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LE BRAVE GENERAL
BOULANGER
Illustré de 35 hors-texte en couleurs
et de nombreux documents photogiaphicïues
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MARCEL SEHEUR, ÉDITEUR
10, Rue Tourlaque — PARIS
PREMIER CHAPITRE
COMMENT Boulanger devint
LE général Boulanger
Premier triomphe, — Apparition de Clem^enceau,
— Rue du Pot-de-Fer, avec les Communards. —
Henri V est sur la route, — Boulanger suit les
processions, — Madame Boulanger et le Père
Tripe, — Voici le Colonel,
Lorsque Victor-Hugo, vieillard retentissant de
verbes en folie, fut entré dans Paris assiégé, il
écrivit à — « ses frères Allemands » — une lettre
de sa meilleure façon. De gros baisers déchirés d'an-
tithèses fulgurantes, une clameur chevauchant les
sanglots et les rires, dressaient au-dessus de la
Ville, le Maître, Lui, l'Unique, criant au fond de
sa nuée :
Guerriers, allez-vous en d'auprès de ma personne!
Le lendemain, quand la servante favorite vint
pour tirer les courtines, il lui dit :
— Mariette, les Prussiens sont partis, sans
doute ?
— Que non pas. Monsieur, toutefois qu'il tombe
dans le quartier des choses qui n'ont pas bonne
mine î
— Alors, c'est qu'ils n'ont pas encore lu ma
lettre; mais ils ne tarderont guère.
Et le poète qui était d'une jolie humeur, car il
avait dormi sa pleine nuit, se mit sur son séant et
commença à prophétiser, de tous côtés, l'amour des
nations, la fraternité des peuples et la douce vertu
des paisibles Germains. Il parlait, bien abrité dans
son rêve et son oreille dure, et n'entendait pas
les obus qui semblaient le bafouer.
La coquine Mariette, tout en faisant ses range-
ments dans la pièce, riait de voir son maître en cet
état, et afin de le piquer un peu, elle bougonnait :
— Monsieur a raison, bien sûr; mais à moi,
pauvre, il me paraît que pour des frères, les gens
de là-bas tapent un peu dru ! Ce serait le cas de
8
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leur dire, comme chez nous : (( Si tu me parles
avec le bâton, je te réponds avec la fourche. »
L'enfant moqueuse fut, ce jour-là, plus sage que
l'aïeul à la grosse tête. Paris, à cette saison, n'avait
que faire de chimères cornues. Il fallait, une fois
encore, à la vieille Capitale, du sang pour cimenter
ses remparts en ruine et, sur chaque pavé, un
homme marié avec la Mort.
Il y en eut certes, de ces soldats perdus qui, le
désespoir entre les dents, marchèrent sur leur jeu-
nesse pour sauver leur ville. Avant la reddition,
Trochu voulut faire quelque chose qui ressemblât
un peu à ce que l'on attendait de lui. Ce fut la
journée de Buzenval. Folle équipée ! Soixante-
mille de la Garde Nationale, avec Henri Regnault,
dévalèrent les pentes boueuses des collines. Vers
Montretout, Bougival et les bords du fleuve, pleins
de gais souvenirs; du côté aussi de Versailles, où
était le vieux Guillaume, ils poussèrent leur pointe.
Les canons étaient perdus, embourbés on ne sait
où. Le Mont-Valérien, égaré dans la brume glacée,
leur mitraillait le dos au hasard. Ils tinrent jus-
qu au soir. Mais, quand une sale nuit menaça de se
jeter sur eux, les quelques survivants se replièrent
en assez bon ordre, vers les remparts.
Ce fut, cette nuit-là même, qu'aux avant-postes,
10
Gambetta plaidant
à Bobigny, les soldats d'un régiment d'infanterie
élevèrent leur colonel sur leurs épaules. Le contact
rude de ces mains, de ces bras calleux, et les accla-
mations mêlées aux tendres blasphèmes, tout cela
n'est-ce pas pour un chef, la plus suave caresse
d'amour?
Un grand gars à la redresse, un soldat battant
dur et dru, un colonel de trente-trois ans : voilà
Boulanger qui rit de tout son. visage ensoleillé de
barbe blonde et qui mord avidement dans ce
triomphe annonciateur de tant d'autres. Ce jour-là,
il avait quitté ses hommes et était allé faire le coup
de feu, du côté de Buzenval, marchant en volon-
taire, auprès d'un capitaine de ses amis. Et c'est
quand on l'avait vu revenir à la tête d'un gros de
fuyards qu'il avait raillés, que tout le régiment
s'était jeté sur lui, en criant : Vive Boulanger !
Durant tout le siège, ce 11# de ligne, dont il
est question ici, avait été tenu devant l'ennemi,
astiqué, ciré, les uniformes et les cœurs passés à la
pierre ponce. Le général Ducrot disait, au lende-
main de Champigny : (( Si nous avions quelques
unités comme celle-là, bien des espoirs nous se-
raient permis. »
Aussi, lorsque Trochu abandonna son comman-
dement, il ne manqua pas de signaler ce jeune
12
Le Duc d'Aumale
colonel à Fattention de ces Messieurs de l'Hôtel-
de-Ville. Sans tarder, on vint chercher Boulanger
en délégation et on le mena tenir séance, non sans
quelque mystère . Il s'agissait de résolutions extrê-
mes pour l'accomplissement desquelles on lui
donnerait pleins pouvoirs. Sans doute, cette ten-
tative désespérée n'était autre que la sortie
torrentielle dont rêvaient tous les Parisiens.
C'étaient la dictature militaire et l'épée de Bona-
parte que ces bons échevins offraient ainsi, au
futur brave Général, sur un plateau, aux armes de
la Ville. La pointe aigre du vent devait, en ce jour
de Janvier, pénétrer bien grisante, dans le cœur
glorieux de cet homme, déjà travaillé par son
destin.
On en était alors au 20 janvier 1871. Depuis
bientôt cinq mois, Gambetta, le vainqueur de
Sedan, le monstre enfanté par le désastre, occupait
tout le pays avec sa grande gueule. Braillard, dé-
braillé, sac à viande, licheur de chopines, enflammé
d'alcool, entre deux repas (il en prenait six par
jour), il vous envoyait dans les entrailles un cheval
de discours dont on restait prêt à braire. Palafox,
l'homme du siège de Saragosse, qui, pendant dix
ans, tint l'Espagne dressée contre Napoléon, ne
parlait que par sentences de trois mots, et il n en
14
LE COMTE DE PARIS
m
PHILIPPE, COnTE DE PARIS,
Aiixyi'juulrs maïKiMivn's liii !rrorps-18tt2
disait pas beaucoup dans sa journée. Le Gambetta
prétendait sauver la France par des discours. Il
organisait la Défense Nationale, avec les copains,
comme une partie de manille, au Café Procope.
Ainsi, parlons un peu de cet excellent bon de
Lissagaray. Le camarade Léon, l'ayant muni de
pouvoirs illimités, l'avait chargé d'organiser
l'armée du Sud-Ouest. Notre homme, petit jour-
naliste à la manque, s'habilla aussitôt en général
de Division et galonné d'or, un énorme sabre turc
traînant sur ses bottes molles, il arriva à Toulouse,
vers le 15 septembre 1870. Il s'installa à l'Hôtel de
la Division, là-même oii Soult, duc de Dalmatie, en
1814, dictait ses ordres pour la bataille de Tou-
louse. Lissagaray convoqua aussitôt le ban et
l'arrière-ban des garces de la Côte-Pavée et ce fut
une belle fête. Chaque jour, au frais petit matin,
une voiture fermée s'arrêtait dans la Cour d'hon-
neur de l'Hôtel. Les plantons se précipitaient et
c'était toute une cérémonie pour extraire du
véhicule. Monsieur l'Organisateur de l'Armée du
Sud-Ouest qui, quasiment mort de vin, avait souillé
son uniforme et blasphémait parce que l'on
oubliait son grand sabre.
Pendant que Bonvalet, maire du 3^ arrondisse-
ment, qui parle facilement et en abuse, expose ce
15
que l'assemblée attend du jeune colonel, celui-ci
médite, rêve et se dit : « Vais-je donc devenir le
collègue de Lissagaray? » Il écoute et croit entendre
dans les couloirs, la galopade de cette bande
de (( jean-foutre )), les Ferry, les Flourens, les Jules
Favre, les Delescluze qui, au 31 octobre dernier,
faisaient la petite guerre à l'Hôtel- de- Ville et se
disputaient un rogaton de pouvoir à l'heure même
où les Prussiens s'emparaient du Bourget.
Boulanger, tourné un peu de côté dans son
fauteuil, examine ces hommes rassemblés pour
une affaire aussi grave que le sort du pays. Comme
chef militaire, ce qui le frappe tout d'abord, c'est
leur mauvaise tenue; la plupart sont vautrés,
affaissés dans leurs vêtements avachis. Pour les
visages, ou ils ont l'apprêt, l'afféterie de 1 attitude
cabotine, ou trop cyniquement vrais, ils dénoncent
le redoutable afflux des sanies élaborées dans l'in-
timité des cœurs et des cerveaux. Parmi ces per-
sonnages, dont bien peu ont pour lui un nom, il en
observe particulièrement un que l'éclairage cru
de ce jour froid met, sans doute, en valeur. C'est
un petit, maigrichon, noiraud, au crâne énorme et
cabossé de Mongol, les yeux tournés dans la bile,
un jet de fiel tombant aux coins de la bouche avec
la moustache noire. L'homme est inquiétant, d'une
16
activité démoniaque; il mastique des mots durs et
sans se soucier de l'orateur en exercice, il les
envoie heurter les murs de la salle et il ricane :
hé ! hé ! Ce type redoutable est un médecin de
quartier, un certain Georges Clemenceau; il se
trouve là comme maire de Montmartre. Ses admi-
nistrés se préparent à massacrer des généraux. Lui,
se fait la main sur ce beau colonel : « une créature
de Badinguet, quelques galons d'or autour d'un
néant. Le moment sera gai, tout à l'heure, quand
ce militaire se lèvera pour répondre à la harangue
de Bonvalet. Celui-là, comme Trochu, doit avoir
quelque plan de bataille déposé chez son notaire.
Peut-être proposera-t-il aux conseillers municipaux
de s'en aller les pieds nus et le cierge à la main,
implorer Sainte-Geneviève. »
Le jeunet docteur Clemenceau, à la tête légère,
est alors dans sa trentième année. Il ignore bien des
choses et sa longue vie ne les lui apprendra pas
toutes. L'appel aux force divines, l'abandonnement
aux puissances éparses dans l'atmosphère des âmes,
offusquent son cerveau dyspeptique. Il vaut mieux
humer, dans le remous d'une assemblée, l'odeur des
pourritures et fonder sa vie sur la vase venue à la
surface.
L'aboiement des hommes sans maître recom-
17
mence à cette époque. Vous pourrez vous en gorger
tout votre saoul, Georges Clemenceau. Il vous plaît,
vous l'entendrez jusqu'à ce soir du 17 janvier 1920,
oii de mauvais chiens vous chasseront de la maison
que vous aurez sauvée.
Or, Boulanger était interloqué. Ces personnages
qui l'avaient convoqué et dont la qualité d'élus du
peuple et de détenteurs d'une fraction du pouvoir
le disposaient au respect et à la considération, se mi-
rent soudain à brailler à hue et à dia. Depuis l'en-
fance, nous marinons dans le parlementarisme, il
nous est difficile d'imaginer la surprise d'un homme
raisonnable au soudain aspect d'un semblable délire.
Au temps oii il était capitaine, Boulanger avait été
officier instructeur à Saint-Cyr pendant quatre ans.
Il avait donc l'habitude d'exprimer sa pensée à haute
voix et dans une forme précise et claire. Il devait
même plus tard user de la parole avec une certaine
désinvolture et fleurir de scepticisme souriant son
mépris des hystéries et du chiqué parlementaires.
Mais quitter un champ de bataille, venir s'asseoir
parmi des gens réputés sensés et les voir se jeter des
paquets de bouse par le visage et montrer moins de
dignité que des bestiaux sur un champ de foire, il y a
là de quoi éberluer un honnête homme. Notre colo-
nel, fort embêté de se trouver en si fâcheuse société,
18
Le Duc de Nemours
profita d'un instant d'accalmie pour exposer au plus
vite, que les discordes civiles ne faisaient point
bonne garde aux remparts et qu'il ne pouvait conve-
nir à un chef de mener ses soldats à une bataille
désespérée pendant que derrière eux, les factions
dévastaient leurs foyers. Et il s enfuit comme un
lieutenant qui a vu un créancier.
Quand il fut sur la place, devant l'église Saint-
Gervais, il s'ébroua et dit à son compère, le com-
mandant de Kerbrech :
— (( J'ai eu rudement chaud! »
Puis, comme six heures commençaient de sonner,
tous les deux s'en allèrent boire le coup chez un
mastroquet de la rue Bourg-Tibourg. H y avait là,
trois compagnons ébénistes qui venaient de dé-
baucher. L'un d'eux interpella les deux officiers :
(( C'est-il vrai que les enfoirés de là-bas veulent
nous livrer aux Pruscos? ))
Et du pouce, par-dessus l'épaule, il montrait la
direction de l'Hôtel-de- Ville. Un autre, qui était
un grand et gros homme, d'aspect honnête et pai-
sible, dit alors en parlant posément, d'une voix
douce :
— (( n y a quatre mois que l'on bouffe de la carne
On s est comme qui dirait, fait la dent dure. Eh !
bien, moi, je vous le dis : si jamais les autres
20
Le Duc de Chartres
entrent à Paris, il y aura du vilain et du gluant.
Aux traîtres, aux vendus, on leur y tabassera leurs
croupions de charognards » Et les trois hommes
rapprochant leurs têtes au-dessus de la table, s'en-
tretinrent à voix basse. En sortant, les deux officiers
aperçurent une foule misérable devant la Mairie
du IV®. C'étaient des ménagères qui faisaient la
queue pour recevoir leur médiocre ration de viande
de cheval et de pain pourri. Il tombait un mauvais
verglas et les pauvres bougresses, certes, ne
l'avaient pas bonne.
Boulanger se sentait gêné, comme s'il n'avait
pas fait son devoir. Il méditait plus qu'à son ordi-
naire et cherchait à distinguer vers quelle voie il
devait diriger sa vie de soldat heureux, parmi les
événements qui se préparaient.
Après la capitulation de Paris, Boulanger mena
son cher 114^ au fort de Montrouge. Là, il se tint
coi. Il faisait faire l'exercice à ses soldats et les
tenait aussi éloisjnés de Paris que de Versailles.
Bientôt, on constata que cette République, née
de la défaite, était pâlotte et sans beaucoup de
corps et que, pour qu'elle prît quelque force, il lui
fallait, au plus vite, un verre rasibus, plein de
^ros rouge. Les Grands Ancêtres de 89 ne s'étaient-
ils pas gorgés de chair humaine et n'avaient-ils pas
22
mis la guillotine à la base de leur système démo-
cratique et humanitaire? M. Thiers connaît son
histoire, il sait qu'il n'est pas de bonne République
sans guerre civile. Lorsque trente mille Français,
mis à mal, furent gisant sur le pavé de Paris, le
Foutriquet ajusta ses lunettes et constata que le tas
était assez beau pour que le Parlementarisme pût
édifier dessus l'abomination de son monstrueux
pouvoir.
Dix ans après, la France avait son plein dos de
ce régime, et Boulanger disait alors : (( Si j'avais
su ! Quand je pense que je me suis battu et que
l'ai été blessé en défendant cp^^ '^^nq-là î »
D'ailleurs, en parlant ainsi, il exagérait son mancrue
de perspicacité et son dévouement. Pendant la
Commune, le colonel Boulanger, à la tête de son
114®, se retira dans l'accomplissement de son devoir
militaire le plus strict, ce qui n'était guère con-
forme à son allant, à son abatage. Lorsque les
trouDes Versaillaises entrèrent dans Paris, le hitvr
Général quitta le fort de Montrouge et se pré-
senta a la Barrière d'Erf^^ avec son régiment. Il
y avait bien là une barricade, mais elle était
abandonnée. Ce fut donc comme une promenade
militaire jusqu'à la Gare Montparnasse, puis par
le Boulevard, la rue Vavin et les jardins du
24
Le Général Boulanger en grande tenue
Luxembourg, jusqu'aux abords du Panthéon. Là, les
choses se gâtèrent quelque peu et il y eut fusillade
avec une bande d'abrutis qui, embusqués derrière
les grilles de ce monument, tiraillaient avec de
vieux pétards à la noix. D'ailleurs ils n'insistèrent
pas et filèrent avant que les soldats fussent arrivés
à leur portée. Le régiment poursuivant sa marche,
entreprit la rue Mouffetard. Boulanger, gaillard
sur un alezan de petite taille, précédait sa troupe,
seul à quinze pas. Il était, à son ordinaire, pavoisé
de sa barbe dorée et de cette allégresse intérieure
et de la bienveillance universelle que répandait
autour de lui, le sourire de ses yeux clairs. Au-
dessus de la ville en délire, il y avait quelques
nuages floconneux gros et ronds comme des têtes de
pommiers en fleurs, et tout autour, un petit ciel
vert et piquant; c'était comme une rasade de
piccolo. On avait envie de le faire au sentiment et
de sangloter une romance éperdue d amour, à la
manière de Paris. Or, par un jour pareil, des
hommes du même pays, de la même ville, du même
quartier, quasiment des frères, en somme, étaient à
s'écourger dans tous les coins; et sur les hauteurs
de Belleville, à quatre pas de la Porte des Lilas,
qui devait embaumer, ce jour-là, de pauvres et
criminels idiots aussuraîent le bonheur du peuple,
26
L
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en massacrant une douzaine de curés. Ces prêtres
moururent en héros, et leurs assassins? Nique-
douilles comme devant.
Mais revenons à notre ami Boulanger, qui va
par la rue Mouffetard. Il a le sabre au fourreau,
les pistolets dans les fontes, les rênes dans la main
gauche, le poing droit sur la cuisse, le coude en
dehors; son attitude est martiale et, quoique na-
turelle, paraît un peu apprêtée. Il regarde les
fenêtres et, ma foi, on s'attendrait presque à le
voir saluer. Or, comme il arrivait à la hauteur de
la rue du Pot-de-Fer, et que le nez de son cheval
avait déjà dépassé cette rue, un coup de feu re-
tentit sur la droite, et Boulanger fut atteint au-
dessus du coude. Il faut avoir le diable dans le
ventre. Un ouvrier, un gosse de vingt ans, s'était
accroché comme une enseigne, au-dessus d'une
boutique de bougnat, dans l'encorbellement d'une
lucarne. C'est de là qu'il tirait, au jugé, dans la rue
Mouffetard. Les soldats furent bientôt sur lui, il
fut jeté en bas et exécuté sur le pavé, malgré que
Boulanger criât de le laisser et qu'il lui faisait
grâce de la vie. C'était un malheureux type, avec
une tête comme une barrique, tant et tellement
on la lui avait gonflée de vent et de sornettes. S'il
eût vécu, certes, il aurait braillé : « Vive Boulan-
28
ger ! )) comme pas un et voté pour lui des deux
mains. Les soldats étaient si furieux de voir leur
chef blessé, qu'ils fusillèrent la maison de feux de
salve et ne laissèrent aucune vitre saine.
Le Général, marquis de Galliffet, ligure légen-
daire de sabreur forcené, était un de ces hommes
excessifs dont lardeur opportunément lâchée ou
contenue, est précieuse à un pays. Pendant la
Commune, il fut à son affaire et les hommes du
IV-Septembre qui foiraient à Versailles et trem-
blaient pour leurs fromages, trouvèrent en lui, le
costaud derrière qui on peut fanfaronner. Au
moment d'entrer dans Paris, il gueula une procla-
mation : (( Les bandits de Paris m'ont assassiné
mes soldats. Je déclare à ces assassins une guerre
sans merci. » Et là-dessus, je vous prie de croire
qu'il n'y fut pas mollement avec les mitrailleuses.
Boulanger, lui aussi, fut un mâle de forte race
mais plus compliqué, plus oriental et moins bar-
bare. Quand il tint la gloire sous ses flancs, il
suspendit la violence qu'elle attendait de lui et ne
craignit pas de laisser la douceur, la bonté même
corrompre le désir de son cerveau. A Champîgny,
quand une balle lui eut fracassé l'épaule, il ne
céda pas un pouce de terrain au sort adverse. Porté
à bras par quatre sapeurs, il continua à com-
29
mander à ses soldats et la nuit venue, reposa parmi
eux, sur la terre nue, son corps ensanglanté. Et
cette volonté héroïquement tendue faisait le tin-
tamarre dans la tête des chefs et des pairs qui en
venaient à attendre tout de cet homme, même le
moins attendu. Il excelle en tout, ce bougre-là,
disait-on, jusque dans sa façon d'être blessé.
Aussi, quand après le coup de feu que lui tira
ce mal-foutu de la rue du Pot-de-Fer, on vit notre
jeune colonel laisser tout en plan, la chose fut re-
marquée. Mais lui, qui savait oii il allait, se fit
porter pâle et garda ainsi ses mains nettes de sang
français. Après la Semaine Sanglante, la Commis-
sion de Revision des grades lui fit payer ce manque
de zèle en ôtant de ses manches le galon gagné à
Champigny. D'ailleurs, la situation était encore
jolie; à trente-trois ans, lieutenant-colonel et com-
mandeur de la Légion d'honneur.
Il ne resta pas longtemps sur place. Deux ans
après, voici Boulanger de nouveau colonel et ainsi
qu'il le désirait, à la tête du 133' d'Infanterie, régi-
ment qu il avait formé et qui gardait fidèlement
son souvenir. Ce 133^ tenait garnison à Belley et
appartenait au 7* Corps d'armée, dont le grand
chef était, à cette époque, le Duc d'Aumale, fils
30
PAILLASSE (Chanson (l8 Béranger) - par MOLOCH
N lenn' qui vundra.j saufrai toujours
N laut point quia r cetlo baitse.
Boir'. manKnr, rire et fair' de» tours,
V.>yc7. comin'';* m'engraissa.
Un ^n« qui, ma foi,
aaut'motns gaiement qu'toi
Puisque 1' paya abonde,
N'saut point-z à denni,
Paillaa* , mon ami :
Saute pour tout le monda!
EN ROUTE POUR LE GUEULETON DE VERSAILLES
du gentil roi Louis-Philippe et héritier du dernier
Prince de Condé.
Boulanger était un homme de peu de livres. Le
Père Dumas était son auteur de fond, et « Les
Trois Mousquetaires )), son livre de coin du feu. Il
n'était donc pas Stendhalien pour un sou et ne
s'embrumait guère le cerveau de patarafes sur l'art
de se débrouiller et de faire bonne et longue route.
Ce qui aurait pu gêner sa marche en avant, il le
laissait tomber et prenait au plus court pour
arriver à son but. Son but, en ce moment, c'est
d'être nommé général le plus tôt possible. Le
meilleur moyen, il le discerne à l'instant, avec une
lucidité assez inquiétante. C'est un spectacle d'une
haute saveur que de voir notre futur Brave Général
Boulanger s'en donner à cœur joie, non seulement
à Belley, mais bien dans tout le Bugey et encore
dans la Bresse et la Principauté de Bombes et les
territoires circonvoisins de la Bourgogne et de la
Franche-Comté. Son zèle se répand jusqu'à Besan-
çon et atteint le regard de Monseigneur le Duc
d'Aumale, et la farce est jouée, car le Duc est tout
puissant, dans l'Armée.
L'époque est telle, que (a France en connut peu
d'aussi délicieuses. C'est une idylle bleue et blanche.
Henri V est sur la route, il va venir et la Bien-
31
heureuse Marie-Alacoque le conduit. Les confréries
et les archiconfréries tendent sur le territoire, le
subtil réseau de leurs pieuses intrigues. Les suaves
paroles des hymnes à la Vierge Marie entretiennent
dans l'air des villages et des bourgs, une douceur
gaie et tout à la fois recueillie, qui est bien de chez
nous. Un bel officier de cuirassiers, le comte Albert
de Mun, va par les rues de Belleville, de la Villette
et de Montparnasse, il tend les mains aux ouvriers
et panse les blessures que d'autres soldats ont
faites. A Paray-le-Monial, le 29 juin 1873, devant
40.000 hommes venus en pèlerinage, Monsieur de
Belcastel, député de la Haute-Garonne, prononce
au nom de 150 de ses collègues, les paroles d'une
solennelle consécration de la France au Sacré-
Cœur. Et c'est assurément la seule fois qu'un
membre du Parlement ait dit quelque chose de
sensé. Vers cette même date, le duc de Broglie
président du Conseil, ne parlait pas non plus trop
mal quand il déclarait : « Occupant la situation
que nous avons aujourdhui dans le pays et dans
l'Assemblée de Versailles, nous serions impardon-
nables si nous ne tentions pas de restaurer la Mo-
narchie. » Bref, et pour tout dire en peu de mo^-
la France paraissait sur le point d'avoir à nouveau
ces trois choses qui toujours lui furent si bienfai-
32
LE BOULANGISTE
filAECTEUR :
PAUL IMPRESARIO
RÉDACTEUR EN CHEh
T'ZIM BALABOUM
PORTRAITS DU GÉNÉRAL (Physique)
L« G«>néral en pied Le GOnoial
Miuaiil le peuple.
'^^^^ ^m.
Le Général au l»«.
Le Ceuei-aiavecf barbe
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Le Génôiral
Le Général de oroK), en grande tenue
Le GfHêi-al a cheval. Le Général fuinanu
PORTRAITS DU GÉNÉRAL (Pbvsique) (Suitft)
c^^i
Le G<*ûéral en ctvi' Le Général à la tribune.
-C Général Uranl en l air. Le Général iiprc
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JLeGéûéral au travail. Lp Général après Lo Général après 1« «iuel.
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Le Général côi- nu>c
par la proj-^i
PORTRAITS DU GÉNÉRAL (Moral)
V
Sou» l'Empi!»
Sous Mac-AUlion.
Sou» Orévy
(Iremiore presidunr*
Sous Or<5vy
(d<*uxtdaie prCiiddac
santés : un Roi, un Père jésuite et un banquier
israélite.
Boulanger était à Paray-le-Monial. Il y était venu
de Belley, en voisin, et sa présence fut remarquée
quand de sa belle voix de commandement, il
chanta avec les camarades :
Dieu de clémence,
O Dieu vainqueur.
Sauvez, sauvez la France
Au nom du Sacré-Cœur !
Consciemment engagé dans cette attitude, notre
nouveau colonel devait surpasser les plus zélés, car
il y apportait son amour de la perfection ei son gé-
nie de metteur en scène qui ne lui permettaient
point, quoi qu'il fît, de passer inaperçu. Il existe
sur cette période de sa vie, un document curieux;
c'est une fiche établie par un ouvrier corroyeur de
Belley : « — Je vois encore le colonel Boulanger,
alors qu'il commandait le 133' de ligne, le 26 juil-
let, le jour de la Saint Anthelme, la Fête Patro-
nale, suivre en uniforme, très droit, la proces-
sion, s'arrêter aux reposoirs et chanter les can-
tiques. Il ne manqua pas de présider une distribu-
tion des prix au collège ecclésiastique. C'est lui
qui fonda la messe militaire en musique où il assis-
35
tait à la tête de son état-major, tous les dimanches,
à onze heures. ))
Lorsqu'il s'agit de faire la bête, il y a toujours
un député qui rôde dans le pays. Nous avons, sur
le même sujet, un mouchardage d'un certain
Guillaumou, député du Rhône. « A Bellet, il
suivrait les offices du dimanche avec une parfaite
régularité. De plus, il était le commensal assidu de
Monsieur l'évêque du diocèse. En un mot, il a laissé
dans cette garnison, la réputation d'un clérical ren-
forcé. )) Et, circonstance aggravante, cet évêque
n'était autre que Monseigneur Luçon, qui, depuis
fut cardinal dans Reims envahi, asségié et bom-
bardé. Les renseignements que le corroyeur et le
député communiquaient au Ministre Constans, en
1888 et que nous venons de citer, auraient pu être
plus complets. En effet, nos deux mouchards pou-
vaient faire revenir dans leur casserole, le propos
suivant : (( Lorsque le colonel du 133* allait à Be-
sançon, faire sa cour à son chef, le duc d'Aumale,
il circulait par les rues et places de la ville, portant
sous le bras un paroissien qui, par son énormité,
était presque un missel de maître-autel. »
A Belley, Boulanger habitait un ancien prieuré,
long bâtiment gris à un seul étage et construit
devant un jardin potager, au fond d'une cour pavée
36
TTïWSÏÔW
,bénerai Boulanger .^
de pierres grises. L'aspect monastique de cette de-
meure était accru par le haut mur et le porche
presque monumental qui la séparaient du
boulevard du Mail, sur lequel elle était située,
interdisant que parvinssent jusqu'à elle, les très
médiocres agitations de cette voie. Certes, dans
toutes les miaisons de la petite ville, on menait une
vie retirée, un peu parcimonieuse, un peu triste,
un peu douce, avec des peines et des joies long-
temps goûtées, mais, chez le colonel, ce n'était
plus l'absence de couleurs éclatantes, la monotone
uniformité des teintes nevitres, on remarquait bel
et bien, le brou de noix de l'austérité. Il y avait
là, pourtant, deux petites filles : Marie, brunette
d'une gravité charmante, et la blonde Marcelle aux
yeux de pervenche, dilection de son père dont elle
était le portrait. Sur ce foyer, l'influence de la
mère s'étendait comme une ombre glacée. Et
l'heure est venue de parler de cette épouse qui
porte une lourde charge de responsabilité dans le
tragique destin de son mari.
Madame Boulanger était une grande bringasse
de femme dévotieuse, renchérie, trop pourvue de
qualités insipides et plus agressive dans sa vertu
qu'une jument de gendarme. Chez elle, on ne
faisait jamais gras, même quand elle servait
38
de la viande. Les rôtis de couvent au jus en lavasse
étaient son fait, et les pets de nonne, gonflés de
mortification, son dessert de choix. A trente-cinq
ans, elle avait perdu le souvenir d'avoir été jeune.
Quand elle s'asseyait à la table familiale, c était
pour elle un objet de scandale que l'éblouissant
visage de son gaillard époux qui, plus âgé qu elle
de deux ans, semblait quasiment un fils déjà crû
et qu'elle aurait eu dans son jeune temps.
Elle était toujours fourrée chez les Pères Ca-
pucins de la rue du Chapitre et il ne s'en manquait
pas de beaucoup que ce ne fût elle qui les
catéchisât et qui. du haut de son chameau de jan-
sénisme, ne leur reprochât leur suave et souriante
vertu Franciscaine. Elle avait pour directeur de
conscience, le Père Tripe, un ancien officier de
Cent-Gardes et un drôle de corps. On racontait
au'un jour, à l'éailise Saint-Anthelme, il avait sorti
du confessionnal, à 2;rands coups de savates, le
Président du Tribunal, dont les péchés, sans doute,
l'avaient indigné; puis qu'à deux genoux, au
milieu de l'église, il avait demandé pardon au
pauvre magistrat de ce mouvement de violence. A
cette pénitente exaltée, dès qu'il la voyait surgir
toute confite, nresque blette de dévotion, il criait :
(( Foutez-moi le camp! le bon Dien n'est pas ici.
39
Il habite boulevard du Mail, Il a le visage barbu,
et cinq galons sur chaque manche. » Mais, comme
il arrive souvent, la brutalité du confesseur était
un aiguillon pour le zèle de la dévote.
Le Père Tripe avait, par contre, la plus grande
estime et même un peu d affection pour le colonel.
Avec cette verve populaire qui le faisait recher-
cher dans les salons, il répétait souvent : (( Je
connais le boulot peut-être. Eh ! bien, je vous dis
qu'il ira loin, ce gars-là. )) Et le regard fin et pers-
picace^ dans le visage énorme et alourdi de graisse,
il ajoutait : « Ce qui me tarabuste, c'est qu'il est
un peu tendrelet et malléable à merci. Voilà où
^ît le lièvre. Je le lui dis souvent : Trédame !
Co^oneL un Breton comme vous, soyez bretonnant.
Pennhouët, tête de bois et secouez-moi Madame de
la bonne manière. ))
Boulanger ne secouait pas sa femme; il acceptait
au contraire le genre de vie qu'elle avait établi (;t,
quoi que l'on pût en croire, il y trouvait son
compte. Ce n'était point, d'ailleurs, par calcul,
mais bien par gentillesse d'âme et aussi par une
certaine faiblesse de oaractère que le Capucin avait
devinée et qui, un jour, devait mettre celui à qui la
France eût volontiers confié son gouvernement,
aux pieds d'une maîtresse.
40
Mais, à l'heure où nous sommes, quand Boulan-
ger mène dans la calme Belley, cette existence
sobre et sévère, n'est-ce point comme une retraite
fermée, une préparation aux triomphes futurs?
C'est là qu'il a acquis cette belle condition phy-
sique, cet air de jeunesse et cette jolie coloration
du teint qui devaient émerveiller les Parisiens. Il
s'est endurci à toutes les fatigues, il s'est, notam-
ment astreint à devenir un cavalier accompli.
Chaque matin, lorsqu'il se présentait à la ca-
serne, à huit heures, il avait déjà deux heures de
cheval dans les jambes. Sur un côté de sa maison,
et en rectangle le Ions; du jardin potager, il y avait
une ancienne chapelle au chevet arrondi. Boulan-
ger en avait fait couvrir le sol d'une couche de
sciure de bois. Par le portail au cintre bas, il in-
troduisait malaisément un cheval dans ce manège
d'un genre nouveau et pendant un bon bout de
temps, chaque jour, il pilait du poivre et faisait
l'école du cavalier à l'abri de tout regard indiscret.
Ce lieu était humide et sombre; un vitrail
embrumé par le souffle des ans, l'éclairait chiche-
ment et les jours de neige, quand il y avait un
reflet éclatant, on distinguait parfois contre la
voûte verdie de salpêtre, le mystérieux sourire de
Notre-Dame de Recouvrance. Des chauves-souris
41
hivernaient là; réveillées par le bruit, elles vole-
taient pesamment autour du cavalier et, au dehors,
on entendait le bruit sourd des ruades que le che-
val épouvanté lançait contre la muraille.
Avec un colonel de ce style, on pevit deviner
que le régiment en prenait pour son matricule. La
situation ne saurait être mieux fixée que par ce
couplet populaire :
Quand Vhomme de Garde crie :
Sergent, voici le Colonel!
Aussitôt entrent en danse
Jusqu'aux châlits dans la caserne.
Le 133® avait un de ses bataillons à 30 kilomè-
tres de Belley, au Fort de l'Ecluse qui, en haute
montagne, garde un pont-levis sur la route de
Bellegarde à Gex. Au plus rude de 1 hiver, c'était
pain bénit pour le régiment que de s'en aller avec
tout le fourniment sur le râble, faire visite aux
camarades du Fort. On partait au petit matin et
on rentrait le soir avec 60 kilomètres dans les
pattes, sans un seul traînard et tout le monde mar-
chait, depuis le colonel jusqu'au dernier garde-
mite. C'était réussi comme travail d'entraînement.
D'ailleurs, et c'était la plus grande preuve de son
habileté, les soldats ne gardaient aucunement ran-
42
cune à leur chef de ces petites plaisanteries. Dans
chaque fraction du régiment, régnait cet esprit de
confiance et de honne camaraderie que Boulanger
avait l'habitude de créer autour de lui. Ce n'était
pas une attitude, une pose comme celles des poli-
ticiens dont la haute bonté et tendre libéralité
s'épanchent en poignées de mains moites de pro-
messes à la je-m'en-fous et en paroles dégouli-
nantes de fausseté. On savait que le colonel était
franc et trébuchant comme un de ces gentils louis
d or que la République nous a volés, et le plus mal
ficelé des pousse-cailloux n avait pas les foies pour
venir trouver le vieux et lui conter son petit boni-
ment. On le quittait toujours ragaillardi avec, le
plus souvent, dans le creux de la main, une pièce
de trois ou quatre francs pour boire chopine avec
les hommes de la Classe.
La seule détente dans cette vie rude et austère,
c'était quand le Commandant de Kerbrech venait
à Belley faire visite à son compatriote et camarade
de promotion. Ce Kerbrech était un homme de
cheval accompli, avec cela joyeux compère et bu-
veur et mangeur, vermeil de trogne, haut sur
cuisses et plus chargé d'épaules que de ventre. Avec
lui, Boulanger allait faire ripaille chez PernoUet,
cet hôtelier qui gardait les traditions de Brillat-
43
Savarin, le plus illustre enfant du Bugey. Après le
repas, nos deux amis s'aéraient, ils montaient à
cheval et partaient pour un raide galop à travers
la campagne. Quand la saison était pour cela, ils
partaient en forêt avec les trois chiens-courants du
colonel. Ils pourchassaient quelque vieux loup rou-
blard qui leur faisait voir du pays et qu'ils aban-
donnaient à la corne d'un bois, fourbu, mais
heureux de s'en tirer à si bon compte. Dans ces
affaires-là, de Kerbrech avait son cor de chasse,
dont il sonnait fort bien, et pendant ce temps.
Boulanger pour se faire les poumons bons, chan-
tait à pleine voix un vieux refrain de chasse, sous
les hautes futaies :
Mon père et ma mère m^avaient promis
Trois poils de brebis
Pour me faire un habit.
Les poils sont tondus . .
Uhabit est foutu
En 1879, le duc d'Aumale quitte le commande-
ment du T Corps, il est nommé Inspecteur Général
de l'Armée. Boulanger lui envoie une lettre d'adieu
où, comme toujours, il donne à son chef du Mon-
seigneur, en veux- tu, en voilà; il l'assure également
de son inaltérable dévouement et se déclare son
44
obéissant serviteur. Puis, pendant un an, il ne
souffle mot. En effet, s'il veut bien devoir au Duc
son titre de Général, il entend, avec son habileté
coutumière, se créer un alibi pour le cas où les
royalistes échoueraient dans leur tentative de res-
tauration, n déclarerait alors, comme il le fit étant
ministre : « Quand j'ai été nommé général, le géné-
ral Wolff commandait le 7* Corps, et le général
Farre était ministre de la Guerre. Donc, pas trace
de Duc dans mon affaire. » C'est ce qui s'appelle
avoir une mise sur chaque tableau. En réalité, dès le
3 janvier 1880, il écrit au duc d'Aumale la lettre
suivante :
Monseigneur,
(( Je n'ai d'autre appui que celui des géné-
(( raux sous les ordres desquels j'ai servi. Je viens
(( donc vous demander de bien vouloir m'appuyer
(( auprès de la Commission de classement, dans
(( laquelle, à beaucoup de titres, vous aurez cer-
(( tainement une situation prépondérante. Je ne
(( vous parlerai pas de mes services : vous savez
(( qui je suis. Je nie permets seulement de vous
(( dire que je me trouve le treizième des colonels
(( proposés à la suite de l'inspection générale de
(( 1878, pour le grade de général de brigade, et que
(( si les vacances existant aujourd'hui étaient rem-
45
(( plies, je serais à peu près le huitième. Dans ces
(( conditions, j'espère beaucoup, et, comptant sur
(( votre bienveillant intérêt qui m est si connu, je
(( vous prie. Monseigneur, d'^agréer, avec la nou-
(( velle expression de ma gratitude, l'assurance de
(( mes sentiments les plus respectueux et les plus
(( dévoués.
(( Colonel Boulanger. »
Evidemment, les services du colonel parlent
pour lui ; Cinq campagnes de guerre, cinq bles-
sures : Italie, Kabylie, Cochin chine, Champigny,
Siège de Paris. Le duc d'Aumale connaît le dossier,
il connaît l'homme et même assez intimement, puis-
que il a été reçu par lui à Belley et s'est assis à sa
table. Il a inscrit sur lui une note curieuse dans les
dossiers officiels : « Excellent officier, actif, très
intelligent, mais mal élevé. » Sans doute, le Prince
a-t-il remarqué chez Boulanger, ce côté énergu-
mène qui est fréquent chez les grands vivants et
qui était si développé dans Napoléon I". D'ailleurs,
le Duc a sans doute d'autres notes sur son subor-
donné et qui ont, celles-là un caractère plus con-
fidentiel, plus personnel : (( Officier bien pensant,
sur lequel on peut entièrement compter. Sera très
utile à la tête d'une brigade de cavalerie. »
46
LES PIOUPIOUS D'AUVERGNE
I
0<'&Qil les pioupious (l'AuTergae ironl en guerre
Lo canon tonnera
l'wiir »ur on dausciM.
Ou ti'mnptTa la Miupc daur la irnodc. MupiKr»>.,
El pour la manger
Oq lie slE pa.<isera ikis di- Uuulainçrr
En avant la grosse-caisse!
Quoi qu'il en soit, les premières hirondelles qui,
à ce printemps-là, arrivèrent dans le ciel de Belley,
jetaient sur les manches de Boulanger, ces étoiles
dont il rêvait sur les bancs de Saint-Cyr. Certes il
n'avait jamais douté de les gagner, puisque, dès sa
première année d'école, il disait à ses camarades :
(( Je serai général et ministre de la guerre ». Donc
à la fin d'avril 1880, il recevait la lettre de service
qui le nommait au commandement de la 14® Bri-
gade de cavalerie à Valence. Et cela arrivait
47
comme un bouquet de fleurs pour le jour de son
anniversaire, puisqu'il était né le 29 avril 1837.
Tous les camarades complimentèrent aussitôt en
lui, le plus jeune général de l'armée françaisci.
Boulanger remercia et sans perte de temps, courut
chez le plus proche maître-graveur. Sur une plaque
de cuivre, vierge de toute atteinte, son orgueil plus
moirdant que l'acide, imprima en capitales ma-
jeures, les trois mots sous lesquels il va se pré-
senter à la gloire et à la postérité :
LE
GÉNÉRAL
BOULANGER
DEUXIEME CHAPITRE
EN ROUTE POUR LE MINISTERE DE LA GUERRE
A la Hussarde. — Boulanger et Emile Loubet dans
la Répugnance. — Le brave Général fait un peu
la noce. — Une bonne leçon aux Yankees. --
Sarabande ministérielle. — Le lieutenant Driant.
— Boulanger devient Ministre.
Les Hussards de Valence firent la bouche en cul
de poule. C'était écœurant : voici qpi'à cette heure
on imaginait de leur donner pour chef un officier
d'infanterie. Pourquoi pas un facteur rural? Sacrée
République, saucisse de Gouvernement! A peine
débarqué sur les bords du Rhône, notre frais gé-
néral vit que ses cavaliers étaient retranchés dans
leur petit quant-à-soi, et comme il ne manquait pas
d'estomac, il pensa aussitôt à les déloger à la hus-
49
sarde. Il fit paraître au rapport, une note indiquant
que le nouveau général, afin de faire leur connais-
sance, invitait tous les officiers à un déjeuner qui
devait avoir lieu à l'Hôtel du Dauphin. Le procédé
était inattendu et peu réglementaire. Comme apé-
ritif, ces Messieurs s offrirent la plaisanterie facile
et trop prévue, qu'il était naturel qu'un Boulanger
leur donnât à manger.
La chair fut copieuse et la boisson abondante.
Les convives mangèrent d'autant plus que la con-
versation se guinda dès le début et que les sous-
lieutenants, venus avec un certain appétit de fronde
et de gouaille, ne purent le satisfaire, impression-
nés par l'aspect du grand chef, magnifique dans
son uniforme neuf et qui, de plus, arborait certain
sourire blond, fleurant la raillerie. Au café. Bou-
langer se leva et après quelques compliments,
ajouta qu'il lui plairait, afin de parfaire une con-
naissance si gentiment ébauchée, de retrouver tous
ces Messieurs, dans un petit quart-d'heure, à cheval
sur le terrain de manœuvres.
Ce fut un beau défilé de faces pourpres. On était
environ le 25 juillet. En tout temps, ce n'est pas
une sinécure que de se mettre à cheval en sortant
d'un banquet. Mais quand, en outre, il s'agit de
chevaucher sous un soleil méchant, cela devient
50
une aventure où. si hussiard soit-on,on risque l'ébul-
lition du cerveau. Boulanger attendait son monde.
