Skip to main content

Full text of "Le catholicisme libéral"

See other formats


H      I 

■ 

■■ 

Sû7-/A'bs® 


VJû 


LE  CATHOLICISME  LIBERAL 


LA  TRADITION  RELIGIEUSE  ET  NATIONALE 


LE  CATHOLICISME 
LIBÉRAL 


PAU 


DOM  BESSE 

Moine  Bénédictin  de  Ligugé 


Bfo    teâ 


U|Up||ï 


Association  Saint-Rémy,  à  Mont-Notre-Dame  (Aisne) 
Société  Saint-Augustin,  Deselée,  De  Brouwer  et  Cie,  EdiJ^urs^^ 

52,  rue   de  la  Montagn^JfiffiïJjLES 
Piazza  Grazioli  (?aXÉ6^n)V&WQ] 


41,  rue  du  Metz,  LILLE  (Nord) 
30,  rue  Saint- Sulpice,  PARIS 


B1BUOTHECA 


Licentia  Superiorum 

IMPRIMI  POTEST   : 
Chevetogne,  30  Martii  1911. 
t  Leopoldus  Gang ain, 
abbas  Scti  Martini  de  Locogiaco 


Licentia  Or  dinar  ii 


N1HIL  OBSTAT : 
lnsulis,die  2  Aprilis  1911. 

Dr  H.   Quilliet,  s.  th.  d. 
librorum  censor. 


IMPRIMATUR  : 

Cameraci,  die  3  Aprilis  1911. 

A.  Massart,  vie.  gen. 

pontificiœ  Do  mua  Antides. 


AVANT-PROPOS 


Ce  volume  fait  suite  à  Eglise  et  Monarchie.  Il 
renferme  des  conférences  données  à  Y  Institut 
d'Action  Française  au  printemps  de  l'année  1910. 
Le  lecteur  n'y  trouvera  point  une  histoire  du 
Catholicisme  libéral.  Ceux  pour  lesquels  il  a 
été  composé  demandaient  à  l'auteur  un  exposé 
des  faits  et  des  doctrines,  pouvant  les  éclairer 
dans  la  possession  ou  la  recherche  de  la  vérité 
politique. 

Cet  enseignement  conserve  sa  physionomie. 
On  a  écarté  avec  un  soin  voulu  tout  appareil 
scientifique.  Quelques-uns  s'en  plaindront  vrai- 
semblablement. Leurs  critiques  ne  troubleront 
en  rien  l'auteur.  Il  a  fait  tout  ce  qui  dépendait  de 
lui  pour  se  documenter  sur  les  hommes  et  sur 
leurs  œuvres.  Au  public  de  déclarer  s'il  a  ou 
non  réussi. 

Libéraux  et  Ultramontains  le  déclareront  sans 
doute  exagéré.  Ce  sera  la  forme  littéraire  de  leur 
mécontentement.  C'est  chose  prévue.  Il  s'est  fait 
une  obligation  de  dire  la  vérité,  sans  égard  pour 
les  écoles  ou  les  hommes.  On  reconnaîtra  qu'il 
s'est  efforcé  de  situer,  aussi  exactement  que  pos- 
sible, dans  leur  milieu  intellectuel  et  moral  les 
individus,  leurs  écrits  et  leurs  actions.  La  jus- 


6  - 


tice  lui  en  faisait  un  devoir  ainsi  que  la  vérité.  Il 
est  facile,  dans  ces  conditions,  de  faire  la  part 
des  événements.  Leur  influence  sur  le  dévelop- 
pement des  idées  et  les  phénomènes  de  la  vie  pu- 
blique est  trop  grande  et  trop  décisive  pour 
qu'on  puisse  la  négliger. 

Cette  méthode  a  un  autre  avantage  :  elle  dis- 
pose les  esprits  à  mieux  profiter  des  leçons  que 
l'histoire  leur  présente.  Ils  contractent  ainsi  une 
habitude  qui  les  met  à  même  d'utiliser  au  ser- 
vice d'une  doctrine  et  d'un  droit  les  circonstances 
au  milieu  desquelles  leur  action  s'exerce.  Ils  ap- 
prennent à  discerner,  à  travers  la  complexité  des 
faits  quotidiens,  les  lignes  directrices  qui,  en  sui- 
vant malgré  tout  leur  cours,  assurent  l'unité  de 
la  vie  nationale. 

Abbaye  de  Saint-Martin  de  Ligugé,  à  Cheve- 
togne  (Belgique),  le  2  avril  1911. 


LE  CATHOLICISME   LIBÉRAL 


x 


PREMIERE    LEÇON 
Les  Origines 


Sommaire  :  Regard  en  arrière.  Lettre  du  Cardinal  Pitra.  A  la 
recherche  de  l'union.  Programme  du  cours.  Influence  du 
caractère  sur  les  idées  libérales.  Le  Catholicisme  libé- 
ral est  une  erreur.  Ses  origines.  Le  fait  révolutionnaire. 
La  restauration.  Caractère  irréligieux  du  Libéralisme.  La- 
mennais. Première  manifestation  du  Catholicisme  libéral. 


Mesdames,  Messieurs, 

Voilà  trente  ans  que  la  persécution  sévit  con- 
tre les  Catholiques  français.  L'attitude  qu'ils 
adoptèrent  à  l'origine  et  celle  qu'ils  ont  depuis 
observée  causent  une  certaine  surprise.  C'est  l'at- 
titude de  gens  résignés  d'avance  à  la  défaite. 

La  loi  sur  la  neutralité  scolaire  et  l'application 
aux  Ordres  religieux  de  prétendues  lois  existantes 
provoquèrent  l'indignation.  On  s'attendait  à  une 
résistance  effective.  Elle  eût  été  possible  alors. 
Pourquoi   n'eut-elle  point  lieu? 

Les  sages  empêchèrent  de  passer  des  arti- 
cles et  des  discours  enflammés  aux  actes,  qui 
seuls  comptent.  Ils  se  bornèrent  à  protester.  Mais 
ces  protestations  et  les  concessions  dont  elles  fu- 
rent le  prélude  étaient  loin  de  répondre  aux  be- 


8 


soins  du  moment  et  aux  aspirations  des  hommes 
courageux.  Ceux-ci  formaient  cependant  une  mi- 
norité imposante.  Ils  exerçaient  de  l'influence 
et  ils  avaient  des  ressources. 

Ceux  qui  réussissent  à  démêler  les  intrigues 
et  les  sentiments,  qui  règlent  la  conduite  des 
groupes  soit  politiques  soit  religieux,  discernent 
vite  chez  les  chefs  de  l'action  catholique  deux 
courants  contraires.  Leurs  divisions  étaient  alors 
profondes.  Nous  sortions  à  peine  des  luttes  pé- 
nibles où  les  Catholiques  libéraux  et  les  Catho- 
liques ultramontains  s'étaient  longtemps  trou- 
vés aux  prises  les  uns  avec  les  autres.  Ils  se 
disputaient  encore  l'influence  ecclésiastique.  Vers 
l'année  1880,  tout  le  monde  pouvait  s'en  aper- 
cevoir, les  tendances  libérales  prévalurent.  Les 
ultramontains  ne  se  firent  aucune  illusion.  Ils 
les  dénoncèrent  comme  la  cause  principale  de 
l'affaiblissement  des  énergies  chrétiennes. 

Quelques  années  plus  tard,  ils  lurent  avec  une 
vive  satisfaction  et  une  reconnaissance  émue  la 
lettre  du  cardinal  Pitra  à  un  prêtre  hollandais, 
l'abbé  Brower,  qui  eut  dans  le  monde  un  reten- 
tissement considérable.  Elle  donnait  une  formu- 
le autorisée  à  leurs  pensées  intimes.  Vous  me 
permettrez  d'en  citer  quelques  passages,  au  dé- 
but de  ces  cours  sur  l'histoire  du  Catholicisme 
libéral. 

«...  J'avais  pu,  de  1830  à  1840,  mesurer  degré 
par  degré  une  sorte  d'ascension  catholique  com- 
parable à  la  marée  de  votre  Océan.  Pour  ne  citer 


g 


qu'un  point,  Solcsmes  voyait  durant  (les  mois 
entiers  se  succéder  sous  ses  cloîtres  les  célébrités 
catholiques,  Montalembert,  Louis  Yen  il  lot,  La- 
cordaire,  de  Falloux,  Charles  Sainte-Foi,  une  fou- 
le d'autres,  tous  clans  un  parfait  accord,  et  jus- 
qu'à l'enthousiasme.  Il  en  sortit  Sainte  Elisabeth, 
les  Frères  Prêcheurs,  Saint  Pie  V,  la  Mystique  de 
Gœrres,  les  Institutions  liturgiques^  les  premières 
brochures  sur  la  liberté  d'enseignement.  L'élan 
rayonnait  au  loin  et  grandissait  à  distance.  Je 
le  constatai,  de  1845  à  1855,  par  de  nombreux 
voyages;  et  jusque  dans  votre  chère  et  froide 
Néerlande,  je  retrouvais  ce  rayonnement  uni- 
versel et  vraiment  électrique. 

»  Il  semble  que  ce  siècle,  condamné  à  F  avor- 
teraient aurait  pu  être  privilégié  :  Dieu  lui  a 
prodigué  ses  dons  à  pleines  mains.  Il  lui  a  donné 
des  génies  incontestés,  des  écrivains  maîtres,  des 
orateurs  antiques,  des  polémistes  sans  égaux,  des 
savants  hors  ligne.  Même  nos  poètes  pouvaient 
monter  aussi  haut  qu'ils  sont  tombés  bas.  Et 
comme  couronnement  des  dons  divins,  ce  siè- 
cle, plus  que  d'autres,  présente  jusqu'à  nos  jours 
une  suite  non  interrompue  de  grands  Papes. 

»  Dites-moi,  dites-moi,  vaillant  et  clairvoyant 
abbé,  ce  qu'on  pouvait  rêver,  ce  qu'on  devait 
espérer,  ce  qui  serait,  si  toutes  les  forces  catho- 
liques avaient  convergé  constamment  vers  Ro- 
me, si  tous  ces  princes  de  l'éloquence,  de  la 
presse,  de  la  polémique,  de  la  science,  avaient 
marché  partout  à  notre  tête,  si  tous  les  enthou- 
siasmes s'étaient  enflammés  avec  l'héroïsme  des 


-  10  - 

zouaves  du  Pape-Roi,  si  toutes  les  grandes  voix 
catholiques  s'étaient  unies  pendant  trente-qua- 
tre ans  à  «  la  voix  majestueuse  de  Pie  IX  »,  si 
cet  incomparable  concert  avait  duré  jusqu'au 
concile  du  Vatican  :  votre  vœu,  mon  rêve  était 
accompli.  Non  pas  chaque  pays,  comme  vous  le 
disiez  à  Malines,  mais  le  monde  catholique  tout 
entier  eût  été  et  serait  peut-être  encore  «  une 
coupole,  une  nef,  un  autel  de  Saint-Pierre,  où 
la  voix  pontificale  trouverait  partout  des  échos 
vivants  et  fidèles.  » 

»  Hélas!  où  en  sommes-nous?  et  qui  osera 
compter  les  défaillances,  les  missions  trahies, 
les  plus  belles  vocations  avortées?  L'un,  destiné  à 
être  le  chef,  meurt  après  vingt  ans  d'apostasie; 
un  autre  veiît  mourir  en  libéral  impénitent;  un 
autre  est  mort,  peut-être  l'imagination  hantée 
par  l'idole  du  Vatican;  celui-ci  n'emporte  du 
séminaire  que  des  blasphèmes  bibliques  ;  celui-là 
sort  du  cloître  par  la  porte  de  Luther;  un  apô- 
tre de  la  Pacification,  même  après  sa  mort,  sè- 
me dans  nos  rangs  la  discorde.  Enfin,  Pie  IX 
abandonné  est  mort  prisonnier;  et,  au  sommet 
de  Rome,  ce  qu'on  nomme  encore  Y  Autel  du 
ciel,  Ara  cœli,  s'efface  devant  un  trophée  du 
paganisme  galvanisé. 

»  Serait-ce,  Monsieur  l'abbé,  que  Dieu  se  joue 
de  nos  rêves,  et  qu'il  n'a  que  faire  de  nos  com- 
binaisons humaines?  Serait-ce  qu'à  toute  épo- 
que son  Eglise  est  divine  par  la  seule  force  de 
Dieu,  sans  aucun  appui  mondain,  et  en  dépit  de 
nos  trahisons  et  de  nos  défaillances?  Serait-ce 


-  11  - 

qu'à  chacun  des  vingt  siècles  recommence  la 
démonstration  de  cette  mission  divine  par  l'im- 
possible et  l'absurde,  comme  disait  déjà  Tertul- 
lien?  Serait-ce  que  même  noire  triste  époque  ne 
tombera  pas  dans  sa  fosse  séculaire  sans  qu'un 
réveil  soudain,  un  chant  de  résurrection,  comme 
celui  que  vous  entendiez  à  Rome,  une  aurore 
inattendue  se  lève  sur  la  tombe  du  siècle  de 
Pie  IX?...  » 

Il  est  évident,  pour  qui  sait  lire  un  texte,  que 
le  cardinal  Pitra  accuse  les  Libéraux  de  l'échec 
subi  par  l'Eglise  en  France.  Les  contemporains 
ne  s'y  méprirent  point.  Un  demi  siècle  s'est 
écoulé  depuis  lors.  Les  épreuves  des  Catholi- 
ques se  sont  aggravées.  Nous  voilà  réduits  à  une 
situation  qu'il  est  inutile  de  dépeindre;  nous 
sommes  des  vaincus.  Si  l'auteur  de  la  lettre 
que  je  viens  de  lire  était  là  pour  porter  un  juge- 
ment, il  n'aurait  qu'à  répéter  mot  à  mot  ce 
qu'il  écrivit  en  1885. 

Des  besoins  d'union  sincère  tourmentent  les 
Catholiques  français.  Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui. 
Les  Souverains  Pontifes  leur  adressent  à  ce  su- 
jet de  pressantes  exhortations.  Pie  X  n'a  guère 
qu'à  répéter  les  discours  de  Léon  XIII  et  de 
Pie  IX. 

L'union  autour  des  évêques  pour  l'action  reli- 
gieuse est  relativement  facile.  Mais  elle  ne  suffit 
pas.  Les  Catholiques  n'ont  pas  le  droit  de  négli- 
ger les  intérêts  de  la  patrie.  Ils  ne  peuvent  les 
servir  que  par  l'action  publique.  Là  encore,  l'u- 


12 


nion  est  indispensable.  Comment  pourraient-ils. 
sans  cela,  tenter  l'application  à  Tordre  politi- 
que et  social  de  la  doctrine  et  de  la  morale  chré- 
tiennes? Ils  doivent  donc  travailler  à  s'unir  en 
vue  d'une  action  publique.  Le  salut  religieux 
de  la  France  est  à  ce  prix. 

Les  essais  d'union  se  sont  multipliés  depuis 
un  quart  de  siècle.  Je  me  plais  à  rendre  hom- 
mage aux  Catholiques  qui  en  ont  pris  l'initia- 
tive. La  droiture  de  leurs  intentions  est  hors  de 
cause.  Et  ils  n'ont  guère  ménagé  leurs  peines. 
Leurs  efforts  cependant  ont  échoué.  Faut-il  pour 
ce  motif  perdre  courage?  Evidemment  non. 

Que  conclure  de  ces  échecs? 

Ma  réponse  à  cette  question  sera  facile  :  on 
a  cherché  à  s'unir  dans  une  mauvaise  direction. 
Ce  qui  revient  à  dire:  on  s'y  est  mal  pris. 

Ne  croyez-vous  pas  qu'il  y  aurait  lieu  de  re- 
chercher les  circonstances  dans  lesquelles  nos 
divisions  se  sont  produites  et  les  méthodes  que 
Ton  a  suivies  pour  les  faire  disparaître  ou,  tout 
au  moins,  pour  atténuer  leurs  conséquences? 
Nous  arrivons  ainsi  à  nous  poser  en  face  d'un 
certain  nombre  de  faits  incontestables.  Il  ne  res- 
tera qu'à  les  soumettre  à  une  observation  loya- 
le et  patiente.  Les  causes  réelles  de  nos  divisions 
ressortent  avec  évidence.  On  voit  en  même  temps 
les  remèdes  qu'il  convient  d'y  appliquer.  C'est 
dans  ce  but  que  j'ai  choisi  cette  année,  pour 
objet  de  mes  leçons,  l'histoire  du  Catholicisme 
libéral. 


13 


Celle  histoire  commence  avec  la  Restauration, 
Elle  embrasse  toul  L'ensemble  de  noire  mouve- 
ment religieux  depuis  celle  époque.  Ce  n'est  ni 
remonter  trop  haut  ni  s'étendre  trop  loin,  vous 
le  verrez.  Il  nous  faudra,  chemin  Taisant,  dépouil- 
ler les  principaux  actes  du  Saint-Siège  et  une 
partie  considérable  de  la  production  littéraire, 
politique   et  sociale   chez  les   Catholiques. 

Un  double  courant  se  manifeste  au  premier 
examen  :  les  uns  réagissent  de  toutes  leurs  for- 
ces contre  la  révolution,  ses  doctrines  et  ses  œu- 
vres; les  autres  cherchent  à  s'en  accommoder. 
Il  en  est  ainsi  depuis  le  commencement.  On  re- 
marque dans  chaque  courant  des  orateurs,  des 
écrivains  et  des  hommes  d'action.  Beaucoup  se 
distinguent  par  leur  valeur  intellectuelle  et  mo- 
rale. 

Les  esprits  indécis,  dont  la  multitude  se  com- 
pose, se  tiennent  entre  ces  deux  courants.  C'est, 
du  moins,  ce  qu'ils  prétendent  faire.  Mais,  en 
règle  générale,  leur  instinct  pacifique  les  pousse 
au  point  où  l'effort  sera  moindre.  Presque  tou- 
jours, ils  deviennent,  par  tactique  ou  par  com- 
plaisance, les  auxiliaires  des  Libéraux. 

Le  Saint-Siège  est  tenu  à  une  certaine  réser- 
ve, devant  ces  divergences  entre  Catholiques  se 
faisant  honneur  d'un  dévouement  égal.  Mais  il 
ne  se  résigne  pas  à  une  abstention  prudente.  À 
Rome,  on  agit  et  on  parle.  En  dehors  des  actes 
et  des  documents  officiels,  il  y  a  des  mesures 
et  des  paroles,  qu'il  est  nécessaire  de  prendre  à 
la  romaine.  On  y  découvre  aisément  et  malgré 


14 


des  apparences  contraires  un  état  d'esprit  uni- 
que. C'est  celui-là  même  qui  a  son  expression  au- 
thentique dans  la  littérature  officielle  des  Sou- 
verains Pontifes.  Il  est  déterminé  par  l'idée  qu'on 
s'est  faite  au  Vatican  de  la  Révolution  française. 
On  eut  à  Rome  dès  les  premières  années  un  ju- 
gement motivé  sur  ce  fait,  sur  son  mobile,  sur 
ses  résultats  et  sur  ses  auteurs.  Il  ne  s'est  point 
modifié.  Je  ne  risque  pas  de  vous  tromper  en 
déclarant  que  rien  n'est  plus  en  contradiction 
avec  les  tendances  et  l'attitude  des  Catholiques 
libéraux. 

C'est  dire  que  nous  n'aurons  aucune  peine  à 
découvrir  la  pensée  véritable  de  l'Eglise.  Il  suf- 
fit d'observer  attentivement  les  manifestations 
de  sa  vie.  Mais  cette  méthode  rationnelle  ne 
satisfait  pas  tous  les  Catholiques.  Il  en  est  qui 
préfèrent  s'observer  eux-mêmes  et  substituer 
leurs  appréciations  personnelles  aux  enseigne- 
ments du  Saint-Siège. 

L'erreur,  qui  nous  occupe,  existe  ailleurs  qu'en 
France.  Elle  sévit  chez  tous  les  peuples  atteints 
de  l'épidémie  quatre-vingt-neuviste.  Mais  il  fau- 
dra nous  borner  au  Catholicisme  libéral,  qui  a 
cours  chez  nous.  Nous  nous  exposerions  à  des 
malentendus  insolubles,  en  procédant  d'une  au- 
tre façon.  Une  erreur,  sans  cesser  d'être  elle- 
même,  revêt  des  aspects  très  divers,  quand  elle 
sort  de  son  cadre  métaphysique  pour  se  mêler 
au  monde  des  réalités.  Elle  prend  toujours  les 
couleurs  nationales.  Ajoutez  à  cela  les  embarras 
que  crée  la  diversité  des  vocabulaires.  On  croi- 


-  15  - 

rait  que  la  communauté  d'idiome  aplanit  ces 
difficultés.  L'expérience  prouve  qu'il  n^n  est 
rien.  Tout  au  contraire,  les  mots  changent  sou- 
vent de  signification  lorsqu'ils  passent  une  fron- 
tière. Et  c'est  une  nouvelle  source  d'équivoques. 
Cela  se  voit  en  France,  en  Belgique  et  en  Suis- 
se. Je  prendrai  pour  exemple  l'embarras  qui 
résulte  de  l'emploi  irréfléchi  des  termes  Démo- 
cratie et  Libéralisme.  Leur  sens  n'est  plus  le 
même,  dès  qu'ils  sont  prononcés  d'un  peuple  à 
l'autre.  Et  puis,  nous  aurons  tout  avantage  à 
régler  nos  affaires  dans  l'intimité.  Laissons  aux 
Italiens,  aux  Allemands,  aux  Belges  et  aux  An- 
glais le  soin  de  traiter  eux-mêmes  ce  qui  les 
regarde. 

Un,  mot  avant  d'entrer  en  plein  dans  mon 
sujet. 

Le  Catholicisme  libéral  ne  relève  pas  seule- 
ment de  l'intelligence;  il  tient  surtout  du  carac- 
tère de  ceux  qui  le  professent.  Ce  sont  des  hom- 
mes conciliants.  On  ne  saurait  les  en  blâmer 
d'une  manière  absolue;  car  toute  conciliation 
n'est  pas  mauvaise.  Mais  la  conciliation  ne  peut 
être  cultivée  pour  elle-même.  Ceux  qui  se  don- 
nent ce  tort  ne  méritent  pas  l'honneur  d'être 
sauvés.  Ils  ont  la  prudence  courte.  Les  accom- 
modements leur  vont.  Ils  les  recherchent  par 
goût.  Et  ce  goût  est  moins  l'effet  d'un  calcul  que 
le  produit  de  leur  faiblesse.  C'est  la  faiblesse 
cerclée  de  prudence. 

Ce  sont  de  très  bonnes  gens  auxquels  le  cou- 


16 


rage  manque.  La  résistance  possible  d'un  ad- 
versaire suffit  à  les  épouvanter.  La  peur  d'un 
risque  à  courir  paralyse  leur  bon  vouloir.  Ils 
ne  sentent  pas  la  force  d'une  allure  résolue. 
Inutile  d'engager  une  discussion  avec  eux.  La 
raison  n'est  pour  rien  dans  leur  Libéralisme. 
Ce  sont  des  libéraux  par  tempérament.  Il  y 
aurait  à  refaire  l'éducation  de  leur  volonté.  Re- 
belles au  travail  d'une  conviction  sérieuse,  ils 
s'abandonneraient  peut-être  à  un  entraînement 
ménagé   avec  art. 

Les  faits  accomplis  exercent  sur  eux  un  em- 
pire irrésistible.  Ils  prennent  le  succès  pour  un 
droit.  Toute  leur  politique  consiste  à  tirer  parti 
de  ce  qui  arrive.  On  les  traiterait  assez  exacte- 
ment, si  on  les  appelait  opportunistes.  Ils  sont, 
en  effet,  les  opportunistes  de  droite. 

Cependant  l'abandon  complet  du  droit  répugne 
à  leur  conscience  et  à  leur  honneur.  Aussi  pren- 
nent-ils soin  de  lui  garder  un  souvenir  distin- 
gué. Leur  zèle  ne  va  pas  plus  loin.  Pour  rien  au 
monde,  ils  ne  réclameront  l'application  d'un 
droit  contre  lequel  l'opinion  s'insurge.  «  C'est 
impossible  »,  prétendent-ils.  Et  ils  ajoutent,  sur 
le  ton  solennel  qui  convient  aux  sentences  :  «  A 
l'impossible,  nul  n'est  tenu.  »  Leur  imagination 
est  intarissable,  lorsqu'il  s'agit  d'accréditer  ces 
légendes  de  l'impossibilité,  qu'ils  forgent  de 
toutes  pièces  à  l'aide  d'observations  vagues.  S'ils 
avaient  encore  la  logique  de  ne  rien  faire,  on 
les  excuserait  volontiers.  Or,  ce  qu'ils  font  est 
pis  que  rien.  Ils  passent  leur  vie  à  se  solidariser 


17 


avec  les  contempteurs  du  droit.  Cette  coopération 

au  mal  est  le  châtiment  providentiel  des  lâches. 
C'est  aussi  leur  honte. 

Ils  se  complaisent  au  jeu  des  dupes.  Et  ce  sont 
des  dupes  incurables.  Les  adversaires  de  l'Eglise 
ont,  à  leurs  yeux,  les  qualités  et  les  talents,  qu'ils 
n'oseraient  jamais  se  reconnaître  eux-mêmes.  La 
droiture  de  leurs  intentions  ne  devrait  pas 
soulever  l'ombre  d'un  doute.  Nous  aurions  donc 
mille  avantages  à  les  combler  de  prévenances. 
De  la  sorte,  les  préventions  se  dissiperaient  de 
part  et  d'autre  et  on  arriverait  à  une  entente.  Les 
Catholiques  libéraux  la  désirent  comme  un  bien 
suprême.  Ils  sont  disposés  à  lui  faire  des  sa- 
crifices inattendus. 

Cet  optimisme  leur  a  valu  de  cruels  déboires. 
Mais  rien  n'y  fait.  Ils  sont  rebelles  à  toute  expé- 
rience. Leurs  ennemis,  qui  les  connaissent,  se 
jouent  de  ces  dispositions.  Cela  leur  réussit  tou- 
jours. Ils  ne  prennent  même  pas  la  peine  de 
couvrir  leurs  embûches  avec  des  avances  exces- 
sives. A  quoi  bon!  Au  premier  signe,  les  dupes 
accourent.  Ils  vont  au  piège  comme  à  une  vic- 
toire, en  chantant. 

Tout  de  miel  pour  les  adversaires  de  gauche, 
les  Catholiques  libéraux  n'ont  que  du  fiel  pour 
les  adversaires  de  droite.  Ils  chargent  volon- 
tiers ceux-ci  de  toutes  les  responsabilités  dont 
ils  déchargent  ceux-là.  Les  intransigeants  par 
leurs  prétendues  exagérations  motiveraient,  et  au 
delà,  les  rancunes  et  les  défiances  des  hommes 
de  quatre-vingt-neuf.  Dans  tous  les  cas,  on  ne  se 

Le  Catholicisme  libéral  2 


-  18  - 

lasse  point  de  leur  en  faire  un  grief.  Mais  on 
leur  reproche  surtout  l'insuccès  des  rapproche- 
ments auxquels  les  programmes  du  Libéralisme 
font  une  part  prépondérante.  Ces  tentatives  ont 
toujours  échoué;  on  les  renouvelle  toujours;  elles 
échoueront  encore.  Et  ce  sera  toujours  la  faute 
des  Ultramontains.  C'était  le  langage  des  Libé- 
raux, il  y  a  un  demi-siècle;  ils  le  tiennent  encore 
de  nos  jours. 

Ces  optimistes  obstinés  se  font  gloire  de  leur 
Libéralisme.  Leurs  défaites  ne  se  comptent  plus. 
Leur  vanité  n'en  souffre  point.  Ils  continuent  à 
se  dire  libéraux  impénitents.  Certaines  mani- 
festations ont  pu  faire  croire  à  la  possibilité 
de  leur  imprimer  une  tendance  contraire.  Ils 
sont,  en  effet,  capables  de  subir  un  entraîne- 
ment. Mais  la  nature  a  eu  vite  fait  de  reprendre 
le  dessus,  Ils  se  sont  retrouvés  les  mêmes  que  ja- 
dis. Il  est  vraiment  très  difficile,  pour  ne  pas  dire 
impossible,  de  modifier  chez  les  gens  l'état  d'es- 
prit d'où  naît  le  Libéralisme. 

On  peut  définir  le  Catholicisme  libéral  une 
neurasthénie  des  âmes.  Il  est  une  maladie  du 
caractère  beaucoup  plus  que  de  l'intelligence. 
Et  c'est  dans  son  foyer  principal  qu'il  importe  de 
la  traiter.  Ce  fait  échappait  généralement  aux 
hommes  de  la  génération  antérieure;  aussi  ac- 
cordèrent-ils à  la  discussion  une  part  trop  gran- 
de. C'était  bien  inutile.  Ils  ont  pu  s'en  aperce- 
voir. Nous  savons  nous-mêmes  à  quoi  nous  en 
tenir. 


-  19  - 

Mais,  tout  en  procédant  de  la  volonté  plus  que 
de  l'esprit,  le  Libéralisme  produit  des  idées  et 
il  aboutit  nécessairement  à  une  conviction.  Les 

occasions  de  l'observer  ne  manqueront  pas. 

Les  Libéraux,  si  fiers  pourtant  de  leur  Libéra- 
lisme, éprouvent  quelque  peine  à  entendre  ces 
deux  mots,  Catholicisme  libéral,  désigner  leurs 
tendances  et  leurs  erreurs.  Cette  répugnance  est 
instructive.  Ces  termes  leur  font  peur,  et  pour 
cause.  Et  ils  s'en  vont  répétant  :  «  Le  Catho- 
licisme libéral?  Qu'est-ce  que  cela  peut  vou- 
loir dire?  Mais  il  n'existe  pas!  » 

Le  Catholicisme  libéral  n'est  pas  un  mythe, 
croyez-le.  Il  existe  bel  et  bien.  C'est  un  Catholicis- 
me diminué.  Ce  verset  du  psaume  XI©  le  ca- 
ractérise assez  fidèlement  :  «  Saluum  me  fac, 
Domine,  quoniam  defecit  sanctus,  quoniam  dimi- 
nutœ  sunt  veritates  a  filiis  hominum.  Sauvez-moi, 
Seigneur,  car  il  n'y  a  plus  de  saint  et  les  fils 
des  hommes  ont  diminué  les   vérités  ». 

C'est  bien  cela  :  une  diminution  de  vérités. 
On  noie  dans  un  silence  calculé  les  vérités  et 
les  droits,  qui  passent  pour  inopportuns.  Cela 
se  fait  systématiquement.  Le  Catholicisme  que 
l'on  obtient  par  ces  mutilations  ne  saurait  être 
le  vrai.  Ce  n'est  point  celui  que  l'Eglise  romaine 
enseigne  et  représente  au  milieu  de  nous.  C'est 
un  Catholicisme  à  part.  Il  est  donc  juste  de  le 
distinguer  par  un  qualificatif  exact.  En  est-il  un 
qui  lui  convienne  mieux? 

Ce  Catholicisme  diminué  est  l'œuvre  des  Li- 
béraux. Il  leur  appartient  donc  en  propre,  et  il 


—  20  — 

a  le  droit  de  porter  leur  nom.  Leurs  protesta- 
tions restent  impuissantes.  Aussi  les  condamna- 
tions qui  ont  à  diverses  reprises  frappé  ce  sys- 
tème et  ces  idées  retombent-elles  sur  eux  de  tout 
leur  poids.  Cela  les  gêne  fort,  comme  bien  vous 
pensez. 

On  s'explique  le  soin  qu'ils  mettent  à  écarter 
d'eux  les  conséquences  de  ces  censures  doctrina- 
les. Pour  les  esquiver,  ils  déclarent  que  ces  er- 
reurs ne  sont  point  leur  fait.  Mais  le  procédé 
commence  à  être  connu.  Tous  les  fauteurs  d'hé- 
résies et  d'erreurs  théologiques  en  ont  usé  depuis 
bientôt  trois  cents  ans.  Ainsi  firent  les  Jansé- 
nistes et  les  Modernistes  n'agissent  pas  d'une 
autre  manière.  Les  Libéraux  ne  peuvent  être 
assimilés  ni  aux  uns  ni  aux  autres,  je  m'empresse 
de  le  dire.  Ce  n'est  cependant  pas  une  raison 
de  fermer  les  yeux  sur  leur   tactique. 

Ils  font  en  cela  preuve  d'une  extraordinaire 
souplesse  d'esprit  et  de  langage.  On  dirait,  à 
les  entendre  et  à  les  lire,  qu'ils  fuient  leurs  pro- 
pres erreurs,  tant  leur  pensée  devient  insaisissa- 
ble. Vous  croyez  peut-être  les  tenir  enserrés  dans 
votre  critique.  Détrompez-vous.  Il  n'en  est  rien. 
Ce  que  vous  saisissez  sur  leurs  lèvres  ou  sous 
leurs  plumes  n'est  pas  leur  pensée.  C'est  une  pen- 
sée qui  fuit.  Elle  n'en  est  que  plus  dangereu- 
se. Les  dépositaires  de  l'autorité  doctrinale  se 
trouvent  ainsi  aux  prises  avec  des  difficultés  qui 
retardent  leurs  jugements  et  qui  les  exposent  à 
être  mal  compris. 

Pendant  ce  temps  l'erreur  exerce  ses  ravages. 


21 


Ses  apôtres  ne  se  laissent  jamais  déconcerter. 
Ils  excellent  dans  l'art  de  dissimuler  sous  une 
littérature  élégante  une  doctrine  funeste.  Ils  sa- 
vent se  redresser  avec  une  fierté,  qui  n'est  pas 
sans  grâce,  loin  d'un  coup  qui  aurait  dû  les  at- 
teindre. On  les  dirait  indemnes  et  leurs  parades 
de  dévouement  à  l'Eglise  et  d'orthodoxie  don- 
nent  aisément  le   change. 

Sont-ils  de  bonne  foi?  Telle  est  la  question 
qui  se  pose.  La  vue  de  ces  manœuvres  produit 
une  première  impression  qui  leur  est  très  défa- 
vorable. Mais  on  découvre,  à  la  réflexion,  tout 
un  ensemble  de  faits  qui  témoignent  de  leur 
sincérité.  Ils  sont  de  bonne  foi,  généralement. 
La  mission  pacificatrice  qu'ils  s'attribuent  et  la 
persuasion  où  ils  sont  de  comprendre  leur  épo- 
que et  ses  besoins  mieux  que  tout  le  monde  et 
que  l'Eglise  elle-même  les  empêchent  de  voir  les 
réalités  théologiques.  Et,  quand  ils  les  aperçoi- 
vent, ils  ne  leur  donnent  qu'une  importance  se- 
condaire. 

Le  Libéralisme  frappe  l'intelligence  de  myopie 
dans  certaines  directions. 

Il  y  a  donc  un  Catholicisme  libéral,  et  il  est 
l'œuvre  des  Libéraux. 

Cette  erreur  a,  comme  toutes  les  autres,  une 
histoire.  Il  est  aisé  de  lui  découvrir  un  patriar- 
che. Un  coup  d'œil  sur  ses  origines  suffit.  Elle 
dérive  de  Lamennais,  comme  l'Arianisme  d'A- 
rius.  Je  regrette  qu'on  ne  lui  ait  pas  donné, 
suivant  une  coutume  assez  généralement  admi- 


-  22  - 

se,  le  nom  de  son  fondateur.  Cela  l'eût  rendue 
plus  aisément  reconnaissable.  On  a  craint  peut- 
être  de  voir  ce  titre  se  transformer  en  épouvan- 
tail.  Car  la  fin  de  ce  pauvre  Lamennais  est  assez 
triste  et  humiliante.  Le  Catholicisme  libéral  ne 
fut  pour  lui  qu'une  étape,  après  laquelle  il  s'abî- 
ma dans  un  Libéralisme  absolu.  Sa  logique  im- 
périeuse ne  pouvait  le  laisser  en  repos  avec 
les  demi-erreurs.  Ses  disciples  s'en  tiennent  à 
ce  mélange  de  Catholicisme  et  de  Libéralisme, 
où  il  s'est  complu  durant  la  deuxième  phase 
de  sa  vie  publique. 

Mais  les  grandes  erreurs,  —  et  celle-ci  en  est 
une,  —  ne  sortent  pas  plus  que  les  hérésies,  de 
toutes  pièces,  du  cerveau  de  leur  auteur.  Il  met 
en  circulation  l'idée-mère,  qui  produit  avec  le 
temps  toute  une  famille  de  contre-vérités.  Les 
circonstances  se  chargent  de  provoquer  sa  fé- 
condité au  moment  opportun.  Si  ce  concours 
des  événements  et  des  agents  humains  venait 
à  lui  manquer,  elle  resterait  stérile. 

Cette  action  indispensable  devance  fréquem- 
ment le  travail  personnel  de  l'hérésiarque;  et 
elle  continue  longtemps  après  qu'il  a  cessé  de 
parler  ou  même  de  vivre.  Il  en  résulte  un  état 
de  l'esprit  public  correspondant  à  l'erreur.  Son 
auteur  n'a  qu'à  la  produire  à  point.  Alors  ses 
discours,  ses  écrits,  ses  actes  offrent  aux  ten- 
dances vagues  et  souvent  inconscientes  de  ses 
contemporains  une  formule  heureuse,  dans  la- 
quelle chacun  aime  à  découvrir  ses  pensées  et 
ses  sentiments  propres.   Ce  qui  était  latent  au 


-  23  - 

fond  des  finies  en  jaillit  avec  plus  ou  moins 
d'éclat.  Une  publicité  se  forme  ainsi  spontané- 
ment autour  d'une  doctrine;  elle  pousse  son  au- 
teur, elle  l'exhausse  devant  l'opinion.  Il  finit  par 
tenir  école. 

Le  succès  d'une  erreur  vient  donc  de  sa  ren- 
contre avec  un  état  d'esprit,  qui  la  postule.  Pour 
en  bien  discerner  les  caractères,  il  faut  au  préa- 
lable rechercher  les  circonstances  historiques  au 
sein  desquelles  son  éclosion  s'est  produite. 

En  somme,  celui  qui  veut  comprendre  le  Ca- 
tholicisme libéral  doit  'mettre  Lamennais,  son 
auteur,  dans  son  milieu  moral  et  intellectuel. 
Il  le  verra  s'agiter  et  écrire,  il  l'entendra  par- 
ler devant  ses  contemporains  et  sous  l'influence 
des   événements   qui   les   préoccupent. 

Le  fait  sur  lequel  l'attention  doit  se  fixer,  en 
premier  lieu,  est  le  fait  révolutionnaire.  Ses  cau- 
ses appartiennent  au  dix-huitième  siècle  et  ses 
effets  remplissent  le  dix-neuvième.  La  France 
est  encore  sous  la  domination  de  l'esprit  nou- 
veau, qui  en  est  issu.  C'est  la  Libre-Pensée  en 
acte. 

Après  avoir  mis  au  monde  le  Libéralisme  phi- 
losophique et  religieux,  cette  Libre-Pensée  est 
devenue  mère  du  Libéralisme  politique  et  du 
Libéralisme  social.  Ce  triple  Libéralisme  nous 
arrive  donc  d'une  source  unique.  Il  se  confond, 
à  son  principe  et  dans  ses  développements,  avec 
l'individualisme,  que  J.-J.  Rousseau  et  ses  ému- 


-  24  — 

les  ont  inoculé  à  leurs  admirateurs  et  par  eux, 
à  une  multitude  de  Français. 

L'individu,  affranchi  de  toute  autorité  morale 
et  intellectuelle,  commence  par  s'arroger  quel- 
ques attributs  divins.  Il  réclame  d'abord  un  em- 
pire sur  la  vérité.  Son  orgueil  ne  lui  permet 
guère  de  se  résigner  à  une  erreur;  et  il  lui  répu- 
gne de  la  penser.  Pour  échapper  à  cette  humilia- 
tion, il  qualifie  vrai  tout  ce  qu'il  pense.  Et  cela 
est  vrai  pour  cette  raison  unique,  il  le  pense. 
Il  se  croit  donc  en  puissance  de  créer  la  vérité. 

Vous   avez   là   le   Libéralisme   philosophique. 

L'individu  procède  de  la  même  manière  avec 
sa  volonté.  Ce  qu'il  veut  devient  le  droit,  parce 
qu'il  le  veut.  Le  voilà  donc  créateur  du  droit 
et  du  devoir  qui  en  découle. 

Et  vous  avez  le  Libéralisme  moral. 

Transportée  dans  l'ordre  politique,  cette  habi- 
tude fait  que  l'homme  s'attribue  gravement  une 
souveraineté  personnelle.  Ses  concitoyens  la  pos- 
sèdent au  même  titre  que  lui.  Dans  ces  condi- 
tions, ils  jouissent  des  grands  avantages  de  l'é- 
galité. Ces  souverainetés  individuelles  et  égales 
s'additionnent  grâce  aux  opérations  de  la  Dé- 
mocratie. Le  résultat  équivaut  à  la  souveraine- 
té nationale.  Les  mandataires,  que  les  citoyens- 
rois  élisent,  gouvernent  au  nom  du  Peuple  sou- 
verain. Celui-ci  transmet  ses  ordres  au  moyen 
de   la   majorité   du   Parlement. 

C'est  le  Libéralisme  politique. 

Chacun  est  son  maître.  Par  conséquent,  cha- 
cun pour  soi.  Le  citoyen  accepte  cette  formule 


-  2:> 

toute  simple  comme  règle  de  ses  rapports  so- 
ciaux. Il  dispose  donc,  à  son  gré,  de  ce  qu'il  a 
et  de  ce  qu'il  peut 

C'est  le  Libéralisme  social. 

La  Révolution  se  fit  pour  soumettre  la  Fran- 
ce à  l'empire  de  ces  Libéralisâtes.  Elle  n'a  que 
trop  bien  réussi.  Ses  agents  les  plus  en  vue,  il 
est  vrai,  se  sont  rendus  impopulaires  à  force 
de  crimes  et  d'extravagances,  mais  ses  doctrines 
ont  gardé  leur  prestige.  Les  gouvernements  qui 
suivirent  les  acceptèrent  comme  un  héritage  sa- 
cré. S'ils  s'appliquèrent  à  guérir  les  maux  cau- 
sés par  l'erreur,  ils  n'osèrent  point,  malgré  cer- 
tains airs  de  contre-révolution,  s'en  prendre  di- 
rectement aux  idées   elles-mêmes. 

Or  ces  idées  se  sont  peu  à  peu  cristallisées  en 
trois  mots  lapidaires  :  Liberté,  Egalité,  Fra- 
ternité. 

Le  premier  eut  d'abord  toute  la  vogue.  On 
était  ivre  de  Liberté  en  1789.  On  vola,  on  tua,  on 
se  laissa  voler,  on  se  laissa  tuer  au  nom  magique 
de  la  Liberté.  On  en  fit  une  Divinité.  Les  fanati- 
ques de  son  culte  soumirent,  en  son  honneur, 
une  nation  entière  à  la  plus  odieuse  tyrannie. 

Les  grands  révolutionnaires  occupent  les  pre- 
miers rangs  sur  la  longue  liste  des  Libéraux. 
Bonaparte  ne  perd  rien  de  leur  doctrine,  et  es- 
pérant consolider  son  œuvre  personnelle,  dut 
mettre  la  Liberté  à  la  chaîne.  Les  Libéraux,  qui 
sont  des  faibles,  abdiquèrent  devant  celui  qui 
détenait  la  force.  Ils  concoururent  à  ses  opéra- 
tions tyranniques.  L'histoire  présenta  alors  l'une 


26 


des  scènes  les  plus  amusantes  de  la  comédie 
humaine.  Quand  Napoléon  disparaît,  la  France 
soupire  d'aise,  et  les  Libéraux  se  préparent  à 
servir  humblement  Louis  XVIII,  parce  qu'ils  le 
croient  fort.  Mais  le  Roi  n'a  rien  du  tyran. 

On  crut  trop  tôt  à  la  réconciliation  nationale. 
L'expérience  des  Cent-Jours  fut  concluante  et 
néfaste.  Les  plus  ardents  parmi  les  Libéraux 
avaient  au  cœur  une  double  haine,  celle  de  l'E- 
glise et  celle  des  Bourbons.  On  ne  saurait  dire 
ce  qu'ils  détestaient  le  plus  du  trône  ou  de  l'autel. 
On  les  vit  à  l'œuvre.  La  seconde  restauration 
ne  modifia  point  leurs  sentiments.  Mais  le  Roi 
parut  moins  fort,  par  conséquent  moins  digne 
d'être  servi.  Il  eut  une  autre  faiblesse,  celle  de 
croire  à  la  Liberté  effective.  On  fut  libre  en  Fran- 
ce, sous  son  gouvernement. 

La  France  possédait  son  Roi;  mais  elle  n'a- 
vait pas  retrouvé  sa  Monarchie  traditionnelle. 
Les  événements  condamnèrent  les  Bourbons  à 
reprendre  la  Révolution  en  sous-œuvre.  Cette 
entreprise  devait  échouer.  La  Révolution  mina 
sourdement  leur  autorité,  si  bien  qu'un  échec 
était  fatal. 

Cependant  le  pays  avait  donné  un  magnifique 
témoignage  de  son  loyalisme  et  de  sa  gratitude 
en  présentant  à  Louis  XVIII  la  Chambre  introu- 
vable. Les  nombreux  citoyens,  qui  devaient  toute 
leur  fortune  à  la  Révolution,  se  mirent  à  trem- 
bler. Les  acquéreurs  de  biens  nationaux  prirent 
peur.  Ils  ne  furent  pas  les  seuls.   Ces  hommes 


-  27  - 

avaient  tout  ce  qu'il  faut  pour  haïr  la  Monarchie 
très  chrétienne  el  l'Eglise.  Ils  étaient  gagnés  d'a- 
vance à  lout  ce  qui  se  Ferait  contre  l'une  et  con- 
tre l'autre.  La  Révolution  et  le  Libéralisme  trou- 
vaient en  eux  les  serviteurs  les  plus  dévoués,  par- 
ce qu'ils  étaient  les  plus  intéressés.  Les  Libé- 
raux, politiques  ou  intellectuels,  n'auraient  rien 
pu  sans  eux.  Les  uns  et  les  autres  cherchèrent 
par  tous  les  moyens  à  combattre  le  gouverne- 
ment restauré  et  à  rendre  sa  mission  impossible. 
Ils  sont  responsables  de  la  chute  de  Charles  X. 

Ce  n'est  pas  le  lieu  de  raconter  les  services 
rendus  à  la  France  et  à  l'Eglise  par  Louis  XVIII 
et  par  son  successeur,  et  encore  moins  de  faire 
de  leur  gouvernement  une  critique  justifiée.  J'ai 
le  regret  de  ne  pouvoir  vous  renvoyer  à  une 
histoire  définitive  de  la  Restauration.  Cet  ou- 
vrage nous  manque.  Il  n'en  est  peut-être  pas  de 
plus  important  à  entreprendre.  La  connaissance 
de  ce  qui  s'est  passé  alors  est  indispensable  à 
qui  veut  comprendre  la  France  du  dix-neuvième 
siècle.  C'est  durant  ces  quelques  années  que  s'é- 
laborèrent les  idées  appelées  à  exercer  sur  son 
avenir  une  influence  décisive. 

Déconcertée  par  l'équipée  des  Cent-Jours,  la 
Monarchie  paraît  avoir  perdu  confiance  en  elle- 
même;  ce  qui  constitue  à  toutes  les  époques  et 
dans  tous  les  pays,  une  faute  politique,  grave 
et  difficile  à  réparer.  On  dirait  que  les  royalis- 
tes les  plus  fidèles  effrayent  le  Roi.  Ils  sont  tenus 
à  l'écart  de  son  gouvernement,  tout  comme  les 
libéraux   de  l'extrême-gauche.    Avec   le   duc   de 


—  28  - 

Richelieu  et  de  Serre,  la  politique  du  ministère 
est  souvent  dirigée  contre  eux.  Les  gens  du  cen- 
tre droit  ont  toutes  les  faveurs.  On  tente  avec 
eux  une  conciliation  entre  la  Révolution  et  la 
Monarchie.  Mais  cela  ne  réussit  guère. 

Comment  aurait-on  pu  désarmer  les  Renjamin 
Constant,  les  Paul-Louis  Courier,  les  La  Fayette, 
les  Réranger,  et  tant  d'autres?  Un  gouvernement 
fort  et  avisé  prend  toujours  pour  ce  qu'ils  sont 
des  ennemis  pareils  et  il  les  traite  en  consé- 
quence. C'est  le  seul  moyen  de  ne  pas  être  leur 
victime,   un  jour  ou  l'autre. 

Les  ministres  de  Louis  XVIII  ont  la  faiblesse 
de  mettre  toute  leur  confiance  dans  le  Parle- 
mentarisme. Cette  faute  donne  aux  libéraux  ex- 
trêmes une  force  qu'ils  n'auraient  jamais  eue 
sans  cela. 

Les  émeutes  qu'ils  préparent  avec  le  concours 
des  sociétés  secrètes  et  leur  propagande  acti- 
ve aboutissent  à  l'assassinat  du  duc  de  Berry. 
Ce  malheur  amène  la  faillite  momentanée  du 
Libéralisme  monarchique  et  une  renaissance  in- 
telligente de  la  Contre-révolution.  Le  ministè- 
re de  Villèle  répond  à  l'état  d'esprit;  qui  est  la 
conséquence  de  ces  événements.  Le  Roi  peut 
enfin  gouverner  avec  des  monarchistes  sincères. 

Le  Libéralisme  révolutionnaire  a  subi  un  pre- 
mier échec.  Ses  chefs  en  concluent  que  la  tacti- 
que suivie  par  eux  est  mauvaise.  L'intelligence 
du  pays  ne  leur  appartient  pas.  Impossible  d'en 
douter.  Ils  se  mettent  en  mesure  de  la  conqué- 
rir. Une  pléiade  de  jeunes  hommes,  formés  dans 


-  29  - 

les  Lycées  cl  les  Facultés  de  l'Kmpire,  se  trou- 
ve prêle  i\  leur  donner  un  utile  concours.  Le 
nombre  de  ces  auxiliaires  augmente  d'année  en 
année. 

Pendant  ce  temps,  la  librairie  parisienne  multi- 
plie les  éditions  de  Rousseau  et  de  Voltaire. 
Elle  a  commencé  de  bonne  heure.  De  1817  à  1824, 
on  compte  douze  éditions  du  premier  et  treize 
du  second.  Il  s'agit  de  leurs  œuvres  complètes. 
Cbaque  tirage  était  considérable.  Trois  cent  sei- 
ze mille  exemplaires  de  Voltaire  et  deux  cent 
quarante  mille  de  Rousseau  sortirent  ainsi  des 
presses  françaises.  Jugez  par  ces  chiffres  du 
nombre  des  esprits  contaminés.  On  entreprit  de 
populariser  ces  lectures.  Il  y  eut  le  Voltaire  de 
la  grande  propriété,  le  Voltaire  du  commerce,  le 
Voltaire  de  la  petite  propriété,  le  Voltaire  des 
chaumières. 

Le  talent  ne  manque  pas  à  ces  nouvelles  re- 
crues du  Libéralisme.  Reaucoup  se  sont  fait  un 
nom  dans  la  littérature  et  la  politique.  Ils  ont 
alors  de  vingt-cinq  à  trente  ans.  Voici  quelques- 
uns  des  plus  connus  :  Villemain,  Cousin,  Augus- 
tin Thierry,  Damiron,  de  Salvandy,  Jouffroy, 
Mignet,  Thiers,  de  Rémusat,  Duvergier  de  Hau- 
ranne,  Michelet,  Saint-Marc-Girardin,  Mérimée, 
Quinet,  Sainte-Reuve,  Guizot.  Les  vétérans  de  la 
cause  libérale  les  reçoivent  à  cœur  et  à  bras  ou- 
verts. 

Il  se  fait,  avec  de  tels  hommes,  un  renouveau 
de  la  pensée  et  de  la  langue,  qui  enthousiasme 
la  jeunesse  cultivée.  Les  grandes  écoles  de  l'Etat 


30 


et  les  Facultés  ont  des  maîtres  choisis  dans  leurs 
rangs.  Ce  sont  les  plus  applaudis.  Les  fils  des 
hommes  politiques  se  joignent  à  eux.  D'un  com- 
mun accord,  ils  mettent  en  œuvre  tous  les 
moyens  de  saisir  de  leurs  idées,  l'opinion  :  l'en- 
seignement, le  discours  public,  la  causerie  de  sa- 
lon, les  réunions  d'amis  et  d'étudiants,  le  jour- 
nal, le  roman,  le  livre  scientifique,  la  brochure. 
Jamais  ils  n'hésitent  à  passer  de  la  propagande 
à  l'action. 

Cette  force  est  dirigée  ouvertement  contre  la 
Monarchie  très  chrétienne.  Elle  soulève  tout  d'a- 
bord une  poussée  de  l'opinion  publique.  On  s'en 
aperçoit,  lorsque  le  gouvernement  veut  pren- 
dre des  mesures  administratives  contre  certains 
promoteurs  de  cette  agitation.  Rien  ne  contri- 
bue davantage  a.  rendre  ce  mouvement  popu- 
laire. 

Ces  Libéraux  ne  sont  généralement  pas  anti- 
monarchistes. Les  Bourbons  comptent  cependant 
parmi  eux  de  nombreux  ennemis. 

Comment  cela  peut-il  se  faire? 

La  haine  qu'on  leur  porte  affecte  un  carac- 
tère religieux.  Les  Libéraux  ne  leur  pardonnent 
pas  de  s'en  tenir  à  la  notion  chrétienne  du  pou- 
voir. Ils  sont  avant  tout  anticléricaux,  parce 
qu'ils  sont  libres-penseurs. 

La  haine  de  l'Eglise  ne  présente  pas  chez 
tous  la  même  violence.  Une  libre-pensée  de  bon- 
ne tenue  suffit  à  un  grand  nombre.  Ceux-ci  se 
trouvent  aisément  d'accord  avec  certains  roya- 
listes,  qui  prennent  peur  à  la  pensée   de   Tin- 


-  SI  - 

fluence  laissée  au  clergé  par  un  gouvernement 
chrétien.  Le  Libéralisme,  qui  leur  est  commun, 
devient  un  moyen  d'entente.  Ces  libéraux  mo- 
dérés, qui  jouirent  d'un  grand  crédit  politique 
sous  les  ministères  du  duc  de  Richelieu  et  de 
Serre,  acceptent  les  services  religieux  person- 
nels du  prêtre.  Mais  l'action  de  l'Eglise  sur  la 
société  leur  déplaît.  Ils  voient  dans  la  mise  de 
la  religion  hors  de  l'Etat  un  progrès  politique 
et  social. 

Les  Libéraux,  en  somme,  veulent,  à  des  degrés 
divers,  une  Monarchie  s'adaptant  à  l'état  nou- 
veau créé  en  France  par  la  Révolution.  Ils  la 
veulent  libre-penseuse  ou  libérale.  L'Eglise  doit 
perdre  dans  l'Etat  sa  situation  privilégiée.  L'E- 
tat n'a  rien  à  voir  avec  la  religion  C'est  une 
affaire  privée.  Les  citoyens  n'auront  qu'à  s'en- 
tendre directement  avec  les  ministres  du  culte, 
s'ils   veulent  satisfaire   leurs   besoins   religieux. 

Il  suffit  pour  cela  de  leur  garantir  le  droit  com- 
mun de  la  liberté  individuelle.  On  arrive  ainsi  à 
une  laïcisation  complète  de  la  société. 

Ce  programme  politique  est  contraire  à  tou- 
tes les  traditions  de  la  Monarchie  française.  L'u- 
nion de  l'Eglise  et  de  l'Etat  ou,  comme  on  dit 
alors,  du  trône  et  de  l'autel,  est  un  article  es- 
sentiel de  la  constitution  dont  elle  a  doté  le 
pays.  Les  royalistes  les  plus  fermement  attachés 
à  la  dynastie  royale  ne  croient  donc  pas  possible 
la  séparation,  que  les  libéraux  préconisent.  Ils 
embrassent  dans  un  même  dévouement  l'Eglise 
et  la  France.  On  les  voit  en  toutes  circonstances 


32 


faire  cause  commune  avec  l'Episcopat  et  le  Cler- 
gé et  s'opposer  aux  prétentions  libérales.  Leurs 
adversaires,  qui  sont  aussi  les  ennemis  du  Catho- 
licisme, saisissent  cette  occasion  de  créer  la  lé- 
gende fantôme  du  parti  prêtre,  du  gouverne- 
ments des  nobles  et  des  curés.  Ce  n'est  qu'une 
caricature  odieuse  de  la  Monarchie  très  chrétien- 
ne, Mais  elle  a  eu  la  fortune  bonne.  L'action 
de  la  littérature  sous  toutes  ses  formes  sur  l'o- 
pinion publique  la  rend  bientôt  populaire.  On 
en  fait  un  épouvantail,  dont  la  vertu  magique 
est  loin  d'être  épuisée. 

Le  Libéralisme  a  donc  toutes  les  chances.  Le 
régime  de  liberté  qu'inaugura  Louis  XVIII  est 
devenu  pour  lui  une  cause  de  succès.  Les  esprits, 
fatigués  de  la  contrainte  où  les  avait  tenus  Napo- 
léon Ier5  ne  gardent  aucune  mesure.  La  liberté 
devient  aussitôt  loquace.  La  jeunesse  intelligente 
et  active  s'enivre  de  sentiments  et  de  mots.  Rien 
ne  lui  semble  au-dessus  de  ses  moyens.  Elle  se 
lance  avec  fougue  dans  toutes  les  branches  du 
savoir   humain. 

Le  Clergé  n'exerce  aucune  influence  sur  cette 
renaissance  intellectuelle.  Il  a  trop  à  faire  pour 
vaquer  tranquillement  aux  œuvres  de  l'esprit. 
Bonaparte,  en  rendant  à  l'Eglise  une  situation 
officielle  par  le  Concordat,  n'a  point  réparé  les 
ruines  accumulées  pendant  la  Révolution.  Ses 
entreprises  militaires  et  son  administration  om- 
brageuse et  omnipotente  rendirent  la  tâche  des 
évêques  et  des  prêtres  fort  difficile.  Ils  ne  joui- 
rent de  la  liberté  nécessaire  que  sous  Louis  XVIII. 


—  33  — 

La  restauration  religieuse  marcha  bon  train  dans 
tous  les  diocèses.  Les  hommes  appliqués  à  cet- 
te œuvre  étaient  en  trop  petit  nombre  pour  avoir 
la  facilité  de  songer  à  autre  chose.  S'ils  avaient 
eu  des  loisirs,  leur  manque  de  préparation  les 
aurait  réduits  à  l'impuissance.  Les  prêtres  ordon- 
nés pendant  la  Révolution  et  l'Empire  n'avaient 
eu  ni  le  temps  ni  les  moyens  de  se  donner  une 
formation  intellectuelle.  Les  évêques  se  conten- 
taient du  strict  nécessaire  et  les  fidèles  n'en  de- 
mandaient pas  davantage.  La  prédication  apo- 
logétique de  Frayssinous  fut  très  appréciée  de 
ses  auditeurs;  mais  elle  resta  sans  action  sur 
l'esprit  public. 

Chateaubriand  exerçait  à  cette  époque  une  ac- 
tion contestable.  Joseph  de  Maistre  était  mort  et 
De  Bonald  commençait  à  vieillir.  Les  jeunes  ca- 
tholiques, qui  participaient  au  réveil  général, 
ne  pouvaient  rien  attendre  de  ce  côté.  Lamennais 
s'imposait  à  eux.  Ce  fut  leur  maître.  Son  Essai 
sur  V Indifférence  raffermit  les  convictions  ébran- 
lées et  provoqua  de  nombreux  retours  au  Ca- 
tholicisme. Les  disciples  qui  se  groupèrent  à 
ses  côtés  lui  témoignaient  autant  d'admiration 
que  de  dévouement.  Il  en  était  digne.  Il  fit  pen- 
ser, il  fit  travailler,  il  provoqua  à  l'action.  Ceux 
qui  le  suivirent  étaient  des  hommes  d'élite.  Tous 
jouèrent  un  rôle  plus  tard.  Nous  aurons  occa- 
sion de  les  nommer.  Leur  initiative  s'étend  à 
tous  les  besoins.  Leur  âge  est  pour  beaucoup 
dans  les  reproches  qui  leur  sont  adressés. 

Le  Catholicisme  libéral  -i 


-  31  - 

Ah!  si  Lamennais  avait  eu  le  bon  sens  de 
continuer  la  tradition  intellectuelle  et  morale 
inaugurée  par  de  Maistre  et  de  Bonald,  que  n'eût- 
il  pas  accompli  avec  les  auxiliaires  que  la  Pro- 
vidence lui  envoya  !  Il  aurait  pu  orienter  pour  un 
siècle  les  intelligences  et  les  volontés  catholiques 
en  France.  La  coalition  littéraire,  philosophique 
et  historique  du  Libéralisme  eût  échoué.  Com- 
bien parmi  ceux  qui  s'y  égarèrent  ne  se  seraient- 
ils  pas  enrôlés   à  l'école  d'un  tel  maître? 

Il  n'en  fut  rien.  Lamennais  n'était  point  hom- 
me à  marquer  le  pas  derrière  n'importe  qui. 
Il  souffrait  d'une  hypertrophie  du  moi.  Son  in- 
dividualisme était  aussi  impatient  d'une  mesu- 
re que  celui  de  son  compatriote,  Chateaubriand. 
On  a  parlé  du  romantisme  de  ce  dernier.  Il 
y  aurait  beaucoup  à  dire  de  celui  de  Lamennais. 

L'imagination  chez  lui  l'emporte  sur  le  ju- 
gement. La  passion  le  met  aisément  en  tempête. 
Il  lui  est  difficile  d'envisager  une  situation  telle 
qu'elle  est,  avec  calme.  Il  discerne  cependant  des 
réalités  qui  échappent  aux  autres.  Mais  de  gra- 
ves erreurs  troublent  sa  vision  des  hommes  et 
des  choses.  Il  exagère  tout,  le  vrai  comme  le 
faux,  le  bien  comme  le  mal.  Sa  raison  est  vive 
et  pénétrante.  Et  on  se  demande  s'il  la  consulte 
pour  orienter  sa  vie  et  son  travail.  Il  se  décide 
souvent  sur  une  impression.  Comment,  dès  lors, 
agirait-il  avec  sagesse?  Il  met  au  service  de  l'idée 
adoptée  sur  le  moment  et  de  l'attitude  prise  sa 
logique  inflexible  et  son  talent  de  feu.  Il  éclai- 
re et  il  entraîne. 


35 


On  a  révoqué  en  doute  la  sincérité  religieu- 
se de  l'auteur  du  Génie  du  Christianisme.  Celle 
de  railleur  de  V Essai  sur  V Indifférence,  est  indis- 
cutable. Son  œuvre  n'a  pu  sortir  que  d'une  âme 
convaincue. 

Mais  sur  quel  fondement  reposait  cette  convic- 
tion? Il  était  bien  fragile.  Les  origines  de  sa 
vocation  sacerdotale  laissent  perplexe.  .Même 
quand  il  sert  les  vérités  et  les  causes  surnaturel- 
les les  plus  élevées,  Lamennais  reste  le  plus  na- 
turel des  hommes.  Vous  comprenez  le  sens  que 
je  donne  à  ce  mot. 

Parmi  les  lacunes  assez  profondes  de  cet  es- 
prit, il  en  est  une  que  je  dois  vous  signaler  : 
Lamennais  est  un  a-politique.  La  science  poli- 
tique lui  est  étrangère;  il  en  ignore  les  lois.  On 
peut  même  dire  qu'il  en  fait  fi.  Lorsque  les 
circonstances  l'obligent  à  en  parler,  au  lieu  de 
raisonner,  il  s'abandonne  à  un  sentiment. 

Sa  grande  force  lui  vient  de  son  attachement 
à  l'Eglise.  Il  l'aime  passionnément  et  cette  pas- 
sion sait  être  communicative.  Parmi  ses  contem- 
porains, personne,  depuis  Joseph  de  Maistre,  ne 
comprend  aussi  bien  le  rôle  du  Pape  dans  la 
société  chrétienne. 

Le  Gallicanisme  trouve  en  lui  un  adversaire 
redoutable.  Il  était  opportun  et  urgent  de  com- 
battre cette  erreur  qui  compromettait,  dans  une 
certaine  mesure,  l'œuvre  de  la  Restauration.  Elle 
aurait  dû  finir  avec  l'ancien  Régime.  On  put 
croire  que  le  Concordat  lui  porterait  un  der- 
nier coup.  Mais,  s'il  en  avait  été  ainsi,  Napoléon 


36 


se  fût  fait  un  malin  plaisir  de  le  ressusciter. 
Sous  son  gouvernement,  la  Déclaration  de  1682 
resta  un  article  fondamental  de  la  charte  reli- 
gieuse de  notre  pays.  La  Restauration  ne  re- 
poussa point  ce  fâcheux  héritage.  Il  est  vrai  de 
dire  que  les  évêques  et  les  prêtres,  en  général,  y 
tenaient  autant  et  peut-être  même  plus  que  les 
magistrats  et  les  hommes  politiques. 

Certains  libéraux  montrèrent  sur  ce  point  des 
prétentions  étranges.  Ils  voyaient  dans  le  Gallica- 
nisme un  moyen  commode  d'affaiblir  l'Eglise, 
en  exagérant  les  droits  que  l'Etat  revendiquait 
en  matière  religieuse.  C'est  ainsi  que  les  Vol- 
tairiens,  rédacteurs  du  Constitutionnel,  posaient 
par  moments  en  défenseurs  de  la  religion  de 
saint  Louis  et  de  Bossuet.  Ils  allèrent  jusqu'à 
fonder  une  association  évangélique  pour  la  dé- 
fense des  Libertés  gallicanes.  Leur  Gallicanisme 
eut  sa  manifestation  politique  dans  la  haine  des 
Jésuites,  que  de  Villèle  protégeait  discrètement. 
L'Ultramontanisme  de  Lamennais  les  mettait 
hors    d'eux. 

Le  Gallicanisme  des  évêques  et  des  monarchis- 
tes n'allait  pas  aussi  loin.  C'est  celui  que  Fleury 
enseignait  dans  son  histoire.  Ses  partisans  n'ac- 
ceptaient pas  la  monarchie  pontificale  avec  la 
plénitude  de  ses  droits.  Ils  ne  voulaient  point  du 
Pape  infaillible  et  ils  affirmaient  que  le  Con- 
cile œcuménique  lui  était  supérieur.  Ils  s'en  te- 
naient à  la  Déclaration  de  1682.  Lamennais  n'eut 
aucun  égard  pour  ce  Gallicanisme  modéré.  Il 
mérite  de  ce  chef  toute  notre  gratitude.  En  cela, 


-  37  - 

il  continue  bien  l'œuvre  de  Joseph  de  Maistre. 

Les  tendances  gallicanes  du  gouvernement 
royal  l'exaspèrent.  Il  n'y  comprend  rien.  L'atta- 
chement qu'il  a  d'abord  témoigné  à  la  Monar- 
chie diminue  sensiblement.  Victor  Hugo  affir- 
mait tenir  de  Lamennais  lui-même  qu'au  fond 
il  avait  toujours  été  républicain.  Ce  n'est  pas  im- 
possible. Dans  tous  les  cas,  sa  fidélité  à  Char- 
les X  ne  put  résister  à  l'épreuve  d'une  condam- 
nation prononcée  contre  lui  par  un  tribunal. 
Les  Bourbons  eurent  à  expier  cette  maladresse 
de  leur  magistrature.  De  pareils  ressentiments 
restent  au  fond  du  cœur,  sans  qu'il  y  ait  lieu 
de  leur  donner  le  moindre  éclat.  Mais  ils  se 
glissent  aisément  sous  les  prétextes  que  les  cir- 
constances leur  fournissent  un  jour  ou  l'autre. 
Lamennais   fut  servi  à  souhait. 

Les  Jésuites  sont  expulsés  par  les  ordonnan- 
ces de  1828  des  collèges  qu'ils  dirigent.  Les  évo- 
ques et  tous  les  ultramontains  s'élèvent  contre 
ces  faiblesses  du  gouvernement.  Lamennais  ne 
peut  contenir  son  indignation.  Il  l'épanché  dans 
un  livre,  qui  a  un  retentissement  considérable, 
Les  progrès  de  la  révolution  et  de  la  guerre  con- 
tre VEglise.  Il  paraît  en  1829.  On  l'a  considéré 
avec  raison  comme  l'acte  de  naissance  du  Ca- 
tholicisme libéral.  Il  y  a  néanmoins  des  choses 
excellentes,  qui  causent  aux  Catholiques  dévoués 
à  Rome,  une  joie   très   grande. 

L'auteur  exhorte  en  termes  chaleureux  les  prê- 
tres et  les  fidèles  à  serrer  leurs  rangs  autour  du 
Souverain  Pontife,  à  résister  aux  ingérences  de 


-  38  - 

l'Etat  dans  renseignement,  le  culte  et  la  disci- 
pline ecclésiastique.  Il  exhorte  le  clergé  à  se 
signaler  par  de  fortes  études  et  à  reprendre  la 
tradition  des  synodes  diocésains  et  des  conciles 
provinciaux.  Il  dénonce  avec  courage  l'oubli  des 
vérités  fondamentales  de  l'ordre  politique  chré- 
tien. «  La  soumission  du  peuple  au  prince,  écrit- 
il,  a  pour  condition  celle  du  prince  à  Dieu.  » 
Mais  il  dépasse  les  bornes  de  la  vérité,  quand  il 
accuse  Louis  XIV  d'avoir  proclamé  solennelle- 
ment le  divorce  de  la  société  civile  et  de  la  société 
religieuse.  Non,  la  Déclaration  de  1682,  n'est  pas 
la  cause  unique  et  principale  du  Gallicanisme  et 
du  Libéralisme.  On  ne  peut  confondre,  après  lui, 
le  Gallicanisme  et  la  Monarchie  nationale.  Toute 
la  crise  actuelle  ne  consiste  pas,  comme  il  le  dé- 
clare, dans  un  conflit  entre  le  Libéralisme  et  le 
Gallicanisme.  Lamennais  se  montre  trop  l'hom- 
me d'une  idée.  Il  perd  la  claire  vue  des  faits. 

Aussi  quelques-unes  de  ses  conclusions  sont- 
elles  inadmissibles.  En  voici  deux,  par  exemple, 
qui  portent  en  germe  tout  le  programme  du 
Catholicisme  libéral. 

Le  Clergé  doit  s'isoler  de  la  société  politique; 
ce  qui,  logiquement,  aboutit  à  la  séparation  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat.  Lamennais  écrit  en  propres 
termes  :  «  Quand  les  croyances  sont  divisées  et 
que  des  opinions  sans  nombre  ont  succédé  à 
l'antique  foi,  alors  l'unité  ne  peut  renaître  qu'à 
la  suite  d'un  libre  combat.  »  On  y  sent,  avec 
la  liberté  de  la  presse  et  la  liberté  de  conscien- 


-  39  - 

ce,  les  revendications  des  Catholiques  libéraux. 

Les  Catholiques,  à  le  croire,  ne  devraient  at- 
tendre des  pouvoirs  publics  que  la  liberté.  Le 
triomphe  de  La  vérité  n'arrivera  qu'après  de  nom- 
breuses destructions  opérées  par  l'erreur.  Ces 
excès  de  l'erreur  préparent  le  retour  au  vrai. 

Les  hommes  clairvoyants  ne  se  firent  aucune 
illusion  sur  les  conséquences  de  ces  hardiesses. 
L'archevêque  de  Paris  blâma  l'auteur.  On  par- 
lait, dans  les  milieux  diplomatiques,  de  sollici- 
ter du  Saint-Siège  une  condamnation. 

Ces  idées  reçurent  un  accueil  sympathique 
dans  un  groupe  étranger  à  l'Ultramontanisme.  La 
Société  de  la  morale  chrétienne  était  plus  parti- 
culièrement disposée  à  les  applaudir.  Elle  se 
composait  de  catholiques  et  de  protestants.  On 
y  avait  mis  au  concours,  dès  1825,  la  question 
de  la  liberté  des  cultes.  On  y  soutint,  en  1829,  que, 
pour  obtenir  la  liberté  religieuse,  il  fallait  sé- 
parer l'Eglise  de  l'Etat.  Ces  théoriciens  devaient 
un  jour  ou  l'autre  se  rencontrer  avec  Lamennais. 

Un  cercle  de  jeunes  catholiques,  appartenant 
à  la  noblesse  du  faubourg  Saint-Germain,  suivit 
avec  une  attention  confiante  cette  évolution  vers 
le  Libéralisme.  C'étaient,  pour  la  plupart,  des  ca- 
dets de  famille,  qu'un  projet  de  rétablir  le  droit 
d'aînesse  détournait  de  la  Monarchie.  Ils  for- 
maient une  société  d'études,  qui  avait  son  siège 
au  Quartier  Latin.  Les  fondateurs  et  les  premiers 
rédacteurs  du  Correspondant  en  faisaient  partie. 


DEUXIÈME    LEÇON 
La  première  condamnation 


Sommaire  :  La  chute  de  Charles  X.  L'attitude  de  Lamennais. 
Dieu  et  Liberté.  Les  disciples  de  Lamennais.  Leur  organisa- 
tion. Entrée  en  scène.  Lamennais  et  les  Libéraux.  Une  évo- 
lution de  l'Eglise.  Séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat.  La 
condamnation. 


Mesdames,  Messieurs, 

Une  idée,  pour  passer  dans  Tordre  des  faits 
et  exercer  sur  l'esprit  public  un  empire  véritable, 
a  besoin  du  concours  des  événements. 

Un  homme,  réduit  à  ses  seules  ressources,  peut 
former  une  école  et  se  concilier  des  disciples 
assez  nombreux.  Ceux-ci  réussiront,  avec  du  ta- 
lent et  quelque  ténacité,  à  propager  ses  doctri- 
nes. Mais  leur  action  n'ira  pas  très  loin.  Le 
succès  lui  viendra  des  liens  qui  pourront  se 
nouer  entre  le  pays  et  les  tendances  dont  cette 
idée  est  le  point  de  départ.  Sans  quoi,  les  hommes 
parleront,  écriront,  agiront  en  dehors  des  réa- 
lités politiques  et  sociales.  Il  n'y  aura  guère  à 
les  redouter. 

