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LE CATHOLICISME LIBERAL
LA TRADITION RELIGIEUSE ET NATIONALE
LE CATHOLICISME
LIBÉRAL
PAU
DOM BESSE
Moine Bénédictin de Ligugé
Bfo teâ
U|Up||ï
Association Saint-Rémy, à Mont-Notre-Dame (Aisne)
Société Saint-Augustin, Deselée, De Brouwer et Cie, EdiJ^urs^^
52, rue de la Montagn^JfiffiïJjLES
Piazza Grazioli (?aXÉ6^n)V&WQ]
41, rue du Metz, LILLE (Nord)
30, rue Saint- Sulpice, PARIS
B1BUOTHECA
Licentia Superiorum
IMPRIMI POTEST :
Chevetogne, 30 Martii 1911.
t Leopoldus Gang ain,
abbas Scti Martini de Locogiaco
Licentia Or dinar ii
N1HIL OBSTAT :
lnsulis,die 2 Aprilis 1911.
Dr H. Quilliet, s. th. d.
librorum censor.
IMPRIMATUR :
Cameraci, die 3 Aprilis 1911.
A. Massart, vie. gen.
pontificiœ Do mua Antides.
AVANT-PROPOS
Ce volume fait suite à Eglise et Monarchie. Il
renferme des conférences données à Y Institut
d'Action Française au printemps de l'année 1910.
Le lecteur n'y trouvera point une histoire du
Catholicisme libéral. Ceux pour lesquels il a
été composé demandaient à l'auteur un exposé
des faits et des doctrines, pouvant les éclairer
dans la possession ou la recherche de la vérité
politique.
Cet enseignement conserve sa physionomie.
On a écarté avec un soin voulu tout appareil
scientifique. Quelques-uns s'en plaindront vrai-
semblablement. Leurs critiques ne troubleront
en rien l'auteur. Il a fait tout ce qui dépendait de
lui pour se documenter sur les hommes et sur
leurs œuvres. Au public de déclarer s'il a ou
non réussi.
Libéraux et Ultramontains le déclareront sans
doute exagéré. Ce sera la forme littéraire de leur
mécontentement. C'est chose prévue. Il s'est fait
une obligation de dire la vérité, sans égard pour
les écoles ou les hommes. On reconnaîtra qu'il
s'est efforcé de situer, aussi exactement que pos-
sible, dans leur milieu intellectuel et moral les
individus, leurs écrits et leurs actions. La jus-
6 -
tice lui en faisait un devoir ainsi que la vérité. Il
est facile, dans ces conditions, de faire la part
des événements. Leur influence sur le dévelop-
pement des idées et les phénomènes de la vie pu-
blique est trop grande et trop décisive pour
qu'on puisse la négliger.
Cette méthode a un autre avantage : elle dis-
pose les esprits à mieux profiter des leçons que
l'histoire leur présente. Ils contractent ainsi une
habitude qui les met à même d'utiliser au ser-
vice d'une doctrine et d'un droit les circonstances
au milieu desquelles leur action s'exerce. Ils ap-
prennent à discerner, à travers la complexité des
faits quotidiens, les lignes directrices qui, en sui-
vant malgré tout leur cours, assurent l'unité de
la vie nationale.
Abbaye de Saint-Martin de Ligugé, à Cheve-
togne (Belgique), le 2 avril 1911.
LE CATHOLICISME LIBÉRAL
x
PREMIERE LEÇON
Les Origines
Sommaire : Regard en arrière. Lettre du Cardinal Pitra. A la
recherche de l'union. Programme du cours. Influence du
caractère sur les idées libérales. Le Catholicisme libé-
ral est une erreur. Ses origines. Le fait révolutionnaire.
La restauration. Caractère irréligieux du Libéralisme. La-
mennais. Première manifestation du Catholicisme libéral.
Mesdames, Messieurs,
Voilà trente ans que la persécution sévit con-
tre les Catholiques français. L'attitude qu'ils
adoptèrent à l'origine et celle qu'ils ont depuis
observée causent une certaine surprise. C'est l'at-
titude de gens résignés d'avance à la défaite.
La loi sur la neutralité scolaire et l'application
aux Ordres religieux de prétendues lois existantes
provoquèrent l'indignation. On s'attendait à une
résistance effective. Elle eût été possible alors.
Pourquoi n'eut-elle point lieu?
Les sages empêchèrent de passer des arti-
cles et des discours enflammés aux actes, qui
seuls comptent. Ils se bornèrent à protester. Mais
ces protestations et les concessions dont elles fu-
rent le prélude étaient loin de répondre aux be-
8
soins du moment et aux aspirations des hommes
courageux. Ceux-ci formaient cependant une mi-
norité imposante. Ils exerçaient de l'influence
et ils avaient des ressources.
Ceux qui réussissent à démêler les intrigues
et les sentiments, qui règlent la conduite des
groupes soit politiques soit religieux, discernent
vite chez les chefs de l'action catholique deux
courants contraires. Leurs divisions étaient alors
profondes. Nous sortions à peine des luttes pé-
nibles où les Catholiques libéraux et les Catho-
liques ultramontains s'étaient longtemps trou-
vés aux prises les uns avec les autres. Ils se
disputaient encore l'influence ecclésiastique. Vers
l'année 1880, tout le monde pouvait s'en aper-
cevoir, les tendances libérales prévalurent. Les
ultramontains ne se firent aucune illusion. Ils
les dénoncèrent comme la cause principale de
l'affaiblissement des énergies chrétiennes.
Quelques années plus tard, ils lurent avec une
vive satisfaction et une reconnaissance émue la
lettre du cardinal Pitra à un prêtre hollandais,
l'abbé Brower, qui eut dans le monde un reten-
tissement considérable. Elle donnait une formu-
le autorisée à leurs pensées intimes. Vous me
permettrez d'en citer quelques passages, au dé-
but de ces cours sur l'histoire du Catholicisme
libéral.
«... J'avais pu, de 1830 à 1840, mesurer degré
par degré une sorte d'ascension catholique com-
parable à la marée de votre Océan. Pour ne citer
g
qu'un point, Solcsmes voyait durant (les mois
entiers se succéder sous ses cloîtres les célébrités
catholiques, Montalembert, Louis Yen il lot, La-
cordaire, de Falloux, Charles Sainte-Foi, une fou-
le d'autres, tous clans un parfait accord, et jus-
qu'à l'enthousiasme. Il en sortit Sainte Elisabeth,
les Frères Prêcheurs, Saint Pie V, la Mystique de
Gœrres, les Institutions liturgiques^ les premières
brochures sur la liberté d'enseignement. L'élan
rayonnait au loin et grandissait à distance. Je
le constatai, de 1845 à 1855, par de nombreux
voyages; et jusque dans votre chère et froide
Néerlande, je retrouvais ce rayonnement uni-
versel et vraiment électrique.
» Il semble que ce siècle, condamné à F avor-
teraient aurait pu être privilégié : Dieu lui a
prodigué ses dons à pleines mains. Il lui a donné
des génies incontestés, des écrivains maîtres, des
orateurs antiques, des polémistes sans égaux, des
savants hors ligne. Même nos poètes pouvaient
monter aussi haut qu'ils sont tombés bas. Et
comme couronnement des dons divins, ce siè-
cle, plus que d'autres, présente jusqu'à nos jours
une suite non interrompue de grands Papes.
» Dites-moi, dites-moi, vaillant et clairvoyant
abbé, ce qu'on pouvait rêver, ce qu'on devait
espérer, ce qui serait, si toutes les forces catho-
liques avaient convergé constamment vers Ro-
me, si tous ces princes de l'éloquence, de la
presse, de la polémique, de la science, avaient
marché partout à notre tête, si tous les enthou-
siasmes s'étaient enflammés avec l'héroïsme des
- 10 -
zouaves du Pape-Roi, si toutes les grandes voix
catholiques s'étaient unies pendant trente-qua-
tre ans à « la voix majestueuse de Pie IX », si
cet incomparable concert avait duré jusqu'au
concile du Vatican : votre vœu, mon rêve était
accompli. Non pas chaque pays, comme vous le
disiez à Malines, mais le monde catholique tout
entier eût été et serait peut-être encore « une
coupole, une nef, un autel de Saint-Pierre, où
la voix pontificale trouverait partout des échos
vivants et fidèles. »
» Hélas! où en sommes-nous? et qui osera
compter les défaillances, les missions trahies,
les plus belles vocations avortées? L'un, destiné à
être le chef, meurt après vingt ans d'apostasie;
un autre veiît mourir en libéral impénitent; un
autre est mort, peut-être l'imagination hantée
par l'idole du Vatican; celui-ci n'emporte du
séminaire que des blasphèmes bibliques ; celui-là
sort du cloître par la porte de Luther; un apô-
tre de la Pacification, même après sa mort, sè-
me dans nos rangs la discorde. Enfin, Pie IX
abandonné est mort prisonnier; et, au sommet
de Rome, ce qu'on nomme encore Y Autel du
ciel, Ara cœli, s'efface devant un trophée du
paganisme galvanisé.
» Serait-ce, Monsieur l'abbé, que Dieu se joue
de nos rêves, et qu'il n'a que faire de nos com-
binaisons humaines? Serait-ce qu'à toute épo-
que son Eglise est divine par la seule force de
Dieu, sans aucun appui mondain, et en dépit de
nos trahisons et de nos défaillances? Serait-ce
- 11 -
qu'à chacun des vingt siècles recommence la
démonstration de cette mission divine par l'im-
possible et l'absurde, comme disait déjà Tertul-
lien? Serait-ce que même noire triste époque ne
tombera pas dans sa fosse séculaire sans qu'un
réveil soudain, un chant de résurrection, comme
celui que vous entendiez à Rome, une aurore
inattendue se lève sur la tombe du siècle de
Pie IX?... »
Il est évident, pour qui sait lire un texte, que
le cardinal Pitra accuse les Libéraux de l'échec
subi par l'Eglise en France. Les contemporains
ne s'y méprirent point. Un demi siècle s'est
écoulé depuis lors. Les épreuves des Catholi-
ques se sont aggravées. Nous voilà réduits à une
situation qu'il est inutile de dépeindre; nous
sommes des vaincus. Si l'auteur de la lettre
que je viens de lire était là pour porter un juge-
ment, il n'aurait qu'à répéter mot à mot ce
qu'il écrivit en 1885.
Des besoins d'union sincère tourmentent les
Catholiques français. Ce n'est pas d'aujourd'hui.
Les Souverains Pontifes leur adressent à ce su-
jet de pressantes exhortations. Pie X n'a guère
qu'à répéter les discours de Léon XIII et de
Pie IX.
L'union autour des évêques pour l'action reli-
gieuse est relativement facile. Mais elle ne suffit
pas. Les Catholiques n'ont pas le droit de négli-
ger les intérêts de la patrie. Ils ne peuvent les
servir que par l'action publique. Là encore, l'u-
12
nion est indispensable. Comment pourraient-ils.
sans cela, tenter l'application à Tordre politi-
que et social de la doctrine et de la morale chré-
tiennes? Ils doivent donc travailler à s'unir en
vue d'une action publique. Le salut religieux
de la France est à ce prix.
Les essais d'union se sont multipliés depuis
un quart de siècle. Je me plais à rendre hom-
mage aux Catholiques qui en ont pris l'initia-
tive. La droiture de leurs intentions est hors de
cause. Et ils n'ont guère ménagé leurs peines.
Leurs efforts cependant ont échoué. Faut-il pour
ce motif perdre courage? Evidemment non.
Que conclure de ces échecs?
Ma réponse à cette question sera facile : on
a cherché à s'unir dans une mauvaise direction.
Ce qui revient à dire: on s'y est mal pris.
Ne croyez-vous pas qu'il y aurait lieu de re-
chercher les circonstances dans lesquelles nos
divisions se sont produites et les méthodes que
Ton a suivies pour les faire disparaître ou, tout
au moins, pour atténuer leurs conséquences?
Nous arrivons ainsi à nous poser en face d'un
certain nombre de faits incontestables. Il ne res-
tera qu'à les soumettre à une observation loya-
le et patiente. Les causes réelles de nos divisions
ressortent avec évidence. On voit en même temps
les remèdes qu'il convient d'y appliquer. C'est
dans ce but que j'ai choisi cette année, pour
objet de mes leçons, l'histoire du Catholicisme
libéral.
13
Celle histoire commence avec la Restauration,
Elle embrasse toul L'ensemble de noire mouve-
ment religieux depuis celle époque. Ce n'est ni
remonter trop haut ni s'étendre trop loin, vous
le verrez. Il nous faudra, chemin Taisant, dépouil-
ler les principaux actes du Saint-Siège et une
partie considérable de la production littéraire,
politique et sociale chez les Catholiques.
Un double courant se manifeste au premier
examen : les uns réagissent de toutes leurs for-
ces contre la révolution, ses doctrines et ses œu-
vres; les autres cherchent à s'en accommoder.
Il en est ainsi depuis le commencement. On re-
marque dans chaque courant des orateurs, des
écrivains et des hommes d'action. Beaucoup se
distinguent par leur valeur intellectuelle et mo-
rale.
Les esprits indécis, dont la multitude se com-
pose, se tiennent entre ces deux courants. C'est,
du moins, ce qu'ils prétendent faire. Mais, en
règle générale, leur instinct pacifique les pousse
au point où l'effort sera moindre. Presque tou-
jours, ils deviennent, par tactique ou par com-
plaisance, les auxiliaires des Libéraux.
Le Saint-Siège est tenu à une certaine réser-
ve, devant ces divergences entre Catholiques se
faisant honneur d'un dévouement égal. Mais il
ne se résigne pas à une abstention prudente. À
Rome, on agit et on parle. En dehors des actes
et des documents officiels, il y a des mesures
et des paroles, qu'il est nécessaire de prendre à
la romaine. On y découvre aisément et malgré
14
des apparences contraires un état d'esprit uni-
que. C'est celui-là même qui a son expression au-
thentique dans la littérature officielle des Sou-
verains Pontifes. Il est déterminé par l'idée qu'on
s'est faite au Vatican de la Révolution française.
On eut à Rome dès les premières années un ju-
gement motivé sur ce fait, sur son mobile, sur
ses résultats et sur ses auteurs. Il ne s'est point
modifié. Je ne risque pas de vous tromper en
déclarant que rien n'est plus en contradiction
avec les tendances et l'attitude des Catholiques
libéraux.
C'est dire que nous n'aurons aucune peine à
découvrir la pensée véritable de l'Eglise. Il suf-
fit d'observer attentivement les manifestations
de sa vie. Mais cette méthode rationnelle ne
satisfait pas tous les Catholiques. Il en est qui
préfèrent s'observer eux-mêmes et substituer
leurs appréciations personnelles aux enseigne-
ments du Saint-Siège.
L'erreur, qui nous occupe, existe ailleurs qu'en
France. Elle sévit chez tous les peuples atteints
de l'épidémie quatre-vingt-neuviste. Mais il fau-
dra nous borner au Catholicisme libéral, qui a
cours chez nous. Nous nous exposerions à des
malentendus insolubles, en procédant d'une au-
tre façon. Une erreur, sans cesser d'être elle-
même, revêt des aspects très divers, quand elle
sort de son cadre métaphysique pour se mêler
au monde des réalités. Elle prend toujours les
couleurs nationales. Ajoutez à cela les embarras
que crée la diversité des vocabulaires. On croi-
- 15 -
rait que la communauté d'idiome aplanit ces
difficultés. L'expérience prouve qu'il n^n est
rien. Tout au contraire, les mots changent sou-
vent de signification lorsqu'ils passent une fron-
tière. Et c'est une nouvelle source d'équivoques.
Cela se voit en France, en Belgique et en Suis-
se. Je prendrai pour exemple l'embarras qui
résulte de l'emploi irréfléchi des termes Démo-
cratie et Libéralisme. Leur sens n'est plus le
même, dès qu'ils sont prononcés d'un peuple à
l'autre. Et puis, nous aurons tout avantage à
régler nos affaires dans l'intimité. Laissons aux
Italiens, aux Allemands, aux Belges et aux An-
glais le soin de traiter eux-mêmes ce qui les
regarde.
Un, mot avant d'entrer en plein dans mon
sujet.
Le Catholicisme libéral ne relève pas seule-
ment de l'intelligence; il tient surtout du carac-
tère de ceux qui le professent. Ce sont des hom-
mes conciliants. On ne saurait les en blâmer
d'une manière absolue; car toute conciliation
n'est pas mauvaise. Mais la conciliation ne peut
être cultivée pour elle-même. Ceux qui se don-
nent ce tort ne méritent pas l'honneur d'être
sauvés. Ils ont la prudence courte. Les accom-
modements leur vont. Ils les recherchent par
goût. Et ce goût est moins l'effet d'un calcul que
le produit de leur faiblesse. C'est la faiblesse
cerclée de prudence.
Ce sont de très bonnes gens auxquels le cou-
16
rage manque. La résistance possible d'un ad-
versaire suffit à les épouvanter. La peur d'un
risque à courir paralyse leur bon vouloir. Ils
ne sentent pas la force d'une allure résolue.
Inutile d'engager une discussion avec eux. La
raison n'est pour rien dans leur Libéralisme.
Ce sont des libéraux par tempérament. Il y
aurait à refaire l'éducation de leur volonté. Re-
belles au travail d'une conviction sérieuse, ils
s'abandonneraient peut-être à un entraînement
ménagé avec art.
Les faits accomplis exercent sur eux un em-
pire irrésistible. Ils prennent le succès pour un
droit. Toute leur politique consiste à tirer parti
de ce qui arrive. On les traiterait assez exacte-
ment, si on les appelait opportunistes. Ils sont,
en effet, les opportunistes de droite.
Cependant l'abandon complet du droit répugne
à leur conscience et à leur honneur. Aussi pren-
nent-ils soin de lui garder un souvenir distin-
gué. Leur zèle ne va pas plus loin. Pour rien au
monde, ils ne réclameront l'application d'un
droit contre lequel l'opinion s'insurge. « C'est
impossible », prétendent-ils. Et ils ajoutent, sur
le ton solennel qui convient aux sentences : « A
l'impossible, nul n'est tenu. » Leur imagination
est intarissable, lorsqu'il s'agit d'accréditer ces
légendes de l'impossibilité, qu'ils forgent de
toutes pièces à l'aide d'observations vagues. S'ils
avaient encore la logique de ne rien faire, on
les excuserait volontiers. Or, ce qu'ils font est
pis que rien. Ils passent leur vie à se solidariser
17
avec les contempteurs du droit. Cette coopération
au mal est le châtiment providentiel des lâches.
C'est aussi leur honte.
Ils se complaisent au jeu des dupes. Et ce sont
des dupes incurables. Les adversaires de l'Eglise
ont, à leurs yeux, les qualités et les talents, qu'ils
n'oseraient jamais se reconnaître eux-mêmes. La
droiture de leurs intentions ne devrait pas
soulever l'ombre d'un doute. Nous aurions donc
mille avantages à les combler de prévenances.
De la sorte, les préventions se dissiperaient de
part et d'autre et on arriverait à une entente. Les
Catholiques libéraux la désirent comme un bien
suprême. Ils sont disposés à lui faire des sa-
crifices inattendus.
Cet optimisme leur a valu de cruels déboires.
Mais rien n'y fait. Ils sont rebelles à toute expé-
rience. Leurs ennemis, qui les connaissent, se
jouent de ces dispositions. Cela leur réussit tou-
jours. Ils ne prennent même pas la peine de
couvrir leurs embûches avec des avances exces-
sives. A quoi bon! Au premier signe, les dupes
accourent. Ils vont au piège comme à une vic-
toire, en chantant.
Tout de miel pour les adversaires de gauche,
les Catholiques libéraux n'ont que du fiel pour
les adversaires de droite. Ils chargent volon-
tiers ceux-ci de toutes les responsabilités dont
ils déchargent ceux-là. Les intransigeants par
leurs prétendues exagérations motiveraient, et au
delà, les rancunes et les défiances des hommes
de quatre-vingt-neuf. Dans tous les cas, on ne se
Le Catholicisme libéral 2
- 18 -
lasse point de leur en faire un grief. Mais on
leur reproche surtout l'insuccès des rapproche-
ments auxquels les programmes du Libéralisme
font une part prépondérante. Ces tentatives ont
toujours échoué; on les renouvelle toujours; elles
échoueront encore. Et ce sera toujours la faute
des Ultramontains. C'était le langage des Libé-
raux, il y a un demi-siècle; ils le tiennent encore
de nos jours.
Ces optimistes obstinés se font gloire de leur
Libéralisme. Leurs défaites ne se comptent plus.
Leur vanité n'en souffre point. Ils continuent à
se dire libéraux impénitents. Certaines mani-
festations ont pu faire croire à la possibilité
de leur imprimer une tendance contraire. Ils
sont, en effet, capables de subir un entraîne-
ment. Mais la nature a eu vite fait de reprendre
le dessus, Ils se sont retrouvés les mêmes que ja-
dis. Il est vraiment très difficile, pour ne pas dire
impossible, de modifier chez les gens l'état d'es-
prit d'où naît le Libéralisme.
On peut définir le Catholicisme libéral une
neurasthénie des âmes. Il est une maladie du
caractère beaucoup plus que de l'intelligence.
Et c'est dans son foyer principal qu'il importe de
la traiter. Ce fait échappait généralement aux
hommes de la génération antérieure; aussi ac-
cordèrent-ils à la discussion une part trop gran-
de. C'était bien inutile. Ils ont pu s'en aperce-
voir. Nous savons nous-mêmes à quoi nous en
tenir.
- 19 -
Mais, tout en procédant de la volonté plus que
de l'esprit, le Libéralisme produit des idées et
il aboutit nécessairement à une conviction. Les
occasions de l'observer ne manqueront pas.
Les Libéraux, si fiers pourtant de leur Libéra-
lisme, éprouvent quelque peine à entendre ces
deux mots, Catholicisme libéral, désigner leurs
tendances et leurs erreurs. Cette répugnance est
instructive. Ces termes leur font peur, et pour
cause. Et ils s'en vont répétant : « Le Catho-
licisme libéral? Qu'est-ce que cela peut vou-
loir dire? Mais il n'existe pas! »
Le Catholicisme libéral n'est pas un mythe,
croyez-le. Il existe bel et bien. C'est un Catholicis-
me diminué. Ce verset du psaume XI© le ca-
ractérise assez fidèlement : « Saluum me fac,
Domine, quoniam defecit sanctus, quoniam dimi-
nutœ sunt veritates a filiis hominum. Sauvez-moi,
Seigneur, car il n'y a plus de saint et les fils
des hommes ont diminué les vérités ».
C'est bien cela : une diminution de vérités.
On noie dans un silence calculé les vérités et
les droits, qui passent pour inopportuns. Cela
se fait systématiquement. Le Catholicisme que
l'on obtient par ces mutilations ne saurait être
le vrai. Ce n'est point celui que l'Eglise romaine
enseigne et représente au milieu de nous. C'est
un Catholicisme à part. Il est donc juste de le
distinguer par un qualificatif exact. En est-il un
qui lui convienne mieux?
Ce Catholicisme diminué est l'œuvre des Li-
béraux. Il leur appartient donc en propre, et il
— 20 —
a le droit de porter leur nom. Leurs protesta-
tions restent impuissantes. Aussi les condamna-
tions qui ont à diverses reprises frappé ce sys-
tème et ces idées retombent-elles sur eux de tout
leur poids. Cela les gêne fort, comme bien vous
pensez.
On s'explique le soin qu'ils mettent à écarter
d'eux les conséquences de ces censures doctrina-
les. Pour les esquiver, ils déclarent que ces er-
reurs ne sont point leur fait. Mais le procédé
commence à être connu. Tous les fauteurs d'hé-
résies et d'erreurs théologiques en ont usé depuis
bientôt trois cents ans. Ainsi firent les Jansé-
nistes et les Modernistes n'agissent pas d'une
autre manière. Les Libéraux ne peuvent être
assimilés ni aux uns ni aux autres, je m'empresse
de le dire. Ce n'est cependant pas une raison
de fermer les yeux sur leur tactique.
Ils font en cela preuve d'une extraordinaire
souplesse d'esprit et de langage. On dirait, à
les entendre et à les lire, qu'ils fuient leurs pro-
pres erreurs, tant leur pensée devient insaisissa-
ble. Vous croyez peut-être les tenir enserrés dans
votre critique. Détrompez-vous. Il n'en est rien.
Ce que vous saisissez sur leurs lèvres ou sous
leurs plumes n'est pas leur pensée. C'est une pen-
sée qui fuit. Elle n'en est que plus dangereu-
se. Les dépositaires de l'autorité doctrinale se
trouvent ainsi aux prises avec des difficultés qui
retardent leurs jugements et qui les exposent à
être mal compris.
Pendant ce temps l'erreur exerce ses ravages.
21
Ses apôtres ne se laissent jamais déconcerter.
Ils excellent dans l'art de dissimuler sous une
littérature élégante une doctrine funeste. Ils sa-
vent se redresser avec une fierté, qui n'est pas
sans grâce, loin d'un coup qui aurait dû les at-
teindre. On les dirait indemnes et leurs parades
de dévouement à l'Eglise et d'orthodoxie don-
nent aisément le change.
Sont-ils de bonne foi? Telle est la question
qui se pose. La vue de ces manœuvres produit
une première impression qui leur est très défa-
vorable. Mais on découvre, à la réflexion, tout
un ensemble de faits qui témoignent de leur
sincérité. Ils sont de bonne foi, généralement.
La mission pacificatrice qu'ils s'attribuent et la
persuasion où ils sont de comprendre leur épo-
que et ses besoins mieux que tout le monde et
que l'Eglise elle-même les empêchent de voir les
réalités théologiques. Et, quand ils les aperçoi-
vent, ils ne leur donnent qu'une importance se-
condaire.
Le Libéralisme frappe l'intelligence de myopie
dans certaines directions.
Il y a donc un Catholicisme libéral, et il est
l'œuvre des Libéraux.
Cette erreur a, comme toutes les autres, une
histoire. Il est aisé de lui découvrir un patriar-
che. Un coup d'œil sur ses origines suffit. Elle
dérive de Lamennais, comme l'Arianisme d'A-
rius. Je regrette qu'on ne lui ait pas donné,
suivant une coutume assez généralement admi-
- 22 -
se, le nom de son fondateur. Cela l'eût rendue
plus aisément reconnaissable. On a craint peut-
être de voir ce titre se transformer en épouvan-
tail. Car la fin de ce pauvre Lamennais est assez
triste et humiliante. Le Catholicisme libéral ne
fut pour lui qu'une étape, après laquelle il s'abî-
ma dans un Libéralisme absolu. Sa logique im-
périeuse ne pouvait le laisser en repos avec
les demi-erreurs. Ses disciples s'en tiennent à
ce mélange de Catholicisme et de Libéralisme,
où il s'est complu durant la deuxième phase
de sa vie publique.
Mais les grandes erreurs, — et celle-ci en est
une, — ne sortent pas plus que les hérésies, de
toutes pièces, du cerveau de leur auteur. Il met
en circulation l'idée-mère, qui produit avec le
temps toute une famille de contre-vérités. Les
circonstances se chargent de provoquer sa fé-
condité au moment opportun. Si ce concours
des événements et des agents humains venait
à lui manquer, elle resterait stérile.
Cette action indispensable devance fréquem-
ment le travail personnel de l'hérésiarque; et
elle continue longtemps après qu'il a cessé de
parler ou même de vivre. Il en résulte un état
de l'esprit public correspondant à l'erreur. Son
auteur n'a qu'à la produire à point. Alors ses
discours, ses écrits, ses actes offrent aux ten-
dances vagues et souvent inconscientes de ses
contemporains une formule heureuse, dans la-
quelle chacun aime à découvrir ses pensées et
ses sentiments propres. Ce qui était latent au
- 23 -
fond des finies en jaillit avec plus ou moins
d'éclat. Une publicité se forme ainsi spontané-
ment autour d'une doctrine; elle pousse son au-
teur, elle l'exhausse devant l'opinion. Il finit par
tenir école.
Le succès d'une erreur vient donc de sa ren-
contre avec un état d'esprit, qui la postule. Pour
en bien discerner les caractères, il faut au préa-
lable rechercher les circonstances historiques au
sein desquelles son éclosion s'est produite.
En somme, celui qui veut comprendre le Ca-
tholicisme libéral doit 'mettre Lamennais, son
auteur, dans son milieu moral et intellectuel.
Il le verra s'agiter et écrire, il l'entendra par-
ler devant ses contemporains et sous l'influence
des événements qui les préoccupent.
Le fait sur lequel l'attention doit se fixer, en
premier lieu, est le fait révolutionnaire. Ses cau-
ses appartiennent au dix-huitième siècle et ses
effets remplissent le dix-neuvième. La France
est encore sous la domination de l'esprit nou-
veau, qui en est issu. C'est la Libre-Pensée en
acte.
Après avoir mis au monde le Libéralisme phi-
losophique et religieux, cette Libre-Pensée est
devenue mère du Libéralisme politique et du
Libéralisme social. Ce triple Libéralisme nous
arrive donc d'une source unique. Il se confond,
à son principe et dans ses développements, avec
l'individualisme, que J.-J. Rousseau et ses ému-
- 24 —
les ont inoculé à leurs admirateurs et par eux,
à une multitude de Français.
L'individu, affranchi de toute autorité morale
et intellectuelle, commence par s'arroger quel-
ques attributs divins. Il réclame d'abord un em-
pire sur la vérité. Son orgueil ne lui permet
guère de se résigner à une erreur; et il lui répu-
gne de la penser. Pour échapper à cette humilia-
tion, il qualifie vrai tout ce qu'il pense. Et cela
est vrai pour cette raison unique, il le pense.
Il se croit donc en puissance de créer la vérité.
Vous avez là le Libéralisme philosophique.
L'individu procède de la même manière avec
sa volonté. Ce qu'il veut devient le droit, parce
qu'il le veut. Le voilà donc créateur du droit
et du devoir qui en découle.
Et vous avez le Libéralisme moral.
Transportée dans l'ordre politique, cette habi-
tude fait que l'homme s'attribue gravement une
souveraineté personnelle. Ses concitoyens la pos-
sèdent au même titre que lui. Dans ces condi-
tions, ils jouissent des grands avantages de l'é-
galité. Ces souverainetés individuelles et égales
s'additionnent grâce aux opérations de la Dé-
mocratie. Le résultat équivaut à la souveraine-
té nationale. Les mandataires, que les citoyens-
rois élisent, gouvernent au nom du Peuple sou-
verain. Celui-ci transmet ses ordres au moyen
de la majorité du Parlement.
C'est le Libéralisme politique.
Chacun est son maître. Par conséquent, cha-
cun pour soi. Le citoyen accepte cette formule
- 2:>
toute simple comme règle de ses rapports so-
ciaux. Il dispose donc, à son gré, de ce qu'il a
et de ce qu'il peut
C'est le Libéralisme social.
La Révolution se fit pour soumettre la Fran-
ce à l'empire de ces Libéralisâtes. Elle n'a que
trop bien réussi. Ses agents les plus en vue, il
est vrai, se sont rendus impopulaires à force
de crimes et d'extravagances, mais ses doctrines
ont gardé leur prestige. Les gouvernements qui
suivirent les acceptèrent comme un héritage sa-
cré. S'ils s'appliquèrent à guérir les maux cau-
sés par l'erreur, ils n'osèrent point, malgré cer-
tains airs de contre-révolution, s'en prendre di-
rectement aux idées elles-mêmes.
Or ces idées se sont peu à peu cristallisées en
trois mots lapidaires : Liberté, Egalité, Fra-
ternité.
Le premier eut d'abord toute la vogue. On
était ivre de Liberté en 1789. On vola, on tua, on
se laissa voler, on se laissa tuer au nom magique
de la Liberté. On en fit une Divinité. Les fanati-
ques de son culte soumirent, en son honneur,
une nation entière à la plus odieuse tyrannie.
Les grands révolutionnaires occupent les pre-
miers rangs sur la longue liste des Libéraux.
Bonaparte ne perd rien de leur doctrine, et es-
pérant consolider son œuvre personnelle, dut
mettre la Liberté à la chaîne. Les Libéraux, qui
sont des faibles, abdiquèrent devant celui qui
détenait la force. Ils concoururent à ses opéra-
tions tyranniques. L'histoire présenta alors l'une
26
des scènes les plus amusantes de la comédie
humaine. Quand Napoléon disparaît, la France
soupire d'aise, et les Libéraux se préparent à
servir humblement Louis XVIII, parce qu'ils le
croient fort. Mais le Roi n'a rien du tyran.
On crut trop tôt à la réconciliation nationale.
L'expérience des Cent-Jours fut concluante et
néfaste. Les plus ardents parmi les Libéraux
avaient au cœur une double haine, celle de l'E-
glise et celle des Bourbons. On ne saurait dire
ce qu'ils détestaient le plus du trône ou de l'autel.
On les vit à l'œuvre. La seconde restauration
ne modifia point leurs sentiments. Mais le Roi
parut moins fort, par conséquent moins digne
d'être servi. Il eut une autre faiblesse, celle de
croire à la Liberté effective. On fut libre en Fran-
ce, sous son gouvernement.
La France possédait son Roi; mais elle n'a-
vait pas retrouvé sa Monarchie traditionnelle.
Les événements condamnèrent les Bourbons à
reprendre la Révolution en sous-œuvre. Cette
entreprise devait échouer. La Révolution mina
sourdement leur autorité, si bien qu'un échec
était fatal.
Cependant le pays avait donné un magnifique
témoignage de son loyalisme et de sa gratitude
en présentant à Louis XVIII la Chambre introu-
vable. Les nombreux citoyens, qui devaient toute
leur fortune à la Révolution, se mirent à trem-
bler. Les acquéreurs de biens nationaux prirent
peur. Ils ne furent pas les seuls. Ces hommes
- 27 -
avaient tout ce qu'il faut pour haïr la Monarchie
très chrétienne el l'Eglise. Ils étaient gagnés d'a-
vance à lout ce qui se Ferait contre l'une et con-
tre l'autre. La Révolution et le Libéralisme trou-
vaient en eux les serviteurs les plus dévoués, par-
ce qu'ils étaient les plus intéressés. Les Libé-
raux, politiques ou intellectuels, n'auraient rien
pu sans eux. Les uns et les autres cherchèrent
par tous les moyens à combattre le gouverne-
ment restauré et à rendre sa mission impossible.
Ils sont responsables de la chute de Charles X.
Ce n'est pas le lieu de raconter les services
rendus à la France et à l'Eglise par Louis XVIII
et par son successeur, et encore moins de faire
de leur gouvernement une critique justifiée. J'ai
le regret de ne pouvoir vous renvoyer à une
histoire définitive de la Restauration. Cet ou-
vrage nous manque. Il n'en est peut-être pas de
plus important à entreprendre. La connaissance
de ce qui s'est passé alors est indispensable à
qui veut comprendre la France du dix-neuvième
siècle. C'est durant ces quelques années que s'é-
laborèrent les idées appelées à exercer sur son
avenir une influence décisive.
Déconcertée par l'équipée des Cent-Jours, la
Monarchie paraît avoir perdu confiance en elle-
même; ce qui constitue à toutes les époques et
dans tous les pays, une faute politique, grave
et difficile à réparer. On dirait que les royalis-
tes les plus fidèles effrayent le Roi. Ils sont tenus
à l'écart de son gouvernement, tout comme les
libéraux de l'extrême-gauche. Avec le duc de
— 28 -
Richelieu et de Serre, la politique du ministère
est souvent dirigée contre eux. Les gens du cen-
tre droit ont toutes les faveurs. On tente avec
eux une conciliation entre la Révolution et la
Monarchie. Mais cela ne réussit guère.
Comment aurait-on pu désarmer les Renjamin
Constant, les Paul-Louis Courier, les La Fayette,
les Réranger, et tant d'autres? Un gouvernement
fort et avisé prend toujours pour ce qu'ils sont
des ennemis pareils et il les traite en consé-
quence. C'est le seul moyen de ne pas être leur
victime, un jour ou l'autre.
Les ministres de Louis XVIII ont la faiblesse
de mettre toute leur confiance dans le Parle-
mentarisme. Cette faute donne aux libéraux ex-
trêmes une force qu'ils n'auraient jamais eue
sans cela.
Les émeutes qu'ils préparent avec le concours
des sociétés secrètes et leur propagande acti-
ve aboutissent à l'assassinat du duc de Berry.
Ce malheur amène la faillite momentanée du
Libéralisme monarchique et une renaissance in-
telligente de la Contre-révolution. Le ministè-
re de Villèle répond à l'état d'esprit; qui est la
conséquence de ces événements. Le Roi peut
enfin gouverner avec des monarchistes sincères.
Le Libéralisme révolutionnaire a subi un pre-
mier échec. Ses chefs en concluent que la tacti-
que suivie par eux est mauvaise. L'intelligence
du pays ne leur appartient pas. Impossible d'en
douter. Ils se mettent en mesure de la conqué-
rir. Une pléiade de jeunes hommes, formés dans
- 29 -
les Lycées cl les Facultés de l'Kmpire, se trou-
ve prêle i\ leur donner un utile concours. Le
nombre de ces auxiliaires augmente d'année en
année.
Pendant ce temps, la librairie parisienne multi-
plie les éditions de Rousseau et de Voltaire.
Elle a commencé de bonne heure. De 1817 à 1824,
on compte douze éditions du premier et treize
du second. Il s'agit de leurs œuvres complètes.
Cbaque tirage était considérable. Trois cent sei-
ze mille exemplaires de Voltaire et deux cent
quarante mille de Rousseau sortirent ainsi des
presses françaises. Jugez par ces chiffres du
nombre des esprits contaminés. On entreprit de
populariser ces lectures. Il y eut le Voltaire de
la grande propriété, le Voltaire du commerce, le
Voltaire de la petite propriété, le Voltaire des
chaumières.
Le talent ne manque pas à ces nouvelles re-
crues du Libéralisme. Reaucoup se sont fait un
nom dans la littérature et la politique. Ils ont
alors de vingt-cinq à trente ans. Voici quelques-
uns des plus connus : Villemain, Cousin, Augus-
tin Thierry, Damiron, de Salvandy, Jouffroy,
Mignet, Thiers, de Rémusat, Duvergier de Hau-
ranne, Michelet, Saint-Marc-Girardin, Mérimée,
Quinet, Sainte-Reuve, Guizot. Les vétérans de la
cause libérale les reçoivent à cœur et à bras ou-
verts.
Il se fait, avec de tels hommes, un renouveau
de la pensée et de la langue, qui enthousiasme
la jeunesse cultivée. Les grandes écoles de l'Etat
30
et les Facultés ont des maîtres choisis dans leurs
rangs. Ce sont les plus applaudis. Les fils des
hommes politiques se joignent à eux. D'un com-
mun accord, ils mettent en œuvre tous les
moyens de saisir de leurs idées, l'opinion : l'en-
seignement, le discours public, la causerie de sa-
lon, les réunions d'amis et d'étudiants, le jour-
nal, le roman, le livre scientifique, la brochure.
Jamais ils n'hésitent à passer de la propagande
à l'action.
Cette force est dirigée ouvertement contre la
Monarchie très chrétienne. Elle soulève tout d'a-
bord une poussée de l'opinion publique. On s'en
aperçoit, lorsque le gouvernement veut pren-
dre des mesures administratives contre certains
promoteurs de cette agitation. Rien ne contri-
bue davantage a. rendre ce mouvement popu-
laire.
Ces Libéraux ne sont généralement pas anti-
monarchistes. Les Bourbons comptent cependant
parmi eux de nombreux ennemis.
Comment cela peut-il se faire?
La haine qu'on leur porte affecte un carac-
tère religieux. Les Libéraux ne leur pardonnent
pas de s'en tenir à la notion chrétienne du pou-
voir. Ils sont avant tout anticléricaux, parce
qu'ils sont libres-penseurs.
La haine de l'Eglise ne présente pas chez
tous la même violence. Une libre-pensée de bon-
ne tenue suffit à un grand nombre. Ceux-ci se
trouvent aisément d'accord avec certains roya-
listes, qui prennent peur à la pensée de Tin-
- SI -
fluence laissée au clergé par un gouvernement
chrétien. Le Libéralisme, qui leur est commun,
devient un moyen d'entente. Ces libéraux mo-
dérés, qui jouirent d'un grand crédit politique
sous les ministères du duc de Richelieu et de
Serre, acceptent les services religieux person-
nels du prêtre. Mais l'action de l'Eglise sur la
société leur déplaît. Ils voient dans la mise de
la religion hors de l'Etat un progrès politique
et social.
Les Libéraux, en somme, veulent, à des degrés
divers, une Monarchie s'adaptant à l'état nou-
veau créé en France par la Révolution. Ils la
veulent libre-penseuse ou libérale. L'Eglise doit
perdre dans l'Etat sa situation privilégiée. L'E-
tat n'a rien à voir avec la religion C'est une
affaire privée. Les citoyens n'auront qu'à s'en-
tendre directement avec les ministres du culte,
s'ils veulent satisfaire leurs besoins religieux.
Il suffit pour cela de leur garantir le droit com-
mun de la liberté individuelle. On arrive ainsi à
une laïcisation complète de la société.
Ce programme politique est contraire à tou-
tes les traditions de la Monarchie française. L'u-
nion de l'Eglise et de l'Etat ou, comme on dit
alors, du trône et de l'autel, est un article es-
sentiel de la constitution dont elle a doté le
pays. Les royalistes les plus fermement attachés
à la dynastie royale ne croient donc pas possible
la séparation, que les libéraux préconisent. Ils
embrassent dans un même dévouement l'Eglise
et la France. On les voit en toutes circonstances
32
faire cause commune avec l'Episcopat et le Cler-
gé et s'opposer aux prétentions libérales. Leurs
adversaires, qui sont aussi les ennemis du Catho-
licisme, saisissent cette occasion de créer la lé-
gende fantôme du parti prêtre, du gouverne-
ments des nobles et des curés. Ce n'est qu'une
caricature odieuse de la Monarchie très chrétien-
ne, Mais elle a eu la fortune bonne. L'action
de la littérature sous toutes ses formes sur l'o-
pinion publique la rend bientôt populaire. On
en fait un épouvantail, dont la vertu magique
est loin d'être épuisée.
Le Libéralisme a donc toutes les chances. Le
régime de liberté qu'inaugura Louis XVIII est
devenu pour lui une cause de succès. Les esprits,
fatigués de la contrainte où les avait tenus Napo-
léon Ier5 ne gardent aucune mesure. La liberté
devient aussitôt loquace. La jeunesse intelligente
et active s'enivre de sentiments et de mots. Rien
ne lui semble au-dessus de ses moyens. Elle se
lance avec fougue dans toutes les branches du
savoir humain.
Le Clergé n'exerce aucune influence sur cette
renaissance intellectuelle. Il a trop à faire pour
vaquer tranquillement aux œuvres de l'esprit.
Bonaparte, en rendant à l'Eglise une situation
officielle par le Concordat, n'a point réparé les
ruines accumulées pendant la Révolution. Ses
entreprises militaires et son administration om-
brageuse et omnipotente rendirent la tâche des
évêques et des prêtres fort difficile. Ils ne joui-
rent de la liberté nécessaire que sous Louis XVIII.
— 33 —
La restauration religieuse marcha bon train dans
tous les diocèses. Les hommes appliqués à cet-
te œuvre étaient en trop petit nombre pour avoir
la facilité de songer à autre chose. S'ils avaient
eu des loisirs, leur manque de préparation les
aurait réduits à l'impuissance. Les prêtres ordon-
nés pendant la Révolution et l'Empire n'avaient
eu ni le temps ni les moyens de se donner une
formation intellectuelle. Les évêques se conten-
taient du strict nécessaire et les fidèles n'en de-
mandaient pas davantage. La prédication apo-
logétique de Frayssinous fut très appréciée de
ses auditeurs; mais elle resta sans action sur
l'esprit public.
Chateaubriand exerçait à cette époque une ac-
tion contestable. Joseph de Maistre était mort et
De Bonald commençait à vieillir. Les jeunes ca-
tholiques, qui participaient au réveil général,
ne pouvaient rien attendre de ce côté. Lamennais
s'imposait à eux. Ce fut leur maître. Son Essai
sur V Indifférence raffermit les convictions ébran-
lées et provoqua de nombreux retours au Ca-
tholicisme. Les disciples qui se groupèrent à
ses côtés lui témoignaient autant d'admiration
que de dévouement. Il en était digne. Il fit pen-
ser, il fit travailler, il provoqua à l'action. Ceux
qui le suivirent étaient des hommes d'élite. Tous
jouèrent un rôle plus tard. Nous aurons occa-
sion de les nommer. Leur initiative s'étend à
tous les besoins. Leur âge est pour beaucoup
dans les reproches qui leur sont adressés.
