  que  nul  n'y  entrât 
jamais.  Jérôme  eut  en  outre  mission  de  louer 
les  fermes  à  des  cultivateurs  et  d'en  toucher  les 
loyers. 

Cette  rupture  avec  le  passé  ne  suffit  pas  au 
comte.  Chose  bizarre  pour  un  homme  qui 
n'existait  plus  que  par  le  souvenir  de  sa  femme, 
tout  ce  qui  la  lui  rappelait,  objets  familiers, 
cadre  d'habitation,  lieux  et  paysages,  lui  était 
une  torture,  et  ses  enfants  eux-mêmes  lui  ins- 
piraient un  sentiment  de  malaise  qu'il  ne  pou- 
vait surmonter.  Il  avait,  en  province,  à  Chau- 
mont,  une  sœur  plus  âgée  et  veuve.  Il  lui 
confia  sa  fille  Elisabeth  et  son  fils  Bernard  et 
partit  en  voyage. 

Auprès  de  sa  tante  Aline,  créature  de  devoir 
et  d'abnégation,  Elisabeth  eut  une  enfance 
attendrie,  grave,  studieuse,  où  la  vie  de  son 
cœur  se  forma  en  même  temps  que  son  esprit 
et  que  son  caractère.  Elle  reçut  une  forte  édu- 
cation et  une  discipline  morale  très  rigou- 
reuse. 

A  vingt  ans,  c'était  une  grande  jeune  fille, 
vaillante  et  sans  crainte,  dont  le  visage,  natu- 
rellement un  peu  mélancolique,  s'éclairait  par- 
fois du  sourire  le  plus  naïf  et  le  plus  affectueux, 


22  L'ECLAT  D'OBUS 

un  de  ces  visages  où  s'inscrivent  d'avance  les 
épreuves  et  les  ravissements  que  le  destin  vous 
réserve.  Toujours  humides,  les  yeux  sem- 
blaient s'émouvoir  au  spectacle  de  toutes  les 
choses.  Les  cheveux,  avec  leurs  boucles  pâles, 
donnaient  de  l'allégresse  à  sa  physionomie. 

Le  comte  d'Andeville,  qui,  à  chaque  séjour 
qu'il  faisait  auprès  d'elle,  entre  deux  voyages, 
subissait  un  peu  plus  le  charme  de  sa  fille, 
l'emmena  deux  hivers  de  suite  en  Espagne  et 
en  Italie.  C'est  ainsi  qu'à  Rome  elle  rencontra 
Paul  Delroze,  qu'ils  se  retrouvèrent  à  Naples, 
puis  à  Syracuse,  puis  au  cours  d'une  longue 
excursion  à  travers  la  Sicile,  et  que  cette 
intimité  les  attacha  l'un  à  l'autre  par  un  lien 
dont  ils  connurent  la  force  à  l'instant  de  leur 
séparation. 

Ainsi  qu'Elisabeth,  Paul  avait  été  élevé  en 
province  et,  comme  elle,  chez  une  parente 
dévouée  qui  tâcha  de  lui  faire  oublier,  à  force 
de  soins  et  d'affection,  le  drame  de  son  enfance. 
Si  l'oubli  ne  vint  pas,  elle  réussit  tout  au  moins 
à  continuer  l'œuvre  du  père  et  à  faire  de  Paul 
un  garçon  droit,  aimant  le  travail,  d'une  cul- 
ture étendue,  épris  d'action  et  curieux  de  la 
vie.  Il  passa  par  l'Ecole  centrale,  puis,  son 
service  militaire  accompli,  il  resta  deux  ans 
en  Allemagne,  étudiant  sur  place  certaines 
questions  industrielles  et  mécaniques  qui  le 
passionnaient  avant  tout. 

De  haute  taille,  bien  découplé,  les  cheveux 
noirs  rejetés  en  arrière,  la  face  un  peu  maigre, 
le  menton  volontaire,  il  donnait  une  impression 
de  force  et  d'énergie. 

Sa  rencontre  avec  Elisabeth  lui  révéla  tout 
un  monde   de  sentiments  et  d'émotions  qu'il 


L  ECLAT  D'OBUS  23 

avait  dédaigné  jusqu'ici.  Ce  fut  pour  lui,  comme 
pour  la  jeune  fille,  une  sorte  d'ivresse  mêlée 
d'étonnement.  L'amour  créait  en  eux  des  âmes 
nouvelles,  libres,  légères,  dont  l'enthousiasme 
et  l'épanouissement  contrastaient  avec  les 
habitudes  que  leur  avait  imposées  la  forme 
sévère  de  leur  existence.  Dès  son  retour  en 
France,  il  demandait  la  main  de  la  jeune  fille. 
Elle  lui  était  accordée. 

Au  contrat  qui  eut  lieu  trois  jours  avant  le 
mariage,  le  comte  d'Andeville  annonça  qu'il 
ajoutait  à  la  dot  d'Elisabeth  le  château  d'Orne- 
quin.  Les  deux  jeunes  gens  résolurent  de  s'y 
établir,  et  Paul  chercherait  alors  dans  les 
vallées  industrielles  de  cette  région  une  affaire 
qu'il  pût  acquérir  et  diriger. 

Le  jeudi  30  juillet  ils  se  marièrent  à  Chau- 
mont.  Cérémonie  tout  intime,  car  on  parlait 
beaucoup  de  la  guerre,  bien  que,  sur  la  foi  de 
renseignements  auxquels  il  attachait  le  plus 
grand  crédit,  le  comte  d'Andeville  affirmât  que 
cette  éventualité  ne  pouvait  être  envisagée.  Au 
déjeuner  de  famille  qui  réunit  les  témoins,  Paul 
fit  la  connaissance  de  Bernard  d'Andeville,  le 
frère  d'Elisabeth,  collégien  de  dix-sept  ans  à 
peine  dont  les  vacances  commençaient,  et  qui 
lui  plut  par  son  bel  entrain  et  par  sa  franchise. 
Il  fut  convenu  que  Bernard  les  rejoindrait  dans 
quelques  jours  à  Ornequin. 

Enfin,  à  une  heure,  Elisabeth  et  Paul  quit- 
taient Chaumont  en  chemin  de  fer.  La  main 
dans  la  main  ils  s'en  allaient  vers  le  château 
où  devaient  s'écouler  les  premières  années  de 
leur  union,  peut-être  même  tout  cet  avenir  de 
bonheur  et  de  quiétude  qui  s'ouvre  au  regard 
ébloui  des  amants. 


24  L'ECLAT  D'OBUS 

Il  était  six  heures  et  demie  lorsqu'ils  aper- 
çurent au  bas  du  perron  la  femme  de  Jérôme, 
Rosalie,  une  bonne  grosse  mère  aux  joues 
couperosées  et  à  l'aspect  réjouissant.  En  hâte, 
avant  le  dîner,  ils  firent  le  tour  du  jardin,  puis 
visitèrent  le  château. 

Elisabeth  ne  contenait  pas  son  émoi.  Quoique 
nul  souvenir  ne  pût  l'agiter,  il  lui  semblait 
néanmoins  retrouver  quelque  chose  de  cette 
mère  qu'elle  avait  si  peu  connue,  dont  elle  ne 
se  rappelait  pas  l'image,  et  qui  avait  vécu  là 
ses  dernières  journées  heureuses.  Pour  elle, 
l'ombre  de  la  défunte  cheminait  au  détour  des 
allées.  Les  grandes  pelouses  vertes  dégageaient 
une  odeur  spéciale.  Les  feuilles  des  arbres 
frissonnaient  à  la  brise  avec  un  murmure 
qu'elle  croyait  bien  avoir  perçu  déjà  en  cet 
endroit  même,  aux  mêmes  heures,  et  tandis  que 
sa  mère  l'écoutait  auprès  d'elle. 

—  Vous  paraissez  triste,  Elisabeth?  demanda 
Paul. 

—  Triste  non,  mais  troublée.  C'est  ma  mère 
qui  nous  accueille  ici,  dans  ce  refuge  où  elle 
avait  rêvé  de  vivre  et  où  nous  arrivons  avec  le 
même  rêve.  Et  alors  un  peu  d'inquiétude 
m'oppresse.  C'est  comme  si  j'étais  une  étran- 
gère, une  intruse  qui  dérange  de  la  paix  et  du 
repos.  Pensez  donc  !  Il  y  a  si  longtemps  que 
ma  mère  habite  ce  château.  Elle  y  est  seule. 
Mon  père  n'a  jamais  voulu  y  venir,  et  je  me  dis 
que  nous  n'avons  peut-être  pas  le  droit  d'y 
venir,  nous,  avec  notre  indifférence  à  ce  qui 
n'est  pas  nous. 

Paul  sourit  : 

—  Elisabeth,  amie  chérie,  vous  éprouvez 
tout  simplement  cette  impression  de   malaise 


L ECLAT  D'OBUS  25 

que  Ton  éprouve  en  arrivant  à  la  fin  du  jour 
dans  un  pays  nouveau. 

—  Je  ne  sais  pas,  dit-elle.  Sans  doute  avez- 
vous  raison...  Cependant,  je  ne  puis  me  dé- 
fendre d'un  certain  malaise,  et  c'est  si  contraire 
à  ma  nature  !  Est-ce  que  vous  croyez  aux  pres- 
sentiments, Paul? 

—  Non,  et  vous  ? 

—  Eh  bien,  moi  non  plus,  dit-elle  en  riant 
et  en  lui  tendant  ses  lèvres. 

Ils  furent  surpris  de  trouver,  aux  salons  et 
aux  chambres  du  château,  un  air  de  pièces  où 
l'on  n'a  pas  cessé  d'habiter.  Selon  les  ordres  du 
comte,  tout  avait  gardé  le  même  arrangement 
qu'aux  jours  lointains  d'Hermine  dAndeville. 
Les  bibelots  d'autrefois  étaient  là,  aux  mêmes 
places,  et  toutes  les  broderies,  tous  les  carrés 
de  dentelle,  toutes  les  miniatures,  tous  les 
beaux  fauteuils  du  xvill*  siècle,  toutes  les 
tapisseries  flamandes,  tous  les  meubles  collec- 
tionnés jadis  par  le  comte  pour  embellir  sa 
demeure.  Ainsi,  du  premier  coup,  ils  entraient 
dans  un  cadre  de  vie  charmant  et  intime. 

Après  le  dîner,  ils  retournèrent  aux  jardins 
et  s'y  promenèrent  enlacés  et  silencieux.  De 
la  terrasse  ils  virent  la  vallée  pleine  de  ténèbres 
au  travers  desquelles  brillaient  quelques 
lumières.  Le  vieux  donjon  élevait  ses  ruines 
robustes  dans  un  ciel  pâle,  où  traînait  encore 
un  peu  de  jour  confus. 

—  Paul,  dit  Elisabeth  à  voix  basse,  avez- 
vous  remarqué  qu'en  visitant  le  château  nous 
avons  passé  près  d'une  porte  fermée  par  un 
gros  cadenas? 

—  Au  milieu  du  grand  couloir,  dit  Paul,  et 
tout  près  de  votre  chambre,  n'est-ce  pas? 


26  L ECLAT  D'OBUS 

—  Oui.  C'était  le  boudoir  que  ma  pauvre 
mère  occupait.  Mon  père  exigea  qu'il  fût  fermé, 
ainsi  que  la  chambre  qui  en  dépend,  et  Jérôme 
posa  un  cadenas  et  lui  envoya  la  clef.  Ainsi 
personne  n'y  a  pénétré  depuis.  Il  est  ce  qu'il 
était  alors.  Tout  ce  qui  servait  à  ma  mère,  ses 
ouvrages  en  train ,  ses  livres  familiers  s'y 
trouvent.  Et,  au  mur,  en  face,  entre  les  deux 
fenêtres  toujours  closes,  il  y  a  son  portrait  que 
mon  père  avait  fait  faire  un  an  auparavant  par 
un  grand  peintre  de  ses  amis,  un  portrait  en 
pied  et  qui  est  l'image  parfaite  de  maman, 
m'a-t-il  dit.  A  côté,  un  prie-Dieu,  le  sien.  Ce 
matin,  mon  père  m'adonne  la  clef  du  boudoir, 
et  je  lui  ai  promis  de  m'agenouiller  sur  ce 
prie-Dieu,  et  de  prier  devant  ce  portrait. 

—  Allons,  Elisabeth. 

La  main  de  la  jeune  femme  frissonnait  dans 
celle  de  son  mari  lorsqu'ils  montèrent  l'esca 
lier    qui    conduisait    au    premier    étage.    Des 
lampes  étaient  allumées  tout  au  long  du  cou- 
loir. Ils  s'arrêtèrent. 

La  porte  était  large  et  haute,  pratiquée  dans 
un  mur  épais,  et  couronnée  d'un  trumeau  aux 
reliefs  dorés. 

—  Ouvrez,  Paul,  dit  Elisabeth,  dont  la  voix 
tremblait. 

Elle  lui  tendit  la  clef.  Il  fit  fonctionner  le 
cadenas  et  saisit  le  bouton  de  la  porte.  Mais 
soudain  elle  agrippa  le  bras  de  son  mari. 

—  Paul,  Paul,  un  instant...  C'est  pour  moi 
un  tel  bouleversement!  Pensez  donc,  me  voici 
pour  la  première  fois  devant  ma  mère,  devant 
son  image...  et  vous  êtes  auprès  de  moi,  mon 
bien-aimé...  Il  me  semble  que  toute  ma  vie  de 
petite  fille  recommence. 


V ECLAT  D'OBUS  27 

—  Oui,  de  petite  fille,  dit-il,  en  la  pressant 
passionnément  contre  lui,  et  c'est  ta  vie  de 
femme  aussi... 

Elle  se  dégagea,  réconfortée  par  son  étreinte, 
et  murmura  : 

—  Entrons,  mon  Paul  chéri. 

11  poussa  la  porte,  puis  il  retourna  dans  le 
couloir  où  il  prit  une  des  lampes  suspendues 
au  mur,  et  il  revint  la  placer  sur  un  guéridon. 

Elisabeth  avait  déjà  traversé  la  pièce  et  se 
tenait  devant  le  portrait. 

Le  visage  de  sa  mère  demeurant  dans 
l'ombre,  elle  disposa  la  lampe  de  manière  à 
le  mettre  en  pleine  clarté. 

—  Comme  elle  est  belle,  Paul  ! 

Il  s'approcha  et  leva  la  tête.  Défaillante, 
Elisabeth  s'agenouilla  sur  le  prie-Dieu.  Mais 
au  bout  d'un  moment,  comme  Paul  se  taisait, 
elle  le  regarda  et  fut  stupéfaite. 

Il  ne  bougeait  pas,  livide,  les  yeux  agrandis 
par  la  plus  épouvantable  vision. 

—  Paul  !  s'écria-t-elle,  qu'est-ce  que  vous 
avez? 

Il  se  mit  à  reculer  vers  la  porte,  sans  pou- 
voir détacher  son  regard  du  portrait  de  la 
comtesse  Plermine.  Il  chancelait  comme  un 
homme  ivre,  et  ses  bras  battaient  l'air  autour 
de  lui. 

—  Cette  femme...  cette  femme...  balbutia- 
t-il  d'une  voix  rauque. 

—  Paul  !  implora  Elisabeth,  que  veux-tu 
dire  ? 

—  Cette  femme,  c'est  celle  qui  a  tué  mon 
père. 


III 

ORDRE        DE 
MOBILISATION 


''horrible  accusation  fut  suivie  d'un 
silence  effrayant.  Debout  en  face  de 
S(JvM^  son  mari,  Elisabeth  cherchait  à  com- 
prendre des  paroles  qui  n'avaient  pas  encore 
pour  elle  leur  sens  véritable,  mais  qui  l'attei- 
gnaient cependant  comme  des  blessures  pro- 
fondes. 

Elle  fit  deux  pas  vers  lui,  et,  les  yeux  dans 
les  yeux,  elle  articula,,  si  bas  qu'il  entendit  à 
peine  : 

—  Qu'est-ce  que  tu  viens  de  dire,  Paul? 
C'est  une  chose  si  monstrueuse  !... 

Il  répondit  sur  le  même  ton  : 

—  Oui,  c'est  une  chose  monstrueuse.  Moi- 
même  je  n'y  crois  pas  encore...  je  ne  veux 
pas  y  croire... 

—  Alors...  tu  t'es  trompé,  n'est-ce  pas?  Tu 
t'es  trompé...  avoue-le... 

Elle  le  suppliait  de  toute  sa  détresse,  comme 
si  elle  eût  espéré  le  fléchir. 

Par-dessus  l'épaule  de  sa  femme,  il  accrocha 
de  nouveau  son  regard  au  portrait  maudit,  et 
tressaillit  des  pieds  à  la  tète. 

—  Ah  !  c'est  elle,  affirma-t-il  en  serrant  les 


L  ECLAT  D'OBUS  29 

poings.  C'est  elle...  je  la  reconnais...  C'est  elle 
<|ui  a  tué... 

Un  sursaut  de  révolte  secoua  la  jeune 
femme,  et  se  frappant  violemment  la  poitrine  : 

—  Ma  mère!  ma  mère  à  moi  aurait  tué... 
ma  mère  !  celle  que  mon  père  adorait  et  qu'il 
n'a  pas  cessé  d'adorer!...  ma  mère  qui  me  ber- 
çait autrefois  et  qui  m'embrassait  !  J'ai  tout 
oublié  d'elle,  mais  pas  cela,  pas  l'impression 
de  ses  caresses  et  de  ses  baisers  !  Et  c'est  elle 
qui  aurait  tué  ! 

—  C'est  elle. 

—  Ah  !  Paul,  ne  dites  pas  une  telle  infamie  ! 
Comment  pouvez-vous  affirmer,  si  longtemps 
après  le  crime  ?  Vous  n'étiez  qu'un  enfant  et, 
cette  femme,  vous  l'avez  si  peu  vue!...  à  peine 
quelques  minutes. 

—  Je  l'ai  vue  plus  qu'on  ne  peut  voir,  s'ex- 
clama Paul  avec  force.  Depuis  l'instant  du 
crime  son  image  ne  m'a  pas  quitté.  J'aurais 
voulu  m'en  délivrer  parfois,  comme  on  veut  se 
délivrer  d'un  cauchemar.  Je  n'ai  pas  pu.  Et 
c'est  cette  image  qui  est  là  contre  ce  mur. 
Aussi  sûrement  que  j'existe,  la  voilà,  je  la 
reconnais  comme  je  reconnaîtrais  votre  image 
après  vingt  ans  !  C'est  elle. . .  Tenez,  mais  tenez, 
à  son  corsage,  cette  broche  entourée  d'un  ser- 
pent d'or...  Un  camée  !  ne  vous  Tai-je  pas  dit! 
Et  les  yeux  de  ce  serpent...  des  rubis  !  Et  le  fi- 
chu de  dentelle  noire  autour  des  épaules  !  C'est 
elle  !  c'est  la  femme  que  j'ai  vue  ! 

Une  fureur  croissante  le  surexcitait,  et  il 
menaçait  du  poing  le  portrait  d'Hermine 
d'Andeville. 

—  Tais-toi,  s'écria  Elisabeth,  que  torturait 
chacune  de  ses  paroles,  tais-toi,  je  te  défends. . . 


30  V ECLAT  D'OBUS 

Elle  voulut  lui  appliquer  la  main  sur  la 
bouche  pour  le  réduire  au  silence.  Mais  Paul 
eut  un  geste  de  recul  comme  s'il  se  refusait  à 
subir  le  contact  de  sa  femme,  et  ce  fut  un  mou- 
vement si  "brusque,  si  instinctif,  qu'elle  s'écrou- 
la avec  des  sanglots,  tandis  que  lui,  exaspéré, 
fouetté  par  la  douleur  et  la  haine,  en  proie  à 
une  sorte  d'hallucination  épouvantée  qui  le 
faisait  reculer  jusqu'à  la  porte,  proférait  : 

—  La  voilà  !  C'est  sa  bouche  mauvaise,  ses 
yeux  implacables  !  Elle  pense  au  crime.  Je  la 
vois...  je  la  vois...  Elle  s'avance  vers  mon 
père!  Elle  l'entraîne !,..  Elle  lève  le  bras!... 
Elle  le  tue  ! . . .  Ah  !  la  misérable  1 . . . 

Il  s'enfuit... 

Cette  nuit-là,  Paul  lapassa dans  le  parc,  cou- 
rant comme  un  fou,  au  hasard  des  allées  obs- 
cures, ou  se  jetant*  exténué  sur  le  gazon  des 
pelouses,  pleurant,  et  pleurant  indéfiniment. 

Paul  Delroze  n'avait  jamais  souffert  que  par 
le  souvenir  du  crime,  souffrance  atténuée,  mais 
qui,  néanmoins,  dans  certaines  crises,  devenait 
aiguë,  jusqu'à  lui  sembler  la  brûlure  d'une  plaie 
nouvelle.  La  douleur,  cette  fois,  fut  telle  et  si 
imprévue  que,  malgré  sa  maîtrise  habituelle  et 
l'équilibre  de  sa  raison,  il  perdit  véritablement 
la  tète.  Ses  pensées,  ses  actes,  ses  attitudes,  les 
mots  qu'il  criait  dans  la  nuit,  furent  ceux  d'un 
homme  qui  n'a  plus  la  direction  de  lui-même. 

Une  seule  idée  revenait  toujours  en  son  cer- 
veau tumultueux,  où  les  idées  et  les  impres- 
sions tourbillonnaient  comme  des  feuilles  au 
vent,  une  seule  pensée  terrible  :  «  Je  connais 
celle  qui  a  tué  mon  père,  et  la  femme  que 
j'aime  est  la  fille  de  cette  femme!  » 


L'ÉCLAT  D  OBUS  31 

Aimait-il  encore  ?  Certes  il  pleurait  'déses- 
I  pérément  un  bonheur  qu'il  savait  brisé,  mais 
"aimait-il  encore  Elisabeth  ?  Pouvait-il  aimer 
la  fille  d'Hermine  d'Andeville  ? 

Au  petit  jour,  quand  il  rentra  et  qu'il  passa 
devant  la  chambre  d'Elisabeth,  son  cœur  ne 
battit  pas  plus  vite.  Sa  haine  contre  la  meur- 
trière abolissait  tout  ce  qui  pouvait  palpiter  en 
lui  damour,  de  désir,  de  tendresse  ou  même  de 
simple  et  humaine  pitié. 

L'engourdissement  où  il  tomba  durant  quel- 
ques heures  détendit  un  peu  ses  nerfs,  mais 
ne  changea  pas  la  disposition  de  son  esprit. 
Peut-être  au  contraire,  et  cela  sans  même  y 
réfléchir,  se  refusait-il  avec  plus  de  force  à 
rencontrer  Elisabeth.  Cependant  il  voulait 
savoir,  se  rendre  compte,  s'entourer  de 
tous  les  renseignements  nécessaires,  et  ne 
prendre  qu'en  toute  certitude  la  décision  qui 
allait  dénouer  dans  un  sens  ou  dans  l'autre  le 
grand  drame  de  sa  vie. 

Avant  tout  il  fallait  interroger  Jérôme  et 
sa  femme,  dont  le  témoignage  prenait  une 
valeur  considérable  du  fait  qu'ils  avaient  connu 
la  comtesse  d'Andeville.  Certaines  questions 
de  date,  par  exemple,  pouvaient  être  éluci- 
dées sur-le-champ. 

Il  les  trouva  dans  leur  pavillon,  tous  deux 
très  agités.  Jérôme  un  journal  à  la  main  et 
Rosalie  gesticulant  avec  effroi. 

—  Ça  y  est,  monsieur,  s'écria  Jérôme.  Mon- 
sieur peut  en  être  sûr  :  c'est  pour  tantôt  ! 

—  Quoi  ?  fit  Paul. 

—  La  mobilisation!  Monsieur  verra  ça.  J'ai 
vu  les  gendarmes,  des  amis  à  moi,  et  ils  m'ont 
averti.  Les  affiches  sont  prêtes. 


32  V ÉCLAT  D'OBUS 

Paul  observa  distraitement  : 

—  Les  affiches  sont  toujours  prêtes. 

—  Oui,  mais  on  va  les  coller  tantôt,  monsieur 
verra  ça.  ^Et  puis,  que  monsieur  lise  lejournal. 
Ces  cochons-là  —  que  monsieur  m'excuse,  il 
n'y  a  pas  d'autre  mot  — ces  cochons-là  veulent 
la  guerre.  L'Autriche  entrerait  bien  en  pour- 
parlers, mais  pendant  ce  temps,  eux  ils  mobi- 
lisent, et  voici  plusieurs  jours.  A  preuve  qu'on 
ne  peut  plus  entrer  chez  eux.  Bien  plus,  hier, 
pas  loin  dici.ils  ont  démoli  une  gare  française 
et  fait  sauter  des  rails.  Que  monsieur  lise  ! 

Paul  parcourut  des  yeux  les  dépêches  de  la 
dernière  heure,  mais,  quoiqu'il  eût  l'impres- 
sion de  leur  gravité,  la  guerre  lui  semblait 
une  chose  si  invraisemblable  qu'il  n'y  prêta 
qu'une  attention  passagère, 

—  Tout  cela  s'arrangera,  conclut-il,  c'est 
leur  manière  de  causer,  la  main  sur  la  garde 
de  l'épée,  mais  je  ne  peux  pas  croire... 

—  Monsieur  a  bien  tort,  murmura  Rosalie. 
Il  n'écoutait  plus,  ne  songeant  au  fond  qu'à 

la  tragédie  de  son  destin  et  cherchant  par 
quelle  voie  il  obtiendrait  de  Jérôme  les 
réponses  qui  lui  étaient  nécessaires.  Mais,  in- 
capable de  se  contenir  davantage,  il  attaqua 
le  sujet  franchement. 

—  Vous  savez  peut-être,  Jérôme,  que 
madame  et  moi  nous  sommes  entrés  dans  la 
chambre  de  la  comtesse  d'Andeville. 

Cette  déclaration  fit  sur  le  garde  et  sur  sa 
femme  un  effet  extraordinaire,  comme  si  c'eût 
été  un  sacrilège  de  pénétrer  dans  cette  chaml)re 
close  depuis  si  longtemps,  la  chambre  de 
madame,  ainsi  qu'ils  l'apiielaient  entre  eux. 

— Est-ce  Dieu  possible!  balbutia  Rosalie. 


L'ECLAT  D'OBUS  33 

Et  Jérôme  ajouta  : 

—  Mais  non,  mais  non,  puisque  j'avais 
envoyé  à  M.  le  comte  la  seule  clef  du  cadenas, 
une  clef  de  sûreté. 

—  Il  nous  Ta  donnée  hier  matin,   dit  Paul. 
Et,  tout  de  suite,  sans  s'occuper  davantage 

de  leur  stupeur,  il  interrogea  : 

—  Il  y  a  entre  les  deux  fenêtres  le  portrait  de 
la  comtesse  d'Andeville.  A  quelle  époque  ce 
portrait  fut-il  apporté  et  placé  là  ? 

Jérôme  ne  répondit  pas  aussitôt.  Il  réfléchis- 
sait. Il  regarda  sa  femme,  puis,  après  un  ins- 
tant, articula  : 

—  Mais  c'est  bien  simple,  à  l'époque  où  M.  le 
comte  a  expédié  tous  ses  meubles  au  château, 
avant  l'installation. 

—  C'est-à-dire  ? 

Durant  les  trois  ou  quatre  secondes  que 
Paul  attendit  la  réponse,  son  angoisse  fut  in- 
tolérable. Cette  réponse  était  décisive. 

—  Eh  bien?  reprit-il. 

—  Eh  bien,  au  printemps  de  l'année   1898. 

—  Î898! 

Ces  mots.  Paul  les  répéta  d'une  voix  sourde. 
1898,  c'était  l'année  même  où  son  père  avait 
été  assassiné  ! 

Sans  se  permettre  de  réfléchir,  avec  le  sang- 
froid  du  juge  d'instruction  qui  ne  dévie  pas  du 
plan  qu'il  s'est  tracé,  il  demanda  : 

—  Ainsi  donc  le  comte  et  la  comtesse  d'An- 
deville  sont  arrivés  ici  ?. . . 

—  M.  le  comte  et  M""'  la  comtesse  sont  arri- 
vés au  château  le  28  août  1898,  et  ils  sont  re- 
partis pour  le  Midi  le  24  octobre. 

Maintenant  Paul  connaissait  la  vérité,  puis- 


34  VECLAT  D'OBUS 

que  l'assassinat  de  son  père  avait  eu  lieu  le 
19  septembre. 

Et  toutes  les  circonstances  qui  dépendaient 
de  cette  vérité,  qui  l'expliquaient  en  ses  prin- 
cipaux détails,  ou  qui  en  découlaient,  lui  appa- 
rurent d'un  coup.  Il  se  rappela  que  son  père 
entretenait  des  relations  d'amitié  avec  le  comte 
d'Andeville.  Il  se  dit  que  son  père  avait  dû,  au 
cours  de  son  voyage  en  Alsace,  apprendre  le 
séjour  en  Lorraine  de  son  ami  d'Andeville,  et 
projeter  de  lui  faire  la  surprise  d'une  visite.  Il 
évalua  la  distance  qui  séparait  Ornequin  de 
Strasbourg,  distance  qui  correspondait  bien 
aux  heures  passées  en  chemin  de  fer. 

Et  il  interrogea  : 

—  Combien  de  kilomètres  d'ici  à  la  frontière  ? 

—  Exactement  sept,  monsieur. 

—  De  l'autre  côté,  on  arrive  à  une  petite  ville 
allemande  assez  rapprochée,  n'est-ce  pas  ? 

—  Oui,  monsieur,  Ebrecourt. 

—  Peut-on  prendre  un  raccourci  pour  aller  à 
la  frontière  ? 

—  Jusqu'à  moitié  route  de  la  frontière,  oui, 
monsieur,  un  sentier  en  haut  du  parc. 

—  A  travers  le  bois  ? 

—  A  travers  les  bois  de  M.  le  comte. 

—  Et  dans  ces  bois... 

Il  n'y  avait  plus,  pour  acquérir  la  certitude 
totale,  £ibsolue,  celle  qui  résulte,  non  pas  d'une 
interprétation  des  faits,  mais  des  faits  eux- 
mêrnes  devenus  pour  ainsi  dire  visibles  et  pal- 
pables, il  n'y  avait  plus  qu'à  poser  la  question 
suprême  :  dans  les  bois  n'y  a-t-il  pas  une  petite 
chapelle  au  milieu  d'une  clairière?  Pourquoi 
Paul  Delroze  ne  la  posa-t-il  pas,  cette  question  ? 
Jugea-t-il  qu'elle  était  vraiment  trop  précise,  et 


VECLAl  D'OBUS  35 

qu'elle  pouvait  amener  le  garde-chasse  à  des 
réflexions  et  à  des  rapprochements  que  motivait 
déjà  amplement  la  nature  même  de  1  entretien? 
Il  se  contenta  de  dire  encore  : 

—  La  comtesse  d'Andeville  n'a-t-elle  pas 
voyagé  pendant  les  deux  mois  qu'elle  habitait 
Ornequin  ?  Une  absence  de  quelques  jours... 

—  Ma  foi  non.  M'"*'  la  comtesse  n'est  pas 
sortie  de  son  domaine. 

—  Ah  !  elle  restait  dans  le  parc  ? 

—  Mais  oui,  monsieur.  M.  le  comte  allait 
presque  tous  les  après-midi  en  voiture  jusqu'à 
Corvigny,  ou  du  côté  de  la  vallée,  mais  M'"'=  la 
comtesse  ne  sortait  pas  du  parc  ou  des  bois. 

Paul  savait  ce  qu'il  voulait  savoir.  Indiffé- 
rent à  ce  que  pourraient  penser  Jérôme  et  sa 
femme,  il  ne  prit  pas  la  peine  de  donner  un 
prétexte  à  cette  étrange  série  de  demandes,  sans 
rapport  apparent  les  unes  avec  les  autres.  Il 
quitta  le  pavillon. 

Quelle  que  fût  sa  hâte  d'aller  jusqu'au  bout 
de  son  enquête,  il  remit  à  plus  tard  les  inves- 
tigations qu'il  voulait  faire  en  dehors  du  parc. 
On  eût  dit  qu'il  redoutait  de  se  trouver  en  face 
de  cette  preuve  dernière,  bien  inutile  cependant 
après  toutes  celles  que  le  hasard  lui  avait  four- 
nies. 

Il  retourna  donc  au  château,  puis,  quand  ce 
fut  l'heure  du  déjeuner,  il  résolut  d'accepter 
cette  rencontre  inévitable  avec  Elisabeth. 

Mais  la  femme  de  chambre  le  rejoignit  au 
salon  et  lui  annonça  que  madame  s'excusait 
auprès  de  lui.  Un  peu  souffrante,  elle  deman- 
dait la  permission  de  manger  chez  elle.  Il  com- 
prit quelle  voulait  le  laisser  entièrement  libre, 
refusant  pour  sa  part  de  le  supplier  en  faveur 


36  LECLAT  D'OBUS 

d'une  mère  qu'elle  respectait  et,  en  fin  de 
compte,  se  soumettant  d'avance  aux  décisions 
de  son  mari. 

Il  eut  alors,  à  déjeuner  seul,  sous  les  yeux 
des  gens  qui  le  servaient,  la  sensation  profonde 
que  sa  vie  était  perdue  et  qu'Elisabeth  et  lui, 
au  jour  même  de  leur  mariage,  devenaient, 
par  suite  de  circonstances  dont  ils  n'étaient  ni 
l'un  ni  l'autre  responsables,  des  ennemis  que 
rien  au  monde  ne  pouvait  plus  rapprocher  l'un 
de  l'autre.  Il  n'avait,  certes,  point  de  haine 
contre  elle  et  ne  lui  reprochait  pas  le  crime  de 
sa  mère,  mais  inconsciemment  il  lui  en  voulait, 
comme  d'une  faute,  d'être  la  fille  de  cette  mère. 

Durant  deux  heures,  après  lé  repas,  il  resta 
enfermé  dans  la  chambre  du  portrait,  tragique 
entrevue  qu'il  voulait  avoir  avec  la  meurtrière, 
pour  s'emplir  les  3^eux  de  l'image  maudite  et 
pour  donner  à  ses  souvenirs  une  force  nouvelle, 

Il  examina  les  moindres  détails.  Il  étudia  le 
camée,  le  cygne  aux  ailes  déployées  qui  s'y 
trouvait  représenté,  les  ciselures  du  serpent  d'or 
qui  servait  de  cadre,  l'écartement  des  rubis,  et 
aussi  le  mouvement  de  la  dentelle  autour  des 
épaules,  et  aussi  la  forme  de  la  bouche,  et  la 
nuance  des  cheveux,  et  le  dessin  du  visage. 

C'était  bien  la  femme  qu'il  avait  vue,  un  soir 
de  septembre.  Dans  un  coin  du  tableau,  il  y 
avait  la  signature  du  peintre  et,  en  dessous, 
un  cartouche  :  Portrait  Je  la  comtesse  H. 
Sans  doute,  le  tableau  avait-il  été  exposé,  et 
l'on  s'était  contenté  de  cette  désignation  dis- 
crète :  comtesse  Hermine. 

—  Allons,  se  dit  Paul,  encore  quelques  mi- 
nutes et  tout  ce  passé  ressuscitera.  J'ai  retrouvé 
la  coupable,  il  n'y  a  plus  qu'à  retrouver  le  lieu 


L  ÉCLAT  D'OBUS  37 

du  crime.  Si  la  chapelle  est  bien  là,  dans  les 
bois,  la  vérité  sera  complète. 

Il  marcha  résolument  vers  cette  vérité.  Il  la 
redoutait  moins  puisqu'il  ne  pouvait  plus  se  dé- 
rober à  son  étreinte.  Et,  cependant,  comme  son 
cœur  battait  à  grands  coups  douloureux,  et 
combien  l'impression  lui  était  aiîreuse,  de  faire 
ce  chemin  qui  conduisait  à  celui  que  suivait 
son  père  seize  ans  auparavant  ! 

Un  geste  vague  de  Jérôme  lui  avait  enseigné 
la  direction.  Il  traversa  le  parc,  du  côté  de  la 
frontière,  en  obliquant  sur  sa  gauche,  et  passa 
près  d'un  pavillon.  A  l'entrée  des  bois  s'ouvrait 
une  longue  allée  de  sapins  dans  laquelle  il 
s'engagea  et  qui,  cinq  cents  pas  plus  loin,  se 
divisait  en  trois  allées  plus  étroites.  Deux  d'entre 
elles,  qu'il  explora,  aboutissaient  à  des  fourrés 
inextricables.  La  troisième  menait  au  sommet 
d'un  tertre,  d'où  il  redescendit,  encore  à  sa 
gauche,  par  une  autre  allée  de  sapins. 

Et,  en  choisissant  celle-ci,  Paul  se  rendit 
compte  que  le  motif  de  son  choix  était  précisé- 
ment que  cette  allée  de  sapins  éveillait  en  lui, 
il  n'aurait  su  dire  par  quelles  similitudes  de 
forme  et  de  disposition,  des  réminiscences  qui 
guidaient  ses  pas. 

Droite  d'abord  assez  longtemps,  l'allée  fit  un 
coude  brusque  dans  une  futaie  de  grands  hêtres, 
dont  les  dômes  de  feuillage  se  rejoignaient  ; 
puis  elle  se  redressa  et,  au  bout  de  la  voûte 
obscure  sous  quoi  elle  cheminait,  Paul  aperçut 
cet  épanouissement  de  lumière  qui  indique 
l'ouverture  d'un  rond-point. 

En  vérité,  l'angoisse  lui  brisa  les  jambes  et 
il  dut  faire  un  effort  pour  avancer.  Était-ce  la 
clairière  où  son  père  avait  reçu  le  coup  mortel  ? 


38  LECLAl  D'OBUS 

A  mesure  que  son  regard  découvrait  un  peu 
plus  de  l'espace  lumineux,  il  se  sentait  envahi 
d'une  conviction  plus  profonde.  Comme  dans 
la  chambre*  du  portrait,  le  passé  reprenait  en 
lui  et  devant  lui   la  figure  même  de  la  réalité  ! 

C'était  la  même  clairière,  entourée  d'un  cercle 
d'arbres  qui  offraient  le  même  tableau,  et  re- 
couverte d'un  tapis  d'herbes  et  de  mousse  que 
les  mêmes  sentiers  divisaient  en  secteurs  ana- 
logues. C'était  une  même  portion  du  ciel  que 
découpait  la  masse  capricieuse  des  frondaisons. 
Et  c'était  là,  sur  sa  gauche,  veillée  par  deux 
ifs  que  Paul  reconnut,  c'était  la  chapelle. 

La  chapelle  !  La  petite,  et  vieille,  et  massive 
chapelle  dons  les  lignes  avaient  creusé  comme 
des  sillons  dans  le  cerveau  du  jeune  homme! 
Des  arbres  grandissent,  s'élargissent  et  chan- 
gent de  forme.  L'apparence  d'une  clairière  se 
modifie.  Les  chemins  s'y  entrelacent  de  façon 
différente.  On  peut  se  tromper.  Mais  cela,  un 
édifice  de  granit  et  de  ciment,  cela  est  immuable. 
Il  faut  des  siècles  pour  lui  donner  telle  couleur 
d'un  gris  verdâtre  qui  est  la  marque  du  temps 
sur  la  pierre,  et  cette  patine  qui  ne  s'altère 
plus  jamais. 

La  chapelle  qui  se  dressait  là,  avec  son  fron- 
ton creusé  d'une  rosace  aux  vitraux  poussiéreux, 
était  bien  celle  d'où  l'empereur  d'Allemagne 
avait  surgi,  suivi  de  la  femme  qui,  dix  minutes 
plus  tard,  assassinait... 

Paul  se  dirigea  vers  la  porte.  Il  voulait  re- 
voir l'endroit  dans  lequel,  pour  la  dernière  fois, 
son  père  lui  avait  adressé  la  parole.  Quelle  émo- 
tion !  Le  même  petit  toit  qui  avait  abrité  leurs 
bicyclettes  débordait  par  derrière,  et  c'était  la 
même  porte  de  bois  à  gTOsses  ferrures  rouillées. 


L'ÉCLAT  D'OBUS  39 

Il  monta  l'unique  marche.  Il  souleva  le  lo- 
quet. Il  poussa  le  battant.  Mais,  en  ce  moment 
exact  où  il  entrait,  deux  hommes  cachés  dans 
j  l'ombre,  à  droite  et  à  gauche,  bondirent  sur  lui. 
I  L'un  d'eux  le  visa  de  son  revolver  en  pleine 
!  figure.  Par  quel  miracle  Paul  put-il  discerner 
le  canon  de  l'arme  et  se  baisser  à  temps  pour 
que  la  balle  ne  l'atteignît  point?  Une  deuxième 
détonation  retentit.  Mais  il  avait  bousculé 
l'homme  et  lui  arrachait  l'arme  des  mains, 
tandis  que  le  second  de  ses  agresseurs  le  me- 
naçait d'un  poignard.  Il  recula  et  sortit  de  la 
chapelle,  le  bras  tendu  et  les  tenant  en  respect 
avec  le  revolver. 

—  Haut  les  mains  !  cria-t-il. 

Sans  attendre  le  geste  qu'il  ordonnait,  à  son 
insu  il  pressa  la  gâchette  à  deux  reprises.  Les 
deux  fois  il  y  eut  un  claquement...  aucune  dé- 
tonation. Mais  il  avait  suffi  qu'il  tirât  pour  que 
les  deux  misérables,  effrayés,  fissent  volte-face 
au  plus  vite  et  se  sauvassent  à  toutes  jambes. 

Une  seconde,  Paul  resta  indécis,  stupéfait 
par  la  brusquerie  de  ce  guet-apens.  Puis,  vive- 
ment, il  tira  de  nouveau  sur  les  fuyards.  Mais 
à  quoi  bon  !  l'arme,  chargée  sans  doute  de  deux 
coups  seulement,  claquait  et  ne  détonait  pas. 

Alors,  il  se  mit  à  courir  dans  la  direction 
que  suivaient  ses  agresseurs,  et  il  se  rappelait 
que  jadis  l'empereur  et  sa  compagne,  en  s'éloi- 
gnant  de  la  chapelle,  avaient  pris  cette  même 
direction  qui  était  évidemment  celle  de  la  fron- 
tière. 

Presque  aussitôt  les  hommes,  se  voyant  pour- 
suivis, entrèrent  dans  le  bois  et.  se  faufilèrent 
entre  les  arbres.  Mais  Paul,  plus  agile,  gagnait 
du  terrain,  et  d'autant  plus  rapidement  qu'il 


40  LECLAT  D'OBIS 

avait  contourné  une  dépression  encombrée  de 
fougères  et  de  ronces  où  les  autres  s'étaient 
aventurés. 

Soudain,  Tun  deux  lança  un  coup  de  sifflet 
strident.  Etait-ce  un  signala  l'adressedequelque 
complice?  Un  peu  après,  ils  disparurent  der- 
rière une  ligne  d'arbustes  très  touffus.  Quand 
il  eut  franchi  cette  ligne,  Paul  aperçut  à  cent 
pas  devant  lui  un  mur  élevé  qui  semblait  clore 
les  bois  de  tous  côtés.  Les  hommes  se  trouvaient 
à  mi-chemin,  et  il  s'avisa  qu'ils  allaient  tout 
droit  vers  une  partie  de  ce  mur  où  il  y  avait  une 
petite  porte  basse. 

Paul  redoubla  d'efforts  afin  d'arriver  avant 
qu'ils  n'eussent  le  temps  d'ouvrir.  Le  terrain 
découvert  lui  permettait  une  allure  plus  vive  et 
leshommes,  visiblement  épuisés,  ralentissaient. 

—  Je  les  tiens,  les  bandits,  fit-il  à  haute  voix. 
Enfin  je  vais  donc  savoir... 

Un  deuxième  coup  de  sifflet,  suivi  d'un  cri 
rauque.  Il  n'était  plus  qu'à  trente  pas  d'eux  et 
il  les  entendait  parler. 

—  Je  les  tiens,  je  les  tiens,  se  répétait-il  avec 
une  joie  farouche. 

Et  il  se  proposait  de  frapper  l'un  au  visage 
avec  le  canon  de  son  revolver  et  de  sauter  à  la 
gorge  de  l'autre. 

Mais,  avant  même  qu'ils  n'eussent  atteint  le 
mur.  la  porte  tut  poussée  de  dehors.  Un  troi- 
sième individu  apparut,  qui  leur  livra  passage. 

Paul  jeta  son  revolver  et  son  élan  fut  tel,  et 
il  déploya  une  telle  énergie,  qu'il  réussit  à  saisir, 
la  porte  et  à  la  tirer  vers  lui. 

La  porte  céda.  Et  ce  qu'il  vit  alors  l'épou- 
vanta à  un  tel  point  qu'il  eut  un  mouvement  de 
recul  et  qu'il  ne  songea  pas  à  se  défendre  contre 


LÉCLAT  D'OBUS  41 

cette  nouvelle  attaque.  Le  troisième  individu 

—  ô  cauchemar  atroce!...  et  d'ailleurs  était-il 
possible  quecefût  autre  chosequ'uncauchemar? 

—  le  troisième  individu  levait  un  couteau  sur 
lui,  et  le  visage  de  celui-ci,  Paul  le  connaissait.. 
C'était  un  visage  pareil  à  celui  qu'il  avait  vu 
autrefois,  un  visage  d'homme  et  non  de  femme, 
mais  la  même  sorte  de  visage,  incontestable- 
ment la  même  sorte...  Un  visage  marqué  par 
seize  années  de  plus  et  par  une  expression  plus 
dure  et  plus  mauvaise  encore,  mais  la  même 
sorte  de  visage,  la  même  sorte!... 

Et  l'homme  frappa  Paul,  comme  la  femme 
d'autrefois,  comme  celle  qui  était  morte  depuis, 
avait  frappé  le  père  de  Paul. 


Si  Paul  Delroze  chancela,  ce  fut  plutôt  par 
suite  de  l'ébranlement  nerveux  que  lui  causa 
l'aspect  de  ce  fantôme,  car  la  lame  du  poignard, 
heurtant  le  bouton  qui  fermait  l'épaulette  de 
drap  de  sa  veste,  vola  en  éclats.  Etourdi,  les 
yeux  voilés  de  brume,  il  perçut  le  bruit  de  la 
porte,  puis  le  grincement  de  la  clef  dans  la  ser- 
rure, et  enfin  le  ronflement  d'une  automobile 
qui  démarrait  de  l'autre  côté  de  la  muraille. 
Quand  Paul  sortit  de  sa  torpeur,  il  n'y  avait  plus 
rien  à  faire.  L'individu  et  ses  deux  acolytes 
étaient  hors  d'atteinte. 

.  Pour  l'instant  d'ailleurs,  le  mystère  de  la  res- 
semblance incompréhensible  entre  l'être  d'au- 
trefois et  l'être  d'aujourd'hui  l'absorbait  tout 
entier.  Il  ne  pensait  qu'à  cela  :  «  La  comtesse 
d'Andeville  est  morte,  et  voilà  qu'elle  ressus- 
cite sous  l'apparence  d'un  homme  dont  le  visage 
evSt  le  visage  même  qu'elle  aurait  actuellement. 


42  L ECLAT  D'OBUS 

Visage  déparent?  Visage  de  frère  inconnu,  de 
frère  jumeau?  » 
Et  il  songea  : 

—  Après  tout,  est-cequeje  ne  me  trompe  pas? 
Ne  suis-je  pas  victime  d'une  hallucination,  si 
naturelle  dans  la  crise  que  je  traverse?  Qui 
m'assure  qu'il  y  a  le  moindre  rapport  entre  le 
passé  et  le  présent  ?  Il  me  faudrait  une  preuve. 

Cette  preuve  elle  se  trouvait  à  la  disposition 
de  Paul,  et  si  forte  qu'il  lui  fut  impossible  de 
douter  plus  longtemps. 

Ayant  avisé  dans  l'herbe  les  débris  du  poi- 
gnard, il  en  ramassa  le  manche. 

Sur  la  corne  de  ce  manche,  quatre  lettres 
étaient  gravées  comme  au  fer  rouge,  un  H,  un 
E,  un  R  et  un  M. 

H.E.R.M....  les  quatre  premières  lettres 
d'Hermine  ! 

...  C'est  à  ce  moment,  comme  il  contemplait 
les  lettres  qui  prenaient  pour  lui  une  telle  signi- 
fication, c'est  à  ce  moment —  et  Paul  ne  devait 
jamais  l'oublier  —  que  la  cloche  d'une  église 
voisine  se  mit  à  tinter  de  la  façon  la  plus 
étrange,  tintement  régulier,  monotone,  ininter- 
rompu, à  la  fois  allègre  et  si  émouvant! 

—  Le  tocsin,  murmura-t-il,  sans  attacher  à 
ce  mot  le  sens  qu'il  comportait. 

Et  il  ajouta  : 

—  Quelque  incendie  probablement. 

Dix  minutes  plus  tard  Paul  réussissait,  en 
utilisant  les  branches  débordantes  d'un  arbre, 
à  franchir  le  mur.  D'autres  bois  s'étendaient, 
que  traversait  un  chemin  forestier.  Il  suivit  sur 
ce  chemin  les  traces  de  l'automobile  et,  en  une 
heure,  parvint  à  la  frontière. 


L'ECLAT  D'OBUS  43 

Un  poste  de  gendarmes  allemands  campait 
au  pied  du  poteau  et  l'on  apercevait  une  route 
blanche  où  défilaient  des  uhlans. 

Au  delà,  un  amas  de  toits  rouges  et  de  jar- 
dins. Etait-ce  la  petite  ville  où  jadis  son  père 
et  lui  avaient  loué  des  bicyclettes,  la  petite  ville 
dEbrecourt  ? 

La  cloche  mélancolique  n'avait  pas  cessé.  Il 
se  rendait  compte  que  le  son  venait  de  France, 
et  même  qu'une  autre  cloche  sonnait  quelque 
part,  en  France  également,  et  une  troisième  du 
côté  du  Liseron,  et  toutes  trois  avec  la  même 
hâte,  comme  si  elles  lançaient  autour  d'elles  un 
appel  éperdu. 

Il  répéta  anxieusement  : 

— Le  tocsin. . .  le  tocsin. . .  Et  cela  passed'église 
en  église...  Est-ce  que  ce  serait...? 

Mais  il  chassa  la  terrifiante  pensée.  Non,  non, 
il  entendait  mal,  ou  bien  c'était  l'écho  d'une 
seule  cloche  qui  rebondissait  au  creux  des  val- 
lées, et  roulait  sur  les  plaines. 

Cependant  il  regardait  la  route  blanche  qui 
sortait  de  la  petite  ville  allemande,  et  il  observa 
qu'un  flot  continu  de  cavaliers  arrivait  par  là 
et  se  répandait  dans  la  campagne.  En  outre,  un 
détachement  de  dragons  français  surgit  à  la 
crête  d'une  colline.  A  la  lorgnette,  l'officier 
étudia  l'horizon,  puis  repartit  avec  ses  hommes. 

Alors,  ne  pouvant  aller  plus  loin,  Paul  s'en 
retourna  jusqu'au  mur  qu  il  avait  franchi,  et 
constata  que  ce  mur  encerclait  bien  tout  le 
domaine,  bois  et  parc.  Il  apprit  d'ailleurs  d'un 
vieux  paysan  que  la  construction  en  remontait 
à  une  douzaine  d'années,  ce  qui  expliquait 
pourquoi,  dans  ses  explorations  le  long  de  la 
frontière,  Paul  n'avait  jamais  retrouvé  la  cha- 


44  LECLAl  D'OBUS 

pelle.  Une  seule  fois,  il  s'en  souvint,  quelqu'un 
lui  avait  parlé  d'une  chapelle,  mais  située  à 
l'intérieur^d'une  propriété  close.  Comment  s'en 
fût-il  inquiété? 

En  suivant  ainsi  l'enceinte  du  château,  il  se 
rapprocha  de  la  commune  même  d'Ornequin 
dont  l'église  se  dressa  tout  à  coup  au  fond  d'une 
éclaircie  pratiquée  dans  les  bois.  La  cloche,  qu'il 
n'entendait  plus  depuis  un  instant,  sonna  de 
nouveau  très  nettement.  C'était  la  cloche  d'Or- 
nequin. Elle  était  grêle,  déchirante  comme  une 
plainte,  et,  malgré  sa  précipitation  et  sa  légè- 
reté, plus  solennelle  que  le  glas  qui  sonne  la 
mort. 

Paul  se  dirigea  vers  elle. 

Un  joli  village  tout  fleuri  de  géraniums  et  de 
marguerites,  se  massait  autour  de  son  église. 
Des  groupes  silencieux  stationnaientdevant  une 
affiche  blanche  placardée  sur  la  mairie. 

Paul  avança  et  lut  : 

«  ORDRE  DE  MOBILISATION   » 

A  toute  autre  époque  de  sa  vie.  ces  mots  lui 
eussent  apparu  avec  toute  leur  formidable  et 
lugubre  signification.  Mais  la  crise  qu'il  subis- 
sait était  trop  forte  pour  qu'une  grande  émo- 
tion trouvât  place  en  lui.  A  peine  même  s'il 
consentit  à  envisager  les  conséquences  inéluc- 
tables de  cette  nouvelle.  Soit,  on  mobilisait.  Le 
soir,  à  minuit,  commençait  le  premier  jour  de 
la  mobilisation.  Soit,  chacun  devait  partir.  Il 
partirait  donc.  Et  cela  prenait  dans  son  esprit 
la  forme  d'un  acte  si  impérieux,  les  proportions 
d'un  devoir  qui  dominait  tellement  toutes  les 
petites  obligations  et  toutes  les  petites  néces- 


L  ECLAT  D'OBUS  45 

sites  individuelles,  qu'il  éprouva  au  contraire 
une  sorted'apaisement  à  recevoir  ainsi  du  dehors 
l'ordre  qui  lui  dictait  sa  conduite.  Aucune  hési- 
tation possible. 

Le  devoir  était  là  :  partir. 

Partir?  En  ce  cas,  pourquoi  ne  pas  partir 
immédiatement  ?  A  quoi  bon  rentrer  au  château, 
revoir  Elisabeth,  chercher  une  explication  dou- 
loureuse et  vaine,  accorder  ou  refuser  un  pardon 
que  sa  femme  ne  lui  demandait  pas.  mais  que  la 
fille  d'Hermine  d'Andevillene  méritait  point? 

Devant  la  principale  auberge  une  diligence 
attendait  qui  portait  cette  inscription  : 

Corvigny-Ornequin  —  Service  de  la  gare 

Quelques  personnes  s'y  installaient.  Sans 
plus  réfléchir  à  une  situation  que  les  événements 
dénouaient  à  leur  manière,  il  monta. 

A  la  gare  de  Corvign3%  on  lui  dit  que  son  train 
ne  partait  que  dans  une  demi-heure  et  qu'il  \\j 
en  avait  plus  d'autre,  le  train  du  soir,  qui  cor- 
respondait avec  Texpress  de  nuit  sur  la  grande 
ligne,  étant  supprimé. 

Paul  retint  sa  place,  et  puis,  après  s'être  ren- 
seigné, il  retourna  en  ville  jusqu'au  bureau  d'un 
loueur  de  voitures  qui  possédait  deux  automo- 
biles. 

Il  s'entendit  avec  ce  loueur,  et  il  fut  décidé 
que  la  plus  grande  de  ces  automobiles  irait 
sans  retard  au  château  d'Ornequin  et  serait  mise 
à  la  disposition  de  M'"*'  Paul  Delroze. 

Et  il  écrivit  à  sa  femme  ces  quelques  mots  : 

«  Elisabeth, 

«  Les  circonstances  sont  assez  graves  pour 
que  j  e  vous  prie  de  quitter  Ornequin .  Les  voyages 


46  L ECLAT  D'OBUS 

en  chemin  de  fer  n'étant  plus  assurés,  je  vous 
envoie  une  automobile  qui  vous  conduira  cette 
nuit  même  à  Chaumont,  chez  votre  tante.  Je 
suppose  qiue  les  domestiques  voudront  vous 
accompagner,  et  que,  dans  le  cas  d'une  guerre 
qui,  malgré  tout,  me  paraît  encore  improbable, 
Jérôme  et  Rosalie  fermeront  le  château  et  se 
retireront  à  Corvign5^ 

«  Pour  moi,  je  rejoins  mon  régiment.  Quel 
que  soit  l'avenir  qui  nous  est  réservé,  Elisabeth, 
je  n'oublierai  pas  celle  qui  fut  ma  fiancée  et  qui 
porte  mon  nom. 

«  Paul  Delroze.  » 


IV 

une  lettre 
d'Elisabeth 


neuf  heures,   la  position   n'était  plus 
tenable. 

Le  colonel  enrageait. 

Dès  le  milieu  de  la  nuit  —  cela  se  passait  au 
premier  mois  de  la  guerre,  le  22  août  —  il 
avait  amené  son  régiment  au  carrefour  de  ces 
trois  routes  dont  l'une  débouchait  du  Luxem- 
bourg belge.  La  veille,  l'ennemi  occupait  les 
lignes  de  la  frontière,  à  douze  kilomètres  de  dis- 
tance environ .  Il  fallait,  ordre  formel  du  général 
commandant  la  division,  le  contenir  jusqu'à 
midi,  c'est-à-dire  jusqu'à  ce  que  la  division 
entière  pût  rejoindre.  Une  batterie  de  75  ap- 
pu3^ait  le  régiment. 

Le  colonel  avait  disposé  ses  hommes  dans  un 
repli  de  terrain.  La  batterie  se  dissimulait  éga- 
lement. Or,  dès  les  premières  lueurs  du  jour, 
régiment  et  batterie  étaient  repérés  par  l'en- 
nemi et  copieusement  arrosés  d'obus. 

On  s'établit  à  deux  kilomètres  sur  la  droite. 
Cinq  minutes  après,  les  obus  tombaient  et 
tuaient  une  demi-douzaine  d'hommes  et  deux 
officiers. 

Nouveau  déplacement.  Dixminutes  plus  tard, 


48  L'ÉCLAT  D'OBUS 

nouvelle  attaque.  Le  colonel  s'obstina.  En  une 
heure,  il  y  eut  trente  hommes  hors  de  combat. 
Un  des  canons  fut  démoli. 
Et  il  n'était  que  neuf  heures. 

—  Cré  bon  sang  !  s'écria  le  colonel,  comment 
peuvent-ils  nous  repérer  de  la  sorte  ?  Il  y  a  de 
la  sorcellerie  là-dessous  ! 

Il  se  dissimulait,  avec  ses  commandants, 
avec  le  capitaine  d'artillerie  et  avec  quelques 
hommes  de  liaison,  derrière  un  talus  par-dessus 
lequel  on  découvrait  un  assez  vaste  horizon  de 
plateaux  onduleux.  Non  loin,  à  gauche,  un  vil- 
lage abandonné.  En  avant,  des  fermes  éparses, 
et,  sur  toute  cette  étendue  déserte,  pas  un 
ennemi  visible.  Rien  qui  pût  indiquer  d'où 
provenait  cette  pluie  d'obus.  Vainement  les  75 
avaient  «  tàté  »  quelques  points.  Le  feu  con- 
tinuait toujours. 

—  Encore  trois  heures  à  tenir,  grogna  le  colo- 
nel, nous  tiendrons,  mais  le  quart  du  régiment 
y  passera. 

A  ce  moment  un  obus  siffla  entre  les  officiers 
et  les  hommes  de  liaison  et  se  ficha  en  pleine 
terre.  Tous  ils  eurent  un  mouvement  de  recul 
dans  l'attente  de  l'explosion.  Mais  un  des 
hommes,  un  caporal,  s'élança,  saisit  Tobus  et 
l'examina. 

—  Vous  êtes  fou,  caporal!  hurla  le  colonel. 
Lâchez  donc  ça  et  presto. 

Le  caporal  remit  doucement  le  projectile 
dans  son  trou,  puis,  en  hâte,  il  s'approcha  du 
colonel,  réunit  les  talons  et  porta  la  main  à 
son  képi. 

—  Excusez-moi,  mon  colonel,  j'ai  voulu  voir 
sur  la  fusée  la  distance  à  laquelle  se  trouvaient 
les  canons  ennemis.  5  kilomètres  250  mètres. 


VÉCLAT  D'OBUS  49 

Le    renseignement    peut    avoir    une    valeur. 
Son  calme  confondit  le  colonel,   qui   s'ex- 
clama : 

—  Crebleu!  et  si  ça  avait  éclaté? 

—  Bast!  mon  colonel,  qui  ne  risque  rien... 

—  Evidemment...  mais,  tout  de  même,  c'est 
un  peu  raide.  Comment  vous  appelez-vous? 

—  Delroze,  Paul,  caporal  à  la  troisième 
compagnie. 

—  Eh  bien,  caporal  Delroze,  je  vous  félicite 
de  votre  courage,  et  je  crois  bien  que  vos  galons 
de  sergent  ne  sont  pas  loin.  En  attendant,  un 
bon  conseil  :  ne  recommencez  pas  ce  coup-là... 

Sa  phrase  fut  interrompue  par  l'explosion 
toute  proche  d'un  shrapnell.  Un  des  hommes 
de  liaison  tomba,  frappé  à  la  poitrine,  tandis 
qu'un  officier  chancelait  sous  la  masse  de  terre 
qui  l'éclaboussa. 

—  Allons,  dit  le  colonel,  quand  l'ordre  fut 
rétabli,  il  n'5^  a  rien  à  faire  qu'à  courber  la  tête 
sous  l'orage.  Que  chacun  se  mette  à  l'abri  le 
mieux  possible,  et  patientons. 

Paul  Delroze  s'avança  de  nouveau. 

—  Pardonnez-moi,  mon  colonel,  de  me  mêler 
de  ce  qui  ne  me  regarde  pas,  mais  on  pourrait, 
je  crois,  éviter... 

—  Eviter  la  mitraille?  Parbleu!  je  n'ai  qu'à 
changer  de  position  une  fois  de  plus.  Mais 
comme  nous  serons  repérés  aussitôt...  Allons, 
mon  garçon,  rejoignez  votre  poste. 

Paul  insista  : 

—  Peut-être,  mon  colonel,  ne  s'agirait-il  pas 
de  changer  notre  position,  mais  de  changer  le 
tir  de  l'ennemi. 

—  Ohl  oh!   fit  le  colonel  un  peu  ironique, 


50  L ECLAT  D'OBUS 

mais  impressionné  cependant  par  le  sang-froid 
de  Paul,  et  vous  connaissez  un  moyen? 

—  Oui,  mon  colonel. 

—  Expliquez-vous. 

—  Donnez-moi  vingt  minutes,  mon  colonel, 
et  dans  vingt  minutes  les  obus  changeront  de 
direction. 

Le  colonel  ne  put  s'empêcher  de  sourire. 

—  Parfait!  Et  sans  doute  vous  les  ferez  tom- 
ber où  vous  voudrez? 

—  Oui,  mon  colonel. 

—  Sur  le  champ  de  betteraves  qui  est  là-bas, 
à  quinze  cents  mètres  à  droite? 

—  Oui,  mon  colonel. 

Le  capitaine  d'artillerie,  qui  avait  écouté  la 
conversation,  plaisanta  à  son  tour  : 

—  Pendant  que  vous  y  êtes,  caporal,  puisque 
vous  m'avez  déjà  fourni  l'indication  de  la  dis- 
tance, et  que  je  connais  à  peu  près  la  direction, 
ne  pourriez-vous  me  préciser  cette  direction 
afin  que  je  règle  exactement  mon  tir  et  que  je 
démolisse  les  batteries  allemandes? 

—  Ce  sera  plus  long  et  beaucoup  plus  diffi- 
cile, mon  capitaine,  répondit  Paul.  J'essaierai 
cependant.  A  onze  heures  précises,  vous  vou- 
drez bien  examiner  l'horizon,  du  côté  de  la  fron- 
tière. Je  lancerai  un  signal. 

~  Lequel? 

—  Je  l'ignore.  Trois  fusées  sans  doute... 

—  Mais  votre  signal  n'aura  de  valeur  que 
s'il  s'élève  au-dessus  même  de  la  position  en- 
nemie... 

—  Justement. 

—  Et  pour  cela  il  faudrait  la  connaître... 

—  Je  la  connaîtrai. 

—  Et  s'y  rendre... 


L'ECLAT  D  OBUS  51 

—  Je  m'y  rendrai. 

Paul  salua,  pivota  sur  les  talons,  et,  avant 
même  que  les  officiers  eussent  le  temps  de  l'ap- 
prouver ou  d'émettre  une  objection,  il  se  glis- 
sait en  courant  au  ras  du  talus,  s'engageait  à 
gauche  dans  une  sorte  de  cavée  dont  les  bords 
étaient  hérissés  de  ronces,  et  disparaissait. 

—  Drôle  de  type,  murmura  le  colonel.  Où 
veut-il  en  venir? 

Une  telle  décision  et  une  telle  audace  le  dis- 
posaient en  faveur  du  jeune  soldat  et,  bien 
qu'il  n'eût  qu'une  confiance  assez  restreinte 
dans  le  résultat  de  l'entreprise,  il  lui  fut  impos- 
sible de  ne  pas  consulter  plusieurs  fois  sa 
montre  durant  les  minutes  qu'il  passa,  avec 
ses  officiers,  derrière  le  frêle  rempart  d'une 
meule  de  foin.  Minutes  effroyables,  où  le  chef 
de  corps  ne  pense  pas  un  instant  au  danger 
qui  le  menace,  mais  au  danger  de  tous  ceux 
dont  il  a  la  garde  et  qu'il  considère  comme  ses 
enfants. 

Il  les  voyait  autour  de  lui,  étendus  dans  le 
chaume,  la  tête  couverte  de  leur  sac,  ou  bien 
pelotonnés  dans  les  taillis,  ou  bien  tapis  dans 
les  creux  du  sol.  L'ouragan  de  fer  s'acharnait 
après  eux.  Cela  se  précipitait  comme  une  grêle 
rageuse  qui  veut  accomplir  en  toute  hâte  sa 
besogne  de  destruction.  Soubresauts  d'hommes 
qui  font  une  pirouette  et  qui  retombent  immo- 
biles, hurlements  de  blessés,  cris  de  soldats 
qui  s'interpellent,  plaisanteries  même...  Et  par 
là-dessus  le  tonnerre  ininterrompu  des  explo- 
sions... 

Et  puis  subitement  le  silence,  un  silence  total, 
définitif,  un  apaisement  infini  dans  l'espace  et 
sur  le  sol,  une  sorte  de  délivrance  ineffable. 


52  L ECLAT  D'OBUS 

Le  colonel  exprima  sa  joie  par  un  éclat  de 
rire, 

—  Cristi  !  le  caporal  Delroze  est  un  rude 
homme.  Le  comble,  ce  serait  que  le  champ  de 
betteraves  en  question  fût  arrosé  à  son  tour, 
comme  il  l'a  promis. 

Il  n'avait  pas  achevé  qu'une  bombe  explo- 
sait à  quinze  cents  mètres  à  droite,  non  pas 
sur  le  champ  de  betteraves,  mais  en  avant.  Une 
deuxième  alla  trop  loin.  A  la  troisième  l'en- 
droit était  repéré.  Et  l'arrosage  commença. 

Il  y  avait  là.  dans  l'accomplissement  de  la 
tâche  que  s'était  imposée  le  caporal,  quelque 
chose  de  si  prodigieux  à  la  fois  et  d'une  préci- 
sion si  mathématique  que  le  colonel  et  ses 
officiers  ne  doutèrent  pour  ainsi  dire  pas  qu'il 
n'allât  jusqu'au  bout  de  cette  tâche,  et  que, 
malgré  les  obstacles  insurmontables,  il  ne 
réussît  à  donner  le  signal  convenu. 

Sans  répit,  ils  fouillèrent  l'horizon  de  leurs 
jumelles,  tandis  que  l'ennemi  redoublait  d'ef- 
forts contre  le  champ  de  betteraves. 

A  onze  heures  cinq,  il  y  eut  une  fusée  rouge. 

Elle  apparut  beaucoup  plus  à  droite  qu'on 
n'eût  pu  le  supposer. 

Et  deux  autres  la  suivirent. 

Armé  de  sa  longue-vue,  le  capitaine  d'artil- 
lerie ne  tarda  pas  à  découvrir  un  clocher  d'église 
qui  émergeait  à  peine  d'une  vallée  dont  la 
dépression  demeurait  invisible  parmi  les  ondu- 
lations du  plateau,  et  la  flèche  de  ce  clocher 
dépassait  si  peu  qu'on  avait  pu  la  prendre 
pour  un  arbre  isolé.  D'après  les  cartes  il  fut 
facile  de  constater  que  c'était  le  village  de 
Brumo^^ 

Connaissant,  par  l'obus  que  le  caporal  avait 


VÉCLAT  D'OBUS  53 

examiné,  la  distance  exacte  des  batteries  alle- 
mandes, le  capitaine  téléphonaà  son  lieutenant. 

Une  demi-heure  plus  tard,  les  batteries  alle- 
mandes se  taisaient,  et,  comme  une  quatrième 
fusée  avait  jailli,  les  soixante-quinze  continuè- 
rent à  bombarder  l'église  ainsi  que  le  village 
et  ses  abords  immédiats. 

Un  peu  avant  midi  le  régiment  fut  rejoint 
par  une  compagnie  de  cyclistes,  qui  précédaient 
la  division.  Ordre  était  donné  d'avancer  à  tout 
prix. 

Le  régiment  avança,  à  peine  inquiété,  lors- 
qu'on approcha  de  Brumoy ,  par  quelques  coups 
de  fusil.  L'arrière-garde  ennemie  se  repliait. 

Dans  le  village  en  ruine,  et  dont  quelques 
maisons  flambaient  encore,  on  trouva  le  plus 
incroyable  désordre  de  cadavres,  de  blessés,  de 
chevaux  abattus,  de  canons  démolis,  de  cais- 
sons et  de  fourgons  éventrés.  Toute  une  brigade 
avait  été  surprise  au  moment  où,  certaine  d'avoir 
déblayé  le  terrain,  elle  allait  se  mettre  en 
route. 

Mais  un  appel  partit  du  haut  de  l'église, 
dont  la  nef  et  la  façade  effondrées  ne  présen- 
taient plus  qu'un  chaos  indescriptible.  Seule  la 
tour  du  clocher,  percée  à  jour,  et  noircie  par 
l'incendie  de  quelques  poutres,  se  maintenait 
et  portait  encore,  grâce  à  un  miracle  d'équi- 
libre, la  mince  flèche  de  pierre  qui  la  couron- 
nait. A  moitié  penché  hors  de  cette  flèche,  un 
paysan  agitait  les  bras  et  criait  pour  attirer 
l'attention. 

Les  officiers  reconnurent  Paul  Delroze. 

Prudemment,  parmi  les  décombres,  on  monta 
l'escalier  qui  conduisait  à  la  plate-forme  de  la 
tour.  Là,  entassés  contre  la  petite  porte  prati- 


54  L  ECLAT  D'OBUS 

quée  dans  la  flèche,  il  y  avait  huit  cadavres 
d'Allemands,  et  la  porte,  démolie,  tombée  en 
travers,  barrait  le  passage  de  telle  façon  qu'il 
fallut  la  briser  à  coups  de  hache  pour  délivrer 
Paul. 

A  la  fin  de  l'après-midi,  lorsqu'on  eut  cons- 
taté que  la  poursuite  de  l'ennemi  se  heurtait  à 
des  obstacles  trop  sérieux,  le  colonel  assembla 
le  régiment  sur  la  place  et  embrassa  le  capo- 
ral Delroze. 

—  D'abord,  la  récompense,  lui  dit-il.  Je  de- 
mande la  médaille  militaire  et  avec  un  tel  motif 
que  vous  l'aurez.  Maintenant,  mon  petit,  expli- 
quez-vous. 

Et  Paul,  au  milieu  du  cercle  que  formaient 
autour  de  lui  les  officiers  et  les  gradés  de  chaque 
compagnie,  répondit  aux  questions. 

— •  Mon  Dieu,  c'est  bien  simple,  mon  colonel. 
Nous  étions  espionnés. 

—  Evidemment,  mais  qui  était  l'espion  et 
où  se  trouvait-il  ? 

—  Mon  colonel,  c'est  un  hasard  qui  m'a 
renseigné.  A  côté  de  l'emplacement  que  nous 
occupions  ce  matin,  il  y  avait  à  notre  gauche, 
n'est-ce  pas,  un  village  avec  une  église? 

—  Oui,  mais  j'avais  fait  évacuer  le  village 
dès  mon  arrivée,  et  il  n'}^  avait  personne  dans 
l'église. 

—  S'il  n'y  avait  eu  personne  dans  l'église, 
pourquoi  le  coq  qui  surmonte  le  clocher  affir- 
mait-il que  le  vent  venait  de  l'Est,  alors  qu'il 
venait  de  l'Ouest?  Et  pourquoi,  lorsque  nous 
changions  de  position,  la  direction  de  ce  coq 
obliquait  elle  vers  nous? 

—  Vous  êtes  siir? 

—  Oui,  mon  colonel.  Et  c'est  pourquoi,  après 


\  L'ECLAT  D'OBUS  55 

avoir  obtenu  votre  permission,  je  n'ai  pas 
hésité  à  me  glisser  jusqu'à  l'église  et  à  m  intro- 
duire dans  le  clocher  aussi  furtivement  que 
possible.  Je  ne  m'étais  pas  trompé.  Un  homme 
était  là,  dont  j'ai  réussi,  non  sans  mal,  à  me 
rendre  maître. 

—  Le  misérable  !  Un  Français  ? 

—  Non,  mon  colonel,  un  Allemand  déguisé 
en  paysan. 

—  Il  sera  fusillé. 

—  Non,  mon  colonel,  je  lui  ai  promis  la  vie 
sauve. 

—  Impossible. 

—  Mon  colonel,  il  fallait  bien  savoir  com- 
ment il  renseignait  l'ennemi. 

—  Et  alors  ? 

—  Oh  !  ce  n'était  pas  compliqué.  Face  au 
nord,  l'église  possède  une  horloge,  dont  nous 
ne  pouvions,  nous,  apercevoir  le  cadran. 
De  l'intérieur  notre  homme  manœuvrait  les 
aiguilles ,  de  manière  que  la  plus  grande , 
alternativement  posée  sur  trois  ou  quatre 
chiffres,  énonçât  la  distance  exacte  où  nous 
nous  trouvions  de  l'église,  et  cela  dans  la  direc- 
tion du  coq.  C'est  ce  que  je  fis  moi-même,  et 
aussitôt  l'ennemi,- rectifiant  son  tir  suivant  mes 
indications,  arrosait  consciencieusement  le 
champ  de  betteraves. 

—  En  effet,  dit  le  colonel  en  riant. 

—  Il  ne  me  restait  plus  qu'à  me  porter  au 
second  poste  d'observation  d'où  l'on  recueillait 
le  message  de  l'espion.  De  là  je  saurais  —  car 
l'espiorr  ignorait  ce  détail  essentiel  —  où  se 
cachaient  les  batteries  ennemies.  Je  courus 
donc  jusqu'ici,  et  ce  n'est  qu'en  arrivant  que 
je  constatai,  au  pied  même  de  l'église  qui  ser- 


56  L'ECLAT  D'OBUS 

vait  d'observatoire,  la  présence  de  ces  batteries 
et  de  toute  une  brigade  allemande. 

—  Mais  c'était  une  imprudence  folle  !  Ils 
n'ont  donc;  pas  tiré  sur  vous  ? 

—  xMon  colonel,  j'avais  endossé  les  vête- 
ments de  l'espion,  de  leur  espion.  Je  parle 
allemand,  je  savais  le  mot  de  passe,  et  un  seul 
d'entre  eux  connaissait  cet  espion,  l'officier 
observateur.  vSans  la  moindre  défiance,  le  gé- 
néral commandant  la  brigade  m'envoya  donc 
vers  lui  dès  qu'il  apprit  par  moi  que  des  Fran- 
çais m'avaient  démasqué  et  que  je  venais  de 
leur  échapper. 

—  Et  vous  avez  eu  l'audace.. .  ? 

—  Il  le  fallait  bien,  mon  colonel,  et  puis 
vraiment  j'avais  tous  les  atouts.  Cet  officier  ne 
se  doutait  de  rien,  et,  quand  je  parvins  sur  la 
plate-forme  de  la  tour  d'où  il  transmettait  ses 
indications,  je  n'eus  aucun  mal  à  l'assaillir  et 
à  le  réduire  au  silence.  Ma  tâche  était  finie,  il 
n'y  avait  plus  qu'à  vous  faire  le  signal  con- 
venu. 

—  Rien  cjue  cela  !  et  au  milieu  de  six  ou 
sept  mille  liommes  ! 

—  Je  vous  l'avais  promis,  mon  colonel,  et  il 
était  onze  heures.  Sur  la  plate-forme  se  trou- 
vait tout  l'attirail  nécessaire  pour  envoyer  des 
signaux  de  jour  et  de  nuit.  Comment  n'en  pas 
profiter  ?  J'allumai  une  fusée,  puis  une  seconde, 
puis  une  troisième  et  une  quatrième,  et  la  ba- 
taille commença. 

—  Mais,  ces  fusées,  c'étaient  autant  d'aver- 
tissements qui  réglaient  notre  tir  sur  ce  clocher 
même  où  vous  vous  trouviez  !  C'est  sur  vous 
que  nous  tirions  ! 

—  Ah  !  je  vous  jure,  mon  colonel,  que  ces 


L'ECLAT  D'OBUS  57 

idées-là  on  ne  les  a  pas  en  de  pareils  moments, 
].e  premier  obus  qui  frappa  Tégiise  me  sembla 
le  bienvenu.  Et  puis,  Tennemi  ne  me  laissait 
guère  le  temps  de  réfléchir  !  Aussitôt,  une 
demi-douzaine  de  gaillards  avaient  escaladé  la 
tour.  J'en  démolis  quelques-uns  avec  mon 
revolver,  mais  il  y  eut  par  la  suite  un  autre 
assaut,  et  plus  tard  un  autre  encore.  J'avais  dû 
me  réfugier  derrière  la  porte  qui  ferme  la  cage 
de  la  flèche.  Quand  ils  l'eurent  jetée  bas,  elle 
me  servit  de  barricade,  et,  comme  je  disposais 
des  armes  et  des  munitions  prises  à  mes  pre- 
miers assaillants,  que  j'étais  inaccessible  et  à 
peu  près  invisible,  il  me  fut  facile  de  soutenir 
un  siège  en  règle. 

—  Tandis  que  nos  75  vous  canonnaient. 

—  Tandis  que  nos  75  me  délivraient,  mon 
colonel,  car  vous  pensez  bien  que,  l'église  une 
fois  démolie  et  la  charpente  en  feu,  on  n'osa 
plus  s'aventurer  dans  la  tour.  Je  n'eus  donc 
qu'à  prendre  patience  jusqu'à  votre  arrivée. 

Paul  Delroze  avait  fait  son  récit  de  la  façon 
la  plus  simple  et  comme  s'il  se  fût  agi  de  choses 
toutes  naturelles.  Le  colonel,  après  l'avoir  féli- 
cité de  nouveau,  lui  confirma  sa  nomination  au 
grade  de  sergent,  et  lui  dit  : 

—  Vous  n'avez  rien  à  me  demander? 

—  Si,  mon  colonel,  je  voudrais  interroger 
l'espion  allemand  que  j'ai  laissé  là-bas,  et,  par 
la  même  occasion,  reprendre  mon  uniforme 
que  j'ai  caché. 

—  Entendu,  vous  allez  dîner  avec  nous,  et 
ensuite  on  vous  donnera  une  bicj^clette. 

A  sept  heures  du  soir,  Paul  retournait  à  la 
première  église.  Une  vive  déception  l'y  atten- 
dait. L'espion  avait  brisé  ses  liens  ets'était  enfui. 


58  L'ECLAT  D'OBUS 

Toutes  les  recherches  de  Paul,  dans  l'église 
et  dans  le  village,  furent  inutiles.  Cependant, 
sur  une  des  marches  de  l'escalier,  non  loin  de 
l'endroit  où  il  s'était  jeté  sur  l'espion,  il  ramassa 
le  poignard  avec  lequel  son  adversaire  avait 
essayé  de  le  frapper. 

