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Full text of "Le brave Général Boulanger"

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CEL    SEHEUR.    ÈDITEUF 


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LE    BRAVE    GENERAL 

BOULANGER 

Illustré  de  35  hors-texte  en  couleurs 
et  de  nombreux  documents  photogiaphicïues 


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MARCEL    SEHEUR,    ÉDITEUR 
10,     Rue    Tourlaque    —    PARIS 


PREMIER  CHAPITRE 

COMMENT  Boulanger  devint 
LE  général  Boulanger 


Premier  triomphe,  —  Apparition  de  Clem^enceau, 
—  Rue  du  Pot-de-Fer,  avec  les  Communards.  — 
Henri  V  est  sur  la  route,  —  Boulanger  suit  les 
processions,  —  Madame  Boulanger  et  le  Père 
Tripe,  —  Voici  le  Colonel, 


Lorsque  Victor-Hugo,  vieillard  retentissant  de 
verbes  en  folie,  fut  entré  dans  Paris  assiégé,  il 
écrivit  à  —  «  ses  frères  Allemands  »  —  une  lettre 
de  sa  meilleure  façon.  De  gros  baisers  déchirés  d'an- 
tithèses fulgurantes,  une  clameur  chevauchant  les 
sanglots    et    les    rires,    dressaient    au-dessus    de    la 


Ville,  le  Maître,  Lui,  l'Unique,  criant  au  fond  de 
sa  nuée  : 

Guerriers,  allez-vous  en  d'auprès  de  ma  personne! 

Le  lendemain,  quand  la  servante  favorite  vint 
pour  tirer  les  courtines,  il  lui  dit  : 

—  Mariette,  les  Prussiens  sont  partis,  sans 
doute  ? 

—  Que  non  pas.  Monsieur,  toutefois  qu'il  tombe 
dans  le  quartier  des  choses  qui  n'ont  pas  bonne 
mine  î 

—  Alors,  c'est  qu'ils  n'ont  pas  encore  lu  ma 
lettre;  mais  ils  ne  tarderont  guère. 

Et  le  poète  qui  était  d'une  jolie  humeur,  car  il 
avait  dormi  sa  pleine  nuit,  se  mit  sur  son  séant  et 
commença  à  prophétiser,  de  tous  côtés,  l'amour  des 
nations,  la  fraternité  des  peuples  et  la  douce  vertu 
des  paisibles  Germains.  Il  parlait,  bien  abrité  dans 
son  rêve  et  son  oreille  dure,  et  n'entendait  pas 
les  obus  qui  semblaient  le  bafouer. 

La  coquine  Mariette,  tout  en  faisant  ses  range- 
ments dans  la  pièce,  riait  de  voir  son  maître  en  cet 
état,  et  afin  de  le  piquer  un  peu,  elle  bougonnait  : 

—  Monsieur  a  raison,  bien  sûr;  mais  à  moi, 
pauvre,  il  me  paraît  que  pour  des  frères,  les  gens 
de  là-bas  tapent  un  peu  dru  !  Ce  serait  le  cas  de 


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leur  dire,  comme  chez  nous   :    ((  Si  tu  me  parles 
avec  le  bâton,  je  te  réponds  avec  la  fourche.  » 

L'enfant  moqueuse  fut,  ce  jour-là,  plus  sage  que 
l'aïeul  à  la  grosse  tête.  Paris,  à  cette  saison,  n'avait 
que  faire  de  chimères  cornues.  Il  fallait,  une  fois 
encore,  à  la  vieille  Capitale,  du  sang  pour  cimenter 
ses  remparts  en  ruine  et,  sur  chaque  pavé,  un 
homme  marié  avec  la  Mort. 

Il  y  en  eut  certes,  de  ces  soldats  perdus  qui,  le 
désespoir  entre  les  dents,  marchèrent  sur  leur  jeu- 
nesse pour  sauver  leur  ville.  Avant  la  reddition, 
Trochu  voulut  faire  quelque  chose  qui  ressemblât 
un  peu  à  ce  que  l'on  attendait  de  lui.  Ce  fut  la 
journée  de  Buzenval.  Folle  équipée  !  Soixante- 
mille  de  la  Garde  Nationale,  avec  Henri  Regnault, 
dévalèrent  les  pentes  boueuses  des  collines.  Vers 
Montretout,  Bougival  et  les  bords  du  fleuve,  pleins 
de  gais  souvenirs;  du  côté  aussi  de  Versailles,  où 
était  le  vieux  Guillaume,  ils  poussèrent  leur  pointe. 
Les  canons  étaient  perdus,  embourbés  on  ne  sait 
où.  Le  Mont-Valérien,  égaré  dans  la  brume  glacée, 
leur  mitraillait  le  dos  au  hasard.  Ils  tinrent  jus- 
qu  au  soir.  Mais,  quand  une  sale  nuit  menaça  de  se 
jeter  sur  eux,  les  quelques  survivants  se  replièrent 
en  assez  bon  ordre,  vers  les  remparts. 

Ce  fut,  cette  nuit-là  même,  qu'aux  avant-postes, 


10 


Gambetta  plaidant 


à  Bobigny,  les  soldats  d'un  régiment  d'infanterie 
élevèrent  leur  colonel  sur  leurs  épaules.  Le  contact 
rude  de  ces  mains,  de  ces  bras  calleux,  et  les  accla- 
mations mêlées  aux  tendres  blasphèmes,  tout  cela 
n'est-ce  pas  pour  un  chef,  la  plus  suave  caresse 
d'amour? 

Un  grand  gars  à  la  redresse,  un  soldat  battant 
dur  et  dru,  un  colonel  de  trente-trois  ans  :  voilà 
Boulanger  qui  rit  de  tout  son. visage  ensoleillé  de 
barbe  blonde  et  qui  mord  avidement  dans  ce 
triomphe  annonciateur  de  tant  d'autres.  Ce  jour-là, 
il  avait  quitté  ses  hommes  et  était  allé  faire  le  coup 
de  feu,  du  côté  de  Buzenval,  marchant  en  volon- 
taire, auprès  d'un  capitaine  de  ses  amis.  Et  c'est 
quand  on  l'avait  vu  revenir  à  la  tête  d'un  gros  de 
fuyards  qu'il  avait  raillés,  que  tout  le  régiment 
s'était  jeté  sur  lui,  en  criant  :  Vive  Boulanger  ! 

Durant  tout  le  siège,  ce  11#  de  ligne,  dont  il 
est  question  ici,  avait  été  tenu  devant  l'ennemi, 
astiqué,  ciré,  les  uniformes  et  les  cœurs  passés  à  la 
pierre  ponce.  Le  général  Ducrot  disait,  au  lende- 
main de  Champigny  :  ((  Si  nous  avions  quelques 
unités  comme  celle-là,  bien  des  espoirs  nous  se- 
raient permis.   » 

Aussi,  lorsque  Trochu  abandonna  son  comman- 
dement,   il    ne   manqua    pas    de    signaler   ce   jeune 


12 


Le  Duc  d'Aumale 


colonel  à  Fattention  de  ces  Messieurs  de  l'Hôtel- 
de-Ville.  Sans  tarder,  on  vint  chercher  Boulanger 
en  délégation  et  on  le  mena  tenir  séance,  non  sans 
quelque  mystère .  Il  s'agissait  de  résolutions  extrê- 
mes pour  l'accomplissement  desquelles  on  lui 
donnerait  pleins  pouvoirs.  Sans  doute,  cette  ten- 
tative désespérée  n'était  autre  que  la  sortie 
torrentielle  dont  rêvaient  tous  les  Parisiens. 
C'étaient  la  dictature  militaire  et  l'épée  de  Bona- 
parte que  ces  bons  échevins  offraient  ainsi,  au 
futur  brave  Général,  sur  un  plateau,  aux  armes  de 
la  Ville.  La  pointe  aigre  du  vent  devait,  en  ce  jour 
de  Janvier,  pénétrer  bien  grisante,  dans  le  cœur 
glorieux  de  cet  homme,  déjà  travaillé  par  son 
destin. 

On  en  était  alors  au  20  janvier  1871.  Depuis 
bientôt  cinq  mois,  Gambetta,  le  vainqueur  de 
Sedan,  le  monstre  enfanté  par  le  désastre,  occupait 
tout  le  pays  avec  sa  grande  gueule.  Braillard,  dé- 
braillé, sac  à  viande,  licheur  de  chopines,  enflammé 
d'alcool,  entre  deux  repas  (il  en  prenait  six  par 
jour),  il  vous  envoyait  dans  les  entrailles  un  cheval 
de  discours  dont  on  restait  prêt  à  braire.  Palafox, 
l'homme  du  siège  de  Saragosse,  qui,  pendant  dix 
ans,  tint  l'Espagne  dressée  contre  Napoléon,  ne 
parlait  que  par  sentences  de  trois  mots,  et  il  n  en 


14 


LE  COMTE  DE  PARIS 

m 


PHILIPPE, COnTE  DE  PARIS, 
Aiixyi'juulrs  maïKiMivn's  liii  !rrorps-18tt2 


disait  pas  beaucoup  dans  sa  journée.  Le  Gambetta 
prétendait  sauver  la  France  par  des  discours.  Il 
organisait  la  Défense  Nationale,  avec  les  copains, 
comme  une  partie  de  manille,  au  Café  Procope. 
Ainsi,  parlons  un  peu  de  cet  excellent  bon  de 
Lissagaray.  Le  camarade  Léon,  l'ayant  muni  de 
pouvoirs  illimités,  l'avait  chargé  d'organiser 
l'armée  du  Sud-Ouest.  Notre  homme,  petit  jour- 
naliste à  la  manque,  s'habilla  aussitôt  en  général 
de  Division  et  galonné  d'or,  un  énorme  sabre  turc 
traînant  sur  ses  bottes  molles,  il  arriva  à  Toulouse, 
vers  le  15  septembre  1870.  Il  s'installa  à  l'Hôtel  de 
la  Division,  là-même  oii  Soult,  duc  de  Dalmatie,  en 
1814,  dictait  ses  ordres  pour  la  bataille  de  Tou- 
louse. Lissagaray  convoqua  aussitôt  le  ban  et 
l'arrière-ban  des  garces  de  la  Côte-Pavée  et  ce  fut 
une  belle  fête.  Chaque  jour,  au  frais  petit  matin, 
une  voiture  fermée  s'arrêtait  dans  la  Cour  d'hon- 
neur de  l'Hôtel.  Les  plantons  se  précipitaient  et 
c'était  toute  une  cérémonie  pour  extraire  du 
véhicule.  Monsieur  l'Organisateur  de  l'Armée  du 
Sud-Ouest  qui,  quasiment  mort  de  vin,  avait  souillé 
son  uniforme  et  blasphémait  parce  que  l'on 
oubliait  son  grand  sabre. 

Pendant  que  Bonvalet,  maire  du  3^  arrondisse- 
ment, qui  parle  facilement  et  en  abuse,  expose  ce 


15 


que  l'assemblée  attend  du  jeune  colonel,  celui-ci 
médite,  rêve  et  se  dit  :  «  Vais-je  donc  devenir  le 
collègue  de  Lissagaray?  »  Il  écoute  et  croit  entendre 
dans  les  couloirs,  la  galopade  de  cette  bande 
de  ((  jean-foutre  )),  les  Ferry,  les  Flourens,  les  Jules 
Favre,  les  Delescluze  qui,  au  31  octobre  dernier, 
faisaient  la  petite  guerre  à  l'Hôtel- de- Ville  et  se 
disputaient  un  rogaton  de  pouvoir  à  l'heure  même 
où  les  Prussiens  s'emparaient  du  Bourget. 

Boulanger,  tourné  un  peu  de  côté  dans  son 
fauteuil,  examine  ces  hommes  rassemblés  pour 
une  affaire  aussi  grave  que  le  sort  du  pays.  Comme 
chef  militaire,  ce  qui  le  frappe  tout  d'abord,  c'est 
leur  mauvaise  tenue;  la  plupart  sont  vautrés, 
affaissés  dans  leurs  vêtements  avachis.  Pour  les 
visages,  ou  ils  ont  l'apprêt,  l'afféterie  de  1  attitude 
cabotine,  ou  trop  cyniquement  vrais,  ils  dénoncent 
le  redoutable  afflux  des  sanies  élaborées  dans  l'in- 
timité des  cœurs  et  des  cerveaux.  Parmi  ces  per- 
sonnages, dont  bien  peu  ont  pour  lui  un  nom,  il  en 
observe  particulièrement  un  que  l'éclairage  cru 
de  ce  jour  froid  met,  sans  doute,  en  valeur.  C'est 
un  petit,  maigrichon,  noiraud,  au  crâne  énorme  et 
cabossé  de  Mongol,  les  yeux  tournés  dans  la  bile, 
un  jet  de  fiel  tombant  aux  coins  de  la  bouche  avec 
la  moustache  noire.  L'homme  est  inquiétant,  d'une 

16 


activité  démoniaque;  il  mastique  des  mots  durs  et 
sans  se  soucier  de  l'orateur  en  exercice,  il  les 
envoie  heurter  les  murs  de  la  salle  et  il  ricane  : 
hé  !  hé  !  Ce  type  redoutable  est  un  médecin  de 
quartier,  un  certain  Georges  Clemenceau;  il  se 
trouve  là  comme  maire  de  Montmartre.  Ses  admi- 
nistrés se  préparent  à  massacrer  des  généraux.  Lui, 
se  fait  la  main  sur  ce  beau  colonel  :  «  une  créature 
de  Badinguet,  quelques  galons  d'or  autour  d'un 
néant.  Le  moment  sera  gai,  tout  à  l'heure,  quand 
ce  militaire  se  lèvera  pour  répondre  à  la  harangue 
de  Bonvalet.  Celui-là,  comme  Trochu,  doit  avoir 
quelque  plan  de  bataille  déposé  chez  son  notaire. 
Peut-être  proposera-t-il  aux  conseillers  municipaux 
de  s'en  aller  les  pieds  nus  et  le  cierge  à  la  main, 
implorer  Sainte-Geneviève.  » 

Le  jeunet  docteur  Clemenceau,  à  la  tête  légère, 
est  alors  dans  sa  trentième  année.  Il  ignore  bien  des 
choses  et  sa  longue  vie  ne  les  lui  apprendra  pas 
toutes.  L'appel  aux  force  divines,  l'abandonnement 
aux  puissances  éparses  dans  l'atmosphère  des  âmes, 
offusquent  son  cerveau  dyspeptique.  Il  vaut  mieux 
humer,  dans  le  remous  d'une  assemblée,  l'odeur  des 
pourritures  et  fonder  sa  vie  sur  la  vase  venue  à  la 
surface. 

L'aboiement    des    hommes    sans    maître    recom- 


17 


mence  à  cette  époque.  Vous  pourrez  vous  en  gorger 
tout  votre  saoul,  Georges  Clemenceau.  Il  vous  plaît, 
vous  l'entendrez  jusqu'à  ce  soir  du  17  janvier  1920, 
oii  de  mauvais  chiens  vous  chasseront  de  la  maison 
que  vous  aurez  sauvée. 

Or,  Boulanger  était  interloqué.  Ces  personnages 
qui  l'avaient  convoqué  et  dont  la  qualité  d'élus  du 
peuple  et  de  détenteurs  d'une  fraction  du  pouvoir 
le  disposaient  au  respect  et  à  la  considération,  se  mi- 
rent soudain  à  brailler  à  hue  et  à  dia.  Depuis  l'en- 
fance, nous  marinons  dans  le  parlementarisme,  il 
nous  est  difficile  d'imaginer  la  surprise  d'un  homme 
raisonnable  au  soudain  aspect  d'un  semblable  délire. 
Au  temps  oii  il  était  capitaine,  Boulanger  avait  été 
officier  instructeur  à  Saint-Cyr  pendant  quatre  ans. 
Il  avait  donc  l'habitude  d'exprimer  sa  pensée  à  haute 
voix  et  dans  une  forme  précise  et  claire.  Il  devait 
même  plus  tard  user  de  la  parole  avec  une  certaine 
désinvolture  et  fleurir  de  scepticisme  souriant  son 
mépris  des  hystéries  et  du  chiqué  parlementaires. 
Mais  quitter  un  champ  de  bataille,  venir  s'asseoir 
parmi  des  gens  réputés  sensés  et  les  voir  se  jeter  des 
paquets  de  bouse  par  le  visage  et  montrer  moins  de 
dignité  que  des  bestiaux  sur  un  champ  de  foire,  il  y  a 
là  de  quoi  éberluer  un  honnête  homme.  Notre  colo- 
nel, fort  embêté  de  se  trouver  en  si  fâcheuse  société, 


18 


Le  Duc  de  Nemours 


profita  d'un  instant  d'accalmie  pour  exposer  au  plus 
vite,  que  les  discordes  civiles  ne  faisaient  point 
bonne  garde  aux  remparts  et  qu'il  ne  pouvait  conve- 
nir à  un  chef  de  mener  ses  soldats  à  une  bataille 
désespérée  pendant  que  derrière  eux,  les  factions 
dévastaient  leurs  foyers.  Et  il  s  enfuit  comme  un 
lieutenant  qui  a  vu  un  créancier. 

Quand  il  fut  sur  la  place,  devant  l'église  Saint- 
Gervais,  il  s'ébroua  et  dit  à  son  compère,  le  com- 
mandant de  Kerbrech  : 

—  ((  J'ai  eu  rudement  chaud!  » 

Puis,  comme  six  heures  commençaient  de  sonner, 
tous  les  deux  s'en  allèrent  boire  le  coup  chez  un 
mastroquet  de  la  rue  Bourg-Tibourg.  H  y  avait  là, 
trois  compagnons  ébénistes  qui  venaient  de  dé- 
baucher. L'un  d'eux  interpella  les  deux  officiers  : 

((  C'est-il  vrai  que  les  enfoirés  de  là-bas  veulent 
nous  livrer  aux  Pruscos?  )) 

Et  du  pouce,  par-dessus  l'épaule,  il  montrait  la 
direction  de  l'Hôtel-de- Ville.  Un  autre,  qui  était 
un  grand  et  gros  homme,  d'aspect  honnête  et  pai- 
sible, dit  alors  en  parlant  posément,  d'une  voix 
douce  : 

—  ((  n  y  a  quatre  mois  que  l'on  bouffe  de  la  carne 
On  s  est  comme  qui  dirait,  fait  la  dent  dure.  Eh  ! 
bien,   moi,    je    vous   le  dis    :  si   jamais   les    autres 


20 


Le  Duc  de  Chartres 


entrent  à  Paris,  il  y  aura  du  vilain  et  du  gluant. 
Aux  traîtres,  aux  vendus,  on  leur  y  tabassera  leurs 
croupions  de  charognards  »  Et  les  trois  hommes 
rapprochant  leurs  têtes  au-dessus  de  la  table,  s'en- 
tretinrent à  voix  basse.  En  sortant,  les  deux  officiers 
aperçurent  une  foule  misérable  devant  la  Mairie 
du  IV®.  C'étaient  des  ménagères  qui  faisaient  la 
queue  pour  recevoir  leur  médiocre  ration  de  viande 
de  cheval  et  de  pain  pourri.  Il  tombait  un  mauvais 
verglas  et  les  pauvres  bougresses,  certes,  ne 
l'avaient  pas  bonne. 

Boulanger  se  sentait  gêné,  comme  s'il  n'avait 
pas  fait  son  devoir.  Il  méditait  plus  qu'à  son  ordi- 
naire et  cherchait  à  distinguer  vers  quelle  voie  il 
devait  diriger  sa  vie  de  soldat  heureux,  parmi  les 
événements  qui  se  préparaient. 

Après  la  capitulation  de  Paris,  Boulanger  mena 
son  cher  114^  au  fort  de  Montrouge.  Là,  il  se  tint 
coi.  Il  faisait  faire  l'exercice  à  ses  soldats  et  les 
tenait  aussi  éloisjnés  de  Paris  que  de  Versailles. 

Bientôt,  on  constata  que  cette  République,  née 
de  la  défaite,  était  pâlotte  et  sans  beaucoup  de 
corps  et  que,  pour  qu'elle  prît  quelque  force,  il  lui 
fallait,  au  plus  vite,  un  verre  rasibus,  plein  de 
^ros  rouge.  Les  Grands  Ancêtres  de  89  ne  s'étaient- 
ils  pas  gorgés  de  chair  humaine  et  n'avaient-ils  pas 


22 


mis  la  guillotine  à  la  base  de  leur  système  démo- 
cratique et  humanitaire?  M.  Thiers  connaît  son 
histoire,  il  sait  qu'il  n'est  pas  de  bonne  République 
sans  guerre  civile.  Lorsque  trente  mille  Français, 
mis  à  mal,  furent  gisant  sur  le  pavé  de  Paris,  le 
Foutriquet  ajusta  ses  lunettes  et  constata  que  le  tas 
était  assez  beau  pour  que  le  Parlementarisme  pût 
édifier  dessus  l'abomination  de  son  monstrueux 
pouvoir. 

Dix  ans  après,  la  France  avait  son  plein  dos  de 
ce  régime,  et  Boulanger  disait  alors  :  ((  Si  j'avais 
su  !  Quand  je  pense  que  je  me  suis  battu  et  que 
l'ai  été  blessé  en  défendant  cp^^  '^^nq-là  î  » 
D'ailleurs,  en  parlant  ainsi,  il  exagérait  son  mancrue 
de  perspicacité  et  son  dévouement.  Pendant  la 
Commune,  le  colonel  Boulanger,  à  la  tête  de  son 
114®,  se  retira  dans  l'accomplissement  de  son  devoir 
militaire  le  plus  strict,  ce  qui  n'était  guère  con- 
forme à  son  allant,  à  son  abatage.  Lorsque  les 
trouDes  Versaillaises  entrèrent  dans  Paris,  le  hitvr 
Général  quitta  le  fort  de  Montrouge  et  se  pré- 
senta a  la  Barrière  d'Erf^^  avec  son  régiment.  Il 
y  avait  bien  là  une  barricade,  mais  elle  était 
abandonnée.  Ce  fut  donc  comme  une  promenade 
militaire  jusqu'à  la  Gare  Montparnasse,  puis  par 
le   Boulevard,    la    rue   Vavin    et  les  jardins  du 

24 


Le  Général  Boulanger  en  grande  tenue 


Luxembourg,  jusqu'aux  abords  du  Panthéon.  Là,  les 
choses  se  gâtèrent  quelque  peu  et  il  y  eut  fusillade 
avec  une  bande  d'abrutis  qui,  embusqués  derrière 
les  grilles  de  ce  monument,  tiraillaient  avec  de 
vieux  pétards  à  la  noix.  D'ailleurs  ils  n'insistèrent 
pas  et  filèrent  avant  que  les  soldats  fussent  arrivés 
à  leur  portée.  Le  régiment  poursuivant  sa  marche, 
entreprit  la  rue  Mouffetard.  Boulanger,  gaillard 
sur  un  alezan  de  petite  taille,  précédait  sa  troupe, 
seul  à  quinze  pas.  Il  était,  à  son  ordinaire,  pavoisé 
de  sa  barbe  dorée  et  de  cette  allégresse  intérieure 
et  de  la  bienveillance  universelle  que  répandait 
autour  de  lui,  le  sourire  de  ses  yeux  clairs.  Au- 
dessus  de  la  ville  en  délire,  il  y  avait  quelques 
nuages  floconneux  gros  et  ronds  comme  des  têtes  de 
pommiers  en  fleurs,  et  tout  autour,  un  petit  ciel 
vert  et  piquant;  c'était  comme  une  rasade  de 
piccolo.  On  avait  envie  de  le  faire  au  sentiment  et 
de  sangloter  une  romance  éperdue  d  amour,  à  la 
manière  de  Paris.  Or,  par  un  jour  pareil,  des 
hommes  du  même  pays,  de  la  même  ville,  du  même 
quartier,  quasiment  des  frères,  en  somme,  étaient  à 
s'écourger  dans  tous  les  coins;  et  sur  les  hauteurs 
de  Belleville,  à  quatre  pas  de  la  Porte  des  Lilas, 
qui  devait  embaumer,  ce  jour-là,  de  pauvres  et 
criminels  idiots  aussuraîent  le  bonheur  du  peuple, 

26 


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en  massacrant  une  douzaine  de  curés.  Ces  prêtres 
moururent  en  héros,  et  leurs  assassins?  Nique- 
douilles  comme  devant. 

Mais  revenons  à  notre  ami  Boulanger,  qui  va 
par  la  rue  Mouffetard.  Il  a  le  sabre  au  fourreau, 
les  pistolets  dans  les  fontes,  les  rênes  dans  la  main 
gauche,  le  poing  droit  sur  la  cuisse,  le  coude  en 
dehors;  son  attitude  est  martiale  et,  quoique  na- 
turelle, paraît  un  peu  apprêtée.  Il  regarde  les 
fenêtres  et,  ma  foi,  on  s'attendrait  presque  à  le 
voir  saluer.  Or,  comme  il  arrivait  à  la  hauteur  de 
la  rue  du  Pot-de-Fer,  et  que  le  nez  de  son  cheval 
avait  déjà  dépassé  cette  rue,  un  coup  de  feu  re- 
tentit sur  la  droite,  et  Boulanger  fut  atteint  au- 
dessus  du  coude.  Il  faut  avoir  le  diable  dans  le 
ventre.  Un  ouvrier,  un  gosse  de  vingt  ans,  s'était 
accroché  comme  une  enseigne,  au-dessus  d'une 
boutique  de  bougnat,  dans  l'encorbellement  d'une 
lucarne.  C'est  de  là  qu'il  tirait,  au  jugé,  dans  la  rue 
Mouffetard.  Les  soldats  furent  bientôt  sur  lui,  il 
fut  jeté  en  bas  et  exécuté  sur  le  pavé,  malgré  que 
Boulanger  criât  de  le  laisser  et  qu'il  lui  faisait 
grâce  de  la  vie.  C'était  un  malheureux  type,  avec 
une  tête  comme  une  barrique,  tant  et  tellement 
on  la  lui  avait  gonflée  de  vent  et  de  sornettes.  S'il 
eût  vécu,  certes,  il  aurait  braillé  :   «  Vive  Boulan- 


28 


ger  !  ))  comme  pas  un  et  voté  pour  lui  des  deux 
mains.  Les  soldats  étaient  si  furieux  de  voir  leur 
chef  blessé,  qu'ils  fusillèrent  la  maison  de  feux  de 
salve  et  ne  laissèrent  aucune  vitre  saine. 

Le  Général,  marquis  de  Galliffet,  ligure  légen- 
daire de  sabreur  forcené,  était  un  de  ces  hommes 
excessifs  dont  lardeur  opportunément  lâchée  ou 
contenue,  est  précieuse  à  un  pays.  Pendant  la 
Commune,  il  fut  à  son  affaire  et  les  hommes  du 
IV-Septembre  qui  foiraient  à  Versailles  et  trem- 
blaient pour  leurs  fromages,  trouvèrent  en  lui,  le 
costaud  derrière  qui  on  peut  fanfaronner.  Au 
moment  d'entrer  dans  Paris,  il  gueula  une  procla- 
mation :  ((  Les  bandits  de  Paris  m'ont  assassiné 
mes  soldats.  Je  déclare  à  ces  assassins  une  guerre 
sans  merci.  »  Et  là-dessus,  je  vous  prie  de  croire 
qu'il  n'y  fut  pas  mollement  avec  les  mitrailleuses. 

Boulanger,  lui  aussi,  fut  un  mâle  de  forte  race 
mais  plus  compliqué,  plus  oriental  et  moins  bar- 
bare. Quand  il  tint  la  gloire  sous  ses  flancs,  il 
suspendit  la  violence  qu'elle  attendait  de  lui  et  ne 
craignit  pas  de  laisser  la  douceur,  la  bonté  même 
corrompre  le  désir  de  son  cerveau.  A  Champîgny, 
quand  une  balle  lui  eut  fracassé  l'épaule,  il  ne 
céda  pas  un  pouce  de  terrain  au  sort  adverse.  Porté 
à    bras    par    quatre    sapeurs,   il    continua    à    com- 

29 


mander  à  ses  soldats  et  la  nuit  venue,  reposa  parmi 
eux,  sur  la  terre  nue,  son  corps  ensanglanté.  Et 
cette  volonté  héroïquement  tendue  faisait  le  tin- 
tamarre dans  la  tête  des  chefs  et  des  pairs  qui  en 
venaient  à  attendre  tout  de  cet  homme,  même  le 
moins  attendu.  Il  excelle  en  tout,  ce  bougre-là, 
disait-on,  jusque  dans  sa  façon  d'être  blessé. 

Aussi,  quand  après  le  coup  de  feu  que  lui  tira 
ce  mal-foutu  de  la  rue  du  Pot-de-Fer,  on  vit  notre 
jeune  colonel  laisser  tout  en  plan,  la  chose  fut  re- 
marquée. Mais  lui,  qui  savait  oii  il  allait,  se  fit 
porter  pâle  et  garda  ainsi  ses  mains  nettes  de  sang 
français.  Après  la  Semaine  Sanglante,  la  Commis- 
sion de  Revision  des  grades  lui  fit  payer  ce  manque 
de  zèle  en  ôtant  de  ses  manches  le  galon  gagné  à 
Champigny.  D'ailleurs,  la  situation  était  encore 
jolie;  à  trente-trois  ans,  lieutenant-colonel  et  com- 
mandeur de  la  Légion  d'honneur. 

Il  ne  resta  pas  longtemps  sur  place.  Deux  ans 
après,  voici  Boulanger  de  nouveau  colonel  et  ainsi 
qu'il  le  désirait,  à  la  tête  du  133'  d'Infanterie,  régi- 
ment qu  il  avait  formé  et  qui  gardait  fidèlement 
son  souvenir.  Ce  133^  tenait  garnison  à  Belley  et 
appartenait  au  7*  Corps  d'armée,  dont  le  grand 
chef  était,  à   cette  époque,  le  Duc   d'Aumale,   fils 

30 


PAILLASSE  (Chanson  (l8  Béranger)   -   par  MOLOCH 


N  lenn'  qui  vundra.j  saufrai  toujours 
N  laut   point  quia   r  cetlo  baitse. 
Boir'.  manKnr,  rire  et  fair'  de»  tours, 
V.>yc7.  comin'';*  m'engraissa. 
Un  ^n«  qui,  ma  foi, 


aaut'motns  gaiement  qu'toi 
Puisque  1'  paya  abonde, 
N'saut  point-z  à  denni, 
Paillaa*  ,  mon  ami  : 
Saute  pour  tout  le  monda! 


EN  ROUTE  POUR  LE  GUEULETON  DE  VERSAILLES 


du  gentil  roi  Louis-Philippe  et  héritier  du  dernier 
Prince  de  Condé. 

Boulanger  était  un  homme  de  peu  de  livres.  Le 
Père  Dumas  était  son  auteur  de  fond,  et  «  Les 
Trois  Mousquetaires  )),  son  livre  de  coin  du  feu.  Il 
n'était  donc  pas  Stendhalien  pour  un  sou  et  ne 
s'embrumait  guère  le  cerveau  de  patarafes  sur  l'art 
de  se  débrouiller  et  de  faire  bonne  et  longue  route. 
Ce  qui  aurait  pu  gêner  sa  marche  en  avant,  il  le 
laissait  tomber  et  prenait  au  plus  court  pour 
arriver  à  son  but.  Son  but,  en  ce  moment,  c'est 
d'être  nommé  général  le  plus  tôt  possible.  Le 
meilleur  moyen,  il  le  discerne  à  l'instant,  avec  une 
lucidité  assez  inquiétante.  C'est  un  spectacle  d'une 
haute  saveur  que  de  voir  notre  futur  Brave  Général 
Boulanger  s'en  donner  à  cœur  joie,  non  seulement 
à  Belley,  mais  bien  dans  tout  le  Bugey  et  encore 
dans  la  Bresse  et  la  Principauté  de  Bombes  et  les 
territoires  circonvoisins  de  la  Bourgogne  et  de  la 
Franche-Comté.  Son  zèle  se  répand  jusqu'à  Besan- 
çon et  atteint  le  regard  de  Monseigneur  le  Duc 
d'Aumale,  et  la  farce  est  jouée,  car  le  Duc  est  tout 
puissant,  dans  l'Armée. 

L'époque  est  telle,  que  (a  France  en  connut  peu 
d'aussi  délicieuses.  C'est  une  idylle  bleue  et  blanche. 
Henri  V  est  sur  la  route,  il  va  venir  et  la  Bien- 


31 


heureuse  Marie-Alacoque  le  conduit.  Les  confréries 
et  les  archiconfréries  tendent  sur  le  territoire,  le 
subtil  réseau  de  leurs  pieuses  intrigues.  Les  suaves 
paroles  des  hymnes  à  la  Vierge  Marie  entretiennent 
dans  l'air  des  villages  et  des  bourgs,  une  douceur 
gaie  et  tout  à  la  fois  recueillie,  qui  est  bien  de  chez 
nous.  Un  bel  officier  de  cuirassiers,  le  comte  Albert 
de  Mun,  va  par  les  rues  de  Belleville,  de  la  Villette 
et  de  Montparnasse,  il  tend  les  mains  aux  ouvriers 
et  panse  les  blessures  que  d'autres  soldats  ont 
faites.  A  Paray-le-Monial,  le  29  juin  1873,  devant 
40.000  hommes  venus  en  pèlerinage,  Monsieur  de 
Belcastel,  député  de  la  Haute-Garonne,  prononce 
au  nom  de  150  de  ses  collègues,  les  paroles  d'une 
solennelle  consécration  de  la  France  au  Sacré- 
Cœur.  Et  c'est  assurément  la  seule  fois  qu'un 
membre  du  Parlement  ait  dit  quelque  chose  de 
sensé.  Vers  cette  même  date,  le  duc  de  Broglie 
président  du  Conseil,  ne  parlait  pas  non  plus  trop 
mal  quand  il  déclarait  :  «  Occupant  la  situation 
que  nous  avons  aujourdhui  dans  le  pays  et  dans 
l'Assemblée  de  Versailles,  nous  serions  impardon- 
nables si  nous  ne  tentions  pas  de  restaurer  la  Mo- 
narchie. »  Bref,  et  pour  tout  dire  en  peu  de  mo^- 
la  France  paraissait  sur  le  point  d'avoir  à  nouveau 
ces  trois  choses  qui  toujours  lui  furent  si  bienfai- 


32 


LE  BOULANGISTE 


filAECTEUR  : 


PAUL  IMPRESARIO 


RÉDACTEUR  EN  CHEh 

T'ZIM  BALABOUM 


PORTRAITS  DU  GÉNÉRAL  (Physique) 


L«  G«>néral  en  pied  Le  GOnoial 

Miuaiil  le  peuple. 


'^^^^  ^m. 


Le  Général  au  l»«. 


Le  Ceuei-aiavecf  barbe 


,^-\ 


Le  Génôiral 
Le  Général  de  oroK),       en  grande  tenue 


Le  GfHêi-al  a  cheval.  Le  Général  fuinanu 


PORTRAITS  DU  GÉNÉRAL  (Pbvsique)  (Suitft) 


c^^i 


Le  G<*ûéral  en  ctvi'  Le  Général  à  la  tribune. 


-C  Général  Uranl  en  l  air.  Le  Général  iiprc 

13  l«'llrf 


JLeGéûéral  au  travail.  Lp  Général  après      Lo Général  après  1«  «iuel. 

!  expulsion  des  princes 


Le  Général  côi-    nu>c 
par  la  proj-^i 


PORTRAITS  DU  GÉNÉRAL  (Moral) 


V 


Sou»  l'Empi!» 


Sous  Mac-AUlion. 


Sou»  Orévy 
(Iremiore  presidunr* 


Sous  Or<5vy 
(d<*uxtdaie  prCiiddac 


santés   :  un  Roi,  un  Père  jésuite  et  un  banquier 
israélite. 

Boulanger  était  à  Paray-le-Monial.  Il  y  était  venu 
de  Belley,  en  voisin,  et  sa  présence  fut  remarquée 
quand  de  sa  belle  voix  de  commandement,  il 
chanta  avec  les  camarades  : 

Dieu  de  clémence, 
O  Dieu  vainqueur. 
Sauvez,  sauvez  la  France 
Au  nom  du  Sacré-Cœur  ! 

Consciemment  engagé  dans  cette  attitude,  notre 
nouveau  colonel  devait  surpasser  les  plus  zélés,  car 
il  y  apportait  son  amour  de  la  perfection  ei  son  gé- 
nie de  metteur  en  scène  qui  ne  lui  permettaient 
point,  quoi  qu'il  fît,  de  passer  inaperçu.  Il  existe 
sur  cette  période  de  sa  vie,  un  document  curieux; 
c'est  une  fiche  établie  par  un  ouvrier  corroyeur  de 
Belley  :  «  —  Je  vois  encore  le  colonel  Boulanger, 
alors  qu'il  commandait  le  133'  de  ligne,  le  26  juil- 
let, le  jour  de  la  Saint  Anthelme,  la  Fête  Patro- 
nale, suivre  en  uniforme,  très  droit,  la  proces- 
sion, s'arrêter  aux  reposoirs  et  chanter  les  can- 
tiques. Il  ne  manqua  pas  de  présider  une  distribu- 
tion des  prix  au  collège  ecclésiastique.  C'est  lui 
qui  fonda  la  messe  militaire  en  musique  où  il  assis- 

35 


tait  à  la  tête  de  son  état-major,  tous  les  dimanches, 
à  onze  heures.  )) 

Lorsqu'il  s'agit  de  faire  la  bête,  il  y  a  toujours 
un  député  qui  rôde  dans  le  pays.  Nous  avons,  sur 
le  même  sujet,  un  mouchardage  d'un  certain 
Guillaumou,  député  du  Rhône.  «  A  Bellet,  il 
suivrait  les  offices  du  dimanche  avec  une  parfaite 
régularité.  De  plus,  il  était  le  commensal  assidu  de 
Monsieur  l'évêque  du  diocèse.  En  un  mot,  il  a  laissé 
dans  cette  garnison,  la  réputation  d'un  clérical  ren- 
forcé. ))  Et,  circonstance  aggravante,  cet  évêque 
n'était  autre  que  Monseigneur  Luçon,  qui,  depuis 
fut  cardinal  dans  Reims  envahi,  asségié  et  bom- 
bardé. Les  renseignements  que  le  corroyeur  et  le 
député  communiquaient  au  Ministre  Constans,  en 
1888  et  que  nous  venons  de  citer,  auraient  pu  être 
plus  complets.  En  effet,  nos  deux  mouchards  pou- 
vaient faire  revenir  dans  leur  casserole,  le  propos 
suivant  :  ((  Lorsque  le  colonel  du  133*  allait  à  Be- 
sançon, faire  sa  cour  à  son  chef,  le  duc  d'Aumale, 
il  circulait  par  les  rues  et  places  de  la  ville,  portant 
sous  le  bras  un  paroissien  qui,  par  son  énormité, 
était  presque  un  missel  de  maître-autel.  » 

A  Belley,  Boulanger  habitait  un  ancien  prieuré, 
long  bâtiment  gris  à  un  seul  étage  et  construit 
devant  un  jardin  potager,  au  fond  d'une  cour  pavée 

36 


TTïWSÏÔW 


,bénerai Boulanger  .^ 


de  pierres  grises.  L'aspect  monastique  de  cette  de- 
meure était  accru  par  le  haut  mur  et  le  porche 
presque  monumental  qui  la  séparaient  du 
boulevard  du  Mail,  sur  lequel  elle  était  située, 
interdisant  que  parvinssent  jusqu'à  elle,  les  très 
médiocres  agitations  de  cette  voie.  Certes,  dans 
toutes  les  miaisons  de  la  petite  ville,  on  menait  une 
vie  retirée,  un  peu  parcimonieuse,  un  peu  triste, 
un  peu  douce,  avec  des  peines  et  des  joies  long- 
temps goûtées,  mais,  chez  le  colonel,  ce  n'était 
plus  l'absence  de  couleurs  éclatantes,  la  monotone 
uniformité  des  teintes  nevitres,  on  remarquait  bel 
et  bien,  le  brou  de  noix  de  l'austérité.  Il  y  avait 
là,  pourtant,  deux  petites  filles  :  Marie,  brunette 
d'une  gravité  charmante,  et  la  blonde  Marcelle  aux 
yeux  de  pervenche,  dilection  de  son  père  dont  elle 
était  le  portrait.  Sur  ce  foyer,  l'influence  de  la 
mère  s'étendait  comme  une  ombre  glacée.  Et 
l'heure  est  venue  de  parler  de  cette  épouse  qui 
porte  une  lourde  charge  de  responsabilité  dans  le 
tragique  destin  de  son  mari. 

Madame  Boulanger  était  une  grande  bringasse 
de  femme  dévotieuse,  renchérie,  trop  pourvue  de 
qualités  insipides  et  plus  agressive  dans  sa  vertu 
qu'une  jument  de  gendarme.  Chez  elle,  on  ne 
faisait    jamais     gras,     même    quand    elle    servait 


38 


de  la  viande.  Les  rôtis  de  couvent  au  jus  en  lavasse 
étaient  son  fait,  et  les  pets  de  nonne,  gonflés  de 
mortification,  son  dessert  de  choix.  A  trente-cinq 
ans,  elle  avait  perdu  le  souvenir  d'avoir  été  jeune. 
Quand  elle  s'asseyait  à  la  table  familiale,  c  était 
pour  elle  un  objet  de  scandale  que  l'éblouissant 
visage  de  son  gaillard  époux  qui,  plus  âgé  qu  elle 
de  deux  ans,  semblait  quasiment  un  fils  déjà  crû 
et  qu'elle  aurait  eu  dans  son  jeune  temps. 

Elle  était  toujours  fourrée  chez  les  Pères  Ca- 
pucins de  la  rue  du  Chapitre  et  il  ne  s'en  manquait 
pas  de  beaucoup  que  ce  ne  fût  elle  qui  les 
catéchisât  et  qui.  du  haut  de  son  chameau  de  jan- 
sénisme, ne  leur  reprochât  leur  suave  et  souriante 
vertu  Franciscaine.  Elle  avait  pour  directeur  de 
conscience,  le  Père  Tripe,  un  ancien  officier  de 
Cent-Gardes  et  un  drôle  de  corps.  On  racontait 
au'un  jour,  à  l'éailise  Saint-Anthelme,  il  avait  sorti 
du  confessionnal,  à  2;rands  coups  de  savates,  le 
Président  du  Tribunal,  dont  les  péchés,  sans  doute, 
l'avaient  indigné;  puis  qu'à  deux  genoux,  au 
milieu  de  l'église,  il  avait  demandé  pardon  au 
pauvre  magistrat  de  ce  mouvement  de  violence.  A 
cette  pénitente  exaltée,  dès  qu'il  la  voyait  surgir 
toute  confite,  nresque  blette  de  dévotion,  il  criait  : 
((  Foutez-moi  le  camp!  le  bon  Dien  n'est  pas  ici. 


39 


Il  habite  boulevard  du  Mail,  Il  a  le  visage  barbu, 
et  cinq  galons  sur  chaque  manche.  »  Mais,  comme 
il  arrive  souvent,  la  brutalité  du  confesseur  était 
un  aiguillon  pour  le  zèle  de  la  dévote. 

Le  Père  Tripe  avait,  par  contre,  la  plus  grande 
estime  et  même  un  peu  d  affection  pour  le  colonel. 
Avec  cette  verve  populaire  qui  le  faisait  recher- 
cher dans  les  salons,  il  répétait  souvent  :  ((  Je 
connais  le  boulot  peut-être.  Eh  !  bien,  je  vous  dis 
qu'il  ira  loin,  ce  gars-là.  ))  Et  le  regard  fin  et  pers- 
picace^  dans  le  visage  énorme  et  alourdi  de  graisse, 
il  ajoutait  :  «  Ce  qui  me  tarabuste,  c'est  qu'il  est 
un  peu  tendrelet  et  malléable  à  merci.  Voilà  où 
^ît  le  lièvre.  Je  le  lui  dis  souvent  :  Trédame  ! 
Co^oneL  un  Breton  comme  vous,  soyez  bretonnant. 
Pennhouët,  tête  de  bois  et  secouez-moi  Madame  de 
la  bonne  manière.  )) 

Boulanger  ne  secouait  pas  sa  femme;  il  acceptait 
au  contraire  le  genre  de  vie  qu'elle  avait  établi  (;t, 
quoi  que  l'on  pût  en  croire,  il  y  trouvait  son 
compte.  Ce  n'était  point,  d'ailleurs,  par  calcul, 
mais  bien  par  gentillesse  d'âme  et  aussi  par  une 
certaine  faiblesse  de  oaractère  que  le  Capucin  avait 
devinée  et  qui,  un  jour,  devait  mettre  celui  à  qui  la 
France  eût  volontiers  confié  son  gouvernement, 
aux  pieds  d'une  maîtresse. 


40 


Mais,  à  l'heure  où  nous  sommes,  quand  Boulan- 
ger mène  dans  la  calme  Belley,  cette  existence 
sobre  et  sévère,  n'est-ce  point  comme  une  retraite 
fermée,  une  préparation  aux  triomphes  futurs? 
C'est  là  qu'il  a  acquis  cette  belle  condition  phy- 
sique, cet  air  de  jeunesse  et  cette  jolie  coloration 
du  teint  qui  devaient  émerveiller  les  Parisiens.  Il 
s'est  endurci  à  toutes  les  fatigues,  il  s'est,  notam- 
ment astreint  à  devenir  un  cavalier  accompli. 

Chaque  matin,  lorsqu'il  se  présentait  à  la  ca- 
serne, à  huit  heures,  il  avait  déjà  deux  heures  de 
cheval  dans  les  jambes.  Sur  un  côté  de  sa  maison, 
et  en  rectangle  le  Ions;  du  jardin  potager,  il  y  avait 
une  ancienne  chapelle  au  chevet  arrondi.  Boulan- 
ger en  avait  fait  couvrir  le  sol  d'une  couche  de 
sciure  de  bois.  Par  le  portail  au  cintre  bas,  il  in- 
troduisait malaisément  un  cheval  dans  ce  manège 
d'un  genre  nouveau  et  pendant  un  bon  bout  de 
temps,  chaque  jour,  il  pilait  du  poivre  et  faisait 
l'école  du  cavalier  à  l'abri  de  tout  regard  indiscret. 
Ce  lieu  était  humide  et  sombre;  un  vitrail 
embrumé  par  le  souffle  des  ans,  l'éclairait  chiche- 
ment et  les  jours  de  neige,  quand  il  y  avait  un 
reflet  éclatant,  on  distinguait  parfois  contre  la 
voûte  verdie  de  salpêtre,  le  mystérieux  sourire  de 
Notre-Dame    de    Recouvrance.    Des    chauves-souris 


41 


hivernaient  là;  réveillées  par  le  bruit,  elles  vole- 
taient pesamment  autour  du  cavalier  et,  au  dehors, 
on  entendait  le  bruit  sourd  des  ruades  que  le  che- 
val épouvanté  lançait  contre  la  muraille. 

Avec  un  colonel  de  ce  style,  on  pevit  deviner 
que  le  régiment  en  prenait  pour  son  matricule.  La 
situation  ne  saurait  être  mieux  fixée  que  par  ce 
couplet  populaire  : 

Quand  Vhomme  de  Garde  crie  : 
Sergent,  voici  le  Colonel! 
Aussitôt  entrent  en  danse 
Jusqu'aux  châlits  dans  la  caserne. 

Le  133®  avait  un  de  ses  bataillons  à  30  kilomè- 
tres de  Belley,  au  Fort  de  l'Ecluse  qui,  en  haute 
montagne,  garde  un  pont-levis  sur  la  route  de 
Bellegarde  à  Gex.  Au  plus  rude  de  1  hiver,  c'était 
pain  bénit  pour  le  régiment  que  de  s'en  aller  avec 
tout  le  fourniment  sur  le  râble,  faire  visite  aux 
camarades  du  Fort.  On  partait  au  petit  matin  et 
on  rentrait  le  soir  avec  60  kilomètres  dans  les 
pattes,  sans  un  seul  traînard  et  tout  le  monde  mar- 
chait, depuis  le  colonel  jusqu'au  dernier  garde- 
mite.  C'était  réussi  comme  travail  d'entraînement. 
D'ailleurs,  et  c'était  la  plus  grande  preuve  de  son 
habileté,  les  soldats  ne  gardaient  aucunement  ran- 


42 


cune  à  leur  chef  de  ces  petites  plaisanteries.  Dans 
chaque  fraction  du  régiment,  régnait  cet  esprit  de 
confiance  et  de  honne  camaraderie  que  Boulanger 
avait  l'habitude  de  créer  autour  de  lui.  Ce  n'était 
pas  une  attitude,  une  pose  comme  celles  des  poli- 
ticiens dont  la  haute  bonté  et  tendre  libéralité 
s'épanchent  en  poignées  de  mains  moites  de  pro- 
messes à  la  je-m'en-fous  et  en  paroles  dégouli- 
nantes de  fausseté.  On  savait  que  le  colonel  était 
franc  et  trébuchant  comme  un  de  ces  gentils  louis 
d  or  que  la  République  nous  a  volés,  et  le  plus  mal 
ficelé  des  pousse-cailloux  n  avait  pas  les  foies  pour 
venir  trouver  le  vieux  et  lui  conter  son  petit  boni- 
ment. On  le  quittait  toujours  ragaillardi  avec,  le 
plus  souvent,  dans  le  creux  de  la  main,  une  pièce 
de  trois  ou  quatre  francs  pour  boire  chopine  avec 
les  hommes  de  la  Classe. 

La  seule  détente  dans  cette  vie  rude  et  austère, 
c'était  quand  le  Commandant  de  Kerbrech  venait 
à  Belley  faire  visite  à  son  compatriote  et  camarade 
de  promotion.  Ce  Kerbrech  était  un  homme  de 
cheval  accompli,  avec  cela  joyeux  compère  et  bu- 
veur et  mangeur,  vermeil  de  trogne,  haut  sur 
cuisses  et  plus  chargé  d'épaules  que  de  ventre.  Avec 
lui,  Boulanger  allait  faire  ripaille  chez  PernoUet, 
cet   hôtelier   qui  gardait  les   traditions   de  Brillat- 


43 


Savarin,  le  plus  illustre  enfant  du  Bugey.  Après  le 
repas,  nos  deux  amis  s'aéraient,  ils  montaient  à 
cheval  et  partaient  pour  un  raide  galop  à  travers 
la  campagne.  Quand  la  saison  était  pour  cela,  ils 
partaient  en  forêt  avec  les  trois  chiens-courants  du 
colonel.  Ils  pourchassaient  quelque  vieux  loup  rou- 
blard qui  leur  faisait  voir  du  pays  et  qu'ils  aban- 
donnaient à  la  corne  d'un  bois,  fourbu,  mais 
heureux  de  s'en  tirer  à  si  bon  compte.  Dans  ces 
affaires-là,  de  Kerbrech  avait  son  cor  de  chasse, 
dont  il  sonnait  fort  bien,  et  pendant  ce  temps. 
Boulanger  pour  se  faire  les  poumons  bons,  chan- 
tait à  pleine  voix  un  vieux  refrain  de  chasse,  sous 
les  hautes  futaies  : 

Mon  père  et  ma  mère  m^avaient  promis 

Trois  poils  de  brebis 

Pour  me  faire  un  habit. 

Les  poils  sont  tondus    .  . 

Uhabit  est  foutu 

En  1879,  le  duc  d'Aumale  quitte  le  commande- 
ment du  T  Corps,  il  est  nommé  Inspecteur  Général 
de  l'Armée.  Boulanger  lui  envoie  une  lettre  d'adieu 
où,  comme  toujours,  il  donne  à  son  chef  du  Mon- 
seigneur, en  veux- tu,  en  voilà;  il  l'assure  également 
de  son   inaltérable  dévouement  et   se  déclare  son 


44 


obéissant  serviteur.  Puis,  pendant  un  an,  il  ne 
souffle  mot.  En  effet,  s'il  veut  bien  devoir  au  Duc 
son  titre  de  Général,  il  entend,  avec  son  habileté 
coutumière,  se  créer  un  alibi  pour  le  cas  où  les 
royalistes  échoueraient  dans  leur  tentative  de  res- 
tauration, n  déclarerait  alors,  comme  il  le  fit  étant 
ministre  :  «  Quand  j'ai  été  nommé  général,  le  géné- 
ral Wolff  commandait  le  7*  Corps,  et  le  général 
Farre  était  ministre  de  la  Guerre.  Donc,  pas  trace 
de  Duc  dans  mon  affaire.  »  C'est  ce  qui  s'appelle 
avoir  une  mise  sur  chaque  tableau.  En  réalité,  dès  le 
3  janvier  1880,  il  écrit  au  duc  d'Aumale  la  lettre 
suivante    : 

Monseigneur, 
((  Je  n'ai  d'autre  appui  que  celui  des  géné- 
((  raux  sous  les  ordres  desquels  j'ai  servi.  Je  viens 
((  donc  vous  demander  de  bien  vouloir  m'appuyer 
((  auprès  de  la  Commission  de  classement,  dans 
((  laquelle,  à  beaucoup  de  titres,  vous  aurez  cer- 
((  tainement  une  situation  prépondérante.  Je  ne 
((  vous  parlerai  pas  de  mes  services  :  vous  savez 
((  qui  je  suis.  Je  nie  permets  seulement  de  vous 
((  dire  que  je  me  trouve  le  treizième  des  colonels 
((  proposés  à  la  suite  de  l'inspection  générale  de 
((  1878,  pour  le  grade  de  général  de  brigade,  et  que 
((  si  les  vacances  existant  aujourd'hui  étaient  rem- 

45 


((  plies,  je  serais  à  peu  près  le  huitième.  Dans  ces 
((  conditions,  j'espère  beaucoup,  et,  comptant  sur 
((  votre  bienveillant  intérêt  qui  m  est  si  connu,  je 
((  vous  prie.  Monseigneur,  d'^agréer,  avec  la  nou- 
((  velle  expression  de  ma  gratitude,  l'assurance  de 
((  mes  sentiments  les  plus  respectueux  et  les  plus 
((     dévoués. 

((  Colonel  Boulanger.  » 

Evidemment,  les  services  du  colonel  parlent 
pour  lui  ;  Cinq  campagnes  de  guerre,  cinq  bles- 
sures :  Italie,  Kabylie,  Cochin chine,  Champigny, 
Siège  de  Paris.  Le  duc  d'Aumale  connaît  le  dossier, 
il  connaît  l'homme  et  même  assez  intimement,  puis- 
que il  a  été  reçu  par  lui  à  Belley  et  s'est  assis  à  sa 
table.  Il  a  inscrit  sur  lui  une  note  curieuse  dans  les 
dossiers  officiels  :  «  Excellent  officier,  actif,  très 
intelligent,  mais  mal  élevé.  »  Sans  doute,  le  Prince 
a-t-il  remarqué  chez  Boulanger,  ce  côté  énergu- 
mène  qui  est  fréquent  chez  les  grands  vivants  et 
qui  était  si  développé  dans  Napoléon  I".  D'ailleurs, 
le  Duc  a  sans  doute  d'autres  notes  sur  son  subor- 
donné et  qui  ont,  celles-là  un  caractère  plus  con- 
fidentiel, plus  personnel  :  ((  Officier  bien  pensant, 
sur  lequel  on  peut  entièrement  compter.  Sera  très 
utile  à  la  tête  d'une  brigade  de  cavalerie.  » 


46 


LES   PIOUPIOUS    D'AUVERGNE 


I 


0<'&Qil  les  pioupious  (l'AuTergae  ironl  en  guerre 
Lo  canon  tonnera 
l'wiir  »ur  on  dausciM. 


Ou  ti'mnptTa  la  Miupc  daur  la  irnodc.  MupiKr»>., 

El  pour  la  manger 
Oq  lie  slE  pa.<isera  ikis  di-  Uuulainçrr 


En  avant  la  grosse-caisse! 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  premières  hirondelles  qui, 
à  ce  printemps-là,  arrivèrent  dans  le  ciel  de  Belley, 
jetaient  sur  les  manches  de  Boulanger,  ces  étoiles 
dont  il  rêvait  sur  les  bancs  de  Saint-Cyr.  Certes  il 
n'avait  jamais  douté  de  les  gagner,  puisque,  dès  sa 
première  année  d'école,  il  disait  à  ses  camarades  : 
((  Je  serai  général  et  ministre  de  la  guerre  ».  Donc 
à  la  fin  d'avril  1880,  il  recevait  la  lettre  de  service 
qui  le  nommait  au  commandement  de  la  14®  Bri- 
gade   de    cavalerie    à    Valence.    Et    cela    arrivait 


47 


comme  un  bouquet  de  fleurs  pour  le  jour  de  son 
anniversaire,  puisqu'il  était  né  le  29  avril  1837. 
Tous  les  camarades  complimentèrent  aussitôt  en 
lui,  le  plus  jeune  général  de  l'armée  françaisci. 
Boulanger  remercia  et  sans  perte  de  temps,  courut 
chez  le  plus  proche  maître-graveur.  Sur  une  plaque 
de  cuivre,  vierge  de  toute  atteinte,  son  orgueil  plus 
moirdant  que  l'acide,  imprima  en  capitales  ma- 
jeures, les  trois  mots  sous  lesquels  il  va  se  pré- 
senter à  la  gloire  et  à  la  postérité  : 

LE 
GÉNÉRAL 


BOULANGER 


DEUXIEME   CHAPITRE 

EN  ROUTE  POUR  LE  MINISTERE  DE  LA  GUERRE 

A  la  Hussarde.  —  Boulanger  et  Emile  Loubet  dans 
la  Répugnance.  —  Le  brave  Général  fait  un  peu 
la  noce.  —  Une  bonne  leçon  aux  Yankees.  -- 
Sarabande  ministérielle.  —  Le  lieutenant  Driant. 
—  Boulanger  devient  Ministre. 


Les  Hussards  de  Valence  firent  la  bouche  en  cul 
de  poule.  C'était  écœurant  :  voici  qpi'à  cette  heure 
on  imaginait  de  leur  donner  pour  chef  un  officier 
d'infanterie.  Pourquoi  pas  un  facteur  rural?  Sacrée 
République,  saucisse  de  Gouvernement!  A  peine 
débarqué  sur  les  bords  du  Rhône,  notre  frais  gé- 
néral vit  que  ses  cavaliers  étaient  retranchés  dans 
leur  petit  quant-à-soi,  et  comme  il  ne  manquait  pas 
d'estomac,  il  pensa  aussitôt  à  les  déloger  à  la  hus- 

49 


sarde.  Il  fit  paraître  au  rapport,  une  note  indiquant 
que  le  nouveau  général,  afin  de  faire  leur  connais- 
sance, invitait  tous  les  officiers  à  un  déjeuner  qui 
devait  avoir  lieu  à  l'Hôtel  du  Dauphin.  Le  procédé 
était  inattendu  et  peu  réglementaire.  Comme  apé- 
ritif, ces  Messieurs  s  offrirent  la  plaisanterie  facile 
et  trop  prévue,  qu'il  était  naturel  qu'un  Boulanger 
leur  donnât  à  manger. 

La  chair  fut  copieuse  et  la  boisson  abondante. 
Les  convives  mangèrent  d'autant  plus  que  la  con- 
versation se  guinda  dès  le  début  et  que  les  sous- 
lieutenants,  venus  avec  un  certain  appétit  de  fronde 
et  de  gouaille,  ne  purent  le  satisfaire,  impression- 
nés par  l'aspect  du  grand  chef,  magnifique  dans 
son  uniforme  neuf  et  qui,  de  plus,  arborait  certain 
sourire  blond,  fleurant  la  raillerie.  Au  café.  Bou- 
langer se  leva  et  après  quelques  compliments, 
ajouta  qu'il  lui  plairait,  afin  de  parfaire  une  con- 
naissance si  gentiment  ébauchée,  de  retrouver  tous 
ces  Messieurs,  dans  un  petit  quart-d'heure,  à  cheval 
sur  le  terrain  de  manœuvres. 

Ce  fut  un  beau  défilé  de  faces  pourpres.  On  était 
environ  le  25  juillet.  En  tout  temps,  ce  n'est  pas 
une  sinécure  que  de  se  mettre  à  cheval  en  sortant 
d'un  banquet.  Mais  quand,  en  outre,  il  s'agit  de 
chevaucher  sous  un   soleil   méchant,   cela   devient 


50 


une  aventure  où.  si  hussiard  soit-on,on  risque  l'ébul- 
lition  du  cerveau.  Boulanger  attendait  son  monde. 
Les  étriers  bien  chaussés,  les  rênes  au  bras,  il  fu- 
mait, très  frais,  en  vieil  Africain  qui  en  a  vu 
d'autres.  Il  jeta  son  cigare  et  dit  au  colonel  : 


—  Je  pense,  colonel,  que  l'on  a  l'habitude  de 
sauter  et  de  franchir  les  obstacles? 