Le Catholicisme libéral -i
- 31 -
Ah! si Lamennais avait eu le bon sens de
continuer la tradition intellectuelle et morale
inaugurée par de Maistre et de Bonald, que n'eût-
il pas accompli avec les auxiliaires que la Pro-
vidence lui envoya ! Il aurait pu orienter pour un
siècle les intelligences et les volontés catholiques
en France. La coalition littéraire, philosophique
et historique du Libéralisme eût échoué. Com-
bien parmi ceux qui s'y égarèrent ne se seraient-
ils pas enrôlés à l'école d'un tel maître?
Il n'en fut rien. Lamennais n'était point hom-
me à marquer le pas derrière n'importe qui.
Il souffrait d'une hypertrophie du moi. Son in-
dividualisme était aussi impatient d'une mesu-
re que celui de son compatriote, Chateaubriand.
On a parlé du romantisme de ce dernier. Il
y aurait beaucoup à dire de celui de Lamennais.
L'imagination chez lui l'emporte sur le ju-
gement. La passion le met aisément en tempête.
Il lui est difficile d'envisager une situation telle
qu'elle est, avec calme. Il discerne cependant des
réalités qui échappent aux autres. Mais de gra-
ves erreurs troublent sa vision des hommes et
des choses. Il exagère tout, le vrai comme le
faux, le bien comme le mal. Sa raison est vive
et pénétrante. Et on se demande s'il la consulte
pour orienter sa vie et son travail. Il se décide
souvent sur une impression. Comment, dès lors,
agirait-il avec sagesse? Il met au service de l'idée
adoptée sur le moment et de l'attitude prise sa
logique inflexible et son talent de feu. Il éclai-
re et il entraîne.
35
On a révoqué en doute la sincérité religieu-
se de l'auteur du Génie du Christianisme. Celle
de railleur de V Essai sur V Indifférence, est indis-
cutable. Son œuvre n'a pu sortir que d'une âme
convaincue.
Mais sur quel fondement reposait cette convic-
tion? Il était bien fragile. Les origines de sa
vocation sacerdotale laissent perplexe. .Même
quand il sert les vérités et les causes surnaturel-
les les plus élevées, Lamennais reste le plus na-
turel des hommes. Vous comprenez le sens que
je donne à ce mot.
Parmi les lacunes assez profondes de cet es-
prit, il en est une que je dois vous signaler :
Lamennais est un a-politique. La science poli-
tique lui est étrangère; il en ignore les lois. On
peut même dire qu'il en fait fi. Lorsque les
circonstances l'obligent à en parler, au lieu de
raisonner, il s'abandonne à un sentiment.
Sa grande force lui vient de son attachement
à l'Eglise. Il l'aime passionnément et cette pas-
sion sait être communicative. Parmi ses contem-
porains, personne, depuis Joseph de Maistre, ne
comprend aussi bien le rôle du Pape dans la
société chrétienne.
Le Gallicanisme trouve en lui un adversaire
redoutable. Il était opportun et urgent de com-
battre cette erreur qui compromettait, dans une
certaine mesure, l'œuvre de la Restauration. Elle
aurait dû finir avec l'ancien Régime. On put
croire que le Concordat lui porterait un der-
nier coup. Mais, s'il en avait été ainsi, Napoléon
36
se fût fait un malin plaisir de le ressusciter.
Sous son gouvernement, la Déclaration de 1682
resta un article fondamental de la charte reli-
gieuse de notre pays. La Restauration ne re-
poussa point ce fâcheux héritage. Il est vrai de
dire que les évêques et les prêtres, en général, y
tenaient autant et peut-être même plus que les
magistrats et les hommes politiques.
Certains libéraux montrèrent sur ce point des
prétentions étranges. Ils voyaient dans le Gallica-
nisme un moyen commode d'affaiblir l'Eglise,
en exagérant les droits que l'Etat revendiquait
en matière religieuse. C'est ainsi que les Vol-
tairiens, rédacteurs du Constitutionnel, posaient
par moments en défenseurs de la religion de
saint Louis et de Bossuet. Ils allèrent jusqu'à
fonder une association évangélique pour la dé-
fense des Libertés gallicanes. Leur Gallicanisme
eut sa manifestation politique dans la haine des
Jésuites, que de Villèle protégeait discrètement.
L'Ultramontanisme de Lamennais les mettait
hors d'eux.
Le Gallicanisme des évêques et des monarchis-
tes n'allait pas aussi loin. C'est celui que Fleury
enseignait dans son histoire. Ses partisans n'ac-
ceptaient pas la monarchie pontificale avec la
plénitude de ses droits. Ils ne voulaient point du
Pape infaillible et ils affirmaient que le Con-
cile œcuménique lui était supérieur. Ils s'en te-
naient à la Déclaration de 1682. Lamennais n'eut
aucun égard pour ce Gallicanisme modéré. Il
mérite de ce chef toute notre gratitude. En cela,
- 37 -
il continue bien l'œuvre de Joseph de Maistre.
Les tendances gallicanes du gouvernement
royal l'exaspèrent. Il n'y comprend rien. L'atta-
chement qu'il a d'abord témoigné à la Monar-
chie diminue sensiblement. Victor Hugo affir-
mait tenir de Lamennais lui-même qu'au fond
il avait toujours été républicain. Ce n'est pas im-
possible. Dans tous les cas, sa fidélité à Char-
les X ne put résister à l'épreuve d'une condam-
nation prononcée contre lui par un tribunal.
Les Bourbons eurent à expier cette maladresse
de leur magistrature. De pareils ressentiments
restent au fond du cœur, sans qu'il y ait lieu
de leur donner le moindre éclat. Mais ils se
glissent aisément sous les prétextes que les cir-
constances leur fournissent un jour ou l'autre.
Lamennais fut servi à souhait.
Les Jésuites sont expulsés par les ordonnan-
ces de 1828 des collèges qu'ils dirigent. Les évo-
ques et tous les ultramontains s'élèvent contre
ces faiblesses du gouvernement. Lamennais ne
peut contenir son indignation. Il l'épanché dans
un livre, qui a un retentissement considérable,
Les progrès de la révolution et de la guerre con-
tre VEglise. Il paraît en 1829. On l'a considéré
avec raison comme l'acte de naissance du Ca-
tholicisme libéral. Il y a néanmoins des choses
excellentes, qui causent aux Catholiques dévoués
à Rome, une joie très grande.
L'auteur exhorte en termes chaleureux les prê-
tres et les fidèles à serrer leurs rangs autour du
Souverain Pontife, à résister aux ingérences de
- 38 -
l'Etat dans renseignement, le culte et la disci-
pline ecclésiastique. Il exhorte le clergé à se
signaler par de fortes études et à reprendre la
tradition des synodes diocésains et des conciles
provinciaux. Il dénonce avec courage l'oubli des
vérités fondamentales de l'ordre politique chré-
tien. « La soumission du peuple au prince, écrit-
il, a pour condition celle du prince à Dieu. »
Mais il dépasse les bornes de la vérité, quand il
accuse Louis XIV d'avoir proclamé solennelle-
ment le divorce de la société civile et de la société
religieuse. Non, la Déclaration de 1682, n'est pas
la cause unique et principale du Gallicanisme et
du Libéralisme. On ne peut confondre, après lui,
le Gallicanisme et la Monarchie nationale. Toute
la crise actuelle ne consiste pas, comme il le dé-
clare, dans un conflit entre le Libéralisme et le
Gallicanisme. Lamennais se montre trop l'hom-
me d'une idée. Il perd la claire vue des faits.
Aussi quelques-unes de ses conclusions sont-
elles inadmissibles. En voici deux, par exemple,
qui portent en germe tout le programme du
Catholicisme libéral.
Le Clergé doit s'isoler de la société politique;
ce qui, logiquement, aboutit à la séparation de
l'Eglise et de l'Etat. Lamennais écrit en propres
termes : « Quand les croyances sont divisées et
que des opinions sans nombre ont succédé à
l'antique foi, alors l'unité ne peut renaître qu'à
la suite d'un libre combat. » On y sent, avec
la liberté de la presse et la liberté de conscien-
- 39 -
ce, les revendications des Catholiques libéraux.
Les Catholiques, à le croire, ne devraient at-
tendre des pouvoirs publics que la liberté. Le
triomphe de La vérité n'arrivera qu'après de nom-
breuses destructions opérées par l'erreur. Ces
excès de l'erreur préparent le retour au vrai.
Les hommes clairvoyants ne se firent aucune
illusion sur les conséquences de ces hardiesses.
L'archevêque de Paris blâma l'auteur. On par-
lait, dans les milieux diplomatiques, de sollici-
ter du Saint-Siège une condamnation.
Ces idées reçurent un accueil sympathique
dans un groupe étranger à l'Ultramontanisme. La
Société de la morale chrétienne était plus parti-
culièrement disposée à les applaudir. Elle se
composait de catholiques et de protestants. On
y avait mis au concours, dès 1825, la question
de la liberté des cultes. On y soutint, en 1829, que,
pour obtenir la liberté religieuse, il fallait sé-
parer l'Eglise de l'Etat. Ces théoriciens devaient
un jour ou l'autre se rencontrer avec Lamennais.
Un cercle de jeunes catholiques, appartenant
à la noblesse du faubourg Saint-Germain, suivit
avec une attention confiante cette évolution vers
le Libéralisme. C'étaient, pour la plupart, des ca-
dets de famille, qu'un projet de rétablir le droit
d'aînesse détournait de la Monarchie. Ils for-
maient une société d'études, qui avait son siège
au Quartier Latin. Les fondateurs et les premiers
rédacteurs du Correspondant en faisaient partie.
DEUXIÈME LEÇON
La première condamnation
Sommaire : La chute de Charles X. L'attitude de Lamennais.
Dieu et Liberté. Les disciples de Lamennais. Leur organisa-
tion. Entrée en scène. Lamennais et les Libéraux. Une évo-
lution de l'Eglise. Séparation de l'Eglise et de l'Etat. La
condamnation.
Mesdames, Messieurs,
Une idée, pour passer dans Tordre des faits
et exercer sur l'esprit public un empire véritable,
a besoin du concours des événements.
Un homme, réduit à ses seules ressources, peut
former une école et se concilier des disciples
assez nombreux. Ceux-ci réussiront, avec du ta-
lent et quelque ténacité, à propager ses doctri-
nes. Mais leur action n'ira pas très loin. Le
succès lui viendra des liens qui pourront se
nouer entre le pays et les tendances dont cette
idée est le point de départ. Sans quoi, les hommes
parleront, écriront, agiront en dehors des réa-
lités politiques et sociales. Il n'y aura guère à
les redouter.
Le génie d'un semeur de doctrine consiste
principalement à prévoir le concours que les
événements lui porteront, un jour ou l'autre,
41
Lorsque ses prévisions se réalisent, il apparaît
à ses contemporains muni d'une investiture, qui
le rend apte a les conduire. Ils l'écoutent et
ils le suivent. Cela reste vrai, quand les idées
sont répandues par une collectivité. Le prestige
du succès s'attache à la doctrine et au groupe
qui l'enseigne.
La France eut à expérimenter cette loi après la
révolution de 1830. Cet événement fut un désas-
tre pour la Monarchie très chrétienne et un
triomphe pour le Libéralisme. Le Catholicisme
libéral en tira de son côté un avantage considé-
rable. Il eut une destinée à laquelle nul ne
songeait.
Charles X fut détrôné par une faction de
bourgeois libéraux. Ils étaient en grand nombre
imbus des théories de Rousseau et de Voltaire.
C'étaient les hommes de la Révolution. Leurs
familles lui devaient pour la plupart leur fortune.
Ils prétendaient, en outre, au monopole de l'in-
fluence politique.
La Restauration malgré ses concessions fré-
quemment renouvelées, ne parvenait point à les
satisfaire. Elle était trop chrétienne pour cela.
Ces partisans de 1789 croyaient fermement à la
Déclaration des droits de l'homme. Mais ils n'a-
vaient pas encore eu le temps de se familiariser
avec un idéal républicain. Nul ne croyait sa réa-
lisation possible. Une Monarchie libre-penseuse
ou libérale leur suffisait pour le moment. Or
Charles X ne pouvait s'y résoudre. Cette con-
42
ception du pouvoir répugnait à ses idées per-
sonnelles et à celles de sa maison. Il ne pouvait,
il ne voulait être que le Roi très chrétien. Les
libéraux en étaient convaincus. C'est ce qui ex-
plique leur haine contre lui. Sachant bien que
jamais ce prince n'accepterait la séparation du
trône et de l'autel, symbole de la monarchie laï-
cisée et libérale, ils conçurent le projet de ren-
verser le trône.
Qu'on ne l'oublie pas, cette révolution bour-
geoise fut avant tout dirigée contre l'Eglise. Les
Libéraux se hâtèrent d'en profiter.
Cette catastrophe donna raison à Lamennais.
Il l'avait prévue depuis un certain temps et il
l'annonçait avec bruit, en prenant soin de si-
gnaler ses causes. Sa clairvoyance le grandit dans
l'estime de ses disciples. Comment auraient-ils
pu ménager leur confiance à un maître, qui re-
cevait des événements une pareille consécration?
On le suivit comme un prophète.
Son passé faisait prévoir l'attitude qu'il allait
prendre. Il n'eut qu'à continuer. Il resta donc
fidèle à ses idées et à ses sentiments. Les idées
libérales, qui avaient eu leur première mani-
festation sous sa plume en 1829, reçurent leur
développement naturel. On s'en aperçut bien vite.
Mais, avant de mettre sous vos yeux la suite
de cette histoire, je dois répondre à une ques-
tion : l'attitude que Lamennais adopta conve-
nait-elle aux aspirations de la France chrétien-
ne? N'y avait-il pas mieux à faire?
- 43 -
Le roi Charles X était le dépositaire du droit
monarchique. Il existait entre lui el la France
un lien, qu'il n'était au pouvoir ni de l'un ni
de l'autre de briser. Neuf siècles de services ré-
ciproques l'avaient noué entre la famille royale
et la nation. Les assassins de Louis XVI furent
impuissants à le rompre. Il résista aux gloires
de Napoléon. Les événements de juillet 1830, il
est vrai, détrônèrent le souverain; mais son droit
subsista quand même. Un propriétaire conserve
le sien, malgré les chances d'un voleur qui l'au-
rait expulsé de sa maison. Les droits politiques
sont, comme des droits privés, indépendants de
l'opinion.
Que serait-il advenu, si les royalistes et les
catholiques s'étaient trouvés d'accord pour le
reconnaître et surtout s'ils avaient réglé d'après
cette conviction leur attitude? Beaucoup le fi-
rent. Mais ils ne furent pas assez nombreux.
Oubliez, si vous le voulez bien, la scission dont
je vais vous entretenir. Supposez qu'il y ait eu
chez les ennemis du Libéralisme triomphant una-
nimité. En restant fidèles au Roi détrôné, ils au-
raient refusé à l'usurpateur leurs services. Mais
chacun, au poste où la Providence le plaçait et
avec les moyens que lui offrait sa situation,
aurait continué de servir le pays, en dehors des
fonctions publiques, par une action religieuse
et sociale persévérante. Cela aurait suffi pour
rendre indestructibles les liens qui unissaient
encore la famille rovale à la France. Ils au-
— 44 —
raient maintenu et popularisé la notion et le
respect du droit.
Vous devinez qui se serait trouvé là en 1848
pour remplacer l'usurpateur, devenu la victime
de sa faute. La France revenait à son Roi légiti-
me, au lieu de continuer sa course à travers les
phases de ses révolutions.
Ce n'est qu'un rêve, hélas! tandis que la réa-
lité s'impose avec ses tristesses. Les hommes
d'ordre se trouvèrent divisés. Les partisans du
droit, qui voulurent rester fidèles à eux-mêmes,
se virent traités de Carlistes, en attendant qu'on
les surnommât émigrés de l'intérieur. Un jour
viendra bientôt où leur fidélité sera tournée en
ridicule. Quelques-uns iront jusqu'à faire peser
sur eux la responsabilité des épreuves que la
religion traversa.
Qui donna le signal de ces divisions? Lamen-
nais. Libre à lui de n'accorder aucun regret aux
vaincus de l'émeute bourgeoise et libérale. Mais
pouvait-il, des événements douloureux dont
Charles X fut la victime, tirer cette conclusion :
Dégageons l'Eglise de toute solidarité avec la
Monarchie. Séparons le trône de l'autel?
Il n'y avait pas lieu d'engager le Clergé dans
ces luttes politiques. Lamennais, en prétendant
séparer sa cause d'un parti, ne le précipitait-il
pas, en réalité, dans ces mêmes luttes? Il lui
assignait un autre champ de bataille et des chefs
nouveaux, avec l'espoir bien arrêté de devenir
leur inspirateur.
La Monarchie très chrétienne, qui s'était dé-
45
truite elle-même avec son Gallicanisme, avait
été mise au tombeau par les révolutionnaires de
1830. Elle ne devait plus en sortir. Telle était du
moins la pensée de Lamennais. Grande fut sa
surprise quand il vit surgir tout d'un coup une
autre Monarchie, celle de Louis-Philippe. C'é-
tait, il est vrai, une Monarchie libérale; c'en
était une, quand même. Il croyait à l'avenir de
la République. Ses prévisions ne le trompaient
guère. « Vous avez mille fois raison, écrivait-il
au marquis de Coriolis, ceci doit finir par la Ré-
publique, j'entends la république de droit, car
nous avons déjà celle de fait; et, comme d'ici
longtemps peut-être, nul autre gouvernement ne
sera possible en France, j'aimerais mieux, pour
la tranquillité de l'avenir immédiat, qu'on mît
plus d'unité dans les institutions qu'on nous
fabrique; car tout ce qui s'y trouve d'opposé à
l'esprit républicain ne pourra ni durer, ni être
changé, sans de nouvelles secousses, qui ne se-
ront pas médiocrement dangereuses. » (1).
Le voilà donc républicain en principe. Le gou-
vernement de Louis-Philippe n'aura de sa part
ni sympathie, ni confiance. Il s'en accommode
néanmoins. La forme politique lui est indiffé-
rente, en attendant l'évolution inévitable de la
Monarchie constitutionnelle vers la République.
Il compte sur l'avènement de la Démocratie.
Les faits, vous le voyez, ne lui ont pas infligé
de démenti. Mais il reste à savoir si ses prévi-
1. Boutard. Lamennais, II, p. 117.
— 46 -
sions sont définitives, ou, en d'autres termes,
si le règne de la Démocratie est durable. Une
autre question se pose : Que gagnerait l'Eglise
à la Monarchie libérale, à la République, à la
Démocratie? Lamennais crut qu'elle pouvait se
les rendre favorables, les deux dernières sur-
tout.
Je continue l'exposition de ses sentiments.
L'Eglise aurait tout à gagner au régime de la
liberté. Il s'en ouvrit au même de Coriolis :
« Chacun doit aujourd'hui chercher sa sûreté
dans la sûreté de tous, c'est-à-dire dans une li-
berté commune. » Il voulait pour la liber-
té le correctif de la religion. « Pour arriver à
un état stable, il faut un principe d'ordre, de
fixité, qui manque aujourd'hui totalement. Le
principe, c'est la Religion. On doit donc tendre
à unir la Religion et la Liberté; et de plus, nul
moyen de conserver la Religion qu'en l'affran-
chissant de la dépendance du pouvoir temporel,
de sorte que, sous ce nouveau rapport, on doit
désirer, on doit demander la Liberté, qui est le
salut. Voilà pour l'avenir.
» Quant au présent, deux choses sont éviden-
tes : la première, que l'immense majorité de la
nation repousse le despotisme ou le Pouvoir
absolu; la seconde, qu'elle craint l'anarchie. Or,
l'unique moyen d'arrêter, s'il est possible, ou
au moins d'abréger l'anarchie, est d'organiser
contre elle une résistance active, en unissant,
en organisant ceux qui la redoutent, union qui
- 47 -
ne peut s'opérer que dans le sens de l'opinion
générale, c'est-à-dire, par l'application du prin-
cipe de liberté... Hors de là, sont : passion, aveu-
glement, folie » (1).
La pensée de Lamennais, durant celte deuxiè-
me période de son existence, se résume dans ces
deux mots : Dieu et la liberté, qui seront la de-
vise du Catholicisme libéral. Il les inscrivit en
tête de son journal, Y Avenir, dont le premier
numéro parut le 18 octobre 1830. Ce devait être
l'organe officiel de cette école, qui fut, dès son
apparition, un parti. Un article-programme ex-
posa avec une entière franchise un état d'esprit,
que partageaient ses principaux collaborateurs :
« Lorsque rien n'est fixé dans le monde, ni l'i-
dée de droit et de pouvoir, ni l'idée de justice,
ni l'idée même du vrai, on ne peut échapper à
une effroyable succession de tyrannies que par
un développement immense de liberté individuel-
le, qui devient la seule garantie possible de la
sécurité de chacun, jusqu'à ce que les croyan-
ces sociales se soient affermies et que les intel-
ligences, dispersées pour ainsi dire dans l'espace
sans bornes, recommencent à graviter autour
d'un centre commun ». En attendant, les Ca-
tholiques n'ont qu'à s'accommoder du pouvoir
1. Lettre au baron de Vitrolles, 27 avril 1830. Boutard
ouv.cit., 317-318. Nous avons retrouvé depuis les mêmes sen-
timents exprimés en fermes à peu près identiques chez
les organisateurs de Y Action libérale et les apôtres de la
Démocratie chrétienne.
48
de fait et à se servir des libertés existantes pour
en conquérir d'autres.
Ce mot Liberté est encore bien vague. Pour
en préciser le sens, le chef de la nouvelle école
le dépèce en quelques articles, qui seront l'ob-
jet des revendications catholiques, à savoir : la
liberté de conscience, la liberté d'enseignement, la
liberté de la presse, le droit électoral et la dé-
centralisation.
Vous y reconnaissez sans peine le programme
que les Catholiques libéraux ont reçu de leur
fondateur. C'est un mélange de choses légiti-
mes et de prétentions fausses. Les premières
firent passer les secondes, et celle-ci compromi-
rent l'efficacité de celles-là.
Les disciples de Lamennais, jeunes pour la
plupart, joignaient à une intelligence peu com-
mune une grande dignité de vie et un caractère
indépendant. C'étaient des hommes d'idée et
d'action. Il suffit de nommer Montalembert, La-
cordaire, Guéranger, Salinis, Gerbet, Rohrba-
cher, de Coux. Unis dans un même dévouement
à l'Eglise romaine et à leur pays, ils ne par-
tageaient pas cependant au même degré les illu-
sions du Maître.
Lacordaire était le seul démocrate du groupe;
Montalembert ne songeait qu'à une Monarchie
représentative, faisant place à l'éloquence parle-
mentaire; Guéranger était déjà l'homme d'Eglise,
que nous aurons occasion d'admirer. Quelques-
uns de leurs compagnons de lutte restaient, au
- 49 -
fond du cœur, fidèles à la Monarchie très chré-
tienne; mais ils pratiquaient, les uns et les au-
tres, un ralliement, que, pensaient-ils, les cir-
constances imposaient.
Lamennais exerçait sur tous un empire, que
leur attachement à l'Eglise était seul capable
de modérer. Avec une pareille équipe, un hom-
me de cette force pouvait tout entreprendre. Une
partie du clergé et de la jeunesse catholique
était disposée à le suivre. L'Avenir devenait ainsi
un puissant moyen d'action. Il fortifiait, en la
canalisant, l'autorité intellectuelle et morale d'u-
ne école et il organisait, en la régularisant, l'ac-
tivité de ses membres.
Le journal, malgré les services qu'on pou-
vait en attendre, ne répondait pas à tous les be-
soins. Il fallut le compléter au moyen d'une li-
gue, qui relierait entre elles, pour les rattacher
à sa rédaction, les meilleures forces du pays.
Dans ce but, on fonda V Agence générale pour la
défense religieuse. Elle permettrait de connaître
les abus qui se commettaient de toutes parts
et les besoins religieux de chaque province. Il
serait facile d'en saisir l'opinion et d'exercer
ainsi sur les pouvoirs publics une action conti-
nue. Les Catholiques sauraient, dès lors, à qui
demander un conseil et un appui.
On vit immédiatement le bien que cette orga-
nisation était appelée à faire. Le succès ne se
fit pas attendre ; il fut très grand.
Lamennais crut bon d'étendre cette stratégie
Le Catholicisme libéral 4.
50
aux diverses nations catholiques. Chacune aurait
son agence, et les agences seraient reliées entre
elles. Il chargea ses collaborateurs les plus dé-
voués d'entrer sans retard en relation avec les
Catholiques étrangers susceptibles de les com-
prendre. De Coux eut la Belgique et les Etats-
Unis; Lacordaire, l'Italie et la Suisse; Monta-
lembert, la Suède, la Pologne et l'Allemagne.
Les promoteurs saluaient déjà le moment où
Y Acte d'Union serait conclu entre les Catholiques
de ces divers pays. On aurait alors la Grande
Charte du siècle.
Ce plan est grandiose. Il paraît, de prime
abord, facile à exécuter. On dirait même qu'il
correspond à une nécessité urgente. Mais, à la
réflexion, ceux qui ont acquis l'expérience des
choses d'Eglise sont frappés d'un oubli. Com-
ment organiser ainsi les forces religieuses des
nations catholiques, en dehors du Pape et des
évêques? Car ils sont, après tout, les chefs res-
ponsables de l'Eglise.
L: Agence générale et YUnion seront condam-
nées à fonctionner en marge de la hiérarchie. Il
en résultera une gêne inévitable. Les membres
de la hiérarchie ne pourront s'en accommoder
et ils prendront des mesures en conséquence.
Qui donc oserait les blâmer de sauvegarder ain-
si la liberté de leur gouvernement?
Et puis, en vertu de quel droit, Lamennais
prend-il la tête de cette vaste organisation char-
gée de défendre l'Eglise et de diriger l'action
catholique en France et dans le monde entier?
- 51 -
Il est un simple prêtre. Kl le voilà qui se subs-
titue, avec un groupe d'admirateurs, à t'Epis-
copat. Les contemporains n'aperçurent pas tout
d'abord les périls de celle organisation. Mais
l'expérience devait les manifester bientôt.
Les événements contribuèrent au succès mo-
mentané du journal V Avenir et des ligues, aux-
quelles il devait tenir lieu d'organe officiel. L'Ir-
lande s'agitait aux cris de Liberté, que le vaillant
CTCoimell poussait en son nom. La Pologne ten-
tait un grand effort pour briser ses chaînes. Un
mouvement précurseur de son indépendance re-
muait déjà la Belgique, où Libéraux et Catholi-
ques se disposaient à conclure un pacte, dont
les clauses entreraient dans le texte de la cons-
titution nationale. Par contre, l'Eglise, qui avait
eu à se plaindre du Gallicanisme français sous
le gouvernement de la Restauration, s'attendait
à voir les Monarchies espagnole et portugaise
supprimer dans leur péninsule les Ordres reli-
gieux.
Le gouvernement de Louis-Philippe restait li-
béral, dans la mauvaise acception du mot. Les
Libéraux consentaient à reconnaître la liberté de
tout, excepté celle de l'Eglise. Les Catholiques
se trouvèrent donc exclus des libertés, garanties
par la charte constitutionnelle.
Lamennais, tout en acceptant la nouvelle cons-
titution, mena contre le gouvernement une cam-
pagne vigoureuse, au nom de la Liberté. Cette
attitude lui valut des sympathies très chaudes.
52
Mais elle rendit son journal odieux aux partisans
de Louis-Philippe.
Les Légitimistes, de leur côté, se déclarèrent
hostiles. Lamennais, il faut le reconnaître, ne
perdit pas une occasion de les blesser au vif.
Il enveloppait leur cause et leurs personnes dans
son dédain pour le Gallicanisme. On s'efforçait, à
l'Avenir, de tourner leur fidélité en ridicule. Cette
tactique fâcheuse envenima les rancunes et pro-
voqua aux représailles. Rien n'était donc moins
opportun. On s'en aperçut lors du pillage de
l'église de Saint-Germain l'Auxerrois, le 24 fé-
vrier 1831. L' Avenir du lendemain publia ces
lignes regrettables ;
« Sacrilèges conspirateurs, tandis que l'Eglise
cherchait à se séparer de l'Etat, ils ont voulu
renouer par la discorde des nœuds à demi rom-
pus; tandis que l'Italie saluait avec amour notre
nouveau Pontife et que d'immenses acclama-
tions répondirent en France aux accents de Ro-
me, ils ont troublé ces témoignages rendus au
choix de la Providence (1) par un acte impie et
destiné à mille malédictions. Aujourd'hui les
croix sont tombées de nos basiliques; les or-
nements des prêtres sont profanés; le fleuve
emporte les débris de la dévastation de juillet;
une garde nombreuse se presse autour de nos
temples, défendus, il y a six mois, par la seule
majesté de Dieu. Voilà le fruit d'un attentat
que nous recommandons aux Catholiques com-
1. Il s'agissait de l'élection de Grégoire XVI.
- 53 -
me une dernière leçon de Celui qui a résolu de
les sauver, mais qui ne les sauvera ni par les
promesses ni par les complots. » (1)
Personne ne se fit d'illusion; cet article êtail
à l'adresse des Légitimistes, qui passaient pour
avoir provoqué ces excès de la populace par une
manifestation imprudente. Lamennais n'était
pour rien dans la rédaction. Mais il partageait,
en les exagérant, les sentiments de son collabo-
rateur. Et Y Avenir publiait le lendemain sous
sa signature cet appel d'une violence mal con-
tenue :
« Catholiques, des insensés viennent de com-
promettre tout ensemble et la tranquillité du
pays et votre juste cause, en couvrant d'un voile
de religion leurs espérances coupables, leurs
complots peut-être. Ils ont tenté d'inaugurer la
guerre civile sur un tombeau, profanant la priè-
re, le temple, le sacrifice, les mystères de Dieu
et ceux de la mort. En apprenant cette tentative
aussi folle que criminelle, vous vous êtes in-
dignés comme nous; vous vous êtes demandé
quel délire égare donc les hommes qui, pour l'in-
térêt d'un autre homme, d'un seul, ne crain-
draient pas de bouleverser la patrie de fond en
comble et de la livrer à toutes les horreurs d'une
anarchie interminable. Eh bien! sachez-le, ce
délire que vous ne concevez pas, que vous ne
savez comment nommer, a un nom pourtant,
c'est ce royalisme qui se qualifie pur, ce royalis-
1. V Avenir, 16 février 1831, cité par Boutard, p. 236.
— 54 —
me gallican, qui dans toute la création ne con-
naît qu'un droit, celui de la souveraineté à
ses yeux inamissible; qui adore premièrement
le roi, et ensuite Dieu, à condition qu'il sera
fidèlement soumis au roi, et qui naguère ven-
dait à celui-ci, avec vos libertés religieuses, l'a-
venir de votre foi. Jusqu'au bout semblables à
eux-mêmes; peu leur importe, aujourd'hui com-
me alors, d'attirer sur elle la haine publique en
cherchant à la rendre complice en apparence de
leurs extravagants desseins; et par là même vous
pouvez juger du sort qu'ils lui feraient si le
pouvoir revenait en leurs mains. Leur triomphe
parmi nous serait la ruine dernière du Catholi-
cisme. Séparez-vous donc à jamais d'eux; et,
par ce qui vient de se passer, comprenez mieux
encore que le salut commun, le salut de la
religion et de la patrie dépend de l'union sin-
cère des Français dans la Liberté. »
Lamennais emporté par la passion oublie toute
mesure, son invective est d'une fausseté criante.
Mais les injures qu'il accumule à plaisir, sont
de celles que les hommes d'honneur pardon-
nent le plus difficilement. Il continue :
« Catholiques, souvenez-vous que vous êtes les
enfants de cette Eglise immortelle, dont les des-
tinées n'ont rien de commun avec les souverai-
netés du temps. Elle les voit naître, elle les
voit mourir, sans être émue de ces vicissitudes
de la terre. Seulement, elle pousse un cri de joie,
lorsqu'un de ces coups qui partent d'en haut,
brise soudain les fers sacrilèges dont l'avait
chargé quelqu'une de ces puissances d'orgueil,
qui rêvent d'éternité à côté de la tombe prête h
se refermer sur elles.
» Il y a quelque chose de plus précieux que
la royauté, c'est la foi; il y a quelque chose
de plus grand qu'un Bourbon, c'est Dieu. Rom-
pez donc, rompez pour toujours avec les hom-
mes, dont l'incorrigible aveuglement met en péril
cette religion sainte, qui sacrifient leur Dieu à
leur roi, et qui, s'ils prévalaient, dégraderaient
vos autels jusqu'à ne plus être qu'un troue ». (1)
Lamennais, en écrivant ces lignes, pose un
acte de déclaration de guerre aux Légitimis-
tes. Ils relevèrent ce défi. Qui donc oserait les
en blâmer?
Pendant ce temps, Lamennais fait des avan-
ces aux Libéraux. La Liberté le passionne, au
point que le Libéralisme a bientôt toutes ses
sympathies. Il s'abandonne à ce sentiment avec
la logique inflexible de son caractère. Aucune
de ses conséquences ne l'effraie. Les difficultés
ne font qu'exciter son audace, et les critiques
de ses adversaires le stimulent à l'action. Il ira
donc jusqu'au bout.
On tremble devant le Libéralisme; eh bien!
catholicisez-le, commence-t-il par déclarer. Et
il ajoute bientôt : Pour catholiciser le Libéra-
lisme, libéralisez le Catholicisme. C'était de trop,
avoue son dernier historien (2).
1. L'Avenir, 14 février 1831, dans Boutard, 236-233.
2. Boutard, II, 63.
-56-
Les erreurs les plus compromettantes ne le
feront point reculer. Je ne puis noter ici toutes
celles qui lui échappent au courant de la plume.
Il me suffira de signaler ce qui caractérise
mieux son système. Car c'est bien en présence
d'un système de politique religieuse que nous
allons nous trouver. Les parties en sont forte-
ment liées.
Lamennais professe sur l'évolution sociale une
tolérance qui trouble. « Ces lois [de l'évolution),
dont l'histoire est l'application d'autant plus net-
te et précise à mesure que s'écoulent les siècles,
se manifestent principalement aux grandes épo-
ques où se termine une période et où commence
une autre période, alors que se dégageant de la
vieille enveloppe d'un passé à jamais éteint, tout
renaît, tout change, tout se transforme, et que
les brises de l'avenir apportant aux peuples com-
me les parfums d'une terre nouvelle, ils s'é-
lancent impatients à travers les flots, vers ce
but inconnu de leurs vœux. » (1)
L'allusion aux événements contemporains est
transparente. On se demande pourquoi il s'ex-
hausse ainsi sur un trépied pour vaticiner, à la
façon d'un oracle, ses idées politiques. Les lois
de l'histoire, qu'il invoque, n'existent que dans
son imagination, où il est très à l'aise pour les
promulguer. L'histoire, à laquelle il se réfère,
n'a rien de commun avec celle qu'élaborent nos
érudits grâce à une patiente accumulation de
1. L'Avenir, 28 juin 1831, Boutard, 139.
- 57 -
faits dûment contrôlés. Elle est le simple pro-
duit d'un romantisme s'exerçant autour de quel-
ques souvenirs. C'était suffisant à l'époque de
Michelet.
Le chef de la nouvelle école ne recule pas
devant l'application de son système à l'Eglise
Cela l'entraîne plus loin que ses admirateurs
ne l'auraient voulu. Mais les résultats sont trop
satisfaisants pour qu'il songe à reculer. Si on
les accepte, sa théorie de politique religieuse
reçoit sa justification. C'est un succès définitif.
Nul obstacle ne pourra désormais retenir son
élan.
Car, en vertu de cette loi, l'Eglise devra s'adap-
ter aux circonstances extérieures, issues des
principes de 1789. Il faudra bien qu'elle évo-
lue à son tour. Son existence en dépend, ainsi
que l'avenir religieux du monde. Lamennais s'est
fait là-dessus des convictions arrêtées. Elles ser-
vent de pivot à toute sa politique religieuse. Il
y tient comme à une condition de sa foi. L'E-
glise, pense-t-il, ne pourrait jamais, sans se prê-
ter à cette exigence du temps et des hommes,
reprendre sa mission, interrompue par le Galli-
canisme et l'absolutisme du pouvoir. Il n'y au-
rait plus qu'à faire son deuil de cette union
intime de la science et de la foi, de la force et
du droit, du pouvoir et de la liberté, qu'elle
est seule capable de réaliser sur terre.
Je suis d'aussi près que possible, remarquez-
le bien, la pensée de Lamennais. Vous constatez,
— 58 —
comme moi, le développement qu'elle a reçu de-
puis l'année 1831. Elle coule encore dans la
littérature et les discours de nos libéraux et
de nos démocrates. Le maître enseigne par la
bouche et la plume de ses disciples. Cette con-
tinuité de son esprit et de ses tendances est
instructive. Aussi fait-il bon la constater.
Cette évolution n'est guère qu'un modernisme
anticipé. Il y voit la condition du renouvelle-
ment salutaire de l'Eglise et du monde. Grâce
au règne de la Liberté, qu'il annonce, nous as-
sisterons au triomphe de la charité et à l'avè-
nement de la fraternité humaine : « Que sera-
ce, lorsque, entièrement libre, il (le Christianis-
me) pourra sans obstacle verser et verser encore
sur cette société qui est son ouvrage, ses flots
toujours renaissants d'amour? C'est l'amour qui
a créé le genre humain; c'est l'amour qui l'a
sauvé, et c'est l'amour, qui, consommant son
unité terrestre, lui montrera, même ici-bas, com-
me une magnifique image de ce qu'il est destiné à
devenir dans une autre patrie. » (1)
Le prêtre est l'agent providentiel de ces trans-
formations. « C'est Dieu qui l'a établi pour être
l'homme du peuple, le confident de ses misères,
le médecin de ses douleurs secrètes, le déposi-
taire de ses larmes, l'interprète de ses besoins,
le protecteur, l'ami, la providence de tous ceux
qui ont faim et soif, de tous ceux qui pleurent. »
Il sera l'arbitre « entre le riche, qui fournit la
1. Boutard, 161.
- 59 -
terre el l'argent, et le pauvre, qui ne peu! mettre
([lie son travail dans le fond commun. » (1)
En somme, Lamennais, par ces exagérations
du rôle de l'Eglise et de son clergé, comptait ra-
mener sur terre l'âge d'or de la théocratie. On
pense, en lisant certaines de ces pages, à ces
prophètes du Chiliasmc, qui promettent aux
hommes mille ans de paradis terrestre avant la
consommation des siècles.
Le titre du journal symbolise cet Àvehir, vers
lequel Lamennais pousse les prêtres et les Catho-
liques. Ce sont les seuls qui l'écoutent. Il veut
les faire passer des idées aux actes, et cela sans
perdre de temps. La séparation de l'Eglise et de
l'Etat est le premier article de son programme
et aussi l'entrée dans les phases de l'évolution.
Du jour où le clergé aura brisé l'entrave con-
cordataire, il aura la liberté de les parcourir
successivement. 1
Le danger des théories modernistes, élaborées
par Lamennais, échappait à ses lecteurs. Ses en-
nemis eux-mêmes ne parvinrent guère à le dis-
cerner. Les uns et les autres remarquèrent sur-
tout ses déclarations pratiques. Son projet de
rupture du Concordat déplut auU évêques et
aux hommes du gouvernement. De leur côté, les
Légitimistes en avaient peur. Les Libéraux avan-
cés se trouvèrent seuls d'accord avec les rédac-
teurs de V Avenir. On s'en émut à Paris et dans
1. Ibid., 163 164.
- 60 -
la plupart des évêchés. Les évêques et leurs
défenseurs les plus autorisés ne voulaient pas
que des écrivains téméraires pussent lancer l'E-
glise dans une aventure, dont on ne prévoyait
pas l'issue. Quelques-uns craignirent un quatre-
vingt-neuf ecclésiastique. Des mesures sévères
devenaient inévitables.
Les admirateurs de Lamennais ont accusé les
Légitimistes d'avoir usé de tous les moyens pour
le faire condamner. Ils s'autorisent pour cela
de quelques faits, que l'on ne saurait contes-
ter. Mais peut-on raisonnablement en conclure
que ses adversaires de droite l'aient rendu con-
damnable? Non, certes. Il s'agit moins de savoir
qui l'a dénoncé et qui s'est réjoui des mesures
prises contre lui, que d'être fixé sur la con-
damnation elle-même et sur ses motifs.
Les évêques qui s'efforcèrent d'arrêter le mou-
vement de V Avenir étaient dans leur droit et,
qui mieux est, ils remplissaient un devoir. J'i-
gnore si Lamennais et ses collaborateurs s'en
rendirent compte. Mais ils eurent la douleur de
constater que les mesures dont ils étaient l'objet
rendaient leur œuvre impossible. Lamennais en
fait l'aveu : « Les évêques ont tout tué; ils dé-
fendent de lire notre journal; ils persécutent
les prêtres soupçonnés d'attachement à nos doc-
trines, ils remuent ciel et terre pour ressusciter
le Gallicanisme, attisant par là contre l'Eglise
une haine dont les conséquences m'effrayent,
tandis que nous étions parvenus à ramener non
seulement à la foi, mais encore à la pratique de
61
la religion, des athées même, Et par quel moyen
nous altaque-t on? par des interdits, par des in-
trigues, des menées sourdes, par un épouvanta-
ble système organisé de calomnies; et cette op-
position a trouvé de L'appui à Rome! Rome s'est
ligué avec ses ennemis les plus dangereux con-
tre ses propres doctrines et contre ses défen-
seurs. » (1)
Lamennais ne se faisait aucune illusion. Les
ressources nécessaires à la continuation de la
lutte allaient lui faire complètement défaut. Une
disparition volontaire lui parut opportune. Il n'y
avait plus, dans ces conditions, qu'à supprimer
V Avenir et à dissoudre Y Agence générale.
Mais comment s'exécuter sans avouer une dé-
faite? Ce n'était point chose facile. Lacordaire
émit un avis, que le maître agréa : « Nous ne
pouvons finir ainsi. Il faut nous rendre à Rome
pour justifier nos intentions, soumettre au Saint-
Siège nos pensées. Qoi qu'il arrive, cette dé-
marche éclatante, preuve de sincérité et d'or-
thodoxie, sera une bénédiction pour nous et une
arme arrachée aux mains de nos ennemis (2). »
Lamennais, Lacordaire et Montalembert pri-
rent le chemin de Rome, le 22 novembre. Le
titre pompeux de pèlerins de Dieu et de la liberté,
qu'ils se donnèrent, fit de leur voyage la con-
tinuation de leur geste libéral. Tant d'ostenta-
1. Boutard, 250 251.
2. Boutard, 254.
62
tion ne pouvait leur porter bonheur. Ils met-
taient le Pape dans l'obligation de se prononcer
ouvertement sur leur cas. Sa décision ne pou-
vait que leur être contraire.
Il est inutile de raconter les incidents qui
marquèrent ce pèlerinage. Seuls les effets qu'il
eut nous intéressent.
Grégoire XVI se trouvait saisi d'une affaire
ecclésiastique. Il se prononça en parfaite con-
naissance de cause. Son jugement, inséré dans
l'encyclique Mirari vos, eut force de loi. Le temps
ne lui a rien enlevé de sa valeur. Ceux qui ont
repris à leur compte les thèses de Lamennais
prétendent le contraire. Si on les croyait, le
Souverain Pontife les aurait trouvées simple-
ment inopportunes et prématurées, sans se pro-
noncer sur leur vérité intrinsèque. C'est un
moyen trop facile d'éluder une condamnation
générale. Mais rien n'autorise cette interpréta-
tion, qui équivaut à un escamotage.
L'encyclique Mirari vos enveloppe dans une
même condamnation la liberté de conscience,
l'exécrable et détestable liberté de la presse, les
associations entre gens de religions diverses où
l'on préconise toute espèce de liberté, les vœux
tendant à la séparation de l'Eglise et de l'Etat,
c'est-à-dire tout le programme du Catholicisme
libéral.