Les étriers bien chaussés, les rênes au bras, il fu-
mait, très frais, en vieil Africain qui en a vu
d'autres. Il jeta son cigare et dit au colonel :
— Je pense, colonel, que l'on a l'habitude de
sauter et de franchir les obstacles?
— Certes, mon général, répondit l'autre qui mé-
ditait une congestion; notre terrain est disposé
pour cela.
— Bien, nous allons le parcourir tous ensemble,
si vous le voulez?
51
Les officiers qui voyaient leur nouveau chef
monté sur une bête admirable, pensèrent qu'il
voulait se donner, sans grands risques, l'apparence
d être un bon cavalier. Mais le Général appela un
adjudant et lui demanda son cheval. Il se mit alors
à la tête du peloton et franchit à grande allure tous
les obstacles dont plusieurs étaient des plus diffi-
ciles. Et il ne les tint pas quittes pour cela. En
effet, sans souffler, il se lança à travers la plaine,
du côté de Loriol, dans une galopade effrénée. Nos
hussards, en habits de gala, la poussière entre les
dents, juraient que pour un fantassin, il les avait
eus, et même jusqu'au trognon.
Si les officiers durent s'incliner devant la maî-
trise professionnelle de leur chef, ils le boudèrent
malgré tout un peu, dans les rapports mondains. Il
est même séduisant de penser que cette attitude ne
fut pas étrangère à la très nette évolution politique
de Boulanger à cette époque. Pourtant, à notre
avis, il faut plutôt attribuer ce changement au tour
d'horizon que fit notre Général avec son habituelle
perspicacité et sa coutumière désinvolture.
Le Maréchal de Mac-Mahon, qui ne voulait ni se
soumettre, ni se démettre, vient de faire l'une et
l'autre chose. Alors que l'on attendait de ce
(( Bayard des temps modernes » quelques exploits.
52
EN REVENANT DE LA REVUE
caA.ysoy
Ciééo |iHr PAULUS à PAI. aiHi- (\'Ètv
OCLORMEL .1 GARNIER L.C. DESORMES
Moiiv! de Miirclie
15
1'.' (lIliPl.KT
Je MiislVlie('(riiirjo>eii>.'rii_iiiilJ»'.()pMihl«)H{;(empK
ja-vait* fuit l'pro-jet lyemm'ner rtra femin'.iiia Kujur.iiia fil -le Voir la rVu*
du qiiafnr/,' j"il .W\ A _ prè» a _ \oir cas.sé la croùtf Kn choeurnoiiH
uous siimm's miH en roiijH !,»•!» IViiiines avaient pris l'de.vant Moi jMoiinaitt
rhra» à bell' niu.ii)aii,Cti»cuii d\ail ein.por . (ei'Dqiioi pouvoir hou . lot
, ter O'aliord mm j*porlais les» pru.iieaux Ma fémur por.taitdeux janihou.
neaux Ma beir iiièr' cojniir IVi .roi Avait {n\' tèt' d« veau Ma f'ili* «nu
V . . REFKAIN,
rho.co . lai Kt ma Kwur deux «fiir^ sur {û pJat (iau
;l cou . (eiits NmiN inareliiuiis Irt.oin.phantH Kti al. tant à Loii^.
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Bientôt d'Longchamps on foui' la p'iouse,
Nous cmmençons par nous installer,
Puis j'débouch' les douz litr's à douze
Et Von s' met à saucissonner.
Tout à coupf on cri : Viv' la France!...
Crédié! c'est la r'vu qui commence,
J'grimp sur un marronnier en fleurs
Et ma femm' sur l'dos d'un facteur
Ma sœur qu'aim' les pompiers
Acclam' ces fiers troupiers
Ma tendre épouse bat des mains
Quand défilent les Saints-Cy riens.
Ma beU'-mèr' pouss des cris
En r'iuquant les Spahis,
Moi j" faisais qu admirer
Notr brav' général Boulanger
REFRAIN
Gais et contents
Nous étions triomphants
De nous voir à Longchamps
Le cœur à l'aise.
Sans hésiter
Nous voulions tous fêter
Voir et complimenter
L'arme française.
il rentre chez lui tranquillement et achète
de la terre pour y tirer le perdreau et le faisan
commodément. Et s en allant ainsi, comme un sage
ou comme un péteux, il semble bien emporter avec
lui un bon bout des espérances royalistes. Cette
vielle ficelle de père Grevy a été élu président de
cette République qui se fortifie de l'incroyable
faiblesse de ses adversaires. Les musiques militaires
célèbrent à nouveau (( le sang impur )) et (( les
sillons abreuvas ». Jules Ferry, devenu ministre,
monte à la tribune du Parlement; il dit : (( Ces
Messieurs sont servis » et pour apaiser leur grande
fringale républicaine, il leur donne à dévorer un
curé et trois bonnes sœurs. D'ailleurs, les ministres
se succèdent et se ressemblent comme les veaux à
l'abattoir. Il semble qu'il n'y ait qu'à se laisser
porter par le veule courant démocratique, pour
atteindre un morceau de pouvoir. Ayant donc fait
bonne provende à droite. Boulanger fit un à gau-
che bien marqué et s'engagea dans la route qui
devait le conduire rue Saint-Dominique.
A cette époque, il y avait dans le département
de la Drôme, deux partis : les Conservateurs ou
Dragons et les Républicains surnommés les Répu-
gnants. Dans la Répugnance, le personnage prin-
cipal était le vieux Madier de Montjau, député
57
perpétuel et même questeur de la Chambre. Deux
qualités principales avaient facilité la carrière de
ce Madier. Dès qu'il parlait, et cela lui arrivait
souvent, ses yeux «e remplissaient d'eau. Il s'était
donc spécialisé danc le genre larmoyant, et, quand
il était dans ses bons jonrs, il ne fimssait pas so*^
discours sans que tous les électeurs ne pleurassent
avec lui. Mais sa force principale était dans ce fait
qu'il était sourd comme une urne. Aussi, bien qu'il
fût de la race couarde comme un lièvre de mars, il
se fit le renom d'un héros lors du Coun d'Ftat dn
prince Louis-Napoléon. En effet, comme il n'en-
tendait pas les coups de fusil, il déambulait fort
gaillardement ce jour-là, sur le Boulevard Beau-
marchais et il v fut bel et bien blessé. Le père de
ce député fut l'un des 387 désju culasses qui volè-
rent la mort de Louis XVI. Et le sang répandu par
son père tourmenta Madier de Montjau pendant
toute sa vie. Au Parlement, quel que fût le débat
en cours, on le voyait se dresser de quart d'heure
en quart d'heure et déclarer : (( Parfaitement, on
a bien fait de lui trancher la tête. » Et dans ce
milieu burlesque, cela lui avait valu un grand re-
nom de probité et de constance politique.
Lin autre Répugnant de marque était Emile
Loubet, qui beaucoup phis jeune et au début de
— 58 —
sa carrière, était, dans les environs de sa quaran-
tième année, maire et député de Montélimar. Ce
fut lui qui, devenu Président de la République,
une vingtaine d'années plus tard, devait parachever
l'œuvre de Thiers. En effet, si celui-ci, pendant la
Commune, avait tué trente mille Français, Loubet,
lui, devait signer les lois qui jetèrent hors de
France, vingt-cinq mille citoyens. Mais à l'heure où
nous sommes, le Milou fait le bon apôtre. Plus bé-
nisseur qu'un chanoine prébende, il insinue de
bébêtes petites paroles d'amour dans le cœur de
tout porteur d'un bulletin de vote. Il a des accoin-
tances dans chaque camp. Il a épousé la fille des
quincailliers Picard, et la mère Picard, cela est bien
connu, appartient au parti des Dragons où elle a
ses principaux clients. Les jours de grand marché,
la mère de notre futur président, venait à la ville
sur son bourriquet. Elle arrivait de son patelin de
Marsanne pour vendre ses fromages rebrochons, et
installait sur le foirail, son petit éventaire et sa
grasse verve de paysanne méridionale. Comme elle
était férue de Répugnance, elle avait avec la mère
Picard, des engueulades provençales qui mettaient
en joie les populations, et faisaient à son fils de
bonne propagande républicaine.
Dans le département de la Drôme, principale-
59
meut dans la région Dauphinoise, les municipalités
étaient en grand nombre républicaines. Romans,
bourg-du-Péage, Saint-Jean-en-Royan et plusieurs
autres localités durent à cette circonstance de re-
cevoir la visite du Général Boulanger qui accompa-
gnait le vieux Madier ou quelques autres individus
de la même farine et se faisait, sans avoir Fair d'y
toucher, la bonne main pour ses entreprises
futures. Il ne se mettait point, d ailleurs, en grands
frais. La République qui est, par nature, mal
ficelée et de piètre figure, se trouvait toute trans-
portée parce qu'un bel officier avait Fair de penser
à lui faire les doux yeux, à elle, jusqu'alors dédai-
gnée. Le bruit ne tarda guère à se faire entendre
jusqu'à Paris, qu'il y avait à Valence un phéno-
mène, un général républicain. C'était tout ce que
souhaitait Boulanger qui, au fond, se fichait de la
Dragonne comme de la Répugnance et n'avait de
véritable amour que pour la Boulange.
Ce fut à cette époque de médiocre fréquen-
tations, qu'il commença à relâcher quelque peu
l'austère lien dont il avait tenu sa vie serrée de fort
près au pot-au-feu familial. Ses infidélités devenues
notoires, son éloîgnement désormais complet de
toute pratique religieuse, la nouveauté inouïe de
ses opinions politiques, accomplirent une sépa-
60
ration qui, entre sa femme et lui, était à l'état de
délicatesse aigre^douce. L'épouse fut heureuse de
se retrancher dans une attitude de victime gro-
gnonne, elle fut celle qui lève les bras au ciel et
qui, quels que soient vos besoins, vous offre le
piteux régal de ses rances sermons. Ce qu'il y a de
rare dans la vie de ce bougre de général, c'est que
cette fois encore, tout tourne à son avantage. Le
voici qui fa,it ses premières armes dans la noce et la
cascade. Aussitôt, les hommes de gouvernement qui
l'examinaient d'un air moitié figue, moitié raisin et
pensaient à s'inquiéter des avances de ce militaire,
l'étiquetèrent : (( jouisseur, n'a d'autre ambition
que celle de faire la noce », et n'hésitèrent plus à
utiliser ses services. Même, et l'on insiste là-dessus
parce qu'ils sont toute une bande de nigauds qui
voudraient enrôler notre général dans leur troupe
et faire de lui une manière d'innocent, on peut se
demander si Boulanger n'adopte pas à cette époque
l'aspect d un bambocheur aussi consciemment qu'il
avait joué les cagots à Belley. Malheureusement,
cette seconde farce est moins facile à donner que
l'autre. Il revêt, à Valence, une tunique qui lui
collera à la peau et jusqu'à le consumer tout entier.
En parlant de cette période de sa vie, le général
devait d'ailleurs dire, lui-même : (( Ma femme ne
61
m'était plus rien. Nous vivions côte à côte comme
deux étrangers qui ne restent l'un avec l'autre que
par une convention tacite, pour les convenances,
pour le monde. Dans ces conditions, il fallait bien
que je cherche ailleurs. Je me suis mis a courir le
cotillon, à papillonner de la brune à la blonde, à
voltiger de fleur en fleur, en m'attardant à peine à
celle-ci, davantage à celle-là, et en trouvant cette
autre tout à fait exquise, mais sans qu'aucune
m'enivre vraiment de son parfum ». Le style est
bien dans la manière du général, dont le goût ne
fut pas des plus sûrs. Il ne craignait pas un certain
clinquant et aurait volontiers mis sa main sur son
cœur pour pousser la romance, dans le genre teno-
rino. Ce travers est des plus sympathiques. Ce beau
général, nos amours, qui, la tête lourde de choses
grandes et belles, joue d'un mirliton bariolé sous
le balcon d'une j'olie, c'est Henri IV rêvant à son
Grand Dessein, à quatre pattes sur le tapis, avec ses
enfants sur son dos qui le talonnent et lui crient :
(( Hue ! dada ! ». C'est encore Chateaubriand,
revenant de Prjague et de l'audience solennelle du
roi Charles X, et qui seul, au fond de sa berline
touche d'un vieil accordéon.
Boulanger eut à Valence une aventure amou-
reuse assez voyante, avec la fille du marquis de
62
PARLEMENTAIRES VISSÉS
BÊVISSEUR8 DE PABXiBXBHTAIBES
Pravons, mariée depuis peu de temps au Comte de
Trêmes. Cette jeune personne était connue dans la
contrée, pour une délurée et qui même ne craignait
pas de cousiner avec l'extravagance. Elle avait,
depuis toujours, une passion pour les hussards. Dès
l'âge de quinze ans, elle prenait leur dolman pour
monter à cheval et souvent, ce qui est plus grave,
revêtait aussi la culotte. On imagine le scandale, à
une époque où les femmes portaient non seule-
ment la jupe longue, mais encore et sous le nom de
tournures, tout un assortiment d'histoires sur le
derrière. On racontait que la jeune Sophie de Pra-
vons, alors qu'elle avait dix-huit ans, ayant mis
l'uniforme d'un sous-lieutenant, aurait défilé à sa
place, dans un escadron de hussards, un jour de
grande prise darmes. Elle habitait au château
d'Aiguille avec sa mère et son grand-père, le mar-
quis de Nerbe. Ce vieillard vivait là dans un re-
tranchement farouche et on ne parlait de lui
qu'avec circonspection. On prétendait qu'il ne se
couchait jamais, ayant perdu le sommeil par de
graves remords de conscience et qu'il consumait
ses nuits à errer dans sa demeure ou sur le bord
des douves qui l'entouraient. Il avait perdu son
fils et son gendre, le marquis de Pravons, dans cette
manière de jacquerie qui suivit le coup d'Etat du
63
Prince Louis-Napoléon. A la suite de ces deux
morts, le marquis de Nerbe, alors dans sa cinquan-
tième année, avait pris la campagne avec son fusil
et ses chiens.
Un matin. Boulanger tout enivré de lui-même,
galopait dans cette contrée qui, à l'est de Valence,
(annonce déjà la beauté du Vercors. L'odeur acre
de verts halliers l'attira dans certains sentiers qui
bientôt le conduisirent à l'orée d'un parc. Il y fit la
rencontre de la ^eune comtesse de Trêmes qui,
juchée sur un break, était à dresser deux trotteurs
irlandais. On pense bien qu'elle n'était pas sans
avoir remarqué déjà la belle mine du grand chef
de ses chers hussards. Sans se mettre en frais de
longs compliments, elle déclara au général qu elle
était ravie de la rencontre. Lui, la considéra comme
une aubaine dont il se promit maint agrément. Il se
laissa conduire au château et même, comme on mit
en avant le prétexte d'une chasse que l'on prépa-
rait, il accepta l'hospitalité jusqu'au lendemain.
Il y eut au dîner quelques braves têtes de Dra-
gons, flanqués de leurs Dragonnes dont quelques-
unes étaient assez présentables. C'étaient les châ-
telains des environs et même deux ou trois hobe-
reaux venus du voisin Vivarais. Ils se montrèrent
d'abord passablement gourmés avec ce général
64
La Chambre des Députés
Répugnant. Mais cette satisfaction une fois donnée
aux principes politiques, ils revinrent bientôt à
leur humeur naturelle qui était la gentillesse et une
facilité d'accueil non exempte d insouciance et de
légèreté. Le maître de céans, le marquis de Nerbe,
qui présidait à table, ne disait mot et ne semblait
remarquer ni la présence du général, ni celle des
autres invités. C'était un grand vieillard tout con-
sumé comme un cep de l'autre année, avec un
visage d'ancêtre surgi de la conjuratoin d'Amboise.
La petite comtesse de Trêmes, plus blonde, plus
rose, plus endiablée et plus en verve que jamais,
ne se mettait point en peine de toutes ces attitu-
des. Elle se démenait sur sa chaise, bousculant
presque le général placé auprès d'elle. Il n'y en
avait que pour elle. Un brave monsieur tenait abso-
lument à dire son mot sur les flécrets, elle l'inter-
rompait, lui tirait la langue et se mettait à racon-
ter des gaudrioles. Puis elle interpellait son mari :
(( Qu'en pense le cocu ? » Comme on avait servi
un plat de venaison à la sauce poivrade, elle taillait
des mouillettes de pain et les ayant trempées dans
la sauce, elle les jetait à travers la table sur son
mari. Lui souriait avec indulgence et disait bonne-
ment: « Prenez garde, Sophie, de ne point tacher
nos invités ». Cet homme de cinquante ans, qui
66
La Marquise de Trêmes et sa cousine de Chomeraç
avait la mine assez haute et ne semblait pas
avoir été dépourvu d'esprit, en était réduit par l'ex-
trême amour qu'il avait pour sa jeune femme, à un
tel état de veulerie qu'il paraissait placé là comme
une loque de mauvais augure pour signaler le péril
de ce genre de passages. Et Boulanger, certes,
aurait dû ne pas négliger cet avertissement du
destin.
Or, la comtesse continuait à favoriser de ses gen-
tillesses son mari qui souriait, toussait avec embar-
ras et frottait son oreille droite avec la paume de
sa main.
L'atmosphère, autour de la table, était même
devenue assez lourde. Soudain, le marquis de Nerbe
parut sortir de son cauchemar. Brusquement, le
bras étendu, l'index pointé, il désignait le mari de
sa fille et il faisait entendre un cri strident qui était
sans doute, une manière de rire, mais combien
étrange ! Tout le monde en fut décontenancé. Le
général à qui ne ^déplaisaient point ces situations
fortes de beaucovip de choses non exprimées et qui,
seul, était de sang-froid, adressa à la maîtresse de
maison, un compliment qui remit tout le monde
d'aplomb. La comtesse prit son bras et l'on passa
au salon. "^
Là, et mieux qu'il n'avait pu le faire pendant le
68
repas. Boulanger examinait son hôtesse qui faisait
les honneurs du café, des ,Iiqueurs, de la verveine
et de la menthe. Elle portait une robe en brocart
Pompadour et satin bleu océan, avec draperies-
paniers relevées devant et un peu de côté par un
nœud à lon^s bout flottants. Son corsage, à longue
pointe, était légèrement ouvert sur un plissé à fleurs
et la basque du dos, nouée et chiffonnée en pouf,
•ormait tunique. Quand on connaissait les aven-
tures de cette cavalière, on n'aurait pu se l'ima-
giner aussi délicatement féminine. Sa faiblesse
blonde et rose, le mol contour de sa gorge ébauchée
étaient d'une très jeune fille. Rien n'indiquait la
femme musclée et l'ardeur de son sang. Rien, si
ce n'est la façon libre et hardie de porter la jambe
en avant qui révélait le genou et donnait à la jupe
longue un certain balancement.
La comtesse de Trêmes s était mise au piano et
sa main petite et pâle rêvait nonchalante sur l'ivoire
jauni. Non loin, un monsieur brun et languissant
s'efforçait à soupirer la romance de Lalla Roukh,
qui était alors le succès du ténor Capoul. Elle
l'écoutait et semblait ravie vers des lointains déli-
cieux, les cils abaissés; et l'arc adorable de ses
lèvres semblait celui-là même de l'amour. Mais,
tout-à-coup, elle plaqua un violent ^accord, au plus
69
dru de la belle romance et laissant ce brave homme
pantois et la bouche ouverte, elle attaqua dans un
frais éclat de rire, le quadrille du Pied qui remue:
y ai un pied qui remue
Et Vautre qui ne va guère.
Tai un pied qui remue
Et Vautre qui ne va plus,,.
Puis, afin sans doute de laisser ses invités sous
une impression plus douce, qui les inclinât mieux
au sommeil, avec un sentiment si vrai que l'on
était déconcerté par tant de contrastes, elle chanta
Ma Guadeloupe, de Gouzion.
Et chacun se retira. Mais, pour beaucoup, la
séparation n'était qu'apparente, car la nuit ne se
passa pas sans quelques rôderies dans les couloirs
du château. Le général Boulanger n'eut pas à s'en
plaindre, il ne fut pas délaissé et il fit le plus galant
accueil à ^certaine apparition blonde, trop ardente
et trop brève pour être importune.
L'humeur de la comtesse de Trêmes était trop
fantasque, elle ne pouvait fixer longtemps ce nou-
vel amant qui, au fond, était surtout heureux
d'ajouter un ragoût aristocratique à ses aventures
jusqu'alors assez plébéiennes. ^11 y gagna de raffi-
nement, une qualité meilleure de conversation,
70
plus d'entregent et aussi quelque exagération dans
sa désinvolture de joli garçon, ce dont, certes, il
n'avait nul besoin. Quoi qu'il en fût, ils se virent
tout cet hiver à Valence dans une garçonnière que
Boulanger avait dans une petite rue jouxtant la
Cathédrale et qui était, comme il ^convient dans ces
petites villes, connue de toute la population. Ils
se rencontraient aussi dans un pavillon de chasse
que le marquis de Nerbe avait dans une forêt, du
côté de La Chapelle-en-Vercors. ^Un garde-chasse
a raconté depuis qu'il avait souvent vu les deux
71
amants venir là, par des temps de grande neige.
Ils allumaient un gros feu de bois dans la salle du
bas et s'y tenaient avec leurs deux chevaux. Lui,
se guindant sur un billot, collait aux vitres d'une
lucarne son visage de sans vergogne, et les obser-
vait tout son soûl. Les chevaux broutaient leur
avoine sur le tapis de la table et tendaient vers la
flamme leurs bonnes têtes. La comtesse et le géné-
ral s'entretenaient, étendus sur des coussins, dans
l'amour jnême de Tâtre. Au très petit matin, nos
quatre amis sortaient et ils galopaient comme des
fous dans la neige molle, entre les arbres, au grand
risque (de se rompre le cou.
Il y avait un an que Boulanger était à Valence.
Vers cette époque, on commença à célébrer de
funestes anniversaires qui acheminèrent à la com-
mémoration de la grande ignominie de 1789. Le
bon roi Louis xvi qui avait donné à la France une
marine vraiment royale pouvait, certes, en faire un
plus profitable usage que celui de prêter assistance
aux jambonniers de Chicago révoltés contre leur
roi. Entretenir savamment, longuement cette plaie
au flanc de l'Angleterre, porter la guerre au Canada
et se saisir à nouveau de cette colonie; ajouter quel-
que bon lopin à notre domaine de la Louisiane ;
fomenter une active guerre de course contre les
72
^ aisseanx du roi George : puis, notre provencle
faîte, par une conver=!ion savante anî '^st tour rie
vieille guerre, essayer avec l'Aneilaîs l'areord des
larrons en foire : et, les reï)elles réduits à leur
devoir, conjure la Sainte- Alliance des lions pro-
fits ; voilà l'œuvre aue n'eût pas mancpiée un roi
de France dont l'esprit n'eût pas été 5:âté par les
l)asses rêveries d'une épocrue puante entre toutes.
Si l'erreur eut des conséauences graves, elle était
d'essence généreuse, aimalile. et T nuis xvi l'a expiée
trop durement, le pauvre, pour rpie Ton puisse
lui en tenir rigueur.
D'ailleurs, il ne s'as:it pas de cela, mais l>ien du
p'énéfpl Boulanger au'^ le 3 août 18??1, fut nommé
clief de la mission militaire mii devait représenter
la France aux fêtes du Centenaire de l'indépen-
dance des Etats-Unis. La délégation oui s'emliarcrua
sur le paauebot Le Canada, le 24 septembre, au
Havre, était assez décorative. Elle comprenait no-
"amment le r^iarauis de RochpmV»eî'u, M. d'^ Noaîl-
les, M. de Beaumont, petit-fils de ce îraffeur de
Lafayette et l'amiral Conrad. Et Boulanger ne
déparait pas la collection. Rochambeau, /dans la
brochure qu'il a écrite sur cette affaire, dit en effet:
(( Aux Etats-Unis, Boulanger j)ersonnifiLait l'armée
française de la façon la plus heureuse. Les hommes
73
admiraient la finesse de ses appréciations et l'éten-
due de son savoir; les femmes, sa tournure élégante
et martiale et la grâce de ses manières. A coup sûr,
la France ne pouvait avoir de plus séduisant repré-
sentant de l'autre côté de l'océan )).
Cet excellent marquis est trop gentil ! Mais il
y a quelque chose de plus important et c'est qu'en
Amérique, Boulanger eut la révélation de Boulan-
ger. En France, un militaire sent toujours coller
à ,ses bottes comme une boue visqueuse, la suspi-
cion du pouvoir civil. Quel que soit son allant, il
finit par contracter une démarche embarrassée et
pataude. Libéré .de cette contrainte, notre général
aperçut qui 1 était plus apte à occuper la première
place que la seconde. Aux Etats-Unis, il parla en
chef qui n'a de compte à rendre à personne. Il
parla et il agit. Au moment oii la délégation, à
Washington, allait s'embarquer sur le City of Cat-
skill pour descendre le Potomac et se rendre à
Yorktown, Boulanger ^constata que ce bateau arbo-
rait à côté d'un tout petit drapeau français un
immense drapeau allemand. C'était une politesse
bien américaine du secrétaire d'Etat Blaine. Le
général demanda aussitôt que fût retiré de sa vue
ce déplaisant emblème. Mais ce triple extrait de
Yankee s'obstina, car il prétendait que l'armée
74
Uoon^/xTM/r ^u^i«t«. jd <j^ ^>y>/>.-'^wLjyJ J Lvr OUt. OWw. ft*rv iL9tJ(jirmA.n^<J--/<^ ^^fTi.TJi.nv*^
ffu* a {^ravObTJI/rtJi éni. ùu^n.Cf'UEiU- li
cvvt tryL/i U*^ <Ki //â ^riftfc/i^ o-Uxt/ro <
"u (Làu^L
U ^ ^li^ U_^«#rr<4-
/~~ ?^
■V'--^'
rcU.
française envoyée par Louis xvi comprenait aussi
plusieurs mercenaires allemands. Sans doute, deux
douzaines de mangeurs de paille. Boulanger déclara
que si ^e drapeau allemand n'était pas immédiate-
ment amené, notre délégation n'avait plus qu'à
s embarquer sur l'heure jpour la France. Le Prési-
dent de la République, Arthur, intervint et satis-
faction fut donnée au général qui gagna dans cette
affaire un surcroît d'admiration de la part des
Américains, amateurs d'énergie. Ils eussent d'ail-
leurs r,i de toutes leurs grandes dents si les Fran-
çais avaient ^été les dindons de cette petite plai-
santerie.
Pendant son séjour dans les Etats, Boulanger
revit son ami de jeunesse, le comte Dillon qui se
trouvait à New- York où il avait affaire dans len-
treprise des câbles transatlant|iques. La marquise
de Hochambeau qui avait accompagné son mari,
et qui, en tout honneur, marivaudait avec le géné-
ral qu'elle taquinait sur son républicanisme et sa
libre-pensée, fut assez intriguée par les entrevues
que les deux amis avaient dans le plus strict tête-
à-tête. Elle disait: u Général, votre comte a la plus
atroce figure de conspirateur ténébreux. Que com-
plotez-vous donc avec lui ? » Le général riait et ne
disait rien, et la marquise ne se doutait pas à quel
76
cUu mmùmùT:
5^ ' "
■rctm'jfOi^'U. vra^/ jt/ru/ral^ ^
'/^ - "^ "^
X <i
l7/vau^Q._
^e^s».
7^^
'-'■or-h.il^oàcio^LJujt., O. ^-i.^*/, ^oU*-»-.»/^ Jfc</^/^M^*^^>^'/^^«yt^<»^»- <>/• t/*- A^'^/>-^^^y^ ff<*^ /tH4^^T)rU»u^ t^
point elle avait l'intuition de la vérité. Les deux
compères durent, en effet, à ce moment-là, rêver
ensemble maints projets dont l'heureuse fortune du
général pouvait ^faire des réalités.
Trois mois après son retour en France, Boulan-
ger est nommé, le 16 avril 1882, Directeur de l'In-
fanterie au Ministère de la Guerre. On ne dira
rien en ce moment, de tout le travail accompli par
le général pendant qu'il occupa ce poste. Un peu
plus avant, l'occasion se présentera meilleure de
jeter un regard d'ensemble sur 1 œuvre militaire
de Boulanger qui, fort loin d'être le fantoche que
beaucoup s'imaginent, se , présente au contraire,
aux yeux attentifs, les mains lourdes de travaux
utiles, de réformes durables. Et ce qui surprendra
peut-être plus encore, il paraît doué d'un esprit
de décision qui lui permet de résoudre des diffi-
cultés que d'autres laissaient languir dans la pous-
sière des dossiers. Ce fut d'ailleurs à cette époque
qu'il commença de conquérir dans l'armée cette
popularité qui devait atteindre une température
telle, qu'elle parut devoir tout enflammer d'amour,
chefs et soldats. Plus d'un sous-officier eut déjà,
dans son paquetage, le portrait aux belles cou-
leurs de ce beau général qui ne repoussait personne
et accueillait chacun par des paroles riantes. (( On
78
]^^e9 de par<Aes. j^ssons aux actes
LES piolPiois i)'alvi:r(;\k ((iai.siatii,ii
aiviilc)
VOTER POUR DEROULRDË. C'EST VOTER POUR MOI
rGénéral BOVLaSCF.R.J
La Dissolution ! - La Revisioil !! — Une Constituante
ne nous avait jamais parlé comme cela » disaient
après son discours, les élèves de la Flèche qui le
nommèrent, par acclamation, membre de leur
association.
Pendant les deux aimées qu^il occupa ce poste,
il vit se succéder au pouvoir quatre ministères.
Quelle sarabande ! Une vraie farandole de mardi-
gras ! Gambetta gouverne pendant soixante-treize
jours, puis la Chambre Jie renverse et, de son pas
lourd d homme fini, il va retrouver sa Léonie Léon
qui, quelques mois plus tard, devait lui faire passer
le goût du pain. Ensuite, c'est Freycinet, vieux che-
val de retour qui rue dans les brancards pendant
six mois. Mais voici Duclerc; ^1 connaît l'affaire,
il a déjà été ministre pendant trois jours, il y a
trente-quatre ans. C'est un foutu bougre de 1848.
Cela n'est encore rien ; le vrai de vrai, c'est Armand
Fallières. Comme il pèse 220 livres, il a la gentille
réserve de l'éléphant. Il devient Président du Con-
seil le 28 janvier et se retire le 17 février.
Bref, en ving-six mois, le Parlement fait défiler
devant lui, au pas gymnastique, soixante-cinq
ministres. Ce fut très drôle. Pendant que se joue
cette farce, l'Angleterre s'installe en Egypte et se
saisit du Canal de Suez. En France, au Pays Noir,
les mineurs étripent des propriétaires et des curés.
79
A Lyon, les amis du bon géographe et doux anar-
chiste Elisée Reclus, exposent leurs doctrines à
coups de bombes à la dynamite et écharpent cinq
cents chétif s chrétiens. Mais ce ne sont que broutil-
les et il n'y a pas que les députés qui aient le droit
de se divertir.
Le gros Armand congédié, Jules Ferry au très
grand nez, prend le pouvoir. Trois ans auparavant,
il avait été président du Conseil et avait à ce mo-
ment-là, malgré les députés radicaux et malgré Cle-
menceau, assuré à la France la possession de la Tu-
nisie. Mais la conquête terminée, il fallait organiser
le pays. Pour cette tâche. Ferry pense aussitôt à
Boulanger qu'il vient de voir travailler presque
sous ses yeux, pendant un an. Le 18 février 1884, il
le nomme général de division et lui confie le com-
mandement de l'armée d occupation en Tunisie.
En Afrique, Boulanger, toujours veinard, fait
l'acquisition d'un homme, il incorpore dans sa vie
cette chose merveilleuse, le dévouement d'un autre
être. Et la qualité de cette dévotion est telle, qu'elle
exalte celui qui la provoque et celui qui la donne.
Il rie fallait pas avoir l'âme moyenne pour fixer le
culte d'un héros.
A peine arrivé à Tunis, le nouveau connnandant
de corps d'armée se met en quête d'un officier d or-
80
donnance. Il s'informe de divers côtés et écrit no-
tamment au général Schmitz. C'était l'ancien chef
d'état-major de Trochu au siège. Les Parisiens l'ap-
pelaient Paul Oscar parce qu'il signait P. 0. Par
ordre. C'était un homme d'esprit et qui philoso-
phait curieusement sur le métier des armes. Il fré-
quentait le dîner des Spartiates oii se réunissaient
tous les quinze jours les Concourt, les deux Daudet,
Edouard Drumont, Ziem et quelques autres. Ce fut
lui qui signala à Boulanger le lieutenant Driant,
dont il écrivait : « C'est un jeune officier d'un mé-
rite absolument hors ligne. Je ne connais aucune
qualité qui lui fasse défaut et ce serait un véritable
cadeau à faire à un officier général que de le lui
donner comme officier d'ordonnance. »
Jamais, même aux temps des Ancêtres, on ne vit
un fait d'armes plus haut que celui ou Driant de-
vait trouver la mort. La défense du bois des Caures
au début de la bataille de Verdun, est une de ces
pages écrites avec le meilleur sang de la vieille race
française. Et il est très digne de mémoire que les
Allemands qui admiraient Driant et rendirent à
son corps les plus grands honneurs militaires, vou-
lurent associer à la gloire de ce héros le nom d'un
homme qui ne leur sembla pas avoir été étranger
à la formation d'un pareil soldat. En effet, la lettre
81
par laquelle ils annonçaient à Mme Driant le
malheur qui venait de la frapper, portait cette
adresse : (( A Madame Driant, née Boulanger. »
Tant qu'il eut les mains libres, Boulanger appli-
qua en Tunisie, ce genre de politique que le
Maréchal Lyautey devait définir dans cett<î for-
mule : <( Montrer la force pour ne pas avoir à s'en
servir. » Il pacifia le pays, organisa les confins, à la
garde desquels il commit des troupes tunisiennes
qu'il créa. Son autorité fut grande sur les chefs
arabes, car il eut l'habileté de frapper leur imagi-
nation au point le plus sensible. Par des tempéra-
tures de quarante-cinq degrés. Boulanger se livrait,
cjans la plaine brûlée de Kairouan, à des manœu-
vres militaires qui donnaient peu l'envie de se
frotter à des troupes entraînées de la sorttî. Mais
les deux plus sales ennemis qu'il eut à combattre
pendant son séjour dans la Régence, furent le
Résident civil, Jules Cambon, et le Président du
Tribunal, le nommé Pontois.
Cambon, ayant l'ambition de devenir un diplo-
mate républicain, pensait ne pouvoir mieux se
préparer à cette carrière qu'en recevant dans les
fesses, le plus de coups de pieds possibles. Quant
au Président Pontois, il coursait les petits garçons
dans les couloirs du Palais de Justice. Avec deux
82
abruti?; de cette sorte, on imagine ce que prenait le
prestige de la France. Aussi les Italiens qui ne pou-
vaient se consoler davo,ir raté la Tunisie, multi-
pliaient les insolences et les provocations. Le
général, qui n'avait pas flanché devant les Améri-
cains, n'allait pas se dégonfler devant trois
Krouniirs et quatre Raviolis. Il fit paraître un
ordre du jour par lequel il ordonnait à ses officiers
et à ses soldats de se servir de leurs armes quand
ils seraient attaqués ou injuriés. C'était le bon
sens même. Car il semble que Ton n'instruit pas
des hommese dans le beau métier des armes, pour
en faire le jouet de la racaille.
Mais en France, Ferry-nasibus avait été renversé
et triste oiseau le Brisson occupait la présidence
du Conseil. Il lui parut intolérable qu'un général
français fût à ce point énergique et fier. Il prit
aussitôt un beau décret qui donnait au Cambon le
titre de Résident Général et le commandement des
troupes d'occupation. Boulanger, par retour du
courrier, répondit en envoyant à ce sinistre type,
sa démission avec la manière de s'en servir.
Le ministre de la Guerre était le général Cam-
penon. Comme toute l'armée déjà à cette époque,
il avait un faible pour le jeune général. Il le
conjura de patienter, se faisant fort de faire annu-
83
1er le malencontreux décret. Boulanger attendit
quelque peu. Puis rien ne venant, il prit le bateau
et s'en vint Iranquillement à Paris, montrant à
tous qu'il était désormais un homme avec qui il
fallait compter. On le comprit si bien, que six mois
après, il devenait ministre de la Guerre. En effet,
s'étant travaillé pendant neuf mois, Brisson venait
d accoucher d'une démission et le petit Freycinet,
la Souris Blanche, grignote, grignotons, ayant
rongé tous ses concurrents, prenait le pouvoir
pour la troisième fois.
^r^Sâiîr..
jTfWTiâ — ^^- — -^
^^^^^^^Ê^
PA 4 OE CO N ru s 10 M ! rf
EXIGEZ.
LA SIG^TUHe
:r- \
Kwun
TROISIEME CHAPITRE
SUR LE CHEVAL NOIR
Monsieur le Ministre. — Premiers coups de grosse
caisse, — La gamelle aux grévistes, — Le frère
Campi. — En allant à Longchamp, — Une nuit
de Paris,
Il était un peu sans façon.
Mais on le trouvait joli garçon.
Il fdscinait même la portière
Du Ministère.
Un grand mâle au torse ample, solidement
arqué sur ses cuisses, un maîtriseur de chevaux et
de femmes, avec un visage de beau gosse à la barbe
avantageuse, à la chevelure blonde et dont les
yeux bleus sourient bonnement, voilà comme le
85
I
général Boulanger apparut au regard rapide et
superficiel du populaire. Mais en l'examinant de
plus près, on apercevait un personnage plus com-
pliqué. Il avait un sourire dans le haut du
masque, sourire qui avait tissé sur les tempes, un
fin travail de rides et qui restait fixé là comme une
lumière qu'on aurait oublié d'éteindre. Au-dessus,
le front bas était bossue, plein de tourmentes et le
crâne fuyait, dur, rétréci à son sommet comme
celui d'un rapace. Les yeux bleus, clairs, presque
gris, surtout inquiétaient. Bien des contemporains
ont dit : regard fuyant. Il faudrait plutôt dire :
voilé, lointain et même, parfois, regard d'au-delà,
regard mort. Le nez était puissant, busqué, bec
solide. Le bas du visage, quand il fut libéré de la
barbe, pendant le séjour en Afrique, se montra
c^r^é, massif, d'un seul bloc, comme une proue de
chaland. Ce poil blond, qui fit fureur dans le
public, semblait atténuer quelque peu l'énergie de
ce visage, mais comme en réalité, il était de deux
couleurs, d'un blond cendré vers le milieu, et d'un
roux puissant sur les joues, cela ajoutait encore au
caractère unique de cette physionomie. Les mains,
très maigres, très longues étaient aux veines appa-
rentes, et le général les frottait souvent 1 une contre
l'autre, nerveusement, dos à dos.
86
Quand, au soir du 7 janvier 1886, on connut, à
Paris, la composition du nouveau Ministère Frey-
cinet, dans un hôtel de la Plaine Monceau où se
donnait un raout, un officier, le colonel de Linage,
devant qui on plaisantait sur le nom plébéien du
ministre de la Guerre, dit : (( Boulanger! Je le
connais bien, je suis son camarade de promotion.
Vous allez voir le plus grand metteur en scène
qui ait jamais existé. C'est un homme qui ne peut
rien faire, si simple que ce soit, sans qu on le re-
marque et sans que cela paraisse extraordinaire. H
a toujours été ainsi, depuis le jour oii il est entré
sous lieutenant dans l'armée. Qu'on réunisse cent
généraux et, au milieu de tous, c'est lui seul qu'on
verra. )) "^ IPl*
Rien ne semblait destiner Boulanger à ce rôle
de premier plan. Il était le fils d'un petit avoué de
Rennes qui, ayant fait de fort médiocres affaires,
s'était établi à Nantes comme inspecteur de la
Compagnie d'Assurances a La Bretagne ». Sa
mère, une demoiselle Griffith, était une Ecossaise
d'Aberdeen, femme d'une grande beauté, mais
brumeuse, froide. Le futur général eut une
enfance étriquée, une jeunesse parcimonieuse.
Quand il était à Saint-Cyr,les jours de sortie, il
déjeunait d'un chausson aux pommes. Ce fut un
87
tour d'une belle force que celui accompli par cet
homme. Non seulement il devient chef suprême
de l'armée à quarante-huit ans, ce que l'on n avait
pas vu depuis Napoléon, mais encore il impose à
la foule son nom et sa personne. Sa vie est désor-
mais celle d'un prétendant au pouvoir suprême et
il remplit le monde entier, peut-on dire, du bruit
de sa renommée.
On en avait vu avant lui, des ministres de la
guerre de toutes montures et de toute dégaine!
Chacun d'eux avait fait sa petite contorsion sur le
champ de foire et avait disparu dans la trappe de
l'oubli, sans que quiconque se fût demandé :
« Qu'est-ce encore que cet enfariné-là? »
Boulanger fit, dans la maison de la rue Saint-
Dominique, une entrée violente. Il jeta par les
fenêtres un gros de vieux scribouillards qui étaient
à confire dans les encriers, depuis l'an des grosses
amandes. Il brûla quelques tonnes de paperasses
qui devaient servir à la pâture de ces bureau-
ci^ates.
Comme il est jeune, le nouveau chef de l'armée
s'entoure d'un personnel jeune, et la qualité prin-
cipale qu'il exige de ses collaborateurs, c'est 1 éner-
gie. Sa devise dont on a pensé d'abord à se moquer
est : (( Si cela est possible, c'est fait. Si c'est
88
00
00
a
J
§
I
i2
impossible, cela se fera. » A la tête de l'infanterie
il met un Malouin dur à cuire, le général de
Poilloué. Le directeur de la cavalerie est un simple
colonel, Renault-Morlière, un hussard à la grande
gueule qui déchaîne des épidémies de diarrhée
parmi les secrétaires et officiers d'Etat-Major. Et
ainsi de tous les autres. Comme chef de son ca-
binet, il prend le fameux colonel lung qui s'annon-
çait alors comme un curieux homme et qui sera le
nremier de ce rassemblement de phénomènes que
le succès allait bientôt grouper autour du frénéral.
Enfin, parmi ses officiers d'ordonnance, il a le
capitaine Driant qu'il considère déjà comme son
fils.
Boulanger habitait, alors, à l'hôtel du Louvre,
au coin de ]f\ rue de Rivoli et de la rue de Rohan.
Il occupait là, avec sa femme et ses deux filles,
l'appartement 283, dont Tantichambre deviendra,
aux ^ands jours du Boulangisme, un véritable
bureau ministériel oii défileront des milliers de
personnes.
Chaque matin, à sept heures et demie, un coupé
en hiver, un landau à la belle saison, était devant
la porte. Le général qui, le plus souvent, avait déjà
fait un tour de galop au Bois, montait aussitôt en
voiture et en route pour le Ministère. Il allait en
90
bel équipage, bien attelé de chevaux parfaitement
appareillés, avec sur le siège, toujours, cocher
et valet de pied dont la livrée était tourterelle,
avec des cocardes tricolores. Son chemin était par
les guichets du Louvre et le pont du Carrousel. Et
l'on raconte que le matin de janvier oii il fit ce
trajet pour la première fois, lorsqu'il aperçut, dans
la petite brume, mêlées de soleil rose et givré, les
ramures du Vert-Galant, la flèche de la Sainte-
Chapelle, les tours de Notre-Dame et les vieilles
toitures dentelées et moussues, tout transporté de
joie et d'orgueil, U se souleva dans sa voiture et
fit un petit signe amical : Bonjour! Bonjour! au
paysage historique qu'en s'en allant, il contemplait
encore dans cette flaque glorieuse que notre Seine
laisse devant le Pont-Neuf.
Si le Général était exigeant, il payait aussi de sa
personne. Pendant tout le temps qu'il resta au
Ministère, jamais il ne s'est accordé plus de
quatre heures de sommeil. Souvent, après r^^elque
soirée ou quelque dîner, il revenait à son bureau
et travaillait jusqu'à deux ou trois heures du
n^tin. Et à côté de cette activité professionnelle, il
y avait place pour les exercices physiques, qui ne
furent jamais négligés et pour la vie de garçon que
Boulanger menait sans hypocrisie et même avec
91
quelque imprudence, étant donnée la jalousie de
sa femme. Il avait une garçonnière au N** 128 du
boulevard Haussmann, un entresol où il ne donnait
pas que de galants rendez-vous. Il y reçut, en effet,
la femme Pourpe, qui devait être si chère au cœur
vitupérant de Quesnay de Beaurepaire.