—  Certes,  mon  général,  répondit  l'autre  qui  mé- 
ditait une  congestion;  notre  terrain  est  disposé 
pour  cela. 

—  Bien,  nous  allons  le  parcourir  tous  ensemble, 
si  vous  le  voulez? 


51 


Les  officiers  qui  voyaient  leur  nouveau  chef 
monté  sur  une  bête  admirable,  pensèrent  qu'il 
voulait  se  donner,  sans  grands  risques,  l'apparence 
d  être  un  bon  cavalier.  Mais  le  Général  appela  un 
adjudant  et  lui  demanda  son  cheval.  Il  se  mit  alors 
à  la  tête  du  peloton  et  franchit  à  grande  allure  tous 
les  obstacles  dont  plusieurs  étaient  des  plus  diffi- 
ciles. Et  il  ne  les  tint  pas  quittes  pour  cela.  En 
effet,  sans  souffler,  il  se  lança  à  travers  la  plaine, 
du  côté  de  Loriol,  dans  une  galopade  effrénée.  Nos 
hussards,  en  habits  de  gala,  la  poussière  entre  les 
dents,  juraient  que  pour  un  fantassin,  il  les  avait 
eus,  et  même  jusqu'au  trognon. 

Si  les  officiers  durent  s'incliner  devant  la  maî- 
trise professionnelle  de  leur  chef,  ils  le  boudèrent 
malgré  tout  un  peu,  dans  les  rapports  mondains.  Il 
est  même  séduisant  de  penser  que  cette  attitude  ne 
fut  pas  étrangère  à  la  très  nette  évolution  politique 
de  Boulanger  à  cette  époque.  Pourtant,  à  notre 
avis,  il  faut  plutôt  attribuer  ce  changement  au  tour 
d'horizon  que  fit  notre  Général  avec  son  habituelle 
perspicacité  et  sa  coutumière  désinvolture. 

Le  Maréchal  de  Mac-Mahon,  qui  ne  voulait  ni  se 
soumettre,  ni  se  démettre,  vient  de  faire  l'une  et 
l'autre  chose.  Alors  que  l'on  attendait  de  ce 
((  Bayard  des  temps  modernes  »  quelques  exploits. 


52 


EN    REVENANT   DE   LA   REVUE 

caA.ysoy 
Ciééo  |iHr  PAULUS  à  PAI.  aiHi-  (\'Ètv 

OCLORMEL  .1  GARNIER  L.C.  DESORMES 

Moiiv!  de  Miirclie 
15 


1'.'  (lIliPl.KT 


Je  MiislVlie('(riiirjo>eii>.'rii_iiiilJ»'.()pMihl«)H{;(empK 


ja-vait*  fuit    l'pro-jet  lyemm'ner  rtra   femin'.iiia  Kujur.iiia    fil -le  Voir  la  rVu* 


du  qiiafnr/,'  j"il  .W\        A  _  prè»  a  _  \oir  cas.sé    la     croùtf  Kn  choeurnoiiH 


uous  siimm's  miH  en   roiijH  !,»•!»  IViiiines     avaient  pris  l'de.vant  Moi  jMoiinaitt 


rhra»  à    bell'  niu.ii)aii,Cti»cuii  d\ail  ein.por  .  (ei'Dqiioi  pouvoir  hou  .  lot 


,  ter  O'aliord  mm    j*porlais  les»  pru.iieaux  Ma  fémur  por.taitdeux  janihou. 


neaux  Ma  beir  iiièr' cojniir  IVi  .roi     Avait   {n\'    tèt'    d«      veau  Ma  f'ili*  «nu 

V  . .  REFKAIN, 


rho.co    .    lai   Kt  ma  Kwur  deux  «fiir^  sur    {û  pJat (iau 


;l     cou    .   (eiits    NmiN     inareliiuiis  Irt.oin.phantH     Kti      al. tant  à  Loii^. 


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Bientôt  d'Longchamps  on  foui'  la  p'iouse, 
Nous  cmmençons  par  nous  installer, 
Puis  j'débouch'  les  douz   litr's  à  douze 
Et  Von  s' met  à  saucissonner. 
Tout  à  coupf  on  cri  :  Viv'  la  France!... 
Crédié!  c'est  la  r'vu  qui  commence, 
J'grimp   sur  un  marronnier  en  fleurs 
Et  ma  femm'  sur  l'dos  d'un  facteur 

Ma  sœur  qu'aim'  les  pompiers 

Acclam'  ces  fiers  troupiers 
Ma  tendre  épouse  bat  des  mains 
Quand  défilent  les  Saints-Cy riens. 

Ma  beU'-mèr'  pouss   des  cris 

En  r'iuquant  les  Spahis, 

Moi  j"  faisais  qu  admirer 

Notr   brav'  général  Boulanger 

REFRAIN 
Gais  et  contents 
Nous  étions  triomphants 
De  nous  voir  à  Longchamps 
Le    cœur  à  l'aise. 
Sans  hésiter 
Nous  voulions  tous  fêter 
Voir  et  complimenter 

L'arme    française. 


il  rentre  chez  lui  tranquillement  et  achète 
de  la  terre  pour  y  tirer  le  perdreau  et  le  faisan 
commodément.  Et  s  en  allant  ainsi,  comme  un  sage 
ou  comme  un  péteux,  il  semble  bien  emporter  avec 
lui  un  bon  bout  des  espérances  royalistes.  Cette 
vielle  ficelle  de  père  Grevy  a  été  élu  président  de 
cette  République  qui  se  fortifie  de  l'incroyable 
faiblesse  de  ses  adversaires.  Les  musiques  militaires 
célèbrent  à  nouveau  ((  le  sang  impur  ))  et  ((  les 
sillons  abreuvas  ».  Jules  Ferry,  devenu  ministre, 
monte  à  la  tribune  du  Parlement;  il  dit  :  ((  Ces 
Messieurs  sont  servis  »  et  pour  apaiser  leur  grande 
fringale  républicaine,  il  leur  donne  à  dévorer  un 
curé  et  trois  bonnes  sœurs.  D'ailleurs,  les  ministres 
se  succèdent  et  se  ressemblent  comme  les  veaux  à 
l'abattoir.  Il  semble  qu'il  n'y  ait  qu'à  se  laisser 
porter  par  le  veule  courant  démocratique,  pour 
atteindre  un  morceau  de  pouvoir.  Ayant  donc  fait 
bonne  provende  à  droite.  Boulanger  fit  un  à  gau- 
che bien  marqué  et  s'engagea  dans  la  route  qui 
devait  le  conduire  rue  Saint-Dominique. 

A  cette  époque,  il  y  avait  dans  le  département 
de  la  Drôme,  deux  partis  :  les  Conservateurs  ou 
Dragons  et  les  Républicains  surnommés  les  Répu- 
gnants. Dans  la  Répugnance,  le  personnage  prin- 
cipal  était  le  vieux   Madier    de   Montjau,    député 

57 


perpétuel  et  même  questeur  de  la  Chambre.  Deux 
qualités  principales  avaient  facilité  la  carrière  de 
ce  Madier.  Dès  qu'il  parlait,  et  cela  lui  arrivait 
souvent,  ses  yeux  «e  remplissaient  d'eau.  Il  s'était 
donc  spécialisé  danc  le  genre  larmoyant,  et,  quand 
il  était  dans  ses  bons  jonrs,  il  ne  fimssait  pas  so*^ 
discours  sans  que  tous  les  électeurs  ne  pleurassent 
avec  lui.  Mais  sa  force  principale  était  dans  ce  fait 
qu'il  était  sourd  comme  une  urne.  Aussi,  bien  qu'il 
fût  de  la  race  couarde  comme  un  lièvre  de  mars,  il 
se  fit  le  renom  d'un  héros  lors  du  Coun  d'Ftat  dn 
prince  Louis-Napoléon.  En  effet,  comme  il  n'en- 
tendait pas  les  coups  de  fusil,  il  déambulait  fort 
gaillardement  ce  jour-là,  sur  le  Boulevard  Beau- 
marchais et  il  v  fut  bel  et  bien  blessé.  Le  père  de 
ce  député  fut  l'un  des  387  désju culasses  qui  volè- 
rent la  mort  de  Louis  XVI.  Et  le  sang  répandu  par 
son  père  tourmenta  Madier  de  Montjau  pendant 
toute  sa  vie.  Au  Parlement,  quel  que  fût  le  débat 
en  cours,  on  le  voyait  se  dresser  de  quart  d'heure 
en  quart  d'heure  et  déclarer  :  ((  Parfaitement,  on 
a  bien  fait  de  lui  trancher  la  tête.  »  Et  dans  ce 
milieu  burlesque,  cela  lui  avait  valu  un  grand  re- 
nom de  probité  et  de  constance  politique. 

Lin    autre    Répugnant    de    marque    était    Emile 
Loubet,  qui  beaucoup  phis  jeune  et  au  début  de 

—  58  — 


sa  carrière,  était,  dans  les  environs  de  sa  quaran- 
tième année,  maire  et  député  de  Montélimar.  Ce 
fut  lui  qui,  devenu  Président  de  la  République, 
une  vingtaine  d'années  plus  tard,  devait  parachever 
l'œuvre  de  Thiers.  En  effet,  si  celui-ci,  pendant  la 
Commune,  avait  tué  trente  mille  Français,  Loubet, 
lui,  devait  signer  les  lois  qui  jetèrent  hors  de 
France,  vingt-cinq  mille  citoyens.  Mais  à  l'heure  où 
nous  sommes,  le  Milou  fait  le  bon  apôtre.  Plus  bé- 
nisseur  qu'un  chanoine  prébende,  il  insinue  de 
bébêtes  petites  paroles  d'amour  dans  le  cœur  de 
tout  porteur  d'un  bulletin  de  vote.  Il  a  des  accoin- 
tances dans  chaque  camp.  Il  a  épousé  la  fille  des 
quincailliers  Picard,  et  la  mère  Picard,  cela  est  bien 
connu,  appartient  au  parti  des  Dragons  où  elle  a 
ses  principaux  clients.  Les  jours  de  grand  marché, 
la  mère  de  notre  futur  président,  venait  à  la  ville 
sur  son  bourriquet.  Elle  arrivait  de  son  patelin  de 
Marsanne  pour  vendre  ses  fromages  rebrochons,  et 
installait  sur  le  foirail,  son  petit  éventaire  et  sa 
grasse  verve  de  paysanne  méridionale.  Comme  elle 
était  férue  de  Répugnance,  elle  avait  avec  la  mère 
Picard,  des  engueulades  provençales  qui  mettaient 
en  joie  les  populations,  et  faisaient  à  son  fils  de 
bonne  propagande  républicaine. 

Dans  le   département  de  la  Drôme,   principale- 


59 


meut  dans  la  région  Dauphinoise,  les  municipalités 
étaient  en  grand  nombre  républicaines.  Romans, 
bourg-du-Péage,  Saint-Jean-en-Royan  et  plusieurs 
autres  localités  durent  à  cette  circonstance  de  re- 
cevoir la  visite  du  Général  Boulanger  qui  accompa- 
gnait le  vieux  Madier  ou  quelques  autres  individus 
de  la  même  farine  et  se  faisait,  sans  avoir  Fair  d'y 
toucher,  la  bonne  main  pour  ses  entreprises 
futures.  Il  ne  se  mettait  point,  d  ailleurs,  en  grands 
frais.  La  République  qui  est,  par  nature,  mal 
ficelée  et  de  piètre  figure,  se  trouvait  toute  trans- 
portée parce  qu'un  bel  officier  avait  Fair  de  penser 
à  lui  faire  les  doux  yeux,  à  elle,  jusqu'alors  dédai- 
gnée. Le  bruit  ne  tarda  guère  à  se  faire  entendre 
jusqu'à  Paris,  qu'il  y  avait  à  Valence  un  phéno- 
mène, un  général  républicain.  C'était  tout  ce  que 
souhaitait  Boulanger  qui,  au  fond,  se  fichait  de  la 
Dragonne  comme  de  la  Répugnance  et  n'avait  de 
véritable  amour  que  pour  la  Boulange. 

Ce  fut  à  cette  époque  de  médiocre  fréquen- 
tations, qu'il  commença  à  relâcher  quelque  peu 
l'austère  lien  dont  il  avait  tenu  sa  vie  serrée  de  fort 
près  au  pot-au-feu  familial.  Ses  infidélités  devenues 
notoires,  son  éloîgnement  désormais  complet  de 
toute  pratique  religieuse,  la  nouveauté  inouïe  de 
ses    opinions    politiques,    accomplirent    une    sépa- 

60 


ration  qui,  entre  sa  femme  et  lui,  était  à  l'état  de 
délicatesse  aigre^douce.  L'épouse  fut  heureuse  de 
se  retrancher  dans  une  attitude  de  victime  gro- 
gnonne, elle  fut  celle  qui  lève  les  bras  au  ciel  et 
qui,  quels  que  soient  vos  besoins,  vous  offre  le 
piteux  régal  de  ses  rances  sermons.  Ce  qu'il  y  a  de 
rare  dans  la  vie  de  ce  bougre  de  général,  c'est  que 
cette  fois  encore,  tout  tourne  à  son  avantage.  Le 
voici  qui  fa,it  ses  premières  armes  dans  la  noce  et  la 
cascade.  Aussitôt,  les  hommes  de  gouvernement  qui 
l'examinaient  d'un  air  moitié  figue,  moitié  raisin  et 
pensaient  à  s'inquiéter  des  avances  de  ce  militaire, 
l'étiquetèrent  :  ((  jouisseur,  n'a  d'autre  ambition 
que  celle  de  faire  la  noce  »,  et  n'hésitèrent  plus  à 
utiliser  ses  services.  Même,  et  l'on  insiste  là-dessus 
parce  qu'ils  sont  toute  une  bande  de  nigauds  qui 
voudraient  enrôler  notre  général  dans  leur  troupe 
et  faire  de  lui  une  manière  d'innocent,  on  peut  se 
demander  si  Boulanger  n'adopte  pas  à  cette  époque 
l'aspect  d  un  bambocheur  aussi  consciemment  qu'il 
avait  joué  les  cagots  à  Belley.  Malheureusement, 
cette  seconde  farce  est  moins  facile  à  donner  que 
l'autre.  Il  revêt,  à  Valence,  une  tunique  qui  lui 
collera  à  la  peau  et  jusqu'à  le  consumer  tout  entier. 
En  parlant  de  cette  période  de  sa  vie,  le  général 
devait  d'ailleurs  dire,  lui-même  :   ((  Ma  femme  ne 


61 


m'était  plus  rien.  Nous  vivions  côte  à  côte  comme 
deux  étrangers  qui  ne  restent  l'un  avec  l'autre  que 
par  une  convention  tacite,  pour  les  convenances, 
pour  le  monde.  Dans  ces  conditions,  il  fallait  bien 
que  je  cherche  ailleurs.  Je  me  suis  mis  a  courir  le 
cotillon,  à  papillonner  de  la  brune  à  la  blonde,  à 
voltiger  de  fleur  en  fleur,  en  m'attardant  à  peine  à 
celle-ci,  davantage  à  celle-là,  et  en  trouvant  cette 
autre  tout  à  fait  exquise,  mais  sans  qu'aucune 
m'enivre  vraiment  de  son  parfum  ».  Le  style  est 
bien  dans  la  manière  du  général,  dont  le  goût  ne 
fut  pas  des  plus  sûrs.  Il  ne  craignait  pas  un  certain 
clinquant  et  aurait  volontiers  mis  sa  main  sur  son 
cœur  pour  pousser  la  romance,  dans  le  genre  teno- 
rino.  Ce  travers  est  des  plus  sympathiques.  Ce  beau 
général,  nos  amours,  qui,  la  tête  lourde  de  choses 
grandes  et  belles,  joue  d'un  mirliton  bariolé  sous 
le  balcon  d'une  j'olie,  c'est  Henri  IV  rêvant  à  son 
Grand  Dessein,  à  quatre  pattes  sur  le  tapis,  avec  ses 
enfants  sur  son  dos  qui  le  talonnent  et  lui  crient  : 
((  Hue  !  dada  !  ».  C'est  encore  Chateaubriand, 
revenant  de  Prjague  et  de  l'audience  solennelle  du 
roi  Charles  X,  et  qui  seul,  au  fond  de  sa  berline 
touche  d'un  vieil  accordéon. 

Boulanger  eut   à  Valence  une   aventure   amou- 
reuse assez  voyante,  avec  la   fille   du  marquis  de 


62 


PARLEMENTAIRES  VISSÉS 


BÊVISSEUR8  DE  PABXiBXBHTAIBES 


Pravons,  mariée  depuis  peu  de  temps  au  Comte  de 
Trêmes.  Cette  jeune  personne  était  connue  dans  la 
contrée,  pour  une  délurée  et  qui  même  ne  craignait 
pas  de  cousiner  avec  l'extravagance.  Elle  avait, 
depuis  toujours,  une  passion  pour  les  hussards.  Dès 
l'âge  de  quinze  ans,  elle  prenait  leur  dolman  pour 
monter  à  cheval  et  souvent,  ce  qui  est  plus  grave, 
revêtait  aussi  la  culotte.  On  imagine  le  scandale,  à 
une  époque  où  les  femmes  portaient  non  seule- 
ment la  jupe  longue,  mais  encore  et  sous  le  nom  de 
tournures,  tout  un  assortiment  d'histoires  sur  le 
derrière.  On  racontait  que  la  jeune  Sophie  de  Pra- 
vons, alors  qu'elle  avait  dix-huit  ans,  ayant  mis 
l'uniforme  d'un  sous-lieutenant,  aurait  défilé  à  sa 
place,  dans  un  escadron  de  hussards,  un  jour  de 
grande  prise  darmes.  Elle  habitait  au  château 
d'Aiguille  avec  sa  mère  et  son  grand-père,  le  mar- 
quis de  Nerbe.  Ce  vieillard  vivait  là  dans  un  re- 
tranchement farouche  et  on  ne  parlait  de  lui 
qu'avec  circonspection.  On  prétendait  qu'il  ne  se 
couchait  jamais,  ayant  perdu  le  sommeil  par  de 
graves  remords  de  conscience  et  qu'il  consumait 
ses  nuits  à  errer  dans  sa  demeure  ou  sur  le  bord 
des  douves  qui  l'entouraient.  Il  avait  perdu  son 
fils  et  son  gendre,  le  marquis  de  Pravons,  dans  cette 
manière  de  jacquerie  qui  suivit  le  coup  d'Etat  du 


63 


Prince  Louis-Napoléon.  A  la  suite  de  ces  deux 
morts,  le  marquis  de  Nerbe,  alors  dans  sa  cinquan- 
tième année,  avait  pris  la  campagne  avec  son  fusil 
et  ses  chiens. 

Un  matin.  Boulanger  tout  enivré  de  lui-même, 
galopait  dans  cette  contrée  qui,  à  l'est  de  Valence, 
(annonce  déjà  la  beauté  du  Vercors.  L'odeur  acre 
de  verts  halliers  l'attira  dans  certains  sentiers  qui 
bientôt  le  conduisirent  à  l'orée  d'un  parc.  Il  y  fit  la 
rencontre  de  la  ^eune  comtesse  de  Trêmes  qui, 
juchée  sur  un  break,  était  à  dresser  deux  trotteurs 
irlandais.  On  pense  bien  qu'elle  n'était  pas  sans 
avoir  remarqué  déjà  la  belle  mine  du  grand  chef 
de  ses  chers  hussards.  Sans  se  mettre  en  frais  de 
longs  compliments,  elle  déclara  au  général  qu  elle 
était  ravie  de  la  rencontre.  Lui,  la  considéra  comme 
une  aubaine  dont  il  se  promit  maint  agrément.  Il  se 
laissa  conduire  au  château  et  même,  comme  on  mit 
en  avant  le  prétexte  d'une  chasse  que  l'on  prépa- 
rait, il  accepta  l'hospitalité  jusqu'au  lendemain. 

Il  y  eut  au  dîner  quelques  braves  têtes  de  Dra- 
gons, flanqués  de  leurs  Dragonnes  dont  quelques- 
unes  étaient  assez  présentables.  C'étaient  les  châ- 
telains des  environs  et  même  deux  ou  trois  hobe- 
reaux venus  du  voisin  Vivarais.  Ils  se  montrèrent 
d'abord    passablement    gourmés    avec    ce    général 


64 


La  Chambre  des  Députés 


Répugnant.  Mais  cette  satisfaction  une  fois  donnée 
aux    principes   politiques,    ils   revinrent   bientôt   à 
leur  humeur  naturelle  qui  était  la  gentillesse  et  une 
facilité  d'accueil  non  exempte  d  insouciance  et  de 
légèreté.  Le  maître  de  céans,  le  marquis  de  Nerbe, 
qui  présidait  à  table,  ne  disait  mot  et  ne  semblait 
remarquer  ni  la  présence  du  général,  ni  celle  des 
autres  invités.  C'était  un  grand  vieillard  tout  con- 
sumé  comme   un    cep   de   l'autre   année,   avec   un 
visage  d'ancêtre  surgi  de  la  conjuratoin  d'Amboise. 
La  petite  comtesse  de  Trêmes,  plus  blonde,  plus 
rose,  plus  endiablée  et  plus  en  verve  que  jamais, 
ne  se  mettait  point  en  peine  de  toutes  ces  attitu- 
des.    Elle  se   démenait  sur   sa   chaise,    bousculant 
presque  le  général  placé  auprès   d'elle.  Il  n'y   en 
avait  que  pour  elle.  Un  brave  monsieur  tenait  abso- 
lument à  dire  son  mot  sur  les  flécrets,  elle  l'inter- 
rompait, lui  tirait  la  langue  et  se  mettait  à  racon- 
ter des  gaudrioles.  Puis  elle  interpellait  son  mari  : 
((  Qu'en  pense  le  cocu  ?  »  Comme  on  avait  servi 
un  plat  de  venaison  à  la  sauce  poivrade,  elle  taillait 
des  mouillettes  de  pain  et  les  ayant  trempées  dans 
la  sauce,  elle  les  jetait  à  travers  la  table  sur  son 
mari.  Lui  souriait  avec  indulgence  et  disait  bonne- 
ment:   «  Prenez  garde,  Sophie,  de  ne  point  tacher 
nos  invités  ».   Cet  homme   de  cinquante  ans,  qui 


66 


La  Marquise  de  Trêmes  et  sa  cousine  de  Chomeraç 


avait  la  mine  assez  haute  et  ne  semblait  pas 
avoir  été  dépourvu  d'esprit,  en  était  réduit  par  l'ex- 
trême amour  qu'il  avait  pour  sa  jeune  femme,  à  un 
tel  état  de  veulerie  qu'il  paraissait  placé  là  comme 
une  loque  de  mauvais  augure  pour  signaler  le  péril 
de  ce  genre  de  passages.  Et  Boulanger,  certes, 
aurait  dû  ne  pas  négliger  cet  avertissement  du 
destin. 

Or,  la  comtesse  continuait  à  favoriser  de  ses  gen- 
tillesses son  mari  qui  souriait,  toussait  avec  embar- 
ras et  frottait  son  oreille  droite  avec  la  paume  de 
sa  main. 

L'atmosphère,  autour  de  la  table,  était  même 
devenue  assez  lourde.  Soudain,  le  marquis  de  Nerbe 
parut  sortir  de  son  cauchemar.  Brusquement,  le 
bras  étendu,  l'index  pointé,  il  désignait  le  mari  de 
sa  fille  et  il  faisait  entendre  un  cri  strident  qui  était 
sans  doute,  une  manière  de  rire,  mais  combien 
étrange  !  Tout  le  monde  en  fut  décontenancé.  Le 
général  à  qui  ne  ^déplaisaient  point  ces  situations 
fortes  de  beaucovip  de  choses  non  exprimées  et  qui, 
seul,  était  de  sang-froid,  adressa  à  la  maîtresse  de 
maison,  un  compliment  qui  remit  tout  le  monde 
d'aplomb.  La  comtesse  prit  son  bras  et  l'on  passa 
au  salon.  "^ 

Là,  et  mieux  qu'il  n'avait  pu  le  faire  pendant  le 

68 


repas.  Boulanger  examinait  son  hôtesse  qui  faisait 
les  honneurs  du  café,  des  ,Iiqueurs,  de  la  verveine 
et  de  la  menthe.  Elle  portait  une  robe  en  brocart 
Pompadour  et  satin  bleu  océan,  avec  draperies- 
paniers  relevées  devant  et  un  peu  de  côté  par  un 
nœud  à  lon^s  bout  flottants.  Son  corsage,  à  longue 
pointe,  était  légèrement  ouvert  sur  un  plissé  à  fleurs 
et  la  basque  du  dos,  nouée  et  chiffonnée  en  pouf, 
•ormait  tunique.  Quand  on  connaissait  les  aven- 
tures de  cette  cavalière,  on  n'aurait  pu  se  l'ima- 
giner aussi  délicatement  féminine.  Sa  faiblesse 
blonde  et  rose,  le  mol  contour  de  sa  gorge  ébauchée 
étaient  d'une  très  jeune  fille.  Rien  n'indiquait  la 
femme  musclée  et  l'ardeur  de  son  sang.  Rien,  si 
ce  n'est  la  façon  libre  et  hardie  de  porter  la  jambe 
en  avant  qui  révélait  le  genou  et  donnait  à  la  jupe 
longue  un  certain  balancement. 

La  comtesse  de  Trêmes  s  était  mise  au  piano  et 
sa  main  petite  et  pâle  rêvait  nonchalante  sur  l'ivoire 
jauni.  Non  loin,  un  monsieur  brun  et  languissant 
s'efforçait  à  soupirer  la  romance  de  Lalla  Roukh, 
qui  était  alors  le  succès  du  ténor  Capoul.  Elle 
l'écoutait  et  semblait  ravie  vers  des  lointains  déli- 
cieux, les  cils  abaissés;  et  l'arc  adorable  de  ses 
lèvres  semblait  celui-là  même  de  l'amour.  Mais, 
tout-à-coup,  elle  plaqua  un  violent  ^accord,  au  plus 

69 


dru  de  la  belle  romance  et  laissant  ce  brave  homme 
pantois  et  la  bouche  ouverte,  elle  attaqua  dans  un 
frais  éclat  de  rire,  le  quadrille  du  Pied  qui  remue: 

y  ai  un  pied  qui  remue 
Et  Vautre  qui  ne  va  guère. 
Tai  un  pied  qui  remue 
Et  Vautre  qui  ne  va  plus,,. 

Puis,  afin  sans  doute  de  laisser  ses  invités  sous 
une  impression  plus  douce,  qui  les  inclinât  mieux 
au  sommeil,  avec  un  sentiment  si  vrai  que  l'on 
était  déconcerté  par  tant  de  contrastes,  elle  chanta 
Ma  Guadeloupe,  de  Gouzion. 

Et  chacun  se  retira.  Mais,  pour  beaucoup,  la 
séparation  n'était  qu'apparente,  car  la  nuit  ne  se 
passa  pas  sans  quelques  rôderies  dans  les  couloirs 
du  château.  Le  général  Boulanger  n'eut  pas  à  s'en 
plaindre,  il  ne  fut  pas  délaissé  et  il  fit  le  plus  galant 
accueil  à  ^certaine  apparition  blonde,  trop  ardente 
et  trop   brève   pour   être   importune. 

L'humeur  de  la  comtesse  de  Trêmes  était  trop 
fantasque,  elle  ne  pouvait  fixer  longtemps  ce  nou- 
vel amant  qui,  au  fond,  était  surtout  heureux 
d'ajouter  un  ragoût  aristocratique  à  ses  aventures 
jusqu'alors  assez  plébéiennes.  ^11  y  gagna  de  raffi- 
nement,    une    qualité    meilleure    de    conversation, 


70 


plus  d'entregent  et  aussi  quelque  exagération  dans 
sa  désinvolture  de  joli  garçon,  ce  dont,  certes,  il 
n'avait  nul  besoin.  Quoi  qu'il  en  fût,  ils  se  virent 
tout  cet  hiver  à  Valence  dans  une  garçonnière  que 
Boulanger  avait  dans  une  petite   rue  jouxtant  la 


Cathédrale  et  qui  était,  comme  il  ^convient  dans  ces 
petites  villes,  connue  de  toute  la  population.  Ils 
se  rencontraient  aussi  dans  un  pavillon  de  chasse 
que  le  marquis  de  Nerbe  avait  dans  une  forêt,  du 
côté  de  La  Chapelle-en-Vercors.  ^Un  garde-chasse 
a  raconté  depuis  qu'il  avait  souvent  vu  les  deux 


71 


amants  venir  là,  par  des  temps  de  grande  neige. 
Ils  allumaient  un  gros  feu  de  bois  dans  la  salle  du 
bas  et  s'y  tenaient  avec  leurs  deux  chevaux.  Lui, 
se  guindant  sur  un  billot,  collait  aux  vitres  d'une 
lucarne  son  visage  de  sans  vergogne,  et  les  obser- 
vait tout  son  soûl.  Les  chevaux  broutaient  leur 
avoine  sur  le  tapis  de  la  table  et  tendaient  vers  la 
flamme  leurs  bonnes  têtes.  La  comtesse  et  le  géné- 
ral s'entretenaient,  étendus  sur  des  coussins,  dans 
l'amour  jnême  de  Tâtre.  Au  très  petit  matin,  nos 
quatre  amis  sortaient  et  ils  galopaient  comme  des 
fous  dans  la  neige  molle,  entre  les  arbres,  au  grand 
risque  (de  se  rompre  le  cou. 

Il  y  avait  un  an  que  Boulanger  était  à  Valence. 
Vers  cette  époque,  on  commença  à  célébrer  de 
funestes  anniversaires  qui  acheminèrent  à  la  com- 
mémoration de  la  grande  ignominie  de  1789.  Le 
bon  roi  Louis  xvi  qui  avait  donné  à  la  France  une 
marine  vraiment  royale  pouvait,  certes,  en  faire  un 
plus  profitable  usage  que  celui  de  prêter  assistance 
aux  jambonniers  de  Chicago  révoltés  contre  leur 
roi.  Entretenir  savamment,  longuement  cette  plaie 
au  flanc  de  l'Angleterre,  porter  la  guerre  au  Canada 
et  se  saisir  à  nouveau  de  cette  colonie;  ajouter  quel- 
que bon  lopin  à  notre  domaine  de  la  Louisiane  ; 
fomenter  une  active  guerre  de  course  contre  les 

72 


^  aisseanx  du  roi  George  :  puis,  notre  provencle 
faîte,  par  une  conver=!ion  savante  anî  '^st  tour  rie 
vieille  guerre,  essayer  avec  l'Aneilaîs  l'areord  des 
larrons  en  foire  :  et,  les  reï)elles  réduits  à  leur 
devoir,  conjure  la  Sainte- Alliance  des  lions  pro- 
fits ;  voilà  l'œuvre  aue  n'eût  pas  mancpiée  un  roi 
de  France  dont  l'esprit  n'eût  pas  été  5:âté  par  les 
l)asses  rêveries  d'une  épocrue  puante  entre  toutes. 
Si  l'erreur  eut  des  conséauences  graves,  elle  était 
d'essence  généreuse,  aimalile.  et  T  nuis  xvi  l'a  expiée 
trop  durement,  le  pauvre,  pour  rpie  Ton  puisse 
lui  en  tenir  rigueur. 

D'ailleurs,  il  ne  s'as:it  pas  de  cela,  mais  l>ien  du 
p'énéfpl  Boulanger  au'^  le  3  août  18??1,  fut  nommé 
clief  de  la  mission  militaire  mii  devait  représenter 
la  France  aux  fêtes  du  Centenaire  de  l'indépen- 
dance des  Etats-Unis.  La  délégation  oui  s'emliarcrua 
sur  le  paauebot  Le  Canada,  le  24  septembre,  au 
Havre,  était  assez  décorative.  Elle  comprenait  no- 
"amment  le  r^iarauis  de  RochpmV»eî'u,  M.  d'^  Noaîl- 
les,  M.  de  Beaumont,  petit-fils  de  ce  îraffeur  de 
Lafayette  et  l'amiral  Conrad.  Et  Boulanger  ne 
déparait  pas  la  collection.  Rochambeau,  /dans  la 
brochure  qu'il  a  écrite  sur  cette  affaire,  dit  en  effet: 
((  Aux  Etats-Unis,  Boulanger  j)ersonnifiLait  l'armée 
française  de  la  façon  la  plus  heureuse.  Les  hommes 

73 


admiraient  la  finesse  de  ses  appréciations  et  l'éten- 
due de  son  savoir;  les  femmes,  sa  tournure  élégante 
et  martiale  et  la  grâce  de  ses  manières.  A  coup  sûr, 
la  France  ne  pouvait  avoir  de  plus  séduisant  repré- 
sentant  de  l'autre    côté    de  l'océan   )). 

Cet  excellent  marquis  est  trop  gentil  !  Mais  il 
y  a  quelque  chose  de  plus  important  et  c'est  qu'en 
Amérique,  Boulanger  eut  la  révélation  de  Boulan- 
ger. En  France,  un  militaire  sent  toujours  coller 
à  ,ses  bottes  comme  une  boue  visqueuse,  la  suspi- 
cion du  pouvoir  civil.  Quel  que  soit  son  allant,  il 
finit  par  contracter  une  démarche  embarrassée  et 
pataude.  Libéré  .de  cette  contrainte,  notre  général 
aperçut  qui  1  était  plus  apte  à  occuper  la  première 
place  que  la  seconde.  Aux  Etats-Unis,  il  parla  en 
chef  qui  n'a  de  compte  à  rendre  à  personne.  Il 
parla  et  il  agit.  Au  moment  oii  la  délégation,  à 
Washington,  allait  s'embarquer  sur  le  City  of  Cat- 
skill  pour  descendre  le  Potomac  et  se  rendre  à 
Yorktown,  Boulanger  ^constata  que  ce  bateau  arbo- 
rait à  côté  d'un  tout  petit  drapeau  français  un 
immense  drapeau  allemand.  C'était  une  politesse 
bien  américaine  du  secrétaire  d'Etat  Blaine.  Le 
général  demanda  aussitôt  que  fût  retiré  de  sa  vue 
ce  déplaisant  emblème.  Mais  ce  triple  extrait  de 
Yankee    s'obstina,    car    il    prétendait    que    l'armée 


74 


Uoon^/xTM/r  ^u^i«t«.  jd  <j^  ^>y>/>.-'^wLjyJ  J  Lvr  OUt.  OWw.  ft*rv  iL9tJ(jirmA.n^<J--/<^  ^^fTi.TJi.nv*^ 


ffu*  a  {^ravObTJI/rtJi   éni.  ùu^n.Cf'UEiU-  li 


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française  envoyée  par  Louis  xvi  comprenait  aussi 
plusieurs  mercenaires  allemands.  Sans  doute,  deux 
douzaines  de  mangeurs  de  paille.  Boulanger  déclara 
que  si  ^e  drapeau  allemand  n'était  pas  immédiate- 
ment amené,  notre  délégation  n'avait  plus  qu'à 
s  embarquer  sur  l'heure  jpour  la  France.  Le  Prési- 
dent de  la  République,  Arthur,  intervint  et  satis- 
faction fut  donnée  au  général  qui  gagna  dans  cette 
affaire  un  surcroît  d'admiration  de  la  part  des 
Américains,  amateurs  d'énergie.  Ils  eussent  d'ail- 
leurs r,i  de  toutes  leurs  grandes  dents  si  les  Fran- 
çais avaient  ^été  les  dindons  de  cette  petite  plai- 
santerie. 

Pendant  son  séjour  dans  les  Etats,  Boulanger 
revit  son  ami  de  jeunesse,  le  comte  Dillon  qui  se 
trouvait  à  New- York  où  il  avait  affaire  dans  len- 
treprise  des  câbles  transatlant|iques.  La  marquise 
de  Hochambeau  qui  avait  accompagné  son  mari, 
et  qui,  en  tout  honneur,  marivaudait  avec  le  géné- 
ral qu'elle  taquinait  sur  son  républicanisme  et  sa 
libre-pensée,  fut  assez  intriguée  par  les  entrevues 
que  les  deux  amis  avaient  dans  le  plus  strict  tête- 
à-tête.  Elle  disait:  u  Général,  votre  comte  a  la  plus 
atroce  figure  de  conspirateur  ténébreux.  Que  com- 
plotez-vous donc  avec  lui  ?  »  Le  général  riait  et  ne 
disait  rien,  et  la  marquise  ne  se  doutait  pas  à  quel 

76 


cUu  mmùmùT: 


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■rctm'jfOi^'U.    vra^/  jt/ru/ral^  ^ 


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point  elle  avait  l'intuition  de  la  vérité.  Les  deux 
compères  durent,  en  effet,  à  ce  moment-là,  rêver 
ensemble  maints  projets  dont  l'heureuse  fortune  du 
général  pouvait  ^faire  des  réalités. 

Trois  mois  après  son  retour  en  France,  Boulan- 
ger est  nommé,  le  16  avril  1882,  Directeur  de  l'In- 
fanterie au  Ministère  de  la  Guerre.  On  ne  dira 
rien  en  ce  moment,  de  tout  le  travail  accompli  par 
le  général  pendant  qu'il  occupa  ce  poste.  Un  peu 
plus  avant,  l'occasion  se  présentera  meilleure  de 
jeter  un  regard  d'ensemble  sur  1  œuvre  militaire 
de  Boulanger  qui,  fort  loin  d'être  le  fantoche  que 
beaucoup  s'imaginent,  se ,  présente  au  contraire, 
aux  yeux  attentifs,  les  mains  lourdes  de  travaux 
utiles,  de  réformes  durables.  Et  ce  qui  surprendra 
peut-être  plus  encore,  il  paraît  doué  d'un  esprit 
de  décision  qui  lui  permet  de  résoudre  des  diffi- 
cultés que  d'autres  laissaient  languir  dans  la  pous- 
sière des  dossiers.  Ce  fut  d'ailleurs  à  cette  époque 
qu'il  commença  de  conquérir  dans  l'armée  cette 
popularité  qui  devait  atteindre  une  température 
telle,  qu'elle  parut  devoir  tout  enflammer  d'amour, 
chefs  et  soldats.  Plus  d'un  sous-officier  eut  déjà, 
dans  son  paquetage,  le  portrait  aux  belles  cou- 
leurs de  ce  beau  général  qui  ne  repoussait  personne 
et  accueillait  chacun  par  des  paroles  riantes.   ((  On 


78 


]^^e9  de  par<Aes.  j^ssons  aux  actes 


LES  piolPiois  i)'alvi:r(;\k  ((iai.siatii,ii 


aiviilc) 


VOTER  POUR  DEROULRDË.  C'EST  VOTER  POUR  MOI 

rGénéral  BOVLaSCF.R.J 

La    Dissolution  !    -     La   Revisioil  !!  —    Une   Constituante 


ne  nous  avait  jamais  parlé  comme  cela  »  disaient 
après  son  discours,  les  élèves  de  la  Flèche  qui  le 
nommèrent,  par  acclamation,  membre  de  leur 
association. 

Pendant  les  deux  aimées  qu^il  occupa  ce  poste, 
il  vit  se  succéder  au  pouvoir  quatre  ministères. 
Quelle  sarabande  !  Une  vraie  farandole  de  mardi- 
gras  !  Gambetta  gouverne  pendant  soixante-treize 
jours,  puis  la  Chambre  Jie  renverse  et,  de  son  pas 
lourd  d  homme  fini,  il  va  retrouver  sa  Léonie  Léon 
qui,  quelques  mois  plus  tard,  devait  lui  faire  passer 
le  goût  du  pain.  Ensuite,  c'est  Freycinet,  vieux  che- 
val de  retour  qui  rue  dans  les  brancards  pendant 
six  mois.  Mais  voici  Duclerc;  ^1  connaît  l'affaire, 
il  a  déjà  été  ministre  pendant  trois  jours,  il  y  a 
trente-quatre  ans.  C'est  un  foutu  bougre  de  1848. 
Cela  n'est  encore  rien  ;  le  vrai  de  vrai,  c'est  Armand 
Fallières.  Comme  il  pèse  220  livres,  il  a  la  gentille 
réserve  de  l'éléphant.  Il  devient  Président  du  Con- 
seil le  28  janvier  et  se  retire  le  17  février. 

Bref,  en  ving-six  mois,  le  Parlement  fait  défiler 
devant  lui,  au  pas  gymnastique,  soixante-cinq 
ministres.  Ce  fut  très  drôle.  Pendant  que  se  joue 
cette  farce,  l'Angleterre  s'installe  en  Egypte  et  se 
saisit  du  Canal  de  Suez.  En  France,  au  Pays  Noir, 
les  mineurs  étripent  des  propriétaires  et  des  curés. 

79 


A  Lyon,  les  amis  du  bon  géographe  et  doux  anar- 
chiste Elisée  Reclus,  exposent  leurs  doctrines  à 
coups  de  bombes  à  la  dynamite  et  écharpent  cinq 
cents  chétif s  chrétiens.  Mais  ce  ne  sont  que  broutil- 
les et  il  n'y  a  pas  que  les  députés  qui  aient  le  droit 
de  se  divertir. 

Le  gros  Armand  congédié,  Jules  Ferry  au  très 
grand  nez,  prend  le  pouvoir.  Trois  ans  auparavant, 
il  avait  été  président  du  Conseil  et  avait  à  ce  mo- 
ment-là, malgré  les  députés  radicaux  et  malgré  Cle- 
menceau, assuré  à  la  France  la  possession  de  la  Tu- 
nisie. Mais  la  conquête  terminée,  il  fallait  organiser 
le  pays.  Pour  cette  tâche.  Ferry  pense  aussitôt  à 
Boulanger  qu'il  vient  de  voir  travailler  presque 
sous  ses  yeux,  pendant  un  an.  Le  18  février  1884,  il 
le  nomme  général  de  division  et  lui  confie  le  com- 
mandement de  l'armée  d  occupation  en  Tunisie. 

En  Afrique,  Boulanger,  toujours  veinard,  fait 
l'acquisition  d'un  homme,  il  incorpore  dans  sa  vie 
cette  chose  merveilleuse,  le  dévouement  d'un  autre 
être.  Et  la  qualité  de  cette  dévotion  est  telle,  qu'elle 
exalte  celui  qui  la  provoque  et  celui  qui  la  donne. 
Il  rie  fallait  pas  avoir  l'âme  moyenne  pour  fixer  le 
culte  d'un  héros. 

A  peine  arrivé  à  Tunis,  le  nouveau  connnandant 
de  corps  d'armée  se  met  en  quête  d'un  officier  d  or- 


80 


donnance.  Il  s'informe  de  divers  côtés  et  écrit  no- 
tamment au  général  Schmitz.  C'était  l'ancien  chef 
d'état-major  de  Trochu  au  siège.  Les  Parisiens  l'ap- 
pelaient Paul  Oscar  parce  qu'il  signait  P.  0.  Par 
ordre.  C'était  un  homme  d'esprit  et  qui  philoso- 
phait curieusement  sur  le  métier  des  armes.  Il  fré- 
quentait le  dîner  des  Spartiates  oii  se  réunissaient 
tous  les  quinze  jours  les  Concourt,  les  deux  Daudet, 
Edouard  Drumont,  Ziem  et  quelques  autres.  Ce  fut 
lui  qui  signala  à  Boulanger  le  lieutenant  Driant, 
dont  il  écrivait  :  «  C'est  un  jeune  officier  d'un  mé- 
rite absolument  hors  ligne.  Je  ne  connais  aucune 
qualité  qui  lui  fasse  défaut  et  ce  serait  un  véritable 
cadeau  à  faire  à  un  officier  général  que  de  le  lui 
donner  comme  officier  d'ordonnance.  » 

Jamais,  même  aux  temps  des  Ancêtres,  on  ne  vit 
un  fait  d'armes  plus  haut  que  celui  ou  Driant  de- 
vait trouver  la  mort.  La  défense  du  bois  des  Caures 
au  début  de  la  bataille  de  Verdun,  est  une  de  ces 
pages  écrites  avec  le  meilleur  sang  de  la  vieille  race 
française.  Et  il  est  très  digne  de  mémoire  que  les 
Allemands  qui  admiraient  Driant  et  rendirent  à 
son  corps  les  plus  grands  honneurs  militaires,  vou- 
lurent associer  à  la  gloire  de  ce  héros  le  nom  d'un 
homme  qui  ne  leur  sembla  pas  avoir  été  étranger 
à  la  formation  d'un  pareil  soldat.  En  effet,  la  lettre 


81 


par  laquelle  ils  annonçaient  à  Mme  Driant  le 
malheur  qui  venait  de  la  frapper,  portait  cette 
adresse  :   ((  A  Madame  Driant,  née  Boulanger.  » 

Tant  qu'il  eut  les  mains  libres,  Boulanger  appli- 
qua en  Tunisie,  ce  genre  de  politique  que  le 
Maréchal  Lyautey  devait  définir  dans  cett<î  for- 
mule :  <(  Montrer  la  force  pour  ne  pas  avoir  à  s'en 
servir.  »  Il  pacifia  le  pays,  organisa  les  confins,  à  la 
garde  desquels  il  commit  des  troupes  tunisiennes 
qu'il  créa.  Son  autorité  fut  grande  sur  les  chefs 
arabes,  car  il  eut  l'habileté  de  frapper  leur  imagi- 
nation au  point  le  plus  sensible.  Par  des  tempéra- 
tures de  quarante-cinq  degrés.  Boulanger  se  livrait, 
cjans  la  plaine  brûlée  de  Kairouan,  à  des  manœu- 
vres militaires  qui  donnaient  peu  l'envie  de  se 
frotter  à  des  troupes  entraînées  de  la  sorttî.  Mais 
les  deux  plus  sales  ennemis  qu'il  eut  à  combattre 
pendant  son  séjour  dans  la  Régence,  furent  le 
Résident  civil,  Jules  Cambon,  et  le  Président  du 
Tribunal,  le  nommé  Pontois. 

Cambon,  ayant  l'ambition  de  devenir  un  diplo- 
mate républicain,  pensait  ne  pouvoir  mieux  se 
préparer  à  cette  carrière  qu'en  recevant  dans  les 
fesses,  le  plus  de  coups  de  pieds  possibles.  Quant 
au  Président  Pontois,  il  coursait  les  petits  garçons 
dans  les  couloirs  du  Palais  de  Justice.  Avec  deux 


82 


abruti?;  de  cette  sorte,  on  imagine  ce  que  prenait  le 
prestige  de  la  France.  Aussi  les  Italiens  qui  ne  pou- 
vaient se  consoler  davo,ir  raté  la  Tunisie,  multi- 
pliaient les  insolences  et  les  provocations.  Le 
général,  qui  n'avait  pas  flanché  devant  les  Améri- 
cains, n'allait  pas  se  dégonfler  devant  trois 
Krouniirs  et  quatre  Raviolis.  Il  fit  paraître  un 
ordre  du  jour  par  lequel  il  ordonnait  à  ses  officiers 
et  à  ses  soldats  de  se  servir  de  leurs  armes  quand 
ils  seraient  attaqués  ou  injuriés.  C'était  le  bon 
sens  même.  Car  il  semble  que  Ton  n'instruit  pas 
des  hommese  dans  le  beau  métier  des  armes,  pour 
en  faire  le  jouet  de  la  racaille. 

Mais  en  France,  Ferry-nasibus  avait  été  renversé 
et  triste  oiseau  le  Brisson  occupait  la  présidence 
du  Conseil.  Il  lui  parut  intolérable  qu'un  général 
français  fût  à  ce  point  énergique  et  fier.  Il  prit 
aussitôt  un  beau  décret  qui  donnait  au  Cambon  le 
titre  de  Résident  Général  et  le  commandement  des 
troupes  d'occupation.  Boulanger,  par  retour  du 
courrier,  répondit  en  envoyant  à  ce  sinistre  type, 
sa  démission  avec  la  manière  de  s'en  servir. 

Le  ministre  de  la  Guerre  était  le  général  Cam- 
penon.  Comme  toute  l'armée  déjà  à  cette  époque, 
il  avait  un  faible  pour  le  jeune  général.  Il  le 
conjura  de  patienter,  se  faisant  fort  de  faire  annu- 


83 


1er  le  malencontreux  décret.  Boulanger  attendit 
quelque  peu.  Puis  rien  ne  venant,  il  prit  le  bateau 
et  s'en  vint  Iranquillement  à  Paris,  montrant  à 
tous  qu'il  était  désormais  un  homme  avec  qui  il 
fallait  compter.  On  le  comprit  si  bien,  que  six  mois 
après,  il  devenait  ministre  de  la  Guerre.  En  effet, 
s'étant  travaillé  pendant  neuf  mois,  Brisson  venait 
d  accoucher  d'une  démission  et  le  petit  Freycinet, 
la  Souris  Blanche,  grignote,  grignotons,  ayant 
rongé  tous  ses  concurrents,  prenait  le  pouvoir 
pour  la  troisième  fois. 


^r^Sâiîr.. 


jTfWTiâ     — ^^- —  -^ 


^^^^^^^Ê^ 


PA  4   OE  CO  N  ru  s  10  M  !  rf 

EXIGEZ. 

LA    SIG^TUHe 


:r-  \ 


Kwun 


TROISIEME   CHAPITRE 


SUR   LE    CHEVAL   NOIR 

Monsieur  le  Ministre.  —  Premiers  coups  de  grosse 
caisse,  —  La  gamelle  aux  grévistes,  —  Le  frère 
Campi.  —  En  allant  à  Longchamp,  —  Une  nuit 
de  Paris, 

Il  était  un  peu  sans  façon. 
Mais  on  le  trouvait  joli  garçon. 
Il  fdscinait  même  la  portière 
Du  Ministère. 

Un  grand  mâle  au  torse  ample,  solidement 
arqué  sur  ses  cuisses,  un  maîtriseur  de  chevaux  et 
de  femmes,  avec  un  visage  de  beau  gosse  à  la  barbe 
avantageuse,  à  la  chevelure  blonde  et  dont  les 
yeux  bleus    sourient   bonnement,   voilà   comme  le 


85 


I 


général  Boulanger  apparut  au  regard  rapide  et 
superficiel  du  populaire.  Mais  en  l'examinant  de 
plus  près,  on  apercevait  un  personnage  plus  com- 
pliqué. Il  avait  un  sourire  dans  le  haut  du 
masque,  sourire  qui  avait  tissé  sur  les  tempes,  un 
fin  travail  de  rides  et  qui  restait  fixé  là  comme  une 
lumière  qu'on  aurait  oublié  d'éteindre.  Au-dessus, 
le  front  bas  était  bossue,  plein  de  tourmentes  et  le 
crâne  fuyait,  dur,  rétréci  à  son  sommet  comme 
celui  d'un  rapace.  Les  yeux  bleus,  clairs,  presque 
gris,  surtout  inquiétaient.  Bien  des  contemporains 
ont  dit  :  regard  fuyant.  Il  faudrait  plutôt  dire  : 
voilé,  lointain  et  même,  parfois,  regard  d'au-delà, 
regard  mort.  Le  nez  était  puissant,  busqué,  bec 
solide.  Le  bas  du  visage,  quand  il  fut  libéré  de  la 
barbe,  pendant  le  séjour  en  Afrique,  se  montra 
c^r^é,  massif,  d'un  seul  bloc,  comme  une  proue  de 
chaland.  Ce  poil  blond,  qui  fit  fureur  dans  le 
public,  semblait  atténuer  quelque  peu  l'énergie  de 
ce  visage,  mais  comme  en  réalité,  il  était  de  deux 
couleurs,  d'un  blond  cendré  vers  le  milieu,  et  d'un 
roux  puissant  sur  les  joues,  cela  ajoutait  encore  au 
caractère  unique  de  cette  physionomie.  Les  mains, 
très  maigres,  très  longues  étaient  aux  veines  appa- 
rentes, et  le  général  les  frottait  souvent  1  une  contre 
l'autre,  nerveusement,  dos  à  dos. 


86 


Quand,  au  soir  du  7  janvier  1886,  on  connut,  à 
Paris,  la  composition  du  nouveau  Ministère  Frey- 
cinet,  dans  un  hôtel  de  la  Plaine  Monceau  où  se 
donnait  un  raout,  un  officier,  le  colonel  de  Linage, 
devant  qui  on  plaisantait  sur  le  nom  plébéien  du 
ministre  de  la  Guerre,  dit  :  ((  Boulanger!  Je  le 
connais  bien,  je  suis  son  camarade  de  promotion. 
Vous  allez  voir  le  plus  grand  metteur  en  scène 
qui  ait  jamais  existé.  C'est  un  homme  qui  ne  peut 
rien  faire,  si  simple  que  ce  soit,  sans  qu  on  le  re- 
marque et  sans  que  cela  paraisse  extraordinaire.  H 
a  toujours  été  ainsi,  depuis  le  jour  oii  il  est  entré 
sous  lieutenant  dans  l'armée.  Qu'on  réunisse  cent 
généraux  et,  au  milieu  de  tous,  c'est  lui  seul  qu'on 
verra.   ))  "^  IPl* 

Rien  ne  semblait  destiner  Boulanger  à  ce  rôle 
de  premier  plan.  Il  était  le  fils  d'un  petit  avoué  de 
Rennes  qui,  ayant  fait  de  fort  médiocres  affaires, 
s'était  établi  à  Nantes  comme  inspecteur  de  la 
Compagnie  d'Assurances  a  La  Bretagne  ».  Sa 
mère,  une  demoiselle  Griffith,  était  une  Ecossaise 
d'Aberdeen,  femme  d'une  grande  beauté,  mais 
brumeuse,  froide.  Le  futur  général  eut  une 
enfance  étriquée,  une  jeunesse  parcimonieuse. 
Quand  il  était  à  Saint-Cyr,les  jours  de  sortie,  il 
déjeunait  d'un  chausson   aux  pommes.  Ce  fut  un 


87 


tour  d'une  belle  force  que  celui  accompli  par  cet 
homme.  Non  seulement  il  devient  chef  suprême 
de  l'armée  à  quarante-huit  ans,  ce  que  l'on  n  avait 
pas  vu  depuis  Napoléon,  mais  encore  il  impose  à 
la  foule  son  nom  et  sa  personne.  Sa  vie  est  désor- 
mais celle  d'un  prétendant  au  pouvoir  suprême  et 
il  remplit  le  monde  entier,  peut-on  dire,  du  bruit 
de  sa  renommée. 

On  en  avait  vu  avant  lui,  des  ministres  de  la 
guerre  de  toutes  montures  et  de  toute  dégaine! 
Chacun  d'eux  avait  fait  sa  petite  contorsion  sur  le 
champ  de  foire  et  avait  disparu  dans  la  trappe  de 
l'oubli,  sans  que  quiconque  se  fût  demandé  : 
«  Qu'est-ce  encore  que  cet  enfariné-là?  » 

Boulanger  fit,  dans  la  maison  de  la  rue  Saint- 
Dominique,  une  entrée  violente.  Il  jeta  par  les 
fenêtres  un  gros  de  vieux  scribouillards  qui  étaient 
à  confire  dans  les  encriers,  depuis  l'an  des  grosses 
amandes.  Il  brûla  quelques  tonnes  de  paperasses 
qui  devaient  servir  à  la  pâture  de  ces  bureau- 
ci^ates. 

Comme  il  est  jeune,  le  nouveau  chef  de  l'armée 
s'entoure  d'un  personnel  jeune,  et  la  qualité  prin- 
cipale qu'il  exige  de  ses  collaborateurs,  c'est  1  éner- 
gie. Sa  devise  dont  on  a  pensé  d'abord  à  se  moquer 
est  :     ((    Si   cela    est    possible,    c'est    fait.    Si    c'est 


88 


00 
00 


a 


J 

§ 


I 

i2 


impossible,  cela  se  fera.  »  A  la  tête  de  l'infanterie 
il  met  un  Malouin  dur  à  cuire,  le  général  de 
Poilloué.  Le  directeur  de  la  cavalerie  est  un  simple 
colonel,  Renault-Morlière,  un  hussard  à  la  grande 
gueule  qui  déchaîne  des  épidémies  de  diarrhée 
parmi  les  secrétaires  et  officiers  d'Etat-Major.  Et 
ainsi  de  tous  les  autres.  Comme  chef  de  son  ca- 
binet, il  prend  le  fameux  colonel  lung  qui  s'annon- 
çait alors  comme  un  curieux  homme  et  qui  sera  le 
nremier  de  ce  rassemblement  de  phénomènes  que 
le  succès  allait  bientôt  grouper  autour  du  frénéral. 
Enfin,  parmi  ses  officiers  d'ordonnance,  il  a  le 
capitaine  Driant  qu'il  considère  déjà  comme  son 
fils. 

Boulanger  habitait,  alors,  à  l'hôtel  du  Louvre, 
au  coin  de  ]f\  rue  de  Rivoli  et  de  la  rue  de  Rohan. 
Il  occupait  là,  avec  sa  femme  et  ses  deux  filles, 
l'appartement  283,  dont  Tantichambre  deviendra, 
aux  ^ands  jours  du  Boulangisme,  un  véritable 
bureau  ministériel  oii  défileront  des  milliers  de 
personnes. 

Chaque  matin,  à  sept  heures  et  demie,  un  coupé 
en  hiver,  un  landau  à  la  belle  saison,  était  devant 
la  porte.  Le  général  qui,  le  plus  souvent,  avait  déjà 
fait  un  tour  de  galop  au  Bois,  montait  aussitôt  en 
voiture  et  en  route  pour  le  Ministère.  Il  allait  en 

90 


bel  équipage,  bien  attelé  de  chevaux  parfaitement 
appareillés,  avec  sur  le  siège,  toujours,  cocher 
et  valet  de  pied  dont  la  livrée  était  tourterelle, 
avec  des  cocardes  tricolores.  Son  chemin  était  par 
les  guichets  du  Louvre  et  le  pont  du  Carrousel.  Et 
l'on  raconte  que  le  matin  de  janvier  oii  il  fit  ce 
trajet  pour  la  première  fois,  lorsqu'il  aperçut,  dans 
la  petite  brume,  mêlées  de  soleil  rose  et  givré,  les 
ramures  du  Vert-Galant,  la  flèche  de  la  Sainte- 
Chapelle,  les  tours  de  Notre-Dame  et  les  vieilles 
toitures  dentelées  et  moussues,  tout  transporté  de 
joie  et  d'orgueil,  U  se  souleva  dans  sa  voiture  et 
fit  un  petit  signe  amical  :  Bonjour!  Bonjour!  au 
paysage  historique  qu'en  s'en  allant,  il  contemplait 
encore  dans  cette  flaque  glorieuse  que  notre  Seine 
laisse  devant  le  Pont-Neuf. 

Si  le  Général  était  exigeant,  il  payait  aussi  de  sa 
personne.  Pendant  tout  le  temps  qu'il  resta  au 
Ministère,  jamais  il  ne  s'est  accordé  plus  de 
quatre  heures  de  sommeil.  Souvent,  après  r^^elque 
soirée  ou  quelque  dîner,  il  revenait  à  son  bureau 
et  travaillait  jusqu'à  deux  ou  trois  heures  du 
n^tin.  Et  à  côté  de  cette  activité  professionnelle,  il 
y  avait  place  pour  les  exercices  physiques,  qui  ne 
furent  jamais  négligés  et  pour  la  vie  de  garçon  que 
Boulanger  menait  sans  hypocrisie   et  même  avec 


91 


quelque  imprudence,  étant  donnée  la  jalousie  de 
sa  femme.  Il  avait  une  garçonnière  au  N**  128  du 
boulevard  Haussmann,  un  entresol  où  il  ne  donnait 
pas  que  de  galants  rendez-vous.  Il  y  reçut,  en  effet, 
la  femme  Pourpe,  qui  devait  être  si  chère  au  cœur 
vitupérant  de  Quesnay  de  Beaurepaire. 

