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L'ÉDUCATION DES FEMMES
PAR LES FEMMES
EN PRÉPARATION I
DEUXIÈME SÉRIE
M"' l»E GCNLIS. — M"* CAUPAX. — M"* GUIZOT — M"' DE RÉMUSAT
M"* NECKER DE SAUSSURE. — L'ÉCOLE COIlTEMrORAINE.
tlGidi». — Imprimerie A. ^Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.
OCT. G|tÉARD
Membre de l'Académie française
l'ËDIICÂTION DES EMU
PAR LES FEMMES
ETUDES ET PORTRAITS
FENELON, M"** DE MAINTENON
M"»" DE LAMBERT, J.-J. ROUSSEAU, M"" D EPINAY
M"" NEGKER, M°" ROLAND.
« Je dis toujours que, si je pouvais
vivre seulement deux cents ans, je de-
viendrais la plus admirable personne
du monde. »
M" de Sévigné, 27 juin 1679-
QUATRIEME EDITION
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1893
DnnU d« tradueiioa tH d« raproduotioo réMrr^a.
LC zi)92.
7Î
PRÉFACE
C'est sous les auspices de Mme de Sévigné que nous^
aimons à placer cette première série d'Études sur
r éducation des femmes par les femmes. Mme de Sé-
vigné n'a rien écrit touchant l'éducation à proprement
parler. Dans sa correspondance si riche et où elle se^
plaît si souvent à nous ouvrir des jours sur ses lec-
tures et ses réflexions y elle ne dit pas un mot du Traité
de Fénelon, bien que, comme la société d'élite qu'elle
fréquentait, elle ait vraisemblablement eu l'ouvrage entre
les mainsy avant même qu'il fût imprimé. Ce n'est
guère qu'à travers les représ^tations à'Esther qu'elle
a vu Saint-Cyr, et les conseils qu'elle donne au cheva-
lier de Sévigné et à Mme de Grignan n'ont rien de
commun avec les Avis à mon fils et les Avis à ma
fille de Mme de Lambert. Les questions soulevées inci-
demment de son temps sur l'égalité des sexes , reprises
au dix-huitième siècle par J.-J. Rousseau, semblent la
laisser indifférente. Elle n'a jamais songé à se demander,
comme Mme d'Épinay, Mme Necker et Mme Roland,
quelle était la part à faire dans l'éducation des femmes
au développement de la sensibilité, à l'art de plaire, à-
la passion. Encore moins la pensée lui est-elle venue de-
11
PRÉFAGB.
concevoir une de ces œuvres de pédagogie auxquelles
Mme de Genlis, Mme Campan, Mme Guizot, Mme de
, Rémusaty Mme Necker de Saussure ont attaché leur
nom et que nous retrouverons dans la suite de ces
E udes. Mais si elle répugne visiblement à toute idée
de système ou de théorie, ses lettres contiennent sur
l'éducation qu'elle s'est elle-même donnée et sur l'édu-
cation de ceux qui lui sont chers, nombre de vues
profondes, de détails ingénieux, piquants, exquis, qui,
sans permettre de la classer au nombre des femmes
dont l'autorité puisse être invoquée dans la question
qui nous occupe, expliquent le patronage que nous
revendiquons.
Que n'a-t-on pas dit de l'amour maternel de Mme de
Sivigné? On connaît surtout la mère. La grand' mère
n est pas moins admirable. C'est dans l'autorité qu'elle
a exercée à ce titre que se révèle le mieux peut-être
tout ce qu'il y avait de sagacité, de force, de portée
au fond de cette exubérante tendresse.
« 11 me semble que je la vois encore, racontait
Taljbé Arnauld, telle qu'elle me parut la première
fois que j'eus l'honneur de la voir, arrivant dans le
fond de son carrosse tout ouvert, au milieu de mon-
sieur son fils et de mademoiselle sa fille : tous trois
tels que les poètes représentent Latone au milieu du
jeune Apollon et de la petite Diane.... d C'est ainsi que
la postérité se la représente volontiers. Elle adorait soa
fils, elle idolâtrait sa fille. Pendant la jeunesse du che-
valier, elle est là, l'œil et l'oreille au guet, épiant
PREFACE. ùi
Toccasion de lui donner un bon conseil ou de l'emme-
ner bien loin, en Bretagne, quand les mauvaises liai-
sons risquent de devenir trop menaçantes. Après Téloi-
gnement de Mme de Grignan, elle n*est jamais aussi
heureuse que lorsqu'elle le tient ; elle lit avec lui ou
marque dans ses livres les pages qu'elle veut lui faire
lire : « il n'y a rien de bon, ni de droit, ni de noble
qu'elle ne tâche de lui inspirer ou de lui confirmer » ,
et « elle lui sait gré d'entrer avec douceur et appro-
bation dans tout ce qu'elle lui dit » : il a tant d'esprit,
elle le trouve si divertissant; la Providence, entre les
mains de qui elle s'en remet, fera bien pour lui quelque
chose ! A la veille de son départ pour TAUemagne, où
il va rejoindre son régiment, c'est celle qui prépare et
qui fait partir son équipage. Le rapide avancement
qu'il obtient satisfait son amour-propre, sans calmer
son cœur ni remplir son sentiment. Elle n'a certaine-
ment aucun plaisir à le voir à la tête de ses escadrons.
L'idée des congés dont il a besoin l'enchante. Elle vou-
drait que le rhumatisme dont il souffre fût universel,
afin de pouvoir lui rendre toute sorte de soins. Mais
elle ne se dissimule pas qu'elle ne le possède jamais
qu'à moitié et qu'elle c sent mille fois plus l'amitié
qu'elle a pour lui qu'il ne sent, lui, celle qu'il a pour
elle ».
Elle n'est pas beaucoup plus assurée de la place
qu'elle tient dans le' cœur de sa fille. Il n'était rien
qu'elle ne lui eût sacrifié : c'est une immolation de
tous les jours, une préoccupation de tous les moments :
IV PRÉFACE
•elle a l'âme si remplie de son image que Dieu même
n'y peut trouver accès et qu'on lui défend de faire ses
Pâques. Elle ne se borne pas à exalter sa grâce, sa
Widité, son savoir, son esprit, ses talents ; elle transfi-
gure ses défauts ; elle n'entend pas qu'on parle de sa
froideur, de ses dédains, de son humeur. Ce n'est point
iju'elle s'y méprenne. Elle sait, à n'en point douter,
qu'elles ne voient pas les mêmes choses des mêmes
yeux, qu'elles ne lisent pas de la même façon les
mêmes livres, qu'elles sentent en tout différemment.
Bien plus elle n'attend de sa fille « aucune complai-
sance » ; elle connaît <ic ses tons et ses résolutions i> ;
«lie n'ignore pas qu'elle ne pardonne à son cœur qu'en
faveur de son esprit; elle la dépeint malignement ce ne
vivant que de son amour-propre et se contemplant dans
son essence, comme un coq en pâte ». « Je crois, lui
écrit-elle un jour avec une intention de leçon, que je
ferai un traité sur l'amitié. Je trouve... qu'il y a tant de
rencontres où nous faisons souffrir ceux que nous
aimons et où nous pourrions adoucir leurs peines, si
nous avions autant de vues et de pensées qu'on en
doit avoir pour ce qui tient au cœur... Je ne parle
pour personne, mais ce qui est écrit est écrit. » Fina-
lement, c'est pour elle-même, soit qu'elle le confesse,
soit qu'elle s'en taise, qu'elle garde tous les torts. Elle
se plaît à cette interversion des rôles. Sa fille peut se
comporter comme elle voudra : « elle ne sera pas moins
aimée ». Elle la caresse, la flatte, la ménage, elle com-
prend « qu'à force de vouloir découvrir ses volontés
PREFACE. Y
qui tout naturellement deviennent les siennes, cela lui
fasse une grande fadeur et dégoût t> ; elle s'excuse de
K la trop oppresser »; on dirait parfois qu'elle en a
peur. Ce qu'elle craint réellement, c'est que cette atfec-
tion, qui est sa vie, ne vienne à lui manquer. Toutes
les raisons de l'entretenir, de l'exciter lui sont bonnes,
ipprend-elle que Mme de Grignan a foun*é ses enfants
lans sa litière pour les emmener avec elle à la pro-
ruenade, elle l'en félicite comme d'une preuve d'amitié
inaccoutumée et merveilleuse; — qu'elle a dit un
mot obligeant sur son propre compte, elle en pleure,
ûle en rêvé. Sa passion fait sa douleur autant que sa
joie. C'est un état violent. <k Ma fille, écrit-elle. Dieu
wus préserve d'un cœur comme le mien ! — Je ne vous
souhaite pas d'aimer vos enfants comme on vous
lime. T>
Elle protestait que cet amour maternel en était tou-
jours demeuré au premier degré. Si l'on doit croire,
pour ne la point contredire, qu'elle aima moins ses
petits-enfants, on peut affirmer qu'elle les aima mieux.
Quelle est la source de ces affections, si vives aussi
d'ordinaire, du second degré? Ne faut-il chercher dans
l'amour des grands parents que le plaisir de revivre
leur propre jeunesse ou le besoin d'utiliser ce trésor de
dévouement qui, dans le cœur de la mère surtout, s'a-
masse avec le temps et s'enrichit sans cesse? Ou bien
serait-ce, comme on l'a dit, que participant moins
lirectement à l'éducation des enfants, ils en recueillent
le bénéfice sans en avoir les soucis et les charges? Ne
yn PREFACE.
serait-ce pas plutôt, au contraire, qu*à la lumière de
Texpérience, voyant les choses de haut et de loin, ils y
portent une raison plus rassise et une tendresse plus
sûre?
Nul doute que Mme de Sévigné n'éprouvât la plus
délicieuse des satisfactions à reverser, pour ainsi dire,
sur Marie-Blanche, Henri et Pauline de Grignan, ses
petits pichons, comme elle les appelait en son patois
familier, le trop-plein des sentiments que sa fille n'épui-
sait pas à son gré. Sentiments d'autant plus profonds
qu'ils étaient désintéressés. Heureuse, bien heureuse
qu'ils pensent à elle, qu'ils parlent d'elle, elle ne se
croit en droit de rien exiger d'eux, elle ne leur demande
aucun retour : C'est pour eux-mêmes qu'elle les aime.
De là la gravité, l'esprit de prévoyance, de décision qui
donnent à ses conseils d'affection une note d'un carac-
tère si ferme. Elle n'avait été qu'à moitié la maîtresse
de sa fille. C'est elle qui lui avait appris l'italien et pro-
bablement le latin ; elle la faisait beaucoup lire et causer,
comme son fils. Mais de bonne heure la direction de
son esprit lui avait échappé ; l'abbé de la Mousse s'en
était emparé : Descartes était devenu son « père » ; et,
sur plus d'un point, Mme de Sévigné n'eût osé lui faire
tête. Toute jeune, elle ne la tenait guère que par la va-
nité. Vous m'avez mal élevée, lui dit un jour Mme de
Grignan ; et si gracieux que fût le reproche dans sa
pensée, ce n'était pas absolument un badinage. L'assu-
rance qu'elle avait si rarement prise pour elle-même,
Mme de Sévigné s'y hasarde dès qu'il s'agit de la santé»
PRÉFACE. fn
de réducation, de l'avenir de ses petits-enfants : elle
entre en discussion suivie avec sa fille, elle lui fait des
représentations, presque des reproches ; ce n'est qu'un
mot lancé en passant, mais qui reste, et toute la bonne
grâce qu'elle déploie dans la forme de son insistance
ne fait qu'achever de mettre en lumière combien elle
attache de prix à ce qu'elle demande.
La protection sous laquelle elle avait pris Marie-Blanche
est particulièrement touchante. L'enfant était à peine
née qu'elle s'étonnait des « petites entrailles qu'elle sen>
tait pour elle ». C'est elle qui, pendant près de trois
ans, avait eu le ménage à tenir, — elle entendait par
là Marie-Blanche et sa nourrice ; — et, quelque soin
qu'elle prit de se tenir en garde contre sa « radoterie
d ^eule », elle s'extasiait à tout venant sur «la petite
personne », sur ses yeux bleus ombragés de cheveux
noirs, sa bouche qui s'accommoderait, son nez qui
pourrait bien tenir de celui des Grignan, sur sa voix,
sur ses grâces, sur les cent mille choses qu'elle savait
déjà faire et qui l'assuraient par avance de son intelli-
gence et de sa beauté. Jamais grand'mère ne mit plus
de bon vouloir dans ses illusions. Un grand vide se
fit dans sa vie le jour où il fallut la rendre ; cependant
elle supporta le coup en silence. Mais lorsque Mme de
Grignan se résolut à placer l'enfant à la Visitation
d'Aix, — Marie-Blanche avait à peine cinq ans et demi,
— sa peine éclata. « J'ai le cœur serré de ma petite, de
ma bonne petite, de ma petite-fille, écrit-elle avec un
redoublement de termes qui correspond à l'exaltation
▼iiî PREFACE.
de sa sollicitude. La voilà donc en prison! » Elle ne
peut se faire à cet abandon; elle veut y penser, elle y
pense sans cesse ; elle sent que l'enfant, qui se sait
sacrifiée, a l'esprit chagrin, jaloux, tout prêt à se dé-
vorer; elle en demande des nouvelles, elle s'étonne
qu'on ne lui en donne point. Sa mère, qui est allée
passer quelques jours au couvent pour y faire ses
dévotions, l'a-t-elle vue ou s'est-elle au moins laissé
voir? Cette incertitude transperce l'âme de Mme de
Sévigné. « Ne lui avez-vous pas permis d'être dans un
petit coin à vous regarder ? La pauvre enfant, elle était
bien heureuse de profiter de cette retraite !» — « Votre
petite d'Aix me fait pitié, écrit-elle sévèrement un peu
plus tard, d'être destinée à demeurer dans ce couvent,
en attendant une vocation. Elle ne recule pas devant
les déclarations les plus fortes. « L'inhumanité que
vous donnez à vos enfants est la plus commode chose
du monde.... Voilà, Dieu merci, la petite qui ne songe
plus ni à père ni à mère. » Il n'avait pas tenu à
elle que l'amertume de son sort fut adoucie. Au mo-
ment où la nouvelle est répandue que M. de Grignan
va quitter le gouvernement de Provence, elle ouvre
des négociations pour qu'on transfère la pauvre recluse
à Aubenas, dans le couvent de sa tante d'Adliémar.
« Je n'aime pas nos baragouines d'Aix, dit-elle; je
mettrais la petite avec sa tante; elle serait abbessc
quelque jour; cette place est toute propre aux vocations
équivoques.... C'est une enfant entièrement perdue et
que vous ne verrez plus. Elle se désespérera. On a
PREFACE H
mille consolations dans une abbaye; on peut aller af?oô
8a tante voir quelquefois la maison paternelle ; on^ va
aux eaux ; on est la nièce de madame. j> En dépit dd
ses efforts, c'est à Aix que le sacrifice s'accomplit. Qnelr
ques années après, un de ses amis, le président d»
MoulceaU, se plaignant de certains déboires de famille :
« Que feriez- vous donc, lui répondait-elle, si vous aviex
une pietite-fille qui eût pris Thabit à la Visitation^ d'Âix
à seize ans? « Cette séparation dé finitive lui avait
rendu l'enfant encore plus chère. Quand elle s'enqué^^
rait de la santé de tout 1j monde, c'est par elle qu'ella *
commençait. 11 scm!:le qu'elle n'ait jamais complètes
ment pardonné à sa fille de l'avoir jetée dans le cloître»
c La pauvre enfant, qu'elle est heureuse, si elle est con*
tente! lui écrit-rlb après la prise de voile. Cela est vrai
sans doute, mnis rous m'entendez bien. y> Elle éprour
vait un véritable louligement à apprendre qu-'elle
était contente en effet ; mais elle eût voulu s'en as&u«>
rer : un des derniers projets de voyage qu'elle conçut
fut d'aller voir à Aix c sa religieuse ».
N'ayant pas réussi à sauver Marie-Blanche, elle au^
rait voulu du moins épargner la même destinée à
Pauline.
La difficulté était dans la situation qu'il fallait faiie
au jeune marquis. L'aisance de M. de Grignan avait
été fort entamée par le train qu'exigeait le gouverncr-
ment de Provence : il s'agissait d'assurer l'avenir de
l'héritier du nom. Mme de Se vigne avait salué avec
bonheur sa naissance. Â cinq ans, elle commençait à se
jpréoccuper de son éducation, quand personne n'y son-
:'geait encore : n'allait-on pas lui donner un précepteur?
Bien qu'elle ne l'eût guère connu qu'à distance» elle
6'était fait de son tempérament^ de son caractère, de
son esprit, une idée exacte. « II me paraît déjà un fort
honnête homme », écrivait-elle à sa mère; — il avait
alors moins de dix ans; — « j'aimerais mieux son bon
«en s et sa droite raison que toute la vivacité de ceux
qu'on admire à cet âge, et qui sont des sots à vingt ans ».
Elle voulait qu'on le ménageât « comme un cheval qui
a la bouche délicate ». Une saignée faite mal à propos
la mettait en émoi. Il ne lui fallait point « d'éducation
rustaude ». Elle répétait, au nom de Brayer et de Bour-
delot, « qu'à vouloir faire trop robustes les enfants .
qui ne sont pas forts, on les fait morts ». Le marquis
étiit né court et gros garçon. Il s'était mis à grandir
un peu; mais ce n'était pas assez pour se récrier : il
n'aurait jamais la prestance de son père. Mme de Se-
vigne s'en consolait. Son inquiétude était de ne lui
pas voir assez de penchant pour les sciences et pour la
lecture. Mais elle se félicitait de la justesse de ses
sentiments; elle aimait à citer à Mme de Grignan
l'exemple de M. du Plessis <c donnant au petit d'Auver-
gne l'esprit de règle et d'économie, et travaillant dou-
cement à lui ôter cet air de grand seigneur, de qu'im-
porte? d'ignorance et d'indifférence qui conduit fort
bien à toute espèce d'injustice et enfin à l'hôpital».
Cette éducation-là lui semblait « plus noble » qu'une
autre. Gomme Rodrigue, le petit marquis, qui était
PRËFAGE. xr
d'ailleurs de moyens fort ordinaires, n'attendit point
pour faire son coup d'éclat le nombre des années.
Mme de Sévigné admirait avec une chaleur naïve
c comme on avait pressé et précipité heureusement
sa vie ». Il n'avait pas encore seize ans accomplis,
lorsqu'il était parti en campagne avec le Dauphin ;
et c'est elle qui de Paris annonce à la famille le
succès de ses premières armes : « Philipsbourg est pris
et votre fils se porte bien ». Bien portant et blessr
toutefois « d'une fort bonne petite contusion à la jambe
qui lui fait le plus grand honneur ». Une contusion et
de la gloire ! Ajoutez « le miracle de sagesse qui lui
avait permis de se retirer de certaines parties trop
gaillardes ». Au témoignage de la grand'mère, Mme de
Griguan ne jouissait pas assez de ce sang-froid, de ce
courage, de cette admirable réserve. Pour elle, elle ne
se retenait point de louer ce que disait le jeune vain-
(jueur, ce qu'il faisait, ce qu'il écrivait : « son style tout
naturel, tout jeune, sans art, ses petites raisons, ses
sentiments tout neufs ». Elle se le figurait à la cour,.
admis à saluer le roi et les ministres. M de Grignan,.
(jui triomphait de cette fortune naissante, ne mettait
pas a la célébrer plus d'eflusion.
Mais le dévouement de Mme de Sévigné pour son
petit colonel n'allait pas jusqu'à oublier « Paulinotte ».
Un jour que Mme de Grignan avait acheté à sa filh.
an habit et une cornette, elle l'en félicite : s'il faut
avant tout songer à son frère, ce n'est pas une raison
c pour reléguer la sœur au grenier ». Pendant dix ans,.
an
PRÉFACE.
ih grande affaire pour elle, c'est que la mère ne
S'^es) «épare point. Les couvents lui avaient toujours
^(s|^u. Elle ne s'expliquait point qu'elle eût eu jadis le
«durage dé mettre Mme de Grignan aux filles de Sainte-
JMhrie de Nantes et de céder à la barbarie de la cou-
: c II n'est point d'éducation qui se puisse faire'
couvent, disait-elle, ni sur le sujet de la religion, que
zsm sœurs ne savent guère, ni sur les autres choses. »
£t j)uis, quelle joie d'élever un enfant! « Hélas! quand
mï tn'a que sa pauvre vie en ce monde, pourquoi se
|irivcr de ces petits plaisirs-là! » Fallait-il tant s'in-
quiéter de l'établissement de Pauline? La Providence
en éprendrait soin: « son esprit sera sa dot ». Mme de
fiévigné appelait à son aide M. de Grignan : qu'il inter-
/eède pour sa « favorite 3>, car elle est aussi la sienne
qu'il la protège contre « la philosophie j> de sa mère!
Pauline a des défauts, de la brusquerie, de l'humeur.
«Serait-ce donc qu'elle aurait quelque sorte de rapport
à vous-même par ce que vous avez de moins bon?
éc£Ît-elle à Mme de Grignan; vous attendiez -vous
gu'fille fût un prodige prodigieux, un prodige comme
il m'y en a pas?... Eh! tant mieux si elle n'est pas
parfaite! vous vous divertirez à la repétrir. » Aussi
bien (U'a-trelle pas également ses qualités? Mme de
Sévigné les relève, les analyse, y revient à chaque
pcu^ès de l'âge : « si elle n'est pas aussi belle que
k £eauté, elle a des manières : c'est une petite fille
à croquer ». Et vienne la jeunesse, ses jolis yeux
bleus avec leurs paupières noires, cette taille libre
PRÉFAGB. xia
et adroite, cette physionomie spirituelle, toute cette
personne assaisonnée, touchante ou piquante (on se
ferait scrupule d'en décider), n'est-elle pas faite pour
Tamusement de sa mère? Avec cela, de la finesse,
de la gaieté, de la gaillardise même, un talent de con-
trefaire incomparable, mais capable de se contenir et
qui se contient, un esprit vif, agissant, qui dérobe tout :
que de ressources ! « Aimez, aimez Pauline, répète l'in-
fatigable grand'mère; ne vous martyrisez point à vous
Tôter. Voulez-vous, en la mettant au couvent, la rendre
tout à fait commune?... Comme elle est extraordinaire,
je la traiterais extraordinairement. » Et elle y intéresse
la conscience de sa fille, son aiTection, son plaisir, sa
gloire : « La supériorité de votre esprit sur le sien
vous fera suivre facilement la bonne route...; quand
je pense comme elle s'est corrigée en peu de temps
pour TOUS plaire..., cela vous rend coupable de tout
ce qu'elle ne fera pas ». Non, elle n'a pas le droit
de n'avoir pour elle qu'une « fantaisie musquée »;
c'est son devoir de l'aimer, de ne la point quitter,
de la mener partout. Pour achever de la lier, elle lui
persuade de se l'attacher comme secrétaire : la char-
mante enfant a la main rompue, une orthographe cor-
recte, un délicieux petit commerce : jamais elle ne sera
embarrassée et elle peut être utile.
Assurée enfin que Pauline n'est plus en péril d'entrer
malgré elle en religion, elle ne se tient pas |)our sa-
tisfaite ; elle suit le détail de son éducation. Évitant
d'ordinaire ce qui pourrait froisser le sentiment de
rrt PRÉFACE.
Mme de Grignan, elle ne craint pas, quand il le faut, de
Tattaquer franchement. « Il y a de certaines philoso-
phies qui sont en pure perte, lui dit-elle un jour où
elle croit nécessaire de l'éclairer sur le danger de ses
froideurs, et dont personne ne tous sait gré. » Elle
demande qu'on ne mène point sa petite-fille rudement.
Elle est de l'école de la douceur et du raisonnement.
Mme de Grignan lui représentait Pauline comme « fa-
rouche dans sa chambre, alors que ses esprits l'em-
portaient » ; elle s'en montre fort surprise, elle la
croyait toute de miel ; mais fût-il Yrai, bien loin de
se rebuter, il faut lui parler raison sans la gronder,
sans l'humilier, car cela la révolte; elle aime sa mère,
elle s'aime elle-même, elle veut plaire : il ne faut que
cela pour la corriger. « Je suis fort aise de lui attirer
Yos bontés, fait-elle entendre constamment à sa fille sous
une forme ou sous une autre, et de tous adoucir pour
elle », jusqu'au moment où, triomphant du succès de
ses conseils, elle s'écrie : « Ne vous l'avaisje pas bien
dit qu'il ne dépendait que de vous, en causant avec
elle sans vivacité ni colère, d'en faire la plus aimable
compagnie? »
La direction de son esprit ne la touche pas moins
que celle de son caractère. Elle avait tâté Mme de Gri-
gnan pour savoir si elle ne voudrait pas bien la lui
donner à élever. Ne pouvant l'entretenir à son aise, ce
qui eût été à ses yeux le moyen le plus sûr de la former,
elle lui choisit ses lectures. Pauline ne mordait pas
beaucoup à la métaphysique, et Mme de Sévigné n^en
PRÉFACE
XT
témoignait pas grand regret. Pauline en revanche
recherchait fort les romans, et Mme de Sévigné, qui
compte bien qu'un jour Thistoire aurait son tour, ne
s'en scandalisait point. « Vous ne les aimiez pas, dit-
elle à Mme de Grignan, vous avez fort bien réussi;
je les aimais, je n'ai pas trop mal couru ma carrière ;
quand on a l'esprit bien fait, on n'est pas aisée à gâ-
ter. » Pauline était une dévoreuse de livres : cela est
bon; mieux vaut qu'elle en lise de mauvais que de
ne point aimer à lire : tout est sain aux sains. Elle
ayait la passion de savoir et de connaître ; à mer-
Teille : c'est le moyen d'échapper à l'ennui et à l'oi-
sÎTeté, deux vilaines bêtes. Mme de Sévigné portait
d'ailleurs dans ses conseils l'esprit de précision et
de méthode. Elle a commencé par laisser lire à sa
petite-fille, sans beaucoup d'ordre, les Métamorphoses
d'Ovide, Voiture, Sarrasin, les comédies, Lucien. Mais
autant elle est prête à encourager sa curiosité, au-
tant elle voudrait l'y voir mettre de la suite et de
la solidité. Il faut qu'elle s'habitue à commencer les
choses par un bout et à les finir par l'autre. Il ne lui
parait point qu'elle puisse profiter de l'histoire sans
s'aider de la géographie. Quant à Thistoire elle-même,
arrivée au degré d'âge et de jugement ou elle sera
en état de la comprendre , s'il faut lui pincer le
nez pour la lui faire avaler, elle la plaint. Mais ce
qu'elle place au-dessus de tout, c'est la morale, non la
morale de Montaigne ou de Charron, ni des autres de
cette sorte : elle ne souha'terait pas du tout que Pau-
su
PRÉFACE.
Une y mît son petit nez : il est trop matin pour elle;
— la morale de Nicole et la morale des poètes. Le
goût que la jeune fille témoigne pour VEssai sur les
moyens de conserver la paix parmi les hommes lui
donne bonne opinion d'elle, et elle ne comprend point
par quel scrupule Mme de Grignan a pu lui interdii-e
'Corneille. « Je ne pense pas que vous ayez le courage
d'obéir à votre père Lanterne — (quelque conseiller
•étroit et rabâcheur de fadaises), lui écrit-elle : voudriez-
vous ne pas donner le plaisir à Pauline, qui a bien de
l'esprit, d'en faire quelque usage en lisant Polyeucte et
€inna et les autres? N'avoir de la dévotion que ce re-
tranchement... me paraît être bottée à cru... M. et Mme
de Pomponne en usent ainsi avec Félicité, à qui ils font
apprendre l'italien et tout ce qui sert à former l'esprit.
Us ont élevé Mme de Vins de la même manière, et ils
ne laisseront pas d'apprendre parfaitement bien à leur
fille comme il faut être chrétienne, ce que c'est que
d'être chrétienne et toute la beauté et solide sainteté de
notre religion...! » Encore un peu et elle recomman-
derait les Petites Lettres qu'elle faisait lire tout haut
à son fils pour se divertir. A voir l'enchaînement de ces
instructions familières, si délicates en même temps
que si fermes, et qui d'année en année, comme il arrive
quand on se sent écouté, devenaient plus pressantes,
n'est-on pas fondé à dire que, de si loin qu'ils fussent
adressés le plus souvent, les conseils de Mme de Sévigné
.portaient juste, et qu'elle a largement contribué, plus
<que personne peut-être, à constituer à Pauline cette dot
PRÉFACE. XVII
de grâce et d'esprit, — la seule sur laquelle elle pût
compter, — qui lui permit de contracter avec M. de Si-
miane, < par le plus heureux des assortissements x>,
une riche et sympathique union?
Cette efficacité de conseil ne tient pas seulement à
la justesse du précepte et à la sincérité de l'accent..
Mme de Sévigné prêchait d'exemple. Elle faisait et
refaisait elle-même tout d'abord les lectures qu'elle
prônait, et il n'est peut-être pas une seule de ses
prescriptions de conduite qu'elle ne se fût d'abord
imposée. Il est difficile de séparer son image du cadre
des causeries étincelantes et voltigeantes dont elle a
laissé l'inimitable modèle. Mais sa verve intarissable,
sa bonne grâce lumineuse recouvrait un fond de sagesse
pratique remarquablement consistant et solide. C'est
pour les autres qu'elle se tient au courant des nouvelles
de la cour et de la ville, et il ne lui déplaît pas assuré-
ment de les raconter ; mais il est bien peu de lettres où
elle ne sème çà et là, en guise de moralité ou simple-
ment pour la décharge de sa conscience toujours en
éveil, quelque vérité profonde, quelque trait d'expé-
rience et de bon sens. Mme de Sévigné est une mon-
daine que le monde occupe, caresse, enivre parfois,
mais dont il est loin de remplir le cœur et de satisfaire
l'activité. Les méchantes compagnies la faisaient fuir :
ne pouvant les éviter, elle ne pensait <c qu'aux délices
des adieux ». Elle n'aimait pas « à dépenser son pauvre
esprit en petites pièces de quatre sous » dans des entre-
tiens sans ragoût et sans portée. « 11 n'y a. pas un grain
xvin PRÈFACB.
d'or à tout ce qu'on dit ici, écrit-elle de Vitré : la rai-
son, la conversation, la suite sont entièrement bannies
du tourbillon où je suis ». Les beaux esprits lui inspi-
raient de la pitié : c Si vous saviez combien ils sont
petits de près et combien ils sont quelquefois empêchés
de leur personne ! j» et elle avait bientôt fait « de les re-
mettre à hauteur d'appui ». La fausse grandeur l'irritait*
c Ah! masques, je vous connais! » s'écrie-t^elle, en
voyant de certaines gens annoncés sous de grands noms.
Les honneurs mêmes, les vrais honneurs la fatiguaient.
Elle a hâte de quitter Vitré, où on l'accable, pour
aller retrouver aux Rochers sa Mousse, sa chienne,
son mail, Pilois, ses maçons, le repos de ses bois;
elle est affamée de jeûne et de silence ; elle aspire à
revoir les allées qu'elle a tracées, les abris qu'elle
a créés, la Solitaire^ le Cloître. Ses réflexions l'en-
traînaient parfois selon le vent. Elle battait le pays,
mais elle avait ses remises. Elle pouvait lire trois et
quatre fois les plus beaux livres du monde, Pascal,
Nicole, Arnaud, Despréaux, Corneille, sans éprouver
un moment d'ennui, presque sans avoir conscience
« des redites y> : c'est un plaisir, dit-elle agréable-
ment, que de n'avoir pas de mémoire! Très versée dans
la littérature italienne et la littérature espagnole, en-
tretenue par Ménage et Chaplain dans le culte de
Sarrasin et de Voiture, elle prêtait volontiers l'oreille
à un sonnet et ne faisait pas mauvais visage aux amu-
settes ou aux agréments du précieux. Mais elle avait le
goût sain, robuste, élevé, tout occupé des choses.
PRÉFACE.
XIX
Ce n'est pas seulement le nombre et la majesté du style
qu'elle admiire dans Tacite. Les moralistes, les sermon-
naireSy les interprètes du cœur humain, voilà sa « droicte
balle », comme disait Montaigne. Nicole est pour elle
le divin Nicole, le dernier des Romains ; Bourdaloue,
le grand Bourdaloue, le grand Pan. C'est chez elle que
Despréaux déclare que Pascal est le seul moderne qui ait
surpassé les anciens et les nouveaux ; elle tient pour le
vieux et grand Corneille en face de l'astre charmant de
Racine qui se lève; elle est toute remplie des rémi-
niscences de Molière ; à ceux qui ne comprennent pas
La Fontaine, elle se borne à répondre : « On ne fait
point entrer certains esprits durs et farouches dans le
charme et dans la facilité des Fables; cette porte leur
est fermée et la mienne aussi. y> Appartenant à la pre-
mière moitié du dix-septième siècle, elle en aimait la
me riche et puissante, le ferme esprit d'analyse et de
retour sur soi. Tous les jours « elle travaillait à son
esprit, à son âme, à son cœur ». Ce qu'elle adorait dans
les livres de Nicole, c'est qu'il lui semblait qu'ils étaient
laits à son intention : elle s'y trouvait toujours et par-
tout ; ils lui fournissaient des soulagements, des conso-
lations, des remèdes contre ses défauts, ses passions,
contre les faiblesses humaines qui ne la quittaient
point même <r au milieu des grandes moralités du
carême », contre ses moindres ennuis, voire contre la
pluie. On sait « les bouillons » qu'elle en tirait; et ses
enfants, qui l'avaient vue sans cesse en quête de nour-
riture morale pour eux comme pour elle-même, parlent
n PREFACE
avec respect, après sa mort, « des longues et solides
obligations j> qu'ils lui ont. Plus la matière était simple
et mieux elle convenait à son humeur. Elle se recon-
naissait de ce chef inférieure à }lime de Grignan. Je suis
« grossière », disait-elle d'elle-même en souriant. Les
raisonnements abstraits qui plaisent à sa fille lui sont
contraires ; elle a l'esprit « carre » et demande qu'on lui
épaississe les choses; elle ne veut point « philosopher »
et se borne à « rêver bonnement, comme on le faisait
du temps que le cœur était à gauche j>. A Dieu ne
plaise qu'elle se donne pour habile : Elle n'est que
sage et docile! cela lui suffit pour le perfectionne-
ment intérieur qu'elle poursuit. Elle sait que les
femmes « ayant la permission d*étre faibles, se servent
sans scrupule de leur privilège » ; mais elle considère
qu'après tout les hommes ne sont pas moins exposés pas
leurs passions, et trouve même que leur vertu « est
bien plus délicate encore et plus blonde que celle des
femmes ». Elle a confiance, pour son sexe, dans la force
de l'éducation. C'est à cette discipline qu'en revenaient
volontiers les femmes de son temps, alors qu'après
l'éclat d'une vie dissipée, elles entrevoyaient les ombres
de la mort. Mme de Sévigné, veuve à vingt-six ans,
avait, dès cet âge, commencé à se replier et à se régir.
Ennemie du couvent et des vœux, elle aimait la règ?e
et ne croyait pas qu'on pût jamais cesser de se l'appli-
quer. Quand elle prenait la défense de Pauline, elle
affirmait volontiers que l'enfance n'est point bonne à
se corriger. Mais la raison venue avec la jeunesse et
PRÉFACE. X3LI
croissant avec Tâge, elle n'admettait plus qu'on se fît
grâce. Elle ne pouvait souffrir les gens qui disent ; je
suis trop vieux. La vieiUesse lui paraissait particulière-
ment iavorable pour y regarder de près, ne s'excuser
de rien, se soutenir, se fortifier, s'épurer. Et c'est dans
ce sentiment qu'elle arrivait à écrire, à cinquante-trois
ans, ce mot d'une raison si haute et d'une grâce fémi-
nine si pénétrante, qui, sur un point fondamental,
résume les doctrines exposées dans ce volume : « J&
dis toujours que si je pouvais vivre deux cents ans, je
deviendrais la plus admirable personne du monde b.
L'ÉDUCATION DES FEMMES
PAR LES FEMMES
FÉNELON
Si le traité de Fénelon, qui, à Torigine, n'était pas
destiné à être livré au public, s'était perdu et qu'il ne
(ât resté que quelques fragments des premiers cha-
pitres, on pourrait être embarrassé d'en déterminer la
date. L'introduction notamment, où l'auteur s'attache
i démontrer la nécessité de fortifier l'éducation des
filles, semble presque, à la vivacité du tour et de
l'expression , écrite d'hier. On dirait que Fénelon se
trouve en présence d'un interlocuteur qui s'est engage
a fond dans l'opinion contraire, et qu'en deux ou trois
coups d'une argumentation serrée il veut le réduire.
Toutes les objections sont ramassées dans une réfuta-
ÏDn nerveuse et qui va droit aux raisons dernières.
I Rien n'est plus négligé que l'éducation des filles;
fi plus souvent la coutume et le caprice y décident
e tout.... Il est vrai qu'il ne faut pas les pousser
ms des études dont elles pourraient s'entêter....
lis n'ont-elles pas à remplir des devoirs qui sont les
\dements de la vie humaine 7... Mais les hommes
2 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
peuvent-ils espérer pour eux-mêmes quelque douceur
de vie, si leur plus étroite société, qui est celle du
mariage, se tourne en amertume?... Mais les enfants,
qui seront dans la suite tout le genre humain, que deyien-
dront-ils si les mères les gâtent dès leurs premières
années?... Mais la vertu est-elle moins pour les femmes
que pour les hommes?... Bien plus, il est constant que
la mauvaise éducation des femmes fait plus de mal que
celle des hommes, puisque les désordres des hommes
viennent souvent et de la mauvaise éducation qu'ils
ont reçue de leur mère et des passions que d'autres
femmes leur ont inspirées dans un âge plus avancé.
Quelles intrigues se présentent à nous dans les his-
toires, quelles révolutions d'État causées par le dérè-
glement des femmes!... y> Et finissant, comnie il a
commencé, avec une simplicité hardie : « Voilà ce
qui prouve, s'écrie-t-il, l'importance de bien élever
les iilles; cherchons-en les moyens. » Reprise bien j
des fois depuis, la controverse a été de nos jours ■'-.
rouverte avec éclat; mais je ne crois pas qu'on y ait |
jamais apporté plus de vigueur. * ^
Même du temps de Fénelon la question n'était pas .1
nouvelle. L'antiquité païenne n'en avait méconnu ni I|. -J
délicatesse ni la portée. Est-il rien de comparable, pomf^
la grâce de la raison et la fraîcheur du sentiment,
tableau de l'intérieur domestique où nous introduîl
Y Économique de Xénophon? Musonius et Plutarqi
n'admettaient point que pour l'instruction morale
établît aucune différence entre les sexes : ils voulaienti
l'un, que le frère et la sœur reçussent les mêmes prii
cipes; l'autre, que l'époux fit part à l'épouse de ce qu'
avait recueilli de meilleur dans ses études ou trouvé dai
\
FÉNELON. 5
îon propre fonds de plus exquis. En s' appropriant ces
préceptes de la sagesse profane, le christianisme les
ïvait, pour ainsi dire, pénétrés de tendresse. Les Lettres
ie saint Jérôme à Laeta sur la manière d'élever sa fille y
et à Gaudentius sur Véducation de la petite Pacatula^
respii^ent un véritable amour de l'enfance en même
temps qu'une connaissance éclairée de ses besoins, et
tout le Moyen Age n'a guère fait qu'appliquer les
règles que saint Jérôme avait tracées pour les cou-
vents. En dehors des couvents, les habitudes de famille
que nous laisse entrevoir au quatorzième siècle le
Ménagier de Paris révèlent, à défaut de grandes
lumières, des sentiments honnêtes et doux. Cepen-
dant les troubadours et les trouvères avaient modifié les
mœurs et à l'idéal monastique fait succéder l'idéal che-
valeresque. A la Renaissance, Érasme et Vives décla-
raient hautement les femmes susceptibles de la culture
[kplus élevée; on les égalait aux hommes; on les pla-
^t même au-dessus : telle est du moins la thèse que
soutiennent Corneille Agrippa, Brantôme et toute la
[éaite des poètes attachés à Marguerite de Valois. Avec
[le dix-septième siècle, le débat change encore une fois
caractère. C'est dans les académies, les salons et
ruelles que Mlle de Gournay et Mlle de Scudcry
5nt à faire une place à leur sexe, toutes prêtes
Ulleurs à la conquérir elles-mêmes par le travail, à
irien ménager pour assouplir leur esprit aux exercices
Éraires les plus subtils et perfectionner leur raison ^
H ne serait donc pas exact de dire du traité de Fénelon
|i Voar Tensemble de la question, on nous permettra de nous référer
Mémoire sur V Enseignement secondaire des filles, Paris, Dela-
3* édition, 1883.
4 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
ce que Montesquieu écrivait en tête de V Esprit des Lois :
« Prolem sine matre creatam. » Il s'était formé avec le
temps (et pouvait-il en être autrement?) tout un trésor
d'observations sur les femmes, observations empruntées
à la vie des cloîtres ou à la vie des cours, au théâtre
ou au sermon , conçues parfois dans un sentiment de
défiance malicieuse ou de galanterie exaltée, le plus
souvent judicieuses et sagaces. Mais Fénelon est le pre-
mier qui, embrassant le sujet dans un examen d'en-
semble, ait réuni en une sorte de code les prescriptions
propres à élever la jeune fille depuis le moment où ses
instincts s'éveillent jusqu'à l'âge où le développement
de ses facultés permet de la livrer avec sécurité à la vie
commune; le premier surtout qui ait fondé ce code
sur une étude psychologique de l'enfant. Les Lettres
de saint Jérôme, riches en conseils délicats et sensés,
mais ramenés à un objet unique — la vie intérieure
et la religion, — n'ont ni l'ampleur de vues ni l'esprit
de suite qui constituent proprement l'art de l'éduca-
tion; les Entretiens d'Érasme, semés de traits justes
et brillants, mais de traits pris du dehors, pour
ainsi dire, ne sont, à proprement parler, que des ,
manuels de politesse, ou, comme il les appelait lui-
même, des Civilités; le traité de Fénelon est, dans
toute l'étendue du sens que nous attribuons aujourd'hui
à ce terme, une œuvre de pédagogie. Non seulement^
« il réunit dans son mince volume plus d'idées exactai
et utiles, plus de remarques fines et profondes, pliuj
de vérités pratiques que les ouvrages écrits depuis
le même sujet » (M. de Bausset] ; mais ces idées,
remarques, ces vérités sont rattachées à des princi]
qui donnent aux moindres observations que Tautei
FENELON. 5
en déduit ou qu*il invite à eu déduire la cohésion d'un
système.
C'est par là qu'il est resté un livre unique. Ce que
nul n'avait fait avant Fénelon, nul après lui n'a entre-
pris de le refaire. Rollin le suit aveuglément et se borne
jNresque à le reproduire. J.-J. Rousseau eût échappé
à bien des erreurs malsaines en le prenant pour
guide. Ni l'un ni l'autre ne l'ont fait oublier. Et, si
depuis le dix-septième siècle le champ des connais-
sances nécessaires aux deux sexes s'est agrandi, si sur-
tout les idées politiques et sociales se sont profondé-
ment modifiées, tout ce qui tient dans le livre à la
doctrine psychologique, tout ce qui repose sur ce fond
d'humanité, universel et éternel, que l'enfant porte en
germe, s'y détache, comme il y a deux cents ans, en
pleine et pure lumière. Mme Guizot et Mme Necker de
Saussure, qui, sciemment ou à leur insu, en ont reçu
l'inspiration première, sont d'accord sur ce point avec
Mme de Maintenon et avec Mme de Lambert, qui en
faisaient leur bréviaire. Placer l'examen du Traité de
Fcnelon au début de ces études sur l'éducation des
femmes par les femmes, ce n'est pas seulement lui
rendre l'hommage auquel il a droit; il faut le bien
connaître pour apprécier à leur exacte valeur ceux qui
sont venus après lui.
I
La maturité de sagesse avec laquelle Fénelon aborde '
le sujet est d'autant plus remarquable que VÉdu-
6 L'EDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
cation des filles est sa prcmièœ œuvre. Mais les soins
dont avait été entourée son enfance, une instruc-
tion étendue et forte, la méditation solitaire jointe à
l'observation du monde, et surtout la pratique assidue
de la direction des âmes, lui en avaient merveilleusement
fourni les éléments*. « J'ai passé, écrivait-il en 1695,
au moment de partir pour son exil de Cambrai, j'ai
passé une jeunesse douce, libre, pleine d'études agréa-
bles et de commerce avec des amis délicieux. » Quel-
ques traits de sa biographie empruntés à sa propre
correspondance et aux Mémoires du temps permet-
tront de se rendre compte des conditions dans les-
quelles son génie pédagogique se développa.
L'importance du rôle qu'il attribue aux mères et la
fermeté éclairée à laquelle il les convie ne permettent
pas de douter qu'il n'ait dû beaucoup h la sienne, bien
qu'il n'en parle dans aucun des écrits qui nous ont été
conservés. « Son père, ditMichelet, un grand seigneur,
M. Fénelon de Salignac, veuf et âgé, ayant de grands
enfants, avait épousé, malgré eux, une demoiselle
noble et pauvre, Louise de La Cropte de Saint-Abre.
L'enfant qui vint de ce mariage fut fort mal reçu
de ses frères, quoique, destiné à l'Église, il ne pût leur
faire tort. Cette situation pénible ne contribua pas
peu à lui donner la grâce et la douceur, une certaine
adresse aussi, pour se faire pardonner de vivre. De ses
ancêtres paternels, tous diplomates, il tenait quelque
chose d'onduleux et d'insinuant. De sa mère il eut des
dons aimables et singuliers, ces heureuses contradic-
1. On sait que François de Salignac de La Mothe-Fénelon est né au
château de Fénelon, en Périgord, le 6 août 1651, et qu'il est mort à
Cambrai, le 7 janvier 1715.
FENELON. 7
lions qui plaisent dans la femme et en font une énigme. i>
Il était de complexion délicate, ce qui servit vrai-
semblablement à le rendre plus tard si attentif à la
santé des enfants; mais, de bonne heure, il annonça
im cœur vaillant, un esprit vif, subtil et contenu. On
raconte qu'un jour qu'il prenait l'air aux environs du
château, le valet auquel il avait été remis en garde laissa
échapper un propos qui lui parut manquer de justesse
et qu'il releva. Le valet, piqué de l'insistance de l'en-
fant, le jeta à terre brutalement. Le jeune Fénelon,
dans la crainte que sa mère, qui ne le quittait jamais
d'ordinaire, ne renvoyât le coupable, se tut et attribua
à un accident la blessure qu'il s'était faite.
Il resta jusqu'à douze ans sous cette tutelle de famille.
Son précepteur, profondément imbu de la connais-
Mnce des lettres grecques et latines, se plaisait à le
nourrir du plus pur miel de l'antiquité ; il était « en
pleine possession de ses auteurs » lorsqu'il fut envoyé à
POniversité de Cahors pour achever son cours d'huma-
nités et prendre ses degrés. Averti de son zèle et de sa
distinction, un de ses oncles, le marquis Antoine de
Fénelon, le fit venir à Paris, au collège du Plessis, où,
tout en terminant sa philosophie, il entreprit ses études
théologiques. Telles étaient les promesses de talent
qu'il faisait entrevoir, que, renouvelant l'épreuve à
laquelle l'Hôtel de Rambouillet avait jadis soumis Bos-
8uet, € on hasarda de le faire prêcher; son sermon eut
on succès extraordinaire « : il venait d'avoir quinze ans.
Le marquis, homme de sens et de goût, de qui le grand
Condé, son compagnon d'armes, disait « qu'il était éga-
lement propre pour la conversation, pour la guerre et
pour le cabinet », ne vit dans ce succès qu'un danger.
8 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
Privé d'un fils qui était mort sous ses yeux au siège de
Candie, il avait reporté sur ce neveu toute son affec-
tion. Le fondateur de Saint-Sulpice, M. Olier, ayant» en
vue de combattre l'usage du duel, formé une association
de gentilshommes éprouvés, Tavait placé à la tête de
cette compagnie. Les relations qui s'ensuivirent déter-
minèrent le marquis à faire entrer Fénelon au sémi-
naire de Saint-Sulpice. Ce fut là qu'il reçut les ordres
à vingt-quatre ans.
Saint-Simon, qui lui attribue dès la jeunesse toutes
les ambitions dont il a sans compter chargé son âge
mûr, nous le montre à cette époque frappant « à toutes
les portes sans se les pouvoir faire ouvrir. Piqué contre
les Jésuites, où il s'était adressé d'abord comme aux
maîtres des grâces de son état, et rebuté de ne pouvoir
prendre avec eux, il se tourna aux Jansénistes pour se
dépiquer, par l'esprit et par la réputation qu'il se flat-
tait de tirer d'eux, des dons de la fortune qui l'avait mé-
prisé » . Quelque attentif que Fénelon pût être à l'avenir,
à ce moment c'était d'un autre côté que se tournait sa
pensée. Au séminaire il avait conçu le projet de se
consacrer aux missions du Canada, où la Congréga-
tion avait un établissement; pour l'arracher à ce rêve,
il n'avait fallu rien moins que les instances de son
maître, l'abbé Tronson, et les adjurations d'un oncle
maternel, l'évêque de Sarlat. Peu après sa sortie de
Gaint-Sulpice, la passion le reprit de se vouer à la
conversion des infidèles, et cette fois il se sentit attiré
vers la Grèce, cédant en cela à l'entraînement de soc
imagination « pour les beaux lieux et les ruines
toutes pleines des souvenirs de l'antiquité », non
moins peut-être qu'à l'ardeur de sa foi. On essaya de
>
FÉNELON. 9
donner satisfaction à ce besoin d'expansion en le pla-
çant à la tête du couvent des Nouvelles Catholiques
(1678).
L'objet de cet institut, créé par le premier arche-
vêque de Paris, Jean de Gondi, était d'affermir les
converties dans la doctrine qu'elles s'étaient réso-
lues ou qu'elles se préparaient à embrasser. Le ma-
réchal de Turenne en avait accepté le patronage;
Louis XrV le couvrait de sa protection particulière.
Fénelon n'était pas étranger au grave et délicat office
qu'on y attendait de lui. A peine ordonné, le supérieur
de Saint-Sulpice l'avait attaché à la communauté, en lui
confiant particulièrement le soin des pauvres, la visite
des malades, les prônes, les exhortations familières et
le catéchisme des enfants. La direction des Nouvelles
Catholiques ne faisait qu'étendre le champ de ce mi-
nistère, en introduisant le jeune abbé tout à la fois de
plus haut et plus à fond dans le secret des âmes. Au
témoignage des biographes, ses instructions étaient
simples, claires, fermes, engageantes, toujours exacte-
ment appropriées à Tâge, à Tintelligence, aux besoins.
n eut bientôt acquis, dans cette sorte d'apostolat, un si
grand renom d'autorité persuasive, qu'après la révo-
cation de l'édit de Nantes, des missions ayant été orga-
nisées pour ramener les protestants, il fut, sur la
proposition de Bossuet, envoyé dans le Poitou et la
Saintonge, où la résistance semblait avoir concentré
ses efforts.
Dans des publications récentes on a essayé de lô-
tniire ce qu'on appelle la légende de sa tolérance. Nul
doute que ses procédés, si humains qu'ils aient été,
ae soient loin de répondre à l'idée que nous nous fai-
10 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
sons aujourd'hui du respect des consciences. Maîs^
pour en juger sainement, il faut se reporter au temps
où Mme de Sévigné écrivait (28 octobre 1685) : « Les
dragons ont été de très bons missionnaires jusques ici;
les prédicateurs qu'on envoie rendront l'ouvrage par-
fait ». C'est l'action de ces prédicateurs que Fénelon
invoque seule et qu'il appuie de sa propre parole. Une
expérience précoce lui avait appris qu'il faut compter
avec les intérêts et ménager les passions. Il est d'avis de
distribuer à certains chefs des pensions secrètes, et de
créer un fonds réglé pour continuer, en faveur des
pauvres, les aumônes du consistoire; il croit qu'on
pourrait disperser quelques-uns des plus engagés dans
les provinces du cœur du royaume, où l'hérésie n'a pas
pénétré, en leur donnant quelque petit emploi qui leur
rendît l'éloignement moins pénible. Quant aux re*
belles, il ne répugnerait pas à l'idée de les envoyer dans
le Canada, où les huguenots faisaient depuis longtemps
le commerce. Pour tous il demande qu'on multiplie
les maîtres et les maîtresses d'école, qui aideront à
répandre la bonne parole. Il voudrait, avant tout,
prévenir les ventes de meubles, les aliénations de biens
et les expropriations inutiles. Point de violences,
point de provocations. « Ce qu'il faut à ces égarés, ce
sont des pasteurs sages et doux qui insinuent la doc-
trine et effacent insensiblement les préjugés. » Ainsi
conclut-il dans sa lettre au marquis de Seignelay (juil-
let 1687), et tel il nous apparaît lui-même au milieu de
€ ces familles agitées, désunies, en mutuelle défiance»^
payant de sa personne, joignant aux conseils d'une
politique éclairée les pratiques de la charité chrétienne;
suspect aux dévots par sa bénignité même, mais, en dé-
FÉNELON. 1*
pît de tous les obstacles que lui opposent les fanatismes
contraires, devenu en peu de temps le maître des esprits
et des cœurs. Pour lui permettre d'achever cette œuvre
de pacification, ses amis auraient voulu que le roi lui
confiât le siège de Poitiers ou Tagréât comme coadju-
teur de Févêque de la Rochelle. Les deux projets ayant
échoué, Fénelon rentra à Paris et reprit auprès des
Nouvelles Catholiques les modestes fonctions qu'il devait
conseiTer dix ans.
Avec quelque dévouement qu'il s'y renfermât, il ne
laissait pas de s'ouvrir de tous les côtés des vues sur le
monde et « de se former à l'usage de la meilleure com-
pagnie » (Saint-Simon). Pour se rapprocher de la con-
grégation dont il avait la charge, il avait dû quitter la
communauté de Saint-Sulpice, et il était allé s'établir
chez le marquis de Fénelon, à qui le roi avait accordé
un logement dans l'abbaye ie Saint-Germain-des-Prés.
n y rencontrait ce que l'élite de la société du temps^
comptait d'esprits graves et distingués. C'est là qu'il
connut Bossuet, dont il se concilia tout d'abord l'intérêt
parles grâces de son esprit et par l'aimable austérité de
8a vie; là aussi, sans doute, qu'il se trouva rapproché
du duc de Beauvillier et du duc de Chevreuse. Bien que
le marquis fût plus disposé à rechercher l'édification
des entretiens sérieux que l'agrément des conversations
mondaines, les femmes n'étaient pas exclues de ce
cercle choisi. Les deux sœurs de la duchesse de Beau-
villier, les duchesses de Luynes et de Mortemart et
Mme de Maintenon étaient assidues aux réunions ; on
y voyait souvent aussi la comtesse de Grammont et la
maréchale de Noailles. Fénelon ne s'y montrait qu'avec
réserve. Il n'avait d'autre revenu qu'un bénéfice de trois
VI L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
à quatre mille livres qu'il tenait de son oncle l'évêque
deSarlat; et, s'il faut en croire Saint-Simon, cette mé-
diocre fortune lui était un obstacle ; en réalité elle ne
faisait peut-être que servir son caractère et ses desseins.
Au milieu des relations qui le recherchaient, il évitait de
se lier. L'archevêque de Paris, M. de Harlay, craignant
de le voir s'attacher à Bossuet, dont il redoutait l'au-
torité, eût aimé à lui faire dans sa confiance une place
à part; Fénelon se dérobait, au risque de s'attirer un
reproche qui pouvait sembler une menace : « Monsieur
l'abbé, lui dit un jour l'archevêque, vous voulez être
oublié : vous le serez. »
Tout ce travail de recueillement, de prédication in-
time, d'action discrètement pénétrante, de tenue supé-
rieure dans le monde comme au couvent, n'allait pas
d'ailleurs sans d'heureux tempéraments de jeunesse
et de gaieté. Fénelon avait naturellement l'esprit
riant. Le vif ressouvenir des disgrâces qui traversèrent
sa vie ne paraît point avoir jamais altéré ce fond
d'enjouement; on en peut suivre la veine légère dans
ce qui nous reste de ses premiers écrits. Deux lettres
particulièrement nous en ont conservé le témoignage.
Elles sont l'une et l'autre datées de Sarlat et de l'an-
née où Fénelon avait dû se rendre auprès de son
oncle pour recueillir le prieuré de Carénac (mai et juin
1681) ; toutes deux aussi sont adressées à une cousine,
la marquise de Laval. Dans la seconde, Fénelon lui rend
compte d'un plaidoyer qu'il a entendu à l'audience
publique du tribunal de Sarlat. La première est le récit
de son entrée magnifique dans la province. <c M. de
Rouffillac pour la noblesse, dit-il; M. Roze, curé, pour
le clergé; M. Rigaudie, prieur des moines, pour l'ordre
FENELON. 15
monastique, et les fermiers de céans pour le tiers état,
viennent jusqu'à Sarlat me rendre leurs hommages. Je
marche accompagné majestueusement de tous ces dépu-
tés, et j'aperçois le quai bordé de tout le peuple en
foule.... Les troupes s'étaient cachées dans un coin de
la belle île que vous connaissez; de là elles vinrent
en bon ordre de bataille me saluer avec beaucoup de
mousquetadcs.... Le fougueux coursier que je monte,
animé d'une noble ardeur, veut se jeter dans l'eau ;
mais moi, plus modéré, je mets pied à terre au bruit
de la mousqueterie qui se mêle à celui des tambours.
Je passe la belle rivière de Dordogne, presque toute
couverte de bateaux qui accompagnent le mien. Au
bord m'attendent gravement tous les moines en corps ;
leur harangue est pleine d'éloges sublimes ; ma réponse
a quelque chose de grand et de doux. Cette foule im-
mense se fend pour m'ouvrir un chemin ; chacun a les
yeux attentifs pour lire dans les miens quelle sera sa
destinée; je monte ainsi jusqu'au château d'une marche
lente et mesurée, afin de me prêter pour un peu de
temps à la curiosité publique. Cependant mille voix
confuses font retentir des acclamations d'allégresse, et
l'on entend partout ces paroles : <c II sera les délices de
« ce peuple ». Me voilà à la porte, déjà arrivé, et les con-
suls commencent leur harangue par la bouche de l'ora-
teur royal. A ce nom, vous ne manquez pas de vous
représenter ce que l'éloquence a de plus vif et de plus
pompeux. Qui pourrait dire quelles furent les grâces
de son discours? lime compara au soleil; bientôt après ,
je fus la lune; tous les autres astres les plus radieux
eurent ensuite l'honneur de me ressembler; de là nous
en vînmes aux éléments et aux météores, et nous fini*
d4 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
mes heureusement par le commencement du monde»
Alors le soleil était déjà couché, et, pour achever la
comparaison de lui à moi, j'allai dans ma chambre pour
me préparer à en faire de même. »
Cette scène, où se jouent la verve et la gentillesse de
la vingtième année — bien que Fénelon fût à la veille
d'accomplir sa trentième, — achève de nous le repré-
senter à ce moment de sa vie tel que Saint-Simon
le peindra plus tard sous ses traits définitifs, avec un
ravissant mélange de gravité et de bonne grâce, impo-
sant et aimable, toujours empressé à plaire et déjà
habitué à gouverner, muni pour une œuvre d'éducation
Kie toutes les ressources que peut fournir la nature ou
créer l'observation. Parmi ceux qui l'approchaient, il
n'était personne qui ne se fît honneur de s'éclairer de
ses lumières. C'est ainsi qu'un jour la duchesse de
Beauvillier lui demanda des conseils sur ses devoirs de
mère. Elle avait huit filles. « Comme elles étaient encore
trop jeunes, dit le cardinal de Bausset, pour que Fénelon
pût indiquer, par rapport à chacune d'elles, les modifi-
cations que tout instituteur doit employer, selon la dif-
férence des caractères, des penchants et des disposi-
tions, il généralisa toutes ses maximes. » Ce qui devait
être une consultation privée devint un livre, bientôt
répandu dans le public et dont Mme de Maintenon fut
la première à s'emparer*.
1. Cest le 29 mars 1687 que, d'après le privilège du roi, c le livre a
été achevé d'imprimer ù. Quelques bibliographes indiquent 1681 comme
date de sa composition. Fônclon l'aurait donc écrit pendant son sc'jour à
Cnrénac : ce qui n'a rien d'invraisemblable. L'intervalle entre la compo-
sition et la publication n'offre rien non plus qui ne soit dans les usages
du temps. Voici ce que Claude Fleury nous apprend lui-même au sujet de
la publicaliou de son Traité du choix et de la mét/iode des éludes •
FÉNELON. 15
II
ÂTani d'en aborder l'étude, on est tout d'abord porté
à se demander comment Fénelon appréciait le rôle
social des femmes et quelle idée il se faisait de leur
aptitude à recevoir l'éducation.
Le dix-septième siècle, le siècle par excellence de la
règle et de la raison, a eu sur cette question ses entraîne-
ments, presque ses folies de doctrine. C'est au moment
où la gloire de Louis XIV resplendissait de tout son
éclat' et alors que rayonnait jautour du trône la pléiade
incomparable des hommes qui, dans les lettres, les
sciences, les arts, l'administration, la politique et l'Église,
lui ont valu le nom dû Grand, c'est à ce moment qu'on
se demandait, dans une sorte de pamphlet qui k vingt
ans de distance devait être imprimé deux fois, pourquoi
les femmes ne seraient pas aussi capables que les hommes
de remplir tous les emplois de la société. « Si Ton trou-
vait chose plaisante d'abord, écrivait Poulain de La
Barre S de voir une femme enseigner dans une chaire
^t'éloquence et la médecine en qualité de professeur.
« Ce discours fut composé d'abord en 1675, par l'ordre d'une personne à
qui je devais obéir, pour servir à l'éducalion d"un jeune enfant. Je le
"îorrigeai en 1677 et en laissai prendre quelques copies. J'y travaillai
tacore en 1684 et je le laissai mûrir.... Je me suis enfin résolu aie
donner, après l'avoir encore retouché, en celle année 1086. »
1. De Végalilé des devx sexes, leçons physiques et morales où l'on
▼wt l'importance de se défaire des préjugés, par Poulain de La BAniŒ.
Paris, 1075, 1C91. — Cf., par le nicnic, VEducation des dames pour
la conduite de l'esprit dans les sciences et dans les lettres. Entre-
tiens, 1670.
iG L'EDUCATION DES FEMMES PAR 'LES FEMMES.
marcher par les rues suivie de commissaires et de
sergents pour y mettre la police, haranguer devant les
juges en qualité d'avocat, être assise au tribunal pour
y rendre la justice à la tête d'un parlement, conduire
une armée et livrer une bataille, faire office de pas-
teur ou de ministre, parler devant les républiques ou
les princes comme chef d'une ambassade, ce n'est que
faute d'habitude, on s'y ferait. » Sans doute il ne faut
pas prendre la thèse au sérieux; il est évident que
Poulain de La Barre s'amusait de ses propres argu-
ments. Ce n'était pas toutefois un pur jeu d'esprit.
Moins d'une année avant la publication de Y Éducation
des fillesy un juge grave et éclairé, pénétré des niêmes
idées que Fénelon, son compagnon de mission en
Saintonge et plus tard son collaborateur dans l'édu-
cation du duc de Bourgogne, l'abbé Claude Fleury,
pouvait dire sans crainte d'être démenti : « Ce sera
sans doute un grand paradoxe de soutenir que les filles
doivent apprendre autre chose que leur catéchisme,
la couture et divers petits ouvrages : chanter, danser et
s'habiller à la mode, faire bien la révérence et parler
civilement : car voilà en quoi consiste, pour l'ordinaire,
toute leur éducation ^ » On avait érigé l'ignorance en
système, isolé les femmes dans l'insignifiance et l'oisi-
veté; par un autre abus, on les jetait aux extrêmes
d'une égalité chimérique et d'une émancipation désor-
donnée. Rien ne paraissait à l'auteur du Grand Cyrm
moins digne d'une dame que d'être « la femme de
son mari, la mère de ses enfants, la maîtresse de sa
1. Traité du choix et de la méthode des études, par Claude Flbum.
Paris, 1686. Voir page 14, note.
FÊNELON. 17
famille ». C'est la naïveté entretenue comme vertu
souveraine qui engendre tôt ou tard la pédanterie et
la sottise; ce sont les Agnès qui font les Philamintes et
les Bélises. N'est-ce pas l'égale impatience des deux
excès opposés qui excitait la verve et la raison de
Molière lorsque, sous la figure d'Henriette, il rétablis-
sait si dignement la femme au foyer domestique, en la
parant de toutes les grâces du bon sens? Et ce n'est pas
seulement Henriette qui épouse un honnête homme :
Ârmande aussi est destinée à se marier, « quoi qu'on
die » ; moins heureusement peut-être : c'est la rançon
de ses erreurs ; mais elle fera souche comme sa sœur,
et elle n'élèvera certainement pas ses enfants comme
elle a été elle-même élevée. Ce que Chrysale demande
a Philaminte dans sa sagesse bornée et vulgaire, mais
justifiée par les extravagances de sa femme, c'est qu'elle
renonce à chercher ce qu'on fait dans la lune pour se
mêler un peu de ce qu'on fait chez elle. Le retour aux
soins de la famille, telle nous paraît être la haute mo-
ralité des Femmes savantes; et cette conclusion que
Molière laisse tirer de sa pièce est la leçon directe qui
ressort de V Éducation des filles.
€ La femme, écrit Fénelon, n'a point à gouverner
TÉtat, ni à faire la guerre, ni à entrer dans le minis-
tère des choses sacrées. Ni la politique, ni la jurispru-
dence, ni la philosophie, ni la théologie, ne lui con-
viennent. » — Se proposait-il de répondre à Poulain
de La Barre? — « Elle a une maison à régler, un mari
à rendre heureux, des enfants à bien élever. » — Ne
scmble-t-il pas ici qu'il réfute à son tour Mlle de
Scudéryî — Et ailleurs, reprenant la même pensée
pour la développer : « C'est la femme, dit-il, qui est
18 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
chargée de l'éducation des garçons jusqu'à un certain
âge, des filles jusqu'à ce qu'elles se marient ou se fas-
sent religieuses, de là conduite des domestiques, de
leurs mœurs, de leur service, du détail de la dépense,
des moyens de faire tout avec économie et honorable-
ment. » Tel est le rôle auquel l'a destinée la nature el
que lui prescrit la sagesse. D'ailleurs, en assignant ces
limites à son action, Fénelon ne croit pas la borner ni la
contraindre. Si les femmes s'y méprennent, c*est qu'elles
ne connaissent pas l'étendue de leurs devoirs, non
moins importants au public que ceux des hommes. Ne
sont-ce pas elles qui, par le règlement des choses
de la maison, ruinent ou soutiennent les établisse-
ments? Et quelle autorité ne leur faut-il pas —
autorité de bienveillance et de raison — pour conduire
tous ceux qui ont part au gouvernement de tels intérêts?
Quel discernement pour connaître le génie de leurs
enfants, découvrir leur humeur, prévenir les passions
naissantes, inculquer à propos les bonnes maximes?
Dira-t-on que ces devoirs sont renfermés et tristes?
Fénelon n'admet nullement que la solidité en exclue
la douceur. II répand sur les occupations de la femme
l'intérêt et la grâce. Il semble que son imagination, en
traçant cet idéal de la vie domestique, ait été illuminée
de quelques-uns des plus charmants souvenirs de Y Éco-
nomique deXénophon, — un de ses livres de choix, le
seul ouvrage en prose que nous trouvions indiqué au
programme des explications grecques du duc de Bour-
gogne. La femme telle qu'il la conçoit n'est pas seule-
ment la femme forte de l'Évangile : comme l'épouse
d'Ischomaque, elle est la reine de la ruche, l'àme du
foyer.
FÉNELON. 19
On peut par là môme pressentir la façon dont Féne-
lon juge son aptitude à recevoir l'éducation. 11 s'y montre
tout à fait indépendant et très supérieur à ses contem-
porains. Ménage, annonçant le succès des Caractères
de La Bruyère, ajoutait que, « si l'ouvrage avait paru
trente ou quarante ans plus tôt, il aurait eu moins de
réputation, parce que les femmes y sont trop mal traitées
et que, pour lors, elles étaient en possession de décider » .
Le trait n'atteint pas seulement La Bruyère. II est certain
qu'en général les écrivains de la seconde génération
du dix-septième siècle se montrent moins favorables
aux femmes que ceux de la première. L'éclat avec lequel
elles avaient exercé leur autorité, l'abus qu'elles avaient
fait de leur pouvoir, offusquaient-ils les esprits, comme
semble l'insinuer Ménage? Était-ce simplement la
tristesse de la fin du règne dont l'ombre commençait
à s'étendre? Toujours est-il qu'après avoir admiré les
qualités des femmes presque outre mesure, on semblait
n'être plus frappé que de leurs défauts.
11 y aurait mauvaise grâce à s'étonner que Nicole,
dans sa sévérité janséniste, les trouvât faibles par elles-
mêmes et plus affaiblissantes encore par les sentiments
qu'elles excitent, ou que Bossuet, cédant à un mouve-
ment d'humeur, leur rappelât « qu'elles ne faisaient,
après tout , que sortir d'un os complémentaire de
l'homme ». Mais Malebranche, qui se piquait justement
de bonne grâce, ne les ménageait pas davantage. S'il
reconnaît qu'il y a des femmes savantes, des femmes
courageuses, des femmes capables de tout, comme il se
trouve, au contraire, des hommes mous et efféminés
qui ne sont capables de rien ; s'il leur accorde (|ue
c'est à elles qu'il appartient « de décider des modes, de
20 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
discerner le bon air et de juger de la langue », il leur
dénie absolument « la force d'esprit nécessaire pour
pénétrer au delà de Técorce des choses et en percer le
iond ». Moins indulgent encore, La Bruyère ne leur
attribuait d'autre supériorité que celle du genre épi-
stolaire « en raison de Fart qu'elles possèdent de faire
lire dans un seul mot tout un sentiment et de rendre
délicatement une pensée délicate » . Les femmes sa-
vantes l'impatientaient : il les compare à « une pièce de
cabinet que l'on montre aux curieux, qui n'est point
d'usage, qui ne sert ni à la guerre, ni à la chasse, non
plus qu'un cheval de manège, quoique le mieux in-
struit du monde ». Quant aux ignorantes, il se refu<
sait à les plaindre : qui les empêche d'ouvrir les yeux,
de lire, de retenir ce qu'elles ont lu et de se rendre
compte? Saint-Évremond est peut-être le seul moraliste
de cette période dont le ton tranche sur ce fond de
critique chagrine. « Rien n'échappe à la pénétration
de la femme » dont il trace le portrait : « son discerne-
ment ne laisse rien à désirer; c'est une raison qui plaît
et un bon sens agréable. » Il est vrai que ce portrait
est celui de « la femme qui ne se trouve point et qui
ne se trouvera jamais ». Les femmes elles-mêmes étaient
devenues sévères pour leur sexe. Ce n'est point seule-
ment contre les hommes que Mme deMaintenon s'attache
à mettre en garde les élèves de Saint-Cyr : elle se déûe
du caractère des femmes. Elle n'a pas beaucoup plus
de confiance dans leur esprit : « Jamais, disait-elle —
après la réforme de 1691, il est vrai — jamais elles
ne savent qu'à demi ».
Fénelon n'a point de ces rigueurs. Il ne porte dans
ses jugements aucune complaisance; il connaît le pen-
FÉNELON. 21
chant des jeunes filles à la mollesse; il n'ignore pas
qu'elles ont Fimagination errante et crédule, la sensi-
bilité vive et inquiète, qu'elles se laissent entraîner par
le babillage, enivrer par le bel esprit, dominer par la
fausse hoîite, qu'elles sont nées artificieuses, passion-
nées, extrêmes en tout, qu'un violent désir de plaire
les travaille, les livre à l'amour du faste, les expose à
la coiruption des mœurs et à la ruine. Il entend bien
ne se laisser surprendre par aucune de ces dispositions
dangereuses ; il les analyse avec profondeur, il les dé-
crit avec force, presque durement. Mais ce n'est point
là toute la femme. Elle a ses vertus propres; elle
est naturellement industrieuse, attentive au détail,
ordonnée, apte à comprendre, insinuante et persuasive;
elle a par excellence la finesse, la grâce, le don de
t policer » ; elle a aussi la raison pour développer ses
qualités et se guérir de ses faiblesses; la raison qui
régale à l'homme : n'est-elle pas la moitié du genre
humain?
III
Maïs quel régime d'éducation convîent-il de lui
appliquer? On n'analyse pas plus un traité de pédagogie
qu'un traité de morale pratique : il faut le lire. Le
cardinal de Bausset, qui avait entrepris de résumer
. Y Éducation des filles ^ a dû y renoncer, ne trouvant, dit-
il, rien à omettre. La difficulté ne vient pas seulement
de l'abondance charmante des observations : elle tient
aussi en partie à ce que Fénelon développe ses idées
22 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
comme elles lui viennent à l'espril et sans se piquer de
rigueur. Rien ne ressemble moins à un traité en forme.
L'auteur n'a nul souci d'équilibrer sa composition : il
donne à la pédagogie générale, par exemple, beaucoup
plus que ne semble l'exiger une consultation spéciale
aux filles; ses conseils sur l'explication raisonnée de
l'Écriture sainte n'occupent pas moins de trois chapi-
tres, tandis qu'il rassemble en quelques pages tout ce
qu'il lui semble utile de dire sur les matières de son
programme d'enseignement. De même dans le détail :
il s'étend ou coupe court suivant l'inspiration du mo-
ment ; il a des retours inattendus et des conclusions
anticipées ; il se laisse conduire, en un mot, par sa
plume et ne lui refuse aucune aisance. Mais de ces
réflexions souvent disproportionnées et discursives, qui
se succèdent plutôt qu'elles ne s'enchaînent, et qui
parfois ressemblent trop à une suite de notes, il se
dégage un ensemble de principes et de méthodes qui
forment un véritable corps de doctrine.
« Envoyez-moi votre fille, écrivait saint Jérôme à
Lœta ; je me charge de l'élever. » « Gardez auprès de
vous votre fille », répond Fénelon à une mère qui lui
avait demandé son avis. Le conseil était nouveau. Le
couvent était resté la ri; :'>ource commune, presque la
seule ressource d'éducatio.i pour les jeunes filles. Féne-
lon n'hésite pas à en signaler les dangers. « J'estime fort
l'éducation des bons couvents, dit-il en substance, mais
je compte encore plus sur les soins d'une bonne mère,
quand elle est libre de s'y appliquer. Si un couvent
n'est pas régulier, c'est une école de vanité : les jeunes
filles n'y entendent parler du monde que comme d'une
espèce d'enchantement; il n'est pas de poison plus
FÉNELON. 23
subtil; mieux vaut le monde lui-même qu'un couvent
mondain. Si l'établissement est demeuré fidèle à l'esprit
de son institut, l'ignorance absolue du siècle y règne :
l'enfant qui en sort pour entrer dans la vie est comme
une personne qu'on aurait nourrie dans les ténèbres
d'une profonde caverne, et qu'on ferait tout d'un coup
passer au grand jour ; rien ne peut être plus redoutable
pour une imagination vive que cette surprise soudaine.
C'est à la mère sage et discrète qu'il convient d'intro-
duire peu à peu la jeune fille dans la société où elle doit
vivre, et d'y accoutumer sa vue. Elle seule d'ailleurs
peut découvrir dans son esprit et dans son cœur les
mouvements qu'il importe de connaître pour la bien
diriger. Il est vrai que, même en se consacrant à ce
devoir, la mère a des charges qui ne lui permettent pas
d'avoir toujours l'enfant sous les yeux ni de la mener
partout avec elle : occupations intérieures qu'il faut
remplir à heures fixes, commerce de bienséances qu'il
convient d'entretenir au dehors. Aussi est-il utile qu'elle
ait près de soi une personne d'un esprit bien réglé qui
lui rende compte. Toutefois, pouc si sûre que cette ga-
rantie puisse être, elle sera le plus souvent insuffi-
sante : ce n'est que dans les cas de nécessité qu'une
mère doit quitter sa fille, si elle ne veut que, par
leurs discours, par. le spectacle de leurs inimitiés et de
leurs désordres, les gens de la maison, qui d'ordinaire
sont autant d'esprits de travers, ne fassent pas en huit
jours plus de mal qu'elle ne saurait faire de bien en
plusieurs années. Enfin, quelque peine qu'elle prenne
de veiller sur les autres, cette vigilance ne portera ses
fruits qu'autant qu'elle s'en appliquera à elle-même
toute la sévérité. Le plus grand obstacle à l'éducation
24 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
domestique, c'est l'irrégularité des parents : ce sont
eux trop souvent qui apprennent aux enfants à n'aimer
rien ou à mal pl^^cer leur attachement. Qu'attendre
d'une jeune fille sous les yeux de laquelle on fait tout
le contraire de ce qu'on professe? Quelle autorité peu-
vent avoir les conseils les plus justes donnés au retour
du jeu ou de la comédie? Quelle force au contraire que
celle qui repose sur l'exemple de l'assujettissement aux
maximes que l'on enseigne ! Et quoi de plus doux que
de se donner au soin de former le caractère et l'intelli-
gence d'un enfant! » Si Fénelon met à ce bonheur des
conditions difficiles à remplir, on ne saurait mécon-
naître que du même coup il en rehausse singulièrement
le prix. Ce n'est certes pas Mme de Sévigné qui l'aurait
contredit, elle qui félicitait Mme de Grignan que « Pau-
line ne fût pas parfaite, parce qu'elle se divertirait à la
repétrir ».
Cependant il ne suffit pas qu'une jeune fille soit éle-
vée sous les yeux de sa mère pour être bien élevée. Il
importe que l'éducation ait ses règles — règles essen-
tiellement différentes suivant l'état, la profession, la
fortune des enfants. Fénelon a le vif sentiment de
ce que nous appelons aujourd'hui les dangers du
déclassement. Ce qui le touche, c'est moins la crainte
de voir l'équilibre social déconcerté par des ambitions
déréglées que l'idée du trouble apporté par les décep-
tions au bonheur des particuliers. « Il n'y a guère
de personnes, dit-il, à qui il n'en coûte cher pour avoir
trop espéré. » Les enfants de la duchesse de Beauvilliet
étaient destinés à une vie de seigneurie provinciale,
vie étroite et retirée, où l'activité consistait en grande
partie dans l'administration attentive d'une petite for*
FÉNELON. 25
tune : c'est cet avenir modeste qu il a manifestement
en vue toutes les fois qu'il pense à approprier plus^
particulièrement ses prescriptions aux besoins pour
lesquels il a été consulté. Il applique le même prin-
cipe à tous les genres de vie. « Si une fille doit vivre
à la campagne, de bonne heure tournez son esprit aux
occupations qu'elle y doits avoir, et montrez-lui les
avantages d'une existence simple et agissante; si elle
est d'un médiocre état de la ville, ne lui faites point
voir des gens de la cour : ce commerce ne lui servirait
qu'à lui faire prendre un air ridicule et dispropor-
tionné. » Se renfermer dans les bornes de sa condition,
telle est sa maxime. Il en pousserait presque la sagesse
jusqu'à l'exagération , tant il est convaincu qu'une
éducation qui ne s'ajuste pas à la fortune est pleine,
pour les jeunes filles, de mécomptes et de périls ! Leur
intérêt, comme l'intérêt commun, est de « leur former
l'esprit pour les choses qu'elles auront à faire toute la
îie».
Ce sens du réel est un des traits les plus caractéris-
tiques de la pédagogie générale de Fénelon. Il est le
premier à convenir que dans son traité il a sacrifié un
peu à l'idéal : « Quand on entreprend un ouvrage sur
•la meilleure éducation qu'on peut donner aux enfants,
ce n'est pas pour donner des règles imparfaites ».
J.-J. Rousseau dira de même, soixante ans plus tard,
dans la préface de YÉmile : a J'aimerais mieux suivre
en tout la pratique établie que d'en prendre une bonne
i demi » . Mais Fénelon ne propose ce ce qui lui semble
parfait que pour qu'en s' efforçant d'y atteindre on
arrive à quelque chose de mieux que ce qui se fait
d'ordinaire ». J.-J. Rousseau se place systématiquement
26 LlDUGATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
dans Tabsolu. H isole son élève du reste du monde et le
transporte avec lui entre ciel et terre : Emile ne serait
nulle part mieux que dans « une île déserte ». Sa vie
n'est qu'une sorte d*artifice ; J.-J. Rousseau ne compte
ni avec les imperfections de la nature ni avec les diffi-
cultés de la vie sociale. Tout autre est la théorie chez
Fénelon. Qu'il s'agisse de la mère, de la gouvernante
ou de l'enfant, la pratique des choses humaines Ta ha-
bitué à fiiire en tout la part de Thumanité, et il la fait
8*il conclut que telle jeune fille sera mieux auprès de
sa moro que dans le meilleur couvent qu'on lui pour-
rait choisir, il sent que c*est un conseil que Ton ne
saurait donner à tout le monde, et il ajoute que, même
pour la plus sage des mères, le conseil n'est praticable
{\\\i\ la condition de n*avoir qu'une fille. 11 se garde
bien, d*autiv part, de supposer chez les enfants un ca-
raolcrc accompli, et dans les circonstances de leur édu-
cation un concoui^ à souhait; il a en vue, au contraire,
des naturels médiocres, et il calcule toutes les chances
ilo déception. Il n*ignore pas surtout que les choses les
plus siuqdos no se font pas d'elles-mêmes et qu'elles
se fout toujoui^ mal [mr les esprits mal faits. Aussi
u*a-t-il ipruno contiance restreinte dans l'action des
gouvornautos. Il no néglige rien pour les former; il a
\\\\{> sorte do maïuiol tout prêt à leur placer entre les
uiaius; il croit on outre qu'il n'est pas impossible
ipruno m^iv soucieuse connue il convient de l'intérêt
de SOS onii\nts tnuive dans sa maison, dans ses terres,
ohox (pu'Kpio auiio ou dans une communauté sagement
dirigée, un sujet d'un talent à mettre à l'épreuve : cinq
ou six institutrices formées de cette manière seraient
capables d'eu former bientôt un grand nombre d'autres;
FENELON. 27
il s'achemine ainsi tout naturellement à l'organisation
d'une école normale telle que Saint-Cyr devait bientôt
-en ébaucher la première idée. Mais ce moyen de prépa-
ration si finement entendue ne l'engage dans aucune
illusion. Pour appliquer ses conseils, il se contentera
d'intelligences ordinaires, ne pouvant mieux espérer.
U n'exige pas au surplus qu'on vise « au plus fin » ; il
lui suffit « qu'on conçoive le gros ». Nous reprodui-
sons à dessein ses expressions dans leur simplicité.
€ Je sais, écrit-il encore, qu'on ne fait pas en général
ce que je demande, et cependant ce que je demande
n'a rien d'accablant et d'impraticable. De quoi s'agit-il
au fond? d'être assidu auprès des enfants, de les obser-
ver, de les mettre en confiance, de répondre nettement
et de bon sens à leurs petites questions, de laisser agir
leur naturel, et de les redresser avec patience lorsqu'ils
se trompent ou font quelque faute. »' Parmi les auteurs
de systèmes d'éducation, il en est bien peu qui à la
conception d'un idéal généreux aient joint une appré-
ciation aussi mesurée des moyens d'en approcher.
Fénelon a la notion exacte du possible dans le parfait,
•da possible pour le présent et du possible pour
l'avenir. Il ne s'épargne à lui-même aucune objection,
il compose avec les difficultés. « Le monde, disait-
il, n'est pas un fantôme » ; nous dirions maintenant
une abstraction. Avec lui, en effet, on se sent bien en
pleine réalité, dans le courant inégal et ondoyant de
la vie.
Hais, s'il admet les tempéraments que l'humanité
comporte, il est un principe sur lequel tout relâche-
I ment lui paraîtrait absolument funeste. L'éducation est,
à ses yeux, une œuvre de prévoyance, de suite et
*,
28 L'EDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
de persuasion. Entreprise dès le berceau, elle doit être
soutenue pendant toute la jeunesse et de façon à péné*
trer par le raisonnement ou le sentiment jusqu'au fond
de l'esprit ou du cœur. On ne gagne rien à aller au
jour le jour sans intention réfléchie et à s'appuyer sur
des règlements qui n'engendrent que la crainte. On
croit couper au plus court; la vérité est qu'on fait
fausse route et que par ce chemin, qui est suivi pour
l'ordinaire, on n'arrive point. Cette façon d'agir, livrée
au hasard, superficielle, gênée, violente, trompe tout
le monde, le maître et l'enfant. Un jour vient où^
avertis par leurs fautes, les jeunes gens sont forcés de
recommencer sur eux-mêmes le travail qu'on n'a pas
fait avec eux : heureux encore quand, par l'accumu-
lation des erreurs commises ou la force des habitudes
contractées, les obstacles ne sont pas devenus insur-
montables ! L'enfant se prête d'ailleurs à toute action
qui s'exerce avec tact. Pour les jansénistes, l'homme
vient au monde vicieux et corrompu ; le poids du péché
originel l'entraîne. Dans le système de J.-J. Rousseau,
l'homme naît pur et bon ; c'est la société qui le per-
vertit. Ni cette austérité sombre ni cet optimisme cha-
grin ne répondaient au sentiment de Fénelon. Il prend
l'enfant tel qu'il se donne dans la franchise et la spon-
tanéité de ses instincts mêlés de bien et de mal : c il
faut se contenter, dit-il, de suivre et d'aider la nature ».