Du travail accompli par le Général, on peut
faire trois parts. Il y a d'abord les mesures que
l'on peut appeler de première importance, celles
qui ont trait à la réorganisation de l'armée et qui
sont, en quelque sorte, commandées par cette for-
mule que le Ministre opposait un jour à ses adver-
saires : (( Si je voulais la guerre, je serais un fou.
Si je ne m'y préparais pas, je serais un criminel. »
En second lieu, viennent les réformes destinées à
provoquer chez les soldats, les sous-officiers et les
officiers de petit grade, un attachement considéra-
ble à la personne de Boulanger. C'est l'appel aux
Sergents d'Espagne et à un acte de leur sanglant
amour. Enfin, il y a les coups de tampon sur la
grosse caisse, les décisions que le ministre ne prend
que pour ameuter les badauds. Et tout ce qu'il fait
est si prémédité, qu'il a installé au Ministère, un
service de communications à la presse, précisément
pour enregistrer, proclamer et discuter les mesures
de cette sorte.
92
Boulanger a pensé que son destin était de faire
l'union de la race gauloise et de la conduire sur
les champs de bataille où elle s'affranchirait de la
tutelle allemande. Quand il disait : « Si je voulais
la guerre, je serais un fou, » cela n'était qu'une
concession à la lâcheté politicienne. Le peuple,
d'ailleurs ne s'y est pas trompé, qui l'a surnommé
« LE GÉNÉRAL REVANCHE )). Et même cela se
chantait :
D'un, éclair de ton sabre, éveille tauhe blanche!
A nos drapeaux, viens montrer le chemin
Pour marcher vers le Rhin,
Parais! Nous t'attendons, ô général Revanche!
Rochefort, à ce sujet, écrit dans ses mémoires :
(( Il n'aspirait qu'au moment où, ayant totalement
réorganisé l'armée, il trouverait l'occasion de se
mettre à sa tête pour marcher contre l'ennemi. »
Et il ne pensait pas à se préparer, en cas de
malheur, quelque retraite à Bordeaux, car il disait,
selon le même Rochefort : « Si nous ne sommes
pas vainqueurs, eh bien! je me ferai sauter la cer-
velle. ))
D'un homme qui veut jouer une telle partie, on
peut attendre une ardente foi. Et la crue de
confiance qui va s'enfler dans les cœurs, au souffle
94
Le brave Général
AUX RÉPUBLICAINS DE LA SEINE
d'un tel chef, était à elle seule capable de tout
entraîner déjà et autant que les meilleures
réformes.
Il n'est pas dans notre dessein d'examiner une à
une, les mesures prises par Boulanger, ni de porter
sur elles, un jugement. Il nous suffira d'en énu-
mérer quelques-unes qui ont longtemps été ou
même qui sont encore la charte de 1 armée. Service
de trois ans; adoption du fusil Lebel; adoption de
la mélinite; organisation des services de contre-
espionnage; recrutement régional; nouveau plan
de mobilisation; organisation des grandes manœu-
vres de corps d'armée; emploi des réserves et par
conséquences, constructions de baraquements dans
la zone frontière; confection et garde en magasin
de huit cent mille uniformes. Comme la voix qui
vient de l'étranger paraît plus impartiale et plus
pleine d'autorité, nous citerons sur l'œuvre de
Boulanger, l'opinion du général Anglais Wolseley,
qui écrivait alors : (( Il tient perpétuellement en
haleine l'opinion française et essouffle l'opinion
allemande. La France lui devra la réorganisation
définitive de son armée. »
Tout ce travail est accompli simplement, sans
vaines paperasses. Boulanger a l'esprit prompt et
net; il s'assimile les idées les plus nouvelles avec
95
la plus grande facilité. Puis quand il a, comme il
dit, médité sur une affaire, il exprime sa décision
en une formule généralement précise et bien
venue. Deux lignes griffonnées sur un bout de
papier, quelques mots rapidement jetés à un secré-
taire. Et il faut suivre la cadence endiablée de cet
esprit, car, si le grand chef est le plus souvent gai,
bonhomme et sans affectation, il a, quand on lam-
bine ou que l'on cherche à le rouler, des fureurs
qui secouent les tripes de ses collaborateurs. Il
s'apaise d'ailleurs aussitôt, et son beau visage re-
prend ce sourire du front et ce regard mystérieux
qui lui donnaient tant de charme.
Au Ministère, le nouveau ministre reçoit tout le
monde. De toute personne qui passe à sa portée, il
veut faire un ami, un partisan ou tout au moins
un obligé. Système, dira-t-on, calcul de l'ambitieux
qui jalonne la route. Certainement il en est quel-
que peu ainsi. Mais surtout, il faut voir là une
manifestation de ce défaut qui, plus que les
traverses et les erreurs, va ouvrir la brèche dans
cette forte destinée. Nous voulons parler de la
bonté que nul, même parmi ses ennemis, na
refusée à Boulanger. Qualité fort louable chez le
Monsieur qui traverse le Boulevard, mais lourde
charge et chaîne incommode à celui dont la route
96
Léon Daudet à l'époque du Boulangisme
est par les régions dangereuses du gouvernement
des peuples.
Un témoin de cette époque, alors simple lieute-
nant de cavalerie, nous rapportait l'audience qu'il
avait eue du général. Ayant demandé à être
nommé officier instructeur à Saint-Cyr, il n'avait
pas obtenu satisfaction et venait, assez timidement,
prendre l'air des bureaux. Comme il racontait sa
petite histoire au capitaine Driant, celui-ci lui dit :
(( Attendez, le ministre va vous recevoir. » Ce dont
notre lieutenant fut assez interloqué.
Il ne connaissait pas encore le général. (( Je vis,
)) rapporte-t-il, debout, près de son bureau et en
)) petite tenue avec bottes rouges, un homme de
)) haute taille, presque un athlète. Il semblait
)) avoir quarante ans à peine. Pas de graisse, l'en-
)) colure forte et le teint brûlé de vent et de soleil.
)) La chevelure était abondante, blonde et cosmé-
)) tiquée pour maintenir en son état une raie par-
)) faite sur le côté droit. La barbe rousse faisait
)) une tache tellement violente, que l'on ne pouvait
)) <îesser de la regarder. Les yeux bleus, clairs,
)) fuyaient un peu, me sembla-t-il. Quand il s'in-
)) clina vers moi avec un sourire d'une courtoisie
)) ptarfaite,je crus voir cet Ambroise de Spinola, qui
)) prit Brède, en Flandre et que Velasquez a peint
98
» dans son tableau des Lances. Je lui exposai briè-
)) vement mon affaire. Pendant que je parlais, il se
)) tenait bien d'aplomb, les jambes un peu écartées,
)) dans une posture de cavalier. Il maintenait sur
)) son visage une expression bienveillante et, avec
)) un gros lorgnon qu'il avait au bout d'une chaîne
)) d'or, il faisait un mouvement agaçant d encen-
)) soir. Quand il me répondit, sa voix aux sonorités
)) très sourdes et très mâles, avait, surtout dans les
)) notes basses, des inflexions caressantes. (( Lieute-
)) nant, me dit-il, si vous aviez démérité, je vous
)) l'aurais fait savoir d'une autre façon. Je ne vous
)) ai pas nommé à Saint-Cyr, parce qu'il me paraît
)) après l'étude de votre dossier, que ce poste n'est
)) pas en ce moment le plus avantageux pour vous.
)) Demandez-moi autre chose et je vous le don-
)) nerai. » Avant de sortir, je m'immobilisai dans
» un raide garde-à-vous, la vue aux quinze pas rè-
)) glementaires. Le ministre me dit : (( Lieutenant,
)) je vous tends la main. » Et il me donna la plus
)) cordiale et la plus imprévue des poignées de
» main. »
Le lieutenant d'alors, devenu général, voulait
parler avec désinvolture de cette entrevue. Même
il blaguait le bel accueil du général Boulanger.
Mais, face à face avec les événements qui suivi-
99
rent, il ne pouvait nier que ce jour-là, il ne fut,
au sortir du Ministère, prêt à tuer et à se faire
tuer pour un tel chef.
A cette époque, tous les sous-officiers et les
soldats étaient animés du même enthousiasme
pour la personne de Boulanger et ce sentiment
n'était pas seulement provoqué par le soin que le
nouveau ministre prenait de leur bien-être. Cet
homme avait réveillé dans les cœurs, les anciennes
vertus guerrières de la race et à sa voix, un petit
vent cocardier avait ragaillardi les cantonnements.
Léon Daudet rapporte, dans ses souvenirs com-
ment, ayant fait vers ces années-là, son service
militaire, il a pu constater la force de cet embal-
lement. Un sergent lui disait : (( Il est venu une
fois, ici, à la caserne. Il nous a raconté je ne sais
pas quoi, où il était question de la France. Ce qu'il
y a de sûr, c'est que j'ai pleuré. Il maurait
ordonné : (( Jette-toi sur ta baïonnette. » Je me
serais jeté sur ma baïonnette. ))
Alors qu'il marchait, simple lieutenant, avec le
bâton de maréchal de France dans sa giberne. Bou-
langer disait à ses hommes : (( Quand je serai
ministre, je ferai ceci et cela encore, pour vous. »
Et ce n'étaient point promesses de coquecigrue. On
a dit de notre général qu'il avait versé l'armée
100
entière dans la Garde Nationale. En réalité, sans
s'arrêter aux routines, il avait compris qu'il n'était
point juste de vouloir mener comme des soldats de
métier, l'unanimité des citoyens faisant des
périodes d'instruction, et que la caserne ne devait
être ni une prison ni un bagne. Parmi les principla-
les mesures qu il offrit aux soldats comme don de
joyeux avènement, on peut citer : Amélioration de
la nourriture; ^istallation de réfectoires oti les
pioupious désormais mangent dans des assiettes
comme de vrais chrétiens; incendie des vieilles
paillasses remplacées par des sommiers; suppres-
101
sion du sac pour les factionnaires; permissions de
minuit; repos complet du dimanche; congés régu-
liers à Noël et à Pâques; augmentation des primes
d'engagement et de rengagement. Enfin, il décrète
l'unification des soldes dont l'inégalité favorisait
les officiers de cavalerie et d'artillerie au détri-
ment des fantassins...
C'est une fin d'après-midi, dans le cabinet du
ministre de la Guerre. Boulanger, courbé en deux,
travaille à grands bras parmi des arnoncellements
de dossiers, mêlés à de petits obus et à des boîtes
de cigares. Une grosse lampe à globe et à abat-jour
gris-rose éclaire la table. Dans les autres cantons
de la vaste pièce, s'agitent les clartés et les ombres
que jette l'énorme feu allumé dans la cheminée
par l'huissier au cœur boulangiste avant le
temps. On est à la fin de Janvier; il y a quelque
vingt jours que le général est ministre. Soudain, il
lance sa plume au milieu des papiers; il empoigne
sa barbe à plein poing et sans se redresser, tourne
son visage vers la gauche oii se tient debout un
capitaine de petite taille, râblé, vif, avec des yeux
directs et un grand air d'honnête homme.
— Driant, lui dit-il, que pensez-vous de mon
ami Clemenceau?
— Je pense que chaque fois qu'il vous tend la
102
I
" X"l^
Après la Revue, le défilé des voitures
main, on regarde vite si elle n'est pas (armée du
pistolet qu'il manie si bien.
— Driant, que pensez-vous de mes amis, les
Radicaux?
— Je pense que c'est très justement que l'on
appelle leur parti, le parti des chacals.
— Mon cher Driant, vous n'aimez pas mes amis.
Clemenceau, c'est la pointe d'ail de la troisième
République. Il a une tête de mort, il est mauvais
pour ses ennemis et féroce pour ses amis. Il
m'aime parce qu'il pense m'avoir fait ministre et
il m'a fait ministre parce qu'il me méprise. Dans
le Midi, les ministres, ce sont les ânes. Et moi,
quand je suis avec lui, je médite le mot de Marc-
Aurèle : Aime-le comme devant le haïr.
— Mon général, je suis persuadé que vous seriez
bien arrivé au ministère sans Clemenceau et sans
les radicaux.
— Driant, que pourrai-je jeter en pâture à vos
chacals et à leur terrible chef? Il me faut les ré-
galer pour ma bienvenue. Je vois deux et même
troi^ régiments de cavalerie. Capitaine Driant, vous
riez, votre cœur de fanijassin exulte, la décision
est prise; vous me rédigerez un petit projet de
décret. Quant au Mongol et à ses loups radicaux,
voici ce que je compte en faire...
104
Boulanger prit sur la table son étui à cigares,
il le garnit, le ferma d'un coup sec et le mit dans
sa poche en riant à belles dents. Puis il reprit :
— Maintenant, parlons de choses intéressantes.
L'ami Buret, que je n'ai pas pu recevoir, m'a fait
passer un petit mot fort agréable. Ahî le voici :
(( Je quitte à l'instant notre ami Granet. Nous
)) nous proposons de manger, ce soir, les derniers
)) perdreaux de l'année, bien et dûment truffés.
)) Ce sera chez moi. Voulez-vous oublier vos gran-
)) deurs et venir incognito avec nous? On vous
)) rendra votre liberté aussitôt que vous le dési-
)) rerez. » Je lui ai répondu de ne pas m'attendre
après sept heures et demie. Il est moins un quart;
nous avons tout juste le temps. Vous êtes des nôtres
n'est-ce pas?
— Vous m'excuserez, mon général, mais j'ai
promis à ces dames de les conduire, ce soir, à
l'Opéra. Vaucorbeil nous donne le Comte Ory, de
Rossini, avec le ténor Dereims.
— Allez, mon cher ami. Vous m'excuserez
auprès de ces dames.
Puis posant la main sur l'épaule du jeune offi-
cier :
— Et vous souhaiterez le bonsoir à ma petite
Marcelle.
105
La suite de la conversation rapportée ici, fut
une séance de première classe à la Chambre des
Députés. En effet, Boulanger dut changer de gar-
nison quatre régiments de cavalerie. Le 3* Dragons
et le 2® Chasseurs, qui tenaient garnison à Tours
depuis douze ans, laissèrent leur bonne place aux
25^ Dragons et au T Hussards et s'en allaient l'un
à Nantes, l'autre à Pontivy. Là-dessus le général
Schmitz, qui commandai^; le 9® Corps d'Armée,
ayant été pris à partie par un rédacteur du (( Figa-
ro », télégraphia au général Baillod à Tours :
(( Réunissez immédiatement officiers brigade cava-
lerie et lisez-leur le télégramme suivant : (( Le
rédacteur du (( Figaro )) de ce jour, qui dénonce
le douloureux silence du général Schmitz a menti.
Pas un mot de plus, rompez le cercle! » Cette
dépêche fut portée à la connaissance de Boulan-
ger, alors qu'il était au Conseil des ministres. Il se
mit dans une grande colère et quelque chose que
pût lui dire le petit Freycinet qui était fort trem-
bleur et grand arrangeur de querelles, le ministre
de la guerre mit en disponibilité le général
Schmitz qui était pourtant assez de ses amis.
Boulanger avait vu fort clair. C'était pain blanc
du plus pur froment, pour la faim des radicaux,
que ces différends entre officiers et cette zizanie
106
Paulus « En rcv*nant d'ia revue! »
dans l'armée. D'ailleurs tous les députés virent
aussitôt dans cette affaire, matière à une de ces
séances de gueule dont ils sont friands; et ils batti-
rent le rappel des belles madames désireuses d en-
tendre ce ministre qui commençait d'être si fort à
la mode.
Ce sont les véritables débuts de notre général, à
la tribune. Il parle facilement, avec une netteté,
une correction que l'on n'avait pas trouvées chez
ses pr-édécesseurs. Il a des trouvailles de véritable
orateur. Il tient compte des interruptions et y
répond avec une grande habileté, le plus souvent
par quelque formule bien frappée. C'est ainsi
qu'avi cours du débat en question, il dira : « L'Ar-
mée n'est pas une partie de la nation; elle est la
nation elle-même ». (( L Armée n'a pas à être juge :
tant que je serai son chef, elle n'aura qu'à obéir ».
Solidement étjabli à la tribune, très à l'aise dans
sa jaquette de bonne coupe et de beau drap, il
envoie à travers le visage de cette bande de nique-
douilles, de grandes potées de républicanisme :
(( La République, Messieurs ! » « La Réaction, Mes-
sieurs! ». (( Sommes-nous en République, oui ou
non? ». (( Je crois qu'on en pourrait douter. » Et
patati et patata. Au fond il se fout d'eux et, riant
dans sa barbe, cherche à se donner le spectacle de
loa
l'un de ces tumultes parlementaires dont il a en-
tendu parler. Voilà précisément qu'à propos de
n'importe quoi, une voix à gauche, hurle: « Silence
aux fils d'émigrés! » A droite, une voix non moins
stridente, répond : (( Silence aux fils d'assassins! »
D'où grand hourvari, jaillissement de députés hors
de leur bat-flanc, mêlées, chocs mous de corps qui
font le simulacre de se gourmer. Dans la bagarre,
plus d'un huissier met à profit l'occasion pour
loger son pied dans les fesses de quelqu'un de nos
honorables. Le Polonais Floquet, qui préside, s'agite
à son comptoir. Il branle sa cloche et, dans une
pose à la Danton, crie : « Du silence, encore du
silence, et toujours du silence! » Apercevant le
vieux Madier de Montjau, qui gesticule à son banc,
il hurle, la main étendue : (( Monsieur de Mont-
jau, vous avez la parole. » Alors, ce noble débris
grouille du chef et bafouille dans son râtelier :
(( Je voulais seulement dire qu'on avait bien fait
de lui couper la tête ».
La Chambre, à cette époque, au lendemain des
élections de 1885, est presque partagée en deux,
quoique les scrutins de ballottages, savamment tri-
patouillés, aient donné aux républicains une assez
considérable majorité. On compte en bloc, 372 ré-
publicains et 202 réactionnaires. Mais, sauf lors-.
109
qu'il s'agit de bouffer du curé, ou de questions
électorales et alimentaires, les partis s'émiettent à
l'extrême et les Droites, si elles étaient moins
cruchottes et plus allantes, auraient un grand rôle
à jouer.
Dans l'affaire qui nous occupe, Boulanger obtint
en faveur de l'ordre du jour approuvé par lui,
374 voix contre 136, ce qui était un beau denier,
pour un début. Clemenceau, à la buvette, devant
son verre d'eau de Carlsbad, est enchanté. Entouré
de son état-major où l'on voit Anatole de Là Forge,
Tony-Révillon, Pelletan, Laisant, Laguerre, Eugène
Mayer, Millerand, Pichon, il crie : a II a
été très bien, Boulboul. C'est mon général, un
nouvel Augereau. Si la réaction bouge, nous
aurons, avec lui, notre petit Fructidor ». Et
demeuré seul, mâchant dans sa bouche, l'amer qui
lui monte des tripes, il songe au mauvais coup
qu'il médite. C'est l'expulsion des Princes d'Orléans
dont la haute allure l'irrite.
Ayant donné à ronger aux députés, cet os qui,
certes, ne portait que peu de moelle. Boulanger
eut bientôt l'occasion de faire sa cour au populo.
A ce propos, il est curieux de constater que toute
la politique a pour centre le ministre de la guerre.
11 semble qu'il n'y ait plus ni président du Conseil,
110
Henri ROCHEFORT
ni aucun ministre en fonction dans les autres dé-
partements.
Donc, à la fin de janvier, les mineurs de Deca-
zeville, dans l'Aveyron, se mettent en grève.
Comme le sang, dans ce pays, est des plus chauds,
nos gens, dès l'abord, donnent la chasse à l'ingé-
nieur Watrin, l'assaillent dans la maison où il a
cherché un refuge et, l'ayant assommé, l'envoient
par la fenêtre, dans un monde meilleur. Le minis-
tre de l'Intérieur n'est autre que Sarrien, ce qui
est tout dire. Il a, dans la région, un préfet à sa
petite mesure. La population entière de Decaze-
ville est favorable à la révolte et tout le monde
officiel sent plus ou moins branler sa faible tête
On se tourne alors vers le ministre de la guerre
On l'observe curieusement. Sa récente fortune va
t-elle échouer sur la traîtrise de cet écueil? Sera
t-il contraint de marquer son nom au sceau san
allant qu'il évita pendant la Comiimne? Sera-t-ii
un nouveau Galliffet?
Boulanger, sans marquer le moindre étonnement,
prend sa décision aussitôt. Il envoie à Decazeville
un nombre de soldats tel, que les grévistes ne peu-
vent même plus songer aux violences. Le calme
est rétabli instantanément. C'est le système même
qu'il a employé en Tunisie. Mais ce qu'il y a sur-
112
tout de curieux, c'est le parti que le général va
tirer de cette désagréable affaire. On pense que
les députés ne vont pas laisser perdre si belle
occasion de proférer quelques bourdes de choix.
Ils vont se jeter à la tête le cadavre de Watrin et
tailler dans le corps mort de ce malheureux, des
affiches électorales. Soit à Gauche, soit à Droite,
le ministre de la Guerre est pris, assez rudement, à
partie. Il fait aux uns et aux autres, une réponse
de la plus extrême habileté. Son discours serait
même à citer en entier comme un modèle du
genre. En voici un bref extrait :
(( Dès le début de la grève, le gouvernement a
)) envoyé à Decazeville, un nombre respectable
)) de troupes. Il a agi ainsi pour protéger les mi-
)) neurs contre eux-mêmes, pour empêcher dans
)) leur esprit toute éclosion d'idées, de pensées de
)) destruction qui pourraient germer dans les cer-
)) velles de gens simples se laissant trop facilement
)) conduire par leurs colères et leurs passions.
)) L'armée est donc à Decazeville, immobile, l'ar-
» me au pied. Elle ne prend point parti. Elle
)) n'agit pas plus en faveur de la Compagnie que
» des mineurs. On a dit qu'il y avait, à Decazeville,
)) autant de soldats que de mineurs. L'exagération
)) est évidente. Néanmoins, je vous dis: ne vous en
113
)) plaignez pas, ne nous le reprochez pas, car peut-
» être, à l'heure qu'il est, chaque soldat partage
)) avec un mineur sa soupe et sa ration de pain. »
Avec cette déclaration. Boulanger met le feu
aux quatre coins de la presse. Flamhées joyeuses,
aÛlumées par les partisans ou traîtres incendies
portés par les ennemis. Cet homme dont l'histoire
officielle voudra, par la suite, qiiacher le nom,
emplit tous les journaux de son bruit. Articles,
dessins, caricatures, portraits, on le vitupère, on
l'exalte, mais on s'occupe de lui, les autres person-
nages politiques ne sont plus que des figurants. On
peut, à la grosse mode, citer comme lui étant géné-
ralement favorables, les feuilles suivantes : Le
Petit Journal, la Lanterne, V Intransigeant, le Petit
Parisien, la Revkmche, le Cri du Peuple, la France,
Paris, rEvènement, le xix^ Siècle, le Voltaire, la
Souveraineté, le Pays, Gil Bios, V Action, le Soir, le
Mot d^ Ordre, VEcho de Paris, la Nation, Contre
lui il y a, pour l'instant, car beaucoup viendront à
sa merci ensuite : le Rappel, le Figaro, V Autorité,
la . République Française, le Temps, la Paix, le
Soleil, le National, le Radical, V Univers, le Monde,
le Petit Caporal, la Gazette de France, le Français,
la Patrie, la Défense, le Moniteur Universel, le
le Petit Moniteur, la Petite Presse, le Gaulois, Il
114
!
Le Comte Dillon
faut ajouter les petites feuilles, les brûlots satiri-
riques, tels que le Trihoulet, la Lanterne d^ Arle-
quin, Sans oublier le journaux de province et
ceux de l'étranger, car nous voyons, par exemple,
le Lastige Blatter, de Hambourg, et même le
Times qui publie le portrait du général, faire leur
partie dans le concert.
. Comme nous Pavons dit, le ministre de la
Guerre avait organisé rue Saint-Dominique, un
bureau de la presse à la tête duquel il avait mis le
commandant Plet. On a essayé, lors du ridicule
procès fait à Boulanger, devant la Haute-Cour,
d'insinuer qu'il avait distribué des sommes impor-
tantes prises sur les fonds secrets. Mais, à l'appui
de ces accusations, on n'a pu présenter que des do-
cuments ayant trait à des sommes insignifiantes.
Ainsi, on brandit triomphalement un papier par
lequel le commandant Plet reconnaît avoir remis
mille francs, comme indemnité, à l'auteur et à
l'éditeur du « Général Revanche », dont on a
interdit la publication. De même, Hanotaux po-
cbardant devant ce singulier tribunal, prétend que
Boulanger aurait mis la main sur le journal Le
National, moyennant un achat fictif de mille nu-
méros par jour. Dans ce cas, il aurait eu affaire à
de fieffés coquins, qar cette feuille, d'ailleurs va-
116
seuse, l'attaqua plus souvent qu'à son tour.
La vérité est que l'on se trouve là, en présence
du second défaut capital de Boulanger. Le premier
étant, comme on l'a vu, la bonté, celui-ci n'est
autre que le mépris de l'argent et une méconnais-
sance notable de son pouvoir. Plus encore, le géné-
ral avait peur de l'argent. Quand il arriva au mi-
nistère, il confia tous les services financiers à
l'intendant Raizon, et jamais il ne voulut connaître
la moindre affaire d'adjudication. Les Cornélius
Hertz, les Reinacli et autres requins de la grosse
race, rôdaient autour de la rue Saint-Dominique.
En toute ingénuité. Boulanger les accueillait, d'au-
tant qu'ils arrivaient aux bras de l'ami Clemenceau ;
mais, quand il ne put douter de leurs intentions,
il les balança brutalement vers l'extérieur, et se
fit ainsi les plus sordides ennemis.
Sans doute, s'étjant engagé dans une politique de
réforme à outrance, le nouveau ministre arrose la
presse. Cela est indispensable à la bonne marche
de ses travaux. Il faut que les journaux ne soient
pas systématiquement hostiles à des mesures telles
que l'adoption du fusil Lebel ou du service de
trois ans. Mais, dès qu'il s'agit de sa publicité per-
sonnelle, le général est plus malin; il sait faire de
la bonne cuisine avec un peu d'argent. On a f^it
117
hommage à celui-ci ou à cet autre de la mer-
veilleuse façon dont fut organisée la réclame
boul)angiste. C'est lui le maître, c'est lui l'éveilleur
de talents qui n'atteindront jamais à son génie.
Les soldats sont autorisés à porter la barbe; les
guérites des corps de garde sont barbouillées de
tricolore; on change le nom des casernes; paraît
une circulaire sur l'emploi des scies articulées
dans la cavalerie; aussitôt toute la presse, plus
zélée que si elle avait reçu la forte somme,
attroupe le badaud et f^it grand tam-tam autour
du ministre. Lui se frotte les mains et part pour les
provinces. Il parcourt le territoire; il visite les
écoles militaires et civiles; il préside les orphéons
en concovirs, les gymnasiarques en exercices. Sa
riche nature fa»: fureur dans les banquets, son
estomac et son esprit y sont en bonne verve, et le
moment venu de payer son écot, il se lève en pleine
forme. (( Je bois, dit-il, aux employés des Postes
et des Télégraphes du département de la Drôme,
depuis le plus grand jusqu'au plus humble. A
Monsieur le Directeur, ainsi qu'au petit facteur
que j'aperçois là-bas au fond de la salle. » Le plus
roué des politiciens ne dirait, certes, pas mieux. Et
comme le truc a réussi, il remet . ça et, derechef
lève son verre en l'honneur (( du plus petit mem-
118
Paul DÉROULÈDE
bre des sociétés de gymnastique qu il croît bien
apercevoir là-bas. )> Nos seigneurs es journaux,
que nous avons vus souvent faire les rencher
land il s'agit de ce diable d'homme, ne regardent
Sas à la dépense. Pede leva, d'un pied agile, .Is le
Lwent d Js ses déplacements et s'époumonnent a
clamer ses moindres actions. ,
A cette époque, on parla beaucoup d'un certam
Campi. C'était en tout et pour tout, un assassm qm
tvait'escoffié une femme galante, sa bonne et la
fille de celle-ci, une drôlière de onze ans. Compre-
nant qu'il ét^ allé un peu fort et que son affaire
n'étai?pas des meilleures, cet animal imagma deux
ou trois bourdes qui, pensait-il, ^evai-^/^
donner l'aspect fatal et l'admiration des dames I
nrétendit avoir passé la nuit du crime chez u
S grande dame'que son honneur de geutiUiouime
Landru était un fils naturel de
120
Le Général donne audience à ChinchoUe*
journaux de droite qui, avec ce manque de
perspicacité dont ils ont donné tant de preuves,
disaient au général une guerre au couteau, atta-
chèrent le grelot. Les autres suivirent et la chose
alla même si loin que l'on put voir un journal
comme le Figaro publier un long article où il
étudiait gravement cette idiotie, prétendant que
son enquête approfondie lui permettait ae la
démentir. Le beau Laguerre, le jeune avocat qui
défendait Oampi, et qui, à ce que l'on disait, savait
la vérité, fut pendant trois mois entouré d'une cour
de curieux et surtout de curieuses qui cherchaient
à le faire parler. Frère ou pas frère, Campi fut
raccourci par un gentil matin de mai. Il mourut
en souliers vernis, obstiné dans son allure fatale
et ses amours mondaines, mais n'avant jamais
prétendu être, à un degré quelconque, parent de
l'un des membres du gouvernement.
Comme on lui joue cette farce. Boulanger sonne
d'un rire énorme. Appuyé sur son vieil et fourbe
compagnon, le succès, il ouvre son manteau à ce
vent immense de popularité qui, au milieu
d'orages traversés de soleil, l'emporte vers la nuit.
Des hommes entrent dans son tourbillon, l'inqué-
tude est au cœur des autres; les ennemis se
préparent à lui tendre le pavois et ceux qui
122
l'avaient élevé sur |eurs épaules, tremblent de
trouver un chef là où ils pensaient avoir mis un
jouet.
Dans l'affaire qu'il eut avec le général Saussier,
Boulanger, sans doute grisé par le premier encens
qui lui montait jau nez, laissa voir un instant la
véritable carrure de son ambition. Il ne devait
jamais plus s'y faire prendre, car il fut lion mâtiné
de renard. Depuis qu'il était ministre, l'importance
du gouverneur militaire de Paris le gênait. Il prit
donc une série de mesures destinées à subordonner
entièrement la place Vendôme à la rue Saint-
Dominique. Surtout il se débarrassa du chef d'état-
major de Saussier, le général Boussenard, un dur
à manier, qui avait perdu le bras gauche à Rezon-
ville et qui, ayant été l'aide de camp du maréchal
Canrobert, n'avait plus la faculté de s'émouvoir
d'admiration pour un nouveau chef. Le père
Saussier se répandit en pleurs et gémissements,
même il offrit sa démission. Boulanger, qui le
jugeait fort utile à cette place oii il se montrait
faiblard, le calma, le pelota, lui donna à manger
et s'en fit un ami. Mais, dans le bétail parlemen-
taire, plusieurs commencèrent à sentir une vague
inquiétude vers le bas de leur dos. Et les membres
du gouvernement décidèrent de demander des
123
explications à Boulanger, dès leur plus prochain
conseil.
Les ministres sont réunis et le père Grévy pré-
side. C'est un paysan du Jura. Il a atteint les
quatre-vingts, il est menu, simplet et si bas de
fesses qu'on l'assied comme un enfant, sur une
chaise haute. Il se tient ramassé, les doigts croches,
les yeux agiles et inquiets. Gagne-petit, ronge-
liard, il a, dans un trou, à Mont-sous-Vaudrey, l'or
qu'il a fait suer à la France. Il a aussi enrichi tous
les siens, dar si lui est Jules, il y a encore Paul,
Albert et Julie, et les gendres, et les fils, et les
filles. Tous les hommes de gouvernement, groupés
autour de lui, sont dignes dun tel chef, depuis
Freycinet, le tombeur de l'Union Générale, souris
blanche, insaisissable, jusqu'à Sadi-Carnot, déjà
plus qu'à moitié assassiné. Ils posent sur le tapis
leurs mains poisseuses, en s'efforçant de parler gra-
vement. Mais ils clignent de l'œil, et se font du
genou. Ce sont d'ailleurs de petites canailles : il
n'y ia même pas un cadavre sous la table, tout au
plus quelques débris de pots de vin et des conces-
sions de téléphones, d'électricité, de freins et
autres. Pendant qu'ils discutent, à l'abri d'une
tenture ou dans un placard, se tient l'Américain
Wilson, le gendre de Grévy. Il écoute, prend des
124
I
notes et court bazarder à la Bourse, les secrets de
l'Etat.
Or Boulanger fait son entrée dans la salle du
Conseil. Il arrive d'une tournée d'inspection, il
est en tenue de campagne avec de grosses bottes
éperonnées et il a sur lui, une odeur de choses
fortement matérielles. Il sent le plein air, le cheval
au galop, l'homme en action et peut-être même la
poudre. Il jette sur la table son képi, ses gants, sa
cravache et pose par-dessus, son sabre énorme et
qui écrase le tout. Il empoigne son fauteuil, le
soulève au bout du bras et, avant de s'asseoir,
examine à droite et à gauche cette douzaine de
fesse-mathieux.
Consternés à l'aspect de ce gaillard en uniforme,
nos gens sentent le frisson de la petite mort minis-
térielle leur trotter entre le cuir et la viande. Ils
ont recours aussitôt à leur larme préférée, le coup
de gueule. Tous à la fois, ils l'entreprennent acri-
monieusement sur l'affaire Saussier. Et, soudain,
c'est comme s'ils voyaient s'évanouir leur porte-
feuille et leur écuelle, car ils entendent ce soldat
hilare qui leur dit : « S'il me prenait fantaisie de
vous fourrer tous à Mazas, je vous préviens que ce
n'est p(as le général Saussier qui pourrait m'en
empêcher. »
125
Ce mémorable conseil des ministres avait lieu
aux alentours de la Saint-Jean d'été. A quelques
jours de là, un soir, Boulanger traitait son bon
compère, le général Kerbrech, à la Maison Dorée,
n y avait aussi ]a petite Honorine Piéfumet, une
fraîche gosse qui, sous le nom de Laure de Chiffre-
ville, devait devenir quelques années plus tard,
une de nos grandes horizontales. Une oseille quel-
conque de VEden-Théâtre complétait le quadrille.
D'ailleurs, il parut par la suite que ces gentilles
frimousses ne furent mises là que pour satisfaire
la curiosité des indiscrets qui ne pouvaient man-
quer autour du général. Celui-ci était de fort
appétit. Il mangea, ce soir-là, en outre de maintes
broutilles, un dindonneau farci à la périgourdine,
douze fonds d'artichauts aux morilles, un saladier
de fraise au marasquin. Pour sa boisson, il fut à
son ordinaire, assez sobre et se déclara satisfait
d'un Mouton-d'Armailbac dont il prit une bou-
teille, et d'un Cliquot carte jaune, dont il absorba
deux. Cet office rempli, il fut heureux d'offrir
ses compliments aux frères Verdier, qui venaient
de faire si bel accueil à lui et à ses convives.
— Mon vieux Kerbrech, dit Boulanger dans la
fumée de son cigare, j'ai cinq chevaux de selle et
six de trait.
126
Après la Revue, la nuit du 14 juillet- 1886
— Bougre, dit l'autre, qui prenait un pousse-
Vamour à la Chartreuse, cela te fait une belle
cavalerie !
— Oui, mais pas plus tard que demain, tu vas te
mettre en cjampagne et m'acheter la monture
pour ma journée qui se prépare.
— Tu fais, peut-être, ton entrée à l'Elysée,
monté sur six canassons.
— Au 14 Juillet prochain, je livre ma bataille.
Si, ce soir-là, je ne couche pas avec tous les Pari-
siens et toutes les Parisiennes, je suis foutu!
— Et nous tous avec toi. Eh ! là ! Grand Georges,
je suis ton homme.
— Tu vas me trouver le cheval, le seul cheval.
Un chevial dTmperator. Crédit illimité. Tu as dix
jours pour l'achat, autant pour le dressage. Je ne
tiens pas à être désarçonné comme Bonaparte à
Saint-Cloud, le jour de Brumaire.
— Pour sûr que si tu te mets le cul par terre
je ne nous vois pas jolis garçons!
L'époque était chevaline entre toutes. Le noble
auimal, qui fut roi pendant tant de siècles, vivait
alors les derniers jours de sa souveraineté. Et il
semblait qu'à la veille de perdre sa prééminence,
il voulût atteindre à une splendeur non encore
connue. Paris, qui demeurait encore le délicieux
128
I
Paris du Second Empire, entretenait un grand
luxe d'équipages. Les cavaliers, précieusement
montés, se montraient nombreux dans les rues et
sur les promenades. Et cela contribuait à main-
tenir, dans la société, l'élégance alliée à une
certaine allure savoureuse et pittoresque, qui a
toujours été l'apanage de la cavalerie. Le type de
bête à la mode était le cheval Anglais, fin, racé,
mais un peu efflanqué. Et précisément, l'habileté
du ministre de la Guerre était grande, de vouloir
un cheval de parade dont la beauté eût un autre
canon.
Cet animal miraculeux fut découvert chez Marx,
le marchand de chevaux de l'Avenue des Champs-
Elysées. Kerbrech l'ayant trouvé de son goût, pria
le lieutenant, vicomte de la Villestreux, de voir si
la bête avait autant de qualités que de ligne. La
Villestreux, ancien officier d'ordonnance du pré-
cédent ministre de la Guerre, le général Campenon
était un cavalier remarquable. Voici quelle fut son
opinion sur le fameux animal qu'il monta le pre-
mier : (( C'était un cheval ciastré, entièrement noir,
mais non pas noir mal teint, comme le sont géné-
ralement les bêtes de cette couleur. Celui-là était
d'un noir brillant et franc. Il n'avait pas un poil
qui fît tache. Il était grand, fort et de croupe
129
arrondie. C'était ce qu'en terme technique, on
appelle un cheval « rondouillard ». Il avait assez
d'âge, pas mal de tares, beaucoup de mollet. Mais
l'encolure était superbe et l'aspect imposant. Je
me mis en selle, un vrai fauteuil. Je le menai au
Bois. Il était galant dans sa bouche et puissant
dans ses hanches. Son passage et son piaffer étaient
de toute beauté. Je fis faire, près de lui, des son-
neries de clairons, des roulements de tambours, deb
feux de salve, il ne broncha aucunement. Je con-
seilljai donc au général de Kerbrech de l'acheter. »
C'est ce qui fut fait. Son prix fut de 7.800 francs
qui font environ 40.000 francs de notre chétive
monnaie. Ce cheval venait de Russie, il avait servi
dans les Chevaliers-Gardes oiî il était la monture
du chef -timbalier. On lui donna le nom de Tunis.
Ce fut le fameux cheval noir qui, dès son premier
bond, devait entrer dians l'histoire avec son
cavalier.
La revue du 14 Juillet 1886 fut une féerie
orientale, un immense ballet d'une cadence, d'un
bariolage somptueux et barbare. Les acteurs étaient
quarante mille soldats : infanterie, artillerie, cava-
lerie; le Président de la République; puis, dans
les tribunes officielles, les belles Madames et leurs
Messieurs; enfiil, sur la pelouse en dfanse, la foule
130
Madamç la duchesse d'Uzès
qui, «yant mangé du pain, de la viande et bu du
vin, se tenait compacte et comme suspendue dans
le tremblement de la lumière.
Vers trois heures et demie, une tiède averse
d'été ayant abattu la pouss,ière, les verdures s'en
trouvèrent exaltées et le parfum de la terre chaude
et mouillée imprégna tout le paysage. Le soleil
s'abaissa un peu à l'occident, vers les tribunes et
attaqua de rayons obliques ces deux masses : la
troupe et le peuple.
Alors, du côté de l'aurore, apparut sur son
cheval noir, le général Boulanger. Fabrication de
l'ingéniosité humaine, épanouissement dans la
nature, chimère inconsistante de l'esprit? Dans
tous les cas, être qui semblait construit dans l'air,
uniquement par une vibration de couleurs les plus
délicieuses, depuis la culotte de casimir rose, le
dolman turquoise, traversé d'une bandoulière de
moire amarante, jusqu'au bicorne à plumes blan-
ches qui enfermait le bleu des yeux, l'incarnat du
teint et la barbe dorée.
Il y avait des canons qui tiraient des salves, et
des musiques militaires en marche, sous les arbres,
quand le général pénétra sur le terrain. Il était
précédé d'un peloton de spahis et suivi, à vingt-
cinq pas, d'une escorte inouïe, formée de quatre
132
cents officiers, à la tête desquels marcliaient quinze
généraux et les attachés militaires étifangers. Les
gens des tribunes battirent des mains et poussèrent
quelques acclamations. Brisson, qui jouait les traî-
tres, le vilain, criait tout seul : (( Vive Saussier! »
Petit intermède, d'un comique touchant : l'arri-
vée des Président de la République et du Conseil.
Lies gigantesques cuirassiers, en s'écartant, lais-
saient sur le gazon, deux vieillards pareillement
menus et chenus dans leur habit noir, et qui sa-
luaient avec des gestes apeurés et circonspects.
Chacun était à sa place, on allait maintenyant
entrer dans le vif de l'affaire et Boulanger allait
jouer sa partie. Devant les unités massées, les
chefs procédaient à la remise solennelle des déco-
rations. Le ministre de la Guerre galopait de tous
côtés dans la plaine. H paraissait aller vers chaque
^orn- de troupe; en réalité, c'était le moment do
la vedette dans le ballet. Il se montrait superbe
cavalier; bien posé à la française, le buste aisé,
l'assiette en avant, les genoux descendus, jambes
près, talons l^s, il travaillait sans cesse sa mer-
veilleuse monture. C'étaient des appuyés, des ser-
pentines au trot écouté, des huit au galop
rassemblé, avec changement de pied en l'air, des
passages réguliers, étendus et brillants. Et tous ces
134
exercices n'avaient pas V^ sécheresse, le fini que
leur aurait donnés un professionnel. Ils étaient
indiqués, esquissés avec finesse et très habilement
inclus dans le prétexte militaire.
Vingt musiques rassemblées commencèrent de
jouer la Marche Indienne, de Sellenick. Le minis-
tre de la Guerre se plaça de nouveau à la tête de
son escorte d'officiers et, au petit galop, son cheval
dansant, pour ainsi dire, à la cadence des cuivres,
il défila devant le Président de la République. Au
passage, lui et ses suivants saluèrent tous à la fois,
d'un grand geste du sabre.
Alors entra en scène le chœur qui, jusqu'à ce
moment avait observé le drame en silence. Une
rumeur immense, un grondement redoutable em-
plit toute la plaine, entre les bois et le fleuve, et
forma un grand cri jailli vers le soleil, comme une
source ardente. La forte voix du peuple ne s'écoute
jan^ais sans émoi, que la colère l'enflamme ou que
la joie la fasse rire. Mais, ce jour-là, on connut
bientôt que ce chant, d'abord confus tant sa puis-
sance était grande, avait pour thème un enthou-
siasme d'amour. Toute la pelouse rouge de couch^ant
hurlait : « Vive Boulanger! » Et la foule, les
femmes pelotées, les hommes en chaleur, les gar-
çons, les filles, tous saouls de la joie de se donner,
135
brisèrent les barrières et allèrent s'offrir à cet
homme. Farandole en délire, cortège exalté, ils le
prirent dans leur ardeur charnelle, et de Long-
champs à la Concorda, par les Champs-Elysées,
le portèrent sur leur cœur, 8ur leurs seins, lui et
son cheval noir, dans la clameur de : (( Vive
Boulanger! Vive Boulanger! »
Il faut qu'une ville capitale ait le ventre gorgé
de nausées par la médiocrité morale et la laideur
physique de ses gouvernants, pour se donner iainsi,
en un instant, à un homme, à un inconnu qui n'a
rien fait d'autre que de paraître. « // sauta et il
plut ». Les démocraties se donnent généralement
des chefs qui ont la langue bien pendue et le ga-
loubet très affilé; pourquoi ne rechercheraient-elles
pas ^ussi volontiers un homme qui fût joli garçon
et qui montât agréablement un beau cheval?