Ce  poignard  était  exactement  semblable  à 
celui  qu'il  avait  ramassé  dans  l'herbe  trois 
semaines  plus  tôt,  devant  la  petite  porte  des 
bois  d'Ornequin,  La  même  lame  triangulaire. 
Le  même  manche  en  corne  brune,  et,  sur  ce 
manche,  les  quatre  lettres  :  H.E.R.M. 

L'espion  et  la  femme  qui  ressemblait  si 
étrangement  à  Hermine  d'Andeville.  la  meur- 
trière  de  son  père,  se  servaient  tous  deux  d'une 
arme  identique. 

Le  lendemain,  la  division  dont  faisait  partie 
le  régiment  de  Paul  continuait  son  offensive  et 
entrait  en  Belgique  après  avoir  culbuté  l'en- 
nemi. Mais  le  soir  le  général  recevait  l'ordre 
de  se  replier. 

La  retraite  commençait.  Douloureuse  pour 
tous,  elle  le  fut  peut-être  davantage  pour  celles 
de  nos  troupes  qui  avaient  débuté  par  la  vic- 
toire. Paul  et  SOS  camarades  de  la  troisième 
compagnie  ne  dérageaient  pas.  Durant  la 
demi-journée  passée  en  Belgique  ils  avaient 
vu  les  ruines  d'une  petite  ville  anéantie  par  les 
Allemands,  les.  cadavres  de  quatre-vingts 
femmes  fusillées,  des  vieillards  pendus  par 
les  pieds,  des  enfants  égorgés  en  tas.  Et  il 
fallait  reculer  devant  ces  monstres  ! 

Des  soldats  belges  s'étaient  mêlés  au  régi- 
ment et,  leur  visage  gardant  l'épouvante  des 
visions  infernales,  ils  racontaient  des  choses 


V ECLAT  D'OBUS  5q 

que  l'imagination  même  ne  concevait  pas.  Et 
il  fallait  reculer.  Il  fallait  reculer  avec  la  haine 
au  cœur  et  un  désir  forcené  de  vengeance  qui 
crispait  les  mains  autour  des  fusils. 

Et  pourquoi  reculer  ?  Ce  n'était  pas  la  défaite, 
puisque  l'on  se  repliait  en  bon  ordre,  avec  des 
arrêts  brusques  et  des  retours  violents  contre 
l'ennemi  déconcerté.  Mais  le  nombre  brisait 
toute  résistance.  Le  flot  des  barbares  se  refor- 
mait. Deux  mille  vivants  remplaçaient  mille 
morts.  Et  on  reculait. 

Un  soir  Paul  connut,  par  un  journal  qui 
datait  d'une  semaine,  une  des  causes  de  cette 
retraite,  et  la  nouvelle  lui  fut  pénible.  Le 
20  août,  après  quelques  heures  dun  bombar- 
dement effectué  dans  les  conditions  les  plus 
inexplicables,  Corvigny  avait  été  pris  d'assaut, 
alors  qu'on  attendait  de  cette  place  forte  une 
défense  d'au  moins  quelques  jours,  qui  eût 
donné  plus  d'énergie  à  nos  opérations  sur  le 
flanc  gauche  des  Allemands. 

Ainsi  Corvigny  avait  succombé,  et  le  châ- 
teau d'Ornequin,  abandonné  sans  doute,  comme 
Paul  lui-même  le  désirait,  par  Jérôme  et  par 
Rosalie,  était  maintenant  détruit,  pillé,  sac- 
cagé, avec  ce  raffinement  et  cette  méthode  que 
les  barbares  apportaient  dans  leur  œuvre  de 
dévastation.  Et,  de  ce  côté  encore,  les  hordes 
furieuses  se  précipitaient. 

Journées  sinistres  de  la  fin  d'août,  les  plus 
tragiques  peut-être  que  la  France  ait  jamais 
vécues,  Paris  menacé .  Douze  départements 
envahis.  Le  vent  de  la  mort  soufflait  sur  l'hé- 
roïque nation. 

C'est  au  matin  d'une  de  ces  journées  que 
Paul  entendit  derrière  lui,  dans  un  groupe  de 


6o  L'ECLAT  D'OBUS 

jeunes  soldats,    une  voix  jo3'euse  qui  l'inter- 
pellait. 

—  Paul  !  Paul  !  Enfin,  je  suis  arrivé  à  ce  que 
je  voulais  !  ^uel  bonheur  ! 

Ces  jeunes  soldats,  c'étaient  des  engagés 
volontaires,  versés  dans  le  régiment,  et  parmi 
eux,  Paul  reconnut  aussitôt  le  frère  d'Elisa- 
beth, Bernard  d'Andeville. 

Il  n'eut  pas  le  temps  de  réfléchir  à  l'attitude 
qu'il  lui  fallait  prendre.  Son  premier  mouve- 
ment eût  été  de  se  détourner,  mais  Bernard 
lui  avait  saisi  les  deux  mains  et  les  serrait 
avec  une  gentillesse  et  une  affection  qui  mon- 
traient que  le  jeune  homme  ne  savait  rien 
encore  de  la  rupture  survenue  entre  Paul  et  sa 
femme. 

—  Mais  oui,  Paul,  c'est  moi,  déclara-t-il 
gaiement.  Je  peux  te  tutoyer,  n'est-ce  pas?  Oui, 
c'est  moi,  et  ça  t'épate,  hein  ?  Tu  imagines 
une  rencontre  providentielle,  un  hasard  comme 
on  n'en  voit  pas?  Les  deux  beaux -frères  réu- 
nis dans  le  même  régiment!...  Eh  bien,  non, 
c'est  à  ma  demande  expresse.  «  Je  m'engage, 
ai-je  dit,  ou  à  peu  près,  aux  autorités,  je  m'en- 
gage comme  c'est  mon  devoir  et  mon  plaisir. 
Mais,  à  titre  d'athlète  plus  que  complet  et  de 
lauréat  de  toutes  les  sociétés  de  gymnastique 
et  de  préparation  militaire,  je  désire  qu'on 
m'envoie  illico  sur  le  front  et  dans  le  régiment 
de  mon  beau-frère,  le  caporal  Paul  Delroze.  » 
Et  comme  on  ne  pouvait  pas  se  passer  de  mes 
services,  on  m"a  expédié  ici...  Et  alors,  quoi? 
Tu  ne  semblés  pas  transporté  ? 

Paul  écoutait  à  peine  II  se  disait  :  «  Voilà 
le  fils  d'Hermine  d'Andeville.  Celui  qui  me 
touche  est  le  fils  de  la  femme  qui  a  tué...  Mais 


L'ECLAT  D'OBUS  6i 

la  figure  de  Bernard  exprimait  une  telle  fran- 
chise et  tant  d'allégresse  ingénue,  qu'il  arti- 
cula : 

—  Si,  si...  Seulement  tu  es  si  jeune  ! 

—  Moi  ?  Je  suis  très  vieux.  Dix-sept  ans  le 
jour  de  mon  engagement. 

—  Mais  ton  père  ? 

—  Papa  m"a  donné  son  autorisation.  Sans 
quoi,  d'ailleurs,  je  ne  lui  aurais  pas  donné  la 
mienne. 

—  Comment  ? 

—  Mais  oui,  il  s'e.st  engagé. 

—  A  son  âge  ? 

—  Comment,  mais  il  est  très  jeune.  Cinquante 
ans  le  jour  de  son  engagement  !  On  l'a  versé 
comme  interprète  dans  l'état-major  anglais. 
Toute  la  famille  sous  les  armes,  tu  vois...  Ah! 
j'oubliais,  j'ai  une  lettre  d'Elisabeth  pour  toi. 

Paul  tressaillit.  Il  n'avait  pas  voulu  jus- 
qu'ici interroger  son  beau-frère  sur  la  jeune 
femme.  Il  murmura,  en  prenant  la  lettre  : 

—  Ah  !  elle  t'a  remis  cela... 

—  Mais  non,  elle  nous  l'a  envoyée  d'Orne- 
quin. 

—  D'Ornequin?  Mais  c'est  impossible  !  Eli- 
sabeth est  partie  le  soir  même  de  la  mobilisa- 
tion. Elle  allait  à  Chaumont,  chez  sa  tante. 

—  Pas  du  tout.  J'ai  été  dire  adieu  à  notre 
tante  :  elle  n'avait  aucune  nouvelle  d'Elisabeth 
depuis  le  début  de  la  guerre.  D'ailleurs,  regarde 
l'enveloppe.  «  Paul  Dclro^e,  aux  soins  de 
M.  cfAndevllle,  à  Paris  »...  Et  c'est  timbré 
d'Ornequin  et  de  Corvigny. 

Après  avoir  regardé,  Paul  balbutia  : 

—  Oui,  tu  as  raison,  et  la  date  est  visible  sur 
le  cachet  delà  poste  :  «  i8  août  ».  Le  i8  août... 


62  L  ECLAT  D'OBUS 

Et  Corvigny  est  tombé  au  pouvoir  des  Alle- 
mands le  20  août,  le  surlendemain.  Donc  Eli- 
sabeth était  encore  là. 

—  Mais  non,  mais  non,  s'écria  Bernard,  Eli- 
sabeth n'est  pas  une  enfant.  Tu  comprends 
bien  qu'elle  n'aura  pas  attendu  les  Boches,  à 
dix  pas  de  la  frontière  !  Au  premier  coup  de  feu 
de  ce  côté-là,  elle  a  dû  quitter  le  château.  Et 
c'est  cela  qu'elle  t'annonce.  Lis  donc  sa  lettre. 
Paul. 

Paul  ne  doutait  pas  au  contraire  de  ce  qu'il 
allait  apprendre  en  lisant  cette  lettre,  et  c'est 
avec  un  frisson  qu'il  en  déchira  l'enveloppe. 

Elisabeth  avait  écrit  : 

«  Paul, 

«  Je  ne  puis  me  décider  à  partir  d'Ornequin. 
«  Un  devoir  m'y  retient,  auquel  je  ne  faillirai 
«  pas,  celui  de  délivrer  le  souvenir  de  ma  mère. 
«  Comprenez-moi  bien,  Paul  :  ma  mère  demeure 
«  pour  moi  l'être  le  plus  pur.  Celle  qui  m'a 
«  bercée  dans  ses  bras,  celle  à  qui  mon  père 
«  garde  tout  son  amour,  ne  peut  même  pas  être 
«  soupçonnée.  Mais  vous  l'accusez,  vous,  et 
«  c'est  contre  vous  que  je  veux  la  défendre. 

(f  Les  preuves,  dont  je  n'ai  pas  besoin  pour 
«  croire,  je  les  trouverai  pour  vous  forcer  à 
«  croire.  Et,  ces  preuves,  il  me  semble  que  je 
«  ne  les  trouverai  qu'ici.  Je  resterai  donc. 

«  Jérôme  et  Rosalie  restent  également,  bien 
(c  que  l'on  annonce  l'approche  de  l'ennemi.  Ce 
«  sont  de  braves  cœurs,  et  vous  n'avez  donc 
«  rien  à  craindre,  puisque  je  ne  serai  pas  seule. 

«  Elisabeth  Delroze.  » 
Paul  replia  la  lettre.  Il  était  très  pâle. 


L ÉCLAT  D'OBUS  63 

Bernard  lui  demanda  : 

—  Elle  n'est  plus  là-bas,  n'est-ce  pas  ? 

—  Si,  elle  y  est. 

—  Mais  c'est  de  la  folie  !  Comment  !  mais  avec 
de  tels  monstres  ! ...  un  château  isolé . . .  Voyons, 
voyons,  Paul,  elle  n'ignore  pourtant  pas  les 
dangers  terribles  qui  la  menacent!  Qu'est-ce  qui 
peut  la  retenir  ?  Ah  !  c'est  effroyable  ! . . . 

La  figure  contractée,  les  poings  crispés,  Paul 
gardait  le  silence... 


LA  PAYSANNE 
DE   CORVIGNY 


i  ROIS  semaines  auparavant,  en  apprenant 
^M  ^1  que  la  guerre  était  déclarée,  Paul  avait 
^^J^^  senti  sourdre  en  lui,  immédiate  et  im- 
placable, la  résolution  de  se  faire  tuer. 

Le  désastre  de  sa  vie,  l'horreur  de  son  ma- 
riage avec  une  femme  qu'au  fond  il  ne  cessait 
pas  d'aimer,  les  certitudes  acquises  au  château 
d'Ornequin,  tout  cela  l'avait  bouleversé  à  un 
tel  point  que  la  mort  lui  apparut  comme  un 
bienfait. 

Pour  lui,  la  guerre,  ce  fut,  instantanément  et 
sans  le  moindre  débat,  la  mort.  Tout  ce  qu'il 
pouvait  admirer  démouvant  et  de  grave,  de 
réconfortant  et  de  magnifique,  dans  les  événe- 
ments de  ces  premières  semaines,  l'ordre  par- 
fait de  la  mobilisation,  l'enthousiasme  des  sol- 
dats, l'unité  admirable  de  la  France,  le  réveil 
de  l'âme  nationale,  aucun  de  ces  grands  spec- 
tacles n'attira  son  attention.  Au  plus  profond 
de  lui-même  il  avait  décrété  qu'il  accomplirait 
de  tels  actes  que  la  chance  la  plus  invraisem- 
blable ne  pourrait  le  sauver. 

C'est  ainsi  qu'il-  avait  cru  trouver,  dès  le 
premier  jour,  l'occasion  voulue.  S'emparer  de 


L ÉCLAT  D  OBUS  65 

l'espion  dont  il  soupçonnait  la  présence  dans  le 
clocher  de  Téglise,  pénétrer  ensuite  au  cœur 
même  des  troupes  ennemies  pour  signaler  leur 
position,  c'était  aller  à  une  mort  certaine.  Il  y 
alla  bravement.  Et,  comme  il  avait  une  con- 
science très  nette  de  sa  mission,  il  la  remplit 
avec  autant  de  prudence  que  de  bravoure.  Mou- 
rir, soit,  mais  mourir  après  avoir  réussi.  Et  il 
goûta,  dans  l'action  comme  dans  le  succès,  une 
joie  singulière  à  laquelle  il  ne  s'attendait  point. 

La  découverte  du  poignard  employé  par  l'es- 
pion l'impressionna  vivement.  Quel  rapport 
pouvait-il  établir  entre  cet  homme  et  celui  qui 
avait  tenté  de  le  frapper  ?  Quel  rapport  entre 
ceux-là  et  la  comtesse  d'Andeville,  morte  seize 
années  auparavant?  Et  comment,  par  quels 
liens  invisibles,  se  rattachaient-ils  tous  les  trois 
à  cette  même  œuvre  de  trahison  et  d'espionnage 
dont  Paul  avait  surpris  les  différentes  manifes- 
tations ? 

Mais  surtout  la  lettre  d'Elisabeth  lui  porta 
un  coup  extrêmement  brutal.  Ainsi  la  jeune 
femme  était  là-bas,  parmi  les  obus,  les  balles, 
les  luttes  sanglantes  autour  du  château,  le  délire 
et  la  rage  des  vainqueurs,  l'incendie,  les  fusil- 
lades, les  tortures,  les  atrocités  !  Elle  était  là, 
jeune  et  belle,  presque  seule,  sans  défense  !  Et 
elle  y  était  parce  que  lui,  Paul,  n'avait  pas  eu 
l'énergie  de  la  revoir  et  de  l'entraîner  avec  lui  ! 

Ces  pensées  provoquaient  en  Paul  des  crises 
d'abattement,  d'où  il  sortait  tout  à  coup  pour 
se  jeter  au-devant  de  quelque  péril,  poursuivant 
ses  folles  entreprises  jusqu'au  bout,  quoi  qu'il 
advînt,  avec  un  courage  tranquille  et  une  obs- 
tination farouche  qui  inspiraient  à  ses  cama- 
rades autant  de  surprise  que  d'admiration.  Et 


66  L'ECLAT  D'OBUS 

peut-être  moins  que  la  mort  cherchait-il  désor- 
mais cette  ivresse  ineffable  que  Ton  éprouve  à 
la  braver. 

Kt  la  journée  du  6  septembre  arriva  ;  la 
journée  du  miracle  inouï  où  le  grand  chef,  lan- 
çant à  ses  armées  d'immortelles  paroles,  enfin 
leur  ordonna  de  se  jeter  sur  lennemi.  La  re- 
traite si  vaillamment  supportée,  mais  si  cruelle, 
se  terminait.  Epuisés,  à  bout  de  souffle,  luttant 
un  contre  deux  depuis  des  jours,  n'ayant  pas 
le  temps  de  dormir,  n'ayant  pas  le  temps  de 
manger,  ne  marchant  que  par  le  prodige  d'ef- 
forts dont  ils  n'avaient  même  plus  conscience, 
ne  sachant  pas  pourquoi  ils  ne  se  couchaient  point 
dans  le  fossé  des  routes  pour  y  attendre  la  mort. . . 
c'est  à  ces  hommes-là  que  l'on  dit  :  «  Halte! 
Demi  tour!  Et  maintenant  droit  à  l'ennemi!  » 

Et  ils  firent  demi-tour  Ces  moribonds  retrou- 
vèrentla  force.  Du  plus  humbleauplus  illustre, 
chacun  tendit  sa  volonté  et  se  battit  comme  si 
le  salut  de  la  France  eût  dépendu  de  lui  seul. 
Autant  de  soldats,  autant  de  héros  sublimes. 
On  leur  demandait  de  vaincre  ou  de  se  faire 
tuer.  Ils  furent  victorieux. 

Parmi  les  plus  intrépides,  Paul  brilla  au  pre- 
mier rang.  Ce  qu'il  fit  et  ce  qu'il  supporta,  ce 
qu'il  tenta  et  ce  qu'il  réussit,  lui-même  il  avait 
conscience  que  cela  dépassait  les  bornes  de  la 
réalité.  Le  6,  le  7  et  le  8,  puis  du  11  au  13. 
malgré  l'excès  de  la  fatigue  et  malgré  des  pri- 
vations de  sommeil  et  de  nourriture  auxquelles 
on  n'imagine  pas  qu'il  soit  humainement  pos- 
sible de  résister,  il  n'eut  aucune  autre  sensation 
que  d'avancer,  et  d'avancer  encore,  et  d'avancer 
toujours.  Que  ce  fût  dans  l'ombre  ou  sous  la 
clarté  du  soleil,  sur  les  bords  de  la  Marne  oudans 


L ECLAT  D'OBUS  67 

les  couloirs  de  l'Argonne,  que  ce  fût  vers  le 
Nord  ou  vers  lEst  quand  on  envo3^a  sa  division 
renforcer  les  troupes  de  la  frontière,  qu'il  fût 
couché  à  plat  ventre  et  qu'il  rampât  dans  les 
terres  labourées,  ou  bien  debout  et  qu'il  char- 
geât à  la  baïonnette,  il  allait  de  l'avant,  et 
chaque  pas  était  une  délivrance,  et  chaque  pas 
était  une  conquête. 

Chaque  pas  aussi  exaspérait  sa  haine.  Oh  ! 
comme  son  père  avait  eu  raison  de  les  exécrer, 
ces  gens-là  !  Aujourd'hui  Paul  les  voyait  à 
l'œuvre.  Partout  c'était  la  dévastation  stupide 
et  l'anéantissement  irraisonné.  Partout  l'in- 
cendie, et  le  pillage,  et  la  mort.  Otages  fusillés, 
femmes  assassinées  bêtement,  pour  le  plaisir. 
Eglises,  châteaux,  maisons  de  riches  et  masures 
de  pauvres,  il  ne  restait  plus  rien.  Les  ruines 
elles-mêmes  avaient  été  détruites  et  les  cada- 
vres torturés. 

Quelle  joie  de  battre  un  tel  ennemi!  Bien 
que  réduit  à  la  moitié  de  son  effectif,  le  régi- 
ment de  Paul,  lâché  comme  une  meute,  mor- 
dait sans  répit  la  bête  fauve.  Elle  semblait 
plus  hargneuse  et  plus  redoutable  à  mesure 
qu'elle  approchait  de  la  frontière,  et  l'on  fon- 
çait encore  sur  elle  dans  l'espoir  fou  de  lui 
donner  le  coup  de  grâce. 

Et  un  jour,  sur  le  poteau  qui  marquait  l'em- 
'  branchement  de  deux  routes,  Paul  lut  : 

Corvigny,  14  kil. 
Ornequin,  31  kil.  400. 
La  frontière,  38  kil.  300. 

Corvigny  !  Ornequin  !  Avec  quelle  émotion 
de  tout  son  être  il  lut  ces  syllabes  imprévues  ! 


^g  L ÉCLAT  D'OBUS 

D'ordinaire,  absorbé  par  l'ardeur  de  la  lutte  et 
par  tant  de  soucis  divers,  il  prêtait  peu  d^atten- 
tion  aux  noms  des  localités  traversées,  et  le 
hasard  seul  lès  lui  apprenait.  Et  voilà  que  tout 
à  coup  il  se  trouvait  à  si  peu  de  distance  du 
château d'Ornequin!  Cçrvigny,  14 kilomètres... 
Etait-ce  vers  Corvigny  que  se  dirigeaient  les 
troupes  françaises,  vers  la  petite  place  forte 
que  les  Allemands  avaient  enlevée  d'assaut  et 
occupée  dans  de  si  étranges  conditions? 

Ce  jour-là  on  se  battait  depuis  l'aube  contre 
un  ennemi  qui  semblaitrésister  plus  mollement. 
Paul,  à  la  tète  d'une  escouade,  avait  été  en- 
voyé' par  son  capitaine  jusqu'au  village  de 
Bléville  avec  ordre  d'y  entrer  si  1  ennemi  s'en 
était  retiré,  mais  de  ne  pas  pousser  plus  avant. 
Et  c'est  après  les  dernières  maisons  de  ce  vil- 
lao-e  qu'il  aperçut  le  poteau  indicateur. 

n  était  alors  assez  inquiet.  Un  taube  venait 
de  survoler  le  pays.  Une  embûche  était  possible. 
—  Retournons  au  village,  dit-il.  On  va  s'y 
barricader  en  attendant. 

Mais  un  bruit  soudain  crépita  derrière  une 
colline  boisée  qui  coupait  la  route  du  côté  de 
Corvio-ny,  un  bruit  de  plus  en  plus  net,  et  dans 
lequeîPaul,  au  bout  d'un  instant,  reconnut  le 
ronflement  énorme  d'une  auto,  sans  doute  d  une 
auto-mitrailleuse.  ^ 

Fourrez-vous  dans  le  fossé,  cna-t-il  a  ses 

hommes.  Cachez-vous  dans  les  meules.  La 
baïonnette  au  canon  Et  que  personne  ne  bouge . 
Il  avait  compris  le  danger,  cette  auto  traver- 
sant le  village,  fonçant  au  milieu  de  la  com- 
pagnie, semant  la  panique  et  se  défilant  ensuite 
par  quelque  autre  chemin. 

Rapidement,  il  escalada  le  tronc  crevasse 


i: ÉCLAT  D'OBUS  69 

d'un  vieux  chêne  et  s'installa  parmi  les  bran- 
ches, à  une  hauteur  qui  surplombait  la  route 
de  quelques  mètres.  Presque  aussitôt,  Tauto 
apparut.  C  était  bien  une  auto  blindée,  formi- 
dable et  monstrueuse  sous  sa  carapace,  mais 
d'un  modèle  assez  ancien  qui  laissait  voir,  au- 
dessus  des  plaques  d'acier,  le  casque  et  la  tète 
des  hommes. 

KUe  avançait  à  vive  allure,  prête  à  bondir 
en  cas  d'alerte.  Les  hommes  courbaient  le 
dos.  Paul  en  compta  une  demi-douzaine.  Deux 
canons  de  mitrailleuses  dépassaient. 

11  épaula  son  fusil  et  visa  le  conducteur,  un 
ijfros  Germain  dont  la  fiafure  écarlate  semblait 
teintée  de  sang.  Puis,  posément,  à  1  instant 
propice,  il  tira. 

—  Chargez,  les  gars  !  cria-t-il  en  dégringo- 
lant de  son  arbre. 

Mais  il  ne  fut  même  pas  besoin  de  donner 
l'assaut.  Le  conducteur,  frappé  à  la  poitrine, 
avait  encore  eu  la  présence  d'esprit  de  freiner 
et  d'arrêter  sa  voiture.  Se  voyant  cernés,  les 
Allemands  levèrent  les  bras. 

—  Kamerad  !  Kamerad  ! 

Et  l'un  d'eux,  sautant  de  l'auto  après  avoir 
jeté  ses  armes,  se  précipita  vers  Paul  : 

—  Alsacien ,  sergent  !  Alsacien  de  Stras- 
bourg !  Ah  !  sergent,  il  y  a  assez  de  jours  que 
je  le  guette,  ce  moment-là  ! 

Tandis  que  ses  hommes  conduisaient  les  pri- 
sonniers dans  le  village,  Paul,  en  toute  hâte, 
interrogea  l'Alsacien  : 

—  ^'où  vient  l'auto? 

—  De  Corvigny. 

—  Du  monde  à  Corvigny? 


70  L'ECLAT  D'OBUS 

—  Très  peu.  Une  arrière-garde  de  deux  cent 
cinquante  Badois,  tout  au  plus. 

—  Et  dans  les  forts  ? 

—  A  peu''près  autant.  On  n'avait  pas  cru 
nécessaire  de  réparer  les  tourelles  et  l'on  est 
pris  à  rirnproviste.  Vont- ils  essayer  de  se 
maintenir  ou  se  replier  vers  la  frontière  ?  Ils 
hésitent,  c'est  pourquoi  on  nous  a  envoyés  en 
reconnaissance. 

—  Alors,  nous  pouvons  marcher? 

—  Oui,  mais  tout  de  suite,  sans  quoi  ils  re- 
çoivent des  renforts  importants,  deux  divisions. 

—  Qui  seront  là  ? 

—  Demain.  Elles  doivent  traverser  la  fron- 
tière demain,  vers  midi. 

—  Cré  non  !  il  n'y  a  pas  de  temps  à  perdre, 
dit  Paul. 

Tout  en  examinant  l'auto-mitrailleuse  et  en 
faisant  désarmer  et  fouiller  les  prisonniers, 
Paul  réfléchissait  aux  mesures  à  prendre,  lors- 
qu'un de  ses  hommes,  resté  dans  le  village, 
vint  lui  annoncer  l'arrivée  d'un  détachement 
français.  Un  lieutenant  le  commandait. 

Paul  se  hâta  de  mettre  cet  officier  au  cou- 
rant. Les  événements  nécessitaient  une  action 
immédiate.  Il  s'offrit  à  partir  à  la  découverte 
dans  l'auto  même  que  Ion  avait  capturée. 

—  Soit,  dit  l'officier  ;  moi,  j'occupe  le  vil- 
lage et  je  m  arrange  pour  que  la  division  soit 
prévenue  le  plus  tôt  possible. 

L'automobile  fila  dans  la  direction  de  Corvi- 
gny.  Huit  hommes  s'y  étaient  entassés.  Deux 
d'entre  eux,  spécialement  chargés  des  mitrail- 
leuses, en  étudiaient  le  mécanisme.  Le  prison- 
nier alsacien,  debout  afin  qu'on  pût  bien  voir 


L'ECLAT  D'OBUS  Ji 

de  partout  son  casque  et  son  uniforme,  surveil- 
lait l'horizon. 

Tout  cela  fut  décidé  et  exécuté  en  l'espace 
de  quelques  minutes,  sans  discussion  et  sans 
que  Ion  s'arrêtât  aux  détails  de  lentreprise. 

—  A  la  grâce  de  Dieu  !  s'exclama  Paul  lors- 
qu'il fut  au  volant.  Vous  êtes  prêts  à  mener 
l'aventure  jusqu  au  bout,  mes  amis  ? 

—  Et  même  au  delà,  sergent,  fit  auprès  de 
lui  une  voix  qu'il  reconnut. 

C'était  Bernard  d'Andeville,  le  frère  d'Eli- 
sabeth. Bernard  appartenant  à  la  neuvième 
compagnie,  Paul  avait  réussi  depuis  leur  ren- 
contre à  l'éviter,  ou  du  moins  à  ne  pas  lui  par- 
ler. Mais  il  savait  que  le  jeune  homme  se  bat- 
tait bien. 

—  Ah  !  c'est  toi,  dit-il. 

—  En  chair  et  en  os ,  s'écria  Bernard .  Je 
suis  venu  avec  mon  lieutenant,  et  lorsque  je 
t'ai  vu  monter  dans  lauto  et  emmener  ceux  qui 
se  présentaient,  tu  comprends  si  j'ai  saisi  l'oc- 
casion ! 

Et  il  ajouta,  d'un  ton  qui  s'embarrassait  : 

—  L'occasion  de  faire  un  joli  coup  sous  tes 
ordres,  et  l'occasion  de  te  parler,  Paul...  car  je 
n'ai  pas  eu  de  chance  jusqu'ici...  Il  m'a  même 
semblé  que  tu  n  étais  pas  avec  moi...  comme 
je  l'espérais... 

—  Mais  si,  mais  si,  articula  Paul...  seule- 
ment, les  préoccupations... 

—  Au  sujet  d'Elisabeth,  n'est-ce  pas  ? 

—  Oui. 

—  Je  comprends.  Tout  de  même  cela  n'ex- 
plique pas  qu  il  y  ait  entre  nous...  commeune 
gêne... 

A  ce  moment,  l'Alsacien  prescrivit  : 


72  L'ECLA  T  D'OBUS 

—  Il  ne  faut  pas  se  montrer ...  Des  uhlans  ! . . . 
Une  patrouille  débouchait  d'un  chemin  de 

traverse,  au  détour  d'un  bois.  Il  leur  cria,  en 
passant  prèâ  d'eux  : 

—  Fichez  le  camp,  camarades  !  Au  galop  1 
voilà  les  Français  ! . . . 

Paul  profita  de  l'incident  pour  ne  pas  ré- 
pondre à  son  beau-frère.  Il  avait  forcé  la  vitesse, 
et  l'auto  filait  avec  un  fracas  de  tonnerre,  escala- 
dant les  pentes  et  dévalant  comme  une  trombe. 

Les  détachements  ennemis  se  faisaient  plus 
nombreux.  L'Alsacien  les  interpellait,  ou,  par 
signes,  les  incitait  à  une  retraite  immédiate. 

—  Ce  que  c'est  rigolo  de  les  voir  !  dit-il  en 
riant.  C'est  une  galopade  effrénée  derrière  nous. 

Et  il  ajouta  : 

—  Je  vous  avertis,  sergent,  qu'à  ce  train-là 
nous  allons  tomber  en  plein  Corvign)^  Est-ce 
ça  que  vous  voulez? 

—  Non,  répliqua  Paul,  on  s'arrêtera  en  vue 
de  la  ville. 

—  Et  si  l'on  est  cerné  ? 

—  Par  qui  ?  En  tout  cas.  ce  n'est  pas  ces 
bandes  de  fuyards  qui  pourraient  s'opposer  à 
notre  retour. 

Bernard  d'Andeville  prononça  : 

—  Paul,  je  te  soupçonne  de  ne  pas  penser 
du  tout  au  retour. 

—  Du  tout,  en  effet.  As-tu  peur? 

—  Oh  !  quel  vilain  mot  ! 

Mais,  après  un  silence.  Paul  reprit  d'une 
voix  où  il  y  avait  moins  de  rudesse  : 

—  Je  regrette  que  tu  sois  venu,  Bernard. 

—  Le  danger  est-il  donc  plus  grand  pour 
moi  que  pour  toi  et  pour  les  autres  ? 

—  Non. 


L'ECLAT  D'OBUS  73 

—  Alors,  fais-moi  l'honneur  de  ne  rien  re- 
gretter . 

Toujours  debout,  penché  au-dessus  du  ser- 
gent, l'Alsacien  indiqua  : 

—  La  pointe  de  clocher  en  face  de  nous,  der- 
rière le  rideau  d'arbres,  c'est  Corvigny.  J'es- 
time qu'en  obliquant  sur  les  hauteurs  de  gauche 
nous  pourrions  voir  ce  qui  se  passe  dans  la  ville. 

—  Nous  le  verrons  bien  mieux  en  3^  entrant, 
remarqua  Paul.  Seulement,  nous  risquons 
gros...  Toi  surtout,  l'Alsacien.  Prisonnier,  on 
te  fusille.  Dois-je  te  descendre  avant  Corvigny  ? 

—  Vous  ne  m'avez  pas  regardé,  sergent. 
La  route  rejoignait  la  ligne  du  chemin  de 

fer.  Puis  apparurent  les  premières  maisons  des 
faubourgs.  Quelques  soldats  se  montraient. 

—  Pas  un  mot  à  ceux-là,  ordonna  Paul,  il 
ne  faut  pas  les  effaroucher...  sans  quoi  ils  nous 
prendraient  de  dos  au  moment  décisif. 

Il  reconnut  la  gare  et  constata  qu'elle  était 
fortement  occupée.  Le  long  de  l'avenue  qui 
montait  à  la  ville,  des  casques  à  pointe  allaient 
et  venaient. 

—  En  avant  !  s'écria  Paul.  S'il  y  a  des  ras- 
semblements de  troupes,  ce  ne  peut  être  que 
sur  la  place.  Les  mitrailleuses  sont  prêtes  ?  Et 
les  fusils?  Prépare  le  mien,  Bernard.  Et,  au 
premier  signal,  feu  à  volonté  ! 

L'auto  déboucha  violemment,  en  pleine 
place.  Ainsi  qu'il  l'avait  prévu,  une  centaine 
d'hommes  s'y  trouvaient,  tous  massés  devant 
le  porche  de  l'église,  auprès  des  faisceaux  de 
baïonnettes.  L'église  n'était  plus  qu'un  mon- 
ceau de  décombres,  et  presque  toutes  les  mai- 
sons de  la  place  avaient  été  anéanties  par  le 
bombardement. 


74  L'ECLAT  D'OBUS 

Les  officiers,  qui  se  tenaient  à  l'écart,  pous- 
sèrent des  exclamations  joyeuses  et  gesticu- 
lèrent en  apercevant  cette  auto  qu'ils  avaient 
envoyée  en  reconnaissance,  et  dont  ils  atten- 
daient évidemment  le  retour  avant  de  prendre 
une  décision  sur  la  défense  de  la  ville.  Rejoints 
sans  doute  par  des  officiers  de  liaison,  ils 
étaient  nombreux.  Un  général  les  dominait 
tous  de  sa  haute  taille.  Des  automobiles  sta- 
tionnaient à  quelque  distance 

La  rue  était  pavée,  mais  aucun  trottoir  ne  la 
séparait  du  terrain  même  de  la  place.  Paul  la 
suivit,  puis,  à  vingt  mètres  des  officiers,  il 
donna  un  coup  de  volant  brutal,  et  l'efl^royable 
machine  fonça  droit  dans  le  groupe,  renversa, 
écrasa,  obliqua  légèrement  pour  prendre  d'en- 
filade tous  les  faisceaux  de  fusils  et  pénétra 
comme  une  masse  irrésistible  au  milieu  du 
détachement.  Ce  fut  la  mort,  et  la  bousculade, 
et  la  fuite  éperdue,  et,  les  vociférations  de  la 
douleur  et  de  l'épouvante. 

—  Feu  à  volonté!  cria  Paul  qui  arrêta  la 
voiture. 

Et,  dece  blockhaus  imprenable,  surgi  soudain 
au  centre  de  la  place,  la  fusillade  commença, 
tandis  que  se  précipitait  le  crépitement  sinistr- 
des  deux  mitrailleuses. 

En  l'espace  de  cinq   minutes,    la  place  fut 
jonchée  de  morts  et  de  blessés.  Le  général  et 
plusieurs  officiers  gisaient  inertes.   Les  survi 
vants-se  sauvèrent. 

—  Cessez  le  feu!  ordonna  Paul. 

Il  amena  l'auto  jusqu'au  bout  de  l'avenue  qui 
descendaitàlagare.  Attiréesparlesdétonations. 
les  troupes  de  la  gare  accouraient.  Quelque^ 
décharges  de  mitrailleuses  les  dispersèrent 


L ECLAT  D'OBUS  75 

Trois  fois,  à  vive  allure,  Paul  fit  le  tour  de 
la  place,  afin  de  surveiller  les  voies  d'accès. 
De  tous  côtés  l'ennemi  fuyait  par  les  routes  et 
par  les  sentiers  qui  conduisaient  à  la  frontière. 
Et  de  tous  côtés  aussi  les  habitants  de  Corvi- 
gn}'-  sortaient  de  leurs  maisons  et  manifestaient 
leur  joie, 

—  Qu'on  relève  et  qu'on  soigne  les  blessés, 
commanda  Paul.  Et  qu'on  appelle  le  sonneur 
de  l'église,  ou  quelqu'un  qui  sache  sonner  les 
cloches.  C'est  urgent  ! 

Et  tout  de  suite,  au  vieux  sacristain  qui  se 
présenta  : 

—  Le  tocsin,  mon  brave,  le  tocsin  à  tour  de 
bras  !  Et  quand  tu  seras  fatigué,  qu'un  cama- 
rade te  remplace!  Va...  Le  tocsin,  sans  une 
seconde  de  répit  ! 

C'était  le  signal  dont  Paul  avait  conveuu 
avec  le  lieutenant  français  et  qui  devait  annon- 
cer à  la  division  la  réussite  de  l'entreprise  et 
la  nécessité  de  la  marche  en  avant. 

Il  était  deux  heures.  A  cinq  heures,  l'état- 
major  et  une  brigade  prenaient  possession  de 
Corvigny,  et  nos  75  lançaient  quelques  obus. 
A  dix  heures  du  soir,  le  reste  de  la  division 
ayant  rejoint,  les  Allemands  étaient  chassés 
du  Grand-Jonas  et  du  Petit-Jonas  et  se  con- 
centraient en  avant  de  la  frontière.  Il  fut 
décidé  que  dès  l'aube  on  les  délogerait. 

—  Paul,  dit  Bernard  à  son  beau-frère,  avec 
qui  il  se  retrouva  après  l'appel  du  soir,  Paul, 
j'ai  à  te  raconter  quelque  chose...  qui  m'in- 
trigue... quelque  chose  de  très  louche...  tu  vas 
en  juger.  Tout  à  l'heure,  je  me  promenais 
dans  une  des  petites  rues  qui  avoisinent  l'église, 


76  L'ECLAT  D'OBUS 

quand  je  fus  abordé  par  une  femme...  une 
femme  dont  je  n'ai  pas  tout  dabord  distingué 
les  traits  ni  le  costume,  car  l'obscurité  était  à 
peu  près  complète,  mais  qui  cependant,  au 
bruit  de  ses  sabots  sur  le  pavé,  me  parut  être 
une  paysanne.  Elle  me  dit.  et.  pour  une  pay- 
sanne, sa  façon  de  s'exprimer  me  surprit  un 
peu  : 

«  —  Mon  ami,  vous  pourriez  peut-être  me 
donner  un  renseignement... 

«  Et.  comme  je  me  mettais  à  sa  disposition, 
elle  commença  : 

c(  —  Voilà.  J'habite  un  petit  village  tout 
près  d'ici.  Tantôt  j'ai  su  que  votre  corps  d'ar- 
mée était  là.  Alors,  j'y  suis  venue,  parce  que 
je  voudrais  voir  un  soldat  qui  fait  partie  de 
ce  corps  d'armée.  Seulement,  je  ne  sais  pas  le 
numéro  de  son  régiment...  Oui,  il  y  a  eu  des 
changements...  ses  lettres  n'arrivent  pas...  il 
n'a  pas  reçu  les  miennes  sans  doute...  Oh!  si 
par  hasard  vous  le  connaissiez!...  un  bon  gar- 
çon, si  brave  ! 

«  Je  lui  répondis  : 

«  —  Le  hasnrd  peut  vous  servir  en  effet, 
madame.  Quel  est  le  nom  de  ce  soldat? 

«  —  Delroze,  le  caporal  Paul  Delroze.  » 

Paul  s'exclama  : 

—  Comment  !  il  s'agissait  de  moi  ? 

—  Il  s'agissait  de  toi,  Paul,  et  la  coïncidence 
me  sembla  si  curieuse  que  je  lui  donnai  sim- 
plement le  numéro  de  ton  régiment  et  celui  de 
ta  compagnie,  sans  lui  révéler  notre  parenté. 

«  —  Ah  !  bien,  fit-elle,  et  le  régiment  est  à 
Corvigny  ? 

«  —  Oui,  depuis  tantôt. 

«  —  Et  vous  le  connaissez.  Paul  Delroze  ? 


i: ECLAT  D  OBUS  77 

«  — De  nom  seulement,  ai-je  répliqué. 

«  Et  vraiment  je  n'aurais  su  dire  pourquoi 
je  répliquai  ainsi  et  pourquoi,  ensuite,  je  con- 
tinuai la  conversation  de  manière  qu'elle  ne 
devinât  pas  mon  étonnement. 

«  —  Il  a  été  nommé  sergent  et  cité  à  l'ordre 
(lu  jour,  c'est  comme  cela  que  j'ai  entendu 
parler  de  lui.  Voulez-vous  que  je  m'enquière 
et  que  je  vous  conduise? 

«  — Pas  encore,  fit-elle,  pas  encore,  j'aurais 
trop  d'émotion. 

«  Trop  d'émotion?  cela  me  paraissait  de 
plus  en  plus  équivoque.  Cette  femme  qui  te 
recherchait  si  avidement  et  qui  retardait  le 
moment  de  te  voir  ! 

«  Je  lui  demandai  : 

«  —  Vous  vous  intéressez  beaucoup  à  lui  ? 

«  —  Oui,  beaucoup. 

«    —  Il  est  de  votre  famille,  peut-être? 

«   —  C'est  mon  fils. 

«  —  Votre  fils  ! 

«  Sûrement,  jusqu'ici,  elle  n'avait  pas  soup- 
çonné une  seconde  que  je  lui  faisais  subir  un 
interrogatoire.  Mais  ma  stupeur  fut  telle 
qu'elle  recula  dans  l'ombre  comme  pour  se 
mettre  en  état  de  défensive. 

a  J'avais  glissé  la  main  dans  ma  poche  et 
saisi  la  petite  lanterne  électrique  que  je  porte 
toujours  sur  moi.  J'appuyai  sur  le  ressort  et  je 
lui  jetai  la  lumière  en  plein  visage,  tout  en 
m'avançant  vers  elle.  Mon  geste  la  déconcerta 
et  elle  demeura  quelques  secondes  immobile. 
Puis  violemment  elle  rabattit  un  fichu  qui  lui 
couvrait  la  tète,  et,  avec  une  vigueur  imprévue, 
elle  me  frappa  le  bras  de  telle  sorte  que  je 
lâchai  ma  lanterne.  Et  ce  fut  le  silence  immé- 


78  L'ÉCLAT  D'OBUS 

diat,  absolu.  Où  était-elle?  Devant  moi?  A 
droite?  A  gauche?  Comment  se  pouvait-il 
qu'aucun  bruit  ne  me  révélât  sa  présence  ou 
son  départ?  L'explication  m'en  fut  donnée 
lorsque,  après  avoir  retrouvé  et  rallumé  ma 
lanterne  électrique,  j'aperçus  à  terre  ses  deux 
sabots  qu'elle  avait  laissés  pour  prendre  la 
fuite.  Depuis,  je  l'ai  cherchée,  mais  vainement. 
Elle  a  disparu.  » 

Paul  avait  écouté  le  récit  de  son  beau-frère 
avec  une  attention  croissante. 

Il  lui  demanda  : 

—  Alors  tu  as  vu  sa  figure  ? 

—  Oh  !  très  distinctement.  Une  figure  éner- 
gique... des  sourcils  et  des  cheveux  noirs... 
un  air  de  méchanceté...  Quant  aux  vêtements, 
une  tenue  de  pa5^sanne.  mais  trop  propre  et 
trop  arr.mgée.  et  qui  sentait  le  déguisement. 

—  Quel  âge  environ? 

—  Quarante  ans. 

—  Tu  la  reconnaîtrais? 

—  Sans  hésitation. 

—  Tu  m'as  parlé  de  fichu  ?  De  quelle  cou- 
leur ? 

—  Noire. 

—  Fermé,  comment?  Par  un  nœud? 

—  Non,  par  une  broche. 

—  Un  camée  ? 

—  Oui.  un  large  camée  encerclé  d'or.  Com- 
ment sais-tu  cela  ? 

Paul  garda  le  silence  assez  longtemps  et 
murmura: 

—  Je  te  montrerai  demain,  dans  une  des 
pièces  du  château  d'Ornequin.  un  portrait  qui 
doit  avoir  avec  la  femme  qui  t'a  accosté  une 
ressemblance  frappante,  la  ressemblance  qui 


[ECLAT  D'OBUS  79 

peut  exister  entre  deux  sœurs  peut-être...  ou 
bien.,,  ou  bien... 

Il  saisit  son  beau-frère  par  le  bras,  et,  l'en- 
traînant : 

—  Ecoute,  Bernard,  il  y  a  autour  de  nous, 
dans  le  passé  et  dans  le  présent,  des  choses 
effrayantes...  qui  pèsent  sur  ma  vie  et  sur  la 
vie  d'Elisabeth...  sur  la  tienne  aussi  par  con- 
séquent Ce  sont  des  ténèbres  affreuses,  au 
milieu  desquelles  je  me  débats  et  où  des  enne- 
mis que  j'ignore  poursuivent  depuis  vingt  ans 
un  plan  auquel  je  ne  puis  rien  comprendre. 
Dès  le  début  de  cette  lutte  mon  père  est  mort, 
victime  d'un  assassinat.  Au'ourd'hui,  c'est 
moi  que  l'on  attaque.  Mon  union  avec  ta  sœur 
est  brisée,  et  rien  ne  peut  plus  nous  rappro- 
cher l'un  de  l'autre,  de  même  que  rien  non 
plus  ne  peut  faire  qu'il  y  ait.  entre  toi  et  moi, 
l'amitié  et  la  confiance  que  nous  avions  le  droit 
d'espérer.  Ne  m'interroge  pas,  Bernard,  ne 
cherche  pas  à  en  savoir  davantage.  Un  jour 
peut-être,  et  je  ne  souhaite  pas  qu'il  arrive,  tu 
sauras  pourquoi  je  te  demande  le  silence. 


VI 

CE    QUE    PAUL   VIT   AU 
CHATEAU    D'uRNEQUIN 


'  ES  l'aube,  Paul  Delroze  fut  réveillé  par 


des  sonneries  de  clairon.  Et,  tout  de 
^  suite,  dans  le  duel  des  canons  qui 
commença,  il  reconnut  la  voix  brève  et  sèche 
du  75  et  l'aboiement  rauque  du  77  allemand. 

—  Tu  viens,  Paul?  appela  Bernard.  Le  café 
est  servi  en  bas. 

Les  deux  beaux-frères  avaient  trouvé  deux 
chambres  au-dessus  d'un  marchand  de  vin. 
Tout  en  faisant  honneur  à  un  déjeuner  sub- 
stantiel, Paul,  qui,  la  veille  au  soir,  avait 
recueilli  des  renseignements  sur  l'occupation 
de  Corvigny  et  d'Ornequin.  raconta  : 

—  Le  mercredi  ig  août,  Corvigny,  à  la 
grande  satisfaction  de  ses  habitants,  pouvait 
encore  croire  que  les  horreurs  de  la  guerre  lui 
seraient  épargnées.  (Jn  se  battait  en  Alsace  et 
devant  Nancy.  On  se  battait  en  Belgique, 
mais  il  semblait  que  l'effort  allemand  négligeât 
la  route  d'invasion,  étroite  il  est  vrai  et  en 
apparence  d'intérêt  secondaire,  qu'offrait  la 
vallée  du  Liseron.  A  Corvign3^  une  brigade 
française  poussait  activement  les  travaux  de 
défense.  Le  Grand  et  le  Petit-Jonas  étaient 
prêts  sous  leur  coupole  de  béton.  On  attendait. 


r: ECLAT  D'OBUS  8i 

—  Et  Ornequin  ?  demanda  Bernard. 

—  A  Ornequin,  nous  avions  une  compagnie 
de  chasseurs  à  pied  dont  les  officiers  habitaient 
le  château.  Jour  et  nuit  cette  compagnie,  sou- 
tenue par  un  détachement  de  dragons,  patrouil- 
lait le  long  de  la  frontière. 

«  En  cas  d'alerte,  la  consigne  était  de  prévenir 
aussitôt  les  forts  et  de  se  replier  tout  en  résis- 
tant énergiquement, 

«  La  soirée  de  ce  mercredi  fut  absolument 
tranquille.  Une  douzaine  de  dragons  avaient 
galopé  au  delà  de  la  frontière  jusqu'en  vue  de 
la  petite  ville  allemande  d'Ebrecourt.  Aucun 
mouvement  de  troupes  ne  se  dessinait  de  ce 
côté  ni  sur  la  ligne  de  chemin  de  fer  qui  aboutit 
à  Ebrecourt.  Nuit  paisible  également.  Pas  un 
coup  de  fusil.  Il  est  prouvé  qu'à  deux  heures 
du  matin  pas  un  soldat  allemand  n'avait 
franchi  la  frontière.  Or  c'est  à  deux  heures 
précises  qu'une  formidable  détonation  retentit. 
Quatre  autres  la  suivirent  à  des  intervalles  très 
rapprochés.  Ces  cinq  détonations  étaient  dues 
à  l'explosion  de  cinq  obus  de  420  qui  détrui- 
sirent du  premier  coup  les  trois  coupoles  du 
Grand-Jonasetlesdeux  coupoles  duPetit-Jonas. 

—  Comment  !  mais  Corvigny  est  à  vingt- 
quatre  kilomètres  de  la  frontière,  et  les  420  ne 
portent  pas  à  cette  distance  ! 

—  N'empêche  qu'il  tomba  encore  six  gros 
obus  à  Corvigny,  tous  sur  l'église  et  sur  la 
place.  Et  ces  six  obus  tombèrent  vingt  minutes 
plus  tard,  c'est-à-dire  au  moment  où  l'on  pou- 
vait supposer  que,  l'alerte  étant  donnée,  la 
garnison  de  Corvigny  s  était  rassemblée  sur  la 
place.  C'est,  en  effet,  ce  qui  eut  lieu,  et  tu  peux 
deviner  le  carnage  qui  en  résulta. 

6 


82  LECLAT  D'OBUS 

—  Soit,  mais  encore  une  fois,  la  frontière 
est  à  vingt-quatre  kilomètres.  Une  telle  dis- 
tance a  donc  dû  laisser  à  nos  troupes  le  temps 
de  se  reformer  et  de  se  préparer  aux  attaques 
que  ce  bombardement  annonçait.  On  a  eu  pour 
le  moins  trois  ou  quatre  heures  devant  soi. 

—  Pas  un  quart  d  heure.  Le  bombardement 
n'était  pas  fini  que  l'assaut  commença.  Un  as- 
saut ?  Non  pas.  Nos  troupes,  celles  de  Corvigny, 
comme  celles  qui  accouraient  des  deux  forts, 
nos  troupes  décimées  et  en  déroute,  étaient  en- 
tourées d'ennemis,  massacrées  ou  obligées  de 
se  rendre,  avant  même  que  Ion  pût  organiser 
un  semblant  de  résistance.  Cela  se  produisit  su- 
bitement, sous  la  lumière  aveuglante  de  projec- 
teurs dressés  on  ne  sait  où  et  on  ne  sait  comment. 
Et  cela  eut  un  dénouement  immédiat.  On  peut 
dire  qu'en  dix  minutes  Corvigny  fut  investi, 
attaqué,  pris  et  occupé  par  l'ennemi. 

—  Mais  d'où  venait-il  ?  D'où  sortait-il? 

—  On  l'ignore. 

—  Et  les  patrouilles  de  nuit  à  la  frontière  ? 
Les  postes  de  sentinelles  ?  La  compagnie  déta- 
chée au  château  d'Ornequin  ? 

—  Rien.  Aucune  nouvelle.  De  ces  trois  cents 
hommes  qui  avaient  pour  mission  de  veiller 
et  d'avertir,  on  n'a  jamais  entendu  parler,  tu 
entends,  jamais.  On  peut  reconstituer  la  gar- 
nison de  Corvigny  soit  avec  les  soldats  qui  se 
sont  échappés,  soit  avec  les  morts  que  les 
habitants  ont  identifiés  et  enterrés.  Mais  les 
trois  cents  chasseurs  d'Ornequin  ont  disparu 
sans  laisser  l'ombre  dune  trace.  Ni  fugitifs,  ni 
blessés,  ni  cadavres.  Rien. 

—  C'est  incroyable.  Tu  as  interrogé?... 

—  Dix  personnes    hier  soir,  dix  personnes 


L'ECLAT  D'OBUS  83 

qui,  depuis  un  mois,  sans  être  gênées  d'ailleurs 
par  les  quelques  soldats  du  landsturm  auxquels 
lut  confiée  la  garde  de  Corvign}",  ont  poursuivi 
une  enquête  minutieuse  sur  tous  ces  problèmes, 
et  qui  nont  même  pas  pu  établir  une  hypothèse 
plausible.  Une  seule  certitude  :  l'affaire  fut  pré- 
parée de  longue  date  et  dans  ses  moindres  détails . 
l.es  forts,  les  coupoles,  l'église,  la  place,  avaient 
été  exactement  repérés,  et  les  canons  de  siège 
disposés  d'avance  et  rigoureusement  pointés  de 
façon  que  les  onze  obus  pussent  atteindre 
les  onze  objectifs  que  Ton  avait  résolu  d'at- 
teindre. Voilà.  Pour  le  reste,  mystère. 

—  Et  le  château  d'Ornequin?  Et  Elisabeth? 
Paul    s'était    levé.    Les   clairons   sonnaient 

l'appel  du  matin.  La  canonnade  redoublait 
d'intensité.  Ils  se  dirigèrent  tous  deux  vers  la 
place,  et  Paul  continua  : 

—  Là  aussi  le  mystère  est  effarant,  et  peut- 
être  davantage  encore.  Une  des  routes  trans- 
versales qui  coupent  la  plaine  entre  Corvigny 
et  Ornequin  a  été  désignée  par  l'ennemi  comme 
une  limite  que  personne,  ici,  n'a  eu  le  droit  de 
franchir  sous  peine  de  mort. 

—  Donc,  pour  Elisabeth?  ..  dit  Bernard. 

—  Je  ne  sais  pas,  je  ne  sais  rien  de  plus.  Et 
c'est  terrible,  cette  ombre  de  mort  qui  s'étend 
sur  toutes  les  choses  et  sur  tous  les  événements. 
Il  paraît — je  n'ai  pas  pu  contrôler  la  provenance 
de  ce  bruit  —  que  le  village  d'Ornequin,  situé 
près  du  château,  n'existe  même  plus.  Il  a  été 
entièrement  détruit,  mieux  que  cela,  supprimé, 
et  ses  quatre  cents  habitants  emmenés  en  cap- 
tivité   Et  alors... 

Paul  baissa  la  voix  et  dit  en  frissonnant  : 

—  Et  alors  qu'ont-ils  fait  au  château  ?  On  le 


84  L ECLAT  D'OBUS 

voit,  le  château.  On  aperçoit  encore,  de  loin, 
ses  tourelles,  ses  murs.  Mais,  derrière  ces 
murs,  que  s'est-il  passé  ?  Qu'est-il  advenu 
d'Elisabeth  ?  Voilà  bientôt  quatre  semaines 
qu'elle  vit  au  milieu  de  ces  brutes ,  seule,  exposée 
à  tous  les  outrages.  La  malheureuse  !,.. 

Le  jour  se  levait  à  peine  quand  ils  arrivèrent 
sur  la  place.  Paul  fut  mandé  par  son  colonel 
qui  lui  transmit  les  félicitations  très  chaleu- 
reuses du  général  commandant  la  division,  et 
lui  annonça  qu'il  était  proposé  pour  la  croix  et 
pour  le  grade  de  sous-lieutenant,  et  qu'il  avait 
d'ores  et  déjà  le  commandement  de  sa  section. 

—  C'est  tout,  ajouta  le  colonel  en  riant.  A 
moins  que  vous  n'a3'ez  quelque  autre  désir?... 

—  J'en  ai  deux,  mon  colonel. 

—  Allez-y. 

—  D  abord  que  mon  beau-frère  Bernard 
d'Andeville,  ici  présent,  soit  placé  dès  main- 
tenant dans  ma  section  comme  caporal.  11  Ta 
mérité. 

—  Convenu.  Et  ensuite? 

—  Ensuite,  que  tout  à  Theure,  quand  on  va 
nous  porter  vers  la  frontière,  ma  section  soit 
dirigée  vers  le  château  d'Ornequin,  qui  se 
trouve  sur  la  route  même. 

—  C'est-à-dire  qu'elle  soit  désignée  pour 
l'attaque  même  du  château  ? 

—  Comment,  pour  l'attaque?  dit  Paul  avec 
inquiétude.  iMais  l'ennemi  s'est  concentré  le 
long  de  la  frontière,  six  kilomètres  au  delà  du 
château. 

—  On  le  cro5'ait  hier.  En  réalité,  la  concen- 
tration a  eu  lieu  au  château  d'Ornequin,  excel- 
lente position  de  défense  où  l'ennemi  s'accroche 
désespérément  en  attendant  ses  renforts.  La 


V ECLAT  D'OBUS  85 

meilleure  preuve  c'est  qu'il  riposte.  Tenez,  là- 
bas,  à  droite,  cet  obus  qui  éclate...  et  plus  loin 
ce  shrapnell...  deux...  trois  shrapnells.  Ce  sont 
eux  qui  ont  repéré  les  batteries  que  nous  avons 
installées  sur  les  hauteurs  environnantes  et  qui 
lès  arrosent  en  conscience.  Ils  doivent  avoir 
une  vingtaine  de  canons^ 

—  Mais  alors,  balbutia  Paul  assailli  par  une 
idée  atroce,  mais  alors  le  tir  de  nos  batteries 
est  dirigé. .. 

—  Est  dirigé  vers  eux,  cela  va  sans  dire.  Voilà 
une  bonne  heure  que  nos  soixante-quinze  bom- 
bardent le  château  d  Ornequin. 

Paul  jeta  un  cri. 

—  Que  dites-vous,  mon  colonel.  Le  château 
d'Ornequin  est  bombardé... 

Et.  près  de  lui,  Bernard  d'Andeville répétait 
avec  angoisse  : 

—  Bombardé,  est-ce  possible  ? 
Surpris,  l'officier  demanda  : 

—  Vous  connaissez  ce  château  ?  Il  vous  ap- 
partient peut-être  ?  Oui  ?  Et  vous  avez  des  pa- 
rents qui  l'habitent  encore  ? 

—  Ma  femme,  mon  colonel. 

Paul  était  très  pâle.  Bien  qu'il  s'efforçât, 
pour  maîtriser  son  émotion,  de  conserver  une 
immobilité  rigide,  ses  mains  tremblaient  un 
peu  et  son  menton  se  convulsait. 

Sur  le  Grand-Jonas,  trois  pièces  d'artillerie 
lourde,  des  Rimailho,  hissés  par  des  tracteurs, 
se  mirent  à  tonner.  Et  cela,  qui  s'ajoutait  à 
l'œuvre  tenace  des  soixante-quinze,  prenait, 
après  les  paroles  de  Paul  Delroze,  une  signifi- 
cation terrible.  Le  colonel,  et  autour  de  lui  les 
officiers  qui  avaient  assisté  à  Tentretien,  gar- 
daient le  silence.  La  situation  était  de  celles 


86  L'ECLAT  DOBUS 

OÙ  les  fatalités  de  la  o-uerre  se  déchaînent  dans 
leur  tragique  horreur,  plus  fortes  que  les  forces 
mêmes  de  la  nature,  et,  comme  elles,  aveugles, 
injustes  et  implacables.  Il  n'y  avait  rien  à  faire. 
Aucun  de  ces  hommes  n'eût  songé  à  intercéder 
pour  que  l'action  de  l'artillerie  cessât  ou  dimi- 
nuât d'intensité.  Et  Paul  n'y  songea  pas  davan- 
tage. 

11  murmura  : 

—  On  croirait  que  le  feu  de  l'ennemi  se  ra- 
lentit. Peut-être  sont-ils  en  retraite... 

Trois  obus  qui  éclatèrent  au  bas  de  la  ville, 
derrière  l'église,  démentirent  cet  espoir.  Le 
colonel  hocha  la  tète. 

—  En  retraite  ?  Pas  encore.  La  place  est 
trop  importante  pour  eux,  ils  attendent  des 
renforts,  et  ils  ne  lâcheront  que  quand  nos 
régiments  entreront  dans  la  danse...  ce  qui  ne 
saurait  tarder. 

En  effet  Tordre  d'avancer  fut  apporté  quel- 
ques instants  après  au  colonel.  Le  régiment 
suivrait  la  route  et  se  déploierait  dans  les 
plaines  situées  à  droite. 

—  Allons-y,  messieurs,  dit- il  à  ses  officiers. 
La  section  du  sergent  Delroze  marchera  en 
tète.  Sergent,  point  de  direction  :  le  château 
d'Ornequin.  11  y  a  deux  petits  raccourcis.  Vous 
les  prendrez. 

—  Bien,  mon  colonel. 

Toute  la  douleur  et  toute  la  rage  de  Paul 
s'exaspéraient  en  un  immense  besoin  d'agir,  et 
lorsqu'il  se  mit  en  chemin  avec  ses  hommes  il 
se  sentit  des  forces  inépuisables  et  le  pouvoir 
de  conquérir  à  lui  seul  la  position  ennemie.  11 
allait  de  l'un  à  l'autre  avec  la  hâte  infatigable 
d'un  chien  de  berger  qui  pousse  son  troupeau. 


L  ÉCLAT  D'OBUS  87 

Il  multipliait  les  conseils  et  les  encouragements. 

—  Toi,  mon  brave,  tu  es  un  gaillard,  je  te 
connais,  tu  ne  flancheras  pas...  Toi  non  plus... 
seulement,  tu  penses  trop  à  ta  peau,  et  tu 
grognes,  tandis  qu'il  faut  rigoler...  Hein,  les 
enfants,  on  rigole,  n'est-ce  pas  ?  11  y  a  un  coup 
de  collier  à  donner,  on  le  donnera  en  plein, 
sans  reg-arder  derrière  soi,  pas  vrai? 

Au-dessus  d'eux,  les  obus  suivaient  leur  che- 
min dans  l'espace,  sifflant,  gémissant,  explo- 
sant, formant  comme  une  voûte  de  mitraille  et 
de  fer. 

—  Courbez  la  tête  !  Couchez-vous  !  criait  Paul. 

Lui.  il  restait  debout,  indifférent  aux  pro- 
jectiles ennemis.  Mais  avec  quelle  épouvante 
il  entendait  les  nôtres,  ceux  qui  venaient  de 
l'arrière,  de  toutes  les  collines  avoisinantes  et 
qui  s'en  allaient  en  avant  porter  la  destruction 
et  la  mort.  Où  tomberait-il,  celui-là?  Et  celui- 
ci,  où  jaillirait  la  pluie  meurtrière  de  ses  balles 
et  de  ses  éclats  ? 

Plusieurs  fois  il  murmura  : 

—  Elisabeth  !  Elisabeth  ! . . . 

La  vision  de  sa  femme,  blessée,  agonisante", 
l'obsédait.  Depuis  plusieurs  jours  déjà,  depuis 
le  jour  où  il  avait  appris  qu'Elisabeth  s'était 
refusée  à  quitter  le  château  d'Ornequin,  il  ne 
pouvait  penser  à  elle  sans  une  émotion  que  ne 
contrariaient  plus  jamais  un  soubresaut  de 
révolte  ou  un  mouvement  de  colère.  Il  ne  mê- 
lait plus  les  souvenirs  abominables  du  passé  et 
les  réalités  charmantes  de  son  amour.  Quand 
il  songeait  à  la  mère  exécrée,  l'image  de  la 
fille  ne  se  présentait  plus  à  son  esprit.  C'étaient 
deux  êtres  de  race  différente  et  qui  n'avaient 
aucun  rapport  l'un  avec  l'autre.  Vaillante,  ris- 


88  L'ECLAT  D'OBUS 

quant  sa  vie  pour  obéir  à  un  devoir  qu'elle 
jugeait  de  valeur  plus  haute  que  sa  vie,  Elisa- 
beth prenait  aux  yeux  de  Paul  une  noblesse 
singulière.  Elle  était  bien  la  femme  qu'il  avait 
aimée  et  chérie,  et  la  femme  qu'il  aimait  encore. 
Paul  s'arrêta.  Il  s'était  aventuré  avec  ses 
hommes  sur  un  terrain  plus  découvert,  et  pro- 
bablement repéré,  que  l'ennemi  arrosait  de 
mitraille.  Plusieurs  soldats  furent  culbutés. 

—  Halte  !  commanda-t-il,  tout  le  monde  à 
plat  ventre. 

Il  empoigna  Bernard. 

—  Mais  couche-toi  donc,  petit  !  Pourquoi  t'ex- 
poser  inutilement?...  Reste  là.. .  Ne  bouge  pas... 

Il  le  maintenait  à  terre  d'un  geste  amical, 
lui  entourait  le  cou  et  lui  parlait  avec  douceur, 
comme  s'il  eût  voulu  manifester  au  frère  toute 
la  tendresse  qui  lui  remontait  au  cœur  pour  sa 
chère  Elisabeth.  Il  oubliait  les  âpres  paroles 
qu'il  avait  dites  à  Bernard  la  veille  au  soir,  et 
il  lui  en  disait  d'autres  toutes  différentes  où 
palpitait  une  affection  qu  il  avait  reniée. 

—  Ne  bouge  pas,  petit.  Vois-tu,  je  n'aurais 
pas  dû  te  prendre  avec  moi  et  t'em mener, 
comme  cela,  dans  cette  fournaise.  Je  suis  res- 
ponsable de  toi,  et  je  ne  veux  pas...  je  ne  veux 
pas  que  tu  sois  touché. 

I.e  feu  diminua.  En  rampant,  les  hommes 
atteignirent  un  double  rang  de  peupliers  au 
long  desquels  ils  progressèrent  et  qui  les 
conduisit  en  pente  douce  vers  une  crête  que 
coupait  un  chemin  creux.  Paul,  ayant  esca- 
ladé le  talus  et  dominant  ainsi  le  plateau 
d'Ornequin,  aperçut  au  loin  les  ruines  du  vil- 
lage, l'église  écroulée,  et,  plus  à  gauche,  un 
chaos  de  pierres  et  d'arbres  d'où  émergeaient 


L'ECLAT  D'OBUS  89 

quelques    pans   de    mur.    C'était   le   château. 

Partout  autour,  des  fermes,  des  meules,  des 
granges  flambaient... 

En  arrière,  les  troupes  françaises  s'éparpil- 
laient de  tous  côtés.  Une  batterie  était  venue 
s'établir  à  l'abri  d'un  bois  voisin  et  tirait  sans 
interruption.  Paul  voyait  là-bas  l'éruption  des 
obus  au-dessus  du  château  et  parmi  les  ruines. 

Incapable  de  supporter  un  pareil  spectacle, 
il  reprit  sa  course  en  tète  de  sa  section.  Le 
canon  ennemi  avait  cessé  de  tonner,  réduit  au 
silence  sans  doute.  Mais  quand  ils  furent  à  trois 
kilomètres  dOrnequin,  les  balles  sifflèrent 
autour  d'eux,  et  Paul  avisa  au  loin  un  détache- 
ment allemand  qui  se  repliait  sur  Ornequin 
tout  en  faisant  le  coup  de  feu. 

Et  toujours  les  soixante-quinze  et  les  Ri- 
mailho  grondaient.  C'était  affreux, 

Paul  saisit  Bernard  par  le  bras  et  prononça 
d'une  voix  frémissante  : 

—  S'il  m'arrivait  malheur,  tu  dirais  à  Elisa- 
beth que  je  lui  demande  pardon,  n'est-ce  pas, 
que  je  lui  demande  pardon... 

Il  avait  peur  soudain  que  la  destinée  ne  lui 
permît  pas  de  revoir  sa  femme,  et  il  se  rendait 
compte  qu'il  avait  agi  envers  elle  avec  une 
cruauté  inexcusable,  l'abandonnant  comme  une 
coupable  pour  une  faute  qu'elle  n'avait  pas 
commise,  et  la  livrant  à  toutes  les  détresses  et 
à  toutes  les  tortures.  Et  il  marchait  rapidement, 
suivi  de  loin  par  ses  hommes. 

Mais,  à  l'endroit  où  le  raccourci  débouche 
sur  la  route,  en  vue  du  Liseron,  il  fut  rejoint 
par  un  C3^cliste.  Le  colonel  donnait  l'ordre  que 
la  section  attendît  le  gros  du  régiment  pour 
une  attaque  d'ensemble. 


90  L'ECLAT  D'OBUS 

Ce  fut  l'épreuve  la  plus  dure. 
Paul,  en  proie  à  une  exaltation  croissante, 
frissonnait  de  fièvre  et  de  colère. 

—  Vo5^ons,  Paul,  lui  disait  Bernard,  ne  te 
mets  pas  dans  un  état  pareil  !  Nous  arriverons 
à  temps. 

—  A  temps...  pourquoi  faire?  répliquait-il. 
Pour  la  retrouver  morte  ou  blessée?...  ou  pour 
ne  pas  la  retrouver  du  tout?  Et  puis  quoi  !  nos 
sacrés  canons,  ils  ne  peuvent  pas  se  taire? 
Qu'est-ce  qu'ils  bombardent  maintenant  que 
l'adversaire  ne  répond  plus?  Des  cadavres... 
des  maisons  démolies... 

—  Et  l'arrière-garde  qui  couvre  la  retraite 
allemande  .* 

—  Eh  bien,  ne  sommes-nous  pas  là,  nous, 
les  fantassins?  C'est  notre  affaire.  Un  déploie- 
ment de  tirailleurs,  et  puis  une  bonne  charge  à 
la  baïonnette... 

Enfin,  la  section  repartit,  renforcée  par  le 
reste  de  la  troisième  compagnie  et  sous  le  com- 
mandement du  capitaine.  Un  détachement  de 
hussards  passa  au  galop,  se  dirigeant  vers  le 
village  afin  de  couper  la  route  aux  fugitifs.  La 
compagnie  obliqua  vers  le  château. 

Pin  face  c'était  le  grand  silence  de  la  mort. 
Piège  peut-être  ?  Ne  pouvait-on  croire  que  des 
forces  ennemies  solidement  retranchées  et 
barricadées  se  préparaient  à  la  résistance 
suprême? 

Dans  l'allée  des  vieux  chênes  qui  conduisait 
à  la  cour  d'honneur,  rien  de  suspect.  i.\ucune 
silhouette,  aucun  bruit. 

Paul  et  Bernard  toujours  en  tête,  le  doigt  sur 
la  gâchette  de  leur  fusil,  fouillaient  d'un  regard 
aigu  le  jour  confus  des  sous-bois.  Par-dessus  le 


L ECLAT  D'OBUS  91 

mur,  tout  proche  et  troué  de  brèches  béantes, 
s'élevaient  des  colonnes  de  fumée. 

En  approchant,  ils  entendirent  des  gémisse- 
ments, puis  la  plainte  déchirante  d'un  râle. 
C'étaient  des  blessés  allemands. 

Et  soudain  la  terre  trembla,  comme  si  un 
cataclysme  intérieur  en  eût  brisé  l'écorce,  et, 
de  l'autre  côté  du  mur,  ce  fut  une  explosion 
formidable,  ou  plutôt  une  suite  d'explosions, 
comme  des  coups  de  tonnerre  répétés.  L'espace 
s'obscurcit  sous  une  nuée  de  sable  et  de  pous- 
sière, d'où  jaillissaient  toutes  sortes  de  maté- 
riaux et  de  débris.  L'ennemi  avait  fait  sauter  le 
château. 

—  Cela  nous  était  destiné,  sans  doute,  dit 
Bernard,  nous  devions  sauter  en  même  temps. 
L'affaire  a  été  mal  calculée. 

Quand  ils  eurent  franchi  la  grille,  le  spec- 
tacle de  la  cour  bouleversée,  des  tourelles  éven- 
trées,  du  château  anéanti,  des  communs  en 
flammes,  des  agonisants  qui  se  convulsaient, 
des  cadavres  amoncelés,  les  effraya,  au  point 
qu'ils  eurent  un  mouvement  de  recul 

—  En  avant  !  En  avant  !  cria  le  colonel  qui 
accourait  au  galop.  Il  y  a  des  troupes  qui  ont 
dû  se  défiler  à  travers  le  parc. 

Paul  connaissait  le  chemin,  l'ayant  parcouru 
quelques  semaines  plus  tôt.  en  des  circonstances 
si  tragiques.  Il  s'élança  à  travers  les  pelouses, 
parmi  les  blocs  de  pierre  et  les  arbres  déraci- 
nés. Mais,  comme  il  passait  en  vue  d'un  petit 
pavillon  qui  se  dressait  à  l'entrée  du  bois,  il 
s'arrêta,  cloué  net  au  sol.  Et  Bernard  et  tous  les 
hommes  demeuraient  stupéfaits,  béants  d'hor- 
reur. 

Contre    le   mur    de   ce  pavillon,  il   y   avait 


92  L  ECLAT  D'OBUS 

debout  deux  cadavres  attachés  à  des  anneaux 
par  la  même  chaîne  qui  leur  encerclait  le  ventre. 
Les  bustes  plongeaient  au-dessus  de  la  chaîne 
et  les  bras  ^pendaient  jusqu'à  terre. 

Cadavres  d'homme  et  de  femme.  Paul  recon- 
nut Jérôme  et  Rosalie. 

Ils  avaient  été  fusillés. 

A  côté  d'eux,  la  chaîne  continuait.  Un  troi- 
sième anneau  était  scellé  au  mur.  Du  sang 
souillait  le  plâtre,  et  des  traces  de  balles 
étaient  visibles.  Sans  aucun  doute,  il  y  avait 
eu  une  troisième  victime  et  le  cadavre  avait  été 
enlevé. 

En  s'approchant,  Paul  remarqua  dans  le 
plâtre  un  éclat  d'obus  qui  s'y  était  incrusté.  Au 
bord  du  trou,  entre  le  plâtre  et  le  fragment  de 
projectile,  on  vo3'ait  une  poignée  de  chev^eux, 
des  cheveux  blonds  aux  teintes  dorées,  des  che- 
veux arrachés  à  la  tête  d'Elisabeth. 


VII 

H.   E.  R.  M. 


LUS  encore  que  du  désespoir  et  que  de 
Ihorreur,  Paul  éprouva,  sur  le  mo- 
ment, un  immense  besoin  de  se  venger, 
et  tout  de  suite,  à  n'importe  quel  prix.  Il 
regarda  autour  de  lui,  comme  si  tous  les  bles- 
sés qui  agonisaient  dans  le  parc  eussent  été 
coupables  du  meurtre  monstrueux... 

—  Les  lâches  !  grinçait- il.  les  assassins  !... 

—  Es-tu  sûr?...  balbutia  Bernard...  Es-tu  siir 
que  ce  soient  les  cheveux  d'Elisabeth  ! 

—  Mais  oui,  mais  oui,  ilsl'ont  fusillée  comme 
les  deux  autres.  Je  les  reconnais  tous  les  deux, 
c  est  le  garde  et  sa  femme.  Ah  !  les  misérables... 

Paul  leva  sa  crosse  sur  un  Allemand  qui  se 
traînait  dans  l'herbe,  et  il  allait  frapper,  lorsque 
son  colonel  arriva  près  de  lui. 

—  Eh  bien,  Delroze,  qu'est  ce  que  vous 
faites?  Et  votre  compagnie  ? 

—  Ah!  si  vous  saviez,  mon  colonel!... 
Paul  se  précipita  sur  son  chef.   Il   avait  un 

air  de  démence,  et  il  articula,  en  brandissant 
son  fusil  : 

—  Ils  l'ont  tuée,  mon  colonel;  oui,  ils  ont 
fusillé  ma  femme...  Tenez,  contre  ce  mur. 
avec  les  deux  personnes  qui  la  servaient...  Ils 


94  L'ECLAT  D'OBUS 

l'ont  fusillée...  Elle  avait  vingt  ans,  mon  colo- 
nel... Ah!  il  faut  les  massacrer  tous,  comme 
des  chiens  !... 

Mais  Bernard  l'entraînait  déjà. 

—  Ne  perdons  pas  de  temps,  Paul,  vengeons- 
nous  sur  ceux  qui  se  battent...  On  entend  des 
coups  de  feu  là-bas.  Il  doit  y  en  avoir  de 
cernés. 

Paul  n'avait  plus  guère  conscience  de  ses 
actes.  Il  reprit  sa  course,  ivre  de  rage  et  de 
douleur. 

Dix  minutes  après,  il  rejoignait  sa  compa- 
gnie et  traversait,  en  vue  de  la  chapelle,  le  car- 
refour où  son  pare  avait  été  poignardé.  Plus 
loin,  au  lieu  de  la  petite  porte  qui  naguère 
s'ouvrait  dans  le  mur,  une  vaste  brèche  avait 
été  pratiquée  par  où  devaient  entrer  et  sortir 
les  convois  de  ravitaillement  destinés  au  châ- 
teau. A  huit  cents  mètres  de  là,  dans  la  plaine, 
à  l'intersection  du  chemin  et  de  la  grande  route, 
une  violente  fusillade  crépitait. 

Quelques  douzaines  de  fuyards  essayaient 
de  se  fraA^er  un  passage  au  milieu  des  hus- 
sards qui  avaient  suivi  la  route.  Assaillis  de 
dos  par  la  compagnie  de  Paul,  ils  parvinrent  à 
se  réfugier  dans  un  carré  d'arbres  et  de  taillis 
où  ils  se  défendirent  avec  une  énergie  farouche. 
Ils  reculaient  pas  à  pas,  tombant  les  uns  après 
les  autres. 

—  Pourquoi  résistent-ils?  murmura  Paul,  qui 
tirait  sans  répit  et  que  l'ardeur  de  xa  luiie  cal- 
mait peu  à  peu.  On  croirait  qu'ils  cherchent  à 
gagner  du  temps. 

—  Regarde  donc  !  articula  Bernard,  dont  la 
voix  semblait  altérée. 

Sous  les  arbres,  venant  de  la  frontière,  une 


L'ÉCLAT  D  OBUS  95 

automobile,  bondée  de  soldats  allemands, 
débouchait.  Etait-ce  des  renforts?  Non.  L'au- 
tomobile tourna  presque  sur  place,  et,  entre 
elle  et  les  derniers  combattants  du  petit  bois, 
il  y  avait,  debout,  en  grand  manteau  gris,  un 
officier  qui,  le  revolver  au  poing,  les  exhortait 
à  la  résistance,  tout  en  opérant  sa  retraite  vers 
la  voiture  envoyée  à  son  secours. 

—  Regarde,  Paul,  regarde,  répéta  Bernard. 
Paul  fut  stupéfait.  Cet  officier  que  Bernard 

signalait  à   son  attention,  c'était...   Mais  non, 
la  chose  ne  pouvait  être  admise.  Et  pourtant... 
Il  demanda  : 

—  Qu'est-ce  que  tu  veux  dire,  Bernard? 

—  Le  même  visage,  murmura  Bernard,  le 
même  visage  que  celui  d'hier,  tu  sais,  Paul,  le 
visage  de  cette  femme  qui  m'interrogeait  hier 
soir,  sur  toi,  Paul. 

Et  Paul,  de  son  côté,  reconnaissait,  sans 
hésitation  possible,  l'être  mystérieux  qui  avait 
tenté  de  le  tuer  près  de  la  petite  porte  du  parc, 
l'être  qui  offrait  une  si  inconcevable  ressem- 
blance avec  la  meurtrière  de  son  père,  avec  la 
femme  du  portrait,  avec  Hermine  d'Andeville, 
avec  la  mère  d'Elisabeth  et  la  mère  de  Ber- 
nard. 

Bernard  épaula  son  fusil. 

—  Non,  ne  tire  pas  !  cria  Paul  effrayé  d'un 
tel  geste. 