Il ne se prive d'aucun des moyens qu'elle lui fournit : ,
amour-propre, émulation, éloges; il se défend de toute'
prévention de système : la seule fin qu'il se propose est
€ de diriger, en l'éclairant, cette âme qui n'a encore
de pente vers aucun objet ». »
Pour revendiquer ces principes avec tant de force»
FÉNELON. 29
il faut ayoir une grande foi dans leurs effets. « C'est
un excès de confiance dans les parents, disait La
Bruyère, d'espérer tout de la bonne éducation de leurs
enfants, et une grande erreur de n'en rien attendre. »
Féneion est de ceux qui en attendent beaucoup. II con*
vient qu'il y a des natures ingrates sur qui la culture
fait peu, et que la meilleure culture risque de ne rien
faire lorsqu'elle n'est point prise à temps : les éduca-
tions traversées peuvent être difficiles ; « les éducations
négligées ou mal réglées dans leur commencement
forment comme une espèce de second péché originel
dont on ne se rachète plus j>. Mais à qui faut-il en
imputer la faute, si ce n'est à ceux qui sont chargés de
les conduire? Dans un plan bien concerté, il n'est rien
qui ne serve : les plus petites choses ont des suites
insensibles qui, le branle une fois donné, agissent et
portent; les premiers préjugés — c'est-à-dire les habi-
tudes profondément inculquées dès l'enfance — sont
tout-puissants ; le pli en est ineffaçable et se conserve
sous les transformations de l'âge. Féneion revient à
plusieurs reprises sur cette thèse; il en marque, il
en presse les conséquences hardiment. A voir avec
quelle confiance raisonnée il subordonne la nature
à l'éducation, on comprend que l'amendement du
duc de Bourgogne ne lui ait pas paru une entre-
|>rise au-dessus de ses forces et quel esprit il y
appliqua.
Tels sont, dans leurs caractères généraux, les prin-
cipes sur lesquels repose VÉducalion des filles : action
de la mère, appropriation de la direction aux condi-
tions de la vie, application du possible dans Tidéal,
respect de la nature, confiance dans l'efficacité de
30 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
l'éducation. Les méthodes qui se rattachent à ce&
principes ne présentent pas moins de précision ni
d'intérêt.
n
Mme Necker de Saussure estime que jusqu'à dix ans
les filles et les garçons peuvent être élevés suivant les
mêmes règles. C'était aussi, à ce qu'il semble, le senti-
ment de Fénelon. Non qu'il admette que les enfants
soient mêlés indifféremment ; siu* ce point il va jus-
qu'à interdire aux filles toute société avec des 'filles
dont l'esprit n'est pas suffisamment sûr — même pour
les divertissements. Mais les méthodes applicables à
l'éducation du premier âge varient si peu, dans sa pen-
sée j avec les sexes , qu'à peine éprouve-t-il deux ou
trois fois le besoin d'indiquer que telle prescription
concerne plus particulièrement les filles : c'est l'enfant,
fille ou garçon, l'enfant dans les débuts de sa croissance
intellectuelle et morale, qu'il étudie en rapportant
toutes ses observations à un régime commun.
Cette première éducation n'est, au surplus, qu'une
sorte de discipline préparatoire, et Fénelon en résume
toute la doctrine en un mot qu'il a donné pour titre à
l'un de ses chapitres les plus substantiels : « Il ne faut
pas presser les enfants » . Nos systèmes modernes témoi-
gnent en général d'une hâte fiévreuse. Il faut partir de
bonne heure, aller devant soi sans compter, arriver
vite ; et, comme la rapidité avec laquelle on fait le
chemin n'en saurait diminuer ni la difficulté ni la Ion-
FÊNELON. 3t
gueur, on précipite, on force la marche, au risque de.
briser ou dé fausser tous les ressorts de Tintelligenee et
du caractère. Fénelon croit utile, nous Tavons vu, de
commencer l'éducation dès le berceau; mais, si les pre-
mières impressions naturelles lui paraissent bonnes à
mettre à profit, c'est à la condition de suivre l'enfant,
non de le devancer, de régler doucement ses facultés^
naissantes, non de leur faire une sorte de violence en
les obligeant ou même en les invitant par des procédés
de culture artificielle à s'épanouir avant le temps. Il
estime qu'à prévenir la nature on ne gagne rien, bien
plus, qu'on court le danger de tout compromettre.
L'objet de l'éducation du premier âge ne peut être que
de donner au caractère sa direction, de frayer à l'intel-
ligence ses voies.
C'est surtout du caractère que Fénelon s'occupe
d'abord, bien qu'à vrai dire, à ce moment, il ne dis-
lingue guère le caractère de Tintelligence; ses obser-
vations embrassent dans son ensemble le développe-
ment de l'enfant. Or, pour diriger l'enfant, le premier
besoin est de le connaître, et pour le connaître il faut,
par une conduite droite, aimable, familière sans bas-
sesse, le mettre en pleine liberté de découvrir ses
inclinations. De tous les défauts, l'hypocrisie est le plus
grave, parce que, indépendamment du mal qu'il fait
par lui-même, il sert de masque aux autres : rien de
plus dangereux que «les caractères politiques », dont
la docilité calculée et la douceur apparente cachent
nne volonté âpre qui ne se marque qu'alors (ju'il n'est
plus temps de la corriger. Quelque effort d'observation
et de patience qu'il en coûte pour voir clair dans l'es-
prit de l'enfant, tout doit être sacrifié à cet objet. Point
Z^À L'ÉDUCATION DES FEMUES PAR LES FEMMES.
de feinte, point de finesse, point d'entourage « de petits
esprits, de gens indiscrets et sans règle qui fassent
métier de flatterie » ; point de complaisance pour soi-
même : l'enfant, qui ne s'y trompe pas, ne devient ou
ne reste sincère qu'envers ceux qui sont sincères avec
lui ; s'il voit qu'on se pardonne trop aisément les fautes
que l'on commet, il se réfugié dans une sorte d'indul-
gence pour ses propres passions; il se garde et ne se
laisse plus pénétrer. Parmi les attraits propres à le
jgagner à la simplicité et à la confiance, il n'en est pas
de meilleur ni de plus nécessaire que la gaieté. Quel
peut être sur une jeune fille l'effet « de la compagnie
d'une mère qui l'observe et la gronde sans cesse, qui
croit la bien élever en ne lui pardonnant rien, qui se
compose avec elle, qui lui fait essuyer ses humeurs,
qui lui paraît toujours chargée de tous les soucis do-
mestiques, la gêne et la rebute ; qui, préoccupée de son
directeur, la tourmente jusqu'à ce qu'elle le lui ait fait
adopter, et qui l'oblige à faire un personnage forcé
pendant plusieurs années » ? Cette sorte de contrainte
est le plus sûr moyen de repousser les enfants en eux-
mêmes. Ils n'auraient pas tant d'envie au moins d'aller
chercher des sociétés moins bonnes si celle du foyer
maternel leur était plus agréable. Il faut qu'ils soient
libres de sentir comme ils sentent, et de témoigner leur
ennui quand ils s'ennuient. Pour leur créer ou leur
conserver cette franchise de caractère, Fénelon ne
craint pas de les éclairer même sur le mal dont le
monde offre* l'exemple. Il aimerait à n'avoir à leur
montrer que des gens de bien, de vertu commode et
agréable, à ne rien laisser auprès d'eux de bas, d'inté-
ressé, de faux : mais à Dieu ne plaise qu'il songe à les
FÉSELON, 35
enfermer dans un monde factice! On ne peut empêcher
Tenfant d'observer ce qui se présente à son regard
ci de reproduire ce qu'il voit; il aie coup d'œil prompt,
rimitation facile; et, <c comme il n'est pas possible noa
plus de ne laisser approcher de lui que des gens irré-
prochables, le devoir est de lui faire distinguer sur ces
gens mêmes ce qui est bien de ce qui ne Test pas »,
dût-on lui ouvrir les yeux sur les faiblesses de ceux
envers lesquels il est d'ailleurs tenu de respect. Même
quand il s'agit de piété, Fénelon fait nettement ses
réserves, c La piété, dira-t-il, ne donne point tels ou
tels défauts : quand elle est ce qu'elle doit être, elle
les ôte, ou du moins elle les adoucit. Cependant, après
tout, il ne faut pas s'opiniâtrer à faire goûter aux
enfants certaines personnes pieuses dont l'extérieur est
dégoûtant. » Cette fermeté dans le conseil n'est pas
sans lui coûter. Aussi se hâte-l-il d'ajouter que, rien
n'étant parfait sur la terre, on doit finalement admirer
ce qui présente le moins d'imperfection, et ne se
résoudre à certaines critiques que pour l'extrémité;
mais, en somme, il tient pour la sincérité : l'éducation
est à ce prix.
C'est de ce sentiment de loyale et aimable clair
voyance que procèdent tous les moyens sur lesquels
il établit son action pour fonder le caractère. Certes il
ne refuse point au maître l'autorité dont il a besoin :
comment pourrait-il oublier que le Sage recommande
aux parents de tenir toujours la verge levée ? Mais il ne
voudrait la laisser retomber que sur les enfants dont
le naturel dur et indocile se dérobe à toute autre cor-
rection. Il n'aime pas les prescriptions sèches, les airs
austères et impérieux; il n'y voit qu'affectation, pcdan*
ZA L'ÉDUCATION DES PENNES PAR LES FENNES.
terie, rigueur inutile : la crainte abat le courage,
hébète TintcIIigence; c'est un remède violent, une sorte
de poison — RoIIin lui empruntera textuellement la
comparaison — dont il ne faut user que dans les cas
désespérés. Il entend faire appel avant tout au cœur et
à la raison.
De toutes les peines de l'éducation, aucune ne lui
parait comparable à celle d'élever des enfants qui man-
quent de cœur. « Les naturels vifs sont capables de
terribles égarements; les passions et la présomption
les entraînent, mais aussi ils ont de grandes ressources
et reviennent souvent de loin. Les naturels indolents
échappent à toutes les sollicitations ; ils ne sont jamais
où ils doivent être, ils écoutent tout et ne sentent
rien. » Fénelon déploie, pour les ramener et les exci-
ter, des merveilles d'habileté psychologique.. Je ne sais
que Plularque qui ait possédé aussi a fond l'art de
diviser les difficultés, de se contenter de peu pourvu
que l'effort se continue, de donner le sentiment tout à
la fois du progrès acquis et de celui qui reste à acqué-
rir, de proportionner l'éloge et le blâme, d'en aviver
ou d'en émousser la pointe, de les faire tourner l'un
et l'autre en une leçon intérieure et personnelle, de
préparer, en un mot, « les résolutions ou les soumis-
sions volontaires », les seules qui soient durables et
fécondes. Fénelon ne dirige pas la raison avec moins
de sûreté ni de bonheur. Il faut tout de suite, selon
lui, user de la raison autant qu'on peut. Elle croît
avec l'âge et ne trahit jamais ceux qui s'y confient.
A mesure qu'on avance, on peut s'assurer davantage
(a coopération de l'enfant, c'est-à-dire s'entendre avec
lui sur les besoins qu'il se reconnaît, éprouver son
V
FÉNELON. 35
discernement, suiyfe son inclination, non pour Tac-
cepter toujours, mais pour l'aider à se porter aux
choses qu'il doit faire, et arriyer à le conyaincre de ce
qu'il faut qu'il aime. Fénelon se plaît enfin à unir et à
concerter, pour ainsi dire, l'action de la sensibilité et
celle du raisonnement ; il les fait* intervenir ensemble
ou tour à tour, selon les dispositions ou les moments,
sans jamais oublier que les hommes, à plus forte rai-
son les enfants, ne se ressemblent pas toujours à eux-
mêmes, que ce qui est bon aujourd'hui peut être
mauvais demain, et que, si une conduite persévé-
rante est nécessaire, une conduite uniforme peut faire
plus de mal que de bien.
Si judicieuses que soient ces méthodes d'éducation
proprement dite, celles qui touchent à l'instruction nous
paraissent supérieures par la profondeur, la grâce et
l'originalité.
Cette originalité même entraîne parfois Fénelon cl
l'expose; sur certains points il dépasse la mesure.
Vivement touché, par exemple, des défauts de la sco-
lastique de son temps, il se plaignait qu'on demandât
aux enfants c une exactitude et un sérieux dont ceux
qui l'exigent seraient incapables, qu'on leur parlât tou-
jours de mots et de choses qu'ils n'entendent point :
nulle liberté, nul enjouement, toujours leçons, silence,
postures gênées, corrections et menaces ». Visait-il par
là le formalisme des règlements de l'Université? Son-
geait-il à la tristesse janséniste des Petites Écoles? C'est,
00 le sait, le caractère de sa controverse, en général.
de discuter les doctrines, sans jamais s'attaquer à ceux
qui les représentent; mais la critique a d'autant plus
de port^ qu'elle est impersonnelle. » Le grand vice
S6 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
des éducations ordinaires, dit-il en résumant avec force
sa pensée, c'est qu'on met tout le plaisir d'un côté,
tout l'ennui de l'autre, tout l'ennui dans l'étude, tout
le plaisir dans le divertissement. Que peut faire un
enfant, sinon supporter impatiemment cette règle et
courir ardemment après les jeux? » Et lui-même, dans
une sorte d'impatience de la règle, il semble se préoc-
cuper par-dessus toute chose de rendre l'étude agréable :
c il faut que le plaisir fasse tout s>. A ce compte, le
travail ne serait plus qu'une sorte de divertissement
plus sérieux que les autres et où l'effort n'aurait rien à
voir. Mais, par un effet de l'admirable souplesse avec
laquelle, après un élan d'exagération, il revient et ne
craint pas de se retourner contre lui-même, Fénelon
conclut que tout ce qu'il prétend, c'est égayer l'étude,
ou, comme il le dit ailleurs, en cacher la sévérité iné-
vitable sous l'apparence de la liberté et de l'agrément.
En dernière analyse, il sufRt à son bon sens supérieur
que pour le jeune enfant la leçon soit interrompue
par de petites saillies de récréation; que le travail ne
lui soit jamais présenté comme une menace ; qu'il en
saisisse toujours plus ou moins le but et sous la peine
du moment sente poindre la satisfaction à venir : C6
qui n'est autre chose que ce que nous cherchons à
obtenir aujourd'hui.
De même sur l'émulation et son principe^ Les maîtres
da Port-Royal, comme plus tard J.-J. Rousseau, ne
voyaient dans l'émulation que P^exaltation d*un mauvais
sentiment. Fénelon se rend compte de ce que ce senti-
ment peut avoir de bon et d'utile pour « piquer Tespril
et lui donner du goût ». Mais il a conscience aussi que
la source n'en eit pQ9 toiyours pure; il dépeint la
FÉNELOa.
jalousie dans toute la laideur du supplice qu'elle s'in-
flige à ellË-mème : « On voit, dit-il, des enfants qui
sèchent et qui dépérissent d'une langueur secrète parce
que d'autres sont plus aimés et plus caressés qu'eux ;
c'est une cruauté trop ordinaire aux mères que de leur
faire souffrir ce tourment. » Et en même temps, comme
s'il perdait de vue ce que ce tourment a tout à la fois
de dur et de honteux, il recommande de l'employer
contre l'indolence à litre de remède. Ce n'est même
pas pour lui, semblerait-il, un traitement d'exception;
il en conseille l'usage dans les cas ordinaires et pour
donner à l'enfant, de temps à autre, la satisfaction de J
petites victoires sur ceux dont la rivalité lui est pénible.
Snguliére contradiction avec ce que sa morale péda-
gogique a généralement de si élevé et de si sain!
Heureusement ici encore il se sauve par un prompt
retour à la vérité psychologique. Sa pensée est qu'il est
bon d'élever les enfants par les enfants, c'est4Hiire de
placer sous leurs yeus des exemples qui les éclairent,
les animent et ne les découragent point : méthode
excellente dont une observation excessive, jetée au
courant de la plume, ne saurait infirmer la sagesse.
Nos réserves faites sur ces sortes de surprises, c'est
meneille de voir quel sens exact et profond Fénelon
porte dans la direction de cette première éducation
dont dépend si souvent tout le reste. Il a observé l'en-
fant dans ses divertissements, cherchant de préférence
le jeu où le corps est en mouvement, et s'amusant,
pourvu qu'il change de place, d'un volant ou d'une
boule; il l'a vu au travail, l'esprit vacillant comme la
lumière d'une bougie allumée dans un lieu exposé au
vent, faisant ime question, et, avant que la réponse
38 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
soit intervenue, levant les yeux vers le plafond, comp-
tant toutes les figures qui y sont peintes et tous les
morceaux de vitres qui sont aux fenêtres, mal à Taise
et gêné lorsqu'on le ramène à son premier objet, comme
si on le tenait en prison ; mais il l'a suivi aussi dans
les développements du penchant naturel qui le porte
comme au-devant de l'instruction. L'enfant a, dès
l'âge le plus tendre, la curiosité, l'imagination et,
dans une certaine mesure,' le raisonnement; le secret
de l'éducation est d'utiliser ces forces et d'en régler
le jeu, non selon les exigences d'un système pré-
conçu, mais en saisissant l'occasion et le moment. Le
danger des leçons en forme, c'est que tantôt elles lais-
sent sommeiller son activité alors qu'elle brûle de se
déployer, et tantôt la fatiguent quand elle aurait besoin
de repos ou que l'effort qu'on lui demande excède la
mesure de ce qu'il peut fournir. Il faut la tenir en
haleine, mais ne lui offrir que des ouvertures. Fénelon
y excelle. Il est impossible de mieux exercer, en les
ménageant, ces tendres organes. Pour les premières
leçons de lecture, il racontera à son élève des choses
divertissantes qu'il tirera d'un livre sous ses yeux :
c l'enfant en concevra bientôt le désir d'aller lui-même
à la source de ce qui lui a été agréable ». Son écriture
est-elle sufGsamment en progrès, il lui en fera immé-
diatement recueillir le bénéfice, en l'aidant à écrire un
billet à un frère ou à un cousin. Ainsi s'empare-t-il de
chacun de ses efforts, le soutenant, le dirigeant, pour
son plaisir en même temps que pour son profit. Gomme
récompense — de préférence aux friandises et aux ajus-
tements — il choisira quelque excursion instructive où
€ sa vue se promène », quelque présent utile : une
FÉNELON. $9
estampe, une médaille, une carte de géographie, un
livre soigneusement relié, doré sur la tr-anche, avec de
belles images et des caractères bien formés. Ces moyens
d'invitation ou d'encouragement ne sont plus nouveaux
pour nous. Mais que Ton songe au temps où les enfants,
apprenant Talphabet dans un psautier latin, ne met-
taient pas moins de trois et quatre ans à débrouiller
une page; où un maître de l'Oratoire pouvait dire :
€ Quand je me souviens de la manière qu'on m'a
enseigné, il me semble qu'on me mettait la tête dans
un sac et qu'on me faisait marcher à coups de fouet,
me châtiant cruellement toutes les fois que, n'y voyant
pas, je marchais de travers ! »
Voici d'ailleurs des procédés tout modernes, au moins
par l'application, et que Fénelon- a revêtus le premier
de la forme la plus vivante. Nos leçons de choses ont-
elles rien de supérieur, en effet, soit aux explications
qu'il fait donner à son élève, à la campagne devant
un moulin ou dans une grange, à la ville dans une
boutique ou à la porte d'un atelier; soit aux histoires
empruntées de l'^icien Testament, qu'il lui montre en
action sur des tableaux préparés à cet usage ou qu'il lui
fait jouer en traçant lui-même les rôles ; soit aux conversa-
tions familières dont le sujet est tiré de la vie réelle et qu'il
se plait à animer c des tours les plus agréables et des
comparaisons les plus sensibles » ? Et, ce qui ne mérite
pas moins d'être relevé dans ces instructions ingénieu-
ses, c'est qu'en même temps qu'il les utilise pour semer
les connaissances pratiques, Fénelon en fait surtout un
instrument d'éducation. En développant chez l'enfant
le goût de l'observation, en le laissant chaque fois dans
une espèce « de faim d'en apprendre davantage », il n'a
I
40 L'ÉDCCITIO!! DES FEMIES PAR LES FEIHES.
garde de l'accabler sous la charge des notions positiyes
et des faits qui ne pourraient qu'étonner et appesantir
son cerveau. Assurément il ne déprécie pas le travail
de la mémoire ; mais c dans un réservoir si petit et si
précieux on ne doit verser que des choses exquises ».
Ce qu^il vise, à travers toutes les grâces de ses leçons,
c'est le fond de l'esprit, le jugement dont il s'efforce
d'assurer la justesse et la solidité, c le bon raisonnement
étant la seule qualité sur laquelle on puisse compter, et
se fortiGant de lui-même avec l'âge, pour peu (|u'il soit
bien cultivé » . En cela non plus d'ailleurs, il ne Teut pas
d'exactitude indiscrète ni de rigueur prématurée, c Le
premier âge des enfSuits n'est pas propre à raisonner de
tout », et ce qui dépasse leurs facultés les aOaiblit, bien
loin de les fortifier. Qu'ils sachent seulement ce que
c'est que « tirer droit une conséquence » ; qu'ils se
rendent compte de leur étude ; qu'ils s'habituent à voir:
le reste en découlera. Fénelon n'a aucun goât pour
ces jolis sujets qu'on accoutume à hasarder ce qui leur
vient dans la tète et à parler de ce qu'ils ne saTent pas,
pour ces prodiges de cinq ans qui semblent tout pro-
mettre et dont, à la première épreuve sérieuse, la
vivacité factice tombe et s'éteint; il aime mieux les in-
telligences reculées, qu'il faut attendre, mais qui arri-
vent, les esprits tardifs, auxquels il faut du temps pour
s'épanouir, mais qui ont leur jour de franche maturité.
Il fait, en un mot, pour l'éducation de l'intelligence ce
qu'il a fait pour l'éducation du caractère : il met l'enfant
c au large», suivant son heureuse expression; et, par ce
travail prolongé sans contrainte ni fatigue, il le dispose
pour l'effort auquel le progrès de l'âge doit rélever.
FENELON. 41
Parvenu à ce second degré d'éducation, Fénelon cesse
de poursum'O l'étude des méthodes communes aux deux
sexes. C'est aux jeunes filles exclusivement qu'est con-
sacré le reste du traité. Plus serrées peut-être, plus
suivies du moins, ses directions témoignent d'une
observation particulièrement souple et juste.
Le danger des éducations ordinaires, de celles que
Fénelon veut corriger, c'est de ne laisser dans l'esprit
des jeunes filles que le vide. Ce vide se remplit comme
il peut, c N'ayant pas de curiosité raisonnable, les jeunes
filles en ont une déréglée. » Faute de pouvoir s'attacher
aux choses solides, elles se jettent dans les frivolités
le plus souvent ridicules et parfois dangereuses. Parmi
celles qui ont de l'esprit, les unes s'érigent en pré-
cieuses, lisent, parlent, décident, s'exaltent pour des
romans ou des comédies, c se remplissent l'imagination
du merveilleux et du tendre, deviennent visionnaires,
cherchent à travers le monde des personnages qui res-
semblent à leurs héros, et affectent partout de s'ennuyer
par délicatesse, la plupart des gens leur étant fades et
ennuyeux». Les autres s'entêtent en matière de religion
et se passionnent dans des disputes qui les surpassent :
€ toutes les sectes naissantes doivent leurs progrès aux
femmes qui les ont insinuées et soutenues ». D'autres
enfin, qui n'ont pas ces ouvertures, et c'est le plus
grand nombre, s'amusent à tout ce qu'elles rencon-
trent : ne trouvant pas en elles-mêmes de quoi s'oc*
43 L'ÉDUCATION DE& FENVES PAR LES FEMMES.
cuper, c il faut qu'elles sachent ce qui se dit, ce qui
se fait : une chanson, une nouvelle^ une intrigue;
qu'elles reçoivent des lettres et lisent celles que reçoi-
vent les autres; qu'on leur raconte les choses pour
qu'elles les aillent raconter à leur tour «.'Toutes^ quelle
que soit leur pente diverse, glissent et s'enfoncent dans
les défauts propres à leur sexe: les emportements d'af-
fection ou d'aversion, l'esprit d'artifice, la piété mon-
daine, la vanité de la beauté et des ajustements.
A ces défaillances d'esprits mal nourris Fénelon
oppose les fermes peintures et les substantiels conseils
de l'expérience la plus déliée. Les esquisses qu'il trace
de la précieuse et des dégoûts qui la surmontent sont,
avec plus de retenue dans l'expression, aussi franches
que les portraits de Molière. Il a sur la mode un article
qui ne le cède en rien pour le piquant au chapitre de
La Bruyère; je ne sais même si ses critiques malignes
sur <K les entassements de coeffe, les bouts de rubans,
les boucles de cheveux plus haut ou plus bas, qui sont
autant d'affaires, ou sur les beautés encore charmées
d'elles-mêmes, alors que les cœurs se sont depuis
longtemps détachés d'elles », n'entrent pas plus avant
dans l'analyse de ce travers. Ni Bossuet ni Bourdaloue
n'ont touché avec une ironie plus mordante cette
fausse piété « où l'on traite Dieu comme on fait les
personnes qu'on respecte, qu'on voit rarement, par
pure formalité, sans les aimer et sans être aimé d'elles,
— où tout se passe en cérémonies, en compliments où
l'on se gêne, d'où l'on a impatience de sortir ». Et assu- -
rément il n'est pas de moraliste, du siècle ou de h :
chaire, qui ait démêlé plus au clair les ruses et les ."
comédies de la finesse. Soit qu'il en dépeigne le manègCi
FÉNELOS.
«n le suivant de degré en degré depuis la sM|)erclierie
reinlivement îûofi'ensive jusqu'aux subtilités perfides
« par lesquelles on veut faire en sorte que le prochain
se trompe sans qu'on puisse se reprocher de l'avoir
trompé », soit qu'il en montre le vice d'origine dansia
bassesse de l'esprit, soit qu'il découvre le Fond d'in-
quiétude bontcuse où jette la nécessité de couvrir
un artifice par cent autres, et le mépris qu'excite à
la longue cette détestable politique, soit enfin qu'il
mette en regard la droiture de conduite, la probité judi-
cieuse, toujours tranquille, d'accord avec elle-même,
u'ayanl rien à inventer ni à craindre : le trait, rapide,
■ilé, porte et pénètre.
Mais Fénelou n'attend de ces observations aucun
efl'et décisif si le mal n'est pris à sa source ; et la
source, pour lui, c'est l'ignorance. Il sait quels sont les
dangers d'une instruction mal conduite, < et qu'on ne
manque pas de se servir de l'oxpérience qu'on a de
beaucoup de femmes que la science a rendues ridi-
cules ». Tour mesure du savoir qu'il voudrait leur as-
surer, il prend la mesure des devoirs qu'elles ont à
remplir. Seconder l'essor de leurs facultés propres,
sans encourager, en combattant même leurs laiblesses
natives: tel est l'objet qu'il se propose. De là ce que
•on programme d'enseignement a tout ensemble de
large et de restreint. En faisant de la religioii la base
de toute éducation, il lui donne un caractère pres-
que pLilosophique, « rien n'étant plus propre à déra-
ciner ou à prévenir la superstition qu'une instruction
solide et raisonnée a, et les arguments sur lesquels
il étiblit ses leçons sont ceux-là même qu'il déduit
daos VExistence de Dieu. Il ne se borne pas aux
44 LtDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
éléments de la grammaire et du calcul : il pousse
jusqu'aux notions de droit, en sorte que la femme
éloignée de son mari ou devenue veuve puisse suivre
ses intérêts. Pour celles qui ont du loisir et de la
portée, non seulement il autorise les histoires grecque
et romaine, qui étaient en usage, mais il recommande
l'histoire de France, qui n'avait pas place encore dans
les études des jeunes gens : « tout cela contribue à
agrandir l'esprit et à élever l'âme ». Il n'interdit
enfin ni l'éloquence, ni la poésie, ni la musique, ni la
peinture, ni même le latin. Nous voilà loin du temps
où c une fille était tenue pour bien élevée , qui
savait lire, écrire, danser, sonner des instruments,
faire des ouvrages, et qui ne mettait pas moins de dix
ou douze ans à l'apprendre »! Que pourrions -nous
demander de plus aujourd'hui, à ne regarder que le
cadre?
Mais dans ce cadre général Fénelon se reproche-
rait de trop embrasser, et sur chaque point il se res-
serre. 11 craindrait que les jeunes filles ne fussent plus
éblouies qu'éclairées par ces connaissances, s'il ne les
avertissait « qu'il y a pour leur sexe une pudeur sur
la science presque aussi délicate que celle qu'inspire
l'horreur du vice ». Il ne lui paraît pas nécessaire
qu'elles apprennent la grammaire par règles : il suffit
qu'elles s'accoutument à ne point prendre un temps
pour un autre, à se servir des termes propres, à ex-
pliquer leurs pensées avec ordre et d'une manière
courte et précise. C'est exclusivement pour les dresser
à faire des comptes qu'il les exerce sur les quatre règles
du calcul. S'il conseille la lecture des histoires , c'est
qu'il la considère comme le meilleur moyen de dé-
FÉNELON. 45
goûter un bon esprit des comédies et des romans. Il
ne tolère la culture des arts qu'en raison de l'applica-
tion qu'on en peut faire : pour la musique, à des su-
jets pieux; pour le dessin, aux ouvrages de tapisserie.
D n'admet le latin qu'en faveur des filles d'un jugement
ferme, d'une conduite modeste, qui ne se laissent point
prendre à la vaine gloire. Tout ce qui est de nature à
causer les grands ébranlements d'imagination, Tétude
de l'italien et de l'espagnol par exemple, où les ouvrages
en renom ont pour thème presque unique la description
des passions, est à ses yeux plus dangereux qu'utile, et il
demande qu'on y mette au moins une exacte sobriété.
Il se défie surtout du savoir qui enfle et de l'instruc-
tion qui tourne au discours. « Les dames qui ont
quelque science ou quelque lecture, disait-on au
temps de Mlle de Scudéry, donnent beaucoup de plai-
sir dans la conversation et n'en reçoivent pas moins
dans la solitude, lorsqu'elles s'entretiennent toutes
seules. Leur idée a de quoi se contenter, pendant que
les ignorantes sont sujettes aux mauvaises pensées,
parce que, ne sachant rien de louable pour occuper
leur esprit, comme leur entretien est ennuyeux, leur
rêverie ne peut être qu'extravagante. » Les discours
de ces savantes ne valent pas mieux aux yeux de Féne-
lon que les extravagances des autres. Il n'espère rien
de bon d'une éducation qui porte au dehors, pour ainsi
dire, c Qu'une femme ait tant qu'elle voudra, dit-il
avec une sorte de rudesse, de la mémoire, de la viva-
cité, des tours plaisants, de la facilité à parler avec
grâce : toutes ces qualités lui sont communes avec un
grand nombre d'autres femmes fort méprisables; mais
qu'elle ail un esprit égal et réglé, qu'elle sache réflé-
40 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
chir, se taire et conduire quelque chose, cette qualité
si rare la distinguera dans son sexe. »
C'est aux applications à la vie, en un mot, que-
Fénelon ramène toute l'éducation des jeunes filles.
J.-J. Rousseau les élève exclusivement pour plaire; Fé-
nelon les prépare à partager avec l'homme les devoirs
de la famille. Il ne pouvait point ne pas faire la part
des vocations religieuses, mais il ne les veut que spon-
tanées, sincères et fortes. Le mariage est pour la
jeune fille la fin de son éducation, — le mariage avec
les occupations bienfaisantes qui en sont l'honneur et
le charme. Fénelon, qui ne se paye pas de vaines for-
mules et qui ne méprise rien de ce qui a sa place ou son
prix dans l'existence, ne considère nullement que la
beauté soit inutile c pour trouver un époux sage, réglé,
d'un esprit solide et propre à réussir dans les emplois »;
mais cette beauté éphémère doit être doublée de vertus
durables, enracinées dès l'enfance et fortifiées par
l'habitude. 11 demande donc que dès Tenfance « on mette
la jeune fille dans la pratique», c'est-à-dire qu'on la
fasse participer au gouvernement du ménage, qu'on
l'accoutume à voir comment il faut que chaque chose
soit faite pour être de bon usage, à tenir le milieu
entre le bel ordre qui est un des éléments essentiels
de la propreté et l'esprit d'exactitude méticuleuse,
les soins de bon goût et l'amour des colifichets. Il
tient pour le plus sot des travers le dédain de ces
femmes qui considèrent comme au-dessous d'elles
tout ce qui les rattache aux travaux dont dépendent
l'aisance et le bonheur de la famille, et qui sont dispo-
sées « à ne pas faire grande différence entre la vie de
province, la vie champéti*e et celle des sauvages du
FÉNELOiN. 47
Canada ». Il les engage dans Texercice de toutes les
petites vertus, fondements des autres. « J'aime mieux,
dit-il, voir une jeune fille régler les comptes de son
maître d'hôtel qu'entrer dans les disputes des théolo-
giens. » On conçoit qu'à la veille de l'explosion du quié-
tisme il prît soin de garder les femmes de la théologie ;
bien lui eût pris de les en garder toujours ! Nous avons vu
toutefois qu'il ne se refuse pas à appeler leur pensée sur
des soins d'un ordre élevé. Ce qu'il veut, c'est que la vie
active en reste le centre principal et le foyer.
On considère volontiers l'image qu'il a tracée dans
le Télémaque^ sous le nom d'Antiope comme l'ex-
pression vivante de l'idéal dont il avait dispersé les
traits dans V Éducation des filles, « Antiope est
douce, simple et sage ; ses mains ne méprisent point le
travail; elle prévoit de loin ; elle pourvoit à tout; elle
sait se taire et agir de suite sans empressement ; elle est
i toute heure occupée; elle ne s'embarrasse jamais,
parce qu'elle sait faire ôhaque chose à propos ; le bon
ordre de la maison de spn père est sa gloire ; elle en est
plus ornée que de sa beauté. Quoiqu'elle ait soin de
tout et qu'elle soit chargée de corriger, de refuser,
d'épargner (choses qui font haïr presque toutes les
femmes), elle s'est rendue aimable à toute la maison :
c'est qu'on ne trouve en elle ni passion, ni entêtement,
ni légèreté, ni humeur, comme dans les autres femmes.
D'un seul regard elle se fait entendre, et on craint de
lui déplaire ; elle donne de» ordres précis ; elle n'or-
donne que ce qu'on peut exécuter ; elle reprend avec
lK>nté, et eu reprenant elle encourage. Le cœur de
4
t. Une X?1L • - • « . ' .
48 L'EDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
son père se repose sur elle, comme un voyageur abattu
par les ardeurs du soleil se repose à Tombre sur Therbe
tendre.... Son esprit, non plus que son corps, ne se
pare jamais de vains ornements; son imagination,
quoique vive, est retenue par sa discrétion : elle ne
parle que pour la nécessité; et, si elle ouvre la bouche,
la douce persuasion et les grâces naïves coulent de ses
lèvres. Dès qu'elle parle, tout le monde se tait, et elle
en rougit; peu s'en faut qu'elle ne supprime ce qu'elle
a voulu dire, quand elle aperçoit qu'on l'écoute si at-
tentivement. A peine l'avons-nous entendue parler. »
L'image certes est poétique, et sur plus d'un point elle
traduit la pensée de Fénelon avec une fidélité aimable.
Mais est-ce bien la personnification de la vie? Cette
activité si discrète, si pudique, si parfaite, qui semble
finalement se perdre dans une sorte de béatitude silen-
cieuse, ne rappelle-t-elle pas plutôt celle des ombres
glissant avec mystère dans les bocages des champs -^
Ëlysées sous les rayons de c la lumière douce et pure
qui les environne comme d'une gloire, les pénètre et
les nourrit » ? Et quand, un peu plus loin, Fénelon
nous montre Antiope apparaissant dans la tente d'ido- ^
menée, la taille haute, les yeux baissés, couverte d'un 1
grand voile, ne dirait-on pas un beau marbre antique -
sculpté de la main de Phidias ? Ce ne sont point là les
conditions véritables de l'activité humaine. J'aime
mieux, quant à moi, me représenter la jeune femme
élevée par Fénelon telle qu'il la peint lui-même, en
traits fermes et précis, dans le cadre de gentilhom* ^
mière provinciale où il la place : levée de bonne heuie
pour ne pas se laisser gagner par le goût de l'oisivâé ^
et l'habitude de la mollesse; arrêtant l'emploi de sa ;i
FÉNËLON. 49
journée et répartissant le travail entre ses domestiques
sans familiarité ni hauteur ; consacrant à ses enfants
tout le temps nécessaire pour les bien connaître et leur
persuader les bonnes maximes ; ayant toujours un ou-
vrage en train, non de ceux qui servent simplement
de contenance, mais de ceux qui occupent de façon à
ne point se laisser saisir par le plaisir de jouer, de dis-
courir sur les modes, de s'exercer à de petites gentil-
lesses de conversation; s'intéressant à la culture de ses
terres; ne dédaignant aucune compagnie, caries gens
les moins éclairés peuvent fournir, pour peu qu'on
sache les faire parler de ce qu'ils savent, un enseigne-
ment profitable; attentive à tout ce qui touche au bon-
heur du c nombreux peuple qui l'entoure »; fondant
de petites écoles pour l'instruction des pauvres, et
présidant des assemblées de charité pour le soula-
gement des malades ; menant, au milieu de ces occu-
pations solides et utiles, une existence régulière et
pleine, plus concentrée qu'étendue, mais non sans
élévation morale, et animant tout autour d'elle du
même sentiment de vie.
VI
Fénelon a eu la rare fortune d'appliquer directement
ses préceptes au duc de Bourgogne et de les voir appli-
quer presque sous ses yeux par Mme de Maintenon aux
élèves de Saint-Cyr; et, chose singulière, on a presque
toujours séparé l'examen des principes qu'il avait posés
de l'expérience qu'il en put faire. Nous voudrions en
50 L'EDUCATION D2S FSMHSS PAR LES FEMMES.
montrer les rapports et tirer de ce rapprochement quel-
ques conclusions sur le caractère de son action péda-
gogique.
C'est le 16 août 1689, c'est-à-dire dix-huit mois h
peine après la publication de son traité, qu'il était appelc
à diriger l'éducation du fils du dauphin, le duc de
Bourgogne*. La nouvelle en fut accueillie de toutes
parts avec une sympathie marquée. « Saint Louis n'aurait
pas mieux choisi, écrivait Mme de Sévigné à Mme de
Grignan (21 août 1689) ; cet abbé de Fénelon est un
sujet du plus rare mérite pour l'esprit, pour le savoir
et pour la piété. 7> Et elle y revient comme à un point
qui intéresse les salons et les ruelles : « Vous me
parlez de M. de Beauvillier, de l'abbé de Fénelon et
de la perfection de tous ces choix; comme je vous en
ai déjà parlé, ils sont divins. » (4 septembre i789.)
Le choix était-il aussi inattendu qu'il paraissait jus-
tifie? Les ennemis de Fénelon l'accusaient de s'être
habilement poussé à cet emploi, que Louis XIV devait
un jour se reprocher publiquement de lui avoir confié,
et ses amis ne le défendaient que mollement, ce Mon
enfant, lui écrivait l'abbé Tronson à l'occasion des corn-
plimcnts que lui exprimaient quelques-uns des plus
dévoués pour n'avoir pas brigué la faveur dont il était
l'objet ; — mon enfant, il ne faut pas trop vous appuyei
ià-dessus ; on a souvent plus de part à son élévatioi
<Iu'on ne pense. ••• On ne sollicite pas fortement les per
1. a Le roi a nommé (le i6 août) le duc de Beauvillier, prcmic
gentilhomme de la chambre, pour gouverneur de Monseigneur le duc di
Bourgogne (âgé de sept ans), et l'abbé de La Mothe-Fcnelon pour soi
précepteur. > {Gazette du 20 août.) — Voir le Mercure d*aoùt 1689
p. 240-249.
FÉNELOIN. 51
sonnes qui peuvent nous servir; mais on n'est pas fâché
de se montrer à elles par les meilleurs endroits; et
c'est justement à ces petites découvertes humaines
qu'on peut attribuer le commencement de son élé-
vation : ainsi personne ne saurait s'assurer entière-
ment qu'il ne s'est pas appelé lui-même. j>
Ce qui est certain, c'est qu'aucun élève ne pouvait
mieux répondre aux vœux de son précepteur. Le duc
de Bourgogne était doué, au suprême degré, de cette
sensibilité vive que Fénelon considérait comme le res-
sort de l'éducation; et en même temps ce n'était pas,
à beaucoup près, un de ces naturels accomplis pour
lesquels l'éducation n'a rien à faire. On connaît le por-
trait qu'en a tracé Saint-Simon : « ...Dur et colère jus-
qu'aux derniers emportements et jusque contre les
choses inanimées; impétueux avec faiseur, incapable
de souffrir la moindre résistance même des heures et
des éléments sans entrer en des fougues à faire craindra
que tout ne se rompit dans son corps ; opiniâtre à l'excèst
passionné pour tous les plaisirs et pour le jeu, où il
ne pouvait supporter d'être vaincu ; souvent farouche,
naturellement porté à la cruauté, barbare en raillerie,
saisissant les ridicules avec une justesse qui assommait ;
de la hauteur des cieux ne regardant les hommes que
comme des atomes avec qui il n'avait aucune ressem-
Uauce, quels qu'ils fussent, si bien qu'à peine les
princes ses frères lui paraissaient intermédiaires entre
iiii et le genre humain, quoiqu'on eût toujours affecté
<Ie les élever tous trois dans une égalité parfaite. »
Cest par l'intelligence que Fénelon parait avoir atta-
qué ce redoutable sujet; et il y employa tous les
(doyens dont l'expérience et la réflexion l'avaient armé.
52 L'ÉDUCATIOiN DES FEMMES PAR LES FEMMES.
<c Ce qui attache le plus souvent les maîtres à la régu-
larité absolue, si mineuse pour l'esprit des enfants,
disait-il, c'est qu'elle leur est plus commode qu'une
sujétion continuelle à profiter de tous les moments. »
Il s'imposa cette sujétion. Toutes les fois que le petit
prince, P. P., — c'est ainsi qu'il le désigne par abré-
viation affectueuse, — semblait disposé à entrer dans
une conversation utile, il lui faisait abandonner l'étude.
H lui épargnait toute contrainte. « Vous le porterez
doucement à continuer ce qu'il a entrepris, écrivait-il à
l'abbé Floury, qui le secondait en qualité de sous-
précepteur. 11 faut accourcir le temps du travail et en
diversifier l'objet; vous le divertirez à dresser des tables
chronologiques, comme nous nous sommes divertis à
établir des cartes particulières. » Pour mieux graduer
l'effort de l'enfant, il composait lui-même les textes de
ses thèmes et de ses versions; et jour à jour il avait
rédigé — pendant la leçon, de manière à l'y faire par-
ticiper — un dictionnaire de la langue latine, où le
sens et la valeur des mots étaient fixés par des exemples.
Il s'interdisait et il interdisait formellement à tout le
monde les exercices qui pouvaient présenter un carac-
tère d'abstraction, « de peur de rebuter, par des opé
rations purement intellectuelles, un esprit paresseux,
impatient et où l'imagination prévalait encore beau-
coup ». Pour la grammaire, l'usage, point de règles;
pour la rhétorique, de bons modèles, point de pré-
ceptes. En histoire, des extraits bien faits, des dialogues
mettant en scène, avec les personnages, les idées qui
avaient agité leur temps, et les circonstances décisives
dans lesquelles ils avaient joué un rôle; en morale, des
fictions, comme le Télémaque^ destinées à éclairer le
FÉNELON. ' 53
futur dauphin sur ses obligations de roi et à l'instruire
en le récréant.
Cette conduite» sous laquelle il est aisé de retrouver
les recommandations essentielles de Y Éducation des
filleSy eut des effets singulièrement rapides. Fénelon,
qui se montre sur d'autres points si difficile pour lui-
même, n'éprouve aucun scrupule à s'en féliciter. « Je
n'ai jamais vu, disait-il, un enfant entendre de si bonne
heure et avec tant de délicatesse les choses les plus fines
I delà poésie et de l'éloquence. » A dix ans le prince
avait lu les principaux discours de Cicéron, Tite-Live,
Horace, Virgile, les Métamorphoses d'Ovide, les Com-
mentaires de César et commencé la traduction de
Tacite. Au témoignage de l'abbé Fleury, c'était un
esprit de premier ordre : il connaissait la France comme
le parc de Versailles, et il n'eût été étranger en aucun
pays ; toute la suite des siècles était nettement rangée
dans sa mémoire, et il étudiait l'histoire des pays voi-
sins dans les auteurs originaux; quant à l'histoire de
l'Église, il la possédait au point d'étonner Bossuet et les
plus savants prélats. » Dans les commencements mêmes,
où son extrême vivacité l'empêchait de s assujettir aux
règles, il emportait tout par la promptitude de sa pé-
nétration et la force de son génie »; et le premier
résultat de cette application passionnée était de le
sauver de lui-même. Pendant les entretiens notamment,
son humeur s'adoucissait ; il devenait gai et aimable ;
c'est encore Fénelon qui le rappelle, et il ajoute : « Je
l'ai vu souvent nous dire, quand il était en liberté de
conversation : c Je laisse derrière la porte le duc de
< Bourgogne, et je ne suis plus avec vous que le petit
«Louis. B
54 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
Mais le petit Louis était moins facile à élever qu'à
instruire. Bien que, d'après Fénelon, la transformation
de son caractère fût devenue sensible trois mois après
qu'il s'était mis à Toeuvre, il n'est pas douteux que
la tâche n'ait été laborieuse et rude. Le cardinal de
Bausset a remarqué qu'on peut presque en suivre le
progrès d'après les dates de composition des Fables : les
Fables furent, en effet, le plus puissant des moyens d'ac-
tion de Fénelon. C'est sous la forme de ces fictions
qu'il insinuait la leçon, suivant le besoin de la journée.
Et quelle leçon que ces apologues où, lui plaçant sous
les yeux sa propre image que défigurait la colère, il
l'obligeait, par l'attrait même de l'allégorie, à s'y con-
templer et à s'y reconnaître, sauf, l'impression salutaire
une fois produite, à lui ouvrir habilement les voies du
retour! oc Qu'est-il donc arrivé de funeste à Mélanthc?
Rien au dehors, tout au dedans; il se coucha hier les
délices du genre humain : ce matin, on est honteux
pour lui, il faut le cacher. En se levant, le pli d'un
chausson lui a déplu; toute la journée sera orageuse,
et tout le monde en souffrira : il fait peur, il fait pitié;
il pleure comme un enfant, il rugit comme un lion....
Que faire? Être aussi ferme et aussi patient qu'il est
insupportable et attendre en paix qu'il revienne demain
aussi sage qu'il était hier. Cette humeur étrange s'en
va comme elle vient : quand elle le prend, on dirait
que c'est un ressort de machine qui se démonte tout à
coup; sa raisoa est tout à l'envers, c'est la déraison elle-
même en pei-sonne.... Dans sa fureur la plus bizarre
et la plus insensée, il est plaisant, éloquent, subtil, plein
de tours nouveaux, quoiqu'il ne lui reste seulement pas
une ombre de raison. Prenez bien garde de ne lui rien
FÉSELOS.
dire qui ne soit juste, précis et raisonnnble; il saurait I
bien en prendre avanlage et vous donner adroitement lo I
change; il passerait d'abord de son tort au vôtre ot I
deviendrait raisonnable pour vous convaincre que vous I
De l'êtes pas. > Est-ce à la suite d'un avertissement de |
ce genre, si ferme tout ensemble et si délicat, que l'en- I
Faut, toucbè de repentir, adressait à son maître, sous I
la forme d'un engagement, ce billet empreint d'une '
dignité naïve : « Je promets, foi de prince, à M. l'abbé
de Fénelon de faire sur-le-champ ce qu'il m'ordonnera
et de lui obéir dans le marnent où il me défendra
quelque chose; et si j'ymanque,jemesoumets à toutes J
«urles de punitions et de déshonneurs >?
Cependant la réprimande n'était pas toujours aussi I
agréablement ménagée. Fénelon faisait parfois inler-T
rentr des tiers. On sait quels égards il avait pour lesl
domestiques. Saint-Simon lui reprochait d'en prendre 1
autant de soin que des maîtres. Quelque coquetterie 1
qu'il mît à toutes choses, Fénelon portait en cela un]
autre sentiment que la pure passion de plaire. Dana
«on traité il se plaint que « la fausse idée qu'on donne
aux jeunes filles de leur naissance leur fasse regarder
Iti domestiques à peu près comme des chevaux ». —
t On se croit, dit-il, d'une autre nature que les valets;
00 suppose qu'ils sont faits pour la commodité de leurs
maîtres. Tâchez de montrer combien ces maximes sont
eootraires à la modestie pour soi et à l'humanité pour
le prochain, i Cent ans avant Beaumarchais, il écrivait
que « les maîtres, qui sont mieux élevés que leurs va-
lets, étant pleins de défauts, il ne faut point s'attendre '
que les valets n'en aient point, eux qui ont manqué J
I et de bons exemples n. Or le prince é
56 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
intraitable avec ses gens ; il les battait <ic dans le temps
même que ceux-ci lui rendaient des offices ». Un ma-
tin, après une explosion de colère, il rencontre dans
la galerie de ses appartements un ouvrier menuisier
que Fénelon y avait introduit. Il s'arrête, observe,
prend les outils pour les manier : « Passez votre che-
min, Monseigneur, s'écrie l'ouvrier d'un air menaçant
car je ne réponds pas de moi quand je suis en fureur*,
je casse bras et jambes à ceux que je rencontre. » Fé-
nelon, on le voit, ne répugnait pas aux artifices dont
J.-J. Rousseau multipliera plus tard l'emploi. Mais c'est
à la conscience de son élève, à son cœur, à sa raison,
à sa piété, à son honneur, que d'ordinaire il s'adressait
directement. Quand tout avait échoué, patience, habileté,
fermeté, il recourait à l'isolement absolu. La séquestra-
tion était sa dernière ressource et le châtiment suprême.
Quelque parti qu'il se résolût à prendre, il ne commen-
çait aucun traitement qu'il n'achevât. Sa persévérance
sans emportement comme sans défaillance, son obstina^
tion douce et froide était à l'épreuve de toutes les résis^
tances. Dans une de ses lettres de direction il écrivait à
l'un des fils du duc de Chevreuse, le vidame d'Amiens :
c Remplissez votre vocation, la mienne est de vous
tourmenter ». On peut dire qu'il ne cessait de « tour-
menter » son élève, jusqu'à ce qu'il fût sûr de l'avoir
dominé, réduit, dompté.
C'est ainsi que de cet enfant dont la première jeunesse
avait fait trembler, sortit c un prince affable, humain,
modéré, patient, modeste, humble et austère pour soi ».
Le but était atteint, dépassé même. A douze ans de dis-
tance, lorsque la correspondance de Fénelon nous le
montre rentré en rapport avec le jeune dauphin, il est
FÊNELON. 57
ému, presque effrayé de cette métamorphose si com:
plète, et c'est en sens inverse qu'il le tourmente.
En 1708 le duc de Bourgogne faisait campagne ei.
Flandre, et il y jouait un assez triste personnage. Il si.
dérobait alors qu'il eût fallu se montrer; il se montrait
où il ne devait pas être; il était plein d'hésitations etd.
scrupules; il consultait pour savoir si, dans les mou-
vements de la guerre, il pouvait habiter pendant quel-
ques heures de la nuit l'onceinte d'un couvent du
religieuses. Fénelon combat ces puériles et coupables
irrésolutions avec une franchise de conseil qui ne fait
pas moins d'honneur à sa droiture qu'à sa perspicacité.
Il ne craint pas « de rassembler toutes les choses les
plus fortes qu'on répand dans le monde contre le
prince » et de lui en faire sentir la gravité. Il analyse
une à une les faiblesses qu'on lui reproche. « On dit
que vous êtes trop particulier, trop borné à un petit
nombre de gens qui vous obsèdent;... on dit que vo\>s
écoutez trop de personnes sans expérience, d'un génie
borné, d'un caractère faible et timide, qui manquent
de courage;... on dit que, pendant que vous êtes dévot
jusqu'à la minutie, vous ne laissez pas de boire quel-
quefois avec un excès qui se fait remarquer;... on dit
que votre confesseur est trop souvent enfermé avec
vous;... on dit que vous êtes amusé et inappliqué... »
Et s'il parait ne reproduire que l'écho du bruit public,
c'est — est -il besoin de le dire? — pour adoucir le
ton de la remontrance, comme il faisait autrefois en
présentant ses leçons sous le voile de la fiction. Il n'ignore
pas d'aillem*s que le prince a conservé au fond de l'âme
les maximes généreuses dont il a imbu sa jeunesse;
qu'il professe que les rois sont faits pour les peuples.
58 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
et non les peuples pour les rois; que si la haute noblesse
a droit aux premiers rangs, c'est à la condition de les
mériter par ses services et en se montrant sur les
champs de bataillé. Mais de quoi sert-il que son cœur
soit resté fidèle à ces principes, s'il les trahit par sa
conduite? Fénelon avertit, invoque tous ceux dont le
concours peut lui être utile pour « soutenir, redresser,
élargir le prince ». Il demande pour lui au ciel « un
esprit libre, soulagé, simple, décisif, un cœur vaste
comme la mer ». Le duc de Bourgogne cherche vaine-
ment à s'expliquer, et il est vrai qu'il s'explique bien
mal ; ses amis ont beau le défendre, Fénelon ne veut
rien entendre : c H est temps d'être homme ». Autant
il avait mis jadis de longanimité à briser la violence
de ce tempérament fougueux, autant aujourd'hui il met
d'ardeur à en réveiller l'inertie.
Que pensait-il de lui-même lorsque^ énumérant les
griefs de l'opinion, il ajoutait : oc II me revient qu'on
dit que vous vous ressentez de l'éducation qu'on vous
a donnée »? Se faisait-il quelque reproche? Le duc de
Bourgogne avait douze ans à peine lorsqu'il s'était sé-
paré de lui pour aller prendre possession du siège de
Cambrai. Depuis ce moment, s'il l'avait suivi de loin,
comme on le voit par les plans de travail qu'il adres-
sait à l'abbé Fleury, ce n'est que sur les études propre-
ment dites qu'il avait conservé une certaine action. Il
ne reparaissait à Paris que trois mois par an ; et un
jour vint où, après les émotions soulevées par la ques-
tion du quiétisme, le roi déclara qu'il ne voulait même
plus entendre prononcer son nom. Le prince était resté
dès lors presque exclusivement soumis à la direction du
P. Martineau, à qui il rendait compte par écrit chaque
FÉNELON. 59
jour de ses réflexions, et à Tinfluence de la cour, qui
s'enfonçait de plus en plus dans la dévotion. Il y aurait
donc quelque injustice à rejeter sur Fénelon seul toute la
responsabilité de la défaillance qu'il sentait si vivement
chez le prince arrivé à l*âge où son éducation devait
porter ses fruits; mais n'en a-t-il pas sa part? Peut-être
faut-il le suivre dans ses rapports avec Mme de Main-
tenon pour s'en faire une juste idée.
VII
Fénelon a été l'un des fondateurs de Saint-Cyr.
Mme de Maintenon ne fait pas difficulté de reconnaître
qu'elle eut recours à ses avis pour établir les constitu-
tions de la maison ; et il est vraisemblable qu'elle l'appela
plus d'une lois à développer ses méthodes d'éducation en
présence des dames assemblées. Nul doute surtout qu'il
ne Fait suivie et encouragée dans le premier essor des
libertés mondaines pour lesquelles elle devait plus tard
se montrer si sévère. Il applaudit Esther, et il était du
nombre des cinq ou six personnes qui assistaient, le
22 février 1 691 , avec Louis XIV, le roi et la reine d'Angle-
terre, à la première et unique représentation d^Athalîe.
Ce qu'on peut affirmer aussi, c'est que, jusqu'à la ré-
forme de 1692, Saint-Cyr n'eut d'autres programmes
d'enseignement que les siens; et, lorsqu'on supprima ce
qui n'était plus en harmonie suffisante avec les rigueurs
des règlements nouveaux, l'esprit de VÈducation des
filles subsista. « 11 est très rare , écrivait la Palatine,
((oe les Françaises soient bien élevées ; on en fait des
60 L'EDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
coquettes ou des bigotes. » Fénelon n'aimait ni les unes
ni les autres; et si, après la réforme, Mme de Maintenou
maintint à Saint-Cyr, même dans la dévotion, certains
tempéraments de sagesse, il n'est que juste de lui en
attribuer l'honneur, au moins en partie. Ajoutons enfin
que la destinée qu'il prévoit dans ses conseils pour les
filles de la duchesse de Beauvillier est celle-là même à
laquelle Mme de Maintenon prépare ses élèves : ce sont
les mêmes perspectives d'existence provinciale, les
mêmes tableaux d'activité intérieure, le même sens des
nécessités de la vie, avec plus de gravité de la part de
Mme de Maintenon , et moins ce rayon de bonne grâce
qui illumine et adoucit les plus grandes austérités de
Fénelon. Qu'on rapproche certaines pages de VÊduca-
tion des filles des Entretiens où Mme de Maintenon
intervient de sa personne : il semble qu'elle ne fasse
que développer à sa manière, si attachante aussi le plus
souvent et toujours si judicieuse, des principes dont
elle s'est depuis longtemps pénétrée. On croirait en-
tendre Fénelon lui-même , si l'on ne savait qu'après
avoir été , à l'origine , le conseil le plus recherché de
Saint-Cyr, il s'en trouva de plus en pliis écarté, malgré
lui, bien avant que le coup de foudre de la condam-
nation de Mme Guyon eût pour toujours ruiné sa
faveur.
D'où vint, après un si grand empressement, cet
oubli délibéré? Mme de Maintenon a certainement eu
du goût pour Fénelon, sa personne et sa doctrine.
Saint-Simon a merveilleusement décrit leurs premières
entrevues et marqué le point où ils s'entendirent, alors
que, pour Mme de Maintenon, la vie avîiit déjà tenu
SCS promesses, tandis que pour Fénelon elle n'avait
FÉNELON. 61
l'ait encore qu'entr'ouvrir des espérances. « Mme de
Maintenon dînait dérègle, une et quelquefois deux fois
la semaine, à l'hôtel de Beauviliier ou de Chevreuse,
en cinquième entre les deux sœurs et les deux maris,
avec la clochette sur la table, pour n'avoir pas de va-
let avec eux et causer sans contrainte. C'était un sanc-
tuaire qui tenait toute la cour à leurs pieds et auquel
Fénelon fut enfln admis (il venait d'être nommé pré-
cepteur du duc de Bourgogne). Il y eut auprès de
Mme de Maintenon presque autant de succès qu'il en
avait eu auprès des deux ducs ; sa spiritualité l'en-
chanta. La cour s'aperçut bientôt des pas de géant de
l'heureux abbé et se porta vers lui. Mais le désir d'être
libre et tout entier à ce qu'il s'était proposé, et la
crainte encore de déplaire au duc et à Mme de Mainte-
non, dont le goût allait à une vie particulière et fort
séparée, lui fit faire bouclier de modestie de ses fonc-
tions de précepteur, et le rendit encore plus cher aux
seules personnes qu'il avait captivées et qu'il avait
tant d'intérêt à retenir dans cet attachement. » S'il
Haut en croire le même témoin, toujours prêt à forcer
contre ceux qu'il n'aime pas la note de la diplomatie
à longue portée, Mme de Maintenon n'était pas moins
intéressée à s'attacher Fénelon, « l'heureux abbé étant
dès lors le directeur de conscience des dames les plus
en renommée de vertu et comme le saint de la cour ».
L'attachement, quoi qu'il en soit, était sincère. C'est
die qui l'avait choisi, presque imposé comme directeur
à Mme de la Maisonfort; et pendant longtemps, malgré
le débordement des iniiAitiés soulevées par l'appui
qu'il prêtait à Mme Guyon, elle lui resta Adèle jusqu'à
>*exposer presque, en le défendant, aux périls d'une
62 LtDUGATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
disgrâce. Le roi se plaignait publiquement qu^elle lui
eût fait nommer évêque lin homme « qui pouvait
former dans sa cour un grand parti ». Le reproche fut
assez vif pour qu'elle en tombât malade et faillît
mourir. Plus tard elle remerciera la Providence « de
l'avoir préservée des erreurs de M. de Cambrai » .
M. de Cambrai est le seul cependant pour qui elle ait
à ce degré franchi les limites de sa circonspection
ordinaire ; Racine et Yauban ne devaient connaître ni
la même délicatesse ni la même résolution de dévoue-
ment.
11 semblait donc naturel qu*avant que l'affaire du
quiétisme fût arrivée à cet éclat, et quand, finale-
ment soumis à Bossuet, Fénelon, par le charme de sa
parole et la discrétion de ses vertus, jouissait d'une
véritable domination spirituelle, il eût été naturel, dis-
je, que Mme deMaintenon,le rapprochant d'elle intime-
ment, l'attachât à la conduite de Saint-Cyr. L'abbé
Gobelin, son directeur, était vieux, malade, et, depuis
qu'elle avait été élevée sur les marches du trône, il
l'avait prise en si grande crainte, il la traitait avec tant
de respect, qu'elle en était embarrassée, hésitait à lui
demander ses conseils, et, lorsqu'il les avait donnés,
ne savait qu'çn faire. En 1689 elle se préoccupait de
le remplacer, et l'on voit dans sa correspondance
qu'elle médita longuement son choix. Elle avait en vue
Bourdaloue, Fénelon et Godet des Marais. Comme pom
les éprouver, elle leur demanda des instructions, que
chacun d'eux lui envoya. Godet des Marais, qui finale-
ment devait avoir la préférence, fut celui qui d'abord
plut le moins. « C'était, d'après Saint-Simon, un grand
homme de bien, d'honneur, de vertu ; théologien pro-
FëNELON. 63
fond, esprit sage, juste, net, savant d'ailleurs et qui
était propre aux affaires, sans pédanterie, sachant vivre
et se con'luire avec le grand monde sans s'y jeter »,
mais qui n'avait aucun des dons extérieurs auxquels
Mme de Maintenon, dans la première conception de
Saint-Cyr, n'était pas insensible, et qui se croyait lui-
même plus propre à faire un moine qu'un prélat. Les
premières avances furent adressées à Bourdaloue. Il était
venu prêcher à Saint-Cyr, où sa parole avait été fort
goûtée. Les conseils qu'il fit parvenir à Mme de Main-
tenon furent, à en juger par les deux lettres qui nous
restent, d'une gravité un peu nue. Il conclut d'ailleurs
qu'il ne pouvait faire office de direction qu'une fois en
six mois, « à cause des occupations que lui donnaient
ses sermons». Il fallut donc renoncer à lui; ce qui eut
lieu, « non sans de grands témoignages de redouble-
ment d'estime ».
Nous avons aussi deux lettres de Fénelon répondant
à cette sorte d'enquête, lettres d'un intérêt supérieur et
singulièrement piquant. Mme de Maintenon l'avait prié
de lui parler de ses défauts. La proposition, dans sa
simplicité, ne laissait pas d'être délicate, et trahissait
autre chose qu'un pur sentiment d'humilité chrétienne.
Quoi qu'il en soit, pour la sagacité psychologique de
Fénelon, c'était un texte à souhait, et il est aisé de
voir qu'il s'y complaît. 11 commence par établir avec
beaucoup de courtoisie que Mme de Maintenon est
ingénue, naturelle, disposée à la confiance, jalouse de
bonne gloire, et il déclare qu'en général on rend justice
àla pureté de ses motifs; mais « on ajoute aussi, et, selon
toute apparence, avec vérité, qu'elle est sèche et sévère;
que ce qui la blesse la blesse vivement ; qu'il n'est pas
\
64 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
permis avec elle d'avoir des défauts, et qu'étant dure à
elle-même, elle l'est aussi aux autres ; que surtout quand
elle commence de trouver quelque faible dans les gens
qu'elle avait espéré de trouver parfaits, elle s'en dé-
goûte trop vite et pousse trop loin le dégoût ; que le
moi est une idole qu'elle n'a pas brisée.... » N'était-ce
pas trop oublier ce qu'il écrivait un jour au duc de
Chevreuse : « qu'une vérité qu'on nous dit nous fait
plus de peine que cent que nous nous dirions à nous-
mêmes »? On peut croire au moins que Mme de Main-
tenon, en appelant la lumière, eût aimé à en voir un peu
plus amortir l'éclat. N'était-ce pas aussi risquer d'alar-
mer sa conscience et ses intérêts que de l'exhorter avec
une vivacité pressante « à agir sur le Roi, à s*emparer
de son esprit, à l'obséder par des gens sûrs qui agis-
sent de concert avec elle pour lui faire accomplir dans
leur vraie étendue les devoirs dont il n'a aucune idée »?
Qu'aurait pensé Louis XIV d'une telle suggestion, et
qu'aurait-il fait à une époque où les pouvoirs de celle
que les esprits mal intentionnés s'acharnaient encore à
appeler la grande favorite étaient à peine fondés? Mais
ni le sentiment d'une certaine humiliation, ni même
la peur d'une défaveur passagère ne concoururent,
semble -t- il, à décider Mme de Mainténon, autant
que le caractère et les visées que cette consultation
lui permit de reconnaître en Fénelon. Ce qu'il de-
mande finalement, c'est « qu'elle se soumette, pai
principe de christianisme et par sacrifice de raison,
aux conseils d'une seule personne », — d'une seule
personne, « parce qu'on ne doit pas multiplier les
directeurs, ni en changer sans de grands motifs ».
L'autorité unique, souveraine, voilà ce qu'il réclame.
FENELON. 65
et c'est cette autorité que Mme de Maîntenon ne voulut
pas lui accorder. En aucun temps, et même alors qu'elle
le laissait faire le plus librement à Saint-Cyr, elle ne
s'était dépossédée ni de la direction de la maison, ni
de la direction de sa propre conscience : « Je ne puis,
Madame, disait Fénelon au début de sa lettre, vous
parler siur vos défauts que douteusement et presque au
hasard : vous n'avez- jamais agi de suite avec moi, et
je compte pour peu ce que les autres m'ont dit de
vous. » Mme de. Maintenon voulait un directeur qui
l'avertît sans s'imposer. Sa soumission n'allait pas au
renoncement; et se remettre entre les mains de Féne-
lon, il le lui avait assez fait comprendre, c'était abdi-
quer, c Fénelon, dit Saint-Simon, s'était accoutumé à
une domination qui, dans sa douceur, ne souffrait point
de résistance.... Il voulait être cru du premier mot....
Être l'oracle lui était tourné en habitude.... Il enten-
dait prononcer en maître qui ne rend raison à personne
et régner directement de plain-pied. j> Et cet esprit « à
faire peur», qui avait effrayé Bossuet, était d'autant
plus redoutable qu'il ne se laissait point voir d'abord
et, suivant la fine observation du chancelier d'Aguesseau,
c paraissait même céder dans le temps qu'il entraînait »•
Toute sa conduite pédagogique à l'égard du duc de
Bourgogne est profondément empreinte de ce besoin
de domination, et là est la faiblesse de son œuvre. C'est
par la pratique de la direction qu'il était arrivé à la
eonnaissance supérieure des principes de la péda-
gogie; de la pratique de la direction il lui était resté le
goût passionné de l'action envahissante et absolue. A
répoque où Mme de la Maisonfort hésitait à se consacrer
^ la maison de Saint-Cyr, il lui écrivait : « La vocation
66 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
ne se manifeste pas moins par la décision d'autrui que
par notre propre attrait ; quand Dieu ne donne rien au
dedans pour attirer, il donne au dehors une autorité
qui décide. » Une autorité qui décide, voilà ce qu'il a
été toute sa vie pour le duc de Bourgogne. L'objet de
l'éducation, telle que nous la comprenons aujourd'hui,
est non de briser la volonté chez l'enfant, mais de
l'aider à la régler ; non de le maintenir incessamment
en tutelle, mais de le préparer à l'affranchissement.
Kant demande même que le maître ne fasse pas trop
sentir sa supériorité, afin que l'enfant se sente plus
libre de se former. Ce n'est pas ainsi qu'en usait Féne-
lon. Il prévient de loin son élève, il le préoccupe, pour
me servir de ses expressions si fortes, c'est-à-dire qu'il
s'en empare avant tout le monde. Afin de mieux pos-
séder le petit prince, il s'était réservé presque exclusi-
vement son éducation proprement dite : l'abbé Fleury
et l'abbé Langeron paraissent n'avoir participé qu'à son
instruction. Bien plus, il semble qu'il l'ait isolé de
toute camaraderie d'enfance et de jeunesse. Bossuet,
touché de la nécessité de mettre le dauphin en rapport
d'émulation et d'ouverture de cœur avec des écoliers
de son âge, avait fait admettre auprès de lui quatre
enfants, qu'on appelait les enfants d'honneur; plus tard,
deux pages, qui accompagnaient partout Monseigneur,
faisaient assaut avec lui d'intelligence et de mémoire ;
plus tard enfin, les deux princes de Conti étaient
devenus ses compagnons familiers. On ne voit guère
que le duc de Bourgogne frayât avec ses deux frères,
bien qu'ils reçussent les mêmes leçons que lui; pendant
les six ans qu'il appartint à son précepteur, il ne connut
presque d'autre compagnie que la sienne. Ce goût da
FÉNELON. 67
particulier que Fénelon relevait plus tard si vivement,
c'est lui qui l'avait donné au jeune prince ou qui tout au
moins, par la coutume qu'il lui en avait laissé prendre,
en avait augmenté le besoin. Et si l'on doit croire que
d'autres contribuèrent à tbrtiGer ses habitudes d'austé-
rité solitaire et de piété rétrécissante, est-il possible de
méconnaître que la toute-puissante et trop puissante
direction de Fénelon en avait déposé et développé le
germe? Plus tard même, quand, après tant d'années
d'éloignement et de silence (c'est lui qui le remarque,
— lettre du 25 octobre 1708), quand il se rapproche
de son élève, avec quelle autorité il le ramène et le
retient sous le joug! « Au nom de Dieu, écrit-il au duc
de Chevreuse, que le P.P. ne se laisse gouverner ni par
vous, ni par moi, ni par aucune personne du monde ! »
Et en même temps il ne peut s'empêcher d'exercer sur
lui, dans le détail, le plus impérieux des gouvernements.
Tout conspirait à lui mettre en mains cette action,
c Malgré la raideur et la profondeur de sa chute, dit
Saint-Simon, malgré la persécution toujours active
de Mme de Maintenon, le précipice ouvert du côté du
Roi et dix-sept années d'exil, il avait eu le bonheur
de se conserver en entier le cœur et l'estime de tous
ses amis sans l'afTaiblissement d'aucun, tous aussi vifs,
tassi attentifs, aussi faisant leur chose capitale de ce
({ui le regardait, aussi assujettis, aussi ardents à pro-
fiter de tout pour le remettre en première place que
ks premiers jours de sa disgrâce.... On se réunissait
pour se parler de lui, pour le regretter, pour le
désirer, pour se tenir de plus en plus à lui, comme
Itt Juifs pour Jérusalem, et soupirer après son retour
H Tespérer toiyours» comme ce malheureux peujde
68 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
attend encore et soupire après le Messie.... Et cela avec
la plus grande mesure de respect pour le Roi, mais
sans s'en cacher, et moins qu'aucun d'eux les ducs de
Chevreuse et de Beauvillier, toute leur famille et Mon-
seigneur le duc de Bourgogne même.... j> Monseigneur
ie duc de Bourgogne surtout, pourrions-nous dire. Le
P. P., qui s'était donné, ne se reprit jamais. Il vivait
sur ses souvenirs, il se réglait d'après les leçons dont
il avait été nourri. Pendant la guerre de Flandre il
crut un jour qu'à l'exemple du fils d'Ulysse, qui dans
le Télémaque laisse la vie au transfuge Acante, il devait
épargner le dernier supplice à un espion ennemi qui
s'était introduit dans son camp : les représentations
des autres généraux ne purent le détourner de cet acte
d'imprudente clémence. De toutes les fictions inventées
par Fénelon, on l'a justement remarqué, il n'en est pas
de plus expressive que le personnage de Mentor. Télé-
maque ne voit, ne pense, ne parle que par Mentor. Or
Mentor ou Minerve, c'est-à-dire la Sagesse, c'est Féne-
lon. Il est vrai que, l'éducation de Télémaque terminée.
Minerve remonte au ciel. Mais le petit prince, devenu
roi, eût-il pu se séparer de son maître, tant que son
maître, relativement jeune encore, aurait existé? Â
défaut de la possession du gouvernement incertaine
pour lui-même, Fénelon voyait ses idées régner. La
mort du père du duc de Bourgogne, du grand dauphin,
sembla un moment rapprocher cette vague et lointaine
attente. Comment hésiter à croire que l'ambition de
Fénelon, soutenue d'ailleurs par les passions les plus
généreuses, suivît par avance l'héritier de Louis XIV
jusque sur le trône? Le duc de Bourgogne enlevé à soa
tom*, tous les liens qui rattachaient à la vie fuirent
FÉNELON. 69
brisésy comme il le dit lui-même. La mort du duc de
Chevreusey qui ne tarda guère, redoubla le coup ; celle
du duc de Beauvillier — le dernier de ceux en qui se
résumait sa yie d'afTection^ de domination, d'espérance
— l'atterra.
VIII
L'application que Fénelon fit de sa doctrine est donc
moins libérale que sa doctrine. Mais ses conseils, pris
en eux-mêmes, n'y perdent rien de leur justesse pé-
nétrante. RoUin, qui ne prodigue pas sa confiance,
signale VÉducation des filles à titre de « livre excel-
lent a mettre entre toutes les mains ]>. Ceux qui,
comme de nos jours Michelet, seraient le plus disposés
à souscrire à la sévérité de Louis XIV pour l'arche-
vêque de Cambrai ne peuvent s'empêcher de recon-
naitre que l'ouvrage est « judicieux et hors de toute
théorie », sans chimère ni bel esprit.
Ce qui justifie cette commune admiration, c'est
d'abord, sans doute, la générosité et la sûreté des vues.
Comme les maîtres de Port-Royal, Rollin, Mme de
Maintenon, Pestalozzi, Fénelon aimait la jeunesse. Son
père avait eu dix-sept enfants : quatorze d'un premier
mariage, trois d'un second. De là était sortie toute une
famille dont il avait toujours quelque membre au palais
\ de Cambrai. Fanta et Fanfan, ses deux neveux de prédi-
lection, jouent un grand rôle dans sa correspondance
intime. N'ayant même pas assez de ce la troupe de ses
propres péripatéticiens », il se plaisait à garder auprès
70 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
de lui les enfants des autres, les fils du duc de Chaulnes,
petits-fils du duc de Chevreuse, et jusque dans son
extrême vieillesse il faisait les catéchismes de sa
paroisse. De même que les grands éducateurs aussi, il
respectait dans l'enfant la dignité de la créature de Dieu.
Jamais esprit ne se complut moins dans la description
des instincts inférieurs de l'humanité. Quelque con-
vaincu qu'il fut et de l'autorité des exemples sur l'esprit
de l'enfant et de la nécessité de ne pas écarter de son
regard ceux qu'il doit éviter, ce tf est pas lui qui aurait
enivré un ilote pour guérir la jeunesse d'un vice hon-
teux par le spectacle de la débauche; il lui suffit de
signaler du doigt le mîil discrètement, lorsqu'il le ren-
contre, et il se hâte de passer. Mais, s'il n'insiste pas
sur les faiblesses de la nature humaine, il n'y ferme
point les yeux : aucune vérité morale ne lui apparaît
qu'avec toutes les nuances qu'elle comporte. D a l'in-
tuition claire et profonde des défauts comme des vertus
des femmes ; et il montre autant de fermeté dans le
conseil qu'il a déployé de sagacité dans l'analyse.
Le tact merveilleux de l'écrivain ne le sert pas moins
bien que la haute raison du moraliste. On ti*ouverait à
peine à relever 'çà et là dans Y Éducation des filles
quelques artifices de style. Ailleurs Fénelon ne résiste
pas toujours aux entraînements de son imagination ; il
laisse volontiers sa phrase se charger d'ornements au ris-
que de l'alanguir. Même dans les Lettres spirituelles
on retrouve trop souvent la marque de cette afféterie
ou de cette ampleur un peu molle. Le traité de l'édu-
cation des filles est d'un bout à l'autre plein et sobre.
On ne saurait s'étonner que les citations de l'Écriture
n'y soient point rares ; mais elles font intimement corps
FENELON. 71
avec le développement. Rien n'est donné à la parure.
Fénelon traite familièrement les choses familières, parle
des petites choses comme de petites choses et ne les
relève que par la vivacité du tour. Soit qu'il signale ce
qu'il y a de délicatesse fâcheuse « à gronder un valet
pour un potage mal assaisonné, pour un rideau mal
plissé, pour une chaise trop haute ou trop basse »,
soit qu'il mette la mère en garde contre les dangers de
l'office, où l'enfant entendra « médire, mentir et dis-
puter », il ne recule pas devant le détail expressif. Il
peint l'ordre d'une bonne maison en homme qui s'est
rendu compte et dont l'administration diocésaine pro-
voquait l'admiration de Saint-Simon. Partout en un
mot il a cette admirable égalité de ton qui résulte du
rapport exact, de l'exquise harmonie de la pensée et
de l'expression. Suivant le mot d'un juge délicat, M. de
Sacy, « YÉducation des filles est du Xénophon écrit
avec une plume chrétienne ». La simplicité aimable en
est le fond. On a dit de cette simplicité qu'elle n'est pas
celle par où l'on commence, mais celle à laquelle on
revient à force d'esprit^ d'art et de goût. Il serait vrai-
ment sévère de n'y pas faire aussi la part de la nature,
n en est de la physionomie littéraire de Fénelon
comme dé sa physionomie morale, qui oc rassemblait
tout et où les contraires ne se combattaient pas »
(Saint-Simon). Jamais les femmes n'ont parlé des
femmes dans une plus heureuse et plus juste mesure
de convenance et de charme, de grâce et de solidité.
M" DE MATNTENON
On lit dans Tacte de décès de Mme de Maintenon :
€ Le dix-septième jour du mois d'avril 1719, a été
inhumée... très haute et très puissante dame Françoise
d'Aubigné, marquise de Maintenon, institutrice de la
Maison Royale de Saint-Louis.... j> Il semble que ce
titre d'institutrice soit le seul que Mme de Maintenon
ait voulu prendre devant la postérité. « C'est ma voca-
tion », répète-t-elle souvent dans sa correspondance
familière. La direction de Saint-Cyr l'occupa pendant
trente ans. Toute sa vie l'y avait préparée.
I
Françoise d'Aubigné naquit à Niort, le 27 novem>
bre 1635, de Constant d'Aubigné et de Jeanne de Cap-
dilhac. Constant d'Aubigné n'avait pas hérité des fières
vertus et de la rude probité de son père Agrippa. Chan-
geant de religion et de parti selon l'intérêt du moment,
toujours criblé de dettes, vivant d'expédients et ne
reculant même pas devant le crime, impliqué dans une
affaire de faux monnayage, meurtrier de sa première
femme, il avait passé <x la moitié de sa jeunesse dans
74 L'EDUCàTION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
les prisons de la Rochelle, d'Angers, de Paris, de Bor-
deaux, ou hors du royaume ». 11 était interné au fort de
Cliâteau-Trompette, « à cause de ses commerces avec les-
Anglais » (1627), lorsqu'il épousa la fille du gouverneur.
Mis en liberté à la suite de ce mariage, moins de quatre
ans après il avait été ressaisi par ses créanciers. On l'ac-
cusait en outre d'avoir conspiré avec Gaston et ses par-
tisans contre le cardinal de Richelieu (1G32). Jeanne
de Gardilhac l'avait suivi dans sa captivité; le cadet de
ses fils, Charles, était né en prison, et c'est en prison,
comme son frère, que Françoise avait vu le jour. Les-
parents de Constant, indignés et humiliés de sa con-
duite, l'avaient tous abandonné. Mme de Yillette, sa>
sœur, était la seule qui vînt le visiter. Elle trouva la
nouveau-née dans un tel dénuement, qu'émue de pitié
elle l'emporta au château de Mursay, où elle la remit
à la nourrice qui avait allaité sa propre fille.
Cependant Mme d'Aubigné n'épargnait rien , m
prières, ni sacrifices, pour obtenir la grâce de son
mari. « Vous seriez bien heureuse si je vous la refu-
sais », avait répondu Richelieu; et il la lui avait refu-
sée. Ce n'est qu'en 1642, à la mort du cardinal, et
quand les prisons d'État furent ouvertes par Mazarin,.
que Constant fut définitivement libéré. Il alla chercher
la fortune à la Martinique. <c Au cours de la traversée,
raconte Mlle d'Aumale, Françoise fut si mal qu'on la
crut morte. Mme d'Aubigné, par un mouvement de ten-
dresse naturelle, la voulut voir avant qu'on la jetât. Elle
sentit quelque artère qui battait encore et dit : « Ma fille
« n'est pas morte. » Ce qui la sauva. On doutait si peu*
de sa mort que le canon était prêt à tirer pour quandf
on la jetterait à la mer ». Au retour, < le vaisseau dani»^
Madame de mâintenon. 75
lequel elle était pensa être pris par des corsaires ».
Mme de Haintenon racontant dans la suite ces premières
épreuves, un courtisan, M. l'évéque de Metz, qui était
présent, dit : < Madame, on ne revient pas de là pour
rien ».
L'esprit d'aventure ne devait pas mieux réussir à
d'Aubigné en Amérique qu'en France. En 1647 il
mourait, ne laissant à sa famille que des charges,
accrues par de nouveaux dérèglements. Dans sa folie de
dépenses, tandis qu'autour de lui on manquait du
nécessaire, il se faisait un jeu d'acheter à sa femme
vingt-quatre esclaves pour la servir. « Ce vaurien a
gâté sa vie », disait Agrippa. Tout autre, en efTet, au-
rait pu être sa destinée. Il n'avait pas seulement des
défauts ou des vices. C'était un homme d'esprit, de
grande mine, d'humeur enjouée et séduisante. Son père-
f l'avait nourri avec tout le soin et dépense qu'on eût
pu employer au fils d'un prince et instruit par les plus-
excellents précepteurs qui fussent en France ». Il jouait
du luth et de la viole, faisait des vers, et, s'il ne se fût
« détraqué des lettres, il eût été un esprit sublime sur
les meilleurs de son siècle ». Tous ceux qui n'avaient
pas à se plaindre de ses déportements se plaisaient dan&
son commerce. Mme de Yillette l'aimait avec passion,
jusqu'à imputer injustement à Jeanne de Cardilhac une
partie des malheurs où l'avaient précipité ses désordres,
n avait lui-même une vive affection pour sa fille, que
Mme de Yillette lui amenait dans sa prison. <k Je n'ai
d'autre consolation, disait-il, que ma petite innocente. »
Mme de Mâintenon ne parait pas avoir été touchée de
cette tendresse. Dans sa correspondance avec son frère
Charles, qu'entraînait, lui aussi, le goût de la vie libre-
76 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
et de la dépense, elle ne prononce pas une seule fois
le nom de son père. Ce qu'elle put connaître de sa
vie fut certainement pour beaucoup dans la méfiance
qu'elle professait à l'égard des hommes.