Du  travail  accompli  par  le  Général,  on  peut 
faire  trois  parts.  Il  y  a  d'abord  les  mesures  que 
l'on  peut  appeler  de  première  importance,  celles 
qui  ont  trait  à  la  réorganisation  de  l'armée  et  qui 
sont,  en  quelque  sorte,  commandées  par  cette  for- 
mule que  le  Ministre  opposait  un  jour  à  ses  adver- 
saires :  ((  Si  je  voulais  la  guerre,  je  serais  un  fou. 
Si  je  ne  m'y  préparais  pas,  je  serais  un  criminel.  » 
En  second  lieu,  viennent  les  réformes  destinées  à 
provoquer  chez  les  soldats,  les  sous-officiers  et  les 
officiers  de  petit  grade,  un  attachement  considéra- 
ble à  la  personne  de  Boulanger.  C'est  l'appel  aux 
Sergents  d'Espagne  et  à  un  acte  de  leur  sanglant 
amour.  Enfin,  il  y  a  les  coups  de  tampon  sur  la 
grosse  caisse,  les  décisions  que  le  ministre  ne  prend 
que  pour  ameuter  les  badauds.  Et  tout  ce  qu'il  fait 
est  si  prémédité,  qu'il  a  installé  au  Ministère,  un 
service  de  communications  à  la  presse,  précisément 
pour  enregistrer,  proclamer  et  discuter  les  mesures 
de  cette  sorte. 


92 


Boulanger  a  pensé  que  son  destin  était  de  faire 
l'union  de  la  race  gauloise  et  de  la  conduire  sur 
les  champs  de  bataille  où  elle  s'affranchirait  de  la 
tutelle  allemande.  Quand  il  disait  :  «  Si  je  voulais 
la  guerre,  je  serais  un  fou,  »  cela  n'était  qu'une 
concession  à  la  lâcheté  politicienne.  Le  peuple, 
d'ailleurs  ne  s'y  est  pas  trompé,  qui  l'a  surnommé 
«  LE  GÉNÉRAL  REVANCHE  )).  Et  même  cela  se 
chantait  : 

D'un,  éclair  de  ton  sabre,  éveille  tauhe  blanche! 

A  nos  drapeaux,  viens  montrer  le  chemin 

Pour  marcher  vers  le  Rhin, 

Parais!  Nous   t'attendons,   ô  général   Revanche! 

Rochefort,  à  ce  sujet,  écrit  dans  ses  mémoires  : 
((  Il  n'aspirait  qu'au  moment  où,  ayant  totalement 
réorganisé  l'armée,  il  trouverait  l'occasion  de  se 
mettre  à  sa  tête  pour  marcher  contre  l'ennemi.  » 
Et  il  ne  pensait  pas  à  se  préparer,  en  cas  de 
malheur,  quelque  retraite  à  Bordeaux,  car  il  disait, 
selon  le  même  Rochefort  :  «  Si  nous  ne  sommes 
pas  vainqueurs,  eh  bien!  je  me  ferai  sauter  la  cer- 
velle.  )) 

D'un  homme  qui  veut  jouer  une  telle  partie,  on 
peut  attendre  une  ardente  foi.  Et  la  crue  de 
confiance  qui  va  s'enfler  dans  les  cœurs,  au  souffle 

94 


Le  brave  Général 


AUX   RÉPUBLICAINS  DE  LA  SEINE 


d'un  tel  chef,  était  à  elle  seule  capable  de  tout 
entraîner  déjà  et  autant  que  les  meilleures 
réformes. 

Il  n'est  pas  dans  notre  dessein  d'examiner  une  à 
une,  les  mesures  prises  par  Boulanger,  ni  de  porter 
sur  elles,  un  jugement.  Il  nous  suffira  d'en  énu- 
mérer  quelques-unes  qui  ont  longtemps  été  ou 
même  qui  sont  encore  la  charte  de  1  armée.  Service 
de  trois  ans;  adoption  du  fusil  Lebel;  adoption  de 
la  mélinite;  organisation  des  services  de  contre- 
espionnage;  recrutement  régional;  nouveau  plan 
de  mobilisation;  organisation  des  grandes  manœu- 
vres de  corps  d'armée;  emploi  des  réserves  et  par 
conséquences,  constructions  de  baraquements  dans 
la  zone  frontière;  confection  et  garde  en  magasin 
de  huit  cent  mille  uniformes.  Comme  la  voix  qui 
vient  de  l'étranger  paraît  plus  impartiale  et  plus 
pleine  d'autorité,  nous  citerons  sur  l'œuvre  de 
Boulanger,  l'opinion  du  général  Anglais  Wolseley, 
qui  écrivait  alors  :  ((  Il  tient  perpétuellement  en 
haleine  l'opinion  française  et  essouffle  l'opinion 
allemande.  La  France  lui  devra  la  réorganisation 
définitive  de  son  armée.   » 

Tout  ce  travail  est  accompli  simplement,  sans 
vaines  paperasses.  Boulanger  a  l'esprit  prompt  et 
net;  il  s'assimile  les  idées  les  plus  nouvelles  avec 


95 


la  plus  grande  facilité.  Puis  quand  il  a,  comme  il 
dit,  médité  sur  une  affaire,  il  exprime  sa  décision 
en  une  formule  généralement  précise  et  bien 
venue.  Deux  lignes  griffonnées  sur  un  bout  de 
papier,  quelques  mots  rapidement  jetés  à  un  secré- 
taire. Et  il  faut  suivre  la  cadence  endiablée  de  cet 
esprit,  car,  si  le  grand  chef  est  le  plus  souvent  gai, 
bonhomme  et  sans  affectation,  il  a,  quand  on  lam- 
bine ou  que  l'on  cherche  à  le  rouler,  des  fureurs 
qui  secouent  les  tripes  de  ses  collaborateurs.  Il 
s'apaise  d'ailleurs  aussitôt,  et  son  beau  visage  re- 
prend ce  sourire  du  front  et  ce  regard  mystérieux 
qui  lui  donnaient  tant  de  charme. 

Au  Ministère,  le  nouveau  ministre  reçoit  tout  le 
monde.  De  toute  personne  qui  passe  à  sa  portée,  il 
veut  faire  un  ami,  un  partisan  ou  tout  au  moins 
un  obligé.  Système,  dira-t-on,  calcul  de  l'ambitieux 
qui  jalonne  la  route.  Certainement  il  en  est  quel- 
que peu  ainsi.  Mais  surtout,  il  faut  voir  là  une 
manifestation  de  ce  défaut  qui,  plus  que  les 
traverses  et  les  erreurs,  va  ouvrir  la  brèche  dans 
cette  forte  destinée.  Nous  voulons  parler  de  la 
bonté  que  nul,  même  parmi  ses  ennemis,  na 
refusée  à  Boulanger.  Qualité  fort  louable  chez  le 
Monsieur  qui  traverse  le  Boulevard,  mais  lourde 
charge  et  chaîne  incommode  à  celui  dont  la  route 


96 


Léon  Daudet  à  l'époque  du  Boulangisme 


est  par  les  régions  dangereuses  du  gouvernement 
des  peuples. 

Un  témoin  de  cette  époque,  alors  simple  lieute- 
nant de  cavalerie,  nous  rapportait  l'audience  qu'il 
avait  eue  du  général.  Ayant  demandé  à  être 
nommé  officier  instructeur  à  Saint-Cyr,  il  n'avait 
pas  obtenu  satisfaction  et  venait,  assez  timidement, 
prendre  l'air  des  bureaux.  Comme  il  racontait  sa 
petite  histoire  au  capitaine  Driant,  celui-ci  lui  dit  : 
((  Attendez,  le  ministre  va  vous  recevoir.  »  Ce  dont 
notre  lieutenant  fut  assez  interloqué. 

Il  ne  connaissait  pas  encore  le  général.  ((  Je  vis, 
))  rapporte-t-il,  debout,  près  de  son  bureau  et  en 
))  petite  tenue  avec  bottes  rouges,  un  homme  de 
))  haute  taille,  presque  un  athlète.  Il  semblait 
))  avoir  quarante  ans  à  peine.  Pas  de  graisse,  l'en- 
))  colure  forte  et  le  teint  brûlé  de  vent  et  de  soleil. 
))  La  chevelure  était  abondante,  blonde  et  cosmé- 
))  tiquée  pour  maintenir  en  son  état  une  raie  par- 
))  faite  sur  le  côté  droit.  La  barbe  rousse  faisait 
))  une  tache  tellement  violente,  que  l'on  ne  pouvait 
))  <îesser  de  la  regarder.  Les  yeux  bleus,  clairs, 
))  fuyaient  un  peu,  me  sembla-t-il.  Quand  il  s'in- 
))  clina  vers  moi  avec  un  sourire  d'une  courtoisie 
))  ptarfaite,je  crus  voir  cet  Ambroise  de  Spinola,  qui 
))  prit  Brède,  en  Flandre  et  que  Velasquez  a  peint 


98 


»  dans  son  tableau  des  Lances.  Je  lui  exposai  briè- 
))  vement  mon  affaire.  Pendant  que  je  parlais,  il  se 
))  tenait  bien  d'aplomb,  les  jambes  un  peu  écartées, 
))  dans  une  posture  de  cavalier.  Il  maintenait  sur 
))  son  visage  une  expression  bienveillante  et,  avec 
))  un  gros  lorgnon  qu'il  avait  au  bout  d'une  chaîne 
))  d'or,  il  faisait  un  mouvement  agaçant  d  encen- 
))  soir.  Quand  il  me  répondit,  sa  voix  aux  sonorités 
))  très  sourdes  et  très  mâles,  avait,  surtout  dans  les 
))  notes  basses,  des  inflexions  caressantes.  ((  Lieute- 
))  nant,  me  dit-il,  si  vous  aviez  démérité,  je  vous 
))  l'aurais  fait  savoir  d'une  autre  façon.  Je  ne  vous 
))  ai  pas  nommé  à  Saint-Cyr,  parce  qu'il  me  paraît 
))  après  l'étude  de  votre  dossier,  que  ce  poste  n'est 
))  pas  en  ce  moment  le  plus  avantageux  pour  vous. 
))  Demandez-moi  autre  chose  et  je  vous  le  don- 
))  nerai.  »  Avant  de  sortir,  je  m'immobilisai  dans 
»  un  raide  garde-à-vous,  la  vue  aux  quinze  pas  rè- 
))  glementaires.  Le  ministre  me  dit  :  ((  Lieutenant, 
))  je  vous  tends  la  main.  »  Et  il  me  donna  la  plus 
))  cordiale  et  la  plus  imprévue  des  poignées  de 
»  main.  » 

Le  lieutenant  d'alors,  devenu  général,  voulait 
parler  avec  désinvolture  de  cette  entrevue.  Même 
il  blaguait  le  bel  accueil  du  général  Boulanger. 
Mais,  face  à  face  avec  les  événements  qui  suivi- 


99 


rent,  il  ne  pouvait  nier  que  ce  jour-là,  il  ne  fut, 
au  sortir  du  Ministère,  prêt  à  tuer  et  à  se  faire 
tuer  pour  un  tel  chef. 

A  cette  époque,  tous  les  sous-officiers  et  les 
soldats  étaient  animés  du  même  enthousiasme 
pour  la  personne  de  Boulanger  et  ce  sentiment 
n'était  pas  seulement  provoqué  par  le  soin  que  le 
nouveau  ministre  prenait  de  leur  bien-être.  Cet 
homme  avait  réveillé  dans  les  cœurs,  les  anciennes 
vertus  guerrières  de  la  race  et  à  sa  voix,  un  petit 
vent  cocardier  avait  ragaillardi  les  cantonnements. 
Léon  Daudet  rapporte,  dans  ses  souvenirs  com- 
ment, ayant  fait  vers  ces  années-là,  son  service 
militaire,  il  a  pu  constater  la  force  de  cet  embal- 
lement. Un  sergent  lui  disait  :  ((  Il  est  venu  une 
fois,  ici,  à  la  caserne.  Il  nous  a  raconté  je  ne  sais 
pas  quoi,  où  il  était  question  de  la  France.  Ce  qu'il 
y  a  de  sûr,  c'est  que  j'ai  pleuré.  Il  maurait 
ordonné  :  ((  Jette-toi  sur  ta  baïonnette.  »  Je  me 
serais  jeté  sur  ma  baïonnette.  )) 

Alors  qu'il  marchait,  simple  lieutenant,  avec  le 
bâton  de  maréchal  de  France  dans  sa  giberne.  Bou- 
langer disait  à  ses  hommes  :  ((  Quand  je  serai 
ministre,  je  ferai  ceci  et  cela  encore,  pour  vous.  » 
Et  ce  n'étaient  point  promesses  de  coquecigrue.  On 
a   dit    de  notre   général   qu'il    avait  versé   l'armée 


100 


entière  dans  la  Garde  Nationale.  En  réalité,  sans 
s'arrêter  aux  routines,  il  avait  compris  qu'il  n'était 
point  juste  de  vouloir  mener  comme  des  soldats  de 
métier,  l'unanimité  des  citoyens  faisant  des 
périodes  d'instruction,  et  que  la  caserne  ne  devait 
être  ni  une  prison  ni  un  bagne.  Parmi  les  principla- 


les  mesures  qu  il  offrit  aux  soldats  comme  don  de 
joyeux  avènement,  on  peut  citer  :  Amélioration  de 
la  nourriture;  ^istallation  de  réfectoires  oti  les 
pioupious  désormais  mangent  dans  des  assiettes 
comme  de  vrais  chrétiens;  incendie  des  vieilles 
paillasses   remplacées  par  des   sommiers;  suppres- 


101 


sion  du  sac  pour  les  factionnaires;  permissions  de 
minuit;  repos  complet  du  dimanche;  congés  régu- 
liers à  Noël  et  à  Pâques;  augmentation  des  primes 
d'engagement  et  de  rengagement.  Enfin,  il  décrète 
l'unification  des  soldes  dont  l'inégalité  favorisait 
les  officiers  de  cavalerie  et  d'artillerie  au  détri- 
ment des  fantassins... 

C'est  une  fin  d'après-midi,  dans  le  cabinet  du 
ministre  de  la  Guerre.  Boulanger,  courbé  en  deux, 
travaille  à  grands  bras  parmi  des  arnoncellements 
de  dossiers,  mêlés  à  de  petits  obus  et  à  des  boîtes 
de  cigares.  Une  grosse  lampe  à  globe  et  à  abat-jour 
gris-rose  éclaire  la  table.  Dans  les  autres  cantons 
de  la  vaste  pièce,  s'agitent  les  clartés  et  les  ombres 
que  jette  l'énorme  feu  allumé  dans  la  cheminée 
par  l'huissier  au  cœur  boulangiste  avant  le 
temps.  On  est  à  la  fin  de  Janvier;  il  y  a  quelque 
vingt  jours  que  le  général  est  ministre.  Soudain,  il 
lance  sa  plume  au  milieu  des  papiers;  il  empoigne 
sa  barbe  à  plein  poing  et  sans  se  redresser,  tourne 
son  visage  vers  la  gauche  oii  se  tient  debout  un 
capitaine  de  petite  taille,  râblé,  vif,  avec  des  yeux 
directs  et  un  grand  air  d'honnête  homme. 

—  Driant,  lui   dit-il,   que   pensez-vous    de   mon 
ami  Clemenceau? 

—  Je  pense  que  chaque  fois  qu'il  vous  tend  la 

102 


I 


"  X"l^ 


Après  la  Revue,  le  défilé  des  voitures 


main,  on  regarde  vite  si  elle  n'est  pas  (armée  du 
pistolet  qu'il  manie  si  bien. 

—  Driant,  que  pensez-vous  de  mes  amis,  les 
Radicaux? 

—  Je  pense  que  c'est  très  justement  que  l'on 
appelle  leur  parti,  le  parti  des  chacals. 

—  Mon  cher  Driant,  vous  n'aimez  pas  mes  amis. 
Clemenceau,  c'est  la  pointe  d'ail  de  la  troisième 
République.  Il  a  une  tête  de  mort,  il  est  mauvais 
pour  ses  ennemis  et  féroce  pour  ses  amis.  Il 
m'aime  parce  qu'il  pense  m'avoir  fait  ministre  et 
il  m'a  fait  ministre  parce  qu'il  me  méprise.  Dans 
le  Midi,  les  ministres,  ce  sont  les  ânes.  Et  moi, 
quand  je  suis  avec  lui,  je  médite  le  mot  de  Marc- 
Aurèle  :  Aime-le  comme  devant  le  haïr. 

—  Mon  général,  je  suis  persuadé  que  vous  seriez 
bien  arrivé  au  ministère  sans  Clemenceau  et  sans 
les   radicaux. 

—  Driant,  que  pourrai-je  jeter  en  pâture  à  vos 
chacals  et  à  leur  terrible  chef?  Il  me  faut  les  ré- 
galer pour  ma  bienvenue.  Je  vois  deux  et  même 
troi^  régiments  de  cavalerie.  Capitaine  Driant,  vous 
riez,  votre  cœur  de  fanijassin  exulte,  la  décision 
est  prise;  vous  me  rédigerez  un  petit  projet  de 
décret.  Quant  au  Mongol  et  à  ses  loups  radicaux, 
voici  ce  que  je  compte  en  faire... 


104 


Boulanger  prit  sur  la  table  son  étui  à  cigares, 
il  le  garnit,  le  ferma  d'un  coup  sec  et  le  mit  dans 
sa  poche  en  riant  à  belles  dents.  Puis  il  reprit  : 

—  Maintenant,  parlons  de  choses  intéressantes. 
L'ami  Buret,  que  je  n'ai  pas  pu  recevoir,  m'a  fait 
passer  un  petit  mot  fort  agréable.  Ahî  le  voici  : 
((  Je  quitte  à  l'instant  notre  ami  Granet.  Nous 
))  nous  proposons  de  manger,  ce  soir,  les  derniers 
))  perdreaux  de  l'année,  bien  et  dûment  truffés. 
))  Ce  sera  chez  moi.  Voulez-vous  oublier  vos  gran- 
))  deurs  et  venir  incognito  avec  nous?  On  vous 
))  rendra  votre  liberté  aussitôt  que  vous  le  dési- 
))  rerez.  »  Je  lui  ai  répondu  de  ne  pas  m'attendre 
après  sept  heures  et  demie.  Il  est  moins  un  quart; 
nous  avons  tout  juste  le  temps.  Vous  êtes  des  nôtres 
n'est-ce  pas? 

—  Vous  m'excuserez,  mon  général,  mais  j'ai 
promis  à  ces  dames  de  les  conduire,  ce  soir,  à 
l'Opéra.  Vaucorbeil  nous  donne  le  Comte  Ory,  de 
Rossini,  avec  le  ténor  Dereims. 

—  Allez,  mon  cher  ami.  Vous  m'excuserez 
auprès  de  ces  dames. 

Puis  posant  la  main  sur  l'épaule  du  jeune  offi- 
cier  : 

—  Et  vous  souhaiterez  le  bonsoir  à  ma  petite 
Marcelle. 


105 


La  suite  de  la  conversation  rapportée  ici,  fut 
une  séance  de  première  classe  à  la  Chambre  des 
Députés.  En  effet,  Boulanger  dut  changer  de  gar- 
nison quatre  régiments  de  cavalerie.  Le  3*  Dragons 
et  le  2®  Chasseurs,  qui  tenaient  garnison  à  Tours 
depuis  douze  ans,  laissèrent  leur  bonne  place  aux 
25^  Dragons  et  au  T  Hussards  et  s'en  allaient  l'un 
à  Nantes,  l'autre  à  Pontivy.  Là-dessus  le  général 
Schmitz,  qui  commandai^;  le  9®  Corps  d'Armée, 
ayant  été  pris  à  partie  par  un  rédacteur  du  ((  Figa- 
ro »,  télégraphia  au  général  Baillod  à  Tours  : 
((  Réunissez  immédiatement  officiers  brigade  cava- 
lerie et  lisez-leur  le  télégramme  suivant  :  ((  Le 
rédacteur  du  ((  Figaro  ))  de  ce  jour,  qui  dénonce 
le  douloureux  silence  du  général  Schmitz  a  menti. 
Pas  un  mot  de  plus,  rompez  le  cercle!  »  Cette 
dépêche  fut  portée  à  la  connaissance  de  Boulan- 
ger, alors  qu'il  était  au  Conseil  des  ministres.  Il  se 
mit  dans  une  grande  colère  et  quelque  chose  que 
pût  lui  dire  le  petit  Freycinet  qui  était  fort  trem- 
bleur  et  grand  arrangeur  de  querelles,  le  ministre 
de  la  guerre  mit  en  disponibilité  le  général 
Schmitz  qui  était  pourtant  assez  de  ses  amis. 

Boulanger  avait  vu  fort  clair.  C'était  pain  blanc 
du  plus  pur  froment,  pour  la  faim  des  radicaux, 
que  ces  différends  entre  officiers  et  cette  zizanie 


106 


Paulus  «  En  rcv*nant  d'ia  revue!  » 


dans  l'armée.  D'ailleurs  tous  les  députés  virent 
aussitôt  dans  cette  affaire,  matière  à  une  de  ces 
séances  de  gueule  dont  ils  sont  friands;  et  ils  batti- 
rent le  rappel  des  belles  madames  désireuses  d  en- 
tendre ce  ministre  qui  commençait  d'être  si  fort  à 
la  mode. 

Ce  sont  les  véritables  débuts  de  notre  général,  à 
la  tribune.  Il  parle  facilement,  avec  une  netteté, 
une  correction  que  l'on  n'avait  pas  trouvées  chez 
ses  pr-édécesseurs.  Il  a  des  trouvailles  de  véritable 
orateur.  Il  tient  compte  des  interruptions  et  y 
répond  avec  une  grande  habileté,  le  plus  souvent 
par  quelque  formule  bien  frappée.  C'est  ainsi 
qu'avi  cours  du  débat  en  question,  il  dira  :  «  L'Ar- 
mée n'est  pas  une  partie  de  la  nation;  elle  est  la 
nation  elle-même  ».  ((  L  Armée  n'a  pas  à  être  juge  : 
tant  que  je  serai  son  chef,  elle  n'aura  qu'à  obéir  ». 

Solidement  étjabli  à  la  tribune,  très  à  l'aise  dans 
sa  jaquette  de  bonne  coupe  et  de  beau  drap,  il 
envoie  à  travers  le  visage  de  cette  bande  de  nique- 
douilles,  de  grandes  potées  de  républicanisme  : 
((  La  République,  Messieurs  !  »  «  La  Réaction,  Mes- 
sieurs! ».  ((  Sommes-nous  en  République,  oui  ou 
non?  ».  ((  Je  crois  qu'on  en  pourrait  douter.  »  Et 
patati  et  patata.  Au  fond  il  se  fout  d'eux  et,  riant 
dans  sa  barbe,  cherche  à  se  donner  le  spectacle  de 


loa 


l'un  de  ces  tumultes  parlementaires  dont  il  a  en- 
tendu parler.  Voilà  précisément  qu'à  propos  de 
n'importe  quoi,  une  voix  à  gauche,  hurle:  «  Silence 
aux  fils  d'émigrés!  »  A  droite,  une  voix  non  moins 
stridente,  répond  :  ((  Silence  aux  fils  d'assassins!  » 
D'où  grand  hourvari,  jaillissement  de  députés  hors 
de  leur  bat-flanc,  mêlées,  chocs  mous  de  corps  qui 
font  le  simulacre  de  se  gourmer.  Dans  la  bagarre, 
plus  d'un  huissier  met  à  profit  l'occasion  pour 
loger  son  pied  dans  les  fesses  de  quelqu'un  de  nos 
honorables.  Le  Polonais  Floquet,  qui  préside,  s'agite 
à  son  comptoir.  Il  branle  sa  cloche  et,  dans  une 
pose  à  la  Danton,  crie  :  «  Du  silence,  encore  du 
silence,  et  toujours  du  silence!  »  Apercevant  le 
vieux  Madier  de  Montjau,  qui  gesticule  à  son  banc, 
il  hurle,  la  main  étendue  :  ((  Monsieur  de  Mont- 
jau, vous  avez  la  parole.  »  Alors,  ce  noble  débris 
grouille  du  chef  et  bafouille  dans  son  râtelier  : 
((  Je  voulais  seulement  dire  qu'on  avait  bien  fait 
de  lui  couper  la  tête  ». 

La  Chambre,  à  cette  époque,  au  lendemain  des 
élections  de  1885,  est  presque  partagée  en  deux, 
quoique  les  scrutins  de  ballottages,  savamment  tri- 
patouillés, aient  donné  aux  républicains  une  assez 
considérable  majorité.  On  compte  en  bloc,  372  ré- 
publicains et  202   réactionnaires.   Mais,   sauf  lors-. 


109 


qu'il  s'agit  de  bouffer  du  curé,  ou  de  questions 
électorales  et  alimentaires,  les  partis  s'émiettent  à 
l'extrême  et  les  Droites,  si  elles  étaient  moins 
cruchottes  et  plus  allantes,  auraient  un  grand  rôle 
à  jouer. 

Dans  l'affaire  qui  nous  occupe,  Boulanger  obtint 
en  faveur  de  l'ordre  du  jour  approuvé  par  lui, 
374  voix  contre  136,  ce  qui  était  un  beau  denier, 
pour  un  début.  Clemenceau,  à  la  buvette,  devant 
son  verre  d'eau  de  Carlsbad,  est  enchanté.  Entouré 
de  son  état-major  où  l'on  voit  Anatole  de  Là  Forge, 
Tony-Révillon,  Pelletan,  Laisant,  Laguerre,  Eugène 
Mayer,  Millerand,  Pichon,  il  crie  :  a  II  a 
été  très  bien,  Boulboul.  C'est  mon  général,  un 
nouvel  Augereau.  Si  la  réaction  bouge,  nous 
aurons,  avec  lui,  notre  petit  Fructidor  ».  Et 
demeuré  seul,  mâchant  dans  sa  bouche,  l'amer  qui 
lui  monte  des  tripes,  il  songe  au  mauvais  coup 
qu'il  médite.  C'est  l'expulsion  des  Princes  d'Orléans 
dont  la  haute  allure  l'irrite. 

Ayant  donné  à  ronger  aux  députés,  cet  os  qui, 
certes,  ne  portait  que  peu  de  moelle.  Boulanger 
eut  bientôt  l'occasion  de  faire  sa  cour  au  populo. 
A  ce  propos,  il  est  curieux  de  constater  que  toute 
la  politique  a  pour  centre  le  ministre  de  la  guerre. 
11  semble  qu'il  n'y  ait  plus  ni  président  du  Conseil, 


110 


Henri    ROCHEFORT 


ni  aucun  ministre  en  fonction  dans  les  autres  dé- 
partements. 

Donc,  à  la  fin  de  janvier,  les  mineurs  de  Deca- 
zeville,  dans  l'Aveyron,  se  mettent  en  grève. 
Comme  le  sang,  dans  ce  pays,  est  des  plus  chauds, 
nos  gens,  dès  l'abord,  donnent  la  chasse  à  l'ingé- 
nieur Watrin,  l'assaillent  dans  la  maison  où  il  a 
cherché  un  refuge  et,  l'ayant  assommé,  l'envoient 
par  la  fenêtre,  dans  un  monde  meilleur.  Le  minis- 
tre de  l'Intérieur  n'est  autre  que  Sarrien,  ce  qui 
est  tout  dire.  Il  a,  dans  la  région,  un  préfet  à  sa 
petite  mesure.  La  population  entière  de  Decaze- 
ville  est  favorable  à  la  révolte  et  tout  le  monde 
officiel  sent  plus  ou  moins  branler  sa  faible  tête 
On  se  tourne  alors  vers  le  ministre  de  la  guerre 
On  l'observe  curieusement.  Sa  récente  fortune  va 
t-elle  échouer  sur  la  traîtrise  de  cet  écueil?  Sera 
t-il  contraint  de  marquer  son  nom  au  sceau  san 
allant  qu'il  évita  pendant  la  Comiimne?  Sera-t-ii 
un  nouveau    Galliffet? 

Boulanger,  sans  marquer  le  moindre  étonnement, 
prend  sa  décision  aussitôt.  Il  envoie  à  Decazeville 
un  nombre  de  soldats  tel,  que  les  grévistes  ne  peu- 
vent même  plus  songer  aux  violences.  Le  calme 
est  rétabli  instantanément.  C'est  le  système  même 
qu'il  a  employé  en  Tunisie.  Mais  ce  qu'il  y  a  sur- 


112 


tout  de  curieux,  c'est  le  parti  que  le  général  va 
tirer  de  cette  désagréable  affaire.  On  pense  que 
les  députés  ne  vont  pas  laisser  perdre  si  belle 
occasion  de  proférer  quelques  bourdes  de  choix. 
Ils  vont  se  jeter  à  la  tête  le  cadavre  de  Watrin  et 
tailler  dans  le  corps  mort  de  ce  malheureux,  des 
affiches  électorales.  Soit  à  Gauche,  soit  à  Droite, 
le  ministre  de  la  Guerre  est  pris,  assez  rudement,  à 
partie.  Il  fait  aux  uns  et  aux  autres,  une  réponse 
de  la  plus  extrême  habileté.  Son  discours  serait 
même  à  citer  en  entier  comme  un  modèle  du 
genre.  En  voici  un  bref  extrait  : 

((  Dès  le  début  de  la  grève,  le  gouvernement  a 
))  envoyé  à  Decazeville,  un  nombre  respectable 
))  de  troupes.  Il  a  agi  ainsi  pour  protéger  les  mi- 
))  neurs  contre  eux-mêmes,  pour  empêcher  dans 
))  leur  esprit  toute  éclosion  d'idées,  de  pensées  de 
))  destruction  qui  pourraient  germer  dans  les  cer- 
))  velles  de  gens  simples  se  laissant  trop  facilement 
))  conduire  par  leurs  colères  et  leurs  passions. 
))  L'armée  est  donc  à  Decazeville,  immobile,  l'ar- 
»  me  au  pied.  Elle  ne  prend  point  parti.  Elle 
))  n'agit  pas  plus  en  faveur  de  la  Compagnie  que 
»  des  mineurs.  On  a  dit  qu'il  y  avait,  à  Decazeville, 
))  autant  de  soldats  que  de  mineurs.  L'exagération 
))  est  évidente.  Néanmoins,  je  vous  dis:  ne  vous  en 


113 


))  plaignez  pas,  ne  nous  le  reprochez  pas,  car  peut- 
»  être,  à  l'heure  qu'il  est,  chaque  soldat  partage 
))  avec  un  mineur  sa  soupe  et  sa  ration  de  pain.  » 
Avec  cette  déclaration.  Boulanger  met  le  feu 
aux  quatre  coins  de  la  presse.  Flamhées  joyeuses, 
aÛlumées  par  les  partisans  ou  traîtres  incendies 
portés  par  les  ennemis.  Cet  homme  dont  l'histoire 
officielle  voudra,  par  la  suite,  qiiacher  le  nom, 
emplit  tous  les  journaux  de  son  bruit.  Articles, 
dessins,  caricatures,  portraits,  on  le  vitupère,  on 
l'exalte,  mais  on  s'occupe  de  lui,  les  autres  person- 
nages politiques  ne  sont  plus  que  des  figurants.  On 
peut,  à  la  grosse  mode,  citer  comme  lui  étant  géné- 
ralement favorables,  les  feuilles  suivantes  :  Le 
Petit  Journal,  la  Lanterne,  V Intransigeant,  le  Petit 
Parisien,  la  Revkmche,  le  Cri  du  Peuple,  la  France, 
Paris,  rEvènement,  le  xix^  Siècle,  le  Voltaire,  la 
Souveraineté,  le  Pays,  Gil  Bios,  V Action,  le  Soir,  le 
Mot  d^ Ordre,  VEcho  de  Paris,  la  Nation,  Contre 
lui  il  y  a,  pour  l'instant,  car  beaucoup  viendront  à 
sa  merci  ensuite  :  le  Rappel,  le  Figaro,  V  Autorité, 
la .  République  Française,  le  Temps,  la  Paix,  le 
Soleil,  le  National,  le  Radical,  V  Univers,  le  Monde, 
le  Petit  Caporal,  la  Gazette  de  France,  le  Français, 
la  Patrie,  la  Défense,  le  Moniteur  Universel,  le 
le  Petit  Moniteur,  la  Petite  Presse,  le  Gaulois,  Il 


114 


! 


Le  Comte  Dillon 


faut  ajouter  les  petites  feuilles,  les  brûlots  satiri- 
riques,  tels  que  le  Trihoulet,  la  Lanterne  d^ Arle- 
quin, Sans  oublier  le  journaux  de  province  et 
ceux  de  l'étranger,  car  nous  voyons,  par  exemple, 
le  Lastige  Blatter,  de  Hambourg,  et  même  le 
Times  qui  publie  le  portrait  du  général,  faire  leur 
partie  dans  le  concert. 

.  Comme  nous  Pavons  dit,  le  ministre  de  la 
Guerre  avait  organisé  rue  Saint-Dominique,  un 
bureau  de  la  presse  à  la  tête  duquel  il  avait  mis  le 
commandant  Plet.  On  a  essayé,  lors  du  ridicule 
procès  fait  à  Boulanger,  devant  la  Haute-Cour, 
d'insinuer  qu'il  avait  distribué  des  sommes  impor- 
tantes prises  sur  les  fonds  secrets.  Mais,  à  l'appui 
de  ces  accusations,  on  n'a  pu  présenter  que  des  do- 
cuments ayant  trait  à  des  sommes  insignifiantes. 
Ainsi,  on  brandit  triomphalement  un  papier  par 
lequel  le  commandant  Plet  reconnaît  avoir  remis 
mille  francs,  comme  indemnité,  à  l'auteur  et  à 
l'éditeur  du  «  Général  Revanche  »,  dont  on  a 
interdit  la  publication.  De  même,  Hanotaux  po- 
cbardant  devant  ce  singulier  tribunal,  prétend  que 
Boulanger  aurait  mis  la  main  sur  le  journal  Le 
National,  moyennant  un  achat  fictif  de  mille  nu- 
méros par  jour.  Dans  ce  cas,  il  aurait  eu  affaire  à 
de  fieffés  coquins,  qar  cette  feuille,  d'ailleurs  va- 


116 


seuse,  l'attaqua  plus  souvent  qu'à  son  tour. 

La  vérité  est  que  l'on  se  trouve  là,  en  présence 
du  second  défaut  capital  de  Boulanger.  Le  premier 
étant,  comme  on  l'a  vu,  la  bonté,  celui-ci  n'est 
autre  que  le  mépris  de  l'argent  et  une  méconnais- 
sance notable  de  son  pouvoir.  Plus  encore,  le  géné- 
ral avait  peur  de  l'argent.  Quand  il  arriva  au  mi- 
nistère, il  confia  tous  les  services  financiers  à 
l'intendant  Raizon,  et  jamais  il  ne  voulut  connaître 
la  moindre  affaire  d'adjudication.  Les  Cornélius 
Hertz,  les  Reinacli  et  autres  requins  de  la  grosse 
race,  rôdaient  autour  de  la  rue  Saint-Dominique. 
En  toute  ingénuité.  Boulanger  les  accueillait,  d'au- 
tant qu'ils  arrivaient  aux  bras  de  l'ami  Clemenceau  ; 
mais,  quand  il  ne  put  douter  de  leurs  intentions, 
il  les  balança  brutalement  vers  l'extérieur,  et  se 
fit  ainsi  les  plus  sordides  ennemis. 

Sans  doute,  s'étjant  engagé  dans  une  politique  de 
réforme  à  outrance,  le  nouveau  ministre  arrose  la 
presse.  Cela  est  indispensable  à  la  bonne  marche 
de  ses  travaux.  Il  faut  que  les  journaux  ne  soient 
pas  systématiquement  hostiles  à  des  mesures  telles 
que  l'adoption  du  fusil  Lebel  ou  du  service  de 
trois  ans.  Mais,  dès  qu'il  s'agit  de  sa  publicité  per- 
sonnelle, le  général  est  plus  malin;  il  sait  faire  de 
la  bonne  cuisine  avec  un  peu  d'argent.  On  a  f^it 


117 


hommage  à  celui-ci  ou  à  cet  autre  de  la  mer- 
veilleuse façon  dont  fut  organisée  la  réclame 
boul)angiste.  C'est  lui  le  maître,  c'est  lui  l'éveilleur 
de  talents  qui  n'atteindront  jamais  à  son  génie. 

Les  soldats  sont  autorisés  à  porter  la  barbe;  les 
guérites  des  corps  de  garde  sont  barbouillées  de 
tricolore;  on  change  le  nom  des  casernes;  paraît 
une  circulaire  sur  l'emploi  des  scies  articulées 
dans  la  cavalerie;  aussitôt  toute  la  presse,  plus 
zélée  que  si  elle  avait  reçu  la  forte  somme, 
attroupe  le  badaud  et  f^it  grand  tam-tam  autour 
du  ministre.  Lui  se  frotte  les  mains  et  part  pour  les 
provinces.  Il  parcourt  le  territoire;  il  visite  les 
écoles  militaires  et  civiles;  il  préside  les  orphéons 
en  concovirs,  les  gymnasiarques  en  exercices.  Sa 
riche  nature  fa»:  fureur  dans  les  banquets,  son 
estomac  et  son  esprit  y  sont  en  bonne  verve,  et  le 
moment  venu  de  payer  son  écot,  il  se  lève  en  pleine 
forme.  ((  Je  bois,  dit-il,  aux  employés  des  Postes 
et  des  Télégraphes  du  département  de  la  Drôme, 
depuis  le  plus  grand  jusqu'au  plus  humble.  A 
Monsieur  le  Directeur,  ainsi  qu'au  petit  facteur 
que  j'aperçois  là-bas  au  fond  de  la  salle.  »  Le  plus 
roué  des  politiciens  ne  dirait,  certes,  pas  mieux.  Et 
comme  le  truc  a  réussi,  il  remet .  ça  et,  derechef 
lève  son  verre  en  l'honneur  ((  du  plus  petit  mem- 


118 


Paul    DÉROULÈDE 


bre  des  sociétés  de  gymnastique  qu  il  croît  bien 
apercevoir  là-bas.  )>  Nos  seigneurs  es  journaux, 
que  nous  avons  vus  souvent  faire  les  rencher 
land  il  s'agit  de  ce  diable  d'homme,  ne  regardent 
Sas  à  la  dépense.  Pede  leva,  d'un  pied  agile,  .Is  le 
Lwent  d  Js  ses  déplacements  et  s'époumonnent  a 
clamer  ses  moindres  actions.  , 

A  cette  époque,  on  parla  beaucoup  d'un  certam 
Campi.  C'était  en  tout  et  pour  tout,  un  assassm  qm 
tvait'escoffié  une  femme  galante,  sa  bonne    et  la 
fille  de  celle-ci,  une  drôlière  de  onze  ans.  Compre- 
nant  qu'il  ét^  allé  un  peu  fort  et  que  son  affaire 
n'étai?pas  des  meilleures,  cet  animal  imagma  deux 
ou    trois    bourdes    qui,    pensait-il,     ^evai-^/^ 
donner  l'aspect  fatal  et  l'admiration  des  dames    I 
nrétendit   avoir  passé  la  nuit  du  crime   chez  u 
S  grande  dame'que  son  honneur  de  geutiUiouime 

Landru  était  un  fils  naturel  de 


120 


Le  Général  donne  audience  à  ChinchoUe* 


journaux  de  droite  qui,  avec  ce  manque  de 
perspicacité  dont  ils  ont  donné  tant  de  preuves, 
disaient  au  général  une  guerre  au  couteau,  atta- 
chèrent le  grelot.  Les  autres  suivirent  et  la  chose 
alla  même  si  loin  que  l'on  put  voir  un  journal 
comme  le  Figaro  publier  un  long  article  où  il 
étudiait  gravement  cette  idiotie,  prétendant  que 
son  enquête  approfondie  lui  permettait  ae  la 
démentir.  Le  beau  Laguerre,  le  jeune  avocat  qui 
défendait  Oampi,  et  qui,  à  ce  que  l'on  disait,  savait 
la  vérité,  fut  pendant  trois  mois  entouré  d'une  cour 
de  curieux  et  surtout  de  curieuses  qui  cherchaient 
à  le  faire  parler.  Frère  ou  pas  frère,  Campi  fut 
raccourci  par  un  gentil  matin  de  mai.  Il  mourut 
en  souliers  vernis,  obstiné  dans  son  allure  fatale 
et  ses  amours  mondaines,  mais  n'avant  jamais 
prétendu  être,  à  un  degré  quelconque,  parent  de 
l'un  des  membres  du  gouvernement. 

Comme  on  lui  joue  cette  farce.  Boulanger  sonne 
d'un  rire  énorme.  Appuyé  sur  son  vieil  et  fourbe 
compagnon,  le  succès,  il  ouvre  son  manteau  à  ce 
vent  immense  de  popularité  qui,  au  milieu 
d'orages  traversés  de  soleil,  l'emporte  vers  la  nuit. 
Des  hommes  entrent  dans  son  tourbillon,  l'inqué- 
tude  est  au  cœur  des  autres;  les  ennemis  se 
préparent    à    lui    tendre    le    pavois    et    ceux    qui 


122 


l'avaient  élevé  sur  |eurs  épaules,  tremblent  de 
trouver  un  chef  là  où  ils  pensaient  avoir  mis  un 
jouet. 

Dans  l'affaire  qu'il  eut  avec  le  général  Saussier, 
Boulanger,  sans  doute  grisé  par  le  premier  encens 
qui  lui  montait  jau  nez,  laissa  voir  un  instant  la 
véritable  carrure  de  son  ambition.  Il  ne  devait 
jamais  plus  s'y  faire  prendre,  car  il  fut  lion  mâtiné 
de  renard.  Depuis  qu'il  était  ministre,  l'importance 
du  gouverneur  militaire  de  Paris  le  gênait.  Il  prit 
donc  une  série  de  mesures  destinées  à  subordonner 
entièrement  la  place  Vendôme  à  la  rue  Saint- 
Dominique.  Surtout  il  se  débarrassa  du  chef  d'état- 
major  de  Saussier,  le  général  Boussenard,  un  dur 
à  manier,  qui  avait  perdu  le  bras  gauche  à  Rezon- 
ville  et  qui,  ayant  été  l'aide  de  camp  du  maréchal 
Canrobert,  n'avait  plus  la  faculté  de  s'émouvoir 
d'admiration  pour  un  nouveau  chef.  Le  père 
Saussier  se  répandit  en  pleurs  et  gémissements, 
même  il  offrit  sa  démission.  Boulanger,  qui  le 
jugeait  fort  utile  à  cette  place  oii  il  se  montrait 
faiblard,  le  calma,  le  pelota,  lui  donna  à  manger 
et  s'en  fit  un  ami.  Mais,  dans  le  bétail  parlemen- 
taire, plusieurs  commencèrent  à  sentir  une  vague 
inquiétude  vers  le  bas  de  leur  dos.  Et  les  membres 
du    gouvernement    décidèrent    de    demander    des 


123 


explications  à  Boulanger,   dès   leur   plus  prochain 
conseil. 

Les  ministres  sont  réunis  et  le  père  Grévy  pré- 
side. C'est  un  paysan  du  Jura.  Il  a  atteint  les 
quatre-vingts,  il  est  menu,  simplet  et  si  bas  de 
fesses  qu'on  l'assied  comme  un  enfant,  sur  une 
chaise  haute.  Il  se  tient  ramassé,  les  doigts  croches, 
les  yeux  agiles  et  inquiets.  Gagne-petit,  ronge- 
liard,  il  a,  dans  un  trou,  à  Mont-sous-Vaudrey,  l'or 
qu'il  a  fait  suer  à  la  France.  Il  a  aussi  enrichi  tous 
les  siens,  dar  si  lui  est  Jules,  il  y  a  encore  Paul, 
Albert  et  Julie,  et  les  gendres,  et  les  fils,  et  les 
filles.  Tous  les  hommes  de  gouvernement,  groupés 
autour  de  lui,  sont  dignes  dun  tel  chef,  depuis 
Freycinet,  le  tombeur  de  l'Union  Générale,  souris 
blanche,  insaisissable,  jusqu'à  Sadi-Carnot,  déjà 
plus  qu'à  moitié  assassiné.  Ils  posent  sur  le  tapis 
leurs  mains  poisseuses,  en  s'efforçant  de  parler  gra- 
vement. Mais  ils  clignent  de  l'œil,  et  se  font  du 
genou.  Ce  sont  d'ailleurs  de  petites  canailles  :  il 
n'y  ia  même  pas  un  cadavre  sous  la  table,  tout  au 
plus  quelques  débris  de  pots  de  vin  et  des  conces- 
sions de  téléphones,  d'électricité,  de  freins  et 
autres.  Pendant  qu'ils  discutent,  à  l'abri  d'une 
tenture  ou  dans  un  placard,  se  tient  l'Américain 
Wilson,  le  gendre  de  Grévy.  Il  écoute,  prend  des 

124 


I 


notes  et  court  bazarder  à  la  Bourse,  les  secrets  de 
l'Etat. 

Or  Boulanger  fait  son  entrée  dans  la  salle  du 
Conseil.  Il  arrive  d'une  tournée  d'inspection,  il 
est  en  tenue  de  campagne  avec  de  grosses  bottes 
éperonnées  et  il  a  sur  lui,  une  odeur  de  choses 
fortement  matérielles.  Il  sent  le  plein  air,  le  cheval 
au  galop,  l'homme  en  action  et  peut-être  même  la 
poudre.  Il  jette  sur  la  table  son  képi,  ses  gants,  sa 
cravache  et  pose  par-dessus,  son  sabre  énorme  et 
qui  écrase  le  tout.  Il  empoigne  son  fauteuil,  le 
soulève  au  bout  du  bras  et,  avant  de  s'asseoir, 
examine  à  droite  et  à  gauche  cette  douzaine  de 
fesse-mathieux. 

Consternés  à  l'aspect  de  ce  gaillard  en  uniforme, 
nos  gens  sentent  le  frisson  de  la  petite  mort  minis- 
térielle leur  trotter  entre  le  cuir  et  la  viande.  Ils 
ont  recours  aussitôt  à  leur  larme  préférée,  le  coup 
de  gueule.  Tous  à  la  fois,  ils  l'entreprennent  acri- 
monieusement  sur  l'affaire  Saussier.  Et,  soudain, 
c'est  comme  s'ils  voyaient  s'évanouir  leur  porte- 
feuille et  leur  écuelle,  car  ils  entendent  ce  soldat 
hilare  qui  leur  dit  :  «  S'il  me  prenait  fantaisie  de 
vous  fourrer  tous  à  Mazas,  je  vous  préviens  que  ce 
n'est  p(as  le  général  Saussier  qui  pourrait  m'en 
empêcher.  » 


125 


Ce  mémorable  conseil  des  ministres  avait  lieu 
aux  alentours  de  la  Saint-Jean  d'été.  A  quelques 
jours  de  là,  un  soir,  Boulanger  traitait  son  bon 
compère,  le  général  Kerbrech,  à  la  Maison  Dorée, 
n  y  avait  aussi  ]a  petite  Honorine  Piéfumet,  une 
fraîche  gosse  qui,  sous  le  nom  de  Laure  de  Chiffre- 
ville,  devait  devenir  quelques  années  plus  tard, 
une  de  nos  grandes  horizontales.  Une  oseille  quel- 
conque de  VEden-Théâtre  complétait  le  quadrille. 
D'ailleurs,  il  parut  par  la  suite  que  ces  gentilles 
frimousses  ne  furent  mises  là  que  pour  satisfaire 
la  curiosité  des  indiscrets  qui  ne  pouvaient  man- 
quer autour  du  général.  Celui-ci  était  de  fort 
appétit.  Il  mangea,  ce  soir-là,  en  outre  de  maintes 
broutilles,  un  dindonneau  farci  à  la  périgourdine, 
douze  fonds  d'artichauts  aux  morilles,  un  saladier 
de  fraise  au  marasquin.  Pour  sa  boisson,  il  fut  à 
son  ordinaire,  assez  sobre  et  se  déclara  satisfait 
d'un  Mouton-d'Armailbac  dont  il  prit  une  bou- 
teille, et  d'un  Cliquot  carte  jaune,  dont  il  absorba 
deux.  Cet  office  rempli,  il  fut  heureux  d'offrir 
ses  compliments  aux  frères  Verdier,  qui  venaient 
de  faire  si  bel  accueil  à  lui  et  à  ses  convives. 

—  Mon  vieux  Kerbrech,  dit  Boulanger  dans  la 
fumée  de  son  cigare,  j'ai  cinq  chevaux  de  selle  et 
six  de  trait. 


126 


Après  la  Revue,  la  nuit  du  14  juillet- 1886 


—  Bougre,  dit  l'autre,  qui  prenait  un  pousse- 
Vamour  à  la  Chartreuse,  cela  te  fait  une  belle 
cavalerie  ! 

— Oui,  mais  pas  plus  tard  que  demain,  tu  vas  te 
mettre  en  cjampagne  et  m'acheter  la  monture 
pour  ma  journée  qui  se  prépare. 

—  Tu  fais,  peut-être,  ton  entrée  à  l'Elysée, 
monté  sur  six  canassons. 

—  Au  14  Juillet  prochain,  je  livre  ma  bataille. 
Si,  ce  soir-là,  je  ne  couche  pas  avec  tous  les  Pari- 
siens et  toutes  les  Parisiennes,  je  suis  foutu! 

—  Et  nous  tous  avec  toi.  Eh  !  là  !  Grand  Georges, 
je  suis  ton  homme. 

—  Tu  vas  me  trouver  le  cheval,  le  seul  cheval. 
Un  chevial  dTmperator.  Crédit  illimité.  Tu  as  dix 
jours  pour  l'achat,  autant  pour  le  dressage.  Je  ne 
tiens  pas  à  être  désarçonné  comme  Bonaparte  à 
Saint-Cloud,  le  jour  de  Brumaire. 

—  Pour  sûr  que  si  tu  te  mets  le  cul  par  terre 
je  ne  nous  vois  pas  jolis  garçons! 

L'époque  était  chevaline  entre  toutes.  Le  noble 
auimal,  qui  fut  roi  pendant  tant  de  siècles,  vivait 
alors  les  derniers  jours  de  sa  souveraineté.  Et  il 
semblait  qu'à  la  veille  de  perdre  sa  prééminence, 
il  voulût  atteindre  à  une  splendeur  non  encore 
connue.   Paris,  qui  demeurait  encore  le   délicieux 


128 


I 


Paris  du  Second  Empire,  entretenait  un  grand 
luxe  d'équipages.  Les  cavaliers,  précieusement 
montés,  se  montraient  nombreux  dans  les  rues  et 
sur  les  promenades.  Et  cela  contribuait  à  main- 
tenir, dans  la  société,  l'élégance  alliée  à  une 
certaine  allure  savoureuse  et  pittoresque,  qui  a 
toujours  été  l'apanage  de  la  cavalerie.  Le  type  de 
bête  à  la  mode  était  le  cheval  Anglais,  fin,  racé, 
mais  un  peu  efflanqué.  Et  précisément,  l'habileté 
du  ministre  de  la  Guerre  était  grande,  de  vouloir 
un  cheval  de  parade  dont  la  beauté  eût  un  autre 
canon. 

Cet  animal  miraculeux  fut  découvert  chez  Marx, 
le  marchand  de  chevaux  de  l'Avenue  des  Champs- 
Elysées.  Kerbrech  l'ayant  trouvé  de  son  goût,  pria 
le  lieutenant,  vicomte  de  la  Villestreux,  de  voir  si 
la  bête  avait  autant  de  qualités  que  de  ligne.  La 
Villestreux,  ancien  officier  d'ordonnance  du  pré- 
cédent ministre  de  la  Guerre,  le  général  Campenon 
était  un  cavalier  remarquable.  Voici  quelle  fut  son 
opinion  sur  le  fameux  animal  qu'il  monta  le  pre- 
mier :  ((  C'était  un  cheval  ciastré,  entièrement  noir, 
mais  non  pas  noir  mal  teint,  comme  le  sont  géné- 
ralement les  bêtes  de  cette  couleur.  Celui-là  était 
d'un  noir  brillant  et  franc.  Il  n'avait  pas  un  poil 
qui    fît    tache.  Il    était   grand,    fort   et    de    croupe 

129 


arrondie.  C'était  ce  qu'en  terme  technique,  on 
appelle  un  cheval  «  rondouillard  ».  Il  avait  assez 
d'âge,  pas  mal  de  tares,  beaucoup  de  mollet.  Mais 
l'encolure  était  superbe  et  l'aspect  imposant.  Je 
me  mis  en  selle,  un  vrai  fauteuil.  Je  le  menai  au 
Bois.  Il  était  galant  dans  sa  bouche  et  puissant 
dans  ses  hanches.  Son  passage  et  son  piaffer  étaient 
de  toute  beauté.  Je  fis  faire,  près  de  lui,  des  son- 
neries de  clairons,  des  roulements  de  tambours,  deb 
feux  de  salve,  il  ne  broncha  aucunement.  Je  con- 
seilljai  donc  au  général  de  Kerbrech  de  l'acheter.  » 

C'est  ce  qui  fut  fait.  Son  prix  fut  de  7.800  francs 
qui  font  environ  40.000  francs  de  notre  chétive 
monnaie.  Ce  cheval  venait  de  Russie,  il  avait  servi 
dans  les  Chevaliers-Gardes  oiî  il  était  la  monture 
du  chef -timbalier.  On  lui  donna  le  nom  de  Tunis. 
Ce  fut  le  fameux  cheval  noir  qui,  dès  son  premier 
bond,  devait  entrer  dians  l'histoire  avec  son 
cavalier. 

La  revue  du  14  Juillet  1886  fut  une  féerie 
orientale,  un  immense  ballet  d'une  cadence,  d'un 
bariolage  somptueux  et  barbare.  Les  acteurs  étaient 
quarante  mille  soldats  :  infanterie,  artillerie,  cava- 
lerie; le  Président  de  la  République;  puis,  dans 
les  tribunes  officielles,  les  belles  Madames  et  leurs 
Messieurs;  enfiil,  sur  la  pelouse  en  dfanse,  la  foule 


130 


Madamç  la  duchesse  d'Uzès 


qui,  «yant  mangé  du  pain,  de  la  viande  et  bu  du 
vin,  se  tenait  compacte  et  comme  suspendue  dans 
le  tremblement  de  la  lumière. 

Vers  trois  heures  et  demie,  une  tiède  averse 
d'été  ayant  abattu  la  pouss,ière,  les  verdures  s'en 
trouvèrent  exaltées  et  le  parfum  de  la  terre  chaude 
et  mouillée  imprégna  tout  le  paysage.  Le  soleil 
s'abaissa  un  peu  à  l'occident,  vers  les  tribunes  et 
attaqua  de  rayons  obliques  ces  deux  masses  :  la 
troupe  et  le  peuple. 

Alors,  du  côté  de  l'aurore,  apparut  sur  son 
cheval  noir,  le  général  Boulanger.  Fabrication  de 
l'ingéniosité  humaine,  épanouissement  dans  la 
nature,  chimère  inconsistante  de  l'esprit?  Dans 
tous  les  cas,  être  qui  semblait  construit  dans  l'air, 
uniquement  par  une  vibration  de  couleurs  les  plus 
délicieuses,  depuis  la  culotte  de  casimir  rose,  le 
dolman  turquoise,  traversé  d'une  bandoulière  de 
moire  amarante,  jusqu'au  bicorne  à  plumes  blan- 
ches qui  enfermait  le  bleu  des  yeux,  l'incarnat  du 
teint  et  la  barbe  dorée. 

Il  y  avait  des  canons  qui  tiraient  des  salves,  et 
des  musiques  militaires  en  marche,  sous  les  arbres, 
quand  le  général  pénétra  sur  le  terrain.  Il  était 
précédé  d'un  peloton  de  spahis  et  suivi,  à  vingt- 
cinq  pas,   d'une  escorte  inouïe,  formée  de  quatre 

132 


cents  officiers,  à  la  tête  desquels  marcliaient  quinze 
généraux  et  les  attachés  militaires  étifangers.  Les 
gens  des  tribunes  battirent  des  mains  et  poussèrent 
quelques  acclamations.  Brisson,  qui  jouait  les  traî- 
tres, le  vilain,  criait  tout  seul  :   ((  Vive  Saussier!  » 

Petit  intermède,  d'un  comique  touchant  :  l'arri- 
vée des  Président  de  la  République  et  du  Conseil. 
Lies  gigantesques  cuirassiers,  en  s'écartant,  lais- 
saient sur  le  gazon,  deux  vieillards  pareillement 
menus  et  chenus  dans  leur  habit  noir,  et  qui  sa- 
luaient avec  des  gestes  apeurés  et  circonspects. 

Chacun  était  à  sa  place,  on  allait  maintenyant 
entrer  dans  le  vif  de  l'affaire  et  Boulanger  allait 
jouer  sa  partie.  Devant  les  unités  massées,  les 
chefs  procédaient  à  la  remise  solennelle  des  déco- 
rations. Le  ministre  de  la  Guerre  galopait  de  tous 
côtés  dans  la  plaine.  H  paraissait  aller  vers  chaque 
^orn-  de  troupe;  en  réalité,  c'était  le  moment  do 
la  vedette  dans  le  ballet.  Il  se  montrait  superbe 
cavalier;  bien  posé  à  la  française,  le  buste  aisé, 
l'assiette  en  avant,  les  genoux  descendus,  jambes 
près,  talons  l^s,  il  travaillait  sans  cesse  sa  mer- 
veilleuse monture.  C'étaient  des  appuyés,  des  ser- 
pentines au  trot  écouté,  des  huit  au  galop 
rassemblé,  avec  changement  de  pied  en  l'air,  des 
passages  réguliers,  étendus  et  brillants.  Et  tous  ces 

134 


exercices  n'avaient  pas  V^  sécheresse,  le  fini  que 
leur  aurait  donnés  un  professionnel.  Ils  étaient 
indiqués,  esquissés  avec  finesse  et  très  habilement 
inclus   dans  le  prétexte  militaire. 

Vingt  musiques  rassemblées  commencèrent  de 
jouer  la  Marche  Indienne,  de  Sellenick.  Le  minis- 
tre de  la  Guerre  se  plaça  de  nouveau  à  la  tête  de 
son  escorte  d'officiers  et,  au  petit  galop,  son  cheval 
dansant,  pour  ainsi  dire,  à  la  cadence  des  cuivres, 
il  défila  devant  le  Président  de  la  République.  Au 
passage,  lui  et  ses  suivants  saluèrent  tous  à  la  fois, 
d'un  grand  geste  du  sabre. 

Alors  entra  en  scène  le  chœur  qui,  jusqu'à  ce 
moment  avait  observé  le  drame  en  silence.  Une 
rumeur  immense,  un  grondement  redoutable  em- 
plit toute  la  plaine,  entre  les  bois  et  le  fleuve,  et 
forma  un  grand  cri  jailli  vers  le  soleil,  comme  une 
source  ardente.  La  forte  voix  du  peuple  ne  s'écoute 
jan^ais  sans  émoi,  que  la  colère  l'enflamme  ou  que 
la  joie  la  fasse  rire.  Mais,  ce  jour-là,  on  connut 
bientôt  que  ce  chant,  d'abord  confus  tant  sa  puis- 
sance était  grande,  avait  pour  thème  un  enthou- 
siasme d'amour.  Toute  la  pelouse  rouge  de  couch^ant 
hurlait  :  «  Vive  Boulanger!  »  Et  la  foule,  les 
femmes  pelotées,  les  hommes  en  chaleur,  les  gar- 
çons, les  filles,  tous  saouls  de  la  joie  de  se  donner, 


135 


brisèrent  les  barrières  et  allèrent  s'offrir  à  cet 
homme.  Farandole  en  délire,  cortège  exalté,  ils  le 
prirent  dans  leur  ardeur  charnelle,  et  de  Long- 
champs  à  la  Concorda,  par  les  Champs-Elysées, 
le  portèrent  sur  leur  cœur,  8ur  leurs  seins,  lui  et 
son  cheval  noir,  dans  la  clameur  de  :  ((  Vive 
Boulanger!  Vive  Boulanger!  » 

Il  faut  qu'une  ville  capitale  ait  le  ventre  gorgé 
de  nausées  par  la  médiocrité  morale  et  la  laideur 
physique  de  ses  gouvernants,  pour  se  donner  iainsi, 
en  un  instant,  à  un  homme,  à  un  inconnu  qui  n'a 
rien  fait  d'autre  que  de  paraître.  «  //  sauta  et  il 
plut  ».  Les  démocraties  se  donnent  généralement 
des  chefs  qui  ont  la  langue  bien  pendue  et  le  ga- 
loubet très  affilé;  pourquoi  ne  rechercheraient-elles 
pas  ^ussi  volontiers  un  homme  qui  fût  joli  garçon 
et  qui  montât  agréablement  un  beau  cheval? 