—  Pouirquoi  ? 

—  Tâchons  de  le  prendre  vivant. 

Il  s'élança  soulevé  de  haine,  mais  l'officier 
avait  couru  jusqu'à  la  voiture.  Les  soldats 
allemands  lui  tendaient  déjà  la  main  et  le  his- 
saient parmi  eux.  D'un  coup  de  feu,  Paul  attei- 
gnit celui  qui  se  trouvait  au  volant.  L'officier 


96  V ÉCLAT  D'OBUS 

saisit  alors  le  volant  à  l'instant  où  Tautomo- 
bile  allait  se  heurter  contre  un  arbre,  la 
redressa  et,  la  faisant  filer  au  milieu  des  obs- 
tacles avec  une  grande  habileté,  la  mena  der- 
rière un  repli  de  terrain  et,  de  là,  vers  la  fron- 
tière. 

Il  était  sauvé. 

Aussitôt  qu'il  fut  à  l'abri  des  balles,  les 
ennemis  qui  combattaient  encore  se  rendirent. 

Paul  tremblait  de  fureur  impuissante.  Pour 
lui,  cet  être  représentait  le  mal  sous  toutes  ses 
formes,  et,  depuis  la  première  jusqu'à  la  der- 
nière minute  de  cette  longue  série  de  drames, 
assassinats,  espionnages,  attentats,  trahisons, 
fusillades,  qui  se  multipliaient  dans  un  même 
sens  et  dans  un  même  esprit,  il  apparaissait 
comme  le  génie  du  crime. 

Seule,  la  mort  de  cet  être  aurait  pu  assouvir 
la  haine  de  Paul.  C'était  lui,  Paul  n'en  doutait 
pas,  c'était  lui  le  monstre  qui  avait  fait  fusiller 
Elisabeth.  Ah  !  l'ignominie  !  Elisabeth  fusillée  ! 
vision  infernale  qui  le  martyrisait... 

—  Qui  est-ce?  s'écria-t-il...  Comment  le 
savoir?  Comment  parvenir  à  lui,  et  le  torturer 
et  l'égorger?... 

—  Interroge  un  des  prisonniers,  dit  Ber- 
nard. 

Sur  un  ordre  du  capitaine,  qui  jugeait  pru- 
dent de  ne  pas  avancer  davantage,  la  compa- 
gnie se  replia  pour  demeurer  en  liaison  avec 
le  reste  du  régiment,  et  Paul  fut  désigné  spé- 
cialement pour  occuper  le  château  avec  sa  sec- 
tion et  pour  y  conduire  les  prisonniers. 

En  route,  il  se  hâta  de  questionner  deux  ou 
trois   gradés  et  quelques  soldats.    Mais  il    ne 


L  ÉCLAT  D'OBUS  97 

put  tirer  d'eux  que  des  renseignements  assez 
confus,  car  ils  étaient  arrivés  de  Corvigny  la 
veille  et  n'avaient  fait  que  passer  la  nuit  au 
château. 

Ils  ignoraient  même  le  nom  de  l'officier  en 
grand  manteau  gris,  pour  qui  ils  s'étaient  sacri- 
fiés. On  l'appelait  le  major,  voilà  tout. 

—  Cependant...  cependant,  insista  Paul, 
c'était  votre  chef  immédiat  ? 

—  Non.  Le  chef  du  détachement  d'arrière- 
garde  auquel  nous  appartenons  est  un  ober- 
leutnant,  qui  a  été  blessé  par  l'explosion  des 
mines,  alors  qu'on  s'enfuyait.  Nous  voulions 
l'emmener.  Le  major  s'y  est  refusé  violem- 
ment, et,  le  revolver  au  poing,  il  nous  a  ordonné 
de  marcher  devant  lui.  menaçant  de  mort  le 
premier  qui  l'abandonnerait.  Et,  tout  à  l'heure, 
pendant  qu'on  se  battait,  il  se  tenait  à  dix  pas 
en  arrière  et  continuait  à  nous  menacer  de  son 
revolver,  pour  nous  obliger  à  le  défendre.  Trois 
d'entre  nous  sont  tombés  sous  ses  balles. 

—  Il  comptait  sur  le  secours  de  l'automo- 
bile, n'est-ce  pas  ? 

—  Oui,  et  sur  des  renforts  qui  devaient  nous 
sauver  tous,  disait-il.  Mais  seule  l'automobile 
est  venue,  et  l'a  sauvé,  lui. 

—  L'oberleutnant  connaît  son  nom,  sans 
doute  ?  Est-il  blessé  grièvement  ? 

—  L'oberleutnant?  Une  jambe  cassée.  Nous 
l'avons  étendu  dans  un  pavillon  du  parc. 

—  Le  pavillon  contre  lequel  on  a  fusillé?... 

—  Oui. 

Or,  on  approchait  de  ce  pavillon,  sorte  de 
petite  orangerie  où  l'on  rentrait  les  plantes 
l'hiver.  Les  cadavres  de  Rosalie  et  de  Jérôme 
avaient  été  enlevés.    Mais  la   chaîne  sinistre 


q8  L'ECLAT  D'OBUS 

pendait  le  long  du  mur,  attachée  aux  trois 
anneaux  de  fer,  et  Paul  revit,  avec  un  frémis- 
sement d'épouvante,  les  traces  des  balles,  et  le 
petit  éclat^d'obus  qui  retenait  dans  le  plâtre  les 
cheveux  d'Elisabeth. 

Un  obus  français  !  Cela  ajoutait  encore  de 
l'horreur  à  Fatrocité  du  meurtre. 

Ainsi  donc,  la  veille,  lorsque  lui,  Paul,  par 
la  capture  de  l'automobile  blindée  et  par  son 
raid  audacieux  jusqu'à  Corvigny,  il  avait 
ouvert  la  route  aux  troupes  françaises,  il  déter- 
minait les  événements  qui  aboutissaient  au 
meurtre  de  sa  femme  !  L'ennemi  se  vengeait 
de  sa  reculade  en  fusillant  les  habitants  du 
château!  Elisabeth,  collée  au  mur,  rivée  à  une 
chaîne,  était  criblée  de  balles!  Et,  par  une  iro- 
nie affreuse,  son  cadavre  recevait  encore  les 
éclats  des  premiers  obus  que  les  canons  fran- 
çais avaient  tirés  avant  la  nuit,  du  haut  des 
collines  avoisinant  Corvigny. 

Paul  enleva  le  fragment  d'obus  et  détacha 
les  boucles  d'or  qu'il  recueillit  précieusement. 
Ensuite,  avec  Bernard,  il  entra  dans  le 
pavillon  où  déjà  les  infirmiers  avaient  installé 
une  ambulance  provisoire.  Il  trouva  l'ober- 
leutnant  étendu  sur  une  couche  de  paille,  bien 
soigné,  et  en  état  de  répondre  aux  questions. 

Tout  de  suite  un  point  se  précisa,  de  façon 
très  nette,  c'est  que  les  troupes  allemandes  qui 
avaient  tenu  garnison  au  château  d'Ornequin 
n'avaient  eu,  pour  ainsi  dire,  aucun  contait 
avec  celles  qui,  la  veille,  s'étaient  repliées  vn 
avant  de  Corvigny  et  des  forts  contigus.  Comme 
si  Ton  eût  peur  qu'une  indiscrétion  fût  com- 
mise relativement  à  ce  qui  s'était  passé  pendari 
l'occupation  du  château,  la  garnison  avait  été 


L'ECLAT  D'OBUS  99 

évacuée  dès  l'arrivée  des  troupes  de  combat. 

—  A  ce  moment,  raconta  l'oberleutnant, 
qui  faisait  partie  de  ces  dernières,  il  était 
sept  heures  du  soir,  vos  75  avaient  déjà  repéré 
le  château,  et  nous  n'avons  plus  trouvé  qu'un 
groupe  de  généraux  et  d  officiers  supérieurs. 
Leurs  fourgons  de  bagages  s'en  allaient  et 
leurs  automobiles  étaient  prêtes.  On  me  donna 
l'ordre  de  tenir  aussi  longtemps  que  possible 
et  de  faire  sauter  le  château.  D'ailleurs  le 
major  avait  tout. disposé  en  conséquence. 

—  Le  nom  de  ce  major  ? 

—  Je  ne  sais  pas.  Il  se  promenait  avec  un 
jeune  officier  auquel  les  généraux  eux-mêmes 
ne  s'adressaient  qu'avec  respect.  C'est  ce  même 
officier  qui  m'appela  et  qui  m'enjoignit  d'obéir 
au  major  «  comme  à  l'empereur  ». 

—  Et  ce  jeune  officier,  qui  était-ce? 

—  Le  prince  Conrad. 

—  Un  des  fils  du  kaiser  ? 

—  Oui.  Il  a  quitté  le  château  hier,  à  la  fin 
de  la  journée. 

—  Et  le  major  a  passé  la  nuit  ici  ? 

—  Je  le  suppose.  En  tout  cas  il  était  là  ce 
matin.  Nous  avons  mis  le  feu  aux  mines  et 
nous  sommes  partis.  Trop  tard,  puisque  j'ai  été 
blessé  auprès  de  ce  pavillon. . .  auprès  du  mur. . . 

Paul  se  domina  et  dit  : 

—  Auprès  du  mur  devant  lequel  on  a  fusillé 
trois  Français,  n'est-ce  pas  ? 

—  Oui.  ' 

—  Quand  les  a-t-on  fusillés  ? 

—  Hier  soir,  vers  six  heures,  je  crois,  avant 
notre  arrivée  de  Corvigny. 

—  Qui  les  a  fait  fusiller? 

—  Le  major. 


loo  L'ECLAT  D'OBUS 

Paul  sentait  les  gouttes  de  sueur  qui  cou- 
laient de  son  crâne  sur  son  front  et  sur  sa 
nuque.  Il  ne  s'était  pas  trompé  :  Elisabeth 
avait  été  fusillée  par  ordre  de  ce  personnage 
innommable  et  inconcevable,  dont  la  figure 
évoquait  à  s'y  méprendre  la  figure  même 
d'Hermine  d'Andeville,  la  mère  d'Elisabeth! 

Il  continua,  d'une  voix  tremblante  : 

—  Ainsi,  trois  Français  fusillés,  vous  êtes 
bien  sûr  ? 

—  Oui,  les  habitants  du  château.  Ils  avaient 
trahi. 

—  Un  homme  et  deux  femmes,  n'est-ce  pas  ? 

—  Oui. 

—  Pourtant  il  n'y  a  que  deux  cadavres  atta- 
chés au  pavillon  ? 

—  Oui,  deux.  Sur  l'ordre  du  prince  Conrad, 
le  major  a  fait  enterrer  la  dame  du  château. 

—  Où? 

—  Le  major  ne  me  l'a  pas  dit 

—  Mais  peut-être  savez-vous  pourquoi  on  l'a 
fusillée? 

—  Elle  avait  surpris,  paraît-il,  des  secrets 
fort  importants. 

—  On  aurait  pu  l'emmener   prisonnière?... 

—  Evidemment,  mais  le  prince  Conrad  ne 
voulait  plus  d'elle. 

—  Hein  ! 

Paul  avait  sursauté.  L'officier  reprit,  avec 
un  sourire  équivoque  : 

—  Dame  !  On  connaît  le  prince.  C'est  le  don 
Juan  de  la  famille.  Depuis  des  semaines  qu'il 
habitait  le  château,  il  avait  eu  le  temps,  n'est- 
ce  pas,  de  plaire...  et  puis...  et  puis  de  se  las- 
ser... D'ailleurs  le  major  prétend  que  cette 
femme  et  que  les  deux   domestiques  avaient 


L'ÉCLAT  D'OBUS  loi 

essayé  d'empoisonner  le  prince.  Alors,  n'est- 
ce  pas? 

Il  n'acheva  pas.  Paul  se  penchait  sur  lui 
avec  une  figure  convulsée,  le  saisissait  à  la 
gorge,  et  articulait  : 

—  Un  mot  de  plus  et  je  t'étrangle...  Ah  !  tu 
as  de  la  chance  d'être  blessé...  sans  quoi... 
sans  quoi... 

Et  Bernard,  hors  de  lui,  le  bousculait  éga- 
lement : 

—  Oui,  tu  en  as  de  la  chance.  Et  puis,  tu 
sais,  ton  prince  Conrad,  eh  bien,  c'est  un  co- 
chon... et  je  me  charge  de  le  lui  dire  en  pleine 
face...  un  cochon  comme  toute  sa  famille  et 
comme  vous  tous... 

Ils  laissèrent  l'oberleutnant  fort  ahuri  et  ne 
comprenant  rien  à  cette  fureur  subite. 

Mais  dehors  Paul  eut  un  accès  de  désespoir. 
Ses  nerfs  se  détendaient.  Toute  sa  colère  et 
toute  sa  haine  se  changeaient  en  un  abattement 
infini.  Il  retenait  à  peine  ses  larmes. 

—  Voyons,  Paul,  s'écria  Bernard,  tu  ne  vas 
pas  croire  un  mot... 

—  Non,  mille  fois  non  !  Mais  ce  qui  s'est 
passé,  je  le  devine.  Ce  soudard  de  prince  aura 
voulu  faire  le  beau  devant  Elisabeth  et  profi- 
ter de  ce  qu'il  était  le  maître...  Pense  donc! 
une  femme  seule,  sans  défense,  voilà  une  con- 
quête qui  en  vaut  la  peine.  Quelles  tortures 
elle  a  dû  subir,  la  malheureuse  !  quelles  hu- 
miliations !  Une  lutte  de  chaque  jour...  des 
menaces...  des  brutalités...  Et  puis,  au  dernier 
moment,  pour  la  punir  de  sa  résistance,  la 
mort... 

—  On  la  vengera,  Paul,  dit  Bernard  à  voix 
basse. 


102  '  L ECLAT  D'OBUS 

—  Certes,  mais  oublierai-je  jamais  que  c'est 
pour  moi  qu'elle  est  restée  ici...  par  ma  faute. 
Plus  tard  je  t'expliquerai  et  tu  comprendras 
combien  j'ai  été  dur  et  injuste...  Et  cepen- 
dant... 

Il  demeura  songeur.  L'image  du  major  le 
hantait,  et  il  répéta  : 

—  Et  cependant...  cependant...  il  y  a  des 
choses  si  étranges  .. 

Tout  l'après-midi,  des  troupes  françaises 
continuèrent  d'affluer  par  la  vallée  du  Liseron 
et  par  le  village  d'Ornequin,  afin  de  s'opposer 
à  un  retour  oiîensif  de  l'ennemi.  La  section  de 
Paul  étant  au  repos,  il  en  profita  pour  se 
livrer  avec  Bernard  à  des  recherches  minu- 
tieuses dans  le  parc  et  dans  les  ruines  du 
château.  Mais  aucun  indice  ne  leur  révéla  où 
le  corps  d'Elisabeth  avait  été  enfoui. 

Vers  cinq  heures,  ils  firent  donner  à  Rosalie 
et  à  Jérôme  une  sépulture  convenable.  Deux 
croix  se  dressèrent  au  sommet  d'un  petit  tertre 
semé  de  fleurs.  Un  aumônier  vint  dire  les 
prières  des  morts.  Et  ce  fut  avec  émotion  que 
Paul  s'agenouilla  sur  la  tombe  des  deux  fidèle.^ 
serviteurs  que  leur  dévouement  avait  perdus 

A  ceux-là  aussi,  Paul  promit  de  les  venger 
Et  son  désir  de  vengeance  évoquait  en  lui 
avec  une  intensité  presque  douloureuse, 
l'image  exécrée  de  ce  maior,  cette  image  qui 
ne  pouvait  plus  maintenant  se  détacher  du 
souvenir  qu'il  gardait  de  la  comtesse  d'Ande- 
ville. 

11  emmena  Bernard. 

—  Es-tu  sûr  de  ne  t'ctre  pas  trompé  en  fai- 
sant un  rapprochement  entre  le  major  et  la  soi- 
disant  paysanne  qui  t'a  interrogé  à  Corvign}'? 


L'ÉCLAT  D'OBUS  103 

—  Absolument  sûr. 

—  Alors,  viens.  Je  t'ai  parlé  d'un  portrait 
de  femme.  Nous  allons  le  voir  et  tu  me  diras 
i^on  impression  immédiate. 

Paul  avait  remarqué  que  la  partie  du  châ- 
teau où  se  trouvait  la  chambre  et  le  boudoir 
d'Hermine  d'Andeville  n'avaitpas  été  entière- 
ment démolie  par  l'explosion  des  mines  ni  par 
celle  des  obus.  Peut-être  ainsi  le  boudoir  demeu- 
rait-il dans  son  état  primitif. 

L'escalier  n'existant  plus,  ils  ne  purent 
atteindre  le  premier  étage  qu'en  escaladant  les 
moellons  écroulés.  Le  corridor  se  devinait  à 
certains  endroits.  Toutes  les  portes  étaient 
arrachées  et  les  chambres  offraient  un  chaos 
lamentable. 

—  Voici,  dit  Paul,  montrant  un  vide  entre 
deux  pans  de  mur  qui  se  maintenaient  par 
miracle. 

C'était  bien  le  boudoir  d'Hermine  d'Ande- 
ville. délabré,  crevassé,  jonché  de  plâtras  et 
de  débris,  mais  parfaitement  reconnaissable  et 
rempli  des  meubles  que  Paul  avait  entr'aper- 
çus le  soir  de  son  mariage.  Les  volets  des 
fenêtres  bouchaient  le  jour  en  partie.  Mais  il  y 
avait  assez  de  lumière  pour  que  Paul  devinât 
le  mur  opposé.  Et  tout  de  suite,  il  s'écria  : 

—  Le  portrait  a  été  enlevé  ! 

Pour  lui,  ce  fut  une  grosse  déception  et,  en 
même  temps,  une  preuve  de  l'importance  con- 
sidérable que  l'adversaire  attachait  à  ce  por- 
trait. Si  on  l'avait  enlevé,  n'était-ce  point  par- 
ce qu'il  constituait  un  témoignage  accablant  ? 

—  Je  te  jure,  dit  Bernard,  que  cela  ne  modi- 
fie en  rien  mon  opinion,  La  certitude  que  j'ai 
relativement  au   major  et  à   la  paysanne  de 


104  V ECLAT  D  OBUS 

Corvigny    n"a    pas    besoin    d'être     contrôlée. 
Qu'est-ce  qu'il  représentait,  ce  portrait  ? 

—  Je  te  l'ai  dit,  une  femme. 

—  Quelle  femme?  Etait-ce  un  tableau  que 
mon  père  y  avait  mis,  un  des  tableaux  de  sa  col- 
lection ? 

—  Justement,  affirma  Paul,  désireux  de 
donner  le  change  à  son  beau-frère. 

Ayant  écarté  l'un  des  volets,  il  distingua  sur 
la  muraille  nue  le  grand  rectangle  que  le 
tableau  recouvrait  naguère,  et  il  put  se  rendre 
compte,  à  certains  détails,  que  l'enlèvement 
avait  été  précipité.  Ainsi,  le  cartouche  arraché 
du  cadre  gisait  à  terre.  Paul  le  ramassa  furti- 
vement pour  que  Bernard  ne  vît  pas  l'inscrip- 
tion qui  s'y  trouvait  gravée. 

Mais  comme  il  examinait  plus  attentivement 
le  panneau  et  que  Bernard  avait  décroché 
l'autre  volet,  il  poussa  une  exclamation. 

—  Qu'y  a-t-il  ?  dit  Bernard. 

— Là...  tu  vois...  cette  signature  sur  la  mu- 
raille... à  l'endroit  même  du  tableau...  Une 
siofnature  et  une  date. 

C'était  écrit  au  crayon,  en  deux  lignes 
qui  rayaient  le  plâtre  blanc  à  une  hauteur 
d'homme.  La  date  :  mercredi  soir,  i6  septem- 
bre 19 14  La  signature  :  major  Hermann. 

Major  Hermann  !  Avant  même  que  Paul 
en  eût  conscience,  ses  yeux  s'accrochaient  à 
un  détail  où  se  concentrait  toute  la  significa- 
tion de  ces  lignes,  et,  tandis  que  Bernard  se 
penchait  et  regardait  à  son  tour,  il  murmurait 
avec  un  étonnement  sans  bornes  : 

—  Hermann...  Hermine... 

C'étaient  pre.sque  les  mêmes  mots  !  Hermine 
débutait  par  les  mêmes  lettres  que  le  nom  ou 


L  ECLAT  D'OBUS  105 

que  le  prénom  dont  le  major  faisait  suivre  son 
grade  sur  la  muraille.  Major  Hermann  !  la 
comtesse  Hermine  !  H.  E.  R.  M...  les  quatre 
lettres  incrustées  sur  le  poignard  avec  lequel 
on  avait  voulu  le  tuer,  lui!  H.  E.  R.  M...,  les 
quatre  lettres  incrustées  sur  le  poignard  de 
l'espion  qu'il  avait  capturé  dans  le  clocher 
d'une  église!  Bernard  prononça  : 

—  A  mon  avis,  c'est  une  écriture  de  femme. 
Mais  alors... 

Et  pensivement  il  continua  : 

—  .Mais  alors...  que  devons-nous  conclure  ? 
Ou  bien  la  paysanne  d'hier  et  le  major  Her- 
mann ne  sont  qu'un  seul  et  même  personnage, 
c'est-à-dire  que  cette  paysanne  est  un  homme, 
ou  que  le  major  n'en  est  pas  un...  Ou  bien... 
ou  bien  nous  avons  affaire  à  deux  personnages 
distincts,  une  femme  et  un  homme,  et  je  crois 
qu'il  en  est  ainsi,  malgré  la  ressemblance  sur- 
naturelle qui  existe  entre  cet  homme  et  cette 
femme...  Car  enfin,  comment  admettre  qu'un 
même  personnage  ait  pu  hier  soir  signer  cela 
ici,  franchir  les  lignes  françaises  et,  déguisé 
en  paysanne,  m'abordera  Corvigny...  et  puis 
ce  matin  revenir  ici  déguisé  en  major  alle- 
mand, faire  sauter  le  château,  fuir,  et,  après 
avoir  tué  quelques-uns  de  ses  soldats,  dispa- 
raître en  automobile  ? 

Paul  ne  répondit  pas,  absorbé  par  ses 
réflexions.  An  bout  d'un  moment,  il  passa 
dans  la  chambre  voisine,  qui  séparait  le  bou- 
doir de  l'appartement  que  sa  femme  Elisabeth 
avait  habité. 

De  l'appartement,  il  ne  restait  rien  que  des 
décombres.  Mais  la  pièce  intermédiaire  n'avait 
pas  trop  pâti  et  il  était  facile  de  constater,  au 


io6  L'ECLAT  D'OBUS 

lavabo,  au  lit  couvert  de  draps  en  désordre, 
qu'elle  servait  de  chambre  et  qu'on  y  avait 
couché  la  nuit  précédente. 

Sur  la  table,  Paul  trouva  des  journaux 
allemands  et  un  journal  français,  daté  du 
lo  septembre,  oîi  le  communiqué  qui  relatait 
la  victoire  de  la  Marne  était  biffé  de  deux 
grands  traits  au  crayon  rouge  et  annoté  de  ce 
mot  :  (c  Mensonge  !  mensonge  !  »  avec  la  signa- 
ture H. 

—  Nous  sommes  bien  chez  le  major  Her- 
mann,  dit  Paul  à  Bernard. 

—  Et  le  major  Hermann,  déclara  Bernard, 
a  brûlé  cette  nuitdes  papiers  compromettants... 
Tu  vois  dans  la  cheminée  cet  amoncellement 
de  cendres. 

Il  se  baissa  et  recueillit  quelques  enveloppes 
et  quelques  feuilles  à  demi  consumées,  qui, 
d'ailleurs,  ne  présentaient  que  des  mots  sans 
suite  et  des  phrases  incohérentes. 

Mais  le  hasard  ayant  tourné  ses  j^eux  vers 
le  lit,  il  avisa,  sous  le  sommier,  un  paquet  de 
vêtements  cachés,  ou  peut-être  oubliés  dans 
la  hâte  du  départ.  Il  les  tira  vers  lui  et  aussi- 
tôt s'écria  : 

—  Ah  !  celle-là  est  un  peu  forte  ! 

—  Quoi?  fit  Paul,  qui  fouillait  la  chambre 
de  son  côté. 

—  Ces  vêtements...  des  vêtements  de  pay- 
sanne... ceux  que  j'ai  vus  sur  la  femme  à  Cor- 
vigny.  Pas  d'erreur  possible...  c'était  bien 
cette  nuance  marron  et  cette  même  étoffe  de 
bure.  Et  puis,  tiens,  ce  fichu  en  dentelle  noire 
dont  je  t'ai  parlé... 

—  Qu'est-ce  que  tu  dis  ?  s'écria  Paul  en  ac- 
courant. 


L  ÉCLAT  D'OBUS  107 

—  Dame  !  tu  peux  regarder,  c'est  une  sorte 
de  fichu  et  qui  ne  date  pas  d'hier.  Ce  qu'il  est 
usé  et  déchiré  !  Il  y  a  encore,  piquée  dedans, 
la  broche  que  je  t'ai  signalée,  tu  vois  ? 

Dès  l'abord,  Paul  l'avait  remarquée,  cette 
broche,  et  avec  quel  effroi!  Quel  sens  terrible 
elle  donnait  à  la  découverte  des  vêtements  dans 
la  chambre  même  du  major  Hermann,  et  près 
du  boudoir  d'Hermine  d'Andeville!  Le  camée, 
gravé  d'un  cygne  aux  ailes  ouvertes,  et  encerclé 
d'un  serpent  d'or  dont  les  yeux  étaient  faits 
de  rubis!  Depuis  son  enfance,  Paul  le  connais- 
sait, ce  camée,  pour  l'avoir  vu  au  corsage 
même  de  celle  qui  avait  tué  son  père,  et  il  le 
connaissait  pour  l'avoir  revu  dans  ses  moindres 
détails  sur  le  portrait  de  la  comtesse  Hermine. 
Et  voilà  qu'il  le  retrouvait  là,  piqué  dans  le 
fichu  de  dentelle  noire,  mêlé  aux  vêtements  de 
la  pa5^sanne  de  Corvigny,  et  oublié  dans  la 
chambre  du  major  Hermann! 

Bernard  prononça  : 

—  La  preuve  est  certaine  maintenant.  Puisque 
les  vêtements  sont  là,  c'est  que  la  femme  qui 
m'a  interrogé  sur  toi  est  revenue  ici  cette  nuit; 
mais  quel  rapport  y  a-t-il  entre  elle  et  cet  offi- 
cier qui  est  son  image  frappante?  L'être  qui 
m'interrogeait  sur  toi  est-il  le  même  que  l'être 
qui,  deux  heures  auparavant,  faisait  fusiller 
Elisabeth?  Et  qui  sont  ces  gens-là?  A  quelle 
bande  d'assassins  et  d'espions  nous  heurtons- 
nous? 

—  A  des  Allemands,  sans  plus,  déclara  Paul. 
Assassiner  et  espionner,  c'est  pour  eux  des 
formes  naturelles  et  permises  de  la  guerre,  et 
d'une  guerre  qu'ils  avaient  commencée  en  pleine 
période  de  paix.  Je  te  l'ai  dit,  Bernard,  de  cette 


io8  VbCLAT  D'OBUS 

guerre-là,  nous  sommes  les  victimes  depuis 
bientôt  vingt  ans.  Le  meurtre  de  mon  père  fut 
le  début  du  drame.  Et  maintenant,  c'est  notre 
pauvre  Elisabeth  que  nous  pleurons.  Et  ce  n'est 
pas  fini. 

—  Pourtant,  dit  Bernard,  il  a  pris  la  fuite. 
• —  Nous   le  reverrons,    sois-en    sûr.  S'il  ne 

vient  pas,  c'est  moi  qui  irai  le  chercher.  Et  ce 
jour-là... 

Il  y  avait  deux  fauteuils  dans  cette  chambre. 
Paul  et  Bernard  résolurent  d'y  passer  la  nuit, 
et  sans  plus  tarder  ils  inscrivirent  leurs  noms 
sur  le  mur  du  couloir.  Puis  Paul  rejoignit  ses 
hommes  afin  de  surveiller  leur  installation 
parmi  les  granges  et  les  communs  encore 
debout.  Là,  le  soldat  qui  lui  servait  d'ordon- 
nance, un  brave  Auvergnat  du  nom  de  Géri- 
flour,  lui  apprit  qu'il  avait  déniché  deux  paires 
de  draps  et  des  matelas  propres,  au  fond  d'une 
maisonnette  attenant  au  pavillon  du  garde.  Les 
lits  étaient  donc  prêts. 

Paul  accepta.  Il  fut  convenu  que  Gériflour  et 
un  de  ses  camarades  iraient  au  château  et  s'ac- 
commoderaient des  deux  fauteuils. 

La  nuit  s'écoula  sans  alerte,  nuit  de  fièvre  et 
d'insomnie  pour  Paul,  que  hantait  le  souvenir 
d'Elisabeth. 

Au  matin,  il  tomba  dans  un  sommeil  lourd, 
agité  de  cauchemars  et  que  coupa  soudain  la 
sonnerie  du  réveil. 

Bernard  l'attendait. 

L'appel  eut  lieu  dans  la  cour  du  château. 
Paul  constata  que  son  ordonnance  Gériflour  et 
son  camarade  manquaient. 

—  Ils  doivent  dormir,  dit-il  à  Bernard,  nous 
allons  les  secouer. 


L  ECLAT  D'OBUS  109 

Ils  reiirent,  à  travers  les  ruines,  le  chemin 
qui  conduisait  au  premier  étage  et  le  long  des 
chambres  démolies. 

Dans  la  pièce  que  le  major  Hermann  avait 
occupée,  ils  trouvèrent,  sur  le  lit,  le  soldat 
<Tériflour  affaissé,  couvert  de  sang,  mort.  Sur 
un  des  fauteuils  gisait  son  camarade,  mort  éga- 
lement. 

Autour  des  cadavres,  aucun  désordre,  aucune 
trace  de  lutte.  Les  deux  soldats  avaient  dû  être 
tués  pendant  leur  sommeil. 

Quant  à  l'arme,  Paul  l'aperçut  aussitôt.  C'était 
un  poignard  dont  le  manche  de  bois  portait  les 
lettres  H.  E.  R.  M. 


VIII 

LE  JOURNAL 
D'ELISABETH 


fL  y  avait  dans  ce  double  meurtre,  qui 
^1  succédait  à  une  suite  d'événements 
3  tragiques,  tous  enchaînés  les  uns  aux 
autres  par  le  lien  le  plus  rigoureux,  il  y  avait 
une  telle  accumulation  d'horreurs  et  de  fatalité 
révoltante  que  les  deux  jeunes  gens  ne  pro- 
noncèrent pas  une  parole  et  ne  firent  pas  un 
geste. 

Jamais  la  mort,  dont  ils  avaient  tant  de  fois 
déjà  senti  le  souffle  au  cours  des  batailles,  ne 
leur  était  apparue  sous  un  aspect  plus  sinistre 
et  plus  odieux. 

La  mort!  Ilsla  vo3^aient,  non  pas  comme  un 
mal  sournois  qui  frappe  au  hasard,  mais  comme 
un  spectre  qui  se  glisse  dans  l'ombre,  épie  l'ad- 
versaire, choisit  son  moment,  et  lève  le  bras  dans 
une  intention  déterminée.  Et  ce  spectre  prenait 
pour  eux  la  forme  même  et  le  visage  du  major 
Hermann. 

Paul  articula,  et  vraiment  sa  voix  avait  cette 
intonation  sourde,  effarée,  qui  semble  évoquer 
les  forces  mauvaises  des  ténèbres  : 

—  Il  est  venu  cet  nuit.  Il  est  venu,  et  comme 
nous  avions  marqué  nos  noms  sur  le  mur,  ces 


L'ÉCLAT  D'OBUS  m 

noms  de  Bernard  d'Andeville  et  de  Paul  Del- 
roze,  qui  représentent  à  ses  yeux  les  noms  de 
deux  ennemis,  il  a  profité  de  l'occasion  pour  se 
débarrasser  de  ces  deux  ennemis.  Persuadé  que 
c'était  toi  et  moi  qui  dormions  dans  cette 
chambre,  il  a  frappé...  et  ceux  qu'il  a  frappés 
c'est  ce  pauvre  Gériflour  et  son  camarade,  qui 
meurent  à  notre  place. 

Après  un  long  silence  il  murmura  : 

—  Ils  meurent  comme  est  mort  mon  père... 
et  comme  est  morte  Elisabeth...  et  aussi  le 
garde  et  sa  femme...  et  de  la  même  main...  la 
même,  tu  entends,  Bernard!  Oui,  c'est  inad- 
missible, n'est-ce  pas?  et  ma  raison  se  refuse  à 
l'admettre...  Pourtant,  c'est  la  même  main  qui 
tient  toujours  le  poignard...  celui  d'autrefois  et 
celui-ci. 

Bernard  examina  Tarme.  Il  dit  en  voyant  les 
quatre  lettres  : 

—  Hermann,  n'est-ce  pas?  major  Hermann? 

—  Oui,  affirma  Paul  vivement...  Est-ce  son 
nom  réel  et  quelle  est  sa  véritable  personna- 
lité ?  Je  l'ignore.  Mais  l'être  qui  a  commis  tous 
ces  crimes  est  bien  celui  qui  signe  de  ces  quatre 
lettres  :  H.  E.  R.  M, 

Après  avoir  donné  l'alerte  aux  hommes  de 
sa  section  et  fait  avertir  l'aumônier  et  le  méde- 
cin-major, Paul  résolut  de  demander  un  entre- 
tien particulier  à  son  colonel  et  de  lui  confier 
toute  l'histoire  secrète  qui  pourrait  jeter  quelque 
lumière  sur  l'exécution  d'Elisabeth  et  sur  l'as- 
sassinat des  deux  soldats.  Mais  il  apprit  que  le 
colonel  et  son  régiment  bataillaient  au  delà  de 
la  frontière,  et  que  la  troisième  compagnie  était 
appelée  en  hâte,  sauf  un  détachement  qui  devait 
rester  au  château  sous  les  ordres  du  sergent 


112  LECLAT  DOBUS 

Delroze.  Paul  fit  donc  l'enquête  lui-même  avec 
ses  hommes. 

Elle  ne  lui  révéla  rien.  Il  fut  impossible  de 
recueillir  le  moindre  indice  sur  la  façon  dont 
le  meurtrier  avait  pénétré,  dabord  dans  l'en- 
ceinte du  parc,  puis  dans  les  ruines,  et  enfin 
dans  la  chambre.  Aucun  civil  n'ayant  passé, 
fallait-il  en  conclure  que  l'auteur  du  double 
crime  était  un  des  soldats  de  la  troisième  com- 
pagnie? Evidemment  non.  Et  cependant  quelle 
supposition  adopter  en  dehors  de  celle-ci? 

Et  Paul  ne  découvrit  rien  non  plus  qui  le  ren- 
seignât sur  la  mort  de  sa  femme  et  sur  l'endroit 
où  on  l'avait  enterrée.  Et  cela  c'était  l'épreuve 
la  plus  dure. 

Auprès  des  blessés  allemands  il  se  heurta  à 
la  même  ignorance  que  chez  les  prisonniers. 
Tous  ils  connaissaient  l'exécution  d'un  homme 
et  de  deux  femmes,  mais  tous  ils  étaient  arrivés 
après  cette  exécution  et  après  le  départ  des 
troupes  d'occupation. 

Il  poussa  jusqu'au  village  d'Ornequin.  Peut- 
être  savait-on  quelque  chose  là.  Peut-être  les 
habitants  avaient-ils  entendu  parler  de  la  châ- 
telaine, delà  vie  qu'elle  menait  au  château,  de 
son  martyre,  de  sa  mort... 

Ornequin  était  vide.  Pas  une  femme,  pas  un 
vieillard.  L'ennemi  avait  dû  envoyer  les  habi- 
tants en  Allemagne,  et  sans  doute  dès  le  com- 
mencement, son  but  manifeste  étant  de  sup- 
primer tout  témoin  de  ses  actes  pendant 
l'occupation  et  de  faire  le  désert  autour  du 
château. 

Ainsi  Paul  consacra  trois  jours  à  poursuivre 
de  vaines  recherches. 

—  Et  cependant,  disait-il  à  Bernard.  Elisabeth 


L  ECLAT  D'OBUS  113 

n'a  pu  disparaître  entièrement.  Si  je  ne  trouve 
pas  sa  tombe,  ne  puis-je  pas  trouver  la  moindre 
trace  de  son  séjour  ici?  Elle  y  a  vécu.  Elle  y 
a  souffert.  Un  souvenir  d'elle  me  serait  si  pré- 
cieux ! 

Il  avait  fini  par  reconstituer  l'emplacement 
exact  de  la  chambre  qu'elle  habitait,  et  même, 
au  milieu  des  décombres,  le  monceau  de  pierres 
et  de  plâtras  qui  restait  de  cette  chambre. 

Cela  était  confondu  avec  les  débris  des  salons, 
au  rez-de-chaussée,  sur  lesquels  avaient  dégrin- 
golé les  plafonds  du  premier  étage,  et  c'est  dans 
ce  chaos,  sous  le  tas  des  murs  pulvérisés  et  des 
meubles  en  miettes,  qu'un  matin  il  recueillit  un 
petit  miroir  brisé,  et  puis  une  brosse  d'écaillé, 
et  puis  un  canif  d'argent,  et  puis  une  trousse 
de  ciseaux,  tous  objets  ayant  appartenu  à  Eli- 
sabeth. 

Mais  ce  qui  le  troubla  davantage  encore,  ce 
fut  la  découverte  d'un  gros  agenda,  où  il  savait 
que  la  jeune  femme  marquait  avant  son  ma- 
riage ses  dépenses,  la  liste  des  courses  ou  des 
visites  à  faire,  et,  parfois,  des  notes  plus  in- 
times sur  sa  vie. 

Or,  de  cet  agenda  il  ne  restait  que  le  car- 
tonnage avec  la  date  19 14  et  la  partie  qui 
concernait  les  sept  premiers  mois  de  l'année. 
Tous  les  fascicules  des  cinq  derniers  mois 
avaient  été  non  pas  arrachés,  mais  détachés 
un  à  un  des  ficelles  qui  les  retenaient  à  la 
reliure. 

Tout  de  suite  Paul  pensa  : 

—  Ils  ont  été  détachés  par  Elisabeth,  et  cela 
sans  hâte,  à  un  moment  où  rien  ne  la  pressait 
ni  ne  l'inquiétait,  et  où  elle  désirait  simplement 
se  servir  de  ces  feuillets  pour  écrire  au  jour  le 

8 


114  VECLAl  D'OBUS 

jour...  Quoi?  quoi,  sinon,  justement,  ces  notes 
plus  intimes  qu'elle  jetait  auparavant  sur 
l'agenda,  entre  un  relevé  de  compte  et  une 
recette.  Et  comme,  après  mon  départ,  il  n'y  a 
plus  eu  de'-comptes  et  que  l'existence  n'a  plus 
été  pour  elle  que  le  drame  le  plus  affreux,  c'est 
sans  doute  à  ces  pages  disparues  qu'elle  a  con- 
fié sa  détresse...  ses  plaintes.  .  peut-être  sa 
révolte  contre  moi. 

Ce  jour-là,  en  l'absence  de  Bernard,  Paul 
redoubla  d'ardeur.  Il  fouilla  sous  toutes  les 
pierres  et  dans  les  trous.  Il  souleva  les  marbres 
cassés,  les  lustres  tordus,  les  tapis  déchique- 
tés, les  poutres  noircies  par  les  flam  mes.  Durant 
des  heures  il  s'obstina. 

Il  distribua  les  ruines  en  secteurs  patiem- 
ment interrogés  tour  à  tour,  et  les  ruines  ne 
répondant  pas  à  ses  questions  il  refit  dans  le 
parc  des  investigations  minutieuses. 

Efforts  inutiles,  et  dont  Paul  sentait  l'inuti- 
lité. Elisabeth  devait  tenir  beaucoup  trop  à 
ces  pages  pour  ne  les  avoir  pas,  ou  bien  dé- 
truites ,  ou  bien  parfaitement  cachées .  A 
moins... 

—  A  moins,  se  dit-il,  qu'on  ne  les  lui  ait 
dérobées.  Le  major  devait  exercer  sur  elle 
une  surveillance  continue.  Et,  en  ce  cas,  qui 
sait?... 

Une  hypothèse  se  dessinait  dans  l'esprit  de 
Paul. 

Après  avoir  découvert  le  vêtement  de  la 
paysanne  et  le  fichu  de  dentelle  noire,  il  les 
avait  laissés,  n'y  attachant  pas  d'autre  impor- 
tance, sur  le  lit  même  de  la  chambre,  et  il  se 
demandait  si  le  major,  la  nuit  où  il  avait  assas- 
siné les  deux  soldats,  n'était  pas    venu   avec 


L ECLAT  D'OBUS  115 

l'intention  de  reprendre  les  vêtements,  ou, 
du  moins  le  contenu  de  leurs  poches ,  ce 
qu'il  n'avait  pu  faire,  puisque  le  soldat  Gé- 
riiiour,  couché  dessus,  les  dissimulait  aux 
regards. 

Or  voilà  que  Paul  cro5^ait  se  rappeler  qu'en 
dépliant  cette  jupe  et  ce  corsage  de  pa3^sanne 
il  avait  perçu  dans  une  poche  un  froissement 
de  papier.  Ne  pouvait-on  en  conclure  que  c'était 
le  journal  d'Elisabeth,  surpris  et  volé  par  le 
major  Hermann  ? 

Paul  courut  jusqu'à  la  chambre  où  le  double 
crime  avait  été  commis.  Il  saisit  les  vêtements 
et  chercha. 

—  Ah  !  fit-il  aussitôt,  avec  une  véritable  joie, 
les  voici  ! 

Les  feuilles  détachées  de  l'agenda  remplis- 
saient une  grande  enveloppe  jaune.  Elles 
étaient  toutes  indépendantes  les  unes  des 
autres,  froissées  et  déchirées  par  endroits,  et 
il  suffit  à  Paul  d'un  coup  d'œil  pour  se  rendre 
compte  que  ces  feuilles  ne  correspondaient 
qu'aux  mois  d'août  et  de  septembre,  et  que 
même  il  en  manquait  quelques-unes  dans  la 
série  de  ces  deux  mois. 

Et  il  vit  l'écriture  d'Elisabeth. 

Ce  n'était  pas  d'abord  un  journal  bien  dé- 
taillé. Des  notes  simplement,  de  pauvres  notes 
où  s'exhalait  un  cœur  meurtri,  et  qui,  plus 
longues  parfois,  avaient  nécessité  l'adjonction 
d'une  feuille  supplémentaire.  Des  notes  jetées 
de  jour  ou  de  nuit,  au  hasard  de  la  plume  ou 
du  crayon,  à  peine  lisibles  parfois,  et  qui  don- 
naient l'impression  d'une  main  qui  tremble,  de 
deux  yeux  voilés  de  larmes,  et  d'un  être  éperdu 
de  douleur. 


iib  L'ECLAT  D'OBUS 

Et  rien  ne  pouvait  émouvoir  Paul  plus  pro- 
fondément. 

Il  était  seul,  il  lut  : 

^  Dimanche  2  août. 

«  Il  n'aurait  pas  dû  m'écrire  cette  lettre.  Elle 
est  trop  cruelle.  Et  puis  pourquoi  me  propose- 
t-il  de  quitter  Ornequin  ?  La  guerre?  Alors, 
parce  que  la  guerre  est  possible,  je  n'aurais  pas 
le  courage  de  rester  ici  et  d'y  faire  mon  de- 
voir? Comme  il  me  connaît  peu!  C'est  donc 
quil  me  croit  lâche  ou  bien  capable  de  soup- 
çonner ma  pauvre  maman?...  Paul,  mon  cher 
Paul,  tu  n'aurais  pas  dû  me  quitter... 

Lundi  3  août. 

«  Depuis  que  les  domestiques  sont  partis, 
Jérôme  et  Rosalie  redoublent  d'attentions  pour 
moi.  Rosalie  m'a  suppliée  de  partir  également. 
if  Et  vous,  Rosalie,  lui  ai-je  dit,  est-ce  que 
«  vous  vous  en  irez  ?  »  «  Oh  !  nous,  nous  sommes 
«  de  petites  gens  qui  n'avons  rien  à  craindre. 
<(  Et  puis,  c'est  notre  place  d'être  ici.  »  Je  lui 
ai  répondu  que  c'était  la  mienne  aussi.  Mais 
j'ai  bien  vu  qu'elle  ne  pouvait  pas  comprendre. 

«  Quand  je  rencontre  Jérôme,  il  hoche  la 
tête  et  il  me  regarde  avec  des  yeux  tristes.  » 

Mardi  4  août. 

«  Mon  devoir?  Oui,  je  ne  le  discute  pas. 
J'aimerais  mieux  mourir  que  d'5"  renoncer. 
Mais  comment  le  remplir,  ce  devoir?  Et  com- 
ment parvenir  à  la  vérité  ?  Je  suis  pleine  de 
courage,  et  pourtant  je  ne  cesse  de  pleurer, 
comme  si  je  n'avais  rien  de  mieux  à  faire.  C'est 
que  je  pense  surtout  à  Paul.  Où  est-il?  Que 


L ECLAT  D'OBUS  ii; 

devient-il  ?  Quand  Jérôme  m'a  dit  ce  matin 
que  la  guerre  était  déclarée,  j'ai  cru  que  j'allais 
m'évanouir.  Ainsi  Paul  va  se  battre.  Il  sera 
blessé  peut-être  !  Tué  !  Ah  !  mon  Dieu,  est-ce 
que  vraiment  ma  place  ne  serait  pas  auprès  de 
lui,  dans  une  ville  voisine  de  l'endroit  où  il  se 
bat?  Que  puis-je  espérer  en  restant  ici  ?  Oui, 
mon  devoir,  je  sais...  ma  mère.  Ah!  maman, 
je  te  demande  pardon.  Mais^  vois-tu,  c'est  que 
j'aime  et  que  j'ai  peur  qu'il  ne  lui  arrive  quel- 
que chose...  » 

Jeudi  d^août. 

«  Toujours  des  larmes.  Je  suis  de  plus  en 
plus  malheureuse.  Mais  je  sens  que.  si  je  devais 
l'être  davantage  encore,  je  ne  céderais  pas. 
D'ailleurs,  pourrais-je  le  rejoindre,  alors  qu'il 
ne  veut  plus  de  moi  et  qu'il  ne  m'écrit  même 
pas  ?  Son  amour?  Mais  il  me  déteste  !  Je  suis 
la  fille  d'une  femme  pour  qui  sa  haine  n'a  pas 
de  bornes.  Ah  !  quelle  horreur  !  Est-ce  pos- 
sible ?  Mais  alors,  s'il  pense  ainsi  à  maman  et 
si  je  ne  réussis  pas  dans  ma  tâche,  nous  ne 
pourrons  plus  jamais  nous  revoir,  lui  et  moi  ? 
Voilà  la  vie  qui  m'attend  ?  » 

Vendredi  7  août. 

«  J'ai  beaucoup  interrogé  Jérôme  et  Rosalie 
sur  maman.  Ils  ne  l'ont  connue  que  quelques 
semaines,  mais  ils  se  la  rappellent  bien  et  tout 
ce  qu'ils  m'ont  dit  m'a  fait  tant  de  plaisir!  Il 
paraît  qu'elle  était  si  bonne  et  si  belle  !  Tout  le 
monde  ladorait. 

«  —  Elle  n'était  pas  toujours  gaie,  m'a  dit 
Rosalie.  Etait-ce  le  mal  qui  la  minait  déjà,  je 


ii8  LECLAT  D'OBUS 

ne  sais  pas,  mais  quand  elle  souriait,  cela  vous 
remuait  le  cœur. 

«  Ma  pauvre  chère  maman  ! . . .  » 

Samedi  8  août. 

«  Ce  matin,  nous  avons  entendu  le  canon 
très  loin.  On  se  bat  à  dix  lieues  d'ici. 

«  Tantôt  des  Français  sont  venus.  J'en  avais 
aperçu  bien  souvent  du  haut  de  la  terrasse, 
qui  passaient  dans  la  vallée  du  Liseron.  Ceux- 
là  vont  demeurer  au  château.  Leur  capitaine 
s'est  excusé.  Par  crainte  de  me  gêner,  ses  lieu- 
tenants et  lui  logent  et  prennent  leurs  repas 
dans  le  pavillon  que  Jérôme  et  Rosalie  habi- 
taient. » 

Dimanche  g  aoilt. 

«  Toujours  sans  nouvelles  de  Paul.  Moi  non 
plus  je  ne  tente  pas  de  lui  écrire.  Je  ne  veux 
pas  qu'il  entende  parler  de  moi  jusqu'au  mo- 
ment où  j'aurai  toutes  les  preuves. 

((  Mais  que  faire  ?  Et  comment  avoir  les 
preuves  d'une  chose  qui  s'est  passée  il  y  a 
seize  ans?  Je  cherche,  j'étudie,  je  réfléchis. 
Rien.  » 

Lundi  lo  août. 

«  Le  canon  ne  cesse  pas  dans  le  lointain. 
Pourtant  le  capitaine  m'a  dit  qu'aucun  mouve- 
ment ne  laissait  prévoir  une  attaque  ennemie 
de  ce  côté.  » 

Mardi  1 1  août- 

«  Tantôt,  un  soldat,  de  faction  dans  les  bois, 
près  de  la  petite  porte  qui  donne  sur  la  cam- 
pagne, a  été  tué  d'un  coup  de  couteau.  On 
suppose  qu'il  aura  voulu  barrer  le  passage  à 


L'ÉCLAT  D'OBUS  119 

un  individu  qui  cherchait  à  sortir  du  parc.  Mais 
comment  cet  individu  était-il  entré  ?  » 

Mercredi  12  août. 

«  Qu'y  a-t-il?  Voici  un  fait  qui  m'a  vivement 
impressionnée  et  qui  me  semble  inexplicable. 
Du  reste  il  y  en  a  d'autres  qui  sont  aussi  dé- 
concertants, bien  que  je  ne  saurais  dire  pour- 
quoi. Je  suis  très  étonnée  que  le  capitaine  et 
que  tous  les  soldats  que  je  rencontre  paraissent 
insouciants  à  ce  point  et  puissent  même  plai- 
santer entre  eux.  Moi  j'éprouve  cette  impres- 
sion qui  vous  accable  à  l'approche  des  orages. 
C'est  sans  doute  un  état  nerveux, 

«  Donc  ce  matin... 

Paul  s'interrompit.  Tout  le  bas  de  la  page  où 
ces  lignes  étaient  écrites,  ainsi  que  la  page  sui- 
vante, étaient  arrachées.  Devait-on  en  conclure 
que  le  major,  après  avoir  dérobé  le  journal  d'Eli- 
sabeth, en  avait  extrait,  pour  des  motifs  quel- 
conques, les  pages  où  la  jeune  femme  donnait 
certaines  explications  ?  Et  le  journal  reprenait  : 

Vendredi  14  août. 

«  Je  n'ai  pu  faire  autrement  que  de  me  con- 
fier au  capitaine.  Je  l'ai  conduit  près  de  l'arbre 
mort,  entouré  de  lierre,  et  je  l'ai  prié  de 
s'étendre  et  d'écouter.  Il  a  mis  beaucoup  de 
patience  et  d'attention  dans  son  examen.  Mais 
il  n'a  rien  entendu,  et,  de  fait,  recommençant 
l'expérience  à  mon  tour,  j'ai  dû  reconnaître 
qu'il  avait  raison. 

«  —  Vous  voyez,  madame,  tout  est  absolu- 
ment normal. 

«  —  Mon  capitaine,  je  vous  jure  qu'avant-hier 


130  V ECLAT  DVBUS 

il  sortait  de  cet  arbre-là,  à  cet  endroit  précis, 
un  bruit  confus.  Et  cela  a  duré  plusieurs  minutes. 
«  Il  m'a  répondu,  non  sans  sourire  un  peu  : 
«  —  Il  serait  facile  de  faire  abattre  cet  arbre. 
Mais  ne  pensez-vous  pas,  madame,  que,  dans 
l'état  de  tension  nerveuse  où  nous  sommes 
tous,  nous  puissions  être  sujets  à  certaines 
erreurs,  à  des  sortes  d'hallucinations  ?  Car 
enfin  d'où  proviendrait  ce  bruit  ?... 

«  Oui,  évidemment  il  avait  raison.  Et  cepen- 
dant, j'ai  entendu...  J'ai  vu...  » 

Samedi  15  aoîit. 

a  Hier  soir,  on  a  ramené  deux  officiers  alle- 
mands qui  furent  enfermés  dans  la  buanderie, 
au  bout  des  communs. 

«  Ce  matin,  on  n'a  plus  retrouvé  dans  cette 
buanderie  que  leurs  uniformes. 

«  Qu'ils  aient  fracturé  la  porte,  soit.  Mais 
l'enquête  du  capitaine  a  montré  qu'ils  s'étaient 
enfuis,  revêtus  d'uniformes  français,  et  qu'ils 
avaient  passé  devant  les  sentinelles  en  se  disant 
chargés  d'une  mission  à  Corvigny. 

«  Qui  leur  a  fourni  ces  uniformes  ?  Bien  plus, 
il  leur  a  fallu  connaître  le  mot  d'ordre...  Qui 
leur  a  révélé  ce  mot  d'ordre?..- 

«  Il  paraît  qu'une  paysanne  est  venue  plu- 
sieurs jours  de  suite  apporter  des  œufs  et  du 
lait,  une  paysanne  habillée  un  peu  trop  bien 
et  que  l'on  n'a  pas  revue  aujourd'hui...  Mais 
rien  ne  prouve  sa  complicité.  » 

Dimanche  16  aofit. 

«  Le  capitaine  m'a  engagée  vivement  à  par- 
tir. Il  ne  sourit  plus,  maintenant.  11  semble 
très  préoccupé. 


L'ECLAT  D'OBUS  121 

«  —  Nous  sommes  environnés  d'espions, 
m'a-t-il  dit.  En  outre,  il  y  a  des  signes  qui 
nous  portent  à  croire  que  nous  pourrions  être 
attaqués  d'ici  peu.  Non  pas  une  grosse  attaque. 
a3^ant  pour  but  de  forcer  le  passage  à  Corvi- 
gny,  mais  un  coup  de  main  sur  le  château . 
Mon  devoir  est  de  vous  prévenir.  Madame,  que 
d'un  moment  à  l'autre,  nous  pouvons  être  con- 
traints de  nous  replier  sur  Corvigny  et  qu'il 
serait  pour  vous  plus  qu'imprudent  de  rester. 

«  J'ai  répondu  au  capitaine  que  rien  ne 
changerait  ma  résolution. 

«  Jérôme  et  Rosalie  m'ont  suppliée  égale- 
ment. A  quoi  bon?  Je  ne  partirai  pas.  » 

Une  fois  encore,  Paul  s'arrêta.  Il  y  avait,  à 
I  cet  endroit  de  l'agenda,  une  page  de  moins,  et 
la  suivante,  celle  du  18  août,  déchirée  au  com- 
mencement et  à  la  fin,  ne  donnait  qu'un  frag- 
ment du  journal  écrit  par  la  jeune  femme  à 
cette  date. 

«  ...  et  c'est  la  raison  pour  laquelle  je  n'en 
ai  pas  parlé  dans  la  lettre  que  je  viens  d'en- 
voyer à  Paul.  Il  saura  que  je  reste  à  Orne- 
quin,  et  les  motifs  de  ma  décision,  voilà  tout. 
Mais  il  doit  ignorer  mon  espoir. 

«  Il  est  encore  si  confus,  cet  espoir,  et  bâti 
sur  un  détail  si  insignifiant  !  Néanmoins,  je 
suis  pleine  de  joie.  Je  ne  comprends  pas  la 
signification  de  ce  détail,  et,  malgré  moi,  je 
sens  son  importance.  Ah  !  le  capitaine  peut 
bien  s'agiter  et  multiplier  les  patrouilles,  tous 
ses  soldats  visiter  leurs  armes  et  crier  leur 
envie  de  se  battre.  L'ennemi  peut  bien  s'ins- 
taller à  Ebrecourt,  comme  on  le  dit  !  Que  m'im- 
porte ?  Une  seule  idée  compte  !  Ai-je  trouvé  le 


122  VECLAT  D'OBUS 

point  de  départ?  Suis-je  sur  la  bonne  route? 
«  Voyons,  réfléchissons...  » 

La  page  était  déchirée  là,  à  l'endroit  où  Eli- 
sabeth allait  entrer  dans  des  explications  pré- 
cises. Etait-ce  une  mesure  prise  par  le  major 
Hermann  ?  Sans  aucun  doute,  mais  pourquoi  ? 

Déchirée  également,  la  première  moitié  de 
la  page  du  mercredi  iq  août.  Le  19  août,  veille 
du  jour  où  les  Allemands  avaient  emporté  das- 
saut  Ornequin,  Corvigny  et  toute  la  région... 
Quelles  lignes  avait  tracées  la  jeune  femme 
en  cet  après-midi  du  mercredi  ?  Qu'avait-elle 
découvert?  Que  se  préparait-il  dans  l'ombre? 

La  peur  envahissait  Paul.  Il  se  souvenait 
qu'à  deux  heures  du  matin,  le  jeudi,  le  premier 
coup  de  canon  avait  tonné  au-dessus  de  Corvi- 
gny, et  c'est  le  cœur  étreint  qu'il  lut  sur  la 
seconde  partie  de  la  page  : 

On^^e  heures  du  soir. 

«  Je  me  suis  relevée  et  j'ai  ouvert  ma  fenêtre. 
De  tous  côtés  il  y  a  des  aboiements  de  chiens. 
Ils  se  répondent,  s'arrêtent,  semblent  écouter, 
et  recommencent  à  hurler  comme  jamais  je  ne 
les  avais  entendus.  Quand  ils  se  taisent,  le  si- 
lence devient  impressionnant,  et  alors  j'écoute 
à  mon  tour  afin  de  surprendre  les  bruits  indis- 
tincts qui  les  tiennent  éveillés. 

((  Et  il  me  semble,  à  moi  aussi,  qu'ils  exis- 
tent, ces  bruits.  C'est  autre  chose  que  le  frois- 
sement des  feuilles.  Cela  n'a  aucun  rapport 
avec  ce  qui  anime  d'ordinaire  le  grand  calme 
des  nuits.  Cela  vient  de  je  ne  sais  pas  où,  et 
mon  impression  est  si  forte  à  la  fois  et  si  con- 
fuse, que  je  me  demande,  en  même  temps,  si 


LECLAT  D'OBUS  123 

je  ne  m'attarde  pas  à  noter  les  battements  de 
mon  cœur  ou  bien  si  je  ne  devine  pas  le  bruit 
de  toute  une  armée  en  marche. 

«  Allons  !  je  suis  folle.  Une  armée  en  mar- 
che !  Et  nos  avant-postes  à  la  frontière  ?  Et  nos 
sentinelles  autour  du  château?...  Il  y  aurait 
bataille,  échange  de  coups  de  fusil...  » 

Une  heure  du  matin. 

«  Je  n'ai  pas  bougé  de  la  fenêtre.  Les  chiens 
n'aboyaient  plus.  Tout  dormait.  Et  voilà  que 
j'ai  vu  quelqu'un  qui  sortait  d'entre  les  arbres 
et  qui  traversait  la  pelouse.  J'aurais  pu  croire 
que  c'était  un  de  nos  soldats.  Mais,  lorsque 
cette  ombre  passa  sous  ma  fenêtre,  il  y  avait 
assez  de  lumière  dans  le  ciel  pour  me  per- 
mettre de  distinguer  une  silhouette  de  femme. 
Je  pensai  à  Rosalie.  Mais  non,  la  silhouette 
était  haute,  l'allure  légère  et  rapide. 

«  Je  fus  sur  le  point  de  réveiller  Jérôme  et 
de  donner  l'alarme.  Je  ne  l'ai  pas  fait.  L'ombre 
s'était  évanouie  du  côté  de  la  terrasse.  Et  tout 
à  coup,  il  y  eut  un  cri  d'oiseau  qui  me  parut 
étrange...  Et  puis  une  lueur  qui  fusa  dans  le 
ciel,  comme  une  étoile  filante  jaillissant  de  la 
terre  même. 

«  Et  puis,  plus  rien.  Encore  le  silence,  l'im- 
mobilité des  choses.  Plus  rien.  Et  cependant, 
depuis,  je  n'ose  pas  me  coucher.  J'ai  peur,  sans 
savoir  de  quoi.  Tous  les  périls  surgissent  de 
tous  les  coins  de  l'horizon.  Ils  s'avancent,  me 
cernent,  m'emprisonnent,  m'étouffent,  m'é- 
crasent. Je  ne  puis  plus  respirer.  J'ai  peur... 
j'ai  peur...  » 


IX 

FILS   D'E^IPEREUR 


AUL  serrait  entre  ses  mains  crispées  le 
1^  1^^  lamentable  journal   auquel  Elisabeth 
_^ll  avait  confié  ses  angoisses. 

—  Ah  !  la  malheureuse,  pensa-t-il,  comme  elle 
a  dû  souffrir  !  Et  ce  n'est  encore  que  le  début 
du  chemin  qui  la  conduisait  à  la  mort... 

Il  redoutait  d'aller  plus  avant.  Les  heures 
du  supplice  approchaient  pour  Elisabeth,  me- 
naçantes et  implacables,  et  il  aurait  voulu  lui 
crier  : 

—  Mais,  va-t'en  !  N'affronte  pas  le  destin  ! 
J'oublie  le  passé.  Je  t'aime. 

Trop  tard!  C'était  lui-même,  par  sa  cruauté, 
qui  l'avait  condamnée  au  supplice  et  il  devait, 
jusqu'au  bout,  assister  à  toutes  les  étapes  du 
calvaire  dont  il  connaissait  l'étape  suprême  et 
terrifiante. 

Brusquement,  il  tourna  les  feuillets. 

Il  y  avait  d'abord  trois  pages  blanches,  celles 
qui  portaient  les  dates  du  20,  du  21  et  du 
22  août...  journées  de  bouleversement  durant 
lesquelles  elle  n'avait  pas  pu  écrire.  Les  pages 
du  23  et  du  24  manquaient.  Celles-là,  sans 
doute,  relataient  les  événements  et  contenaient 
des  révélations  sur  l'inexplicable  invasion. 


L'ECLAT  D'OBUS  125 

Le  journal  recommençait  au  milieu  d'une 
feuille  déchirée,  la  feuille  du  mardi  25. 

«  ...  Oui,  Rosalie,  je  me  sens  tout  à  fait 
bien  et  je  vous  remercie  de  la  façon  dont  vous 
m'avez  soignée. 

«  —  Alors,  plus  de  fièvre  ? 

«  —  Non,  Rosalie,  c'est  fini. 

«  —  Madame  me  disait  déjà  cela  hier  et  la 
fièvre  est  revenue...  peut-être  à  cause  de  cette 
visite...  Mais  cette  visite  n'aura  pas  lieu  au- 
jourd'hui... Demain  seulement...  J'ai  reçu 
l'ordre  d'avertir  Madame...  Demain  à  cinq 
heures... 

«  Je  n'ai  pas  répondu.  A  quoi  bon  se  révol- 
ter? Aucune  des  paroles  humiliantes  que  je 
devrai  entendre  ne  me  fera  plus  de  mal  que  ce 
qui  est  là  sous  mes  5"eux  :  la  pelouse  envahie, 
des  chevaux  au  piquet,  des  camions  et  des 
caissons  dans  les  allées,  la  moitié  des  arbres 
abattus,  des  officiers  vautrés  sur  le  gazon,  qui 
boivent  et  qui  chantent,  et,  juste  en  face  de 
moi,  accroché  au  balcon  même  de  ma  fenêtre, 
un  drapeau  allemand.  Ah  !  les  misérables  ! 

«  Je  ferme  les  yeux  pour  ne  pas  voir.  Et 
c'est  plus  horrible  encore...  Ah!  le  souvenir 
de  cette  nuit...  et  ce  matin,  quand  le  soleil 
s'est  levé,  la  vision  de  tous  ces  cadavres.  Il  y 
avait  de  ces  malheureux  qui  vivaient  encore 
et  autour  desquels  les  monstres  dansaient,  et 
je  percevais  les  cris  des  agonisants  qui  sup- 
pliaient qu'on  les  achevât. 

«  Et  puis...  et  puis...  Mais  je  ne  veux  plus 
3^  penser  et  ne  plus  penser  à  rien  de  ce  qui  peut 
détruire  mon  courage  et  mon  espoir. 

«  Paul,  c'est  en  songeant  à  toi  que  j'écris  ce 
journal.  Quelque  chose  me  dit  que  tu  le  liras, 


126  L'ECLAT  D'OBUS 

s'il  m'arrive  malheur,  et  il  faut  alors  que  j'aie 
la  force  de  le  continuer  et  de  te  mettre  chaque 
jour  au  courant.  Peut-être  comprends-tu  déjà, 
d'après  mon  récit,  ce  qui  me  paraît,  à  moi, 
encore  bien  obscur.  Quel  rapport  y  a-t-il  entre 
le  passé  et  le  présent,  entre  le  crime  d'autre- 
fois et  l'attaque  inexplicable  de  l'autre  nuit  ? 
Je  ne  sais.  Je  t'ai  exposé  les  faits  en  détail, 
ainsi  que  mes  hypothèses.  Toi,  tu  concluras, 
et  tu  iras  jusqu'au  bout  de  la  vérité.  » 

Mercredi  26  août. 

«  Il  y  a  beaucoup  de  bruit  dans  le  château. 
On  va  et  vient  en  tous  sens  et  surtout  dans  les 
salons  au-dessous  de  ma  chambre.  Voici  une 
heure  qu'une  demi-douzaine  de  camions  auto- 
mobiles et  autant  d'automobiles  ont  débouché 
sur  la  pelouse.  Les  camions  étaient  vides.  Deux 
ou  trois  dames  ont  sauté  de  chaque  limousine, 
des  Allemandes  qui  faisaient  de  grands  gestes 
et  riaient  bruyamment.  Les  officiers  se  sont 
précipités  à  leur  rencontre,  et  il  y  a  eu  des 
effusions  de  joie.  Puis,  tout  ce  monde  s'est 
dirigé  vers  le  château.  Quel  est  leur  but  ? 

«  Mais  il  me  semble  qu'on  marche  dans  le 
couloir...  Cinq  heures  déjà... 

«  On  frappe... 

«  Ils  sont  entrés  à  cinq,  lui  d'abord,  et  quatre 
officiers  obséquieux  et  courbés  devant  lui. 
«  Il  leur  a  dit  en  français,  sur  un  ton  sec  : 
«  —  Vous  voyez,  Messieurs.  Tout  ce  qui  est 
dans  cette  chambre  et  dans  l'appartement  ré- 
servé à  Madame,  ie  vous  enjoins  de  n'y  pas 
toucher.  Pour  le  reste,  à  l'exception  des  deux 
grands  salons,  je  vous  le  donne.  Gardez  ici  ce 


LÈCLAT  D  OBUS  127 

qui  vous  est  nécessaire  et  emportez  ce  qui  vous 
plaît.  C'est  la  guerre,  c'est  le  droit  de  la  guerre.  » 

«  Avec  quel  accent  de  conviction  stupide  il 
prononça  ces  mots  :  «  C'est  le  droit  de  la 
guerre  !  »  Et  il  répéta  : 

«  —  Quant  à  Tappartement  de  Madame, 
n'est-ce  pas?  Aucun  meuble  n'en  doit  bouger. 
Je  connais  les  convenances.  » 

«  Maintenant  il  me  regarde  et  il  a  Tair  de 
me  dire  : 

«  —  Hein  !  comme  je  suis  chevaleresque  ! 
Je  pourrais  tout  prendre.  Mais  je  suis  un  Alle- 
mand et,  comme  tel,  je  connais  les  conve- 
nances. 

«  Il  attend  un  remerciement.  Je  lui  dis  : 

«  —  C'est  le  pillage  qui  commence  ?  Je  m'ex- 
plique l'arrivée  des  camions. 

«  —  On  ne  pille  pas  ce  qui  vous  appartient 
de  par  le  droit  de  la  guerre,  répond-il. 

«  —  Ah!...  Et  le  droit  de  la  guerre  ne  s'é- 
tend pas  sur  les  meubles  et  sur  les  objets  d'art 
des  deux  salons  ? 

«  Il  rougit.  Alors,  je  me  mets  à  rire. 

«  —  Je  comprends,  c'est  votre  part.  Bien 
choisi.  Rien  que  des  choses  précieuses  et  de 
grande  valeur.  Le  rebut,  vos  domestiques  se  le 
partagent. 

«  Les  officiers  se  retournent,  furieux.  Lui,  il 
devient  plus  rouge  encore.  Il  a  une  figure  toute 
ronde,  des  cheveux  trop  blonds,  pommadés,  et 
que  divise  au  milieu  une  raie  impeccable.  Le 
front  est  bas,  et,  derrière  ce  front,  je  devine 
l'effort  qu'il  fait  pour  trouver  une  riposte. 
Enfin,  il  s'approche  de  moi,  et  d'une  voix  triom- 
phante : 

<(  —  Les  Français  ont  été  battus  à  Charleroi, 


128  L ECLAT  D'OBUS 

battus  à  Morhange,  battus  partout.  Ils  reculent 
sur  toute  la  ligne.  Le  sort  de  la  guerre  est  réglé. 

«  Si  violente  que  soit  ma  douleur,  je  ne 
bronche  pas,  mes  yeux  le  défient,  et  je  murmure: 

«  —  Goi^at  ! 

«  Il  a  chancelé.  .Ses  compagnons  ont  entendu, 
et  j'en  vois  un  qui  porte  la  main  à  la  garde  de 
son  épée.  Mais  lui,  que  va-t-il  faire?  Que  va- 
t-il  dire  ?  On  sent  qu'il  est  fort  embarrassé  et 
que  son  prestige  est  atteint. 

((  —  Madame,  dit-il,  vous  ignorez  sans  doute 
qui  je  suis  ? 

«  —  Mais  non,  monsieur.  Vous  êtes  le  prince 
Conrad,  un  des  fils  du  kaiser.  Et  après? 

«  Nouvel  effort  de  dignité.  Il  se  redresse. 
J'attends  les  menaces  et  l'expression  de  sa 
colère  ;  mais  non,  c'est  un  éclat  de  rire  qui  me 
répond,  un  rire  affecté  de  grand  seigneur  insou- 
ciant, trop  dédaigneux  pour  s'offusquer,  trop 
intelligent  pour  prendre  la  mouche. 

«  —  Petite  Française  !  Est-elle  assez  char- 
mante, messieurs  !  Avez-vous  entendu?  Quelle 
impertinence  !  C'est  la  Parisienne,  messieurs, 
avec  toute  sa  grâce  et  toute  son  espièglerie. 

«  Et,  me  saluant  d'un  geste  large,  sans  un 
mot  de  plus,  il  s'en  alla  en  plaisantant  : 

«  —  Petite  Française!  Ah!  messieurs,  ces 
petites  Françaises  ! . . , 

Jeudi  27  août. 

«  Toute  la  journée,  déménagement.  Les  ca- 
mions roulent  vers  la  frontière,  surchargés  de 
butin. 

<(  C'était  le  cadeau  de  noce  de  mon  pauvre 
père,  toutes  ses  collections  si  patiemment  et  si 
amoureusement    acquises,   et  c'était   le  décor 


L ECLAT  D'OBUS  129 

précieux  où  Paul  et  moi  nous  devions  vivre. 
Quel  déchirement  ! 

«  Les  nouvelles  de  la  guerre  sont  mauvaises. 
J'ai  beaucoup  pleuré. 

«  Le  prince  Conrad  est  venu.  J'ai  dû  le  rece- 
voir, car  il  m'a  fait  avertir  par  Rosalie  que  si 
je  n'accueillais  pas  ses  visites  les  habitants 
d'Ornequin  en  subiraient  les  conséquences  !  » 

A  cet  endroit  de  son  journal,  Elisabeth  s'était 
encore  interrompue.  Deux  jours  plus  tard,  à  la 
date  du  29,  elle  reprenait  : 

«  Il  est  venu  hier.  Aujourd'hui  également. 
Il  s'efforce  de  se  montrer  spirituel,  cultivé.  Il 
parle  littérature  et  musique,  Goethe,  Wagner... 
Il  parle  seul  d'ailleurs,  et  cela  le  met  dans  un 
tel  état  de  colère  qu'il  a  fini  par  s'écrier  : 

«  —  Mais,  répondez  donc  !  Quoi,  ce  n'est  pas 
déshonorant,  même  pour  une  Française,  de 
causer  avec  le  prince  Conrad  ! 

«  —  Une  femme  ne  cause  pas  avec  son 
geôlier. 

«  Il  a  protesté  vivement. 

«  —  Mais  vous  n'êtes  pas  en  prison,  que 
diable  ! 

«  —  Puis-je  sortir  de  ce  château  ? 

«  —  Vous  pouvez  vous  promener...  dans  le 
parc... 

«  —  Donc  entre  quatre  murs,  comme  une 
prisonnière. 

«  —  Enfin,  quoi  ?  Que  voulez- vous  ? 

«  —  M'en  aller  d'ici,  et  vivre...  où  vous  l'exi- 
gerez, à  Corvigny,  par  exemple. 

«  —  C'est-à-dire  loin  de  moi  ! 

«  Comme  je  gardais  le  silence,  il  s'est  un  peu 
incliné  et  a  repris  à  voix  basse  : 


130  L'ECLAT  D'OBUS 

«  —  Vous  me  détestez,  n'est-ce  pas?  Oh  !  je 
ne  l'ignore  pas.  J'ai  l'habitude  des  femmes. 
Seulement,  c'est  le  prince  Conrad  que  vous 
détestez,  n'est-ce  pas?  C'est  l'Allemand...  Le 
vainqueur...  Car  enfin  il  n'y  a  pas  de  raison 
pour  que  l'homme  lui-même  vous  soit...  anti- 
pathique... Et,  en  ce  moment,  c'est  l'homme 
qui  est  en  jeu...  qui  cherche  à  plaire...  Vous 
comprenez?...  Alors... 

«  Je  m'étais  mise  debout,  en  face  de  lui.  Je 
n'ai  pas  prononcé  une  seule  parole,  mais  il  a 
dû  voir,  dans  mes  yeux,  un  tel  dégoût  qu'il 
s'est  arrêté  au  milieu  de  sa  phrase,  l'air  abso- 
lument stupide.  Puis,  la  nature  reprenant  le 
dessus,  grossièrement  il  m'a  montré  le  poing 
et  il  est  parti  en  claquant  la  porte,  en  mâchon- 
nant des  menaces...  » 

Deux  pages  ensuite  manquaient  au  journal. 
Paul  était  livide.  Jamais  aucune  souffrance  ne 
l'avait  brûlé  à  ce  point.  Il  lui  semblait  que  sa 
pauvre  chère  Elisabeth  vivait  encore  et  qu'elle 
luttait  sous  son  regard,  et  qu'elle  se  sentait 
regardée  par  lui.  Et  rien  ne  pouvait  le  boule- 
verser plus  profondément  que  le  cri  de  détresse 
et  d'amour  qui  marquait  le  feuillet  du  i""  sep- 
tembre. 

«  Paul,  mon  Paul,  ne  crains  rien.  Oui,  j'ai 
déchiré  ces  deux  pages  parce  que  je  ne  voulais 
pas  que  tu  aies  jamais  connaissance  d'aussi 
vilaines  choses.  Mais  cela  ne  t'éloignera  pas 
de  moi,  n'est-ce  pas?  Ce  n'est  pas  parce  qu'un 
barbare  s'est  permis  de  m'outrager  que  j'en 
suis  moins  digne  d'être  aimée,  n'est-ce  pas? 
Oh  !  tout  ce  qu'il  m'a  dit,  Paul...  hier  encore... 
ses  injures,  ses  menaces  odieuses,  ses  promesses 


V ECLAT  D'OBUS  131 

plus  infâmes  encore  ..  et  toute  sa  rage...  Non, 
je  ne  veux  pas  te  le  répéter.  En  me  confiant  à 
ce  journal,  je  pensais  te  confier  mes  pensées  et 
mes  actes  de  chaque  jour.  Je  croyais  n'y  ap- 
porter que  le  témoignage  de  ma  douleur.  Mais 
cela,  c'est  autre  chose,  et  je  n'ai  pas  le  cou- 
rage... Pardonne-moi  mon  silence.  Qu'il  te 
suffise  de  connaître  l'offense  pour  pouvoir  me 
venger  plus  tard.  Ne  m'en  demande  point  davan- 
tage... » 

De  fait,  les  jours  suivants,  la  jeune  femme 
ne  raconta  plus  par  le  détail  les  visites  quoti- 
diennes du  prince  Conrad,  mais  comme  on  sen- 
tait dans  son  récit  la  présence  obstinée  de 
l'ennemi  autour  d'elle  !  C'étaient  des  notes 
brèves  où  elle  n'osait  plus  s'abandonner  comme 
avant,  et  qu'elle  jetait  au  hasard  des  pages, 
marquant  elle-même  les  jours,  sans  souci  des 
dates  supprimées. 

Et  Paul  lisait  en  tremblant.  Et  des  révéla- 
tions nouvelles  augmentaient  son  effroi. 

Jeudi. 
«  Rosalie  les  interroge  chaque  matin.  Le 
recul  des  Français  continue.  Il  paraît  même 
que  c'est  une  déroute  et  que  Paris  est  aban- 
donné. Le  gouvernement  s'est  enfui.  Nous 
sommes  perdus.  » 

Sept  heures  soir. 

«  Il  se  promène  sous  mes  fenêtres  selon  son 
habitude.  Il  est  accompagné  d'une  femme  que 
j'ai  déjà  vue  de  loin  plusieurs  fois  et  qui  est 
toujours  enveloppée  d'une  grande  mante  de 
paysanne,  et  coiffée  d'une  fichu  de  dentelle 
qui  lui  cache  la  figure.  Mais  la  plupart  du  temps 


133  V ÉCLAT  D'OBUS 

son  compagnon  de  promenade  autour  de  la 
pelouse  est  un  officier  qu'on  appelle  le  major. 
Celui-là  également  garde  la  tête  enfoncée  dans 
le  col  relevé  de  son  manteau  gris.  » 

Vendredi. 

«  Les  soldats  dansent  sur  la  pelouse,  tandis 
que  leur  musique  joue  les  hymnes  allemands  et 
queles  cloches  d'Ornequin  sonnentàtoute  volée. 
Ils  célèbrent  l'entrée  de  leurs  troupes  à  Paris. 
Comment  douter  que  ce  ne  soit  vrai  ?  Hélas  ! 
leur  joie  est  la  meilleure  preuve  de  la  vérité.  » 

Samedi. 

«  Entre  mon  appartement  et  le  boudoir  où 
se  trouve  le  portrait  de  maman,  il  y  a  la  chambre 
que  maman  occupait.  Cette  chambre  est  habi- 
tée par  le  major.  C'est  un  ami  intime  du  prince 
et  un  personnage  considérable,  dit-on,  que  les 
soldats  ne  connaissent  que  sous  le  nom  de 
major  Hermann.  Il  ne  s'humilie  pas  comme  les 
autres  officiers  devant  le  prince.  Au  contraire, 
il  semble  s'adresser  à  lui  avec  une  certaine 
familiarité. 

«  En  ce  moment,  ils  marchent  l'un  près  de 
l'autre,  dans  l'allée.  Le  prince  s'appuie  sur  le 
bras  du  major  Hermann.  Je  devine  qu'ils  par- 
lent de  moi  et  qu'ils  ne  sont  pas  d'accord.  On 
dirait  presque  que  le  major  Hermann  est  en 
colère. » 

lo  heures  matin. 

«  Je  ne  me  trompais  pas.  Rosalie  m'a  appris 
qu'il  y  avait  eu  entre  eux  une  scène  violente.  » 


1 


L ÉCLAT  D'OBUS  133 

Mardi  8  septembre. 