Le  génie  d'un  semeur  de  doctrine  consiste 
principalement  à  prévoir  le  concours  que  les 
événements   lui  porteront,   un  jour  ou   l'autre, 


41 


Lorsque  ses  prévisions  se  réalisent,  il  apparaît 
à  ses  contemporains  muni  d'une  investiture,  qui 
le  rend  apte  a  les  conduire.  Ils  l'écoutent  et 
ils  le  suivent.  Cela  reste  vrai,  quand  les  idées 
sont  répandues  par  une  collectivité.  Le  prestige 
du  succès  s'attache  à  la  doctrine  et  au  groupe 
qui  l'enseigne. 

La  France  eut  à  expérimenter  cette  loi  après  la 
révolution  de  1830.  Cet  événement  fut  un  désas- 
tre pour  la  Monarchie  très  chrétienne  et  un 
triomphe  pour  le  Libéralisme.  Le  Catholicisme 
libéral  en  tira  de  son  côté  un  avantage  considé- 
rable. Il  eut  une  destinée  à  laquelle  nul  ne 
songeait. 

Charles  X  fut  détrôné  par  une  faction  de 
bourgeois  libéraux.  Ils  étaient  en  grand  nombre 
imbus  des  théories  de  Rousseau  et  de  Voltaire. 
C'étaient  les  hommes  de  la  Révolution.  Leurs 
familles  lui  devaient  pour  la  plupart  leur  fortune. 
Ils  prétendaient,  en  outre,  au  monopole  de  l'in- 
fluence  politique. 

La  Restauration  malgré  ses  concessions  fré- 
quemment renouvelées,  ne  parvenait  point  à  les 
satisfaire.  Elle  était  trop  chrétienne  pour  cela. 
Ces  partisans  de  1789  croyaient  fermement  à  la 
Déclaration  des  droits  de  l'homme.  Mais  ils  n'a- 
vaient pas  encore  eu  le  temps  de  se  familiariser 
avec  un  idéal  républicain.  Nul  ne  croyait  sa  réa- 
lisation possible.  Une  Monarchie  libre-penseuse 
ou  libérale  leur  suffisait  pour  le  moment.  Or 
Charles  X  ne  pouvait  s'y  résoudre.   Cette  con- 


42 


ception  du  pouvoir  répugnait  à  ses  idées  per- 
sonnelles et  à  celles  de  sa  maison.  Il  ne  pouvait, 
il  ne  voulait  être  que  le  Roi  très  chrétien.  Les 
libéraux  en  étaient  convaincus.  C'est  ce  qui  ex- 
plique leur  haine  contre  lui.  Sachant  bien  que 
jamais  ce  prince  n'accepterait  la  séparation  du 
trône  et  de  l'autel,  symbole  de  la  monarchie  laï- 
cisée et  libérale,  ils  conçurent  le  projet  de  ren- 
verser le  trône. 

Qu'on  ne  l'oublie  pas,  cette  révolution  bour- 
geoise fut  avant  tout  dirigée  contre  l'Eglise.  Les 
Libéraux  se  hâtèrent  d'en  profiter. 

Cette  catastrophe  donna  raison  à  Lamennais. 
Il  l'avait  prévue  depuis  un  certain  temps  et  il 
l'annonçait  avec  bruit,  en  prenant  soin  de  si- 
gnaler ses  causes.  Sa  clairvoyance  le  grandit  dans 
l'estime  de  ses  disciples.  Comment  auraient-ils 
pu  ménager  leur  confiance  à  un  maître,  qui  re- 
cevait des  événements  une  pareille  consécration? 
On  le  suivit  comme  un  prophète. 

Son  passé  faisait  prévoir  l'attitude  qu'il  allait 
prendre.  Il  n'eut  qu'à  continuer.  Il  resta  donc 
fidèle  à  ses  idées  et  à  ses  sentiments.  Les  idées 
libérales,  qui  avaient  eu  leur  première  mani- 
festation sous  sa  plume  en  1829,  reçurent  leur 
développement  naturel.  On  s'en  aperçut  bien  vite. 

Mais,  avant  de  mettre  sous  vos  yeux  la  suite 
de  cette  histoire,  je  dois  répondre  à  une  ques- 
tion :  l'attitude  que  Lamennais  adopta  conve- 
nait-elle aux  aspirations  de  la  France  chrétien- 
ne? N'y   avait-il  pas  mieux   à  faire? 


-  43  - 

Le  roi  Charles  X  était  le  dépositaire  du  droit 
monarchique.  Il  existait  entre  lui  el  la  France 

un  lien,  qu'il  n'était  au  pouvoir  ni  de  l'un  ni 
de  l'autre  de  briser.  Neuf  siècles  de  services  ré- 
ciproques l'avaient  noué  entre  la  famille  royale 
et  la  nation.  Les  assassins  de  Louis  XVI  furent 
impuissants  à  le  rompre.  Il  résista  aux  gloires 
de  Napoléon.  Les  événements  de  juillet  1830,  il 
est  vrai,  détrônèrent  le  souverain;  mais  son  droit 
subsista  quand  même.  Un  propriétaire  conserve 
le  sien,  malgré  les  chances  d'un  voleur  qui  l'au- 
rait expulsé  de  sa  maison.  Les  droits  politiques 
sont,  comme  des  droits  privés,  indépendants  de 
l'opinion. 

Que  serait-il  advenu,  si  les  royalistes  et  les 
catholiques  s'étaient  trouvés  d'accord  pour  le 
reconnaître  et  surtout  s'ils  avaient  réglé  d'après 
cette  conviction  leur  attitude?  Beaucoup  le  fi- 
rent. Mais  ils  ne  furent  pas  assez  nombreux. 

Oubliez,  si  vous  le  voulez  bien,  la  scission  dont 
je  vais  vous  entretenir.  Supposez  qu'il  y  ait  eu 
chez  les  ennemis  du  Libéralisme  triomphant  una- 
nimité. En  restant  fidèles  au  Roi  détrôné,  ils  au- 
raient refusé  à  l'usurpateur  leurs  services.  Mais 
chacun,  au  poste  où  la  Providence  le  plaçait  et 
avec  les  moyens  que  lui  offrait  sa  situation, 
aurait  continué  de  servir  le  pays,  en  dehors  des 
fonctions  publiques,  par  une  action  religieuse 
et  sociale  persévérante.  Cela  aurait  suffi  pour 
rendre  indestructibles  les  liens  qui  unissaient 
encore  la   famille   rovale  à  la   France.    Ils   au- 


—  44  — 

raient  maintenu  et  popularisé  la  notion  et  le 
respect  du  droit. 

Vous  devinez  qui  se  serait  trouvé  là  en  1848 
pour  remplacer  l'usurpateur,  devenu  la  victime 
de  sa  faute.  La  France  revenait  à  son  Roi  légiti- 
me, au  lieu  de  continuer  sa  course  à  travers  les 
phases  de  ses  révolutions. 

Ce  n'est  qu'un  rêve,  hélas!  tandis  que  la  réa- 
lité s'impose  avec  ses  tristesses.  Les  hommes 
d'ordre  se  trouvèrent  divisés.  Les  partisans  du 
droit,  qui  voulurent  rester  fidèles  à  eux-mêmes, 
se  virent  traités  de  Carlistes,  en  attendant  qu'on 
les  surnommât  émigrés  de  l'intérieur.  Un  jour 
viendra  bientôt  où  leur  fidélité  sera  tournée  en 
ridicule.  Quelques-uns  iront  jusqu'à  faire  peser 
sur  eux  la  responsabilité  des  épreuves  que  la 
religion  traversa. 

Qui  donna  le  signal  de  ces  divisions?  Lamen- 
nais. Libre  à  lui  de  n'accorder  aucun  regret  aux 
vaincus  de  l'émeute  bourgeoise  et  libérale.  Mais 
pouvait-il,  des  événements  douloureux  dont 
Charles  X  fut  la  victime,  tirer  cette  conclusion  : 
Dégageons  l'Eglise  de  toute  solidarité  avec  la 
Monarchie.  Séparons  le  trône  de  l'autel? 

Il  n'y  avait  pas  lieu  d'engager  le  Clergé  dans 
ces  luttes  politiques.  Lamennais,  en  prétendant 
séparer  sa  cause  d'un  parti,  ne  le  précipitait-il 
pas,  en  réalité,  dans  ces  mêmes  luttes?  Il  lui 
assignait  un  autre  champ  de  bataille  et  des  chefs 
nouveaux,  avec  l'espoir  bien  arrêté  de  devenir 
leur  inspirateur. 

La  Monarchie  très  chrétienne,  qui  s'était  dé- 


45 


truite  elle-même  avec  son  Gallicanisme,  avait 
été  mise  au  tombeau  par  les  révolutionnaires  de 
1830.  Elle  ne  devait  plus  en  sortir.  Telle  était  du 
moins  la  pensée  de  Lamennais.  Grande  fut  sa 
surprise  quand  il  vit  surgir  tout  d'un  coup  une 
autre  Monarchie,  celle  de  Louis-Philippe.  C'é- 
tait, il  est  vrai,  une  Monarchie  libérale;  c'en 
était  une,  quand  même.  Il  croyait  à  l'avenir  de 
la  République.  Ses  prévisions  ne  le  trompaient 
guère.  «  Vous  avez  mille  fois  raison,  écrivait-il 
au  marquis  de  Coriolis,  ceci  doit  finir  par  la  Ré- 
publique, j'entends  la  république  de  droit,  car 
nous  avons  déjà  celle  de  fait;  et,  comme  d'ici 
longtemps  peut-être,  nul  autre  gouvernement  ne 
sera  possible  en  France,  j'aimerais  mieux,  pour 
la  tranquillité  de  l'avenir  immédiat,  qu'on  mît 
plus  d'unité  dans  les  institutions  qu'on  nous 
fabrique;  car  tout  ce  qui  s'y  trouve  d'opposé  à 
l'esprit  républicain  ne  pourra  ni  durer,  ni  être 
changé,  sans  de  nouvelles  secousses,  qui  ne  se- 
ront pas  médiocrement  dangereuses.  »  (1). 

Le  voilà  donc  républicain  en  principe.  Le  gou- 
vernement de  Louis-Philippe  n'aura  de  sa  part 
ni  sympathie,  ni  confiance.  Il  s'en  accommode 
néanmoins.  La  forme  politique  lui  est  indiffé- 
rente, en  attendant  l'évolution  inévitable  de  la 
Monarchie  constitutionnelle  vers  la  République. 
Il  compte  sur  l'avènement  de  la  Démocratie. 

Les  faits,  vous  le  voyez,  ne  lui  ont  pas  infligé 
de  démenti.  Mais  il  reste  à  savoir  si  ses  prévi- 

1.  Boutard.  Lamennais,  II,  p.  117. 


—  46  - 

sions  sont  définitives,  ou,  en  d'autres  termes, 
si  le  règne  de  la  Démocratie  est  durable.  Une 
autre  question  se  pose  :  Que  gagnerait  l'Eglise 
à  la  Monarchie  libérale,  à  la  République,  à  la 
Démocratie?  Lamennais  crut  qu'elle  pouvait  se 
les  rendre  favorables,  les  deux  dernières  sur- 
tout. 

Je  continue  l'exposition  de  ses  sentiments. 

L'Eglise  aurait  tout  à  gagner  au  régime  de  la 
liberté.  Il  s'en  ouvrit  au  même  de  Coriolis  : 
«  Chacun  doit  aujourd'hui  chercher  sa  sûreté 
dans  la  sûreté  de  tous,  c'est-à-dire  dans  une  li- 
berté commune.  »  Il  voulait  pour  la  liber- 
té le  correctif  de  la  religion.  «  Pour  arriver  à 
un  état  stable,  il  faut  un  principe  d'ordre,  de 
fixité,  qui  manque  aujourd'hui  totalement.  Le 
principe,  c'est  la  Religion.  On  doit  donc  tendre 
à  unir  la  Religion  et  la  Liberté;  et  de  plus,  nul 
moyen  de  conserver  la  Religion  qu'en  l'affran- 
chissant de  la  dépendance  du  pouvoir  temporel, 
de  sorte  que,  sous  ce  nouveau  rapport,  on  doit 
désirer,  on  doit  demander  la  Liberté,  qui  est  le 
salut.  Voilà  pour  l'avenir. 

»  Quant  au  présent,  deux  choses  sont  éviden- 
tes :  la  première,  que  l'immense  majorité  de  la 
nation  repousse  le  despotisme  ou  le  Pouvoir 
absolu;  la  seconde,  qu'elle  craint  l'anarchie.  Or, 
l'unique  moyen  d'arrêter,  s'il  est  possible,  ou 
au  moins  d'abréger  l'anarchie,  est  d'organiser 
contre  elle  une  résistance  active,  en  unissant, 
en  organisant  ceux  qui  la  redoutent,  union  qui 


-  47  - 

ne  peut  s'opérer  que  dans  le  sens  de  l'opinion 
générale,  c'est-à-dire,  par  l'application  du  prin- 
cipe de  liberté...  Hors  de  là,  sont  :  passion,  aveu- 
glement, folie  »  (1). 

La  pensée  de  Lamennais,  durant  celte  deuxiè- 
me période  de  son  existence,  se  résume  dans  ces 
deux  mots  :  Dieu  et  la  liberté,  qui  seront  la  de- 
vise du  Catholicisme  libéral.  Il  les  inscrivit  en 
tête  de  son  journal,  Y  Avenir,  dont  le  premier 
numéro  parut  le  18  octobre  1830.  Ce  devait  être 
l'organe  officiel  de  cette  école,  qui  fut,  dès  son 
apparition,  un  parti.  Un  article-programme  ex- 
posa avec  une  entière  franchise  un  état  d'esprit, 
que  partageaient  ses  principaux  collaborateurs  : 
«  Lorsque  rien  n'est  fixé  dans  le  monde,  ni  l'i- 
dée de  droit  et  de  pouvoir,  ni  l'idée  de  justice, 
ni  l'idée  même  du  vrai,  on  ne  peut  échapper  à 
une  effroyable  succession  de  tyrannies  que  par 
un  développement  immense  de  liberté  individuel- 
le, qui  devient  la  seule  garantie  possible  de  la 
sécurité  de  chacun,  jusqu'à  ce  que  les  croyan- 
ces sociales  se  soient  affermies  et  que  les  intel- 
ligences, dispersées  pour  ainsi  dire  dans  l'espace 
sans  bornes,  recommencent  à  graviter  autour 
d'un  centre  commun  ».  En  attendant,  les  Ca- 
tholiques n'ont  qu'à  s'accommoder  du  pouvoir 


1.  Lettre  au  baron  de  Vitrolles,  27  avril  1830.  Boutard 
ouv.cit.,  317-318.  Nous  avons  retrouvé  depuis  les  mêmes  sen- 
timents exprimés  en  fermes  à  peu  près  identiques  chez 
les  organisateurs  de  Y  Action  libérale  et  les  apôtres  de  la 
Démocratie  chrétienne. 


48 


de  fait  et  à  se  servir  des  libertés  existantes  pour 
en  conquérir  d'autres. 

Ce  mot  Liberté  est  encore  bien  vague.  Pour 
en  préciser  le  sens,  le  chef  de  la  nouvelle  école 
le  dépèce  en  quelques  articles,  qui  seront  l'ob- 
jet des  revendications  catholiques,  à  savoir  :  la 
liberté  de  conscience,  la  liberté  d'enseignement,  la 
liberté  de  la  presse,  le  droit  électoral  et  la  dé- 
centralisation. 

Vous  y  reconnaissez  sans  peine  le  programme 
que  les  Catholiques  libéraux  ont  reçu  de  leur 
fondateur.  C'est  un  mélange  de  choses  légiti- 
mes et  de  prétentions  fausses.  Les  premières 
firent  passer  les  secondes,  et  celle-ci  compromi- 
rent l'efficacité  de  celles-là. 

Les  disciples  de  Lamennais,  jeunes  pour  la 
plupart,  joignaient  à  une  intelligence  peu  com- 
mune une  grande  dignité  de  vie  et  un  caractère 
indépendant.  C'étaient  des  hommes  d'idée  et 
d'action.  Il  suffit  de  nommer  Montalembert,  La- 
cordaire,  Guéranger,  Salinis,  Gerbet,  Rohrba- 
cher,  de  Coux.  Unis  dans  un  même  dévouement 
à  l'Eglise  romaine  et  à  leur  pays,  ils  ne  par- 
tageaient pas  cependant  au  même  degré  les  illu- 
sions du  Maître. 

Lacordaire  était  le  seul  démocrate  du  groupe; 
Montalembert  ne  songeait  qu'à  une  Monarchie 
représentative,  faisant  place  à  l'éloquence  parle- 
mentaire; Guéranger  était  déjà  l'homme  d'Eglise, 
que  nous  aurons  occasion  d'admirer.  Quelques- 
uns  de  leurs  compagnons  de  lutte  restaient,  au 


-  49  - 

fond  du  cœur,  fidèles  à  la  Monarchie  très  chré- 
tienne; mais  ils  pratiquaient,  les  uns  et  les  au- 
tres, un  ralliement,  que,  pensaient-ils,  les  cir- 
constances imposaient. 

Lamennais  exerçait  sur  tous  un  empire,  que 
leur  attachement  à  l'Eglise  était  seul  capable 
de  modérer.  Avec  une  pareille  équipe,  un  hom- 
me de  cette  force  pouvait  tout  entreprendre.  Une 
partie  du  clergé  et  de  la  jeunesse  catholique 
était  disposée  à  le  suivre.  L'Avenir  devenait  ainsi 
un  puissant  moyen  d'action.  Il  fortifiait,  en  la 
canalisant,  l'autorité  intellectuelle  et  morale  d'u- 
ne école  et  il  organisait,  en  la  régularisant,  l'ac- 
tivité de  ses  membres. 

Le  journal,  malgré  les  services  qu'on  pou- 
vait en  attendre,  ne  répondait  pas  à  tous  les  be- 
soins. Il  fallut  le  compléter  au  moyen  d'une  li- 
gue, qui  relierait  entre  elles,  pour  les  rattacher 
à  sa  rédaction,  les  meilleures  forces  du  pays. 
Dans  ce  but,  on  fonda  V Agence  générale  pour  la 
défense  religieuse.  Elle  permettrait  de  connaître 
les  abus  qui  se  commettaient  de  toutes  parts 
et  les  besoins  religieux  de  chaque  province.  Il 
serait  facile  d'en  saisir  l'opinion  et  d'exercer 
ainsi  sur  les  pouvoirs  publics  une  action  conti- 
nue. Les  Catholiques  sauraient,  dès  lors,  à  qui 
demander  un  conseil  et  un  appui. 

On  vit  immédiatement  le  bien  que  cette  orga- 
nisation était  appelée  à  faire.  Le  succès  ne  se 
fit  pas  attendre  ;  il  fut  très  grand. 

Lamennais  crut  bon  d'étendre  cette  stratégie 

Le  Catholicisme  libéral  4. 


50 


aux  diverses  nations  catholiques.  Chacune  aurait 
son  agence,  et  les  agences  seraient  reliées  entre 
elles.  Il  chargea  ses  collaborateurs  les  plus  dé- 
voués d'entrer  sans  retard  en  relation  avec  les 
Catholiques  étrangers  susceptibles  de  les  com- 
prendre. De  Coux  eut  la  Belgique  et  les  Etats- 
Unis;  Lacordaire,  l'Italie  et  la  Suisse;  Monta- 
lembert,  la  Suède,  la  Pologne  et  l'Allemagne. 
Les  promoteurs  saluaient  déjà  le  moment  où 
Y  Acte  d'Union  serait  conclu  entre  les  Catholiques 
de  ces  divers  pays.  On  aurait  alors  la  Grande 
Charte  du  siècle. 

Ce  plan  est  grandiose.  Il  paraît,  de  prime 
abord,  facile  à  exécuter.  On  dirait  même  qu'il 
correspond  à  une  nécessité  urgente.  Mais,  à  la 
réflexion,  ceux  qui  ont  acquis  l'expérience  des 
choses  d'Eglise  sont  frappés  d'un  oubli.  Com- 
ment organiser  ainsi  les  forces  religieuses  des 
nations  catholiques,  en  dehors  du  Pape  et  des 
évêques?  Car  ils  sont,  après  tout,  les  chefs  res- 
ponsables de  l'Eglise. 

L: Agence  générale  et  YUnion  seront  condam- 
nées à  fonctionner  en  marge  de  la  hiérarchie.  Il 
en  résultera  une  gêne  inévitable.  Les  membres 
de  la  hiérarchie  ne  pourront  s'en  accommoder 
et  ils  prendront  des  mesures  en  conséquence. 
Qui  donc  oserait  les  blâmer  de  sauvegarder  ain- 
si la  liberté  de  leur  gouvernement? 

Et  puis,  en  vertu  de  quel  droit,  Lamennais 
prend-il  la  tête  de  cette  vaste  organisation  char- 
gée de  défendre  l'Eglise  et  de  diriger  l'action 
catholique  en  France  et  dans  le  monde  entier? 


-  51  - 

Il  est  un  simple  prêtre.  Kl  le  voilà  qui  se  subs- 
titue, avec  un  groupe  d'admirateurs,  à  t'Epis- 
copat.  Les  contemporains  n'aperçurent  pas  tout 

d'abord  les  périls  de  celle  organisation.  Mais 
l'expérience  devait  les  manifester  bientôt. 

Les  événements  contribuèrent  au  succès  mo- 
mentané du  journal  V Avenir  et  des  ligues,  aux- 
quelles il  devait  tenir  lieu  d'organe  officiel.  L'Ir- 
lande s'agitait  aux  cris  de  Liberté,  que  le  vaillant 
CTCoimell  poussait  en  son  nom.  La  Pologne  ten- 
tait un  grand  effort  pour  briser  ses  chaînes.  Un 
mouvement  précurseur  de  son  indépendance  re- 
muait déjà  la  Belgique,  où  Libéraux  et  Catholi- 
ques se  disposaient  à  conclure  un  pacte,  dont 
les  clauses  entreraient  dans  le  texte  de  la  cons- 
titution nationale.  Par  contre,  l'Eglise,  qui  avait 
eu  à  se  plaindre  du  Gallicanisme  français  sous 
le  gouvernement  de  la  Restauration,  s'attendait 
à  voir  les  Monarchies  espagnole  et  portugaise 
supprimer  dans  leur  péninsule  les  Ordres  reli- 
gieux. 

Le  gouvernement  de  Louis-Philippe  restait  li- 
béral, dans  la  mauvaise  acception  du  mot.  Les 
Libéraux  consentaient  à  reconnaître  la  liberté  de 
tout,  excepté  celle  de  l'Eglise.  Les  Catholiques 
se  trouvèrent  donc  exclus  des  libertés,  garanties 
par  la  charte  constitutionnelle. 

Lamennais,  tout  en  acceptant  la  nouvelle  cons- 
titution, mena  contre  le  gouvernement  une  cam- 
pagne vigoureuse,  au  nom  de  la  Liberté.  Cette 
attitude  lui  valut  des  sympathies  très  chaudes. 


52 


Mais  elle  rendit  son  journal  odieux  aux  partisans 
de  Louis-Philippe. 

Les  Légitimistes,  de  leur  côté,  se  déclarèrent 
hostiles.  Lamennais,  il  faut  le  reconnaître,  ne 
perdit  pas  une  occasion  de  les  blesser  au  vif. 
Il  enveloppait  leur  cause  et  leurs  personnes  dans 
son  dédain  pour  le  Gallicanisme.  On  s'efforçait,  à 
l'Avenir,  de  tourner  leur  fidélité  en  ridicule.  Cette 
tactique  fâcheuse  envenima  les  rancunes  et  pro- 
voqua aux  représailles.  Rien  n'était  donc  moins 
opportun.  On  s'en  aperçut  lors  du  pillage  de 
l'église  de  Saint-Germain  l'Auxerrois,  le  24  fé- 
vrier 1831.  L' Avenir  du  lendemain  publia  ces 
lignes  regrettables  ; 

«  Sacrilèges  conspirateurs,  tandis  que  l'Eglise 
cherchait  à  se  séparer  de  l'Etat,  ils  ont  voulu 
renouer  par  la  discorde  des  nœuds  à  demi  rom- 
pus; tandis  que  l'Italie  saluait  avec  amour  notre 
nouveau  Pontife  et  que  d'immenses  acclama- 
tions répondirent  en  France  aux  accents  de  Ro- 
me, ils  ont  troublé  ces  témoignages  rendus  au 
choix  de  la  Providence  (1)  par  un  acte  impie  et 
destiné  à  mille  malédictions.  Aujourd'hui  les 
croix  sont  tombées  de  nos  basiliques;  les  or- 
nements des  prêtres  sont  profanés;  le  fleuve 
emporte  les  débris  de  la  dévastation  de  juillet; 
une  garde  nombreuse  se  presse  autour  de  nos 
temples,  défendus,  il  y  a  six  mois,  par  la  seule 
majesté  de  Dieu.  Voilà  le  fruit  d'un  attentat 
que  nous  recommandons  aux  Catholiques  com- 

1.  Il  s'agissait  de  l'élection  de  Grégoire  XVI. 


-  53  - 

me  une  dernière  leçon  de  Celui  qui  a  résolu  de 

les  sauver,  mais  qui  ne  les  sauvera  ni  par  les 
promesses    ni    par    les    complots.  »    (1) 

Personne  ne  se  fit  d'illusion;  cet  article  êtail 
à  l'adresse  des  Légitimistes,  qui  passaient  pour 
avoir  provoqué  ces  excès  de  la  populace  par  une 
manifestation  imprudente.  Lamennais  n'était 
pour  rien  dans  la  rédaction.  Mais  il  partageait, 
en  les  exagérant,  les  sentiments  de  son  collabo- 
rateur. Et  Y  Avenir  publiait  le  lendemain  sous 
sa  signature  cet  appel  d'une  violence  mal  con- 
tenue : 

«  Catholiques,  des  insensés  viennent  de  com- 
promettre tout  ensemble  et  la  tranquillité  du 
pays  et  votre  juste  cause,  en  couvrant  d'un  voile 
de  religion  leurs  espérances  coupables,  leurs 
complots  peut-être.  Ils  ont  tenté  d'inaugurer  la 
guerre  civile  sur  un  tombeau,  profanant  la  priè- 
re, le  temple,  le  sacrifice,  les  mystères  de  Dieu 
et  ceux  de  la  mort.  En  apprenant  cette  tentative 
aussi  folle  que  criminelle,  vous  vous  êtes  in- 
dignés comme  nous;  vous  vous  êtes  demandé 
quel  délire  égare  donc  les  hommes  qui,  pour  l'in- 
térêt d'un  autre  homme,  d'un  seul,  ne  crain- 
draient pas  de  bouleverser  la  patrie  de  fond  en 
comble  et  de  la  livrer  à  toutes  les  horreurs  d'une 
anarchie  interminable.  Eh  bien!  sachez-le,  ce 
délire  que  vous  ne  concevez  pas,  que  vous  ne 
savez  comment  nommer,  a  un  nom  pourtant, 
c'est  ce  royalisme  qui  se  qualifie  pur,  ce  royalis- 

1.  V Avenir,  16  février  1831,  cité  par  Boutard,  p.  236. 


—  54  — 

me  gallican,  qui  dans  toute  la  création  ne  con- 
naît qu'un  droit,  celui  de  la  souveraineté  à 
ses  yeux  inamissible;  qui  adore  premièrement 
le  roi,  et  ensuite  Dieu,  à  condition  qu'il  sera 
fidèlement  soumis  au  roi,  et  qui  naguère  ven- 
dait à  celui-ci,  avec  vos  libertés  religieuses,  l'a- 
venir de  votre  foi.  Jusqu'au  bout  semblables  à 
eux-mêmes;  peu  leur  importe,  aujourd'hui  com- 
me alors,  d'attirer  sur  elle  la  haine  publique  en 
cherchant  à  la  rendre  complice  en  apparence  de 
leurs  extravagants  desseins;  et  par  là  même  vous 
pouvez  juger  du  sort  qu'ils  lui  feraient  si  le 
pouvoir  revenait  en  leurs  mains.  Leur  triomphe 
parmi  nous  serait  la  ruine  dernière  du  Catholi- 
cisme. Séparez-vous  donc  à  jamais  d'eux;  et, 
par  ce  qui  vient  de  se  passer,  comprenez  mieux 
encore  que  le  salut  commun,  le  salut  de  la 
religion  et  de  la  patrie  dépend  de  l'union  sin- 
cère des  Français  dans  la  Liberté.  » 

Lamennais  emporté  par  la  passion  oublie  toute 
mesure,  son  invective  est  d'une  fausseté  criante. 
Mais  les  injures  qu'il  accumule  à  plaisir,  sont 
de  celles  que  les  hommes  d'honneur  pardon- 
nent le  plus  difficilement.  Il  continue  : 

«  Catholiques,  souvenez-vous  que  vous  êtes  les 
enfants  de  cette  Eglise  immortelle,  dont  les  des- 
tinées n'ont  rien  de  commun  avec  les  souverai- 
netés du  temps.  Elle  les  voit  naître,  elle  les 
voit  mourir,  sans  être  émue  de  ces  vicissitudes 
de  la  terre.  Seulement,  elle  pousse  un  cri  de  joie, 
lorsqu'un  de  ces  coups  qui  partent  d'en  haut, 
brise  soudain    les    fers    sacrilèges    dont    l'avait 


chargé  quelqu'une  de  ces  puissances  d'orgueil, 
qui  rêvent  d'éternité  à  côté  de  la  tombe  prête  h 
se  refermer  sur  elles. 

»  Il  y  a  quelque  chose  de  plus  précieux  que 
la  royauté,  c'est  la  foi;  il  y  a  quelque  chose 
de  plus  grand  qu'un  Bourbon,  c'est  Dieu.  Rom- 
pez donc,  rompez  pour  toujours  avec  les  hom- 
mes, dont  l'incorrigible  aveuglement  met  en  péril 
cette  religion  sainte,  qui  sacrifient  leur  Dieu  à 
leur  roi,  et  qui,  s'ils  prévalaient,  dégraderaient 
vos  autels  jusqu'à  ne  plus  être  qu'un  troue  ».  (1) 

Lamennais,  en  écrivant  ces  lignes,  pose  un 
acte  de  déclaration  de  guerre  aux  Légitimis- 
tes. Ils  relevèrent  ce  défi.  Qui  donc  oserait  les 
en  blâmer? 

Pendant  ce  temps,  Lamennais  fait  des  avan- 
ces aux  Libéraux.  La  Liberté  le  passionne,  au 
point  que  le  Libéralisme  a  bientôt  toutes  ses 
sympathies.  Il  s'abandonne  à  ce  sentiment  avec 
la  logique  inflexible  de  son  caractère.  Aucune 
de  ses  conséquences  ne  l'effraie.  Les  difficultés 
ne  font  qu'exciter  son  audace,  et  les  critiques 
de  ses  adversaires  le  stimulent  à  l'action.  Il  ira 
donc  jusqu'au  bout. 

On  tremble  devant  le  Libéralisme;  eh  bien! 
catholicisez-le,  commence-t-il  par  déclarer.  Et 
il  ajoute  bientôt  :  Pour  catholiciser  le  Libéra- 
lisme, libéralisez  le  Catholicisme.  C'était  de  trop, 
avoue  son  dernier  historien  (2). 

1.  L'Avenir,  14  février  1831,  dans  Boutard,  236-233. 

2.  Boutard,    II,    63. 


-56- 

Les  erreurs  les  plus  compromettantes  ne  le 
feront  point  reculer.  Je  ne  puis  noter  ici  toutes 
celles  qui  lui  échappent  au  courant  de  la  plume. 
Il  me  suffira  de  signaler  ce  qui  caractérise 
mieux  son  système.  Car  c'est  bien  en  présence 
d'un  système  de  politique  religieuse  que  nous 
allons  nous  trouver.  Les  parties  en  sont  forte- 
ment liées. 

Lamennais  professe  sur  l'évolution  sociale  une 
tolérance  qui  trouble.  «  Ces  lois  [de  l'évolution), 
dont  l'histoire  est  l'application  d'autant  plus  net- 
te et  précise  à  mesure  que  s'écoulent  les  siècles, 
se  manifestent  principalement  aux  grandes  épo- 
ques où  se  termine  une  période  et  où  commence 
une  autre  période,  alors  que  se  dégageant  de  la 
vieille  enveloppe  d'un  passé  à  jamais  éteint,  tout 
renaît,  tout  change,  tout  se  transforme,  et  que 
les  brises  de  l'avenir  apportant  aux  peuples  com- 
me les  parfums  d'une  terre  nouvelle,  ils  s'é- 
lancent impatients  à  travers  les  flots,  vers  ce 
but  inconnu  de  leurs  vœux.  »  (1) 

L'allusion  aux  événements  contemporains  est 
transparente.  On  se  demande  pourquoi  il  s'ex- 
hausse ainsi  sur  un  trépied  pour  vaticiner,  à  la 
façon  d'un  oracle,  ses  idées  politiques.  Les  lois 
de  l'histoire,  qu'il  invoque,  n'existent  que  dans 
son  imagination,  où  il  est  très  à  l'aise  pour  les 
promulguer.  L'histoire,  à  laquelle  il  se  réfère, 
n'a  rien  de  commun  avec  celle  qu'élaborent  nos 
érudits    grâce  à  une    patiente  accumulation  de 

1.  L'Avenir,   28  juin   1831,   Boutard,    139. 


-  57  - 

faits  dûment  contrôlés.  Elle  est  le  simple  pro- 
duit d'un  romantisme  s'exerçant  autour  de  quel- 
ques souvenirs.  C'était  suffisant  à  l'époque  de 
Michelet. 

Le  chef  de  la  nouvelle  école  ne  recule  pas 
devant  l'application  de  son  système  à  l'Eglise 
Cela  l'entraîne  plus  loin  que  ses  admirateurs 
ne  l'auraient  voulu.  Mais  les  résultats  sont  trop 
satisfaisants  pour  qu'il  songe  à  reculer.  Si  on 
les  accepte,  sa  théorie  de  politique  religieuse 
reçoit  sa  justification.  C'est  un  succès  définitif. 
Nul  obstacle  ne  pourra  désormais  retenir  son 
élan. 

Car,  en  vertu  de  cette  loi,  l'Eglise  devra  s'adap- 
ter aux  circonstances  extérieures,  issues  des 
principes  de  1789.  Il  faudra  bien  qu'elle  évo- 
lue à  son  tour.  Son  existence  en  dépend,  ainsi 
que  l'avenir  religieux  du  monde.  Lamennais  s'est 
fait  là-dessus  des  convictions  arrêtées.  Elles  ser- 
vent de  pivot  à  toute  sa  politique  religieuse.  Il 
y  tient  comme  à  une  condition  de  sa  foi.  L'E- 
glise, pense-t-il,  ne  pourrait  jamais,  sans  se  prê- 
ter à  cette  exigence  du  temps  et  des  hommes, 
reprendre  sa  mission,  interrompue  par  le  Galli- 
canisme et  l'absolutisme  du  pouvoir.  Il  n'y  au- 
rait plus  qu'à  faire  son  deuil  de  cette  union 
intime  de  la  science  et  de  la  foi,  de  la  force  et 
du  droit,  du  pouvoir  et  de  la  liberté,  qu'elle 
est  seule  capable  de  réaliser  sur  terre. 

Je  suis  d'aussi  près  que  possible,  remarquez- 
le  bien,  la  pensée  de  Lamennais.  Vous  constatez, 


—  58  — 

comme  moi,  le  développement  qu'elle  a  reçu  de- 
puis l'année  1831.  Elle  coule  encore  dans  la 
littérature  et  les  discours  de  nos  libéraux  et 
de  nos  démocrates.  Le  maître  enseigne  par  la 
bouche  et  la  plume  de  ses  disciples.  Cette  con- 
tinuité de  son  esprit  et  de  ses  tendances  est 
instructive.   Aussi  fait-il   bon  la  constater. 

Cette  évolution  n'est  guère  qu'un  modernisme 
anticipé.  Il  y  voit  la  condition  du  renouvelle- 
ment salutaire  de  l'Eglise  et  du  monde.  Grâce 
au  règne  de  la  Liberté,  qu'il  annonce,  nous  as- 
sisterons au  triomphe  de  la  charité  et  à  l'avè- 
nement de  la  fraternité  humaine  :  «  Que  sera- 
ce,  lorsque,  entièrement  libre,  il  (le  Christianis- 
me) pourra  sans  obstacle  verser  et  verser  encore 
sur  cette  société  qui  est  son  ouvrage,  ses  flots 
toujours  renaissants  d'amour?  C'est  l'amour  qui 
a  créé  le  genre  humain;  c'est  l'amour  qui  l'a 
sauvé,  et  c'est  l'amour,  qui,  consommant  son 
unité  terrestre,  lui  montrera,  même  ici-bas,  com- 
me une  magnifique  image  de  ce  qu'il  est  destiné  à 
devenir  dans  une  autre  patrie.  »  (1) 

Le  prêtre  est  l'agent  providentiel  de  ces  trans- 
formations. «  C'est  Dieu  qui  l'a  établi  pour  être 
l'homme  du  peuple,  le  confident  de  ses  misères, 
le  médecin  de  ses  douleurs  secrètes,  le  déposi- 
taire de  ses  larmes,  l'interprète  de  ses  besoins, 
le  protecteur,  l'ami,  la  providence  de  tous  ceux 
qui  ont  faim  et  soif,  de  tous  ceux  qui  pleurent.  » 
Il  sera  l'arbitre  «  entre  le  riche,  qui  fournit  la 

1.  Boutard,    161. 


-  59  - 

terre  el  l'argent,  et  le  pauvre,  qui  ne  peu!  mettre 
([lie  son   travail   dans  le  fond  commun.  »   (1) 

En  somme,  Lamennais,  par  ces  exagérations 
du  rôle  de  l'Eglise  et  de  son  clergé,  comptait  ra- 
mener sur  terre  l'âge  d'or  de  la  théocratie.  On 
pense,  en  lisant  certaines  de  ces  pages,  à  ces 
prophètes  du  Chiliasmc,  qui  promettent  aux 
hommes  mille  ans  de  paradis  terrestre  avant  la 
consommation  des  siècles. 

Le  titre  du  journal  symbolise  cet  Àvehir,  vers 
lequel  Lamennais  pousse  les  prêtres  et  les  Catho- 
liques. Ce  sont  les  seuls  qui  l'écoutent.  Il  veut 
les  faire  passer  des  idées  aux  actes,  et  cela  sans 
perdre  de  temps.  La  séparation  de  l'Eglise  et  de 
l'Etat  est  le  premier  article  de  son  programme 
et  aussi  l'entrée  dans  les  phases  de  l'évolution. 
Du  jour  où  le  clergé  aura  brisé  l'entrave  con- 
cordataire, il  aura  la  liberté  de  les  parcourir 
successivement.  1 

Le  danger  des  théories  modernistes,  élaborées 
par  Lamennais,  échappait  à  ses  lecteurs.  Ses  en- 
nemis eux-mêmes  ne  parvinrent  guère  à  le  dis- 
cerner. Les  uns  et  les  autres  remarquèrent  sur- 
tout ses  déclarations  pratiques.  Son  projet  de 
rupture  du  Concordat  déplut  auU  évêques  et 
aux  hommes  du  gouvernement.  De  leur  côté,  les 
Légitimistes  en  avaient  peur.  Les  Libéraux  avan- 
cés se  trouvèrent  seuls  d'accord  avec  les  rédac- 
teurs de  V Avenir.  On  s'en  émut  à  Paris  et  dans 

1.  Ibid.,  163  164. 


-  60  - 

la  plupart  des  évêchés.  Les  évêques  et  leurs 
défenseurs  les  plus  autorisés  ne  voulaient  pas 
que  des  écrivains  téméraires  pussent  lancer  l'E- 
glise dans  une  aventure,  dont  on  ne  prévoyait 
pas  l'issue.  Quelques-uns  craignirent  un  quatre- 
vingt-neuf  ecclésiastique.  Des  mesures  sévères 
devenaient  inévitables. 

Les  admirateurs  de  Lamennais  ont  accusé  les 
Légitimistes  d'avoir  usé  de  tous  les  moyens  pour 
le  faire  condamner.  Ils  s'autorisent  pour  cela 
de  quelques  faits,  que  l'on  ne  saurait  contes- 
ter. Mais  peut-on  raisonnablement  en  conclure 
que  ses  adversaires  de  droite  l'aient  rendu  con- 
damnable? Non,  certes.  Il  s'agit  moins  de  savoir 
qui  l'a  dénoncé  et  qui  s'est  réjoui  des  mesures 
prises  contre  lui,  que  d'être  fixé  sur  la  con- 
damnation elle-même  et  sur  ses  motifs. 

Les  évêques  qui  s'efforcèrent  d'arrêter  le  mou- 
vement de  V Avenir  étaient  dans  leur  droit  et, 
qui  mieux  est,  ils  remplissaient  un  devoir.  J'i- 
gnore si  Lamennais  et  ses  collaborateurs  s'en 
rendirent  compte.  Mais  ils  eurent  la  douleur  de 
constater  que  les  mesures  dont  ils  étaient  l'objet 
rendaient  leur  œuvre  impossible.  Lamennais  en 
fait  l'aveu  :  «  Les  évêques  ont  tout  tué;  ils  dé- 
fendent de  lire  notre  journal;  ils  persécutent 
les  prêtres  soupçonnés  d'attachement  à  nos  doc- 
trines, ils  remuent  ciel  et  terre  pour  ressusciter 
le  Gallicanisme,  attisant  par  là  contre  l'Eglise 
une  haine  dont  les  conséquences  m'effrayent, 
tandis  que  nous  étions  parvenus  à  ramener  non 
seulement  à  la  foi,  mais  encore  à  la  pratique  de 


61 


la  religion,  des  athées  même,  Et  par  quel  moyen 
nous  altaque-t  on?  par  des  interdits,  par  des  in- 
trigues, des  menées  sourdes,  par  un  épouvanta- 
ble système  organisé  de  calomnies;  et  cette  op- 
position a  trouvé  de  L'appui  à  Rome!  Rome  s'est 
ligué  avec  ses  ennemis  les  plus  dangereux  con- 
tre ses  propres  doctrines  et  contre  ses  défen- 
seurs. »   (1) 

Lamennais  ne  se  faisait  aucune  illusion.  Les 
ressources  nécessaires  à  la  continuation  de  la 
lutte  allaient  lui  faire  complètement  défaut.  Une 
disparition  volontaire  lui  parut  opportune.  Il  n'y 
avait  plus,  dans  ces  conditions,  qu'à  supprimer 
V  Avenir  et  à  dissoudre  Y  Agence  générale. 

Mais  comment  s'exécuter  sans  avouer  une  dé- 
faite? Ce  n'était  point  chose  facile.  Lacordaire 
émit  un  avis,  que  le  maître  agréa  :  «  Nous  ne 
pouvons  finir  ainsi.  Il  faut  nous  rendre  à  Rome 
pour  justifier  nos  intentions,  soumettre  au  Saint- 
Siège  nos  pensées.  Qoi  qu'il  arrive,  cette  dé- 
marche éclatante,  preuve  de  sincérité  et  d'or- 
thodoxie, sera  une  bénédiction  pour  nous  et  une 
arme  arrachée  aux  mains  de  nos  ennemis  (2).  » 

Lamennais,  Lacordaire  et  Montalembert  pri- 
rent le  chemin  de  Rome,  le  22  novembre.  Le 
titre  pompeux  de  pèlerins  de  Dieu  et  de  la  liberté, 
qu'ils  se  donnèrent,  fit  de  leur  voyage  la  con- 
tinuation de  leur  geste  libéral.  Tant  d'ostenta- 

1.  Boutard,  250  251. 

2.  Boutard,   254. 


62 


tion  ne  pouvait  leur  porter  bonheur.  Ils  met- 
taient le  Pape  dans  l'obligation  de  se  prononcer 
ouvertement  sur  leur  cas.  Sa  décision  ne  pou- 
vait que  leur  être  contraire. 

Il  est  inutile  de  raconter  les  incidents  qui 
marquèrent  ce  pèlerinage.  Seuls  les  effets  qu'il 
eut  nous  intéressent. 

Grégoire  XVI  se  trouvait  saisi  d'une  affaire 
ecclésiastique.  Il  se  prononça  en  parfaite  con- 
naissance de  cause.  Son  jugement,  inséré  dans 
l'encyclique  Mirari  vos,  eut  force  de  loi.  Le  temps 
ne  lui  a  rien  enlevé  de  sa  valeur.  Ceux  qui  ont 
repris  à  leur  compte  les  thèses  de  Lamennais 
prétendent  le  contraire.  Si  on  les  croyait,  le 
Souverain  Pontife  les  aurait  trouvées  simple- 
ment inopportunes  et  prématurées,  sans  se  pro- 
noncer sur  leur  vérité  intrinsèque.  C'est  un 
moyen  trop  facile  d'éluder  une  condamnation 
générale.  Mais  rien  n'autorise  cette  interpréta- 
tion, qui  équivaut  à  un  escamotage. 

L'encyclique  Mirari  vos  enveloppe  dans  une 
même  condamnation  la  liberté  de  conscience, 
l'exécrable  et  détestable  liberté  de  la  presse,  les 
associations  entre  gens  de  religions  diverses  où 
l'on  préconise  toute  espèce  de  liberté,  les  vœux 
tendant  à  la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat, 
c'est-à-dire  tout  le  programme  du  Catholicisme 
libéral. 

Pendant  son  séjour  à  Rome,  Lamennais  ne  se 
douta  point  du  sort  qui  attendait  son  œuvre 
de  politique  religieuse.  Le  Pape  et  les  cardi- 
naux se  tinrent  avec  lui  sur  une  réserve  toute 


-  63  — 

romaine.  Aussi,  espérait-il,  en  parlant,  que  rien 
ne  serait  fait.  C'est  à  Munich,  durant  un  ban- 
quet en  son  honneur,  qu'on  lui  annonça  la  pé- 
nible nouvelle.  Il  se  soumit  tout  d'abord.  Mais 
sa  nature  indépendante  s'accommoda  mal  d'une 
attitude  humiliée.  Ses  ennemis,  du  reste,  ne  fai- 
saient rien  pour  en  adoucir  l'amertume.  La  pu- 
blication des  Paroles  d'un  croyant,  en  1834,  mon- 
tra qu'il  s'abîmait  dans  une  apostasie  définitive. 

Cette  défection  causa  une  douleur  profonde  à 
tous  ses  disciples.  Mais  pas  un  ne  suivit  son 
exemple.  Ils  continuèrent  tous  à  servir  l'Eglise. 
Nous  aurons  occasion  de  les  retrouver. 

Cette  dispersion  du  groupe  de  V Avenir  marque 
le  terme  de  cette  première  phase  du  Catholicis- 
me libéral.  Ce  ne  pouvait  être  la  fin  de  cette 
erreur.  Elle  se  renouvellera  par  période  aussi 
longtemps  que  les  Institutions  issues  des  faus- 
ses doctrines  de  1789  subsisteront  en  France; 
car  il  y  aura  toujours  des  Français,  pour  croire 
prudent  de  concilier  l'Eglise  et  la  Révolution 
régnante. 


TROISIÈME    LEÇON 
Autour  de  1848 


Sommaire  :  Une  renaissance  chrétienne.  L'union  religieuse. 
Le  parti  catholique.  L'apparition  de  la  Démocratie.  Les 
socialistes.  Le  ralliement  à  la  République.  Les  abbés, 
démocrates.  L'Ere  nouvelle. 


Le  Gouvernement  de  Louis-Philippe  est  tirail- 
lé en  sens  divers.  Mais  ce  sont  les  influences 
libérales  qu'il  subit  le  plus  volontiers.  C'est  dans 
la  force  des  choses.  Son  libéralisme  cependant 
ne  lui  ferme  point  les  yeux  sur  toutes  les  réali- 
tés. Aussi  sa  politique  religieuse  vaut-elle  mieux 
que  les  idées  personnelles  de  ses  chefs.  Il  use 
souvent  d'une  tolérance  intelligente  dont  les  Ca- 
tholiques savent  profiter.  L'Eglise  est  une  force. 
Il  a  la  prudence  de  ne  point  la  traiter  en  enne- 
mi. Laissons  néanmoins  les  phénomènes  poli- 
tiques suivre  leur  cours  normal,  pour  assister 
au  spectacle  instructif  que  nous  offre  l'existen- 
ce sociale  et  religieuse  du  pays. 

La  renaissance  chrétienne  continue  partout. 
C'est  la  contre-révolution  ecclésiastique  qui  se 
fait  dans  les  œuvres  sous  l'action  directe  de 
l'Eglise.  Elle  verse  dans  notre  histoire  contem- 
poraine des  éléments  nouveaux,  qu'il  est  im- 
possible de  taire. 


G5 


Les  hommes  qui  prennent  part  à  cette  res- 
tauration religieuse  et  nationale,  appartiennent 
à  la  génération  qui  a  grandi  au  temps  de 
Louis  XVIII  et  de  Charles  X.  Les  efforts  tentés 
alors  pour  inculquer  à  la  jeunesse  un  idéal  chré- 
tien produisent  leurs  fruits.  Les  effets  s'en  fe- 
ront sentir  jusqu'en  1870.  On  a  oublié  les  ser- 
vices rendus  par  ces  éducateurs  catholiques,  pour 
avoir  donné  une  importance  excessive  aux  ma- 
nifestations libérales  ou  impies  des  maîtres  qui 
s'étaient  formés  pendant  la  Révolution  ou  dans 
les  collèges  de  l'Empire. 

Le  Concordat,  après  avoir  rendu  aux  Eglises 
une  existence  officielle,  leur  permit  de  réparer 
quelques-unes  des  ruines  amoncelées  par  la  Ré- 
volution. Qu'il  y  avait  à  faire!  Napoléon  1er  en- 
trava de  mille  manières  cette  œuvre  de  la  res- 
tauration religieuse.  Aussi  se  trouva-t-elle  mé- 
diocrement avancée,  quand  se  fit  la  restaura- 
tion monarchique.  Le  travail  de  réorganisation 
des  diocèses  fut  encouragé  et  secondé  par  le 
gouvernement  royal.  L'élan  était  tel  que  les  évé- 
nements de  juillet  ne  purent  l'interrompre.  Après 
quelque  temps  d'observation  et  de  gêne,  la  mo- 
narchie libérale  de  1830  finit  par  laisser  faire. 

L'Eglise  retrouva  Tune  après  l'autre  les  piè- 
ces essentielles  de  son  organisme,  que  le  Con- 
cordat avait  négligé  de  lui  rendre.  Bonaparte  et 
Consalvi  n'avaient  laissé  aucune  place  aux  Or- 
dres religieux.  Ce  fut  heureux.  Car  si  Rome 
avait  réclamé  en  leur  faveur  le  moindre  droit, 
le  premier  Consul  eût  immédiatement  saisi  l'oc- 

Le  Catholicisme  libéral  S 


—  66  - 

casion  d'imposer  un  article  capable  de  rendre 
toute  tentative  de  rétablissement  impossible.  Il 
ne  voyait  pas,  en  effet,  où  les  mettre  dans  l'Egli- 
se et  la  société  pour  les  avoir  toujours  sous  la 
main.  Le  clergé  séculier  ou  régulier  ne  pouvait 
et  ne  devait  être,  à  ses  yeux,  qu'un  corps  de 
fonctionnaires  ecclésiastiques,  employés  et  con- 
duits par  son  administration  des  Cultes.  Les 
règles  religieuses  ne  se  prêtaient  guère  à  de  pa- 
reilles exigences.  Les  quelques  congrégations 
qu'il  toléra  se  vouaient  à  l'éducation  des  enfants 
ou  à  l'assistance  des  malades  et  des  pauvres. 

Les  restaurations  et  les  fondations  religieuses 
s'étaient  multipliées  de  1815  à  1830.  Elles  eu- 
rent sous  la  Monarchie  de  juillet  une  prospé- 
rité extraordinaire.  Des  communautés  nouvelles 
surgirent  encore  de  tous  côtés.  D'anciens  Ordres 
sortirent  de  leur  tombeau. 

La  France  eut  ainsi,  à  la  veille  de  1848,  une 
armée  presque  innombrable  de  religieux  et  de 
religieuses.  Voici  quelques  noms  :  Clercs  de  Saint 
Viateur,  au  diocèse  de  Lyon;  Frères  de  la  Doc- 
trine chrétienne,  au  diocèse  de  Nancy;  de  Sainte- 
Croix  de  Neuilly,  de  la  Miséricorde  de  Cou- 
tances;  Marianites,  Maristes,  Frères  de  Ploër- 
mel;  Picputiens,  Oblats  de  Marie,  Pères  du  Saint- 
Esprit.  Il  y  eut  des  sociétés  de  missionnaires, 
pour  la  France  ou  l'Etranger,  dans  un  grand 
nombre  de  diocèses.  Solesmes  vit  la  restauration 
de  l'Ordre  bénédictin.  Lacordaire  rétablit  celui 
de  Saint-Dominique.   Les  Chartreux,  les   Trap- 


-  67  - 

pistes,  les  Capucins,  les  Franciscains,  (le.  mul- 
tiplièrent leurs  fondations.  Le  recrutement  des 
Jésuites  leur  permit  de  se  distribuer  en  deux 
provinces.  La  plupart  des  anciens  ordres  de  fem- 
mes furent  aussi  restaurés.  Mais  il  y  eut  surtout 
une  efflorescence  merveilleuse  de  congrégations 
nouvelles  sous  les  vocables  les  plus  divers,  de- 
puis les  Dames  du  Sacré-Cœur  jusqu'aux  Sœurs 
de  la  Providence.  Une  énumération  serait  lon- 
gue et  inutile. 

Ces  maisons  bénéficièrent,  en  très  grand  nom- 
bre, d'une  reconnaissance  d'utilité  publique.  Cet- 
te situation  légale  facilitait  singulièrement  la  tâ- 
che des  communautés  vouées  à  l'enseignement 
ou  à  l'assistance.  L'Etat,  les  Départements  et 
les  Villes  purent  ainsi  utiliser  leurs  services. 
Les  autres  congrégations  étaient  l'objet  d'une 
simple  tolérance.  Cela  leur  suffit  pour  prendre 
un  essor  rapide. 

Vous  devinez  sans  peine  l'activité  qui  s'exer- 
ça autour  de  ces  foyers  de  vie  chrétienne.  On  les 
a  fréquemment  accusés  de  n'avoir  point  fait,  à 
cette  époque  et  depuis,  tout  ce  que  l'on  avait 
droit  d'en  attendre.  Ces  reproches  sont  fondés, 
j'en  conviens.  Cependant  des  lacunes  et  des  fai- 
blesses inévitables  dans  les  œuvres  faites  par 
des  hommes  au  milieu  d'hommes,  ne  doivent 
pas  jeter  le  voile  de  l'oubli  sur  le  bien  réalisé. 
Il  a  été  immense. 

Le  clergé  paroissial  gagna  beaucoup  au  contact 
des  monastères  et  des  couvents.   Les  exemples 


-  68  - 

qu'il  eut  sous  les  yeux,  et  la  direction  qui  lui 
fut  souvent  donnée,  élevèrent  son  niveau  surna- 
turel. Religieux  et  religieuses  ne  lui  ménageaient 
point  leur  concours  au  chevet  des  malades,  dans 
les  écoles,  dans  les  œuvres  paroissiales  et  au- 
tres. Ils  se  sont  ingéniés  à  ne  laisser  sans  sou- 
lagement aucun  besoin   moral  ou   matériel. 

Les  chrétiens  qui  appartenaient  aux  classes 
dirigeantes,  profitèrent  autant  que  leurs  prêtres 
de  cette  action  sanctificatrice.  Le  scepticisme 
voltairien  fut  vigoureusement  combattu  et  il  per- 
dit de  son  empire  sur  la  jeunesse  des  écoles.  On 
organisa  pour  elle  des  réunions  et  des  confé- 
rences. Quelques  maîtres,  Ozanam  par  exemple, 
s'y  rencontraient  avec  les  étudiants.  De  jeunes 
hommes,  qui  exerçaient  des  professions  diver- 
ses, se  joignirent  à  eux.  Les  conférences  de  Saint 
Vincent  de  Paul  furent  l'un  des  meilleurs  ré- 
sultats de  ces  pieuses  rencontres. 

Les  prédications  des  Pères  Lacordaire  et  de 
Ravignan  échauffaient  l'enthousiasme  des  catho- 
liques convaincus  et  provoquaient  de  nombreu- 
ses conversions.  Les  discours  et  les  écrits  de 
Montalembert  ne  laissaient  pas  aux  Catholiques 
le  temps  de  dormir  en  paix.  L'Univers  de  Louis 
Yeuillot  allait  chaque  jour  entretenir  jusqu'au 
fond  des  provinces  l'amour  de  l'Eglise  et  la  vo- 
lonté de  la  servir.  Quelques  vaillants  évêques  se 
signalaient  dans  les  travaux  de  la  défense  reli- 
gieuse, Parisis  de  Langres  et  Clausel  de  Montai, 
à  Chartres,  étaient  les  plus  connus.  Des  prêtres 
éminents  fixaient  sur  eux  l'attention  publique  et 


-  69  - 

on  saluait  en  eux  les  gloires  prochaines  de  l'é- 
piscopal  :  Pie,  Dupanloup,  Salinis,  Gerbet,  etc. 
Gousset  renouvelait  renseignement  de  la  théo- 
logie morale  dans  les  séminaires  et  débarrassait 
les  esprits  des  derniers  restes  du  Jansénisme. 
Dom  Guéranger,  le  restaurateur  de  l'Ordre  béné- 
dictin, ramenait  nos  diocèses  aux  pratiques  de 
la  liturgie  romaine.  Ses  campagnes,  couronnées 
toujours  de  succès,  tournèrent  contre  le  Gallica- 
nisme. Nul  ne  contribua  plus  que  lui  à  rendre 
Rome  populaire  en  France. 

Notre  belle  renaissance  ecclésiastique  fut  l'œu- 
vre du  clergé  et  des  laïques.  Le  Gouvernement 
y  eut  aussi  peu  de  part  que  possible.  S'il  ren- 
dit quelques  services,  il  créa  aussi  bien  des  dif- 
ficultés. Cette  coopération  des  évêques,  des  prê- 
tres et  des  fidèles  les  plus  dévoués  fortifia  les 
liens  qui  les  unissent.  Les  uns  et  les  autres  pri- 
rent à  cœur  les  intérêts  religieux,  qui  passè- 
rent alors  au  premier  plan  de  leurs  soucis  po- 
litiques. 

Le  Clergéi,  qui  d'abord  était  resté  fidèle 
au  roi  Charles  X,  s'en  détacha  peu  à  peu.  On 
le  doit  à  l'influence  de  Lamennais  et  aux  évé- 
nements. Des  laïques  influents  suivirent  cet 
exemple.  L'action  diplomatique  de  Rome  les 
y  encourageait.  Plusieurs  évêques,  en  particulier 
Mgr  Parisis,  prétendirent  que  cette  attitude  était 
plus  avantageuse  à  l'Eglise.  La  grande  masse 
catholique  ne  donnait  à  ces  questions  qu'une 
importance  secondaire.  Elle  suivait  docilement 


—  70  - 

ses  chefs.  Ceux-ci  se  mirent  en  grand  nombre 
sur  le  terrain  constitutionnel,  sans  s'inféoder 
néanmoins  au  gouvernement  de  Louis-Philippe. 
Ils  formèrent  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  le 
Parti  catholique. 

Mais,  ne  l'oublions  pas,  de  nombreux  catho- 
liques gardèrent  leur  fidélité  aux  traditions  de 
la  Monarchie  très  chrétienne.  Il  y  avait  parmi 
eux  des  évêques  et  des  prêtres.  On  les  vit  se  dé- 
penser pour  le  bien  de  la  religion  dans  toutes 
les  œuvres.  Leurs  journaux  eurent  leur  part  aux 
campagnes  religieuses  qui  furent  alors  entre- 
prises. Ils  se  montrèrent,  dans  l'ensemble,  aussi 
catholiques  que  n'importe  qui.  Cependant  leur 
concours  est  généralement  passé  sous  silence. 
Ceux  qui  en  parlent  évitent  de  les  donner  pour 
royalistes.  Ils  obtiennent  par  ce  procédé  un  ré- 
sultat qui  ne  peut  nous  satisfaire. 

L'idée  que  le  Parti  catholique  absorbait  tou- 
tes les  forces  religieuses  de  la  France  fait  ainsi 
son  chemin.  Il  partait  seul  en  campagne.  On  en 
conclut  naturellement  que  les  catholiques  roya- 
listes n'existaient  pas  ou  que,  s'ils  existaient, 
ils  ne  faisaient  rien.  Vous  ne  sauriez  trop  faire 
pour  réagir  contre  cette  opinion  fausse. 

Un  mot  seulement  des  causes  de  division  qui 
subsistaient  parmi  les  chefs  des  catholiques.  El- 
les étaient  nombreuses  et  profondes.  On  se  pré- 
occupait, il  est  vrai,  d'en  corriger  les  effets. 
Mais  ce  fut  en  vain. 

Ces  divisions  sont  inévitables  et  souvent  même 
nécessaires.   Elles  viennent  de  l'opposition   ra- 


-  71  - 

dicale  qui  existe  entre  l'erreur  cl  La  vérité.   I 
apôtres  de  l'union  pour  elle-même  ne  tiennent 

pas  compte  de  cette  nécessité  de  notre  nature, 
et  ils  s'obstinent  à  concilier  le  vrai  et  le  faux. 
En  préparant  la  paix,  ils  confectionnent  souvent 
des  explosifs. 

Les  luttes  des  catholiques  entre  eux  portent 
alors  sur  le  Gallicanisme  et  sur  les  rapports  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat.  On  ne  parle  plus  de  Libé- 
ralisme. Mais  les  événements  mettront  bientôt 
un  terme  à  cette  trêve.  En  attendant,  on  croit 
que  la  campagne  menée  avec  tant  d'éclat  par 
Montalembert  pour  conquérir  la  liberté  d'ensei- 
gnement réalisera  les  espérances  d'union  que 
tant  de  bons  cœurs  caressent.  Elle  ne  devra  pas, 
hélas!  survivre  à  la  circonstance  qui  l'a  rendue 
possible. 

La  chute  de  la  Monarchie  libérale  surprend  les 
Catholiques.  Ils  n'ont  rien  prévu  et,  par  consé- 
quent, rien  préparé.  La  Constitution,  dont  ils 
ont  voulu  s'accommoder,  venant  à  leur  manquer, 
ils  acceptent  celle  qui  leur  arrive.  Nous  les  ver- 
rons à  l'œuvre  pendant  et  après  la  nouvelle  Ré- 
volution. Il  est  bon  d'observer  au  préalable  un 
phénomène  social,  qui  devait  avoir  pour  l'avenir 
du  pays  des   conséquences  imprévues. 

Les  bourgeois  qui  ont  fait  à  leur  profit  la 
Révolution  de  1789  et  celle  de  1830,  comptent  bien 
en  garder  le  monopole.  Mais  les  idées  font  leur 
chemin.  La  Déclaration  des  Droits  de  l'Homme  a 


-  72  - 

entraîné  logiquement  la  politique  française  vers 
la  Démocratie.  Les  bourgeois  ont  tenté  encore 
de  leur  force  va  faire  trembler  les  bourgeois, 
sit  quelque  temps,  jusqu'au  jour  où  la  logique 
des  doctrines  ont  éveillé  les  masses  ouvrières. 
La  Liberté,  dans  laquelle  on  absorbait  tout  l'idéal 
républicain,  ne  pouvait  suffire  à  ces  natures  sim- 
ples. Elles  réclamèrent  et  réclament  à  cor  et 
à  cri  le  second  article  du  programme  révo- 
lutionnaire :  l'Egalité.  On  ne  les  a  pas  encore 
vues  à  l'œuvre.  Mais  la  première  manifestation 
de  leur  force  va  faire  trembler  les  bourgeois. 

Depuis  toujours,  les  ouvriers  se  confondaient 
pratiquement  en  France  avec  les  paysans.  Ce 
ne  sont  guère  que  les  paysans  de  la  ville.  Les 
uns  et  les  autres  n'ont  aucune  notion  des  cho- 
ses politiques.  Le  labeur  journalier,  avec  lequel 
ils  gagnent  le  pain  de  leurs  femmes  et  de  leurs 
enfants,  ne  leur  laisse  pas  le  loisir  de  se  créer 
d'autres  soucis.  Les  prêtres  et  les  patrons,  qui 
leur  fournissent  un  salaire,  avec  les  représen- 
tants des  pouvoirs  publics,  exercent  sur  eux, 
à  cette   époque,   une  influence   très   grande. 

On  réussit  à  les  agiter  pendant  une  crise  ré- 
volutionnaire. Mais  ils  reviennent  promptement 
à  un  calme  qui  leur  est  naturel  et  dont  ils  ont 
besoin.  Leur  agitation  est  toute  de  surface.  Ceux 
qui  spéculent  sur  les  troubles  populaires,  les  ont 
laissés  tranquilles  aussi  longtemps  qu'ils  ne  joui- 
rent point  du  droit  de  voter.  Les  circonstances, 
au  sein  desquelles  on  adopta  le  suffrage  univer- 
sel en  1848,  ne  permirent  guère  d'exercer  sur  eux 


-  73  - 

une  action  capable  de  contrebalancer  celle  de 
leurs  autorités  sociales.  N'ayant  en  eux-mêmes 
aucun  moyen  de  se  guider  dans  ce  premier  exer- 
cice de  leurs  droits  souverains,  ils  se  fient,  sur- 
tout, les  paysans,  aux  curés  et  aux  grands  pro- 
priétaires ruraux.  Ces  dispositions  profitent  à 
TEglise. 

Mais  les  ouvriers,  accumulés  dans  les  grandes 
villes  et  les  centres  industriels,  obéissent  à  des 
aspirations  différentes.  Leurs  suffrages  vont  à 
des  hommes  qui  se  donnent  pour  les  défen- 
seurs de  leurs  intérêts.  Ils  professent  en  règle 
générale,  sur  les  droits  du  travail  et  l'organi- 
sation de  la  société  des  théories,  qui  semblent 
nouvelles.  Elles  ne  sont  en  réalités  que  la  consé- 
quence rigoureuse  des  principes  révolutionnai- 
res. 

La  Démocratie  n'aurait  pas  obtenu  ces  résul- 
tats, si  elle  avait  été  seule.  Mais  les  circons- 
tances travaillent  pour  elle.  L'application  de  la 
vapeur  à  l'industrie  et  à  la  locomotion  a  pro- 
voqué une  transformation  économique  du  mon- 
de. Les  ouvriers,  isolés  jusqu'à  ce  jour  ou  réu- 
nis dans  de  petits  ateliers,  s'entassent  dans  d'im- 
menses usines.  La  fortune  publique  augmente 
rapidement.  Le  Libéralisme  économique  et  fi- 
nancier, qui  sévit  partout,  laisse  trop  souvent  les 
capitalistes  et  les  industriels  dans  une  complète 
ignorance  sur  leurs  devoirs  à  l'endroit  de  leurs 
salariés. 

L'usine  a  détruit  le  caractère  familial  de  l'an- 
cien atelier.  Vous  connaissez  les  résultats  ma- 


-  74  - 

tériels  et  moraux  de  cette  situation  déplorable. 
Ils  contribuent  à  développer  chez  les  ouvriers  un 
état  d'esprit  tel  que  le  capitaliste  et  l'industriel 
deviennent  forcément  à  ses  yeux  des  ennemis  ir- 
réductibles. Il  a  commencé  par  les  prendre  en 
défiance.  Les  socialistes  ont  tôt  fait  d'exploiter 
ce  sentiment.  Ils  en  font  sortir  une  guerre  des 
classes  qu'ils  se  donnent  la  mission  d'organiser. 
On  les  croit  sur  parole. 

Les  Catholiques  commettent  la  faute  irrépa- 
rable de  ne  point  discerner  les  causes  profondes 
de  ce  conflit.  Ils  s'intéressent  cependant  aux  clas- 
ses ouvrières.  On  les  a  toujours  vu  payer  de 
leur  personne  et  de  leur  bourse,  toutes  les  fois 
qu'il  s'agit  de  remédier  aux  désordres  et  aux. 
misères   inhérentes   à  leur   situation. 

La  France  chrétienne  possédait  jadis  de  nom- 
breuses institutions,  où  l'on  appliquait  à  ces 
maux  un  remède  efficace.  La  Révolution  les  a 
fait  disparaître.  Il  ne  reste,  pour  en  tenir  lieu, 
que  la  charité  des  individus  et  la  providence  de 
l'Etat.  Ce  n'est  pas  assez. 

Nous  verrons  les  nôtres  s'égarer  dans  le  char- 
latanisme de  la  Démocratie  pour  y  découvrir 
les  moyens  d'améliorer  cet  état  de  choses.  Leurs 
efforts  resteront  sans  résultat.  Le  salut  est  ail- 
leurs. Comment  se  fait-il  que  tous  les  braves 
gens  ne  songent  point  à  reprendre,  pour  les  adap- 
ter aux  circonstances  présentes,  nos  traditions 
sociales?  Ils  y  trouveraient  sans  peine  les  no- 
tions si  simples  du  droit  corporatif,  grâce  au- 
quel les  ouvriers  ont  la  possibilité  d'exercer  leurs 


75 


droits  par  eux-mêmes,  e(  à  L'abri  de  L'ingérence 
troublante  des  politiciens.  Au  Lieu  de  oela,  ils 
abandonnent  aux  socialistes  Le  monopole  de  l'or- 
ganisation ouvrière4.  Ceux-ci  travaillent  depuis 
longtemps.  Volontiers  ils  passent  de  la  théo- 
rie à  L'action.  Leurs  tentatives,  prises  isolément, 
n'ont  qu'un  succès  médiocre.  Cependant  on  peut 
dire  qu'elles  obtiennent,  dans  leur  ensemble,  des 
résultats   considérables. 

Il  y  eut  des  excès  et  du  ridicule  chez  eux.  L'o- 
riginalité des  initiateurs  se  manifeste  générale- 
ment ainsi.  Mais  au  lieu  de  les  déconsidérer, 
elle  contribue  à  les  rendre  populaires.  On  parle 
de  leurs  projets  et  les  ouvriers  ne  donnent  qu'u- 
ne attention  distraite  aux  rêveries  étranges  où 
quelques-uns  se  perdent.  Toutes  ces  chimères 
cependant  ne  déplaisent  pas  aux  intéressés.  Les 
hommes  sont  faits  pour  un  paradis.  Depuis  qu'on 
leur  a  enlevé  l'espoir  de  le  trouver  où  Dieu  l'a 
placé,  ils  en  pousuivent  la  réalisation  sur  terre. 
Ceux  qui  la  leur  promettent  ont  chance  d'être 
crus.  De  là,  le  succès  des  prophètes  sociaux. 

Saint-Simon  fut  l'un  des  premiers.  La  vie  n'a 
pas  d'autre  but,  disait-il,  que  la  recherche  du 
bonheur  immédiat.  Pour  le  mettre  à  la  portée 
de  tous,  il  aurait  voulu  supprimer  l'exploitation 
de  l'homme  par  l'homme,  qui  engendre  dans 
la  société  les  inégalités  et  les  souffrances.  Son 
système  aboutissait  au  Collectivisme.  Les  essais, 
qu'il  tenta,  échouèrent  piteusement.  Il  n'en  fut 
pas  de  même  de  ses  théories. 


-  76  — 

Un  des  dignitaires  du  Saint-Simonisme,  Pier- 
re Leroux,  fonda  l'école  de  Y  Humanitarisme, 
où  Ton  professait  un  panthéisme  humanitaire. 
L'un  de  ses  adeptes,  Georges  Sand,  se  fit,  par  le 
roman  et  ses  conversations,  l'un  des  propaga- 
teurs les  plus  actifs  de  ses  doctrines. 

Un  autre  Saint-Simonien,  Bûchez,  prétendait 
unir  la  Révolution  au  Christianisme.  L'organisa- 
tion sociale  qu'il  prêche  est  faite  d'associations 
professionnelles,  libres  et  volontaires.  Il  enve- 
loppe dans  des  formules  évangéliques  ses  as- 
pirations sociales.  Son  action  s'exerce  de  pré- 
férence sur  des  ouvriers,  qui  se  font  les  apô- 
tres de  son  système.  Des  esprits  cultivés  se  pren- 
nent, à  leur  tour,  d'admiration  pour  son  Christ 
social  et  ils  collaborent  à  son  journal  Y  Atelier, 
qui  fut  «  l'organe  des  intérêts  matériels  et  mo- 
raux des  ouvriers  »  de  1840  à  1850.  Ils  travail- 
lent ensemble  à  rendre  la  Révolution  chrétienne. 
Plusieurs  embrasseront  dans  la  suite  la  vie  reli- 
gieuse. Le  P.  Olivaint  sera  du  nombre. 

Fourrier,  l'inventeur  des  phalanstères,  donne 
la  famille  pour  base  à  l'organisation  sociale. 
L'activité  humaine,  d'après  lui,  n'a  d'autre  but  que 
la  satisfaction  des  passions.  Son  disciple,  Consi- 
dérant, tire  du  Fourriérisme  un  socialisme  bour- 
geois, qui  eut,  après  1837,  un  grand  succès.  Ses 
partisans  tiennent  en  grand  dédain  la  politique 
et  la  comédie  parlementaire.  Ils  se  recrutent 
parmi  les  gens  instruits  et  les  instituteurs.  Eu- 
gène Sue,  romancier  socialiste,  est  de  cette  école. 

Les  socialistes,  affiliés   aux  sociétés  secrètes, 


-  77  - 

sont  beaucoup  plus  dangereux.  C'est  Buona- 
rotti  qui  les  a  engagés  dans  cette  voie.  Ils  sont 
tous  communistes.  Blanqui,  Barbes,  Louis  Blanc 
et  d'autres  entraînent  ainsi  vers  la  Révolution 
le  peuple  des  villes.  L: Organisation  du  travail  de 
Louis  Blanc  canalise  les  aspirations  ouvrières, 
en  leur  offrant  des  formules  claires  et  violentes. 
Mais  Proudhon  les  surpasse  tous  par  sa  haine  de 
la  société  et  de  la  Providence.  Personne  n'a 
mieux  démontré  qu'il  n'y  avait  entre  la  Révo- 
lution et  l'Eglise  aucune  conciliation  possible. 
Elles  s'excluent. 