Pendant son séjour à Rome, Lamennais ne se
douta point du sort qui attendait son œuvre
de politique religieuse. Le Pape et les cardi-
naux se tinrent avec lui sur une réserve toute
- 63 —
romaine. Aussi, espérait-il, en parlant, que rien
ne serait fait. C'est à Munich, durant un ban-
quet en son honneur, qu'on lui annonça la pé-
nible nouvelle. Il se soumit tout d'abord. Mais
sa nature indépendante s'accommoda mal d'une
attitude humiliée. Ses ennemis, du reste, ne fai-
saient rien pour en adoucir l'amertume. La pu-
blication des Paroles d'un croyant, en 1834, mon-
tra qu'il s'abîmait dans une apostasie définitive.
Cette défection causa une douleur profonde à
tous ses disciples. Mais pas un ne suivit son
exemple. Ils continuèrent tous à servir l'Eglise.
Nous aurons occasion de les retrouver.
Cette dispersion du groupe de V Avenir marque
le terme de cette première phase du Catholicis-
me libéral. Ce ne pouvait être la fin de cette
erreur. Elle se renouvellera par période aussi
longtemps que les Institutions issues des faus-
ses doctrines de 1789 subsisteront en France;
car il y aura toujours des Français, pour croire
prudent de concilier l'Eglise et la Révolution
régnante.
TROISIÈME LEÇON
Autour de 1848
Sommaire : Une renaissance chrétienne. L'union religieuse.
Le parti catholique. L'apparition de la Démocratie. Les
socialistes. Le ralliement à la République. Les abbés,
démocrates. L'Ere nouvelle.
Le Gouvernement de Louis-Philippe est tirail-
lé en sens divers. Mais ce sont les influences
libérales qu'il subit le plus volontiers. C'est dans
la force des choses. Son libéralisme cependant
ne lui ferme point les yeux sur toutes les réali-
tés. Aussi sa politique religieuse vaut-elle mieux
que les idées personnelles de ses chefs. Il use
souvent d'une tolérance intelligente dont les Ca-
tholiques savent profiter. L'Eglise est une force.
Il a la prudence de ne point la traiter en enne-
mi. Laissons néanmoins les phénomènes poli-
tiques suivre leur cours normal, pour assister
au spectacle instructif que nous offre l'existen-
ce sociale et religieuse du pays.
La renaissance chrétienne continue partout.
C'est la contre-révolution ecclésiastique qui se
fait dans les œuvres sous l'action directe de
l'Eglise. Elle verse dans notre histoire contem-
poraine des éléments nouveaux, qu'il est im-
possible de taire.
G5
Les hommes qui prennent part à cette res-
tauration religieuse et nationale, appartiennent
à la génération qui a grandi au temps de
Louis XVIII et de Charles X. Les efforts tentés
alors pour inculquer à la jeunesse un idéal chré-
tien produisent leurs fruits. Les effets s'en fe-
ront sentir jusqu'en 1870. On a oublié les ser-
vices rendus par ces éducateurs catholiques, pour
avoir donné une importance excessive aux ma-
nifestations libérales ou impies des maîtres qui
s'étaient formés pendant la Révolution ou dans
les collèges de l'Empire.
Le Concordat, après avoir rendu aux Eglises
une existence officielle, leur permit de réparer
quelques-unes des ruines amoncelées par la Ré-
volution. Qu'il y avait à faire! Napoléon 1er en-
trava de mille manières cette œuvre de la res-
tauration religieuse. Aussi se trouva-t-elle mé-
diocrement avancée, quand se fit la restaura-
tion monarchique. Le travail de réorganisation
des diocèses fut encouragé et secondé par le
gouvernement royal. L'élan était tel que les évé-
nements de juillet ne purent l'interrompre. Après
quelque temps d'observation et de gêne, la mo-
narchie libérale de 1830 finit par laisser faire.
L'Eglise retrouva Tune après l'autre les piè-
ces essentielles de son organisme, que le Con-
cordat avait négligé de lui rendre. Bonaparte et
Consalvi n'avaient laissé aucune place aux Or-
dres religieux. Ce fut heureux. Car si Rome
avait réclamé en leur faveur le moindre droit,
le premier Consul eût immédiatement saisi l'oc-
Le Catholicisme libéral S
— 66 -
casion d'imposer un article capable de rendre
toute tentative de rétablissement impossible. Il
ne voyait pas, en effet, où les mettre dans l'Egli-
se et la société pour les avoir toujours sous la
main. Le clergé séculier ou régulier ne pouvait
et ne devait être, à ses yeux, qu'un corps de
fonctionnaires ecclésiastiques, employés et con-
duits par son administration des Cultes. Les
règles religieuses ne se prêtaient guère à de pa-
reilles exigences. Les quelques congrégations
qu'il toléra se vouaient à l'éducation des enfants
ou à l'assistance des malades et des pauvres.
Les restaurations et les fondations religieuses
s'étaient multipliées de 1815 à 1830. Elles eu-
rent sous la Monarchie de juillet une prospé-
rité extraordinaire. Des communautés nouvelles
surgirent encore de tous côtés. D'anciens Ordres
sortirent de leur tombeau.
La France eut ainsi, à la veille de 1848, une
armée presque innombrable de religieux et de
religieuses. Voici quelques noms : Clercs de Saint
Viateur, au diocèse de Lyon; Frères de la Doc-
trine chrétienne, au diocèse de Nancy; de Sainte-
Croix de Neuilly, de la Miséricorde de Cou-
tances; Marianites, Maristes, Frères de Ploër-
mel; Picputiens, Oblats de Marie, Pères du Saint-
Esprit. Il y eut des sociétés de missionnaires,
pour la France ou l'Etranger, dans un grand
nombre de diocèses. Solesmes vit la restauration
de l'Ordre bénédictin. Lacordaire rétablit celui
de Saint-Dominique. Les Chartreux, les Trap-
- 67 -
pistes, les Capucins, les Franciscains, (le. mul-
tiplièrent leurs fondations. Le recrutement des
Jésuites leur permit de se distribuer en deux
provinces. La plupart des anciens ordres de fem-
mes furent aussi restaurés. Mais il y eut surtout
une efflorescence merveilleuse de congrégations
nouvelles sous les vocables les plus divers, de-
puis les Dames du Sacré-Cœur jusqu'aux Sœurs
de la Providence. Une énumération serait lon-
gue et inutile.
Ces maisons bénéficièrent, en très grand nom-
bre, d'une reconnaissance d'utilité publique. Cet-
te situation légale facilitait singulièrement la tâ-
che des communautés vouées à l'enseignement
ou à l'assistance. L'Etat, les Départements et
les Villes purent ainsi utiliser leurs services.
Les autres congrégations étaient l'objet d'une
simple tolérance. Cela leur suffit pour prendre
un essor rapide.
Vous devinez sans peine l'activité qui s'exer-
ça autour de ces foyers de vie chrétienne. On les
a fréquemment accusés de n'avoir point fait, à
cette époque et depuis, tout ce que l'on avait
droit d'en attendre. Ces reproches sont fondés,
j'en conviens. Cependant des lacunes et des fai-
blesses inévitables dans les œuvres faites par
des hommes au milieu d'hommes, ne doivent
pas jeter le voile de l'oubli sur le bien réalisé.
Il a été immense.
Le clergé paroissial gagna beaucoup au contact
des monastères et des couvents. Les exemples
- 68 -
qu'il eut sous les yeux, et la direction qui lui
fut souvent donnée, élevèrent son niveau surna-
turel. Religieux et religieuses ne lui ménageaient
point leur concours au chevet des malades, dans
les écoles, dans les œuvres paroissiales et au-
tres. Ils se sont ingéniés à ne laisser sans sou-
lagement aucun besoin moral ou matériel.
Les chrétiens qui appartenaient aux classes
dirigeantes, profitèrent autant que leurs prêtres
de cette action sanctificatrice. Le scepticisme
voltairien fut vigoureusement combattu et il per-
dit de son empire sur la jeunesse des écoles. On
organisa pour elle des réunions et des confé-
rences. Quelques maîtres, Ozanam par exemple,
s'y rencontraient avec les étudiants. De jeunes
hommes, qui exerçaient des professions diver-
ses, se joignirent à eux. Les conférences de Saint
Vincent de Paul furent l'un des meilleurs ré-
sultats de ces pieuses rencontres.
Les prédications des Pères Lacordaire et de
Ravignan échauffaient l'enthousiasme des catho-
liques convaincus et provoquaient de nombreu-
ses conversions. Les discours et les écrits de
Montalembert ne laissaient pas aux Catholiques
le temps de dormir en paix. L'Univers de Louis
Yeuillot allait chaque jour entretenir jusqu'au
fond des provinces l'amour de l'Eglise et la vo-
lonté de la servir. Quelques vaillants évêques se
signalaient dans les travaux de la défense reli-
gieuse, Parisis de Langres et Clausel de Montai,
à Chartres, étaient les plus connus. Des prêtres
éminents fixaient sur eux l'attention publique et
- 69 -
on saluait en eux les gloires prochaines de l'é-
piscopal : Pie, Dupanloup, Salinis, Gerbet, etc.
Gousset renouvelait renseignement de la théo-
logie morale dans les séminaires et débarrassait
les esprits des derniers restes du Jansénisme.
Dom Guéranger, le restaurateur de l'Ordre béné-
dictin, ramenait nos diocèses aux pratiques de
la liturgie romaine. Ses campagnes, couronnées
toujours de succès, tournèrent contre le Gallica-
nisme. Nul ne contribua plus que lui à rendre
Rome populaire en France.
Notre belle renaissance ecclésiastique fut l'œu-
vre du clergé et des laïques. Le Gouvernement
y eut aussi peu de part que possible. S'il ren-
dit quelques services, il créa aussi bien des dif-
ficultés. Cette coopération des évêques, des prê-
tres et des fidèles les plus dévoués fortifia les
liens qui les unissent. Les uns et les autres pri-
rent à cœur les intérêts religieux, qui passè-
rent alors au premier plan de leurs soucis po-
litiques.
Le Clergéi, qui d'abord était resté fidèle
au roi Charles X, s'en détacha peu à peu. On
le doit à l'influence de Lamennais et aux évé-
nements. Des laïques influents suivirent cet
exemple. L'action diplomatique de Rome les
y encourageait. Plusieurs évêques, en particulier
Mgr Parisis, prétendirent que cette attitude était
plus avantageuse à l'Eglise. La grande masse
catholique ne donnait à ces questions qu'une
importance secondaire. Elle suivait docilement
— 70 -
ses chefs. Ceux-ci se mirent en grand nombre
sur le terrain constitutionnel, sans s'inféoder
néanmoins au gouvernement de Louis-Philippe.
Ils formèrent ce qu'on est convenu d'appeler le
Parti catholique.
Mais, ne l'oublions pas, de nombreux catho-
liques gardèrent leur fidélité aux traditions de
la Monarchie très chrétienne. Il y avait parmi
eux des évêques et des prêtres. On les vit se dé-
penser pour le bien de la religion dans toutes
les œuvres. Leurs journaux eurent leur part aux
campagnes religieuses qui furent alors entre-
prises. Ils se montrèrent, dans l'ensemble, aussi
catholiques que n'importe qui. Cependant leur
concours est généralement passé sous silence.
Ceux qui en parlent évitent de les donner pour
royalistes. Ils obtiennent par ce procédé un ré-
sultat qui ne peut nous satisfaire.
L'idée que le Parti catholique absorbait tou-
tes les forces religieuses de la France fait ainsi
son chemin. Il partait seul en campagne. On en
conclut naturellement que les catholiques roya-
listes n'existaient pas ou que, s'ils existaient,
ils ne faisaient rien. Vous ne sauriez trop faire
pour réagir contre cette opinion fausse.
Un mot seulement des causes de division qui
subsistaient parmi les chefs des catholiques. El-
les étaient nombreuses et profondes. On se pré-
occupait, il est vrai, d'en corriger les effets.
Mais ce fut en vain.
Ces divisions sont inévitables et souvent même
nécessaires. Elles viennent de l'opposition ra-
- 71 -
dicale qui existe entre l'erreur cl La vérité. I
apôtres de l'union pour elle-même ne tiennent
pas compte de cette nécessité de notre nature,
et ils s'obstinent à concilier le vrai et le faux.
En préparant la paix, ils confectionnent souvent
des explosifs.
Les luttes des catholiques entre eux portent
alors sur le Gallicanisme et sur les rapports de
l'Eglise et de l'Etat. On ne parle plus de Libé-
ralisme. Mais les événements mettront bientôt
un terme à cette trêve. En attendant, on croit
que la campagne menée avec tant d'éclat par
Montalembert pour conquérir la liberté d'ensei-
gnement réalisera les espérances d'union que
tant de bons cœurs caressent. Elle ne devra pas,
hélas! survivre à la circonstance qui l'a rendue
possible.
La chute de la Monarchie libérale surprend les
Catholiques. Ils n'ont rien prévu et, par consé-
quent, rien préparé. La Constitution, dont ils
ont voulu s'accommoder, venant à leur manquer,
ils acceptent celle qui leur arrive. Nous les ver-
rons à l'œuvre pendant et après la nouvelle Ré-
volution. Il est bon d'observer au préalable un
phénomène social, qui devait avoir pour l'avenir
du pays des conséquences imprévues.
Les bourgeois qui ont fait à leur profit la
Révolution de 1789 et celle de 1830, comptent bien
en garder le monopole. Mais les idées font leur
chemin. La Déclaration des Droits de l'Homme a
- 72 -
entraîné logiquement la politique française vers
la Démocratie. Les bourgeois ont tenté encore
de leur force va faire trembler les bourgeois,
sit quelque temps, jusqu'au jour où la logique
des doctrines ont éveillé les masses ouvrières.
La Liberté, dans laquelle on absorbait tout l'idéal
républicain, ne pouvait suffire à ces natures sim-
ples. Elles réclamèrent et réclament à cor et
à cri le second article du programme révo-
lutionnaire : l'Egalité. On ne les a pas encore
vues à l'œuvre. Mais la première manifestation
de leur force va faire trembler les bourgeois.
Depuis toujours, les ouvriers se confondaient
pratiquement en France avec les paysans. Ce
ne sont guère que les paysans de la ville. Les
uns et les autres n'ont aucune notion des cho-
ses politiques. Le labeur journalier, avec lequel
ils gagnent le pain de leurs femmes et de leurs
enfants, ne leur laisse pas le loisir de se créer
d'autres soucis. Les prêtres et les patrons, qui
leur fournissent un salaire, avec les représen-
tants des pouvoirs publics, exercent sur eux,
à cette époque, une influence très grande.
On réussit à les agiter pendant une crise ré-
volutionnaire. Mais ils reviennent promptement
à un calme qui leur est naturel et dont ils ont
besoin. Leur agitation est toute de surface. Ceux
qui spéculent sur les troubles populaires, les ont
laissés tranquilles aussi longtemps qu'ils ne joui-
rent point du droit de voter. Les circonstances,
au sein desquelles on adopta le suffrage univer-
sel en 1848, ne permirent guère d'exercer sur eux
- 73 -
une action capable de contrebalancer celle de
leurs autorités sociales. N'ayant en eux-mêmes
aucun moyen de se guider dans ce premier exer-
cice de leurs droits souverains, ils se fient, sur-
tout, les paysans, aux curés et aux grands pro-
priétaires ruraux. Ces dispositions profitent à
TEglise.
Mais les ouvriers, accumulés dans les grandes
villes et les centres industriels, obéissent à des
aspirations différentes. Leurs suffrages vont à
des hommes qui se donnent pour les défen-
seurs de leurs intérêts. Ils professent en règle
générale, sur les droits du travail et l'organi-
sation de la société des théories, qui semblent
nouvelles. Elles ne sont en réalités que la consé-
quence rigoureuse des principes révolutionnai-
res.
La Démocratie n'aurait pas obtenu ces résul-
tats, si elle avait été seule. Mais les circons-
tances travaillent pour elle. L'application de la
vapeur à l'industrie et à la locomotion a pro-
voqué une transformation économique du mon-
de. Les ouvriers, isolés jusqu'à ce jour ou réu-
nis dans de petits ateliers, s'entassent dans d'im-
menses usines. La fortune publique augmente
rapidement. Le Libéralisme économique et fi-
nancier, qui sévit partout, laisse trop souvent les
capitalistes et les industriels dans une complète
ignorance sur leurs devoirs à l'endroit de leurs
salariés.
L'usine a détruit le caractère familial de l'an-
cien atelier. Vous connaissez les résultats ma-
- 74 -
tériels et moraux de cette situation déplorable.
Ils contribuent à développer chez les ouvriers un
état d'esprit tel que le capitaliste et l'industriel
deviennent forcément à ses yeux des ennemis ir-
réductibles. Il a commencé par les prendre en
défiance. Les socialistes ont tôt fait d'exploiter
ce sentiment. Ils en font sortir une guerre des
classes qu'ils se donnent la mission d'organiser.
On les croit sur parole.
Les Catholiques commettent la faute irrépa-
rable de ne point discerner les causes profondes
de ce conflit. Ils s'intéressent cependant aux clas-
ses ouvrières. On les a toujours vu payer de
leur personne et de leur bourse, toutes les fois
qu'il s'agit de remédier aux désordres et aux.
misères inhérentes à leur situation.
La France chrétienne possédait jadis de nom-
breuses institutions, où l'on appliquait à ces
maux un remède efficace. La Révolution les a
fait disparaître. Il ne reste, pour en tenir lieu,
que la charité des individus et la providence de
l'Etat. Ce n'est pas assez.
Nous verrons les nôtres s'égarer dans le char-
latanisme de la Démocratie pour y découvrir
les moyens d'améliorer cet état de choses. Leurs
efforts resteront sans résultat. Le salut est ail-
leurs. Comment se fait-il que tous les braves
gens ne songent point à reprendre, pour les adap-
ter aux circonstances présentes, nos traditions
sociales? Ils y trouveraient sans peine les no-
tions si simples du droit corporatif, grâce au-
quel les ouvriers ont la possibilité d'exercer leurs
75
droits par eux-mêmes, e( à L'abri de L'ingérence
troublante des politiciens. Au Lieu de oela, ils
abandonnent aux socialistes Le monopole de l'or-
ganisation ouvrière4. Ceux-ci travaillent depuis
longtemps. Volontiers ils passent de la théo-
rie à L'action. Leurs tentatives, prises isolément,
n'ont qu'un succès médiocre. Cependant on peut
dire qu'elles obtiennent, dans leur ensemble, des
résultats considérables.
Il y eut des excès et du ridicule chez eux. L'o-
riginalité des initiateurs se manifeste générale-
ment ainsi. Mais au lieu de les déconsidérer,
elle contribue à les rendre populaires. On parle
de leurs projets et les ouvriers ne donnent qu'u-
ne attention distraite aux rêveries étranges où
quelques-uns se perdent. Toutes ces chimères
cependant ne déplaisent pas aux intéressés. Les
hommes sont faits pour un paradis. Depuis qu'on
leur a enlevé l'espoir de le trouver où Dieu l'a
placé, ils en pousuivent la réalisation sur terre.
Ceux qui la leur promettent ont chance d'être
crus. De là, le succès des prophètes sociaux.
Saint-Simon fut l'un des premiers. La vie n'a
pas d'autre but, disait-il, que la recherche du
bonheur immédiat. Pour le mettre à la portée
de tous, il aurait voulu supprimer l'exploitation
de l'homme par l'homme, qui engendre dans
la société les inégalités et les souffrances. Son
système aboutissait au Collectivisme. Les essais,
qu'il tenta, échouèrent piteusement. Il n'en fut
pas de même de ses théories.
- 76 —
Un des dignitaires du Saint-Simonisme, Pier-
re Leroux, fonda l'école de Y Humanitarisme,
où Ton professait un panthéisme humanitaire.
L'un de ses adeptes, Georges Sand, se fit, par le
roman et ses conversations, l'un des propaga-
teurs les plus actifs de ses doctrines.
Un autre Saint-Simonien, Bûchez, prétendait
unir la Révolution au Christianisme. L'organisa-
tion sociale qu'il prêche est faite d'associations
professionnelles, libres et volontaires. Il enve-
loppe dans des formules évangéliques ses as-
pirations sociales. Son action s'exerce de pré-
férence sur des ouvriers, qui se font les apô-
tres de son système. Des esprits cultivés se pren-
nent, à leur tour, d'admiration pour son Christ
social et ils collaborent à son journal Y Atelier,
qui fut « l'organe des intérêts matériels et mo-
raux des ouvriers » de 1840 à 1850. Ils travail-
lent ensemble à rendre la Révolution chrétienne.
Plusieurs embrasseront dans la suite la vie reli-
gieuse. Le P. Olivaint sera du nombre.
Fourrier, l'inventeur des phalanstères, donne
la famille pour base à l'organisation sociale.
L'activité humaine, d'après lui, n'a d'autre but que
la satisfaction des passions. Son disciple, Consi-
dérant, tire du Fourriérisme un socialisme bour-
geois, qui eut, après 1837, un grand succès. Ses
partisans tiennent en grand dédain la politique
et la comédie parlementaire. Ils se recrutent
parmi les gens instruits et les instituteurs. Eu-
gène Sue, romancier socialiste, est de cette école.
Les socialistes, affiliés aux sociétés secrètes,
- 77 -
sont beaucoup plus dangereux. C'est Buona-
rotti qui les a engagés dans cette voie. Ils sont
tous communistes. Blanqui, Barbes, Louis Blanc
et d'autres entraînent ainsi vers la Révolution
le peuple des villes. L: Organisation du travail de
Louis Blanc canalise les aspirations ouvrières,
en leur offrant des formules claires et violentes.
Mais Proudhon les surpasse tous par sa haine de
la société et de la Providence. Personne n'a
mieux démontré qu'il n'y avait entre la Révo-
lution et l'Eglise aucune conciliation possible.
Elles s'excluent.
Ces diverses écoles ont un programme négatif,
qui est à peu près le même. Elles sont tou-
tes, pour ce motif, 'des agents de destruction.
Elles réclament aussi, d'un commun accord, une
réorganisation sociale, qui assurerait une répar-
tition meilleure de la fortune. C'est ce que le
peuple retient le mieux de toutes leurs théories.
Les Catholiques, de leur côté, ne demandent
que la liberté religieuse. La Monarchie ne pa-
raît pas être en jeu. On a la paix constitution-
nelle. Cela n'empêche point Louis-Philippe de se
voir appliquer l'inexorable loi du talion. La bour-
geoisie libérale le traite comme il a laissé traiter
Charles X. La France se trouve brusquement en
république. Cette Révolution ne surprend per-
sonne.
Cela a néanmoins une influence considérable
sur les destinées de l'Eglise en France et sur l'o-
rientation des idées. Rien ne pouvait contribuer
78
davantage au succès du Catholicisme libéral. Les
événements vont travailler pour lui.
Les socialistes et les radicaux, membres du
gouvernement provisoire, subissent l'ascendant
modérateur de Lamartine. La République de-
vient libérale. Le Clergé est mis en possession
de libertés, qu'il n'avait pu obtenir de la Mo-
narchie. Le peuple lui semble encore plus favo-
rable que le nouveau gouvernement. On croit
assister à l'alliance de la Religion et de la Liber-
té annoncée par Lamennais. Les révolutionnaires
eux-mêmes se montrent pleins d'égards pour les
prêtres. L'attitude du peuple, qui porte pro-
cessionnellement à l'église Saint-Roch le cruci-
fix de la chapelle des Tuileries, impressionne vi-
vement les Catholiques. Lacordaire interprète le
sentiment général, quand, de la chaire de Notre-
Dame où il est de nouveau monté, il s'écrie :
« Nous assistons, Messieurs, à une de ces heures
où Dieu se découvre; hier, il a passé dans nos
rues et toute la terre l'a vu. »
Les évêques et les curés ne se montrent pas en
retard. Pie IX leur donne l'exemple, en adres-
sant ses félicitations au gouvernement pour le
respect que le peuple parisien témoignait au
Catholicisme. Mgr Affre, archevêque de Paris,
s'est déjà rendu à l'Hôtel de Ville pour donner
au gouvernement provisoire son adhésion so-
lennelle. L'abbé Darboy, son vicaire général, a
crié : Vive la République! Plusieurs curés pa-
risiens ont fait des déclarations les plus favo-
rables à la Démocratie triomphante. Cela pro-
79
voquc la pitié de Montalembert II y a de quoi.
Cet empressement du Clergé à faire sa cour au
nouveau tyran est, par le fait, sans la moindre
dignité. La plantation des arbres de la liberté
fournit aux curés de la province l'occasion d'i-
miter leurs confrères de Paris. C'est dans ces
dispositions qu'a lieu la première manifestation
du suffrage universel. De nombreux catholiques,
parmi lesquels trois évêques et plusieurs prê-
tres, sont envoyés à l'Assemblée Constituante.
Les républicains, modérés pour la plupart, se
sont engagés à respecter la religion.
Un gouvernement ne pouvait provoquer un
enthousiasme ecclésiastique plus complet. On
éprouve aujourd'hui quelque confusion à lire les
mandements de Carême de Tannée 1848. Les évê-
ques s'empressent de montrer le doigt de Dieu,
qui a dirigé les événements. Ils croient au Li-
béralisme politique.
La plupart produisent l'effet d'hommes qui
s'abandonnent, les yeux fermés, à un courant.
Mais tous n'en sont point là. Plusieurs savent
ce que parler veut dire. L'un d'entre eux, qui
avait pris la tête de la réaction antigallicane,
Mgr Parisis, évêque de Langres, fit une pro-
fession de foi, dont certains passages durent
plus tard lui causer quelques regrets. Il avait en-
gagé les Catholiques à se placer sur le terrain
constitutionnel au temps de Louis-Philippe. Il
va beaucoup plus loin dans sa lettre pastorale :
« Que tous les Catholiques fassent voir que
véritablement ils cherchent avant tout le règne
— 80 -
de Dieu et de sa justice, bien persuadés que
le régime n'est qu'accessoire pour le chrétien;
car ce n'est pas le règne de telle ou telle dynas-
tie, ce n'est pas même celui de tel ou tel sys-
tème que nous demandons tous les jours dans
la plus sublime des prières, c'est uniquement
le règne de Dieu, c'est le règne de la justice
et de la liberté pour tous, de la paix et de l'u-
nion entre tous. Aussi, mes très Chers Frères, il
s'en faut bien que les trois mots qui forment le
programme du nouveau gouvernement nous
soient en aucune manière antipathiques. Rien
au contraire, de plus profondément, que dis-je?
de plus exclusivement chrétien que ces trois
mots inscrits sur le drapeau national : Liberté,
Egalité, Fraternité. Loin de les répudier, ces
mots sublimes, le Christianisme les revendique
comme son ouvrage, comme sa création; c'est lui,
c'est lui seul qui les a introduits, qui les a con-
sacrés, qui les a fait pratiquer dans le monde. »
Je vous dispense du reste. L'évêque de Châ-
lons tient le même langage dans une lettre à
l'Univers : « Notre drapeau porte maintenant
pour devise : Liberté, Egalité, Fraternité. C'est
tout l'Evangile dans sa plus simple expression.
Nous ne voulons rien de plus. La République, à
ce prix, peut compter sur nous et n'aura pas de
meilleurs amis. » Encore un peu de temps et
on verra tout ce qui reste de ces touchantes dis-
positions envers le nouveau régime.
Une école de Démocratie chrétienne est ou-
- SI
verte avec grand Tracas de publicité. Nous re-
trouverons plus tard son chef, l'abbé Maret, à
la tête des Gallicans. Pour le moment, il s'en-
toure de laïques dévoués et connus, tels que
Ozanam, de Coux, Charles Sainte-Foix. Ils fon-
dent ensemble un journal au titre symbolique,
Y Ere nouvelle. Lacordaire en accepte la direction,
sans en prendre toutes les idées. Le Républica-
nisme de Maret lui répugne; il ne le croit pas
nécessaire au succès de la Démocratie et du Li-
béralisme.
Les fondateurs du journal se proposent de
montrer à la France la vérité sociale, que l'E-
vangile contient en réserve. Le monde, pense
l'abbé Maret, cherche le Christianisme sans le
savoir. Il y a une pensée chrétienne latente dans
les cris de la rue et dans les aspirations du mon-
de actuel, pour qui sait l'entendre. Cette pensée
se trouve au fond de toutes les Révolutions. Il
ajoute que le Christianisme est mal connu, par-
ce qu'il est mal enseigné. C'est pour ce motif
qu'on a pu le rendre impopulaire, en exploitant
les besoins du peuple et le sentiment de ses droits
mal compris. UEre nouvelle ramènera le mon-
de au Christianisme, en le montrant tel qu'il
est. Le fondateur trouve une formule, qui con-
dense toutes ces aspirations en quelques mots :
Le règne de la Charité par la Liberté. Il faut,
pour réussir, entrer dans la Liberté par la Vé-
rité et la Charité chrétienne. Ce qu' Ozanam tra-
duisait ainsi : Allons aux Barbares!
Mots sonores, qui avaient le don d'agacer Mon-
Le Catholicisme libéral 6
- 82 -
talembert. Voici ce qu'il en dit à l'abbé de So-
lesmes : « (Il est question de YEre nouvelle). C'est
toujours la même servilité dans la même médio-
crité : il est impossible de délayer plus tristement
le mot indigne et si peu catholique d'Ozanam :
« Passons aux Barbares ». Oh! que vous avez
raison de dire qu'il nous faut étudier la vie des
saints des premiers siècles, précisément afin de
voir comment l'Eglise a résisté aux Barbares,
au lieu de les courtiser. » (1)
Maret ne sépare pas la Liberté de la Démocra-
tie. Nul n'a jusqu'à ce jour affirmé plus haut les
harmonies secrètes qui existent entre la Démo-
cratie et le Christianisme. Ecoutez-le : « Fille
du Christianisme et de la raison, la Démocratie
moderne est le dernier terme des progrès so-
ciaux; elle peut être la meilleure des socié-
tés. » (2)
Il écrira plus tard : « Est-il vrai que les doc-
trines de la Démocratie soient la négation des
doctrines du Catholicisme? Trois mots résument
le symbole de la Démocratie : Liberté, Egalité,
Fraternité. Il est inutile sans doute de prouver
que l'Egalité et la Fraternité, loin d'être ennemis
du Christianisme catholique, sont une émana-
tion de son esprit...
» La Liberté politique est le droit de faire
la loi et d'instituer le pouvoir appelé à l'exé-
cuter. La Liberté n'est complète que lorsque
1. Dom Guéranger, par Dom Delatte, I, 449.
2. Bazin, t. I, p. 238.
83
ce droit appartient à la nation tout entière. Une
nation n'est vraiment libre et maîtresse d'elle-mê-
me que lorsque tous les citoyens, par eux-mêmes
ou par leurs mandataires, président à leurs des-
tinées en établissant la loi qui doit régler tous
leurs intérêts temporels, en déléguant à un gou-
vernement de leur cboix le pouvoir d'appliquer
la loi qu'ils ont décrétée. La Liberté politique
est donc identique à la Souveraineté.
» La Souveraineté est une émanation de Dieu
dans la nature humaine... Dieu a élevé la nature
humaine à la participation de sa souveraineté.
Or, comme les hommes participent à la nature
humaine, tous entrent en partage de la souve-
raineté; et, dans une nation, la nature humai-
ne étant représentée par la totalité de la nation,
c'est la totalité de la nation qui possède la sou-
veraineté. Elle a le droit de commander à tous
ses membres, de faire les lois, d'instituer le pou-
voir exécutif.
» Cette théorie, simple et évidente comme la
vérité elle-même, est-elle donc opposée à la théo-
logie chrétienne? Que venons-nous de faire, si-
non de présenter sous une forme rationelle l'en-
seignement constant des plus grands docteurs
et des meilleures écoles de théologie! » (1)
1. Vie de Monseigneur Maret, par Bazin, I, 241-242.
On ne se lasse pas de citer le fondateur de Y Ere nouvelle.
Chacune de ses propositions appelle dans la mémoire où
elles lui font un cortège bruyant, les déclarations de nos
Sillonistes et de nos Démocrates. Les idées et las ten-
dances sont les mêmes. Le nouveau est dans le verbe et
dans les images.
- 84 -
Voici la pensée de l'abbé Maret sur les cau-
ses de nos révolutions : notre siècle en est venu
à demander à la société une perfection qui dé-
passe les forces communes de la nature humaine.
Après avoir appris de l'Evangile un idéal social,
il s'exalte et il s'épuise dans de redoutables
expériences pour le réaliser sans l'esprit évan-
gélique avec les seuls éléments de la volonté
et de la raison. Tout ce que notre siècle pour-
suit de grand, de populaire, de juste, de di-
vin, sera accompli quand il saura bien que Jé-
sus-Christ est non pas seulement la vérité, l'i-
déal, mais encore la voie et le moyen. La Dé-
mocratie cherchait alors le Catholicisme sans le
savoir et quelquefois en le maudissant. Dans ses
agitations fébriles, elle était en quête de ses
vertus. Le mal du pays de l'Evangile la tour-
mente, et elle n'aura de repos que le jour où elle
reposera sur le cœur du Maître, qui est la Cha-
rité (1).
L'abbé Maret aurait voulu créer une vérita-
ble école sociale catholique dans le but de ra-
mener le clergé à sa tradition. Car nos prêtres
semblent avoir perdu le sens du grand apostolat
ecclésiastique. Il leur rendrait ainsi l'art d'é-
vangéliser les peuples, au lieu de s'épuiser en
une action individuelle.
Une partie du clergé est gagnée d'avance aux
entreprises de ce genre. Les jeunes se laissent sé-
duire les premiers. On les voit se jeter sur YEre
1. Bazin, t. I, p. 243.
- 85 -
nouvelle. Fondée le 5 avril 1848, elle compte
3.200 abonnés, le 25 mai suivant. Et, en juin, son
tirage est de 20.000. C'est un succès de presse.
Maret a des imitateurs à Paris et en province.
Victor Galland, un catholique, fonde la Revue du
Socialisme chrétien; l'abbé Chantome, la Revue
des réformes et du progrès. L'abbé Guettée est
rédacteur en chef du Républicain de Loir-et-
Cher, et Chevé, catholique connu, collabore au
journal de Proudhon.
UEre nouvelle n'est que la réédition de V Ave-
nir. Ses rédacteurs s'adaptent aux circonstances.
L'abbé Maret, qui les inspire, développe la par-
tie démocratique du programme de Lamennais.
Avec lui, la Démocratie chrétienne est en progrès.
Les événements se tourneront contre lui. Les
tendances, dont il s'est constitué l'interprète,
subiront un arrêt. Il s'effacera lui-même pour
s'engager dans une autre voie. Mais on se fe-
rait illusion, en croyant à une faillite de ses théo-
ries. Leur marche en avant est chose acquise
désormais. Elles resteront au point où YEre nou-
velle les laissa en disparaissant. D'autres vien-
dront un jour les reprendre et les remorquer
pour une nouvelle marche en avant. Nous re-
trouverons les mêmes idées, les mêmes passions,
le même vocabulaire.
Les Démocrates, qui collaborent avec l'abbé
Maret. n'auraient pas cédé devant les discus-
sions. Les mesures administratives seraient res-
tées impuissantes contre eux. Les procédés de
raison et les actes d'autorité n'impressionnent
— 86 —
guère les hommes, affligés d'un pareil état d'es-
prit. Quelques-uns néanmoins sont accessibles
aux leçons de l'expérience. Ceux-là se rendirent,
quand les journées de juin leur montrèrent ce
que cachaient de réalités douloureuses les dé-
clamations sur la bonté du peuple. Leurs abon-
nés comprirent mieux encore. Les émeutes se
transformèrent en désastre pour le journal.
L'abbé Maret tint bon, malgré ces échecs. Sa
foi démocratique planait au-dessus de toutes les
ruines. Il était disposé à continuer quand mê-
me. Les lecteurs, qui lui restaient fidèles, par-
tageaient son optimisme. Mais la nécessité vint
un jour précipiter le dénouement. Le Marquis
de la Rochejaquelein, par une opération habile,
acquit la propriété de YEre nouvelle. Ce fut sa
condamnation \ mort.
Les premiers exploits du Socialisme lui devin-
rent funestes. Ses partisans avaient eu le tort
de s'attaquer à la société elle-même. Les désor-
dres, qu'ils occasionnèrent à Paris et dans quel-
ques départements, firent mieux que tous les
raisonnements éclater la folie de leur système.
Les instincts conservateurs, qui dominent chez
la plupart des hommes, firent se dresser contre
eux les forces vives d'un pays. L'opinion pu-
blique leur fut ouvertement hostile. La réaction,
qui suivit, marqua une défaite des socialistes
et de leur programme. Mais on s'égarerait, en
la croyant définitive. Les idées, génératrices du
Socialisme, restent en honneur; les circonstan-
ces économiques, qui favorisent son dévelop-
87
pemcnt, ne changent pas. Le Socialisme, qu'on
le veuille ou non, apparaîtra de nouveau sur la
scène du monde. La Démocratie chrétienne fe-
ra partie de son cortège. L'une suit inévitable-
ment l'autre.
Quant au Catholicisme libéral, tout lui devient
profit dans les événements de 1848.
QUATRIÈME LEÇON
Deuxième condamnation
du Catholicisme libéral
Sommaire : La révolution romaine. Après les événements de
juin. La liberté d'enseignement. Monseigneur Dupanloup.
Les ultramontains, Veuillot. Autour d'un journal. L'éco-
le du Correspondant. Montalembert. Les succès littéraires
du Catholicisme libéral. Système des concessions. Con-
damnation par le Syllabus,
La France n'eut pas le monopole de la Révolu-
tion, en 1848. Rome s'en donna une. Le Pape
Pie IX avait cependant fait tout pour épargner
cette aventure à son peuple. Dès son avènement
(1846), il inaugura une série de réformes, qui le
firent passer en Italie et en Europe pour le plus
libéral des souverains. On eût dit que la Pa-
pauté entrait dans une ère nouvelle. Les gou-
vernements voisins assistaient à cette évolution
de la politique romaine avec curiosité et inquié-
tude. Les hommes d'Etat ne se trompaient guère
sur les déceptions qui attendaient le Souverain-
Pontife. Metternich, l'un des plus écoutés, di-
sait : « Les améliorations matérielles, les che-
mins de fer, l'éclairage au gaz, les écoles leur
importent peu; ce qu'ils veulent, c'est agir par la
presse, par les clubs, désarmer les Suisses, ar-
89
mer la garde civique, finalement dominer. >> Les
événements ne bardèrent pas à vérifier ces pré-
visions.
Mazzini tramait une révolution, avec le con-
cours des sociétés secrètes et pour leur compte.
Ses instigateurs, au lieu de s'abandonner à la
poussée aveugle des foules, leur imposaient une
direction ferme. Il importait de ne rien faire
qui pût amener une intervention militaire de la
France ou de l'Autriche. Les choses se firent
donc à l'heure.
Les événements de Paris eurent dans toute la
péninsule une forte répercussion. Les exigences
des révolutionnaires devinrent insolentes. Pie IX
dut accorder une constitution à son peuple (mars
1848). Cet acte de faiblesse fut un encouragement
pour les émeutiers. Rome se trouva bientôt en
pleine anarchie. Il n'y eut aucun gouvernement
possible. Cet état put se prolonger quelques mois
encore. Mais après le meurtre de Rossi (15 no-
vembre) et l'émeute du lendemain, la vie du
Pape se trouvait en danger; il dut abandonner
la ville et chercher un refuge à Gaète. La suite
est connue.
Le Gouvernement français, qui avait compris
les leçons des journées sanglantes de juin, en-
voya son armée au secours de Pie IX. Rome fut
arrachée à la révolution et rendue à son Sou-
verain légitime.
Celui-ci n'oublia jamais la leçon qu'il venait
de recevoir. On l'a souvent représenté comme un
- 90 —
vieillard aigri par l'épreuve et fermé d'avance à
toute idée de progrès. Rien n'est plus faux. Il
voyait le mal où il se trouve, le mal qui ravage
les esprits avant de désoler la société. Et il l'a
dénoncé avec un courage qui ne fléchit jamais.
C'est le plus grand service qu'il put rendre à
l'Eglise et au monde.
L'accueil empressé que le Clergé et les Catho-
liques firent dans l'ensemble à la deuxième Ré-
publique amena une explosion du Libéralisme.
Tous ne partagèrent pas cependant cet enthou-
siasme. Les Légitimistes, qui étaient pour la
plupart d'excellents catholiques, se tinrent, plus
que d'autres, sur la réserve. Il y eut un assez
grand nombre de prêtres à suivre cet exemple.
Je n'en nommerai qu'un, l'abbé Pie, vicaire gé-
néral de Chartres. Les démonstrations libérales
de Montalembert et de quelques autres défen-
seurs de la liberté d'enseignement, l'avaient pré-
occupé plus d'aine fois.
Des électeurs influents l'engagèrent à poser
sa candidature aux élections de 1848. Il refusa.
Les motifs de cette détermination révèlent un
sens politique de beaucoup supérieur à celui de
ses contemporains. L'abbé Pie ne se reconnais-
sait aucune aptitude à représenter une foule
inorganique. Ses dispositions n'auraient pas été
les mêmes, si on lui avait demandé de repré-
senter dans une assemblée nationale le corps ec-
clésiastique, dont il faisait partie. Déjà le futur
évêque de Poitiers trouvait dans nos traditions
-91—
politiques l'intelligence de la représentation pro-
fessionnelle ou corporative. Il devançait son épo-
que.
L'empressement républicain du Clergé plongea
Montalembert dans une tristesse dont sa corres-
pondance avec l'abbé de Solesmes garde l'ex-
pression.
« Je suis inquiet du Clergé. Peut-être n'avez-
vous pas vu les discours de certains curés de
Paris, qui ont qualifié Notre-Seigneur Jésus-
Christ de divin républicain. C'est toujours le
même esprit, l'adoration servile de la force laï-
que et du pouvoir vainqueur. Malheureusement
cet esprit gallican se complique et s'envenime
par les tendances démagogiques, qui ont infecté
le clergé à un degré que je ne soupçonnais
pas » (1).
Les journées de juin, fatales au Socialisme
et à la Démocratie chrétienne, rapprochèrent les
Libéraux des Catholiques. Les premiers appar-
tenaient généralement à la bourgeoisie. Ils
avaient de la fortune; par conséquent, les ten-
tatives révolutionnaires leurs firent peur. Cette
crainte des malheurs politiques fut un commen-
cement de sagesse. On se mit à réfléchir sur les
avantages de la religion et de la morale.
Dieu apparut comme le gendarme veillant aux
coffres-forts. On l'appela au secours. Le parti
prêtre devint un auxiliaire de l'ordre. Cousin
représente assez exactement ce que pouvait être
1. Dom Guéranger, par Dom Delatte, I, 416.
- 92 -
cette bourgeoisie fortunée, intelligente et libérale.
Il aurait dit à Rémusat : « Courons nous je-
ter dans les bras des évêques; eux seuls peuvent
nous sauver. » Beaucoup le pensaient, sans le
dire trop haut. Le rôle conservateur de l'Eglise
l'impose toujours comme une condition de l'or-
dre public, toutes les fois que les intérêts maté-
riels d'une société se trouvent gravement com-
promis. Mais il faut que le péril se manifeste
avec une évidence troublante.
Les prédications du jubilé, qui suivirent d'as-
sez près tous ces événements, provoquèrent de
nombreux retours aux pratiques religieuses, dans
les villes et dans les campagnes. Mais ces con-
versions furent de courte durée. La crainte, qui
les avait rendues possibles, disparut avec le dé-
sordre; et elle emporta la sagesse, qui l'avait ac-
compagnée. Les œuvres pastorales de Mgr Pie,
évêque de Poitiers, conservent en plusieurs en-
droits un tableau fidèle de cette situation.
Le vote de la loi sur la liberté d'enseigne-
ment montre ce qu'était l'opinion au début de
cette période. Les Libéraux se faisaient un hom-
neur et un devoir de demander à l'Eglise le
plus de services possibles. Ils furent, en toutes
circonstances, prodigues d'égards envers les
membres du Clergé. Les dispositions du Parle-
ment étaient les mêmes. De Falloux avait le
portefeuille de l'Instruction publique. La com-
mission chargée de préparer le texte de la loi cor-
ou
respondait à cet étal des esprits. Tout y était à la
conciliation.