Ce  soir-là,  à  l'Alcazar  d'Eté,  le  chanteur  popu- 
laire, le  beau  Paulus,  dit  en  s'avançant  sur  la 
scène  :  «  Mesdames,  Messieurs,  en  l'honneur  du 
14  Juillet,  je  vais  avoir  le  plaisir  d'interpréter, 
pour  la  première  fois  devant  vous,  une  chanson 
qui  me  paraît  tout  à  fait  de  circonstance.  »  Et  il 
annonça  le  titre  :  «  En  revenant  de  la  Revue  )). 
L'air  était  guilleret,  entraînant,  les  paroles  amu- 
santes et  bon-enfant.   Dès   le   premier   couplet,   le 

136 


public  fit  entendre  quelques  discrets  applaudisse- 
ments et  même  s'essaya  pendant  la  ritournelle  à 
fredonner  le  refrain.  Paulus  satisfait,  met  son  gibus 
au  bout  de  sa  c(anne,  sa  canne  sur  l'épaule,  et  en 
route  pour  le  second  couplet. 

Ma  sœur  quaim   les  pompiers 
Acclarn    ces  fiers  troupiers; 
Ma  tendre  épouse  bat  des  mains 
Quand  défilent  les  Saint-Cyriens  ; 
Ma  belle  mer    pouss^  des  cris 
En  reluquant  les  spahis; 
Moi,  je  faisait  qualdmirer 
Not^  brav'  général  Boulanger, 

Il  ne  fut  pas  plus  avant.  Au  nom  de  Boulanger, 
les  gens  sautèrent  sur  les  tables.  Ce  furent  des 
applaudissements  et  des  acclimations.  Paulus  fut 
obligé  de  reprendre  vingt  fois  son  couplet.  Puis  les 
spectateurs  ayant  fait  l'achat  de  la  nouvelle 
chanson,  se  répandirent  dans  Paris  pour  propager 
leur  enthousiasme.  Les  uns  s'en  allèrent  chez 
Mdbille,  où  l'on  gambillait  ferme,  d'autres  au 
Jardin  des  Fleurs,  d'autres  encore,  au  Palais-Royal 
chez  les  «  Frères  Provençaux  »,  où  l'assistance 
était  fort  dorée.  Partout,  la  représentation  ou  le 
bal  en  cours,  furent  interrompus  et  quelque  piston- 

137 


solo  ou  quelque saxophoneyirtuose  invités  à  déchif- 
frer ((  En  Revenant  de  la  Revue  ))  que  rabâchait 
tant  bien  que  mal,  un  amateur,  jusqu'à  ce  que 
toute  la  salle  en  délire,  célébrât  avec  lui  :  «  Le 
brav'  général  Boulanger  ». 

Il  y  en  eut  qui  coururent  la  ville  jusqu'au  matin, 
s'arrêtant  lau  bal  des  carrefours,  buvant  le  coup  à 
chaque  bistro,  achetant  deux  sous  à  fumer  de 
Tabac  en  Tabac,  et  partout  proclamant  la  nouvelle 
Marseillaise.  Un  parti  de  ces  frais  Boulangistes, 
arriva  au  petit  matin,  rue  Saint-Dominique.  Il  y 
avait  eu,  toute  la  nuit,  grande  réception  au  Minis- 
tère de  la  Guerre,  les  salons  étaient  combles  et  les 
Jardins  illuminés.  On  fêtait  le  triomphateur  de  la 
journée  du  14.  Nos  gens,  dans  la  rue,  firent  un  tel 
vacarme,  que  les  invités  se  mirent  aux  fenêtres.  Et, 
quand  on  eut  compris  à  qui  ils  en  avaient,  plus 
d'un  fit  la  piteuse  mine.  Il  y  avait  là  Sarrien,  Cle- 
menceau, Laguerre,  Gragnon,  préfet  de  police,  et 
deux  ou  trois  autres  de  la  même  portée,  qui  conve- 
nvaient,  dans  les  petits  coins,  que  ce  militaire 
commençait  à  devenir  inquiétant. 

Voici  quelle  fut  l'origine  de  cette  chanson  qui 
devait  fournir  une  si  belle  carrière.  Delormel  et 
Garnier  en  avaient  écrit  les  paroles  et  L.-C.  Desorme 
composé   la   musique.    Vers    la    mi-juin,    nos    trois 

138 


auteurs  étaient  venus  trouver  Paulus  et  lui  avaient 
présenté  leur  ours.  En  ce  qui  concerne  la  fin  du 
second  couplet,  ils  lui  proposèrent  trois  Variantes  : 

Moi  f  faisait  qu  admirer 
Le  hrav    colonel  Dominé. 

Il  s'agissait  de  Dominé,  un  héros  du  Tonkin,  le 
défenseur  de  Thuyen-Quan. 

Moi  j  faisais  qu  admirer 
Le  brav^  général  Négrier, 

Négrier,  qui  avait  combattu  en  Chine,  avec 
Courbet  et  qui  avait  été  grièvement  blessé 
au  Tonkin,  connaissait  alors  une  certaine  popu- 
larité. Enfin,  troisième  version  : 

Moi  f  faisais   qu  admirer 
Le  brav'  général  Boulanger. 

Paulus  prit  la  chanson  et  ne  dit  pas  auquel  de 
ces  trois  héros  il  allait  donner  la  consécration  de 
son  talent.  Mais,  en  homme  qui  connaît  son  public, 
il  n'hésita  pas,  et,  dans  le  grand  secret,  fit  imprimer 
à  la  gloire  de  Boulanger,  cette  chanson  qui,  le  soir 
du  14  Juillet,  commença  son  tour  du  monde.  Par- 
tout, à  l'étranger,  les  orchestres  militaires  et  civils 


139 


l'adoptèrent    et    ils    la    jouaient    sous    le    nom    de 
Marche  Boulanger, 

Boulanger  venait  de  secouer  rudement  le  peuple 


Quand  on  Conspire  ! 

de  Paris.  Sans  lui  laisser  le  temps  de  reprendre 
haleine,  il  allait  lui  servir  encore  quelques 
émotions  fortes  et  saines.  Le  14,  il  avait  eu  sa  pre- 


140 


mière  journée  ;  le  16,  il  aura  sa  nuit.  Nuit  du 
Paris  français;  la  crapule  cache  son  visage  étranger 
el  les  Parisiens  occupent  la  rue  avec  leur  cœur  qui 
rend  un  son  si  haut  quand  on  sait  le  frapper  à  un 
point  sensible. 

Depuis  qu'il  était  au  ministère,  le  générjàl  avait 
conçu  le  projet  de  créer,  à  Paris,  un  cercle  militaire. 
Cette  idée,  qui  paraît  si  simple  et  naturelle,  avait 
pourtant  bousculé  pas  mal  de  routines  et,  pour  la 
réaliser,  le  général  avait  dû  mettre  en  œuvre  Sia 
ténacité  de  Breton.  Cette  affaire  avait  un  côté  pra- 
tique et  un  autre  décoratif.  Le  local  fut  choisi  de 
main  de  maître.  Pour  400.000  francs,  le  ministre 
acheta  le  local  et  l'installation  du  Splendide-Hôtel 
qui  venait  de  faire  flaillite.  C'est  peut-être  l'immeu- 
be  le  mieux  situé  de  Paris,  la  maison  qui  s'avance 
en  rotonde,  face  à  l'Opéra,  au  bout  de  l'Avenue  et 
de  la  rue  de  la  Paix.  C'est  là  que  'Boulanger  plaça 
son  Cercle  Nation^al  des  Armées  de  terre  et  de  mer 
qui  fut  appelé  officiellement  «  Le  Pétrin  ».  Une 
première  inauguration  intime  en  avait  été  faite  le 
1*^'  juillet,  mais  l'ouverture  solennelle  fut  célébrée 
dans  la  nuit  du  16. 

Cette  cérémonie  qui,  normalement,  n'aurait  dû 
intéresser  que  les  milieux  militaires,  fut  un  événe- 
ment    considérable     qui     agita     la     capitale,    non 

141 


seulement  en  ce  point  vital,  mais  encore  dans  ses 
faubourgs  les  plus  éloignés.  Il  y  eut  d'abord  une 
retraite  militaire.  Deux  escadrons  de  cuirassiers, 
qui  portaient  dès  torches  et  encadraient  quatre 
musiques  d'infanterie  et  deux  batteries  de  tjam- 
bours  et  clairons.  Le  peuple  avait  pensé  vomir, 
tant  on  l'avait  gorgé  de  harangues  civiles  :  ((  et  la 
réaction,  et  la  démocratie,  et  le  curé,  et  la  laïcité, 
et  la  prune,  et  l(a  carotte,  et  le  petit  carnaval  des 
pantins  crottés.  »  Les  bonnes  gens  de  notre  pays 
et  de  notre  grande  ville  ont  le  goût  meilleur  qu'on 
ne  le  pense. 

Il  est  peut-être  curieux  de  mettre  sous  les  yeux 
du  lecteur  ce  qu'un  journal,  qui  n'est  pas  moins 
que  le  ((  Temps  »,  disait  le  lendemain  de  la  fête  : 
((  Depuis  longtemps,  Paris  n'avait  pas  assisté  à  un 
))  pareil  spectacle.  Aussi  l'enthousiasme  la-t-il  été 
))  très  vif,  très  sincère.  Nous  avons  eu  une  nouvelle 
))  manifestation  patriotiqule,  avec  des  cris  mille 
»  fois  répétés  de  :  Vive  la  France!  Vive  F  Armée! 
))  Ce  sont  choses  dont  on  ne  se  lasse  jamais,  qui 
))  réconfortent  l'esprit  et  le  cœur.  »  En  somme. 
Boulanger  remettait  à  la  mode  le  patriotisme. 

Il  arriva  à  la  fête  sur  le  coup  de  dix  heures.  Il 
était  en  grand  uniforme  avec  la  plaque  de  Grand 
Officier    qu'il    venait    de    recevoir.    Dès    que    son 


142 


^  VOITURES  POUR  L'EXPOSITION,  par  TARTARINO 


^^r^^^'^' V^'^''^'>  M^ 


landau  entra  dans  la  rue  de  la  Paix,  la  foule 
Fassaillit  au  cri  de  :  «  Vive  Boulanger!  »  Et  le 
colonel  Jung,  qui  accompagnait  le  général  eut  du 
mal  pour  lui  faire  ouvrir  un  chemin  jusqu'au 
Cercle. 

Mais,  le  plus  beau,  ce  fut  quand  le  général 
sortit,  une  demi-heure  plus  tiard,  et  qu'il  parut  sur 
la  place  de  l'Opéra.  Une  acclamation  immense 
s'éleva  et  il  y  eut  de  grands  remous  parmi  les  spec- 
tateurs qui,  tous,  voulaient  l'approcher.  Lui,  sou- 
riant et  bien  en  verve  saluait  tranquillement  la  foule 
et  inclinait  son  chapeau  à  plumes  devant  elle.  Mais, 
comme  le  délire  allait  croissant,  les  chevaux  du 
général  furent  bientôt  dételés,  escamotés  et  sa  voi- 
ture fut,  non  pas  traînée,  mais  portée  le  long  de 
l'avenue  de  l'Opéra,  jusqu'à  l'Hôtel  du  Louvre. 
Toute  la  nuit,  plusieurs  bandes  formées  de  gens 
qui  ne  se  connaissaient  pas,  ne  s'étaient  concertés 
en  rien  et  qui  étaient  fortes  de  deux  à  trois  mille 
personnes,  parcoururent  les  Grands  Boulevards  en 
criant  :  ((  Vive  Boulanger  !»  Les  vieux  officiers 
qui  sortaient  du  Cercle,  hochaient  la  tête  en  écou- 
tant ces  clameurs  et  ils  disaient  entre  eux  :  ((  Il  y 
a  un  homme  que  nous  avons  entendu  acclamer 
ainsi.  Et  celui-là,  il  est  devenu  empereur!  » 


QUATRIEME  CHAPITRE 


LE  CORTEGE  SE  FORME 


Pistolet  au  poing,  on  conquiert  des  amis, Le 

mystérieux  comte  DUlon,  —  Naquet,  le  boscot 
porte-guigne.  —  Rochefort,  Déroulède,  Clemen- 
ceau, Laguerre,  Denis,  et  les  autres,  —  Madame 
la  duchesse  d'Uzès,  —  Imageries,  chansons,  têtes 
de  pipes,  pain  d^épices,  —  Le  café  de  Monsieur 
Cordier.  —  Boulanger  rencontre  la  Femme 
fatale,  —  L'Affaire  Schnœbelé,  —  Le  grouille- 
ment de  Vomhre.  —  Boulanger  nest  plus 
ministre. 


145 


Madame  Léonide  Leblanc,  qui  fut  l'amante  du 
duc  d'Aumale,  avait  été  belle  aux  temps  du  Second 
Empire.  Alors,  Théodore  de  Banville  disait  d'elle  : 
((  C'est  une  statue  de  bergère-déesse  de  Coysevox  ». 
Vers  1865,  elle  eut  la  blancheur  laiteuse,  l'éclat 
lumineux  de  la  perle.  Elle  fêtait  les  regards  et 
exaltait  l'esprit  car  elle  avait  aussi  une  grâce  indé- 
pendante et  même  assez  sauvage. 

En  1886,  le  temps  a  soufflé  les  lampions, 
il  a  plu  sur  la  fête  des  yeux  et  les  atours  de  la 
beauté  sont  quelque  peu  fripés.  Mais  il  n'importe  : 
ces  Messieurs  de  la  République  se  faufilent  dans 
le  décrochez-moi-çà  de  son  Altesse  et  ruent  de 
fierté  en  endossant  la  défroque  d'un  fils  de  roi.  La 
maîtresse  coquine,  qui  sait  son  monde,  exploite  le 
travers  de  ses  nouveaux  iadmirateurs.  ((  Voici  le 
fauteuil  de  Monseigneur.  Le  duc  travaille  à  cette 
table...  ))  Quand  elle  est  lasse  de  soupirants  répu- 
blicains, elle  fait  annoncer  par  son  valet  de  pied 
que  Monseigneur  vient  de  franchir  la  porte  de 
l'Hôtel,  et  les  flanque  tous  dehors,  sans  ménage- 
ment. Certains  racontent  même  que  la  très  perfide 
avait  fait  fabriquer  un  duc  en  cire,  d'une  ressem- 
blance absolue.  Lorsque  quelqu'un  de  ces  Messieurs 
en  entrant,  apercevait  son  Altesse  penchée  sur  sa 


146 


table  de  travail,  il  s'en  allait  sur  la  pointe  du  pied 
et  sa  passion  s'en  trouvait  accrue. 

On  voyait,  chez  Léonide  Leblanc,  Floquet,  gonflé 
de  vent  comme  un  pet-de-none;  Tirard,  un  gene- 
vois, marchand  de  bijoux  en  toc;  le  beau  Laguerre, 
grand  pacifiste  :  «  Laguerre,  c'est  la  paix  »;  An- 
drieux,  l'ancien  préfet  de  police,  collectionneur 
malicieux  de  petites  frivolités;  le  garibaldien  Loc- 
kroy,  qui  porte  Victor-Hugo  Jans  toutes  ses  poches  ; 
Camille  Pelletan,  sale  et  puant,  sans  linge  sous  son 
vêtement  gras,  et  que  son  patron,  amène  en  laisse, 
comme  un  chien  mal  tenu;  Granet,  des  P.T.T., 
grand  ami  de  Boulanger.  Le  général,  occupé  ailleurs, 
ne  venait  pas  dans  la  maison;  mais,  quand  Léonide 
le  rencontrait  'au  Bois,  oii  elle  montait  à  cheval 
tous  les  matins,  elle  lui  envoyait  des  baisers. 

Le  maître,  c'est  Georges  Clemenceau.  Chaque 
soir  il  arrive  en  habit,  il  accompagne  Léonide  Le- 
blanc dans  quelque  restaurant  à  la  mode,  se  montre 
avec  elle  «au  spectacle  et  ne  la  quitte  que  pour 
aller,  très  tard  dans  la  nuit,  jeter  le  coup  d'œil  du 
maître  dans  les  bureaux  de  son  journal  «  ,La 
Justice  ».  Clemenceau,  à  cette  époque,  est  un  ter- 
rible. A  la  Chambre,  dans  les  salles  de  rédaction, 
sur  les  Boulevards,  il  promène  sa  sinistre  tête  de 
mort,   ses   plaisanteries  cruelles   et   son  pistolet   si 


147 


redouté.  Il  regarde  autour  de  lui  de  son  œîl  rond 
et  jovialement  féroce,  et  il  a  toujours  l'air  de  dire  : 
((  Qu'il   lève   le   doigt,   celui   qui  veut   que   je    le 
crève.  )) 

Sans  doute,  Clemenceau  qui,  avec  ses  airs  de 
bravache  de  chef-lieu,  sent  sa  province,  est 
orgueilleux  de  coucher  dans  le  lit  du  fils  de  Louis- 
Philippe,  mais  il  ne  voudrait  pas  qu'on  le  lui 
rappelât  trop  souvent.  Il  sent  sa  rogne  qui  le  dé- 
mange quand  on  lui  rappelle  qu'après  tout  il  n'est 
pas  de  la  famille  de  Louis-Quatorze. 

Le  15  mai  1886,  Monseigneur  le  Comte  de  Paris 
mariait  sa  Klle,  la  princesse  Amélie,  avec  le  prince 
Charles  de  Bragance,  héritier  de  la  couronne  du 
Portugal.  Les  deux  époux  devaient  monter  sur  le 
trône  trois  ans  plus  tard,  et  connaître  une  heu- 
reuse fortune  jusqu'à  ce  jour  tragique  de  1908,  où 
le  roi  Charles  et  son  fils  aîné  furent  assassinés,  par 
des  sauvages  qui  les  tirèrent  comme  des  lapins, 
dans  la  voiture  oii  se  trouvaient  aussi  la  reine  et  son 
autre  fils.  Mais  à  l'heure  oii  nous  sommes,  la  belle 
princesse,  qui  devait  être  si  cruellement  frappée 
comme  mère  et  comme  épouse,  était  toute  à  la 
joie  de  cette  belle  journée.  L'hôtel  Galiera,  rue  de 
Varennes,  oii  résidait  alors  le  Comte  de  Paris,  fut 
à  cette  occasion,  une  vraie  demeure  royale  où  l'on 


148 


revit  toutes  les  splendeurs  de  la  Cour.  Un  journal 
de  l'époque  disait,  dans  son  compte-rendu  :  ((  On  a 
vu,  dans  cette  soirée,  le  personnel  complet  d'un 
grand  gouvernement,  avec  ses  princes,  ses  diplo- 
mates, ses  pairs,  ses  députés,  ses  conseillers  d'Etat.  » 
L'envie,  la  rongeuse  maladie  des  démocrat^'es,  fit 
alors  de  grands  ravages  parmi  les  républicvairs.  La 
tradition  veut  que  Clemenceau,  ayant  eu  son  fiacre 
arrêté  par  la  cohue  des  somptueux  équipages  prin- 
ciers, ait  dit  à  Léonide  Leblanc,  qui  se  trouvait 
avec  lui  :  ((  Faites  entendre  au  duc  d'Aumale  qu'il 
pourrait  bien  être  expulsé  de  France.  »  Le  chan- 
teur Mac-Nab  exprimait  fort  bien  cette  hargne, 
dans  sa  chanson  : 

,     Bragance  :  qu  est-ce  que  c'est  que  cet  oiseau-là? 
Faut-il  que  son  orgueil  soit  profonde 
Pour  s^être  foutu  un  nom  comme  celui-là? 

Pourtant  les  choses  n'allèrent  pas  aussi  facile- 
ment que  le  désiraient  certains.  Le  père  Grévy, 
Freycinet  étaient  hostiles  à  l'expulsion.  Mais  ces 
deux  pères-la-colique,  eurent  tôt  fait  de  lâcher 
pied  devant  une  commission  parlementaire  dont 
les  plus  beaux  ornements  étaient  Madier  de  Mont- 
jau,  le  coupe-tête.,  et  Camille  Pelletan,  la  tête-à- 
poux.  Le  8  juin,  à  minuit,  l'heure  du  crime,  après 


150 


deux  séances  et  trente-six  mille  bourdes,  la  Cham- 
bre vote  l'expulsion  définitive  des  prétendants  et 
facultative  des  membres  de  leur  famille,  par  315 
voix  contre  232.  Le  22  juin,  le  Sénat  ratifie  ce  vote 
par  137  voix  contre  122.  La  loi  est  promulguée  le 
lendemain,  23  juin  au  Journal  Officiel,  Loi  de 
frousse,  loi  précisément  en  opposition  catégorique 
avec  les  principes  que  prétendent  défendre  les  ré- 
publicains. 

Mais  cette  loi  ne  faisait  pas  l'affaire  de  Clemen- 
ceau, car  elle  n'atteignait  pas  complètement  celui 
qu'il  visait  surtout,  le  duc  d'Aumale.  Il  s'en  alla 
faire  une  scène  à  Freycinet.  La  pauvre  petite 
souris  blanche,  devant  la  colère  de  ce  croque- 
mitaine,  fut  se  fourrer  dans  le  trou  d'un  texte  de 
loi.  Alors  Clemenceau  eut  recours  à  son  ami  Bou- 
langer et  lui  demanda  d'obliger  le  Conseil  des 
Ministres  à  prendre  un  arrêt  d'expulsion  contre 
l'héritier  des  Condé.  Le  général  aimait  et  admirait 
les  princes  d'Orléans,  mais  il  gardait  au  duc  d'Au- 
male, un  fichu  chien  de  sa  chienne,  au  sujet  d'une 
note  de  son  dossier.  «  Officier  très  intelligent  et 
d'avenir,  mais  excessif  et  mal  élevé.  » 

Aussitôt  le  ministre  de  la  Guerre  chassa  de  l'ar- 
mée, le  vainqueur  d'Abd-el-Kader.  Et  celui-là  est 
vraiment  le  seul  acte  médiocre  que  l'on  puisse  ins- 

151 


crire  au  compte  de  Boulanger  D'ailleurs,  il  était,  à 
cette  époque,  quelque  peu  sou«  l'influence  des 
milieux  p^arlementaires  oiî  la  vilenie  est  un  titre 
de  gloire. 

Le  duc  d'Aumaîe  écrivît  au  Président  de  la 
République,  une  lettre  carabinée  qui  retentit 
comme  une  paire  de  gifles  sur  le  cuir  facial  du 
vieux  grigou.  L'autre  eut  une  vengeance  atroce,  il 
expulsa  de  France  ce  fils  de  France.  Et  l'on  assista 
à  ce  spectacle  d'une  ignominie  hautement  républi- 
caine :  le  fils  de  Louis-Philippe,  le  neveu  de  Louis- 
le-Grand,  conduit  à  la  frontière  et  jeté  hors  de  sa 
patrie,  par  un  Israélite,  le  nommé  Isaias  Levaillant, 
directeur  de  la  Sûreté  Générale.  Le  duc  d'Aumale 
montra  au  monde  ce  que  peut  être  le  cœur  magna- 
nme  d'un  prince  Français.  A  peine  arrivé  sur  la 
terre  d'exil,  il  rendit  publique  la  clause  de  son 
testament  qui  léguait  à  la  France,  le  domaine  de 
Chantilly,  avec  le  Château  et  toutes  les  collections 
qu'il  renferme.  Et  il  voulut  que  la  cession  fût 
immédiate. 

Celui  qui  avait  fait  à  son  pays,  un  tel  don,  devait 
mourir  le  17  mai  1897,  à  Zucco,  en  Sicile.  Et  l'orai- 
son funèbre  qui  semble  la  plus  digne  de  lui,  c'est 
le  vieux  refrain  que  chantaient  les  soldats 
d'Afrique  : 


152 


Avant  que  Jérôme  eût  craint  le  plomb, 
UAumale  en  avait  dans   la  jambe! 

Les  pijarlementaîres  royalistes  étaient  bons  et 
estimables,  mais  de  fichus  médiocres  politiques. 
Après  l'expulsion  des  princes,  ils  s'en  prirent 
furieusement  à  Boulanger.  Au  Sénat,  un  vieux  légi- 
timiste barbu,  le  baron  de  Lareinty,  entreprit  assez 
rudement  le  général,  il  alla  même  jusqu'à  le  traiter 
de  lâche.  Le  ministre  de  la  Guerre  lui  envoya  ses 
témoins,  mais  par  une  générosité  qui  était  un  autre 
tirait  néfaste  de  son  caractère,  il  laissa  le  choix  des 
armes  à  son  insulteur.  Celui-ci  prit  le  pistolet  oii 
il  était  de  première  force.  Le  duel  eut  lieu  le  16 
juillet.  On  avait  d'abord  choisi  comme  lieu 
de  la  rencontre,  le  manège  de  l'Ecole  Militaire, 
mais  à  la  suite  d'une  indiscrétion,  on  se  trouva  en 
présence  de  plusieurs  centaines  de  personnes  qui 
attendaient  l'événement.  Les  adversaires  se  rendi- 
rent alors  au  parc  d'aréostation  de  Chalais.  C'est 
là  que  l'on  vit  arriver,  sur  le  terrain,  les  témoins 
qui  étaient  des  sénateurs  et  qui  S'-ndiJaient  quatre 
invalides  i«  la  tête  de  bois,  chacun  dans  sa  petite 
voiture.  Le  baron  fit  feu  des  quatre  fers  et  man- 
qua son  homme.  Boulanger  s'abstint  de  tirer  sur 
ce  vieillard  irascible,  et  cette  attitude  chevaleres- 


153 


que,  qui  aurait  pu  lui  être  néfaste,  servit  le  géné- 
ral. En  effet,  les  royalistes  ^apaisèrent  quelque  peu 
la  rigueur  de  leurs  attaques  et  même  plusieurs 
d'entre  eux  commencèrent  à  éprouver  un  goût 
inavoué  pour  ce  beau  soldat. 

A  la  suite  de  ce  duel,  eut  lieu  la  première  ma- 
nifestation boulangiste  qui  ne  fût  pas  provoquée 
par  la  présence  même  du  général.  Ce  fut  à  Mar- 
seill'3  oii  plusieurs  milliers  de  personnes  parcou- 
rurent la  Cannebière  et  la  rue  Saint-Féréol  en 
criant  :  ((  Vive  Boulanger  î  »  et  se  rendirent  à  la 
Préfecture  pour  demander  au  préfet  de  transmet- 
tre au  général  le  témoignage  de  leur  ardente  sym- 
pathie. Même  ce  qui  était  naturel  étant  donnée  la 
latitude,  1  occasion  parut  bonne  de  brûler  quelques 
pétards  et  d'allumer  force  feux  de  Bengale  en 
l'honneur  de  la  Boulange. 

Tandis  que  le  ministre  de  la  guerre  est  affairé 
à  la  réforme  de  l'armée  dont  nous  avons  parlé  plus 
haut,  et  qu'il  s'efforce  de  mettre  au  point,  pendant 
les  manœuvres  d'automne,  les  nouvelles  méthodes 
tactiques  qui  lui  sont  chères,  nous  allons  jeter  un 
coup  d'œil  sur  le  cortège  d'officieux,  d'intrigants, 
de  patriotes,  de  mabouls  et  de  raseurs,  qui  est  en 
train  de  se  former  autour  de  lui.  On  ne  peut  pas 
dire   ((  d'amis  »,  car  jamais  homme  ne  fut  plus  en- 

154 


touré  et  n'eut  moins  d'amis.  C'est  juste  si  ce  titre 
peut  être  donné  au  capitaine  Driant  et  au  général  de 
Kerbrech.  Pour  ce  qui  est  dvi  rôle  de  confident, 
il  semble  bien  que  personne  ne  le  joua,  car  le  gé- 
néral avait  le  cœur  secret.  A  première  vue,  il  pa- 
raissait bavard,  mais  toujours  il  se  taisait  sur  l'es- 
sentiel et  ne  livrait  jamais  que  l'éeorce  des  mots, 
gardant  pour  lui  la  pulpe  de  son  âme.  On  le  vit 
bien  à  l'heure  oii  il  prit  seul  les  décisions  c(apita- 
les,  comme  aussi  après  que  la  dernière  scène  du 
drame  eût  été  jouée.  Il  ne  fut  pas  un  de  ces  morts 
bavards  comme  nous  en  avons  tant  subis  ces  temps- 
ci. 

Toutefois,  celui  à  qui  peut  être  dévolu  le  rôle 
d'Eminence  grise  auprès  de  Boulanger,  c'est  le 
comte  Arthur  Dillon.  Il  est  assez  difficile  de  saisir 
et  de  délimiter  dans  le  temps  et  dans  l'espace,  ce 
personnage.  Si  Boulanger,  singulier  par  certains 
côtés,  est  dans  l'ensemble  assez  classique  par  ce 
qu'il  renferme  de  bonapartisme  et  d'espagnol,  Dil- 
lon est  un  type  de  conspirateur  plus  inédit.  Il  avait 
lui  aussi,  du  sang  étranger  dans  l'esprit,  étant  le 
descendant  d'un  nationaliste  irlandais.  Son  grand- 
père,  général  de  cavalerie,  avait  été,  au  début  de 
la  Révolution,  massacré  par  ses  cavaliers.  Lui  fut 
d'abord  officier  de  cuirassiers,  puis  il  quitta  l'ar- 

155 


mée  et  fit  des  affaires.  En  Amérique,  il  monta  une 
compagnie  de  câbles  transatlantiques.  Et  il  disait 
à  ce  sujet  :  «  J'ai  trouvé  huit  millions  pour  les 
jeter  à  l'eau,  j'en  trouverai  bien  cinq  pour  miser 
sur  la  popularité  de  Boulanger.  »  Pour  lui,  le  coup 
d'Etat  fut  une  affaire  du  même  genre  que  les 
autres.  Publicité  intense  pour  amener  des  capitaux, 
placement  des  actions  boulangistes,  gestion  habile 
du  patrimoine,  il  y  eut  tout  cela;  il  ne  manqua 
que  la  dernière  opération  :  distribution  de  divi- 
dendes. Mais  celle-là,  le  succès  l'eût  permise,  car 
l'opération  aurait  été  fructueuse.  Dillon  avait  de 
grands  projets  pour  le  lendemain  de  la  victoire. 
Il  aurait  été  premier  ministre,  chancelier,  gouver- 
neur de  la  Banque.  Il  pensait  organiser  une  union 
douanière  européenne  afin  de  lutter  contre  la  con- 
currence américaine.  En  dehors  de  l'argent,  les  ar- 
mes favorites  de  cet  homme  étaient  la  duplicité  et 
le  mépris,  sans  que  cela  fût  néanmoins  assez  cons- 
tant pour  que  l'on  pût  être  sur  ses  gardes.  En  effet, 
on  pouvait  le  voir  tour  à  tour,  et  dans  le  même 
instant,  dur  comme  un  financier  ou  attendri 
comme  un  jobard.  Il  était  brutal  ou  aimable,  le 
tout  d'ailleurs  fort  habilement  et  peut-être  même 
très  ingénuement,  car  il  se  peut  qu'il  fût  un  com- 
posé de  brave  honune  et  de  maître  fourbe.  Et  ce 


156 


curieux  état  de  mélange  instable  que  1  on  voyait 
chez  lui  au  moral,  se  retrouvait  dans  son  physique 
qui  était  indéterminable.  Dans  la  même  heure, 
vous  pouviez  trouver  un  quidam  qui  vous  dise  : 
«  Je  viens  de  rencontrer  le  comte  Dillon.  Les 
affaires  doivent  marcher,  il  est  gras  d'optimisme 
et  reluisant  de  succès  »  alors  qu'un  autre  vous 
chuchotait  à  l'oreille  :  ((  —  Tout  est  perdu  sans 
doute.  J'fiai  aperçu  Dillon  à  l'instant,  il  est  à  plat, 
maigre,  défait.  »  Et  les  deux  avaient  raison  car 
notre  homme  était  à  la  fois  officier  de  cuirassiers 
et  crevard  fini. 

Quoiqu'il  en  fût,  cet  étrange  type  qui  promena 
et  roula  dans  le  même  temps,  tout  son  monde, 
royalistes  et  républicains,  a  transformé  l^a  politi- 
que en  y  introduisant  des  procédés  nouveaux.  Il  ne 
lui  manqua  pour  réussir  que  de  donner  le  pas,  à  un 
certain  moment,  au  cuirassier.  Il  laissa  passer 
1  heure  où  il  fallait  nécessairement  que  le  sang  cou- 
lât et  qu'un  cadavre  fût  jeté  en  travers  de  la  table 
autour  de  laquelle  se  jouait  la  partie.  D'ailleurs, 
cette  affaire  claquée,  il  en  entreprend  aussitôt  une 
autre  et  d'autres  encore.  Vingt-cinq  ans  plus  tard, 
on  peut  le  retrouver,  vieillard  qui  approche  des 
soixante-dix,  mais  toujours  aussi  mUlionuaire,  aussi 
énigmatique,  affairé  à  l'œuvre  gigantesque  du  creu- 

157 


sèment  et  du  lancement  d'un  port  dans  une  île,  sa 
propriété. 

Maintenant,  si  vous  le  voulez  bien,  lecteurs,  nous 
nous  risquerons  à  vous  entretenir  de  Naquet,  le 
boscot  porte-guigne.  Pour  nous  mettre  en  appétit, 
dégustons  d'abord  ce  texte   : 

Le  mariage  est  une  institution  essentiellement  ty- 
rannique  et  attentatoire  à  la  liberté  de  V homme, 
la  cause  de  la  dégénérescence  de  Vespèce.  C^est  une 
institution  génératrice  de  vice,  de  misère  et  de  mal; 
il  faut  lui  préférer  le  concubinage  ou  l  union  libre, 
sans  r intervention  de  V autorité,  sans  consécration 
religieuse  et  légale.  Le  mariage  existant,  la  prosti- 
tution fait  plus  de  bien  que  de  mal,  {Extrait  de  : 
Religion,  Famille,  Propriété,  ouvrage  publié  en 
1868  par  Naquet,) 

Sans  doute,  ces  doctrines  sont  fort  bonnes  et 
surtout  très  pratiques  pour  l'organisation  d'un  che- 
nil. Celui  qui  prétendait  les  propager  n'avait  pour 
se  poser  en  réformateur  de  la  morale  et  de  la  poli- 
tique, d'autre  titre  que  celui  d'Israélite.  C'était  un 
docteur  en  médecine  qui  s'était  spécialisé  dans  les 
études  chimiques.  Il  avait  publié  une  thèse  :  Ap- 
plication de  l'analyse  chimique  à  la  toxicologie, 
qui  fut,  paraît-il,  remarquée.  En  1863,  il  est  nom- 
mé professeur  agrégé  à  la  Faculté    de    médecine. 


158 


^p 


mais  sa  race  le  tourmentant,  il  abandonne  son  la- 
boratoire et  se  rue  au  désordre.  Il  était  en  Espagne 
en  1869,  et  prit  une  part  active  à  la  grande  chien- 
nerie  qui  régna  dans  ce  pays  pendant  la  durée  de 
1  éphémère  république.  Rentré  en  France,  triste 
jour,  c'est  lui  qui  fera  voter,  en  1884,  l'infâme 
loi  rétablissant  le  divorce. 

Ce  Juif  d'enfer,  sorcier  cornu  va  s'attacher  à 
Boulanger  comme  une  ventouse  rongeuse.  Il  était 
petit,  contrefait,  bombé  du  dos  et  avantagé  du  ja- 
bot, avec  cela  cagneux  des  pattes,  gros  du  nez,  lippu 
des  lèvres  et  crasseusement  pileux  de  toutes  parts. 

Ce  personnage  de  Carême  entrant  était  fier  de 
se  montrer  partout  avec  un  bel  homme  tel  que  le 
ministre  de  la  Guerre.  Deux  fois  chaque  mois,  il 
l'invitait  à  déjeuner  au  Café  Anglais  ou  chez 
Durand  et,  comme  de  juste.  Boulanger  payait.  Et 
l'autre,  bon  apôtre,  payait  son  écot  en  fadaises. 
Comme  raseur,  il  ne  craignait  personne.  Sa  ma- 
rotte, c'était  le  coup  d  Etat.  Il  voulait  absolument 
persuader  à  Boulanger  de  lui  faire  la  courte 
échelle.  Le  général  le  regardait  vaguement  et 
pensait  à  autre  chose.  Ce  fut  à  un  de  ces  repas 
que  Clemenceau,  étant  en  tiers,  répondit  à  ce  tenta- 
teur :  ((  La  République  est  bien  malade,  et  je 
n'aime  pas  son   régime.   Mais  les  éventualités  que 


159 


vous  considérez,  Naquet,  seraient  effroyables.   )) 

Outre  le  coup  d'Etat,  ce  politicien  mal  balancé 
avait  un  grand  dessein  qui  lui  travaillait  sa  pauvre 
carcasse  et  dont  Boulanger  et  Dillon  faisaient  leurs 
délices.  Après  la  victoire  du  boulangisme,  il  rêvait 
d'être  nommé  ambassadeur  auprès  du  Vatican.  Il 


voulait  négocier  avec  le  Pape  le  désarmement  uni- 
versel. Comme  quoi,  les  mabouls  de  tous  les  temps, 
se  retrouvent  à  califourchon  sur  le  même  dada 
fourbu. 


160 


Le  général  eut  le  plus  grand  tort  de  ne  pas  re- 
miser au  magasin  des  ^accessoires  cet  informe  dé- 
bris. Mais  ainsi  que  cela  arrive  aux  gens  qui  ne 
sauraient  parler  d'une  chose  sans  la  connaître,  il 
s'en  laissa  imposer  par  de  prétendus  savjants.  Il 
croyait  que  la  politique  était  comme  la  science  mi- 
litaire et  que  ces  gens  avaient  étudié  à  fond  les 
questions  dont  ils  discouraient  au  hasard.  C'est 
ainsi  que  lui,  qui  parlait  facilement  et  trouvait  des 
formules  fortes,  se  laissa  infliger  par  Naquet  des 
discours  qu'il  lut  à  la  Chambre  et  qui  étaient  des 
chefs-d'œuvre  du  genre  vaseux.  Au  plus  beau  de 
l'époque  boulangiste,  ce  fut  un  régal  de  gourmet 
que  de  voir  ce  singe  chimiste  se  pavaner  dans  les  sa- 
lons /aristocratiques  oii  était  reçu  son  maître.  Et 
personne  ne  prenait  garde  à  la  haine  qui  grimaçait 
sur  ce  visage.  Pauvre  cher  général,  il  fut  bien  loti 
avec  des  sacripants  de  cette  sorte! 

Le  personnage  extraordinaire  de  Boulanger 
frappa  si  fortement  les  imaginations  contemporai- 
nes qu'il  y  eut,  à  cette  époque,  une  véritable  fu- 
reur de  coup  d'Etat.  Chacun  voulait  faire  le  sien, 
chacun  voulait  faire  marcher  à  son  profit  Boulan- 
ger qui  tirait  les  ficelles  de  tous  ces  falots  polichi- 
nelles. Le  plus  curieux  et  peut-être  le  moins  connu 
de  tous  ces  conspirateurs  à  la  manque  est  Pierre 


161 


Denis.  Celui-là  était  un  homme  de  bonne  foi  et 
honnête  jusqu'à  la  doublure  de  ses  poches,  illuminé 
certes,  mais  aussi  clairvoyant.  Il  jaugeait  à  son  juste 
tonnage  l'entourage  du  général  et  devinait  les  traî- 
tres de  fort  loin.  Ouvrier  typographe,  il  avait  pris 
une  part  active  à  la  Commune  et  resta,  pendant 
longtemps,  sous  le  coup  de  la  proscription.  Il  avait 
la  tête  assez  bonne,  bourrée  certes,  de  farce  à  la  ni- 
gaude, mais  à  force  de  constance,  il  parvint  à  y 
introduire,  de  surcroît,  quelques  connaissances  qui 
lui  permirent  d'être  un  journaliste  pas  plus  mau- 
vais que  les  autres.  C'est  lui  qui  rédigea  le  livre 
intitulé  —  Le  Mémorial  de  Saint  Brelade  ■ —  qui  est 
émouvant  de  dévote  adoration  à  la  personne  du  gé- 
néral. Donc,  cet  excellent  M.  Denis  conçut  l'idée  de 
renverser  le  gouvernement  de  son  pays,  lui  tout 
seul,  avec  Boulanger.  Pourtant  non,  il  pensait  à 
mettre  dans  l'affaire  un  troisième  partenaire  : 
c'était  Mme  Séverine  qui  ne  connut  d'ailleurs  ja- 
mais cette  funambulesque  aventure.  Après  avoir 
passé  la  frontière,  déguisé  en  colonel.  Boulanger 
serait  venu  se  cacher  près  de  Paris,  dans  une  re- 
traite connue  du  seul  Denis.  Et  de  là,  il  aurait  surgi 
comme  un  diable  sort  de  sa  boîte,  en  criant  : 
((  Coucou,  me  voici  !».  Sacré  Denis  !  Cœur  géné- 
reux,   mais   comme   à   l'homme   à   la   carabine,   un 


162 


grand  coup  de  vent  lui  était  entré  dans  le  cerveau. 
Et  voici  un  gentilhomme  de  haute  race,  Henri 
Rochefort,  dont  Victor  Hugo  dit  : 

Kochefort,  Varcher  fier,  le  hardi  sagittaire 
Dont  la  flèche  est  au  flanc  de  VEmpire  abattu. 

Celui-là  est  un  hussard,  un  spahis.  Il  a  sabré  Na- 
poléon ni.  Pendant  la  Commune,  il  a  brûlé  de  la 
poudre  à  la  gloire  de  son  cher  Paris  ;  maintenant  il 
va  faire  fantasia  pour  Boulanger.  Comme  il  est 
d'usage  entre  mousquetaires,  Faccrochage  a  été  dur. 
Les  deux  hommes  se  sont  heurtés,  mais  la  mesure 
prise,  ils  se  sont  jugés  dignes  l'un  de  l'autre.  Dans 
le  boulangisme,  comme  dans  tous  les  partis  aux- 
quels il  a  appartenu,  Rochefort  marche  à  l'avant, 
avec  les  enfants  perdus.  Il  est  un  des  très  peu  nom- 
breux qui  sont  disposés  à  mettre  leur  peau  dans  l'af- 
faire. Cet  homme  de  cinquante-cinq  ans  n'est  poM^' 
bon  pour  organiser,  manœuvrer,  finasser.  Il  com- 
mence par  mettre  le  feu  aux  quatre  coins  de  l'adver- 
saire, sans  se  soucier  s'il  roussit,  en  même  temps, 
quelque  peu  les  amis.  Quand  Naquet  se  lève  pour 
parler,  il  ne  peut  se  tenir  de  crier:  ((  Cambre-toi, 
fier  si  courbe!  ».  Tous  les  jours,  quelle  fusillade 
dans  1  Intransigeant  î  II  tape  dans  le  tas  et  souvent 
un  peu  à  tort  et  à  travers.  Boulanger  au  début,  en 


163 


prit  plus  d'une  fois  largement  pour  son  grade.  Un 
partisan  de  cette  sorte,  bien  employé,  aurait  pu  être 
précieux.  Il  revenait  de  Nouméa,  il  était  toujours 
prêt  à  y  retourner  ou  à  partir  pour  l'exil.  Et  il  avait 
à  cela  un  mérite  peu  commun.  Sa  vie  était  agréable 
à  Paris.  Il  habitait  un  bel  hôtel  dont  les  murs  por- 
taient ces  toiles  de  maître  qui  avaient  tant  de  son 
cœur,  dont  la  plus  grande  part,  il  est  vrai,  appar- 
tenait à  sa  jeune  femme,  sa  bien-aimée  Marguerite. 
Mais  quand  les  moments  durs  arrivèrent,  il  laissa 
tout  cela  sans  un  mot  amer.  Ce  n'est  pas  lui  qui  lâ- 
chait une  cause  quand  il  n'y  avait  plus  rien  à  en 
tirer  que  des  coups. 

Avec  Laguerre,  nous  descendons  d'un  degré,  car 
les  grandes  habiletés  et  les  petites  trahisons  com- 
mencent. Ce  n'est  pas  l'Iscariote,  mais  son  cousin 
germain.  C'est  lui  qui  va  introduire  dans  la  place, 
Mermeix,  l'enfant  de  chœur,  et  à  deux  ils  feront 
leur  sale  coup.  Maurice  Barres,  qui  était  alors  bien 
jeune  (vingt-cinq  ou  vingt-six  ans)  et  tout  à  fait 
bon  petit  jeune  homme,  a  beaucoup  admiré  La- 
guerre, son  aîné  de  six  ou  sept  ans  à  peine.  La- 
guerre était  beau,  mais  pas  aussi  virilement  que 
Boulanger.  Il  avait  un  visage  éclatant  et  comme  il- 
luminé par  en-dessous,  mais  son  corps,  il  devait 
l'étayer  d'une  attitude  raide,  car  il  était  déjà  avachi 


164 


par  la  noce.  On  lui  avait  d'ailleurs  à  cause  de  cela, 
donné  le  surnom  de  Chi-Chi-Pourri,  qu'on  lui  jeta 
maintes  fois  à  la  face.  Il  parlait  avec  éloquence  et 
même  avait  beaucoup  d'un  bon  orateur.  Son  destin 
pourtant,  ne  fut  pas  grand  dans  cette  voie,  car  il  se 
laissa  vite  dévorer  par  le  cynisme.  Au  Palais,  il 
plaidait,  1  esprit  plein  de  vin,  des  dossiers  qu'ils 
n'avait  pas  ouverts;  à  la  Chambre,  il  montait  à  la 
tribune  et  poignardait  ceux  qui  avaient  compté  sur 
lui.  Et  en  regagnant  sa  place,  il  faisait  sonner  in- 
solemment devant  eux  les  pièces  d'or  qu'il  avait 
reçues  pour  trahir.  Car  il  aimait  l'argent;  il  avait 
dévalisé  sa  femme  pour  établir  sa  maîtresse  ;  il  avait 
même  emporté  l'argenterie  de  sa  belle-mère,  et  il 
disait  partout  la  tête  haute  :  «  Si  quelqu'un 
parle  de  cette  affaire,  je  le  tuerai.  »  Il  avait  un  jour- 
nal qu'il  soutenait,  le  poignard  au  poing,  en  dévali- 
sant celui-ci  ou  celui-là.  Ce  canard  sans  lecteurs, 
(c'était  la  Presse)^  coûta  cher  à  Cornélius  Herz,  à 
Reinach  et  compagnie  et  ensuite  à  Boulanger  qu'il 
soutint  tant  qu'il  y  eut  de  l'argent  dans  la  caisse. 
Clemenceau  ramait  sur  le  même  banc.  Il  traînait 
après  lui  cette  Justice  qui  brandissait  sur  les  con- 
temporains, non  pas  un  glaive,  mais  un  rasoir  de 
bonne  dimension.  Les  collaborateurs  les  plus  folâ- 
tres en  étaient  Camille  Pelletan,  Alexandre  Mille- 


165 


rand,  Arthur  Ranc  et  Cemenceau  lui-même  qui,  s'il 
fut  un  terrible  parleur,  était,  la  plume  à  la  main, 
un   dispensateur   de   calembredaines   politico-philo- 
sophiques, propres  à  semer  la  panique  parmi  tous 
les  bulletins  d'abonnement.   Clemenceau  avait  cru 
que  Boulanger,  au  ministère  de  la  Guerre,  ne  serait 
qu'un  instrument  docile  entre  ses  mains.  Quand  il 
eut  constaté  que  le  général   n'était   point   de  race 
serve,  mais  bien  de  taille  à  prendre  le  pas  sur  qui- 
conque, il  pensa  à  ne  point  perdre  en  son  entier  le 
bénéfice  de  ce  qu'il  avait  fait,  ou  pensé  faire  pour 
lui.  Il  vint  le  trouver  rue  Saint-Dominique,  et  sans 
plus  de  compliments,  lui  demanda  s'il  connaissait 
une  bonne  âme  à  qui  lui,  Clemenceau,  président  de 
la  commission  du  Budget,  pût  emprunter  la  farce 
de  cinq  cents  billets.  Il  dit  avoir  le  plus  pressant 
besoin  de  cette  somme  et  avoir  compté  uniquement 
sur  son  grand  ami  Boulboul  pour  la  lui  procurer. 
Le  général,  qui  l'avait  entendu  arriver  dans  le  cou- 
loir, avec  ses  gros  siabots,  répondit  à  son  cher  Cléclé 
qu'il  était  désolé,  mais  que  n'entendant  rien  de  rien 
aux.  questions  d'argent,  il  lui  conseillait  de  s'adres- 
ser au  comte  Dillon  qui,  lui,  était  plein  aux  as.  Cle- 
menceau revint  à  la  charge  le  lendemain,  et  cette 
fois,  il  ne  parla  plus  que  de  trois  cents  billets,  tou- 
jours avec  garanties  de  derrière  les  fagots.  Boulan- 


166 


<^er  lui  fit  encore  la  même  réponse  et  en  parla  à 
Dillon.  Celui-ci,  quelques  jours  après,  lui  dit  : 
((  Ton  ami  Clemenceau  est  un  fumiste.  Il  n'avait 
pas  de  garanties  pour  deux  sous.  »  Résultat  :  Cle- 
menceau faisait  à  cette  époque  escompter  par  Cor- 
nélius Herz,  le  papier  de  la  Justice  pour  trois  cent 
mille  francs.  En  même  temps,  il  s'apercevait  tout  à 
coup  que  Boulanger  faisait  courir  à  la  République 
les  plus  grands  dangers,  il  partait  aussitôt  en  cam- 
pagne contre  lui  et  lui  jetait  dans  les  jambes  Rou- 
vier  et  Mackau  pour  l'expulser  du  ministère. 

Georges  de  Labruyère  n'était  pas  un  type  à  com- 
bines sordides  de  cette  sorte.  C'était  un  franc  gars 
avec  de  bons  yeux  de  province.  A  peine  arrivé,  il 
fut  célèbre  sur  le  Boulevard,  grâce  à  une  aventure 
qui  révèle  le  caractère  du  personnage.  Il  s  était  pré- 
senté chez  Arthur  Meyer,  directeur  du  Gaulois, 
pour  qui  il  avait  une  recommandation.  Aussitôt  in- 
troduit, il  ne  fut  pas  médiocrement  stupéfait 
d'apercevoir  cet  animal  qui  barbotait  tout  nu  dans 
son  cuvier  à  douches.  En  effet,  Meyer,  en  sa  qua- 
lité d'Israélite  parvenu,  affectait  en  toute  jircons- 
tance  le  plus  complet  mépris  pour  les  Chrétiens 
dont  il  pensait  n'avoir  rien  à  craindre.  Donc,  très  à 
son  aise  dans  cette  tenue,  il  dit  à  son  visiteur  : 
((   C'est  vous  le  Labruvère.   Bon,  je  vous   prends 

167 


au  Gaulois.  Et  vous  allez  commencer  par  me  rendre 
service.  Prenez  l'éponge  et  faites  moi  couler  de 
l'eau  dans  le  cou.  J'aime  beaucoup  ça,  ça  me  rafraî- 
chit. ))  L'autre,  sans  rien  dire,  s'approcha,  se  mit  en 
posture  et  l'insolent  sentit  que  lui  dégoulinait  sur 
la  colonne  vertébrale,  un  liquide  tiède  et  malodo- 
rant. Labruyère  était  d'une  encolure  à  se  permettre 
ce  genre  de  plaisanteries.  Parmi  des  partisans,  le 
rôle  qui  lui  convenait  était  celui  d  homme  de  main. 
Casse-cou,  brise-tout,  ses  moyens  étaient  toujours  le 
recours  à  la  violence  et  à  la  brutalité.  Cavalier 
accompli,  quoiqu'un  peu  lourd  de  buste  et  court 
de  pattes,  il  courait  tout  Paris  à  franc  étrier,  du 
matin  au  soir,  buvant  un  verre  et  mangeant  un 
morceau  à  la  terr/asse  du  Brébant,  sans  mettre  pied 
à  terre.  Il  avait  même  eu  une  vilaine  affaire  avec 
Camescasse,  parce  qu'un  jour  de  grand  mariage, 
il  avait  escaladé  à  cheval  l'escalier  de  la  Madeleine 
et  fait  un  temps  de  galop  sous  la  colonnade  pour 
échapper  aux  sergents  de  ville. 

Ce  drôle  de  grand  bonhomme  était  alors  au  Cri 
dû  Peuple,  qu'il  dirigeait  avec  Mme  Séverine.  Mais 
dès  qu'il  connut  Boulanger,  il  fut  ensorcelé  et  laissa 
tout  en  plan  pour  se  consacrer  à  lui.  Il  rencontrait 
le  Général  au  Bois  de  Boulogne  on  les  deux  hom- 
mes communiaient  dans  leur  commun  amour  des 


168 


longues  chevauchées.  Labruyère  se  constitua  l'offi- 
cier d'ordonnance  de  Boulanger  et  quand  la  Co- 
carde fut  fondée,  il  en  prit  la  direction  avec  Mer- 
meix  avec  qui  il  devait  plus  tard  en  découdre. 

Puisque  nous  parlons  de  Mermeix  et  qu'aussi 
bien  il  doit  jouer  les  traîtres  dans  ce  drame,  autant 
nous  occuper  un  peu  de  lui  en  passant.  Ce  Terrail, 
dit  Mermeix,  était  le  fils  d'un  larbin  de  Flourens. 
Voici  comme  le  dépeint  un  contemporain  :  ((  Un 
maigrelet  au  visage  glabre  et  jaunâtre,  la  bouche 
pincée  sans  lèvres  comme  le  caméléon,  la  tête  et  la 
figure  étroites  sur  un  long  col,  le  monocle  dans  l'œil 
qui  était  gris  et  fixe.  ))  C'était  le  type  du  tapeur 
triste;  depuis  quinze  ans,  il  vivait  aux  crochets  de 
tous  ses  amis  à  qui  il  empruntait  d'un  air  sévère 
des  sommes  qu'il  ne  rendait  jamais.  Il  fut  d  abord 
rédacteur  au  Gaulois,  puis  à  la  France,  Ce  journal 
l'ayant  envoyé  à  Clermont  interroger  Boulanger,  il 
se  colla  au  général  qui  avait  la  pièce  de  vingt  francs 
facile.  Son  air  jeunet  et  surtout  son  habileté  miel- 
leuse à  manier  l'encensoir,  lui  valurent  le  sobri- 
quet d'enfant  de  chœur.  Pour  son  goût,  le  boulan- 
gisme  devait  être  une  aventure  plus  comparable  au 
détroussement  d'une  diligence  qu'à  un  acte  poli- 
tique. Dans  la  curée  qu'il  espérait,  il  se  réservait 
le  poste  de  préfet  de  police.  En  attendant,  il  était 


169 


rhomme  à  tout  faire,  le  paillasson  de  Laguerre,  qwi 
lui  marchait  sur  les  pieds,  lui  tirait  les  cheveux,  lui 
chipait  son  monocle  pour  un  usage  que  l'on  ne 
peut  pas  dire  et,  enfin,  le  bafouait  de  toutes  les  fa- 
çons. Terrail-Mermeix  devait  se  venger  plus  tard. 
Arthur  Meyer,  que  nous  avons  vu  tout  à  l'heure 
dans  ses  exercices  d'hydrothérapie  statique,  se  fau- 
fila lui  aussi  dans  le  parti  boulangiste  qu  il  devait 
lâcher  comme  il  avait  trahi  la  cause  bonapartiste  et 
comme  il  devait  plus  tard  également  abandonner  le 
roi  qu'il  prétendait  défendre.  Ce  Meyer,  dit  le  Dé- 
plumé, avait  débuté  à  Paris  sous  le  patronage  de 
Blanche  d'Anti^ny,  fameuse  horizontale  qui,  à  l'épo- 
que du  Second  Empire,  avait  fait  scandale  en  se 
promenant  sur  les  Boulevards,  toute  îiue  dans  un 
manteau  de  fourrures.  Cette  belle  fille  était,  à  ce 
que  l'on  dit,  aussi  folle  de  la  tête  que  du  corps.  Elle 
oubliait  les  éléments  essentiels  de  son  métier,  au 
grand  détriment  de  sa  bourse.  Arthur-le-Déplumé 
lui  rendait  heureusement  service  et  tenait  à  jouer 
sa  comptabilité  et  l'état  de  ses  cachets.  En  récom- 
pense, elle  le  décrassa  et  le  passa  tout  entier  au  ver- 
nis boulevardier  sous  lequel,  toute  sa  vie,  il  devait 
dissimuler  son  âme  qui  était  laide.  Meyer  fut  l'in- 
venteur de  deux  choses  principalement.  Il  parlait 
en  tétant  sa  langue  et  n'écrivait  pas  un  mot  sans 


170 


lécher  tout  le  monde  alentour  :  les  distingués,  les 
sympathiques,  les  éminents  pullulaient  sous  sa 
plume.  Son  autre  trouvaille  fut  le  coup  de  Meyer, 
très  recommandé  aux  duellistes  capons.  On  saisit 
fortement  dans  sa  main  gauche  Tépée  de  l'adver- 
saire et  l'ayant  ainsi  désarmé,  on  le  frappe  à  loisir 
en  choisissant  la  bonne  place.  Edouard  Drumont, 
qui  eut  la  magnanimité  de  se  battre  avec  un  homme 
comme  celui-là,  fut  victime  de  ce  coup  et  pensa  y 
trouver  la  mort. 

Dans  ses  mémoires,  Meyer  dit  que  ceux  de  sa  race 
sont  souples  et  patients  jusqu'à  l'humilité.  C'est  à 
force  de  souplesse,  de  patience  et  d'humilité  que  le 
fils  d'un  petit  rabbin  devint  directeur  du  Gaulois 
et  sut  se  faufiler,  jusqu'à  quel  point,  on  le  sait, 
dans  les  milieux  de  la  plus  haute  aristocratie.  Et  la 
chose  alla  même  si  loin  que  l'on  eut  ce  spectacle, 
surprenant  sans  doute,  de  Meyer,  le  duelliste,  ser- 
vant de  caution  à  Boulanger  auprès  du  Prince.  En 
Hongrie,  on  connaissait  autrefois  les  Juifs  de  mai- 
son; Arthur  Meyer  fut  le  Juif  de  la  Maison  de 
France.  Il  finit  d'ailleurs,  par  être  jeté  dehors. 

Le  17  octobre  1886,  Paul  Déroulède  arrivait  à  la 
gare  du  Nord.  Il  venait  de  faire  un  long  voyage  en 
Europe  —  autour  de  l'ennemi,  —  disait-il.  Il 
avait  jeté  la  première  semence  de  ce  qui  devait  être 


171 


ralliance  franco-russe,  dont  il  était  alors,  vision- 
naire du  patriotisme,  le  seul  partisan.  La  Ligue  des 
Patriotes  qu'il  a  créée  et  qu'il  définit  —  une  con- 
juration sacrée  pour  le  relèvement  de  la  France  — 
est  là  pour  le  recevoir.  Bien  que  l'on  ait  tenu  se- 
crète Iheure  de  son  arrivée,  une  foule  considérable 
est  sur  la  place.  Gragnon,  préfet  de  police,  dirige 
lui-même  le  service  d'ordre,  très  important  et  assez 
nerveux.  Déroulède  paraît  bientôt  à  la  porte  prin- 
cipale. Il  est  drapé  dans  une  longue  redingote  grise 
de  demi-solde  et  coiffé  d'un  grand  feutre,  gris  égale- 
ment. Il  tient  à  la  main  nn  bouquet  de  roses  rouges, 
que  les  ligueurs  de  Creil  lui  ont  offert  à  son  passage. 
Aussitôt,  des  milliers  de  mains  se  tendent  vers  lui. 
On  l'entoure,  on  le  presse,  on  le  porte,  et  les  cris 
de  :  ((  Vive  Déroulède!  Vive  la  France!  »  retentis- 
sent de  toutes  parts.  Une  jeune  Strasbourgeoise,  vê- 
tue du  costume  alsacien,  lui  remet  des  fleurs.  Dans 
un  coin,  quelques  idiots  crient  :  ((  Vive  la  Républi- 
que Universelle  !  Vive  la  Paix  !  »  La  foule  les  secoue 
quelque  peu  et  la  police,  qui  reconnaît  parmi  eux, 
quelques-uns  des  siens,  accourt  pour  les  dégager. 