Ces  diverses  écoles  ont  un  programme  négatif, 
qui  est  à  peu  près  le  même.  Elles  sont  tou- 
tes, pour  ce  motif,  'des  agents  de  destruction. 
Elles  réclament  aussi,  d'un  commun  accord,  une 
réorganisation  sociale,  qui  assurerait  une  répar- 
tition meilleure  de  la  fortune.  C'est  ce  que  le 
peuple  retient  le  mieux  de  toutes  leurs  théories. 

Les  Catholiques,  de  leur  côté,  ne  demandent 
que  la  liberté  religieuse.  La  Monarchie  ne  pa- 
raît pas  être  en  jeu.  On  a  la  paix  constitution- 
nelle. Cela  n'empêche  point  Louis-Philippe  de  se 
voir  appliquer  l'inexorable  loi  du  talion.  La  bour- 
geoisie libérale  le  traite  comme  il  a  laissé  traiter 
Charles  X.  La  France  se  trouve  brusquement  en 
république.  Cette  Révolution  ne  surprend  per- 
sonne. 

Cela  a  néanmoins  une  influence  considérable 
sur  les  destinées  de  l'Eglise  en  France  et  sur  l'o- 
rientation des  idées.  Rien  ne  pouvait  contribuer 


78 


davantage  au  succès  du  Catholicisme  libéral.  Les 
événements   vont  travailler  pour  lui. 

Les  socialistes  et  les  radicaux,  membres  du 
gouvernement  provisoire,  subissent  l'ascendant 
modérateur  de  Lamartine.  La  République  de- 
vient libérale.  Le  Clergé  est  mis  en  possession 
de  libertés,  qu'il  n'avait  pu  obtenir  de  la  Mo- 
narchie. Le  peuple  lui  semble  encore  plus  favo- 
rable que  le  nouveau  gouvernement.  On  croit 
assister  à  l'alliance  de  la  Religion  et  de  la  Liber- 
té annoncée  par  Lamennais.  Les  révolutionnaires 
eux-mêmes  se  montrent  pleins  d'égards  pour  les 
prêtres.  L'attitude  du  peuple,  qui  porte  pro- 
cessionnellement  à  l'église  Saint-Roch  le  cruci- 
fix de  la  chapelle  des  Tuileries,  impressionne  vi- 
vement les  Catholiques.  Lacordaire  interprète  le 
sentiment  général,  quand,  de  la  chaire  de  Notre- 
Dame  où  il  est  de  nouveau  monté,  il  s'écrie  : 
«  Nous  assistons,  Messieurs,  à  une  de  ces  heures 
où  Dieu  se  découvre;  hier,  il  a  passé  dans  nos 
rues  et  toute  la  terre  l'a  vu.  » 

Les  évêques  et  les  curés  ne  se  montrent  pas  en 
retard.  Pie  IX  leur  donne  l'exemple,  en  adres- 
sant ses  félicitations  au  gouvernement  pour  le 
respect  que  le  peuple  parisien  témoignait  au 
Catholicisme.  Mgr  Affre,  archevêque  de  Paris, 
s'est  déjà  rendu  à  l'Hôtel  de  Ville  pour  donner 
au  gouvernement  provisoire  son  adhésion  so- 
lennelle. L'abbé  Darboy,  son  vicaire  général,  a 
crié  :  Vive  la  République!  Plusieurs  curés  pa- 
risiens ont  fait  des  déclarations  les  plus  favo- 
rables à  la  Démocratie  triomphante.   Cela  pro- 


79 


voquc  la  pitié  de  Montalembert  II  y  a  de  quoi. 
Cet  empressement  du  Clergé  à  faire  sa  cour  au 
nouveau  tyran  est,  par  le  fait,  sans  la  moindre 
dignité.  La  plantation  des  arbres  de  la  liberté 
fournit  aux  curés  de  la  province  l'occasion  d'i- 
miter leurs  confrères  de  Paris.  C'est  dans  ces 
dispositions  qu'a  lieu  la  première  manifestation 
du  suffrage  universel.  De  nombreux  catholiques, 
parmi  lesquels  trois  évêques  et  plusieurs  prê- 
tres, sont  envoyés  à  l'Assemblée  Constituante. 
Les  républicains,  modérés  pour  la  plupart,  se 
sont  engagés  à  respecter  la  religion. 

Un  gouvernement  ne  pouvait  provoquer  un 
enthousiasme  ecclésiastique  plus  complet.  On 
éprouve  aujourd'hui  quelque  confusion  à  lire  les 
mandements  de  Carême  de  Tannée  1848.  Les  évê- 
ques s'empressent  de  montrer  le  doigt  de  Dieu, 
qui  a  dirigé  les  événements.  Ils  croient  au  Li- 
béralisme politique. 

La  plupart  produisent  l'effet  d'hommes  qui 
s'abandonnent,  les  yeux  fermés,  à  un  courant. 
Mais  tous  n'en  sont  point  là.  Plusieurs  savent 
ce  que  parler  veut  dire.  L'un  d'entre  eux,  qui 
avait  pris  la  tête  de  la  réaction  antigallicane, 
Mgr  Parisis,  évêque  de  Langres,  fit  une  pro- 
fession de  foi,  dont  certains  passages  durent 
plus  tard  lui  causer  quelques  regrets.  Il  avait  en- 
gagé les  Catholiques  à  se  placer  sur  le  terrain 
constitutionnel  au  temps  de  Louis-Philippe.  Il 
va  beaucoup  plus  loin  dans  sa  lettre  pastorale  : 

«  Que  tous  les  Catholiques  fassent  voir  que 
véritablement  ils  cherchent  avant  tout  le  règne 


—  80  - 

de  Dieu  et  de  sa  justice,  bien  persuadés  que 
le  régime  n'est  qu'accessoire  pour  le  chrétien; 
car  ce  n'est  pas  le  règne  de  telle  ou  telle  dynas- 
tie, ce  n'est  pas  même  celui  de  tel  ou  tel  sys- 
tème que  nous  demandons  tous  les  jours  dans 
la  plus  sublime  des  prières,  c'est  uniquement 
le  règne  de  Dieu,  c'est  le  règne  de  la  justice 
et  de  la  liberté  pour  tous,  de  la  paix  et  de  l'u- 
nion entre  tous.  Aussi,  mes  très  Chers  Frères,  il 
s'en  faut  bien  que  les  trois  mots  qui  forment  le 
programme  du  nouveau  gouvernement  nous 
soient  en  aucune  manière  antipathiques.  Rien 
au  contraire,  de  plus  profondément,  que  dis-je? 
de  plus  exclusivement  chrétien  que  ces  trois 
mots  inscrits  sur  le  drapeau  national  :  Liberté, 
Egalité,  Fraternité.  Loin  de  les  répudier,  ces 
mots  sublimes,  le  Christianisme  les  revendique 
comme  son  ouvrage,  comme  sa  création;  c'est  lui, 
c'est  lui  seul  qui  les  a  introduits,  qui  les  a  con- 
sacrés, qui  les  a  fait  pratiquer  dans  le  monde.  » 
Je  vous  dispense  du  reste.  L'évêque  de  Châ- 
lons  tient  le  même  langage  dans  une  lettre  à 
l'Univers  :  «  Notre  drapeau  porte  maintenant 
pour  devise  :  Liberté,  Egalité,  Fraternité.  C'est 
tout  l'Evangile  dans  sa  plus  simple  expression. 
Nous  ne  voulons  rien  de  plus.  La  République,  à 
ce  prix,  peut  compter  sur  nous  et  n'aura  pas  de 
meilleurs  amis.  »  Encore  un  peu  de  temps  et 
on  verra  tout  ce  qui  reste  de  ces  touchantes  dis- 
positions envers  le  nouveau  régime. 

Une  école  de  Démocratie  chrétienne  est  ou- 


-  SI 

verte  avec  grand  Tracas  de  publicité.  Nous  re- 
trouverons plus  tard  son  chef,  l'abbé  Maret,  à 
la  tête  des  Gallicans.  Pour  le  moment,  il  s'en- 
toure de  laïques  dévoués  et  connus,  tels  que 
Ozanam,  de  Coux,  Charles  Sainte-Foix.  Ils  fon- 
dent ensemble  un  journal  au  titre  symbolique, 
Y  Ere  nouvelle.  Lacordaire  en  accepte  la  direction, 
sans  en  prendre  toutes  les  idées.  Le  Républica- 
nisme de  Maret  lui  répugne;  il  ne  le  croit  pas 
nécessaire  au  succès  de  la  Démocratie  et  du  Li- 
béralisme. 

Les  fondateurs  du  journal  se  proposent  de 
montrer  à  la  France  la  vérité  sociale,  que  l'E- 
vangile contient  en  réserve.  Le  monde,  pense 
l'abbé  Maret,  cherche  le  Christianisme  sans  le 
savoir.  Il  y  a  une  pensée  chrétienne  latente  dans 
les  cris  de  la  rue  et  dans  les  aspirations  du  mon- 
de actuel,  pour  qui  sait  l'entendre.  Cette  pensée 
se  trouve  au  fond  de  toutes  les  Révolutions.  Il 
ajoute  que  le  Christianisme  est  mal  connu,  par- 
ce qu'il  est  mal  enseigné.  C'est  pour  ce  motif 
qu'on  a  pu  le  rendre  impopulaire,  en  exploitant 
les  besoins  du  peuple  et  le  sentiment  de  ses  droits 
mal  compris.  UEre  nouvelle  ramènera  le  mon- 
de au  Christianisme,  en  le  montrant  tel  qu'il 
est.  Le  fondateur  trouve  une  formule,  qui  con- 
dense toutes  ces  aspirations  en  quelques  mots  : 
Le  règne  de  la  Charité  par  la  Liberté.  Il  faut, 
pour  réussir,  entrer  dans  la  Liberté  par  la  Vé- 
rité et  la  Charité  chrétienne.  Ce  qu' Ozanam  tra- 
duisait ainsi  :  Allons  aux  Barbares! 

Mots  sonores,  qui  avaient  le  don  d'agacer  Mon- 

Le  Catholicisme  libéral  6 


-  82  - 

talembert.  Voici  ce  qu'il  en  dit  à  l'abbé  de  So- 
lesmes  :  «  (Il  est  question  de  YEre  nouvelle).  C'est 
toujours  la  même  servilité  dans  la  même  médio- 
crité :  il  est  impossible  de  délayer  plus  tristement 
le  mot  indigne  et  si  peu  catholique  d'Ozanam  : 
«  Passons  aux  Barbares  ».  Oh!  que  vous  avez 
raison  de  dire  qu'il  nous  faut  étudier  la  vie  des 
saints  des  premiers  siècles,  précisément  afin  de 
voir  comment  l'Eglise  a  résisté  aux  Barbares, 
au  lieu  de  les  courtiser.  »  (1) 

Maret  ne  sépare  pas  la  Liberté  de  la  Démocra- 
tie. Nul  n'a  jusqu'à  ce  jour  affirmé  plus  haut  les 
harmonies  secrètes  qui  existent  entre  la  Démo- 
cratie et  le  Christianisme.  Ecoutez-le  :  «  Fille 
du  Christianisme  et  de  la  raison,  la  Démocratie 
moderne  est  le  dernier  terme  des  progrès  so- 
ciaux; elle  peut  être  la  meilleure  des  socié- 
tés. »  (2) 

Il  écrira  plus  tard  :  «  Est-il  vrai  que  les  doc- 
trines de  la  Démocratie  soient  la  négation  des 
doctrines  du  Catholicisme?  Trois  mots  résument 
le  symbole  de  la  Démocratie  :  Liberté,  Egalité, 
Fraternité.  Il  est  inutile  sans  doute  de  prouver 
que  l'Egalité  et  la  Fraternité,  loin  d'être  ennemis 
du  Christianisme  catholique,  sont  une  émana- 
tion de  son  esprit... 

»  La  Liberté  politique  est  le  droit  de  faire 
la  loi  et  d'instituer  le  pouvoir  appelé  à  l'exé- 
cuter.   La   Liberté   n'est   complète   que   lorsque 

1.  Dom  Guéranger,  par  Dom  Delatte,   I,   449. 

2.  Bazin,  t.  I,  p.  238. 


83 


ce  droit  appartient  à  la  nation  tout  entière.  Une 

nation  n'est  vraiment  libre  et  maîtresse  d'elle-mê- 
me que  lorsque  tous  les  citoyens,  par  eux-mêmes 
ou  par  leurs  mandataires,  président  à  leurs  des- 
tinées en  établissant  la  loi  qui  doit  régler  tous 
leurs  intérêts  temporels,  en  déléguant  à  un  gou- 
vernement de  leur  cboix  le  pouvoir  d'appliquer 
la  loi  qu'ils  ont  décrétée.  La  Liberté  politique 
est  donc  identique  à  la  Souveraineté. 

»  La  Souveraineté  est  une  émanation  de  Dieu 
dans  la  nature  humaine...  Dieu  a  élevé  la  nature 
humaine  à  la  participation  de  sa  souveraineté. 
Or,  comme  les  hommes  participent  à  la  nature 
humaine,  tous  entrent  en  partage  de  la  souve- 
raineté; et,  dans  une  nation,  la  nature  humai- 
ne étant  représentée  par  la  totalité  de  la  nation, 
c'est  la  totalité  de  la  nation  qui  possède  la  sou- 
veraineté. Elle  a  le  droit  de  commander  à  tous 
ses  membres,  de  faire  les  lois,  d'instituer  le  pou- 
voir exécutif. 

»  Cette  théorie,  simple  et  évidente  comme  la 
vérité  elle-même,  est-elle  donc  opposée  à  la  théo- 
logie chrétienne?  Que  venons-nous  de  faire,  si- 
non de  présenter  sous  une  forme  rationelle  l'en- 
seignement constant  des  plus  grands  docteurs 
et  des  meilleures  écoles   de  théologie!  »   (1) 

1.  Vie  de  Monseigneur  Maret,  par  Bazin,  I,  241-242. 
On  ne  se  lasse  pas  de  citer  le  fondateur  de  Y  Ere  nouvelle. 
Chacune  de  ses  propositions  appelle  dans  la  mémoire  où 
elles  lui  font  un  cortège  bruyant,  les  déclarations  de  nos 
Sillonistes  et  de  nos  Démocrates.  Les  idées  et  las  ten- 
dances sont  les  mêmes.  Le  nouveau  est  dans  le  verbe  et 
dans  les  images. 


-  84  - 

Voici  la  pensée  de  l'abbé  Maret  sur  les  cau- 
ses de  nos  révolutions  :  notre  siècle  en  est  venu 
à  demander  à  la  société  une  perfection  qui  dé- 
passe les  forces  communes  de  la  nature  humaine. 
Après  avoir  appris  de  l'Evangile  un  idéal  social, 
il  s'exalte  et  il  s'épuise  dans  de  redoutables 
expériences  pour  le  réaliser  sans  l'esprit  évan- 
gélique  avec  les  seuls  éléments  de  la  volonté 
et  de  la  raison.  Tout  ce  que  notre  siècle  pour- 
suit de  grand,  de  populaire,  de  juste,  de  di- 
vin, sera  accompli  quand  il  saura  bien  que  Jé- 
sus-Christ est  non  pas  seulement  la  vérité,  l'i- 
déal, mais  encore  la  voie  et  le  moyen.  La  Dé- 
mocratie cherchait  alors  le  Catholicisme  sans  le 
savoir  et  quelquefois  en  le  maudissant.  Dans  ses 
agitations  fébriles,  elle  était  en  quête  de  ses 
vertus.  Le  mal  du  pays  de  l'Evangile  la  tour- 
mente, et  elle  n'aura  de  repos  que  le  jour  où  elle 
reposera  sur  le  cœur  du  Maître,  qui  est  la  Cha- 
rité (1). 

L'abbé  Maret  aurait  voulu  créer  une  vérita- 
ble école  sociale  catholique  dans  le  but  de  ra- 
mener le  clergé  à  sa  tradition.  Car  nos  prêtres 
semblent  avoir  perdu  le  sens  du  grand  apostolat 
ecclésiastique.  Il  leur  rendrait  ainsi  l'art  d'é- 
vangéliser  les  peuples,  au  lieu  de  s'épuiser  en 
une  action  individuelle. 

Une  partie  du  clergé  est  gagnée  d'avance  aux 
entreprises  de  ce  genre.  Les  jeunes  se  laissent  sé- 
duire les  premiers.  On  les  voit  se  jeter  sur  YEre 

1.  Bazin,  t.  I,  p.  243. 


-  85  - 

nouvelle.  Fondée  le  5  avril  1848,  elle  compte 
3.200  abonnés,  le  25  mai  suivant.  Et,  en  juin,  son 
tirage  est  de  20.000.  C'est  un  succès  de  presse. 
Maret  a  des  imitateurs  à  Paris  et  en  province. 
Victor  Galland,  un  catholique,  fonde  la  Revue  du 
Socialisme  chrétien;  l'abbé  Chantome,  la  Revue 
des  réformes  et  du  progrès.  L'abbé  Guettée  est 
rédacteur  en  chef  du  Républicain  de  Loir-et- 
Cher,  et  Chevé,  catholique  connu,  collabore  au 
journal  de  Proudhon. 

UEre  nouvelle  n'est  que  la  réédition  de  V Ave- 
nir. Ses  rédacteurs  s'adaptent  aux  circonstances. 
L'abbé  Maret,  qui  les  inspire,  développe  la  par- 
tie démocratique  du  programme  de  Lamennais. 
Avec  lui,  la  Démocratie  chrétienne  est  en  progrès. 
Les  événements  se  tourneront  contre  lui.  Les 
tendances,  dont  il  s'est  constitué  l'interprète, 
subiront  un  arrêt.  Il  s'effacera  lui-même  pour 
s'engager  dans  une  autre  voie.  Mais  on  se  fe- 
rait illusion,  en  croyant  à  une  faillite  de  ses  théo- 
ries. Leur  marche  en  avant  est  chose  acquise 
désormais.  Elles  resteront  au  point  où  YEre  nou- 
velle les  laissa  en  disparaissant.  D'autres  vien- 
dront un  jour  les  reprendre  et  les  remorquer 
pour  une  nouvelle  marche  en  avant.  Nous  re- 
trouverons les  mêmes  idées,  les  mêmes  passions, 
le  même  vocabulaire. 

Les  Démocrates,  qui  collaborent  avec  l'abbé 
Maret.  n'auraient  pas  cédé  devant  les  discus- 
sions. Les  mesures  administratives  seraient  res- 
tées impuissantes  contre  eux.  Les  procédés  de 
raison   et  les  actes  d'autorité  n'impressionnent 


—  86  — 

guère  les  hommes,  affligés  d'un  pareil  état  d'es- 
prit. Quelques-uns  néanmoins  sont  accessibles 
aux  leçons  de  l'expérience.  Ceux-là  se  rendirent, 
quand  les  journées  de  juin  leur  montrèrent  ce 
que  cachaient  de  réalités  douloureuses  les  dé- 
clamations sur  la  bonté  du  peuple.  Leurs  abon- 
nés comprirent  mieux  encore.  Les  émeutes  se 
transformèrent  en  désastre  pour  le  journal. 

L'abbé  Maret  tint  bon,  malgré  ces  échecs.  Sa 
foi  démocratique  planait  au-dessus  de  toutes  les 
ruines.  Il  était  disposé  à  continuer  quand  mê- 
me. Les  lecteurs,  qui  lui  restaient  fidèles,  par- 
tageaient son  optimisme.  Mais  la  nécessité  vint 
un  jour  précipiter  le  dénouement.  Le  Marquis 
de  la  Rochejaquelein,  par  une  opération  habile, 
acquit  la  propriété  de  YEre  nouvelle.  Ce  fut  sa 
condamnation  \  mort. 

Les  premiers  exploits  du  Socialisme  lui  devin- 
rent funestes.  Ses  partisans  avaient  eu  le  tort 
de  s'attaquer  à  la  société  elle-même.  Les  désor- 
dres, qu'ils  occasionnèrent  à  Paris  et  dans  quel- 
ques départements,  firent  mieux  que  tous  les 
raisonnements  éclater  la  folie  de  leur  système. 
Les  instincts  conservateurs,  qui  dominent  chez 
la  plupart  des  hommes,  firent  se  dresser  contre 
eux  les  forces  vives  d'un  pays.  L'opinion  pu- 
blique leur  fut  ouvertement  hostile.  La  réaction, 
qui  suivit,  marqua  une  défaite  des  socialistes 
et  de  leur  programme.  Mais  on  s'égarerait,  en 
la  croyant  définitive.  Les  idées,  génératrices  du 
Socialisme,  restent  en  honneur;  les  circonstan- 
ces   économiques,    qui   favorisent    son    dévelop- 


87 


pemcnt,  ne  changent  pas.  Le  Socialisme,  qu'on 
le  veuille  ou  non,  apparaîtra  de  nouveau  sur  la 
scène  du  monde.  La  Démocratie  chrétienne  fe- 
ra partie  de  son  cortège.  L'une  suit  inévitable- 
ment l'autre. 

Quant  au  Catholicisme  libéral,  tout  lui  devient 
profit  dans  les   événements  de   1848. 


QUATRIÈME   LEÇON 

Deuxième    condamnation 
du  Catholicisme  libéral 


Sommaire  :  La  révolution  romaine.  Après  les  événements  de 
juin.  La  liberté  d'enseignement.  Monseigneur  Dupanloup. 
Les  ultramontains,  Veuillot.  Autour  d'un  journal.  L'éco- 
le du  Correspondant.  Montalembert.  Les  succès  littéraires 
du  Catholicisme  libéral.  Système  des  concessions.  Con- 
damnation   par   le   Syllabus, 


La  France  n'eut  pas  le  monopole  de  la  Révolu- 
tion, en  1848.  Rome  s'en  donna  une.  Le  Pape 
Pie  IX  avait  cependant  fait  tout  pour  épargner 
cette  aventure  à  son  peuple.  Dès  son  avènement 
(1846),  il  inaugura  une  série  de  réformes,  qui  le 
firent  passer  en  Italie  et  en  Europe  pour  le  plus 
libéral  des  souverains.  On  eût  dit  que  la  Pa- 
pauté entrait  dans  une  ère  nouvelle.  Les  gou- 
vernements voisins  assistaient  à  cette  évolution 
de  la  politique  romaine  avec  curiosité  et  inquié- 
tude. Les  hommes  d'Etat  ne  se  trompaient  guère 
sur  les  déceptions  qui  attendaient  le  Souverain- 
Pontife.  Metternich,  l'un  des  plus  écoutés,  di- 
sait :  «  Les  améliorations  matérielles,  les  che- 
mins de  fer,  l'éclairage  au  gaz,  les  écoles  leur 
importent  peu;  ce  qu'ils  veulent,  c'est  agir  par  la 
presse,  par  les  clubs,  désarmer  les  Suisses,  ar- 


89 


mer  la  garde  civique,  finalement  dominer.  >>  Les 
événements  ne  bardèrent  pas  à  vérifier  ces  pré- 
visions. 

Mazzini  tramait  une  révolution,  avec  le  con- 
cours des  sociétés  secrètes  et  pour  leur  compte. 
Ses  instigateurs,  au  lieu  de  s'abandonner  à  la 
poussée  aveugle  des  foules,  leur  imposaient  une 
direction  ferme.  Il  importait  de  ne  rien  faire 
qui  pût  amener  une  intervention  militaire  de  la 
France  ou  de  l'Autriche.  Les  choses  se  firent 
donc  à  l'heure. 

Les  événements  de  Paris  eurent  dans  toute  la 
péninsule  une  forte  répercussion.  Les  exigences 
des  révolutionnaires  devinrent  insolentes.  Pie  IX 
dut  accorder  une  constitution  à  son  peuple  (mars 
1848).  Cet  acte  de  faiblesse  fut  un  encouragement 
pour  les  émeutiers.  Rome  se  trouva  bientôt  en 
pleine  anarchie.  Il  n'y  eut  aucun  gouvernement 
possible.  Cet  état  put  se  prolonger  quelques  mois 
encore.  Mais  après  le  meurtre  de  Rossi  (15  no- 
vembre) et  l'émeute  du  lendemain,  la  vie  du 
Pape  se  trouvait  en  danger;  il  dut  abandonner 
la  ville  et  chercher  un  refuge  à  Gaète.  La  suite 
est  connue. 

Le  Gouvernement  français,  qui  avait  compris 
les  leçons  des  journées  sanglantes  de  juin,  en- 
voya son  armée  au  secours  de  Pie  IX.  Rome  fut 
arrachée  à  la  révolution  et  rendue  à  son  Sou- 
verain légitime. 

Celui-ci  n'oublia  jamais  la  leçon  qu'il  venait 
de  recevoir.  On  l'a  souvent  représenté  comme  un 


-  90  — 

vieillard  aigri  par  l'épreuve  et  fermé  d'avance  à 
toute  idée  de  progrès.  Rien  n'est  plus  faux.  Il 
voyait  le  mal  où  il  se  trouve,  le  mal  qui  ravage 
les  esprits  avant  de  désoler  la  société.  Et  il  l'a 
dénoncé  avec  un  courage  qui  ne  fléchit  jamais. 
C'est  le  plus  grand  service  qu'il  put  rendre  à 
l'Eglise  et  au  monde. 

L'accueil  empressé  que  le  Clergé  et  les  Catho- 
liques firent  dans  l'ensemble  à  la  deuxième  Ré- 
publique amena  une  explosion  du  Libéralisme. 
Tous  ne  partagèrent  pas  cependant  cet  enthou- 
siasme. Les  Légitimistes,  qui  étaient  pour  la 
plupart  d'excellents  catholiques,  se  tinrent,  plus 
que  d'autres,  sur  la  réserve.  Il  y  eut  un  assez 
grand  nombre  de  prêtres  à  suivre  cet  exemple. 
Je  n'en  nommerai  qu'un,  l'abbé  Pie,  vicaire  gé- 
néral de  Chartres.  Les  démonstrations  libérales 
de  Montalembert  et  de  quelques  autres  défen- 
seurs de  la  liberté  d'enseignement,  l'avaient  pré- 
occupé plus  d'aine  fois. 

Des  électeurs  influents  l'engagèrent  à  poser 
sa  candidature  aux  élections  de  1848.  Il  refusa. 
Les  motifs  de  cette  détermination  révèlent  un 
sens  politique  de  beaucoup  supérieur  à  celui  de 
ses  contemporains.  L'abbé  Pie  ne  se  reconnais- 
sait aucune  aptitude  à  représenter  une  foule 
inorganique.  Ses  dispositions  n'auraient  pas  été 
les  mêmes,  si  on  lui  avait  demandé  de  repré- 
senter dans  une  assemblée  nationale  le  corps  ec- 
clésiastique, dont  il  faisait  partie.  Déjà  le  futur 
évêque  de  Poitiers  trouvait  dans  nos  traditions 


-91— 

politiques  l'intelligence  de  la  représentation  pro- 
fessionnelle ou  corporative.  Il  devançait  son  épo- 
que. 

L'empressement  républicain  du  Clergé  plongea 
Montalembert  dans  une  tristesse  dont  sa  corres- 
pondance avec  l'abbé  de  Solesmes  garde  l'ex- 
pression. 

«  Je  suis  inquiet  du  Clergé.  Peut-être  n'avez- 
vous  pas  vu  les  discours  de  certains  curés  de 
Paris,  qui  ont  qualifié  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ  de  divin  républicain.  C'est  toujours  le 
même  esprit,  l'adoration  servile  de  la  force  laï- 
que et  du  pouvoir  vainqueur.  Malheureusement 
cet  esprit  gallican  se  complique  et  s'envenime 
par  les  tendances  démagogiques,  qui  ont  infecté 
le  clergé  à  un  degré  que  je  ne  soupçonnais 
pas  »  (1). 

Les  journées  de  juin,  fatales  au  Socialisme 
et  à  la  Démocratie  chrétienne,  rapprochèrent  les 
Libéraux  des  Catholiques.  Les  premiers  appar- 
tenaient généralement  à  la  bourgeoisie.  Ils 
avaient  de  la  fortune;  par  conséquent,  les  ten- 
tatives révolutionnaires  leurs  firent  peur.  Cette 
crainte  des  malheurs  politiques  fut  un  commen- 
cement de  sagesse.  On  se  mit  à  réfléchir  sur  les 
avantages  de  la  religion  et  de  la  morale. 

Dieu  apparut  comme  le  gendarme  veillant  aux 
coffres-forts.  On  l'appela  au  secours.  Le  parti 
prêtre  devint  un  auxiliaire  de  l'ordre.  Cousin 
représente  assez  exactement  ce  que  pouvait  être 

1.  Dom   Guéranger,   par  Dom   Delatte,   I,   416. 


-  92  - 

cette  bourgeoisie  fortunée,  intelligente  et  libérale. 
Il  aurait  dit  à  Rémusat  :  «  Courons  nous  je- 
ter dans  les  bras  des  évêques;  eux  seuls  peuvent 
nous  sauver.  »  Beaucoup  le  pensaient,  sans  le 
dire  trop  haut.  Le  rôle  conservateur  de  l'Eglise 
l'impose  toujours  comme  une  condition  de  l'or- 
dre public,  toutes  les  fois  que  les  intérêts  maté- 
riels d'une  société  se  trouvent  gravement  com- 
promis. Mais  il  faut  que  le  péril  se  manifeste 
avec  une  évidence  troublante. 

Les  prédications  du  jubilé,  qui  suivirent  d'as- 
sez près  tous  ces  événements,  provoquèrent  de 
nombreux  retours  aux  pratiques  religieuses,  dans 
les  villes  et  dans  les  campagnes.  Mais  ces  con- 
versions furent  de  courte  durée.  La  crainte,  qui 
les  avait  rendues  possibles,  disparut  avec  le  dé- 
sordre; et  elle  emporta  la  sagesse,  qui  l'avait  ac- 
compagnée. Les  œuvres  pastorales  de  Mgr  Pie, 
évêque  de  Poitiers,  conservent  en  plusieurs  en- 
droits un   tableau  fidèle   de   cette  situation. 

Le  vote  de  la  loi  sur  la  liberté  d'enseigne- 
ment montre  ce  qu'était  l'opinion  au  début  de 
cette  période.  Les  Libéraux  se  faisaient  un  hom- 
neur  et  un  devoir  de  demander  à  l'Eglise  le 
plus  de  services  possibles.  Ils  furent,  en  toutes 
circonstances,  prodigues  d'égards  envers  les 
membres  du  Clergé.  Les  dispositions  du  Parle- 
ment étaient  les  mêmes.  De  Falloux  avait  le 
portefeuille  de  l'Instruction  publique.  La  com- 
mission chargée  de  préparer  le  texte  de  la  loi  cor- 


ou 


respondait  à  cet  étal  des  esprits.  Tout  y  était  à  la 
conciliation. 

La  satisfaction  ne  fut  pas  universelle  chez  les 
Catholiques,  il  s'en  faut.  Beaucoup  réclamaient, 
avec  une  liberté  entière,  la  suppression  de  l'Uni- 
versité ou  de  l'enseignement  par  l'Etat.  Louis 
Veuillot  se  fit  dans  YUniuers  leur  porte-parole 
très  écouté.  La  loi  Falloux,  tout  en  reconnaissant 
aux  hommes  d'Eglise  la  liberté  d'ouvrir  et  de 
diriger  des  maisons  d'éducation,  conservait  à 
l'Etat  son  action  prépondérante.  Il  continuait 
d'enseigner  dans  les  établissements  universitai- 
res. Il  exerçait  sur  les  autres  une  direction  effec- 
tive par  les  programmes  et  les  examens.  Les 
partisans  de  la  loi  telle  quelle  prétendirent  qu'il 
n'eût  pas  été  possible  d'obtenir  davantage.  Mais 
les  Catholiques  dans  l'ensemble  s'attendaient  à 
mieux.  Veuillot  donna  le  retentissement  de  son 
journal  à  leurs  plaintes.  Dupanloup  et  Monta- 
lembert  ne  purent  prendre  leur  parti  de  cette 
mauvaise  humeur.  Ce  fut  le  point  de  départ  de  po- 
lémiques violentes  et  de  divisions  profondes,  au 
cours  desquelles  le  Catholicisme  libéral  entra  de 
nouveau  en  campagne. 

Les  critiques  de  Veuillot  et  de  ses  amis  sont 
curieuses  à  lire  après  un  demi-siècle  d'expérien- 
ce. Il  y  aurait  à  les  rapprocher  de  celles  qui  ont 
été  formulées  par  quelques-uns  de  nos  publicistes 
les  plus  en  vue,  par  Drumont  entre  autres.  Je  n'o- 
se pas  trop  m' élever  contre  une  loi,  qui  est  de  la 
part  de  nos  ennemis  l'objet  de  tant  d'attaques. 
Cependant  il   y  aurait   lieu,   sans   contester  les 


91 


avantages  qu'elle  nous  a  valus,  d'en  examiner  les 
inconvénients.  Tout  n'a  pas  été  profit  dans  cette 
fréquentation  de  l'Université  par  les  éducateurs 
ecclésiastiques.  Ceux  qui  ont  suivi  renseignement 
donné  ici  même  p\ar  M.  Pierre  Lasserre  savent 
à  quoi  s'en  tenir. 

Je  reviens  à  la  commission.  Saint-Marc  Gi- 
rardin,  Cousin  et  Dubois  y  représentaient  l'U- 
niversité; les  abbés  Dupanîoup  et  Sibour,  l'E- 
glise; Montalembert,  Augustin  Cochin,  Laurencie, 
de  Riancey,  Armand  de  Melun,  le  parti  catholi- 
que. Il  y  avait,  en  outre,  Freslon,  qui  avait  eu 
le  portefeuille  de  l'Instruction  publique  sous  le 
ministère  Cavaignac,  le  pasteur  protestant  Cu- 
vier,  de  Corcelles,  Thiers,  Dupanîoup  et  Cou- 
sin jouèrent  les  rôles  prépondérants. 

Pour  des  raisons  diverses,  leur  influence  s'im- 
posa. Ils  étaient  hommes  à  s'entendre  malgré  des 
divergences  manifestes  et  leur  personnalité  très 
accusée.  Thiers  et  Cousin  n'étaient  pas  reve- 
nus de  l'émotion  que  leur  avait  causée  l'insur- 
rection populaire.  Le  premier  tint  un  langage 
auquel  personne  ne  s'attendait.  L'état  des  es- 
prits dans  le  personnel  enseignant  lui  faisait  peur 
et  il  l'avait  écrit,  de  manière  à  ce  que  nul  n'en 
ignore.  «  L'Université  est  tombée  aux  mains  des 
Phalanstériens.  Je  porte  ma  haine  et  ma  chaleur 
de  résistance  là  où  est  l'ennemi.  Cet  ennemi,  c'est 
la  démagogie;  et  je  ne  lui  livrerai  pas  le  der- 
nier débris  de  l'ordre  social,  c'est-à-dire  l'éta- 
blissement catholique.  » 

Il  aurait  voulu   décharger  l'Etat  du  soin  de 


95 


l'instruction  primaire  pour  la  confier  au  clergé. 
Ce  projet  n'aboutit  point.  Thiers  cependant  ne 
donnait  pas  toute  sa  confiance  aux  hommes  d'E- 
glise. Autant  il  se  montra  dispose  à  leur  re- 
mettre l'éducation  des  paysans  et  des  ouvriers, 
autant  il  était  jaloux  de  laisser  la  bourgeoisie 
aux  mains  de  l'Université.  C'est  pour  cette  raison 
qu'il  fut  hostile  à  la  complète  liberté  de  l'en- 
seignement secondaire.  L'abbé  Dupanloup,  au 
reste,  ne  la  demandait  pas.  Ils  purent  aisément 
tomber  d'accord. 

La  haute  situation  que  cet  ecclésiastique  oc- 
cupait dans  le  clergé  parisien,  l'expérience  qu'il 
avait  en  matière  d'éducation  et  ses  qualités  per- 
sonnelles lui  donnaient  un  ascendant,  devant  le- 
quel cédaient  les  esprits  les  plus  distingués.  Il 
professait  sur  les  rapports  du  Christianisme  et 
de  la  société  moderne  des  idées  particulièrement 
larges,  qui  plaisaient  aux  Libéraux.  Elles  furent 
pour  beaucoup  dans  ses  succès.  Loin  d'en  faire 
mystère,  il  les  avait  étalées,  dès  1845,  dans  une 
brochure,  qui  ressembla  fort  à  un  manifeste. 

Le  titre,  La  pacification  religieuse,  convient  à 
la  thèse  soutenue.  On  y  trouve,  dans  ses  gran- 
des lignes,  le  programme  du  Catholicisme  li- 
béral. Dupanloup  y  restera  fidèle  jusqu'à  la  fin 
de  sa  vie.  Car  cet  homme  eut  une  existence 
étonnamment  une.  Les  pages  qu'il  consacre  au 
véritable  esprit  de  la  Révolution  française  li- 
vrent toute  sa  pensée.  Il  accepte  les  institutions 
libres,  la  liberté  de  conscience,  la  liberté  civile, 


-  96  — 

la  liberté  politique,  en  un  mot  la  Liberté  à  tou- 
tes les  sauces  du  Libéralisme.  La  déclaration 
suivante  doit  être  retenue.  L'auteur  s'adresse  aux 
Libéraux  :  «  De  quelque  façon  que  vous  nous 
considériez,  selon  la  vérité  ou  selon  des  préju- 
gés, comme  auxiliaires  ou  comme  vaincus,  nous 
venons  à  vous,  nous  et  tout  ce  qui  marche  avec 
nous;  achevez  votre  conquête  en  nous  accep- 
tant, ne  repoussez  plus  en  aveugles  de  préten- 
dus ennemis,  qui  vous  offrent  et  qui  vous  de- 
mandent la  paix  dans  la  liberté  et  dans  la  jus- 
tice. » 

Tels  furent  les  sentiments  qui  animèrent  l'ab- 
bé Dupanloup  dans  tous  ses  rapports  avec  les 
membres  de  la  commission.  Nous  verrons  qu'il 
en  éprouvait  d'autres  à  l'endroit  des  Catholiques, 
assez  téméraires  pour  ne  pas  partager  son  avis. 
Montalembert  fut  sous  le  charme.  Cet  accord 
entre  hommes  d'opinions  religieuses  et  politiques 
si  diverses  lui  parut  réaliser  tout  ce  que  l'on 
pouvait  attendre  de  mieux.  On  le  devait  au  res- 
pect de  tous  pour  la  liberté  de  chacun.  L'in- 
transigeance de  Veuillot  lui  devint  insupportable. 
L'empire  de  Dom  Guéranger  sur  son  esprit  di- 
minua sensiblement  à  partir  de  ce  jour.  Le  be- 
soin qu'il  avait  d'un  appui  pour  son  intelligence 
et  sa  volonté  le  porta  vers  l'abbé  Dupanloup, 
qui  lui  fut  désormais  un  ami  et  un  maître. 

La  nomination  de  l'abbé  Dupanloup  à  l'é- 
vêché  d'Orléans  augmenta  son  prestige.  Ce 
fut  un  chef  d'école  et  un  conducteur  d'hommes. 
Son  influence  s'étendit  bien  au-delà  de  son  dio- 


97 


cùse.  Ou  peut,  sans  exagération,  lui  attribuer  la 
plupart  des  progrès  du  Libéralisme  chez  les 
Catholiques  de  cette  époque.  Il  imprima  son  ca- 
ractère à  celte  nouvelle  phase  du  Catholicisme 
libéral.  Vous  n'y  trouverez  pas  la  Démocratie  de 
Lamennais,  de  Maret  ou  de  Lacordaire. 

Mgr  Dupanloup  eut  la  république  en  horreur 
et  il  resta  toute  sa  vie  monarchiste.  Mais,  dans 
l'Eglise,  comme  en  France,  il  voulait  une  Mo- 
narchie libérale,  dans  laquelle  le  pouvoir  souve- 
rain ne  craindrait  pas  de  se  prêter  aux  exigences 
de  la  Révolution.  L'autorité  suprême  devrait 
donc  faire  le  sacrifice  de  quelques-unes  de  ses 
prérogatives.  Ce  que  le  Pape  ou  le  Roi  per- 
drait ainsi  deviendrait  la  part  du  peuple,  des  su- 
jets, ou  plus  exactement  d'une  oligarchie  in- 
tellectuelle, dont  les  Catholiques  libéraux  s'at- 
tribuaient le  monopole.  Mgr  Dupanloup  ne  for- 
mula point  son  système  par  écrit;  il  le  fit  passer 
dans  ses  actes.  Son  Libéralisme,  c'est  lui;  c'est 
son  action  personnelle;  c'est  la  mission  qu'il 
s'attribue  pour  le  plus  grand  bien  de  la  France  et 
de  l'Eglise.  Cette  ambition  ne  manque  pas  de 
grandeur.  Il  la  conserve  au  moyen  d'une  piété 
sincère,  d'une  austérité  de  vie  édifiante  et  d'un 
dévouement  que  rien  ne  lasse.  Il  la  sert  avec  tou- 
tes les  ressources  de  sa  riche  nature. 

Les  Catholiques,  qui  échappèrent  aux  illusions 
libérales,  reçurent  le  nom  d'Ultramontains.  Au- 
tant vaudrait  dire  romains  ou  papistes.  On  ne 
saurait  leur  découvrir  un  chef  unique.  Ils  eu- 

Le  Catholicisme  libéral  7 


98 


rent  pour  les  guider  des  évêques  d'une  doctrine 
irrépréhensible,  Parisis,  évêque  de  Langres, 
Gousset,  archevêque  de  Reims,  Pie,  évêque  de 
Poitiers,  Gerbet,  évêque  de  Perpignan,  Plantier, 
évêque  de  Nîmes,  et  des  théologiens  de  haute 
valeur;  le  plus  connu  est  Dom  Guéranger,  abbé 
de  Solesmes.  Veuillot,  qui  était  un  écrivain  de 
premier  ordre,  mit  à  leur  disposition  son  jour- 
nal, VUnivers.  Ce  fut  leur  meilleure  chance.  Car 
cette  feuille,  en  pénétrant  dans  les  presbytères, 
dans  les  collèges,  dans  les  maisons  religieuses 
et  chez  les  fidèles  cultivés  et  influents,  conquérait 
à  leurs  idées  la  plus  grande  partie  du  Clergé  et 
des  Catholiques. 

Veuillot  avait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  opérer 
cette  conquête.  C'était  d'abord  un  journaliste 
de  génie.  Il  put,  grâce  à  une  intelligence  des 
plus  actives  et  à  une  mémoire  qui  n'oubliait 
rien,  s'initier  à  la  science  des  choses  de  l'E- 
glise. Il  avait  le  sens  catholique  très  développé, 
Son  instinct  de  baptisé  lui  montrait  à  première 
vue  où  est  la  vérité,  où  est  l'erreur.  Il  embras- 
sait l'une  avec  l'ardeur  de  son  âme  et  il  repous- 
sait l'autre  sans  la  moindre  hésitation.  Il  aima 
l'Eglise  passionnément.  Pour  lui,  l'Eglise  se  per- 
sonnifiait dans  le  Pape.  Toute  son  ambition  con- 
sistait à  les  servir.  Il  porta  de  rudes  coups  à 
leurs  communs  ennemis  et  du  dedans  et  du  de- 
hors. Mais  ce  fut  toujours  sans  amertume.  Ce 
polémiste  redoutable,  qui  maniait  la  plume  com- 
me un  glaive,  était  plein  de  bonté.  Ses  compa- 
gnons de  labeur  et  ses  amis  l'appréciaient  à  l'é- 


—  99  - 

gai  d'un  frère.  Ses  qualités  émincntes  et  jusqu'à 
ses  défauts  lui  conciliaient  l'admiration  de  ses 
lecteurs,  prêtres  pour  la  plupart. 

Le  Clergé  lui  doit  beaucoup.  Les  curés  de 
France,  les  ruraux  surtout,  s'acquittèrent  géné- 
reusement de  leur  dette  de  reconnaissance.  Veuil- 
lot  fut  leur  homme.  Il  ne  se  trouvait  nulle  part 
aussi  bien  que  dans  leurs  réunions.  Ils  l'aimaient, 
ils  étaient  fiers  de  lui.  Leur  amour  et  leur  fier- 
té ne  connaissaient  plus  de  borne,  quand  ils  l'a- 
vaient vu  simple,  joyeux  comme  un  confrère 
spirituel.  Il  prend  plaisir  à  raconter  dans  ses 
lettres  les  épisodes  de  ses  tournées  cléricales. 
Le  Veuillot  des  presbytères  est  délicieux. 

Que  j'aime  aussi  le  Veuillot  de  Rome.  Il  vou- 
lut toujours  servir  le  Pape  à  ses  risques  et  pé- 
rils, sans  l'engager  dans  les  campagnes  qu'il 
menait  pour  lui.  Il  se  réservait  die  porter  des 
coups  et  au  besoin  d'en  recevoir,  et  il  laissait 
aux  autres  les  récompenses  qui  flattent.  Pie  IX 
voulut  subventionner  son  journal.  Il  eut  la  no- 
blesse d'âme  de  refuser.  C'était  le  moyen  de 
garder  une  indépendance,  qui  faisait  sa  force. 

Ces  quelques  traits,  qui  témoignent  de  sa  fierté 
de  journaliste  et  de  chrétien,  prouvent  qu'il  avait 
le  sentiment  des  conditions  dans  lesquelles  la 
presse  doit  engager  ses  batailles.  Il  ne  suffit  pas 
dans  ces  luttes  de  remporter  une  victoire;  il 
faut,  en  toute  occurrence,  avoir  l'honneur  sauf. 
Veuillot,  à  ce  point  de  vue,  est  un  modèle. 

Tout  n'est  pas  parfait  dans  son  œuvre.  Il  était 
sans  tradition  politique.  Qui  lui  en  aurait  donné 

'Ovvvers;^ 


100 


une?  Aussi  crut-il  pouvoir  accepter  la  constitu- 
tion du  pays,  telle  qu'il  la  trouvait.  Cette  in- 
différence politique  le  disposait  à  s'accommoder 
de  la  République  et  à  se  faire  le  serviteur  de 
Napoléon  III.  Un  gouvernement  ne  l'intéressait 
qu'en  raison  de  ses  rapports  immédiats  avec 
l'Egiise.  L'abbé  Maynard,  qui  fut  l'un  dje  ses 
admirateurs  et  de  ses  amis,  ne  craint  pas  de 
voir  là  une  faiblesse.  C'en  était  une,  en  effet. 
Mais  une  longue  expérience  finit  par  lui  démon- 
trer que  l'Eglise  ne  saurait  être  indifférente  aux 
formes  de  gouvernement.  Il  se  fit,  pendant  les 
dernières  années  de  sa  carrière,  le  champion 
convaincu  de  la  Monarchie  très  chrétienne. 

La  rivalité  de  Mgr  Dupanloup  et  de  Louis 
Veuillot  tient  une  place  très  importante  dans 
l'histoire  du  Catholicisme  libéral.  On  peut  mê- 
me dire  qu'elle  la  remplit  durant  cette  période. 
L'évêque  d'Orléans  se  rendit  compte  du  rôle 
que  jouait  la  presse  dans  les  luttes  d'idées.  Il 
voulut  donc  un  journal  à  lui.  C'était  aussi  le 
sentiment  de  Montai embert.  Le  mieux  eût  été 
de  mettre  la  main  sur  YUniuers.  Veuillot  discerna 
vite  ces  intentions  de  conquérant  et  il  se  mit  sur 
la  défensive.  Mgr  Dupanloup  avait  commencé 
de  bonne  heure,  puisqu'il  essaya,  en  1841,  d'en- 
sevelir l'Univers  dans  YUnion  Catholique.  Ce  fut 
le  contraire  qui  eut  lieu;  YUnion  Catholique  mou- 
rut, deux  années  plus  tard,  dans  les  bras  de 
YUniuers. 

Sans  se  laisser  décourager  par  ce  premier  in- 


—  101  - 

succès,  l'abbé  Dupanloup  tenta  d'imposer  une 
direction  à  Veuillot,  en  le  soumettant  à  un  co- 
mité de  surveillance,  dont  il  aurait  été  l'inspira- 
teur. Nouvel  échec.  Il  perdit  de  nouveau  sa  pei- 
ne, lorsqu'il  organisa,  quelque  temps  après,  tou- 
te une  coalition  dans  le  but  d'enlever  à  Tacco- 
net  la  propriété  et  la  direction  du  journal  et  la 
rédaction  à  Veuillot.  Les  hommes  qui  devaient 
plus  tard  marcher  à  fond  pour  le  Catholicisme 
libéral  furent  du  complot  :  Mgr  Affre,  Monta- 
lembert,  Lacordaire,  et  Loyson.  Us  durent  se 
contenter  de  Y  Ami  de  la  religion.  UAmi  devint  la 
feuille  officielle  du  parti.  C'était  peu,  pour  tenir 
tête  à  Y  Univers  et  à  son  rédacteur  en  chef. 

N'ayant  pu  réduire  YUnivers,  Mgr  Dupanloup 
usa  des  moyens  que  lui  fournissait  l'Autorité 
épiscopale  pour  le  contraindre  au  silence.  Il  eut 
le  concours  de  plusieurs  évêques.  Mais  Veuillot, 
rencontra  des  sympathies  chaudes  et  généreuses 
dans  l'Episcopat.  Rome  prit  sa  défense,  aux  mo- 
ments les  plus  critiques.  On  usa  contre  lui  de 
tous  les  moyens,  même  du  factum  calomnieux. 
L'Univers  jugé  par  lui-même  reste  comme  preu- 
ve des  excès  auxquels  s'abandonnent  des  hom- 
mes, par  ailleurs  respectables,  dès  qu'ils  ces- 
sent d'être  loyaux.  Cela  peut  arriver  à  des  Ca- 
tholiques et  à  des  preux.  Ce  que  l'intrigue  n'avait 
pu  faire,  l'Empereur  l'accomplit,  en  supprimant 
le  journal,  qui  enfin  combattait  sa  politique  de- 
venue contraire  aux  intérêts  de  l'Eglise. 

L'Ami  de  la  religion  répondait  mal  aux  exi- 


—  102  - 

gences  des  leaders  du  Catholicisme  libéral.  Ils 
ne  tardèrent  pas  à  s'en  apercevoir.  Le  Corres- 
pondant, il  est  vrai,  leur  était  acquis.  Mais  cette 
revue  bimensuelle  languissait  sous  la  direction 
de  Charles  Lenormant.  Montalembert  la  prit, 
en  1853.  Il  s'était  séparé  de  Napoléon  III,  après 
la  confiscation  des  biens  de  la  famille  d'Or- 
léans. Son  adhésion  à  l'Empire,  du  reste,  n'avait 
jamais  été  chaude.  On  s'aperçut  vite  qu'il  trou- 
verait malaisément  sa  place  dans  l'entourage  po- 
litique du  prince.  Il  y  avait  peu  de  discours  à 
faire  avec  un  gouvernement  personnel.  Ses  con- 
seils ne  furent  pas  recherchés.  Tout  en  servant 
le  Libéralisme,  il  se  mit  à  combattre  l'Empire. 
Ces  deux  attitudes  se  conciliaient  fort  bien. 

Le  rôle  politique  de  Veuillot  me  plaît  beau- 
coup moins.  Il  fut  déterminé  par  l'indifféren- 
tisme,  dont  il  s'était  fait  un  devoir.  Après  avoir  ac- 
clamé le  coup  d'Etat  du  2  Décembre,  il  atta- 
cha son  journal  à  la  fortune  de  l'Empereur.  Sa 
clientèle,  qui  commençait  à  être  nombreuse,  sui- 
vit son  exemple.  Montalembert  et  ses  amis  ne 
manquèrent  pas  une  occasion  de  le  lui  reprocher. 
Ils  n'avaient  pas  tort,  je  l'avoue.  Des  Catholiques 
auraient  pu  se  dévouer  au  service  exclusif  de 
l'Eglise,  sans  oublier  à  ce  point  les  exigences 
du  droit  politique  et  les   traditions  nationales. 

L'Univers  avait  pour  excuse  l'attitude  de  l'E- 
piscopat.  Les  évêques,  en  grande  majorité,  s'en- 
gagèrent à  la  suite  de  Napoléon  III.  Ils  mirent 
aux  pieds  de  son  trône  tout  l'enthousiasme  avec 
lequel  ils  saluèrent,  en  1848,  l'avènement  de  la 


103 


jeune  Démocratie.  Les  mandements,  publiés  à 

ces  deux  époques,  sont  d'une  lecture  instructi- 
ve. Mais  l'impression,  qui  s'en  dégage,  équi- 
vaut a  une  déception  amère.  Les  Catholiques 
avaient  besoin  d'entendre  un  autre  langage  que 
celui  des  courtisans.  Le  désir  de  se  ménager  les 
bonnes  grâces  d'un  homme  ou  d'un  parti  au 
pouvoir  ne  saurait  légitimer  l'oubli  de  leur  di- 
gnité pastorale  chez  les  chefs  de  nos  diocèses. 
L'autorité  subit  toujours  les  conséquences  de 
cette  diminution  que  ses  représentants  lui  in- 
fligent. Après  la  mise  au  point  qui  résulte  d'une 
distance  de  cinquante  années,  les  invectives  de 
Montalembert  se  comprennent.  L'Ultramontain 
Veuillot  perdit,  de  ce  fait,  des  sympathies  et  des 
concours,  qui  lui  eussent  été  précieux.  Il  les  trou- 
vera plus  tard,  lorsque  le  temps  aura  complété 
son  œuvre  et  déchiré  les  voiles,  qui  dérobaient  au 
public  les  dispositions  réelles  de  Bonaparte.  Ce 
n'était  rien  moins  qu'un  serviteur  fidèle  du  Ca- 
tholicisme. 

Je  reviens  à  Montalembert  et  au  Correspon- 
dant. 

Il  n'était  pas  homme  à  se  noyer  dans  les  équi- 
voques. Les  situations  nettes  allaient  à  son  ca- 
ractère. On  s'en  aperçut  peu  de  temps  après 
sa  rupture  avec  l'Empire.  Il  entra  en  campagne 
contre  le  despotisme,  en  publiant  une  brochure, 
qui  fit  grand  bruit.  Elle  avait  pour  titre  Les  in- 
térêts  catholiques   au   XIXe   siècle. 

Les  partisans  du  régime  nouveau  n'y  sont  pas 


104 


ménagés.  Il  les  accuse  d'entraîner  la  France 
à  l'absolutisme.  Ce  Paganisme  politique  portera 
à  la  religion  de  graves  préjudices.  L'occasion 
d'exalter  le  Libéralisme  était  trop  bonne  pour 
qu'il  ne  la  saisisse  point.  Il  déclare  donc  que  l'E- 
glise ne  saurait  avoir  de  meilleure  garantie  que 
la  liberté  politique,  lors  même  qu'elle  serait  in- 
séparable de  la  liberté  de  conscience.  Or,  cette 
liberté  n'est  possible  qu'avec  le  régime  parle- 
mentaire. Vous  devinez  la  conclusion. 

L'évolution  de  Montalembert,  si  loyale  et  cou- 
rageuse qu'elle  pût  être,  ne  lui  réussit  pas.  Le 
clergé  et  les  fonctionnaires,  d'un  commun  accord, 
le  firent  échouer  aux  élections  de  1857.  Cet  in- 
cident excita  son  humeur  belliqueuse.  Il  se  don- 
na, dès  lors,  tout  entier  à  la  direction  du  Cor- 
respondant et  aux  campagnes  qu'on  y  organi- 
sait. Il  eut  pour  collaborateurs  principaux  de 
Falloux,  Albert  de  Broglie,  Augustin  Cochin. 

Le  Correspondant  devint  l'organe  actif  du  Ca- 
tholicisme libéral,  laissant  loin  derrière  lui  l'Ami 
de  la  religion.  Ses  rédacteurs  et  ceux  de  YUnivers 
s'observaient  et  à  chaque  instant  ils  furent  aux 
prises.  Ces  polémiques  sont  d'un  haut  intérêt, 
étant  données  les  idées  soutenues  de  part  et  d'au- 
tre et  la  valeur  des  polémistes. 

En  janvier  1856,  Albert  de  Broglie,  provoqué 
par  une  attaque  de  YUnivers,  indiqua  les  posi- 
tions prises  par  les  membres  de  l'école  libérale 
dans  un  article  sur  Les  caractères  de  la  polémi- 
que religieuse  actuelle.  Il  revendique  pour  lui  et 
ses  compagnons  de  lutte  le  titre  de  Catholiques 


-  103  - 

libéraux.   L'incompatibilité   entre   l'Eglise   et    la 

société  moderne,  issue  des  principes  de  1789,  dont 
parlent  sans  cesse  les  TJltramontains,  est  une 
erreur.  On  risque  par  ces  déclarations  impru- 
dentes de  soulever  l'opinion  publique  contre  le 
Catholicisme.  De  Broglie  réclame,  en  outre,  la 
loyauté  dans  la  liberté.  Car  cette  liberté  consti- 
tue un  progrès  incontestable.  Il  se  sépare  ou- 
vertement des  Catholiques  qui  font  de  l'intolé- 
rance u,n  droit,  dès  qu'elle  est  possible. 

On  eût  dit  que  les  circonstances  favorisaient 
les  prétentions  libérales. 

D'une  part,  les  libres-penseurs  modérés  et  de 
bonne  tenue,  que  le  Socialisme  effrayait  moins, 
auraient  accepté  volontiers  un  Catholicisme  lar- 
ge et  facile.  Le  Journal  des  Débats  correspon- 
dait à  leur  état  d'esprit.  Ils  étaient  pleins  d'égard 
pour  les  hommes  du  Correspondant;  et  ils  trou- 
vaient intelligente  leur  manière  de  comprendre 
et  de  présenter  la  religion,  tandis  que  l'intran- 
sigeance de  Veuillot  et  de  ses  amis  leur  deve- 
nait intolérable.  Elle  les  éloignait  encore  plus 
ae  l'Eglise.  Du  moins,  on  l'affirmait. 

D'autre  part,  les  passions  anti-catholiques,  ha- 
bilement exploitées  par  les  sociétés  secrètes,  se 
faisaient  chaque  jour  plus  violentes.  Les  meneurs 
préparaient  sournoisement  l'unité  italienne  et  la 
conquête  de  Rome.  Déjà  ils  prenaient  leurs  me- 
sures pour  dominer  Napoléon  III  et  le  détacher 
de  l'Eglise.  Tout  leur  servait  à  exciter  l'opinion 
publique.  Ils  ne  réussirent  que  trop.  Louis  Veuil- 


-  106  - 

lot  se  tenait  toujours  en  éveil.  Il  ne  laissa  passer 
aucune  attaque,  aucune  calomnie,  aucune  erreur 
grave,  sans  la  relever.  Tous  les  détracteurs  de 
l'Eglise,  de  la  Papauté  et  de  la  civilisation  chré- 
tiennent  eurent  affaire  à  lui,  chacun  à  son  tour. 
Il  leur  tint  tête  avec  la  crânerie  d'un  fils,  qui 
ne  sait  pas  rougir  de  sa  mère.  Son  audace,  son  ta- 
lent et  surtout  les  coups  qu'il  portait  les  mi- 
rent hors  d'eux-mêmes.  Leur  rage  anticléricale 
paraissait  s'accroître  d'autant.  Les  libéraux  van- 
tèrent, à  cette  occasion,  la  supériorité  de  leur 
tactique.  La  modération  des  hommes  sages  n'ef- 
farouche personne.  Ils  s'attribuaient  le  monopole 
de  cette  sagesse,  qui  donne  la  connaissance  de 
son  temps  et  de  ses  besoins,  pour  laisser  aux 
chefs  de  l'Ultramontanisme  le  privilège  de  la 
science  théologique,  et  aussi  des  violences,  qui 
provoquent,  quand  elles  ne  les  expliquent  pas, 
les  colères  de  l'ennemi. 

La  renommée  combla  de  ses  caresses  les  prin- 
cipaux écrivains  de  l'école  libérale.  Elle  ren- 
dait hommage  à  leur  modération,  non  moins 
qu'à  leur  mérite  littéraire.  Ils  reçurent  les  hon- 
neurs académiques.  Montalembert  prit,  le  pre- 
mier, place  sous  la  coupole,  en  1852.  Monseigneur 
Dupanloup  le  suivit,  en  1854.  Ce  fut  le  tour  de 
Falloux,  en  1856.  De  Laprade,  Lacordaire,  de 
Broglie,  de  Carné,  Gratry  vinrent  ensuite.  Veuil- 
lot  plaisanta  de  tous  ces  succès,  en  les  accusant 
de  songer  avant  tout  à  l'Académie. 

Quoi  qu'il  en  ait  dit,  l'Académie  s'honorait 
elle-même,  en  s'ouvrant  à  des  écrivains  dont  les 


-  107  — 

œuvres  ont  enrichi  la  littérature  nationale.  On 
aurait  pu  dire  la  même  chose,  si  elle  eût  admis 
Veuillot  et  Pie.  Mais  ses  suffrages  ne  seraient 
pas  allés  dans  ce  sens,  au  cas  où  on  les  eût 
sollicités.  On  aime,  sous  la  coupole,  les  dis- 
cours spirituels  et  tranquilles.  Les  esprits  in- 
transigeants y  apportent  toujours  de  la  gêne. 
Les  Libéraux  s'y  trouvent  mieux  à  leur  place. 
Ce  fut  le  cas  au  temps  du  second  Empire. 

Les  Catholiques  libéraux  s'entendaient  fort  bien 
avec  les  Orléanistes  et  les  Doctrinaires  pour  di- 
riger une  fronde  très  désagréable  à  l'Empereur. 
Ils  exercèrent  de  là  une  influence  considérable 
sur  l'opinion.  On  a  beau  dire,  l'Académie  jouit 
en  France  d'une  autorité  réelle.  Les  hommes 
cultivés  adoptent  volontiers  les  idées  qu'on  y 
professe.  Ils  ne  seraient  pas  de  leur  temps  sans 
cela. 

Ce  Parlement  littéraire  offrait  le  même  specta- 
cle que  la  Commission  de  la  loi  Falloux.  Des 
hommes,  qui  avaient  en  politique  et  en  religion 
des  doctrines  en  apparence  inconciliables,  s'ac- 
cordaient fort  bien  entre  eux.  Cela  était  dû  aux 
concessions  réciproques  qu'ils  se  faisaient  et  au 
silence  respectueux  dans  lequel  ils  laissaient  tou- 
tes les  questions  irritantes.  C'était  du  Libéralis- 
me en  pratique.  Mais  ce  Libéralisme,  nécessai- 
re et  très  acceptable  en  pareil  milieu,  produi- 
rait dans  les  assemblées  religieuses  des  résultats 
moins  satisfaisants.  On  ne  pourrait  s'en  accom- 
moder. Il  en  serait  de  même  en  politique.  Mon- 


10S 


talembert  et  ses  amis  ne  comprenaient  pas  l'im- 
portance de  cette  distinction.  Ils  croyaient  pou- 
voir modeler  la  société  sur  la  réunion  de  nos 
quarante  immortels. 

La  tolérance,  dont  ils  avaient  contracté  l'ha- 
bitude et  qu'ils  érigeaient  en  principe,  allait  beau- 
coup trop  loin,  Louis  Veuillot  n'était  pas  le 
seul  à  s'en  émouvoir.  L'évêque  de  Poitiers  cons- 
tatait avec  inquiétude  le  mal  que  cette  attitu- 
de ne  manquait  pas  de  produire.  Les  prélats,  les 
plus  estimés  à  cause  de  la  sûreté  de  leur  doc- 
trine, et  nos  meilleurs  théologiens,  partageaient 
ces  craintes. 

Dom  Guéranger  appela  de  leur  vrai  nom  les 
causes  de  ces  tendances  périlleuses  :  le  naturalis- 
me contemporain.  Ce  commerce  intellectuel  avec 
des  hommes,  fermés  à  toute  conception  chré- 
tienne de  la  vie  et  du  monde,  diminue  peu  à 
peu  dans  les  âmes  le  sens  du  surnaturel.  L'E- 
glise descend  au  niveau  des  sociétés  humaines. 
Les  dogmes  perdent  de  leur  rigueur.  Le  rôle  de 
la  morale  s'atténue.  L'action  de  l'Esprit-Saint 
sur  les  individus  et  la  société  est  passée  sous  si- 
lence. Le  miracle  fait  peur;  on  le  tait  de  parti 
pris.  Des  écrivains,  personnellement  dévoués  à 
l'Eglise  et  fidèles  à  ses  pratiques,  en  viennent  à 
traiter  les  sujets  religieux,  avec  un  esprit  et 
dans  une  langue,  qui  se  rapprochent  trop  de 
l'esprit  et  de  la  langue  des  rationalistes. 

Cette  diminution  des  vérités  passaient  aux  yeux 
des  Libéraux  pour  une  simple  tactique  propre 
à  leur  concilier  des  adversaires  ou  des  indiffé- 


109 


rente.  Je  ne  veux  pas  douter,  un  instant,  de  Jeur 
bonne  foi.  Le  désir  du  bien  était  tel  chez  l'un 
d'entre  eux,  Charles  Lenormant,  qu'il  prit  scan- 
dale d'un  trait  d'esprit  aussi  juste  que  fin  de 
l'évêque  de  Poitiers.  Mgr  Pie  avait  dit  d'une 
récompense  académique  donnée  simultanément 
à  Jules  Simon  et  au  Père  Gratry  :  la  philosophie 
chrétienne  couronnée  ex-œquo  avec  la  philoso- 
phie naturaliste.  Lenormant  l'accusa  de  «  trou- 
bler par  d'amères  critiques  et  des  défiances  in- 
justes les  hésitations  et  le  trouble  qui  précède  et 
mûrit  chez  plusieurs  des  hommes  de  l'Acadé- 
mie de  grandes  résolutions,  dont  le  fruit  est  de 
revenir  à  la  pratique  religieuse.  »  Les  sympa- 
thies des  Catholiques  libéraux  ne  s'arrêtaient  pas 
aux  seules  personnes;  certaines  œuvres  sem- 
blaient en  bénéficier  et  avec  elles  les  erreurs 
dont  il  les  avaient  remplies.  Ce  fut,  en  particu- 
lier, le  cas  de  Cousin.  Sa  philosophie  était  sou- 
vent en  contradiction  avec  les  enseignements  de 
l'Eglise,  On  ne  pouvait  même  sans  danger  la 
couvrir  d'une  apparence  de  recommandation.  La 
Congrégation  de  l'Index  faillit  censurer  plusieurs 
de  ses  ouvrages. 

Ces  habitudes  de  conciliation  tournèrent  au  dé- 
triment de  la  foi.  Il  se  fit  une  infiltration  des 
erreurs  courantes  dans  le  Clergé  et  chez  des  Ca- 
tholiques influents.  L'abbé  de  Solesmes  réagit 
de  son  mieux  par  toute  une  série  d'articles  sur 
le  naturalisme  contemporain  que  publia  V Uni- 
vers. Veuillot  harcelait  de  son  côté  les  apôtres  de 
l'erreur  libérale.  Des  théologiens  de  marque  se 


110 


mirent  de  la  partie.  Les  évêques  ne  manquèrent 
pas  à  leur  devoir.  Mais  nul  ne  combattit  avec 
plus  de  raison  et  d'autorité  cette  profession  fran- 
che et  ouverte  de  la  pacification  religieuse  en- 
tre le  Christianisme  et  le  Naturalisme,  que  l'é- 
vêque  de  Poitiers.  Il  parlait  en  docteur  de  la 
foi.  Ses  instructions  synodales,  écoutées  d'abord 
par  ses  prêtres,  furent  accueillies  et  lues  dans 
tous  les  diocèses  par  les  hommes  qui  avaient  le 
souci  de  la  vérité.  Elles  contribuèrent  au  re- 
nom de  leur  auteur. 


L'enseignement  des  évêques  et  celui  des  théo- 
logiens étaient  impuissants  à  conjurer  le  mal. 
Il  se  propageait  au  dehors  par  l'action  des  libres- 
penseurs  avérés  ou  déguisés,  et  il  se  faisait  à 
l'intérieur  par  la  complicité  des  docteurs  muets 
ou  complaisants.  Le  Souverain  Pontife  se  vit 
dans  l'obligation  d'intervenir.  Il  lui  appartient, 
en  effet,  de  montrer  où  est  la  vérité,  en  signalant 
l'erreur.  Après  une  sérieuse  enquête  confiée  aux 
hommes  les  mieux  avertis  des  idées  courantes, 
il  publia  son  Encyclique  Quanta  Cura  et  le  Syl- 
labus  ou  liste  des  erreurs  qui  menaçaient  la  foi 
des  chrétiens  (8  décembre  1864). 

C'est  une  synthèse  complète  du  Naturalisme 
ou  du  Libéralisme.  Rien  n'y  échappe.  Ses  di- 
verses applications  théologiques,  philosophiques, 
politiques  et  sociales  sont  consignées  dans  une 
proposition  courte  et  nette,  comme  il  sied  à 
une  formule.  Chacun  peut  la  comprendre  et  y 


-  111  - 

découvrir  la  vérité  dont  Terreur  condamnée  est 
la  caricature. 

Mgr  Dupanloup  et  ses  amis  savaient  depuis 
longtemps  que  Rome  les  tenait  à  l'œil.  Ils  es- 
espéraient,  néanmoins,  en  usant  des  influences 
dont  ils  disposaient  sur  place,  éviter  une  con- 
damnation. Leur  ardeur  très  sincère  à  défendre 
le  pouvoir  temporel  du  Souverain  Pontife  leur 
donnait  quelque  espoir.  Ils  purent  garder  bon- 
ne contenance  devant  l'opinion. 

La  publication  de  l'Encyclique  leur  causa  donc 
une  grande  surprise.  Il  y  avait  de  quoi.  Tou- 
tes les  phrases  du  Syllabus  portaient  contre  eux. 
C'était  la  condamnation  de  leurs  idées  et  de  leurs 
tendances.  Impossible  de  s'y  méprendre.  Rien  ne 
manquait  au  triomphe  de  leurs  adversaires. 
Montalembert,  Cochin,  de  Broglie  furent  d'avis 
de  renoncer  à  la  lutte  et  de  quitter  le  Corres- 
pondant. C'eût  été  sage.  On  ne  voit  pas,  en 
effet,  des  Catholiques  s'obstiner  dans  une  cam- 
pagne doctrinale  que  le  Saint-Siège  réprou- 
ve d'une  manière  aussi  solennelle.  Foisset,  de 
Meaux  et  de  Falloux  pensèrent  autrement.  Mgr 
Dupanloup  jugea  comme  eux  et  il  réussit  à  met- 
tre les  consciences  à  l'aise. 

Le  commentaire  qu'il  donna  du  Syllabus  res- 
semble à  un  escamotage.  Les  condamnations  se 
réduisent  à  rien.  Il  s'agit  de  comprendre  la  pen- 
sée intime  de  Pie  IX.  Son  jugement  est  théorique; 
il  reste  dans  la  thèse.  Il  ne  s'occupe  pas  de  l'ap- 
plication immédiate.  Les  circonstances  doivent 
être  prises  en  considération;  ce  que  les  Ultra- 


-  112  - 

montains  oublient  de  dire.  Les  idées  et  les  ten- 
dances des  Catholiques  libéraux  ne  se  trouvent 
donc  pas  en  contradiction  avec  les  enseigne- 
ments du  Saint-Siège.  Ils  n'ont  qu'à  continuer. 
Cette  singulière  théologie  satisfaisait  trop  les 
aspirations  des  intéressés  pour  ne  pas  être  com- 
prise et  suivie. 

Le  livre  dans  lequel  l'évêque  d'Orléans  fit  con- 
naître sa  pensée  eut  une  grande  diffusion  en 
France  et  à  l'étranger.  Il  avait  pour  titre  :  La 
Convention  du  15  septembre  et  l'Encyclique  du  8 
décembre  186b.  La  plupart  des  évêques  en  re- 
çurent un  exemplaire.  Six  cent  trente  envoyèrent 
à  l'auteur  des  félicitations  ou  tout  au  moins  des 
remerciements.  Pie  IX,  à  qui  Mgr  Dupanloup 
fit  hommage  de  sa  brochure,  lui  adressa  un  bref 
assez  vague,  autour  duquel  fut  organisée  une  pu- 
blicité retentissante. 

Les  Catholiques  libéraux  se  figurèrent  que  l'E- 
piscopat  et  Rome  approuvaient  cette  diminution 
de  vérité.  Il  n'en  était  rien.  Le  Syllabus  conserve 
toute  sa  force.  Le  procédé  auquel  on  eut  recours 
dans  le  but  de  le  diminuer  est  de  tous  les  temps. 
On  l'emploie  constamment  de  nos  jours.  Des 
catholiques,  dont  la  droiture  est  incontestable, 
s'y  laissent  encore  prendre,  et  il  en  sera  toujours 
ainsi. 

L'éducation  ecclésiastique  de  ces  hommes  se- 
rait à  refaire.  La  valeur  propre  des  documents 
où  se  trouve  la  pensée  de  l'Eglise  leur  apparaî- 
trait alors  sans  diminution  ni  exagération.  Le 
sens  des  formules  employées  serait  clair.  Il  ne 


11» 


leur  arriverait  pas  de  confondre  les  brefs  ri  les 
lettres,  par  Lesquels  le  Souverain  Pontife  en- 
courage et  remercie  un  auteur,  avec  une  encycli- 
que ou  un  jugement  doctrinal  officiel.  L'autori- 
té apostolique  ne  gagne  rien  à  ces  manques  de 
mesure.  La  vérité  lui  suffit.  Nous  rendons  à  la 
vérité  d'une  cause  un  fort  mauvais  service,  tou- 
tes les  fois  qu'il  nous  arrive  de  tomber  dans  de 
pareilles  confusions. 

Cette  remarque  vous  explique  un  fait  qui,  sans 
cela,  serait  déconcertant.  Au  cours  des  polémi- 
ques entre  Libéraux  et  Ultramontains,  les  pre- 
miers obtinrent  des  brefs  en  assez  grand  nombre, 
sans  parler  des  lettres  de  félicitation  ou  d'encou- 
ragement. On  se  montra  prodigue  envers  Mgr 
Dupanloup.  Veuillot  et  Dom  Guéranger  furent 
moins  bien  traités.  C'était  au  temps  de  Pie  IX. 
Cependant  qui  était  le  plus  en  communion  d'i- 
dées avec  Rome? 