Ce soir-là, à l'Alcazar d'Eté, le chanteur popu-
laire, le beau Paulus, dit en s'avançant sur la
scène : « Mesdames, Messieurs, en l'honneur du
14 Juillet, je vais avoir le plaisir d'interpréter,
pour la première fois devant vous, une chanson
qui me paraît tout à fait de circonstance. » Et il
annonça le titre : « En revenant de la Revue )).
L'air était guilleret, entraînant, les paroles amu-
santes et bon-enfant. Dès le premier couplet, le
136
public fit entendre quelques discrets applaudisse-
ments et même s'essaya pendant la ritournelle à
fredonner le refrain. Paulus satisfait, met son gibus
au bout de sa c(anne, sa canne sur l'épaule, et en
route pour le second couplet.
Ma sœur quaim les pompiers
Acclarn ces fiers troupiers;
Ma tendre épouse bat des mains
Quand défilent les Saint-Cyriens ;
Ma belle mer pouss^ des cris
En reluquant les spahis;
Moi, je faisait qualdmirer
Not^ brav' général Boulanger,
Il ne fut pas plus avant. Au nom de Boulanger,
les gens sautèrent sur les tables. Ce furent des
applaudissements et des acclimations. Paulus fut
obligé de reprendre vingt fois son couplet. Puis les
spectateurs ayant fait l'achat de la nouvelle
chanson, se répandirent dans Paris pour propager
leur enthousiasme. Les uns s'en allèrent chez
Mdbille, où l'on gambillait ferme, d'autres au
Jardin des Fleurs, d'autres encore, au Palais-Royal
chez les « Frères Provençaux », où l'assistance
était fort dorée. Partout, la représentation ou le
bal en cours, furent interrompus et quelque piston-
137
solo ou quelque saxophoneyirtuose invités à déchif-
frer (( En Revenant de la Revue )) que rabâchait
tant bien que mal, un amateur, jusqu'à ce que
toute la salle en délire, célébrât avec lui : « Le
brav' général Boulanger ».
Il y en eut qui coururent la ville jusqu'au matin,
s'arrêtant lau bal des carrefours, buvant le coup à
chaque bistro, achetant deux sous à fumer de
Tabac en Tabac, et partout proclamant la nouvelle
Marseillaise. Un parti de ces frais Boulangistes,
arriva au petit matin, rue Saint-Dominique. Il y
avait eu, toute la nuit, grande réception au Minis-
tère de la Guerre, les salons étaient combles et les
Jardins illuminés. On fêtait le triomphateur de la
journée du 14. Nos gens, dans la rue, firent un tel
vacarme, que les invités se mirent aux fenêtres. Et,
quand on eut compris à qui ils en avaient, plus
d'un fit la piteuse mine. Il y avait là Sarrien, Cle-
menceau, Laguerre, Gragnon, préfet de police, et
deux ou trois autres de la même portée, qui conve-
nvaient, dans les petits coins, que ce militaire
commençait à devenir inquiétant.
Voici quelle fut l'origine de cette chanson qui
devait fournir une si belle carrière. Delormel et
Garnier en avaient écrit les paroles et L.-C. Desorme
composé la musique. Vers la mi-juin, nos trois
138
auteurs étaient venus trouver Paulus et lui avaient
présenté leur ours. En ce qui concerne la fin du
second couplet, ils lui proposèrent trois Variantes :
Moi f faisait qu admirer
Le hrav colonel Dominé.
Il s'agissait de Dominé, un héros du Tonkin, le
défenseur de Thuyen-Quan.
Moi j faisais qu admirer
Le brav^ général Négrier,
Négrier, qui avait combattu en Chine, avec
Courbet et qui avait été grièvement blessé
au Tonkin, connaissait alors une certaine popu-
larité. Enfin, troisième version :
Moi f faisais qu admirer
Le brav' général Boulanger.
Paulus prit la chanson et ne dit pas auquel de
ces trois héros il allait donner la consécration de
son talent. Mais, en homme qui connaît son public,
il n'hésita pas, et, dans le grand secret, fit imprimer
à la gloire de Boulanger, cette chanson qui, le soir
du 14 Juillet, commença son tour du monde. Par-
tout, à l'étranger, les orchestres militaires et civils
139
l'adoptèrent et ils la jouaient sous le nom de
Marche Boulanger,
Boulanger venait de secouer rudement le peuple
Quand on Conspire !
de Paris. Sans lui laisser le temps de reprendre
haleine, il allait lui servir encore quelques
émotions fortes et saines. Le 14, il avait eu sa pre-
140
mière journée ; le 16, il aura sa nuit. Nuit du
Paris français; la crapule cache son visage étranger
el les Parisiens occupent la rue avec leur cœur qui
rend un son si haut quand on sait le frapper à un
point sensible.
Depuis qu'il était au ministère, le générjàl avait
conçu le projet de créer, à Paris, un cercle militaire.
Cette idée, qui paraît si simple et naturelle, avait
pourtant bousculé pas mal de routines et, pour la
réaliser, le général avait dû mettre en œuvre Sia
ténacité de Breton. Cette affaire avait un côté pra-
tique et un autre décoratif. Le local fut choisi de
main de maître. Pour 400.000 francs, le ministre
acheta le local et l'installation du Splendide-Hôtel
qui venait de faire flaillite. C'est peut-être l'immeu-
be le mieux situé de Paris, la maison qui s'avance
en rotonde, face à l'Opéra, au bout de l'Avenue et
de la rue de la Paix. C'est là que 'Boulanger plaça
son Cercle Nation^al des Armées de terre et de mer
qui fut appelé officiellement « Le Pétrin ». Une
première inauguration intime en avait été faite le
1*^' juillet, mais l'ouverture solennelle fut célébrée
dans la nuit du 16.
Cette cérémonie qui, normalement, n'aurait dû
intéresser que les milieux militaires, fut un événe-
ment considérable qui agita la capitale, non
141
seulement en ce point vital, mais encore dans ses
faubourgs les plus éloignés. Il y eut d'abord une
retraite militaire. Deux escadrons de cuirassiers,
qui portaient dès torches et encadraient quatre
musiques d'infanterie et deux batteries de tjam-
bours et clairons. Le peuple avait pensé vomir,
tant on l'avait gorgé de harangues civiles : (( et la
réaction, et la démocratie, et le curé, et la laïcité,
et la prune, et l(a carotte, et le petit carnaval des
pantins crottés. » Les bonnes gens de notre pays
et de notre grande ville ont le goût meilleur qu'on
ne le pense.
Il est peut-être curieux de mettre sous les yeux
du lecteur ce qu'un journal, qui n'est pas moins
que le (( Temps », disait le lendemain de la fête :
(( Depuis longtemps, Paris n'avait pas assisté à un
)) pareil spectacle. Aussi l'enthousiasme la-t-il été
)) très vif, très sincère. Nous avons eu une nouvelle
)) manifestation patriotiqule, avec des cris mille
» fois répétés de : Vive la France! Vive F Armée!
)) Ce sont choses dont on ne se lasse jamais, qui
)) réconfortent l'esprit et le cœur. » En somme.
Boulanger remettait à la mode le patriotisme.
Il arriva à la fête sur le coup de dix heures. Il
était en grand uniforme avec la plaque de Grand
Officier qu'il venait de recevoir. Dès que son
142
^ VOITURES POUR L'EXPOSITION, par TARTARINO
^^r^^^'^' V^'^''^'> M^
landau entra dans la rue de la Paix, la foule
Fassaillit au cri de : « Vive Boulanger! » Et le
colonel Jung, qui accompagnait le général eut du
mal pour lui faire ouvrir un chemin jusqu'au
Cercle.
Mais, le plus beau, ce fut quand le général
sortit, une demi-heure plus tiard, et qu'il parut sur
la place de l'Opéra. Une acclamation immense
s'éleva et il y eut de grands remous parmi les spec-
tateurs qui, tous, voulaient l'approcher. Lui, sou-
riant et bien en verve saluait tranquillement la foule
et inclinait son chapeau à plumes devant elle. Mais,
comme le délire allait croissant, les chevaux du
général furent bientôt dételés, escamotés et sa voi-
ture fut, non pas traînée, mais portée le long de
l'avenue de l'Opéra, jusqu'à l'Hôtel du Louvre.
Toute la nuit, plusieurs bandes formées de gens
qui ne se connaissaient pas, ne s'étaient concertés
en rien et qui étaient fortes de deux à trois mille
personnes, parcoururent les Grands Boulevards en
criant : (( Vive Boulanger !» Les vieux officiers
qui sortaient du Cercle, hochaient la tête en écou-
tant ces clameurs et ils disaient entre eux : (( Il y
a un homme que nous avons entendu acclamer
ainsi. Et celui-là, il est devenu empereur! »
QUATRIEME CHAPITRE
LE CORTEGE SE FORME
Pistolet au poing, on conquiert des amis, Le
mystérieux comte DUlon, — Naquet, le boscot
porte-guigne. — Rochefort, Déroulède, Clemen-
ceau, Laguerre, Denis, et les autres, — Madame
la duchesse d'Uzès, — Imageries, chansons, têtes
de pipes, pain d^épices, — Le café de Monsieur
Cordier. — Boulanger rencontre la Femme
fatale, — L'Affaire Schnœbelé, — Le grouille-
ment de Vomhre. — Boulanger nest plus
ministre.
145
Madame Léonide Leblanc, qui fut l'amante du
duc d'Aumale, avait été belle aux temps du Second
Empire. Alors, Théodore de Banville disait d'elle :
(( C'est une statue de bergère-déesse de Coysevox ».
Vers 1865, elle eut la blancheur laiteuse, l'éclat
lumineux de la perle. Elle fêtait les regards et
exaltait l'esprit car elle avait aussi une grâce indé-
pendante et même assez sauvage.
En 1886, le temps a soufflé les lampions,
il a plu sur la fête des yeux et les atours de la
beauté sont quelque peu fripés. Mais il n'importe :
ces Messieurs de la République se faufilent dans
le décrochez-moi-çà de son Altesse et ruent de
fierté en endossant la défroque d'un fils de roi. La
maîtresse coquine, qui sait son monde, exploite le
travers de ses nouveaux iadmirateurs. (( Voici le
fauteuil de Monseigneur. Le duc travaille à cette
table... )) Quand elle est lasse de soupirants répu-
blicains, elle fait annoncer par son valet de pied
que Monseigneur vient de franchir la porte de
l'Hôtel, et les flanque tous dehors, sans ménage-
ment. Certains racontent même que la très perfide
avait fait fabriquer un duc en cire, d'une ressem-
blance absolue. Lorsque quelqu'un de ces Messieurs
en entrant, apercevait son Altesse penchée sur sa
146
table de travail, il s'en allait sur la pointe du pied
et sa passion s'en trouvait accrue.
On voyait, chez Léonide Leblanc, Floquet, gonflé
de vent comme un pet-de-none; Tirard, un gene-
vois, marchand de bijoux en toc; le beau Laguerre,
grand pacifiste : « Laguerre, c'est la paix »; An-
drieux, l'ancien préfet de police, collectionneur
malicieux de petites frivolités; le garibaldien Loc-
kroy, qui porte Victor-Hugo Jans toutes ses poches ;
Camille Pelletan, sale et puant, sans linge sous son
vêtement gras, et que son patron, amène en laisse,
comme un chien mal tenu; Granet, des P.T.T.,
grand ami de Boulanger. Le général, occupé ailleurs,
ne venait pas dans la maison; mais, quand Léonide
le rencontrait 'au Bois, oii elle montait à cheval
tous les matins, elle lui envoyait des baisers.
Le maître, c'est Georges Clemenceau. Chaque
soir il arrive en habit, il accompagne Léonide Le-
blanc dans quelque restaurant à la mode, se montre
avec elle «au spectacle et ne la quitte que pour
aller, très tard dans la nuit, jeter le coup d'œil du
maître dans les bureaux de son journal « ,La
Justice ». Clemenceau, à cette époque, est un ter-
rible. A la Chambre, dans les salles de rédaction,
sur les Boulevards, il promène sa sinistre tête de
mort, ses plaisanteries cruelles et son pistolet si
147
redouté. Il regarde autour de lui de son œîl rond
et jovialement féroce, et il a toujours l'air de dire :
(( Qu'il lève le doigt, celui qui veut que je le
crève. ))
Sans doute, Clemenceau qui, avec ses airs de
bravache de chef-lieu, sent sa province, est
orgueilleux de coucher dans le lit du fils de Louis-
Philippe, mais il ne voudrait pas qu'on le lui
rappelât trop souvent. Il sent sa rogne qui le dé-
mange quand on lui rappelle qu'après tout il n'est
pas de la famille de Louis-Quatorze.
Le 15 mai 1886, Monseigneur le Comte de Paris
mariait sa Klle, la princesse Amélie, avec le prince
Charles de Bragance, héritier de la couronne du
Portugal. Les deux époux devaient monter sur le
trône trois ans plus tard, et connaître une heu-
reuse fortune jusqu'à ce jour tragique de 1908, où
le roi Charles et son fils aîné furent assassinés, par
des sauvages qui les tirèrent comme des lapins,
dans la voiture oii se trouvaient aussi la reine et son
autre fils. Mais à l'heure oii nous sommes, la belle
princesse, qui devait être si cruellement frappée
comme mère et comme épouse, était toute à la
joie de cette belle journée. L'hôtel Galiera, rue de
Varennes, oii résidait alors le Comte de Paris, fut
à cette occasion, une vraie demeure royale où l'on
148
revit toutes les splendeurs de la Cour. Un journal
de l'époque disait, dans son compte-rendu : (( On a
vu, dans cette soirée, le personnel complet d'un
grand gouvernement, avec ses princes, ses diplo-
mates, ses pairs, ses députés, ses conseillers d'Etat. »
L'envie, la rongeuse maladie des démocrat^'es, fit
alors de grands ravages parmi les républicvairs. La
tradition veut que Clemenceau, ayant eu son fiacre
arrêté par la cohue des somptueux équipages prin-
ciers, ait dit à Léonide Leblanc, qui se trouvait
avec lui : (( Faites entendre au duc d'Aumale qu'il
pourrait bien être expulsé de France. » Le chan-
teur Mac-Nab exprimait fort bien cette hargne,
dans sa chanson :
, Bragance : qu est-ce que c'est que cet oiseau-là?
Faut-il que son orgueil soit profonde
Pour s^être foutu un nom comme celui-là?
Pourtant les choses n'allèrent pas aussi facile-
ment que le désiraient certains. Le père Grévy,
Freycinet étaient hostiles à l'expulsion. Mais ces
deux pères-la-colique, eurent tôt fait de lâcher
pied devant une commission parlementaire dont
les plus beaux ornements étaient Madier de Mont-
jau, le coupe-tête., et Camille Pelletan, la tête-à-
poux. Le 8 juin, à minuit, l'heure du crime, après
150
deux séances et trente-six mille bourdes, la Cham-
bre vote l'expulsion définitive des prétendants et
facultative des membres de leur famille, par 315
voix contre 232. Le 22 juin, le Sénat ratifie ce vote
par 137 voix contre 122. La loi est promulguée le
lendemain, 23 juin au Journal Officiel, Loi de
frousse, loi précisément en opposition catégorique
avec les principes que prétendent défendre les ré-
publicains.
Mais cette loi ne faisait pas l'affaire de Clemen-
ceau, car elle n'atteignait pas complètement celui
qu'il visait surtout, le duc d'Aumale. Il s'en alla
faire une scène à Freycinet. La pauvre petite
souris blanche, devant la colère de ce croque-
mitaine, fut se fourrer dans le trou d'un texte de
loi. Alors Clemenceau eut recours à son ami Bou-
langer et lui demanda d'obliger le Conseil des
Ministres à prendre un arrêt d'expulsion contre
l'héritier des Condé. Le général aimait et admirait
les princes d'Orléans, mais il gardait au duc d'Au-
male, un fichu chien de sa chienne, au sujet d'une
note de son dossier. « Officier très intelligent et
d'avenir, mais excessif et mal élevé. »
Aussitôt le ministre de la Guerre chassa de l'ar-
mée, le vainqueur d'Abd-el-Kader. Et celui-là est
vraiment le seul acte médiocre que l'on puisse ins-
151
crire au compte de Boulanger D'ailleurs, il était, à
cette époque, quelque peu sou« l'influence des
milieux p^arlementaires oiî la vilenie est un titre
de gloire.
Le duc d'Aumaîe écrivît au Président de la
République, une lettre carabinée qui retentit
comme une paire de gifles sur le cuir facial du
vieux grigou. L'autre eut une vengeance atroce, il
expulsa de France ce fils de France. Et l'on assista
à ce spectacle d'une ignominie hautement républi-
caine : le fils de Louis-Philippe, le neveu de Louis-
le-Grand, conduit à la frontière et jeté hors de sa
patrie, par un Israélite, le nommé Isaias Levaillant,
directeur de la Sûreté Générale. Le duc d'Aumale
montra au monde ce que peut être le cœur magna-
nme d'un prince Français. A peine arrivé sur la
terre d'exil, il rendit publique la clause de son
testament qui léguait à la France, le domaine de
Chantilly, avec le Château et toutes les collections
qu'il renferme. Et il voulut que la cession fût
immédiate.
Celui qui avait fait à son pays, un tel don, devait
mourir le 17 mai 1897, à Zucco, en Sicile. Et l'orai-
son funèbre qui semble la plus digne de lui, c'est
le vieux refrain que chantaient les soldats
d'Afrique :
152
Avant que Jérôme eût craint le plomb,
UAumale en avait dans la jambe!
Les pijarlementaîres royalistes étaient bons et
estimables, mais de fichus médiocres politiques.
Après l'expulsion des princes, ils s'en prirent
furieusement à Boulanger. Au Sénat, un vieux légi-
timiste barbu, le baron de Lareinty, entreprit assez
rudement le général, il alla même jusqu'à le traiter
de lâche. Le ministre de la Guerre lui envoya ses
témoins, mais par une générosité qui était un autre
tirait néfaste de son caractère, il laissa le choix des
armes à son insulteur. Celui-ci prit le pistolet oii
il était de première force. Le duel eut lieu le 16
juillet. On avait d'abord choisi comme lieu
de la rencontre, le manège de l'Ecole Militaire,
mais à la suite d'une indiscrétion, on se trouva en
présence de plusieurs centaines de personnes qui
attendaient l'événement. Les adversaires se rendi-
rent alors au parc d'aréostation de Chalais. C'est
là que l'on vit arriver, sur le terrain, les témoins
qui étaient des sénateurs et qui S'-ndiJaient quatre
invalides i« la tête de bois, chacun dans sa petite
voiture. Le baron fit feu des quatre fers et man-
qua son homme. Boulanger s'abstint de tirer sur
ce vieillard irascible, et cette attitude chevaleres-
153
que, qui aurait pu lui être néfaste, servit le géné-
ral. En effet, les royalistes ^apaisèrent quelque peu
la rigueur de leurs attaques et même plusieurs
d'entre eux commencèrent à éprouver un goût
inavoué pour ce beau soldat.
A la suite de ce duel, eut lieu la première ma-
nifestation boulangiste qui ne fût pas provoquée
par la présence même du général. Ce fut à Mar-
seill'3 oii plusieurs milliers de personnes parcou-
rurent la Cannebière et la rue Saint-Féréol en
criant : (( Vive Boulanger î » et se rendirent à la
Préfecture pour demander au préfet de transmet-
tre au général le témoignage de leur ardente sym-
pathie. Même ce qui était naturel étant donnée la
latitude, 1 occasion parut bonne de brûler quelques
pétards et d'allumer force feux de Bengale en
l'honneur de la Boulange.
Tandis que le ministre de la guerre est affairé
à la réforme de l'armée dont nous avons parlé plus
haut, et qu'il s'efforce de mettre au point, pendant
les manœuvres d'automne, les nouvelles méthodes
tactiques qui lui sont chères, nous allons jeter un
coup d'œil sur le cortège d'officieux, d'intrigants,
de patriotes, de mabouls et de raseurs, qui est en
train de se former autour de lui. On ne peut pas
dire (( d'amis », car jamais homme ne fut plus en-
154
touré et n'eut moins d'amis. C'est juste si ce titre
peut être donné au capitaine Driant et au général de
Kerbrech. Pour ce qui est dvi rôle de confident,
il semble bien que personne ne le joua, car le gé-
néral avait le cœur secret. A première vue, il pa-
raissait bavard, mais toujours il se taisait sur l'es-
sentiel et ne livrait jamais que l'éeorce des mots,
gardant pour lui la pulpe de son âme. On le vit
bien à l'heure oii il prit seul les décisions c(apita-
les, comme aussi après que la dernière scène du
drame eût été jouée. Il ne fut pas un de ces morts
bavards comme nous en avons tant subis ces temps-
ci.
Toutefois, celui à qui peut être dévolu le rôle
d'Eminence grise auprès de Boulanger, c'est le
comte Arthur Dillon. Il est assez difficile de saisir
et de délimiter dans le temps et dans l'espace, ce
personnage. Si Boulanger, singulier par certains
côtés, est dans l'ensemble assez classique par ce
qu'il renferme de bonapartisme et d'espagnol, Dil-
lon est un type de conspirateur plus inédit. Il avait
lui aussi, du sang étranger dans l'esprit, étant le
descendant d'un nationaliste irlandais. Son grand-
père, général de cavalerie, avait été, au début de
la Révolution, massacré par ses cavaliers. Lui fut
d'abord officier de cuirassiers, puis il quitta l'ar-
155
mée et fit des affaires. En Amérique, il monta une
compagnie de câbles transatlantiques. Et il disait
à ce sujet : « J'ai trouvé huit millions pour les
jeter à l'eau, j'en trouverai bien cinq pour miser
sur la popularité de Boulanger. » Pour lui, le coup
d'Etat fut une affaire du même genre que les
autres. Publicité intense pour amener des capitaux,
placement des actions boulangistes, gestion habile
du patrimoine, il y eut tout cela; il ne manqua
que la dernière opération : distribution de divi-
dendes. Mais celle-là, le succès l'eût permise, car
l'opération aurait été fructueuse. Dillon avait de
grands projets pour le lendemain de la victoire.
Il aurait été premier ministre, chancelier, gouver-
neur de la Banque. Il pensait organiser une union
douanière européenne afin de lutter contre la con-
currence américaine. En dehors de l'argent, les ar-
mes favorites de cet homme étaient la duplicité et
le mépris, sans que cela fût néanmoins assez cons-
tant pour que l'on pût être sur ses gardes. En effet,
on pouvait le voir tour à tour, et dans le même
instant, dur comme un financier ou attendri
comme un jobard. Il était brutal ou aimable, le
tout d'ailleurs fort habilement et peut-être même
très ingénuement, car il se peut qu'il fût un com-
posé de brave honune et de maître fourbe. Et ce
156
curieux état de mélange instable que 1 on voyait
chez lui au moral, se retrouvait dans son physique
qui était indéterminable. Dans la même heure,
vous pouviez trouver un quidam qui vous dise :
« Je viens de rencontrer le comte Dillon. Les
affaires doivent marcher, il est gras d'optimisme
et reluisant de succès » alors qu'un autre vous
chuchotait à l'oreille : (( — Tout est perdu sans
doute. J'fiai aperçu Dillon à l'instant, il est à plat,
maigre, défait. » Et les deux avaient raison car
notre homme était à la fois officier de cuirassiers
et crevard fini.
Quoiqu'il en fût, cet étrange type qui promena
et roula dans le même temps, tout son monde,
royalistes et républicains, a transformé l^a politi-
que en y introduisant des procédés nouveaux. Il ne
lui manqua pour réussir que de donner le pas, à un
certain moment, au cuirassier. Il laissa passer
1 heure où il fallait nécessairement que le sang cou-
lât et qu'un cadavre fût jeté en travers de la table
autour de laquelle se jouait la partie. D'ailleurs,
cette affaire claquée, il en entreprend aussitôt une
autre et d'autres encore. Vingt-cinq ans plus tard,
on peut le retrouver, vieillard qui approche des
soixante-dix, mais toujours aussi mUlionuaire, aussi
énigmatique, affairé à l'œuvre gigantesque du creu-
157
sèment et du lancement d'un port dans une île, sa
propriété.
Maintenant, si vous le voulez bien, lecteurs, nous
nous risquerons à vous entretenir de Naquet, le
boscot porte-guigne. Pour nous mettre en appétit,
dégustons d'abord ce texte :
Le mariage est une institution essentiellement ty-
rannique et attentatoire à la liberté de V homme,
la cause de la dégénérescence de Vespèce. C^est une
institution génératrice de vice, de misère et de mal;
il faut lui préférer le concubinage ou l union libre,
sans r intervention de V autorité, sans consécration
religieuse et légale. Le mariage existant, la prosti-
tution fait plus de bien que de mal, {Extrait de :
Religion, Famille, Propriété, ouvrage publié en
1868 par Naquet,)
Sans doute, ces doctrines sont fort bonnes et
surtout très pratiques pour l'organisation d'un che-
nil. Celui qui prétendait les propager n'avait pour
se poser en réformateur de la morale et de la poli-
tique, d'autre titre que celui d'Israélite. C'était un
docteur en médecine qui s'était spécialisé dans les
études chimiques. Il avait publié une thèse : Ap-
plication de l'analyse chimique à la toxicologie,
qui fut, paraît-il, remarquée. En 1863, il est nom-
mé professeur agrégé à la Faculté de médecine.
158
^p
mais sa race le tourmentant, il abandonne son la-
boratoire et se rue au désordre. Il était en Espagne
en 1869, et prit une part active à la grande chien-
nerie qui régna dans ce pays pendant la durée de
1 éphémère république. Rentré en France, triste
jour, c'est lui qui fera voter, en 1884, l'infâme
loi rétablissant le divorce.
Ce Juif d'enfer, sorcier cornu va s'attacher à
Boulanger comme une ventouse rongeuse. Il était
petit, contrefait, bombé du dos et avantagé du ja-
bot, avec cela cagneux des pattes, gros du nez, lippu
des lèvres et crasseusement pileux de toutes parts.
Ce personnage de Carême entrant était fier de
se montrer partout avec un bel homme tel que le
ministre de la Guerre. Deux fois chaque mois, il
l'invitait à déjeuner au Café Anglais ou chez
Durand et, comme de juste. Boulanger payait. Et
l'autre, bon apôtre, payait son écot en fadaises.
Comme raseur, il ne craignait personne. Sa ma-
rotte, c'était le coup d Etat. Il voulait absolument
persuader à Boulanger de lui faire la courte
échelle. Le général le regardait vaguement et
pensait à autre chose. Ce fut à un de ces repas
que Clemenceau, étant en tiers, répondit à ce tenta-
teur : (( La République est bien malade, et je
n'aime pas son régime. Mais les éventualités que
159
vous considérez, Naquet, seraient effroyables. ))
Outre le coup d'Etat, ce politicien mal balancé
avait un grand dessein qui lui travaillait sa pauvre
carcasse et dont Boulanger et Dillon faisaient leurs
délices. Après la victoire du boulangisme, il rêvait
d'être nommé ambassadeur auprès du Vatican. Il
voulait négocier avec le Pape le désarmement uni-
versel. Comme quoi, les mabouls de tous les temps,
se retrouvent à califourchon sur le même dada
fourbu.
160
Le général eut le plus grand tort de ne pas re-
miser au magasin des ^accessoires cet informe dé-
bris. Mais ainsi que cela arrive aux gens qui ne
sauraient parler d'une chose sans la connaître, il
s'en laissa imposer par de prétendus savjants. Il
croyait que la politique était comme la science mi-
litaire et que ces gens avaient étudié à fond les
questions dont ils discouraient au hasard. C'est
ainsi que lui, qui parlait facilement et trouvait des
formules fortes, se laissa infliger par Naquet des
discours qu'il lut à la Chambre et qui étaient des
chefs-d'œuvre du genre vaseux. Au plus beau de
l'époque boulangiste, ce fut un régal de gourmet
que de voir ce singe chimiste se pavaner dans les sa-
lons /aristocratiques oii était reçu son maître. Et
personne ne prenait garde à la haine qui grimaçait
sur ce visage. Pauvre cher général, il fut bien loti
avec des sacripants de cette sorte!
Le personnage extraordinaire de Boulanger
frappa si fortement les imaginations contemporai-
nes qu'il y eut, à cette époque, une véritable fu-
reur de coup d'Etat. Chacun voulait faire le sien,
chacun voulait faire marcher à son profit Boulan-
ger qui tirait les ficelles de tous ces falots polichi-
nelles. Le plus curieux et peut-être le moins connu
de tous ces conspirateurs à la manque est Pierre
161
Denis. Celui-là était un homme de bonne foi et
honnête jusqu'à la doublure de ses poches, illuminé
certes, mais aussi clairvoyant. Il jaugeait à son juste
tonnage l'entourage du général et devinait les traî-
tres de fort loin. Ouvrier typographe, il avait pris
une part active à la Commune et resta, pendant
longtemps, sous le coup de la proscription. Il avait
la tête assez bonne, bourrée certes, de farce à la ni-
gaude, mais à force de constance, il parvint à y
introduire, de surcroît, quelques connaissances qui
lui permirent d'être un journaliste pas plus mau-
vais que les autres. C'est lui qui rédigea le livre
intitulé — Le Mémorial de Saint Brelade ■ — qui est
émouvant de dévote adoration à la personne du gé-
néral. Donc, cet excellent M. Denis conçut l'idée de
renverser le gouvernement de son pays, lui tout
seul, avec Boulanger. Pourtant non, il pensait à
mettre dans l'affaire un troisième partenaire :
c'était Mme Séverine qui ne connut d'ailleurs ja-
mais cette funambulesque aventure. Après avoir
passé la frontière, déguisé en colonel. Boulanger
serait venu se cacher près de Paris, dans une re-
traite connue du seul Denis. Et de là, il aurait surgi
comme un diable sort de sa boîte, en criant :
(( Coucou, me voici !». Sacré Denis ! Cœur géné-
reux, mais comme à l'homme à la carabine, un
162
grand coup de vent lui était entré dans le cerveau.
Et voici un gentilhomme de haute race, Henri
Rochefort, dont Victor Hugo dit :
Kochefort, Varcher fier, le hardi sagittaire
Dont la flèche est au flanc de VEmpire abattu.
Celui-là est un hussard, un spahis. Il a sabré Na-
poléon ni. Pendant la Commune, il a brûlé de la
poudre à la gloire de son cher Paris ; maintenant il
va faire fantasia pour Boulanger. Comme il est
d'usage entre mousquetaires, Faccrochage a été dur.
Les deux hommes se sont heurtés, mais la mesure
prise, ils se sont jugés dignes l'un de l'autre. Dans
le boulangisme, comme dans tous les partis aux-
quels il a appartenu, Rochefort marche à l'avant,
avec les enfants perdus. Il est un des très peu nom-
breux qui sont disposés à mettre leur peau dans l'af-
faire. Cet homme de cinquante-cinq ans n'est poM^'
bon pour organiser, manœuvrer, finasser. Il com-
mence par mettre le feu aux quatre coins de l'adver-
saire, sans se soucier s'il roussit, en même temps,
quelque peu les amis. Quand Naquet se lève pour
parler, il ne peut se tenir de crier: (( Cambre-toi,
fier si courbe! ». Tous les jours, quelle fusillade
dans 1 Intransigeant î II tape dans le tas et souvent
un peu à tort et à travers. Boulanger au début, en
163
prit plus d'une fois largement pour son grade. Un
partisan de cette sorte, bien employé, aurait pu être
précieux. Il revenait de Nouméa, il était toujours
prêt à y retourner ou à partir pour l'exil. Et il avait
à cela un mérite peu commun. Sa vie était agréable
à Paris. Il habitait un bel hôtel dont les murs por-
taient ces toiles de maître qui avaient tant de son
cœur, dont la plus grande part, il est vrai, appar-
tenait à sa jeune femme, sa bien-aimée Marguerite.
Mais quand les moments durs arrivèrent, il laissa
tout cela sans un mot amer. Ce n'est pas lui qui lâ-
chait une cause quand il n'y avait plus rien à en
tirer que des coups.
Avec Laguerre, nous descendons d'un degré, car
les grandes habiletés et les petites trahisons com-
mencent. Ce n'est pas l'Iscariote, mais son cousin
germain. C'est lui qui va introduire dans la place,
Mermeix, l'enfant de chœur, et à deux ils feront
leur sale coup. Maurice Barres, qui était alors bien
jeune (vingt-cinq ou vingt-six ans) et tout à fait
bon petit jeune homme, a beaucoup admiré La-
guerre, son aîné de six ou sept ans à peine. La-
guerre était beau, mais pas aussi virilement que
Boulanger. Il avait un visage éclatant et comme il-
luminé par en-dessous, mais son corps, il devait
l'étayer d'une attitude raide, car il était déjà avachi
164
par la noce. On lui avait d'ailleurs à cause de cela,
donné le surnom de Chi-Chi-Pourri, qu'on lui jeta
maintes fois à la face. Il parlait avec éloquence et
même avait beaucoup d'un bon orateur. Son destin
pourtant, ne fut pas grand dans cette voie, car il se
laissa vite dévorer par le cynisme. Au Palais, il
plaidait, 1 esprit plein de vin, des dossiers qu'ils
n'avait pas ouverts; à la Chambre, il montait à la
tribune et poignardait ceux qui avaient compté sur
lui. Et en regagnant sa place, il faisait sonner in-
solemment devant eux les pièces d'or qu'il avait
reçues pour trahir. Car il aimait l'argent; il avait
dévalisé sa femme pour établir sa maîtresse ; il avait
même emporté l'argenterie de sa belle-mère, et il
disait partout la tête haute : « Si quelqu'un
parle de cette affaire, je le tuerai. » Il avait un jour-
nal qu'il soutenait, le poignard au poing, en dévali-
sant celui-ci ou celui-là. Ce canard sans lecteurs,
(c'était la Presse)^ coûta cher à Cornélius Herz, à
Reinach et compagnie et ensuite à Boulanger qu'il
soutint tant qu'il y eut de l'argent dans la caisse.
Clemenceau ramait sur le même banc. Il traînait
après lui cette Justice qui brandissait sur les con-
temporains, non pas un glaive, mais un rasoir de
bonne dimension. Les collaborateurs les plus folâ-
tres en étaient Camille Pelletan, Alexandre Mille-
165
rand, Arthur Ranc et Cemenceau lui-même qui, s'il
fut un terrible parleur, était, la plume à la main,
un dispensateur de calembredaines politico-philo-
sophiques, propres à semer la panique parmi tous
les bulletins d'abonnement. Clemenceau avait cru
que Boulanger, au ministère de la Guerre, ne serait
qu'un instrument docile entre ses mains. Quand il
eut constaté que le général n'était point de race
serve, mais bien de taille à prendre le pas sur qui-
conque, il pensa à ne point perdre en son entier le
bénéfice de ce qu'il avait fait, ou pensé faire pour
lui. Il vint le trouver rue Saint-Dominique, et sans
plus de compliments, lui demanda s'il connaissait
une bonne âme à qui lui, Clemenceau, président de
la commission du Budget, pût emprunter la farce
de cinq cents billets. Il dit avoir le plus pressant
besoin de cette somme et avoir compté uniquement
sur son grand ami Boulboul pour la lui procurer.
Le général, qui l'avait entendu arriver dans le cou-
loir, avec ses gros siabots, répondit à son cher Cléclé
qu'il était désolé, mais que n'entendant rien de rien
aux. questions d'argent, il lui conseillait de s'adres-
ser au comte Dillon qui, lui, était plein aux as. Cle-
menceau revint à la charge le lendemain, et cette
fois, il ne parla plus que de trois cents billets, tou-
jours avec garanties de derrière les fagots. Boulan-
166
<^er lui fit encore la même réponse et en parla à
Dillon. Celui-ci, quelques jours après, lui dit :
(( Ton ami Clemenceau est un fumiste. Il n'avait
pas de garanties pour deux sous. » Résultat : Cle-
menceau faisait à cette époque escompter par Cor-
nélius Herz, le papier de la Justice pour trois cent
mille francs. En même temps, il s'apercevait tout à
coup que Boulanger faisait courir à la République
les plus grands dangers, il partait aussitôt en cam-
pagne contre lui et lui jetait dans les jambes Rou-
vier et Mackau pour l'expulser du ministère.
Georges de Labruyère n'était pas un type à com-
bines sordides de cette sorte. C'était un franc gars
avec de bons yeux de province. A peine arrivé, il
fut célèbre sur le Boulevard, grâce à une aventure
qui révèle le caractère du personnage. Il s était pré-
senté chez Arthur Meyer, directeur du Gaulois,
pour qui il avait une recommandation. Aussitôt in-
troduit, il ne fut pas médiocrement stupéfait
d'apercevoir cet animal qui barbotait tout nu dans
son cuvier à douches. En effet, Meyer, en sa qua-
lité d'Israélite parvenu, affectait en toute jircons-
tance le plus complet mépris pour les Chrétiens
dont il pensait n'avoir rien à craindre. Donc, très à
son aise dans cette tenue, il dit à son visiteur :
(( C'est vous le Labruvère. Bon, je vous prends
167
au Gaulois. Et vous allez commencer par me rendre
service. Prenez l'éponge et faites moi couler de
l'eau dans le cou. J'aime beaucoup ça, ça me rafraî-
chit. )) L'autre, sans rien dire, s'approcha, se mit en
posture et l'insolent sentit que lui dégoulinait sur
la colonne vertébrale, un liquide tiède et malodo-
rant. Labruyère était d'une encolure à se permettre
ce genre de plaisanteries. Parmi des partisans, le
rôle qui lui convenait était celui d homme de main.
Casse-cou, brise-tout, ses moyens étaient toujours le
recours à la violence et à la brutalité. Cavalier
accompli, quoiqu'un peu lourd de buste et court
de pattes, il courait tout Paris à franc étrier, du
matin au soir, buvant un verre et mangeant un
morceau à la terr/asse du Brébant, sans mettre pied
à terre. Il avait même eu une vilaine affaire avec
Camescasse, parce qu'un jour de grand mariage,
il avait escaladé à cheval l'escalier de la Madeleine
et fait un temps de galop sous la colonnade pour
échapper aux sergents de ville.
Ce drôle de grand bonhomme était alors au Cri
dû Peuple, qu'il dirigeait avec Mme Séverine. Mais
dès qu'il connut Boulanger, il fut ensorcelé et laissa
tout en plan pour se consacrer à lui. Il rencontrait
le Général au Bois de Boulogne on les deux hom-
mes communiaient dans leur commun amour des
168
longues chevauchées. Labruyère se constitua l'offi-
cier d'ordonnance de Boulanger et quand la Co-
carde fut fondée, il en prit la direction avec Mer-
meix avec qui il devait plus tard en découdre.
Puisque nous parlons de Mermeix et qu'aussi
bien il doit jouer les traîtres dans ce drame, autant
nous occuper un peu de lui en passant. Ce Terrail,
dit Mermeix, était le fils d'un larbin de Flourens.
Voici comme le dépeint un contemporain : (( Un
maigrelet au visage glabre et jaunâtre, la bouche
pincée sans lèvres comme le caméléon, la tête et la
figure étroites sur un long col, le monocle dans l'œil
qui était gris et fixe. )) C'était le type du tapeur
triste; depuis quinze ans, il vivait aux crochets de
tous ses amis à qui il empruntait d'un air sévère
des sommes qu'il ne rendait jamais. Il fut d abord
rédacteur au Gaulois, puis à la France, Ce journal
l'ayant envoyé à Clermont interroger Boulanger, il
se colla au général qui avait la pièce de vingt francs
facile. Son air jeunet et surtout son habileté miel-
leuse à manier l'encensoir, lui valurent le sobri-
quet d'enfant de chœur. Pour son goût, le boulan-
gisme devait être une aventure plus comparable au
détroussement d'une diligence qu'à un acte poli-
tique. Dans la curée qu'il espérait, il se réservait
le poste de préfet de police. En attendant, il était
169
rhomme à tout faire, le paillasson de Laguerre, qwi
lui marchait sur les pieds, lui tirait les cheveux, lui
chipait son monocle pour un usage que l'on ne
peut pas dire et, enfin, le bafouait de toutes les fa-
çons. Terrail-Mermeix devait se venger plus tard.
Arthur Meyer, que nous avons vu tout à l'heure
dans ses exercices d'hydrothérapie statique, se fau-
fila lui aussi dans le parti boulangiste qu il devait
lâcher comme il avait trahi la cause bonapartiste et
comme il devait plus tard également abandonner le
roi qu'il prétendait défendre. Ce Meyer, dit le Dé-
plumé, avait débuté à Paris sous le patronage de
Blanche d'Anti^ny, fameuse horizontale qui, à l'épo-
que du Second Empire, avait fait scandale en se
promenant sur les Boulevards, toute îiue dans un
manteau de fourrures. Cette belle fille était, à ce
que l'on dit, aussi folle de la tête que du corps. Elle
oubliait les éléments essentiels de son métier, au
grand détriment de sa bourse. Arthur-le-Déplumé
lui rendait heureusement service et tenait à jouer
sa comptabilité et l'état de ses cachets. En récom-
pense, elle le décrassa et le passa tout entier au ver-
nis boulevardier sous lequel, toute sa vie, il devait
dissimuler son âme qui était laide. Meyer fut l'in-
venteur de deux choses principalement. Il parlait
en tétant sa langue et n'écrivait pas un mot sans
170
lécher tout le monde alentour : les distingués, les
sympathiques, les éminents pullulaient sous sa
plume. Son autre trouvaille fut le coup de Meyer,
très recommandé aux duellistes capons. On saisit
fortement dans sa main gauche Tépée de l'adver-
saire et l'ayant ainsi désarmé, on le frappe à loisir
en choisissant la bonne place. Edouard Drumont,
qui eut la magnanimité de se battre avec un homme
comme celui-là, fut victime de ce coup et pensa y
trouver la mort.
Dans ses mémoires, Meyer dit que ceux de sa race
sont souples et patients jusqu'à l'humilité. C'est à
force de souplesse, de patience et d'humilité que le
fils d'un petit rabbin devint directeur du Gaulois
et sut se faufiler, jusqu'à quel point, on le sait,
dans les milieux de la plus haute aristocratie. Et la
chose alla même si loin que l'on eut ce spectacle,
surprenant sans doute, de Meyer, le duelliste, ser-
vant de caution à Boulanger auprès du Prince. En
Hongrie, on connaissait autrefois les Juifs de mai-
son; Arthur Meyer fut le Juif de la Maison de
France. Il finit d'ailleurs, par être jeté dehors.
Le 17 octobre 1886, Paul Déroulède arrivait à la
gare du Nord. Il venait de faire un long voyage en
Europe — autour de l'ennemi, — disait-il. Il
avait jeté la première semence de ce qui devait être
171
ralliance franco-russe, dont il était alors, vision-
naire du patriotisme, le seul partisan. La Ligue des
Patriotes qu'il a créée et qu'il définit — une con-
juration sacrée pour le relèvement de la France —
est là pour le recevoir. Bien que l'on ait tenu se-
crète Iheure de son arrivée, une foule considérable
est sur la place. Gragnon, préfet de police, dirige
lui-même le service d'ordre, très important et assez
nerveux. Déroulède paraît bientôt à la porte prin-
cipale. Il est drapé dans une longue redingote grise
de demi-solde et coiffé d'un grand feutre, gris égale-
ment. Il tient à la main nn bouquet de roses rouges,
que les ligueurs de Creil lui ont offert à son passage.
Aussitôt, des milliers de mains se tendent vers lui.
On l'entoure, on le presse, on le porte, et les cris
de : (( Vive Déroulède! Vive la France! » retentis-
sent de toutes parts. Une jeune Strasbourgeoise, vê-
tue du costume alsacien, lui remet des fleurs. Dans
un coin, quelques idiots crient : (( Vive la Républi-
que Universelle ! Vive la Paix ! » La foule les secoue
quelque peu et la police, qui reconnaît parmi eux,
quelques-uns des siens, accourt pour les dégager.