Debout  dans  la  bagarre,  Déroulède  prend  la 
parole,  bien  qu'un  commissaire  de  police  lui  répète 
à  tout  instant  :  «  Surtout,  pas  de  discours,  je  vous 
en  prie,  monsieur  Déroulède.  »  Mais  le  grand  Paul 

172 


n'est  pas  de  ceux  que  l'on  intimide.  Tandis  que 
quelques  ligueurs  corrigent  les  policiers  en  bour- 
geois qui  s'obstinent  à  siffler,  il  crie,  avec  sa 
fameuse  voix  de  tempête  :  ((  Pendant  tout  mon 
voyage  a  travers  l'Europe,  le  nom  d'un  homme,  le 
nom  d'un  vaillant  soldat  ma  servi  de  palladium.  Ce 
nom.  c'est  celui  du  chef  suprême  de  notre  armée, 
celui  du  Général  Boulanger!  » 

Le  capitaine  Driant  avait  amené  Déroulède  au 
Général  et  le  lien  patriotique  avait  aussitôt  uni 
ces  trois  hommes.  Déroulède  était  toujours  au  der- 
nier qui  lui  parlait  de  la  France.  Il  avait  cru  à 
Gambetta;  non  seulement  il  mit  son  espoir  dans 
Boulanger,  mais  il  s'identifia  avec  lui  et  ne  se  reprit 
jamais.  On  peut  dire  du  fondateur  de  la  Ligue  des 
Patriotes,  que  toute  sa  vie,  il  sera  hanté  par  Bou- 
langer; désormais  il  va  vivre  fiévreux  dans  le  rêve 
qui  le  tient  depuis  ce  soir  de  Juillet  où  il  a  marché 
par  les  Champs-Elysées,  vers  la  Concorde,  auprès 
d'un  général  beau,  sur  un  cheval  noir,  que  tout 
un  peuple  acclamait  et  qu'une  armée  suivait  avec 
amour.  Dix  ans  plus  tard,  le  23  février  1899,  on  le 
verra,  sur  les  hauteurs  de  la  place  de  la  Nation, 
tout  aliéné  de  furfeur  patriotique,  suspendu  au 
naseau  du  cheval  d'un  autre  général,  en  criant  : 
((  A  l'Elysée,  général!  C'est  pour  la  France!  » 


173 


Ce  souleveur  de  passions,  ce  meneur  d'hommes 
qui  disait  à  bon  droit  :  ((  Je  peux  toujours  rassem- 
bler cent  mille  Parisiens.  »  avait  groupé  autour  de 
lui,  une  élite  d'employés,  de  petits  commerçants, 
d'ouvriers.  Ils  étaient  plusieurs  milliers,  habitués  à 
une  discipline  toute  milil\aire,  entraînés  aux  exer- 
cices physiques,  et  animés  du  plus  haut  esprit  de 
sacrifice.  C'étaient  les  Ligueurs  et  il  faudra  attendre 
la  formation  des  groupes  de  Camelots  du  Roi,  pour 
revoir  une  aussi  admirable  phalange.  Au  début,  la 
Ligue  des  Patriotes  fut  uniquement  l'armée  de 
ceux  qui,  parmi  les  Français  résignés  ou  oublieux, 
s'obstinaient  à  ne  pas  désespérer  de  la  revanche,  à 
vouloir  empêcher  la  prescription  et  à  préparer  le 
retour  de  la  victoire.  Letir  devise  était  :  «  Quand- 
même!  ))  et  leur  journal,  le  Drapeau.  Mais  bientôt 
Déroulède  reconnut  que  la  solution  du  problème  de 
la  revanche  était,  avant  tout,  politique.  Le  prési- 
dent de  la  République,  le  vieux  Grévy,  né  lui  avait- 
il  pas  dit  un  jour  :  a  Strasbourg  et  Metz,  nous  ne 
les  aurons  jamfais.  »  Ce  à  quoi  il  avait  fort  justement 
répondu  :  ((  Dites,  pas  aujourd'hui,  pas  demain, 
pas  dans  cinq  ans,  mais  ne  dites  pas  jamais.  »  Peu 
à  peu,  il  orienta  donc  ses  ligueurs  vers  la  politique 
la  plus  active.  Un  peu  rétifs  au  début,  ils  apportè- 
rent bien  vite,  dans  cette  nouvelle  forme  d'activité. 


174 


Monsieur    Boulange    est    mort,    mironton-ton-ton 


Nfc^UET  TUIÇ^UfT  VUTCWIN     .        lAUHWt 


JJ£ROi 


Il   reviendra  à    Pâques   ou    à   la    Trinité 


PÉRIODE    ÉLECTORALE 


L«  candidat  det  larbins. 


leur  ponctualité,  leurs  habitudes  de  sous-officiers 
réguliers,  méticuleux,  disciplinés.  Il  les  jeta  dans  le 
Boulangisme,  et  pendant  plusieurs  années,  les  tint 
en  état  de  mobilisation  permanente,  prêts  à  se  por- 
ter en  armes,  sur  un  point  quelconque  de  la 
Capitale. 

Il  n'y  avait  qu'une  paille  dans  cette  arme  mer- 
veilleusement forgée.  Déroulède  entendait  demeurer 
le  seul  chef  de  la  Ligue  des  Patriotes.  Il  voulait  se 
dévouer  à  Boulanger,  mais  à  sa  guise  et  jamais  il 
n'accept(a  les  indications  que  celui-ci  lui  donna  à 
plusieurs  reprises  pour  restreindre  ou  accroître 
l'activité  de  ses  partisans.  Il  fut  ainsi  la  cause  de 
maint  échec  et  contribua  plus  qu'on  ne  pourrait  le 
penser  à  rebuter  le  Général.  Le  grand  Paul  était  un 
poète,  un  enchanteur  de  foules  et  le  principal  de 
l'action  était,  pour  lui,  la  gesticulation  romantique, 
l'agitation,  au  carrefour  populaire,  de  son  admirable 
prestance  oratoire.  Il  ne  s'égara  point  aux  mille 
détours  de  l'affaire  Boulangiste,  il  ne  les  soup- 
çonna même  pas,  mais  il  n'était  pas  de  ceux  qui 
s'effacent  dans  le  dévouement  anonyme  et  ce  point 
demeure  assez  obscur  de  savoir  s'il  pensa  servir 
Boulanger  ou  se  servir  de  lui. 

Dans  cette  galerie  des  ancêtres  que  nous  venons 
de  parcourir,  il  y  aurait  certes  lieu  de  mettre  bien 

175 


d'autres  portraits,  mais  afin  d'éviter  l'encombre- 
ment,  nous  n'y  (accrocherons  plus  que  quelques 
tableautins.  Voici  d'abord  Eugène  Mayer,  directeur 
de  la  Lanterne,  ce  journal  que  Léon  Daudet  appelle 
((  Vignoble  pouponnière  des  présidents  du  Conseil 
de  la  IIP  République  ».  Mayer  soutenait  la  poli- 
tique que  l'on  appelait  alors  la  politique  de  la 
paix  par  l'abandon  de  la  revanche.  Il  soutenait 
aussi  bien  d'autres  affaires  aussi  malpropres.  Il  y 
a,  en  tout  cas,  sur  le  dos  de  cet  individu,  l'assassinat 
de  Rappaport  et  de  sa  fille,  sur  lequel  la  justice  a 
jeté  un  voile  pudique.  Mayer  avait  reçu  du  comité 
boulangiste,  cent-vingt  mille  francs  pour  payer  des 
articles  len  faveur  du  Général.  Il  estima  la  somme 
insuffisante  et,  comme  Dillon  1  avait  envoyé  pro- 
mener avec  ses  exigences,  il  poursuivit  désormais 
le  Général,  de  sa  haine.  Et  l'argent  qu'il  avait  reçu 
de  lui,  il  l'employa,  d'accord  avec  la  Sûreté,  à 
monter  «  le  scandale  clérical  ))  de  Citeaux,  qui 
donna  lieu,  à  la  Chambre,  de  se  distinguer  dans  la 
fameuse  séance,  dite  des  anus.  Ensuite  voici  le 
blond  Andrieux,  le  «  boulangiste-qui-n'est-pas-bou- 
langiste  ».  Non  seulement  il  dira  :  «  Je  ne  suis  pas 
de  ces  gens-là  »,  mais  encore  il  échangera  deux 
balles  sans  résultat,  avec  Maret,  de  la  même  sus- 
dite Lanterne,  qui  avait  dit  qu' Andrieux  était  ce 

176 


qu^il  était,  alors  qu'il  aurait  voulu  que  Ton  dise 
qu'il  était  ce  qu'il  n'était  pas.  Passons  et  voyons  Le 
Hérissé,  1  homme  au  feu  d'artifice.  Ce  personnage 
au  nom  piquant,  ayant  reçu  Boulanger  et  ses  'amis 
dans  sa  terre  d'Ille-et- Vilaine,  avait,  après  le  dîner, 
offert  à  ses  invités  le  régal  de  fusées,  de  pétards  et 
même  d'un  superbe  bouquet  qui  écrivit  dans  la  nuit 
en  lettres  de  feu  :  Vive  Boulanger!  Comme  le  Gé- 
néral, très  touché,  disait  à  Dillon  :  «  Le  Hérissé 
fait  vraiment  bien  les  choses.  »  «  Oui,  avec  notre 
argent  »,  répliqua  le  Comte.  En  effet.  Le  Hérissé, 
au  moment  du  départ  de  ses  invités,  se  fit  rembour- 
ses tous  les  frais  de  la  fête. 

Francis  Laur,  qui  fut  député  par  la  grâce  de 
Boulanger,  avait  dans  son  enfance,  servi  de  cobaye 
à  Georges  Sand  et  au  fils  Dumas,  pour  leurs  métho- 
des éducatives.  Il  devait  avoir  la  tête  fort  bien 
assise,  puisque,  malgré  cela,  il  est  parvenu  à  un  âge 
avancé  sans  s'être  montré  plus  maboul  que  le  com- 
mun des  mortels.  Dans  un  double  médaillon, 
mettons  côte  à  côte  Chevrial,  qui  tint,  à  la  foire  du 
Trône,  une  baraque  :  a  Aux  cochons  Réunis  )),  et 
Abadie,  valet  de  chambre  d'une  fort  grande  dame. 
La  fureur  élective  des  électeurs  fut,  à  cette  époque, 
si  violente,  que  ces  deux  petits  compères  ayant  été 
portés  p(ar  erreur  sur  une  liste  de  candidats,  man- 

177 


quèrent  de  fort  peu  la  majorité  absolue.  D  ailleurs, 
l'un,  larbin,  et  l'autre  foireux,  ils  eussent  fait  des 
députés  complets.  Enfin,  nous  avons  gardé  pour  la 
bonne  bouche,  ChinchoUe,  Charles  Chincholle,  le 
délicieux.  S'il  arrivait  que  Boulanger  en  eût  besoin, 
il  lui  serait  beaucoup  pardonné  à  cause  de  Chin- 
cholle, à  cause  de  ce  naïf  et  tendre  amour  qu'il  a 
inspiré  à  ce  cœur  simple.  Chincholle  était  rédacteur 
au  Figaro;  le  Général  fut  donc  tout  d'abord,  pour 
lui,  un  adversaire,  un  monstre  de  radicalisme.  Mais, 
quand  il  eut  rencontré  celui  qu'il  devait,  à  maintes 
reprises,  comparer  au  bon  roi  Henri,  il  fut  chaviré. 
Il  n'hésita  pas  à  montrer  aussitôt  le  zèle  des  néo- 
phytes candides  et  jamais  il  n'abjura  sa  croyance. 
L'encensoir  dans  une  main,  le  crayon  dans  l'autre, 
il  suivit  Boulanger  sur  tous  les  chemins  en  chan- 
tant le  Lauda  Sion  Salvatorem,  On  l'a  appelé  le 
Dangeau  du  Boulangisrae.  Certes  il  fut  le  Dan- 
geau,  mais  souvent  aussi  le  danger,  car  cet 
homme  exquis  était  un  petit  rien  benêt  et  il  péta- 
radait comme  le  feu  d'artifice  du  Hérissé,  qui  était 
beau,  mais  qui  coûta  fort  cher  à  celui  en  l'honneur 
de  qui  il  fut  tiré. 

Donc,  un  cortège  se  forme  autour  du  Général. 
Nous  y  voyons  des  hommes  de  tout  poil  et  de  toute 
carrure,  mais    il   est   facile   de    deviner   qu'auprès 


178 


d'un  qui  aurait  pu  borner  son  ambition  à  jouer  les 
Don  Juan,  l'élément  féminin  ne  pouvait  faire  dé- 
faut. Il  ne  manqua  pas  et  même,  il  surabonda. 
Lorsque  débuta  sa  popularité  et  que  les  lettres  com- 
mencèrent d'affluer  à  l'hôtel  du  Louvre,  sa 
résidence,  le  Général  prit  pour  secrétaire  particu- 
lier, sa  fille  préférée,  sa  bien-aimée  Marcelle.  Mais 
bientôt  il  reconnut  qu'il  était  impossible  quelle 
continuât  à  tenir  cet  emploi.  En  effet,  les  corres- 
pondantes se  montraient  chaque  jour  plus  nom- 
breuses et  de  plus  en  plus  exaltées. 

Mais,  parmi  ces  admiratrices  dont  plus  d'une 
n  avait  certes  rien  d'admirable,  il  faut  laisser  une 
place  tout  à  fait  à  part  et  très  haute  à  une  femme 
remarquable,  qui  ne  fut  animée  que  des  sentiments 
les  plus  élevés  et  qui,  dans  cette  aventure,  n'apporta 
qu'un  seul  amour,  celui  de  la  France.  Madame  la 
duchesse  d'Uzès  était,  à  cette  époque,  une  cavalière, 
une  gaillarde  qui  n'avait  peur  ni  des  mots,  ni 
des  choses.  Elle  chevauchait  dans  les  forêts  de  l'Ille- 
de-France  et  du  Gâtinais,  qu'elle  parcourt  encore 
aujourd'hui,  à  quatre-vingt-quatre  ans.  Et  l'équi- 
page de  Bonnelles  faisait  retentir,  sous  les  hautes 
futaies,  les  gaies  fanfares  du  beau  temps  d  autrefois 
((  Les  intrus  de  Paris  ne  m'empêcheront  pas  de 
sonner  la  Royale  »,  disait-elle.  Elle  était  née  Ro- 


179 


chechouart-Mortemart,  mais,  par  sa  mère,  elle 
tenait  à  une  de  ces  familles  de  grands  marchands, 
dont  le  négoce  est  une  des  gloires  du  pays.  Demeu- 
rée veuve  très  jeune,  la  Duchesse  tint,  avec  une 
magnificence  qui  n'a  pas  été  égalée,  son  rang  de 
premier  pair  de  France;  mais,  en  même  temps  par 
l'esprit  d'entreprise  et  d'audace  pratique  qu'elle 
tenait  de  ses  aïeux  maternels,  elle  fit  la  leçon  à  plu- 
sieurs et  des  plus  hauts  placés.  Tous  les  gaillards 
gentilshommes  qui  conspiraient  confortablement  à 
la  Poule  au  pot,  le  cénacle  Orléaniste,  et  parlaient 
chaque  jour  de  monter  à  cheval  le  lendemain,  ren- 
traient chez  eux  en  sifflotant  : 

Monsieur  de  Charette  a  dit  à  ceux  d^Ancenis  : 

Mes  amis. 

Le  roi  va  ramener  les  fleurs  de  lis, 

et  se  tenaient  quiets,  se  demandant  comment  le  roi 
allait  faire.  Car,  pour  eux,  ils  pensaient  que,  même 
en  République,  la  vie  avait  encore  trop  de  bon  pour 
qu'on  allât  l'exposer  dans  quelque  aventure  déses- 
pérée. 

La  Duchesse  d'Uzès  estimait  qu'une  femme  de 
son  rang  n'avait  pas  le  droit  de  se  désintéresser  des 
affaires  du  pays.  Offensée  comme  chrétienne,  par 
la  persécution,  blessée  dans  sa  délicatesse  de  femme 


180 


par  les  violences  et  les  vilenies  du  pouvoir,  elle  étjail 
prête  à  tous  les  sacrifices  pour  modifier  l'état  mé- 
diocre de  son  pays.  Dès  le  lendemain  du  14  juillet 
1886,  elle  avait  jeté  les  yeux  sur  Boulanger.  Mais, 
bientôt  elle  apprend  que  le  ministre  de  la  Guerre  a 
interdit  aux  officiers  en  garnison  à  Rambouillet,  de 
paraître  aux  chasses  qu'elle  donne.  «  Non,  dit-elle 
alors,  celui-là  est  comme  les  autres,  un  sectaire 
haineux.  )) 

—  Madame,  s'écria  le  peintre  Debat-Ponsan,  qui 
était  présent,  je  vous  garantis  que  le  Général  est 
incapable  d'une  telle  petitesse.  Il  n'a  pas  donné  un 
ordre  semblable  et  il  vous  le  dira  lui-même  si  vous 
y  consentez. 

—  Je  ne  vois  pas,  reprit  la  duchesse,  en  riant,  le 
Ministre  radical  chez  moi,  me  donnant  des  expli- 
cations. Mais,  s'il  veut  venir,  je  ne  demanderai  pas 
mieux  que  de  le  recevoir. 

Quelques  jours  après,  une  voiture  aux  cocardes 
tricolores,  entrait  dans  la  cour  de  l'hôtel  de  l'avenue 
des  Champs-Elysées.  Et  tout  de  suite  on  put  deviner 
quel  était  l'occupant,  car,  au  dehors,  on  avait 
entendu  quelques  cris  :  ((  Vive  Boulanger!  ))  C'était 
en  effet,  le  Général.  Il  se  présenta  avec  la  grâce  qui 
lui  était  naturelle  et  fit  aussitôt  apprécier  les  deux 
qualités  que  l'on  s'attendait  le  moins  à  trouver  en 


181 


lui  :  la  modestie  et  la  simplicité.  Mis  au  courant  de 
l'affaire  des  chasses  de  Rambouillet,  il  s'indigna  du 
zèle  déplacé  d'un  subalterne  et  assura  la  Duchesse 
que,  désormais,  les  officiers  accepteraient  avec  re- 
connaissance ses  invitations. 

Cette  visite  fut  suivie  de  deux  autres.  Dès  la 
seconde  fois,  la  Duchesse  d'Uzès  ne  put  se  tenir  de 
parler  politique  et  même  de  dauber  dru  sur  le 
gouvernement.  Elle  fut  stupéfaite  d'entendre  le 
Général  lui  dire  :  ((  Madame,  si  vous  connaissiez 
ces  gens-là  comme  moi,  vous  les  mépriseriez  bien 
plus  encore.  )) 

A  la  troisième  visite,  la  conversation  devint  plus 
précise  et  le  régime  parlementaire  en  fit  les  frais. 
Le  Général  se  montra  très  catégorique  dans  ses 
critiques,  allant  même  jusqu'à  la  violence.  Tant  et 
si  bien  que  la  Duchesse  lui  dit,  avec  ce  sourire 
qu'elle  a,  en  portant  un  peu  la  tête  en  arrière  : 
((  Savez-vous,  Général,  que  nous  devrions  faire  à 
nous  deux,  un  gouvernement  qui  fût  à  notre 
guise?  ))  Boulanger,  très  sérieux,  répondit  : 
((.  Madame,  si  pour  un  coup  d'Etat,  il  suffisait  d'ex- 
poser sa  vie  comme  sur  le  champ  de  bataille,  il 
serait  demain  un  fait  accompli.  » 

Nous  verrons  plus  loin  ce  que  la  Duchesse 
d'Uzès    donna   à   la  cause   boulangiste.    Parmi   les 

182 


enchantements  de  cette  étonnante  histoire,  celui-là 
fut  peut-être  le  plus  merveilleux.  Cette  grande  dame 
qui  arrive  sur  son  palefroi,  avec  ses  piqueurs  qui 
sonnent  du  cor,  c'est  une  féerie,  un  conte  de  fées  à 
raconter  aux  enfants. 

Après  ces  trois  entrevues,  la  Duchesse  demeura 
férue  de  Boulanger,  ce  qui  est  une  preuve  de  plus 
que  celui-ci  n  était  pas  l'énergumène  que  l'on  nous 
montre  si  volontiers.  Elle  disait  de  lui,  l'ayant  jugé 
avec  cette  acuité  de  vue  que  seules  les  femmes  ont 
parfois  :  ((  Il  a  une  détresse  immense  dans  le  fond 
des  yeux.  » 

Mais  cette  détresse,  la  foule  ne  pouvait  pas  la 
voir.  Elle  se  jeta  sur  cet  homme,  elle  le  saisit,  elle 
s'empara  de  lui.  L'égoïsme  féroce  des  peuples 
n'admet  plus  de  défaillance  chez  ceux  qu'il  a  élus. 
Tous  ces  gens,  qui  étaient  faibles  et  veules,  avaient 
pourtant  dans  un  coin  intact  de  leurs  âmes,  le  tour- 
ment d'un  rêve  héroïque.  Ils  avaient  choisi  des 
maîtres  qui  fussent  pareils  à  l'épreuve  la  plus  mal 
venue  de  leur  propre  image.  Maïs  bientôt,  cet 
avilissement  de  leurs  chefs,  qu'ils  avaient  tant  sou- 
haité, leur  répugna  et  ils  souhaitèrent  se  jeter  dans 
les  bras  d'un  homme  fort.  Ce  gaillard  et  rieur 
général,  ils  l'aimèrent  pour  l'apparence  de  sa  force 
et  pour  son  allégresse.  Et,  1  ayant  'aimé,  ils  le  vou- 

183 


lurent  à  eux  sans  partage.  Quand  Boulanger  rêvait 
de  gloire  et  de  popularité,  certes  lui,  qui  fut  un 
metteur  en  scène  et  un  proclamateur  de  premier 
ordre,  il  attendait  l'irruption  de  la  foule  dans  sa 
vie.  Mais  jamais  il  ne  put  prévoir  une  telle  bouscu- 
lade. On  peut  dire  qu'à  dater  du  14  Juillet  1886, 
jour  où  il  revint  de  Longchamps  sur  son  cheval 
noir,  le  général  vécut  dans  un  tohu-bohu  dont  il  est 
peu  d'exemples  dans  l'histoire. 

Boulanger  va  prendre  une  douche  au  Hamman; 
il  y  a,  devant  l'établissement  cinq  cents  braillards 
dont  l'exaltation  semble  réclamer  des  soins  hydro- 
théragiques.  Boulanger  se  fait  photographier  chez 
Pierre  Petit;  il  dîne  en  tête  à  tête  au  Lion  (TOr;  il 
prend  paisiblement  un  champoreau  à  la  terrasse  de 
chez  Durand;  il  entre  à  l'Hôtel  du  Louvre,  il  sort 
de  l'Hôtel  du  Louvre;  toutes  ses  actions  familières 
s'acomplissent  dans  un  fiévreux  délire  oii  apparais- 
sent des  mains  tendues,  des  chapeaux,  des  mouchoirs 
qui  s'agitent,  des  milliers  de  bouches  ouvertes  et 
que  traversent  des  hurlements  :  ((  Boulange!  Vive! 
Conspuez!  )) 

Et  il  ne  peut  suffire  à  la  foule  d  apercevoir  et  de 
suivre  par  moments,  son  idole;  il  faut  encore 
qu'elle  entende  parler  de  lui,  quand  elle  est  privée 
de  sa  vue.  Nous  avons  déjà  parlé  du  succès  que  rem- 

184 


porta  Paulus  en  insérant  le  nom  de  Boulanger  dans 
la  chanson  désormais  historique,  qui  a  pour  titre  : 
((  En  Revenant  de  la  Revue  ».  Sur  la  même  scène, 
à  l'Alcazar,  le  mime  Plessis  se  fait  la  tête  du  minis- 
tre de  la  Guerre  et  connaît  les  plus  grands  succès 
de  sa  carrière. 

Mais,  c'étaient  là  manifestations  ayant  un  certain 
caractère  fugitif  et  fortuit,  il  fallait  à  cette  gloire 
nouvelle,  la  consécration  de  l'écrit.  Cela  ne  pouvait 
tarder.  En  effet,  dès  le  16  Juillet,  les  camelots 
criaient,  sur  les  Boulevards  :  ((  Demandez  la  bio- 
graphie du  Général  Boulanger.  Dix  centimes.  Deux 
ronds.  »  C'était  une  petite  brochure  de  quelques 
quatre  pages.  Sur  la  couverture,  on  voyait  d'un  côté 
le  Général  à  cheval  et  en  grand  uniforme,  saluant 
dans  l'attitude  même  du  Prince-Président  Louis- 
Napoléon.  Au  verso,  il  y  avait  Boulanger,  passant 
en  revue  les  soldats  du  Tonkin.  L'œuvre  était  éditée 
par  A.  Clavel,  imprimeur-éditeur,  9,  Cité  d'Haute- 
ville.  En  un  tour  de  main,  cent  mille  exemplaires 
se  trouvèrent  vendus. 

Bientôt,  le  tapage  fait  autour  de  cette  publication 
devin  tel,  que  la  presse  anti-boulangiste  commença 
à  jeter  les  hauts  cris.  Une  phrase  surtout  horripilait 
les  adversaires  du  Général  :  ((  Au  physique  cest 
un     beau    garçon,     en    même    temps     quun     bel 

185 


homme.  »  Tout  le  passage  est  à  citer  pour  sa  char- 
mante naïveté  : 

((  Au  physique,  c'est  un  beau  garçon  en  même 

))  temps  qu'un  bel  homme.  De  taille  moyenne,  soli- 

))  dément  bâti,  il  a  toutes  les  allures  de  la  jeunesse 

))  et  de  la  vigueur.  La  physionomie  respire  le  cou- 

))  rage  froid,  dont  hier  encore,  le  Général  donnait 

))  une  nouvelle  preuve.  L'œil  bleu  est  vif  et  clair; 

))  le  nez,  d'un  dessin  très  pur,  surmonte  une  forte 

))  moustache  blonde  qui  vient  rejoindre  une  barbe 

))  cachant  une  bouche  qui  sourit  rarement,  si  ce 

))  n'est  quand  le  général  fait  place  au  père  de  fa- 

))  mille,  car  ce  vaillant  soldat,  cet  officier  brave 

»  comme  son  épée  et  couvert  de  blessure,  si  strict, 

))  si    raide    quelquefois     dans    le    service,    est    le 

»  meilleur  des  pères,  et,  comme  tous  les  forts,  il  n'est 

»  faible  que  pour  les  enfants.  Le  front,  très  large 

)>  est  entouré  de  cheveux  châtain-clair.  L'ensemble 

))  est  correct  et  d'une  superbe  allure  militaire.  » 

Le  panégyrique  était  dur  à  porter  et  tout  autre 
que  Boulanger  en  eût  été  à  jamais  éreinté.  Lui  tint 
le  coup  magnifiquement.  Bien  que  l'indéniable 
acrimonie  de  beaucoup  de  ses  contemporains  s'obs- 
tine à  les  nier,  les  avantages  physiques  du  Général 
étaient   évidents   et   constituaient   même   l'une    des 


186 


explications  les  plus  plausibles  de  sa  soudaine  et 
foudroyante  popularité.  Pierre  Denis,  cet  ami  qui 
maniait  le  pavé  avec  une  roideur  sans  égale,  alla 
même  jusqu'à  écrire  à  ce  sujet  :  «  Nous  ne  sommes 
pas  une  nation  de  pédérastes,  pour  nous  engouer 
d'un  homme  uniquement  parce  qu'il  est  beau.  )) 

Enfin,  après  un  mois  de  bruit  autour  de  cette 
affaire.  Boulanger  se  décida  à  intervenir.  Il  fit 
publier  la  note  suivante  : 

((  On  sait  que  l'on  crie  depuis  quelques  jours, 
))  sur  les  Boulevards,  des  brochures  retraçant  la 
))  vie  du  général  Boulanger.  Le  ministre  de  la 
»  guerre,  qui  est  complètement  étranger  à  ces  sor- 
»  tes  de  publications,  vient  d'envoyer  une  som- 
))  mation  par  huissier,  à  l'éditeur  de  ces  brochures 
))  pour  interdire  leur  mise  en  vente.  » 

M.  Clavel,  sage  à  la  barbe  fleurie  qui  mainte- 
nant sourit  au  souvenir  des  folies  d'antan,  raconte 
quà  peine  l'huissier  venait-il  de  lui  remettre  un 
papier  par  lequel  «  Georges-Ernest-Jean-Marie 
Boulanger,  général  de  division  »  lui  faisait  défense 
de  vendre  la  brochure  incriminée,  le  Capitaine 
Driant  se  présentait  chez  lui  de  la  part  du  même 
Boulanger,  et  lui  disait  :  ((  Ne  vous  arrêtez  pas, 
poussez   ferme  à  la  vente.   »   Et  même  il  ne  s'en 


181 


allait  pas  sans  remettre  à  l'heureux  éditeur  le 
payement  de  dix  mille  exemplaires  pour  la  librai- 
rie militaire  Dumaine,  qui  devait  se  charger  de  les 
distribuer  dans  les  casernes  et  les  cantonnements. 

Le  même  M.  Clavel,  mis  en  goût,  fit  paraître  peu 
après,  et  avec  le  même  succès  :  ((  UAlmanach 
Illustré  du  Général  Boulanger  ))  qui  commence 
ainsi    : 

((  Georges  Boulanger,  général  de  France  et  mî- 
))  nistre  de  la  Guerre  actuel,  est  né  dans  la  capitale 
»  de  la  Bretagne,  le  29  avril  1837.  » 

En  voici  les  dernière  lignes   : 

((  Le  général  est  plein  de  sa  mission,  il  sent  qu'il 
))  tient  en  main  les  germes  de  nos  destinées  et  de 
))  nos  gloires  futures.  » 

Un  autre  éditeur,  qui  est  devenu  un  puissant 
seigneur,  sur  la  Rive  Gauche,  publia  vers  la  même 
époque,  une  autre  biographie  du  général  en  un 
nombre  de  fascicules  approchant  de  l'incroyable. 

Ces  publications,  foraines  pour  ainsi  dire,  fai- 
saient la  parade  sur  la  voie  publique;  dans  leur 
candeur  naturelle  ou  voulue,  elles  s'adressaient 
aux  gens  de  la  rue,  leur  sautaient  au  visage. 
Comme  la  vente  en  était  on  ne  peut  plus  aisée,  et 
que  tout  le  monde   :  auteurs,  éditeurs  et  camelots 


188 


' 


y  trouvait  son  compte,  elles  se  multiplièrent.  Dans 
cette  même  catégorie,  on  peut  ranger  les  chansons 
boulangistes  qui,  à  la  suite  du  succès  de  ((  En  Ke- 
venant  de  la  Revue  »  se  mirent  à  proliférer  d'in- 
vraisemblable façon.  Elles  étaient,  le  plus  souvent, 
très  joliment  présentées,  sous  des  couvertures 
ornées  de  compositions  bariolées  d'agréables  cou- 
leurs au  pochoir.  On  peut  estimer  à  trois  cents,  au 
moins,  le  nombre  des  chansons  inspirées  par  Bou- 
langer, sans  compter  les  parodies  auquelles  donnè- 
rent lieu  certaines,  comme  :  Les  Pioupious 
(T Auvergne,  dont  on  tira  :  Les  Nounous  (TAuv'er' 
gne.  Parmi  les  chantres  attitrés  du  Général,  on 
peut  citer  Delormel  et  Garnier,  dont  la  collabo- 
ration produisit  une  quinzaine  d'œuvres.  Villemer, 
à  lui  seul,  en  donna  vingt-cinq,  mais  il  fut  surpassé 
par  Gabillaud,  qui  inscrivit  au  répertoire  trente 
titres  différends.  Un  poète,  qui  se  cachait  sous  le 
nom  de  ((  Jean  Gamin  »,  écrivit  une  sorte  de  rap- 
sodie  qui  fit  le  bonheur  des  provinces.  On  la  chan- 
tait aux  jours  de  grands  marchés,  dans  les  villes 
et  les  bourgs,  et  le  camelot  avait,  derrière  lui,  une 
belle  enluminure  oiî,  avec  un  bâton  il  montrait  les 
scènes  dont  il  était  question  dans  le  poème.  Cette 
œuvre  narrait  en  quarante-et-un  couplets  toute 
l'histoire  du  Général   : 


189 


I 

Boulanger!  La  France  répète 
Ce  nom-là,  comme  un  saint  espoir 
De  revkmche^  après  la  défaite, 
De  victoire,  au  jour  du  devoir! 
Boulanger!  cest  le  synonyme 
De  France,  de  Gloire,  d^ Honneur; 
C'est  le  soldat  simple  et  sublime, 
Quon  acclame  en  futur  vainqueur! 
U exemple  des  grands  sax^rifices, 
Aux  cœurs  vaillants,  il  Va  laissé; 
Et,  dans  ses  états  de  services, 
U  avenir  lira  son  passé! 

XXXVIII 
Boulanger  entre  au  Ministère 
Le  sept  janvier  quatre-vingt-six. 
Le  relèvement  militaire 
Qu'il  na  pu  que  rêver  jadis. 
Il  le  rend  facile  et  pratique. 
Au  plus  haut  poste  du  devoir. 
Il  reste  un  soldat  fanatique 
Sachant  récolter  et  prévoir. 
Il  apporte  la  confiance. 
Le  jeune  et  brillant  général, 
Et  ses  trente  ans  d^ expérience 
Et  le  réveil  national, 

190 


JACQUOT  CHEZ  LE  TAILLEUR 


Pour  ce  gros  Q  il  faut  une  grande  veste,...  et  ne  pas  ménager  le  drap/ 


Cet  homme,  que  célébraient  à  Fenvi  l'écrit,  la 
parole  et  la  musique,  tout  le  monde  avait  le  désir 
d'en  connaître  et  d'en  contempler  les  traits.  Le 
premier,  le  journal  VEstafette  eut  l'idée  d'offrir  à 
ses  lecteurs  une  photographie  en  pied  du  Général 
Ce  numéro  atteignit  le  tirage  de  huit  cent  mille 
exemplaires.  Le  Figaro  consacra  à  Boulanger  un 
très  curieux  et  très  artistique  numéro  en  couleurs 
qui  fut  un  chef-d'œuvre  de  propagande,  involon- 
taire d'ailleurs.  Des  éditeurs  bien  avisés  mirent  en 
vente  un  Général  Boulanger  populaire,  représen- 
tant, en  grand  format,  le  général  à  cheval  et  tout 
triomphant  dans  son  bel  uniforme.  Ce  portrait 
rappelait  beaucoup  le  Napoléon  III  de  1852.  Il  fut 
répandu  dans  les  provinces  avec  une  telle  insis- 
tance, qu'il  finit  par  passer  pour  un  portrait  officiel 
imposé.  Plusieurs  maires  le  placèrent,  de  trè^  fi-  >o 
foi,  dans  la  salle  d'honneur  de  leur  Hôtel  de  Ville, 
auprès  de  la  moins  sympathique  effigie  de  Ma- 
rianne. Certains,  et  des  mieux  documentés,  tels  que 
Mermeix,  prétendent  que  cinq  millions  de  photogra- 
phies diverses  du  Général  furent  distribuées  ou 
vendues  de  la  sorte,  à  travers  la  France.  Et  ce 
chiffre  paraît  même  au-dessous  de  la  réalité. 

A  toutes  les  publications  dont  nous  venons  de 
parler,  ne  tardèrent  pas  à  se  joindre  les  ouvrages 


191 


de  librairie,  dont  le  caractère  était  moins  éphémère. 
De  graves  auteurs  étudièrent  Boulanger  sur  toutes 
les  coutures,  dans  des  volumes  de  trois  cents  pages. 
Alfred  Barbou  fit  ainsi  paraître  une  l)iographie 
quelque  peu  apologétique.  J.  Lermina  recueillit 
tous  les  discours  prononcés  par  le  ministre  de  la 
guerre  et  les  publia  avec  une  étude  et  des  notes 
critiques.  Belz  de  Villas  donna  sans  plus  attendre, 
la  consécration  de  la  fiction,  à  cette  affaire,  en  un 
roman  dédié  à  la  Duchesse  d'Uzès  et  qui  était  inti- 
tulé :  r  ((  Œillet  Rouge  ».  Dans  le  camp  des  adver- 
saires, un  certain  E.  Bricard  écrivit  sous  le  titre  de 
((  Conspuez  Boulange  »,  un  pamphlet  de  quelque 
deux  cent-cinquante  pages  qui  est  surtout  un  hymne 
saugrenu  à  la  gloire  de  l'Allemagne  et  particulière- 
ment de  la  Prusse.  On  ne  sait  pourquoi  hommage 
de  cette  ânerie  est  fait  à  Sa  Majesté  la  Reine  Ré- 
gente d'Espagne.  Voici  quelques  lignes  qui  donne- 
ront une  idée  des  attaques  dont  fut  l'objet 
Boulanger  : 

'  ((   Ce  détraqué  ne  parlait-il  pas,   dernièrement, 

»  d'entourer  les  canons  de  nos  forts  de  coupoles  de 

»  fer  ou  d'acier?  Il  donnait  pour  raison  la  néces- 

))  site  d'empêcher  les  projectiles  des  grosses  pièces 

»  de   creuser,   par  leur   éclat  formidable   dans    la 


192 


Le  Général  signe  son  courrier 


))  terre,  des  entonnoirs  qui  atteignent  les  voûtes  des 
))  casemates-abris  et  des  poudrières.  Monsieur  le 
))  beau  ministre,  le  plus  sûr  moyen  de  blinder  les 
»  forts  est  d'avoir  une  armée  assez  ferme  pour 
))  empêcher  les  Allemands  de  les  investir  et  que,  en 
»  fissent-ils  le  siège,  nos  troupes  soient  assez  fer- 
))  mes  pour  tenir  bon  sous  le  feu,  et,  la  nuit, 
))  réparer  les  brèches  et  combler  les  entonnoirs... 
))  Et  ce  que  je  dis  pour  le  blindage  des  forts,  je  le 
dis  pour  le  fusil.  Le  fusil  Gras  était  bon  ;  vous  avez 
voulu  400  millions  pour  en  faire  fabriquer  un 
autre...  » 

Tel  n'était  point  l'avis  des  Allemands  sur  notre 
ministre,  car  eux  aussi  portèrent  pierre  à  cet 
édifice  élevé  en  son  honneur  :  Général  Boulanger^ 
Lebensbild  des  franzoesischen  Kriesminister,  (Bio- 
graphie du  ministre  de  la  guerre  de  France,  par 
Alfred  Ruhemann.  Berlin,  2^  édition,  Walther  et 
Apolant).  De  cet  ouvrage  oii  la  vie  militaire  du 
général  est  racontée  avec  des  éloges  pour  sa  bra- 
vouie  et  son  caractère  de  soldat,  nous  retiendrons 
ces  lignes  :  «  Il  est  courageux  et  a  l'air  de  vouloir 
perfectionner  l'armée.  Il  est  ce  que  nous  appelons 
en  allemand  ein  Streber,  un  chercheur.  » 

Pour  donner  en  résumé  et  à  la  grosse  mode,  un 


194 


aperçu  de  l'importance  quantitative  du  document 
imprimé  à  cette  époque  sur  la  personne  de  cet 
homme  inconnu  la  veille,  voici  un  détail  qui  paraît 
significatif.  Il  a  été  donné  à  l'auteur  de  ce  livre  de 
voir  une  collection  où  l'on  avait  rassemblé  sous 
l'étiquette  :  ((  Charges  sur  le  Général  Boulanger  » 
un  exemplaire  des  gazettes  satiriques  qui,  à  cette 
époque,  consacrèrent  leur  couverture  à  quelque 
caricature  du  général.  Cela  formait  trois  énormes 
in-folios  d'un  poids  total  de  trente  kilos. 

Ce  n  était  point  assez,  car  il  y  eut  aussi  les  bibe- 
lots-réclames de  toute  sorte,  créées  et  lancés  par 
des  commerçants,  gros  industriels  ou  petits  colpor- 
teurs. L'effigie  du  général  fut  reproduite  sur  les 
mouchoirs  de  soie;  elle  orna  le  fond  des  assiettes 
dans  les  auberges;  on  la  grava  dans  le  carton  de 
dérisoires  pièces  de  cent  sous;  les  pâtissiers  la  cou- 
lèrent en  croquante  pour  couronner  leurs  pièces 
montées;  les  confiseurs  la  moulèrent  dans  le  rose 
sucre  candi  de  notre  enfance;  elle  remplaça  les 
petits  cochons,  à  la  foire  au  pain  d'épices  :  ((  Dans 
toutes  les  boutiques  des  marchands,  disait  un  jour- 
nal, on  ne  voit  que  des  Boulanger  en  pains  d'épices. 
Le  Général  a  la  tête  peinte  en  sucré,  et  les  décora- 
tions en  angélique.  Les  enfants  le  lèchent  avant  de 
le    mordre.    »    En    passant,    mentionnons    divers 


195 


articles  de  toilette,  tels  que  savons,  manches  de 
blaireaux,  crochets  à  bottines,  ou  encore  des  acces- 
soires vestimentaires  dont  le  plus  célèbre  fut  le 
chapeau  de  paille  dit  «  à  la  Boulange  ».  Enfin, 
honneur  suprême  auquel  peu  parviennent,  le 
Général  se  vit  changé  en  tête  de  pipe.  Le  fabricant 
Gambier  en  édita  divers  modèles  en  merisier,  en 
bruyère,  en  écume  qui,  tous,  se  vendirent  à  des 
milliers  d'exemplaires.  La  maison  Bonnaud  et  Cie, 
de  Marseille,  établit  à  l'effigie  de  Boulanger,  une 
pipe  de  terre  rouge  et  brune.  Elle  en  expédia  en 
Alsace  et  en  Lorraine  de  grandes  quantités,  qui  se 
vendirent  comme  des  petits  pains.  Les  autorités 
Allemandes  voyant  l'enthousiasme  de  nos  malheu- 
reux compatriotes,  ne  tardèrent  pas  à  déclarer  cette 
pipe  séditieuse.  La  police  la  saisit  chez  tous  les 
marchands  et  les  autres  envois  furent  arrêtés  à  la 
frontière. 

Au  sujet  de  ce  grand  mouvement  commercial 
suscité  par  la  popularité  de  Boulanger,  le  poète 
Mac-Nab  disait,  au  Chat-Noir,  une  chanson  qu'il 
avait  imitée  de  Béranger  et  dont  voici  un  couplet  : 

//  me  souvient  de  sa  gloire, 
Car  partout  où  Von  entrait. 
Etait  cloué  son  portrait. 


196 


Les  chansons  disaient  son  histoire. 
Il  était  sur  les  journaux. 
Dans  les  pièces  d^artifice. 
Aux  quatre  points  cardinaux. 
Je  Vavais  en  pain  d^épices. 
Mais  où  donc  Vai-je  rangé? 
Il  nest  plus  sur  V étagère. 
Sur  r  étagère 

Nous  Vavons  mangé,  grand^mère. 
Nous  Vavons  mangé! 

Le  troupeau  tyrannique  des  six  cents  bœufs 
gras  du  Parlement  protesta  que  cet  homme  com- 
mençait à  troubler  sa  rumination.  Ceux  dont  le 
patrimoine  est  de  créer  et  d'entretenir  les  discordes 
civiles  ne  pouvaient  avoir  que  méfiance  et  haine  a 
l'égard  d'un  chef  qui  parut  tout  à  coup  capable  de 
faire  l'union  parmi  les  citoyens.  Boulanger  était 
acclamé  dans  ses  tournées  en  province.  Paris  était 
enfiévré  de  lui.  Le  14  Novembre,  il  est  à  l'Hippo- 
drome pour  présider  la  grande  fête  annuelle  de 
r  Association  des  Sociétés  de  Gymnastique  de 
France,  Dix-mille  personnes  l'applaudissent  et 
l'acclament  «  comme  Louis  Napoléon  en  51  »  dit 
Chincholle.  De  sa  voix  de  commandement,  le  Géné- 


197 


rai  prononce  là,  un  grand  discours  dont  voici  les 
derniers  mots  : 

((  Je  me  résume,  messieurs.  Il  y  a  pour  une 
))  nation  deux  sortes  de  paix  :  la  paix  que  Ion 
))  implore  et  la  paix  que  l'on  impose  par  une  atti- 
))  tude  ferme  et  digne.  Cette  dernière  est  la  seule 
))  qui  nous  convienne,  et  je  vous  remercie,  éduca- 
))  teurs  de  cette  fière  jeunesse,  je  vous  remercie, 
))  jeunes  vaillants,  de  nous  aider  à  en  assurer  les 
))  bienfaits  à  la  France.  » 

Quelques  jours  après,  aux  fêtes  du  Soleil,  la 
foule  le  reconnaît  alors  qu'il  se  promène  paisible- 
ment avec  sa  femme  et  ses  deux  filles.  On  le  presse, 
on  l'entoure,  on  crie  :  ((  Vive  Boulanger!  »  C'est 
une  jolie  bagarre.  Les  agents  que  l'on  appelle  pour 
le  dégager,  crient  :  ((  Vive  Boulanger  !  »  et  c'est 
tout  juste  s'ils  ne  portent  pas  le  Général  en  triom- 
phe. Enfin,  celui-ci  parvient  à  s'échapper  et  à  rega- 
gner sa  voiture.  Il  s'éloigne,  mais  cinq  cents  fanati- 
ques le  suivent  au  pas  de  course,  en  poussant  dans 
la  nuit,  de  grandes  clameurs. 

Cela  devenait  intolérable.  Aussi,  le  3  décembre, 
à  propos  de  n'importe  quoi,  un  député  quelconque, 
le  nommé  Colfavru,  ayant  présenté  sur  une  ques- 
tion qu'il  ignorait,  un  amendement  que  personne 
n  écouta,  le  ministère  Freycinet  fut  mis  en  minorité 


198 


I 


et  donna  sa  démission.  Mais  il  y  eut  un  tel  mou- 
vement de  protestation  que  Ton  n'osa  pas  toucher 
à  celui  qui  précisément  était  visé  par  les  parle- 
mentaires. Rochefort  écrivait,  dans  V Intransigeant  : 

((  Nous  savons  que  si  vingt  ou  trente  mille  Pari- 
))  siens  réclamaient  par  la  force,  la  réinstallation 
))  du  Général,  il  y  aurait  la  troupe  pour  mettre  à 
))  la  raison  les  réclamants.  Seulement,  est-il  bien 
))  établi  qu'elle  ne  passerait  pas  de  leur  côté?  Voilà 
))  ce  qu'il  serait  important  de  savoir  et  ce  que  per- 
))  sonne  ne  sait.  » 

Boulanger  conserva  donc  le  portefeuille  de  la 
Guerre  dans  le  ministère  que  constitua  un  brave 
homme  de  radical  :  René  Goblet.  Ce  pauvre  bougre 
était  poussé  à  la  présidence  du  Conseil  par  Cle- 
menceau qui  lui  déclara  la  mauvaise  guerre 
aussitôt. 

Pourtant,  les  parlementaires  enrageaient;  ils 
avaient  pensé  se  débarrasser  de  cet  encombrant 
soldat  et  cela  n'avait  servi  qu'à  mettre  en  évidence 
la  force  de  sa  situation.  Alors,  l'un  d'entre  eux  eut 
une  fière  idée.  Ce  fut  un  certain  monsieur  Cordier. 
(que  Dieu  ait  son  âme,  si  toutefois  les  députés  en 
ont  une!)  Se  trouvant  dans  un  salon,  assez  médiocre- 
ment fréquenté  d'ailleurs,  puisqu'il  y  avait  là  un 
préfet  de  la  République,  et  devant  une  nombreuse 

19Ç 


assistance,  cet  honnête  représentant  du  peuple  dé- 
clara :  «  Je  ne  suis  pas  riche,  mais  je  donnerais 
de  bon  cœur  20.000  francs  à  celui  qui  mettrait  un 
peu  de  poison  dans  la  tasse  de  café  que  le  général 
Boulanger  prendra  ce  soir.  »  Le  propos  fut  colporté 
à  travers  la  Ville,  la  Presse  s'en  empara  et  les  cari- 
caturistes en  firent  leur  délices.  Il  parvint  même 
jusqu'en  Meurthe-et-Moselle,  aux  oreilles  des  élec- 
teurs du  noviveau  Borgia,  qui  s'écrièrent  aussitôt  : 
((  Hou!  Hou!  le  vilain!  »  Celui-ci,  pris  la  main 
dans  son  sale  truc,  bafouilla  de  bien  piteuses  expli- 
cations dans  le  Courrier  de  Nancy,  Mais  le  dernier 
mot  de  1  affaire  fut  dit  par  Boulanger  qui  envoya  à 
M  Cordier  une  invitation  à  dîner,  au  Ministère  de 
la  Guerre,  mentionnant  que  l'honoralble  député 
serait  placé  à  table,  tout  auprès  du  ministre. 

Mais,  à  cette  époque  même,  Georges  Boulanger 
devait  rencontrer  sur  sa  route,  plus  dangereux  que 
le  mauvais  café  de  M.  Cordier.  La  comtesse  de 
Saint-Priest  était  une  grosse  dondon,  de  jolie  figure, 
qui  s'était  composé  un  personnage  mondain  en 
rapport  avec  son  aspect  extérieur.  Elle  mangeait 
ferme,  buvait  un  bon  coup  et  poussait  le  souci  de 
son  rôle  jusqu'à  roter  au  visage  de  ses  invités.  Ceux 
qui  ne  la  connaissaient  pas,  étaient  d'abord  surpris 
d'entendre  des  raisons  de  roulier  sortir  de  ce  vi- 


200 


Marguerite  de  Bonnemains 


sage  presque  idéalement  beau;  mais  en  voyant  le 
reste  de  sa  personne,  on  admettait  mieux  les  incon- 
gruités de  la  dame. 

Elle  était  l'épouse  d'un  colonel  qui  comman- 
dait le  régiment  en  garnison  à  Beauvais  et  qui 
paraissait  s'accommoder  fort  bien  de  vivre  quel- 
que peu  séparé  de  sa  femme.  Il  lui  avait,  en 
effet  persuadé,  qu'elle  ne  saurait  s'habituer  à  vivre 
hors  de  Paris  et  que,  d'ailleurs,  la  société  de  la 
Capitale  ne  pouvait  se  passer  de  sa  présence.  Elle 
recevait  beaucoup,  et  devait  de  grands  succès  mon- 
dains à  cette  allure  qu'elle  avait  adoptée,  de  délurée 
et  de  sans  façon.  Mais,  sous  celte  farce,  il  y  avait 
en  réalité  le  cœur  jaloux  d'une  femme  qui  souf- 
frait dans  son  orgueil.  Elle  multipliait  les  intrigues 
pour  que  son  mari  eût  un  commandement  à  Paris 
et  fondait  de  grands  espoirs  sur  ce  séduisant  mi- 
nistre de  la  Guerre,  dont  on  racontait  partout  que, 
sans  doute  par  réciprocité,  il  ne  savait  rien  refuser 
aux  jolies  femmes.  Après  un  siège  qui  dura  plu- 
sieurs mois,  la  comtesse  de  Saint-Priest  avait  enfin 
obtenu  que  le  Général  acceptât  une  invitation  à 
dîner  chez  elle.  Comme  elle  n'osa,  quel  qu'en  f û  t 
son  désir,  risquer  le  tête-à-tête,  elle  pria  une  de  ses 
amies  intimes,  la  vicomtesse  de  Bonnemains,  de  l'as- 
sister.   Elle   pensait   que   celle-ci   ne   pouvait    être 

20? 


une  rivale,  car  la  vicomtesse  s'était  fait,  dans  la 
société,  une  sorte  de  célébrité  par  l'aversion  qu'elle 
affichait  partout  pour  l'homme  à  la  mode,  pour 
1  irrésistible  général. 

Cette  haine  espagnole  n'était  peut-être  qu'un 
petit  dépit  de  femme  demeurée  jusqu'à  ce  jour, 
inaperçue.  Quoi  qu'il  en  fût,  la  vicomtesse  vint  à 
ce  dîner,  armée  de  pied  en  cap.  Elle  portait  encore 
à  cette  époque,  le  deuil  de  son  beau-père,  le  général 
comte  de  Bonnemains.  Elle  avait  donc  revêtu  une 
robe  à  longue  traîne,  en  velours  noir  constellé  de 
paillettes  de  jais.  De  boules  en  jais,  devait  dire 
le  quatrième  convive,  un  oncle  de  la  comtesse  qui, 
dans  son  veil  âge,  prenait  de  l'esprit.  » 

Au  moment  où  le  sort  la  jeta  sur  la  route  de 
Boulanger,  Marguerite  de  Bonnemains  était  dans 
le  triomphe  de  ses  vingt-huit  ans.  Elle  possédait 
dans  une  juste  proportion,  ce  dont  son  amie  de 
Saint-Priest  était  pourvue  avec  surabondance 
G'état  une  femme  d'une  bonne  taille,  qui  montrait, 
dans  son  décolleté,  l'agrément  d'une  gorge,  d'épau- 
les et  de  bras  harmonieusement  faits  et  séduisants, 
bien  que  les  chairs  en  parussent  un  peu  languis- 
santes et  la  carnation  plutôt  parcimonieuse.  Le 
visage  était  plein,  dévalant  en  assez  doux  ovale  et 
régulier,  avec  cependant  le  contraste  du  nez  petit 


203 


et  busqué,  très  spirituel,  et  des  yeux  noisettes, 
inexpressifs  et  même  calmement  sots.  Les  cheveux, 
d'un  blond  vert  et  relevés  à  la  vierge,  laissaient  à 
découvert  les  oreilles  grandes  et  bien  ourlées.  Les 
lèvres,  abondantes  en  pulpe  et  très  irriguées,  étaient 
sensuelles  indéniablement,  mais  les  coins  s  en 
retroussaient  néanmoins,  boudeurs  et  même  revê- 
ches.  Le  menton  se  creusait  à  peine,  en  une  fos- 
sette assez  déconcertante.  Le  teint  était  pâle  et 
meurtri  de  cernes  bleus  autour  des  paupières.  En 
somme,  et  plus  encore  avec  les  modes  d'alors  qui, 
grâce  au  corselet,  au  buse  et  à  la  tournure  exagé- 
raient l'importance  des  formes,  cette  jeune  femme 
élait,  au  prem'er  regard  imposante  et  même  majes- 
tueuse. Mais  bientôt  cette  impression  se  troublait, 
et  des  attitudes,  des  gestes,  des  sonorités  de  la  voix 
un  peu  enrouée,  se  dégageait  une  volupté  insinuante 
et  d'autant  plus  forte  qu'elle  s'accompagnait  de 
réserve^  de  sérieux  et  d'une  sorte  de  concentration 
intérieure. 

A  ce  dîner,  soit  qu'elle  eût  déjà  du  goût  pour  le 
Général,  soit  qu'elle  fut  poussée  par  le  désir  fémi- 
nin de  faire  pièce  à  sa,  meilleure  amie.  Madame  de 
Bonnemains  se  montra,  dès  le  début,  provocante 
et  plus  coquette  qu'elle  n'en  avait  l'habitude,  car 
elle    était    surtout    hautaine.     Elle     fixa     sur    elle 


204 


rattention  des  deux  convives  mâles.  Ce  fut  en  vain 
que  la  maîtresse  de  maison,  ayant  recours  à  ses 
moyens  ordinaires,  fit  claquer  sa  langue  en  un 
appel  gourmand,  entonna  quelque  énorme  morceau 
et  le  verre  à  la  main,  provoqua  quiconque  à  faire 
avec  elle  un  cul-sec.  Ses  gentillesses  demeurèrent 
sans  effet.  La  pauvre  dame  en  perdit  contenance  et, 
furieuse,  en  suait  la  grosse  goutte.  Après  le  repas, 
elle  devait  dire  à  son  amie,  qu'elle  griffa  d'ailleurs 
au  bras  gauche  :  «  C'est  indigne!  Tu  t'es  donnée 
à  ce  militaire,  là,  devant  moi,  sur  ma  table.  »,  ce 
qui  était,  sans  doute,  une  exagération  du  ressen- 
timent. Mais  ce  qui  n'est  pas  douteux,  c'est  que 
Marguerite  de  Bonnemains,  en  parfaite  rouée,  sut 
fort  bien  jouer  sa  partie  pour  que  cette  première 
rencontre  avec  Boulanger  ne  restât  pas  dépourvue 
de  suite.  Elle  amena  la  conversation  sur  la  dificulté 
qu'il  y  avait  à  faire  accepter  une  invitation  à  dîner 
par  le  ministre  de  la  Guerre,  elle  le  piqua  un  peu 
et  insinua  même  que,  grisé  par  son  succès,  il  faisait 
le  précieux  et  le  renchéri.  Le  général  protesta  : 

—  ((  Tous  ces  défauts  que  vous  me  donnez,  ma- 
dame, je  les  refuse.  Je  n'en  aurai  pas  l'emploi; 
ils  sont  trop  contraires  à  ma  nature  qui  est  d'être 
simple  et  facile.  Et  si  vous  vouliez  en  avoir  la 
preuve,  il  vous  suffirait  de  me  faire  le  très  grand 


205 


honneur  de  me  convier  chez  vous.  Vous  me  verriez 
accepter  à  l'instant. 

—  ((  Chez  moi,  général?  Mais  avec  plaisir  et 
quand  il  vous  plaira.  Fixez  vous-même  le  jour.  » 

—  ((  Le  plus  tôt  possible  alors.  Demain  si  vous  le 
permettez,  madame.   » 

—  ((Eh!  bien,  général,  à  demain!  » 

Ainsi  fut  fait.  En  franchissant,  au  39  de  la  rue 
de  Berry,  le  seuil  de  cette  femme  qui,  sans  douto 
avait  déjà  commis  1  adultère  dans  son  cœur,  Bou- 
langer ne  se  douta  pas  de  la  malencontre.  Sa  vie. 
jusqu'alors,  avait  été  un  jeu  heureux,  à  quitte  ou  à 
double  et,  insoucieux,  il  jetait  la  mise,  car  son 
destin  était  en  bas  qui  l'attendait  pour  le  remettre 
en  selle.  Maintenant,  accosté  par  ce  dangereux  com- 
pagnon, c'est  fini  de  rire,  la  partie  devient  tragique 
et  sans  revanche  possible.  Il  faudra  porter  le  poids 
de  plus  d'un  mensonge,  et  surtout  le  trouble  regard 
de  la  femme  aimée  qui  se  dérobe. 

Napoléon  disait  qu'en  épousant  la  veuve  Beau- 
harnais,  il  avait  cru  faire  un  fameux  coup  et 
marier  une  très  grande  dame.  La  vicomtesse  de 
Bonnemains  sut  imposer  à  Boulanger  une  illusion 
semblable.  Marguerite-Caroline-Laurence  Brouzet 
avait  épousé  son  cousin-germain,  Pierre  de  Bonne- 
mains,  fils  cadet  d'un  général  de  cavalerie  et,  par 


206 


LE  BANQUET  DU  -13  JUILLET 


ON  RENTRE.  ON  RENTRE,  par  BLASS 


cette  union  avec  un  officier  de  petite  noblesse  et 
de  très  médiocre  avenir,  elle  avait  nourri  abondam- 
ment les  prétentions  de  son  orgueil  mondain.  Elle 
tenait  de  sa  famille  une  assez  bonne  aisance,  certes 
mais  qui  était  loin  d'atteindre  au  luxe  qu'elle 
affichait.  C'était  vraiment  une  femme  qui  portail 
le  masque  avec  une  magnifique  aisance,  capable  de 
soutenir  le  rôle  qu'elle  s'était  donné  et,  attentive, 
sans  défaillance,  aux  arabesques  des  complications 
dont  elle  décorait  les  alentours  de  sa  vie.  Dès  le 
début,  elle  prit  devant  Boulanger,  l'attitude  d'une 
princesse  immensément  riche  qui  protège  un  offi- 
cier de  fortune.  L'avantage  de  son  âge  lui  donna 
vite  un  grand  ascendant  sur  son  amant,  qu'elle 
traitait  à  la  fois  avec  une  indulgence  souriante  et 
un  peu  maternelle,  et  une  autorité  despotique  d'en- 
fant gâtée.  Comme  ses  ressorts  étaient  les  futiles 
préjugés,  les  babioles  qui  agitent  les  salons,  en 
même  temps  que  les  préoccupations  d'un  égoïste 
amour,  on  devine  de  quelle  sorte  fut  son  influence 
sur  le  général. 

Pour  être  complet  sur  cet  événement  de  la  ren- 
contre de  Boulanger  avec  sa  Bethsabée,  il  faut 
ajouter  que  leur  hôtesse,  la  comtesse  de  Saint- 
Priest  conçut  dès  ce  jour,  une  haine  sordide.  Cette 
grosse  femme,   dans   son  implacable  ressentiment 


207 


d'avoir  vu  sa  beauté  et  ses  avances  dédaignées, 
devait  désormais  poursuivre  sans  répit  les  deux 
amoureux.  Ce  furent  les  lettres  anonymes,  les 
dénonciations,  les  calomnies,  tout  l'arsenal  enfin 
des  armes  brandies  dans  ce  genre  d'aventures.  La 
dondon  bonasse  qui,  sans  façon,  rotait  le  verre  en 
main,  joua  les  traîtres  dérisoires  dans  ce  sombre 
drame. 