Concluez  :  la  pensée  de  Rome  se  trouve  dans 
les  jugements  de  ses  tribunaux  et  dans  les  ency- 
cliques de  ses  Pontifes.  C'est  là  qu'il  convient 
de  la  chercher.  Chacun  est  tenu  de  prendre  tels 
qu'ils  sont  les  enseignements  qui  s'y  trouvent 
contenus.  Les  autres  actes  émanant  du  Saint- 
Siège  n'ont  pas  cette  autorité  doctrinale;  il  en 
est  même  qui  n'en  ont  aucune.  Le  discerne- 
ment est  ici  nécessaire,  comme  en  toutes  choses. 
Celui  qui  possède  le  sens  de  l'Eglise  ne  se  mé- 
prendra jamais.  Il  appréciera  tout  à  la  lumière 
des  enseignements  officiels  de  l'Eglise  romai- 
ne. Il  découvrira  sans  peine  la  continuité  de  sa 

Le  Catholicisme  libéral  8 


-  114  - 

doctrine.  L'expérience  du  passé  lui  donnera  l'in- 
telligence du  présent.  Il  saura  que  les  escamo- 
tages de  la  vérité  ne  réussissent  jamais.  La  vérité 
finit  par  prévaloir  avec  tous  ses  droits. 


CINQUIÈME    LEÇON 
Le    Concile    du    Vatican 


Sommaire  :  Libéraux  et  Ultramontains.  L'amour  du  Pape. 
Libéralisme  international.  Préparation  au  Concile.  L'in- 
faillibilité pontificale.  Partisans  de  la  définition.  Ses  ad- 
versaires. Les  débuts  du  Concile.  L'opposition.  La  défi- 
nition de  l'Infaillibilité. 


Mgr  Dupanloup  a  donc  tranquillisé  les  conscien- 
ces des  Catholiques  libéraux.  Ils  n'ont  qu'à  con- 
tinuer, comme  si  le  Syllabus  n'existait  pas.  Les 
circonstances  politiques  contribuent  à  les  ser- 
vir, ou  du  moins  ils  réussissent  à  en  tirer  parti. 

L'Empire  a  complètement  renoncé  aux  ten- 
dances religieuses  de  ses  commencements.  Sa 
politique  extérieure  s'affirme  de  plus  en  plus 
contraire  aux  intérêts  de  l'Eglise  romaine.  Les 
Catholiques  ont,  en  outre,  des  plaintes  sérieuses 
à  formuler  contre  sa  politique  intérieure.  Ceux-là 
même  qui  l'ont  d'abord  soutenu  rompent  avec 
lui  et  s'engagent  dans  une  opposition,  qui  du- 
rera jusqu'à  sa  fin.  Les  Libéraux  perdent  ainsi 
un  de  leurs  griefs  contre  les  Ultramontains.  Ils 
se  trouvent  généralement  d'accord  sur  la  ques- 
tion politique  immédiate.  Leur  union  devient 
complète  et  sincère,  toutes  les  fois  que  les  inté- 
rêts vitaux  de  l'Eglise  sont  en  jeu.  On  les  voit 


116 


travailler  ensemble  £>our  la  défense  de  l'ensei- 
gnement catholique  et  de  la  souveraineté  tem- 
porelle du  Pape. 

Mais  cette  union,  qui  rapproche  les  cœurs 
et  les  volontés  pour  une  action  bien  déterminée, 
ne  saisit  guère  les  intelligences.  Il  reste  des  di- 
vergences profondes.  On  a  beau  conclure  des 
traités  extérieurs  de  paix,  la  guerre  menace  tou- 
jours de  recommencer  aussi  longtemps  que  les 
esprits  ne  seront  pas  dominés  par  une  doctrine 
commune.  Rien  n'est  donc  changé  entre  Ultra- 
montains  et  Libéraux.  Des  polémiques,  qui  se 
renouvellent  à  tout  propos,  accentuent  encore 
leur  opposition.  Ils  ont,  de  part  et  d'autre,  une 
manière  diamétralement  opposée  d'envisager  les 
conditions  faites  à  l'Eglise  par  l'organisation  po- 
litique et  sociale  de  la  France.  Rien  ne  peut  les 
amener  à  une  entente.  Les  mêmes  hommes  con- 
tinuent d'appartenir  définitivement  aux  mêmes 
groupes  et  ils  suivent  les  mêmes  coryphées. 

Les  Libéraux  forment  l'école  du  Correspondant 
et  les  Ultramontains,  celle  de  l'Univers,  reconsti- 
tuée autour  du  Monde,  en  attendant  la  réappari- 
tion du  journal  (1867).  Mgr  Dupanloup  dirige  les 
premiers,  comme  un  général  son  état-major  et 
son  armée.  Les  seconds  ont  dans  Veuiîlot  un  por- 
te-drapeau fidèlement  suivi.  Le  premier  groupe 
compte  un  assez  grand  nombre  d'évêques;  ils 
subissent  l'ascendant  de  l'évêque  d'Orléans  et 
de  l'archevêque  de  Paris.  Quelques-uns  des  nou- 
veaux élus  leur  apportent  im  précieux  concours. 


-  117   - 

Car  l'Empereur  propose  volontiers  au  Souverain 
Pontife  les  prêtres  connus  pour  avoir  des  ten- 
dances libérales.  Ceux  qui  partagent  les  préten- 
dues exagérations  de  Veuillot  effrayent  les  mi- 
nistres et  les  préfets.   On  les  écarte  avec  soin. 

Les  Facultés  officielles  de  théologie,  que  Rome 
tient  en  défiance,  sont  les  citadelles  du  Libéralis- 
me. Celle  de  Paris  est  la  plus  avancée.  Son  doyen 
n'est  pas  un  inconnu  pour  nous.  C'est  Mgr  Ma- 
ret,  l'abbé  Maret,  le  démocrate  de  1848,  et  le 
fondateur  de  YEre  nouvelle.  Il  est  en  Sorbonne 
libéral  et  gallican.  Nous  le  retrouverons  bien- 
tôt. Quelques-uns  de  ses  professeurs  arrivent 
à  l'épiscopat,  Mgr  Lavigerie  en  particulier.  D'au- 
tres auront  leur  tour  :  Mgr  Meignan,  Mgr  Bour- 
ret,  etc.  Il  en  est  (un,  que  l'on  put  croire  un 
instant  libéral;  mais  les  énergies  surnaturelles 
du  sacre  le  transformèrent.  C'est  Mgr  Freppel. 
On  peut  citer  parmi  les  autres  professeurs,  l'abbé 
Bautain,  le  P.  Gratry,  l'abbé  Péreyve,  le  P.  Adol- 
phe Perraud,  mort  évêque  d'Autun  et  cardinal. 

Les  ordres  religieux  fournissent  au  Libéra- 
lisme quelques  recrues.  Je  nommerai  seulement 
le  carme  Hyacinthe  Loyson  et  son  jeune  ami  le 
P.  Didon,  dominicain.  L'abbé  Morel,  qui  fut  un 
des  plus  vigoureux  collaborateurs  de  Veuillot, 
range  parmi  les  victimes  des  libéraux  un  Jé- 
suite, le  P.  Matignon,  qui  publia  dans  les  Etudes 
religieuses  des  articles  sur  les  doctrines  de  la 
Compagnie  de  Jésus  en  matière  de  liberté.  Mais, 
il  est  juste  d'en  faire  la  remarque,  ces  religieux 
n'engagent  que  leur  personne. 


-  118  - 

On  est  trop  souvent  porté  à  solidariser  les 
religieux  avec  leur  ordre.  Quand  l'un  d'entre 
eux  parle  ou  écrit,  le  public  se  figure  que  tous 
ses  confrères  partagent  ses  sentiments.  Ce  n'est 
pas  toujours  vrai.  A  cette  époque,  les  jésuites 
passaient  avec  raison  pour  ultramontains.  Les 
Carmes  et  les  Oratoriens  n'approuvent  pas,  il 
s'en  faut,  le  P.  Hyacinthe  et  le  P.  Gratry.  Les 
Catholiques  virent  avec  peine  ces  deux  prêtres 
participer,  en  1867,  à  un  congrès  international 
de  la  paix,  où  se  confondaient  des  catholiques, 
des  protestants  et  des  libres-penseurs.  Le  dis- 
cours que  Loyson  y  prononça  fit  scandale.  Le 
texte  fut  publié  avec  une  préface  de  Gratry.  Ce- 
lui-ci se  vit  désavoué  publiquement  par  le  P. 
Pétetot,   son   supérieur   général. 

Les  Ultramontains  passaient  pour  des  hommes 
à  l'esprit  étroit,  affectant  d'ignorer  le  monde  et 
ses  besoins.  En  échange,  on  leur  reconnaissait 
une  science  théologique  étendue  et  sûre.  C'était 
l'exacte  vérité.  Leurs  chefs  avaient  l'entière  con- 
fiance de  la  majorité  des  religieux  et  des  prêtres. 
Les  curés  de  campagne  continuaient  à  lire  avec 
une  curiosité,  qui  allait  parfois  jusqu'à  la  pas- 
sion, les  articles  de  Veuillot.  Il  restait  leur  hom- 
me, d'autant  plus  que,  personne  n'en  doutait,  il 
avait  pour  le  guider  et  le  soutenir  les  évêques 
et  les  théologiens,  que  les  professeurs  de  sémi- 
naires recommandaient  à  leurs  élèves  depuis 
quelque  temps. 

Pie  IX  leur  inspirait  à  tous  la  plus  grande  vé- 


-  119  - 

Qératioil.  Ses  épreuves  et  la  force  avec  laquelle 
il  tenait  tête  à  ses  ennemis  le  haussaient  à  la 
taille  des  grands  Papes  du  Moyen-Age.  Les  zoua- 
ves pontificaux  renouvelaient  en  plein  dix-neu- 
vième siècle  La  Chevalerie  des  âges  chrétiens, 
qui  les  avait  soulevés  d'enthousiasme  pendant 
leurs  études  classiques.  Le  Pape-Roi  régnait  sur 
leurs  intelligences  et  sur  leurs  cœurs.  Les  pres- 
bytères se  trouvaient  ainsi  en  plei  iction 
antigallicane.  Ces  sentiments  n'étaient  pas  par- 
ticuliers à  la  France.  A  Londres,  un  protestant 
converti,  le  P.  Faber,  avait  écrit  sur  la  dévotion 
au  Pape  un  opuscule,  qui  se  propagea  par  mil- 
liers d'exemplaires. 

Les  curés  voient  dans  le  Pape-Roi  un  protec- 
teur, dont  les  services  leur  sont  plus  nécessaires 
que  jamais.  Leurs  prédécesseurs,  sous  l'Ancien 
Régime,  se  plaignaient  avec  raison  de  l'infériorité 
matérielle  et  morale  où  les  membres  du  haut 
Clergé  aimaient  à  les  tenir.  Mais  les  lois  et  les 
coutumes  leur  donnaient  alors,  avec  la  sécurité 
matérielle  et  morale,  une  compensation  suffi- 
sante. La  Révolution  leur  a  tout  enlevé;  et,  si  le 
Concordat  leur  a  rendu  les  églises  et  donné  une 
indemnité,  rien  ne  les  garantit  contre  les  excès  de 
l'administration  épiscopale,  d'autant  plus  à 
craindre  que  le  droit  canon  est  moins  appliqué. 

Les  théoriciens  du  Gallicanisme  ont,  du  reste, 
une  tendance  marquée  à  étendre  les  attributions 
des  évêques  et  à  restreindre  les  droits  de  leur 
Clergé.  Celui-ci  espère  par  le  retour  aux  tradi- 
tions romaines  du  droit  ecclésiastique  tempérer 


-  120  - 

cette  omnipotence  trop  personnelle  de  ses  chefs. 
En  cas  de  conflit,  le  Souverain  Pontife  serait  là 
pour  empêcher  le  fort  d'écraser  le  faible.  Il 
n'est  point  rare  d'entendre  les  curés  se  dire  dans 
leurs  conférences  et  dans  les  réunions  sembla- 
bles que  les  Libéraux  sont  les  plus  autoritaires 
des  hommes;  ils  n'acceptent  aucune  contradic- 
tion. Un  libéral,  devenu  chef,  voire  même  évêque, 
ne  croit  qu'à  son  droit  et  à  son  autorité.  Des 
anecdotes  piquantes  illustrent  ces  déclarations. 
Les  curés  se  croient  donc  intéressés  au  triomphe 
de  l'Ultramontanisme. 

Les  Libéraux  ont  eu  jusque-là  partie  liée  avec 
les  Gallicans.  On  se  l'explique  sans  peine.  Car  ils 
attribuent  volontiers  à  l'Etat  ce  qu'ils  ne  veu- 
lent pas  reconnaître  au  Souverain  Pontife  et  à 
l'Eglise.  Les  uns  et  les  autres  sacrifient  ainsi 
les  droits  du  pouvoir  spirituel  aux  prétentions 
de  la  société  civile.  Cet  accord  s'est  manifesté 
surtout  après  la  publication  du  Syllabus  et  pen- 
dant la  préparation  du  concile  du  Vatican. 

Les  chefs  de  l'école  libérale  agissent  comme 
s'il  était  question  d'une  simple  assemblée  parle- 
mentaire. Ils  nouent  des  intrigues;  ils  opèrent 
dans  des  réunions  et  dans  des  salons,  qu'on  as- 
similerait aisément  à  des  coulisses.  Ces  pro- 
cédés scandalisent,  toutes  les  fois  qu'on  les  ren- 
contre dans  un  gouvernement  ecclésiastique. 
Leur  place  est  ailleurs.  Ceux  qui  les  emploient 
alors  subissent  les  conséquences  de  leurs  idées. 
Consciemment  ou  non,  Gallicans  et  Libéraux 
transforment  l'Eglise  en  une  Monarchie  parle- 


-  121  — 

mcntaire.  Celte  erreur  suffit  à  expliquer  la  con- 
duite de  Mgr  Dupanloup  et  de  ses  partisans.  On 
risquerait  d'en  atténuer  la  gravité,  si  on  exagé- 
rait, plus  qu'il  ne  convient,  les  torts  des  per- 
sonnes. C'est  une  méprise  dans  laquelle  les  cri- 
tiques tombent  aisément.  Les  erreurs  sont  plus 
malfaisantes  que  les  individus.  Le  mal  que  ceux- 
ci  commettent  a  sa  source  dans  leurs  idées  per- 
verses. 

A  cette  époque,  le  Libéralisme  prend  un  ca- 
ractère international.  Déjà  Lamennais,  on  se  le 
rappelle,  voulut  saisir  les  libéraux  de  l'Univers 
catholique  dans  une  vaste  organisation.  Le  pro- 
jet échoua.  Nul  ne  songea  à  le  reprendre,  pen- 
dant les  années  qui  suivirent.  Mais  les  circons- 
tances amenèrent  Mgr  Dupanloup  et  ses  amis 
à  un  dessein  de  même  nature.  Ils  eurent  la  sa- 
gesse de  ne  point  initier  le  public  à  leur  secret 
Ils  travaillèrent  donc  dans  l'ombre.  Cela  valait 
mieux. 

Dès  avant  la  promulgation  du  Syllabus,  les 
fameux  congrès  de  Malines  leur  avaient  fourni 
un  moyen  de  se  rencontrer,  sans  éveiller  le 
moindre  soupçon.  Les  Catholiques  belges  invi- 
taient à  ces  assises  solennelles  quelques  étran- 
gers éminents.  On  apprenait  ainsi  à  se  connaître 
et  à  faire  un  échange  utile  de  vues  et  d'ex- 
périences. Il  arriva,  par  le  fait  de  circonstances, 
dont  il  n'y  a  rien  à  dire  ici,  que  les  invitations, 
au  moins  en  ce  qui  concerne  la  France,  se  trou- 
vèrent limitées  à  des  hommes  connus  pour  être 


—  122  — 

des  Libéraux  notoires.  On  leur  fit  un  chaleureux 
accueil  et  leurs  discours  furent  couverts  d'ap- 
plaudissements. 

Les  sympathies  qui  s'affirmèrent  à  Malines  ne 
peuvent  surprendre  ceux  qui  se  sont  familiari- 
sés avec  l'état  d'esprit  de  nos  voisins  du  Nord. 
Ils  envisagent  les  questions  politiques  sous  un 
autre  jour  que  nous. 

La  France  et  la  Belgique  ont  des  traditions 
différentes  ;  leur  histoire  ne  se  ressemble  en  rien. 
La  nation  belge  compte  une  existence  de  trois 
quarts  de  siècle  environ.  La  défaite  des  Hollan- 
dais, qui  précéda  la  formation  de  l'unité  natio- 
nale, fut  rendue  possible  grâce  à  un  pacte  loya- 
lement conclu  entre  les  Libéraux  et  les  Catholi- 
ques. La  constitution  qu'ils  élaborèrent  ensem- 
ble garantissait  les  libertés  essentielles;  elle  éten- 
dait aussi  autant  que  possible  les  droits  de  la 
représentation  nationale.  Les  conditions  libéra- 
les du  pacte  étaient  universellement  respectées. 
Les  Libéraux  belges  n'avaient  pas  encore  aban- 
donné la  notion  philosophique  de  la  liberté  pour 
lui  substituer  un  sens  maçonnique  et  révolution- 
naire. 

Un  pareil  état  des  choses  publiques  produit 
nécessairement  un  état  correspondant  des  es- 
prits. C'est  pour  ce  motif  que  les  porte-voix  du 
Catholicisme  libéral  français  ont  presque  tou- 
jours obtenu  les  faveurs  de  l'opinion  catholi- 
que chez  les  Belges.  Il  en  fut  ainsi  au  Congrès 
de  Malines.  Le  phénomène  s'est  renouvelé  plu- 
sieurs fois  depuis. 


-  123  - 

Montalcmbcrt  avait  expose,  les  20  et  21  août 
18G3,  le  programme  de  son  parti  dans  deux  dis- 
cours, qui  eurent  un  retentissement  énorme.  Les 
Catholiques,  y  disait-il,  n'ont  qu'à  prendre  leur 
parti  de  la  société  nouvelle  enfantée  par  la  Ré- 
volution. Qu'ils  cherchent  donc  à  concilier  le 
Catholicisme  et  la  Démocratie,  en  corrigeant  tout 
d'abord  la  Démocratie  par  la  Liberté.  Le  droit 
commun  est  la  base  de  la  liberté  religieuse.  Si 
Ton  applaudit  à  Malines,  on  s'émut  à  Rome. 

Mgr  Dupanloup  recueillit  les  mêmes  applau- 
dissements enthousiastes,  Tannée  suivante.  Mais 
il  ne  se  borna  point  à  parler  en  public.  R  fit  des 
rencontres  opportunes... 

On  commença  bientôt  à  parler  du  projet  d'un 
Concile  œcuménique.  Il  n'y  en  avait  pas  eu 
depuis  le  Concile  de  Trente,  où  fut  arrêté  le 
plan  de  la  réforme  ecclésiastique,  dont  le  pro- 
testantisme avait  manifesté  la  nécessité.  Pie  IX 
en  entretint  une  première  fois  les  cardinaux,  le 
6  décembre  1864.  Dès  le  1er  mars  suivant,  il  ins- 
titua une  commission,  chargée  de  préparer  les 
questions  qui  seraient  soumises  à  la  discussion 
des  Pères.  Quelques  évêques,  qui  inspiraient  au 
Saint-Siège  une  confiance  plus  grande,  furent 
invités  à  donner  leur  avis  sur  les  points  de  doc- 
trine ou  de  discipline  ecclésiastique,  qu'il  con- 
viendrait d'aborder.  On  leur  demandait  le  si- 
lence absolu.  Le  dix-huitième  anniversaire  sé- 
culaire du  martyre  des  saints  Apôtres  Pierre  et 
Paul,  qui  allait  être  célébré  avec  un  grand  éclat 


-  124  - 

en  1867,  semblait  une  date  favorable  pour  cette 
auguste  réunion. 

Le  secret  ne  fut  pas  gardé  longtemps.  La  nou- 
velle, dès  qu'on  la  connut,  causa  partout  une 
vive  satisfaction,  aux  théologiens  et  aux  fidèles. 
Tous  prenaient  de  plus  en  plus  conscience  du 
rôle  providentiel  que  joue  la  Papauté  dans  l'E- 
glise et  dans  la  société  chrétienne.  Les  attaques 
dont  elle  était  l'objet  la  rendaient  populaire. 
Les  fidèles  et  les  prêtres  se  serraient  avec  un 
filial  empressement  autour  du  successeur  de 
saint  Pierre.  On  voyait  ainsi  se  renouveler  un 
phénomène,  qui  revient  toutes  les  fois  qu'une 
vérité  ou  une  institution  fondamentale  de  l'E- 
glise se  trouvent  contestées.  Les  énergies  se  por- 
tent sur  ce  point,  qui  reçoit  une  force  nouvelle. 
C'est  la  réaction  de  la  vie  contre  un  danger  qui 
la  menace.  Ce  que  l'ennemi  voulait  affaiblir  de- 
vient plus  puissant. 

Les  ennemis  du  dehors  voulaient  supprimer 
le  pouvoir  temporel  du  Pape  et  du  même  coup 
ils  organisèrent  contre  son  autorité  spirituelle  un 
véritable  attentat.  Ils  continuaient  ainsi  l'œuvre 
de  la  Révolution. 

Pie  IX  avait  inauguré  son  œuvre  de  réaction 
contre-révolutionnaire,  en  définissant  la  Concep- 
tion immaculée  de  la  Vierge  Marie.  Rien  de  plus 
théologique  ni  de  plus  sage.  Les  contemporains 
y  virent  une  manifestation  solennelle  de  la  piété 
catholique.  Il  y  avait  quelque  chose  de  plus.  La 
Révolution  s'était  faite  au  nom  de  la  bonté  na- 
turelle de  l'homme,  dans  le  but  d'affirmer  les 


-  125  •— 

droits  prétendus  qui  en  découlent  On  peut  dire 
qu'elle  eut  pour  dogme  fondamental  ta  concep- 
tion immaculée  du  genre  humain.  A  cette  er- 
reur il  fallait  opposer  la  vérité  contradictoire. 
Le  Pape  le  fit,  en  déclarant  que  tous  les  hom- 
mes étaient  frappés  d'une  déchéance  originelle, 
puisque  la  Vierge  Marie  était  immaculée,  en  ver- 
tu d'un  privilège  incommunicable.  C'était  mettre 
la  raison  humaine  en  présence  d'un  fait,  que  les 
théoriciens  de  la  Révolution  niaient  ou  passaient 
sous  silence.  Pie  IX  usait  pour  cela  de  son  in- 
faillibilité  doctrinale. 

Les  Catholiques  sentirent  bientôt  le  besoin  de 
voir  cette  prérogative  du  Pontife  romain  mise 
en  pleine  lumière.  Ils  croyaient  tous  le  Pape 
infaillible.  Mais  ce  n'était  pas  suffisant.  Cet  ob- 
jet de  leur  foi  devait  apparaître  aux  yeux  du 
monde  chrétien  comme  un  dogme,  c'est-à-dire 
une  vérité  enseignée  par  Notre-Seigneur  à  son 
Eglise.  On  chercherait  vainement  celui  qui  eut 
l'initiative  de  ce  désir.  Il  surgit  dans  une  multi- 
tude de  cœurs.  Lorsque  quelqu'un  se  trouva 
d'en  parler,  il  répondit  à  un  vœu,  qui  attendait 
une  occasion  de  s'émettre.  Il  suffit  d'avoir  l'ex- 
périence des  choses  ecclésiastiques  pour  y  re- 
connaître le  résultat  d'une  action  mystérieuse  de 
l'Esprit-Saint  dans  les  âmes.  Cet  agent  divin 
se  réserve  ainsi  de  préparer  les  définitions  de 
l'Eglise. 

Les  Ultramontains  ne  cachèrent  point  leur 
allégresse.  Ils  étaient  les  fervents  de  la  Monar- 


-  126  - 

chie  pontificale.  Tout  ce  qui  la  glorifiait  était 
de  leur  goût.  Les  Libéraux  pensaient  autrement. 
Ce  projet  de  définition  les  mit  dans  l'embar- 
ras. L'infaillibilité  pontificale  devait  troubler 
leurs  idées  sur  la  constitution  de  l'Eglise.  Ils  ne 
la  niaient  point,  en  règle  générale;  ils  se  con- 
tentaient de  la  restreindre. 

.Comment  n'auraient-ils  pas  éprouvé  de  l'in- 
quiétude, en  songeant  à  l'effet  que  cette  défi- 
nition produirait  sur  les  ennemis  de  l'Eglise? 
Contrairement  à  la  tactique  des  Ultramontains, 
qui  fortifiait  les  points  attaqués,  ils  voyaient 
dans  l'attaque  un  motif  de  se  tenir  sur  la  réserve. 

Les  chefs  adressèrent  d'instinct  leurs  plaintes 
à  celui  qui  agissait  chaque  jour  davantage  com- 
me leur  maître,  Mgr  Dupanloup.  Un  évêque,  que 
son  historien  ne  nomme  pas,  lui  écrit  :  «  De 
toutes  parts,  on  me  dit  que  ce  sera  la  définition 
personnelle  ou  au  moins  séparée  du  Pape,  ou  la 
préparation  à  cette  définition  ».  Un  autre  lui 
fit  cette  confidence  :  «  Il  ne  s'agit  point  d'ac- 
croître le  nombre  des  dogmes;  et,  en  particu- 
lier, je  ne  désire  point,  seulement  pour  des  rai- 
sons d'opportunité,  que  l'infaillibilité  du  Souve- 
rain Pontife  soit  personnellement  définie.  Plus 
le  monde  est  malade  des  efforts  de  l'absolutis- 
me, plus  l'Eglise,  qui  renferme  une  économie  si 
admirable  dans  sa  hiérarchie,  devra  éviter  toute 
apparence  qui  la  pourrait  faire  croire  influencée 
elle-même  par  cet  esprit  dominant.  » 

L'évêque  d'Orléans  se  rendit  à  Rome  pour  as- 
sister aux  fêtes  du  centenaire.  Il  était  bien  dé- 


-  127  - 

cidé  à  remplir  un  rôle,  celui  qui  sera  le  sien 
jusqu'à  la  fin  du  concile  du  Vatican.  On  sut  qu'il 
insista  auprès  de  Pic  IX  pour  obtenir  que  tou- 
tes les  questions  controversées  entre  écoles  fus- 
sent écartées  avec  soin.  En  réalité,  le  concile  lui 
faisait  peur;  et,  le  sachant  inévitable,  il  se  mit 
en  mesure,  dès  1867,  d'exercer  sur  ses  mem- 
bres une  action  personnelle.  Nous  allons  le  voir 
se  comporter,  comme  s'il  se  fût  agi  d'une  as- 
semblée parlementaire.  Il  entre  en  relation  avec 
les  évoques  attendus  à  Rome;  il  leur  écrit  avant 
qu'ils  n'e  soient  arrivés.  Il  entretient  les  ambas- 
sadeurs accrédités  auprès  du  Saint-Siège  et  les 
prélats  influents.  C'est  une  véritable  stratégie 
diplomatique,  menée  par  un  homme  de  haute 
valeur  et  d'une  volonté  tenace. 

Ses  efforts  se  concentrent  sur  la  rédaction  de 
l'adresse  que  l'Episcopat  doit  présenter  au  Sou- 
verain Pontife.  Il  importe  que  son  programme 
soit  accepté  d'avance.  Il  parvient  à  faire  agréer 
un  rédacteur  de  son  choix,  Mgr  Haynald,  au- 
quel il  remet  des  notes.  Le  correcteur  attitré  est 
un  prélat  de  sa  confiance,  Mgr  Franchi.  On  évite 
avec  le  plus  grand  soin  toute  allusion  à  l'infail- 
libilité. Cependant  les  évêques  désirent  qu'on 
en  parle.  Il  en  est  fortement  question  dans  la 
commission  internationale.  Mgr  Dupanloup  cède 
enfin  devant  l'attitude  énergique  de  l'archevê- 
que  de   Wesminster,    Manning. 

Vaincu  sur  ce  point,  il  ne  perd  pas  contenan- 
ce. Comme  l'opinion  publique  va  être  saisie  de 
tout,  il  se  préoccupe  de  prendre  les  devants.  Dans 


—  128  - 

ce  but,  il  quitte  Rome  aussitôt  et  il  fait  impri- 
mer en  route,  à  Grenoble,  une  lettre  pastorale 
dans  laquelle  il  annonce  le  premier  la  nouvelle 
du  prochain  concile.  Il  a  soin  de  traduire  dans 
un  langage  français  et  moderne  l'adresse  de  l'E- 
piscopat  et  l'allocution  du  Pape.  Il  commence 
et  il  commente,  observe  spirituellement  l'abbé 
Maynard.  Mgr  Pie  disait  :  «  l'intrigue  politique 
commence,  en  attendant  l'ingérence  césarienne.  » 

Quelques  semaines  plus  tard,  en  septembre, 
l'évêque  d'Orléans  assiste  au  congrès  de  Ma- 
lines,  qui  dégénère  en  «  concile  laïque.  »  Son 
ami,  d'e  Falloux,  le  félicite  du  projet  qu'il  a  de 
profiter  du  concile  pour  sa  grande  œuvre  de  pa- 
cification religieuse.  «  Vous  serez  là,  lui  dit-il, 
pour  éclairer,  pour  réconcilier,  pour  enflammer 
les  intelligences.  »  Mgr  Franchi  lui  a  promis  de 
veiller  à  ce  que  la  bulle  d'indiction  soit  rédigée 
le  mieux  possible,  avec  dignité,  modération,  et 
sans  heurter  personne. 

Cette  bulle  fut  promulguée  le  29  juin  de  l'an- 
née suivante  (1868).  Le  concile  devint  aussitôt 
l'objet  de  toutes  les  préoccupations.  Je  n'ai  pas 
à  raconter  les  discussions  auxquelles  il  donna 
lieu.  Mgr  Dupanloup,  ainsi  que  les  autres  évo- 
ques, l'annonça  officiellement  à  ses  diocésains. 

Sa  lettre  pastorale  a  une  histoire.  Elle  porte 
la  date  du  13  septembre,  bien  qu'elle  ait  été 
imprimée  dans  les  premiers  jours  du  mois 
d'août;  elle  fut  publiée  seulement  à  la  fin  d'oc- 
tobre. Entre  temps,  il  correspondit  avec  plusieurs 
prélats  dont  la  pensée  lui  était  connue.  C'était, 


-  129  - 

à  son  avis,  le  moyen  de  sortir  d'un  isolement 
qui  lui  semblait  pour  l'Episcopat  un  grand  mal- 
heur et  une  faiblesse.  Il  s'en  ouvrit  à  l'un  de 
ses  correspondants  :  «  Nous  pourrions  pourtant 
très  convenablement  nous  entendre  un  certain 
nombre  d'évcques  entre  lesquels  la  confiance  se- 
rait plus  naturellement  établie  à  l'avance.  » 

Il  ne  se  contente  pas  d'écrire.  On  le  voit  de 
nouveau  en  Belgique.  Il  visite  les  bords  du  Rhin, 
toujours  occupé  à  nouer  des  relations  utiles. 

Sa  lettre  pastorale  est  enfin  publiée.  On  y 
retrouve  les  soucis  de  pacification  religieuse, 
qui  dominèrent  toute  son  existence.  «  Il  est 
temps,  écrit-il,  qu'entre  l'Eglise  et  les  peuples 
chrétiens  tous  les  malentendus  cessent.  L'obscu- 
rité, l'incertitude,  la  confusion  pèsent  trop  dou- 
loureusement sur  les  âmes  sincères  et  autorisent 
trop  les  calomnies  et  les  hostilités  contre  l'E- 
glise. C'est  pour  cela  que  le  Pape  a  voulu  un 
Concile.  » 

Toujours  préoccupé  de  régir  l'opinion,  l'Evê- 
que  d'Orléans  veut  avoir  son  journal  à  lui.  L'A- 
mi  de  la  religion  sl  dû  disparaître.  Le  Journal 
des  villes  et  des  campagnes,  sur  lequel  il  a  comp- 
té, échoue.  Il  fonde  alors  le  Français,  qui  reste 
son  journal  officiel  jusqu'au  jour  où  la  Défense 
prendra  sa  place. 

On  se  tient  beaucoup  plus  tranquille  à  Poi- 
tiers et  dans  les  évêchés  ultramontains.  Mgr  Pie 
ne  se  préoccupe  ni  du  programme  ni  des  ré- 
sultats. Ce  n'est  point  son  affaire.  Il  appartenait 

Le  Catholicisme  libéral  o 


-  130  — 

au  Pontife  romain  de  déterminer  la  teneur  du 
programme,  en  tenant  compte  des  vœux  de  l'E- 
piscopat.  Quant  aux  résultats,  il  prévoyait  tout 
le  contraire  de  ce  qu'espérait  Mgr  Dupanloup. 
«  Les  principes  immuables  de  la  vérité  ne  s'assu- 
jétiront  point  aux  caprices  de  ce  qu'on  appelle 
les  idées  modernes.  » 

Cette  sécurité  religieuse  n'empêche  pas  le 
grand  évêque  de  se  préparer  par  l'étude  et  dans 
la  prière.  Il  agit  sur  l'opinion,  mais  en  usant  de 
la  méthode  qui  sied  à  un  Pontife.  Il  enseigne,  il 
n'intrigue  point.  Il  surveille  aussi.  Aucune  opé- 
ration de  la  stratégie  libérale  ne  lui  échappe. 
En  voici  la  preuve  :  «  Le  petit  nombre  d'hommes 
d'Eglise  qui,  après  s'être  ralliés,  soit  par  con- 
viction, soit  par  tactique  ou  par  faiblesse,  aux 
fausses  idées  de  notre  époque  et  y  avoir  ral- 
lié quelques  esprits  honnêtes,  se  flattent  d'exer- 
cer bientôt  leur  empire  dans  une  sphère  agran- 
die par  le  moyen  du  concile,  ne  tarderont  pas  à 
s'apercevoir  que  la  hiérarchie  catholique,  nour- 
rie des  traditions  du  passé  et  assistée  d'en  haut, 
n'est  pas  maniable  comme  l'académie  et  les  sa- 
lons. Les  réunions  conciliaires  ne  comportent 
pas  ces  victoires  faciles  que  l'audace  et  la  cabale 
peuvent  remporter  ailleurs.  Enfin,  l'autorité  du 
Pape  n'est  pas  suspendue,  ce  qu'oublient  ceux 
qui  semblent  croire  que  le  concile  donne  nais- 
sance à  une  souveraineté  au  moins  temporaire, 
au  lieu  de  tout  faire  relever  du  Pape.  » 

Mgr  Pie  n'est  pas  seul  à  remplir  ce  rôle  du 
docteur  dans  l'Eglise.  Les  archevêques  de  Ma* 


131 


lines  et  de  Westminster  sont  autant  que  lui  les 
échos  fidèles  de  la  tradition  catholique.  Ils  se 
mettent  en  première  ligne  pour  la  défense  de 
l'infaillibilité  pontificale.  Leurs  lettres  pastora- 
les déjouent  les  manœuvres  du  Libéralisme  et 
posent  la  question  dans  les  termes  qui  lui  con- 
viennent. Cela  leur  attire  la  gratitude  des  Ul- 
tramontains  et  la  colère  des  Libéraux. 

L'attitude  respective  des  deux  écoles  peut  se 
définir  ainsi  :  l'une  demande  que  l'Eglise  s'in- 
terdise de  toucher  à  l'idole  favorite  du  monde 
moderne;  l'autre  pense  que  l'œuvre  du  concile 
sera  d'opposer  une  barrière  doctrinale  à  l'er- 
reur dominante,  par  conséquent  au  mal  domi- 
nant de  ce  siècle;  rupture  des  peuples  avec  le 
Christianisme,  sécularisation  de  l'ordre  social, 
naturalisme  politique.  La  suite  nous  montrera 
laquelle  des  deux  prévoyait  juste. 

Les*adversaires  les  plus  déterminés  de  l'infail- 
libilité et  de  la  Monarchie  pontificale  sont  à 
Munich.  Le  Libéralisme  eut  dans  la  Faculté  de 
théologie  une  permanence  conciliaire.  Dœllinger 
fournit  des  faits  et  des  arguments,  que  ses  dis- 
ciples transmettent  aux  évêques  et  aux  écrivains 
de  l'école.  La  Gazette  cCAugsbourg  lui  tient  lieu 
de  bulletin  officiel.  Le  prince  de  Hohenlohe,  mi- 
nistre de  Bavière,  met  à  sa  disposition  sa  puis- 
sance politique  et  sa  diplomatie.  Ce  qui  fait 
écrire  à  l'abbé  Maynard  :  «  Comme  le  protestan- 
tisme avait  sa  Rome  à  Genève,  l'opposition  à 
l'infaillibilité  eut  sa  Rome  à  Munich,  avec  tou- 


132 


tes  ses  institutions,  tout  son  outillage,  tous  ses 
agents  religieux  et  politiques.  Mgr  Dupanloup, 
Montalembert  et  leurs  amis  agissent  en  Fran- 
ce pour  le  compte  du  prévôt  de  Munich.  Le  Li- 
béralisme a  donc  son  organisation  internatio- 
nale. » 

Les  Libéraux  français  commirent  la  faute  im- 
pardonnable de  se  compromettre  avec  lui. 

On  fit  grand  bruit  en  France  autour  d'une  mal- 
heureuse adresse  des  laïques  de  Coblentz  et  de 
Bonn  aux  archevêques  de  Cologne  et  de  Trê- 
ves, inspirée  par  Munich.  Montalembert  envoya 
ses  félicitations  à  ces  rives  du  Rhin,  «  seul  coin 
de  terre  où  s'offre  aujourd'hui  une  consolation 
pour  un  champion  politique  et  religieux.  »  Il  dit 
encore  :  «  C'est  du  Rhin  que  nous  vient  la  lu- 
mière. »  Dœllinger  accumule  toujours  dans  ses 
pamphlets  historiques  et  théologiques  les  ar- 
guments que  l'opposition  fera  valoir.  L'évêque 
d'Orléans  ne  veut  point  se  contenter  de  suivre  ce 
mouvement  à  distance;  il  entreprend  de  nou- 
veau un  voyage  en  Allemagne  pour  le  voir  de 
près. 

Le  prévôt  Dœllinger  a  un  émule  en  la  person- 
ne de  Mgr  Maret,  doyen  de  la  Faculté  sorbonien- 
ne  de  théologie.  Celui-ci  consacre  deux  énormes 
volumes  à  soutenir  cette  thèse  :  le  Pape  n'a  point 
dans  l'Eglise  de  monarchie  absolue;  la  souve- 
raineté, partagée  entre  le  pape  et  le  concile, 
ne  réside  complète  que  dans  leur  union.  Vous 
vous  souvenez  de  l'équipée  démocratique  de  Ma- 
ret, fondateur  de  VEre  nouvelle.  C'est  le  même 


-  133  - 

personnage  que  Fauteur  de  ce  faclum  massif, 
ayant  pour  litre  Du  concile  général.  Démocrate 
en  1818,  libéral  et  gallican  en  1869,  il  obéit  au 
même  instinct  de  conciliation  entre  le  Catholi- 
cisme et  la  Révolution  triomphante.  Avec  YEre 
nouvelle,  il  honore  la  Révolution  dans  la  foule 
et  la  république;  avec  son  livre,  il  lui  rend  le  mê- 
me hommage  en  la  personne  de  César. 

L'œuvre  de  Maret  trouve  bon  accueil  chez 
les  Libéraux  et  les  Gallicans,  tandis  que  les  théo- 
logiens les  plus  sérieux  portent  sur  elle  des 
appréciations  sévères.  Mgr  Pie  s'exprime  ain- 
si :  «  Avec  l'autorité  de  pontife  et  de  docteur, 
je  n'hésite  point  à  déclarer  que  ces  deux  volu- 
mes méritent  d'être  notés  de  toutes  les  censures 
les  plus  graves,  en  deçà  de  la  note  d'hérésie.  » 
Dom  Guéranger  en  entreprend  la  critique  dans 
sa  Monarchie  pontificale.  Il  n'en  laisse  rien  de- 
bout. 

La  rédaction  du  Correspondant  croit  devoir 
manifester  sa  pensée  sur  la  grave  question,  dans 
un  article,  qui  est  rédigé,  en  présence  de  Mgr  Du- 
panloup,  par  Albert  de  Broglie,  de  Falloux  et 
Cochin.  Il  paraît  sans  signature,  le  10  octobre 
1869.  Ces  leaders  du  parti  expriment  leur  crainte 
de  voir  une  concentration  de  toute  l'autorité  de 
l'Eglise  sur  la  tête  du  Souverain  Pontife  et  une 
condamnation  dogmatique  et  absolue  de  prin- 
cipes mi-partie  politiques  et  religieux,  qui  figu- 
rent dans  la  plupart  des  constitutions  modernes. 
Cette  concentration  de  l'autorité,  déclarent-ils, 
serait  la  transformation  de  l'Eglise,  jusqu'ici  mo- 


—  134  - 

narchie  tempérée  et  partagée,  en  une  monar- 
chie absolue  et  gouvernée  sans  contrôle  par  un 
chef  unique;  et  cette  condamnation  des  erreurs 
modernes  mettrait  l'Eglise  en  guerre  avec  la 
société  civile;  dès  lors,  les  catholiques  se  trou- 
veraient d,ans  une  alternative  douloureuse  entre 
l'obéissance  aux  principes  de  leur  Eglise  et  l'at- 
tachement aux  lois  de  leur  patrie.  Cet  article 
passe  avec  raison  pour  un  manifeste  du  Catholi- 
cisme libéral  à  la  veille   du  concile. 

L'évêque  d'Orléans  se  fait  à  son  tour  le  por- 
te-voix de  cette  école  dans  une  brochure  ayant 
pour  titre  :  Observation  sur  la  controverse  soule- 
vée relativement  à  là  définition  de  l'infaillibilité 
au  prochain  concile.  Ce  n'est  qu'une  traduction 
libre  et  en  assez  bon  français  d'une  thèse  alle- 
mande, attribuée  à  Dœllinger;  Observations  sur 
la  question  :  Est-il  opportun  de  définir  V infailli- 
bilité du  Pape?  Adresse  respectueuse  aux  arche- 
vêques et  et  aux  évêques.  Un  exemplaire  en  fut 
adressé  à  chaque  prélat,  composé  en  une  lan- 
gue qu'il  pouvait  comprendre.  Ces  expéditions 
s'étaient  faites  dans  le  plus  grand  secret.  La 
brochure  Dupanloup  obtint  en  France  un  gros 
succès.  «  Ces  deux  coups  de  tonnerre,  écrit  Mon- 
talembert  au  P.  Hyacinthe,  ont  un  retentissement 
prodigieux.  »  Le  second  coup  de  tonnerre  est  un 
avertissement  du  même  à  Louis  Veuillot,  dont 
je  ne  dirai  rien. 

Les  archevêques  de  Malines  et  de  Westmins- 
ter, pris  à  partie  par  l'évêque  d'Orléans,  répli- 
quaient avec  force  et  autorité.  Celui-ci  fit  à  Mgr 


-  135  - 

Deschamps  une  réponse  que  Veuillot  trouvait 
onéreuse,  taquine,  opprimante,  sans  le  moindre 
intérêt.  Le  P.  Gratry  se  permit  d'adresser  qua- 
tre lettres  à  l'archevêque  de  Matines.  Le  pau- 
vre homme  aurait  mieux  fait  de  se  taire.  Il  s'at- 
tira une  réplique  écrasante  de  l'abbé  de  So- 
lesmes. 

Mgr  Dupanloup  est  à  Rome  la  tête  et  le  cœur 
de  l'opposition  libérale,  comme  il  le  fut  en  Fran- 
ce. Mais  le  milieu  lui  est  beaucoup  moins  favora- 
ble. Les  moyens  d'action  sur  un  concile  lui  man- 
quent. Il  en  parle  mal  la  langue.  Sa  science  théo- 
logique est  insuffisante.  La  plupart  des  oppo- 
sants se  trouvent  dans  le  même  cas.  Ils  font 
assez  pauvre  figure  à  côté  des  grands  évêques 
théologiens  français  ou  étrangers.  Leur  attitude, 
et  en  particulier  celle  de  l'évêque  d'Orléans,  cau- 
sent une  surprise  pénible.  Plusieurs  prélats  s'en 
plaignent  ouvertement.  Les  polémiques  auxquel- 
les ce  dernier  se  trouve  mêlé  ne  tournent  pas  à 
son  avantage. 

La  première  partie  du  concile  se  passe  bien. 
On  s'y  occupe  des  erreurs  contraires  à  la  foi 
et  des  vérités  philosophiques  ou  théologiques 
qu'il  convient  de  leur  opposer.  Les  Pères  sont 
d'accord  sur  ce  sujet.  Je  signale  seulement  le 
rôle  que  Mgr  Pie  joue  dans  les  commissions 
préparatoires.  Les  Ultramontains  sont,  en  som- 
me, les  lumières  du  concile.  Les  autres  se  ré- 
servent pour  les  discussions  relatives  à  la  cons- 
titution de  l'Eglise  et  à  ses  rapports  avec  l'E- 


-  136  - 

tat.  Ce  sont  les  seuls  qui  leur  présentent  quelque 
intérêt.  Et  encore  leur  science  théologique  y 
apparaît-elle  assez  courte.  Leur  action  est,  en 
somme,  plus  parlementaire  qu'ecclésiastique. 

Ils  commencent  par  se  compter.  Ils  ne  sont 
pas  en  nombre,  c'est  de  toute  évidence.  Les 
évêques  des  diocèses  italiens  minuscules  et  les 
vicaires  apostoliques  grossissent,  dans  des  pro- 
portions inquiétantes,  les  rangs  de  la  majori- 
té. Ces  derniers  sont  de  leur  part  l'objet  d'un  dé- 
dain qu'ils  déguisent  mal.  Ils  vont  jusqu'à  leur 
faire  un  reproche  de  leur  apostolat  héroïque 
et  d'un  dénuement  qui  oblige  le  Pape  à  leur 
offrir  l'hospitalité. 

Par  ailleurs,  les  prélats,  qui  gouvernent  quel- 
ques milliers  3e  diocésains  sans  culture,  leur 
semblent  fort  au-dessous  des  pontifes  de  nos  vas- 
tes diocèses  et  de  nos  villes  gonflées  de  civi- 
lisation. Cependant  le  concile  ne  reconnaît  au- 
cune inégalité  entre  les  Pères.  Ceux  qui  rêvent 
d'un  parlementarisme  ecclésiastique  voudraient 
que  l'autorité  de  chaque  évêque  soit  en  raison 
de  l'importance  morale  et  matérielle  de  son  dio- 
cèse. Ces  prétentions  sont  inacceptables.  On  doit 
prendre  la  constitution  de  l'Eglise  telle  qu'elle 
est  et  accepter  dans  chaque  Pontife  un  juge  de  la 
foi,  tenant  son  autorité  de  son  caractère  sacré, 
non  de  l'Eglise  qu'il  gouverne. 

La  minorité  recourt  à  la  tactique  parlemen- 
taire; et,  dans  le  but  de  faire  traîner  le  concile  en 
longueur,  elle  organise  l'obstruction.  Car  si  rien 


-  137  - 

n'est  décidé  avant  l'époque  des  forlcs  chaleurs, 
Pie  IX  interrompra  tes  sessions.  Les  vicaires 
apostoliques,  contraints  de  regagner  leur  mis- 
sion, ne  reviendront  pas  de  silôt.  Ce  qui  diminue- 
ra considérablement  la  majorité. 

Pour  réussir,  les  opposants  exigent  deux  con- 
ditions :  laisser  à  la  discussion  une  entière  liber- 
té et  n'accepter  une  décision  que  si  elle  est 
votée  par  l'unanimité  morale  des  Pères.  Avec 
cela,  l'obstruction  sera  la  chose  la  plus  facile 
du  monde.  Mais  Pie  IX  s'en  est  rendu  compte. 
Il  déjoue  ces  petits  calculs,  en  réglant  que  les 
observations  seront  faites  par  écrit  et  non  de 
vive  voix,  que  le  Pape  ou  son  représentant  aura 
la  faculté  de  clore  la  discussion,  et  enfin 
que  les  décisions  seront  prises  à  la  pluralité  des 
voix.  Les  opposants,  au  nombre  d'une  centaine, 
élèvent  des  protestations  inutiles.  Les  critiques 
incorrectes  de  Dœllinger  et  de  la  Gazette  (TAugs- 
bourg  restent  sans  action. 

Le  Schéma  des  décrets  sur  l'Eglise  est  re- 
mis aux  Evêques.  Les  documents  de  ce  genre 
doivent  être  tenus  secrets.  Celui-ci  est  néanmoins 
communiqué  à  la  Gazette  d'Augsbourg  et  à  un 
autre  journal  allemand,  qui  s'empressent  de  le 
publier.  Cette  indiscrétion  n'a  pu  être  commi- 
se que  par  l'un  des  opposants. 

Le  Schéma  ne  fait  aucune  allusion  à  l'infailli- 
bilité. Mais  dans  le  chapitre  troisième,  consa- 
cré aux  rapports  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  on  peut 
reconnaître  toutes  les  erreurs  déjà  condamnées 
par  le  Syllabus.  Le  concile  devra  donc  sanction- 


-  138  - 

ner  toutes  ces  condamnations,  en  les  aggravant. 
La  publication  de  ce  texte  cause  un  grand  émoi. 
Plusieurs  gouvernements  en  sont  inquiets.  C'est 
tout  ce  que  l'opposition  souhaite. 

Mgr  Dupanloup  et  Mgr  Darboy  ont  quelque 
espoir  en  Napoléon.  L'évêque  d'Orléans,  en  par- 
ticulier, n'a  pas  attendu  cette  époque  pour  l'en- 
tretenir du  concile.  Son  audience  à  Saint-Cloud, 
le  3  octobre  1869,  est  connue.  Elle  eut  des  ré- 
sultats. Quinze  jours  après,  le  gouvernement  im- 
périal envoyait  à  son  ambassadeur  auprès  du 
Souverain  Pontife  un  projet  d'instruction,  qui 
se  résume  ainsi  :  ne  gêner  en  rien  l'Eglise;  sauve- 
garder la  souveraineté  de  l'Etat;  se  refuser  à 
reconnaître  l'infaillibilité;  craindre  plus  l'infail- 
libilité absolue  que  l'infaillibilité  mesurée. 

L'Empereur  est  donc,  en  principe,  favorable  à 
l'opposition.  Le  grand  aumônier  de  la  cour,  Mgr 
Darboy,  le  sait.  Il  n'ignore  pas  non  plus  qu'E- 
mile Olivier  est  hostile  à  tout  projet  d'inter- 
vention. Il  s'efforce  de  combattre  cette  influ- 
ence par  ses  lettres  et  de  déterminer  Napoléon  à 
intervenir.  Daru,  qui  partage  son  sentiment,  quit- 
te, sur  ces  entrefaites,  le  ministère  des  affaires 
étrangères.  Emile  Olivier  est  chargé  de  l'intérim. 
Ce  qui  rend  vaines  les  instances  de  l'archevê- 
que de  Paris. 

Mais  les  opposants  ne  perdent  point  coura- 
ge. L'un  d'entre  eux  espère  contraindre  les 
princes  à  céder  devant  une  poussée  de  l'opi- 
nion publique,  qu'il  a  soin  d'alarmer  par  la 
publication  d'un  libelle  anonyme  :  Ce  qui  se  pas- 


-  139  - 

se  au  concile.  On  ne  peut  rien  imaginer  de  plus 
faux.  La  vérité  s'y  trouve  odieusement  traves- 
tie. Pie  IX  fait  à  ces  manœuvres  scandaleuses 
la  réponse  la  moins  attendue,  en  distribuant  le 
Schéma  de  l'infaillibilité.  De  son  côté,  Mgr  Dar- 
boy  s'empresse  d'écrire  à  l'Empereur  une  nou- 
velle lettre,  où  il  lui  conseille  de  rappeler  son 
ambassadeur.  La  minorité  revient  à  la  charge, 
deux  mois  plus  tard,  en  juin,  dans  le  but  de  fai- 
re adresser  au  Pape  par  Napoléon  un  ultima- 
tum. Elle  agite,  en  même  temps,  dans  les  cou- 
lisses du  concile  le  spectre  des  représailles  d'un 
gouvernement,    qu'elle   provoque   en    secret. 

Pie  IX  est  inaccessible  à  ces  craintes,  et  la 
majorité  se  repose  sur  Dieu  du  soin  de  gar- 
der son  Eglise.  Néanmoins,  les  opposants  peu- 
vent, un  instant,  croire  au  succès  de  leurs  ma- 
nœuvres, lorsqu'ils  apprennent  que  le  chapitre 
troisième  du  Schéma  sur  les  rapports  de  l'E- 
glise et  de  l'Etat  vient  d'être  supprimé.  Leur 
joie  est  courte.  Car  il  s'agit  moins  de  reculer 
que  de  hâter  le  travail. 

La  question  de  l'infaillibilité  est  immédiate- 
ment soumise  aux  Pères  du  concile  et  l'évêque 
de  Poitiers  se  trouve  chargé  du  rapport.  Sans 
se  laisser  déconcerter,  les  orateurs  de  l'opposi- 
tion dépensent  sans  compter  leur  éloquence,  pen- 
dant que  les  habiles  s'agitent  dans  les  intrigues. 
Les  uns  et  les  autres  se  concertent  pour  faire 
traîner  la  discussion  en  longueur.  Ils  espèrent 
ainsi  fatiguer  le  Pape  et  la  majorité.  Pie  IX  s'en 
aperçoit.  Les  évêques  se  plaignent.  L'un  d'entre 


140 


eux  dit  tout  haut  ce  que  chacun  pense  :  «  Qu'on 
ignore,  qu'on  ne  puisse  apprendre,  que  d'in- 
vincibles prétentions  égarent  le  jugement,  je  le 
conçois;  mais  l'intrigue  contre  la  sainte  Eglise, 
mais  l'appel  au  bras  séculier,  mais  la  divul- 
gation mensongère  du  secret,  mais  les  citations 
d'autorités  imaginaires  ou  ridicules,  mais  la  ré- 
solution de  tirer  en  longueur,  mais  tant  de  basses 
et  de  cruelles  industries  pour  faire  avorter  le 
concile,  à  dessein  de  contenter  des  opinions  ou 
plutôt  des  importances  particulières,  voilà  ce  qui 
m'écrase  et  ce  que  j'eusse  demandé  à  Dieu  de 
ne  point  voir.  » 

Les  égards  témoignés  à  une  minorité  turbu- 
lente et  à  son  chef  fatiguent  tout  le  monde.  On 
veut  en  finir.  Après  quatorze  séances  où  Ton  a 
placé  je  ne  sais  combien  de  discours,  la  clôture 
de  la  discussion  est  prononcée,  le  3  juin.  Les 
opposants  menacent  d'abord  de  se  retirer,  mais 
ils  finissent  par  se  contenter  d'une  protestation. 
Ce  n'est  pas  néanmoins  le  signal  du  désarme- 
ment. Ils  cherchent  de  nouveau  chicane  à  pro- 
pos des  formules.  En  attendant  l'accord  sur  un 
texte  et  le  vote  définitif,  Mgr  Dupanloup  use 
de  tous  les  moyens.  Tout  devient  inutile. 

Le  vote  qui  aboutit  à  la  définition  de  l'Infail- 
libilité pontificale  a  lieu  le  18  juillet.  Mgr  Du- 
panloup et  les  membres  obstinés  de  l'opposition 
refusent  d'y  prendre  part.  Pour  donner  à  cette 
abstention  plus  d'éclat,  ils  quittent  Rome  la  veil- 


—  141  - 

le.  Avec  eux,  le   Libéralisme  et  le  Gallicanisme 
prennent  la  fuite.  Leur  défaite  est  houleuse. 

On  a  essayé  mille  explications  pour  excuser 
cette  attitude  et  cette  boutade  finale.  C'est  en 
vain.  On  ne  saurait  les  apprécier  trop  sévè- 
rement. Cependant  les  évoques,  qui  oublient  à 
ce  point  leur  devoir,  sont  des  prélats  de  grand 
mérite,  des  hommes  instruits,  pieux  et  dévoués. 
Je  le  répète,  ce  contraste  de  leurs  qualités  per- 
sonnelles et  de  leur  conduite  au  concile  du  Va- 
tican témoigne  de  la  gravité  de  leurs  erreurs. 
Ils  croyent  bien  faire.  Mais  alors  les  idées  qu'ils 
professent  sont  bien  mauvaises.  Car  une  doc- 
trine se  juge  aux  fruits  qu'elle  porte. 

Ces  souvenirs  douloureux  de  notre  histoire 
contemporaine  sont  peu  de  chose,  si  on  les  com- 
pare aux  avantages  inappréciables  que  le  con- 
cile nous  a  procurés.  C'est,  avec  la  définition 
de  l'Infaillibilité,  la  condamnation  du  Natura- 
lisme et  de  toutes  ses  conséquences  religieuses, 
sociales  et  politiques. 

Les  Libéraux  n'avoueront  point  leur  défaite; 
ils  s'efforceront  d'atténuer  la  portée  du  coup  qui 
les  frappe.  Mais  leur  obstination  et  leur  sou- 
plesse ne  serviront  de  rien.  Ils  sont  vaincus,  puis- 
que leurs  erreurs  sont  condamnées. 


SIXIÈME  LEÇON 
L'échec  de  la  Restauration  monarchique 


Sommaire  :  Les  chances  d'une  restauration.  Légitimistes 
et  Orléanistes.  Les  Catholiques  libéraux.  La  question 
du  drapeau.  La  lettre  de  Salzbourg.  Sagesse  d'Henri  V. 
Conduite  de  Pie  IX  à  Rome.  Les  élections  et  les  catho- 
liques romains. 


L'échec  de  la  restauration  monarchique  fut 
une  grande  faute  politique;  ce  fut  aussi  un  grand 
malheur  pour  l'Eglise  et  la  France.  La  Répu- 
blique, proclamée  après  la  chute  de  l'Empire, 
était  jusque-là  un  gouvernement  provisoire.  Elle 
prit  alors  tous  les  caractères  d'un  gouverne- 
ment durable.  Voilà  quarante  ans  qu'elle  exis- 
te. Le  mal  qu'elle  a  fait  au  pays  et  à  la  religion 
est  trop  connu  pour  que  j'aie  à  en  parler.  Il 
donne  la  mesure  de  la  faute  commise  par  ceux 
qui  rendirent  impossible  le  retour  du  Roi. 

Les  royalistes  en  subissent  plus  que  d'autres 
les  conséquences.  On  la  leur  reproche  assez. 
Ce  n'est  point  sans  raison;  car  un  parti  ne  perd 
pas  impunément  le  pouvoir,  lorsque  les  circons- 
tances semblent  s'être  évertuées  à  le  lui  offrir. 
Comment,  après  cela,  le  prendre  au  sérieux  et 
croire  qu'il  réussirait  mieux  à  l'avenir?  La  dé- 
fiance   est  donc    légitime.   Les   gens    qui    font 


-  143  - 

de  la  politique  un  mélier,  cherchent  les  succès 
et  leur  profit;  ils  se  détournent  des  royalistes 
pour  offrir  leurs  services  à  des  adversaires.  Les 
prêtres  et  les  Catholiques  dévoues  aux  œuvres 
n'appartiennent  pas  à  cette  catégorie.  C'est  pour 
d'autres  motifs  qu'ils  ont  de  la  peine  à  leur  par- 
donner cet  échec.  Ils  hésitent  à  se  reposer  sur 
eux  du  soin  de  défendre  politiquement  les  in- 
térêts de  l'Eglise.  Un  sens  politique  éclairé  pour- 
rait les  affranchir  de  ces  craintes;  mais  il  y  a 
si  peu  d'hommes  qui  le  possèdent,  même  dans  le 
Clergé. 

Les  royalistes  se  plaignent  de  cet  état  d'es- 
prit. Ce  n'est  pas  le  moyen  de  le  modifier. 
Mieux  vaut  en  avouer  la  cause  et  travailler  sé- 
rieusement à  faire  disparaître  les  préventions  qui 
en  résultent.  La  faute  commise  par  leurs  prédé- 
cesseurs leur  crée  ainsi  une  obligation  délicate. 
Ils  n'ont  qu'à  en  prendre  résolument  leur  parti. 

Au  lendemain  de  la  guerre  tout  contribuait  à 
ramener  le  Roi.  Le  pays  épuisé  avait  besoin 
d'un  régime  réparateur.  L'Assemblée  nationale 
aurait  dû  le  lui  rendre  immédiatement.  La  Pro- 
vidence tenait  en  réserve  pour  l'honneur  de  la 
France  un  prince  accompli.  Les  campagnes  l'au- 
raient accueilli  comme  un  bienfait  du  ciel.  Les 
villes  ne  se  seraient  pas  montrées  moins  empres- 
sées. Drumont  à  écrit  quelque  part  que  si  Hen- 
ri V  s'était  présenté  à  Paris  après  la  Commune, 
les  habitants  des  faubourgs  eux-mêmes  l'auraient 
reçu  comme  le  bon  Dieu.  La  France  était  donc 
prête. 


—  144  — 

L'Assemblée  nationale,  en  différant  de  répon- 
dre à  ses  vœux,  commit  une  première  faute.  Ce 
fut  la  plus  grave;  car  rien  ne  lui  était  plus  facile 
que  de  remettre  ses  pouvoirs  aux  pieds  du  trône, 
en  le  restaurant.  Au  lieu  de  cet  acte  tout  naturel, 
elle  préféra  conserver  la  souveraineté,  que  les 
électeurs  lui  avaient  conférée,  et  prolonger  le 
provisoire  de  la  République.  Thiers  l'engageait 
dans  cette  voie.  Elle  commença  par  lui  offrir 
la  présidence.  Les  députés  de  la  droite  agirent 
en  hommes  qui  ne  savent  ce  qu'ils  veulent  ou 
qui  le  veulent  bien  mal.  On  les  troubla,  en  exagé- 
rant leurs  divisions  en  légitimistes,  en  orléanistes 
et  bonapartistes.  Ces  derniers,  il  est  vrai,  ne 
comptaient  guère.  Les  seconds  tenaient  à  ména- 
ger, au  préalable,  la  réconciliation  des  deux  bran- 
ches de  la  famille  royale,  que  la  Révolution  de 
1830  avait  brouillées. 

Les  républicains  ne  perdirent  pas  de  vue  les 
royalistes.  Les  querelles  entre  les  partisans  du 
comte  de  Chambord  et  ceux  du  comte  de  Paris 
devaient  leur  profiter. 

Parmi  les  royalistes  nos  contemporains,  il  en 
est  beaucoup  qui  ne  pardonnent  pas  au  comte  de 
Chambord  son  attitude.  Le  mal  que  la  répu- 
blique a  fait  à  la  France  les  afflige.  Ils  en  per- 
dent la  vue  des  réalités.  Pour  apprécier  dans  la 
vérité  et  la  justice  les  événements  qui  se  déroulè- 
rent en  1873,  il  faut  voir  les  hommes  dans  leur 
milieu  et  avec  les  sentiments  qui  les  animaient. 
Nous  n'avons  ni  le  droit  ni  le  moyen  de  leur  prê- 


-  145  - 

ter  nos  idées  actuelles.  En  essayant  de  le  faire, 
nous  nous  retirerions  de  la  réalité  :  or,  c'est 
elle  seule  qui  nous  intéresse. 

Ah!  si  le  comte  de  Chambord  avait  eu  le 
génie  et  l'audace  de  Bonaparte,  les  choses  se 
seraient  passées  autrement.  On  l'aurait  vu  accou- 
rir le  premier  et  se  saisir  des  hommes  et  des 
circonstances  pour  les  faire  servir  à  son  triom- 
phe. Mais  il  dut  se  contenter  des  qualités  qu'il 
avait  reçues  de  la  Providence.  Elle  n'est  pas  tenue 
de  donner  aux  héritiers  du  droit  royal  ces  apti- 
tudes extraordinaires. 

Henri  V  était  sans  enfant.  C'est  pour  un  Roi 
un  malheur.  Et  le  malheur  est  grand  surtout 
quand  le  prince  doit  faire  lui-même  la  conquête 
de  son  trône  et  qu'il  a  un  certain  âge.  Il  lui 
manque  la  force  morale  que  donne  la  certitude 
de  la  continuité.  Cette  situation  s'aggravait  alors 
des  divergences  politiques  qui  existaient  entre 
lui  et  son  héritier,  le  comte  de  Paris. 

L'un  conservait  intactes  les  traditions  du  droit 
royal;  il  voulait  être  le  Roi  très  chrétien;  l'au- 
tre tenait  à  la  monarchie  constitutionnelle.  Deux 
écoles,  où  l'on  avait  sur  les  attributions  du  sou- 
verain et  sur  le  gouvernement  de  la  France  des 
idées  bien  différentes,  se  trouvaient  donc  en 
présence.  Henri  V  pouvait  se  dire  :  mon  succes- 
seur ne  me  continuera  pas. 

Les  efforts  pour  réconcilier  les  deux  branches 
aboutirent  à  un  rapprochement,  qui  fut,  de  cha- 
que côté,  loyal.  Mais  cette  réconciliation  fami- 
liale, quelque  bonne  volonté  qu'il  y  eût  de  part 

I.c  Catholicisme  libéral  10 


146 


et  d'autre,  ne  pouvait  amener  une  entière  con- 
formité de  vue.  Le  comte  de  Chambord  s'en 
rendit  compte.  Cela  n'aurait  eu  qu'une  impor- 
tance médiocre,  si  la  restauration  monarchique 
avait  précédé  la  réconciliation  de  la  famille.  Le 
comte  de  Paris  serait  entré,  par  la  force  des 
choses,  dans  la  tradition  des  Bourbons.  C'est 
l'un  des  motifs  qui  auraient  dû  pousser  à  res- 
taurer d'abord  la  monarchie;  le  reste  se  serait 
arrangé.  On  compromit  tout,  en  procédant  d'une 
autre  façon. 

Je  ne  raconterai  pas  l'histoire  de  cette  tentative 
de  restauration.  Ceux  qui  veulent  la  connaître 
n'ont  qu'à  lire  le  récit  que  vient  d'en  faire  M. 
Arthur  Loth.  Il  me  suffit  de  présenter  les  ensei- 
gnements  qui   s'en  dégagent. 

Nous  trouvons  à  la  droite  de  l'Assemblée  na- 
tionale des  Catholiques  libéraux  et  des  Ultra- 
montains.  Les  premiers  se  rattachent  au  grou- 
pe du  Correspondant  ;  ils  sont,  en  règle  générale, 
orléanistes.  Le  comte  de  Paris  réaliserait  avec 
eux  une  monarchie  adaptée  aux  idées  et  aux 
aspirations  de  la  France  issue  de  1789.  Les  autres 
étaient  les.  hommes  du  comte  de  Chambord. 
Ceux-là  arrivèrent  au  pouvoir  sous  la  présidence 
du  maréchal  de  Mac-Mahon.  Le  duc  de  Bro- 
glie  fut  leur  chef  politique.  Mgr  Dupanloup  res- 
ta leur  maître  religieusement  écouté.  Ils  jouè- 
rent, l'un  et  l'autre,  dans  ces  événements  fâ- 
cheux un  rôle  très  important. 

Voulaient-ils  sincèrement  le  retour  du  comte 


M7 


de  Chambord?  Je  ne  le  crois  pas.  Avec  les  idées 
que  nous  leur  connaissons,  ils  ne  pouvaient  pas 
le  vouloir.  L'un  des  historiens,  qui  se  sont  ex- 
primés avec  l'impartialité  la  plus  franche,  sans 
être  des  nôtres,  a  tracé  du  duc  de  Broglie  un 
portrait  ressemblant.  En  voici  les  traits  carac- 
téristiques : 

«  En  dernière  analyse,  on  trouverait  surtout 
chez  le  duc  de  Broglie,  une  fidélité  latente  à 
la  cause  orléaniste,  une  fidélité  très  prudente,  qui 
voudrait  attendre,  pour  engager  les  princes  sans 
les  compromettre,  l'heure  où,  consacrés  héri- 
tiers légitimes  de  la  dynastie,  ils  pourraient  se 
réclamer,  sans  danger  et  sans  forfaiture,  de  leur 
attachement  inébranlable  à  la  France  moderne. 
Son  rêve  eût  été  alors,  de  voir  les  fils  de  Louis- 
Philippe,  absous  et  réconciliés,  s'asseoir  sur  les 
lis,  tout  en  restant,  suivant  la  formule  de  1830, 
«  soldats  du  drapeau  tricolore.  » 

«  Politique  très  fine,  toute  de  nuance,  de  sa- 
voir-faire et  de  réserve,  où  il  s'agissait  de  sur- 
prendre un  peu  tout  le  monde  pour  le  bien  de 
tout  le  monde;  politique  difficile,  à  une  épo- 
que où  tout  se  fait  au  grand  jour  et  à  grand 
fracas,  plus  difficile  encore  pour  un  homme 
dont  l'instrument  est  la  tribune,  dont  les  témoins 
sont  les  partis  et  qui,  se  proposant  de  démêler 
les  trames  embrouillées  par  de  longues  erreurs, 
auraient  besoin  non  seulement  de  silence,  mais 
de  temps. 

»  Et  c'est  ici  peut-être  que  se  révèle  le  fond 
de    la    pensée    du    duc    de    Broglie;    car    cet 


-  148  - 

auxiliaire,  le  temps,  il  travaille  avec  une  persé- 
vérance évidente  à  se  l'assurer.  C'est  pour  ga- 
gner du  temps  que  sa  souple  tactique  ménage 
le  parti  bonapartiste  nécessaire  comme  allié,  em- 
barrassant comme  confident,  dangereux  comme 
rival;  c'est  pour  gagner  du  temps  qu'il  prépare 
de  loin  la  combinaison  du  septennat  qui,  pla- 
çant le  maréchal  de  Mac-Mahon  comme  une 
sentinelle  au  point  de  rencontre  des  trois  partis 
monarchistes,  surveillera  les  événements. 

»  Telles  circonstances  peuvent  survenir,  en  ef- 
fet :  abdication  du  comte  de  Chambord,  mort 
de  ce  prince,  ou  mieux  encore,  généreuse  effu- 
sion de  l'aîné  renonçant  en  faveur  des  cadets, 
qui  eussent  laissé  la  place  à  l'héritier  préféré, 
au  «  dernier  espoir  ».  On  dirait  que  le  duc  de 
Broglie  a  vécu  en  attendant  cette  heure  et  qu'il 
s'en  tint  à  préparer,  parmi  tant  de  traverses 
et  de  péripéties,  une  solution  qui  ne  dépendait 
pas  de  lui  et  que  la  politique,  les  situations  ac- 
quises, les  passions,  la  nature  lui  refusèrent.  » 

Je  cite  encore  Hanotaux,  qui  situe  fort  exac- 
tement Albert  de  Broglie  dans  son  milieu  li- 
béral : 

«  Cette  époque  se  signale  en  France  par  la 
pénurie  des  hommes  d'action,  quoique  les  hau- 
tes intelligences  ne  fussent  pas  rares.  La  plu- 
part de  ceux  qui  exercèrent  le  pouvoir,  avaient 
longuement  scruté  la  théorie  de  leurs  convic- 
tions; non  contents,  ils  l'avaient  écrite.  Peine 
perdue,  force  perdue.  La  conviction  et  l'action 
n'ont  pas  besoin  de  tant  de  raisonnements.  Qui 


149 


s'explique  se  complique;  qui  s'analyse  se  dé- 
truit. Or,  le  duc  de  Broglie  l'ut,  comme  Falloux, 
comme  tant  d'autres,  un  raffiné  dialecticien. 
Avec  eux  il  fonda  Le  Correspondant,  c'est-à-dire 
une  de  ces  «  maisons  »  où  Ton  écrit  et  où  Ton 
cause,  excellentes  pour  les  indiscrétions,  les  in- 
fidélités et  les  investigations  policières.  Que  de 
salive  et  d'encre  dépensées  sous  l'empire  dans 
ces  paroles  libérales!  Les  cercles,  La  Revue  d<s 
Deux-Mondes,  le  faubourg,  les  salons,  —  et  celui 
du  duc  de  Broglie  tenait  le  premier  rang,  —  tout 
cela  faisait  la  petite  guerre  contre  le  «  tyran  >  a 
coups  d'épingles  et  d'épigrammes.  C'était  le 
«  parti  des  parapluies.  » 

»  On  tendait  la  main  aux  plus  sages  parmi 
les  républicains.  Pour  s'entendre,  on  parlait 
beaucoup,  en  commun,  de  décentralisation.  En 
avant  de  la  grosse  cavalerie  du  Correspondant  et 
de  la  Revue,  les  petits  journaux,  Le  Figaro,  Le 
Nain  jaune,  battaient  l'estrade  et  faisaient  l'es- 
carmouche. » 

Ces  hommes  ne  poursuivaient  qu'un  but,  le 
rétablissement  d'une  monarchie  constitutionnel- 
le. En  conséquence,  ils  cherchèrent  un  moyen 
d'imposer  leur  programme  au  comte  de  Cham- 
bord.  Afficher  cette  prétention  eût  été  incorrect 
et  maladroit.  La  fameuse  question  du  drapeau 
leur  permit  de  manœuvrer  très  habilement,  à 
l'insu  du  public.  Le  pays  n'y  prenait  aucun 
intérêt.  La  plupart  des  hommes  politiques  ne 
voyaient  dans  les  couleurs  nationales  qu'une  sim- 
ple affaire  de  forme,  sans  la  moindre  importance. 


-  150  — 

Le  drapeau  blanc  et  le  drapeau  tricolore  se  va- 
laient ou  à  peu  près.  Que  le  Roi  monte  sur  le 
trône  avec  l'un  ou  l'autre,  cela  les  laissait  in- 
différents, pourvu  qu'il  fût  là. 