Debout dans la bagarre, Déroulède prend la
parole, bien qu'un commissaire de police lui répète
à tout instant : « Surtout, pas de discours, je vous
en prie, monsieur Déroulède. » Mais le grand Paul
172
n'est pas de ceux que l'on intimide. Tandis que
quelques ligueurs corrigent les policiers en bour-
geois qui s'obstinent à siffler, il crie, avec sa
fameuse voix de tempête : (( Pendant tout mon
voyage a travers l'Europe, le nom d'un homme, le
nom d'un vaillant soldat ma servi de palladium. Ce
nom. c'est celui du chef suprême de notre armée,
celui du Général Boulanger! »
Le capitaine Driant avait amené Déroulède au
Général et le lien patriotique avait aussitôt uni
ces trois hommes. Déroulède était toujours au der-
nier qui lui parlait de la France. Il avait cru à
Gambetta; non seulement il mit son espoir dans
Boulanger, mais il s'identifia avec lui et ne se reprit
jamais. On peut dire du fondateur de la Ligue des
Patriotes, que toute sa vie, il sera hanté par Bou-
langer; désormais il va vivre fiévreux dans le rêve
qui le tient depuis ce soir de Juillet où il a marché
par les Champs-Elysées, vers la Concorde, auprès
d'un général beau, sur un cheval noir, que tout
un peuple acclamait et qu'une armée suivait avec
amour. Dix ans plus tard, le 23 février 1899, on le
verra, sur les hauteurs de la place de la Nation,
tout aliéné de furfeur patriotique, suspendu au
naseau du cheval d'un autre général, en criant :
(( A l'Elysée, général! C'est pour la France! »
173
Ce souleveur de passions, ce meneur d'hommes
qui disait à bon droit : (( Je peux toujours rassem-
bler cent mille Parisiens. » avait groupé autour de
lui, une élite d'employés, de petits commerçants,
d'ouvriers. Ils étaient plusieurs milliers, habitués à
une discipline toute milil\aire, entraînés aux exer-
cices physiques, et animés du plus haut esprit de
sacrifice. C'étaient les Ligueurs et il faudra attendre
la formation des groupes de Camelots du Roi, pour
revoir une aussi admirable phalange. Au début, la
Ligue des Patriotes fut uniquement l'armée de
ceux qui, parmi les Français résignés ou oublieux,
s'obstinaient à ne pas désespérer de la revanche, à
vouloir empêcher la prescription et à préparer le
retour de la victoire. Letir devise était : « Quand-
même! )) et leur journal, le Drapeau. Mais bientôt
Déroulède reconnut que la solution du problème de
la revanche était, avant tout, politique. Le prési-
dent de la République, le vieux Grévy, né lui avait-
il pas dit un jour : a Strasbourg et Metz, nous ne
les aurons jamfais. » Ce à quoi il avait fort justement
répondu : (( Dites, pas aujourd'hui, pas demain,
pas dans cinq ans, mais ne dites pas jamais. » Peu
à peu, il orienta donc ses ligueurs vers la politique
la plus active. Un peu rétifs au début, ils apportè-
rent bien vite, dans cette nouvelle forme d'activité.
174
Monsieur Boulange est mort, mironton-ton-ton
Nfc^UET TUIÇ^UfT VUTCWIN . lAUHWt
JJ£ROi
Il reviendra à Pâques ou à la Trinité
PÉRIODE ÉLECTORALE
L« candidat det larbins.
leur ponctualité, leurs habitudes de sous-officiers
réguliers, méticuleux, disciplinés. Il les jeta dans le
Boulangisme, et pendant plusieurs années, les tint
en état de mobilisation permanente, prêts à se por-
ter en armes, sur un point quelconque de la
Capitale.
Il n'y avait qu'une paille dans cette arme mer-
veilleusement forgée. Déroulède entendait demeurer
le seul chef de la Ligue des Patriotes. Il voulait se
dévouer à Boulanger, mais à sa guise et jamais il
n'accept(a les indications que celui-ci lui donna à
plusieurs reprises pour restreindre ou accroître
l'activité de ses partisans. Il fut ainsi la cause de
maint échec et contribua plus qu'on ne pourrait le
penser à rebuter le Général. Le grand Paul était un
poète, un enchanteur de foules et le principal de
l'action était, pour lui, la gesticulation romantique,
l'agitation, au carrefour populaire, de son admirable
prestance oratoire. Il ne s'égara point aux mille
détours de l'affaire Boulangiste, il ne les soup-
çonna même pas, mais il n'était pas de ceux qui
s'effacent dans le dévouement anonyme et ce point
demeure assez obscur de savoir s'il pensa servir
Boulanger ou se servir de lui.
Dans cette galerie des ancêtres que nous venons
de parcourir, il y aurait certes lieu de mettre bien
175
d'autres portraits, mais afin d'éviter l'encombre-
ment, nous n'y (accrocherons plus que quelques
tableautins. Voici d'abord Eugène Mayer, directeur
de la Lanterne, ce journal que Léon Daudet appelle
(( Vignoble pouponnière des présidents du Conseil
de la IIP République ». Mayer soutenait la poli-
tique que l'on appelait alors la politique de la
paix par l'abandon de la revanche. Il soutenait
aussi bien d'autres affaires aussi malpropres. Il y
a, en tout cas, sur le dos de cet individu, l'assassinat
de Rappaport et de sa fille, sur lequel la justice a
jeté un voile pudique. Mayer avait reçu du comité
boulangiste, cent-vingt mille francs pour payer des
articles len faveur du Général. Il estima la somme
insuffisante et, comme Dillon 1 avait envoyé pro-
mener avec ses exigences, il poursuivit désormais
le Général, de sa haine. Et l'argent qu'il avait reçu
de lui, il l'employa, d'accord avec la Sûreté, à
monter « le scandale clérical )) de Citeaux, qui
donna lieu, à la Chambre, de se distinguer dans la
fameuse séance, dite des anus. Ensuite voici le
blond Andrieux, le « boulangiste-qui-n'est-pas-bou-
langiste ». Non seulement il dira : « Je ne suis pas
de ces gens-là », mais encore il échangera deux
balles sans résultat, avec Maret, de la même sus-
dite Lanterne, qui avait dit qu' Andrieux était ce
176
qu^il était, alors qu'il aurait voulu que Ton dise
qu'il était ce qu'il n'était pas. Passons et voyons Le
Hérissé, 1 homme au feu d'artifice. Ce personnage
au nom piquant, ayant reçu Boulanger et ses 'amis
dans sa terre d'Ille-et- Vilaine, avait, après le dîner,
offert à ses invités le régal de fusées, de pétards et
même d'un superbe bouquet qui écrivit dans la nuit
en lettres de feu : Vive Boulanger! Comme le Gé-
néral, très touché, disait à Dillon : « Le Hérissé
fait vraiment bien les choses. » « Oui, avec notre
argent », répliqua le Comte. En effet. Le Hérissé,
au moment du départ de ses invités, se fit rembour-
ses tous les frais de la fête.
Francis Laur, qui fut député par la grâce de
Boulanger, avait dans son enfance, servi de cobaye
à Georges Sand et au fils Dumas, pour leurs métho-
des éducatives. Il devait avoir la tête fort bien
assise, puisque, malgré cela, il est parvenu à un âge
avancé sans s'être montré plus maboul que le com-
mun des mortels. Dans un double médaillon,
mettons côte à côte Chevrial, qui tint, à la foire du
Trône, une baraque : a Aux cochons Réunis )), et
Abadie, valet de chambre d'une fort grande dame.
La fureur élective des électeurs fut, à cette époque,
si violente, que ces deux petits compères ayant été
portés p(ar erreur sur une liste de candidats, man-
177
quèrent de fort peu la majorité absolue. D ailleurs,
l'un, larbin, et l'autre foireux, ils eussent fait des
députés complets. Enfin, nous avons gardé pour la
bonne bouche, ChinchoUe, Charles Chincholle, le
délicieux. S'il arrivait que Boulanger en eût besoin,
il lui serait beaucoup pardonné à cause de Chin-
cholle, à cause de ce naïf et tendre amour qu'il a
inspiré à ce cœur simple. Chincholle était rédacteur
au Figaro; le Général fut donc tout d'abord, pour
lui, un adversaire, un monstre de radicalisme. Mais,
quand il eut rencontré celui qu'il devait, à maintes
reprises, comparer au bon roi Henri, il fut chaviré.
Il n'hésita pas à montrer aussitôt le zèle des néo-
phytes candides et jamais il n'abjura sa croyance.
L'encensoir dans une main, le crayon dans l'autre,
il suivit Boulanger sur tous les chemins en chan-
tant le Lauda Sion Salvatorem, On l'a appelé le
Dangeau du Boulangisrae. Certes il fut le Dan-
geau, mais souvent aussi le danger, car cet
homme exquis était un petit rien benêt et il péta-
radait comme le feu d'artifice du Hérissé, qui était
beau, mais qui coûta fort cher à celui en l'honneur
de qui il fut tiré.
Donc, un cortège se forme autour du Général.
Nous y voyons des hommes de tout poil et de toute
carrure, mais il est facile de deviner qu'auprès
178
d'un qui aurait pu borner son ambition à jouer les
Don Juan, l'élément féminin ne pouvait faire dé-
faut. Il ne manqua pas et même, il surabonda.
Lorsque débuta sa popularité et que les lettres com-
mencèrent d'affluer à l'hôtel du Louvre, sa
résidence, le Général prit pour secrétaire particu-
lier, sa fille préférée, sa bien-aimée Marcelle. Mais
bientôt il reconnut qu'il était impossible quelle
continuât à tenir cet emploi. En effet, les corres-
pondantes se montraient chaque jour plus nom-
breuses et de plus en plus exaltées.
Mais, parmi ces admiratrices dont plus d'une
n avait certes rien d'admirable, il faut laisser une
place tout à fait à part et très haute à une femme
remarquable, qui ne fut animée que des sentiments
les plus élevés et qui, dans cette aventure, n'apporta
qu'un seul amour, celui de la France. Madame la
duchesse d'Uzès était, à cette époque, une cavalière,
une gaillarde qui n'avait peur ni des mots, ni
des choses. Elle chevauchait dans les forêts de l'Ille-
de-France et du Gâtinais, qu'elle parcourt encore
aujourd'hui, à quatre-vingt-quatre ans. Et l'équi-
page de Bonnelles faisait retentir, sous les hautes
futaies, les gaies fanfares du beau temps d autrefois
(( Les intrus de Paris ne m'empêcheront pas de
sonner la Royale », disait-elle. Elle était née Ro-
179
chechouart-Mortemart, mais, par sa mère, elle
tenait à une de ces familles de grands marchands,
dont le négoce est une des gloires du pays. Demeu-
rée veuve très jeune, la Duchesse tint, avec une
magnificence qui n'a pas été égalée, son rang de
premier pair de France; mais, en même temps par
l'esprit d'entreprise et d'audace pratique qu'elle
tenait de ses aïeux maternels, elle fit la leçon à plu-
sieurs et des plus hauts placés. Tous les gaillards
gentilshommes qui conspiraient confortablement à
la Poule au pot, le cénacle Orléaniste, et parlaient
chaque jour de monter à cheval le lendemain, ren-
traient chez eux en sifflotant :
Monsieur de Charette a dit à ceux d^Ancenis :
Mes amis.
Le roi va ramener les fleurs de lis,
et se tenaient quiets, se demandant comment le roi
allait faire. Car, pour eux, ils pensaient que, même
en République, la vie avait encore trop de bon pour
qu'on allât l'exposer dans quelque aventure déses-
pérée.
La Duchesse d'Uzès estimait qu'une femme de
son rang n'avait pas le droit de se désintéresser des
affaires du pays. Offensée comme chrétienne, par
la persécution, blessée dans sa délicatesse de femme
180
par les violences et les vilenies du pouvoir, elle étjail
prête à tous les sacrifices pour modifier l'état mé-
diocre de son pays. Dès le lendemain du 14 juillet
1886, elle avait jeté les yeux sur Boulanger. Mais,
bientôt elle apprend que le ministre de la Guerre a
interdit aux officiers en garnison à Rambouillet, de
paraître aux chasses qu'elle donne. « Non, dit-elle
alors, celui-là est comme les autres, un sectaire
haineux. ))
— Madame, s'écria le peintre Debat-Ponsan, qui
était présent, je vous garantis que le Général est
incapable d'une telle petitesse. Il n'a pas donné un
ordre semblable et il vous le dira lui-même si vous
y consentez.
— Je ne vois pas, reprit la duchesse, en riant, le
Ministre radical chez moi, me donnant des expli-
cations. Mais, s'il veut venir, je ne demanderai pas
mieux que de le recevoir.
Quelques jours après, une voiture aux cocardes
tricolores, entrait dans la cour de l'hôtel de l'avenue
des Champs-Elysées. Et tout de suite on put deviner
quel était l'occupant, car, au dehors, on avait
entendu quelques cris : (( Vive Boulanger! )) C'était
en effet, le Général. Il se présenta avec la grâce qui
lui était naturelle et fit aussitôt apprécier les deux
qualités que l'on s'attendait le moins à trouver en
181
lui : la modestie et la simplicité. Mis au courant de
l'affaire des chasses de Rambouillet, il s'indigna du
zèle déplacé d'un subalterne et assura la Duchesse
que, désormais, les officiers accepteraient avec re-
connaissance ses invitations.
Cette visite fut suivie de deux autres. Dès la
seconde fois, la Duchesse d'Uzès ne put se tenir de
parler politique et même de dauber dru sur le
gouvernement. Elle fut stupéfaite d'entendre le
Général lui dire : (( Madame, si vous connaissiez
ces gens-là comme moi, vous les mépriseriez bien
plus encore. ))
A la troisième visite, la conversation devint plus
précise et le régime parlementaire en fit les frais.
Le Général se montra très catégorique dans ses
critiques, allant même jusqu'à la violence. Tant et
si bien que la Duchesse lui dit, avec ce sourire
qu'elle a, en portant un peu la tête en arrière :
(( Savez-vous, Général, que nous devrions faire à
nous deux, un gouvernement qui fût à notre
guise? )) Boulanger, très sérieux, répondit :
((. Madame, si pour un coup d'Etat, il suffisait d'ex-
poser sa vie comme sur le champ de bataille, il
serait demain un fait accompli. »
Nous verrons plus loin ce que la Duchesse
d'Uzès donna à la cause boulangiste. Parmi les
182
enchantements de cette étonnante histoire, celui-là
fut peut-être le plus merveilleux. Cette grande dame
qui arrive sur son palefroi, avec ses piqueurs qui
sonnent du cor, c'est une féerie, un conte de fées à
raconter aux enfants.
Après ces trois entrevues, la Duchesse demeura
férue de Boulanger, ce qui est une preuve de plus
que celui-ci n était pas l'énergumène que l'on nous
montre si volontiers. Elle disait de lui, l'ayant jugé
avec cette acuité de vue que seules les femmes ont
parfois : (( Il a une détresse immense dans le fond
des yeux. »
Mais cette détresse, la foule ne pouvait pas la
voir. Elle se jeta sur cet homme, elle le saisit, elle
s'empara de lui. L'égoïsme féroce des peuples
n'admet plus de défaillance chez ceux qu'il a élus.
Tous ces gens, qui étaient faibles et veules, avaient
pourtant dans un coin intact de leurs âmes, le tour-
ment d'un rêve héroïque. Ils avaient choisi des
maîtres qui fussent pareils à l'épreuve la plus mal
venue de leur propre image. Maïs bientôt, cet
avilissement de leurs chefs, qu'ils avaient tant sou-
haité, leur répugna et ils souhaitèrent se jeter dans
les bras d'un homme fort. Ce gaillard et rieur
général, ils l'aimèrent pour l'apparence de sa force
et pour son allégresse. Et, 1 ayant 'aimé, ils le vou-
183
lurent à eux sans partage. Quand Boulanger rêvait
de gloire et de popularité, certes lui, qui fut un
metteur en scène et un proclamateur de premier
ordre, il attendait l'irruption de la foule dans sa
vie. Mais jamais il ne put prévoir une telle bouscu-
lade. On peut dire qu'à dater du 14 Juillet 1886,
jour où il revint de Longchamps sur son cheval
noir, le général vécut dans un tohu-bohu dont il est
peu d'exemples dans l'histoire.
Boulanger va prendre une douche au Hamman;
il y a, devant l'établissement cinq cents braillards
dont l'exaltation semble réclamer des soins hydro-
théragiques. Boulanger se fait photographier chez
Pierre Petit; il dîne en tête à tête au Lion (TOr; il
prend paisiblement un champoreau à la terrasse de
chez Durand; il entre à l'Hôtel du Louvre, il sort
de l'Hôtel du Louvre; toutes ses actions familières
s'acomplissent dans un fiévreux délire oii apparais-
sent des mains tendues, des chapeaux, des mouchoirs
qui s'agitent, des milliers de bouches ouvertes et
que traversent des hurlements : (( Boulange! Vive!
Conspuez! ))
Et il ne peut suffire à la foule d apercevoir et de
suivre par moments, son idole; il faut encore
qu'elle entende parler de lui, quand elle est privée
de sa vue. Nous avons déjà parlé du succès que rem-
184
porta Paulus en insérant le nom de Boulanger dans
la chanson désormais historique, qui a pour titre :
(( En Revenant de la Revue ». Sur la même scène,
à l'Alcazar, le mime Plessis se fait la tête du minis-
tre de la Guerre et connaît les plus grands succès
de sa carrière.
Mais, c'étaient là manifestations ayant un certain
caractère fugitif et fortuit, il fallait à cette gloire
nouvelle, la consécration de l'écrit. Cela ne pouvait
tarder. En effet, dès le 16 Juillet, les camelots
criaient, sur les Boulevards : (( Demandez la bio-
graphie du Général Boulanger. Dix centimes. Deux
ronds. » C'était une petite brochure de quelques
quatre pages. Sur la couverture, on voyait d'un côté
le Général à cheval et en grand uniforme, saluant
dans l'attitude même du Prince-Président Louis-
Napoléon. Au verso, il y avait Boulanger, passant
en revue les soldats du Tonkin. L'œuvre était éditée
par A. Clavel, imprimeur-éditeur, 9, Cité d'Haute-
ville. En un tour de main, cent mille exemplaires
se trouvèrent vendus.
Bientôt, le tapage fait autour de cette publication
devin tel, que la presse anti-boulangiste commença
à jeter les hauts cris. Une phrase surtout horripilait
les adversaires du Général : (( Au physique cest
un beau garçon, en même temps quun bel
185
homme. » Tout le passage est à citer pour sa char-
mante naïveté :
(( Au physique, c'est un beau garçon en même
)) temps qu'un bel homme. De taille moyenne, soli-
)) dément bâti, il a toutes les allures de la jeunesse
)) et de la vigueur. La physionomie respire le cou-
)) rage froid, dont hier encore, le Général donnait
)) une nouvelle preuve. L'œil bleu est vif et clair;
)) le nez, d'un dessin très pur, surmonte une forte
)) moustache blonde qui vient rejoindre une barbe
)) cachant une bouche qui sourit rarement, si ce
)) n'est quand le général fait place au père de fa-
)) mille, car ce vaillant soldat, cet officier brave
» comme son épée et couvert de blessure, si strict,
)) si raide quelquefois dans le service, est le
» meilleur des pères, et, comme tous les forts, il n'est
» faible que pour les enfants. Le front, très large
)> est entouré de cheveux châtain-clair. L'ensemble
)) est correct et d'une superbe allure militaire. »
Le panégyrique était dur à porter et tout autre
que Boulanger en eût été à jamais éreinté. Lui tint
le coup magnifiquement. Bien que l'indéniable
acrimonie de beaucoup de ses contemporains s'obs-
tine à les nier, les avantages physiques du Général
étaient évidents et constituaient même l'une des
186
explications les plus plausibles de sa soudaine et
foudroyante popularité. Pierre Denis, cet ami qui
maniait le pavé avec une roideur sans égale, alla
même jusqu'à écrire à ce sujet : « Nous ne sommes
pas une nation de pédérastes, pour nous engouer
d'un homme uniquement parce qu'il est beau. ))
Enfin, après un mois de bruit autour de cette
affaire. Boulanger se décida à intervenir. Il fit
publier la note suivante :
(( On sait que l'on crie depuis quelques jours,
)) sur les Boulevards, des brochures retraçant la
)) vie du général Boulanger. Le ministre de la
» guerre, qui est complètement étranger à ces sor-
» tes de publications, vient d'envoyer une som-
)) mation par huissier, à l'éditeur de ces brochures
)) pour interdire leur mise en vente. »
M. Clavel, sage à la barbe fleurie qui mainte-
nant sourit au souvenir des folies d'antan, raconte
quà peine l'huissier venait-il de lui remettre un
papier par lequel « Georges-Ernest-Jean-Marie
Boulanger, général de division » lui faisait défense
de vendre la brochure incriminée, le Capitaine
Driant se présentait chez lui de la part du même
Boulanger, et lui disait : (( Ne vous arrêtez pas,
poussez ferme à la vente. » Et même il ne s'en
181
allait pas sans remettre à l'heureux éditeur le
payement de dix mille exemplaires pour la librai-
rie militaire Dumaine, qui devait se charger de les
distribuer dans les casernes et les cantonnements.
Le même M. Clavel, mis en goût, fit paraître peu
après, et avec le même succès : (( UAlmanach
Illustré du Général Boulanger )) qui commence
ainsi :
(( Georges Boulanger, général de France et mî-
)) nistre de la Guerre actuel, est né dans la capitale
» de la Bretagne, le 29 avril 1837. »
En voici les dernière lignes :
(( Le général est plein de sa mission, il sent qu'il
)) tient en main les germes de nos destinées et de
)) nos gloires futures. »
Un autre éditeur, qui est devenu un puissant
seigneur, sur la Rive Gauche, publia vers la même
époque, une autre biographie du général en un
nombre de fascicules approchant de l'incroyable.
Ces publications, foraines pour ainsi dire, fai-
saient la parade sur la voie publique; dans leur
candeur naturelle ou voulue, elles s'adressaient
aux gens de la rue, leur sautaient au visage.
Comme la vente en était on ne peut plus aisée, et
que tout le monde : auteurs, éditeurs et camelots
188
'
y trouvait son compte, elles se multiplièrent. Dans
cette même catégorie, on peut ranger les chansons
boulangistes qui, à la suite du succès de (( En Ke-
venant de la Revue » se mirent à proliférer d'in-
vraisemblable façon. Elles étaient, le plus souvent,
très joliment présentées, sous des couvertures
ornées de compositions bariolées d'agréables cou-
leurs au pochoir. On peut estimer à trois cents, au
moins, le nombre des chansons inspirées par Bou-
langer, sans compter les parodies auquelles donnè-
rent lieu certaines, comme : Les Pioupious
(T Auvergne, dont on tira : Les Nounous (TAuv'er'
gne. Parmi les chantres attitrés du Général, on
peut citer Delormel et Garnier, dont la collabo-
ration produisit une quinzaine d'œuvres. Villemer,
à lui seul, en donna vingt-cinq, mais il fut surpassé
par Gabillaud, qui inscrivit au répertoire trente
titres différends. Un poète, qui se cachait sous le
nom de (( Jean Gamin », écrivit une sorte de rap-
sodie qui fit le bonheur des provinces. On la chan-
tait aux jours de grands marchés, dans les villes
et les bourgs, et le camelot avait, derrière lui, une
belle enluminure oiî, avec un bâton il montrait les
scènes dont il était question dans le poème. Cette
œuvre narrait en quarante-et-un couplets toute
l'histoire du Général :
189
I
Boulanger! La France répète
Ce nom-là, comme un saint espoir
De revkmche^ après la défaite,
De victoire, au jour du devoir!
Boulanger! cest le synonyme
De France, de Gloire, d^ Honneur;
C'est le soldat simple et sublime,
Quon acclame en futur vainqueur!
U exemple des grands sax^rifices,
Aux cœurs vaillants, il Va laissé;
Et, dans ses états de services,
U avenir lira son passé!
XXXVIII
Boulanger entre au Ministère
Le sept janvier quatre-vingt-six.
Le relèvement militaire
Qu'il na pu que rêver jadis.
Il le rend facile et pratique.
Au plus haut poste du devoir.
Il reste un soldat fanatique
Sachant récolter et prévoir.
Il apporte la confiance.
Le jeune et brillant général,
Et ses trente ans d^ expérience
Et le réveil national,
190
JACQUOT CHEZ LE TAILLEUR
Pour ce gros Q il faut une grande veste,... et ne pas ménager le drap/
Cet homme, que célébraient à Fenvi l'écrit, la
parole et la musique, tout le monde avait le désir
d'en connaître et d'en contempler les traits. Le
premier, le journal VEstafette eut l'idée d'offrir à
ses lecteurs une photographie en pied du Général
Ce numéro atteignit le tirage de huit cent mille
exemplaires. Le Figaro consacra à Boulanger un
très curieux et très artistique numéro en couleurs
qui fut un chef-d'œuvre de propagande, involon-
taire d'ailleurs. Des éditeurs bien avisés mirent en
vente un Général Boulanger populaire, représen-
tant, en grand format, le général à cheval et tout
triomphant dans son bel uniforme. Ce portrait
rappelait beaucoup le Napoléon III de 1852. Il fut
répandu dans les provinces avec une telle insis-
tance, qu'il finit par passer pour un portrait officiel
imposé. Plusieurs maires le placèrent, de trè^ fi- >o
foi, dans la salle d'honneur de leur Hôtel de Ville,
auprès de la moins sympathique effigie de Ma-
rianne. Certains, et des mieux documentés, tels que
Mermeix, prétendent que cinq millions de photogra-
phies diverses du Général furent distribuées ou
vendues de la sorte, à travers la France. Et ce
chiffre paraît même au-dessous de la réalité.
A toutes les publications dont nous venons de
parler, ne tardèrent pas à se joindre les ouvrages
191
de librairie, dont le caractère était moins éphémère.
De graves auteurs étudièrent Boulanger sur toutes
les coutures, dans des volumes de trois cents pages.
Alfred Barbou fit ainsi paraître une l)iographie
quelque peu apologétique. J. Lermina recueillit
tous les discours prononcés par le ministre de la
guerre et les publia avec une étude et des notes
critiques. Belz de Villas donna sans plus attendre,
la consécration de la fiction, à cette affaire, en un
roman dédié à la Duchesse d'Uzès et qui était inti-
tulé : r (( Œillet Rouge ». Dans le camp des adver-
saires, un certain E. Bricard écrivit sous le titre de
(( Conspuez Boulange », un pamphlet de quelque
deux cent-cinquante pages qui est surtout un hymne
saugrenu à la gloire de l'Allemagne et particulière-
ment de la Prusse. On ne sait pourquoi hommage
de cette ânerie est fait à Sa Majesté la Reine Ré-
gente d'Espagne. Voici quelques lignes qui donne-
ront une idée des attaques dont fut l'objet
Boulanger :
' (( Ce détraqué ne parlait-il pas, dernièrement,
» d'entourer les canons de nos forts de coupoles de
» fer ou d'acier? Il donnait pour raison la néces-
)) site d'empêcher les projectiles des grosses pièces
» de creuser, par leur éclat formidable dans la
192
Le Général signe son courrier
)) terre, des entonnoirs qui atteignent les voûtes des
)) casemates-abris et des poudrières. Monsieur le
)) beau ministre, le plus sûr moyen de blinder les
» forts est d'avoir une armée assez ferme pour
)) empêcher les Allemands de les investir et que, en
» fissent-ils le siège, nos troupes soient assez fer-
)) mes pour tenir bon sous le feu, et, la nuit,
)) réparer les brèches et combler les entonnoirs...
)) Et ce que je dis pour le blindage des forts, je le
dis pour le fusil. Le fusil Gras était bon ; vous avez
voulu 400 millions pour en faire fabriquer un
autre... »
Tel n'était point l'avis des Allemands sur notre
ministre, car eux aussi portèrent pierre à cet
édifice élevé en son honneur : Général Boulanger^
Lebensbild des franzoesischen Kriesminister, (Bio-
graphie du ministre de la guerre de France, par
Alfred Ruhemann. Berlin, 2^ édition, Walther et
Apolant). De cet ouvrage oii la vie militaire du
général est racontée avec des éloges pour sa bra-
vouie et son caractère de soldat, nous retiendrons
ces lignes : « Il est courageux et a l'air de vouloir
perfectionner l'armée. Il est ce que nous appelons
en allemand ein Streber, un chercheur. »
Pour donner en résumé et à la grosse mode, un
194
aperçu de l'importance quantitative du document
imprimé à cette époque sur la personne de cet
homme inconnu la veille, voici un détail qui paraît
significatif. Il a été donné à l'auteur de ce livre de
voir une collection où l'on avait rassemblé sous
l'étiquette : (( Charges sur le Général Boulanger »
un exemplaire des gazettes satiriques qui, à cette
époque, consacrèrent leur couverture à quelque
caricature du général. Cela formait trois énormes
in-folios d'un poids total de trente kilos.
Ce n était point assez, car il y eut aussi les bibe-
lots-réclames de toute sorte, créées et lancés par
des commerçants, gros industriels ou petits colpor-
teurs. L'effigie du général fut reproduite sur les
mouchoirs de soie; elle orna le fond des assiettes
dans les auberges; on la grava dans le carton de
dérisoires pièces de cent sous; les pâtissiers la cou-
lèrent en croquante pour couronner leurs pièces
montées; les confiseurs la moulèrent dans le rose
sucre candi de notre enfance; elle remplaça les
petits cochons, à la foire au pain d'épices : (( Dans
toutes les boutiques des marchands, disait un jour-
nal, on ne voit que des Boulanger en pains d'épices.
Le Général a la tête peinte en sucré, et les décora-
tions en angélique. Les enfants le lèchent avant de
le mordre. » En passant, mentionnons divers
195
articles de toilette, tels que savons, manches de
blaireaux, crochets à bottines, ou encore des acces-
soires vestimentaires dont le plus célèbre fut le
chapeau de paille dit « à la Boulange ». Enfin,
honneur suprême auquel peu parviennent, le
Général se vit changé en tête de pipe. Le fabricant
Gambier en édita divers modèles en merisier, en
bruyère, en écume qui, tous, se vendirent à des
milliers d'exemplaires. La maison Bonnaud et Cie,
de Marseille, établit à l'effigie de Boulanger, une
pipe de terre rouge et brune. Elle en expédia en
Alsace et en Lorraine de grandes quantités, qui se
vendirent comme des petits pains. Les autorités
Allemandes voyant l'enthousiasme de nos malheu-
reux compatriotes, ne tardèrent pas à déclarer cette
pipe séditieuse. La police la saisit chez tous les
marchands et les autres envois furent arrêtés à la
frontière.
Au sujet de ce grand mouvement commercial
suscité par la popularité de Boulanger, le poète
Mac-Nab disait, au Chat-Noir, une chanson qu'il
avait imitée de Béranger et dont voici un couplet :
// me souvient de sa gloire,
Car partout où Von entrait.
Etait cloué son portrait.
196
Les chansons disaient son histoire.
Il était sur les journaux.
Dans les pièces d^artifice.
Aux quatre points cardinaux.
Je Vavais en pain d^épices.
Mais où donc Vai-je rangé?
Il nest plus sur V étagère.
Sur r étagère
Nous Vavons mangé, grand^mère.
Nous Vavons mangé!
Le troupeau tyrannique des six cents bœufs
gras du Parlement protesta que cet homme com-
mençait à troubler sa rumination. Ceux dont le
patrimoine est de créer et d'entretenir les discordes
civiles ne pouvaient avoir que méfiance et haine a
l'égard d'un chef qui parut tout à coup capable de
faire l'union parmi les citoyens. Boulanger était
acclamé dans ses tournées en province. Paris était
enfiévré de lui. Le 14 Novembre, il est à l'Hippo-
drome pour présider la grande fête annuelle de
r Association des Sociétés de Gymnastique de
France, Dix-mille personnes l'applaudissent et
l'acclament « comme Louis Napoléon en 51 » dit
Chincholle. De sa voix de commandement, le Géné-
197
rai prononce là, un grand discours dont voici les
derniers mots :
(( Je me résume, messieurs. Il y a pour une
)) nation deux sortes de paix : la paix que Ion
)) implore et la paix que l'on impose par une atti-
)) tude ferme et digne. Cette dernière est la seule
)) qui nous convienne, et je vous remercie, éduca-
)) teurs de cette fière jeunesse, je vous remercie,
)) jeunes vaillants, de nous aider à en assurer les
)) bienfaits à la France. »
Quelques jours après, aux fêtes du Soleil, la
foule le reconnaît alors qu'il se promène paisible-
ment avec sa femme et ses deux filles. On le presse,
on l'entoure, on crie : (( Vive Boulanger! » C'est
une jolie bagarre. Les agents que l'on appelle pour
le dégager, crient : (( Vive Boulanger ! » et c'est
tout juste s'ils ne portent pas le Général en triom-
phe. Enfin, celui-ci parvient à s'échapper et à rega-
gner sa voiture. Il s'éloigne, mais cinq cents fanati-
ques le suivent au pas de course, en poussant dans
la nuit, de grandes clameurs.
Cela devenait intolérable. Aussi, le 3 décembre,
à propos de n'importe quoi, un député quelconque,
le nommé Colfavru, ayant présenté sur une ques-
tion qu'il ignorait, un amendement que personne
n écouta, le ministère Freycinet fut mis en minorité
198
I
et donna sa démission. Mais il y eut un tel mou-
vement de protestation que Ton n'osa pas toucher
à celui qui précisément était visé par les parle-
mentaires. Rochefort écrivait, dans V Intransigeant :
(( Nous savons que si vingt ou trente mille Pari-
)) siens réclamaient par la force, la réinstallation
)) du Général, il y aurait la troupe pour mettre à
)) la raison les réclamants. Seulement, est-il bien
)) établi qu'elle ne passerait pas de leur côté? Voilà
)) ce qu'il serait important de savoir et ce que per-
)) sonne ne sait. »
Boulanger conserva donc le portefeuille de la
Guerre dans le ministère que constitua un brave
homme de radical : René Goblet. Ce pauvre bougre
était poussé à la présidence du Conseil par Cle-
menceau qui lui déclara la mauvaise guerre
aussitôt.
Pourtant, les parlementaires enrageaient; ils
avaient pensé se débarrasser de cet encombrant
soldat et cela n'avait servi qu'à mettre en évidence
la force de sa situation. Alors, l'un d'entre eux eut
une fière idée. Ce fut un certain monsieur Cordier.
(que Dieu ait son âme, si toutefois les députés en
ont une!) Se trouvant dans un salon, assez médiocre-
ment fréquenté d'ailleurs, puisqu'il y avait là un
préfet de la République, et devant une nombreuse
19Ç
assistance, cet honnête représentant du peuple dé-
clara : « Je ne suis pas riche, mais je donnerais
de bon cœur 20.000 francs à celui qui mettrait un
peu de poison dans la tasse de café que le général
Boulanger prendra ce soir. » Le propos fut colporté
à travers la Ville, la Presse s'en empara et les cari-
caturistes en firent leur délices. Il parvint même
jusqu'en Meurthe-et-Moselle, aux oreilles des élec-
teurs du noviveau Borgia, qui s'écrièrent aussitôt :
(( Hou! Hou! le vilain! » Celui-ci, pris la main
dans son sale truc, bafouilla de bien piteuses expli-
cations dans le Courrier de Nancy, Mais le dernier
mot de 1 affaire fut dit par Boulanger qui envoya à
M Cordier une invitation à dîner, au Ministère de
la Guerre, mentionnant que l'honoralble député
serait placé à table, tout auprès du ministre.
Mais, à cette époque même, Georges Boulanger
devait rencontrer sur sa route, plus dangereux que
le mauvais café de M. Cordier. La comtesse de
Saint-Priest était une grosse dondon, de jolie figure,
qui s'était composé un personnage mondain en
rapport avec son aspect extérieur. Elle mangeait
ferme, buvait un bon coup et poussait le souci de
son rôle jusqu'à roter au visage de ses invités. Ceux
qui ne la connaissaient pas, étaient d'abord surpris
d'entendre des raisons de roulier sortir de ce vi-
200
Marguerite de Bonnemains
sage presque idéalement beau; mais en voyant le
reste de sa personne, on admettait mieux les incon-
gruités de la dame.
Elle était l'épouse d'un colonel qui comman-
dait le régiment en garnison à Beauvais et qui
paraissait s'accommoder fort bien de vivre quel-
que peu séparé de sa femme. Il lui avait, en
effet persuadé, qu'elle ne saurait s'habituer à vivre
hors de Paris et que, d'ailleurs, la société de la
Capitale ne pouvait se passer de sa présence. Elle
recevait beaucoup, et devait de grands succès mon-
dains à cette allure qu'elle avait adoptée, de délurée
et de sans façon. Mais, sous celte farce, il y avait
en réalité le cœur jaloux d'une femme qui souf-
frait dans son orgueil. Elle multipliait les intrigues
pour que son mari eût un commandement à Paris
et fondait de grands espoirs sur ce séduisant mi-
nistre de la Guerre, dont on racontait partout que,
sans doute par réciprocité, il ne savait rien refuser
aux jolies femmes. Après un siège qui dura plu-
sieurs mois, la comtesse de Saint-Priest avait enfin
obtenu que le Général acceptât une invitation à
dîner chez elle. Comme elle n'osa, quel qu'en f û t
son désir, risquer le tête-à-tête, elle pria une de ses
amies intimes, la vicomtesse de Bonnemains, de l'as-
sister. Elle pensait que celle-ci ne pouvait être
20?
une rivale, car la vicomtesse s'était fait, dans la
société, une sorte de célébrité par l'aversion qu'elle
affichait partout pour l'homme à la mode, pour
1 irrésistible général.
Cette haine espagnole n'était peut-être qu'un
petit dépit de femme demeurée jusqu'à ce jour,
inaperçue. Quoi qu'il en fût, la vicomtesse vint à
ce dîner, armée de pied en cap. Elle portait encore
à cette époque, le deuil de son beau-père, le général
comte de Bonnemains. Elle avait donc revêtu une
robe à longue traîne, en velours noir constellé de
paillettes de jais. De boules en jais, devait dire
le quatrième convive, un oncle de la comtesse qui,
dans son veil âge, prenait de l'esprit. »
Au moment où le sort la jeta sur la route de
Boulanger, Marguerite de Bonnemains était dans
le triomphe de ses vingt-huit ans. Elle possédait
dans une juste proportion, ce dont son amie de
Saint-Priest était pourvue avec surabondance
G'état une femme d'une bonne taille, qui montrait,
dans son décolleté, l'agrément d'une gorge, d'épau-
les et de bras harmonieusement faits et séduisants,
bien que les chairs en parussent un peu languis-
santes et la carnation plutôt parcimonieuse. Le
visage était plein, dévalant en assez doux ovale et
régulier, avec cependant le contraste du nez petit
203
et busqué, très spirituel, et des yeux noisettes,
inexpressifs et même calmement sots. Les cheveux,
d'un blond vert et relevés à la vierge, laissaient à
découvert les oreilles grandes et bien ourlées. Les
lèvres, abondantes en pulpe et très irriguées, étaient
sensuelles indéniablement, mais les coins s en
retroussaient néanmoins, boudeurs et même revê-
ches. Le menton se creusait à peine, en une fos-
sette assez déconcertante. Le teint était pâle et
meurtri de cernes bleus autour des paupières. En
somme, et plus encore avec les modes d'alors qui,
grâce au corselet, au buse et à la tournure exagé-
raient l'importance des formes, cette jeune femme
élait, au prem'er regard imposante et même majes-
tueuse. Mais bientôt cette impression se troublait,
et des attitudes, des gestes, des sonorités de la voix
un peu enrouée, se dégageait une volupté insinuante
et d'autant plus forte qu'elle s'accompagnait de
réserve^ de sérieux et d'une sorte de concentration
intérieure.
A ce dîner, soit qu'elle eût déjà du goût pour le
Général, soit qu'elle fut poussée par le désir fémi-
nin de faire pièce à sa, meilleure amie. Madame de
Bonnemains se montra, dès le début, provocante
et plus coquette qu'elle n'en avait l'habitude, car
elle était surtout hautaine. Elle fixa sur elle
204
rattention des deux convives mâles. Ce fut en vain
que la maîtresse de maison, ayant recours à ses
moyens ordinaires, fit claquer sa langue en un
appel gourmand, entonna quelque énorme morceau
et le verre à la main, provoqua quiconque à faire
avec elle un cul-sec. Ses gentillesses demeurèrent
sans effet. La pauvre dame en perdit contenance et,
furieuse, en suait la grosse goutte. Après le repas,
elle devait dire à son amie, qu'elle griffa d'ailleurs
au bras gauche : « C'est indigne! Tu t'es donnée
à ce militaire, là, devant moi, sur ma table. », ce
qui était, sans doute, une exagération du ressen-
timent. Mais ce qui n'est pas douteux, c'est que
Marguerite de Bonnemains, en parfaite rouée, sut
fort bien jouer sa partie pour que cette première
rencontre avec Boulanger ne restât pas dépourvue
de suite. Elle amena la conversation sur la dificulté
qu'il y avait à faire accepter une invitation à dîner
par le ministre de la Guerre, elle le piqua un peu
et insinua même que, grisé par son succès, il faisait
le précieux et le renchéri. Le général protesta :
— (( Tous ces défauts que vous me donnez, ma-
dame, je les refuse. Je n'en aurai pas l'emploi;
ils sont trop contraires à ma nature qui est d'être
simple et facile. Et si vous vouliez en avoir la
preuve, il vous suffirait de me faire le très grand
205
honneur de me convier chez vous. Vous me verriez
accepter à l'instant.
— (( Chez moi, général? Mais avec plaisir et
quand il vous plaira. Fixez vous-même le jour. »
— (( Le plus tôt possible alors. Demain si vous le
permettez, madame. »
— ((Eh! bien, général, à demain! »
Ainsi fut fait. En franchissant, au 39 de la rue
de Berry, le seuil de cette femme qui, sans douto
avait déjà commis 1 adultère dans son cœur, Bou-
langer ne se douta pas de la malencontre. Sa vie.
jusqu'alors, avait été un jeu heureux, à quitte ou à
double et, insoucieux, il jetait la mise, car son
destin était en bas qui l'attendait pour le remettre
en selle. Maintenant, accosté par ce dangereux com-
pagnon, c'est fini de rire, la partie devient tragique
et sans revanche possible. Il faudra porter le poids
de plus d'un mensonge, et surtout le trouble regard
de la femme aimée qui se dérobe.
Napoléon disait qu'en épousant la veuve Beau-
harnais, il avait cru faire un fameux coup et
marier une très grande dame. La vicomtesse de
Bonnemains sut imposer à Boulanger une illusion
semblable. Marguerite-Caroline-Laurence Brouzet
avait épousé son cousin-germain, Pierre de Bonne-
mains, fils cadet d'un général de cavalerie et, par
206
LE BANQUET DU -13 JUILLET
ON RENTRE. ON RENTRE, par BLASS
cette union avec un officier de petite noblesse et
de très médiocre avenir, elle avait nourri abondam-
ment les prétentions de son orgueil mondain. Elle
tenait de sa famille une assez bonne aisance, certes
mais qui était loin d'atteindre au luxe qu'elle
affichait. C'était vraiment une femme qui portail
le masque avec une magnifique aisance, capable de
soutenir le rôle qu'elle s'était donné et, attentive,
sans défaillance, aux arabesques des complications
dont elle décorait les alentours de sa vie. Dès le
début, elle prit devant Boulanger, l'attitude d'une
princesse immensément riche qui protège un offi-
cier de fortune. L'avantage de son âge lui donna
vite un grand ascendant sur son amant, qu'elle
traitait à la fois avec une indulgence souriante et
un peu maternelle, et une autorité despotique d'en-
fant gâtée. Comme ses ressorts étaient les futiles
préjugés, les babioles qui agitent les salons, en
même temps que les préoccupations d'un égoïste
amour, on devine de quelle sorte fut son influence
sur le général.
Pour être complet sur cet événement de la ren-
contre de Boulanger avec sa Bethsabée, il faut
ajouter que leur hôtesse, la comtesse de Saint-
Priest conçut dès ce jour, une haine sordide. Cette
grosse femme, dans son implacable ressentiment
207
d'avoir vu sa beauté et ses avances dédaignées,
devait désormais poursuivre sans répit les deux
amoureux. Ce furent les lettres anonymes, les
dénonciations, les calomnies, tout l'arsenal enfin
des armes brandies dans ce genre d'aventures. La
dondon bonasse qui, sans façon, rotait le verre en
main, joua les traîtres dérisoires dans ce sombre
drame.