La  première  fois  que  Marguerite  de  Bonnemains 
eut  l'occasion  d'essayer  son  autorité  sur  Boulanger, 
ce  fut  dans  l'affaire  de  la  lettre  au  Tzar.  Le  général 
ne  négligeait  aucune  circonstance  favorable  à  la  pré- 
paration de  l'alliance  Russe  aussi  avait-il  chargé 
notre  attaché  militaire,  le  capitaine  Moulin,  repar- 
tant pour  Saint-Pétersbourg,  de  remettre  une  mis- 
sive confidentielle  à  Sa  Majesté  l'Empereur  de 
Russie.  Or,  ce  fut  ce  jour-là  même,  que  les  deux 
amants  firent  leur  première  sortie  ensemble  sur  les 
Boulevards.  Boulanger  s'ébattait  dans  le  regain  de 
jeunesse  que  cet  amour  apportait  à  ses  quarante- 
neuf  ans.  n  s'amusait  de  l'incognito  que  lui  procu- 
rait un  chapeau  rond  dont  il  s'était  coiffé  et  que, 
par  plaisanterie,  il  portait  penché  sur  les  yeux.  Il 
voulut  offrir  à  Marguerite,  un  souvenir  de  cette 
promenade.  Il  acheta  un  couteau  à  papier,  à  lame 
de  nacre  perlière  et  à  manche  de  vieil  argent  fleu- 


208 


ronné  d'or.  A  propos  d'une  gravure  qu'ils  virent 
dans  le  magasin,  le  général  parla  de  cette  lettre 
qu'il  venait  d'écrire  au  Tsar,  et  il  débattait  s'il  en 
informerait  le  Conseil  des  Ministres.  Comme  il 
inclinait  vers  la  négative.  Madame  de  Bonnemains 
décida,  par  caprice  soudain,  les  yeux  baissés  et  le 
ton  pointu,  que  les  ministres  devaient  être  tenus 
au  courant. 

C'était  une  bourde,  elle  fut  faite.  Flourens,  qui 
figurait  un  ministre  des  Affaires  Etrangères,  eut  une 
grande  crise  de  malerage,  et  Boulanger  fut  sommé 
de  reprendre  sa  lettre.  Mais  le  plus  curieux  de 
l'affaire  fut  une  circonstance  qui  achève  de  donner 
une  gaillarde  idée  des  hommes  qui  gouvernaient  la 
France.  Flourens  rentrant  au  Quai  d'Orsay  et  tou- 
jours en  chaleur,  raconta  l'histoire  à  sa  femme.  La 
digne  Madame  Flourens  sauta  sur  son  chapeau  et, 
sans  reprendre  haleine,  courut  informer  Mademoi- 
selle de  Munster,  fille  de  l'ambassadeur  d'Alle- 
magne. Le  papa,  averti  aussitôt,  demanda  sa  voiture 
et.  s'étant  transporté  à  l'Elysée,  saboula  à  la  hulan, 
le  Président  Grévy,  vieux  Père-la-Colique  qui, 
levant  au  ciel  ses  petits  bras  déjetés,  demanda  par- 
don et  promit,  qu'à  la  première  occasion,  on  se 
débarrasserait  de  ce  méchant  Boulanger. 

Bismarck  cultivait  avec  amour,  sur  le  sol  français, 


209 


les  vénéneuses  floraisons  de  la  démocratie  parle- 
mentaire. Il  n'est  pas  douteux  que  le  personnage  de 
Boulanger  l'inquiéta  assez  vite  et  qu'il  suivit  avec 
la  plus  grande  attention  les  progrès  de  son 
influence.  Bientôt  la  presse  allemande  partit  en 
campagne  contre  notre  ministre  :  La  Post,  la  Ga- 
zette de  la  Croix,  la  Gazette  de  t Allemagne  du 
Nord,  la  Gazette  de  Cologne  étaient  pleines  de  me- 
naces. Le  comte  Ignatieff  disait,  à  ce  sujet,  à  un 
envoyé  du  Figaro  :  ((  En  faisant  attaquer  le  général 
Boulanger,  le  prince  de  Bismarck  est  convaincu  du 
succès.  Plusieurs  fois  déjà,  la  France  a  cédé  quand 
il  manifestait  un  désir.  Ici,  les  Allemands  disent  : 
((  Les  Français  vont  certainement  renvoyer  leur 
ministre.  » 

D'autre  part,  notre  ambassadeur  à  Berlin,  était 
un  certain  Herbette  qui  en  avait  aussi  la  chanson. 
Ce  diplomate  de  rencontre  se  trouvait  flatté,  dans 
son  orgueil  de  parvenu,  par  les  amabilités  calculées 
que  l'on  affectait  de  lui  prodiguer  à  la  Cour  de 
Berlin  oii  d'ailleurs,  il  était  considéré  comme  un 
fantoche.  Ce  fut  le  pire  ennemi  de  Boulanger  et 
on  le  vit  bien  dans  l'affaire  de  Pagny. 

A  cette  époque,  les  Allemands  multiplièrent  les 
provocations;  il  y  eut  notamment  toute  une  série 
d'incidents  à  la  frontière  Ce  furent  des  coups  de 

210 


fusils  sur  des  chasseurs  qui  circulaient  en  territoire 
français,  des  incursions  de  sous-officiers  déguisés 
en  touristes  et  qui  venaient  terroriser  quelque  vil- 
lage frontalier,  enfin  toutes  les  gentillesses  que  l'on 
peut  attendre  d'un  voisin  au  cœur  sauvage.  La  plus 
connue  de  ces  querelles  d'Allemands  est  connue 
dans  Ihistoire,  sous  le  nom  d'Affaire  Schnaebelé 
Guillaume  S chnaebélé  était  le  commissaire  spécial 
de  Pagny-sur-Moselle;  les  Allemands  l'ayant  attiré 
dans  un  guet-apens,  se  saisirent  de  lui  en  territoire 
français  et  après  l'avoir  roué  de  coups,  le  condui- 
sirent, menottes  aux  mains,  à  Metz  oii  il  fut  incar- 
céré et  mis  au  secret.  Cet  événement  singulier  eut 
lieu  le  mercredi  20  avril  1887,  à  deux  heures  de 
l'après-midi  et  eut  pour  témoins  plusieurs  vigne- 
rons qui  travaillaient  aux  alentours.  Cela  n'avait 
certes  pas  aussi  belle  allure  que  l'assassinat  des 
plénipotentiaires  français  à  Rastadt,  le  9  Floréal. 
C'était,  malgré  tout,  une  provocation  de  guerre  assez 
présentable  pour  le  faussaire  d'Ems.  Le  vieux 
Guillaume  I"  était  alors  à  bout  de  souffle,  il  devait 
d'ailleurs  claquer  l'année  suivante;  il  avait  pour 
héritier  Frédéric  III  qui  déjà  tombait  en  pourriture. 
Le  Chancelier  de  Fer  craignait,  pour  sa  place  et 
pour  son  œuvre,  l'heure  oii  monterait  sur  le  trône 
ce  malade  qui,  de  plus,  par  sa  femme,  une  Anglaise, 

211 


subissait  une  influence  plutôt  favorable  à  la  France. 

Quoi  qu'il  en  fût  et  quelles  qu'aient  été  alors  le& 
intentions  de  l'ennemi,  la  France  devant  l'affronl 
qui  lui  était  ainsi  infligé,  se  divisa  en  deux  partis. 
D'un  côté,  il  y  eut  le  gouvernement  avec  tous  ceux 
qui  s'informaient  discrètement  si  l'heure  n'était 
pas  venue  de  gagner  Bruxelles  et,  d'autre  part,  le 
pays  entier  groupé  autour  de  Boulanger.  Dès  les 
premières  nouvelles  de  l'affaire,  Flourens,  sa 
femme  et  Mademoiselle  de  Munster  tinrent  confé- 
rence et  pleurnichèrent  quelque  note  diplomatique 
pour  expliquer  que  cela  pouvait  bien  n'être,  après 
tout,  qu'une  tendre  caresse  d'amour.  On  chercha 
par  quel  moyen  on  pourrait  crier  haro  sur  le  malen- 
contreux Schnaebelé  et  le  laisser  moisir  dans  sa 
prison. 

Cette  heure  fut,  sans  doute,  la  plus  haute  de  la 
vie  de  Boulanger.  C'était  l'aboutissant  naturel  de 
la  route  qu'il  avait  parcourue  jusqu'alors.  Ce  visage 
déjà  légendaire,  ce  chapeau  à  plumes  blanches,  ce 
cheval  noir,  et  toutes  les  images  sur  les  murs,  et 
toutes  les  chansons  dans  les  cœurs,  toute  cette  œuvre 
d'une  volonté  ardente  et  d'une  habile  ingéniosité, 
ce  n'était  plus  maintenant  le  lancement  d'un  hom- 
me, mais  bien  la  préparation,  l'exaltation  d'un  pays. 
On  avait  chanté  le  ((  Général  Revanche  »  : 


212 


ÉPOUVANTAIL   !«•  CHOIX 


Les  vieux  corbeaux  Teutons  semblent  glacés  d'eflfroi 
Au  moindre  vent  soufflant  de  Lorraine  ou  d'Alsace  ; 
Boulanger,  ombre  en  chair,  au  ventre  leur  fait  troid, 
Et  c'est  avec  terreur  qu'ils  évitent  la  place. 


Rends-nous  Vhonneur!  Rends-nous  V Alsace  et  la 

^.Lorraine. 
Reviens  en  ramenant  les  deux  sœurs  par  la  main. 
Alors,  tu  seras  tout!  tu  seras  Vauhe  blanche 
Que  le  Pays  attend  sur  le  vieux  Rhin  en  feu; 
Tu  seras  plus  qu^un  roi,  tu  seras  plus  quun  Dieu, 
Car  tu  seras  la  France,  0  général  Revanche! 

Et  sous  les  pas  du  général  blond,  qui  riait  à  la 
vie,  les  bonnes  gens  de  chez  nous  trouvaient,  sim- 
ples comme  fleurs  de  leurs  champs,  toutes  ces  mer- 
veilles :  la  guerre,  la  victoire  et  le  beau  César  au 
retour  triomphant. 

Le  ministre  de  la  Guerre  s'apprêtait  à  prendre 
les  plus  brutales  mesures  de  salut  public  qui  s'im- 
posent en  un  tel  cas.  De  ces  dispositions,  ni  les 
autres  ministres,  ni  les  Chambres  n'auraient  eu  à 
se  louer;  seul  le  pays  y  aurait  trouvé  son  compte. 
Et  nous  savons  ce  qu'il  nous  en  a  coûté,  que  de 
pusillanimes  généraux  aient  renoncé  à  y  recourir, 
en  1914. 

Ce  qui  inquiétait  surtout  Boulanger,  c'étaient  les 
transports  des  réserves.  Le  jeudi  21  avril,  lende- 
main du  jour  oii  fut  enlevé  le  commissaire  Schnae- 
belé,  après  avoir  travaillé  toute  la  journée  rue 
Saint-Dominique,  le  Général  prenait  le  train  à  neuf 


214 


heures,  à  la  gare  de  l'Est.  Il  était  en  civil,  avec  ses 
officiers  d'ordonnance,  groupe  silencieux,  discret 
qui  circulait  dans  le  plus  complet  mystère.  Toute 
la  nuit,  ils  voyagèrent  à  travers  le  pays  de  la  fron- 
tière, et  sur  leur  passage,  les  gares  s'éclairaient  et 
le  travail  commençait.  Sa  détermination  était 
farouche  :  «  Dans  une  partie  comme  celle-là,  disait- 
il,  il  ne  faut  pas  songer  à  la  retraite;  il  faut  aller 
de  l'avant  et  crever  l'ennemi.  Je  percerai  ou  je  me 
ferai  sauter.  » 

n  n'y  eut  pas  bataille,  il  n'y  eut  pas  de  victoire, 
il  n'y  eut  pas  de  retour  triomphal.  Mais  il  y  eut  du 
moins,  recul  des  Allemands  qui  jugèrent  l'affaire 
par  trop  coriace  à  ce  moment-là.  Le  commissaire 
Schnaebelé  fut  remis  en  liberté  avec  des  excuses. 

Le  peuple  Français,  dont  l'instinct  est  sûr  et  droit 
fit  hommage  de  ce  succès  à  Boulanger.  Les  Alle- 
mands ne  s'y  trompèrent  pas  non  plus  et  jurèrent 
d'avoir  sa  peau.  Herbert  de  Bismarck,  fils  du  Chan- 
celier, arriva  à  Paris,  en  congé  de  quinze  jours 
disaient  les  gazettes  ;  il  se  mit  aussitôt  en  campagne. 
La  fin  de  l'affaire  Schnaebelé  est  du  30  avril;  le  18 
mai,  le  ministère  Goblet  est  mis  en  minorité  et 
donne  sa  démission.  Personne  ne  cherche  à  dissi- 
muler que  celui  qui  est  visé  par  ce  vote,  c'est  le 
Ministre  de  la  Guerre.  La  Chambre  vient  de  céder 


215 


à  une  injonction  des  Allemands.  Ce  n'est  pas  la  pre- 
mière fois  et  ce  ne  sera  pas  la  dernière.  Et  il  est  un 
fait  curieux  qui  s'ajoute  à  celui-ci.  Les  manœuvres 
allemandes  ouvrent  alors  la  porte  à  un  ministère 
Rouvier;  or,  en  1906,  c'est  encore  Rouvier  qui  se 
trouvera  de  nouveau  à  la  présidence  du  Conseil, 
lorsque  l'empereur  Guillaume  d'Allemagne  exigera 
et  obtiendra  le  renvoi  de  Delcassé.  —  Humiliation 
sans  précédent  —  dira-t-on  à  ce  moment.  La  Répu- 
blique nous  vaut  des  torgnioles,  tant  et  tant,  que 
Ton  en  perd  le  compte  à  mesure. 

Le  vieux  marchand  de  biens,  Grévy,  de  l'Elysée, 
va  collaborer  avec  le  fils  de  Bismarck.  Il  ne  veut, 
pas  plus  que  lui,  entendre  parler  désormaais  de 
Boulanger  comme  ministre.  Il  a  eu  trop  peur  pour 
sa  bonne  place;  d'ailleurs,  crime  inexpiable,  le 
ministre  de  la  guerre  a  jeté  dehors  Wilson,  l'Améri- 
cain, Monsieur  le  gendre,  qui,  un  chèque  à  la  main, 
venait  l'entretenir  d'une  certaine  adjudication.  En 
même  temps,  dans  les  parties  les  plus  basses,  les 
plus  sales  de  l'ombre,  on  observe  un  grouillement 
d'êtres;  un  rampement  visqueux  se  traîne  vers  le 
Général.  Ce  sont  Reinach,  Cornélius  Hertz  et 
Arton  qui  sauvent  la  République.  Boulanger 
n'avait  pas  voulu  entrer  dans  la  Combine  avec  son 
cheval  noir  et  son  panache  blanc;  il  avait  botté  les 


:i6 


i 


fesses  à  quelques  bons  copains  accroupis  à  la  pêche 
boueuse  de  la  monnaie  qui  est  la  joie  de  la  vie.  Ce 
militaire  était  par  trop  naïf  avec  son  amour  de  la 
gloire  et  son  mépris  de  l'argent! 

Le  général  commit  alors  la  vraie  faute  de  sa  car- 
rière. Il  se  laissa  mettre  dehors.  Il  n'était  que  de 
jeter  à  la  fosse  commune  quelques-uns  de  cette 
racaille  et  tous  les  autres  seraient  tombés  à  genoux, 
n  n'eût  pas  hésité  à  le  faire  si  la  guerre  avait  éclaté, 
mais  comme  il  s'agissait  de  lui  seul,  il  eut,  à  cette 
heure,  une  trop  grande  confiance  dans  la  constance 
de  son  destin. 

Pourtant  la  crise  fut  longue.  Pendant  quinze 
jours  Grévy  se  démena.  Et  la  popularité  du  Général 
faisait  pendant  ce  temps,  un  tintamarre  qui  assour- 
dissait tous  les  habituels  ramasseur?  de  maroquins. 

Le  22  mai,  il  y  eut  une  élection  législative  dans 
la  Seine,  Rochefort  conseilla  aux  électeurs  d'ajou- 
ter sur  les  bulletins,  le  nom  de  Boulanger.  Le 
Général  eut  ainsi  100.000  voix.  La  province  était 
également  en  rumeur;  les  Conseils  municipaux,  les 
Conseils  généraux  multipliaient  les  adresses  deman- 
dant le  maintien  de  Boulanger  au  Ministère.  A 
Paris,  chacune  des  sorties  du  Général  menaçait  de 
provoquer  une  émeute.  Tous  les  matins,  il  se  ren- 
dait au  Bois  monté  sur  Tunis,  le  cheval  noir.  Bientôt 


217 


des  officiers  de  tout  grade  et  de  toutes  les  armes  le 
rejoignaient  et,  quand  il  revenait  par  les  Champs- 
Elysées,  il  était  suivi  d'une  escorte  de  trois  cents 
officiers.  Que  ne  les  a-t-il  conduits  dans  la  salle  des 
séances  au  Palais  Bourbon!  Ils  y  auraient  fait  bonne 
besogne  et  le  fleuve  n'est  pas  loin  où  l'on  pouvait 
décrasser  ces  Messieurs. 

Enfin,  le  30  mai,  jour  de  la  Pentecôte,  on  apprend 
que  le  ministère  Rouvier,  le  ministère  allemand, 
comme  on  l'appela  aussitôt,  est  constitué.  Il  y  avait 
ce  soir-là  une  fête  à  l'Opéra.  Toute  la  nuit,  il  y  eut 
un  tumulte  de  protestations  sur  la  Place  et  sur  les 
Boulevards.  Des  bandes  lancèrent  alors  le  refrain 
que  1  on  devait  entendre  à  satiété  pendant  trois  ans  : 

C'est  Boulange,  lange,  lange. 
C'est  Boulanger  quil  nous  faut! 

Ce  n'était  qu'un  ministère  de  plus.  Peu  importait 
la  personnalité  de  son  chef,  Rouvier,  un  ancien 
rouleur  de  barriques  sur  les  quais  de  Marseille;  il 
n'y  avait  pas  non  plus  à  se  soucier  des  masques 
piteux  qui  lui  faisaient  cortège;  tous  ces  gens-là 
devaient  d'ailleurs,  lâcher  le  pouvoir  six  mois  après, 
mais  ce  qui  constituait  la  moelle  de  cette  viande 
creuse,  c'est  que  Boulanger  n'était  plus  ministre. 

Ici  se  termine,  en  vérité,  la  partie  la  plus  mer- 

218 


En  revenant  de  la  Gare  de  Lyon 


veilleuse  de  la  miraculeuse  histoire  du  brave  général 
Boulanger.  Petit  officier  sans  argent  dans  la  poche, 
sans  parents  dans  les  places,  il  a  marché  dru  sur 
les  routes  de  la  vie.  Colonel  à  trente.deux  ans,  géné- 
ral à  trente-neuf,  il  devient  chef  suprême  de  l'armée 
dont  il  est  le  plus  jeune  divisionnaire.  Mais  il  a  fait 
plus  encore.  Quand  on  revient  de  Rivoli,  d'Aréole  et 
des  Pyramides,  la  route  de  Brumaire  est  facile,  de 
même  aussi  un  Napoléon  peut  se  risquer  au  coup  du 
2  Décembre.  Mais  notre  Général  n'avait,  pas  de  vic- 
toires à  pousser  devant  lui,  et  pas  de  nom  illustre 
pour  éclairer  son  chemin.  Sans  action  éclatante  par 
le  seul  ascendant  de  sa  personne,  il  a  soulevé  de 
haine  et  d'amour  toute  une  nation,  il  est  devenu, 
vivant,  un  héros  légendaire  dont  le  nom  et  le  visage 
ont  pénétré  dans  le«;  ulus  humbles  chaumières. 
L'ingéniosité  de  son  esprit,  le  rayonnement  de  son 
physique  l'ont  mis  à  cette  place  ;  il  n'en  doit  l'hom- 
mage à  personne. 

Mais  le  cortège  que  nous  avons  vu  s'assembler 
autour  de  cette  gloire,  va  peu  à  peu  l'envahir  et 
la  dévorer.  Le  boulangisme  commence  et  la  ruée 
des  ennemis  plus  redoutables  encore.  Dillon,  et 
Naquet-le-Boscot  et  Chi-Chi-Pourri  et  Mermeix- 
Iscariote  et  tous  les  autres  qui  rôdent  par  là,  avec 
leur  figure  de  famine. 


220 


Dans  cette  période  grouillante  de  notre  histoire, 
fidèle  à  notre  dessein,  nous  nous  attacherons  à  la 
personne  de  Boulanger.  N'est-ce  point  à  lui,  en 
effet,  que  l'époque  doit  sa  couleur  spéciale?  Et 
comme  il  ne  manque  pas  de  haines  rances  qui  vou- 
draient, par  une  contradiction  singulière,  contester 
l'importance  du  Général,  au  moment  même  oii  elles 
l'exaltent  par  la  persistance  de  leur  poursuite,  nous 
donnerons  ici  le  récit  que  nous  a  laissé  Chincholle 
du  départ  de  Boulanger  à  la  Gare  de  Lyon.  Ce  do- 
cument, rédigé  par  un  témoin,  alors  plutôt  hostile, 
montrera  que  nous  n'avons  pas  exagéré  le  remue- 
ment de  passions  accompli  par  notre  héros.  Remue- 
ment dont  déjà  on  a  pu  évaluer  la  violence  en  exa- 
minant les  images  qui  accompagnent  ce  texte. 
Si  Boulanger  n'était  plus  ministre,  il  n'en  était  pas 
moins  redoutable  pour  le  gouvernement.  On  pré- 
tend que  l'on  essaya  de  lui  persuader  de  partir  en 
Russie,  chargé  d'une  mission  extraordinaire  auprès 
du  Tsar,  et  qu'il  refusa.  On  lui  aurait  également 
offert  le  commandement  d'un  corps  d'armée  à  son 
choix.  Mais  lui  ne  demandait  qu'une  chose,  qu'on 
le  laissât  tranquille,  en  disponibilité  jusqu'en  octo- 
bre. Mais  la  date  du  14  Juillet  approchait,  il  y  avait 
alors  près  d'un  an  que  Boulanger  avait  conquis 
Paris.  L'anniversaire  parut  redoutable  au  Conseil 


221 


des  Ministres  qui,  soudain,  prit  la  décision,  comme 
le  dit  Rochefort  «  de  déporter  le  général  Boulan- 
ger et  de  lui  assigner  comme  lieu  de  détention  les 
montagnes  d'Auvergne  ».  Le  nouveau  commandant 
du  13®  Corps  rejoignit  aussitôt  son  poste  à  Cler- 
mont-Ferrand  et  voici  quels  furent  les  adieux  de 
Paris  : 

((  //  faudrait  remonter  à  V enterrement  de  Victor 
Noir  pour  avoir  le  pendant  de  ce  qui  s^est  passé,  le 
vendredi  8  juillet  1887,  à  la  gare  de  Lyon, 

Le  général  Boulanger  allait  partir.  Dès  six  heu- 
res, le  public  entourait  Vhôtel  du  Louvre,  dont  une 
seule  grille  était  ouverte, 

A  7  heures  et  demie  précises,  un  immense  cri  de 
«  Vive  Boulanger!  »  retentit,  C^est  la  voiture  du 
général  qui  sort,  suivie  de  trois  fiacres.  Les  person- 
nes massées  devant  la  porte  de  Vhôtel  arrêtent  le 
cheval  et  la  voiture  reste  là  cinq  minutes,  pendant 
lesquelles  on  hurle  :  ((  Vive  Boulanger!  Vive 
t armée!  A  bas  Grévy!  )) 

Enfin,  le  passage  est  rendu  libre  par  le  public 
lui-même  et  la  voiture  part  au  galop.  Mais,  tout  le 
long  du  chemin,  il  y  a  du  monde  qui  crie.  Le  gêné' 
rai  répond  aux  acclamations  en  levant  son  chapeau. 
On  se  dirige  vers  la  gare  de  Lyon  par  la  rue  de 
Rivoli,  la   rue  Saint-Denis,   Vavenue  Victoria,   les 


222 


FINIS  CORON  A  T  OPUS  !  par  Gilhert-Mart.n 


LES  CRIMES  DE  BOULANGER  M^v  de  fualdës) 


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I  uci«  Hcrpia.  clan  am  I 
Qu..«.,td.,,o.gni^r..,t 
Kll  'Uit  peij;n^  i  la  chiei 
Tris  doue*  et  paît  lr*«  ge 
BouUogt,  épripd'»c«  b««iv 


I  dire  à  pcrtoone. 


Qui  r  vcDiH  d'Aliis  lu  Rhta<; 


Mail  V  U  l-i   pal  qua  »  ingut 
Eut  l'IoaM  i  fttaiit  U  huit 

EntoUallaTovEilhl'Il 


quais  de  VHôtel  de  Ville  et  des  Célestins,  les  Bouh' 
vards  Morland  et  Diderot, 

Partout  du  monde  et  des  acclamations. 

Aux  abords  de  la  gare  de  Lyon,  des  camelots 
vendent  pour  deux  sous  des  pièces  de  cinq  francs,  à 
Veffigie  du  général,  des  décorations  à  son  image, 
des  épingles,  etc. 

Il  est  huit  heures  quand  Vancien  ministre,  en 
civil,  avec  chapeau  noir,  arrive  à  la  gare  en  com- 
pagnie du  général  Jung, 

Suivent  toujours  les  fiacres  dans  lesquels  se  trou- 
vent le  colonel  Peigné,  le  commandant  Courtin,  le 
capitaine  Jouhault,  le  capitaine  Driant,  etc. 

Devant  la  gare  de  Lyon,  impossible  d'avancer. 

Non  contente  de  répéter  incessamment  :  «  Viv^ 
Boulanger!  »  la  foule  entoure  la  voiture  de  Vancien 
ministre  et  veut  dételer  les  chevaux. 

Des  gens  parviennent  à  entrer  dans  le  coupé. 

Heureusement  pour  le  général,  huit  agents 
s'élancent,  le  délivrent.  Ils  le  conduisent  pénible- 
ment au  milieu  des  acclamations  jusquà  Vintérieur 
de  la  gare,  mais  enfin  Us  Vaident  à  marcher. 

Cela  ne  durera  pas  longtemps. 

Aujourd'hui  l'expérience  est  faite,..  Il  suffit  à  la 
foule  de  vouloir  pour  être  maîtresse. 

Elle  a  enfoncé  les  portes,  elle  a  envahi  la  gare. 

223 


Sur  le  quai,  —  où  attendaient  beaucoup  de  per* 
sonnes,  MM,  Laguerre  et  Andrieux,  députés,  Strauss 
conseiller  municipcd,  Paul  Déroulède,  etc,^  .  . 
s  élance,  se  précipite,  se  bouscule  une  cohue  inouïe, 
une  gigantesque  trombe  humaine,  qui  suit  son  héros 
le  pousse,  Vempêche  de  monter  dans  le  train  en 
partance. 

Un  employé  de  la  gare  croit  plus  prudent  de 
faire  passer  le  général  non  par  le  quai,  mais  par  la 
voie.  Il  faut  alors  recourir  à  un  détour  qui  dérange 
la  foule. 

Le  général,  visiblement  gêné,  ne  sait  où  se  mettre. 
Imaginez  un  sanglier  pourchassé  par  une  meute 
diabolique, 

Uancien  ministre  se  trouve  devant  un  wagon  de 
troisième  classe,  portant  le  numéro  2.943.  Il  y 
m>onte,  suivi  de  MM,  Laguerre,  Laisant,  Lav^rgne, 
députés,  et  de  MM,  Déroulède  et  Titard, 

Trois  agents  ont  le  bon  esprit  —  assez  rare  dans 
cette  odieuse  soirée  —  de  s'élancer  à  la  portière. 

Une  minute  après,  il  y  a  une  marée  humaine 
autour  du  train.  On  est  tellement  pressé,  on  a  telle- 
ment chaud,  que  cest  à  se  croire  au  Hammam,  Il  y 
a  là  un  monde  très  mêlé:  un  tiers  de  bourgeois;  un 
tiers  d'ouvriers,  un  tiers  de  gamins,  dont  quelques-^ 
uns  n'ont  pas  dix  ans. 

224 


Tout  cela  crie  la  plupart  du  temps   : 

—  Vive  Boulanger!  Il  reviendra!  Partira  pas! 
Parfois  pourtant  un  gros  monsieur,   qui  a  une 

serviette  sous  le  bras,  vocifère  : 

—  A  bas  Grévy! 

—  Regardez-le  bien,  me  dit  M,  Eugène  Mayer, 
C'est  un  agent  provocateur. 

Un  instant  après,  le  monsieur  qui  a  pu,  je  ne  sais 
comment,  changer  de  place,  crie  : 

—  A  VElysée! 

Les  appels  qu^ïl  lance  ont  d' ailleurs  peu  décho, 
Oest  toujours  :  ((  Vive  Boulans^er!  »  qui  a  le  plus 
de  succès. 

De  temps  en  temps,  on  chante  la  Marseillaise.  Et 
nos  sillons  aident  à  pousser  plus  vigoureusement  : 
((  Vive  Boulanger!  »  Essayez, 

Il  y  a  maintenant  du  monde  non  seulement  sur 
les  marchepieds,  mais  encore  sur  tous  les  wagons 
même  sur  ceux  des  autres  trains,  sur  les  locomotives 
sur  les  toits  des  bâtiments  de  la  gare. 

Les  employés  essaient  pourtant  de  tromper  la 
foule.  Ils  font  descendre  V ancien  ministre  de  Vautre 
côté  et  V aident  à  monter  dans  le  véritable  train  qu'il 
doit  prendre,  dans  le  coupé  qui  lui  est  réservé. 

Mais  la  foule  s^ aperçoit  vite  du  coup.  Elle  s^ élance 
sur  Vautre  quai,  déjà  envahi.  On  escalade  la  loco- 

225 


motive  sur  laquelle  on  colle  tous  les  portraits,  tou- 
tes les  chansons  quon  vend  dans  les  rues.  Dans  les 
espaces  libres,  on  écrit  à  la  craie  :  ((  A  bas  Grévy, 
Mort  au  ministère.  Viv^  Boulanger.  Démission  .Il 
reviendra.  » 

Jamais  je  n  oublierai  V aspect  grotesque  de  cette 
locomotive 

Mais  peu  à  peu  la  nuit  tombe.  On  commence  à 
se  diro.  que  le  train  est  en  retard.  Je  crois  bien.  Le 
général  devait  partir  à  S  h.  1^  et  il  est  déjà  plus  de 
9  heures. 

Sur  tous  les  quais,  on  ne  voit  que  de  la  foule,  au 
milieu  de  laquelle  se  détachent  très  peu  d'agents, 
qui  ne  savent  que  faire.  Ils  nont  pas  d^ordres. 

On  étouffe  de  plus  en  plus.  Dans  son  comparti- 
ment, où  tout  le  monde  essaie  d'entrer,  le  général 
respire  à  peine.  Le  bruit  court  quil  se  trouve  mal. 
Il  demande  à  boire. 

Un  employé  va  chercher  des  bouteilles  de  bière 
et  des  verres. 

—  Le  verre,  le  verre! 

Tout  le  monde  veut  le  verre. 

Il  a  bu  dans  ce  verre, 
Grand'mère.  — 

Alors,  afin  de  bien  montrer,  sans  doute  que  les 
membres  de  la  Ligue  des  Patriotes  sont  de  bons 


226 


gymnastes,  un  monsieur  grimpe  à  une  des  fermes 
de  fer,  et,  au-dessus  des  têtes,  fait  des  rétablisse- 
ments et  des  exercices  divers,  et  cela  juste  devant 
le  compartiment  du  général,  Cest  fort  drôle. 

Mais  tout  à  coup,  un  cri  d^ effroi  retentit,  Cest  un 
banc  chargé  de  monde  qui  vient  de  s^ effondrer,  un 
de  ces  bancs  faits  avec  de  longues  tiges  de  chêne 
peintes  en  vert. 

On  s^empare  de  ces  morceaux  de  bois  que  Von 
dresse,  cela  devient  sinistre.  La  lumière  fait  reluire 
la  peinture  et  Von  croirait  voir  des  fusils  que  Von 
brandit. 

Ces  bâtons  sont  tendus  aux  gens  qui  sont  sur  les 
wagons,  et  qui,  les  passant  au-dessus  des  fermes  de 
fer,les  cassent  en  deux.  Les  armes  sont  dédoublées, 

—  Vive  Boulanger! 

Mais  Vheure  s^avance.  Il  est  9  h,  25.  On  ne  par- 
tira donc  pas! 

Un  monsieur  se  penche  à  la  portière  et  demande 
le  silence.  Cest  le  député  Lavergne, 

—  Messieurs,  dit-il,  notre  ami,  qui  vous  remercie 
de  vos  sympathies,  est  très  oppressé  par  la  chaleur. 
Il  vous  demande  la  permission  d^aller  un  instant 
marcher  à  taise  dans  un  couloir,  Voudriez-vous 
avoir  la  bonté  de  le  laisser  descendre  et  de  lui  faire 
place? 


227 


—  Oui,  oui!  A  Paris!  Vive  Boulanger! 

Il  descend.  On  se  découvre,  mais  bientôt  on  se 
précipite  derrière  lui,  La  cohue  devient  tempête. 

Pour  ne  pas  être  écrasé,  je  suis  forcé  de  saisir  les 
bras  de  deux  voisins  et  de  lutter  contre  la  tour- 
mente. 

Le  général  est  bousculé,  secoué. 

Il  ne  marche  plus.  Ses  pieds  ne  touchent  plus 
terre.  Il  avance  en  tournant  sur  lui-même. 

Soudain,  un  vide  se  fait.  On  croit  que  c^est  lui 
qui  est  tombé.  Il  est  heureux  quon  ait  cru  cela, 
car,  grâce  au  nom  magique,  le  monde  s^est  écarté, 

—  Non,  ce  n'est  pas  lui,  dit  quelqu'un, 

—  Ce  n'est  pas  lui?  Ah!  bien,  alors. 

Et  on  s'élance.  Heureusement  l'homme  s'était 
remis  debout. 

Et  on  continue  à  suivre,  à  entourer  le  général, 
qui,  soudain,  au  lieu  d'entrer  dans  un  couloir, 
monte  sur  une  locomotive  seule,  chauffée  à  dessein 
et  vomissant  déjà  de  la  fumée. 

Le  sifflet  retentit. 

- —  Arrêtons  le  train!  A  Paris!  Il  ne  partira  pas! 
A  Paris! 

Et  cent  personnes,  on  ne  sait  comment,  grimpent 
sur  la  locomotive  et  le  tender,  s'accrochent  aux 
tuyaux. 


228 


Driant,  qui  s'est  mis  à  V avant,  supplie  la  foule  de 
s'écarter, 

Vinstinct  personnel  a  parlé,  La  locomotive,  tout 

—  Vive  le  général  Boulanger! 
doucement,  est  déjà  en  marche.  On  s  écarte. 

La  locomotive  est  partie.  Elle  porte  le  numéro, 
depuis  ce  temps  célèbre,  de  132. 

//  est  9  h,  40. 

Alors  seulement  des  agents  cachés  dans  des  bâti- 
ments s'élancent  et  bousculent  la  foule. 

On  nous  dit  qu'il  y  a  à  Charenton  neuf  trains  de 
banlieue  et  le  rapide  lui-même  en  souffrance. 

Les  agents  refoulent  les  manifestants  rue  de  Lyon 
où  ils  se  massent  en  chantant  la  Marseillaise. 

A  une  boutique,  ils  voient  trois  dm  veaux  déjà 
disposés  pour  la  fête  duU  Juillet,  Ils  s'en  emparent 
les  déploient  et  se  dirigent  vers  la  Bastille  en  hur- 
lant : 

—  A  la  rev/ue!  A  la  revue! 

Arrivés  devant  la  colonne  de  Juillet,  ils  font 
solennellement  faire  le  salut  aux  trois  drapeaux. 
Alors  de  nouveaux  agents  s'élancent  et  les  disper- 
sent.  Vers  dix  heure  et  demie,  ils  étaient  à  peu  près 
un  centaine  braillant  encore,  avenue  de  VOpéra, 

(Charles  Chincholle.  —  Le  Général  Boulanger 
— Savine,  éditeur,  Paris.  1889.) 

229 


CINQUIEME  CHAPITRE 

Les  Grands  Jours  du  Boulangisme 

Le  Général  saute  le  mur,  —  Les  Nuits  d'Ennui.  — 
UEscapade  à  Prangins.  —  La  France  déclare 
son  béguin.  —  La  bonne  Fée  aux  Millions.  — 
Boulanger  Grand  Connétable.  —  La  Rogne  de 
Floquet.  —  Elections  au  Nord,  Elections  au 
Midi,  Elections  partout.  —  La  vraie  Nuit  His- 
torique. —  Dernier  beau  Jour.  —  Constans  et 
CornucJié.  —  Le  véritable  Vainqueur, 

Le  Général  Boulanger  était  un  grand  félin  du 
genre  chat.  Il  aurait  fallu  le  voir,  dans  cette  nuit 
d'octobre,  sauter  par  la  fenêtre,  grimper  à  un 
arbre,  escalader  le  mur  de  son  quartier  général  et 
retombé  sur  ses  pieds,  au  coin  de  la  rue  déserte, 
s'étirer  de  tous  ses  membres  et  rire  silencieusement 


231 


en  montrant  ses  dents.  Puis,  le  voilà  qui  arpente 
à  grandes  jambes,  le  faubourg  de  la  Poudrière  et 
qui  sort  de  Clermont  par  la  vieille  route  de  Royat. 
n  pleut  à  regret,  une  tiède  pluie  d'arrière-saison 
et,  dans  le  vent  mou,  il  y  a  la  bonne  odeur  des 
végétaux  pourris  sur  les  montagnes.  Le  général 
s'ébroue  dans  son  vêtement  de  chasse  en  grosse 
laine  de  couleur  marron  et  il  court  à  travers  les 
halliers  mouillés,  par  les  sentiers  du  petit  val  où 
coule  la  Tiretaine,  jusque  chez  la  Belle  Meunière. 
Un  coup  d'épaule  dans  la  porte,  trois  bonds  dans 
l'escalier  et  l'on  entend  un  cri  éclatant  d'amour  : 
((  Marguerite!  »  auquel  une  voix  un  peu  artificielle 
répond   «  Georges!  » 

Marguerite  de  Bonnemains  est  là,  dans  une 
chambre  claire  oii  il  y  a  un  grand  feu  de  bois  dans 
l'âtre.  La  jeune  femme  est  en  toilette  de  soirée,  elle 
porte  une  robe  de  satin  lilas,  recouverte  de  den- 
telles noires,  elle  a  une  rose  thé  au  corsage  et  un 
œillet  rouge  dans  les  cheveux.  Des  diamants  brillent 
de  toutes  parts  sur  elle.  D'un  coup  d'oeil.  Boulan- 
ger a  vu  toutes  ces  splendeurs,  il  ne  s'y  arrête  pas, 
mais  elles  le  séduisent  aussi,  elles  forment  l'un  des 
maillons  de  la  chaîne.  Il  se  jette  sur  son  amante, 
1  écrase  de  son  torse  d'athlète,  la  pétrit  dans  ses 
mains.  Elle  veut  parler,  expliquer  ceci  ou  cela  :  il 


232 


n'entend  rien,  il  lui  ferme  la  bouche  de  ses  lèvres 
qu'il  enfonce  avec  fureur  partout  où  il  découvre  la 
chair  bien-aimée.  Puis  il  la  saisit  à  la  nuque,  à  la 
cambrure  des  reins,  il  la  soulève  et  l'emporte 
comme  un  vendangeur,  ivre  de  moût  et  de  soleil, 
saute  sur  une  compagne  et  lentraîne.  Car  il  est 
saoul  lui  aussi  et  dans  cette  griserie  qui  fait  vaciller 
son  cerveau,  il  y  a,  certes,  l'orgueil  d'avoir  conquis 
cette  femme  hautaine,  cette  mondaine  précieuse; 
mais  surtout  ce  qui  le  tient,  ce  qui  le  tourmente 
et  le  harasse,  c'est  la  beauté  de  ce  corps  et  l'har- 
monie jeune  de  ces  formes  qui  sont  alors  étales 
pour  un  instant,  dans  leur  passagère  perfection. 

Comme  c'était  un  mâle  puissant  dont  l'amour  était 
joyeux,  le  lendemain  à  la  table  du  déjeuner,  il 
dépensait  à  rire  un  surcroît  de  forces.  Marguerite, 
vêtue,  comme  une  jeune  fille,  d'une  robe  en  mousse- 
line de  soie  blanche,  avec  une  grande  ceinture  de 
surah  rose,  montrait  une  grâce  quelque  peu 
alanguie  et  pâle.  Son  amant  la  taquinait  et  son 
bonheur  répandu  de  toutes  parts,  il  répétait  : 
((  Voilà  dix  mois  que  je  rêvais  de  ce  tête  à  tête  » 
Car  ils  n'avaient  eu  encore  que  des  entrevues  fur- 
tives.  Et,  comme  la  jeune  femme  demeurait  rêveuse 
et  parlait  de  choses  graves,  il  la  chatouillait  en 
disant  :    «  Allons,  Marguerite,  feras-tu  pas  risette  ? 

233 


Il  avait  pris,  en  rôdant  dans  l'hôtel,  une  chemise 
de  grosse  toile  et  Tayant  attachée  sous  son  cou,  en 
façon  de  serviette,  il  se  divertissait  de  la  stupéfac- 
tion de  leur  hôtesse.  C'était  Marie  Quinton,  connue 
dans  le  pays,  sous  le  nom  de  la  Belle  Meunière, 
la  fameuse  propriétaire  de  l'hôtel  des  Marronniers, 
qui  devait  donner  aux  deux  amoureux  et  spéciale- 
ment au  général,  les  preuves  de  la  plus  touchante 
affection  et  du  dévouement  le  plus  fidèle. 

Elle  jouait  le  personnage  de  ne  pas  avoir  reconnu 
Boulanger  et  lui  donnait  du  monsieur  tant  et  plus, 
afin  de  respecter  lincognito  dont  il  semblait  sou- 
cieux. Mais,  au  dessert,  il  la  confessa,  la  taxant  de 
dissimulation  et  prenant  sa  plus  grosse  voix  pour 
la  contraindre  à  avouer.  Puis,  comme  la  bonne 
femme  semblait  alarmée  de  la  plaisanterie,  il  la 
rassura  doucement  et  embrassa  sur  les  deux  joues 
la  zenta  Mounira. 

Tout  cet  après-midi,  le  général  le  passa  cantonné 
au  coin  du  feu,  dans  une  grande  bergère  et  Mar- 
guerite était  asssise  sur  ses  genoux,  pelotonnée 
coùtre  lui.  Il  murmurait  près  de  son  oreille,  dans 
la  tiédeur  de  son  cou  :  ((  Ils  ont  cru  peut-être,  me 
tenir,  m'enfermer.  Mais  j'ai  des  dévouements  au- 
tour de  moi.  D'ailleurs,  pour  te  rejoindre,  ma  bien- 
aimée,  je  n'ai  besoin  de  personne.  Nul  pouvoir  ne 


2.34 


pourra  jamais  me  priver  de  toi.  »  Et  comme  ces 
souvenirs  échauffaient  son  sang,  il  criait  à  travers 
l'hôtellerie  :  ((  Belle  Meunière,  venez  un  peu  par 
ici  que  je  vous  apprenne  la  pitoyable  histoire  de 
papa  Grévy  et  de  son  gendre  Wilson,  le  tavelé.  » 
Quoique  son  amie  fît  un  peu  la  moue,  dès  que 
Marie  Quinton  fut  en  face  de  lui,  debout,  près  de 
la  cheminée,  les  mains  croisées  sous  son  tablier,  il 
récita  :  «  Il  était  une  fois  un  brave  général  et  de 
méchantes  gens.  Quand  le  brave  général  eut  quitté 
la  maison  de  la  rue  Saint-Dominique,  les  méchan- 
tes gens  vinrent  et  regardèrent  dans  les  placards  et 
sous  les  meubles,  car  ils  croyaient  que  le  général 
était  comme  eux  et  qu'il  ne  pouvait  déménager 
sans  laisser  derrière  lui  quelque  cadavre.  Furieux 
d'être  bredouilles,  ils  lancèrent  sur  les  traces  du 
général,  leurs  limiers  aux  gueules  sanglantes.  Ceux- 
ci  bientôt  donnèrent  de  la  voix  :  «  Nous  le  tenons  » 
hurlaient-ils!  »  Mais  l'histoire  finit  dans  un  grand 
éclat  de  rire.  Car,  au  bout  de  la  piste,  il  y  avait  non 
pas  le  brave  général  qui  n'a  pas  un  sou  dans  la 
poche,  mais  bien  le  chef  même  des  méchantes  gens, 
Grévy  acoquiné  sur  ses  trésors  avec  son  gendre 
Daniel  auprès  de  lui.  Et  la  morale  de  cette  histoire 
très  immorale,  c'est  que  si  au  lieu  d'être  vouée 
au  pauvre   Boulange,   vous    l'étiez    à    Grévy   ou    à 

235 


quelqu'un  des  siens,  vous  seriez  à  cette  heure 
décorée.  Un  potage  mijoté  vous  eût  valu  le 
mérite  agricole,  et  le  rôt  cuit  à  point  les  palmes; 
pour  quelque  merveille  sucrée,  vous  auriez,  sans 
doute,  la  croix  de  chevalier;  enfin  le  Président 
allant  vous  féliciter  au  feu  de  vos  fourneaux,  vous 
aurait,  honneur  suprême,  décerné  la  Médaille  Mili- 
taire. )) 

Boulanger  et  l'excellente  femme  riaient  bonne- 
ment de  tout  leur  simple  cœur  et  elle  disait  :  «  Mon 
général,  pour  se  venger  de  leur  déconvenue,  ils 
ont  bien  pu  vous  donner  trente  jours  d'arrêts,  mais 
toute  la  France  se  moque  d'eux  et  vous  aime.  » 
((  Oh!  des  arrêts  comme  ceux-là,  je  m'en  souhaite 
beaucoup!  »  Et  le  général,  encore  tout  barbouillé 
de  rire,  mêlait  sa  barbe  ardente  aux  cheveux  pâles 
de  sa  blonde.  Marguerite,  avec  ce  mélange  de  lan- 
gueur et  de  fièvre,  qui  lui  était  habituel,  s'agitait 
sur  les  genoux  de  son  amant,  cherchant  à  retenir 
son  attention.  Les  yeux  baissés,  un  peu  revêche, 
elle  répéta  plusieurs  fois  :  ((  Georges,  ne  parlez 
plus  de  tout  cela.  Je  vous  défends  d'y  penser  en- 
core. Je  ne  veux  pas  que  vous  soyez  à  autre  chose 
qu'à  notre  amour.  )) 

Marguerite  de  Bonnemain  avait  établi  une  indus- 
trie de  mensonges  sur    le  territoire    de    sa    liaison 

236 


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amoureuse.  Elle  trompait  son  mari  et  tourneboulait 
son  amant  dans  une  complication  de  lettres,  de 
télégrammes,  de  messages,  de  marches  et  de  contre- 
marches oii  se  jouait  la  perversité  de  son  esprit 
et  oii  son  intraitable  quant-à-soi  mondain  trouvait 
quelque  apaisement.  Quand  nous  la  voyons  à 
Royat,  chez  la  Belle  Meunière,  pour  un  chacun, 
elle  séjournait  à  Moulins,  auprès  de  sa  tante  bour- 
bonnaise. A  cette  occasion,  les  officiers  d'ordon- 
nance du  général  étaient  sur  les  dents,  harassés  à 
errer  aux  quatre  cents  diables,  dans  les  trains,  pour 
porter  le  courrier  de  la  vicomtesse.  Et  leur  chef 
passait  plus  d'une  heure  inquiète,  dans  l'attente  de 
quelque  décision  imprévue  de  cette  tourmenteuse 
adorée. 

Le  général  avait  couru  le  plus  grand  risque  en 
s'évadant  de  son  quartier  cerné  de  mouchards  et 
oii  tout  le  monde  le  croyait  retenu  par  les  arrêts.  Il 
ne  pouvait  renouveler  souvent  cette  équipée.  Il 
devait  donc  demeurer  caché  à  l'hôtel  des  Marron- 
niers pendant  une  quinzaine  et  Marguerite  avait 
promis  de  rester  auprès  de  lui.  Six  jours  passés, 
elle  partait  en  hâte  à  Paris.  Un  grand  dîner  à  pré- 
sider chez  elle  la  rappelait,  mais  elle  s'engageait 
à  être  de  retour  dès  le  lendemain. 

On  put  alors    mesurer  l'étendue  du   ravage   fait 

238 


A  BAS  LA  CHAMBREI 

CHANSON  POPULAIRE 

sur  l'air  des  PIOVPIOUS  D'AUVERQME 


Paroles  et  Musique  de 


n 


JACOUOT,  CANDIDAT,  par  BLASS 


par  l'amour  dans  l'être  entier  de  cet  homme.  Il 
sembla  que  l'absence  de  son  amante  eût  tari  en 
lui  les  sources  mêmes  de  la  vie.  Il  fut  tout  le  jour 
languissant,  sur  une  chaise,  les  bras  ballants  au 
plancher  à  remâcher  comme  un  maniaque,  les  cal- 
culs qu'il  faisait  sur  le  retour  de  Marguerite.  Il 
était  impossible  qu'elle  se  hâtât  autant  qu'elle 
l'avait  prétendu  et  il  fallait  le  délire  d'un  amou- 
reux pour  y  songer.  Il  y  eut,  ce  jour-là  deux  dépê- 
ches au  nom  de  Marie  Quinton.  Par  la  première, 
Marguerite  rappelait  à  son  amant  qu'elle  pensait 
à  lui.  Elle  rendit  un  peu  de  ton  à  Boulanger  qui 
attendit  plus  tranquille.  Mais  le  second  message  an- 
nonçait que  le  retour  prévu  pour  quatre  heures  de 
l'après-midi,  était  retardé  jusqu'au  lendemain 
matin,  à  l'aube.  Ce  fut  terrible.  Boulanger  saisit 
la  chaise  sur  laquelle  il  était  assis,  il  l'écrasa  dans 
ses  mains,  la  disloqua  et  en  jeta  les  débris  à  travers 
la  chambre  en  poussant  des  cris,  en  appelant  sa 
maîtresse,  et  les  injures  se  mêlaient  aux  plus 
ardentes  supplications  d'amour.  Il  heurtait,  à 
grands  coups,  sa  tête  et  ses  poings  contre  les 
murs.  La  Belle-Meunière,  pauvre  femme  épou- 
vantée et  bouleversée  dans  l'affection  qu'elle  avait 
déjà  pour  son  hôte,  le  suivait,  essayant  de  faire  en- 
tendre quelques  bonnes  paroles   et  se   demandant 


239 


s'il  ne  faudrait  pas  appeler  à  l'aide  pour  empêcher 
ce  malheureux  de  s'abîmer  contre  les  murailles. 

Pourtant,  la  crise  furieuse  ayant  paru  se  calmer 
un  peu,  Marie  Quinton  s'éloigna  un  instant.  Des 
halètements,  des  râles,  la  rappelèrent  aussitôt  et 
elle  trouva  rinfortuné  qui  se  roulait  à  terre  parmi 
les  robes  et  le  linge  de  sa  bien-aimée  et  qui  les 
mordait  et  qui  les  embrassait  et  qui  leur  parlait. 
Toute  la  nuit,  presque  filiale,  la  jeune  femme  dont 
le  cœur  compatissant  était  comme  mûri  par  un  tel 
spectacle,  s'efforça  d'adoucir  cette  terrible  blessure 
qui  venait  de  se  révéler  à  elle.  Mais  elle  ne  pouvait 
s'empêcher  de  verser  des  larmes  sur  celui  qu  elle 
avait  adoré  comme  toutes  les  Françaises.  Et  sans 
que  ni  lui  ni  elle  y  prissent  garde,  elle  répétait,  en 
lui  tenant  les  deux  mains  :  «  H  est  perdu!  Il  est 
perdu!  » 

Elle  ne  put  l'empêcher  de  partir  en  pleine  nuit 
et  de  courir  comme  un  fou  à  la  gare,  en  danger  de 
se  rompre  les  os  dans  la  brume  ou  d'être  reconnu 
et  dénoncé  à  ses  ennemis. 

Dès  que  les  arrêts  furent  levés,  le  Général  prit 
le  premier  train  pour  Paris  et  pour  rejoindre  en- 
core Madame  de  Bonnemains.  D'ailleurs,  to^^i 
ceux  dont  l'ambition  avait  établi  ses  fondations 
sur  la  fortune  de  Boulanger,  réclamaient  sa  pré- 


240 


sence.  La  situation  était  favorable  à  une  entreprise 
hardie.  Une  fois  de  plus,  on  barbotait  dans  le  pot 
à  mélasse.  Le  Président  Grévy  et  son  gendre  Wilson 
faisaient  figure  de  marchandes  à  la  toilette.  On 
chantait  aux  oreilles  du  vieux  :  «  Ah!  quel  malheur 
d^ avoir  un  gendre!  ))  ou  encore  :  ((  Ne  fen  vas 
pas!  » 

Je  sais  bien  que  ton  gendre,  à  VElysée  tripote. 
Vendant  de  tout,  les  places,  la  croix  d'honneur; 
Mais  qu  est-ce  que  ça  fait!  Peut-être  quavec  une 

[cocotte. 
Ton  remplaçant  mangerait  tout  sans  pudeur. 
Maintenant  que  fes  gras,  tu  comprends,  mon  vieux 

[frère. 

Mon  intérêt  n^est  pas  de  te  ficher  en  bas. 
Pour  ton  pays,  pour  ta  sœur,  ta  belle-mère. 
Crois-moi,  Grévy,  crois-moi  ne  fen  vas  pas! 

Ferry-nasibus  n'est  pas  de  cet  avis,  il  guette  la 
place.  Mais  il  a  contre  lui,  les  radicaux  qui  le  célè- 
brent aujourd'hui.  D'autre  part,  les  blanquistes 
s'arment  dans  les  faubourgs  et  l'élection  de  Ferry 
serait  le  signal  d'une  nouvelle  Commune.  Enfin,  le 
public,  en  général,  déteste  le  neveu  du  Polonais 
Floquet.  Son  buste  ayant  été  exposé  au  Salon,  on 


241 


dut  le  retirer,  car  les  gens  en  passant,  crachaient 
dessus.  Et  on  le  glorifiait  alors  d'une  autre  façon 
que  maintenant  : 

Il  est  un  vilain  homme 

Qui  s^ appelle  Ferry 

La  Chienlit! 

Il  s'en  fut  à  la  Chambre, 

La  Chambre  aux  ramollis 

Titi  Barbarie 

Toto  Barbaro! 

Compère  la  Chienlit, 

Te  laisseras-tu  mourir? 

Le  ministère  Rouvier  était  fichu  par  terre  et 
Grévy,  qui  se  cramponnait,  ne  trouvait  personne 
qui  voulût  former  un  nouveau  Cabinet.  Alors  quel- 
ques hommes  se  réunirent  autour  de  Clemenceau 
pour  tenter  d'escalader  le  pouvoir.  Clemenceau 
était  brouillé  avec  Boulanger;  mais  dans  la  circons- 
tance, il  eut  recours  à  lui.  Il  pensait  le  compromet- 
tre et  se  débarrasser  de  lui  ou  grimper  sur  ses 
épaules.  L'importance  que  s'attribuaient  ces  per- 
sonnages était  telle,  qu'ils  donnèrent  le  nom  de 
IN^uits  Historiques  aux  deux  nuits  pendant  les- 
quelles ils  tinrent  des  conciliabules  a«sez  vaseux! 
Le  28  novembre,  la  réunion  eut  lieu  chez  Durand. 


242 


Le  Général  qui  rêvait,  certes,  à  bien  d'autres  cho- 
ses, se  tenait  près  de  la  fenêtre,  et  sa  silhouette  se 
détachait  nettement  sur  la  vitre  éclairée.  Un  uni- 
jambiste qui  rôdait  dans  le  quartier,  avec  une  seri- 
nette sur  le  ventre,  ayant  reconnu  cette  figure 
populaire,  s'empressa  de  venir  moudre  en  bas  : 
((  En  Revenant  de  la  Revïie.  ))  Il  eut  vite  obtenu 
un  attroupement  de  noctambules  qui  commencè- 
rent à  crier  :  ((  Vive  Boulanger!  »  et  «  C'est  Bou- 
lange qui  nous  faut!  »  Clemenceau,  exaspéré  de 
jalousie,  éteignit  le  gaz  et  déroba  à  la  foule,  la  vue 
de  son  idole.  Le  mardi  29  novembre,  tous  ces  Mes- 
sieurs se  réunirent  chez  Laguerre.  Il  y  avait  là  Bou- 
langer, Clemenceau,  Rochefort,  Mayer,  Laisant 
Granet,  Déroulède,  Andrieux,  Dreyfus,  Laguerre  et 
sa  femme.  Les  seules  paroles  sensées  furent  dites 
par  Rochefort  qui  n'avait  pas  d'ambition  mesquine 
dans  l'affaire  II  suggéra  d'imposer  à  Grévy  un 
ministère  quelconque,  mais  dont  Boulanger  serait 
la  pièce  maîtresse.  Une  fois  mis  en  minorité  par  le 
Parlement,  ce  qui  ne  pouvait  manquer  de  se  pro- 
duire dès  la  première  rencontre,  le  Gouvernement 
aurait  continué  à  expédier  les  affaires  courantes. 
La  Chambre,  à  la  longue,  ne  manquerait  pas  de 
prendre  une  attitude  hostile  ;  alors  on  la  dissoudrait 
et  les    élections    générales    se    feraient    au    cri    de 


243 


((  Vive  Boulanger!  »  Le  plan  était  bon  et  peut 
servir  aujourd'hui  encore  à  quelque  bonne  tête. 

Clemenceau  ne  fut  pas  de  cet  avis.  Il  apparut, 
d'ailleurs,  à  tous  les  assistants,  qu'il  ne  considérait 
pas  d  un  œil  très  complaisant  l'arrivée  au  pouvoir 
de  celui  qu'il  appelait  :  «  Mon  ami  Boulboul.  » 
Toutes  les  combinaisons  ayant  échoué,  chacun  s'en 
fut  de  son  côté.  Boulanger  avait  terriblement  bâillé 
pendant  ces  deux  séances,  et  chaque  fois,  en  s'en 
échappant,  il  courut  chez  Madame  de  Bonnemains 
et  lui  dit  :  «  Quels  terribles  raseurs!  Il  n'y  a  rien 
à  faire  avec  ces  gens-là.  Ce  sont  des  Parlementaires 
bavards,  qui  ne  savent  même  pas  ce  qu'ils  veulent.  » 

Pourtant,  dans  la  nuit  du  29  au  30  novembre, 
pendant  que  Boulanger  était  chez  Laguerre,  il  se 
produisit  un  fait  qui  montre  à  quel  point  curieux 
la  fortune  se  mettait  en  frais  pour  le  Général,  dans 
le  temps  même  que  l'ambition  s'écoulait  peu  à  peu 
de  son  cœur  féru  d'amour.  Un  député.  Le  Hérissé, 
était  venu  le  chercher  et  l'avait  conduit  chez  M.  de 
Martimprey,  député  royaliste  du  Nord.  Boulanger 
reçut  des  propositions  catégoriques  d'alliance  de  la 
part  des  royalistes.  Assis  dans  un  fauteuil,  il  écou- 
tait d'un  air  flegmatique  et  lointain  comme  s'il  eût 
été  au  spectacle.  Et  n'en  était-ce  pas  un,  en  effet, 
pour  lui,  que  cette  fantasmagorie  qui  se  jouait  en 

244 


Marie  Quinton  *'  La  Belle-Meunière  ** 


sa  présence,  depuis  quelques  années?  Mais  bien- 
tôt apparut  dans  le  salon  un  troisième  personnage. 
C  était  M.  le  Baron  de  Mackau  qui,  non  sans  solen- 
nité, fît  voir  une  lettre  par  laquelle  Monseigneur 
le  Comte  de  Paris  lui  donnait  pleins  pouvoirs  pour 
traiter  en  son  nom.  Mackau  harangua  Boulanger, 
faisant  allusion  à  la  gloire  qui  était  celle  de  Monk 
et  de  Martinez  Campos,  et  il  promit  au  restaurateur 
du  trône,  le  commandement  suprême  de  l'armée 
et  même,  ce  qui  était  plus  sérieux  certes,  il  lui  pro- 
posa l'argent  nécessaire  pour  mener  à  bien  cette 
entreprise. 