Cependant  certaines  déclarations  du  prince  au- 
raient suffi  à  les  éclairer.  L'insistance  des  Li- 
béraux était  elle-même  de  nature  à  les  faire  ré- 
fléchir. Dans  tous  les  cas,  les  chefs  de  ce  groupe 
n'ignoraient  rien  de  ce  que  Henri  V  avait  dit 
ou  écrit.  C'est  justement  ce  qui  les  engageait 
à  prendre  à  cœur  cette  question  du  drapeau.  Ils 
tenaient  aux  trois  couleurs  comme  au  symbo- 
le authentique  d'un  système.  De  son  côté,  le 
prince  voyait  dans  le  drapeau  blanc  le  signe 
officiel  de  sa  doctrine  politique.  Qu'on  le  veuil- 
le ou  non,  le  conflit  qui  s'engagea  en  1873  était 
celui  de  la  monarchie  traditionnelle  et  de  la 
monarchie  constitutionnelle.  Nous  avons,  autour 
du  comte  de  Chambord,  les  partisans  du  pou- 
voir chrétien,  de  l'autorité  forte;  et,  contre  lui, 
les  ^partisans  du  libéralisme  politique.  La  lutte 
des  idées  ultramontaines  et  libérales,  qui  avait 
troublé  le  Concile  du  Vatican,  continue  dans 
un  autre  milieu  et  dans  des  conditions  différen- 
tes. Pie  IX  et  Henri  V  eurent  les  mêmes  adver- 
saires et  les  mêmes  serviteurs  fidèles. 

Le  comte  de  Chambord  avait  peur  des  équi- 
voques. Il  ne  manqua  jamais  l'occasion  de  dire 
à  la  France  ce  qu'il  pensait  et  ce  qu'il  voulait. 
«  La  France  m'appellera,  avait-il  écrit  dans  un 
manifeste  du  5  juillet  1871,  et  je  viendrai  à  elle 


i:>i 


tout  entier,  avec  mon  principe  et  mon  drapeau. 

\  l'occasion  de  ce  drapeau  on  a  parlé  des  con- 
ditions que  je  ne  dois  pas  subir...  Le  seul  sa- 
crifice que  je  ne  puisse  faire,  c'est  celui  de  mon 
honneur.  »  Il  s'exprima,  le  25  janvier  1872,  avec 
la  même  franchise  :  «  Par  mon  inébranlable  fi- 
délité à  ma  foi  et  à  mon  drapeau,  c'est  l'hon- 
neur même  de  la  France  et  son  glorieux  passé 
que  je  défends.  C'est  son  avenir  que  je  prépare. 
Rien  n'ébranlera  mes  résolutions,  rien  ne  las- 
sera ma  patience,  et  personne,  sous  aucun  pré- 
texte, n'obtiendra  de  moi  que  je  consente  à  deve- 
nir le  roi  légitime  de  la  Révolution.  »  Impos- 
sible d'être  plus  net.  On  aurait  dû  se  le  tenir  'pour 
dit.  Mais  rien  ne  déconcerte  les  libéraux.  Leur 
souplesse  n'a  d'égal  que  leur  obstination. 

Cette  question  intéresse  l'Eglise.  Son  avenir 
s'y  trouve  engagé  dans  une  mesure  assez  large. 
Il  est  donc  curieux  de  savoir  l'opinion  des  deux 
chefs  de  l'Episcopat  français.  Mgr  Dupanloup 
reste  le  porte-voix  très  écouté  des  Catholiques  li- 
béraux. Il  fait  partie  de  l'Assemblée  nationale. 
Sans  se  mêler  ouvertement  aux  négociations,  il 
suit  tout,  secouant  les  endormis,  réchauffant  les 
tièdes.  Le  dédain  avec  lequel  il  parle  d'Henri  Y 
est  connu;  il  affecte  de  ne  voir  en  lui  qu'un  mé- 
diocre et  un  entêté.  Il  faudrait  le  réduire  à  cette 
alternative  :  céder  ou  abdiquer.  Mgr  Pie,  au  con- 
traire, est  en  parfaite  communion  de  sentiments 
avec  le  prince.  On  lui  fournit  plus  d'une  fois 
l'occasion  d'écrire  ce  qu'il  pense.  Quelqu'un  lui 
ayant  demandé  d'intervenir  auprès  du  comte  de 


152 


Chambord  pour  l'amener  à  faire  des  conces- 
sions, obtint  cette  réponse  ferme  et  sage  : 

«  Je  ne  puis  ni  ne  dois  me  faire  l'intermédiaire 
de  ce  que  vous  me  communiquez...  Le  drapeau 
tricolore  est  irrémédiablement  révolutionnaire. 
Il  signifie  la  souveraineté  révolutionnaire  ou  il  ne 
signifie  rien.  En  tant  que  drapeau  militaire  et 
politique  à  la  fois,  il  est  essentiellement  et  logi- 
quement napoléonien,  et  ce  n'est  qu'avec  le  ré- 
gime dictatorial  qu'il  devient  relativement  et  très 
précairement  conservateur.  Pour  les  princes  de 
Bourbon,  qu'ils  soient  aînés  ou  cadets,  il  pro- 
duira de  nouveau  ce  qu'il  a  fait  en  1830  et  ce 
qu'il  n'a  pu  conjurer  en  1848.  Et,  comme  l'oppo- 
sition est  bien  autrement  développée  qu'alors 
le  système  de  transaction  et  de  faux  équilibre 
parlementaire  qu'il  symbolise  conduira  le  pou- 
voir à  un  renversement  beaucoup  plus  précipité 
que  par  le  passé. 

»  Pour  ma  part,  je  pense  que  nul  de  nous  n'a 
le  droit  d'exiger  du  Roi,  si  résigné  qu'il  puisse 
être  à  tous  les  sacrifices  pour  nous  sortir  de  l'a- 
bîme, qu'il  se  jette  dans  un  courant  où  il  a  la 
certitude  de  se  noyer  avec  nous.  C'est  trop  de- 
mander au  sauveteur  qu'il  veuille  bien  s'atta- 
cher au  cou  la  pierre  qui  a  entraîné  les  meil- 
leurs nageurs  au  fond  de  l'eau.  Si  Dieu  veut  sau- 
ver la  France,  il  lui  inspirera  de  meilleures  dis- 
positions. Sinon,  elle  périra  victime  de  ses  stu- 
pides  antipathies.  » 

On  lui  demanda  quelques  mois  plus  tard  d'ex- 
poser les  principes  généraux  de  la  politique  chré- 


153 

tienne  pour  éclairer  la  conscience  d'Henri  V. 
Il  esquissa  ce  programme  royal  :  «  Ce  n'est  pas 
au  point  de  vue  de  l'intérêt  que  le  prince  chré- 
tien doit  se  placer  :  l'intérêt  est  plein  d'obscu- 
rité, en  des  temps  comme  ceux-ci  surtout.  Mais 
qu'il  agisse  en  vue  d'un  devoir,  qu'il  agisse  avec 
conscience  et  avec  force.  S'il  y  a  péril  pour  lui 
de  succomber  à  la  tâche  et  de  périr  à  l'œuvre, 
tomber  pour  tomber,  ne  vaut-il  pas  mieux  tom- 
ber martyr  du  devoir?  C'est  tomber  alors  com- 
me l'arbre  qui  a  donné  son  fruit,  qui  a  laissé 
sa  graine,  c'est-à-dire  la  semence  de  multiplica- 
tion. »  Il  écrivit  quelque  temps  après  ces  lignes, 
qui  correspondaient  bien  aux  préoccupations  du 
prince  et  de  ses  plus  fidèles  amis  :  «  A  ceux 
qui  disent  que  Monseigneur  ne  semble  pas  dé- 
sireux de  revenir,  je  me  permets  de  répondre 
qu'il  est  surtout  désireux  de  rester  quand  il  sera 
venu,  et  que  loin  de  craindre  de  régner,  il  n'est, 
au  contraire,  aucunement  disposé  à  ne  régner 
pas.  » 

Le  comte  de  Chambord  avait  conscience  de 
la  responsabilité  qu'il  assumait.  Il  n'attendit  pas 
l'ouverture  des  négociations  parlementaires  pour 
demander  à  Pie  IX  un  conseil  et  une  bénédiction. 
Le  pape  dit  au  messager  royal  ces  simples  mots  : 
«  allez  et  dites  à  Henri  que  tout  ce  qu'il  dit 
est  bien  dit,  que  tout  ce  qu'il  fait  est  bien  fait.  » 
On  ne  peut  donc  accuser  le  prince  d'avoir  agi  à 
la  légère. 

Par  ailleurs,  il  connaissait  les  hommes.  Ceux 
qui  faisaient  tout  pour  lui  imposer  leurs  condi- 


—  154  - 

lions  ne  réussirent  jamais  à  le  tromper.  Minis- 
tres des  branches  cadettes,  fauteurs  de  tous  les 
désordres,  aristocrates  ayant  songé  de  tout  temps 
à  usurper  les  libertés  de  la  nation  pour  rogner 
à  leur  profit  les  libertés  du  Roi,  ils  étaient  les 
plus  dangereux  ennemis  de  la  monarchie  vé- 
ritable. Plus  ils  insistaient,  plus  le  comte  de 
Chambord  se  fortifiait  dans  sa  résolution.  On  crut 
un  instant  que  Chesnelong  avait  eu  raison  de 
ses  scrupules.  La  monarchie  semblait  faite.  Il  fal- 
lut bientôt  envisager  la  situation  telle  qu'elle 
était.  La  lettre  du  27  octobre  1873,  écrite  de 
Salzbourg,  à  Chesnelong,  ne  laissait  subsister  au- 
cun espoir.  Le  prince  était  irréductible.  La  mo- 
narchie n'était  pas  faite. 

«  ...  Puisque,  malgré  vos  efforts,  les  malen- 
tendus s'accumulent,  cherchant  à  rendre  obscure 
ma  politique  à  ciel  ouvert,  je  dois  toute  la  vé- 
rité à  ce  pays,  dont  je  puis  être  méconnu,  mais 
qui  rend  hommage  à  ma  sincérité,  parce  qu'il 
sait  que  je  ne  l'ai  jamais  trompé  et  que  je  ne 
le  tromperai  jamais. 

»  On  me  demande  aujourd'hui  le  sacrifice  de 
mon  honneur.  Que  puis-je  répondre,  sinon  que 
je  ne  rétracte  rien,  que  je  ne  retranche  rien 
de  mes  précédentes  déclarations?  Les  préten- 
tions de  la  veille  me  donnent  la  mesure  des  exi- 
gences du  lendemain  et  je  ne  puis  consentir  à 
inaugurer  un  régime  réparateur  et  fort  par  un 
acte  de  faiblesse. 

«  Il  est  de  mode,  vous  le  savez,  d'opposer  à  la 


—  155  — 

fermeté  d'Henri  V  l'habileté  d'Henri  IV.  «  Le 
violent  amour  que  je  porte  à  mes  sujets,  disait- 
il  souvent,  me  rend  tout  possible  et  honorable.  » 

»  Je  prétends,  sur  ce  point,  ne  lui  céder  en 
rien,  mais  je  voudrais  bien  savoir  quelle  leçon 
se  fût  attiré  l'imprudent  assez  osé  pour  lui  per- 
suader de  renier  l'étendard  d'Arqués  et  d'Ivry. 

»  Vous  appartenez,  Monsieur,  à  la  province 
qui  l'a  vu  naître,  et  vous  serez,  comme  moi,  d'a- 
vis qu'il  eût  promptement  désarmé  son  inter- 
locuteur, en  lui  disant  avec  sa  verve  béarnaise  : 
«  Mon  ami,  prenez  mon  drapeau  blanc;  il  vous 
conduira  toujours  au  chemin  de  l'honneur  et  de 
la  victoire.  » 

»  On  m'accuse  de  ne  pas  tenir  en  assez  haute 
estime  la  valeur  de  nos  soldats  et  cela  au  mo- 
ment où  j'aspire  à  leur  confier  tout  ce  que  j'ai 
de  plus  cher.  On  oublie  donc  que  l'honneur  est 
le  patrimoine  commun  de  la  maison  de  Bour- 
bon et  de  l'armée  française,  et  que,  sur  ce  ter- 
rain-là on  ne  peut  manquer  de  s'entendre! 

.»  Non,  je  ne  méconnais  aucune  des  gloires 
de  ma  patrie,  et  Dieu  seul,  au  fond  de  mon  exil, 
a  vu  couler  mes  larmes  de  reconnaissance,  tou- 
tes les  fois  que,  dans  la  bonne  ou  dans  la  mau- 
vaise fortune,  les  enfants  de  la  France  se  sont 
montrés  dignes  d'elle. 

»  Mais  nous  avons  ensemble  une  grande  œu- 
vre à  accomplir.  Je  suis  prêt,  tout  prêt  à  l'entre- 
prendre quand  on  le  voudra,  dès  demain,  dès  ce 
soir,  dès  ce  moment.  C'est  pourquoi  je  veux  res- 
ter tout  entier  ce  que  je  suis.  Amoindri  aujour- 


-  156  - 

d'hui,  je  serais  impuissant  demain.  Il  ne  s'agit 
de  rien  moins  que  de  reconstituer  sur  ses  bases 
naturelles  une  société  profondément  troublée, 
d'assurer  avec  énergie  le  règne  de  la  loi,  de  faire 
renaître  la  prospérité  au  dedans,  de  contracter 
au  dehors  des  alliances  durables,  et  surtout  de 
ne  pas  craindre  d'employer  la  force  au  service 
de  l'ordre  et  de  la  justice. 

»  On  parle  de  conditions;  m'en  a-t-il  posé,  ce 
jeune  prince,  dont  j'ai  ressenti,  avec  tant  de 
bonheur,  la  loyale  étreinte,  et  qui,  n'écoutant 
que  son  patriotisme,  venait  spontanément  à  moi, 
m'apportant  au  nom  de  tous  les  siens  des  assu- 
rances de  paix,  de  dévouement  et  de  réconcilia- 
tion? 

»  On  veut  des  garanties;  en  a-t-on  demandé 
à  ce  Bayard  des  temps  modernes,  dans  cette  nuit 
mémorable  du  24  mai,  où  l'on  imposait  à  sa 
modestie  la  glorieuse  mission  de  calmer  son 
pays  par  une  de  ces  paroles  d'honnête  homme 
et  de  soldat  qui  rassurent  les  bons  et  font  trem- 
bler les  méchants? 

»  Je  n'ai  pas,  c'est  vrai,  porté,  comme  lui, 
l'épée  de  la  France  sur  vingt  champs  de  ba- 
taille; mais  j'ai  conservé  intact,  pendant  qua- 
rante-trois ans,  le  dépôt  sacré  de  nos  traditions 
et  de  nos  libertés.  J'ai  donc  le  droit  de  compter 
sur  la  même  confiance  et  je  dois  inspirer  la  mê- 
me  sécurité. 

»  Ma  personne  n'est  rien,  mon  principe  est 
tout,  la  France  verra  la  fin  de  ses" épreuves  quand 
elle  voudra  le  comprendre.  Je  suis  le  pilote  né- 


157 


cessaire,  le  seul  capable  de  conduire  le  navire  au 
port,  parce  que  j'ai  mission  et  autorité  pour  cela. 

»  Vous  pouvez  beaucoup,  Monsieur,  pour  dis- 
siper les  malentendus  et  arrêter  les  défaillances 
à  l'heure  de  la  lutte.  Vos  consolantes  paroles, 
en  quittant  Salzbourg,  sont  sans  cesse  présentes 
à  ma  pensée  :  la  France  ne  peut  périr,  car  le 
Christ  aime  encore  ses  Francs,  et  lorsque  Dieu 
a  résolu  de  sauver  un  peuple,  il  veille  à  ce  que 
le  sceptre  de  la  justice  ne  soit  remis  qu'en  des 
mains  assez  fermes  pour  le  porter. 

Au  risque  d'abuser  des  citations,  je  vous  ferai 
connaître  les  termes  dans  lesquels  l'évêque  de 
Poitiers  appréciait  la  lettre  de  Salzbourg.  Il  écri- 
vait à  Mgr  Mercurelli  : 

»  Si  la  monarchie  s'était  faite  dans  les' condi- 
tions arrangées  par  le  Libéralisme,  notre  der- 
nière ressource  religieuse  et  nationale  était  per- 
due. Il  est  clair  que  le  roi  n'aurait  pas  duré  six 
mois  et  n'aurait  rien  pu  faire  de  bon  pendant 
ce  très  court  règne.  Il  avait  contre  lui,  outre 
tes  fractions  de  gauche  et  du  bonapartisme,  la 
plus  grande  partie  de  la  droite,  embrigadée  par 
des  chefs  dont  il  n'eût  pas  voulu  pour  ministres. 
Devant  cette  opposition,  après  deux  ou  trois 
combinaisons  ministérielles  renversées,  il  fallait 
se  retirer,  et  cette  fois,  c'était  abdiquer.  Au  con- 
traire, maintenir  ses  principes  et  attendre  l'heu- 
re de  Dieu,  c'est  se  réserver  pour  un  avenir  qui 
ne  peut  être  éloigné...  » 

Quoi  qu'en  aient  dit  les  Libéraux,  et  quoi  qu'ils 


-  158  - 

en  disent  encore,  Henri  V  s'est  comporté  en 
fils  de  saint  Louis  et  d'Henri  IV.  Il  a  fait  preuve 
d'un  sens  politique  très  éclairé.  La  France  avait 
plus  besoin  d'un  principe  que  d'un  prince.  On 
i'eût  trompée,  en  lui  donnant  un  prince  sans 
principe.  Il  faut,  à  certaines  heures  et  quand 
on  occupe  une  situation  éminente,  avoir  la  force 
intellectuelle  et  morale  d'aller  contre  les  idées 
communes,  de  résister  aux  aspirations  les  plus 
vives  pour  maintenir  intacts  une  vérité  et  un 
droit.  Henri  V  avait  la  notion  précise  de  cette 
vérité  et  de  ce  droit.  Il  savait  que  par  lui  ils  étaient 
le  salut  de  la  France.  Il  devait  à  la  France,  il  se 
devait  à  lui-même  de  ne  point  les  compromettre, 
même  dans  l'espoir  d'un  avantage  immédiat.  En 
acceptant  les  conditions  qui  lui  étaient  posées, 
il  aurait  pu  maintenir  en  paroles  et  la  vérité  et  le 
droit.  C'eût  été  tout.  La  constitution  acceptée 
par  lui  en  était  la  négation.  Les  hommes  po- 
litiques, qu'il  aurait  dû  subir,  les  auraient  contre- 
dits dans  les  actes  de  leur  gouvernement.  Après 
sa  mort,  le  mal  eût  été  pis.  Une  monarchie  ainsi 
faite  ne  pourrait  résister  à  l'action  dissolvante 
de  ses  propres  défauts  et  aux  attaques  d'une 
opposition  intraitable.  Le  parlementarisme  et  ce 
qu'il  propage  de  doctrines  révolutionnaires  l'eus- 
sent déconsidérée.  Ses  ennemis  n'auraient  eu 
qu'à  lui  porter  le  dernier  coup.  L'échec  eût  été 
définitif,  ne  laissant  aucun  espoir  pour  l'avenir. 
Au  lieu  de  cette  fin  honteuse  et  irréparable, 
qu'est-il  advenu?  La  république  s'est,  il  est  vrai, 
implantée   chez   nous.   Avec   elle,   la  révolution 


L59 


a  continué  son  œuvre.  L'expérience  a  été  funes- 
te a  l'Eglise;  elle  ne  réussit  guère  à  la  France. 
Les  effets  qu'elle  produit  permettent,  au  moins, 

de  la  juger  en  connaissance  de  cause.  Ses  excès 
la  déconsidèrent,  en  attendant  sa  ruine  défini- 
tive. Ne  fallait-il  pas  recourir  à  cette  leçon  de 
choses  politiques  pour  nous  débarrasser  de  ce 
vice,  qui  rongeait  nos  institutions  et  nos  intelli- 
gences ? 

Pendant  que  cette  cure  politique  suit  son  cours, 
la  mort  et  la  vie  font  leur  œuvre.  Les  agents  de 
l'échec  ont  disparu  les  uns  après  les  autres;  des 
hommes  nouveaux  ont  grandi;  leurs  idées  ne 
sont  pas  les  mêmes.  Les  événements  ont  mar- 
ché, modifiant  les  situations  et  les  esprits.  La 
question  du  drapeau  n'existe  plus.  L'incompa- 
tibilité du  libéralisme  révolutionnaire  et  de  la 
monarchie  traditionnelle  est  manifeste.  Le  comte 
de  Chambord  n'est  plus  là.  Le  comte  de  Paris 
n'a  pu  régner.  Son  fils  aîné,  devenu  le  chef  de  la 
maison  de  France  et  l'héritier  du  trône,  à  vu 
se  grouper  autour  de  lui  les  fidèles  interprètes 
des  pensées  politiques  d'Henri  V.  Leur  doctrine 
est  la  sienne.  Le  droit  monarchique,  sauvegar- 
dé en  1873,  revit  tout  entier  dans  sa  personne. 
Ce  sera  pour  le  salut  de  la  patrie.  Et  c'est  à 
l'intransigeance  bienfaisante  du  comte  de  Cham- 
bord que  la  France  en  est  redevable. 

On  ne  peut  rien  imaginer  de  plus  contraire  au 
Libéralisme  même  catholique.  C'en  est  la  néga- 
tion radicale.  Il  importe  de  ne  pas  laisser  dans 
l'oubli  les  enseignements  qui  en  résultent  pour 


-  160  — 

nous.  Le  Libéralisme,  en  altérant  une  vérité  et  un 
droit  pour  se  ployer  à  ce  qu'il  appelle  un  fait, 
commet  une  faute  politique.  Or  ces  fautes  ont  en 
elles-mêmes  le  principe  de  leur  châtiment.  Il 
faut  les  expier  cruellement  un  jour  ou  l'autre. 
L'alliance  du  principe  monarchique  et  des  er- 
reurs de  la .  révolution,  qui  semblait  au  duc  de 
Broglie,  au  duc  Decazes,  à  Mgr  Dupanloup  le 
seul  moyen  de  rendre  une  restauration  accepta- 
ble, aurait  eu  pour  résultat  l'abdication  du  prin- 
cipe lui-même  et  la  fin  de  l'institution.  Cette  mo- 
narchie bâtarde  eût  été  sans  résistance. 

Les  libéraux  d'alors  ont  fait  école.  Leurs  dis- 
ciples écrivent  et  parlent  de  notre  temps.  Ils 
s'obstinent  à  mettre  tout  leur  espoir  dans  des 
combinaisons  habiles  du  faux  et  du  vrai;  ils 
donnent  à  l'opinion  plus  d'importance  qu'au 
droit.  Aucune  expérience  ne  les  a  éclairés.  Ne 
pensez  pas  qu'ils  ouvrent  jamais  les  yeux.  Ce 
sont  des  hommes  auxquels  il  manque  quelque 
chose,  une  faculté  intellectuelle  nécessaire  à  la 
perception  des  réalités  politiques  et  une  faculté 
morale  capable  d'efforts  en  vue  de  conquérir 
ces  mêmes  réalités.  Inutile  de  chercher  à  les 
gagner.  Ils  sont  ce  qu'ils  peuvent  être;  prenez-en 
votre  parti  et  négligez-les. 

Les  intransigeants  conservent  la  notion  des 
vérités  et  des  droits,  qui  sont  nécessaires  à  la 
paix  sociale  et  à  l'ordre  politique  en  France.  Ils 
tiennent  le  salut  en  réserve.  Le  pays,  à  force  de 
parcourir  les  phases  de  l'évolution  révolution- 
naire, sentira  ses  énergies  le  quitter;  il  ne  pourra 


161 


pins  résister  aux  maux  du  dedans  et  aux  enne- 
mis du  dehors.  Les  progrès  enivrants  d'une  pros- 
périté matérielle  extraordinaire  peuvent  lui  dé- 
rober quelque  temps  la  vue  du  péril.  Mais  un 
jour  viendra  où  la  situation  apparaîtra  ce  qu'elle 
est.  Et  alors  l'instinct  de  la  conservation  pro- 
duira son  effet  naturel.  Le  pays  ira  au  salut,  s'il 
se  rencontre  des  hommes  qui  en  possèdent  le 
secret  et  qui  aient  la  force  de  le  lui  imposer,  mal- 
gré certaines  répugnances.  Il  faut  pour  saisir 
ce  fait  secouer  les  influences  déprimantes  de 
l'individualisme,  qui  réduit  tout,  même  les  in- 
térêts généraux  et  durables  d'un  pays,  aux  pro- 
portions très  limitées  d'une  existence  de  citoyen, 
bornées  encore  par  les  calculs  les  plus  courts. 

Cette  intransigeance  n'a  pas  été  le  fait  du  seul 
comte  de  Chambord.  Pie  IX  se  comporta  de 
même  avec  les  usurpateurs  des  Etats  pontificaux. 
Il  se  trouvait  en  présence  d'un  fait  accompli,  ra- 
tifié par  une  consultation  nationale.  Un  terrain 
constitutionnel  l'enserrait  au  Vatican  de  toutes 
façons.  On  lui  offrait,  avec  la  loi  des  garanties, 
des  avantages  appréciables  et  une  sécurité  qui 
paraissaient  à  beaucoup  une  compensation  suf- 
fisante. Le  Pape  ne  voulut  rien  entendre.  Il  avait 
juré  de  conserver  intacts  et  de  transmettre  à 
ses  successeurs  les  droits  du  Siège  apostolique; 
aucune  force  ne  pouvait  prévaloir  contre  eux. 
Les  moyens  matériels  de  les  protéger  contre  un 
ennemi  en  armes  lui  faisaient  défaut.  Vaincu 
par  la  puissance  politique  et  militaire,  il  se  re- 

Le  Catholicisme  libéral  n 


162 


plia  sur  lui-même  et  garda  une  intelligence  et 
une  volonté  invincibles.  Une  protestation  solen- 
nelle eût  servi  de  peu.  Des  actes  étaient  néces- 
saires. ï*ie  IX  les  posa  et  il  sut  en  faire  des  ac- 
tes  du  gouvernement   ecclésiastique. 

La  loi  des  garanties  fut  votée  le  2  mars  1871. 
Le  15  mai  suivant,  il  déclarait  par  une  encycli- 
que sa  volonté  formelle  de  ne  rien  accepter  de 
l'usurpateur. 

«  Nous  avons  jugé  que  c'est  le  devoir  du  Siè- 
ge apostolique  de  déclarer  solennellement  par 
vous  à  T Univers  que  non  seulement  ces  préten- 
dues garanties,  œuvre  vaine  du  gouvernement 
subalpin,  mais  encore  les  titres,  honneurs,  im- 
munités, privilèges  quelconques,  et  quoi  que  ce 
soit  qu'on  puisse  nous  offrir  comme  caution  et 
garantie,  ne  peuvent  en  aucune  manière  ni  as- 
surer notre  indépendance  et  notre  liberté  dans 
Fexercice  du  pouvoir  qui  nous  a  été  divinement 
transmis,  ni  mettre  hors  d'atteinte  la  liberté  né- 
cessaire à  l'Eglise. 

»  Les  choses  étant  ainsi...,  nous  déclarons  que 
nous  n'admettrons  et  n'accepterons  jamais,  par- 
ce que  cela  nous  est  absolument  impossible, 
les  immunités  ou  garanties  imaginées  par  le 
gouvernement  subalpin,  quelle  que  soit  leur  te- 
neur, ni  autre  chose  de  ce  genre,  de  quelque  sanc- 
tion qu'elle  soit  revêtue;  en  un  mot,  nous  n'ad- 
mettrons jamais  aucune  immunité  ou  garantie, 
quelles  qu'elles  puissent  être,  qui,  sous  prétexte 
de  protéger  notre  puissance  sacrée  et  notre  li- 
berté,  nous   serait  offerte   en  échange  et  pour 


it;:* 


lenir  lieu  de  celle4  souveraineté  temporelle  dont 
la  divine  Providence  a  voulu  que  le  Saint-Siège 
fut  pourvu  et  fortifié,  et  que  nous  assurent  des 
titres  légitimes  et  inattaquables  et  une  possession 
de  plus  de  onze  siècles. 

»  Il  est  évident,  d'une  évidence  à  laquelle  tout 
homme  sensé  est  obligé  de  se  rendre,  que,  si  le 
Pontife  romain  était  soumis  à  la  domination  d'un 
autre  prince,  il  ne  jouirait  plus  dans  le  monde 
politique  d'une  véritable  autorité  souveraine,  il 
ne  pourrait  en  ce  qui  concerne  soit  sa  personne, 
soit  les  actes  de  son  ministère  apostolique,  se 
soustraire  à  la  volonté  du  maître  auquel  il  se- 
rait soumis;  que  ce  maître  pourrait  devenir  hé- 
rétique ou  persécuteur  de  l'Eglise,  être  en  guerre 
ou  en  état  de  guerre  avec  d'autres  princes  catho- 
liques. 

»  Et  certes  la  concession  même  des  garanties 
dont  nous  parlons  n'est-elle  pas  elle-même  une 
preuve  éclatante  qu'on  prétend  nous  imposer  des 
lois,  à  Nous,  à  qui  a  été  donné  de  Dieu  le  pou- 
voir de  porter  des  lois  relatives  à  l'ordre  moral 
et  religieux,  à  Nous  qui  avons  été  établi  inter- 
prète du  droit  naturel  et  divin  dans  toute  l'éten- 
due de  l'univers,  et  que  ces  lois  auxquelles  on 
veut  Nous  soumettre,  bien  qu'elles  touchent  au 
gouvernement  de  l'Eglise  universelle,  ne  peu- 
vent être  maintenues  et  exécutées  que  par  et  se- 
lon la  volonté  d'un  pouvoir  laïque?  Quant  à  ce 
qui  concerne  les  rapports  entre  l'Eglise  et  la  so- 
ciété civile,  vous  savez  parfaitement,  vénérables 
frères,   que  toutes  les  prérogatives  et   tous   les 


—  164  — 

droits  nécessaires  pour  le  gouvernement  de  l'E- 
glise, Nous  les  avons  reçus  directement  de  Dieu 
dans  la  personne  du  bienheureux  Pierre;  ces 
droits  et  ces  prérogatives,  comme  la  liberté  mê- 
me de  l'Eglise,  sont  le  fruit  et  la  conquête  du 
sang  de  Jésus-Christ,  et  doivent  être  estimés  au 
prix  infini  de  ce  sang  divin.  Nous  ferions  donc, 
ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  outrage  au  sang  de  Notre 
Rédempteur,  si  Nous  pouvions  consentir  à  re- 
cevoir des  princes  de  la  terre  ces  droits  qui 
sont  les  Nôtres,  surtout  tels  qu'on  voudrait  Nous 
les  remettre  en  ce  moment,  diminués  et  avilis. 
Les  princes  chrétiens  sont  les  fils,  non  les  maî- 
tres de  l'Eglise;  et  saint  Anselme,  archevêque  de 
Cantorbéry,  cette  grande  lumière  de  sainteté  et 
de  science,  leur  disait  justement  : 

»  Gardez-vous  de  croire  que  l'Eglise  vous  a  été 
donnée  comme  une  servante  à  un  maître;  elle 
vous  est  confiée  comme  à  un  avocat  et  un  dé- 
fenseur. Dieu  n'aime  rien  plus  en  ce  monde  que 
la  liberté  de  l'Eglise. 

«  Et  pour  les  exciter,  il  ajoutait  en  un  autre 
endroit  :  «  Ne  croyez  pas  que  la  dignité  de  vo- 
tre grandeur  soit  amoindrie,  quand  vous  aimez 
et  défendez  la  liberté  de  l'Epouse  de  Dieu  et 
votre  mère,  l'Eglise;  ne  vous  regardez  pas  com- 
me abaissés  quand  vous  l'exaltez,  comme  af- 
faiblis quand  vous  la  fortifiez.  Voyez,  regardez 
autour  de  vous,  les  exemples  sont  là;  considérez 
les  princes  qui  l'attaquent  et  l'oppriment;  quel 
profit  leur   en    revient-il?   À  quoi    arrivent-ils? 


—  165  - 

Ceux  qui  la  glorifient  seront  glorifiés  en  elle  et 
par  elle.  » 

Pie  IX  ne  voulut  point  se  contenter  d'un  juge- 
ment et  d'une  protestation  solennelle;  car,  cela 
fait,  les  Italiens  n'auraient  pas  manqué  de  trou- 
ver une  combinaison,  leur  permettant  d'unir  tant 
bien  que  mal  le  respect  des  droits  pontificaux 
et  l'acceptation  du  fait.  Ils  excellent  à  résou- 
dre ces  problèmes  insolubles.  Au  reste,  beau- 
coup se  sentaient  attirés  par  les  avantages  du 
terrain  constitutionnel.  Ils  pouvaient  croire  et 
dire  que,  en  entrant  dans  la  situation  politique 
faite  à  Rome  et  à  l'Italie,  ils  se  mettraient  à 
même  de  servir  l'Eglise  et  le  Souverain  Pontife  et 
de  travailler  ainsi  à  la  défense  des  intérêts  re- 
ligieux. Les  considérations  que  l'on  a  fait  va- 
loir aux  monarchistes  français  pour  les  engager  à 
accepter  la  constitution  républicaine  de  leur  pays 
pouvaient  se  présenter  à  l'esprit  des  Romains. 
Si  ce  n'étaient  pas  des  raisons,  ce  pouvait  être 
au  moins  des  prétextes,  qui,  en  se  confondant 
avec  les  intérêts  immédiats,  auraient  fini  par 
entraîner  des   convictions. 

Les  catholiques  italiens  durent  s'abstenir  de 
participer  aux  élections  politiques.  Le  Pape  leur 
défendait  de  déposer  un  bulletin  dans  l'urne  et 
d'accepter  un  mandat.  Les  royalistes  français 
n'ont  jamais  poussé  les  choses  aussi  loin.  On  se 
plaignait  à  Rome  et  dans  l'Italie  de  cette  in- 
transigeance. Pie  IX  le  sut.  Il  profita  d'une  au- 
dience accordée  aux  députations  des  sociétés  ca- 
tholiques de  Naples,  le  18  juin  1874,  pour  dire 


-  166  — 

toute  sa  pensée  :  «  Que  ferait  celui  qui  voudrait 
se  donner  la  peine  de  chercher  et  d'envoyer  à 
la  Chambre  quelques  personnes  pour  prendre 
la  parole  dans  les  discussions  parlementaires  et 
parler  en  faveur  de  la  justice?  Je  dis  cela  parce 
que  j'ai  lu  dans  un  certain  journal  que  c'est 
l'abstention  des  catholiques  des  élections  poli- 
tiques qui  a  fait  la  brèche  de  la  Porta  pia.  Je 
vous  laisse  juger  vous-même  si  cela  est  vrai,  ou  si 
ce  n'est  pas  plutôt  une  solennelle  extravagance. 

»  Alors  même  qu'on  aurait  pu  réussir  à  en- 
voyer quinze  ou  vingt  bons  députés  à  la  Cham- 
bre, qu'aurait-on  fait?  Rien  autre  chose  que  de 
consolider  un  gouvernement  qui  soutient  toutes 
les  injustices  commises  et  tous  les  faits  accom- 
plis jusqu'ici.  On  m'a  dit  qu'il  y  a  un  certain 
parti  qui  s'agite  pour  les  élections,  je  désire  que 
tout  le  monde  sache  ce  que  je  pense  à  ce  sujet. 
Je  sais  que  toutes  les  résolutions  prises  au  par- 
lement sont  toujours  contraires  à  l'Eglise;  je 
sais  que,  pour  y  entrer,  il  faut  prêter  un  serment, 
licite  ou  non,  il  n'est  pas  nécessaire  de  le  dire 
ici.  Mais  mon  sentiment,  c'est  qu'on  n'y  aille  pas. 
Aller  aux  urnes  pour  donner  son  vote  à  des 
membres  destinés  à  faire  partie  de  l'Assemblée 
législative,  est  une  chose  qui  ne  pourra  jamais 
avoir  mon  approbation.  » 

Le  11  octobre  suivant,  il  disait  au  cercle  de 
de  Sainte-Mélanie,  composé  des  femmes  du  peu- 
ple de  Rome  :  «  Retenez  bien  une  autre  prière 
que  je  vous  invite  à  faire.  Tout  le  monde  sait 
que,  dans  peu  de  jours,  ceux  que  l'on  appelle 


—  167  - 

électeurs  devront  s'occuper  du  choix  des  dépu- 
tés destinés  à  siéger  dans  une  grande  enceinte.  Et 
puisque,  de  plusieurs  villes  d'Italie,  j'ai  été  in- 
terrogé pour  savoir  s'il  était  permis  de  siéger 
dans  cette  enceinte,  je  réponds,  en  vous  recom- 
mandant ïi  vous  de  prier,  par  deux  seules  ob- 
servations. 

»  La  première,  c'est  que  le  choix  n'est  pas  li- 
bre, parce  que  les  passions  politiques  opposent 
à  cette  liberté  trop  et  de  trop  grands  obstacles. 
Mais  ces  élections  fussent-elles  libres,  il  resterait 
à  surmonter  un  obstacle  encore  plus  grand,  à 
savoir  celui  du  serment  que  chacun  des  dépu- 
tés est  obligé  de  prêter  sans  aucune  restriction. 
Ce  serment,  notez-le  bien,  devrait  se  prêter  à 
Rome,  c'est-à-dire  dans  la  capitale  du  catholi- 
cisme, c'est-à-dire  sous  les  yeux  du  vicaire  de 
Jésus-Christ.  Et  ce  qu'on  devrait  jurer,  ce  se- 
rait l'observance,  la  garde  et  le  maintien  des 
lois  de  l'Etat,  en  d'autres  termes,  on  devrait 
prêter  serment  de  sanctionner  la  spoliation  de 
l'Eglise,  les  sacrilèges  commis,  l'enseignement 
anti-catholique,  et  ce  qui  de  plus  se  fait  et  se 
fera  dans  l'avenir.  Et  tout  cela  au  mépris  des  an- 
ciennes et  des  nouvelles  censures,  en  contradic- 
tion des  promesses  solennelles  et  publiques  fai- 
tes et  répétées  par  les  hommes  de  ce  mouvement, 
comme  on  l'appelle  (détestable  mouvement),  les- 
quels ne  peuvent  mériter  l'appui  des  hommes 
d'honneur  et  moins  encore  des  hommes  de 
conscience. 

»  C'est   pourquoi   je   conclus    qu'il   n'est   pas 


168 


permis  de  siéger  dans  cette  enceinte.  Mais  vous, 
très  chères  filles,  priez  afin  que  Dieu  illumine 
les  dévoyés,  afin  qu'il  ouvre  les  yeux  à  ceux 
qui  s'en  vont  chancelants,  et  qui,  par  un  excès 
de  peur,  voudraient  pouvoir  faire  alliance  avec 
Bélial,  sans  abandonner  Jésus-Christ  Priez  spé- 
cialement pour  ceux-là,  car  ils  méritent  com- 
passion. » 

Ne  elettori,  ne  eletti,  ces  deux  mots,  faciles  à 
retenir,  exprimaient  l'attitude  que  le  Saint-Siège 
imposait  aux  catholiques  italiens.  C'était  pour 
un  grand  nombre  un  sacrifice.  Les  libéraux  le 
trouvèrent  lourd.  Leurs  plaintes  montèrent  as- 
sez haut,  avant  les  élections  de  1877,  pour  in- 
quiéter Pie  IX.  Une  fois  encore,  il  affirma  sa 
consigne,  dans  une  lettre  adressée  au  président 
et  aux  conseils  de  l'Association  de  la  Jeunesse 
Catholique  :  «  Ce  n'est  pas  sans  douleur  que 
nous  avons  appris  qu'il  y  a  des  dissensions  entre 
vous.  Les  uns,  en  effet,  séduits  par  la  doctrine 
des  fauteurs  de  la  conciliation,  estiment  qu'ils 
doivent,  détournant  leur  esprit  des  œuvres  mo- 
destes entreprises  jusqu'ici,  s'élever  à  des  con- 
ceptions plus  hautes  et  viser  au  moyen  d'occuper 
des  sièges  dans  les  Assemblées  publiques,  afin 
de  veiller  ainsi  aux  intérêts  plus  graves  et  gé- 
néraux de  l'Eglise;  d'autres,  au  contraire,  se  rap- 
pelant qu'ils  sont  réunis  en  Sociétés  pour  ve- 
nir en  aide  à  l'Eglise,  pensent  qu'ils  doivent  se 
tenir  dans  la  voie  tracée  par  l'autorité  ecclésias- 
tique et  s'attacher  principalement   aux  œuvres 


169 


entreprises  avec  le  conseil  et  l'approbation  de 
cette  même  autorité  aussi  longtemps  qu'elle  ne 
conseillera  pas  d'en  agir  autrement. 

»  Or,  comme  cette  autorité  n'a  pas  encore  dé- 
fini s'il  est  permis,  spécialement  dans  Nos  Etats, 
de  participer  aux  affaires  publiques  et  dans  quel 
mode,  nous  ne  pouvons  aucunement  approuver 
l'opinion  de  ceux  qui,  devançant  le  jugement 
de  l'autorité  sacrée,  se  croient  permis  d'aller 
devant  elle  au  lieu  de  la  suivre.  Cette  opinion 
qui,  pour  le  présent,  est  au  moins  inopportune, 
déplaît  encore  par  ce  motif  que  Nous  craignons, 
et  non  sans  raison,  que  Satan  ne  soit,  en  cette 
circonstance,  transformé  en  ange  de  lumière.  Et 
certes,  si  vous  réfléchissez  au  caractère  des  œu- 
vres entreprises  par  votre  Société,  vous  verrez 
qu'elles  ont  pour  but  ou  la  saine  instruction 
de  la  jeunesse,  ou  le  développement  de  la  re- 
ligion parmi  le  peuple,  afin  de  le  préserver  des 
embûches  de  l'erreur  et  de  conserver  pour  son 
éducation  chrétienne  les  lévites  rachetés  de  la 
conscription;  ou  la  mise  en  lumière  et  la  dé- 
fense des  droits  de  l'Eglise  et  de  ce  Saint-Siège 
apostolique,  avec  les  moyens  de  pourvoir  aux 
nécessités  du  culte  divin  et  des  ministres  sa- 
crés; enfin,  d'autres  choses  encore  qui  tendent 
à  consolider  la  foi,  à  allumer  la  charité,  à  dé- 
velopper la  piété,  à  répandre  les  vertus,  à  écar- 
ter les  périls,  et  à  inspirer  le  courage  dans  les 
adversités. 

»  Ce  dessein  salutaire,  conçu  par  un  petit  nom- 
bre, et  à  cause  de  cela,  appliqué  dans  le  début 


170 


à  un  petit  nombre  d'œuvres,  vous  savez  déjà  par 
expérience  qu'il  a  été  si  agréable  à  Dieur  que 
grâce  à  la  bénédiction  de  l'Eglise,  il  a  été  fé- 
condé en  peu  de  temps,  si  bien  que,  prenant 
toujours  de  nouveaux  accroissements,  il  s'est 
dilaté  dans  toute  l'Europe  et  jusqu'aux  autres 
contrées  extérieures  au  grand  profit  de  la  reli- 
gion et  des  âmes.  Il  a  fait  surgir  ces  diverses 
associations,  qui  donnent  une  si  belle  preuve  de 
l'esprit  catholique  et  affermissent  si  solidement 
l'unité  religieuse  parmi  les  peuples. 

»  Ces  résultats  bien  certainement  ne  peuvent 
plaire  à  l'ennemi  de  Jésus-Christ  et  du  genre  hu- 
main, et  c'est  pourquoi  il  a  opposé,  de  toutes 
parts,  tant  de  difficultés  aux  œuvres  entreprises 
par  ces  associés,  en  même  temps  que,  contre  les 
associés  il  suscitait  les  calomnies,  les  persécu- 
tions et  les  outrages. 

»  Mais  ne  pouvant,  malgré  tout  cela,  rien 
ébranler,  ni  vaincre  votre  constance,  il  s'est  chan- 
gé en  ange  de  lumière,  il  sème  le  schisme  parmi 
vous  pour  diviser  vos  forces,  et  il  vous  propose 
un  bien  plus  grand  pour  vous  détourner  de  ce- 
lui que  vous  faites  maintenant.  Que  si  vous  exa- 
minez sérieusement  ce  prétendu  bien,  vous  ver- 
rez facilement  qu'il  n'est  ni  direct  ni  certain. 
Tout  le  monde,  en  effet,  a  devant  les  yeux  les 
résultats  des  élections  publiques  et  les  actes  des 
Parlements  des  nations  étrangères.  Par  les  pre- 
miers, nous  savons  comment  on  a  préféré  les 
hommes  perdus  aux  gens  honnêtes;  par  les  au- 
tres, comment,  bien  que  des  catholiques  illus- 


171  — 

très  et  de  grande  autorité  parmi  le  peuple,  dé- 
fendent excellemment  la  cause  de  la  justice,  on 
voit  fréquemment  sanctionner  des  lois  tellement 
hostiles  à  l'Eglise,  que,  si  elle  n'était  divine,  ces 
lois  la  feraient  totalement  périr.  Ce  qu'on  veut 
donc,  c'est  abandonner  un  profit  certain  pour 
un  avantage  incertain  et  d'autant  plus  douteux 
qu'on  a  maintenant  à  combattre,  non  plus  con- 
tre l'erreur  des  esprits,  mais  contre  la  volonté 
du  plus  grand  nombre  des  votants,  enflammés  de 
haine  contre  la  religion.  Du  reste  l'obéissance 
qu'on  doit  à  l'autorité  sacrée  réclame  absolu- 
ment que  les  associations  laïques  ne  prétendent 
pas  lui  substituer  leurs  propres  desseins;  elle 
exige,  au  contraire,  qu'on  suive  en  tout  ses  en- 
seignements pour  ne  pas  s'écarter  de  la  voie 
droite.  Nul  donc  ne  pourra  désormais  approuver 
que,  sous  prétexte  de  résultats  plus  nobles  à 
conquérir,  on  délaisse  comme  de  nul  prix  ces 
œuvres  qui,  inspirées  par  le  vrai  bien  des  âmes, 
en  retireront  beaucoup  de  l'erreur,  en  préserve- 
ront beaucoup  et  raffermiront  par  les  liens  les 
plus  étroits  l'union  entre  les  peuples. 

»  Nous  vous  exhortons  donc  tous  à  ne  point 
vous  laisser  séduire  par  les  conseils  des  faux  sa- 
ges, mais  à  persévérer  fermes  dans  votre  des- 
sein, et  à  veiller  pour  qu'il  n'y  ait  point  de 
schisme  entre  vous  et  que  vous  soyez  tous  par- 
faits dans  le  même  esprit  et  dans  les  mêmes 
sentiments.  » 

Les  libéraux,  qui  avaient  mis  leur  espoir  dans 
le  cardinal  Pecci,  se  trouvèrent  déçus.  Léon  XIII 


-  172  - 

était  en  présence  des  mêmes  devoirs  que  Pie  IX. 
Son  intransigeance  put  s'adapter  à  des  formes 
nouvelles;  mais,  au  fond,  elle  resta  la  même.  Il 
en  a  été  ainsi  avec  Pie  X.  Au  Vatican,  rien  ne 
change,  quand  il  s'agit  du  Quirinal.  Les  Papes 
se  transmettent  des  droits,  supérieurs  aux  faits 
accomplis.  En  les  affirmant  par  leurs  paroles 
et  par  les  actes  de  leur  gouvernement,  ils  font 
preuve  d'une  grande  force  morale.  L'usurpateur 
ne  peut  s'empêcher  de  leur  donner,  en  dehors 
des  garanties,  une  protection  extérieure,  qui  ne 
porte  aucune  atteinte  à  leur  dignité.  Surtout  ils 
assurent  l'avenir. 

Que  deviendra  l'unité  italienne?  Dieu  le  sait. 
Pour  qui  veut  se  donner  la  peine  d'une  obser- 
vation réfléchie,  elle  n'est  pas  entrée  dans  l'âme 
de  l'Italie.  Si  elle  procure  certains  avantages 
économiques,  elle  répugne  à  des  nécessités  im- 
périeuses. L'installation  de  la  capitale  à  Rome, 
surtout,  est  une  erreur  politique.  Il  en  résulte 
une  gêne,  qui  s'étend  à  tout.  Ajoutez  à  cela  les 
vices  d'une  constitution  démocratique,  la  nature 
du  pays  et  de  ses  habitants,  et  vous  verrez 
comment  l'Italie  devient  fatalement  la  proie  des 
métèques.  Elle  attire  l'étranger,  pour  en  vivre; 
et  l'étranger  la  conquiert  et  lui  impose  une  trans- 
formation de  surface.  Des  tiraillements  doulou- 
reux se  manifestent.  Ils  s'aggraveront  avec  le 
temps.  Qui  sait  si  un  jour  nous  n'aurons  pas 
dans  la  péninsule  une  Action  Italienne,  commen- 
çant par  les  intelligences  pour  s'étendre  ensuite 
aux  volontés,  en  attendant  de  dicter  les  actes  po- 


—  173  — 

litiques?  Ce  serait  le  signe  infaillible  d'une  re- 
naissance. La  place  du  Pape  et  de  Rome  apparaî- 
trait alors.  Les  Romains  rendraient  un  hommage 
reconnaissant  à  la  haute  clairvoyance  de  leurs 
Pontifes-Rois.  En  conservant  un  droit  malgré  les 
variations  des  choses,  ils  fixent  les  intelligences 
et  les  cœurs  dans  la  vérité.  C'est  le  service  que 
le  comte  de  Chambord  nous  a  rendu.  Cette  con- 
fiance dans  un  droit  est  supérieure  à  Ja  puis- 
sance des  gouvernements  de  fait.  Fide  vicerunt 
régna. 


SEPTIÈME   LEÇON 
La  politique  constitutionnelle 


Sommaire  :  Pie  IX  et  le  Libéralisme  français.  Faillite  du 
pouvoir  personnel.  Les  chances  du  Libéralisme.  Renais- 
sance religieuse.  Œuvres  des  Cercles.  René  de  la  Tour  du 
Pin.  L'action  électorale.  L'erreur  de  la  souveraineté  du 
peuple. 


Voici  le  texte  d'une  allocution  que  Pie  IX 
adressa,  le  16  juin  1871,  à  un  groupe  de  pèlerins 
français.  Ce  sera  la  meilleure  introduction  aux 
enseignements  que  je  dois  donner  aujourd'hui. 
Vous  y  verrez  comment  ce  Pape  jugeait  le  Ca- 
tholicisme libéral  sous  la  forme  où  il  sévit  en 
France. 

»  ...Je  dois  dire  la  vérité  à  la  France.  Je  me 
souviens  d'un  Français  haut  placé,  que  j'ai  con- 
nu beaucoup  ici  à  Rome,  et  qui  me  disait  de 
grands  compliments.  C'était  un  homme  distin- 
gué, un  honnête  homme,  pratiquant  bien  sa  re- 
ligion. Il  se  confessait  même,  mais  il  avait  cer- 
tains principes  étranges,  des  principes  que  je  ne 
m'explique  point  qu'on  puisse  allier  avec  la  foi. 
Il  me  disait,  par  exemple,  que  la  loi  civile  doit 
être  athée,  que  nous  devons  protéger  toutes  les 
croyances  également,  erreurs  comme  vérité. 
Nous  nous  entendions  sur  beaucoup  de  sujets, 


175 


jamais  sur  celui-là.  Or  qu'arrivait-il?  Le  même 
homme  faisait  aujourd'hui  une  chose,  et  demain 
une  chose  toute  contraire.  Un  de  ses  amis,  qui 
était  protestant,  étant  mort  à  Rome,  il  ne  se  con- 
tenta pas  d'accompagner  le  corps  au  cimetière, 
il  assista  au  service  protestant.  Assurément,  on 
fait  bien  d'assister  les  protestants  dans  leurs 
besoins,  dans  leurs  maladies,  de  leur  faire  l'au- 
mône, et  surtout  l'aumône  spirituelle,  pour  qu'ils 
arrivent  à  connaître  la  vérité;  mais  assister  à 
certaines  fonctions  religieuses  de  l'erreur,  c'est 
mal,   c'est  trahir  la  vérité. 

»  Mes  chers  enfants,  je  souhaite  que  mes  paroles 
vous  expriment  bien  ce  que  j'ai  sur  le  cœur.  Ce  qui 
afflige  votre  pays  et  l'empêche  de  recevoir  les 
bénédictions  de  Dieu,  c'est  ce  mélange  des  prin- 
cipes. Vous  êtes  catholiques,  mais  individuelle- 
ment; la  nation  a  cessé  de  l'être,  comme  na- 
tion depuis  quatre-vingts  ans;  la  loi  ne  tient  au- 
cun compte,  par  exemple,  du  repos  du  septième 
jour,  qui  est  l'objet  d'un  commandement  de 
Dieu;  jamais  elle  ne  prescrit  ces  prières  na- 
tionales, ces  jeûnes  nationaux  que  d'autres  pays, 
quoique  en  majorité  protestants,  ont  retenu  du 
temps  où  ils  étaient  catholiques.  Je  dirai  le  mot, 
et  je  ne  le  tairai  pas.  Ce  que  je  crains  pour  vous, 
ce  ne  sont  pas  ces  misérables  de  la  Commune, 
vrais  démons  échappés  de  l'enfer,  c'est  le  Li- 
béralisme catholique  ;  non  certes  les  catholiques 
appelés  autrefois  libéraux,  ils  ont  bien  mérité  du 
Saint-Siège,  mais  ce  système  fatal,  généreux  peut- 


176 


être  quelquefois  dans  ses  motifs,  lâche  le  plus 
souvent,  qui  rêve  toujours  d'accommoder  deux 
choses  irréconciliables,  l'Eglise  et  la  Révolution. 
Je  l'ai  dit  plus  de  quarante  fois,  je  le  redis  à 
cause  de  l'amour  que  je  vous  porte.  Oui,  c'est 
ce  jeu...,  comment  dit-on  en  français?  nous  l'ap- 
pelons en  italien  Altanela;  oui,  c'est  ce  jeu  de 
bascule  qui  finirait  par  détruire  la  religion  chez 
vous.  Il  faut  sans  doute  pratiquer  la  charité, 
aimer  nos  frères  errants,  mais  pour  cela,  il  n'est 
pas  besoin  d'amnistier  l'erreur  et  de  supprimer 
par  égard  pour  elle  les  droits  de  la  vérité  ». 

Cela  dit,  j'aborde  mon  sujet.  La  chute  de  l'Em- 
pire et  l'échec  de  la  restauration  monarchique 
sont  les  deux  événements  qui  contribuèrent  le 
plus  au  succès  du  Libéralisme.  Aucun  lien  his- 
torique ou  autre  ne  les  rattache.  Mais  l'impres- 
sion qu'ils  ont  produite  sur  les  intelligences  et 
les  caractères  est  la  même.  Ce  fut  une  faillite  la- 
mentable  du   pouvoir  personnel. 

Napoléon  tomba  dans  les  conditions  humi- 
liantes que  vous  savez.  La  journée  de  Sedan  fut 
une  déroute  politique  plus  encore  qu'un  désas- 
tre militaire.  Sous  le  régime  impérial,  la  mo- 
narchie avait  un  caractère  personnel  très  pro- 
noncé. Le  prince  n'était  pas  retenu  par  une  tra- 
dition forte;  il  manquait  des  institutions  qui  peu- 
vent assurer  autour  du  trône  une  représentation 
permanente  du  pays  et  de  ses  intérêts.  La  Fran- 
ce s'en  accommodait  cependant.  Le  commerce  et 
l'industrie  étaient  prospères;  il  y  avait  de  l'ar- 


177 


gent  clans  les  i  s;  le  bien-être  augmentait 
partout  On  croyait  l'armée  en  bon  étal  cl  la 
situation  diplomatique  excellente.  Les  ennemis 
de  l'Empereur  faisaient  grand  tapage,  mais  le 
pays  n'y  prenait  point  garde.  On  s'en  rendit 
comple  au  plébiscite.  L'Empire  était  faible  mal- 
gré ces  belles  apparences.  La  journée  du  quatre 
septembre  en  fut  la  preuve.  Les  malheurs  pro- 
longés qui  la  suivirent  aggravèrent  les  consé- 
quences de  cet  effondrement.  Le  principe  de 
l'autorité  personnelle  dans  l'Etat,  c'est-à-dire  le 
principe  monarchique  lui-même,  s'en  trouva  pro- 
fondément atteint.  On  ne  s'en  aperçut  pas  sur 
l'heure;  car  il  faut  du  temps  pour  que  ces  des- 
tructions morales  apparaissent. 

Les  espérances  d'une  restauration  monarchi- 
que, il  est  vrai,  détournèrent  l'attention.  De  fait, 
si  elles  eussent  abouti,  le  mal  aurait  trouvé  son 
remède.  On  le  sait,  le  contraire  arriva.  Et,  au 
lieu  d'être  détruit  ou  tout  au  moins  diminué,  le 
mal  devint  plus  grave;  il  fut  même  irrémédiable. 
L'impression,  chez  les  royalistes  et  chez  leurs 
adversaires,  fut  aussi  mauvaise  que  possible.  On 
se  l'explique  aisément.  Les  Monarchistes  avaient 
toutes  les  chances.  Le  pays  s'attendait  à  la  res- 
tauration. Elle  était  décidée.  C'est  par  leur  seule 
faute  que  tout  échoua.  Ils  eurent  beau  en  re- 
jeter toute  la  responsabilité  sur  le  prince.  Les 
Français  ne  prenaient  aucun  intérêt  à  ces  distinc- 
tions. Ils  constatèrent  l'échec  et  ils  le  jugè- 
rent complet  et  piteux.  Le  principe  monarchique 
lui-même  succomba  dans  l'opinion.   Nous  pou- 

Le  Catholicisme  libéral  12 


178 


vons  comparer  cet  événement  à  la  journée  du 
quatre  Septembre.  Ce  fut  un  Sedan  moral. 

Les  Monarchistes  n'échappèrent  pas  au  décou- 
ragement. Comment  l'auraient-ils  pu?  Les  prê- 
tres et  leurs  nombreux  fidèles,  pour  qui  les 
questions  politiques  s'effacent  devant  l'intérêt 
religieux,  partagèrent  les  mêmes  sentiments.  C'é- 
tait bien  naturel.  Ils  avaient  mis  tout  leur  espoir 
dans  le  retour  du  Roi  très  chrétien.  Voilà  que  le 
Roi  ne  peut  revenir!  Avec  la  grande  foi  qui  les 
animait,  ils  confièrent  à  Dieu  l'avenir  de  la  pa- 
trie et  de  l'Eglise.  Mais,  en  attendant,  une  ère 
d'épreuves  allait  commencer.  Elle  devait  être 
longue. 

Ceux  qui  possèdent  l'art  de  découvrir  ce  que 
sera  le  lendemain  à  travers  les  phénomènes  d'au- 
jourd'hui, purent  discerner  immédiatement  les 
conséquences  de  ce  double  Sedan.  Un  souffle 
de  liberté  agita  les  jeunes  esprits.  Dans  les  gran- 
des écoles,  autour  des  Facultés,  dans  les  milieux 
intellectuels  que  fréquente  la  jeunesse  cultivée, 
le  Libéralisme  fut  à  la  mode.  La  liberté  eut  tou- 
tes les  grâces.  Ce  n'était  pas  la  liberté  chère 
aux  catholiques  libéraux.  Elle  est  insuffisante. 
Ce  n'est  qu'une  liberté  déflorée.  La  fraîcheur 
dont  elle  se  pare  est  tout  artificielle.  Non,  cette 
jeunesse  voulait  la  vraie  liberté,  la  liberté  de 
l'intelligence,  la  liberté  du  cœur,  enfin  le  libé- 
ralisme libre-penseur.  L'élan  qui  soulevait  la 
jeunesse  catholique  donnait  assez  de  satisfaction 
aux  nôtres  pour  qu'ils  n'aient  aucune  envie  de 


17» 


regarder  un  peu  plus  loin.  S'ils  l'eussent  fait,  ils 

n'auraient  peut-être  rien  compris.  Et  cependant, 
Je  spectacle,  qu'ils  ne  voyaient  pas,  n'était  pas 
extraordinaire.  Les  choses  se  passent  toujours 
ainsi.  La  jeunesse  n'aime  guère  la  société  des 
gens  battus.  Elle  voue  un  dédain  spécial  à  ceux 
qui  s'infligent  à  eux-mêmes  une  défaite.  C'est 
un  tort  qu'elle  est  incapable  de  pardonner. 

La  jeunesse  fuit  ce  qui  échoue  et  elle  court  au 
succès.  Le  succès  tient  la  clef  de  l'avenir,  qu'elle 
recherche.  Qui  donc  semblait  alors  réussir?  Les 
hommes  de  l'opposition  libérale  et  républicaine. 
Ils  surent  se  faire  des  héros  vivants,  qu'ils 
exhaussaient  sans  honte  dans  des  sortes  d'apo- 
théoses. Renan  et  Victor  Hugo  apparurent  com- 
me les  demi-dieux  de  la  science  et  de  la  poésie. 
Il  y  en  eut  d'autres.  Les  politiciens  se  faisaient 
valoir.  Une  grande  union  régnait  entre  eux.  Ils 
avaient  la  chance  inappréciable  d'être  sans  pas- 
sé politique. 

Leur  programme  n'avait  subi  la  flétrissure 
d'aucune  expérience.  Il  était  vierge.  Eux-mêmes 
avaient  les  mains  nettes,  et  pour  cause.  Tout 
était  beau  chez  eux,  les  idées  et  les  gens.  Ils  ra- 
jeunirent tous  les  griefs  de  la  France  rouge  con- 
tre la  France  blanche.  Les  haines  des  adversaires 
de  la  restauration,  de  l'empire  et  de  l'Eglise 
prenaient  des  formes  et  trouvaient  des  expres- 
sions toutes  fraîches.  Il  faut  le  reconnaître,  les 
chefs  de  l'opposition  étaient  résolus.  Ils  ne  se 
contentaient  pas  de  prononcer  des  discours.  C'é- 
taient des  hommes  d'action.  Comment  voudrait- 


-  180  — 

on  que  la  jeunesse  pût  se  soustraire  à  toutes  ces 
attractions?  Je  reviendrai,  dans  une  leçon  sui- 
vante, sur  ces  forces  ennemies.  Elles  n'avaient 
pas  donné  leur  mesure  en  1873. 

Descendons  des  sphères  politiques  pour  jeter 
un  coup  d'œil  sur  le  pays.  Les  malheurs  de 
l'année  terrible  l'ont  fortement  secoué.  Les 
Français  ne  se  reconnaissent  plus.  Ils  se  pre- 
naient avant  la  guerre  pour  le  premier  peuple  du 
monde,  le  peuple  invincible.  Que  sais-je  encore? 
Leur  morgue  irritait  et,  à  l'étranger,  faisait  quel- 
que peu  rire.  Car  elle  cachait  assez  mal  les  fai- 
blesses que  les  revers  de  1870  et  1871  étalèrent  au 
grand  jour.  La  leçon  fut  profitable.  De  toutes 
parts,  on  sentit  l'humiliation  de  la  défaite  et 
on  eut  conscience  des  faiblesses  qu'elle  mani- 
nifestait  Chacun  dans  sa  sphère  se  mit  à  en 
rechercher  les  causes,  avec  la  volonté  bien  fer- 
me d'y  apporter  loyalement  un  remède.  C'est  ain- 
si que  l'état-major  renouvela  tout  notre  sys- 
tème de  défense  nationale.  L'enseignement  de- 
vint beaucoup  plus  sérieux;  il  y  eut  en  Sorbon- 
ne  et  dans  les  Facultés  officielles  une  transfor- 
mation avantageuse  du  travail  scientifique  et 
des  méthodes.  L'industrie  et  le  commerce  prirent 
un  nouvel  essor. 

L'activité  religieuse  ne  pouvait  échapper  à  cet- 
te renaissance.  L'esprit  public  s'y  prêtait  dans 
les  villes  aussi  bien  que  dans  les  campagnes.  Les 
prêtres  étaient  assez  impopulaires  avant  1870; 
les  populations   commencèrent  par  leur  témoi- 


-  181  - 

guer  plus  de  confiance.  Les  églises  furent  frë 

quentées;  cl  soit    les   missions,  soit   les  œnviv 
d'apostolat   curent    d'heureux    effets.    Il    y  eul 

abondance  d'élèves  dans  les  séminaires  petits 
ou  grands  et  dans  les  collèges  ecclésiastiques. 
Les  écoles  primaires  étaient  en  grand  nombre  di- 
rigées par  des  religieuses  ou  des  religieux;  et,  à 
leur  défaut,  par  des  maîtres  chrétiens.  Les  laï- 
ques prenaient  part  à  l'activité  apostolique  du 
Clergé,  en  se  mêlant  aux  œuvres  les  plus  diver- 
ses. Ils  payaient  généreusement  de  leurs  person- 
nes et  de  leur  bourse.  Les  œuvres  anciennes,  tel- 
les que  les  Conférences  de  Saint- Vincent  de  Paul, 
prospérèrent  plus  que  par  le  passé.  On  en  fonda 
d'autres.  Pour  retrouver  en  France  un  pareil 
spectacle  de  charité  ingénieuse  et  intelligente, 
il  aurait  fallu  remonter  à  la  première  moitié  du 
dix-septième  siècle.  La  foi  se  fortifia  et  avec  elle 
le  sentiment  chrétien.  Les  pèlerinages  à  Lour- 
des, à  Paray-le-Monial,  à  Chartres  en  donnèrent 
un  témoignage  éclatant.  De  nombreux  sanctuai- 
res locaux,  abandonnés  depuis  longtemps,  virent 
sous  leur  voûte  une  affluence  de  pèlerins.  La 
construction  de  Montmartre  apparut  comme  une 
consécration  surnaturelle  de  cette  renaissance 
nationale.  On  pouvait  tout  espérer  d'un  peuple 
qui  affirmait  ainsi  sa  foi  religieuse. 

Un  groupement  doit  retenir  notre  attention. 
Il  est  à  la  fois  une  œuvre  et  une  école,  puisque 
ses  chefs  ont  le  souci  de  mettre  une  doctrine  en 
action.    C'est  l'œuvre    des   Cercles    catholiques 


-  182  - 

d'ouvriers.  Son  titre  est  loin  de  révéler  tout  ce 
qu'elle  voulait  être.  Son  but  est  religieux  et  so- 
cial. Ses  membres  se  tiennent  partout  à  la  dis- 
position du  Clergé  pour  l'aider  à  christianiser 
les  gens  du  peuple  et,  d'une  manière  spéciale, 
les  ouvriers  des  villes.  Elle  a  sa  place  sur  la 
liste  des  œuvres  charitables,  qui  prospèrent  à 
cette  époque.  Mais  on  la  comprendrait  bien  mal, 
si  l'on  se  bornait  à  cette  forme  de  son  activité. 
Ses  fondateurs  ont  l'ambition  d'en  faire  un  ins- 
trument d'action  sociale.  Ces  mots  action  sociale 
prennent  sur  leurs  lèvres  une  signification  pré- 
cise. Il  n'y  a  donc  pas  lieu  de  les  confondre  avec 
les  snobs  du  social,  qui  nous  obsèdent  de  leurs 
programmes  et  de  leurs  discours. 

L'Œuvre  des  Cercles  sortit  d'une  rencontre 
fortuite  en  1871.  Un  frère  de  Saint- Vincent  de 
Paul,  M.  Maignen,  se  dépensait  depuis  longtemps 
au  quartier  Montparnasse  pour  le  bien  moral  et 
matériel  des  ouvriers  et  de  leurs  familles.  Cette 
vie  de  charité  lui  donnait  une  expérience  socia- 
le très  en  éveil.  Les  misères  du  travailleur,  livré 
à  lui-même,  sans  institution  qui  l'assiste  et  le 
protège,  provoquait  son  intelligence  et  son  dé- 
vouement. Il  n'était  pas  homme  à  en  rejeter  la 
cause  sur  le  premier  bouc  émissaire  venu,  par 
exemple  l'immoralité  du  peuple,  la  dureté  des 
patrons,  la  licence  de  la  rue,  etc.  Evidemment 
ce  sont  des  agents  de  décomposition;  il  y  a  à 
en  tenir  compte.  Mais  on  ne  les  évitera  jamais 
complètement,  puisqu'ils  sont  inhérents  à  la  na- 


183 


turc  humaine.  Une  organisation  de  Ja  société, 
sage,  juste  et  chrétienne,  prémunirait  les  indivi- 
dus contre  ces  dissolvants.  Au  lieu  de  cela,  qu'a- 
vons-nous? Dans  un  monde  gangrené,  qui  propa- 
ge la  décomposition,  les  faibles  se  trouvent  sans 
défense.  Les  institutions,  devenues  païennes,  cor- 
rompent les  citoyens.  C'est  contre  ces  institu- 
tions qu'il  importe  de  réagir,  et  surtout  il  faut  les 
remplacer. 

M.  Maignen  ne  pouvait  rien  seul.  Mais  il  priait. 
Un  jour,  après  la  guerre,  la  Providence  plaça  sur 
son  chemin  deux  brillants  officiers  de  notre  Etat- 
major.  Ils  avaient  recueilli  durant  les  longs  mois 
de  la  captivité,  les  leçons  de  la  défaite.  De  re- 
tour en  France,  ils  se  promirent  de  n'en  oublier 
aucune.  Non  contents  de  travailler  avec  leurs 
compagnons  d'armes  à  réparer  les  conséquences 
militaires  de  nos  désastres,  ils  voulaient  porter  le 
remède  plus  loin,  jusque  dans  la  structure  de 
la  nation.  L'un  et  l'autre  appartenaient  à  cette 
catégorie  de  chrétiens  qui  avaient  subi  le  dou- 
ble ascendant  de  Pie  IX  et  du  comte  de  Cham- 
bord.  Ils  voyaient  le  remède,  où  réellement  il  se 
trouve,  dans  le  retour  aujx  traditions  politiques 
et  religieuses  interrompues  par  l'application  à 
la  France  des  erreurs  de  1789.  La  lutte  contre  le 
Libéralisme  était,  à  leurs  yeux,  une  condition  du 
salut.  Le  Clergé  avait  pour  mission  de  combat- 
tre le  Libéralisme  religieux.  Les  fidèles  d'Hen- 
ri V  se  chargeaient  du  Libéralisme  politique. 
René  de  la  Tour  du  Pin  et  M.  Albert  de  Mun 
—  vous  comprenez  qu'il  s'agit  d'eux  —  se  préoc- 


—  184  — 

cupaient  d'un  autre  Libéralisme,  auquel  on  ne 
songeait  guère  alors,  le  Libéralisme  économi- 
que et  social. 

M.  Maignen,  MM.  de  la  Tour  du  Pin  et  de  M  un 
avaient  une  vocation,  qui  faisait  lever  en  eux  les 
idées  et  les  sentiments.  Il  leur  advenait  ce  qui 
arrive  toujours  en  pareil  cas  :  la  vocation  agit 
d'abord  à  l'insu  de  celui  qui  la  possède.  Elle  le 
sollicite  quand  même  et  il  cherche  le  moyen  de 
réaliser  ses  pensées  et  ses  sentiments.  Ce  moyen 
s'offre  à  lui  de  la  manière  que  rien  ne  faisait  pré- 
voir. Une  main  invisible  conduit  les  hommes  et 
les  choses.  C'est  la  main  de  Dieu  Providence.  Elle 
ménage  la  rencontre  de  ces  trois  serviteurs  de 
l'Eglise  et  de  la  France.  Le  Comte  de  Mun  a  nar- 
ré dans  un  beau  livre,  Ma  vocation  sociale,  les  ori- 
gines et  les  premiers  développements  de  cette 
Œuvre.  Il  fit  beaucoup  pour  son  succès.  L'en- 
thousiasme que  soulevait  son  éloquence  et  la 
sympathie  que  son  caractère  inspirait  profitè- 
rent aux  idées  directrices  de  l'Œuvre.  Il  en  fut 
le  personnage  représentatif.  De  fait,  nul  ne  pa- 
raissait plus  que  lui  et  il  en  parlait  si  bien.  Or, 
en  France,  nous  ne  résistons  pas  aux  entraîne- 
ments d'une  belle  parole.  Celui  qui  possède  la 
force  de  l'éloquence  revêt  à  nos  yeux  "toutes 
les  supériorités.  Il  exerce  même  une  sorte  de  sou- 
veraineté. On  le  prend  pour  un  chef.  Ces  dis- 
positions, qui  trahissent  notre  atavisme  gaulois, 
peuvent  nous  jeter  en  de  fâcheuses  aventures; 
car,   mille   faits   nous   l'apprennent,   l'éloquence 


-  185  - 

ne  suppose  poinl  chez  qui  en  est  doué  des  apti- 
tudes universelles. 

C'est  grâce  surtout  à  l'activité  d'Albert  de  Mun 
que  l'œuvre  des  Cercles  prit  une  rapide  exten- 
sion. Elle  se  répandit  de  Paris  sur  la  France  en- 
tière. Des  hommes  d'élite  lui  consacrèrent  leur 
dévouement.  Ils  venaient  de  l'armée,  de  la  ma- 
gistrature, du  barreau,  de  toutes  les  professions. 
Tous  les  âges  étaient  représentés.  Ce  succès  de- 
vint une  cause  de  faiblesse;  car  la  bonne  volonté 
des  membres  ne  suffisait  pas  pour  leur  donner 
l'intelligence  de  l'Œuvre.  Oh!  cette  bonne  vo- 
lonté fut  admirable.  Ce  n'était  pas  assez.  Ils  eu- 
rent à  leur  tête  des  prêtres  et  des  religieux,  dont 
le  zèle  apostolique  méritait  tous  les  éloges.  Ces 
aumôniers  visaient  à  convertir  et  à  sanctifier. 
C'était  dans  leurs  attributions.  Ils  donnèrent  une 
excellente  direction  aux  individus,  Mais  on  at- 
tendait d'eux  autre  chose.  Il  aurait  fallu  des  doc- 
teurs, des  maîtres  possédant  la  science  et  l'art 
d'appliquer  la  doctrine  catholique  à  l'ordre  so- 
cial français,  des  docteurs  capables  d'instruire  et 
de  guider  ces  hommes,  qui  avaient  pour  but  de 
préparer  le  retour  d'un  ordre  social  chrétien. 
Cela  dépasse  habituellement  les  attributions  du 
prêtre  et  du  religieux.  Un  éveque  a  seul  l'auto- 
rité requise  pour  donner  cet  enseignement  et  im- 
primer cette  direction.  L'Œuvre  des  Cercles  au- 
rait eu  besoin  de  son  Ketteler.  Le  grand'  évêque 
de  Poitiers,  Mgr  Pie,  dont  le  nom  se  trouve  mêlé 
aux  plus  belles  entreprises  de  notre  restauration 
religieuse  et  nationale,  faillit,  un  instant,  jouer  ce 


186 


rôle.  Les  vétérans  de  l'œuvre  n'ont  pas  oublié 
le  congrès  de  Poitiers,  la  bonté  paternelle  de  re- 
vécue qui  accueillit  sous  son  toit  leurs  chefs,  sa 
doctrine  lumineuse.  Ils  avaient  raison  de  se  sen- 
tir fiers;  le  Pontife  qui  comprenait  si  bien  Pie  IX 
et  Henri  V,  donnait  à  leur  programme  et  à  leur 
doctrine  une  sanction  théologique.  Cette  action 
ne  fut  point  durable.  L'âge,  les  sollicitudes  d'un 
vaste  diocèse,  et  les  événements  ne  lui  permirent 
pas  de  faire  plus. 