«  Il  y  a  quelque  chose  d'étrange  dans  leur 
allure  à  tous.  Le  prince,  le  major,  les  officiers 
semblent  nerveux.  Les  soldats  ne  chantent  plus. 
On  entend  des  bruits  de  querelles.  Est-ce  que 
les  événements  nous  seraient  favorables  ?  » 

Jeudi. 

«  L'agitation  augmente.  Il  paraît  que  des 
courriers  arrivent  à  chaque  instant.  Les  officiers 
ont  renvoyé  en  Allemagne  une  partie  de  leurs 
bagages.  J'ai  un  grand  espoir.  Mais,  d'un  autre 
côté... 

«  Ah  !  mon  Paul  chéri,  si  tu  savais  la  tor- 
ture de  ces  visites  !...  Ce  n'est  plus  l'homme 
doucereux  des  premiers  jours.  Il  a  jeté  le  mas- 
que... Mais  non,  mais  non,  le  silence  là- 
dessus...  )j 

Vendredi. 

«  Tout  le  village  d'Ornequin  a  été  évacué  en 
Allemagne.  Ils  ne  veulent  pas  qu'il  y  ait  un 
seul  témoin  de  ce  qui  s'est  passé  au  cours  de 
l'effroyable  nuit  que  je  t'ai  racontée. 

Dimanche  soir. 

«  C'est  la  défaite,  le  recul  loin  de  Paris.  Il 
me  l'a  avoué  en  grinçant  de  rage  et  en  profé- 
rant des  menaces  contre  moi.  Je  suis  l'otage 
contre  lequel  on  se  venge...  » 

Mardi. 

«  Paul,  si  jamais  tu  le  rencontres  dans  la  ba- 
taille, tue-le  comme  un  chien.  Mais  est-ce  que 
ces  gens-là  se  battent  !  Ah  !  je  ne  sais  plus  ce 


134  LECLAl  D'OBUS 

que  je  dis...  Ma  tête  se  perd.  Pourquoi  suis-je 
restée  dans  ce  château  ?  Il  fallait  m'emmener 
de  force,  Paul... 

«  Paul,  sais-tu  ce  qu'il  a  imaginé?...  Ah  !  le 
lâche...  On*  a  gardé  douze  habitants  d'Orne- 
quin,  comme  otages,  et  c'est  moi,  c'est  moi  qui 
suis  responsabledeleur  existence. . .  Comprends- 
tu  l'horreur?  Selon  ma  conduite,  ils  vivront  ou 
seront  fusillés,  un  à  un...  Comment  croire  une 
telle  infamie  ?  Veut-il  seulement  me  faire  peur  ? 
Ah  !  l'ignominie  de  cette  menace  !  Quel  enfer  ! 
J'aimerais  mieux  mourir...  » 

Neuf  heures  soir. 

«  ...  Mourir?  Mais  non,  pourquoi  mourir? 
Rosalie  est  venue.  Son  mari  s'est  concerté  avec 
une  des  sentinelles  qui  prendront  la  garde  cette 
nuit  à  la  petite  porte  du  parc,  plus  loin  que  la 
chapelle. 

«  A  trois  heures  du  matin,  Rosalie  me  réveil- 
lera, et  nous  nous  enfuirons  jusqu'à  de  grands 
bois  où  Jérôme  connaît  un  refuge  inaccessible. . . 
Mon  Dieu,  si  nous  pouvions  réussir  !  » 

On^e  heures  soir. 

«  Que  s'est-il  passé  ?  Pourquoi  me  suis-je 
relevée  ?  Tout  cela  n'est  qu'un  cauchemar,  j'en 
suis  sûre...  et  pourtant  je  tremble  de  fièvre,  et 
c'est  à  peine  si  je  puis  écrire. . .  Et  ce  verre  d'eau 
sur  ma  table?...  Pourquoi  est-ce  que  je  n'ose 
pas  boire  de  cette  eau,  comme  j'ai  coutume  de 
le  faire  aux  heures  d'insomnie? 

«  Ah  !  l'abominable  cauchemar  !  Comment 
oublierai-je  jamais  ce  que  j'ai  vu  tandis  que  je 
dormais  ?  Car  je  dormais,  j'en  suis  certaine  ;  je 
m'étais  couchée  pour  prendre  un  peu  de  repos 


VECLAT  D'OBUS  135 

avant  de  fuir,  et  c'est  en  rêve  que  j'ai  vu  ce 
fantôme  de  femme  !...  Un  fantôme?...  Mais  oui, 
il  n'y  a  que  des  fantômes  qui  franchissent  les 
portes  fermées  au  verrou,  et  son  pas  faisait  si 
peu  de  bruit  en  glissant  sur  le  parquet  que  je 
n'entendais  guère  que  l'imperceptible  froisse* 
ment  de  sa  jupe. 

«  Que  venait-elle  faire?  A  la  lueur  de  ma 
veilleuse,  je  la  voyais  qui  contournait  la  table 
et  qui  avançait  vers  mon  lit,  avec  précaution, 
la  tète  perdue  dans  les  ténèbres.  J'eus  tellement 
peur  que  je  refermai  les  3^eux  afin  quelle  me 
crût  endormie.  Mais  la  sensation  même  de  sa 
présence  et  de  son  approche  grandissait  en  moi, 
et  je  suivais  de  la  façon  la  plus  nette  tout  ce 
qu'elle  faisait.  S'étant  penchée  sur  moi,  elle  me 
regarda  longtemps,  comme  si  elle  ne  me  con- 
naissait pas  et  qu'elle  eût  voulu  étudier  mon 
visage.  Comment,  alors,  n'entendit-elle  point  les 
battements  désordonnés  de  mon  cœur  ?  Moi ,  j 'en- 
tendais le  sien  et  aussi  le  mouvement  régulier 
de  sa  respiration.  Comme  je  souffrais  ?  Qui  était 
cette  femme?  Quel  était  son  but? 

«  Elle  cessa  son  examen  et  s'écarta.  Pas  bien 
loin.  A  travers  mes  paupières,  je  la  devinais 
courbée  près  de  moi  et  occupée  à  quelque  be- 
sogne silencieuse,  et,  à  la  longue,  je  devins  tel- 
lement certaine  qu'elle  ne  m'observait  plus  que 
je  cédai  peu  à  peu  à  la  tentation  d'ouvrir  les 
yeux.  Je  voulais  voir,  ne  fût-ce  qu'une  seconde, 
voir  sa  figure,  voir  son  geste... 

«  Et  je  regardai. 

«  Mon  Dieu,  par  quel  miracle  ai-je  eu  la 
force  de  retenir  le  cri  qui  jaillit  de  tout  mon 
être? 

«  La  femme  qui  était  là  et  dont  je  distinguais 


136  VECLA  T  D'OBUS 

nettement  le  visage,  éclairé  par  la  veilleuse, 
c'était... 

«  Oh  !  je  n'écrirai  pas  un  pareil  blasphème  ! 
Cette  femme  eût  été  près  de  moi,  agenouillée, 
priant,  et  j'aurais  aperçu  un  doux  visage  qui 
sourît  dans  ses  larmes,  non,  je  n'aurais  pas 
tremblé  devant  cette  vision  inattendue  de  celle 
qui  est  morte.  Mais  cette  expression  convulsée, 
atroce  de  haine  et  de  méchanceté,  sauvage,  in- 
fernale... aucun  spectacle  au  monde  ne  pouvait 
déchaîner  en  moi  plus  d'épouvante.  Et  c'est 
pour  cela  peut-être,  pour  ce  qu'un  tel  spectacle 
avait  d'excessif  et  de  surnaturel,  c'est  pour  cela 
que  je  ne  criai  point  et  que  maintenant  je  suis 
presque  calme.  Au  moment  même  où  mes 
yeux  regardaient,  j  avais  déjà  compris  que 
fêtais  la  proie  d'un  cauchemar. 

«  Maman,  maman,  tu  n'as  jamais  eu  et  tu 
ne  peux  pas  avoir  cette  expression-là,  n'est-ce 
pas  ?  Tu  étais  bonne,  nest-ce  pas  ?  Tu  souriais? 
Et  si  tu  vivais  encore  tu  aurais  toujours  le 
même  air  de  bonté  et  de  douceur  ?  Maman  chérie, 
depuis  le  soir  affreux  où  Paul  a  reconnu  ton 
portrait,  je  suis  entrée  bien  souvent  dans  cette 
chambre,  pour  apprendre  ton  visage  de  mère, 
que  j'avais  oublié  —  j'étais  si  jeune  quand  tu 
es  morte,  maman  !  —  et  si  je  souffrais  que  le 
peintre  t'eût  donné  une  expression  différente  de 
celle  que  j'aurais  voulue,  du  moins  ce  n'était 
pas  l'expression  méchante  et  féroce  de  tout  à 
l'heure.  Pourquoi  me  haïrais-tu?  Je  suis  ta  fille. 
Père  m'a  dit  souvent  que  nous  avions  le  même 
sourire,  toi  et  moi,  et  aussi  qu'en  me  regardant 
tes  yeux  se  mouillaient  de  tendresse.  Alors... 
alors...  tune  me  détestes  pas,  n'est-ce  pas?  et 
j'ai  bien  rêvé  ? 


L'ECLAT  D'OBUS  137 

«  Ou  du  moins,  si  je  n'ai  pas  rêvé  en  voyant 
une  femme  dans  ma  chambre,  je  rêvais  lorsque 
cette  femme  me  parut  avoir  ton  visage.  Hallu- 
cination..  .  délire. . .  A  force  de  regarder  ton  por- 
trait et  de  penser  à  toi,  j'ai  donné  à  l'inconnue 
le  visage  que  je  connaissais,  et  c'est  elle,  et 
non  pas  toi,  qui  avait  cette  expression  odieuse. 

«  Et  alors  je  ne  boirai  pas  de  cette  eau.  Ce 
qu'elle  a  versé,  c'est  du  poison  sans  doute...  ou 
peut-être  de  quoi  m'endormir  profondément  et 
me  livrer  au  prince...  Et  je  songe  à  la  femme 
qui  se  promène  parfois  avec  lui... 

«  Mais  je  ne  sais  rien...  Je  ne  comprends  rien... 
Mes  idées  tourbillonnent  dans  mon  cerveau 
épuisé... 

«...  Bientôt  trois  heures...  J'attends  Rosalie. 
La  nuit  est  calme.  Aucun  bruit  dans  le  château 
ni  aux  alentours. 

«...  Trois  heures  sonnent.  Ah!  me  sauver 
d'ici  !..  être  libre  ! 


X 

75  ou  155? 


o*^>v%NXiEUSEMENT,  Paul  Delroze  tourna  la 


m 


ei  P^g'^<  comme  s'il  eût  espéré  que  ce 
projet  de  fuite  pût  avoir  une  issue  heu- 
reuse, et  ce  fut  pour  ainsi  dire  le  choc  d'une 
douleur  nouvelle  qu'il  reçut  en  lisant  les  pre- 
mières lignes  écrites,  le  matin  suivant,  d'une 
écriture  presque  illisible  : 

«  Nous  avons  été  dénoncés,  trahis.  Vingt 
hommes  nous  épiaient...  Ils  se  sont  jetés  sur 
nous,  comme  des  brutes...  Maintenant  je  suis 
enfermée  dans  le  pavillon  du  parc.  A  côté,  un 
petit  réduit  sert  de  prison  à  Jérôme  et  à  Rosalie. 
Ils  sont  attachés  et  bâillonnés.  Moi,  je  suis 
libre,  mais  il  y  a  des  soldats  à  la  porte.  Je  les 
entends  parler.  » 

Midi. 

«  J'ai  bien  du  mal  à  t'écrire,  Paul.  A  chaque 
instant  le  soldat  de  faction  ouvre  et  me  sur- 
veille. On  ne  m'a  pas  fouillée,  de  sorte  que  j'ai 
conservé  les  pages  de  mon  journal,  et  je  t'écris 
vite,  par  petits  bouts,  dans  l'ombre... 

«...  Mon  journal  !...  Le  trouveras-tu.  Paul? 
Sauras-tu  tout  ce  qui  s'est  passé  et  ce  que  je  suis 
devenue  ?  Pourvu  qu'ils  ne  me  l'arrachent  pas  ! . . . 


L'ECLAT  D'OBUS  139 

(c  ...  Ils  m'ont  apporté  du  pain  et  de  l'eau. 
Je  suis  toujours  séparée  de  Rosalie  et  de  Jérôme. 
On  ne  leur  a  pas  donné  à  manger.  » 

Deux  heures. 

«  Rosalie  a  réussi  à  se  délivrer  de  son  bâillon. 
Du  réduit  où  elle  se  trouve,  elle  me  parle  à 
demi  voix.  Elle  a  entendu  ce  que  disaient  les 
soldats  allemands  qui  nous  gardent,  etj 'apprends 
que  le  prince  Conrad  est  parti  hier  soir  pour 
Corvigny,  que  les  Français  approchent  et  que 
Ton  est  très  inquiet  ici.  Va-t-on  se  défendre? 
Va-t-on  se  replier  vers  la  frontière?...  C'est  le 
major  Hermann  qui  a  fait  manquer  notre  éva- 
sion. Rosalie  dit  que  nous  sommes  perdus...  » 

Deux  heures  et  demie. 

«  Rosalie  et  moi,  nous  avons  dû  nous  inter- 
rompre. Je  viens  de  lui  demander  ce  qu'elle 
voulaitdire. . .  Pourquoi  sommes-nous  perdus  ?. . . 
Elle  prétend  que  le  major  Hermann  est  un  être 
diabolique. 

«  —  Oui,  diabolique,  a-t-elle  répété,  et 
comme  il  a  des  raisons  spéciales  pour  agir  contre 
vous... 

«  —  Quelles  raisons,  Rosalie? 

«  —  Tout  à  Theure,  je  vous  expliquerai. . .  Mais 
soyez  sûre  que,  si  le  prince  Conrad  ne  revient 
pas  de  Corvigny  à  temps  pour  nous  sauver,  le 
major  Hermann  en  profitera  pour  nous  faire 
fusiller  tous  les  trois...  » 

Paul  eut  un  véritable  rugissement  en  voyant 
ce  mot  épouvantable  tracé  par  la  main  de  sa 
pauvre  Elisabeth.  C'était  sur  la  dernière  des 
pages.  Il  n'y  avait  plus,  après  cela,  que  quel- 


I40  L ECLAT  D'OBUS 

ques  phrases  écrites  au  hasard,  en  travers  du 
papier,  visiblement  à  tâtons.  De  ces  phrases 
haletantes  comme  des  hoquets  d'agonie... 

«  ...  Le  tocsin...  Le  vent  l'apporte  de  Cor- 
vigny...  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?...  Les 
troupes  françaises?...  Paul,  Paul,  tu  es  peut- 
être  avec  elles  !.,. 

((  ...  Deux  soldats  sont  entrés  en  riant  : 

«  —  Capout,  la  dame!...  Capout,  tous  les 
trois...  Major  Hermann  a  dit  capout... 

«...  Seuleencore...  Nous  allons  mourir...  Mais 
Rosalie  voudrait  me  parler. . .  Elle  n'ose  pas. . .  » 

Cinq  heures. 

«  ...  Le  canon  français...  Des  obus  éclatent 
autour  du  château...  Ah  !  si  l'un  deux  pouvait 
m'atteindre  !,..  J'entends  la  voix  de  Rosalie... 
Qu'a-t-elle  à  me  dire  ?  Quel  secret  a-t-elle  sur- 
pris ?... 

«  ...  Ah  !  l'horreur  !  Ah!  l'ignoble  vérité! 
Rosalie  a  parlé.  Mon  Dieu,  je  vous  en  prie, 
donnez-moi  le  temps  d'écrire...  Paul,  jamais  tu 
ne  pourras  supposer...  Il  faut  que  tu  saches, 
avant  que  je  meure...  Paul...  » 

Le  reste  de  la  page  avait  été  arraché,  et  les 
pages  suivantes  jusqu'à  la  fin  du  mois  étaient 
blanches.  Elisabeth  avait-elle  eu  le  temps  et  la 
force  de  transcrire  les  révélations  de  Rosalie? 

C'était  là  une  question  que  Paul  ne  se  posa 
même  pas.  Que  lui  importaient  ces  révélations 
et  les  ténèbres  qui  enveloppaient  de  nouveau 
et  pour  toujours  une  vérité  qu'il  ne  pouvait  plus 
découvrir?  Que  lui  importait  la  vengeance,  et 
le  prince  Conrad,  et  le  major  Hermann,  et  tous 
ces  sauvages  qui  martyrisaient  et  qui  tuaient 
les  femmes?  Elisabeth  était  morte    II  venait 


V ÉCLAT  D'OBUS  141 

pour  ainsi  dire  de  la  voir  mourir  sous  ses  yeux. 
En  dehors  de  cette  réalité,  rien  ne  valait  une 
pensée  ni  un  effort.  Et,  défaillant,  engourdi 
par  une  lâcheté  soudaine,  les  yeux  fixés  sur  le 
journal  où  la  malheureuse  avait  noté  les  phases 
du  supplice  le  plus  cruel  qu'il  fût  possible 
d'imaginer,  il  se  sentait  peu  à  peu  glisser  vers 
un  immense  besoin  d'anéantissement  et  d'oubli. 
Elisabeth  l'appelait.  A  quoi  bon  lutter  main- 
tenant? Pourquoi  ne  pas  la  rejoindre? 

Quelqu'un  lui  frappa  sur  l'épaule.  Une  main 
saisit  le  revolver  qu'il  tenait,  et  Bernard  lui  dit  ; 

—  Laisse  cela  tranquille,  Paul.  Si  tu  juges 
qu'un  soldat  a  le  droit  de  se  tuer  actuellement, 
je  t'en  laisserai  libre  tout  à  l'heure,  lorsque  tu 
m'auras  écouté... 

Paul  ne  protesta  pas.  La  tentation  de  la  mort 
l'avait  effleuré,  mais  à  son  insu  presque.  Et 
bien  qu'il  y  eût  succombé  peut-être,  en  un 
moment  de  folie,  il  était  encore  dans  cet  état 
d'esprit  où  l'on  reprend  vite  conscience. 

—  Parle,  dit-il. 

—  Ce  ne  sera  pas  long.  Trois  minutes  d'ex- 
plications tout  au  plus.  Ecoute. 

Et  Bernard  commença  : 

—  Je  vois,  d'après  l'écriture,  que  tu  as 
retrouvé  un  journal  rédigé  par  Elisabeth.  Ce 
journal  confirme  bien  ce  que  tu  savais? 

—  Oui. 

—  Elisabeth,  quand  elle  l'a  écrit,  était  bien 
menacée  de  mort  ainsi  que  Jérôme  et  Rosalie  ? 

—  Oui. 

—  Et  tous  trois  ont  été  fusillés  le  jour  même 
où  nous  arrivions  toi  et  moi  à  Corvigny,  c'est-à- 
dire  le  mercredi  16? 


Ha  L'ÉCLAT  D'OBUS 

—  Oui. 

—  C'est-à-dire  entre  cinq  et  six  heures  du 
soir  et  la  veille  du  jeudi  où  nous  avons  pu  par- 
venir ici,  au  château  d'Ornequin  ? 

—  Oui,  mais  pourquoi  ces  questions? 

—  Pourquoi  ?  Voici,  Paul.  Je  t'ai  repris,  et 
j'ai  entre  les  mains,  Téclat  d'obus  que  tu  as 
recueilli  dans  le  mur  du  pavillon  à  l'endroit 
même  où  Elisabeth  a  été  fusillée.  Le  voici. 
Une  boucle  de  cheveux  s'y  trouvait  encore 
collée. 

—  Eh  bien  ? 

—  Eh  bien,  j'ai  causé  tout  à  l'heure  avec  un 
adjudant  d'artillerie,  de  passage  au  château, 
et  il  résulte  de  notre  conversation  et  de  son 
examen  que  cet  éclat  ne  provient  pas  d'un  obus 
tiré  par  un  canon  de  75,  mais  d'un  obus  tiré 
par  un  canon  de  155,  un  Rimailho. 

—  Je  ne  comprends  pas. 

—  Tu  ne  comprends  pas  parce  que  tu 
ignores,  ou  que  tu  as  oublié,  ce  fait  que  vient 
de  me  rappeler  mon  adjudant.  Le  soir  de  Cor- 
vigny,  le  mercredi  16,  les  batteries  qui  ont 
ouvert  le  feu  et  qui  ont  lancé  quelques  obus 
sur  le  château,  au  moment  où  l'exécution  avait 
lieu,  étaient  toutes  nos  batteries  de  75,  et  nos 
Rimailhos  de  155  n'ont  tiré  que  le  lendemain 
jeudi,  pendant  notre  marche  sur  le  château. 
Donc,  comme  Elisabeth  a  été  fusillée  et  enter- 
rée le  mercredi  soir  vers  six  heures,  il  est  ma- 
tériellement impossible  qu'un  éclat  d'obus  tiré 
par  un  Rimailho  lui  ait  enlevé  des  boucles  de 
cheveux  puisque  les  Rimailhos  n'ont  tiré  que  le 
jeudi  matin. 

—  Alors?  murmura  Paul,  la  voix  altérée. 

—  Alors,  comment  douter  que  l'éclat  d'obus 


L'ÉCLAT  D'OBUS 

du  Rimailho,  ramassé  parterre  le  jeudi  matin, 
n'ait  été  volontairement  enfoncé  parmi  des 
boucles  de  cheveux  coupés  la  veille  au  soir? 

—  Mais  tu  es  fou  !  Dans  quel  but  aurait-on 
fait  cela  ? 

Bernard  eut  un  sourire. 

—  Mon  Dieu,  dans  le  but  de  faire  croire 
qu'Elisabeth  avait  été  fusillée  alors  qu'elle  ne 
l'était  point. 

Paul  se  jeta  sur  lui,  et,  le  secouant  : 
--  Tu  sais  quelque   chose.   Bernard!   Sans 
quoi,  est-ce  que  tu  pourrais  rire?  Mais  parle 
donc  !  Et  ces  balles  sur  le  mur  du  pavillon  ?  Et 
cette  chaîne  de  fer?  Ce  troisième  anneau? 

—  Justement.  Trop  de  mise  en  scène  !  Lors- 
qu'une exécution  a  lieu,  est-ce  qu'on  voit  ainsi 
la  trace  des  balles?  Et  puis,  le  cadavre  d'Eli- 
sabeth, l'as-tu  retrouvé?  Qui  te  prouve  qu'a- 
près avoir  fusillé  Jérôme  et  sa  femme  ils  n'ont 
pas  eu  pitié  d'elle  ?  Ou  bien,  qui  sait,  une  inter- 
vention... 

Paul  sentait  un  peu  d'espoir  l'envahir.  Con- 
damnée par  le  major  Hermann,  peut-être  Eli- 
sabeth avait-elle  été  sauvée  par  le  prince  Con- 
rad, revenu  de  Corvigny  avant  l'exécution... 

Il  balbutia  : 

—  Peut-être...  oui,  peut-être...  Et  alors 
voici  :  le  major  Hermann  connaissant  notre 
présence  à  Corvigny,  —  souviens-toi  de  ta  ren- 
contre avec  cette  paysanne,  —  le  major  Her- 
mann, tenant  du  moins  à  ce  qu'Elisabeth  fût 
morte  pour  nous,  et  à  ce  que  nous  renoncions 
a  la  chercher,  le  major  Hermann  a  simulé  cette 
mise  en  scène.  Ah!  comment  savoir? 

Bernard  s'approcha  de  lui  et  prononça  gra- 
vement :  '     ^ 


144  L'ECLAT  D'OBUS 

—  Ce  n'est  pas  l'espérance  que  je  t'apporte, 
Paul,  c'est  la  certitude.  J'ai  voulu  t'y  préparer. 
Maintenant,  écoute.  Si  j'ai  interrogé  cet  adju- 
dant d'artillerie,  c'était  pour  contrôler  des  faits 
que  je  n'ignorais  plus.  Oui,  tantôt,  au  village 
même  d'Ornequin,  où  je  me  trouvais,  il  est 
arrivé  de  la  frontière  un  convoi  de  prisonniers 
allemands.  L'un  d'eux,  avec  qui  j'ai  pu  échan- 
ger quelques  mots,  faisait  partie  de  la  garni- 
son qui  occupait  le  château.  Il  a  donc  vu,  lui. 
Il  sait.  Eh  bien,  Elisabeth  n'a  pas  été  fusillée. 
Le  prince  Conrad  a  empêché  l'exécution. 

—  Qu'est-ce  que  tu  dis?  Qu'est-ce  que  tu 
dis?  s'écria  Paul  qui  défaillait  de  joie...  Alors, 
tu  es  sûr?  Elle  est  vivante  ? 

—  Oui.  vivante.. .  Ils  l'ont  emmenée  en  Alle- 
magne. 

—  Mais  depuis?...  Car  enfin  le  major  Her- 
mann  a  pu  la  rejoindre  et  réussir  dans  ses  des- 


seins 


—  Non. 

—  Comment  le  sais-tu  ? 

—  Par  ce  soldat  prisonnier.  La  dame  fran- 
çaise qu'il  a  vue  ici,  il  Ta  revue  ce  matin. 

—  Où? 

—  Non  loin  de  la  frontière,  dans  une  villa 
des  environs  d'Ebrecourt,  sous  la  protection 
de  celui  qui  l'a  sauvée,  et  qui,  certes,  est  de 
taille  à  la  défendre  contre  le  major  Hermann. 

—  Qu'est-ce  que  tu  dis?  répéta  Paul,  mais 
sourdement  cette  fois,  et  la  figure  contractée. 

—  Je  dis  que  le  prince  Conrad,  qui  semble 
prendre  son  métier  de  soldat  en  amateur,  —  il 
passe  d'ailleurs  pour  un  crétin,  même  auprès 
de  sa  famille,  —  a  établi  son  quartier  général 
à  Ebrecourt,  qu'il   rend  chaque  jour  visite  à 


I 


L'ÉCLAT  D'OBUS  145 

Elisabeth,  et  que  par  conséquent  toute  crainte. . . 
Mais  Bernard  s'interrompit,  et  demanda,  stu- 
péfait : 

—  Qu'as-tu  donc?  Te  voilà  livide... 

Paul  saisit  son  beau-fi-ère  aux  épaules  et 
articula  : 

—  Elisabeth  est  perdue.  Le  prince  Conrad 
s'est  épris  d'elle...  rappelle-toi,  on  nous  l'avait 
dit  déjà...  et  ce  journal  n'est  qu'un  cri  d'an- 
goisse... Il  s'est  épris  d'elle,  et  il  ne  lâche  pas 
sa  proie,  comprends-tu?  Il  ne  reculera  devant 
rien  ! 

—  Oh!  Paul,  je  ne  puis  croire... 

—  Devant  rien,  je  te  le  dis.  Ce  n'est  pas  seu- 
lement un  crétin,  c'est  un  fourbe  et  un  misé- 
rable. Quand  tu  liras  ce  journal,  tu  verras... 
Et  puis  assez  de  mots,  Bernard.  Ce  qu'il  faut 
maintenant,  c'est  agir,  et  tout  de  suite,  sans 
même  prendre  le  temps  de  la  réflexion. 

—  Que  veux-tu  faire  ? 

—  Arracher  Elisabeth  à  cet  homme,  la  déli- 
vrer... 

—  Impossible. 

^ —  Impossible  ?  Nous  sommes  à  trois  lieues 
de  l'endroit  où  ma  femme  est  prisonnière, 
exposée  aux  outrages  de  ce  forban,  et  tu  t'ima- 
gines que  je  vais  rester  là,  les  bras  croisés  ? 
Allons  donc  !  il  ne  faudrait  pas  avoir  de  sang 
dans  les  veines  !  A  l'œuvre,  Bernard,  et  si  tu 
hésites,  j'irai  seul. 

—  Tu  iras  seul...  où  cela? 

—  Là-bas.  Je  n'ai  besoin  de  personne...  Je 
n'ai  besoin  d'aucune  aide.  Un  uniforme  alle- 
mand, et  c'est  tout.  Je  passerai  à  la  faveur  de 
la  nuit.  Je  tuerai  les  ennemis  qu'il  faudra  tuer, 
et  demain  matin  Elisabeth  sera  ici,  libre. 


146  L ÉCLAT  D'OBUS 

Bernard  hocha  la  tête  et  dit  avec  douceur  : 

—  Mon  pauvre  Paul  ! 

—  Quoi?  Que  signifie  ?... 

—  Cela  signifie  que  j'aurais  été  le  premier  à 
t'approuver,  et  que  nous  aurions  marché  en- 
semble au  secours  d'Elisabeth.  Les  risques, 
ça  ne  compte  pas.  Par  malheur... 

—  Par  malheur  ? 

—  Eh  bien  voilà,  Paul.  On  renonce  de  ce 
côté  à  une  offensive  plus  vigoureuse.  Des  régi- 
ments de  réserve  et  de  territoriale  sont  appe- 
lés. Quant  à  nous,  nous  partons. 

—  Nous  partons?  balbutia  Paul,  atterré 

—  Oui,  ce  soir.  Ce  soir  même  notre  division 
s'embarque  à  Corvigny  et  nous  filons  je  ne 
sais  où...  Reims  peut-être,  ou  Arras.  Enfin 
l'Ouest,  le  Nord.  Tu  vois,  mon  pauvre  Paul, 
que  ton  projet  n'est  pas  réalisable.  Allons,  sois 
courageux.  Et  ne  prends  pas  cet  air  de  détresse. 
Tu  me  crèves  le  cœur...  Voyons,  quoi,  Elisa- 
beth n'est  pas  en  danger...  Elle  saura  se 
défendre... 

Paul  ne  répondit  pas  un  seul  mot.  Il  se  rap- 
pelait cette  phrase  abominable  du  prince 
Conrad,  rapportée  dans  le  journal  d'Elisabeth  : 
«  C'est  la  guerre...  C'est  le  droit,  c'est  la  loi 
de  la  guerre  ».  Cette  loi.  il  en  sentait  peser  sur 
lui  le  poids  formidable,  mais  il  sentait  en 
même  temps  qu'il  la  subissait  dans  ce  qu'elle 
a  de  plus  noble  et  de  plus  exaltant,  le  sacrifice 
individuel  à  tout  ce  qu'exige  le  salut  de  la 
nation. 

Le  droit  de  la  guerre  ?  Non.  Le  devoir  de  la 
guerre,  et  un  devoir  si  impérieux  qu'on  ne  le 
discute  point,  et  qu'on  ne  doit  même  pas,  si 
implacable  qu'il  soit,  laisser  palpiter,  dans  le 


L ECLAT  D  OBUS  147 

secret  de  son  âme,  le  frémissement  d'une 
plainte.  Qu'Elisabeth  fût  en  face  de  la  mort  ou 
du  déshonneur,  cela  ne  regardait  pas  le  ser- 
gent Paul  Delroze,  et  cela  ne  pouvait  pas  le 
détourner  une  seconde  du  chemin  qu'on  lui 
ordonnait  de  suivre.  Avant  d'être  homme  il 
était  soldat.  Il  n'avait  d'autre  devoir  qu'envers 
la  France,  sa  patrie  douloureuse  et  bien-aimée. 

Il  plia  soigneusement  le  journal  d'Elisabeth, 
et  sortit,  suivi  de  son  beau-frère. 

A  la  tombée  de  la  nuit  il  quittait  le  château 
d'Ornequin. 


DEUXIEME   PARTIE 


YSER...  MISERE 


OUL,  Bar-le-Duc,  Vitry-le-François ... 
^,^  Les  petites  villes  défilèrent  devant  le 
^^  long  convoi  qui  emmenait  Bernard  et 
Paul  vers  l'Ouest  de  la  France.  D'autres  trains_, 
innombrables,  précédaient  le  leur  ou  le  sui- 
vaient, chargés  de  troupes  et  de  matériel.  Puis 
ce  fut  la  grande  banlieue  de  Paris,  et  ce  fut 
ensuite  la  montée  vers  le  Nord,  Beauvais, 
Amiens,  Arras. 

Il  fallait  arriver  les  premiers,  là-bas,  sur  la 
frontière,  rejoindre  les  Belges  héroïques,  et 
les  rejoindre  le  plus  haut  possible.  Chaque 
lieue  de  terrain  parcourue,  ce  devait  être 
autant  de  terrain  soustrait  à  l'envahisseur  pen- 
dant la  longue  guerre  immobile  qui  se  prépa- 
rait. 

Cette  montée  vers  le  Nord,  le  sous-lieute- 
nant Paul  Delroze  —  son  nouveau  grade  lui 
fut  conféré  en  cours  de  route  —  l'accomplit 
en  rêve,  pour  ainsi  dire,  se  battant  chaque 
jour,  risquant  la  mort  à  chaque  minute,  entrai- 


I50  L'ECLAl  D'OBUS 

nant  ses  hommes  avec  une  fougue  irrésistible, 
mais  tout  cela  comme  s'il  l'eût  fait  à  son  insu, 
et  par  le  Méclenchement  automatique  d'une 
volonté  réglée  d'avance.  Tandis  que  Bernard 
jouait  sa  vie  en  riant,  et  soutenait  par  sa  verve 
■  et  sa  gaieté  le  courage  de  ses  camarades,  Paul 
demeurait  taciturne  et  distrait.  Fatigues,  pri- 
vations, intempéries,  tout  lui  semblait  indiffé- 
rent. 

Néanmoins,  c'était  pour  lui  une  volupté  pro- 
fonde —  il  l'avouait  parfois  à  Bernard  —  que 
d'aller  de  l'avant.  Il  avait  l'impression  de  se 
diriger  vers  un  but  précis,  le  seul  qui  l'intéres- 
sât, la  délivrance  d'Elisabeth.  Que  ce  fût  cette 
frontière  qu'il  attaquât,  et  non  pas  l'autre, 
celle  de  l'Est,  c'était  toujours  et  quand  même 
l'ennemi  exécré  contre  lequel  il  se  ruait  de 
toute  sa  haine.  L'abattre  ici  ou  là,  peu  impor- 
tait. Dans  un  cas  comme  dans  l'autre,  Elisa- 
beth était  libre. 

—  Nous  arriverons,  lui  disait  Bernard.  Tu 
comprends  bien  qu'Elisabeth  aura  raison  de  ce 
morveux.  Pendant  ce  temps,  nous  débordons 
les  Boches,  nous  fonçons  à  travers  la  Belgique, 
nous  surprenons  Conrad  sur  ses  derrières,  et 
nous  nous  emparons  d'Ebrecourt  en  cinq  sec! 
Ça  ne  te  fait  pas  rigoler,  cette  perspective  ?  Non , 
je  sais,  tu  ne  rigoles  jamais  que  quand  tu 
démolis  un  Boche.  Ah  !  là,  par  exemple,  tu  as 
un  petit  rire  pointu  qui  me  renseigne.  Je  me 
dis  :  «  Pan  !  la  balle  a  porté...  »  ou  bien  :  «  Ça 
y  est...  il  en  tient  un  au  bout  de  sa  four- 
chette ».  Car  tu  manies  la  fourchette,  à  l'occa- 
sion... Ah!  mon  lieutenant,  comme  on  devient 
féroce  !  Rire  parce  qu'on  tue  !  Et  penser  qu'on 
a  raison  de  rire  ! 


LECLAT  D'OBUS  151 

Roye,  Lassigny,  Chaulnes...  Plus  tard,  le 
canal  de  la  Bassée  et  la  rivière  de  la  Lys... 
Et  plus  tard  enfin,  Ypres,  Ypres  !  Les  deux 
lignes  s'arrêtent  là,  prolongées  jusqu'à  la  mer. 
Après  les  rivières  françaises,  après  la  Marne, 
après  l'Aisne,  après  l'Oise,  après  la  Somme, 
c'est  un  petit  ruisseau  belge  que  va  rougir  le 
sang  des  jeunes  hommes.  L'effroyable  bataille 
de  l'Yser  commence. 

Bernard,  qui  gagna  rapidement  les  galons 
de  sergent,  et  Paul  Delroze  vécurent  dans  cet 
enfer  jusqu'aux  premiers  jours  de  décembre.  Ils 
formèrent,  avec  une  demi-douzaine  de  Pari- 
siens, deux  engagés  volontaires,  un  réserviste^ 
et  un  Belge  du  nom  de  Laschen,  échappé  de 
Roulers  et  qui  avait  jugé  plus  expéditif,  pour 
combattre  l'ennemi,  de  se  joindre  aux  Français, 
une  petite  troupe  que  le  feu  semblait  respecter. 
De  toute  la  section  commandée  par  Paul,  il 
ne  restait  que  ceux-là,  et,  lorsque  cette  sec- 
tion fut  reconstituée,  ils  continuèrent  à  se 
grouper  entre  eux  Toutes  les  missions  dange- 
reuses, ils  les  revendiquaient.  Et  toujours,  leur 
expédition  finie,  ils  se  retrouvaient  sains  et 
saufs,  sans  une  égratignure,  comme  s'ils  se 
portaient  mutuellement  bonheur. 

Durant  les  deux  dernières  semaines,  le  régi- 
ment, lancé  à  l'extrême  pointe  d'avant-garde, 
fut  flanqué  de  formations  belges  et  de  forma- 
tions anglaises.  Il  y  eut  assaut  d'héroïsme.  De 
furieuses  charges  à  la  baïonnette  furent  exécu- 
tées, dans  la  boue,  dans  l'eau  même  des  inon- 
dations, et  les  Allemands  tombaientpar  milliers 
et  par  dizaines  de  milliers. 

Bernard  exultait. 

—  Vois-tu,  Tommy,  disait-il  à  un  petit  sol- 


152  L ECLAT  D'OBUS 

dat  anglais  aux  côtés  duquel  il  avançait  un  jour 
sous  la  mitraille,  et  qui,  du  reste,  ne  compre- 
nait pas  un  seul  mot  de  français,  vois-tu, 
Tomm5^  personne  plus  que  moi  n'admire  les 
Belges,  mais  ils  ne  m'épatent  pas,  et  cela  pour 
la  bonne  raison  qu'ils  se  battent  à  notre 
manière,  c'est-à-dire  comme  des  lions.  Ceux 
qui  m'épatent,  c'est  vous,  les  gars  d'Albion.  Ça, 
c'est  autre  chose...  Vous  avez  votre  façon  de 
faire  la  besogne...  et  quelle  besogne!  Pas  d'ex- 
citation, pas  de  fureur.  Ça  se  passe  au  fond  de 
vous.  Ah  !  par  exemple,  de  la  rage  quand  vous 
reculez,  et  alors  vous  devenez  terribles.  Vous  ne 
gagnez  jamais  tant  de  terrain  que  quand  vous 
avez  lâché  pied.  Résultat  :  purée  de  Boches. 

C'est  le  soir  de  ce  jour,  comme  la  troisième 
compagnie  tiraillait  aux  environs  de  Dixmude, 
qu'il  se  produisit  un  incident  dont  la  nature 
parut  fort  bizarre  aux  deux  beaux-frères.  Paul 
sentit  brusquement  au-dessus  des  reins,  sur  le 
côté  droit,  un  choc  très  vif.  Il  n'eut  pas  le 
temps  de  s'en  inquiéter.  Mais,  revenu  dans  la 
tranchéç,  il  constata  qu'une  balle  avait  troué 
le  cuir  de  son  étui  à  revolver  et  s'était  aplatie 
sur  le  canon  de  l'arme.  Or,  étant  donné  la  posi- 
tion que  Paul  occupait,  il  avait  fallu  que  cette 
balle  fût  tirée  derrière  lui,  c'est-à-dire  par 
un  soldat  de  sa  compagnie  ou  d'une  compa- 
gnie de  son  régiment.  Etait-ce  un  hasard?  Une 
maladresse? 

Le  surlendemain,  ce  fut  au  tour  de  Bernard. 
La  chance  le  protégea  également.  Une  balle 
traversa  son  sac  et  lui  effleura  l'omoplate. 

Et,  quatre  jours  après,  Paul  eut  son  képi 
percé,  et,  cette  fois  encore,  le  projectile  venait 
des  lignes  françaises. 


U ECLAT  D'OBUS  153 

Il  n'y  avait  donc  aucun  doute.  Les  deux 
beaux-frères  étaient  visés  de  la  façon  la  plus 
évidente,  et  le  traître,  bandit  à  la  solde  de  Ten- 
nemi,  se  cachait  dans  les  rangs  mêmes  des 
Français. 

—  Pas  d'erreur,  dit  Bernard.  Toi  d'abord, 
et  puis  moi,  et  puis  toi.  Il  y  a  de  THermann 
là-dessous.  Le  major  doit  être  à  Dixmude. 

—  Et  peut-être  aussi  le  prince,  observa 
Paul. 

—  Peut-être.  En  tout  cas  un  de  leurs  agents 
s'est  glissé  parmi  nous.  Comment  le  décou- 
vrir? Avertir  le  colonel? 

—  Si  tu  veux,  Bernard,  mais  ne  parlons  pas 
de  nous  et  de  notre  lutte  particulière  avec  le 
major.  Si  j'ai  eu  l'intention  un  instant  d'avertir 
le  colonel,  j'y  ai  renoncé,  ne  voulant  pas  que 
le  nom  d'Elisabeth  fût  mêlé  à  toute  cette  aven- 
ture. 

D'ailleurs,  il  n'était  pas  besoin  de  mettre 
les  chefs  sur  leurs  gardes.  vSi  les  tentatives 
contre  les  deux  beaux-frères  ne  se  renouvelèrent 
pas,  les  faits  de  trahison  recommençaient 
chaque  jour."  Batteries  françaises  repérées, 
attaques  prévenues,  tout  prouvait  l'organisa- 
tion méthodique  d'un  système  d'espionnage 
beaucoup  plus  actif  que  partout  ailleurs.  Com- 
ment ne  pas  soupçonner  la  présence  du  major 
Hermann,  un  des  principaux  rouages  évidem- 
ment de  ce  système? 

—  Il  est  là,  répétait  Bernard,  en  montrant 
les  lignes  allemandes.  Il  est  là  parce  qu'actuel- 
lement la  grande  partie  se  joue  dans  ces  maré- 
cages, et  qu'il  y  a  de  la  besogne  pour  lui.  Et 
il  y  est  aussi  parce  que  nous  y  sommes. 

—  Comment  le  saurait-il  ?  objectait  Paul. 


154  LECLA  T  D'OBUS 

Et  Bernard  ripostait  : 

—  Pourquoi  ne  le  saurait-il  pas  ? 

Un  après-rtiidi  il  y  eut,  dans  une  cabane  qui 
servait  de  demeure  au  colonel,  une  réunion  des 
chefs  de  bataillon  et  des  capitaines  à  laquelle 
Paul  Delroze  fut  convoqué.  Là,  il  apprit  que 
le  général  commandant  la  division  avait 
ordonné  la  prise  d'une  petite  maison  située  sur 
la  rive  gauche  du  canal,  et  qui  en  temps  ordi- 
naire était  habitée  par  un  passeur.  Les  Alle- 
mands s'y  étaient  fortifiés.  Le  feu  de  leurs  bat- 
teries lourdes,  établies  en  hauteur,  de  l'autre 
côté,  défendait  ce  blockhaus  que  Ton  se  dispu- 
tait depuis  plusieurs  jours.  Il  fallait  l'enlever. 

—  Pour  cela,  précisa  le  colonel,  on  a  demandé 
aux  compagnies  d'Afrique  cent  volontaires  qui 
partent  ce  soir  et  donneront  l'assaut  demain 
matin.  Notre  rôle  est  de  les  soutenir  aussitôt, 
et,  une  fois  le  coup  de  main  réussi,  de  repousser 
les  contre-attaques  qui  ne  manqueront  pas 
d'être  extrêmement  violentes  vu  l'importance 
de  la  position.  Cette  position,  vous  la  con- 
naissez, messieurs.  Elle  est  séparée  de  nous 
par  des  marais  où  nos  volontaires  d'Afrique 
s'engageront  cette  nuit...  jusqu'à  la  ceinture, 
pourrait-on  dire.  Mais,  à  droite  de  ce  marais, 
il  y  a,  tout  le  long  du  canal,  un  chemin  de 
halage  par  lequel  nous  pourrons,  nous,  arriver 
à  la  rescousse.  Ce  chemin,  balayé  par  les  deux 
artilleries,  est  libre  en  grande  partie.  Cepen- 
dant, cinq  cent  mètres  avant  la  maison  du  pas- 
seur, il  y  a  un  vieux  phare  qui  était  occupé 
jusqu'ici  par  les  Allemands  et  que  nous  avons 
démoli  tantôt  à  coups  de  canon.  L'ont-ils 
évacué  tout  à  fait  ?  Risquons-nous  de  nous 
heurter   à    un    poste   avancé  ?   Voilà   ce   qu'il 


L'ECLAT  D'OBUS  155 

serait  Don  de  savoir.  J'ai  songé  à  vous,  Delroze. 

—  Je  vous  remercie,  mon  colonel. 

—  La  mission  n'est  pas  dangereuse,  mais 
elle  est  délicate  et  doit  aboutir  à  une  certitude. 
Partez  cette  nuit.  Si  le  vieux  phare  est  occupé, 
revenez.  Sinon,  faites-vous  rejoindre  par  une 
douzaine  d'hommes  solides  que  vous  dissimu- 
lerez soigneusement  jusqu'à  notre  approche. 
Ce  sera  un  excellent  point  d'appui. 

—  Bien,  mon  colonel. 

Paul  prit  aussitôt  ses  dispositions,  réunit  le 
petit  groupe  des  Parisiens  et  des  engagés  qui, 
avec  le  réserviste  et  le  Belge  Laschen  for- 
maient sa  cohorte  habituelle,  les  prévint  qu'il 
aurait  sans  doute  besoin  d'eux  dans  le  courant 
de  la  nuit,  et,  le  soir,  à  neuf  heures,  il  s'en  allait 
en  compagnie  de  Bernard  d'Andeville. 

Le  feu  des  projecteurs  ennemis  les  retint 
longtemps  au  bord  du  canal ,  derrière  un 
énorme  tronc  de  saule  déraciné.  Puis  d'impé- 
nétrables ténèbres  s'accumulèrent  autour  d'eux, 
à  tel  point  qu'ils  ne  discernaient  même  pas  la 
ligne  de  l'eau. 

Ils  rampaient  plutôt  qu'ils  ne  marchaient,  par 
crainte  des  clartés  inattendues.  Un  peu  de  brise 
passait  sur  les  champs  de  boue  et  sur  les  maré- 
cages où  frémissait  une  plainte   de  roseaux. 

—  C'est  lugubre,  murmura  Bernard. 

—  Tais-toi. 

—  A  ta  guise,  sous-lieutenant. 

Des  canons  tonnaient  de  temps  à  autre  sans 
raison,  comme  des  chiens  qui  aboient  pour 
faire  du  bruit  dans  le  grand  silence  inquiétant, 
et  aussitôt  d'autres  canons  aboyaient  rageuse- 
ment, comme  pour  faire  du  bruit  à  leur  tour 
et  montrer  qu'ils  ne  dormaient  point. 


156  L'ECLAT  D'OBUS 

Et,  de  nouveau,  rapaisement.  Rien  ne  bou- 
geait plus  dans  l'espace.  Il  semblait  que  les 
herbes  des  marécages  devenaient  immobiles. 
Pourtant  Bernard  et  Paul  pressentaient  la 
progression  lente  des  volontaires  d'Afrique 
partis  en  même  temps  qu'eux,  leurs  longues 
haltes  au  milieu  des  eaux  glacées,  leurs  efforts 
tenaces. 

—  De  plus  en  plus  lugubre,  gémit  Bernard. 

—  Ce  que  tu  es  impressionnable,  ce  soir! 
observa  Paul. 

—  C'est  TYser.  Yser,  misère,  disent  les 
Boches, 

Ils  se  couchèrent  vivement.  L'ennemi  ba- 
layait le  chemin  avec  des  réflecteurs  et  sondait 
aussi  les  marais.  Ils  eurent  encore  deux  alertes, 
et  enfin  atteignirent  sans  encombre  les  abords 
du  vieux  phare. 

Il  était  onze  heures  et  demie.  Avec  d'infi- 
nies précautions  ils  se  glissèrent  parmi  des 
blocs  démolis  et  purent  bientôt  se  rendre 
compte  que  le  poste  était  abandonné.  Cepen- 
dant, sous  les  marches  écroulées  de  l'escalier, 
ils  découvrirent  une  trappe  ouverte  et  une 
échelle  qui  s'enfonçait  dans  une  cave  où  bril- 
laient des  lueurs  de  sabres  et  de  casques.  Mais 
Bernard,  qui.  d'en  haut,  fouillait  l'ombre  avec 
une  lampe  électrique,  déclara  : 

—  Rien  à  craindre,  ce  sont  des  morts.  Les 
Boches  les  auront  jetés  là,  après  la  canonnade 
de  tantôt. 

—  Oui,  dit  Paul.  Aussi  faut-il  prévoir  le 
cas  où  ils  viendraient  les  rechercher.  Monte  la 
garde  du  côté  de  l'Yser,  Bernard. 

—  Et  si  l'un  de  ces  bougres-là  vit  encore  ? 

—  Je  vais  descendre. 


L ÉCLAT  D'OBUS  157 

—  Retourne  leurs  poches,  dit  Bernard  en 
s'en  allant,  et  rapporte-nous  leurs  carnets  de 
route.  Ça  me  passionne.  Il  n'est  pas  de  meilleur 
document  sur  l'état  de  leur  âme...  ou  plutôt  de 
leur  estomac. 

Paul  descendit.  La  cave  était  de  proportions 
assez  vastes.  Une  demi-douzaine  de  corps  en 
jonchaient  le  sol,  tous  inertes  et  déjà  glacés. 
Distraitement,  sur  le  conseil  de  Bernard,  il 
retourna  les  poches  et  visita  les  carnets.  Rien 
d'intéressant  ne  retint  son  attention.  Mais,  dans 
la  vareuse  du  sixième  soldat  qu'il  examina,  un 
petit  maigre,  frappé  en  pleine  figure,  il  trouva 
un  portefeuille  au  nom  de  Rosenthal,  qui  con- 
tenait des  billets  de  banque  français  et  belges 
et  un  paquet  de  lettres  timbrées  d'Espagne, 
de  Hollande  et  de  Suisse.  Les  lettres,  toutes 
écrites  en  allemand,  avaient  été  adressées  à  un 
agent  d'Allemagne  résidant  en  France,  dont 
le  nom  ne  paraissait  pas,  et  transmises  par 
lui  au  soldat  Rosenthal  sur  lequel  Paul  les 
découvrait.  Ce  soldat  devait  les  communiquer, 
ainsi  qu'une  photographie,  à  une  troisième 
personne  désignée  sous  le  nom  d'Excellence. 

«  Service  d'espionnage,  se  dit  Paul  en  les 
parcourant...  Renseignements  confidentiels... 
Statistiques...  Quelle  race  de  coquins  !  » 

Mais,  ayant  ouvert  de  nouveau  le  porte- 
feuille, il  en  sortit  une  enveloppe  qu'il  déchira. 
Dans  cette  enveloppe  il  5^  avait  une  photogra- 
phie, et  la  surprise  de  Paul  fut  si  grande  en 
regardant  cette  photographie  qu'il  poussa  un 
cri. 

Elle  représentait  la  femme  dont  il  avait  vu 
le  portrait  dans  la  chambre  close  d'Ornequin, 
la  même  femme,  avec  son  même  fichu  de  den- 


158  L'ÉCLAT  D'OBUS 

telle  arrangé  de  façon  identique,  et  avec  cette 
même  expression  dont  le  sourire  ne  masquait 
pas  la  dureté.  Et,  cette  femme,  n'était-ce  pas 
la  comtesse  Hermine  d'Andeville,  la  mère 
d'Elisabeth  et  de  Bernard  .^ 

L'épreuve  portait  la  marque  de  Berlin. 
L'ayant  retournée,  Paul  aperçut  une  chose  qui 
augmenta  sa  stupeur.  Quelques  mots  y  étaient 
inscrits  : 

A  Stéphane  d'Andeville,  1902. 

Stéphane,  c'était  le  prénom  du  comte  d'An- 
deville  ! 

Ainsi  donc  la  photographie  avait  été  en- 
voyée de  Berlin  au  père  d'Elisabeth  et  de  Ber- 
nard en  1902,  c'est-à-dire  quatre  ans  après  l^. 
mort  de  la  comtesse  Hermine.  De  telle  sorte 
qu'on  se  trouvait  en  face  de  deux  solutions  :  ou 
bien  la  photographie,  prise  avant  la  mort  de  la 
comtesse  Hermine,  portait  la  date  de  l'année 
où  le  comte  l'avait  reçue,  ou  bien  la  comtesse 
Hermine  vivait  encore... 

Et,  malgré  lui,  Paul  songeait  au  major  Her- 
mann,  dont  cette  image,  pareillement  au  por- 
trait de  la  chambre  close,  évoquait  le  souvenir 
en  son  esprit  troublé.  Hermann  !  Hermine  !  Et 
voilà  maintenant  que  l'image  d'Hermine  il  la 
découvrait  sur  le  cadavre  d'un  espion  allemand, 
aux  bords  de  cet  Yser  où  devait  rôder  le  chef 
d'espionnage  qu'était  certainement  le  major 
Hermann  ! 

—  Paul  !  Paul  ! 

C'était  son  beau-frère  qui  l'appelait,  Paul  se 
redressa  vivement,  cacha  la  photographie,  bien 
résolu  à  n'en  point  parler,  et  monta  jusqu'à  la 
trappe. 


L'ECLAT  D'OBUS  159 

—  Eh  bien,  Bernard,  qu'y  a-t-il  ? 

—  Une  petite  troupe  de  Boches...  J'ai  cru 
d'abord  qu'il  s'agissait  d'une  patrouille,  qu'on 
relevait  les  postes,  et  qu'ils  resteraient  de 
l'autre  côté.  Mais  non.  Ils  ont  détaché  deux 
barques  et  ils  franchissent  le  canal. 

—  En  effet,  je  les  entends. 

—  Si  on  tirait  dessus  ?  proposa  Bernard. 

—  Non,  ce  serait  donner  l'alarme.  Il  est  pré- 
férable de  les  observer.  C'est  d'ailleurs  notre 
mission. 

Mais,  à  ce  moment,  il  y  eut  un  léger  coup 
de  sifflet  qui  provenait  du  chemin  de  halage, 
que  Bernard  et  Paul  avaient  suivi.  On  répon- 
dit, de  la  barque,  par  un  coup  de  sifflet  de 
même  nature .  Deux  autres  signaux  furent 
échangés  à  intervalles  réguliers. 

Une  horloge  d'église  sonna  minuit. 

—  Un  rendez-vous,  supposa  Paul.  Cela  de- 
vient intéressant.  Viens.  J'ai  remarqué,  en 
bas,  un  endroit  où  je  pense  qu'on  peut  se 
mettre  à  l'abri  de  toute  surprise. 

C'était  une  arrière-cave,  séparée  de  la  pre- 
mière par  un  bloc  de  maçonnerie  dans  lequel  il 
y  avait  une  brèche  qu'il  leur  fut  aisé  de  franchir. 
Rapidement  ils  remplirent  cette  brèche  avec 
des  pierres  tombées  de  la  voûte  et  des  murs. 

Ils  avaient  à  peine  fini  qu'un  bruit  de  pas 
retentit  au-dessus  d'eux  et  que  des  mots  alle- 
mands leur  parvinrent.  La  troupe  ennemie 
devait  être  assez  nombreuse.  Bernard  engagea 
l'extrémité  de  son  fusil  dans  une  des  meur- 
trières que  formait  leur  barricade. 

—  Qu'est-ce  que  tu  fais  ?  demanda  Paul. 

—  Et  s'ils  viennent  ?  Je  m'apprête.  Nous 
pouvons  soutenir  un  siège  en  règle. 


i6o  L'ÉCLAT  D'OBUS 

—  Pas  de  bêtises,  Bernard.  Ecoutons.  Peut- 
être  pourrons-nous  surprendre  quelques  mots. 

—  Toi.  peut-être.  Paul,  mais  moi  qui  ne 
comprends  pas  une  syllabe  dallemand... 

Une  lueur  violente  inonda  la  cave.  Un  soldat 
descendit  et  accrocha  une  grosse  lampe  élec- 
trique à  un  clou  du  mur.  Une  douzaine 
d'hommes  le  rejoignirent  et  les  deux  beaux- 
frères  furent  aussitôt  renseignés.  Ces  hommes 
étaient  venus  pour  enlever  les  morts. 

Ce  ne  fut  pas  long.  Au  bout  de  quinze  mi- 
nutes, il  ne  restait  plus  dans  la  cave  qu'un 
cada%Te.  celui  de  l'agent  Rosenthal. 

En  haut,  une  voix  impérieuse  commanda  : 

—  Restez-là,  vous  autres,  et  attendez-nous. 
Et  toi.  Karl,  descends  le  premier. 

Quelqu'un  apparut  sur  les  échelons  supé- 
rieurs. Paul  et  Bernard  furent  stupéfaits  d'aper- 
cevoir un  pantalon  rouge,  puis  une  capote  bleue, 
enfin  l'uniforme  complet  dun  soldat  français. 

L'individu  sauta  à  terre  et  cria  : 

—  J'y  suis.  Excellence.  A  votre  tour. 

Ils  virent  alors  le  Belge  Laschen.  ou  plutôt 
le  soi-disant  Belge  qui  se  faisait  appeler  Las- 
chen et  qui  comptait  dans  la  section  de  Paul. 
Maintenant  ils  savaient  d'où  venaient  les  trois 
coups  de  fusil  tirés  sur  eux.  Le  traître  était  là. 
Sous  la  lumière,  ils  distinguaient  nettement 
son  visage,  le  -visage  d'un  homme  de  quarante 
ans,  aux  traits  lourds  et  chargés  de  graisse, 
aux  yeux  bordés  de  rouge. 

Il  saisit  les  montants  de  l'échelle  de  façon 
à  bien  la  caler.  L^n  officier  descendit  prudem- 
ment, enveloppé  dans  un  large  manteau  gris 
au  col  relevé. 

Ils  reconnurent  le  major  Ilermann. 


II 

LE  MAJOR 
HERMANN 


gouT  de  suite,  et  malgré  le  sursaut  de 
j™,  âj  tiaine  qui  Teût  poussé  à  un  acte  de 
m^,&^  vengeance  immédiate,  Paul  appuya  sa 
main  sur  le  bras  de  Bernard  pour  l'oblio-er  à 
la  prudence.  * 

Mais  quelle  rage  le  bouleversait  lui-même  à 
1  aspect  de  ce  démon  !  Celui  qui  représentait  à 
ses  yeux  lensemblede  tous  les  crimes  commis 
contre  son  père  et  contre  sa  femme,  celui-là 
s  offrait  à  la  balle  de  son  revolver,  et  Paul  ne 
pouvait  pas  bouger  !  Bien  plus,  les  circon- 
stances se  présentaient  de  telle  façon  que  en 
toute  certitude,  cet  homme  s  en  irait  dans 
quelques  minutes,  vers  d'autres  crimes,  sans 
qu  il  fût  possible  de  l'abattre. 

—  A  la  bonne  heure,  Karl,  dit  le  major  en 
allemand  —  et  il  s'adressait  au  faux  Laschen 
~  a  la  bonne  heure,  tu  es  exact  au  rendez- vous. 
Et  alors,  quoi  de  nouveau? 

—  Avant  tout.  Excellence,  répondit  Karl  qui 
semblait  traiter  le  major  avec  cette  déférence 
mêlée  de  familiarité  que  l'on  a  vis-à-vis  d'un 
supérieur  qui  est  à  la  fois  votre  complice,  avant 
tout  une  permission... 


II 


i62  L ECLAT  D'OBUS 

11  enleva  sa  capote  bleue,  revêtit  la  vareuse 
d'un  des  mprts  et,  faisant  le  salut  militaire  : 

—  Ouf  !...  Vo5^ez-vous,  Excellence,  je  suis 
un  bon  Allemand.  Aucune  besogne  ne  me  ré- 
pugne. Mais  sous  cet  uniforme-là,  j'étouffe. 

—  Donc,  tu  désertes? 

—  Excellence,  le  métier  pratiqué  de  la  sorte 
est  trop  dangereux.  La  blouse  du  paysan  fran- 
çais, oui  ;  la  capote  du  soldat  français,  non. 
Ces  gens-là  n'ont  peur  de  rien,  je  suis  obligé 
de  les  suivre,  et  je  risque  d'être  tué  par  une 
balle  allemande. 

—  Mais  les  deux  beaux-frères  ? 

—  Trois  fois  je  leur  ai  tiré  dans  le  dos,  et 
trois  fois  j'ai  raté  mon  coup.  Rien  à  faire,  ce 
sont  des  veinards,  et  je  finirais  par  être  pincé. 
Aussi,  comme  vous  dites,  je  déserte,  et  j'ai  pro- 
fité du  gamin  qui  fait  la  navette  entre  Rosen- 
thal  et  moi  pour  vous  donner  rendez-vous. 

—  Rosenthal  m'a  réexpédié  ton  mot  au  quar- 
tier général. 

X  —  Mais  il  y  avait  aussi  une  photographie, 
celle  que  vous  savez,  ainsi  qu'un  paquet  de 
lettres  reçues  de  vos  agents  de  France.  Je  ne 
voulais  pas,  si  j'étais  découvert,  qu'on  trouvât 
sur  moi  de  telles  preuves. 

—  Rosenthal  devait  me  les  apporter  lui- 
même.  Par  malheur,  il  a  commis  une  bêtise. 

—  Laquelle,  Excellence  ? 

—  Celle  de  se  faire  tuer  par  un  obus. 

—  Allons  donc  ! 

—  Voilà  son  cadavre  à  tes  pieds. 

Karl  se  contenta  de  hausser  les  épaules  et 
de  dire  : 

—  L'imbécile  ! 

—  Oui,  il  n'a  jamais  su  se  débrouiller,  ajouta 


LÉCLAT  D'OBUS  163 

le  major,  complétant    l'oraison  funèbre.   Re- 
prends-lui son  portefeuille,  Karl.  Il  le  mettait 
dans  une  poche  intérieure  de  son  gilet  de  laine. 
L'espion  se  baissa  et  dit  au  bout  d'un  instant  : 

—  Il  n'y  est  pas,  Excellence, 

—  C'est  qu'il  l'a  changé  de  place.  Regarde 
dans  les  autres  poches. 

—  Pas  davantage,  affirma  Karl,  après  avoir 
obéi. 

—  Comment  ?  Celle-là  est  raide  !  Rosenthal 
ne  se  séparait  jamais  de  son  portefeuille.  Il  le 
gardait  sur  lui  pour  dormir.  Il  l'aura  gardé 
pour  mourir. 

—  Cherchez  vous-même,  Excellence. 

—  Mais  alors  ? 

—  Alors  quelqu'un  est  venu  ici  depuis  tan- 
tôt et  a  pris  le  portefeuille. 

—  Qui  ?  Des  Français  ? 

L'espion  se  releva,  demeura  silencieux  un 
moment,  et,  s'approchant  du  major,  lui  dit 
d'une  voix  lente  : 

—  Des  Français,  non,  Excellence  ;  mais  un 
Français. 

.  —  Que  veux-tu  dire  ? 

—  Excellence,  Delroze  est  parti  tantôt  en 
reconnaissance  avec  son  beau-frère  Bernard 
d'Andeville.  De  quel  côté  ?  Je  n'ai  pu  le  savoir. 
Je  le  sais  maintenant.  Il  est  venu  par  ici.  Il  a 
exploré  les  ruines  du  phare  et,  voyant  des 
morts,  il  a  retourné  les  poches. 

—  Mauvaise  affaire,  bougonna  le  major.  Tu 
es  sûr  ? 

—  Certain.  Il  devait  être  là,  il  y  a  une  heure 
au  plus.  Peut-être  même,  ajouta  Karl  en  riant, 
peut-être  y  est-il  encore,  caché  dans  quelque 
trou... 


104  L'ECLAT  D'OBUS 

L'un  et  l'autre,  ils  jetèrent  un  regard  autour 
d'eux,  mais  machinalement,  et  sans  que  ce 
gesie  indiquât  de  leur  part  une  crainte  sérieuse. 
Puis  le  major  reprit  pensivement  ; 

—  Au  fond,  ce  paquet  de  lettres  reçues  par 
nos  agents,  lettres  sans  adresses  et  sans  noms, 
cela  n'a  qu'une  importance  relative.  Mais  la 
photographie,  c'est  plus  grave. 

—  Beaucoup  plus,  Excellence  !  Comment  ! 
voilà  une  photographie  tirée  en  1902,  et  que 
nous  recherchons  par  conséquent  depuis 
douze  ans  !  Je  réussis,  après  combien  d'efforts, 
à  la  retrouver  dans  les  papiers  que  le  comte 
Stéphane  d'Andeville  a  laissés  chez  lui  durant 
la  guerre.  Et  cette  photographie,  que  vous  vou- 
liez justement  reprendre  au  comte  d'Andeville 
à  qui  vous  aviez  eu  l'imprudence  de  la  donner, 
est  à  l'heure  actuelle  entre  les  mains  de  Paul 
Delroze,  le  gendre  de  M.  d'Andeville,  le  mari 
d'Elisabethd'Andeville,  et  votre  ennemi  mortel! 

—  Eh  1  mon  Dieu  !  je  le  sais  bien,  s'écria  le 
major  visiblement  agacé.  Tu  n'as  pas  besoin 
de  m'en  dire  tant  ! 

—  Excellence,  il  faut  toujours  regarder  la 
vérité  en  face.  Quel  a  été  votre  but  à  l'égard 
de  Paul  Delroze  ?  Lui  cacher  tout  ce  qui  peut 
le  renseigner  sur  votre  véritable  personnalité, 
et,  pour  cela,  tourner  son  attention,  ses  recher- 
ches, sa  haine,  vers  le  major  Hermann.  C'est 
bien  cela,  n'est-ce  pas?  Vous  avez  été  jusqu'à 
multiplier  les  poignards  gravés  des  quatre 
lettres  H.E.R.M.,  et  même  jusqu'à  mettre  la 
signature  «  major  Hermann  »  sur  le  panneau 
où  était  accroché  le  fameux  portrait.  Bref, 
toutes  les  précautions.  De  la  sorte,  quand  vous 
aurez  jugé  à  propos  de  faire  rentrer  le  major 


L ÉCLAT  D'OBUS  165 

Hermann  dans  le  néant,  Paul  Delroze  croira 
que  son  ennemi  est  mort,  et  il  ne  pensera  plus 
à  vous.  Or,  qu'arrive-t-il  aujourd'hui  ?  C'est 
qu'il  possède,  avec  cette  photographie,  la  preuve 
la  plus  certaine  du  rapport  qui  existe  entre  le 
major  Hermann  et  ce  fameux  portrait  qu'il  a 
vu  le  soir  de  son  mariage,  c'est-à-dire,  entre 
le  présent  et  le  passé. 

—  Evidemment,  mais  cette  photographie 
trouvée  sur  un  cadavre  quelconque  ne  prendrait 
d'importance  pour  lui  que  s'il  en  connaissait 
la  provenance,  par  exemple  s'il  pouvait  voir 
son  beau-père  d'Andeville. 

—  Son  beau-père  d'Andeville  se  bat  dans  les 
rangs  de  Tarmée  anglaise,  à  trois  lieues  de 
Paul  Delroze. 

—  Le  savent-ils  ? 

—  Non,  mais  un  hasard  peut  les  rapprocher. 
En  outre,  Bernard  et  son  père  s'écrivent,  et 
Bernard  a  dû  raconter  à  son  père  les  événe- 
ments qui  se  sont  passés  au  château  d'Orne- 
quin.  du  moins  ceux  que  Paul  Delroze  et  lui 
ont  pu  reconstituer. 

—  Eh  !  qu'importe,  s'ils  ignorent  les  autres 
événements  ?  Et  c'est  là  l'essentiel.  Par  Elisa- 
beth ils  sauraient  tous  nos  secrets  et  ils  devi- 
neraient qui  je  suis.  Or,  ils  ne  la  chercheront 
pas  puisqu'ils  la  croient  morte. 

—  En  êtes-vous  bien  sûr,  Excellence  ? 

—  Que  dis-tu  ? 

Les  deux  complices  étaient  l'un  contre  l'autre, 
les  yeux  dans  les  yeux,  le  major  inquiet  et  ir- 
rité, l'espion  un  peu  narquois. 

—  Parle,  dit  le  major,  qu'y  a-t-il? 

—  Excellence,  il  y  a  que,  tantôt,  j'ai  pu 
mettre  la  main  sur  la  valise  de  Delroze.  Oh  ! 


i66  VÉCLAT  D'OBUS 

pas    longtemps...   quelques    secondes...    mais 
tout  de  même  assez  pour  voir  deux  choses... 

—  Dépêche-toi. 

—  D'abord  les  feuilles  volantes  de  ce  ma- 
nuscrit dont  vous  avez  brûlé  par  précaution  les 
pages  les  plus  importantes,  mais  dont  malheu- 
reusement vous  avez  égaré  toute  une  partie. 

—  Le  journal  de  sa  femme  ? 

—  Oui. 

Le  major  lâcha  un  juron. 

—  Que  je  sois  damné  !  On  brûle  tout,  dans 
ces  cas-là  !  Ah  !  si  je  n'avais  pas  eu  cette  curio- 
sité stupide  !...  Et  après? 

—  Après,  Excellence  ?  Oh  !  presque  rien,  un 
fragment  d'obus,  oui,  un  petit  fragment  dobus, 
mais  qui  m'a  bien  eu  l'air  d'être  l'éclat  que 
vous  m'avez  ordonné  d'enfoncer  dans  le  mur 
du  pavillon,  après  y  avoir  plaqué  des  cheveux 
d'Elisabeth,  Qu'en  pensez-vous,  Excellence? 

Le  major  frappa  du  pied  avec  colère  et  lança 
une  nouvelle  bordée  de  jurons  et  d'anathèmes 
sur  la  tête  de  Paul  Delroze. 

—  Qu'en  pensez-vous,  Excellence  ?  répéta 
l'espion. 

—  Tu  as  raison,  s'écria-t-il.  Par  le  journal  de 
sa  femme,  ce  satané  P>ançaispeut  entrevoir  la 
vérité,  et  ce  morceau  d  obus  en  sa  possession, 
c'est  la  preuve  que,  pour  lui,  sa  femme  vit  peut- 
être  encore,  et  c'est  cela  que  je  voulais  éviter. 
Sans  quoi  nous  l'aurons  toujours  sur  le  dos. 

Sa  fureur  s'exaspérait. 

—  Ah  !  Karl,  il  m'embête,  celui-là.  Lui  et 
son  gamin  de  beau-frère,  quels  sacripants  ! 
Par  Dieu,  je  croyais  bien  que  tu  m'en  avais 
débarrassé  le  soir  où  nous  sommes  revenus  au 
château  dans  leur  chambre  et  où  nous  avons  vu 


U ÉCLAT  D'OBUS  167 

leurs  noms  inscrits  sur  la  muraille.  Et  tu  com- 
prends qu'ils  n'en  resteront  pas  là,  maintenant 
qu'ils  savent  que  la  petite  n'est  pas  morte.  Ils 
la  chercheront.  Ils  la  trouveront.  Et  comme 
elle  connaît  tous  nos  secrets  !...  Il  fallait  la 
supprimer,  Karl  ! 

—  Et  le  prince?  ricana  l'espion. 

—  Conrad  est  un  idiot.  Toute  cette  famille 
de  Français  nous  portera  malheur,  à  Conrad  le 
premier,  qui  est  assez  bête  pour  s'amouracher 
de  la  péronnelle.  Il  fallait  la  supprimer,  tout 
de  suite,  Karl,  je  te  l'avais  ordonné,  et  ne  pas 
attendre  le  retour  du  prince... 

Placé  en  pleine  lumière,  le  major  Hermann 
montrait  la  plus  épouvantable  face  de  bandit 
que  l'on  pût  imaginer,  épouvantable  non  point 
par  la  difformité  des  traits  ou  par  quelque 
chose  de  spécialement  laid,  mais  par  l'expres- 
sion qui  était  repoussante  et  sauvage,  et  où 
Paul  retrouvait  encore,  mais  portée  à  son  pa- 
roxysme, l'expression  de  la  comtesse  Hermine, 
d'après  son  portrait  et  d'après  sa  photographie. 
A  l'évocation  du  crime  manqué,  le  major  Her- 
mann semblait  souffrir  mille  morts,  comme  si 
le  crime  eût  été  sa  condition  de  vivre .  Les 
dents  grinçaient.  Les  yeux  étaient  injectés  de 
sang. 

D'une  voix  distraite,  les  doigts  crispés  à 
l'épaule  de  son  complice,  il  articula,  et,  cette 
fois,  en  français  : 

—  Karl,  on  dirait  que  nous  ne  pouvons  pas 
les  atteindre  et  qu'un  miracle  les  protège 
contre  nous.  Toi,  ces  jours-ci,  tu  as  raté  ton 
coup  trois  fois.  Au  château  d'Ornequin,  tu  en 
as  tué  deux  autres  à  leur  place.  Moi  aussi,  je 
l'ai  manqué  un  jour,  près  de  la  petite  porte  du 


i68  LECLAT  D'OBUS 

parc.  Et  c'était  dans  ce  même  parc...  près  de 
la  même  chapelle...  tu  n'as  pas  oublié...  il  y 
a  seize  ans..»,  lorsqu'il  n'était  qu'un  enfant,  lui. 
et  que  tu  lui  as  planté  ton  couteau  en  pleine 
chair...  Eh  bien,  ce  jour-là,  tu  commençais  tes 
maladresses... 

L'espion  se  mit  à  rire,  d'un  rire  cynique  et 
insolent. 

—  Que  voulez-vous,  Excellence?  Je  débutais 
dans  la  carrière  et  je  n'avais  pas  votre  maîtrise. 
Voilà  un  père  et  son  gosse  que  nous  ne  con- 
naissions même  pas  dix  minutes  auparavant, 
et  qui  ne  nous  avaient  rien  fait  que  d'embêter 
le  kaiser.  Moi,  la  main  m'a  tremblé,  je  le  con- 
fesse. Tandis  que  vous...  Ah  !  ce  que  vous  avez 
expédié  le  père,  vous  !  Un  petit  coup  de  votre 
petite  main,  ouf!  ça  y  était! 

Cette  fois  ce  fut  Paul  qui,  lentement,  avec 
précaution,  engagea  le  canon  de  son  revolver 
dans  une  des  brèches .  Il  ne  pouvait  plus 
douter,  maintenant,  après  les  révélations  de 
Karl,  que  le  major  eût  tué  son  père.  C'était 
bien  cet  être-là!  Et  son  complice  d'aujourd'hui, 
c'était  déjà  son  complice  d'autrefois,  le  subal- 
terne qui  avait  tenté  de  le  tuer,  lui,  Paul,  tan- 
dis que  son  père  expirait. 

Bernard,  devant  le  geste  de  Paul,  lui  souffla 
à  l'oreille  : 

—  Tu  es  décidé,  hein  ?  Nous  l'abattons? 

—  Attends  mon  signal,  murmura  Paul,  mais 
ne  tire  pas  sur  lui,  toi.  Tire  sur  l'espion. 

Malgré  tout,  il  pensait  au  mystère  inexpli- 
cable des  liens  qui  unissaient  le  major  Her- 
mann  à  Bernard  d'Andeville  et  à  sa  sœur  Eli- 
sabeth, et  n'admettait  pas  que  ce  fût  Bernard 
qui  accomplît  l'œuvre  de  justice.  Lui-même  il 


L ÉCLAT  D'OBUS  169 

hésitait,  comme  on  hésite  devant  un  acte  dont 
on  ne  connaît  pas  toute  la  portée.  Qui  était  ce 
bandit  ?  Quelle  personnalité  lui  attribuer  ?  Au- 
jourd'hui, major  Hermann  et  chef  de  l'espion- 
nage allemand  ;  hier,  compagnon  de  plaisir 
du  prince  Conrad,  tout-puissant  au  château 
d'Ornequin,  se  déguisant  en  paysanne  et  rôdant 
à  travers  Corvigny  ;  jadis  assassin,  complice 
de  l'empereur,  châtelaine  d'Ornequin...  Parmi 
toutes  ces  personnalités,  qui  toutes  n'étaient 
que  les  aspects  divers  d'un  seul  et  même  être, 
quelle  était  la  véritable  ? 

Eperdument,  Paul  regardait  le  major,  comme 
il  avait  regardé  la  photographie,  et,  dans  la 
chambre  close,  le  portrait  d'Hermine  d'Ande- 
ville.  Hermann...  Hermine...  les  noms  se  con- 
fondaient en  lui. 

Et  il  notait  la  finesse  des  mains,  blanches  et 
petites  ainsi  que  des  mains  de  femme.  Les 
doigts  effilés  s'ornaient  de  bagues  aux  pierres 
précieuses.  Les  pieds  aussi,  chaussés  de  bottes, 
étaient  délicats.  Le  visage,  très  pâle,  n'offrait 
aucune  trace  de  barbe.  Mais  toute  cette  appa- 
rence efféminée  était  démentie  par  le  son  rau- 
que  d'une  voix  éraillée,  par  la  lourdeur  des 
mouvements  et  de  la  démarche,  et  par  une  sorte 
d'énergie  réellement  barbare. 

Le  major  plaqua  ses  deux  mains  sur  sa  figure 
et  réfléchit  pendant  quelques  minutes.  Karl  le 
considérait  avec  une  certaine  pitié  et  un  air  de 
se  demander  si  son  maître  n'éprouvait  pas,  au 
souvenir  des  crimes  commis,  un  commence- 
ment de  remords. 

Mais  le  maître,  secouant  sa  torpeur,  lui  dit, 
—  et  sa  haine  seule  frissonnait  en  sa  voix  à 
peine  perceptible  : 


170  .  V ECLAT  D'OBUS 

—  Tant  pis  pour  eux,  Karl,  tant  pis  pour 
tous  ceux  qui  essaient  de  nous  barrer  la  route. 
J'ai  suppriraé  le  père,  et  j'ai  bien  fait.  Un  jour 
ce  sera  le  tour  du  fils...  Maintenant...  mainte- 
nant, il  s'agit  de  la  petite. 

—  Voulez-vous  que  je  m'en  charge,  Excel- 
lence ? 

—  Non,  j'ai  besoin  de  toi  ici,  et  j'ai  besoin 
d'y  rester  moi-même.  Les  affaires  vont  très 
mal.  Mais  au  début  de  janvier,  j'irai  là-bas.  Le 
dix  au  matin,  je  serai  à  Ebrecourt.  Quarante- 
huit  heures  après,  il  faut  que  ce  soit  fini.  Et  ce 
sera  fini,  je  te  le  jure. 

De  nouveau  il  se  tut,  tandis  que  l'espion 
éclatait  de  rire.  Paul  s'était  baissé  pour  se 
mettre  à  la  hauteur  de  son  revolver.  Une  hési- 
tation plus  longue  eût  été  coupable.  Tuer  le 
major,  ce  n'était  plus  se  venger  et  tuer  l'assas- 
sin de  son  père,  c'était  prévenir  un  crime  nou- 
veau et  sauver  Elisabeth.  Il  fallait  agir,  quelles 
que  pussent  être  les  conséquences  de  l'acte.  Il 
s'y  décida. 

—  Tu  es  prêt  ?  dit-il  très  bas  à  Bernard. 

—  Oui.  J'attends  ton  signal. 

Il  visa  froidement,  guettant  la  seconde  pro- 
pice, et  il  allait  presser  la  détente,  lorsque  Karl 
prononça  en  allemand  : 

—  Dites  donc.  Excellence,  vous  savez  ce  qui 
se  prépare  pour  la  maison  du  passeur? 

—  Quoi  ? 

—  Tout  bonnement  une  attaque.  Centvolon- 
taires  des  compagnies  d'Afrique  sont  déjà  en 
route  par  les  marais.  L'assaut  aura  lieu  dès 
l'aube.  Vous  n'avez  que  le  temps  d'avertir  le 
quartier  général  et  de  vous  assurer  des  précau- 
tions qu'ils  comptent  prendre. 


L'ECLAT  D'OBUS  171 

Le  major  déclara  simplement  : 

—  Elles  sont  prises. 

—  Que  dites-vous,  Excellence  ? 