La satisfaction ne fut pas universelle chez les
Catholiques, il s'en faut. Beaucoup réclamaient,
avec une liberté entière, la suppression de l'Uni-
versité ou de l'enseignement par l'Etat. Louis
Veuillot se fit dans YUniuers leur porte-parole
très écouté. La loi Falloux, tout en reconnaissant
aux hommes d'Eglise la liberté d'ouvrir et de
diriger des maisons d'éducation, conservait à
l'Etat son action prépondérante. Il continuait
d'enseigner dans les établissements universitai-
res. Il exerçait sur les autres une direction effec-
tive par les programmes et les examens. Les
partisans de la loi telle quelle prétendirent qu'il
n'eût pas été possible d'obtenir davantage. Mais
les Catholiques dans l'ensemble s'attendaient à
mieux. Veuillot donna le retentissement de son
journal à leurs plaintes. Dupanloup et Monta-
lembert ne purent prendre leur parti de cette
mauvaise humeur. Ce fut le point de départ de po-
lémiques violentes et de divisions profondes, au
cours desquelles le Catholicisme libéral entra de
nouveau en campagne.
Les critiques de Veuillot et de ses amis sont
curieuses à lire après un demi-siècle d'expérien-
ce. Il y aurait à les rapprocher de celles qui ont
été formulées par quelques-uns de nos publicistes
les plus en vue, par Drumont entre autres. Je n'o-
se pas trop m' élever contre une loi, qui est de la
part de nos ennemis l'objet de tant d'attaques.
Cependant il y aurait lieu, sans contester les
91
avantages qu'elle nous a valus, d'en examiner les
inconvénients. Tout n'a pas été profit dans cette
fréquentation de l'Université par les éducateurs
ecclésiastiques. Ceux qui ont suivi renseignement
donné ici même p\ar M. Pierre Lasserre savent
à quoi s'en tenir.
Je reviens à la commission. Saint-Marc Gi-
rardin, Cousin et Dubois y représentaient l'U-
niversité; les abbés Dupanîoup et Sibour, l'E-
glise; Montalembert, Augustin Cochin, Laurencie,
de Riancey, Armand de Melun, le parti catholi-
que. Il y avait, en outre, Freslon, qui avait eu
le portefeuille de l'Instruction publique sous le
ministère Cavaignac, le pasteur protestant Cu-
vier, de Corcelles, Thiers, Dupanîoup et Cou-
sin jouèrent les rôles prépondérants.
Pour des raisons diverses, leur influence s'im-
posa. Ils étaient hommes à s'entendre malgré des
divergences manifestes et leur personnalité très
accusée. Thiers et Cousin n'étaient pas reve-
nus de l'émotion que leur avait causée l'insur-
rection populaire. Le premier tint un langage
auquel personne ne s'attendait. L'état des es-
prits dans le personnel enseignant lui faisait peur
et il l'avait écrit, de manière à ce que nul n'en
ignore. « L'Université est tombée aux mains des
Phalanstériens. Je porte ma haine et ma chaleur
de résistance là où est l'ennemi. Cet ennemi, c'est
la démagogie; et je ne lui livrerai pas le der-
nier débris de l'ordre social, c'est-à-dire l'éta-
blissement catholique. »
Il aurait voulu décharger l'Etat du soin de
95
l'instruction primaire pour la confier au clergé.
Ce projet n'aboutit point. Thiers cependant ne
donnait pas toute sa confiance aux hommes d'E-
glise. Autant il se montra dispose à leur re-
mettre l'éducation des paysans et des ouvriers,
autant il était jaloux de laisser la bourgeoisie
aux mains de l'Université. C'est pour cette raison
qu'il fut hostile à la complète liberté de l'en-
seignement secondaire. L'abbé Dupanloup, au
reste, ne la demandait pas. Ils purent aisément
tomber d'accord.
La haute situation que cet ecclésiastique oc-
cupait dans le clergé parisien, l'expérience qu'il
avait en matière d'éducation et ses qualités per-
sonnelles lui donnaient un ascendant, devant le-
quel cédaient les esprits les plus distingués. Il
professait sur les rapports du Christianisme et
de la société moderne des idées particulièrement
larges, qui plaisaient aux Libéraux. Elles furent
pour beaucoup dans ses succès. Loin d'en faire
mystère, il les avait étalées, dès 1845, dans une
brochure, qui ressembla fort à un manifeste.
Le titre, La pacification religieuse, convient à
la thèse soutenue. On y trouve, dans ses gran-
des lignes, le programme du Catholicisme li-
béral. Dupanloup y restera fidèle jusqu'à la fin
de sa vie. Car cet homme eut une existence
étonnamment une. Les pages qu'il consacre au
véritable esprit de la Révolution française li-
vrent toute sa pensée. Il accepte les institutions
libres, la liberté de conscience, la liberté civile,
- 96 —
la liberté politique, en un mot la Liberté à tou-
tes les sauces du Libéralisme. La déclaration
suivante doit être retenue. L'auteur s'adresse aux
Libéraux : « De quelque façon que vous nous
considériez, selon la vérité ou selon des préju-
gés, comme auxiliaires ou comme vaincus, nous
venons à vous, nous et tout ce qui marche avec
nous; achevez votre conquête en nous accep-
tant, ne repoussez plus en aveugles de préten-
dus ennemis, qui vous offrent et qui vous de-
mandent la paix dans la liberté et dans la jus-
tice. »
Tels furent les sentiments qui animèrent l'ab-
bé Dupanloup dans tous ses rapports avec les
membres de la commission. Nous verrons qu'il
en éprouvait d'autres à l'endroit des Catholiques,
assez téméraires pour ne pas partager son avis.
Montalembert fut sous le charme. Cet accord
entre hommes d'opinions religieuses et politiques
si diverses lui parut réaliser tout ce que l'on
pouvait attendre de mieux. On le devait au res-
pect de tous pour la liberté de chacun. L'in-
transigeance de Veuillot lui devint insupportable.
L'empire de Dom Guéranger sur son esprit di-
minua sensiblement à partir de ce jour. Le be-
soin qu'il avait d'un appui pour son intelligence
et sa volonté le porta vers l'abbé Dupanloup,
qui lui fut désormais un ami et un maître.
La nomination de l'abbé Dupanloup à l'é-
vêché d'Orléans augmenta son prestige. Ce
fut un chef d'école et un conducteur d'hommes.
Son influence s'étendit bien au-delà de son dio-
97
cùse. Ou peut, sans exagération, lui attribuer la
plupart des progrès du Libéralisme chez les
Catholiques de cette époque. Il imprima son ca-
ractère à celte nouvelle phase du Catholicisme
libéral. Vous n'y trouverez pas la Démocratie de
Lamennais, de Maret ou de Lacordaire.
Mgr Dupanloup eut la république en horreur
et il resta toute sa vie monarchiste. Mais, dans
l'Eglise, comme en France, il voulait une Mo-
narchie libérale, dans laquelle le pouvoir souve-
rain ne craindrait pas de se prêter aux exigences
de la Révolution. L'autorité suprême devrait
donc faire le sacrifice de quelques-unes de ses
prérogatives. Ce que le Pape ou le Roi per-
drait ainsi deviendrait la part du peuple, des su-
jets, ou plus exactement d'une oligarchie in-
tellectuelle, dont les Catholiques libéraux s'at-
tribuaient le monopole. Mgr Dupanloup ne for-
mula point son système par écrit; il le fit passer
dans ses actes. Son Libéralisme, c'est lui; c'est
son action personnelle; c'est la mission qu'il
s'attribue pour le plus grand bien de la France et
de l'Eglise. Cette ambition ne manque pas de
grandeur. Il la conserve au moyen d'une piété
sincère, d'une austérité de vie édifiante et d'un
dévouement que rien ne lasse. Il la sert avec tou-
tes les ressources de sa riche nature.
Les Catholiques, qui échappèrent aux illusions
libérales, reçurent le nom d'Ultramontains. Au-
tant vaudrait dire romains ou papistes. On ne
saurait leur découvrir un chef unique. Ils eu-
Le Catholicisme libéral 7
98
rent pour les guider des évêques d'une doctrine
irrépréhensible, Parisis, évêque de Langres,
Gousset, archevêque de Reims, Pie, évêque de
Poitiers, Gerbet, évêque de Perpignan, Plantier,
évêque de Nîmes, et des théologiens de haute
valeur; le plus connu est Dom Guéranger, abbé
de Solesmes. Veuillot, qui était un écrivain de
premier ordre, mit à leur disposition son jour-
nal, VUnivers. Ce fut leur meilleure chance. Car
cette feuille, en pénétrant dans les presbytères,
dans les collèges, dans les maisons religieuses
et chez les fidèles cultivés et influents, conquérait
à leurs idées la plus grande partie du Clergé et
des Catholiques.
Veuillot avait tout ce qu'il fallait pour opérer
cette conquête. C'était d'abord un journaliste
de génie. Il put, grâce à une intelligence des
plus actives et à une mémoire qui n'oubliait
rien, s'initier à la science des choses de l'E-
glise. Il avait le sens catholique très développé,
Son instinct de baptisé lui montrait à première
vue où est la vérité, où est l'erreur. Il embras-
sait l'une avec l'ardeur de son âme et il repous-
sait l'autre sans la moindre hésitation. Il aima
l'Eglise passionnément. Pour lui, l'Eglise se per-
sonnifiait dans le Pape. Toute son ambition con-
sistait à les servir. Il porta de rudes coups à
leurs communs ennemis et du dedans et du de-
hors. Mais ce fut toujours sans amertume. Ce
polémiste redoutable, qui maniait la plume com-
me un glaive, était plein de bonté. Ses compa-
gnons de labeur et ses amis l'appréciaient à l'é-
— 99 -
gai d'un frère. Ses qualités émincntes et jusqu'à
ses défauts lui conciliaient l'admiration de ses
lecteurs, prêtres pour la plupart.
Le Clergé lui doit beaucoup. Les curés de
France, les ruraux surtout, s'acquittèrent géné-
reusement de leur dette de reconnaissance. Veuil-
lot fut leur homme. Il ne se trouvait nulle part
aussi bien que dans leurs réunions. Ils l'aimaient,
ils étaient fiers de lui. Leur amour et leur fier-
té ne connaissaient plus de borne, quand ils l'a-
vaient vu simple, joyeux comme un confrère
spirituel. Il prend plaisir à raconter dans ses
lettres les épisodes de ses tournées cléricales.
Le Veuillot des presbytères est délicieux.
Que j'aime aussi le Veuillot de Rome. Il vou-
lut toujours servir le Pape à ses risques et pé-
rils, sans l'engager dans les campagnes qu'il
menait pour lui. Il se réservait die porter des
coups et au besoin d'en recevoir, et il laissait
aux autres les récompenses qui flattent. Pie IX
voulut subventionner son journal. Il eut la no-
blesse d'âme de refuser. C'était le moyen de
garder une indépendance, qui faisait sa force.
Ces quelques traits, qui témoignent de sa fierté
de journaliste et de chrétien, prouvent qu'il avait
le sentiment des conditions dans lesquelles la
presse doit engager ses batailles. Il ne suffit pas
dans ces luttes de remporter une victoire; il
faut, en toute occurrence, avoir l'honneur sauf.
Veuillot, à ce point de vue, est un modèle.
Tout n'est pas parfait dans son œuvre. Il était
sans tradition politique. Qui lui en aurait donné
'Ovvvers;^
100
une? Aussi crut-il pouvoir accepter la constitu-
tion du pays, telle qu'il la trouvait. Cette in-
différence politique le disposait à s'accommoder
de la République et à se faire le serviteur de
Napoléon III. Un gouvernement ne l'intéressait
qu'en raison de ses rapports immédiats avec
l'Egiise. L'abbé Maynard, qui fut l'un dje ses
admirateurs et de ses amis, ne craint pas de
voir là une faiblesse. C'en était une, en effet.
Mais une longue expérience finit par lui démon-
trer que l'Eglise ne saurait être indifférente aux
formes de gouvernement. Il se fit, pendant les
dernières années de sa carrière, le champion
convaincu de la Monarchie très chrétienne.
La rivalité de Mgr Dupanloup et de Louis
Veuillot tient une place très importante dans
l'histoire du Catholicisme libéral. On peut mê-
me dire qu'elle la remplit durant cette période.
L'évêque d'Orléans se rendit compte du rôle
que jouait la presse dans les luttes d'idées. Il
voulut donc un journal à lui. C'était aussi le
sentiment de Montai embert. Le mieux eût été
de mettre la main sur YUniuers. Veuillot discerna
vite ces intentions de conquérant et il se mit sur
la défensive. Mgr Dupanloup avait commencé
de bonne heure, puisqu'il essaya, en 1841, d'en-
sevelir l'Univers dans YUnion Catholique. Ce fut
le contraire qui eut lieu; YUnion Catholique mou-
rut, deux années plus tard, dans les bras de
YUniuers.
Sans se laisser décourager par ce premier in-
— 101 -
succès, l'abbé Dupanloup tenta d'imposer une
direction à Veuillot, en le soumettant à un co-
mité de surveillance, dont il aurait été l'inspira-
teur. Nouvel échec. Il perdit de nouveau sa pei-
ne, lorsqu'il organisa, quelque temps après, tou-
te une coalition dans le but d'enlever à Tacco-
net la propriété et la direction du journal et la
rédaction à Veuillot. Les hommes qui devaient
plus tard marcher à fond pour le Catholicisme
libéral furent du complot : Mgr Affre, Monta-
lembert, Lacordaire, et Loyson. Us durent se
contenter de Y Ami de la religion. UAmi devint la
feuille officielle du parti. C'était peu, pour tenir
tête à Y Univers et à son rédacteur en chef.
N'ayant pu réduire YUnivers, Mgr Dupanloup
usa des moyens que lui fournissait l'Autorité
épiscopale pour le contraindre au silence. Il eut
le concours de plusieurs évêques. Mais Veuillot,
rencontra des sympathies chaudes et généreuses
dans l'Episcopat. Rome prit sa défense, aux mo-
ments les plus critiques. On usa contre lui de
tous les moyens, même du factum calomnieux.
L'Univers jugé par lui-même reste comme preu-
ve des excès auxquels s'abandonnent des hom-
mes, par ailleurs respectables, dès qu'ils ces-
sent d'être loyaux. Cela peut arriver à des Ca-
tholiques et à des preux. Ce que l'intrigue n'avait
pu faire, l'Empereur l'accomplit, en supprimant
le journal, qui enfin combattait sa politique de-
venue contraire aux intérêts de l'Eglise.
L'Ami de la religion répondait mal aux exi-
— 102 -
gences des leaders du Catholicisme libéral. Ils
ne tardèrent pas à s'en apercevoir. Le Corres-
pondant, il est vrai, leur était acquis. Mais cette
revue bimensuelle languissait sous la direction
de Charles Lenormant. Montalembert la prit,
en 1853. Il s'était séparé de Napoléon III, après
la confiscation des biens de la famille d'Or-
léans. Son adhésion à l'Empire, du reste, n'avait
jamais été chaude. On s'aperçut vite qu'il trou-
verait malaisément sa place dans l'entourage po-
litique du prince. Il y avait peu de discours à
faire avec un gouvernement personnel. Ses con-
seils ne furent pas recherchés. Tout en servant
le Libéralisme, il se mit à combattre l'Empire.
Ces deux attitudes se conciliaient fort bien.
Le rôle politique de Veuillot me plaît beau-
coup moins. Il fut déterminé par l'indifféren-
tisme, dont il s'était fait un devoir. Après avoir ac-
clamé le coup d'Etat du 2 Décembre, il atta-
cha son journal à la fortune de l'Empereur. Sa
clientèle, qui commençait à être nombreuse, sui-
vit son exemple. Montalembert et ses amis ne
manquèrent pas une occasion de le lui reprocher.
Ils n'avaient pas tort, je l'avoue. Des Catholiques
auraient pu se dévouer au service exclusif de
l'Eglise, sans oublier à ce point les exigences
du droit politique et les traditions nationales.
L'Univers avait pour excuse l'attitude de l'E-
piscopat. Les évêques, en grande majorité, s'en-
gagèrent à la suite de Napoléon III. Ils mirent
aux pieds de son trône tout l'enthousiasme avec
lequel ils saluèrent, en 1848, l'avènement de la
103
jeune Démocratie. Les mandements, publiés à
ces deux époques, sont d'une lecture instructi-
ve. Mais l'impression, qui s'en dégage, équi-
vaut a une déception amère. Les Catholiques
avaient besoin d'entendre un autre langage que
celui des courtisans. Le désir de se ménager les
bonnes grâces d'un homme ou d'un parti au
pouvoir ne saurait légitimer l'oubli de leur di-
gnité pastorale chez les chefs de nos diocèses.
L'autorité subit toujours les conséquences de
cette diminution que ses représentants lui in-
fligent. Après la mise au point qui résulte d'une
distance de cinquante années, les invectives de
Montalembert se comprennent. L'Ultramontain
Veuillot perdit, de ce fait, des sympathies et des
concours, qui lui eussent été précieux. Il les trou-
vera plus tard, lorsque le temps aura complété
son œuvre et déchiré les voiles, qui dérobaient au
public les dispositions réelles de Bonaparte. Ce
n'était rien moins qu'un serviteur fidèle du Ca-
tholicisme.
Je reviens à Montalembert et au Correspon-
dant.
Il n'était pas homme à se noyer dans les équi-
voques. Les situations nettes allaient à son ca-
ractère. On s'en aperçut peu de temps après
sa rupture avec l'Empire. Il entra en campagne
contre le despotisme, en publiant une brochure,
qui fit grand bruit. Elle avait pour titre Les in-
térêts catholiques au XIXe siècle.
Les partisans du régime nouveau n'y sont pas
104
ménagés. Il les accuse d'entraîner la France
à l'absolutisme. Ce Paganisme politique portera
à la religion de graves préjudices. L'occasion
d'exalter le Libéralisme était trop bonne pour
qu'il ne la saisisse point. Il déclare donc que l'E-
glise ne saurait avoir de meilleure garantie que
la liberté politique, lors même qu'elle serait in-
séparable de la liberté de conscience. Or, cette
liberté n'est possible qu'avec le régime parle-
mentaire. Vous devinez la conclusion.
L'évolution de Montalembert, si loyale et cou-
rageuse qu'elle pût être, ne lui réussit pas. Le
clergé et les fonctionnaires, d'un commun accord,
le firent échouer aux élections de 1857. Cet in-
cident excita son humeur belliqueuse. Il se don-
na, dès lors, tout entier à la direction du Cor-
respondant et aux campagnes qu'on y organi-
sait. Il eut pour collaborateurs principaux de
Falloux, Albert de Broglie, Augustin Cochin.
Le Correspondant devint l'organe actif du Ca-
tholicisme libéral, laissant loin derrière lui l'Ami
de la religion. Ses rédacteurs et ceux de YUnivers
s'observaient et à chaque instant ils furent aux
prises. Ces polémiques sont d'un haut intérêt,
étant données les idées soutenues de part et d'au-
tre et la valeur des polémistes.
En janvier 1856, Albert de Broglie, provoqué
par une attaque de YUnivers, indiqua les posi-
tions prises par les membres de l'école libérale
dans un article sur Les caractères de la polémi-
que religieuse actuelle. Il revendique pour lui et
ses compagnons de lutte le titre de Catholiques
- 103 -
libéraux. L'incompatibilité entre l'Eglise et la
société moderne, issue des principes de 1789, dont
parlent sans cesse les TJltramontains, est une
erreur. On risque par ces déclarations impru-
dentes de soulever l'opinion publique contre le
Catholicisme. De Broglie réclame, en outre, la
loyauté dans la liberté. Car cette liberté consti-
tue un progrès incontestable. Il se sépare ou-
vertement des Catholiques qui font de l'intolé-
rance u,n droit, dès qu'elle est possible.
On eût dit que les circonstances favorisaient
les prétentions libérales.
D'une part, les libres-penseurs modérés et de
bonne tenue, que le Socialisme effrayait moins,
auraient accepté volontiers un Catholicisme lar-
ge et facile. Le Journal des Débats correspon-
dait à leur état d'esprit. Ils étaient pleins d'égard
pour les hommes du Correspondant; et ils trou-
vaient intelligente leur manière de comprendre
et de présenter la religion, tandis que l'intran-
sigeance de Veuillot et de ses amis leur deve-
nait intolérable. Elle les éloignait encore plus
ae l'Eglise. Du moins, on l'affirmait.
D'autre part, les passions anti-catholiques, ha-
bilement exploitées par les sociétés secrètes, se
faisaient chaque jour plus violentes. Les meneurs
préparaient sournoisement l'unité italienne et la
conquête de Rome. Déjà ils prenaient leurs me-
sures pour dominer Napoléon III et le détacher
de l'Eglise. Tout leur servait à exciter l'opinion
publique. Ils ne réussirent que trop. Louis Veuil-
- 106 -
lot se tenait toujours en éveil. Il ne laissa passer
aucune attaque, aucune calomnie, aucune erreur
grave, sans la relever. Tous les détracteurs de
l'Eglise, de la Papauté et de la civilisation chré-
tiennent eurent affaire à lui, chacun à son tour.
Il leur tint tête avec la crânerie d'un fils, qui
ne sait pas rougir de sa mère. Son audace, son ta-
lent et surtout les coups qu'il portait les mi-
rent hors d'eux-mêmes. Leur rage anticléricale
paraissait s'accroître d'autant. Les libéraux van-
tèrent, à cette occasion, la supériorité de leur
tactique. La modération des hommes sages n'ef-
farouche personne. Ils s'attribuaient le monopole
de cette sagesse, qui donne la connaissance de
son temps et de ses besoins, pour laisser aux
chefs de l'Ultramontanisme le privilège de la
science théologique, et aussi des violences, qui
provoquent, quand elles ne les expliquent pas,
les colères de l'ennemi.
La renommée combla de ses caresses les prin-
cipaux écrivains de l'école libérale. Elle ren-
dait hommage à leur modération, non moins
qu'à leur mérite littéraire. Ils reçurent les hon-
neurs académiques. Montalembert prit, le pre-
mier, place sous la coupole, en 1852. Monseigneur
Dupanloup le suivit, en 1854. Ce fut le tour de
Falloux, en 1856. De Laprade, Lacordaire, de
Broglie, de Carné, Gratry vinrent ensuite. Veuil-
lot plaisanta de tous ces succès, en les accusant
de songer avant tout à l'Académie.
Quoi qu'il en ait dit, l'Académie s'honorait
elle-même, en s'ouvrant à des écrivains dont les
- 107 —
œuvres ont enrichi la littérature nationale. On
aurait pu dire la même chose, si elle eût admis
Veuillot et Pie. Mais ses suffrages ne seraient
pas allés dans ce sens, au cas où on les eût
sollicités. On aime, sous la coupole, les dis-
cours spirituels et tranquilles. Les esprits in-
transigeants y apportent toujours de la gêne.
Les Libéraux s'y trouvent mieux à leur place.
Ce fut le cas au temps du second Empire.
Les Catholiques libéraux s'entendaient fort bien
avec les Orléanistes et les Doctrinaires pour di-
riger une fronde très désagréable à l'Empereur.
Ils exercèrent de là une influence considérable
sur l'opinion. On a beau dire, l'Académie jouit
en France d'une autorité réelle. Les hommes
cultivés adoptent volontiers les idées qu'on y
professe. Ils ne seraient pas de leur temps sans
cela.
Ce Parlement littéraire offrait le même specta-
cle que la Commission de la loi Falloux. Des
hommes, qui avaient en politique et en religion
des doctrines en apparence inconciliables, s'ac-
cordaient fort bien entre eux. Cela était dû aux
concessions réciproques qu'ils se faisaient et au
silence respectueux dans lequel ils laissaient tou-
tes les questions irritantes. C'était du Libéralis-
me en pratique. Mais ce Libéralisme, nécessai-
re et très acceptable en pareil milieu, produi-
rait dans les assemblées religieuses des résultats
moins satisfaisants. On ne pourrait s'en accom-
moder. Il en serait de même en politique. Mon-
10S
talembert et ses amis ne comprenaient pas l'im-
portance de cette distinction. Ils croyaient pou-
voir modeler la société sur la réunion de nos
quarante immortels.
La tolérance, dont ils avaient contracté l'ha-
bitude et qu'ils érigeaient en principe, allait beau-
coup trop loin, Louis Veuillot n'était pas le
seul à s'en émouvoir. L'évêque de Poitiers cons-
tatait avec inquiétude le mal que cette attitu-
de ne manquait pas de produire. Les prélats, les
plus estimés à cause de la sûreté de leur doc-
trine, et nos meilleurs théologiens, partageaient
ces craintes.
Dom Guéranger appela de leur vrai nom les
causes de ces tendances périlleuses : le naturalis-
me contemporain. Ce commerce intellectuel avec
des hommes, fermés à toute conception chré-
tienne de la vie et du monde, diminue peu à
peu dans les âmes le sens du surnaturel. L'E-
glise descend au niveau des sociétés humaines.
Les dogmes perdent de leur rigueur. Le rôle de
la morale s'atténue. L'action de l'Esprit-Saint
sur les individus et la société est passée sous si-
lence. Le miracle fait peur; on le tait de parti
pris. Des écrivains, personnellement dévoués à
l'Eglise et fidèles à ses pratiques, en viennent à
traiter les sujets religieux, avec un esprit et
dans une langue, qui se rapprochent trop de
l'esprit et de la langue des rationalistes.
Cette diminution des vérités passaient aux yeux
des Libéraux pour une simple tactique propre
à leur concilier des adversaires ou des indiffé-
109
rente. Je ne veux pas douter, un instant, de Jeur
bonne foi. Le désir du bien était tel chez l'un
d'entre eux, Charles Lenormant, qu'il prit scan-
dale d'un trait d'esprit aussi juste que fin de
l'évêque de Poitiers. Mgr Pie avait dit d'une
récompense académique donnée simultanément
à Jules Simon et au Père Gratry : la philosophie
chrétienne couronnée ex-œquo avec la philoso-
phie naturaliste. Lenormant l'accusa de « trou-
bler par d'amères critiques et des défiances in-
justes les hésitations et le trouble qui précède et
mûrit chez plusieurs des hommes de l'Acadé-
mie de grandes résolutions, dont le fruit est de
revenir à la pratique religieuse. » Les sympa-
thies des Catholiques libéraux ne s'arrêtaient pas
aux seules personnes; certaines œuvres sem-
blaient en bénéficier et avec elles les erreurs
dont il les avaient remplies. Ce fut, en particu-
lier, le cas de Cousin. Sa philosophie était sou-
vent en contradiction avec les enseignements de
l'Eglise, On ne pouvait même sans danger la
couvrir d'une apparence de recommandation. La
Congrégation de l'Index faillit censurer plusieurs
de ses ouvrages.
Ces habitudes de conciliation tournèrent au dé-
triment de la foi. Il se fit une infiltration des
erreurs courantes dans le Clergé et chez des Ca-
tholiques influents. L'abbé de Solesmes réagit
de son mieux par toute une série d'articles sur
le naturalisme contemporain que publia V Uni-
vers. Veuillot harcelait de son côté les apôtres de
l'erreur libérale. Des théologiens de marque se
110
mirent de la partie. Les évêques ne manquèrent
pas à leur devoir. Mais nul ne combattit avec
plus de raison et d'autorité cette profession fran-
che et ouverte de la pacification religieuse en-
tre le Christianisme et le Naturalisme, que l'é-
vêque de Poitiers. Il parlait en docteur de la
foi. Ses instructions synodales, écoutées d'abord
par ses prêtres, furent accueillies et lues dans
tous les diocèses par les hommes qui avaient le
souci de la vérité. Elles contribuèrent au re-
nom de leur auteur.
L'enseignement des évêques et celui des théo-
logiens étaient impuissants à conjurer le mal.
Il se propageait au dehors par l'action des libres-
penseurs avérés ou déguisés, et il se faisait à
l'intérieur par la complicité des docteurs muets
ou complaisants. Le Souverain Pontife se vit
dans l'obligation d'intervenir. Il lui appartient,
en effet, de montrer où est la vérité, en signalant
l'erreur. Après une sérieuse enquête confiée aux
hommes les mieux avertis des idées courantes,
il publia son Encyclique Quanta Cura et le Syl-
labus ou liste des erreurs qui menaçaient la foi
des chrétiens (8 décembre 1864).
C'est une synthèse complète du Naturalisme
ou du Libéralisme. Rien n'y échappe. Ses di-
verses applications théologiques, philosophiques,
politiques et sociales sont consignées dans une
proposition courte et nette, comme il sied à
une formule. Chacun peut la comprendre et y
- 111 -
découvrir la vérité dont Terreur condamnée est
la caricature.
Mgr Dupanloup et ses amis savaient depuis
longtemps que Rome les tenait à l'œil. Ils es-
espéraient, néanmoins, en usant des influences
dont ils disposaient sur place, éviter une con-
damnation. Leur ardeur très sincère à défendre
le pouvoir temporel du Souverain Pontife leur
donnait quelque espoir. Ils purent garder bon-
ne contenance devant l'opinion.
La publication de l'Encyclique leur causa donc
une grande surprise. Il y avait de quoi. Tou-
tes les phrases du Syllabus portaient contre eux.
C'était la condamnation de leurs idées et de leurs
tendances. Impossible de s'y méprendre. Rien ne
manquait au triomphe de leurs adversaires.
Montalembert, Cochin, de Broglie furent d'avis
de renoncer à la lutte et de quitter le Corres-
pondant. C'eût été sage. On ne voit pas, en
effet, des Catholiques s'obstiner dans une cam-
pagne doctrinale que le Saint-Siège réprou-
ve d'une manière aussi solennelle. Foisset, de
Meaux et de Falloux pensèrent autrement. Mgr
Dupanloup jugea comme eux et il réussit à met-
tre les consciences à l'aise.
Le commentaire qu'il donna du Syllabus res-
semble à un escamotage. Les condamnations se
réduisent à rien. Il s'agit de comprendre la pen-
sée intime de Pie IX. Son jugement est théorique;
il reste dans la thèse. Il ne s'occupe pas de l'ap-
plication immédiate. Les circonstances doivent
être prises en considération; ce que les Ultra-
- 112 -
montains oublient de dire. Les idées et les ten-
dances des Catholiques libéraux ne se trouvent
donc pas en contradiction avec les enseigne-
ments du Saint-Siège. Ils n'ont qu'à continuer.
Cette singulière théologie satisfaisait trop les
aspirations des intéressés pour ne pas être com-
prise et suivie.
Le livre dans lequel l'évêque d'Orléans fit con-
naître sa pensée eut une grande diffusion en
France et à l'étranger. Il avait pour titre : La
Convention du 15 septembre et l'Encyclique du 8
décembre 186b. La plupart des évêques en re-
çurent un exemplaire. Six cent trente envoyèrent
à l'auteur des félicitations ou tout au moins des
remerciements. Pie IX, à qui Mgr Dupanloup
fit hommage de sa brochure, lui adressa un bref
assez vague, autour duquel fut organisée une pu-
blicité retentissante.
Les Catholiques libéraux se figurèrent que l'E-
piscopat et Rome approuvaient cette diminution
de vérité. Il n'en était rien. Le Syllabus conserve
toute sa force. Le procédé auquel on eut recours
dans le but de le diminuer est de tous les temps.
On l'emploie constamment de nos jours. Des
catholiques, dont la droiture est incontestable,
s'y laissent encore prendre, et il en sera toujours
ainsi.
L'éducation ecclésiastique de ces hommes se-
rait à refaire. La valeur propre des documents
où se trouve la pensée de l'Eglise leur apparaî-
trait alors sans diminution ni exagération. Le
sens des formules employées serait clair. Il ne
11»
leur arriverait pas de confondre les brefs ri les
lettres, par Lesquels le Souverain Pontife en-
courage et remercie un auteur, avec une encycli-
que ou un jugement doctrinal officiel. L'autori-
té apostolique ne gagne rien à ces manques de
mesure. La vérité lui suffit. Nous rendons à la
vérité d'une cause un fort mauvais service, tou-
tes les fois qu'il nous arrive de tomber dans de
pareilles confusions.
Cette remarque vous explique un fait qui, sans
cela, serait déconcertant. Au cours des polémi-
ques entre Libéraux et Ultramontains, les pre-
miers obtinrent des brefs en assez grand nombre,
sans parler des lettres de félicitation ou d'encou-
ragement. On se montra prodigue envers Mgr
Dupanloup. Veuillot et Dom Guéranger furent
moins bien traités. C'était au temps de Pie IX.
Cependant qui était le plus en communion d'i-
dées avec Rome?
Concluez : la pensée de Rome se trouve dans
les jugements de ses tribunaux et dans les ency-
cliques de ses Pontifes. C'est là qu'il convient
de la chercher. Chacun est tenu de prendre tels
qu'ils sont les enseignements qui s'y trouvent
contenus. Les autres actes émanant du Saint-
Siège n'ont pas cette autorité doctrinale; il en
est même qui n'en ont aucune. Le discerne-
ment est ici nécessaire, comme en toutes choses.
Celui qui possède le sens de l'Eglise ne se mé-
prendra jamais. Il appréciera tout à la lumière
des enseignements officiels de l'Eglise romai-
ne. Il découvrira sans peine la continuité de sa
Le Catholicisme libéral 8
- 114 -
doctrine. L'expérience du passé lui donnera l'in-
telligence du présent. Il saura que les escamo-
tages de la vérité ne réussissent jamais. La vérité
finit par prévaloir avec tous ses droits.
CINQUIÈME LEÇON
Le Concile du Vatican
Sommaire : Libéraux et Ultramontains. L'amour du Pape.
Libéralisme international. Préparation au Concile. L'in-
faillibilité pontificale. Partisans de la définition. Ses ad-
versaires. Les débuts du Concile. L'opposition. La défi-
nition de l'Infaillibilité.
Mgr Dupanloup a donc tranquillisé les conscien-
ces des Catholiques libéraux. Ils n'ont qu'à con-
tinuer, comme si le Syllabus n'existait pas. Les
circonstances politiques contribuent à les ser-
vir, ou du moins ils réussissent à en tirer parti.
L'Empire a complètement renoncé aux ten-
dances religieuses de ses commencements. Sa
politique extérieure s'affirme de plus en plus
contraire aux intérêts de l'Eglise romaine. Les
Catholiques ont, en outre, des plaintes sérieuses
à formuler contre sa politique intérieure. Ceux-là
même qui l'ont d'abord soutenu rompent avec
lui et s'engagent dans une opposition, qui du-
rera jusqu'à sa fin. Les Libéraux perdent ainsi
un de leurs griefs contre les Ultramontains. Ils
se trouvent généralement d'accord sur la ques-
tion politique immédiate. Leur union devient
complète et sincère, toutes les fois que les inté-
rêts vitaux de l'Eglise sont en jeu. On les voit
116
travailler ensemble £>our la défense de l'ensei-
gnement catholique et de la souveraineté tem-
porelle du Pape.
Mais cette union, qui rapproche les cœurs
et les volontés pour une action bien déterminée,
ne saisit guère les intelligences. Il reste des di-
vergences profondes. On a beau conclure des
traités extérieurs de paix, la guerre menace tou-
jours de recommencer aussi longtemps que les
esprits ne seront pas dominés par une doctrine
commune. Rien n'est donc changé entre Ultra-
montains et Libéraux. Des polémiques, qui se
renouvellent à tout propos, accentuent encore
leur opposition. Ils ont, de part et d'autre, une
manière diamétralement opposée d'envisager les
conditions faites à l'Eglise par l'organisation po-
litique et sociale de la France. Rien ne peut les
amener à une entente. Les mêmes hommes con-
tinuent d'appartenir définitivement aux mêmes
groupes et ils suivent les mêmes coryphées.
Les Libéraux forment l'école du Correspondant
et les Ultramontains, celle de l'Univers, reconsti-
tuée autour du Monde, en attendant la réappari-
tion du journal (1867). Mgr Dupanloup dirige les
premiers, comme un général son état-major et
son armée. Les seconds ont dans Veuiîlot un por-
te-drapeau fidèlement suivi. Le premier groupe
compte un assez grand nombre d'évêques; ils
subissent l'ascendant de l'évêque d'Orléans et
de l'archevêque de Paris. Quelques-uns des nou-
veaux élus leur apportent im précieux concours.
- 117 -
Car l'Empereur propose volontiers au Souverain
Pontife les prêtres connus pour avoir des ten-
dances libérales. Ceux qui partagent les préten-
dues exagérations de Veuillot effrayent les mi-
nistres et les préfets. On les écarte avec soin.
Les Facultés officielles de théologie, que Rome
tient en défiance, sont les citadelles du Libéralis-
me. Celle de Paris est la plus avancée. Son doyen
n'est pas un inconnu pour nous. C'est Mgr Ma-
ret, l'abbé Maret, le démocrate de 1848, et le
fondateur de YEre nouvelle. Il est en Sorbonne
libéral et gallican. Nous le retrouverons bien-
tôt. Quelques-uns de ses professeurs arrivent
à l'épiscopat, Mgr Lavigerie en particulier. D'au-
tres auront leur tour : Mgr Meignan, Mgr Bour-
ret, etc. Il en est (un, que l'on put croire un
instant libéral; mais les énergies surnaturelles
du sacre le transformèrent. C'est Mgr Freppel.
On peut citer parmi les autres professeurs, l'abbé
Bautain, le P. Gratry, l'abbé Péreyve, le P. Adol-
phe Perraud, mort évêque d'Autun et cardinal.
Les ordres religieux fournissent au Libéra-
lisme quelques recrues. Je nommerai seulement
le carme Hyacinthe Loyson et son jeune ami le
P. Didon, dominicain. L'abbé Morel, qui fut un
des plus vigoureux collaborateurs de Veuillot,
range parmi les victimes des libéraux un Jé-
suite, le P. Matignon, qui publia dans les Etudes
religieuses des articles sur les doctrines de la
Compagnie de Jésus en matière de liberté. Mais,
il est juste d'en faire la remarque, ces religieux
n'engagent que leur personne.
- 118 -
On est trop souvent porté à solidariser les
religieux avec leur ordre. Quand l'un d'entre
eux parle ou écrit, le public se figure que tous
ses confrères partagent ses sentiments. Ce n'est
pas toujours vrai. A cette époque, les jésuites
passaient avec raison pour ultramontains. Les
Carmes et les Oratoriens n'approuvent pas, il
s'en faut, le P. Hyacinthe et le P. Gratry. Les
Catholiques virent avec peine ces deux prêtres
participer, en 1867, à un congrès international
de la paix, où se confondaient des catholiques,
des protestants et des libres-penseurs. Le dis-
cours que Loyson y prononça fit scandale. Le
texte fut publié avec une préface de Gratry. Ce-
lui-ci se vit désavoué publiquement par le P.
Pétetot, son supérieur général.
Les Ultramontains passaient pour des hommes
à l'esprit étroit, affectant d'ignorer le monde et
ses besoins. En échange, on leur reconnaissait
une science théologique étendue et sûre. C'était
l'exacte vérité. Leurs chefs avaient l'entière con-
fiance de la majorité des religieux et des prêtres.
Les curés de campagne continuaient à lire avec
une curiosité, qui allait parfois jusqu'à la pas-
sion, les articles de Veuillot. Il restait leur hom-
me, d'autant plus que, personne n'en doutait, il
avait pour le guider et le soutenir les évêques
et les théologiens, que les professeurs de sémi-
naires recommandaient à leurs élèves depuis
quelque temps.
Pie IX leur inspirait à tous la plus grande vé-
- 119 -
Qératioil. Ses épreuves et la force avec laquelle
il tenait tête à ses ennemis le haussaient à la
taille des grands Papes du Moyen-Age. Les zoua-
ves pontificaux renouvelaient en plein dix-neu-
vième siècle La Chevalerie des âges chrétiens,
qui les avait soulevés d'enthousiasme pendant
leurs études classiques. Le Pape-Roi régnait sur
leurs intelligences et sur leurs cœurs. Les pres-
bytères se trouvaient ainsi en plei iction
antigallicane. Ces sentiments n'étaient pas par-
ticuliers à la France. A Londres, un protestant
converti, le P. Faber, avait écrit sur la dévotion
au Pape un opuscule, qui se propagea par mil-
liers d'exemplaires.
Les curés voient dans le Pape-Roi un protec-
teur, dont les services leur sont plus nécessaires
que jamais. Leurs prédécesseurs, sous l'Ancien
Régime, se plaignaient avec raison de l'infériorité
matérielle et morale où les membres du haut
Clergé aimaient à les tenir. Mais les lois et les
coutumes leur donnaient alors, avec la sécurité
matérielle et morale, une compensation suffi-
sante. La Révolution leur a tout enlevé; et, si le
Concordat leur a rendu les églises et donné une
indemnité, rien ne les garantit contre les excès de
l'administration épiscopale, d'autant plus à
craindre que le droit canon est moins appliqué.
Les théoriciens du Gallicanisme ont, du reste,
une tendance marquée à étendre les attributions
des évêques et à restreindre les droits de leur
Clergé. Celui-ci espère par le retour aux tradi-
tions romaines du droit ecclésiastique tempérer
- 120 -
cette omnipotence trop personnelle de ses chefs.
En cas de conflit, le Souverain Pontife serait là
pour empêcher le fort d'écraser le faible. Il
n'est point rare d'entendre les curés se dire dans
leurs conférences et dans les réunions sembla-
bles que les Libéraux sont les plus autoritaires
des hommes; ils n'acceptent aucune contradic-
tion. Un libéral, devenu chef, voire même évêque,
ne croit qu'à son droit et à son autorité. Des
anecdotes piquantes illustrent ces déclarations.
Les curés se croient donc intéressés au triomphe
de l'Ultramontanisme.
Les Libéraux ont eu jusque-là partie liée avec
les Gallicans. On se l'explique sans peine. Car ils
attribuent volontiers à l'Etat ce qu'ils ne veu-
lent pas reconnaître au Souverain Pontife et à
l'Eglise. Les uns et les autres sacrifient ainsi
les droits du pouvoir spirituel aux prétentions
de la société civile. Cet accord s'est manifesté
surtout après la publication du Syllabus et pen-
dant la préparation du concile du Vatican.
Les chefs de l'école libérale agissent comme
s'il était question d'une simple assemblée parle-
mentaire. Ils nouent des intrigues; ils opèrent
dans des réunions et dans des salons, qu'on as-
similerait aisément à des coulisses. Ces pro-
cédés scandalisent, toutes les fois qu'on les ren-
contre dans un gouvernement ecclésiastique.
Leur place est ailleurs. Ceux qui les emploient
alors subissent les conséquences de leurs idées.
Consciemment ou non, Gallicans et Libéraux
transforment l'Eglise en une Monarchie parle-
- 121 —
mcntaire. Celte erreur suffit à expliquer la con-
duite de Mgr Dupanloup et de ses partisans. On
risquerait d'en atténuer la gravité, si on exagé-
rait, plus qu'il ne convient, les torts des per-
sonnes. C'est une méprise dans laquelle les cri-
tiques tombent aisément. Les erreurs sont plus
malfaisantes que les individus. Le mal que ceux-
ci commettent a sa source dans leurs idées per-
verses.
A cette époque, le Libéralisme prend un ca-
ractère international. Déjà Lamennais, on se le
rappelle, voulut saisir les libéraux de l'Univers
catholique dans une vaste organisation. Le pro-
jet échoua. Nul ne songea à le reprendre, pen-
dant les années qui suivirent. Mais les circons-
tances amenèrent Mgr Dupanloup et ses amis
à un dessein de même nature. Ils eurent la sa-
gesse de ne point initier le public à leur secret
Ils travaillèrent donc dans l'ombre. Cela valait
mieux.
Dès avant la promulgation du Syllabus, les
fameux congrès de Malines leur avaient fourni
un moyen de se rencontrer, sans éveiller le
moindre soupçon. Les Catholiques belges invi-
taient à ces assises solennelles quelques étran-
gers éminents. On apprenait ainsi à se connaître
et à faire un échange utile de vues et d'ex-
périences. Il arriva, par le fait de circonstances,
dont il n'y a rien à dire ici, que les invitations,
au moins en ce qui concerne la France, se trou-
vèrent limitées à des hommes connus pour être
— 122 —
des Libéraux notoires. On leur fit un chaleureux
accueil et leurs discours furent couverts d'ap-
plaudissements.