La première fois que Marguerite de Bonnemains
eut l'occasion d'essayer son autorité sur Boulanger,
ce fut dans l'affaire de la lettre au Tzar. Le général
ne négligeait aucune circonstance favorable à la pré-
paration de l'alliance Russe aussi avait-il chargé
notre attaché militaire, le capitaine Moulin, repar-
tant pour Saint-Pétersbourg, de remettre une mis-
sive confidentielle à Sa Majesté l'Empereur de
Russie. Or, ce fut ce jour-là même, que les deux
amants firent leur première sortie ensemble sur les
Boulevards. Boulanger s'ébattait dans le regain de
jeunesse que cet amour apportait à ses quarante-
neuf ans. n s'amusait de l'incognito que lui procu-
rait un chapeau rond dont il s'était coiffé et que,
par plaisanterie, il portait penché sur les yeux. Il
voulut offrir à Marguerite, un souvenir de cette
promenade. Il acheta un couteau à papier, à lame
de nacre perlière et à manche de vieil argent fleu-
208
ronné d'or. A propos d'une gravure qu'ils virent
dans le magasin, le général parla de cette lettre
qu'il venait d'écrire au Tsar, et il débattait s'il en
informerait le Conseil des Ministres. Comme il
inclinait vers la négative. Madame de Bonnemains
décida, par caprice soudain, les yeux baissés et le
ton pointu, que les ministres devaient être tenus
au courant.
C'était une bourde, elle fut faite. Flourens, qui
figurait un ministre des Affaires Etrangères, eut une
grande crise de malerage, et Boulanger fut sommé
de reprendre sa lettre. Mais le plus curieux de
l'affaire fut une circonstance qui achève de donner
une gaillarde idée des hommes qui gouvernaient la
France. Flourens rentrant au Quai d'Orsay et tou-
jours en chaleur, raconta l'histoire à sa femme. La
digne Madame Flourens sauta sur son chapeau et,
sans reprendre haleine, courut informer Mademoi-
selle de Munster, fille de l'ambassadeur d'Alle-
magne. Le papa, averti aussitôt, demanda sa voiture
et. s'étant transporté à l'Elysée, saboula à la hulan,
le Président Grévy, vieux Père-la-Colique qui,
levant au ciel ses petits bras déjetés, demanda par-
don et promit, qu'à la première occasion, on se
débarrasserait de ce méchant Boulanger.
Bismarck cultivait avec amour, sur le sol français,
209
les vénéneuses floraisons de la démocratie parle-
mentaire. Il n'est pas douteux que le personnage de
Boulanger l'inquiéta assez vite et qu'il suivit avec
la plus grande attention les progrès de son
influence. Bientôt la presse allemande partit en
campagne contre notre ministre : La Post, la Ga-
zette de la Croix, la Gazette de t Allemagne du
Nord, la Gazette de Cologne étaient pleines de me-
naces. Le comte Ignatieff disait, à ce sujet, à un
envoyé du Figaro : (( En faisant attaquer le général
Boulanger, le prince de Bismarck est convaincu du
succès. Plusieurs fois déjà, la France a cédé quand
il manifestait un désir. Ici, les Allemands disent :
(( Les Français vont certainement renvoyer leur
ministre. »
D'autre part, notre ambassadeur à Berlin, était
un certain Herbette qui en avait aussi la chanson.
Ce diplomate de rencontre se trouvait flatté, dans
son orgueil de parvenu, par les amabilités calculées
que l'on affectait de lui prodiguer à la Cour de
Berlin oii d'ailleurs, il était considéré comme un
fantoche. Ce fut le pire ennemi de Boulanger et
on le vit bien dans l'affaire de Pagny.
A cette époque, les Allemands multiplièrent les
provocations; il y eut notamment toute une série
d'incidents à la frontière Ce furent des coups de
210
fusils sur des chasseurs qui circulaient en territoire
français, des incursions de sous-officiers déguisés
en touristes et qui venaient terroriser quelque vil-
lage frontalier, enfin toutes les gentillesses que l'on
peut attendre d'un voisin au cœur sauvage. La plus
connue de ces querelles d'Allemands est connue
dans Ihistoire, sous le nom d'Affaire Schnaebelé
Guillaume S chnaebélé était le commissaire spécial
de Pagny-sur-Moselle; les Allemands l'ayant attiré
dans un guet-apens, se saisirent de lui en territoire
français et après l'avoir roué de coups, le condui-
sirent, menottes aux mains, à Metz oii il fut incar-
céré et mis au secret. Cet événement singulier eut
lieu le mercredi 20 avril 1887, à deux heures de
l'après-midi et eut pour témoins plusieurs vigne-
rons qui travaillaient aux alentours. Cela n'avait
certes pas aussi belle allure que l'assassinat des
plénipotentiaires français à Rastadt, le 9 Floréal.
C'était, malgré tout, une provocation de guerre assez
présentable pour le faussaire d'Ems. Le vieux
Guillaume I" était alors à bout de souffle, il devait
d'ailleurs claquer l'année suivante; il avait pour
héritier Frédéric III qui déjà tombait en pourriture.
Le Chancelier de Fer craignait, pour sa place et
pour son œuvre, l'heure oii monterait sur le trône
ce malade qui, de plus, par sa femme, une Anglaise,
211
subissait une influence plutôt favorable à la France.
Quoi qu'il en fût et quelles qu'aient été alors le&
intentions de l'ennemi, la France devant l'affronl
qui lui était ainsi infligé, se divisa en deux partis.
D'un côté, il y eut le gouvernement avec tous ceux
qui s'informaient discrètement si l'heure n'était
pas venue de gagner Bruxelles et, d'autre part, le
pays entier groupé autour de Boulanger. Dès les
premières nouvelles de l'affaire, Flourens, sa
femme et Mademoiselle de Munster tinrent confé-
rence et pleurnichèrent quelque note diplomatique
pour expliquer que cela pouvait bien n'être, après
tout, qu'une tendre caresse d'amour. On chercha
par quel moyen on pourrait crier haro sur le malen-
contreux Schnaebelé et le laisser moisir dans sa
prison.
Cette heure fut, sans doute, la plus haute de la
vie de Boulanger. C'était l'aboutissant naturel de
la route qu'il avait parcourue jusqu'alors. Ce visage
déjà légendaire, ce chapeau à plumes blanches, ce
cheval noir, et toutes les images sur les murs, et
toutes les chansons dans les cœurs, toute cette œuvre
d'une volonté ardente et d'une habile ingéniosité,
ce n'était plus maintenant le lancement d'un hom-
me, mais bien la préparation, l'exaltation d'un pays.
On avait chanté le (( Général Revanche » :
212
ÉPOUVANTAIL !«• CHOIX
Les vieux corbeaux Teutons semblent glacés d'eflfroi
Au moindre vent soufflant de Lorraine ou d'Alsace ;
Boulanger, ombre en chair, au ventre leur fait troid,
Et c'est avec terreur qu'ils évitent la place.
Rends-nous Vhonneur! Rends-nous V Alsace et la
^.Lorraine.
Reviens en ramenant les deux sœurs par la main.
Alors, tu seras tout! tu seras Vauhe blanche
Que le Pays attend sur le vieux Rhin en feu;
Tu seras plus qu^un roi, tu seras plus quun Dieu,
Car tu seras la France, 0 général Revanche!
Et sous les pas du général blond, qui riait à la
vie, les bonnes gens de chez nous trouvaient, sim-
ples comme fleurs de leurs champs, toutes ces mer-
veilles : la guerre, la victoire et le beau César au
retour triomphant.
Le ministre de la Guerre s'apprêtait à prendre
les plus brutales mesures de salut public qui s'im-
posent en un tel cas. De ces dispositions, ni les
autres ministres, ni les Chambres n'auraient eu à
se louer; seul le pays y aurait trouvé son compte.
Et nous savons ce qu'il nous en a coûté, que de
pusillanimes généraux aient renoncé à y recourir,
en 1914.
Ce qui inquiétait surtout Boulanger, c'étaient les
transports des réserves. Le jeudi 21 avril, lende-
main du jour oii fut enlevé le commissaire Schnae-
belé, après avoir travaillé toute la journée rue
Saint-Dominique, le Général prenait le train à neuf
214
heures, à la gare de l'Est. Il était en civil, avec ses
officiers d'ordonnance, groupe silencieux, discret
qui circulait dans le plus complet mystère. Toute
la nuit, ils voyagèrent à travers le pays de la fron-
tière, et sur leur passage, les gares s'éclairaient et
le travail commençait. Sa détermination était
farouche : « Dans une partie comme celle-là, disait-
il, il ne faut pas songer à la retraite; il faut aller
de l'avant et crever l'ennemi. Je percerai ou je me
ferai sauter. »
n n'y eut pas bataille, il n'y eut pas de victoire,
il n'y eut pas de retour triomphal. Mais il y eut du
moins, recul des Allemands qui jugèrent l'affaire
par trop coriace à ce moment-là. Le commissaire
Schnaebelé fut remis en liberté avec des excuses.
Le peuple Français, dont l'instinct est sûr et droit
fit hommage de ce succès à Boulanger. Les Alle-
mands ne s'y trompèrent pas non plus et jurèrent
d'avoir sa peau. Herbert de Bismarck, fils du Chan-
celier, arriva à Paris, en congé de quinze jours
disaient les gazettes ; il se mit aussitôt en campagne.
La fin de l'affaire Schnaebelé est du 30 avril; le 18
mai, le ministère Goblet est mis en minorité et
donne sa démission. Personne ne cherche à dissi-
muler que celui qui est visé par ce vote, c'est le
Ministre de la Guerre. La Chambre vient de céder
215
à une injonction des Allemands. Ce n'est pas la pre-
mière fois et ce ne sera pas la dernière. Et il est un
fait curieux qui s'ajoute à celui-ci. Les manœuvres
allemandes ouvrent alors la porte à un ministère
Rouvier; or, en 1906, c'est encore Rouvier qui se
trouvera de nouveau à la présidence du Conseil,
lorsque l'empereur Guillaume d'Allemagne exigera
et obtiendra le renvoi de Delcassé. — Humiliation
sans précédent — dira-t-on à ce moment. La Répu-
blique nous vaut des torgnioles, tant et tant, que
Ton en perd le compte à mesure.
Le vieux marchand de biens, Grévy, de l'Elysée,
va collaborer avec le fils de Bismarck. Il ne veut,
pas plus que lui, entendre parler désormaais de
Boulanger comme ministre. Il a eu trop peur pour
sa bonne place; d'ailleurs, crime inexpiable, le
ministre de la guerre a jeté dehors Wilson, l'Améri-
cain, Monsieur le gendre, qui, un chèque à la main,
venait l'entretenir d'une certaine adjudication. En
même temps, dans les parties les plus basses, les
plus sales de l'ombre, on observe un grouillement
d'êtres; un rampement visqueux se traîne vers le
Général. Ce sont Reinach, Cornélius Hertz et
Arton qui sauvent la République. Boulanger
n'avait pas voulu entrer dans la Combine avec son
cheval noir et son panache blanc; il avait botté les
:i6
i
fesses à quelques bons copains accroupis à la pêche
boueuse de la monnaie qui est la joie de la vie. Ce
militaire était par trop naïf avec son amour de la
gloire et son mépris de l'argent!
Le général commit alors la vraie faute de sa car-
rière. Il se laissa mettre dehors. Il n'était que de
jeter à la fosse commune quelques-uns de cette
racaille et tous les autres seraient tombés à genoux,
n n'eût pas hésité à le faire si la guerre avait éclaté,
mais comme il s'agissait de lui seul, il eut, à cette
heure, une trop grande confiance dans la constance
de son destin.
Pourtant la crise fut longue. Pendant quinze
jours Grévy se démena. Et la popularité du Général
faisait pendant ce temps, un tintamarre qui assour-
dissait tous les habituels ramasseur? de maroquins.
Le 22 mai, il y eut une élection législative dans
la Seine, Rochefort conseilla aux électeurs d'ajou-
ter sur les bulletins, le nom de Boulanger. Le
Général eut ainsi 100.000 voix. La province était
également en rumeur; les Conseils municipaux, les
Conseils généraux multipliaient les adresses deman-
dant le maintien de Boulanger au Ministère. A
Paris, chacune des sorties du Général menaçait de
provoquer une émeute. Tous les matins, il se ren-
dait au Bois monté sur Tunis, le cheval noir. Bientôt
217
des officiers de tout grade et de toutes les armes le
rejoignaient et, quand il revenait par les Champs-
Elysées, il était suivi d'une escorte de trois cents
officiers. Que ne les a-t-il conduits dans la salle des
séances au Palais Bourbon! Ils y auraient fait bonne
besogne et le fleuve n'est pas loin où l'on pouvait
décrasser ces Messieurs.
Enfin, le 30 mai, jour de la Pentecôte, on apprend
que le ministère Rouvier, le ministère allemand,
comme on l'appela aussitôt, est constitué. Il y avait
ce soir-là une fête à l'Opéra. Toute la nuit, il y eut
un tumulte de protestations sur la Place et sur les
Boulevards. Des bandes lancèrent alors le refrain
que 1 on devait entendre à satiété pendant trois ans :
C'est Boulange, lange, lange.
C'est Boulanger quil nous faut!
Ce n'était qu'un ministère de plus. Peu importait
la personnalité de son chef, Rouvier, un ancien
rouleur de barriques sur les quais de Marseille; il
n'y avait pas non plus à se soucier des masques
piteux qui lui faisaient cortège; tous ces gens-là
devaient d'ailleurs, lâcher le pouvoir six mois après,
mais ce qui constituait la moelle de cette viande
creuse, c'est que Boulanger n'était plus ministre.
Ici se termine, en vérité, la partie la plus mer-
218
En revenant de la Gare de Lyon
veilleuse de la miraculeuse histoire du brave général
Boulanger. Petit officier sans argent dans la poche,
sans parents dans les places, il a marché dru sur
les routes de la vie. Colonel à trente.deux ans, géné-
ral à trente-neuf, il devient chef suprême de l'armée
dont il est le plus jeune divisionnaire. Mais il a fait
plus encore. Quand on revient de Rivoli, d'Aréole et
des Pyramides, la route de Brumaire est facile, de
même aussi un Napoléon peut se risquer au coup du
2 Décembre. Mais notre Général n'avait, pas de vic-
toires à pousser devant lui, et pas de nom illustre
pour éclairer son chemin. Sans action éclatante par
le seul ascendant de sa personne, il a soulevé de
haine et d'amour toute une nation, il est devenu,
vivant, un héros légendaire dont le nom et le visage
ont pénétré dans le«; ulus humbles chaumières.
L'ingéniosité de son esprit, le rayonnement de son
physique l'ont mis à cette place ; il n'en doit l'hom-
mage à personne.
Mais le cortège que nous avons vu s'assembler
autour de cette gloire, va peu à peu l'envahir et
la dévorer. Le boulangisme commence et la ruée
des ennemis plus redoutables encore. Dillon, et
Naquet-le-Boscot et Chi-Chi-Pourri et Mermeix-
Iscariote et tous les autres qui rôdent par là, avec
leur figure de famine.
220
Dans cette période grouillante de notre histoire,
fidèle à notre dessein, nous nous attacherons à la
personne de Boulanger. N'est-ce point à lui, en
effet, que l'époque doit sa couleur spéciale? Et
comme il ne manque pas de haines rances qui vou-
draient, par une contradiction singulière, contester
l'importance du Général, au moment même oii elles
l'exaltent par la persistance de leur poursuite, nous
donnerons ici le récit que nous a laissé Chincholle
du départ de Boulanger à la Gare de Lyon. Ce do-
cument, rédigé par un témoin, alors plutôt hostile,
montrera que nous n'avons pas exagéré le remue-
ment de passions accompli par notre héros. Remue-
ment dont déjà on a pu évaluer la violence en exa-
minant les images qui accompagnent ce texte.
Si Boulanger n'était plus ministre, il n'en était pas
moins redoutable pour le gouvernement. On pré-
tend que l'on essaya de lui persuader de partir en
Russie, chargé d'une mission extraordinaire auprès
du Tsar, et qu'il refusa. On lui aurait également
offert le commandement d'un corps d'armée à son
choix. Mais lui ne demandait qu'une chose, qu'on
le laissât tranquille, en disponibilité jusqu'en octo-
bre. Mais la date du 14 Juillet approchait, il y avait
alors près d'un an que Boulanger avait conquis
Paris. L'anniversaire parut redoutable au Conseil
221
des Ministres qui, soudain, prit la décision, comme
le dit Rochefort « de déporter le général Boulan-
ger et de lui assigner comme lieu de détention les
montagnes d'Auvergne ». Le nouveau commandant
du 13® Corps rejoignit aussitôt son poste à Cler-
mont-Ferrand et voici quels furent les adieux de
Paris :
(( // faudrait remonter à V enterrement de Victor
Noir pour avoir le pendant de ce qui s^est passé, le
vendredi 8 juillet 1887, à la gare de Lyon,
Le général Boulanger allait partir. Dès six heu-
res, le public entourait Vhôtel du Louvre, dont une
seule grille était ouverte,
A 7 heures et demie précises, un immense cri de
« Vive Boulanger! » retentit, C^est la voiture du
général qui sort, suivie de trois fiacres. Les person-
nes massées devant la porte de Vhôtel arrêtent le
cheval et la voiture reste là cinq minutes, pendant
lesquelles on hurle : (( Vive Boulanger! Vive
t armée! A bas Grévy! ))
Enfin, le passage est rendu libre par le public
lui-même et la voiture part au galop. Mais, tout le
long du chemin, il y a du monde qui crie. Le gêné'
rai répond aux acclamations en levant son chapeau.
On se dirige vers la gare de Lyon par la rue de
Rivoli, la rue Saint-Denis, Vavenue Victoria, les
222
FINIS CORON A T OPUS ! par Gilhert-Mart.n
LES CRIMES DE BOULANGER M^v de fualdës)
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I uci« Hcrpia. clan am I
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BouUogt, épripd'»c« b««iv
I dire à pcrtoone.
Qui r vcDiH d'Aliis lu Rhta<;
Mail V U l-i pal qua » ingut
Eut l'IoaM i fttaiit U huit
EntoUallaTovEilhl'Il
quais de VHôtel de Ville et des Célestins, les Bouh'
vards Morland et Diderot,
Partout du monde et des acclamations.
Aux abords de la gare de Lyon, des camelots
vendent pour deux sous des pièces de cinq francs, à
Veffigie du général, des décorations à son image,
des épingles, etc.
Il est huit heures quand Vancien ministre, en
civil, avec chapeau noir, arrive à la gare en com-
pagnie du général Jung,
Suivent toujours les fiacres dans lesquels se trou-
vent le colonel Peigné, le commandant Courtin, le
capitaine Jouhault, le capitaine Driant, etc.
Devant la gare de Lyon, impossible d'avancer.
Non contente de répéter incessamment : « Viv^
Boulanger! » la foule entoure la voiture de Vancien
ministre et veut dételer les chevaux.
Des gens parviennent à entrer dans le coupé.
Heureusement pour le général, huit agents
s'élancent, le délivrent. Ils le conduisent pénible-
ment au milieu des acclamations jusquà Vintérieur
de la gare, mais enfin Us Vaident à marcher.
Cela ne durera pas longtemps.
Aujourd'hui l'expérience est faite,.. Il suffit à la
foule de vouloir pour être maîtresse.
Elle a enfoncé les portes, elle a envahi la gare.
223
Sur le quai, — où attendaient beaucoup de per*
sonnes, MM, Laguerre et Andrieux, députés, Strauss
conseiller municipcd, Paul Déroulède, etc,^ . .
s élance, se précipite, se bouscule une cohue inouïe,
une gigantesque trombe humaine, qui suit son héros
le pousse, Vempêche de monter dans le train en
partance.
Un employé de la gare croit plus prudent de
faire passer le général non par le quai, mais par la
voie. Il faut alors recourir à un détour qui dérange
la foule.
Le général, visiblement gêné, ne sait où se mettre.
Imaginez un sanglier pourchassé par une meute
diabolique,
Uancien ministre se trouve devant un wagon de
troisième classe, portant le numéro 2.943. Il y
m>onte, suivi de MM, Laguerre, Laisant, Lav^rgne,
députés, et de MM, Déroulède et Titard,
Trois agents ont le bon esprit — assez rare dans
cette odieuse soirée — de s'élancer à la portière.
Une minute après, il y a une marée humaine
autour du train. On est tellement pressé, on a telle-
ment chaud, que cest à se croire au Hammam, Il y
a là un monde très mêlé: un tiers de bourgeois; un
tiers d'ouvriers, un tiers de gamins, dont quelques-^
uns n'ont pas dix ans.
224
Tout cela crie la plupart du temps :
— Vive Boulanger! Il reviendra! Partira pas!
Parfois pourtant un gros monsieur, qui a une
serviette sous le bras, vocifère :
— A bas Grévy!
— Regardez-le bien, me dit M, Eugène Mayer,
C'est un agent provocateur.
Un instant après, le monsieur qui a pu, je ne sais
comment, changer de place, crie :
— A VElysée!
Les appels qu^ïl lance ont d' ailleurs peu décho,
Oest toujours : (( Vive Boulans^er! » qui a le plus
de succès.
De temps en temps, on chante la Marseillaise. Et
nos sillons aident à pousser plus vigoureusement :
(( Vive Boulanger! » Essayez,
Il y a maintenant du monde non seulement sur
les marchepieds, mais encore sur tous les wagons
même sur ceux des autres trains, sur les locomotives
sur les toits des bâtiments de la gare.
Les employés essaient pourtant de tromper la
foule. Ils font descendre V ancien ministre de Vautre
côté et V aident à monter dans le véritable train qu'il
doit prendre, dans le coupé qui lui est réservé.
Mais la foule s^ aperçoit vite du coup. Elle s^ élance
sur Vautre quai, déjà envahi. On escalade la loco-
225
motive sur laquelle on colle tous les portraits, tou-
tes les chansons quon vend dans les rues. Dans les
espaces libres, on écrit à la craie : (( A bas Grévy,
Mort au ministère. Viv^ Boulanger. Démission .Il
reviendra. »
Jamais je n oublierai V aspect grotesque de cette
locomotive
Mais peu à peu la nuit tombe. On commence à
se diro. que le train est en retard. Je crois bien. Le
général devait partir à S h. 1^ et il est déjà plus de
9 heures.
Sur tous les quais, on ne voit que de la foule, au
milieu de laquelle se détachent très peu d'agents,
qui ne savent que faire. Ils nont pas d^ordres.
On étouffe de plus en plus. Dans son comparti-
ment, où tout le monde essaie d'entrer, le général
respire à peine. Le bruit court quil se trouve mal.
Il demande à boire.
Un employé va chercher des bouteilles de bière
et des verres.
— Le verre, le verre!
Tout le monde veut le verre.
Il a bu dans ce verre,
Grand'mère. —
Alors, afin de bien montrer, sans doute que les
membres de la Ligue des Patriotes sont de bons
226
gymnastes, un monsieur grimpe à une des fermes
de fer, et, au-dessus des têtes, fait des rétablisse-
ments et des exercices divers, et cela juste devant
le compartiment du général, Cest fort drôle.
Mais tout à coup, un cri d^ effroi retentit, Cest un
banc chargé de monde qui vient de s^ effondrer, un
de ces bancs faits avec de longues tiges de chêne
peintes en vert.
On s^empare de ces morceaux de bois que Von
dresse, cela devient sinistre. La lumière fait reluire
la peinture et Von croirait voir des fusils que Von
brandit.
Ces bâtons sont tendus aux gens qui sont sur les
wagons, et qui, les passant au-dessus des fermes de
fer,les cassent en deux. Les armes sont dédoublées,
— Vive Boulanger!
Mais Vheure s^avance. Il est 9 h, 25. On ne par-
tira donc pas!
Un monsieur se penche à la portière et demande
le silence. Cest le député Lavergne,
— Messieurs, dit-il, notre ami, qui vous remercie
de vos sympathies, est très oppressé par la chaleur.
Il vous demande la permission d^aller un instant
marcher à taise dans un couloir, Voudriez-vous
avoir la bonté de le laisser descendre et de lui faire
place?
227
— Oui, oui! A Paris! Vive Boulanger!
Il descend. On se découvre, mais bientôt on se
précipite derrière lui, La cohue devient tempête.
Pour ne pas être écrasé, je suis forcé de saisir les
bras de deux voisins et de lutter contre la tour-
mente.
Le général est bousculé, secoué.
Il ne marche plus. Ses pieds ne touchent plus
terre. Il avance en tournant sur lui-même.
Soudain, un vide se fait. On croit que c^est lui
qui est tombé. Il est heureux quon ait cru cela,
car, grâce au nom magique, le monde s^est écarté,
— Non, ce n'est pas lui, dit quelqu'un,
— Ce n'est pas lui? Ah! bien, alors.
Et on s'élance. Heureusement l'homme s'était
remis debout.
Et on continue à suivre, à entourer le général,
qui, soudain, au lieu d'entrer dans un couloir,
monte sur une locomotive seule, chauffée à dessein
et vomissant déjà de la fumée.
Le sifflet retentit.
- — Arrêtons le train! A Paris! Il ne partira pas!
A Paris!
Et cent personnes, on ne sait comment, grimpent
sur la locomotive et le tender, s'accrochent aux
tuyaux.
228
Driant, qui s'est mis à V avant, supplie la foule de
s'écarter,
Vinstinct personnel a parlé, La locomotive, tout
— Vive le général Boulanger!
doucement, est déjà en marche. On s écarte.
La locomotive est partie. Elle porte le numéro,
depuis ce temps célèbre, de 132.
// est 9 h, 40.
Alors seulement des agents cachés dans des bâti-
ments s'élancent et bousculent la foule.
On nous dit qu'il y a à Charenton neuf trains de
banlieue et le rapide lui-même en souffrance.
Les agents refoulent les manifestants rue de Lyon
où ils se massent en chantant la Marseillaise.
A une boutique, ils voient trois dm veaux déjà
disposés pour la fête duU Juillet, Ils s'en emparent
les déploient et se dirigent vers la Bastille en hur-
lant :
— A la rev/ue! A la revue!
Arrivés devant la colonne de Juillet, ils font
solennellement faire le salut aux trois drapeaux.
Alors de nouveaux agents s'élancent et les disper-
sent. Vers dix heure et demie, ils étaient à peu près
un centaine braillant encore, avenue de VOpéra,
(Charles Chincholle. — Le Général Boulanger
— Savine, éditeur, Paris. 1889.)
229
CINQUIEME CHAPITRE
Les Grands Jours du Boulangisme
Le Général saute le mur, — Les Nuits d'Ennui. —
UEscapade à Prangins. — La France déclare
son béguin. — La bonne Fée aux Millions. —
Boulanger Grand Connétable. — La Rogne de
Floquet. — Elections au Nord, Elections au
Midi, Elections partout. — La vraie Nuit His-
torique. — Dernier beau Jour. — Constans et
CornucJié. — Le véritable Vainqueur,
Le Général Boulanger était un grand félin du
genre chat. Il aurait fallu le voir, dans cette nuit
d'octobre, sauter par la fenêtre, grimper à un
arbre, escalader le mur de son quartier général et
retombé sur ses pieds, au coin de la rue déserte,
s'étirer de tous ses membres et rire silencieusement
231
en montrant ses dents. Puis, le voilà qui arpente
à grandes jambes, le faubourg de la Poudrière et
qui sort de Clermont par la vieille route de Royat.
n pleut à regret, une tiède pluie d'arrière-saison
et, dans le vent mou, il y a la bonne odeur des
végétaux pourris sur les montagnes. Le général
s'ébroue dans son vêtement de chasse en grosse
laine de couleur marron et il court à travers les
halliers mouillés, par les sentiers du petit val où
coule la Tiretaine, jusque chez la Belle Meunière.
Un coup d'épaule dans la porte, trois bonds dans
l'escalier et l'on entend un cri éclatant d'amour :
(( Marguerite! » auquel une voix un peu artificielle
répond « Georges! »
Marguerite de Bonnemains est là, dans une
chambre claire oii il y a un grand feu de bois dans
l'âtre. La jeune femme est en toilette de soirée, elle
porte une robe de satin lilas, recouverte de den-
telles noires, elle a une rose thé au corsage et un
œillet rouge dans les cheveux. Des diamants brillent
de toutes parts sur elle. D'un coup d'oeil. Boulan-
ger a vu toutes ces splendeurs, il ne s'y arrête pas,
mais elles le séduisent aussi, elles forment l'un des
maillons de la chaîne. Il se jette sur son amante,
1 écrase de son torse d'athlète, la pétrit dans ses
mains. Elle veut parler, expliquer ceci ou cela : il
232
n'entend rien, il lui ferme la bouche de ses lèvres
qu'il enfonce avec fureur partout où il découvre la
chair bien-aimée. Puis il la saisit à la nuque, à la
cambrure des reins, il la soulève et l'emporte
comme un vendangeur, ivre de moût et de soleil,
saute sur une compagne et lentraîne. Car il est
saoul lui aussi et dans cette griserie qui fait vaciller
son cerveau, il y a, certes, l'orgueil d'avoir conquis
cette femme hautaine, cette mondaine précieuse;
mais surtout ce qui le tient, ce qui le tourmente
et le harasse, c'est la beauté de ce corps et l'har-
monie jeune de ces formes qui sont alors étales
pour un instant, dans leur passagère perfection.
Comme c'était un mâle puissant dont l'amour était
joyeux, le lendemain à la table du déjeuner, il
dépensait à rire un surcroît de forces. Marguerite,
vêtue, comme une jeune fille, d'une robe en mousse-
line de soie blanche, avec une grande ceinture de
surah rose, montrait une grâce quelque peu
alanguie et pâle. Son amant la taquinait et son
bonheur répandu de toutes parts, il répétait :
(( Voilà dix mois que je rêvais de ce tête à tête »
Car ils n'avaient eu encore que des entrevues fur-
tives. Et, comme la jeune femme demeurait rêveuse
et parlait de choses graves, il la chatouillait en
disant : « Allons, Marguerite, feras-tu pas risette ?
233
Il avait pris, en rôdant dans l'hôtel, une chemise
de grosse toile et Tayant attachée sous son cou, en
façon de serviette, il se divertissait de la stupéfac-
tion de leur hôtesse. C'était Marie Quinton, connue
dans le pays, sous le nom de la Belle Meunière,
la fameuse propriétaire de l'hôtel des Marronniers,
qui devait donner aux deux amoureux et spéciale-
ment au général, les preuves de la plus touchante
affection et du dévouement le plus fidèle.
Elle jouait le personnage de ne pas avoir reconnu
Boulanger et lui donnait du monsieur tant et plus,
afin de respecter lincognito dont il semblait sou-
cieux. Mais, au dessert, il la confessa, la taxant de
dissimulation et prenant sa plus grosse voix pour
la contraindre à avouer. Puis, comme la bonne
femme semblait alarmée de la plaisanterie, il la
rassura doucement et embrassa sur les deux joues
la zenta Mounira.
Tout cet après-midi, le général le passa cantonné
au coin du feu, dans une grande bergère et Mar-
guerite était asssise sur ses genoux, pelotonnée
coùtre lui. Il murmurait près de son oreille, dans
la tiédeur de son cou : (( Ils ont cru peut-être, me
tenir, m'enfermer. Mais j'ai des dévouements au-
tour de moi. D'ailleurs, pour te rejoindre, ma bien-
aimée, je n'ai besoin de personne. Nul pouvoir ne
2.34
pourra jamais me priver de toi. » Et comme ces
souvenirs échauffaient son sang, il criait à travers
l'hôtellerie : (( Belle Meunière, venez un peu par
ici que je vous apprenne la pitoyable histoire de
papa Grévy et de son gendre Wilson, le tavelé. »
Quoique son amie fît un peu la moue, dès que
Marie Quinton fut en face de lui, debout, près de
la cheminée, les mains croisées sous son tablier, il
récita : « Il était une fois un brave général et de
méchantes gens. Quand le brave général eut quitté
la maison de la rue Saint-Dominique, les méchan-
tes gens vinrent et regardèrent dans les placards et
sous les meubles, car ils croyaient que le général
était comme eux et qu'il ne pouvait déménager
sans laisser derrière lui quelque cadavre. Furieux
d'être bredouilles, ils lancèrent sur les traces du
général, leurs limiers aux gueules sanglantes. Ceux-
ci bientôt donnèrent de la voix : « Nous le tenons »
hurlaient-ils! » Mais l'histoire finit dans un grand
éclat de rire. Car, au bout de la piste, il y avait non
pas le brave général qui n'a pas un sou dans la
poche, mais bien le chef même des méchantes gens,
Grévy acoquiné sur ses trésors avec son gendre
Daniel auprès de lui. Et la morale de cette histoire
très immorale, c'est que si au lieu d'être vouée
au pauvre Boulange, vous l'étiez à Grévy ou à
235
quelqu'un des siens, vous seriez à cette heure
décorée. Un potage mijoté vous eût valu le
mérite agricole, et le rôt cuit à point les palmes;
pour quelque merveille sucrée, vous auriez, sans
doute, la croix de chevalier; enfin le Président
allant vous féliciter au feu de vos fourneaux, vous
aurait, honneur suprême, décerné la Médaille Mili-
taire. ))
Boulanger et l'excellente femme riaient bonne-
ment de tout leur simple cœur et elle disait : « Mon
général, pour se venger de leur déconvenue, ils
ont bien pu vous donner trente jours d'arrêts, mais
toute la France se moque d'eux et vous aime. »
(( Oh! des arrêts comme ceux-là, je m'en souhaite
beaucoup! » Et le général, encore tout barbouillé
de rire, mêlait sa barbe ardente aux cheveux pâles
de sa blonde. Marguerite, avec ce mélange de lan-
gueur et de fièvre, qui lui était habituel, s'agitait
sur les genoux de son amant, cherchant à retenir
son attention. Les yeux baissés, un peu revêche,
elle répéta plusieurs fois : (( Georges, ne parlez
plus de tout cela. Je vous défends d'y penser en-
core. Je ne veux pas que vous soyez à autre chose
qu'à notre amour. ))
Marguerite de Bonnemain avait établi une indus-
trie de mensonges sur le territoire de sa liaison
236
u
— -d
0)
-d
^
1j1
,^ -s M
amoureuse. Elle trompait son mari et tourneboulait
son amant dans une complication de lettres, de
télégrammes, de messages, de marches et de contre-
marches oii se jouait la perversité de son esprit
et oii son intraitable quant-à-soi mondain trouvait
quelque apaisement. Quand nous la voyons à
Royat, chez la Belle Meunière, pour un chacun,
elle séjournait à Moulins, auprès de sa tante bour-
bonnaise. A cette occasion, les officiers d'ordon-
nance du général étaient sur les dents, harassés à
errer aux quatre cents diables, dans les trains, pour
porter le courrier de la vicomtesse. Et leur chef
passait plus d'une heure inquiète, dans l'attente de
quelque décision imprévue de cette tourmenteuse
adorée.
Le général avait couru le plus grand risque en
s'évadant de son quartier cerné de mouchards et
oii tout le monde le croyait retenu par les arrêts. Il
ne pouvait renouveler souvent cette équipée. Il
devait donc demeurer caché à l'hôtel des Marron-
niers pendant une quinzaine et Marguerite avait
promis de rester auprès de lui. Six jours passés,
elle partait en hâte à Paris. Un grand dîner à pré-
sider chez elle la rappelait, mais elle s'engageait
à être de retour dès le lendemain.
On put alors mesurer l'étendue du ravage fait
238
A BAS LA CHAMBREI
CHANSON POPULAIRE
sur l'air des PIOVPIOUS D'AUVERQME
Paroles et Musique de
n
JACOUOT, CANDIDAT, par BLASS
par l'amour dans l'être entier de cet homme. Il
sembla que l'absence de son amante eût tari en
lui les sources mêmes de la vie. Il fut tout le jour
languissant, sur une chaise, les bras ballants au
plancher à remâcher comme un maniaque, les cal-
culs qu'il faisait sur le retour de Marguerite. Il
était impossible qu'elle se hâtât autant qu'elle
l'avait prétendu et il fallait le délire d'un amou-
reux pour y songer. Il y eut, ce jour-là deux dépê-
ches au nom de Marie Quinton. Par la première,
Marguerite rappelait à son amant qu'elle pensait
à lui. Elle rendit un peu de ton à Boulanger qui
attendit plus tranquille. Mais le second message an-
nonçait que le retour prévu pour quatre heures de
l'après-midi, était retardé jusqu'au lendemain
matin, à l'aube. Ce fut terrible. Boulanger saisit
la chaise sur laquelle il était assis, il l'écrasa dans
ses mains, la disloqua et en jeta les débris à travers
la chambre en poussant des cris, en appelant sa
maîtresse, et les injures se mêlaient aux plus
ardentes supplications d'amour. Il heurtait, à
grands coups, sa tête et ses poings contre les
murs. La Belle-Meunière, pauvre femme épou-
vantée et bouleversée dans l'affection qu'elle avait
déjà pour son hôte, le suivait, essayant de faire en-
tendre quelques bonnes paroles et se demandant
239
s'il ne faudrait pas appeler à l'aide pour empêcher
ce malheureux de s'abîmer contre les murailles.
Pourtant, la crise furieuse ayant paru se calmer
un peu, Marie Quinton s'éloigna un instant. Des
halètements, des râles, la rappelèrent aussitôt et
elle trouva rinfortuné qui se roulait à terre parmi
les robes et le linge de sa bien-aimée et qui les
mordait et qui les embrassait et qui leur parlait.
Toute la nuit, presque filiale, la jeune femme dont
le cœur compatissant était comme mûri par un tel
spectacle, s'efforça d'adoucir cette terrible blessure
qui venait de se révéler à elle. Mais elle ne pouvait
s'empêcher de verser des larmes sur celui qu elle
avait adoré comme toutes les Françaises. Et sans
que ni lui ni elle y prissent garde, elle répétait, en
lui tenant les deux mains : « H est perdu! Il est
perdu! »
Elle ne put l'empêcher de partir en pleine nuit
et de courir comme un fou à la gare, en danger de
se rompre les os dans la brume ou d'être reconnu
et dénoncé à ses ennemis.
Dès que les arrêts furent levés, le Général prit
le premier train pour Paris et pour rejoindre en-
core Madame de Bonnemains. D'ailleurs, to^^i
ceux dont l'ambition avait établi ses fondations
sur la fortune de Boulanger, réclamaient sa pré-
240
sence. La situation était favorable à une entreprise
hardie. Une fois de plus, on barbotait dans le pot
à mélasse. Le Président Grévy et son gendre Wilson
faisaient figure de marchandes à la toilette. On
chantait aux oreilles du vieux : « Ah! quel malheur
d^ avoir un gendre! )) ou encore : (( Ne fen vas
pas! »
Je sais bien que ton gendre, à VElysée tripote.
Vendant de tout, les places, la croix d'honneur;
Mais qu est-ce que ça fait! Peut-être quavec une
[cocotte.
Ton remplaçant mangerait tout sans pudeur.
Maintenant que fes gras, tu comprends, mon vieux
[frère.
Mon intérêt n^est pas de te ficher en bas.
Pour ton pays, pour ta sœur, ta belle-mère.
Crois-moi, Grévy, crois-moi ne fen vas pas!
Ferry-nasibus n'est pas de cet avis, il guette la
place. Mais il a contre lui, les radicaux qui le célè-
brent aujourd'hui. D'autre part, les blanquistes
s'arment dans les faubourgs et l'élection de Ferry
serait le signal d'une nouvelle Commune. Enfin, le
public, en général, déteste le neveu du Polonais
Floquet. Son buste ayant été exposé au Salon, on
241
dut le retirer, car les gens en passant, crachaient
dessus. Et on le glorifiait alors d'une autre façon
que maintenant :
Il est un vilain homme
Qui s^ appelle Ferry
La Chienlit!
Il s'en fut à la Chambre,
La Chambre aux ramollis
Titi Barbarie
Toto Barbaro!
Compère la Chienlit,
Te laisseras-tu mourir?
Le ministère Rouvier était fichu par terre et
Grévy, qui se cramponnait, ne trouvait personne
qui voulût former un nouveau Cabinet. Alors quel-
ques hommes se réunirent autour de Clemenceau
pour tenter d'escalader le pouvoir. Clemenceau
était brouillé avec Boulanger; mais dans la circons-
tance, il eut recours à lui. Il pensait le compromet-
tre et se débarrasser de lui ou grimper sur ses
épaules. L'importance que s'attribuaient ces per-
sonnages était telle, qu'ils donnèrent le nom de
IN^uits Historiques aux deux nuits pendant les-
quelles ils tinrent des conciliabules a«sez vaseux!
Le 28 novembre, la réunion eut lieu chez Durand.
242
Le Général qui rêvait, certes, à bien d'autres cho-
ses, se tenait près de la fenêtre, et sa silhouette se
détachait nettement sur la vitre éclairée. Un uni-
jambiste qui rôdait dans le quartier, avec une seri-
nette sur le ventre, ayant reconnu cette figure
populaire, s'empressa de venir moudre en bas :
(( En Revenant de la Revïie. )) Il eut vite obtenu
un attroupement de noctambules qui commencè-
rent à crier : (( Vive Boulanger! » et « C'est Bou-
lange qui nous faut! » Clemenceau, exaspéré de
jalousie, éteignit le gaz et déroba à la foule, la vue
de son idole. Le mardi 29 novembre, tous ces Mes-
sieurs se réunirent chez Laguerre. Il y avait là Bou-
langer, Clemenceau, Rochefort, Mayer, Laisant
Granet, Déroulède, Andrieux, Dreyfus, Laguerre et
sa femme. Les seules paroles sensées furent dites
par Rochefort qui n'avait pas d'ambition mesquine
dans l'affaire II suggéra d'imposer à Grévy un
ministère quelconque, mais dont Boulanger serait
la pièce maîtresse. Une fois mis en minorité par le
Parlement, ce qui ne pouvait manquer de se pro-
duire dès la première rencontre, le Gouvernement
aurait continué à expédier les affaires courantes.
La Chambre, à la longue, ne manquerait pas de
prendre une attitude hostile ; alors on la dissoudrait
et les élections générales se feraient au cri de
243
(( Vive Boulanger! » Le plan était bon et peut
servir aujourd'hui encore à quelque bonne tête.
Clemenceau ne fut pas de cet avis. Il apparut,
d'ailleurs, à tous les assistants, qu'il ne considérait
pas d un œil très complaisant l'arrivée au pouvoir
de celui qu'il appelait : « Mon ami Boulboul. »
Toutes les combinaisons ayant échoué, chacun s'en
fut de son côté. Boulanger avait terriblement bâillé
pendant ces deux séances, et chaque fois, en s'en
échappant, il courut chez Madame de Bonnemains
et lui dit : « Quels terribles raseurs! Il n'y a rien
à faire avec ces gens-là. Ce sont des Parlementaires
bavards, qui ne savent même pas ce qu'ils veulent. »
Pourtant, dans la nuit du 29 au 30 novembre,
pendant que Boulanger était chez Laguerre, il se
produisit un fait qui montre à quel point curieux
la fortune se mettait en frais pour le Général, dans
le temps même que l'ambition s'écoulait peu à peu
de son cœur féru d'amour. Un député. Le Hérissé,
était venu le chercher et l'avait conduit chez M. de
Martimprey, député royaliste du Nord. Boulanger
reçut des propositions catégoriques d'alliance de la
part des royalistes. Assis dans un fauteuil, il écou-
tait d'un air flegmatique et lointain comme s'il eût
été au spectacle. Et n'en était-ce pas un, en effet,
pour lui, que cette fantasmagorie qui se jouait en
244
Marie Quinton *' La Belle-Meunière **
sa présence, depuis quelques années? Mais bien-
tôt apparut dans le salon un troisième personnage.
C était M. le Baron de Mackau qui, non sans solen-
nité, fît voir une lettre par laquelle Monseigneur
le Comte de Paris lui donnait pleins pouvoirs pour
traiter en son nom. Mackau harangua Boulanger,
faisant allusion à la gloire qui était celle de Monk
et de Martinez Campos, et il promit au restaurateur
du trône, le commandement suprême de l'armée
et même, ce qui était plus sérieux certes, il lui pro-
posa l'argent nécessaire pour mener à bien cette
entreprise.