C'est sous des traits bien différents que nous appa-
raît sa mère à travers les documents, d'ailleurs fort
restreints, que nous possédons sur son compte. Jeanne
de Cardilhac avait l'esprit ferme, le sens droit, le cœur
hnnt. Aucune souffrance morale, aucune privation ne
lui avait été ménagée. A peine mariée, elle avait dû
provoquer, entre elle et Constant, une séparation de
biens ; mais elle n'en était pas moins restée attachée
au sort de son mari, et pendant dix ans elle n'avait
guère fait que changer de prison avec lui. Cependant
la nécessité lui avait imposé le devoir, pour elle et pour
ses enfants, de disputer le peu d'aisance auquel elle
croyait avoir droit du chef de Constant : elle était allée
s'établir à Paris, dans un petit logement au fond de la
cour de la Sainte-Chapelle, afin d'être plus à portée des
gens de loi à qui elle avait affaire. Ses démarches
n'aboutissant pas, Mme de Yillette lui reprochait son
séjour, ses dépenses, presque sa conduite ; et elle lui
répondait , dans une lettre pénétrée d'amertume :
€ Vous saurez donc qu'il y a plus de dix-huit mois que
je vis ici par la Providence seule de Dieu et roule de si
peu que cela n'est pas croyable. Je vous en donnerai
de bons témoignages , n'ayant pas reçu depuis ce
temps-là cinq cents livres, tellement que je me suis
trouvée sans un sol, devant à tout le monde, trois quar-
tiers de la maison où j'étais, à boulanger et autres
gens. Je vous laisse à penser ce que je pouvais faire;
mais, comme j'ai appris de lon<;ue main que de deux
MADAME DE MAINTENON. 77
maux il faut choisir le moindre, et qu'encore de ce
moindre il en faut tirer tout l'avantage qu'on peut,
voici ce que j'ai fait : sous prétexte de n'avoir que
faire de meubles, me retirant dans un couvent, j'ai
vendu tous mes meubles, à la vérité très peu, l'hôte du
logis n'ayant rien laissé sortir qu'au préalable on ne
l'eût payé.... Après cela, jugez, s'il vous plaît, si j'au-
rai de la peine à me justifier, comme vous dites : vous
appelez cela de légers désordres de la part de votre
frère, de mettre par un mauvais ménage sa femme jet
ses enfants en tel état tous les jours, et vous voudriez
que je n'y misse pas ordre? » Constant rentré en liberté,
elle l'avait accompagné en Amérique, et après sa mort,
lorsqu'elle débarqua en France, telle était sa détresse,
que pendant quelques jours elle dut aller demander la
charité à la porte d'un couvent de la Rochelle. Mme de
Villctte lui offrit un asile à Mursay, à elle et à ses trois
enfants. Elle y était à peine qu'elle vit son fils aîné, âgé
de seize à dix-sept ans, sur qui elle semblait pouvoir
faire quelque fond, se noyer dans un étang. Ces luttes
si longtemps et si malheureusement prolongées avaient
donné à sa dignité naturelle une sorte de raideur et
de sécheresse. Elle était sévère, presque dure pour ses
enfants, surtout pour Françoise qui ne la regardait
qu'en tremblant. Mme de Maintenon, chez qui les im-
pressions d'enfance étaient restées si profondes, « ne
se souvenait, dit Mlle d'Aumale, d'avoir été embrassée
de sa mère que deux fois et seulement au front, après
une séparation assez longue », et elle rappelle elle-même
qu'elle n'avait en tout vécu avec elle que trois années.
Mais ni son exemple, ni ses leçons ne lui furent inu-
tiles. Mme d'Aubigné < enseignait à ses enfants en toute
78 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
occasion à soutenir avec fermeté les maux de la vie ».
Ses deux maximes favorites étaient : la première, de
ne jamais faire en particulier ce qu'on n'oserait faire
devant des gens de respect; la seconde, de regarder
toujours, pour mesurer son bonheur, au-dessous et non
au-dessus de soi : maximes de retenue et de sagesse
ijui, sur plus d'un point, résument, nous le verrons,
la morale pratique de Mme de Main tenon.
A ne considérer que ses afTections, sa vraie mère fut
Mme de Villette. Elle avait passé ses premières années
à Mursay. Pendant que Mme d'Aubigné était à Paris,
«oit à demander la grâce de Constant, soit à poursuivre
ses revendications, c'est Mme de Villette qui l'avait
recueillie, quelquefois avec ses deux frères, le plus sou-
vent seule. Elle y resta seule encore, lorsque, au retour
de la Martinique, Mme d'Aubigné reprit ses instances
contre les membres de sa famille par qui <ic elle était
persécutée et dépouillée ». Mme de Villette avait été
l'enfant privilégiée d'Agrippa, qui l'appelait sa fillette,
son unique; elle était imbue de ses croyances et de
son esprit. Bien que Françoise, sur le vœu de sa mère,
oût été à sa naissance vouée à l'Église catholique,
oUe l'avait fait instruire dans la religion réformée.
Constant n'y trouvait rien qui lui déplût et il n'était ^■
pas au pouvoir de Mme d'Aubigné de rien empê-
cher : comment eût-elle élevé sa fille? Elle se rési-
gnait donc, non sans tristesse, mais elle se résignait.
L'enfant était d'ailleurs délicate et maladive. « Je crains
bien, écrivait-elle à Mme de Villette, que cette pauvre
galeuse — Françoise avait pris la teigne — ne vous
donne bien de la peine. Dieu lui fasse la grâce de s'en
pouvoir revancherl « La revanche fut sincère et du-
V4DAME DE MÂINTENON. 79
Table. Françoise s'était donnée à sa tnnte de toute son
àme. Bignette , c était le petit nom qu'elle portait à
Mursay, n'avait de joie, quand elle était chez sa mère,
que lorsqu'elle recevait des nouvelles de sa tante ; c'est
Mme d'Aubigné qui le rapporte. Tous les souvenirs qui
la reportent h Mursay lui sont doux : ses premiers
entretiens raisonnables, que Mme de Yillette dirigeait
avec beaucoup de sens; ses premières aumônes, qu'elle
<iui faisait faire au bout du pont-levis ; les conseils et les
«oins de sa gouvernante, qu'elle devait appeler trente
^ns plus tard à la cour, elle et son tils, pour les atta-
cher à son service. Au moment de sa conversion, forcée
dans ses derniers retranchements, à bout d'arguments,
elle ne consentit à se rendre qu'à la condition qu'on
ne l'obligeât pas de croire que cette tante, qu'elle avait
vue vivre comme une sainte, fût damnée. Même dans
sa vieillesse, elle n'en parlait que les larmes aux yeux;
le jour anniversaire de sa mort, elle s'enfermait dans
son oratoire pour le lui consacrer tout entier.
Quelle aurait été sa destinée si elle était restée aussi
fidèle à la foi de Mme de Viliette qu'elle était attachée
à son souvenir? C'est une question qui ouvre le champ
aux conjectures. Mme de Maintenon n'aurait pas été
embarrassée d'y répondre plus tard, alors qu'elle était
habituée à chercher et à trouver la main de Dieu dans
les moindres incidents de sa vie. Mais, au moment où
le sacrifice s'accomplit, elle éprouva un véritable dé-
ehirement : bien qu'à peine âgée de douze ans, c'était
déjà le trait particulier de son caractère de ne savoir
rien faire, rien aimer à demi. Une vieille parente dont
laBlle l'avait tenue sur les fonts du baptême — Mme de
Neuillant, — voulant faire sa cour à la reine mère, Anne
80 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES-
d' Autriche, l'avait fait enlever à Mme de Villette et
prise chez elle. Mme de Maintenon n'a jamais oublié
ce qu'elle eut à y souffrir. Mme de Neuillant était, au
témoignage de Saint-Simon, « Tavarice même : elle ne
put se résoudre à donner du pain à l'enfant sans en
tirer quelques services; elle la chargea donc de la clef
de son grenier pour donner le foin et l'avoine par
compte, et l'aller voir manger à ses chevaux ». Mme de
Maintenon raconte elle-même qu'elle portait des sabots
et qu'on ne lui donnait des souliers que lorsqu'il venait
compagnie. Mme de Neuillant avait d'ailleurs son des-
sein : elle voulait, par les mauvais traitements et les
humiliations, réduire la jeune fille à abjurer. Aucun
moyen ne triomphant d'une obstination que la lutte
ne faisait qu'affermir, et mécontente de s'être chargée
d'une demoiselle sans bien, elle chercha bientôt à s'en
défaiio à quelque prix que ce fût. Françoise fut placée
au couvent de Niort; puis, — Mme de Neuillant se
refusant à payer pour elle aucune pension, — renvoyée
à Paris près de sa mère, qui la plaça comme elle put
chez les Ursulines de la rue Saint- Jacques. A Niort on
avait mis en œuvre toutes les séductions pour la rame-
ner; elle plaisait par son esprit et elle s'était attachée
à une des sœurs du couvent, la mère Céleste, qui. lui
rendait sa tendresse. Les séductions, chez les Ursu-
lines . « devinrent rudoiements , duretés et façons
cruelles». La supérieure était soutenue, excitée par
Mme d'Aubigné, que le malheur avait aigiie. Épuisée
par près de deux ans de résistance, mais non domptée,
Françoise poussa vers Mme de Villette un cri de dé-
tresse, la suppliant d'employer son crédit et ses soins à
la tirer du couvent, a Ah ! Madame et tante, s'écriait*
MADAME DE MALNTENON. 81
elle, vous n'imaginez l'enfer que m'est cette maison
soi-disant de Dieu. La vie m'est pire que la mort. »
(1648.) Mme de Viilette ne pouvait répondre et ne
répondit pas. On en revint au système de la persuasion.
Françoise résista longtemps encorej se défendant pied
à pied, discutant les textes, fatiguant les ministres et
les abbés la Bible à la main, et < ne consentit à se
rendre que lorsqu'elle crut reconnaître de quel côté
était la droiture».
Sortie du couvent, elle vint rejoindre, dans une
petite chambre de la rue des Toumelles, au Marais, sa
mère, qui vivait du produit de son travail et d'une
rente de deux cents livres que la famille de son mari
avait consenti à lui faire (1649). Dès ce moment, la petite-
fille de d'Aubigné, du vaillant compagnon d'armes tu-
toyé par Henri IV, que le souvenir des hauts faits de son
aïeul avait « si mal aidé à surnager » , éiait par elle-même
en réputation de beauté, d'esprit et de raison. On l'ap*
pelait la jeune Indienne, en souvenir de son voyage en
Amérique; et ce nom avait fait fortune dans le monde
qui fréquentait l'hôtel de Scarron. Le vieux poète avait
besoin de renseignements sur la Martinique, où il avait
conçu le projet d'aller s'établir. Mme de Neuillant lui
amena Mnne d'Aubigné et sa fdle. Françoise apparut
dans le salon, rempli comme de coutume, avec une
robe si courte et une toilette si pauvre qu'elle en
rougit et se mit à pleurer. Scarron ayant voulu lui
taire remettre une somme d'argent, elle refusa avec
Hauteur. Commencées sous ces auspices, les relations
furent presque aussitôt brisées. Peu de mois après,
Mme d'Aubigné était contrainte par la misère de quitter
l^aiis. A peine arrivée à Niort, où elle voulait se retirer.
82 L'EDUCATION DES FEBIMES PAR LES FEMMES.
elle mourait (1650), léguant à sa fille pour dernier
conseil la recommandation de <c se conduire comme
craignant tout des hommes et comme espérant tout de
Dieu ».
Françoise ne pouvait plus retourner chez Mme de Vil-
letle. Son frère était attaché comme page au service de
M. deNeuillant, gouverneur de Niort; elle n'avait pas
d'autre asile. Mais Mme de Neuillant n'était pas d'hu-
meur à soutenir longtemps la charge d'un patronage
onéreux. S'il faut en croire Tallemant, qui renchérit
encore sur Saint-Simon, elle <k la laissait toute nue par
lésinerie ». Moins d'un an après, elle la ramena à Paris,
résolue à tirer parti de l'intérêt que lui avait témoigné
Scarron. Le « pauvre estropié » offrit soit de la prendre
p)9nr femme, soit de payer sa dot dans un couvent. Le
mariage lut conclu au mois de mai 1652. Mlle d'Aubigné*
avait seize ans et demi.
11
« La maison de Scarron était le rendez-vous, dit
Segrais, de tout ce qu'il y avait de plus poli à la cour
et de tous les beaux esprits de Paris. » Le maréchal
d'Albret, le comte de Grammont, Ménage, Pellisson,
les Scudéry, Mmes de la Suze et de la Sablière en
étaient les hôtes familiers, et l'on ne s'y interdisait
pas les propos galants ni les conversations libertines.
Mine Scarron était alors dans tout l'éclat de la jeunesse.
Ou peut en juger par le portrait que, sept ans plus tard
MADAME DE MÂINTENON. 85
(1659), Mlle de Scudéry en traçait dans la Clélie.
« Lyrianne — c'est le nom qu'elle lui donne — était
grande et de belle taille, mais de cette grandeur qui
n'épouvante point et qui sert seulement à la bonne '
mine. Elle avait le teint fort uni et fort beau, les che-
veux d'un châtain clair et très agréable, le nez très bien
fait, la bouche bien taillée, l'air noble, doux, enjoué et
modeste; et, pour rendre sa beauté plus parfaite et plus
éclatante, elle avait les plus beaux yeux du monde.
Us étaient noirs, brillants, doux, passionnés et pleins
d'esprit; leur éclat avait je ne sais quoi qu'on ne sau-
rait exprimer : la mélancolie douce y paraissait quel-
quefois avec tous les charmes qui la suivent presque
toujours; l'enjouement s'y faisait voir à son tour avec
tous les attraits que la joie peut inspirer, et l'on peut
assurer après sans mensonge que Lyrianne avait mille
appas inévitables. Au reste son esprit étaV> fait exprès
pour sa beauté, c'est-à-dire qu'il était grand, agréable
et bien tourné ; elle parlait juste et naturellement de
bonne grâce et sans affectation : elle savait le monde
et mille choses dont elle ne se souciait pas de faire va-
nité. Elle ne faisait pas la belle, quoiqu'elle le fût infi-
niment, de sorte que, joignant les charmes de sa vertu
à ceux de sa beauté et de son esprit, on pouvait dire
qu'elle méritait sa fortune. » Il était difficile d'appor-
ter plus de séductions dans une société plus disposée à en
abuser. Mme Scarron, se faisant un rempart de tout ce
que la sagesse pouvait trouver d'aimables ressources,
8y maintint dans une mesure très étudiée et très
attentive de gravité charmante, — irrésistible dès
qu'elle se prêtait à la compagnie^ mais ne prenant
des fêtes et des entretiens que la part qu'elle en voulait
84 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
prendre. « Elle passait ses carêmes, dit Mme de Caylus,
à manger un hareng au bout de la table et se retirait
aussitôt dans sa chambre, parce qu'elle avait compris
qu'une conduite moins exacte à l'âge où elle était
ferait que la licence de cette jeunesse n'aurait plus de
frein et deviendrait préjudiciable à sa bonne réputa-
tion. » Scarron le premier avait subi le joug de son
attrayante et imposante vertu : « au bout de trois mois
il était corrigé de bien des choses ». <k S'il fallait man^
quer à la reine ou bien à elle, disait un des habi-
tués de la maison, j'aimerais mieux le faire à l'égard
de la reine. »
Cette vie, tout à la fois brillante et discrète, d'une
austérité riante et d'un éclat voilé, si différente de celle
qu'elle avait menée jusque-là et par laquelle elle sem-
blait préluder à l'avenir qui l'attendait, dura huit ans
à peine. Scarron mourut le 6 octobre 1660, laissant
dix mille livres de biens et vingt-deux mille livres de
dettes. Il est vrai que, par son contrat de mariage, il
avait reconnu vingt-trois mille livres de dot à sa veuve.
Tout compte fait, Mme de Maintenon aurait pu, après
avoir plaidé, retirer de la succession quatre à cinq
mille livres. Elle préféra renoncer au procès et à la '
succession, a Je ne suis pas destinée à être heureuse, ^
écrivait-elle alors à son frère ; voilà l'état où me laisse :
ce pauvre homme qui avait toujours quelque chimère
dans la tête et qui mangeait tout ce qu'il avait de liquide
sur l'espérance de la pierre philosophale ou de quelque ..
autre chose aussi bien fondée. »
Elle se retira au couvent des Hospitalières de la
place Royale, qu'oi^nppelait la Charité de Notre-Dame
ou la Petite Charité. Une parente de Scarron, la mare- .
MADAME DE MÀINTENON. 8&
chale fl*Aumonty qui y avait une chambre, la lui
prêta; et pendant quelque temps elle lui donna tout
ce qui lui était nécessaire, jusqu'à des habits ; « mais
elle le fit savoir à tant de gens, qu'enfin la veuve s'en
lassa, et, un jour, elle renvoya par une charrette le
bois que la maréchale avait fait décharger dans la cour
du couvent » Sa réputation la sauva. La malignité ne
l'avait pas épargnée durant qu'elle tenait le salon de
Scarron, ni depuis sa mort; et l'on sait que la Prin-
cesse palatine et Saint-Simon recueillirent plus tard,
sans en laisser tomber aucun, les propos qui coururent
aioi*s sur sa galanterie. <k Ceux qui me déchirent, disait-
elle aux. Dames de Saint- Cyr, ne m'ont point connue,
et ceux qui m'ont connue savent que j'ai vécu sans
reproche avec ce monde aimable qu'il est difficile
de voir sans danger. » C'est le témoignage que lui
rendaient « les honnêtes gens » et Bussy-Rabutin lui-
même, qui exaltait « sa glorieuse et irréprochable pau-
vreté ». Ne s'évitant aucune démarche, n'en faisant
aucune qui pût compromettre < sa gloire », elle atten-
dit que des amis, le maréchal de Villeroy, le maréchal
d'Âlbret, le baron de la Garde, lui vinssent en aide. On
parla à la reine de « celte jeune femme belle, ver-
tueuse et de beaucoup d'esprit, que la misère pouvait
réduire à de grandes extrémités ». « Touchée de cette
bonne conduite », — le mot est des Dames de Saint-
Cyr, — Anne d'Autriche lui accorda une pension de
deux mille livres (1661).
Mme Scarron quitta aussitôt la Petite Charité pour
entrer aux Ursulines du faubourg Saint-Jacques ; c'était ,
le couvent où elle avait prononcé son abjuration. .
Elle y retrouva le repos et presque le bonheur. Mme de
80 i/éducâtion des femmes par les femmes.
Caylus a merveilleusement saisi et fixé cette éclaircie
de la première partie de sa vie. « Avec cette modique
pension, dit-elle, on la vit toujours honnêtement et
simplement vêtue; ses habits n^étaient que d'étamine
de Lude, du linge uni, mais bien chaussée et de beaux
jupons; et sa pension avec celle de sa femme de
chambre et ses gages suffisaient à sa dépense ; elle avait
même encore de l'argent de reste. Elle ne comprenait
pas, répétait-elle alors, qu'on pût appeler cette vie une
vallée de larmes. » Gomme au temps de Scarron, elle
continuait de voir la meilleure compagnie; elle fré-
quentait surtout les hôtels d*Albret et de Richelieu.
« Elle y plaisait infiniment par ses grâces, son esprit,
ses manières douces et respectueuses et son attention à
plaire à tout le monde. » (Saint-Simon.) C'est proba-
blement de cette époque qu'elle voulait parler lors-
qu'elle disait aux Dames de Saint-Cyr : « Le temps de ma
jeunesse a été fort agréable; n'ayant point d'ambition,
ni aucune de ces passions qui auraient pu troubler le bon-
heur que je trouvais dans la sorte de vie que je m'étais
ménagée, je ne connaissais ni le chagrin ni l'ennui. i>
La mort d'Anne d'Autriche (20 janvier 1666) faillit
la replonger dans la pauvreté. Il ne semble pas qu'elle
ait longtemps cessé de recevoir sa pension; un brevet
du roi la lui rendit presque immédiatement. Mais il est
certain qu'elle eut la pensée d'aller chercher une con- ,
ilition à la cour du Portugal auprès de la reine, qui lui
proposait de l'emmener. Ses amis trouvaient l'occasioD
avantageuse. Après de longues et pénibles hésitations,
« son étoile l'emporta ».
Elle était loin cependant de penser, à ce moment, v
€ qu'après Dieu, Mme de Montespan dût être la première
MADAME DE MAINTENON. 87
cause de sa haute fortune ». C'est à l'hôtel d'Albret
qu'elle l'avait connue. M. de Montespan, cousin germain
du maréchal, ne bougeait de chez lui, dit Saint-Simon,
et il ajoute que Mme de Montespan et Mme Scarron
s'étaient convenu dès l'abord et bientôt prises d'ami-
tié. Elles avaient en outre une liaison commune, une
autre parente du maréchal, Mlle de Pons, devenue à
vingt-deux ans marquise d'Heudicourt, « belle comme le
jour, toujours nouvelle et divertissante, de toutes les
confidences ». On eût pu croire que c'était à Mme d'Heu-
dicourt qu'en raison d'une connaissance plus ancienne
Mme de Montespan devait de préférence demander les
services dont elle avait besoin ; mais les qualités dignes
et secrètes de Mme Scarron offraient plus de garanties.
Elle lui fit donc proposer d'élever ses enfants. Mme Scar-
ron ne consentit pas sans résistance. Le poste n'avait
rien qui, pour le temps, pût blesser la délicatesse.
MmeColbert l'avait accepté auprès de Mlle de la Vallière
sans en recueillir d'autre sentiment que l'envie. Moins
accommodante sur ce point, Mme Scarron ne laissait
pas de tenir « cette sorte d'honneur pour un peu sin-
gulier ». « Si ces enfants sont du roi, répondit-elle à
la fin, je le veux bien; mais il ne me convient point de
prendre ceux de Mme de Montespan. Il faut que, s'il le
désire, le roi me l'ordonne. » Le roi ordonna.
III
Elle était prête à ce rôle. de gouvernante, et la vie
de la cour, à laquelle tôt ou tard elle devait être as-
Bociée, n'était pas pour l'étonner.
88 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
Sa première éducation avait été conduite sans grande
suite et avec quelque sécheresse. Mme d'Aubigné, nous
le savons, avait dans l'esprit plus de sérieux que de
grâce. C'est dans Plutarque qu'elle apprenait à lire à
ses enfants, et elle leur défendait de parler entre eux
d'autre chose que de ce qu'ils avaient lu ensemble :
moyen intelligent pour les habituer à réfléchir, mais
d'une monotonie un peu froide. Elle aimait aussi à leur
faire rédiger des lettres, et c'était pour Bignette une
fête d'écrire de Paris ou de la Martinique à sa pe*
tite cadette de Mursay; mais les occasions étaient
rares. Les soins de Mme de Neuillant n'avaient été
ni plus assidus ni plus tendres. Au château de sa
tante, Françoise passait la plus grande partie du jour
avec sa cousine à garder les dindons. « On nous pla-
quait un masque sur notre nez, racontait-elle gaiement,
car on avait peur que nous nous hâlassions ; on nous
mettait au bras un petit panier où était notre déjeuner,
avec un petit livre des quatrains de Pibrac, dont on
nous donnait quelques pages à apprendre par jour;
avec cela, on nous mettait une grande gaule dans la
main et on nous chargeait d'empêcher que les dindons
n'allassent où ils ne devaient point aller. » Le com-
merce de Mme de Villetlc, s'il se fût prolongé, lui eut
été plus profitable. Mme de Villette la faisait observer,
analyser, raisonner sur toute chose. Toutefois à douze
ans le fonds qu'elle avait pu amasser était bien mo*
deste encore, elle le rappelle plus d'une fois; et le cou-
vent y ajouta peu de chose. C'est auprès de Scarron,:
puis chez le duc de Richelieu et le maréchal d'Albret,'
dans la compagnie de « ce qu'il y avait de mieux à
Paris en hommes et en femmes », que son éducation se
MADAME DE MAINTENON. 89
compléta, s'étendit, s'affina. Si elle ne savait pas le grec
comme Mme de Rochechouart ou Mme de Castries, elle
lisait le latin comme Mme de Sévigné, et parlait l'italien
et l'espagnol comme Mlle de Scudéry. Le chevalier de
Méré, juge souverain du bel air, arbiter élégant iarurrij
qui s'était fait son maître et qui lui a toute sa vie con-
servé un souvenir tendre, avait mis à tout cela, il s'en
glorifiait du moins, la suprême façon. Mme Scarron
aimait en outre à communiquer ce qu'elle savait. Chez
Mme de Villette, elle apprenait à lire à sa gouvernante.
Au couvent des Ursulines de Niort, elle n'avait pas de
plus grand plaisir que de ménager à sa chère mère
Céleste la surprise d'une classe conduite en son ab-
sence. Exercée par Mme de Villette à rendre compte de
tout ce qu'elle faisait, elle excellait à discipliner l'ap-
plication des autres. Elle était née institutrice. Elle
8'attachait aux enfants, et les enfants la recherchaient,
c Je les avais toujours, dit-elle, autour de moi. 3> C'est
ainsi qu'elle s'était fait chez Mme de Montchevreuil une
place qu'on aimait à lui voir prendre et qu'une fois
prise elle gardait.
En même temps la vie intérieure, qui avait été si
lonp^temps pour elle une nécessité au milieu de ses
disgrâces, l'avait habituée de bonne heure à se tenir en
bride. Saint-Simon remarque « qu'elle n'avait de suite
en rien que par contrainte et par force ». Elle est la
première à le confesser en maint endroit : elle était
«prompte et impatiente». Son premier mouvement
la porlait parfois aux extrêmes : qui adopta avec
plus d'élan les doctrines de Fénelon et les idées de
Mme Guyon? Mais elle savait se ramener. Sa vie
porte d'un bout à l'autre la marque de FcITort et du
^ L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
triomphe de la volonté. Elle avait retenu de Plutarque
qu'il faut vivre avec ses amis du jour comme s'ils de-
vaient être les ennemis du lendemain. Mme la maréchale
d'Albret lui avait appris qu'il vaut mieux s'ennuyer
avec des femmes de mérite, fussent-elles de peu d'esprit,
que de se divertir avec d'autres. Elle pensait enfin,
avec un des commensaux de Mme de Sévigné, M. Baril-
Ion, qu'il n'y a rien de si habile que de se conduire
toujours et avec toutes les sortes de personnes d'une
manière irréprochable. « Je voulais, disait-elle, faire
prononcer mon nom avec admiration, jouer un beau
personnage : c'était mon idole, ma folie. Il n'y a rien
•que je n'eusse été capable de faire et de souffrir pour
faire dire du bien de moi. Je me contraignais beaucoup;
mais cela ne me coûtait rien, pourvu que j'eusse une
belle réputation. Je ne me souciais pas des richesses;
j'étais élevée de cent pieds au-dessus de l'intérêt; je
voulais de l'honneur. » Mais à ce soin jaloux de bonne
gloire elle unissait toutes les grâces d'un esprit qui,
sans cesser de s'appartenir, n'était pas moins capable
de se divertir que de s'ennuyer, où il le fallait. Aucun
sacrifice ne lui était pénible — sacrifice de temps, de
santé, de plaisir — pour se rendre utile ou agréable.
Elle était de ces personnes dont on ne peut se passer,
dès qu'elles se sont introduites. Sans se faire valoir,
presque sans se faire voir, elle devenait l'âme de la
maison; elle en était le conseil et le charme. Levée
dès six heures, toujours en quête d'un devoir à rem-
plir, d'un service à préparer, elle faisait tout comme si
elle n'avait à faire rien autre chose. Aucun petit talent
ne lui semblait à dédaigner. Dans son enfance elle
excellait à coiffer sa mère, surtout à démêler son
MADAME DE MAINTENON. 91
•épaisse chevelure ; plus tard elle avait rendu le même
office à la femme de chambre de Mme de Villette, qui
en faisait une récompense, et c'est par cette dextérité
•qu'elle devait achever de gagner les bonnes grâces de
la dauphine. Chez Mme de Montchevreuil, qui était
•continuellement malade, elle prenait soin du ménage,
emmaillotait les enfants et réglait les comptes. Partout
elle se faisait un honneur de distraire les vieilles gens,
-de se tenir au chevet des malades, et elle y déployait
€ les ressources infinies d'un esprit amusant au dernier
jpoint » ^Saint-Simon). Elle aurait, disait-elle, renoncé à
la dévotion plutôt que de la rendre maussade et déso-
bligeante. Le chevalier de Méré, dont il faut un peu se
défier, mais qui ne fait que résumer ici le sentiment
répandu dans tous les écrits du temps, la représente à
cette époque, non seulement comme belle et de cette
beauté qui plaît toujours, mais comme reconnaissante,
«ecrète, douce, fidèle à l'amitié et ne faisant usage
des dons qu'elle avait en partage, qu'au profit des
autres ou pour leur récréation.
Ce goût naturel des choses de l'éducation, cette pré-
<îoce expérience de la vie, cette solidité d'esprit et de
caractère devaient assurer le succès de la fonction à
laquelle elle avait décidé de se donner. Le premier
•enfant de Mme de Montespan, une petite fille née
«D 1669, vécut trois ans à peine; mais quatre autres
•étaient venus ensuite : le duc du Maine (1670), le
comte du Vexin (1672), Mlle de Mantes (1673) et
Mlle de Tours (1674) : Mme Scarron les éleva tous; et
^u début il semble que la discrétion même dans laquelle
^le était obligée de s'envelopper ajoutait à la situation
déserte d'attrait. Elle était faite pour le mystère. « Je
92 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAU LES FEMMES.
montails à Téchelle, racontait-elle aux Dames de Snint-
Cyr, pour faire l'ouvrage des tapissiers et ouvriers,
parce qu'il ne fallait pas qu'ils entrassent dans la
chambre ; je faisais tout moi-même, les nourrices no
mettant la main à rien, et j'allais souvent à pied de
nourrice .en nourrice, déguisée, portant sous mon
bras du linge, de la viande; je passais quelquefois la
nuit entière chez un de ces enfants qui était malade,
dans une petite maison hors de Paris ; je rentrais le matin
par une petite porte de derrière, et, après m'être habil-
lée, je montais en carrosse par celle de devant pour
m'en aller à l'hôtel d'Albret ou de Richelieu, afin que
ma société ordinaire ne s'aperçût de rien et ne soup-
çonnât pas seulement que j eusse un secret à garder.
Quelques-uns s'en doutaient; de peur qu'on ne me
pénétrât, je me faisais saigner pour m'empêcher de
rougir. » Bientôt toutefois il fallut prendre d'autres
mesures. Les enfants grandissaient; on les réunit dans
une maison isolée, aux portes de Paris, et elle s'y en-
ferma avec eux. Ses amis s'en affligeaient. « Mme Scar-
ron ne paraît point, écrivait Mme de Sévigné à Mme de
Coulange. Aucun mortel sans exception n'a com-
merce avec elle. J'ai reçu une de ses lettres, mais je
me garde de m'en vanter, de peur des questions
infinies que cela attire. »
Michelet dit qu'à aucune époque de sa vie il ne
trouve en Mme de Maintenon la femme. Il a ici contre
lui tous les témoignages : non seulement celui de
Mme de Caylus, mais celui de Mme de Sévigné et de
bien d'autres. Mme Scarron avait pris maternellement
son rôle de gouvernante et ne s'y épargnait point. Ses
propres lettres nous la montrent sur pied quatre ou
MADAME DE MÂINTENON. 83
cinq fois dans une nuit, veillant elle-même auprès
des enfants pour laisser dormir les nourrices, pansant
les abcès, ne répugnant à aucun soin, n'étant jamais
sans malade, ayant souvent toute la famille malade à
la fois. € M. le duc du Maine a la fièvre double-quarte,
M. le comte du Vexin un vomissement et un dévoie-
menty et Mlle de Mantes vient de retomber, lisons-nous
dans l'espèce de journal qu'elle adressait à l'abbé
Gobclin ; je me partage entre eux et les sers comme une
femme de chambre, parce que toutes les leurs sont sur
les dents. »
Cependant le secret qu'elle respectait et s'efforçait de
faire respecter n'était plus « un mystère qu'en pro-
vince ». A Paris on ne s'en taisait plus guère qu'en sa
présence. Elle avait pu reprendre sa vie mondaine et
elle y était plus que jamais fêtée. C'est le moment où
Mme de Sévigné mandait à sa fille (4 décembre 1673):
« Nous soupâmes encore hier avec Mme Scan^on et l'abbé
Testu chez Mme de Coulange. Nous trouvâmes plai-
sant de l'aller ramener, à minuit, au fin fond du fau-
bourg Saint-Germain, fort au delà de Mme de La Fayette,
quasi auprès de Yaugirard, dans la campagne : une
grande et belle maison où l'on n'entre point ; il y a
un grand jardin, de beaux et grands appartements;
elle a un carrosse et des chevaux; elle est habillée
modestement et magnifiquement, comme une femme
qui passe sa vie avec des personnes de qualité; elle est
aimable, belle, bonne et négligée. On cause fort bien
»vec elle. »
Louis XIV semblait le seul qui jusque-là eût résisté
à la séduction. Il avait peur « de ce bel esprit à qui il
fallait des choses sublimes et qui paraissait à tous
94 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
égards si difficile à contenter ». Mais l'affeclion qu'il
portait aux enfants de Mme de Montespan ne pouvait
manquer de le rapprocher de celle qui avait consenti
à les élever; et, insensiblement, il. avait pris du goût
pour cette femme « d'une humeur toujours égale, maî-
tresse d'elle-même, modeste, raisonnable, qui joignait
à des qualités si rares les agréments de l'esprit, et
dont l'air de satisfaction intérieure, le calme pariait
témoignaient si souverainement d'une vie sans repro-
che ». Dès ce moment peut-être aussi n'était-il pas
insensible à d'autres charmes, bien qu'elle fût un peu
plus âgée que lui. Au témoignage des Dames de Saint-
Cyr, dont le portrait semble se rapporter à ce moment*
« Mme de Scarron avait le son de voix le plus agréable,
un ton affectueux, un front ouvert et riant, le geste
naturel de la plus belle main, des yeux de feu, les
mouvements d'une taille libre si affectueuse et si régu-
lière qu'elle effaçait les plus belles de la cour. Le pre-
mier coup d'oeil était imposant et comme voilé de sévé-
rité : le sourire et la voix ouvraient le nuage. » A la fin
de 1673, le roi ayant reconnu ses enfants, Mme Scar-
ron alla demeurer à la cour; l'année suivante, ayant
reçu une partie de la somme qui lui avait été promise
pour ses soins (27 décembre 1674), elle achetait la
terre de Maintenon, à laquelle était attachée une rente
de quinze mille livres, et en 1675, à la veille de partir
pour les eaux des Pyrénées avec le duc du Maine,
elle en prenait, sur Tordre de Louis XIV, le titre et le
nom.
UÀDAMË D£ MAINTENON. 95-
IV
C'est alors que commença entre Mme de Montespan
et celle que, d'après La Fare, elle n'avait jamais cessé
de regarder comme une soubrette, la lutte qui devait
se terminer par l'exil de la favorite et le triomphe de la
gouvernante.
Les détracteurs de Mme de Maintenon la considèrent
volontiers, à partir de cette époque, comme menant
sans trêve ni repos une sorte de conspiration dont le
résultat devait être de la porter jusque sur le trône.
L'histoire se trouve ainsi singulièrement simplifiée;
mais les choses de ce monde sont plus complexes, et
c'est ce qui en fait l'intérêt psychologique. « Je persiste
à trouver que cette femme n'était pas fausse », dit
Mme du Deflfand, qui avait étudié à fond le caractère de
Mme de Maintenon et qui en général la ménage si peu.
Détacher le roi de Mme de Montespan, tel paraît avoir
été simplement le dessein de Mme de Maintenon ; et ce
qu'elle avait le droit de se promettre du succès, c'était^
avec la gratitude de Marie-Thérèse, l'estime du roi et
i l'honneur ». Comment eût-elle prétendu au delà?
A huit ans de distance, qui pouvait prévoir la mort
prématurée de la reine?
Que d'ailleurs elle ne se soit jamais oubliée ou, qu'à
travers tout, suivant le mot de Sainte-Beuve, elle ait
toujours négocié son influence propre, faut-il s'en
étonner? Qu'elle y ait mis, en outre, autant de sagacité
que de persévérance, et qu'elle ait « joué son jeu »
»Tec une adresse supérieure, il y aurait presque de la
98 L'EDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
naïvelc à s'en plaindre. Assurément, par exemple, sans
être « la ténébreuse » que nous représente Saint-Simon,
elle excédait sa pensée lorsque, dans sa première vieil-
lesse, elle écrivait qu'elle haïssait naturellement la cour.
Mais on ne peut mettre en doute, pour peu qu'on suive ^
le détail de sa correspondance, que tout d'abord elle
n'eut pas l'intention de s'y fixer. Mlle d'Aumale ne fait
que résumer la préoccupation unique qui inspire les
lettres datées de 1670 à 1674, quand elle dit : « Tous
ses projets étaient de lâcher d'avoir quelque grâce du
roi qui la mît définitivement en état de sortir de la
misère qui l'avait tant éprouvée. » Son directeur, l'abbé
Gobelin, aimait à lui faire entrevoir dans la vie reli-
gieuse le repos auquel elle aspirait; mais elle déclarait
avec une grande franchise qu'elle n'en avait pas le
goût. Elle avait autrefois « préféré son pauvre estropié
à un couvent; elle était maintenant trop faite pour
changer de condition ». On avait aussi songé à la marier
€ à un duc, assez malhonnête homme et fort gueux » :
c'étaient la duchesse de Richelieu et Mme de Montes-
pan qui s'étaient occupées de l'affaire. « J'ai bien assez
de déplaisir et d'embarras, avait-elle répondu, sans en
chercher dans un état qui fait le malheur des trois
quarts du genre humain. » Ses « châteaux en Espagne »
allaient à s'établir quelque part, selon le bien qu'elle
aurait, « une retraite pleine de tranquillité » (10 sep-
tembre 1674).
Son bien ne s'était guère augmenté. On peut compter
avec elle ; c'est une manière d'entrer dans ses senti-
ments. Sa pension, qui était restée d'abord de 2000 li-
vres, avait été portée en 1672 à 6000; et en 1674 ses
épargnes s'élevaient à environ 50000 livres. Le roi
MADAME DE MAINTËNON. 97
fournit en deux fois les 200 000 livres de Surplus que
coûta Maintenon, et ce n'est qu'en 1679, à la suite de
l'acquisition de trois petites terres voisines, que le
revenu total du domaine, qui était de 12 000 livres,
atteignit 15000. Le jour où elle entra en possession,
elle éprouva comme un soulagement de sécurité. <ic Dès
que je passai la cour du château, disait-elle à ses filles
de Saint-Cyr, je regardai avec un extrême plaisir la
fenêtre de la chambre que je croyais la principale, pen-
sant en moi-même : ce sera là que je finirai mes jours;
je n'avais pas d'autre dessein que de vivre en paix avec
mes paysans. » C'est la même satisfaction qui lui fait
écrire à Charles d'Aubigné : « Mon cher frère, je crois
(jue nous passerons une assez jolie vieillesse, s'il peut y
en avoir de jolie : nous ne mourrons pas de faim. » Elle
est encore toute à cette pensée lorsque, quelques mois
plus tard, au cours de son voyage aux Pyrénées, s' étant
arrêtée à Niort, où elle n'était pas revenue depuis plus
de vingt ans, et s' amusant à réunir ses titres de noblesse,
elle exprime le regret de n'avoir pas choisi de pré-
férence pour se retirer le pays de ses ancêtres.
Si l'on entreprend d'analyser ce sentiment, ce qu'on
y trouve, outre le goût sincère du repos — goût jus-
tiGé par tant d'années d'agitation douloureuse, —
c'est la lassitude « des choi^os terribles qui se pas-
saient entre elle et Mme de Montespan ». L'inimitié
avait couvé longtemps. Mme de Sévigné écrivait le
7 août 1675 : t Je veux vous faire voir un petit des-
sous de cartes qui vous surprendra; c'est que cette
belle amitié de Mme de Montgspan et de son amie est
une véritable aversion depuis près de deux ans....
L'amie est d'un orgueil qui la rend révoltée contre les
1
08 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
ordres de l'autre : elle n'aime pas à obéir; elle veut
bien être au père, mais non pas à la mère; elle lui
rend compte, et point à elle.... Ce secret roule sous
terre depuis plus de six mois; il se répand un peu. >»
C'est à la fin de l'année 1675 que la guerre éclate. Le
ton des lettres de Mme de Maintenon se modifie sensi-
blement. Elle ne se laisse pas exciter par les prétentions
hautaines de Mme de Montespan ; mais elle soutient ses
attaques. L'abbé Gobelin était arrivé à lui faire entendre
que le devoir l'obligeait de rester où Dieu l'avait placée
pour rompre une liaison scandaleuse. L'idée qu'elle est
l'instrument de la Providence la domine chaque jour
davantage et finira par la posséder pleinement.
C'est dans Mme de Sévigné, si friande des moindres
incidents de la cour, qu'on doit chercher le détail de
cette lutte, tour à tour ouverte et sourde, où )!me de
MoQtespan s'abandonne à tous les transports d'une
violence sans dignité^ tandis que Mme de Maintenon,
qui « n'ignore aucun déchaînement », qui écrit à son
frèie « qu'on est enragé contre elle », ne répond au
redoublement des assauts que par un redoublemeîit de
patience, de sagesse, de manège consommé, « faisant
connaître au roi un pays tout nouveau » et prouvant
encore une fois que rien n'est plus habile qu'une
conduite irréprochable. Mme de Sévigné note les ren-
contres, épie les conversations, en marque la durée,
saisit au vol les physionomies, les attitudes, les em-
pressements contraints, les effusions bruyantes suivies
de propos amers, et, au milieu du conflit où chaque
parti se range, les résistances ou les défaillances du
roi qui tiennent en suspens les ambitions rivales;
jusqu'au jour où, la faveur enfin se fixant. Mme d0
MADAME DE MAINTENON. 99
Maintenon est nommée seconde dame d'atours de la
dauphine. La paix rentre alors dans les esprits comme
par enchantement. « Dieu a suscité Mme de Maintenon
pour me rendre le cœur du roi i^, disait la reine. Mais
Mme de Maintenon restait du même coup engagée
dans son œuvre, c Malgré Tenvie que j'avais de me
retirer, écrit-elle alors à Tabbé Gobelin, et malgré
toute ma haine pour ce pays-ci, j y suis attachée. C'est
Dieu qui a conduit tout cela. i>
Les trois années qui suivirent durent certainement
compter parmi les meilleures de sa vie, et elles nous la
montrent dans des dispositions morales qui font com-
prendre par avance l'action qu'elle exerça à Saint-Cyr.
La fonction qu'elle avait a remplir auprès de la dau-
phine l'éloignait nécessairement de Mme de Montes-
pan, et c'est ce que Louis XIV avait cherché. On n'ha-
bitait plus sous le même toit, on ne se voyait plus que
de semaine en semaine, de mois en mois ; on ne pouvait
cependant éviter de se trouver en tête-à-tête, dans le
carrosse du roi où il fallait bien se faire bon visage,
dans les jardins de Versailles où les courtisans n'étaient
pas loin et observaient. Un jour, Mme de Montespan
^ emmène Mme de Maintenon à Clagny, et ses amis ne l'y
croient pas en sûreté; mais Mme de Maintenon, qui
raconte ces escarmouches avec beaucoup de bonne
humeur, n'en est point émue. Femmes d'esprit toutes
deux, elles avaient senti, l'une que le terrain lui man-
quait sous les pieds, l'autre qu'elle n'avait qu'à se lais-
ser porter par le vent de fortune qui la poussait.
Louis XIV avait décidément renoncé à ses désordres et
paraissait charmé « de ce commerce d'amitié et de con-
versation sans contrainte et sans chicane que personne
100 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
ne lui avait fait goûter jusque-là ». En même temps
la « nouvelle favorite » entrait chaque jour davantage
dans la confiance de la reine, qui, honneur insigne, lui
donnait son portrait. La cour semhlait ne vivre plus que
par elle. Trop glorieuse pour ne pas s'en réjouir dans
son cœur, elle amortissait tant qu'elle pouvait l'éclat de
son triomphe. Elle se donnait avec bonne grâce, quoi-
que sans empressement, aux fêtes, aux sermons, aux
voyages. 11 ne lui déplaisait pas de voir tout le monde
s'habituer à son personnage, et elle s'y habituait elle-
même sans trop de peine; mais elle ne s'en laissait
point enivrer. Des qu'elle trouvait une occasion de
s'écarter, elle se faisait la vie de son choix, une vie tout
à la fois « solitaire et remplie ». Elle entreprenait
toutes sortes d'affaires : un nouveau plan de conduite
pour le duc du Maine, un mariage pour son frère,
l'éducation de sa belle-sœur et de sa nièce, la création
d'une Charité a Rueil ; pour chaque chose elle entrait
dans un détail infini, rédigeait des notes, dressait des
comptes, envoyait des consultations; et cette activité,
qu'elle réglait à son gré, lui était souverainement
douce, ce Je mène, écrit-elle à ses confidentes les plus
intimes, une existence tout à fait conforme à mon
humeur; je suis très heureuse. »
Le 30 juillet 1683, un mal soudain emportait la
reine. Aussitôt après les funérailles, la cour se retira
à Fontainebleau. Ici il est bien difficile de croire que
Mme de Maintenon n'ait pas embrassé tout de suite et
clairement l'avenir qui s'ouvrait devant elle. A défaut
de sa propre correspondance avec Louis XIY, qu'il est
si regrettable qu'elle ait détruite, il faut entendre le
témoignage de Mme de €aylus. c Pendant le voyage
MADAÎIE DE MAINTENON. lOl
de Fonlaînebleau qui suivit la mort de la reine, rap-
porte-t-elle , je vis tant d'agitation dans l'esprit de
Mme de Maintenon, que j'ai jugé depuis, en la rappe-
lant à ma mémoire, qu'elle était causée par une incer-
titude violente de son état, de ses pensées, de ses
craintes et de ses espérances; en un mot, son cœur
n'était pas libre et son esprit était fort agité. Pour
cacher ses divers mouvements et pour justifier les
larmes que son domestique et moi lui voyions quel*
quefois répandre, elle se plaignait de vapeurs , et elle
allait, disait-elle, chercher à respirer dans la forêt de
Fontainebleau avec la seule Mme de MontchevreuiL
Elle y allait même quelquefois à des heures indues.
Enfin lesi vapeurs passèrent; le calme succéda à l'agi-
tation, et ce fut à la fin de ce même voyage. Je me gar-
derai bien de pénétrer un mystère respectable pour moi
par tant de raisons ; je nommerai seulement ceux qui
Vraisemblablement ont été dans le secret; ce sont M. de
Harlay, en ce temps-là archevêque de Paris, M. et
Mme de Mont chevreuil, Bontemps et une femme de
Mme de Maintenon, fille aussi capable que qui que ce
soit de garder un secret et dont les sentiments étaient
fort au-dessus de son état, d
Ce secret ne sortit jamais d'une certaine obscurité.
Mme de Maintenon se prêta <k à être une énigme pour le
monde » et ne fit aucune tentative pour que son ma-
riage fût déclaré. Suivant les vraisemblances aussi»
t'est dans les derniers mois de 1684 qu'il s'accomplit.
i02 L'EDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES
€ La place de Mme de Maintenon est unique, écrivait
quelques mois avant l'événement Mme de Sévigné ; —
il n'y en a point, il n'y en aura jamais de semblable. »
La place est restée en effet unique dans Thistoire. Reine
sans le paraître, Mme de Maintenon concentra entre ses
mains toute la puissance : le dauphin, les princes de
la famille royale la consultaient avec respect; « des
parlements, des provinces, des villes, des régiments
s'adressaient à elle dans tout ce qui devait aller au
roi ; les grands du royaume, les cardinaux, les évêques,
ne connaissaient pas d'autre route ». Elle n'empêchait
point ces démarches « tant qu'elles restaient dans le
privé j>. Mais, en public, elle n'acceptait aucun hom-
mage et s'étudiait à se perdre dans la foule. « Je l'ai
vue à Fontainebleau, dit Saint-Simon, en grand habit
chez la reine d'Angleterre, s'effaçant absolument et
se reculant partout pour les femmes titrées, pour les
femmes même d'une qualité distinguée, polie, affable,
parlant comme une personne qui ne prétend rien, qui
ne montre rien, mais qui iuiposait beaucoup. » Elle avait
refusé « la maison y> que le roi avait voulu lui donner.
Suivant Languet, qui l'a connue pendant les vingt der>
nicres années de sa vie, « une marchande de Paris était
ordinairement plus richement vêtue s>. Cette simplicité
n'était pas seulement une convenance extérieure : elle y
conformait tous ses sentiments. Bien loin de rien ou-
blier de son passé, elle s'y rattachait par toutes les prises
qu'il lui oifrait. Son premier soin avait été d'attirer le
HADAXB DE JIAINTENON.
marquis de Montchevretiil et sa femme à la cour. On doit
croire avec Mme de Caylus qu'elle n'était pas fàchéu
produire une personne d'une réputation sans reproche
ntec laquelle elle avait vécu dans tous leslemps, et qu'il
ne lui parut pas inutile non plus d'avoir tout au]>rès
d'elle une femmesure et secrète jusqu'au mystère; mais
il faut bien reconnaître aussi avec Saint-Simon, qui n'a
pjs souvent de ces bons mouvements, qu'elle demeura
■ lidèle à tous ses vieux amis d. EUe avait élevé un
mpiiument à la mémoire de Scarron, dès que ses res-
Bources lui aviiient permis de le faire. Elle tenait à hon-
neur de conserver ce qu'elle appelait ses chargett d'Iiéri-
tsge à l'égard des couvents où elle avait été élevée. Elle
K souvenait de ses moindres parents de province.
A peine avait-elle accepté l'éducation des enfanis do
Mme de Montespan, qu'on la pressait de sollicitations.
Son frère surtout, toujours besogneux, ne les lui rpar-
gnnit point. Elle avait commencé par le remettre n sa
plare : c Je ne pourrais vous faire connétable, quand
je le voudrais; et, quand je le pourrais, je ne le vou-
drais pas, étant incapable de vouloir rien demander de
déraisonnable à celui à qui je dois tout et de qui je n'ai
pas voulu qu'il fît pour moi-même une chose au-dessus
de moi. Ce sont des sentiments dont vous pâtirez pcut-
ètri;; peulrètre aussi, sans l'honneur qui les inspire, je
ne Herais pas où je suis, d Mais, après avoir donné à
d'Aubigné cette leçon de dignité, elle lui ouvrait géné-
reusement sa bourse. Elle n'admettait, pour la servir,
que ceux qui l'avaient toujours servie : Bontemps,
Nanon, Manceau, la gouvernante à laquelle elle s'était
lUachée chez Mme do Villutle, et son fils Delile; elle
^
continuait d'écrire deux fois
par
k sa mère
lOi L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
îÊél este ^' comme si rien n'eût été changé dans sa vîe.
Les témoignages de respect exagéré Tétonnaient presque
et parfois l'impatientaient; elle grondait, en riant de
l3on cœur, l'abbé Gobelin qui la comparait aux Clo-
tilde, aux Berthilde, aux Blanche de Castille, qui ne
savait plus comment la saluer et qui s'embarrassait
dans les plis de sa soutane. Pour tous, en un mot,
elle entendait être « toujours la même, et ne voulait
pas être traitée autrement que rue des Tournelles j>; elle
tenait à ne paraître que ce qu'elle était — comme elle
d sait en caractérisant avec bonheur sa situation —
« non pas grande, mais élevée ».
Politiquement, quelle a été son action? C'est un
point que nous ne pouvons que toucher, bien qu'il ne
soit pas sans rapport pour la connaissance de son carao
1ère avec la question qui nous occupe. Elle y a trouvé
des juges sévères. Saint-Simon, la Palatine, de nos jours
Michelet, l'accusent formellement d'avoir tenu les rênes
du royaume pendant les vingt dernières années du
règne de Louis XIV et contribué personnellement à
tous les malheurs de la France. A l'entendre elle-même
et les Dames de Saint-Cyr, elle n'était pas née pour la
politique : «c la droiture de son cœur et la justesse de
son esprit l'éloignaient des intrigues » ; la maxime
qu'elle s'était fait graver sur son cachet, rectèj lui
interdisait tous les détours de l'ambition. Ce jugement,
sans doute, n'est pas sans complaisance; et l'on ne
peut guère s'en rapporter à elle quand elle déclare
qu'elle n'a point d'intérêt à servir. Toutefois il est cer-
tain qu'elle avait dans l'esprit plus d'exactitude que
d'étendue, plus de prudence que de hardiesse. Ses
lettres» où elle met son cœur à nu, ne révèlent aucun
HADAME DE MAINTENON. 105
projet concerté. Tous ses desseins sont à courte vue.
Elle avait conduit sa vie au jour le jour admirablement
d de façon à être toujours en mesure de saisir Tocca-
sion, mais sans faire autre chose que de ne rien négli \
ger de ce qui pouvait Taider à naître; même pour Saint-
Cyr, elle n'arriva à la complète réalisation de sa penser
que grâce aux circonstances et par degré..
D est vrai que Louis XIY s'adressait à elle volontiers :
t Consultons la Raison, disait-il. Qu'en pense Votrf.
Soliditéf » On ajoute qu'il se plaisait à travailler dans
sa chambre. Mais on sait aussi qu'elle ne participait pas
aux délibérations du conseil et se tenait à l'écart. Gar«
der le foyer, continuer l'éducation des princes, faire
celle de la jeune duchesse de Bourgogne, relever dans
ses défaillances passagères et amuser Louis XIY, c'est
en cela que consistait son véritable rôle« Non qu'elle
fût indifférente aux questions qu'elle entendait traiter :
elle était passionnée pour la grandeur du roi, qu'elle
ne séparait pas de la grandeur de la France. Mais,
pour elle comme pour tout le monde, Louis XIY res-
tait le maître, et d'un bout à l'autre de son règne la
politique qu'il suit porte en effet la marque d'une
incontestable unité. Par une influence intime et toute
domestique, Mme de Maintenon put dans certaines
conjonctures diriger ses choix : eût-elle vraiment osé
combattre ses vues, sauf lorsqu'il s'agissait de la mi-
sère du peuple, dont elle était particulièrement tou-
chée? Voltaire nous semble avoir établi la vérité dans
sa mesure lorsqu'il la dépeint oc ne s'empressant
jamais de parler d'affaires d'État, rejetant bien loin
toot ce qui avait la plus légère apparence de cabale,
beaucoup plus occupée de plaire à celui qui gouver-;
1
lOe L'ÉDUCATION BES FEMMES PAR LES FEMMES,
nait que de gouverner, ménageant son crédit
l'employant qu'avec une circonspection extrême
Les questions de toi sont les seules qu'elle
ment à cœur. Autant elle manquait de goût pour
l'administration du royaume, aillant elle mettait de
zèle à administrer la conscience du roi. Cette inter-
vention dans les affaires de l'Église lui a fait nttri-
buer une part considérable dans la persécution des
protestants. 11 est aujourd'hui acquis à l'histoire que la
réTOcation de l'édit de Nantes a été e un acte poli-
tique •; le mot est de Michelet. Toutefois il reste
incontestable qu'il s'y mêla beaucoup de passion reli-
gieuse. Or à cet égard particulièrement Voltaire dé-
charge Mme de Main tenon de toute responsabilité
directe, t Elle toléra cette persécution, dit-il. comme
elle toléra celle du cardinal de Noaîlles , celte de
Racine; mais elle n'y participa pas : c'est un fait cer-
tain, n Tel est aussi le sentiment d'un étranger, Ézé-
chiel Spanheim, envoyé extraordinaire de Brandebourg,
qui, sous le coup de l'événement et témoin désinté-
ressé, écrivait en 1690 : n On ne saurait rien dire,
sinon qu'elle a tout sacrifié au penchant du roi et à
ta résolution qu'il avait prise depuis longue main;
qu'elle a voulu s'en faire un mérite auprès de lui;
qu'elle a pu même se flatter quelque temps qu'on vien-
drait à bout de ce grand dessein sans y employer des
moyens aussi extraordinaires et aussi violents que ceux
dont on s'y est servi dans la suite; qu'elle n'a pas eu
alors ou le pouvoir ou la volonté de l'en détourner et
que la bigoterie est venue au secours de la prévention
et d'ailleurs de son entière résignation aux volontés de
l'engagement du roi. » Cette appréciation résume exac-
MADAME DE MAINTENON. 107
tementy à notre avis, les sentiments de Mme de Maiii-
tenon. Il serait difficile de prétendre qu'elle ait yu
sans satisfaction une entreprise qui avait pour objet
de conyertir les hérétiques : elle était aussi enra-
cinée dans sa foi nouvelle qu'elle avait eu de peine
à se détacher de Tancienne. Mais ce n'est pas une
raison pour mettre à sa charge les « extrémité3 déplo*
râbles » qui suivirent l'acte de 1685. « L'on est bien
injuste de m'attribuer tous ces malheurs, écrivait-elle :
s'il était vrai que je me mêlasse de tout, on devrait
bien aussi m'attribuer quelques bons conseils. Il y a
quinze mois que je suis en faveur ; je n'ai jamais nui
à personne. Je gémis des vexations qu'on fait : mais,
pour peu que j'ouvrisse la bouche pour m'en plaindre,
mes ennemis m'accuseraient encore d'être protestante,
et tout le bien que je pourrais faire serait anéanti. »
Louis XIY ne se plaignait-il pas qu'elle ne fût point
c assez animée contre ses coreligionnaires »?Ce qu'elle
demandait, c'était qu'il fut fait usage avant tout des
moyens qu'offrait l'éducation pour « ramener les con«
sciences égarées:». On ne peut donc lui refuser ce témoi-
gnage, qu'elle avait mis du côté de l'humanité son cœur
et sa raison. On voudrait seulement que, moins préoc-
cupée de sa situation personnelle et assurée d'ailleurs
de son crédit, la petite-fille d'Agrippa eût protesté plus
hautement contre les violences; on voudrait surtout
que, dans la conversion à laquelle elle soumit les
enfants de sa tante de prédilection, Mme de Yillette,
elle se fût souvenue davantage de ses propres angoisses
et des sacrifices qui lui avaient été imposés.
Si l'influence générale qu'elle exerça sur les mœurs
de la cour et du roi s'inspira trop souvent du même
108 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
esprit de circonspection, les résultats du moins en
furent salutaires. Louis XIV croyait volontiers expier
ses fautes quand il se montrait inexorable pour celles
des autres. Mme de Maintenon, qui le remarque, le
ramena à un sentiment mieux éclairé de ses devoirs.
Elle ne pouvait lui donner des idées plus larges que
celles suivant lesquelles elle s'était elle-même toujours
dirigée; mais elle avait le souci profond de ce qu'il
devait à sa gloire et à ses malheurs. C'est le juj^e-
ment qu'en porte avec impartialité M, Th. Lavallée,
s'inspirant de Dangeau*. « Elle borna trop sa pensée
et sa mission au salut de l'homme et aux affaires de
la religion ; l'on peut même dire qu'en beaucoup de
circonstances elle rapetissa le grand roi ; toutefois
elle ne lui fit entendre que des conseils désintéressés,
utiles à l'État et au soulagement du peuple ; et en défi-
nitive elle a fait à la France un bien réel, en réfor-
mant la vie d'un homme dont les passions avaient été
divinisées, en arrachant à une vieillesse licencieuse un
monarque qui, selon Leibnitz, faisait seul le destin de
son siècle; enfin, en le rendant capable de soutenir
avec un visage toujours égal et véritablement chrétien
les désastres de la fin de son règne. »
VI
La seule affaire où Mme de Maintenon ne réserva
rien d'elle-même, qui l'absorba et qui la révéla tout
1. « G'étail une femme d'un si grand mérite, dit Dangeau, qui a\-ait
fait tant de bien et tant empêché de mal durant «a, faveur, qu'on n'ei
faurait rien dire de trop, a
MADAME DE MAINTEKON. 109
entière» c*est la création de Saint-Cyr. Après sa vie,
Saint-Cyr a été son œuvre maîtresse.
Jamais elle n'avait perdu le souvenir des misères
auxquelles aurait succombé une âme moins bien trem-
pée que la sienne. Aussitôt qu'elle put disposer des
faveurs du roi, elle nourrit le dessein d'épargner aux
jeunes filles pauvres ce dont sa propre jeunesse avait
tant souffert. Elle avait rencontré chez les Montche-
vreuil une religieuse ursuline, Mme de Brinon, qui,
faute de ressource^, avait dû abandonner le couvent
qu'elle dirigeait à Rouen, Mme de Brinon s'était établie
à Montmorency avec une de ses anciennes compagnes,
Mme de Saint-Pien^e. Ce fut le modeste berceau de
Saint-Cyr. Mme de Maintenon avait fourni à Mme de
Brinon quelques pensionnaires auxquelles oc on appre-
nait leur religion, à lire, à écrire et à compter » (1680).
Le plaisir qu'elle prenait à voir cultiver ces jeunes
plantes, dit Languet, lui donna envie de les rapprocher
d'elle, afin de pouvoir les visiter plus facilement. Elle
loua à Rueil, aux environs de SaintrGermain, une mai-
son qu'elle pourvut de tout ce qui était indispensable
pour recevoir soixante jeunes filles de bourgeoisie et
de petite noblesse (1682); elle comptait, au sortir de
récole, « les placer ou établir par mariage ». Peu après,
elle y adjoignit une cinquantaine d'enfants pauvres
qu*elle envoya de sa terre de Maintenon. Ces oc petites
^œurs M furent installées dans les communs et au rez-
de-chaussée : les travaux manuels étaient leur principale
occupation; il s'agissait de les dresser à un métier:
c'était, pour employer les formules modernes, une
sorte d'école primaire professionnelle annexée à ce qui,
eu égard au temps, représentait une école secondaire.
110 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
Rueil était pour Mme de Maintenon « un lieu de dé-
lices ». A peine était-elle partie qu'elle mourait d'im-
patience de se retrouver « dans son étable ». « J'en
reviens toujours plus assotée, disait-elle; le succès
passe mon espérance. »
Le succès fut tel, que, moins de dix-huit mois après
l'organisation de la maison, le roi, qui venait d'acquérir,
pour l'agrandissement du parc de Versailles, le château
de Noisy, décida que les élèves de Rueil y seraient éta-
blies. Trente mille livres furent consacrées aux travaux
d'appropriation; ils étaient achevés le 3 février 1684.
Louis XrV avait promis d'entretenir cent jemies filles.
Ce nombre fut bientôt atteint et au delà. « Jugez de mon
plaisir, écrivait Mme de Maintenon à son frère le 7 avril
1685, quand je reviens le long de l'avenue, suivie de
cent vingt-quatre demoiselles. » Un plan d'organisation
générale avait été adopté. Les élèves étaient partagées
en quatre classes, suivant leur âge et leur instruction.
Elles portaient un uniforme. On leur apprenait le caté-
chisme, la langue française, un peu de calcul et de
musique, surtout les travaux d'aiguille. « Faisons,
disait Mme de Maintenon, une maison qui soit le mo-
dèle des autres, non pour nous attirer des louanges,
mais pour nous donner envie de les multiplier. » Sa
visée, à ce moment, s'arrêtait là.
Elle ne tarda pas à concevoir une ambition plus
haute. De toutes parts la cour venait voir ses filles.
Le roi lui-même renouvelait ses visites. Il était fort
préoccupé de l'état de la noblesse, qui se plaignait
d'être sacrifiée. Dans tous les pays du monde, répétait-
on après le marquis de Sourches, les emplois de guerre
donnent les moyens de subsister : en France on se bat
MADAME DE MAIMTENON. lit
à qui les aura pour se ruiner. Louis XIY venait de
fonder l'Hôtel des Invalides pour les officiers vieux ou
blessés, et de créer les compagnies de Cadets pour les
fils de gentilshommes. C'est à la même pensée que se
rattache l'établissement de Saint-Cyr. «c Beaucoup de
eompassion pour la noblesse indigente, parce que j'avais
été orpheline et pauvre moi-même, écrivait Mme de
Maintenon, et un peu de connaissance de son état me
firent imaginer de l'assister pendant ma vie. » Jamais
reine de France n'avait rien entrepris de semblable ;
et c'était ce que Louvois objectait au roi, en se récriant
sur la dépense, alors que la guerre avait épuisé le
trésor. Mme de Maintenon triompha. Le projet avait été
d'abord de recevoir cinq cents demoiselles qu'on élève-
rait jusqu'à r;uinze ans. Après délibération, le conseil
du roi cocclut « que la charité d'élever et d'instruire
des filles jusqu'à cet âge serait bien peu de chose, si
OD les renvoyait dans le monde à l'âge le plus périlleux;
qu'à la vérité la peine de les garder jusqu'à vingt ans
serait très grande ; mais que la piété voulait qu'on se
chargeât des filles aux mêmes conditions que les mères
le font des enfants ; que des filles ainsi élevées auraient
une éducation complète et pourraient en instruire
d'autres ; qu'on devait moins s'attacher à en soulager
on grand nombre qu'à faire de la fondation une source
d'instruction sainte pour tout le royaume ; qu'il fallait
donc se réduire à deux cent cinquante demoiselles, qui
seraient gratuitement reçues, élevées, nourries et en-
tretenues de toutes choses jusqu'à l'âge de vingt ans, et
auxquelles une dot serait constituée pour entrer soit en
ménage, soit au couvent. » Le château de Noisy ne
répondait plus à un plan si vaste. Un domaine fut
112 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
acheté aux environs de Versailles (9 avril 1685). Man-
sard fut chargé d'y édifier la maison. L'armée fournit
deux mille cinq cents ouvriers qui travaillèrent presque
jour et nuit pendant quinze mois ; l'acquisition du
domaine avait coûté 151000 livres; la construction,
140 000 suivant les Mémoires des Dames de Saint-Cyr,
1077000 suivant les registres des bâtiments du roi.
Le 2 août 1686, la communauté de Noisy s'y trans-
porta.
« Quel avantage, s'écrie Mme de Caylus interprétant
avec une fidélité émue la pensée de sa tante, quel
avantage pour une famille aussi pauvre que noble, et
pour un vieux militaire criblé de coups, après s'être
ruiné dans le service, de voir revenir chez lui une fille
bien élevée, sans qu'il lui en ait rien coûté pendant
treize années qu'elle a pu demeurer à Saint-Cyr, appor-
tant même un millier d'écus, qui contribuent à la
marier ou à la faire vivre en province! Mais ce n'est
encore que le moindre objet de cet établissement; celui
de l'éducation que cette demoiselle a reçue et qu'elle
répand ensuite dans une famille nombreuse est vrai-
ment digne des vues, des sentiments et de l'esprit de
Mme de Maintenon. » C'est bien en effet l'esprit de
Mme de Maintenon qui est là. Tout ce qu'elle avait
d'expérience et de raison, de sentiments élevés et
délicats, de résolution et de tendresse, de souvenirs du
passé et de pensées d'avenir, elle le recueillit au proT^
de Saint-Cyr et l'y appliqua*
MADAME DE MAINTENOR. 115
VII
l'hîstoîre de Saînt-Cyr peut se partager en deux
llériodes : la période ayant et la période après les
représentations d'Esther. Saint-Cyr, dans sa conception
première, ne fut pas seulement une idée généreuse :
c'était aussi une idée nouvelle, « la première séculari-
sation, dit Saint-Marc Girardin, sécularisation intelli-
gente et hardie, de l'éducation des femmes ». Louis XIV
n'aimait pas les couvents. Il considérait « qu'il était de
la politique générale du royaume de diminuer ce grand;
nombre de religieux, dont la plupart, inutiles à l'Église,
étaient onéreux à l'Etat ». Il voulait qu'il n'y eût*« à
Saint-Cyr rien qui sentît le monastère ni par les pra-
tiques extérieures, ni par l'habit, ni par les offices, ni
par la vie, qui devait être active, mais aisée et com-
mode, sans austérités » ; il entendait fonder, m non une
congrégation de religieuses, mais seulement une com-
munauté de fdles pieuses, capables d'élever les jeunes
filles dans là crainte de Dieu et dans la bienséance con-
venable à leur sexe; à quoi elles s'engageraient par les
vœux simples de pauvreté, de. chasteté, d'obéissance,
et par un quatrième, d'élever et d'instruire les de-
moiselles ». Ce caractère d'origine avait laissé chez les
Dames de Saint-Cyr un souvenir si vif que c'est dans
leurs Mémoires, rédigés plus de cinquante ans après
la création, qu'on en trouve l'expression la plus exacte.
Il était conforme à l'opinion du temps. « 11 ne faut
pas, écrivait l'auteur anonyme de Ylnstruction chré^
iitnne publiée en 1687« il ne faut pas tenir les filles
114 L'ÉDUCATION DES FE3IMES PAR LES FEMMES.
toujours liées et captives, comme on fait en Italie et en
Espagne : ce serait les traiter en esclaves et leur donner
plus d'envie de goûter au monde, dont on les éloigne
si fort. » Le Père La Chaise était d'accord sur ce point
avec Fénelon. « L'objet de Saint-Cyr, disait-il, n'est
pas de multiplier les couvents, qui se multiplient asse?
d'eux-mêmes, mais de donner à l'État des femmes bien
élevées : il y a assez de bonnes religieuses et pas assez
de bonnes mères de famille; les jeunes filles seront
mieux élevées par des personnes tenant au monde. »
Pour Mme de Maintenon, dans le principe, il ne lui eût
pas disconvenu de lier la communauté par des vœux
absolus, afin de donner à la fondation plus de stabilité.
Mais elle connaissait, elle aussi, les misères des cou-
vents; elle se défiait de la séquestration des religieusest
de leur oisiveté, de ce leur sottise ». Quelques années
plus tard, alors qu'elle se reprochait d'avoir cédé à ses
premiers entraînements, elle appréciait les débuts de
Saint-Cyr en ces termes d'une netteté saisissante :
«c Nous voulions une piété solide, éloignée de toutes
les petitesses de l'esprit, un grand choix dans nos
maximes, une grande éloquence dans nos instructions^
une liberté entière dans nos conversations, un tour de
raillerie aimable dans la société, de l'élévation dans
notre piété et un grand mépris pour les pratiques des
autres maisons. »
C'était l'agrément qui dominait dans ce programme,
et l'agrément, en effet, est bien la note charmante de
Saint-Cyr naissant. Lorsque les demoiselles y étaient
entrées en venant de Noisy, qui déjà cependant res-
semblait si peu à Rueil, elles s'étaient crues trans^
portées dans le paradis terrestre» Il seihble qu^on eût
MÀDÀlffi DE HAÏNTOl^ON. 115
Youlu leur en consenrer Tillusion. On avait retranché
de l'uniforme, d'une distinction sobre et gracieuse,
toot ce qui aurait pu lui donner un air monacal, et
Ton n'y ménageait ni les choux ni les rubans ; on ne
s'appelait ni ma sœur, ni ma mère; les usages de la vie
ordinaire étaient respectés. L'instruction s'inspirait du
même esprit. « Il fallait que les demoiselles ne fussent
pas si neuves quand elles s'en iraient, que le sont la
plupart des filles qui sortent des couvents, et qu'elles
sussent des choses dont elles ne fussent point honteuses
dans le monde, i On leur faisait faire entre elles, tou-
chant leurs principaux devoirs, des conversations ingé-
nieuses composées exprès ou qu'elles composaient elles-
mêmes sur-le-champ; on les exerçait à parler sur les
histoires qui leur avaient été lues, à réciter par cœur
les meilleurs poètes; et Mme de Maintenon répétait avec
conviction : « Ces amusements sont bons à la jeunesse,
ils donnent de la gi*âce, ornent la mémoire, élever, r
le cœur, remplissent l'esprit de belles choses ». EU '.
avait apporté une sorte de coquetterie littéraire jusque
dans la rédaction des constitutions. La formule en
avait été préparée par Mme de Brinon. Après s'être
assuré de l'agrément du Père La Chaise et de l'abbé
Gobclin, on l'avait soumise à Racine et à Despréaux,
el Mme de Maintenon leur avait fait recommander
< de ne pas gâter les expressions et les pensées par trop
de pureté de langage ». « Yous savez, disait-elle, que
daos tout ce que les femmes écrivent, il y a toujours
mille fautes contre la grammaire, mais, avec votre per-
BÛssion, un agrément qui est rare dans les écrits des
hommes. » Rien ne lui paraissait trop exquis pour
^ver ieé demoiselles « chrétiennement, raisonnable-
116 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
ment et noblement ». C'est à Mlle Scudéry qu'elle avait
demandé des modèles de Conversations; c'est Fénelon
qui venait faire les prônes ; c'est LuUi qui composait
la musique des chœurs; c*est Racine enfin qui, pour
les représentations théâtrales, allait fournir les tra-
gédies.
L'usage et le goût de la déclamation avaient été intro-
duits à Saint-Cyr par Mme de Brinon; mais, dans le
choix des morceaux qu'elle faisait apprendre, elle
apportait plus de zèle que de discernement; le plus
souvent c'était elle qui les écrivait; et, si le senti-
ment en était d'ordinaire irréprochable, on n'en pou-
vait dire autant de Tinvenlion ni de l'expression.
Mme de Maintenon lui avait conseillé de prendre
quelques pièces de Corneille et de Racine, choisies
« parmi celles qui sembleraient assez épurées des pas*
sions dangereuses à la jeunesse ». Mais il arriva qu'un
jour les petites filles jouèrent si bien Andromaque,
qu'il fut décidé qu'elles ne la joueraient plus : « ni
Andromaque ni aucune de vos pièces », avait écrit
Mme de Maintenon au poète. Cependant, après réflexion,
elle estima que nul mieux que Racine ne pouvait faire,
« sur quelque sujet de piété et de morale, une espèce
de poème où le chant fût mêlé avec le récit, le tout lié
par une action qui rendît la chose plus unie et moins
capable d'ennuyer ».
La première représentation dUEsther eut lieu le mer-
credi 26 janvier 1689, à deux heures de l'après-midi, en •
présence du roi. Quatre autres suivirent les 5, 5, 15
et 19 février. Le roi d'Angleterre assista à celle du 5.
« Toute la France, dit Saint-Simon — pour qui toute la
France se résumait dans la cour, — y passa. » Mme dt
MADAME DE MAIKTENOIf. 117
Sévigné, qui ne put être que du dernier jour, « ne tou*
lait pas croire qu'elle irait, tant qu'elle ne fut pas
partie 3, et l'on connaît la lettre qu'elle écrivit le len-
demain à sa fille : « Nous écoutâmesy le maréchal et
moi (il s'agit du maréchal de Bellefonds)» ayec une
attention qui iîit remarquée et de certaines louanges
sourdes et bien placées qui n'étaient peut-être pas sous
les fontanges de toutes les dames. Je ne puis tous dire
Fexcès de l'agrément de cette pièce : ... c'est un rapport
de la musique, des Ters, des chants, des personnes, si
parfait et si complet qu'on n'y souhaite rien.... »
Le ravissement était général; et, deux ans après, le
S2 février 1691, Racine donnait Athalie. Mais les riches
habillements qui avaient été préparés pour Athalie ne
servirent qu'une fois. A l'enthousiasme avait succédé
l'inquiétude. Cette afQuence du plus beau monde, les
applaudissements que les demoiselles en recevaient, leur
avaient enflé le cœur : elles étaient devenues fières et
dédaigneuses; il n'était plus question entre elles que
de bel esprit. Jésuites et Jansénistes se réunissaient
pour blâmer ces représentations. « On disait à Mme de
Maintenon - — c'est Mme de Caylus qui parle — qu'il
était honteux à elle d'exposer sur le théâtre des demoi-
selles rassemblées de toutes les parties du royaume
pour recevoir une éducation chrétienne, et que c'était ^
mal répondre à l'idée que l'établissement de Saint-Cyr
avait fait concevoir. :» Les esprits les moins prévenus
l'associaient à ces critiques. Mme de La Fayette était
une des plus vives à signaler le péril. Mme de Main*
tenon, qui ne l'avait peut-être pas aperçu tout d'abord,
en fut plus efirayée que personne dès qu'elle s'en ren-
dit compte, et, il faut le reconnaître, elle n'en dccus^
118 L'ÉDUCATIO» DES FEMMES PAR LES FEMMES.
qu'elle-même. « Il est bien juste que j'en souffre,
écrivait-elle, puisque j'y ai contribué plus que per-
sonne. Mon orgueil s'est répandu par toute la maison,
et le fonds en est si grand, qu'il l'emporte par-dessus
mes bonnes intentions. Dieu sait que j'ai voulu établir
la vertu à Saint-Cyr; mais j'ai bâti sur le sable. J'ai
voulu que nos filles eussent de l'esprit, qu'on leur éle-.
vât le cœur, qu'on leur formât leur raison. Elles ont
de l'esprit et s'en servent contre nous; elles ont le cœur
élevé et sont plus hautaines qu'il ne conviendrait de
Têtre aux plus grandes princesses ; à parler même selon
le monde, nous avons formé leur raison et fait des dis-
coureuses, présomptueuses, curieuses, hardies; c'est
ainsi qu'on réussit quand le désir d'exceller vous fait
agir. »
Sa résolution fut bientôt arrêtée. L'action s'exerça d'à?
bord sur les demoiselles dans le détail même de leurs
études et de leur vie. On visita les classes, on examina
les livres et les cahiers, pour ne laisser rien subsister
de ce qui pouvait exciter la pensée; les Conversa-
tions de Mlle de Scudéry furent proscrites ; Racine fut
sacrifié à Duché. On s'en prit jusqu'à l'uniforme; les
choux furent supprimés, les provisions de rubans rér
duites et ramenées par quartier de trois aunes à deux,
puis à une. Ce n'était là d'ailleurs qu'un prélude à
la révolution qui se préparait. Il fallait atteindre les
sources où s'alimentait l'esprit de Saint-Cyr. Dès la
fin de l'année 1688 Mme de Brinon avait été écarr
tée; elle n'était point faite même pour la contrainte
si douce des premières règles de Noisy : elle ne
s'était jamais désintéressée des louanges du monde, 8%
plaisait à les provoquer, et c inspirait, wx novices set
MADAME DE MAINTENON. 119
idées de grandeur ». Celle qui Tavait remplacée,
Mme Loubert, était plus docile à l'esprit nouveau;
mais, pour l'imposer, une haute volonté devenait
nécessaire. La force manquait au vieil abbé Gobelin :
Mme de Maintenon dut choisir un nouveau directeur.
Après^ avoir un moment hésité entre Bourdaloue et
Fénelon, elle s'adressa à Des Marais, évéque de Chartres,
grand homme de bien, théologien profond, esprit sage,
mais rigide et étroite La première pensée de Tabbé
fut de transfonner Saint-Cyr en couvent. Louis XIV s'y
opposa : il n'avait pas voulu, dit-il, faire des reli-
gieuses. Soutenu par Mme de Maintenon, Des Marais
finit par vaincre toutes les résistances : le 1" dé-
cembre 1692, la maison de Saint-Louis était con-
vertie en monastère régulier de l'ordre de Saint-
Augustin.
Quelques semaines auparavant, Mme de Maintenon
adressait aux dames ces instructions : « Il faut repren-
dre notre établissement par ses fondements; il faut
renoncer à nos airs de grandeur, de hauteur, de fierté,
de suffisance ; il fautrenoncer à ce goût de l'esprit, à cette
délicatesse, à cette liberté de parler, à ces murmures, à
ees manières de raillerie toutes mondaines, enfin à la plu-
part des choses que nous faisions. Nos filles ont été trop
considérées, trop caressées, trop ménagées; il faut les
oublier dans leurs classes, leur faire garder les règle-
ments de la journée et leur peu parler d'autre chose. »
Cette austérité de ton jeta d'abord un grand trouble
|dans l'esprit des demoiselles, c Les plus sages, disent
les Mémoires, se contentèrent d'en être très sérieuses,
t. Yoîr plus haut l'étude sur Fénelon, page 63.
m L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
sans dire mot; les moins dociles murmurèrent un peu»;
mais on rabattit bientôt ces saillies de jeunesse, et trois
mois s'étaient à peine écoulés qu'une maîtresse pouvait
dire le sourire aux lèvres à Mme de Maintenon» en
lui exagérant les effets de ses instructions nouvelles :
c Consolez-vouSy Madame, nos filles n'ont plus le sens
commun».
VIII
Quelle fut exactement la portée de la réforme? Après
que les passions furent apaisées, que resta-t-il du
plan primitif de Saint-Cyr, et dans quelle mesure le
nouveau système prit-il le dessus?
C'est la pensée de Fénelon, nous l'avons vu, dont
s'était manifestement inspirée au début Mme de Mainte-
non. L'auteur du traité de YÉdiication des filles
établissait sagement, dans son programme, des diffé-
rences et des degrés ^ . Pour toutes il exigeait, avec la
religion, les éléments de la grammaire, des notions
d'arithmétique et les principes de l'économie dômes*
tique. Pour celles qui étaient destinées à vivre à la ville
ou à la cour, il ajoutait les histoires grecque et romaine,
c où elles devaient voir des prodiges de courage et de
désintéressement d ; l'histoire de France, « qui a aussi
ses beautés, et celles des pays voisins et des pays éloi*
gnés qui sont judicieusement écrites »; les cléments du
droit et des coutumes ; l'éloquence» la poésie» la mu*
i. Voir plus haut Tétude sur Fénelon, page 43.
MADAME DE MAINTEMON. 121
sique, la peinture et même le latin; il recommandait
seulement de ne puiser à ce trésor de connaissances
qu'avec réserve.
Sauf le latin et la peinture, toutes ces matières,
comme nous dirions, faisaient partie de renseigne-
ment de Saint-Cyr jusqu'en 1692; et, à vrai dire, il
n'en est point qui ait été jamais complètement sup-
primée. Mmie de Maintcnon se laisse emporter par sa
fougue naturelle lorsqu'elle semble interdire aux de-
moiselles tout sujet profane et ne tolérer de l'histoire
que juste « ce qu'il faut pour ne pas confondre un
empereur romain avec un empereur de la Chine ou
du Japon, et distinguer un roi d'Espagne ou d'Angle-
terre d'avec un roi de Perse ou de Siam ». Ce sont les
Hémoires des Dames de Saint-Cyr qui nous en avertis-
sent : c on se tromperait à prendre à la lettre tout ce
qu'elle fit à l'époque de la réforme, et même tout ce
qu'elle écrivit depuis sur ce sujet d ; son intention
n'était pas « qu'on tînt toute la vie les demoiselles
dans ce grand abaissement où elle jugea à propos de
les mettre pour un temps ». Il y eut comme une période
de pénitence : on rentra ensiiite dans la mesure. Mme de
Haintenon ne désapprouvait pas c qu'on lût quelquefois
dans la mythologie et l'antiquité, ni qu'on connût les
princes de sa nation, pourvu que cela ne fût pas l'objet
d'une étude particulière et suivie ». Mais c'est là préci-
sément ce qui marque le changement opéré dans
l'esprit, sinon dans les programmes de Saint-Cyr.
Sous une forme plus ou moins atténuée, à partir
de 1692 Mme de Maintenon proscrit ce qu'elle appelle
après Fénelon la vaine curiosité. Il y avait bien des
souvenirs de l'hôtel de Rambouillet ainsi que des salons
122 L'ÉDUCATION DES FËUMES PAR LES FEMMES.
de Scarron et du maréchal d'AIbret dans l'impulsion
donnée d'abord à la maison de Saint-Louis : on dis*
courait, on composait, on discutait sur toutes sortes
de sujets. II semblait qu'on ne pût ayoir ni l'esprit
trop ouyert, ni le langage trop subtil, ni la plume
trop aiguisée, c Pour les discours et les définitions
de vertus, nous dlons plus loin que personne », disait
Mme de Maintenon; tout le monde voulait faire son
livre de Maximes. C'est ce libre essor qui se referme.
Plus de lectures ni d'écritures : rien n'est moins
sain pour les filles; — plus de conversations : elles
s'ennuieront à mourir dans leur famille ; il faut
qu'elles s'apprennent à aimer le silence qui convient
à leur sexe ; — plus de poésie ni d'éloquence : elles
éloignent de la simplicité, c Les femmes ne savent
jamais qu'à demi, et le peu qu'elles savent les rend
fières, dédaigneuses, causeuses, et dégoûtées des choses
solides » : voilà le principe, c Dieu préserve les de-
moiselles de faire les savantes et les héroïnes; il suffit
qu'elles ne soient pas plus ignorantes que le commun
des honnêtes gens! » voilà le dernier mot. Mme de
Maintenon se défie particulièrement des exemples de
Pantiquité et de la morale païenne. Elle avait com-
mencé par adopter le cadre des études défini par Fé-
nelon, sans tenir compte de la réserve que Fénelon y
iivait introduite; la réserve devient sa règle. Il serait
injuste, à coup sûr, de ne pas reconnaître ce que sa
pensée eut tout d'abord de souple et d'élevé, et peut-
être ne Pa-t-on pas, en général, suffisamment mis en
lumière; mais il ne serait pas moins inexact de ne pas
marquer jusqu'à quel point cette pensée se replia. A ne
considérer que l'instruction, le programme définitif de
IIADAHE DE MAINTENON. 12:^
Saiat-Cyr, incomparablement supérieur encore, par la
largeur et l'étendue, à celui de tous les couyents du
dix-septième siècle, est resté inférieur à ce que la pre-
mière expansion semblait avoir promis.
IX
Mais ce qu*elle retranchait à l'instruction proprement
dite, Mme de Maintenon le donnait à Féducalion sans
compter. « Beaucoup de maximes et peu de latin »,
disait-elle au duc de Montchevreuil en traçant avec lui
ie plan des études du duc du Maine, et, le jour où le
précepteur manquait la leçon de latin, elle s'écriait :
€ Victoire, voilà une journée de gagnée ! » C'est l'excès
plaisant de ses sentiments; mais il en indique bien la
direction.
Mme de Maiqtenon estimait comme Leibniz qu'être
maître de l'éducation, c'est être maître du monde. Dans
Saint-Gyr elle voyait « de quoi renouveler par tout
le royaume la perfection du christianisme ». Elle
n'avait d'abord songé qu'à venir en aide à quelques
nobles misères. Son ambition s'était trouvée dépassée :
c l'arbre, après avoir enfoncé ses racines en terre,
«fait bientôt de toute part poussé ses rameaux ».