Les sympathies qui s'affirmèrent à Malines ne
peuvent surprendre ceux qui se sont familiari-
sés avec l'état d'esprit de nos voisins du Nord.
Ils envisagent les questions politiques sous un
autre jour que nous.
La France et la Belgique ont des traditions
différentes ; leur histoire ne se ressemble en rien.
La nation belge compte une existence de trois
quarts de siècle environ. La défaite des Hollan-
dais, qui précéda la formation de l'unité natio-
nale, fut rendue possible grâce à un pacte loya-
lement conclu entre les Libéraux et les Catholi-
ques. La constitution qu'ils élaborèrent ensem-
ble garantissait les libertés essentielles; elle éten-
dait aussi autant que possible les droits de la
représentation nationale. Les conditions libéra-
les du pacte étaient universellement respectées.
Les Libéraux belges n'avaient pas encore aban-
donné la notion philosophique de la liberté pour
lui substituer un sens maçonnique et révolution-
naire.
Un pareil état des choses publiques produit
nécessairement un état correspondant des es-
prits. C'est pour ce motif que les porte-voix du
Catholicisme libéral français ont presque tou-
jours obtenu les faveurs de l'opinion catholi-
que chez les Belges. Il en fut ainsi au Congrès
de Malines. Le phénomène s'est renouvelé plu-
sieurs fois depuis.
- 123 -
Montalcmbcrt avait expose, les 20 et 21 août
18G3, le programme de son parti dans deux dis-
cours, qui eurent un retentissement énorme. Les
Catholiques, y disait-il, n'ont qu'à prendre leur
parti de la société nouvelle enfantée par la Ré-
volution. Qu'ils cherchent donc à concilier le
Catholicisme et la Démocratie, en corrigeant tout
d'abord la Démocratie par la Liberté. Le droit
commun est la base de la liberté religieuse. Si
Ton applaudit à Malines, on s'émut à Rome.
Mgr Dupanloup recueillit les mêmes applau-
dissements enthousiastes, Tannée suivante. Mais
il ne se borna point à parler en public. R fit des
rencontres opportunes...
On commença bientôt à parler du projet d'un
Concile œcuménique. Il n'y en avait pas eu
depuis le Concile de Trente, où fut arrêté le
plan de la réforme ecclésiastique, dont le pro-
testantisme avait manifesté la nécessité. Pie IX
en entretint une première fois les cardinaux, le
6 décembre 1864. Dès le 1er mars suivant, il ins-
titua une commission, chargée de préparer les
questions qui seraient soumises à la discussion
des Pères. Quelques évêques, qui inspiraient au
Saint-Siège une confiance plus grande, furent
invités à donner leur avis sur les points de doc-
trine ou de discipline ecclésiastique, qu'il con-
viendrait d'aborder. On leur demandait le si-
lence absolu. Le dix-huitième anniversaire sé-
culaire du martyre des saints Apôtres Pierre et
Paul, qui allait être célébré avec un grand éclat
- 124 -
en 1867, semblait une date favorable pour cette
auguste réunion.
Le secret ne fut pas gardé longtemps. La nou-
velle, dès qu'on la connut, causa partout une
vive satisfaction, aux théologiens et aux fidèles.
Tous prenaient de plus en plus conscience du
rôle providentiel que joue la Papauté dans l'E-
glise et dans la société chrétienne. Les attaques
dont elle était l'objet la rendaient populaire.
Les fidèles et les prêtres se serraient avec un
filial empressement autour du successeur de
saint Pierre. On voyait ainsi se renouveler un
phénomène, qui revient toutes les fois qu'une
vérité ou une institution fondamentale de l'E-
glise se trouvent contestées. Les énergies se por-
tent sur ce point, qui reçoit une force nouvelle.
C'est la réaction de la vie contre un danger qui
la menace. Ce que l'ennemi voulait affaiblir de-
vient plus puissant.
Les ennemis du dehors voulaient supprimer
le pouvoir temporel du Pape et du même coup
ils organisèrent contre son autorité spirituelle un
véritable attentat. Ils continuaient ainsi l'œuvre
de la Révolution.
Pie IX avait inauguré son œuvre de réaction
contre-révolutionnaire, en définissant la Concep-
tion immaculée de la Vierge Marie. Rien de plus
théologique ni de plus sage. Les contemporains
y virent une manifestation solennelle de la piété
catholique. Il y avait quelque chose de plus. La
Révolution s'était faite au nom de la bonté na-
turelle de l'homme, dans le but d'affirmer les
- 125 •—
droits prétendus qui en découlent On peut dire
qu'elle eut pour dogme fondamental ta concep-
tion immaculée du genre humain. A cette er-
reur il fallait opposer la vérité contradictoire.
Le Pape le fit, en déclarant que tous les hom-
mes étaient frappés d'une déchéance originelle,
puisque la Vierge Marie était immaculée, en ver-
tu d'un privilège incommunicable. C'était mettre
la raison humaine en présence d'un fait, que les
théoriciens de la Révolution niaient ou passaient
sous silence. Pie IX usait pour cela de son in-
faillibilité doctrinale.
Les Catholiques sentirent bientôt le besoin de
voir cette prérogative du Pontife romain mise
en pleine lumière. Ils croyaient tous le Pape
infaillible. Mais ce n'était pas suffisant. Cet ob-
jet de leur foi devait apparaître aux yeux du
monde chrétien comme un dogme, c'est-à-dire
une vérité enseignée par Notre-Seigneur à son
Eglise. On chercherait vainement celui qui eut
l'initiative de ce désir. Il surgit dans une multi-
tude de cœurs. Lorsque quelqu'un se trouva
d'en parler, il répondit à un vœu, qui attendait
une occasion de s'émettre. Il suffit d'avoir l'ex-
périence des choses ecclésiastiques pour y re-
connaître le résultat d'une action mystérieuse de
l'Esprit-Saint dans les âmes. Cet agent divin
se réserve ainsi de préparer les définitions de
l'Eglise.
Les Ultramontains ne cachèrent point leur
allégresse. Ils étaient les fervents de la Monar-
- 126 -
chie pontificale. Tout ce qui la glorifiait était
de leur goût. Les Libéraux pensaient autrement.
Ce projet de définition les mit dans l'embar-
ras. L'infaillibilité pontificale devait troubler
leurs idées sur la constitution de l'Eglise. Ils ne
la niaient point, en règle générale; ils se con-
tentaient de la restreindre.
.Comment n'auraient-ils pas éprouvé de l'in-
quiétude, en songeant à l'effet que cette défi-
nition produirait sur les ennemis de l'Eglise?
Contrairement à la tactique des Ultramontains,
qui fortifiait les points attaqués, ils voyaient
dans l'attaque un motif de se tenir sur la réserve.
Les chefs adressèrent d'instinct leurs plaintes
à celui qui agissait chaque jour davantage com-
me leur maître, Mgr Dupanloup. Un évêque, que
son historien ne nomme pas, lui écrit : « De
toutes parts, on me dit que ce sera la définition
personnelle ou au moins séparée du Pape, ou la
préparation à cette définition ». Un autre lui
fit cette confidence : « Il ne s'agit point d'ac-
croître le nombre des dogmes; et, en particu-
lier, je ne désire point, seulement pour des rai-
sons d'opportunité, que l'infaillibilité du Souve-
rain Pontife soit personnellement définie. Plus
le monde est malade des efforts de l'absolutis-
me, plus l'Eglise, qui renferme une économie si
admirable dans sa hiérarchie, devra éviter toute
apparence qui la pourrait faire croire influencée
elle-même par cet esprit dominant. »
L'évêque d'Orléans se rendit à Rome pour as-
sister aux fêtes du centenaire. Il était bien dé-
- 127 -
cidé à remplir un rôle, celui qui sera le sien
jusqu'à la fin du concile du Vatican. On sut qu'il
insista auprès de Pic IX pour obtenir que tou-
tes les questions controversées entre écoles fus-
sent écartées avec soin. En réalité, le concile lui
faisait peur; et, le sachant inévitable, il se mit
en mesure, dès 1867, d'exercer sur ses mem-
bres une action personnelle. Nous allons le voir
se comporter, comme s'il se fût agi d'une as-
semblée parlementaire. Il entre en relation avec
les évoques attendus à Rome; il leur écrit avant
qu'ils n'e soient arrivés. Il entretient les ambas-
sadeurs accrédités auprès du Saint-Siège et les
prélats influents. C'est une véritable stratégie
diplomatique, menée par un homme de haute
valeur et d'une volonté tenace.
Ses efforts se concentrent sur la rédaction de
l'adresse que l'Episcopat doit présenter au Sou-
verain Pontife. Il importe que son programme
soit accepté d'avance. Il parvient à faire agréer
un rédacteur de son choix, Mgr Haynald, au-
quel il remet des notes. Le correcteur attitré est
un prélat de sa confiance, Mgr Franchi. On évite
avec le plus grand soin toute allusion à l'infail-
libilité. Cependant les évêques désirent qu'on
en parle. Il en est fortement question dans la
commission internationale. Mgr Dupanloup cède
enfin devant l'attitude énergique de l'archevê-
que de Wesminster, Manning.
Vaincu sur ce point, il ne perd pas contenan-
ce. Comme l'opinion publique va être saisie de
tout, il se préoccupe de prendre les devants. Dans
— 128 -
ce but, il quitte Rome aussitôt et il fait impri-
mer en route, à Grenoble, une lettre pastorale
dans laquelle il annonce le premier la nouvelle
du prochain concile. Il a soin de traduire dans
un langage français et moderne l'adresse de l'E-
piscopat et l'allocution du Pape. Il commence
et il commente, observe spirituellement l'abbé
Maynard. Mgr Pie disait : « l'intrigue politique
commence, en attendant l'ingérence césarienne. »
Quelques semaines plus tard, en septembre,
l'évêque d'Orléans assiste au congrès de Ma-
lines, qui dégénère en « concile laïque. » Son
ami, d'e Falloux, le félicite du projet qu'il a de
profiter du concile pour sa grande œuvre de pa-
cification religieuse. « Vous serez là, lui dit-il,
pour éclairer, pour réconcilier, pour enflammer
les intelligences. » Mgr Franchi lui a promis de
veiller à ce que la bulle d'indiction soit rédigée
le mieux possible, avec dignité, modération, et
sans heurter personne.
Cette bulle fut promulguée le 29 juin de l'an-
née suivante (1868). Le concile devint aussitôt
l'objet de toutes les préoccupations. Je n'ai pas
à raconter les discussions auxquelles il donna
lieu. Mgr Dupanloup, ainsi que les autres évo-
ques, l'annonça officiellement à ses diocésains.
Sa lettre pastorale a une histoire. Elle porte
la date du 13 septembre, bien qu'elle ait été
imprimée dans les premiers jours du mois
d'août; elle fut publiée seulement à la fin d'oc-
tobre. Entre temps, il correspondit avec plusieurs
prélats dont la pensée lui était connue. C'était,
- 129 -
à son avis, le moyen de sortir d'un isolement
qui lui semblait pour l'Episcopat un grand mal-
heur et une faiblesse. Il s'en ouvrit à l'un de
ses correspondants : « Nous pourrions pourtant
très convenablement nous entendre un certain
nombre d'évcques entre lesquels la confiance se-
rait plus naturellement établie à l'avance. »
Il ne se contente pas d'écrire. On le voit de
nouveau en Belgique. Il visite les bords du Rhin,
toujours occupé à nouer des relations utiles.
Sa lettre pastorale est enfin publiée. On y
retrouve les soucis de pacification religieuse,
qui dominèrent toute son existence. « Il est
temps, écrit-il, qu'entre l'Eglise et les peuples
chrétiens tous les malentendus cessent. L'obscu-
rité, l'incertitude, la confusion pèsent trop dou-
loureusement sur les âmes sincères et autorisent
trop les calomnies et les hostilités contre l'E-
glise. C'est pour cela que le Pape a voulu un
Concile. »
Toujours préoccupé de régir l'opinion, l'Evê-
que d'Orléans veut avoir son journal à lui. L'A-
mi de la religion sl dû disparaître. Le Journal
des villes et des campagnes, sur lequel il a comp-
té, échoue. Il fonde alors le Français, qui reste
son journal officiel jusqu'au jour où la Défense
prendra sa place.
On se tient beaucoup plus tranquille à Poi-
tiers et dans les évêchés ultramontains. Mgr Pie
ne se préoccupe ni du programme ni des ré-
sultats. Ce n'est point son affaire. Il appartenait
Le Catholicisme libéral o
- 130 —
au Pontife romain de déterminer la teneur du
programme, en tenant compte des vœux de l'E-
piscopat. Quant aux résultats, il prévoyait tout
le contraire de ce qu'espérait Mgr Dupanloup.
« Les principes immuables de la vérité ne s'assu-
jétiront point aux caprices de ce qu'on appelle
les idées modernes. »
Cette sécurité religieuse n'empêche pas le
grand évêque de se préparer par l'étude et dans
la prière. Il agit sur l'opinion, mais en usant de
la méthode qui sied à un Pontife. Il enseigne, il
n'intrigue point. Il surveille aussi. Aucune opé-
ration de la stratégie libérale ne lui échappe.
En voici la preuve : « Le petit nombre d'hommes
d'Eglise qui, après s'être ralliés, soit par con-
viction, soit par tactique ou par faiblesse, aux
fausses idées de notre époque et y avoir ral-
lié quelques esprits honnêtes, se flattent d'exer-
cer bientôt leur empire dans une sphère agran-
die par le moyen du concile, ne tarderont pas à
s'apercevoir que la hiérarchie catholique, nour-
rie des traditions du passé et assistée d'en haut,
n'est pas maniable comme l'académie et les sa-
lons. Les réunions conciliaires ne comportent
pas ces victoires faciles que l'audace et la cabale
peuvent remporter ailleurs. Enfin, l'autorité du
Pape n'est pas suspendue, ce qu'oublient ceux
qui semblent croire que le concile donne nais-
sance à une souveraineté au moins temporaire,
au lieu de tout faire relever du Pape. »
Mgr Pie n'est pas seul à remplir ce rôle du
docteur dans l'Eglise. Les archevêques de Ma*
131
lines et de Westminster sont autant que lui les
échos fidèles de la tradition catholique. Ils se
mettent en première ligne pour la défense de
l'infaillibilité pontificale. Leurs lettres pastora-
les déjouent les manœuvres du Libéralisme et
posent la question dans les termes qui lui con-
viennent. Cela leur attire la gratitude des Ul-
tramontains et la colère des Libéraux.
L'attitude respective des deux écoles peut se
définir ainsi : l'une demande que l'Eglise s'in-
terdise de toucher à l'idole favorite du monde
moderne; l'autre pense que l'œuvre du concile
sera d'opposer une barrière doctrinale à l'er-
reur dominante, par conséquent au mal domi-
nant de ce siècle; rupture des peuples avec le
Christianisme, sécularisation de l'ordre social,
naturalisme politique. La suite nous montrera
laquelle des deux prévoyait juste.
Les*adversaires les plus déterminés de l'infail-
libilité et de la Monarchie pontificale sont à
Munich. Le Libéralisme eut dans la Faculté de
théologie une permanence conciliaire. Dœllinger
fournit des faits et des arguments, que ses dis-
ciples transmettent aux évêques et aux écrivains
de l'école. La Gazette cCAugsbourg lui tient lieu
de bulletin officiel. Le prince de Hohenlohe, mi-
nistre de Bavière, met à sa disposition sa puis-
sance politique et sa diplomatie. Ce qui fait
écrire à l'abbé Maynard : « Comme le protestan-
tisme avait sa Rome à Genève, l'opposition à
l'infaillibilité eut sa Rome à Munich, avec tou-
132
tes ses institutions, tout son outillage, tous ses
agents religieux et politiques. Mgr Dupanloup,
Montalembert et leurs amis agissent en Fran-
ce pour le compte du prévôt de Munich. Le Li-
béralisme a donc son organisation internatio-
nale. »
Les Libéraux français commirent la faute im-
pardonnable de se compromettre avec lui.
On fit grand bruit en France autour d'une mal-
heureuse adresse des laïques de Coblentz et de
Bonn aux archevêques de Cologne et de Trê-
ves, inspirée par Munich. Montalembert envoya
ses félicitations à ces rives du Rhin, « seul coin
de terre où s'offre aujourd'hui une consolation
pour un champion politique et religieux. » Il dit
encore : « C'est du Rhin que nous vient la lu-
mière. » Dœllinger accumule toujours dans ses
pamphlets historiques et théologiques les ar-
guments que l'opposition fera valoir. L'évêque
d'Orléans ne veut point se contenter de suivre ce
mouvement à distance; il entreprend de nou-
veau un voyage en Allemagne pour le voir de
près.
Le prévôt Dœllinger a un émule en la person-
ne de Mgr Maret, doyen de la Faculté sorbonien-
ne de théologie. Celui-ci consacre deux énormes
volumes à soutenir cette thèse : le Pape n'a point
dans l'Eglise de monarchie absolue; la souve-
raineté, partagée entre le pape et le concile,
ne réside complète que dans leur union. Vous
vous souvenez de l'équipée démocratique de Ma-
ret, fondateur de VEre nouvelle. C'est le même
- 133 -
personnage que Fauteur de ce faclum massif,
ayant pour litre Du concile général. Démocrate
en 1818, libéral et gallican en 1869, il obéit au
même instinct de conciliation entre le Catholi-
cisme et la Révolution triomphante. Avec YEre
nouvelle, il honore la Révolution dans la foule
et la république; avec son livre, il lui rend le mê-
me hommage en la personne de César.
L'œuvre de Maret trouve bon accueil chez
les Libéraux et les Gallicans, tandis que les théo-
logiens les plus sérieux portent sur elle des
appréciations sévères. Mgr Pie s'exprime ain-
si : « Avec l'autorité de pontife et de docteur,
je n'hésite point à déclarer que ces deux volu-
mes méritent d'être notés de toutes les censures
les plus graves, en deçà de la note d'hérésie. »
Dom Guéranger en entreprend la critique dans
sa Monarchie pontificale. Il n'en laisse rien de-
bout.
La rédaction du Correspondant croit devoir
manifester sa pensée sur la grave question, dans
un article, qui est rédigé, en présence de Mgr Du-
panloup, par Albert de Broglie, de Falloux et
Cochin. Il paraît sans signature, le 10 octobre
1869. Ces leaders du parti expriment leur crainte
de voir une concentration de toute l'autorité de
l'Eglise sur la tête du Souverain Pontife et une
condamnation dogmatique et absolue de prin-
cipes mi-partie politiques et religieux, qui figu-
rent dans la plupart des constitutions modernes.
Cette concentration de l'autorité, déclarent-ils,
serait la transformation de l'Eglise, jusqu'ici mo-
— 134 -
narchie tempérée et partagée, en une monar-
chie absolue et gouvernée sans contrôle par un
chef unique; et cette condamnation des erreurs
modernes mettrait l'Eglise en guerre avec la
société civile; dès lors, les catholiques se trou-
veraient d,ans une alternative douloureuse entre
l'obéissance aux principes de leur Eglise et l'at-
tachement aux lois de leur patrie. Cet article
passe avec raison pour un manifeste du Catholi-
cisme libéral à la veille du concile.
L'évêque d'Orléans se fait à son tour le por-
te-voix de cette école dans une brochure ayant
pour titre : Observation sur la controverse soule-
vée relativement à là définition de l'infaillibilité
au prochain concile. Ce n'est qu'une traduction
libre et en assez bon français d'une thèse alle-
mande, attribuée à Dœllinger; Observations sur
la question : Est-il opportun de définir V infailli-
bilité du Pape? Adresse respectueuse aux arche-
vêques et et aux évêques. Un exemplaire en fut
adressé à chaque prélat, composé en une lan-
gue qu'il pouvait comprendre. Ces expéditions
s'étaient faites dans le plus grand secret. La
brochure Dupanloup obtint en France un gros
succès. « Ces deux coups de tonnerre, écrit Mon-
talembert au P. Hyacinthe, ont un retentissement
prodigieux. » Le second coup de tonnerre est un
avertissement du même à Louis Veuillot, dont
je ne dirai rien.
Les archevêques de Malines et de Westmins-
ter, pris à partie par l'évêque d'Orléans, répli-
quaient avec force et autorité. Celui-ci fit à Mgr
- 135 -
Deschamps une réponse que Veuillot trouvait
onéreuse, taquine, opprimante, sans le moindre
intérêt. Le P. Gratry se permit d'adresser qua-
tre lettres à l'archevêque de Matines. Le pau-
vre homme aurait mieux fait de se taire. Il s'at-
tira une réplique écrasante de l'abbé de So-
lesmes.
Mgr Dupanloup est à Rome la tête et le cœur
de l'opposition libérale, comme il le fut en Fran-
ce. Mais le milieu lui est beaucoup moins favora-
ble. Les moyens d'action sur un concile lui man-
quent. Il en parle mal la langue. Sa science théo-
logique est insuffisante. La plupart des oppo-
sants se trouvent dans le même cas. Ils font
assez pauvre figure à côté des grands évêques
théologiens français ou étrangers. Leur attitude,
et en particulier celle de l'évêque d'Orléans, cau-
sent une surprise pénible. Plusieurs prélats s'en
plaignent ouvertement. Les polémiques auxquel-
les ce dernier se trouve mêlé ne tournent pas à
son avantage.
La première partie du concile se passe bien.
On s'y occupe des erreurs contraires à la foi
et des vérités philosophiques ou théologiques
qu'il convient de leur opposer. Les Pères sont
d'accord sur ce sujet. Je signale seulement le
rôle que Mgr Pie joue dans les commissions
préparatoires. Les Ultramontains sont, en som-
me, les lumières du concile. Les autres se ré-
servent pour les discussions relatives à la cons-
titution de l'Eglise et à ses rapports avec l'E-
- 136 -
tat. Ce sont les seuls qui leur présentent quelque
intérêt. Et encore leur science théologique y
apparaît-elle assez courte. Leur action est, en
somme, plus parlementaire qu'ecclésiastique.
Ils commencent par se compter. Ils ne sont
pas en nombre, c'est de toute évidence. Les
évêques des diocèses italiens minuscules et les
vicaires apostoliques grossissent, dans des pro-
portions inquiétantes, les rangs de la majori-
té. Ces derniers sont de leur part l'objet d'un dé-
dain qu'ils déguisent mal. Ils vont jusqu'à leur
faire un reproche de leur apostolat héroïque
et d'un dénuement qui oblige le Pape à leur
offrir l'hospitalité.
Par ailleurs, les prélats, qui gouvernent quel-
ques milliers 3e diocésains sans culture, leur
semblent fort au-dessous des pontifes de nos vas-
tes diocèses et de nos villes gonflées de civi-
lisation. Cependant le concile ne reconnaît au-
cune inégalité entre les Pères. Ceux qui rêvent
d'un parlementarisme ecclésiastique voudraient
que l'autorité de chaque évêque soit en raison
de l'importance morale et matérielle de son dio-
cèse. Ces prétentions sont inacceptables. On doit
prendre la constitution de l'Eglise telle qu'elle
est et accepter dans chaque Pontife un juge de la
foi, tenant son autorité de son caractère sacré,
non de l'Eglise qu'il gouverne.
La minorité recourt à la tactique parlemen-
taire; et, dans le but de faire traîner le concile en
longueur, elle organise l'obstruction. Car si rien
- 137 -
n'est décidé avant l'époque des forlcs chaleurs,
Pie IX interrompra tes sessions. Les vicaires
apostoliques, contraints de regagner leur mis-
sion, ne reviendront pas de silôt. Ce qui diminue-
ra considérablement la majorité.
Pour réussir, les opposants exigent deux con-
ditions : laisser à la discussion une entière liber-
té et n'accepter une décision que si elle est
votée par l'unanimité morale des Pères. Avec
cela, l'obstruction sera la chose la plus facile
du monde. Mais Pie IX s'en est rendu compte.
Il déjoue ces petits calculs, en réglant que les
observations seront faites par écrit et non de
vive voix, que le Pape ou son représentant aura
la faculté de clore la discussion, et enfin
que les décisions seront prises à la pluralité des
voix. Les opposants, au nombre d'une centaine,
élèvent des protestations inutiles. Les critiques
incorrectes de Dœllinger et de la Gazette (TAugs-
bourg restent sans action.
Le Schéma des décrets sur l'Eglise est re-
mis aux Evêques. Les documents de ce genre
doivent être tenus secrets. Celui-ci est néanmoins
communiqué à la Gazette d'Augsbourg et à un
autre journal allemand, qui s'empressent de le
publier. Cette indiscrétion n'a pu être commi-
se que par l'un des opposants.
Le Schéma ne fait aucune allusion à l'infailli-
bilité. Mais dans le chapitre troisième, consa-
cré aux rapports de l'Eglise et de l'Etat, on peut
reconnaître toutes les erreurs déjà condamnées
par le Syllabus. Le concile devra donc sanction-
- 138 -
ner toutes ces condamnations, en les aggravant.
La publication de ce texte cause un grand émoi.
Plusieurs gouvernements en sont inquiets. C'est
tout ce que l'opposition souhaite.
Mgr Dupanloup et Mgr Darboy ont quelque
espoir en Napoléon. L'évêque d'Orléans, en par-
ticulier, n'a pas attendu cette époque pour l'en-
tretenir du concile. Son audience à Saint-Cloud,
le 3 octobre 1869, est connue. Elle eut des ré-
sultats. Quinze jours après, le gouvernement im-
périal envoyait à son ambassadeur auprès du
Souverain Pontife un projet d'instruction, qui
se résume ainsi : ne gêner en rien l'Eglise; sauve-
garder la souveraineté de l'Etat; se refuser à
reconnaître l'infaillibilité; craindre plus l'infail-
libilité absolue que l'infaillibilité mesurée.
L'Empereur est donc, en principe, favorable à
l'opposition. Le grand aumônier de la cour, Mgr
Darboy, le sait. Il n'ignore pas non plus qu'E-
mile Olivier est hostile à tout projet d'inter-
vention. Il s'efforce de combattre cette influ-
ence par ses lettres et de déterminer Napoléon à
intervenir. Daru, qui partage son sentiment, quit-
te, sur ces entrefaites, le ministère des affaires
étrangères. Emile Olivier est chargé de l'intérim.
Ce qui rend vaines les instances de l'archevê-
que de Paris.
Mais les opposants ne perdent point coura-
ge. L'un d'entre eux espère contraindre les
princes à céder devant une poussée de l'opi-
nion publique, qu'il a soin d'alarmer par la
publication d'un libelle anonyme : Ce qui se pas-
- 139 -
se au concile. On ne peut rien imaginer de plus
faux. La vérité s'y trouve odieusement traves-
tie. Pie IX fait à ces manœuvres scandaleuses
la réponse la moins attendue, en distribuant le
Schéma de l'infaillibilité. De son côté, Mgr Dar-
boy s'empresse d'écrire à l'Empereur une nou-
velle lettre, où il lui conseille de rappeler son
ambassadeur. La minorité revient à la charge,
deux mois plus tard, en juin, dans le but de fai-
re adresser au Pape par Napoléon un ultima-
tum. Elle agite, en même temps, dans les cou-
lisses du concile le spectre des représailles d'un
gouvernement, qu'elle provoque en secret.
Pie IX est inaccessible à ces craintes, et la
majorité se repose sur Dieu du soin de gar-
der son Eglise. Néanmoins, les opposants peu-
vent, un instant, croire au succès de leurs ma-
nœuvres, lorsqu'ils apprennent que le chapitre
troisième du Schéma sur les rapports de l'E-
glise et de l'Etat vient d'être supprimé. Leur
joie est courte. Car il s'agit moins de reculer
que de hâter le travail.
La question de l'infaillibilité est immédiate-
ment soumise aux Pères du concile et l'évêque
de Poitiers se trouve chargé du rapport. Sans
se laisser déconcerter, les orateurs de l'opposi-
tion dépensent sans compter leur éloquence, pen-
dant que les habiles s'agitent dans les intrigues.
Les uns et les autres se concertent pour faire
traîner la discussion en longueur. Ils espèrent
ainsi fatiguer le Pape et la majorité. Pie IX s'en
aperçoit. Les évêques se plaignent. L'un d'entre
140
eux dit tout haut ce que chacun pense : « Qu'on
ignore, qu'on ne puisse apprendre, que d'in-
vincibles prétentions égarent le jugement, je le
conçois; mais l'intrigue contre la sainte Eglise,
mais l'appel au bras séculier, mais la divul-
gation mensongère du secret, mais les citations
d'autorités imaginaires ou ridicules, mais la ré-
solution de tirer en longueur, mais tant de basses
et de cruelles industries pour faire avorter le
concile, à dessein de contenter des opinions ou
plutôt des importances particulières, voilà ce qui
m'écrase et ce que j'eusse demandé à Dieu de
ne point voir. »
Les égards témoignés à une minorité turbu-
lente et à son chef fatiguent tout le monde. On
veut en finir. Après quatorze séances où Ton a
placé je ne sais combien de discours, la clôture
de la discussion est prononcée, le 3 juin. Les
opposants menacent d'abord de se retirer, mais
ils finissent par se contenter d'une protestation.
Ce n'est pas néanmoins le signal du désarme-
ment. Ils cherchent de nouveau chicane à pro-
pos des formules. En attendant l'accord sur un
texte et le vote définitif, Mgr Dupanloup use
de tous les moyens. Tout devient inutile.
Le vote qui aboutit à la définition de l'Infail-
libilité pontificale a lieu le 18 juillet. Mgr Du-
panloup et les membres obstinés de l'opposition
refusent d'y prendre part. Pour donner à cette
abstention plus d'éclat, ils quittent Rome la veil-
— 141 -
le. Avec eux, le Libéralisme et le Gallicanisme
prennent la fuite. Leur défaite est houleuse.
On a essayé mille explications pour excuser
cette attitude et cette boutade finale. C'est en
vain. On ne saurait les apprécier trop sévè-
rement. Cependant les évoques, qui oublient à
ce point leur devoir, sont des prélats de grand
mérite, des hommes instruits, pieux et dévoués.
Je le répète, ce contraste de leurs qualités per-
sonnelles et de leur conduite au concile du Va-
tican témoigne de la gravité de leurs erreurs.
Ils croyent bien faire. Mais alors les idées qu'ils
professent sont bien mauvaises. Car une doc-
trine se juge aux fruits qu'elle porte.
Ces souvenirs douloureux de notre histoire
contemporaine sont peu de chose, si on les com-
pare aux avantages inappréciables que le con-
cile nous a procurés. C'est, avec la définition
de l'Infaillibilité, la condamnation du Natura-
lisme et de toutes ses conséquences religieuses,
sociales et politiques.
Les Libéraux n'avoueront point leur défaite;
ils s'efforceront d'atténuer la portée du coup qui
les frappe. Mais leur obstination et leur sou-
plesse ne serviront de rien. Ils sont vaincus, puis-
que leurs erreurs sont condamnées.
SIXIÈME LEÇON
L'échec de la Restauration monarchique
Sommaire : Les chances d'une restauration. Légitimistes
et Orléanistes. Les Catholiques libéraux. La question
du drapeau. La lettre de Salzbourg. Sagesse d'Henri V.
Conduite de Pie IX à Rome. Les élections et les catho-
liques romains.
L'échec de la restauration monarchique fut
une grande faute politique; ce fut aussi un grand
malheur pour l'Eglise et la France. La Répu-
blique, proclamée après la chute de l'Empire,
était jusque-là un gouvernement provisoire. Elle
prit alors tous les caractères d'un gouverne-
ment durable. Voilà quarante ans qu'elle exis-
te. Le mal qu'elle a fait au pays et à la religion
est trop connu pour que j'aie à en parler. Il
donne la mesure de la faute commise par ceux
qui rendirent impossible le retour du Roi.
Les royalistes en subissent plus que d'autres
les conséquences. On la leur reproche assez.
Ce n'est point sans raison; car un parti ne perd
pas impunément le pouvoir, lorsque les circons-
tances semblent s'être évertuées à le lui offrir.
Comment, après cela, le prendre au sérieux et
croire qu'il réussirait mieux à l'avenir? La dé-
fiance est donc légitime. Les gens qui font
- 143 -
de la politique un mélier, cherchent les succès
et leur profit; ils se détournent des royalistes
pour offrir leurs services à des adversaires. Les
prêtres et les Catholiques dévoues aux œuvres
n'appartiennent pas à cette catégorie. C'est pour
d'autres motifs qu'ils ont de la peine à leur par-
donner cet échec. Ils hésitent à se reposer sur
eux du soin de défendre politiquement les in-
térêts de l'Eglise. Un sens politique éclairé pour-
rait les affranchir de ces craintes; mais il y a
si peu d'hommes qui le possèdent, même dans le
Clergé.
Les royalistes se plaignent de cet état d'es-
prit. Ce n'est pas le moyen de le modifier.
Mieux vaut en avouer la cause et travailler sé-
rieusement à faire disparaître les préventions qui
en résultent. La faute commise par leurs prédé-
cesseurs leur crée ainsi une obligation délicate.
Ils n'ont qu'à en prendre résolument leur parti.
Au lendemain de la guerre tout contribuait à
ramener le Roi. Le pays épuisé avait besoin
d'un régime réparateur. L'Assemblée nationale
aurait dû le lui rendre immédiatement. La Pro-
vidence tenait en réserve pour l'honneur de la
France un prince accompli. Les campagnes l'au-
raient accueilli comme un bienfait du ciel. Les
villes ne se seraient pas montrées moins empres-
sées. Drumont à écrit quelque part que si Hen-
ri V s'était présenté à Paris après la Commune,
les habitants des faubourgs eux-mêmes l'auraient
reçu comme le bon Dieu. La France était donc
prête.
— 144 —
L'Assemblée nationale, en différant de répon-
dre à ses vœux, commit une première faute. Ce
fut la plus grave; car rien ne lui était plus facile
que de remettre ses pouvoirs aux pieds du trône,
en le restaurant. Au lieu de cet acte tout naturel,
elle préféra conserver la souveraineté, que les
électeurs lui avaient conférée, et prolonger le
provisoire de la République. Thiers l'engageait
dans cette voie. Elle commença par lui offrir
la présidence. Les députés de la droite agirent
en hommes qui ne savent ce qu'ils veulent ou
qui le veulent bien mal. On les troubla, en exagé-
rant leurs divisions en légitimistes, en orléanistes
et bonapartistes. Ces derniers, il est vrai, ne
comptaient guère. Les seconds tenaient à ména-
ger, au préalable, la réconciliation des deux bran-
ches de la famille royale, que la Révolution de
1830 avait brouillées.
Les républicains ne perdirent pas de vue les
royalistes. Les querelles entre les partisans du
comte de Chambord et ceux du comte de Paris
devaient leur profiter.
Parmi les royalistes nos contemporains, il en
est beaucoup qui ne pardonnent pas au comte de
Chambord son attitude. Le mal que la répu-
blique a fait à la France les afflige. Ils en per-
dent la vue des réalités. Pour apprécier dans la
vérité et la justice les événements qui se déroulè-
rent en 1873, il faut voir les hommes dans leur
milieu et avec les sentiments qui les animaient.
Nous n'avons ni le droit ni le moyen de leur prê-
- 145 -
ter nos idées actuelles. En essayant de le faire,
nous nous retirerions de la réalité : or, c'est
elle seule qui nous intéresse.
Ah! si le comte de Chambord avait eu le
génie et l'audace de Bonaparte, les choses se
seraient passées autrement. On l'aurait vu accou-
rir le premier et se saisir des hommes et des
circonstances pour les faire servir à son triom-
phe. Mais il dut se contenter des qualités qu'il
avait reçues de la Providence. Elle n'est pas tenue
de donner aux héritiers du droit royal ces apti-
tudes extraordinaires.
Henri V était sans enfant. C'est pour un Roi
un malheur. Et le malheur est grand surtout
quand le prince doit faire lui-même la conquête
de son trône et qu'il a un certain âge. Il lui
manque la force morale que donne la certitude
de la continuité. Cette situation s'aggravait alors
des divergences politiques qui existaient entre
lui et son héritier, le comte de Paris.
L'un conservait intactes les traditions du droit
royal; il voulait être le Roi très chrétien; l'au-
tre tenait à la monarchie constitutionnelle. Deux
écoles, où l'on avait sur les attributions du sou-
verain et sur le gouvernement de la France des
idées bien différentes, se trouvaient donc en
présence. Henri V pouvait se dire : mon succes-
seur ne me continuera pas.
Les efforts pour réconcilier les deux branches
aboutirent à un rapprochement, qui fut, de cha-
que côté, loyal. Mais cette réconciliation fami-
liale, quelque bonne volonté qu'il y eût de part
I.c Catholicisme libéral 10
146
et d'autre, ne pouvait amener une entière con-
formité de vue. Le comte de Chambord s'en
rendit compte. Cela n'aurait eu qu'une impor-
tance médiocre, si la restauration monarchique
avait précédé la réconciliation de la famille. Le
comte de Paris serait entré, par la force des
choses, dans la tradition des Bourbons. C'est
l'un des motifs qui auraient dû pousser à res-
taurer d'abord la monarchie; le reste se serait
arrangé. On compromit tout, en procédant d'une
autre façon.
Je ne raconterai pas l'histoire de cette tentative
de restauration. Ceux qui veulent la connaître
n'ont qu'à lire le récit que vient d'en faire M.
Arthur Loth. Il me suffit de présenter les ensei-
gnements qui s'en dégagent.
Nous trouvons à la droite de l'Assemblée na-
tionale des Catholiques libéraux et des Ultra-
montains. Les premiers se rattachent au grou-
pe du Correspondant ; ils sont, en règle générale,
orléanistes. Le comte de Paris réaliserait avec
eux une monarchie adaptée aux idées et aux
aspirations de la France issue de 1789. Les autres
étaient les. hommes du comte de Chambord.
Ceux-là arrivèrent au pouvoir sous la présidence
du maréchal de Mac-Mahon. Le duc de Bro-
glie fut leur chef politique. Mgr Dupanloup res-
ta leur maître religieusement écouté. Ils jouè-
rent, l'un et l'autre, dans ces événements fâ-
cheux un rôle très important.
Voulaient-ils sincèrement le retour du comte
M7
de Chambord? Je ne le crois pas. Avec les idées
que nous leur connaissons, ils ne pouvaient pas
le vouloir. L'un des historiens, qui se sont ex-
primés avec l'impartialité la plus franche, sans
être des nôtres, a tracé du duc de Broglie un
portrait ressemblant. En voici les traits carac-
téristiques :
« En dernière analyse, on trouverait surtout
chez le duc de Broglie, une fidélité latente à
la cause orléaniste, une fidélité très prudente, qui
voudrait attendre, pour engager les princes sans
les compromettre, l'heure où, consacrés héri-
tiers légitimes de la dynastie, ils pourraient se
réclamer, sans danger et sans forfaiture, de leur
attachement inébranlable à la France moderne.
Son rêve eût été alors, de voir les fils de Louis-
Philippe, absous et réconciliés, s'asseoir sur les
lis, tout en restant, suivant la formule de 1830,
« soldats du drapeau tricolore. »
« Politique très fine, toute de nuance, de sa-
voir-faire et de réserve, où il s'agissait de sur-
prendre un peu tout le monde pour le bien de
tout le monde; politique difficile, à une épo-
que où tout se fait au grand jour et à grand
fracas, plus difficile encore pour un homme
dont l'instrument est la tribune, dont les témoins
sont les partis et qui, se proposant de démêler
les trames embrouillées par de longues erreurs,
auraient besoin non seulement de silence, mais
de temps.
» Et c'est ici peut-être que se révèle le fond
de la pensée du duc de Broglie; car cet
- 148 -
auxiliaire, le temps, il travaille avec une persé-
vérance évidente à se l'assurer. C'est pour ga-
gner du temps que sa souple tactique ménage
le parti bonapartiste nécessaire comme allié, em-
barrassant comme confident, dangereux comme
rival; c'est pour gagner du temps qu'il prépare
de loin la combinaison du septennat qui, pla-
çant le maréchal de Mac-Mahon comme une
sentinelle au point de rencontre des trois partis
monarchistes, surveillera les événements.
» Telles circonstances peuvent survenir, en ef-
fet : abdication du comte de Chambord, mort
de ce prince, ou mieux encore, généreuse effu-
sion de l'aîné renonçant en faveur des cadets,
qui eussent laissé la place à l'héritier préféré,
au « dernier espoir ». On dirait que le duc de
Broglie a vécu en attendant cette heure et qu'il
s'en tint à préparer, parmi tant de traverses
et de péripéties, une solution qui ne dépendait
pas de lui et que la politique, les situations ac-
quises, les passions, la nature lui refusèrent. »
Je cite encore Hanotaux, qui situe fort exac-
tement Albert de Broglie dans son milieu li-
béral :
« Cette époque se signale en France par la
pénurie des hommes d'action, quoique les hau-
tes intelligences ne fussent pas rares. La plu-
part de ceux qui exercèrent le pouvoir, avaient
longuement scruté la théorie de leurs convic-
tions; non contents, ils l'avaient écrite. Peine
perdue, force perdue. La conviction et l'action
n'ont pas besoin de tant de raisonnements. Qui
149
s'explique se complique; qui s'analyse se dé-
truit. Or, le duc de Broglie l'ut, comme Falloux,
comme tant d'autres, un raffiné dialecticien.
Avec eux il fonda Le Correspondant, c'est-à-dire
une de ces « maisons » où Ton écrit et où Ton
cause, excellentes pour les indiscrétions, les in-
fidélités et les investigations policières. Que de
salive et d'encre dépensées sous l'empire dans
ces paroles libérales! Les cercles, La Revue d<s
Deux-Mondes, le faubourg, les salons, — et celui
du duc de Broglie tenait le premier rang, — tout
cela faisait la petite guerre contre le « tyran > a
coups d'épingles et d'épigrammes. C'était le
« parti des parapluies. »
» On tendait la main aux plus sages parmi
les républicains. Pour s'entendre, on parlait
beaucoup, en commun, de décentralisation. En
avant de la grosse cavalerie du Correspondant et
de la Revue, les petits journaux, Le Figaro, Le
Nain jaune, battaient l'estrade et faisaient l'es-
carmouche. »
Ces hommes ne poursuivaient qu'un but, le
rétablissement d'une monarchie constitutionnel-
le. En conséquence, ils cherchèrent un moyen
d'imposer leur programme au comte de Cham-
bord. Afficher cette prétention eût été incorrect
et maladroit. La fameuse question du drapeau
leur permit de manœuvrer très habilement, à
l'insu du public. Le pays n'y prenait aucun
intérêt. La plupart des hommes politiques ne
voyaient dans les couleurs nationales qu'une sim-
ple affaire de forme, sans la moindre importance.
- 150 —
Le drapeau blanc et le drapeau tricolore se va-
laient ou à peu près. Que le Roi monte sur le
trône avec l'un ou l'autre, cela les laissait in-
différents, pourvu qu'il fût là.
Cependant certaines déclarations du prince au-
raient suffi à les éclairer. L'insistance des Li-
béraux était elle-même de nature à les faire ré-
fléchir. Dans tous les cas, les chefs de ce groupe
n'ignoraient rien de ce que Henri V avait dit
ou écrit. C'est justement ce qui les engageait
à prendre à cœur cette question du drapeau. Ils
tenaient aux trois couleurs comme au symbo-
le authentique d'un système. De son côté, le
prince voyait dans le drapeau blanc le signe
officiel de sa doctrine politique. Qu'on le veuil-
le ou non, le conflit qui s'engagea en 1873 était
celui de la monarchie traditionnelle et de la
monarchie constitutionnelle. Nous avons, autour
du comte de Chambord, les partisans du pou-
voir chrétien, de l'autorité forte; et, contre lui,
les ^partisans du libéralisme politique. La lutte
des idées ultramontaines et libérales, qui avait
troublé le Concile du Vatican, continue dans
un autre milieu et dans des conditions différen-
tes. Pie IX et Henri V eurent les mêmes adver-
saires et les mêmes serviteurs fidèles.
Le comte de Chambord avait peur des équi-
voques. Il ne manqua jamais l'occasion de dire
à la France ce qu'il pensait et ce qu'il voulait.
« La France m'appellera, avait-il écrit dans un
manifeste du 5 juillet 1871, et je viendrai à elle
i:>i
tout entier, avec mon principe et mon drapeau.