Comme on le sait, le résultat de toute cette agi-
tation fut que Sadi-l'Assassiné devint président de
la République. Il choisit, pour former le ministère,
l'horloger Genevois, Tirard, dont Rochefort disait :
(( Ce pauvre Tirard est si bête, que Carnot s'en
est aperçu. » Il ne devait garder le pouvoir que
trois mois, pendant lesquels il essaya de lutter con-
tre Boulanger encaissant d'ailleurs maintes claques,
A peine revenu dans les montagnes d'Auvergne,
oii il continuait à commander le 13® Corps, le Gé-
néral accomplit une action qui montre la froide
audace de cet homme, que l'on a pris l'habitude de
taxer de lâcheté, en même temps qu'elle prouve le
ressort déconcertant qu'il y avait encore en lui,
246
alors qu il était diminué par sa passion. Dans son
quartier général de Clermont-Ferrand, Boulanger
était sous la surveillance de la police. Il ne pouvait
se grouiller quelque peu sans avoir aussitôt sur les
talons quelques individus de mauvaise mine. Pour-
tant, le 1*"^ Janvier 1888, il prend le train avec l'ami
Thiébaud. Les deux compartiments voisins du sien,
sont bourrés de mouchards. Il n'en a cure, il se
rend en Suisse oii il va faire visite à un exilé, à
un ennemi officiel de la République : le prince
Jérôme Napoléon. A Lyon, le Général se débar-
rassa de sa suite importune, d'une assez curieuse
façon. Sortant de la gare, il prit une voiture et se
fit conduire dans le quartier de Saint- Just, rue des
Macchabées. Or, ces Messieurs suivaient dans deux
fiacres, que c'en était galant comme une noce!
Arrivé sur les hauteurs. Boulanger entra avec Thié-
baud dans une maison dont il avait gardé le sou-
venir depuis l'époque oii il était jeune colonel, en
garnison à Belley. Une fois là, ce fut un jeu pour
eux, de descendre, en riant de la farce, par ces
escaliers, ces passages couverts, ces corridors que
connaissent bien les vieux Lyonnais et qui, en
moins de quinze minutes, vous conduisent sur le
quai de Saône. On passe le pont et l'on est à Perra-
che oii nos deux amis prirent le train, tandis que
247
les gones du quartier, qui avaient compris l'affaire,
se taillaient dans la miche, une belle tranche de
rigolade.
Boulanger voyageait sous le nom de comman-
dant Solar, mais il portait à la main, sa canne de
ronce, sur le pommeau d'argent de laquelle il y
avait en toutes lettres : (( Général Boulanger ».
Le prince Jérôme, un gros matérialiste, était fort
loin de telles fantaisies. Il crut d'abord avoir
affaire à un faux Boulanger, par exemple à ce far-
ceur de Salis, qui en effet, ressemblait quelque peu
au Général. Enfin les deux hommes causèrent lon-
guement en tête-à-tête et l'on en est réduit aux sup-
positions sur leurs propos. Tout ce que l'on sait,
c'est que le Prince montra au Général un sabre
turc, où était gravée cette inscription : (( Sabre du
Premier Consul à Marengo », et qu'il promit de lui
offrir cette arme précieuse lorsque certaines éven-
tualités se seraient produites. Il ne parla pas d'ar-
gent comme le baron de Mackau, mais il laissa en-
tendre que si l'aventure tournait mal, il y aurait
toujours un asile à Prangins pour les vaincus.
Boulanger n'a jamais confié à personne quelles
étaient ses intentions véritables en traitant ainsi
avec les deux prétendants au trône de France. Ce
furent peut-être seulement fantaisies d'artiste, de
248
gourmet dégustateur qui se plaisait aux situations
rares. A ce coup-ci il ne s'engagea pas plus avec
l'un qu'avec l'autre et gar!dia plutôt le beau rôle
de celui qui est sollicité. Mais on doit croire qu'il
fut a&sez déçu par Jérôme Napoléon... car il re-
nonça au sabre de Marengo et, par la suite, parut
se donner aux royalistes.
En cela, il subit l'influence de Madame de Bon-
nemains qui dès le principe, avait combattu le
républicanisme de son amant. Elle le fit d'ailleurs
de façon subtile, car elle affectait de ne jamais
donner des conseils et de rester farouchement étran-
gère à la conduite des affaires politiques du Géné-
ral. Mais, en réalité, elle s'insinuait dans la peau
de son amant; il n'y avait plus rien de Boulanger
en lui, tout était Marguerite de Bonnemains.
Chaque action, chaque sursaut de l'antique éner-
gie aboutissait, comme le voyage de Prangins, à un
débilitant séjour sur les rives de la Tiretaine. De
ces claustrations amoureuses, de ces fusions répé-
tées de sa moelle dans la chair de cette femme em-
brasée, le Général s'échappait titubant. Sa vue
n'avait plus, pour saisir la vie, l'acuité d'autrefois.
Ou si, par rafales, il apercevait encore clairement
l'aventure, il n'avait plus dans la bouche, la saveur
violente de l'action.
249
Mais les détours curieux du sort devaient faire
passer la courbe de cette existence à son plus haut
point, alors que cet homme s'était déjà dépris de
son propre destin, de sorte que l'on put voir quan-
tité de gens s'acharner au succès du Général et en
goûter un plus grand bonheur que lui-même.
Un jeune journaliste, Georges Thiébaud, avait
repris l'idée de Rochefort de faire voter pour Bou-
langer, bien qu'il fût inéligible, mais il voyait plus
grand, et voulait que cela eût lievi dans tous les
départements et, à l'occasion, de chaque élection
partielle. Depuis quatre mois, il tarabustait le Gé-
néral de son projet et pendant le voyage de Fran-
gins, il ne lui parla pas d'autre chose. Boulanger
finit par consentir et même il donna à ce zélateur
obstiné, qeulques billets de mille francs, dont
Dillon par la suite se vanta d'avoir fait l'avance
Ils devaient être bien employés. Ce peu d'argent,
en effet, brutalisa l'existence du Général et la pré-
cipita dans ce tourbillon où elle devait s'engloutir.
La France avait offert à Boulanger des chants,
des acclamations, des cris d'amour; maintenant,
elle va lui donner ce qu'il y a de plus précieux
dans un état républicain : les bulletins de vote. Ce
sont manifestations spontanées qui attendaient
anxieusement l'occasion de se manifep^er. Thiébaud.
250
circulant discrètement, laisse entendre que le Gé-
néral n'interdit pas absolument que l'on inscrive
son nom sur un bulletin. La réponse n'est pas
ambiguë. Dans les Hautes-Alpes, la Côte-d'Or, la
Loire, le Loiret, le Maine-et-Loire, la Marne, la
Haute-Marne, Boulanger recueille 67.874 suffrages.
L'horloger Tirard après en avoir délibéré
pendant quinze jours, avec Sadi-1' Assassiné,
prend contre cet audacieux militaire, un décret
de mise en non activité daté du 14 mars.
Toute l'Auvergne et toute la Limagne se ras-
semblent à Clermont pour acclamer encore le
Général et lui chanter:
// reviendra
Quand le tambour battra.
Quand Vétranger menacera
Notre frontière
Il sera Zà,
Et chacun le suivra.
Pour cortège il aura
La France entière.
A ces chants et aux cris qui avaient salué Bou-
langer à toutes les gares jusqu'à Paris, où la
police, d'ailleurs, l'obligea de descendre à une sta-
tion de Banlieue, s'ajoutèrent le 25 mars, les 45.089
251
bulletins die vote offerts par les électeurs de l'Aisne,
et les 12.883 de ceux du Rhône. Le fabricant de
faux bijoux Tirard, dans le feu renouvelé de sa
républicaine indignation et le tremblement plus
fréquent de sa frousse, prononça le 27 mars, la
mise à la retraite d'office de Boulanger. Ainsi, un
homme d'Etat d'occas,ion, un politicien en doublé,
qui n'avait pour servir son pays qu'une médiocre
blague de placier, brisa l'épée du chef qui avait
ragaillardi l'armée française et soulevé toute la
nation d'un ardent amour pour elle-même et d'une
foi rajeunie dans son avenir. Pour prendre cette
mesure, cet homme s'appuyait sur l'autorité du
Parlement formé par les représentants du peuple.
Or, et l'on se sent une fois de plus, meurtri au vi-
sage, par la piteuse farce de ce régime : trois jours
après avoir fait ce beau coup, Tirard était renversé
par les idéputés. En effet, le 30 mars, Georges La-
guerre qui, courtisan de tous les succès, avait lâché
Clemenceau pour suivre la nouvelle idole, montait
à la tribune et interpellait le Gouvernement. Les
députés furent très embêtés. Les élections commen-
çaient à les travailler dru et ils se demandaient si
ce diabolique Général n'allait pas leur voler tous
leurs sièges, élu unique de la France. Comme ils ne
savaient que faire, à tout hasard, ils mirent le
252
Ministère en minorité, refusant ainsi de donner
l'aval de leurs électeurs à une mesure qui resta
pourtant acquise.
Sadi-Carnot, qui descendait de Lazare sans lui
ressembler, choisit pour former un nouveau ca-
binet, Floquet qui s'évertuait à atteindre Danton
comme la grenouille le bœuf. C'était au plus juste,
un pet-de-nonne. On l'appelait partout Sa Bour-
souflure, car il était ballonné de vent puant, ayant
bu sa pleine grande gueule, d'un petit 89 dégénéré
en lavasse radicale. Alors qu'il était novice avocas-
sier, en 1867, il avait crié au Palais, sur le passage
d'Alexandre II : a Vive la Pologne, Monsieur! »
Dès qu'il fut au pouvoir, son premier acte fut d'in-
terdire la représentation de VOfficier Bleu^ qui
allait être joué au Gymnase et dont le Tsar, en s'y
appliquant bien, aurait pu s'offusquer.
Ce fantoche, gras du ventre et court sur pattes,
marchait au rythme de Toréador en garde! Et,
comme sa femme était la belle Madame Floquet,
c'était pour un chacun, jour de grand dimanche,
quand on voyait ce couple de dindons s'étaler en
large plus qu'en long, dans les cérémonies officielles
Ce beau premier ministre fit équipe avec Ferouillat,
Peytral, Lockroy, Viette et quelques autres chacals
édentés de la rue Cadet. Le ministère entra en fonc-
253
lions le 4 avril 1888. Quatre jours après, les élec-
teurs de la Dordogne pleins de prévenance, déterrè-
rent la truffe Boulanger et l'offrirent aux minis-
tres, en souhait de bienvenue, sur un plateau où il y
avait 59.397 bulletins de vote. L'effet fut considé-
rable, car le Général n'avait fait, dans ce départe-
me, aucun acte positif de candidature. Floquet,
avec un joli développement du torse, avait prononcé
une belle phrase où le manteau troué de la dicta-
ture couvrait le flambeau fumeux de la démocratie,
et il attendait les événements, confiant dans la dé-
confiture du Général. Boulanger fut élu au premier
tour à une majorité considérable. Il y a plus encore,
car le même jour, les électeurs de l'Aisne lui don-
naient à nouveau 11.611 voix et ceux de l'Aude,
8.499.
Ces triomphes répétés avaient été obtenus avec
de très médiocres moyens. En bloc, toutes les élec-
tions que nous venons de citer coûtèrent une somme
inférieure à 25.000 francs. Et le Général n'avait
fait aucune démarche personnelle, aucun déplace-
ment. On ne peut imaginer déclaration d'amour
plus spontanée d'un pays à un homme, en même
temps qu'un divorce plus complet entre un peuple
et ceux qui prétendent le représe|àter.
En quittant Clermont, Boulanger était venu s'ins-
254
LA REPRISE DE LA BASTILLE, par BLASS
LES PORTE-BANNIÉp, par GilbertMartin
taller à l'Hôtel du Louvre, au coin des rues de Ro-
han et de Rivoli. Il avait repris rappartement qu'il
occupait pendant qu'il était ministre de la Guerre.
Cet appartement se composait de trois chambres
et d'un salon servant de salle à manger. Il n'y avait
pas d'antichambre. Les visiteurs attendaient dans le
corridor, sur des banquettes cannées ou debout
contre les murs. Mais bientôt la cohue devenait
telle, qu'elle occupait les escaliers et les couloirs
des autres étages. A l'heure oii le Général donnait
audience, c'était une bagarre comme nul autre
hôtel n'en a certes vu. Il y avait des gens assis sur
chaque marche de l'escalier; d'autres discutaient,
juchés sur la rampe, les jambes ballantes dans le
vide; certains s'installaient, sans façon, dans les
chambres. Et tout cela criait, s'agitait, vitupérait,
acclamait. Lorsque quelque personnage important
était signalé, c'était aussitôt la bousculade pour se
trouver sur son passage. On voyait là des écrivains
déjà célèbres comme Anatole France, qui se préva-
lait de son prestige pour s'emparer du pardessus de
Boulanger et il le lui présentait comme un manteau
de pourpre dont il couvrait amoureusement le futur
César, en lui chuchotant quelque ingénieuse flat-
terie. Plus inaperçu, passait Maurice Barrés, vêtu et
coiffé de gris perle, fier et recueilli comme un novice
255
chevalier qui accomplit sa veillée des armes. Puis
c'étaient les potentats de la Bande, tous ceux de la
rue de Sèze, petits ou gros que nous avons montrés,
traînés de toutes parts, dans les eaux de cette nou-
velle fortune. Le cortège des détrousseurs, l'esca-
dron ides squales. Et à leur tête, le trio fantastique :
Dillon, comte de Monte-Cristo, un million dans la
poche et la main dans la poche du voisin; Laguer-
re, Chi-Chi-Pourri, dur, étincelant comme un cou-
teau à crans d'arrêts, à minuit au coin de la rue;
enfin le fou du roi, Naquet, alchimiste et nécro-
mant, les cheveux sur la hosse, la bosse sur les
talons et la gueule en travers du ventre. Ces trois
hommes formaient une machine articulée, une ta-
rasque qui se mouvait par des renflements et des
rétractations, et se ratatinait et s'amplifiait toujours
dans les teintes bitumeuses, jusqu'à ce que l'horizon
entier tournât au rythme de son déhanchement
Dans ses cauchemars et dans le tremblement de ses
fièvres. Boulanger devait apercevoir la figure grima-
çante de ce groupe.
Enfin, il y avait en tas épais, dans les coins
obscurs, la foule de ceux à qui personne ne deman-
dait leurs noms : Des enthousiasmés, des inventeurs,
des maniaques, des énergumènes, de simples et bon-
nes personnes au cœur gros de quelque chose. Le
256
Le Général se rendant à Tentrevue de Prangins
petit Joseph, le groom que l'hôtel avait dû attacher
au service exclusif du Général, péchait dans cette
masse quelques unités qu'il poussait de temps à
autre dans le sanctuaire. Ce Joseph, un gamin de
faubourg, presque un enfant, gros, rond, rigolard,
Tair bon drôle, mais dessalé comme papa et ma-
man, et sur l'œil, et qui savait son monde, fut à
cette époque une des figures les plus populaires de
Paris. En principe, le Général recevait tout le
monde, mais bien vite il apparut que ses journées
et ses nuits bout à bout, n'y suffiraient pas. Alors
Joseph devint indispensable. Il éconduisait les
raseurs, modérait les fiévreux et distinguait d'un
coup d'œil les visiteurs qui seraient utiles ou
agréables au patron. On lui reconnaissait surtout un
flair spécial pour dépister les tapeurs et il y en eut
toujours, prêts à happer dans l'écuelle boulangiste,
le louis ou la pièce de vingt sous.
Le fils du petit avoué de Rennes, Georges Bou-
langer, donnait audience avec une grâce, un natu-
rel, un à-propos surprenants. Il écoutait, souriait
serrait les mains, pensait à autre chose, écrivait, dic-
tait, congédiait, comme si un long apprentissage lui
eût enseigné ce dur et difficile métier. La pièce
était assez vaste, mais banale et mal meublée de
crapauds en velours pisseux et id'un sopha cramoisi.
258
Mais le Général tenait toute la chambre; en entrant
on ne voyait que la carrure de cet athlète aux yeux
lumineux. Et il avait mis autour de lui un aspect de
campement. Tout était encombré id'affiches, de jour-
naux et de ballots, de chansons et d'objets qui ra-
contaient sa gloire. Au milieu, la table, une grande
planche posée sur des tréteaux, était replète des mil-
liers de lettres qui arrivaient chaque jour.
Autour de l'hôtel c'était la foire en permanence.
La foule un peu blagueuse, mais vibrante, des Pari-
siens, stationnait tout le jour et une grande partie
de la nuit. Les uns surveillaient les portes du côté
Rivoli et Rohan; d'autres, postés place du Palais-
Royal, devant le Conseil d'Etat, béaient aux fenê-
tres du Général, qui ouvraient par là. On chantait
tous les airs boulangistes ; on criait : « C'est Bou-
lange qu'il nous faut. )) On acclamait celui-ci ou ce-
lui-là; on conspuait Floquet et quand le bien-aimé
sortait, c'était du délire. La police avait dû renoncer
à diégager ce coin de la Capitale, elle aurait eu à
charger plusieurs fois par heure. D'ailleurs, la plu-
part des agents étaient boulangistes, et ils fermaient
les yeux lorsque la foule maltraitait quelque blas-
phémateur de l'idole. C'est ainsi qu'un jour, un
monsieur très officiel, qui avait crié : « C'est une
honte! A bas Boulanger! Vive Floquet! » eut ses
259
vêtements arrachés et dut se sauver en chemise par
la rue de Richelieu.
Si dans cette aventure le Général restait lui-
même, sans que ses familiers puissent noter une
plus forte pulsation de son orgueil, les meilleures
têtes die la Bande étaient grisées. Laguerre répétait
vingt fois le jour : (( En janvier, nous serons au
pouvoir. )) Mermeix promettait des sous-préfectures
et touchait des arrhes. Naquet préparait ses serin-
gues pour inoculer aux cobayes français ses doctri-
nes philosophiques. Dillon, pratique, cherchait de
l'argent.
Boulanger n'avait aucune fortune. A cette
époque, après sa mise à la retraite et son élection
dans la Dordogne, son budget s'établissait ainsi :
Pension de retraite Frs 10.000
Pension de grand légionnaire .... 2.500
Traitement de député 9.000
21.500
Si même on ajoute à cette somme, les cent mille
francs qui lui furent payés par l'éditeur Rouff,
pour qu'il signât une histoire de la guerre de 1870,
qui, d'ailleurs, ne parut jamais, le Général avait à
260
(Cliché niustration)
Manifestation Boulangiste à Lille. Le Général salue la foule
peine Ûe quoi faire face aux dépenses ordinaires de
son train de vie assez dispendieux. A plus forte
raison, il ne pouvait aucunement songer à financer
les campagnes électorales, ni à subvenir aux exi-
gence de son entourage politique. Le Comité Natio-
nal, fidèle aux principes républicains, acceptait de
l'argent du Général, mais ne lui en donnait pas
Chaque jour, dans son courrier. Boulanger trouvait
des coupures, des mandats que lui adressait la
foule anonyme des bons Français, excédés du par-
lementarisme. Cela formait idies sommes assez impor-
tantes mais n'atteignait pas au chiffre dont rêvait
le comte Dillon, qui se mit donc en campagne.
Lorsque quelque seigneur avait besoin d'argent,
il allait voir le Juif. Fidèle aux traditions, Dillon
s'en fut trouver Arthur Meyer. Celui-ci venait
d'écrire dans le Gaulois : (( Le Boulangisme est un
mouvement d'une telle force qu'il balayera tout ce
qui s'opposera à sa marche. » Arthur, qui n'avait
aucunement envie d'être balayé et qui était toujours
prêt à encenser tous les succès, reçut fort bien le
Comte. Et c'est ici que l'histoire des pauvres hom-
mes est une fois de plus envahie par la féerie, par
l'événement que les sages de la cité refusent d'ad-
mettre, lorsqu'ils établissent leurs lois et leurs
sentences.
262
Les deux Arthur, l'un menant l'autre, allèrent
sonner chez la iduchesse d'Uzès. Avec eux entrèrent
les combinaisons quelque peu sordides de leurs
petites habiletés, épaulant de chétives espérances
Meyer était boursicoteur, Dillon grand appâteur de
commandites. Ils exposèrent leur système : capital,
dividende, balance, circuit monétaire; à l'aller on
prend tout et au retour on retient le reste; escamo-
tage, prestidigitation; si celui-ci est Arthur, celui-là
ne Test pas moins; l'un tend la main, l'autre ne la
retire pas ; jetez-y quelques louis et vous aurez, gor-
gée de paille fraîche et, penidue chez vous en bonne
place, la dépouille atdmirable du crocodile améri-
cain. La duchesse souriait et n'écoutant qu'à peine,
tapotait sur le bras de son fauteuil, un air de vé-
nerie : Le Débuché, et elle gonflait ses narines à
l'odeur des grosses fleurs de marronniers qui se
balançaient devant la fenêtre, car on était à la mi-
juin. Nos deux compères, la voyant de belle humeur,
s'étranglaient dans leurs propos, pensant « ce sera
bien du deux cent mille. Enfin, elle prit la parole :
(( Messieurs, il y a longtemps que je pense au géné-
ral Boulanger. Lui seul est capable de rendre la
parole au pays et de faire l'union entre les Français.
Je mets trois millions à sa disposition. A ce don il
n'y aura qu'une seule condition : c'est qu'il soit
263
agréé par le Prince, par Monseigneur le Comte de
Paris. D'ailleurs, je me charge d'obtenir moi-même
ce consentement. »
Dès le lendemain, le Général arrivait à l'hôtel
d*Uzès, dans^ son landau des grands jours. Il re-
mercia la duchesse et lui offrit galamment un bou-
quet d'œillets rouges, la fleur boulangiste. Il lui
dit : (( Je vous demande, Madame, de voir le Comte
die Paris. Vous lui direz que le Général Boulanger
n'a qu'un rêve : celui de faire l'union de tous les
Français; que la monarchie lui paraît maintenant,
seule capable de faire cette union et que le Comte
de Paris est à ses yeux, le souverain de la France. »
L'entrevue de Coblence entre la duchesse d'Uzès
et le Comte de Paris, fut parée de cette dignité
naturelle, de cette grâce simple qui est le propre
de la monarchie française. Le Prince arriva dans
une voiture remplie de fleurs qu'il disposa lui-même
sur la table idu salon oii l'attendait la duchesse. Il
dit qu'il avait confiance dans la loyauté de Boulan-
ger et que, d'ailleurs, là où passait le premier pair
de France, le roi de France pouvait bien passer
aussi. Alors, Madame d'Uzès, presque timidement,
parla de ces trois millions qu'elle mettait aux pieds
du Comte de Paris. Celui-ci qui venait disposé à
signer un pacte d'alliance à titre onéreux (Henri IV
264
avait bien acheté Brissac), se récria et refusa. Mais
tout ce qu'il put obtenir de la (duchesse, ce fut
qu'elle s'entourât d'un comité qui réglerait l'emploi
de cette fortune. Enfin, il promit de rétablir, au
profit de Boulanger, la dignité de Connétable, qui
o*
^^=«c^m *|v
Le MArivtis ue Hociiti our. -- \ve/.-%oi:s l)icnt..t lim le me vùltr inoa Boulange.
lui donnerait le commandement des armées. Puis,
en .se retirant, il offrit à Madame d'Uzès, un bou-
quet de roses blanches de France, cerclé d'oeillets
rouges.
Par la suite, le Prince ne devait pas idemeurer
265
en reste de générosité. En effet, pendant la période
boulangiste, il consacra à la lutte, des sommes qui
atteignirent un total de deux millions et demi.
En ce qui concerne Boulanger, on l'a accusé de
duplicité et même on lui a prêté ce propos à l'égard
des royalistes : (( Me suis- je assez foutu de ces gens-
là î )) Or, le cas est plus complexe. On ne peut pré-
tendre que le Général, qui était un fort habile
homme, fut incapable d'un tel plan et d'un tel pro-
pos. Même, on peut tenir pour certain que dans ses
premières démarches auprès des royalistes, comme
des bonapartistes d'ailleurs, i] n'avait que ides inten-
tions purement boulangistes. Non pas certes qu'il
eût quelque scrupule républicain, nous ne lui ferons
pas l'affront de le supposer, mais parce qu'il se
sentait dans les mains, une force capable de prendre
tous ces gens et de les mener à sa guise. Quand il
commença à être en proie à sa Bande, il s'aperçut
qu'il risquait de chasser des parlementaires qui
avaient besoin d'être mouchés, pour les remplacer
par d'autres aussi morveux; alors il inclina vers la
royauté. Il y eut ensuite l'influence que nous avons
dite plus haut et qui fut exercée par Marguerite de
Bonnemains. Enfin, la duchesse acheva de le gagner
tout à fait.
C'était un haut exemple que celui de la duchesse
266
d'Uzès, et Boulanger qui avait le cœur très français,
était homme à en faire son profit. Lorsqu'elle eut
donné ces trois millions avec l'humilité que nous
avons vue, cette grande dame ne jugea point qu'elle
eût assez fait. Non pas qu'elle voulût jouer la don-
neuse de conseils ou surveiller l'emploi de cet
argent. Jamais elle n'intervint en cette matière, sauf
lorsque l'on chicana le Général sur quelque dépense
que l'on jugeait trop lourde.
Cette action singulière et qui avait sa pointe
d'audace, valut à cette grande dame des hainesi
basses, dies soupçons injurieux, et de ces agressions
mesquines qui sont plus que tout irritantes. Elle
fut prise à partie par ce brutal de Drumont qui
ne pouvait lui pardonner sa condescendance en-
vers Arthur Meyer. Louis XIV pourtant accueillit
Samuel Bernard et lui fit les honneurs de son parc!
Plus pénibles que les pointes de Drumont, furent
les outrages que lui prodiguèrent de pauvres jour-
nalistes enragés pour avoir mordu aux fonds se-
crets. Parmi les images qui accompagnent ce texte,
on trouvera des caricatures oii la duchesse est ou-
tragée d'une façon qui révèle l'ignominie et la
frousse de gouvernants qui avaient rejeté les moin-
dres restes idie ces sentiments nobles qui de tous
267
temps, ont modéré les coups des plus féroces adver-
saires.
Mais Madame d'Uzès avait en elle l'esprit des
Mortemart qui est sourire et bravoure. Elle était
d'une race habituée à faire de l'histoire. Et certes,
elle s'avance vers la postérité en cavalière, quand
seule parmi les cœurs pusillanimes qui l'entourent,
on la voit se mettre en révolte ouverte contre ces
intrus qui ayant établi la plus laide tyrannie qu'un
peuple ait jamais subie, refusaient de s'en remet-
tre au jugement de la nation. Cette femme a man-
qué de fort peu d'ajouter à l'histoire de son pays,
une page qui aurait eu la haute et gracieuse \d)émar-
che des plus belles. On y aurait vu un roi de France
entrant dans sa capitale et chevauchant botte à
botte et du même pas, avec une grande dame et un
beau soldat de petite naissance. Pour montrer à
quel point tous les esprits étaient, à cette époque,
préparés à un changement complet dans l'Etat, nous
ne citerons que ce mot d'un mineur d'Anzin, ancien
communard qui, après avoir serré la main à Boulan-
ger, disait en s'en allant : « Eh puis, il peut bien
se faire roi, s'il le veut, moi je m'en fous. »
Dès que le trésorier Dillon eut en poche l'argent
de la duchesse, il commença à s'agiter et autour
de lui, tous ceux qui étaient dans le secret. Les
268
1
I
hommes du Comité National, que Boulanger appe-
lait son paravent, ignoraient ce don princier, mais
ils avaient, sur ce point, le flair très développé, ils
eurent tôt fait de comprendre qu'il y avait de l'ar-
gent dans la caisse. Ils sautèrent dessus et jamais ne
furent plus ardents boulangistes. D'ailleurs, mis à
à part, l'appétit de ces voraces, les dépenses étaient
considérables. Il y avait les frais de représentation
du général, ses campagnes électorales, ses voyages;
puis les journaux à faire vivre, d'autres à subven-
tionner ; il fallait payer les traitements des fonction-
naires révoqués. En effet, dans tous les ministères,
et principalement place B au veau, Boulanger avait
des fonctionnaires à sa dévotion et quand ils étaient
pris et congédiés, ils restaient à la charge du parti
et on les employait à la propagande.
A peine élu dans la Dordogne, Boulanger avait
donné sa démission pour poser sa candidature à un
siège die député vacant dans le département du
Nord. Il y fut élu le 15 avril 1888 par 172.000 voix,
alors que ses concurrents arrivaient à peine à réunir
à eux tous 85.000 suffrages. Ce fut à la suite de
cette élection que, pris de panique, un gros de pro-
fiteurs et de nantis se réunit à un groupe d'affamés
sur le point d'atteindre la mangeoire et tous en-
semble fondèrent la Société des Droits de Vhomme
269
et du citoyen. Il y avait là Ranc, Pelletan, Clemen-
ceau, le major Labordère, Tony Revillon, Joffrin.
Ils décidèrent que, désormais toute tentative pour
les écarter du pouvoir serait qualifiée d'entreprise
de réaction et de dictature et combattue par tous les
moyens.
Le général était demeuré à Paris pendant la cam-
pagne électorale, mais il voulut aller remercier ses
électeurs. Il fit à cette occasion, de Dunkerque à
Avesnes, dans les villes et les bourgs du départe-
ment du Nord, des entrées triomphales comme bien
peu de souverains en ont connu. Il entendit crier
sur son passage : « Vive le Général de France !
et vive l'Empereur ! » A Denain, un ouvrier lui dit:
(( Je vous aime, moi !» A Anzin, les mineurs le
haranguèrent : « Général, nous ne vous prions
pas ide faire de nous des rentiers, mais il y a des
réformes vraiment nécessaires. Nous les attendons
de vous. )) En gare d' Avesnes, un vénérable prêtre
s'approcha du compartiment et salua trois fois le
Général. Des mères lui tendaient leurs enfants pour
qu'il les embrassât. De toutes parts, montaient vers
lui les cris de misère de tous ces pauvres gens dupés
par des bavards. Jusqu alors, on pouvait prétendre
que la popularité de Boulanger était l'œuvre quel-
que peu artificielle d'une propagande habile; mais
270
LA BOULANGE A BRUXELLES
VIVE BOULANGER. MONSIEUR!
T./
vv^^
•=^^ "';;;.£ MORT.!
pendant ce voyage, comme aussi pendant celui que
le Général fit en Bretagne quelques jours après, on
dut constater que les ouvriers rudes et précis, que
les petites gens regardaient cet homme avec dévo-
tion et qu'ils se sentaient, à sa vue, soulevés d'espé-
rance. Les politiciens pouvaient chicaner; il était
désormais indiscutable qu'il avait le pays entier der-
rière lui.
Le 1^' juillet. Boulanger alla affronter les mons-
tres dans leur repaire. En son honneur, le Palais
Bourbon avait été mis en état de défense. Notre
vieil ami Madier de Montjau, en sa qualité de ques-
teur, avait fait sur les murs de ronde, une plantation
d'artichauts ide fer; il avait de plus exigé que tous
les abords de ce mauvais lieu fussent interdits à la
population. On, avait donc dégagé le quai d'Orsay, la
rue et la place de Bourgogne, le pont de la Con-
corde et une grande partie de cette place. Toute la
police était là. A trois heures moins un quart, le gé-
néral sortit de l'Hôtel du Louvre, dans un superbe
lanldau attelé de deux alezans brûlés ayant aux
oreilles des cocardes vertes et rouges. Sur le siège,
le cocher et le valet de pied avaient l'œillet rouge
à la boutonnière. Le général était assis au fond à
droite, il avait à sa gauche Laguerre et devant lui
Déroulède et Le Hérissé. Le trajet ne fut qu'une
271
bagarre. Rue de Rivoli, toutes les fenêtres étaient
occupées; on criait : (( Vive Boulanger ! » et l'on
jetait des fleurs. La foule suivait la voiture en cou-
rant, les gens s'accrochaient partout aux portières,
aux marchepieds. D'autres venaient se placer devant
les chevaux. Déroulède, debout, criait : « Je vous
en prie, mes amis, laissez-nous passer. Ce n'est pas
vous que nous voulons renverser, c'est la Cham-
bre. )) La voiture du général fit le tour idie l'Obélis-
que pour prendre le pont de la Concorde. A ce mo-
ment, le service d'ordre fut bousculé, noyé. Une
force énorme était là sur la place et sur les terrasses
des Tuileries ; il y avait la foule compacte à laquelle
rien ne résiste. Après la clameur épaisse qui était
montée tout d'une pièce, il y eut un instant de si-
lence, on attendait ce qui allait mettre en mouve-
ment cette masse. Boulanger tint alors, dans sa-
main, le destin de la France Si se dressant dans sa
voiture, il eût, sans un mot, montré d'un geste la
sinistre demeure au-delà du pont, la Seine aurait ce
soir-là, charrié vers Rouen quelques parlementaires
enfin silencieux
Il y avait de l'inquiétude dans la maison. Sans
doute, quelques députés avec cette inconscience,
cette légèreté qui est le propre de leur fonction,
étaient restés sur les marches pour voir comme le
272
général saluait bien et pour admirer l'encolure de
César ; mais la plupart d'entre eux rôdaient dans les
couloirs, tels des loups traqués. Ce matin-là même,
le Président du Conseil, Floquet, avait eu une alter-
cation avec Francis Laur. Il l'avait saisi à la gorge
en criant : (( Misérable, vous avez osé prétendre
que je distribuais des fonds secrets aux journaux,
pour faire insulter Boulanger ! C'est une infamie,
vous m'en rendrez raison à la tribune. » Laur se
tira à grand'peine des mains de cet énergumène.
Evidemment, la lutte contre Boulanger n'était pas
menée à coups de fonds secrets, mais bien avec l'ar-
gent de la Compagine de Panama. Et tous les par-
lementaires avaient dans leur portefeuille quelque
chèque signé Arton.
A cette tribune de la Chambre où ont apparu tant
de vilaines figures, oii le visage chafouin de la tra-
hison s'est impunément exhibé, on vit ce jour-là, le
bel aspect d'un homme de bonne foi. Boulanger
dans la splendeur de sa force physique et la pléni-
tude de son équilibre moral, fit entendre des paroles
qui, certes, n'étaient pas toutes simples et limpides,
car Naquet avait glissé parmi elles beaucoup de ses
fumeuses rêveries qui, du moins, prenaient dans sa
bouche, un son honnête. Il disait : « La République
ne doit être la propriété de personne. Tous les Fran-
273
riil
çais ont des droits égaux à son gouvernement. La
France souffre depuis plusieurs années, d'un mal
matériel et moral auquel vous n'avez apporté aucun
remède et dont vous êtes, par votre constitution
même, la cause efficiente... »
Il y avait, d'une part, à la tribune, cet athlète qui
parlait d'une voix de soldat et de l'autre côté, toute
une assemblée : cinq cents individus partagés entre
la peur et la haine. Et l'homme seul criait au trou-
peau : (( Allez-vous en ! Je vous demande, je vous
ondionne de déclarer vous-mêmes votre déchéance !
Je vous défie de retourner devant le peuple dont
vous vous prétendez les mandataires. » Et, son poing
velu sur la tribune, il déposait un projet de réso-
lution ainsi conçu : (( La Chambre, convaincue de
la nécessité de nouvelles élections, invite le gouver-
nement à demander au Président de la République
d'user de son droit de dissolution que lui confère
Tarticle 5 de la loi constitutionnelle du 25 février
1875. »
C'était d'une belle audace, et si cet homme avait
été entouré d'hommes à sa taille, on aurait vu de
belles choses. Mais on eut seulement le spectacle de
Floquet exécutant à la tribune un numéro de cirque.
Cet homme, court et gras, qui ressemblait à Danton,
comme un pourceau ressemble à un sanglier, avait
274
(cliché Illustration)
Le Général boit le coup avec les Mineurs à Anzin
la tête rejetée en arrière, le bras étendu et il lançait
avec tout le métier d'un vieux cabotin, des calem-
bredaines vers les belles dames des tribunes qui,
d'ailleurs, n'avaient de regards que pour le brave
Général. « A votre âge, monsieur le général Boulan-
ger, Napoléon était mort. Nous ne permettrons pas
à un dictateur d'étendre sur nous sa main d'oiseau
de proie. J'entends dans les sacristies retentir les
bottes de toutes les réactions... » Et l'on demeure
confon'du quand on songe que ces bourdes étaient
débitées par le Président du Conseil des ministres,
par celui enfin qui prétendait gouverner la France.
Quand il fut bien entendu qu'il réussissait pleine-
ment dans le grotesque, Floquet voulut aussi s'es-
sayer dans Todieux. Il osa mettre en parallèle ses
services et ceux de Boulanger; dans un plateau de
la balance, une outre pleine de vent et dans l'autre
le sang d'un soldat. Et il fut applauidi par les dé-
putés. Le Général aurait pu montrer à cette bande
de sacripants son corps couvert de blessures et sur-
tout, à sa poitrine, cette entaille qui depuis trente
ans, menaçait tous les jours de s'ouvrir. Mais c'était
un homme qui se faisait un scrupule de parler de
cette gloire. Il se contenta de moucher rudement ce
cuistre mal embouché.
Quelle que fût sa prétentieuse sottise, Floquet se
276
rendit compte qu'il n'avait pas eu le beau rôle dans
cette séance et que, fait plus grave, sa majorité lui
échappait. Pour raffermir sa situation parlemen-
taire, il eut recours à un moyen singulier. Il envoya
ses témoins à Boulanger. Constans disait : (( J'as-
sassine moi-même. »
Les témoins du Bour soufflé furent Georges Perin
et Clemenceau qui aurait certes mieux fait en res-
tant chez lui, ce jour-là. Ceux du Général étaient
Laisant et Le Hérissé. Les deux adversaires se bat-
tirent à l'épée, le 13 juillet, à neuf heures et demie
du matin, dans la propriété du comte Dillon, à
Neuilly, au 6, du boulevard d'Argenson. Il avait plu
toute la nuit; le terrain, une piste d'entraînement
pour chevaux, était boueux et glissant. Floquet te-
nait son épée devant lui, comme une canne à pêche.
Toute sa tactique consistait à reculer en étendant
le bras. Boulanger se jeta sur son adversaire avec
une fougue die jeune homme ; il l'attignit légèrement
au genou et le désarma. D'après les traditions, le dé-
sarmement met fin au combat; mais le Général de-
manda et obtint qu'il y eut un second engagement.
Floquet, cédant toujours du terrain, se vit bientôt
acculé dans les fusains qui bordaient la piste et là,
sans que l'on s'en aperçût, il fut blessé superficiel-
lement à la poitrine et à la main. Boulanger, fu-
277
rieux de voir cet homme qui fuyait ainsi devant lui,
se jeta en avant et vint s'enferrer sur Fépée que Flo-
quet tendait idiésespérément en effaçant son gros ven-
tre. Le Général fut atteint au cou, et Ton crut bien
la blessure mortelle.
Ce coup heureux acheva de troubler le peu de
cervelle qu'il y eût encore dans la tête du Boursou-
flé Ce jour-là même, dans l'après-midi, il inaugurait
le pitoyable amas de matériaux qui est amoncelé
dans un coin des Tuileries, à la gloire de Gambetta.
Le public assista au spectacle indécent de Floquet
s'agitant sur la tribune officielle et trémoussant
ses larges fesses pour montrer comment il avait tué
Boulanger.
Le Général ne laissa pas la vie dans cette aven-
ture; elle eut, néanmoins, pour lui, des conséquen-
ces funestes. Madame Boulanger s'était depuis quel-
ques temps déjà retirée à Versailles auprès de sa
mère. Quand on vint l'avertir de l'accident arrivé
à son mari, elle refusa de se rendre auprès de lui,
disant que sa présence ne lui serait d'aucun se-
cours, ni d'aucun agrément. Sans doute, mais c'était
laisser la place à l'autre. Marguerite de Bonne-
mains avait attendu l'issue du duel, cachée dans
une voiture sur l'avenue d'Argenson. Elle vint
s'installer au chevet de son amant et ne s'en éloi-
278
gna pas durant quinze jours. Jusqu'alors, dans
leur liaison, les apparences avaient été sauvegar-
dées, et Madame de Bonnemains continuait à avoir
droit, à ses propres yeux, à toute cette considéra-
tion mondaine qu'elle prisait plus que tout. Elle
donna donc, en cette occasion, une grande preuve
d'amour au Général, en quittant le masque qui là
protégeait et en s'exposant aux regards mauvais
qui, en effet, ne tardèrent pas à l'atteindre.
Dans la passion de Marguerite, il y avait eu
beaucoup d'orgueil et pas mal de légèreté. Elle se
pavanait et s'admirait d'avoir conquis cet homme.
En même temps, comme elle avait d'elle-même la
plus haute opinion, elle se laissait aimer et accep-
tait plus qu'elle donnait. Mais quand elle se fut dé-
vouée à son amant, qu'elle eut tremblé pour sa vie
et qu'il eut touché, en elle, certaine disposition ma-
ternelle, encore inemployée, elle commença d'aimer
simplement et de s'attacher avec l'ardeur maladive
qui était en elle. Boulanger avait été pour elle un
amant décoratif et aimable; il devint alors son
homme, celui qu'on ne lâche pas, celui qui doit
vous aider à mourir. Car elle rêvait à eela aussi,
obscurément. En effet, pendant cette épreuve oii
elle veilla et sentit sa chair tourmentée d'inquié-
tude, elle surprit dans son organisme les premiers
279
pas sournois du mal qui devait la mettre au tom-
beau.
Le brave Général, dans la douceur de cette pré-
sence bien-aimée, se dissolvait en reconnaissance
et il sentait qu'à son premier et viril amour, s'ajou-
tait une amollissante tendresse.
Pendant cette période, ses ennemis et sans doute
aussi, quelques bons petits amis, firent courir le
bruit de sa mort. Comme, d'autre part, on avait,
malgré lui, posé sa candidature /dans l'Ardèche et
qu'il subit un échec, on s'empressa d'enterrer Bou-
langer et le Boulangisme. Mais notre Général se
remettait rapidement. Etendu sur un divan dans la
demeure du comte Dillon aue ses partisans rem-
plissaient de fleurs, il disait à Marguerite : (( Flo-
quet verra que, la gorge trouée, je n'en crie que
plus fort. )) Et de sa voix de baryton qui détonnait
un peu dans le haut, il chantait le Miserere du
Trouvère :
Dieu que ma voix implore,
Fais-moi bientôt mourir.
Et son amante, toute troublée et frémissante, lui
prenait les mains et répétait, fiévreuse, avec un air
obstiné : « Georges, nous mourrons ensemble,
n'est-ce pas ? »
280
Quand, vers le 28 juillet, on vint annoncer au
Général son insuccès dans l'Ardèche, il se leva, re-
poussa le divan du pied, et quoi que pussent dire
les médecins, il déclara : « Je suis guéri ! » Et le
plus curieux, c'est qu'en effet et il le fut et partit
en campagne plus gaillard que jamais. Le Bour-
souflé lui lançait un défi; il croyait très habile de
fixer, au même jour prochain, les élections, dans
trois départements. Boulanger posa aussitôt sa can-
didature dans la Somme, dans la Charente- Infé-
rieure, dans le Nord. Dans ce dernier département,
comme il y avait deux sièges à pourvoir, il y eut
aussitôt un candidat boulangiste. Le Général em-
porta les quatre places au premier tour et à des
majorités considérables. D'ailJeurs nous donnons
ici le tableau complet des élections auxquelles prit
part Boulanger. Cela indiquera mieux que tout,
l'énorme mouvement d'enthousiasme et d'espoir
soulevé par cet homme :
22 mai 1887 :
A Paris. Election Mesureur. 100.000 voix
Z6 février 1888 :
Hautes-Alpes 110 —
Côte-d'Or 9.487 —
281
Loire 13.918
Loiret 4.376
Maine-et-Loire 11.391
Marne 16.107
Haute-Marne 1.664
22 mars 1888 :
Bouches-du-Rhône 12.883
Aisne » 45.972
S avril 1888 :
Dordogne 59.397
Aisne 11.611
Aude 8.499
15 avril 1888 :
Nord 172.528
4 juin 1888 :
Charente-Inférieure 44.634
Nord 130.152
Somme 76.094
27 janvier 1889 :
. A Paris 245.236
1.006.848 voix
Parmi toutes ces élections, il faut faire une place
à part à celle qui eut lieu à Paris, le 27 janvier 1889.