Comme  on  le  sait,  le  résultat  de  toute  cette  agi- 
tation fut  que  Sadi-l'Assassiné  devint  président  de 
la  République.  Il  choisit,  pour  former  le  ministère, 
l'horloger  Genevois,  Tirard,  dont  Rochefort  disait  : 
((  Ce  pauvre  Tirard  est  si  bête,  que  Carnot  s'en 
est  aperçu.  »  Il  ne  devait  garder  le  pouvoir  que 
trois  mois,  pendant  lesquels  il  essaya  de  lutter  con- 
tre Boulanger  encaissant  d'ailleurs  maintes  claques, 

A  peine  revenu  dans  les  montagnes  d'Auvergne, 
oii  il  continuait  à  commander  le  13®  Corps,  le  Gé- 
néral accomplit  une  action  qui  montre  la  froide 
audace  de  cet  homme,  que  l'on  a  pris  l'habitude  de 
taxer  de  lâcheté,  en  même  temps  qu'elle  prouve  le 
ressort    déconcertant    qu'il   y    avait   encore   en   lui, 


246 


alors  qu  il  était  diminué  par  sa  passion.  Dans  son 
quartier  général  de  Clermont-Ferrand,  Boulanger 
était  sous  la  surveillance  de  la  police.  Il  ne  pouvait 
se  grouiller  quelque  peu  sans  avoir  aussitôt  sur  les 
talons  quelques  individus  de  mauvaise  mine.  Pour- 
tant, le  1*"^  Janvier  1888,  il  prend  le  train  avec  l'ami 
Thiébaud.  Les  deux  compartiments  voisins  du  sien, 
sont  bourrés  de  mouchards.  Il  n'en  a  cure,  il  se 
rend  en  Suisse  oii  il  va  faire  visite  à  un  exilé,  à 
un  ennemi  officiel  de  la  République  :  le  prince 
Jérôme  Napoléon.  A  Lyon,  le  Général  se  débar- 
rassa de  sa  suite  importune,  d'une  assez  curieuse 
façon.  Sortant  de  la  gare,  il  prit  une  voiture  et  se 
fit  conduire  dans  le  quartier  de  Saint- Just,  rue  des 
Macchabées.  Or,  ces  Messieurs  suivaient  dans  deux 
fiacres,  que  c'en  était  galant  comme  une  noce! 
Arrivé  sur  les  hauteurs.  Boulanger  entra  avec  Thié- 
baud dans  une  maison  dont  il  avait  gardé  le  sou- 
venir depuis  l'époque  oii  il  était  jeune  colonel,  en 
garnison  à  Belley.  Une  fois  là,  ce  fut  un  jeu  pour 
eux,  de  descendre,  en  riant  de  la  farce,  par  ces 
escaliers,  ces  passages  couverts,  ces  corridors  que 
connaissent  bien  les  vieux  Lyonnais  et  qui,  en 
moins  de  quinze  minutes,  vous  conduisent  sur  le 
quai  de  Saône.  On  passe  le  pont  et  l'on  est  à  Perra- 
che  oii  nos  deux  amis  prirent  le  train,  tandis  que 

247 


les  gones  du  quartier,  qui  avaient  compris  l'affaire, 
se  taillaient  dans  la  miche,  une  belle  tranche  de 
rigolade. 

Boulanger  voyageait  sous  le  nom  de  comman- 
dant Solar,  mais  il  portait  à  la  main,  sa  canne  de 
ronce,  sur  le  pommeau  d'argent  de  laquelle  il  y 
avait  en  toutes  lettres  :    ((  Général  Boulanger  ». 

Le  prince  Jérôme,  un  gros  matérialiste,  était  fort 
loin  de  telles  fantaisies.  Il  crut  d'abord  avoir 
affaire  à  un  faux  Boulanger,  par  exemple  à  ce  far- 
ceur de  Salis,  qui  en  effet,  ressemblait  quelque  peu 
au  Général.  Enfin  les  deux  hommes  causèrent  lon- 
guement en  tête-à-tête  et  l'on  en  est  réduit  aux  sup- 
positions sur  leurs  propos.  Tout  ce  que  l'on  sait, 
c'est  que  le  Prince  montra  au  Général  un  sabre 
turc,  où  était  gravée  cette  inscription  :  ((  Sabre  du 
Premier  Consul  à  Marengo  »,  et  qu'il  promit  de  lui 
offrir  cette  arme  précieuse  lorsque  certaines  éven- 
tualités se  seraient  produites.  Il  ne  parla  pas  d'ar- 
gent comme  le  baron  de  Mackau,  mais  il  laissa  en- 
tendre que  si  l'aventure  tournait  mal,  il  y  aurait 
toujours  un  asile  à  Prangins  pour  les  vaincus. 

Boulanger  n'a  jamais  confié  à  personne  quelles 
étaient  ses  intentions  véritables  en  traitant  ainsi 
avec  les  deux  prétendants  au  trône  de  France.  Ce 
furent   peut-être  seulement  fantaisies  d'artiste,  de 


248 


gourmet  dégustateur  qui  se  plaisait  aux  situations 
rares.  A  ce  coup-ci  il  ne  s'engagea  pas  plus  avec 
l'un  qu'avec  l'autre  et  gar!dia  plutôt  le  beau  rôle 
de  celui  qui  est  sollicité.  Mais  on  doit  croire  qu'il 
fut  a&sez  déçu  par  Jérôme  Napoléon...  car  il  re- 
nonça au  sabre  de  Marengo  et,  par  la  suite,  parut 
se  donner  aux  royalistes. 

En  cela,  il  subit  l'influence  de  Madame  de  Bon- 
nemains  qui  dès  le  principe,  avait  combattu  le 
républicanisme  de  son  amant.  Elle  le  fit  d'ailleurs 
de  façon  subtile,  car  elle  affectait  de  ne  jamais 
donner  des  conseils  et  de  rester  farouchement  étran- 
gère à  la  conduite  des  affaires  politiques  du  Géné- 
ral. Mais,  en  réalité,  elle  s'insinuait  dans  la  peau 
de  son  amant;  il  n'y  avait  plus  rien  de  Boulanger 
en  lui,  tout  était  Marguerite  de  Bonnemains. 
Chaque  action,  chaque  sursaut  de  l'antique  éner- 
gie aboutissait,  comme  le  voyage  de  Prangins,  à  un 
débilitant  séjour  sur  les  rives  de  la  Tiretaine.  De 
ces  claustrations  amoureuses,  de  ces  fusions  répé- 
tées de  sa  moelle  dans  la  chair  de  cette  femme  em- 
brasée, le  Général  s'échappait  titubant.  Sa  vue 
n'avait  plus,  pour  saisir  la  vie,  l'acuité  d'autrefois. 
Ou  si,  par  rafales,  il  apercevait  encore  clairement 
l'aventure,  il  n'avait  plus  dans  la  bouche,  la  saveur 
violente  de  l'action. 


249 


Mais  les  détours  curieux  du  sort  devaient  faire 
passer  la  courbe  de  cette  existence  à  son  plus  haut 
point,  alors  que  cet  homme  s'était  déjà  dépris  de 
son  propre  destin,  de  sorte  que  l'on  put  voir  quan- 
tité de  gens  s'acharner  au  succès  du  Général  et  en 
goûter  un  plus  grand  bonheur  que  lui-même. 

Un  jeune  journaliste,  Georges  Thiébaud,  avait 
repris  l'idée  de  Rochefort  de  faire  voter  pour  Bou- 
langer, bien  qu'il  fût  inéligible,  mais  il  voyait  plus 
grand,  et  voulait  que  cela  eût  lievi  dans  tous  les 
départements  et,  à  l'occasion,  de  chaque  élection 
partielle.  Depuis  quatre  mois,  il  tarabustait  le  Gé- 
néral de  son  projet  et  pendant  le  voyage  de  Fran- 
gins, il  ne  lui  parla  pas  d'autre  chose.  Boulanger 
finit  par  consentir  et  même  il  donna  à  ce  zélateur 
obstiné,  qeulques  billets  de  mille  francs,  dont 
Dillon  par  la  suite  se  vanta  d'avoir  fait  l'avance 
Ils  devaient  être  bien  employés.  Ce  peu  d'argent, 
en  effet,  brutalisa  l'existence  du  Général  et  la  pré- 
cipita dans  ce  tourbillon  où  elle  devait  s'engloutir. 

La  France  avait  offert  à  Boulanger  des  chants, 
des  acclamations,  des  cris  d'amour;  maintenant, 
elle  va  lui  donner  ce  qu'il  y  a  de  plus  précieux 
dans  un  état  républicain  :  les  bulletins  de  vote.  Ce 
sont  manifestations  spontanées  qui  attendaient 
anxieusement  l'occasion  de  se  manifep^er.  Thiébaud. 


250 


circulant  discrètement,  laisse  entendre  que  le  Gé- 
néral n'interdit  pas  absolument  que  l'on  inscrive 
son  nom  sur  un  bulletin.  La  réponse  n'est  pas 
ambiguë.  Dans  les  Hautes-Alpes,  la  Côte-d'Or,  la 
Loire,  le  Loiret,  le  Maine-et-Loire,  la  Marne,  la 
Haute-Marne,  Boulanger  recueille  67.874  suffrages. 
L'horloger  Tirard  après  en  avoir  délibéré 
pendant  quinze  jours,  avec  Sadi-1' Assassiné, 
prend  contre  cet  audacieux  militaire,  un  décret 
de  mise  en  non  activité  daté  du  14  mars. 
Toute  l'Auvergne  et  toute  la  Limagne  se  ras- 
semblent à  Clermont  pour  acclamer  encore  le 
Général   et   lui   chanter: 

//  reviendra 

Quand  le  tambour  battra. 

Quand  Vétranger  menacera 

Notre  frontière 

Il  sera  Zà, 

Et  chacun  le  suivra. 

Pour  cortège  il  aura 

La  France  entière. 

A  ces  chants  et  aux  cris  qui  avaient  salué  Bou- 
langer à  toutes  les  gares  jusqu'à  Paris,  où  la 
police,  d'ailleurs,  l'obligea  de  descendre  à  une  sta- 
tion de  Banlieue,  s'ajoutèrent  le  25  mars,  les  45.089 


251 


bulletins  die  vote  offerts  par  les  électeurs  de  l'Aisne, 
et  les  12.883  de  ceux  du  Rhône.  Le  fabricant  de 
faux  bijoux  Tirard,  dans  le  feu  renouvelé  de  sa 
républicaine  indignation  et  le  tremblement  plus 
fréquent  de  sa  frousse,  prononça  le  27  mars,  la 
mise  à  la  retraite  d'office  de  Boulanger.  Ainsi,  un 
homme  d'Etat  d'occas,ion,  un  politicien  en  doublé, 
qui  n'avait  pour  servir  son  pays  qu'une  médiocre 
blague  de  placier,  brisa  l'épée  du  chef  qui  avait 
ragaillardi  l'armée  française  et  soulevé  toute  la 
nation  d'un  ardent  amour  pour  elle-même  et  d'une 
foi  rajeunie  dans  son  avenir.  Pour  prendre  cette 
mesure,  cet  homme  s'appuyait  sur  l'autorité  du 
Parlement  formé  par  les  représentants  du  peuple. 
Or,  et  l'on  se  sent  une  fois  de  plus,  meurtri  au  vi- 
sage, par  la  piteuse  farce  de  ce  régime  :  trois  jours 
après  avoir  fait  ce  beau  coup,  Tirard  était  renversé 
par  les  idéputés.  En  effet,  le  30  mars,  Georges  La- 
guerre  qui,  courtisan  de  tous  les  succès,  avait  lâché 
Clemenceau  pour  suivre  la  nouvelle  idole,  montait 
à  la  tribune  et  interpellait  le  Gouvernement.  Les 
députés  furent  très  embêtés.  Les  élections  commen- 
çaient à  les  travailler  dru  et  ils  se  demandaient  si 
ce  diabolique  Général  n'allait  pas  leur  voler  tous 
leurs  sièges,  élu  unique  de  la  France.  Comme  ils  ne 
savaient  que   faire,    à    tout   hasard,    ils    mirent   le 


252 


Ministère  en  minorité,  refusant  ainsi  de  donner 
l'aval  de  leurs  électeurs  à  une  mesure  qui  resta 
pourtant  acquise. 

Sadi-Carnot,  qui  descendait  de  Lazare  sans  lui 
ressembler,  choisit  pour  former  un  nouveau  ca- 
binet, Floquet  qui  s'évertuait  à  atteindre  Danton 
comme  la  grenouille  le  bœuf.  C'était  au  plus  juste, 
un  pet-de-nonne.  On  l'appelait  partout  Sa  Bour- 
souflure, car  il  était  ballonné  de  vent  puant,  ayant 
bu  sa  pleine  grande  gueule,  d'un  petit  89  dégénéré 
en  lavasse  radicale.  Alors  qu'il  était  novice  avocas- 
sier,  en  1867,  il  avait  crié  au  Palais,  sur  le  passage 
d'Alexandre  II  :  a  Vive  la  Pologne,  Monsieur!  » 
Dès  qu'il  fut  au  pouvoir,  son  premier  acte  fut  d'in- 
terdire la  représentation  de  VOfficier  Bleu^  qui 
allait  être  joué  au  Gymnase  et  dont  le  Tsar,  en  s'y 
appliquant  bien,  aurait  pu  s'offusquer. 

Ce  fantoche,  gras  du  ventre  et  court  sur  pattes, 
marchait  au  rythme  de  Toréador  en  garde!  Et, 
comme  sa  femme  était  la  belle  Madame  Floquet, 
c'était  pour  un  chacun,  jour  de  grand  dimanche, 
quand  on  voyait  ce  couple  de  dindons  s'étaler  en 
large  plus  qu'en  long,  dans  les  cérémonies  officielles 
Ce  beau  premier  ministre  fit  équipe  avec  Ferouillat, 
Peytral,  Lockroy,  Viette  et  quelques  autres  chacals 
édentés  de  la  rue  Cadet.  Le  ministère  entra  en  fonc- 


253 


lions  le  4  avril  1888.  Quatre  jours  après,  les  élec- 
teurs de  la  Dordogne  pleins  de  prévenance,  déterrè- 
rent la  truffe  Boulanger  et  l'offrirent  aux  minis- 
tres, en  souhait  de  bienvenue,  sur  un  plateau  où  il  y 
avait  59.397  bulletins  de  vote.  L'effet  fut  considé- 
rable, car  le  Général  n'avait  fait,  dans  ce  départe- 
me,  aucun  acte  positif  de  candidature.  Floquet, 
avec  un  joli  développement  du  torse,  avait  prononcé 
une  belle  phrase  où  le  manteau  troué  de  la  dicta- 
ture couvrait  le  flambeau  fumeux  de  la  démocratie, 
et  il  attendait  les  événements,  confiant  dans  la  dé- 
confiture du  Général.  Boulanger  fut  élu  au  premier 
tour  à  une  majorité  considérable.  Il  y  a  plus  encore, 
car  le  même  jour,  les  électeurs  de  l'Aisne  lui  don- 
naient à  nouveau  11.611  voix  et  ceux  de  l'Aude, 

8.499. 

Ces  triomphes  répétés  avaient  été  obtenus  avec 
de  très  médiocres  moyens.  En  bloc,  toutes  les  élec- 
tions que  nous  venons  de  citer  coûtèrent  une  somme 
inférieure  à  25.000  francs.  Et  le  Général  n'avait 
fait  aucune  démarche  personnelle,  aucun  déplace- 
ment. On  ne  peut  imaginer  déclaration  d'amour 
plus  spontanée  d'un  pays  à  un  homme,  en  même 
temps  qu'un  divorce  plus  complet  entre  un  peuple 
et  ceux  qui  prétendent  le  représe|àter. 

En  quittant  Clermont,  Boulanger  était  venu  s'ins- 

254 


LA  REPRISE  DE  LA  BASTILLE,  par  BLASS 


LES  PORTE-BANNIÉp,  par  GilbertMartin 


taller  à  l'Hôtel  du  Louvre,  au  coin  des  rues  de  Ro- 
han  et  de  Rivoli.  Il  avait  repris  rappartement  qu'il 
occupait  pendant  qu'il  était  ministre  de  la  Guerre. 
Cet  appartement  se  composait  de  trois  chambres 
et  d'un  salon  servant  de  salle  à  manger.  Il  n'y  avait 
pas  d'antichambre.  Les  visiteurs  attendaient  dans  le 
corridor,  sur  des  banquettes  cannées  ou  debout 
contre  les  murs.  Mais  bientôt  la  cohue  devenait 
telle,  qu'elle  occupait  les  escaliers  et  les  couloirs 
des  autres  étages.  A  l'heure  oii  le  Général  donnait 
audience,  c'était  une  bagarre  comme  nul  autre 
hôtel  n'en  a  certes  vu.  Il  y  avait  des  gens  assis  sur 
chaque  marche  de  l'escalier;  d'autres  discutaient, 
juchés  sur  la  rampe,  les  jambes  ballantes  dans  le 
vide;  certains  s'installaient,  sans  façon,  dans  les 
chambres.  Et  tout  cela  criait,  s'agitait,  vitupérait, 
acclamait.  Lorsque  quelque  personnage  important 
était  signalé,  c'était  aussitôt  la  bousculade  pour  se 
trouver  sur  son  passage.  On  voyait  là  des  écrivains 
déjà  célèbres  comme  Anatole  France,  qui  se  préva- 
lait de  son  prestige  pour  s'emparer  du  pardessus  de 
Boulanger  et  il  le  lui  présentait  comme  un  manteau 
de  pourpre  dont  il  couvrait  amoureusement  le  futur 
César,  en  lui  chuchotant  quelque  ingénieuse  flat- 
terie. Plus  inaperçu,  passait  Maurice  Barrés,  vêtu  et 
coiffé  de  gris  perle,  fier  et  recueilli  comme  un  novice 


255 


chevalier  qui  accomplit  sa  veillée  des  armes.  Puis 
c'étaient  les  potentats  de  la  Bande,  tous  ceux  de  la 
rue  de  Sèze,  petits  ou  gros  que  nous  avons  montrés, 
traînés  de  toutes  parts,  dans  les  eaux  de  cette  nou- 
velle fortune.  Le  cortège  des  détrousseurs,  l'esca- 
dron ides  squales.  Et  à  leur  tête,  le  trio  fantastique  : 
Dillon,  comte  de  Monte-Cristo,  un  million  dans  la 
poche  et  la  main  dans  la  poche  du  voisin;  Laguer- 
re,  Chi-Chi-Pourri,  dur,  étincelant  comme  un  cou- 
teau à  crans  d'arrêts,  à  minuit  au  coin  de  la  rue; 
enfin  le  fou  du  roi,  Naquet,  alchimiste  et  nécro- 
mant,  les  cheveux  sur  la  hosse,  la  bosse  sur  les 
talons  et  la  gueule  en  travers  du  ventre.  Ces  trois 
hommes  formaient  une  machine  articulée,  une  ta- 
rasque  qui  se  mouvait  par  des  renflements  et  des 
rétractations,  et  se  ratatinait  et  s'amplifiait  toujours 
dans  les  teintes  bitumeuses,  jusqu'à  ce  que  l'horizon 
entier  tournât  au  rythme  de  son  déhanchement 
Dans  ses  cauchemars  et  dans  le  tremblement  de  ses 
fièvres.  Boulanger  devait  apercevoir  la  figure  grima- 
çante de  ce  groupe. 

Enfin,  il  y  avait  en  tas  épais,  dans  les  coins 
obscurs,  la  foule  de  ceux  à  qui  personne  ne  deman- 
dait leurs  noms  :  Des  enthousiasmés,  des  inventeurs, 
des  maniaques,  des  énergumènes,  de  simples  et  bon- 
nes personnes  au  cœur  gros  de  quelque  chose.  Le 

256 


Le  Général  se  rendant  à  Tentrevue  de  Prangins 


petit  Joseph,  le  groom  que  l'hôtel  avait  dû  attacher 
au  service  exclusif  du  Général,  péchait  dans  cette 
masse  quelques  unités  qu'il  poussait  de  temps  à 
autre  dans  le  sanctuaire.  Ce  Joseph,  un  gamin  de 
faubourg,  presque  un  enfant,  gros,  rond,  rigolard, 
Tair  bon  drôle,  mais  dessalé  comme  papa  et  ma- 
man, et  sur  l'œil,  et  qui  savait  son  monde,  fut  à 
cette  époque  une  des  figures  les  plus  populaires  de 
Paris.  En  principe,  le  Général  recevait  tout  le 
monde,  mais  bien  vite  il  apparut  que  ses  journées 
et  ses  nuits  bout  à  bout,  n'y  suffiraient  pas.  Alors 
Joseph  devint  indispensable.  Il  éconduisait  les 
raseurs,  modérait  les  fiévreux  et  distinguait  d'un 
coup  d'œil  les  visiteurs  qui  seraient  utiles  ou 
agréables  au  patron.  On  lui  reconnaissait  surtout  un 
flair  spécial  pour  dépister  les  tapeurs  et  il  y  en  eut 
toujours,  prêts  à  happer  dans  l'écuelle  boulangiste, 
le  louis  ou  la  pièce  de  vingt  sous. 

Le  fils  du  petit  avoué  de  Rennes,  Georges  Bou- 
langer, donnait  audience  avec  une  grâce,  un  natu- 
rel, un  à-propos  surprenants.  Il  écoutait,  souriait 
serrait  les  mains,  pensait  à  autre  chose,  écrivait,  dic- 
tait, congédiait,  comme  si  un  long  apprentissage  lui 
eût  enseigné  ce  dur  et  difficile  métier.  La  pièce 
était  assez  vaste,  mais  banale  et  mal  meublée  de 
crapauds  en  velours  pisseux  et  id'un  sopha  cramoisi. 


258 


Mais  le  Général  tenait  toute  la  chambre;  en  entrant 
on  ne  voyait  que  la  carrure  de  cet  athlète  aux  yeux 
lumineux.  Et  il  avait  mis  autour  de  lui  un  aspect  de 
campement.  Tout  était  encombré  id'affiches,  de  jour- 
naux et  de  ballots,  de  chansons  et  d'objets  qui  ra- 
contaient sa  gloire.  Au  milieu,  la  table,  une  grande 
planche  posée  sur  des  tréteaux,  était  replète  des  mil- 
liers de  lettres  qui  arrivaient  chaque  jour. 

Autour  de  l'hôtel  c'était  la  foire  en  permanence. 
La  foule  un  peu  blagueuse,  mais  vibrante,  des  Pari- 
siens, stationnait  tout  le  jour  et  une  grande  partie 
de  la  nuit.  Les  uns  surveillaient  les  portes  du  côté 
Rivoli  et  Rohan;  d'autres,  postés  place  du  Palais- 
Royal,  devant  le  Conseil  d'Etat,  béaient  aux  fenê- 
tres du  Général,  qui  ouvraient  par  là.  On  chantait 
tous  les  airs  boulangistes  ;  on  criait  :  «  C'est  Bou- 
lange qu'il  nous  faut.  ))  On  acclamait  celui-ci  ou  ce- 
lui-là; on  conspuait  Floquet  et  quand  le  bien-aimé 
sortait,  c'était  du  délire.  La  police  avait  dû  renoncer 
à  diégager  ce  coin  de  la  Capitale,  elle  aurait  eu  à 
charger  plusieurs  fois  par  heure.  D'ailleurs,  la  plu- 
part des  agents  étaient  boulangistes,  et  ils  fermaient 
les  yeux  lorsque  la  foule  maltraitait  quelque  blas- 
phémateur de  l'idole.  C'est  ainsi  qu'un  jour,  un 
monsieur  très  officiel,  qui  avait  crié  :  «  C'est  une 
honte!  A  bas  Boulanger!  Vive  Floquet!  »  eut  ses 


259 


vêtements  arrachés  et  dut  se  sauver  en  chemise  par 
la  rue  de  Richelieu. 

Si  dans  cette  aventure  le  Général  restait  lui- 
même,  sans  que  ses  familiers  puissent  noter  une 
plus  forte  pulsation  de  son  orgueil,  les  meilleures 
têtes  die  la  Bande  étaient  grisées.  Laguerre  répétait 
vingt  fois  le  jour  :  ((  En  janvier,  nous  serons  au 
pouvoir.  ))  Mermeix  promettait  des  sous-préfectures 
et  touchait  des  arrhes.  Naquet  préparait  ses  serin- 
gues pour  inoculer  aux  cobayes  français  ses  doctri- 
nes philosophiques.  Dillon,  pratique,  cherchait  de 
l'argent. 

Boulanger  n'avait  aucune  fortune.  A  cette 
époque,  après  sa  mise  à  la  retraite  et  son  élection 
dans  la  Dordogne,  son  budget  s'établissait  ainsi  : 

Pension  de   retraite    Frs     10.000 

Pension  de  grand  légionnaire    ....  2.500 

Traitement    de    député 9.000 


21.500 


Si  même  on  ajoute  à  cette  somme,  les  cent  mille 
francs  qui  lui  furent  payés  par  l'éditeur  Rouff, 
pour  qu'il  signât  une  histoire  de  la  guerre  de  1870, 
qui,  d'ailleurs,  ne  parut  jamais,  le  Général  avait  à 


260 


(Cliché  niustration) 

Manifestation  Boulangiste  à  Lille.  Le  Général  salue  la  foule 


peine  Ûe  quoi  faire  face  aux  dépenses  ordinaires  de 
son  train  de  vie  assez  dispendieux.  A  plus  forte 
raison,  il  ne  pouvait  aucunement  songer  à  financer 
les  campagnes  électorales,  ni  à  subvenir  aux  exi- 
gence de  son  entourage  politique.  Le  Comité  Natio- 
nal, fidèle  aux  principes  républicains,  acceptait  de 
l'argent  du  Général,  mais  ne  lui  en  donnait  pas 
Chaque  jour,  dans  son  courrier.  Boulanger  trouvait 
des  coupures,  des  mandats  que  lui  adressait  la 
foule  anonyme  des  bons  Français,  excédés  du  par- 
lementarisme. Cela  formait  idies  sommes  assez  impor- 
tantes mais  n'atteignait  pas  au  chiffre  dont  rêvait 
le  comte  Dillon,  qui  se  mit  donc  en  campagne. 

Lorsque  quelque  seigneur  avait  besoin  d'argent, 
il  allait  voir  le  Juif.  Fidèle  aux  traditions,  Dillon 
s'en  fut  trouver  Arthur  Meyer.  Celui-ci  venait 
d'écrire  dans  le  Gaulois  :  ((  Le  Boulangisme  est  un 
mouvement  d'une  telle  force  qu'il  balayera  tout  ce 
qui  s'opposera  à  sa  marche.  »  Arthur,  qui  n'avait 
aucunement  envie  d'être  balayé  et  qui  était  toujours 
prêt  à  encenser  tous  les  succès,  reçut  fort  bien  le 
Comte.  Et  c'est  ici  que  l'histoire  des  pauvres  hom- 
mes est  une  fois  de  plus  envahie  par  la  féerie,  par 
l'événement  que  les  sages  de  la  cité  refusent  d'ad- 
mettre, lorsqu'ils  établissent  leurs  lois  et  leurs 
sentences. 


262 


Les  deux  Arthur,  l'un  menant  l'autre,  allèrent 
sonner  chez  la  iduchesse  d'Uzès.  Avec  eux  entrèrent 
les  combinaisons  quelque  peu  sordides  de  leurs 
petites  habiletés,  épaulant  de  chétives  espérances 
Meyer  était  boursicoteur,  Dillon  grand  appâteur  de 
commandites.  Ils  exposèrent  leur  système  :  capital, 
dividende,  balance,  circuit  monétaire;  à  l'aller  on 
prend  tout  et  au  retour  on  retient  le  reste;  escamo- 
tage, prestidigitation;  si  celui-ci  est  Arthur,  celui-là 
ne  Test  pas  moins;  l'un  tend  la  main,  l'autre  ne  la 
retire  pas  ;  jetez-y  quelques  louis  et  vous  aurez,  gor- 
gée de  paille  fraîche  et,  penidue  chez  vous  en  bonne 
place,  la  dépouille  atdmirable  du  crocodile  améri- 
cain. La  duchesse  souriait  et  n'écoutant  qu'à  peine, 
tapotait  sur  le  bras  de  son  fauteuil,  un  air  de  vé- 
nerie :  Le  Débuché,  et  elle  gonflait  ses  narines  à 
l'odeur  des  grosses  fleurs  de  marronniers  qui  se 
balançaient  devant  la  fenêtre,  car  on  était  à  la  mi- 
juin.  Nos  deux  compères,  la  voyant  de  belle  humeur, 
s'étranglaient  dans  leurs  propos,  pensant  «  ce  sera 
bien  du  deux  cent  mille.  Enfin,  elle  prit  la  parole  : 
((  Messieurs,  il  y  a  longtemps  que  je  pense  au  géné- 
ral Boulanger.  Lui  seul  est  capable  de  rendre  la 
parole  au  pays  et  de  faire  l'union  entre  les  Français. 
Je  mets  trois  millions  à  sa  disposition.  A  ce  don  il 
n'y  aura  qu'une  seule  condition   :  c'est  qu'il   soit 


263 


agréé  par  le  Prince,  par  Monseigneur  le  Comte  de 
Paris.  D'ailleurs,  je  me  charge  d'obtenir  moi-même 
ce  consentement.  » 

Dès  le  lendemain,  le  Général  arrivait  à  l'hôtel 
d*Uzès,  dans^  son  landau  des  grands  jours.  Il  re- 
mercia la  duchesse  et  lui  offrit  galamment  un  bou- 
quet d'œillets  rouges,  la  fleur  boulangiste.  Il  lui 
dit  :  ((  Je  vous  demande,  Madame,  de  voir  le  Comte 
die  Paris.  Vous  lui  direz  que  le  Général  Boulanger 
n'a  qu'un  rêve  :  celui  de  faire  l'union  de  tous  les 
Français;  que  la  monarchie  lui  paraît  maintenant, 
seule  capable  de  faire  cette  union  et  que  le  Comte 
de  Paris  est  à  ses  yeux,  le  souverain  de  la  France.  » 

L'entrevue  de  Coblence  entre  la  duchesse  d'Uzès 
et  le  Comte  de  Paris,  fut  parée  de  cette  dignité 
naturelle,  de  cette  grâce  simple  qui  est  le  propre 
de  la  monarchie  française.  Le  Prince  arriva  dans 
une  voiture  remplie  de  fleurs  qu'il  disposa  lui-même 
sur  la  table  idu  salon  oii  l'attendait  la  duchesse.  Il 
dit  qu'il  avait  confiance  dans  la  loyauté  de  Boulan- 
ger et  que,  d'ailleurs,  là  où  passait  le  premier  pair 
de  France,  le  roi  de  France  pouvait  bien  passer 
aussi.  Alors,  Madame  d'Uzès,  presque  timidement, 
parla  de  ces  trois  millions  qu'elle  mettait  aux  pieds 
du  Comte  de  Paris.  Celui-ci  qui  venait  disposé  à 
signer  un  pacte  d'alliance  à  titre  onéreux  (Henri  IV 


264 


avait  bien  acheté  Brissac),  se  récria  et  refusa.  Mais 
tout  ce  qu'il  put  obtenir  de  la  (duchesse,  ce  fut 
qu'elle  s'entourât  d'un  comité  qui  réglerait  l'emploi 
de  cette  fortune.  Enfin,  il  promit  de  rétablir,  au 
profit  de  Boulanger,  la  dignité  de  Connétable,  qui 


o* 


^^=«c^m  *|v 


Le  MArivtis  ue  Hociiti  our.   --  \ve/.-%oi:s  l)icnt..t  lim  le  me  vùltr  inoa  Boulange. 

lui  donnerait  le  commandement  des  armées.  Puis, 
en  .se  retirant,  il  offrit  à  Madame  d'Uzès,  un  bou- 
quet de  roses  blanches  de  France,  cerclé  d'oeillets 
rouges. 

Par  la  suite,  le  Prince  ne  devait  pas  idemeurer 


265 


en  reste  de  générosité.  En  effet,  pendant  la  période 
boulangiste,  il  consacra  à  la  lutte,  des  sommes  qui 
atteignirent  un  total  de  deux  millions  et  demi. 

En  ce  qui  concerne  Boulanger,  on  l'a  accusé  de 
duplicité  et  même  on  lui  a  prêté  ce  propos  à  l'égard 
des  royalistes  :  ((  Me  suis- je  assez  foutu  de  ces  gens- 
là  î  ))  Or,  le  cas  est  plus  complexe.  On  ne  peut  pré- 
tendre que  le  Général,  qui  était  un  fort  habile 
homme,  fut  incapable  d'un  tel  plan  et  d'un  tel  pro- 
pos. Même,  on  peut  tenir  pour  certain  que  dans  ses 
premières  démarches  auprès  des  royalistes,  comme 
des  bonapartistes  d'ailleurs,  i]  n'avait  que  ides  inten- 
tions purement  boulangistes.  Non  pas  certes  qu'il 
eût  quelque  scrupule  républicain,  nous  ne  lui  ferons 
pas  l'affront  de  le  supposer,  mais  parce  qu'il  se 
sentait  dans  les  mains,  une  force  capable  de  prendre 
tous  ces  gens  et  de  les  mener  à  sa  guise.  Quand  il 
commença  à  être  en  proie  à  sa  Bande,  il  s'aperçut 
qu'il  risquait  de  chasser  des  parlementaires  qui 
avaient  besoin  d'être  mouchés,  pour  les  remplacer 
par  d'autres  aussi  morveux;  alors  il  inclina  vers  la 
royauté.  Il  y  eut  ensuite  l'influence  que  nous  avons 
dite  plus  haut  et  qui  fut  exercée  par  Marguerite  de 
Bonnemains.  Enfin,  la  duchesse  acheva  de  le  gagner 
tout  à  fait. 

C'était  un  haut  exemple  que  celui  de  la  duchesse 


266 


d'Uzès,  et  Boulanger  qui  avait  le  cœur  très  français, 
était  homme  à  en  faire  son  profit.  Lorsqu'elle  eut 
donné  ces  trois  millions  avec  l'humilité  que  nous 
avons  vue,  cette  grande  dame  ne  jugea  point  qu'elle 
eût  assez  fait.  Non  pas  qu'elle  voulût  jouer  la  don- 
neuse de  conseils  ou  surveiller  l'emploi  de  cet 
argent.  Jamais  elle  n'intervint  en  cette  matière,  sauf 
lorsque  l'on  chicana  le  Général  sur  quelque  dépense 
que  l'on  jugeait  trop  lourde. 

Cette  action  singulière  et  qui  avait  sa  pointe 
d'audace,  valut  à  cette  grande  dame  des  hainesi 
basses,  dies  soupçons  injurieux,  et  de  ces  agressions 
mesquines  qui  sont  plus  que  tout  irritantes.  Elle 
fut  prise  à  partie  par  ce  brutal  de  Drumont  qui 
ne  pouvait  lui  pardonner  sa  condescendance  en- 
vers Arthur  Meyer.  Louis  XIV  pourtant  accueillit 
Samuel  Bernard  et  lui  fit  les  honneurs  de  son  parc! 
Plus  pénibles  que  les  pointes  de  Drumont,  furent 
les  outrages  que  lui  prodiguèrent  de  pauvres  jour- 
nalistes enragés  pour  avoir  mordu  aux  fonds  se- 
crets. Parmi  les  images  qui  accompagnent  ce  texte, 
on  trouvera  des  caricatures  oii  la  duchesse  est  ou- 
tragée d'une  façon  qui  révèle  l'ignominie  et  la 
frousse  de  gouvernants  qui  avaient  rejeté  les  moin- 
dres restes  idie  ces  sentiments  nobles  qui   de  tous 

267 


temps,  ont  modéré  les  coups  des  plus  féroces  adver- 
saires. 

Mais  Madame  d'Uzès  avait  en  elle  l'esprit  des 
Mortemart  qui  est  sourire  et  bravoure.  Elle  était 
d'une  race  habituée  à  faire  de  l'histoire.  Et  certes, 
elle  s'avance  vers  la  postérité  en  cavalière,  quand 
seule  parmi  les  cœurs  pusillanimes  qui  l'entourent, 
on  la  voit  se  mettre  en  révolte  ouverte  contre  ces 
intrus  qui  ayant  établi  la  plus  laide  tyrannie  qu'un 
peuple  ait  jamais  subie,  refusaient  de  s'en  remet- 
tre au  jugement  de  la  nation.  Cette  femme  a  man- 
qué de  fort  peu  d'ajouter  à  l'histoire  de  son  pays, 
une  page  qui  aurait  eu  la  haute  et  gracieuse  \d)émar- 
che  des  plus  belles.  On  y  aurait  vu  un  roi  de  France 
entrant  dans  sa  capitale  et  chevauchant  botte  à 
botte  et  du  même  pas,  avec  une  grande  dame  et  un 
beau  soldat  de  petite  naissance.  Pour  montrer  à 
quel  point  tous  les  esprits  étaient,  à  cette  époque, 
préparés  à  un  changement  complet  dans  l'Etat,  nous 
ne  citerons  que  ce  mot  d'un  mineur  d'Anzin,  ancien 
communard  qui,  après  avoir  serré  la  main  à  Boulan- 
ger, disait  en  s'en  allant  :  «  Eh  puis,  il  peut  bien 
se  faire  roi,  s'il  le  veut,  moi  je  m'en  fous.  » 

Dès  que  le  trésorier  Dillon  eut  en  poche  l'argent 
de  la  duchesse,  il  commença  à  s'agiter  et  autour 
de  lui,  tous  ceux  qui  étaient  dans  le  secret.  Les 


268 


1 


I 


hommes  du  Comité  National,  que  Boulanger  appe- 
lait son  paravent,  ignoraient  ce  don  princier,  mais 
ils  avaient,  sur  ce  point,  le  flair  très  développé,  ils 
eurent  tôt  fait  de  comprendre  qu'il  y  avait  de  l'ar- 
gent dans  la  caisse.  Ils  sautèrent  dessus  et  jamais  ne 
furent  plus  ardents  boulangistes.  D'ailleurs,  mis  à 
à  part,  l'appétit  de  ces  voraces,  les  dépenses  étaient 
considérables.  Il  y  avait  les  frais  de  représentation 
du  général,  ses  campagnes  électorales,  ses  voyages; 
puis  les  journaux  à  faire  vivre,  d'autres  à  subven- 
tionner ;  il  fallait  payer  les  traitements  des  fonction- 
naires révoqués.  En  effet,  dans  tous  les  ministères, 
et  principalement  place  B  au  veau,  Boulanger  avait 
des  fonctionnaires  à  sa  dévotion  et  quand  ils  étaient 
pris  et  congédiés,  ils  restaient  à  la  charge  du  parti 
et  on  les  employait  à  la  propagande. 

A  peine  élu  dans  la  Dordogne,  Boulanger  avait 
donné  sa  démission  pour  poser  sa  candidature  à  un 
siège  die  député  vacant  dans  le  département  du 
Nord.  Il  y  fut  élu  le  15  avril  1888  par  172.000  voix, 
alors  que  ses  concurrents  arrivaient  à  peine  à  réunir 
à  eux  tous  85.000  suffrages.  Ce  fut  à  la  suite  de 
cette  élection  que,  pris  de  panique,  un  gros  de  pro- 
fiteurs et  de  nantis  se  réunit  à  un  groupe  d'affamés 
sur  le  point  d'atteindre  la  mangeoire  et  tous  en- 
semble fondèrent  la  Société  des  Droits  de  Vhomme 


269 


et  du  citoyen.  Il  y  avait  là  Ranc,  Pelletan,  Clemen- 
ceau, le  major  Labordère,  Tony  Revillon,  Joffrin. 
Ils  décidèrent  que,  désormais  toute  tentative  pour 
les  écarter  du  pouvoir  serait  qualifiée  d'entreprise 
de  réaction  et  de  dictature  et  combattue  par  tous  les 
moyens. 

Le  général  était  demeuré  à  Paris  pendant  la  cam- 
pagne électorale,  mais  il  voulut  aller  remercier  ses 
électeurs.  Il  fit  à  cette  occasion,  de  Dunkerque  à 
Avesnes,  dans  les  villes  et  les  bourgs  du  départe- 
ment du  Nord,  des  entrées  triomphales  comme  bien 
peu  de  souverains  en  ont  connu.  Il  entendit  crier 
sur  son  passage  :  «  Vive  le  Général  de  France  ! 
et  vive  l'Empereur  !  »  A  Denain,  un  ouvrier  lui  dit: 
((  Je  vous  aime,  moi  !»  A  Anzin,  les  mineurs  le 
haranguèrent  :  «  Général,  nous  ne  vous  prions 
pas  ide  faire  de  nous  des  rentiers,  mais  il  y  a  des 
réformes  vraiment  nécessaires.  Nous  les  attendons 
de  vous.  ))  En  gare  d' Avesnes,  un  vénérable  prêtre 
s'approcha  du  compartiment  et  salua  trois  fois  le 
Général.  Des  mères  lui  tendaient  leurs  enfants  pour 
qu'il  les  embrassât.  De  toutes  parts,  montaient  vers 
lui  les  cris  de  misère  de  tous  ces  pauvres  gens  dupés 
par  des  bavards.  Jusqu  alors,  on  pouvait  prétendre 
que  la  popularité  de  Boulanger  était  l'œuvre  quel- 
que peu  artificielle  d'une  propagande  habile;  mais 


270 


LA   BOULANGE  A   BRUXELLES 


VIVE  BOULANGER.  MONSIEUR! 


T./ 


vv^^ 


•=^^  "';;;.£  MORT.! 


pendant  ce  voyage,  comme  aussi  pendant  celui  que 
le  Général  fit  en  Bretagne  quelques  jours  après,  on 
dut  constater  que  les  ouvriers  rudes  et  précis,  que 
les  petites  gens  regardaient  cet  homme  avec  dévo- 
tion et  qu'ils  se  sentaient,  à  sa  vue,  soulevés  d'espé- 
rance. Les  politiciens  pouvaient  chicaner;  il  était 
désormais  indiscutable  qu'il  avait  le  pays  entier  der- 
rière lui. 

Le  1^'  juillet.  Boulanger  alla  affronter  les  mons- 
tres dans  leur  repaire.  En  son  honneur,  le  Palais 
Bourbon  avait  été  mis  en  état  de  défense.  Notre 
vieil  ami  Madier  de  Montjau,  en  sa  qualité  de  ques- 
teur, avait  fait  sur  les  murs  de  ronde,  une  plantation 
d'artichauts  ide  fer;  il  avait  de  plus  exigé  que  tous 
les  abords  de  ce  mauvais  lieu  fussent  interdits  à  la 
population.  On,  avait  donc  dégagé  le  quai  d'Orsay,  la 
rue  et  la  place  de  Bourgogne,  le  pont  de  la  Con- 
corde et  une  grande  partie  de  cette  place.  Toute  la 
police  était  là.  A  trois  heures  moins  un  quart,  le  gé- 
néral sortit  de  l'Hôtel  du  Louvre,  dans  un  superbe 
lanldau  attelé  de  deux  alezans  brûlés  ayant  aux 
oreilles  des  cocardes  vertes  et  rouges.  Sur  le  siège, 
le  cocher  et  le  valet  de  pied  avaient  l'œillet  rouge 
à  la  boutonnière.  Le  général  était  assis  au  fond  à 
droite,  il  avait  à  sa  gauche  Laguerre  et  devant  lui 
Déroulède  et  Le  Hérissé.  Le  trajet  ne  fut  qu'une 


271 


bagarre.  Rue  de  Rivoli,  toutes  les  fenêtres  étaient 
occupées;  on  criait  :  ((  Vive  Boulanger  !  »  et  l'on 
jetait  des  fleurs.  La  foule  suivait  la  voiture  en  cou- 
rant, les  gens  s'accrochaient  partout  aux  portières, 
aux  marchepieds.  D'autres  venaient  se  placer  devant 
les  chevaux.  Déroulède,  debout,  criait  :  «  Je  vous 
en  prie,  mes  amis,  laissez-nous  passer.  Ce  n'est  pas 
vous  que  nous  voulons  renverser,  c'est  la  Cham- 
bre. ))  La  voiture  du  général  fit  le  tour  idie  l'Obélis- 
que pour  prendre  le  pont  de  la  Concorde.  A  ce  mo- 
ment, le  service  d'ordre  fut  bousculé,  noyé.  Une 
force  énorme  était  là  sur  la  place  et  sur  les  terrasses 
des  Tuileries  ;  il  y  avait  la  foule  compacte  à  laquelle 
rien  ne  résiste.  Après  la  clameur  épaisse  qui  était 
montée  tout  d'une  pièce,  il  y  eut  un  instant  de  si- 
lence, on  attendait  ce  qui  allait  mettre  en  mouve- 
ment cette  masse.  Boulanger  tint  alors,  dans  sa- 
main,  le  destin  de  la  France  Si  se  dressant  dans  sa 
voiture,  il  eût,  sans  un  mot,  montré  d'un  geste  la 
sinistre  demeure  au-delà  du  pont,  la  Seine  aurait  ce 
soir-là,  charrié  vers  Rouen  quelques  parlementaires 
enfin  silencieux 

Il  y  avait  de  l'inquiétude  dans  la  maison.  Sans 
doute,  quelques  députés  avec  cette  inconscience, 
cette  légèreté  qui  est  le  propre  de  leur  fonction, 
étaient  restés  sur  les  marches  pour  voir  comme  le 


272 


général  saluait  bien  et  pour  admirer  l'encolure  de 
César  ;  mais  la  plupart  d'entre  eux  rôdaient  dans  les 
couloirs,  tels  des  loups  traqués.  Ce  matin-là  même, 
le  Président  du  Conseil,  Floquet,  avait  eu  une  alter- 
cation avec  Francis  Laur.  Il  l'avait  saisi  à  la  gorge 
en  criant  :  ((  Misérable,  vous  avez  osé  prétendre 
que  je  distribuais  des  fonds  secrets  aux  journaux, 
pour  faire  insulter  Boulanger  !  C'est  une  infamie, 
vous  m'en  rendrez  raison  à  la  tribune.  »  Laur  se 
tira  à  grand'peine  des  mains  de  cet  énergumène. 
Evidemment,  la  lutte  contre  Boulanger  n'était  pas 
menée  à  coups  de  fonds  secrets,  mais  bien  avec  l'ar- 
gent de  la  Compagine  de  Panama.  Et  tous  les  par- 
lementaires avaient  dans  leur  portefeuille  quelque 
chèque  signé  Arton. 

A  cette  tribune  de  la  Chambre  où  ont  apparu  tant 
de  vilaines  figures,  oii  le  visage  chafouin  de  la  tra- 
hison s'est  impunément  exhibé,  on  vit  ce  jour-là,  le 
bel  aspect  d'un  homme  de  bonne  foi.  Boulanger 
dans  la  splendeur  de  sa  force  physique  et  la  pléni- 
tude de  son  équilibre  moral,  fit  entendre  des  paroles 
qui,  certes,  n'étaient  pas  toutes  simples  et  limpides, 
car  Naquet  avait  glissé  parmi  elles  beaucoup  de  ses 
fumeuses  rêveries  qui,  du  moins,  prenaient  dans  sa 
bouche,  un  son  honnête.  Il  disait  :  «  La  République 
ne  doit  être  la  propriété  de  personne.  Tous  les  Fran- 


273 


riil 


çais  ont  des  droits  égaux  à  son  gouvernement.  La 
France  souffre  depuis  plusieurs  années,  d'un  mal 
matériel  et  moral  auquel  vous  n'avez  apporté  aucun 
remède  et  dont  vous  êtes,  par  votre  constitution 
même,  la  cause  efficiente...  » 

Il  y  avait,  d'une  part,  à  la  tribune,  cet  athlète  qui 
parlait  d'une  voix  de  soldat  et  de  l'autre  côté,  toute 
une  assemblée  :  cinq  cents  individus  partagés  entre 
la  peur  et  la  haine.  Et  l'homme  seul  criait  au  trou- 
peau :  ((  Allez-vous  en  !  Je  vous  demande,  je  vous 
ondionne  de  déclarer  vous-mêmes  votre  déchéance  ! 
Je  vous  défie  de  retourner  devant  le  peuple  dont 
vous  vous  prétendez  les  mandataires.  »  Et,  son  poing 
velu  sur  la  tribune,  il  déposait  un  projet  de  réso- 
lution ainsi  conçu  :  ((  La  Chambre,  convaincue  de 
la  nécessité  de  nouvelles  élections,  invite  le  gouver- 
nement à  demander  au  Président  de  la  République 
d'user  de  son  droit  de  dissolution  que  lui  confère 
Tarticle  5  de  la  loi  constitutionnelle  du  25  février 
1875.  » 

C'était  d'une  belle  audace,  et  si  cet  homme  avait 
été  entouré  d'hommes  à  sa  taille,  on  aurait  vu  de 
belles  choses.  Mais  on  eut  seulement  le  spectacle  de 
Floquet  exécutant  à  la  tribune  un  numéro  de  cirque. 
Cet  homme,  court  et  gras,  qui  ressemblait  à  Danton, 
comme  un  pourceau  ressemble  à  un  sanglier,  avait 


274 


(cliché  Illustration) 

Le  Général  boit  le  coup  avec  les  Mineurs  à  Anzin 


la  tête  rejetée  en  arrière,  le  bras  étendu  et  il  lançait 
avec  tout  le  métier  d'un  vieux  cabotin,  des  calem- 
bredaines vers  les  belles  dames  des  tribunes  qui, 
d'ailleurs,  n'avaient  de  regards  que  pour  le  brave 
Général.  «  A  votre  âge,  monsieur  le  général  Boulan- 
ger, Napoléon  était  mort.  Nous  ne  permettrons  pas 
à  un  dictateur  d'étendre  sur  nous  sa  main  d'oiseau 
de  proie.  J'entends  dans  les  sacristies  retentir  les 
bottes  de  toutes  les  réactions...  »  Et  l'on  demeure 
confon'du  quand  on  songe  que  ces  bourdes  étaient 
débitées  par  le  Président  du  Conseil  des  ministres, 
par  celui  enfin  qui  prétendait  gouverner  la  France. 

Quand  il  fut  bien  entendu  qu'il  réussissait  pleine- 
ment dans  le  grotesque,  Floquet  voulut  aussi  s'es- 
sayer dans  Todieux.  Il  osa  mettre  en  parallèle  ses 
services  et  ceux  de  Boulanger;  dans  un  plateau  de 
la  balance,  une  outre  pleine  de  vent  et  dans  l'autre 
le  sang  d'un  soldat.  Et  il  fut  applauidi  par  les  dé- 
putés. Le  Général  aurait  pu  montrer  à  cette  bande 
de  sacripants  son  corps  couvert  de  blessures  et  sur- 
tout, à  sa  poitrine,  cette  entaille  qui  depuis  trente 
ans,  menaçait  tous  les  jours  de  s'ouvrir.  Mais  c'était 
un  homme  qui  se  faisait  un  scrupule  de  parler  de 
cette  gloire.  Il  se  contenta  de  moucher  rudement  ce 
cuistre  mal  embouché. 

Quelle  que  fût  sa  prétentieuse  sottise,  Floquet  se 


276 


rendit  compte  qu'il  n'avait  pas  eu  le  beau  rôle  dans 
cette  séance  et  que,  fait  plus  grave,  sa  majorité  lui 
échappait.  Pour  raffermir  sa  situation  parlemen- 
taire, il  eut  recours  à  un  moyen  singulier.  Il  envoya 
ses  témoins  à  Boulanger.  Constans  disait  :  ((  J'as- 
sassine moi-même.  » 

Les  témoins  du  Bour soufflé  furent  Georges  Perin 
et  Clemenceau  qui  aurait  certes  mieux  fait  en  res- 
tant chez  lui,  ce  jour-là.  Ceux  du  Général  étaient 
Laisant  et  Le  Hérissé.  Les  deux  adversaires  se  bat- 
tirent à  l'épée,  le  13  juillet,  à  neuf  heures  et  demie 
du  matin,  dans  la  propriété  du  comte  Dillon,  à 
Neuilly,  au  6,  du  boulevard  d'Argenson.  Il  avait  plu 
toute  la  nuit;  le  terrain,  une  piste  d'entraînement 
pour  chevaux,  était  boueux  et  glissant.  Floquet  te- 
nait son  épée  devant  lui,  comme  une  canne  à  pêche. 
Toute  sa  tactique  consistait  à  reculer  en  étendant 
le  bras.  Boulanger  se  jeta  sur  son  adversaire  avec 
une  fougue  die  jeune  homme  ;  il  l'attignit  légèrement 
au  genou  et  le  désarma.  D'après  les  traditions,  le  dé- 
sarmement met  fin  au  combat;  mais  le  Général  de- 
manda et  obtint  qu'il  y  eut  un  second  engagement. 
Floquet,  cédant  toujours  du  terrain,  se  vit  bientôt 
acculé  dans  les  fusains  qui  bordaient  la  piste  et  là, 
sans  que  l'on  s'en  aperçût,  il  fut  blessé  superficiel- 
lement à  la  poitrine  et  à  la  main.  Boulanger,  fu- 


277 


rieux  de  voir  cet  homme  qui  fuyait  ainsi  devant  lui, 
se  jeta  en  avant  et  vint  s'enferrer  sur  Fépée  que  Flo- 
quet  tendait  idiésespérément  en  effaçant  son  gros  ven- 
tre. Le  Général  fut  atteint  au  cou,  et  Ton  crut  bien 
la  blessure  mortelle. 

Ce  coup  heureux  acheva  de  troubler  le  peu  de 
cervelle  qu'il  y  eût  encore  dans  la  tête  du  Boursou- 
flé Ce  jour-là  même,  dans  l'après-midi,  il  inaugurait 
le  pitoyable  amas  de  matériaux  qui  est  amoncelé 
dans  un  coin  des  Tuileries,  à  la  gloire  de  Gambetta. 
Le  public  assista  au  spectacle  indécent  de  Floquet 
s'agitant  sur  la  tribune  officielle  et  trémoussant 
ses  larges  fesses  pour  montrer  comment  il  avait  tué 
Boulanger. 

Le  Général  ne  laissa  pas  la  vie  dans  cette  aven- 
ture; elle  eut,  néanmoins,  pour  lui,  des  conséquen- 
ces funestes.  Madame  Boulanger  s'était  depuis  quel- 
ques temps  déjà  retirée  à  Versailles  auprès  de  sa 
mère.  Quand  on  vint  l'avertir  de  l'accident  arrivé 
à  son  mari,  elle  refusa  de  se  rendre  auprès  de  lui, 
disant  que  sa  présence  ne  lui  serait  d'aucun  se- 
cours, ni  d'aucun  agrément.  Sans  doute,  mais  c'était 
laisser  la  place  à  l'autre.  Marguerite  de  Bonne- 
mains  avait  attendu  l'issue  du  duel,  cachée  dans 
une  voiture  sur  l'avenue  d'Argenson.  Elle  vint 
s'installer  au  chevet  de  son  amant  et  ne  s'en  éloi- 


278 


gna  pas  durant  quinze  jours.  Jusqu'alors,  dans 
leur  liaison,  les  apparences  avaient  été  sauvegar- 
dées, et  Madame  de  Bonnemains  continuait  à  avoir 
droit,  à  ses  propres  yeux,  à  toute  cette  considéra- 
tion mondaine  qu'elle  prisait  plus  que  tout.  Elle 
donna  donc,  en  cette  occasion,  une  grande  preuve 
d'amour  au  Général,  en  quittant  le  masque  qui  là 
protégeait  et  en  s'exposant  aux  regards  mauvais 
qui,  en  effet,  ne  tardèrent  pas  à  l'atteindre. 

Dans  la  passion  de  Marguerite,  il  y  avait  eu 
beaucoup  d'orgueil  et  pas  mal  de  légèreté.  Elle  se 
pavanait  et  s'admirait  d'avoir  conquis  cet  homme. 
En  même  temps,  comme  elle  avait  d'elle-même  la 
plus  haute  opinion,  elle  se  laissait  aimer  et  accep- 
tait plus  qu'elle  donnait.  Mais  quand  elle  se  fut  dé- 
vouée à  son  amant,  qu'elle  eut  tremblé  pour  sa  vie 
et  qu'il  eut  touché,  en  elle,  certaine  disposition  ma- 
ternelle, encore  inemployée,  elle  commença  d'aimer 
simplement  et  de  s'attacher  avec  l'ardeur  maladive 
qui  était  en  elle.  Boulanger  avait  été  pour  elle  un 
amant  décoratif  et  aimable;  il  devint  alors  son 
homme,  celui  qu'on  ne  lâche  pas,  celui  qui  doit 
vous  aider  à  mourir.  Car  elle  rêvait  à  eela  aussi, 
obscurément.  En  effet,  pendant  cette  épreuve  oii 
elle  veilla  et  sentit  sa  chair  tourmentée  d'inquié- 
tude, elle  surprit  dans  son  organisme  les  premiers 


279 


pas  sournois  du  mal  qui  devait  la  mettre  au  tom- 
beau. 

Le  brave  Général,  dans  la  douceur  de  cette  pré- 
sence bien-aimée,  se  dissolvait  en  reconnaissance 
et  il  sentait  qu'à  son  premier  et  viril  amour,  s'ajou- 
tait une  amollissante  tendresse. 

Pendant  cette  période,  ses  ennemis  et  sans  doute 
aussi,  quelques  bons  petits  amis,  firent  courir  le 
bruit  de  sa  mort.  Comme,  d'autre  part,  on  avait, 
malgré  lui,  posé  sa  candidature  /dans  l'Ardèche  et 
qu'il  subit  un  échec,  on  s'empressa  d'enterrer  Bou- 
langer et  le  Boulangisme.  Mais  notre  Général  se 
remettait  rapidement.  Etendu  sur  un  divan  dans  la 
demeure  du  comte  Dillon  aue  ses  partisans  rem- 
plissaient de  fleurs,  il  disait  à  Marguerite  :  ((  Flo- 
quet  verra  que,  la  gorge  trouée,  je  n'en  crie  que 
plus  fort.  ))  Et  de  sa  voix  de  baryton  qui  détonnait 
un  peu  dans  le  haut,  il  chantait  le  Miserere  du 
Trouvère  : 

Dieu  que  ma  voix  implore, 
Fais-moi  bientôt  mourir. 

Et  son  amante,  toute  troublée  et  frémissante,  lui 
prenait  les  mains  et  répétait,  fiévreuse,  avec  un  air 
obstiné  :  «  Georges,  nous  mourrons  ensemble, 
n'est-ce  pas  ?  » 


280 


Quand,  vers  le  28  juillet,  on  vint  annoncer  au 
Général  son  insuccès  dans  l'Ardèche,  il  se  leva,  re- 
poussa le  divan  du  pied,  et  quoi  que  pussent  dire 
les  médecins,  il  déclara  :  «  Je  suis  guéri  !  »  Et  le 
plus  curieux,  c'est  qu'en  effet  et  il  le  fut  et  partit 
en  campagne  plus  gaillard  que  jamais.  Le  Bour- 
souflé lui  lançait  un  défi;  il  croyait  très  habile  de 
fixer,  au  même  jour  prochain,  les  élections,  dans 
trois  départements.  Boulanger  posa  aussitôt  sa  can- 
didature dans  la  Somme,  dans  la  Charente-  Infé- 
rieure, dans  le  Nord.  Dans  ce  dernier  département, 
comme  il  y  avait  deux  sièges  à  pourvoir,  il  y  eut 
aussitôt  un  candidat  boulangiste.  Le  Général  em- 
porta les  quatre  places  au  premier  tour  et  à  des 
majorités  considérables.  D'ailJeurs  nous  donnons 
ici  le  tableau  complet  des  élections  auxquelles  prit 
part  Boulanger.  Cela  indiquera  mieux  que  tout, 
l'énorme  mouvement  d'enthousiasme  et  d'espoir 
soulevé  par  cet  homme  : 

22  mai  1887  : 

A  Paris.  Election  Mesureur.        100.000  voix 

Z6  février  1888   : 

Hautes-Alpes 110  — 

Côte-d'Or    9.487  — 


281 


Loire    13.918 

Loiret 4.376 

Maine-et-Loire   11.391 

Marne    16.107 

Haute-Marne    1.664 

22  mars  1888  : 

Bouches-du-Rhône    12.883 

Aisne    »  45.972 

S  avril  1888  : 

Dordogne 59.397 

Aisne    11.611 

Aude 8.499 

15  avril  1888  : 

Nord 172.528 

4  juin  1888  : 

Charente-Inférieure    44.634 

Nord 130.152 

Somme 76.094 

27  janvier  1889  : 

.    A  Paris 245.236 


1.006.848  voix 

Parmi  toutes  ces  élections,  il  faut  faire  une  place 
à  part  à  celle  qui  eut  lieu  à  Paris,  le  27  janvier  1889. 