\ l'occasion de ce drapeau on a parlé des con-
ditions que je ne dois pas subir... Le seul sa-
crifice que je ne puisse faire, c'est celui de mon
honneur. » Il s'exprima, le 25 janvier 1872, avec
la même franchise : « Par mon inébranlable fi-
délité à ma foi et à mon drapeau, c'est l'hon-
neur même de la France et son glorieux passé
que je défends. C'est son avenir que je prépare.
Rien n'ébranlera mes résolutions, rien ne las-
sera ma patience, et personne, sous aucun pré-
texte, n'obtiendra de moi que je consente à deve-
nir le roi légitime de la Révolution. » Impos-
sible d'être plus net. On aurait dû se le tenir 'pour
dit. Mais rien ne déconcerte les libéraux. Leur
souplesse n'a d'égal que leur obstination.
Cette question intéresse l'Eglise. Son avenir
s'y trouve engagé dans une mesure assez large.
Il est donc curieux de savoir l'opinion des deux
chefs de l'Episcopat français. Mgr Dupanloup
reste le porte-voix très écouté des Catholiques li-
béraux. Il fait partie de l'Assemblée nationale.
Sans se mêler ouvertement aux négociations, il
suit tout, secouant les endormis, réchauffant les
tièdes. Le dédain avec lequel il parle d'Henri Y
est connu; il affecte de ne voir en lui qu'un mé-
diocre et un entêté. Il faudrait le réduire à cette
alternative : céder ou abdiquer. Mgr Pie, au con-
traire, est en parfaite communion de sentiments
avec le prince. On lui fournit plus d'une fois
l'occasion d'écrire ce qu'il pense. Quelqu'un lui
ayant demandé d'intervenir auprès du comte de
152
Chambord pour l'amener à faire des conces-
sions, obtint cette réponse ferme et sage :
« Je ne puis ni ne dois me faire l'intermédiaire
de ce que vous me communiquez... Le drapeau
tricolore est irrémédiablement révolutionnaire.
Il signifie la souveraineté révolutionnaire ou il ne
signifie rien. En tant que drapeau militaire et
politique à la fois, il est essentiellement et logi-
quement napoléonien, et ce n'est qu'avec le ré-
gime dictatorial qu'il devient relativement et très
précairement conservateur. Pour les princes de
Bourbon, qu'ils soient aînés ou cadets, il pro-
duira de nouveau ce qu'il a fait en 1830 et ce
qu'il n'a pu conjurer en 1848. Et, comme l'oppo-
sition est bien autrement développée qu'alors
le système de transaction et de faux équilibre
parlementaire qu'il symbolise conduira le pou-
voir à un renversement beaucoup plus précipité
que par le passé.
» Pour ma part, je pense que nul de nous n'a
le droit d'exiger du Roi, si résigné qu'il puisse
être à tous les sacrifices pour nous sortir de l'a-
bîme, qu'il se jette dans un courant où il a la
certitude de se noyer avec nous. C'est trop de-
mander au sauveteur qu'il veuille bien s'atta-
cher au cou la pierre qui a entraîné les meil-
leurs nageurs au fond de l'eau. Si Dieu veut sau-
ver la France, il lui inspirera de meilleures dis-
positions. Sinon, elle périra victime de ses stu-
pides antipathies. »
On lui demanda quelques mois plus tard d'ex-
poser les principes généraux de la politique chré-
153
tienne pour éclairer la conscience d'Henri V.
Il esquissa ce programme royal : « Ce n'est pas
au point de vue de l'intérêt que le prince chré-
tien doit se placer : l'intérêt est plein d'obscu-
rité, en des temps comme ceux-ci surtout. Mais
qu'il agisse en vue d'un devoir, qu'il agisse avec
conscience et avec force. S'il y a péril pour lui
de succomber à la tâche et de périr à l'œuvre,
tomber pour tomber, ne vaut-il pas mieux tom-
ber martyr du devoir? C'est tomber alors com-
me l'arbre qui a donné son fruit, qui a laissé
sa graine, c'est-à-dire la semence de multiplica-
tion. » Il écrivit quelque temps après ces lignes,
qui correspondaient bien aux préoccupations du
prince et de ses plus fidèles amis : « A ceux
qui disent que Monseigneur ne semble pas dé-
sireux de revenir, je me permets de répondre
qu'il est surtout désireux de rester quand il sera
venu, et que loin de craindre de régner, il n'est,
au contraire, aucunement disposé à ne régner
pas. »
Le comte de Chambord avait conscience de
la responsabilité qu'il assumait. Il n'attendit pas
l'ouverture des négociations parlementaires pour
demander à Pie IX un conseil et une bénédiction.
Le pape dit au messager royal ces simples mots :
« allez et dites à Henri que tout ce qu'il dit
est bien dit, que tout ce qu'il fait est bien fait. »
On ne peut donc accuser le prince d'avoir agi à
la légère.
Par ailleurs, il connaissait les hommes. Ceux
qui faisaient tout pour lui imposer leurs condi-
— 154 -
lions ne réussirent jamais à le tromper. Minis-
tres des branches cadettes, fauteurs de tous les
désordres, aristocrates ayant songé de tout temps
à usurper les libertés de la nation pour rogner
à leur profit les libertés du Roi, ils étaient les
plus dangereux ennemis de la monarchie vé-
ritable. Plus ils insistaient, plus le comte de
Chambord se fortifiait dans sa résolution. On crut
un instant que Chesnelong avait eu raison de
ses scrupules. La monarchie semblait faite. Il fal-
lut bientôt envisager la situation telle qu'elle
était. La lettre du 27 octobre 1873, écrite de
Salzbourg, à Chesnelong, ne laissait subsister au-
cun espoir. Le prince était irréductible. La mo-
narchie n'était pas faite.
« ... Puisque, malgré vos efforts, les malen-
tendus s'accumulent, cherchant à rendre obscure
ma politique à ciel ouvert, je dois toute la vé-
rité à ce pays, dont je puis être méconnu, mais
qui rend hommage à ma sincérité, parce qu'il
sait que je ne l'ai jamais trompé et que je ne
le tromperai jamais.
» On me demande aujourd'hui le sacrifice de
mon honneur. Que puis-je répondre, sinon que
je ne rétracte rien, que je ne retranche rien
de mes précédentes déclarations? Les préten-
tions de la veille me donnent la mesure des exi-
gences du lendemain et je ne puis consentir à
inaugurer un régime réparateur et fort par un
acte de faiblesse.
« Il est de mode, vous le savez, d'opposer à la
— 155 —
fermeté d'Henri V l'habileté d'Henri IV. « Le
violent amour que je porte à mes sujets, disait-
il souvent, me rend tout possible et honorable. »
» Je prétends, sur ce point, ne lui céder en
rien, mais je voudrais bien savoir quelle leçon
se fût attiré l'imprudent assez osé pour lui per-
suader de renier l'étendard d'Arqués et d'Ivry.
» Vous appartenez, Monsieur, à la province
qui l'a vu naître, et vous serez, comme moi, d'a-
vis qu'il eût promptement désarmé son inter-
locuteur, en lui disant avec sa verve béarnaise :
« Mon ami, prenez mon drapeau blanc; il vous
conduira toujours au chemin de l'honneur et de
la victoire. »
» On m'accuse de ne pas tenir en assez haute
estime la valeur de nos soldats et cela au mo-
ment où j'aspire à leur confier tout ce que j'ai
de plus cher. On oublie donc que l'honneur est
le patrimoine commun de la maison de Bour-
bon et de l'armée française, et que, sur ce ter-
rain-là on ne peut manquer de s'entendre!
.» Non, je ne méconnais aucune des gloires
de ma patrie, et Dieu seul, au fond de mon exil,
a vu couler mes larmes de reconnaissance, tou-
tes les fois que, dans la bonne ou dans la mau-
vaise fortune, les enfants de la France se sont
montrés dignes d'elle.
» Mais nous avons ensemble une grande œu-
vre à accomplir. Je suis prêt, tout prêt à l'entre-
prendre quand on le voudra, dès demain, dès ce
soir, dès ce moment. C'est pourquoi je veux res-
ter tout entier ce que je suis. Amoindri aujour-
- 156 -
d'hui, je serais impuissant demain. Il ne s'agit
de rien moins que de reconstituer sur ses bases
naturelles une société profondément troublée,
d'assurer avec énergie le règne de la loi, de faire
renaître la prospérité au dedans, de contracter
au dehors des alliances durables, et surtout de
ne pas craindre d'employer la force au service
de l'ordre et de la justice.
» On parle de conditions; m'en a-t-il posé, ce
jeune prince, dont j'ai ressenti, avec tant de
bonheur, la loyale étreinte, et qui, n'écoutant
que son patriotisme, venait spontanément à moi,
m'apportant au nom de tous les siens des assu-
rances de paix, de dévouement et de réconcilia-
tion?
» On veut des garanties; en a-t-on demandé
à ce Bayard des temps modernes, dans cette nuit
mémorable du 24 mai, où l'on imposait à sa
modestie la glorieuse mission de calmer son
pays par une de ces paroles d'honnête homme
et de soldat qui rassurent les bons et font trem-
bler les méchants?
» Je n'ai pas, c'est vrai, porté, comme lui,
l'épée de la France sur vingt champs de ba-
taille; mais j'ai conservé intact, pendant qua-
rante-trois ans, le dépôt sacré de nos traditions
et de nos libertés. J'ai donc le droit de compter
sur la même confiance et je dois inspirer la mê-
me sécurité.
» Ma personne n'est rien, mon principe est
tout, la France verra la fin de ses" épreuves quand
elle voudra le comprendre. Je suis le pilote né-
157
cessaire, le seul capable de conduire le navire au
port, parce que j'ai mission et autorité pour cela.
» Vous pouvez beaucoup, Monsieur, pour dis-
siper les malentendus et arrêter les défaillances
à l'heure de la lutte. Vos consolantes paroles,
en quittant Salzbourg, sont sans cesse présentes
à ma pensée : la France ne peut périr, car le
Christ aime encore ses Francs, et lorsque Dieu
a résolu de sauver un peuple, il veille à ce que
le sceptre de la justice ne soit remis qu'en des
mains assez fermes pour le porter.
Au risque d'abuser des citations, je vous ferai
connaître les termes dans lesquels l'évêque de
Poitiers appréciait la lettre de Salzbourg. Il écri-
vait à Mgr Mercurelli :
» Si la monarchie s'était faite dans les' condi-
tions arrangées par le Libéralisme, notre der-
nière ressource religieuse et nationale était per-
due. Il est clair que le roi n'aurait pas duré six
mois et n'aurait rien pu faire de bon pendant
ce très court règne. Il avait contre lui, outre
tes fractions de gauche et du bonapartisme, la
plus grande partie de la droite, embrigadée par
des chefs dont il n'eût pas voulu pour ministres.
Devant cette opposition, après deux ou trois
combinaisons ministérielles renversées, il fallait
se retirer, et cette fois, c'était abdiquer. Au con-
traire, maintenir ses principes et attendre l'heu-
re de Dieu, c'est se réserver pour un avenir qui
ne peut être éloigné... »
Quoi qu'en aient dit les Libéraux, et quoi qu'ils
- 158 -
en disent encore, Henri V s'est comporté en
fils de saint Louis et d'Henri IV. Il a fait preuve
d'un sens politique très éclairé. La France avait
plus besoin d'un principe que d'un prince. On
i'eût trompée, en lui donnant un prince sans
principe. Il faut, à certaines heures et quand
on occupe une situation éminente, avoir la force
intellectuelle et morale d'aller contre les idées
communes, de résister aux aspirations les plus
vives pour maintenir intacts une vérité et un
droit. Henri V avait la notion précise de cette
vérité et de ce droit. Il savait que par lui ils étaient
le salut de la France. Il devait à la France, il se
devait à lui-même de ne point les compromettre,
même dans l'espoir d'un avantage immédiat. En
acceptant les conditions qui lui étaient posées,
il aurait pu maintenir en paroles et la vérité et le
droit. C'eût été tout. La constitution acceptée
par lui en était la négation. Les hommes po-
litiques, qu'il aurait dû subir, les auraient contre-
dits dans les actes de leur gouvernement. Après
sa mort, le mal eût été pis. Une monarchie ainsi
faite ne pourrait résister à l'action dissolvante
de ses propres défauts et aux attaques d'une
opposition intraitable. Le parlementarisme et ce
qu'il propage de doctrines révolutionnaires l'eus-
sent déconsidérée. Ses ennemis n'auraient eu
qu'à lui porter le dernier coup. L'échec eût été
définitif, ne laissant aucun espoir pour l'avenir.
Au lieu de cette fin honteuse et irréparable,
qu'est-il advenu? La république s'est, il est vrai,
implantée chez nous. Avec elle, la révolution
L59
a continué son œuvre. L'expérience a été funes-
te a l'Eglise; elle ne réussit guère à la France.
Les effets qu'elle produit permettent, au moins,
de la juger en connaissance de cause. Ses excès
la déconsidèrent, en attendant sa ruine défini-
tive. Ne fallait-il pas recourir à cette leçon de
choses politiques pour nous débarrasser de ce
vice, qui rongeait nos institutions et nos intelli-
gences ?
Pendant que cette cure politique suit son cours,
la mort et la vie font leur œuvre. Les agents de
l'échec ont disparu les uns après les autres; des
hommes nouveaux ont grandi; leurs idées ne
sont pas les mêmes. Les événements ont mar-
ché, modifiant les situations et les esprits. La
question du drapeau n'existe plus. L'incompa-
tibilité du libéralisme révolutionnaire et de la
monarchie traditionnelle est manifeste. Le comte
de Chambord n'est plus là. Le comte de Paris
n'a pu régner. Son fils aîné, devenu le chef de la
maison de France et l'héritier du trône, à vu
se grouper autour de lui les fidèles interprètes
des pensées politiques d'Henri V. Leur doctrine
est la sienne. Le droit monarchique, sauvegar-
dé en 1873, revit tout entier dans sa personne.
Ce sera pour le salut de la patrie. Et c'est à
l'intransigeance bienfaisante du comte de Cham-
bord que la France en est redevable.
On ne peut rien imaginer de plus contraire au
Libéralisme même catholique. C'en est la néga-
tion radicale. Il importe de ne pas laisser dans
l'oubli les enseignements qui en résultent pour
- 160 —
nous. Le Libéralisme, en altérant une vérité et un
droit pour se ployer à ce qu'il appelle un fait,
commet une faute politique. Or ces fautes ont en
elles-mêmes le principe de leur châtiment. Il
faut les expier cruellement un jour ou l'autre.
L'alliance du principe monarchique et des er-
reurs de la . révolution, qui semblait au duc de
Broglie, au duc Decazes, à Mgr Dupanloup le
seul moyen de rendre une restauration accepta-
ble, aurait eu pour résultat l'abdication du prin-
cipe lui-même et la fin de l'institution. Cette mo-
narchie bâtarde eût été sans résistance.
Les libéraux d'alors ont fait école. Leurs dis-
ciples écrivent et parlent de notre temps. Ils
s'obstinent à mettre tout leur espoir dans des
combinaisons habiles du faux et du vrai; ils
donnent à l'opinion plus d'importance qu'au
droit. Aucune expérience ne les a éclairés. Ne
pensez pas qu'ils ouvrent jamais les yeux. Ce
sont des hommes auxquels il manque quelque
chose, une faculté intellectuelle nécessaire à la
perception des réalités politiques et une faculté
morale capable d'efforts en vue de conquérir
ces mêmes réalités. Inutile de chercher à les
gagner. Ils sont ce qu'ils peuvent être; prenez-en
votre parti et négligez-les.
Les intransigeants conservent la notion des
vérités et des droits, qui sont nécessaires à la
paix sociale et à l'ordre politique en France. Ils
tiennent le salut en réserve. Le pays, à force de
parcourir les phases de l'évolution révolution-
naire, sentira ses énergies le quitter; il ne pourra
161
pins résister aux maux du dedans et aux enne-
mis du dehors. Les progrès enivrants d'une pros-
périté matérielle extraordinaire peuvent lui dé-
rober quelque temps la vue du péril. Mais un
jour viendra où la situation apparaîtra ce qu'elle
est. Et alors l'instinct de la conservation pro-
duira son effet naturel. Le pays ira au salut, s'il
se rencontre des hommes qui en possèdent le
secret et qui aient la force de le lui imposer, mal-
gré certaines répugnances. Il faut pour saisir
ce fait secouer les influences déprimantes de
l'individualisme, qui réduit tout, même les in-
térêts généraux et durables d'un pays, aux pro-
portions très limitées d'une existence de citoyen,
bornées encore par les calculs les plus courts.
Cette intransigeance n'a pas été le fait du seul
comte de Chambord. Pie IX se comporta de
même avec les usurpateurs des Etats pontificaux.
Il se trouvait en présence d'un fait accompli, ra-
tifié par une consultation nationale. Un terrain
constitutionnel l'enserrait au Vatican de toutes
façons. On lui offrait, avec la loi des garanties,
des avantages appréciables et une sécurité qui
paraissaient à beaucoup une compensation suf-
fisante. Le Pape ne voulut rien entendre. Il avait
juré de conserver intacts et de transmettre à
ses successeurs les droits du Siège apostolique;
aucune force ne pouvait prévaloir contre eux.
Les moyens matériels de les protéger contre un
ennemi en armes lui faisaient défaut. Vaincu
par la puissance politique et militaire, il se re-
Le Catholicisme libéral n
162
plia sur lui-même et garda une intelligence et
une volonté invincibles. Une protestation solen-
nelle eût servi de peu. Des actes étaient néces-
saires. ï*ie IX les posa et il sut en faire des ac-
tes du gouvernement ecclésiastique.
La loi des garanties fut votée le 2 mars 1871.
Le 15 mai suivant, il déclarait par une encycli-
que sa volonté formelle de ne rien accepter de
l'usurpateur.
« Nous avons jugé que c'est le devoir du Siè-
ge apostolique de déclarer solennellement par
vous à T Univers que non seulement ces préten-
dues garanties, œuvre vaine du gouvernement
subalpin, mais encore les titres, honneurs, im-
munités, privilèges quelconques, et quoi que ce
soit qu'on puisse nous offrir comme caution et
garantie, ne peuvent en aucune manière ni as-
surer notre indépendance et notre liberté dans
Fexercice du pouvoir qui nous a été divinement
transmis, ni mettre hors d'atteinte la liberté né-
cessaire à l'Eglise.
» Les choses étant ainsi..., nous déclarons que
nous n'admettrons et n'accepterons jamais, par-
ce que cela nous est absolument impossible,
les immunités ou garanties imaginées par le
gouvernement subalpin, quelle que soit leur te-
neur, ni autre chose de ce genre, de quelque sanc-
tion qu'elle soit revêtue; en un mot, nous n'ad-
mettrons jamais aucune immunité ou garantie,
quelles qu'elles puissent être, qui, sous prétexte
de protéger notre puissance sacrée et notre li-
berté, nous serait offerte en échange et pour
it;:*
lenir lieu de celle4 souveraineté temporelle dont
la divine Providence a voulu que le Saint-Siège
fut pourvu et fortifié, et que nous assurent des
titres légitimes et inattaquables et une possession
de plus de onze siècles.
» Il est évident, d'une évidence à laquelle tout
homme sensé est obligé de se rendre, que, si le
Pontife romain était soumis à la domination d'un
autre prince, il ne jouirait plus dans le monde
politique d'une véritable autorité souveraine, il
ne pourrait en ce qui concerne soit sa personne,
soit les actes de son ministère apostolique, se
soustraire à la volonté du maître auquel il se-
rait soumis; que ce maître pourrait devenir hé-
rétique ou persécuteur de l'Eglise, être en guerre
ou en état de guerre avec d'autres princes catho-
liques.
» Et certes la concession même des garanties
dont nous parlons n'est-elle pas elle-même une
preuve éclatante qu'on prétend nous imposer des
lois, à Nous, à qui a été donné de Dieu le pou-
voir de porter des lois relatives à l'ordre moral
et religieux, à Nous qui avons été établi inter-
prète du droit naturel et divin dans toute l'éten-
due de l'univers, et que ces lois auxquelles on
veut Nous soumettre, bien qu'elles touchent au
gouvernement de l'Eglise universelle, ne peu-
vent être maintenues et exécutées que par et se-
lon la volonté d'un pouvoir laïque? Quant à ce
qui concerne les rapports entre l'Eglise et la so-
ciété civile, vous savez parfaitement, vénérables
frères, que toutes les prérogatives et tous les
— 164 —
droits nécessaires pour le gouvernement de l'E-
glise, Nous les avons reçus directement de Dieu
dans la personne du bienheureux Pierre; ces
droits et ces prérogatives, comme la liberté mê-
me de l'Eglise, sont le fruit et la conquête du
sang de Jésus-Christ, et doivent être estimés au
prix infini de ce sang divin. Nous ferions donc,
ce qu'à Dieu ne plaise, outrage au sang de Notre
Rédempteur, si Nous pouvions consentir à re-
cevoir des princes de la terre ces droits qui
sont les Nôtres, surtout tels qu'on voudrait Nous
les remettre en ce moment, diminués et avilis.
Les princes chrétiens sont les fils, non les maî-
tres de l'Eglise; et saint Anselme, archevêque de
Cantorbéry, cette grande lumière de sainteté et
de science, leur disait justement :
» Gardez-vous de croire que l'Eglise vous a été
donnée comme une servante à un maître; elle
vous est confiée comme à un avocat et un dé-
fenseur. Dieu n'aime rien plus en ce monde que
la liberté de l'Eglise.
« Et pour les exciter, il ajoutait en un autre
endroit : « Ne croyez pas que la dignité de vo-
tre grandeur soit amoindrie, quand vous aimez
et défendez la liberté de l'Epouse de Dieu et
votre mère, l'Eglise; ne vous regardez pas com-
me abaissés quand vous l'exaltez, comme af-
faiblis quand vous la fortifiez. Voyez, regardez
autour de vous, les exemples sont là; considérez
les princes qui l'attaquent et l'oppriment; quel
profit leur en revient-il? À quoi arrivent-ils?
— 165 -
Ceux qui la glorifient seront glorifiés en elle et
par elle. »
Pie IX ne voulut point se contenter d'un juge-
ment et d'une protestation solennelle; car, cela
fait, les Italiens n'auraient pas manqué de trou-
ver une combinaison, leur permettant d'unir tant
bien que mal le respect des droits pontificaux
et l'acceptation du fait. Ils excellent à résou-
dre ces problèmes insolubles. Au reste, beau-
coup se sentaient attirés par les avantages du
terrain constitutionnel. Ils pouvaient croire et
dire que, en entrant dans la situation politique
faite à Rome et à l'Italie, ils se mettraient à
même de servir l'Eglise et le Souverain Pontife et
de travailler ainsi à la défense des intérêts re-
ligieux. Les considérations que l'on a fait va-
loir aux monarchistes français pour les engager à
accepter la constitution républicaine de leur pays
pouvaient se présenter à l'esprit des Romains.
Si ce n'étaient pas des raisons, ce pouvait être
au moins des prétextes, qui, en se confondant
avec les intérêts immédiats, auraient fini par
entraîner des convictions.
Les catholiques italiens durent s'abstenir de
participer aux élections politiques. Le Pape leur
défendait de déposer un bulletin dans l'urne et
d'accepter un mandat. Les royalistes français
n'ont jamais poussé les choses aussi loin. On se
plaignait à Rome et dans l'Italie de cette in-
transigeance. Pie IX le sut. Il profita d'une au-
dience accordée aux députations des sociétés ca-
tholiques de Naples, le 18 juin 1874, pour dire
- 166 —
toute sa pensée : « Que ferait celui qui voudrait
se donner la peine de chercher et d'envoyer à
la Chambre quelques personnes pour prendre
la parole dans les discussions parlementaires et
parler en faveur de la justice? Je dis cela parce
que j'ai lu dans un certain journal que c'est
l'abstention des catholiques des élections poli-
tiques qui a fait la brèche de la Porta pia. Je
vous laisse juger vous-même si cela est vrai, ou si
ce n'est pas plutôt une solennelle extravagance.
» Alors même qu'on aurait pu réussir à en-
voyer quinze ou vingt bons députés à la Cham-
bre, qu'aurait-on fait? Rien autre chose que de
consolider un gouvernement qui soutient toutes
les injustices commises et tous les faits accom-
plis jusqu'ici. On m'a dit qu'il y a un certain
parti qui s'agite pour les élections, je désire que
tout le monde sache ce que je pense à ce sujet.
Je sais que toutes les résolutions prises au par-
lement sont toujours contraires à l'Eglise; je
sais que, pour y entrer, il faut prêter un serment,
licite ou non, il n'est pas nécessaire de le dire
ici. Mais mon sentiment, c'est qu'on n'y aille pas.
Aller aux urnes pour donner son vote à des
membres destinés à faire partie de l'Assemblée
législative, est une chose qui ne pourra jamais
avoir mon approbation. »
Le 11 octobre suivant, il disait au cercle de
de Sainte-Mélanie, composé des femmes du peu-
ple de Rome : « Retenez bien une autre prière
que je vous invite à faire. Tout le monde sait
que, dans peu de jours, ceux que l'on appelle
— 167 -
électeurs devront s'occuper du choix des dépu-
tés destinés à siéger dans une grande enceinte. Et
puisque, de plusieurs villes d'Italie, j'ai été in-
terrogé pour savoir s'il était permis de siéger
dans cette enceinte, je réponds, en vous recom-
mandant ïi vous de prier, par deux seules ob-
servations.
» La première, c'est que le choix n'est pas li-
bre, parce que les passions politiques opposent
à cette liberté trop et de trop grands obstacles.
Mais ces élections fussent-elles libres, il resterait
à surmonter un obstacle encore plus grand, à
savoir celui du serment que chacun des dépu-
tés est obligé de prêter sans aucune restriction.
Ce serment, notez-le bien, devrait se prêter à
Rome, c'est-à-dire dans la capitale du catholi-
cisme, c'est-à-dire sous les yeux du vicaire de
Jésus-Christ. Et ce qu'on devrait jurer, ce se-
rait l'observance, la garde et le maintien des
lois de l'Etat, en d'autres termes, on devrait
prêter serment de sanctionner la spoliation de
l'Eglise, les sacrilèges commis, l'enseignement
anti-catholique, et ce qui de plus se fait et se
fera dans l'avenir. Et tout cela au mépris des an-
ciennes et des nouvelles censures, en contradic-
tion des promesses solennelles et publiques fai-
tes et répétées par les hommes de ce mouvement,
comme on l'appelle (détestable mouvement), les-
quels ne peuvent mériter l'appui des hommes
d'honneur et moins encore des hommes de
conscience.
» C'est pourquoi je conclus qu'il n'est pas
168
permis de siéger dans cette enceinte. Mais vous,
très chères filles, priez afin que Dieu illumine
les dévoyés, afin qu'il ouvre les yeux à ceux
qui s'en vont chancelants, et qui, par un excès
de peur, voudraient pouvoir faire alliance avec
Bélial, sans abandonner Jésus-Christ Priez spé-
cialement pour ceux-là, car ils méritent com-
passion. »
Ne elettori, ne eletti, ces deux mots, faciles à
retenir, exprimaient l'attitude que le Saint-Siège
imposait aux catholiques italiens. C'était pour
un grand nombre un sacrifice. Les libéraux le
trouvèrent lourd. Leurs plaintes montèrent as-
sez haut, avant les élections de 1877, pour in-
quiéter Pie IX. Une fois encore, il affirma sa
consigne, dans une lettre adressée au président
et aux conseils de l'Association de la Jeunesse
Catholique : « Ce n'est pas sans douleur que
nous avons appris qu'il y a des dissensions entre
vous. Les uns, en effet, séduits par la doctrine
des fauteurs de la conciliation, estiment qu'ils
doivent, détournant leur esprit des œuvres mo-
destes entreprises jusqu'ici, s'élever à des con-
ceptions plus hautes et viser au moyen d'occuper
des sièges dans les Assemblées publiques, afin
de veiller ainsi aux intérêts plus graves et gé-
néraux de l'Eglise; d'autres, au contraire, se rap-
pelant qu'ils sont réunis en Sociétés pour ve-
nir en aide à l'Eglise, pensent qu'ils doivent se
tenir dans la voie tracée par l'autorité ecclésias-
tique et s'attacher principalement aux œuvres
169
entreprises avec le conseil et l'approbation de
cette même autorité aussi longtemps qu'elle ne
conseillera pas d'en agir autrement.
» Or, comme cette autorité n'a pas encore dé-
fini s'il est permis, spécialement dans Nos Etats,
de participer aux affaires publiques et dans quel
mode, nous ne pouvons aucunement approuver
l'opinion de ceux qui, devançant le jugement
de l'autorité sacrée, se croient permis d'aller
devant elle au lieu de la suivre. Cette opinion
qui, pour le présent, est au moins inopportune,
déplaît encore par ce motif que Nous craignons,
et non sans raison, que Satan ne soit, en cette
circonstance, transformé en ange de lumière. Et
certes, si vous réfléchissez au caractère des œu-
vres entreprises par votre Société, vous verrez
qu'elles ont pour but ou la saine instruction
de la jeunesse, ou le développement de la re-
ligion parmi le peuple, afin de le préserver des
embûches de l'erreur et de conserver pour son
éducation chrétienne les lévites rachetés de la
conscription; ou la mise en lumière et la dé-
fense des droits de l'Eglise et de ce Saint-Siège
apostolique, avec les moyens de pourvoir aux
nécessités du culte divin et des ministres sa-
crés; enfin, d'autres choses encore qui tendent
à consolider la foi, à allumer la charité, à dé-
velopper la piété, à répandre les vertus, à écar-
ter les périls, et à inspirer le courage dans les
adversités.
» Ce dessein salutaire, conçu par un petit nom-
bre, et à cause de cela, appliqué dans le début
170
à un petit nombre d'œuvres, vous savez déjà par
expérience qu'il a été si agréable à Dieur que
grâce à la bénédiction de l'Eglise, il a été fé-
condé en peu de temps, si bien que, prenant
toujours de nouveaux accroissements, il s'est
dilaté dans toute l'Europe et jusqu'aux autres
contrées extérieures au grand profit de la reli-
gion et des âmes. Il a fait surgir ces diverses
associations, qui donnent une si belle preuve de
l'esprit catholique et affermissent si solidement
l'unité religieuse parmi les peuples.
» Ces résultats bien certainement ne peuvent
plaire à l'ennemi de Jésus-Christ et du genre hu-
main, et c'est pourquoi il a opposé, de toutes
parts, tant de difficultés aux œuvres entreprises
par ces associés, en même temps que, contre les
associés il suscitait les calomnies, les persécu-
tions et les outrages.
» Mais ne pouvant, malgré tout cela, rien
ébranler, ni vaincre votre constance, il s'est chan-
gé en ange de lumière, il sème le schisme parmi
vous pour diviser vos forces, et il vous propose
un bien plus grand pour vous détourner de ce-
lui que vous faites maintenant. Que si vous exa-
minez sérieusement ce prétendu bien, vous ver-
rez facilement qu'il n'est ni direct ni certain.
Tout le monde, en effet, a devant les yeux les
résultats des élections publiques et les actes des
Parlements des nations étrangères. Par les pre-
miers, nous savons comment on a préféré les
hommes perdus aux gens honnêtes; par les au-
tres, comment, bien que des catholiques illus-
171 —
très et de grande autorité parmi le peuple, dé-
fendent excellemment la cause de la justice, on
voit fréquemment sanctionner des lois tellement
hostiles à l'Eglise, que, si elle n'était divine, ces
lois la feraient totalement périr. Ce qu'on veut
donc, c'est abandonner un profit certain pour
un avantage incertain et d'autant plus douteux
qu'on a maintenant à combattre, non plus con-
tre l'erreur des esprits, mais contre la volonté
du plus grand nombre des votants, enflammés de
haine contre la religion. Du reste l'obéissance
qu'on doit à l'autorité sacrée réclame absolu-
ment que les associations laïques ne prétendent
pas lui substituer leurs propres desseins; elle
exige, au contraire, qu'on suive en tout ses en-
seignements pour ne pas s'écarter de la voie
droite. Nul donc ne pourra désormais approuver
que, sous prétexte de résultats plus nobles à
conquérir, on délaisse comme de nul prix ces
œuvres qui, inspirées par le vrai bien des âmes,
en retireront beaucoup de l'erreur, en préserve-
ront beaucoup et raffermiront par les liens les
plus étroits l'union entre les peuples.
» Nous vous exhortons donc tous à ne point
vous laisser séduire par les conseils des faux sa-
ges, mais à persévérer fermes dans votre des-
sein, et à veiller pour qu'il n'y ait point de
schisme entre vous et que vous soyez tous par-
faits dans le même esprit et dans les mêmes
sentiments. »
Les libéraux, qui avaient mis leur espoir dans
le cardinal Pecci, se trouvèrent déçus. Léon XIII
- 172 -
était en présence des mêmes devoirs que Pie IX.
Son intransigeance put s'adapter à des formes
nouvelles; mais, au fond, elle resta la même. Il
en a été ainsi avec Pie X. Au Vatican, rien ne
change, quand il s'agit du Quirinal. Les Papes
se transmettent des droits, supérieurs aux faits
accomplis. En les affirmant par leurs paroles
et par les actes de leur gouvernement, ils font
preuve d'une grande force morale. L'usurpateur
ne peut s'empêcher de leur donner, en dehors
des garanties, une protection extérieure, qui ne
porte aucune atteinte à leur dignité. Surtout ils
assurent l'avenir.
Que deviendra l'unité italienne? Dieu le sait.
Pour qui veut se donner la peine d'une obser-
vation réfléchie, elle n'est pas entrée dans l'âme
de l'Italie. Si elle procure certains avantages
économiques, elle répugne à des nécessités im-
périeuses. L'installation de la capitale à Rome,
surtout, est une erreur politique. Il en résulte
une gêne, qui s'étend à tout. Ajoutez à cela les
vices d'une constitution démocratique, la nature
du pays et de ses habitants, et vous verrez
comment l'Italie devient fatalement la proie des
métèques. Elle attire l'étranger, pour en vivre;
et l'étranger la conquiert et lui impose une trans-
formation de surface. Des tiraillements doulou-
reux se manifestent. Ils s'aggraveront avec le
temps. Qui sait si un jour nous n'aurons pas
dans la péninsule une Action Italienne, commen-
çant par les intelligences pour s'étendre ensuite
aux volontés, en attendant de dicter les actes po-
— 173 —
litiques? Ce serait le signe infaillible d'une re-
naissance. La place du Pape et de Rome apparaî-
trait alors. Les Romains rendraient un hommage
reconnaissant à la haute clairvoyance de leurs
Pontifes-Rois. En conservant un droit malgré les
variations des choses, ils fixent les intelligences
et les cœurs dans la vérité. C'est le service que
le comte de Chambord nous a rendu. Cette con-
fiance dans un droit est supérieure à Ja puis-
sance des gouvernements de fait. Fide vicerunt
régna.
SEPTIÈME LEÇON
La politique constitutionnelle
Sommaire : Pie IX et le Libéralisme français. Faillite du
pouvoir personnel. Les chances du Libéralisme. Renais-
sance religieuse. Œuvres des Cercles. René de la Tour du
Pin. L'action électorale. L'erreur de la souveraineté du
peuple.
Voici le texte d'une allocution que Pie IX
adressa, le 16 juin 1871, à un groupe de pèlerins
français. Ce sera la meilleure introduction aux
enseignements que je dois donner aujourd'hui.
Vous y verrez comment ce Pape jugeait le Ca-
tholicisme libéral sous la forme où il sévit en
France.
» ...Je dois dire la vérité à la France. Je me
souviens d'un Français haut placé, que j'ai con-
nu beaucoup ici à Rome, et qui me disait de
grands compliments. C'était un homme distin-
gué, un honnête homme, pratiquant bien sa re-
ligion. Il se confessait même, mais il avait cer-
tains principes étranges, des principes que je ne
m'explique point qu'on puisse allier avec la foi.
Il me disait, par exemple, que la loi civile doit
être athée, que nous devons protéger toutes les
croyances également, erreurs comme vérité.
Nous nous entendions sur beaucoup de sujets,
175
jamais sur celui-là. Or qu'arrivait-il? Le même
homme faisait aujourd'hui une chose, et demain
une chose toute contraire. Un de ses amis, qui
était protestant, étant mort à Rome, il ne se con-
tenta pas d'accompagner le corps au cimetière,
il assista au service protestant. Assurément, on
fait bien d'assister les protestants dans leurs
besoins, dans leurs maladies, de leur faire l'au-
mône, et surtout l'aumône spirituelle, pour qu'ils
arrivent à connaître la vérité; mais assister à
certaines fonctions religieuses de l'erreur, c'est
mal, c'est trahir la vérité.
» Mes chers enfants, je souhaite que mes paroles
vous expriment bien ce que j'ai sur le cœur. Ce qui
afflige votre pays et l'empêche de recevoir les
bénédictions de Dieu, c'est ce mélange des prin-
cipes. Vous êtes catholiques, mais individuelle-
ment; la nation a cessé de l'être, comme na-
tion depuis quatre-vingts ans; la loi ne tient au-
cun compte, par exemple, du repos du septième
jour, qui est l'objet d'un commandement de
Dieu; jamais elle ne prescrit ces prières na-
tionales, ces jeûnes nationaux que d'autres pays,
quoique en majorité protestants, ont retenu du
temps où ils étaient catholiques. Je dirai le mot,
et je ne le tairai pas. Ce que je crains pour vous,
ce ne sont pas ces misérables de la Commune,
vrais démons échappés de l'enfer, c'est le Li-
béralisme catholique ; non certes les catholiques
appelés autrefois libéraux, ils ont bien mérité du
Saint-Siège, mais ce système fatal, généreux peut-
176
être quelquefois dans ses motifs, lâche le plus
souvent, qui rêve toujours d'accommoder deux
choses irréconciliables, l'Eglise et la Révolution.
Je l'ai dit plus de quarante fois, je le redis à
cause de l'amour que je vous porte. Oui, c'est
ce jeu..., comment dit-on en français? nous l'ap-
pelons en italien Altanela; oui, c'est ce jeu de
bascule qui finirait par détruire la religion chez
vous. Il faut sans doute pratiquer la charité,
aimer nos frères errants, mais pour cela, il n'est
pas besoin d'amnistier l'erreur et de supprimer
par égard pour elle les droits de la vérité ».
Cela dit, j'aborde mon sujet. La chute de l'Em-
pire et l'échec de la restauration monarchique
sont les deux événements qui contribuèrent le
plus au succès du Libéralisme. Aucun lien his-
torique ou autre ne les rattache. Mais l'impres-
sion qu'ils ont produite sur les intelligences et
les caractères est la même. Ce fut une faillite la-
mentable du pouvoir personnel.
Napoléon tomba dans les conditions humi-
liantes que vous savez. La journée de Sedan fut
une déroute politique plus encore qu'un désas-
tre militaire. Sous le régime impérial, la mo-
narchie avait un caractère personnel très pro-
noncé. Le prince n'était pas retenu par une tra-
dition forte; il manquait des institutions qui peu-
vent assurer autour du trône une représentation
permanente du pays et de ses intérêts. La Fran-
ce s'en accommodait cependant. Le commerce et
l'industrie étaient prospères; il y avait de l'ar-
177
gent clans les i s; le bien-être augmentait
partout On croyait l'armée en bon étal cl la
situation diplomatique excellente. Les ennemis
de l'Empereur faisaient grand tapage, mais le
pays n'y prenait point garde. On s'en rendit
comple au plébiscite. L'Empire était faible mal-
gré ces belles apparences. La journée du quatre
septembre en fut la preuve. Les malheurs pro-
longés qui la suivirent aggravèrent les consé-
quences de cet effondrement. Le principe de
l'autorité personnelle dans l'Etat, c'est-à-dire le
principe monarchique lui-même, s'en trouva pro-
fondément atteint. On ne s'en aperçut pas sur
l'heure; car il faut du temps pour que ces des-
tructions morales apparaissent.
Les espérances d'une restauration monarchi-
que, il est vrai, détournèrent l'attention. De fait,
si elles eussent abouti, le mal aurait trouvé son
remède. On le sait, le contraire arriva. Et, au
lieu d'être détruit ou tout au moins diminué, le
mal devint plus grave; il fut même irrémédiable.
L'impression, chez les royalistes et chez leurs
adversaires, fut aussi mauvaise que possible. On
se l'explique aisément. Les Monarchistes avaient
toutes les chances. Le pays s'attendait à la res-
tauration. Elle était décidée. C'est par leur seule
faute que tout échoua. Ils eurent beau en re-
jeter toute la responsabilité sur le prince. Les
Français ne prenaient aucun intérêt à ces distinc-
tions. Ils constatèrent l'échec et ils le jugè-
rent complet et piteux. Le principe monarchique
lui-même succomba dans l'opinion. Nous pou-
Le Catholicisme libéral 12
178
vons comparer cet événement à la journée du
quatre Septembre. Ce fut un Sedan moral.
Les Monarchistes n'échappèrent pas au décou-
ragement. Comment l'auraient-ils pu? Les prê-
tres et leurs nombreux fidèles, pour qui les
questions politiques s'effacent devant l'intérêt
religieux, partagèrent les mêmes sentiments. C'é-
tait bien naturel. Ils avaient mis tout leur espoir
dans le retour du Roi très chrétien. Voilà que le
Roi ne peut revenir! Avec la grande foi qui les
animait, ils confièrent à Dieu l'avenir de la pa-
trie et de l'Eglise. Mais, en attendant, une ère
d'épreuves allait commencer. Elle devait être
longue.
Ceux qui possèdent l'art de découvrir ce que
sera le lendemain à travers les phénomènes d'au-
jourd'hui, purent discerner immédiatement les
conséquences de ce double Sedan. Un souffle
de liberté agita les jeunes esprits. Dans les gran-
des écoles, autour des Facultés, dans les milieux
intellectuels que fréquente la jeunesse cultivée,
le Libéralisme fut à la mode. La liberté eut tou-
tes les grâces. Ce n'était pas la liberté chère
aux catholiques libéraux. Elle est insuffisante.
Ce n'est qu'une liberté déflorée. La fraîcheur
dont elle se pare est tout artificielle. Non, cette
jeunesse voulait la vraie liberté, la liberté de
l'intelligence, la liberté du cœur, enfin le libé-
ralisme libre-penseur. L'élan qui soulevait la
jeunesse catholique donnait assez de satisfaction
aux nôtres pour qu'ils n'aient aucune envie de
17»
regarder un peu plus loin. S'ils l'eussent fait, ils
n'auraient peut-être rien compris. Et cependant,
Je spectacle, qu'ils ne voyaient pas, n'était pas
extraordinaire. Les choses se passent toujours
ainsi. La jeunesse n'aime guère la société des
gens battus. Elle voue un dédain spécial à ceux
qui s'infligent à eux-mêmes une défaite. C'est
un tort qu'elle est incapable de pardonner.
La jeunesse fuit ce qui échoue et elle court au
succès. Le succès tient la clef de l'avenir, qu'elle
recherche. Qui donc semblait alors réussir? Les
hommes de l'opposition libérale et républicaine.
Ils surent se faire des héros vivants, qu'ils
exhaussaient sans honte dans des sortes d'apo-
théoses. Renan et Victor Hugo apparurent com-
me les demi-dieux de la science et de la poésie.
Il y en eut d'autres. Les politiciens se faisaient
valoir. Une grande union régnait entre eux. Ils
avaient la chance inappréciable d'être sans pas-
sé politique.
Leur programme n'avait subi la flétrissure
d'aucune expérience. Il était vierge. Eux-mêmes
avaient les mains nettes, et pour cause. Tout
était beau chez eux, les idées et les gens. Ils ra-
jeunirent tous les griefs de la France rouge con-
tre la France blanche. Les haines des adversaires
de la restauration, de l'empire et de l'Eglise
prenaient des formes et trouvaient des expres-
sions toutes fraîches. Il faut le reconnaître, les
chefs de l'opposition étaient résolus. Ils ne se
contentaient pas de prononcer des discours. C'é-
taient des hommes d'action. Comment voudrait-
- 180 —
on que la jeunesse pût se soustraire à toutes ces
attractions? Je reviendrai, dans une leçon sui-
vante, sur ces forces ennemies. Elles n'avaient
pas donné leur mesure en 1873.
Descendons des sphères politiques pour jeter
un coup d'œil sur le pays. Les malheurs de
l'année terrible l'ont fortement secoué. Les
Français ne se reconnaissent plus. Ils se pre-
naient avant la guerre pour le premier peuple du
monde, le peuple invincible. Que sais-je encore?