282
Le Général se rend à la Chambre. La foule rue de Rivoli
La campagne qui la précéda fut d'un fureur sau-
vage. Les radicaux disaient que Boulanger n'ose-
rait jamais se présenter dans le département de la
Seine ou que s'il s'y risquait, les électeurs lui don-
neraient une rudie leçon. Lorsque le 23 décembre
mourut le député Augviste Hude, Floquet et sa
bande poussèrent de grands cris. Le Général ayant
annoncé aussitôt qu'il posait sa candidature, ses
ennemis déclarèrent que l'on allait, à cette occasion,
à une sorte de plébiscite et que le peuple déciderait
entre les adversaires et les partisans du régime par-
lementaire.
La campagne électorale commença au cimetière
pendant les obsèques de Hude. On eut en effet le
spctacle ignoble de Picbon aboyant sa haine contre
Boulanger sur une tombe ouverte, et devant la
femme, la mère et la sœur du défunt. La suite fut
digne de ce début. Floquet avait recruté dans les
maisons centrales de Poissy et de Melun, une bande
de récidivistes et les avait chargé ^'assommer les
braves gens qui se rendaient aux réunions électora-
les boulangistes, souvent en simples curieux, Ces
hommes, vêtus de blouses blanches et coiffés de
hautes casquettes, furent attirés un certain diman-
che dans le préau de l'école de l'avenue Duquesne
et là, rossés de la plus belle manière par les Li-
284
gueurs de Déroulède. 11 y eut plusieurs attentats
contre Boulanger qui recevait constamment l'avis de
ne jamais sortir seul et de se faire garder jour et
nuit.
Après bien des hésitations, on se décida à opposer
à Boulanger un certain Jacques, président du Con-
seil Général de la Seine. Rochefort l'appelait Jac-
ques Ulatoire. Hude avait été bistro die son vivant.
Jacques était distillateur. Les radicaux gardaient
ainsi le contact avec les mastroquets, grands élec-
teurs de la République Anatole de la Forge avait
rédigé pour ce Jacquot une proclamation qui eut
un succès de fou rire. Il y disait, entre autres gen-
tillesses : (( Notre candidat a un nom modeste, mais
bien Français, il s'appelle Jacques. )) A quoi, les
autres répondirent aussitôt; et l'on voyait sur tous
les murs les affiches côte à côte: (( Notre Général a
un nom modeste, mais bien Français; il s'appelle
Boulanger. »
Le mardi 8 janvier 1889, Floquet se gonfla de
seize cent mille francs de fonds secrets que lui vota
la Chambre. Sans tarder, on constata dans nombre
de feuilles, une recrudescence de dévouement au
candidat officiel et une fureur nouvelle contre Bou-
langer. Le 20 janvier, eut lieu au théâtre de l' Am-
bigu-Comique, la première de la Porteuse de Pain,
285
de Xavier de Montépin. Ce fut une soirée mémora-
ble. Avant le lever du rideau, on avait fait une ova-
tion à Rochefort (Jui, le matin même, s'était battu
à l'épée avec Lissagaray. Au troisième tableau,
quand Fugère vint chanter La Boulangère, ce fut
une salle en délire qîii l'acclama. On pouvait devi-
ner quel serait le résultat de la journée du 27.
Floquet ne prévoyait rien si ce n'est le succès. Il
disait en bombant le torse et les fesses : « Mazas
et la Roquette ne sont pas précisément faits pour les
chiens ». Il répétait, d'un ton dédaigneux, en se
poussant du menton : « Jacques aura deux cent
vingt-cinq mille voix et Boulanger cent quatre-vingt
mille. )) Au dernier moment, il comptait intimider
Paris par une dépêche que devait lui envoyer l'am-
bassadeur de France à Berlin, Herbette, après un
entretien avec Bismark. Mais la dépêche reçue était
d'une telle banalité qu'il dut renoncer à en faire
usage.
Jacques obtint 162.875 voix et Boulanger fut élu
par 245.236 suffrages. Il eut la majorité dans tous
les arrondissements et toutes les banlieues. Le gou-
vernement avait annoncé un plébiscite; la réponse
était catégorique. Floquet et ses chacals radicaux
parlaient, avec des bouches molles et des yeux
pleins d'eau, du peuple souverain et de leur maître,
286
ANNE, MA SOEUR ANNE !.. par Gilbert-Martin
LE RETOUR DE L'ILE D'ELBE
Il arrive, il est frais, il est beau I...
le suffrage universel. L'un et l'autre s'étaient pro-
noncés ; il ne leur restait donc qu'à obéir et à se
retirer.
Paris le comprenait bien ainsi. Toute cette nuit,
la ville fut comme un beau fruit gonflé de sève heu-
reuse. Il faisait un joli petit froi/d^ avec, par mo-
ments, un souffle plus tiède, comme si le printemps
poussait déjà par là l'extrême pointe de ses avant-
courriers, n y avait de la joie et de l'espoir, de la
curiosité, mais pas de haine dans le cœur de la
foule. Ceux-là mêmes qui avaient voté pour Jac-
ques étaient obscurément satisfaits de l'échec de
leur candidat. Jacques, c'était une suite; tout con-
tinuait dans la médiocrité trop connue. Boulanger,
c'était un renouveau, une jeunesse de sang, une
aventure au visage frais.
A partir >de dix heures, la circulation des voitures
dut s'arrêter dans tout le centre de Paris. Rue Mont-
martre, devant les journaux, les piétons eux-mêmes
ne pouvaient passer, les gens se trouvaient serrés,
coude à coude, dans l'attente des nouvelles. Lorsque
l'on commença à connaître les résultats et que l'is-
sue de la lutte ne fut plus douteuse, la foule se
porta vers la Madeleine et la Concorde. Comme des
cris de triomphe, les chants boulangistes se firent
entendre. Des gens avaient hissé sur une voiture
287
un grotesque mannequin qui avait l'aspect du mal-
heureux Jacques. Tout autour, ils allumèrent des
bougies et organisèrent un cortège qui défila sur
les boulevards en chantant : Frère Jacques !
n n'y avait plus de service d'ordre et personne
ne songeait à requérir les agents qui, groupés par
places, se tenaient silencieux, partagés entre l'in-
quiétude de manquer à leur devoir et le désir de
crier aux passants qu'ils étaient avec eux. Les gar-
des républicains, que l'on n'avait pas osé faire sor-
tir, préparaient leurs uniformes de gala et se dis-
posaient à faire escorte à Boulanger. Un commis-
saire de police, un certain Clément, rôdait à ce
que l'on disait, autour de la Madeleine, avec dans
sa poche, un mandat d'amener contre Boulanger.
En réalité, il était caché dans un bistro de la rue
Caumartin, et il aurait fallu lui donner gros pour
le faire sortir.
A l'Elysée, Sadi-1'Assassiné se tenait, sa valise à
la main, en haut d'un escalier de service, prêt à dé-
gringoler et à déguerpir au premier signal. Place
Beauvau, le Boursouflé était à plat. Il pleurnichait
dans son fauteuil : « Puisqu'il le veulent tant, leur
Général, qu'ils le prennent ! » Et il commençait
à brûler ses papiers et à faire ses malles. Dans les
bureaux de la Justice, Clemenceau, abandonné^
288
Bculanger est blessé au cou par Flcquet
s'informait de la vie à Nouméa, aupiès d'un ancien
Communard qu'il avait comme garçon de courses.
L'état-major boulangiste était réuni au restaurant
Durand, place de la Madeleine et rue Royale. La
cohue y était telle que, dès dix heures et demie, on
avait dû fermer la devanture de fer. Les chefs se
tenaient au premier rang, dans différents salons oii
ils avaient dîné. Boulanger était dans une petite
pièce du fond avec Dillon et Marguerite de Bonne-
mains, n allait tour à tour dans les autres salles où
tenaient au premier, dans différents salons où
l'on centralisait, à mesure, les résultats qui arri-
vaient de chaque arrondissement. Plusieurs fois, il
s'avança jusque sur le balcon et entendit monter
vers lui des clameurs d'enthousiasme. Dans la co-
hue, chaude de passion et de Champagne, qui l'en-
tourait, il n'y avait plus une seule tête calme. Il
n'entendait partout que les paroles de gens exaltés
et qui semblaient prêts aux actions les plus bruta-
les, comme aussi à tous les sacrifices. On lui disait
que Georges de Labruyère était en bas avec cent
sous-officiers de l'armée d'Afrique qui l'appelaient
pour le con'duire à l'Elysée. On lui répétait bien
d'autres choses encore.
Seul, Boulanger n'était pas grisé. Il est de tradi-
tion de déclarer que cette nuit-là, il a manqué de
290
décision. Il avait pris celle de ne pae marcher et il
s'y est tenu. Combien de visages jaunes de bile et
d'envie se penchaient à cette heure-là sur lui ! Des
bouches sifflantes venaient le féliciter et insinuer
tel conseil perfide. Quand on a autour de soi Ter-
rail-Meritneix, Chi-Chi-Pourri, Naquet, Meyer, on
sent que les mains qui vous poussent en avant sont
froides, lucides et prêtes à vous précipiter. Nous ne
parlons pas des vieilles badernes conservatrices
qui, d'heure en heure, envoyaient des messages :
(( Surtout pas d'illégalités, pas d'actes révolution-
naires. » Mais tout cela n'était rien; il y avait sur-
tout dans un petit salon, sous la douce lumière des
globes roses, une femme qui se tordait les bras, qui
roulait sur la table sa blonde chevelure dénouée,
qui se proclamait abandonnée et qui, retirant le
mouchoir de ses lèvres, montrait le sang >dfe son
cœur qui saignait de désespoir. Contre de telles
armes, que pouvaient cette maison pleine de parti-
sans, Labruyère et ses sergents d'Afrique et toute
une ville capitale acclamant son vainqueur ?
Avant Floquet le Boursouflé, il y avait Tirard
le marchand de baromètres ; après Floquet, il y eut
Tirard. L'Horloger fut congédié parce qu'il s'oppo-
sait à la revision; on chassa le Gonflé qui voulait
l'accomplir. Ce sont là gentillesses du parlementa-
291
risme. Tirard revint au pouvoir vers le 22 février
1889 ; il prit comme ministre de l'Intérieur le
nommé Constans, malgré Clemenceau, qui disait :
(( Un pareil individu ne peut faire partie d'aucun
ministère. »
Dans le cours de cet ouvrage, il nous est arrivé
de qualifier sans aménité, plusieurs personnages
qui nous parurent peu dignes d'amour, mais vrai-
ment ici nous en rencontrons un qui les dépasse
tous en infamie. Il est douteux que jamais aucun
peuple ait été gouverné par un homme de cette
sorte. Constans avait une figure plate d'émouchet;
des pommettes ravalées et tachées de sang; la nez
en bec, aux ailes dilatées et retroussées. Ses che-
veux et sa barbe en collier, étaient blancs; mais i)
avait la moustache noire, tombante, et au-dessous,
la lèvre inférieure pendait, morceau de chair san-
guinolente, dans laquelle il semblait mordre en
avançant les canines dans un rictus nerveux. Cet in-
dividu avait été chassé de la magistrature impériale
pour une affaire d'une ignominie telle qu'il est à
peine décent d'y faire allusion. Ensuite il avait été,
à Alger, tenancier d'une maison close. Quand il
s'était marié le père de sa fiancée était en prison
pour banqueroute frauduleuse et carambouillage.
292
Rochefort l'accusait publiquement de meurtre et
lui goguenardait au lieu de poursuivre son accusa-
teur comme le voulait ses collègues. Le maître
journaliste lui ayant un jour demandé à la
Chambre : « Qu'avez-vous fait de votre frère ? Il
répondit : « Je l'ai mangé. » Et comme les députés
trouvaient cela charmant, Rochefort leur cria :
« Ne riez pas, il en est capable ! »
On a fait honneur à ce cannibale de la défaite
de Boulanger. Il était pourtant bien moins redou-
table que Floquet qui fut un nigaud, entêté dans
de grandioses attitudes et qui avait une sorte d'hon-
nêteté balourde. Un homme tel que Constans, ce
n'est rien; on l'achète ou on le supprime. L'heure
était en effet, venue des violences. Le boulangisme,
bel adolescent, avait montré jusqu'alors plus de
grâce que de force. Il fallait maintenant fusiller le
duc d'Enghien, lâcher Saint- Arnaud à travers la
Ville, massacrer trente mille fédérés* Un acte devait
annoncer aux amis et aux ennemis que, mainte-
nant on pouvait s'engager à fond, que l'affaire
était sérieuse. Selon une formule heureuse, il était
indispensable de « rassurer les bons et de faire
trembler les méchants »
Comme première mesure de défense, les Parle-
mentaires venaient de voter, dans la panique, le
293
rétablissement du scrutin d'arrondissement. La po-
pularité de Boulanger n'avait fait que croître de-
puis son élection à Paris. Le voyage de Tours avait
été aussi triomphal que celui du Nord et le générai
avait prononcé là un dicours qui était vraiment
le dernier avertissement avant Taction décisive f**
une déclaration de guerre catégorique au parlemen-
tarisme.
Le ministre Constans a pris par la suite, une atti-
tude de bouclier vainqueur. Au début, il n'était pas
sûr, du tout, du chemin qu'il allait suivre. Il ne
semblait même pas opposé au boulangisme. D'ail-
leurs n'avait-il pas dit du Général : (( Qu'il aille à
l'Elysée, après on causera. » Et à cette conversa-
tion il n'eût pas manqué de tendre la main. Le sort
l'avait placé au bon moment dans une place favo-
rable; il voulait en tirer le plus possible et se mo-
quait du reste. Voyant qu'aucune proposition ne
venait, il donna un premier avertissement en pour-
suivant la Ligue des Patriotes et pour bien mon-
trer aux boulangistes ce que cet acte signifiait, il
eut soin de dire : (( Après, je m'arrêterai. » Pour
le reste, cet homme vil se complaisait dans de bas-
ses intrigues policières, cherchant à soudoyer l'un
ou l'autre dans l'entourage du Général. Un de ses
principaux auxiliaires fut un maître d'hôtel du res-
294
Le Ministre Constans
taurant Durand. Ce garçon que l'on connaissait
sous le nom de Julien et qui s'appelait Cornuché,
avait, en faisant son service, entendu bien des
choses ;il en raconta beaucoup plus encore à Cons-
tans et surtout il eut l'habileté de dire précisément
ce que l'autre était friand d'entendre. Cet avisé
mouchard gagna dans cette affaire le restaurant
historique qui ouvre en face du Ministère de la
Marine. Et ce fut l'impure origine d'une surpre-
nante fortune.
Boulanger estimait que rien n'était plus beau
que bataille et encore bataille. A Tours, il avait
reçu une balle dans son chapeau et s'était écrié :
(( Enfin, on va s'amuser un peu ! » Au moment où
nous en sommes, il n*y avait plus beaucoup d'argent
dans la caisse. Donc, ne pouvant acheter l'adver-
saire, il devenait inévitable de taper dessus. Mais
avant de passer aux actes décisifs, le Général vou-
lut mettre en sûreté ce qu'il avait de plus cher. Et
ici se montre une fois encore le curieux génie de
cet homme extraordinaire.
Le 7 mars, la duchesse d'T^zès donna en son hon-
neur un dîner de vingt-quatre couverts suivi d'un
raoût qui mirent en révolution le Faubourg Saint-
Germain et toute l'aristocratie. Boulanger, qui pré-
sidait en face de la maîtresse de maison, eut pour
296
commensaux entre autres, et notamment, le comte
d'Harcourt, le prince et la princesse de Léon, le
duc de la Rochefoucauld, le prince de Tarente, le
marquis de Breteuil. Pendant le repas, l'équipage
de Bonnelles sonna les différentes fanfares qui figu-
raient sur une liste, remise aux invités au lieu des
menus habituels. Au salon, le Général tint cercle
comme un souverain. On lui présenta les dames
et il causa gentiment avec plusieurs. Ce fut ce soir-
là qu'il fit à la belle madame Hochon, cette réponse
dont ses ennemis se sont armés. Cette agréable per-
sonne lui ayant demandé : (( Que ferons-nous, Gé-
néral, quand nous serons vainqueurs ? » Il lui ré-
pondit en riant : « La noce, madame, la grande
noce! » Que pouvait-il dire de mieux à cette indis-
crète poupée? Or, cet homme qui ce soir-là, étonna
toute cette société par sa haute mine, son à-propos
et aussi cette allégresse hardie qu'il y avait en lui,
cet homme avait déjà décidé l'action des plus gra-
ves qu'il devait accomplir quelques jours plus tard.
En effet, le 14 mars, il partait pour Bruxelles
avec Marguerite de Bonnemains. Il l'installa à Thô-
tel Mengelle oii il déposa tous ses papiers les plus
secrets qu'il avait apportés avec lui. Avant d'agir.
Boulanger mettait en sûreté ce qu'il avait de plus
précieux. H avait quelque temps avant, marié sa
297
bien-aimée fille Marcelle avec le capitaine Driani
et le jour du mariage avait été le dernier bonheur
qu connut Boulanger. Maintenant le jeune ménage
était en Tunisie et le Général n'avait pas d'in-
quiétude à son sujet.
Le 16 mars à midi, Boulanger était de retour à
Paris. Constans fermait en forme de poing mena-
çant cette main qu'il avait vainement tendue. Une
interpellation de Laguerre, celle que l'on a appelée
du (( saucisson », acheva de le rendre enragé. Il
demanda à la Chambre de lever l'immunité parle-
mentaire de Boulanger. Ce fut à cette occasion que
l'illustre Dupuy 'déclara : « En politique, il ne
doit pas y avoir de justice. » Mais le Procureur Gé-
néral Bouchez refusa de requérir contre Boulanger
et demanda sa mise à la retraite. Un homme à tout
faire, Quesnay de Beaurepaire, le remplaça et le
Sénat se constitua en Haute-Cour. Des bruits d'ar-
restation couraient. On a prétendu que Constans
faisait prévenir par ses mouchards, Boulanger, qu4l
allait l'arrêter, pour lui suggérer de partir. Ce mi-
nistre qui était une vraie brute, n'avait pas de
telles roueries; d'ailleurs la haine l'animait main-
tenant et la peur aussi, car le jeu était désormais :
ou lui ou moi. Le Général était tenu au courant
de ce qui se passait dans les conseils des ministres,
298
par un ami de Thévenet, le ministre de la Justice.
Le jeudi 28 mars, il tint une sorte de conseil de
guerre. Ce fut là qu'il fit part à son état-major de
sa décision. Il recevrait à coups de revolver les po-
liciers quand ils viendraient l'arrêter. Puisqu'il
n'avait auprès de lui, ni Lucien, ni Morny, Boulan-
ger se décidait en somme, à tout faire par lui-
même. Ce sang qui inévitablement devait être ré-
pandu, il le prenait sur lui et il offrait aussi le
sien. Un tel dessein peut être taxé de romantisme
ou de folie; pourtant on ne peut douter que le
retentissement à Paris et dans la France entière
n'en eût été considérable. Dillon, il est vrai, avait
commis l'erreur de faire quitter à Boulanger l'hôtel
du Louvre oii il tenait et agitait le cœur de la
Capitale. Mais même dans ce quartier plus reculé
du Trocadéro, au 11 bis de la rue Dumont-'d'Ur-
ville, l'hôtel du Général occupé par quelques hom-
mes résolus, pouvait devenir une forteresse non seu-
lement imprenable, mais d'oii serait parti le mou-
vement qui eût tout emporté. Mais si le chef était
résolu à se défendre, ses lieutenants l'étaient sur-
tout à lui persuader d'aller en prison.
Quand le Général eut exposé la détermination
qu'il avait prise, la consternation fut unanime. Il y
en avait là qui déjà préparaient leurs places de sû-
299
I
reté et amorçaient quelque mouvement savant de
conversion. Il ne leur convenait pas de faire sau-
ter les ponts derrière eux. Ils plaidèrent que l'effet
serait beaucoup plus grand si le chef du boulan-
gisme allait à Mazas et devenait un martyr de sa
juste cause. Le Général constata une fois encore
que la qualité des dévouements qui l'entouraient
était médiocre et parla d'autre chose. Déroulède
qui, ce jour-là, plaidait pour Mazas avec emporte-
ment, dut s'en souvenir lorsque ses partisans le
laissèrent moisir dans la prison oii il manqua mou-
rir et d'où il ne sortit que pour prendre le chemin
de l'exil.
H ne semble pas que Constans ait sérieusement
envisagé l'arrestation du Général. D'accord avec
Clemenceau, Ranc, Reinach et les principaux par-
lementaires, son plan était plutôt de faire tuer
Boulanger dans une bagarre provoquée par la po-
lice. Ces hommes se sentaient menacés dans ce qu'ils
avaient de plus cher ; ce général qu'ils appelaient
(( d'aventure », était sur le point de les chasser
de cette République alimentaire oii ils se prélas-
saient, protégés par des mots creux. Dans le secret
de leur haine, ils le déclaraient hors la loi et rê-
vaient de se délivrer de lui par tous les moyens.
Boulanger disait que dans un combat, le régi-
301
ment qu'il commandait ayant perdu trois cents hom-
mes, il savait par avance les noms de tous ceux qui
étaient restés sur le champ de bataille. Et il ajou-
tait que les autres étaient de braves gens qui fai-
saient ce qu'ils pouvaient, mais que ces trois cents-
là disparus, le régiment n'était plus rien qu'une
cohuè. Pour réussir dans son entreprise, il a man-
qué à Boulanger ces trois cents vaillants. Il avait
pour lui, la foule. Mais la foule sans ces trois cents
n'était qu'une grande cavale emportée et vicieuse
et qui rue au hasard.
Le 1" avril 1889, le général Boulanger reprenait
le train pour Bruxelles. La République parlemen-
taire était sauve. L'Affaire de Panama, l'Affaire
Dreyfus, le Régime Abject, Tinvasion du territoire
et le massacre de deux millions de Français en-
traient en préparation.
Boulanger député de Paris.
SIXIEME CHAPITRE
La route d^Ixelles
Boulanger vint à Bruxelles en très grand sei-
gneur, suivi de ses secrétaires, de ses domestiques,
de ses chevaux, de ses voitures, d'un bagage consi-
dérable et d'un gros de partisans attachés à sa cas-
sette. Il ne laissait rien derrière lui, il emportait
même ses tentures, ses tableaux préférés et quel-
ques meubles précieux. Quand les policiers eurent
forcé la porte de son hôtel, ils ne trouvèrent pour
tout butin, que deux aigliîs qui avaient été offerts
au Général par Léon Daudet et Jean Charcot et
dont Q. de Beaurepaire ne fit point état dans son
réquisitoire. Le comte Dillon et Rochefort prirent
à la station de Creil ce même train oii se trouvait
303
aussi, dans un compartiment de troisième, Naquet,
déguisé en vieille femme-
La panique régnait encore au camp des parle-
mentaires. Ils s'interrogeaient : « Est-on bien sûr
qu'il soit parti ? Ce n'est peut-être qu'une ruse. ))
Bientôt, celui qu'ils appelaient le vaincu, parut
aussi redoutable à Bruxelles qu'à Paris. L'ambas-
sadeur de France alla implorer le secours de la po-
lice royale. Boulanger dut quitter la Belgique, il
s'installa à Londres, au 51 de Portland-Place, à
quelques pas de Regents-Park.
Le Général mena à Londres la vie d'un préten-
dant au trône ou d un souverain en vacances. Il fut
reçu et fêté dans les plus grandes maisons de la
capitale. Le Prince de Galles, le futur Edouard VII,
chez qui le marquis de Breteuil l'avait conduit, lui
témoigna une véritable sympathie. La duchesse
d'Uzès qui faisait de fréquents séjours en Angle-
terre, ménagea au Général une entrevue avec le
comte de Paris. Entrevue où les questions politiques
ne firent en rien les frais de la conversation* D'ail-
leurs, en passant la frontière. Boulanger avait dé-
pouillé ce manteau qui avait manqué d'être san-
glant et que tout le peuple voulait obstinément atta-
cher sur ses épaules. Ce n'est point qu'il ne connût
304
d'abord quelque amertume, dans des replis secrets
de son cœur. Mais il n'était point dans son ca-
ractère de la remâcher. Il dit : « La France ne
veut pas être sauvée du parlementarisme, tant pis
pour elle! » Il tourna le dos et s'occupa d'autre
chose. Il avait maintenant un autre et plus terri-
ble devoir à remplir. Naquet, Laguerre, Elie May et
quelques autres de la Bande qui comprenaient en-
fin que par Boulanger seul, ils avaient été quelque
chose, venaient l'importuner. Il leur déclarait ca-
tégoriquement : ((Je veux en rester là. J'entends
ne pas continuer une agitation inutile. » Et comme
ils insistaient, il les flanqua à la porte.
Quelques années plus tard, Clemenceau dans son
interpellation au sujet de la pièce de Sardou, Ther-
midor, devait dire en s'adressant à son complice
Reinach : (( Vous n'êtes pas pour le tribunal révo-
lutionnaire, monsieur Reinach ! Pourtant, il n'y a
pas longtemps, nous en avons fait un ensemble, un
tribunal révolutionnaire, et le pire de tons- Nous
avons livré des hommes politiques à des hommes
politiques et la condamnation était assurée d'a-
vance. » Devant cette assemblée dérisoire que l'on
nomme le Sénat, Quesnay de Beaurepaire prononça
contre celui (ju'il appelait le nouveau Catalina, un
réquisitoire d'une telle cocasserie dans sa grandilo-
305
quence, que les Pères Conscrits, vieillards folâtres,
eurent du mal à garder leur sérieux- Sous cette en-
flure à la Floquet, il n'y avait rien. La police igno-
rait tout de l'intrigue boulangiste, tout sauf les ra-
gots de Cornuché, d'Alibert et d'autres mouchards
peu au fait des choses importantes. L'escapade à
Prangins dont le Q. de Beaurepaire avait été in-
formé, lui parut même un coup d une telle audace
qu'il n'osa pas en faire état, avouant qu'il n'en
avait aucune preuve. Rochefort avait écrit au pré-
sident de la Haute-Cour, le sénateur Merlin, afin de
l'informer qu'il choisissait pour défenseur Cam-
bronne. La République n'appliquant plus ouverte-
ment la peine de mort en matière de délit politi-
que. Boulanger, Rochefort et Dillon furent con-
damnés à la déportation perpétuelle dans une en-
ceinte fortifiée.
Le Général, qui avait servi pendant trente ans
dans l'armée, s'était comme tout fonctionnaire,
constitué une retraite formée par des prélèvements
sur son salaire. Cette retraite fut confisquée par le
Gouvernement, exemple mémorable pour tous les
pauvres bougres qui confient à l'Etat le soin de ra-
vitailler leur vieillesse-
A la suite de cette mesure, Naquet-le-Boscot vint
306
de la part du comité dit national, offrir à Boulan-
ger de lui servir une indemnité mensuelle. Il re-
fusa, d'oii le Porte-Guigne inféra que le Général
avait encore de l'argent et il ne s*en fut pas sans
obtenir un petit emprunt. Plus sérieuse fut la pro-
position du Comte de Paris, qui fit prier Boulan-
ger de bien vouloir accepter, à titre de reconnais-
sance, une rente annuelle de cinquante mille
francs. Il remercia et dit qu'il n'avait besoin de
rien car un million allait être mis à sa disposition.
En effet, cette somme lui était offerte par un jour-
nal de New-York, pour faire une tournée de confé-
rences dans les principales villes des Etats oii sa po-
pularité était grande. Mais au moment oii il allait
signer le contrat, Marguerite de Bonnemains s'y
opposa.
Cette femme n'avais jamais été qu'une amou-
reuse. Toutes les actions qui précisément l'avaient
attirée vers son amant, furent considérées par elle
comme des rivales. Elle avait dès le début, entre-
pris de réduire leur part et maintenant que la ma-
ladie commençait à lui faire des signes plus précis,
elle ne voulait plus de partage. En arrivant à
Bruxelles, elle avait eu une pleurésie- On la crut
guérie et même le mal ajouta à sa beauté quelque
chose qui lui avait manqué jusqu'alors. Elle était
307
un peu lourde, un peu matérielle, avec dans les
mouvements, une certaine certitude, une assurance
qui prêtaient à ses démarches, une allure volontaire
et même revêche. La fièvre, la langueur, la parè-
rent d'une grâce rêveuse, il semblait que la maladie
avant de détruire ce corps, voulût en tirer une
flamme d'un éclat incomparable. Son visage était
un transparent mélange de cire lucide et de fleurs
de pêcher oti tournait mélancoliquement un regard
mystérieux et qui semblait avoir aperçu ce quelque
chose que les hommes ne voient qu'une fois. Elle
avait tout pris à son amant, elle lui donnait avec
fureur tout ce qu'elle avait encore. Elle le grisait
de son corps embrasé, mais dont l'apparence était
sauve. Chaque soir, parée comme une reine, elle
s'asseyait en face de lui, offrant la splendeur de ses
épaules et de sa gorgç nues et goûtant en secret,
l'âpre bonheur du sacrifice car elle sentait le froid
de Londres qui la mordait au cœur même de sa
vie. Et elle voulait que son amant eût la joie de la
voir admirée comme cette nuit où elle parut au
théâtre dans une toilette de moire paille, et qu'il
y eut vers sa loge un mouvement de toute la salle.
Comme tous les poitrinaires qui ont le constant
désir de fuir devant leur mal, Marguerite eut bien-
tôt assez de Londres. Les deux amants décidèrent
308
d'aller se fixer dans l'île de Jersey- Une terrible
tempête d'automne les emporta sur une mer aussi
troublée que leur pauvre destin. Madame de Bon-
nemains qui défaillait, fut jetée contre une paroi
du navire et grièvement blessée.
Ce que fut la vie des deux amants à Jersey, il
n'est pas dans notre intention, de le dire en détail.
Assez d'autres se sont attardés et s'attanderont à ces
tristesses. Plusieurs même ont voulu y trouver un
assouvissement sauvage à leur haine, et les montrer
en exemple à ceux qui seraient tentés de reprendre
l'œuvre de celui devant <jui ils ont tremblé. Il y a
là une confusion qui serait enfantine si elle n était
sordide. Dans la vie de cet homme prédestiné, il y
a eu un seul drame. Il a été l'homme d'une seule
femme, il a tout sacrifié pour elle et cette femme
lui a été prise par la maladie et la mort. Boulanger
serait resté un général respectueux du Parlementa-
risme, sa destinée obscure n'en eût pas moins été
brisée par un malheur semblable. Quand les an-
ciens exploiteurs de sa gloire vinrent encore le tour-
menter à Jersey te l'implorer et enfin l'injurier, il
aurait pu leur dire : (( Je vous ai montré le che-
min. Vous m'avez jalousé, dénigré. Ce que j'ai fait
n'était rien, prétendiez-vous. Je vous laisse la place,
essayez. Moi, j'ai maintenant un devoir plus ter-
309
rible. Une femme m'attend, il faut que je lui tienne
la main, que je l'aide à mourir. Je pourrais l'aban-
donner, n est-ce pas ? Mais je suis un homme exces-
sif en tout. ))
Le Général ne disait rien de tout cela. A tous, il
montrait son visage calme et impénétrable d'autre-
fois. Son aspect était pareillement athlétique, peut-
être plus robuste encore- On ne pouvait savoir si
cet homme s'abusait sur l'état de sa maîtresse ou
s'il était supérieurement maître de lui. Mais cette
dernière supposition semble la plus juste car même
au dernier acte du drame, il exerça sur lui-même
une domination semblable.
Les deux amants habitaient le domaine de Saint-
Brelade que leur avait loué un ancien partisan de
Saint-Malo,aunom assez dramatique de «Leffondré»
Devant la maison, pacageaient dans une prairie,
Tunis, le cheval noir et Aréole, l'alezan brûlé. Tous
les matins. Boulanger montait l'un ou l'autre et s'en
allait d'un temps de galop jusqu'à une atalaye d'oii
il apercevait parfois le clocher de Coutances. Les
après-midi, il sortait en voiture avec Marguerite.
Mais combien de jours ils devaient revenir en toute
hâte car la pauvre femme était prise par son hor-
rible toux. Abadie, leur valet de chambre, le frère
de celui qui faillit être député, disait : « Quand
310
La sentence de la Haute-Cour est affichée à l'Hôtel du
Général rue Dumont-d'Urville.
j'entends la Marguerite qui crache ses poumons, je
ris tellement que j'en pleure. » Car la trahison
s'était attachée fidèlement aux pas de l'infortuné
général. Delphine, qui était la femme de chambre
de Madame de Bonnemains et qu'elle avait dotée et
mariée avec l'infâme Abadie,ne se contentait pas de
voler sa maîtresse. Elle entretenait une correspon-
dance avec plusieurs ennemis àe Boulanger et no-
tamment avec la comtesse de Saint-Priest, dont la
haine n'avait pas désarmé. C'est par elle que le Gé-
néral fut informé que Marguerite recevait des let-
tres mystérieuses par différents moyens. Les four-
nisseurs les lui faisaient passer secrètement. Un jour
Boulanger eut un terrible accès de fureur quand il
trouva dans un pain, un billet insignifiant d'ail-
leurs, adressé à Marguerite.
Dans cette île baignée de courants tièdes, parmi
cette végétation d'une beauté artificielle et mala-
dive, pénétrée de toutes parts par l'humidité
chaude, la pauvre malade sentait pulluler en elle
tous les germes mauvais qui la dévoraient. Mais sa
volonté restait entière. Pliée en deux comme une
vieille, le visage décharné, les yeux ardents, elle
s'était encore traînée jusqu'à Paris. Car en elle sur-
vivait l'instinct d'intrigue, de dissimulation, elle
consumait ses dernières forces dans des combinai-
312
Marcelle Boulanger le jour de son mariage
sons compliquées qui expliquaient ses correspon-
dances suspectes. Sa tante de Moulins venait de lui
laisser une assez grosse fortune. Tout son souci était
de la faire disparaître, d'en e^acer les traces- Au
début de sa liaison avec le Général, elle avait gagné
l'affection de Marcelle Boulanger qui l'appelait
affectueusement Taty Elle avait choisi la fille pré-
féiée de son amant pour sa seule héritière. Lorsque
Marcelle s'était mariée avec Driant.elle lui avait fait
des dons vraiment princiers. Mais depuis que le Gé-
néral s'était exilé, les deux nouveaux époux avaient
fait preuve de la plus déchirante ingratitude. Pour
la sensibilité exaspérée de Marguerite de Bonne-
mains, cet oubli avait été terrible. Si on prononçait
devant elle ce nom de Taty qu'elle avait chéri sur
des lèvres ingrates, elle défaillait jusqu'à la syn-
cope. Elle ne voulait donc ne rien laisser à cette ou-
blieuse et désirait même que le Général n'eut au-
cune parcelle de sa fortune qui un jour serait
tombée entre les mains de celle qu'elle abhorrait.
Comme elle avait voulu fuir Londres, Margue-
rite, dans les premiers jours de mai 1891, fut prise
de panique et les deux amants quittèrent Jersey
comme en déroute, Boulanger emportant dans ses
bras, cette mourante épouvantée. Ils vinrent s'ins-
314
Leurs Figures,
taller dans la banlieue de Bruxelles, au 79 de la
rue Montoyer. Les ennemis n'avaient pas lâché leur
proie, la presse mercenaire de Paris annonça que le
Générai revenait à Bruxelles pour y faire la noce,
comme toujours- L'infâme Meyer, dans le Gaulois,
se distingua. Il parvint même à soulever de dégoût
un mangeur de tripes vertes tel que Constans.
A peine installé à Bruxelles, Boulanger reçut une
visite dont l'ironie involontaire était féroce et qui
montrait que les Parlementaires qui criaient si haut
leur victoire tremblaient encore.Le chef de la Sûreté
venait de la part du Ministre de l'Intérieur deman-
der au Général de s'engager à n'entreprendre pen-
dant son séjour, aucune action politique suscepti-
ble de créer des ennuis au gouvernement belge.
L'heure n'était point aux actions politiques.
Marguerite de Bonnemains mourut deux mois
après leur installation rue Montoyer, le 16 juillet
1891. Comme elle l'avait tant désiré, son amant Jui
tenait la main qu'il n'avait d'ailleurs pas quittée
depuis trois jours et trois nuits.
Voici la lettre que Boulanger écrivit à Marie
Quintoh, la Belle-Meunière, l'amie fidèle pendant
les mauvais jours plus encore que pendant les h^"-
res de gloire.
316
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Après la mort de son amante, Boulanger dit :
(( Je suis comme un bœuf assommé. Je ne peux pas
me relever. » Il avait auprès de lui sa pauvre
vieille maman qu'il entourait de soins touchants et
qui était très affaiblie par l'âge. Sa nièce anglaise,
mademoiselle Griffith, une bonne et sainte fille,
se dévouait à son oncle de son mieux, il y avait aussi
le secrétaire du général, des amis qui habitaient rue
Montoyer. Mais devant toutes ces personnes, Bou-
langer demeurait impénétrable ; il parlait poHtique,
discutait. En rentrant du cimetière où il allait tous
les jours, il se mettait à table'en disant : « Le grand
air m'a creusé, j'ai une faim atroce.» Et il piquait
bruyamment dans son assiette pour faire croire
qu'il mangeait. Mais dès qu'il passait dans une autre
pièce, on tremblait d'entendre soudain la détona-
tion de ce revolver qu'on l'avait surpris plusieurs
fois en train d'examiner.
Une seule personne aurait pu le sauver. Boulan-
ger portait à ses poignées, des boutons de man-
chettes formant médaillon. L'un enfermait le
portrait de Marguerite et l'autre celui de Mar-
celle, sa fille qu'il avait chérie par dessus tout.
Si elle était accourue près de son père, peut-être
l'eût-elle sauvé. Marie Quinton, dans la brutale
franchise de sa tendresse qui n'oubliait pas, de-
321
vai* dire un jour à cette fille ingrate : « C'est vous
<jui l'avez tué ! »
' Boulanger ayant terminé le caveau qu'il avait
fait construire pour Marguerite et pour lui, décida
d^^^tuer le 30 septembre. Il régla très minutieuse-
gc[ei^îremploi du temps qu'il lui restait à vivre. Un
J9»Wifut consacré par lui à brûler tous ses papiers
politiques car il ne voulait laisser après lui aucun
é«rit. Il n'était pas de ceux qui se vengent après
leur mort. Puis il rédigea deux testaments ; l'un po-
litique que publient les manuels d'histoire et l'autre
322
privé, dont voici quelques passages : (( Je me tue-
rai demain, ne pouvant plus supporter l'existence
sans celle qui a été la seule joie, le seul bonheur
de toute ma vie. Pendant deux mois et demi, f ai
lutté; aujourd'hui, je suis à bout. Je n'ai pas graniJ
espoir de la revoir, mais qui sait ! Et du moins, je
me replonge dans le néant où l'on ne souffre plils
Je désire être inhumé (ceci est ma volonté formelle)
dans le caveau que j'ai fait construire au cimetière
d'Ixelles pour ma chère Marguerite, caveau dont
j'ai le titre de propriété. Mon corps devra être
placé dans la case du milieu, juste au-dessus d'elle-
Et jamais, sous aucun prétexte, qui que ce soit, ne
devra être inhumé dans ]a case supérieure. Jd de-*
mande que l'on place dans mon cercueil, lequel de-,
vra autant que possible être semblable à celui de
mon aimée Marguerite, son portrait et la mèche* de
ses cheveux que j'aurai sur moi au moment de ma
mort. Sur la pierre tombale, au-dessous de l'inscrip^
tion de ma chère Marguerite, avec les mêmes carac-
tères et la même disposition d'écriture, on devra
écrire ces quelques mots : (( Georges, 29 avril 1837-
30 septembre 1891. Ai-je bien pu vivre deux mois
et demi sans toi?» Fait et écrit en entier de ma
main à Bruxelles, le 29 septembre 1891, veille de
ma mort. » oii k
323
Il écrivit ensuite une lettre pour sa mère :
(( Chère mère, je pars pour un voyage de quelques
jours. Ne sois pas inquiète, je serai heureux. » Puis
il établit la liste des personnes à qui on devait télé-
graphier : (( Le Général Boulanger vient de se
tuer. )) Enfin, ayant pris toutes ces dispositions, il
alla dormir sa dernière nuit sur la terre.
Le lendemain matin il se rendit en voiture au
cimetière- Il y arriva vers onze heures. Comme il se
trouvait devant le caveau oii il avait déposé un
bouquet de roses rouges, il vit accourir un ami,
monsieur Dutens. « Etes-v^ous souffrant, mon ami,
lui dit-il en riant, vous avez l'air bien bouleversé. »
Et le prenant par le bras, il l'entraîna. Ils se
promenèrent ainsi un instant. Le Général parais-
sait rajeuni et comme joyeux. Bientôt, il dit à son
interlocuteur : (( Vous devriez renvoyer votre voi-
ture, je vous ramènerais.» Monsieur Dutens qui était
accouru poussé par le plus sombre pressentiment,
s'éloigna rassuré maintenant. Il avait à peine fait
quelques pas qu'une détonation retentit. Il était
onze heures et demie. Il se précipita, Boulanger était
étendu à terre, appuyé contre la tombe, les pieds
dans un lilas. Ses deux tempes étaient trouées.
Et depuis, il repose à Ixelles, auprès de celle qu'il
a trop aimée et dont il n'a pu supporter le sort in-
324
'Ar-i:*i'rKieTr':^
.*> ^JM*''^"k<».*.~À.»«ûit.^...,^.^<^V,^T."...^
fortuné. Il attend l'heure où un autre ayant accom-
pli l'œuvre que rêva son cœur généreux, l'histoire
rendra justice au Brave général Boulanger,
Marguerite
19 décembre 1855
15 juiUet 1891
Georges
29 juillet 1837
10 septembre ^1891
ai- je bien pujvivre
deux mois et demi sans toi?
i
TABLE DES CHAPITRES
PREMIER CHAPITRE.
Comment Boulanger devint le Général Bou-
langer. — Premier triomphe. — Apparition de
Clemenceau. — Rue du Pot-de-fer avec les
Communards. — Henri V est sur la route. —
Boulanger suit les processions. — Madame
Boulanger et le Père Tripe. — Voici le Colonel,
DEUXIEME CHAPITRE 49
En route pour le ministère de la guerre. —
A la Hussarde. — Boulanger et Emile Loubet
dans la Répugnance. — Le Brave Général fait
un peu la noce. — Une bonne leçon aux Yan-
kees.— Sarabande ministérielle. — Le lieute-
nant Driant. — Boulanger devient Ministre.
TROISIÈME CHAPITRE 85
Sur le cheval noir. Monsieur le Ministre. —
Premiers coups de grosse caisse. — La
gamelle aux grévistes. — Le frère Campi. —
En allant à Longchamp. — Une nuit de Paris.
QUATRIÈME CHAPITRE 145
le cortège se forme. Pistolet au poing on con-
quiert des amis. — Le mystérieux comte Dil-
lon. — Naquet, le boscot porte-guigne. — Ro-
chefort, Déroulède, Clemenceau, Laguerre,
Denis et les autres. — Madame la' Duchesse
d'Uzés. — Imageries, chansons, têtes de pi-
pes, pain d'épices. — Le café de Monsieur
Corpier. — Boulanger rencontre la Femme
fatale. — L'Affaire Schnaebelé. — Le grouil-
lement de l'ombre. — Boulanger n'est plus
ministre.
CINQUIEME CHAPITRE 231
Les grands jour du Boulangisme. Le Général
saute le mur. — Les nuits d'ennui. — L'esca-
pade [à Prangins. — La France déclare son
béguin. — La bonne Fée aux millions. —
Boulanger Grand Connétable. — La [rogne
de Floquet. — Elections au Nord, élections
au Midi, élections partout. < — La vraie Nuit
Historique. — Dernier beau jour. — Constans
et Cornuché. — Le véritable Vainqueur.
SIXIÈME CHAPITRE 303
La route d'Ixelles
Cet ouvrage, achevé d'imprimer
le 20 Octobre 1930, a été tiré
à 3.500 exemplaires sur les presses
de Marcel Seheur, éditeur à Paris
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