On demandait des élèves à Saint-Cyr pour fonder des
âablissements nouveaux sur le plan de la maison mère
<m pour réformer ceux qui existaient. Mme de Mainte-
non n'eut pas de plus grande satisfaction peut-être que
de voir les idées qu'elle professait prendre sous ses
jeux 4a force > d'une tradition et s'emparer par avance
124 L*ËDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
de TaYenir. Quel n'aurait pas été l'orgueil mêlé à sa
douleur si, à cent ans de distance, Saint-Cyr lui eût ap-
paru tombant sous les coups d'une révolution qui devait
transformer le monde, mais tombant intact et après
avoir subi, sans en être ébranlé, tous les assauts d'opi-
nion du dix-huitième siècle!
Toutefois il ne suffit pas, pour bien faire, de croire à
la vertu de ce que Ton fait : il y faut des règles. Il n'y
a de bonne pédagogie que celle qui repose sur une
psychologie ferme et éclairée. Mme de Maintenon avait
la sienne, non une psychologie d'école, à déductions
savantes, — une simple psychologie d'observation
exacte. Elle se souvenait de sa propre jeunesse ; elle
avait étudié celle des autres un peu partout, suivant le
précepte et l'usage de Montaigne, au travail et au re-
pos, au jeu surtout; et ses réflexions prenaient vite
dans son esprit ou sous sa plume le ton et l'autorité de
la formule. On a plus philosophiquement analysé le
caractère de l'enfant; je ne crois pas qu'on l'ait jamais
mieux compris.
Ce qu'elle cherche avant tout, c'est le naturel. Assu-
rément elle ne pense pas à supprimer, ni même à
atténuer dans l'éducation l'effort nécessaire. Elle ne
demande pas c qu'on n'oblige point les enfants d'ap-
prendre ce qu'il faut qu'ils sachent, parce que cela leur
fait de la peine d ; mais elle prend grand soin de ne
pas laisser confondre la dissipation avec le besoin de
mouvement; elle ne veut pas c qu'on juge qu'une fille
est légère parce qu'elle sort de son banc, ou parce
qu'après avoir lu quelques lignes, elle regarde un
oiseau qui vole. Cette légère vaudra peut-être mieux
qu'une sournoise qui parait plus sage : cq n'est pas
MADAME DE MÂINTENON. 125
même parler juste de dii*e qu'elle est légère ; car cette
joiet cette ^iyacité, ce pétillement des enfants qui fait
p'ils ne peuvent demeurer en place, est un effet de
la jeunesse : on est ravi de se sentir jeune, d'avoir
de la santé; on n'a rien dans l'esprit; si quelque chose
fâche, cela ne dure guère. :b Bien plus, elle aime les
natures qui se découvrent et qui se donnent. Rien
ne vaut, à ses yeux, l'esprit de droiture et de fran-
chise, dût-il s'y joindre quelques défauts, que corrige-
ront l'âge et la raison. Ce qu'elle redoute, ce qu'elle
poursuit impitoyablement, ce sont les dissimulations,
les cachotteries, les mystères, les esprits retors et
difficultueux, qui se retranchent, se dérobent et mettent
tout le monde mal à l'aise : « 11 faut avoir en tout
l'esprit droit, disait-elle : on ne tue pas un monstre
caché. »
Pour fortifier ces dispositions chez les unes, les cor-
riger chez les autres, il n'est pas de soin qui lui paraisse
superflu. Elle connaît l'influence de la santé sur le ca-
ractère, l'action de la croissance, l'effet du régime. Elle
n'admet aucune mollesse, aucune douceur inutile;
mais elle interdit toute privation. La vie de Saint-Cyr
était simple et saine. Des lits durs; de l'eau froide en
toute saison pour la toilette, les petites exceptées;
peu ou point de feu que dans le grand besoin; des
pièces aux jupons de dessous ; aucun mets de recherche ;
— mais de bonnes couvertures, des vêtements chauds,
une nourriture abondante, aussi large pour les grandes
qu^elles le demandaient, même avec une portion de fa-
veur pour les grosses mangeuses ; pas de poires coupées
en quatre ni de viandes réchauffées trois fois; par-dessus
tout, comme assaisonnement, l'exercice, le mouvement
i26r L*ÉDUGATIOir DES FEMMES PAR LES FEMMES.
par le trayail physique, qui achèye de donner au corjps-
le bien-être nécessaire. De même pour ce que dans
recelé moderne on appelle V c hygiène morale » : des
règles générales qui soient reconnues de tout le monde;
mais, dans l'application de ces règles, beaucoup de sou-
plesse. Mme de Maintenon faisait la guerre aux maî-
tresses pointilleuses; elle n'entendait nullement qu*oir
cherchât à découvrir les fautes des enfants, qu'on épiât
les occasions pour les confondre; bien au contraire r
ne pas tout entendre, ou du moins ne pas montrer qu'on
entend tout, faire semblant d'ignorer ce qu'on peut, un
mot échappé, un rire hors de saison, une faute courte
et passagère; lorsqu'on n'a pu s'empêcher de voir,
se garder de toujours punir, distinguer entre les ré-
sistances ou les inadvertances du moment et les opi-
niâtretés ou les dissipations de fond : telles sont ses
recommandations continuelles. Elle poussait le précepte
sur ce point aussi loin que Fénelon. « 11 faut parfois,
disait-elle, laisser les enfants faire leur volonté, afin de
connaître leurs inclinations. » Et comme c'est lorsqu'ils
y pensent le moins qu'ils se révèlent le mieux, dans
son emploi du temps elle ménageait aux récréations une
place particulière. Une des maximes fondamentales des
Petites Écoles était qu'il faut entretenir l'enfant en belle
humeur. Mme de Maintenon, d'accord en cela avec
Port-Royal, insiste pour « qu'on gouverne avec gaieté ».
Ses moyens d'action étaient conformes à cette doc-
trine. Le principal était la raison, c Vous savez, écri-
vait-elle, que ma folie est de vouloir faire entendre rai-
son à tout le monde. » Elle estimait que c'est im langage
qu'on ne saurait tenir aux enfants ni trop tôt ni trop
Souvent; elle l'introduisait partout, dans la piété comme
HADÂVE DE MAINTENO!!). 127
dans le reste. Ame profondément religieuse, elle avait
fut de la religion le fondement de Saint-Cyr. Mais les.
règles de piété qu'elle prescriyait pour les enfants
n'avaient rien d'étroit ni d'excessif. Si on les laisse trop
longtemps à l'église, elle fait sévèrement l'observation
que ce n'est pas leur place. Elle plaisante sur les coli-
fichets et les agnus. Elle interdit les abstinences pro-
longées et les mortifications, c H ne s'agit point de
faire des religieuses, et pour celles qui auraient la vo-
cation, ce n'est pas le moyen de s'y préparer. Que la
piété qu'on leur inspire soit solide, simple, douce et
libre; qu'elle consiste plutôt dans l'innocence de leur
vie, dans la simplicité de leurs occupations, que dans les
austérités et les retraites. Quand une fille instruite dira
et pratiquera de perdre vêpres pour tenir compagnie à
son mari malade, tout le monde l'approuvera ; quand elle
aura pour principe qu'il faut honorer son père et sa
mère, quelque mauvais qu'ils soient, on ne se moquera
point; quand elle dira qu'une femme fait mieux d'élever
ses enfants et d'instruire ses domestiques que de passer
la matinée à Toratoire, on s'accommodera très bien de
cette religion, et elle la fera aimer et respecter. j> Elle
prêche le devoir c humainement ». Elle s'attache à
i'esprity non à la lettre. Elle ne permet pas surtout qu'on
trompe l'enfant. Si on lui parle d'histoires, c il ne faut
jamais lui en faire dont on ait à le désabuser plus tard,
mais toujours lui donner le vrai comme vrai, le faux
eonune faux ». C'est agir en contresens de àes instincts
et de son intérêt que de prendre de la peine pour
l'abaisser jusqu'à lui par un langage enfantin : on ne
l'en empare c qu'en l'élevant à soi aii moyen de la
taison 9, qui n'interdit d'ailleurs aucun agrément;
1-28 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
S'est-on trompé : il n'y a pas de honte à le reconnaître,
et il faut dire franchement : Mes enfants, je vous ai
tenu tel langage ; après y avoir bien pensé, je trouve
que j'ai eu tort et voici ce qui est vrai.
Mme de Maintenon ne nous dit point quel était, à
Saint-Cyr, le mode de récompense. Nous voyons seu-
lement dans ses lettres qu'on y donnait des prix, et
qu'elle s'en occupait comme de tout le reste ; nous y
voyons aussi qu'une bonne parole venant d'elle était
reçue comme le plus grand témoignage de satisfaction.
Au contraire, elle s'étend beaucoup sur ce qui touche
aux réprimandes et aux corrections. Elle n'aimait ni le
fouet ni les punitions violentes, bien qu'elle n'en défen-
dît pas absolument l'usage. C'est la conscience qu'elle
visait. Même dans cette forme de répression intelligente,
elle redoutait et prévenait les excès. Ses indications à cet
égard sont dignes de remarque. Les admonestations ou,
les punitions, pour être utiles, ne doivent être ni mul-
tipliées, ni infligées sur le coup; il importe d'y bien
considérer les circonstances, la disposition du moment,
le fond du caractère; il y a des jours malheureux où la,
maîtresse n'est pas préparée à punir, car il y faut de
la réflexion ; où l'enfant n'est pas préparé à recevoir la
punition, car il y faut le sentiment de la faute. Il est indis*
pensable de savoir attendre et compter avec le temps ;
et il ne sufSt pas d'être juste, il faut être bon. Patience,
vigilance, douceur, Mme de Maintenon voudrait fairei
graver ces trois mots sur les portes de toutes les cel-
lules. Elle croyait notamment à l'efficacité de la bonté*
« Vous parlez, dit-elle, à vos enfants avec une séche-
resse, un chagrin, une brusquerie qui vous fermera tous
les cœurs ; elles ont besoin de savoir que vous les aimezi
IIADÂME DE MAINTENON. 129
que TOUS êtes fôchée de leurs fautes pour leur propre
intérêt, et que tous êtes pleine d^espérance qu'elles se
corrigeront. » Enfin, dans ces procédés de justice af-
fectueuse, elle insistait particulièrement sur les distinc-
tions à observer entre les tempéraments. Pour les unes,
un regard suffira, pour les autres, un mot (et en géné-
ral les longs discours ne portent prs); pour celle-ci,
la répiimande publique, pour celle-là, une conyersa-
iion particulière. L'enfant se fait juge du traitement
qui lui est appliqué, et le châtiment ne lui- profite que
s'il répond au regret qu'il éprouve. L'essentiel est de
provoquer en lui ce retour sur soi-même, « de le faire
entrer en raison ».
X
La discipline que Mme de Maintenon appliquait à l'édu-
cation de Tesprit participait du même caractère. Les
Dames de Saint-Cyr lui demandaient un jour quel cas il
fallait faire de la mémoire, et elle répondait : « C'est un
talent qui a son utilité comme un autre, mais je ne
voudrais pas qu'on estimât une fille pour ce seul avan-
tage; une marque qu'il est peu solide, c'est qu'on l'at-
tribue à notre sexe, tandis qu'on réserve le jugement
aux hommes. Il vaut mieux que les enfants sachent
moins de choses et qu'elles les comprennent. y> Elle ne
se faisait pas illusion d'ailleurs sur ce qu'il est possible
d'obtenir, c II ne faut point forcer l'esprit des enfants,
disait-elle avec énergie, ni s.'opiniâtrer à les rendre toutes
des merveilles, car il est impossible que dans un aussi
130 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
grand nombre il n'y en ait pas d'un médiocre génie. »
Mais chez toutes elle voulaitque Teffort profitât à l'esprit.
Même dans les exemples d'écriture, — elle en avait
beaucoup tracé elle-même, — elle cherchait la pensée
morale, le conseil utile; elle ne permettait pas que
l'intelligence de l'enfant portât sur le vide. Elle recom-
mandait les explications simples, claires, bien à la por-
tée suivant l'âge, et appuyées sur des exemples ; elle met-
tait ses maîtresses en garde contre le verbiage, se moquait
de l'éloquence, poussait aux démonstrations succinctes
et en donnait des modèles d'une solidité supérieure. En
proscrivant les « écritures », dont on avait abusé, elle
n'avait pas entendu défendre que les demoiselles fus-
sent exercées à rédiger des lettres; mais elle ne tolérait
aucun développement oiseux, et exigeait que la parole
ne fût, selon le précepte de Fénelon, que le vêtement
de la pensée. Vêtement d'un tissu singulièrement souple
et nuancé, si l'on en juge par la correspondance de
quelques-unes de ses élèves, Mme de Caylus, Mlles d'Au-
male et Jeannette de Pincré, plus fidèles encore, il est
vrai, à son exemple qu'à ses principes. Mais alors même '^
cpie le talent n'y venait pas joindre ses grâces d'élec-
tion, quelle école pour l'esprit que ces habitudes de .
rectitude et de sobriété! Si la méthode était plus exacte '*
qu'attrayante pour des enfants, comme la sûreté en ra- ■
chetait heureusement la sécheresse! « Le principal pour 1'
bien écrire, disait Mme de Maintenon, est d'exprimer A<-
tout uniment ce qu'on pense : on ne trouve jamais l'es- j:
prit quand on le cherche. »
Mais où s'alimentera la pensée et comment Texpres*
fiion destinée à la rendre se façonnera-t-elle? Mme de
Maintenon excellait à ouvrir à l'intelligence des demoi* j!
1
UiDAVE DE UilNTENon. 151
f;elles les sources de la r<^i1exion. Si tes écrihiies
étaient devenues raies à Saint-Cyr, si la lecture surtout
était insulTisante et monotone — on n'avait plus guère
â sa disi»osition que Saint François de Sales et quelques
«crils de morale religieuse, — on y suppléait merveil-
leusement par ce que nous appelons les exercices oraui
de Inngage et de raisonnement. La pédagogie moderne
n'a sous ce rapport rien trouvé que les Dames de Saint-
Louis n'eussent, dans une certaine mesure, appliqué en
perfection. Je ne crois pas qu'à proprement parler
i aient jamais enseigné la grammaire autrement
! dans ses principes essentiels; l'orthographe deS'
selles — des plus grandes — n'était même pas
s Bùre, à en juger par les lettres que Mme de Slain-
^R lem' renvoyait corrigées de sa main : sans rien
Higer de ce qui pouvait être de conséquence pour
BCtitude du jugement, elle n'attachait qu'un intérêt
kadaire aux l'ègles de l'usage, si mal déQni encore
§Eon temps; mais elle recommandait d'étudier la
rue dans son génie, de pénétrer les (Inesses et de
■ir les nuances de l'expression. « Rien n'ouvre
r«âj)rit, disait-elle, que la dissertation des mots.
t un des moyens qui m'a le mieux réussi pour M. du
I Chez elle, elle faisait apprendre l'espagnol à
f de Villetle, < aucune étude ne lui paraissant plus
I pour comprendre le mécanisme de son propre
me que de le comparer avec celui d'un idiome étran-
». A ues exercices d'analyse étaient entremêlés ou
laient des exercices de synthèse grammaticale,
e de reproduction ou d'invention de phrases
I, d'un sens net et par là même toujours correctes,
Ifùsant que s'adapter à la pensée après i^ue
i
132 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
la pensée avait été bien éclaircie. Autant Mme de Main»
tenon faisait peu de cas des c discoureuses j», autant
elle se plaisait à mettre en lumière celles qui s'effor-
çaient d'arriver par l'intelligence des choses à la justesse^
du discours, et elle travaillait elle-même à les y for-
mer dans ses Entretiens ou par ses Proverbes et se&
Conversations,
Les Entreliens sont une œuvre sans précédents dans
notre littérature pédagogique. Soit qu'on fournît le
sujet, soit que Mme de Maintenon le choisît elle-même
d'après l'occasion ou le besoin du jour, voici quel en^
était le procédé : Une observation sur un fait qui s'était
produit, une règle de conduite générale, une maxime
particulière tétait proposée; Mme de Maintenon ouvrait
la discussion par une question simple, tirait de la
réponse une question nouvelle, sans jamais se con*
tenter d'une réponse indécise, provoquait tantôt une
remarque individuelle, tantôt une déclaration collective,
et peu à peu élargissait le champ; puis, quand elle
l'avait ainsi éclairé en tous sens, elle se donnait car-
rière, réglant son allure selon la force et l'âge des
maîtresses ou des demoiselles auxquelles elle s'adres»
sait, s'assujettissant à une sorte de plan ou s'en affran-
chissant pour battre les buissons, mais toujours les
yeux dans les yeux de son auditoire pour s'assurer
qu'elle était suivie, et s'acheroinant agréablement à des-
conclusions qu'elle faisait résumer ou qu'elle résumait
avec une clarté souveraine. Ce sont les Dames de Saint*
Louis qui nous ont conservé ces Entretiens, et l'exprès^
sion, heureuse d'ordinaire, n'est pourtant pas toujours
celle que Mme de Maintenon avait trouvée sur le vil. Le»-
Proverbes et les Conversations ^ conçus dans le mém^
MADAME DE MAINTENON. 133
«sprit et arrangés en forme de petites scènes que les
^élèves jouaient entre elles, sont de sa main. Si les Pro-
verbes — préparés pour les demoiselles les plus jeunes
— peuvent souvent paraître sans beaucoup de portée,
la plupart des Conversations aujourd'hui encore sont
intéressantes. Les meilleures contiennent des pensées
vraiment exquises de justesse, de gravité familière, par-
fois de bonne grâce ; plus d'une définition morale —
celles de la vertu, de la vraie noblesse, de la raison —
serait digne de figurer à côté des maximes de la Bruyère
ou de Yauvenargues; certains mots, certains tours
rappellent Pascal. Le caractère commun à toutes ces
compositions, c'est qu'elles avaient pour objet de déve-
lopper le jugement des demoiselles, en même temps que
de leur donner des habitudes de langage de bonne com-
pagnie, de les exercer tout à la fois à bien penser et à
bien dire.
Les Entretiens et les Conversations se prêtant aux
thèmes les plus divers, Mme de Maintenon s'en servait
pour ouvrir à ses élèves toutes sortes de vues sur le
monde. A de simples conseils de bienséance elle mêlait
des aperçus saisissants, souvent hardis. S'attendrait-on
à trouver dans un manuel d'éducation : une profession
de foi en faveur du libre échange, « loi naturelle entre
deux pays dont l'un produit du blé, l'autre du vin »; —
une déclaration de principes sur l'égalité de l'impôt,
auquel personne ne doit se dérober c en s'ingéniant à
Cadre valoir des motifs d'exemption »; — des réflexions
pressantes sur l'obligation du service militaire, sauve-
garde commune pour la sécurité du pays; — une
défense des pauvres, « qu'écrasent les tailles et les
corvées »; »- une apologie du mérite personnel, « qui
134 L'£DUC.4TI0N DES FEMMES PAR LES FEMMES.
peut seul soutenir la noblesse et qui la crée » ? Mme de
Maintenon faisait profit de tout, d'un incident, d'une
nouvelle, d'un mot qui avait échappé à elle ou à
d'autres, pour introduire un propos sage ou utile. Il
n'est pas jusqu'aux jeux — le prospectus de Saint-Cyr
en fait mention — qu'elle ne fit concourir à cette fin.
Elle aimait à voir « sauter, danser, courir, jouer aux
barres, aux quilles et autres remuements qui font
croître » ; elle fournissait et renouvelait incessamment,
en se plaignant et en s'amusant tout à la fois de la
dépense, les boîtes d'échecs et les damiers; mais elle
ne recommandait pas moins les « jeux d'esprit », qui
mettent les facultés en éveil, les aiguisent et les for-
tifient ; elle les considérait comme la continuation libre
et parfois comme le contrôle piquant des Proverbes ou
des Conversations.
A quoi devaient aboutir ces efforts « d'instruction
diversifiée:»? Mme de Maintenon n'en attendait pas
un résultat immédiat. Comme pour le développement
du caractère, elle comptait sur le concours du temps.
Elle suppliait les Dames de ne pas se presser, d'aller au
jour le jour, de prendre haleine, de ne pas chercher
à tout obtenir à la fois, de ne pas se prévenir en bien ou
en mal, en mal surtout. Elles avaient semé ; le grain
lèverait à son heure; peut-être ne verraient-elles pas
la récolte : telle ne commencerait ou n'aurait fini de
s'améliorer que lorsqu'elle aurait quitté Saint-Cyr;
mais qu'importe? L'éducation n'est-elle pas une œuvre
d'avenir?
Madame de maintenon. 135
XI
Tayenir, pour les demoiselles, c'était la vie;c'est en
vue de la vie qu'on leur « faisait ce trésor de maximes
droites et solides ». La transformation de la maison en
monastère n'en avait point changé le caractère originel ;
Féducalion était restée séculière : sur les H 21 de-
moiselles qui ont passé par Saint-Cyr de 1686 à 1793,
598 seulement sont devenues religieuses, 723 sont
entrées dans le monde. « La femme, avait dit Fénelon,
est chargée de l'éducation de ses enfants, des garçons
jusqu'à un certain Age, des filles jusqu'à ce qu'elles se
marient ou se fassent religieuses, de la conduite des
domestiques, de leurs mœurs, de leur service, du dé-
tail de la dépense, des moyens de tout faire avec écono-
mie et honorablement. » Mme de Maintenon mettait ce
programme en pratique. Saint-Cyr était une famille,
un ménage. Les grandes demoiselles habillaient, pei-
gnaient, nettoyaient les petites : chacune avait sa tâche
marquée, à l'infirmerie, à l'apothicairerie, à la lingerie,
au dortoir, au réfectoire; on faisait les lits, on frottait,
on époussetait. Les plus jeunes étaient employées à
éplucher les fleurs pour les sirops, à ramasser les fruits,
à préparer les légumes. Pendant les premières heures
de la matinée surtout, la maison était une véritable
ruche. Agir et travailler, travailler des bras énergique-
ment, était l'obligation commune. Et il eût fait beau
voir que l'on se refusât à aucune besogne, qu'on se
plaignît du froid, de la fumée, du vent, de la poussière.
153 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES PEIOIES.
des puanteurs, qu'on til la grimace pour une fenêtre on
une poi-lfi mal close, qu'on demandât d'apporter ce
qu'on pouvait aller prendre soi-même : Mme de Main-
tenon était là peulrêtre dans la chambre voisine, toute
prête à noter les négligences et à gourmander les
lâchetés. Cette activité domestique devait être consi-
dérée comme un honneur, bien loin de paraître une
peine. Elle en triomphait; elle aurait voulu qu'on vil
tout Saint-Cjr le balai à la main.
Même dans les travaux de couture elle distinguait
les ouvrages utiles. L'occupation manuelle était un
des grands moyens d'éducation de Saint-Cyr; on s'en
servait pour ramener les enfants au silence, pour
empêcher leur esprit de s'égarer. Mme de Maïntenon
ne connaissait pas de meilleure sauvegarde contre lea
dangers de l'oisiveté. Lorsqu'elle entreprit l'éducalion
de sa jeune belle-sœur, l'un de ses premiers soins filt
de lui faire enbepreniire une tapisserie de longue ha-
leine : a avec quelques lectures et quelques conversa»
tions, c'était la seule façon vraiment sûre de l'attacher
à son foyer i. Mme de Caylus, qui connaît si bien sa
tante. gUsse habilement, dans une lettre oâ elle lui fait
une demande de services, l'avis qu'elle commence une
broderie < qui la mènera loin ». En cela comme en
bien d'autres choses Mme de Maintenon fournissait
l'exemple avec le précepte : elle travaillait jusque dans
lus carrosses du roi. On conçoit donc que l'ouvrage
jouât dans son pian d'études un rôle considérable. Sur
dix lettres prises au hasard dans sa correspondance, on
peut être sûr d'en trouver au moins une où elle en
parle. Après la piété elle n'a peut-être pas de souci
plus cher; elle le poussait même à l'exagération. Dana
VADAVE DE HÂINTENON. 137
les deux dernières années de leurs études, les élèves
ii*ayaient guère d'autre besogne, en dehors des leçons
qu'elles étaient chargées de répéter à leurs jeunes com-
pagnes. Mais toutes les applications du travail manuel
ne convenaient pas à Mme de Maintenon ; elle n'admet-
tait ni c les ouvrages exquis et d'un trop grand dessin »,
ni c les travaux toujours les mêmes, travaux de mar-
chand, où l'on s'exerce à faire le mieux et le plus vite
pour assurer le gain » ; elle voulait de la couture utile,
variée, c passant du neuf au vieux, du beau au gros-
ner, des habits aux bonnets et aux coiffes , de la
vraie couture de ménage : il s'agissait d'appi^ndre à
raccommoder, à repriser, à broder, à tricoter, à tailler,
t à faire un peu de tout ». Elle ne permettait les
ouvrages de luxe qu'à l'occasion d'un besoin spécial,
tel que le renouvellement ou Torganisation du mobilier
d'une chapelle. Encore fallait-il revenir bien vite à Tor-
dinaire, c'est-à-dire à ce qui devait servir dans une
tuniUe chaque jour et toute la vie.
Ces Yues très réfléchies se rattachaient, dans l'esprit
de Mme de Maintenon, à Tidée qu'elle entendait donner
aux demoiselles de leur destinée. Une de ses préoccu-
pations les plus sensées était d'approprier Téducation
aux besoins. Elle avait en cela presque devancé Fé-
nelon. A Maintenon et à Rueil, n'ayant affaire encore
qu'à des garçons et à des filles de paysans, elle
avait conçu la pensée, nous l'avons vu, d'une sorte
d'enseignement professionnel : à Maintenon les gar-
çons étaient préparés aux travaux de la filature, pour
lesquels elle avait créé une fabrique ; à Rueil on faisait
faire aux filles de la grosse couture usuelle, et on leur
donnait des notions sur les métiers qui pouvaient leur
158 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
permettre de gagner leur pain. Il fallait même parfois^
entrer en lutte avec les familles, qui ne comprenaient
pas qu'on plaçât leurs filles chez une lingère ou chez^
une coiffeuse; mais Mme de Maintenon tenait bon.
Quand, plus tard, des institutions furent fondées, sur
le modèle de rétablissement de Saint-Louis, à Gomer»
iontaine et à Bisy, elle se défendit formellement d'y
admettre les mêmes programmes d'enseignement. Ce
n'est pas qu'elle voulût exclure aucune classe des bien-
faits de l'éducation : « Dieu, disait-elle, ne fait excep-
tion de personne ». Mais il s'agissait de bourgeoises,,
non plus de demoiselles. L'éducation pouvait être la
même, parce que les devoirs généraux sont les mêmes
pour tous, et qu'au regard de la conscience et de la
raison ils ne comportent pas de distinction; l'ins-
truction devait être autre^ parce qu'autres étaient les
intérêts. « Moins de beau langage et plus d'arithmé-
tique, répondait-elle à ceux qui la consultaient. Il faut
élever vos bourgeoises en bourgeoises. 11 ne leur faut
ni vers ni conversations ; il n'est point question de leur
orner l'esprit. Prêchez-leur les devoirs de la famille,
l'obéissance pour le mari, le soin des enfants, l'exemple*
à leur petit domestique, la modestie avec ceux qui
viennent acheter, la bonne foi dans le commerce, la
modération ; qu'elles édifient leurs parents, leurs amis,
leurs voisins. Il ne faut pas que le paysan fasse le bou^
geois, ni que le bourgeois fasse le gentilhomme; le
monde s'en moque et considère plus ceux qui demeu-
rent dans leur état et qui y vivent avec honneur et
probité. »
Tout en donnant aux demoiselles une instructioft
d'une portée plus haute, elle n'envisageait pas leur
MADAME DE MAINTENON. 13^
condition future avec moins de sagesse. Elle tenait la
main à ce qu'on ne leur fit perdre aucun des avantages
dont les avait douées la naissance ou la nature; elle
recommandait « qu'on renouvelât aussi souvent qu'il
était nécessaire les corps de celles dont le buste se
gâtait » et même qu'on les ménageât sur la couture si
la couture y était pour quelque chose. « Songez, écrivait-
elle aux maîtresses, songez au tort que vous faites à une
fille qui devient bossue par votre faute et, par là, hors
d'état de trouver ni mari, ni couvent, ni dame qui
veuille s'en charger. N'épargnez rien pour leur âme ni
pour leur taille ! » Mais c'est moins leur grâce dont le
soin la touchait, quelque parti qu'on en pût tirer, que
leur vigueur et leur santé. Elle ne se faisait aucun
scrupule de les obliger à raccommoder leurs bardes et
i user leurs robes ; elle ne voulait pas qu'elles s'habi-
tuassent à croire qu'il n'y aurait c qu'à prendre les
mesures pour avoir un habit neuf, ou à aller à la bou-
i tique pour faire des emplettes ». Elles étaient nées
demoiselles, mais pauvres demoiselles. Dans leur fa-
mille, qui les attendait? Un père ou une mère veufs,
infirmes, d'humeur bizarre peut-être, chargés d'enfants
dont elles accroîtraient le nombre et qu'elles auraient
i servir, faisant le marché, la cuisine et le reste. « Ici
je suis des heures avec vous à vous parler familière-
ment, ajoutait-elle ; mais, quand vous n'y serez plus,
tous ne pourrez même pas aborder la porte de ma
chambre; tout le monde vous repoussera.... Je ne veux
point insulter à votre misère; au contraire, je la res*
pecte, mais vous ne serez pas toujours avec des gens
qui la respecteront. Rien n'est présentement si méprisé
que la pauvre noblesse. ... L'argent est tout dans le
140 l*educâtion des femmes par les femmes.
temps où nous sommes, et la guerre n'a épargné per-
sonne : celles qui ont laissé leurs parents avec deux
mille livres de rente n'en trouveront peut-être pas
mille; celles qui en avaient mille n'en ont pas cinq
<;ents ; celles même qui étaient le mieux ne trouveront
grand'chose, et le plus grand nombre n'aura rien du
tout. » On comptait sur la dot du roi. Mais môme avec
<;ette dot, que pouvait-on espérer? Un établissement en
province, au tond de quelque campagne, dans un petit
domaine, avec quelques poules, une vache, des din-
dons, et des dindons pas pour toutes encore : « heu-
reuses les dindonnières ! » Au fond, c'est par raison,
bien plus que par inclination naturelle, que Mme d©
Maintenon les entretenait du mariage. A celles qui
rêvaient d'indépendance et de divertissements elle
montrait qu'il n'est point d'état plus soumis à sujétion. :
« Être libre? et qui donc est libre? Pensez-vous que le '
roi est libre, qu'il se lève quand il veut? On entre tous
les jours dans sa chambre à sept heures trois quarts,
ei, qu'il dorme ou non, on l'éveille.... S'il vous arrivait
de dire que vous mouriez d'envie de sortir du couvent |
pour être plus libres, comptez que pas un homme ne t
voudra de vous.... » Et elle leur expliquait que tout est f
grave dans le mariage et qu'il n'y a pas de quoi rire, i
Elle ne craignait pas de leur faire entrevoir le tableiku j
du foyer conjugal désert, le mari étant à l'armée pour ■
son devoir, peut-être à la ville ou à la cour pour son
plaisir: surtout elle les prévenait contre les périls des
coquetteries de langage, des commerces d'esprit où,
sans le vouloir, le cœur s'engage et que suit le scandale.
Cependant ce n'est qu'aux têtes légères qu'elle tenait
d'ordinaire ce langage. Si elle ne cherche jamais à dorer
MADAME DE MAIM'ENON. i4t
la réalité y ses conseils sur le mariage sont générale-
ment pénétrés d'un sentiment plus doux, c Soyez,
écrit-elle à une de ses préférées en lui envoyant son
cadeau de noce, soyez une bonne dame de campagne,
bonne chrétienne^ bonne femme, bonne fille, bonne
mère, bonne maîtresse... : irons ne serez heureuse que
par là; mais par là tous serez heureuse. » Idéal mo-
deste, mais paisible et honnête, de la vie de petite
noblesse provinciale telle que la comprenait Fénelon»
telle qu'elle l'avait elle-même connue dans son enfance
et auquel, à en juger par les résultats, l'éducation de
Saint-Cyr répondait pleinement. Dans un de ses jours
de sévérité, Mme de Maintenon, se plaignant de la
corruption du siècle, disait qu'il y avait peu de jeunes
filles de vingt ans dont le monde n'eût parlé, tandis
que, comme elle le reconnaît elle-même, on recher-
chait les pensionnaires de Saint-Louis pour leur solidité.
Cette vie de devoir tout uni n'excluait pas d'ailleurs les^
sentiments larges et généreux. La discipline de Saint-
Cyr, même après la réforme, n'avait rien de la réclusion.
Mme de Maintenon, racontant un de ses voyages à son
firère, se moquait agréablement « des badaudes de Paris^
qui avaient trouvé le monde grand dès qu'elles étaient
tfrivées à Étampes » ; et, toujours conduite par ce
principe, que les demoiselles étaient destinées à vivre
à ciel ouvert, elle ne faisait pas difficulté de les habi-
tuer à une certaine liberté; elle les laissait aller dans le
village assister les afQigés, consoler les malades, donner
un bouillon à l'un, refaire le lit de l'autre; elle voulait
c qu'on attirât à soi ceux qui souffrent jusqu'à leur
donner, quand il était possible, l'hospitalité ». Bien
plus, elle avait sur le rapprochement des classes
"V
1*S L'ÉDUCiTIOH DES FEMMES PAR LES FfcHMES.
sociales des idées que bien peu, parmi les meilleurs
eqirils de son temps, élaient en état de concevoir. C'est
dans les premières années du dix-huitième siècle qu'elle
écrivait : « Quand on ne marquera jamais de mépris |
pour ta bourgeoise et pour la paysanne, elles soiiiïii- l
ront qu'on ne les traite pas en demoiselles; quand la
grande demoiselle peignera la bourgeoise qui est trop j
petite pour le faire elle-même, les autres verront que |i
c'est la raison qui la fait agir et non pas la hautfiurt
quand la demoiselle montrera à lire à la bourgeoise, b
bourgeoise se portera à rendre service à la demoî-
si:lle. i Mme de Maintenon élevait le cœur des demoi-
selles au-dessus des préjugés et des passions. La mère I'
de deus d'entre elles ayant eu la tête tranchée pour crimo
politique, elle prenait sa défense, s'opposait au renvoi
des enfants qui lui clait demandé, et entrait presque en
colère à la seule pensée qu'elles pussent être moins
honorées, moins aimées que les autres: « Quoi! nous
laisserons croire que le crime passe aux enfants et nous
ne donnerons pas à nos filles les vraies idées qu'il faut
avoir sur chaque chose! s C'étaient là les enseignements
dont les demoiselles de Saint-Cyr remportaient dons
leur province l'impression salutaire, et n'y a-t-il paa
quelque raison de penser qu'en les répaiiilant autour
d'elles, elles contrihuérent à faire entrer une partie de
la noblesse dans ce grand courant de générosité sociale
qui, dans l'histoire, a pris le nom d'esprit de 1789!
Peu soucieuse, trop peu soucieuse de faire lemonler les
élèves dans la vie du passé, Mme de Maintenon n'hésitait
pas à les associer aux préoccupations les plus graves du
présent. A quatre-vingt-deux ans, dans une sorte de leçon
d'histoire contemporaine, elle leur traçait en qurign», Il
MADAME DE MAINTENON. 443
traits vigoureux les portraits de Condé, de Turennc, du
cardinal Mazarin, de Colbert, de Louvois, et dressait le
tableau de leur administration ou de leurs campagnes.
Pendant la guerre de la succession d'Espagne elle leur
envoyait les bulletins de Tannée, leur expliquait les
marches, les entretenait presque jour par jour de ses
angoisses et de ses espérances. On priait à Saint-Cyr à
la suite de nos défaites , on célébrait nos moindres vic-
toires ; en leur annonçant la nouvelle de la bataille de
Denain, Mme de Maintenon leur faisait parvenir un
programme de fête pour la récréation. « Vive Sainl-
Gyr, s'écriait-elle dans un élan où a son attachement
pour son œuvre de prédilection s'unissait un vif et sin-
cère sentiment de patriotisme ; puisse-t-il durer autant
que la France, et la France autant que le monde ! »
Et ce criy dont Fécho retentit encore dans les Mémoires,
faisait battre à l'unisson tous les cœurs. « Ce qui me
plait dans les Dames de Saint-Louis, disait Louis XIV,
c'est qu'elles aiment l'État, quoiqu'elles haïssent le
monde : elles sont bonnes religieuses e' bonnes Fran-
çaises. M
XII
Tels étaient les principes qui présidaient à l'éduca-
tion de Saint-Cyr. Mais pour apprécier l'action de
Mme de Maintenon, il faut l'étudier de plus près encore
et entrer dans le détail même de l'organisation géné-
rale et de la vie quotidienne de la maison.
La communauté de Saint-Louis comprenait quatre-
444 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMHES.
vingts personnes, dont quarante Dames, professes ou
novices, choisies parmi les anciennes élèves. Les qua-
rante Dames se partageaient les charges, réparties en
vingtrcinq grandes et quinze petites.. Les grandes char-
ges — appelées aussi charges à^officières ou de con»
seillèreSf parce qu'elles répondaient aux principaux of-
fices et que celles qui en étaient investies formaient le
conseil du dedans, — étaient celles de la supérieure,
de l'assistante, de la maîtresse des novices, de la mai-
tresse générale des classes, de la dépositaire ou inten-
dante générale. Parmi les petites charges, les princi-
pales étaient celles des maîtresses des classes, de la
maîtresse du chœur, de l'économe, de la secrétaire, de
la maîtresse générale des ouvrages, de la maîtresse gé-
nérale des habits, de la maîtresse du linge, de l'infir-
mière, de la bibliothécaire, etc., etc. Les grandes char-
ges étaient données à l'élection au scrutin secret; on
était élu pour trois ans. Les petites charges étaient à la
nomination de la supérieure générale, qui devait tou-
tefois prendre Tavis du conseil du dedans. Le conseil
du dedans connaissait des affaires intérieures de la
communauté que lui soumettait la supérieure. Pour les
autres, la supérieure était placée sous la surveillance,
au spirituel, de l'évéque de Chartres, au temporel, d'un
conseiller d'État nommé par le roi; c'était ce qu'on
appelait le conseil du dehors.
Les élèves étaient au nombre de deux cent cinquante,
toutes boursières, l'éducation de Saint-Cyr étant « dés-
intéressée ». C'est une condition que les Dames ai-
maient à relever, pour en faire sentir aux demoiselles
le bienfait. Le roi seul nommait aux bourses ; Mme de
Haintenon « avait voulu lui en laisser tout le plaisir »•
MADAME DE MATNTENON. 145
On entrait dans la maison de sept à dix ans ; on n'en
sortait qu'à vingt.
Les demoiselles étaient séparées, suivant leur Age,
en quatre classes, distinguées par la couleur d'un rubaa
attaché sur la robe d'uniforme, qui était noire. La classe
rovge comprenait cinquante-six élèves au-dessous de
dix ans; la classe verle^ cinquante-six, de onze à
treize ans; la classe jaune, soixante-cinq, de quatorze
i seize; la classe bleue ^ soixante-treize, de dix-sept à
vingt. Chaque classe était partagée en cinq ou six bandes
ou familles de huit ou dix élèves, groupées d'après le
degré de leur instruction. A la tète de chaque bande
était un chef ou mère de famille, assistée d'une aide
ou suppléante. Les deux grandes classes fournissaient
huit ou dix élèves qui servaient de monitrices dans
les deux petites et dont l'insigne était le ruban cou-
leur de feu. Vingt autres remplissaient le mémo
office dans toutes les classes et perlaient le ruban
noir.
L'emploi du temps et le programme des études étaient
réglés avec une grande précision. A six heures, lever
et soins de ménage; à huit heures, messe; de huit
heures et demie à midi, classes et études; à midi,
dîner, puis récréation jusqu'à deux heures ; de deux à six
heures, classes et études; ensuite récréation, souper et
couchera neuf heures. — Le programme de l'enseigne-
ment comprenait : dans la classe rouge, la lecture, l'écri-
ture, le calcul, les éléments de la grammaire, le caté-
chisme et l'histoire sainte; dans la classe vei^e, les
mêmes matières, et en outre la musique et des notions
d'histoire, de géographie et de mythologie ; dans la classe
jaunCf les mêmes matières, avec des développements
\0
146 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
étendus pour la langue française, la religion et la n)u<
sique^plus le dessin et la danse; enfin dans la classe
bleuCy consacrée particulièrement aux exercices de
langue et d'éducation morale, les travaux manuels,
nous le savons, occupaient une place essentielle.
Dans cet ensemble ainsi ordonné, chaque année con-
servait sa physionomie distincte. Les rouges et les
verlesj comme les peuples heureux, n'ont pas d'histoire.
11 n'en est pas de même des jaunes et des bleues. Au
moment de la réforme, les bleues s'étaient monté la
tête : après avoir chanté les chœurs à'Esther et dUAthaliey
il leur en coûtait de psalmodier les litanies. De temps à
autre elles avaient des boufTées d'indépendance, elles
sentaient venir l'époque de leur affranchissement; mais
on pouvait faire appel à leur jugement déjà plus mûr :
Mme de Maintenon les citait souvent en exemple. C'étaient
les jaunes dont les légèretés, les bizarreries, les opi-
niâtretés offraient le moins de prise à la raison; elles
appartenaient à l'âge de la transition, à l'âge ingrat où
l'esprit n'est pas encore rassis, ni le caractère réglé.
Mme de Maintenon, qui s'obligea à faire successivement
toutes les classes, les conserva plus longtemps que les
autres, et elle en fut fatiguée jusqu'à se montrer par-
fois découragée. Elle aimait davantage les couleurs de
feUy qu'on choisissait dans l'élite. Mais ses préférées
étaient les noires j celles qui participaient soit à la direc-
tion des classes, soit à la direction générale de la mai-
son. C'étaient elles qui formaient le corps où d'ordi-
naire se recrutaient les novices; lorsqu'elles sortaient
de la maison pour se marier, on leur donnait une dot
plus forte qu'aux autres. Mme de Maintenon craignait
toujours qu'on n'abusât de leur bonne volonté, c Sur-
MADAME DE HAINTENON. 147
tout ménagez vos noires^ répétait-elle souvent, c'est
notre honneur et notre force. »
H n'existait cependant de privilège pour personne;
on n'avait égard ni à l'âge, ni à la naissance, ni à la
protection. Mme de Maintenon se félicitait de voir se»
propres parentes traitées comme les autres. Toute élève
avait dans sa classe une table à part, ses obligations-
propres, une responsabilité personnelle. On cherchait
à développer ce sentiment dans la conscience de&
demoiselles : à chacune suivant ses mérites. Le règle-
ment était particulièrement sévère pour l'esprit de
révolte, l'esprit de dépravation ou ce qu'on appelait
Tesprit de nouveauté en matière de religion. C'était au
contraire le suprême honneur d'être admise à participer
8oil à l'enseignement, soit à la surveillance : on usait
beaucoup, à Saint-Cyr, des procédés d'éducation mu-
taelle. Mme de Maintenon les appréciait, pour les-
maitresses comme un soulagement nécessaire, pour les^
demoiselles comme le moyen le plus efficace de com-
mencer l'apprentissage de la maternité.
UU
(Test cet ordre qu'il avait fallu organiser et soutenir.
Pour l'organiser, Mme de Maintenon ne disposait, à
l'inîgine, d'aucune ressource. Noisy lui avait fourni les
cadres des classes; mais les maîtresses faisaient défaut.
Presque au lendemain de la translation, elle avait été
obligée de se séparer de Mme de Brinon, dont Texpé-
rience, si elle eût été plus sûre, aurait pu l'aider à les
148 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
former. Mme Loubert, qui Tavait remplacée, avait à
peine vingtrdeux ans, et la maturité de celles qui lui
servaient de conseil n'était guère plus avancée. Règle-
ments, traditions, tout était à faire. On n'avait même
pas Texemple des couvents, puisqu'il s'agissait de rompre
avec les pratiques des couvents. Mme de Maintenon
était pénétrée du sentiment de ces difficultés. Elle com-
prenait admirablement surtout que les instructions les
plus précises, se fussent-elles par miracle trouvées
rédigées, ne pouvaient suffire. « Tout consiste dans la
sagesse des Dames, disait-elle : avec cela, les choses
iront bien; sans cela, nous aurons beau établir des
règles, nous ne ferons rien qui vaille. » II s'agissait de
créer l'ame de la maison. C'est la partie la plus per-
sonnelle et non la moins remarquable de son œuvre
pédagogique.
Après avoir défini en quelques lignes dans des espèces
de mémentos sommaires les principes de l'institution,
elle s'imposa la tâche de les interpréter, de les éclai^
cir, de les développer, au jour le jour, suivant les
besoins, écrivant, tantôt aux unes, tantôt aux autres,
des lettres que l'on se communiquait, s'adressant aussi
en certaines circonstances à tout le monde à la fois.
En 1696 les Dames, comprenant le parti qu'elles pou-
vaient tirer de ces instructions pour leur édification
propre et pour la préparation des novices, en firent
faire des copies. On rassembla tout ce que l'on pot
découvrir, les billets familiers comme les autres, ceui
même où se trouvaient moins d'encouragements flatteurs
que de critiques utiles, et on les relia en volumes, qui
fiirent déposés dans la bibliothèque de la communauté*
Plus tard vinrent s'y joindre au fur et à mesure lei
NADAHE DE MÂINTENON. 149
lettres et les entretiens conçus dans la même pensée de
direction. L'ensemble constitue le fonds sur lequel
Saint-Cyr a vécu pendant un siècle. Pour nous rap-
procher des usages et de la langue d'aujourd'hui, c'est
ee qu'on pourrait intituler le cours normal de Mme de
Ihintenon. En Toici les principales dispositions.
La première maxime inculquée aux Dames de Saint-
Cyr était que « tout doit céder à l'éducation des demoi-
selles >. Le Toeu par lequel elles s'engageaient à cet
égard, bien qu'il ne fât prêté que le quatrième, passait
en réalité avant tous les autres. C'est par là qu'elles
se distinguaient des religieuses ordinaires; c'était la fin
de leur institution. Pour y rester fidèle, il n'était rien
i quoi on ne fût excusable de manquer : office, prière
on jeûne; rien qu'on ne dût y ramener, travail et
repos. Les demoiselles étaient dans la maison « ce que
lont les pauvres dans les hôpitaux, les séminaristes dans
les séminaires, les externes aux Ursulines, les écoliers
dans les collèges ; c'est par rapport à elles que devait
être déterminée l'occupation du jour et de la nuit » .
En entrant à Saint-Cyr, on prenait charge d'âmes;
on en répondait devant Dieu. Les instructions com-
mettaient aux maltresses le devoir de suivre, de
gouverner les demoiselles en tous lieux et dans tous les
exercices, à l'église, aux classes, dans les jardins, au
réfectoire, au dortoir, où elles couchaient auprès d'elles,
aux récréations, où, «touten se jouant, on peut jeter de
ri bonnes maximes » ; elles leur recommandaient en outre
de ne se rebuter, de ne se dégoûter de rien : de a ré-
chauffer les enfants dans leurs frissons, de les essuyer
dans leurs sueurs, de s'enfermer avec elles dans leurs
maladies contagieuses >• La règle du sacrifice ne pou-
150 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAU LES FEMMES.
Yait être trop complète : « le mot d'élever s'étend à
tous les soins des mères ». Et cependant il était impos-
sible à la règle elle-même de tout prévoir : il y a des
devoirs en dehors et au-dessus de la règle ; « ce qui fait
que le devoir d'éducation est une des plus grandes aus*
térités que l'on puisse pratiquer, c'est qu'il n'admet point
de relâche > . La maîtresse, en même temps qu'elle est
appelée par sa vocation à sortir de soi, à s'oublier, est
tenue de s'observer sans cesse : un mot, un regard qui
lui échappe à contretemps et que l'enfant ne manquera
pas de saisir, peut compromettre le prestige ou le
caractère de son autorité. « Il n'y a personne devant qui
j'aurais plus rougi de faire une faute — disait Mme de
Maintenon qui ne craint jamais de se citer en exemple —
que devant M. le duc du Maine. » Ce n'était même pas
assez encore que cette vigilance toujours en quête pour
prévenir ses propres défaillances ou corriger celles des
demoiselles; on y devait joindre une vertu agissante. Si
les impatientes ont tort de ne pas faire la part du temps
dans les progrès qu'elles attendent, plus grave est le
tort des indifférentes qui ne préparent pas le travail du
temps par un effort de tous les moments. « Il faut
remuer les passions des enfants avec discrétion, mais il
faut les remuer pour arriver à les connaître et être en
mesure de les combattre. Ne s'est*il point passé de jour
que vous n'ayez donné une bonne maxime à votre classe?
Ne vous êtes-vous point couchée que vous ne puissiez
vous dire que vous avez attaqué quelque défaut, fait
«imer quelque vertu, éclairé ou redressé quelque con-
science, conseillé et obtenu un acte de raison ; alors
seulement vous aurez le droit de vous rendre témoi-
gnage et d'être contente de vous. »
MADAME DE MAINTENON. 151
Toutefois cette action personnelle ne pouvait être
YTaiment bonne qu'autant qu'elle se rattachait et se
subordonnait à l'action générale. C'est le second prin-
cipe de Mme de Maintenon. « L'intelligence et l'uni-
formité des maîtresses, disait-elle, sont le capital dans
le gouvernement d'une maison. » A bien faire isolé-
ment, on ne fait rien qui profite. De la première à la
demière il est nécessaire que « toutes les Dames se
tiennent dans une grande union, en sorte que les
demoiselles se sentent enveloppées dans le même esprit y> .
Que chacmie garde son caractère : c'est par là qu'elle
Tant; mais il n'est permis à personne d'être singulière,
de tirer à soi, de ne faire que ce qui lui convient et
comme il lui convient. « On doit dire aux demoiselles,
à l'infirmerie, au garde-meuble, à la porte et à l'apothi-
cairerie, ce qu'on leur dit dans les classes, et avoir
toutes les mêmes règles d'éducation, quoiqu'on y soit
employé différemment. » C'est vainement qu'on se re-
trancherait sur sa bonne volonté et sur ses lumières.
Où il y a discordance, le trouble s'introduit. Pour ne
pas connaître les causes de ces désordres, les demoiselles
n'en subissent pas moins les effets. A la supérieure
d'établii* l'accord dans la maison, à la maîtresse géné-
rale de chaque classe de l'établir dans la classe, aux
autres de suivre : l'unité de direction est la force de
l'éducation.
C'est dans cette pensée qu'étaient réglés les rapports
des élèves avec les maîtresses. Les attachements ten-
dres et durables étaient proscrits à Saint-Cyr. Dès
qu'une enfant avait quitté une classe, elle cessait com-
plètement d'appartenir à celle qui la dirigeait. Sur ce
point, comme sur tous ceux qui touchent à certaines
152 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
délicatesses de Tâme, Mme de Maintenon va jusqu'aux
limites extrêmes de la fermeté. « Il faut apprendre
aux demoiselles à aimer raisonnablement, comme on
leur apprend autre chose. Ce n'est qu'eu se faisant
aimer sans doute qu'on se fait obéir; mais on ne se
fait vraiment aimer qu'en se faisant estimer. ]» L'atta-
chement au devoir, à la justice, à la raison, aux vérités
utiles, l'amour du bien pour le bien, voilà les fonde-
ments de la discipline que l'on respecte : la solidité
dans la conduite d'abord, les douceurs du sentiment
après, quand elles ne peuvent plus être nuisibles et
pourvu qu'elles ne sortent jamais de la mesure.
Un troisième devoir essentiel s'imposait aux maî-
tresses à l'égard des demoiselles : la sincérité.
L'adoption de Saint-Cyr était une adoption complète.
On ne demandait aux familles ni sacrifice ni concours;
à peine les laissait-on voir leurs enfants quatre fois
l'an, au parloir, en présence d'une surveillante ; et
cette sévérité qui nous étonne avait, comparativement
à la règle des couvents, un caractère de tolérance.
Mais quels pouvaient être les résultats de ces vi-
sites, alors même qu'il s'y joignait de temps à autre
des lettres, toujours soumises d'ailleurs à un con-
trôle? Les demoiselles appartenaient à la maison qui,
pendant dix ans pour le plus grand nombre, pendant
treize pour quelques-unes, les possédait tout entières.
C'était donc un devoir d'honnêteté rigoureuse de les
éclairer sans complaisance. D'ailleurs il ne s'agissait
pas seulement d'elles-mêmes. Religieuses ou séculières,
elles devaient servir à répandre dans le royaume l'édu-
cation qu'elles recevaient; chacune d'elles était une
semence de vertu : seconde et puissante raison pour
MADAME DE MAINTENON. 155
les garder de concevoir des illusions sur leurs talents,
de s^attribuer des mérites qu'elles n'avaient point.
Mme de Maintenon qui, dans les voyages où elle suivait
le roi, se faisait envoyer les notes, surtout celles des
jaunes et des bleues^ exigeait qu'ejles fussent toujours
exactes et que les inléressées les connussent. Si on lui
adressait quelque composition, elle flairait les correc-
tions et les retouches. Elle en riait quelquefois : « Je
voudrais bien savoir combien de brouillons ma sœur de
Rouy a faits et qui lui a tenu la main; car Solar (c'était
une élève qu'elle avait prise pour secrétaire) me rend
fort défiante des beaux ouvrages de ces demoiselles » ;
elle s'en fâchait le plus souvent : elle ne voulait pas de
ce qu'elle appelle une éducation extérieure et de se-
cours. C'est le fond qu'elle demande qu'on attaque et
qu'on montre, le fond avec ses imperfections, mais avec
sa probité, le fond qui ne trompe personne, ni les
autres, ni soi.
Toutes ces vertus professionnelles pouvaient tirer du
sentiment de l'abnégation religieuse une partie de leur
force; mais ce sentiment devait, comme les autres,
rester simple, sage, sans emportement ni subtilité.
De tout temps le danger avait été dans les excès
de zèle. Il s'était accru après la transformation de
l'institution en monastère. L'invasion des idées de
SIme Guyon l'avait rendu menaçant. C'est une dame
de Saint-Cyr qui avait introduit « les nouveautés »,
Mme de la Maisonfort, fort goûtée d'abord de Mme de
Maintenon, chez qui l'habitude d'une discrétion voulue
n'avait jamais complètement amorti la promptitude à
la confiance. Mme de la Maisonfort avait été bientôt
éconduite ^ mais tout l'esprit du quiétisme n'était pas
154 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
sorti de la maison avec elle. On se complaisait dans les
raffinements d'analyse intérieure, on recherchait « les
délicatesses de grâce d'état, les beaux procédés, les
ragoûts d'oraison 2> ; on était tout à l'esprit, ne voulant
rien accepter, rien entendre qui n'en portât la marque.
Mme de Maintenon faisait la guerre, une rude guerre, i
CCS précieuses de religion. Elle la faisait en vue des de-
moiselles, que l'exemple pouvait entraîner dans des
voies funestes; elle la faisait pour les maîtresses elles-
mêmes, que cette agitation maladive détournait de leur
•devoir. L'esprit religieux était chez elle robuste et sain.
Dans les supérieures elle cherchait le bon sens ; dans les
novices, l'ouverture de cœur et la simplicité. A l'égard
des Dames comme à l'égard des demoiselles, elle était
«ans pitié pour les fausses pudeurs : le jour où elle s'é-
gayait aux dépens de la classe jaune qui avait rougi
«n entendant le mot de « culotte », ou de la classe bleue
devant laquelle on n'osait prononcer le mot de « ma-
riage », le trait atteignait les maîtresses en même temps
que les élèves. Au fond, ces effarouchements puérils ne
l'inquiétaient pas. Mais ce qu'elle surveillait avec une pré-
occupation inquiète, c'était le développement des dispo-
sitions au mysticisme. Elle en démêlait admirablement
les ressorts cachés, elle en mettait à nu l'orgueil secret.
Dans ces retours de la conscience sur elle-même, « dans
ces picotements, ces scrupules », elle savait trouver el
n'hésitait pas à démasquer l'amour-propre « qui s'é-
pluche pour se satisfaire et qui aime mieux se tour-
menter que s'oublier ». A la piété qui enfle l'esprit
et le dégoûte, elle opposait la piété qui inspire les sen-
timents généreux ; à la fausse simplicité dont on s'en-
oigueillit, la simplicité vraie qui fait qu'on se renonce.
MADAME DE MATNTENON. 155
tux rêveries tendues qui attristent et épuisent, « les
débandements d'imagination et les relâchements de
galté >; à la religion spéculative, la religion d'action.
a Vous ne pouvez pas avoir de plus mauvaise compa-
gnie que vous-même, répète-t-elle dans ses Lettres
édifiantes ; sortez de votre intérieur ; soyez à tout le
mondot au lieu d'être à vous seule ; ne vous abîmez
point dans des bagatelles, et faites bonnement ce que
vous avez à faire. Les devoirs d'état sont la véritable
piété, n n'y a point de haire ni de cilice qui vaille une
occupation régulièrement remplie. Un retranchement
de réponses sèches, fières et rudes, un sincère abandon
au bien d'autrui vaut mieux que tous les jeûnes et que
tous les appétits de perfectionnement déraisonnable.
Une médecine donnée dans l'obéissance suivant votre
^îharge» dans l'apothicairerie, vous sera plus utile et
meilleure qu'une oraison hors d'oeuvre, et c'est ce bon
«sprit-Ià que je voudrais établir dans la maison. j>
Toutes les maîtresses n'étaient pas en état de rece-
Toir le même conseil de la même façon. A l'origine
surtout» les Dames étaient de provenance et de com-
plexion très diverses. Mme de Maintcnon prenait le ton
a?ec chacune d'elles : avec Mme de Saint-Pars dont
l'esprit un peu lourd, même dans la subtilité, n'était
guère fait pour quitter terre, comme avec Mme de Bouju,
sa chère Jaune^ dont l'esprit éthéré n'avait jamais fait
que deux élèves, devenues folles par excès de scrupule ;
avec Mme du Radouay, intelligence fîne qui aimait à
se rendre compte par le menu, comme avec Mme du
Veilhan, âme vaillante qu'exaltaient les bulletins de
campagne. Parmi les maîtresses de la première époque,
<iuelques-unes s'étaient ;)ai'ticulièrement attiré son in-
156 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
térêt : Mme de Brinon, Mme de Fontaine, Mme du Pérou,
Mme de Saint-Aubin, Mme de Bei^al, Mme de Monta-
lambert, Mme de la Maisonfort, Mme de Glapion; —
Mme de Brinon, une grande dame qui n'avait jamais
voulu cesser de l'être, d'humeur hautaine, d'esprit en-
treprenant, aimant l'éclat, le bruit, les fêtes, composant
des tragédies pour Saint-Cyr avant Racine et emprun-
tant à Fagon ses formules, une sorte de femme savante,
avec du fond et de la grâce, assez en cour auprès
de Louis XIY, qui ne manquait pas d'indulgence pour
ses hardiesses et qui l'avait consultée pour la rédaction
des constitutions, mais dont il fallut se séparer pourtant
parce qu'elle aurait « définitivement tout gâté », et
avec laquelle il n'y eut jamais rupture, parce qu'elle
sut toujours se soutenir par son esprit de ressources et
de bonne compagnie; — Mme de Fontaine, la première
supérieure générale nommée après la transformation de
Saint-Cyr, d'intelligence droite et élevée, de caractère
accommodant et fidèle dans l'obéissance, tout à fait
propre à exécuter un plan de réforme, instruite et mieux
préparée à l'enseignement qu'elle avait fourni dans la
classe bleue qu'à la haute direction de la maison, d'une
beauté remarquable et telle que, « Madame lui ayant mis
un jour, par forme de jeu, une coiffure de cour, elle la
lui enleva bien vite de peur qu'elle ne se vît et ne se rendît
compte de Tadmiration qu'elle excitait » ; — Mme du
Pérou, arrivée en pleine maturité au gouvernement de
l'établissement et élevée huit fois au généralat, rassise
et sage comme Mme de Fontaine, avec plus d'ouverture;
— Mme de Saint-Aubin, qui, enlevée à la fleur de l'âge
et ayant été la première que la communauté eût perdue,
avait laissé dans tous les cœurs un souvenir gracieux;
yADAHE DE MAINTENON. 157
— Mme de Berval, sérieuse et avisée, capable détenir
la plume (ce fut elle qui mit en ordre les Lettres et les
Entretiens)f mais cherchant ses aises, aimant son indé-
pendance et se faisant trop souvent rappeler à Tobser-
?ation des règles qui lui pesaient; — Mme de Monta-
lambert, une singulière, toujours en quête de perfection
idéale et de voies extraordinaires, illuminée et super-
stitieuse, qui n'ouvrait les lettres de Mme de Maintenon
que devant le saint sacrement, après avoir invoqué le
Saint-Esprit pour obtenir la grâce d'en profiter, et à qui
c Madame, que ce jeu désobligeait fort, envoya un jour
on gros paquet où il n'y avait que ces mots : a Je
c souhaite que votre rhume passe ; ma santé est bonne )!> ;
— Mme de la Maisonfort, la chanoinesse, associée aux
premiers efforts de Mme de Brinon et née pour s'en-
tendre avec elle, persuadée qu'elle faisait merveille «c en
remplissant l'esprit des demoiselles des histoires pro-
fanes, des fables des fausses divinités, des philosophes
et choses semblables »; « éprise bientôt après, du pre-
mier coup, de Mme Guyon, de ses élans, de ses mou-
vements subits, de ses renoncements, et qui portait
son vol si haut que nul ne la pouvait suivre 2> , cœur
ardent, intelligence sans équilibre ; — enfin Mme de
Glapion, la perle de Saint-Cyr, dont les défauts auraient
été des vertus chez les autres, joignant une âme délicate
et tendre à un savoir étendu, ayant étudié avec profit
la médecine, la chirurgie, la pharmacie, la botanique,
maîtresse de classe originale, qui aurait voulu, pour le
catéchisme comme pour le reste, qu'on se bornât à
suivre l'enfant de question en question, de curiosité en
curiosité ; mais se laissant attacher à l'apothicairerie
pendant quatre ans « pour s'amortir »; infirmière adorée
158 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
de ses malades ; supérieure remarquable, élue Tannée
même de la mort de Louis XIY, et entre les mains de
qui Mme de Maintenon laissa l'aTenir de sa chère maison
avec confiance : la seule, disait-elle, qui n'eût en rien
trompé ses espérances, et qui la représentait si bien
dans ses grâces solides que, d'après les Mémoires des
Dames, pendant dix ans on crut la voir en elle, tou-
jours vivante.
XIV
Ces conseils si pressants, ces directions si précises,
Mme de Maintenon les appuyait de son action. Bien
des institutions nous apparaissent dans le passé, indé-
pendantes et comme isolées de leur fondateur : l'éta-
blissement créé, leur main s'était retirée. On ne conçoit
pas Saint-Cyr sans Mme de Maintenon. Ce qu'elle avait
été pendant tant d'années chez tout le monde, elle le
devient dans cette maison où elle était chez elle : la
lumière et le charme. Elle s'était fait réserver une
chambre à Noisy. A Saint-Cyr elle avait un apparte-
ment : c'est là qu'elle se retira après la mort du roi.
Elle ne faisait le plus souvent qu'y passer les journées.
Mais quelles journées ! Le matin, elle arrivait avant le
lever, et, à peine descendue de carrosse, elle s'utilisait;
elle aidait à habiller les petites, surveillait le ménage
et prenait sa part de tous les embarras; puis elle se
rendait aux classes et suivait les exercices. Ses visites
n'étaient jamais des surprises : on l'attendait toujours ;
tant on savait bien que, si elle pouvait s'échapper, ne
MADAME DE MAINTËNON. 15{>
fût-ce que quelques heures, elle ne manquerait pas de
^enir! Telle ou telle avait besoin d'une semonce, et elle
leur faisait à part son pelit prône ; on lui avait demandé
un entretien général, et elle parlait d'abondance : « ce
que Saint-Cyr lui a fait perdre de temps en ce genre, dit
Saint-Simon, est incroyable ». Les demoiselles, les no-
vices, les dames avaient chacune leur tour ; elle n'était
jamais si pressée qu'elle ne laissât en passant le mot qui
porte, a Je suis toujours en train d'éducation » , disait-elle;
et elle aimait à entendre murmurer « qu'elle n'était pas
sans talent là-dessus : c*était son sensible > ; pendant dix-
huit mois elle avait pris les classes, toutes les classes
l'une après l'autre, comme une maîtresse à la tâche,
pour se mieux rendre compte. Sa plus grande joie était
d'assister aux récréations : elle entrait dans les divertis-
sements et faisait sa provision d'observations. A Rueil
elle connaissait toutes ses filles par leur nom : Andrée,
Manette, Jacquette, Ai'mande, Bénédicte, Fanchon,.
Louison; à Saint-Cyr il n'était personne dont elle ne
pût « interpeller l«s défauts ». Lorsque le roi la menait
en campagne, au siège de Mons' ou de Dinant, lorsqu'il
la retenait à Saint-Germain ou à Fontainebleau, elle
écrivait, et c'est à ces absences plus ou moins prolon-
gées, dont elle souffrait et s'attristait, que nous devons
son intéressante et si riche correspondance. Tout le
monde lui adressait des lettres, et elle répondait à tout
le monde. Nulle ne devait craindre de la Miguer; il
fallait que la demande reçue le matin eût satisfaction
le soir : malgré le besoin de sommeil qui la pressait,^
elle trouvait la force de prendre la plume ou de dicter j
elle écrivait partout où elle trouvait un coin de table^
dans une chambre encombrée de monde, avec dix
160 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMME!».
dames, trois pnncesses et six chiens autour d'elles,
elle n*était pas toujours sûre de pouvoir finir, mais elle
commençait : c'était autant de fait; faute de mieux, le
mot partait inachevé. On disait dans la maison qu'elle
ne cessait de prêcher; elle répliquait que c'est parce
qu'on l'y poussait; mais elle ne faisait pas difficulté de
reconnaître qu'elle avait toujours quelque morale à
entamer, et elle s'y abandonnait de bon cœur.
Elle ne se bornait pas d'ailleurs à éclairer les con-
sciences, à rectifier les esprits, à échauffer les cœurs :
elle était l'intendante générale de la maison ; elle trai*
tait avec les fournisseurs, réglait les provisions et
pour toute chose voulait savoir son compte : à Dieu ne
plaise qu'elle cherchât à thésauriser ; mais elle haïssait
le désordre et aimait mieux « nourrir les demoiselles
que de crever les laquais ». Elle avait souvent été à
elle-même son propre maître d'hôtel, et chez Mme de
Montchevreuil elle ne faisait pas de façons à mettre la
main au pot-au-feu. Il ne lui en coûtait point d'être
« l'économe, la femme d'affaires, la servante de Saint-
Cyr ». Elle avait le génie de l'organisation et le goûi
de l'administration ; rien ne la rebutait ni ne la trou-
vait indifférente. A la veille d'une campagne, Napoléor
savait exactement le nombre des chevaux qui se trou-
vaient dans les écuries de l'armée et le nombre d<
bottes de foin dont il disposait. Mme de Maintenon es
au courant de ce que les armoires de Saint-Cyr con
tiennent de linge; il ne faudrait pas essayer de la trom
per sur les paquets de tabliers qu'elle a fait passer
quand elle envoie des boîtes de dragées ou de confi
tures, elle dit à qui elles doivent aller, et elle sait i
qui elles vont.
MADAME DE MAINTENON. 161
Il est rare d'associer ce soin minutieux du détail à
l'intelligence supérieure des intérêts généraux. Ce qui
est plus rare encore, c'est d'y portelr l'entrain, la pas-
non. « J'aurais beau frotter votre plancher, disait-elle
aux demoiselles, aller quérir du bois ou laver la vais-
flelle, je ne me croirais pas rabaissée ni moins heureuse. »
Elle avait des devoirs ailleurs et elle s'y consacrait, mais
( non sans en avoir parfois jusqu'à la gorge y> ; elle
8 en plaint même trop vivement parfois, à notre gré. Ce
n'est qu'à Saint-Cyr qu'elle goûtait la pleine satisfaction
de son dévouement. Saint-Cyr la consolait des <c austé-
rités de la cour >. Jamais existence, on peut en croire
son témoignage, confirmé par celui de Saint-Simon, ne
fut plus enchaînée aux règles de l'étiquette, plus dépen-
dante de tout le monde ; elle le racontait aux demoiselles :
sa chambre à Versailles est comme une église; depuis le
moment oiî elle se lève jusqu'à celui où elle se couche,
il s'y fait comme une procession; chacun y passe et
s'y arrête : le roi ne la quitte, bien portante ou malade,
qu'à l'heure qu'il s'est fixée : il faut qu'elle l'écoute,
qu'elle l'entretienne, qu'elle Tamuse; elle succombe
sous le poids de la fatigue et des soucis. A Saint-Cyr
il semble qu'elle renaisse; lorsqu'elle a passé le seuil
de la maison, sa vie s'illumine. De ses chères filles elle
aime tout, leurs négligences, leurs défauts, tout jus-
qu'à leur poussière. « Je ne crois pas, disait-elle, qu'il
y ait de jeunesse ensemble qui se divertisse plus que la
nôtre ni d'éducation plus gaie 2>; et elle participe à cette
gaieté : « quand il s'agit de Saint-Cyr, il est toujours
dimanche pour moi ».
Les joies du présent n'étaient pas les seules qu'elle
éprouvât. La connaissance qu'elle avait du caractère
162 L'EDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
des demoiselles lui permettait de choisir parfois ou
tout au moins d'aider à choisir pour chacune d'elles
l'établissement qui pouvait le mieux lui convenir. Elle
les suivait dans leur province, au milieu de leurs occu»
pations journalières, les réconfortait, les animait au
devoir, leur découvrait leur bonheur. Cette sorte de
prolongement, cette durée qu'elle s'efforçait de donner
à son action sur ses filles, elle était arrivée à en con*
cevoir l'ambition et l'espérance pour Saint-Cyr. Son vœu
suprême était de mettre la maison en état de se passer
d'elle. « Voilà où je tends, écrit-elle, voilà le fond de
mon cœur, voilà ce qui fait ma vivacité et mon impa-
tience, j» C'est la raison qui lui fait attacher tant d'im-
portance à l'observation des moindres règles et à leur
caractère de perpétuité. Plus elle avance dans la car-
rière, plus elle se convainc qu'elle ne fait que remplir
une mission ; que c'est Dieu qui l'a appelée à fonder
Saint-Cyr; que dans les conseils de la Providence sa
vie, si étonnante pour elle-même, n'a pas d'autre
objet ; et en mourant, après trente ans d'efforts, dont
le succès semblait assuré, elle dut emporter la pensée
<iu'elle avait accompli sa destinée.
XV
Après la publication des Lettres et Entretiens par
M. Th. Lavallée, Sainte-Beuve écrivait : « La cause de
Mme de Maintenon est désormais gagnée ; cette corres-
pondance nous la montre arrivée dans un sens à la
perfection de sa nature, et ayant réussi un jour à la
MADAME DE MAINTËNON. 163
produire, à la modeler dans une œuvre immense qui a
ea son cours et à laquelle est resté attaché son nom. »
le dernier mot est-il dit, en effet? Ne subsiste-t-il abso-
lument aucmie prévention ? 11 nous semble qu'aujour
d'hui encore ceux qui sont les plus disposés à goûter
les talents et les vertus pédagogiques de Mme de Main-
tenon en demeurent à l'admiration et au respect. D'où
▼ient celte sorte de réserve presque invincible? Peut-
être d'abord de ce que Mme de Maintenon a réussi en
tout ce qu'elle a tenté ; elle remarquait qu'au milieu de
ses traverses elle avait fmalement été trop heureuse
pour qu'on ne lui attribuât pas plus d'esprit qu'elle
n'en voulut jamais avoir. Peut-être aussi de ce qu'elle
aimait trop à parler d'elle-même; ici encore, au sur-
plus, elle comprenait le péril mieux que personne:
c Nous aimons à parler de nous, disait-elle, en signa-
lant la chose comme un défaut, dussions-nous parler
contre»; et elle ne parlait pas contre. Mais ne serait-
ce pas surtout qu'alors même que nous sommes prêts a
nous laisser porter par ce courant de bonne humeur,
reposante et gaie, qu'elle fait entrer avec elle à Sainl-
Cyr, nous ne pouvons secouer la tristesse des ennuis
et des malheurs de cette fin de règne si pesante? Ou
bien n'y aurait-il là que l'effet ineffaçable des calomnies
de génie que Saint-Simon a si âprement attachées à sa
mémoire*?
Pour être en quelque sorte plus libre dans ses sen-
timents, on voudrait qu'il ne se fût conservé d'elle que
1. Un seul trait donnera une idée de la passion de Saint-Simon. Sur
It registre où Dangeaa ayait consigné son jugement (voir plus haut,'
ptge 108), il avait écrit de sa main : a Voilà bien fadement, salement et
lummcnt mentir à pleine gorge».
L'EDOCATION J)K8 FBHHES FAR LES FEHUES.
ce qui se rapporte à Saint-Cjr, ou qu'il fût possible de
déta<
r de s
d'enfermer
tout ce qui a trait à l'éducation. Cepcndanl, même
en se la figurant ainsi h souhait, ne resterait-il qu'une
image absolument aimable? Chose étrange, on en est
parlais à se demander ce qu'elle étiiitpour les enl'ants.
Nous avons sur ce point les témoignnges les plus for-
mels et les plus favorables, a Ses discours étaient vifs,
simples, naturels, insinuants, persuasifs, disent les
Dames de Saint-Cyr; on ne finirait pas si l'on voulait
raconter tout le bien qu'elle fit aux classes dans nos
temps heureux. > c Elle a toujours fort aimé les enfants,
ajoute Longuet, et les enfants sentaient si fort celte
bonté, qu'ils élNicul plus libres avec elle qu'avec per-
sonne. B Ce qui vaut raieuï encore que ces éloges, elle
a pour elle l'appui des faits. Retenue à Fontainebleau
et trop éloignée de Saint-Cyr pour y continuer ses visites
quotidiennes, elle avait créé des écoles à Avon; élis
allait y faire épeler l'alphabet; ou, quand clic était
empêchée par la maladie, elle donnait la leçon dana
ses appartements : Saint-Cyr en était presque jaloux.
Que l'une de ces enfants habituées à toutes les misèrei
vint à être prise de maladie, elle n'appelait rien moins
que le médecin de la cour : i Voilà M. Fagon qui marche
pour Jeannette >. Quelques jours avant sa mort, comme
il soufflait un vent très vil', elle pensait aux rouges et
disait à Mme de Glapion : e Ces pauvres enfants souf-
frent bien du froid; je voudrais en tenir trois on
quatre dans ma niche i. Les traits de cette nature ne
sont pas rares dans sa vie ; elle a des dévouements pour
lesquels on ne saurait la comparer qu'à une sœur de
Charité. Elle serait demeurée, s'il l'eût fallu, dans sa
lUDAME DE HAIBTESOS.
ISS
première école de Rueil, « à tuer des poux, à graisser
de Iii galo, il faire laver des pieds ». Saint François de
Sales, le doux François de Sales, est sa lecture favorite.
C'est elle-même enfin qui le dit : a elle a une senst
bilité qui aurait besoin d'un rude mors s. El malgré
tout il semble que ce que les enfants, comme tout le
monde, éprouvent à côté d'elle, tient surtout de la vénr
ration. Mme de Caylus, Mlle d'Âumale, Jeanne de l'ii^
cré, la duchesse de Bourgogne, ses élèves de prédilec-
tion, et toutes les demoiselles qu'elle appelait auprès
d'elle comme secrétaires, ont conservé le souvenii' da
a dignité affable, plutôt que de son affection.
Elle possédait au plus haut degré l'esprit de l'éduca-
: en avait-elle l'àme? Tout se lie dans le caractère
' comme dans la vie. Le chevalier de Méré, Bussy, ses
ennemis eux-mêmes, nous la montrent en sa jeunesse
tenant les courtisans a distance sous le charme de son
regard spirituel et vif, mais froid. C'est également à
une certaine distance de son cœur que nous laisse sa
correspondance. On ne résiste pas au prestige de celte
raison omse, de ce bon sens fm, pénétrant, enjoué,
tant qu'on a le livre en main ; le livre fermé, le pres-
tige a'efîace, et de cette nourriture si solide et si agréa-
ble il reste comme un arrière-goût un peu âpre. Quelle
différence avec la moelleuse et onctueuse abondance,
l'imagination émue, le cœur tendre de Mme de Sévi-
gné! Tandis que Mme de Sévigné semble s'exciter, pour
ainsi dire, à s'abandonner, — car elle n'est pas sans
excès non plus dans sa manière, — on dirait i]ue
Mme de Maintenon travaille toujours à se commander,
i se contraindre, h se retenir : on sent que tel a été
ruITort de toute son existence. Dans la grâce il lut
(60 L-ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
ninin(ue cette sorte de négligé, de superflu, qui achèro
la séduction. Elle avait elle-même le sentiment de ce
qu'elle reservait : « Je vous aime plus que ma séche-
resse ne me permet de vous le dii'e », écrit-elle à son
frère. Elle n'ignorait pas non plus ce que parfois la
franchise de son premier mouvement lui donnait d'ap-
parente brusquerie. Souvent aussi, vers la fin de sa vie
Biirtout, elle éprouvait comme une sorte d'épuiseoieat :
« En Tcrilé, s'êcrie-t-elle, la tête est quelquefois près
de me tourner, et je crois que si l'on ouvrait mon corps
après ma mort, on jlrouverait mon cœur tora comme
celui de M. de Louvois. »
Mais est-il juste d'insister sur les attraits qu'elle n'a
pas voulu se donner? n Peu de gens, disait-elle, sont
assez solides pour ne regarder que le fond des choses « ;
et c'est le fond des choses seul qui l'intéressait. Elle
n'avait même pas la ressource de varier le thème de ses
observations, car c'est le propre des sujets d'éducation
qu'il faut sans cesse revenir aus mêmes maximes et ne
pas craindre de se répéter. Ses lettres étaient faites moins
pour élre lues que pour être méditées. Il n'y faut pas cher-
cher* cequi pétillait de brillant et de fln sur son visage
quand elle partait d'action », suivant le mot de Choisyi
elles donnent c le dessin plutôt que le coloris de son
esprit » (Sainte-Beuve). Mais dans cette gravité de ton
quelle souplesse! Quelle force et quelle tenue dans
cette pensée presque toujours juste, toujours sobre,
également éloignée du paradoxe et de la déclamation!
Kt quel modèle de ce style qu'elle recommandait aux
demoiselles, <c simple, naturel, sans tour, succinct >!
Mme de Maintenon est un écrivain. Sa langue est sou-
vent pleine et savoureuse comme eelte de Molière,
MADAVE DE HAINTENON. 167
snbtile et délicate comme celle de Fénelon ; Saint-
Simon Tadmire sans réserve. Quelque effort qu'elle eût
fait pour s'imposer à elle et à Saint-Cyr toutes les for-
mes d'austéritéy elle n'a jamais pu se défaire du goût
de ce que son siècle avait produit autour d'elle de plus
noble et de plus achevé. Le premier jour de la repré-
sentation iiAthaliey elle avait senti avant tout le monde
que e'était le chef-d'œuvre de Racine, et quelques
années après la réforme de 1692 elle avait fait elle-
même rentrer Esther à Saint-Cyr, « les demoiselles ne
pouTant apprendre rien de plus beau ». Cette exactitude
et cette finesse de sens littéraire, jointes à la sûreté et
à la profondeur du sens pédagogique, impriment à tout
ce qu'elle a écrit sur la direction des jeunes filles un
caractère particulier d'efficacité; on peut discuter ses
▼ues : on ne peut méconnaître son autorité en matière
d'éducation ; elle est de la race de Boileau : en mal;
parler porte malheur.
M" DE LAMBERT
U est peu de femmes qui aient pris à cœur la cause
des femmes avec autant d*ardeur que la marquise de
Lambert. Quand Fénelon réclame en leur faveur, au
nom de la famille, de la société et de la religion, sa
réclamation ne trahit que Témotion généreuse d'un
philosophe et d'un chrétien. Cette émotion, chez Mme de
Lambert, s'anime de toute la vivacité du sentiment per-
sonnel froissé. Sa dignité souffre à la pensée « qu'on ne
travaille que pour les hommes, comme s'ils formaient
une espèce à part, tandis que les femmes sont sacrifiées,
abandonnées, réduites à néant : dans leur jeunesse
on ne les occupe à rien de solide ; au cours de la vie
elles ne peuvent se charger ni du soin de leur fortune
ni de la conduite de leurs afiaires ; elles sont livrées
sans défense au monde, aux préjugés, à l'ignorance,
au plaisir ; il suffit qu'elles soient belles, on ne leur
demande rien de plus : on les tient quittes de tout le
reste ». Mme de Lambert ne se borne pas à établir une
fois ses griefs : il n'est pas un de ses écrits où elle
n'y revienne; elle les développe, les retourne en tous
sens, les aiguise. Elle essaye bien par moments de rendre
dédain pour dédain : « Après tout, les hommes auront
beau faire, ils n'ôteront jamais aux femmes la gloire
d'avoir foriAé ce que les temps passés ont compté de
i70 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
plus honnêtes gens » ; elle se répète « qu'il y a bien
peu d'hommes qui soient en état de comprendre le
mérite des femmes ». Mais cette vengeance intime ne
la satisfait point. Une telle inégalité de condition —
que la nature n'a point créée et qui est l'œuvre de la
force — l'humilie et l'irrite. Elle crie à l'usurpation,
à l'injustice : « Quelle tyrannie que celle des hommes!
Ils prétendent que nous ne fassions aucun usage de notre
intelligence ni de nos sentiments ; ils veulent que la
bienséance soit aussi blessée quand nous ornons notre
•esprit que quand nous livrons notre cœur ; en vérité,
c'est étendre trop loin leurs droits. » Elle ne pardonne
pas à Molière d'avoir « déplacé la pudeur, attaché au
savoir la honte qui était le partage du vice et fait quek
ridicule est devenu plus redoutable que le déshonorant ».
€e sont les hommes aussi bien qu'elle entend défendre
contre les entraînements de leurs propres violences.
N'est-ce pas sur leur bonheur qu'ils entreprennent quand
ilb dégradent les compagnes de leur vie et les mères de
leursenfants?cOui, conclut-elle dans un passage où elle
résume sa pensée agressive, je vous le demande de la
part de tout le sexe : qu'attendez-vous de nous? Vous
souhjaitez tous de vous unir à des personnes estimables,
d'un esprit aimable et d'un cœur droit : permettez-leur
donc l'usage des choses qui perfectionnent la raison. >
I
Ce qui soutient Mme de Lambert dans ses revendica*
tiens et ce qui devait les justifier aux yeux des contem-
VADAVE DE LAMBERT. 171
porainsy c'est que cette éducation qu'elle réclamait
pour les femmes, elle se Tétait elle-même donnée,
t Renvoyée à moi-même, écrivait-elle, j'ai pensé à tirer
-de moi seule mes amusements, mes appuis, ma force. »
Et elle avait le droit de se rendre ce témoignage. On ne se
la représente d*ordinaire que dans le repos et l'éclat du
salon qu'elle a si longtemps gouverné ; on oublie que,
lorsqu'elle l'avait ouvert, elle comptait plus de soixante
ans ^ La vie jusque-là ne l'avait point épargnée. Il
est peu probable qu'elle ait connu celui dont elle
avait reçu le nom, — Etienne de Marguenat, seigneur
de Courcelles , maître ordinaire en la chambre des
Comptes; — hébété par ses infortunes domestiques, il
était mort moins de deux ans après qu'elle avait vu
le jour. Mais on est autorisé à penser que l'exemple de
sa mère, dont les mœurs avaient défrayé la chronique
scandaleuse de Tallemant, contribua à lui inspirer pour
la vie licencieuse cette sorte de dégoût mêlé de tristesse
qui est un des caractères de sa morale; et si Bachau-
mont, qui avait épousé Mme de Courcelles en secondes
noces, non sans avoir anticipé peut-être sur ses droits,
dat concourir à développer en elle l'amour de l'étude,
OQ ne peut guère douter qu'elle y fût portée par le
besoin de se faire à elle-même une vie personnelle et de
défense contre les dissipations dont elle avait le spec-
tacle sous les yeux. Fontenelle raconte que, « toute
jeune, elle se dérobait souvent aux plaisirs de son âge,
pour aller lire en son particulier, et qu'elle s'accou-
Uima dès lors, de son propre mouvement, à faire des
^traits de ce qui la frappait le plus : c'étaient déjà
#^
i> Kée en 1648, Mme de Lambert est morte le 12 juillet 1733, dans
*i f w t i e fingt^Uième tmiée«
/
172 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
OU des réflexions fines sur le cœur humain , ou des
tours d'expression ingénieux, mais le plus souvent des
réflexions».