—  Je  te  dis  qu'elles  sont  prises.  J'ai  été  pré- 
venu par  un  autre  côté,  et,  comme  on  tient 
fortement  à  la  maison  du  passeur,  j'ai  télé- 
phoné au  commandant  du  poste  qu'on  lui  en- 
verrait trois  cents  hommes  à  cinq  heures  du 
matin.  Les  volontaires  d'Afrique  donneront 
dans  le  piège.  Pas  un  n'en  reviendra  vivant. 

Le  major  eut  un  petit  rire  satisfait  et  releva 
le  col  de  son  manteau  en  ajoutant  : 

—  D'ailleurs,  pour  plus  de  sûreté,  j'irai 
passer  la  nuit  là-bas...  d'autant  que  je  me  de- 
mande si,  par  hasard,  ce  n'est  pas  le  comman- 
dant de  poste  qui  aurait  envoyé  des  ïiommes 
ici,  et  fait  prendre  les  papiers  de  Rosenthal 
dont  il  savait  la  mort. 

—  Mais... 

—  Assez  bavardé.  Occupe-toi  de  Rosenthal. 
et  partons. 

—  Je  vous  accompagne,  Excellence? 

—  Inutile .  Une  des  barques  me  conduira 
par  le  canal.  La  maison  n'est  pas  à  quarante 
minutes  d'ici. 

Sur  l'appel  de  l'espion,  trois  soldats  descen- 
dirent, et  le  cadavre  fut  hissé  jusqu'à  la  trappe 
supérieure. 

Karl  et  le  major  restaient  immobiles  tous 
deux,  au  pied  de  l'échelle,  et  Karl  portait  vers 
la  trappe  la  lumière  de  la  lanterne  qu'il  avait 
détachée. 

Bernard  murmura  : 
■  —  Nous  tirons? 

—  Non,  répondit  Paul. 

—  Mais... 


172  L'ECLAT  D'OBUS 

—  Je  te  défends... 

Lorsque  Topération  fut  terminée,  le  major 
prescrivit  : 

—  Eclaire-moi  bien  et  que  l'échelle  ne  bouge 
pas. 

Il  monta  et  disparut. 

—  Ça  y  est.  cria-t-il.  Dépêche-toi. 
A  son  tour,  l'espion  grimpa. 

On  entendit  leurs  pas  au-dessus  de  la  cave. 
Ces  pas  s'éloignèrent  dans  la  direction  du 
canal,  et  il  n'y  eut  plus  aucun  bruit. 

—  Eh  bien,  quoi?  s'écria  Bernard,  qu'est-ce 
qui  t'a  pris  ?  L'occasion  était  unique.  Les  deux 
bandits  tombaient  du  coup. 

—  Et  nous  après,  prononça  Paul.  Ils  étaient 
douze  là-haut.  Nous  étions  réglés. 

—  Mais  Elisabeth  était  sauvée.  Paul  !  En 
vérité,  je  ne  te  comprends  pas.  Comment! 
nous  avons  de  pareils  monstres  à  portée  de  nos 
balles,  et  tu  les  laisses  partir  !  L'assassin  de 
ton  père,  le  bourreau  d'Elisabeth  est  là,  et 
c'est  à  nous  que  tu  penses  ! 

—  Bernard,  dit  Paul  Delroze,  tu  n'as  pas 
compris  les  dernières  paroles  qu'ils  ont  échan- 
gées. L'ennemi  est  prévenu  de  l'attaque  et  de 
nos  projets  sur  la  maison  du  passeur.  Tout  à 
l'heure  les  cent  volontaires  d'Afrique  qui 
rampent  dans  le  marais  seront  victimes  de 
l'embuscade  qui  leur  est  tendue.  C'est  donc  à 
eux  qu'il  nous  faut  penser.  C'est  eux  que  nous 
devons  sauver  d'abord .  Nous  n'avons  pas  le 
droit  de  nous  faire  tuer,  alors  qu'il  nous  reste 
à  accomplir  un  tel  devoir.  Et  je  suis  sûr  que  tu 
me  donnes  raison. 

—  Oui,  dit  Bernard.  Mais  tout  de  même  l'oc- 
casion était  bonne. 


LÉCLAT  D'OBUS  173 

—  Nous  la  retrouverons,  et  bientôt  peut- 
être,  affirma  Paul,  qui  songeait  à  la  maison  du 
passeur,  où  le  major  Hermann  devait  se  rendre. 

—  Enfin,  quelles  sont  tes  intentions? 

—  Je  rejoins  le  détachement  des  volontaires. 
wSi  le  lieutenant  qui  les  commande  est  de  mon 
avis,  Tassaut  n'aura  pas  lieu  à  sept  heures, 
mais  tout  de  suite.  Et  je  serai  de  la  fête. 

—  Et  moi  ? 

—  Retourne  auprès  du  colonel.  Expose-lui 
la  situation,  et  dis-lui  que  la  maison  du  passeur 
sera  prise  ce  matin  et  que  nous  y.  tiendrons 
jusqu'à  l'arrivée  des  renforts. 

Ils  se  quittèrent  sans  un  mot  de  plus,  et 
Paul  se  jeta  résolument  dans  les  marais. 

La  tâche  qu'il  entreprenait  ne  rencontra  pas 
les  obstacles  auxquels  il  croyait  se  heurter. 
x\près  quarante  minutes  d'une  marche  assez 
pénible,  il  perçut  des  murmures  de  voix,  lança 
le  mot  d'ordre  et  se  fit  conduire  vers  le  lieu- 
tenant. 

Les  explications  de  Paul  convainquirent 
aussitôt  l'officier  :  il  fallait  ou  bien  renoncer  à 
l'affaire  ou  bien  en  brusquer  l'exécution. 

La  colonne  se  porta  en  avant. 

A  trois  heures,  guidés  par  un  paysan  qui 
connaissait  une  passe  où  les  hommes  n'enfon- 
çaient que  jusqu'aux  genoux,  ils  réussirent  à 
gagner  les  abords  de  la  maison  sans  être  signa- 
lés. Mais,  l'alarme  ayant  été  donnée  par  une 
sentinelle,  l'attaque  commença. 

Cette  attaque,  un  des  plus  beaux  faits  d'armes 
de  la  guerre,  est  trop  connue  pour  qu'il  soit 
nécessaire  d'en  donner  ici  le  détail.  Elle  fut 
d'une  violence  extrême.  L'ennemi,  qui  se  tenait 


174  L'ÉCLAT  D'OBUS 

sur  ses  gardes,  riposta  avec  une  vigueur  égale. 
Les  fils  de  fer  s'entremêlaient.  Les  pièges  abon- 
daient.' Un  corps  à  corps  furieux  s'engagea 
devant  la*  maison,  puis  dans  la  maison,  et 
lorsque  les  Français,  victorieux,  eurent  abattu 
ou  fait  prisonniers  les  quatre-vingt-trois  Alle- 
mands qui  la  défendaient,  eux-mêmes  avaient 
subi  des  pertes  qui  réduisaient  leur  effectif  de 
moitié. 

Le  premier,  Paul  avait  sauté  dans  les  tran- 
chées dont  la  ligne  flanquait  la  maison  vers  la 
gauche  et  se  prolongeait  en  demi-cercle  jusqu'à 
l'Yser.  Il  avait  son  idée  :  avant  que  l'attaque 
ne  réussît,  il  voulait  couper  toute  retraite  aux 
fugitifs. 

Repoussé  d'abord,  il  gagna  la  berge,  suivi 
de  trois  volontaires,  s'engagea  dans  l'eau, 
remonta  le  canal,  parvint  ainsi  de  l'autre  côté 
de  la  maison,  et  trouva,  comme  il  s'y  attendait, 
un  pont  de  bateaux. 

A  ce  moment  il  aperçut  une  silhouette  qui 
s'évanouissait  dans  l'ombre. 

—  Restez  là,  dit-il  à  ses  hommes,  et  que  per- 
sonne ne  passe. 

Lui-même  il  s'élança,  franchit  le  pont,  et  se 
mit  à  courir. 

Un  projecteur  ayant  illuminé  la  rive,  il 
avisa  de  nouveau  la  silhouette  à  cinquante 
pas  en  avant. 

Une  minute  plus  tard  il  criait  : 

—  Halte  !  ou  je  fais  feu. 

Et,  comme  le  fugitif  continuait,  il  tira, 
mais  de  façon  à  ne  pas  l'atteindre. 

L'homme  s'arrêta  et  déchargea  quatre  fois 
fois  son  rev^olver  tandis  que  Paul,  courbé  en 
deux,  se  jetait  dans  ses  jambes  etle  renversait. 


I 


LECLAl  D'OBUS  175 

Maîtrisé,  l'ennemi  n'opposa  aucune  résis- 
tance. Paul  l'enroula  dans  son  manteau  et  le 
saisit  à  la  gorge. 

De  sa  mainlibre,  il  lui  jeta  en  pleine  figure 
la  lumière  de  sa  lanterne. 

Son  instinct  ne  l'avait  pas  trompé  :  il  tenait 
le  major  Hermann. 


III 

LA      MAISON 
DU  PASSEUR 


AUL  Delroze  ne  prononça  pas  une  pa- 
role. Poussant  devant  lui  son  prison- 
nier, dont  il  avait  attaché  les  poignets 
derrière  le  dos,  il  revint  vers  le  pont,  parmi  les 
ténèbres  illuminées  de  courtes  lueurs. 

L'attaque  se  poursuivait.  Cependant  un  cer- 
tain nombre  de  fuyards  ayant  voulu  s'échap- 
per, et  les  volontaires  qui  gardaient  le  pont  les 
ayant  accueillis  à  coups  de  fusil,  les  Allemands 
se  crurent  tournés,  et  cette  diversion  précipita 
leur  défaite. 

Lorsque  Paul  arriva,  le  combat  était  fini. 
Mais  une  contre-attaque  ennemie,  soutenue  par 
les  renforts  promis  au  commandant  de  poste, 
ne  pouvait  pas  tarder  à  se  produire  et  tout  de 
suite  on  organisa  la  défense. 

La  maison  du  passeur,  que  les  Allemands 
avaient  puissamment  fortifiée  et  entourée  de 
tranchées,  secomposait  d'un  rez-de-chaussée  et 
d'un  seul  étage  dont  les  trois  pièces  n'en  for- 
maient plus  qu'une  seule.  Une  soupente  cepen- 
dant, qui  servait  autrefois  de  mansarde  à  un 
domestique,  et  à  laquelle  on  accédait  par  trois 
marches  de  bois,  s'ouvrait  comme  une  alcôve 


L'ECLAT  D'OBUS  177 

au  fond  de  cette  vaste  pièce.  C'est  là  que  Paul, 
à  qui  était  réservée  l'organisation  de  Tétage, 
c'est  là  que  Paul  amena  son  prisonnier.  Il  le 
coucha  sur  le  parquet,  le  ligota  à  l'aide  d'une 
corde  et  l'attacha  solidement  à  une  poutre,  et, 
tout  en  agissant,  il  fut  pris  d'un  tel  élan  de 
haine  qu'il  le  saisit  à  la  gorge  comme  pour 
l'étrangler. 

Il  se  domina.  A  quoi  bon  se  presser?  Avant 
de  tuer  cet  homme  ou  de  le  livrer  aux  soldats 
qui  le  colleraient  au  mur,  ne  serait-ce  pas 
une  joie  profonde  que  de  s'expliquer  avec  lui  ? 

Comme  le  lieutenant  entrait,  il  lui  dit,  de 
façon  à  être  entendu  de  tous  et  surtoutdu  major  : 

—  Mon  lieutenant,  je  vous  recommande  ce 
misérable,  qui  n'est  autre  que  le  major  Her- 
mann,  un  des  chefs  de  l'espionnage  allemand. 
J'ai  les  preuves  sur  moi.  S'il  m'arrivait  mal- 
heur, qu'on  ne  l'oublie  pas.  Et,  au  cas  où  il 
faudrait  battre  en  retraite. . . 

Le  lieutenant  sourit. 

—  Hypothèse  inadmissible.  Nous  ne  battrons 
pas  en  retraite,  pour  la  bonne  raison  que  je 
ferais  plutôt  sauter  la  bicoque.  Et,  par  consé- 
quent, le  major  Hermann  sauterait  avec  nous. 
Donc,  soyez  tranquille. 

Les  deux  officiers  se  concertèrent  sur  les 
mesures  de  défense,  et  rapidement  on  se  mit 
à  l'œuvre. 

Avant  tout,  le  pont  de  bateaux  fut  disloqué, 
des  tranchées  creusées  sur  le  long  du  canal, 
et  les  mitrailleuses  retournées.  A  son  étage, . 
Paul  fit  transporter  les  sacs  de  terre  d'une 
façade  à  l'autre  et  consolider,  à  Taide  de 
poteaux  placés  en  arcs-boutants.  les  parties  de 
mur  qui  semblaient  le  moins  solides. 


178  L: ECLAT  D'OBUS 

A  cinq  heures  et  demie,  sous  la  clarté  des 
proj  acteurs  allemands ,  plusieurs  obus  tombèrent 
aux  environs.  L'un  deux  atteignit  la  maison. 
Les  grosses  pièces  commençaient  à  balayer  le 
chemin  de  halage. 

C'est  par  ce  chemin  que  déboucha,  un  peu 
avant  le  jour,  un  détachement  de  cyclistes  en- 
voyés en  hâte.  Bernard  d'Ande ville  les  précé- 
dait. 

Il  expliqua  que  deux  compagnies  et  une 
section  de  sapeurs,  devançant  un  bataillon 
complet,  s'étaient  mis  en  route,  mais  que, 
gênés  par  les  obus  ennemis,  ils  devaient  longer 
les  marais,  en  contre-bas  et  à  l'abri  du  talus 
qui  étayait  le  chemin  de  halage.  Leur  marche 
étant  ainsi  ralentie,  il  faudrait  les  attendre 
pour  le  moins  une  heure. 

—  Une  heure,  dit  le  lieutenant,  ce  sera 
long.  Mais  c'est  possible.  Donc... 

Tandis  qu'il  donnait  de  nouveaux  ordres  et 
qu'il  assignait  leurs  postes  aux  cj'clistes.  Paul 
remonta,  et  il  allait  raconter  à  Bernard  la 
capture  du  major  Hermann  lorsque  son  beau- 
frère  lui  annonça  : 

—  Tu  sais,  Paul,  papa  est  ici   avec   moi  ! 
Paul  tressauta. 

—  Ton  père  est  ici  ?  Ton  père  est  venu 
avec  toi  ? 

—  Parfaitement,  et  de  la  manière  la  plus 
naturelle  du  monde.  Figure-toi  qu'il  cherchait 
l'occasion  depuis  quelque  temps  déjà...  Ah  ! 
à  propos,  il  a  été  nommé  sous-lieutenant  in- 
terprète. 

Paul  n'écoutait  pas.  Il  se  disait  seulement  : 
«M.  d'Andeville  est  là...  M.  d'Andeville,  le 
mari  de  la  comtesse  Hermine.  Il  ne  peut  pus 


L ECLAT  D'OBUS  179 

ne  pas  savoir,  lui.  Est-elle  vivante  Ou  morte  ? 
Ou  bien  a-t-il  été  jusqu'au  bout  la  dupe  d'une 
intrigante,  etgarde-t-il  à  la  disparue  son  sou- 
venir et  sa  tendresse  ?  Mais  non,  cela  n'est  pas 
croyable,  puisquil  y  a  cette  photographie, 
faite  quatre  ans  plus  tard,  et  qui  lui  a  été  en- 
voyée, et  envoyée  de  Berlin  !  Donc  il  sait,  et 
alors...  » 

Paul  était  vivement  troublé.  Les  révélations 
de  l'espion  Karl  lui  avaient  montré  tout  à  coup 
M.  d'Andeville  sous  un  jour  étrange.  Et  voilà 
que  les  circonstances  amenaient  M.  d'Andeville 
auprès  de  lui,  à  l'instant  même  où  le  major 
Hermann  venait  d'être  capturé  ! 

Paul  se  tourna  vers  la  soupente.  Le  major 
ne  bougeait  pas,  le  visage  collé  contre  la 
muraille. 

—  Ton  père  est  donc  resté  dehors  ?  dit  Paul 
à  son  beau-frère, 

—  Oui,  il  avait  pris  la  bicyclette  d'un 
homme  qui  a  couru  près  de  nous  et  qui  a  été 
légèrement  blessé.  Papa  le  soigne. 

—  Va  le  chercher,  et,  si  le  lieutenant  n^ 
voit  pas  d'inconvénient... 

Il  fut  interrompu  par  l'éclatement  d'un  shrap- 
nell  dont  les  balles  criblèrent  les  sacs  entas- 
sés devant  eux.  Le  jour  se  levait.  On  voyait 
une  colonne  ennemie  surgir  de  l'ombre  à  mille 
mètres  au  plus. 

—  Qu'on  se.  prépare  !  cria  d'en  bas  le  lieute- 
nant. Et  pas  un  coup  de  feu  avant  mon  ordre. 
Que  personne  rie  se  montre!... 

Ce  n'est  qu'au  bout  d'un  quart  d'heure,  et 
seulement  durant  quatre  ou  cinq  minutes, 
que  Paul  et  M.  d'Andeville  purent  échanger 
quelques  mots,  d'une  façon  si  heurtée  d'ailleurs 


i8o  VÉCLAT  D'OBUS 

que  Pauî|(ÉF'eut  pas  le  loisir  de  se  demander 
quelle  attitude  il  prendrait  en  face  du  père 
d'Elisabeth.  Le  drame  du  passé,  le  rôle  que  le 
mari  de  1»  comtesse  Hermine  pouvait  jouer 
dans  ce  drame,  tout  cela  se  mêlait  en  son  es- 
prit avec  la  défense  du  blockhaus.  Et,  malgré 
l'affection  qui  les  liait  l'un  à  l'autre,  leur  poi- 
gnée de  main  fut  presque  distraite. 

Paul  faisait  boucher  une  petite  fenêtre  avec 
un  matelas.  Bernard  avait  son  poste  à  l'autre 
bout  de  la  salle. 

M.  d'Ande ville  dit  à  Paul  : 

—  Vous  êtes  sûr  de  tenir,  n'est-ce  pas  ? 

—  Absolument,  puisqu'il  le  faut. 

—  Oui,  il  le  faut.  J'étais  à  la  division  hier 
avec  le  général  anglais  auquel  je  suis  attaché 
comme  interprète,  quand  on  a  résolu  cette 
attaque.  La  position,  paraît-il,  est  de  premier 
ordre,  et  il  est  indispensable  qu'on  s'y  accroche. 
C'est  alors  que  j'ai  vu  là  l'occasion  de  vous 
revoir,  Paul.  Je  connaissais  la  présence  de 
votre  réoiment.  J'ai  donc  demandé  à  accom- 
pagner  le  contingent  désigné  pour... 

Nouvelle  interruption.  Un  obus  trouait  le 
toit  et  crevait  la  façade  opposée  au  canal. 

—  Personne  n'est  touché? 

—  Personne,  répondit-on. 

Un  peu  après,  M.  d'Andevile  reprenait  : 

—  Le  plus  curieux,  c'est  d'avoir  retrouvé 
Bernard  chez  votre  colonel,  cette  nuit.  Vous 
pensez  avec  quelle  joie  je  me  suis  mêlé  aux 
cyclistes.  C'était  le  seul  moyen  de  rester  un  peu 
auprès  de  mon  petit  Bernard  et  de  venir  vous 
serrer  la  main...  Et  puis  je  n'avais  pas  de  nou- 
velles de  ma  pauvre  Elisabeth,  et  Bernard  m'a 
raconté... 


L'ECLAT  D'OBUS  i8i 

—  Ah!  dit  Paul  vivement,  Bernard  vous  a 
raconté  tout  ce  qui  s'est  passé  au  château? 

—  Du  moins  tout  ce  qu'il  a  pu  savoir,  et  il  y 
a  bien  des  choses  inexplicables  sur  lesquelles, 
selon  lui,  Paul,  vous  avez  des  données  plus  pré- 
cises. Ainsi,  pourquoi  Elisabeth  est-elle  restée 
à  Ornequin? 

—  C'est  elle  qui  l'a  voulu,  répliqua  Paul,  et 
je  n'ai  été  averti  de  sa  décision  que  plus  tard, 
par  lettre. 

—  Je  sais.  Mais  pourquoi  ne  l'avez-vous  pas 
emmenée,  Paul? 

—  En  quittant  Ornequin,  j'ai  pris  toutes  les 
dispositions  nécessaires  pour  qu'elle  pût  s'en 
aller. 

—  Soit.  Mais  vous  n'auriez  pas  dû  quitter 
Ornequin  sans  elle.  Tout  le  mal  vient  de  là. 

M.  d'Andeville  avait  parlé  avec  une  certaine 
rigueur,  et,  comme  Paul  se  taisait,  il  insista  : 

—  Pourquoi  n'avez-vous  pas  emmené  Elisa- 
beth ?  Bernard  m'a  dit  qu'il  y  avait  eu  des  choses 
très  graves,  que  vous  aviez  fait  allusion  à  des 
événements  exceptionnels.  Vous  pourriez  peut- 
être  m'expliquer... 

Il  semblait  à  Paul  deviner  en  M.  d'Ande- 
ville une  hostilité  sourde,  et  cela  l'irritait 
d'autant  plus  de  la  part  d'un  homme  dont  la 
conduite  lui  paraissait  maintenant  si  déconcer- 
tante. 

—  Croyez-vous,  lui  dit-il,  que  ce  soit  le  mo- 
ment? 

—  Mais  oui,  mais  oui,  nous  pouvons  être 
séparés  d'un  moment  à  l'autre... 

Paul  ne  le  laissa  pas  achever.  Il  se  tourna 
brusquement  vers  lui  et  s'écria  : 

—  Vous  avez  raison,  monsieur!  C'est  là  une 


i82  L'ECLAT  D'OBUS 

idée  affreuse.  Il  serait  effrayant  que  je  ne  pusse 
pas  répondre  à  vos  questions  et  que  vous  ne 
pussiez  pas  répondre  aux  miennes.  Le  sort 
d'Elisabeth  Mépend  peut-être  des  quelques 
phrases  que  nous  allons  prononcer.  Caria  vérité 
est  entre  nous.  Un  mot  peut  la  mettre  en  lu- 
mière, et  tout  nous  presse.  Il  faut  parler  dès 
maintenant,  quoi  qu'il  arrive. 

Son  émotion  surprit  M.  d'Andeville  qui  lui 
dit  : 

—  Ne  serait-il  pas  bon  d'appeler  Bernard? 

—  Non!  non!  fit  Paul,  à  aucun  prix!  C'est 
une  chose  qu'il  ne  doit  pas  connaître,  puisqu'il 
s'agit... 

—  Puisqu'il  s'agit?  questionna  M.  d'Ande- 
ville, de  plus  en  plus  étonné. 

Un  homme  tomba  près  d'eux,  frappé  ppr  une 
balle.  Paul  se  précipita  :  touché  au  'front, 
l'homme  était  mort.  Et  deux  balles  encore  péné- 
trèrent par  une  ouverture  trop  grande  que  Paul 
fit  boucher  en  partie. 

M.  d'Andeville,  qui  l'avait  aidé,  poursuivit 
l'entretien. 

—  Vous  disiez  que  Bernard  ne  doit  pas 
entendre  parce  qu'il  s'agit?... 

—  Parce  qu'il  s'agit  de  sa  mère,  répondit 
Paul. 

M.  d'Andeville  s'exclama  : 

—  De  sa  mère?  Comment!  il  s'agit  de  sa 
mère?...  De  ma  femme?  Je  ne  comprends  pas... 

Par  les  meurtrières  on  apercevait  trois  co- 
lonnes ennemies  qui  s'avançaient,  au-dessus  des 
plaines  innondées,  sur  des  chaussées  étroites 
convergeant  vers  le  canal  en  face  de  la  maison 
du  passeur. 

—  Quand  ils  seront  à  deux  cents  mètres  du 


VÉCLAl  D'OBUS  183 

canal,  nous  tirerons,  dit  le  lieutenant  comman- 
dant les  volontaires,  qui  était  venu  inspecter 
les  travaux  de  défense.  Mais  pourvu  que  leurs 
canons  ne  démolissent  pas  trop  la  bicoque  î 

—  Et  nos  renforts  ?  demanda  Paul. 

—  Ils  seront  là  dans  trente  à  quarante  mi- 
nutes. En  attendant,  les  75  font  de  la  bonne  be- 
sogne. 

Dans  l'espace  les  obus  se  croisaient.  Il  en 
tombait  au  milieu  des  colonnes  allemandes.  Il 
en  tombait  autour  du  blockhaus. 

Paul,  courant  de  tous  côtés,  encourageait  les 
hommes  et  leur  donnait  des  conseils. 

De  temps  à  autre,  s'approchant  de  la  sou- 
pente, il  examinait  le  major  Hermann.  Puis  il 
retournait  à  son  poste. 

P?s  une  seconde  il  ne  cessait  de  penser  au 
devOiT  qui  lui  incombait  comme  officier  et 
comme  combattant,  et  pas  une  seconde  non 
plus  à  ce  qu'il  lui  fallait  dire  à  M.  d'Andeville. 
Mais  ces  deux  obsessions  en  se  confondant  lui 
enlevaient  toute  lucidité,  et  il  ne  savait  com- 
ment s'expliquer  avec  son  beau-père  et  com- 
ment débrouiller  l'inexplicable  situation.  Plu- 
sieurs fois  M.  d'Andeville  l'interrogea.  Il  ne 
répondit  pas. 

La  voix  du  lieutenant  se  fit  entendre. 

—  Attention  !..  En  joue!...  Feu!... 

A  quatre  reprises  le  commandement  fut 
répété. 

La  colonne  ennemie  la  plus  proche,  décimée 
par  les  balles,  parut  hésiter. 

Mais  les  autres  la  rejoignirent,  et  elle  se  re- 
forma. 

Deux  obus  allemands  éclatèrent  sur  la  mai- 
son. Le   toit  fut  enlevé  d'un   coup,  quelques 


i84  L'ECLAT  D'OBUS 

mètres  de  la  façade  démolie,  et  trois  hommes 
écrasés. 

A  la  tourmente  une  accalmie  succéda.  Mais 
Paul  avait  ^u  si  nettement  la  sensation  du 
danger  qui  les  menaçait  tous  qu'il  lui  fut 
impossible  de  se  contenir  plus  longtemps.  Se 
décidant  soudain,  il  apostropha  M.  d'Andeville, 
et,  sans  plus  chercher  de  préambules,  il  lui 
jeta  : 

—  Un  mot  avant  tout...  il  faut  que  je  sache... 
Etes-vous  bien  sûr  que  la  comtesse  d'Andeville 
soit  morte? 

Et  aussitôt  il  reprit  : 

—  Oui,  ma  question  vous  semble  folle... 
Elle  vous  semble  ainsi  parce  que  vous  ne  savez 
rien.  Mais  je  ne  suis  pas  fou,  et  je  vous  de- 
mande d'y  répondre  comme  si  j'avais  eu  le 
temps  de  vous  exposer  tous  les  motifs  qui  la 
justifient.  La  comtesse  Hermine  est-elle  morte? 

M.  d'Andeville  se  domina,  et,  acceptant  de  se 
mettre  dans  l'état  d'esprit  que  réclamait  Paul, 
il  prononça  : 

—  Existe-t-il  une  raison  quelconque  qui  vous 
permettrait  de  supposer  que  ma  femme  est 
encore  vivante? 

—  Des  raisons  très  sérieuses,  j'oserais  dire 
des  raisons  irréfutables. 

M.  d'Andeville  haussa  les  épaules  et  déclara 
d'une  voix  ferme  : 

—  Ma  femme  est  morte  dans  mes  bras.  J'ai 
senti  sous  mes  lèvres  ses  mains  glacées,  ce 
froid  de  la  mort  qui  est  si  horrible  quand  on 
aime.  Je  l'ai  enveloppée  moi-même,  suivant  son 
désir,  dans  sa  robe  de  mariée,  et  j'étais  là  quand 
on  a  cloué  le  cercueil.  Et  après? 

Paul  l'écoutait  en  sonoeant  : 


L ECLAT  D'OBUS  185 

—  Est-ce  qu'il  a  dit  la  vérité?  Oui,  et  néan- 
moins puis-je  admettre?... 

—  Après?  répéta  M.  d'Andeville  d'une  voix 
plus  impérieuse. 

—  Après,  reprit  Paul,  une  autre  question... 
celle-ci  :  le  portrait  qui  se  trouvait  dans  le  bou- 
doir de  la  comtesse  d'Andeville  était-il  son  por- 
trait? 

—  Evidemment,  son  portrait  en  pied... 

—  La  représentant,  dit  Paul,  avec  un  fichu 
de  dentelle  noire  autour  des  épaules  ? 

—  Oui,  un  fichu  comme  elle  aimait  à  en 
porter. 

—  Et  que  fermait  par  devant  un  camée  en- 
cerclé d'un  serpent  d'or? 

—  Oui,  un  vieux  camée  qui  me  venait  de 
ma  mère,  et  que  ma  femme  ne  quittait  jamais. 

Un  élan  irréfléchi  souleva  Paul.  Les  affir- 
mations de  M.  d'Andeville  lui  semblaient  des 
aveux,  et  tout  frémissant  de  colère  il  scanda  : 

—  Monsieur,  vous  n'avez  pas  oublié  que  mon 
père  a  été  assassiné,  n'est-ce  pas  ?  Nous  en  avons 
souvent  parlé  tous  deux.  C'était  votre  ami.  Eh 
bien,  la  femme  qui  Ta  assassiné  et  que  jai  vue, 
dont  l'image  est  creusée  dans  mon  cerveau, 
cette  femme  portait  un  fichu  de  dentelle  noire 
autour  des  épaules,  et  un  camée  encerclé  d'un 
serpent  d'or.  Et  cette  femme,  j'ai  retrouvé  son 
portrait  dans  la  chambre  de  votre  femme... 
Oui,  le  soir  de  mes  noces,  j'ai  vu  son  portrait... 
Comprenez- vous,  maintenant?...  Comprenez- 
vous? 

Entre  les  deux  hommes  la  minute  fut  tra- 
gique. M.  d'Andeville,  les  mains  crispées  autour 
de  son  fusil,  tremblait.  «  Mais  pourquoi  tremble- 
t-il?    se   demandait    Paul    dont   les    soupçons 


i86  •        UECLAT  DOBUS 

grandissaient  jusqu'à  devenir  une  accusation 
véritable.  Est-ce  la  révolte  ou  la  rage  d'être 
démasqué  qui  le  fait  frémir  ainsi?  Et  dois-je  le 
considérer  comme  le  complice  de  sa  femme  ? 
Car  enfin...  » 

Il  sentit  son  bras  tordu  par  une  étreinte  vio- 
lente. M.  d'Andeville  balbutiait,  livide  : 

—  Vous  osez!  Ainsi  ma  femme  aurait  assas- 
siné votre  père!.,.  Mais  vous  êtes  ivre!  Ma 
femme  qui  était  une  sainte  devant  Dieu  et 
devant  les  hommes  !  Et  vous  osez?  Ah!  je  ne 
sais  pas  ce  qui  me  retient  de  vous  casser  la 
figure. 

Paul  se  dégagea  rudement.  Tous  deux  secoués 
par  une  fureur  que  surexcitaient  le  vacarme 
du  combat  et  la  folie  même  de  leur  querelle, 
ils  furent  sur  le  point  de  se  colleter  pendant 
que  les  balles  et  les  obus  sifflaient  autour  deux. 

Un  pan  de  mur  encore  s  écroula.  Paul  donna 
des  ordres,  et,  en  même  temps,  il  pensait  au 
major  Hermann  qui  était  là  dans  un  coin,  et 
devant  qui  il  aurait  pu  amener  M.  d'Andeville, 
comme  un  criminel  que  l'on  confronte  avec 
son  complice.  Pourquoi  cependant  n'agissait-il 
pas  ainsi? 

Se  souvenant  tout  à  coup,  il  tira  de  sa  poche 
la  photographie  de  la  comtesse  H  er  ni  i  ne  trouvée 
sur  le  cadavre  de  Tx^Uemand  Rosenthal. 

—  Et  cela,  dit-il,  en  la  lui  plaçant  sous  les 
yeux,  vous  savez  ce  que  c'est  que  cela?  La  date 
est  dessus  :  igo2.  Et  vous  prétendez  que  la 
comtesse  Hermine  est  morte?  Hein!  répondez; 
une  photographie  de  Berlin,  qui  vous  fut 
envoyer  par  votre  femme  quatre  ans  après 
sa  mort  ! 

M.  d'Andeville  chancela.  On  eût  dit  que  toute 


L'ECLA.7  D'OBUS  187 

sa  colère  s'évanouissait  et  se  changeait  en  une 
stupeur  infinie.  Paul  brandissait  devant  lui  la 
preuve  accablante  que  constituait  le  morceau 
de  carton.  Et  il  l'entendit  murmurer  : 

—  Qui  m'a  volé  cela  ?  C'était  dans  mes 
papiers,  à  Paris...  Mais  aussi  pourquoi  ne 
l"ai-je  pas  déchirée?... 

Et.  très  bas,  il  articulait  : 

—  Oh  !  Hermine ,  mon  Hermine  bien- 
aimée  !... 

N'était-ce  pas  l'aveu?  Mais  alors  que  signi- 
fiait un  aveu  exprimé  en  ces  termes  et  avec 
cette  affirmation  de  tendresse  pour  une  femme 
chargée  de  crimes  et  d'infamies  ? 

Du  rez-de-chaussée,  le  lieutenant  hurla  : 

—  Tout  le  monde  aux  tranchées  de  Tavant, 
sauf  dix  hommes.  Delroze,  gardez  les  meilleurs 
tireurs,  et  feu  à  volonté  ! 

Les  volontaires,  sous  la  conduite  de  Bernard, 
descendirent  en  hâte.  Malgré  les  pertes  subies, 
Tennemi  approchait  du  canal.  Déjà  même,  à 
droite  et  à  gauche,  des  groupes  de  pionniers, 
constamment  renouvelés,  s'acharnaient  à  réu- 
nir les  bateaux  échoués  sur  la  rive.  Contre 
l'assaut  imminent,  le  lieutenant  des  volontaires 
ramas  ,/  ses  hommes  en  première  ligne,  tan- 
dis qu,  esHireurs  de  la  maison  avaient  mis- 
sion, sous  la  rafale  des  obus,  de  tirer  sans 
relâche. 

Un  à  un,  cinq  de  ces  tireurs  tombèrent. 

Paul  et  M.  d'xVnde ville  se  multipliaient,  tout 
en  se  concertant  sur  les  ordres  à  donner  et  sur 
les  actes  à  accomplir.  Il  n'y  avait  point  de 
chance,  eu  égard  à  la  grande  infériorité  du 
nombre,  que  Ion  pût  résister.  Mais  peut-être 
pouvait-on  tenir  jusqu'à  l'arrivée  des  renforts. 


i88  LECLAT  D'OBUS 

ce  qui  eût  assuré  la  possession  du  blockhaus. 

L'artillerie  française,  dans  l'impossibilité 
d'un  tir  efficace  parmi  la  mêlée  des  combat- 
tants, avait  cessé  le  feu,  tandis  que  les  canons 
allemands  gardaient  toujours  la  maison  comme 
objectif,  et  des  obus  éclataient  à  tous  mo- 
ments. 

Un  homme  encore  fut  blessé,  que  l'on  trans- 
porta jusqu'à  la  soupente  auprès  du  major 
Hermann,  et  qui  mourut  presque  aussitôt. 

Dehors  la  lutte  s'engageait  sur  l'eau  et  dans 
l'eau  même  du  canal,  sur  les  barques  et  autour 
des  barques.  Corps  à  corps  furieux,  tumulte, 
cris  de  haine  et  cris  de  douleur,  hurlements 
d'effroi  et  chants  de  victoire...  la  confusion 
était  telle  que  Paul  et  M.  d'Andeville  avaient 
peine  à  placer  leurs  balles. 

Paul  dit  à  son  beau-père  : 

—  Je  crains  que  nous  succombions  avant 
d'être  secourus.  Je  dois  donc  vous  prévenir  que 
le  lieutenant  a  pris  ses  dispositions  pour  faire 
sauter  la  maison.  Comme  vous  êtes  ici  par 
hasard,  sans  mission  qui  vous  donne  le  titre 
et  les  devoirs  d'un  combattant... 

—  Je  suis  ici  à  titre  de  Français,  riposta 
M.  d'Andeville.  Je  resterai  jusqu'à  la  dernière 
minute. 

—  Alors  peut-être  aurons-nous  le  temps  de 
finir.  Ecoutez-moi,  monsieur.  Je  tâcherai  d'être 
bref.  Mais  si  un  mot,  un  seul  mot  vous  éclai- 
rait, je  vous  demande  de  m'interrompra  tout 
de  suite. 

Il  comprenait  qu'il  y  avait  entre  eux  des 
ténèbres  incommensurables,  et  que,  coupable 
ou  non,  complice  ou  dupe  de  sa  femme. 
M.  d'Andeville  devait  savoir  des  choses  que 


L'ECLAT  D'OBUS  189 

lui,  Paul,  ignorait,  et  que  ces  choses  ne  pou- 
vaient être  précisées  que  par  une  exposition 
suffisante  des  événements. 

Il  commença  donc  à  parler.  Il  le  fit  posé- 
ment, calmement,  tandis  que  M.  d'Andeville 
écoutait  en  silence.  Et  ils  ne  cessaient  de  tirer, 
armant  leurs  fusils,  épaulant,  visant  et  rechar- 
geant avec  tranquillité,  comme  s'ils  étaient  à 
Texercice.  Autour  deux  et  au-dessus  d'eux,  la 
mort  poursuivait  son  œuvre  implacable. 

Mais  Paul  avait  à  peine  raconté  son  arrivée 
à  Ornequin  avec  Elisabeth,  son  entrée  dans  la 
chambre  close  et  son  épouvante  à  la  vue  du 
portrait,  qu'un  obus  énorme  explosa  sur  leurs 
tètes  et  les  éclaboussa  de  mitraille. 

Les  quatre  volontaires  furent  touchés.  Paul 
tomba  également,  frappé  au  cou,  et  aussitôt, 
bien  qu'il  ne  souffrît  pas,  il  sentit  que  toutes 
ses  idées  sombraient  peu  à  peu  dans  la  brume 
sans  qu'il  pût  les  retenir.  Il  s  y  efforçait  cepen- 
dant, et  il  avait  encore,  par  un  prodige  de 
volonté,  un  reste  d'énergie  qui  lui  permettait 
certaines  réflexions  et  certaines  impressions. 
Ainsi  vit-il  son  beau-père  à  genoux  près  de  lui, 
et  il  réussit  à  lui  dire  : 

■ —  Le  journal  d'Elisabeth. . .  vous  le  trouverez 
dans  ma  valise,  au  campement...  avec  quelques 
pages  écrites  par  moi...  qui  vous  feront  com- 
prendre... Mais  d'abord  il  faut...  tenez,  cet 
officier  allemand  qui  est  là,  attaché...  c'est  un 
espion...  surveillez-le...  tuez-le...  sinon  le 
10  janvier...  Mais  vous  le  tuerez,  n'est-ce  pas  ? 

Paul  ne  pouvait  plus  articuler.  D'ailleurs  il 
s'apercevait  que  M.  d'Andeville  n'était  pas  à 
genoux  pour  l'écouter  ou  le  soigner,  mais  que, 
atteint  lui-même,  le  visage  en  sang,  il  se  ployait 


190  L ECLAT  D'OBUS 

en  deux  et,  finalement  s'accroupissait  avec  des 
plaintes  de  plus  en  plus  sourdes. 

Dans  la  vaste  pièce  il  y  eut  alors  un  grand 
calme  au  âelà  duquel  crépitaient  les  détona- 
tions des  fusils.  Les  canons  allemands  ne 
tiraient  plus.  La  contre-attaque  de  l'ennemi 
devait  se  poursuivre  avec  succès,  et  Paul,  inca- 
pable d'un  mouvement,  attendait  la  formidable 
explosion  annoncée  par  le  lieutenant. 

Plusieurs  fois  il  prononça  le  nom  d'Elisabeth. 
Il  pensait  qu'aucun  danger  ne  la  menaçait  dé- 
sormais, puisque  le  major  Hermann  allait 
mourir,  lui  aussi.  D'ailleurs,  son  frère  Bernard 
saurait  bien  la  défendre.  xMais,  à  la  longue, 
cependant,  cette  sorte  de  quiétude  s'évanouis- 
sait, se  changeait  en  malaise,  puis  en  tour- 
ment, et  faisait  place  à  une  sensation  dont 
chaque  seconde  aggravait  la  torture.  Etait-ce 
un  cauchemar,  une  hallucination  maladive  qui 
le  hantait  ?  Cela  se  passait  du  côté  de  la  sou- 
pente où  il  avait  entraîné  le  major  Hermann  et 
où  gisait  le  cadavre  d'un  soldat.  Horreur!  il 
lui  semblait  que  le  major  avait  coupé  ses  liens, 
qu'il  se  soulevait,  et  qu'il  regardait  autour  de 
lui. 

De  toutes  ses  forces  Paul  ouvrit  ses  yeux, 
et  de  toutes  ses  forces  il  exigea  qu'ils  demeu- 
rassent ouverts. 

Mais  une  ombre  de  plus  en  plus  épaisse  les 
voilait,  et  au  travers  de  cette  ombre  il  discer- 
nait, comme  on  voit  la  nuit  un  spectacle  con- 
fus, le  major  qui  se  débarrassait  de  son  man- 
teau, qui  se  penchait  sur  le  cadavre,  qui  lui 
ôtait  sa  capote  de  drap  bleu,  qui  s'en  revêtait 
lui-même,  qui  mettait  sur  sa  tète  le  képi  du 
mort,  s'entourait  le  cou  de  sa  cravate,  prenait 


L'ECLAT  D'OBUS  191 

son  fusil,  sa  baïonnette,  ses  cartouches,  et  qui, 
ainsi  transformé,  descendait  les  trois  marches 
de  bois. 

Vision  terrible  !  Paul  aurait  voulu  douter  et 
croire  à  l'apparition  de  quelque  fantôme  surgi 
de  sa  fièvre  et  de  son  délire.  Mais  tout  lui 
attestait  la  réalité  du  spectacle.  Et  c'était  pour 
lui  la  plus  infernale  des  souffrances.  Le  major 
s'enfuyait  ! 

Paul  était  trop  faible  pour  envisager  la  situa- 
tion telle  qu'elle  se  présentait.  Le  major  son- 
geait-il à  le  tuer  et  à  tuer  M.  d'Andeville  ?  Le 
major  savait-il  qu'ils  étaient  là,  tous  deux 
blessés,  à  portée  de  sa  main  ?  Autant  de  ques- 
tions que  Paul  ne  se  posait  pas.  Une  seule  idée 
obsédait  son  cerveau  défaillant  :  le  major  Her- 
mann  s'enfuyait.  Grâce  à  son  uniforme  il  se 
mêlerait  aux  volontaires  !  A  la  faveur  de 
quelque  signal,  il  rejoindrait  les  Allemands  1 
Et  il  serait  libre  !  Et  il  reprendrait  contre  Eli- 
sabeth son  œuvre  de  persécution,  son  œuvre 
de  mort  ! 

Ah  !  si  l'explosion  avait  pu  se  produire  !  Que 
la  maison  du  passeur  sautât,  et  le  major  était 
perdu... 

Dans  son  inconscience,  Paul  se  rattachait 
encore  à  cet  espoir.  Cependant  sa  raison  va- 
cillait. Ses  pensées  devenaient  de  plus  en  plus 
confuses.  Rapidement,  il  s'enfonça  parmi  les 
ténèbres  où  l'on  ne  peut  plus  voir,  où  l'on  ne 
peut  plus  entendre... 

Trois  semaines  plus  tard,  le  général  comman- 
dant en  chef  les  armées  descendait  d'automo- 
bile devant  le  perron  d'un  vieux  château  du 
Boulonnais,  transformé  en  hôpital  militaire. 


192  L'ÉCLAT  D'OBUS 

L'officier  d'administration  l'attendait  à  la 
porte. 

—  Le  sous-lieutenant  Delroze  est  prévenu 
de  ma  visite  ? 

—  Oui,  mon  général. 

—  Conduisez-moi  dans  sa  chambre. 

Paul  Delroze  était  levé,  le  cou  enveloppé  de 
linge,  mais  le  visage  calme  et  sans  trace  de 
fatigue. 

Très  ému  par  la  présence  du  grand  chef  dont 
l'énergie  et  le  sang-froid  avaient  sauvé  la 
France,  il  prit  aussitôt  la  position  militaire. 
Mais  le  général  lui  tendit  la  main  et  s'écria 
d'une  bonne  voix  affectueuse  : 

—  Asseyez-vous,  lieutenant  Delroze...  Je  dis 
bien  lieutenant,  car  c'est  votre  grade  depuis 
hier.  Non,  pas  de  remerciements.  Fichtre  ! 
Nous  sommes  en  reste  avec  vous.  Et  alors, 
déjà  sur  pied? 

—  Mais  oui,  mon  général.  La  blessure  n'était 
pas  bien  grave. 

—  Tant  mieux.  Je  suis  content  de  tous  mes 
officiers.  Mais,  tout  de  même,  un  gaillard  de 
votre  espèce,  cela  ne  se  compte  pas  par 
douzaines.  Votre  colonel  m'a  remis  sur  vous 
un  rapport  particulier  qui  offre  une  telle  suite  j 
d'actions  incomparables  que  je  me  demande  si 
je  ne  ferai  pas  exception  à  la  règle  que  je  me 
suis  imposée,  et  si  je  ne  communiquerai  pas 
ce  rapport  au  public. 

—  Non,  mon  général,  je  vous  en  prie. 

—  Vous  avez  raison,  mon  ami.  C'est  la 
noblesse  de  l'héroïsme  d'être  anon5'^me,  et  c'est 
la  France  seule  qui  doit  avoir  pour  le  moment 
toute  la  gloire.  Je  me  contenterai  donc  de 
vous  citer  une  fois  de  plus  à  l'ordre  de  l'armée, 


L'ECLAT  D'OBUS  193 

et  de  vous  remettre  la  croix  pour  laquelle  vous 
étiez  déjà  proposé. 

—  Mon  général,  je  ne  sais  comment... 

—  En  outre,  mon  ami,  si  vous  désirez  la 
moindre  chose,  j'insiste  vivement  auprès  de 
vous  pour  que  vous  me  donniez  cette  occasion 
de  vous  être  personnellement  agréable. 

Paul  hocha  la  tète  en  souriant.  Tant  de 
bonhomie  et  des  attentions  si  cordiales  le 
mettaient  à  l'aise. 

—  Et  si  je  suis  trop  exioeant,  mon  général? 

—  Allez-y  ! 

—  Eh  bien,  soit,  mon  général.  J'accepte.  Et 
voici  ce  que  je  demande.  Tout  d'abord  un  congé 
de  convalescence  de  deux  semaines,  qui  comp- 
tera du  samedi  9  janvier,  c'est-à-dire  du  jour 
où  je  quitterai  l'hôpital. 

—  Ce  n'est  pas  une  faveur.  C'est  un  droit. 

—  Oui,  mon  général.  Mais  ce  congé,  j'aurai 
le  droit  de  le  passer  où  je  voudrai. 

—  Entendu. 

—  Bien  plus,  j'aurai  en  poche  un  permis  de 
circulation  écrit  de  votre  main,  mon  général, 
permis  qui  me  donnera  toute  latitude  d'aller  et 
de  venir  à  travers  les  lignes  françaises  et  de 
requérir  toute  assistance  qui  me  serait  utile. 

Le  général  regarda  Paul  un  instant,  puis  pro- 
nonça : 

—  Ce  que  vous  me  demandez  là  est  grave, 
Delroze. 

—  Je  le  sais,  mon  général.  Mais  ce  que  je 
veux  entreprendre  est  grave  aussi, 

—  Soit.  C'est  entendu.  Et  après? 

—  Mon  général,  le  sergent  Bernard  d'Ande- 
ville,  mon  beau-frère,  participait  comme  moi 
à  l'affaire  de  la   maison  du    passeur.    Blessé- 
es 


194  VÉCLAT  D'OBUS 

comme  moi,  il  a  été  transporté  dans  ce  même 
hôpital  dont,  selon  toute  probabilité,  il  pourra 
sortir  en  même  temps  que  moi.  Je  voudrais 
qu'il  eût  le  même  congé  et  l'autorisation  de 
m'accompâgner. 

—  Entendu.  Après  ? 

—  Le  père  de  Bernard,  le  comte  Stéphane 
d'Andeville,  sous-lieutenant  interprète  auprès 
de  l'armée  anglaise,  a  été  blessé  également  ce 
jour-là,  à  mes  côtés.  J'ai  appris  que  sa  ble.s- 
sure,  quoique  grave,  ne  met  pas  ses  jours  en 
danger,  et  qu'il  a  été  évacué  sur  un  hôpital 
anglais...  j'ignore  lequel.  Je  vous  prierais  de 
le  faire  venir  dès  qu'il  sera  rétabli,  et  de  le 
garder  dans  votre  çtat-major  jusqu'à  ce  que  je 
vi^ne  vous  rendre  compte  de  la  tâche  que 
j'eii^treprends. 

—  Accordé.  C'est  tout  ? 

—  A  peu  près  tout,  mon  général.  Il  ne  me 
reste  plus  qu'à  vous  remercier  de  vos  bontés,  en 
vous  demandant  une  liste  de  vingt  prisonniers 
français,  retenus  en  Allemagne,  auxquels  vous 
prenez  un  intérêt  spécial.  Ces  prisonniers  se- 
ront libres  d'ici  à  quinze  jours  au  plus  tard. 

—  Hein  ? 

Malgré  tout  son  sang-froid,  le  général  sem- 
blait un  peu  interloqué.  Il  répéta  : 

—  Libres  d'ici  à  quinze  jours  !  Vingt  prison- 
niers ! 

—  Je  m'y  engage. 

—  Allons  donc  ! 

—  Il  en  sera  comme  je  le  dis. 

—  Quel  que  soit  le  grade  de  ces  prisonniers  ? 
Quelle  que  soit  leur  situation  sociale  ? 

—  Oui.  mon  général 

—  Et  par  des  moyens  réguliers,  avouables  ? 


L ÉCLAT  D'OBUS  195 

—  Par  des  moyens  à  l'encontre  desquels  au- 
cune objection  n'est  possible. 

Le  général  regarda  Paul  de  nouveau ,  en 
chef  qui  a  l'habitude  de  juger  les  hommes  et 
de  les  estimer  à  leur  juste  valeur.  Il  savait 
que  celui-là  n'était  pas  un  hâbleur,  mais  un 
homme  de  décision  et  de  réalisation,  qui  mar- 
chait droit  devant  lui  et  qui  tenait  ce  qu'il  pro- 
mettait. 

Il  répondit  : 

—  C'est  bien,  mon  ami.  Cette  liste  vous  sera 
remise  demain. 


IV 

UN  chef-d'œuvre 

DE    LA    KULTUR 

aiQ^|v:^E  dimanche  matin  lo  janvier,  le  lieute- 
6^  II^P  nant  Delroze  et  le  sergent  d'Andeville 
(^j^^  débarquaient  en  gare  de  Corvigny, 
allaient  voir  le  commandant  de  place  et,  pre- 
nant une  voiture,  se  faisaient  conduire  au  châ- 
teau d'Ornequin. 

—  Tout  de  même,  dit  Bernard  en  s'allon- 
geant  dans  la  calèche,  je  ne  pensais  vraiment 
pas  que  les  choses  tourneraient  de  la  sorte, 
lorsque  je  fus  atteint  d'un  éclat  de  shrapnell 
entre  l'Yser  et  la  maison  du  passeur.  Quelle 
fournaise  à  ce  moment-là  !  Tu  peux  me  croire, 
Paul,  si  nos  renforts  n'étaient  pas  arrivés,  cinq 
minutes  déplus  et  nous  étions  fichus.  C'est  une 
rude  veine  ! 

—  Oui,  dit  Paul,  une  rude  veine  !  Je  m'en 
suis  rendu  compte  le  lendemain,  en  me  réveil- 
lant dans  une  ambulance  française. 

—  Ce  qui  est  vexant,  par  exemple,  reprit 
Bernard,  c'est  l'évasion  de  ce  bandit  de  major 
Hermann.  Ainsi,  tu  l'avais  fait  prisonnier?  Et 
tu  l'as  vu  se  dégager  de  ses  liens  et  s'enfuir? 
Il  en  a  du  culot,  celui-là  !  Sois  sûr  qu'il  aura 
réussi  à  se  défiler  sans  encombre. 


V ECLAT  D'OBUS  197 

Paul  murmura  : 

—  Je  n'en  doute  pas,  et  je  ne  doute  pas  non 
plus  qu'il  ne  veuille  mettre  à  exécution  ses  me- 
naces contre  Elisabeth. 

—  Bah  !  Nous  avons  quarante-huit  heures, 
puisqu'il  donnait  à  son  complice  Karl,  le  10  jan- 
vier comme  date  de  son  arrivée,  et  qu'il  ne  doit 
agir  que  deux  jours  après. 

—  Et  s'il  agit  dès  aujourd'hui?  objecta  Paul 
d'une  voix  altérée. 

Malgré  son  angoisse,  cependant,  le  trajet  lui 
sembla  rapide.  11  se  rapprochait  enfin,  d'une 
façon  réelle  cette  fois,  du  but  dont  chaque 
jour  l'éloignait  depuis  quatre  mois.  Ornequin, 
c'était  la  frontière,  et  à  quelques  pas  de  la 
frontière  se  trouvait  Ebrecourt.  Les  obstacles 
qui  s'opposeraient  à  lui  avant  qu'il  n'atteignît 
Ebrecourt,  avant  qu'il  ne  découvrît  la  retraite 
dElisabeth,  et  qu'il  ne  pût  sauver  sa  femme, 
il  n'y  voulait  pas  songer.  Il  vivait.  Elisabeth 
vivait.  Entre  elle  et  lui  il  n'y  avait  point  d'obs- 
tacles. 

Le  château  d'Ornequin,  ou  plutôt  ce  qui  en 
restait  —  car  les  ruines  mêmes  du  château 
avaient  subi  en  novembre  un  nouveau  bom- 
bardement —  servait  de  cantonnement  à  des 
troupes  territoriales,  dont  les  tranchées  de 
première  ligne  longeaient  la  frontière. 

On  se  battait  peu  de  ce  côté,  les  adversaires, 
pour  des  raisons  de  tactique,  n'ayant  pas 
avantage  à  se  porter  trop  en  avant.  Les  dé- 
fenses s'équivalaient,  et  de  part  et  d'autre,  la 
surveillance  était  très  active. 

Tels  furent  les  renseignements  que  Paul 
obtint  du  lieutenant  de  territoriale  avec  lequel 
il  déjeuna. 


igS  L    CLAT  D'OBUS 

—  Mon  cher  camarade,  conclut  l'officier, 
après  que  Paul  lui  eût  confié  l'objet  de  son  en- 
treprise, je  «uis  à  votre  entière  disposition; 
mais  s'il  s"agit  de  passer  d'Ornequin  à  Ebre- 
court,  soyez-en  certain,  vous  ne  passerez  pas. 

—  Je  passerai. 

—  Par  la  voie  des  airs,  alors?  dit  l'officier 
en  riant. 

—  Non. 

—  Donc,  par  une  voie  souterraine  ? 

—  Peut-être. 

—  Détrompez-vous.  Nous  avons  voulu  exé- 
cuter des  travaux  de  sape  et  de  mine.  Vaine- 
ment. Nous  sommes  ici  sur  un  terrain  de 
vieilles  roches  dans  lequel  il  est  impossible  de 
creuser. 

Paul  sourit  à  son  tour. 

—  Mon  cher  camarade,  ayez  l'obligeance  de 
me  donner,  durant  une  heure  seulement,  quatre 
hommes  solides,  armés  de  pics  et  de  pelles,  et 
ce  soir  je  serai  à  Ebrecourt. 

—  Oh  !  oh  !  pour  creuser  dans  le  roc  un  tun- 
nel de  dix  kilomètres,  quatre  hommes  et  une 
heure  de  temps  ! 

—  Pas  davantage.  En  outre,  je  demande  le 
secret  absolu,  et  sur  la  tentative,  et  sur  les 
découvertes  assez  curieuses  qu'elle  ne  peut 
manquer  de  produire.  Seul,  le  général  en  chef 
en  aura  connaissance  par  le  rapport  que  je 
dois  lui  faire. 

—  Entendu.  Je  vais  choisir  moi-même  mes 
quatre  gaillards.  Où  dois-je  vous  les  amener? 

—  Sur  la  terrasse,  près  du  donjon. 

Cette  terrasse  domine  le  Liseron  d'une  hau- 
teur de  quarante  à  cinquante  mètres,  et.  par 
suite  d'un  repli  de  la  rivière,  s'oriente  exacte- 


L'ECLAT  D'OBUS  iqg 

ment  face  à  Corvigny  ,  dont  on  aperçoit  au 
loin  le  clocher  et  les  collines  avoisinantes.  Le 
donjon  n'a  plus  que  sa  base  énorme,  que  pro- 
lonofent  les  murs  de  fondation,  mêlés  de  roches 
naturelles,  qui  soutiennent  la  terrasse.  Un  jar- 
din étend  jusqu'au  parapet  ses  massifs  de  lau- 
riers et  de  fusains. 

C'est  là  que  Paul  se  rendit.  Plusieurs  fois  il 
arpenta  l'esplanade,  se  penchant  au-dessus  de 
la  rivière  et  inspectant,  sous  leur  manteau  de 
lierre,  les  blocs  écroulés  du  donjon. 

—  Et  alors,  dit  le  lieutenant  qui  survint 
avec  ses  hommes,  voilà  votre  point  de  départ? 
Je  vous  avertis  que  nous  tournons  le  dos  à  la 
frontière. 

—  Bah  !  répondit  Paul  sur  le  même  ton  de 
plaisanterie,  tous  les  chemins  mènent  à  Berlin. 

Il  indiqua  un  cercle  qu'il  avait  tracé  à  l'aide 
de  piquets,  et,  invitant  les  hommes  à  l'ouvrage  : 

—  Allez-y,  mes  amis. 

Ils  attaquèrent,  sur  une  circonférence  de 
trois  mètres  environ,  un  sol  végétal  où  ils 
creusèrent,  en  vingt  minutes,  un  trou  d'un 
mètre  cinquante.  A  cette  profondeur,  ils  ren- 
contrèrent une  couche  de  pierres  cimentées  les 
unes  avec  les  autres,  et  l'effort  devint  beau- 
coup plus  difficile,  car  le  ciment  était  d'une 
dureté  incroyable ,  et  on  ne  pouvait  le  dis- 
joindre qu'à  l'aide  de  pics  introduits  dans  les 
fissures.  Paul  suivait  le  travail  avec  une  atten- 
tion inquiète, 

—  Halte!  cria-t-il  au  bout  d'une  heure. 

Il  voulut  descendre  seul  dans  l'excavation 
et  continua,  dès  lors,  à  creuser,  mais  lente- 
ment, et  en  examinant  pour  ainsi  dire  l'effet 
de  chacun  des  coups  qu'il  portait. 


200  LECLAT  D'OBUS 

—  Ça  y  est,  dit-il  en  se  relevant. 

—  Quoi  ?  lui  demanda  Bernard. 

—  Le  terrain  où  nous  sommes  n'est  qu'un 
étage  des  vastes  constructions  qui  avoisinaient 
autrefois  le  vieux  donjon,  constructions  rasées 
depuis  des  siècles  et  sur  lesquelles  on  a  amé- 
nagé ce  jardin. 

—  Alors? 

—  Alors,  en  déblayant  le  terrain,  j'ai  percé 
le  plafond  d'une  des  anciennes  salles.  Tenez, 

Il  saisit  une  pierre,  l'engagea  au  centre 
même  de  l'orifice  plus  étroit  pratiqué  par  lui. 
et  la  lâcha.  La  pierre  disparut.  On  entendit 
presque  aussitôt  un  bruit  sourd. 

—  Il  n'y  a  plus  qu'à  élargir  Tentrée,  Pendant 
ce  temps  nous  allons  nous  procurer  une 
échelle  et  de  la  lumière...  le  plus  possible  de 
lumière. 

—  Nous  avons  des  torches  de  résine,  dit  l'of- 
ficier. 

—  Parfait. 

Paul  ne  s'était  pas  trompé.  Lorsque  l'échelle 
fut  introduite  et  qu'il  put  descendre  avec  le 
lieutenant  et  avec  Bernard,  ils  virent  une  salle 
de  dimensions  très  vastes  et  dont  les  voûtes 
étaient  soutenues  par  des  piliers  massifs  qui  la 
divisaient,  comme  une  église  irrégulière,  en 
deux  nefs  principales  et  en  bas  côtés  plus  étroits. 

Mais  tout  de  suite  Paul  attira  l'attention  de 
ses  compagnons  sur  le  sol  même  de  ces  deux  nefs. 

—  Un  solen béton. remarquez-le...  Et, tenez, 
comme  je  m'y  attendais,  voici  deux  rails  qui 
courent  dans  la  longueur  d'une  des  travées!... 
Et  voici  deux  autres  rails  dans  l'autre  travée  ! 

—  Mais  enfin,  quoi,  qu'est-ce  que  cela  veut 
dire?  s'écrièrent  Bernard  et  le  lieutenant. 


V ECLAT  D'OBUS  201 

—  Cela  veut  dire  tout  simplement,  déclara 
Paul,  que  nous  avons  devant  nous  l'explication 
évidente  du  grand  mystère  qui  entoure  la  prise 
de  Corvigny  et  de  ses  deux  forts. 

—  Comment  ? 

—  Corvigny  et  ses  deux  forts  furent  démolis 
en  quelques  minutes,  n'est-ce  pas  ?  D'où  ve- 
naient ces  coups  de  canon,  alors  que  Corvigny 
se  trouve  à  six  lieues  de  la  frontière,  et  qu'au- 
cun canon  ennemi  n'avait  franchi  la  frontière  ? 
Ils  venaient  d'ici,  de  cette  forteresse  souter- 
raine. 

—  Impossible  ! 

—  Voici  les  rails  sur  lesquels  on  manœuvra 
les  deux  pièces  géantes  qui  effectuèrent  le  bom- 
bardement. 

—  Voyons  !  On  ne  peut  pas  bombarder  du 
fond  d'une  caverne  !  Où  sont  les  ouvertures  ? 

—  Les  rails  vont  nous  y  conduire.  Eclaire- 
nous  bien,  Bernard.  Tenez,  voici  une  plate- 
forme montée  sur  pivots.  Elle  est  de  taille, 
qu'en  dites-vous?  Et  voici  l'autre  plate-forme. 

—  Mais  les  ouvertures  ? 

—  Devant  toi,  Bernard. 

—  C'est  un  mur... 

—  C'est  le  mur  qui,  avec  le  roc  même  de  la 
colline,  soutient  la  terrasse  au-dessus  du  Li- 
seron, face  à  Corvigny,  Et  dans  ce  mur  deux 
brèches  circulaires  ont  été  pratiquées,  puis  re- 
bouchées par  la  suite.  On  distingue  très  nette- 
ment la  trace  encore  visible,  presque  fraîche, 
des  remaniements  exécutés. 

Bernard  et  le  lieutenant  n'en  revenaient  pas. 

—  Mais  c'est  un  travail  énorme  !  prononça 
l'officier. 

—  Colossal  1  répondit  Paul  ;  mais  n'en  soyez 


202  L'ECLAl  D'OBUS 

pas  trop  surpris,  mon  cher  camarade.  Voilà 
seize  ou  dix-sept  ans,  à  ma  connaissance,  qu'il 
est  commencé.  En  outre,  comme  je  vous  l'ai 
dit,  une  partie  de  l'ouvrage  était  faite,  puisque 
nous  nous  trouvons  dans  les  salles  inférieures 
des  anciennes  constructions  d'Ornequin  et  qu'il 
a  suffi  de  les  retrouver  et  de  les  arranger  selon 
le  but  auquel  on  le  destinait.  Il  y  a  quelque 
chose  de  bien  plus  colossal. 

—  Qui  est? 

—  Qui  est  le  tunnel  qu'il  leur  a  fallu  cons- 
truire pour  amener  ici  leurs  deux  pièces. 

—  Un  tunnel  ? 

—  Dame  !  par  où  voulez-vous  qu'elles  soient 
venues  ?  Suivons  les  rails  en  sens  inverse  et 
nous  allons  y  arriver. 

De  fait,  un  peu  en  arrière,  les  deux  voies  fer- 
rées se  rejoignaient  et  ils  aperçurent  l'orifice 
béant  d'un  tunnel,  large  de  deux  mètres  cin- 
quante environ  et  d'une  hauteur  égale.  Il  s'en- 
fonçait sous  terre,  en  pente  très  douce.  Les 
parois  étaient  en  briques.  Aucune  humidité  ne 
suintait  des  murs  et  le  sol  lui-même  était  ab- 
solument sec. 

—  Ligne  d'Ebrecourt,  dit  Paul  en  riant.  Onze 
kilomètres  à  l'abri  du  soleil.  Et  voilà  comment 
fut  escamotée  la  place  forte  de  Corvigny.  Tout 
d'abord  quelques  milliers  d'hommes  ont  passé, 
qui  ont  égorgé  la  petite  garnison  d'Ornequin 
et  les  postes  de  la  frontière,  puis  qui  ont  con- 
tinué leur  chemin  vers  la  ville.  En  même  temps 
les  deux  canons  monstrueux  étaient  amenés, 
montés  et  pointés  sur  des  emplacements  repérés 
d'avance.  Leur  besogne  accomplie,  ils  s'en  al- 
laient et  l'on  rebouchait  les  trous.  Tout  cela 
n'avait  pas  duré  deux  heures. 


LECLAT  D'OBUS  203 

—  Mais  pour  ces  deux  heures  décisives,  dit 
Bernard,  le  roi  de  Prusse  a  travaillé  dix-sept 
ans  ! 

—  Et  il  arrive,  conclut  Paul,  qu'en  réalité 
c'est  pour  nous  qu'il  a  travaillé,  le  roi  de  Prusse. 

—  Bénissons-le,  et  en  route  ! 

—  Voulez-vous  que  mes  hommes  vous  accom- 
pagnent? proposa  le  lieutenant. 

—  Merci.  Il  est  préférable  que  nous  allions 
seuls,  mon  beau-frère  et  moi .  Si  cependant  l'en- 
nemi avait  démoli  son  tunnel,  nous  reviendrions 
chercher  du  secours.  Mais  cela  m'étonnerait. 
Outre  qu'il  avait  pris  toutes  ses  précautions 
pour  que  Ton  ne  pût  en  découvrir  l'existence, 
il  l'aura  conservé  pour  le  cas  où  lui-mèrne  devrait 
s'en  servir  de  nouveau. 

Ainsi  donc,  à  trois  heures  de  l'après-midi,  les 
deux  beaux-frères  s'eng-ageaient  dans  le  tunnel 
impérial,  selon  le  mot  de  Bernard.  Ils  étaient 
bien  armés,  pourvus  de  provisions  et  de  muni- 
tions, et  résolus  à  mener  l'aventure  jusqu'au 
bout. 

Presque  aussitôt,  c'est-à-dire  deux  cents 
mètres  plus  loin,  la  lumière  de  leur  lanterne  de 
poche  leur  montra  les  marches  d'un  escalier 
qui  remontait  à  leur  droite. 

—  Bifurcation  numéro  i,  nota  Paul.  D'après 
mon  calcul  il  y  en  a  pour  le  moins  trois. 

—  Et  cet  escalier  mène...  ? 

—  Evidemment  au  château.  Et  si  tu  me 
demandes  dans  quelle  partie  du  château,  je  te 
répondrai  :  dans  la  chambre  du  portrait.  C'est 
incontestablement  par  là  que  le  major  Hermann 
est  venu  au  château  le  soir  de  l'attaque.  Son 
compliceKarU'accompagnait.  Voyant  nosnoms 
inscrits  sur  le  mur,  ils  ont  poignardé  ceux  qui 


204  U ECLAT  D  OBUS 

dormaient  dans  cette  chambre.  C'était  le  soldat 
Gériflour  et  son  camarade. 
Bernard  d'Andeville  s'arrêta. 

—  Ecoute,  Paul,  depuis  tantôt  tu  me  stupé- 
fies. Tu  agis  avec  une  divination  et  une  clair- 
voyance !  allant  droit  à  sa  place  où  il  faut  creuser, 
racontant  ce  qui  s'est  produit  comme  si  tu  en 
avais  été  le  témoin,  sachant  tout  et  prévoyant 
tout.  En  vérité  je  ne  te  connaissais  pas  de  pa- 
reils dons  !  As-tu  fréquenté  Sherlock  Holmes  ? 

—  Pas  même  Arsène  Lupin,  dit  Paul,  se 
remettant  en  marche.  Seulement]  ai  été  malade 
et  j'ai  réfléchi.  Certains  passages  du  journal 
d'Elisabeth,  où  elle  parle  de  ses  découvertes 
troublantes,  m'ont  donné  l'éveil.  Je  me  suis 
demandé  pourquoi  les  Allemands  avaient  accu- 
mulé tant  de  mesures  destinées  à  faire  le  vide 
autour  du  château.  Et  ainsi,  de  fil  en  aiguille, 
de  déduction  en  déduction ,  interrogeant  le  passé 
et  le  présent,  me  souvenant  de  ma  rencontre 
avec  l'empereur  d'Allemagne  et  de  beaucoup 
de  choses  qui  se  relient  d'elles-mêmes  les  unes 
aux  autres,  j'en  suis  arrivé  à  me  dire  qu'il  de 
vait  y  avoir,  entre  les  deux  côtés  de  la  fron- 
tière, une  communication  secrète  aboutissant 
exactement  à  l'endroit  d'où  l'on  pouvait  tirer 
sur  Corvign5^  A  priori,  cet  endroit  me  sembla 
devoir  être  la  terrasse,  et  j'en  fus  tout  à  fait 
sûr  quand  je  vis  tantôt,  sur  cette  terrasse,  un 
arbre  mort,  enveloppé  de  lierre,  auprès  duquel 
Elisabeth  crut  entendre  des  bruits  souterrains. 
Dès  lors  je  n'avais  plus  qu'à  me  mettre  à  l'ou- 
vrage. 

—  Et  ton  but?  demanda  Bernard. 

—  Je  n'en  ai  qu'un,  la  délivrance  d'Elisabethj 

—  Ton  plan  ? 


L'ECLAT  D'OBUS  205 

—  Je  n'en  ai  pas.  Tout  dépendra  des  circon- 
stances, mais  j'ai  la  conviction  que  je  suis  dans 
la  bonne  voie. 

De  fait  toutes  ses  hypothèses  se  vérifiaient. 
Au  bout  de  dix  minutes  ils  parvinrent  à  un 
carrefour  où  s'embranchait,  vers  la  droite,  un 
autre  tunnel  muni  également  de  rails. 

—  Seconde  bifurcation,  dit  Paul,  route  de 
Corvigny.  C'est  par  là  que  les  Allem^ands  ont 
marché  vers  la  ville  pour  surprendre  nos  troupes 
avant  même  qu'elles  se  fussent  rassemblées,  et 
c'est  par  là  que  passa  la  paysanne  qui  t'aborda 
le  soir.  L'issue  doit  se  trouver  à  quelque  dis- 
tance de  la  ville,  dans  une  ferme  peut-être  ap- 
partenant à  cette  soi-disant  paysanne. 

—  Et  la  troisième  bifurcation  ?  dit  Bernard. 

—  La  voici,  répliqua  Paul. 

—  C'est  encore  un  escalier. 

—  Oui,  et  je  ne  doute  pas  qu'il  ne  conduise 
à  la  chapelle.  Comment  ne  pas  supposer,  en 
effet,  que,  le  jour  où  mon  père  a  été  assassiné, 
l'empereur  d'Allemagne  venait  examiner  les 
travaux  commandés  par  lui  et  exécutés  sous  les 
ordres  de  la  femme  qui  l'accompagnait  ?  Cette 
chapelle,  que  les  murs  du  parc  n'entouraient 
pas  alors,  est  évidemment  l'un  des  débouchés 
du  réseau  clandestin  dont  nous  suivons  l'artère 
principale. 

De  ces  ramifications  Paul  en  avisa  deux  au- 
tres encore  qui,  d'après  leur  emplacement  et 
leur  direction,  devaient  aboutir  aux  environs  de 
la  frontière,  complétant  ainsi  un  merveilleux 
système  d'espionnage  et  d'envahissement. 

—  C'est  admirable,  disait  Bernard.  Voilà  de 
la  «  kultur  »,  ou  je  ne  m'y  connais  pas.  On 
voit  que  ces  gens-là  ont  le  sens  de  la  guerre. 


2o6  L'ECLAT  D'OBUS 

L'idée  de  creuser  pendant  vingt  ans  un  tunnel 
destiné  au  bombardement  possible  d'une  petite 
place  forte  ne  viendrait  jamais  à  un  Français,  i 
Il  faut  pour  cela  un  degré  de  civilisation  auquel  f 
nous  ne  pouvons  prétendre.  Ah  !  les  bougres  ! 
Son  enthousiasme  s'accrut  encore  lorsqu'il 
eut  remarqué  que  le  tunnel  était  muni  à  -a 
partie  supérieure  de  cheminées  d'aération.  ^1;  i  s 
à  la  fin  Paul  lui  recommanda  de  se  taire  ou  ùe 
parler  à  voix  basse. 

—  Tu  penses  bien  que,  s'ils  ont  jugé  utile  de 
conserver  leurs  lignes  de  communication,  ils  I 
ont  dû  faire  en  sorte  que  cette  ligne  ne  pût  ' 
servir  aux  Français,  Ebrecourt  n'est  pas  loin. 
Peut-être  y  a-t-il  des  postes  d'écoute,  des  sen- 
tinelles placées  aux  bons  endroits.  Ces  gens-là 
ne  laissent  rien  au  hasard. 

Ce  qui  donnait  du  poids  à  l'observation  de 
Paul,  c'était  la  présence,  entre  les  rails,  de  ces 
plaques  de  fonte  qui  recouvrent  les  fourneaux 
de  mine  préparés  d'avance  et  qu'une  étincelle 
électrique  peut  faire  exploser.  La  première 
portait  le  numéro  5,  la  seconde  le  numéro  4,  et 
ainsi  de  suite.  Ils  les  évitaient  soigneusement, 
et  leur  marche  en  était  ralentie,  car  ils  n'osaient 
plus  allumer  leurs  lanternes  que  par  brèves 
saccades. 

Vers  7  heures,  ils  entendirent,  ou  plutôt  il 
leur  sembla  entendre,  les  rumeurs  confuses  que 
propagent  à  la  surface  du  sol  la  vie  et  le  mou- 
vement. Ils  en  éprouvèrent  une  grande  émo- 
tion, La  terre  allemande  s'étendait  au-dessus 
d'eux,  et  l'écho  leur  apportait  des  bruits  pro- 
voqués par  la  vie  allemande. 

—  C'est  tout  de  même  curieux,  observa  Paul, , 
que  ce  tunnel  ne  soit  pas  mieux  surveillé  et] 


L'ECLAT  D'OBUS  207 

qu'il  nous  soit  possible  d'aller  aussi  loin  sans 
encombre. 

—  Un  mauvais  point  pour  eux,  dit  Bernard; 
la  «  kultur  »  est  en  défaut. 

Cependant  des  souffles  plus  vifs  couraient 
le  long  des  parois.  L'air  du  dehors  pénétrait 
par  bouffées  fraîches,  et  ils  aperçurent  soudain 
dans  l'ombre  une  lumière  lointaine.  Elle  ne 
bougeait  pas.  Tout  paraissait  calme  autour 
d'elle,  comme  si  c'eût  été  un  de  ces  signaux 
fixes  que  l'on  plante  aux  abords  des  voies 
ferrées. 

En  s'approchant  ils  se  rendirent  compte  que 
c'était  la  lumière  .d'une  ampoule  électrique, 
qu'elle  se  trouvait  à  l'intérieur  d'une  baraque 
établie  à  la  sortie  même  du  tunnel,  et  que  la 
clarté  se  projetait  sur  de  grandes  falaises 
blanches  et  sur  des  montagnes  de  sable  et  de 
cailloux. 

Paul  murmura  : 

—  Ce  sont  des  carrières .  En  plaçant  ici  l'entrée 
de  leur  tunnel,  cela  leurpermettait  de  poursuivre 
les  travaux  en  temps  de  paix  sans  éveiller  l'at- 
tention. Sois  sûr  que  l'exploitation  de  ces  soi- 
disant  carrières  se  faisait  discrètement,  dans 
une  enceinte  fermée  où  l'on  parquait  les  ou- 
vriers. 

—  Quelle  «  kultur  »  !  répéta  Bernard. 

Il  sentit  la  main  de  Paul  qui  lui  serrait  vio- 
lemment le  bras.  Quelque  chose  avait  passé 
devant  la  lumière,  comme  une  silhouette  qui 
se  dresse  et  qui  s'abat  aussitôt. 

Avec  d'infinies  précautions  ils  rampèrent  jus- 
qu'à la  baraque  et  se  relevèrent  à  moitié  de 
façon  que  leurs  yeux  atteignissent  la  hauteur 
des  vitres. 


2o8  LECLAT  D'OBUS 

Il  y  avait  là  une  demi-douzaine  de  soldats, 
tous  couchés,  et  pour  mieux  dire  vautrés  les  uns 
sur  les  autres,  parmi  les  bouteilles  vides,  les 
assiettes  sales,  les  papiers  gras  et  les  détritus 
de  charcuterie. 

C'étaient  les  gardiens  du  tunnel.  Ils  étaient 
ivres -morts. 

—  Toujours  la  «  kultur  »,  dit  Bernard. 

—  Nous  avons  de  la  chance,  répliqua  Paul, 
et  je  m'explique  maintenant  le  manque  de  sur- 
veillance :  c'est  dimanche  aujourd'hui. 

Une  table  portait  un  appareil  de  télégra- 
phie. Un  téléphone  s'accrochait  au  mur.  et 
Paul  remarqua,  sous  une  plaque  de  verre 
épaisse,  un  tableau  qui  contenait  cinq  manettes 
de  cuivre,  lesquelles  correspondaient  évidem- 
ment par  des  fils  électriques  avec  les  cinq 
fourneaux  de  mine  préparés  dans  le  tunnel. 

En  s'éloip-nant,  Bernard  et  Paul  continuèrent 
de  suivre  les  rails  au  creux  d  un  étroit  défilé 
taillé  dans  le  roc,  qui  les  conduisit  à  un  espace 
découvert  où  brillaient  une  multitude  de  lu- 
mières. Tout  un  village  s'étendait  devant  eux, 
composé  de  casernes  et  habité  par  des  soldats 
dont  ils  voyaient  les  allées  et  venues.  Ils  le 
contournèrent.  Un  bruit  d'automobile  et  les 
clartés  violentes  de  deux  phares  les  attiraient, 
et  ils  aperçurent,  après  avoir  franchi  une  palis- 
sade et  traversé  des  fourrés  darbustes,  une 
grande  villa  tout  illuminée. 

L'automobile  s  arrêta  devant  un  perron  où  se 
trouvaient  des  laquais  et  un  poste  de  soldats. 
Deux  officiers  et  une  dame  vêtue  de  fourrures 
en  descendirent.  Au  retour,  la  lueur  des  phares 
éclaira  un  vaste  jardin  clos  par  des  murailles 
très  hautes. 


L'ECLAT  D'OBUS  209 

—  C'est  bien  ce  que  je  supposais,  dit  Paul. 
Nous  avons  ici  la  contre- partie  du  château  d'Or- 
nequin.  Au  point  de  départ  comme  au  point 
d'arrivée,  une  enceinte  solide  qui  permet  de 
travailler  à  l'abri  des  regards  indiscrets.  Si  la 
station  est  en  plein  air  ici,  au  lieu  d'être  en 
sous-sol  comme  là-bas,  du  moins  les  carrières, 
les  chantiers,  les  casernes,  les  troupes  de  gar- 
nison, la  villa  de  l'état-major,  le  jardin,  les 
remises,  tout  cet  organisme  militaire  se  trouve 
enveloppé  par  des  murailles  et  gardé  sans 
aucun  doute  par  des  postes  extérieurs.  C'est  ce 
qui  explique  que  l'on  puisse  circuler  à  l'inté- 
rieur aussi  facilement. 