Leur morgue irritait et, à l'étranger, faisait quel-
que peu rire. Car elle cachait assez mal les fai-
blesses que les revers de 1870 et 1871 étalèrent au
grand jour. La leçon fut profitable. De toutes
parts, on sentit l'humiliation de la défaite et
on eut conscience des faiblesses qu'elle mani-
nifestait Chacun dans sa sphère se mit à en
rechercher les causes, avec la volonté bien fer-
me d'y apporter loyalement un remède. C'est ain-
si que l'état-major renouvela tout notre sys-
tème de défense nationale. L'enseignement de-
vint beaucoup plus sérieux; il y eut en Sorbon-
ne et dans les Facultés officielles une transfor-
mation avantageuse du travail scientifique et
des méthodes. L'industrie et le commerce prirent
un nouvel essor.
L'activité religieuse ne pouvait échapper à cet-
te renaissance. L'esprit public s'y prêtait dans
les villes aussi bien que dans les campagnes. Les
prêtres étaient assez impopulaires avant 1870;
les populations commencèrent par leur témoi-
- 181 -
guer plus de confiance. Les églises furent frë
quentées; cl soit les missions, soit les œnviv
d'apostolat curent d'heureux effets. Il y eul
abondance d'élèves dans les séminaires petits
ou grands et dans les collèges ecclésiastiques.
Les écoles primaires étaient en grand nombre di-
rigées par des religieuses ou des religieux; et, à
leur défaut, par des maîtres chrétiens. Les laï-
ques prenaient part à l'activité apostolique du
Clergé, en se mêlant aux œuvres les plus diver-
ses. Ils payaient généreusement de leurs person-
nes et de leur bourse. Les œuvres anciennes, tel-
les que les Conférences de Saint- Vincent de Paul,
prospérèrent plus que par le passé. On en fonda
d'autres. Pour retrouver en France un pareil
spectacle de charité ingénieuse et intelligente,
il aurait fallu remonter à la première moitié du
dix-septième siècle. La foi se fortifia et avec elle
le sentiment chrétien. Les pèlerinages à Lour-
des, à Paray-le-Monial, à Chartres en donnèrent
un témoignage éclatant. De nombreux sanctuai-
res locaux, abandonnés depuis longtemps, virent
sous leur voûte une affluence de pèlerins. La
construction de Montmartre apparut comme une
consécration surnaturelle de cette renaissance
nationale. On pouvait tout espérer d'un peuple
qui affirmait ainsi sa foi religieuse.
Un groupement doit retenir notre attention.
Il est à la fois une œuvre et une école, puisque
ses chefs ont le souci de mettre une doctrine en
action. C'est l'œuvre des Cercles catholiques
- 182 -
d'ouvriers. Son titre est loin de révéler tout ce
qu'elle voulait être. Son but est religieux et so-
cial. Ses membres se tiennent partout à la dis-
position du Clergé pour l'aider à christianiser
les gens du peuple et, d'une manière spéciale,
les ouvriers des villes. Elle a sa place sur la
liste des œuvres charitables, qui prospèrent à
cette époque. Mais on la comprendrait bien mal,
si l'on se bornait à cette forme de son activité.
Ses fondateurs ont l'ambition d'en faire un ins-
trument d'action sociale. Ces mots action sociale
prennent sur leurs lèvres une signification pré-
cise. Il n'y a donc pas lieu de les confondre avec
les snobs du social, qui nous obsèdent de leurs
programmes et de leurs discours.
L'Œuvre des Cercles sortit d'une rencontre
fortuite en 1871. Un frère de Saint- Vincent de
Paul, M. Maignen, se dépensait depuis longtemps
au quartier Montparnasse pour le bien moral et
matériel des ouvriers et de leurs familles. Cette
vie de charité lui donnait une expérience socia-
le très en éveil. Les misères du travailleur, livré
à lui-même, sans institution qui l'assiste et le
protège, provoquait son intelligence et son dé-
vouement. Il n'était pas homme à en rejeter la
cause sur le premier bouc émissaire venu, par
exemple l'immoralité du peuple, la dureté des
patrons, la licence de la rue, etc. Evidemment
ce sont des agents de décomposition; il y a à
en tenir compte. Mais on ne les évitera jamais
complètement, puisqu'ils sont inhérents à la na-
183
turc humaine. Une organisation de Ja société,
sage, juste et chrétienne, prémunirait les indivi-
dus contre ces dissolvants. Au lieu de cela, qu'a-
vons-nous? Dans un monde gangrené, qui propa-
ge la décomposition, les faibles se trouvent sans
défense. Les institutions, devenues païennes, cor-
rompent les citoyens. C'est contre ces institu-
tions qu'il importe de réagir, et surtout il faut les
remplacer.
M. Maignen ne pouvait rien seul. Mais il priait.
Un jour, après la guerre, la Providence plaça sur
son chemin deux brillants officiers de notre Etat-
major. Ils avaient recueilli durant les longs mois
de la captivité, les leçons de la défaite. De re-
tour en France, ils se promirent de n'en oublier
aucune. Non contents de travailler avec leurs
compagnons d'armes à réparer les conséquences
militaires de nos désastres, ils voulaient porter le
remède plus loin, jusque dans la structure de
la nation. L'un et l'autre appartenaient à cette
catégorie de chrétiens qui avaient subi le dou-
ble ascendant de Pie IX et du comte de Cham-
bord. Ils voyaient le remède, où réellement il se
trouve, dans le retour aujx traditions politiques
et religieuses interrompues par l'application à
la France des erreurs de 1789. La lutte contre le
Libéralisme était, à leurs yeux, une condition du
salut. Le Clergé avait pour mission de combat-
tre le Libéralisme religieux. Les fidèles d'Hen-
ri V se chargeaient du Libéralisme politique.
René de la Tour du Pin et M. Albert de Mun
— vous comprenez qu'il s'agit d'eux — se préoc-
— 184 —
cupaient d'un autre Libéralisme, auquel on ne
songeait guère alors, le Libéralisme économi-
que et social.
M. Maignen, MM. de la Tour du Pin et de M un
avaient une vocation, qui faisait lever en eux les
idées et les sentiments. Il leur advenait ce qui
arrive toujours en pareil cas : la vocation agit
d'abord à l'insu de celui qui la possède. Elle le
sollicite quand même et il cherche le moyen de
réaliser ses pensées et ses sentiments. Ce moyen
s'offre à lui de la manière que rien ne faisait pré-
voir. Une main invisible conduit les hommes et
les choses. C'est la main de Dieu Providence. Elle
ménage la rencontre de ces trois serviteurs de
l'Eglise et de la France. Le Comte de Mun a nar-
ré dans un beau livre, Ma vocation sociale, les ori-
gines et les premiers développements de cette
Œuvre. Il fit beaucoup pour son succès. L'en-
thousiasme que soulevait son éloquence et la
sympathie que son caractère inspirait profitè-
rent aux idées directrices de l'Œuvre. Il en fut
le personnage représentatif. De fait, nul ne pa-
raissait plus que lui et il en parlait si bien. Or,
en France, nous ne résistons pas aux entraîne-
ments d'une belle parole. Celui qui possède la
force de l'éloquence revêt à nos yeux "toutes
les supériorités. Il exerce même une sorte de sou-
veraineté. On le prend pour un chef. Ces dis-
positions, qui trahissent notre atavisme gaulois,
peuvent nous jeter en de fâcheuses aventures;
car, mille faits nous l'apprennent, l'éloquence
- 185 -
ne suppose poinl chez qui en est doué des apti-
tudes universelles.
C'est grâce surtout à l'activité d'Albert de Mun
que l'œuvre des Cercles prit une rapide exten-
sion. Elle se répandit de Paris sur la France en-
tière. Des hommes d'élite lui consacrèrent leur
dévouement. Ils venaient de l'armée, de la ma-
gistrature, du barreau, de toutes les professions.
Tous les âges étaient représentés. Ce succès de-
vint une cause de faiblesse; car la bonne volonté
des membres ne suffisait pas pour leur donner
l'intelligence de l'Œuvre. Oh! cette bonne vo-
lonté fut admirable. Ce n'était pas assez. Ils eu-
rent à leur tête des prêtres et des religieux, dont
le zèle apostolique méritait tous les éloges. Ces
aumôniers visaient à convertir et à sanctifier.
C'était dans leurs attributions. Ils donnèrent une
excellente direction aux individus, Mais on at-
tendait d'eux autre chose. Il aurait fallu des doc-
teurs, des maîtres possédant la science et l'art
d'appliquer la doctrine catholique à l'ordre so-
cial français, des docteurs capables d'instruire et
de guider ces hommes, qui avaient pour but de
préparer le retour d'un ordre social chrétien.
Cela dépasse habituellement les attributions du
prêtre et du religieux. Un éveque a seul l'auto-
rité requise pour donner cet enseignement et im-
primer cette direction. L'Œuvre des Cercles au-
rait eu besoin de son Ketteler. Le grand' évêque
de Poitiers, Mgr Pie, dont le nom se trouve mêlé
aux plus belles entreprises de notre restauration
religieuse et nationale, faillit, un instant, jouer ce
186
rôle. Les vétérans de l'œuvre n'ont pas oublié
le congrès de Poitiers, la bonté paternelle de re-
vécue qui accueillit sous son toit leurs chefs, sa
doctrine lumineuse. Ils avaient raison de se sen-
tir fiers; le Pontife qui comprenait si bien Pie IX
et Henri V, donnait à leur programme et à leur
doctrine une sanction théologique. Cette action
ne fut point durable. L'âge, les sollicitudes d'un
vaste diocèse, et les événements ne lui permirent
pas de faire plus.
Les fondateurs de l'Œuvre ne perdirent ja-
mais confiance. Dieu leur fournit au moment
voulu les auxiliaires utiles. Une chose leur im-
portait : maintenir et développer une doctrine
sociale juste. Les groupements formés par eux
pouvaient se multiplier ou disparaître avec les
entreprises charitables dont ils avaient l'initia-
tive; cela n'avait qu'un intérêt secondaire. Un
homme prit dans leurs réunions une influence
prépondérante. Il s'affirma dès le début comme
le cerveau de l'Œuvre. La Providence le fit naî-
tue et grandir dans un milieu où toutes nos tra-
ditions étaient en honneur. Le chef de famille
comprenait et pratiquait les obligations qui lui
incombaient. Il vivait et il agissait comme il
convient au dépositaire d'une autorité sociale.
Le fils ouvrit son intelligence et son cœur aux le-
çons de l'exemple. Devenu homme, il vérifia et
il compléta par l'observation et l'étude person-
nelles ce qu'il tenait de son foyer. Il connut Le
Play; il fréquenta plus tard Vogelsang. Il vit en-
- 187 -
corc plus qu'il ne lut et qu'il n'écoula. Et il savait
voir. Le comte cle Chambord disait de lui, pa-
rait-il : personne ne m'a mieux compris. Vous
devinez qu'il est question de notre ami et maître,
M. le marquis de la Tour du Pin.
Nous possédons le recueil de ses œuvres. Il
en a fait une somme de doctrine sociale. On le
prend pour guide à cet Institut. Les Monarchis-
tes ne se contentent pas de l'admirer; ils s'effor-
cent de transporter dans leurs programmes et
dans leur action ses enseignements. Dieu nous l'a
conservé assez longtemps pour que nous puis-
sions recevoir directement de ses mains, le flam-
beau de la doctrine traditionnelle. Non, l'œu-
vre des Cercles n'a pas échoué, puisque sa doc-
trine nous reste intacte. Les royalistes ne s'en
attribuent pas le monopole. Vous la retrouvez
dans de nombreux groupes politiques ou sociaux,
depuis l'Association catholique de la Jeunesse
française, jusqu'aux semaines sociales. Il est vrai
qu'elle doit y subir des adaptations pénibles à
la Démocratie et à l'indifférentisme politique.
Cela ne peut se faire sans lui infliger des altéra-
tions dont la gravité change avec les milieux.
M. de la Tour du Pin et ses amis n'isolaient pas
leur action sociale de la grande œuvre de res-
tauration qui se poursuivait alors. Ils campè-
rent, dès le début, en pleine Contre-Révolution.
Ils ne craignirent pas de poser en fidèles du
Syllabus. Pendant qu'une partie de l'Episcopat
sous la direction du Souverain Pontife appli-
quait dans l'ordre religieux les enseignements
— 188 —
de l'Eglise et continuait ainsi l'œuvre du con-
cile du Vatican, pendant que les hommes poli-
tiques préparaient le retour de la Monarchie très
chrétienne, ils organisaient la réaction contre le
Libéralisme économique. Sans insister sur la
décentralisation administrative, qui est le fait
de la politique, ils s'appliquèrent à la recherche
des lois, qui devraient régir les hommes dans
la formation et le fonctionnement de leurs grou-
pes sociaux. Ils refaisaient ainsi dans les intelli-
gences, sur le plan que comporte le monde ac-
tuel, la société démolie par la Révolution. Rien
n'était plus opportun. L'action de l'Eglise et
l'action de la Monarchie eussent été impuissantes
sans cela. La réorganisation corporative ou pro-
fessionnelle du pays était donc à la base de leur
système.
C'était la Contre-Révolution poussée jusque
dans les fondements de la société moderne. Je
n'ai pas à dire les enseignements lumineux qu'ils
donnèrent sur ce sujet.
On aurait dû les accuser d'archaïsme. Point
du tout. Ils passèrent pour des novateurs dange-
reux; on les traita presque de socialistes. Ceux
qui tentèrent plus tard d'allier cette rénovation
sociale à la Démocratie politique, méritèrent
dans une certaine mesure ces reproches, c'est
certain; mais tel n'était point le cas des promo-
teurs de l'Œuvre. Il n'y eut chez eux aucune tra-
ce d'infiltration démocratique ou socialiste. Les
hommes d'alors, surtout les professeurs, les in-
dustriels, les financiers et les praticiens de la po-
- 189 —
litiquc n'étaient en rien préparés à les compn n-
dre. Tout en se croyant et en se disant partisans
de la Contre-Réyolutkm, ils se cramponnaient
à la société individualiste. Ils étaient, à leur in-
su, libéraux, La réaction contre le Libéralisme
économique leur paraissait une Révolution, le
Libéralisme sortait inévitablement de l'Indivi-
dualisme économique. Sans s'en douter, ces roya-
listes et ces chrétiens généreux étaient retenus
par la peur de voir compromis des intérêts im-
médiats. Mais le temps a fait sa besogne, en un
quart de siècle. Les idées se ressentent de la mo-
dification des choses. La peur du Socialisme
a eu raison des timidités. Les Monarchistes so-
ciaux de l'Œuvre des Cercles avaient eu le tort
ou l'avantage de voir, de penser, de parler avant
leur époque.
Ils se heurtèrent à un autre obstacle, dressé
par les préoccupations de la politique constitu-
tionnelle. L'Action électorale ne pouvait être leur
fait. Les méthodes qu'elle emploie répugnent
essentiellement au but qu'ils poursuivent et aux
moyens dont ils se servent. Ils doivent, en pre-
mier lieu, agir sur les esprits. Quand les hommes
ont bien compris les lois nécessaires au rétablis-
sement de la paix et de l'ordre dans une société,
ils s'efforcent de les appliquer autour d'eux. La
culture de la souveraineté populaire est généra-
lement incompatible avec ce souci. L'Action so-
ciale a forcément, j'en conviens, une influence
sur les électeurs. On ne peut pas dire que la
190
préoccupation électorale soit de nature à la fa-
voriser.
Les chefs du parti conservateur ajoutaient la
plus grande importance au recrutement de la
majorité, qui seule pourrait leur donner l'exer-
cice du pouvoir. Ils subordonnent tout à cela.
Les penseurs de l'Œuvre des Cercles leur produi-
sirent l'effet de rêveurs originaux. Sans prendre
la peine de l'étudier, ils l'écartèrent. Les profes-
seurs qui partageaient leurs sentiments, exami-
nèrent leurs discours et leurs écrits. Ils n'eurent
pas de peine à découvrir des inexactitudes et
des erreurs chez des hommes dont le langage
n'avait aucune prétention scientifique. D'autres
les accusèrent d'essayer une diversion inutile,
qui risquait de diviser les troupes conservatri-
ces. On y devina d'autres dangers encore. Ces
critiques ne les auraient pas ébranlés. Mais quel-
ques-uns de leurs chefs, le plus répandu se trou-
va du nombre, crurent sage d'entrer au Parle-
ment avec l'espoir d'user de leur mandat pour
améliorer la législation sociale et pour combattre
les ennemis de la religion. Un conseiller, reli-
gieusement suivi, les engageait dans cette voie.
Ils entraînèrent les meilleurs éléments de l'Œu-
vre, qui grossirent les ouvriers de la politique
constitutionnelle. Ce fut au détriment de la belle
entreprise de Contre-Révolution, à laquelle on
s'était voué dès l'origine. Cette faute politique,
malgré la générosité des sentiments qui la dé-
terminèrent, eut pour effet la désagrégation de
l'Œuvre, l'oubli de ses principes fondamentaux,
- 191 —
la subordination de l'action sociale aux nécessi-
tés de la politique électorale et de l'œuvre parle-
mentaire. Elle se mit à la remorque de l'opinion,
au lieu de la remorquer; une grande force fut
ainsi perdue.
Il est temps d'aborder l'examen de cette politi-
que constitutionnelle, que le parti conservateur
adopta. Si on peut la juger à ses fruits, comme
T arbre de l'Evangile, elle est bien mauvaise. El-
le a conduit la France et l'Eglise, par toute une
série de défaites morales et matérielles, au point
où elles en sont. Et vous savez ce qu'il y au-
rait à en dire. Chose étrange! ses agents et ses
victimes s'aveuglent à tel point que cette réalité
leur échappe. Ils ne songent même pas à y voir
une cause politique de ces maux. Ils préfèrent
les attribuer, tantôt à l'habileté de leurs ennemis,
tantôt à la maladresse de ceux qui ont usé de
l'instrument électoral et parlementaire. On peut
charger impunément les adversaires de la reli-
gion. Leur grand crime consiste en ce fait, qu'ils
sont les maîtres. Les autres se sont tirés d'affaire
comme ils ont pu. Qu'on accuse à qui mieux
mieux leur inexpérience et leur lâcheté, cela est
sans intérêt. Leur tort est dans le choix de l'ins-
trument politique dont ils ont usé. D'autres que
moi sont ici pour en faire la critique, au nom
des intérêts nationaux et à la lumière des prin-
cipes de la politique rationnelle. Je me bornerai
à vous soumettre quelques enseignements des
Souverains Pontifes, qui la concernent. J'en
prendrai deuix dans le Syllabus ; j'emprunterai
— 192 —
les autres à Léon XIII. Ce Pape a exposé dans
ses encycliques la doctrine de l'Eglise sur la
constitution chrétienne des Etats. Certains hom-
mes politiques, qui ont eu sans cesse son nom
sur leurs lèvres pour s'en autoriser, auraient bien
fait de les lire et de les comprendre. Cela les eût
dispensés de servir à leurs partisans tant d'idées
téméraires. Rien ne ressemble moins à leur Li-
béralisme que ces enseignements officiels.
La politique constitutionnelle sous notre ré-
gime républicain n'est pas autre chose que la
souveraineté populaire en exercice. Léon XIII
en a tracé les caractères dans son Encyclique
Immortelle Dei : « Tous les hommes, dès lors
qu'ils sont de même race et de même nature,
sont semblables et, par le fait, égaux entre eux
dans la pratique de la vie; chacun relève si bien
de lui seul, qu'il n'est d'aucune façon soumis à
l'autorité d' autrui; il peut, en toute liberté, pen-
ser sur toutes choses ce qu'il veut, faire ce qu'il
lui plaît; personne n'a le droit de commander
aux autres. Dans une société fondée sur ces
principes, l'autorité publique n'est que la volon-
té du peuple, lequel, ne dépendant que de lui-
même, est aussi le seul à se commander. Il choi-
sit ses mandataires, de telle sorte qu'il leur délè-
gue moins le droit que la fonction du pouvoir,
pour l'exercer en son nom. La souveraineté de
Dieu est passée sous silence, exactement comme
si Dieu n'existait pas, ou ne s'occupait en rien de
la société du genre humain, ou bien comme si les
193
hommes, soil en particulier, soil en société, ne
devaient rien à Dieu, ou qu'on pût imaginer
une puissance quelconque dont la cause, la for-
ce et l'autorité ne résidassent pas tout entières
en Dieu môme. De telle sorte, Y Etat n'est autre
chose que la multitude maîtresse et se gouvernant
elle-même. »
Telle est bien la République française. On la re-
connaît à ces traits. Elle est le type de ce droit
nouveau, inauguré par la Révolution, et que le
Souverain Pontife déclare « inconnu jusqu'alors
et sur plus d'un point en désaccord, non seule-
ment avec le droit chrétien, mais avec le droit na-
turel. » Comment peut-on s'engager résolument
dans l'exercice de la politique constitutionnelle
sans accepter en fait cette souveraineté du peu-
ple, qui est à la base de la constitution? C'est, par
conséquent, accepter une erreur. Il s'agit ex-
pîiquera-t-on, du fait et non de Terreur. Cette
distinction est subtile. Beaucoup cependant la
firent au début. Mais les années les ont transpor-
tés en grand nombre du fait à Terreur elle-
même.
Déjà Pie IX avait condamné cette doctrine po-
litique dans la soixantième proposition du Syl-
labus : « L'autorité n'est autre chose que la som-
me du nombre et des forces matérielles ». Léon
XIII a commenté cette sentence dans le docu-
ment cité plus haut: « Quant à la souveraineté
du peuple, que, sans tenir aucun compte de Dieu,
Ton dit résider de droit naturel dans le peuple,
si elle est éminemment propre à enflammer et à
Le Catholicisme libéral t^
— 194 —
flatter une foule de passions, elle ne repose sur
aucun fondement solide et ne saurait avoir assez
de force pour garantir la sécurité publique et le
maintien paisible de l'ordre. » Pour ces motifs et
pour d'autres qu'il expose, le Souverain Pontife
condamne ces erreurs : « Ces doctrines que la
raison humaine réprouve et qui ont une influen-
ce si considérable sur la marche des choses pu-
bliques, les Pontifes romains, nos prédécesseurs,
dans la pleine conscience de ce que réclamait
d'e^x la charge apostolique, n'ont jamais souf-
fert qu'elles fussent impunément émises. »
Léon XIII formule ensuite, en quelques proposi-
tions très claires, les vérités que signalent ces
condamnations : « Il faut absolument admettre
que l'origine de la puissance publique doit s'at-
tribuer à Dieu et non à la multitude; que le
droit à l'émeute répugne à la raison; que ne
tenir aucun compte des devoirs de la religion
ou traiter de la même manière les différentes
religions, n'est permis ni aux individus ni aux
sociétés; que la liberté illimitée de penser et
d'émettre en public ses pensées ne doit nullement
être rangée parmi les droits des citoyens ni par-
mi les choses dignes de faveur et de protec-
tion. »
Le Pape ajoutait une telle importance à cet
enseignement sur l'origine et la nature du pou-
voir dans la société qu'il jugea bon de le renouve-
ler dans son encyclique Diuturnum Hlud. Il le
fait en termes encore plus formels. Je ne me
lasse pas de le citer : « Plusieurs, parmi les
195
modernes, suivant la trace de ceux qui, au siè-
cle dernier, se sont attribués le nom de philo
plies, prétendent que la toute-puissance dérive
du peuple, en sorte que ceux qui ont l'auto-
rité dans la société, ne l'exercent pas comme
s'ils la possédaient en propre, mais à titre de
mandataires du peuple et à la condition que
la même volonté du peuple qui leur a confié ce
mandat puisse toujours le leur reprendre. Mais
les Catholiques n'admettent point cette doctri-
ne, car ils placent en Dieu, comme en son princi-
pe naturel et nécessaire, l'origine du pouvoir de
commander... Refuser de rapporter à Dieu le
pouvoir de commander aux hommes, c'est vou-
loir ôter à la puissance publique et tout son
éclat et toute sa force. En la faisant dépendre
de la volonté du peuple, on commet d'abord
une erreur de principe et, en outre, on ne donne
à l'autorité qu'un fondement fragile et sans con-
sistance. De telles opinions sont comme un sti-
mulant perpétuel aux passions populaires qu'on
verra croître chaque jour en audace et préparer
la ruine publique, en frayant la voie aux conspi-
rations secrètes et aux séditions ouvertes. » Le
passage suivant, où sont indiquées les origines
protestantes de la souveraineté du peuple, doit
être remarqué : « C'est de cette hérésie (la Ré-
forme) que naquirent au siècle dernier et la faus-
se philosophie et ce qu'on appelle le droit mo-
derne, et la souveraineté du peuple et cette licen-
ce sans frein, en dehors de laquelle beaucoup
ne savent plus voir la vraie liberté. »
- 196 -
Les Catholiques, en acceptant l'application de
ces erreurs, devaient en être les victimes. Il
n'a pas fallu attendre longtemps la logique des
faits. Je ne ferai pas l'injure aux partisans d'une
politique constitutionnelle de croire qu'ils sui-
vent tous ces fausses doctrines. Mais leurs con-
victions personnelles n'ont ici qu'une importan-
ce secondaire. Leur attitude publique doit seule
être prise en considération. Elle concorde avec
ces erreurs; ce sont elles qui la leur imposent.
Voilà pourquoi ils méritent le reproche de Li-
béralisme. Cette erreur leur vient du dehors. Ils
ne Font pas inventée. Elle ne perd rien pour cela
de ses énergies de décomposition.
Ceux qui aiment à rechercher les causes pro-
fondes découvrent aisément sous ces théories
une sorte de panthéisme politique et social. Le
peuple souverain cache mal une divinité inhé-
rente à la société, et à l'humanité tout entière.
Elle préside à son évolution. Elle crée la vérité
et le droit. Les individus lui en reconnaissent
pratiquement la faculté. Ils reviennent ainsi à
la notion antique de l'Etat-Dieu. C'est du pa-
ganisme politique. Il m'inquiète plus que le pa-
ganisme reproché à tel ou tel adversaire du peu-
ple souverain.
HUITIÈME LEÇON
Le ralliement
Sommaire : Ultramontains et Libéraux. L'avènement de Léon
XIII. L'Anticléricalisme politique. Les pièges du Libéra-
lisme. L'Esprit nouveau. Le rôle de la Presse.
Ncus avons vu les succès du Libéralisme dans
l'ordre politique. Il nous faut maintenant l'étu-
dier dans son développement religieux et, pour
cela, le prendre au lendemain du concile du Va-
tican. La définition de l'Infaillibilité pontificale,
que ses partisans redoutaient avec tant de rai-
son, fut une défaite, ajoutée à celle que le Syl-
labus lui avait précédemment infligée. Car toute
condamnation d'une erreur par l'autorité com-
pétente équivaut à une défaite pour le système
philosophique ou théologique dont elle fait par-
tie. Cette définition condamnait indirectement les
théories du Catholicisme libéral sur la Constitu-
tion monarchique de l'Eglise. Mais une défaite
n'est pas l'anéantissement d'une force ennemie.
Les Libéraux, un instant décontenancés, repri-
rent pied et leurs idées ne tardèrent pas à retrou-
ver une faveur, qui avait paru leur échapper.
Ultramontains et Libéraux travaillèrent à la
renaissance catholique, qui suivit en France les
épreuves et les humiliations de la guerre. On
- 198 -
les rencontrait dans les mêmes œuvres. Leur
union pour l'exercice de la charité et de l'apos-
tolat était sincère. Chacun cependant gardait ses
pensées et ne manquait pas une occasion de les
faire prévaloir.
Louis Veuillot continuait dans Y Univers ses
vaillantes campagnes contre toutes les erreurs
courantes. Sa verve ne tarissait guère, quand
il s'en prenait aux Catholiques libéraux. Le nom-
bre de ses lecteurs augmentait et les curés lui té-
moignaient toujours la même confiante admira-
tion. L'évêque de Poitiers voyait son autorité
grandir et ne cessait de répandre une doctrine,
sûre d'elle-même; il était le docteur irrépréhen-
sible des Eglises de France. Mgr de Ladoue,
évêque de Nevers, auteur des biographies de Ger-
bet et de Salinis, engageait une lutte ouverte con-
tre le Catholicisme libéral. Mgr Freppel se fit
bientôt un renom par l'étendue de ses connais-
sances et la fermeté de son enseignement théo-
logique. Mgr de Ségur, que sa charité et sa
cécité rendaient populaire, fut particulièrement
goûté des ouvriers et des étudiants; il prêchait
par la parole et par la plume l'attachement
au Pape. Je ne puis nommer ici les évêques,
les prêtres, les religieux et les laïques eminents,
qui suivirent la forte impulsion donnée par le
Concile. L'enseignement théologique bénéficia de
cette renaissance. On reconnaît encore les prê-
tres formés à cette époque dans la plupart des
diocèses.
Pie IX prenait grand plaisir à ce progrès de
- 199 -
l'orthodoxie. 11 ne manquait pas une occasion de
le Taire savoir. Aucun témoignage ne parut plus
significatif que celui exprimé à Louis Veuillqt,
quand le ministère de Broglic infligea, sur l'in-
vitation de Bismarck, une suspension de deux
mois au journal l'Univers. L'échec de la restau-
ration monarchique affligea les Ultramontains,
sans modifier leur attitude. Les responsabilités
encourues par les Libéraux ne leur échappèrent
pas. Ils dirent bien haut leur pensée.
Mais la mort fit dans leurs rangs des vides, qui
ne furent point comblés. Dom Guéranger mou-
rut en janvier 1875. Ce fut ensuite le tour de
Pie IX, du cardinal Pie, de Louis Veuillot et de
combien d'autres. Quelques-uns parmi les der-
niers survivants purent continuer le combat; de
jeunes émules se formaient à leur côté. Malgré
leurs efforts, ils ne parvinrent pas à exercer
une action prépondérante. Les circonstances leur
devenaient par trop défavorables. Les Libéraux
se trouvèrent en meilleure posture. Ils occu-
paient à l'académie, dans les assemblées parle-
mentaires, au gouvernement, dans l'Episcopat
et ailleurs des postes, d'où l'influence était fa-
cile. Ils étaient en petit nombre, je le reconnais,
mais, grâce à leur talent, ils surent se faire va-
loir. Les attaques, dont on les criblait, les laissè-
rent assez indifférents. Ils ne manquaient pas
d'accuser les Ultramontains de provoquer par
leurs exagérations les représailles des ennemis
de l'Eglise. C'était leur vengeance au grand jour.
Ils excellaient à se défendre et à attaquer dans
- 200 -
l'ombre. Les Catholiques de province n'accep-
taient guère leur direction, si toutefois Ton ex-
cepte certaines familles ayant avec leurs chefs
des affinités d'esprit ou de sentiment. Les Pa-
risiens leur étaient plus sympathiques. Leur
Clergé passait pour être en majorité libéral.
Le Correspondant restait leur organe officiel. Il
avait une clientèle sélecte. Ses lecteurs devin-
rent nombreux, grâce à l'habileté d'un nouveau
directeur, M. Lavedan, un protégé et un ami
de Mgr Dupanloup. Les Etudes religieuses des
Pères Jésuites leur témoignaient quelques égards.
Les supérieurs, pour soustraire la rédaction à
l'influence du milieu parisien, ordonnèrent de les
transférer à Lyon, qui, à cette époque, avait un
Clergé antilibéral.
Les œuvres littéraires des Catholiques libéraux
avaient un grand succès. La renommée était au
service de leurs hommes, morts ou vivants. La
presse mondaine les appréciait. Les jeunes gens
commencèrent bientôt par les trouver supérieurs
aux Ultramontains. On s'aperçut que les Répu-
blicains en faisaient cas, dès qu'ils arrivaient
au pouvoir. Les évêques, qui avaient un renom
de Libéralisme, obtenaient aisément les faveurs
des ministres. C'est ainsi que Mgr Thomas, évê-
que de La Rochelle, devint archevêque de Rouen;
Mgr Meignan fut évêque de Châlons, puis d'Ar-
ras et enfin archevêque de Tours ; Mgr Guilbert,
évêque de Gap, reçut l'archevêché de Bordeaux.
Les prêtres, qui avaient des attaches libérales,
semblaient désignés pour l'Episcopat. Les no-
— 201 -
minations de Nosseigneurs Lagrange, Bougaud et
Chapon, particulièrement liés avec Mgr Dupan-
loup, furent remarquées. Cependant nul d'entre
eux ne se déclarait républicain, sauf Mgr Guil-
bert, qui lit un mandement plein d'idées répu-
blicaines, à L'époque où M. Etienne Lamy séga-
rait au milieu des 363.
Celui qui aurait finement observé les hommes
et les choses entre l'échec de la restauration mo-
narchique et la mort de Pie IX se serait dit:
l'avenir est aux Libéraux. Ils s'en doutaient un
peu, je crois. Aussi la patience leur était-elle
facile. Ils attendirent donc des jours meilleurs,
qui ne tardèrent pas à se lever.
L'élection du cardinal Pecci au Souverain
Pontificat était un événement prévu. Les évo-
ques qui s'opposèrent à la définition de l'Infailli-
bilité avaient su l'apprécier. On prétend qu'ils le
donnaient comme favorable à leurs idées. C'est
inexact. Il eut pour leurs personnes une sym-
pathie dont il ne faisait point mystère. Devenu
Pape sous le nom de Léon XIII, il continua les
enseignements de Pie IX. Ses encycliques ren-
ferment une véritable somme des vérités les
plus contraires au Libéralisme. Mais, sa ma-
nière de gouverner l'Eglise différa sensiblement
de celle qu'avait adoptée son prédécesseur. Ce
fait ne présentait rien d'anormal. Il est rare que
deux pontificats successifs se ressemblent. Après
un pape, qui a régné longtemps, une réaction
est inévitable. C'est ce qui eut lieu à la mort de
202
Pie IX. Tout en maintenant les principes avec
énergie et avec science, il se montra conciliant.
La comparaison entre son gouvernement et le
précédent lui déplaisait. Il le fit voir. Les que-
relles d'Ultramontains à Libéraux ne lui étaient
pas moins désagréables. Il le dit. Non content de
le dire, il demanda et il imposa un silence, qui
tourna tout à l'avantage du Libéralisme. Les sur-
vivants des luttes anciennes le remarquèrent
dès le début. Le cardinal Pie, en particulier, ne
se faisait aucune illusion.
Le Souverain Pontife avait des raisons sérieu
ses d'agir ainsi. Cette pacification religieuse en-
trait dans le plan qu'il se fixa de bonne heure.
Il lui fallait un Episcopat fortement uni sous sa
haute direction, pour lui imposer une attitude
qui faciliterait ses rapports avec les divers gou-
vernements. L'action diplomatique devait pren-
dre durant son Pontificat une place importante.
Comment l' aurait-il exercée utilement, s'il n'a-
vait pas eu tous les évêques dans la main? Un
Episcopat uni est pour le Pape, ce qu'est une
armée forte pour un souverain.
Les événements politiques avaient précipité
leur marche en France. Les Catholiques per-
dirent la majorité au Parlement. Les Républi-
cains arrivèrent ainsi au pouvoir. Leur avène-
ment était redouté par la plupart des nôtres. Le
pays n'avait aucune expérience de leur program-
me; il ne pouvait l'apprécier qu'en lisant les dé-
clarations des chefs. Elles n'étaient pas rassu-
- 203 -
rantes, Tous affectaient une fidélité entière aux
maximes et aux traditions des grands ancêtres.
Ils continueraient l'œuvre interrompue des ré-
volutionnaires de 1848. Un anticléricalisme fa-
rouche était le premier article de leur Credo.
La Commune de Paris ne les rendait pas politi-
ques; on était d'accord pour les croire respon-
sables de cette révolution et de celles qui failli-
rent éclater dans plusieurs autres villes. Ceux
qui prirent, en 1871, la tête de l'opposition au
gouvernement des Catholiques appartenaient en
grand nombre et depuis longtemps à la Maçon-
nerie. Ils avaient eu soin de déclarer une guerre
ouverte à l'Eglise avant la chute de l'Empire.
L'illusion n'était donc pas possible. Les Répu-
blicains se trouvèrent ainsi en mauvaise posture
devant l'opinion dans la plupart des communes
rurales et des petites villes. Mais les nécessités
des luttes politiques leur donnèrent l'art de tem-
pérer l'expression de leurs sentiments. Leurs
idées restèrent les mêmes, pendant qu'ils tra-
vaillaient à les rendre acceptables pour la fou-
le. Ils profitèrent surtout par de vigoureuses
attaques des faiblesses de leurs adversaires et
des fautes que f indécision leur faisait commet-
tre.
Le choix de leurs candidats à la députation
fut fait avec intelligence. C'étaient, dans les cam-
pagnes, des bourgeois, occupant une situation
honorable, ayant par conséquent des intérêts
à sauvegarder. On les voyait rarement à l'égli-
se, il est vrai, mais cette indifférence religieuse
- 204 —
ne passait pas forcément pour de l'hostilité. Ils
surent faire entre le Cléricalisme et la Religion
une distinction habile, sur laquelle leur parti
vécut longtemps. Le cri de guerre, Le Cléricalis-
me, voilà Vennemi, poussé par Gambetta, reçut
des commentaires, qui en dissimulaient le pé-
ril. De telle sorte que les paysans catholiques
ou subissant l'influence d'un milieu chrétien
commencèrent par perdre de leur horreur pour
la République, devant les hommes qui la re-
présentaient. Ils virent que l'on pouvait être
républicain et honnête homme. Ce fut, pour
beaucoup, une révélation. L'état d'esprit qui en
résulta fit des progrès rapides. Les ressenti-
ments que le curé provoqua par le simple exerci-
ce de son ministère paroissial furent très bien
exploités à cette fin.
Ce qui se passait dans^ les sphères électorales
se reproduisit au moment opportun dans l'action
politique. Gambetta peut servir de type. Il re-
présente assez bien les idées et les tendances de
son parti. Son anticléricalisme fut sans pudeur,
aussi longtemps qu'il se vit éloigné du pouvoir.
Il affectait de ne jamais franchir le seuil d'une
église, même pour un enterrement. Mais, à me-
sure que les Catholiques perdaient du terrain, il
donnait à sa passion antireligieuse une liberté
moindre. On le vit même assister à un service
célébré dans l'église de la Madeleine. C'était à
l'époque où ses relations avec Rismarck failli-
rent l'amener à une rencontre. Son patriotisme
diminuait en même temps que son anticléricalis-
- 2C5
me. La comédie politique, dans Laquelle il Jouait
le rôle principal, lui en faisait une obligation.
Il entreprit te voyage de Home dans les der-
niers temps du Pontifical de Pie IX. Il avait l'es-
prit trop en éveil pour ne tenir ::ucun compte des
nécessités internationales de la politique. La
question religieuse lui apparaissait sous un autre
jour. Ce qui se passait dans la capitale du mon-
de chrétien prit à ses yeux une réelle importance.
Ses compagnons de lutte électorale n'y auraient
rien compris. Il n'y avait donc pas à leur en par-
ler. Quelques familiers eurent assez de sens pour
se faire à ces idées nouvelles. Nul n'était mieux
préparé que Spuller à les recevoir. Il ne fau-
drait pas se figurer que ces hommes fussent ca-
pables de changer leurs convictions personnel-
les; non. Ils furent tout aussi incrédules et enne-
mis de l'Eglise que par le passé. Ils imposèrent
une sourdine à leur haine, voilà tout. Cette at-
titude et le langage, qui la manifestaient, ne pu-
rent échapper longtemps à certains Catholiques.
Ils étaient faits pour s'entendre, et l'entente était
inévitable. Le loyalisme monarchique des libé-
raux put la retarder de quelques années seu-
lement. La mort et le découragement aplanirent
peu à peu cet obstacle. Alors le Catholicisme
libéral eut les destinées que Lamennais avait
entrevues après 1830.
Gambetta le comprit. Et c'est de sa part une
preuve incontestable de sens politique. Il exer-
çait une fascination sur ceux qui se plaçaient
dans la sphère de son action personnelle. Tous
- 206 —
ne se rendirent pas immédiatement compte de
sa pensée. Le temps se chargea de la faire en-
trer dans leurs têtes. Il ne faut pas oublier l'édu-
cation que donne l'exercice du pouvoir à ceux
qui le détiennent. Il leur communique bon gré
mal gré un sens conservateur. Et la religion
est l'une des choses qui doivent être conservées.
Il n'y avait aucun espoir de réaliser cette en-
tente directement avec les Ultramontains. Les
Catholiques libéraux ne l'accepteraient que si
l'on usait avec eux de beaucoup de diplomatie.
Gambetta discerna très vite la marche à sui-
vre pour aboutir. Le Pape Léon XIII conquit
son admiration. Il crut possible de contracter,
sous son gouvernement, un mariage de raison
entre l'Eglise et la République. Cela faillit réus-
sir. Et nous aurions eu le ralliement douze an-
nées plus tôt. Mais les esprits n'étaient pas pré-
parés ni du côté des Catholiques, ni du côté
des Républicains. Rome ne crut pas devoir in-
sister. Elle engagea seulement les évêques, le
Clergé et les hommes placés sous leur influence
à se montrer conciliants. Le Vatican donnait
l'exemple. De hauts personnages s'efforcèrent
d'engager tous les Catholiques dans cette voie.
Cependant le gouvernement républicain appli-
qua quelques articles essentiels de son program-
me destructeur. Cela fait, les chefs, hissés au
gouvernement, songèrent à s'y maintenir. Ils
avaient contre eux les ennemis de droite et les
ennemis de gauche. Ceux-ci se recrutaient parmi
- 207 -
les Républicains conséquents avec leurs idées;
on les nommait radicaux. La Foule républicai-
ne, logique à sa Façon, les poussait en avant.
Chaque campagne électorale augmentait leurs
forces. Les Républicains de la première heure
se trouvaient donc en minorité. Ils eurent des
hommes très versés dans l'art de manier un par-
lement. Les Catholiques se joignaient à eux con-
tre les radicaux, toutes les fois qu'il était ques-
tion des grands intérêts du pays; et les radicaux
esquissaient un mouvement semblable, quand il
ner au Socialisme. Les opportunistes, c'était le
gouvernement eut toujours à sa disposition une
majorité servile.
Mais le pays se prêtait mal à ce jeu de bascule.
Il allait au Radicalisme, en attendant de se don-
ner au Socialisme. Les Opportunistes, c'était le
nom que portaient les continuateurs de la politi-
que de Gambetta, avaient lieu de craindre. Ils
songèrent alors à lier partie avec les Catholi-
ques. La chose n'était pas impossible après 1890.
Deux de leurs hommes politiques avaient tout ce
qu'il faut pour mener cet accord à bon terme,
Constans et Spuller. Celui-ci ne cachait pas la
répugnance que lui inspirait l' anti-cléricalisme.
Une politique de conciliation avait été dans ses
goûts, même avant la conquête du pouvoir. La
figure de Lamennais lui était sympathique. La
liste déjà fort longue des études, consacrées à
ce personnage depuis un quart de siècle environ,
s'ouvre par un livre de Spuller. Cette prédilec-
tion le disposait à lancer l'esprit nouveau.
- 208 -
Il s'agissait de mettre la main sur les masses
électorales catholiques. Elles se composaient de
dignes gens, surtout dévoués à la question re-
ligieuse. Elles étaient disciplinées. Les prêtres
avaient sur elles un grand ascendant. Les co-
mités, qui prenaient leur direction politique, se
rattachaient à des bureaux et à des journaux,
qui avaient leur siège à Paris. Il suffisait de
mettre les membres directeurs de cette organisa-
tion sous l'action d'hommes prêts à un accord.
Dans ces conditions, le gouvernement aurait
pour lui ces nombreux électeurs, qui avaient
fait l'une des meilleures forces de l'Empire et
des Monarchistes. Les conservateurs n'avaient
pas de partisans plus résolus. On pourrait avec
ce concours s'assurer une majorité suffisante.
Il n'y avait pour cela qu'une marche à suivre:
gagner des influences dans le Clergé, faire le
siège des organes directeurs et agir à Rome. La
première chose à faire serait de détacher les
troupes catholiques de la politique royaliste et
conservatrice, en leur déclarant que cette union
avait gravement compromis l'Eglise dans le pas-
sé et qu'elle la compromettrait plus gravement
encore à l'avenir. Une intervention de l'autorité
ecclésiastique viendrait ensuite fort à propos dis-
siper les scrupules, qui pourraient en retenir plu-
sieurs.