Les  fondateurs  de  l'Œuvre  ne  perdirent  ja- 
mais confiance.  Dieu  leur  fournit  au  moment 
voulu  les  auxiliaires  utiles.  Une  chose  leur  im- 
portait :  maintenir  et  développer  une  doctrine 
sociale  juste.  Les  groupements  formés  par  eux 
pouvaient  se  multiplier  ou  disparaître  avec  les 
entreprises  charitables  dont  ils  avaient  l'initia- 
tive; cela  n'avait  qu'un  intérêt  secondaire.  Un 
homme  prit  dans  leurs  réunions  une  influence 
prépondérante.  Il  s'affirma  dès  le  début  comme 
le  cerveau  de  l'Œuvre.  La  Providence  le  fit  naî- 
tue  et  grandir  dans  un  milieu  où  toutes  nos  tra- 
ditions étaient  en  honneur.  Le  chef  de  famille 
comprenait  et  pratiquait  les  obligations  qui  lui 
incombaient.  Il  vivait  et  il  agissait  comme  il 
convient  au  dépositaire  d'une  autorité  sociale. 
Le  fils  ouvrit  son  intelligence  et  son  cœur  aux  le- 
çons de  l'exemple.  Devenu  homme,  il  vérifia  et 
il  compléta  par  l'observation  et  l'étude  person- 
nelles ce  qu'il  tenait  de  son  foyer.  Il  connut  Le 
Play;  il  fréquenta  plus  tard  Vogelsang.  Il  vit  en- 


-  187  - 

corc  plus  qu'il  ne  lut  et  qu'il  n'écoula.  Et  il  savait 
voir.  Le  comte  cle  Chambord  disait  de  lui,  pa- 
rait-il :  personne  ne  m'a  mieux  compris.  Vous 
devinez  qu'il  est  question  de  notre  ami  et  maître, 
M.  le  marquis  de  la  Tour  du  Pin. 

Nous  possédons  le  recueil  de  ses  œuvres.  Il 
en  a  fait  une  somme  de  doctrine  sociale.  On  le 
prend  pour  guide  à  cet  Institut.  Les  Monarchis- 
tes ne  se  contentent  pas  de  l'admirer;  ils  s'effor- 
cent de  transporter  dans  leurs  programmes  et 
dans  leur  action  ses  enseignements.  Dieu  nous  l'a 
conservé  assez  longtemps  pour  que  nous  puis- 
sions recevoir  directement  de  ses  mains,  le  flam- 
beau de  la  doctrine  traditionnelle.  Non,  l'œu- 
vre des  Cercles  n'a  pas  échoué,  puisque  sa  doc- 
trine nous  reste  intacte.  Les  royalistes  ne  s'en 
attribuent  pas  le  monopole.  Vous  la  retrouvez 
dans  de  nombreux  groupes  politiques  ou  sociaux, 
depuis  l'Association  catholique  de  la  Jeunesse 
française,  jusqu'aux  semaines  sociales.  Il  est  vrai 
qu'elle  doit  y  subir  des  adaptations  pénibles  à 
la  Démocratie  et  à  l'indifférentisme  politique. 
Cela  ne  peut  se  faire  sans  lui  infliger  des  altéra- 
tions dont  la  gravité  change  avec  les  milieux. 

M.  de  la  Tour  du  Pin  et  ses  amis  n'isolaient  pas 
leur  action  sociale  de  la  grande  œuvre  de  res- 
tauration qui  se  poursuivait  alors.  Ils  campè- 
rent, dès  le  début,  en  pleine  Contre-Révolution. 
Ils  ne  craignirent  pas  de  poser  en  fidèles  du 
Syllabus.  Pendant  qu'une  partie  de  l'Episcopat 
sous  la  direction  du  Souverain  Pontife  appli- 
quait dans   l'ordre   religieux  les   enseignements 


—  188  — 

de  l'Eglise  et  continuait  ainsi  l'œuvre  du  con- 
cile du  Vatican,  pendant  que  les  hommes  poli- 
tiques préparaient  le  retour  de  la  Monarchie  très 
chrétienne,  ils  organisaient  la  réaction  contre  le 
Libéralisme  économique.  Sans  insister  sur  la 
décentralisation  administrative,  qui  est  le  fait 
de  la  politique,  ils  s'appliquèrent  à  la  recherche 
des  lois,  qui  devraient  régir  les  hommes  dans 
la  formation  et  le  fonctionnement  de  leurs  grou- 
pes sociaux.  Ils  refaisaient  ainsi  dans  les  intelli- 
gences, sur  le  plan  que  comporte  le  monde  ac- 
tuel, la  société  démolie  par  la  Révolution.  Rien 
n'était  plus  opportun.  L'action  de  l'Eglise  et 
l'action  de  la  Monarchie  eussent  été  impuissantes 
sans  cela.  La  réorganisation  corporative  ou  pro- 
fessionnelle du  pays  était  donc  à  la  base  de  leur 
système. 

C'était  la  Contre-Révolution  poussée  jusque 
dans  les  fondements  de  la  société  moderne.  Je 
n'ai  pas  à  dire  les  enseignements  lumineux  qu'ils 
donnèrent  sur  ce  sujet. 

On  aurait  dû  les  accuser  d'archaïsme.  Point 
du  tout.  Ils  passèrent  pour  des  novateurs  dange- 
reux; on  les  traita  presque  de  socialistes.  Ceux 
qui  tentèrent  plus  tard  d'allier  cette  rénovation 
sociale  à  la  Démocratie  politique,  méritèrent 
dans  une  certaine  mesure  ces  reproches,  c'est 
certain;  mais  tel  n'était  point  le  cas  des  promo- 
teurs de  l'Œuvre.  Il  n'y  eut  chez  eux  aucune  tra- 
ce d'infiltration  démocratique  ou  socialiste.  Les 
hommes  d'alors,  surtout  les  professeurs,  les  in- 
dustriels, les  financiers  et  les  praticiens  de  la  po- 


-  189  — 

litiquc  n'étaient  en  rien  préparés  à  les  compn  n- 
dre.  Tout  en  se  croyant  et  en  se  disant  partisans 
de  la  Contre-Réyolutkm,  ils  se  cramponnaient 

à  la  société  individualiste.  Ils  étaient,  à  leur  in- 
su, libéraux,  La  réaction  contre  le  Libéralisme 

économique  leur  paraissait  une  Révolution,  le 
Libéralisme  sortait  inévitablement  de  l'Indivi- 
dualisme économique.  Sans  s'en  douter,  ces  roya- 
listes et  ces  chrétiens  généreux  étaient  retenus 
par  la  peur  de  voir  compromis  des  intérêts  im- 
médiats. Mais  le  temps  a  fait  sa  besogne,  en  un 
quart  de  siècle.  Les  idées  se  ressentent  de  la  mo- 
dification des  choses.  La  peur  du  Socialisme 
a  eu  raison  des  timidités.  Les  Monarchistes  so- 
ciaux de  l'Œuvre  des  Cercles  avaient  eu  le  tort 
ou  l'avantage  de  voir,  de  penser,  de  parler  avant 
leur  époque. 

Ils  se  heurtèrent  à  un  autre  obstacle,  dressé 
par  les  préoccupations  de  la  politique  constitu- 
tionnelle. L'Action  électorale  ne  pouvait  être  leur 
fait.  Les  méthodes  qu'elle  emploie  répugnent 
essentiellement  au  but  qu'ils  poursuivent  et  aux 
moyens  dont  ils  se  servent.  Ils  doivent,  en  pre- 
mier lieu,  agir  sur  les  esprits.  Quand  les  hommes 
ont  bien  compris  les  lois  nécessaires  au  rétablis- 
sement de  la  paix  et  de  l'ordre  dans  une  société, 
ils  s'efforcent  de  les  appliquer  autour  d'eux.  La 
culture  de  la  souveraineté  populaire  est  généra- 
lement incompatible  avec  ce  souci.  L'Action  so- 
ciale a  forcément,  j'en  conviens,  une  influence 
sur  les  électeurs.   On  ne  peut  pas  dire  que  la 


190 


préoccupation  électorale  soit  de  nature  à  la  fa- 
voriser. 

Les  chefs  du  parti  conservateur  ajoutaient  la 
plus  grande  importance  au  recrutement  de  la 
majorité,  qui  seule  pourrait  leur  donner  l'exer- 
cice du  pouvoir.  Ils  subordonnent  tout  à  cela. 
Les  penseurs  de  l'Œuvre  des  Cercles  leur  produi- 
sirent l'effet  de  rêveurs  originaux.  Sans  prendre 
la  peine  de  l'étudier,  ils  l'écartèrent.  Les  profes- 
seurs qui  partageaient  leurs  sentiments,  exami- 
nèrent leurs  discours  et  leurs  écrits.  Ils  n'eurent 
pas  de  peine  à  découvrir  des  inexactitudes  et 
des  erreurs  chez  des  hommes  dont  le  langage 
n'avait  aucune  prétention  scientifique.  D'autres 
les  accusèrent  d'essayer  une  diversion  inutile, 
qui  risquait  de  diviser  les  troupes  conservatri- 
ces. On  y  devina  d'autres  dangers  encore.  Ces 
critiques  ne  les  auraient  pas  ébranlés.  Mais  quel- 
ques-uns de  leurs  chefs,  le  plus  répandu  se  trou- 
va du  nombre,  crurent  sage  d'entrer  au  Parle- 
ment avec  l'espoir  d'user  de  leur  mandat  pour 
améliorer  la  législation  sociale  et  pour  combattre 
les  ennemis  de  la  religion.  Un  conseiller,  reli- 
gieusement suivi,  les  engageait  dans  cette  voie. 
Ils  entraînèrent  les  meilleurs  éléments  de  l'Œu- 
vre, qui  grossirent  les  ouvriers  de  la  politique 
constitutionnelle.  Ce  fut  au  détriment  de  la  belle 
entreprise  de  Contre-Révolution,  à  laquelle  on 
s'était  voué  dès  l'origine.  Cette  faute  politique, 
malgré  la  générosité  des  sentiments  qui  la  dé- 
terminèrent, eut  pour  effet  la  désagrégation  de 
l'Œuvre,  l'oubli  de  ses  principes  fondamentaux, 


-  191  — 

la  subordination  de  l'action  sociale  aux  nécessi- 
tés de  la  politique  électorale  et  de  l'œuvre  parle- 
mentaire. Elle  se  mit  à  la  remorque  de  l'opinion, 
au  lieu  de  la  remorquer;  une  grande  force  fut 
ainsi  perdue. 

Il  est  temps  d'aborder  l'examen  de  cette  politi- 
que constitutionnelle,  que  le  parti  conservateur 
adopta.  Si  on  peut  la  juger  à  ses  fruits,  comme 
T arbre  de  l'Evangile,  elle  est  bien  mauvaise.  El- 
le a  conduit  la  France  et  l'Eglise,  par  toute  une 
série  de  défaites  morales  et  matérielles,  au  point 
où  elles  en  sont.  Et  vous  savez  ce  qu'il  y  au- 
rait à  en  dire.  Chose  étrange!  ses  agents  et  ses 
victimes  s'aveuglent  à  tel  point  que  cette  réalité 
leur  échappe.  Ils  ne  songent  même  pas  à  y  voir 
une  cause  politique  de  ces  maux.  Ils  préfèrent 
les  attribuer,  tantôt  à  l'habileté  de  leurs  ennemis, 
tantôt  à  la  maladresse  de  ceux  qui  ont  usé  de 
l'instrument  électoral  et  parlementaire.  On  peut 
charger  impunément  les  adversaires  de  la  reli- 
gion. Leur  grand  crime  consiste  en  ce  fait,  qu'ils 
sont  les  maîtres.  Les  autres  se  sont  tirés  d'affaire 
comme  ils  ont  pu.  Qu'on  accuse  à  qui  mieux 
mieux  leur  inexpérience  et  leur  lâcheté,  cela  est 
sans  intérêt.  Leur  tort  est  dans  le  choix  de  l'ins- 
trument politique  dont  ils  ont  usé.  D'autres  que 
moi  sont  ici  pour  en  faire  la  critique,  au  nom 
des  intérêts  nationaux  et  à  la  lumière  des  prin- 
cipes de  la  politique  rationnelle.  Je  me  bornerai 
à  vous  soumettre  quelques  enseignements  des 
Souverains  Pontifes,  qui  la  concernent.  J'en 
prendrai  deuix  dans  le  Syllabus  ;  j'emprunterai 


—  192  — 

les  autres  à  Léon  XIII.  Ce  Pape  a  exposé  dans 
ses  encycliques  la  doctrine  de  l'Eglise  sur  la 
constitution  chrétienne  des  Etats.  Certains  hom- 
mes politiques,  qui  ont  eu  sans  cesse  son  nom 
sur  leurs  lèvres  pour  s'en  autoriser,  auraient  bien 
fait  de  les  lire  et  de  les  comprendre.  Cela  les  eût 
dispensés  de  servir  à  leurs  partisans  tant  d'idées 
téméraires.  Rien  ne  ressemble  moins  à  leur  Li- 
béralisme que  ces   enseignements  officiels. 

La  politique  constitutionnelle  sous  notre  ré- 
gime républicain  n'est  pas  autre  chose  que  la 
souveraineté  populaire  en  exercice.  Léon  XIII 
en  a  tracé  les  caractères  dans  son  Encyclique 
Immortelle  Dei  :  «  Tous  les  hommes,  dès  lors 
qu'ils  sont  de  même  race  et  de  même  nature, 
sont  semblables  et,  par  le  fait,  égaux  entre  eux 
dans  la  pratique  de  la  vie;  chacun  relève  si  bien 
de  lui  seul,  qu'il  n'est  d'aucune  façon  soumis  à 
l'autorité  d' autrui;  il  peut,  en  toute  liberté,  pen- 
ser sur  toutes  choses  ce  qu'il  veut,  faire  ce  qu'il 
lui  plaît;  personne  n'a  le  droit  de  commander 
aux  autres.  Dans  une  société  fondée  sur  ces 
principes,  l'autorité  publique  n'est  que  la  volon- 
té du  peuple,  lequel,  ne  dépendant  que  de  lui- 
même,  est  aussi  le  seul  à  se  commander.  Il  choi- 
sit ses  mandataires,  de  telle  sorte  qu'il  leur  délè- 
gue moins  le  droit  que  la  fonction  du  pouvoir, 
pour  l'exercer  en  son  nom.  La  souveraineté  de 
Dieu  est  passée  sous  silence,  exactement  comme 
si  Dieu  n'existait  pas,  ou  ne  s'occupait  en  rien  de 
la  société  du  genre  humain,  ou  bien  comme  si  les 


193 


hommes,  soil  en  particulier,  soil  en  société,  ne 
devaient  rien  à  Dieu,  ou  qu'on  pût  imaginer 
une  puissance  quelconque  dont  la  cause,  la  for- 
ce et  l'autorité  ne  résidassent  pas  tout  entières 
en  Dieu  môme.  De  telle  sorte,  Y  Etat  n'est  autre 
chose  que  la  multitude  maîtresse  et  se  gouvernant 
elle-même.  » 

Telle  est  bien  la  République  française.  On  la  re- 
connaît à  ces  traits.  Elle  est  le  type  de  ce  droit 
nouveau,  inauguré  par  la  Révolution,  et  que  le 
Souverain  Pontife  déclare  «  inconnu  jusqu'alors 
et  sur  plus  d'un  point  en  désaccord,  non  seule- 
ment avec  le  droit  chrétien,  mais  avec  le  droit  na- 
turel. »  Comment  peut-on  s'engager  résolument 
dans  l'exercice  de  la  politique  constitutionnelle 
sans  accepter  en  fait  cette  souveraineté  du  peu- 
ple, qui  est  à  la  base  de  la  constitution?  C'est,  par 
conséquent,  accepter  une  erreur.  Il  s'agit  ex- 
pîiquera-t-on,  du  fait  et  non  de  Terreur.  Cette 
distinction  est  subtile.  Beaucoup  cependant  la 
firent  au  début.  Mais  les  années  les  ont  transpor- 
tés en  grand  nombre  du  fait  à  Terreur  elle- 
même. 

Déjà  Pie  IX  avait  condamné  cette  doctrine  po- 
litique dans  la  soixantième  proposition  du  Syl- 
labus  :  «  L'autorité  n'est  autre  chose  que  la  som- 
me du  nombre  et  des  forces  matérielles  ».  Léon 
XIII  a  commenté  cette  sentence  dans  le  docu- 
ment cité  plus  haut:  «  Quant  à  la  souveraineté 
du  peuple,  que,  sans  tenir  aucun  compte  de  Dieu, 
Ton  dit  résider  de  droit  naturel  dans  le  peuple, 
si  elle  est  éminemment  propre  à  enflammer  et  à 

Le  Catholicisme  libéral  t^ 


—  194  — 

flatter  une  foule  de  passions,  elle  ne  repose  sur 
aucun  fondement  solide  et  ne  saurait  avoir  assez 
de  force  pour  garantir  la  sécurité  publique  et  le 
maintien  paisible  de  l'ordre.  »  Pour  ces  motifs  et 
pour  d'autres  qu'il  expose,  le  Souverain  Pontife 
condamne  ces  erreurs  :  «  Ces  doctrines  que  la 
raison  humaine  réprouve  et  qui  ont  une  influen- 
ce si  considérable  sur  la  marche  des  choses  pu- 
bliques, les  Pontifes  romains,  nos  prédécesseurs, 
dans  la  pleine  conscience  de  ce  que  réclamait 
d'e^x  la  charge  apostolique,  n'ont  jamais  souf- 
fert qu'elles  fussent  impunément  émises.  » 
Léon  XIII  formule  ensuite,  en  quelques  proposi- 
tions très  claires,  les  vérités  que  signalent  ces 
condamnations  :  «  Il  faut  absolument  admettre 
que  l'origine  de  la  puissance  publique  doit  s'at- 
tribuer à  Dieu  et  non  à  la  multitude;  que  le 
droit  à  l'émeute  répugne  à  la  raison;  que  ne 
tenir  aucun  compte  des  devoirs  de  la  religion 
ou  traiter  de  la  même  manière  les  différentes 
religions,  n'est  permis  ni  aux  individus  ni  aux 
sociétés;  que  la  liberté  illimitée  de  penser  et 
d'émettre  en  public  ses  pensées  ne  doit  nullement 
être  rangée  parmi  les  droits  des  citoyens  ni  par- 
mi les  choses  dignes  de  faveur  et  de  protec- 
tion. » 

Le  Pape  ajoutait  une  telle  importance  à  cet 
enseignement  sur  l'origine  et  la  nature  du  pou- 
voir dans  la  société  qu'il  jugea  bon  de  le  renouve- 
ler dans  son  encyclique  Diuturnum  Hlud.  Il  le 
fait  en  termes  encore  plus  formels.  Je  ne  me 
lasse   pas   de   le   citer  :    «  Plusieurs,   parmi   les 


195 


modernes,  suivant  la  trace  de  ceux  qui,  au  siè- 
cle dernier,  se  sont  attribués  le  nom  de  philo 
plies,  prétendent  que  la  toute-puissance  dérive 
du  peuple,  en  sorte  que  ceux  qui  ont  l'auto- 
rité dans  la  société,  ne  l'exercent  pas  comme 
s'ils  la  possédaient  en  propre,  mais  à  titre  de 
mandataires  du  peuple  et  à  la  condition  que 
la  même  volonté  du  peuple  qui  leur  a  confié  ce 
mandat  puisse  toujours  le  leur  reprendre.  Mais 
les  Catholiques  n'admettent  point  cette  doctri- 
ne, car  ils  placent  en  Dieu,  comme  en  son  princi- 
pe naturel  et  nécessaire,  l'origine  du  pouvoir  de 
commander...  Refuser  de  rapporter  à  Dieu  le 
pouvoir  de  commander  aux  hommes,  c'est  vou- 
loir ôter  à  la  puissance  publique  et  tout  son 
éclat  et  toute  sa  force.  En  la  faisant  dépendre 
de  la  volonté  du  peuple,  on  commet  d'abord 
une  erreur  de  principe  et,  en  outre,  on  ne  donne 
à  l'autorité  qu'un  fondement  fragile  et  sans  con- 
sistance. De  telles  opinions  sont  comme  un  sti- 
mulant perpétuel  aux  passions  populaires  qu'on 
verra  croître  chaque  jour  en  audace  et  préparer 
la  ruine  publique,  en  frayant  la  voie  aux  conspi- 
rations secrètes  et  aux  séditions  ouvertes.  »  Le 
passage  suivant,  où  sont  indiquées  les  origines 
protestantes  de  la  souveraineté  du  peuple,  doit 
être  remarqué  :  «  C'est  de  cette  hérésie  (la  Ré- 
forme) que  naquirent  au  siècle  dernier  et  la  faus- 
se philosophie  et  ce  qu'on  appelle  le  droit  mo- 
derne, et  la  souveraineté  du  peuple  et  cette  licen- 
ce sans  frein,  en  dehors  de  laquelle  beaucoup 
ne  savent  plus  voir  la  vraie  liberté.  » 


-  196  - 

Les  Catholiques,  en  acceptant  l'application  de 
ces  erreurs,  devaient  en  être  les  victimes.  Il 
n'a  pas  fallu  attendre  longtemps  la  logique  des 
faits.  Je  ne  ferai  pas  l'injure  aux  partisans  d'une 
politique  constitutionnelle  de  croire  qu'ils  sui- 
vent tous  ces  fausses  doctrines.  Mais  leurs  con- 
victions personnelles  n'ont  ici  qu'une  importan- 
ce secondaire.  Leur  attitude  publique  doit  seule 
être  prise  en  considération.  Elle  concorde  avec 
ces  erreurs;  ce  sont  elles  qui  la  leur  imposent. 
Voilà  pourquoi  ils  méritent  le  reproche  de  Li- 
béralisme. Cette  erreur  leur  vient  du  dehors.  Ils 
ne  Font  pas  inventée.  Elle  ne  perd  rien  pour  cela 
de  ses  énergies  de  décomposition. 

Ceux  qui  aiment  à  rechercher  les  causes  pro- 
fondes découvrent  aisément  sous  ces  théories 
une  sorte  de  panthéisme  politique  et  social.  Le 
peuple  souverain  cache  mal  une  divinité  inhé- 
rente à  la  société,  et  à  l'humanité  tout  entière. 
Elle  préside  à  son  évolution.  Elle  crée  la  vérité 
et  le  droit.  Les  individus  lui  en  reconnaissent 
pratiquement  la  faculté.  Ils  reviennent  ainsi  à 
la  notion  antique  de  l'Etat-Dieu.  C'est  du  pa- 
ganisme politique.  Il  m'inquiète  plus  que  le  pa- 
ganisme reproché  à  tel  ou  tel  adversaire  du  peu- 
ple souverain. 


HUITIÈME   LEÇON 
Le  ralliement 


Sommaire  :  Ultramontains  et  Libéraux.  L'avènement  de  Léon 
XIII.  L'Anticléricalisme  politique.  Les  pièges  du  Libéra- 
lisme. L'Esprit  nouveau.  Le  rôle  de  la  Presse. 


Ncus  avons  vu  les  succès  du  Libéralisme  dans 
l'ordre  politique.  Il  nous  faut  maintenant  l'étu- 
dier dans  son  développement  religieux  et,  pour 
cela,  le  prendre  au  lendemain  du  concile  du  Va- 
tican. La  définition  de  l'Infaillibilité  pontificale, 
que  ses  partisans  redoutaient  avec  tant  de  rai- 
son, fut  une  défaite,  ajoutée  à  celle  que  le  Syl- 
labus  lui  avait  précédemment  infligée.  Car  toute 
condamnation  d'une  erreur  par  l'autorité  com- 
pétente équivaut  à  une  défaite  pour  le  système 
philosophique  ou  théologique  dont  elle  fait  par- 
tie. Cette  définition  condamnait  indirectement  les 
théories  du  Catholicisme  libéral  sur  la  Constitu- 
tion monarchique  de  l'Eglise.  Mais  une  défaite 
n'est  pas  l'anéantissement  d'une  force  ennemie. 
Les  Libéraux,  un  instant  décontenancés,  repri- 
rent pied  et  leurs  idées  ne  tardèrent  pas  à  retrou- 
ver une  faveur,  qui  avait  paru  leur  échapper. 

Ultramontains  et  Libéraux  travaillèrent  à  la 
renaissance  catholique,  qui  suivit  en  France  les 
épreuves  et  les   humiliations  de  la  guerre.   On 


-  198  - 

les  rencontrait  dans  les  mêmes  œuvres.  Leur 
union  pour  l'exercice  de  la  charité  et  de  l'apos- 
tolat était  sincère.  Chacun  cependant  gardait  ses 
pensées  et  ne  manquait  pas  une  occasion  de  les 
faire   prévaloir. 

Louis  Veuillot  continuait  dans  Y  Univers  ses 
vaillantes  campagnes  contre  toutes  les  erreurs 
courantes.  Sa  verve  ne  tarissait  guère,  quand 
il  s'en  prenait  aux  Catholiques  libéraux.  Le  nom- 
bre de  ses  lecteurs  augmentait  et  les  curés  lui  té- 
moignaient toujours  la  même  confiante  admira- 
tion. L'évêque  de  Poitiers  voyait  son  autorité 
grandir  et  ne  cessait  de  répandre  une  doctrine, 
sûre  d'elle-même;  il  était  le  docteur  irrépréhen- 
sible des  Eglises  de  France.  Mgr  de  Ladoue, 
évêque  de  Nevers,  auteur  des  biographies  de  Ger- 
bet  et  de  Salinis,  engageait  une  lutte  ouverte  con- 
tre le  Catholicisme  libéral.  Mgr  Freppel  se  fit 
bientôt  un  renom  par  l'étendue  de  ses  connais- 
sances et  la  fermeté  de  son  enseignement  théo- 
logique. Mgr  de  Ségur,  que  sa  charité  et  sa 
cécité  rendaient  populaire,  fut  particulièrement 
goûté  des  ouvriers  et  des  étudiants;  il  prêchait 
par  la  parole  et  par  la  plume  l'attachement 
au  Pape.  Je  ne  puis  nommer  ici  les  évêques, 
les  prêtres,  les  religieux  et  les  laïques  eminents, 
qui  suivirent  la  forte  impulsion  donnée  par  le 
Concile.  L'enseignement  théologique  bénéficia  de 
cette  renaissance.  On  reconnaît  encore  les  prê- 
tres formés  à  cette  époque  dans  la  plupart  des 
diocèses. 

Pie  IX  prenait  grand  plaisir  à  ce  progrès  de 


-  199  - 

l'orthodoxie.  11  ne  manquait  pas  une  occasion  de 

le  Taire  savoir.  Aucun  témoignage  ne  parut  plus 
significatif  que  celui  exprimé  à  Louis  Veuillqt, 
quand  le  ministère  de  Broglic  infligea,  sur  l'in- 
vitation de  Bismarck,  une  suspension  de  deux 
mois  au  journal  l'Univers.  L'échec  de  la  restau- 
ration monarchique  affligea  les  Ultramontains, 
sans  modifier  leur  attitude.  Les  responsabilités 
encourues  par  les  Libéraux  ne  leur  échappèrent 
pas.  Ils  dirent  bien  haut  leur  pensée. 

Mais  la  mort  fit  dans  leurs  rangs  des  vides,  qui 
ne  furent  point  comblés.  Dom  Guéranger  mou- 
rut en  janvier  1875.  Ce  fut  ensuite  le  tour  de 
Pie  IX,  du  cardinal  Pie,  de  Louis  Veuillot  et  de 
combien  d'autres.  Quelques-uns  parmi  les  der- 
niers survivants  purent  continuer  le  combat;  de 
jeunes  émules  se  formaient  à  leur  côté.  Malgré 
leurs  efforts,  ils  ne  parvinrent  pas  à  exercer 
une  action  prépondérante.  Les  circonstances  leur 
devenaient  par  trop  défavorables.  Les  Libéraux 
se  trouvèrent  en  meilleure  posture.  Ils  occu- 
paient à  l'académie,  dans  les  assemblées  parle- 
mentaires, au  gouvernement,  dans  l'Episcopat 
et  ailleurs  des  postes,  d'où  l'influence  était  fa- 
cile. Ils  étaient  en  petit  nombre,  je  le  reconnais, 
mais,  grâce  à  leur  talent,  ils  surent  se  faire  va- 
loir. Les  attaques,  dont  on  les  criblait,  les  laissè- 
rent assez  indifférents.  Ils  ne  manquaient  pas 
d'accuser  les  Ultramontains  de  provoquer  par 
leurs  exagérations  les  représailles  des  ennemis 
de  l'Eglise.  C'était  leur  vengeance  au  grand  jour. 
Ils  excellaient  à  se  défendre  et  à  attaquer  dans 


-  200  - 

l'ombre.  Les  Catholiques  de  province  n'accep- 
taient guère  leur  direction,  si  toutefois  Ton  ex- 
cepte certaines  familles  ayant  avec  leurs  chefs 
des  affinités  d'esprit  ou  de  sentiment.  Les  Pa- 
risiens leur  étaient  plus  sympathiques.  Leur 
Clergé  passait  pour  être  en  majorité  libéral. 

Le  Correspondant  restait  leur  organe  officiel.  Il 
avait  une  clientèle  sélecte.  Ses  lecteurs  devin- 
rent nombreux,  grâce  à  l'habileté  d'un  nouveau 
directeur,  M.  Lavedan,  un  protégé  et  un  ami 
de  Mgr  Dupanloup.  Les  Etudes  religieuses  des 
Pères  Jésuites  leur  témoignaient  quelques  égards. 
Les  supérieurs,  pour  soustraire  la  rédaction  à 
l'influence  du  milieu  parisien,  ordonnèrent  de  les 
transférer  à  Lyon,  qui,  à  cette  époque,  avait  un 
Clergé  antilibéral. 

Les  œuvres  littéraires  des  Catholiques  libéraux 
avaient  un  grand  succès.  La  renommée  était  au 
service  de  leurs  hommes,  morts  ou  vivants.  La 
presse  mondaine  les  appréciait.  Les  jeunes  gens 
commencèrent  bientôt  par  les  trouver  supérieurs 
aux  Ultramontains.  On  s'aperçut  que  les  Répu- 
blicains en  faisaient  cas,  dès  qu'ils  arrivaient 
au  pouvoir.  Les  évêques,  qui  avaient  un  renom 
de  Libéralisme,  obtenaient  aisément  les  faveurs 
des  ministres.  C'est  ainsi  que  Mgr  Thomas,  évê- 
que  de  La  Rochelle,  devint  archevêque  de  Rouen; 
Mgr  Meignan  fut  évêque  de  Châlons,  puis  d'Ar- 
ras  et  enfin  archevêque  de  Tours  ;  Mgr  Guilbert, 
évêque  de  Gap,  reçut  l'archevêché  de  Bordeaux. 
Les  prêtres,  qui  avaient  des  attaches  libérales, 
semblaient  désignés  pour  l'Episcopat.   Les  no- 


—  201  - 

minations  de  Nosseigneurs  Lagrange,  Bougaud  et 
Chapon,  particulièrement  liés  avec  Mgr  Dupan- 
loup,  furent  remarquées.  Cependant  nul  d'entre 
eux  ne  se  déclarait  républicain,  sauf  Mgr  Guil- 
bert,  qui  lit  un  mandement  plein  d'idées  répu- 
blicaines, à  L'époque  où  M.  Etienne  Lamy  séga- 
rait  au  milieu  des  363. 

Celui  qui  aurait  finement  observé  les  hommes 
et  les  choses  entre  l'échec  de  la  restauration  mo- 
narchique et  la  mort  de  Pie  IX  se  serait  dit: 
l'avenir  est  aux  Libéraux.  Ils  s'en  doutaient  un 
peu,  je  crois.  Aussi  la  patience  leur  était-elle 
facile.  Ils  attendirent  donc  des  jours  meilleurs, 
qui  ne  tardèrent  pas  à  se  lever. 

L'élection  du  cardinal  Pecci  au  Souverain 
Pontificat  était  un  événement  prévu.  Les  évo- 
ques qui  s'opposèrent  à  la  définition  de  l'Infailli- 
bilité avaient  su  l'apprécier.  On  prétend  qu'ils  le 
donnaient  comme  favorable  à  leurs  idées.  C'est 
inexact.  Il  eut  pour  leurs  personnes  une  sym- 
pathie dont  il  ne  faisait  point  mystère.  Devenu 
Pape  sous  le  nom  de  Léon  XIII,  il  continua  les 
enseignements  de  Pie  IX.  Ses  encycliques  ren- 
ferment une  véritable  somme  des  vérités  les 
plus  contraires  au  Libéralisme.  Mais,  sa  ma- 
nière de  gouverner  l'Eglise  différa  sensiblement 
de  celle  qu'avait  adoptée  son  prédécesseur.  Ce 
fait  ne  présentait  rien  d'anormal.  Il  est  rare  que 
deux  pontificats  successifs  se  ressemblent.  Après 
un  pape,  qui  a  régné  longtemps,  une  réaction 
est  inévitable.  C'est  ce  qui  eut  lieu  à  la  mort  de 


202 


Pie  IX.  Tout  en  maintenant  les  principes  avec 
énergie  et  avec  science,  il  se  montra  conciliant. 
La  comparaison  entre  son  gouvernement  et  le 
précédent  lui  déplaisait.  Il  le  fit  voir.  Les  que- 
relles d'Ultramontains  à  Libéraux  ne  lui  étaient 
pas  moins  désagréables.  Il  le  dit.  Non  content  de 
le  dire,  il  demanda  et  il  imposa  un  silence,  qui 
tourna  tout  à  l'avantage  du  Libéralisme.  Les  sur- 
vivants des  luttes  anciennes  le  remarquèrent 
dès  le  début.  Le  cardinal  Pie,  en  particulier,  ne 
se  faisait  aucune  illusion. 

Le  Souverain  Pontife  avait  des  raisons  sérieu 
ses  d'agir  ainsi.  Cette  pacification  religieuse  en- 
trait dans  le  plan  qu'il  se  fixa  de  bonne  heure. 
Il  lui  fallait  un  Episcopat  fortement  uni  sous  sa 
haute  direction,  pour  lui  imposer  une  attitude 
qui  faciliterait  ses  rapports  avec  les  divers  gou- 
vernements. L'action  diplomatique  devait  pren- 
dre durant  son  Pontificat  une  place  importante. 
Comment  l' aurait-il  exercée  utilement,  s'il  n'a- 
vait pas  eu  tous  les  évêques  dans  la  main?  Un 
Episcopat  uni  est  pour  le  Pape,  ce  qu'est  une 
armée  forte  pour  un  souverain. 

Les  événements  politiques  avaient  précipité 
leur  marche  en  France.  Les  Catholiques  per- 
dirent la  majorité  au  Parlement.  Les  Républi- 
cains arrivèrent  ainsi  au  pouvoir.  Leur  avène- 
ment était  redouté  par  la  plupart  des  nôtres.  Le 
pays  n'avait  aucune  expérience  de  leur  program- 
me; il  ne  pouvait  l'apprécier  qu'en  lisant  les  dé- 
clarations des  chefs.   Elles  n'étaient  pas  rassu- 


-  203  - 

rantes,  Tous  affectaient  une  fidélité  entière  aux 
maximes  et  aux  traditions  des  grands  ancêtres. 
Ils  continueraient  l'œuvre  interrompue  des  ré- 
volutionnaires de  1848.  Un  anticléricalisme  fa- 
rouche était  le  premier  article  de  leur  Credo. 
La  Commune  de  Paris  ne  les  rendait  pas  politi- 
ques; on  était  d'accord  pour  les  croire  respon- 
sables de  cette  révolution  et  de  celles  qui  failli- 
rent éclater  dans  plusieurs  autres  villes.  Ceux 
qui  prirent,  en  1871,  la  tête  de  l'opposition  au 
gouvernement  des  Catholiques  appartenaient  en 
grand  nombre  et  depuis  longtemps  à  la  Maçon- 
nerie. Ils  avaient  eu  soin  de  déclarer  une  guerre 
ouverte  à  l'Eglise  avant  la  chute  de  l'Empire. 
L'illusion  n'était  donc  pas  possible.  Les  Répu- 
blicains se  trouvèrent  ainsi  en  mauvaise  posture 
devant  l'opinion  dans  la  plupart  des  communes 
rurales  et  des  petites  villes.  Mais  les  nécessités 
des  luttes  politiques  leur  donnèrent  l'art  de  tem- 
pérer l'expression  de  leurs  sentiments.  Leurs 
idées  restèrent  les  mêmes,  pendant  qu'ils  tra- 
vaillaient à  les  rendre  acceptables  pour  la  fou- 
le. Ils  profitèrent  surtout  par  de  vigoureuses 
attaques  des  faiblesses  de  leurs  adversaires  et 
des  fautes  que  f indécision  leur  faisait  commet- 
tre. 

Le  choix  de  leurs  candidats  à  la  députation 
fut  fait  avec  intelligence.  C'étaient,  dans  les  cam- 
pagnes, des  bourgeois,  occupant  une  situation 
honorable,  ayant  par  conséquent  des  intérêts 
à  sauvegarder.  On  les  voyait  rarement  à  l'égli- 
se, il  est  vrai,  mais  cette  indifférence  religieuse 


-  204  — 

ne  passait  pas  forcément  pour  de  l'hostilité.  Ils 
surent  faire  entre  le  Cléricalisme  et  la  Religion 
une  distinction  habile,  sur  laquelle  leur  parti 
vécut  longtemps.  Le  cri  de  guerre,  Le  Cléricalis- 
me, voilà  Vennemi,  poussé  par  Gambetta,  reçut 
des  commentaires,  qui  en  dissimulaient  le  pé- 
ril. De  telle  sorte  que  les  paysans  catholiques 
ou  subissant  l'influence  d'un  milieu  chrétien 
commencèrent  par  perdre  de  leur  horreur  pour 
la  République,  devant  les  hommes  qui  la  re- 
présentaient. Ils  virent  que  l'on  pouvait  être 
républicain  et  honnête  homme.  Ce  fut,  pour 
beaucoup,  une  révélation.  L'état  d'esprit  qui  en 
résulta  fit  des  progrès  rapides.  Les  ressenti- 
ments que  le  curé  provoqua  par  le  simple  exerci- 
ce de  son  ministère  paroissial  furent  très  bien 
exploités  à  cette  fin. 

Ce  qui  se  passait  dans^  les  sphères  électorales 
se  reproduisit  au  moment  opportun  dans  l'action 
politique.  Gambetta  peut  servir  de  type.  Il  re- 
présente assez  bien  les  idées  et  les  tendances  de 
son  parti.  Son  anticléricalisme  fut  sans  pudeur, 
aussi  longtemps  qu'il  se  vit  éloigné  du  pouvoir. 
Il  affectait  de  ne  jamais  franchir  le  seuil  d'une 
église,  même  pour  un  enterrement.  Mais,  à  me- 
sure que  les  Catholiques  perdaient  du  terrain,  il 
donnait  à  sa  passion  antireligieuse  une  liberté 
moindre.  On  le  vit  même  assister  à  un  service 
célébré  dans  l'église  de  la  Madeleine.  C'était  à 
l'époque  où  ses  relations  avec  Rismarck  failli- 
rent l'amener  à  une  rencontre.  Son  patriotisme 
diminuait  en  même  temps  que  son  anticléricalis- 


-  2C5 

me.  La  comédie  politique,  dans  Laquelle  il  Jouait 
le  rôle  principal,  lui  en  faisait  une  obligation. 

Il  entreprit  te  voyage  de  Home  dans  les  der- 
niers  temps  du  Pontifical  de  Pie  IX.  Il  avait  l'es- 
prit trop  en  éveil  pour  ne  tenir  ::ucun  compte  des 
nécessités  internationales  de  la  politique.  La 
question  religieuse  lui  apparaissait  sous  un  autre 
jour.  Ce  qui  se  passait  dans  la  capitale  du  mon- 
de chrétien  prit  à  ses  yeux  une  réelle  importance. 
Ses  compagnons  de  lutte  électorale  n'y  auraient 
rien  compris.  Il  n'y  avait  donc  pas  à  leur  en  par- 
ler. Quelques  familiers  eurent  assez  de  sens  pour 
se  faire  à  ces  idées  nouvelles.  Nul  n'était  mieux 
préparé  que  Spuller  à  les  recevoir.  Il  ne  fau- 
drait pas  se  figurer  que  ces  hommes  fussent  ca- 
pables de  changer  leurs  convictions  personnel- 
les; non.  Ils  furent  tout  aussi  incrédules  et  enne- 
mis de  l'Eglise  que  par  le  passé.  Ils  imposèrent 
une  sourdine  à  leur  haine,  voilà  tout.  Cette  at- 
titude et  le  langage,  qui  la  manifestaient,  ne  pu- 
rent échapper  longtemps  à  certains  Catholiques. 
Ils  étaient  faits  pour  s'entendre,  et  l'entente  était 
inévitable.  Le  loyalisme  monarchique  des  libé- 
raux put  la  retarder  de  quelques  années  seu- 
lement. La  mort  et  le  découragement  aplanirent 
peu  à  peu  cet  obstacle.  Alors  le  Catholicisme 
libéral  eut  les  destinées  que  Lamennais  avait 
entrevues  après  1830. 

Gambetta  le  comprit.  Et  c'est  de  sa  part  une 
preuve  incontestable  de  sens  politique.  Il  exer- 
çait une  fascination  sur  ceux  qui  se  plaçaient 
dans  la  sphère  de  son  action  personnelle.  Tous 


-  206  — 

ne  se  rendirent  pas  immédiatement  compte  de 
sa  pensée.  Le  temps  se  chargea  de  la  faire  en- 
trer dans  leurs  têtes.  Il  ne  faut  pas  oublier  l'édu- 
cation que  donne  l'exercice  du  pouvoir  à  ceux 
qui  le  détiennent.  Il  leur  communique  bon  gré 
mal  gré  un  sens  conservateur.  Et  la  religion 
est  l'une  des  choses  qui  doivent  être  conservées. 

Il  n'y  avait  aucun  espoir  de  réaliser  cette  en- 
tente directement  avec  les  Ultramontains.  Les 
Catholiques  libéraux  ne  l'accepteraient  que  si 
l'on  usait  avec  eux  de  beaucoup  de  diplomatie. 
Gambetta  discerna  très  vite  la  marche  à  sui- 
vre pour  aboutir.  Le  Pape  Léon  XIII  conquit 
son  admiration.  Il  crut  possible  de  contracter, 
sous  son  gouvernement,  un  mariage  de  raison 
entre  l'Eglise  et  la  République.  Cela  faillit  réus- 
sir. Et  nous  aurions  eu  le  ralliement  douze  an- 
nées plus  tôt.  Mais  les  esprits  n'étaient  pas  pré- 
parés ni  du  côté  des  Catholiques,  ni  du  côté 
des  Républicains.  Rome  ne  crut  pas  devoir  in- 
sister. Elle  engagea  seulement  les  évêques,  le 
Clergé  et  les  hommes  placés  sous  leur  influence 
à  se  montrer  conciliants.  Le  Vatican  donnait 
l'exemple.  De  hauts  personnages  s'efforcèrent 
d'engager  tous  les  Catholiques  dans  cette  voie. 

Cependant  le  gouvernement  républicain  appli- 
qua quelques  articles  essentiels  de  son  program- 
me destructeur.  Cela  fait,  les  chefs,  hissés  au 
gouvernement,  songèrent  à  s'y  maintenir.  Ils 
avaient  contre  eux  les  ennemis  de  droite  et  les 
ennemis  de  gauche.  Ceux-ci  se  recrutaient  parmi 


-  207  - 

les  Républicains  conséquents  avec  leurs  idées; 
on  les  nommait  radicaux.  La  Foule  républicai- 
ne, logique  à  sa  Façon,  les  poussait  en  avant. 
Chaque  campagne  électorale   augmentait  leurs 

forces.  Les  Républicains  de  la  première  heure 
se  trouvaient  donc  en  minorité.  Ils  eurent  des 
hommes  très  versés  dans  l'art  de  manier  un  par- 
lement. Les  Catholiques  se  joignaient  à  eux  con- 
tre les  radicaux,  toutes  les  fois  qu'il  était  ques- 
tion des  grands  intérêts  du  pays;  et  les  radicaux 
esquissaient  un  mouvement  semblable,  quand  il 
ner  au  Socialisme.  Les  opportunistes,  c'était  le 
gouvernement  eut  toujours  à  sa  disposition  une 
majorité  servile. 

Mais  le  pays  se  prêtait  mal  à  ce  jeu  de  bascule. 
Il  allait  au  Radicalisme,  en  attendant  de  se  don- 
ner au  Socialisme.  Les  Opportunistes,  c'était  le 
nom  que  portaient  les  continuateurs  de  la  politi- 
que de  Gambetta,  avaient  lieu  de  craindre.  Ils 
songèrent  alors  à  lier  partie  avec  les  Catholi- 
ques. La  chose  n'était  pas  impossible  après  1890. 
Deux  de  leurs  hommes  politiques  avaient  tout  ce 
qu'il  faut  pour  mener  cet  accord  à  bon  terme, 
Constans  et  Spuller.  Celui-ci  ne  cachait  pas  la 
répugnance  que  lui  inspirait  l' anti-cléricalisme. 
Une  politique  de  conciliation  avait  été  dans  ses 
goûts,  même  avant  la  conquête  du  pouvoir.  La 
figure  de  Lamennais  lui  était  sympathique.  La 
liste  déjà  fort  longue  des  études,  consacrées  à 
ce  personnage  depuis  un  quart  de  siècle  environ, 
s'ouvre  par  un  livre  de  Spuller.  Cette  prédilec- 
tion le  disposait  à  lancer  l'esprit  nouveau. 


-  208  - 

Il  s'agissait  de  mettre  la  main  sur  les  masses 
électorales  catholiques.  Elles  se  composaient  de 
dignes  gens,  surtout  dévoués  à  la  question  re- 
ligieuse. Elles  étaient  disciplinées.  Les  prêtres 
avaient  sur  elles  un  grand  ascendant.  Les  co- 
mités, qui  prenaient  leur  direction  politique,  se 
rattachaient  à  des  bureaux  et  à  des  journaux, 
qui  avaient  leur  siège  à  Paris.  Il  suffisait  de 
mettre  les  membres  directeurs  de  cette  organisa- 
tion sous  l'action  d'hommes  prêts  à  un  accord. 
Dans  ces  conditions,  le  gouvernement  aurait 
pour  lui  ces  nombreux  électeurs,  qui  avaient 
fait  l'une  des  meilleures  forces  de  l'Empire  et 
des  Monarchistes.  Les  conservateurs  n'avaient 
pas  de  partisans  plus  résolus.  On  pourrait  avec 
ce  concours   s'assurer   une  majorité  suffisante. 

Il  n'y  avait  pour  cela  qu'une  marche  à  suivre: 
gagner  des  influences  dans  le  Clergé,  faire  le 
siège  des  organes  directeurs  et  agir  à  Rome.  La 
première  chose  à  faire  serait  de  détacher  les 
troupes  catholiques  de  la  politique  royaliste  et 
conservatrice,  en  leur  déclarant  que  cette  union 
avait  gravement  compromis  l'Eglise  dans  le  pas- 
sé et  qu'elle  la  compromettrait  plus  gravement 
encore  à  l'avenir.  Une  intervention  de  l'autorité 
ecclésiastique  viendrait  ensuite  fort  à  propos  dis- 
siper les  scrupules,  qui  pourraient  en  retenir  plu- 
sieurs. 

Vcus  voyez  comment  les  choses  allèrent.  Le 
ralliement  fut  commencé  en  France  sur  l'initiati- 
ve d'hommes  politiques,  résolus  à  faire  dans  leur 
intérêt  un  mariage  de  raison  entre  la  République 


209 


et  L'Eglise.  C'était  Le  programme  de  Gambelta.  Le 

plan  de  Lamennais  allait  enfin  se  réaliser.  On  usa 
des  moyens  diplomatiques.  C'était  Tacite  avec 
noire  ambassade  auprès  du  Vatican  et  les 
agents  ecciésiasliques  dont  elle  disposait  Le  Sou- 
verain Pontife  avait  un  faible  pour  Faction  di- 
plomatique. Il  y  excellait  du  reste.  L'intervention 
sollicitée  de  lui  correspondait  à  certaines  idées, 
remontant  au  début  de  son  Pontificat.  Le  succès 
qu'elle  obtiendrait  lui  donnerait,  pensait-il,  quel- 
ques droits  auprès  du  gouvernement  français. 
Il  en  userait  pour  le  bien  de  l'Eglise  au  dedans 
et  au  dehors.  Les  négociateurs  ne  manquaient 
pas  de  mettre  bien  en  évidence  les  signes  d'a- 
paisement et  ils  insistaient  sur  les  promesses  fai- 
tes par  le  gouvernement  de  la  République.  Rome 
pouvait  donc  espérer  de  cette  intervention  des 
avantages  immédiats.  Ce  qu'on  lui  demandait 
n'avait  rien  d'excessif.  Les  Catholiques  seraient 
assez  dégagés  des  partis,  s'ils  adoptaient  fran- 
chement la  constitution  actuelle  de  la  France. 
Quelques  évêques,  Mgr  Lavigerie  n'était  pas  le 
seul,  entraient  dans  les  vues  du  gouvernement. 

Vous  connaissez  le  reste.  L'action  diplomati- 
que et  religieuse  du  Saint-Siège  en  France  par  les 
nonces  s'exerça  dans  cette  direction;  celle  de 
la  Secrétairerie  d'Etat  sur  les  Evêques,  les  Ordres 
religieux  et  les  Catholiques  influents  suivit  la 
même  voie.  Des  avis  furent  donnés.  On  y  re- 
vint à  diverses  reprises.  L'étonnement  fut  gé- 
néral. C'était  prévu. 

Mais  tout  concourut  au   succès  de  cette  po- 

Le  Catholicisme  libéral  14. 


210 


litique,  même  l'opposition  qu'elle  souleva.  Le 
Pape  voulait  s'en  tenir  à  une  intervention  d'or- 
dre diplomatique.  Il  y  avait  eu  des  antécédents 
en  Belgique  et  en  Allemagne.  Les  Belges  et  les 
Allemands  ne  virent  jamais  là  une  direction  doc- 
trinale. Leur  résistance  respectueuse  sauva  la 
religion  dans  leurs  pays.  Je  ne  sache  pas  que 
Rome  leur  en  ait  su  mauvais  gré.  On  agit  tout 
autrement  chez  nous,  et  tout  autre  a  été  l'issue. 
Des  hommes,  qui  nourrissaient  des  ambitions 
politiques,  firent  leur  le  ralliement  et  ils  l'exploi- 
tèrent par  les  procédés  qui  ont  cours  en  politi- 
que. Tout  en  reprochant  avec  une  bonne  foi  dou- 
teuse aux  Royalistes  d'engager  la  religion  dans 
les  luttes  de  parti,  ils  faisaient  exactement  la  mê- 
me chose  en  organisant  les  Catholiques  en  parti 
constitutionnel.  Leur  premier  soin  fut  de  for- 
mer politiquement  ce  parti  nouveau.  Ils  usè- 
rent pour  cela  des  autorités  ecclésiastiques,  en 
provoquant  leur  intervention  de  la  manière  la 
plus  indiscrète,  toujours  sous  le  prétexte  que  les 
intérêts  de  l'Eglise  se  trouvaient  engagés.  Ils 
ne  réussirent  que  trop. 

Les  journaux  leur  furent  acquis.  L'Univers 
avait  longtemps  résisté  aux  conseils  et  aux  in- 
jonctions de  gens  qui  se  prétendaient  autorisés 
à  les  donner.  On  put  admirer  la  souplesse  et  la 
fermeté  de  son  directeur,  Eugène  Veuillot,  qui, 
durant  quelques  années,  resta  fidèle  à  la  ligne  de 
conduite  adoptée  par  son  frère.  Mais  il  se  lassa 
et,  un  beau  jour,  ses  lecteurs  le  virent  avec  pei- 


-  211  - 

De  renoncer  d'une  manière  très  sensible  à  l'at- 
titude militante.  Ce  fut  au  retour  d'un  voyage  de 
son  fils  Pierre  à  Tunis,  où  le  cardinal  Lavigerie 
le  combla  de  prévenances.  Le  journal  inclina  de 
plus  en  plus  vers  le  Républicanisme,  entraînant 
avec  lui  son  public.  Ceux  qui  gardaient  la  hai- 
ne du  Libéralisme  accueillirent  avec  reconnais- 
sance la  Vérité  française,  fondée  par  MM.  Rous- 
sel et  Loth.  L'esprit  et  l'œuvre  de  l'ancien  Uni- 
vers revivaient  sous  la  plume  de  ses  rédacteurs. 
L'Univers  ouvrit  ses  colonnes  à  des  écrivains, 
qui  propageaient  les  doctrines  les  plus  contraires 
à  celles  qu'il  avait  combattues  depuis  sa  fon- 
dation. Quelques-unes  des  erreurs  les  plus  gra- 
ves que  Rome  eut  à  condamner  y  trouvèrent  des 
porte-voix.  Ce  fut  un  organe  du  Catholicisme  li- 
béral. Il  concourut  pour  une  part  très  large  à 
républicaniser  notre  Clergé  et  nos  Ordres  reli- 
gieux. De  nombreux  journaux  de  province  suivi- 
rent son  exemple,  sans  parler  des  semaines  reli- 
gieuses, des  bulletins  et  des  revues,  qui  avaient 
dans  les  presbytères  le  meilleur  de  leur  clientèle. 
La  Croix  donna  sa  contribution  à  cette  même 
cause.  Ses  fondateurs  avaient  eu  cependant  des 
idées  tout  autres.  Les  Assomptionnistes  s'étaient 
proposé,  en  la  fondant,  de  continuer  la  propa- 
gande ultramontaine  et  anti-libérale  que  la  Croix 
de  Gand  avait  menée  sous  les  auspices  du  Comte 
de  Hemptines,  jusqu'à  l'avènement  de  Léon  XIII. 
Ils  restèrent  fidèles  à  ce  dessein  longtemps;  mais 
on  finit  par  les  contraindre  à  la  politique  consti- 
tutionnelle.  Ils   l'interprétèrent  d'abord   comme 


212 


si  elle  était  une  forme  nouvelle  de  la  résistance 
catholique.  Ce  n'était  point  cela.  Ils  ne  purent 
donner  assez  de  gages  aux  promoteurs  du  rallie- 
ment. On  le  leur  fit  payer  cher.  Ces  religieux 
avaient  créé  à  Paris  et  dans  la  France  entière  une 
vaste  organisation  de  presse.  Nous  n'avions  rien 
eu  de  pareil.  Il  y  avait  de  'tout  sous  le  couvert  de 
la  Bonne  Presse:  des  livres,  des  revues,  des  jour- 
naux. Chaque  diocèse  eut  sa  Croix  hebdomadaire. 
Plusieurs  furent  quotidiennes.  La  presse  royalis- 
te des  départements  eut  fort  à  souffrir  de  cette 
concurrence  inattendue.  Cette  organisation  puis- 
sante a  beaucoup  servi  le  Catholicisme  libéral. 
Le  Clergé  de  la  Bonne  Presse,  qui  a  remplacé  les 
Assomptionnistes,  est  en  général  républicain  et 
démocrate.  Ses  membres  travaillent  à  la  rédac- 
tion et  à  la  vente  du  journal.  Leur  présence  ac- 
crédite parmi  les  Catholiques  cette  idée  que  la 
Bonne  Presse  a  un  monopole  religieux.  Ce  n'est 
pourtant  que  la  raison  sociale  d'une  entreprise, 
dont  les  directeurs  poursuivent,  il  est  vrai,  un  but 
religieux.  Ce  n'en  est  pas  moins  une  entreprise 
commerciale,  comme  il  en  existe  d'autres  tout 
aussi  recommandables. 

Une  organisation  politique  bien  comprise  pou- 
vait aisément,  avec  l'appui  de  YUnivers  et  de  la 
Croix,  républicaniser  les  Catholiques  de  France, 
en  commençant  par  le  Clergé.  On  s'en  préoccupa 
de  bonne  heure.  Finalement,  ce  fut  Y  Action  libé- 
rale de  M.  Piou,  qui  l'emporta.  M.  Piou  reçut  un 
de  ces  mandats  discrets,  qu'on  ne  peut  avouer  en 
public,   mais   qui   suffisent   pour   accréditer   un 


-  213  - 

homme  et  son  œuvre.  Il  eut  la  projection  des 
Kvcques.  Les  directeurs  d"(e livres  enllioliques 
comptèrent  avec  lui.  On  les  tenait  en  suspicion, 
dès  qu'ils  lui  portaient  ombrage,  Cela  arrivait 
toutes  les  fois  qu'ils  passaient  pour  être  hostiles  à 
la  politique  constitutionnelle.  La  plupart  des  co- 
mités conservateurs  acceptèrent  son  influence.  Il 
en  fonda  d'autres  un  peu  partout.  Sa  ligne  élec- 
torale s'étendit  ainsi  à  tous  les  diocèses  de  Fran- 
ce. Ce  n'était  pas  assez.  L'Association  catholique 
de  la  Jeunesse  française  fut  placée  sous  sa  haute 
direction.  La  Ligue  patriotique  des  femmes  fran- 
çaises mit  le  sexe  féminin  et  généreux  à  sa  re- 
morque. Il  y  eut  donc  à  l'Action  Libérale  du 
monde,  des  moyens  d'action  et  de  l'argent. 

Qu'a-t-elle  fait  de  toutes  ces  ressources?  Si  la 
réponse  à  cette  question  vous  intéresse,  cherchez- 
la  dans  le  Ralliement  de  Léon  de  Cheyssac  et 
dans  les  divers  ouvrages  de  M.  l'abbé  Emmanuel 
Barbier.  Je  la  résume  en  quelques  mots  :  l'Ac- 
tion Libérale,  par  ses  journaux  et  par  ses  agents, 
persuadait  aux  prêtres  et  aux  fidèles  qu'elle  pour- 
suivait un  but  catholique  et,  en  réalité,  on  leur 
imposait  une  politique  libérale.  Les  Catholiques 
de  France  furent  ainsi  amenés  en  plein  Catholi- 
cisme libéral.  Ils  ne  s'en  doutaient  point.  Où  cela 
nous  a-t-il  conduits?  Ouvrez  les  yeux  et  voyez 
la  situation  des  Catholiques  en  France.  Les  mal- 
heurs de  l'Eglise  chez  nous  sont  une  condamna- 
tion écrasante  du  Libéralisme.  Ses  fauteurs  ag- 
gravent encore  la  responsabilité  qui  pèse  sur 
eux,  en  taisant  la  vérité.  Ils  continuent  à  mysti- 


-  214  - 

fier  les  braves  gens  qui  les  croient.  Pauvres  gens, 
qui  se  figurent  être  vainqueurs,  quand  ils  sont  en 
pleine  déroute. 

On  plaint  de  tout  cœur  ces  troupes  du  Libé- 
ralisme, qui  sont  si  mal  conduites.  Leurs  chefs 
les  ont  entraînées  au  nom  de  Rome.  Quand  Ro- 
me désabusé  a  esquissé  des  signes  contraires,  ils 
ont  fermé  les  yeux  dans  la  crainte  de  les  voir.  Et 
ils  ont  écrit  et  dit,  rien  n'est  changé,  quand  tout 
était  changé. 

Lorsque  certains  Français  parlent  du  rallie- 
ment, ils  prononcent  avec  indignation  les  noms 
de  Léon  XIII  et  du  cardinal  Rampolla.  Le  Sou- 
verain Pontife  et  son  Secrétaire  d'Etat  ont  eu 
dans  cette  politique  un  rôle  important.  On  ne 
saurait  le  nier.  Mais  ils  n'en  sont  pas  les  auteurs. 
Le  ralliement  s'est  fait  en  France.  Il  résulte  d'un 
accord  entre  quelques  gouvernants  républicains 
et  des  ecclésiastiques  haut  placés.  Les  initiés  ne 
furent  pas  nombreux.  Les  mouvements  de  ce 
genre  sont  l'œuvre  de  quelques  personnalités  in- 
fluentes. 

Par  le  ralliement,  les  projets  de  Lamen- 
nais et  le  plan  de  pacification  religieuse,  es- 
quissé par  Mgr  Dupanloup,  recevaient  leur  réali- 
sation. L'intervention  du  Souverain  Pontife  fut 
sollicitée  et  obtenue  en  temps  opportun.  On  la 
renouvela  aussi  souvent  qu'elle  parut  nécessai- 
re. Les  preuves  de  ce  que  j'affirme  existent.  Les 
principaux  artistes  de  cette  politique  vivent  en- 
core. Ce  ne  sont  pas  ceux  dont  les  noms  furent 
prononcés.   C'étaient  des   hommes   très  habiles. 


-  215  - 

Le  comble  de  l'art  pour  eux  consiste  a  ne  rien 
se  permettre  qui  puisse  trahir  leur  présence  et 
leur  action.  Quelques-uns  sont  encore  à  Rome; 
les  autres  habitent  la  France.  Ils  veillent  d'un  œil 
jaloux  sur  leur  œuvre.  Après  l'avoir  exécutée 
sous  Léon  XIII,  ils  veulent  qu'elle  résiste  au 
gouvernement  de  Pie  X. 


NEUVIÈME    LEÇON 
Conséquences  du  ralliement 


Sommaire  :  Pacification  religieuse  et  ses  conséquences. 
Catholiques  de  droite  et  catholiques  de  gauche.  Les 
Modernistes.  Les  Sillonistes.  Catholiques  électoraux.  La 
loi  de  Séparation.  Le  gouvernement  de  Pie  X. 


Vu  du  côté  de  Rome,  le  ralliement  apparaît 
comme  un  acte  de  diplomatie.  Il  faut  y  voir  en- 
core un  conseil  donné  à  des  Catholiques  qu'un 
scrupule  religieux  empêchait  de  se  dire  républi- 
cains. On  espérait  par  ce  moyen  dissiper  les  pré- 
ventions de  l'électeur  français,  qui,  pensait-on, 
refusait  son  suffrage  aux  candidats  catholiques, 
parce  qu'il  les  croyait  hostiles  à  la  constitution. 
Après  leur  adhésion  à  la  République,  cette  réser- 
ve n'aurait  plus  de  raison  d'être  et  les  Catholi- 
ques sortiraient  des  urnes  électorales  en  nom- 
bre suffisant  pour  avoir  une  majorité  parlemen- 
taire. 

En  France,  les  choses  allèrent  de  tout  autre  fa- 
çon. Le  ralliement  opéra  la  jonction  des  Catholi- 
ques libéraux  et  des  troupes  catholiques,  qui  re- 
cevaient depuis  si  longtemps  leur  mot  d'ordre 
des  Uitramontains.  Ce  fut,  comme  on  se  le  figure 
aisément,  le  triomphe  du  Libéralisme.  Pour  me- 
surer les  conséquences  de  cette  évolution  politi- 


—  217  - 

que,  il  n'y  aurait  qu'à  comparer  Pétai  d'esprit 
de  notre  Clergé  actuel  et  de  la  .Jeunesse  catholi- 
que avec  celui  qui  se  manifestait  après  le  Concile 
du  Vatican.  Ceux  qui  trouveraient  cette  date  trop 
lointaine  pourraient  s'en  tenir  aux  hommes  qui 
luttèrent  contre  les  persécuteurs  de  l'Eglise  entre 
les  années  1880  et  1890.  Leur  état  d'esprit  a  laissé 
son  expression  dans  YUnivcrs  d'alors  et  dans  les 
ouvrages  que  l'on  publiait.  Il  semblerait  qu'un 
siècle  se  soit  écoulé  depuis  cette  époque,  tant  les 
idées  sont  différentes. 

Je  me  souviens  d'un  discours  prononcé  à  la 
clôture  d'un  congrès  d'œuvres  sociales,  auquel 
j'assistais,  il  y  a  dix  ou  douze  ans.  L'orateur 
appartenait  à  l'Association  catholique  de  la  Jeu- 
nesse française.  Peut-être  en  était-il  le  président. 
Il  fut  très  applaudi  par  l'auditoire.  De  fait,  il 
parlait  bien.  On  lui  avait  demandé  d'exposer  les 
aspirations  de  la  jeunesse  contemporaine.  Voici 
un  tableau  qu'il  traça  :  «  L'Eglise  ressemble  à 
une  cité  du  moyen-âge.  La  cathédrale  est  au  cen- 
tre. C'est  un  édifice  majestueux,  mais  il  est  géné- 
ralement vide.  Les  maisons  s'entassent  à  l'ombre 
de  ses  tours.  Les  habitants  sont  peu  nombreux. 
Ils  ne  sauraient  remplir  la  cathédrale.  Toute 
une  population  est  dispersée  dans  les  campa- 
gnes et  au  loin.  Elle  n'entre  pas.  Les  hautes  mu- 
railles qui  enserrent  la  ville  lui  font  peur.  Com- 
me si  ce  n'était  pas  assez,  on  a  creusé  un  fossé 
profond,  qui  rend  l'enceinte  plus  inabordable  en- 
core. La  jeunesse  contemporaine  veut  attirer 
cette  foule  et  remplir  la  cathédrale.  Qu'on  ren- 


-  218  — 

verse  dans  ce  but  les  remparts  :  les  débris  ser- 
viront à  combler  les  fossés.  » 

Cette  image  donne  une  idée  assez  exacte  de 
ce  qui  s'est  fait  par  le  ralliement.  Dans  l'espoir 
d'attirer  les  indifférents  retenus  par  des  préjugés, 
on  a  démantelé  l'Eglise.  Contrairement  à  ce 
qu'espérait  la  jeunesse  contemporaine,  la  cathé- 
drale ne  s'est  point  remplie.  Les  vérités  protec- 
trices ont  été  passées  sous  silence.  La  pudeur  de 
la  foi  s'est  amoindrie.  Les  jeunes  et  ceux  qui 
ont  cessé  de  l'être  se  sont  permis  avec  l'er- 
reur un  flirt  imprudent.  Et  il  est  arrivé  ce  que 
nous  voyons.  La  pacification  s'est  faite,  mais 
au  détriment  de  la  vérité. 

Je  ne  fais  pas  seulement  allusion  au  Modernis- 
me. Car  il  ne  faudrait  pas  absorber  dans  ce 
mot  toutes  les  erreurs  qui  ont  cours  chez  nos 
contemporains.  Pie  X  en  a  précisé  la  significa- 
tion, en  exposant  le  système  religieux  qu'il  dé- 
signe. Il  est  le  fruit  le  plus  dangereux  du  Li- 
béralisme. Ce  n'est  pas  le  seul.  Le  Libéralisme 
prédispose  l'intelligence  qui  en  est  affligée  à 
recevoir  toutes  les  erreurs,  qui  semblent  réussir. 
Il  détruit  l'intransigeance  de  l'esprit  et  il  l'engage 
à  concilier  le  vrai  et  le  faux,  c'est-à-dire  à  sa- 
crifier la  vérité  à  l'erreur.  Certains  hommes  peu- 
vent avoir  une  maîtrise  d'eux-mêmes  suffisante 
pour  éviter  de  trop  grands  écarts.  Mais  combien 
y  en  a-t-il?  Les  concessions  plaisent  au  grand 
nombre,  parce  que  le  grand  nombre  préfère  la 
faiblesse  au  courage.  Il  est  pour  la  loi  du  moin- 
dre  effort.    Quand   des    personnalités   respecta- 


219 


blés  en  donnent  L'exemple,   quand  surtout  les 

concessions  paraissent  dictées  par  un  sentiment 
généreux,  on  ne  les  taxe  plus  de  faiblesse;  elles 
semblent  hardies.  C'est  une  marche  en  avant.  Les 
jeunes  s'ébranlent  et  ils  vont  très  loin.  Leur  es- 
prit accueille  toutes  les  doctrines  d'aventure.  Il 
les  amalgame  avec  la  vérité  et  on  assiste  à  un 
phénomène  curieux  et  troublant  de  l'anarchie 
intellectuelle. 

Dieu  merci,  rattachement  à  l'Eglise  survit 
dans  la  plupart  des  cœurs.  La  foi  reste  sincère. 
Cela  suffit  pour  en  retenir  beaucoup.  Ceux  qui 
conservent  leur  fidélité  entière  aux  enseigne- 
ments religieux  traditionnels  sont  moins  proté- 
gés contre  les  erreurs  sociales  et  politiques. 
Ils  acceptent  ainsi  les  pensées  les  plus  contra- 
dictoires. A  une  époque  et  dans  un  pays,  où 
toutes  les  erreurs  circulent  librement  et  ont 
chance  de  conquérir  l'opinion,  ces  tendances  li- 
bérales ont  de  funestes  effets.  Il  entre  de  tout 
dans  les  cerveaux.  Les  idées  se  manifestent 
tôt  ou  tard  et  elles  produisent  dans  la  pensée  et 
dans  l'action  des  Catholiques  les  diversités  les 
moins  attendues.  Il  en  résulte  forcément  des  di- 
visions, qui  ne  restent  point  à  la  surface. 

Je  n'ai  pas  à  vous  dire  comment  les  erreurs 
modernes  ont  réussi  à  diviser  les  forces  catho- 
liques. Cela  nous  entraînerait  trop  loin.  Ces  di- 
visions se  manifestent  avec  l'éclat  d'un  fait  bru- 
tal. Je  me  propose  de  les  analyser.  Ne  vous  at- 
tendez point  à  reconnaître  ici  les  éléments  d'une 


220 


classification  rigoureuse.  Les  Catholiques  peu- 
vent, il  est  vrai,  se  distribuer  par  groupes.  Mais 
cette  classification  est  factice.  Elle  ne  correspond 
à  aucune  réalité.  Ces  groupements  ne  sont  pas 
toujours  affaire  de  doctrine.  Mieux  vaut  limiter 
son  observation  aux  idées  et,  dans  ce  but,  recher- 
cher celles  qui  ont  cours  et  les  organes  de  publi- 
cité qui  les  mettent  en  circulation.  Nous  arrivons 
ainsi  à  constater  que  les  Catholiques  se  parta- 
gent en  diverses  écoles.  Chacune  a  sa  façon  pro- 
pre de  comprendre  le  Christianisme  et  d'appli- 
quer cette  connaissance  à  l'ordre  intellectuel,  à 
l'ordre  social  et  à  l'ordre  politique.  La  termino- 
logie en  usage  dans  les  Parlements  nous  permet- 
tra de  les  caractériser. 

Il  y  a  les  Catholiques  de  droite  et  les  Catholi- 
ques de  gauche.  Ceux-ci  appartiennent  au  Catho- 
licisme libéral;  ceux-là  restent  fidèles  au  prin- 
cipe d'autorité  et  à  la  tradition.  On  ne  peut  guère 
les  nommer  Ultramontains.  Ce  qualificatif  a  per- 
du de  son  intérêt.  Ils  conservent  cependant  les 
idées  et  les  tendances  des  hommes  ayant  passé 
pour  tels  durant  les  années  qui  suivirent  le  Con- 
cile du  Vatican.  Vous  vous  faites  honneur  d'ap- 
partenir à  cette  école. 

Un  mot  seulement  pour  dissiper  une  équivo- 
que. Les  Catholiques  de  droite  se  trouvent  fré- 
quemment d'accord  en  politique  et  en  sociologie 
aveic  des  Français,  qui  ne  partagent  point  leurs 
convictions  religieuses.  On  part  de  ce  fait  pour 
les  accuser  de  se  mettre  sous  la  direction  d'in- 
croyants.   Ces    alliés,    par    leur    talent    et    leur 


221 


activité,  donnent  à  La  monarchie  chrétienne  un 

concours  précieux.  Ce  n'est  pas  une  raison  d'in- 
tervertir tes  rôles.  Ils  sont  venus  à  nous.  Ce  qui 
passait,  sans  la  moindre  diiii  ulté,  pour  conforme 
aux  aspirations  catholiques  avant  ces  adhésions 
retentissantes  aurait-il  perdu  depuis  ce  carac- 
tère? Vraiment,  il  faut,  pour  le  prétendre, 
une  dose  peu  commune  de  pharisaïsme.  Au  reste, 
ceux  qui  prennent  cette  liberté  se  montrent 
moins  prudes  quand  il  s'agit  d'eux  et  des  leurs. 
Je  n'en  dirai  pas  davantage  pour  ne  point  me 
donner  l'air  d'essayer  une  justification,  dont  je 
n'éprouve  nul  besoin.  Passons  aux  Catholiques 
de  gauche. 

Vous  avez  chez  eux  toutes  les  nuances,  que  pro- 
duit le  mélange  du  faux  et  du  vrai.  Le  dosage  de 
l'erreur  et  de  la  vérité  suit  une  progression  régu- 
lière. Il  n'y  a  donc  pas  à  chercher  les  points  pré- 
cis où  commence  le  programme  d'une  école  et 
où  finit  celui  d'une  autre.  La  part  faite  aux  er- 
reurs théologiques  est  loin  d'être  la  même.  Elles 
abondent  à  l'extrême  gauche,  tandis  qu'elles  de- 
viennent rares,  à  mesure  qu'on  s'en  éloigne.  Ceux 
qui  voisinent  avec  la  droite  n'ont  guère  que  des 
erreurs  politiques  ou  sociales.  Ces  erreurs  elles- 
mêmes  s'atténuent,  si  bien  que  la  transition  de 
la  gauche  à  la  droite  est  insensible. 