Ace  moment,  une  seconde  automobile  amena 
trois  officiers  et  rejoignit  la  première  du  côté 
des  remises. 

—  Il  y  a  fête,  remarqua  Bernard. 

Ils  résolurent  d'avancer  le  plus  possible,  ce 
à  quoi  les  aida  l'épaisseur  des  massifs  plantés 
le  long  de  l'allée  qui  entourait  la  maison. 

Ils  attendirent  assez  longtemps,  puis,  des 
clameurs  et  des  rires  venant  du  rez-de-chaussée, 
par  derrière,  ils  en  conclurent  que  la  salle  du 
festin  se  trouvait  là  et  que  les  convives  se  met- 
taient à  table.  Il  y  eut  des  chants,  des  éclats  de 
voix.  Dehors,  aucun  mouvement.  Le  jardin 
était  désert. 

—  L'endroit  est  tranquille,  dit  Paul.  Tu 
vas  me  donner  un  coup  de  main  et  rester 
caché. 

—  Tu  veux  monter  au  rebord  d'une  des  fe- 
nêtres? Mais  les  volets? 

—  Ils  ne  doivent  pas  être  bien  solides.  La 
lumière  filtre  au  milieu. 

—  Enfin,  quel  est  ton  but?  Il  n'y  a  aucune 


210  L'ECLAT  D'OBUS 

raison   pour  s'occuper  de  cette  maison  plutôt 
que  d'une  autre. 

—  Si.  Tu  m'as  rapporté  toi-même,  d'aprèsles 
dires  dun  blessé,  que  le  prince  Conrad  s'est 
installé  d"àns  une  villa  aux  environs  d'Ebre- 
court.  Or,  la  situation  de  celle-ci  au  milieu 
d'une  sorte  de  camp  retranché  et  à  l'entrée  du 
tunnel  me  paraît  tout  au  moins  une  indica- 
tion... 

—  Sans  compter  cette  fête  qui  a  des  allures 
vraiment  princières.  dit  Bernard  en  riant.  Tu 
as  raison.  Escalade. 

Ils  traversèrent  l'allée.  Avec  l'aide  de  Ber- 
nard, Paul  put  aisément  saisir  la  corniche  qui 
formait  le  soubassement  de  l'étage  et  se  hisser 
jusqu'au  balcon  de  pierre. 

—  Ça  y  est,  dit-il.  Retourne  là-bas,  et,  en 
cas  d'alerte,  un  coup  de  sifflet. 

Ayant  enjambé  le  balcon,  il  ébranla  peu  à 
peu  l'un  des  volets  en  passant  les  doigts,  puis  la 
main,  par  la  fente  qui  les  séparait,  et  il  réussit 
à  tirer  l'anneau  de  fermeture. 

Les  rideaux  croisés  à  l'intérieur  lui  permet- 
taient d'agir  sans  être  vu,  mais,  mal  croisés 
dans  le  haut,  ils  laissaient  un  triangle  par  lequel 
lui,  il  pourrait  voira  condition  de  monter  sur  le 
balcon. 

C'est  ce  qu'il  fit.  Alors  il  se  pencha  et  re- 
garda. 

Et  le  spectacle  qui  s'ofFrit  à  ses  yeux  fut  tel 
et  le  frappa  dun  coup  si  horrible  que  ses  jambes 
se  mirent  à  trembler  sous  lui... 


V 

LE   PRINCE   CONRAD   S' AMUSE 


)NE  table,  une  table  qui  s'allong-e  paral- 
^  lèlement  aux  trois  fenêtres  de  la  pièce. 
Un  incroyable  entassement  de  bou- 
teilles, de  carafons  et  de  verres,  laissant  à  peine 
de  place  aux  assiettes  de  gâteaux  et  de  fruits. 
Des  pièces  montées  soutenues  par  des  bouteilles 
de  Champagne.  Une  corbeille  de  fleurs  dressée 
sur  des  bouteilles  de  liqueur. 

Vingt  convives,  dont  une  demi-douzaine  de 
femmes  en  robe  de  bal.  Le  reste,  des  officiers 
somptueusement  chamarrés  et  décorés. 

Au  milieu,  donc  face  aux  fenêtres,  le  prince 
Conrad,  présidant  le  festin,  avec  une  dame  à 
sa  droite  et  une  dame  à  sa  gauche.  Et  c'est  la 
vue  de  ces  trois  personnes,  réunies  par  le  plus 
invraisemblable  défi  à  la  logique  même  des 
choses,  qui  fut  pour  Paul  un  supplice  incessam- 
ment renouvelé. 

Que  l'une  des  deux  femmes  se  trouvât  là,  à 
droite  du  prince  impérial,  toute  rigide  en  sa 
robe  de  laine  marron,  un  fichu  de  dentelle  noire 
dissimulant  à  demi  ses  cheveux  courts,  cela 
s'expliquait.  Mais  l'autre  femme,  vers  qui  le 
prince  Conrad  se  tournait  avec  une  affectation 
de  galanterie  si  grossière,  cette  femme  que  Paul 


212  L ECLAT  D  OBUS 

regardait  de  ses  yeux  terrifiés  et  qu'il  eût  voulu 
étrangler,  à  pleines  mains,  cette  femme  que 
faisait-elle  là  ?  Que  faisait  Elisabeth  au  milieu 
d'officiers  avinés  et  d'Allemands  plus  ou  moins 
équivoques,  à  côté  du  prince  Conrad,  à  côté  de 
la  monstrueuse  créature  qui  le  poursuivait  de 
sa  haine? 

La  comtesse  Hermine  d'Andeville!  Elisabeth 
d'Andeville  !  La  mère  et  la  fille  !  Il  n'y  avait 
pas  un  seul  argument  plausible  qui  permît  à 
Paul  de  donner  un  autre  titre  aux  deux  com- 
pagnes du  prince.  Et,  ce  titre,  un  incident  lui 
fournissait  toute  sa  valeur  d'affreuse  réalité,  un 
moment  après,  lorsque  le  prince  Conrad  se 
levait,  une  coupe  de  Champagne  à  la  main,  et 
hurlait  : 

—  Hoch!  hoch  !  hoch!  Je  bois  à  notre  amie 
vigilante!  Hoch  !  hoch  !  hoch!  à  la  santé  de  la 
comtesse  Hermine  ! 

Les  mots  épouvantables  étaient  prononcés, 
et  Paul  les  entendit, 

—  Hoch  !  hoch  !  hoch  !  vociféra  le  troupeau 
des  convives.  A  la  comtesse  Hermine! 

La  comtesse  saisit  une  coupe,  la  vida  d'un  trait 
et  se  mit  à  dire  des  paroles  que  Paul  ne  put  pas 
percevoir,  tandis  que  les  autres  s'efforçaient 
d'écouter  avec  une  ferveur  que  rendaient  plus 
méritoire  les  copieuses  libations. 

Et,  elle  aussi,  Elisabeth  écoutait. 

Elle  était  vêtue  d'une  robe  grise  que  Paul  lui 
connaissait,  toute  simple,  très  montante,  et  dont 
les  manches  descendaient  jusqu'à  ses  poignets. 

Mais  autour  du  cou  pendait,  sur  le  corsage, 
un  merveilleux  collier  de  grosses  perles  à 
quatre  rangs,  et  ce  collier,  Paul  ne  le  connais- 
sait point. 


L'ÉCLAT  D'OBUS  213 

—  La  misérable  !  la  misérable  !  balbutia- 
t-il. 

Elle  souriait.  Oui,  il  vit  sur  les  lèvres  de  la 
jeune  femme  un  sourire  provoqué  par  des  mots 
que  le  prince  Conrad  lui  dit  en  s'inclinant  vers 
elle. 

Et  le  prince  eut  un  accès  de  gaîté  si  bruyant 
que  la  comtesse  Hermine,  qui  continuait  à 
parler,  le  rappela  au  silence  d'un  coup  d'éven- 
tail sur  la  main. 

Toute  la  scène  était  effrayante  pour  Paul,  et 
une  telle  souffrance  le  brûlait  qu  il  n'eut  plus 
qu'une  idée  :  s'en  aller,  ne  plus  voir,  aban- 
donner la  lutte,  et  chasser  de  sa  vie,  comme  de 
son  souvenir,  l'épouse  abominable. 

—  C'est  bien  la  fille  de  la  comtesse  Her- 
mine, pensait-il  avec  désespoir. 

Il  allait  partir,  lorsqu'un  petit  fait  le  retint. 
Elisabeth  portait  à  ses  yeux  un  mouchoir  chif- 
fonné dans  le  creux  de  sa  main,  et  furtivement 
essuyait  une  larme  prête  à  couler. 

En  même  temps  il  s'aperçut  qu'elle  était 
affreusement  pâle,  non  point  d'une  pâleur  fac- 
tice, qu'il  avait  attribuée  jusqu'ici  à  la  crudité 
de  la  lumière,  mais  de  la  pâleur  même  de  la 
mort.  Il  semblait  que  tout  le  sang  s'était  retiré 
de  son  pauvre  visage.  Et  quel  triste  sourire, 
au  fond,  que  celui  qui  tordait  ses  lèvres  en 
réponse  aux  plaisanteries  du  prince  ! 

—  Mais  alors,  que  fait-elle  ici  ?  se  demanda 
Paul.  N'ai-je  pas  le  droit  de  la  croire  coupable, 
et  de  croire  que  c'est  le  remords  qui  lui  arrache  des 
larmes  ?  Le  désir  de  vivre,  la  peur,  les  menaces, 
l'ont  rendue  lâche,  et  aujourd'hui  elle  pleure.  » 

Il  continuait  de  l'injurier,  mais  une  grande 
pitié  l'envahissait  peu   à  peu  pour    celle  qui 


214  ■  L  ECLAT  D'OBUS 

n'avait  pas  eu  la  force  de  supporter  les  intolé- 
rables épreuves. 

Cependant  la  comtesse  Hermine  achevait 
son  discours.  Elle  but  de  nouveau,  coup  sur 
coup,  en  jetant  son  verre  derrière  elle  après 
chaque  rasade.  Les  officiers  et  leurs  femmes 
limitaient.  Les  hoch  enthousiastes  s'entre- 
croisaient et,  dans  un  accès  d'ivresse  patrio- 
tique, le  prince  se  leva  et  entonna  le  Dcutsch- 
land  iiber  Ailes  que  les  autres  reprirent 
avec  une  sorte  de  frénésie. 

Elisabeth  avait  posé  ses  coudes  sur  la  table 
et  ses  mains  contre  sa  figure,  comme  si  elle 
eût  voulu  s'isoler.  Mais  le  prince,  toujours 
debout  et  braillant,  lui  saisit  les  bras  et  les 
écarta  brutalement. 

—  Pas  de  simagrées,  la  belle  ! 

Elle  eut  un  geste  de  répulsion  qui  le  mit  hors 
de  lui. 

—  Quoi!  quoi!  bn  c  rouspète  »,  et  puis  ne 
dirait-on  pas  qu'on  pleurniche  !  Ah  !  madame 
en  a  de  bien  bonnes  !  Mais,  palsambleu  1  que 
vois-je?  Le  verre  de  madame  est  encore  plein  ! 

11  attrapa  le  verre  et,  tout  en  tremblant, 
l'approcha  des  lèvres  d'Elisabeth. 

—  A  ma  santé,  petite.  A  la  santé  du  sei- 
gneur et  maître!  Eh  bien!  On  refuse?...  Je 
comprends.  On  ne  veut  plus  de  Champagne.  A 
bas  le  Champagne  !  C'est  du  vin  du  Rhin  qu'il 
te  faut,  n'est-ce  pas,  la  gosse?  Tu  te  rappelles 
la  chanson  de  ton  pays  :  «  Nous  l'avons  eu 
votre  Rhin  allemand  II  a  tenu  dans  notre 
verre...  »  Le  vin  du  Rhin! 

D'un  seul  mouvement  les  officiers  s'étaient 
dressés  et  vociféraient  :  «  Die  Wacht  ai)i 
Rhein.  »  «  Ils  ne  lauront  pas,  le  Rhin  aile- 


UECLAT  D'OBUS  215 

mand,  quoiqu'ils  le  demandent  dans  leurs  cris, 
comme  des  corbeaux  avides...  » 

—  Ils  ne  l'auront  pas,  repartit  le  prince 
exaspéré,  mais  tu  en  boiras,  toi,  la  petite  ! 

On  avait  rempli  une  autre  coupe.  De  nou- 
veau, il  voulut  contraindre  Elisabeth  à  la  por- 
ter à  ses  lèvres,  et,  comme  elle  le  repoussait, 
il  lui  parla  tout  bas,  à  l'oreille,  tandis  que  le 
liquide  éclaboussait  la  robe  de  la  jeune  femme. 

Tout  le  monde  s'était  tu,  dans  l'attente  de 
ce  qui  allait  se  passer,  Elisabeth,  plus  pâle 
encore,  ne  bougeait  pas.  Penché  sur  elle,  le 
prince  montrait  un  visage  de  brute  qui,  tour  à 
tour,  menace,  et  supplie,  et  ordonne,  et  outrage. 
Vision  écœurante  !  Paul  aurait  donné  sa  vie 
pour  qu'Elisabeth,  dans  un  sursaut  de  révolte, 
poignardât  Tinsulteur,  Mais  elle  renversa  la 
tète,  ferma  les  yeux,  et,  défaillante,  acceptant 
le  calice,  elle  but  quelques  gorgées. 

Le  prince  jeta  un  cri  de  triomphe  en  bran- 
dissant la  coupe,  puis,  goulûment,  il  y  porta 
ses  lèvres  au  même  endroit  et  la  vida  d'un  trait. 

—  Hoch  !  Hoch  !  proféra-t-il.  Debout,  les 
camarades  !  Debout  sur  vos  chaises  et  un  pied 
sur  la  table  !  Debout,  les  vainqueurs  du  monde  ! 
Chantons  la  force  allemande  !  Chantons  la 
galanterie  allemande  !  «  Ils  ne  l'auront  pas  le 
libre  Rhin  allemand,  aussi  longtemps  que  de 
hardis  jeunes  gens  feront  la  cour  aux  jeunes 
filles  élancées.  »  Elisabeth,  j'ai  bu  le  vin  du 
Rhin  dans  ton  verre.  Elisabeth,  je  connais  ta 
pensée.  Pensée  d'amour,  mes  camarades  !  Je 
suis  le  maître  !  Oh!  Parisienne...  Petite  femme 
de  Paris.,.  C'est  Paris  qu'il  nous  faut...  Oh! 
Paris!  Oh!  Paris... 

Il  titubait,  La  coupe  s'échappa  de  ses  mains 


2i6  L'ECLAT  D'OBUS 

et  se  brisa  contre  le  goulot  d'une  bouteille.  Il 
tomba  à  genoux  sur  la  table,  dans  un  fracas 
d'assiettes  et  de  verres  cassés,  empoigna  un 
flacon  de  Ijqueur,  et  s'écroula  par  terre  en  bal- 
butiant : 

—  Il  nous  faut  Paris...  Paris  et  Calais... 
C'est  papa  qui  Ta  dit...  L'Arc  de  Triomphe... 
Le  café  Anglais...  Le  grand  Seize...  Le  Moulin- 
Rouge  ! . . . 

Le  tumulte  cessa  d'un  coup.  La  voix  impé- 
rieuse de  la  comtesse  Hermine  commanda  : 

—  Qu'on  s'en  aille  !  Que  chacun  rentre  chez 
soi  !  Plus  vite  que  cela,  messieurs,  s'il  vous 
plaît. 

Les  officiers  et  les  dames  s'esquivèrent  rapi- 
dement. Dehors,  sur  l'autre  façade  de  la  maison, 
plusieurs  coups  de  sifflet  retentirent.  Presque 
aussitôt  des  automobiles  arrivèrent  des  remises. 
Le  départ  général  eut  lieu. 

Cependant  la  comtesse  avait  fait  un  signe 
aux  domestiques,  et.  montrant  le  prince 
Conrad  : 

—  Portez-le  dans  sa  chambre. 

En  un  tour  de  main,  le  prince  fut  enlevé. 

Alors,  la  comtesse  Hermine  s'approcha 
d'Elisabeth. 

Il  ne  s'était  pas  écoulé  cinq  minutes  depuis 
l'effondrement  du  prince  sous  la  table,  et,  après 
le  vacarme  de  la  fête,  c'était  maintenant  le 
grand  silence  dans  la  pièce  en  désordre  où  les 
deux  femmes  se  trouvaient  seules. 

Elisabeth  avait  de  nouveau  enfoui  sa  tête 
entre  ses  mains,  et  elle  pleurait  abondamment 
avec  des  sanglots  qui  lui  convulsaient  les 
épaules.  La  comtesse  Hermine  s'assit  auprès 
d'elle  et  la  toucha  légèrement  au  bras. 


L'ÉCLAT  D'OBUS  217 

Les  deux  femmes  se  regardèrent  sans  un 
mot.  Etrange  regard,  chez  l'une  et  chez  l'autre, 
chargé  dune  haine  égale.  Paul  ne  les  quittait 
pas  des  yeux.  A  les  observer  l'une  et  l'autre, 
il  ne  pouvait  pas  douter  qu'elles  ne  se  fussent 
déjà  vues,  et  que  les  paroles  qui  allaient  être 
échangées  ne  fussent  la  suite  et  la  conclusion 
d'explications  antérieures.  Mais  quelles  expli- 
cations ?  Et  que  savait  Elisabeth  au  sujet  de  la 
comtesse  Hermine  ?  Acceptait-elle  comme  sa 
mère  cette  femme  qu'elle  considérait  avec  tant 
d'aversion  ? 

Jamais  deux  êtres  ne  s'étaient  distingués  par 
une  physionomie  plus  différente  et  surtout  par 
une  expression  qui  indiquât  des  natures  plus 
opposées.  Et  pourtant,  combien  était  fort  le 
faisceau  des  preuves  qui  les  liait  l'une  à  l'autre  ! 
Ce  n'étaient  plus  des  preuves,  mais  les  élé- 
ments d'une  réalité  si  vivante  que  Paul  ne  son- 
geait même  pas  à  les  discuter.  Le  trouble  de 
M.  d'Andeville  en  présence  de  la  photogra- 
phie de  la  comtesse,  photographie  prise  à 
Berlin  quelques  années  après  la  mort  simulée 
de  la  comtesse,  ne  montrait-il  pas  d'ailleurs 
que  M.  d'Andeville  était  complice  de  cette 
mort  simulée,  complice  peut-être  de  beaucoup 
d'autres  choses  ? 

Et  alors  Paul  en  revenait  à  la  question  que 
posait  l'angoissante  rencontre  de  la  mère  et  de 
la  fille  :  que  savait  Elisabeth  de  tout  cela  ? 
Quelles  clartés  avait-elle  réussi  à  se  faire  sur 
cetensemble  monstrueux  de  hontes,  d'infamies, 
de  trahisons  et  de  crimes?  Accusait-elle  sa 
mère  ?  Et,  se  sentant  écrasée  sous  le  poids  des 
forfaits,  la  rendait-elle  responsable  de  sa  propre 
lâcheté  ? 


2i8  L ÉCLAT  D'OBUS 

—  Oui,  oui,  évidemment,  sedisaitPaul,  mais 
pourquoi  tant  de  haine  ?  Il  y  a  entre  elles  une 
haine  queja  mort  seule  pourrait  assouvir.  Et 
le  désir  du  meurtre  est  peut-être  plus  violent 
dans  les  yeux  d'Elisabeth  que  dans  les  yeux 
mêmes  de  celle   qui   est  venue  pour  la  tuer. 

Paul  éprouvait  cette  impression  de  façon  si 
aiguë  qu'il  s'attendait  vraiment  à  ce  que  l'une 
ou  l'autre  agît  sur-le-champ,  et  qu'il  cherchait 
le  moyen  de  secourir  Elisabeth.  Mais  il  se  pro- 
duisit une  chose  tout  à  fait  imprévue.  La  com- 
tesse Hermine  sortit  de  sa  poche  une  de  ces 
grandes  cartes  topographiques  dont  se  servent 
les  automobilistes,  la  déplia,  posa  son  doigt 
sur  un  point,  suivit  le  tracé  rouge  d'une  route 
jusqu'à  un  autre  point,  et,  là,  s'arrètant,  pro- 
nonça quelques  mots  qui  parurent  bouleverser 
de  joie  Elisabeth. 

Elle  agrippa  le  bras  de  la  comtesse  et  se  mit 
à  parler  fiévreusement  avec  des  rires  et  des 
sanglots,  tandis  que  la  comtesse  hochait  la  tète 
en  ayant  l'air  de  dire  : 

—  C'est  entendu...  Nous  sommes  d'accord... 
tout  se  passera  comme  vous  le  désirez... 

Paul  crut  qu'Elisabeth  allait  baiser  la  main 
de  son  ennemie,  tellement  elle  semblait  débor- 
der d'allégresse  et  de  reconnaissance,  et  il  se 
demandait  anxieusement  dans  quel  nouveau 
piège  tombait  la  malheureuse,  lorsque  la  com- 
tesse se  leva,  marcha  vers  une  porte,  et  l'ou- 
vrit. 

Ayant  fait  un  signe,  elle  revint. 

Quelqu'un  entra,  vêtu  d'un  uniforme. 

Et  Paul  comprit.  L'homme  que  la  comtesse 
Hermine  introduisait,  c'était  l'espion  Karl, 
son  complice,  l'exécuteur  de  ses  desseins,  celui 


L ÉCLAT  D'OBUS  219 

qu'elle  chargeait  de  tuer  Elisabeth.  L'heure  de 
la  jeune  femme  avait  sonné. 

Karl  s'inclina.  La  comtesse  Hermine  le  pré- 
sentait, puis,  montrant  la  route  et  les  deux 
points  de  la  carte,  elle  lui  expliqua  ce  qu'on 
attendait  de  lui. 

Il  tira  sa  montre  et  eut  un  mouvement 
comme  pour  promettre  : 

—  Ce  sera  fait  à  telle  heure. 

Aussitôt,  Elisabeth,  sur  une  invitation  de  la 
comtesse,  sortit. 

Bien  que  Paul  n'eût  pas  entendu  un  seul 
mot  de  ce  qui  s'était  dit,  cette  scène  rapide 
prenait  pour  lui  le  sens  le  plus  clair  et  le  plus 
terrifiant.  La  comtesse,  usant  de  ses  pouvoirs 
illimités,  et  profitant  de  ce  que  le  prince  Con- 
rad dormait,  proposait  à  Elisabeth  un  plan  de 
fuite,  sans  doute  en  automobile  et  vers  un  point 
des  régions  voisines  désigné  d'avance.  Elisa- 
beth acceptait  cette  délivrance  inespérée.  Et  la 
fuite  aurait  lieu  sous  la  direction  et  sous  la  pro- 
tection de  Karl  ! 

Le  piège  était  si  bien  tendu  et  la  jeune 
femme,  affolée  de  souff"rance,  s'y  précipita 
avec  tant  de  bonne  foi  que  les  deux  complices, 
restant  seuls,  se  regardèi-ent  en  riant.  En  vé- 
rité, la  besogne  s'accomplissait  trop  facilement 
et  il  n'y  avait  point  de  mérite  à  réussir  dans 
de  pareilles  conditions. 

Il  y  eut  alors  entre  eux,  avant  même  toute 
explication,  une  courte  mimique,  deux  gestes, 
pas  plus,  mais  d'un  cynisme  infernal.  Les 
yeux  fixés  sur  la  comtesse,  l'espion  Karl  en- 
tr'ouvrit  son  dolman  et  tira  à  demi,  hors  de  la 
gaine  qui  le  retenait,  un  poignard.  La  comtesse 
fit  un  signe  de  désapprobation  et  tendit  au  mi- 


220  L'ECLAT  D'OBUS 

sérable  un  petit  flacon  qu'il  empocha  en  répon- 
dant d'un  haussement  d'épaules  : 

—  Comme  vous  voulez  !  Cela  m'est  égal. 
Et,  assisTun  prèsde  Tautre,  ils  s'entretinrent 

avec  animation,  la  comtesse  donnant  ses  ins- 
tructions que  Karl  approuvait  ou  discutait. 

Paul  eut  la  sensation  que,  s'il  ne  maîtrisait 
pas  son  effroi,  s'il  n'arrêtait  pas  les  battements 
désordonnés  de  son  cœur,  Elisabeth  était  per- 
due. Pour  la  sauver,  il  fallait  avoir  un  cerveau 
d'une  lucidité  absolue,  et  prendre,  au  fur  et  à 
mesure  des  circonstances,  sans  réfléchir  et 
sans  hésiter,  d'immédiates  résolutions. 

Or,  ces  résolutions,  il  ne  pouvait  les  prendre 
qu'au  hasard  et  peut-être  à  contre-sens,  puis- 
qu'il ne  connaissait  pas  réellement  les  plans 
de  l'ennemi.  Néanmoins,  il  arma  son  revolver. 

Il  supposait  alors  que  la  jeune  femme,  une 
fois  prête  à  partir,  rentrerait  dans  la  salle  et 
s'en  irait  avec  l'espion  ;  mais,  au  bout  d'un 
moment,  la  comtesse  frappa  sur  un  timbre  et 
dit  quelques  mots  au  domestique  qui  se  pré- 
senta. Le  domestique  sortit.  Paul  entendit 
deux  coups  de  sifflet,  puis  le  ronflement  d'une 
automobile  dont  le  bruit  se  rapprochait. 

Karl  regardait  dans  le  couloir  par  la  porte 
entr'ouverte.  Il  se  tourna  vers  la  comtesse 
comme  s'il  eût  dit  : 

—  La  voilà...  Elle  descend... 

Paul  comprit  alors  qu'Elisabeth  s'en  allait 
directement  vers  l'automobile  où  Karl  la  re- 
joindrait. En  ce  cas,  il  fallait  agir  et  sans  retard. 

Une  seconde,  il  resta  indécis.  Profiterait-il 
de  ce  que  Karl  était  encore  là  pour  faire  irrup- 
tion dans  la  salle  et  pour  le  tuer  à  coups  de 
revolver    ainsi    que    la    comtesse    Hermine  ? 


L'ECLAT  n OBUS  221 

C'était  le  salut  d'Elisabeth,  puisque  seuls  les 
deux  bandits  en  voulaient  à  son  existence. 

Mais  il  redouta  Téchec  d'une  tentative  aussi 
audacieuse,  et,  sautant  du  balcon,  il  appela 
Bernard. 

—  Elisabeth  part  en  automobile.  Karl  est 
avec  elle  et  doit  l'empoisonner.  Suis-moi...  le 
revolver  au  poing... 

—  Que  veux-tu  faire  ? 

—  Nous  verrons. 

Ils  contournèrent  la  villa  en  se  glissant 
parmi  les  baissons  qui  bordaient  l'allée.  D'ail- 
leurs, ces  parages  étaient  déserts. 

—  Ecoute,  dit  Bernard.  Une  automobile  qui 
s'en  va... 

Paul,  très  inquiet  d'abord,  protesta  : 

—  Mais  non,  mais  non,  c'est  le  bruit  du 
moteur. 

De  fait,  quand  il  leur  fut  possible  d'aperce- 
voir la  façade  principale,  ils  virent  devant  le 
perron  une  limousine  autour  de  laquelle  étaient 
groupés  une  douzaine  de  soldats  et  de  domes- 
tiques, et  dont  les  phares  illuminaient  l'autre 
partie  du  jardin,  laissant  dans  l'ombre  l'endroit 
où  se  trouvaient  Paul  et  Bernard. 

Une  femme  descendit  les  marches  du  perron 
et  disparut  dans  l'automobile. 

—  Elisabeth,  dit  Paul.  Et  voici  Karl... 
L'espion  s'arrêta   sur  la  dernière  marche  et 

donna  au   soldat  qui  servait  de  chauffeur  des 
ordres  que  Paul  entendit  par  bribes. 

Le  départ  approchait.  Encore  une  minute 
et,  si  Paul  ne  s'y  opposait  pas,  l'automobile 
emportait  l'assassin  et  sa  victime.  Minute  hor- 
rible, car  Paul  Delroze  sentait  tout  le  danger 
d'une  intervention  qui  n'aurait  même  point  l'a- 


222  L'ECLAT  D'OBUS 

vantage  d'être  efficace,  puisque  la  mort  de  Karl 
n'empêcherait  pas   la  comtesse    Hermine   de 
poursuivre  ses  projets. 
Bernard  murmura  : 

—  Tun'ascependantpas  l'intention  d'enlever 
Elisabeth  ?  Il  y  a  là  tout  un  poste  de  faction- 
naires, 

—  Je  ne  veux  qu'une  chose   :  abattre  Karl. 

—  Et  après  ? 

—  Après?  On  s'empare  de  nous.  Il  y  a  in- 
terrogatoire, enquête,  scandale...  Le  prince 
Conrad  se  mêle  de  l'affaire. 

—  Et  on  nous  fusille.  Je  t'avoue  que  ton 
plan,., 

—  Peux-tu  m'en  proposer  un  autre? 

Il  s'interrompit.  L'espion  Karl,  très  en 
colère,  invectivait  contre  son  chauffeur  et  Paul 
saisit  ces  paroles  : 

—  Bougre  d'idiot  !  Tu  n'en  lais  jamais 
d'autres  !  Pas  d'essence.  Crois-tu  que  nous  en 
trouverons  cette  nuit?  Où  y  en  a-t-il  de  l'es- 
sence ?  A  la  remise  ?  Cours-y,  andouille.  Et  ma 
fourrure?  Tu  l'as  oubliée  également?  Au  ga- 
lop !  Rapporte-la.  Je  vais  conduire  moi-même. 
Avec  un  abruti  de  ton  espèce,  on  risque  trop... 

Le  soldat  se  mit  à  courir.  Et,  aussitôt.  Paul 
constata  que,  pour  aller  lui-même  jusqu'à  la 
remise  dont  on  discernait  les  lumières,  il  n'au- 
rait pas  à  s'écarter  des  ténèbres  qui  le  proté- 
geaient. 

—  Viens,  dit-il  à  Bernard,  j'ai  mon  idée  que 
tu  vas  comprendre. 

Leur  pas  assourdis  par  l'herbe  d'une  pelouse, 
ils  gagnèrent  les  communs  réservés  aux  écu- 
ries et  aux  garages  d'autos,  et  où  ils  purent 
pénétrer  sans  que  leur  silhouette  fût  aperçue 


L'ÉCLAT  D  OBUS  223 

de  l'extérieur.  Le  soldat  se  trouvait  dans  un 
arrière-magasin  dont  la  porte  était  ouverte. 
De  leur  cachette  ils  le  virent  qui  décrochait 
d'une  patère  une  énorme  peau  de  bique  qu'il 
jeta  sur  son  épaule,  puis  qui  prenait  quatre 
bidons  d'essence.  Ainsi  chargé,  il  sortit  du 
magasin  et  passa  devant  Paul  et  Bernard. 

Le  coup  fut  vivement  exécuté.  Avant  même 
qu'il  eût  le  temps  de  pousser  un  cri,  il  était 
renversé,  immobilisé  et  pourvu  d'un   bâillon. 

—  Voilà  qui  est  fait,  dit  Paul.  Maintenant 
donne-moi  son  manteau  et  sa  casquette. 
J'aurais  voulu  m'épargner  ce  déguisement. 
Mais  qui  veut  la  fin... 

— Alors,  demanda  Bernard,  turisques  l'aven- 
ture? Et  si  Karl  ne  reconnaît  pas  son  chauf- 
feur ? 

—  Il  ne  pensera  même  pas  à  le  regarder. 

—  Mais  s'il  t'adresse  la  parole  ? 

—  Je  ne  répondrai  pas.  D'ailleurs,  dès  que 
nous  serons  hors  de  l'enceinte,  je  n'ai  plus 
rien  à  redouter  de  lui. 

—  Et  moi  ? 

—  Toi,  attache  soigneusement  ton  prison- 
nier et  enferme-le  dans  quelque  réduit.  Ensuite 
retourne  dans  les  massifs,  derrière  la  fenêtre 
au  balcon.  J'espère  t'y  rejoindre  avec  Elisabeth 
vers  le  milieu  de  la  nuit,  et  nous  n'aurons 
qu'à  prendre  tous  trois  la  route  du  tunnel.  Si 
par  hasard  tu  ne  me  voyais  pas  revenir... 

—  Eh  bien  ? 

—  Eh  bien  va-t'en  seul,  avant  que  le  jour 
ne  se  lève. 

—  Mais... 

Paul  s'éloignait  déjà.  Il  était  dans  cette  dis- 
position d'esprit  où  l'on  ne  consent  même  plus 


224  L'ECLAT  D'OBUS 

à  réfléchir  aux  actes  que  l'on  a  décidé  d'ac- 
complir. Du  reste,  les  événements  semblaient 
lui  donner  raison.  Karl  le  reçut  avec  des  in- 
jures, mais  sans  prêter  la  moindre  attention  à 
ce  comparse  pour  lequel  il  n'avait  pas  assez  de 
mépris.  I^'espion  enfila  sa  peau  de  bique,  s'as- 
sit au  volant,  et  mania  les  leviers  tandis  que 
Paul  s'installait  à  côté  de  lui. 

La  voiture  s'ébranlait  déjà  quand  une  voix, 
qui  venait  du  perron,  ordonna  : 

—  Karl  !  Karl  ! 

Paul  eut  un  instant  d'inquiétude.  C'était  la 
comtesse  Hermine. 

Elle  s'approcha  de  l'espion  et  lui  dit  tout 
bas,  en  français  : 

—  Je  te  recommande,  Karl...  Mais  ton  chauf- 
feur ne  comprend  pas  le  français,  n'est-ce  pas  ? 

—  A  peine  l'allemand,  Excellence.  C'est  une 
brute.  Vous  pouvez  parler. 

—  Voilà.  Ne  verse  que  dix  gouttes  du  flacon, 
sans  quoi... 

—  Convenu,  Excellence.  Et  puis  ? 

—  Tu  m'écriras  dans  huit  jours  si  tout  s'est 
bien  passé.  Ecris-moi  à  notre  adresse  de  Paris, 
et  pas  avant,  ce  serait  inutile. 

—  Vous  retournez  donc  en  France,  Excel- 
lence? 

—  Oui.  Mon  projet  est  mûr. 

—  Toujours  le  même? 

—  Oui  Le  temps  paraît  favorable.  Il  pleut 
depuis  plusieurs  jours,  et  l'état-major  m'a  pré- 
venue qu'il  allait  agir  de  son  côté.  Donc  je 
serai  là-bas  demain  soir  et  il  suffira  d'un  coup 
de  pouce... 

—  Oh  !  ça,  d'un  coup  de  pouce,  pas  davan- 
tage. J'y  ai  travaillé  moi-même  et  tout  est  au 


LÉCLAT  D'OBUS  225 

point.  Mais  vous  m'avez  parlé  d'un  autre  pro- 
jet, pour  compléter  le  premier,  et  j'avoue  que 
celui-là... 

—  Il  le  faut,  dit-elle.  La  chance  tourne  contre 
nous.  Si  je  réussis,  ce  sera  la  fin  de  la  série 
noire. 

—  Et  vous  avez  le  consentement  de  l'empe- 
reur? 

—  Inutile.  Ce  sont  là  de  ces  entreprises  dont 
on  ne  parle  pas. 

—  Celle-ci  est  dangereuse  et  terrible,  Excel- 
lence. 

—  Tant  pis. 

- —  Pas  besoin  de  moi,  là-bas.  Excellence? 

—  Non.  Débarrasse-nous  de  la  petite.  Pour 
l'instant  cela  suffit.  Adieu. 

—  Adieu,  Excellence. 
L'espion  débraya  ;  l'auto  partit. 

L'allée  qui  encerclait  la  pelouse  centrale 
conduisait  devant  un  pavillon  qui  commandait 
la  grille  du  jardin  et  qui  servait  au  corps  de 
garde.  De  chaque  côté  s'élevaient  les  hautes 
murailles  de  l'enceinte. 

Un  officier  sortit  du  pavillon.  Karl  jeta  le 
mot  de  passe  :  «  Hohenstaufen  ».  La  grille  fut 
ouverte  et  l'auto  s'élança  sur  une  grande 
route  qui  traverse  d'abordla  petite  ville  d'Ebre- 
court  et  serpente  ensuite  au  milieu  de  collines 
basses. 

Ainsi  Paul  Delroze,  à  onze  heures  du  soir, 
se  trouvait  seul,  dans  la  campagne  déserte, 
avec  Elisabeth  et  avec  l'espion  Karl.  Qu'il 
parvînt  à  maîtriser  l'espion,  et  de  cela  il  ne 
doutait  point,  Elisabeth  serait  libérée.  Il  n'y 
aurait  plus  alors  qu'à  revenir,  à  pénétrer  dans 

15 


226  L'ECLAT  D'OBUS 

la  villa  du  prince  Conrad,  grâce  au  mot  de 
passe,  et  à  retrouver  Bernard.  L'entreprise 
achevée,  et  complétée  selon  les  desseins  de 
Paul,  le  tunnel  les  ramènerait  tous  trois  au 
château  d'Ornequin. 

Paul  s'abandonna  donc  à  la  joie  qui  l'enva- 
hissait. Elisabeth  était  là,  sous  sa  protection, 
Elisabeth  dont  le  courage  certes  avait  fléchi 
sous  le  poids  des  épreuves,  mais  à  laquelle  il 
devait  son  indulgence  puisqu'elle  était  malheu- 
reuse par  sa  faute  à  lui.  Il  oubliait,  il  voulait 
oublier  toutes  les  vilaines  phases  du  drame, 
pour  ne  songer  qu'au  dénouement  proche,  au 
triomphe,  à  la  délivrance  de  sa  femme. 

Il  observait  attentivement  la  route,  afin  de 
ne  pas  se  perdre  au  retour,  et  il  combinait  le 
plan  de  son  attaque,  la  fixant  à  la  première 
halte  qu'on  serait  obligé  de  faire.  Résolu  à  ne 
pas  tuer  l'espion,  il  l'étourdirait  d'un  coup  de 
poing  et,  après  l'avoir  terrassé  et  ligoté,  il  le 
jetterait  dans  quelque  taillis. 

On  rencontra  un  bourg  important,  puis 
deux  villages,  puis  une  ville  où  il  fallut 
s'arrêter  et  montrer  les  papiers  de  la  voiture. 

Après,  ce  fut  encore  la  campagne,  et  une 
série  de  petits  bois  dont  les  arbres  s'illumi- 
naient au  passage. 

A  ce  moment,  la  lumière  des  phares  faiblis- 
sant, Karl  ralentit  l'allure. 

Il  grogna  : 

—  Double  brute,  tu  ne  sais  même  pas  en- 
tretenir tes  phares!  As-tu  remis  du  carbure  ? 

Paul  ne  répondit  pas .  Karl  continua  de 
maugréer.  Puis  il  freina  en  jurant  : 

—  Tonnerre  d'imbécile  !  Plus  moyen  d'avan- 
cer... AUon.s,  secoue-toi  et  rallume. 


L ÉCLAT  D  OBUS  ^  227 

Paul  sauta  du  siège,  tandis  que  l'auto  se 
rangeait  sur  le  bord  de  la  route.  Le  moment 
était  venu  d'agir. 

11  s'occupa  d'abord  du  phare,  tout  en  sur- 
veillant les  mouvements  de  l'espion  et  en 
ayant  soin  de  se  tenir  en  dehors  des  projec- 
tions lumineuses.  Karl  descendit,  ouvrit  la 
portière  de  la  limousine,  engagea  une  conver- 
sation que  Paul  n'entendit  pas.  Puis  il  remonta 
ensuite  le  long  de  la  voiture. 

—  Eh  bien,  l'abruti,  en  finiras-tu  ? 

Paul  lui  tournait  le  dos,  très  attentif  à  son 
ouvrage  et  guettant  la  seconde  propice  où  l'es- 
pion, avançant  de  deux  pas,  serait  à  sa 
portée. 

Une  minute  s'écoula.  Il  serra  les  poings. 
Il  prévit  exactement  le  geste  nécessaire,  et  il 
allait  l'exécuter,  lorsque  soudain  il  fut  saisi 
par  derrière,  à  bras-le-corps,  et  renversé  sans 
avoir  pu  offrir  la  moindre  résistance. 

—  Ah!  tonnerre  !  s'écria  l'espion  en  le  main- 
tenant sous  son  genou,  c'est  donc  pour  ça  que 
tu  ne  répondais  pas?...  lime  semblaitaussi  que 
tu  avais  une  drôle  d'attitude  à  côté  de  moi... 
Et  puis  je  n'y  pensais  pas...  C'est  à  l'instant, 
la  lanterne  qui  t'a  éclairé  de  profil.  Ah  çà  ! 
mais  qu'est-ce  que  c'est  que  ce  gaillard  ?  Un 
chien  de  Français,  peut-être? 

Paul  s'était  raidi,  et  il  crut  un  moment 
qu'il  lui  serait  possible  d'échapper  à  l'étreinte. 
L'effort  de  l'adversaire  fléchissait,  il  le  domi- 
nait peu  à  peu, et  il  s'exclama  : 

—  Oui,  un  Français,  Paul  Delroze,  celui  que 
tu  as  voulu  tuer  autrefois,  le  mari  d  Elisabeth, 
de  ta  victime...  Oui,  c'est  moi,  et  je  sais  qui  tu 
es...    le  faux  Belge  Laschen,   l'espion  Karl. 


228  L ECLAT  D'OBUS 

Il  se  tut.  L'espion,  qui  n'avait  faibli  que 
pour  tirer  un  poignard  de  sa  ceinture,  levait 
l'arme  sur  lui. 

—  Ah!  Paul  Delroze...  Tonnerre  de  Dieu, 
l'expédition  sera  fructueuse...  Les  deux  l'un 
après  l'autre...  le  mari...  la  femme...  Ah!  tu 
es  venu  te  fourrer  entre  mes  griffes...  Tiens! 
attrape,  mon  garçon... 

Paul  vit  au-dessus  de  son  visage  l'éclair 
d'une  lame  qui  brillait  :  il  ferma  les  yeux  en 
prononçant  le  nom  d'Elisabeth... 

Une  seconde  encore,  et  puis,  coup  sur  coup, 
il  y  eut  trois  détonations.  En  arrière  du  groupe 
formé  par  les  deux  adversaires,  quelqu'un 
tirait. 

L'espion  poussa  un  juron  abominable.  Son 
étreinte  se  desserra.  L'arme  tomba,  et  il  s'abat- 
tit à  plat  ventre  en  gémissant  : 

—  Ah  !  la  sacrée  femme...  la  sacrée  femme... 
J'aurais  dû  l'étrangler  dans  l'auto...  je  me 
doutais  bien  que  ça  arriverait... 

Plus  bas  il  bégaya  : 

—  J'y  suis  en  plein  !  Ah  !  la  sacrée  femme, 
ce  que  je  souffre  !... 

Il  se  tut.  Quelques  convulsions.  Un  hoquet 
d'agonie,  et  ce  fut  tout. 

D'un  bond,  Paul  s'était  dressé.  Il  courut 
vers  celle  qui  l'avait  sauvé,  et  qui  tenait 
encore  à  la  main  son  rev^olver. 

—  Elisabeth  !  dit-il,  éperdu  de  joie. 

Mais  il  s'arrêta,  les  bras  tendus.  Dans 
l'ombre,  la  silhouette  de  cette  femme  ne  lui 
semblait  pas  être  celle  d'Elisabeth,  mais  une 
silhouette  plus  haute  et  plus  forte. 

Il  balbutia  avec  une  angoisse  infinie  : 

—  Elisabeth...  Est-ce  toi  ?...  Est-ce  bien  toi?... 


L'ECLAT  U OBUS  229 

Et,  en  même  temps,  il  avait  l'intuition  pro- 
fonde de  la  réponse  qu'il  allait  entendre. 

—  Non,  dit  la  femme,  M"""  Delroze  est  par- 
tie un  peu  avant  nous,  dans  une  autre  automo- 
bile. Karl  et  moi  nous  devions  la  rejoindre 

Paul  se  souvint  de  cette  automobile  dont  il 
avait  bien  cru  en  effet  percevoir  le  ronflement 
lorsqu'il  contournait  la  villa  avec  Bernard. 
Cependant,  comme  les  deux  départs  avaient 
eu  lieu  à  quelques  minutes  d'intervalle  tout 
au  plus,  il  ne  perdit  pas  courage  et  s'écria  : 

—  Alors,  vite,  dépêchons-nous.  En  accélé- 
rant l'allure,  il  est  certain  qu'on  les  rattra- 
pera... 

Mais  la  femme  objecta  aussitôt  : 

—  Les  rattraper?  C'est  impossible,  les  deux 
automobiles  suivent  des  routes  différentes. 

—  Qu'importe,  si  elles  se  dirigent  vers  le 
même  but.  Où  conduit-on  M""^  Delroze  ? 

—  Dans  un  château  qui  appartient  à  la 
comtesse  Hermine. 

—  Et  ce  château  se  trouve  ?... 

—  Je  ne  sais  pas. 

—  Vous  ne  savez  pas  ?  Mais  c'est  effrayant. 
Vous  savez  son  nom  tout  au  moins? 

—  Karl  ne  me  l'a  pas  dit.  Je  l'ignore. 


VI 

LA      LUTTE 
IMPOSSIBLE 


^ANS  la  détresse  immense  où  ces  der- 
}^p  niers    mots    le     précipitèrent,     Paul 

^^^  éprouva,  ainsi  qu'au  spectacle  de  la 
fête  donnée  par  le  prince  Conrad,  le  besoin 
d'une  réaction  immédiate.  Certes  tout  espoir 
était  perdu.  Son  plan,  qui  consistait  à  utiliser 
le  passage  du  tunnel  avant  que  l'éveil  ne  fût 
donné,  son  plan  s'écroulait.  En  admettant 
qu'il  parvînt  à  rejoindre  Elisabeth  et  à  la 
délivrer,  ce  qui  devenait  invraisemblable,  à 
quel  moment  ce  fait  se  produirait-il  ?  Et 
comment,  après  cela,  échapper  à  l'ennemi  et 
rentrer  en  France? 

Non,  il  avait  contre  lui  désormais  l'espace 
et  le  temps.  Sa  défaite  était  de  celles  après 
quoi  il  n'y  a  plus  qu'à  se  résigner  et  à  attendre 
le  coup  de  grâce. 

Cependant  il  ne  broncha  point.  Il  compre- 
nait qu'une  défaillance  serait  irréparable. 
L'élan  qui  l'avait  emporté  jusqu'ici  devait 
se  poursuivre  sans  relâche  et  avec  plus  de 
fougue  encore. 

Il  s'approcha  de  l'espion.  La  femme  était 
penchée  sur  le  corps  et  l'examinait  à  la  lueur 


L ECLAT  D'OBUS  331 

d'une  des  lanternes  qu'elle   avait  décrochée. 

—  Il  est  mort,  n'est-ce  pas  ?  dit-il. 

—  Oui,  il  est  mort.  Deux  balles  l'ont  atteint 
dans  le  dos. 

Elle  murmura  d'une  voix  altérée  : 

—  C'est  horrible,  ce  que  j'ai  fait.  Voilà  que 
je  l'ai  tué,  moi  !  Ce  n'est  pas  un  meurtre,  mon- 
sieur, n'est-ce  pas?  Et  j'en  avais  le  droit  ?.,. 
Tout  de  même,  c'est  horrible...  Voilà  que  j'ai 
tué  Karl  ! 

Son  visage,  jeune  encore  et  assez  joli,  bien 
que  très  vulgaire,  était  décomposé.  Ses  yeux 
ne  semblaient  pas  pouvoir  se  détacher  du 
cadavre, 

—  Qui  ètes-vous  ?  demanda  Paul. 
Elle  répondit  avec  des  sanglots  : 

—  J'étais  son  amie...  mieux  que  cela,  ou 
plutôt  pis  que  cela...  Il  m'avait  juré  qu'il 
m'épouserait...  Mais  les  serments  de  Karl!... 
Un  tel  menteur,  monsieur,  un  tel  lâche  !... 
Ah!  tout  ce  que  je  sais  de  lui...  Moi-même, 
peu  à  peu,  à  force  de  me  taire,  je  devenais  sa 
complice.  C'est  qu'il  me  faisait  si  peur!  Je  ne 
l'aimais  plus,  mais  je  tremblais  et  j'obéis- 
sais... Avec  quelle  haine,  à  la  fin!...  et  comme 
il  la  sentait,  cette  haine  !  Il  me  disait  souvent  : 
«  Tu  es  bien  capable  de  m'égorger  un  jour  ou 
l'autre  ».  Non,  monsieur...  J'y  pensais  bien, 
mais  jamais  je  n'aurais  eu  le  courage.  C'est 
seulement  tout  à  l'heure,  quand  j'ai  vu  qu'il 
allait  vous  frapper...  et  surtout  quand  j'ai 
entendu  votre  nom... 

—  Mon  nom,  pourquoi? 

—  Vous  êtes  le  mari  de  M°"  Delroze. 

—  Et  alors  ? 

—  Alors  je  la  connais.  Pas  depuis  longtemps, 


232  L'ECLAT  D'OBUS 

depuis  aujourd'hui.  C'est  ce  matin  que  Karl, 
venant  de  Belgique,  a  passé  par  la  ville  où 
j'habite  et  m'a  emmenée  chez  le  prince  Conrad. 
Il  s'agissait  de  servir  comme  femme  de  chambre 
une  dame  française  que  nous  devions  conduire 
dans  un  château.  J'ai  compris  ce  que  cela  vou- 
lait dire.  Là  encore,  il  me  fallait  être  complice, 
inspirer  confiance...  Et  puis  j'ai  vu  cette  dame 
française...  je  l'ai  vue  pleurer...  et  elle  est  si 
douce,  si  bonne,  qu'elle  m'a  retourné  le  cœur. 
J'ai  promis  de  la  secourir...  Seulement  je  ne 
pensais  pas  que  ce  serait  de  cette  façon,  en 
tuant  Karl... 

Elle  se  releva  brusquement  et  prononça  d'un 
ton  âpre  : 

—  Mais  il  le  fallait,  monsieur.  Cela  ne  pou- 
vait pas  être  autrement,  car  j'en  savais  trop  sur 
son  compte.  Lui  ou  moi...  C'est  lui...  tant  mieux, 
et  je  ne  regrette  rien...  Il  n'y  avait  pas  au 
monde  un  pareil  misérable,  et,  avec  des  gens 
de  son  espèce,  il  ne  faut  pas  hésiter.  Non,  je  ne 
regrette  rien. 

Paul  lui  dit  : 

—  Il  était  dévoué  à  la  comtesse  Hermine, 
n'est-ce  pas? 

Elle  frissonna  et  baissa  la  voix  pour  ré- 
pondre. 

—  Ah  !  ne  parlons  pas  d'elle,  je  vous  en  sup- 
plie. Celle-là  est  plus  terrible  encore,  et  elle  vit 
toujours,  elle  !  Ah  !  si  jamais  elle  me  soupçonne  ! 

—  Qui  est  cette  femme? 

—  Est-ce  qu'on  sait?  Elle  va  et  vient,  elle  est 
maîtresse  partout  où  elle  se  trouve...  On  lui 
obéit  ainsi  qu'à  l'empereur.  Tout  le  monde  la 
redoute.  C'est  comme  son  frère... 

—  Son  frère? 


L ECLAT  D'OBUS  233 

—  Oui,  le  major  Hermann. 

—  Hein  !  vous  dites  que  le  major  Hermann 
est  son  frère? 

—  Certes,  d'ailleurs  il  suffit  de  le  voir.  C'est 
la  comtesse  Hermine  elle-même! 

—  Mais  vous  les  avez  vus  ensemble? 

—  Ma  foi...  je  ne  me  rappelle  plus...  Pour- 
quoi cette  question? 

Le  temps  était  trop  précieux  pour  que  Paul 
insistât.  Ce  que  cette  femme  pouvait  penser  de 
la  comtesse  Hermine  importait  peu. 

Il  lui  demanda  : 

—  Elle  demeure  bien  chez  le  prince? 

—  Actuellement,  oui....  Le  prince  habite  au 
premier  étage,  par  derrière  ;  elle,  au  même  étage, 
mais  par  devant. 

—  Si  je  lui  fais  dire  que  Karl,  victime  d'un 
accident,  m'envoie,  moi,  son  chauffeur,  la  pré- 
venir, me  recevra-t-elle? 

—  Assurément. 

—  Connaît-elle  le  chauffeur  de  Karl,  celui 
dont  j'ai  pris  la  place? 

—  Non.  C'est  un  soldat  que  Karl  a  emmené 
de  Belgique. 

Paul  réfléchit  un  instant,  puis  reprit  : 

—  Aidez-moi. 

Ils  poussèrent  le  cadavre  vers  le  fossé  de  la 
route,  l'y  descendirent  et  le  recouvrirent  de 
branches  mortes. 

—  Je  retourne  à  la  villa,  dit-il.  Quant  à  vous, 
marchez  jusqu'à  ce  que  vous  rencontriez  un 
groupe  d'habitations.  Eveillez  les  gens  et  ra- 
contez l'assassinat  de  Karl  par  son  chauffeur 
et  votre  fuite.  Le  temps  de  prévenir  la  police. 
de  vous  interroger,  de  téléphoner  à  la  villa, 
c'est  plus  qu'il  n'en  faut. 


234  L'ÉCLAT  D  OBUS 

Elle  s'effraya  : 

—  Mais  la  comtesse  Hermine? 

—  Ne  craignez  rien  de  ce  côté.  En  admettant 
que  je  ne  la  réduise  pas  à  l'impuissance,  com- 
ment pourrait-elle  vous  soupçonner,  puisque 
l'enquête  rejettera  tout  sur  moi  seul?  D'ailleurs 
nous  n'avons  pas  le  choix. 

Et,  sans  plus  l'écouter,  il  remit  la  voiture  en 
mouvement,  saisit  le  volant,  et,  malgré  les 
prières  effarées  de  la  femme,  il  partit. 

Il  partit  avec  autant  d'ardeur  et  de  décision 
que  s'il  se  pliait  aux  exigences  d'un  projet  nou- 
veau dont  il  eût  iixé  tous  les  détails  et  connu 
l'efficacité  certaine. 

—  Je  vais  voir  la  comtesse,  se  disait-il.  Et 
alors,  soit  que,  inquiète  sur  le  sort  de  Karl, 
elle  veuille  que  je  la  conduise  auprès  de  lui, 
soit  qu'elle  me  reçoive  dans  une  pièce  quel- 
conque de  la  villa,  je  l'oblige  par  n'importe  quel 
procédé  à  me  révéler  le  nom  du  château  qui  sert 
de  prison  à  Elisabeth.  Je  l'oblige  à  me  donner 
le  moyen  de  la  délivrer  et  de  la  faire  évader. 

Mais  comme  tout  cela  était  vague  !  Que  d'obs- 
tacles! Que  d'impossibilités!  Comment  suppo- 
ser que  les  circonstances  seraient  dociles  au 
point  de  rendre  la  comtesse  aveugle  et  de  la 
priver  ensuite  de  tout  secours?  Une  femme  de 
son  envergure  n'était  pas  de  celles  qui  se  lais- 
sent berner  par  des  mots  et  soumettre  par  des 
menaces. 

N'importe  !  Paul  n'acceptait  pas  le  doute.  Au 
bout  de  son  entreprise,  il  y  avait  le  succès  et, 
pour  y  atteindre  plus  vite,  il  forçait  l'allure, 
jetant  son  auto  comme  une  trombe  à  travers  la 
campagne  et  ralentissant  à  peine  au  passage 
des  bourgs  et  des  villes. 


LÉCLAT  D'OBUS  235 

—  «  Hohenstaufen  »,  cria-t-ilàla  sentinelle 
plantée  devant  le  poste  de  l'enceinte. 

L'officier  de  garde,  après  l'avoir  interrogé,  le 
renvoya  au  sous-officier  du  poste  qui  station- 
nait près  du  perron.  Celui-là  seul  avait  libre 
accès  dans  la  villa  et,  par  lui,  la  comtesse  serait 
prévenue. 

—  Bien,  dit  Paul,  je  vais  d'abord  mettre 
mon  auto  à  la  remise. 

Une  fois  arrivé  il  éteignit  ses  phares,  et, 
comme  il  se  dirigeait  vers  la  villa,  il  eut  l'idée, 
avant  de  se  rendre  auprès  du  sous-officier,  de 
chercher  Bernard  et  de  se  renseigner  sur  ce  que 
son  beau-frère  avait  pu  surprendre. 

Il  le  trouva  derrière  la  villa,  dans  les  massifs 
groupés  en  face  de  la  fenêtre  au  balcon. 

—  Tu  es  donc  seul?  lui  demanda  Bernard 
anxieusement. 

—  Oui,  l'affaire  est  manquée.  Elisabeth  a  été 
emmenée  par  une  première  auto. 

—  C'est  terrible,  ce  que  tu  me  dis  là! 

—  Oui,  mais  le  mal  est  réparable. 

—  Comment? 

—  Je  ne  sais  pas  encore.  Parlons  de  toi.  Où 
en  es-tu?  Et  le  chauffeur? 

—  En  sûreté.  Personne  ne  le  découvrira...  du 
moins  pas  avant  ce  matin,  lorsque  d'autres 
chauffeurs  viendront  aux  remises. 

—  Bien.  En  dehors  de  cela? 

—  Une  patrouille  dans  le  parc,  il  y  a  une 
heure.  J'ai  pu  me  dissimuler. 

—  Et  puis? 

—  Et  puis  j'ai  poussé  une  pointe  jusqu'au 
tunnel.  Les  hommes  commençaient  à  se  remuer. 
D'ailleurs  il  y  a  quelque  chose  qui  les  a  remis 
d'aplomb,  et  rudement! 


236  U ÉCLAT  D'OBUS 

—  Quoi? 

—  L'irruption  d'une  certaine  personne  de 
notre  connaissance,  la  femme  que  j 'ai  rencontrée 
à  Corvigny,  celle  qui  ressemble  si  furieusement 
au  major  Hermann... 

—  Elle  faisait  une  ronde? 

—  Non,  elle  partait... 

—  Oui,  je  sais,  elle  doit  partir. 

—  Elle  est  partie. 

—  Voyons,  ce  n'est  pas  croyable,  son  départ 
pour  la  France  n'était  pas  immédiat. 

—  J'ai  assisté  à  ce  départ. 

—  Mais  où?  Quelle  route? 

— Eh  bien,  et  le  tunnel  ?  Crois-tu  qu'il  ne  serve 
plus  à  rien,  ce  tunnel?  Elle  a  pris  ce  chemin-là, 
et  sous  mes  yeux,  et  dans  des  conditions  émi- 
nemment confortables...  un  wagonnet  conduit 
par  un  mécanicien  et  actionné  par  l'électri- 
cité. Sans  doute,  puisque  le  but  de  son  voyage 
était,  comme  tu  le  dis,  d'aller  en  France,  on 
l'aura  aiguillée  sur  l'embranchement  de  Corvi- 
gny. Il  y  a  deux  heures  de  cela.  J'ai  entendu  le 
wagonnet  revenir. 

La  disparition  de  la  comtesse  Hermine  était 
pour  Paul  un  nouveau  coup.  Comment  dès 
lors  retrouver  et  comment  délivrer  Elisabeth? 
A  quel  fil  se  rattacher  parmi  les  ténèbres  où 
chacun  de  ses  efforts  aboutissait  à  un  dé- 
sastre ? 

Il  se  raidit,  tendant  les  ressorts  de  sa  volonté 
et  résolu  à  continuer  l'entreprise  jusqu'au  succès 
complet. 

Il  demanda  à  Bernard. 

—  Tu  n'as  rien  remarqué  d'autre? 

—  Rien  du  tout. 

—  Pas  d'allées  et  venues? 


V ECLAT  D'OBUS  237 

—  Non.  Les  domestiques  se  sont  couchés.  Les 
lumières  ont  été  éteintes. 

—  Toutes  les  lumières? 

—  Sauf  une,  cependant.  Tiens,  là,  sur  nos 
tètes. 

C'était  au  premier  étage,  et  à  une  fenêtre 
située  au-dessus  de  la  fenêtre  par  laquelle  Paul 
avait  assisté  au  souper  du  prince  Conrad.  Il 
reprit  : 

—  Cette  lumière  s'est-elle  allumée  pendant 
que  j'étais  monté  sur  le  balcon? 

—  Oui,  vers  la  fin. 
Paul  murmura  : 

—  D'après  mes  renseignement,  ce  doit  être 
la  chambre  du  prince  Conrad.  Lui  aussi,  il  est 
ivre,  et  il  a  fallu  le  monter.  1 

—  J'ai  vu  des  ombres,  en  effet,  à  ce  moment- 
là,  et  depuis  tout  est  immobile. 

—  Evidemment,  il  cuve  son  Champagne.  Ah  ! 
si  l'on  pouvait  voir!...  pénétrer  dans  cette 
chambre  ! 

—  Facile,  dit  Bernard. 

—  Par  où? 

—  Par  la  pièce  voisine,  qui  doit  être  le  cabi- 
net de  toilette,  et  dont  on  a  laissé  ]a  fenêtre 
entrouverte,  sans  doute  pour  donner  un  peu 
d'air  au  prince. 

—  Mais  il  faudrait  une  échelle... 

—  J'en  connais  une,  accrochée  au  mur  de  la 
remise.  La  veux-tu? 

—  Oui,  oui,  dit  Paul,  vivement.  Dépêche- 
toi. 

Dans  son  esprit,  toute  une  nouvelle  combi- 
naison se  formait,  reliée  d'ailleurs  à  ses  pre- 
mières dispositions  de  combat,  et  qui  lui  sem- 
blait maintenant  capable  de  le  mener  au  but. 


238  L ECLAT  D'OBUS 

Il  s'assura  donc  que  les  abords  de  la  villa,  à 
droite  et  à  gauche,  étaient  déserts,  et  qu'aucun 
des  soldats  du  poste  ne  s'écartait  du  perron, 
puis,  dès  que  Bernard  fut  de  retour,  il  planta 
l'échelle  dans  l'allée  et  l'appuya  au  mur. 

Ils  montèrent. 

La  fenêtre  entr'ouverte  était  bien  celle  du 
cabinet  de  toilette.  La  lumière  de  la  chambre 
voisine  l'éclairait.  Aucun  bruit  ne  venait  de 
cette  chambre  que  le  bruit  d'un  ronflement 
sonore.  Paul  avança  la  tète. 

En  travers  de  son  lit,  vêtu  de  son  uniforme 
dont  le  plastron  était  souillé  de  taches,  affalé 
comme  un  mannequin,  le  prince  Conrad  dor- 
mait. Il  dormait  si  profondément  que  Paul  ne 
se  gêna  pas  pour  examiner  la  chambre.  Une 
petite  pièce  en  guise  de  vestibule  la  séparait 
du  couloir,  ce  qui  dressait  entre  la  chambre  et 
le  couloir  deux  portes  dont  il  poussa  les  verrous 
et  ferma  les  serrures  à  double  tour.  Ainsi  ils 
se  trouvaient  seuls  avec  le  prince  Conrad,  sans 
qu'on  pût  rien  entendre  de  l'intérieur, 

—  Allons-y,  dit  Paul,  lorsqu'ils  se  furent 
distribué  la  besogne. 

Et  il  appliqua  sur  le  visage  du  prince  une 
serviette  roulée  dont  il  essayait  de  lui  entrer 
les  extrémités  dans  la  bouche,  pendant  que 
Bernard,  à  l'aide  d'autres  serviettes,  entortillait 
les  jambes  et  les  poignets.  Cela  s'exécuta  silen- 
cieusement. De  la  part  du  prince  aucune  résis- 
tance, aucun  cri.  Il  avait  ouvert  les  yeux  et 
regardait  ses  agresseurs  avec  l'air  d'un  homme 
qui  ne  comprend  d'abord  rien  à  ce  qui  lui  arrive, 
mais  qu'une  peur  de  plus  en  plus  forte  envahit 
au  fur  et  à  mesure  qu'il  a  conscience  du  dan- 
srer. 


V ÉCLAT  D'OBUS  239 

-~-  Pas  brave,  l'héritier  de  Guillaume,  ricana 
Bernard.  Quelle  frousse!  Voyons,  jeune  homme, 
il  faut  se  remettre  d'aplomt).  Où  est  votre  fla- 
con de  sels? 

Paul  avait  fini  par  lui  introduire  dans  la 
bouche  la  moitié  de  la  serviette. 

—  Maintenant,  dit-il,  partons. 

—  Que  veux-tu  faire?  demanda  Bernard. 

—  L'emmener. 
■—  Où? 

—  En  France. 

—  En  France? 

—  Parbleu  !  Nous  le  tenons  ;  qu'il  nous  serve  ! 

—  On  ne  le  laissera  pas  sortir. 

—  Et  le  tunnel? 

—  Impossible  !  La  surveillance  est  trop  active 
maintenant. 

—  Nous  verrons  bien. 

Il  saisit  son  revolver  et  le  braqua  sur  le  prince 
Conrad. 

—  Ecoutez-moi.  Vous  avez  les  idées  trop 
embrouillées  pour  comprendre  mes  questions. 
Mais  un  revolver,  ça  se  comprend  tout  seul, 
n'est-ce  pas?  C'est  un  langage  très  clair,  même 
pour  quelqu'un  qui  est  ivre  et  qui  tremble  de 
peur.  Eh  bien,  si  vous  ne  me  suivez  pas  tran- 
quillement, si  vous  essayez  de  vous  débattre  et 
de  faire  du  bruit,  si  mon  camarade  et  moi  nous 
sommes  en  péril  un  seul  instant,  vous  êtes 
flambé.  Le  browning  dont  vous  sentez  le  canon 
sur  votre  tempe  vous  fera  sauter  la  cervelle. 
Nous  sommes  d'accord? 

Le  prince  remua  la  tète. 

—  Parfait,  conclut  Paul.  Bernard,  délie  ses 
jambes,  mais  attache-lui  les  bras  autour  du 
corps...  Bien...  En  route. 


240  LECLAT  D'OBUS 

La  descente  s'effectua  dans  les  meilleures 
conditions,  et  ils  marchèrent  au  milieu  des 
massifs  jusqu'à  la  palissade  qui  séparait  le 
jardin  du  vaste  enclos  réservé  aux  casernes. 
Là  ils  se  passèrent  le  prince  d'un  côté  à  l'autre, 
comme  un  paquet,  puis,  en  suivant  le  même  che- 
min qu'à  l'arrivée,  ils  parvinrent  aux  carrières. 

Outre  que  la  nuit  était  suffisamment  claire 
pour  qu'ils  pussent  se  diriger,  ils  apercevaient 
devant  eux  une  lueur  épandue  qui  devait  mon- 
ter du  corps  de  garde  établi  à  l'entrée  du  tunnel. 
En  effet,  dans  le  poste,  toutes  les  lumières 
étaient  allumées,  et  les  hommes,  debout  en 
dehors  de  la  baraque,  buvaient  du  café. 

Devant  le  tunnel,  un  soldat  déambulait,  le 
fusil  sur  l'épaule. 

—  Nous  sommes  deux,  souffla  Bernard.  Ils 
sont  six,  et,  au  premier  coup  de  feu.  ils  seront 
rejoints  par  les  quelques  centaines  de  Boches 
qui  cantonnent  à  cinq  minutes  d'ici.  La  lutte 
est  un  peu  inégale,  qu'en  dis-tu? 

Ce  qui  aggravait  la  difficulté  j  usqu'à  la  rendre 
insurmontable,  c'est  qu'ils  n'étaient  pas  deux 
en  réalité,  mais  trois,  et  que  leur  prisonnier 
constituait  pour  eux  la  gêne  la  plus  terrible. 
Avec  lui,  impossible  de  courir,  impossible  de 
fuir.  Il  fallait  s'aider  de  quelque  stratagème. 

Lentement,  prudemment,  afin  qu'aucune 
pierre  ne  roulât  sous  leurs  pas  ou  sous  les  pas 
du  prince,  ils  décrivirent,  en  dehors  de  l'espace 
éclairé,  un  circuit  qui  les  amena,  au  bout  d'une 
heure,  à  proximité  même  du  tunnel,  sur  les 
pentes  rocheuses  contre  lesquelles  s'appuyaient 
ses  premiers  contreforts. 

—  Reste  là,  dit  Paul,  —  et  il  parlait  très 
bas,  mais  de  manière  que  le  prince  entendît. 


LÉCLAT  D'OBUS  241 

—  reste  là  et  retiens  bien  mes  instructions.  Tout 
d'abord,  tu  te  charges  du  prince...  revolver  au 
poing  et  la  main  gauche  fixée  à  son  collet.  S'il 
se  rebiffe,  tu  lui  casses  la  tête.  Tant  pis  pour 
nous,  mais  tant  pis  pour  lui  également.  De 
mon  côté,  je  retourne  à  une  certaine  distance 
de  la  baraque  et  j'attire  les  cinq  hommes  du 
poste.  Alors,  ou  bien  l'homme  qui  monte  la 
garde,  là  en-dessous,  se  joint  à  ses  camarades 

—  auquel  cas  tu  passes  avec  le  prince  —  ou 
bien,  fidèle  à  sa  consigne,  il  ne  bouge  pas  — 
auquel,  cas  tu  tires  sur  lui,  tu  le  blesses...  et 
tu  passes. 

—  Oui,  je  passe,  mais  les  Boches  courent 
après  moi. 

—  Evidemment. 

—  Et  ils  nous  rattrapent. 

—  Ils  ne  vous  rattraperont  pas. 

—  Tu  en  es  sûr  ? 

—  Certain. 

—  Du  moment  que  tu  l'affirmes... 

—  Donc,  c'est  compris.  Et  vous  aussi,  dit 
Paul  au  prince,  c'est  compris,  n'est-ce  pas  ?  La 
soumission  absolue,  sans  quoi,  une  imprudence, 
un  malentendu  peuvent  vous  coûter  la  vie. 

Bernard  dit  à  l'orielle  de  son  beau-frère  : 

—  J'ai  ramassé  une  corde,  je  vais  la  lui 
attacher  autour  du  cou,  et,  à  la  moindre  incar- 
tade, un  petit  geste  sec  le  rappellera  au  senti- 
ment de  la  réalité.  Seulement,  Paul,  je  te  pré- 
viens que,  s'il  lui  prend  la  fantaisie  de  se 
débattre,  je  suis  incapable  de  le  tuer...  comme 
ça...  froidement... 

—  Sois  tranquille...  il  a  trop  peur  pour  se 
débattre.  Il  te  suivra  comme  un  chien  jusqu'à 
l'autre  bout  du  tunnel. 

16 


242  L ÉCLAT  D'OBUS 

—  Et  alors,  une  fois  arrivé? 

—  Une  fois  arrivé,  enferme-le  dans  les  ruines 
d'Ornequin,  mais  sans  révéler  son  nom  à  per- 
sonne. 

—  Et  toi,  Paul  ? 

—  Ne  t'occupe  pas  de  moi. 

—  Cependant... 

—  Le  risque  est  le  même  pour  nous  deux, 
La  partie  que  nous  allons  jouer  est  effroyable, 
et  il  y  a  bien  des  chances  pour  que  nous  la  per- 
dions. Mais,  si  nous  la  gagnons,  c'est  le  salut 
d'Elisabeth.  Donc,  allons-y  de  tout  cœur.  A 
bientôt,  Bernard.  En  dix  minutes  tout  doit  être 
réglé,  dans  un  sens  ou  dans  l'autre. 

Ils  s'embrassèrent  longuement,  et  Paul 
s'éloigna. 

Paul  l'avait  annoncé,  cet  effort  suprême  ne 
pouvait  réussir  qu'à  force  d'audace  et  de  promp- 
titude, et  il  fallait  l'exécuter  ainsi  qu'on  exécute 
une  manœuvre  désespérée. 

Encore  dix  minutes,  et  c'était  le  dénouement 
de  l'aventure.  Encore  dix  minutes,  et  il  serait 
victorieux  ou  fusillé. 

Tous  les  actes  qu'il  accomplit  dès  ce  mo- 
ment furent  aussi  ordonnés  et  méthodiques 
que  s'il  avait  eu  le  temps  d'en  préparer  avec 
soin  le  déclenchement  et  d'en  assurer  l'inévi- 
table succès,  alors  que,  en  réalité,  ce  fut  une 
série  de  décisions  isolées  qu'il  prenait  au  fur 
et  à  mesure  des  circonstances  les  plus  tra- 
giques. 

Il  gagna  par  un  détour,  et  en  se  maintenant 
sur  les  pentes  des  monticules  que  formait  l'ex- 
ploitation de  sable,  le  défilé  qui  mettait  en 
communication  les  carrières  et  le  camp  réservé 
à  la  garnison.  Sur  le  dernier  de  ces  monticules 


L ECLAT  D'OBUS  243 

le  hasard  lui  fit  heurter  un  bloc  de  pierre  qui 
vacilla.  A  tâtons,  il  se  rendit  compte  que  ce 
bloc  retenait  derrière  lui  tout  un  amoncellement 
de  sable  et  de  cailloux. 

—  Voilà  ce  qu'il  me  faut,  se  dit-il,  sans  même 
réfléchir. 

D'un  coup  de  pied  violent,  il  ébranla  la 
masse  qui,  aussitôt,  suivant  le  creux  d'un  ravin, 
se  précipita  dans  le  défilé  avec  le  fracas  d'un 
éboulement. 

D'un  bond,  Paul  sauta  parmi  les  pierres, 
s'étendit  à  plat  ventre  et  se  mit  à  crier  au 
secours,  comme  s'il  eût  été  victime  d'un  acci- 
dent. 

De  l'endroit  où  il  gisait,  on  ne  pouvait,  à 
cause  des  sinuosités  du  défilé,  l'entendre  des 
casernes,  mais  le  moindre  appel  devait  porter 
jusqu'à  la  baraque  dutunnel,  qui  n'était  distante 
que  de  cent  mètres  au  plus.  Et.  de  fait,  les 
hommes  du  poste  accoururent  aussitôt. 

11  n'en  compta  pas  moins  de  cinq,  qui  s'em- 
pressèrent autour  de  lui  et  le  relevèrent,  tout 
en  l'interrogeant.  D'une  voix  à  peine  intelli- 
gible, il  fit  au  sous-officier  des  réponses  incohé- 
rentes, haletantes,  d'où  l'on  pouvait  conclure 
qu'il  était  envoyé  par  le  prince  Conrad  à  la 
recherche  de  la  comtesse  Hermine. 

Paul  sentait  bien  que  son  stratagème  n'avait 
aucune  chance  de  réussir  au  delà  d'un  temps 
très  limité,  mais  toute  minute  gagnée  était  d'un 
prix  inestimable,  puisque  Bernard  en  profitait 
pour  agir  de  son  côté  contre  le  sixième  homme 
en  faction  devant  le  tunnel  et  pour  s'enfuir  avec 
le  prince  Conrad.  Peut-être  même  cet  homme 
allait-il  venir  lui  aussi...  Ou  bien  peut-être 
Bernard  se  débarrasserait-il  de  lui  sans  faire 


244  LECIAT  D'OBUS 

usage  de  son  revolver  et  par  conséquent  sans 
attirer  l'attention. 

Et  Paul,  haussant  peu  à  peu  la  voix,  bredouil- 
lait des  explications  contuses  auxquelles  le 
sous-officier  s'irritait  de  ne  rien  comprendre, 
lorsqu'un  c»up  de  feu  claqua  là-bas,  suivi  de 
deux  autres  détonations. 

Sur  le  moment  le  sous-officier  hésita,  ne 
sachant  pas  très  bien  d'où  venait  le  bruit.  Les 
hommes,  s'écartant  de  Paul,  prêtèrent  l'oreille. 
Alors  il  passa  au  milieu  d'eux  et  partit  en 
avant  sans  qu'ils  se  rendissent  compte,  dans 
l'obscurité,  que  c'était  lui  qui  s'éloignait.  Puis 
au  premier  détour  il  se  mit  à  courir,  et  en 
quelques  bonds  atteignit  la  baraque. 

D'un  coup  d'œil,  il  aperçut,  à  trente  pas  de 
lui,  devant  l'orifice  du  tunnel,  Bernard  qui 
luttait  avec  le  prince  Conrad,  lequel  essayait 
de  s'échapper.  Près  d'eux,  la  sentinelle  traînait 
à  terre  en  gémissant. 

Paul  eut  la  vision  très  exacte  de  ce  qu'il  fallait 
faire.  Porter  assistance  à  Bernard  et  tenter  avec 
lui  le  risque  d'une  évasion,  aurait  été  de  la  folie, 
puisque  leurs  adversaires  les  eussent  fatalement 
rejoints,  et  qu'en  tout  cas  le  prince  Conrad  eût 
été  délivré.  Non,  l'essentiel  était  d'arrêter  la 
ruée  des  hommes  du  poste,  dont  les  ombres 
déjà  apparaissaient  au  sortir  du  défilé,  et  de 
permettre  à  Bernard  d'en  finir  avec  le  prince. 

A  moitié  caché  par  la  baraque,  il  tendit  vers 
eux  son  revolver  et  cria  : 

—  Halte  ! 

Le  sous-officier  n'obéit  pas  et  pénétra  dans 
la  zone  éclairée.  Paul  tira.  L'Allemand  tomba, 
mais  blessé  seulement,  car  il  se  mit  à  com- 
mander d'une  voix  sauvage  : 


V ÉCLAT  D'OBUS  «45 

—  En  avant  ?  Sautez  dessus  !  En  avant  donc, 
tas  de  froussards  ! 

Les  hommes  ne  bougeaient  pas.  Paul  em- 
poigna un  fusil  dans  le  faisceau  qu'ils  avaient 
formé  près  de  la  baraque,  et,  tout  en  les  ajus- 
tant, il  put,  d'un  regard  jeté  en  arrière,  cons- 
tater que  Bernard,  enfin  maître  du  prince  Con- 
rad, l'entraînait  dans  les  profondeurs  du  tunnel. 

—  Il  ne  s'agit  plus  que  de  tenir  cinq  minutes, 
pensa  Paul,  afin  que  Bernard  aille  aussi  loin 
que  possible. 

Et  il  était  si  calme  à  ce  moment  qu'il  les 
eût  comptées,  les  minutes,  au  battement  régu- 
lier de  son  pouls. 

—  En  avant!  Sautez  dessus!  En  avant!  ne 
cessait  de  proférer  le  sous-officier  qui,  sans 
aucun  doute,  s'il  n'avait  pu  reconnaître  le 
prince  Conrad,  avait  discerné  la  silhouette  de 
deux  fugitifs. 

A  genoux,  il  tira  un  coup  de  revolver  sur 
Paul.  Celui-ci  lui  cassa  le  bras  d'une  balle. 
Mais  le  sous-officier  vociféra  de  plus  belle  : 

—  En  avant  !  Il  y  en  a  deux  qui  ont  fichu 
le  camp  par  le  tunnel  !  En  avant!  Voilà  du 
renfort  ! 

C'était  une  demi-douzaine  de  soldats  des 
casernes,  accourus  au  bruit  des  détonations. 
Paul,  qui  avait  réussi  à  pénétrer  dans  la  ba- 
raque, cassa  le  carreau  d'une  lucarne  et  tira 
trois  fois.  Les  soldats  se  mirent  à  l'abri,  mais 
d'autres  arrivèrent,  prirent  les  ordres  du  sous- 
officier,  puis  se  dispersèrent,  et  Paul  les  vit 
qui  escaladaient  les  pentes  voisines  afin  de  le 
tourner.  Il  tira  encore  quelques  coups  de  fusil. 
A  quoi  bon  !  Tout  espoir  dune  résistance  plus 
longue  disparaissait. 