' Sa véritable famille fut celle dans laquelle le mariage
la fit entrer. A dix-huit ans elle avait épousé le marquis
de Lambert, et dès lors elle n^avait plus vécu que de la
vie de son mari et des aïeux de son mari. « Je regrette
tous les jours, disait-elle à son fils, de n'avoir pas vu
votre grand-père. Au bien que j'en ai ouï dire, personne
n'avait plus que lui le talent de la guerre. » Officier de
grand mérite en effet, un des maîtres de Turenne,
M. de Lambert aux mérites de l'intelligence joignait
l'autorité du caractère. On rapportait qu'au siège de
Gravelines, les maréchaux de Gassion et de la Meil-
leraye s'étant divisés et leurs troupes allant se charger,
il s'était jeté entre les deux partis avec la confiance que
donne le zèle du bien public et leur avait fait mettre
bas les armes. Devenu gouverneur de Metz, il s'était
montré avec la même résolution homme de désinté-
ressèment et de devoh*, dût-il en coûter quelque chose
à son avancement. Le mari de Mme de Lambert avait
hérité de ces vertus simples et fortes, avec un moindre
degré d'éclat. Pendant longtemps <c il était resté brouillé
avec la faveur i> et il ne lui avait pas fallu moins de
vingt ans pour franchir les divers échelons du com-
mandement. Appelé enfin comme lieutenant général à
la tète de la province du Luxembourg, il avait su, « par
ces vertus faciles et sûres qui servent au commerce et
qui unissent les hommes, par cet ensemble de qualités
qui laissent les autres à l'aise et gardent les obligations
pour soi », faire goûter la domination française dans
un pays qui la redoutait; et, à la façon dont Mme de
KÂDAME DE LAMBERT. 175
Lambert parle de ce gouvernement de raison, il semble
bien que le charme supérieur avec lequel elle devait
plus tard tenir rassemblés autour d'elle les hôtes de son
salon, concourut heureusement à accréditer Tadminis-
tration de son mari. La mort de M. de Lambert vint tout
d'un coup rompre le cours de cette fortune à peine com-
mencée ^. Yeuve à moins de quarante ans, elle se trou-
yait de nouveau exposée à l'isolement dont elle avait,
dès sa jeunesse, fait l'épreuve. « J'avais sacrifié tout mon
bien à mon mari, disait-elle; je perdis tout à sa mort. Je
me vis seule, sans appui; je n'avais d'amis que les siens,
et j'ai éprouvé que peu de gens savent être amis des
morts. Je trouvai mes ennemis dans ma propre famille ;
j'avais à soutenir contre des personnes puissantes un
procès qui décidait de ma fortune ; je n'avais pour moi
que la justice et mon courage : je l'ai gagné sans
crédit et sans bassesse. » C'est à ses enfants qu'elle
en consacra d'abord le profit. Mais ici encore les cir-
constances ne répondirent ni à ses desseins, ni à ses
espérances. Elle avait perdu deux filles en bas âge;
des deux enfants qui lui restaient, sa fille, qui avait
épousé le comte de Saint- Aulaire, était devenue veuve à
son tour après six ans de mariage, et, vingt ans plus
tard, elle devait la voir mourir elle-même prématuré-
ment. Son fils, à qui elle avait acheté un régiment,
avait manqué ses campagnes de début, un peu par le
malheur des tenips, un peu par insuffisance d'ou-
verture dans l'esprit et le caractère. U n'avait pas
mieux réussi dans un premier mariage. « C'était, ra-
' coûte le président llesnault» un homme particulier et
i. lese-
174 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
tout à fait misanthrope, dont la misanthropie, comme
de raison, vint échouer à une coquette qui s'en fit
épouser, la marquise de Loc-Maria. Cette femme, dont
la conduite extérieure n'avait rien de reprochable, point
méchante, était fort avant dans le monde, d'une gour-
mandise distinguée et cherchant à plaire à bride abat-
tue. »
Toutes ces disgrâces, vivement ressenties par Mme de
Lambert, l'avaient rejetée sur elle-même. Elle n'avait
jamais perdu le goût ni renoncé à Thabitude de lire et
de méditer. Ses déboires, ses infortunes servaient de
thème à ses réflexions : « Il n'y a, disait-elle, que le
malheur qui forme; j'ai de bonne heure senti le besoin
que les femmes ont d'être raisonnables.... i> En écri'*
vaut à son fils et à sa fille, c'est à elle aussi qu'elle
pensait ; si ses conseils ne devaient pas leur être aussi
utiles qu'elle le souhaitait, elle prenait, « en les
donnant, de nouveaux engagements pour travailler
à son propre avancement dans la vertu j>. Ne connût-
on de son existence que ces soixante années de travail
intérieur, d'action, de lutte, il serait difficile de lui re-
fuser le mérite, qu'elle croit accessible à toutes les
femmes, d'avoir développé en elle l'activité intellec-
tuelle et morale et donné l'exemple de prendre rang i
côté des hommes dans la vie.
II
Détachée par son âge et désintéressée par l'aisance
qu'elle avait su se conserver de tout souci d'avenir,
MADAME DE LAMBERT. 47»
c'est alors qu'elle entreprit de réunir dans sa mai-
son une élite de savants et de lettrés. « Le mal lui en
prit comme une tranchée ]», disait Tabbé de la Rivière,
gendre de Bussy-Rabutin, jadis fort épris de savoir et
de métaphysique, touché sur le tard de vocation reli-
gieuse et entré dans les ordres. C'était le propos d'un
homme qui ne pouvait pardonner à sa plus ancienne
amie de se rattacher au monde, au moment où il s'était
résolu à le quitter. Après l'avoir, pendant près ' de
vingt ans, éclairée et assistée de ses conseils, comme
il s'en vantait, il devait moins qu'un autre s'y tromper ;
Mme de- Lambert ne faisait que reprendre possession
d'elle-même et revenir à ses goûts : elle était née
pour tenir un bureau d'esprit. De tous les salons litté-
nires et philosophiques qui se succèdent au dix-hui-
tième siècle , se léguant , pour ainsi dire , les ques-
tions et les hommes, je ne sais s'il en est un autre qui
réponde aussi bien que le sien à la pensée qui l'avait
fondé.
C'était, au témoignage de d'Argenson, un grand hon-
neur que d'être reçu aux mardis de Mme de Lambert.
Plus d'un l'avait brigué qui n'avait pu l'obtenir; et,
après l'avoir obtenu, on n'osait pas toujours en profiter.
Q ne sufBsait pas d'apporter, comme à Vaux, à Sully,
i Maisons, à Sceaux, le prestige du nom, l'habitude de
la cour, le goût du plaisir assaisonné d'un certain esprit
d'opposition aux idées régnantes et aux personnages en
faveur; on ne comptait que pour son savoir, ses res-
sources, ses talents. La duchesse du Maine déclare
qu'elle ne se sentit jamais bien à l'aise « à ces impo-
•ants et redoutables mardis ». La brillante marquise
de Yiilars n'y paraissait guère que les jours où Ton
176 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
sortait de Tordinaire. Les hôtes de fond étaient : Mme de
Fontaine, Mlle de Caumont la Force, Mme de Murât,
auteurs de petits romans de mœurs ou d'histoire,
composés dans le ton des Nouvelles de Mme de La
Fayette, fort en vogue de leur temps, agréables à lire
encore aujourd'hui, et dont Marivaux et Voltaire n'ont
pas dédaigné de s'inspirer ; — une parente de Corneille,
nièce de Fontenelle, Catherine Bernard, qui tenait
la "parole et la plume avec grâce et sentiment; —
Mme de Caylus, « qui savait se passer des plaisirs,
mais dont les plaisirs ne pouvaient se passer » ; —
la présidente Dreuillet, recherchée pour Tart avec
lequel elle composait, récitait ou chantait les petits
vers; — Mme de Vatry, qui lui disputait parfois ce
privilège, « esprit juste et fin, cœur droit et sensi-
ble i> ; — Mme de Saintonge, qui, alliée à une famille
d'Espagne, s'était donné l'ofiice de faire connaître les
héritiers de Cervantes ; — Mme de Flammarens, « une
beauté mystérieuse qui avait l'air de la Vénus de
rÉnéide descendue sur terre et dont l'esprit était supé-
rieur encore à la beauté » ; — Mme d'Aulnoy, qui se
reposait de ses voyages en les racontant; — Mme Dacier,
prompte à l'attaque et à la riposte, dès qu'Homère était
mis en cause, et prête, au premier mot, à descendre
dans la lice pour ses héros et ses dieux ; — Mme de
Staal-Delaunay, la confidente de la duchesse du Maine,
toujours en veine de propos vifs et judicieux» qui au
repas de réconciliation des Anciens avec les Modernes
« représentait la neutralité » et se piquait, comme
Mme de Maintenon, de n'avoir jamais eu d'autre foli»
que celle de la raison; — Mme de Saint- Aulaire, la fille
de la maîtresse de la maison, la sage et discrète Saintr
MADAME DE LAMBERT. 177
Âulaire, plus disposée à écouter qu'à se faire entendre,
mais dont le bon sens, précis et délicat, excellait à
intervenir à propos pour trancher les différends. Les
hommes qui fréquentaient chez Mme de Lambert
n'étaient pas d'un choix moins réglé. C'était propre-
ment une société de gens de lettres. 11 s'y rencon-
trait de grands seigneurs, tels que le marquis d'Argen-
son ou M. de Valincour, « attaché au comte de Tou-
louse », mais qui devaient le crédit dont ils jouissaient
moins à leur rang qu'à leur passion pour les choses
de l'intelligence et à leur parfaite urbanité. La science
et le goût relevés par une pointe de bel esprit et
accommodés aux meilleures façons étaient le passeport
commun. C'est à ce titre qu'avaient été introduits Ter-
rasson, les Boivin, Fraguier, Trublet, BufTier, Choisy,
mûri par les voyages, mais resté jeune, l'aimable abbé
de Bragelonne, « chéri des Grâces et des Muses j>. C'est
à ce titre aussi que les portes s'ouvraient aux jeunes
gens en passe d'avenir, tels qu'llesnault et Marivaux :
Hesnault, le futur président fameux par ses soupers et
sa chronologie, qui, à cette époque, dans le feu des
premières ambitions liltéraiies, menait de front une
tragédie, des romances légères, la déclaration solen-
nelle d'un lit de justice, el, écrivant à la fois pour
l'Académie Française son discours de récipiendaire et
celui du président qui devait le recevoir, réussissait à
faire applaudir son éloge écrit de sa main ; Marivaux,
plus replié et dont la renommée n'avait pas encore
dépassé l'enceinte des salons, mais qui déjà « laissait
percer l'impatience de faire preuve de finesse et de
sagacité ». Hommes de cour et hommes de cabinet, cru-
dits et lettrés, jeunes et vieux» tous se groupaient avec
178 L'ËDUCAnON DBS FEMMES PAR LES FEMMES.
respect, sous les auspices de Mme de Lambert, autoiur
de ceux qui avaient concouru à fonder la réunion :
l'abbé de Mongault, de Sacy, Dortous de Mairan, llou-
dart de Lamotte et Fontenelle. 11 avait suffi à ral>bé de
Mongault et à de Sacy de traduire avec une élégante
correction les lettres de Cicéron et celles de Pline pour
« acquérir cette fleur de réputation qui avait répandu
comme une bonne odeur sur leur personne et sur leur
vie ». L'autorité de Dortous de Mairçin reposait sur des
fondements plus larges ; c'était un savant de premier
ordre par l'étendue de l'esprit autant que par l'exac-
titude des connaissances : on l'a justement appelé le
Cuvier de son temps. Mais rien ne marque mieux le
caractère de cette société que la place qu'y tenait
Houdart de Lamotte. Il serait difficile aujourd'hui de
n'être pas de l'avis du président Hesnault lorsque,
dans sa vieillesse, appréciant comme il convient la
poésie ingénieuse et la prose agréable de Lamotte,
il ajoutait finement : « ni l'une ni l'autre n'invite à
continuer y>. Tel n'était point le sentiment de l'entou-
rage dont il avait fait lui-même partie : tragédies,
opéras, comédies, ballets, discours en vers, disser-
tations critiques, églogues, fables, il n'était rien qui,
sortant de la plume de M. de Lamotte, ne fut commenté
avec admiration. Mme de Lambert le traitait, sans mar-
chander, <K d'âme à génie et de grand homme ». Les con-
temporains ont de ces complaisances. Il est clair que |
chez Lamotte l'homme était très supérieur à Técrivain : j
la sûreté de son jugement lorsqu'il ne se laissait point l
surprendre par la passion, sa bonne grâce, que n'avait r
point altérée la plus cruelle des infirmités, son talent ,
de lecteur, son âge, la considération dont il jouissait,
MADAME DE UMBERT. 179
en avaient fait, dans les circonstances délicates, Tin-
terprète de la maison; il y était une manière de secré-
taire général et de grand maître des cérémonies ; on
le chargeait de la correspondance avec les dames, et
il entrait dans son rôle à plein, se lançait en aveugle
sur la carte du Tendre, jouait en conscience au bel esprit
et soutenait les assauts de la duchesse du Maine avec
plus d'intention parfois que de succès, mais sans jamais
se laisser prendre de court ni demeurer en reste. Tou-
tefois l'attrait de son esprit se justifiait par des raisons
plus dignes de sa célébrité. En réalité il devait son
crédit à la diversité des applications de son talent, à la
facilité qui lui permettait de renouveler incessamment
les sujets de conversation et de lecture dans un monde
qui vivait surtout de lecture et de conversation : poète,
orateur, philosophe, nul, par son savoir presque ency-
clopédique et par sa souplesse à traiter de tous les
genres, n'était mieux préparé à provoquer les discus-
sions, à en varier les effets, voire même à en rem-
plir les vides ^ Tel était aussi, avec une portée plus
haute, l'ascendant de Fontenelle : quelque grande part
qu'il y ait lieu de faire à la façon dont il savait exercer
«on autorité souveraine, en ménageant tout le monde
et lui-même plus que tout le monde, il ne fallait rien
moins pour l'entretenir que l'activité d'un génie (le
mot lui était naturellement appliqué comme à Lamotte)
en quête de toutes les curiosités philosophiques et
littéraires, c également bien avec les muses sérieuses
et les muses badines }», sachant passer avec aisance
de la métaphysique à la galanterie et de la galanterie
1. Fontenelle disait de Lamotte : c La nature lui a dit : Sois ce que
la voudrai ». (Note* et êouvenirs de Mme Necker, t. IV, p. 258.)
180 rÈDUCATION DES FEBIMES PAR LES FEMMES.
à la géométrie, s'ajustant à tous les entretiens et y
répandant d'un mot la clarté de sa pénétrante et fine
intelligence.
L'esprit, tel était le lien du salon de Mme de Lam-
bert. C'est par là que, de l'aveu commun, il se distin-
guait de tous les autres. Point de grandes nuits comme à
Sceaux, point de nuits blanches comme à Vaux-Vil-
lars, point de soupers suivis ou précédés de séances de
jeu comme chez les financiers où «c tout était riche,
poli, ornéy tout hors l'âme du maître d. La santé de
Mme de Lambert lui interdisait les veilles. N'eût-elle
pas eu cette raison à donner aux autres, elle se fût
préservée par sentiment de discipline. C'était le temps
où la duchesse de Vendôme et la duchesse de Berry
s'enivraient chaque soir; où la duchesse du Maine
faisait le biribi avec ses gens la nuit entière; où la |
maréchale de La Ferté rassemblait après souper autour ,
d'une grande table tous ses fournisseurs, pour leur
regagner au lansquenet, en trichant, ce qu'ils lui avaient
volé ; où la fille du Régent, Mlle de Valois, traversant
la France pour aller rejoindre le duc de Modène qu'elle
venait d'épouser, se faisait préparer des relais de jeu et
trouvait à chaque station des partenaires qui l'atten-
daient. Après la Palatine, qui s'amuse de ces débauches»
je ne sais personne qui les ait décrites avec plus de
force pour les flétrir que Mme de Lambert. Son salon r^
était le salon des bienséances, c le seul, à peu d'ei- ^"^
ceptions près, dit Fontenelle, qui se fût garanti de la '
maladie épidémique des cartes, le seul où l'on se trouât ~ '
pour parler raisonnablement les uns aux autres et même
avec esprit, selon l'occasion ». Les mardis, détail car ^
ractéristique et qui à lui seul explique bien des cboseSi j
MADAME DE LAMBERT. 'ISl
étaient des réunions de jour. On s'assemblait à une heure
pour dîner; et après le repas, quand les esprits avaient
été mis en train par les premiers engagements de la table,
l'entretien était ouvert pour se clore avant la nuit. Cha-
cun des membres du cénacle apportait son tribut : une
nouvelle, une fable, une maxime, une lettre, un portrait.
Parfois on allait jusqu'à la tragédie; mais l'usage était
de faire court, afin de laisser à la discussion plus de
champ. C'était, le mot est d'un contemporain, une
sorte de conférence académique ; conférence fort animée
d'ordinaire et où les <k petites poitrines » étaient à
plaindre, mais dont les conclusions courtoises et me-
surées laissaient tout le monde en belle humeur. « Il
est bien flatteur pour mon amour-propre, disait Mme de
Lambert, de trouver toutes les vertus en même temps
que tous les agréments dans les personnes que j'aime. »
Le soir, si elle provoquait une autre assemblée, la com-
pagnie n'était plus la même : <k la décoration changeait
ainsi que les acteurs :». Sans se permettre pour elle
aucun relâchement de ton, elle laissait davantage les
autres se détendre. « J'étais des deux ateliers, écrit
le président Hesnault, marquant la différence : je dog-
matisais le matin, je chantais le soir. » Le vrai mardi,
c'était le mardi où l'on dogmatisait, le mardi de l'après-
diner.
Qu'il y eût dans cette tenue irréprochable un peu
plus de représentation qu'il n'était nécessaire, cela
n'échappait à personne. Les esprits libres, comme
Lesage, ne pouvaient trouver bon « qu'on y fit si peu
fête au roman égayé, tandis qu'une églogue ou un
sonnet y passait pour le plus grand effort du génie
humain ». Les amis de la maison reprochaient eux-
182 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
mêmes à Mme de Lambert « de se trop rattacher à
THôtel de Rambouillet et de n'avoir pas eu la force de
franchir, comme Mmes de Sévigné et de La Fayette, les
barrières du collet-monté et du précieux ». Elle ne s'en
défendait qu'à demi. Elle regrettait, dans un langage
que les précieuses n'auraient pas désavoué, les maisons
d'autrefois «c où les Muses vivaient en société avec les
Grâces ». Elle aimait à évoquer l'ombre charmante de
Madame, la protectrice de Racine, l'asile des lettres et
des arts, et il ne lui eût pas déplu que le souvenir en
vînt à d'autres qu'à elle.
Sous les trails de Lambert, Minenre tient sa cour,
disaient ses flatteurs : Minerve ingénieuse et aimable
assurément; Minerve raisonneuse aussi et toujours
armée en sagesse, la Minerve-Mentor du Télémaque. Ce
qu'elle aime de prédilection et ce qu'on aime autour
d'elle, c'est le m pensé ». On ne s'enthousiasmait guère
dans les entretiens qu'elle menait de concert avec Fon-
tenelle; on admirait rarement; on était en garde contre
tout ce qui pouvait trahir l'émotion, la verve, l'inspira-
tion; le simple ne touchait pas plus que le sublime; et
c'est ainsi qu'on arrivait à ne chercher dans les vers
qu'un jeu d'esprit, à aimer la poésie sans poésie, à pré-
férer Lamotte à La Fontaine, le naturel laborieusement
composé au naïf jaillissant de source. La Rivière disait
malignement que dès le matin on préparait de l'esprit
pour l'après-dîner. Lorsque certaines questions venaient
à être posées, le goût de la délicatesse et de la manière
entraînait tout le monde. Mme de Lambert avait ses
jours de métaphysique ; elle était la première à en sou-
KADAME DE LAMBERT. 183
rire ; mais elle n'en avait pas moins pris plaisir à donner
dans la quintessence; et il semble que ces jours-là elle
ne devait pas se sentir en parfaite sécurité de conscience
envers Molière, avec qui elle le prenait quelquefois de
si haut.
Hais ceux-là même qui critiquaient ces habitudes
d*apprét et ces écarts de jugement rendaient hommage
au sérieux agrément des entretiens accoutumés. Les
sujets qui s'y traitaient n'avaient rien de commun avec
ceux qu'agitait le salon d'Arthénice. Ils rappelaient
plutôt, par certains côtés, les problèmes de psychologie
mondaine que Mme de Sablé posait si finement à ses
amis. On y retrouvait bien plus encore l'esprit des ma-
tinées de Saint-Évremond. Entre Saint-Évremond et
Fcntenelle, bien qu'ils aient toujours vécu à distance
l'un de l'autre, la parenté est étroite. Mme de Lam-
bert n'avait pas moins de goût pour l'ami de Ninon.
Traisemblablenîent elle était entrée en commerce avec
hii par l'intermédiaire de Mme d'Aulnoy, la voyageuse,
n est de ceux qu'elle appelle le plus volontiers en
témoignage. Comme chez Saint-Évremond, h s questions
de politique et de religion n'avaient point cours dans sa
maison. On se les interdisait, par un sentiment de con-
venance, mêlé sans doute pour quelques-uns d'indiffé-
rence épicurienne, mais où dominait chez tous le respect
de l'ordre établi. Mme de Lambert et ses amis appar-
tiennent à la génération de transition du dix-septième
au dix-huitième siècle, génération tout à la fois enga-
geante et discrète, qui avait l'intelligence et le goût
de toutes les hardiesses, mais qui en sentait le péril
et qui s'arrêtait au seuil des voies qu'elle avait ou-
vertes.. Réserve £dte des matières qui auraient pu
i 54 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
déconcerter ces résolutions de sagesse, il n'était rien
qui ne fût de mise à la table de Mme de Lambert :
philosophie, sciences, haute littérature; nul n'ignorait
qu'il fallait passer par son salon pour arriver à l'Aca-
démie. L'une des causes qui avaient contribué à refroi-
dii: l'abbé de la Rivière pour son ancienne amie, c'est
qu'elle «s'était entêtée de rêveries platoniciennes ».
D'autre part, il est peu de sociétés où Fontenelle eût
rencontré un auditoire aussi bien préparé à goûter le
; langage de l'astronomie, même avec ce piquant qu'y
' ajoutait la grâce littéraire de ses démonstrations. Ce
n'est point à Vaux-Villars enfin ni à Sceaux que la
querelle des Anciens et des Modernes aurait trouvé le
regain d'éclat qu'elle dut à Lamotte et à Mme Dacier. La
duchesse du Maine voulait « que, même dans le plaisir,
il entrât de l'idée et de l'invention » . Mais le plaisir, si
ingénieusement que la matière en soit renouvelée, est
toujours le plaisir; à la longue il fatigue comme le reste
et ennuie. On éprouvait le besoin de se renouveler dans
des distractions solides ; et c'est chez Mme de Lambert
qu'on venait chercher, suivant son heureuse expres-
sion, « ces joies sérieuses qui ne font rire que l'esprit ».
Parmi les sujets proposés à la controverse, il n'en
était pas qui revînt plus souvent que les questions de
morale et d'éducation intéressant les femmes. Certaines
lettres de Lamotte nous font assister aux débats où
l'abbé de Mongault et l'abbé de Bragelonne prenaient
l'offensive contre le sexe, afin de provoquer les ripostes,
qui ne se faisaient pas attendre. Si l'autorité de Saint-
Evremond était invoquée avec tant de considération,
c'est que, sur presque tous les points, elle était favo-
rable au développement de réducation des femmes. Le
Madame de lambert. 185
sentiment à cet égard était unanime et d^une énergie
pressante, c On nous crie dès le berceau j>, faisait dire
Marivaux, dans la Nouvelle Colonie ou la Ligue des
femmes^ aux femmes qui répondent aux attaques desf
hommes : « on nous crie dès le berceau : Vous n'éter.
capables de rien , ne vous mêlez de rien, vous n'été:;
bonnes à rien qu'à être sages ; on Ta dit à nos mère:;
qui l'ont cru, qui nous le répètent,... Quelle autre res-
source nous a-t-on laissée que le misérable emploi de
plaire? Notre coquetterie fait tout notre bien. Nos pa-
rents ne se défont de nous qu'à ce prix. Nous n'échap-
pons à votre oubli, à vos mépris, que par ce moyen ;
nous ne sortons du néant, nous ne saurions vous tenir
en respect, faire figure, être quelque chose, qu'en nous
faisant l'affront de mettre une industrie humiliante et
quelquefois des vices à la place des qualités, des vertus
que nous avons, dont vous ne faites rien, et que vous
tenez captives. :» Et, de son côté, Montesquieu, qui
n'appartenait point au cénacle, mais qui en recevait les
échos, écrivait : c L'empire que nous avons sur les
femmes est une véritable tyrannie. Nous employons
toutes sortes de moyens pour leur abattre le courage ; les
forces seraient égales si l'éducation l'était aussi ; éprou-
rons-les dans les talents que Téducation n'a point affai-
blis, et nous verrons si nous sommes si forts. }» On ne
peut douter que cette conception plus large du rôle des
femmes ne fût, en partie au moins, l'œuvre de Mme de
Lambert. Ses idées étaient déjà répandues, et la plu-
part des traités dans lesquels elle les avait fixées avaient
commencé à courir le monde, quand l'écrivain des
Lettres persanes et l'auteur de la Nouvelle Colonie
t'associaient à la cause qu'elle soutenait, en lui emprun-
486 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES
tant presque les termes de ses revendications. C'était
l'objet commun de ses divers écrits. Un seul est intitulé
proprement: Réflexions sur les femmes. Mais c'est aux
femmes que s'adressent les conclusions pratiques de ses
dissertations sur V Amitié et sur la Vieillesse, Qu'elles
discourent du Goût, de la Considération ou des Richesses f
les femmes sont, au fond, la matière de ses observations
et le but de ses conseils. 11 n'est pas un de ses portraits,
pas une de ses lettres qu'elle ne ramène, par quelque
endroit, à des indications dont les femmes pussent tirer
honneur et profit. La première fois que ses Avis à son
fils et à sa fille furent publiés, à l'étranger et sans son
aveu, ils portaient le titre de Lettres sur Véducation
nouvelle. Cette préoccupation « d'épurer son esprit et
de fortifier sa raison j* qu'elle avait dû s'imposer pendant
tant d'années comme une nécessité personnelle était
devenue, au profit des autres, la passion de sa vieil-
lesse. Elle forme l'unité de ses écrits comme de sa vie.
m
On a dit des Avis d'une mère à son fils et des Avis
d'une mère à sa fille qu'ils n'étaient que des manuels
de l'art d'avancer et de plaire. Il est certain que Mme de
Lambert ne se pique en aucune façon de disserter gra-
vement sur l'éducation et qu'elle ne craint pas de
s'arrêter à de pures prescriptions de bienséance, de
tact et d'habileté mondaine. Mais, pris à leur source et
suivis dans leur véritable courant, ses conseils ne man-
quent ni d'élévation ni de portée. « Il faut, disait-elle»
MADAME DE UMBERT. 187
un plan dans la yie. )» C'est ce plan qu'elle veut tracer
à ses enfants, à la lumière de Texpérience et de la
raison. Ses amis, qui connaissaient son goût pour Tan-
tiquitéy ne l'auraient pas trop étonnée peut-être, bien
que sa modestie fût réelle, en la félicitant de leur avoir
donné un traité des devoirs.
Les Avis d'une mère à son fils, la première de ses
œuvres*, fournissent l'exacte mesure de l'objet qu'elle se
propose. Elle s'y place tout de suite au point d'où elle
embrasse l'ensemble des conditions auxquelles sont
attachés, dans sa pensée, la dignité et le bonheur. Elle
ne croit pas pouvoir fixer trop haut les regards de
son fils : dût-il n'arriver qu'à mi-chemin, il est beau
d'avoir pris l'essor pour s'élever. La modestie dans la
jeunesse n'est qu'une langueur de l'âme ; on ne saurait
soutenir ses désirs d'espérances trop flatteuses; ceux
({ui n'aspirent qu'à la fortune n'ont jamais qu'un
mérite borné : qu'il ait soin de sa gloire ; elle se charge
du reste. Ce mâle et généreux langage avait d'abord
presque effrayé Fénelon. « Je ne serais peut-être pa»
tout à fait d'accord avec Mme de Lambert, écrivait-il à
H. de Sacy, sur toute l'ambition qu'elle demande de
son tils ; mais nous nous raccommoderions bientôt sur
toutes les vertus par lesquelles elle veut que son ambi-
tion soit appuyée et modérée. :» L'ambition, telle qu'elle
la décrit, ne consiste en effet « qu'à se rendre supérieur
en mérite ». Ce qu'elle entend par la gloire, ce n'est
pas la réputation due à quelqu'une de ces actions
brillantes auxquelles la fortune a souvent la meilleure
part, c'est la considération, fruit de la vertu persévé-
I. 1703.
188 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
rante, du sacrifice fait de soi ou d'une partie de soi.
Elle sait quelle est la médiocrité des ambitions cou-
rantes : les hommes ne veulent pas être grands ; ils ne
se soucient que d'être élevés ; ce sont les distinctions
que Ton cherche, non la vraie gloire. Et voilà l'illusion,
non moins dangereuse que coupable, dont elle voudrait
préserver son fils : « Si un grand nom met tout à
portée, il ne donne pas le droit de tout obtenir. Ceux
qui n'apportent à leurs emplois d'autres mérites ni
d'autres dispositions que de les désirer, ne s'y soutien-
nent pas longtemps. » La Bruyère n'a rien écrit sur le
mérité piîîrsonnel de plus fier que ces maximes : « Il y a
des princes de naissance, il y a des princes de mérite.
— Rien de plus heureux qu'un homme qui jouit d'une
considération qu'il ne doit qu'à lui ; rien de plus triste
qu'un grand seigneur accablé d'honneurs et de respects
qu'on ne rend qu'à sa dignité. — Avec de grands
emplois et des principes vulgaires, on est toujours
agité parce qu'on est toujours médiocre. — C'est par
les sentiments qu'il faut se distinguer du peuple :
j'appelle peuple tout ce qui pense bassement et com-
munément : la cour en est remplie. — Qu'est-ce que
des courtisans? Des glorieux qui font des bassesses ou
des mercenaires qui se font payer. » En opposant si
énergiquement la grandeur réelle aux grandeurs d'in-
stitution, Mme de Lambert n'ignore pas à quoi elle
s'engage. On ne peut s'élever qu'en s'imposant une
règle morale. Cette règle, elle en examine successive-
ment les applications aux devoirs de l'homme envers la
société, envers ses supérieurs, envers ses inférieurs,
envers soi-même : cadre un peu fatigué aujourd'hui
par l'usage, qui avait alors sa nouveauté, qui répond
MâDAHE de UMBëRT. 189
d'ailleurs aux étemelles conditions de l'âme humaine et
qu elle remplit avec une incontestable justesse de vues
soutenue en général d'un rare bonheur d'expression.
Sous le nom de devoirs sociaux, Mme de Lambert
comprend les devoirs envers Dieu et envers le prince.
Elle ne touche que d'un mot ceux qui regardent le
prince : « Vous êtes, dit-elle à son fils avec une noble
simplicité, d'une race qui lui a tout donné d. Pour la
religion, elle se borne à repousser avec une fer-
meté égale le libertinage et la superstition. « Rien ne
rend plus heureux que d'avoir l'esprit persuadé et le
cœur touché : cela est bon pour tous les temps ; les
vertus morales sont en danger sans les chrétiennes :
ceux même qui ne sont pas en mesure de croire comme
ils doivent, se soumettent à la religion établie : ils
savent que ce qui s'appelle préjugé tient un grand rang
dans le monde et qu'il faut le respecter. Mais les âmes
hautes ont pour l'Être suprême des sentiments et un
culte à part qui ne ressemble point à celui de la foule :
I tout part du cœur et tout va à Dieu. » Sur les devoirs
envers les supérieurs, ses préceptes ne sont pas moins
courts. C'est le commentaire rapide des principes qu'elle
a commencé par poser. Point de soumissions aveugles,
point de bassesse. Mais point de fausse dignité non
plus, point de cette impatience malsaine de toute
dépendance qui a ses racines dans un vilain senti-
ment. € Ne condamnons point par chagrin des situa-
tions qui n'ont que le défaut de nous manquer : De
toutes les passions, il n'en est pas de plus honteuse
que l'envie; elle est toujours désavouée. Il faut
d'ailleurs savoir fréquenter au-dessus de soi : quand
l'exemple qu'on y trouve est mauvais, il avertit et cor-
iOO L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
riffe ; quand il est bon, il stimule : avec ceux de son
rang, on se néglige, Tesprit s'assoupit, le caractère
«e détend. » En arrivant aux obligations à l'égard des
€gaux, c'est-à-dire aux devoirs de société proprement
dits, on sent que Mme de Lambert ne s'y ménagera pas.
€e sont pour elle des devoirs de premier ordre :
l'homme le plus honnête est celui qui les observe avec
le plus d'exactitude : on les multiplie à mesure qu'on
^ plus d'honneur et de délicatesse. Elle définit la poh*
tesse comme Fénelon la pratiquait : « le désir de plaire
aux personnes avec qui Ton est obligé de vivre, et de
faire en sorte que tout le monde soit content de nous >.
Elle en analyse merveilleusement les grâces liantes, ne
veut ni de Tesprit qui tourne à la raillerie, ni de l'hu-
meur qui dégénère en querelle, ni surtout de l'amour-
propre qui s'impose. « Ne pas conduire l'intelligence
des autres jusqu à l'extrémité de son mérite, voiler
l'éclat de ses vertus, s'oublier même », est la première
règle de Tart : « l'amour-propre est une préférence de
soi aux autres, l'honnêteté une préférence des autres
à soi ». Qu'il y ait dans cette immolation volontaire une
part de calcul, elle ne le cache point, c C'est se
tromper que de croire qu'on se donne ce qu'on refuse
aux autres; c'est mal s'aimer que de se trop aimer.
Si vous voulez être heureux tout seul, vous ne le serez
jamais : tout le monde vous disputera votre bonheur;
si vous faites que tout le monde soit heureux avec
vous, tout le monde travaillera à votre bonheur. »
Mme de Lambert va même jusqu'à passer aux gens les
qualités qui leur sont contestées, pour les aider à créer
leur mérite : elle a tant de fois éprouvé qu'on n'obtient
qu'en proportion de ce que l'on accorde J Mais les qua*
KiDÀNE DE UMBERT. 19t
lîtés d'agrément n'ont de yaleur à ses yeux qu'autant
qu'elles ont pour fondement la véracité, la fidélité, la
solidité du caractère. Honte à ceux qui ne mettent dans
la société que du jargon et ne commercent que de
manières! L'honnête homme ne connaît pas le faux et
paye de conduite. La bonne foi, la justice, l'ouverture
de cœur, Tamitié sont les liens de la vie commune ; les
plaisirs grossiers et violents, la débauche, le jeu, tout
ce qui dégrade et divise doit en être considéré comme
le fléau; l'amour de l'estime en est Tâme. Les divers
témoignages qui constituent les relations sociales ne
sont que l'expression de ce sentiment, et ils ne comp-
tent que s'ils sont à la fois aimables et sincères. Mme de
Lambert fait elle-même une application charmante de
cette règle au plus subtil et au plus exigeant de tous :
la louange, c Le misanthrope ne sait pas louer : son
discernement est gâté par son humeur. L'adulateur, en
louant trop, se décrédite et n'honore personne. Le glo-
rieux ne donne des louanges que pour en recevoir : il
laisse trop voir qu'il n'a pas le sentiment qui fait louer.
Les petits esprits estiment tout parce qu^ils ne connais-
sent pas la valeur des choses : ils ne savent placer ni
l'estime ni le mépris. L'envieux ne loue personne, de
peur de se faire des égaux. Un honnête homme loue à
propos : il a plus de plaisir à rendre justice qu'à aug-
menter sa réputation en diminuant celle des autres. »
Quand le savoir-vivre repose sur ce fonds de probité et
qu'il atteint ce degré de délicatesse, reconnaissons qu'il
n'est pas loin de mériter d'être classé au nombre des
vertus.
Ce sentiment des devoirs de la sociabilité prend, à
l'égard des inférieui^ — domestiques et petites gens^
192 L ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
— un caractère de bienveillance particulièrement re-
marquable. Il ne faut pas chercher sans doute dans
les observations de Mme de Lambert l'accent ému et
tendre de Fénelon; mais ne semble-t-il pas qu'un
souffle précurseur de l'esprit de Rousseau les anime?
« La grande opinion que nous avons de nous-méme, dit-
elle, nous fait regarder ce qui est au-dessous de nous
comme une espèce distincte : que ces sentiments sont
contraires à l'humanité!... L'humanité souffre de l'ex-
trême différence que la fortune a mise d'un homme à
un autre. C'est la vertu seule, c'est le respect naturel "
qu'on a pour elle qui ont fait consentir les hommes à
l'obéissance.... Vous êtes un usurpateur de l'autorité
dès que vous ne la possédez point à ce prix.... La libé-
ralité est le devoir d'une grande naissance : celui qui
l'exerce ne fait qu'acquitter une dette. » Ce serait déjà
presque le cri de révolte du Contrat social^ si cette
philosophie un peu âpre ne se détendait dans la conclu-
sion : «L'humanité et le christianisme égalent tout.... 11
n'y a d'élévation digne de ce nom que celle qui au
mérite joint la bonté.... Le plaisir le plus vif, c'est de
faire du bien ; et il n'est pas d'état, si modeste qu'il
soit, où il ne soit possible d'en faire avec de l'atten-
tion sur soi et sur les autres : ayez ce sentiment dans
le cœur, vous trouverez de quoi le satisfaire. »
Une fois de plus Mme de Lambert nous ramène à ce
qui est le fond des Avis d'une mère à son fils. A tra*
vers les bienséances extérieures, ce qu'elle vise, c'est,
comme elle le dit, le dedans; ce qu'elle cherche sous
le galant homme, c'est l'homme. L'éclat n'est point ce
qui la touche dans la carrière des armes qu'elle ouvre à
son fils. Elle s'inquiéterait même de la pure passion de
MADAME DE I.AMDERT. 193
métier; elle ne craint rien tant que l'abus du droit de
répée : cet amour de la gloire qu'elle a éveillé en lui,
elle s'attache de tout son effort à le discipliner et à
répurer. c On ne peut augmenter à la fois en sagesse
et en fortune y^^ et elle a fait choix de la sagesse.
La valeur commence les grands noms ; mais ce sont
les autres vertus qui les consacrent. Ce n'est même pas
assez pour elle d'être doué d'heureuses qualités : il faut
€ en avoir l'économie », c'est-à-dire la conduite. Chose
singulière, la conception qu'elle s'est faite de la vie est
absolument étrangère, presque contraire, aux entrahie-
ments et aux agitations ordinaires de l'ambition. Elle
distingue dans le monde deux sortes de fous : ceux qui
sacrifient le présent à l'avenir et ne se soutiennent
que d'espérances, ceux qui sacrifient l'avenir au pré-
sent et épuisent au jour le jour toutes leurs ressources :
les uns et les autres toujours ardents ou inquiets. Die ces
deux genres de folies elle rapproche la sérénité de
l'homme qui règle sa vie pour en jouir; qui a reconnu
que nos pires ennemis nous font moins de tort que nos
défauts, et que trop souvent nous employons la pre-
mière partie de notre existence à rendre l'autre misé-
rable ; qui rend au monde ce qu'il convient de lui
rendre, mais qui se tient en garde contre « la mollesse
et l'amusement » ; que le sentiment de son indépen-
dance n'ahandonne jamais ; qui ne veut point n'être
heureux qu'autant qu*il plaît aux autres, et qui sait se
reprendi*e pour étudier et méditer; qui a appris de
bonne heure à se craindre plus que personne, et lait
de la bonne conscience sa vraie gloire, ses délices. —
Quand une mère tient ce langage à son fils, quand au-
dessus de tout elle place le souci de cette vie intc-
194 L'ÉDUCiTION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
Heure qui répare et élève, quand elle lui donne enOn
pour guide suprême cette pensée : « que la vraie gran-
deur de Thomme est dans le cœur », quelles que soient
les petites habiletés de conduite qui se mêlent à ses
conseils, on peut dire qu'elle a autre chose en tête
que le soin vulgaire d'un rapide avancement. Fénelon
l'avait reconnu le premier, bien qu'il fût en défiance.
« Ce n'est pas seulement l'esprit qui brille partout dans
ces Avisy disait-il ; on y trouve du sentiment et de»
principes. » Vauvenargues n'aurait pas craint de se
mettre à son école. Si les manèges de la vie de salon
où Mme Lambert aime à se mouvoir et où elle se meut
si agréablement l'avaient étonné d'abord et détourné
peut-être, certaines observations l'auraient ramené à
coup sûr, et combien de traits Teussent pénétré jus-
qu'au fond de l'àme ! N'en retrouve-t-on pas dans quel-
ques-unes de ses propres pensées comme un écho noble
et doux? Qui mieux que lui aurait pu dire, si Mme de
Lambert ne l'avait écrit avant lui : « Faites que vos
études coulent dans vos mœurs et que tout le profit de
vos lectures tourne en vertu Ȕ
>
•^
1
IV
C'est du même c sentiment » et des mêmes c prin-
cipes » que s'inspirent les réflexions de Mme de Lam-
bert sur l'éducation des femmes. Sous la forme vive
qu'elle leur donne parfois, ses visées sont au fond aus»
modestes que sûres. Si mordante qu'elle se montre dans
ses protestations contre la tyrannie des hommes, elle
MADAME DE LAMBERT. 1Q5
se garde bien de rien prétendre pour les femmes qiiî
dépasse ce que la nature ou Tordre social permet dfr
réclamer. Elle reconnaît que les vertus d'éclat ne sont
pas leur partage. « Vivre chez soi, se régler soi et sa
famille, ce sont là tous leurs mérites, mérites obscurs
et que la gloire n'aide point à pratiquer. » Il est vrai
qu'elle ajoute qu'il faut du courage pour consentir à
n'être vertueuse qu'à ses propres yeux, et que ce témoi-
gnage secret de la conscience est bien supérieur aux
vaines démonstrations dont s'appuie d'ordinaire la fai'-
blesse humaine. Mais ce n'est qu'une forme de conso-
lation : pour donner aux femmes auprès des hommes
la place qu'elles y peuvent tenir, elle n'a point l'idée
de leur faire usurper celle qu'elles ne sauraient occuper
sans embarras. Si elle remercie Saint-Évremond d'avoir
rappelé qu'il en est plus d'une qui, « faisant infidélité
à leur sexe, ont su prendre les talents des hommes »y
ce n'est pas sans malice qu'elle félicite Mme Dacier
d'être au nombre de celles qui les ont pris. Les charmes
virils de la docte fille de Tanneguy-Lefebvre lui inspi-
i-aient plus de respect que de goût. Elle voudrait affer*
mir, développer, compléter les qualités des femmes,
non les forcer ni les dénaturer.
Les agréments physiques, l'imagination, le goût, la
sensibilité, telle est la dot que la femme apporte en
naissant. Mme de Lambert n'en dédaigne, n'en répudie
aucun avantage. Elle sait que, si avec beaucoup d'es-
prit on a moins besoin de figure, la beauté inspire un
sentiment de douceur qui prévient : c'est une grande
aif'aire quand il faut que le mérite se fasse jour au tra-
vers d'un extérieur désagréable. Aux charmes de la
nature elle veut qu'on joigne les charmes du caractère»
r
100 LtDUGATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
Ennemie de tout ce qui toucherait à Timmodestie, ell
ne répugne pas moins à la vertu maussade : il faut uni
pudeur tendre. Dans le Règlement que la duchesse d<
Liancourt avait donné à la princesse de Marsillac, sa pe<
tite-fiUe, il semble qu'elle ne la yoie que penchée sui
«on livre de comptes, dressant l'état de ses revenus el
vérifiant les feuilles de la dépense, en femme d'affah'eg
qui n'oublie rien, sinon qu'elle est femme. Une visite
d'hommes « qui soient en âge et de sorte à pouvoir
être suspects » vient-elle à se présenter, c'est alors
seulement qu'elle l'invite à se souvenir de son sexe
pour mettre ses chevaux au carrosse et faire retraite*.
Mme de Lambert n'a point de ces pruderies austères.
Elle ne retranche à sa fille aucun des agréments dont la
nature l'a douée pour son bien el celui des autres;
elle l'exhorte même à en tirer un légitime et honnête
parti : c'est durant le temps qu'existe le charme qu'il
convient de se faire son crédit» Elle la laissera jouir
également de ce que l'imagination peut répandre de
douceur et d'illusion au fond de l'âme : rimaginatioii
est la source et la gardienne des plaisirs; toujours d'in-
telligence avec le cœur, elle sait lui fournir les erreun
dont il a besoin ; elle a droit même sur le temps, rap
pelle le passé, anticipe sur l'avenir, remplit touslei
intervalles de l'action. Le goût n'est pas d'un secour
moins puissant pour le bonheur. « Ce qui est de goût
avait dit Malebranche, est du ressort des femmes; c'es
pour cela qu'elles sont juges de la perfection de la lar
gue. » Mme de Lambert accepte ce privilège et e
1. Règlement donné par la duchesse de Liancourt à la princes
de Marsillacy sa petite-fille, — Voir aussi le Règlement que Mme (
Liancourt avait dressé pour elle-même (1694).
HÂDAHE DE LAMBERT. 197
étend la portée à tout ce qui suppose ou exige la finesse
primesautière de l'esprit : c'est le goût qui dès l'a-
bord saisit les choses, sans qu'il en coûte aucun effort
à la raison, ni même que la raison ait à en prendre
souci. Ainsi s'était-elle formé à elle-même, non sans
excès d'impatience, son jugement sur Homère dans la
querelle qui divisait ses amis. On lui avait trop fait
connaître sans doute les endroits où Homère sommeillo
et elle le disait franchement : il m'ennuie. « J'ordonne
i ma petite raison de me taire, écrivait-elle à ceux
que cette sincérité scandalisait; mais mon sentiment
est mutin et indépendant. Imaginez, si vous voulez, que
je ne pense rien; mais je sens, et je ne sens rien d'agréa-
ble quand je lis Homère. j> Le fond du goût est donc la
sensibiUté, et la sensibilité est proprement l'apanage
des femmes. Mme de Lambert en développe çà et là les
caractères avec une complaisance qui sur plus d'un point
touche aux extrêmes. Elle ne se borne pas à établir à
bon droit que le sentiment ne nuit pas à l'entendement,
bien plus qu'il l'illumine et l'échauffé : ce qui explique
que toutes les passions sont éloquentes ; elle affirme que,
chez les femmes, les idées s'arrangent plutôt par senti-
ment que par réflexion, la nature raisonnant pour elles
et leur épargnant tous les frais. Poussant plus loin encore
cette subtile analyse, elle fait du sentiment le régula-
leur de la conduite et le maître de la vie. C'était s'aven-
turer sur une pente glissante, et la critique le lui a fait
bien voir. On lui a reproché ses discours sur l'amour ;
on oubliait que l'amour était le sujet de conversation
le plus accrédité dans les salons et les ruelles, qu'il
faisait le fond presque unique du théâtre, et que Féne-
Ion lui-même en avait décrit, dans Télémaque, le charme
198 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
tout-puissant. On a trouvé mauvais que ce fût à ses eiî-
fants qu'elle fît la confidence de ses observations et de son
expérience ; or il n'est que juste de le remarquer : dans
les Avis d'une mère à sa fille comme dans les Avis
d'une mère à son fils, Mme de Lambert ne parle de Ta-
0iour que pour en combattre les séductions; ses en-
fanta étaient d'ailleurs l'un et l'autre en âge d'entendre
de tels conseils; et le traité où elle développe sa méta-
physique est dédié à une amie touchant comme elle à
la vieillesse, Mme de Vatry. Enfin il n'est pas jusqu'à
sa propre dignité qu'elle n'ait paru compromettre : un
auteur anglais, traducteur de ses œuvres, avait écrit que
ses Réflepcions sur les femmes n'étaient que son apo-
logie ; à quoi elle répondit elle-même d'un mot, non
sans fierté : « Je n'ai jamais eu besoin d'en faire »;
témoignage qui est confirmé par les contemporains. La
vérité est qu'elle ne se défendait pas d'avoir l'àme
sensible. Non seulement elle s'en faisait honneur pour
elle-même, mais elle y attachait une partie de la supé-
riorité de son sexe dans les relations de la vie, parti-
culièrement dans l'amitié. L'amitié était une matière à
controverse parmi les beaux esprits au dix-septième
siècle. Un jour, dans le salon de Mme de Sablé, on
avait présenté sous la forme d'une maxime que « l'amitié
n'est qu'un trafic ]> ; et aussitôt tous les cœurs déli*
cats d'entrer en émoi. Le paradoxe était-il de La Ro-
chefoucauld ou de Saint -Évremondî Saint- Évremond
n'eût pas craint de le prendre à son compte. On
sait avec quelle grâce il s'ingéniait à peindre l'ami-
tié sans l'amitié : le sentiment pût-il être sérieux et
désintéressé, il ne croyait pas les femmes capables
d'en concevoir la profondeur ni d'en soutenir la fidé-
XADAn DE LAXCERT. 199
lité. Mme de Lambert aurait pris Tolontiers la thèse
opposée. Les femmes, à son gré, sont aussi propres à
Tamitié que les honuneSy plus propres même, non pas
entre elles, mais d'un sexe à Tautre. Entre elles, elles
ne s'unissent guère que par nécessité ou par intérêt,
comme les hommes que Tintérét dirise aussi vîte qu'il
les a réunis. D'un sexe à l'autre, il n\ a pas les mêmes
raisons de concurrence ou d'enrie; et le lien, plus
solide, est en même temps plus doux. On a beau dire
qu'il faut donner à l'amitié des fondements moins fra-
giles que la sensibilité i si le goût ne s'en mêle, on ne
Ya ni bien yite ni bien loin. Les hommes ne se tiennent
entre eux que par l'esprit; les femmes seules, parlant
au cœur, savent tirer d'un sentiment tout ce qu'il ren-
ferme; elles communiquent à ces sortes d'amitiés —
amitiés de sympathie ou c d'étoile » — une vivacité,
une chaleur que rien n'égale : de toutes les unions,
c'est la plus charmante ^
On ne saurait faire valoir avec un mélange plus heu-
reux de retenue et de hardiesse les privilèges que les
femmes doivent à leur sexe. Mais Mme de Lambert
n'ignore pas ce qui en fait la faiblesse. Les agréments
physiques ne durent point : il y a peu de temps à être
belle et beaucoup à ne l'être plus. Ce serait un heureux
traité à passer avec l'imagination que de lui rendre ses
plaisirs à la condition qu'elle ne ferait pas sentir ses
peines; mais plaisirs et peines sont attachés à la même
chaîne : le plus souvent ce sont les « ajoutés j> de
Timagination qui créent les troubles ou le chagrin ; si
1. En traçant cet idéal, Mme de Lambert pensait-elle à La Fontaine et
i Xme de la Sablière dont elle loue en maints endroits la raison
limable?
200 L*ËDUGATI029 DES FEMMES PAR LES FEMMES.
elle est la fée du logis, elle en est aussi la folle, et rien
n'est plus mortel au bonheur que d'avoir « Tâme trop
allumée ». De même que l'imagination, le goût porte en
lui-même ses dangers : il se fatigue et rafGne ; l'habitude
des purs plaisirs de l'esprit engendre une excitation
malsaine : on se croit délicat, alors qu'on n'est que
blasé. Ainsi en est-il du sentiment en général ; sa viva-
cité s'émousse, à moins que, par un effet contraire,
s'animant et s'exallant, comme dans l'amitié appliquée
d'un sexe à l'autre, il ne fasse sortir une passion fu-
neste d'une vertu qu'on n'a pas su maintenir dans des
limites rigoureuses. Mme de Lambert a l'intelligeDce
très nette de ces infirmités et de ces entraînements :
les dons de nature les pins séduisants lui paraissent in-
suffisants et pleins de périls, si l'éducation n'eu règle
et n'en élève l'emploi.
Qu'est-ce donc qu'elle entend par l'éducation des
fenunes? « J'ai trouvé dans Télémaque^ disait-elle, '
les préceptes que j'ai donnés à mon fils, et dans V Édu-
cation des filles les conseils que j'ai donnés à la
mienne. j> Fénelon est son maître. Elle était de la petite
Église dont les espérances s'étaient groupées autour de
l'archevêque de Cambrai. Après la mort du duc de Bour-
gogne, elle lui avait exprimé sa douleur. « Que n'atteo»
dait-on pas d'un prince élevé dans des maximes si pures^
si bien instruit des justes bornes qu'on doit mettre à .
l'autorité, qui avait déplacé la gloire du monde, qui ne
MADAME DE UMBERT. 201
la mettait pas à répandre des fleuves de sang, à faire
taire les lois et à faire gémir le peuple ; qui croyait
qu^il valait mieux rendre les hommes Iieureux que de
les assujettir pour les rendre misérables ; qui aurait
pris la royauté non pour lui, mais pour les autres, per-
suadé qu'elle ne lui était que prêtée et qu'il se devait
à rÊtat? 1 Plus tard, en le remerciant des termes dans
lesquels il avait parlé à M. de Sacy des Avis d\ine
tnè7*e à son filSj elle ajoutait avec une émotion faite
pour aller au cœur de Fénelon : c Nous sommes ici
dans une société très unie sur la sorte d'admiration que
nous avons pour vous. Combien de fois, dans la cala-
mité publique, dans de si grands malheurs si bien
sentis et d'autres si justement appréhendés, avons-nous
dit avec de vos amis : Nous avons un sage dont les
conseils pourraient nous aider; pourquoi faut-il que
tant de mérites et de talents soient inutiles à la patrie? »
Dans une autre lettre enfin, elle laisse entendre que la
société avait résolu de faire à Cambrai une sorte de
pèlerinage; la guerre sans doute ne permit pas de
donner suite à ce projet. Malgré l'intimité de cette
correspondance, il ne semble pas cependant que Féne-
lon ait jamais eu connaissance des Avis d'une mère à
sa fille^ bien qu'il en eût demandé la communication ;
mais il savait par d'autres encore que par Mme de
Lambert elle-même que « personne ne s'était occupé
davantage de ses idées et n'avait pris plus de soin de
se les rendre propres ».
Elle le déclare en effet tout d'abord, comme lui : son
intention est de tirer les jeunes filles des préjugés de
l'éducation commune et d'en étendre les bornes. Après
lui, elle répète que la curiosité est un penchant de la
202 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
nature qui va au-devant de Tinstruction et qu'il ne
s'agit que de régler, une connaissance commencée
et qu'il faut entretenir. Le vide de l'ignorance l'effraye:
« il faut avoir des vérités dans l'esprit qui le préservent
de l'erreur, comme on a dans le cœur des sentiments
qui le ferment aux passions ». Si la pédanterie est un
vice de l'intelligence, le savoir en est l'ornement. Son
programme d'instruction est riche, plus riche même à
' quelques égards que celui de Fénelon. Elle y com-
prend au premier rang, pour les jeunes filles comme
pour lés jeunes gens, l'histoire, qu'elle considère comme
la science de l'homme par excellence : l'histoire grecque
'€t Thistoire romaine, « qui nourrissent le courage par
les grandes actions qu'on y voit »; l'histoire de France
aussi : « il n'est pas permis d'ignorer l'histoire de son
pays ». Elle y voudrait, en outre, de la morale et même
un peu de philosophie, surtout de la nouvelle, si on
en est capable : c la philosophie met de la précision
dans l'esprit, démêle les idées, apprend à penser juste »;
c'est une Cartésienne : en fait de religion, sa règle est
de céder aux autorités; mais sur tout autre sujet elle
*n'entend recevoir « que l'autorité de la raison et de
l'évidence : c'est donner des limites trop étroites à ses
pensées que de les renfermer dans celles d'autrui ».
Pour les langues, quoiqu'une femme doive se contenter
de parler celle de son pays, elle ne s'opposerait pas
« à l'inclination que l'on pourrait avoir en faveur du
latin » : le latin est la langue de l'Église ; il a l'avan-
tage, en outre, d'ouvrir la porte aux sciences et de
mettre en société avec ce qu'il y a eu de meilleur
dans tous les siècles. Très ferme sur tous ces points,
Urne de Lambert est en même temps, sur d'antres»
HADAME DE USIBERT. 805
pleine de scrupules. C'est une fidélité de plus à Féne-
Ion. Elle écarte, par exemple, les sciences abstraites,
< qui démontent les ressorts de Tàme j> ; elle proscrit
avec la même rigueur les romans, c qui ne mettent
dans l'imagination que du faux »; elle a besoin d'y
regarder à deux fois pour autoriser la lecture des tra-
gédies de Corneille. Quel que fût son goût pour cer-
taines imaginations de Platon, ce n'est pas elle qui
aurait admis, comme le chevalier des Dialogues de
Perrault, que les dames en sont les meilleurs juges.
Elle redoute, en un mot, tout ce qui ne sert qu'à la
montre, c les jeunes filles devant avoir sur les sciences
une pudeur presque aussi délicate que sur les vices »S
— tout ce qui peut porter atteinte à la justesse de
l'esprit, € la femme comme l'homme ne pouvant trouver
que dans cette justesse sa sécurité et sa force ». Penser
sainement est à ses yeux la condition suprême de la
Yertu et du bonheur. La solidité est un mot qui revient
presque aussi souvent sous sa plume que sous celle
de Mme de Maintenon. Mme de Caylus ne dut-elle pas
88 croire rentrée à l'école de sa tante, lorsqu'elle l'en-
tendait si souvent recommander à la marquise de
Saint-Aulaire « d'entrer en société avec sa raison »?
Mme de Maintenon elle-même aurait-elle désavoué cette
maxime : « Le divorce que nous faisons avec nous-
méme est la source de tous nos égarements ; quand
1. Elle fait notamment à ce sujet ses résenrcs sur le latin. Au temps
de Mme de Sévigné, elle aurait été moins scrupuleuse peut-êlre ; mais
elle arait sans doute entendu raconter par le président Ilesnault l'his-
toire de Mme d'O..., qui, c ayant, à la lecture de Lucrèce^ attrapé le
sens de quelques mots par analogie avec le français, s'était mise cou-
nmment à traduire l'auteur de la Nature des choses d'après l'idée
qo*elle s'était faite ».
204 L'ÉDUCATION DES FEHHES PAR LES FEMMES.
nous ne tenons pas à nous par des goûts solides, nous
tenons à tout » ? Comme elle, Mme de Lambert ra-
mène à l'éducation le plus pur fruit de Tinstruction.
Elle n'en interdit pas la jouissance intellectuelle, mais
elle en considère par-dessus tout le profit moral. Si
elle regrette que les hommes semblent défendre aux
femmes la culture des lettres, c'est parce qu'il n'est pas
de meilleure discipline pour l'esprit et pour le cœur^
Aux grâces de sentiment dont elles ne doivent point
se laisser dépouiller, mais qui peuvent les trahir, elle
leur demande d'ajouter les vertus de raison qui ne
trompent point : tel est le fonds qu'elle s'efforce de
leur assurer. 11 semble qu'elle ait pris pour idéal
l'observation de La Bruyère : « Une belle femme qui a les
qualités d'un honnête homme est ce qu'il y a au monde
du commerce le plus délicieux : l'on trouve en elle tout
le mérite des deux sexes ». Son ambition serait de
démontrer par le précepte et par l'exemple que les
femmes sont capables de concevoir et de pratiquer la
sagesse, la discrétion, la probité, la fidélité au devoir^
le respect de la vérité, toutes les qualités qui honorent
la conscience humaine. Et en posant les principes de
ces vertus, elle indique les moyens d'y atteindre.
VI
On peut dire que les conseils pratiques de Mme de
Lambert s'étendent de l'enfance à la vieillesse. Elle
s'était acquis, en matière d'éducation, une sorte d'auto-*
rite. Des mères de famille recouraient à ses lumières.
La supérieure du couvent de la Magdeleine de Tresnel
MADAME DE LAMBERT. 205
lui avait elle-même demandé des avis pour la direction
<le sa petite-fille qu'elle lui avait confiée. Sa réponse
ii'est qu'une ébauche, mais une ébauche où elle établit
les règles de conduite essentielles à suivre pour les
«nfants. Le cœur de la grand'mère s'y découvre par
endroits, c La petite personne est vive et confiante,
souple et flatteuse, disposée à l'évaporation et à l'étour-
derie. i Cela n'est pas sans lui donner quelque souci :
l'esprit de complaisance, la vanité, la légèreté sont des
€ semences de défauts ». Toutefois ce n'est qu'en
passant qu'elle donne ce soulagement à ses préoccu-
pations personnelles. La lettre a une portée générale.
Mme de Lambert croit comme Mme de Maintenon à
la puissance du sentiment de l'honneur et de la raison
chez les enfants : c Les enfants aiment à être traités
en personnes raisonnables, dit-elle; il faut entretenir
exi eux cette espèce de fierté ; il faut aussi leur donner
un grand amour de la vérité et leur apprendre à la
pratiquer à leurs dépens ». Conformément à ces règles,
elle condamne l'usage immodéré de la louange, qui
ne sert qu'à exalter l'orgueil, alors surtout qu'elle
s*adresse aux qualités extérieures. Elle ne désapprouve
pas moins sévèrement que Fénelon les dons de frian-
dise ou de parure, qui ne font qu'augmenter le goût
du plaisir, la gourmandise ou la coquetterie. Elle de-
vance même Rousseau en conseillant de donner aux
enfants ce qu'ils souhaitent, non comme la récompense,
mais comme la conséquence du bien qu'ils ont accom-
pli. Elle a la tendresse rései*vée et grave ; il lui paraît
aussi funeste < de se laisser surprendre par les manèges
de gentillesse que de céder aux larmes d'opiniâtreté : il
n'est pas bon que les enfants voient trop combien ils
206 L'EDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
sont chers ». Ce qu'elle exige des gouvernantes, c'est»
outre une piété solide, des lumières étendues et une
raison: sûre. Leur premier soin doit être de préparer
chez les jeunes filles, si jeunes qu'elles soient, un esprit
juste et un cœur droit : c'est une éducation qu'on ne
saurait prendre de trop loin.
Cette éducation ainsi commencée et soutenue par
d'autres aussi longtemps que l'exigent l'âge et les cir-
constances, il appartient ensuite aux femmes d'en pour-
suivre elles-mêmes les effets. Parmi les moyens per-
sonnels de perfectionnement moral, Mme de Lambert
place en première ligne la conversation, la lecture,
la retraite : trois formes d'éducation où se reflète par-
ticulièrement l'esprit de la société de son temps.
Le besoin de s'assembler pour s'entretenir est un be-
soin propre à l'esprit français. Mme de Staël l'a excel-
lemment remarqué : en France, à Paris surtout, la parole
n'est pas seulement, comme ailleurs, une manière de
se communiquer ses idées, ses sentiments, ses affaires;
« c'est un instrument dont on aime à jouer, qui ranime
les esprits comme font chez d'autres peuples la mu-
sique et les liqueurs fortes i>; et, à l'appui de cette ob-
servation, elle raconte, d'apjès Volney, que des Français,
émigrés pendant la Révolution et établis en Amérique
pour y fonder une colonie, quittaient toutes leurs occu-
pations pour aller causer à la ville, c'est-à-dire à la Nou-
velle-Orléans, qui n'était pas à moins de six cents lieues
de leur demeure. Dans la société reposée et lettrée du
dix-septième siècle, ce plaisir était devenu le premier
des plaisirs et un art supérieur. Le chevalier de Méré
déclarait « qu'il n'était pas de plus noble et de plus
'*^and usage de la parole que la conversation ». « Cydias,
MADAME DE LAMBERT. 20T
disait La Bruyère yisant Fontenelle, a un ami qui n'a
point d'autre fonction sur la terre que de le promettre
longtemps à un certain monde et de le présenter enfin
dans les maisons comme un homme rare et d'une
conversation exquise. » Les conversations du Louvre
n'étaient pas moins recherchées que les représentations
de Corneille ou de Molière. Balzac, Nicole, le P. André,
en avaient recueilli les règles et fixé le code. Une litté-
rature nouvelle en était issue. On écrivait des Conver-
sations comme on faisait des Maximes et des Portraits.
Saint-Évremond avait dû le premier essor de sa fortune^
à sa Conversation entre le maréchal d' Eocquincourt
et le P. Canaye. Il était resté le maître du genre. II
avait besoin de cet appel du dehors, c'est lui qui le
confesse, pour mettre son esprit en mouvement et dis-
siper la demi-obscurité que laissait dans ses idées une
réflexion volontiers paresseuse ou indulgente à elle-
même. S'il reconnaissait que « l'étude est nécessaire
pour féconder les talents », il tenait pour non moins^
incontestable que « c'est la conversation qui les met en
œuvre, qui les polit, qui les épure, qui d'un homme
savant peut faire un honnête homme » ; il l'appelait
le grand livre du monde. Ce grand livre du monde
était le livre préféré des femmes. La lecture et la con-
versation étaient aux yeux de Mlle de Scudéry les instru-
ments du savoir. Obligée de choisir, elle eût conseillé
la conversation. Elle en avait elle-même rédigé des
modèles que Mme de Maintenon avait d'abord introduits
à Saint-Cyr, qu'elle avait ensuite écartés comme d'un
cai*actère trop dissipé, mais pour les remplacer par de
petites scènes faites de ses propres mains, qui n'en diffé-
raient guère que par le choix des sujets. L'usage de
208 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
ces entretiens s'était répandu partout; il n'était pas
de père qui, donnant, comme Dupuis, des Instinictions
à sa fille, n'insistât sur l'art de converser et la néces-
sité de s'y exercer, même avec les gens de service.
Mme de Lambert pouvait moins que personne être in-
sensible a l'attrait de ces échanges d'idées qui mettaient
agréablement aux prises les deux sexes. Elle en esti-
mait surtout les solides avantages. L'expérience lui
avait appris que, si les hommes s^'éprennent d'abord du
nouveau plus que de l'excellent, cette fleur de nou-
veauté passe vite et que le mérite seul prend du crédit.
Il ne semble pas qu'elle intervînt elle-même dans les
entretiens plus que de raison. La Rivière lui en faisait
presque un malicieux reproche. « Il ne faut parler,
disait-elle à sa fille, que pour plaire ou instruire : que
ce que vous direz soit neuf ou que le tour en soit nou-
veau. ]> Mais si modestement qu'on se fasse sa part
dans une conversation, le bénéfice en demeure : « L'es-
prit se dénoue, les idées se démêlent, les sentiments
s'éclairent, la pensée est excitée et nourrie ».
Plus intime encore et plus efficace est pour Mme de
Lambert le profit de la lecture. Même alors qu'au sortir
peut-être d'un de ces cercles où elle avait tenu le dé,
Mlle de Scudéry faisait si grand cas de la conversation,
elle « ne laissait pas d'admettre que bien souvent on
n'y recueille que des pensées tumultueuses, que ceux
qui les ont eues condamnent quelques minutes après,
tandis que la lecture donne le dernier effort de l'esprit
de celui auquel on s'est attaché ». C'est pour cela que
Mme de Lambert mettait la lecture au-dessus de la con-
versation. Elle reprochait aux femmes de n'en point
assez user. « Quelles sont celles, demandait-elle, qui
HADAME DE LAMBERT. mf
Utilisent leurs années en accroissant leurs conuais-
saDces? Nous ne fournissons point de ces suppléments-
là. » Elle ne conseillait d'ailleurs à personne de
c se perdre » dans de longues lectures. On sait com-
ment elle les faisait elle-même : courtes, de choix, et
toujours en prenant des extraits. C'est, à son sens, le
seul moyen d'arrêter l'esprit sur le détail, qui pénètre
et se grave ; elle compare la délicatesse du goût rendu
attentif par le travail de la plume aux effets du mi-
croscope qui rend sensible ce qui échappe à la rapidité
du regard : plaisir mêlé et que l'on se conteste quel-
quefois à soi-même, car les délicats sont malheureux ;
mais ils jouissent si amoureusement de leur peine!
Aussi bien cette jouissance n'est-elle que l'aiguillon de
la réflexion d'où doit sortir le prolfit yéritable. Le bien-
bit décisif de la lecture est dans le quart d'heure qui
h suit. € Celle-là seule sait lire qui sait prolonger et
étendre en soi le sentiment de ce qu'elle a lu : accou-
tumons-nous à penser; c'est chez nous un talent qui se
repose. »
Tout aboutit chez Mme de Lambert à ce conseil su-
prême : 9 se donner ses heures, se mettre à part, prati-
quer la retraite de l'âme, savoir être en soi 2>. — Être
eu soi, c'est jouir de ce que l'on est et de ce que Ton
a : il faut des repos pour le bonheur; il suffit de si peu
de chose pour troubler notre quiétude : le moindre mal
qui puisse nous arriver des ébranlements trop répétés
ou des excitations trop vives, c'est de faire échapper ce
qu'on tient en attendant ce qu'on désire. — Être en
soi, c'est s'appuyer sur sa raison, temporiser avec ses
sentiments, haine ou amour, pour arriver à les maî-
triser, ne point composer avec ce qui est du train de la
14
i
110 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
volupté, musique, poésie, jeux, spectacles et plaisirs
violents, travailler à se craindre et à se respecter, re-
nouveler incessamment ses ressources d'entretien moral
et de résistance : « Nous sommes toujours aussi forts
contre nous-mêmes et contre les autres que nous vou-
lons l'être ». — Être en soi, c'est n'attendre de la vie
que ce qu'elle peut donner. Les plus belles existences
8c terminent comme les autres : on jette de la terre et
en voilà pour une éternité ! Bien plus, au cours même
die la vie, le temps emporte les peines et les plaisirs :
toutes les choses entrent continuellement dans l'abîme
du passé, dont elles ne sortent jamais; nous ne vivons
que pour perdre et nous détacher ; nous perdons même
k goût de vivre. Quel avantage à se produire quand
l'âge est venu et alors que nous ne pouvons plus
montrer que les restes de nous-mêmes? On ne se
transportera pas à ce que vous avez été : c'est un tra-
vail ; et ce qu'on refuse aux mérites des hommes, encore
moins Taccorde-t-on aux agréments des femmes. Mais
il n'est rien qui ne se compense pour celui qui s'appa^
lient et qui ne cherche point à se faire illusion ni à soi
ni aux autres. Une vieillesse avouée est moins vieille;
une vieillesse où après les dispersions du monde on se
ressaisit , où l'on se retrouve, affranchi de toutes les
passions, dans la pleine sérénité de la pensée, est ud
asile de repos. « Ma fille, répète sans cesse Mme de
Lambert, hors de soi point de bonheur durable.... Ne
nous croyons assurée contre les disgrâces que lorsque
nous sentirons nos plaisirs naître du fond de notre
âme.... Tout âge est à charge à qui ne porte pas au
dedans de soi ce qui peut rendre la vie heureuse....
La plupart des hommes ne savent pas vivre dans leur
MADAME DE LAMBERT. 211
propre société.... Le inonde n'est qu'une troupe de fugi-
tifs d'eux-mêmes. »
C'est presque le ton du sermon. Mme de Lambert ne
s'y maintient jamais longtemps; mais elle s'y élève sou-
vent. On l'a classée à bon droit parmi les moralistes :
elle en a le sentiment, le tour, l'accent. « A lire con-
tinuellement », notait sur ses écrits, en lui rendant un
dernier hommage, l'un de ses plus nobles amis, l'hon-
nête et sincère d'Argenson.
YII
Le bienfait de cette action serait plus complet, s'il
n'était gâté parfois ou amoindri par un excès de curio-
sité littéraire.
Mme de Lambert étçit sincère qusmd elle parlait de
son extrême sensibilité sur les discours du public. Une
de ses oeuvres Yenaitr-elle par surprise à tomber entre
les mains d'un libraire, elle n'épargnait aucune dé-
marche» aucuns frais pour la recouvrer. Elle avait près
de quatre-vingts ans lorsque, pour la première fois,
elle se laissa livrer au public de son plein gré. Mais il y
avait dans cette discrétion autre chose qu'un pur sen-
timent de modestie. Même quand on n'écrit que pour
8oi, disait finement Fontenelle, on pense toujours un
peu aux autres. Mme de Lambert se doutait bien que
c ses débauches d'esprit 2>, qu'elle n'hésitait pas à
remettre à ceux qu'elle savait en humeur de lui man-
quer de parole, à l'abbé de Choisy ou à tel autre conli-
dent aussi sur, circulaient de maison en maison, à petit
212 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
bruit, et qu'on en prenait des copies à Tusage des pri-
vilégiés. Ainsi faisaient avant elle Mme de Sablé, Mme La*
fayette, Mme de Sévigné ; ainsi avaient fait Fleury et
Fénelon lui-même pour leurs Traités sur l'éducation de»
filles. C'était une distinction de ne pas être dans la main
de tout le monde : « une femme de condition écrire
des livres! comment soutenir cette infamie!» Mais
on était d'autant plus jaloux de se parer pour faire
figure. Mme de Lambert y mettait une coquetterie raf.
finée. « L'art le plus délicat, écrivait-elle, ne se fait pas
sentir, et, d'ordinaire, les iemmes ne lui doivent rien :
pourquoi trouver mauvais qu'elles aient un esprit qui
ne leur coûte rien? » Précepte admirable, mais qu'ella
ne se croyait pas tenue de s'appliquer. Il n'est pas de
femme peut-être de qui on puisâe moins dire ce qu'on
disait de Mme de Caylus : « Elle n'a point tâché »»
Elle avait naturellement la sagacité et l'agrément ; elle
en abuse : il est telle définition, telle remarque, telle
image qu'elle poursuit, pour ainsi dire, de traité en
traité, et où elle ne parvient à se satisfaire qu'à la troi-
sième ou à la quatrième épreuve. Cet effort redoublé
^nne parfois de la vigueur à la pensée que la réflexion
a nourrie. Mais ce goût des « grâces fines, des plaisirs k.
part qui ne sont que pour les délicats » a aussi se?
dangers : la nuance arrive à être si ténue qu'il semble
que l'idée manque de corps.
Ce travail de recherche avec ses inégalités de résul-
tat est d'autant plus sensible chez Mme de Lambert
qu'elle avait à cœur de tirer parti de toutes ses res-
sources. Elle diffère en cela de ses plus illustres con-
temporaines. Mme de Tencin, Mme Geoflnn, Mlle de
Les])inassc, Mme du Defl'and épuisaient au jour le
NADAME DE LAMBERT. 215
jour c leur magasin » dans leurs lettres et leurs entre-
tiens. Mme de Lambert se ménage; elle administre son
€sprit comme elle avait administré et défendu sa fortune,
avec sagesse et prévoyance du lendemain : on se la
représente volontiers devant sa table avec un cahier de
notes, mettant en réserve ses moindres pensées. Les
siennes et celles de ses auteurs ; car entre son bien et
celui d'autrui elle ne distingue pas toujours. Elle avait
longtemps vécu sur ses extraits ; elle eut de la peine
à s'en affranchir. On n'est jamais sûr que ce qu'on
admire en elle soit bien d'elle. Le plus souvent, il est
Yrai, il semble que l'emprunt se glisse sous sa plume à
son insu. Elle est pleine de réminiscences empruntées
à Pascal, à La Rochefoucauld, à La Bruyère. Elle doit
beaucoup à Fénelon surtout, encore plus qu'elle ne le
dit, plus même qu'elle ne le pense : ce n'est pas seu-
lement l'idée qui lui revient ; c'est le mouvement de la
phrase et le mot saisissant. On lui pardonne volon-
tiers ces larcins — c'est le terme dont elle se sert
quand elle s'excuse, — parce qu'ils témoignent du zèle
avec lequel elle s'appropriait, comme elle disait, les
maximes du maître. Pour les écrivains de l'antiquité,
Salluste, Cicéron, Pline, Sénèque, Épictète, Marc-
Aurèle, Florus, dont elle s'aide souvent, il faut conve-
nir aussi que généralement, en les traduisant à sa façon,
elle les renouvelle; et lorsqu'un souvenir sert à parer, h
éclairer, à compléter, quand il ajoute quelque chose en
un mot, il ne laisse pas d'avoir son prix. Mais où la
citation devient fâcheuse, c'est lorsqu'elle n'est qu'une
espèce de redoublement banal de l'expression d'un sen-
timent ou d'une observation qui ne valent pas la peine
d'être développés; surtout si l'auteur l'introduit sous
214 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
cette forme de modestie irritante : me sera-t-il permis
de citer? Cette habitude trahit chez Mme de Lambert
autre chose qu'un certain manque de goût. Il est clair
qu'elle ne suIGt pas à elle-même. Sa pensée a besoin
d'être mise en éveil, entretenue, fécondée par celle des
autres. C'est ainsi que s'expliquent au fond ces em-
prunts trop fréquents ; et de la place qu'elle leur donne
comme du soin trop étudié avec lequel elle poursuit
l'effet, il résulte une espèce de malaise et presque
d'impatience qui, sur le moment, nuit à l'impression.
Le sentiment général cependant reste fortifiant et
salutaire, parce qu'en dépit des apparences on sent
partout circuler le souffle pur de la \ie morale.
Il en est un peu de la forme que Mme de Lambert
donne à ses leçons comme des principes sur lesquels
elle les appuie. Les calculs d'intérêt mondain et les
coquetteries de bel esprit sont à la surface ; le fond est
sain. C'est par les petits sentiers, par les sentiers
gazonnants et doux fleurants de Montaigne qu'elle s'a-
chemine, comme elle disait, vers le temple de la Sagesse;
mais elle y arrive à son heure. Même alors qu'elle se
joue, elle tient le cœur haut. Ce n'est pas seulement son
fils qu'elle engage dans les ambitions généreuses. Elle
parle le même langage à sa fille. « Dans toutes vos
entreprises et yos actions, lui dit-elle, tendez au plus
parfait; ne faites aucun projet, ne commencez rien sans
vous dire à vous-même : ne pourrais-je pas mieux faire?
Insensiblement, vous acquerrez une habitude de la
vertu » ; et si elle lui recommande les anciens pour
modèles, c'est qu'on hasarde moins avec les exemples
de l'antiquité qui, d'ordinaire, n'ont rien que de grand.
Ni à l'un ni à l'autre elle n'impose rien, « les règles et
MADAVE DE LAMBERT. 215
les défenses blessant la liberté et augmentnnt les
désirs » ; elle ne cherche qu'à leur inculquer « les sen-
timents de la conduite » qu'elle Toudrait leur voir tenir.
Elle aime à montrer la raison des choses, à en donner
le goût : c'est un bon chez soi au sens moral, comme
elle l'indique familièrement, qu'elle s'efforce de consti-
tuer à ses enfants. Elle avait coutume de dire : < Ceux
qui s'occupent de réflexions et qui s'emplissent le cœur
de principes sont plus près de la vertu que ceux qui les
rejettent; nous n'aimons point à voir ce qui nolis juge
et nous condamne. » Cette pratique est la sienne. Mais
elle ne pr^nd pas seulement plaisir à se nourrir de morale;
les prescriptions qu'elle fait aux autres, elle les suit.
Elle était pénétrée de l'esprit de bienfaisance et d'hu-
manitéy qu'elle considère comme la source des vertus
sociales : elle ne résistait pas , dit Fontenelle , à la
tentation de faire une bonne action, dût-elle être dupe
de son cœur. Toutes les bienséances qu'elle recommande
lui étaient familières; elle ne donnait rien aux ent:ai-
nements, aux travers, aux vices qu'elle condamnait.
Nulle n'a été plus sévère pour les illustres repenties
du dix-septième siècle que « leur superbe j> conduisait au
couvent : elle n'admettait pas « que la vertu des femmes
fût simplement une vertu d'usage et qu'on pût s'assu-
rer une vieillesse heureuse autrement que par une jeu-
nesse innocente »* La Rivière lui-même, malgré la
ténacité de ses rancunes, ne peut refuser son témoi-
gnage à sa « noble et lumineuse simplicité j> .
C'est cet ensemble de vues, de préceptes et d'exem-
ples qui imprime à ses écrits un caractère de judicieuse
et aimable moralité, malgré ce que trop souvent, clans
le détail, ils semblent avoir d'inspiré par une ambition
216 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
parement littéraire. On peut dire à cet égard que
Mme de Lambert donne, à la réflexion, plus qu'elle ne
promet. Et ce qui achèye son autorité, c'est qu'elle ne
cherche le remède des faiblesses qu'elle signale que
dans le cœur de ceux qui en sont atteints, c Notre
ennemi, c'est l'amour-propre, qui nous dérobe à nous-
mêmes et qui fait que nous yiyons avec nos défauts
•comme avec les odeurs que nous portons, si bien que
nous ne les sentons plus et qu'elles n'inconmiodent
que les autres. » A cette ignorance de soi, Mme de
Lambert oppose le perfectionnement de soi : sa morale
tient en ces deux mots ; n'est-ce pas tout l'objet et tout
le secret de l'éducation?
L
J.-J. ROUSSEAU
En conduisant l'histoire d'^mi'te jusqu'à son mariage
avec Sophie^ Rousseau ne se proposait pas seulement
de lui donner une sorte de dénouement. II avait sur
I éducation des femmes ses vues arrêtées, ses principes,
et il en a pénétré toute la seconde moitié du dix-hui-
tième siècle. Lorsque, en 1740, introduit comme pré-
cepteur dans la maison de M. deMably, il rédigeait son
projet pour l'éducation de M. de Sainte-Marie, il confessait
son insuffisance. «Je commence, disait-il, un métier que
je n'ai jamais exercé. » Neuf ans plus tard, quand il
reprenait son mémoire pour s'en faire un titre auprès
de M. Dupin, dont le plus jeune fils, le marquis de
Chenonceaux, allait lui être confié, il parlait hardi-
ment de ses observations prolongées, de son expé-
rience, des conséquences qu'il en avait tirées. Et il
n'aurait pas hésité à les mettre en pratique, s'il n'eût
considéré que « ces essais étaient de cei^x qu'il n'est
point permis de tenter sur un enfant qui n'est pas à \;
soi». C'était presque dire que, dès ce moment, l'enfant
de son imagination était né. Sophie n'est pas plus
(pu Emile un idéal improvisé. Si, pour essayer de lui
218 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
donner plus de crédit, Rousseau prétend « que le nom
seul de Sophie est de son invention, que son éducation,
ses mœurs, son caractère, sa figure même ont réelle-
ment existé et que sa mémoire coûte encore des larmes
à une honnête famille » , il sait bien qu'on n'en croira
rien. Par les vertus comme par les défauts qu'il lui
prête, il se trahit : la vie n'a pas de ces artifices.
Sophie est son œuvre, et une œuvre de système lentement
mûrie. Ni ses souvenirs ni ses sentiments de famille ne
durent, il est vrai, aider Rousseau à la concevoir. l\ n'avait
pas connu sa mère : ce fut, comme on l'a dit, son
premier malheur; le second, doublé d'une faute, avait
été de mettre ses enfants à l'hôpital; quant à Thérèse,
toute sa vie elle demeura sa servante plutôt que sa
compagne. Mais tous les incidents de sa jeunesse et de
la libre existence qu'il s'était conservée avaient marqué
leur empreinte dans son âme tout à la fois méditative
et ardente. A trente ans de distance, il se rappelait
comme au premier jour ses jolies écolières de Cham-
béry ; il n'avait oublié aucun détail de son séjour aux
Charmettes, et l'image de Mme de Warens ne sortit
jamais de son imagination, sinon de son cœur. A Paris,
dans les salons où sa mauvaise fortune l'avait dès
l'abord, presque autant que ses talents, mis en faveui
auprès des femmes, les femmes étaient plus que jamais
le thème préféré des entretiens. Assista- t-il, chez Dide-
rot, aux conversations qui avaient inspiré à Mme dePuy-
sieux les Conseils à une Amiel Ce qui n'est pas dou-
teux, c'est qu'à Chenonceaux il travaillait avec Mme Du-
pin à rassembler les matériaux d'un traité qu'elle se
1. Les Conseils à une Amie avaient paru en 1750.
J.-J. ROUSSEAU. 2i»
proposait d'écrire sur les mérites des femmes, et qu*à
rCrmitage Mme d'Épinay dont, à cette époque, il était
Toracle familier, le consultait tout paiiiculièrement
sur la direction qu'elle donnait à sa Glle. La Nouvelle
Héloïse enfin était terminée, et les deux premières par-
ties de rhistoire de Julie, qui a tant de traits communs
avec Sophiey avaient été livrées au public avant qu'il
eût entrepris le dernier chapitre de Y Emile*. Il arrivait
donc à son sujet, l'esprit aiguisé par la controverse et
tendu par la réflexion, non comme à une conclusion de
sentiment, mais comme à un exposé de doctrine.
I
On le sent à la fermeté des principes sur les€[uels
il s'établit. Il serait difficile de poser avec plus de force
les prémisses d'un raisonnement plus juste. Sophie
doit être femme comme Emile est homme, c'est-à-dire
être pourvue de ce qui lui est nécessaire |)our remplir
son rôle dans l'ordre physique et moral. En tout ce qui
ne tient pas au sexe, la femme est homme : elle a les
mêmes besoins, les mêmes organes, les mêmes facultés.
Mais si, en ce qu'ils ont de commun, les deux sexes
sont égaux : en ce qu'ils ont de différent, ils ne sont pas
comparables : ainsi le veut la sage et inflexible loi de la
nature. Une femme parfaite et un homme parfait ne
doivent pas plus se ressembler d'esprit que de visage.
1. U Nouvelle HéloUe a été écrite de 1757 à 1759, YÉmile de 1757
à 1761.
220 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAU LES FEMMES.