282 


Le  Général  se  rend  à  la  Chambre.  La  foule  rue  de  Rivoli 


La  campagne  qui  la  précéda  fut  d'un  fureur  sau- 
vage. Les  radicaux  disaient  que  Boulanger  n'ose- 
rait jamais  se  présenter  dans  le  département  de  la 
Seine  ou  que  s'il  s'y  risquait,  les  électeurs  lui  don- 
neraient une  rudie  leçon.  Lorsque  le  23  décembre 
mourut  le  député  Augviste  Hude,  Floquet  et  sa 
bande  poussèrent  de  grands  cris.  Le  Général  ayant 
annoncé  aussitôt  qu'il  posait  sa  candidature,  ses 
ennemis  déclarèrent  que  l'on  allait,  à  cette  occasion, 
à  une  sorte  de  plébiscite  et  que  le  peuple  déciderait 
entre  les  adversaires  et  les  partisans  du  régime  par- 
lementaire. 

La  campagne  électorale  commença  au  cimetière 
pendant  les  obsèques  de  Hude.  On  eut  en  effet  le 
spctacle  ignoble  de  Picbon  aboyant  sa  haine  contre 
Boulanger  sur  une  tombe  ouverte,  et  devant  la 
femme,  la  mère  et  la  sœur  du  défunt.  La  suite  fut 
digne  de  ce  début.  Floquet  avait  recruté  dans  les 
maisons  centrales  de  Poissy  et  de  Melun,  une  bande 
de  récidivistes  et  les  avait  chargé  ^'assommer  les 
braves  gens  qui  se  rendaient  aux  réunions  électora- 
les boulangistes,  souvent  en  simples  curieux,  Ces 
hommes,  vêtus  de  blouses  blanches  et  coiffés  de 
hautes  casquettes,  furent  attirés  un  certain  diman- 
che dans  le  préau  de  l'école  de  l'avenue  Duquesne 
et  là,  rossés  de  la  plus  belle  manière  par  les  Li- 


284 


gueurs  de  Déroulède.  11  y  eut  plusieurs  attentats 
contre  Boulanger  qui  recevait  constamment  l'avis  de 
ne  jamais  sortir  seul  et  de  se  faire  garder  jour  et 
nuit. 

Après  bien  des  hésitations,  on  se  décida  à  opposer 
à  Boulanger  un  certain  Jacques,  président  du  Con- 
seil Général  de  la  Seine.  Rochefort  l'appelait  Jac- 
ques Ulatoire.  Hude  avait  été  bistro  die  son  vivant. 
Jacques  était  distillateur.  Les  radicaux  gardaient 
ainsi  le  contact  avec  les  mastroquets,  grands  élec- 
teurs de  la  République  Anatole  de  la  Forge  avait 
rédigé  pour  ce  Jacquot  une  proclamation  qui  eut 
un  succès  de  fou  rire.  Il  y  disait,  entre  autres  gen- 
tillesses :  ((  Notre  candidat  a  un  nom  modeste,  mais 
bien  Français,  il  s'appelle  Jacques.  ))  A  quoi,  les 
autres  répondirent  aussitôt;  et  l'on  voyait  sur  tous 
les  murs  les  affiches  côte  à  côte:  ((  Notre  Général  a 
un  nom  modeste,  mais  bien  Français;  il  s'appelle 
Boulanger.  » 

Le  mardi  8  janvier  1889,  Floquet  se  gonfla  de 
seize  cent  mille  francs  de  fonds  secrets  que  lui  vota 
la  Chambre.  Sans  tarder,  on  constata  dans  nombre 
de  feuilles,  une  recrudescence  de  dévouement  au 
candidat  officiel  et  une  fureur  nouvelle  contre  Bou- 
langer. Le  20  janvier,  eut  lieu  au  théâtre  de  l' Am- 
bigu-Comique, la  première  de  la  Porteuse  de  Pain, 


285 


de  Xavier  de  Montépin.  Ce  fut  une  soirée  mémora- 
ble. Avant  le  lever  du  rideau,  on  avait  fait  une  ova- 
tion à  Rochefort  (Jui,  le  matin  même,  s'était  battu 
à  l'épée  avec  Lissagaray.  Au  troisième  tableau, 
quand  Fugère  vint  chanter  La  Boulangère,  ce  fut 
une  salle  en  délire  qîii  l'acclama.  On  pouvait  devi- 
ner quel  serait  le  résultat  de  la  journée  du  27. 

Floquet  ne  prévoyait  rien  si  ce  n'est  le  succès.  Il 
disait  en  bombant  le  torse  et  les  fesses  :  «  Mazas 
et  la  Roquette  ne  sont  pas  précisément  faits  pour  les 
chiens  ».  Il  répétait,  d'un  ton  dédaigneux,  en  se 
poussant  du  menton  :  «  Jacques  aura  deux  cent 
vingt-cinq  mille  voix  et  Boulanger  cent  quatre-vingt 
mille.  ))  Au  dernier  moment,  il  comptait  intimider 
Paris  par  une  dépêche  que  devait  lui  envoyer  l'am- 
bassadeur de  France  à  Berlin,  Herbette,  après  un 
entretien  avec  Bismark.  Mais  la  dépêche  reçue  était 
d'une  telle  banalité  qu'il  dut  renoncer  à  en  faire 
usage. 

Jacques  obtint  162.875  voix  et  Boulanger  fut  élu 
par  245.236  suffrages.  Il  eut  la  majorité  dans  tous 
les  arrondissements  et  toutes  les  banlieues.  Le  gou- 
vernement avait  annoncé  un  plébiscite;  la  réponse 
était  catégorique.  Floquet  et  ses  chacals  radicaux 
parlaient,  avec  des  bouches  molles  et  des  yeux 
pleins  d'eau,  du  peuple  souverain  et  de  leur  maître, 


286 


ANNE,  MA  SOEUR  ANNE  !..   par  Gilbert-Martin 


LE   RETOUR   DE   L'ILE   D'ELBE 


Il  arrive,  il  est  frais,  il  est  beau  I... 


le  suffrage  universel.  L'un  et  l'autre  s'étaient  pro- 
noncés ;  il  ne  leur  restait  donc  qu'à  obéir  et  à  se 
retirer. 

Paris  le  comprenait  bien  ainsi.  Toute  cette  nuit, 
la  ville  fut  comme  un  beau  fruit  gonflé  de  sève  heu- 
reuse. Il  faisait  un  joli  petit  froi/d^  avec,  par  mo- 
ments, un  souffle  plus  tiède,  comme  si  le  printemps 
poussait  déjà  par  là  l'extrême  pointe  de  ses  avant- 
courriers,  n  y  avait  de  la  joie  et  de  l'espoir,  de  la 
curiosité,  mais  pas  de  haine  dans  le  cœur  de  la 
foule.  Ceux-là  mêmes  qui  avaient  voté  pour  Jac- 
ques étaient  obscurément  satisfaits  de  l'échec  de 
leur  candidat.  Jacques,  c'était  une  suite;  tout  con- 
tinuait dans  la  médiocrité  trop  connue.  Boulanger, 
c'était  un  renouveau,  une  jeunesse  de  sang,  une 
aventure  au  visage  frais. 

A  partir  >de  dix  heures,  la  circulation  des  voitures 
dut  s'arrêter  dans  tout  le  centre  de  Paris.  Rue  Mont- 
martre, devant  les  journaux,  les  piétons  eux-mêmes 
ne  pouvaient  passer,  les  gens  se  trouvaient  serrés, 
coude  à  coude,  dans  l'attente  des  nouvelles.  Lorsque 
l'on  commença  à  connaître  les  résultats  et  que  l'is- 
sue de  la  lutte  ne  fut  plus  douteuse,  la  foule  se 
porta  vers  la  Madeleine  et  la  Concorde.  Comme  des 
cris  de  triomphe,  les  chants  boulangistes  se  firent 
entendre.  Des  gens  avaient  hissé  sur  une  voiture 


287 


un  grotesque  mannequin  qui  avait  l'aspect  du  mal- 
heureux Jacques.  Tout  autour,  ils  allumèrent  des 
bougies  et  organisèrent  un  cortège  qui  défila  sur 
les  boulevards  en  chantant  :  Frère  Jacques  ! 

n  n'y  avait  plus  de  service  d'ordre  et  personne 
ne  songeait  à  requérir  les  agents  qui,  groupés  par 
places,  se  tenaient  silencieux,  partagés  entre  l'in- 
quiétude de  manquer  à  leur  devoir  et  le  désir  de 
crier  aux  passants  qu'ils  étaient  avec  eux.  Les  gar- 
des républicains,  que  l'on  n'avait  pas  osé  faire  sor- 
tir, préparaient  leurs  uniformes  de  gala  et  se  dis- 
posaient à  faire  escorte  à  Boulanger.  Un  commis- 
saire de  police,  un  certain  Clément,  rôdait  à  ce 
que  l'on  disait,  autour  de  la  Madeleine,  avec  dans 
sa  poche,  un  mandat  d'amener  contre  Boulanger. 
En  réalité,  il  était  caché  dans  un  bistro  de  la  rue 
Caumartin,  et  il  aurait  fallu  lui  donner  gros  pour 
le  faire  sortir. 

A  l'Elysée,  Sadi-1'Assassiné  se  tenait,  sa  valise  à 
la  main,  en  haut  d'un  escalier  de  service,  prêt  à  dé- 
gringoler et  à  déguerpir  au  premier  signal.  Place 
Beauvau,  le  Boursouflé  était  à  plat.  Il  pleurnichait 
dans  son  fauteuil  :  «  Puisqu'il  le  veulent  tant,  leur 
Général,  qu'ils  le  prennent  !  »  Et  il  commençait 
à  brûler  ses  papiers  et  à  faire  ses  malles.  Dans  les 
bureaux  de   la  Justice,   Clemenceau,      abandonné^ 


288 


Bculanger  est  blessé  au  cou  par  Flcquet 


s'informait  de  la  vie  à  Nouméa,  aupiès  d'un  ancien 
Communard  qu'il  avait  comme  garçon  de  courses. 

L'état-major  boulangiste  était  réuni  au  restaurant 
Durand,  place  de  la  Madeleine  et  rue  Royale.  La 
cohue  y  était  telle  que,  dès  dix  heures  et  demie,  on 
avait  dû  fermer  la  devanture  de  fer.  Les  chefs  se 
tenaient  au  premier  rang,  dans  différents  salons  oii 
ils  avaient  dîné.  Boulanger  était  dans  une  petite 
pièce  du  fond  avec  Dillon  et  Marguerite  de  Bonne- 
mains,  n  allait  tour  à  tour  dans  les  autres  salles  où 
tenaient  au  premier,  dans  différents  salons  où 
l'on  centralisait,  à  mesure,  les  résultats  qui  arri- 
vaient de  chaque  arrondissement.  Plusieurs  fois,  il 
s'avança  jusque  sur  le  balcon  et  entendit  monter 
vers  lui  des  clameurs  d'enthousiasme.  Dans  la  co- 
hue, chaude  de  passion  et  de  Champagne,  qui  l'en- 
tourait, il  n'y  avait  plus  une  seule  tête  calme.  Il 
n'entendait  partout  que  les  paroles  de  gens  exaltés 
et  qui  semblaient  prêts  aux  actions  les  plus  bruta- 
les, comme  aussi  à  tous  les  sacrifices.  On  lui  disait 
que  Georges  de  Labruyère  était  en  bas  avec  cent 
sous-officiers  de  l'armée  d'Afrique  qui  l'appelaient 
pour  le  con'duire  à  l'Elysée.  On  lui  répétait  bien 
d'autres  choses  encore. 

Seul,  Boulanger  n'était  pas  grisé.  Il  est  de  tradi- 
tion de  déclarer  que  cette  nuit-là,  il  a  manqué  de 


290 


décision.  Il  avait  pris  celle  de  ne  pae  marcher  et  il 
s'y  est  tenu.  Combien  de  visages  jaunes  de  bile  et 
d'envie  se  penchaient  à  cette  heure-là  sur  lui  !  Des 
bouches  sifflantes  venaient  le  féliciter  et  insinuer 
tel  conseil  perfide.  Quand  on  a  autour  de  soi  Ter- 
rail-Meritneix,  Chi-Chi-Pourri,  Naquet,  Meyer,  on 
sent  que  les  mains  qui  vous  poussent  en  avant  sont 
froides,  lucides  et  prêtes  à  vous  précipiter.  Nous  ne 
parlons  pas  des  vieilles  badernes  conservatrices 
qui,  d'heure  en  heure,  envoyaient  des  messages  : 
((  Surtout  pas  d'illégalités,  pas  d'actes  révolution- 
naires. »  Mais  tout  cela  n'était  rien;  il  y  avait  sur- 
tout dans  un  petit  salon,  sous  la  douce  lumière  des 
globes  roses,  une  femme  qui  se  tordait  les  bras,  qui 
roulait  sur  la  table  sa  blonde  chevelure  dénouée, 
qui  se  proclamait  abandonnée  et  qui,  retirant  le 
mouchoir  de  ses  lèvres,  montrait  le  sang  >dfe  son 
cœur  qui  saignait  de  désespoir.  Contre  de  telles 
armes,  que  pouvaient  cette  maison  pleine  de  parti- 
sans, Labruyère  et  ses  sergents  d'Afrique  et  toute 
une  ville  capitale  acclamant  son  vainqueur  ? 

Avant  Floquet  le  Boursouflé,  il  y  avait  Tirard 
le  marchand  de  baromètres  ;  après  Floquet,  il  y  eut 
Tirard.  L'Horloger  fut  congédié  parce  qu'il  s'oppo- 
sait à  la  revision;  on  chassa  le  Gonflé  qui  voulait 
l'accomplir.  Ce  sont  là  gentillesses  du  parlementa- 


291 


risme.  Tirard  revint  au  pouvoir  vers  le  22  février 
1889  ;  il  prit  comme  ministre  de  l'Intérieur  le 
nommé  Constans,  malgré  Clemenceau,  qui  disait  : 
((  Un  pareil  individu  ne  peut  faire  partie  d'aucun 
ministère.  » 

Dans  le  cours  de  cet  ouvrage,  il  nous  est  arrivé 
de  qualifier  sans  aménité,  plusieurs  personnages 
qui  nous  parurent  peu  dignes  d'amour,  mais  vrai- 
ment ici  nous  en  rencontrons  un  qui  les  dépasse 
tous  en  infamie.  Il  est  douteux  que  jamais  aucun 
peuple  ait  été  gouverné  par  un  homme  de  cette 
sorte.  Constans  avait  une  figure  plate  d'émouchet; 
des  pommettes  ravalées  et  tachées  de  sang;  la  nez 
en  bec,  aux  ailes  dilatées  et  retroussées.  Ses  che- 
veux et  sa  barbe  en  collier,  étaient  blancs;  mais  i) 
avait  la  moustache  noire,  tombante,  et  au-dessous, 
la  lèvre  inférieure  pendait,  morceau  de  chair  san- 
guinolente, dans  laquelle  il  semblait  mordre  en 
avançant  les  canines  dans  un  rictus  nerveux.  Cet  in- 
dividu avait  été  chassé  de  la  magistrature  impériale 
pour  une  affaire  d'une  ignominie  telle  qu'il  est  à 
peine  décent  d'y  faire  allusion.  Ensuite  il  avait  été, 
à  Alger,  tenancier  d'une  maison  close.  Quand  il 
s'était  marié  le  père  de  sa  fiancée  était  en  prison 
pour  banqueroute  frauduleuse  et  carambouillage. 

292 


Rochefort  l'accusait  publiquement  de  meurtre  et 
lui  goguenardait  au  lieu  de  poursuivre  son  accusa- 
teur comme  le  voulait  ses  collègues.  Le  maître 
journaliste  lui  ayant  un  jour  demandé  à  la 
Chambre  :  «  Qu'avez-vous  fait  de  votre  frère  ?  Il 
répondit  :  «  Je  l'ai  mangé.  »  Et  comme  les  députés 
trouvaient  cela  charmant,  Rochefort  leur  cria  : 
«  Ne  riez  pas,  il  en  est  capable  !  » 

On  a  fait  honneur  à  ce  cannibale  de  la  défaite 
de  Boulanger.  Il  était  pourtant  bien  moins  redou- 
table que  Floquet  qui  fut  un  nigaud,  entêté  dans 
de  grandioses  attitudes  et  qui  avait  une  sorte  d'hon- 
nêteté balourde.  Un  homme  tel  que  Constans,  ce 
n'est  rien;  on  l'achète  ou  on  le  supprime.  L'heure 
était  en  effet,  venue  des  violences.  Le  boulangisme, 
bel  adolescent,  avait  montré  jusqu'alors  plus  de 
grâce  que  de  force.  Il  fallait  maintenant  fusiller  le 
duc  d'Enghien,  lâcher  Saint- Arnaud  à  travers  la 
Ville,  massacrer  trente  mille  fédérés*  Un  acte  devait 
annoncer  aux  amis  et  aux  ennemis  que,  mainte- 
nant on  pouvait  s'engager  à  fond,  que  l'affaire 
était  sérieuse.  Selon  une  formule  heureuse,  il  était 
indispensable  de  «  rassurer  les  bons  et  de  faire 
trembler  les  méchants  » 

Comme  première  mesure  de  défense,  les  Parle- 
mentaires venaient  de  voter,  dans  la  panique,  le 


293 


rétablissement  du  scrutin  d'arrondissement.  La  po- 
pularité de  Boulanger  n'avait  fait  que  croître  de- 
puis son  élection  à  Paris.  Le  voyage  de  Tours  avait 
été  aussi  triomphal  que  celui  du  Nord  et  le  générai 
avait  prononcé  là  un  dicours  qui  était  vraiment 
le  dernier  avertissement  avant  Taction  décisive  f** 
une  déclaration  de  guerre  catégorique  au  parlemen- 
tarisme. 

Le  ministre  Constans  a  pris  par  la  suite,  une  atti- 
tude de  bouclier  vainqueur.  Au  début,  il  n'était  pas 
sûr,  du  tout,  du  chemin  qu'il  allait  suivre.  Il  ne 
semblait  même  pas  opposé  au  boulangisme.  D'ail- 
leurs n'avait-il  pas  dit  du  Général  :  ((  Qu'il  aille  à 
l'Elysée,  après  on  causera.  »  Et  à  cette  conversa- 
tion il  n'eût  pas  manqué  de  tendre  la  main.  Le  sort 
l'avait  placé  au  bon  moment  dans  une  place  favo- 
rable; il  voulait  en  tirer  le  plus  possible  et  se  mo- 
quait du  reste.  Voyant  qu'aucune  proposition  ne 
venait,  il  donna  un  premier  avertissement  en  pour- 
suivant la  Ligue  des  Patriotes  et  pour  bien  mon- 
trer aux  boulangistes  ce  que  cet  acte  signifiait,  il 
eut  soin  de  dire  :  ((  Après,  je  m'arrêterai.  »  Pour 
le  reste,  cet  homme  vil  se  complaisait  dans  de  bas- 
ses intrigues  policières,  cherchant  à  soudoyer  l'un 
ou  l'autre  dans  l'entourage  du  Général.  Un  de  ses 
principaux  auxiliaires  fut  un  maître  d'hôtel  du  res- 


294 


Le  Ministre  Constans 


taurant  Durand.  Ce  garçon  que  l'on  connaissait 
sous  le  nom  de  Julien  et  qui  s'appelait  Cornuché, 
avait,  en  faisant  son  service,  entendu  bien  des 
choses  ;il  en  raconta  beaucoup  plus  encore  à  Cons- 
tans  et  surtout  il  eut  l'habileté  de  dire  précisément 
ce  que  l'autre  était  friand  d'entendre.  Cet  avisé 
mouchard  gagna  dans  cette  affaire  le  restaurant 
historique  qui  ouvre  en  face  du  Ministère  de  la 
Marine.  Et  ce  fut  l'impure  origine  d'une  surpre- 
nante fortune. 

Boulanger  estimait  que  rien  n'était  plus  beau 
que  bataille  et  encore  bataille.  A  Tours,  il  avait 
reçu  une  balle  dans  son  chapeau  et  s'était  écrié  : 
((  Enfin,  on  va  s'amuser  un  peu  !  »  Au  moment  où 
nous  en  sommes,  il  n*y  avait  plus  beaucoup  d'argent 
dans  la  caisse.  Donc,  ne  pouvant  acheter  l'adver- 
saire, il  devenait  inévitable  de  taper  dessus.  Mais 
avant  de  passer  aux  actes  décisifs,  le  Général  vou- 
lut mettre  en  sûreté  ce  qu'il  avait  de  plus  cher.  Et 
ici  se  montre  une  fois  encore  le  curieux  génie  de 
cet  homme  extraordinaire. 

Le  7  mars,  la  duchesse  d'T^zès  donna  en  son  hon- 
neur un  dîner  de  vingt-quatre  couverts  suivi  d'un 
raoût  qui  mirent  en  révolution  le  Faubourg  Saint- 
Germain  et  toute  l'aristocratie.  Boulanger,  qui  pré- 
sidait en  face  de  la  maîtresse  de  maison,  eut  pour 

296 


commensaux  entre  autres,  et  notamment,  le  comte 
d'Harcourt,  le  prince  et  la  princesse  de  Léon,  le 
duc  de  la  Rochefoucauld,  le  prince  de  Tarente,  le 
marquis  de  Breteuil.  Pendant  le  repas,  l'équipage 
de  Bonnelles  sonna  les  différentes  fanfares  qui  figu- 
raient sur  une  liste,  remise  aux  invités  au  lieu  des 
menus  habituels.  Au  salon,  le  Général  tint  cercle 
comme  un  souverain.  On  lui  présenta  les  dames 
et  il  causa  gentiment  avec  plusieurs.  Ce  fut  ce  soir- 
là  qu'il  fit  à  la  belle  madame  Hochon,  cette  réponse 
dont  ses  ennemis  se  sont  armés.  Cette  agréable  per- 
sonne lui  ayant  demandé  :  ((  Que  ferons-nous,  Gé- 
néral, quand  nous  serons  vainqueurs  ?  »  Il  lui  ré- 
pondit en  riant  :  «  La  noce,  madame,  la  grande 
noce!  »  Que  pouvait-il  dire  de  mieux  à  cette  indis- 
crète poupée?  Or,  cet  homme  qui  ce  soir-là,  étonna 
toute  cette  société  par  sa  haute  mine,  son  à-propos 
et  aussi  cette  allégresse  hardie  qu'il  y  avait  en  lui, 
cet  homme  avait  déjà  décidé  l'action  des  plus  gra- 
ves qu'il  devait  accomplir  quelques  jours  plus  tard. 
En  effet,  le  14  mars,  il  partait  pour  Bruxelles 
avec  Marguerite  de  Bonnemains.  Il  l'installa  à  Thô- 
tel  Mengelle  oii  il  déposa  tous  ses  papiers  les  plus 
secrets  qu'il  avait  apportés  avec  lui.  Avant  d'agir. 
Boulanger  mettait  en  sûreté  ce  qu'il  avait  de  plus 
précieux.   H  avait  quelque  temps  avant,  marié  sa 


297 


bien-aimée  fille  Marcelle  avec  le  capitaine  Driani 
et  le  jour  du  mariage  avait  été  le  dernier  bonheur 
qu  connut  Boulanger.  Maintenant  le  jeune  ménage 
était  en  Tunisie  et  le  Général  n'avait  pas  d'in- 
quiétude à  son  sujet. 

Le  16  mars  à  midi,  Boulanger  était  de  retour  à 
Paris.  Constans  fermait  en  forme  de  poing  mena- 
çant cette  main  qu'il  avait  vainement  tendue.  Une 
interpellation  de  Laguerre,  celle  que  l'on  a  appelée 
du  ((  saucisson  »,  acheva  de  le  rendre  enragé.  Il 
demanda  à  la  Chambre  de  lever  l'immunité  parle- 
mentaire de  Boulanger.  Ce  fut  à  cette  occasion  que 
l'illustre  Dupuy  'déclara  :  «  En  politique,  il  ne 
doit  pas  y  avoir  de  justice.  »  Mais  le  Procureur  Gé- 
néral Bouchez  refusa  de  requérir  contre  Boulanger 
et  demanda  sa  mise  à  la  retraite.  Un  homme  à  tout 
faire,  Quesnay  de  Beaurepaire,  le  remplaça  et  le 
Sénat  se  constitua  en  Haute-Cour.  Des  bruits  d'ar- 
restation couraient.  On  a  prétendu  que  Constans 
faisait  prévenir  par  ses  mouchards,  Boulanger,  qu4l 
allait  l'arrêter,  pour  lui  suggérer  de  partir.  Ce  mi- 
nistre qui  était  une  vraie  brute,  n'avait  pas  de 
telles  roueries;  d'ailleurs  la  haine  l'animait  main- 
tenant et  la  peur  aussi,  car  le  jeu  était  désormais  : 
ou  lui  ou  moi.  Le  Général  était  tenu  au  courant 
de  ce  qui  se  passait  dans  les  conseils  des  ministres, 


298 


par  un  ami  de  Thévenet,  le  ministre  de  la  Justice. 

Le  jeudi  28  mars,  il  tint  une  sorte  de  conseil  de 
guerre.  Ce  fut  là  qu'il  fit  part  à  son  état-major  de 
sa  décision.  Il  recevrait  à  coups  de  revolver  les  po- 
liciers quand  ils  viendraient  l'arrêter.  Puisqu'il 
n'avait  auprès  de  lui,  ni  Lucien,  ni  Morny,  Boulan- 
ger se  décidait  en  somme,  à  tout  faire  par  lui- 
même.  Ce  sang  qui  inévitablement  devait  être  ré- 
pandu, il  le  prenait  sur  lui  et  il  offrait  aussi  le 
sien.  Un  tel  dessein  peut  être  taxé  de  romantisme 
ou  de  folie;  pourtant  on  ne  peut  douter  que  le 
retentissement  à  Paris  et  dans  la  France  entière 
n'en  eût  été  considérable.  Dillon,  il  est  vrai,  avait 
commis  l'erreur  de  faire  quitter  à  Boulanger  l'hôtel 
du  Louvre  oii  il  tenait  et  agitait  le  cœur  de  la 
Capitale.  Mais  même  dans  ce  quartier  plus  reculé 
du  Trocadéro,  au  11  bis  de  la  rue  Dumont-'d'Ur- 
ville,  l'hôtel  du  Général  occupé  par  quelques  hom- 
mes résolus,  pouvait  devenir  une  forteresse  non  seu- 
lement imprenable,  mais  d'oii  serait  parti  le  mou- 
vement qui  eût  tout  emporté.  Mais  si  le  chef  était 
résolu  à  se  défendre,  ses  lieutenants  l'étaient  sur- 
tout à  lui  persuader  d'aller  en  prison. 

Quand  le  Général  eut  exposé  la  détermination 
qu'il  avait  prise,  la  consternation  fut  unanime.  Il  y 
en  avait  là  qui  déjà  préparaient  leurs  places  de  sû- 


299 


I 


reté  et  amorçaient  quelque  mouvement  savant  de 
conversion.  Il  ne  leur  convenait  pas  de  faire  sau- 
ter les  ponts  derrière  eux.  Ils  plaidèrent  que  l'effet 
serait  beaucoup  plus  grand  si  le  chef  du  boulan- 
gisme  allait  à  Mazas  et  devenait  un  martyr  de  sa 
juste  cause.  Le  Général  constata  une  fois  encore 
que  la  qualité  des  dévouements  qui  l'entouraient 
était  médiocre  et  parla  d'autre  chose.  Déroulède 
qui,  ce  jour-là,  plaidait  pour  Mazas  avec  emporte- 
ment, dut  s'en  souvenir  lorsque  ses  partisans  le 
laissèrent  moisir  dans  la  prison  oii  il  manqua  mou- 
rir et  d'où  il  ne  sortit  que  pour  prendre  le  chemin 
de  l'exil. 

H  ne  semble  pas  que  Constans  ait  sérieusement 
envisagé  l'arrestation  du  Général.  D'accord  avec 
Clemenceau,  Ranc,  Reinach  et  les  principaux  par- 
lementaires, son  plan  était  plutôt  de  faire  tuer 
Boulanger  dans  une  bagarre  provoquée  par  la  po- 
lice. Ces  hommes  se  sentaient  menacés  dans  ce  qu'ils 
avaient  de  plus  cher  ;  ce  général  qu'ils  appelaient 
((  d'aventure  »,  était  sur  le  point  de  les  chasser 
de  cette  République  alimentaire  oii  ils  se  prélas- 
saient, protégés  par  des  mots  creux.  Dans  le  secret 
de  leur  haine,  ils  le  déclaraient  hors  la  loi  et  rê- 
vaient de  se  délivrer  de  lui  par  tous  les  moyens. 

Boulanger   disait   que   dans  un   combat,  le   régi- 


301 


ment  qu'il  commandait  ayant  perdu  trois  cents  hom- 
mes, il  savait  par  avance  les  noms  de  tous  ceux  qui 
étaient  restés  sur  le  champ  de  bataille.  Et  il  ajou- 
tait que  les  autres  étaient  de  braves  gens  qui  fai- 
saient ce  qu'ils  pouvaient,  mais  que  ces  trois  cents- 
là  disparus,  le  régiment  n'était  plus  rien  qu'une 
cohuè.  Pour  réussir  dans  son  entreprise,  il  a  man- 
qué à  Boulanger  ces  trois  cents  vaillants.  Il  avait 
pour  lui,  la  foule.  Mais  la  foule  sans  ces  trois  cents 
n'était  qu'une  grande  cavale  emportée  et  vicieuse 
et  qui  rue  au  hasard. 

Le  1"  avril  1889,  le  général  Boulanger  reprenait 
le  train  pour  Bruxelles.  La  République  parlemen- 
taire était  sauve.  L'Affaire  de  Panama,  l'Affaire 
Dreyfus,  le  Régime  Abject,  Tinvasion  du  territoire 
et  le  massacre  de  deux  millions  de  Français  en- 
traient en  préparation. 


Boulanger  député  de  Paris. 


SIXIEME  CHAPITRE 


La  route  d^Ixelles 


Boulanger  vint  à  Bruxelles  en  très  grand  sei- 
gneur, suivi  de  ses  secrétaires,  de  ses  domestiques, 
de  ses  chevaux,  de  ses  voitures,  d'un  bagage  consi- 
dérable et  d'un  gros  de  partisans  attachés  à  sa  cas- 
sette. Il  ne  laissait  rien  derrière  lui,  il  emportait 
même  ses  tentures,  ses  tableaux  préférés  et  quel- 
ques meubles  précieux.  Quand  les  policiers  eurent 
forcé  la  porte  de  son  hôtel,  ils  ne  trouvèrent  pour 
tout  butin,  que  deux  aigliîs  qui  avaient  été  offerts 
au  Général  par  Léon  Daudet  et  Jean  Charcot  et 
dont  Q.  de  Beaurepaire  ne  fit  point  état  dans  son 
réquisitoire.  Le  comte  Dillon  et  Rochefort  prirent 
à  la  station  de  Creil  ce  même  train  oii  se  trouvait 


303 


aussi,  dans  un  compartiment  de  troisième,  Naquet, 
déguisé  en  vieille  femme- 
La  panique  régnait  encore  au  camp  des  parle- 
mentaires. Ils  s'interrogeaient  :  «  Est-on  bien  sûr 
qu'il  soit  parti  ?  Ce  n'est  peut-être  qu'une  ruse.  )) 
Bientôt,  celui  qu'ils  appelaient  le  vaincu,  parut 
aussi  redoutable  à  Bruxelles  qu'à  Paris.  L'ambas- 
sadeur de  France  alla  implorer  le  secours  de  la  po- 
lice royale.  Boulanger  dut  quitter  la  Belgique,  il 
s'installa  à  Londres,  au  51  de  Portland-Place,  à 
quelques  pas  de  Regents-Park. 

Le  Général  mena  à  Londres  la  vie  d'un  préten- 
dant au  trône  ou  d  un  souverain  en  vacances.  Il  fut 
reçu  et  fêté  dans  les  plus  grandes  maisons  de  la 
capitale.  Le  Prince  de  Galles,  le  futur  Edouard  VII, 
chez  qui  le  marquis  de  Breteuil  l'avait  conduit,  lui 
témoigna  une  véritable  sympathie.  La  duchesse 
d'Uzès  qui  faisait  de  fréquents  séjours  en  Angle- 
terre, ménagea  au  Général  une  entrevue  avec  le 
comte  de  Paris.  Entrevue  où  les  questions  politiques 
ne  firent  en  rien  les  frais  de  la  conversation*  D'ail- 
leurs, en  passant  la  frontière.  Boulanger  avait  dé- 
pouillé ce  manteau  qui  avait  manqué  d'être  san- 
glant et  que  tout  le  peuple  voulait  obstinément  atta- 
cher sur  ses  épaules.  Ce  n'est  point  qu'il  ne  connût 

304 


d'abord  quelque  amertume,  dans  des  replis  secrets 
de  son  cœur.  Mais  il  n'était  point  dans  son  ca- 
ractère de  la  remâcher.  Il  dit  :  «  La  France  ne 
veut  pas  être  sauvée  du  parlementarisme,  tant  pis 
pour  elle!  »  Il  tourna  le  dos  et  s'occupa  d'autre 
chose.  Il  avait  maintenant  un  autre  et  plus  terri- 
ble devoir  à  remplir.  Naquet,  Laguerre,  Elie  May  et 
quelques  autres  de  la  Bande  qui  comprenaient  en- 
fin que  par  Boulanger  seul,  ils  avaient  été  quelque 
chose,  venaient  l'importuner.  Il  leur  déclarait  ca- 
tégoriquement :  ((Je  veux  en  rester  là.  J'entends 
ne  pas  continuer  une  agitation  inutile.  »  Et  comme 
ils  insistaient,  il  les  flanqua  à  la  porte. 

Quelques  années  plus  tard,  Clemenceau  dans  son 
interpellation  au  sujet  de  la  pièce  de  Sardou,  Ther- 
midor, devait  dire  en  s'adressant  à  son  complice 
Reinach  :  ((  Vous  n'êtes  pas  pour  le  tribunal  révo- 
lutionnaire, monsieur  Reinach  !  Pourtant,  il  n'y  a 
pas  longtemps,  nous  en  avons  fait  un  ensemble,  un 
tribunal  révolutionnaire,  et  le  pire  de  tons-  Nous 
avons  livré  des  hommes  politiques  à  des  hommes 
politiques  et  la  condamnation  était  assurée  d'a- 
vance. »  Devant  cette  assemblée  dérisoire  que  l'on 
nomme  le  Sénat,  Quesnay  de  Beaurepaire  prononça 
contre  celui  (ju'il  appelait  le  nouveau  Catalina,  un 
réquisitoire  d'une  telle  cocasserie  dans  sa  grandilo- 


305 


quence,  que  les  Pères  Conscrits,  vieillards  folâtres, 
eurent  du  mal  à  garder  leur  sérieux-  Sous  cette  en- 
flure à  la  Floquet,  il  n'y  avait  rien.  La  police  igno- 
rait tout  de  l'intrigue  boulangiste,  tout  sauf  les  ra- 
gots de  Cornuché,  d'Alibert  et  d'autres  mouchards 
peu  au  fait  des  choses  importantes.  L'escapade  à 
Prangins  dont  le  Q.  de  Beaurepaire  avait  été  in- 
formé, lui  parut  même  un  coup  d  une  telle  audace 
qu'il  n'osa  pas  en  faire  état,  avouant  qu'il  n'en 
avait  aucune  preuve.  Rochefort  avait  écrit  au  pré- 
sident de  la  Haute-Cour,  le  sénateur  Merlin,  afin  de 
l'informer  qu'il  choisissait  pour  défenseur  Cam- 
bronne.  La  République  n'appliquant  plus  ouverte- 
ment la  peine  de  mort  en  matière  de  délit  politi- 
que. Boulanger,  Rochefort  et  Dillon  furent  con- 
damnés à  la  déportation  perpétuelle  dans  une  en- 
ceinte fortifiée. 

Le  Général,  qui  avait  servi  pendant  trente  ans 
dans  l'armée,  s'était  comme  tout  fonctionnaire, 
constitué  une  retraite  formée  par  des  prélèvements 
sur  son  salaire.  Cette  retraite  fut  confisquée  par  le 
Gouvernement,  exemple  mémorable  pour  tous  les 
pauvres  bougres  qui  confient  à  l'Etat  le  soin  de  ra- 
vitailler leur  vieillesse- 

A  la  suite  de  cette  mesure,  Naquet-le-Boscot  vint 


306 


de  la  part  du  comité  dit  national,  offrir  à  Boulan- 
ger de  lui  servir  une  indemnité  mensuelle.  Il  re- 
fusa, d'oii  le  Porte-Guigne  inféra  que  le  Général 
avait  encore  de  l'argent  et  il  ne  s*en  fut  pas  sans 
obtenir  un  petit  emprunt.  Plus  sérieuse  fut  la  pro- 
position du  Comte  de  Paris,  qui  fit  prier  Boulan- 
ger de  bien  vouloir  accepter,  à  titre  de  reconnais- 
sance, une  rente  annuelle  de  cinquante  mille 
francs.  Il  remercia  et  dit  qu'il  n'avait  besoin  de 
rien  car  un  million  allait  être  mis  à  sa  disposition. 
En  effet,  cette  somme  lui  était  offerte  par  un  jour- 
nal de  New-York,  pour  faire  une  tournée  de  confé- 
rences dans  les  principales  villes  des  Etats  oii  sa  po- 
pularité était  grande.  Mais  au  moment  oii  il  allait 
signer  le  contrat,  Marguerite  de  Bonnemains  s'y 
opposa. 

Cette  femme  n'avais  jamais  été  qu'une  amou- 
reuse. Toutes  les  actions  qui  précisément  l'avaient 
attirée  vers  son  amant,  furent  considérées  par  elle 
comme  des  rivales.  Elle  avait  dès  le  début,  entre- 
pris de  réduire  leur  part  et  maintenant  que  la  ma- 
ladie commençait  à  lui  faire  des  signes  plus  précis, 
elle  ne  voulait  plus  de  partage.  En  arrivant  à 
Bruxelles,  elle  avait  eu  une  pleurésie-  On  la  crut 
guérie  et  même  le  mal  ajouta  à  sa  beauté  quelque 
chose  qui  lui  avait  manqué  jusqu'alors.  Elle  était 


307 


un  peu  lourde,  un  peu  matérielle,  avec  dans  les 
mouvements,  une  certaine  certitude,  une  assurance 
qui  prêtaient  à  ses  démarches,  une  allure  volontaire 
et  même  revêche.  La  fièvre,  la  langueur,  la  parè- 
rent d'une  grâce  rêveuse,  il  semblait  que  la  maladie 
avant  de  détruire  ce  corps,  voulût  en  tirer  une 
flamme  d'un  éclat  incomparable.  Son  visage  était 
un  transparent  mélange  de  cire  lucide  et  de  fleurs 
de  pêcher  oti  tournait  mélancoliquement  un  regard 
mystérieux  et  qui  semblait  avoir  aperçu  ce  quelque 
chose  que  les  hommes  ne  voient  qu'une  fois.  Elle 
avait  tout  pris  à  son  amant,  elle  lui  donnait  avec 
fureur  tout  ce  qu'elle  avait  encore.  Elle  le  grisait 
de  son  corps  embrasé,  mais  dont  l'apparence  était 
sauve.  Chaque  soir,  parée  comme  une  reine,  elle 
s'asseyait  en  face  de  lui,  offrant  la  splendeur  de  ses 
épaules  et  de  sa  gorgç  nues  et  goûtant  en  secret, 
l'âpre  bonheur  du  sacrifice  car  elle  sentait  le  froid 
de  Londres  qui  la  mordait  au  cœur  même  de  sa 
vie.  Et  elle  voulait  que  son  amant  eût  la  joie  de  la 
voir  admirée  comme  cette  nuit  où  elle  parut  au 
théâtre  dans  une  toilette  de  moire  paille,  et  qu'il 
y  eut  vers  sa  loge  un  mouvement  de  toute  la  salle. 
Comme  tous  les  poitrinaires  qui  ont  le  constant 
désir  de  fuir  devant  leur  mal,  Marguerite  eut  bien- 
tôt assez  de  Londres.  Les  deux  amants  décidèrent 


308 


d'aller  se  fixer  dans  l'île  de  Jersey-  Une  terrible 
tempête  d'automne  les  emporta  sur  une  mer  aussi 
troublée  que  leur  pauvre  destin.  Madame  de  Bon- 
nemains  qui  défaillait,  fut  jetée  contre  une  paroi 
du  navire  et  grièvement  blessée. 

Ce  que  fut  la  vie  des  deux  amants  à  Jersey,  il 
n'est  pas  dans  notre  intention,  de  le  dire  en  détail. 
Assez  d'autres  se  sont  attardés  et  s'attanderont  à  ces 
tristesses.  Plusieurs  même  ont  voulu  y  trouver  un 
assouvissement  sauvage  à  leur  haine,  et  les  montrer 
en  exemple  à  ceux  qui  seraient  tentés  de  reprendre 
l'œuvre  de  celui  devant  <jui  ils  ont  tremblé.  Il  y  a 
là  une  confusion  qui  serait  enfantine  si  elle  n  était 
sordide.  Dans  la  vie  de  cet  homme  prédestiné,  il  y 
a  eu  un  seul  drame.  Il  a  été  l'homme  d'une  seule 
femme,  il  a  tout  sacrifié  pour  elle  et  cette  femme 
lui  a  été  prise  par  la  maladie  et  la  mort.  Boulanger 
serait  resté  un  général  respectueux  du  Parlementa- 
risme, sa  destinée  obscure  n'en  eût  pas  moins  été 
brisée  par  un  malheur  semblable.  Quand  les  an- 
ciens exploiteurs  de  sa  gloire  vinrent  encore  le  tour- 
menter à  Jersey  te  l'implorer  et  enfin  l'injurier,  il 
aurait  pu  leur  dire  :  ((  Je  vous  ai  montré  le  che- 
min. Vous  m'avez  jalousé,  dénigré.  Ce  que  j'ai  fait 
n'était  rien,  prétendiez-vous.  Je  vous  laisse  la  place, 
essayez.  Moi,  j'ai  maintenant  un  devoir  plus  ter- 


309 


rible.  Une  femme  m'attend,  il  faut  que  je  lui  tienne 
la  main,  que  je  l'aide  à  mourir.  Je  pourrais  l'aban- 
donner, n  est-ce  pas  ?  Mais  je  suis  un  homme  exces- 
sif en  tout.  )) 

Le  Général  ne  disait  rien  de  tout  cela.  A  tous,  il 
montrait  son  visage  calme  et  impénétrable  d'autre- 
fois. Son  aspect  était  pareillement  athlétique,  peut- 
être  plus  robuste  encore-  On  ne  pouvait  savoir  si 
cet  homme  s'abusait  sur  l'état  de  sa  maîtresse  ou 
s'il  était  supérieurement  maître  de  lui.  Mais  cette 
dernière  supposition  semble  la  plus  juste  car  même 
au  dernier  acte  du  drame,  il  exerça  sur  lui-même 
une  domination  semblable. 

Les  deux  amants  habitaient  le  domaine  de  Saint- 
Brelade  que  leur  avait  loué  un  ancien  partisan  de 
Saint-Malo,aunom  assez  dramatique  de  «Leffondré» 
Devant  la  maison,  pacageaient  dans  une  prairie, 
Tunis,  le  cheval  noir  et  Aréole,  l'alezan  brûlé.  Tous 
les  matins.  Boulanger  montait  l'un  ou  l'autre  et  s'en 
allait  d'un  temps  de  galop  jusqu'à  une  atalaye  d'oii 
il  apercevait  parfois  le  clocher  de  Coutances.  Les 
après-midi,  il  sortait  en  voiture  avec  Marguerite. 
Mais  combien  de  jours  ils  devaient  revenir  en  toute 
hâte  car  la  pauvre  femme  était  prise  par  son  hor- 
rible toux.  Abadie,  leur  valet  de  chambre,  le  frère 
de  celui  qui  faillit  être  député,  disait  :    «  Quand 


310 


La  sentence  de  la   Haute-Cour  est  affichée  à  l'Hôtel  du 
Général  rue  Dumont-d'Urville. 


j'entends  la  Marguerite  qui  crache  ses  poumons,  je 
ris  tellement  que  j'en  pleure.  »  Car  la  trahison 
s'était  attachée  fidèlement  aux  pas  de  l'infortuné 
général.  Delphine,  qui  était  la  femme  de  chambre 
de  Madame  de  Bonnemains  et  qu'elle  avait  dotée  et 
mariée  avec  l'infâme  Abadie,ne  se  contentait  pas  de 
voler  sa  maîtresse.  Elle  entretenait  une  correspon- 
dance avec  plusieurs  ennemis  àe  Boulanger  et  no- 
tamment avec  la  comtesse  de  Saint-Priest,  dont  la 
haine  n'avait  pas  désarmé.  C'est  par  elle  que  le  Gé- 
néral fut  informé  que  Marguerite  recevait  des  let- 
tres mystérieuses  par  différents  moyens.  Les  four- 
nisseurs les  lui  faisaient  passer  secrètement.  Un  jour 
Boulanger  eut  un  terrible  accès  de  fureur  quand  il 
trouva  dans  un  pain,  un  billet  insignifiant  d'ail- 
leurs, adressé  à  Marguerite. 

Dans  cette  île  baignée  de  courants  tièdes,  parmi 
cette  végétation  d'une  beauté  artificielle  et  mala- 
dive, pénétrée  de  toutes  parts  par  l'humidité 
chaude,  la  pauvre  malade  sentait  pulluler  en  elle 
tous  les  germes  mauvais  qui  la  dévoraient.  Mais  sa 
volonté  restait  entière.  Pliée  en  deux  comme  une 
vieille,  le  visage  décharné,  les  yeux  ardents,  elle 
s'était  encore  traînée  jusqu'à  Paris.  Car  en  elle  sur- 
vivait l'instinct  d'intrigue,  de  dissimulation,  elle 
consumait  ses  dernières  forces  dans  des  combinai- 


312 


Marcelle  Boulanger  le  jour  de  son  mariage 


sons  compliquées  qui  expliquaient  ses  correspon- 
dances suspectes.  Sa  tante  de  Moulins  venait  de  lui 
laisser  une  assez  grosse  fortune.  Tout  son  souci  était 
de  la  faire  disparaître,  d'en  e^acer  les  traces-  Au 
début  de  sa  liaison  avec  le  Général,  elle  avait  gagné 
l'affection  de  Marcelle  Boulanger  qui  l'appelait 
affectueusement  Taty  Elle  avait  choisi  la  fille  pré- 
féiée  de  son  amant  pour  sa  seule  héritière.  Lorsque 
Marcelle  s'était  mariée  avec  Driant.elle  lui  avait  fait 
des  dons  vraiment  princiers.  Mais  depuis  que  le  Gé- 
néral s'était  exilé,  les  deux  nouveaux  époux  avaient 
fait  preuve  de  la  plus  déchirante  ingratitude.  Pour 
la  sensibilité  exaspérée  de  Marguerite  de  Bonne- 
mains,  cet  oubli  avait  été  terrible.  Si  on  prononçait 
devant  elle  ce  nom  de  Taty  qu'elle  avait  chéri  sur 
des  lèvres  ingrates,  elle  défaillait  jusqu'à  la  syn- 
cope. Elle  ne  voulait  donc  ne  rien  laisser  à  cette  ou- 
blieuse et  désirait  même  que  le  Général  n'eut  au- 
cune parcelle  de  sa  fortune  qui  un  jour  serait 
tombée  entre  les  mains  de  celle  qu'elle  abhorrait. 
Comme  elle  avait  voulu  fuir  Londres,  Margue- 
rite, dans  les  premiers  jours  de  mai  1891,  fut  prise 
de  panique  et  les  deux  amants  quittèrent  Jersey 
comme  en  déroute,  Boulanger  emportant  dans  ses 
bras,  cette  mourante  épouvantée.  Ils  vinrent  s'ins- 


314 


Leurs  Figures, 


taller  dans  la  banlieue  de  Bruxelles,  au  79  de  la 
rue  Montoyer.  Les  ennemis  n'avaient  pas  lâché  leur 
proie,  la  presse  mercenaire  de  Paris  annonça  que  le 
Générai  revenait  à  Bruxelles  pour  y  faire  la  noce, 
comme  toujours-  L'infâme  Meyer,  dans  le  Gaulois, 
se  distingua.  Il  parvint  même  à  soulever  de  dégoût 
un  mangeur  de  tripes  vertes  tel  que  Constans. 

A  peine  installé  à  Bruxelles,  Boulanger  reçut  une 
visite  dont  l'ironie  involontaire  était  féroce  et  qui 
montrait  que  les  Parlementaires  qui  criaient  si  haut 
leur  victoire  tremblaient  encore.Le  chef  de  la  Sûreté 
venait  de  la  part  du  Ministre  de  l'Intérieur  deman- 
der au  Général  de  s'engager  à  n'entreprendre  pen- 
dant son  séjour,  aucune  action  politique  suscepti- 
ble de  créer  des  ennuis  au  gouvernement  belge. 
L'heure  n'était  point  aux  actions  politiques. 

Marguerite  de  Bonnemains  mourut  deux  mois 
après  leur  installation  rue  Montoyer,  le  16  juillet 
1891.  Comme  elle  l'avait  tant  désiré,  son  amant  Jui 
tenait  la  main  qu'il  n'avait  d'ailleurs  pas  quittée 
depuis  trois  jours  et  trois  nuits. 

Voici  la  lettre  que  Boulanger  écrivit  à  Marie 
Quintoh,  la  Belle-Meunière,  l'amie  fidèle  pendant 
les  mauvais  jours  plus  encore  que  pendant  les  h^"- 
res  de  gloire. 


316 


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Après  la  mort  de  son  amante,  Boulanger  dit  : 
((  Je  suis  comme  un  bœuf  assommé.  Je  ne  peux  pas 
me  relever.  »  Il  avait  auprès  de  lui  sa  pauvre 
vieille  maman  qu'il  entourait  de  soins  touchants  et 
qui  était  très  affaiblie  par  l'âge.  Sa  nièce  anglaise, 
mademoiselle  Griffith,  une  bonne  et  sainte  fille, 
se  dévouait  à  son  oncle  de  son  mieux,  il  y  avait  aussi 
le  secrétaire  du  général,  des  amis  qui  habitaient  rue 
Montoyer.  Mais  devant  toutes  ces  personnes,  Bou- 
langer demeurait  impénétrable  ;  il  parlait  poHtique, 
discutait.  En  rentrant  du  cimetière  où  il  allait  tous 
les  jours,  il  se  mettait  à  table'en  disant  :  «  Le  grand 
air  m'a  creusé,  j'ai  une  faim  atroce.»  Et  il  piquait 
bruyamment  dans  son  assiette  pour  faire  croire 
qu'il  mangeait.  Mais  dès  qu'il  passait  dans  une  autre 
pièce,  on  tremblait  d'entendre  soudain  la  détona- 
tion de  ce  revolver  qu'on  l'avait  surpris  plusieurs 
fois  en  train  d'examiner. 

Une  seule  personne  aurait  pu  le  sauver.  Boulan- 
ger portait  à  ses  poignées,  des  boutons  de  man- 
chettes formant  médaillon.  L'un  enfermait  le 
portrait  de  Marguerite  et  l'autre  celui  de  Mar- 
celle, sa  fille  qu'il  avait  chérie  par  dessus  tout. 
Si  elle  était  accourue  près  de  son  père,  peut-être 
l'eût-elle  sauvé.  Marie  Quinton,  dans  la  brutale 
franchise  de  sa  tendresse  qui  n'oubliait  pas,  de- 

321 


vai*  dire  un  jour  à  cette  fille  ingrate  :  «  C'est  vous 
<jui  l'avez  tué  !  » 

'    Boulanger   ayant  terminé   le  caveau   qu'il  avait 
fait  construire  pour  Marguerite  et  pour  lui,  décida 


d^^^tuer  le  30  septembre.  Il  régla  très  minutieuse- 
gc[ei^îremploi  du  temps  qu'il  lui  restait  à  vivre.  Un 
J9»Wifut  consacré  par  lui  à  brûler  tous  ses  papiers 
politiques  car  il  ne  voulait  laisser  après  lui  aucun 
é«rit.  Il  n'était  pas  de  ceux  qui  se  vengent  après 
leur  mort.  Puis  il  rédigea  deux  testaments  ;  l'un  po- 
litique que  publient  les  manuels  d'histoire  et  l'autre 


322 


privé,  dont  voici  quelques  passages  :  ((  Je  me  tue- 
rai demain,  ne  pouvant  plus  supporter  l'existence 
sans  celle  qui  a  été  la  seule  joie,  le  seul  bonheur 
de  toute  ma  vie.  Pendant  deux  mois  et  demi,  f  ai 
lutté;  aujourd'hui,  je  suis  à  bout.  Je  n'ai  pas  graniJ 
espoir  de  la  revoir,  mais  qui  sait  !  Et  du  moins,  je 
me  replonge  dans  le  néant  où  l'on  ne  souffre  plils 
Je  désire  être  inhumé  (ceci  est  ma  volonté  formelle) 
dans  le  caveau  que  j'ai  fait  construire  au  cimetière 
d'Ixelles  pour  ma  chère  Marguerite,  caveau  dont 
j'ai  le  titre  de  propriété.  Mon  corps  devra  être 
placé  dans  la  case  du  milieu,  juste  au-dessus  d'elle- 
Et  jamais,  sous  aucun  prétexte,  qui  que  ce  soit,  ne 
devra  être  inhumé  dans  ]a  case  supérieure.  Jd  de-* 
mande  que  l'on  place  dans  mon  cercueil,  lequel  de-, 
vra  autant  que  possible  être  semblable  à  celui  de 
mon  aimée  Marguerite,  son  portrait  et  la  mèche*  de 
ses  cheveux  que  j'aurai  sur  moi  au  moment  de  ma 
mort.  Sur  la  pierre  tombale,  au-dessous  de  l'inscrip^ 
tion  de  ma  chère  Marguerite,  avec  les  mêmes  carac- 
tères et  la  même  disposition  d'écriture,  on  devra 
écrire  ces  quelques  mots  :  ((  Georges,  29  avril  1837- 
30  septembre  1891.  Ai-je  bien  pu  vivre  deux  mois 
et  demi  sans  toi?»  Fait  et  écrit  en  entier  de  ma 
main  à  Bruxelles,  le  29  septembre  1891,  veille  de 
ma  mort.  »  oii  k 


323 


Il  écrivit  ensuite  une  lettre  pour  sa  mère  : 
((  Chère  mère,  je  pars  pour  un  voyage  de  quelques 
jours.  Ne  sois  pas  inquiète,  je  serai  heureux.  »  Puis 
il  établit  la  liste  des  personnes  à  qui  on  devait  télé- 
graphier :  ((  Le  Général  Boulanger  vient  de  se 
tuer.  ))  Enfin,  ayant  pris  toutes  ces  dispositions,  il 
alla  dormir  sa  dernière  nuit  sur  la  terre. 

Le  lendemain  matin  il  se  rendit  en  voiture  au 
cimetière-  Il  y  arriva  vers  onze  heures.  Comme  il  se 
trouvait  devant  le  caveau  oii  il  avait  déposé  un 
bouquet  de  roses  rouges,  il  vit  accourir  un  ami, 
monsieur  Dutens.  «  Etes-v^ous  souffrant,  mon  ami, 
lui  dit-il  en  riant,  vous  avez  l'air  bien  bouleversé.  » 
Et  le  prenant  par  le  bras,  il  l'entraîna.  Ils  se 
promenèrent  ainsi  un  instant.  Le  Général  parais- 
sait rajeuni  et  comme  joyeux.  Bientôt,  il  dit  à  son 
interlocuteur  :  ((  Vous  devriez  renvoyer  votre  voi- 
ture, je  vous  ramènerais.»  Monsieur  Dutens  qui  était 
accouru  poussé  par  le  plus  sombre  pressentiment, 
s'éloigna  rassuré  maintenant.  Il  avait  à  peine  fait 
quelques  pas  qu'une  détonation  retentit.  Il  était 
onze  heures  et  demie. Il  se  précipita,  Boulanger  était 
étendu  à  terre,  appuyé  contre  la  tombe,  les  pieds 
dans  un  lilas.  Ses  deux  tempes  étaient  trouées. 

Et  depuis,  il  repose  à  Ixelles,  auprès  de  celle  qu'il 
a  trop  aimée  et  dont  il  n'a  pu  supporter  le  sort  in- 

324 


'Ar-i:*i'rKieTr':^ 


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fortuné.  Il  attend  l'heure  où  un  autre  ayant  accom- 
pli l'œuvre  que  rêva  son  cœur  généreux,  l'histoire 
rendra  justice  au  Brave  général  Boulanger, 


Marguerite 
19   décembre  1855 

15  juiUet  1891 


Georges 

29  juillet   1837 

10  septembre ^1891 

ai- je  bien  pujvivre 

deux  mois  et  demi  sans  toi? 


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TABLE     DES    CHAPITRES 


PREMIER  CHAPITRE. 


Comment  Boulanger  devint  le  Général  Bou- 
langer. —  Premier  triomphe.  —  Apparition  de 
Clemenceau.  —  Rue  du  Pot-de-fer  avec  les 
Communards. —  Henri  V  est  sur  la  route.  — 
Boulanger  suit  les  processions.  —  Madame 
Boulanger  et  le  Père  Tripe.  —  Voici  le  Colonel, 

DEUXIEME   CHAPITRE 49 

En  route  pour  le  ministère  de  la  guerre.  — 
A  la  Hussarde.  —  Boulanger  et  Emile  Loubet 
dans  la  Répugnance.  —  Le  Brave  Général  fait 
un  peu  la  noce.  —  Une  bonne  leçon  aux  Yan- 
kees.—  Sarabande  ministérielle.  —  Le  lieute- 
nant Driant.  —   Boulanger  devient  Ministre. 

TROISIÈME  CHAPITRE 85 

Sur  le  cheval  noir.  Monsieur  le  Ministre.  — 
Premiers  coups  de  grosse  caisse.  —  La 
gamelle  aux  grévistes.  —  Le  frère  Campi.  — 
En  allant  à  Longchamp. —  Une  nuit  de  Paris. 


QUATRIÈME     CHAPITRE 145 

le  cortège  se  forme.  Pistolet  au  poing  on  con- 
quiert des  amis.  —  Le  mystérieux  comte  Dil- 
lon.  —  Naquet,  le  boscot  porte-guigne.  —  Ro- 
chefort,  Déroulède,  Clemenceau,  Laguerre, 
Denis  et  les  autres.  — Madame  la' Duchesse 
d'Uzés.  —  Imageries,  chansons,  têtes  de  pi- 
pes, pain  d'épices.  —  Le  café  de  Monsieur 
Corpier.  —  Boulanger  rencontre  la  Femme 
fatale.  —  L'Affaire  Schnaebelé.  —  Le  grouil- 
lement de  l'ombre.  —  Boulanger  n'est  plus 
ministre. 

CINQUIEME      CHAPITRE 231 

Les  grands  jour  du  Boulangisme.  Le  Général 
saute  le  mur.  —  Les  nuits  d'ennui.  —  L'esca- 
pade [à  Prangins.  —  La  France  déclare  son 
béguin.  —  La  bonne  Fée  aux  millions.  — 
Boulanger  Grand  Connétable.  —  La  [rogne 
de  Floquet.  —  Elections  au  Nord,  élections 
au  Midi,  élections  partout.  < —  La  vraie  Nuit 
Historique.  —  Dernier  beau  jour.  —  Constans 
et  Cornuché.  —  Le  véritable  Vainqueur. 

SIXIÈME  CHAPITRE 303 

La    route  d'Ixelles 


Cet  ouvrage,  achevé  d'imprimer 
le  20  Octobre  1930,  a  été  tiré 
à  3.500  exemplaires  sur  les  presses 
de  Marcel  Seheur,  éditeur  à  Paris 


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