246  L ÉCLAT  D'OBUS 

Il  s'obstina  néanmoins,  tenant  ses  adver- 
saires à  distance,  tirant  sans  relâche  et  gagnant 
ainsi  du  temps  jusqu'aux  limites  du  possible. 
Mais  il  s'aperçut  que  la  manœuvre  de  l'en- 
nemi avait  pour  but,  après  l'avoir  tourné,  de 
se  diriger  vers  le  tunnel  et  de  donner  lâchasse 
aux  fugitifs... 

Paul  se  cramponnait.  Il  avait  réellement 
conscience  de  chaque  seconde  qui  s'écoulait, 
de  chacune  de  ces  secondes  inappréciables  qui 
augmentaient  la  distance  où  se  trouvait  Ber- 
nard. 

Trois  hommes  s'engouffrèrent  dans  l'orifice 
béant,  puis  quatre,  puis  cinq. 

En  outre,  les  balles  commençaient  à  pleu- 
voir sur  la  baraque. 

Paul  calculait  : 

—  Bernard  doit  être  à  six  ou  sept  cents 
mètres.  Les  trois  hommes  qui  le  poursuivent 
sont  à  cinquante  mètres...  à  soixante-quinze 
maintenant.   Tout  va  bien. 

Une  masse  serrée  d'Allemands  s'en  venait 
sur  la  baraque.  Il  était  évident  que  l'on  ne 
croyait  pas  que  Paul  y  fût  seul  enfermé,  tel- 
lement il  multipliait  ses  efforts.  Cette  fois  il 
n'y  avait  plus  qu'à  se  rendre. 

—  Il  est  temps,  pensa-t-il,  Bernard  est  en 
dehors  de  la  zone  dangereuse. 

Brusquement,  il  se  précipita  vers  le  tableau 
qui  contenait  les  manettes  correspondant  aux 
fourneaux  de  mine  pratiqués  dans  le  tun- 
nel, d'un  coup  de  crosse  fit  voler  la  vitre  en 
éclats,  et  rabattit  la  première  et  la  seconde  de 
ces  manettes. 

Il  sembla  que  la  terre  frémissait.  Un  gron- 
dement de  tonnerre  roula  sous  le  tunnel,  et  se 


L ECLAT  D'OBUS  247 

propagea  long-uement,  comme  un  écho  qui 
rebondit. 

Entre  Bernard  d'Andeville  et  la  meute  qui 
cherchait  à  l'atteindre  la  route  était  barrée. 
Bernard  pouvait  emmener  tranquillement  en 
France  le  prince  Conrad. 

x-Vlors  Paul  sortit  de  la  cabane,  en  levant  les 
bras  et  en  criant  d'une  voix  joyeuse: 

—  Camarade  !  Camarade  ! 

Dix  hommes  l'entouraient  déjà,  et  un  officier 
qui  les  commandait  hurla,  fou  de  rage  : 

—  Qu'on  le  fusille  1...  Tout  de  suite...  tout 
de  suite...  qu'on  le  fusille!... 


VII 

LA    LOI    DU 
VAINQUEUR 

Il  brutalement  qu'on  le  traitât,  Paul 
n'opposa  pas  la  moindre  résistance. 
Tandis  qu'on  le  collait,  avec  une  vio- 
lence exaspérée,  contre  une  partie  verticale  de 
la  falaise,  il  continuait  en  lui-même  ses  cal- 
culs : 

—  Il  est  mathématiquement  certain  que  les 
deux  explosions  se  sont  produites  à  des  dis- 
tances de  trois  cents  et  quatre  cents  mètres. 
Donc,  je  puis  admettre  également  comme 
certain  que  Bernard  et  le  prince  Conrad  se 
trouvaient  au  delà,  et  que  les  hommes  qui 
leur  donnaient  la  chasse  se  trouvaient  en 
deçà.  Donc  tout  est  pour  le  mieux. 

Docilement,  avec  une  sorte  de  complaisance 
ironique,  il  se  prêtait  aux  préparatifs  de  son 
exécution,  et,  déjà,  les  douze  soldats  qui  en 
étaient  chargés,  s'alignant  sous  la  vive  lumière 
d'un  projecteur  électrique,  n'attendaient  plus 
qu'un  ordre.  Le  sous-officier  qu'il  avait  blessé 
au  début  du  combat  se  traîna  jusqu'à  lui  et 
grinça  : 

—  Fusillé  !...  Fusillé  !...  Sale  Franzose  .. 
Il  répondit  en  riant  : 


L'ECLAT  D'OBUS  249 

—  Mais  non,  mais  non,  les  choses  ne  vont 
pas  si  vite  que  cela. 

—  Fusillé,  répéta  l'autre.  Le  herr  leutnant 
l'a  dit. 

—  Eh  bien  quoi  !  qu'est-ce  qu'il  attend,  le 
herr  leutnant? 

Le  lieutenant  faisait  une  rapide  enquête  à 
l'entrée  du  tunnel.  Les  hommes  qui  s," y  étaient 
engouffrés  revinrent  en  courant,  à  demi  as- 
phyxiés par  les  gaz  de  l'explosion .  Quant  au  fac- 
tionnaire dont  Bernard  avait  dû  se  débarrasser, 
il  perdait  son  sang  en  telle  abondance  qu'il 
fallut  renoncer  à  tirer  de  lui  de  nouveaux  ren- 
seignements. 

C'est  à  ce  moment  que  des  nouvelles  arri- 
vèrent des  casernes.  On  venait  d'apprendre 
par  une  estafette  envoyée  de  la  villa  que  le 
prince  Conrad  avait  disparu,  et  l'on  mandait 
aux  officiers  de  doubler  les  postes  et  de  faire 
bonne  garde,  surtout  aux  abords  du  tunnel. 

Certes  Paul  avait  escompté  cette  diversion, 
ou  toute  autre  du  même  genre  qui  suspendrait 
son  exécution.  Le  jour  commençait  à  poindre, 
et  il  supposait  bien  que,  le  prince  Conrad  ayant 
été  laissé  ivre-mort  dans  sa  chambre,  un  de 
ses  domestiques  devait  avoir  mission  de  veil- 
ler sur  lui.  Ce  domestique,  trouvant  les  portes 
fermées,  avait  donné  l'alarme.  D'où  les  recher- 
ches immédiates. 

Mais  la  surprise,  pour  Paul,  ce  fut  que  l'on 
ne  soupçonnât  point  l'enlèvement  du  prince 
par  la  voie  du  tunnel.  Le  factionnaire  évanoui 
ne  pouvait  parler.  Les  hommes  ne  s'étaient  pas 
rendu  compte  que,  sur  les  deux  fugitifs  aperçus 
de  loin,  l'un  des  deux  entraînait  l'autre.  Bref, 
on  crut  le    prince    assassiné.   Ses   agresseurs 


250  VECLAT  DOBUS 

avaient  dû  jeter  son  cadavre  dans  quelque 
coin  des  carrières,  puis  s'étaient  enfuis.  Deux 
d'entre  eux  avaient  réussi  à  s'échapper.  On 
tenait  le  troisième.  Et,  pas  une  seconde,  on 
n'eut  ridée  d'une  entreprise  dont  l'audace, 
justement,  dépassait  l'imagination. 

En  tout  cas,  il  ne  pouvait  plus  être  question 
de  fusiller  Paul  sans  une  enquête  préalable,  et 
sans  que  les  résultats  de  cette  enquête  fussent 
communiqués  en  haut  lieu. 

On  le  conduisit  à  la  villa,  où,  après  l'avoir 
débarrassé  de  sa  capote  allemande  et  fouillé 
minutieusement,  on  l'enferma  dans  une 
chambre  sous  la  protection  de  quatre  gaillards 
solides. 

Il  y  demeura  plusieurs  heures  à  somnoler, 
ravi  de  ce  repos  dont  il  avait  grandement 
besoin,  et  fort  tranquille  du  reste,  puisque 
Karl  étant  mort,  la  comtesse  Hermine  absente, 
Elisabeth  à  l'abri,  il  n'y  avait  qu'à  s  abandon- 
ner au  cours  normal  des  événements. 

Vers  dix  heures,  il  reçut  la  visite  d'un  géné- 
ral qui  tenta  de  l'interroger,  et  qui,  ne  recevant 
aucune  réponse  satisfaisante,  se  mit  en  colère, 
mais  avec  une  certaine  réserve  où  Paul  démêla 
cette  sorte  de  considération  que  l'on  éprouve 
pour  les  criminels  de  marque. 

—  Tout  va  bien,  se  dit-il.  Cette  visite  n'est 
qu'une  étape  et  m'annonce  la  venue  d'un 
ambassadeur  plus  sérieux,  quelque  chose 
comme  un  plénipotentiaire. 

D'après  les  paroles  du  général,  il  comprit 
que  l'on  continuait  à  chercher  le  corps  du 
prince.  On  le  cherchait  d'ailleurs  aussi  en 
dehors  de  l'enceinte,  car  un  nouveau  fait,  la 
découverte    et    les    révélations    du    chauffeur 


L'ECLAl  D'OBUS  251 

emprisonné  dans  la  remise  par  Paul  et  par 
Bernard,  de  même  que  le  départ,  et  le  retour 
de  l'automobile,  signalés  par  les  postes,  éten- 
daient singulièrement  le  champ  des  investiga- 
tions. 

A  midi,  on  servit  à  Paul  un  repas  substan- 
tiel. Les  égards  augmentaient.  Il  y  eut  de  la 
bière  et  du  café. 

—  Je  serai  peut-être  fusillé,  pensait-il, 
mais  dans  les  règles,  et  pas  avant  que  l'on 
sache  exactement  quel  est  le  mystérieux  per- 
sonnage que  l'on  a  l'honneur  de  fusiller,  les 
raisons  de  son  entreprise,  et  les  résultats  obte- 
nus. Or,  moi  seul  peux  donner  les  renseigne- 
ments. Donc... 

Il  sentait  si  nettement  la  force  de  sa  position 
et  la  nécessité  où  l'adversaire  se  trouvait  de 
contribuer  au  succès  de  son  plan  qu'il  ne 
s'étonna  point  d'être  conduit,  une  heure  plus 
tard,  dans  un  petit  salon  de  la  villa,  en  pré- 
sence de  deux  personnages  chamarrés  qui  le 
firent  fouiller  une  fois  encore,  puis  attacher 
avec  un  luxe  de  précautions  insolite. 

—  C'est  au  moins,  se  dit-il,  le  chancelier  de 
l'empire  qui  se  dérange  en  ma  faveur. . .  à  moins 
que... 

Au  fond  de  lui,  étant  donné  les  circon- 
stances, il  ne  pouvait  s'empêcher  de  prévoir 
une  intervention  plus  puissante  même  que 
celle  du  chancelier,  et  lorsqu'il  entendit,  sous 
les  fenêtres  de  la  villa,  une  automobile  s'ar- 
rêter, lorsqu'il  constata  le  trouble  des  deux 
personnages  chamarrés,  il  fut  convaincu  que 
ses  calculs  recevaient  une  éclatante  confirma- 
tion. 

Tout  était  prêt.  Avant  même  que  l'appari- 


252  L ECLAT  D  OBUS 

tion  ne  se  produisît,  les  deux  personnages  se 
guindèrent  en  posture  militaire,  et  les  soldats, 
plus  raides  encore,  prirent  un  air  de  manne- 
quins. 

La  porte  s'ouvrit. 

L'entré©  se  fit  en  coup  de  vent,  dans  un  cli- 
quetis de  sabre  et  d'éperons.  Tout  de  suite 
l'homme  qui  arrivait  ainsi  donnait  l'impression 
de  la  hâte  fiévreuse  et  du  départ  imminent. 
Ce  qu'il  venait  accomplir,  il  n'avait  le  temps 
de  l'accomplir  qu'en  un  nombre  restreint  de 
minutes. 

Un  geste  :  tous  les  assistants  défilèrent. 

L'empereur  et  l'officier  français  restaient  l'un 
en  face  de  l'autre. 

Et  aussitôt  l'empereur  articula  d'une  voix  fu- 
rieuse : 

—  Qui  étes-vous?  Qu'ètes-vous  venu  faire  ? 
Où  sont  vos  complices?  Sur  l'ordre  de  qui 
avez- vous  agi? 

Il  était  difficile  de  reconnaître  en  lui  l'image 
qu'offraient  ses  photographies  ou  les  dessins  des 
journaux,  tellement  la  figure  avait  vieilli, 
masque  ravagé  maintenant,  creusé  de  rides, 
barbouillé  d'une  teinte  jaunâtre. 

Paul  tressaillait  de  haine,  non  pas  tant  d'une 
haine  personnelle  suscitée  par  le  souvenir 
de  ses  propres  souffrances  que  d'une  haine 
faite  d'horreur  el  de  mépris  pour  le  plus  grand 
criminel  qui  se  pût  imaginer.  Et,  malgré  sa 
volonté  absolue  de  ne  pas  s'écarter  des  formules 
d'usage  et  des  règles  du  respect  apparent,  il 
répondit  : 

—  Qu'on  me  détache! 

L'empereur  sursauta.  C'était  certes  la  pre- 
mière fois  qu'on  lui  parlait  ainsi,  et  il  s'écria  : 


V ECLAT  D'OBUS  253 

~  Mais  vous  oubliez  qu'il  suffit  d'un  mot 
pour  qu'on  vous  fusille  !  Et  vous  osez  !  Des 
conditions  ! . . . 

Paul  garda  le  silence.  L'empereur  allait  et 
venait,  la  main  à  la  poignée  de  son  sabre 
qu'il  laissait  traîner  sur  le  tapis.  Deux  fois  il 
s'arrêta  et  regarda  Paul,  et,  comme  celui-ci  ne 
sourcillait  pas,  il  repartait  avec  un  surcroît 
d'indignation. 

Et  tout  à  coup  il  pressa  le  bouton  d'un  timbre 
électrique. 

—  Qu'on  le  détache!  ordonna-t-il  à  ceux  qui 
se  précipitèrent  à  son  appel. 

Délivré  de  ses  liens,  Paul  se  dressa  et  rec- 
tifia la  position  comme  un  soldat  devant  un 
supérieur. 

De  nouveau  la  pièce  se  vida.  Alors  l'empereur 
s'approcha,  et,  tout  en  laissant  entre  Paul  et 
lui  le  rempart  d'une  table,  il  demanda,  la  voix 
toujours  rude  : 

—  Le  prince  Conrad  ? 
Paul  répondit  : 

—  Le  prince  Conrad  n'est  pas  mort,  sire,  il 
se  porte  bien. 

—  Ah!  fit  le  kaiser  visiblement  soulagé. 

Et  il  reprit,  évitant  encore  d'attaquer  le  fond 
du  sujet  : 

—  Cela  ne  change  pas  les  choses  en  ce  qui 
vous  concerne  :  agression...  espionnage...  Sans 
compter  le  meurtre  d'un  de  mes  meilleurs  ser- 
viteurs... 

—  L'espion  Karl,  n'est-ce  pas,  sire?  En  le 
tuant,  je  n'ai  fait  que  me  défendre  contre  lui. 

—  Mais  vous  l'avez  tué?  Donc,  pour  ce 
meurtre  et  pour  le  reste,  vous  serez  passé  par 
les  armes. 


254  L ECLAT  D'OBUS 

—  Non,  sire.  La  vie  du  prince  Conrad  répond 
de  la  mienne. 

L'empereur  haussa  les  épaules. 

—  Si  le  prince  Conrad  est  vivant  on  le  trou- 
vera. 

—  Non^  sire,  on  ne  le  trouvera  pas. 

—  Il  n'y  a  pas  de  retraite  en  Allemagne  où 
l'on  puisse  le  soustraire  à  mes  recherches, 
affirma-t-il  en  frappant  du  poing. 

—  Le  prince  Conrad  n'est  pas  en  Allemagne, 
sire. 

—  Hein?  Qu'est-ce  que  vous  dites  ? 

—  Je  dis  que  le  prince  Conrad  n'est  pas  en 
Allemagne,  sire. 

—  Où  est-il  en  ce  cas? 

—  En  France. 

—  En  France  ! 

—  Oui,  sire,  en  France,  au  château  d'Orne- 
quin,  sous  la  garde  de  mes  amis.  Si  demain 
soir,  à  six  heures,  je  ne  les  ai  pas  rejoints,  le 
prince  Conrad  sera  livré  à  l'autorité  militaire. 

L'empereur  sembla  suffoqué,  au  point  que 
sa  colère  en  fut  brisée  net  et  qu'il  ne  chercha 
même  pas  à  dissimuler  la  violence  du  coup. 
Toute  l'humiliation,  tout  le  ridicule  qui  rejail- 
lirait sur  lui,  sur  sa  dynastie  et  sur  l'empire, 
si  son  fils  était  prisonnier,  l'éclat  de  rire  du 
monde  entier  à  cette  nouvelle,  l'insolence  que 
donnerait  à  l'ennemi  la  possession  d'un  tel 
otage,  tout  cela  apparut  dans  son  regard  in- 
quiet et  dans  ses  épaules  qui  se  courbèrent. 

Paul  sentit  le  frisson  de  la  victoire.  Il  tenait 
cet  homme  aussi  solidement  que  Ton  tient  sous 
son  genou  le  vaincu  qui  vous  demande  grâce, 
et  l'équilibre  des  forces  en  présence  était  si 
bien  rompu  en  sa  faveur  que  les  yeux  mêmes 


I 


L ÉCLAT  D'OBUS  255 

du  kaiser,  se  levant  sur  lui,  donnèrent  à  Paul 
l'impression  de  son  triomphe. 

L'empereur  entrevoyait  les  phases  du  drame 
qui  s'était  joué  au  cours  de  cette  nuit,  l'arrivée 
par  le  tunnel,  l'enlèvement  par  le  tunnel,  l'ex- 
plosion des  mines  provoquée  pour  assurer  la 
fuite  des  agresseurs. 

Et  la  hardiesse  folle  de  l'aventure  le  con- 
fondait. 

Il  murmura  : 

—  Qui  êtes-vous? 

Paul  se  départit  un  peu  de  son  attitude 
rigide.  Une  de  ses  mains  se  posa  frémissante 
sur  la  table  qui  les  séparait,  et  il  prononça 
gravement  : 

—  Il  y  a  seize  ans,  sire,  une  fin  d'après-midi 
du  mois  de  septembre... 

—  Hein  !  Que  signifie  ?. . .  articula  l'empereur, 
interloqué  par  ce  préambule. 

—  Vous  m'avez  questionné,  sire,  je  dois 
vous  répondre. 

Et  il  recommença,   avec  la  même  gravité  : 

—  Il  a  seize  ans,  sire,  une  fin  d'après-midi 
du  mois  de  septembre,  vous  avez  visité  sous  la 
conduite  d'une  personne...  comment  dirais-je? 
d'une  personne  chargée  de  votre  service  d'es- 
pionnage, les  travaux  du  tunnel  d'Ebrecourt  à 
Corvigny.  A  l'instant  même  où  vous  sortiez 
d'une  petite  chapelle  située  dans  les  bois  d'Or- 
nequin,  vous  avez  fait  la  rencontre  de  deux 
Français,  le  père  et  le  fils...  Vous  vous  rap- 
pelez, sire?...  il  pleuvait...  et  cette  rencontre 
vous  fut  si  désagréable  qu'un  mouvement  d  hu- 
meur vous  échappa.  Dix  minutes  plus  tard,  la 
dame  qui  vous  accompagnait  revint,  et  voulut 
entraîner  un  des  Français,  le  père,  sur  le  ter- 


256  L'ECLA  T  D'OBUS 

ritoire  allemand,  sous  le  prétexte  d'une  entre- 
vue avec  vous  Le  Français  refusa.  La  femme 
Tassassina  sous  les  yeux  de  son  fils.  Il  s'appe- 
lait Delroze.  C'était  mon  père. 

Le  kaiser  avait  écouté  avec  une  stupeur 
croissante".  Il  sembla  à  Paul  que  la  teinte  de 
son  visage  se  mêlait  de  plus  de  bile  encore. 
Cependant  il  tint  bon  sous  le  regard  de  Paul. 
Pour  lui,  la  mort  de  ce  M.  Delroze  était  un 
de  ces  incidents  minimes  auquel  un  empereur 
ne  s'attarde  pas.  S'en  souvenait-il  seulement  ? 

Refusant  donc  de  s'expliquer  sur  un  crime 
qu'il  n'avait  certainement  pas  ordonné,  mais 
dont  son  indulgence  pour  la  criminelle  le  ren- 
dait complice,  il  se  contenta,  après  un  silence, 
de  laisser  tomber  ces  mots  : 

—  La  comtesse  Hermine  est  responsable  de 
ses  actes, 

—  Et  elle  n'en  est  responsable  que  devant 
elle-même,  remarqua  Paul,  puisque  la  justice 
de  son  pays  n'a  pas  voulu  qu'on  lui  demandât 
compte  de  celui-là. 

L'empereur  haussa  les  épaules,  en  homme 
qui  dédaigne  de  discourir  sur  des  questions  de 
morale  allemande  et  de  politique  supérieure. 
Il  consulta  sa  montre,  sonna,  prévint  que  son 
départ  aurait  lieu  dans  quelques  minutes,  et. 
se  retournant  vers  Paul  : 

—  Ainsi,  dit-il,  c'est  pour  venger  la  mort  de 
votre  père  que  vous  avez  enlevé  le  prince  Con- 
rad? 

—  Non,  sire,  cela  c'est  une  affaire  entre  la 
comtesse  Hermine  et  moi,  mais  avec  le  prince 
Conrad  j'ai  autre  chose  à  régler.  Lors  de  son 
séjour  au  château  d'Ornequin,  le  prince  Conrad 
a  poursuivi  de  ses  assiduités  une  jeune  femme 


L'ECLAl  D'OBUS  257 

qui  habitait  ce  château.  Rebuté  par  elle,  il  l'a 
emmenée  comme  prisonnière,  ici,  dans  sa  villa. 
Cette  jeune  femme  porte  mon  nom.  Je  suis 
venu  la  chercher. 

A  l'attitude  de  l'empereur,  il  était  évident 
qu'il  ignorait  tout  de  cette  histoire  et  que  les 
frasques  de  son  fils  l'importunaient  singuliè- 
rement. 

—  Vous  êtes  sûr?  fit-il.  Cette  dame  est  ici.' 

—  Elle  y  était  hier  soir,  sire.  Mais  la  com- 
tesse Hermine,  ayant  résolu  de  la  supprimer, 
a  confié  ma  femme  à  l'espion  Karl  avec  mis- 
sion de  soustraire  la  malheureuse  auxrecherches 
du  prince  Conrad  et  de  l'empoisonner. 

—  Mensonge!  Mensonge  abominable!  s'écria 
l'empereur. 

—  Voici  le  flacon  remis  par  la  comtesse  Her- 
mine à  l'espion  Karl. 

—  Après?  Après?  commanda  le  kaiser  d'une 
voix  irritée. 

—  Après,  sire?  L'espion  Karl  étant  mort, 
et  l'endroit  où  se  trouvait  ma  femme  ne  m'étant 
pas  connu,  je  suis  revenu  ici.  Le  prince  Conrad 
dormait.  Avec  un  de  mes  amis,  je  l'ai  des- 
cendu de  sa  chambre  et  expédié  en  France  par 
le  tunnel. 

—  Vous  avez  fait  cela  ? 

—  J'ai  fait  cela,  sire. 

—  Et  sans  doute,  en  échange  de  la  liberté 
du  prince  Conrad,  vous  demandez  la  liberté  de 
votre  femme  ? 

—  Oui,  sire. 

—  Mais,  s'exclama  l'empereur,  j'ignore  où 
elle  est,  moi  ! 

—  Elle  est  dans  un  château  qui  appartient  à 
la  comtesse  Hermine.  Réfléchissez  un  instant, 

17 


258  L'ECLAT  D'OBUS 

sire...  un  château  auquel  on  arrive  en  quelques 
heures  d'automobile,  donc  situé  à  cent  cin- 
quante, deux  cents  kilomètres  au  plus. 

Taciturne,  l'empereur  frappait  la  table  avec 
le  pommeau  de  son  sabre,  à  petits  coups  ra- 
geurs .     ^ 

—  C'est  tout  ce  que  vous  demandez?  dit-il. 

—  Non,  sire. 

—  Quoi  encore  ? 

—  La  liberté  de  vingt  prisonniers  français 
dont  la  liste  m'a  été  remise  par  le  général 
commandant  les  armées  françaises. 

Cette  fois  l'empereur  se  dressa,  d'un  bond. 

—  Vous  êtes  fou  !  Vingt  prisonniers,  et  des 
officiers  sans  doute  ?  Des  chefs  de  corps,  des 
généraux  ! 

—  La  liste  comprend  aussi  des  simples  sol- 
dats, sire. 

L'empereur  nel'écoutaitpas.  Sa  fureur  s'ex- 
primait par  des  gestes  désordonnés  et  par  des 
interjections  incohérentes.  Il  foudro3''ait  Paul 
du  regard.  L'idée  de  subir  la  loi  de  ce  petit  lieu- 
tenant français,  captif,  et  qui  pourtant  parlait 
en  maître,  devait  lui  sembler  terriblement  dé- 
sagréable. Au  lieu  de  châtier  l'insolent  ennemi, 
il  fallait  discuter  avec  lui  et  baisser  la  tête  sous 
l'outrage  de  ses  propositions  !  Mais  que  faire  ? 
Aucune  issue  ne  s'offrait.  Il  avait  comme  ad- 
versaire un  homme  que  la  torture  même  n'eût 
pas  fléchi. 

Et  Paul  reprit  : 

—  Sire,  la  liberté  de  ma  femme  contre  la 
liberté  du  prince  Conrad,  le  marché  serait  vrai- 
ment trop  inégal.  Que  vousimporte  à  vous.  sire, 
que  ma  femme  soit  captive  ou  libre  ?  Non.  il 
est  équitable  que  la  libération  du  prince  Conrad 


VECLAT  D'OBUS  259 

soit  l'objet  d'un  échange  qui  la  justifie...  Et 
vingt  prisonniers  français,  ce  n'est  pas  trop... 
Du  reste,  il  est  inutile  que  cela  ait  lieu  publi- 
quement. Les  prisonniers  rentreront  en  France 
un  par  un,  si  vous  le  préférez,  comme  échangés 
contre  des  prisonniers  allemands  de  même 
grade...  de  sorte  que... 

Quelle  ironie  dans  ces  paroles  conciliantes 
destinées  à  adoucir  l'amertume  de  la  défaite 
et  à  dissimuler,  sous  l'apparence  d'une  conces- 
sion, le  coup  porté  à  l'orgueil  impérial  !  Paul 
goûtait  profondément  la  saveur  de  telles  mi- 
nutes. Il  avait  l'impression  de  ceque  cethomme, 
à  qui  une  déception  d'amour-propre  relative- 
ment si  petite  infligeait  un  si  grand  tourment, 
devait  souffrir,  par  ailleurs,  de  voir  Tavortement 
de  son  plan  gigantesque  et  de  se  sentir  écrasé 
sous  le  poids  formidable  du  destin. 

—  Allons,  pensa  Paul,  je  suis  bien  vengé, 
et  ce  n'est  que  le  commencement  de  ma  ven- 
geance. 

La  capitulation  était  proche.  L'empereur 
déclara  : 

—  Je  verrai...  je  donnerai  des  ordres. 
Paul  protesta  : 

—  Il  serait  dangereux  d'attendre,  sire,  La 
capture  du  prince  Conrad  pourrait  être  connue 
en  France... 

—  Eh  bien,  dit  l'empereur,  ramenez  le  prince 
Conrad,  et  le  jour  même  votre  femme  vous 
sera  rendue. 

Mais  Paul  fut  impitoyable.  Il  exigeait  qu'on 
lui  fît  entière  confiance. 

—  Sire,  je  ne  pense  pas  que  les  choses  doivent 
se  passer  ainsi.  Ma  femme  se  trouve  dans  la 
situation  la  plus  horrible  qui  soit,  et  son  exis- 


26o  L'ECLAT  D'OBUS 

tence  même  est  en  jeu.  Je  demande  à  être  con- 
duit immédiatement  près  d'elle.  Ce  soir,  elle 
et  moi,  nous  serons  en  France.  Il  est  indispen- 
sable que  nous  y  soyons  ce  soir. 

Il  répéta  ces  mots  du  ton  le  plus  ferme,  et 
il  ajouta  :  ^ 

—  Quant  aux  prisonniers  français,  sire,  leur 
remise  sera  effectuée  dans  les  conditions  qu'il 
vous  plaira  de  préciser.  En  voici  la  liste  avec 
leur  lieu  d'internement. 

Paul  saisit  un  crayon  et  une  feuille  de 
papier.  Dès  qu'il  eut  fini,  l'empereur  lui  arra- 
cha la  liste  des  mains,  et  aussitôt  sa  figure  se 
convulsa.  Chacun  des  noms,  pour  ainsi  dire, 
le  secouait  de  rage  impuissante.  Il  froissa  la 
feuille  et  la  réduisit  en  boule  comme  s'il  était 
résolu  à  rompre  tout  accord. 

Mais  soudain,  à  bout  de  résistance,  d'un 
mouvement  brusque,  où  il  y  avait  une  hâte 
fiévreuse  d'en  finir  avec  toute  cette  histoire 
exaspérante,  il  appuya  par  trois  fois  sur  la  son- 
nerie électrique. 

Un  officier  d'ordonnance  entra  vivement  et 
se  planta  devant  lui. 

L'empereur  réfléchit  encore  quelques  ins- 
tants. 

Puis  il  commanda  : 

—  Conduisez  le  lieutenant  Delroze  en  auto- 
mobile au  château  de  Hildensheim,  d'où  vous 
le  ramènerez  avec  sa  femme  aux  avant-postes 
d'Ebrecourt.  Huit  jours  plus  tard,  vous  le  ren- 
contrerez à  ce  même  point  de  nos  lignes.  Il 
sera  accompagné  du  prince  Conrad,  et  vous 
des  vingt  prisonniers  français  dont  les  noms 
sont  inscrits  sur  cette  liste.  L'échange  se  fera 
d'une  manière  discrète,  que  vous  fixerez  avec 


L'ÉCLAT  D'OBUS  261 

le  lieutenant  Delroze.  Voilà.  Vous  me  tiendrez 
au  courant  par  des  rapports  personnels. 

Cela  fut  jeté  d'un  ton  saccadé,  autoritaire, 
comme  une  série  de  mesures  que  l'empereur 
eût  prises  de  lui-même,  sans  subir  la  moindre 
pression  et  par  le  simple  effet  de  sa  volonté 
impériale. 

Ayant  ainsi  réglé  cette  affaire,  il  sortit,  la 
tête  haute,  le  sabre  vainqueur  et  l'éperon 
sonore. 

—  Une  victoire  de  plus  à  son  actif.  Quel 
cabotin!  pensa  Paul,  qui  ne  put  s'empêcher 
de  rire,  au  grand  scandale  de  Tofficier  d'ordon- 
nance. 

Il  entendit  l'auto  de  l'empereur  qui  dé- 
marrait. 

L'entrevue  n'avait  pas  duré  dix  minutes. 

Un  moment  après,  lui  même,  il  s'en  allait 
et  roulait  sur  la  route  de  Hildensheim. 


VIII 

l'éperon  132 


'^  HEUREUX  voyage  !  Et  avec  quelle 
2^^  allégresse  Paul  Delroze  l'accomplit  ! 
Enfin  il  touchait  au  but,  et  ce  n'était 
pas  cette  fois  une  de  ces  entreprises  hasardeuses 
au  bout  desquelles  il  n'y  a  si  souvent  que  la 
plus  cruelle^  des  déceptions,  mais  le  dénoue- 
ment logique  et  la  récompense  de  ses  efforts. 
L'ombre  même  d'une  inquiétude  ne  pouvait 
l'effleurer.  Il  est  des  victoires  —  et  celle  qu'il 
venait  de  remporter  sur  Tempereur  était  de  ce 
nombre  —  qui  entraînent  à  leur  suite  la  sou- 
mission de  tous  les  obstacles.  Elisabeth  se 
trouvait  au  château  de  Hildensheim,  et  il  se 
dirigeait  vers  ce  château  sans  que  rien  pût  s'op- 
poser à  son  élan. 

A  la  clarté  du  jour,  il  lui  sembla  reconnaître 
les  paysages  qui  se  cachaient  à  lui  dans  les 
ténèbres  de  la  nuit  précédente,  tel  village,  tel 
bourg,  telle  rivière  côtO)'ée.  Et  il  vit  la  suc- 
cession des  petits  bois.  Et  il  vit  le  fossé  près 
duquel  il  avait  lutté  avec  l'espion  Karl. 

Il  ne  lui  fallut  guère  plus  d'une  heure  encore 
pour  arriver  sur  une  colline  que  dominait  la 
forteresse  féodale  de  Hildensheim.  De  larges 
fossés  la  précédaient,    enjambés  par  un  pont- 


VÉCLAT  D'OBUS  263 

levis.  Un  concierge  soupçonneux  se  présenta, 
mais  quelques  mots  de  l'officier  ouvrirent  les 
portes  toutes  grandes. 

Deux  domestiques  accoururent  du  château, 
et,  sur  une  question  de  Paul,  ils  répondirent 
que  la  dame  française  se  promenait  du  côté  de 
l'étang. 

Il  se  fit  indiquer  le  chemin  et  dit  à  l'of- 
ficier : 

—  J'irai  seul.  Nous  repartirons  aussitôt. 

Il  avait  plu.  Un  pâle  soleil  d'hiver,  se  glissant 
entre  les  gros  nuages,  éclairait  des  pelouses  et 
des  massifs.  Paul  longea  des  serres,  franchit 
un  groupe  de  rochers  artificiels  doù  s'échappait 
le  mince  filet  d'une  cascade  qui  formait,  dans 
un  cadre  de  sapins  noirs,  un  vaste  étang  égayé 
de  cygnes  et  de  canards  sauvages. 

A  l'extrémité  de  cet  étang,  il  y  avait  une 
terrasse  ornée  de  statues  et  de  bancs  de  pierre. 

Elisabeth  était  là. 

Une  émotion  indicible  bouleversa  Paul. 
Depuis  la  veille  de  la  guerre,  Elisabeth  était 
perdue  pour  lui.  Depuis  ce  jour-là  elle  avait 
subi  les  épreuves  les  plus  affreuses,  et  les 
avait  subies  pour  cette  seule  raison  qu'elle 
voulait  apparaître  aux  yeux  de  son  mari 
comme  une  femme  sans  reproche,  fille  d'une 
mère  sans  reproche. 

Et  voilà  qu'il  la  retrouvait  à  une  heure  où 
aucune  des  accusations  lancées  contre  la  com- 
tesse Hermine  ne  pouvait  être  écartée,  et  où 
Elisabeth  elle-même,  par  sa  présence  au  souper 
du  prince  Conrad,  avait  suscité  en  Paul  une 
telle  indignation. 

Mais  comme  tout  cela  était  loin  déjà  !  Et 
comme  cela  comptait  peu  !  L'infamie  du  prince 


204  VECLA  T  D'OBUS 

Conrad,  les  crimes  de  la  comtesse  Hermine, 
les  liens  de  parenté  qui  pouvaient  unir  les  deux 
femmes,  toutes  les  luttes  que  Paul  avait  sou- 
tenues, toutes  ses  angoisses,  toutes  ses  révoltes, 
toutes  ses  haines...  autant  de  détails  insi- 
gnifiants, ^maintenant  qu'il  apercevait  à  vingt 
pas  de  lui  sa  bien-aimée  malheureuse.  Il  ne 
songea  plus  qu'aux  larmes  quelle  avait  versées 
et  il  n'aperçut  plus  que  sa  silhouette  amaigrie, 
frissonnante  sous  la  bise  d'hiver. 

Il  s'approcha.  Son  pas  grinça  sur  le  galet  de 
l'allée,  et  la  jeune  femme  se  retourna. 

Elle  n'eut  pas  un  geste.  Il  comprit,  à  l'expres- 
sion de  son  regard,  qu'elle  ne  le  voyait  pas,  en 
réalité,  mais  qu'il  était  pour  elle  comme  un 
fantôme  qui  surgit  des  brumes  du  rêve,  et  que 
ce  fantôme  devait  bien  souvent  flotter  devant 
ses  yeux  hallucinés. 

Elle  lui  sourit  même  un  peu,  et  si  tristement 
que  Paul  joignit  les  mains  et  fut  près  de  s'age- 
nouiller. 

—  Elisabeth...  Elisabeth  ..  balbutia-t-il. 

Alors  elle  se  redressa  et  porta  la  main  à  son 
cœur,  et  elle  devint  plus  pâle  encore  qu'elle  ne 
l'était  la  veille  au  soir,  entre  le  prince  Conrad 
et  la  comtesse  Hermine.  L'image  sortait  des 
brumes.  La  réalité  se  précisait  en  face  d'elle 
et  dans  son  cerveau.  Cette  fois  elle  voyait  Paul  ! 

Il  se  précipita,  car  il  lui  semblait  qu'elle  allait 
tomber.  Mais  elle  fit  un  effort  sur  elle-même, 
tendit  les  mains  pour  qu'il  n'avançât  point,  et 
le  regarda  profondément,  comme  si  elle  eût 
voulu  pénétrer  jusqu'aux  ténèbres  mêmes  de 
son  âme  et  savoir  ce  qu'il  pensait. 

Paul  ne  bougea  plus,  tout  palpitant  d'amour. 

Elle  murmura  : 


L'ECLAT  D  OBUS  265 

—  Ah  !  je  vois  que  tu  m'aimes...  tu  n'as  pas 
cessé  de  m'aimer...  maintenant  j'en  suis  sûre. 

Elle  gardait  cependant  les  bras  tendus  comme 
un  obstacle,  et  lui-même  ne  cherchait  pas  à 
avancer.  Toute  leur  vie  et  tout  leur  bonheur 
étaient  dans  leur  regard,  et,  tandis  que  leurs 
yeux  se  mêlaient  éperdument,  elle  continua  : 

—  Ils  m'ont  dit  que  tu  étais  prisonnier.  C'est 
donc  vrai?  Ah  !  ce  que  je  les  ai  suppliés  pour 
qu'on  me  conduisît  auprès  de  toi  !  Ce  que  je  me 
suis  abaissée  !  J'ai  dû  même  m'asseoir  à  leur 
table,  et  rire  de  leurs  plaisanteries,  et  porter 
des  bijoux,  des  colliers  de  perles  qu'ils  m'im- 
posaient. Tout  cela  pour  te  voir  !..  Et  ils  pro- 
mettaient toujours...  Et  puis,  enfin,  cette  nuit 
on  m'a  emmenée  jusqu'ici,  et  j'ai  cru  qu'ils 
s'étaient  joués  de  moi  une  fois  encore...  ou 
bien  que  c'était  un  piège  nouveau...  ou  bien 
qu'ils  se  décidaient  enfin  à  me  tuer...  Et  puis 
te  voilà  ! . . .  Te  voilà  ! . . .  toi,  mon  Paul  chéri  ! . . . 

Elle  lui  saisit  la  figure  entre  ses  deux  mains 
et,  tout  à  coup,  désespérée  : 

—  Mais  tu  ne  vas  pas  t'en  aller  encore  ?  De- 
main seulement,  n'est-ce  pas?  Ils  ne  te  repren- 
nent pas  à  moi,  comme  cela,  après  quelques 
minutes?  Tu  restes,  n'est-ce  pas?  Ah  !  Paul,  je 
n'ai  plus  de  courage...  Ne  me  quitte  plus... 

Elle  fut  très  étonnée  de  le  voir  qui  souriait. 

—  Qu'est-ce  que  tu  as,  mon  Dieu?  Comme 
tu  as  l'air  d'être  heureux  ! 

Il  se  mita  rire  et,  cette  fois,  l'attirant  contre 
lui  avec  une  autorité  qui  n'admettait  point  de 
résistance,  il  lui  baisa  les  cheveux,  et  le  front, 
et  les  joues,  et  les  lèvres,  et  il  disait  : 

—  Je  ris  parce  qu'il  n'y  a  pas  autre  chose  à 
faire  que  de  rire  et  de  t'embrasser.  Je  ris  aussi 


2b6  L'ECLAT  D'OBUS 

parce  que  je  me  suis  imaginé  des  tas  d'histoires 
absurdes...  Oui,  figure-toi,  ce  souper  hier  soir... 
je  t'ai  aperçue  de  loin,  et  j'ai  souffert  la  mort... 
Je  t'ai  accusée  de  je  ne  sais  quoi...  Faut-il  être 
bête  ! 

Elle  ne  Comprenait  pas  sa  gaieté,  et  elle  ré- 
péta : 

—  Comme  tu  es  heureux  !  Comment  se  peut- 
il  que  tu  sois  si  heureux  ? 

—  Il  n'y  a  aucune  raison  pour  que  je  ne  le 
sois  pas,  dit  Paul  toujours  en  riant.  Voyons, 
réfléchis...  On  se  retrouve  tous  les  deux,  à  la 
suite  de  malheurs  auprès  desquels  ceux  qui  ont 
frappé  la  famille  des  Atrides  ne  comptent  pas. 
Nous  sommes  ensemble,  rien  ne  peut  plus 
nous  séparer,  et  tu  ne  veux  pas  que  je  sois 

"content  ? 

—  Rien  ne  peut  donc  plus  nous  séparer  ?  dit- 
elle  tout  anxieuse. 

—  Evidemment.  Est-ce  donc  si  étrange  ? 

—  Tu  restes  avec  moi?  Nous  allons  vivre 
ici? 

—  Ah  !  non,  alors...  En  voilà  une  idée  !  Tu 
vas  faire  tes  paquets  en  deux  temps,  trois  mou- 
vements, et  nous  filons. 

—  Où? 

—  Où?  Mais  en  France.  Tout  bien  pesé,  il 
n'y  a  encore  que  là  que  l'on  se  sente  à  l'aise. 

Et,  comme  elle  l'observait  avec  stupeur,  il  lui 
dit  : 

—  Allons,  dépêchons-nous.  L'auto  nous  at- 
tend et  j'ai  promis  à  Bernard...  oui.  ton  frère 
Bernard,  je  lui  ai  promis  que  nous  le  rejoin- 
drions cette  nuit...  Tu  es  prête?  Ah  çà  mais, 
pourquoi  cet  air  d'effarement  ?  Il  te  faut  des 
explications  ?  Mais,  ma  chérie  adorée,  nous  en 


V ECLAT  D'OBUS  267 

avons  pour  des  heures  et  des  heures  à  nous 
expliquer  tous  deux.  Tu  as  tourné  la  tête  à  un 
prince  impérial...  Et  puis  tu  as  été  fusillée... 
Et  puis...  et  puis...  Enfin,  quoi!  Dois-je  de- 
mander main-forte  pour  que  tu  me  suives  ? 

Elle  comprit  soudain  qu'il  parlait  sérieuse- 
ment, et  elle  lui  dit,  sans  le  quitter  des  ye\x^  : 

—  C'est  vrai  ?  nous  sommes  libres  ? 

—  Entièrement  libres. 

—  Nous  rentrons  en  France  ? 

—  Directement. 

—  Nous  n'avons  plus  rien  à  craindre  ? 

—  Rien. 

Alors  elle  eut  une  brusque  détente.  A  son 
tour  elle  se  mit  à  rire,  dans  un  de  ces  accès  de 
joie  désordonnés  où  Ton  se  laisse  aller  à  toutes 
les  oramineries  et  à  tous  les  enfantillagres.  Pour 
un  peu,  elle  eût  chanté,  elle  eût  dansé.  Et  ses 
larmes  coulaient,  cependant.  Et  elle  balbutiait  : 

— '-  Libre!...  C'est  fini!...  Ai-je  souffert?... 
Mais  non . . .  Ah  !  tu  savais  que  j 'ai  été  fusillée  ? 
Eh  bien,  je  te  le  jure,  ça  n'est  pas  si  terrible... 
Je  te  raconterai  cela,  et  tant  d'autres  choses  !... 
Toi  aussi,  tu  me  raconteras...  Mais  comment 
as-tu  réussi  ?  Tu  es  donc  plus  fort  qu'eux  ?  Plus 
fort  que  l'ineffable  Conrad,  plus  fort  que  l'em- 
pereur? Mon  Dieu,  que  c'est  drôle  !  Mon  Dieu, 
que  c'est  drôle  !... 

Elle  s'interrompit  et,  lui  prenant  le  bras  avec 
une  violence  subite  : 

—  Allons-nous-en,  mon  chéri.  C'estde  la  folie 
de  rester  ici  une  seconde  de  plus.  Ces  gens-là 
sont  capables  de  tout.  Il  n'y  a  pas  de  promesses 
qui  tiennent  pour  eux.  Ce  sont  des  fourbes,  des 
criminels.  Allons-nous-en...  Allons-nous-en... 

Ils  partirent. 


268  U ECLAT  D'OBUS 

Aucun  incident  ne  troubla  leur  voyage.  Le 
soir  ils  arrivaient  aux  lignes  du  front,  en  face 
d'Ebrecourt. 

L'officier  d'ordonnance,  qui  avait  tous  pou- 
voirs, fit  allumer  un  réflecteur,  et  lui-même, 
après  avoir  ordonné  qu'on  agitât  un  drapeau 
blanc,  conduisit  Elisabeth  et  Paul  à  l'officier 
français  qui  se  présenta. 

Celui-ci  téléphona  aux  services  de  l'arrière. 
Une  automobile  fut  envoyée. 

A  neuf  heures,  Elisabeth  et  Paul  s'arrêtaient 
à  la  grille  d'Ornequin,  et  Paul  faisait  demander 
Bernard,  au-devant  duquel  il  se  rendit  : 

—  C'est  toi,  Bernard?  lui  dit-il.  Ecoute-moi. 
et  soyons  brefs.  Je  ramène  Elisabeth.  Oui,  elle 
estici  dans  l'auto.  Nous  partons  pourCorvigny, 
et  tu  viens  avec  nous.  Pendant  que  je  vais  cher- 
cher ma  valise  et  la  tienne,  toi  donne  les  ordres 
nécessaires  pour  que  le  prince  Conrad  soit  sur- 
veillé de  près.  Il  est  en  sûreté,  n'est-ce  pas  ? 

—  Oui. 

—  Alors  dépêchons.  Il  s'agit  de  rejoindre  la 
femme  que  tu  as  vue  la  nuit  dernière  au  mo- 
ment où  elle  entrait  dans  le  tunnel  Puisqu'elle 
est  en  France,  donnons-lui  la  chasse. 

—  Ne  crois-tu  pas,  Paul,  que  nous  trouve- 
rions plutôt  sa  piste  en  retournant  nous-mêmes 
dans  le  tunnel  et  en  cherchant  l'endroit  où  il 
débouche  aux  environs  de  Corvigny? 

—  Du  temps  perdu.  Nous  en  sommes  à  un 
moment  de  la  lutte  où  il  faut  brûler  les  étapes. 

—  Voyons,  Paul,  la  lutte  est  finie  puisque 
Elisabeth  est  sauvée. 

—  La  lutte  ne  sera  pas  finie  tant  que  cette 
femme  vivra. 

—  Mais  enfin,  qui  est-ce? 


L ÉCLAT  D'OBUS  zbg 

Paul  ne  répondit  pas. 

...  A  dix  heures  ils  descendaient  tous  trois 
devant  la  station  de  Corvigny.  Il  n'y  avait  plus 
de  train.  Tout  le  monde  dormait.  Sans  se  re- 
buter, Paul  se  rendit  au  poste  militaire,  réveilla 
Tadjudant  de  service,  fit  venir  le  chef  de  gare, 
fit  venir  la  buraliste,  et  réussit,  après  une  en- 
quête minutieuse,  à  établir  que,  le  matin  même 
de  ce  lundi,  une  femme  avait  pris  un  billet 
pour  Château-Thierry,  munie  d'un  sauf-conduit 
en  règle  au  nom  de  M™*"  Antonin.  Aucune  autre 
femme  n'était  partie  seule.  Elle  portait  l'uni- 
forme de  la  Croix-Rouge.  Son  signalement, 
comme  taille  et  comme  visage,  correspondait  à 
celui  de  la  comtesse  Hermine. 

—  C'est  bien  elle,  déclara  Paul,  lorsqu'il  se 
fut  installé  à  l'hôtel  voisin,  ainsi  qu'Elisabeth 
et  que  Bernard,  pour  y  passer  la  nuit.  C'est 
bien  elle.  Elle  ne  pouvait  s'en  aller  de  Corvign}' 
que  par  là.  Et  c'est  par  là  que  demain  matin 
mardi,  à  la  même  heure  qu'elle,  nous  nous  en 
irons.  J'espère  qu'elle  n'aura  pas  le  temps  de 
mettre  à  exécution  le  projet  qui  l'amène  en 
France.  En  tout  cas  l'occasion  est  unique  pour 
nous.  Profitons-en. 

Et  comme  Bernard  répétait  : 

—  Mais  enfin,  qui  est-ce? 
Il  répliqua  : 

—  Qui  est-ce  ?  Elisabeth  va  te  le  dire.  Nous 
avons  une  heure  devant  nous  pour  nous  expli- 
quer sur  certains  points,  et  puis  on  se  reposera, 
ce  dont  nous  avons  besoin  tous  les  trois. 

Le  lendemain,  ce  fut  le  départ. 
La  confiance  de  Paul  était  inébranlable.  Bien 
qu'il  ne  sût  rien  des  intentions  de  la  comtesse 


270  L'ECLAT  D'OBUS 

Hermine,  il  était  sûr  de  marcher  dans  la  bonne 
voie.  De  fait,  à  plusieurs  reprises,  ils  eurent 
la  preuve  qu'une  infirmière  delà  Croix-Rouge, 
voyageant  seule  et  en  première  classe,  avait 
passé  la  veille  par  les  mêmes  stations. 

Ils  descendirent  à  Château-Thierry  vers  la 
fin  de  rai5rès-midi.  Paul  s'informa.  La  veille 
au  soir,  une  automobile  de  la  Croix-Rouge, 
qui  attendait  devant  la  gare,  avait  emmené 
l'infirmière.  Cette  automobile,  si  l'on  s'en 
rapportait  à  l'examen  de  ses  papiers,  faisait 
le  service  d'une  des  ambulances  établies  en 
arrière  de  Soissons,  mais  on  ne  pouvait  préci- 
ser le  lieu  exact  de  cette  ambulance. 

Le  renseignement  suffisait  à  Paul.  Soissons, 
c'était  la  ligne  même  de  la  bataille. 

—  Allons-y,  dit-il. 

L'ordre  qu'il  possédait,  signé  du  général  en 
chef,  lui  donnait  tous  les  pouvoirs  nécessaires 
pour  réquisitionner  une  automobile  et  pour 
pénétrer  dans  la  zone  de  combat.  Ils  arrivaient 
à  Soissons  au  moment  du  dîner. 

Les  faubourgs,  bombardés  et  ravagés,  étaient 
déserts.  La  ville  elle-même  semblait  en  grande 
partie  abandonnée.  Mais,  à  mesure  qu  ils  ap- 
prochaient du  centre,  une  certaine  animation 
se  remarquait  dans  les  rues.  Des  compagnies 
passaient  à  vive  allure.  Des  canons  et  des 
caissons  filaient  au  trot  de  leurs  attelages,  et 
dans  l'hôtel  qu'on  leur  indiqua  sur  la  Grande 
Place,  et  où  logeait  un  certain  nombre  d'offi- 
ciers, il  y  avait  de  l'agitation,  des  allées  et 
venues,  et  comme  un  peu  de  désordre. 

Paul  et  Bernard  se  firent  mettre  au  courant. 
Il  leur  fut  répondu  que.  depuis  plusieurs  jours, 
on  attaquait  avec  succès  les  pentes  situées  en 


VÉCLAT  D'OBUS  271 

face  de  Soissons,  de  l'autre  côté  de  T Aisne. 
L'avant-veille,  des  bataillons  de  chasseurs  et 
de  Marocains  avaient  pris  d'assaut  l'éperon  132. 
La  veille,  on  maintenait  les  positions  conquises 
et  l'on  enlevait  les  tranchées  de  la  dent  de 
Crouy. 

Or,  au  cours  de  la  nuit  précédente,  au  mo- 
ment même  où  l'ennemi  contre-attaquait  vio- 
lemment, il  se  produisit  un  fait  assez  bizarre. 
L'Aisne,  grossissant  à  la  suite  des  pluies 
abondantes,  débordait  et  emportait  tous  les 
ponts  de  Villeneuve  et  de  Soissons. 

La  crue  de  l'Aisne  était  normale,  mais,  si 
forte  qu'elle  fût,  elle  n'expliquait  pas  la  rup- 
ture des  ponts,  et  cette  rupture,  coïncidant 
avec  la  contre-attaque  allemande,  et  qui  sem- 
blait provoquée  par  des  mo5^ens  suspects  que 
l'on  tâchait  d'éclaircir,  avait  compliqué  la  situa- 
tion des  troupes  françaises  en  rendant  presque 
impossible  l'envoi  de  renforts.  Toute  la  jour- 
née, on  s'était  maintenu  sur  l'éperon,  mais 
difficilement  et  avec  beaucoup  de  pertes.  En  ce 
moment  on  ramenait  sur  la  rive  droite  de 
l'Aisne  une  partie  de  l'artillerie. 

Paul  et  Bernard  n'eurent  pas  une  seconde 
d'hésitation.  Dans  tout  cela  ils  reconnaissaient 
la  main  de  la  comtesse  Hermine.  Rupture  des 
ponts,  attaques  allemandes,  les  deux  événe- 
ments se  produisant  la  nuit  même  de  son  arri- 
vée, comment  douter  qu'ils  ne  fussent  la  con- 
séquence d'un  plan  conçu  par  elle  et  dont 
l'exécution,  préparée  pour  l'époque  où  les 
pluies  grossiraient  l'Aisne,  prouvait  la  colla- 
boration de  la  comtesse  et  de  l'état-major 
ennemi. 

D'ailleurs,  Paul    se   rappelait    les    phrases 


372  U ECLAT  D'OBUS 

qu'elle    avait   échangées   avec    l'espion    Karl 
devant  le  perron  de  la  villa  du  prince  Conrad. 

—  Je  vais  en  France...  tout  est  prêt.  Le 
temps  est  favorable  et  l'état-major  m'a  préve- 
nue... Donc  j'y  serai  demainsoir...  et  il  suffira 
d'un  coup  de  pouce. 

Le  coup^de  pouce  elle  l'avait  donné.  Tous  les 
ponts,  préalablement  travaillés  par  l'espion 
Karl  ou  par  des  agents  à  sa  solde,  s'étaient 
effondrés. 

—  Evidemment,  c'est  elle,  dit  Bernard,  Et 
alors,  si  c'est  elle,  pourquoi  ton  air  inquiet  ? 
Tu  devrais  te  réjouir  au  contraire,  puisque 
maintenant  nous  sommes  logiquement  sûrs  de 
l'atteindre. 

—  Oui,maisratteindrons-nousàtemps?Dans 
sa  conversation  avec  Karl  elle  a  prononcé 
une  autre  menace  qui  me  semble  beaucoup 
plus  grave,  et  dont  je  t'ai  rapporté  également 
les  termes  :  «  La  chance  tourne  contre  nous... 
Si  je  réussis,  ce  sera  la  fin  de  la  série  noire  ». 
Et  comme  son  complice  lui  demandait  si  elle 
avait  le  consentement  de  l'empereur,  elle  a 
répondu  :  «  Inutile.  L'entreprise  est  de  celles 
dont  on  ne  parle  pas  ».  Tu  comprends  bien, 
Bernard,  qu'il  ne  s'agit  pas  de  l'attaque  alle- 
mande ni  de  la  rupture  des  ponts,  —  cela,  c'est 
de  bonne  guerre,  et  l'empereur  est  au  courant, 
—  non,  il  s'agit  d'autre  chose  qui  doit  coïn- 
cider avec  les  événements  et  leur  donner  leur 
signification  complète.  Cette  femme  ne  peut 
pas  croire  qu'une  avance  d'un  kilomètre  ou 
deux  soit  un  incident  capable  de  mettre  fin  à 
ce  qu'elle  appelle  la  série  noire.  Alors,  quoi  ? 
Qu'y  a-t-il?  Je  l'ignore.  Et  c'est  la  raison  de 
mon  angoisse. 


L ÉCLAT  D'OBUS  273 

Toute  cette  soirée  et  toute  la  journée  du 
mercredi  treize,  Paul  les  employa  en  investiga- 
tions dans  les  rues  de  la  ville  ou  sur  les  bords 
de  l'Aisne.  Il  s'était  mis  en  relations  avec  l'au- 
torité militaire.  Des  officiers  et  des  soldats  par- 
ticipaient à  ses  recherches.  Ils  fouillèrent  plu- 
sieurs maisons  et  interrogèrent  plusieurs  des 
habitants, 

Bernard  s'était  offert  à  raccompagner,  mais 
il  avait  refusé  obstinément  : 

—  Non.  Il  est  vrai  que  cette  femme  ne  te 
connaît  pas,  mais  il  ne  faut  pa,s  qu'elle  voie 
ta  sœur.  Je  te  demande  donc  de  rester  avec 
Elisabeth,  de  l'empêcher  de  sortir,  et  de  veiller 
sur  elle  sans  une  -seconde  de  répit,  car  nous 
avons  affaire  à  l'ennemi  le  plus  terrible  qui  soit. 

Le  frère  et  la  sœur  vécurent  donc  toutes  les 
heures  de  cette  journée  collés  aux  vitres  de 
leurs  fenêtres.  Paul  revenait  prendre  ses  repas 
en  hâte.  Il  était  tout  frémissant  d'espoir, 

—  Elle  est  là,  disait-il.  Elle  a  dû  quitter, 
ainsi  que  ceux  qui  l'ont  accompagnée  en  auto, 
son  déguisement  d'infirmière,  et  elle  se  tapit 
au  fond  de  quelque  trou,  comme  une  araignée 
derrière  sa  toile.  Je  la  vois,  le  téléphone  à  la 
main,  et  donnant  des  ordres  à  toute  une  bande 
d'individus,  terrés  comme  elle,  et  comme  elle 
invisibles.  Mais,  son  plan,  je  commence  à  le 
discerner,  et  j'ai  sur  elle  un  avantage,  c'est 
qu'elle  se  croit  en  sécurité.  Elle  ignore  la  mort 
de  son  complice  Karl,  Elle  ignore  mon  entrevue 
avec  le  kaiser.  Elle  ignore  la  délivrance  d'Eli- 
sabeth. Elle  ignore  notre  présence  ici.  Je  la 
tiens,  l'abominable  créature.  Je  la  tiens. 

Les  nouvelles  de  la  bataille,  cependant,  ne 
s'amélioraient  pas. 

18 


274  L ECLAT  D'OBUS 

Le  mouvement  de  repli  continuait  sur  la 
rive  gauche.  A  Crouy,  l'àpreté  des  pertes  et 
l'épaisseur  de  la  boue  arrêtaient  l'élan  des 
Marocains.  Un  pont  de  bateaux,  hâtivement 
construit,  s'en  allait  à  la  dérive. 

Lorsque  Paul  reparut,  vers  six  heures  du 
soir,  un  peu  de  sang  dégouttait  sur  sa  manche. 
Elisabeth  s'effraya. 

—  Ce  n'est  rien,  dit-il  en  riant.  Une  égrati- 
gnure  que  je  me  suis  faite,  je  ne  sais  où. 

—  Mais  ta  main,  regarde  ta  main.  Tu  sai- 
gnes ! 

—  Non,  ce  n'est  pas  mon  sang.  Ne  t'inquiète 
pas.  Tout  va  bien. 

Bernard  lui  dit  : 

—  Tu  sais  que  le  général  en  chef  est  à 
Soissons  depuis  ce  matin  ? 

—  Oui,  il  paraît...  Tant  mieux.  J'aimerais 
à  lui  offrir  l'espionne  et  sa  bande.  Ce  serait  un 
beau  cadeau. 

Durant  une  heure  encore  il  s'éloigna.  Puis 
il  revint  et  se  fit  servir  à  dîner. 

—  Maintenant  tu  semblés  sûr  de  ton  fait, 
observa  Bernard. 

—  Est-on  jamais  sûr?  Cette  femme  est  le 
diable  en  personne. 

—  Mais  tu  connais  son  repaire  ? 

—  Oui. 

—  Et  tu  attends  quoi  ? 

—  Neuf  heures.  Jusque-là  je  me  repose.  Un 
peu  avant  neuf  heures,  réveillez-moi. 

Le  canon  ne  cessait  de  tonner  dans  la  nuit 
lointaine.  Parfois  un  obus  tombait  sur  la  ville 
avec  un  grand  fracas.  Des  troupes  passaient 
en  tous  sens.  Puis  il  y  avait  des  silences  où 
les  bruits  de  la  guerre  semblaient  suspendus, 


V ECLAT  D'OBUS  275 

et  c'étaient  ces  minutes-là  peut-être  qui  pre- 
naient la  signification  la  plus  redoutable. 

Paul  s'éveilla  de  lui-même. 

Il  dit  à  sa  femme  et  à  Bernard  : 

—  Vous  savez,  vous  êtes  de  l'expédition.  Ce 
sera  dur,  Elisabeth,  très  dur.  Es-tu  certaine  de 
ne  pas  faiblir  ? 

—  Oh  !  Paul...  Mais  toi-même,  comme  tu  es 
pâle  ! 

—  Oui,  dit-il,  un  peu  d'émotion.  Non  point 
à  cause  de  ce  qui  va  se  passer. . .  Mais,  jusqu'au 
dernier  moment,  et  malgré  toutes  les  précau- 
tions prises,  j'aurai  peur  que  l'adversaire  ne  se 
dérobe. 

—  Cependant.. . 

—  Eh  !  oui,  une  imprudence,  un  mauvais 
hasard  qui  donne  l'éveil,  et  tout  est  à  recom- 
mencer... Qu'est-ce  que  tu  fais  donc,  Bernard? 

—  Je  prends  mon  revolver  ? 

—  Inutile. 

—  Quoi  !  fit  le  jeune  homme,  on  ne  va  donc 
pas  se  battre  dans  ton  expédition  ? 

Paul  ne  répondit  pas.  Selon  son  habitude  il 
ne  s'exprimait  qu'en  agissant  ou  après  avoir 
agi.  Bernard  prit  son  revolver. 

Le  dernier  coup  de  neuf  heures  sonnait  lors- 
qu'ils traversèrent  la  Grande-Place,  parmi  des 
ténèbres  que  trouait  çà  et  là  un  mince  rayon 
de  lumière  surgi  d'une  boutique  close. 

Au  parvis  de  la  cathédrale,  dont  ils  sentirent 
au-dessus  d'eux  l'ombre  géante,  un  groupe  de 
soldats  se  massait. 

Paul,  ayant  lancé  sur  eux  le  feu  d'une  lan- 
terne électrique,  dit-  à  celui  qui  les  comman- 
dait : 

—  Rien  de  nouveau,  sergent? 


276  U ÉCLAT  D'OBUS 

—  Rien,  mon  lieutenant.  Personne  n'est 
entré  dans  la  maison  et  personne  n'en  est  sorti. 

Le  sergent  siffla  légèrement.  Vers  le  milieu 
de  la  rue,  deux  hommes  se  détachèrent  de 
l'obscurité  qui  les  enveloppait  et  se  rabattirent 
sur  le  grojipe. 

—  Aucun  bruit  dans  la  maison  ? 

—  Aucun,  sergent. 

—  Aucune  lumière  derrière  les  volets  ? 

—  Aucune,  sergent. 

Alors  Paul  se  mit  en  marche,  et,  tandis  que 
les  autres,  se  conform.ant  à  ses  instructions,  le 
suivaient  sans  faire  le  moindre  bruit,  lui  il 
avançait  résolument,  comme  un  promeneur 
attardé  qui  rejoint  son  domicile. 

Ils  s'arrêtèrent  devant  une  étroite  maison, 
dont  on  distinguait  à  peine  le  rez-de-chaussée 
dans  le  noir  de  la  nuit.  La  porte  s'élevait  au 
haut  de  trois  degrés.  Paul  la  heurta  quatre  fois 
à  petits  coups.  En  même  temps  il  tirait  une 
clef  de  sa  poche  et  ouvrait. 

Dans  le  vestibule  il  ralluma  sa  lanterne 
électrique,  et,  ses  compagnons  observant  tou- 
jours le  même  silence,  il  se  dirigea  vers  une 
glace  qui  partait  des  dalles  mêmes  du  vesti- 
bule. 

Après  avoir  frappé  cette  glace  de  quatre 
petits  coups,  il  la  poussa  en  appuyant  sur  le 
côté.  Elle  masquait  l'orifice  d'un  escalier  qui 
descendait  au  sous-sol  et  dans  la  cage  duquel 
il  envoya  aussitôt  de  la  lumière. 

Cela  devait  être  un  signal,  le  troisième  signal 
convenu,  car  d'en  bas  une  voix,  une  voix  fémi- 
nine, mais  rauque,  éraillée,  demanda  : 

—  C'est  vous,  père  Walter? 

Le  moment  était  venu  d'agir.  Sans  répondre, 


L'ECLAT  D'OBUS  277 

Paul  dégringola  l'escalier  en  quelques  bonds. 

Il  arriva  juste  à  l'instant  où  une  porte  mas- 
sive se  refermait  et  où  l'accès  de  la  cave  allait 
être  barré. 

Une  pesée  violente. ..  Il  entra. 

La  comtesse  Hermine  était  là,  dans  la  pé- 
nombre, immobile,  hésitante. 

Puis,  soudain,  elle  courut  à  l'autre  bout  de 
la  cave,  saisit  un  revolver  sur  une  table,  se 
retourna  et  tira. 

Le  ressort  claqua.  Mais  il  n'y  eut  aucune 
détonation. 

Trois  fois  elle  recommença  et  les  trois  fois  il 
en  fut  de  même. 

—  Inutile  d'insister,  ricana  Paul.  L'arme  a 
été  déchargée. 

La  comtesse  eut  un  cri  de  rage,  ouvrit  le 
tiroir  de  la  table,  et,  prenant  un  autre  revol- 
ver, tira  coup  sur  coup  quatre  fois.  Aucune 
détonation. 

—  Rien  à  faire,  dit  Paul  en  riant,  celui-là 
aussi  a  été  déchargé,  et  pareillement  celui  qui 
est  dans  le  second  tiroir,  et  pareillement  toutes 
les  armes  de  la  maison. 

Et,  comme  elle  regardait  avec  stupeur,  sans 
comprendre,  atterrée  de  son  impuissance,  il 
salua  et,  se  présentant,  il  prononça  simple- 
ment ces  deux  mots  qui   voulaient  tout  dire  : 

—  Paul  Delroze. 


28o  L'ECLAT  D'OBUS 

a  une  grande  affection  pour  Elisabeth,  et  c'est 
justice,  car  elle  est  charmante,  et  si  aimable! 
Je  l'aime  beaucoup,  en  vérité! 

Paul  et  Bernard  eurent  un  même  geste,  qui  les 
eût  jetés  sur  la  comtesse  s'ils  n'avaient  réussi  à 
contenir  leur  haine.  Paul  écarta  son  beau-frère 
dont  il  sentait  l'exaspération,  et,  répondant  au 
défi  de  l'adversaire  sur  un  ton  aussi  allèofre  : 

—  Mais  oui.  je  sais.,,  j'étais  là...  J'ai  même 
assisté  à  son  départ. 

—  Vraiment? 

—  Vraiment.  Votre  ami  Karl  m'a  offert  une 
place  dans  son  automobile. 

—  Dans  son  automobile? 

• —  Parfaitement,  et  nous  sommes  tous  partis 
pour  votre  château  de  Hildensheim...  une  bien 
belle  demeure  que  j'aurais  eu  plaisir  à  visiter 
plus  à  fond...  Mais  le  séjour  en  est  dangereux, 
souvent  mortel...  de  sorte  que... 

La  comtesse  le  regardait  avec  une  inquiétude 
croissante.  Que  voulait-il  dire?  Comment  sa- 
vait-il ces  choses? 

Elle  voulut  l'effrayer  à  son  tour,  afin  de  voir 
clair  dans  le  jeu  de  l'ennemi,  et  prononça  d'une 
voix  âpre  : 

—  En  effet,  le  séjour  en  est  souvent  mortel. 
On  respire  là  un  air  qui  n'est  pas  bon  pour  tout 
le  monde... 

—  Un  ail"  empoisonné... 

—  Justement. 

—  Et  vous  craignez  pour  Elisabeth? 

—  Ma  foi,  oui.  Ea  santé  de  cette  pauvre  petite 
est  déjà  compromise,  et  je  ne  serai  tranquille... 

—  Que  quand  elle  sera  morte,  n'est-ce  pas  ? 
Elle  laissa  passer  quelques  secondes,  puis 


LECLAT  D'OBUS  281 

répliqua  très  nettement,  de  façon  que  Paul 
comprît  bien  la  portée  de  ses  paroles  : 

—  Oui,  quand  elle  sera  morte...  ce  qui  ne 
peut  pas  beaucoup  tarder. . .  si  ce  n'est  déjà  fait. 

Il  y  eut  un  assez  long  silence.  Unefois  deplas, 
en  face  de  cette  femme,  Paul  éprouvait  le  même 
besoin  de  meurtre,  le  même  besoin  d'assouvir  sa 
haine.  Il  fallait  que  cela  fût.  Son  devoir  était  de 
tuer,  et  c'était  un  crime  que  de  n'y  pas  obéir. 

Elisabeth  restait  dans  l'ombre,  debout  à  trois 
pas  en  arrière. 

Sans  un  mot,  lentement,  Paul  se  retourna 
de  son  côté,  leva  le  bras,  pressa  le  ressort  de 
sa  lanterne,  et  la  dirigea  vers  la  jeune  femme, 
dont  le  visage  demeura  ainsi  en  pleine  lumière. 

Jamais  Paul,  en  accomplissant  ce  geste, 
n'eût  pensé  que  l'effet  en  dût  être  si  violent 
sur  la  comtesse  Hermine.  Une  femme  comme 
elle  ne  pouvait  se  tromper,  se  croire  le  jouet 
d'une  hallucination  ou  la  dupe  d'une  ressem- 
blance. Non.  Elle  admit  sur-le-champ  que 
Paul  avait  délivré  sa  femme,  et  qu'Elisabeth 
était  là  devant  elle.  Mais  comment  un  aussi 
formidable  événement  était-il  possible?  Elisa- 
beth, que,  trois  jours  auparavant,  elle  avait 
laissée  entre  les  mains  de  Karl...  Elisabeth, 
qui,  à  l'heure  actuelle,  devait  être  morte  ou 
prisonnière  dans  une  forteresse  allemande  dont 
plus  de  deux  millions  de  soldats  interdisaient 
l'approche...  Elisabeth  était  là?  En  moins  de 
trois  jours  elle  avait  échappé  à  Karl,  elle  avait 
fui  le  château  de  Hildensheim,  elle  avait  tra- 
versé les  lignes  de  deux  millions  d'Allemands? 

La  comtesse  Hermine,  le  visage  décomposé, 
s'assit  devant  cette  table  qui  lui  servait  de 
rempart,   et,   rageusement,    colla    ses    poings 


282  LECLAT  D'OBUS 

crispés  contre  ses  joues.  Elle  comprenait  la 
situation.  Il  ne  s'agissait  plus  de  plaisanter  ni 
de  provoquer.  Il  ne  s'agissait  plus  d"un  marché 
à  débattre.  Dans  la  partie  effroyable  qu'elle 
jouait,  toute  chance  de  victoire  lui  manquait 
subitement^.  Elle  devait  subir  la  loi  du  vain- 
queur, et  le  vainqueur  c'était  Paul  Delroze! 
Elle  balbutia  : 

—  Où  voulez-vous  en  venir?  Quel  est  votre 
but?  M'assassiner? 

11  haussa  les  épaules. 

—  Nous  ne  sommes  pas  de  ceux  qui  assas- 
sinent. Vous  êtes  là  pour  être  jugée.  La  peine 
que  vous  aurez  à  subir  sera  la  peine  qui  vous 
sera  infligée  à  la  suite  d'un  débat  légal,  où  vous 
pourrez  vous  défendre. 

Elle  fut  secouée  d'un  tremblementet  protesta  : 

—  Vous  n'avez  pas  le  droit  de  me  juger, 
vous  n'êtes  pas  des  juges. 

La  peur,  ce  sentiment  qu'elle  semblait  igno- 
rer jusqu'ici,  la  peur  montait  en  elle. 
Tout  bas,  elle  répéta  : 

—  Vous  n'êtes  pas  des  juges...  je  proteste... 
Vous  n'avez  pas  le  droit. 

A  ce  moment,  il  y  eut,  du  côté  de  l'escalier, 
un  certain  tumulte.  Une  voix  cria  :  «  Fixe  !  » 

Presque  aussitôt  la  porte,  qui  restait  entre- 
bâillée, fut  poussée  et  livra  passage  à  trois 
officiers  couverts  de  leurs  grands  manteaux. 

Paul  alla  vivement  à  leur  rencontre  et  les 
fit  asseoir  sur  des  chaises,  dans  la  partie  où  la 
lumière  ne  pénétrait  pas. 

Un  quatrième  survint.  Reçu  par  Paul,  celui- 
là  s'assit  plus  loin,  à  l'écart. 

Elisabeth  et  Bernard  se  tenaient  l'un  près 
de  l'autre. 


VÉCLAT  D'OBUS  283 

Paul  reprit  sa  place  en  avant,  sur  le  côté  de 
la  table,  et  debout.  Et  il  dit  gravement  : 

—  Nous  ne  sommes  pas  des  juges,  en  effet, 
et  nous  ne  voulons  pas  prendre  un  droit  qui  ne 
nous  appartient  pas.  Ceux  qui  vous  jugeront, 
les  voici.  Moi,  j'accuse. 

Le  mot  fut  articulé  d'une  façon  âpre  et  cou- 
pante, avec  une  énergie  extrême. 

Et  tout  de  suite,  sans  hésitation,  comme  s'il 
eût  bien  établi  d'avance  tous  les  points  du 
réquisitoire  qu'il  allait  prononcer,  et  prononcer 
d'un  ton  où  il  ne  voulait  montrer  ni  haine  ni 
colère,  il  commença  : 

—  Vous  êtes  née  au  château  de  Hildensheim, 
dont  votre  grand-père  était  régisseur  et  qui  fut 
donné  à  votre  père  après  la  guerre  de  1870.  Vous 
vous  appelez  réellement  Hermine,  Hermine 
de  HohenzoUern.  Ce  nom  de  Hohenzollern, 
votre  père  s'en  faisait  gloire,  bien  qu'il  n'y  eût 
pas  droit,  mais  la  faveur  extraordinaire  que  lui 
marquait  le  vieil  empereur  empêcha  qu'on  le 
lui  contestât  jamais.  Il  fit  la  campagne  de  70 
comme  colonel,  et  s'y  distingua  par  une  cruauté 
et  une  rapacité  inouïes.  Toutes  les  richesses 
qui  ornent  votre  château  de  Hildensheim  pro- 
viennent de  France  et,  pour  comble  d'effron- 
terie, sur  chaque  objet  se  trouve  une  note  qui 
établit  son  lieu  d'origine  et  le  nom  du  proprié- 
taire à  qui  il  fut  volé.  En  outre,  dans  le  ves- 
tibule, une  plaque  de  marbre  porte  en  lettres 
d'or  le  nom  de  tous  les  villages  français  brûlés 
par  ordre  de  Son  Excellence  le  colonel  comte 
de  Hohenzollern.  Le  kaiser  est  venu  souvent 
dans  ce  château.  Toutes  les  fois  qu'il  passe 
devant  la  plaque  de  marbre,  il  salue. 

La    comtesse   écoutait    distraitement.    Cette 


284  LECLAT  D  OBUS 

histoire  devait  lui  paraître  d'une  importance  mé- 
diocre. Elle  attendait  qu  il  fût  question  d'elle. 

Paul  continua  : 

—  Vous  avez  hérité  de  votre  père  deux  sen- 
timents qui  dominent  toute  votre  vie,  un  amour 
effréné  pour^cette  dynastie  de  HohenzoUern  à 
qui  il  semble  que  le  hasard  d'un  caprice 
impérial,  ou  plutôt  royal,  ait  rattaché  votre 
père,  et  une  haine  féroce,  sauvage  contre  cette 
France  à  laquelle  il  regrettait  de  ne  pas  avoir 
fait  assez  de  mal.  L'amour  delà  dynastie,  vous 
l'avez  concentré  tout  entier,  aussitôt  femme, 
sur  celui  qui  la  représente  actuellement,  et, 
cela,  à  un  tel  point  qu'après  avoir  eu  l'espoir 
invraisemblable  de  monter  sur  le  trône,  vous 
lui  avez  tout  pardonné,  même  son  mariage, 
même  son  ingratitude,  pour  vous  dévouer  à 
lui,  corps  et  âme.  Mariée  par  lui  à  un  prince 
autrichien  qui  mourut  on  ne  sait  pas  comment, 
puis  à  un  prince  russe  qui  mourut  on  ne  sait 
pas  non  plus  comment,  partout  vous  avez  tra- 
vaillé pour  l'unique  grandeur  de  votre  idole. 
Au  moment  où  la  guerre  entre  l'Angleterre  et 
le  Transvaal  fut  déclarée,  vous  étiez  au  Trans- 
vaal.  Au  moment  de  la  guerre  russo-japonaise, 
vous  étiez  au  Japon.  Vous  étiez  partout,  à 
Vienfie  lorsque  le  prince  Rodolphe  fut  assas- 
siné ;  à  Belgrade  lorsque  le  roi  Alexandre  et 
la  reine  Draga  furent  assassinés.  Mais  je  n'in- 
sisterai pas  davantage  sur  votre  rôle...  diplo- 
matique. J'ai  hâte  d'arriver  à  votre  œuvre  de 
prédilection,  celle  que  vous  avez  poursuivie 
depuis  vingt  ans  contre  la  France. 

Une  expression  méchante,  presque  heureuse, 
contracta  le  visage  de  la  comtesse  Hermine. 
Vraiment  oui,    c'était  son    œuvre    de    prédi- 


L'ECLAT  D'OBUS  285 

lection.  Elle  y  avait  emploj'^é  toutes  ses  forces 
et  toute  sa  perverse  intelligence. 

—  Et  même,  rectifia  Paul,  je  n'insisterai  pas 
non  plus  sur  la  besogne  gigantesque  de  pré- 
paration et  d'espionnage  que  vous  avez  dirigée. 
Jusque  dans  un  village  du  Nord,  au  sommet 
d'un  clocher,  j'ai  trouvé  l'un  de  vos  complices 
armé  d'un  poignard  à  vos  initiales.  Tout  ce 
qui  s'est  fait,  c'est  vous  qui  l'avez  conçu,  orga- 
nisé, exécuté.  Les  preuves  que  j'ai  recueillies, 
les  lettres  de  vos  correspondants  comme  vos 
lettres  à  vous,  sont  déjà  entre  les  mains  du 
tribunal.  Mais  ce  que  je  veux  mettre  spécia- 
lement en  lumière,  c'est  la  partie  de  votre 
effort  qui  concerne  le  château  d'Ornequin. 
D'ailleurs  ce  ne  sera  pas  long.  Quelques  faits 
reliés  par  des  crimes.  Voilà  tout. 

Un  silence  encore.  La  comtesse  prêtait 
l'oreille  avec  une  sorte  de  curiosité  anxieuse. 
Paul  articula  : 

—  C'est  en  1894  que  vous  avez  proposé  à 
l'empereur  le  percement  d'un  tunnel  d'Ebre- 
court  à  Corvign}^.  Après  études  faites  par  les 
ingénieurs,  il  fut  reconnu  que  cette  œuvre 
«  colossale  »  n'était  possible  et  ne  pourrait 
être  efficace  que  si  l'on  entrait  en  possession 
du  château  d'Ornequin.  Le  propriétaire  de  ce 
château  était  justement  d'une  très  mauvaise 
santé.  On  attendit.  Comme  il  ne  se  pressait 
pas  de  mourir,  vous  êtes  venue  à  Corvigny.  Huit 
jours  plus  tard,  il  mourait.  Premier  crime. 

—  Vous  mentez  !  Vous  mentez  !  cria  la  com- 
tesse. Vous  n'avez  aucune  preuve.  Je  vous 
défie  de  donner  la  preuve. 