C'esl l'erreur fondamentale de Platon, qu'ayant ôté de
son gouvernement les familles particulières et ne sa-
chant plus quel parti tirer des femmes, il se vit forcé
de les changer en hommes. Rien de plus grossier
et de plus chimérique que cette promiscuité qui con-
fond partout les deux sexes dans les mêmes travaux.
Cultiver chez les femmes les qualités de l'homme, et
négliger celles qui leur sont propres, c'est visiblement
travailler à leur préjudice. « Croyez-moi, mère judi-
cieuse, ne faites pas de votre fille un honnête homme;
faites-en une honnête femme, et soyez sûre qu'elle en
vaudra mieux pour elle et pour nous. » Sa destination
est d'être mère. Élever les hommes, quand ils sont
jeunes, les soigner quand ils sont grands, les con-
seiller, les consoler, leur rendre l'existence commode
et douce, voilà les devoirs de la femme dans tous les
temps. Elle appartient à la vie domestique. Source de
la famille, elle en est la gardienne. C'est sa part dans
le ménage, et Rousseau n'épargne ni les descriptions
pittoresques, ni les tableaux riants, pour lui en faire
goûter les avantages. Il exalte gravement lamour con-
jugal, — amour fondé sur l'estime, qui dure autant
que la vie, sur les vertus qui ne s'effacent point avec
la beauté, sur les convenances des caractères qui ren-
dent le commerce aimable et prolongent dans la vieil-
lesse le charme de la première union. C'est par cette
sorte d'hymne qu'il clôt les derniers conseils qu'il
adresse à Emile et à sa compagne, heureux de leur
faire entrevoir à ce prix « le paradis sur la terre »
qu'il a rêvé pour eux.
Le paradis est d'autant plus séduisant que Rousseau
semble ne rien refuser aux femmes de ce qui peut y
marquer leur place. Ce n'est pas qu'il se pique de leur
être agréable. S'il s'agissait de celles de son temps, il
n'aurait à leur faire entendre que de dures vérités. La
lemme telle que l'a façonnée la société est un être
dépravé :' à Paris comme à Londres , il n'en connaît
point une seule vraiment digne de ce nom, et ailleurs
cela n'est guère mieux ; la dépravation commence dans
les grandes villes avec la vie ; dans les petites, avec la
raison. Il est vrai que cette corruption n'est point le
privilège des femmes : et c'est ce qui les excuse; par
une sorte d'émulation coupable, les deux sexes s'em-
pruntent mutuellement leurs défauts. S'il croit pouvoir
se faire honneur de ses élèves imaginaires, c'est surtout
parce qu'ils sont ce qu'ils doivent être : Emile est
homme et Sophie est femme : voilà tout leur mérite;
dans la confusion des sexes qui règne, c'est presque
un prodige d'être du sien. Or ce prodige est simple-
ment Teffet du retour à la nature. Si les facultés qui
sont l'apanage commun des hommes et des femmes ne
leur sont pas départies dans une égale mesure, prises
dans l'ensemble, elles se compensent. Outre le bon
sens qui, quoi qu'en disent les plaisants, est des deux
sexes, la femme a la présence d'esprit, la grâce, la
finesse. La force lui manque pour s'élever aux vérités
spéculatives, tout ce qui est de génie passe sa portée;
mais elle a par excellence la raison pratique et les lu-
mières du sentiment; moins étendu et moins sûr, son
jugement, plus tôt formé, est plus délié et plus souple;
elle lit au fond de la pensée, et tous les jeux de Tàme
lui sont familiers : « sa mécanique est admirable pour
apaiser les passions ou les soulever». Bien plus, en
même temps qu'elle triomphe par le sentiment, le sen-
222 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
tiraent l'élève. L'enthousiasme de l'honnête et du beau
ne lui est pas étranger. Il n'y a rien que, sous la
direction de la nature, on ne puisse obtenir de son
effort. Voilà certes un témoignage qui semble placer
la femme bien près de l'homme et lui donner le droit
de partager d'égal à égal le bonheur attaché à leur
union.
Telle n'est pas cependant, on le sait, la pensée de
Rousseau. Ce n'est que par un détour de galanterie
, qu'il arrive plus tard, en guise de conclusion, à consti-
tuer dans les rapports des deux sexes une sorte d'équi-
libre. Après avoir nettement reconnu au profit des
femmes la légitimité de ce que M. Legouvé a si heureu-
sement appelé, de nos jours, l'égalité dans la diffé-
rence, Rousseau rompt avec ses prémisses. Ou dirait
qu'il n'a commencé par grandir la femme que pour
lui faire mieux comprendre la nécessité de se subor-
donner. Sa verve chagrine avait-elle été excitée par
quelque paradoxe mondain? 11 courait encore dans les
salons, comme au dix-septième siècle, des thèses de
convention sur l'égalité et l'indépendance absolue des
sexes. M. de Puysieux avait traduit de l'anglais, aus
applaudissements de tous, une œuvre satirique inti-
tulée : La femme nest pas inférieure à V homme ; el
Mme de Puysieux, Iprenant ses avantages, écrivait
dans ses Conseils à une Amie : « Nous ne sommes
pas plus faites pour les hommes que les hommes ne
sont faits pour nous». Si c'est à cet aphorisme que
Rousseau eut l'intention de répondre, la réponse ne
pèche point par le manque de netteté. « La femme,
dit-il en 'substance, est faite pour plaire à l'homme.
La dépendance est son état naturel , l'assujettissement
J.-J. ROUSSEAU. 225
son lot. Il faut l'habituer à se gêner, Texercer à se
contraindre, parce que toute sa vie elle aura à subir
la gêne et la contrainte. Jeune, elle doit s'accoutumer
avoir interrompre ses jeux sans se plaindre, è ne rien
faire quand il lui plairait de travailler, à n'avoir ni
goût, ni volonté. Elle ne peut sentir de trop bonne
heure qu'elle n'est rien au regard de l'homme, que
l'homme est le maître, que pour elle sa destinée est de
céder, d'obéir, de tout subir, même l'injustice. » Rous-
seau se prononce sur ce point avec une rigueur qui
ne souffre point de réplique. « Toute l'éducation des
femmes, conclut-il, doit être relative aux hommes.
Tant qu'on ne remontera pas à ce principe, on s'écar-
tera du but, et tous les préceptes qu'on leur donnera
ne serviront de rien pour leur bonheur ni pour le
nôtre. »
Ce principe est en effet le sien. Il y reste fidèle,
quelles que soient les divergences de vues où dans le
détail il se laisse dévier. C'est d'abord par applica-
tion de ce système qu'il condamne l'éducation publique
pour les jeunes filles. Il n'aimait point les collèges en
général. Moins passionné contre les couvents, il leur
rend cette justice, qu'ils offrent aux pensionnaires
c toutes sortes d'occasions d'ébats, de courses, de jeux
en plein air et dans des jardins, bien préférables à la
chambre close où l'enfant n'ose ni se lever, ni marcher,
ni parler, ni souffler, et n'a pas un moment de liberté
pour jouer, sauter, courir, crier, se livrer à la pétulance
naturelle à son âge » ; mais il n'admet pas pour cela le
régime intellectuel et moral que le cloître comporte. Il
estime, et personne n'a mieux que lui fait sentir, que,
pour aimer la vie domestique, il faut en avoir éprouvé
22* L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
lès douceurs dès Tenfance : « Ce n'est que dans la
maison paternelle qu'on prend le goût de sa propre
maison ; la femme que sa mère n'a point élevée n'aimera
pointa élever ses enfants. » De même que les premières
affections de la jeune fille appartiennent à la famille,
c'est sur les soins de la famille que doivent porter
ses premières leçons. Il faut que, de bonne heure^ elle
entende la cuisine et l'ofHce, qu'elle connaisse le prix et
la qualité des denrées, qu'elle soit en mesure de tenir
Jes comptes, qu'elle puisse même servir de maître
d'hôtel. Faite pour être un jour à la tête d'un ménage,
en gouvernant celui de son père elle apprendra à gou«
verner le sien. Son devoir, s'il le faut, est de suppléer
aux fonctions des domestiques; nul n'^st en état de
commander que ce qu'il a appris à exécuter. On croi»
rait entendre Mme de Maintenon.
Mais ces habitudes d'intérieur seront-elles toute l'édu-
cation de la jeune fille? 11 ne s'en faut pas de beau-
coup que Rousseau ne s'y tienne, c II ne blâmerait
pas sans distinction qu'une femme fût bornée aux seub
travaux de son sexe et qu'on la laissât dans une profonde
ignorance sur tout le reste. A-t-on jamais vu que l'igno-
rance ait nui aux mœurs? Trop souvent on compoia';
avec ses devoirs à force d'y réfléchir et l'on finit pirj
mettre le jargon à la place des choses : la fenune
monde la plus honnête sait peut-être le moins ce
c'est que l'honnêteté. » Ce qui l'arrête en dehors
périls auxquels peut exposer une candeur exagère
c'est d'abord que la nature veut que les femmes penc
jugent, aiment, connaissent, qu'elles parent leurint
gence comme leur ligure; c'est ensuite qu'un
cultivé rend seul le commerce agréable et l'exi
J.-J. ROUSSEAU. 225
utile. Quoi de plus triste pour un père de famille qui
se plait dans sa maison d'être forcé de se renfermer
en lui-même et de ne pouvoir se faire entendre à per-
sonne? Et comment une mère qui n*a pas été exercée à
réfléchir dirigera-t-elle ses enfants? Comment les dis-
posera-t-elle aux vertus qu'elle ne connaît pas, aux
mérites dont elle n'a point l'idée? <ic Elle n'en saura
faire que des singes maniérés ou d'étourdis polissons,
jamais de bons esprits ni des enfants aimables. s>
Toutefois, après avoir fait ces concessions aux lois
naturelles et sociales, Rousseau en restreint singulière-
ment la portée. Il ne lui paraît pas nécessaire qu'une
fille sache lire et écrire de si bonne heure. Compter,
soit; pour le reste, elle peut attendre douze ans. Même
à cet âge il faut la borner : l'histoire ne lui convient
pas, à plus forte raison les sciences; il lui suffit des
connaissances d'usage. Surtout elle n'étudiera point
dans les livres : l'abus des livres chez les hommes tue
la science; la lecture ne sert qu'à en faire de présomp-
tueux ignorants, à dresser des Platons de quinze ans à
philosopher dans des cercles; pour les femmes, elle les
dénature. Mieux vaut une fille grossièrement élevée
qu'une fille savante, tenant dans la maison un tribu-
nal de littérature. Une femme bel esprit est le fléau
de son mari, de ses enfants, de ses amis, de ses
valets, de tout le monde : de la sublime élévation de
son génie elle dédaigne ses devoirs de femme. « Toute
fille lettrée restera fille lorsque les hommes seront sen-
sés. » La véritable école pour elle, c'est la famille et
le monde : la famille où elle se forme et s'entretient
par la conversation; le monde où, sous la tutelle dis-
crète de sa mère, elle s'exerce et se renouvelle par l'ob-
m L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
servation. Il ne lui en faut pas davantage pour se créer
le fonds d^idées et de sentiments dont elle ne peut se
passer.
En la tenant de si court, Rousseau ne se préoccupe
pas seulement de l'attacher aux devoirs simples et
graves de la vie à laquelle elle est réservée; il songea
la seconde existence qu'elle tiendra de son mari. C'est
riiomme qu'elle épousera qui lui façonnera l'esprit à
son gré, pour ses besoins, ses intérêts ou. ses plaisirs.
Appelée à vivre de la vie d'autrui, la femme n'a sur elle-
même aucun droit. Sa croyance même est nécessairement
asservie à l'autorité. « Toute fille doit avoir la religion
de sa mère, et toute femme celle de son mari. Quand
cette religion serait fausse, la docilité qui soumet la
mère et la fille aux ordres de la nature efface auprès de,
Dieu le péché de l'erreur : hors d'état d'être jugi
elles-mêmes, elles doivent recevoir la décision des père»]
et des maris comme celle de l'Église. »
II
En vue de cette obscure et passive subordinatic
quel est donc l'objet de l'éducation des femmes?
destination de la femme étant de plaire, c'est à
qu'il faut que son éducation la prépare. L'homme
cultiver en lui la force; la femme, les agrém*
Coquette par état, la forme de sa coquetterie cl
avec le temps; mais c'est un fonds que rien n'i
tame, et le vœu de la nature est que les grâces
elle a été douée servent à notre bonheur. Rousseaal
i
Jf.-J. ROUSSEAU. 227
\ sur cette observation toute une pédagogie. « Ce vio-
lent désir de plaire », contre lequel Fénelon voulait
qu'on se tint si sévèrement en garde, il en fait son
principal ressort. Dans Téducation de la jeune fille,
il distingue deux périodes, et c'est la transformation
de la coquetterie instinctive en coquetterie raisonnée
qui marque le passage du |)remier degré au second,
c Presque en naissant, dit-il, les petites filles aiment
la parure. Non contentes d'être jolies, elles veulent
qu'on les trouve telles : on voit dans leurs petits aiis
que ce mot les occupe déjà ; et, à peine sont-elles en
état d'entendre ce qu'on leur dit, qu'on les gouverne
etf leur parlant de ce qu'on pensera d'elles. » D'autres
ont remarqué ce que les soins dont l'enfant entoure
sa poupée révèlent de sensibilité précoce, d'instinct de
dévouement, de tendresse quasi maternelle. Rousseau
n'y voit que la première et inconsciente démonstra-
tion d'une préoccupation mondaine et toute person-
nelle. Dans cette poupée qu'elle habille et déshabilh^
cent fois, cherchant sans cesse de nouvelles combinai-
sons et des assortiments nouveaux, c'est elle seule quo
l'enfant aime ; elle n'attend que le moment « d'être sa
poupée elle-même », Voilà pourquoi, tandis qu'elle
fépugne tant à lire et à écrire, elle arrive si vite à
tenir l'aiguille, à broder, à faire de la dentelle, à des-
tiner des feuillages, des fruits, des fleurs, des drape-
ries, tout ce qui peut servir à donner un contour élé-
gant à ses ajustements. Ce goût inné se développe avec
les années et se fortifie par la réflexion. Quand le pré-
cepteur d'Emile veut donner à son élève adolescent le
moyen de distinguer ce qu'il doit apprendre de ce qu'il
peut ignorer, il l'engage simplement à se poser cette
228 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
question : A quoi cela est-il bon ? Pour la jeune fille
arrivée à Tâge « où la démarche s*assure, où la taille
prend de la grâce, où Ton s'aperçoit que, de quelque
manière qu'on soit mise, il y a un art de se faire
regarder », ce qu'elle doit se demander, c'est : Quel
effet cela fera-t-il? Que les hommes vaillent mieux que
les femmes ou les femmes que les hommes pour diriger
ses premiers exercices de chant et de danse, Rousseau
n'en décide pas. Personnellement, il n'a aucun goût
pour les baladins chamarrés qui errent à travers les
villes; il est d'avis que, dans la maison où il élève sa
jeune écolière, tout peut et doit servir à l'éclairer : son
père, sa mère, son frère, sa sœur, ses amis, les gou-
vernantes. Mais parmi ces maîtres il place en première
ligne son miroir. C'est du dehors qu'elle tire tous ses
conseils de conduite et pour le dehors qu'elle les suit.
Même dans la conversation, le plus sérieux des talents
aimables, il s'agit pour elle de jouer un personnage.
Que ceux qui s'intéressent à elle et la font causer y
saisissent l'occasion de glisser çà et là quelques pré-
ceptes de morale, rien de mieux; mais ce qu'ils doivent
se proposer, c'est de lui délier l'esprit et la langue, de
la rendre vive à la riposte, de la préparer à faire le
charme d'autrui. oc Je voudrais, dit Rousseau à qui son
imagination échauffée suggère trop souvent des compa-
raisons plus neuves que délicates, — je voudi^ais qu'une
jeune Anglaise cultivât avec autant de soin les talents
agréables pour plaire au mari qu'elle aura, qu'une
jeune Albanaise les cultive pour le harem d'ispahan. »
Cette coquetterie dont il poursuit l'éducation avec un
dessein si arrêté, n'est pas seulement dans sa pensée
^m devoir de condition pour les femmes; c'est en même
jr.^. ROUSSEAU. 229
temps le moyen et le secret de leur légitime puissance.
La femme n'a pour elle que son art et sa beauté. Or
la beauté n'est pas générale; elle périt par mille acci-
dents, elle passe avec les années; l'habitude en
détruit l'effet. L'esprit seul est la véritable ressource, la
ressource durable de la femme, — « non ce sot esprit
auquel on donne tant de prix dans le monde, et qui ne
sert à rien pour rendre la vie heureuse, mais l'art de
tirer parti de celui des hommes et de se prévaloir de
nos propres avantages y>. Cette sorte d'adresse qui lui
appartient en propre est un dédommagement équitable
de la force qu'elle n'a point. Toutes ses réflexions doi-
vent tendre à étudier l'homme, non par abstraction
l'homme en général, mais les hommes qui l'entourent
et auxquels elle est assujettie. Il faut qu'elle s'apprenne
à pénétrer le fond de leur cœur à travers leurs dis-
cours, leurs actions, leurs regards, leurs gestes. Mît-elle
pour les deviner et les conduire un peu de ruse, il n'im-
porte, et c'est son droit. La ruse est un penchant natu-
rel, et tous les penchants naturels sont bons, llest juste
de cultiver celui-là comme les autres ; il ne s'agit que
d'en prévenir l'abus. Et c'est ainsi que Rousseau réta-
blit l'égalité qu'il a d'abord si singulièrement troublée.
Tout ce que la femme ne peut faire ou vouloir par elle-
même, son talent est de le faire faire ou le faire vouloir
aux hommes; à elle de donner à son mari, sans y
paraître, tels sentiments qu'il lui plaît. Dans le mé-
uage, l'homme est l'œil et le bras ; mais elle est l'âme.
Elle est son juge, sinon son maître. Si elle ne gouverne
pas, elle règne. Est-il donc si pénible de se rendre
aimable pour être heureuse, et habile pour être obéie?
Eu réalité, que peut produire une éducation ainsi
230 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
conçue? Rousseau se charge lui-même de nous l'ap-
prendre. Des traits essentiels de son système il a com-
posé le personnage de Sophe. La fiancée d'Emile est
bien née et douée avec bonheur. On peut avoir de plus
beaux yeux, une plus belle bouche, une figure plus
imposante : on ne saurait avoir une taille mieux prise,
un plus beau teint, une main plus blanche, un pied
plus mignon, un regard plus doux, une physionomie
plus touchante. Sophie aime la parure et s'y connaît;
sa mère n'a point d'autre femme de chambre qu'elle;
elle a beaucoup de goût pour se mettre elle-mc^me
avec avantage : elle ignore quelles sont le$ couleurs à
la mode^ mais on n'a pas eu à lui apprendre celles qui
lui sont favorables. Sa toilette, très modeste en appa-
rence, est, au fond, pleine de coquetterie; elle n'étale
point ses charmes, mais en les couvrant elle sait les
faire imaginer. De bonne heure on lui a donné à enten-
dre ce que valent les grâces extérieures : dans son en-
fance, quand elle trouvait ouvert le cabinet de sa mère,
elle n'était pas d'une fidélité à toute épreuve sur les
dragées; après maintes réprimandes, un jour enfin on
lui persuada que les bonbons gâtaient les dents, que de
trop manger grossissait la taille; et elle n'y revint plus.
Son esprit est, comme sa beauté, agréable sans être
brillant, un esprit dont on ne dit rien, parce qu'on ne
lui en trouve jamais ni plus ni moins qu'à soi : elle a du
goût sans étude, du jugement sans connaissances; elle
eonçoit les choses, mais les retient peu. Son père et sa
mère ont été ses seuls maîtres, et ils se sont bornés à
lui ouvrir l'intelligence sur la pratique de la vie. Elle
est instruite des devoirs et des droits de son sexe ; elle
connaît les défauts des hommes et les vices des femmes;
i.-J. ROUSSEAU. 231
elle connaît aussi les qualités et les vertus contraires.
Sur des choses d'un ordre plus élevé, sur la religion
particulièrement, ses parents l'ont accoutumée à une
soumission respectueuse, en lui répétant sans cesse :
c Ma fille, ces connaissances ne sont pas de votre âge;
votre mari vous en instruira quand il en sera temps. »
Pour les talents, c'est autre chose : Sophie en a et ne
l'ignore point. Pendant quelque temps il lui a suffi de
fi'exercer à chanter juste ; puis elle a pris sur le clavecin
quelques leçons d'accompagnement : en commençant,
elle ne songeait qu'à faire paraître sa blanche main
sur les touches noires ; bientôt elle trouva que le son
aigre et sec de l'instrument rendait plus doux le son
de la voix. Mais ce qu'on lui a enseigné avec le plus
de soin, ce sont les travaux de son sexe, « même
ceux dont on ne s'avise point », comme de tailler et
coudre ses robes : il n'y a pas un ouvrage à l'aiguille
qu'elle ne sache faire et qu'elle ne fasse avec plaisir,
surtout la dentelle^ parce qu'il n'y en a pas un qui
donne une attitude plus agréable et où les doigts s'exer-
cent avec plus de grâce. C'est aussi une ménagère, et
elle n'épargne pas ses soins aux devoirs domestiques.
Pourtant elle n'aime pas la cuisine; le détail en a
quelque chose qui la dégoûte : elle laisserait plutôt
tout le dîner aller par le feu que de tacher sa man-
chette, et rien ne la déciderait à toucher aux serviettes
sales; elle n'a jamais voulu, par la même raison, de l'in-
spection du jardin; la terre lui paraît malpropre; sitôt
qu'elle voit du fumier, elle croit en sentir l'odeur.
Bien faire ce qu'elle fait n'est que le second de ses
soins : le premier est de le faire proprement et galam-
ment. Elle n'a pas le bonheur d'clre une aimable
232 L'ÉDUCATION DES F£HMES PAR LES FEMMES.
Française, froide par tempérament et coquette par
Tanité, voulant plutôt briller que plaire, cherchant
l'amusement et non le plaisir; en toute chose elle porte
une sensibilité extrême, et cette sensibilité lui donne
une activité d'imagination difficile à modérer : le besoin
d'aimer la dévore. Ce tempérament qui exalte son cœur
et ses sens emporte aussi parfois son caractère. Qu'on
lui dise un seul mot qui la blesse, son cœur se gonfle;
un peu trop poussée, cette humeur dégénère en muti-
nerie, et alors elle est sujette à s'oublier. Telle se
montre Sophie à quinze ans; et dès ce moment elle
est ce qu'elle doit être. L'année pendant laquelle Emile
commence son éducation ne la change point. Les leçons
qu'il lui donne effleurent à peine son esprit et glissent
sur son caractère. Elle est impérieuse, exigeante ; elle
entend qu'Emile soit exact au rendez-vous : anticiper,
c'est se préférer à elle; retarder, c'est la négliger.
Négliger Sophiel cela n'arriverait pas deux fois. Émih
n'a pas cessé de dépendre de son précepteur : c'est lui
qui le marie. Sophie est maîtresse d'elle-même; c'est
elle seule qui réglera son sort, et elle dédaignerait un
cœur qui ne sentirait pas tout le prix du sien, qui m
lui sacrifierait pas son devoir, qui ne la préférerait
pas à toute autre chose. « Le grave Emile est le jouet
d'une enfant. » Le mariage accompli, on sait comment
cette enfant, oubliant ses serments, le trahit.
« Insensé, quelle chimère as-tu poursuivie? Amour,
honneur, foi, vertu, où êtes-vous? La sublime, la
noble Sophie n'est qu'une infâme ! » s'écrie Emile dans
le premier transport de sa douleur. Et il se demande
quelle est la cause de la catastrophe. Dans l'épilogue
si curieux et malheureusement inachevé des SolitaireSf
f
I jr.-J. ROUSSEAU. 253
1 Ronsseau parait ne se proposer d'autre objet que la jus-
tification de sa méthode ; et pour Emile réprouve ne
semble ne lui laisser ni scrupules ni regrets. Pendant
qa'Émile faisait la cour à Sophie, tous ses talents
d'adresse lui ont servi : talents de danse et de chant,
talents à la course, talents de menuisier; Rousseau lui
fait honneur en outre, devant sa fiancée, des connais-
sances de physique, de chimie, de botanique, d'ana-
tomie qu'il lui a inculquées. Mais c'est surtout après
la faute de Sophie et sa fuite, qu'Emile recueille le
bénéBce de cette éducation. L'atelier est son premier
refuge et son gagne-pain ; ses hôtes sont étonnes de
l'aisance avec laquelle il manie la lime et le rabot. Sur
le vaisseau marchand où il s'embarque, c'est lui qui
indique son chemin au capitaine. Pris par les Barba-
resques et jeté au bagne, il fait la rencontre do deux
chevaliers, l'un jeune, l'autre vieux, instruits tous deux
et non sans mérite : « ils savaient le génie, la tactique,
le latin, les belles-lettres » ; mais quelles ressources
pour des esclaves ! Il ne leur restait qu'à mourir : Emile
leur apprend les moyens de vivre. Homme de res-
sources, il est en même temps un justicier impassible;
il n'hésite pas à décapiter le capitaine qui l'a fait
tomber, lui et ses compagnons, entre les mains des
pirates. Quant à son propre sort, il n'importe. La philo-
sophie l'élève au-dessus de tout. Emile esclave, que
peut lui ravir cet événement? le pouvoir de faire une
sottise. Il se sent plus libre que jamais. <c Le temps de
ma servitude, dit-il, fut celui de mon règne; et jamais
en aucun temps je n'eus tant d'autorité sur moi que
quand je portai les fers. » Jamais non plus il n'a mieux
compris la maxime du maître : à savoir que la première
Î34 L'ÉDUCATION DES FEBIMES PAR LES FEMMES.
sagesse est de vouloir ce qui est et de régler son cœur
sur sa destinée. Et sa destinée se renouvelle au mo-
ment où le roman est interrompu : Emile est devenu
Tesclave du dey d'Alger. — On ne saurait se donner rai-
son avec plus d'ampleur. Aux arguments de psychologie
théorique Rousseau ajoute la preuve de rexpérience
accomplie ou qu'il suppose telle : c'est la glorification
de sa doctrine. Quant à SopAie, devait-il aussi reprendre
plus tard son histoire? Elle n'apparaît qu'une fois dans
la première partie des Solitaires , et c'est la mère seule
qui s'y montre, un peu comme elle se montrerait de nos
jours dans un drame : le soir, à la tombée de la nuit,
derrière la porte où Emile travaille, tenant dans ses bras
son enfant, et disant à demi-voix, à travers des sanglots
étouffés : « Non, jamais il ne voudra t'ôter ta mère! »
Émile^ qui s'analyse lui-même avec tant de soin, ne
semble pas aussi soucieux de pénétrer dans l'âme de
« cette fille enchanteresse » et d'y chercher le secret de
sa faute. Rousseau aurait-il été aussi à Taise pour faire
avec elle cette sorte d'examen de conscience qu'il pour-
suit avec Emile imperturbablement'?
III
On peut essayer de !c faire pour lux. c Je tfavaîs
aucune idée des choses, écrit-il dans une des pre-
mières pages de ses Confessions^ que tous les sen-
timents m'étaient déjà connus ; je n'avais rien conçu;
j'avais tout senti. » En abordant l'éducation d'i^mite,
il semble se défier de ces entraînements. Il ne se
Jf.-J. ROUSSEAU. 235
borne pas à modérer dans son élève l'élan des affec-
tions trop yiiresy à le détourner des spectacles éner-
vants, à le préserver des coupables défaillances. Il éteint
autour de lui, il éteint en lui tous les foyers de ten-
dresse. Emile n'a ni frère, ni sœur, ni ami, ni connais-
sances; il appartient à son précepteur, et son précepteur
n'est lui-même qu'un instrument d'éducation. Pour le
sevrer plus sûrement de tout sentiment, il l'isole et il
règle sévèrement le développement de ses facultés. De
deux à douze ans, Emile ne vit que par les sens; à
douze ans il est mis en possession de son intelligence,
à quinze ans, de sa raison; à chacun de ces degrés
correspond une éducation exclusive: éducation phy-
sique, éducation intellectuelle, éducation morale; le
sentiment n'a de part qu'à la dernière. C'est le senti-
ment, au contraire, que Rousseau prend pour base de
l'éducation de la jeune fille. Il fait sans doule à Tau-
torité la part nécessaire, et l'on ne saurait attendre
de lui qu'il n'appelle point l'intérêt à son aide : si la
petite n'avait les cerises de son goûter que par une opé-
ration d'arithmétique, il proteste qu'elle saurait bien-
tôt calculer. Il a confiance aussi en quelque mesure
dans le jugement de l'enfant, et il demande qu'on jus-
tifie à ses yeux, aussitôt qu'on le peut, tous les soins
qu'on lui impose. Mais ce rôle souverain que Fénelon
et Mme de Maintenon accordent à la raison, il le donne
au sentiment.
n serait injuste de s'en plaindre avec rigueur. Ce
n'est pas sans motif que Y. Cousin, trop aisément séduit
d'ailleurs peut-être, déclarait qu'il ne connaissait rien
de plus touchant que le cinquième livre de VÊmile.
Le sentiment a inspiré à Rousseau des observations
236 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
pleines de justesse sur la gaieté nécessaire dans Tédu-
cation de l'enfant. Il ne veut pas qu'une jeune fille
vive comme sa grand'mère; il aime à la voir alerte,
enjouée, folâtre; il a Thorreur des longs prônes et des
moralités sèches : pourquoi faire peur aux enfants de
leurs devoirs et aggraver le joug qui leur est imposé pai
la nature? 11 ne conçoit la religion elle-même que sous
une forme attrayante: il a tellement peur que la tristesse
et la gêne ne s'y glissent, qu'il interdit de faire rien ap-
prendre de mémoire qui s'y rapporte, môme les prières.
« Tout ce qui doit passer au cœur doit en sortir. »
C'est presque un mot de Fonelon, moins cette grâce onc-
tueuse que l'archevêque de Cambrai communique à tout
ce qu'il touche. Nul n'a parlé de la pudeur avec une
délicatesse plus exquise ; nul n'a mieux réussi à tirer
des grâces de la coquetterie, « qui charme en se
défendant », une loi d'honnêteté mondaine. Et que de
descriptions des premiers ravissements de l'amour,
fraîches, riantes, délicieuses! Rousseau est un poète
admirablement doué pour exprimer toutes les émotions
de la nature.
Le danger est de se laisser enivrer à ce charme.
A vingt ans, Emile ne connaît en fait de lecture que
Robinson. Les deux livres de chevet de Sophie sont
Rarrêmeet Télémaque. Elle s'est éprise du fils d'Dlysse,
elle est la rivale d'Eucharis. « ma mère! s'écrie-
t-elle, pourquoi m'avez-vous rendu la vertu trop ai-
mable? » Elle ne peut maîtriser cette tendresse où
l'âme n'est point seule intéressée ; elle a la sensibilité
d'une Anglaise, l'ardeur d'une Italienne. R faut qu'Emile
la sauve d'elle-même. — Et Rousseau se complaît à
pehidre ces flammes qu'il a nourries^ ces transports
jr.^. ROUSSEAU. 237
qu'il a soulevés. Eu Tain proteste-t-il qu'il cherche dans
la femme réponse et la mère; ce qu'il prépare, c c'est
la maîtresse qui sait plaire ». Les images voluptueuses
hantent son esprit, fl ne se refuse aucune licence. La
grâce adorablement chaste avec laquelle il parle de la
pudeur n'a d'égale que l'indiscrétion nHinée des con-
seils, déplacés partout ailleurs que dans la bouche d'une
mère, qu'il adresse la veille de leur union à ses jeunes
époux. Que dire de la scène où il entretient Sophie^
avant son mariage, des douleurs de l'enfantement? II ne
parle pas une seule fois, pour ainsi dire, des sentiments
des femmes honnêtes, qu'il ne s'abandonne à développer
ceux des femmes qui ne le sont pas. Ce n'est point l'idée
d'un contraste utile qui le conduit, mais l'habitude
et le besoin de se mettre l'esprit à l'aise. Encore Tim-
pression est-elle moins fâcheuse lorsqu'il se borne à
décrire et ne cherche pas à fournir ses raisons. Dans
un passage où il exprime non sans justesse l'immora-
lité de bonne tenue des ménages de son temps, il défi-
nit le mari « un homme avec qui l'on garde en public
toutes sortes de bonnes manières, mais qu'on ne voit
point en particulier ». Malheureusement il a lui-même
d'étranges théories pour justifier ces écarts. Toutes les
passions sont bonnes, pourvu qu'on les domine. Non
seulement il n'interdit pas de s'y livrer; mais il encou-
rage à le faire. « Un homme n'est pas coupable d'ai-
mer la femme d'autrui, s'il tient cet amour malheureux
a sservi à la loi du devoir i»; il a le droit de jouir de ses
sentiments, dès le moment qu'il y résiste. Ce n'est pas
avec de tels sophismes qu'on fortifie Tàme humaine.
II n'y a que les tragédies où l'on puisse impunément
exciter les passions pour en triompher. La lutte une fois
238 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
engagée, qui sait quelle en sera Tissue? Qui sait surtout
ce qu'elle produira, alors que la femme pourra s'arro-
ger les mêmes droits que l'homme, composer avec ses
sentiments et finalement y céder, le sentiment, quelle
qu'en soit l'impulsion, étant devenu sa règle. L'essen-
tiel, dira un jour Mlle d'Ette à Mme d'Épinay, c'est,
« non pas que la femme reste fidèle à son devoir, mais
que le choix qu'elle fait hors de son devoir se justifie
et qu'elle s'attache à un homme de sens et d'honneur».
La lutte, au surplus, n'est même pas ce qui intéresse
Rousseau. Ce qu'il étudie avec complaisance, c'est
l'effort du relèvement après la chute. Or ces drames
psychologiques, attachants dans le roman, n'ont rien à
voir avec une discipline d'éducation, dont l'objet comme
la grandeur est de prévenir les faiblesses, en empêchant
d'en concevoir la pensée.
L'attrait du sentiment est d'autant plus dangereux
dans la doctrine de Rousseau, qu'il y ajoute — comme
si le sentiment n'était pas assez puissant par lui-même
— toutes les ressources , tous les charmes , tous les
aiguillons de l'imagination. Dieu nous garde de retran-
cher la culture de l'imagination de l'éducation des
femmes! L'imagination est la poésie du sentiment;
elle ouvre les horizons à la pensée, la pare, la colore et
l'ennoblit; elle est la grande réparatrice, la consolatrice
suprême des vicissitudes, des misères, des inégalités de
la condition humaine. Encore faut-il qu'elle soit réglée,
qu'elle se mêle à la vie pour l'éclairer, non pour la
troubler, qu'elle soit une force, non un leurre, qu'elle
nous soutieime, loin de nous égarer. Certes Rousseau esl
de bonne foi quand il répète : « J'étudie ce qui est; c'est
mon principe ; il me fournit la solution de toutes les
J.-J. BOUSSEAU. 25&
difficultés » ; mais il n*est pas moins sincère quand,
parti de l'observation de la nature, il se laisse entraîner
dans le rêve. 11 a rêvé toute sa vie pour lui-même
comme pour les autres. Dans le premier voyage qu'il
fit de Genève à Annecy, il raconte qu'il ne voyait pas
un château à droite ou à gauche, sans aller chercher
l'aventure qu'il se croyait sûr d'y trouver. Il n'osait ni
entrer ni heurter ; mais il chantait sous la fenêtre qui
avait le plus d'apparence, fort surpris, après s'être
époumoné, de ne voir paraître ni dame, ni demoiselle
qu'attirât la beauté de sa voix ou le sel de ses chan-
sons. S'il marchait par la campagne, il imaginait
cdans les maisons des festins rustiques; dans les prés,
de folâtres jeux; le long des eaux, des bains et des
promenades; sur les arbres, des fruits délicieux; sous
leur ombre, de voluptueux tête-à-tête ; sur les monta-
gnes, des cuves de lait et de crème, une oisiveté char-
mante, la paix, la simplicité, le plaisir d'errer sans
savoir où : rien ne frappait ses yeux sans porter à son
cœur quelque invention de jouissance ». La première
fois qu'il vint à Paris, il se figurait « une ville aussi
belle que grande, où l'on ne voyait que de superbes
rues, des palais de marbre et d'or ». Lorsqu'il retra-
çait ces illusions trente ans après, il en souriait; mais
elles étaient là encore, dans un repli de son imagina-
tion, toutes fraîches, prêtes à renaître; et il n'est point
bien sûr qu'il n'en eût pas, tout en se moquant un peu de
lui-même, la réminiscence émue. C'est cette puissance
d'imagination qui donne tant de vie au cinquième livre
ie Y Emile. Les descriptions y abondent; et, comme
partout, la grâce naturelle et le génie de Rousseau ra-
chètent à cliaque instant les écarts de son jugement. On
S40 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
trouverait difficilement des tableaux plus séduisants et
plus vrais, d'une touche plus fine et plus sûre que ceux
où il représente le foyer de la famille présidé par une
jeune mère, la grande toilette de la coquette, la table
où le maître et la maîtresse de la maison, jaloux de
renvoyer chacun de leurs hôtes contents d'eux et de soi,
« font en sorte, par une prévenance, un mot, un geste,
un regard, que le moindre de la société ne se sente
pas plus oublié que le premier », les compagnies où la
mère introduit sa fille pour lui apprendre à goûter sans
danger les plaisirs de son âge et prévenir ce regret
de l'inconnu qui empêche, le mariage venu, d'en rem-
plir les sérieux devoirs; les pérégrinations d'Emile
visitant les maisons de paysans, s'énquérant de leur
état, du nombre de leurs enfants, des produits de leur
terre, de leurs charges, de leurs dettes, donnant peu
d'argent, mais fournissant une vache, un cheval, une
charrue, des médicaments pour les malades, et joignant
en toutes choses l'exemple à la leçon, soit qu'il trace
un sillon, soit qu'il élève un ados ou greffe les arbres
du verger. Il y a déjà plus d'artifice et bien moins
de charme dans la série d'aventures destinées à rendre
piquantes les entrevues avec Sophie. Ces égarements
prémédités dans les vallons et les montagnes pour
arriver le soir à la métairie du père de Sophie comme
au château de la Belle au bois dormant; ces prome-
nades où l'on se dirige du même côté sans qu'il y
paraisse, où l'on entre dans le même abri comme par
hasard; ces orages qui rapprochent et séparent, juste
quand il le faut; ces scènes d'atelier et d'hôpital où
Emile apparaît à Sophie, le maillet à la main, ache-
"•^mt une mortaise, où Sophie apparaît à Emile revêtue
J.-J. ROUSSEAU. 241
du tablier de TinGrinière, retournant un blessé, où ils
semblent s'écrier lun devant Tautre ce que Rousseau
exprime comme la moralité de la scène : « Femme,
honore ton chef, c'est lui qui travaille pour toi, qui te
gagne ton pain, qui te nourrit : voilà Thomme. —
Homme, aime ta compagne. Dieu te la donne pour te
soulager dans tes maux : voilà la femme » ; — tous ces
appareils d'action dramatique montés à l'avance, ces
effets laborieusement combinés, ces manèges dont per-
sonne n'est dupe, déconcertent l'attention et refroidis-
sent l'intérêt : il n'y a rien là qui ressemble à la vie,
rien qui y prépare. Et le jeu devient grave lorsque, de
parti pris, Rousseau jette ses élèves hors des voies du
bon sens et de la vérité. Ne parlons pas de Tétrange
dénouement des SolitaireSy de Tîle déserte, du temple
orné de fleurs et de fruits où, après trois années de
séparation, Emile, que la tempête a jeté sur la même
plage, retrouve Sophie servant en prétresse je ne sais
quelle divinité mystique. C'est Texistence qu'il leur
crée avant leur mariage qui tient du roman, sans que
le roman la justifie; c'est le cœur de Sophie qu'il cor-
rompt en la laissant boire à la coupe empoisonnée des
rêveries malsaines. Quand Mme de Sévigné conseille
à Urne de Grignan de ne point empêcher Pauline de
lire à son aise, elle se dit (|i:c, si Pauline prend les
choses un peu de travers, il suffira d'une conversation
pour la redresser; elle se représente aussi qu'il n'y a
pas de mauvaise lecture pour un bon esprit, que tout
est pur aux purs; elle s'assure enfin que sa petite-fille
a en elle même, dans l'étendue relative de ses connais-
sances et dans la force (!(* sa réflexion naissante, des
moyens de résistance qui la protègent contre les im-
16
242 L'EDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
pressions dangereuses. Ce n'est pas sur la solidité de
Sophie que Rousseau peut compter; il la livre sans
cléfense à toutes les séductions. Cette fille de la nature
n'est jamais naturelle. L'amour de la vertu, au moment
où elle en est possédée, n'est point un goût sage et
raisonné : c'est une passion. Elle l'aime « parce qu'il
n'y a rien de si beau que la vertu; elle l'aime parce
que la vertu est la gloire de la femme, et qu'une femme
vertueuse lui paraît presque égale aux anges ». Plus
Rousseau fait sa destinée modeste, plus il porte haut sa
pensée, non pour la rasséréner et l'épurer, mais pour
l'émouvoir et l'exalter. Ce qu'il y a de sensé dans l'édu-
cation de ménage qu'il lui donne n'est qu'une parure
de convention; on sent que ce vernis ne tiendra pas; il
semble la détacher lui-même des soins domestiques qu'il
préconise, et s'amuser de ses dégoûts. Quant aux vertus
qu'il lui conserve, elles ne sont presque que des vertus
de théâtre. Il les fausse en les exagérant, comme lors-
qu il se plaît, dans une sorte d'apothéose, à montrer
les femmes envoyant les hommes, d'un signe, au
bout du monde, aux combats, à la gloire, à la mort»
où il leur plaît, «c II y a des gens, disait-il, à qui tout
ce qui est grand paraît chimérique et qui, dans leur
basse et vile raison, ne connaîtront jamais ce que
peut, sur les passions humaines, la folie de la vertu. »
Finalement, il est obligé de le reconnaître : il a fait
fausse route; il a donné à Sophie une imagination
trop vive : « à force de lui élever l'âme, il a troublé sa
raison ».
Ce n'est pas seulement une raison troublée, c'est und
raison mal assise. L'éducation que Rousseau applique
aux femmes manque de moralité. Sur ce mot sans doute
J.-J. ROUSSEAU. 243
il faut s'entendre. Pour ne pas aimer les prônes, Rous-
seau n*en est pas moins un prôneur incomparable. Le
discours qu'il tient à ÉmUe sur le bonheur et la vertu,
à la veille du long voyage qu'il croit utile de lui faire
entreprendre avant de le laisser contracter son union/
est d'une beauté achevée; et, si les leçons qu'il donne à
&ophie ne sont pas toujours aussi heureuses, le plus
souvent le sentiment en est vif et généreux. Malheu-
reusement il a tout d'abord déplacé pour elle la base
de la morale. Considérant que, par la loi de la nature,
les femmes, tant pour elles-mêmes que pour leurs en-
fants, sont à la merci des jugements des hommes, il
subordonne à ces jugements toute leur vie. « L'homme,
en bien faisant, dit- il, ne dépend que de lui et peut
braver le sentiment public ; la femme, en bien faisant,
n'a fait que la moitié de sa tâche; et ce que l'on pense
d'elle ne lui importe pas moins que ce qu'elle est ; son
honneur n'est pas seulement dans sa conduite, il est
aussi dans sa réputation : l'opinion est le tombeau de
la vertu parmi les hommes et son trône parmi les fem-
mes. » Ailleurs, il est vrai, il reconnaît qu'il existe,
pour toute l'espèce humaine, une règle antérieure à
l'opinion, une règle qui juge le préjugé même : c'est le
sentiment intérieur, la conscience. Mais pour la femme
il De les sépare pas Tun de l'autre : <c Si l'opinion sans
le sentiment ne peut faire que des femmes fausses ou
dcshonnètes qui mettent l'apparence à la place de la
vertu, U sentiment sans l'opinion ne saurait leur don-
ner cette délicatesse d'àme qui pare les bonnes mœurs
de l'honneur du monde ». Bien plus, ce sentiment n'a
d'antre critérium que lui-même; ce n'est qu'un in-
stinct, c instinct sublime » sans doute, mais capable do
244 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
s'égarer aussi bien que de s'élever. Jusqu'à la veille de
son mariage, Emile ne sait point ce qu'est la loi de
l'obligation morale. En le maintenant dans la simplicité
de la nature, son maitre Ta l'ait plutôt bon que ver-
tueux. Or, c'est lui qui le déclare, celui qui n'est que
bon ne demeure tel qu'autant qu'il a du plaisir à l'être;
la bonté se brise et périt sous le choc des passions hu-
maines; l'homme vertueux est celui qui sait se vaincre;
car alors il suit sa raison, il fait son devoir, il se tient
dans Tordre, et rien ne peut l'en écarter. Un jour vient
où Emile est appelé à s'appliquer ces maximes qui, en
le liant, l'affranchissent. « Jusqu'ici tu n'étais libre
qu'en apparence, ô mon fils, tu n'avais que la liberté
précaire d'un esclave à qui l'on n'a rien commandé.
Maintenant, sois libre en effet; apprends à devenir ton
propre maître. » Jamais Sophie n'entendra un tel lan-
gage ; jamais elle ne doit être relevée de tutelle. Ce
n'est pas pour elle qu'a été écrite la profession de foi du
Vicaire savoyard. Libertines ou dévotes, incapables d'ar-
river à la sagesse par la piété, les femmes ne sont pas
plus propres à atteindre à la notion philosophique du
devoir. Elles peuvent avoir l'amour du bien : elles n'en
connaissent point, elles sont incapables d'en connaître
le principe. Quand Sophie n'est plus défendue par son
amour pour Emile, rien ne la défend plus contre elle-
même ; elle succombe. « Fiez-vous à votre goût de
l'honnêteté et de la vertu », écrit M. de Volmar à Julie
qui chancelle, et Julie lui répond : « Avec du sentiment
et des lumières j'ai voulu me gouverner, et je me suis
mal conduite ». Elle sent que les véritables appuis lui
manquent, qu'elle est le jouet de ses émotions, qu'elle
n'a pas en elle la force qui soutient et qui sauve; et,
J.-J. ROUSSEAU. 255
lasse d'une vie qu'elle est impuissante à diriger, elle
B a d'autre ressource que de mourir.
Ce dénouement de la Nouvelle Héloïse et de V Emile
est la condamnation de la doctrine. Rousseau n'a pas
de juge plus sévère que lui-même. C'est à la fois son
expiation et son honneur. On souffre de son orgueilleuse
humilité lorsqu'il ne se confesse que pour se vanter ;
on éprouve une sorte de soulagement quand, par un de
ces retours au bon sens avec lequel il ne rompt jamais,
il se relève d'une erreur par une inconséquence. Sui-
"vant le mot de GriFun, il ne voyait jamais les choses
que d'un œil. « Personne, disait-il lui-même, personne
n'étant jamais bien sûr d'être d'accord avec soi, le
grand point est de connaître ses inconséquences et de
garder celles qui sont les plus utiles au bonheur. »
C'était, selon lui, le moyen d'avoir l'esprit juste et le
cœur content. C'est surtout, semble-til, celui de se
faire pardonner au moins en partie de dangereux para-
doxes. L'aveu que les élans du sentiment et de Tima-
ginalion, ne fussent-ils jamais que généreux, ne sont
point les vraies forces de l'âme; que l'exaltation de la
sensibilité n'engendre pas toujours la vertu, et surtout
qu'elle n'en saurait tenir lieu; que l'aspiration vers
une certaine beauté morale mal définie, flottante, réglée
par l'opinion, ne peut sans péril être substituée, dans
le cœur humain, à la loi du devoir ; qu'il faut à la
femme un fonds solide d'éducation pour assurer sa
dignité et son bonheur : toutes ces conclusions que
Rousseau fournit plus ou moins directement contre lui-
même désarment la critique. Quand, embrassant à la fois
les principes et les effets de son système, on cherche
i en résumer lé caractère et la portée, ces démentis
SS6 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
qu'il se donne rendent plus indulgent pour ses erreurs;
et l'on se reprend d'admiration pour tout ce que le
cinquième livre de VÉmile olfre, comme les quatre
autres, d'ingénieux, de profond et de neuf. L'esprit du
monde avait étouffé l'esprit de famille : Rousseau rend
la femme au foyer, l'enfant à la mère. D'autre part,
personne avant lui n'a marqué d'un trait plus juste les
rapports et les différences établis par la nature entre
les sexes ; personne n'a éclairé d'une lumière plus vive
certains replis du cœur féminin, ceux qui se dérobent
d'ordinaire ou qui ne se prêtent qu'au demi-jour. La
rhétorique et la déclamation qui se mêlent à ses obser-
vations ou à ses peintures ne nuisent qu'à lui. Elles
ont même le piquant avantage de tenir en éveil l'esprit
du lecteur; Rousseau est de ceux avec lesquels il ne
faut jamais s'abandonner. Mais où il ne convainc pas,
il émeut. En excitant la contradiction, il fait penser.
Ce charme troublant et provocant est peut-être au-
jourd'hui celle de ses séductions que nous goûtons le
plus.
lY
Ce n'est pas tout à fait ainsi qu'en jugeaient les con-
temporains; et rien ne Ta peut-être mieux soutenu
auprès d'eux que ses défauts. Les meilleurs juges ne s'y
trompaient pas ; ils ne se faisaient pas faute de dire (|ue
Y Emile était un recueil de sublimos beautés et d'im-
pertinences plates, de vues de génie et d'extravagances.
Grimm 3e montrait particulièrement touché des para-
J.-J. ROUSSEAU. 247
doses du cinquième livre; et, tout en rendant justice
tus discours et aux descriptions, il ne se retenait point
de traiter Sophie c d'insupportable pie-grièche ». Tel
n'était point le sentiment des femmes, et Sophie n'in-
spira presque pas moins d'enthousiasme que Julie.
Rousseau eut à ce moment son année du Cid^ une de
ces années où le cœur de tout Paris bat à l'unisson
pour un personnage imaginaire ou réel, pour une idée.
Si les gens de lettres discutèrent, dans le monde
il n'y eut qu'un avis; les femmes surtout s'enivrèrent
des livres et de l'auteur, « au point, dit-il, qu'il y en
avait peu, même dans les hauts rangs, dont je n'eusse
fait la conquête, si je l'avais entrepris; j*ai de cela des
preuves que je ne veux pas écrire ». Et les prudes du
salon de Mme de Genlis déclarent elles-mêmes en cfi'et
€ qu'il n'existait pas une femme véritablement sensible
qui n'eût besoin d'une vertu supérieure pour ne pas
consacrer sa vie à Housseau, si elle pouvait avoir la
certitude d'en être aimée passionnément », Les imagi-
nations montées le transformaient en une sorte de direc-
teur de conscience. On provoquait ses conseils, on les
propageait, on les défendait dans les brillantes contre
verses des soupers, comme dans les discussions intimes
de la famille. « Mon ami, disait la femme de Marmon-
tel, il faut bien pardonner quelque chose à celui qui
nous a appris à être mères. »
Quel est le secret de cet ascendant? Comment Rous-
seau s'était-il conquis un sexe qu'il avait tant de fois
attaqué, et dont il ne manquait pas une occasion de
signaler sous une forme désobligeante la frivolité
incurable? Il faut sans doute en chercher d'abord la
cause dans la puissance de son talent. Il n'était pas le
248 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
premier qui eût fait à la passion sa place dans le
roman et dans la vie; il n'avait pas encore conçu l'idée
delà Nouvelle HéloisBy que depuis huit ans Richardson
régnait en maître sur les cœurs. Diderot versait des
larmes en lisant les infortunes de Clarisse Harlowe; au
fur et à mesure que se succédaient les volumes, l'émo-
tion grandissait, on écrivait à l'auteur pour lui de-
mander ce qu'allaient devenir ses héros, on le suppliait
de sauver Clarisse. Mais plus d'un, comme Voltaire,
n'allait jusqu'au bout des dix volumes qu'en mau-
gréant. Aux inspirations d'une imagination émue, mais
languissante, Rousseau avait ajouté l'éclat de rélo-
quence, et la flamme s'en était répandue partout avec
l'intérêt de la fiction. Dans les premiers jours de la
publication de la Nouvelle Héloïse, on louait le livre
douze sous par heure ; on pleurait, on sanglotait en le
lisant, « jusqu'à s'en rendre malade, jusqu'à s'en ren-
dre laide x> ; le mot est de la fille du maréchal de Saxe.
Mais rien peut-être n'a mieux servi Rousseau auprès des
femmes que les dures vérités qu'il se plaisait à leur
faire entendre. « Je ne veux pas dire, ainsi que l'écri-
vait Saint-Marc Girardin avec tant de grâce, que les
femmes, comme la Martine de Molière, aiment à être
battues; mais elles se soucient peu qu'on les batte,
pourvu qu'on les aime. » Or elles avaient compris que
Rousseau les aimait. Plus il le niait, plus elles s'en
assuraient. Comment en douter quand, s'interrompant
au milieu de la leçon qu'il fait à Sophie^ il s'écrie :
« Et qui donc voudrait être méprisé des femmes? Per-
sonne au monde, non, pas même celui qui ne veut plus
les aimer? » Cet emportement de mauvaise humeur le
découvre. Pouvaient-elles méconnaître d'ailleurs que
J.-J. ROUSSEAU. 249
ses doctrines mêmes tournaient à leur avantage. Le
triomphe de la sensibilité est leur triomphe. Si solides
que soient les principes sur lesquels Rousseau éta-
blisse l'autorité des hommes, c'est aux femmes qu'il
réserve le dernier hommage. Ce sont elles qu'il fait les
conseillères, les souveraines de la vie humaine. Humi-
liées dans ses théories, elles reprennent leur rang dans
l'action des romans où il les engage. Celles-là même
qu'il laisse succomber sont supérieures aux hommes
qui les entraînent ; il honore leurs faiblesses ; il idéa-
lise leur chute. En l'exaltant à leur tour, en l'enivrant
de leur ardente et tendre admiration, elles ne faisaient
que lui rendre le culte contre lequel il semble se
débattre, mais qu'au fond de son âme il leur a voué.
Ce culte cependant n'a rien d'aveugle. Une des
maximes favorites de Rousseau est que les femmes soxit
juges des mérites des hommes. Elles ont, en ce qui le
touche, pleinement justifié sa règle. Ce sont les femmes
qui, après avoir propagé ses idées avec le plus de pas-
sion, les ont appréciées avec le plus de sagesse. Trois
d'entre elles se distinguent entre toutes par la portée
de leur critique, comme par la vivacité première de
leur admiration : Mme d'Épinay, Mme Necker, Mme Ro-
Lind. Et l'on ne jpeut se mieux rendre compte du
caractère de l'action que Rousseau a exercée sur l'édu-
cation des femmes qu'en voyant ce qu'elles en ont
elles-mêmes pensé d'après lui.
M"" D'ÉPINAT
n semble qu'il n'ait manqué à Mme d'Épinay qu'un
mariage assorti et une première impulsion heu-
reuse, pour laisser un nom aussi pur que son talent.
Dans les Mémoires où elle raconte avec une fidélité si
expressive « le roman mouvant » de son temps, bien
qu'elle soit l'objet et le fond du récit, on dirait, à
certains moments, qu'elle est le seul personnage qui
n'y soit point à sa place, et l'on se demande ce
qu'aurait fait de ces grâces exquises, au dix-septième
siècle, la société des La Fayette et des Sévigné*. « Oh!
que vous êtes heureusement douée, lui écrivait Grimm,
devenu l'arbitre de sa pensée et de son cœur! De
grâce, ne manquez pas votre vocation : il ne tient
qu'à vous d'être la plus heureuse et la plus adorable
créature qu'il y ait sur la terre, pourvu que vous ne
fassiez plus marcher l'opinion des autres avant la vôtre
et que vous sachiez vous suffire à vous-même. » Ne point
s'appartenir, ne point se suffire et s'en honorer, telle
était bien la faiblesse trop encouragée par Rousseau
chez les femmes. « Je crois, disait Mme d'Épinay,
avant d'avoir pris possession d'elle-même, je crois que
1. Mme d'Épinay, née le 11 mars 172Ô, mourut le 15 avril 1783.
252 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
je serai enfant jusqu'à l'âge où Ton retombe en en-
fance , je le suis au point d'en faire gloire. » Cepen-
dant elle ne se fût pas refusée sans doute à suivre
tout d'abord ce que Grimm appelle sa vocation. Vive
et mobile, mais bonne, simple, confiante, ayant natu-
rellement le goût de l'honnêteté et du devoir, elle avait
partout cherché des appuis; partout les appuis lui
avaient manqué. Sa mère, affectueuse et dévouée, mais
préservée contre les entraînements et les frivolités du
siècle par les habitudes d'une dévotion presque aus-
tère, était faite pour la consoler plutôt que pour la
conduire; son oncle, M. de Bellegarde (elle avait perdu
son père à dix ans), fort capable de prendre de fermes
mesures pour parer à un danger pressant, mais d'hu-
meur naturellement douce et que sa femme avait long-
temps tenu sous le joug, se laissait difficilement enlever
à sa quiétude : « les sentiments ne s'exprimaient chez
lui que par un signe de tête, un petit sourire, un air
qui effleurait à peine son visage; on eût dit parfois
qu'il n'entendait ni ne voyait ». Son mari — un
homme, disait Diderot, qui a mangé deux millions sans
dire un bon mot, ni faire une bonne action — ne
l'avait pas épousée depuis deux mois, qu'il com-
mençait à la négliger; au bout d'un an, la séparation
était accomplie et irrémédiable. Autour d'elle, de pures
mondaines : Mme de Roncherolles, une mondaine do
couvent, très entichée de noblesse, hautaine, de prin-
cipes faciles pour les autres, sinon pour elle-même, et
à qui il suffisait de répondre à ceux qui s'intéressaient
à la jeune femme : « Si elle est mal dirigée, elle s'éga-
rera; mais elle ne se perdra jamais, et qui est-ce
qui ne s'égare pas ? d ; — une mondaine de salon,
MADAME D'ÉPINAY. 253
Mme Darty, qui s'amusait de sa candeur; ou un
philosophe sans scrupule, comme Duclos, qui s'offrait
à en profiter. Dans son intimité, tout près de son oreille
et de son cœur, une peste, Mlle d'Ette, belle autrefois
comme un ange, à qui il ne restait que l'esprit d'un
démon et qui lui soufflait nuit et jour la doctrine
du choix librement consenti. Contre ces tentations, où
pouvait-elle trouver quelque force? Auprès de son
beau-frère, M. de Jully, honnête homme, mais léger
et qui, pour lui faire accepter sa première disgrâce,
ne pensait pouvoir rien faire de mieux que de justifier
les « passades » de M. d'Épinay? Auprès de Mme de
Jully, qui, n'ayant d'autre reproche à adresser à son
mari que de ne la point assez faire jouir d'elle-même,
se donnait à Jelyotte, un acteur, sauf à se laisser
mourir lorsque cette fantaisie l'aurait quittée? Auprès
de Mme d'Houdetot, son autre belle-sœur, qui,
mariée le soir à un homme qu'elle ne connaissait
pas le matin, avait presque aussitôt contracté avec
Saint-Lambert, pour lui rester fidèle, il est vrai,
l'union de son choix? Quelque intérêt que Mme d'Épi-
nay eût à donner de ses défaillances une excuse hono-
rable, il n'y a que justice à y faire la part de l'exemple,
de l'abandon et des incitations coupables. Lorsque le
tourbillon l'a emportée, elle s'abandonne avec ivresse :
elle est de tous les jeux, de toutes les fêtes, de toutes
les comédies; mais dans ses plus grands entraîne-
ments il y a des principes qu'elle ne cesse jamais de
respecter. Aux dîners du bout-du-banc de Mlle Qui-
nault, auxquels Francueil la mène, elle ne peut sup-
porter les discours de Saint-Lambert sur l'état de
nature et l'athéisme; elle se retire. Elle n'est pas
^&i L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
moins gênée du faste extravagant de M. d'Epinay:
lorsque les laquais, précédés des estafiers, lui ouvrent
à deux battants les portes de Thôtel où il gas-
pille son héritage, « elle voudrait passer par le trou
d'une aiguille ». A Genève, où sa mauvaise santé
l'a conduite, elle étonne par sa décence aimable de sa
retraite; et à ceux qui viennent la visiter pour être
les témoins curieux, indiscrets peut-être, de cette
transformation, elle répond avec une spirituelle ingé-
nuité : c< Sachez que je vaux moins que ma répu-
tation de Genève, mais mieux que ma réputation
de Paris ». Elle se connaît, se suit, se juge. Tandis
qu'elle se rendait en Suisse, un accident faillit mettre
ses jours en danger. « Une réflexion terrible, raconte-
t-elle» me rendait indifférente sur mon sort. Je venais
de jeter un coup d'oeil sur toute ma vie : qu'y avais-je
vu? Un enchaînement d'intentions droites, une con-
duite faible, des torts plâtrés par des sophismes.
J'ai pourtant une âme honnête et sensible : qu'au-
rais-je fait de pire si j'eusse été corrompue? Je n'ai
plus de ces accès de faiblesse à redouter; mais mon
expérience ne m'a que trop appris que je ne puis
me diriger seule. » Quand enfin elle a trouvé auprèi
de Grimm son Mentor, elle se fixe; et, comme h
remarqué Sainte-Beuve, c'est à partir de ce momait
qu'elle devient ce que, mieux préparée, mieux soute-
nue, elle eût pu être tout de suite, et que se déirO'
loppe <ic cette droiture de sens fine et profonde i
avec laquelle ceux qui la goûtaient le moins étaient'
obligés de compter.
[
MADAME D'ÉPINAY. 2:S
I
La curiosité de son esprit se portait sur tous los
sujets : métaphysique, morale, histoire, théâtre, arts,
économie politique. Elle était Tauxiliaire appréciée
de Grimm et de Diderot. « Chacune de vos lettres est
une encyclopédie», lui écrivait l'abbé Galiani, qu'elle a
tenu presque seule pendant près de quinze ans au cou-
rant de toutes les nouvelles politiques, scientifiques et
littéraires de Paris. Mais les questions d'éducation sont,
entre toutes, celles qui lui tiennent le plus au cœur, et
c'est par ses enfants qu'elle en a connu l'intérêt et le
charme. Toujours tendre, toujours caressante, toujours
applaudissante — ainsi la caractérisait Galiani, — elle
avait naturellement le cœur ouvert au sentiment ma-
ternel. A la première trahison de M. d'Épinay, c'est
la pensée de son fils qui l'avait sauvée d'un parti
extrême; et, lorsque Francueil la quitte, elle ne résisté
au désir de se jeter dans un couvent qu'en songeant au
sort de sa fille. « Mes journées sont partagées entre le
soin de mon père, de ma mère et celui de mes enfants;
cette occupation est délicieuse, répète-t-elle sans cesse
dans son journal. — Ma fille et mes petits-enfants, mes
petits-enfants et ma fille, dira-t-elle plus tard, devenue
grand'mère. — C'est bien là, en effet, son monde d'ha-
bitude et de prédilection. Pauline est sous la garde de sa
gouvernante; son frère a un précepteur, Linant; mais ni
Tun ni l'autre n'ont pour elle, suivant les mœurs du
temps, ce respect mêlé d'effroi que nous décrit d'Agues-
256 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
seau en parlant de l'air glacé de ses enfants, lorsqu'il les
admet en sa présence. Us ont leur place partout, ou par-
tout la prennent, parfois même avec une assurance qu'on
est obligé de réprimer : à la table, aux jeux, aux con-
versations. Dans la peinture que nous a laissée Diderot
du salon de TErmitage, ils sont le fond du tableau. Les
plus jolies scènes que Mme d'Épinay reproduit elle-même
dans ses Mémoires sont, comme nous dirions aujour-
d'hui, des scènes d'intérieur, celles où elle se repré-
sente entre Louis et Pauline, recevant leurs lettres
écrites sur la terrasse et leur répondant de la chambre
voisine; provoquant, après le dîner, leurs confidences
sur les occupations de la journée, ou préparant une so-
lennelle séance d'examen. Son vœu le plus cher aurait
été qu'ils retrouvassent plus tard la Chevrette telle
qu'ils l'avaient connue dans leur enfance, sans modi-
fication ni embellissement d'aucune sorte, afin d'y
retrouver en même temps toute la fraîcheur de leurs
premiers souvenirs. C'est en s'occupant d'eux que
Grimm a achevé de conquérir son cœur. Pour eux, elle
est prête à toutes les abnégations. Si elle s'est laissée
entraîner dans les opérations de Terray, c'est qu'elle y
avait cru voir un moyen d'augmenter le bien-être de
sa fille; et le souci de l'indépendance qu'elle lui assurera
est un des derniers qui l'occupent. Toute jeune encore, et
alors qu'elle n'avait à attendre du monde que des succès
d'amour-propre et de sentiment^ elle s'était résolue à
un sacrifice toujours diflicile et rare : le sacrifice de
soi-même; elle s'était faite institutrice. La mode n'était-
elle pour rien dans cette ferveur d'éducation? Nous
trouverons tout à l'heure dans quelques-uns des traités
de Mme d'Épinay la trace des engouements du jour.
MADAME D'ÉPINAY. «57
Mais ce n'est plus un engouement qu un dévouement
qui dure et qui ne va pas sans effort. Afin d'être en
état de se donner utilement, Mme d'Épinay s'élait
remise aux choses qu elle avait oubliées et avait
appris celles qu'elle ne savait pas. Et ce qu'elle avait
fait avec Pauline, elle le recommence avec la fille
de Pauline; elle demande des élèves; elle va en cher-
cher dans sa famille. « J'ai déjà fait cinq éducations,
disait-elle à quarante-trois ans, tant de mes enfants que
de pauvres parents dont je me suis chargée. J'élève
actuellement mes petits-enfants. y> C'est sa consolation
dans les mauvais jours. Quelque temps avant la nais*
sance de sa dernière petite-fille, elle avait éprouvé un
très sensible revers de fortune. « Pour me dédom-
mager de mes désastres, écrit-elle à Galiani dans une
lettre qui ne perd rien à être rapprochée des billets
les plus tendres de Mme de Sévigné, je crois que je
vais me faire maîtresse d'école, ou tout bonnement
fiévreuse. Il m'est arrivé du fond des Pyrénées une
mienne petite-fille de deux ans qui est une originale
petite créature. Elle est noire comme une taupe;
elle est d'une gravité espagnole, d'une sauvagerie
vraiment huronne; avec cela, les plus beaux yeux
du monde et de certaines grâces naturelles, un mélange
de bonté, de sévérité dans toute sa personne très mar-
qué et bien singulier pour son âge. Je parie qu'elle
aura du caractère, oui, je le parie. Et, pour qu'elle le
conserve, il me prend envie de m'emparer de cette
petite créature. Ce sont de terribles chaînes que je me
donnerai. Je me connais, cela mérite réflexion; ou
plutôt il n'en faut pas faire et donner tête baissée dans
ce nouveau piège que me tend mon étoile; la sienne
VI
25S L'ÉDUCATION DES FEM&IES PAR LES FEMMES.
n*en sera pas plus mauvaise. £h bien, voilà un motif
déterminant. Allons, voilà qui est dit : demain je
l'enlève à sa mère, je m'en empare et nous verrons une
fois ce que deviendra un enfant qui n'est ni contraint
ni gêné. Ce sera le premier exemple dans Paris.
Imaginez-vous que je suis la seule qui ne lui fait
pas peur ; elle me sourit , l'abbé , voyez-vous cela?
Et puis, elle s'appelle Emilie. Le charmant nom et
le moyen d'y résister! » C'est cette Emilie pour
laquelle elle devait écrire ses Conversations entre
une mère et sa fille^ le meilleur de ses ouvrages d'édu*
cation.
Rousseau ne pouvait espérer de trouver une intelli-
gence plus heureusement préparée à recevoir ses leçons.
Cependant la première rencontre fut froide. Mme d'Épi-
nay lui trouva, en même temps que beaucoup d'esprit,
un air bizarre et farouche. Plus tard elle le jugeait
avec une heureuse et bienveillante sagacité, lorsqu'elle
disait : « Je suis persuadée qu'il n'y a qu'une façon de
prendre cet homme pour le rendre heureux : c'est de
feindre de ne pas prendre garde à lui et de s'en occuper
sans cesse » . Telle avait été sa politique, dans leurs
premières relations, politique qui ne dut point lui coûter:
elle subissait avec passion son influence. Elle con-
sultait volontiers tout le monde sur la direction à
donner à l'éducation de ses enfants et tout le monde à
la fois : Diderot, Duclos et un ami de Rousseau, le judi-
cieux Gauffecourt. Mais, quand Rousseau lui-même
était là, elle ne s'en rapportait qu'à lui. Pendant quatre
ou cinq ans il exerça sur son esprit une autorité sou-
veraine. On en trouve la marque dans une scène d'exa-
uen qui révèle d'une façon curieuse les préoccupations
HADAHE D'ÉPINâY. 259
pédagogiques du dix-huitième siècle et nous montre la
lutte des idées au sein même de la famille. Linant avait
demandé qu'on fît subir à son élève un exercice en
présence de quelques amis. M. d'Épinay professait peu
de goût pour les doctrines que Rousseau avait com-
mencé à répandre; il ne croyait pas qu^il fût possible
d'élever les enfants sans faire appel à leur mémoire,
surtout sans exciter leur zèle par l'émulation et par
Vappât d'une récompense. Avant de répondre à Linant,
il lui avait posé cette question : « L'enfant est-il biea
préparé? — A merveille, répondit le précepteur. —
Tant mieux, reprit M. d'Épinay. — Tant pis, répliqua
Mme d'Épinay (c'est elle-même qui reproduit la conver-
sation dans le style vif, enjoué, naturel qui lui est
propre). — Pourquoi donc, madame? — C'est qu'il y a
i parier, monsieur, qu'il répondi'a comme un perro-
quet. -^ Toujours des idées bizarres, des opinions à la
mode ! Votre fille n'est pas en état, je parie, de sou-
tenir un exercice, même sur la Croix de par Dieu. — iMa
fille ne sait rien par cœur. Elle assistera à l'examen de
son frère ; et, si on lui fait des questions à sa portée,
elle répondra, ou elle se taira si elle n'a rien à dire. —
Fort bien, et vous ne lui montrerez pas même son frère
pour exemple, s'il répond mieux qu'elle? — C'est
selon. — Et ne voyez-vous pas, madame, que cette édu-
cation n'a pas le sens commun, qu'elle détruit tout
«nour-propre?... » Et là-dessus M. d'Épinay part contre
le système. Après diverses discussions de détail sur les
invitations à lancer, particulièrement en ce qui touche
Rousseau, à qui M. d'Épinay tient, « parce qu'il fera à
l'enfant des questions saugrenues qui égayèrent un peu
Tennui de la chose »• on passe au choix de la récom-
260 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
pense. « Monsieur, songez, je vous prie, que ce choix
n'est pas indifférent. — Non, non, je le sais bien. —
Que la récompense ne puisse pas effacer la joie que
l'enfant aura au fond de son cœur d'avoir bien fait, ni
qu'elle ne le distraie pas trop des marques de distinc-
tion que J€ prierai mes amis de lui donner. — Diable,
cela le touchera beaucoup, je crois ! — Oui, si vous
me laissez faire. Je vous en prie, monsieur, dites-moi
votre projet. — Non, non, je veux vous surprendre. »
Le jour venu, les invités s'empressent pour entendre le
candidat (il avait neuf ans), « surGcéron, sur l'histoire
romaine et sur deux livres de l'Enéide » . La scène est
achevée. Linant allait, se rengorgeant, se frottant les
mains, solliciter Tindulgence de tout le monde, mais
avec un air si sûr du succès de Tenfant, que l'enfant
lui-même en était ivre. Pauline, à qui chacun deman-
dait sur quel sujet elle montrerait sa science (elle avait
moins de huit ans) , était un peu humiliée d'avouer
qu'elle ne savait encore qu'un peu de géographie:
« Mais, si par hasard mon frère se trompe, dit-elle, je
pourrai peut-être l'aider, car je n'ai pas laissé que de
retenir bien des choses des leçons qu'il recevait. —
C'est-à-dire, interrompt le père, que vous ne retenez
que ce qu'on ne vous apprend pas. — Papa, je reliens
bien ce que je comprends, mais pas le reste. » Et l'in-
terrogation commencer Le frère hésitant sur l'histoire
romaine, la petite, qui le guettait, se lève et répond
pour lui en riant. « Pourquoi avez- vous retenu cela? lui
demande Rousseau. — Monsieur, c!est que c'est beau,
et que cela me fait plaisir. j>'. Il s'agissait d'un trait
de Bégulus. Intervient une question sur une règle de
la-sjntaxé latine; elle souffle encore la réponse, et
MADAME D'EPINAY, 261
M . d'Épinay de lui dîre : « Pauline, est-ce parce qvv<i
cela est beau et que cela te fait plaisir que tu as retenu
cette règle? — Oh! mon Dieu non, reprend-elle, c'est
parce qu'on l'a tant rabâchée à mon frère, que je l'ai
retenue malgré moi et sans y rien comprendre. » Tous
les traits de l'examen seraient à relever; et Duclos qui
bavarde, et Grimm qui se tait, et Mme d'Houdetot qui
papillote, et Francueil qui bâille. Mais la fin est incom-
parable et vaut la peine d'être citée tout entière. « J'avais
donné à mes amis le mot sur ce que je les priais de
dire, poursuit Mme d'Épinay, pour encourager mon fils,
au cas qu'il méritât leurs éloges ; mais M. d'Épinay gâta
tout, comme je l'avais prévu. Il sortit de l'appartement
en emmenant l'enfant, et priant de ne se pas séparer ;
^ il le ramena avec un habit de velours couleur de
cerise et des parements superbes. Je restai désolée de
cette gaucherie; elle fit sur tout le monde la même
impression que sur moi, d'autant que l'enfant avait
l'air si satisfait, que l'on ne pouvait dissimuler le mau-
vais effet de cette récompense. Il vint d'abord embras-
ser ma mère, qui, depuis deux heures, ne cessait de ré-
pandre des larmes de joie, ensuite, il vint à moi. « Je
vous trouvais bien plus paré auparavant, mon ami »,
lui dis-je. Duclos lui dit : c Voilà qui est Fort beau,
mon ami, mais n'oubliez pas qu'un sot galonné n'est
jamais qu'un sot. d Rousseau, à qui mon fils voulut
faire admirer son habit, ne lui répondit rien, et, l'en-
fant le pressant , il lui dit à la fin : « Monsieur, je ne
me connais pas en clinquant, je ne me connais qu'en
homme; j'étais très disposé tout à l'heure à causer avec
vous, mais je ne le suis plus. » Le singulier et amu-
sant triomphe des idées de VÊmile avant VÉmileX
Î62 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
Mme d'Épinay était pénétrée de la doctrine de Rous-
seau. Elle l'interprétait avec une exagération de sensibi-
lité et de gravité philosophique qui trahit et le maître
et le temps. Le jeune Louis n'avait pas encore deux ans
qu'elle s'extasiait, non pas à le voir battre des mains
en la regardant, ce qui n'eût été que d'une bonne
mère, mais à penser « qu'il n'y a pas de satisfaction
pareille à celle de rendre son semblable heureux » . C'est
de la même exaltation que procèdent les douze Lettres
à son fils, dont la première est datée presque du jour
où l'enfant entrait dans sa dixième année. « J'ai remar-
qué, depuis quelque temps, lui dit-elle, que vous aviez
du plaisir à écrire et à lire ce qu'on vous écrivait. Je
vous communiquerai donc mes réflexions ; elles pourront
faire ensuite Je sujet de nos entretiens. » Et elle se met
à disserter sur les avantages de l'éducation privée et les
inconvénients de l'éducation publique, sur la flatterie et
la franchise, l'entêtement et la faiblesse, le mensonge
et la droiture, les arts agréables, les devoirs sociaux,
le spectacle de la nature, l'agriculture, la vertu. Rous-
seau, à qui elle avait donné à lire sa première lettre,
ne peut s'empêcher d'en sourire. Rien de plus heureux
et de plus juste en soi que l'idée de cette correspon-
dance; encore faut-il que l'enfant puisse entendre et
répondre. Or de tels sujets seraient à peine bons pour
un jeune homme de vingt ans. A cet âge, d'ailleurs, les
maximes ne valent rien. Des faits, des contes, des fables,
à la bonne heure! Et puis pourquoi toujours ces grands
mots de soumission, de devoir, de vigilance, de raison?
Il s'agit non de faire discourir, mais de faire agir;
avec toute cette métaphysique on ne produit que de
grands enfants ou de plats importants. La leçon était
HADAME D'EPINAY. 263
brutale : Rousseau le sent et le dit; Mme d'Épinay le
sent comme lui» mais ne s*en plaint pas ; elle cherche
à revêtir ses enseignements d'une forme plus riante, elle
imagine des apologues et des histoires ; mais elle a beau
faire, le dogmatisme l'emporte, et c'est Rousseau seul
qui l'inspire, quoiqu'il refuse de se reconnaître dans
son élèye coupable seulement de forcer le ton.
L'enfant ne devait guère profiter de toute cette peine«
11 n'était point d'espérance qu'on n'en eût conçue,
€ Faites des projets sur ce marmot, écrivait Mme de
RoncheroUes à la jeune mère, pour faire diversion aux
premiers chagrins de l'abandon. Qu'il ait la figure de
son père, j'y consens, pour vous plaire; quant au reste,
tournez-le-moi à la d'Esclavclles (on sait que c'était
le nom de famille de Mme d'Épinay), et dès le maillot il
y faut penser, d Malheureusement rien ne fut plus mal
conduit que cette éducation. Il aurait fallu que Mme d'É-
pinay eût bien mal profité des entretiens de Rousseau
pour ne pas détester les collèges. Elle les assimilait aux
hôpitaux, utiles aux orphelins et aux indigents, mais
qui ne sont point faits pour ceux qui peuvent se passer
des soins d'une maison publique. Elle faisait même
plus de cas de la sollicitude des hôpitaux que de
celle des collèges. Le médecin au moins prend con-
naissance du tempérament du malade et le traite pour
le mal dont il faut le guérir, tandis qu'un principal
ne peut se conduire que par un certain nombre de
maximes générales plus ou moins exactes, qu'il applique
à tous les enfants indifféremment. Comment, dans cette
méconnaissance du caractère particulier de chaque
enfant, ne pas être exposé à donner du pain à celui
qui a soif et à présenter de l'eau à celui qui a faimt
264 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
Ne doit-il pas arriver surtout que, parce qu'un seul a
soif, on donne à boire à cinquante qui n'en ont pas
besoin? Pour éviter ces fausses directions, il faudrait
que chaque enfant eût à côté de lui un homme exprès
chargé de l'étudier et de le former. Et même ainsi, on
n'éviterait pas, quant aux connaissances, les inconvé-
nients de l'uniformité de conduite. Le jeune homme
qu'on destine à la robe se trouve élevé comme le
militaire, et le militaire comme l'ecclésiastique. Aucun
n'est préparé à son état. On parle de l'émulation : qui
ne sait que l'émulation n'existe, à vrai dire, qu'entre
trois ou quatre écoliers, entre lesquels elle dégénéré le
plus souvent en mauvais amour-propre et en jalousie
inunodérée? — Ces raisons, qui n'étaient pas toutes
incontestables, mais que Mme d'Épinày développait
avec une vivacité incisive, l'avaient sans doute profon-
dément convaincue, car elle ne revint jamais de son
idée; malheureusement elles n'avaient pas la même
prise sur M. de Bellegarde et sur son mari. M. de Bel-
legarde et M. d'Épinay avaient été au collège, leurs
aïeux aussi : pourquoi Tenfant n'irait-il pas à son tour?
Et il y était entré, en effet. Puis il en était sorti, pour
y rentrer encore. Le mode de son éducation changeait
— triste effet de la désunion des cœurs et des idées —
suivant que c'était le crédit du père ou celui de la mère
qui l'emportait.
Le programme des leçons qu'il recevait n'était pas
moins exposé à varier, m Qu'il sache bien lire, bien
écrire, disait Duclos ; occupez-le sérieusement à l'étude
de sa langue ; il n'y a rien de plus absurde que da
passer sa vie à apprendre les langues éti*angères et à
Négliger la sienne. Il ne s'agit pas d'en faire un An-
MADAME DtPINAY. 265
^laisy un Romain, un Égyptien, un Grec, un Spartiate;
il est né Français» c'est donc un Français qu'il faut
faire* c'est-à-dire un homme à peu près bon à tout.
-Peu de latin, très peu de latin; point de grec; que je
n'en entende point parler! S'il lui arrivait de le con-
naître sans en être ivre, il ne serait qu'un plat érudit
€t, s'il eh devenait enthousiaste, il se rendrait ridicule.
Un peu d'histoire, de géographie, sur la carte, en cau-
sant. Du calcul, tout se compte; de la géométrie, tcut
«6 mesure, et surtout beaucoup de morale. Mais n'allez
pas surtort lui interdire les plaisirs , les passions ,
l'ambition de se faire sa place : il faut qu'il vive et, s'il
reçoit un coup de coude, qu'il sache le rendre. » —
< C'est le latin qu'il doit apprendre, disait de son côté
M. d'Épinay, non pour entendre ses auteurs, il n'importe,
car on ne les lit jamais une fois sorti du collège, attendu
que cela ne mène à rien; mais seulement pour se tirer
des cahiers de Jiistinien. Avec cela, des talents agréa-
bles; je veux que l'enfant emploie deux heures par
jour à l'étude du violon et deux heures à celle des jeux
de société; il faut qu'il sache défendre son argent :
arrangez le reste comme vous le voudrez; mais songez
4|ue c'est ma volonté. » Mme d'Épinay iaisait de son
mieux pour combattre cette volonté, au nom des prin-
cipes de Rousseau. C'est en causant avec son fils, en
promenant ses yeux et ses oreilles, en l'amusant, qu'elle
aurait voulu lui ouvrir l'esprit. A quoi elle ajoutait les
sentiments : « Aimer ses semblables, leur être utile et
s'en faire aimer ; voilà la science dont on ne peut se
passer. » Elle faisait aussi beaucoup de fond sur les'^
exemples. En se décidant à emmener son fils à Genève
(il avait alors.douze ans), elle avait compté sur le spcc-
266 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
tacle d'un peuple libre, aux mœurs austères» pour
éveiller en lui les nobles émulations ; et elle constatait
qu'à peine arrivé il avait mis de côté ses dentelles.
« Une des choses qui l'ont le plus frappé, écrivait-
elle avec une sorte de candeur qui devait ravir Rous-
seau, est la visite qu'il a été faire pour moi à l'un des
premiers magistrats de la ville. Il l'a trouvé logé au
troisième étage, vis-à-vis de son bureau éclairé de deux
lampes, son cabinet meublé de livres et son salon d'une
bergame. Cet homme, d'un certain âge et d'air véné-
rable, n'a pas cru manquer à sa dignité en venant lui-
même éclairer et reconduire mon fils, attendu que tout
son cortège consiste en une servante et qu'elle était
sortie : lorsqu'il a vu ce même homme recevoir les
honneurs de la garnison et les bénédictions du peuple
en passant par les rues, il ne lui a pas été difficile,
avec deux mots d'explication de notre part, d'apprécier
son habit de velours à sa juste valeur. » Au milieu de
ces divergences de direction, le véritable maître de
l'enfant était Linant, une bête, disait Duclos, d'autant
plus bête qu'il croyait avoir de Pesprit, un pauvre
homme suivant Mme d'Épinay, un pédant à coup sûr,
pour qui le plus grand crime était d'avoir fait un
thème à la serpe, qui n'avait ni plan, ni méthode, qui
passait sans idée d'un objet à un autre, si bien que
c son élève ne pouvait même pa? dire à quel genre
d'ékides on l'appliquait et avait la tête étonnée lors-
qu'on lui faisait une question », assez artificieux d'ail-
leurs dans son intelligence bornée et trahissant un
peu tout le monde, donnant doucereusement à croire
à Mme d'Épinay qu'il l'élevait suivant ses principes,
assurant M. d'Épinay qu'il le laissait à. son clavecin
MADAME D'ÉPINAY. 267
trois OU quatre heures par jour, aboutissant enfin à
faire un jeune homme qui ne manquait pas d'agré-
ments naturels, mais paresseux, joueur, coureur d'aven-
tures, impropre à la finance où Mme d'Épinay avait
d'abord essayé de l'attacher, impropre à la magistra-
ture où elle lui avait ensuite acheté une charge,
qui n'avait pas mieux réussi comme officier dans les
dragons de Schomberg, faisait partout des dettes, à
Bordeaux, à Paris, à Nancy, à Berne, qu'il fidlut fina-
lement enfermer et interdire, que le mariage régla un
moment en l'enchaînant dans une petite ville de la
Suisse, mais que son incurable légèreté ne tarda pas à
reprendre, et qui, poursuivi par ses créanciers, obli-
geait sa mère à vendre les diamants qu'elle avait conser-
vés comme dernière ressource.