C'est  sur  la  gauche  extrême  qu'il  importe  de 
fixer  son  attention.  Ses  membres  sont  de  beau- 
coup les  moins  nombreux.  Leur  influence  ce- 
pendant est  considérable.  Ils  ont  tous  l'esprit 
cultivé  et  largement  ouvert.   Le  talent  ne  leur 


222 


fait  pas  défaut.  Ils  ne  reculent  devant  aucune 
témérité.  On  les  voit  fréquenter  des  hommes 
qui  professent  des  doctrines  dangereuses;  ils  li- 
sent leurs  écrits.  D'instinct,  ils  s'appliquent  à  y 
rechercher  ce  qui  n'est  pas  absolument  incon- 
ciliable avec  la  vie  chrétienne.  Souvent  cet  ins- 
tinct les  égare  et  ils  associent  des  idées  faites 
pour  s'exclure.  On  ne  peut  pas  les  traiter  d'héré- 
tiques, car  ils  évitent  assez  généralement  les 
erreurs  qui  méritent  une  note  pareille.  Si,  par 
hasard,  une  de  leur  doctrine  vient  à  être  déclarée 
contraire  à  un  dogme  catholique,  ils  s'empres- 
sent de  lui  faire  subir  une  purification,  et  l'in- 
terprétation qu'ils  en  donnent  alors  rend  assez 
difficile  le  reproche  d'hérésie.  L'hérésie  n'est 
pas,  il  est  vrai,  le  seul  péché  grave  contre  la  foi. 
Il  y  a  eu,  de  tous  temps,  des  hommes  qui  ont 
recherché  ces  positions  dangereuses  sur  les  con- 
fins de  l'erreur  et  de  la  vérité.  Leur  rôle  a  tou- 
jours été  funeste.  C'est  par  eux  que  les  hérésies 
et  les  erreurs  contre  la  foi  se  sont  insinuées  chez 
les  Catholiques.  Elles  ont  germé  en  premier  lieu 
dans  des  esprits  étrangers  à  l'Eglise  ou  tout  au 
moins  placés  en  dehors  de  son  action.  L'accueil 
qu'elles  ont  reçu  chez  les  gens  de  l'extrême 
gauche  —  il  y  a  toujours  eu  parmi  les  Catholi- 
ques une  extrême  gauche,  —  a  fait  leur  fortune. 
Les  théologiens,  qui  ont  la  mission  de  veiller  à 
l'intégrité  de  la  foi,  doivent  les  observer  atten- 
tivement. C'est,  sur  les  frontières  de  l'Eglise, 
le  point  faible,  exposé  par  conséquent  aux  as- 
sauts de  l'ennemi. 


-  223  - 

Les  Modernistes,  on  le  comprend,  se  trouvent 
à  cette  extrémité.  Je  ne  parlerai  pas  ici  de  leurs 

erreurs  théologiques.  Il  me  suffit  de  vous  dire 
qu'en  politique  et  en  sociologie  ils  ne  s'effraient 
point  des  conséquences  du  Catholicisme  libéral 
le  plus  hardi.  Ils  entrent  en  plein  dans  l'œuvre 
politique  et  sociale  de  la  Révolution  pour  se  l'ap- 
proprier. Ce  sont  des  Républicains  sincères  et 
des  démocrates  ardents.  Leur  loyalisme  embras- 
se la  république  de  M.  Briand,  comme  il  a  em- 
brassé celle  de  M.  Clemenceau  et  de  Waldeck- 
Rousseau.  .Ils  s'inclinent  devant  la  République 
de  Dreyfus.  Il  y  eut  parmi  eux  de  nombreux 
dreyfusards.  Leur  démocratie  s'attache  à  l'évo- 
lution de  notre  Démocratie  présente;  elle  la  sui- 
vra jusqu'au  Collectivisme.  Je  me  demande  ce 
qu'ils  pensent  de  la  patrie.  Quelques-uns  em- 
pruntent leur  langage  aux  théoriciens  de  l'hu- 
manité future. 

Deux  ouvrages,  parus  il  y  a  trois  ans,  expri- 
ment l'état  d'esprit,  qui  règne  dans  ces  groupes. 
Le  premier  est  l'œuvre  de  deux  jeunes  univer- 
sitaires, MM.  Chevalier  et  Legendre.  Il  a  pour 
titre  Le  Catholicisme  et  la  société.  Il  fait  partie 
d'une  collection  dirigée  par  M.  Mater,  qui  colla- 
bore activement  au  succès  de  la  politique  an- 
ti-religieuse de  M.  Briand.  Le  R.  P.  Laberthon- 
nière  crut  pouvoir  honorer  cet  ouvrage  d'une 
préface.  Le  chapitre  quatrième,  où  les  auteurs 
traitent  de  V Eglise  et  de  la  Révolution,  est  absolu- 
ment inacceptable.  Les  rôles  sont  intervertis.  A 
les  croire,  la  Révolution  aurait  servi  l'Eglise,  en 


224 


brisant  ses  entraves,  en  rendant  le  despotisme 
impopulaire,  en  propageant  dans  toute  l'Europe 
la  civilisation  chrétienne  française.  Sa  politique 
religieuse  fut  sa  grande  erreur,  ils  l'avouent; 
mais  ils  s'empressent  de  dire  qu'elle  appliquait 
avec  plus  de  franchise  et  de  logique  des  métho- 
des inaugurées  par  l'absolutisme  royal.  C'est  le 
contre-pied  de  la  vérité.  Vous  entrevoyez  l'atti- 
tude que  prennent  en  face  des  ennemis  actuels 
de  l'Eglise,  ceux  qui  se  prononcent  ainsi  sur  le 
passé. 

La  Crise  morale  des  temps  nouveaux  de  M. 
Paul  Bureau,  professeur  à  l'Institut  catholique 
*de  Paris,  occupa  davantage  l'opinion.  Ce  livre 
eut,  avant  sa  mise  à  l'Index,  un  gros  succès  de 
vente.  On  le  propagea  dans  plusieurs  séminaires, 
où  les  étudiants  le  lurent  avec  intérêt.  L'au- 
teur idéalise  singulièrement  les  socialistes  et  le 
socialisme.  Il  ne  ménage  guère  ses  sympathies 
et  son  admiration  aux  «  hommes  de  l'Esprit  nou- 
veau »,  en  qui  nous  sommes  peu  habitués  à  re- 
connaître des  amis  du  Catholicisme  et  de  l'ordre 
social.  Les  «  hommes  de  la  tradition  »,  Catho- 
liques et  Conservateurs,  sont  fort  malmenés  par 
lui.  Leur  inintelligence  et  leur  égoïsme  seraient, 
à  le  croire,  la  cause  principale  des  maux,  dont 
la  France  pâtit.  M.  Bureau  entrevoit  le  moment 
où  les  «  hommes  de  l'Esprit  nouveau  »  se  pla- 
ceront sous  l'autorité  de  l'Eglise;  il  reconnaît 
en  M.  Loisy,  en  Marc  Sangnier,  etc.,  des  Catholi- 
ques, capables  de  les  comprendre  et  de  leur  faire 
bon  accueil.  Cette  pacification  religieuse  lui  ap- 


225 


parait  comme  une  heureuse  solution  de  la  crise 
morale  actuelle.  Le  Catholicisme  libéral  u 
mais  rien  présenté  de  plus  audacieux. 

M.  Bureau  esl  un  type  achevé  du  catholique 
d'extrême  gauche.  Les  tendances,  qui  se  maiii- 
festent  dans  son  livre,  se  retrouvent  sous  la  plu- 
me de  M.  Léon  Chaîne,  des  abbés  Dabry  dt 
Naudet,  des  collaborateurs  du  journal  hebdo- 
madaire Demain,  qui  a  disparu,  et  de  quelques 
rédacteurs  des  Annales  de  philosophie  chré- 
tienne. La  crainte  des  censures  ecclésiastiques 
les  empêche  de  publier  tout  ce  qu'ils  pensent  «a 
matière  religieuse.  Il  ne  faudrait  pas  en  conclure 
que  le  Modernisme  a  fait  son  temps.  Ses  fidè- 
les ne  renoncent  à  rien.  Comme  les  hérétiques 
d'autrefois,  ils  se  recueillent  après  leur  condaiTe- 
nation,   en   attendant   des   jours   plus   propices. 

Le  Libéralisme  de  cette  école  se  trouve  à  Taîs^ 
dès  qu'il  est  simplement  question  de  politlqae 
et  de  sociologie.  La  poussée  de  la  Démocrate 
française  vers  le  Collectivisme  ne  leur  cause  pas 
trop  de  frayeur.  Ils  sont  gouvernementaux,  le 
Pape  leur  semble  avoir  suivi  une  mauvaise  ins- 
piration, quand  il  a  condamné  la  loi  de  sépa- 
ration des  Eglises  et  de  l'Etat.  Ils  ne  font  point 
mystère  de  leur  indulgence  pour  le  gouverae*- 
ment  de  Clemenceau  et  de  Briand.  Leur  attitude! 
et  leur  langage  les  feraient  aisément  prends» 
pour  des  complices  de  nos  persécuteurs.  Pa-r 
contre,  ils  n'ont  aucun  égard  pour  les  services 
que  les  monarchistes  rendent  à  l'Eglise.  Ils  Ses 
traitent  volontiers  comme  de  dangereux  pro^o- 

Le  Catholicisme  libéral  ï$ 


—  226  — 

cateurs.  Leurs  fréquentations  surprennent.  Par 
goût  et  par  position,  ils  se  font  les  accumula- 
teurs d'erreurs  pernicieuses,  qui  s'écoulent  en- 
suite dans  les  groupes  voisins.  Ils  ont  l'art  de 
prendre  les  postes  qui  leur  permettent  d'agir 
sur  la  jeunesse  intelligente. 

Les  Sillonnistes  ont  avec  eux  de  nombreux 
points  de  contact.  Il  y  a  des  idées  communes. 
Le  Sillon  est  largement  ouvert  aux  hommes  de 
leur  gauche.  M.  Sangnier  et  ses  disciples  ne  par- 
tagent cependant  pas  leur  prédilection  pour  les 
témérités  théologiques.  Ils  affectent  d'éviter  ces 
questions.  Les  reproches  qu'on  leur  fait  sont 
motivés  par  leur  théories  sur  la  vie,  sur  les 
caractères  de  l'âme  d'élite,  sur  leur  manie 
d'allier  l'Evangile  à  leurs  idées  sociales.  On  les 
a  accusés  d'illuminisme.  A  les  lire  et  .à  les  en- 
tendre, on  croirait  à  l'existence,  chez  quelques- 
uns  d'entre  eux,  d'un  ésotérisme  démocratique. 
La  Démocratie  devient  dans  leurs  groupes  une 
sorte  de  religion,  ce  qui  explique  certains  actes 
de  fanatisme.  M.  l'abbé  Barbier  et  M.  Niel  Aries 
nous  ont  beaucoup  appris  sur  le  Sillon.  Mais 
tout  n'est  pas  encore  connu.  Si  le  Sillon  était  ce 
qu'il  prétend  être:  un  groupe  de  jeunes  catho- 
liques, voulant  prendre  part  à  la  vie  démocra- 
tique de  la  France  républicaine,  les  Evêques  et  le 
Souverain  pontife  ne  s'en  occuperaient  guère. 
Mais  il  y  a  autre  chose.  La  Démocratie  évangé- 
lique  de  M.  Sangnier  ne  peut  laisser  l'Eglise 
indifférente.  L'action  très  étendue  qu'il  exerce 


-  227  - 

sur  le  jeune  clergé,  dans  les  séminaires,  dans  les 
collèges  et  dans  les  œuvres  de  jeunesse,  a  occa- 
sionné de  graves  désordres.  Il  fait  songer  aux  évo- 
ques en  redingote,  dont  parlait  récemment  le  car- 
dinal Vives.  C'est  un  rôle  dangereux  et  ridicule. 
Le  fondateur  du  Sillon  en  fait  l'expérience...  (1) 

Ses  prétentions  furent  plus  modestes  au  dé- 
but. Mais  les  circonstances  le  poussèrent  en 
avant.  Les  prêtres  organisaient  en  groupes  les 
anciens  élèves  des  collèges  et  des  écoles.  L'As- 
sociation catholique  de  la  jeunesse  française  pas- 
sait pour  être  l'œuvre  des  Pères  Jésuites  et  des 
jeunes  gens  élevés  chez  eux.  Ils  avaient  la  répu- 
tation d'être  royalistes.  Les  autres  tenaient  au 
ralliement.  L'A.  J  C.  F.  leur  déplaisait.  M.  San- 
gnier  s'en  aperçut.  Ses  courses  oratoires  à  tra- 
vers les  diocèses  lui  fournirent  l'occasion  de  les 
affilier  à  son  œuvre.  Il  est  ainsi  devenu  le  chef 
d'une  nombreuse  jeunesse  cléricale  et  laïque. 
Les  évêques  l'ont  beaucoup  encouragé  et  flatté. 
Ces  témoignages,  joints  à  son  talent  et  à  sa  gé- 
nérosité, l'ont  grandi  outre-mesure.  C'est  un  chef 
puissant. 

Qu'adviendra-t-il  de  son  œuvre?  On  ne  sau- 
rait le  dire.  Mais  quelle  que  soit  sa  destinée, 
l'influence  du  Sillon  sur  le  clergé  et  sur  la  jeu- 
nesse, a  été  et  elle  reste  considérable.  On  peut 
lui  attribuer  en  grande  partie  les  progrès  dans 
ces  milieux  du  Catholicisme  libéral.  Tous  les 
prêtres  qui  ont  suivi  ce  mouvement    n'étaient 

1.  Ces   lignes  étaient  écrites   avant  la  condamnation  du 
Sillon. 


-  228  - 

pas  de  nature  à  supporter  longtemps  cette  im- 
mixtion d'un  laïque,  dans  un  domaine,  qui  n'é- 
tait pas  le  sien.  On  accuse  en  effet,  M.  Sangnier, 
de  jouer  parfois  au  curé.  Plusieurs  s'en  plai- 
gnirent. Le  départ  de  M.  l'abbé  Desgranges,  l'un 
de  ses  plus  chauds  défenseurs,  fit  quelque  bruit 
Ces  séparations  n'allèrent  pas  au  delà  d'un  schis- 
me. M.  Desgranges  et  ses  émules  sont  démo- 
crates, tout  comme  par  le  passé. 

Ces  démocrates  abondent  parmi  les  curés  et 
les  professeurs  de  séminaire  ou  de  collège.  Leur 
hardiesse  ne  se  limite  point  aux  seules   ques- 
tions sociales.   Ils  accueillent  volontiers  les  té- 
mérités en  philosophie,  en  théologie,  en  écriture 
sainte,  en  histoire.  Quiconque  va  de  l'avant,  pi- 
que leur  curiosité  et  s'attire  leur  admiration.  Les 
plus  intelligents  ont  fréquenté   les   Universités. 
Ils  ont  le  sentiment  du  mandarinat.  Aussi  élè- 
vent-ils au  pinacle  les  professeurs  des  Facultés 
de  l'Etat,  qui  vont  au  clergé.  Tels  ou  tels  de  ces 
messieurs  se  sont  attribué  le  rôle  de  conseiller, 
ou  de  directeur  laïc  des  intelligences  sacerdo- 
tales. M.  Fonsegrive  est  celui  dont  on  a  le  plus 
parlé.  Les  livres  qu'il  a  publiés  sous  le  pseu- 
donyme d'Yves  le  Querdec  sont  pour  beaucoup 
dans  la  nouvelle  orientation  de  notre  Clergé.  Des 
revues  entretiennent  avec  soin  cet  état  d'esprit. 
Il  faut  mentionner  la  Revue  du  Clergé  français. 
Les  Catholiques  libéraux  s'y  sont  trouvés  chez 
eux.  Je  pourrais  citer  d'autres  recueils  périodi- 
ques et  des  journaux  de  Paris  ou  de  province, 
si  cela  ne  risquait  pas  de  m'entraîner  loin. 


-  229  - 

Ces  prêtres,  cela  va  sans  dire,  oui  eu  sur  les 
laïques  une  influence  réelle.  Il  y  a  parmi  eux 
des  hommes  doués  d'un  véritable  talent.  Leur 
science  est  clendue  et  ils  savent  écrire  et  par- 
ler. On  peut  regretter  qu'ils  aient  fait  aux  étu- 
des lliéologiques  la  part  si  faible.  Néanmoins 
le  prestige  qui  s'attache  à  leur  nom  est,  par  cer- 
tains côtés,  légitime.  Les  travaux  de  Y  esprit  n'é- 
touffent pas  en  eux  l'amour  des  âmes.  Ce  sont 
fréquemment  des  prêtres  zélés.  Leur  action  re- 
ligieuse serait  profonde,  s'ils  avaient  le  sens  ec- 
clésiastique qui  caractérisait  la  génération  pré- 
cédente. 

Nous  avons  ensuite  la  foule  des  chrétiens  en- 
rôlés dans  l'Action  Libérale  et  ses  annexes.  Leurs 
journaux  les  entraînent  au  Libéralisme  politi- 
que. Ce  que  j'en  ai  dit  précédemment  suffit 
pour  les  faire  apprécier.  Leur  soumission  à  l'E- 
glise est  sincère.  Leurs  dispositions  restent  ultra- 
montaines,  mais  on  a  réussi  à  leur  imposer  pour 
chefs  des  Catholiques  libéraux.  Tout  le  mal  est 
là,  et  il  n'est  guère  que  là.  Cela  vient  de  l'im- 
portance excessive  donnée  aux  élections. 

Les  préoccupations  électorales  détournent  les 
esprits  d'une  politique  de  principes.  Le  candidat 
vise  un  succès  personnel  et  il  tait  les  vérités  qui 
pourraient  le  compromettre  et  lui  faire  perdre 
la  majorité.  Sa  tactique  lui  prescrit  le  silence  en 
bien  des  cas  où  son  devoir  serait  de  parler.  Com- 
me on  s'est  donné  le  tort  de  placer  au-dessus  de 
tout  les  bonnes  élections,  il  en  résulte  que  l'ao 


—  230  — 

tion  religieuse  elle-même  est  soumise  à  la  mê- 
me loi  du  silence  prudent.  Le  prêtre  ne  doit  rien 
dire  qui  puisse  effaroucher  l'électeur  et  enraci- 
ner un  préjugé  dans  son  intelligence.  Cette  ré- 
serve, Dieu  merci,  ne  s'étend  pas  aux  dogmes 
chrétiens  et  aujx  préceptes  de  la  morale;  mais, 
en  dehors  de  ce  cercle  où  l'Eglise  exerce  une 
vigilance  sévère,  il  n'y  a  guère  de  limite  aux 
vérités. 

Cette  prudence  est  funeste.  Car  celui  qui  la 
prend  au  sérieux,  craint  d'aborder  certains  su- 
jets d'une  gravité  exceptionnelle.  Il  est  impos- 
sible d'enseigner  ce  qui  touche  à  l'ordre  po- 
litique et  à  l'ordre  social.  Comment  le  faire, 
sans  aborder  les  questions  de  droit  naturel  et 
de  droit  chrétien,  qui  sont  inconciliables  avec 
les  idées  courantes?  Qui  donc  ose  parler  monar- 
chie dans  une  assemblée  religieuse?  Cette  peur 
des  vérités  impopulaires  est  surtout  gênante  en 
tout  ce  qui  concerne  les  rapports  de  l'Eglise  et 
de  l'Etat.  D'autre  part,  le  désir  de  rendre  la  re- 
ligion et  ses  ministres  populaires,  en  flattant  les 
idées  de  la  foule,  enlève  la  crainte  que  toute  er- 
reur doit  inspirer.  Ceux  qui  ont  cette  faiblesse 
n'hésitent  jamais  à  souiller  l'enseignement  re- 
ligieux par  d'étranges  témérités  sociales  ou  po- 
litiques. Chacun  de  vous  a  de  nombreux  exem- 
ples présents  à  la  mémoire.  Cela  se  fait  avec 
une  bonne  foi  indiscutable,  dans  l'intention  de 
gagner  les  âmes  a  Dieu. 

Cette  attitude  dénote  une  grande  timidité.  Or, 
les  timides  sont  des  faibles.  Et  les  faibles  ne  peu- 


-  231  - 

vent  exercer  aucun  empire.  Nous  en  avons  sous 
les  yeux  une  preuve  éclatante.  Jamais  les  prê- 
tres et  les  fidèles  ne  se  sont  donne  autant  de  pei- 
ne que  de  nos  jours.  Ils  multiplient  les  écoles 
et  les  œuvres  de  toutes  sortes  et  pour  assurer 
leur  fonctionnement,  ils  ne  reculent  devant  au- 
cun sacrifice.  Des  spécialistes  dépensent  un  art 
extraordinaire  pour  tirer  de  ce  travail  et  de  cet 
argent  tout  le  fruit  possible.  Il  y  aurait  certai- 
nement de  quoi  sauver  un  pays  cent  fois  pour 
une.  Quels  résultats  obtient-on!  C'est  triste  à 
dire;  on  n'obtient  tnême  pas  de  bonnes  élections. 
Il  faudrait  tout  de  même  conclure  que  toute 
cette  activité  pèche  par  quelque  endroit.  L'ac- 
tion n'est  efficace,  que  si  elle  est  au  service 
d'une  vérité  entière. 

Les  conditions  dans  lesquelles  la  loi  de  sépa- 
ration de  l'Eglise  et  de  l'Etat  a  été  discutée  au 
Parlement,  témoignent  de  la  diminution  du  sens 
catholique,  causée  par  le  Libéralisme.  Un  seul 
député,  M.  le  marquis  de  Rosambo,  a  eu  le  cou- 
rage de  déclarer,  au  début  de  la  discussion,  que 
la  Chambre  n'avait  pas  le  droit  de  l'aborder. 
C'était,  pour  un  chrétien,  de  toute  évidence.  Que 
demandait-on,  en  effet,  aux  législateurs?  De  rom- 
pre un  concordat  sans  l'accord  de  l'une  des  par- 
ties contractantes;  et,  dans  l'espèce,  la  partie 
lésée  se  trouvait  être  le  dépositaire  de  l'autorité 
la  plus  élevée  qui  soit  au  monde,  le  Souverain 
Pontife.  Le  Parlement  prenait  sur  lui  de  changer 
les  conditions  légales  de  l'existence  de  l'Eglise 


232 


œa  France  et  de  leur  en  substituer  d'autres.  Il 
hTcsq  avait  pas  le  droit.  Les  membres  de  l'oppo- 
sâSon  le  savaient  et  ils  ont  passé  outre.  Le  lan- 
gue de  M.  de  Rosambo  ne  fut  pas  compris.  On 
«mit  habile  de  travailler  à  rendre  la  loi  accepta- 
is par  des  amendements.  Il  aurait  mieux  valu 
ise  point  se  départir  d'une  intransigeance,  qui 
eût  été  un  bel  acte  de  foi,  et  laisser  à  la  gauche 
fente  la  honte  de  cette  législation  inique  et  sa- 
Œxilège.  Mais,  pour  le  faire,  on  aurait  dû  porter 
atteinte  au  dogme  de  la  souveraineté  nationale. 
Iles  Catholiques  ont  reculé  devant  cet  acte  de 
lèse-majesté. 

Entre  les  amendements  proposés,  il  en  est 
mu  qui  eut  une  fortune  curieuse.  Il  était  relatif 
otx  inventaires.  Les  Catholiques  n'y  prêtèrent 
aucune  attention.  Le  moment  venu,  ils  virent 
dans  cette  mesure,  ce  que  les  législateurs  n'a- 
Tsdent  pas  deviné  :  le  prélude  de  la  spoliation 
ssKrilège.  On  se  souvient  de  leur  résistance.  Les 
libéraux  crièrent  au  scandale.  Quelques-uns  eu- 
rent l'improbité  de  dénoncer  une  prétendue  ma- 
SKeuvre  politique.  Il  n'en  était  rien.  L'opposition 
mtx  agents  du  fisc  fut  spontanée.  Le  sens  chré- 
tien se  réveillait  dans  les  cœurs.  S'il  y  avait  eu 
fa  moindre  organisation,  ce  mouvement  aurait 
pi  devenir  un  signal  du  salut. 

Le  Clergé  dans  son  ensemble  et  les  fidèles  ap- 
plaudirent à  la  condamnation  de  la  loi  par  le 
Souverain  Pontife.  Cet  acte  répondait  à  leurs 
>*œux.  Il  semblait  qu'on  aurait  dû  se  le  tenir 


-  233  — 

pour  dit.  Les  chefs,  aveuglés  par  leur  libéralis- 
me, en  jugèrent  autrement.  La  loi  prenait  à  leurs 
yeux  un  caractère  sacré  par  ce  simple  fait,  elle 
était  la  loi.  Ils  cherchèrent  comment  esquiver  les 
effets  de  sa  condamnation.  Ils  opéraient  de  con- 
cert avec  ses  auteurs.  Les  uns  se  préoccupaient 
de  sauvegarder  certains  avantages  matériels  et 
de  rendre  aux  Eglises  un  statut  légal;  les  au- 
tres se  flattaient  de  faire  ainsi  rentrer  l'Eglise 
dans  la  loi.  Le  Souverain  Pontife,  par  sa  fer- 
meté et  sa  clairvoyance,  fit  échouer  toutes  ces 
négociations.  Elles  n'en  durèrent  pas  moins  deux 
ans.  Le  besoin  de  négocier  avec  un  gouverne- 
ment ennemi  hante  encore,  paraît-il,  l'imagina- 
tion de  certains  prélats  et  de  quelques  parlemen- 
taires. Ce  sont  les  coryphées  du  Catholicisme 
libéral.  Aucune  déception  ne  leur  ouvrira  les 
yeux.  Ils  négociaient  avec  Waldeck-Rousseau; 
ils  ont  négocié  avec  Clemenceau  ;  ils  mettent  leur 
confiance  en  Briand.  Ils  négocieraient  avec  Tha- 
lamas,  s'il  arrivait  au  pouvoir.  Le  Libéralisme 
a  tellement  oblitéré  l'honneur  religieux  et  l'hon- 
neur politique,  que  cela  paraît  tout  naturel.  La 
légende  d'un  Briand  modéré,  d'un  Briand  acces- 
sible au  sentiment  chrétien,  d'un  Briand  capa- 
ble de  refaire  la  paix  religieuse,  se  propage  dans 
les  presbytères  et  dans  les  familles  chrétiennes. 
Vous  savez  de  quelle  officine  elle  peut  sortir. 
Mais  il  faut  que  l'erreur  libérale  ait  bien  énervé 
les  caractères  et  altéré  les  jugements  pour  que 
ces  aberrations  soient  devenues  possibles. 
Je  n'en  finirais  point,  si  je  voulais  étaler  de- 


-  234  - 

vant  vous  les  destructions  morales  opérées  par 
le  Libéralisme.  C'est,  du  reste,  bien  inutile,  vous 
ne  les  connaissez  que  trop.  Je  préfère  vous  rap- 
peler comment  le  Pape  sauva  l'avenir  de  l'E- 
glise, en  maintenant  l'intégrité  de  son  droit  Le 
gouvernement  de  la  République  lui  avait  déclaré 
la  guerre  de  la  façon  la  plus  injurieuse  en  con- 
gédiant le  nonce  apostolique  et  en  rappelant  son 
ambassadeur  auprès  du  Saint-Siège.  C'était  la 
violation  la  plus  flagrante  des  égards  qui  lui 
sont  dus  en  sa  qualité  de  souverain;  car  il  est  vé- 
ritablement souverain.  Pie  X  ne  pouvait  qu'i- 
gnorer les  hommes  politiques  capables  de  le 
traiter  de  la  sorte.  Tous  les  Catholiques  français 
ne  l'ont  pas  compris.  On  dirait  qu'ils  ne  don- 
naient aucune  importance  à  cette  rupture  des  re- 
lations diplomatiques  avec  le  Vatican.  Rome  fort 
heureusement  apprécie  les  situations  avec  plus 
de  vérité.  L'Eglise  a  un  gouvernement.  Ceux  qui 
le  dirigent  savent  ce  qui  leur  est  dû  et  ce  qu'ils 
doivent.  Ils  n'ont  pour  appuyer  leurs  droits  ni 
flotte,  ni  armée.  Ils  ont  du  moins  le  sentiment 
de  l'honneur. 

Le  vote  de  la  loi  et  son  application  consti- 
tuaient une  injustice  flagrante.  Il  y  avait  la  vio- 
lation d'un  contrat,  une  usurpation  des  droits  de 
l'Eglise,  et  une  série  interminable  de  vols  et  de 
sacrilèges.  Le  Pape  n'a  pas  hésité  un  instant  à 
le  dire.  L'attitude  qu'il  a  prise  était  conforme 
à  cette  déclaration.  Il  ne  s'en  est  jamais  départi 
et,  quoi  qu'on  fasse,  il  ne  s'en  départira  point. 
Pendant  deux  années,   Pie  X  sembla  se  prêter 


235 


aux  combinaisons  de  ceux  qui  cherchaient  pour 
l'Eglise  un  statut  légal.  Sa  condescendance  per- 
mit au  Libéralisme  de  déployer  toutes  ses  res- 
sources. Ce  fut  une  impuissance  complète.  La 
fermeté  romaine  ne  céda  devant  aucune  promes- 
se. L'auteur  de  la  loi,  ses  dupes  et  ses  complices 
en  furent  pour  leurs  frais.  Ils  insistent  encore. 
A  l'heure  où  je  vous  parle  des  conciliabules  se 
tiennent.  M.  Briand  dépêche  à  Rome  un  agent, 
qui  est,  par  ses  origines,  ses  relations  et  ses  idées 
personnelles  un  type  représentatif  du  Catholique 
libéral.  Rien  ne  les  arrache  à  leurs  illusions. 
Leurs  efforts  cependant  seront  vains.  Le  Pape 
restera  inflexible;  l'Episcopat  fera  de  même. 

Cette  attitude  déconcertent  les  Libéraux.  Il  y  a 
de  quoi.  C'est  une  réaction  prudente  mais  éner- 
gique contre  leurs  erreurs  et  les  tendances,  qu'el- 
les ont  imprimées  aux  Catholiques  français.  Pie  X 
est  l'adversaire  du  Catholicisme  libéral.  Ses  en- 
seignements ne  permettent  pas  d'en  douter.  Il 
le  combat  et  il  le  condamne  surtout  par  la  ma- 
nière dont  il  gouverne  l'Eglise.  Il  enseigne  de 
préférence  par  les  actes  de  son  gouvernement. 
Cette  méthode  frappe  moins  l'opinion  que  l'en- 
seignement oral  ou  écrit  des  discours  et  des  en- 
cycliques. Mais  elle  a  des  effets  plus  profonds 
et  plus  durables.  La  vérité  entre  ainsi  au  cœur 
même  des  institutions  et  elle  régit  les  actes  pu- 
blics des  chrétiens  autant  que  leurs  pensées. 

De  fait,  ce  n'est  point  la  connaissance  qui  nous 
manque.    De    Grégoire   XVI    à  Léon   XIII    et   à 


-  236  - 

Pie  X  le  Saint-Siège  a  saisi  toutes  les  occasions 
de  mettre  en  pleine  lumière  les  vérités  que  le 
Catholicisme  libéral  obscurcit.  Il  faut  les  faire 
passer  clans  la  pratique.  Les  évêques,  les  prê- 
tres et  les  fidèles  ne  demandent  que  cela,  sauf 
de  rares  exceptions.  Mais  les  individus,  qui  cons- 
tituent ces  exceptions,  occupent  les  postes  in- 
fluents; ils  tiennent  en  main  l'outillage  avec  le- 
quel on  dirige  l'opinion  et  l'action  publique. 
L'organisation,  dont  ils  sont  les  détenteurs, 
existe  et  fonctionne  en  marge  du  gouvernement 
de  l'Eglise.  Les  préoccupations  religieuses  dont 
ses  agents  font  parade  l'engagent  néanmoins. 
L'allure  ecclésiastique  de  certains  groupes,  qui 
cherchent  à  se  confondre  avec  les  œuvres  catho- 
liques, ferait  croire  parfois  que  ces  organisations 
politiques  ou  sociales  représentent  l'Eglise.  Ce 
qui  engendre  des  confusions  regrettables.  Les 
âmes  finissent  toujours  par  en  souffrir. 

Pie  X  veut  mettre  un  terme  à  cet  état  de  cho- 
ses. Sans  détruire  ces  organisations,  il  ramè- 
ne l'action  religieuse  dans  sa  voie  normale. 
Elle  est  sous  la  direction  effective  des  curés, 
des  évêques  et,  en  dernier  lieu,  du  Souverain 
Pontife.  Ils  en  ont  toute  la  responsabilité.  Cette 
action  ne  se  borne  pas  au  développement  de  la 
vie  chrétienne  chez  les  individus  et  à  la  conser- 
vation de  l'orthodoxie;  elle  s'étend  à  tout  ce  qui, 
de  près  ou  de  loin,  touche  au  gouvernement  de 
l'Eglise.  C'est  le  seul  moyen  de  grouper  les  fidè- 
les autour  de  leurs  chefs  légitimes  dans  les  pa- 
roisses et  les  diocèses  et  de  rendre  à  nos  Egli- 


ses,  pedevenues  compactes,  toute  leur  force.  Il 
n'est  pas  besoin  pour  cela  de  recourir  aux  orga- 
nes artificiels.  L'Eglise  a  dans  sa  constitution  de 
quoi  réaliser  ce  programme.  Le  retour  aux  pres- 
criptions du  droit  canonique  et  aux  pratiques 
traditionnelles  de  la  vie  chrétienne  suiïit  ample- 
ment. Le  parti  que  les  saints  cvèques  en  ont 
tiré  jadis  les  recommande  pour  l'avenir.  On  ga- 
gnerait à  orienter  dans  ce  sens  l'action  reli- 
gieuse. 

Les  œuvres  parasites,  qui  absorbent  tant  d'ac- 
tivité et  de  ressources,  tomberaient  en  désuétude. 
Ce  serait  déjà  un  premier  gain.  Les  forces,  n'é- 
tant plus  gaspillées,  trouveraient  un  meilleur 
emploi.  En  d'autres  termes,  Pie  X  cherche  à 
débarrasser  l'Eglise  de  tout  ce  qui  entrave  le 
fonctionnement  régulier  de  ses  institutions  et  à 
placer  le  clergé  et  les  fidèles  sous  l'influence  di- 
recte de  ces  mêmes  institutions.  Il  n'a  pas  à 
faire  plus  pour  réagir  efficacement  contre  le 
Libéralisme.  Il  attaque  le  Catholicisme  libéral 
dans  ses  sources. 

Il  obtient  un  autre  résultat.  Les  citoyens,  en- 
fants de  l'Eglise,  retrouvent  une  liberté  politique, 
qui  était  sans  cesse  gênée  par  les  organisations 
artificielles  auxquelles  je  faisais  allusion  tout  à 
l'heure.  Elles  dépendaient  généralement  d'hom- 
mes ou  d'écoles  poursuivant  un  but  politique. 
Ils  s'en  servaient  pour  utiliser  les  catholiques, 
électeurs  ou  non,  que  l'indifférentisme  a  déso- 
rientés. Cela  est  fini.  Il  ne  faudrait  pas  en  con- 
clure que  chacun  a  en  politique  et  en  sociologie 


-  238  - 

la  licence  de  faire  et  de  dire  ce  qui  lui  passe 
par  la  tête. 

Ce  champ  de  l'activité  humaine  n'est  pas  in- 
dépendant de  la  morale  catholique.  Ses  lois  obli- 
gent dans  la  vie  privée  comme  dans  la  vie  pu- 
blique. Les  Etats  leur  doivent  respect  et  sou- 
mission tout  comme  les  individus.  Le  catholique 
qui  étudie  la  science  et  l'art  de  gouverner  les 
peuples,  est  tenu  de  mettre  leur  constitution  et 
leurs  institutions  d'accord  avec  les  enseigne- 
ments de  l'Eglise.  C'est  un  devoir  qui  le  suit  dans 
toutes  les  manifestations  de  son  activité  politi- 
que. Dès  qu'il  l'a  rempli,  il  ne  lui  reste  qu'à  se 
conformer  aux  exigences  de  l'intérêt  national. 
La  hiérarchie  ecclésiastique  n'a  point  à  inter- 
venir ici.  Ses  sujets  relèvent  d'eux-mêmes  et  des 
autorités  politiques  légitimes.  Ils  ont  le  droit 
de  se  liguer  entre  eux  et  d'exercer  l'action  qu'ils 
jugent  nécessaire.  C'en  est  assez  pour  qu'ils  re- 
viennent peu  à  peu  aux  groupes  politiques  pro- 
prement dits  où  l'on  s'inspire  d'une  doctrine. 


DIXIÈME    LEÇON 

La    réaction    contre    le    Catholicisme 

libéral 


Sommaire  :  Les  erreurs  modernes  et  le  milieu  politique.  La 
réaction  nécessaire  dans  l'Eglise.  L'attitude  du  Saint- 
Siège.  La  tradition  cathoLique.  L'intransigeance  sage. 
Nécessité  d'une  doctrine  politique. 


Deux  éléments  concourent  à  la  formation  du 
Catholicisme  libéral.  C'est  d'abord  la  tendance 
naturelle  de  l'homme  à  s'adapter  au  milieu  dans 
lequel  il  se  trouve.  Il  en  prend  les  idées  et  il  en 
contracte  les  habitudes.  Quelques  individus  sont 
capables  de  réagir  contre  ces  influences  exté- 
rieures. Mais  cela  suppose  de  leur  part  une  gran- 
de énergie.  Le  second  élément  est  dans  l'organi- 
sation de  la  société  contemporaine.  Sa  constitu- 
tion politique  et  ses  institutions  sociales  lui  vien- 
nent de  la  Révolution.  Les  erreurs  philosophi- 
ques du  dix-huitième  siècle  en  sont  la  source 
directe.  La  Déclaration  des  droits  de  l'homme, 
qui  tient  lieu  de  décalogue  à  ce  système,  est  en- 
trée par  elles  dans  les  mœurs  publiques.  C'est 
la  négation  des  droits  de  Dieu  sur  la  société  et 
sur  les  citoyens.  Ce  qui  équivaut  à  la  négation 
du  Dieu  Créateur  et  de  sa  Providence.  La  Fran- 
ce est,  de  ce  fait,  en  plein  athéisme  politique  et 


-  210  - 

social.  Tout  Tordre  surnaturel  s'en  va.  La  reli- 
gion naturelle,  qui  lui  sert  de  base,  disparaît 
aussi.  Il  ne  reste  plus  que  les  hommes  et  la  na- 
ture visible.  On  a  créé  un  mot  pour  désigner 
cette  déchéance  morale;  c'est  le  naturalisme  ou 
le  naturisme. 

Mais,  quoi  qu'ils  fassent  et  quoi  qu'ils  disent, 
les  hommes  ne  peuvent  se  passer  de  la  Divinité. 
Après  avoir  expulsé  de  l'organisation  politique 
le  Dieu  véritable,  ils  ont  dû  pourvoir  à  son  rem- 
placement. La  nation  a  d'abord  été  déifiée  par 
eux.  Ils  ont  ensuite  conféré  les  attributs  divins 
à  la  société  elle-même.  La  voilà  qui  peut  créer 
le  droit;  elle  le  fait  en  légiférant.  Elle  crée  la  vé- 
rité, en  prenant  l'opinion  pour  règle  de  la  pen- 
sée. Des  philosophes  mettent  au  service  de  ces 
erreurs  une  science  prétentieuse  et  une  termino- 
logie obscure.  Des  théories,  qui  répugnent  au 
bon  sens,  prennent  ainsi  l'air  de  quelque  chose. 
Elles  varient  avec  ceux  qui  les  professent.  Ils 
prétendent  cependant  les  imposer  à  la  foule  de 
leurs  contemporains.  Ils  s'arrogent  volontiers  la 
mission  de  penser  pour  la  collectivité.  Les  ci- 
toyens n'ont  à  recevoir  dans  leurs  intelligences 
que  le  rayonnement  de  ces  esprits  supérieurs. 
Ce  sont  les  membres  de  cette  oligarchie,  que 
l'on  rencontre  dans  les  Démocraties.  Une  Démo- 
cratie est  incapable  de  s'en  passer.  Elle  reçoit 
ses  idées  et  son  impulsion  d'un  groupe  de  pen- 
seurs, qui  prétendent  avoir  une  âme  d'élite.  Ils 
pensent  bien  mal  et  bien  faux  dans  notre  Démo- 
cratie française. 


241 


Le  public  n'aperçoit  guère  ces  conducteurs 
secrets  du  peuple  souverain.  11  connaît  les  gou- 
vernants et  les  croit  maîtres  de  tout.  C'est  une 
illusion.  Il  devine  la  puissance  des  détenteurs  de 
grosses  fortunes.  Ces  financiers  peuvent  beau- 
coup; ils  dominent  les  gouvernants.  Mais  gou- 
vernants et  financiers  se  contentent  d'appliquer 
les  doctrines  des  penseurs  à  l'âme  d'élite.  Ils 
obéissent  à  une  oligarchie  intellectuelle.  C'est  là 
qu'il  convient  de  chercher  les  vrais  souverains 
d'une  Démocratie.  Ceux  qui  répandent  la  pensée 
sur  les  foules  par  la  parole  et  par  la  plume  ne 
possèdent  pas  l'autorité  suprême.  Elle  appar- 
tient aux  esprits  supérieurs,  aux  créateurs  de 
systèmes  et  d'idées.  Ils  siègent  dans  les  chai- 
res de  nos  principales  Universités.  Beaucoup 
portent,  en  ce  moment,  des  noms  qui  n'ont  rien 
de  français.  Ils  sont  juifs  et  on  les  écoute. 

Les  doctrines  qu'ils  enseignent  ont  changé  au 
cours  du  dix-neuvième  siècle.  Toutes  tendent  à 
une  même  fin,  éloigner  les  hommes  de  la  foi 
en  Jésus-Christ  et  en  son  Eglise  et  de  la  morale 
évangélique.  Elles  sont  des  variantes  du  Libéra- 
lisme. On  ne  compte  plus  les  Français  d'aujour- 
d'hui qui  acceptent  toutes  ces  erreurs  sans  exa- 
men. Elles  leur  arrivent  par  les  canaux  de  la 
transmission  publique  de  la  pensée.  Ce  sont  eux 
qui  forment  la  majorité  avec  laquelle  la  Répu- 
blique  existe   et   fonctionne. 

Les  Catholiques,  qui  ont  une  foi  éclairée  et 
une  conscience  en  éveil,  restent  étrangers  à  ce 
courant.  Il  leur  faut  pour  cela  résister  aux  ten- 

Le  Catholicisme  libéral  16 


-  242  - 

dances  qui  sollicitent  les  hommes  vers  leur  mi- 
lieu politique  et  social.  L'éducation  qu'ils  ont 
reçue  et  les  pratiques  du  Catholicisme  leur  ren- 
dent cette  attitude  facile.  Mais  il  en  est  à  qui  ces 
efforts  coûtent.  Ils  se  résignent  malaisément  à 
ce  qui  leur  semble  un  exil  de  la  vie  moderne. 
Ils  voudraient  comme  les  autres  penser  et  agir 
en  fonction  de  leur  époque,  suivre  le  courant 
de  l'opinion  et  prendre  les  habitudes  de  tout 
le  monde.  À  force  de  vouloir,  ils  finissent  par 
faire.  Les  uns  s'abandonnent  à  la  loi  du  moin- 
dre effort;  ce  sont  des  faibles;  on  aurait  dit,  au 
temps  de  saint  François  de  Sales,  des  imbéci- 
les. Les  autres  sont  des  prudents;  ils  vont  au 
monde  moderne  pour  le  rendre  chrétien  et  le 
conquérir  à  l'Eglise.  S'aperçoivent-ils  que  ce 
monde  moderne  conquiert  leurs  intelligences,  en 
leur  imposant  ses  idées? 

Quoi  qu'il  en  soit  des  mobiles  qui  les  détermi- 
nent les  uns  et  les  autres,  les  deux  éléments,  dont 
est  fait  le  Catholicisme  libéral,  se  sont  rejoints. 
Des  catholiques  acceptent  quelques  erreurs  con- 
temporaines. Ils  ont  cru  s'en  tenir  à  des  institu- 
tions, s'accommoder  de  faits  existants.  Mais  il 
leur  a  fallu  passer  du  fait  des  institutions  aux 
idées  qui  les  soutiennent. 

Cette  genèse  du  Catholicisme  libéral  vous  en 
révèle  les  dangers.  Il  est  le  produit  du  milieu 
politique  et  social.  Les  Français  de  notre  époque 
sont  plongés  dans  une  atmosphère  intellectuelle 
chargée  des  germes  insaisissables   de  cette  er- 


-  243  - 

reur.  Comment  l'en  débarrasser?  Il  n'y  a  qu'un 

moyen  :  supprimer  la  cause  du  mal,  sablata  cau- 
sa, tollitnr  effectué.  Celte  opération  ne  regarde 
point  l'Eglise;  elle  relève  de  la  politique.  Aussi 
qu'on  ne  lui  demande  ni  intervention,  ni  con- 
seils. Une  fois  la  chose  faite,  ou  la  verra  s'en 
accommoder  aisément.  Elle  saura  témoigner  une 
indulgence  très  large  à  ceux  qui  auraient  pu, 
sous  la  force  des  circonstances,  user  d'actes  vio- 
lents, dont  le  souvenir  serait  troublant  pour  eux. 
L'Eglise  est  une  reine  et  une  mère;  sa  pré- 
sence dans  les  exercices  de  la  politique  violente 
gênerait  autant  et  plus  que  celle  d'une  femme 
vénérée  sur  un  champ  de  bataille.  Le  simple 
bon  sens  le  fait  pressentir.  Je  ne  m'occuperai 
donc  pas  de  cette  question. 

L'Eglise  a  des  devoirs  à  remplir  envers  elle- 
même  et  envers  ses  fidèles,  que  les  circonstan- 
ces placent  au  milieu  d'un  monde  où  circulent 
en  toute  liberté  les  erreurs  les  plus  dangereuses 
pour  leur  foi.  Les  papes,  les  évêques  et  les 
théologiens  sont  tenus  de  dénoncer  ces  doctrines 
fausses,  les  écoles  où  on  les  enseigne  et  les  li- 
vres qui  les  propagent.  Ils  ont  à  prendre  les 
mesures  nécessaires  pour  empêcher  leur  diffu- 
sion dans  les  familles  catholiques.  La  presse,  qui 
fait  profession  de  servir  l'Eglise,  doit  de  son 
côté  travailler  à  les  prémunir.  Il  faut,  en  som- 
me, user  de  tous  les  moyens  d'agir  sur  l'opi- 
nion. Ce  n'est  pas  de  trop,  quand  l'erreur  a 
pour  elle  toutes  les  ressources  de  l'enseignement 
public,  de  vastes  organisations  scientifiques  et 


-  244  - 

littéraires,  et  les  puissances  officielles.  Peut-on 
dire  que  les  hommes  d'Eglise  aient  rempli  tout 
leur  devoir?  Non.  Car  leur  action  énergique, 
soutenue  et  concertée,  aurait  suffi  à  préserver 
de  la  contagion  intellectuelle  la  plupart  des  ca- 
tholiques. Il  faudrait  tenir  les  yeux  clos  à  l'évi- 
dence pour  ne  point  constater  les  progrès  des 
fausses  doctrines  dans  nos  rangs.  Ceux-là  même 
qui  devraient  par  leur  enseignement  et  leur  ac- 
tion mettre  les  laïques  en  défiance  contre  les 
organes  de  l'erreur,  les  étonnent  trop  souvent 
par  des  hardiesses  déconcertantes  et  des  rela- 
tions téméraires.  Ils  se  croient  tout  permis. 

Ils  fréquentent  des  maîtres  dont  renseigne- 
ment fait  scandale;  ils  lisent  des  ouvrages  et 
des  périodiques  qui  contaminent  leurs  intelli- 
gences. Quelques-uns  vont  jusqu'à  les  faire  lire 
autour  d'eux.  D'autres  se  compromettent  avec 
les  politiciens  qui  combattent  ouvertement  la 
religion.  Ils  prennent  leurs  avances  pour  des  pro- 
positions de  paix;  ce  qu'elles  ne  sont  pas.  Jamais 
on  n'a  vu  de  notre  côté  autant  de  dupes  et  de 
complices.  Et,  circonstance  aggravante,  nous 
sommes  en  un  temps  où  il  est  moralement  im- 
possible d'être  dupe  sans  devenir  aussitôt  com- 
plice. Dans  ces  conditions,  le  catholicisme  li- 
béral se  propage  avec  une  rapidité  effrayante. 
On  le  constate  partout. 

Rien  n'aide  à  sa  diffusion  plus  que  le  con- 
cours de  l'organisation  politique  et  sociale  elle- 
même.  Et  c'est  ce  dont  on  se  préoccupe  le  moins. 
Rome  dénonce,  signale  avec  instance  les  pièges 


-  245  - 

que  cache  ce  catholicisme  déformé.  Les  écri- 
vains qui  mettent  leur  science  et  leur  talent  au 
service  de  sa  doctrine,  développent  sa  pensée. 
Mais  combien  en  est-il  qui  osent  s'attaquer  à 
l'organisation  politique  et  sociale  et  à  son  fonc- 
tionnement pour  engager  les  catholiques  à  se 
prémunir?  La  pudeur  constitutionnelle  les  re- 
tient. Cependant  l'action  contre  les  dangers  du 
catholicisme  libéral  sera  inefficace  aussi  long- 
temps que  les  défenseurs  du  vrai  n'auront  pas 
eu  raison   de   ces    timidités   inexplicables. 

L'Eglise  romaine  a  frappé  toutes  les  grandes 
manifestations  du  Catholicisme  libéral.  Vous 
vous  rappelez  comment  Grégoire  XVI  condam- 
na Lamennais.  Les  résistances  de  Pie  IX  sont 
présentes  à  vos  mémoires.  On  parle  moins  de 
Léon  XIII.  Les  catholiques  libéraux  résument 
toute  son  action  dans  la  politique  du  ralliement. 
Ils  se  trompent  eux-mêmes  et  ils  égarent  l'opi- 
nion. Qui  voudra  se  donner  la  peine  de  lire  trou- 
vera dans  les  encycliques  de  ce  pape  une  véri- 
table Somme  contre  les  erreurs  libérales.  On  a 
réussi  au  moyen  d'une  très  habile  exploitation 
du  ralliement,  à  priver  ces  enseignements  lumi- 
neux de  leur  application  chez  nous.  Cette  cons- 
piration s'est  tramée  en  France  et  c'est  en  Fran- 
ce qu'elle  s'est  développée.  Je  ne  reviens  pas 
sur  ce  qui  a  été  dit.  Mais  tenez  pour  certain  que 
Léon  XIII  s'en  rendit  exactement  compte  avant 
la  fin  de  son  pontificat.  Que  pouvait-il  faire  pour 
déjouer  ces  intrigues  à  son  âge  et  dans  les  con- 


246 


ditions  où  il  se  trouvait?  Pie  X,  mieux  servi  par 
les  événements,  et  malgré  les  facilités  que  donne 
un  changement  de  règne,  ne  s'en  tire  qu'à  grand' - 
peine.  Il  se  heurte  à  des  embarras  de  toutes 
sortes.  Le  Libéralisme  lui  oppose  l'inertie  de  ses 
chefs.  C'est  une  tactique  très  habile.  Ses  actes  et 
ses  enseignements  sont  altérés  par  le  silence 
et  les  commentaires  tendancieux.  Cette  expé- 
rience fait  apprécier  avec  plus  de  justesse  tels 
ou  tels  actes  qui  ont  eu  lieu  sous  le  gouverne- 
ment de  son  prédécesseur. 

Léon  XIII  ne  se  contenta  point  d'enseigner 
par  ses  encycliques.  Il  y  eut  de  son  temps  des 
condamnations  retentissantes.  Celle  de  l'améri- 
canisme et  des  projets  de  la  Mère  Marie  du  Sa- 
cré-Cœur causèrent  un  certain  désarroi  dans  les 
groupes  libéraux  et  démocratiques.  Son  succes- 
seur n'eut  qu'à  continuer.  Ses  encycliques  oppo- 
sent au  naturalisme,  qui  sévit  sous  le  couvert 
du  catholicisme  libéral,  la  saine  tradition  du 
catholicisme  intégral.  Il  ramène  la  vie  et  l'ac- 
tion des  prêtres  et  des  chrétiens  à  la  direction 
surnaturelle,  dont  on  les  a  détournés.  Son  gou- 
vernement, je  vous  l'ai  déjà  dit,  est  une  réaction 
voulue  et  énergique  contre  le  libéralisme.  Je 
n'énumérerai  pas  tout  ce  qui  s'est  fait  à  Rome 
avant  et  depuis  la  condamnation  de  l'hérésie 
moderniste.  C'a  été  le  coup  le  plus  fort  qu'ait 
reçu  le  Catholicisme  libéral.  Ses  partisans  re- 
courent à  tous  les  moyens  pour  en  atténuer  la 
portée.  On  dirait  qu'ils  réussissent.  Pie  X  ne 
perdra  point  courage.   Et  sa  mort  ne  pourrait 


217 


interrompre  celle  réaction  de  la  vérité  contré 
Perreur,  Elle  continuera;  car  elle  est  pour  L'E- 
glise une  condition  de  vie. 

II  importe  de  suivre  avec  une  curiosité  in- 
telligente ce  qui  se  fait  à  Rome.  Les  intrigues, 
qui  se  jouent  autour  du  Vatican,  n'ont  aucun  in- 
térêt Il  faut  ne  prêter  qu'une  attention  distraite 
à  une  multitude  de  paroles  et  d'actes  auxquels 
la  renommée  donne  de  l'ampleur.  Ce  sont  des 
riens,  qui  captivent  les  amateurs  d'actualité.  Ils 
ne  laissent  aucune  trace  dans  la  vie  de  l'Eglise. 
Ceux  d'aujourd'hui  font  oublier  ceux  d'hier.  Et 
ainsi  de  suite.  Les  nouvelles  communiquées  aux 
journaux  par  leurs  correspondants  romains  ne 
peuvent  être  admises  sans  un  contrôle  sérieux. 
Les  feuilles  qui  se  réclament  d'un  monopole 
catholique,  ne  méritent  pas  plus  de  confiance 
que  les  autres.  Tenez-vous-en  aux  actes  officiels 
du  Saint-Siège.  Ne  leur  accordez  pas  à  tous  une 
égale  importance.  Car,  en  fait,  ils  ne  sauraient 
l'avoir.  Allez  à  ceux  qui  ont  un  caractère  doc- 
trinal. Ne  les  isolez  pas  les  uns  des  autres.  Il  y 
a  dans  le  gouvernement  de  l'Eglise  romaine  et 
dans  son  enseignement  une  continuité,  à  laquel- 
le on  ne  peut  rien  soustraire.  Les  actes  et  les 
paroles,  que  nous  apprenons  aujourd'hui,  se  rat- 
tachent ainsi  à  ceux  et  à  celles  des  années  pré- 
cédentes. Le  lien  qui  les  unit  en  donne  le  sens 
véritable.  On  risque  de  ne  point  les  compren- 
dre, en  négligeant  les  applications  de  cette  loi 
de  la  continuité. 

L'histoire  des  dogmes  et  de  la  discipline  de 


-  248  — 

l'Eglise  permet  de  vérifier  la  sagesse  de  ces 
indications.  Celui  qui  en  tient  compte  se  trou- 
ve dans  une  situation  avantageuse.  Son  esprit  est 
orienté  par  les  jugements  antérieurs  du  Siège 
apostolique.  Il  s'habitue  à  ce  qu'on  pourrait  ap- 
peler sa  jurisprudence  doctrinale.  Le  sens  ca- 
tholique devient  en  lui  très  affiné.  Les  actes 
en  apparence  les  plus  simples,  tels  qu'une  lettre 
du  pape,  un  arrêt  de  congrégation,  une  mise 
à  l'index,  deviennent  des  indices,  qui  n'égarent 
jamais  l'observateur.  Il  peut  prévoir  quel  ju- 
gement sera  prononcé  sur  telle  question.  Cela 
donne  une  grande  supériorité  morale.  On  re- 
connaît aisément  ceux  qui  la  possèdent.  Les  dé- 
cisions romaines  et  l'adhésion  des  autorités  théo- 
logiques sont  venues,  en  maintes  circonstances, 
des  appréciations  qu'ils  avaient  portées  d'abord. 
Ils  ont,  en  d'autres  termes,  dénoncé  l'erreur 
avant  sa  condamnation  et  enseigné  la  vérité, 
avant  qu'elle  ne  soit  constatée  officiellement. 
Tout  autre  est  la  condition  des  écrivains  et  des 
maîtres  qui  écrivent  et  qui  parlent  comme  si 
la  condamnation  transformait  une  idée  de  vérité 
en  erreur.  Les  jugements  de  l'autorité  doctri- 
nale ne  changent  rien  aux  idées;  ils  constatent 
leur  vérité  ou  l'erreur.  Les  catholiques  doivent 
leur  confiance  à  ceux  qui  n'ont  pas  eu  à  modi- 
fier leur  attitude  après  les  décisions  de  l'Eglise. 
Ce  sont  les  maîtres  qui  possèdent  le  sens  de  l'or- 
thodoxie. On  peut  les  croire. 

Pour  réagir  utilement  contre  le  Catholicisme 


—  249  - 

libéral,  les  hommes,  qui  ont  l'honneur  de  tenir 
une  plume  et  de  parler  en  public,  doivent  s'éle- 
ver au-dessus  du  christianisme  individuel.  Les 
dogmes  et  la  morale,  que  l'Eglise  enseigne,  sont 
applicables  à  la  société.  Il  faut  pour  cela  qu'il 
y  ait  une  harmonie  possible  entre  les  vérités 
chrétiennes  et  son  organisation  sociale  ou  poli- 
tique. Qu'il  s'agisse  des  individus  ou  de  la  so- 
ciété, les  principes  restent  les  mêmes.  Leur  ap- 
plication se  fait  dans  des  conditions  différentes; 
voilà  tout.  La  connaissance  de  la  nature  des  ac- 
tes humains  est  nécessaire  dans  le  premier  cas  : 
il  faut  dans  le  second  connaître  la  nature  des  ac- 
tes sociaux;  ce  qui  suppose  la  science  des  lois 
naturelles  qui  régissent  les  sociétés. 

Il  n'est  pas  question,  vous  le  comprenez,  des 
devoirs  du  citoyen  envers  la  société.  Je  songe 
plutôt  aux  devoirs  de  la  société  envers  lui  et 
envers  Dieu.  Ces  devoirs  ne  sont  pas  une  fiction. 
Ils  sont  de  rigueur.  La  société  ne  saurait  préten- 
dre au  droit  de  les  nier  ou  de  les  abroger.  Elle 
n'y  peut  rien.  Un  certain  nombre  d'hommes  se 
trouvent  appelés  par  leur  situation  et  leurs  ap- 
titudes à  jouer  un  rôle  dans  le  gouvernement 
du  pays.  Les  théologiens,  qui  ont  la  compétence 
requise  pour  le  faire,  s'adressent  à  eux  quand 
ils  veulent  enseigner  les  obligations  naturelles 
de  la  société.  Cela  ne  concerne  point  directement 
la  multitude.  Elle  est  inapte  à  comprendre  leur 
langage.  Ceux  qui  détiennent  le  pouvoir  ou  qui 
gravitent  autour  ont  les  moyens  de  faire  appli- 
quer les  lois  de  la  morale  sociale  et  politique. 


-  250  - 

Ces  lois  sont  incompatibles  avec  les  licences 
du  Catholicisme  libéral,  qui  ramène  tout  au  droit 
individuel. 

Il  y  a  dans  l'Eglise  catholique  toute  une  tra- 
dition qui  va  de  la  Bible  au  Pape  régnant.  On 
y  rencontre  les  Pères  de  l'Eglise,  les  Maîtres  de 
la  Scolastique,  Suarez,  Bellarmin  et  Bossuet  avec 
les  grands  penseurs,  de  Bonald  et  de  Maistre.  La 
société  démocratique  se  déclare  indépendante  de 
ces  lois.  Cette  prétention  est  inadmissible.  Dans 
tous  les  cas,  nous  ne  pouvons  en  tenir  compte. 
Ce  serait  plutôt  un  motif  d'affirmer  avec  plus 
d'insistance  le  droit  qu'elle  conteste.  Les  prêtres 
et  les  laïques,  qui  assument  cette  tâche,  rendent 
des  services  éminents.  On  ne  saurait  trop  les  en- 
courager. La  génération  qui  court  à  la  vieillesse 
feint  de  ne  pas  les  entendre,  parce  que  leur  doc- 
trine la  gêne  et  l'humilie,  en  révélant  les  causes 
de  ses  défaites.  Mais  celle  qui  grandit  ne  tardera 
point  à  les  prendre  pour  maîtres.  Leurs  ensei- 
gnements lui  montrent  les  écueils  où  ont  échoué 
les  hommes  d'hier  et  il  jalonne  la  route  qui 
conduit  aux  succès  de  demain. 

Je  l'avoue,  ceux  qui  distribuent  ces  vérités 
sont  bien  rares.  La  raison  en  est  peut-être  dans 
la  rareté  des  citoyens  disposés  à  les  suivre.  Il 
vous  appartient  d'augmenter  leur  nombre.  Soyez 
assurés  alors  que  ces  bienfaiteurs  intellectuels 
ne  vous  manqueront  pas.  Pour  le  moment,  vous 
avez  toujours  à  votre  portée  les  principaux  re- 
présentants de  la  doctrine  de  l'Eglise  en  ma- 
tière politique  et  sociale. 


-  251  - 

Je  viens  au  traitement  que  chacun  doit  sui- 
vre s'il  veut  ne  point  s'abandonner  à  la  fai- 
blesse conciliante  qu'il  porte  en  lui-même.  C'est 

une  triste  conséquence  du  péché  originel.  On 
réagit  contre  elle  en  fortifiant  par  des  actes  réi- 
térés la  vertu  contraire,  qui  est  la  force.  Il  faut 
pour  cela  l'exercer  au  service  du  droit  et  de 
la  vérité.  La  méthode  tracée  par  l'Evangile  res- 
te la  bonne;  elle  consiste  dans  la  franchise  qui 
n'admet  aucune  transaction  entre  le  vrai  et  le 
faux,  le  droit  et  l'injuste,  £sf,  est;  non,  non. 
Nous  n'avons  pas  à  discuter  Terreur  et  la  vé- 
rité, dès  qu'elles  sont  connues.  L'Eglise  a  plein 
pouvoir  pour  nous  dire  où  est  la  vérité,  où  est 
l'erreur,  où  est  le  droit,  où  est  l'injustice  dans 
les  questions  religieuses  et  morales.  Ses  déci- 
sions ont  force  de  loi  ;  nous  leur  devrons  une  sou- 
mission entière  de  l'esprit  et  de  la  volonté.  Cette 
simplicité  chrétienne  répugne  aux  intelligences, 
qui  ont  le  tort  de  reconnaître  à  l'erreur  des 
droits  incommunicables  de  la  vérité,  et  aux  ca- 
ractères pour  lesquels  la  licence  se  confond  avec 
la  liberté.  Ces  intelligences  et  ces  caractères  ont 
la  faiblesse  de  trouver  le  joug  de  l'autorité  in- 
supportable. 

L'intransigeance,  qui  développe  dans  l'hom- 
me le  respect  effectif  de  toute  autorité  légitime, 
ne  va  pas  sans  une  certaine  force.  L'âme  sent 
ses  énergies  croître  à  la  mesure  où  elle  discipli- 
ne ses  facultés.  Il  lui  suffti  de  chercher  sa  dis- 
cipline dans  l'ordre,  que  l'Eglise  conserve  par 
ses  enseignements.  Le  faux  libéralisme,  dont  les 


-  252  - 

esprits  contemporains  se  sont  fait  une  habitude, 
détourne  ses  adeptes  de  cette  méthode.  Ils  pro- 
clament l'indépendance  de  leurs  raisons  de  toute 
autorité.  Ce  qui  les  éloigne  de  la  liberté  sage 
pour  les  égarer  dans  la  licence.  Le  seul  moyen 
de  résister  à  ces  systèmes  séduisants  consiste 
à  remettre  l'autorité  à  sa  place.  Au  lieu  d'entra- 
ver l'exercice  de  la  liberté,  elle  la  préserve  des 
excès  qui  la  compromettent.  Elle  n'opprime  pas 
la  raison.  Il  lui  suffit  d'assurer  son  fonctionne- 
ment, en  la  garantissant  contre  l'erreur.  Par  le 
respecl  de  l'autorité,  l'individu  sort  de  sa  fai- 
blesse personnelle;  il  s'approprie  l'expérience 
de  ceux  qui  l'ont  précédé  et  de  ceux  qui  le  do- 
minent. C'est  autant  de  gagné  sur  l'ignorance  et 
sur  l'erreur.  On  ne  saurait  trop  faire  pour  se 
donner  les  avantages  dont  elle  est  la  source. 
Les  hommes  quand  ils  rendent  à  ses  dépositai- 
res ce  qui  leur  est  dû,  se  servent  eux-mêmes 
beaucoup  plus  qu'ils  ne  les  servent.  Ils  lui  doi- 
vent respect  et  soumission  partout  où  elle  se 
présente  à  eux,  dans  l'Eglise,  dans  l'Etat,  dans 
la  famille.  Cette  soumission  ne  saurait  être  aveu- 
gle; elle  peut,  elle  doit  être  intelligente.  Sans 
quoi,  elle  serait  stérile. 

Mais  pour  cela,  un  travail  préalable  est  né- 
cessaire. Ceux  qui  nous  ont  précédés  allaient  à 
l'autorité  de  confiance,  comme  à  une  bienfaitri- 
ce, qui  depuis  longtemps  a  fait  ses  preuves.  Le 
scepticisme  moderne  et  le  libéralisme,  qui  en 
est  la  conséquence,  ont  vidé  les  âmes  de  cette 
disposition  bienfaisante.  Elles  ont  besoin  de  la 


253 


retrouver.  11  Tant  qu'elles  découvrant  aupara- 
vant les  motifs,  qui  la  légitiment  Leur  confiance 
doit  être  raisonnée.  Il  ne  s'agit  pas  d'une  raison 
qui  discute  pour  diminuer  l'obéissance,  mais 
d'une  raison  qui  s'éclaire  pour  mieux  obéir. 

Il  y  aurait  beaucoup  à  dire,  si  je  voulais  don- 
ner à  ces  affirmations  les  développements  qu'el- 
les comportent.  Ce  serait,  je  crois,  inutile.  Car 
une  fois  posées  franchement,  elles  se  dévelop- 
pent d'elles-mêmes  devant  les  esprits,  qui  dési- 
rent voir  et  qui  veulent  réduire  à  la  pratique 
les  vérités  aperçues. 

Je  ne  puis  mieux  terminer  ces  leçons,  qu'en 
vous  disant  les  services  que  rend  la  doctrine 
monarchique  aux  enfants  de  l'Eglise,  soucieux 
de  se  prémunir  contre  les  erreurs  et  les  tendan- 
ces du  catholicisme  libéral.  La  société,  au  mi- 
lieu de  laquelle  ils  vivent,  est  empoisonnée  par 
le  libéralisme  révolutionnaire.  C'est  une  erreur 
extraordinairement  contagieuse.  Elle  est  propa- 
gée par  le  fonctionnement  de  l'organisme  social 
et  politique.  Cela  se  fait  automatiquement.  Il 
n'y  a  qu'à  se  laisser  faire  pour  être  contaminé. 
Et  on  se  laisse  faire  toutes  les  fois  que  l'on  s'a- 
bandonne d'esprit  et  de  cœur  à  l'influence  de  la 
constitution  et  des  institutions  de  la  France  dé- 
mocratique. Elles  créent  dans  le  citoyen  une 
mentalité  politique  libérale,  qui  s'accorde  mal 
avec  le  sentiment  de  l'autorité  inculqué  par  l'E- 
glise à  ses  fidèles.  Le  Catholicisme  libéral  naît 


251 


et  grandit  dans  les  intelligences  et  les  caractères 
à  la  faveur  du  malaise  qui  en  résulte. 

Le  Catholique  français,  qui  accepte  la  doctrine 
politique  et  sociale  de  la  monarchie  tradition- 
nelle, provoque  en  lui  la  formation  et  le  déve- 
loppement d'un  état  d'esprit  tout  contraire.  Il 
se  met  en  réaction.  C'est  justement  ce  qui  le 
préserve  de  la  contagion.  Anti-libéral  en  politi- 
que, il  l'est  forcément  en  tout  ce  qui  touche  à 
la  pensée  et  à  la  vie  religieuse.  Le  Catholicisme 
libéral  n'a  aucune  prise  sur  lui.  Il  y  voit  une 
injure  au  bon  sens.  Cette  erreur  a  beau  se  mo- 
difier à  l'infini  avec  l'évolution  que  subit  le  sys- 
tème révolutionnaire,  il  reste  toujours  indemne. 
Aussi  importe-t-il  de  cultiver  dans  les  familles 
catholiques  les  convictions  monarchistes.  Elles 
forment,  dans  une  société  que  le  libéralisme 
désole,  des  oasis,  où  l'on  retrouve  avec  joie  un 
catholicisme  pur  de  tout  alliage.  L'Eglise  y  trou- 
ve des  refuges,  où  la  foi  et  les  pratiques  chré- 
tiennes sont  en  sûreté. 

Je  ne  dirai  qu'un  mot  des  services  que  le  cler- 
gé reçoit  de  ces  doctrines  politiques  et  sociales. 
Elles  entretiennent  chez  ses  membres  le  senti- 
ment de  la  tradition.  Vous  savez  de  quelle  uti- 
lité il  peut  être,  en  un  temps  et  dans  des  circons- 
tances où  les  hommes  ne  reculent  devant  au- 
cune témérité.  Il  fait  si  bon  rester  soi-même, 
quand  tous  se  dispersent  à  l'aventure.  Un  fait 
confirme  ces  réflexions.  Où  se  sont  recrutés  les 
modernistes  de  tout  calibre?  Où  trouve- t-on  de 
nos  jours  les  adeptes  du  Catholicisme  libéral? 


Ge  n'est  guère  dans  les  milieux  monarchistes. 
La  fidélité  à  la  tradition  n'en  fait  pas  cependant 
les  ennemis  du  progrès  scientifique  et  social. 
La  forée  du  passé  les  pousse  vers  le  vrai,  en 
les  retenant  sur  les  voies  qui  aboutissent  à  Ter- 
reur. Ils  gardent  pures  et  fécondes  les  vérités, 
nécessaires  à  l'ordre  politique  et  social.  Les  hom- 
mes seront  ramenés  à  eux  par  l'expérience  dé- 
cevante des  erreurs  libérales.  Ils  apparaîtront 
alors  comme  les  gardiens  avisés  du  progrès  pa- 
cifique et  raisonnable. 

Il  me  faut  terminer  cet  enseignement.  Je  vais 
le  faire  eu  vous  rappelant  deux  textes  de  nos 
Saints  Livres  :  Veritas  liberabit  vos,  et  Odio  per- 
fecto  oderam  illos. 

La  vérité  est  seule  capable  d'assurer  la  liberté 
des  individus  et  des  peuples.  C'est  la  vérité  re- 
ligieuse, la  vérité  sociale,  la  vérité  politique.  Il 
n'y  a  pas  à  les  disjoindre.  Leur  union  fait  les 
sociétés  chrétiennes  et  prospères.  Ces  vérités 
sont  la  source  du  bien  et  de  l'ordre. 

Les  erreurs  contraires  produisent  le  désordre 
et  le  mal.  Il  faut  les  combattre  et  pour  cela  les 
haïr,  comme  on  hait  le  mal.  Cette  haine  ne  dif- 
fère pas  de  l'amour  du  bien.  Elle  procède  du 
même  sentiment.  Cette  haine  serait  inutile  si  elle 
ne  se  fixait  pas  sur  un  objet  réel.  Cet  objet  est 
l'agent  qui  propage  le  mal  et  les  moyens  dont 
il  use.  Il  ne  s'agit  pas  d'une  haine  folle,  qui 
s'en  prend  aux  personnes  et  aux  choses,  heur- 
tant nos  intérêts  et  nos  passions;  mais  de  la 
haine  sage,  qui  poursuit  dans  les  personnes  et 


-  256  - 

dans  les  choses  le  mal  et  le  vice  dont  elles  sont 
les  réceptacles  dangereux.  Les  Saints  ont  expé- 
rimenté cette  haine  parfaite,  qui  est  un  hom- 
mage nécessaire  à  la  vérité  et  à  la  vertu. 


APPENDICE 

La  Contre  Révolution  dans  la  littérature 
en  France  (1) 


Quelques-uns  de  nos  écrivains  les  plus  goû- 
tés du  public  ont  trouvé  dans  la  vie  parlemen- 
taire des  sujets  de  livres.  Ils  en  ont  tiré  bon 
parti.  Maurice  Barrés  eut,  avec  Leurs  figures, 
un  succès  énorme.  Il  est  au  Palais-Bourbon  pour 
la  deuxième  fois.  Les  types  y  sont  variés  et  cu- 
rieux. Il  peut  les  observer  tout  à  son  aise.  Nous 
les  verrons  sans  doute  figurer  dans  une  œuvre, 
qui  ne  se  fera  pas  trop  attendre.  Quels  qu'en 
soient  le  titre  et  le  contenu,  ce  sera  une  critique 
du  parlementarisme  français. 

La  vie  parlementaire  a  une  mauvaise  littéra- 
ture. Il  suffit,  pour  en  faire  une  critique  sai- 
sie de  tous,  de  l'exhiber  telle  qu'elle  fonction- 
ne. M.  le  Comte  de  Vogue  en  a,  mieux  que  M. 
Barrés  peut-être,  deviné  les  caractères  dans  Les 
morts  qui  parlent.  Son  titre,  à  lui  seul,  tourne 
les  intelligences  vers  les  réalités  profondes  qu'il 
entreprend  de  faire  vivre.  Il  n'en  faut  pas  da- 
vantage pour  m'autoriser  à  l'inscrire  sur  la  lis- 

1.  Conférence  faite  à  Bruxelles,  en  février  1908. 

Le  Catholicisme  libéral  i  7 


-  258  - 

te  des  œuvres  où  est  fait  le  procès  de  la  révo- 
lution. Un  autre  motif  me  détermine  à  en  parler 
au  début  de  cette  conférence.  Il  place  dans  le 
meilleur  jour  les  hommes  et  les  institutions  qui 
ont  provoqué  la  renaissance  de  la  littérature 
contre-révolutionnaire,  à  laquelle  je  me  propo- 
se de  vous  faire  assister. 

Ceux  qui  parlent  et  agissent  sur  le  théâtre 
de  la  vie  politique  exécutent  des  rôles.  Ce  sont 
des  vivants,  mais  les  idées  qui  tombent  de  leurs 
lèvres  et  les  actions  qu'ils  produisent  sont  ins- 
pirées par  des  êtres  que  vous  ne  voyez  pas.  Ce 
sont  des  morts  qui  discourent  et  gesticulent  par 
le  moyen  des  vivants. 