Paul  continua,  sans  répondre  : 

—  Le  château  fut  mis  en  vente,  et,  chose 


286  LECLAT  D'OBUS 

inexplicable,  sans  la  moindre  publicité,  en 
cachette  pour  ainsi  dire.  Or,  il  arriva  ceci, 
c'est  que  l'agent  d'affaires  à  qui  vous  aviez 
donné  vos  instructions  manœuvra  si  maladroi- 
tement que  le  château  fut  adjugé  au  comte 
d'Andevillei^qui  vint  y  demeurer  l'année  sui- 
vante avec  sa  femme  et  ses  deux  enfants. 

»  D'où  colère,  désarroi,  et  enfin,  résolution 
de  commencer  quand  même,  et  de  pratiquer 
les  premiers  sondages  à  l'endroit  où  se  trouvait 
une  petite  chapelle  située,  à  cette  époque,  en 
dehors  du  parc.  L'empereur  vint  plusieurs  fois 
d'Ebrecourt,  Un  jour,  en  sortant  de  cette  cha- 
pelle, il  fut  rencontré  et  reconnu  par  mon  père 
et  par  moi.  Dix  minutes  plus  tard,  vous  accos- 
tiez mon  père.  J'étais  frappé.  Mon  père  tom- 
bait. Deuxième  crime. 

—  Vous  mentez  !  proféra  de  nouveau  la 
comtesse.  Ce  ne  sont  là  que  des  mensonges  ! 
Pas  une  preuve  ! 

—  Un  mois  plus  tard,  continua  Paul,  tou- 
jours très  calme,  la  comtesse  d'Andeville,  con- 
trainte par  sa  santé  à  quitter  Ornequin,  s'en 
allait  dans  le  Midi,  où  elle  finissait  par  suc- 
comber dans  les  bras  de  son  mari,  et  la  mort 
de  sa  femme  inspirait  à  M.  d'Andeville  une 
telle  répulsion  pour  Ornequin  qu'il  décidait  de 
n'y  jamais  retourner. 

«  Aussitôt  votre  plan  s'exécute.  Le  château 
étant  libre,  il  faut  s')''  installer.  Comment  ?  En 
achetant  le  garde,  Jérôme  et  sa  femme.  Oui, 
en  les  achetant,  et  c'est  pourquoi  j'ai  été 
trompé,  moi  qui  m'en  rapportais  à  leurs 
figures  franches  et  à  leurs  manières  pleines 
de  bonhomie.  Donc  vous  les  achetez.  Ces 
deux   misérables,    qui  ont  en    réalité    comme 


U ÉCLAT  D'OBUS  287 

excuse  qu'ils  ne  sont  pas  Alsaciens,  ainsi 
qu'ils  le  prétendent,  mais  d'origine  étrangère, 
et  qui  ne  prévoient  pas  les  conséquences  de 
•leur  trahison,  ces  deux  misérables  acceptent 
le  pacte.  Dès.  lors,  vous  êtes  chez  vous,  et 
libre  de  venir  à  Ornequin  lorsque  cela  vous 
plaît.  Sur  votre  ordre,  Jérôme  va  même  jus- 
qu'à tenir  secrète  la  mort  de  la  comtesse  Her- 
mine, de  la  véritable  comtesse  Hermine.  Et, 
comme  vous  vous  appelez  aussi  comtesse  Her- 
mine, que  personne  ne  connaissait  M""^  d'An- 
deville,  laquelle  vivait  à  l'écart,  tout  se  passe 
très  bien. 

«  Vous  accumulez  d'ailleurs  les  précautions. 
Une  entre  autres  qui  me  déroute,  autant  que  la 
complicité  du  garde  et  de  sa  femme.  Le  portrait 
de  la  comtesse  d'Andeville  se  trouvait  dans  le 
boudoir  naguère  habité  par  elle.  Vous  faites 
faire  de  vous  un  portrait  d'égale  grandeur,  qui 
s'adapte  dans  le  cadre  même  où  le  nom  de  la 
comtesse  est  inscrit.  Et  ce  portrait  vous  repré- 
sente sous  le  même  aspect  qu'elle,  vêtue, 
coiifée  de  la  même  façon.  Bref,  vous  devenez 
ce  que  vous  avez  cherché  à  paraître  dès  le 
début,  et  du  vivant  même  de  M""^  d'Andeville 
dont  vous  commenciez  déjà  à  copier  la  tenue, 
vous  devenez  la  comtesse  Hermine  d'Ande- 
ville, tout  au  moins  pendant  vos  séjours  à 
Ornequin. 

«  Un  seul  danger,  le  retour  possible,  imprévu, 
de  M.  d'Andeville.  Pour  y  parer  d'une  façon 
certaine,  un  seul  remède,  le  crime. 

«  Vous  faites  donc  en  sorte  de  connaître 
M.  d'Andeville,  ce  qui  vous  permet  de  le  sur- 
veiller et  de  correspondre  avec  lui.  Seulement 
il  arrive  ceci,  sur  quoi  vous  n'avez  pas  compté, 


288  L'ECLAT  D'OBUS 

c'est  qu'un  sentiment,  vraiment  inattendu  chez 
une  femme  comme  vous,  vous  attache  peu  à 
peu  à  celui  que  vous  avez  choisi  comme  vic- 
time. J'ai  déposé  au  dossier  une  photographie 
de  vous,  envoyée  de  Berlin  à  M.  d'Andeville. 
A  cette  époque  vous  espériez  l'amener  au 
mariage,  mais  il  voit  clair  dans  votre  jeu,  se 
dérobe  et  rompt.  » 

La  comtesse  avait  froncé  les  sourcils.  Sa 
bouche  se  tordit.  On  sentait  toute  l'humiliation 
qu'elle  avait  subie  et  toute  la  rancune  qu'elle 
en  gardait.  En  même  temps,  elle  éprouvait, 
non  point  de  la  honte,  mais  une  surprise  crois- 
sante à  voir  ainsi  sa  vie  divulguée  dans  ses 
moindres  détails,  et  son  passé  de  crimes  sur- 
gir des  ténèbres  où  elle  le  croyait  enseveli. 

—  Quand  la  guerre  fut  déclarée,  repartit 
Paul,  votre  œuvre  était  au  point.  Postée  dans 
la  villa  d'Ebrecourt,  à  l'entrée  du  tunnel,  vous 
étiez  prête.  Mon  mariage  avec  Elisabeth  d'An- 
deville,  mon  arrivée  subite  au  château  d'Or- 
nequin,  mon  désarroi  devant  le  portrait  de 
celle  qui  avait  tué  mon  père,  tout  cela,  qui 
vous  fut  annoncé  par  Jérôme,  vous  surprit 
bien  un  peu,  et  il  vous  fallut  improviser  un 
guet-apens  où  je  manquai  d'être  assassiné  à 
mon  tour.  Mais  la  mobilisation  vous  débar- 
rassa de  moi.  Vous  pouviez  agir.  Trois 
semaines  après,  Corvigny  était  bombardé, 
Ornequin  envahi,  Elisabeth  prisonnière  du 
prince  Conrad... 

«  Vous  avez  vécu  là  des  heures  inexprima- 
bles. Pour  vous,  c'est  la  vengeance,  mais  c'est 
aussi,  et  cela  grâce  à  vous,  la  grande  victoire, 
le  grand  rêve  accompli  ou  presque,  l'apothéose 
des  Hohenzollern.  Encore  deux  jours  et  Paris 


L ECLAT  D'OBUS  289 

est  pris.  Encore  deux  mois  et  l'Europe  est 
vaincue.  Quelle  ivresse  !  Je  connais  des  mots 
prononcés  par  vous  à  cette  époque,  et  j'ai  lu 
des  lettres  écrites  par  vous,  qui  témoignent 
dune  véritable  folie,  folie  d'orgueil,  folie  de 
puissance  illimitée,  folie  de  cruauté,  folie  bar- 
bare, folie  de  l'impossible  et  du  surhumain... 

«  Et  puis,  soudain,  le  réveil  brutal.  La  ba- 
taille de  la  Marne  !  Ah  !  là  encore,  j'ai  vu  des 
lettres  écrites  par  vous.  Du  premier  coup,  une 
femme  de  votre  intelligence  devait  prévoir  — 
et  vous  avez  prévu  —  que  c'était  l'effondre- 
ment des  espoirs  et  des  certitudes.  Vous  l'avez 
écrit  à  l'empereur.  Oui,  vous  lavez  écrit!  J'ai 
la  copie  de  la  lettre  !  Il  fallait  se  défendre  ce- 
pendant. Les  troupes  françaises  approchaient. 
Par  mon  beau-frère  Bernard,  vous  apprenez 
ma  présence  à  Corvigny.  Elisabeth  sera-t-elle 
délivrée  ?  Elisabeth,  qui  connaît  tous  vos  se- 
crets... Non,  elle  mourra.  Vous  ordonnez  son 
exécution.  Tout  est  prêt.  Si  elle  est  sauvée, 
grâce  au  prince  Conrad,  et  si,  à  défaut  de  sa 
mort,  vous  devez  vous  contenter  d'un  simulacre 
d'exécution  destiné  à  couper  court  à  mes 
recherches,  du  moins  elle  est  emmenée  comme 
une  esclave.  Et  puis,  deux  victimes  vous  conso- 
lent, Jérôme  et  Rosalie.  Vos  complices,  bour- 
relés de  remords  et  attendris  par  les  tortures 
d'Elisabeth,  ont  essayé  de  fuir  avec  elle.  Vous 
redoutez  leur  témoignage  :  ils  sont  fusillés. 
Troisième  et  quatrième  crimes.  Et,  le  lende- 
main, il  y  en  a  deux  autres,  deux  soldats 
que  vous  faites  assassiner,  les  prenant  pour 
Bernard  et  pour  moi.  Cinquième  et  sixième 
crimes.  » 

Ainsi  tout  le  drame  se  reconstituait  en  ses 

19 


290  L ECLAT  D'OBUS 

épisodes  tragiques,  et  selon  Tordre  des  événe- 
ments et  des  meurtres.  Et  c'était  un  spectacle 
plein  d'horreur  que  celui  de  cette  femme, 
coupable  de  tant  de  forfaits,  et  que  le  destin 
murait  au  fond  de  cette  cave,  en  face  de  ses 
ennemis  mortels.  Comment  se  pouvait-il  cepen- 
dant qu'elle  ne  parût  pas  avoir  perdu  toute 
espérance  ?  Car  il  en  était  ainsi,  et  Bernard  le 
remarqua. 

—  Observe-la,  dit-il  en  s'approchant  de  Paul, 
Deux  fois  elle  a  consulté  sa  montre.  On  croi- 
rait qu'elle  attend  un  miracle,  mieux  que 
cela,  un  secours  direct,  inévitable,  qui  doit  lui 
venir  à  une  heure  fixe.  Regarde...  Ses  3'eux 
cherchent...  Elle  écoute... 

—  Fais  entrer  tous  les  soldats  qui  sont  au 
bas  de  l'escalier,  répondit  Paul.  Il  n'y  a  aucune 
raison  pour  qu'ils  n'entendent  pas  ce  qui  me 
reste  à  dire. 

Et,  se  tournant  vers  la  comtesse,  il  prononça, 
d'une  voix  qui  s'animait  peu  à  peu  : 

—  Nous  approchons  du  dénouement.  Toute 
cette  partie  de  la  lutte,  vous  l'avez  conduite 
sous  les  apparences  du  major  Hermann,  ce 
qui  vous  était  plus  commode  pour  suivre  les 
armées  et  pour  jouer  votre  rôle  d'espion  en 
chef.  Hermann, Hermine. ..Lemajor Hermann, 
que  vous  faisiez  passer  au  besoin  pour  votre 
frère,  c'était  vous,  comtesse  Hermine.  Et  c'est 
vous  dont  j'ai  surpris  l'entretien  avec  le  faux 
Laschen,  ou  plutôt  avec  l'espion  Karl,  dans 
les  ruines  du  phare  au  bord  de  l'Yser.  Et  c'est 
vous  que  j'ai  pu  saisir  et  attacher  dans  la  sou- 
pente de  la  maison  du  passeur. 

«  Ah  !  quel  beau  coup  vous  avez  manqué  ce 
jour-là  !  Vos  trois  ennemis  blessés,  à  portée 


L ÉCLAT  D'OBUS  zgi 

de  votre  main...  Et  vous  avez  fui  sans  les 
apercevoir,  sans  les  achever  !  Et  vous  ne 
saviez  plus  rien  de  nous,  tandis  que  nous,  nous 
connaissions  vos  projets.  Le  dimanche  dix  jan- 
vier, rendez-vous  à  Ebrecourt,  rendez-vous 
sinistre  que  vous  avez  pris  avec  Karl",  tout  en 
lui  annonçant  votre  volonté  implacable  de  sup- 
primer Elisabeth.  Et  le  dimanche  dix  janvier 
j'étais  exact  au  rendez-vous.  J'assistais  au 
souper  du  prince  Conrad  !  J'étais  là,  après  le 
souper,  lorsque  vous  avez  remis  à  Karl  la  fiole 
de  poison  !  J'étais  là,  sur  le  siège  même  de 
l'automobile,  lorsque  vous  avez  donné  à  Karl 
vos  dernières  instructions  !  J'étais  partout.  Et, 
le  soir  même,  Karl  mourait.  Et,  la  nuit  sui- 
vante, j'enlevais  le  prince  Conrad.  Et  le  lende- 
main, c'est-à-dire  avant-hier,  maître  d'un  pareil 
otage,  obligeant  ainsi  l'empereur  à  négocier 
avec  moi,  je  lui  dictais  mes  conditions,  dont  la 
première  était  la  liberté  immédiate  d'Elisabeth. 
Et  l'empereur  cédait.  Et  nous  voici  ! 

Une  parole  entre  toutes  ces  paroles,  dont 
chacune  montrait  à  la  comtesse  Hermine  avec 
quelle  énergie  implacable  elle  avait  été  traquée, 
une  parole  la  bouleversa,  comme  la  plus 
effroyable  des  catastrophes. 

Elle  balbutia  : 

—  Mort  ?  Vous  dites  que  Karl  est  mort  ? 

—  Abattu  par  sa  maîtresse  au  moment  même 
où  il  essayait  de  me  tuer,  s'exclama  Paul  que 
la  haine  emportait  de  nouveau.  Abattu  comme 
une  bête  enragée  !  Oui,  l'espion  Karl  est  mort, 
et  jusqu'après  sa  mort,  il  fut  le  traître  qu'il 
avait  été  toute  sa  vie.  Vous  me  demandiez  mes 
preuves  ?  C'est  dans  la  poche  de  Karl  que  je 
les  ai  trouvées!  C'est  dans  son  carnet  que  j'ai 


2^2  L'ECLAT  D'OBUS 

lu  l'histoire  de  vos  crimes,  et  la  copie  de  vos 
lettres,  et  certaines  de  vos  lettres  elles-mêmes. 
Il  prévo^^ait  qu'un  jour  ou  l'autre,  une  fois 
votre  œuvre  accomplie,  vous  le  sacrifieriez  à 
votre  sécurité,  et  il  se  vengeait  d'avance...  Il  se 
vengeait  comme  le  garde  Jérôme  et  sa  femme 
Rosalie,  sur  le  point  d'être  fusillés  par  votre 
ordre,  se  sont  vengés  en  révélant  à  Elisabeth 
votre  rôle  mystérieux  au  château  d'Ornequin. 
Voilà  vos  complices  !  Vous  les  tuez,  mais  ils 
vous  perdent.  Ce  n'est  plus  moi  qui  vous 
accuse.  Ce  sont  eux.  Leurs  lettres,  leurs  témoi- 
gnages sont  déjà  entre  les  mains  de  vos  juges. 
Que  pouvez-vous  répondre  ? 

Paul  se  tenait  contre  elle  presque.  A  peine 
si  le  coin  de  la  table  les  séparait  l'un  de  l'autre, 
et  il  la  menaçait  de  toute  sa  colère  et  de  toute 
son  exécration. 

Elle  recula  jusqu'au  mur,  sous  un  porte- 
manteau où  étaient  pendus  des  vêtements,  des 
blouses,  toute  une  défroque  qui  devait  lui 
servir  à  se  déguiser.  Bien  que  cernée,  prise  au 
piège,  confondue  par  tant  de  preuves,  démas- 
quée et  impuissante,  elle  gardait  une  attitude 
de  défi  et  de  provocation.  La  partie  ne  sem- 
blait pas  perdue  pour  elle.  Des  atouts  restaient 
dans  son  jeu.  Et  elle  dit  : 

—  Je  n'ai  pas  à  répondre.  Vous  parlez  d'une 
femme  qui  a  commis  des  crimes.  Et  je  ne  suis 
pas  cette  femme.  Il  ne  s'agit  pas  de  prouver 
que  la  comtesse  Hermine  est  une  espionne  et 
une  criminelle.  Il  s'agit  de  prouver  que  je  suis 
la  comtesse  Hermine.  Or  qui  peut  le  prouver? 

—  Moi! 

A  l'écart  des  trois  officiers  que  Paul  avait 
indiqués  comme  faisant  fonction  déjuges,  il  yen 


L'ECLAT  D'OBUS  293 

avait  un  quatrième,  entré  en  même  temps, 
et  qui  avait  écouté  dans  le  même  silence  et 
dans  la  même  immobilité. 

Celui-là  s'avança. 

La  lueur  de  la  lampe  illumina  sa  figure. 

La  comtesse  murmura  : 

—  Stéphane  d'Andeville...  Stéphane... 
C'était  en  effet  le  père  d'Elisabeth  et  de  Ber- 
nard. 

Il  était  très  pâle,  affaibli  par  les  blessures 
qu'il  avait  reçues  et  dont  il  commençait  seule- 
ment à  se  remettre. 

Il  embrassa  ses  enfants.  Bernard  lui  dit  avec 
émotion  : 

—  Ah  !  te  voici,  père. 

—  Oui,  dit-il,  j'ai  été  averti  par  le  général 
en  chef,  et  je  suis  venu  à  l'appel  de  Paul.  Un 
rude  homme  que  ton  mari,  Elisabeth.  Tantôt, 
déjà,  quand  nous  nous  sommes  retrouvés  dans 
les  rues  de  Soissons,  il  m'avait  mis  au  courant. 
Et  maintenant,  je  me  rends  compte  de  tout  ce 
qu'il  a  fait...  pour  écraser  cette  vipère. 

Il  s'était  posé  face  à  la  comtesse,  et  l'on 
sentait  toute  l'importance  des  mots  qu'il  allait 
dire.  Un  moment,  elle  baissa  la  tête  devant  lui. 
Mais  ses  3^eux  redevinrent  bientôt  provocants. 
Et  elle  articula  : 

—  Vous  aussi,  vous  venez  m' accuser  ? 
Qu'avez-vous  à  dire  contre  moi,  à  votre  tour? 
Des  mensonges,  n'est-ce  pas?  Des  infamies? 

Il  attendit  qu'un  long  silence  eût  recouvert 
ces  paroles.  Puis,  lentement,  il  prononça  : 

—  Je  viens  d'abord  en  témoin,  qui  apporte 
sur  votre  identité  l'attestation  que  vous  récla- 
miez tout  à  1  heure.  A'^ous  vous  êtes  présentée 
jadis  sous  un  nom  qui  n'était  pas  le  vôtre,  et 


294  U ECLAT  D'OBUS 

SOUS  lequel  vous  avez  réussi  à  gagner  ma  con- 
fiance. Plus  tard,  lorsque  vous  avez  cherché  à 
nouer  entre  nous  des  relations  plus  étroites, 
vous  m'avez  ré  vêlé  votre  véritable  personnalité, 
espérant  ajnsi  m'éblouir  par  vos  titres  et  par 
vos  alliances.  J'ai  donc  le  droit  et  le  devoir  de 
déclarer,  devant  Dieu  et  devant  les  hommes, 
que  vous  êtes  bien  la  comtesse  Hermine  de 
Hohenzollern.  Les  parchemins  que  vous  m'avez 
montrés  sont  authentiques.  Et  c'est  justement 
parce  que  vous  étiez  la  comtesse  de  Hohenzol- 
lern que  j'ai  cessé  des  rapports  qui  m'étaient 
d'ailleurs,  je  ne  savais  pas  pourquoi,  pénibles 
et  désagréables.  Voilà  mon  rôle  de  témoin. 

—  Rôle  infâme,  s'écria-t-elle  furieusement. 
Rôle  de  mensonge,  je  vous  l'avais  bien  dit.  Pas 
une  preuve  ! 

—  Pas  une  preuve  ?  fit  le  comte  d'Andeville, 
qui  s'approcha  d'elle,  tout  vibrant  de  colère. 
Et  cette  photographie,  envoyée  de  Berlin  par 
vous,  et  signée  par  vous  ?  Cette  photographie, 
où  vous  avez  eu  l'impudence  de  vous  habiller 
comme  ma  femme  ?  Oui,  vous  !  Vous  !  vous 
avez  fait  cela  !  Vous  avez  cru  qu'en  essayant 
de  rapprocher  votre  image  et  l'image  de  ma 
pauvre  bien-aimée,  vous  évoqueriez  en  moi  des 
sentiments  qui  vous  seraient  favorables  !  Et 
vous  n'avez  pas  senti  que  c'était  la  pire  injure, 
pour  moi,  et  le  pire  outrage,  pour  la  morte  !  Et 
vous  avez  osé,  vous,  vous,  après  ce  qui  s'était 
passé  !... 

Ainsi  que  Paul  Delroze  un  instant  aupara- 
vant, le  comte  était  debout  contre  elle,  mena- 
çant et  plein  de  haine.  Elle  murmura,  avec 
une  sorte  d'embarras  : 

—  Eh  bien,  pourquoi  pas? 


VECLAl  D'OBUS  295 

Il  serra  les  poings  et  reprit  : 

—  En  effet,  pourquoi  pas?  J'ignorais  alors 
ce  que  vous  étiez,  et  je  ne  savais  rien  du  drame... 
du  drame  d'autrefois...  C'est  aujourd'hui  seu- 
lement que  j'ai  rapproché  les  faits,  et  si  je  vous 
ai  repoussée  autrefois  avec  une  répulsion  ins- 
tinctive, c'est  avec  une  exécration  sans  pareille 
que  je  vous  accuse  maintenant...  maintenant 
que  je  sais...  oui,  que  je  sais,  et  en  toute  cer- 
titude. Déjà,  lorsque  ma  pauvre  femme  se 
mourait,  plusieurs  fois,  dans  sa  chambre  d'ago- 
nisante, le  docteur  me  disait  :  «  C'est  un  mal 
étrange.  Bronchite,  pneumonie,  certes,  et  ce- 
pendant il  y  a  des  choses  que  je  ne  comprends 
pas...  des  symptômes...  pourquoi  ne  pas  le 
dire  ?  des  symptômes  d'empoisonnement  ».  Je 
protestais  alors.  L'h5^pothèsé  était  impossible. 
Empoisonnée,  ma  femme  !  Et  par  qui?  Par 
vous,  comtesse  Hermine,  par  vous  !  Je  l'affirme 
aujourd'hui.  Par  vous!  Je  le  jure  sur  mon  salut 
étei'nel.  Des  preuves  ?  Mais,  c'est  votre  vie 
elle-même,  c'est  tout  qui  vous  accuse. 

«  Tenez,  il  est  un  point  sur  lequel  Paul  Del- 
roze  n'a  pas  fait  toute  la  lumière.  Il  n'a  pas 
compris  pourquoi,  lorsque  vous  assassiniez 
son  père,  pourquoi  vous  portiez  des  vêtements 
semblables  à  ceux  de  ma  femme.  Pourquoi? 
mais  pour  cette  abominable  raison  que,  déjà, 
à  cette  époque,  la  mort  de  ma  femme  était 
résolue,  et  que,  déjà,  vous  vouliez  créer  dans 
l'esprit  de  ceux  qui  pourraient  vous  surprendre 
une  confusion  entre  la  comtesse  d'Andeville  et 
vous.  La  preuve  est  irrécusable.  Ma  femme 
vous  gênait  :  vous  l'avez  tuée.  Vous  aviez 
deviné  qu'une  fois  ma  femme  morte  je  ne  revien- 
drais plus   à    Ornequin,et  vous  avez  tué   ma 


296  L'ÉCLA  T  D'OBUS 

femme  !...  Paul  Delroze,  tu  as  annoncé  six 
crimes.  Voilà  le  septième,  l'assassinat  de  la 
comtesse  dAndeville  ! 

Le  comte  avait  levé  ses   deux  poings  et  les 
tenait  devant    la  figure   de  la  comtesse   Her- 
mine. Il  tremblait  de  rage,  et  l'on  eût  dit  qu'il  ' 
allait  frapper. 

Elle,  pourtant,  demeurait  impassible.  Contre 
cette  nouvelle  accusation,  elle  n'eut  pas  un 
mot  de  révolte.  Il  semblait  que  tout  lui  fût 
devenu  indifférent,  aussi  bien  cette  charge 
imprévue  que  toutes  celles  qui  l'accablaient. 
Tous  les  périls  s'écartaient  d'elle.  Ce  qu'elle 
avait  à  répondre  ne  l'obsédait  plus.  Sa  pensée 
était  ailleurs.  Elle  écoutait  autre  chose  que 
ces  paroles.  Elle  voyait  autre  chose  que  ce 
spectacle,  et,  comme  l'avait  remarqué  Ber- 
nard, on  eût  dit  qu'elle  se  préoccupait  plus  de 
ce  qui  se  passait  dehors  que  de  la  situation, 
cependant  si  effrayante,  où  elle  se  trouvait. 

Mais  pourquoi  ?  Qu'espérait-elle  ? 

Une  troisième  fois  elle  consulta  sa  montre. 
Une  minute  s'écoula.  Une  autre  minute  encore. 

Puis,  quelque  part  dans  la  cave,  à  la  partie 
supérieure,  il  y  eut  un  bruit,  une  sorte  de 
déclenchement. 

La  comtesse  se  redressa.  Et,  de  toute  son 
attention,  elle  écouta,  avec  une  expression  si 
ardente  que  personne  ne  troubla  le  silence 
énorme.  Instinctivement  Paul  Delroze  et 
M.  d'Andeville  avaient  reculé  jusqu'à  la  table. 
La  comtesse  Hermine  écoutait...  Elle  écoutait... 

Et  soudain,  au-dessus  d'elle,  dans  l'épaisseur 
même  des  voûtes,  une  sonnerie  vibra.  Quel- 
ques secondes  seulement...  Quatre  appels 
égaux...  Et  ce  fut  tout. 


X 

DEUX   EXÉCUTIONS 


LUS  encore  peut-être  que  par  la  vibra- 
fi^  j^®  tion  inexplicable  de  cette  sonnerie,  le 
coup  de  théâtre  fut  produit  par  le  sou- 
bresaut de  triomphe  qui  secoua  la  comtesse 
Hermine.  Elle  poussa  un  cri  de  joie  sauvage, 
puis  éclata  de  rire.  Son  visage  se  transforma. 
Plus  d'inquiétude,  plus  de  cette  tension  où  l'on 
sent  la  pensée  qui  cherche  et  qui  s'effare, 
mais  de  l'insolence,  de  la  certitude,  du  mépris, 
un  orgueil  démesuré. 

—  Imbéciles!  ricana-t-elle...  Imbéciles!... 
Alors  vous  avez  cru  ?  Non,  faut-il  que  les  Fran- 
çais soient  naïfs!...  Vous  avez  cru  que,  moi, 
vous  me  prendriez  ainsi,  dans  une  souricière  ? 
Moi  !  Moi  ! . . . 

Les  paroles  ne  pouvaient  plus  sortir  de  sa 
bouche,  trop  nombreuses  et  trop  pressées.  Elle 
se  raidit,  ferma  les  yeux  un  instant  dans  un 
grand  effort  de  volonté,  puis,  allongeant  le 
bras  droit  et  poussant  un  fauteuil,  découvrit 
une  petite  plaque  d'acajou  sur  laquelle  il  y 
avait  une  manette  de  cuivre  qu'elle  saisit  à 
tâtons,  les  j^eux  toujours  dirigés  vers  Paul, 
vers  le  comte  d'Andeville,  vers  son  fils,  vers 
les  trois  officiers. 


298  LECLAT  D'OBUS 

Et  elle  scanda  d'une  voix  sèche,  coupante  : 

—  Qu'ai-je  à  craindre  de  vous  maintenant  ? 
La  comtesse  Hermine  de  HohenzoUern  ?  Vous 
voulez  savoir  si  c'est  moi  ?  Oui,  c'est  bien 
moi.  Je  ne  le  nie  pas. . .  Je  le  proclame  même. . . 
Tous  les  actes  que  vous  appelez  stupidement 
des  crimes,  oui,  je  les  ai  accomplis...  C'était 
mon  devoir  envers  mon  empereur...  envers 
la  plus  grande  Allemagne...  Espionne?  non 
pas...  Allemande,  tout  simplement.  Et  ce  que 
fait  une  Allemande  pour  sa  patrie  est  justement 
fait. 

«  Et  puis...  et  puis  assez  de  paroles  niaises 
et  de  bavardages  sur  le  passé.  Le  présent 
seul  et  l'avenir  importent.  Et,  du  présent 
comme  de  l'avenir,  me  voilà  redevenue  maî- 
tresse. Mais  oui,  mais  oui,  grâce  à  vous,  je 
reprends  la  direction  des  événements,  et  nous 
allons  rire.  Voulez-vous  savoir  une  chose  ? 
Tout  ce  qui  vient  de  se  produire  ici  depuis 
quelques  jours,  c'est  moi  qui  l'ai  préparé.  Les 
ponts  que  la  rivière  a  enlevés,  c'est  sur  mes 
ordres  qu'ils  avaient  été  sapés  à  leur  base... 
Pourquoi  ?  Pour  le  piètre  résultat  de  vous  faire 
reculer  ?  Certes,  il  nous  fallait  cela  d'abord, 
nous  avions  besoin  d'annoncer  une  victoire... 
Victoire  ou  non,  elle  sera  annoncée,  et  elle 
aura  son  effet,  je  vous  en  réponds.  Mais  ce 
que  je  voulais,  c'était  mieux.  Et  j'ai  réussi. 

Elle  s'arrêta,  puis  reprit  d'un  ton  plus  sourd, 
le  buste  penché  vers  ceux  qui  l'écoutaient  : 

—  Le  recul,  le  désordre  parmi  vos  troupes, 
la  nécessité  de  faire  obstacle  à  l'avance  et 
d'amener  des  renforts,  c'était  de  toute  évidence 
l'obligation  pour  votre  général  en  chef  de  venir 
ici   et  de    s'y    concerter    avec    ses   généraux. 


L'ÉCLAT  D'OBUS  299 

Depuis  des  mois,  je  le  guette,  celui-là.  Impos- 
sible de  l'approcher.  Impossible  d'exécuter 
mon  plan.  Alors  que  faire?  Que  faire,  mais 
tout  bonnement  le  faire  venir  à  moi,  puisque 
je  ne  pouvais  aller  à  lui...  Le  faire  venir  et  l'at- 
tirer dans  un  endroit  choisi  par  moi,  où  j'aurais 
pris  toutes  mes  dispositions.  Or,  il  est  venu. 
Mes  dispositions  sont  prises.  Et  je  n'ai  plus 
qu'à  vouloir...  Je  n'ai  plus  qu'à  vouloir  !  Il  est 
ici,  dans  une  des  chambres  de  la  petite  villa 
qu'il  habite  chaque  fois  qu'il  vient  à  Soissons. 
Il  y  est.  Je  le  sais.  J'attendais  le  signal  qu'un 
de  mes  agents  devait  me  donner.  Ce  signal, 
vous  l'avez  entendu.  Donc,  n'est-ce  pas,  aucun 
doute.  Celui  que  je  guettais  travaille  en  ce 
moment  avec  ses  généraux  dans  une  maison 
que  je  connais  et  que  j'ai  fait  miner.  Il  y  a 
près  de  lui  un  commandant  d'armée,  un  des 
meilleurs,  et  un  commandant  de  corps  d'armée, 
un  des  meilleurs  aussi.  Ils  sont  trois  —  je  ne 
parle  pas  des  comparses  —  et.j  ces  troi.s-là.  je 
n'ai  qu'un  geste  à  faire,  comprenez-moi  bien, 
un  seul  geste,  cette  manette  à  lever,  pour 
qu'ils  sautent  tous  les  trois  avec  la  maison  qui 
les  abrite.  Dois-je  le  faire,  ce  geste  ? 

Dans  la  pièce,  il  y  eut  un  claquement  bref. 
Bernard  d'Andeville  armait  son  revolver. 

—  Mais  il  faut  la  tuer,  la  misérable,  cria- 
t-il. 

Paul  se  jeta  devant  lui  en  proférant  : 

—  Tais-toi  1  et  ne  bouge  pas  1 

La  comtesse  se  mit  à  rire  de  nouveau,  et 
quelle  joie  méchante  frémissait  dans  ce  rire  ! 

—  Tu  as  raison,  Paul  Delroze  Tu  com- 
prends la  situation,  toi.  Si  rapidement  que  ce 
jeune  écervelé  m'envoie  sa  balle,  j'aurai  tou- 


i 


298  L'ÉCLAT  D'OBUS 

Et  elle  scanda  d'une  voix  sèche,  coupante  : 

—  Qu'ai-je  à  craindre  de  vous  maintenant  ? 
La  comtesse  Hermine  de  Hohenzollern  ?  Vous 
voulez  savoir  si  c'est  moi  ?  Oui,  c'est  bien 
moi.  Je  nale  nie  pas...  Je  le  proclame  même... 
Tous  les  actes  que  vous  appelez  stupidement 
des  crimes,  oui,  je  les  ai  accomplis...  C'était 
mon  devoir  envers  mon  empereur...  envers 
la  plus  grande  Allemagne...  Espionne?  non 
pas...  Allemande,  tout  simplement.  Et  ce  que 
fait  une  Allemande  pour  sa  patrie  est  justement 
fait. 

«  Et  puis...  et  puis  assez  de  paroles  niaises 
et  de  bavardages  sur  le  passé.  Le  présent 
seul  et  l'avenir  importent.  Et,  du  présent 
comme  de  l'avenir,  me  voilà  redevenue  maî- 
tresse. Mais  oui,  mais  oui,  grâce  à  vous,  je 
reprends  la  direction  des  événements,  et  nous 
allons  rire.  Voulez-vous  savoir  une  chose  ? 
Tout  ce  qui  vient  de  se  produire  ici  depuis 
quelques  jours,  c'est  moi  qui  l'ai  préparé.  Les 
ponts  que  la  rivière  a  enlevés,  c'est  sur  mes 
ordres  qu'ils  avaient  été  sapés  à  leur  base... 
Pourquoi  ?  Pour  le  piètre  résultat  de  vous  faire 
reculer  ?  Certes,  il  nous  fallait  cela  d'abord, 
nous  avions  besoin  d'annoncer  une  victoire... 
Victoire  ou  non,  elle  sera  annoncée,  et  elle 
aura  son  effet,  je  vous  en  réponds.  Mais  ce 
que  je  voulais,  c'était  mieux.  Et  j'ai  réussi. 

Elle  s'arrêta,  puis  reprit  d'un  ton  plus  sourd, 
le  buste  penché  vers  ceux  qui  l'écoutaient  : 

—  Le  recul,  le  désordre  parmi  vos  troupes, 
la  nécessité  de  faire  obstacle  à  l'avance  et 
d'amener  des  renforts,  c'était  de  toute  évidence 
l'obligation  pour  votre  général  en  chef  de  venir 
ici  et  de    s'y   concerter   avec    ses   généraux. 


L'ÉCLAT  D'OBUS  299 

Depuis  des  mois,  je  le  guette,  celui-là.  Impos- 
sible de  l'approcher.  Impossible  d'exécuter 
mon  plan.  Alors  que  faire?  Que  faire,  mais 
tout  bonnement  le  faire  venir  à  moi,  puisque 
je  ne  pouvais  aller  à  lui...  Le  faire  venir  et  l'at- 
tirer dans  un  endroit  choisi  par  moi,  où  j'aurais 
pris  toutes  mes  dispositions.  Or,  il  est  venu. 
Mes  dispositions  sont  prises.  Et  je  n'ai  plus 
qu'à  vouloir...  Je  n'ai  plus  qu'à  vouloir  !  Il  est 
ici,  dans  une  des  chambres  de  la  petite  villa 
qu'il  habite  chaque  fois  qu'il  vient  à  Soissons. 
Il  y  est.  Je  le  sais.  J'attendais  le  signal  qu'un 
de  mes  agents  devait  me  donner.  Ce  signal, 
fvous  l'avez  entendu.  Donc,  n'est-ce  pas,  aucun 
doute.  Celui  que  je  guettais  travaille  en  ce 
'moment  avec  ses  généraux  dans  une  maison 
que  je  connais  et  que  j'ai  fait  miner.  Il  y  a 
près  de  lui  un  commandant  d'armée,  un  des 
meilleurs,  et  un  commandant  de  corps  d'armée, 
un  des  meilleurs  aussi.  Ils  sont  trois  —  je  ne 
parle  pas  des  comparses  —  et,|  ces  trois-là,  je 
n'ai  qu'un  geste  à  faire,  comprenez-moi  bien, 
un  seul  geste,  cette  manette  à  lever,  pour 
qu'ils  sautent  tous  les  trois  avec  la  maison  qui 
les  abrite.  Dois-je  le  faire,  ce  geste  ? 

Dans  la  pièce,  il  y  eut  un  claquement  bref. 
Bernard  d'Andeville  armait  son  revolver. 

—  Mais  il    faut  la  tuer,   la  misérable,  cria- 
'  t-il. 

Paul  se  jeta  devant  lui  en  proférant  : 

—  Tais-toi  !  et  ne  bouge  pas  ! 

La  comtesse  se  mit  à  rire  de  nouveau,  et 
quelle  joie  méchante  frémissait  dans  ce  rire  ! 

—  Tu  as  raison,  Paul  Delroze.  Tu  com- 
prends la  situation,  toi.  Si  rapidement  que  ce 
jeune  écervelé  m'envoie  sa  balle,  j'aurai  tou- 


300  L ÉCLAT  D'OBUS 

jours  le  temps  de  lever  la  manette.  Et  c'est 
cela  quil  ne  faut  pas,  n'est-ce  pas  ?  C'est  cela; 
que  ces  messieurs  et  toi  voulez  éviter  à  tout' 
prix...  même  au  prix  de  ma  liberté,  n'est-c 
pas  ?  Car  nous  en  sommes  là,  hélas  !  Tout  mon 
beau  plan  s'écroule  puisque  je  suis  entre  vos 
mains.  Mais  je  vaux  bien  à  moi  seule  vos  troisi 
grands  généraux,  hein  ?  et  j'ai  bien  le  droit  de 
les  épargner  pour  me  sauver...  Ainsi  nous 
sommes  d'accord  ?  Leur  vie  contre  la  mienne  ! 
Et  tout  de  suite  !..  Paul  Delroze,  tu  as  une 
minute  pour  consulter  ces  messieurs.  Si,  dans 
une  minute,  parlant  en  ton  nom  et  au  leur,  tu 
ne  me  donnes  pas  ta  parole  que  vous  me  con- 
sidérez comme  libre,  et  que  toute  protection 
me  sera  accordée  pour  passer  en  Suisse, 
alors...  alors  «  la  bobinette  cherra  »,  comme 
on  dit  dans  le  Petit  Chaperon  rouge...  Ah!  ce 
que  je  vous  tiens  tous  !  Et  combien  c'est 
comique  !  Dépêche-toi,  ami  Delroze.  Ta 
parole...  Mais  oui,  cela  me  suffit.  Dame!  la 
parole  d'un  officier  français  !...  Ah!  ah!  ah! 

Son  rire,  un  rire  nerveux  et  méprisant,  se 
prolongea  dans  le  grand  silence.  Et  il  arriva 
peu  à  peu  qu'il  y  résonna  de  taçon  moins 
assurée,  comme  ces  paroles  qui  ne  provoquent 
pas  l'effet  prévu.  De  lui-même  il  sembla  se 
disloquer,  s'interrompit  et  cessa  tout  d'un  coup. 

Et  elle  était  stupéfaite  :  Paul  Delroze  n'avait 
pas  bougé,  et  aucun  des  officiers,  et  aucun  des 
soldats  qui  se  trouvaient  dans  la  salle,  n'avait 
bougé. 

Elle  les  menaça  du  poing. 

—  J'ordonne  qu'on  se  hâte  !...  Vous  avez 
une  minute,  messieurs  les  Français.  Une 
minute,  pas  davantage... 


I  SI 


L  ÉCLAT  D'OBUS  301 

Personne  ne  bougea. 

Elle  comptait  à  voix  basse,  et,  de  dix  en  dix, 
proclamait  les  secondes  écoulées. 

A  la  quarantième  elle  se  tut,  la  face  inquiète. 
'Parmi  les  assistants,  même  immobilité. 

Une  crise  de  fureur  la  souleva. 

—  Mais  vous  êtes  fous  !  Vous  n'avez  donc 
pas  compris  ?  Ou  bien  vous  ne  me  croyez  pas 
peut-être  ?  Oui,  jai  deviné,  ils  ne  me  croient 
pas  !  Ils  n'imaginent  pas  que  ce  soit  possible, 
et  que  j'aie  pu  atteindre  un  pareil  résultat! 
Un  miracle,  n'est-ce  pas  ?  Mais  non,  de  la 
volonté,  tout  simplement,  et  de  l'esprit  de 
suite.  Et  puis,  vos  soldats  n'étaient-ils  pas  là  ? 
Mon  Dieu  oui,  vos  soldats  eux-mêmes  qui  ont 
travaillé  pour  moi  en  posant  des  lignes  télé- 
phoniques entre  la  poste  et  la  maison  réservée 
au  quartier  général  !  Mes  agents  n'ont  eu  qu'à 
se  brancher  là-dessus,  et  c'était  chose  faite  : 
le  fourneau  de  mine  creusé  sous  la  maison  se 
trouvait  relié  avec  cette  cave  !  Me  croyez-vous, 
maintenant? 

Sa  voix  se  cassait,  haletante  et  rauque.  Son 
inquiétude,  de  plus  en  plus  précise,  lui  rava- 
geait les  traits.  Pourquoi  ces  hommes  ne 
remuaient-ils  pas  ?  Pourquoi  ne  tenaient-ils 
aucun  compte  de  ses  ordres?  Avaient-ils  pris 
l'inadmissible  résolution  de  tout  accepter 
plutôt  que  de  lui  faire  grâce  ? 

—  Voyons,  quoi?  murmura-t-elle,  vous  me 
comprenez  bien  cependant  ?...  Ou  alors  c'est 
de  la  folie  !  Voyons,  réfléchissez...  Vos  géné- 
raux?... L'effet  que  leur  mort  causerait  ?... 
L'impression  formidable  que  cette  mort 
donnerait  de  notre  puissance?...  Et  quel 
désarroi!...    Le  recul  de  vos  troupes  !...  Le 


302  L'ÉCLAT  D'OBUS 

haut  commandement  désorganisé  !...  Voyons, 
voyons  ! . . . 

On  eût  cru  qu'elle  cherchait  à  les  con- 
vaincre... bien  plus,  qu'elle  les  suppliait  de 
se  placer  à  son  point  de  vue  à  elle,  et  d'ad- 
mettre les  conséquences  quelle  avait  assignées 
à  son  acte.  Pour  que  son  plan  réussît,  il  fallait 
qu'ils  consentissent  à  agir  dans  le  sens  de  la 
logique.  Sinon...  sinon... 

Brusquement,  elle  se  révolta  contre  elle- 
même  et  contre  cette  espèce  de  supplication 
humiliante  à  quoi  elle  s'abaissait.  Et,  reprenant 
son  attitude  de  menace,  elle  cria  : 

—  Tant  pis  pour  eux  !  Tant  pis  pour  eux  î     ' 
C'est  vous  qui  les   aurez  condamnés  !    Alors 
vous  le  voulez?  Nous  sommes  bien  d'accord?   ij 
Et  puis,  vous  croyez  me  tenir  peut-être  ?  Allons  m 
donc  !  Même  si  vous  vous  entêtez,  la  comtesse 
Hermine  n'a  pas  dit  son  dernier  mot  !  Vous  ne 
la  connaissez  pas.  la  comtesse  Hermine...  Elle 
ne  se  rend  jamais...  la  comtesse  Hermine...  la 
comtesse  Hermine... 

Elle  était  abominable  à  voir.  Une  sorte  de 
démence  la  possédait.  Convulsée,  tordue  de 
rage,  hideuse,  vieillie  de  vingt  ans,  elle  évo- 
quait limage  d'un  démon  que  brûlent  les 
flammes  de  l'enfer.  Elle  injuriait.  Elle  blas- 
phémait. Elle  lançait  des  imprécations.  Elle 
riait  même,  à  l'idée  de  la  catastrophe  que  son 
geste  allait  provoquer.  Et  elle  bégayait  : 

—  Tant  pis  î  C'est  vous...  c'est  vous,  les 
bourreaux...  Ah  !  quelle  folie  !  Alors  vous 
l'exigez?  Mais  ils  sont  fous  !...  Leurs  généraux  1 
leurs  chefs!  Non.  mais  ils  ont  perdu  la  tète! 
Voilà  qu'ils  sacrifient  de  gaieté  de  cœur  leurs 
grands  généraux  !  leurs  grands  chefs  !  Et  cela. 


VECLAT  D'OBUS  303 

sans  raison,  par  entêtement  stupide.  Eh  bien, 
tant  pis  pour  eux  !  Tant  pis  pour  eux  !  Vous 
l'aurez  voulu  !  Vous  l'aurez  voulu  !  Je  vous 
rends  responsables.  Il  s'agissait  d'un  mot.  Et 
ce  mot... 

Elle  eut  une  hésitation  suprême,  La  figure 
farouche  et  inflexible,  elle  épia  ces  hommes 
obstinés  qui  semblaient  obéira  une  implacable 
consigne. 

Aucun  d'eux  ne  bougea. 

Alors  on  eût  dit  que,  mise  en  face  de  la  dé- 
cision fatale,  elle  était  envahie  par  un  tel 
bouillonnement  de  volupté  méchante  qu'elle 
en  oubliait  l'horreur  de  sa  situation.  Elle  pro- 
nonça simplement  : 

—  Que  la  volonté  de  Dieu  sO'it  faite,  et  que 
mon  empereur  soit  victorieux  ! 

Les  yeux  fixes,  le  buste  rigide,  du  doigt  elle 
leva  la  manette. 

Ce  fut  immédiat.  A  travers  les  voûtes,  à 
travers  l'espace,  le  bruit  de  l'explosion  lointaine 
pénétra  jusqu'à  la  cave.  Le  sol  parut  trembler 
comme  si  le  choc  se  fût  propagé  dans  les  en- 
trailles de  la  terre. 

Puis,  le  silence. 

La  comtesse  Hermine  écouta  encore  quel- 
ques secondes.  Son  visage  était  illuminé  de 
joie.  Elle  répéta  ; 

—  Pour  que  mon  empereur  soit  victorieux  ! 
Et  tout  à  coup,  rabattant  son  bras  contre  elle, 

elle  fit  un  effort  violent  en  arrière,  parmi  les 
vêtements  et  les  blouses  auxquels  son  dos 
s'appuyait,  eut  l'air  vraiment  de  s'enfoncer 
dans  le  mur,  et  disparut. 

On  entendit  le  fracas  d'une  lourde  porte  qui 


304  L'ECLAT  D'OBUS 

se  referme,  et,  presque  en  même  temps,  au 
milieu  de  la  cave  une  détonation. 

Bernard  avait  tiré  dans  le  tas  des  vêtements. 
Et  déjà  il  s'élançait  vers  la  porte  cachée  lorsque 
Paul  l'empoigna  et  le  cloua  sur  place. 

Bernard  se  débattit  sous  l'étreinte. 

—  Mais  elle  nous  échappe  !...  Et  tu  l'as 
laissée  faire?  Enfin,  quoi  !  Tu  te  rappelles  pour- 
tant bien  le  tunnel  d'Ebrecourt  et  le  système 
des  fils  électriques  ?...  C'est  la  même  chose  !... 
Et  la  voici  qui  s'enfuit!... 

Il  ne  comprenait  rien  à  la  conduite  de  Paul. 
Et  sa  sœur  était  comme  lui,  indignée.  C'était 
là  l'immonde  créature  qui  avait  tué  leur  mère, 
qui  avait  pris  le  nom  et  la  place  de  leur  mère, 
et  on  la  laissait  échapper! 

Elisabeth  cria  : 

—  Paul,  Paul,  il  faut  la  poursuivre...  il  faut 
l'écraser...  Paul,  oublies-tu  donc  tout  ce  qu'elle 
a  fait  ? 

Elle  ne  l'avait  pas  oublié,  elle.  Elle  se  sou- 
venait du  château  d'Ornequin,  et  de  la  villa  du 
prince  Conrad,  et  du  soir  où  elle  avait  dû  vider 
une  coupe  de  Champagne,  et  du  marché  qu'on 
lui  avait  imposé,  et  de  toutes  les  hontes,  et  de 
toutes  les  tortures... 

Mais  Paul  ne  prêtait  attention  ni  au  frère,  ni 
à  la  sœur,  pas  plus  que  les  officiers  et  que  les 
soldats.  Tous  observaient  la  même  consigne 
d'impassibilité.  Aucun  événement  n'avait  prise 
snij^^eux. 

Il  s'écoula  deux  à  trois  minutes  durant  les- 
quelles on  échangea  quelques  paroles  à  voix 
basse,  sans  que  personne  pourtant  ne  remuât 
de  sa  place.  Défaillante  et  brisée  par  l'émotion, 
Elisabeth  pleurait,  Bernard,  que  les  sanglots 


LECLAl  D'OBUS  305 

de  sa  sœur  horripilaient,  avait  l'impression 
d'un  de  ces  cauchemars  où  l'on  assiste  aux 
spectacles  les  plus  affreux  sans  avoir  la  force 
ni  la  puissance  de  réagir. 

Et  puis  il  arriva  une  chose  que  tout  le  monde, 
sauf  lui  et  sauf  Elisabeth,  eut  l'air  de  trouver 
très  naturelle.  Un  bruit  grinça  du  côté  des 
vêtements.  La  porte  invisible  roula  sur  ses 
gonds.  Les  vêtements  s'agitèrent  et  livrèrent 
passage  à  une  forme  humaine  qui  fut  jetée  sur 
le  sol  comme  un  paquet. 

Bernard  d'Andeville  poussa  une  exclamation 
de  joie.  Elisabeth  regardait  et  riait  à  travers 
ses  larmes. 

C'était  la  comtesse  Hermine,  ficelée  et  bâil- 
lonnée. 

A  sa  suite  trois  gendarmes  entrèrent. 

—  Voilà  l'objet,  plaisanta  Tun  d'eux  d'une 
bonne  grosse  voix.  Ah  !  c'est  qu'on  commençait 
à  se  faire  des  cheveux,  mon  lieutenant,  et  on 
se  demandait  si  vous  aviez  deviné  juste  et  si 
c'était  bien  là  l'issue  par  où  elle  décamperait. 
Mais,  cré  bon  sang,  mon  lieutenant,  la  bou- 
gresse nous  a  donné  du  fil  à  retordre.  Quelle 
furie!  Elle  mordait  comme  une  bête  puante. 
Et  ce  qu'elle  gueulait  !  Ah  !  la  chienne  !... 

Et,  s'adressant  aux  soldats  chez  qui  ses  pa- 
roles provoquaient  une  vive  hilarité  : 

—  Camarades,  il  ne  manquait  plus  que  ce 
gibier-là  à  notre  chasse  de  tantôt.  Mais,  vrai, 
c'est  une  belle  pièce,  et  le  lieutenant  Del  Dze 
avait  bien  relevé  sa  piste.  Le  tableau  est  au 
complet  maintenant.  Toute  une  bande  de 
Boches  en  une  journée  !  Eh  !  mon  lieutenant, 
que  faites-vous  ?  Attention  !  La  bête  a  des 
crocs  ! 

80 


3o6  L'ECLA  T  £>' OB US 

Paul  s'était  penché  sur  l'espionne.  Il  lui  des- 
serra son  bâillon,  qui  paraissait  la  faire  souf- 
frir. Aussitôt  elle  s'efforça  de  crier,  mais 
c'étaient  des  syllabes  étouffées,  incohérentes, 
où  Paul  cependant  discerna  quelques  mots 
contre  les^quels  il  protesta. 

—  Non,  dit-il,  pas  même  cela,  pas  même 
cette  satisfaction.  Le  coup  est  raté...  Et  c'est  là 
le  châtiment  le  plus  terrible,  n'est-ce  pas?... 
Mourir  sans  avoir  fait  le  mal  qu'on  voulait 
faire.  Et  quel  mal  ! 

Il  se  releva  et  s'approcha  du  groupe  des  offi- 
ciers. 

Ils  causaient  tous  les  trois,  leur  mission  de 
juges  étant  finie,  et  l'un  d'eux  dit  à  Paul  : 

—  Bien  joué,  Delroze.  Tous  mes  compli- 
ments. 

—  Je  vous  remercie,  mon  général.  J'aurais 
pu  éviter  cette  tentative  d'évasion,  mais  j'ai 
voulu  accumuler  le  plus  de  preuves  possible 
contre  cette  femme,  et  non  pas  seulement 
l'accuser  des  crimes  qu'elle  a  commis,  mais 
vous  la  montrer  en  pleine  action  et  en  plein 
crime. 

Le  g-énéral  observa  : 

—  Eh  !  c'est  qu'elle  n'y  va  pas  de  main  morte,  ; 
la  gueuse!  Sans  vous,  Delroze,  la  villa  sautait 
avec  tous  mes  collaborateurs,  et  moi  par-dessus 
le  marché  !  Mais,  dites  donc,  cette  explosion 
que  nous  avons  entendue  ?... 

—  Une  construction  inutile,  mon  général, 
construction  déjà  démolie  par  les  obus,  d'ail- 
leurs, et  dont  le  commandement  de  la  place 
voulait  se  débarrasser.  Nous  n'avons  eu  qu'à 
faire  dévier  le  fil  électrique  qui  part  d'ici. 

—  Ainsi,  toute  la  bande  est  prise? 


L'ECLAT  D'OBUS  307 

—  Oui,  mon  général,  grâce  à  l'un  des  com- 
plices, sur  qui  j'ai  eu  la  chance  de  mettre  la 
main  tantôt,  et  qui  m'a  fourni  les  indications 
nécessaires  pour  pénétrer  ici,  après  m'avoir 
révélé  en  détail  le  plan  de  la  comtesse  Hermine 
et  le  nom  de  tous  les  complices.  Ce  soir,  à  dix 
heures,  celui-là  devait,  si  vous  étiez  en  train 
de  travailler  dans  votre  villa,  en  avertir  la 
comtesse  au  moyen  de  cette  sonnerie.  L'appel 
a  eu  lieu,  mais  sur  mon  ordre  et  donné  par  un 
de  nos  soldats. 

—  Bravo,  et  encore  une  fois  merci,  Delroze. 
Le  général  s'avança  dans  le  cercle  de  lumière. 

Il  était  grand  et  fort.  Une  épaisse  moustache 
toute  blanche  lui  couvrait  la  lèvre. 

Il  y  eut  parmi  les  assistants  un  mouvement 
de  surprise.  Bernard  d'Andeville  et  sa  sœur 
s'étaient  rapprochés.  Les  soldats  prirent  la 
position  militaire.  Ils  avaient  reconnu  le  géné- 
ral en  chef.  Le  commandant  d'armée  et  le  com- 
mandant de  corps  d'armée  l'accompagnaient. 

En  face  d'eux,  les  gendarmes  avaient  poussé 
Tespionne  contre  le  mur.  Ils  lui  délièrent  les 
jambes,  mais  ils  devaient  la  soutenir,  car  ses 
jambes  flageolaient  sous  elle. 

Et,  plus  encore  que  l'épouvante,  c'était  une 
stupeur  indicible  que  son  visage  exprimait.  De 
ses  yeux  agrandis,  elle  contemplait  fixement 
celui  qu'elle  avait  voulu  tuer,  celui  qu'elle 
croyait  mort,  et  qui  vivait,  et  qui  prononcerait 
contre  elle  l'inévitable  sentence  de  mort. 

Paul  répéta  : 

—  Mourir  sans  avoir  fait  le  mal  qu'on  vou- 
lait faire,  c'est  cela  qui  est  terrible,  n'est-ce 
pas  ? 

Le  général  en  chef  vivait  1  L'affreux  et  for- 


3o8  L ECLAT  D'OBUS 

midable  complot  avait  avorté  !  Il  vivait,  et 
tous  ses  collaborateurs  vivaient  aussi,  et  tous 
les  ennemis  de  l'espionne  vivaient  également, 
Paul  Delroze,  Stéphane  d'Andeville,  Bernard, 
Elisabeth...  ceux  qu'elle  avait  poursuivis  de  sa 
haine  inlassable,  ils  étaient  là  !  Elle  allait 
mourir  avec  cette  vision,  atroce  pour  elle,  de 
ses  ennemis  heureux  et  réunis. 

Et  surtout  elle  allait  mourir  avec  cette  idée 
que  tout  était  perdu.  Son  grand  rêve  s'écrou- 
lait. 

Avec  la  comtesse  Hermine  disparaissait  l'âme 
même  des  Hohenzollern.  Et  tout  cela  se  voyait 
dans  ses  yeux  hagards,  où  passaient  des  lueurs 
de  démence. 

Le  général  dit  à  l'un  de  ses  compagnons  : 

—  Vous  avez  donné  les  ordres  ?  La  bande  va 
être  fusillée? 

—  Oui,  mon  général,  dès  ce  soir. 

—  Eh  bien,  qu'on  commence  par  cette  femme- 
là.  Et  tout  de  suite.  Ici  même. 

L'espionne  tressauta.  Sous  l'effort  dune 
grimace,  elle  réussit  à  déplacer  son  bâillon,  et 
on  l'entendit  qui  implorait  sa  grâce  dans  un 
flux  de  paroles  et  de  gémissements. 

—  Partons,  fit  le  général  en  chef. 

Il  sentit  que  deux  mains  brûlantes  pressaient 
les  siennes.  Elisabeth,  inclinée  vers  lui,  le  sup- 
pliait en  pleurant. 

Paul  présenta  sa  femme.  Le  général  dit  avec 
douceur  : 

—  Je  vois  que  vous  avez  pitié,  madame, 
malgré  tout  ce  qu'on  vous  a  fait.  Il  ne  faut  pas 
avoir  pitié,  madame.  Oui,  évidemment,  c  est 
la  pitié  que  l'on  a  pour  ceux  qui  vont  mourir. 
Mais  il  ne  faut  pas  en  avoir  pour  ceux-là  ni] 


L'ECLAT  D'OBUS  309 

pour  ceux  de  cette  race.  Ils  se  sont  mis  en 
dehors  de  Thumanité  et  jamais  nous  ne  devrons 
l'oublier.  Quand  vous  serez  mère,  madame, 
vous  apprendrez  à  vos  enfants  un  sentiment 
que  la  France  ignorait  et  qui  sera  une  sauve- 
garde dans  l'avenir  :  la  haine  des  Barbares. 

Il  lui  prit  le  bras  d'un  geste  amical  et  l'en- 
traîna vers  la  porte. 

—  Permettez-moi  de  vous  conduire.  Vous 
venez,  Delroze  ?  Vous  devez  avoir  besoin  de 
repos  après  une  telle  journée. 

Ils  sortirent. 
L'espionne  hurla  : 

—  Grâce  !  Grâce  ! 

Déjà  les  soldats  se  rangeaient  le  long  du 
mur  opposé. 

Le  comte,  Paul  et  Bernard  demeurèrent  un 
instant.  Elle  avait  tué  la  femme  du  comte 
d'Ande ville.  Elle  avait  tué  la  mère  de  Bernard 
et  le  père  de  Paul.  Elle  avait  torturé  Elisabeth, 
Et,  bien  que  leur  âme  fût  troublée,  ils  éprou- 
vaient ce  grand  calme  que  donne  le  sentiment 
de  la  justice.  Aucune  haine  ne  les  agitait.  Au- 
cune idée  de  vengeance  ne  palpitait  en  eux. 

Pour  la  soutenir  les  gendarmes  avaient 
attaché  l'espionne  à  un  clou  par  la  ceinture. 
Ils  s'écartèrent. 

Paul  lui  dit  : 

—  Un  des  soldats  qui  sont  là  est  prêtre.  Si 
vous  avez  besoin  de  son  assistance.,. 

Mais  elle  ne  comprenait  pas.  Elle  n'écoutait 
pas.  Elle  voyait  seulement  ce  qui  se  passait  et 
ce  qui  allait  se  passer,  et  elle  bredouillait  in- 
terminablement : 

—  Grâce  ! . . .  Grâce  ! . . .  Grâce  ! . . . 

Ils  partirent  tous  les  trois.   Lorsqu'ils  arri- 


310  L ECLAT  D'OBUS 

vèrent  au  haut  de  l'escalier,  un  commandement 
leur  parvint  : 

—  En  joue !... 

Afin  de  ne  pas  entendre.  Paul  referma  vive- 
ment sur  lui  la  porte  du  vestibule  et  la  porte 
de  la  rue.  JDehors  c'était  le  grand  air.  le  bon 
air  pur  que  Ton  respire  à  pleins  poumons.  Les 
troupes  circulaient  en  chantant.  Ils  apprirent 
que  le  combat  était  terminé  et  nos  positions 
assurées  définitivement.  Là  aussi,  la  comtesse 
Hermine  avait  échoué... 

Quelques  jours  plus  tard,  au  château  d'Or- 
nequin,  le  sous-lieutenant  Bernard  d'Andeville, 
que  douze  hommes  suivaient,  entrait  dans  une 
sorte  de  casemate,  saine  et  bien  chauffée,  qui 
servait  de  prison  au  prince  Conrad. 

La  table  portait  des  bouteilles  et  les  ves- 
tiges d  un  repas  abondant. 

A  côté,  sur  son  lit,  le  prince  dormait.  Ber- 
nard lui  frappa  sur  l'épaule. 

—  Ayez  du  courage,  monseigneur. 
Le  prisonnier  se  dressa,  terrifié. 

—  Hein  !  quoi  !  qu'est-ce  que  vous  dites  ? 

—  Ayez  du  courage,  monseigneur.  L'heure 
est  venue. 

Il  balbutia,  pâle  comme  un  mort  : 

—  Du  courage?...  Du  courage  ?..  Je  ne 
comprends  pas...  Mon  Dieu  !  mon  Dieu!  est- 
ce  possible  !... 

Bernard  formula  : 

—  Tout  est  toujours  possible,  et  ce  qui  doit 
arriver  arrive  toujours,  surtout  les  catastrophes. 

Et  il  proposa  : 

—  Un  verre  de  rhum  pour  vous  remettre, 
monseigneur?...  Une  cigarette  ?... 


L ECLAT  D'OBUS  311 

—  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  répéta  le  prince, 
qui  tremblait  comme  une  feuille. 

Il  accepta  machinalement  la  cigarette  que 
lui  tendait  Bernard.  Mais  elle  lui  tomba  des 
lèvres  aux  premières  bouffées. 

—  Mon  Dieu!...  Mon  Dieu  !...  ne  cessait-il 
de  bredouiller. 

Sa  détresse  redoubla  lorsqu'il  aperçut  les 
douze  hommes  qui  attendaient,  le  fusil  sous  le 
bras.  Il  eut  ce  regard  fou  du  condamné  qui, 
dans  la  lueur  pâle  de  laube,  devine  la  silhouette 
de  la  guillotine.  On  dut  le  porter  jusqu'à  la 
terrasse,  devant  un  pan  de  mur. 

—  Asseyez-vous,  monseigneur,  lui  dit  Ber- 
nard. 

Le  malheureux  eût  été  d'ailleurs  incapable 
de  se  tenir  debout.  Il  s'affaissa  sur  une  pierre. 

Les  douze  soldats  prirent  position  en  face 
de  lui.  Il  courba  la  tète  pour  ne  pas  les  voir 
et  tout  son  corps  était  agité  comme  le  corps 
d'un  pantin  dont  on  tire  les  ficelles. 

Un  moment  se  passa.  Bernard  lui  demanda 
sur  un  ton  de  bonne  amitié  : 

—  Aimez- vous  mieux  de  face  ou  de  dos  ? 

Et  comme  le  prince,  anéanti,  ne  répondait 
pas,  il  s'écria  : 

—  Eh  bien,  quoi,  monseigneur,  vous  avez 
l'air  un  peu  souffrant  ?  Voyons,  il  faut  prendre 
sur  soi.  Vous  avez  tout  le  temps.  Le  lieutenant 
Paul  Delrozene  sera  pas  là  avant  dix  minutes. 
Il  veut  absolument  assister...  comment  di- 
rais-je?...  assister  à  cette  petite  cérémonie.  Et 
vraiment,  il  vous  trouvera  mauvaise  mine.  Vous 
êtes  vert,  monseigneur. 

Tou^'ours  avec  beaucoup  d'intérêt,  et  comme 
s'il  eût  cherché  à  le  distraire,  il  lui  dit  : 


312  L ECLAT  D'OBUS 

—  Qu'est-ce  que  je  pourrais  bien  vous 
raconter  ?  La  mort  de  votre  amie,  la  comtesse 
Hermine  ?  Ah  !  ah  !  il  me  semble  que  cela 
vous  fait  dresser  l'oreille  !  Eh  bien,  oui,  figurez- 
vous  que  cette  digne  personne  a  été  exécutée 
l'autre  jour  à  Soissons.  Et  vraiment  elle  ne 
faisait  pas  meilleure  figure  que  vous.  On  a  dû 
la  soutenir.  Et  ce  qu'elle  criait  !  Et  ce  qu'elle 
demandait  grâce  !  Aucune  tenue,  quoi  !  Aucune 
dignité  !  Mais  je  m'aperçois  que  vous  pensez 
à  autre  chose.  Diable  !  comment  vous  divertir? 
Ah  !  une  idée... 

Il  sortit  de  sa  poche  un  opuscule. 

—  Tenez,  monseigneur,  je  vais  vous  faire 
la  lecture,  tout  simplement.  Certes,  une  Bible 
serait  plus  de  circonstance,  mais  je  n'en  ai 
point.  Et  puis,  il  s'agit  surtout  de  vous  pro- 
curer un  instant  d'oubli,  n'est-ce  pas  ?  et  je 
ne  sais  rien  de  meilleur  pour  un  bon  Allemand, 
fier  de  son  pays  et  des  exploits  de  son  armée, 
je  ne  sais  rien  de  plus  réconfortant  que  ce 
petit  livre-là.  Nous  allons  le  savourer  ensemble, 
voulez-vous,  monseigneur?  Titre  :  les  Crimes 
allemands  d'après  les  témoignages  alle- 
mands. Ce  sont  des  carnets  de  route  écrits  par 
vos  compatriotes,  donc  un  de  ces  documents 
irréfutables  devant  lesquels  la  science  alle- 
mande s'incline  avec  respect.  J'ouvre,  et  je  lis 
au  hasard  : 

«  Les  habitants  ont  fui  le  village.  Ce  fut 
«  horrible.  Du  sang  est  collé  contre  toutes  les 
«  maisons,  et,  quant  aux  visages  des  morts,  ils 
«  étaient  hideux.  On  les  a  enterrés  tous  aus- 
«  sitôt,  au  nombre  de  soixante.  Parmi  eux, 
«  beaucoup  de  vieilles  femmes,  des  vieux,  et 
«  une    femme    enceinte    et   trois    enfants   qui 


VÉCLAT  D'OBUS  313 

«  s'étaient  serrés  les  uns  contre  les  autres  et 
«  qui  sont  morts  ainsi.  Tous  les  survivants  ont 
«  été  expulsés  et  j'ai  vu  quatre  petits  garçons 
«  emporter  sur  deux  bâtons  un  berceau  où 
«  était  un  enfant  de  cinq  à  six  mois.  Tout  est 
«  livré  au  pillage.  Et  j'ai  vu  aussi  une  maman 
«  avec  ses  deux  petits  ;  et  l'un  avait  une  grande 
«  blessure  à  la  tète  et  un  œil  crevé.  » 

«  C'est  curieux,  tout  cela,  n'est-ce  pas,  mon- 
seigneur ?  » 

Il  continua  : 

«  —  26  août.  —  L'admirable  village  de  Gué- 
d'Hossus  (Ardennes)  a  été  livré  à  l'incendie, 
bien  qu'innocent,  à  ce  qu'il  me  semble.  On  me 
dit  qu'un  cycliste  est  tombé  de  sa  machine  et 
que,  dans  sa  chute,  son  fusil  est  parti  tout 
seul;  alors,  on  a  fait  feu  dans  sa  direction.  Là- 
dessus,  on  a  tout  simplement  jeté  les  habitants 
mâles  dans  les  flammes.  » 

«  Et  plus  loin  : 

«  25  août  (en  Belgique).  —  Des  habitants 
de  la  ville,  on  en  a  fusillé  trois  cents.  Ceux 
qui  survécurent  au  feu  de  salve  furent  réqui- 
sitionnés comme  fossoyeurs.  Il  aurait  fallu 
voir  les  femmes  à  ce  moment...  » 

Et  la  lecture  continua,  coupée  de  réflexions 
judicieuses  que  Bernard  émettait  d'une  voix 
placide,  comme  s'il  eût  commenté  un  texte 
d'histoire.  Et  le  prince  Conrad  semblait  près 
de  s'évanouir. 

Lorsque  Paul  arriva  au  château  d'Ornequin, 
et  que,  descendu  d'automobile,  il  se  rendit  sur 
la  terrasse,  la  vue  du  prince,  la  mise  en  scène 
des  douze  soldats,  tout  lui  indiqua  la  petite 
comédie  quelque  peu  macabre  à  laquelle  Ber- 


3i4  L  ECLAT  D'OBUS 

nard    s'était    livré.    Il    protesta,    d'un  ton    de 
reproche  : 

—  Oh!  Bernard... 

Le  jeune  homme  s'écria  avec  innocence  : 

—  Ah  !  te  voilà,  Paul  ?  Vite  !  Monseigneur  et 
moi.  nous»  t'attendions.  Enfin,  nous  allons 
expédier  cette  affaire  ! 

Il  alla  se  placer  devant  ses  hommes,  à  dix 
pas  du  prince. 

—  Vous  êtes  prêt,  monseigneur  ?  Ah  !  déci- 
dément, vous  préférez  de  face...  Parfait! 
D  ailleurs  vous  êtes  bien  plus  sympathique  de 
face.  Ah!  par  exemple,  les  jambes  moins 
molles,  s'il  vous  plaît  !  Un  peu  de  ressort!... 
Et  le  sourire,  n'est-ce  pas?  Attention...  Je 
':ompte...  Un.  deux...  Souriez  donc,  sacre- 
bleu!... 

11  avait  baissé  la  tête,  et  il  tenait  contre  sa 
poitrine  un  petit  appareil  de  photographie. 
Presque  aussitôt  le  déclic  se  produisit.  11  s  ex- 
clama : 

—  Voilà!  Ça  y  est!  Monseigneur,  je  ne 
saurais  trop  vous  remercier.  Vous  y  avez  mis 
une  complaisance,  une  patience  !  Le  sourire 
est  peut  être  un  peu  forcé,  la  bouche  conserve 
son  rictus  de  condamné  à  mort,  et  les  yeux  ont 
un  regard  de  cadavre.  A  part  ça.  l'expression 
est  charmante.  Tous  mes  remerciements. 

Paul  ne  put  s'empêcher  de  rire.  Le  prince 
Conrad  n'avait  pas  très  bien  compris  la  plai- 
santerie. Pourtant  il  sentait  que  le  danger 
avait  disparu,  et  il  tâchait  de  se  raidir  comme 
un  monsieur  qui  supporte  toutes  les  infortunes 
avec  une  dignité  méprisante.  Paul  Delroze  lui 
dit  : 

—  Vous   êtes   libre,   monseigneur.    Un  des 


L ECLAT  D'OBUS  315 

officiers  d'ordonnance  de  l'empereur  et  moi, 
nous  avons  rendez-vous  à  trois  heures  sur  le 
front  même.  Il  amène  vingt  prisonniers  fran- 
çais, et  je  vous  remettrai  entre  ses  mains. 
Veuillez  avoir  l'obligeance  de  monter  dans 
cette  automobile. 

Visiblement,  le  prince  Conrad  ne  saisissait 
pas  un  mot  de  ce  que  lui  disait  Paul.  Le  ren- 
dez-vous sur  le  front,  les  vingt  prisonniers 
surtout,  autant  de  phrases  confuses  qui  n'en- 
traient pas   en  son  cerveau. 

Mais  comme  il  avait  pris  place  dans  l'auto- 
mobile et  que  la  voiture  contournait  lentement 
la  pelouse,  il  eut  une  vision  qui  acheva  de  le 
déconcerter  :  Elisabeth  d'Andeville,  debout  sur 
l'herbe,  s'inclinait  en  souriant. 

Hallucination,  évidemment.  Il  se  frotta  les 
yeux  d'un  air  ahuri,  et  son  geste  indiquait  si 
bien  sa  pensée  que  Bernard  lui  dit  : 

—  Détrompez-vous,  monseigneur.  C'est  bien 
Elisabeth  dAndeville.  Ma  foi  oui,  Paul  Del- 
roze  et  moi,  nous  avons  jugé  qu'il  était  préfé- 
rable daller  la  chercher  en  Allemagne.  Alors, 
on  a  pris  son  Baedeker.  On  a  demandé  un  ren- 
dez-vous à  l'empereur.  Et  c'est  lui-même  qui 
a  bien  voulu,  avec  sa  bonne  grâce  habituelle... 
Ah  !  par  exemple,  monseigneur,  attendez-vous 
à  ce  que  votre  papa  vous  lave  la  tête.  Sa 
Majesté  est  furieuse  après  vous.  Quoi  !  Du 
scandale  !...  Une  conduite  de  bâton  de  chaise  î 
Quel  savon,  monseigneur! 

L'échange  eut  lieu  à  l'heure  fixée. 
Les  vingt  prisonniers  français  furent  rendus. 
Paul  Delroze   prit  à  part  l'officier  d'ordon- 
nance. 


3i6  L ECLAT  D'OBUS 

—  Monsieur,  lui  dit-il,  vous  voudrez  bien 
rapporter  à  l'empereur  que  la  comtesse  Her- 
mine de  Hohenzollern  a  essayé  d'assassiner,  à 
Soissons,  le  général  en  chef.  Arrêtée  par  moi 
et  jugée,  elle  a  été,  sur  les  ordres  du  général 
en  chef,  fusillée  Je  suis  possesseur  d'un  certain 
nombre  de  ses  papiers  et  surtout  de  lettres 
intimes  auxquelles,  je  n'en  doute  pas,  l'em- 
pereur attache  personnellement  la  plus  grande 
importance.  Ces  lettres  lui  seront  renvoyées  le 
jour  où  le  château  d  Ornequin  aura  retrouvé 
tous  ses  meubles  et  toutes  ses  collections.  Je 
vous  salue,  monsieur. 

C'était  fini.  Sur  toute  la  ligne,  Paul  gagnait 
la  bataille.  Il  avait  délivré  Elisabeth  et  vengé 
son  père.  Il  avait  frappé  à  la  tète  le  service 
d'espionnage  allemand  et  tenu,  en  exigeant  la 
liberté  des  vingt  officiers  français,  toutes  les 
promesses  faites  au  général  en  chef. 

Il  pouvait  concevoir  de  son  œuvre  une  fierté 
légitime. 

Au  retour,  Bernard  lui  dit  : 

—  Alors,  je  t'ai  choqué  tout  à  l'heure  ? 

—  Plus  que  choqué,  dit  Paul  en  riant,  indi- 
gné. 

—  Indigné,  vraiment  !.,.  Indigné  !...  Ainsi 
voilà  un  jeune  mufle  qui  essaye  de  te  prendre 
ta  femme,  et  il  en  est  quitte  pour  quelques  jours 
de  cellule!  Voilà  un  des  chefs  de  ces  brigands 
qui  assassinent  et  qui  pillent,  et  il  va  rentrer 
chez  lui  et  recommencer  ses  pillages  et  ses 
assassinats  !  Voyons,  c'est  absurde.  Réfléchis 
un  peu  que  tous  ces  bandits  qui  ont  voulu  la 
guerre,  princes,  empereurs,  femmes  de  prince 


V ECLAT  D'OBUS  317 

et  d'empereur,  ne  connaissent  de  la  guerre  que 
ses  grandeurs  et  que  ses  beautés  tragiques,  et 
jamais  rien  des  angoisses  qui  torturent  les 
pauvres  gens.  Ils  souffrent  moralement  dans 
l'effroi  du  châtiment  qui  les  g-uette,  mais  non 
point  physiquement  dans  leur  chair  et  dans  la 
chair  de  leur  chair.  Les  autres  meurent.  Eux, 
ils  continuent  à  vivre.  Et  alors  que  j'ai  cette 
occasion  unique  d'en  tenir  un,  alors  que  je 
pourrais  me  venger  de  lui  et  de  ses  complices, 
l'exécuter  froidement  comme  ils  exécutent  nos 
sœurs  et  nos  femmes,  tu  trouves  extraordinaire 
que  je  lui  fasse  connaître  pendant  dix  minutes 
le  frisson  de  la  mort'  Non,  mais  c'est-à-dire 
qu'en  bonne  justice  humaine  et  logique  j'aurais 
dû  lui  infliger  un  minimum  de  supplice  qu'il 
n'aurait  jamais  oublié.  Lui  couper  une  oreille, 
par  exemple,  ou  le  bout  du  nez. 

—  Tu  as  mille  fois  raison,  dit  Paul. 

—  Tu  vois,  j'aurais  dû  lui  couper  le  bout  du 
nez!  Tu  es  de  mon  avis!  Combien  je  regrette  ! 
Et  moi,  imbécile,  je  me  suis  contenté  d'une 
misérable  leçon  dont  il  ne  se  souviendra  même 
plus  demain.  Quelle  poire  je  suis!  Enfin,  ce 
qui  me  console,  c'est  que  j'ai  pris  une  photo- 
graphie qui  constitue  le  plus  inestimable  des 
documents...  la  tète  d'un  Hohenzollern  en 
face  de  la  mort.  Non,  mais  l'as-tu  vue,  cette 
tète  !... 

L'auto  traversait  le  village  d'Ornequin.  Il 
était  désert.  Les  barbares  avaient  brûlé  toutes 
les  maisons  et  emmené  tous  les  habitants, 
comme  on  chasse  devant  soi  des  troupeaux 
d'esclaves. 

Cependant  ils  aperçurent  assis  parmi  les 
décombres  un  homme  en  haillons,  un  vieillard. 


3i8  LECLAT  D'OBUS 

Il  les  regarda  stupidement  avec  des  5'eux  de 
fou. 

A  côté,  un  enfant  leur  tendit  les  bras,  de 
pauvres  petits  bras  qui  n'avaient  plus  de 
mains... 


TABLE  DES  MATIERES 


PREMIÈRE   PARTIE 

I.  Un  crime  a  été  commis i 

II.  La  chambre  close 14 

III.  Ordre  de  mobilisation 28 

IV.  Une  lettre  d'Elisabeth 47 

V.  La  paysanne  de  Corvigny.    .    .  * 64 

VI.  Ce  que  Paul  vit  au  château  d'Ornequin.   .    .  80 

VII.  H.  E.  R.  M 93 

VIII.  Le  journal  d'Elisabeth 110 

IX.  Fils  d'empereur 124 

X.  75  ou  155? 138 


DEUXIÈME  PARTIE 

I.  Yser...  misère 149 

II.  Le  major  Hermann 161 

III.  La  maison  du  passeur 176 

IV.  Un  chef-d'œuvre  de  la  culture 196 

V.  Le  prince  Conrad  s'amuse 211 

VI.  La  lutte  impossible.    .    . 230 


320  TABLE  DES  MATIERES 

VII.  La  loi  du  vainqueur 248 

VIII.  L'éperon  132 262 

IX.  HohenzoUern 278 

X.  Deux  exécutions 297 


ÉVRSOX,     IMPRIMERIE    CH.     HÉRISSBT 


La  BÀ.bLiotkQ,que, 


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