Mme d'Épinay n'avait pas attendu ce dénouement
pour le juger; et, bien que dans la direction qu'elle
avait essayé de lui donner, Rousseau eût été son conseil
préféré, jamais la pensée ne lui vint de le rendre res-
ponsable. 11 faut le dire à son honneur : même après
l'éclat de sa rupture avec le maître, même alors qu'elle
commençait « à ne plus bien comprendre son voca-
bulaire » , Mme d'Épinay était restée fidèle à ses doc-
trines. Ce n'est que lentement, sans passion, qu'elle
8'en détacha. Elle n'avait jamais bien compris le sys-
tème de l'éducation négative d' Emile. Vouvquoiy disait-
elle, condamner l'intelligence de l'enfant à cette sorle
d'inertie , sous le prétexte de lui donner le temps de
86 fortifier? Lui défend-on de mouvoir ses bras et de
se servir de ses mains durant le temps qu'il apprend
à marcher? Il faut respecter dans son esprit comme
dans son corps le travail de la nature et ne laisser
^68 TÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
aucune faculté inactive. D'autre part, nul plus queLinant
ne dut contribuer à l'éclairer, par le décousu de ses
procédés, sur les dangers de la théorie du travail
sans travail ; et sa propre expérience acheva de la con-
vaincre. « Toutes les méthodes agréables d'apprendre
aux enfants les sciences sont fausses et absurdes, lui
écrivait l'abbé Galiani dans une de ces boutades où
l'esprit le dispute xiu bon sens; car il n'est pas ques-
tion d'apprendre la géographie ou la géométrie, mais
bien de s'accoutumer à travailler, c'est-à-dire à fixer son
esprit sur un objet. » — « Je m'en étais bien doutée,
répondait-elle, que les méthodes agréables ne valaient
rien pour les enfants. Seulement, comme j'ai la sotte
habitude de ne m'en pas rapporter à mes idées, lors-
qu'elles ne sont pas confirmées par les gens en qui je
crois, je croyais me tromper. Actuellement, mon char-
mant abbé, que votre lettre est venue mettre le sceau à
mes opinions, l'univers et tous messieurs les infaillibles
me soutiendraient le contraire que je n'en démordrais
plus. Aujourd'hui d'ailleurs la démonstration est faite:
parmi les élèves dont je me suis chargée, aucun n'a
réussi que je n'aie forcé par l'application à vaincre les
difficultés. J'entreprends à cette heure mes petits-en-
fants ; je me propose cette rigueur avec eux, et certai-
nement ils y passeront. » Cette sorte de réhabilitation
de l'effort était devenue chez Mme d'Épinay, comme elle
le confessait, une sorte de manie. Elle ne condam-
nait pas avec moins de sévérité la méthode qui consistait
à faire remonter Emile à l'origine de toutes les sciences,
de façon à les lui faire retrouver, comme s'il était néces-
saire d'inventer ce qu'il suffisait d'apprendre! Mais ce
qui porta le dernier coup à sa confiance, c'est la légè-
• Madame d'épinay. 26î^
reté paradoxale avec laquelle Rousseau traitait ses propres
doctrines. Elle avait foi dans Tefficacité de l'éducation.
c Les lumières qu'acquièrent les peuples doivent tôt ou
tard opérer des révolutions » , disait-elle avec profondeur.
Ce qui la touchait dans les mœurs de Genève, c'est que
la jeunesse y entendait incessamment parler de la
patrie, des devoirs du citoyen, et que tout le monde y
eontribuait à élever tout le monde. Elle n'entendait
pas raillerie sur ce point, dès que la critique devenait
sérieuse. Que Duclos déclarât, le verbe haut, que les plus
belles leçons étaient impuissantes à former un esprit
ou un caractère, elle n'y prenait pas autrement garde ;
que Galiani lui écrivît que « c'était un délire de croire
à Rousseau et à son J?mz7e, d'admettre que les maximes,
les discours eussent jamais rien fait à l'organisation des
tètes » et lui jetât ce défi : « si vous y croyez, prenez-moi
on loup et faites-en un chien, si vous pouvez », elle
«'en amusait et ne répliquait point. Mais il arriva qu'un
jour Rousseau se mit devant elle à plaider cette thèse
c que les pères et les mères ne sont point faits par
la nature pour élever, ni les enfants pour être élevés »,
la développa, la soutint, comme il soutenait toutes
choses, avec une logique passionnée ; et ce jour-là il
lui laissa la désolation dans Fàme. oc Cet homme n'est
point vrai », dit-elle pour ne plus s'en dédire; et le
moment n'est pas éloigné où, rompant, sans mesure et
conséquemment sans justice, avec les enthousiasmes
du passé, elle déclarera que Rousseau ce n'est qu'un
oain moral monté sur des échasses ».
%1Q L'ÉDUCATION DES FEMMES PAU LES FEMMES.
Il
La profondeur du dissentiment s'accuse mieux encore
dans les questions qui touchent à l'éducation des fem-
mes. Les amis de Mme d'Épinay, dans une pensée de
' complaisance et pour mieux établir que son fils, qu'elle
n'avait pu façonner à sa guise, n'avait rien de commun
avec elle, ne l'appelaient le plus souvent que le fils de
M. d'Épinay. Pauline, au contraire, est bien sa fille.
Elle ne s'en était séparée avant son mariage que demi
fois : la première, au moment de son voyage à Genève,
et en la laissant entre les mains de Mme d'Esclavelles;
la seconde, pour lui faire faire sa première commu-
nion au couvent, suivant l'usage. Si elle l'avait laissée
épouser à quinze ans M. de Belsunce, c'était par la
crainte d'une fin prématurée. Même dans les premières
années de son maringe, Mme de Belsunce ne resta
jamais sans venir de ses terrés de Navarre passer une
saison avec sa mère. Rentrée définitivement à Paris,
c'est elle qui la remplaçait auprès de ses coiTCspon-
dants, toutes les fois que Mme d'Épinay était empêchée
de tenir la plume. Cette étroite intimité dont elles jouis-
saient autant Tune que l'autre était la juste récom-
pense des soins de Mme d'Épinay. Elle s'était fait secon-
der dans son éducation par Mlle Durand et Mile Dervillé,
deux gouvernantes de mérite, deux esprits mieux faits
que Linant ; mais sans jamais cesser d'avoir l'oeil et It
main à tout. « Qu'est-ce que vous voulez que fasse
sur un enfan^iry disait impertinemment Duclos à Linant,
MADAME D'ÉPINAY. Î71
un prédicateur d'activité comme vous, enveloppé d'une
robe de chambre, en bonnet de nuit et couché sur
deux chaises au milieu du jour? j> Mme d'Épinay payait
de sa personne. Mlle d'Ëtte nous la représente au milieu
des répétitions et des préparatifs d'une comédie, s'en-
fennant tous les matins deux heures dans sa chambre
pour donner à Pauline sa leçon de musique, de lecture
et de catéchisme. Elle s'étudiait à la suivre dans le
libre développement de sa nature. Un des reproches
qu'elle faisait à Rousseau, c'était de se substituer par-
tout lui-même, ses idées, lâon âme à celle de tout le
monde; la Nouvelle Héloïse la laissait froide : c'est
toujours Tauteur qui parle, disait-elle. Comme Fénelon
et Mme de Maintenon, elle pensait que le mieux était de
laisser vivre l'enfant de sa vie, « afin de l'amener à se
bien connaître et à indiquer lui-même ce qu'il lui
fallait ». Pour rien au monde elle n'eût voulu tromper
Pauline ni se tromper sur elle. S'il lui échappe de dire :
€ J'en veux faire un ange », le sens pratique reprend
bientôt le dessus, et ce qu'elle voit surtout dans sa
fille, ce sont les défauts. C'était une jolie enfant,
intéressante, d'une intelligence qui s'annonçait dès
trois ans, mais très décidée, d'une sensibilité extrême
et que le couvent « avait lardée de deux mille défauts »•
La vie de salon ne lui avait pas toujours été bien
saine non plus. Elle s'était accoutumée à jouer un rôle,
elle en était enorgueillie, elle papillotait et tranchait.
Mme d'Épinay ne craint pas de s'assurer la compli-
cité de ses amis pour la corriger ; et ces petites leçons,
intervenant avec esprit, ne manquent jamais leur effet.
Mme d'Epinay ne lui donnait elle-même que la fleur
de ses sentiments. On admirait, non sans raison, que
I
S72 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
Pauline et son frèrer n'eussent jamais eu que du respect
pour leur père. Elle ne souffrait pas qu'on la flattât,
qu'on la gâtât, qu'on la détournât de ses devoirs d'en-
fant. Pour mieux établir son action, elle lui avait elle-
même tracé son programme d'études.
Ce programme fait partie du recueil des morceaux
de choix qu'elle avait rassemblés sous le titre de : Mes
moments heureux. Pauline avait alors neuf ans. Voici
quel devait être ce que nous appellerions aujourd'hui
son emploi du temps. A huit heures, lever, prière,
déjeuner et toilette; à dix heures, explication de
l'Épître et de l'Évangile; à onze, écriture; à midi,
dîner : après quoi jusqu'à quatre heures, promenade à
travers champs, en étudiant sous forme de récréation
les animaux, les plantes, la nature, toutes les fois que
le temps le permettait, ou, s'il n'était pas possible de
sortir, jeux et travaux de couture, de broderie, de
tepisserie; de quatre à cinq heures, catéchisme histo-
rique et dogmatique; de cinq à cinq et demie, exer-
cices de mémoire sur des scènes de comédie ou
des fables; de cinq heures et demie à six et demie,
histoire et géographie; ensuite repos jusqu'à neuf
heures ; à neuf heures, souper, examen moral et coucher
au plus tard à dix heures et demie. Pour ces divers
enseignements point de livre, et pleine liberté à l'en-
fant d'interrompre la leçon par des questions. Si son
attention s'égarait, point de gronderie ni de punition;
il fallait la ramener par d'habiles détours en ayant
l'air de se prêter à la diversion. De préceptes et de
maximes, peu ; des entretiens portant sur des faits et
sur des observations empruntés ou appliqués à la vie;
des exemples, s'il s'agissait de morale. Rien de plus
MADAME D*EPINAY. 275
utile surtout que cle s'adresser à la conscience de
Tenfant et de la faire juge d'elle-même. « A-l-elle
donné quelque preuve ou de sensibilité ou de géné-
rosité ou d'autre vertu qui parle du cœur, disait la
mère, c'est l'occasion de lui montrer le plus grand
contentement, de lui passer dix fautes pour un seul de
ses bons mouvements et de me là conduire comme en
triomphe. » — « Vous voyez, concluait-elle (le plan est
l'objet d'une lettre adressée à Mlle Durand), que, pour
alléger le travail de ma fille, j'en exige pas mal de
vous. Il faut beaucoup vivre avec elle, comme je vivrai
moi-même avec elle et avec vous. y> Nous voilà loin de
l'élévation disproportionnée et de la sécheresse théo-
rique des Lettres à mon fils.
La façon judicieuse et aimable dont Mme d'Ëpinay
appliquait elle-même sa méthode ne valait pas moins
que la métiiode. Les Conversations entité une mère et
sa fille ou les Conversations d'Emilie n'étaient que
la première partie d'un traité général d'éducation.
Mme d'Épinay considérait qu'une éducation bien conçue
comprend trois degrés ou trois époques : de six à dix
ans, de dix à quatorze ou quinze ans, de quinze ans
jusqu'à l'établissement de la jeune fille. C'est au degré
de six à dix ans que répondent les Conversations
{Emilie. Le plan général en est très simple. Dans ses
Entretiens comme dans ses Proverbes^ Mme de Main-
tenon met aux prises deux ou plusieurs jeunes filles
imaginaires auxquelles elle fait développer une thèse :
la petite scène part d'une définition précise et s'ache-
mine, avec plus ou moins de rapidité, suivant la dif-
ficulté du sujet, vers la preuve ou démonstration qui
eD est comme le dénouement. Les douze Conversa-
nt
274 L'ÉDUCATIONDES FEMMES PAR LES FEMMES.
lions d'Éftiilie n'ont pas cette allure réglée. Elles ont
toutes pour objet de mettre en lumière quelque pres-
cription de sagesse, de préconiser quelque qualité
essentielle, Tobéissance, la modestie, l'esprit d'ordre,
la raison ; l'anecdote puisée dans la vie, ou le conte
inventé à plaisir, contribue à illustrer, pour ainsi
dire, les véiîtés morales. Mais ces vérités ressortent
du dialogue plutôt qu'elles n'y sont dogmatiquement
établies. Emilie n'est pas un personnage de convention;
c'est bien réellement une petite fille qui cause sur les
genoux de sa grand'mère, avec plus de tenue sans
doute qu'à son ordinaire, avec plus de gentillesse aussi,
mais qui s'y montre dans le naturel et le moiivement
de son esprit, qui arrête l'entretien pour se faire
expliquer les mots nouveaux à son oreille ou les senti-
ments dont elle n'a pas une suffisante intelligence, qui
le reprend à son aise et semble le conduire, tant
elle est elle-même habilement conduite, et qui, par un
effet progressif que Galiani signale en l'admirant,
arrive, de dialogue en dialogue, à prendre possession
de ses petites facultés. La grand'mère non plus n'est
point un être de raison ; elle appartient de tout son bon
sens et de tout son cœur à la tâche qu'elle a assumée.
Ce n'est pas seulement un devoir qu'elle s'est imposé
et qu'elle poursuit avec une logique d'un effet d'autant
plus sûr qu'elle en garde le secret; c'est une satisfac-
tion tendre qu'elle se donne. Elle fut la dernière de
Mme d'Épinay : le livre avait été écrit sur son lit, qu'elle
ne quittait presque plus. On sait quels succès il obtint:
l'Académie Française lui décerna le prix fondé par M. de
Montyon; l'impératrice de Russie, Catherine II, l'adopta
pour l'cducationde ses enfants; et, ^sachant que rau-
MADAME D'ÉPINAT.
275
leur était presque dans l'indigence, elle lui fit déli-
catement remettre, sous forme de prêt, une somme dé
16000 livres. « Mais, de tous les témoignages, aucun,
nous dit Grimm» ne fut plus agréable à Mme d'Épinay
que ceux qui, comme celui de la princesse de Beau-
.Tau, étaient un hommage à sa sensibilité et à sa
raison de mère^ » Voltaire le sayail bien, lorsqu'il lui
écrivait : « La fille de rarrière-pelite-CUe du grand
Corneille vous lit en s'écriant à chaque page : Ah! la
bonne maman, la digne maman ! j»
Rousseau eût pu légitimement revendiquer une ^jaiît
de ce succès. Les Conversations d'Emilie tiennent
directement de sa méthode et de son esprit. Il en avait
ioumi dans le cinquième livre de Y Emile une sorte die
modèle. C'est à son exemple que Mme d'Épinay donnait
tant d'aisance à ces premières leçons, où elle ne semble
avoir d'autre but que de nourrir, en l'excitant douce-
ment, la curiosité de l'enfant. Mais, dès la seconde
période, si elle avait abordé la suite de son plan, le
maître aurait senti la diftérence. «c Toute mon éduca-
tion s'est tournée vers les talents aimables, ces talents
qui sont l'unique patrimoine intellectuel de Sophie^
disait Mme d'Épinay, et j'en ai perdu l'usage : il ne
me reste que quelques légères connaissances de ces^
arts et le sens commun. » Or elle estime que cela
ne suffit pas. Nous arrivons ici au vif de ses senti*
ments. La réputation de bel esprit ne lui faisait pas
peur; le mot ne lui paraît « qu'un persiflage invenlé
par les hommes pour se venger de ce que les femmes^
ont communément plus d'agrément queux y>. Cepen-
dant, à son sens, « on ne peut que gagner du ridicule
k s'afficher pour savante, et elle ne croit pas qu'une
276 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
femme puisse jamais acquérir des connaissances asseï
étendues et assez solides pour se rendre utile à ses
^semblables ; en eût-elle la théorie, la pratique lui ferait
toujours défaut : tout ce qui tient à la science de
Tadministration, de la politique, du commerce doit
donc rester étranger aux femmes ou leur être interdit».
LMcme dans les belles-lettres, la philosophie et les arts
il est, selon elle, une mesure que les femmes ne peu-
vent dépasser. A quoi leur servirait d'approfondir les
langues anciennes? Encore moins pourraient-elles sonder
les mystères de la métaphysique. Et si la musique, la
danse et la poésie sont à leur portée, on n'en saurait
dire autant de la sculpture, de Tarchitecture, même de
la peinture, ce dont elles ne peuvent guère aller con-
templer les chefs-d'œuvre au loin dans les écoles étran-
gères, et que la décence leur défend d'étudier à l'école
de la nature ». Ces réserves sont sérieuses, on le voit.
Mais, dans le champ où elle se renferme, Mme d'Épi-
nay se donne carrière. Elle ouvre largement aux femmes
le domaine de la littérature, française, anglaise et ita-
lienne, de la morale, de la géographie, de l'histoire,
de toutes les sciences sociales. Son salon était devenu,
par Grimm, le rendez-vous des diplomates : le comte
de Greutz, le baron de Gleichen, le comte de Fuentès,
le marquis Caraccioli , le comte de Schomberg s'y
rencontraient avec Galiani, Tronchin, Diderot, Se-
daine, Necker, M. de Sartines et le baron de Montyon.
On y discutait toutes les questions du jour, la Théorie
de rimpôt et la Législation des grains^ VArmide de
Gluck et les Salons de Diderot. La première visite de
Voltaire, on revenant de Genève à Paris pour recueillir
les honneurs de son dernier triomphe, avait été pouf
MADAME D'ÉPINAY. 27T
sa < belle philosophe ». Mme d'Ëpinay ne tirait
point vanité de ces commerces et ne craignait rien
tant que de faire ombrage. « C'est encore un pro-
blème que je n'ai pu me résoudre, écrivait-elle à
la fin de sa vie, de savoir pourquoi je n'ai jamais
pu plaire à Mme Geoffrin, observant toujours paisi-
blement, n'offusquant et n'effaçant jamais personne,
n'ayant ni fortune, ni maison montée, n'étant ni
bête ni conquérante. » Mais, si elle ne se produisait
qu'avec rései*ve, elle savait admirablement jouir de
la société de ceux qu'elle avait une fois attirés. « Une
heure de conversation, avait-elle coutume de dire,
donne plus de satisfaction que tous les trésors de la
terre. » Ses amis partis, les lumières éteintes, elle
reprenait en elle-même leurs entretiens, s'y renou-
velait, y puisait les éléments de sa vie. Elle ne consi-
dérait pas seulement comme légitime, elle déclarait
nécessaire pour les femmes — leurs devoirs de mère,
de fille, d'épouse une fois remplis — de se livrer à
l'étude, de développer et d'étendre leurs connaissances :
t c'est le sûr moyen de se suffire à soi-même, d'être
libre et indépendante, de se consoler des injustices du
8ort et des hommes; on n'est jamais plus chérie, plus
considérée d'eux, que lorsqu'on n'en a pas besoin ».
Quel renversement du principe de dépendance établi
par Rousseau ! Diderot, raillant certains cercles de
femmes ignorantes, superficielles, banales, toujours à
la remorque, les comparait à des poupées mues par
des ressorts dont elles n'ont pas la clef. Sophie aussi
à bien des égards est une pouj)ée. L'idée qu'à la fin
de sa carrière Mme d'Épinay se faisait, le portrait
qu'elle traçait de la femme, maîtresse d'elle-même.
278 I/ÈDUGATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
éclairée et instruite pour son bien comme pour celui
de tout le monde, est, sur ce point, quelque ad-
miration qu'elle eût autrefois professée pour le génie
de Rousseau, la critique la plus décisive de sa
doctrine.
M" NECKER
Mme Necker nous permet de saisir par un autre côté
iQ qui, dans les principes de Rousseau, froissait les
dées des femmes dont il avait d'abord séduit la con-
îance. Bien que Mme Necker et Mme d'Épinay eussent
iin grand nombre d'amis communs et entretinssent
fintimes rapports de société ou de correspondance, le
sentiment que Ton éprouve en passant du salon de
lune dans le salon de Tautre est celui du contraste.
L'élévation et la gravité que Mme d'Épinay apporte à
l'étude des questions sérieuses, particulièrement des
questions d'éducation, laissent malgré tout subsister
dans l'esprit une sorte de gêne et de trouble qui se rat-
tache au souvenir des entraînements de sa jeunesse ; on
s besoin de se rappeler qu'il n'a point tenu à elle, à
ses bons et charmants instincts, d'être ce qu'elle a
tait de sa fille. Pour Mme Necker, au contraire, à quel-
ques frivolités que son nom se trouve mêlé d'aventure,
î'est le respect qu'elle inspire, à distance comme
ians le cercle qu'elle présidait. Elle avait, disait-on,
raasformé sa maisoii en un temple. Galiani lui-même
l'y entrait qu'en composant son attitude. « Je serai
roid et poli comme une assiette de Mme Geoffrin vis-
■vis de Mme Necker, écrivait-il à Mme d'Épinay après
me brouille; je ne veux plus avoir avec elle que des
880 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
rapports de chancellerie; voilà comme je punis le
froid maintien de la décence. j> Même dans les moments
où il pouvait se croire autorisé à s'abandonner à ses
habitudes de familiarité, jamais il n*eût osé se permettre
à son égard ce qu'il ne s'interdisait guère avec personne.
C'est elle sans doute et son entourage qu'il avait dans la
pensée lorsque, après avoir dit un jour de la nation dont
l'hospitalité lui avait été si douce : « Vous avez des
vices énormes, mais ils sont tels, que toute l'Europe vou-
drait les acquérir et payer très cher les leçons à ses
maîtres »f il s'écriait : «Il y a encore bien des mœurs,
des vertus, de l'héroïsme dans votre Paris ; il y en a
plus qu'ailleurs : c'est ce qui me le fait regretter et me
le fera peut-être revoir un jour ». Mme Necker était, à
ses yeux comme aux yeux de tous les contemporains»
l'expression de ce qu'à la (in du dix-huitième siècle
l'esprit français offrait de plus honnête et de plus sain^
I
C'est par le roman qu'avait commencé cette vie si
sérieusement ordonnée; et c'est ce roman qui semble
avoir été l'occasion de ses premiers rapports avec Rous-
seau. On connaît aujourd'hui, grâce à une publication
d'un vif intérêt, les vicissitudes de la passion qui,
pendant près de cinq ans, avait enchaîné son cœur
et paraissait devoir fixer sa destinée'. Gibbon, que les
i. On sait que Mme Necker a vécu de 1737 à 1794.
2. Le Salon de Mme Necker, pai' M. Oliienin d'IIaussonvillc
HADAHE NECKER. 281
lettres si fermes et si sincères de la jeune fiancée « qui
lui avait sacrifié de très grands partis » ne montrent
ni à son honneur ni à son avantage, commençait à se
dérober; à ce moment, un des amis de M. Curchod,
pasteur comme lui, Moultou, que d'étroites relations
unissaient à Rousseau, eut Fidée de faire intervenir son
autorité. Gibbon devait aller avec une caravane d'An*
glâis visiter dans sa retraite le solitaire de Moitiers.
« J'ai fait votre histoire à Rousseau, écrivait Moultou à
Mlle Curchod, et cette histoire l'intéressa fort; car
déjà il vous aimait, et, de plus, il aime fort tout ce
qui est un peu romanesque.... Soyez sûre de lui, il a
de la vertu plus qu'aucun homme.... Il m'a promis
que, si Gibbon venait, il ne manquerait pas de lui
parler de vous et de lui en parler d'une manière très
avantageuse. ... Il est fort prévenu pour vous.... Oh! si
les hommes étaient aussi constants que les femmes!
mais toutes les femmes ne vous ressemblent pas. Adieu,
ma chère demoiselle ; je vous aime autant que je vous
i^pecte ; et, si vous me répondez, que votre lettre soit
^ple et bien, que je puisse la montrer à Rousseau. »
La médiation engagée avec tant de bonhomie ne devait
pas réussir. Gibbon n'alla pas à Moitiers. Rousseau s'en
vengea par un jugement qui, sévère pour Gibbon,
témoigne en même temps de la tendre estime que lui
inspirait sa nouvelle protégée. « M. Gibbon n'est point
mon homme, dit-il; je ne puis croire qu'il soit celui
de Mlle Curchod. Qui ne sent pas son prix n'est pas
digne d'elle ; mais qui l'a pu sentir et s'en détacher
est un homme à mépriser. »
Vraisemblablement Roussenu n'ignorait pas à quel
point Mlle Curchod était à ce moment touchée de son
sas L'ÉDUCATION DES FEHHES PAR LES FEHHES.
génie. Houltou et son père ravnient nourrie des doc»
triocsdu philosophe de Genève. L'admiration qu'on pro-
fcssnit ailleurs pour Bousscau s'accroissait pour ses cotD-
patriotcs de tout ce qu'j pouvait ajouter le sentiment
de l'honneur national. Les descriptions naturelles, les
observations morales empruntées les unes aux paysages,
les autres aux habitudes domestiques des pays de Vaud
et de Lausanne leur en rendaient le prestige plus doua,
l'esemplc plus convaincant. Mlh Curchod possédait i
fond l'Emile; elle avait l'imagination émne. le cceor
plein des idées de Jean-Jacques, — pIIc est une des
premières qui lui aient donné ce nom Familier, —
quand, à vingt-trois ans, après la mort de son père el
de sa mèr'!, elli était venue à Paris chercher les res-
sources qui lui manquai<:nt en Suisse. Maiiée à M. Nec-
ker, c'est avec une véritable passion qu'elle embrassa
tes devoirs de la vie conjugale, s Aujourd'hui, disnit
Thomas, il y a des mères qui osent être mères. »
Mme Necker se faisait honneur de i'étre jusqu'à ris-
quer de ■compromettre sa santé. P'orcée de renoncer i
allaiter sa fille, elle s'était consacrée à son éducatioD-
En arrivant à Paris, elle avait dû accepter che* la
duchesse d'Ânville, puis chez Mme de Vermcnou,
l'emploi d'institutrice; elle en savait les obligations;
sa fille lui en fit connaître la douceur. « Pendant
ti'cize années, pendant tes treize plus belles années
de sa vie, au milieu de beaucoup d'autres soins indis-
pensables D, elle ne l'avait pas perdue de vue un seul
Jour ; elle la menait seule à la campa<;ne, étudiait
avec elle, lisait avec elle, priait avec elle. L'enTsnl
abusait presque de cette tendresse : devenue matadSt
elle exagérait les accès de toux auxquels elle élait.
MADAME NECKER. 285
sujette pour jouir de l'excès de sollicitude de sa
nère. Mme Neker lui rapportait tout; c'est sur elle
jue « son amour-propre s'était transporté ». « Les
Samoyèdes, racontait-elle, pouf témoigner leur recon-
aaissance à Fimpératrice Catherine, avaient voulu faire
battre une médaille portant pour exergue : A la sage^
à la grande, à la mère; Timpératrice répondit : u Je
K sais seule si je suis sage; la postérité dira si je suis
« grande; mais, pour le titre de mère, je crois le méri-
« ter. » Mme Necker l'acceptait aussi pour elle-même;
et même alors qu'elle était dans tout l'éclat de sa for«
lune, elle ne croyait pouvoir en obtenir de plus beau.
{jCs soins maternels ne fermaient point d'ailleurs son
^œur aux sentiments d'humanité générale dont Jean-
Jacques avait rouvert la source; elle créait des maisons
•de bienfaisance, des hôpitaux, et tenait, comme disaient
les gazettes du temps, « un bureau de commisération en
même temps qu'un bureau d'esprit ». Rousseau ne dut-
il pas la reconnaître l'un des premiers dans le portrait
esquissé par Thomas: a II y a dans ce siècle et dans
cette capitale même des femmes qui illustreraient un
autre siècle que le nôtre.... Il y en a qui pourraient
penser avec Montesquieu et avec qui Fénelon aimerait
à s'attendrir. On en voit qui, dfms l'opulence, séparent
tous les ans de leurs biens une portion pour les mal-
heureux, connaissent les asiles de la misère, et vont
rapprendre à être sensibles.en y versant des larmes » ?
Mme Necker faisait mieux que de glorifier par ses actes
les enseignements de Rousseau : elle le protégeait e{
ne permettait point que les erreurs de son existence
ou les travers de son caractère fissent oublier l'éclat
de son génie et la puissance de son action. « Oui, je
S84 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
Tai dit l'autre jour à D'Alembert, écrivait-elle à Moul-
lou, et je vous déclare que, tant qu'Héloîsey Emile, ces
divines et essentielles portions de Rousseau, seront
entre mes mains, je né puis regarder la vie de leur
auteur que comme un faible accessoire ; et il semble
qu'on doive jeter un voile sur les défauts de cet orateur
de l'humanité, de ce père de la vertu. » Elle procla-
mait en particulier la reconnaissance de son sexe ;
« Rousseau a tant accordé aux femmes, qu'on ne peut
être fâché de ce qu'il leur refuse ». Toute sa vie elle
l'avait suivi dans ses pérégrinations ; à sa mort, dans un
élan d'affection pieuse, elle aimait à se transporter au
pied des peupliers qui abritaient ses restes ; et n'avait-
elle pas en partie inspiré le premier éloge écrit en l'hon-
neur de sa mémoire? Germaine Necker venait de se ma-
rier; elle achevait à peine sa vingt-deuxième année, lors-
qu'elle entreprit « d'exprimer son admiration » dans
des lettres qui devaient presque lui révéler à elle-même
sa vocation. En analysant l'un après l'autre les ouvrages
de Rousseau et en s'arrêtant sur VÉmile qu'elle consi-
dérait comme le chef-d'œuvre, elle s'excusait presque
de professer pour son père autant de respect que pour
le maître de sa pensée. Et à ceux qui auraient été
tentés de lui reprocher d'avoir prématurément abordé
un sujet au-dessus de ses forces , elle était prête à
répondre : «c N'est-ce pas dans la jeunesse qu'on doit
à Rousseau le plus de reconnaissance? Celui qui a su
faire une passion de la vertu et qui a voulu persuader
par l'enthousiasme ne s'est-il pas servi des qualités et des
défauts mêmes de cet âge pour le diriger?» Admi-<
ration sincère, à laquelle Mme Necker comme Mme de
Staël devait rester fidèle, et dont il est d'autant plus
MADAME NECKER. 285
intéressant d'étudier les réserves ou de suivre les
transformations.
Ce n'est pas cependant d'après les principes de
VÉmile que Suzanne Curchod avait élé élevée. Son
éducation ne ressemble à rien moins qu'à celle de
Sophie, sauf en ce point que, comme Sophie^ elle
n'avait jamais quitté la maison paternelle. Mais si son
père avait été son seul précepteur dans la patriarcale
retraite de Crassier, il était loin d'avoir borné ses le-
çons à quelques conversations utiles et à la lecture de
Télémaque. Mlle Curchod entendait le grec, écrivait
le latin, parlait plusieurs langues, savait la botanique
et connaissait les éléments de la physique et de la géo-
mélrie. Fort recherchée pour son esprit et sa beauté,
elle avait institué à Lausanne, que sa famille était venue
habiter pour elle, une Académie des Eaux où la jeu-
nesse des deux sexes se livrait à des exercices litté-
raires que ne distinguait pas toujours la simplicité.
Sous les auspices de Thémire — c'est le nom qu'elle
s'était donné, — les cimes alpestres qui couronnent
le lac de Genève et les riantes campagnes du pays de
Vaud avaient vu renaître les fictions de VAslrée jadis
enfantées dans la fièvre des grandes villes. Cette édu-
cation à la fois simple et hardie, grave et aimable,
fondée sur une large base d'études et ouverte k toutes
les inspirations, même à celles de la fantaisie, avait été
également celle de Germaine. Toute jeune, Germaine
avait sa place aux vendredis de sa mère, sur un petit
tabouret de bois où il lui fallait se tenir droite sans dé-
faillance; elle entendait discourir sur la vertu, les
sciences, la philosophie, Marmontel, Morellet, D'Alem-
bert, Grimm, Diderot, Naigeon, Thomas, Buffon, se
S86 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
prétait aux questions qu on prenait plaisir à lui adres-
ser, — non sans chercher parfois à Tembarrasser, —
et se faisait rarement prendre en défaut. Mme Necker
lui apprenait les langues, la laissait lire à son gré,
la conduisait à la comédie. A onze ans elle com-
posait des éloges, rédigeait des analyses, jugeait
VEsprit des lois ; l'abbé R(iynal voulait lui faire
écrire, pour son Histoire philosophique des établis-
sements et du commerce des Européens dans les
deux Indes f un morceau sur la révocation de TÉdit
de Nantes; elle adressait à son père, à Toccasion du
Compte rendu de 1781, un mémoire où son style la
trahissait. La poésie n'avait pas pour elle moins d'at-
traits. Envoyée à la campagne pour rétablir sa santé
loin des livres et des entretiens, elle parcourait les
bosquets avec son amie, Mlle ïïuber, vêtue en nymphe,
déclamait des vers, composait des drames champêtres
et des élégies. «Zulmé, disait M. de Guibert, traçant son
portrait dans une des peintures allégoriques mises en
faveur par le Jeune Anacharsisy Zulmé est la prêtresse
la plus célèbre d'Apollon; elle est celle dont l'encens
lui est le plus agréable, dont les hymnes lui sont le
plus chers. » Mme Necker ne croyait pas pouvoir troj)
diversement cultiver ses facultés. Rousseau, parlant
du principe que les idées ne nous arrivent que par
les sens, voulait qu'on commençât par perfectionner
les organes de la perception; Mme Necker estimait
qu'il fallait agir immédiatement sur l'esprit par l'es-
prit. L'essentiel à ses yeux était « d'accumuler les
idées D. Elle était persuadée que l'intelligence devient
paresseuse quand on lui épargne ce travail. Et, pour
le rendre plus profitable, elle ne craignait pas de recou*
MADAME NEGKER. 287
rir à toutes les applications de la pensée. En même
temps elle proscrivait de Téducation Tabus du senti-
ment et l'esprit de chimère ; et c'est particulièrement
sur ces deux points qu'il nous paraît utile de rapprocher
ses vues de la doctrine de Rousseau.
II
Pour apprécier exactement la direction des idées de
Mme Necker, il faut d'abord se rendre compte de l'effort
qu'elle s'imposa en arrivant à Paris, afin de s'appro-
prier la langue et les mœurs du pays dont eHe avait à se
iaire adopter. Sainte-Beuve a dit qu'elle ne fut jamais
qu'une fleur transplantée. Il semble que Mme Necker eût
prévu la critique. « Pour avoir un goût parfait, disait-
elle, faut-il être né dans un pays ou dans une société,
à Paris par exemple, où l'on reçoive les principes du goût
avec le lait et par l'autorité? Ou bien serait-il à préférer
d'y arriver dans l'âge où l'on peut les acquérir sans pré-
jugé et apprendre à juger par sa propre raison nouvelle-
ment éclairée? Ce goût ainsi formé serait plus sûr et plus
dégagé de toutes les préventions du siècle, du lieu et
de la mode. C'est ainsi que Rousseau, dans un objet
plus grave, voulait qu'on ne prît une religion que quand
la raison serait formée. » Mme Necker se vise mani-
festement elle-même dans cette dernière observation ;
et je ne sais pas d*exemple d'une acclimatation ou
d'une naturalisation intellectuelle suivie avec plus de
zèle. Il n'en coûtait rien à Grimm de ne paraître à
Paris qu'un Allemand. Mme Necker voulut être Fran-
288 L'ÉDUG\TION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
çaise. Elle sentit tout de suite ce qui lui manquait.
<K Détonnant sans cesse, ne trouvant point Tà-propos et
prévoyant que ses idées actuelles ne s'enchaîneraient
jamais avec celles qu'elle était obligée d'acquérir,
elle se résolut à enfouir son petit capital pour ne
jamais le revoir et à se refaire l'esprit tout à neuf. »
Ses Notes et Souvenirs témoignent presque à chaque
page de son labeur. L'étude de la langue était une de
ses études favorites. Elle lisait la plume à la main, ana-
lysant les tours, les constructions, les mots; elle s'était
amusée à corriger certaines pages de V Emile; elle
s'exerçait à extraire chez Diderot les parcelles d'or du
limon; le plus grand nombre de ses entretiens avec
Buffon roulent sur des questions de grammaire ou de
rhétorique. Ce qu'elle cherchait à saisir dans la phrase,
ce n'était pas seulement la justesse de l'expression et
le mouvement de l'idée ; c'était, avec le génie propre à
chaque auteur, le génie même de l'idiome. La simpli-
cité, la clarté, le charme, telles étaient les qualités qui
lui semblaient caractériser entre toutes l'esprit français,
^l elle déclarait en trouver la marque par excellence
dans ces trois livres : les Lettres de Mme de Sévigné, les
Mémoires de Grammont et les Fables de La Fontaine.
Pour une étrangère , reconnaissons-le , ce n'était pas
trop mal choisir. Elle avait pénétré avec la même .saga-
cité le monde où elle s'était trouvée transportée. Mar-
montel, qui ne lui pardonna jamais le bien qu'elle lui
avait fait et qui lui reprochait de ne connaître que par
ouï-dire les ouvrages dont elle parlait le mieux, avait
été frappé, la première fois qu'il la vit, de sa gaucherie
provinciale. Quelques années à peine s'étaient écoulées»
et Mme Geoffrin avait sa chaise chez elle, et la mare*
MADAME NEGKER. S80
ehale de Luxembourg allait la visiter à SaintrOuen, et
Mme du DefTand, dans un premier entraînement qui, il
est vrai, ne devait pas résister longtemps au sentiment
de rincurable ennui qu'elle portait avec elle, écrivait à
là duchesse de Choiseul : « Je ne croyais pas que je
connaîtrais jamais Mmes Necker et de Marchais; je les
vois souvent et je m'en trouve bien : ces femmes sont
aimables; elles ne sont point sottes ni insipides; elles
sont plus faites pour la société que la plupart des dames
du grand monde; je préfère ce qui écarte Tennui à ce
qui est du bel air ». Bien plus, de ses protectrices
Mme Necker s'était fait des amies; elle avait même pu,
sans les blesser, devenir leur rivale : à côté de leurs
salons consacrés par l'autorité ou par la vogue, elle
avait réussi à se créer le sien. 11 manque malheureu-
sement à son journal des dates qui fixent les étapes de
cette prise de possession; mais on en peut presque
suivre le progrès, ici dans une fine et transparente allu-
sion 9 là dans une observation saisie sur le vif d'un
entretien, ailleurs dans le croquis de tel ou tel person-
nage. Mme Necker arriva-telle jamais à goûter le com-
plet bénéfice de c cette éducation de Paris, la seule où
un esprit se perfectionne d? Certaines de ses Notes
témoignent d'une langue heureusement assouplie : le
mot s'ajuste bien à l'idée et l'image vient s'y joindre
agréablement. Il semble qu'on pourrait attribuer à
Mme d'Houdetot cette gracieuse remarque : c Les femmes
tiennent dans la conversation la place de ces légers
duvets qu'on introduit dans les caisses de porcelaine;
on les compte pour rien, et sans eux tout se brise d.
Elle dira de même, non sans finesse : « On est plus ver-
tueux en Suisse qu'à Paris; mais ce n'est qu'à Paris que
190 L'ËDUCATIOn DIS FËUMES PAFt LES FEHKeS.
l'on parle bien de la vertu : elle ressemble à l'Apollon
de Délos, qui ne dictait ses oracles que dans une ca?erae
où ses rayons n'avaient jamais péiiétré n; ou encore;
« On peut comparer les penseurs comme Diderot à Beu-
calion, qui jeliiit lea pierres derrière sa tête poureD
faire des hommes et ne regardait pas quelle forme elles
prenaient. ■ Et cependant, pour avoir droit de cité paii-
sîciine, il manque à cette manière étudiée, à ce style
étoiïê je ne sais quoi de léger, de vif, de prime-sau-
tier. le mouvement qui séduit, le trait qui enlève. La
langue de Mme Necker resta laborieuse . on croirait
qu'elle a toujours besoin de traduire ce qu'elle veut
faire entendre. Elle disait ellemème » qu'elle ne posait
pas la plume avant d'avoir réussi à conduire sapensjfl
jusqu'à l'image et à la colorer », el elle abuse descom-
parafons et de l'anliquité. Mais, pour être trop cnmplh
quée dans l'espression. trop concertée dans le tour, s8
pensée n'en est pas moins presque toujours admira-
btejiient judicieuse : elle donne confiance. Vi.ilonîin'i
indulgente par équilibre de raison, si Mme Neclcr
aceorduit ai.fément aux autres ce qu'ils réclamaicul
eux-mêmes ou ce que leurs amis réclamaient pour
eux, elle u'éLait pas dupe. A rassembler les indications
dispersées dans ses Souvenirs, on retrouverait plus
d'un portrait du temps (idèle et piquant. Nul peut
être n'a mieux jugé ilans son ensemble si ondoyant
Mme Geoffrin, l'amie de ses dernières années coiumu
de SCS débuts, cette femme singulière, toute en nuance^
en contrastes : mariée h un manufacturier à qui on
pouvait faire lire trois fois de suite le premier volume
des Voyages du Père Ubbat sans qu'il s'apercdl do ncil,
sinon que l'auteur se répétait un peu, et frayant ()*■
MADAME NEGKER. 291
pair avec ce que l'aristocratie de Tesprit ou de la
naissance comptait de plus fier à l'étranger comme en
France ; tenant sa cour dans un modeste appartement
dont aurait rougi le plus humble financier; ayant frappé
à la porte de toutes les vertus sans entrer dans aucune,
et tirant un égal parti de ses agréments et de ses dé-»
fauts ; conduisant ses goûts et ses années comme des
cheyaux bien attelés ; ayant peu de sentiment, encore
moins de savoir, et protégeant efficacement les artistes
et les gens de lettres; allant à la messe clandestine-r
ment comme on va en bonne fortune ; fuyant comme
la peste les malades et les malheureux et, à force de
générosité, ayant acquis le droit d'être économe; ttcs
répandue et très secrète ; accueillant tout le monde et
ne se fiant à personne , ne pouvant se passer de la
société des hommes et ayant le mépris de l'humanité ;
visant à la considération comme à la force suprême
et comptant, parmi les moyens de l'obtenir, oc un bon
maintien, se tenir droite, représenter bien, se mettre
noblement et simplement, parce que tous ces avantages
supposent.de l'attention, de l'ordre et de la raison »,
plus soucieuse ep toutes choses de paraître que d'être et
plaçant la vertu moins dans le fonds qui en assure la
solidité que dans les dehors qui en font l'éclat, « une
i' femme enfin à imiter dans sa conduite plutôt que dans
les principes de sa conduite », dit Mme Necker en con-
cluant par ce mot qui donne une idée si vraie, si mesu-
rée, de ce qui manquait à cette sagesse froide, égoïste
îl minutieusement calculée. Une telle clairvoyance de
'ugement n'appartient guère qu'à « ceux qui sont du
)ay8 », et Mme Necker, en effet, avait si bien pris
'air du pays,i que ses jamis s'en inquiétaient presque..
S92 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMIIES.
Il leur aurait été difficile de trouver mauvais qu'elle
eût été la première à concevoir le projet d*élever
une statue à Voltaire : mais ils étaient tentés de lui
reprocher de ne pas mettre dans ses relations assez
de choix et de rechercher indifféremment les phi-
losophes et ceux qui partageaient sa foi, les femmes
dont le commerce Thonorait et celles qui ne pou-
vaient que la compromettre, Mme de Mirepoix et
Mme de Marchais, Mme de Beauvau et Mme Le-
comte ou Mlle Clairon. « Il y a ici, écrivait Diderot
à Mlle Yoland avec son sans-façon avantageux, il y a
ici une Mme Necker, jolie femme et bel esprit, qui
raffole de moi; c'est une persécution pour m'avoir
chez elle; Suard lui fait sa cour; Thomas radorc,
Buffon la patronne.... »
Cependant personne ne s'y trompait. En même temps
qu'elle s'étudiait à sacrifier aux gi*âces et s'attachait à
meubler son salon de tout ce que la haute fortune poli-
tique de son mari lui permettait d'y attirer d'hommes
illustres, Mme Necker se montrait jalouse de conserver
le fonds de sagesse, presque de rigorisme, qu'elle
devait à son éducation première. Tout, chez elle
comme en elle, respirait la dignité. Personne n'eût
osé prendre à sa table les hardiesses ou les libertés
d'allure des dîners du Bout-du-banc. Le débraillé, le
décousu était proscrit de l'entretien, comme le luxe
de la cuisine. Simple était la chère et graves les pro-
pos. Mme Necker se faisait de la conversation ainsi que
de toutes choses une idée élevée. Elle en assimilait la
direction au gouvernement d'un État. « Le granl secret
de la conversation, disait-elle, est une attention con-
tinuelle, de façon à éviter les traverses et les alanguis-
MADAME NEGKER. 293
sements; rempressement de Tesprit quand cela est
nécessaire, jamais celui des mouvements ou de Tac-
cent; le sourire calme et doux qui voile les années et
qui rappelle un beau jour de printemps; le ménagement
dans le ton, dans l'air, dans les paroles ; le soin de
prévenir et de regarder sans affectation ni agitation; Part
d'^empêcher que personne ne prenne trop d'espace aux
dépens des autres et de faire patienter les gens qui,
attendant toujours le trait pour parler, vous obligent à
fournir le fond de la tapisserie dont ils ne veulent tracer
que les fleurs. j> Elle ne tenait pas seulement à Tordre,
elle exigeait du style. Il lui déplaisait que Mme Geofirin
aimât à « rendre des idées ingénieuses par des images
triviales et, pour ainsi dire, de ménage, à enter son
esprit sur un ton bourgeois d. C'était à ses yeux le
signe d'une éducation inférieure. Chez les écrivains,
elle estimait surtout la suite, la majesté, la pompe,:
Thomas et Buffon étaient ses maîtres. Elle ne croyait
pas davantage qu'un entretien put se passer de méthode
et de tenue. Elle arrêtait les élans trop brusques qui
étourdissent, les coups de surprise qui indisposent; elle
voulait qu'on ne s'élevât et qu'on ne s'échauffât que
par degrés : « le coup d'archet doit commencer dou-
cement, afin de pouvoir insensiblement enfler le ton d.
Ce qui l'avait attachée à Mlle Clairon, c'est qu'elle
parlait de son art en grand. Il est clair qu'à ce train les^
idées devaient perdre un peu de leur naturel et de leur
grâce. M. Necker, à qui ces conversations étaient offertes
comme délassement, ne paraissait pas toujours lui-
même y prendre un bien vif intérêt. Nul ne songeait
toutefois à s'étonner ou à se plaindre, quelle que iùl
la contrainte, parce que chacun sentait de quel prix il
294 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMtES.
était d'être admis dans cette noble intimité. Mme Nec-
ker se faisait un devoir d*en maintenir le caractère.
Bien qu'elle connût toutes les convenances du jeu, elle
ne donnait rien à l'improvisation pure et ne se croyait
jamais plus sûre d'elle-même que lorsqu'elle se pré-
sentait dans son salon Tintelligence tendue par le tra-
vail ou la méditation. Elle rappelait souvent qu'à
quatre-vingt-huit ans M. de Fontenelle s'asseyait sur
un tabouret afin d'éviter de se courber, en ajoutant :
c c'est un exemple à appliquer à l'esprit »^
III
Sur cette âme demeurée malgré tout Genevoise et
montée à ce ton de sévère raison, quelle impression
pouvaient produire les théories de la Nouvelle Héloïse
et de V Emile touchant la condition et l'éducation des
femmes? Pour V Emile ^ nous ne pouvons avoir de meil-
leur interprète de Mme Necker que sa fille qui, dans
les œuvres de sa première jeunesse, était plus ou moins
l'écho des sentiments dans lesquels elle avait été éle-
vée. S'interrompant au milieu de son dithyrambe:
« Comment, s'écriait Mme de Staël, comment Rous-
seau, dans un morceau sublime, supplément de son
ouvrage, a-t-il peint cette Sophie trahissant son époux?
Comment a-t-il pu se résoudre à nous la montrer
' au-dessous de tout, infidèle à ce qu'elle aime? Ah!
pourquoi flétrir le cœur par cette triste fin? Pourquoi
dégrader les femmes en taisant tomber celle qui devait
être leur modèle?... Rousseau veut élever la femme
HADANE mOLER.
comme Tboinine, d'après la natnre et suivant les dif-
férences qu'elle a mises entrp, eux ; mais je ne sais pas
s'il faut tant seconder la nature en confirmant, pour
ainsi dire, les femmes dans leurs Faiblesses. Je vois la
nécessité de leur inspirer des vertus que les hommes
n'ont pas, bien plus que celle de les encourager dans
leur infériorité sous d'autres rapports : elles ont bettoïn
d'une grande force d'âme; leurs passions el leur des-
tinée sont en désaccord.... n — Sur la Nouvelle
Béloïse, Mme Necker écrivait elle-même : < Pour louer
cet ouvrage sans restriction, il faut être encore sous le
cbarme. Bien n'est moins moral qu'un édifice de
vertu établi sur les débris du vice. Quand M. Dubucq
(un des familiers de la maison) a dit que tout sert en
ménage, it n'a certainement pas pensé qu'on dût em<
ployer le délire de ses erreurs pour en composer l'en-
thousiasme de la vertu.... Rousseau a mis de la morale
dans son livre, mais ce n'est pas un ouvrage moral,
n a entrepris ce roman sur un plan tracé par la pas-
sion — S'il avait voulu faire un roman véritablement
moral, il n'aurait représenté l'amour que par le sacrifice
qu'on en peut faire et non par les sacrifices qu'on lui
bit.... Ce que son livre a de plus édifiant, c'est de
montrer comment on passe presque nécessairement des
sentiments hors de l'ordre à la plus grande des fautes. ■
La déclaration est ferme et aussi raisonnée que terme.
Mme Necker n'avançait rien qui ne se rapportât, dans
Ba pensée, à un cncbalnement d'idées gi'uérales. En
exaltant la sensibilité des femmes, Rousseau les livrait
« tous les vents de la passion, et c'est des impulsions
diidehors, nous l'avons vu, qu'il faisait surtout dépendre
leur vie, Mme Necker n'a rien plus â cœur que de
2M rEDUlIATION DES FEMHES PAU LES FEMMES.
rel'réner chez ies femmes les escès du sentiment, et
c'est au dedans d'elluB-mêmea (ju'mcessamineDt elle les
ramène : il n'est pas de thèse sur laquelle elle revieune
avec plus d'insistance et de force.
Dans un de ces moments « d'exagération * qu'elle se
passait si mreaiunt, elle avait eu, parail-il, la pensée
d'écrire un traité spécial sur les femmes. Son pion com-
prenait trois pallies. Elle se proposait de prouver d'abord
« que les hommes ne peuvent attribuer a la différence
des organes la supériorité de leurs talents et qu'il faut
l'attribuer nécessairement à l'éducation >. Elle devait
ensuite a parler de celte éducation même et des objets
dont on occupe les femmes, pour démontier que 11
nature de ces objets modifie leur esprit et leurs pen-
chants, sans exiger moins d'intelligence ni de capa-
cité 0. Dans la troisième partie, elle se réservait de
• citer divers traits établissant que, aï les femmes n9
sont pas susceptibles d'une aussi grande applicnljoa
que tes hommes, elles sont, en revanche, plus cont^
nuellement vertueuses et plus patientes, sorte de con-
stance qui vaut bien celle du travail ». t Qui sait,
ajoutai t-elte, si la force qui supporte la douleur n'est
pas la même que celle qui donne le génie? Au moins
serait-ce une question de savoir ai l'on doit apprécier
le génie par la grandeur des objets dont on s'occupe ail
par la (inesse des moyens qu'on sait mettre en usage:
quel est, en un mot, le genre d'esprit qui détermina
la supériorité. A la vériti;, si les femmes, même oellw
qui sont célèbres, ont toujours été médiocres, c'est
qu'aucun secours ne leur a été prêté et qu'elles ont
usé leur force à vaincre les obstacles. > Elle renon{S
sagement à plaider celte cause. En rabandonnant, il '
HADAHË HECKElt.
Dui eût pas déplu snns doute de réserver ses droits
Pceui de sa fille; elle aurait répété volonliers après
I du Châtelet dont Voltaire lui avait fait aimer la
noire : t Les femmes sont exclues de toute espèce
; et quand par hasard il s'en trouve quul-
|ane née avec une âme assez élevée, il ne lui reste
^ l'élude pour la consoler de toutes les exclusions'et
I toutes les dépendances auxquelles elle se trouve
lamnée par état. » Mais elle avait trop de sens |iour
^ loi commune de ce qui ne pouvait être qu'un
t privilège. Elle posait en principe, au contraire, que
■femmes n'ont pas assez de persévérance ni de force
j permettre les hautes visées, et prétendre aux
kloîs publics, aux grandes charges, à « tout ce qui
lose des idées collectives s. Bien loin de les Qatter.
! se faisait pas scrupule de leur rappeler les
1 lancés par saint Jérôme contre leur ignorance,
r inconséquence et leur entêtement. Elle aimait n se
I représenter tenant partout leur place, une place
giable et utile, mais modeste; ce qu'elle leur recom-
en un mot, c'est ta patience, la douceur, la
« Les vers luisants, disait-elle, sont l'image des
i i tant qu'elles restent dans l'ombre, on est
nppé de leur éclat; dès qu'elles veulent paraître au
f[rand jour, on les méprise et on ne voit plus que leurs
défauls. ■
Hais plus elle les dissuadait des ambitions qui ne pou-
vaient que les faire dévier de leur destinée providentielle,
{das elle s'efforçait d'exciter en cllesTactivitéintérieure,
e de l'âme, pour laquelle elles ne lui paraissaient
s bien douées que les hommes; et ce n'est pas
e mirent qu'ello comptait pour la développer.
i
ses L'ÉDUCATION DES FENUES PAR LES
Sans doule elle avait une trop juste inlelligetice cleli'
complexité de la vie morale pour vouloir priver l'âme!
humaine du ressort de la sensiliilité. Elle lui accordât
sa part légitime, i Pour ajouter aux synonymes mener
et conduire, écrivait-elle à l'occasion d'une de ces
observations sur la langue qui lui servaient à éclaircîr
sa penaùe, il me semble qu'on pourrait dire ; dans un
ménage bien assorti, la Temme doit mener et le mari
doit conduire; l'un tient au sentiment et l'autre à la
réflexion. » C'est la pensée même et presque l'expression
de Rousseau. Ailleurs elle établit entre le sentiment ri
la réflexion une sorte de comparaison où ce n'est pal
à la réflexion que reste l'avantage. Elle confesse nette-
ment que le sentiment est « une lumière qui précèds
la riiison et qui prépare l'éducation >. Elle a elle-mèma
exprimé en perrection les sentiments les plus délicats.
Oiioi de plus exact tout à la fois et de plus touchant
que ces remarques : « Certains attachements sont
comme en réserve dans notre cœur : on ne les découm ■
que par les rep;rets » ; — « Beaucoup de gens n'ont rieD ,
pour nous dans le cœur que ce que nous y mettonscha-
que jour : il faut donc hien se garder d'y verser da |
l'humour ou de l'amertume Ȕ Ses Notes sont remplies \
d'observations de ce genre, fines et émues, sur les In-
verses ou les bonheurs de la vie.
Mais, tandis que Rousseau affranchit la sensibilité de
tout frein, Mme Necker la règle. < Je tousse toujoun
un peu, ma petite, écrit-elle à Germaine, qui touchait
à ses treize ans; mais j'aimerais bien que tu ne t'eu-
gérasses rien, même en matière de sentiment. Tu «lil
qu'il faut toujours faire sa cour à cette bonne raitOO
que j'aime tanti qui sert à tout et ne nuit i riniji^
MADAME NECKER.
talsge ou seulement la libre expiinsion d'une émotion
I vive la choque; elle craint les emportements :
i l'on peut imposer des silences à la sensibililé, une
I décliiiinée, on ne peut lui marquer des bornes :
[but modérer ses affections comme ses espérances d.
! veut qu'en toute chose la femme s'enveloppe de
kdestie et se voile de pudeur : i Heureuse qui n'a
lais trouvé de plaisir que dans des mouvements rai-
' les : c'est le moven de s'amuser toute sa vie! *
! croit point que les passions soient dans la
} de l'homme, encore moins qu'elles coutiibuent
[OD bonheur, s On ne ci:sse de répéter que les hommes
! besotn de passions pour être heureux; cela me
belle ces planches de plantes de fraxinelles aus-
1 met le feu deux fois par semaine pour les
: croître; ce n'est pas ainsi que l'on cultive tes
s et les lis. » Elle le déclare enRn : toute cette
laphysique de sentiment, inventée pour justifier les
glements de l'âme, est malsaine. « Les Français
a femmes comme les Égyptiens faisaient leurs
mes : ils les adorent. > Ce dont elles ont besoin, c'est
i les respecte.
marque et la sanction de l'égalité morale k
Uelle elles ont droit est le mariage. Les Réflexions
f le divorce sont, en quelque sorte, le testament
le Necker. Elle y a rassemblé tout ce que son
mce lui avait fourni de plus décisif sur la
I de son scse; et dans tout le cours de son
kimentation si pressante, parfois même trop voisine
I déclamation, elle subordonne !e sentiment à la
ion. Les meilleurs ménages, à son sens, étaient cens
• à l'origine sont formés par la conforoûté des goûts
sou I-'ÉDUCATIOn DES FEMMES PAR LES FEHJIES.
l't par l'opposition des caractères > ; et elle n'admet pas
qui; les caractères ne puissent arriver à se londre,
« Lea Zurichois, raconlait-elle agréablement, enfernienl
dans une tour, sur leur lac, pendant quinze jours,
absolument tête à tèle, le mari et la femme qui deman-
dent le divorce pour incompatibilité d'humeur. Ils n'ont
qu'une seule chambre, qu'un seul lit de repos, qu'une
seule chaise, qu'un seul couteau, etc., eu sorte que,
pour s'asseoir, pour se reposer, pour se coucher, pour
manger, ils dépendent absolument de leur complaisance
réci|>roque: il est rare qu'ils ne soient pas réconciliés
avant les quinze jours. » Ce qu'elle préconise sous te
couvert de cette espèce de légende, c'est le mutuel
sacrifice qui forme, par l'habitude, le plus solide des
attachements et engendre la réciprocité d'une affection
inséparable; elle compare le premier attrait de la jeu-
nesse au lien qui soutient deux plantes nouvoUement
rapprochées; bientôt, ayant pris racine l'une à cùlé
de l'autre, les deux plantes ne vivent plus que de la
même substance, et c'est de cette communauté de >ie
qu'elles tirent leur force et leur éclat. Dans les AvU
d'un père à sa fille, le marquis d'Eilifax, inquiet de
voir su multiplier les exemples de sépajation conjugale,
proposait d'instituer une cour de justice composée de
femmes et chargée de prononcer souverainement entre
elles sur les cas de désunion. Rousseau, par sa doctrine
du libre choix en dehors du mariage, laissait l'épouse
arbitre suprême de ses propres sentiments et l'autorisait
a se faire honneur de ses écarts comme d'une vertu,
s,iuf à lui inspirer ensuite un remords inulllc. Mme Nec-
ker soumet simplement le mariage à la loi du devoir
en attachant k l'observation de cette loi les joies mtiMl>|
MADAME RECKER.
qui sont pour l'un et l'autre sexe le prix du devoir
fidèlement accompli.
Ce qu'elle condamne d'ailleurs dans l'exaltalion du
sentiment, ce ne sont pas seulement les désordres aux-
quels sur le moment il expose, c'est la faiblesse irrémé-
diable qui en est la conséquence nécessaire. Mme Neckcr
en fait l'observation profonde : la vie des femmes
manque généralement d'ensemble; elles se dépensent
au jour le jour, sans direction, sans suite, au gré de
leurs émotions ou des émotions des autres, n'ayant pas
même le plus souvent leurs défauts en propre. Je ne
croîs pas que personne ait jitmais été plus frappé de ce
que ces habitudes de dépendance et d'incohérence ont
de funeste pour le tempérament de l'esprit; elle allait
jusqu'à refuser le génie à Rousseau, parce « qu'il
n'était jamaiB en accord avec lui-même ». u On ne
possède, disait-elle, de vraie puissance sur soi qu'après
s'être fait comme une trame de pensées sur tous tes
objets importants, un système d'idées, d'opinions et de
conduite dont on ne s'écarte Jamais; c'est le fruit de
nos réflexions qu'on grossit tous les jours en y réunis-
sant et, ai j'osais, je dirais en y accrochant ce qu'on
entend dire et ce qu'on lit par les points qui se rap-
prochent de nos idées permanentes; on ne retient les
choses qu'aulant qu'on a la chaîne qui les précède :
c'est cet enchaînement qui fait la sûreté et comme la
preuve des idées qu'on acquiert. » Sur cette base de
réfluxions qui se tiennent, Mme Necker fondait l'idée
du lendemain à préparer, de l'avenir à faire sortir du
présent, des arrière-plans el de la perspective à donner
i l'existencp : « au lieu de rivaliser sur l'heure avec
Céphyse, empbyons le temps nù i:ll(! ustplus belle q
Z9i L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
moi à me faire paraître plus belle qu'elle dans dix ans^
d'ici. » Et pour achever d'assurer sur les âmes la prisé
de cette sagesse prévoyante et suivie, elle plaçait au
premier rang parmi les éléments du bonheur humab
le besoin de la perfection.
Perfection d'une réalisation difficile, comme tout ce
qui dépasse la portée vulgaire, mais à laquelle on peut
s'élever graduellement. Mme Necker n'excite pas aux
efforts extraordinaires, aux élans sublimes. Elle ne fait
fond que sur les moyens simples appliqués avec ré^
flexion et continuité. L'attention et l'habitude sont
pour elle les deux plus puissants intruments d'édu-
cation. «Quand on ne travaillerait tous les jours que
deux heures, on ferait encore un ouvrage immense,
pourvu qu'on s'imposât la loi de n'y jamais manquer. »
Ce qui déconcerte l'esprit, c'est le désœuvrement ; la
distraction prolongée le tue. Seulement ce travail que
Mme Necker recommande comme une semence de
vertu, comme la vertu même, doit, pour devenir pro-r
iitablc, être serré et approfondi. Elle louait Mme dq
Deffand de ne s'être jamais permis d'écrire une simple
lettre sans rédiger deux ou trois brouillons; c'était aussi
sa manière d'écrire : elle s'obligeait à faire et à refaire
une page jusqu'à ce qu'elle fût arrivée à la complète
expression de sa pensée. Elle s'imposait et conseillait
aux autres la même méthode pour le perfectionnement
moral. Elle ne se contentait pas de la lumière vague
dont une conscience: indolente est toujours tentée de se
satisfaire; elle se défiait de respèce de lanterne sourde
que noiis portons en iioûs, et ellje- demandait que ces
efforts d'élucidation fussent poussés aujssi loin pour soi
que^s'ils eussent été faits pour d'autres. Par le même
MADAME MECKER. 505
motif, les règles générales de conduite ne lui parais-
saient pas suffisantes. Elle ne considère point que ce
loit assez « de poser les grandes masses d'ordre et de
raison » ; il faut arriver au fini, à la nuance : il n'est
rien d'insignifiant dans la vie : « dès que la plus petite
chose, ne lût-ce qu'une paille, se dégrade au toit d'une
maison », hâtons-nous d'y mettre la main pour prévenir
une ruine qui peut devenir irréparable. Que d'ailleurs
le spectacle du monde entre pour une part dans cette
éducation, Mme Necker n'y fait point difficulté. Mais
rien ne vaut, à ses yeux, l'étude de soi-même. Elle
avait proposé de fonder un nouveau genre de Specta-
teur, le Spectateur intérieur. «Dans ce journal, disait-
elle, on s'examinerait sans cesse, on comparerait son
caractère avec ses principes, sa sensibilité avec son
amour-propre. On tâcherait ainsi de corriger ses défauts.
par ses qualités; on fixerait les résultats de son expé-
rience. Dût-on n'arriver qu'à se vaincre pendant un
mois et sur un seul objet, on prendrait l'habitude et le
goût de se vaincre toujours et sur tous les autres. »
Mme Necker avait suivi sur elle-même ces transforma-
tions, et si, en voyant dans la glace son teint flétri, elle
ne pouvait s'empêcher de regretter la marche insen-
sible du temps, « lorsqu'elle regardait dans son âme et
qu'elle y constatait les progrès de sa raison devenue
plas ferme, elle ne pensait plus qu'à se réjouir i>. Elle
se plaisait aux lectures « agi^essives », à celles qui obli-
gent à se replier ; * elle aimait à goûter le prix de ses
réflexions : c On trouve, disait-elle, un tribunal entier,
dans le cœur de l'homme, un juge, deux avocats et un
supplice, mais, de plus, une récompense qu'on ne
çlonne pas dans les tribunaux »; et c'est forte de celte
304 L'ÊDUGAnON DES FEMMES PAR LES FEMMES.
expérieuce que, portant ua dernier coup à la doctrine
de Rousseau sur le déyeloppement excessif de la sensi-
bilité et la prépondérance de la passion, elle défi-
iiissait le bonheur Tintérét dans le calme.
IV
L'esprit de chimère ne la trouve pas moins armée de
bon sens. Ses vues d'ensemble sur les principes dé
Téducation sont larges, souples, absolument opposées
à toute idée de système. C'est par là d'abord qu'elle
rompt ayec les utopies de Rousseau.
Conformément à ses habitudes de suite et d'enchaî-
nement, Mme Necker conceyait l'éducation comme une
œuvre qui se prolonge; elle y distinguait quatre « modes »
progressifs : l'éducation de l'enfance que l'on reçoit,
l'éducation de l'adolescence ou de la première matu-
rité que l'on se donne, l'éducation de la seconde matu-
rité que fournit le monde, l'éducation delà vieillesse qui
achève et couronne toutes les autres. Dans l'éducation de
l'enfance, renouvelant à sa manière les prescriptions de
Fénelon et de Mme de Maintenon, elle combattait l'uni-
formité des moyens : les maximes communes lui sem-
blaient « des habits pris à la friperie, toujours trop
longs ou trop courts pour la taille de ceux auxquels on
les ajuste » ; elle se moquait des pédagogues c qui se
prosternent devant leur idéal comme font les tailleurs
devant leur modèle ». A son avis, une des grandes
causes du peu de profit que produit l'instruction, c'est
€ qu'on n'offre pas aux esprits le genre d'idées qui leur
MADAME N£GKER. 305
convient » ; on oublie trop que « l'attention est comme
Taimant qui, suivant le côté qu'on lui présente, se
précipite vers l'objet ou s'en détourne ». En outre
elle n*estimait pas que les enfants pussent jamais être
bien instruits autrement que par eux-mêmes, c'est-à-dire
en s'assirailant ce qui est en rapport avec leur tempé-
rament; c'est en ce sens qu'elle dit : « Tout ce qu'on
leur apprend, on les empêche de le savoir ». Enfîn, se
rapprochant sur ce point de Mme de Lambert, elle crai*
gnait qu'on ne gâtât tout en les aimant trop : elle avait
remarqué qu'ils ne savent ordinairement que peu de
gré de nos sollicitudes : « Ce sont de jeunes brandies
qui s'impatientent contre la tige qui les enchaîne, sans
penser qu'elles se flétriraient si elles en étaient déta-
chées. » Sur la mesure des connaissances bonnes à la
jeunesse, elle tirait sa règle, non de son expérience per-
sonnelle ou de celle de sa fille, mais de l'observation de
la capacité commune. Elle écartait résolument tout ce
qui avait des prétentions à la science ou à la métaphy-
sique'. Pour la jeune fille, prise dans l'ordinaire, ce
qu'elle considère comme utile, c'est — avec les langues,
la littérature et la morale, Thisloire — l'hygiène, un
peu de physique expérimentnio et les éléments de In
1. On ne rapprochera peat-être pas sans intérêt ce programme de
celui de Mlle Clairon dont Mme Nccker goûtait le tour d'esprit. « Noire
me est physiquement et moralement si faible, écrivait Mlle Clairon à une
et ses amies, notre éducation si négligée, nos toilettes, nos passions, nos
petites intrigues nous prennent tant de temps, que j*ai toujours envie
et rire lorsque je vois une femme afficher l'esprit fort. Il nous est ptr-
■îs sans doute de réfléchir ; la grandeur du cuurage peut se trouver en
BOUS an point le plus éminent ; mais les grandes questions de métaphysique
sont infiniment aunlessus de nos lumières et de nos forces. Notre partage
ert rboonèteté, la douceur, l'humanité, les grâces; les connaissances
aônaMes sont les seules que nous devons rechercher. »
2U
306 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
médecine : tel est le savoir essentiel de la femme, de
réponse, de la mère. Dans quel ordre ces diverses études
doivent-elles être abordées? Mme Necker ne s'explique
pas à ce sujet. Elle ne marque pas davantage la tran-
sition d'un « mode » à l'autre. Après l'éducation de
l'enfance, c'est l'éducation de la vieillesse sur laquelle
elle s'arrête le plus volontiers. Est-ce seulement parce
que les Notes qui se rapportent à cet âge datent des
années où elle commençait à s'en rapprocher? Toujours
est-il qu'elle la signale comme la période la plus diffi-
cile, parce que « c'est le temps où l'on ne se rend sup-
portable dans le monde qu'autant qu'on n'y remplit
point d'espace et qu'on n'y fait pas de bruit »; mais la
plus féconde aussi, parce que la retraite nécessaire, le
recueillement, l'oubli de soi y mettent le dernier sceau
à la vertu.
On est à l'aise au milieu de ces indications éparses
et un peu sommaires, mais très nettes, parce qu'on se
sent en présence des conclusions d'une expérience ré-
fléchie, sans idée préconçue ni parti pris. Même quand
les conclusions de Mme Necker ne satisfont qu'à demi,
elles plaisent par ce qu'elles présentent toujours de
judicieux. L'instruction du peuple [Nréoccupait tous
les esprits généreux de son temps ; elle avait sur cette
question générale, comme sur toutes les autres, sa
manière de voir raisonnée et intéressante, c Si je fai-
sais un collège pour le peuple, écrit-elle, je lui ap-
prendrais d'abord sa religion et ses devoirs, quel-
ques maximes pour la conduite de sa santé, à lire, à
écrire et à compter, et en6n un seul moyen de gagner
sa subsistance, soit art, métier, etc., pour qu'il s'y
livrât tout entier et s'en acquittât parfaitement. L'homme
MAHAME NECKER. 507
du peuple ne peut, par les circonstances, être autre
ehose qu*un individu dans toutes les relations d'indivi-
lus. Les hommes qui n'ont pas besoin de pourvoir à
leur subsistance doivent seuls à l'espèce, c'est-à-dire au
îien général, le superflu de leur temps. » Que ce plan
;oit loin de sufQre aux besoins que devaient créer cent
ms plus tard le progrès de la morale publique et la loi
lu suflragé universel, on ne saurait s'en étonner. Ce
jue nous voulons simplement relever, c'est qu'en s'as-
sociant libéralement aux efforts de ceux qui travaillaient
k développer l'éducation populaire, Mme Necker se
préoccupait surtout d'en adapter le cadre, sans utopie
comme sans étroitesse d'idées, à la condition de ceux
pour qui elle le traçait.
Mais c'est moins encore sur les principes généraux
de l'éducation que sur l'esprit des méthodes qu'il im-
porte de mettre en lumière la sagesse de ses observa-
tions. Au plus fort de son enthousiasme pour Rousseau,
Mme de Staël se demandait si elle appliquerait à son fils
la direction de Y Emile ; elle n'était pas bien sûre que
Rousseau « ne retardât pas trop le moment où Tétude
doit être permise ». Ce n'étaient là toutefois que des
scrupules bientôt emportés dans Vélan d'une admiration
généreuse. Elle se faisait comme un devoir d'honneur
de prendre sous sa protection ce livre c qui confondait
l'envie après l'avoir excitée ». Elle s'étonnait surtout
qu'on le traitât d'ouvrage systématique ; on se plaignait
des soins infinis que la méthode exigerait . c Eh ! sans
doute, dans un séjour pestiféré on se garantit avec peine
de la contagion ; mais Emile enfant s'élèverait lui-même
dans une ville habitée par des Emile. Au surplus,
quand la moitié de la vie serait consacrée à assurer le
IW^^^
3(W L-ttmCiTln^ DES FEUUES P*n LES rEllMI
bnnlieiir de celle d'un nutre, y a-t-il bi:nucoLip d'homi
qui dussent regretter cel emploi de leur U'mps ? • I
ne Irouvait pas de formule à son gré pour louer i c
éduciitioD sans ruse et sans di;spottsine, qui traite 1
fnnt comme un homme faible , et non comme UD <
dépendant >. Ce type sons précédent et sans égal fi
trop élevé, il fallait ■ l'étudier comme ces modèle»
proportions que les sculpteurs ont toujours devant
yeux, quellesquesoient les statues qu'ils veulent fair
Plus lard, l'expérience avait refroidi, presque éteim
beau feu. Sous les théories séduisantes, Mme de Si
dvait senti la chimère. Elle avait reconnu « qu
enfant resté, comme Emile, absolument ignorant]
qu'à l'âge de douze ans, aurait perdu six années [
cieuses et que jamais ses organes intellectuels n'
qui:rraient ta flexibilité que l'exercice dès la prumi
enfance pouvait seul donner ». Quant aux maitres,
les trouver, alors que chaque homme serait obi
de consacrer sa vie entière à l'éducation d'un autre'
n'y aurait que les grands-pères qui se trouverai*
libres de commencer une carrière personnelle ». E
revendiquait au profit de l'enfant la peine et l'eflo
( la peine en tout genre étant un des secrets it
nature, l'esprit devant s'accoutumer au travail comi
l'àmc à la souffrance ». Elle protestait contre la néci
site aveugle incessnmment invoquée par Rousseau p(
briser la volonté naissante; elle déplorait surtout t'ei
ploi des artilices. o On ne saurait assez proclann
écrivait-elle, combien, dans l'éducation comme di
tout le reste, la bonne foi rend tout facile : on dcvi
bien lui accorder tous les honneurs qu'obtient l'ha
leté, car, en résultat, elle s'entend mieux a ~'
MADAME DECKER. 509
de ce monde.... Pour moi, j'ai toujours présenté à mes
enfants la vie telle qu'elle est, et je ne me suis servie
d'aucune ruse avec eux. :» Initier la jeunesse à ce que
le monde réel offre de plus pur, éviter de lui créer un
monde factice, voilà les règles qu'elle était arrivée à
■e faire, en opposition avec ses premiers entraînements ;
elle n'hésitait pas à condamner c tous les systèmes
extraordinaires ».
Si l'étude de l'Allemagne dut achever de détermi-
ner cette réaction dans l'esprit de Mme de Staël, c'est
sans aucun doute dans les entretiens de sa mère qu'elle
en avait recueilli les premiers germes. Ce que la doctrine
de Rousseau contenait de rêveries blessait la raison de
Urne Necker et gênait sa probité naturelle. Elle suppor-
tait impatiemment ses écarts de morale; elle était plus
sensible encore à ses affectations de vertu. Vous seul
avez la réalité de ce qu'il ne sait que peindre, disait-elle
à Thomas. C'est au développement des qualités de
fisrmeté, de droiture et de sagesse qu'elle ramenait toute
l'éducation chez les femmes comme cliez les hommes.
Dobucq, l'ami dont elle rappelle si souvent le témoi-
gnage, résumait ses préceptes en ces trois mots : ordre,
JQstesse.et mesure. Elle avait elle-même écrit en l'hon-
neur de la mesure une sorte d'hymne à sa façon : « Le
goût, le jugement, la grâce, le talent d'écrire, le talent
de peindre, celui de raconter, en un mot tous les agré-
ments, tous les avantages de l'esprit ont besoin de
mesure ou en dérivent presque entièrement. — La mé-
decine, la chirurgie, la peinture, le dessin, l'architeCf
bure, les modes, en un mot toutes les sciences, tous les
iris mécaniques, tout ce qui tient à l'adresse du corps
el a ses facultés a besoin de mesure ou en dérive près-
MO LlDUGATION DES F£V1ŒS PAR LES FEMMES.
que entièrement. — La santé, l'ordre, Temploî do
temps et de l'argent, l'usage du crédit et de l'autorité,
en un mot tout ce qui tient à la conduite de la vie a
besoin de mesure ou en dérive presque entièrement. —
Toutes les vertus, la douceur, la bonté, la clémence, la
modestie, sont presque entièrement l'effet de la mesure.
— En revanche l'on peut se convaincre par la réflexion
que tous les défauts de l'esprit, toutes les erreurs dans
les sciences, toutes les maladresses dans les arts méca-
niques, tous les vices, toutes les fautes de conduite,
presque toutes les maladies, sont une suite d'exagcrar
tiens ou de manque de mesure. » Rousseau représen-
tait à ses yeux ce dangereux mirage t de l'exagé-
ration ». Jamais elle ne put fermer l'oreille à son
éloquence; mais, au fur et à mesure qu'elle avançait en
âge, elle résistait au charme. « Rousseau, disait-elle,
empruntant l'image à Cerutti, est une merveilleuse hor-
loge dont il est toujours délicieux d'entendre le cnril-
lon, mais à laquelle il ne faut point demander l'heure. »
M" ROLAND
Si instructives que soient les critiques de Mme d'É-
pinay et de Mme Necker, je ne crois pas que, parmi les
témoignages qui attestent à la fois la subtile et yivace
influence des idées de Rousseau et les résistances ou
les inquiétudes qu'elles provoquaient chez les femmes, il
y en ait de plus intéressant que celui de Mme Roland.
Manon Phlipon a été le disciple des doctrines phi>
losophiques et sociales de Jean-Jacques sans les ccnnnilre
ou avant de les avoir connues : tant l'action qu'elles exer-
çaient 3'était étendue et avait comme enveloppe les
esprits! Elle venait d'accomplir ses vingt et un ans S
âge presque avancé pour elle, chez, qui, suivant sa
propre observation, « tout fut prématuré », lorsqu'un
ami, l'abbé Legrand, désespérant de calmer la douleur
que lui avait causée la mort de sa mère, « imagina
de lui apporter VUéloïse ». « J'ai bien envie de faire
remarquer, disait-elle à ce sujet, — en rappelant ses
innombrables lectures d'enfance et de jeunesse, — que
dans cette foule d'ouvrages que le hasard ou les circon-
stances avaient déjà fait passer dans mes mains, il n'y
a point encore de Jean-Jacques : c'est qu'effectivement
je l'ai lu très tard. » Les Lettres écrites de la montagne
i. Mme Roland , née i Paris en 1754, est morte sur Téchafaud It
î novembre 1793.
313 L'ËDtICATIO:{ DES PËUHES PAR LES FEMHES
et la Lettre à Christophe de Beaumont étaient jusque-là
les seuls écrits de Rousseau qu'elle eût pu se procurer,
car elle uc cache pas qu'elle les avait chercbés. La lecture
\ de Vlléloise lui Tut ';omine une réTétation. En moins de
quelques jours, Jcan-Jacqucs « tout entier y passa >.
« Avoir Jean-Jacques en sa possession, écrit-elle à
Sophie Cannet, pouvoir te consulter sans cesse . se
consoler, s éclairer et s'élever avec lui à toutes lei
heures de la vie, c'est un délice, une félicité qu'on
ni' peut bien goûter qu'en l'adorant comme je le fais. *
El quelques jours après, à trois heures du malin : o Je
suis rentrée depuis onze heures et je grin'onae des
papiers depuis minuit: je vais me coucher pour
l'amour de toi, car un peu de Jean-Jacques me ferait
bien passer la nuit, mais tu gronderais et je ne veux
pas te fâcher ». Ses amies s'étonnaient de son admi-
ration. Elle s'étonnait de leur froideur. ■ Rousseau est
le bienfaiteur de rhumanité, le mien.... Qui donc peiot
la vertu d'une manière plus noble et plus tou-
chante?.... Quant à moi, je sais bien que je lui doia
ce que j'ai de meilleur. Son génie a échauffé mon àme,
je l'ai senti m'enflammer, m'élever et m'ennoblir. Je
ne nie point qu'il y ait quelques paradoxes dans son
Emile, quelques procédés que nos mœurs rendent im-
praticables. Mais combien de vues saines et profondesl
Que de préceptes utiles! Que de beautés pour racheter
quelques défauts!.... Son Héloïse est un chef-d'œuvre
de sentiment. La femme qui l'a lue sans s'en être
trouvée meilleure n'a qu'une âme de boue et ne sera
jamais qu'au-dessous du commun. Son discours sur
V Inégalité a%i!M%si profondément pensé que fortement
écrit.... Ce n'est pas seulement l'homme degénifl, c'est
MADAME ROLA^D. 313
rhonnéte hommes le citoyen, ... » Et ce qu'elle semble
conGer à son amie, sur un prétexte elle Técrit à
Rousseau lui-même. Ne recevant pas de réponse, elle
va le voir, c On n'entre pas dans les temples avec plus
de vénération que je n'en avais à cette humble porte,
raconte-t-elle (Rousseau habitait alors rue Plâtrière,
dans lallée d'un cordonnier, au second) ; j'étais péné-
trée; je flottais entre l'espérance et la crainte. Serait-il
possible, pensais-je, que je pusse dire de lui ce qu'il
a dit des savants : Je les prenais pour des anges, je ne
passais pas sans respect devant le seuil de leur demeure ;
je les ai vus, c'est la seule chose dont ils m'aient désa-
busé?» Reçue par Thérèse qui entr'ouvre à peine la
porte en tenant toujours la main à la serrure et qui se
borne à lui répondre que Rousseau a renoncé à tout,
qu'il ne voit personne, qu'il est d'âge à se reposer, elle
redescend l'escalier, moins étonnée que déçue, mais
plus que jamais enivrée par l'enthousiasme. Dix-huit
ans après, résumant dans ses Mémoires Timpression
que lui avait faite celte crise : « Il me semblait, dit-
elle, que j'avais rencontré Taliment qui m*était propre,
que Rousseau était l'interprète des sentiments que
j'avais avant lui, mais que lui seul savait m'expiiquer. »
On ne saurait plus nettement accuser une parenté
d'élection. Mme Roland est une fille de Rousseau; et il
est aisé de démêler dans l'ensemble de son caractère,
de ses sentiments, de ses idées, les traits où elle se
retrouvait en lui.
314 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
I
Tous les ouvrages de Mme Roland — Œuvres de loi-
sir et réflexions diverses^ Lettres aux demoiselles Can-
net, à Bose et à Bancal des Issarts, Mémoires ^ Dernières
pensées — ont ce caractère commun que c'est d'elle
avant tout qu'ils nous entretiennent, elle dont ils tra-
cent l'exact portrait. En lisant le plus considérable de
tous, les Mémoires, il ne faut jamais oublier sans
doute qu'en même temps qu'une justification de sa
vie ils étaient pour elle une préparation à la mort. « Je
vous écris, dit-elle à un de ses amis, avec une plume qui
écrira peut-être bientôt l'ordre de m'égorger. » Ces
souvenirs lointains qu'elle évoque lui apparaissent à
travers les grilles de l'Abbaye, et elle éprouve à les
retracer cette sorte de « raidissement que de tout
temps elle avait senti s'opérer en elle aux moments
solennels j^ ; mais ce raidissement même contribue à
lui donner la force de se ressaisir avec bonne foi dans
ses impressions. Si parfois elle se drape, ou si ça et là
— par une ressemblance de plus avec le maître qu'elle
s'est donné d'instinct — la déclamation l'emporte, ce
n'est jamais au détriment de la vérité soit des faits
qu'elle rappelle, soit des sentiments qu'elle y relie. En
se peignant d'ailleurs à elle-même et aux autres telle
qu'elle se voit, elle se juge. « Celui qui n'ose se rendre
témoignage à soi-même, disait-elle, est presque tou-
jours un lâche qui sait et craint le mal qu'on pourrait
dire de sa personne, et celui qui hésite à avouer ses torts
MADAME ROLAND. 315
n*a pas la force de les soutenir ni le moyen de les
racheter. » Le spectacle de la Révolution qui se préci-
pite et la réQexion l'ont instruite; elle discerne ses
erreurs et ses entraînements. Portée par tempérament
d'esprit vers les idées républicaines, entretenue par la
lecture de Plutarque dans le culte de Rome et de la
Grèce, rattachant à cette sorte de religion tous ses
rêves de transformation sociale, elle ne répudie <c même
dans les fers » aucun des principes sur lesquels elle avait
fondé tant d'espérances ; mais elle rejette franchement
ou laisse tomber de ces espérances tout ce qu'en a
condamné l'observation de la nature humaine éclairée
par la cruelle réalité. « Autrefois dans mes lectures,
écrit-elle, je me passionnais pour les réformateurs de
l'inégalité; j'étais Agis et Cléomène à Sparte; j'étais
les Gracques à Rome, et, comme Cornélie, j'aurais
reproché à mes fils qu'on ne m'appelât que la belle-
mère de Scipion. Je m'étais retirée avec le peuple sur
le mont Aventin et j'avais voté pour les tribuns. Au-
jourd'hui que l'expérience des choses et des hommes
m'a appris à tout peser avec impartialité, je vois dans
l'entreprise des Gracques et dans la conduite des tribuns
des torts et des maux dont je n'avais point été assez
frappée. » Ces rectifications qui témoignent du travail
accompli sur elle-même par une pensée élevée et sériei»se,
ne sont pas rares sous la plume de Mme Roland, t:;nt
dans ses Mémoires que dans les lettres adressées, au
jour le jour, à ses amis les plus intimes, et elles ga-
rantissent la sincérité absolue des sentiments auxquels
elle est demeurée fidèle.