Observez  attentivement  la  situation  du  pays; 
prêtez  l'oreille  aux  discours  prononcés  à  la 
Chambre,  au  Sénat,  dans  les  réunions  électora- 
les; lisez  les  journaux,  les  revues,  les  livres,  où 
se  reflètent  les  opinions  politiques.  Des  discours 
et  des  votes,  passez  aux  idées;  comparez-les  entre 
elles  et  classez-les  avec  un  soin  intelligent.  De- 
mandez-vous  alors   d'où   elles   viennent. 

Pendant  ce  travail  vous  aurez  assisté  aux  di- 
visions passionnées  des  citoyens  d'un  même 
pays.  Ce  sont  bien  des  Français  qui  luttent  ainsi 
les  uns  contre  les  autres  par  la  plume,  par  la 
parole,  par  l'intérêt.  Ils  parlent  et  ils  écrivent 
la  même  langue;  ils  se  réclament  du  même  pa- 
triotisme. Le  spectacle  qu'ils  vous  offrent  a  tous 
les  caractères  de  la  vie.  Mais,  à  mesure  que 
vous  analysez  les  idées,  saisies  dans  les  discours 
et  dans  les  gestes,  un  doute  s'élève  dans  votre 


-  259  - 

esprit.  Sont-ce  des  vivants  qui  crient  et  s'imi- 
tent sous  vos  yeux?  Vous  continuez  votre  ana- 
lyse; vous  classez  les  idées;  vous  cherchez  leurs 
origines.  Et  le  cloute,  peu  à  peu,  fait  place  à  une 
certitude  à  laquelle  vous  ne  songiez  guère.  Ceux 
dont  vous  recueillez  les  paroles,  dont  vous  ob- 
servez les  actes,  n'expriment  pas  les  pensées 
et  les  sentiments  de  leurs  contemporains.  Ils 
répercutent  les  sentiments  et  les  pensées  de  maî- 
tres qui  ne  vivent  plus. 

*  * 

Vous  n'en  êtes  certainement  pas  à  croire  que 
Ton  parvienne  jamais  à  extraire  la  pensée  gé- 
nérale d'un  peuple  au  moyen  des  opérations 
qui  se  déroulent  devant  les  urnes  électorales 
et  qui  ont  pour  terme  les  votes  du  Parlement. 
S'il  en  était  ainsi,  ce  sont  des  vivants  que  vous 
pourriez  entendre  et  voir.  Mais  non;  la  men- 
talité d'une  nation  est  chose  trop  complexe  pour 
qu'on  puisse  la  saisir  par  ces  procédés.  On  peut 
la  discerner,  en  examinant  les  lectures  qui  plai- 
sent à  ses  citoyens.  Les  livres  à  succès  et  les 
revues  qui  ont  des  lecteurs  nombreux  n'ont  rien 
de  commun  avec  les  idées  politiques  auxquel- 
les la  France  obéit.  Prenez  les  journaux  qui  ont 
les  gros  tirages,  ils  gardent  une  certaine  réserve. 
Il  leur  faut,  pour  servir  impunément  les  hom- 
mes au  pouvoir,  user  d'une  prudence  extrême. 
L'opinion  n'est  pas  avec  eux.  Avec  qui  donc 
est-elle?  Avec  personne.  Elle  se  moque  des  hom- 


-  260  - 

mes  et  des  choses.  D'instinct,  elle  est  conser- 
vatrice de  tout  ce  qui  a  la  chance  d'exister.  Le 
Souverain  Peuple  ne  demande  que  la  sécurité 
pour  ses  affaires  et  pour  ses  plaisirs.  Celui 
qui  saura  le  satisfaire  et  l'amuser  le  conduira 
sans  peine.  Il  n'a  pas  d'idée  générale.  C'est  un 
sceptique.  L'intérêt  personnel  absorbe  toute  son 
attention.  Il  vit  pour  l'heure  présente.  Que  lui 
importe  le  passé?  Il  ne  l'a  point  connu.  Que  lui 
importe   l'avenir?   Il   n'y   sera  point. 

La  presse,  la  littérature  et  le  théâtre  culti- 
vent soigneusement  ce  scepticisme  maladif. 
Leurs  professionnels  spéculent  sur  son  dévelop- 
pement. L'art  est  refoulé  par  eux  à  F  arrière-plan. 
Le  théâtre,  la  littérature  et  la  presse  ne  sont 
plus  qu'une  industrie.  Chacun  cherche  les  af- 
faires où  l'on  gagne  de  l'argent.  Les  hommes 
oublient  leur  mission  et,  en  amusant  qui  les 
écoute  et  qui  les  lit,  ils  détournent  l'attention 
publique  des  événements  qui  devraient  la  solli- 
citer. Du  même  coup,  ils  préparent  le  peuple 
aux  duperies  des  charlatans.  Ils  le  rendent  in- 
différent à  tout  ce  qui  n'est  pas  son  intérêt  ou 
son  plaisir  immédiat.  Il  ne  veut  pas  de  la  per- 
sécution, croyez-le  bien;  mais  il  la  laisse  faire, 
les  yeux  fermés.  On  réussit  aisément  à  la  lui 
cacher. 

Le  politicien  n'exprime  pas  toujours,  dans  sa 
vie  publique,  sa  pensée  propre.  Il  y  a  souvent 
deux  hommes  en  lui  :  l'homme  politique  et 
l'homme  privé.  Sauf  de  rares  exceptions,  ils  ne 
s'accordent  pas.  Le  dernier  subit  l'influence  de 


-  2G1  - 

la  famille;  il  n'a  pas  rompu  avec  toutes  tes  ha- 
bitudes chrétiennes;  on  les  respecte  dans  son  en- 
tourage. L'anticléricalisme  n>sl  pas  de  mise  A 
son  foyer.  Ce  dédoublement  de  la  personne  hu- 
maine se  renouvelle  parfois  dans  les  diverses 
phases  de  la  vie  publique.  Il  en  est  de  même 
des  simples  citoyens. 

Vous  avez  de  la  peine  à  vous  rendre  compte 
de  cet  état  d'esprit.  Il  est  pourtant  réel;  Vous 
ne  devez  jamais  l'oublier,  quand  il  s'agit  d'ap- 
précier ce  qui  se  passe  en  France. 

C'est  par  leur  dédoublement  politique  que  les 
élus  et  les  électeurs  sont  dominés  par  les  morts. 
On  les  voit,  à  ce  titre,  prendre  rang  dans  une 
école,  dont  ils  suivent  les  doctrines  et  les  ten- 
dances. Cette  école  est  une  secte  impérieuse. 
On  ne  perd  rien  à  y  entrer.  Elle  détient  la  puis- 
sance de  monnayer  les  idées.  Ses  membres  sont 
ainsi  liés  les  uns  aux  autres  par  l'intérêt  et  par 
la  doctrine.  La  doctrine  se  transforme  pour  eux 
en  situation.  La  logique  des  collectivités  s'em- 
pare de  leurs  personnes  et  ne  leur  laisse  aucun 
moyen  de  lui  échapper.  Elle  les  pousse  en  avant. 
Tant  pis  pour  qui  refuse  de  marcher.  Le  grou- 
pe et  l'opinion  l'abandonnent.  Il  aura  beau  con- 
server le  vocabulaire  de  la  secte  et  se  gargariser 
avec  ses  formules;  on  le  laisse  en  marge;  il 
ne  compte  plus. 

Voilà  longtemps  que  cette  marche  a  commen- 
cé. Ceux  qui  la  mènent  continuent  les  oeuvres  de 
la  grande  révolution,  de  la  révolution  de  Juil- 
let, de  la  révolution  de  1848,  de  la  révolution 


-  262  - 

de  1870.  C'est  un  même  idéal  qui  les  sollicite; 
ils  procèdent  des  philosophes  et  des  encyclo- 
pédistes du  XVIIIe  siècle.  Ils  veulent  l'Etat  laï- 
que, c'est-à-dire,  sans  Dieu  et  aussi,  qu'ils  le 
veuillent  ou  non,  sans  morale.  Leur  marche  se 
fait  en  arrière;  elle  aboutit  à  un  nouveau  paga- 
nisme. Nous  l'entrevoyons  déjà  sous  la  forme 
du   panthéisme   collectiviste. 

Je  n'ai  en  vue,  dans  ce  tableau,  que  les  poli- 
ticiens d'un  anticléricalisme  avéré.  Il  en  est  beau- 
coup, même  de  gauche,  qui  n'y  trouveraient 
point  leur  figure.  Mais  aussi  n'appartiennent- 
ils  pas  au  groupe  qui  préside  aux  destinées  du 
pays.  Connaissant  leur  majorité,  les  ennemis 
de  l'Eglise  ne  lui  livrent  jamais  le  dessein  qu'ils 
exécutent.  C'en  serait  assez  pour  perdre  leur  con- 
fiance. L'électeur  ne  comprend  rien  aux  grands 
intérêts  qui  se  trouvent  engagés  dans  les  lut- 
tes politiques.  Tout  se  rapetisse  au  niveau  de 
l'intérêt  personnel  ou  local.  Les  adversaires  se 
laissent  eux-mêmes  prendre  au  jeu.  Ils  adop- 
tent ainsi  le  terrain  de  combat  qui  leur  est  pré- 
paré par  l'ennemi.  Cette  étrange  tactique  est 
le  prélude  de  défaites  inévitables.  Et  des  échecs 
répétés,   la   lumière   ne   jaillit   point. 

Ce  spectacle  douloureux  vous  fait  monter  aux 
lèvres  une  question  à  laquelle  il  n'est  pas  tou- 
jours facile  de  répondre.  Que  faites-vous  donc  en 
France?  On  fait  beaucoup.  Les  efforts  se  mul- 


tiplient;  les  œuvres  sont  Innombrables  ei  il  y  en 

a  pour  tous  les  besoins;  on  donne  L'argent  siins 

mpter;  on  paie  de  sa  personne  plus  enc 
que  de  sa  bourse.  Il  est  des  Français  qui  ré- 
criminent sans  ersse  contre  leurs  coreligionnai- 
res et  compatriotes.  Rien  n'est  plus  contraire 
à  la  vérité  et  à  la  justice.  Les  catholiques  de 
France  dignes  de  ce  nom,  et  il  y  en  a  beau- 
coup, sont  admirables  de  générosité  et  de  dé- 
vouement. On  pourrait,  à  meilleur  compte,  sau- 
ver le  pays  cent  fois  pour  une.  Je  crains  fort 
que  cela  ne  continue.  Comment  ne  pas  crain- 
dre en  voyant  le  crédit  obstiné  dont  jouissent 
les  organisateurs  inlassables  de  nos  défaites?  Et 
alors,  tout  espoir  serait-il  perdu? 

* 

Quand  il  s'agit  de  la  destinée  des  peuples,  ne 
prenez  pas  au  tragique  ce  qui  se  passe  sous  vos 
yeux.  Les  peuples  durent.  Ils  ont  eu  un  passé  et 
ils  auront  un  avenir.  Le  présent  dont  nous  som- 
mes les  témoins  n'est  que  le  lien  de  l'avenir  et 
du  passé.  On  ne  comprend  rien  aux  événements 
actuels,  lorsqu'on  les  isole  de  ce  qui  les  a  pré- 
cédés et  de  ce  qu'ils  préparent  à  leur  tour.  La 
multitude  des  hommes  qui  s'agitent  et  la  va- 
nité de  leurs  actes  obscurcissent,  il  est  vrai, 
l'horizon.  Cette  poussière  n'interrompt  point  l'u- 
nité de  la  vie  nationale.  Par  sa  continuité,  elle 
amène  aux  générations  présentes  les  pensées 
qu'ont    élaborées    les    générations    antérieures. 


264 


C'est  ainsi  que  s'exerce  la  poussée  des  morts  sur 
les  vivants. 

Il  est  de  ces  pensées  dont  l'action  est  irrésisti- 
ble. Ceux  qui  les  ont  émises  sont  au  premier 
rang  des  bienfaiteurs  d'un  pays.  Ils  sont  ses 
éducateurs.  On  peut  quelquefois  reléguer  dans 
l'oubli  leur  nom  et  leur  doctrine.  Mais  ils  fi- 
nissent, un  jour  ou  l'autre,  par  forcer  l'attention. 
Des  esprits  vigoureux  s'emparent  de  leurs  idées; 
ils  les  humanisent  de  nouveau  et  ils  les  met- 
tent en  circulation  avec  une  vigueur  qui  a  rai- 
son de  tous  les  obstacles.  Ce  ne  sont  pas  seule- 
ment des  penseurs  et  des  écrivains.  Leur  succès 
tient  à  ce  qu'ils  se  montrent  avant  tout  hommes 
d'action.  Ils  ambitionnent  de  transporter  leurs 
idées  dans  l'ordre  pratique  des  institutions  et 
des  faits. 

Les  disciples  de  la  révolution  ont  agi  de  la 
sorte  pendant  tout  le  cours  du  dix-neuvième 
siècle;  voilà  pourquoi  ils  ont  fini  par  mettre  les 
événements  à  leur  service.  Cette  méthode,  qui 
est  la  bonne,  peut  réussir  à  d'autres.  L'expé- 
rience a  fait  entrer  cette  conviction  dans  quel- 
ques âmes  généreuses.  Déjà  nous  les  voyons  à 
l'œuvre.  Elles  ont  puisé  les  doctrines  nécessaires 
à  la  santé  morale  et  même  à  l'existence  du  pays 
aux  pures  sources  de  la  tradition.  Leurs  intelli- 
gences en  vivent.  Cette  vie  se  communique  inten- 
se autour  d'eux.  C'a  été  le  point  de  départ  d'une 
littérature  saine  et  exubérante.  Cette  littérature 
est  déjà  par  elle-même  une  action.  Elle  a  une 
influence    considérable.    Nous    ne    sommes    ce- 


-  265  - 

pendant  qu'au  débat.  Le  nom  que  cette  école 
s'est  donné  indique  bien  son  caractère.  Elle  est 

une  Action  française. 
La  Révolution  s'était  faite  contre  les  doctrines 

religieuses,  sociales  et  politiques,  dont  la  France 
avait  vécu.  Durant  les  années  qui  suivirent  cette 
crise,  deux  écrivains  furent  les  interprètes  auto- 
risés des  vérités  traditionnelles,  Joseph  de  Mais- 
tre  et  de  Bonald.  Les  ruines  accumulées  de  tou- 
tes parts  et  les  difficultés,  au  milieu  desquelles 
se  faisait  la  reconstruction  nationale,  auraient  dû 
prédisposer  la  France  entière  à  écouter  leurs  en- 
seignements. On  ne  les  entendit  guère.  Parmi 
ceux  qui  leur  donnèrent  quelque  attention,  beau- 
coup les  prirent  pour  des  exagérés.  C'étaient 
cependant  des  prophètes.  Les  événements  se  sont 
chargés  de  ratifier  leurs  paroles.  Cette  vérifica- 
tion n'est  pas  encore  terminée,  A  mesure  qu'elle 
s'effectue,  les  écrits  de  de  Maistre  et  de  de  Bonald 
sollicitent  les  esprits,  capables  de  suivre  les  le- 
çons qui  guérissent  les  peuples. 

Ces  deux  illustres  penseurs  ne  furent  cepen- 
dant pas  oubliés  complètement.  Ils  ont  eu  des 
fidèles  qui  méditaient  avec  eux  les  enseignements 
de  l'histoire  et  ceux  de  l'heure  présente.  Leurs 
sentiments  furent  quelquefois  partagés  par  des 
hommes  que  tout  semblait  éloigner  d'eux.  Un 
des  écrivains  de  Y  Action  française,  M.  Louis 
Dimier,  a  présenté  au  public,  dans  un  curieux 
volume,  plusieurs  de  ceux  qu'il  appelle  Les  maî- 
tres de  la  Contre-Révolution.  On  enrichirait  sans 
peine  cette  galerie  de  figures  intéressantes.  Elles 


—  266  — 

s'élèvent  toutes,  avec  un  ensemble  parfait,  contre 
les  erreurs  des  encyclopédistes  et  leurs  consé- 
quences sociales  et  politiques. 

Malgré  le  discrédit  où  ses  idées  parurent  de- 
voir sombrer,  une  partie  du  programme  de  Jo- 
seph de  Maistre  eut  sa  réalisation.  Des  hommes 
d'église  et  des  laïques  éminents  s'inspirèrent  de 
la  tradition  théologique,  dont  il  s'était  fait  le 
vigoureux  interprète.  On  leur  dut  la  renaissance 
catholique,  qui  aboutit  au  Concile  du  Vatican  et 
à  la  définition  de  l'Infaillibilité  pontificale.  Il 
y  eut  parmi  eux  des  écrivains  de  haute  valeur. 
Je  n'en  citerai  que  deux:  Louis  Veuillot  et  le 
cardinal  Pie.  Quelques-uns  s'imposèrent  à  la  re- 
nommée. Mais,  il  faut  l'avouer,  les  circonstances 
les  soumirent  à  une  rude  épreuve.  Ils  en  sorti- 
rent fortement  amoindris.  La  restauration  de  la 
monarchie,  à  laquelle  ils  travaillèrent  de  toutes 
leurs  forces,  échoua  entre  leurs  mains.  Ce  fut  un 
désastre  pour  leur  école.  Ses  chefs  disparurent 
les  uns  après  les  autres.  Personne  n'hérita  de 
leur  talent  ni  de  leur  autorité.  Leurs  continua- 
teurs furent  tenus  à  l'écart. 

Ceux  qui  jouirent  alors  de  la  confiance  des 
catholiques  et  les  guidèrent  dans  la  défense  reli- 
gieuse et  sociale  n'avaient  plus  le  même  idéal. 
Ils  étaient  les  disciples  d'hommes  à  qui  des  ser- 
vices éclatants  et  une  haute  valeur  méritaient 
l'estime  et  la  reconnaissance.  L'ultramontanisme 
les  effrayait.  L'origine  divine  du  pouvoir,  théo- 
riquement vraie,  leur  semblait  inopportune  à 
soutenir.  L'alliance  du  Christianisme  et  des  prin- 


267 


ripes  inaugurés  par  la  révolution  leur  parut 
nécessaire.  Ces  défenseurs,  souvent  admirables, 
de  la  vérité  religieuse  et  des  droits  des  catholi- 
ques, ont  laissé  des  œuvres  littéraires,  dont  le 
succès  est  loin  d'être  épuisé. 

Quel  que  soit  leur  enthousiasme  pour  l'Eglise 
et  sa  mission  politique  et  sociale  dans  l'histoire, 
il  ne  viendra  à  l'idée  de  personne  d'en  faire  des 
maîtres  de  la  Contre-Révolution.  Ils  cherchèrent 
plutôt  à  la  christianiser.  Ce  fut  en  vain;  car,  pour 
devenir  chrétienne,  il  lui  faudrait  tout  d'abord 
cesser  d'être  ce  qu'elle  est,  c'est-à-dire,  la  Révo- 
lution, et  se  faire  autre  chose. 

Ils  n'avaient  pas  ménagé  les  reproches  aux 
disciples  de  de  Maistre  et  de  de  Bonald.  A  les 
entendre,  leurs  exagérations  étaient  la  cause  des 
haines  soulevées   contre  l'Eglise. 

Après  une  expérience  longue  d'un  quart  de  siè- 
cle, que  dire  de  leur  tactique?  Ont-ils  apaisé 
une   haine,   évité  une  persécution? 

Les  faits  répondent  d'eux-mêmes. 

* 

Mais  voilà  que  les  doctrines  de  Joseph  de 
Maistre  et  de  de  Bonald  n'ont  pas  attendu  la 
faillite  du  libéralisme  catholique  pour  s'affir- 
mer dans  des  conditions  que  rien  ne  faisait  pré- 
voir. Elles  nous  reviennent  plus  fortes  et  rajeu- 
nies par  des  maîtres  qui  n'étaient  pas  de  chez 
nous.  Déjà  l'incomparable  écrivain  que  fut  Bal- 
zac leur  avait  dû  quelques-unes  de  ses  inspira- 


-  268  - 

tions  les  plus  heureuses.  Avec  eux  et  par  eux. 
il  écrivit  en  prophète  du  passé  et  en  prophète  de 
l'avenir.  Il  eut,  pour  apprécier  les  événements 
du  passé,  une  sagacité  d'historien  rompu  aux 
meilleures  méthodes,  sans  avoir  jamais  fait  un 
travail  d'histoire.  L'avenir  lui  révéla  plusieurs 
de  ses  secrets.  Autant  que  nul  autre,  Balzac  eut 
la  fortune  de  penser  avant  ses  compatriotes. 
Ses  écrits,  auxquels  va  la  faveur  d'un  public 
nombreux,  font  dans  les  intelligences  une  œuvre 
puissante  de  Contre-Révolution.  J'ignore  s'il  faut 
leur  attribuer  des  conversions.  Ils  y  coopèrent 
néanmoins.  Leur  lecture  achemine  vers  la  véri- 
té. L'engouement  dont  ils  sont  l'objet  est  donc 
un   heureux   symptôme. 

Auguste  Comte  a  travaillé  à  la  Contre-Révo- 
lution. On  ne  s'en  doutait  guère  parmi  les  catho- 
liques, ses  contemporains.  Les  négations  radi- 
cales de  son  positivisme  les  effrayaient,  et  il  y 
avait  de  quoi.  Son  système  philosophique  est 
incompatible  avec  le  christianisme.  Mais  il  en 
va  tout  autrement  de  sa  méthode  appliquée  aux 
faits  que  l'histoire  ou  la  connaissance  du  présent 
livrent  aux  observateurs.  Comte  ne  travaillait 
pas  en  face  du  public,  comme  il  sied  à  un  homme 
de  lettres.  La  solitude  de  son  laboratoire  lui 
convenait  mieux.  Il  ne  se  préoccupait  pas  de  la 
multitude  dont  il  était  inconnu.  Quelques  dis- 
ciples et  collaborateurs  lui  suffisaient.  Avec 
eux,  cependant,  il  accumulait  des  pensées,  qui, 
tôt  ou  tard,  devaient  ravonner.   Les  hommes  de 


2159 


lettres  les  ont  prises,  afin  de  les  communiquer 

à  la    foule    des    lecteurs.    Ils    les  ont    populari- 
sées, 

L'Auguste  Comte  qu'ils  ont  servi  n'est  pas  le 
véritable,  paraît-il.  Ils  ont  modifié  su  doctrine  so- 
ciale et  politique  au  point  de  lui  attribuer  juste 
le  contraire  de  ce  qu'il  a  écrit  et  pensé.  M.  Léon 
de  Montesquiou  en  a  fourni  la  preuve  mani- 
feste dans  ses  brillantes  leçons  sur  Le  système 
politique  d'Auguste  Comte,  données  à  l'Institut 
d'Action  Française.  On  ne  peut  donner  ce  sys- 
tème comme  étant  catholique.  Ce  n'est,  du  res- 
te, pas  la  peine.  Le  catholicisme  n'a  pas  de 
système  politique  qui  lui  soit  propre.  Mahomet 
en  a  fait  entrer  un  dans  son  organisation  reli- 
gieuse. Au  temps  du  paganisme,  les  cultes  se 
confondaient  avec  la  politique.  Jésus-Christ  a 
rompu  avec  cette  coutume  abusive.  Vous  cher- 
cheriez vainement  dans  son  Evangile  de  quoi 
dresser  un  système  politique  et  social.  Il  ne  se 
désintéresse  pas  cependant  de  l'organisation  et 
de  la  conduite  de  la  cité  humaine.  Sa  morale 
domine  les  hommes  dans  leur  vie  publique,  com- 
me dans  leur  vie  privée.  Elle  a  les  caractères  du 
levain  de  la  parabole.  Un  système  politique  et 
social  n'a  qu'à  recevoir  ses  maximes  pour  deve- 
nir chrétien  sous  leur  action  mystérieuse  et 
toute-puissante.  Celui  que  Comte  propose  ne  ré- 
pugne à  aucune  des  transformations  qu'elle  est 
capable  d'opérer.  On  peut  même  dire  qu'il  la 
réclame.  Examiné  de  près,  il  ressemble  singuliè- 


—  270  — 

rement  au  système  traditionnel  professé  par  de 
Maistre  et  de  Bonald.  Son  auteur  n'a  guère  fait 
que  le  laïciser. 

Le  fondateur  du  positivisme  n'a  pas  poussé  la 
méthode  d'observation  aussi  loin  que  Le  Play. 
Ce  dernier  a  été  moins  préoccupé  que  lui  par  la 
la  constitution  politique  des  peuples.  Les  con- 
ditions qui  doivent  régir  les  relations  des  hom- 
mes entre  eux  et  avec  la  société  au  milieu  de 
laquelle  ils  vivent,  ont  été  de  sa  part  l'objet  de 
patientes  observations.  Il  a  vécu  parmi  les  peu- 
ples les  plus  divers.  Tous  lui  ont  fourni  des  élé- 
ments sur  lesquels  son  esprit  vigoureusement 
synthétique  a  pris  de  quoi  former  une  doctrine 
sociale.  Aucune  idée  préconçue  ne  le  guidait. 
Il  se  comporte  en  savant  impartial  qui  obéit 
au  désir  de  connaître  toute  la  vérité.  Sa  méthode 
d'observation  est  rigoureusement  scientifique. 
Les  conclusions  auxquelles  il  aboutit  méritent, 
à  cause  de  cela,  l'attention  respectueuse  de  toute 
intelligence  droite. 

Je  ne  vous  rappellerai  pas  ses  admirables  en- 
seignements sur  la  famille  et  sur  le  décalogue 
éternel,  Ses  doctrines  sont  celles  de  vos  hommes 
d'Etat  En  les  appliquant  à  la  nation,  ils  lui  ga- 
rantissent les  biens  les  plus  précieux  que  son 
gouvernement  est  capable  de  lui  procurer,  la 
prospérité  publique  et  la  paix  sociale. 

Le  Play  aboutit,  par  ses  recherches  scienti- 
fiques, aux  vérités  que  nos  maîtres  es  sciences 
sociales  puisaient  directement  dans  le  dépôt  de 


-  271  - 

notre  tradition  chrétienne.  Il  pense  el  il  parle 
comme  Blanc  de  Saint-Bonnet.  L'ami  le  plus 
intime  qu'il  eût  dans  ses  vieux  jours,  Emma- 
nuel de  Curzon,  lui  donna  tout  son  cœur,  après 
avoir  constaté  l'harmonie  parfaite  qui  existait 
entre  sa  doctrine  et  les  idées  qu'il  avait  lui-même 
reçues  par  son  éducation  familiale.  Ce  fut  le 
cas  d'un  disciple  qui  lui  voua  la  plus  affectueuse 
admiration,  M.  René  de  la  Tour  du  Pin.  Les 
siècles  d'éducation  qu'il  avait  dans  les  veines 
le  prédisposaient  à  comprendre  cette  méthode 
et  cet  enseignement.  Il  a  depuis  lors  travaillé 
dans  le  même  esprit.  Ceux  qui  ont  le  bonheur 
de  profiter  de  sa  longue  expérience  savent  en 
quelle  estime  il  tient  l'œuvre  de  Le  Play. 

Auguste  Comte  et  Le  Play  avaient  la  Révo- 
lution en  horreur.  Ce  dernier  a  caractérisé  les 
erreurs  au  nom  desquelles  on  l'a  faite,  d'un  mot 
qui  restera,  les  faux  dogmes  de  quatre- vingt  neuf. 
Le  public  ignora  longtemps  les  travaux  qu'ils 
poursuivaient  l'un  et  l'autre.  Les  résultats  de 
leurs  recherches,  du  moins  tels  qu'ils  les  for- 
mulaient, n'auraient  eu  pour  lui  aucun  intérêt. 
Mais  la  vérité  ne  pouvait  rester  prisonnière  dans 
leurs  laboratoires.  C'est  pourtant  ainsi  que  dé- 
butent la  plupart  des  enseignements  destinés  à 
avoir  sur  les  peuples  une  action  profonde  et 
durable.  Quelques  rares  génies  ont  la  mission 
de  les  penser  d'abord  pour  les  autres  et  long- 
temps avant  eux.  Quand  l'heure  est  venue,  d'au- 
tres ouvriers  de  l'intelligence  se  rencontrent  à 
leur  école.  Le  penseur  chez  eux  est  doublé  d'un 


272 


artiste.  Ils  possèdent  l'art  d'écrire.  Les  vérités 
fortes  et  nécessaires  sont  arrachées  par  eux  des 
récipients  scientifiques.  Ils  les  versent  toutes  vi- 
ves dans  les  œuvres  qui  forcent,  violemment  s'il 
le  faut,  l'attention  du  public.  C'est  ainsi  qu'elles 
sont  livrées  à  la  circulation.  De  Bonald,  de  Mais- 
tre,  Le  Play  et  Comte  ont  eu  cette  fortune. 

* 
*  * 

Ceux  d'entre  vous  qui  ont  trente  années  de 
lecture  gardent,  sans  aucun  doute,  le  souvenir 
de  l'impression  produite  par  le  premier  volu- 
me des  Origines  de  la  France  contemporaine. 
C'était  l'œuvre  d'un  maître.  On  le  connaissait 
depuis  longtemps.  Mais  rien  dans  ses  antécé- 
dents littéraires  ne  faisait  soupçonner  l'orien- 
tation d'esprit  que  ce  livre  manifestait.  Cette 
circonstance  augmentait  l'intérêt  d'un  sujet,  qui 
en  avait  tant  par  lui-même  et  auquel  le  talent 
de  l'auteur  en  ajoutait  beaucoup.  Taine  n'était 
ni  Monarchiste,  ni  Catholique.  Il  était  penseur 
indépendant  et  il  présentait  avec  art  toute  sa 
pensée.  Il  fit  donc  œuvre  de  philosophe  et  d'ar- 
tiste. Ces  œuvres  ne  s'excluent  pas,  elles  se  com- 
plètent. 

Les  Origines  de  la  France  contemporaine  ne 
sont  pas  le  fruit  de  quelques  mois  de  travail. 
C'est  l'œuvre  de  toute  une  vie  et  le  résultat 
d'observations  maintes  fois  renouvelées.  L'état 
d'esprit  dans  lequel  Taine  les  commença  s'est 
précisé  peu  à  peu.  Quand  l'heure  fut  venue  de 


273 


les  abandonner  au  public,  il  exprima  dans  les 
premières  lignes  de  sa  préface4  le  jugement  qui 
s'était  formé  lentement  chez  lui. 

«  En  1849,  ayant  vingt -et  un  ans,  j'étais  élec- 
teur et  fort  embarrassé;  car,  j'avais  à  nommer 
quinze  ou  vingt  députés,  et,  de  plus,  selon  l'usa- 
ge français,  je  devais,  non  seulement  choisir  des 
hommes,  mais  opter  entre  des  théories.  On  me 
proposait  d'être  royaliste  ou  républicain,  dé- 
mocrate ou  conservateur,  socialiste  ou  bonapar- 
tiste; je  n'étais  rien  de  tout  cela,  ni  même  rien 
du  tout,  et  parfois  j'enviais  tant  de  gens  con- 
vaincus qui  avaient  le  bonheur  d'être  quelque 
chose.  Après  avoir  écouté  les  diverses  doctri- 
nes, je  reconnus  qu'il  y  avait  sans  doute  une 
lacune  dans  mon  esprit.  Des  motifs  valables  pour 
d'autres  ne  l'étaient  pas  pour  moi;  je  ne  com- 
prenais pas  que,  en  politique,  on  pût  se  décider 
d'après  ses  préférences.  Des  gens  affirmatifs 
construisaient  une  constitution  comme  on  cons- 
truit une  maison,  d'après  le  plan  le  plus  beau, 
le  plus  neuf  et  le  plus  simple.  Chacun  construit 
à  faux  après  avoir  raisonné  à  vide.  C'est  que 
les  peuples  n'ont  pas  à  choisir  eux-mêmes  leurs 
constitutions.  Leurs  préférences  seraient  vaines. 
La  nature  et  l'histoire  ont  choisi  pour  eux.  La 
forme  sociale  et  politique  dans  laquelle  un  peu- 
ple peut  entrer  et  rester  n'est  pas  à  son  ar- 
bitraire, mais  déterminée  par  son  caractère  et 
son  passé.  Il  faut  que,  jusque  dans  ses  moin- 
dres traits,  elle  se  moule  sur  des  traits  vivants 
auxqjuels  on  l'applique;   sinon,   elle  crèvera  et 

Le  Catholicisme  libéral  18 


-  274  - 

tombera  en  morceaux.  »  Vous  croiriez  enten- 
dre de  Bonald. 

Après  avoir  consacré  un  volume  à  l'ancien 
régime  et  trois  à  la  Révolution,  Taine  aborda 
l'œuvre  de  Napoléon  Ier}  qui  a  consolidé  et  com- 
plété Tordre  social  révolutionnaire  dans  la  Fran- 
ce contemporaine.  Ecoutez  son  appréciation;  elle 
serait  ratifiée  par  de  Bonald  et  par  de  Maistre: 

«  A  force  de  vivre  dans  cette  forme  sociale, 
nous  nous  y  sommes  accoutumés;  elle  ne  nous 
étonne  plus;  si  artificielle  qu'elle  soit,  elle  nous 
paraît  naturelle;  nous  avons  peine  à  en  conce- 
voir une  autre,  plus  saine;  bien  pis,  nous  y  répu- 
gnons; car  une  telle  conception  nous  condui- 
rait vite  à  une  comparaison,  par  suite,  à  un 
jugement,  et  sur  beaucoup  de  points,  à  un  juge- 
ment défavorable,  à  une  désapprobation  moti- 
vée, non  seulement  de  nos  institutions,  mais 
aussi  de  nous-mêmes.  Appliquée  sur  nous  pen- 
dant trois  générations,  la  machine  de  l'an  VIII 
nous  a  façonnés,  en  bien  comme  en  mal,  à  de- 
meure; si,  depuis  un  siècle,  elle  nous  comprime, 
et  nous  avons  contracté  les  infirmités  qu'elle 
comporte,  arrêts  de  développement,  troubles  de 
la  sensibilité,  instabilité  de  l'équilibre  interne, 
travers  de  l'intelligence  et  de  la  volonté,  idées 
fixes  et  idées  fausses.  Ce  sont  nos  idées;  à  ce 
titre,  nous  y  tenons  et  elles  nous  tiennent  ». 

Voilà  les  fruits;  vous  n'avez  qu'à  juger  l'ar- 
bre. Prenez  le  dernier  volume  de  Taine,  allez 
au  chapitre  où  sont  examinés  les  défauts  et 
les  effets  du  système;  lisez  et  réfléchissez.  Re- 


-  275  - 

venez  alors  aux  volumes  qui  précèdent.  Laissez 
les  enseignements  qui  s'en  dégagent  se  grouper 
dans  leur  harmonie  naturelle.  L'élat  d'esprit  dé- 
veloppé en  vous  par  les  Origines  de  la  France 
contemporaine  vous  aura  conduit  à  de  Bonald 
et  à  de  Maistre. 

Taine  cherchait  la  vérité  pour  lui  et  pour  les 
autres.  S'il  éclaire  les  esprits,  il  ne  cherche  pas 
à  diriger  les  volontés  sur  l'action.  Ses  disciples 
et  ses  émules,  soit  dans  la  littérature  indépen- 
dante, soit  dans  l'enseignement  officiel,  n'ont 
généralement  pas  tiré  les  conséquences  prati- 
ques de  leurs  Œuvres.  Par  calcul  ou  par  goût, 
ils  ont  évité  de  paraître  hommes  d'action.  Ne 
nous  plaignons  pas  trop  de  cette  attitude  réser- 
vée. Il  est  bon  que  la  vérité  s'infiltre  lentement, 
comme  d'elle-même,  dans  les  âmes  qu'elle  illu- 
mine. Elle  fait  son  travail  bienfaisant;  rien  ne 
peut  l'en  empêcher.  Elle  ne  demande  que  du 
temps.  Ce  concours  lui  est  indispensable. 

Mais  il  en  est  qui  s'accommodent  mal  de  cette 
réserve.  Sa  tenue  scientifique  ne  leur  va  pas. 
Ce  sont  en  même  temps  que  des  penseurs  et  des 
écrivains,  des  hommes  d'action.  S'ils  s'adressent 
d'abord  à  l'intelligence,  c'est  pour  atteindre  avec 
plus  de  sûreté  et  de  force  la  volonté.  M.  Paul 
Bourget  et  M.  Maurice  Barrés  sont  au  premier 
rang  de  ces  écrivains  éducateurs.  Ils  vous  gui- 
dent sur  le  chemin  de  la  vérité  et  de  l'action. 
Ils  se  rattachent,  l'un  et  l'autre,  à  Taine  et  aux 
maîtres  de  la  Contre-Révolution  qui  l'ont  pré- 
cédé. Barrés  n'a  pas  encore  dit  son  dernier  mot. 


—  276  - 

Il  lui  reste  à  sonder  quelques-unes  des  plaies 
que  la  Révolution  a  faites  à  la  France,  avant 
d'affirmer  très  haut  une  doctrine  qui  est  latente 
dans  toute  son  œuvre.  En  attendant,  chacun 
de  ses  livres  concourt  à  l'éducation  Contre-Ré- 
volutionnaire du  public,  qui  sait  lire.  Il  dispose 
les  intelligences  et  les  cœurs,  en  créant  un  état 
d'esprit  favorable. 

Paul  Bourget  Ta  devancé;  c'était  bien  naturel. 
Le  voilà  depuis  plusieurs  années  en  pleine  vé- 
rité. L'esprit  de  de  Bonald  et  de  de  Maistre  vit 
dans  son  Œuvre.  De  tous  nos  écrivains,  il  est 
celui  qui  possède  le  mieux  notre  doctrine  tradi- 
tionnelle. Cette  doctrine  reçoit  de  son  travail 
et  de  son  expérience  un  développement  qui  ac- 
croît ses  chances  de  succès.  Trois  livres  de  lui 
surtout  demandent  à  être  lus:  h' Etape,  le  Di- 
vorce, YEmigré.  Il  y  met  à  nu  quelques-uns  des 
vices  constitutionnels  de  la  France  contempo- 
raine. On  trouve  sous  sa  plume  les  vérités  les 
plus  saines,  les  plus  fortes,  les  plus  opportunes. 
Symptôme  consolant,  les  œuvres  de  Paul  Bourget 
sont  très  lues  et  très  goûtées. 

Nous  avons  en  France  un  groupe  d'hommes 
de  lettres,  à  qui  les  succès  de  M.  Bourget  répu- 
gnent. Ils  étaient  jeunes,  il  y  a  quelques  années. 
On  eût  dit  alors  que  l'avenir  leur  appartenait. 
Plusieurs  trouvèrent  chez  nous  une  sympathie, 
qui  alla  jusqu'à  la  confiance.  Ils  excellaient  dans 
l'art  de  faire  à  l'étranger  l'opinion  sur  les  hom- 
mes et  les  choses  de  chez  nous.  Paul  Bourget 
n'a  pas  évolué  dans  le  sens  qui  était  le  leur.  C'est 


—  277  - 

une  faute  irrémissible,  une  erreur.  Ils  le  lui 
font  sentir.  Certaines  revues  ecclésiastiques,  qui 
courent  de  l'avant,  quelquefois  à  tort  et  à  tra- 
vers, gardent  un  écho  de  leurs  critiques.  Ce 
n'est  pas  trop  méchant;  jugez  plutôt. 

Après  avoir  fait  observer  que  la  théorie  aris- 
tocratique de  Paul  Bourget  se  précise  et  s'affirme 
dans  Y  Emigré,  M.  Ducrocq  ajoute:  «  Ce  n'est 
pas  pour  le  rendre  moins  déplaisant  à  ceux  qui 
ne  l'aimaient  pas.  Il  s'isole,  lui  aussi,  et  perd 
contact  avec  le  peuple  qui  lisait  ses  romans  et 
sur  qui  il  avait  une  action.  C'est  une  raison 
sérieuse  de  regretter  qu'il  se  soit  engagé  dans 
cette  voie.  Voilà  un  critique  bien  informé;  il 
a  découvert  que  Paul  Bourget  était,  par  sa 
littérature,  en  contact  avec  le  peuple,  que  le 
peuple  lisait  ses  romans! 

M.  Bourget  fait  de  la  Contre-Révolution;  il 
la  fait  vivante,  efficace.  C'est  ce  qu'on  ne  peut 
lui  pardonner.  Et  on  essaie  son  exécution  en  le 
traitant  de  réactionnaire.  II  l'est.  Sa  réaction 
est  celle  de  la  santé  contre  la  maladie,  de  la 
vie  contre  la  mort;  la  réaction  de  la  vérité  contre 
l'erreur,  qui  sévit  sur  les  peuples  comme  une 
épidémie.  «  Nous  sommes  des  cliniciens,  disait- 
il  un  jour;  notre  devoir  est  de  dire  aux  hommes 
le  mal  dont  ils  souffrent,  de  leur  en  signaler  les 
causes  et  de  leur  en  offrir  le  remède.  Nous 
n'avons  pas  le  droit  de  les  tromper  par  notre 
silence  ou  d'entretenir  leur  mal  par  des  com- 
plaisances coupables.  » 

Son   exemple   a  été   suivi.    Les   idées   qui   lui 


-  278  - 

sont  chères  sont  courantes  en  littérature.  Les 
évolutions  d'hommes  de  lettres,  pour  ne  pas 
dire  conversions,  commencent  par  devenir  nom- 
breuses. Toutes  ne  l'affirment  pas,  il  est  vrai, 
comme  celle  de  Léon  Daudet,  par  des  œuvres  de 
grande  valeur  et  par  des  attitudes  courageuses. 
Ce  n'est  pas  un  motif  de  les  contester  ou  de 
les  croire  inutiles.  Quiconque  prête  l'oreille  à  ce 
qui  se  dit  et  prend  la  peine  de  lire  les  œuvres 
symptomatiques,  sait  bien  que  la  vérité  fait  son 
chemin.  Les  livres  qui  l'affirment  trouvent  des 
lecteurs,  et  les  conférenciers  qui  le  proclament 
font  salle  comble.  Vous  n'avez  pas  oublié  le 
succès  de  Jules  Lemaître,  il  y  a  un  an,  lors- 
qu'il entreprit  de  déboulonner  la  statue  de  Rous- 
seau. Le  Panthéon  révolutionnaire  s'en  émut. 

J'arrive  à  un  écrivain  qui  est  dans  toute  la 
force  de  l'âge  et  la  maturité  de  son  talent.  Paul 
Bourget  le  traite  avec  égard.  Maurice  Barrés  et 
Léon  Daudet  voient  en  lui  un  maître.  Ceux  qui 
subissent  la  fascination  des  idées  traditionnelles, 
surtout  après  les  avoir  ignorées  ou  oubliées,  l'en- 
tourent comme  un  chef.  Il  est  très  sympathi- 
que. On  le  voit,  sans  préoccupation  mesquine, 
tout  entier  au  service  d'idées  vraies  et  de  sen- 
timents généreux.  Il  pouvait  légitimement  at- 
tendre tous  les  succès  littéraires.  La  renommée 
le  caressait  avec  complaisance.  Il  a  sacrifié  le 
succès,  la  renommée,  pour  le  rôle  modeste,  mais 
glorieux,  du  chevalier  de  la  plume.  La  vérité 
pour  laquelle  il  travaille  et  il  écrit  absorbe  tou- 
te sa  vie.   C'est  sa  meilleure  satisfaction.   Une 


-  279  - 

infirmité  sans  remède  la  lui  l'ail  apprécier  com- 
me elle  le  mérite.  Il  ne  peu!  guère  se  mêler  aux 
hommes  que  par  la  vie  des  idées.  Rien  d'autre 
ne  le  sollicite.  Sa  surdité,  en  l'isolant,  concentre 
toutes  ses  forces  sur  le  but  qu'il  poursuit.  Les 
objections  et  les  obstacles  n'existent  pas  pour 
lui. 

Charles  Maurras,  c'est  lui  dont  il  est  question, 
ne  se  laissa  pas  retenir  à  mi-route  par  les  na- 
tionalistes, ses  amis.  Sa  logique  impeccable  ne 
put  s'accommoder  de  cette  situation  fausse.  Il 
bondit  droit  au  nationalisme  intégral.  Son  en- 
quête sur  la  Monarchie  ne  laissa  aucun  doute. 
Les  hommes  qui  conservaient  avec  un  soin  reli- 
gieux l'idéal  social  et  politique  de  leurs  pères, 
ne  l'entendirent  pas  sans  surprise  émettre  leurs 
pensées  et  formuler  leurs  revendications.  Il  y 
eut  quelque  chose  d'autre  sous  la  plume  de 
Maurras.  La  doctrine  restait  la  même;  mais  son 
expression  recevait  une  jeunesse  à  laquelle  on 
ne  s'attendait  guère.  C'en  fut  assez  pour  faire 
ressortir  son  harmonie  avec  les  besoins  perma- 
nents de  la  société.  Elle  répondait  aux  néces- 
sités les  plus  impérieuses  de  l'heure  présente. 
Elle  était  actuelle. 

Maurras  eut,  dans  la  Gazette  de  France  et  dans 
V Action  française,  une  tribune.  Il  put  écrire, 
au  jour  le  jour,  avec  la  plus  entière  franchise, 
toute  sa  pensée.  Un  public  se  forma  pour  le  lire 
et  le  suivre.  Ses  qualités  littéraires  lui  conqui- 
rent les  intelligences.  On  subit  la  séduction  de 
sa  langue  claire  et  expressive,  de  sa  dialecti- 


-  280  - 

que  vigoureuse  et  souple,  de  son  esprit  d'une 
inépuisable  fécondité.  Il  a  fait  école.  Son  école 
est  devenue  un  foyer  d'action.  On  rencontre  au- 
près de  lui  des  croyants  pieux  et  des  hommes,  ne 
partageant  pas  une  foi  religieuse,  qu'ils  savent 
néanmoins  admirer  et  respecter  chez  les  au- 
tres. Cet  accord  de  catholiques  et  de  citoyens 
honnêtes,  demandé  avec  tant  d'instances  par  tous 
ceux  que  préoccupe  l'avenir  du  pays,  méritait 
un  accueil  sympathique.  Il  n'en  fut  rien.  Ceux- 
là  même  qui  passent  leur  temps  à  préparer  et 
à  seconder  les  compromissions  d'où  l'Eglise  est 
toujours  sortie  diminuée,  crièrent  au  scandale. 
Ce  n'est  pas  encore  fini. 

Les  catholiques  n'ont  rien  perdu,  rien  risqué 
dans  cette  marche  parallèle.  Maurras  vous  don- 
nera lui-même  les  raisons  de  cette  confiance 
réciproque.  Que  pense-t-il  de  l'Eglise  et  de  ses 
enseignements? 

«  Nous  vénérons  de  tout  notre  cœur  le  sym- 
bole catholique.  Quiconque  le  profère  est  qua- 
lifié par  nous  d'ami.  Nous  ne  pouvons  l'enten- 
dre sans  nous  rappeler  les  grands  jours  de  la 
civilisation,  une  forme  splendide  donnée  à  l'u- 
nivers et  la  puissante  discipline  donnée  aux 
âmes.  Rien  d'individualiste,  rien  de  libéral  là- 
dedans.  Les  plus  violentes  passions  du  catho- 
licisme, comme  la  charité,  sont  justement  nom- 
mées vertus,  à  cause  du  rythme  secret  qui  les 
mesure  et  les  défend  ainsi  de  déviation  ou  d'ex- 
cès. Le  mysticisme  catholique  est  ainsi  lui-mê- 
me régi,  policé,  soumis  à  des  lois.  L'Eglise  con- 


-  281  - 

trôlc  les  visions  et  les  extases  de  ses  héros  :  sa 
discipline  condescend  aux  dernières  moelles  de 
L'être.  Elle  forme,  proprement,  la  cité  de  l'or- 
dre, dont  tous  les  mouvements  peuvent  être  dils 
des  progrès.  »  Ecoutez  ceci:  «  Elle  est  une  so- 
ciété de  sociétés,  dans  laquelle  la  solitude  même 
se  hérisse  de  saintes  fortifications  tutélaires.  Je 
ne  sais  pas  d'enchantement  comparable  à  ce- 
lui de  la  considérer  en  moraliste,  en  politique, 
en  critique  et  en  historien.  (1)  »  C'est  bien  de 
l'Eglise  actuelle  qu'il  parle. 

Il  écrit  ailleurs:  c  II  faut  définir  les  lois  de 
la  conscience  pour  poser  la  question  des  rapports 
de  l'homme  et  de  la  société;  pour  la  résoudre 
il  faut  constituer  des  autorités  vivantes  char- 
gées d'interpréter  les  cas  conformément  aux  lois. 
Ces  deux  conditions  ne  se  trouvent  réunies  que 
dans  le  catholicisme.  Là  et  là  seulement  l'hom- 
me obtient  ses  garanties,  mais  la  société  con- 
serve les  siennes;  l'homme  n'ignore  pas  à  quel 
tribunal  ouvrir  son  cœur  sur  un  scrupule  ou 
se  plaindre  d'un  froissement,  et  la  société  trouve 
devant  elle  un  grand  corps,  une  société  com- 
plète avec  qui  régler  les  litiges  survenus  entre 
deux  juridictions,  semblablement  quoique  inéga- 
lement compétentes.  L'Eglise  incarne,  représente 
l'homme  intérieur  tout  entier;  l'unité  des  per- 
sonnes est  rassemblée  magiquement  dans  son 
unité  organique.  L'Etat,  un  lui  aussi,  peut  con- 
férer, traiter,  discuter  et  négocier  avec  elle  (2).  » 

1.  Le  DUemme  de  Marc  Sangnier,  29-21. 

2.  Ibid.,  XVIII-XIX. 


282 


Vous  ne  vous  étonnerez  pas  de  l'entendre  ré- 
clamer pour  l'Eglise  de  l'ordre  la  plus  entière 
liberté.  Elle  n'en  a  usé  et  elle  n'en  usera  jamais 
que  pour  le  grand  bien  de  la  société  et  de  l'huma- 
nité elle-même.  Il  ne  demandera  pas  à  un  autre 
qu'à  elle  les  conditions  de  cette  liberté.  Quand 
il  fallut  organiser  YInstitut  d'action  française, 
la  politique  chrétienne  eut  l'une  des  premières 
chaires.  C'est  Maurras  lui-même  qui  proposa 
son  titre  de  chaire  du  syllabus.  Il  devait  écrire 
sur  cet  acte  pontifical  un  article  que  peuvent 
lui  envier  les  apologistes  les  plus  en  renom.  De 
Maistre  ne  rougirait  pas  de  son  disciple.  Et  ce- 
pendant cette  admiration  pour  le  «  catholicisme 
historique,  qui  le  fait  se  tenir  devant  sa  vieille 
et  sainte  image  maternelle  les  mains  jointes, 
les  genoux  tout  à  fait  ployés  »,  ne  va  pas  jusqu'à 
l'acte  de  foi.  L'Eglise  ne  lui  apparaît  que  dehors. 
Mais  il  la  voit  telle  qu'elle  est  et  il  ne  ferme  les 
yeux  sur  aucun  de  ses  bienfaits,  sur  aucune  de 
ses  grandeurs. 

Sans  se  désintéresser  du  merveilleux  specta- 
cle que  l'Eglise  offre  à  ceux  qui  la  contemplent 
ainsi  dans  l'histoire  et  dans  le  présent,  le  catholi- 
que va  plus  loin.  L'Eglise  n'est  pas  seulement  à 
ses  yeux  un  fait  historique  et  social  de  la  plus 
grande  importance;  ce  fait  repose  lui-même  sur 
des  vérités  que  l'homme  est  tenu  de  croire. 

Le  Catholique  et  le  Positiviste,  tel  que  Maur- 
ras et  plusieurs  de  ses  amis,  peuvent-ils  colla- 
borer à  une  même  œuvre  historique,  littérai- 
re,  voire   même   politique?    Certainement.   J'en 


-  283  - 

ai  pour  preuve  le  fait   de  cette  collaboration. 

L'attitude  des  uns  et  des  autres  est  fort  bien  dé- 
finie par  Maurras  en  personne  : 

«  Les  doctrines  de  constatations  qui  recen- 
sent les  faits  et  dégagent  les  lois,  (c'est  tout  le 
travail  de  l'historien,  du  politique  ou  du  socio- 
logue) jefont  une  véritable  unité  mentale  (ou 
morale  entre  les  esprits  sensés.  Le  Positivisme 
est  une  doctrine  de  constatation.  La  pensée  po- 
litique d'un  Monarchiste  peut  être  «  chrétien- 
ne avant  tout.  »  Cela  veut  dire  que,  avant  toute 
autre  justification  de  la  Monarchie,  il  fera  va- 
loir la  volonté  et  les  desseins  de  Dieu  ou  parlera 
du  droit  divin  »,  sans  négliger  les  intérêts  de 
l'Eglise,  qui  sont  les  intérêts  même  de  Dieu  sur 
terre  ».  En  quoi  ce  Monarchiste,  persuadé  du 
droit  divin,  peut-il  être  gêné  d'entendre  dire  à 
tel  autre  Royaliste,  qui  ne  croit  pas  en  Dieu,  que 
le  droit  des  Rois  vient  de  la  nature  ou  de  l'his- 
toire? Il  lui  suffira  de  gémir  de  l'irréligion  de 
son  frère.  En  quoi  ce  dernier  Monarchiste,  ce 
Monarchiste  libertin,  peut-il  être  offusqué  de  voir 
un  ami  politique,  qui  croit  en  Dieu,  rattacher 
à  Dieu  l'institution,  la  loi  qu'il  nomme  natu- 
relle? L'un  dit  :  Voici  la  loi  de  la  nature...  L'au- 
tre :  Voici  la  loi  de  Celui  qui  a  fait  la  nature. 
Divisés  sur  l'origine  des  choses,  ils  conviennent 
du  texte  de  la  loi  qu'elles  ont  reçue  (1).  » 

Les  Catholiques  ne  perdent  rien  à  cette  coopé- 
ration. Les  auxiliaires  venus  à  eux  évitent  dans 

1.  Ibid.,  8. 


-  284  - 

leurs  écrits  et  dans  leurs  discours  tout  ce  qui 
décèlerait  la  moindre  arrière-pensée.  A  les  en- 
tendre, à  les  lire,  on  les  croirait  enfants  de  l'E- 
glise. Ils  n'en  sfont  pour  le  moment  que  les  ser- 
viteurs courageux  et  désintéressés.  Avec  leurs 
compagnons  de  travail  et  de  luttes,  ils  la  défen- 
dent pour  elle-même,  comme  un  élément  néces- 
saire de  l'ordre  dans  la  cité.  Ceux  qui  soutien- 
nent le  contraire  ne  les  connaissent  pas;  ils 
les  jugent  sans  les  lire. 

L'Action  française  n'a  pas  perdu  son  temps. 
Elle  a  quelques  années  à  peine;  et,  pour  m'en 
tenir  à  son  œuvre  littéraire,  elle  a  une  revue  bi- 
mensuelle, un  institut  dont  les  cours  sont  fré- 
quentés par  des  hommes  mûrs  et  des  étudiants 
inscrits  aux  diverses  facultés  de  la  capitale;  elle 
a  sa  littérature  et  une  maison  d'édition,  la  Nou- 
velle Librairie  nationale,  pour  la  centraliser.  Des 
groupes  se  constituent  dans  nos  villes  de  pro- 
vince. Surtout,  elle  fait  des  conquêtes.  Je  tiens 
à  vous  en  présenter  deux  :  M.  Pierre  Lasserre 
et  M.  Georges  Valois. 

Le  premier  soutint,  en  Sorbonne,  il  y  a  un 
an,  une  thèse  qui  mit  en  émoi  Y  Aima  mater.  Ce 
fut  une  de  ces  thèses  sensationnelles,  qui  brisent 
les  idées  et  les  formules  convenues  et  forcent 
l'attention  publique.  Les  revues  littéraires  et  les 
journaux  en  parlèrent.  La  librairie  du  Mercure 
de  France  la  publia,  ce  qui  est  encore  un  symp- 
tôme. Chose  étonnante,  ce  fut  un  succès  de  li- 
brairie. 

Pierre  Lasserre  a  choisi  pour  sujet  de  sa  thèse 


285 


le  Romantisme  français.  Il  cherche  le  Roman- 
tisme par  delà  la  jeune  littérature  de  1830,  «  l'une 
de  ses  manifestations  déjà  tardives,  la  plus  re- 
tentissante, il  est  vrai,  non  pas,  tant  s'en  faut, 
la  plus  riche  de  son  essence  profonde  (1)  ».  Le 
Romantisme  est,  pour  lui,  une  renaissance  géné- 
rale de  l'âme.  Il  sort  tout  entier  de  l'œuvre  de 
Rousseau.  Rousseau  est  le  Romantisme  intégral.  Il 
le  définit  l'«  affranchissement  des  règles  et  des  tra- 
ditions »,  «  la  spontanéité  absolue  dans  la  créa- 
lion  artistique,  l'artiste  se  mettant  en  présence 
de  lui-même  et  de  la  nature,  en  ignorant  qu'il 
y  ait  eu  un  art  et  des  hommes  avant  lui  ».  C'est, 
en  un  mot,  «  le  système  de  sentir,  de  penser  et 
d'agir  conformément  à  la  prétendue  nature  pri- 
mitive de  l'humanité  (2).  »  On  lui  doit  «  une 
esthétique  du  laid,  une  philosophie  de  l'obscur, 
une  morale  de  la  passion  et  une  politique  de 
l'instinct.  »  Ce  virus  a  reçu  de  Rousseau  ce  que 
l'auteur  appelle  «  sa  formation  organique  ».  De 
toute  sa  thèse,  la  partie  la  plus  curieuse  et  la 
plus  forte  est  celle  où  il  étudie  le  Romantisme 
dans  ses  rapports  avec  la  Révolution.  La  Ré- 
volution française  est  une  sorte  de  Messianisme 
romantique.  Michelet,  Victor  Hugo,  Lamartine, 
tous  les  grands  romantiques,  ont  coloré,  des  res- 
sentiments et  des  vœux  de  leur  âme,  cette  vaste 
hallucination,  suivant  leur  tour  propre  d'ima- 
gination, leur  mode  de  pathétique  et  d'em- 
phase (3). 

1.  Le  Romantisme  français,  p.  15. 

2.  Ibid.,  15-16. 

3.  Ibid.,  324. 


-  286  - 

Ce  Messianisme  leur  a  imposé  le  dénigrement 
systématique  de  toute  une  civilisation  passée  et 
l'idolâtrie  de  l'avenir.  «  Par  eux,  la  religion  du 
progrès  est  devenue  populaire  et  menace  de  rem- 
placer la  religion  du  Christ.  » 

La  soutenance  de  M.  Lasserre  a  été  un  mas- 
sacre d'idoles;  il  n'en  a  épargné  aucune.  Les 
idoles-pensées  sont  immolées  par  lui  au  bon  sens 
comme  les  idoles-écrivains.  Son  œuvre  n'est  pas 
toute  négative.  Il  sait  construire.  On  trouve  dans 
son  livre  l'affirmation  nette  et  habilement  il- 
lustrée des  vérités  politiques,  sociales  et  religieu- 
ses sur  lesquelles  reposait  l'édifice  de  la  France 
chrétienne,  ruiné  par  la  Révolution.  C'est,  sous 
une  autre  forme,  du  de  Bonald  et  du  de  Maistre. 

Après  un  tel  acte,  M.  Lasserre  ne  pouvait  que 
difficilement  occuper  un  poste  dans  l'Université. 
Il  ne  lui  continuera  plus  ses  services.  Il  ensei- 
gnera toujours,  mais  dans  un  autre  milieu.  Les 
étudiants  de  Y  Institut  d'Action  française  suivent, 
avec  une  curiosité  légitime,  ses  cours  sur  La 
doctrine  officielle  de  l'Université.  Voici  le  som- 
maire de  son  enseignement  : 

LA   DOCTRINE  OFFICIELLE   DE   L'UNIVERSITÉ 
CRITIQUE  DU    HAUT  ENSEIGNEMENT 

SOMMAIRE. 

Introduction.  —  Il  existe  une  doctrine  officielle  de  la  haute 
Université,  gouvernant  l'ensemble  des  sciences  commu- 
nément appelées  morales,  c'est-à-dire  la  Philosophie,  la  Po- 
litique, l'Histoire  et  l'étude  de  la  Littérature.  Définition 
générale  de  cette  doctrine  ou  philosophie  de  l'Université. 


287 


La  Doctrine  officielle  m  "Politique,  —  ï.  La  bocîo1<  gie  oniver 

sitaire.   —    II.    Le   socialisme    universitaire.   —    III.   L'apO 
logétique  démocratique  dans  l'Université. 

La  Doctrine  officielle  en  Histoire.  —  Conception  univ 
taire    de    la    méthode    historique.    Les    formes    «  scienti- 
fiques »    du   messianisme   révolutionnaire. 

La  Doctrine  officielle  appliquée  à  V étude  des  Littératures 
et  des  Œuvres  d'Art.  —  Conception  universitaire  de  la 
critique.  Fins  assignées  par  l'Université  à  la  culture  lit- 
téraire et  esthétique  de  l'esprit. 


On  dit  que  M.  Lasserre  n'est  pas  croyant.  Je 
l'ignore,  mais  un  critique  aura  de  la  peine  à 
trouver  dans  son  volume  de  quoi  le  taxer  d'in- 
croyance. Il  n'en  est  pas  de  même  de  M.  Georges 
Valois.  Avec  lui  le  doute  est  impossible.  Son 
livre,  L'homme  qui  vient,  se  termine  par  cette 
prière  : 

«  Seigneur,  vous  êtes  le  Fils  de  Dieu,  je  viens 
à  Vous  avec  toute  ma  raison  et  toute  ma  science, 
comme  une  humble  offrande,  des  ténèbres  où 
j'ai  cherché  la  trace  de  vos  pas.  Je  remets  ma 
force  entre  vos  mains,  parce  qu'elle  me  vient  de 
Votre  Père,  et  parce  que  je  sais  qu'il  n'y  a 
point  de  salut  hors  de  Votre  loi  et  de  Votre 
amour. 

»  Seigneur,  j'ai  cru  que  vous  étiez  venu  pour 
les  hommes  d'un  autre  âge  et  que  vous  aviez 
quitté  notre  monde.  L'homme  dans  le  clair  ma- 
tin se  lève  avec  l'espérance  de  la  vie,  «  il  se 
ceint  lui-même  et  s'en  va  où  il  veut  aller  »  ; 
mais  lorsque  vient  le  soir  ou  le  jour  des  dou- 
leurs, sombre  comme  la  nuit,  «  il  étend  les 
mains  »,  regarde  le  ciel  avec  lassitude  et  le  dé- 


288 


sespoir  dans  les  yeux.  Alors  vous  venez  vers  lui, 
les  mains  étendues,  et  vous  lui  dites,  avec  Votre 
douceur  et  Votre  amour  impitoyables  :  «  Crois 
et  espère!  et  travaille!  Car  c'est  la  volonté  de 
mon  Père.  Et  tu  sais  bien  que  mon  Père  et 
moi  nous  t'aimons  ».  Ainsi  parle  le  Père  à  ses 
enfants.  Et  l'homme  sent  renaître  son  courage  et 
sa  force,  et  il  rentre  dans  sa  maison,  auprès  de 
sa  femme  et  de  ses  petits,  avec  la  paix  et  l'espoir 
dans  son  cœur... 

»  Seigneur,  celui  qui  Vous  a  trouvé  écrit  : 
«  Joie,  joie,  pleurs  et  joie  »,  car  Vous  nous  don- 
nez l'équilibre,  la  paix,  la  lumière  et  l'amour. 
Vous  nous  libérez  de  l'antique  esclavage.  Le  fort 
et  le  faible  se  rencontrent  à  vos  pieds,  et,  lors- 
qu'ils se  relèvent  marqués  de  Votre  sang,  ils 
se  connaissent  tous  deux  »  non  pas  comme  un 
maître  et  un  esclave,  mais  comme  deux  hommes 
indispensables  l'un  à  l'autre,  tous  deux,  faibles 
créatures  devant  Vous,  et  tous  deux  serviteurs  de 
Dieu, 

Ave  Crux,  Spes  unica  ». 

Georges  Valois  est  un  père  de  famille,  très 
lié  par  ses  fonctions  à  l'existence  des  syndicats 
réunis  dans  la  confédération  générale  du  travail. 
Il  appartient  à  cette  génération  qui  s'inclina  de- 
vant le  prestige  ^des  «  maîtres  de  la  petite  scien- 
ce »,  des  Primaires.  Avec  eux,  comme  beaucoup 
d'autres,  il  pataugea  dans  le  «  marécage  démo- 
cratique et  humanitaire  ».  Il  fut  athée  et  collec- 
tiviste. Le  bonheur  inamissible  lui  apparaissait 


—  289  — 

au  terme  de  L'évolutiof  humaine  el  sociale. 
Nietzsche  l'arracha  à  son  rêve.  IL  n'en  resta 
point  là.  De  lectures  en  lectures,  do  méditations 
en  méditations,  il  constata  quelques  nécessités 
auxquelles  les  hommes  ne  peuvent  se  soustrai- 
re. Ce  fut  un  retour  réfléchi  et  scientifique  à  la 
tradition,  aux  enseignements  de  de  Maistre  et  de 
de  Bonald.  Les  vérités  qui  se  sont  imposées  à 
son  intelligence  durant  les  étapes  de  cette  mar- 
che à  reculons,  lui  ont  fourni  la  matière  d'un 
beau  livre,  que  l'Académie  française  a  couronné. 
L'homme  qui  vient,  tel  en  est  le  titre.  L'explica- 
tion qu'en  donne  l'auteur,  est  à  lire  :  «  Mais 
pourquoi,  dira-ton-,  tant  d'efforts  pour  arriver  à 
suivre  une  loi  que  suivaient  nos  pères,  et  à  pra- 
tiquer une  sagesse  qui  était  celle  des  plus  simples 
parmi  nos/ancêtres?  —  Oui,  mais  il  y  a  quelque 
chose  de  changé;  la  solidité  de  cet  édifice  moral 
est  accrue.  Notre  père,  U  homme  qui  a  vécu,  agis- 
sait par  tradition;  et  sa  foi,  son  acceptation  de  la 
loi  du  travail,  son  respect  de  l'autorité  pouvaient 
être  entamés,  même  détruits  par  des  sophismes; 
notre  enfant,  U  homme  qui  vient,  agira  de  même, 
mais  sans  craindre  aucune  attaque  de  la  demi- 
raison,  car  il  aura  détruit,  avec  sa  raison,  tous  les 
obstacles  que  la  demi-raison  avait  dressés  devant 
notre  foi;  conscient,  il  ne  pourra  être  détourné, 
par  aucune  tentative  de  la  fausse  science,  de  la 
voie  de  son  salut.  » 

Je  tiens  d'un  converti  cette  parole  inoubliable  : 
«  L'Eglise  a  besoin  de  défenseurs  ayant  passé 
par  l'incroyance  ».  Ils  peuvent  écrire  et  parler 

Le  Catholicisme  libéral  19 


290 


des  préjugés  qui  lui  aliènent  les  hommes  en 
connaissance  de  causes.  Ayant  eu  la  mentalité 
qui  les  tient  éloignés  d'elle,  ils  savent  les  idées 
capables  de  les  éclairer  et  la  langue  qui  a  chance 
d'être  entendue.  Les  raisons  de  notre  foi  qu'ils 
présentent  ont  l'immense  avantage  d'avoir  été 
d'abord  vécues  par  eux. 

Parmi  les  écrivains  dont  je  vous  ai  entretenus, 
il  en  est  qui  cheminent  encore  sur  les  routes  me- 
nant de  l'incroyance  à  Dieu.  Leur  sincérité  per- 
sonnelle et  l'admiration  qu'ils  vouent  à  l'Eglise 
et  à  ses  œuvres,  sont  des  titres  nouveaux  à  une 
sympathie,  qu'ils  méritent  déjà  par  leur  talent 
littéraire.  L'accueil  fait  par  nous  à  leurs  ser- 
vices désintéressés  est  le  meilleur  moyen  de  rap- 
procher le  terme  d'une  évolution,  dont  ils  seront 
les  premiers  à  se  réjouir. 


TABLE   DES    MATIERES 


AVANT-IMKMMtS 


PREMIÈRE  LEÇON, 

LES     OKK.IM  S. 

Sommaire  :  Regard  en  arrière.  Lettre  du  Cardinal  Pitra. 
A  la  recherche  de  l'union.  Programme  du  cours.  In- 
fluence du  caractère  sur  les  idées  libérales.  Le  catholi- 
cisme libéral  est  une  erreur.  Ses  origines.  Le  fait  révo-  \, 
talion n aire"  La  restauration.  Caractère  irréligieux  clu  X. 
Libéralisme.  Lamennais.  Première  manifestation  du 
Catholicisme  libéral 7 

DEUXIÈME  LEÇON. 

LA    PREMIÈRE    CONDAMNATION. 

Sommaire  :  La  chute  de  Charles  X.  L'attitude  de  Lamen- 
nais. Dieu  et  liberté.  Les  disciples  de  Lamennais.  Leur 
organisation.  Entrée  en  scène.  Lamennais  et  les  Libé- 
raux. Une  évolution  de  l'Eglise.  Séparation  de  l'Eglise 
et  de  l'Etat  La  condamnation 40 

TROISIÈME  LEÇON. 

AUTOUR    DE   1848. 

Sommaire  :  Une  renaissance  chrétienne.  L'union  reli- 
gieuse. Le  parti  catholique.  L'apparition  de  la  Démo- 
cratie. Les  socialistes  Le  ralliement  à  la  République. 
Les  abbés  démocrates.  L'Ère  nouvelle 64 

QUATRIÈME  LEÇON. 

DEUXIÈME   CONDAMNATION    DU    CATHOLICISME   LIBÉRAL. 

Sommaire  :  La  révolution  romaine.  Après  les  événements 
de  juin.  La  liberté  d'enseignement.  Monseigneur  Dupan- 
loup.  Les  ultramontains.  Veuillot.  Autour  d'un  journal. 
L'école  du  Correspondant.  Montalembert.  Les  succès  lit- 
téraires du  Catholicisme  libéral.  Système  des  conces- 
sions. Condamnation  par  le  Syllabus 88 

CINQUIÈME  LEÇON. 

LE    CONCILE    DU  VATICAN. 

Sommaire  :  Libéraux  et  ultramontains.  L'amour  du  Pape. 
Libéralisme  international.  Préparation  au  Concile.  L'in- 
faillibilité pontificale.  Partisans  de  la  définition.  Ses 
adversaires.  Les  débuts  du  Concile.  L'opposition.  La 
définition  de  l'Infaillibilité H5 


K 


—  292  — 

SIXIEME  LEÇON. 

l'échec  de  la  restauration  monarchique. 

Sommaire  :  Les  chances  dune  restauration.  Légitimistes 
et  Orléanistes.  Les  Catholiques  libéraux.  La  question 
du  drapeau.  La  lettre  de  Salzbourg.  Sagesse  d'Henri  V. 
Conduite  de  Pie  IX  à  Rome.  Les  élections  et  les  catho- 
lique» romains •     .     142 

SEPTIÈME   LEÇON. 

LA  POLITIQUE    CONSTITUTIONNELLE. 

Sommaire  :  Pie  IX  et  le  Libéralisme  français.  Faillite  du 
pouvoir  personnel.  Les  chances  du  Libéralisme.  Renais- 
sance religieuse.  L'œuvre  des  cercles.  René  de  la  Tour 
du  Pin.  L'action  électorale.  L'erreur  de  la  souveraineté 
du  peuple 174 

HUITIÈME  LEÇON. 

LE   RALLIEMENT. 

Sommaire  ;  Ultramontains  et  Libéraux.  L'avènement  de 
Léon  XIII.  L' Anticléricalisme  politique.  Les  pièges  du 
Libéralisme.  L'Esprit  nouveau.  Le  rôle  de  la  Presse  .     .     197 

NEUVIÈME  LEÇON. 

CONSÉQUENCES    DU    RALLIEMENT. 

Sommaire  :  La  Pacification  religieuse  et  ses  conséquences. 
Catholiques  de  droite  et  Catholique  de  gauche.  Les  mo- 
dernistes. Les   Sillonistes.    Catholiques   électoraux.    La 
Loi  de  Séparation.  Le  gouvernement  de  Pie  X.      .     .     .     216 

DIXIÈME  LEÇON. 

LA  RÉACTION   CONTRE   LE  CATHOLICISME   LIRÉRAL. 

Sommaire  :  Les  erreurs  modernes  et  le  milieu  politique. 
La  réaction  nécessaire  dans  l'Eglise.  L'attitude  du  Saint- 
Siège.  La  tradition  catholique.  L'intransigeance  sage. 
Nécessité  d'une;  doctrine  politique 239 

APPENDICE 

LA  CONTRE-RÉVOLUTION  DANS  LA  LITTÉRATURE 257 


Imp.  Desclée,  De  Brouwer  et  Cie,   Lille.  —  8.516 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 
Echéance 


The  Library 
Univers! ty  of  Ottawa 
Date  Due 


^ssiraS 


17  MARS  Vi'JJ' 
*  16MARS1^J 


ifQJ 


& 


mzi'B 


*2? 


0  2  MARS  199k 


NOV  0  7  ippfl 

m  1  N°VI 


4f»(Q 


a39003     002000320b 
B    X         13    9    6    •    Z        VV~«    d  i     y    i    *^ 

B    E    S    S    E    ^  JEPN  PIPRTZPL  LE 

CPTHOLXCXSntE         LIBERAL 


SX 


*  J  I  AL  L 

CATMOLIGISHE  LIRE PAL 


1464" 


\  "\   "î    " 


UJ 


tt 

— ^1 

r- 

— J 

CO 

T~ 

m- 

:       (M 

T~ 

:         t- 

1 

i    0 

— + 

1 

N 

1 

Ê       T~ 



1 — °> 

"= 

E — 00 



^— 

co- 



Z 

LLLUII 



9 

nu  un 



— 

CM- 



■^HfflR^^^^^flH^Hi 

= — in 

-= 

I^^^h^OH^^^H 

1 — * 
1 — °° 

to  

t-- — 

1 — 

I — CM 

E 

<-» 

> 

™_ 

cvj   -==- 

~—    f11 

CO 

E  E 

^^ 

^  -= 

2 


FIBER-GL\SS 


3 


60  in  /j. 


5 


6 


17