Or elle n'en a point de plus ferme ni de plus vif que
celui qui l'anime contre ce qu'elle apptUe les iniqui«
I
Me L'ÉDUCATION DES FEMMES PAH LES PESIHES.
tc8 de l'ancien régime. Tout lui est matière « à fiierM
méditations sur ce point ». Le privilège l'étonnu el
l'irrile. Elle a l'âme plébéienne et révolutionnaire:
c'est In prtimière passion qu'elle tient de Rousseao.
Ne reconnaissant d'autre supériorité fjue eelk' du mé>
nte, d'autre grandeur que celle de la vertu, elle ne
comprend pas que la naissance ou la fortune, sstii
titres personnels qui les soutiennent i:t les accréditent,
donne droit à des prééminences et à des dtslînctions. Tout
enfant et avant de pouvoir encore se rendre compte,
ello remarque, dans une visite chez une dame dont
les airs de protection la suffoquaient, que sa bonne
maman n'a qu'une chaise tandis que la dame est sur
le canapé, et elle voit a terminer la visite comme on
reçoit un soulagement à l'instant de la souffrance >;
elle n'a rien oublié de son petit voyage an château de
Soucy, où le mari de sa grand'tante avait occupé un
emploi d'intendant, ni de « la politesse malhonnête»
avec laquelle la châtelaine, ■ une parvenue par lei
fermes », l'avait invitée avec sa mère à dincr à l'of-
fice; à vingt ans de dislance, elle se rappelle avec di^
tail, comme si ce souvenir datait de la veille, son sé-
jour au palais de Yersaillcs sous les combles, dans le
même corridor obscur et voisin des lieus d'aisances que
celui de l'archevêque de Paris, le < rigoriste Beaumonti,
et elle s'indigne a qu'un duc et pair s'honore d'occupé
un grenier pour être plus à portée de ramper chaque
matin au lever des Majestés i. Les relations de son
père, graveur de profession, comme on sait, lui avaient
ouvert le monde des beaux-arts, alors également do-
miné par le préjugé et la vanité : et sa fierti'; ne se trou*
vait
pas I
i mal à
i chez Mme Lépine ou c
MADA&IË HOI.AND 317
Mme Rcnoil, r dans ces cercles de beaux esprits des
deux sexes, d'insolentes baronnes, de jolis abbés, de
vieux chevaliers et de jeunes plumets, tranchant à vide
du grand air et des belles façons ». Même dans les
sociétés dont la rapprochaient ses affections, elle ne
pouvait se faire aux prétentions mal justifiées, qu'elles
vinssent de Mlle d'IIangard, € née demoiselle ainsi que
ses couiiines de Lamothe, et gardant religieusement avec
elle, comme un titre de famille, le sac que leur mère
s'était fait porter à l'église » : — de l'avocat Perdu,
c le commandeur, un sot ruiné par sa paresse, gras et
pomponné, qui se piquait de dicter les préceptes de la
gentïlhommerie » ; -^ ou de Mlle d'iiannache, € grande
haquenée sèche et jaune, à la voix rèche, à la di-
gnité imbécile, ennuyant tout le monde de ses récits,
et lui faisant à elle-même copier et recopier ses par-
chemins ». Elle souriiait parfois de ces ridicules, en
décochant aux uns et aux autres les traits de son hu-
meur railleuse; mais ils la faisaient souffrir beaucoup
plus qu'ils ne l'amusaient. Et en voyant « qu'on ren-
dait honneur à Mlle d'Hannache malgré son ignorance
et son mauvais langage, qu'on écoutait gravement les
noms de ses auteurs dont elle reprenait sans cesse
rénumération », alors que oc sa généalogie ne lui don-
nait pas la faculté de faire une ligne qui eût le sens
commun ni qui fût lisible », — personne ne le savait
mieux qu'elle, qui lui servait de secrétaire — elle ne
pouvait s'empêcher de « trouver le monde bien injuste
et les institutions sociales bien oxlravagantos ». En-
core leur aurait-elle pardonné à tous de vivre à leur
guise et de s'cnformcr dans leur déraison. Mais com-
ment admettre « que ces pitoyables anoblis, ces imper-
318 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
tincnts militaires comme d'Essales, un bavard qui dans
sa campagne du Canada se tenait toujours à cent lieues
du canon, ces tristes magistrats comme Yougland, uq
fanatique d'une révoltante intolérance, se crussent les
appuis de la société civile »? A Versailles, elle en était
arrivée à mieux aimer voir les statues des jardins que
les personnes du château ; et comme sa mère lui deman-
dait si elle était contente du séjour : c Oui, répondait-
elle, pourvu qu'il finisse bientôt; encore quelques jours
et je détesterai si fort ces gens que je ne saurai que faire
de ma haine. — Quel mal te font-ils donc? — Sentir
l'injustice et contempler à tout moment l'absurdité. »
Ne semble-t-il pas que c'est Rousseau qui parle?
Mme Roland ne rappelle pas seulement les emporte-
ments austères du maître; elle en a la modestie ombra
geuse et hautaine. Il ne lui sufBt pas d'être accueillie
comme tout le monde ; les compliments de simple poli-
tesse la blessent; elle entend qu'on la distingue, —
nous ne parlons ici que de sa jeunesse, du temps où
elle ne comptait encore que pour elle-même ; — et si
on ne lui témoigne pas les égards qu'elle se croit dus,
quel que soit le personnage, c'est elle qui par sa retenue
froide et silencieuse marque la distance et se garde.
Plus tard, élevée par la fortune de son mari et par son
propre mérite, elle a cependant, s'il faut l'en croire,
« longtemps encore conservé la plus entière bonhomie
sur son propre compte »• Mais « le train de la Révolu-
tion, le mouvement des affaires, la variété de ses si-
tuations, la fréquence des comparaisons dans une grande
foule et parmi les gens estimés pour leur valeur, lui ont
fait apercevoir que le gradin où elle se trouvait n'était
pas fort surchargé de monde »•
ftîAD^MË nOLMSD. 31»
Ce sentiment personnel l'entraîne. Il est rare qu'on
gagne à parler de soi et qu'en donnant satisfaction à
kl curiosité d'autrui on ne s'expose pas à en trop dire.
C'est pour la postérité gue Mme Roland écrivait dans
sa prison. Elle tenait à se présenter elle-même devant
rhistoire, et aucune indication ne lui répugne pour se
faire connaître. En cela encore, c'est un disciple de
Rousseau, dont elle se donne les franchises. Certaines
pages de ses Mémoires rappellent les hardiesses bles-
^ntes des Confessions. Au sujet de ses avantages
physiques, des crises de sa santé, de ses émotions
les plus intimes, Mme Roland entre dans des confi-
dences qu'on ne lit pas sans embarras. N'était-ce pas
beaucoup présumer de soi que de croire utile d'in-
téresser l'histoire à ces détails physiologiques? Ainsi
en est-il de certains renseignements d'un tout- autre
caractère, sinon d'une plus grande portée? Faisant les
honneurs de sa personne, en bien et en mal, sans ré-
serve, Mme Roland ne croit pas devoir se gêner da-
vantage pour le compte d'autrui : père, mère, amis,
parents, maîtres, mari. Si elle ne les décrit pas, suivant
le mot de Rousseau, c à toute rigueur », ce n'est
point par leurs beaux côtés qu'en général elle les repré-
sente.
Qu'elle esquisse les personnages politiques de son sa-
lon en pleine liberté; qu'elle montre peu de goût pour
Vergniaud et l'égoïsme de sa philosophie, ou pour Ché-
nier et les fleurs de sa rhétorique ; qu'elle exalte Buzot,
admire Louvet, Brissot et Pélion, aime Champfort et
Ousaulx, déteste Pache, Danton et Robespierre, elle ne
fait en cela qu'exercer avec courage et sagacité un droit
acquis au prix de sa vie. D'autre part, lorsqu'elle nous
J2U I.-ÉDUCAÏIOS PES Ff-SIHES PHH LES KKIIHES.
introduîl avec une grâce malicieuse dans le petit réduit
de la chambre de sa mère, où elle prenait ses lecons.ft
s'amuse à dépeindre, dans leurs dcfiiuts ou leurs ridi-
cules, au fur et à mesure qu'ils repassent sous ses yeui,
non maiire de musique» h petit Cnjon, successtvumcnt
soldat, déserteur, capucin, commis et auteur à'Êlémeult
de musique, qu'il avait pillés avec art chez tout le monde;
Mozon, le danseur, hunnéte Savoyard d'une laideur at
frcusc, ornéd'une loupe à la joue droite qui grossissait^
tue d'œil, quand il penchait à gauche sur sa pochette
son vidage camus et grêlé ; le pauvre Mignard, le guita-
riste, un colosse espagnol, velu comme Esaii et qui, en
gravité, politesse et rodomontades, ne le cédait â pw
sonne de son pays ; le timide Watrin, qui s'enllammait
malgré ses cinijuante ans, lui, sa perruque et ses lu-
nettes, lorsqu'il posait les doigts de son écolière au
par-dessus de vtole et lui montrait à tenir l'archet; soa
piol'esseur d'écriture et de géographie, Marchand
ou M. Soucet. comme elle l'appelait à cause de sa
habitudes de bonhomie et de méthode :- son maître
de latin, l'abbé Brimont, le petit-onclu (c'était le def-
nier des frères de sa mère), jeune, bon enfant, pares-
seux ut gai, qui aimait mieux taire sauter sa jeune niice
que de lui expliquer son rudiment; les sœurs con-
verses du couvent de la Visitation où elle avait l'ait sa
première communion, très éveillées sous leurcûifTect
ne perdant ni un mol, ni un coup d'œil : on vou-
drait moins sentir ça et là la pointe du sens ci'ilii|ue
et du sourire, et l'on voit trop qu'elle se sait nyi
de s'être elle-même élevée; mais tous ces souvenirs
donnent une idée si vivante de l'éducation d'une jeune
611e de la hourgeoisie à la fia du dix-huitième siècla,
■s sont empreints de tant de grâce et àa fralcbeur
c'est le charme qui l'emporte.
nr la plupart dea membres Ae sa famille, la note est
I émue, sans cesser d'être piquante. Marmontel lui-
c n'a rien de supérieur aux scènes où elle se repré-
s entre sa bonne maman Brîmont, distribuant a la
ronde, non sans solennité, de jolies choses à chaque visite
(ju'elle rucoit, et se rengorgeant atec complnisance toutes
les fois <]ue sa petite-fille a trouvé une rep.nrlie heureusi;,
■a grand'tantu Besnard, au cœur d'or, mais à l'aspect
austère, à la parole rude, à qui ces gentillesses font
hausser les épaules, et Mlle Rolisset, une sœur -cadette
de Mme Besnard, la bonne Angélique, asthmatique et
dérote. pure comme un ange, simple comme une en-
fant, servant et habillant son aînée avec révérence, paiv
tint peu, mais observant, le menton avancé, les lunettes
rar le nez, le tricot à la main, l'oreille au guel et disant
L tranquillement, pour rétablir l'accord, qu'il n'y a ni à
i Ee réjouir ni à se fâcher, que la petite est bien assez rai-
I lOnnable pour n'avoir pas besoin de tant de cérémonie.
Où elle est vraiment touchée surtout, c'est lorsqu'elle
en vient à son mari et à sa mère. A l'égard de Roland
*6l\e professe un respect profond. Elle adorait sa mère :
M première, sa plus grande ddiilcur a été de la perdra^
^le faillit y succomber; elle fait et refait avec bonheur
"ige de sa raison, un peu froide, mais haute, de sa
resse contenue, mais aùre, de son dévouemeot. ■.
BÎ6 il n'en est pas de même de son père ni de «a
^De sa fille qu'elle avait aimée avec passion d'-aiU
nous le verrons, elle se borne a dirai' «- ipio^ i
hare l'a faite froide et indolente, que jama|s:&i
Pstagnante et son esprit sans ressort ne donneront
32S L'ÉDUCATION OES FEMMES PAR LES FEBIHËS.
à son cœur ' l«s douces jouissances (|u'il s*était pro-
mises ». Quant à son perc, — c'est là surtout quose
Qiarque assez tristement le tour fâcheux de son esprit,
— elle ne trouve rien à rappeler qui ne soit à son dés-
avantage, et elle y revient sans cesse. C'était un glo-
rieux, dit-elle, sans instruction, honnête homme sans
doute, qui se serait fait tuer plutôt que de ne pas
acquitter le prix d'une chose qu'il avait achetée, mais
qui l'aurait bien fait payer plus qu'elle ne valait. Le
seul souvenir pénible qu'elle ait conservé de son en-
fance se rapporte à lui, à deux ou trois réprimandes ;
brutales qu'il lui a infligées. Consultée au sujet d'un
établissement que son excellente mère comparait bon-
nement avec son propre ménage, elle lui déclare qu'à
aucun prix elle ne voudrait d'un bonheur comme le
sien. Sa mère mortc^ elle se sent « tout à fait orphe-
line j>. Jamais son père ne la comprendra. Elle ne lui
p l'donne même pas de jouir des compliments qu'on
lui adresse sur sa grâce et sa beauté, lorsqu'elle se
promène à son bras. Au sujet de son mariage avec
Roland, elle rompt avec lui, et pendant six mois elle
se retire dans un couvent oii elle ne lui laisse poiat
ignorer qu'elle est heureuse. De ses griefs, quelques-
uns pouvaient être respectables. Phlipon n'avait pas
toujours eu pour sa femme les égards qu'elle méritait
Après sa mort, il avait compromis le peu d'aisance
qui lui restait dans des spéculations douteuses et des
folies coupables. Ce qu'elle lui reprochait par-dessus
tout, c'était d'avoir voulu lui faire épouser un marchand.
Elle avait pour le commerce une aversion profonde;
son injuste orgueil n'y voyait qu'avarice et friponnerie.
Manon eût aimé sa petite cousine Tiiide, si tous les Trude-i
MADAME ROUND. 325
D*ayaient de père en fils tenu boutique de miroiterie ;
et c'avait été une des humiliations de sa yie d'avoir
toute une semaine, par obligeance, occupant la place de la
cousine, yendu des lunettes et des yerres de montre. La
proposition pressante de son père avait achevé de creu-
ser l'abîme qui les séparait. € Occupée dès mon enfance
à considérer les rapports de l'homme en société, nour-
rie de la plus pure morale, familiarisée avec les gran<ls
exemples, s'écrie-t-elle avec une indignation que vingt
ans d'intervalle n'ont pas affaiblie, n'aurais-je vécu
avec Plutarque et tous les philosophes que pour m'unir
i un homme qui ne penserait ni ne sentirait rien comme
moi? » « Cet ami de mon père, ajoulc-t-ellc avec une
froideur un peu âpre et où elle ne visj pas moins son
père que son prétendant, était étranger aux idées rele-
vées, aux sentiments délicats par lesquels j'appréciais
l'existence. » La sincérité qu'elle s'imposait ou dont
elle s'autorisait lui faisait-elle un devoir de raconter
tout au long ces mésintelligences en les juslifianl à son
avantage, alors qu'il eût suffi, s'il était nécessaire, de
les indiquer d'un mot? En quoi importaient-elles à la
postérité? C'est Texcès de la préoccupation personnelle
qui l'aveugle. Avant Rousseau, qui aurait conçu la pen-
sée d'honorer à ce prix sa propre mémoire? On regrette
de trouver chez Mme Roland ces « inadvertances de
cœur » que Sainte-Beuve reproche si justement à Cha-
teaubriand, un autre élève de Rousseau, parlant de ses
père et mère « avec une dureté toute féodale j>.
Parmi ses sentiments cependant, celui du bonheur do-
mestique est l'un de ceux que Mme Roland se félicite,
non sans raison, d'avoir le mieux connu et le plus goûté;
et — singulière illusion de i'cnthousinsme — c'est
a«4 L'ÉDUCATION DBS FEMMES PAR LES FEMMES.
Rousseau qu'elle remercie « de lui en avoir fait con-
naître les ineffables délices ». Les tableaux qu'elle trace
de sa Tie de famille durant les années qu'elle habitait
Lyon et Yillefranche , sont d'une gravité simple et
aimable. « Assise au coin du feu, écrit-elle à Bosc
(10 novembre 1786), après une nuit paisible et les soins
divers de la matinée, mon ami (on sait que c'est ainsi
qu'elle appelait Roland) à son bureau, ma petite à tri-
coter, et moi causant avec l'un, veillant l'ouvrage de
Tautrc, savourant la jouissance d'être bien chaudement
au sein de ma petite et chère famille, tandis que la
neige tombe sur tant de malheureux accablés de misère
et de chagrins, je m'attendris sur leur sort; je me replie
délicieusement sur le mien et je compte en ce moment
pour rien les contrariétés de relations ou de circon-
stances qui sembleraient quelquefois en altérer la féli-
cité. . . . J'ai eu à la maison pendant deux mois une femme
étonnante;... mais il faut reprendre sa façon d'être ac-
coutumée. Nous sommes entre nous et je me trouve avec
bonheur dans mon petit cercle, le plus près du centre;
je me renferme dans cette solitude pour tout l'hiver. »
Rentrée à Lyon, plus tard à Paris, avant l'entrée de
Roland au ministère, elle ne se laisse jamais tellement
ressaisir par les obligations du monde qu'elle ne con-
tinue de s'associer aux travaux de son mari et de s'occu-
per de l'éducation de sa fille. Elle avait entrepris de la \
nourrir. C'est elle qui l'élève, et elle n'est jamais plus ;
satisfaite que lorsqu'elle peut dire : < Voici un mois
pendant lequel Eudora n'a pas passé une heure avec les
domestiques ». A Sainte-Pélagie, sachant que Roland
est en sûreté et sa fille en bonnes mains, elle se sent
non seulement l'esprit soulagé, mais l'àme presque
BADAIIE ROLAND. 525
ranle. A l'approche du jour fatal, elle rassemble au-
tour d'elle au fond de son cœur lous les élres (in'ulle
a tendrement aimés, les plus humbles de son l'uyer
connue les autres, ceux qui se sont donnés à elle comme
ceux auxquels elle s'est donnée : la pauvre Agathe, la
eœur converse du couvent, qui l'avait prise en aiTcction
p.irlîculièie, •: cette chère âme péliie de soufre eL de
salpêtre ». dont l'énergie contrainte s'élait tournée en
passion de dévouement; sa vieille honnc Mignonne,
celle qui avait vu mourir sa mère et qui s'élait elle-
même éteinte dans ses bras; les rustiques habitants de
sa maison du Clos, — a sa famill<: agrandie, — donl
elle avait tant de fois essuyé les sueurs, adouci la mi- '
eèi-e, soigné les maladies ». Contre les menaces gros-
sières qui la poursuivent et l'obsèdent, elle se fait un
rempart de ces souvenirs. Un doule vient-il a lui ti-a-
Terser l'esprit sur la sécurité d'Eudora, elle a des cris
d'angoisse ; • Ma pauvre petite, où est-elle î » Sa der-
nière pensée est pour elle. La femme qui la servait dans
ta prison racontait à un de ses compagnons de captivité
que, devant eux, elle rassemblait toutes ses forces,
mais que, dès qu'ils étaient partis, elle restait quelque-
fois trois heures appuyée sur la fenêtre à pleurer.
* Mon enfant chéri, écrit^lle à sa lille. se raidissant
contre l'émotion qui la gagne, ma chère petite amie,
je ne sais s'il me stra donné de te voir ou de t'écrire
encore. Souviens-toi de la mère. Ce peu de mots renfer-
ment tout ce que je puis te dire de meilleur Un temps
Tiendra où tu pourras juger de tout l'effort que je me
tais en cet instant pour ne pas m'attendrir à la douce
image. > Je ne sais rien de plus poignant que ce sanglot
litootié et celte douleur contenue.
320 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
Rousseau aurait pu plus justement réclamer une
part d'influence dans le développement du goût »
vif que Mme Roland avait pour les choses de la nature.
Quel que soit le talent qu'il déploie dans la peinture
des affections domestiques, on éprouve toujours quel-
que pudeur à le prendre pour patron des vertus qu'il
pratiquait si peu. Il n'en est pa3 de même de l'amour
de la nature. Là son imagination ne fait qu'animer son !
style des émotions dont il est rempli. Quand, à son re-
tour de Turin, il retrouve Mme de Warens qui le reçoit
chez elle, de la chambre qu'elle lui avait donnée il voit
des jardins et découvre la campagne : « C'était, depuis
Rossey (où il avait été en pension dans son enfance),
c'était la première fois, dit-il avec un ravissement
inexprimable, que j'avais du vert devant mes fenêtres ».
Ces sensations, nous les retrouvons dans Mme Roland
aussi profondes, aussi sincères que chez son maitre.
Enfant de Paris, enfant de la Seine, comme elle disait,
elle aimait et elle a merveilleusement décrit « le beau
quartîer de l'Ile Saint-Louis », où jadis Abélard avait
aimé Héloïse et où, soir et matin, elle contemplait € les |
gracieux contours de la rivière, les quais tranquilles,
la campagne fuyant à l'horizon, les vastes déserts du
ciel et sa voûte magnifiquement dessinée dépuis la
levant bleuâtre par delà le Pont au Change ^ tu|i|!r-
qu'au couchant doré derrière les arbres du Cours et j
les maisons de Chaillot ». Sous les verrous de l'Abbaye
il suffisait d'un rayon de cette douce lumière qu'avant
de mourir elle devait saluer comme l'iphigénie an-
tique, pour rendre le ressort à son âme un instant
détendue et fléchissante. Les plus aimables souvenirs
de sa jeunesse sont ceux des promenades qu'elle faisait
,MAMME ROUND; 327
le dimanche à Bellevue, à Yillc-Bontie, à Meudon d'où
^elle revenait, après la journée close, les bras chargés
de bouquets de fougère et d*orchis, le cœur ému des
<;harmes de la nature et des bienfaits de la Providence.
Cette plénitude de vie qu'elle portait partout avec elle,
auprès de sa mère, chez ses grands parents,. au cou^-
vent, aux affaires, en prison, nulle part elle ne réprou-
vait plus largement qu a la campagne. € Comme ces
arbres qui ne se portent bien qu'en plein champ,
disait-elle, je me trouve encaissée à la ville, je ne vis
cntièremeat qu'à Tair libre, » Avant d'être ramenée à
Paris par la Révolution, et alors que son mari était
attaché à la Généralité de Lyon à titre d'inspecteur
général du commerce, elle c changeait d'humour »
«uivant qu'elle habitait Lyon, Yillefranche ou le (lios-
la-Platière, la modeste maison de plaisance que Roland
possédait près de Thésée, au pied des derniers contre-
forts du Beaujolais. A Lyon, elle se moquait volontiers
de tout ; la société Ty mettait en gaieté et avivait son
imagination; il ne fallait pas Texciter, elle se tentait
capable de toutes les incartades, et mal en eut
pris à ceux qui auraient laissé échapper une plaisan-
terie : elle l'aurait renvoyée bien affilée. A Ville-
franche, dans la petite ville où il fallait se surveiller,
jnxe et raisonnante, elle observait, calculait, pesait, ,
fl6teionnait à son heure, c A la campagne, au Clos,
écrit-elle à Rose, je ne vois plus rien, je pardonne
tout : lorsque vous me saurez là, il vous sera permis
de vous montrer tout ce que vous vous trouverez être
au moment où vous prendrez la plume, original et
même. bourru, s'il le faut; j'y suis en fonds d'indul-
gence; mon amitié sait y tolérer toutes les apparences
«
9ÏS L'ËDtCATIDN DES FEUHES PAR LES FEMMES.
et s'accommoder de lous lestons.... Je n'ai jamais rien
imaginé de plus désirable qu'une vie partagée entre lu
soins domestiques et ceux de l'agriculture, coulée daiu
une ntétairie saine et abondante, avec une petite
famille où l'exemple des chefs, le travail cominun
maintiennent la concorde, l'aisance et les mœurs.... ■
■ Le spectacle de la nature dilate son cœur, élève son
;ème. Elle l'étudié en naturali8l«; elle la goûte en
poète, — non pas la nature travestie et faussée par 11
Janlaisie des désœuvrés de la cour de Sceaux, ni même
la nature exallée et parée par l'imagination d'un Ber>
nardin de Saint-Pierre, — la vraie nature, dans sa
simplicité aimable et bienfaisante. 11 semble que Bous-
seau lui-même ne puisse jamais se dépouiller complè-
tement de ses habitudes d'artifice. Dans la NouveUe
Héloïse. par exemple, ne s'amuse-l-il pas à montrer
Julie fabriquant toutes sortes de vins de Sicile avec
du vin de Clarena? Julie n'est qu'une ménagère de
roman élevée à la même école que Sophie. Mme Ko-
land se plait à tout le détail de la ferme qu'elle adn^
nislre. Ses raisins et ses prunes qu'elle sèche, se»
noix et ses pommes qu'elle étend dans le grenier, set
poires tipées qu'on va retirer du four, ses poules qui
couvent, ses lapins qui multiplient, sa lessive qui
chauffe, le linge qu'on raccommode et qu'on range daos
la haute armoire, tous ces soins qu'elle dirige l'occupent
à fond et la charment. Elle assiste aui fêtes du village
et tient sa place dans les danses sous la feuillée. On
vient la chercher de (roia et quatre lieues à la ronde
pour soigner les malades abandocmcs du médecin. Elle
parcourt les champs à pied, à cheval, pour
des simples, enricliir son herbier, compléter ses
lADAHE ROLAND. 5»
fions, el elle s'arrête avec bonheor devant les loufTes
de violettes qui bordent les haies gonflées par les pre-
miers bourgeons du printemps, ou devant les pampres
rougis qui frissonnent au souffle de Tautomne; tout
hii parle, tout lui rit dans les prés et les bois. George
Sand répandra un jour sur ces agrestes tableaux un
éclat incomparable : elle n'y portera ni plus de naturel
ni plus de fraîcheur.
En même temps que son cœur était ouvert aux senti
ments de la famille et à l'amour de la nature, Mme Ro-
land avait l'esprit touché des grandes idées de sociabilité
et de fraternité humaine. Le Contrat social et les Lettres
écrites de la montagne étaient son Évangile. En 1771
elle avait pris parti pour le Parlement contre la Royauté.
En 1774, apprenant que le roi Louis XY a été admi-
nistré, elle éprouvait un trouble profond : € Quoique
l'obscurité dé sa naissance, de son nom, de son état
semble la dispenser de s'intéresser au gouvernement,
elle ne peut s'empêcher de penser à l'avenir de sa
patrie ». A vingt-deux ans et alors que les bruits avant-
coureurs de la Révolution commençaient à peine à se
faire entendre, elle prévoyait de quel côté elle serait
entraînée. Elle avait arrêté ses principes : le concours
perpétuel des actions particulières au bien commun,
la bienfaisance générale, la tolérance universelle, voilà
ce qui ferait sa religion, quand toute autre lui man-
querait. € Environnée de mes semblables, placée au
milieu d'une société dont le bonheur général nous
parait Tobjet légitime des travaux de chacun de ses
membres, je désire, disait-elle, être heureuse de la
manière la plus convenable au bien de mes frères....
Le bien commun est et doit être le but de toute liaison
330 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
possible.... On distingue deux sortes de bonté : Tune
essentielle et Tautre relative. La bonté essentielle
consiste dans les rapports des attributs qui composent
un sujet; je dis qu'un être est bon, quand tous ses
organes, quand toutes ses parties contribuent à sa
conservation. J'appelle bonté relative celle d'une chose
qui, dans sa place, tient à la chaîne universelle des
êtres et sert à la perfection du système par la cohésion
du tout.... La vertu est l'habitude des actions utiles au
bonheur public, l'amour de cet ordre, auquel sont
attachés les avantages de tous. » Ces avantages ne Tin-
téressaient pas seulement pour son pays : elle avait
« l'âme cosmopolite ». Elle se sentait unie à tout ce qui
respire : un Caraïbe ne lui était pas indifférent; le sort
d'un Cafre la touchait. « Alexandre souhaitait d'autres
mondes pour les conquérir; j'en souhaiterais d'autres
pour les aimer.... L'universalité m'occupe; la belle
chimère de l'utile (s'il faut l'appeler chimère) me plaît
et m'enivre. » Rousseau a servi l'universalité, et voilà
pourquoi il est « le grand homme qu'elle adore ».
Mais, de toutes les doctrines de Rousseau, aucune
n'avait plus profondément ému son esprit que celle sur
laquelle l'auteur de la Profession de foi du vicaire
savoyard établissait sa religion philosophique. Dans
ses Lettres et dans ses Mémoires elle a raconté elle-
même l'histoire de ses troubles, de ses variations de
conscience : il n'est pas de partie de son autobiogra«
phie intellectuelle et morale sur laquelle elle s'étende
pins volontiers. Sa mère, € qui avait de la piété sans
être dévote et qui conformait sa conduite aux règles
de l'Église avec la régularité et la modestie d'une pe^
sonne dont le cœur, ayant besoin d'adopter |es grands
MADAME ROLAND. 331
principes, ne youlait pas chicaner sur les détails », lui
avait présenté les premières notions religieuses « d'un
tir respectueux et de façon à faire sur son imagination
Tive de grandes impressions ». A sept ans elle éton-
. nait par la précision de ses réponses le curé de sa
paroisse et contribuait à mettre en réputation son petit
oncle, chargé dans une chapelle voisine du catéchisme
de la confirmation. Peu après, son âme « avait conçu
le sublime délire de l'amour de Dieu »; et bientôt sa
vie, plus retirée de jour en jour, lui paraissant encore
trop mondaine pour lui permettre de se préparer à sa
première communion, elle s'était résolue à entrer au
couvent. C'est là, chez les dames de la Congrégation
de la rue Neuve-Saint-Étienne, qu'elle contracta avec
les demoiselles Cannet des liens d'amitié profonde ; et
à cette affection dut être pour quelque chose dans le
souvenir qu'elle avait conservé de sa clôture volontaire,
ce qui y domine, c'est le sentiment des émotions élevées
et tendres dont elle avait joui « pendant cette année de
calme et de ravissement ». Eut-elle l'idée de se con-
sacrer à la vie religieuse? On n'en peut douter après ce
qu'elle déclare : la solennité de l'office divin enchan-
tait ses sens; elle lisait avec avidité l'explication des
cérémonies et se pénétrait de leur signification mys-
tique; elle avait toujours sur sa table, à la portée de sa
main, un in-folio de la Vie des saints; les bonnes
vieilles qu'elle rencontrait se recommandaient à ses
prières; elle s'enivrait de ses sacrifices et de ses mor-
tifications, ne trouvant rien de plus doux que les dé-
jeuners où elle mettait de la cendre au lieu de sel sur
ses rôties de beurre, par esprit de pénitence; « son
cœur soupirait après les temps où les fureurs du paga-
S3S L*ÉDUG/lT10N DES FEMMES PAR LES FEMMES.
nisme valaient aux généreux chrétiens la couronne du
martyre. » < J*étaid dévote comme Mme Guyon, dira*
t-elle plus tard ; saijiit François de Sales, l'un des plus
aimables saints du Paradis, avait fait ma conquête,
et les dames de la Visitation dont il était l'instituteur
étaient déjà mes sœurs d'adoption. » Ce furent les
controverses de Bossuet, qu'elle avait pris pour fortifier
sa foi, « qui l'engagèrent sur la voie de la raisonner i.
Cependant les premiers ébranlements avaient laissé
intact son cœur, sinon sa raison. Puis étaient venues
les crises. « En réfléchissant sur toutes ces choses,
remarquc-t-elle, je trouvai que Rousseau n'était pas si
ridicule qu'on voulait bien le dire, de prétendre mettre
son élève à même de choisir une religion, plutôt que de
s'inn^érer à lui en donner une. » Elle avait passé de la
croyance chrétienne au doute, du doute elle était revenue
à la croyance; elle a curieusement analysé elle-même
l'état de son âme : c Je suis dévote, écrit-elle à Sophie
Cannet, lorsque c'est mon cœur qui agit; toutes les fois
qu'il a l'empire, la religion triomphe; je veux un Dieu,
une âme, une immortalité; le désir que j'ai qu'ils soient
. me persuade qu'ils sont : mon cœur reprend-il la tran-
quillité, alors mon esprit prend son vol, se balance
dans les airs, veut croire et doute encore. » Une année
passe et elle n'est pas aiTivée à se fixer : c Je suis tou-
jours dans la balance du doute et j'y dors paisiblement,
suspendue comme les Américains dans leurs hamacs.
Arrêtée dans ma conduite et mes sentiments, je vogue
dans les opinions et je ne les adopte que condition*
nellcment, sans opiniâtreté ni chaleur ». c Successi-
vement janséniste, cartésienne, stoïcienne, déiste »,
toutes les idées philosophiques dont la nouveauté ou
^ NADAHL ROLAND.
l'éclat l'avait frnppéu devenaient siennes jusqu'à ce
qu'une autre doctrine eut détrôné In précédente. Durant
deux mois entêtée de Descartes, ■ elle n'avait pu regarder
son chat, quand il miaulait, sans se persuader qu'il
D'élait qu'une mécanique qui faisait son jeu ». Mais
rien n'eiraça jamais de son âme le sentiment reli-
gieux. Dans la diversité des religions qui se partagent
l'empire des esprits sur la terre, le Christian isme lui
paraissait sans contredit la plus respectable. « Sa mo-
nlc est sublime et pure, écrivait-elle eu reprodui-
sant presque dans ses termes la déclaration de Rous-
seau, je l'aime et la révère; si Jésus-Christ n'est pas
UD Dieu, il est l'homme le plus parfait qui ail existe,
Kt l'Évangile est le plus heau livre que je connaisse, s
L'eiistence d'un Dieu l'a toujours si intimement pé-
Dctrce, que l'autorité d'un monde entier n'aurait pu
Vémouvoir. L'athée n'est point à ses yeux un esprit
' faux : elle peut vivre avec lui aussi bien et mieux
^'avec le dévot, car il raisonne davantage ; mais
Û lui manque un sens; son âme ne se fond point
< mtiùrement avec la sienne : où il cherche un syllo-
I pgQiii, elle rend une action de grâces. Ce sentiment
naïf et simple, jamais la philosophie dissertante ni
lucane espèce d'égarement n'en a tari la source en
' die. Comment la vie future se réalisera- t-ellc, elle j
.' Tignore ; ce qu'elle sait bien, c'est qu'elle se
. KTB. Dans le flegme du raisonnement, elle peut ne '
' Croire à rien; mais, rebutée des spéculations, elle ira
rfiercher la vérité dans lame du pauvre en recueil-
lant ses soupirs et en essuyant ses pleurs : que se- j
tait-il snns l'espoir d'un Diuu rémunérateur, et si cet j
8t bienfaisanl. comment ne serait-il pas
334 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
Elle ne se borne pas à expliquer sa foi dans Tin*
limité d'une correspondance de jeunesse : e)le la
confesse et la défend contre ses amis de Tâge mûr
qui Tattaquent ou qui ne la respectent pas assez à
son gré : « Oui, il faut que je revienne pour vous dire
que, toutes les fois que je me promène dans le recueit
lenient et la paix de mon âme, au milieu d'une cam-
pagne dont je savoure tous les charmes, je trouve qu'il
est délicieux de devoir ses biens à une intelligence
divine : j'aime et je veux alors y croire. Ce n'est
que dans la poussière du cabinet, ou pâlissant sur les
livres, ou dans les tourbillons du monde, en respirant
la corruption des hommes, que le sentiment se dessèche
et qu'une triste raison s'élève avec les nuages du doute
ou les vapeurs de destruction de l'incrédulité. Comme
on nime Rousseau ! Comme on le retrouve sage et vrai
quand on le met en tiers seulement avec la nature et
soi! » (Lettre à Bosc, datée du Clos 2 juin 1786.) Et
n'est-ce pas Rousseau qu'elle appelle encore en tiers
entre elle et ses bourreaux, lorsque, à quelques jours
à peine de sa condamnation, elle écrivait, pleine de
confiance dans la justice d'un monde futur : « Quand
des murs immenses me séparent dp ce que j'aime,
(|uand tous les maux de la société nous frappent en-
semble comme pour nous punir d'avoir voulu son plus
grand bien, je vois au delà des bornes de la vie le prix
de nos sacrifices et le bonheur de nous réunir I »
MADANE nC^LAND. 535
II
A rassembler ces traits, qui ne croirait que Tàme
de Rousseau eût passé tout entière dans la sienne?
Qui ne s'attendrait à trouver dans ses idées sur Tédu-
cation des femmes la confirmation des vues de la Nou-
velle Héloïse et de V Emile ^ si la fermeté même et
rindépendance de ses sentiments personnels ne met-
taient tout d'abord en éveil? Dans le piquant récit de
sa visite à la rue Plâtrière, elle rapporte que Thérèse
refusa de croire que la lettre qu'elle avait adressée à
Rousseau fût de sa main : « Pardonnez-moi,... mais
récriture seule annonce une main d'homme. — Vou-
lez-vous me voir écrire? — Non. » Et la polie de se
refermer. Que si par bonheur elle se fût ouverte et
qu'introduite devant Rousseau, il l'eût questionnée,
comme il était naturel, sur ses études et ses lectures,
quel n'eût pas été son élonnement de l'entendre exposer,
comme elle l'explique à bâtons rompus dans ses Mé-
moires et dans Si^s Lettres^ la façon dont son éducation
s'était faite! Elle n'avait pas dix ans qu'elle avait déjà
épuisé les armoires de la maison paternelle, dévorant,
au hasard de Toccasion, tout ce qui lui tombait sous
la main : la Bible, Appien, un Théâtre de la Turquie^
le Roman comique de Scarron, les Mémoires de Pontis
et ceux de Mlle de Montpensier, un Traité de l'art hé-
raldique^ un Traité des contrats, dérobant aux appren-
tis, le soir ou aux heures de repas, quand il n'y avait
plus personne à l'atelier, les livres qu'ils déposaient
S36 L'ÉDUCATION DES FBMMES PAR LES FEMMES.
dans une cachette : les Voyages de Regnardf les Co-
médies du jour, le Plutarque de Dacier, que, pendant le
carême de 1 765, elle emporUiit à Téglise en guise de Se- ^
maine-Sainte^ Télémaquey la Jérusalem délivrée^ Can-
dide. Au couvent, sa bonne Agathe lui avait procuré
les Poésies du Père du Cerceau et nombre d^ouvrages
de mysticité. Chez sa bonne maman Phlipon, le Phil(h
thée de saint François de Sales, le Manuel de saint
Augustin, Bossuet, et vingt bouquins de voyages, force
mythologie, les Lettres de Mme de Sévigné, étaient
c devenus Tobjet de ses méditations ou l'amusement de
son imagination ». A moins de dix-huit ans, elle
avait « coulé à fond » pêle-mêle les historiens et les
philoso|)hes, les poètes et les savants, les saints et
les sceptiques, les maîtres et les inconnus : Rollin et
Platon, Corneille et Maupertuis, Pope et Tabbé Bannier,
saint Jérôme et Bayle, Montesquieu et le Père Berruyer,
Homère et la Maison rustique^ « mille autres bigar-
rures, mille autres choses aussi concordantes' ».
1 . Voici la liste des ouvrages et des noms d'autours que nous avons
relevée au l'ur et à mesure dans ses Lcilreê et ses Mémoires pour It
période qui correspond i son adolescence de quinze à vinj(t et un aiis
environ : Plucbe, Rollin « Crevier, le Père d'Orléans, saint Real, l'abbé
de Vcrtot, Mézeray, le Père Maimbourg, le. chevalier de Folard, Gon-
dillac, le Père André, Molière, les Eê$ait de morale de Kicole, les Viet
des Pères du désert. Descartes, saint Jérôme, Don Quichotte, Dio-
dore de Sicile, l'abbé Vély, Young, Pascal, Montesquieu, un abrégé
de Locke, Burlamaqui, Malebranche, l'abbé Bergier, Rolland, Delille,
Virgile, Abbadie, Clarke, Homère, le Traité de la tolérance, Ifli
Lettres de Cicéron à Atticus, le Dictionnaire philosophique, les Ques-
tions encyclopédiques, Pufendorf, une Vie de Cromwell, le Bon sent
du marquis d'Argens, les Lettres juives, VEspion turc, Voltairei
VEsprit d'Uelvétius, Diderot, Pope, d'Àlembert, Raynal, le Système de
la Nature, Thomas, les Commentaires de César, Platon, Machiavel,
Fontcnelle, Maupertuis, Xénophon, Dlair, Boiirdaloue, Massillon, Fléchieiî
de Paw, Bayie, Buffon, Nollet, Clairaut, Uéaumur, Bonnet, etc., etc.
HADAUE ROLAND. 337
A peine avait-elle fait une liaison nouvelle ou était-elle
entrée dans une maison inconnue^ qu'elle en explorait
les ressources. Elle avait toujours plusieurs lectures en
train. Elle interrogeait ceux qui ne lui fournissaient rien
et les feuilletait comme un livre. Levée dès cinq heures,
lorsque tout dormait encore dans la maison, elle se
glissait doucement, en jaquette, sans se chausser, jus-
qu*à la petite table placée dans un coin de la chambre
de sa mère, et elle commençait ses journées. Jamais il
Quêtait pour elle ni trop tôt ni trop tard : « elle enrage
du peu de durée des heures ; sa cervelle bout comme
de la cire sur feu ». Sa mère la laissait faire; elle ne
voyait pas d'inconvénient à ce que « cette jeune tète qui
avait besoin de travailler s*exerçât sur toute sorte de
sujets », sauf avec Rousseau, dont elle redoutait Tin-
fluence. Le père, qui d'abord se piquait de seconder les
goûts sérieux de sa fille, lui avait fait cadeau, à neuf
ans, des Pensées sur F éducation de Locke et du Traité
sur Véducation des filles de Fénelon, c donnant à
rélève des livres faits pour le maître »; plus tard,
renonçant c à ces choix que sa fille trouvait vraiment
trop plaisants », il se bornait à lui apporter du cabinet
\ de lecture voisin les ouvrages qu'elle lui demandait,
\ d'après un renvoi, une note, une citation, une critique
I qui avait appelé son attention. C'est elle-même qui avait
[ senti de bonne heure qu'on n'apprend rien quand on
' ne fait que lire, « qu'il faut extraire et tourner en sa
propre substance » les choses qu'on veut conserver. Elle
s'était donc mise à faire des extraits et des résumés;
« couchant le matin sur un cahier ce qui la veille avait
piqué son intérêt, barbouillniit du papier à force quand
!n tctc lui faisait mal, écrivant tout ce qui lui venait
11
538 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
en idée pour se purger le cerveau ». Elle n'avait poipt
de plan, point d'autre but que de connaître et de s'in-
struire. La poésie, l'histoire et la philosophie ne suffi-
sant plus à nourrir « son imagination voraco », elle avait
appelé à son aide l'algèbre et la géométrie. Sa chère
Cannet, qu'elle tenait au courant de toutes ses études,
riait sans doute de la voir suer sur un calcul, tourner
autour d'un problème après avoir commencé une chaih
son ou fait à perte de vue des raisonnements sur
l'existence de Dieu ; elle reconnaissait elle-même qu'elle
avait souvent « l'esprit à la débandade » ; mais rien ne
pouvait apaiser ce besoin d'apprendre. Que de fois « elle
avait été tentée de prendre une culotte et un chapeau
pour avoir la liberté de chercher et de voir de près le
beau de tous les talents » ! — Rousseau, en écoutant
cette confession, aurait-il été plus touché de la curiosité
généreuse de cette âme ardente, que troublé de l'acti-
vité désordonnée et fiévreuse où elle se complaisait : à
coup sûr, il n'y aurait pas reconnu les principes de
l'éducntion de Sophie.
A la vérité, Mme Roland n'aurait pas fait difficulté
de déclarer elle-même au premier mot que, sans rien
regretter de la façon dont ses études s'étaient trouvées
conduites, elle était loin de se donner en exemple;
elle sentait bien qu'elle était une exception, non un mo-
dèle. Mais c'est le fond même de son système où Rous-
seau n'aurait retrouvé en elle ni lui-même ni sa doc-
trine.
Il en est des idées de Mme Roland sur Téducation
des femmes comme de sa propre éducation : il n'y
faut pas chercher une logique bien serrée ; elles sont
dispersées et un peu confuses. Cependant il n'est pas
MADAME JROLAND. S39
impossible d'y mettre un peu d'ordre et de lumière et
d'arriver à marquer les points où elle se sépare de
son roaitre, parfois sans en avoir la pleine conscience,
le plus souvent en le combattant directement.
Tout en se faisant sa vie propres Mme Roland s'était
toujours accommodée aux conditions de la vie com-
mune. Elle a peint à ravir le mélange de vanité et de
bon sens, qui caractérisait les mœurs de la bourgeoisie
de son temps : ses promenades aux Tuileries le diman-
che, ses visites de famille aux fêtes carillonnées et au
premier de l'an en robe de cour à queue ornée de chif-
fons, et ses modestes courses de la semaine au marché
ou dans les magasins en petit fourreau de toile : « celte
petite personne, qui paraissait les grands jours dans
vn costume qu'on aurait pu croire sorti d'un équipage
et dont l'apparence était fort bien soutenue par son
maintien et son langage 2>, allait seule acheter à
quelques pas de la maison le persil ou la salade que
la ménagère avait oubliés; cette enfant qui lisait tant
d'ouvrages de haut vol était appelée à la cuisine pour
y faire une omelette, éplucher des herbes ou écumcr
le pot. Cela ne lui plaisait pas toujours; mais elle n'en
témoignait rien, et elle mettait aux choses tant de poli-
tesse et de bonne grâce, qu'elle emboursait le plus
souvent sur son passage quelque compliment. L'ha-
bitude de la simplicité lui en était restée. Jusque
dans sa prison Mme Roland s'obligeait à c faire sa
chambre », à tenir ses effets en ordre, à disposer ses
livres et ses cahiers, à soigner ses fleurs. Elle a tou-
jours eu la coquetterie de « son domestique ». Chargée
de gouverner la maison après la mort de sa mère, « il
fut un temps, disait-elle, où je ne me trouvais contente
340 L'ÉDUCATION DE< FEMMES PAR LES FEMMES.
qu'avec un livre ou une plume à la main ; je suis pré-
sentement aussi satisfaite de Temploi de mon temps,
lorsque j'ai cousu une chemise à mon père ou addi-
tionné un compte de dépenses, qu'après avoir fait une
lecture profonde. Je ne me soucie nullement d'être sa-
vante : je veux être bonne et heureuse, voilà ma grande
affaire. Un sens droit, un cœur sincère, que faut-il de
plus? » Lors de son voyage à Londres, ce qui Ta le plus
frappée et séduite dans les mœurs anglaises, c'est
que les femmes appartiennent aux soins de la famille.
Dans un Avis à sa fille^ elle avait écrit elle-même une
sorte de traité sur l'art de nourrir les enfants. Mais elle
n'entendait pas que les soins de la vie domestique fus-
sent exclusifs de toute autre occupation et qu'il fallût
se laisser absorber par des goûts inférieurs, «l J*ai va,
écrivait-elle, ce qu'on appelle de bonnes femmes de
ménage insupportables au monde et même à leur mari
par une précaution fatigante de leurs petites affaires.
Je ne connais rien de si propre à rendre un homme
épris de toute autre que de sa femme : elle doit lui
paraître fort bonne pour sa gouvernante, mais non lui
ôter l'envie de chercher ailleurs des agréments. Je veux
qu'une femme tienne ou fasse tenir en bon état le
linge et les bardes, nourrisse ses enfants, ordonne oo
fasse sa cuisine, sans en parler, et avec une liberté
d'esprit, une distribution de ses moments qui lui lais-
sent la faculté de causer d'autre chose et de plaire enfin
par son humeur, comme par les grâces de son sexe.
J'ai eu occasion de remarquer qu'il en était à peu près
de même dans le gouvernement des États, comme dans
celui des familles; ces fameuses ménagères /toujours
citant leurs travaux, en laissent beaucoup en arrière en
MADAME ROLAND. W
les rendant pénibles pour chacun; ces hommes publics
si bayards et tant affairés ne font bruit des difGcultcs
que par leur maladresse à les vaincre ou leur ignorance
à gouverner. » C'est à donner aux femmes le charme
dans la solidité que doit tendre, de Tavis de Mme Ro-
landy toute leur éducation; et voici comment elle en
entend la direction.
Dans Tenthousiasme de la vingtième année, elle
écrivait à Sophie Cannet : « Ou pourrait dire des
femmes que, favorisées par la nature à tant d'égards,
faites pour embellir l'univers, il ne leur manque que
d'être élevées comme les hommes pour l'étonner et
hd montrer des vertus que jusque-là il croyait affectées
aux hommes par préférence. » Pure exubérance d'ambi-
tion de jeunesse, dira-trelle à trente ans en souriant.
Jamais la chimère de l'égalité des sexes ne la toucha
sérieusement. Ses amis aimaient « à la faire jaser »
lor ce point, et elle répliquait avec verve : « Non, je ne
veux pas recevoir de loi, mais je ne prétends pas non
plus en imposer à personne.... Les lois nous laissent
lous une tutelle presque continuelle, et l'usage nous
défère dans la société tous les petits honneurs; nous
ne sommes rien pour agir, nous sommes tout pour
représenter. Soit. Je crois, je ne dirai pas autant
^'aucune femme, mais autant qu'aucun homme, à
la supériorité de votre sexe à tous égards. Vous avez
h force d'abord et tout ce qui y tient ou ce qui en
résulte : le courage, la persévérance, les grandes
Tues et les grands talents. C'est à vous de faire
les lois en politique comme les découvertes dans les
sciences; gouvernez le monde, changez la surface du
jlobe, soyez fiers, terribles et savants; vous êtes
54i L'ËDUGATIOiN DES FE5IHES PAR LES FEMMES.
lout cela sans nous, et par tout cela vous devez nous
dominer. Mais, sans nous, vous ne seriez ni vertueui,
ni aimants, ni aimables, ni heureux; gardez donc la
gloire et Tautorité dans tous les genres, nous ne vou-
lons avoir d'empire que par les mœurs.... » Etait-ce
modestie de polémique, modestie feinte? Nullement.
Mme Roland écrivait beaucoup, nous venons de lé voir.
Sa plume lui était un soulagement. Elle lui servait en
même temps à éclaircir ses idées et à conserver des
témoignages comparatifs de ses sentiments : sous le
titre à'Œuvres de loisir et réflexions diverses^ elle
s'était fait des recueils de ses pensées. Mais elle ne les
communiquait qu'à ses amies. « Tel vrai qu'on puisse
dire de la facilité des femmes, ce n'est jamais pour le
public 3>, à son sens, « qu'elles doivent avoir des con-
naissances et des talents ». Pour rien au monde, elle
n'aurait voulu être « une constellation, une femme en
us, une femme auteur; elle se serait plutôt mangé les
doigts ». Et ce n'est pas seulement parce que les femmes
ne peuvent que perdre à ce titre, parce que la critique
s'empare de leur personne et leur fait payer la réputa-
tion que leur talent leur vaut par l'éclat qu'elle donne
à leurs défauts; c'est surtout qu'elle avait de bonne
heure conçu « de l'application des talents des fenmies >
une idée grave et élevée.
« Est-ce donc pour briller aux yfeux comme les fleurs
d'un parterre et recevoir quelques vains éloges que
j les personnes de mon sexe sont formées à la vertu? se
/ demandait-elle. Que m'importent les regards curieux,
les compliments doucement murmuràs d'une foule que
je ne connais point et qui est peut-être composée de
gens que je n'estimerais noint, s'ils m'étaient connus?
MADAME ROLAND. 313
Suis-je donc au monde pour dépenser mon existence
en soins frivoles, en sentiments tumultueux? Ah ! sans
doute, j'ai une meilleure destination. Cette admiration
qui m'enflamme pour tout ce qui est beau, sage, grand
et généreux, m'apprend que je suis appelée à le prati-
quer; les devoirs sublimes et ravissants d'épouse et de
mère seront un jour les miens; c'est à me rendre
capable de les remplir que doivent être employées mes
jeunes années : il faut que j'étudie leur importance,
que j'apprenne, en réglant mes propres inclinations,
comment diriger un jour celles de mes enfants; il faut
que, dans Thabitude de me commander, dans le soin
d'orner mon esprit, je m'assure les moyens de faire le
bonheur de la plus douce des sociétés, d'abreuver de
félicités le mortel qui méritera mon cœur, de faire
rejaillir sur tout ce qui nous environnera celle dont je
le comblerai et qui devra être tout entière son ouvrage ! »
Ce ne sont pas précisément là les rêves de Sophie.
Encore moins faut-il chercher quelque rapport entre les
dramatiques incidents des Solitaires et la sérénité
des occupations dans lesquelles Mme Roland cherche
et trouve la réalisation de son idéal. Sans qu'elle
s'isole de personne, ni se désintéresse de rien (le mou-
vement du monde ne l'a jamais laissée indifférente),
ce qui remplit sa vie, c'est l'éducation d'Eudora et
sa participation journalière aux travaux de son mari.
Une des lettn>.s si reposées qu'elle écrivait du Clos
(23 mars 1785) la montre dans toute l'activité de la
vie de famille, s'occupant au sortir du lit de son
enfant et de son mari, faisant lever l'un, préparant à
déjeuner à tous deux, puis les laissant ensemble au
cabinet, tandis qu'elle va elle-même donner son coup
S44 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
d'œil dans toute la maison, de la cave au grenier. La
plupart de ses billets à Bosc commencent ou se ter-
minent par l'annonce naïve d'un nouveau progrès de
l'enfant qui marche dans l'ombre comme au grand jour
et n'a peur de rien ; qui n'imagine pas qu'il vaille la
peine de mentir sur quoi que ce soit et qui se croit
belle quand on lui dit qu'elle est sage et qu'elle a une
robe toute blanche ; qui lit bien, s'amuse à faire des
figures de géométrie et ne connaîtra bientôt plus d'autres
joujoux que son aiguille ; qui aime les histoires, à la
condition qu'elle n'ait pas à tendre l'oreille plus d'une
demi-heure pour en savoir la fin; qui avait jadis une
forte tendance à faire tout le contraire de ce qu'on lui
disait, mais que la raison gagna et qui s'applaudit d'une
obéissance comme ferait un héros d'un effort sublime;
qui révère son père, bien qu'il joue beaucoup avec elle,
mais qui n'a pas de plus grande confidente en toutes
choses que sa mère et qui est fort embarrassée de
sa petite personne lorsqu'il y a brouille, cai' elle ne
sait plus à qui demander ses plaisirs et raconter ses
folies, etc. Tous ces détails gracieux où se répand le
cœur de la mère sont entremêlés de renseignements
d'un égal intérêt sur les notes que Tépouse recueille
pour son mari. Un jour viendra où ses amis croiront
lui faire honneur en révélant cette intime et secrète
collaboration qui devait lui être imputée à crime. « Mon
Dieu, s'écrie-t-elle, non par souci du danger qu'elle
bravait, mais par impatience de tout ce qui semble viser
l'éclat, mon Dieu, qu'ils m'ont rendu un mauvais ser-
vice ceux qui se sont avisés de lever le voile sous lequel
j'aimais à demeurer! Durant douze années de ma vie,
j'ai travaillé avec mon bon ami, comme j'y mangeais.
MADAME ROLAND. 345
parce que l'un m'était aussi naturel que l'autre. » Il
semble qu'elle ne fût faite que pour cette vie recueillie,
modérée, heureuse, pour ce rôle de « providence inté-
rieure » qu'elle aimait entre tout^
Cette destination de la femme tout à la fois aimable
et austère, si supérieure à celle que lui assignait Rous-
seau, Mme Roland ne la justifiait pas seulement par
son exemple : elle l'appuyait de tous les raisonne-
ments que lui suggéraient la réflexion et Texpérience.
En 1776 l'académie de Resançon avait proposé pour
sujet de prix la question de savoir comment Véduca"
tien des femmes pouvait contribuer à rendre les
hommes moiteurs. Elle avait concouru incognito, sans
mériter le prix. Ses conclusions ne se rattachaient à
rien moins dans son esprit, paraît-il, qu'à un plan
général d'organisation sociale. Mais son discours avait
simplement pour objet de « montrer comment il lui
semblait que les femmes doivent être j», et, en dehors
de cette dissertation qui n'est qu'une œuvre acadé-
mique, trop souvent froide et ampoulée, c'est un point
qu'elle traite assez souvent dans sa correspondance
pour qu'il soit facile de se faire une idée de sa manière
de voir.
Prenant corps à corps la doctrine de Rousseau, elle
i. c Personne ne définissait mieux qu'elle les devoirs d'épouse et de
Hère, dit dans ses Mémoires le comte Beugnot, — un adversaire qu'elle
avait désarm**, — et ne prouvait plus cloquemmcnt qu'une femme ren-
contrait le bonheur dans Taccomplissenient de ces devoirs sacrés. Le
lableaa des jouissances domestiques prenait dans sa bouche une teinte
nviasanle et douce ; les larmes s'échappaient de ses yeux lorsqu'elle par-
bit de n fille et de son mari ( on sait que c'est dans sa prison que le
comte Beugnot l'avait connue ) : la femme de parti avait disparu ; on
letrouvait wie femme sensible et douce, qui célébrait la vertu dans
k style de Fénclon. a
S46 L'ÉDLXATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
considérait que c'est une faute de ne cultiver chez les
femmes que les grâces et les agréments; qu'une édu-
cation meilleure ferait des épouses plus dociles, des
maris plus sages et conséquemment des hommes plus
heureux ; que si les grandes connaissances, les sciences
relevées pouvaient, il est vrai, faire concevoir aux
femmes la fâcheuse ambition de dominer, une éduca-
tion sans fonds ne leur en inspirait pas moins renvie
et qu'il s*y joignait l'incapacité. « Un grand homme
— c'est Jean-Jacques qu'elle désigne — a dit qu'une
femme bel esprit était le fléau de son mari et de sa
maison, écrivait-elle; je crois qu'une ignorante solte
et frivole n'est pas un moindre fléau. Le vif amour du
bien ne saurait résulter que de la vue distincte de
son prix. Cette vue suppose nécessairement un jugement
éclairé, l'habitude de réfléchir et le talent d'observer.
L'ignorance est à l'esprit ce que l'aveuglement est au
corps : elle nous retient dans les ténèbres et nous em-
pêche d'agir.... Nous ne sommes plus à ce temps où
l'on imaginait qu'elle est la gardienne de la vertu et la
garantie de la sagesse : ce préjugé, j'ose le dire, serait
aujourd'hui plus sensible qu'il ne le fut jamais. Il faut
aux femmes une force éprouvée pour résister au tor-
rent de l'exemple et des connaissances raisonnées
pour adopter les meilleurs principes. » Que nous voilà
loin de la fiancée d'Emile^ à qui Rousseau interdisait
d'avoir des principes avant de se marier et dont le
devoir étroit était d'épouser sans discussion, sans
examen, ceux de son mari!
Ce qu'il ne faut pas moins combattre chez les femmes,
dans l'opinion de Mme Roland, c'est l'excès de la sen-
sibilité. Par cela même que la délicatesse de leurs organes
Madame roland. 347
hi assujettit aux impressions des sens et les expose de
toutes parts aux passions, l'objet de leur éducation doit
être, non de justifier et d*eneourager ces faiblesses,
mais de leur enseigner et de les exercera s'en défendre;
il faut éclairer, soutenir, armer leur âme. Ici encore, on
le voit, Mme Roland se mettait en opposition formelle
avec Rousseau. Et elle ne se bornait pas à toucher la
question en passant comme Mme Ncckcr. c C'est parce
que la dissipation nous entraîne, dit-elle, parce que
la frivolité nous séduit et que tout conspire à for-
tifier leur ascendant sur nous, qu'il est si difficile de
nous donner ce sens droit, ce goût du vrai, ces idées
saines, nécessaires pour éviter les écarts de la folie et le
oéant de l'inutilité. Entourées comme on entoure les
princes, nous partageons avec eux le malheur d'avoir
des flatteurs en grand nombre et d'être souvent sans
imis. Nous sommes nées à peine que le murmure en-
chanteur des éloges se fait entendre autour de nous;
donnés à des élans agréables, ils fixent sur eux notre
attention et nous trompent sur la réelle valeur des
dboses. Occupées à les mériter sans cesse par les petits
agréments qui nous les ont valus, nos vues se divisent
et se rétrécissent; l'illusion de la vanité i^sserre et des*
sèche en quelque sorte notre sensibilité et se disperse
sur mille objets indignes d'elle. Guidées par le caprice,
maîtrisées par les sens, adorées dans la jeunesse, ou-
bliées un peu plus tard, inutiles en tout temps, nous
avons quelque ressemblance avec ces idoles auxquelles
on peuple superstitieux rend ses humbles hommages
lorsqu'il en attend des bienfaits, et qu'il néglige ou
châtie dans sa mauvaise fortune.... 11 faut donner plus
d'étendue à l'esprit des femmes, plus d'élévation à leur
\
548 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
âme, de façon à déterminer leur sensibilité vers des
objets dignes de l'exercer . »
' Mais par quels moyens les pourvoir de cette force
qui, en leur laissant leurs grâces naturelles et sans les
faire sortir de leur rôle, les préserve et les élève ? Par
l'habitude du travail et l'exercice de la raison. On n'at-
tend pas de Mme Roland un programme d'études. Elle
avait appris à sa fille l'italien et l'anglais; elle aurait
voulu lui inculquer le goût des beaux-arts, le dessin
et la musique, non pas tant « pour lui faire acquérir un
talent distingué que pour lui faire contracter le besoin
de l'application et multiplier ses moyens d'occupation:
c'est ainsi qu'en échappant à l'ennui, la plus cruelle
maladie de l'homme en société, les femmes se garantis-
sent des écueils du vice et des séductions plus redou-
tables que le vice » Voilà tout ce que nous trouvons
d'un peu précis dans la direction de l'éducation qu^elle
avait commencé à donner à sa fille : il est vrai qu'à
moins de douze ans elle en était séparée. Mais en gé-
néral, chose remarquable, cette femme insatiable de
savoir prise peu le savoir pour les femmes^; cette infa-
tigable raisonneuse, qui, dans les sciences abstraites
comme dans les matières philosophiques, poursuit la
solution des problèmes les plus ardus ou les plus déli-
cats et ne s'arrête que lorsqu'elle est arrivée à faire
dans son esprit la lumière, interdit presque aux fenunes
les sciences de spéculation par le motif qu'elles exigent
j 1. « II y a des gens qui sont bétes à force de science, disait-elle d*uM
; manière générale : tant de noms, de faits, de pratiques sont entasséi
^ dans leur tête, que leur génie natural en a été étouffé. Leur conyersa-
* tion est un répertoire de ce qu'ils ont lu. Fans être jamais rexpreisioB
l de ce qu'ils ont raisonné ; il fait bon de se servir d'eux comme d'iu
i dictionnaire, mais il faut chercher ailleurs l'être peiuant et réfléchi, a
HADAUE ROLAND.
Ikension d'esprit que ne comporte point la finesse
Burs ressorts. Elle compte sur leur pénctrntioii na-
ile. ( sur cette sorte de science infuse supérieure
w tant de points au savoir acquis des hommes et qui
a fait justement dire de la plupart d'entre eux ce que
Claire écrivait de Volmar : il aurait mangé tout Platon
et tout Aristote sans deviner cela >. Elle ne croit point
d'ailleurs que la société ait rien à gagner à pousser lea
femmes dans les voies de l'étude pour l'étude. < Nous
sommes plus utiles, disait-elle, par nos vertus que par
nos connaissances, > L'instruction pour elle est moins
an développement des forces intellectuelles qu'un moyen
de culture morale. La morale représente à ses yeux la
science des femmes par excellence, parce que c'est celle
c dont l'application à la pratique est journalière et
perpétuelle ». Rousseau recommandait à Sophie d'ob-
server, non l'homme en général pour apprendre à con-
naître l'humanité, mais les hommes au milieu desquels
elle était appelée à vivre pour s'exercer à s'en servir et
i en jouer. C'est l'homme qu'avec un sens de la réalité
plus sdr et plus noble Mme Roland veut que les femmes
étudient, s Destinées à faire le bonheur — le bon-
heur, non le plaisir — d'un être imparfait, il faut
qu'elles connaissent sa nature et sus défauts, ses pas-
sions et ses faiblesses, les moyens d'employer les uns
i l'avantage commun et de prévenir les malheurs oij
peuvent conduire les autres.... Chargées de l'éducalion
dans le jeune âge, où se font les premières et les plus
[ortes impressions, elles ont besoin de connaître les
moyens de rendre leurs corps sains et robustes, de
liévelopper leur intelligence, de l'aider dans ses prof^ès,
j):lairer dans sa marche et de te mettre dés les pre-
550 L'ÉDUGATI05 DES FEMMES PAR LES FEMMES.
miers pas sur le chemin de la vérité. » Toutes les ré*
flexions de Mme Roland ont ce caractère de simplicité et
cet accent de sagesse. Pas plus que Mme Necker, elle
n'exalte Théroïsme et les grands élans de vertu ; c'est
l'éducation quotidienne de la lutte avec soi-même qu'elle
préconise, c Pour être bon, écrivait-elle à Sophie
Gannet, il faut de l'opiniâtreté et de la force ! Si le
sentiment prépare à la sagesse, c'est la raison seule
qui en fonde l'habitude et en fait la durée. » Elle dé-
finit la vertu la justesse d'esprit appliquée aux mœurs.
Ses dernières instructions à sa fille se résument en ces
deux mots : « qu'elle s'assure une vie active ^et réglée ».
III
Cette fermeté et cette précision de raison sont le fonds
même de la force morale que, par un effort persévérairt
de réflexion et de volonté, Mme Roland était arrivée ù
se créer.
Au premier abord, à l'entendre, il semble qu'elle
soit toute d'abandon et de passion. Elle entretient
volontiers ses amis de ses sentiments qu'elle aime à
verser, de son âme qu'elle se plaît à répandre, de
sa mélancolie qui déborde; elle parle avec le même
naturel de la belle humeur qui l'emporte, de la
joie qui l'enivre; un rayon de soleil change le coui-s
de ses idées: que, par une jolie matince.. de prin-
temps, au moment où elle va clore une lettre grave,
sa cousine se présente qui lui propose de l'em''
mener en promenade, « son imagination galope, sa
HâDâHE ROLAND. 351
plume trotte, ses sens sont agités, les pieds lui \>rù-
lent ». Elle se livre à toutes ses impressions, comme
elle se livrait à ses études, avec cette sorte de furia,
cette intensité qui lui permettait de dire « qu'en
embrassant l'ensemble de son existence, n'ayant pas
atteint quarante ans, elle avait prodigieusement vécu,
,si Ton compte la vie par le sentiment qui marque tous
les instants de sa durée ». « J'ai plus d'âme que de
figure, plus d'expression que de traits», écrit-elle dans
son portrait, voulant indiquer par là la mobilité de sa
physionomie morale, non moins difficile à saisir que
l'autre. Cette activité « la tourmente ; il faut qu'elle
imagine ou qu'elle raisonne », et il lui échappe des ju-
gements étranges, comme lorsqu'elle traite Faublas de
joli roman, des mots odieux et qu'on voudrait effacer de
ses Lettres, comme le jour où elle demande des tètes.
Mais ce ne sont là, pour ainsi dire, que des éblouis-
sements. Si sur le moment elle se laisse attacher à tout
ce qui la séduit, elle ne « nourrit pas de chimère » :
à l'époque de sa plus grande ferveur d'admiration pour
VÉmile, elle en signalait judicieusement, nous l'avons
vu, les rêves irréalisables et les utopies dangereuses.
Aussi réfléchie qu'ardente, elle distingue entre ses ima-
ginations et ses raisonnements : <r elle regrette presque
ce qu'elle a imaginé et tire toujours quelque fruit de ce
qu'elle a raisonne ». « Incrédule au cabinet, pieuse au
temple », se prêtant à tous les contrastes, aucun sen-
timent ne la dépossède complètement d'elle-même;
elle reste toujours en mesure de se reprendre. Dans les
conjonctures plaisantes, elle se chicane en riant et se
moque de sa sensibilité trop expansive : ainsi plaisan-
tera-t-elle au sujet du discours lu par son mari à l'aca-
353 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
demie de Lyon, « où il y avait sur les femmes beaucoup
de choses dont plusieurs se sont mouchées et peut-être
lui arracheraient les yeux, si elles apprenaient qu'elle
y eût quelque part », Elle sait se taire et se retrancher
au besoin ses plus aimables agréments ; « il est tel
vieillard épris de sa propre personne, jaloux de sa petite
science longuement acquise, qui pourrait la voir dix
ans sans se douter qu'elle sait autre chose que faire
une addition et coudre une chemise ». Ses amis la
traitent de gentille. « Gentille, oui vraiment, et ce n'est
pas peu dire, car vous saurez qu'à Villefranche, en
Beaujolais, on entend par cette expression appliquée à
une femme, idem masculinée pour un homme, la pra-
tique du bien, l'amour du travail, l'intelligence, l'acti-
vité, la maîtrise de soi ». Sa dévotion de jeunesse loi
avait fait contracter l'habitude de la retenue ; le respect
de sa dignité l'y a confirmée. A force de se sauvegarder,
elle est arrivée à se régir; elle en fait sa « volupté
suprême : dans le siècle où elle est appelée à vivre, il
est si facile de se laisser corrompre ou abaisser! j» c La
philosophie, l'imagination, le sentiment, le calcul,
étaient également exercés chez moi », dit-elle; et
tout cela concourt à lui tenir l'esprit haut. C'est une
stoïcienne; elle en a l'âme tendue. Après la mort de
sa mère, la légèreté de son père qui « se ruine à petit
bruit » l'exalte froidement ; elle préférerait le « siffle-
ment des javelots et les horreurs de la mêlée aux bruit<
sourds des traits qui la déchirent; mais c'est la guerre
du sage luttant contre le sort ; elle se venge à mériter
le bonheur du sort qui ne le lui accorde pas ». Si elle
a eu en sa vie plus de vertus que de plaisirs, « si l'on
peut dire même qu'elle a été un exemple de l'indigen--
KADâHE ROLAND. 553
de plaisirs », elle ne le regrette ni ne 8*en plaint.
Oh lui proposerait de renaître avec le choix des dispo-
sitions, « qu'elle ne voudrait pas changer d'étoffe; elle
demanderait à Dieu de lui rendre celle dont il l'avait
formée ».
Dans ses rêves de jeune fille, de quatorze à
seize ans, elle voulait un homme poli; de seize à dix-
huit, elle avait souhaité un homme d'esprit ; à partir de
dix-huit ans, il lui faut un vrai philosophe , « de ma-
nière que, si cela continue, à trente ans il lui faudra
un ange humanisé ». A vingt-cinq ans, après avoir vu
défiler sous ses yeux « la levée en masse des préten-
dants », et alors qu'elle s'était arrêtée à la pensée du
célibat, elle se décide à épouser Roland, mais elle ne
s'y décide qu'après mûres réflexions faites dans la re-
traite d'un couvent. Elle ne se dissimule pas qu'un
homme de moins de quarante-cinq ans n'aurait pas
attendu plusieurs mois (Roland avait pris son temps)
pour la déterminer à changer de résolution, et elle
avoue bien que cela même avait réduit ses sentiments
à une mesure qui ne tenait rien de Fillusion. Ce qu'à
l'épreuve elle apprécie dans cet homme, c'est, avec le
savoir et le goût qui ne manquaient pas à Roland, une
âme forte, une probité austère, des principes rigoureux ;
mais, <K mariée dans tout le sérieux de la raison, elle ne
trouve rien qui Ton tire ». Celte association grave et
sévère ne suflSt pas longtemps à remplir son cœur ; elle
se réfugie alors dans l'affection de ses amies de cou-
vent, dans ses propres pensées dont elle « aime la
compagnie ». Un jour arrive cependant où la nature
reprend ses droits, où <c sa vigueur d'athlète » est
impuissante à la défendre contre l'orage des passions..
2S
35^ L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
Tout l'exposait : son âge et Tâge de Roland, sa beauté,
son intelligence, le bouillonnement des sentiments pro-
voqués ou excités par les émotions de la Révolution.
Parmi ceux dont l'admiration paraît ne lui avoir pas été
insensible à ce moment, Lanthenas est celui qui semble
avoir laissé le moins de traces dans son souvenir. Elle
eut davantage à se défendre contre Bancal des Issarts.
Ébranlée, elle se rend compte du trouble qui l'agite :
« Ma volonté est droite, dit-elle, mon cœur est pur, et
je ne suis pas tranquille » . Mais elle ne tarde pas à se
raffermir. Bancal des Issarts était parti pour l'An-
gleterre. A la veille de le voir revenir, elle prend
ses assurances. « Rappelez-vous, lui écrit-elle, que,
si j'ai besoin du bonheur de mes amis, ce bonheur
est attaché pour ceux qui pensent comme nous à une
irréprochabilité absolue ; voilà le point où j'espère
que nous nous retrouverons toujours.... » C'est de Buzot
que vint l'assaut le plus rude : la grâce de Buzot, a son
esprit fier, ses pensées énergiques, ses avis sages »
l'avaient touchée. Dans sa droiture elle s'en était ou-
verte à son mari, et elle soutient énergiquement la lutte
avec elle-même, oc Je ne vois le plaisir, disait^Ue, que
dans la réunion de ce qui peut charmer le cœur comme
les sens et ne point coûter de regrets. Avec une telle
manière d'être, il est difficile de s'oublier et impossible
de s'avilir ; mais cela ne met pas à l'abri de ce qui peut
s'appeler une passion, et peut-être même reste-t-il plus
d'étoffe pour l'entretenir. » Elle tient du moins cette
passion enfouie au fond de son cœur. Dans ses Mé-
moires, elle qui en tout le reste a la confession si
facile, il semble qu'elle n'ose point s'ouvrir sur le sen-
timent qui la domine. A trois reprises on dirait qu'elle
MADAME ROUND. 555
Ta en laisser échapper la révélation, et chaque fois, par
on sentiment de délicate pudeur, elle la retient et
rajoume. Enfin, lorsque, dans ses Dernièi^es Pensées^
elle prend congé de ceux qu'elle a aimés, c'est après
tons les autres qu'elle arrive à celui qu'elle « ne veut
[ pas nommer et que la plus terrible des passions n'em-
f.-^ pécha pas de respecter la barrière de la vertu ». Si
|« l'on souffre ailleurs de ce qui manque parfois à la
l distinction de ses sentiments et du style dans lequel
l elle les traduisait, combien ici elle se relève! C'est
[ soixante ans après sa mort que des billets aussi dis-
crètement conservés par Buzot que par elle-même nous
ont fait connaître l'objet de cet amour, et quels tendres
et déchirants aveux ! « Je ne dirai pas que j'ai été au-
devant des bourreaux, écrit-elle à Buzot; mais il est
vrai que je ne les ai pas fuis. Je n'ai pas voulu calculer
si leur fureur s'étendrait jusqu'à moi ; j'ai cru que si
elle s'y portait, elle me donnerait occasion de servir
ï... (Roland) par mes témoignages, ma constance et ma
fermeté. Je trouvais délicieux de réunir les moyens de
lui être utile à une manière d'être qui me laissait plus
à toi. J'aimerais à lui sacrifier ma vie pour acquérir le
droit de donner à toi seul mon dernier soupir. » Qui
pourrait sonder d'une main assez sûre le secret des
cœurs pour affirmer que, dans cette âme tout à la fois
si exaltée et si maîtresse d'elle-même , l'impossibilité
douloureuse de concilier l'amour et le devoir ^ n'ait pas
i. c Mme Roland médisait en parlant de l'union des cœurs vertueux et
en vantant Ténergie qu'elle inspire : « La froideur des Français m'étonne
c Si j'avais été libre et qu'on eût conduit mon mari au supplice, je me
c serais poignardée au bas de l'écliafaud; et je suis persuadée que, quand
c Roland apprendra ma mort, il se percera le cœur. » Elle ne se trom-
pait pts. • (Le comte Beugnot, Mémoires,)
SM L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
été pour quelque chose dans l'espèce d'allégresse
héroïque avec laquelle elle a marché au-devant de la
mort?
Toute la politique de Mme Roland , si ce mot peut
s'appliquer aux actes de sa vie publique, toute sa poli-
tique est conforme à cet esprit de résolution réfléchi
et éclairé, sans fanatisme comme sans défaillance. Dans
ses Mémoires et ses derniers écrits, ainsi que dans ses
Lettres de jeunesse, l'ampleur et l'éclat de son style,
ses invocations, ses exclamations, le train oratoire et
la phraséologie parfois si fatigante qu'elle tient de ses
maîtres du dix-huitième siècle, de Rousseau plus que
tout autre, risquent de tromper sur l'exactitude et la
justesse de sa pensée : au fond, si l'on écarte quelques
emportements k jamais regrettables, sa pensée est
presque toujours sage et mesurée. Mme Roland a l'en-
thousiasme de la Révolution, non l'ivresse. Elle n'est
pas seulement l'âme éloquente de son parti ; Robespierre
et Danton ne s'y trompaient pas : elle en est la raison
agissante. Par la passion, a dit Michelet, elle était
arrivée à l'idée et elle s'y tenait : cœur chaud, tête
saine. Jamais femme n'a moins connu ce que Rous-
seau appelait, en la gloriGant, c la folie » de la vertu.
Au lendemain des premières journées de 1789,
tandis que ses amis s'endorment dans les rêves ou
s'égarent dans les utopies, c'est elle qui les réveille
et les ramène au sentiment pratique des nécessités
présentes. Une Constitution qui établisse les droits de
la nation, des finances qui lui assurent un lendemain,
voilà ce qu'elle leur demande avec la précision et la
simplicité familière du bon sens. « Toute Parisienne
que je sois, je dirai que vous n'êtes que des myrmidons,
V.
Madame roland. 557
tant que vous ne yous ferez pas mieux instruire de la
partie des finances et de leur sage administration. Voyez
les ménagères connaissant le faible et le fort des maisons
comme des empires ; dès qu'on ne veille pas à la mar-
mite, toute la philosophie du monde ne saurait em-
pêcher une déconfiture. » Roland tombé, elle se tient
pour satisfaite qu'il ait fourni « ses comptes et ses
raisons y>. Ce qu'elle a à cœur de faire triompher, ce
sont les principes de justice, de fraternité, de rénova-
tion sociale dont elle a bercé sa vie. Elle a la haine de
l'anarchie et du despotisme des violents, qui en est la
forme la plus honteuse et la plus redoutable. Elle adjure
les sages de prendre le gouvernement de l'assemblée ;
elle gourmande leur inaction, leur faiblesse, qui laisse
le champ libre aux ambitieux sans scrupule : « Il
faut veiller et prêcher jusqu'au dernier soufQe, leur
écrit-elle, ou ne pas se mêler de révolution.... On
n'ose plus parler, dit-on ; soit ; c'est tonner qu'il faut
faire. La fermeté ne consiste pas seulement à s'élever
au-dessus des circonstances, mais à s'y maintenir : il
s'agit de rendre à la raison cette nation férocisée par
d'infâmes prédicateurs enragés. » La guerre et le sang
versé lui font horreur : c on n'en saurait être trop
avare ». Mais si la crainte du danger est nécessaire
pour fouetter les indolents, elle bénira la guerre. Elle
voudrait donner à Condorcet, « cette liqueur fine im-
bibée dans du coton », autant de courage qu'il a de
talent. Elle s'indigne de la médiocrité générale : un
homme ne sortira-t-il pas de ces inertes assemblées?
c Le sang lui bout dans les veines » quand elle entend
vanter les Parisiens c qui ne veulent plus de Deux
Septembre, comme si l'on avait besoin d'eux pour en
358 L'ÉDUCATION DES FEMMES PAR LES FEMMES.
exécuter un second alors qu'ils n'ont qu'à le laisser
faire ainsi que le premier ». Quand on lui présente
le décret d'arrestation rendu contre les Vingt-Deux en
même temps que contre elle, ce n'est point son sort qui
la touche, mais celui de « son pays perdu ». Ëcrouéei
l'Abbaye, elle éprouve un soulagement profond à pou-
voir se recueillir et retremper ses forces dans ses
réflexions et ses souvenirs. Elle est de longue main
préparée aux grands sacrifices. Les conversations des
geôliers , les bruits du dehors , les avertissements , les
menaces n'arrêtent ni ses méditations, ni son récit.
Elle écrit sous les yeux des misérables « qui l'auraient
massacrée, s'ils eussent pu lire une ligne ». En vingt-
deux jours elle a couvert trois cents pages. Achèvera^
t-elle le nouveau cahier qu'elle commence? On l'inter-
rompt pour lui apprendre qu'elle est comprise dans
l'acte d'accusation de Brissot. Le temps lui échappe :
c à suivre les choses pied à pied, elle aurait à faire un
travail pour lequel il ne lui reste plus assez à vivre »,
et elle se resserre, elle se résume. Le dégoût la prend
enfin, le désespoir l'emporte : « Je ne sais plus conduire
ma plume au milieu des horreurs qui déchirent ma
patrie ! s'écrie-t-elle : je ne puis vivre sur ses ruines,
j'aime mieux m'y ensevelir. Nature, ouvre ton sein....
Dieu juste, reçois-moi. »
Les contemporains eux-mêmes ne lui ont pas refusé
leur témoignage. « On jetait indifféremment sur la
même paille et sous les mêmes verrous », raconte
M. Beugnot, la duchesse de Grammont et une voleuse
do mouchoirs, Mme Roland et une misérable des rues,
1 n bonne religieuse et une habituée de la Salpêtrière.
Cet amalgame avait cela de cruel p6ur les femmes
MADAME ROLAND. S59
élevées, qu'il leur faisait subir le spectacle journalier
4c scènes dégoûtantes. Nous étions réveillés toutes les
nuits par les cris des malheureuses qui se déchiraient
•entre elles. La chambre où habitait Mme Roland était
devenue l'asile de la paix au sein de cet enfer. Si elle
descendait dans la cour, sa présence y rappelait le bon
ordre, et les femmes sur lesquelles aucune puissance
connue n'avait plus de prise étaient retenues par la
crainte de lui déplaire. Elle distribuait des secours
pécuniaires aux plus nécessiteuses et à toutes des con-
seils, des consolations et des espérances. Elle marchait
environnée de ces femmes qui se pressaient autour
d'elle comme autour d*une divinité tutélaire.... » —
< Tout était d'accord et rien n'était joué dans cette
lemme, a dit de son côté Lemontey; Mme Roland ne
fut pas seulement le caractère le plds fort, mais le
plus vrai de la Révolution. »
D'où lui venait cette sérénité soutenue avec tant de
•constance pendant cinq mois d'une captivité dont le
terme assuré était la mort? En même temps qu'elle
Ventourait des souvenirs de sa jeunesse, Mme Roland
réveillait dans son cœur les leçons des maîtres qu^elle
•avait pratiqués toute sa vie. Le nom de Rousseau était
lionoré dans les cachots de la Force. Adam Lux, envoyé
"de Mayence pour demander la réunion de son pays à la
Bépublique Française et jeté en prison pour avoir pris
la défense de Charlotte Corday, avait été fort surpria
tle ne point voir la France entière à genoux devant
les autels élevés par Jean-Jacques à la philosophie;
il s'entretenait souvent avec Hérault de Sécheiles
de VÊmilej dont Hérault de Scchelles avait apporté
im manuscrit tracé en entier de la main de Tau-
S60 LtDUGATlON DES FEMMES PâK LES FEMMES.
teur. Mme Roland, au cours de ses confessions, ne
manque aucune occasion de rendre hommage à celui
pour lequel elle avait professé un culte si sincère : elle
l'excuse de ses erreurs et de ses fautes ; elle le défend
contre ses ennemis ; ramenée par son récit aux impres-
sions de son voyage en Suisse, elle rappelle qu'elle
avait été scandalisée de ne pas trouver sa statue a
Genève ; mais ce n'est pas lui qu'elle choisit pour guide
suprême et pour appui dans ses dernières épreuves.
Sa mère autrefois Técartait de sa main et elle l'en
remercie : « Il n'avait déjà que trop contribué à déve-
lopper son faible, il l'aurait rendue folle ». Quand elle
dresse la liste des livres qu'elle veut emporter à
l'Abbaye, elle y inscrit en première ligne les Vies
de Plutarque, la nourriture de son enfance, V Essai
de Shaftesbury «wr la vertu ^ dont elle ne se sépa-
rait jamais, Tacite, son cher Tacite, qu'elle a lu trois
fois, qu'elle sait par cœur, qu'elle ne peut se passer
de reprendre chaque soir : Jean-Jacques Rousseau n'y
figure pas.
riN.
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Pll^FACB I
FtifEum 1
Madame de Maihtenon 73
Madame de Lambert ...• • 169
J.-J. Rousseau. . 217
Madame d'Épwat • • • ^1
Madame Necur . . , • 279
Madame Roi^kiio , • • 311
18768. — Imprimerie A. Lahure, rue d9 Flcurus, 9. à Paris
'ÊCNEHAL BOOKOINOING CO.
3!r!:'T COF>
TY CONTROU MARK
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STANFORD, CAUFORNIA
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