Vcus voyez comment les choses allèrent. Le
ralliement fut commencé en France sur l'initiati-
ve d'hommes politiques, résolus à faire dans leur
intérêt un mariage de raison entre la République
209
et L'Eglise. C'était Le programme de Gambelta. Le
plan de Lamennais allait enfin se réaliser. On usa
des moyens diplomatiques. C'était Tacite avec
noire ambassade auprès du Vatican et les
agents ecciésiasliques dont elle disposait Le Sou-
verain Pontife avait un faible pour Faction di-
plomatique. Il y excellait du reste. L'intervention
sollicitée de lui correspondait à certaines idées,
remontant au début de son Pontificat. Le succès
qu'elle obtiendrait lui donnerait, pensait-il, quel-
ques droits auprès du gouvernement français.
Il en userait pour le bien de l'Eglise au dedans
et au dehors. Les négociateurs ne manquaient
pas de mettre bien en évidence les signes d'a-
paisement et ils insistaient sur les promesses fai-
tes par le gouvernement de la République. Rome
pouvait donc espérer de cette intervention des
avantages immédiats. Ce qu'on lui demandait
n'avait rien d'excessif. Les Catholiques seraient
assez dégagés des partis, s'ils adoptaient fran-
chement la constitution actuelle de la France.
Quelques évêques, Mgr Lavigerie n'était pas le
seul, entraient dans les vues du gouvernement.
Vous connaissez le reste. L'action diplomati-
que et religieuse du Saint-Siège en France par les
nonces s'exerça dans cette direction; celle de
la Secrétairerie d'Etat sur les Evêques, les Ordres
religieux et les Catholiques influents suivit la
même voie. Des avis furent donnés. On y re-
vint à diverses reprises. L'étonnement fut gé-
néral. C'était prévu.
Mais tout concourut au succès de cette po-
Le Catholicisme libéral 14.
210
litique, même l'opposition qu'elle souleva. Le
Pape voulait s'en tenir à une intervention d'or-
dre diplomatique. Il y avait eu des antécédents
en Belgique et en Allemagne. Les Belges et les
Allemands ne virent jamais là une direction doc-
trinale. Leur résistance respectueuse sauva la
religion dans leurs pays. Je ne sache pas que
Rome leur en ait su mauvais gré. On agit tout
autrement chez nous, et tout autre a été l'issue.
Des hommes, qui nourrissaient des ambitions
politiques, firent leur le ralliement et ils l'exploi-
tèrent par les procédés qui ont cours en politi-
que. Tout en reprochant avec une bonne foi dou-
teuse aux Royalistes d'engager la religion dans
les luttes de parti, ils faisaient exactement la mê-
me chose en organisant les Catholiques en parti
constitutionnel. Leur premier soin fut de for-
mer politiquement ce parti nouveau. Ils usè-
rent pour cela des autorités ecclésiastiques, en
provoquant leur intervention de la manière la
plus indiscrète, toujours sous le prétexte que les
intérêts de l'Eglise se trouvaient engagés. Ils
ne réussirent que trop.
Les journaux leur furent acquis. L'Univers
avait longtemps résisté aux conseils et aux in-
jonctions de gens qui se prétendaient autorisés
à les donner. On put admirer la souplesse et la
fermeté de son directeur, Eugène Veuillot, qui,
durant quelques années, resta fidèle à la ligne de
conduite adoptée par son frère. Mais il se lassa
et, un beau jour, ses lecteurs le virent avec pei-
- 211 -
De renoncer d'une manière très sensible à l'at-
titude militante. Ce fut au retour d'un voyage de
son fils Pierre à Tunis, où le cardinal Lavigerie
le combla de prévenances. Le journal inclina de
plus en plus vers le Républicanisme, entraînant
avec lui son public. Ceux qui gardaient la hai-
ne du Libéralisme accueillirent avec reconnais-
sance la Vérité française, fondée par MM. Rous-
sel et Loth. L'esprit et l'œuvre de l'ancien Uni-
vers revivaient sous la plume de ses rédacteurs.
L'Univers ouvrit ses colonnes à des écrivains,
qui propageaient les doctrines les plus contraires
à celles qu'il avait combattues depuis sa fon-
dation. Quelques-unes des erreurs les plus gra-
ves que Rome eut à condamner y trouvèrent des
porte-voix. Ce fut un organe du Catholicisme li-
béral. Il concourut pour une part très large à
républicaniser notre Clergé et nos Ordres reli-
gieux. De nombreux journaux de province suivi-
rent son exemple, sans parler des semaines reli-
gieuses, des bulletins et des revues, qui avaient
dans les presbytères le meilleur de leur clientèle.
La Croix donna sa contribution à cette même
cause. Ses fondateurs avaient eu cependant des
idées tout autres. Les Assomptionnistes s'étaient
proposé, en la fondant, de continuer la propa-
gande ultramontaine et anti-libérale que la Croix
de Gand avait menée sous les auspices du Comte
de Hemptines, jusqu'à l'avènement de Léon XIII.
Ils restèrent fidèles à ce dessein longtemps; mais
on finit par les contraindre à la politique consti-
tutionnelle. Ils l'interprétèrent d'abord comme
212
si elle était une forme nouvelle de la résistance
catholique. Ce n'était point cela. Ils ne purent
donner assez de gages aux promoteurs du rallie-
ment. On le leur fit payer cher. Ces religieux
avaient créé à Paris et dans la France entière une
vaste organisation de presse. Nous n'avions rien
eu de pareil. Il y avait de 'tout sous le couvert de
la Bonne Presse: des livres, des revues, des jour-
naux. Chaque diocèse eut sa Croix hebdomadaire.
Plusieurs furent quotidiennes. La presse royalis-
te des départements eut fort à souffrir de cette
concurrence inattendue. Cette organisation puis-
sante a beaucoup servi le Catholicisme libéral.
Le Clergé de la Bonne Presse, qui a remplacé les
Assomptionnistes, est en général républicain et
démocrate. Ses membres travaillent à la rédac-
tion et à la vente du journal. Leur présence ac-
crédite parmi les Catholiques cette idée que la
Bonne Presse a un monopole religieux. Ce n'est
pourtant que la raison sociale d'une entreprise,
dont les directeurs poursuivent, il est vrai, un but
religieux. Ce n'en est pas moins une entreprise
commerciale, comme il en existe d'autres tout
aussi recommandables.
Une organisation politique bien comprise pou-
vait aisément, avec l'appui de YUnivers et de la
Croix, républicaniser les Catholiques de France,
en commençant par le Clergé. On s'en préoccupa
de bonne heure. Finalement, ce fut Y Action libé-
rale de M. Piou, qui l'emporta. M. Piou reçut un
de ces mandats discrets, qu'on ne peut avouer en
public, mais qui suffisent pour accréditer un
- 213 -
homme et son œuvre. Il eut la projection des
Kvcques. Les directeurs d"(e livres enllioliques
comptèrent avec lui. On les tenait en suspicion,
dès qu'ils lui portaient ombrage, Cela arrivait
toutes les fois qu'ils passaient pour être hostiles à
la politique constitutionnelle. La plupart des co-
mités conservateurs acceptèrent son influence. Il
en fonda d'autres un peu partout. Sa ligne élec-
torale s'étendit ainsi à tous les diocèses de Fran-
ce. Ce n'était pas assez. L'Association catholique
de la Jeunesse française fut placée sous sa haute
direction. La Ligue patriotique des femmes fran-
çaises mit le sexe féminin et généreux à sa re-
morque. Il y eut donc à l'Action Libérale du
monde, des moyens d'action et de l'argent.
Qu'a-t-elle fait de toutes ces ressources? Si la
réponse à cette question vous intéresse, cherchez-
la dans le Ralliement de Léon de Cheyssac et
dans les divers ouvrages de M. l'abbé Emmanuel
Barbier. Je la résume en quelques mots : l'Ac-
tion Libérale, par ses journaux et par ses agents,
persuadait aux prêtres et aux fidèles qu'elle pour-
suivait un but catholique et, en réalité, on leur
imposait une politique libérale. Les Catholiques
de France furent ainsi amenés en plein Catholi-
cisme libéral. Ils ne s'en doutaient point. Où cela
nous a-t-il conduits? Ouvrez les yeux et voyez
la situation des Catholiques en France. Les mal-
heurs de l'Eglise chez nous sont une condamna-
tion écrasante du Libéralisme. Ses fauteurs ag-
gravent encore la responsabilité qui pèse sur
eux, en taisant la vérité. Ils continuent à mysti-
- 214 -
fier les braves gens qui les croient. Pauvres gens,
qui se figurent être vainqueurs, quand ils sont en
pleine déroute.
On plaint de tout cœur ces troupes du Libé-
ralisme, qui sont si mal conduites. Leurs chefs
les ont entraînées au nom de Rome. Quand Ro-
me désabusé a esquissé des signes contraires, ils
ont fermé les yeux dans la crainte de les voir. Et
ils ont écrit et dit, rien n'est changé, quand tout
était changé.
Lorsque certains Français parlent du rallie-
ment, ils prononcent avec indignation les noms
de Léon XIII et du cardinal Rampolla. Le Sou-
verain Pontife et son Secrétaire d'Etat ont eu
dans cette politique un rôle important. On ne
saurait le nier. Mais ils n'en sont pas les auteurs.
Le ralliement s'est fait en France. Il résulte d'un
accord entre quelques gouvernants républicains
et des ecclésiastiques haut placés. Les initiés ne
furent pas nombreux. Les mouvements de ce
genre sont l'œuvre de quelques personnalités in-
fluentes.
Par le ralliement, les projets de Lamen-
nais et le plan de pacification religieuse, es-
quissé par Mgr Dupanloup, recevaient leur réali-
sation. L'intervention du Souverain Pontife fut
sollicitée et obtenue en temps opportun. On la
renouvela aussi souvent qu'elle parut nécessai-
re. Les preuves de ce que j'affirme existent. Les
principaux artistes de cette politique vivent en-
core. Ce ne sont pas ceux dont les noms furent
prononcés. C'étaient des hommes très habiles.
- 215 -
Le comble de l'art pour eux consiste a ne rien
se permettre qui puisse trahir leur présence et
leur action. Quelques-uns sont encore à Rome;
les autres habitent la France. Ils veillent d'un œil
jaloux sur leur œuvre. Après l'avoir exécutée
sous Léon XIII, ils veulent qu'elle résiste au
gouvernement de Pie X.
NEUVIÈME LEÇON
Conséquences du ralliement
Sommaire : Pacification religieuse et ses conséquences.
Catholiques de droite et catholiques de gauche. Les
Modernistes. Les Sillonistes. Catholiques électoraux. La
loi de Séparation. Le gouvernement de Pie X.
Vu du côté de Rome, le ralliement apparaît
comme un acte de diplomatie. Il faut y voir en-
core un conseil donné à des Catholiques qu'un
scrupule religieux empêchait de se dire républi-
cains. On espérait par ce moyen dissiper les pré-
ventions de l'électeur français, qui, pensait-on,
refusait son suffrage aux candidats catholiques,
parce qu'il les croyait hostiles à la constitution.
Après leur adhésion à la République, cette réser-
ve n'aurait plus de raison d'être et les Catholi-
ques sortiraient des urnes électorales en nom-
bre suffisant pour avoir une majorité parlemen-
taire.
En France, les choses allèrent de tout autre fa-
çon. Le ralliement opéra la jonction des Catholi-
ques libéraux et des troupes catholiques, qui re-
cevaient depuis si longtemps leur mot d'ordre
des Uitramontains. Ce fut, comme on se le figure
aisément, le triomphe du Libéralisme. Pour me-
surer les conséquences de cette évolution politi-
— 217 -
que, il n'y aurait qu'à comparer Pétai d'esprit
de notre Clergé actuel et de la .Jeunesse catholi-
que avec celui qui se manifestait après le Concile
du Vatican. Ceux qui trouveraient cette date trop
lointaine pourraient s'en tenir aux hommes qui
luttèrent contre les persécuteurs de l'Eglise entre
les années 1880 et 1890. Leur état d'esprit a laissé
son expression dans YUnivcrs d'alors et dans les
ouvrages que l'on publiait. Il semblerait qu'un
siècle se soit écoulé depuis cette époque, tant les
idées sont différentes.
Je me souviens d'un discours prononcé à la
clôture d'un congrès d'œuvres sociales, auquel
j'assistais, il y a dix ou douze ans. L'orateur
appartenait à l'Association catholique de la Jeu-
nesse française. Peut-être en était-il le président.
Il fut très applaudi par l'auditoire. De fait, il
parlait bien. On lui avait demandé d'exposer les
aspirations de la jeunesse contemporaine. Voici
un tableau qu'il traça : « L'Eglise ressemble à
une cité du moyen-âge. La cathédrale est au cen-
tre. C'est un édifice majestueux, mais il est géné-
ralement vide. Les maisons s'entassent à l'ombre
de ses tours. Les habitants sont peu nombreux.
Ils ne sauraient remplir la cathédrale. Toute
une population est dispersée dans les campa-
gnes et au loin. Elle n'entre pas. Les hautes mu-
railles qui enserrent la ville lui font peur. Com-
me si ce n'était pas assez, on a creusé un fossé
profond, qui rend l'enceinte plus inabordable en-
core. La jeunesse contemporaine veut attirer
cette foule et remplir la cathédrale. Qu'on ren-
- 218 —
verse dans ce but les remparts : les débris ser-
viront à combler les fossés. »
Cette image donne une idée assez exacte de
ce qui s'est fait par le ralliement. Dans l'espoir
d'attirer les indifférents retenus par des préjugés,
on a démantelé l'Eglise. Contrairement à ce
qu'espérait la jeunesse contemporaine, la cathé-
drale ne s'est point remplie. Les vérités protec-
trices ont été passées sous silence. La pudeur de
la foi s'est amoindrie. Les jeunes et ceux qui
ont cessé de l'être se sont permis avec l'er-
reur un flirt imprudent. Et il est arrivé ce que
nous voyons. La pacification s'est faite, mais
au détriment de la vérité.
Je ne fais pas seulement allusion au Modernis-
me. Car il ne faudrait pas absorber dans ce
mot toutes les erreurs qui ont cours chez nos
contemporains. Pie X en a précisé la significa-
tion, en exposant le système religieux qu'il dé-
signe. Il est le fruit le plus dangereux du Li-
béralisme. Ce n'est pas le seul. Le Libéralisme
prédispose l'intelligence qui en est affligée à
recevoir toutes les erreurs, qui semblent réussir.
Il détruit l'intransigeance de l'esprit et il l'engage
à concilier le vrai et le faux, c'est-à-dire à sa-
crifier la vérité à l'erreur. Certains hommes peu-
vent avoir une maîtrise d'eux-mêmes suffisante
pour éviter de trop grands écarts. Mais combien
y en a-t-il? Les concessions plaisent au grand
nombre, parce que le grand nombre préfère la
faiblesse au courage. Il est pour la loi du moin-
dre effort. Quand des personnalités respecta-
219
blés en donnent L'exemple, quand surtout les
concessions paraissent dictées par un sentiment
généreux, on ne les taxe plus de faiblesse; elles
semblent hardies. C'est une marche en avant. Les
jeunes s'ébranlent et ils vont très loin. Leur es-
prit accueille toutes les doctrines d'aventure. Il
les amalgame avec la vérité et on assiste à un
phénomène curieux et troublant de l'anarchie
intellectuelle.
Dieu merci, rattachement à l'Eglise survit
dans la plupart des cœurs. La foi reste sincère.
Cela suffit pour en retenir beaucoup. Ceux qui
conservent leur fidélité entière aux enseigne-
ments religieux traditionnels sont moins proté-
gés contre les erreurs sociales et politiques.
Ils acceptent ainsi les pensées les plus contra-
dictoires. A une époque et dans un pays, où
toutes les erreurs circulent librement et ont
chance de conquérir l'opinion, ces tendances li-
bérales ont de funestes effets. Il entre de tout
dans les cerveaux. Les idées se manifestent
tôt ou tard et elles produisent dans la pensée et
dans l'action des Catholiques les diversités les
moins attendues. Il en résulte forcément des di-
visions, qui ne restent point à la surface.
Je n'ai pas à vous dire comment les erreurs
modernes ont réussi à diviser les forces catho-
liques. Cela nous entraînerait trop loin. Ces di-
visions se manifestent avec l'éclat d'un fait bru-
tal. Je me propose de les analyser. Ne vous at-
tendez point à reconnaître ici les éléments d'une
220
classification rigoureuse. Les Catholiques peu-
vent, il est vrai, se distribuer par groupes. Mais
cette classification est factice. Elle ne correspond
à aucune réalité. Ces groupements ne sont pas
toujours affaire de doctrine. Mieux vaut limiter
son observation aux idées et, dans ce but, recher-
cher celles qui ont cours et les organes de publi-
cité qui les mettent en circulation. Nous arrivons
ainsi à constater que les Catholiques se parta-
gent en diverses écoles. Chacune a sa façon pro-
pre de comprendre le Christianisme et d'appli-
quer cette connaissance à l'ordre intellectuel, à
l'ordre social et à l'ordre politique. La termino-
logie en usage dans les Parlements nous permet-
tra de les caractériser.
Il y a les Catholiques de droite et les Catholi-
ques de gauche. Ceux-ci appartiennent au Catho-
licisme libéral; ceux-là restent fidèles au prin-
cipe d'autorité et à la tradition. On ne peut guère
les nommer Ultramontains. Ce qualificatif a per-
du de son intérêt. Ils conservent cependant les
idées et les tendances des hommes ayant passé
pour tels durant les années qui suivirent le Con-
cile du Vatican. Vous vous faites honneur d'ap-
partenir à cette école.
Un mot seulement pour dissiper une équivo-
que. Les Catholiques de droite se trouvent fré-
quemment d'accord en politique et en sociologie
aveic des Français, qui ne partagent point leurs
convictions religieuses. On part de ce fait pour
les accuser de se mettre sous la direction d'in-
croyants. Ces alliés, par leur talent et leur
221
activité, donnent à La monarchie chrétienne un
concours précieux. Ce n'est pas une raison d'in-
tervertir tes rôles. Ils sont venus à nous. Ce qui
passait, sans la moindre diiii ulté, pour conforme
aux aspirations catholiques avant ces adhésions
retentissantes aurait-il perdu depuis ce carac-
tère? Vraiment, il faut, pour le prétendre,
une dose peu commune de pharisaïsme. Au reste,
ceux qui prennent cette liberté se montrent
moins prudes quand il s'agit d'eux et des leurs.
Je n'en dirai pas davantage pour ne point me
donner l'air d'essayer une justification, dont je
n'éprouve nul besoin. Passons aux Catholiques
de gauche.
Vous avez chez eux toutes les nuances, que pro-
duit le mélange du faux et du vrai. Le dosage de
l'erreur et de la vérité suit une progression régu-
lière. Il n'y a donc pas à chercher les points pré-
cis où commence le programme d'une école et
où finit celui d'une autre. La part faite aux er-
reurs théologiques est loin d'être la même. Elles
abondent à l'extrême gauche, tandis qu'elles de-
viennent rares, à mesure qu'on s'en éloigne. Ceux
qui voisinent avec la droite n'ont guère que des
erreurs politiques ou sociales. Ces erreurs elles-
mêmes s'atténuent, si bien que la transition de
la gauche à la droite est insensible.
C'est sur la gauche extrême qu'il importe de
fixer son attention. Ses membres sont de beau-
coup les moins nombreux. Leur influence ce-
pendant est considérable. Ils ont tous l'esprit
cultivé et largement ouvert. Le talent ne leur
222
fait pas défaut. Ils ne reculent devant aucune
témérité. On les voit fréquenter des hommes
qui professent des doctrines dangereuses; ils li-
sent leurs écrits. D'instinct, ils s'appliquent à y
rechercher ce qui n'est pas absolument incon-
ciliable avec la vie chrétienne. Souvent cet ins-
tinct les égare et ils associent des idées faites
pour s'exclure. On ne peut pas les traiter d'héré-
tiques, car ils évitent assez généralement les
erreurs qui méritent une note pareille. Si, par
hasard, une de leur doctrine vient à être déclarée
contraire à un dogme catholique, ils s'empres-
sent de lui faire subir une purification, et l'in-
terprétation qu'ils en donnent alors rend assez
difficile le reproche d'hérésie. L'hérésie n'est
pas, il est vrai, le seul péché grave contre la foi.
Il y a eu, de tous temps, des hommes qui ont
recherché ces positions dangereuses sur les con-
fins de l'erreur et de la vérité. Leur rôle a tou-
jours été funeste. C'est par eux que les hérésies
et les erreurs contre la foi se sont insinuées chez
les Catholiques. Elles ont germé en premier lieu
dans des esprits étrangers à l'Eglise ou tout au
moins placés en dehors de son action. L'accueil
qu'elles ont reçu chez les gens de l'extrême
gauche — il y a toujours eu parmi les Catholi-
ques une extrême gauche, — a fait leur fortune.
Les théologiens, qui ont la mission de veiller à
l'intégrité de la foi, doivent les observer atten-
tivement. C'est, sur les frontières de l'Eglise,
le point faible, exposé par conséquent aux as-
sauts de l'ennemi.
- 223 -
Les Modernistes, on le comprend, se trouvent
à cette extrémité. Je ne parlerai pas ici de leurs
erreurs théologiques. Il me suffit de vous dire
qu'en politique et en sociologie ils ne s'effraient
point des conséquences du Catholicisme libéral
le plus hardi. Ils entrent en plein dans l'œuvre
politique et sociale de la Révolution pour se l'ap-
proprier. Ce sont des Républicains sincères et
des démocrates ardents. Leur loyalisme embras-
se la république de M. Briand, comme il a em-
brassé celle de M. Clemenceau et de Waldeck-
Rousseau. .Ils s'inclinent devant la République
de Dreyfus. Il y eut parmi eux de nombreux
dreyfusards. Leur démocratie s'attache à l'évo-
lution de notre Démocratie présente; elle la sui-
vra jusqu'au Collectivisme. Je me demande ce
qu'ils pensent de la patrie. Quelques-uns em-
pruntent leur langage aux théoriciens de l'hu-
manité future.
Deux ouvrages, parus il y a trois ans, expri-
ment l'état d'esprit, qui règne dans ces groupes.
Le premier est l'œuvre de deux jeunes univer-
sitaires, MM. Chevalier et Legendre. Il a pour
titre Le Catholicisme et la société. Il fait partie
d'une collection dirigée par M. Mater, qui colla-
bore activement au succès de la politique an-
ti-religieuse de M. Briand. Le R. P. Laberthon-
nière crut pouvoir honorer cet ouvrage d'une
préface. Le chapitre quatrième, où les auteurs
traitent de V Eglise et de la Révolution, est absolu-
ment inacceptable. Les rôles sont intervertis. A
les croire, la Révolution aurait servi l'Eglise, en
224
brisant ses entraves, en rendant le despotisme
impopulaire, en propageant dans toute l'Europe
la civilisation chrétienne française. Sa politique
religieuse fut sa grande erreur, ils l'avouent;
mais ils s'empressent de dire qu'elle appliquait
avec plus de franchise et de logique des métho-
des inaugurées par l'absolutisme royal. C'est le
contre-pied de la vérité. Vous entrevoyez l'atti-
tude que prennent en face des ennemis actuels
de l'Eglise, ceux qui se prononcent ainsi sur le
passé.
La Crise morale des temps nouveaux de M.
Paul Bureau, professeur à l'Institut catholique
*de Paris, occupa davantage l'opinion. Ce livre
eut, avant sa mise à l'Index, un gros succès de
vente. On le propagea dans plusieurs séminaires,
où les étudiants le lurent avec intérêt. L'au-
teur idéalise singulièrement les socialistes et le
socialisme. Il ne ménage guère ses sympathies
et son admiration aux « hommes de l'Esprit nou-
veau », en qui nous sommes peu habitués à re-
connaître des amis du Catholicisme et de l'ordre
social. Les « hommes de la tradition », Catho-
liques et Conservateurs, sont fort malmenés par
lui. Leur inintelligence et leur égoïsme seraient,
à le croire, la cause principale des maux, dont
la France pâtit. M. Bureau entrevoit le moment
où les « hommes de l'Esprit nouveau » se pla-
ceront sous l'autorité de l'Eglise; il reconnaît
en M. Loisy, en Marc Sangnier, etc., des Catholi-
ques, capables de les comprendre et de leur faire
bon accueil. Cette pacification religieuse lui ap-
225
parait comme une heureuse solution de la crise
morale actuelle. Le Catholicisme libéral u
mais rien présenté de plus audacieux.
M. Bureau esl un type achevé du catholique
d'extrême gauche. Les tendances, qui se maiii-
festent dans son livre, se retrouvent sous la plu-
me de M. Léon Chaîne, des abbés Dabry dt
Naudet, des collaborateurs du journal hebdo-
madaire Demain, qui a disparu, et de quelques
rédacteurs des Annales de philosophie chré-
tienne. La crainte des censures ecclésiastiques
les empêche de publier tout ce qu'ils pensent «a
matière religieuse. Il ne faudrait pas en conclure
que le Modernisme a fait son temps. Ses fidè-
les ne renoncent à rien. Comme les hérétiques
d'autrefois, ils se recueillent après leur condaiTe-
nation, en attendant des jours plus propices.
Le Libéralisme de cette école se trouve à Taîs^
dès qu'il est simplement question de politlqae
et de sociologie. La poussée de la Démocrate
française vers le Collectivisme ne leur cause pas
trop de frayeur. Ils sont gouvernementaux, le
Pape leur semble avoir suivi une mauvaise ins-
piration, quand il a condamné la loi de sépa-
ration des Eglises et de l'Etat. Ils ne font point
mystère de leur indulgence pour le gouverae*-
ment de Clemenceau et de Briand. Leur attitude!
et leur langage les feraient aisément prends»
pour des complices de nos persécuteurs. Pa-r
contre, ils n'ont aucun égard pour les services
que les monarchistes rendent à l'Eglise. Ils Ses
traitent volontiers comme de dangereux pro^o-
Le Catholicisme libéral ï$
— 226 —
cateurs. Leurs fréquentations surprennent. Par
goût et par position, ils se font les accumula-
teurs d'erreurs pernicieuses, qui s'écoulent en-
suite dans les groupes voisins. Ils ont l'art de
prendre les postes qui leur permettent d'agir
sur la jeunesse intelligente.
Les Sillonnistes ont avec eux de nombreux
points de contact. Il y a des idées communes.
Le Sillon est largement ouvert aux hommes de
leur gauche. M. Sangnier et ses disciples ne par-
tagent cependant pas leur prédilection pour les
témérités théologiques. Ils affectent d'éviter ces
questions. Les reproches qu'on leur fait sont
motivés par leur théories sur la vie, sur les
caractères de l'âme d'élite, sur leur manie
d'allier l'Evangile à leurs idées sociales. On les
a accusés d'illuminisme. A les lire et .à les en-
tendre, on croirait à l'existence, chez quelques-
uns d'entre eux, d'un ésotérisme démocratique.
La Démocratie devient dans leurs groupes une
sorte de religion, ce qui explique certains actes
de fanatisme. M. l'abbé Barbier et M. Niel Aries
nous ont beaucoup appris sur le Sillon. Mais
tout n'est pas encore connu. Si le Sillon était ce
qu'il prétend être: un groupe de jeunes catho-
liques, voulant prendre part à la vie démocra-
tique de la France républicaine, les Evêques et le
Souverain pontife ne s'en occuperaient guère.
Mais il y a autre chose. La Démocratie évangé-
lique de M. Sangnier ne peut laisser l'Eglise
indifférente. L'action très étendue qu'il exerce
- 227 -
sur le jeune clergé, dans les séminaires, dans les
collèges et dans les œuvres de jeunesse, a occa-
sionné de graves désordres. Il fait songer aux évo-
ques en redingote, dont parlait récemment le car-
dinal Vives. C'est un rôle dangereux et ridicule.
Le fondateur du Sillon en fait l'expérience... (1)
Ses prétentions furent plus modestes au dé-
but. Mais les circonstances le poussèrent en
avant. Les prêtres organisaient en groupes les
anciens élèves des collèges et des écoles. L'As-
sociation catholique de la jeunesse française pas-
sait pour être l'œuvre des Pères Jésuites et des
jeunes gens élevés chez eux. Ils avaient la répu-
tation d'être royalistes. Les autres tenaient au
ralliement. L'A. J C. F. leur déplaisait. M. San-
gnier s'en aperçut. Ses courses oratoires à tra-
vers les diocèses lui fournirent l'occasion de les
affilier à son œuvre. Il est ainsi devenu le chef
d'une nombreuse jeunesse cléricale et laïque.
Les évêques l'ont beaucoup encouragé et flatté.
Ces témoignages, joints à son talent et à sa gé-
nérosité, l'ont grandi outre-mesure. C'est un chef
puissant.
Qu'adviendra-t-il de son œuvre? On ne sau-
rait le dire. Mais quelle que soit sa destinée,
l'influence du Sillon sur le clergé et sur la jeu-
nesse, a été et elle reste considérable. On peut
lui attribuer en grande partie les progrès dans
ces milieux du Catholicisme libéral. Tous les
prêtres qui ont suivi ce mouvement n'étaient
1. Ces lignes étaient écrites avant la condamnation du
Sillon.
- 228 -
pas de nature à supporter longtemps cette im-
mixtion d'un laïque, dans un domaine, qui n'é-
tait pas le sien. On accuse en effet, M. Sangnier,
de jouer parfois au curé. Plusieurs s'en plai-
gnirent. Le départ de M. l'abbé Desgranges, l'un
de ses plus chauds défenseurs, fit quelque bruit
Ces séparations n'allèrent pas au delà d'un schis-
me. M. Desgranges et ses émules sont démo-
crates, tout comme par le passé.
Ces démocrates abondent parmi les curés et
les professeurs de séminaire ou de collège. Leur
hardiesse ne se limite point aux seules ques-
tions sociales. Ils accueillent volontiers les té-
mérités en philosophie, en théologie, en écriture
sainte, en histoire. Quiconque va de l'avant, pi-
que leur curiosité et s'attire leur admiration. Les
plus intelligents ont fréquenté les Universités.
Ils ont le sentiment du mandarinat. Aussi élè-
vent-ils au pinacle les professeurs des Facultés
de l'Etat, qui vont au clergé. Tels ou tels de ces
messieurs se sont attribué le rôle de conseiller,
ou de directeur laïc des intelligences sacerdo-
tales. M. Fonsegrive est celui dont on a le plus
parlé. Les livres qu'il a publiés sous le pseu-
donyme d'Yves le Querdec sont pour beaucoup
dans la nouvelle orientation de notre Clergé. Des
revues entretiennent avec soin cet état d'esprit.
Il faut mentionner la Revue du Clergé français.
Les Catholiques libéraux s'y sont trouvés chez
eux. Je pourrais citer d'autres recueils périodi-
ques et des journaux de Paris ou de province,
si cela ne risquait pas de m'entraîner loin.
- 229 -
Ces prêtres, cela va sans dire, oui eu sur les
laïques une influence réelle. Il y a parmi eux
des hommes doués d'un véritable talent. Leur
science est clendue et ils savent écrire et par-
ler. On peut regretter qu'ils aient fait aux étu-
des lliéologiques la part si faible. Néanmoins
le prestige qui s'attache à leur nom est, par cer-
tains côtés, légitime. Les travaux de Y esprit n'é-
touffent pas en eux l'amour des âmes. Ce sont
fréquemment des prêtres zélés. Leur action re-
ligieuse serait profonde, s'ils avaient le sens ec-
clésiastique qui caractérisait la génération pré-
cédente.
Nous avons ensuite la foule des chrétiens en-
rôlés dans l'Action Libérale et ses annexes. Leurs
journaux les entraînent au Libéralisme politi-
que. Ce que j'en ai dit précédemment suffit
pour les faire apprécier. Leur soumission à l'E-
glise est sincère. Leurs dispositions restent ultra-
montaines, mais on a réussi à leur imposer pour
chefs des Catholiques libéraux. Tout le mal est
là, et il n'est guère que là. Cela vient de l'im-
portance excessive donnée aux élections.
Les préoccupations électorales détournent les
esprits d'une politique de principes. Le candidat
vise un succès personnel et il tait les vérités qui
pourraient le compromettre et lui faire perdre
la majorité. Sa tactique lui prescrit le silence en
bien des cas où son devoir serait de parler. Com-
me on s'est donné le tort de placer au-dessus de
tout les bonnes élections, il en résulte que l'ao
— 230 —
tion religieuse elle-même est soumise à la mê-
me loi du silence prudent. Le prêtre ne doit rien
dire qui puisse effaroucher l'électeur et enraci-
ner un préjugé dans son intelligence. Cette ré-
serve, Dieu merci, ne s'étend pas aux dogmes
chrétiens et aujx préceptes de la morale; mais,
en dehors de ce cercle où l'Eglise exerce une
vigilance sévère, il n'y a guère de limite aux
vérités.
Cette prudence est funeste. Car celui qui la
prend au sérieux, craint d'aborder certains su-
jets d'une gravité exceptionnelle. Il est impos-
sible d'enseigner ce qui touche à l'ordre po-
litique et à l'ordre social. Comment le faire,
sans aborder les questions de droit naturel et
de droit chrétien, qui sont inconciliables avec
les idées courantes? Qui donc ose parler monar-
chie dans une assemblée religieuse? Cette peur
des vérités impopulaires est surtout gênante en
tout ce qui concerne les rapports de l'Eglise et
de l'Etat. D'autre part, le désir de rendre la re-
ligion et ses ministres populaires, en flattant les
idées de la foule, enlève la crainte que toute er-
reur doit inspirer. Ceux qui ont cette faiblesse
n'hésitent jamais à souiller l'enseignement re-
ligieux par d'étranges témérités sociales ou po-
litiques. Chacun de vous a de nombreux exem-
ples présents à la mémoire. Cela se fait avec
une bonne foi indiscutable, dans l'intention de
gagner les âmes a Dieu.
Cette attitude dénote une grande timidité. Or,
les timides sont des faibles. Et les faibles ne peu-
- 231 -
vent exercer aucun empire. Nous en avons sous
les yeux une preuve éclatante. Jamais les prê-
tres et les fidèles ne se sont donne autant de pei-
ne que de nos jours. Ils multiplient les écoles
et les œuvres de toutes sortes et pour assurer
leur fonctionnement, ils ne reculent devant au-
cun sacrifice. Des spécialistes dépensent un art
extraordinaire pour tirer de ce travail et de cet
argent tout le fruit possible. Il y aurait certai-
nement de quoi sauver un pays cent fois pour
une. Quels résultats obtient-on! C'est triste à
dire; on n'obtient tnême pas de bonnes élections.
Il faudrait tout de même conclure que toute
cette activité pèche par quelque endroit. L'ac-
tion n'est efficace, que si elle est au service
d'une vérité entière.
Les conditions dans lesquelles la loi de sépa-
ration de l'Eglise et de l'Etat a été discutée au
Parlement, témoignent de la diminution du sens
catholique, causée par le Libéralisme. Un seul
député, M. le marquis de Rosambo, a eu le cou-
rage de déclarer, au début de la discussion, que
la Chambre n'avait pas le droit de l'aborder.
C'était, pour un chrétien, de toute évidence. Que
demandait-on, en effet, aux législateurs? De rom-
pre un concordat sans l'accord de l'une des par-
ties contractantes; et, dans l'espèce, la partie
lésée se trouvait être le dépositaire de l'autorité
la plus élevée qui soit au monde, le Souverain
Pontife. Le Parlement prenait sur lui de changer
les conditions légales de l'existence de l'Eglise
232
œa France et de leur en substituer d'autres. Il
hTcsq avait pas le droit. Les membres de l'oppo-
sâSon le savaient et ils ont passé outre. Le lan-
gue de M. de Rosambo ne fut pas compris. On
«mit habile de travailler à rendre la loi accepta-
is par des amendements. Il aurait mieux valu
ise point se départir d'une intransigeance, qui
eût été un bel acte de foi, et laisser à la gauche
fente la honte de cette législation inique et sa-
Œxilège. Mais, pour le faire, on aurait dû porter
atteinte au dogme de la souveraineté nationale.
Iles Catholiques ont reculé devant cet acte de
lèse-majesté.
Entre les amendements proposés, il en est
mu qui eut une fortune curieuse. Il était relatif
otx inventaires. Les Catholiques n'y prêtèrent
aucune attention. Le moment venu, ils virent
dans cette mesure, ce que les législateurs n'a-
Tsdent pas deviné : le prélude de la spoliation
ssKrilège. On se souvient de leur résistance. Les
libéraux crièrent au scandale. Quelques-uns eu-
rent l'improbité de dénoncer une prétendue ma-
SKeuvre politique. Il n'en était rien. L'opposition
mtx agents du fisc fut spontanée. Le sens chré-
tien se réveillait dans les cœurs. S'il y avait eu
fa moindre organisation, ce mouvement aurait
pi devenir un signal du salut.
Le Clergé dans son ensemble et les fidèles ap-
plaudirent à la condamnation de la loi par le
Souverain Pontife. Cet acte répondait à leurs
>*œux. Il semblait qu'on aurait dû se le tenir
- 233 —
pour dit. Les chefs, aveuglés par leur libéralis-
me, en jugèrent autrement. La loi prenait à leurs
yeux un caractère sacré par ce simple fait, elle
était la loi. Ils cherchèrent comment esquiver les
effets de sa condamnation. Ils opéraient de con-
cert avec ses auteurs. Les uns se préoccupaient
de sauvegarder certains avantages matériels et
de rendre aux Eglises un statut légal; les au-
tres se flattaient de faire ainsi rentrer l'Eglise
dans la loi. Le Souverain Pontife, par sa fer-
meté et sa clairvoyance, fit échouer toutes ces
négociations. Elles n'en durèrent pas moins deux
ans. Le besoin de négocier avec un gouverne-
ment ennemi hante encore, paraît-il, l'imagina-
tion de certains prélats et de quelques parlemen-
taires. Ce sont les coryphées du Catholicisme
libéral. Aucune déception ne leur ouvrira les
yeux. Ils négociaient avec Waldeck-Rousseau;
ils ont négocié avec Clemenceau ; ils mettent leur
confiance en Briand. Ils négocieraient avec Tha-
lamas, s'il arrivait au pouvoir. Le Libéralisme
a tellement oblitéré l'honneur religieux et l'hon-
neur politique, que cela paraît tout naturel. La
légende d'un Briand modéré, d'un Briand acces-
sible au sentiment chrétien, d'un Briand capa-
ble de refaire la paix religieuse, se propage dans
les presbytères et dans les familles chrétiennes.
Vous savez de quelle officine elle peut sortir.
Mais il faut que l'erreur libérale ait bien énervé
les caractères et altéré les jugements pour que
ces aberrations soient devenues possibles.
Je n'en finirais point, si je voulais étaler de-
- 234 -
vant vous les destructions morales opérées par
le Libéralisme. C'est, du reste, bien inutile, vous
ne les connaissez que trop. Je préfère vous rap-
peler comment le Pape sauva l'avenir de l'E-
glise, en maintenant l'intégrité de son droit Le
gouvernement de la République lui avait déclaré
la guerre de la façon la plus injurieuse en con-
gédiant le nonce apostolique et en rappelant son
ambassadeur auprès du Saint-Siège. C'était la
violation la plus flagrante des égards qui lui
sont dus en sa qualité de souverain; car il est vé-
ritablement souverain. Pie X ne pouvait qu'i-
gnorer les hommes politiques capables de le
traiter de la sorte. Tous les Catholiques français
ne l'ont pas compris. On dirait qu'ils ne don-
naient aucune importance à cette rupture des re-
lations diplomatiques avec le Vatican. Rome fort
heureusement apprécie les situations avec plus
de vérité. L'Eglise a un gouvernement. Ceux qui
le dirigent savent ce qui leur est dû et ce qu'ils
doivent. Ils n'ont pour appuyer leurs droits ni
flotte, ni armée. Ils ont du moins le sentiment
de l'honneur.
Le vote de la loi et son application consti-
tuaient une injustice flagrante. Il y avait la vio-
lation d'un contrat, une usurpation des droits de
l'Eglise, et une série interminable de vols et de
sacrilèges. Le Pape n'a pas hésité un instant à
le dire. L'attitude qu'il a prise était conforme
à cette déclaration. Il ne s'en est jamais départi
et, quoi qu'on fasse, il ne s'en départira point.
Pendant deux années, Pie X sembla se prêter
235
aux combinaisons de ceux qui cherchaient pour
l'Eglise un statut légal. Sa condescendance per-
mit au Libéralisme de déployer toutes ses res-
sources. Ce fut une impuissance complète. La
fermeté romaine ne céda devant aucune promes-
se. L'auteur de la loi, ses dupes et ses complices
en furent pour leurs frais. Ils insistent encore.
A l'heure où je vous parle des conciliabules se
tiennent. M. Briand dépêche à Rome un agent,
qui est, par ses origines, ses relations et ses idées
personnelles un type représentatif du Catholique
libéral. Rien ne les arrache à leurs illusions.
Leurs efforts cependant seront vains. Le Pape
restera inflexible; l'Episcopat fera de même.
Cette attitude déconcertent les Libéraux. Il y a
de quoi. C'est une réaction prudente mais éner-
gique contre leurs erreurs et les tendances, qu'el-
les ont imprimées aux Catholiques français. Pie X
est l'adversaire du Catholicisme libéral. Ses en-
seignements ne permettent pas d'en douter. Il
le combat et il le condamne surtout par la ma-
nière dont il gouverne l'Eglise. Il enseigne de
préférence par les actes de son gouvernement.
Cette méthode frappe moins l'opinion que l'en-
seignement oral ou écrit des discours et des en-
cycliques. Mais elle a des effets plus profonds
et plus durables. La vérité entre ainsi au cœur
même des institutions et elle régit les actes pu-
blics des chrétiens autant que leurs pensées.
De fait, ce n'est point la connaissance qui nous
manque. De Grégoire XVI à Léon XIII et à
- 236 -
Pie X le Saint-Siège a saisi toutes les occasions
de mettre en pleine lumière les vérités que le
Catholicisme libéral obscurcit. Il faut les faire
passer clans la pratique. Les évêques, les prê-
tres et les fidèles ne demandent que cela, sauf
de rares exceptions. Mais les individus, qui cons-
tituent ces exceptions, occupent les postes in-
fluents; ils tiennent en main l'outillage avec le-
quel on dirige l'opinion et l'action publique.
L'organisation, dont ils sont les détenteurs,
existe et fonctionne en marge du gouvernement
de l'Eglise. Les préoccupations religieuses dont
ses agents font parade l'engagent néanmoins.
L'allure ecclésiastique de certains groupes, qui
cherchent à se confondre avec les œuvres catho-
liques, ferait croire parfois que ces organisations
politiques ou sociales représentent l'Eglise. Ce
qui engendre des confusions regrettables. Les
âmes finissent toujours par en souffrir.
Pie X veut mettre un terme à cet état de cho-
ses. Sans détruire ces organisations, il ramè-
ne l'action religieuse dans sa voie normale.
Elle est sous la direction effective des curés,
des évêques et, en dernier lieu, du Souverain
Pontife. Ils en ont toute la responsabilité. Cette
action ne se borne pas au développement de la
vie chrétienne chez les individus et à la conser-
vation de l'orthodoxie; elle s'étend à tout ce qui,
de près ou de loin, touche au gouvernement de
l'Eglise. C'est le seul moyen de grouper les fidè-
les autour de leurs chefs légitimes dans les pa-
roisses et les diocèses et de rendre à nos Egli-
ses, pedevenues compactes, toute leur force. Il
n'est pas besoin pour cela de recourir aux orga-
nes artificiels. L'Eglise a dans sa constitution de
quoi réaliser ce programme. Le retour aux pres-
criptions du droit canonique et aux pratiques
traditionnelles de la vie chrétienne suiïit ample-
ment. Le parti que les saints cvèques en ont
tiré jadis les recommande pour l'avenir. On ga-
gnerait à orienter dans ce sens l'action reli-
gieuse.
Les œuvres parasites, qui absorbent tant d'ac-
tivité et de ressources, tomberaient en désuétude.
Ce serait déjà un premier gain. Les forces, n'é-
tant plus gaspillées, trouveraient un meilleur
emploi. En d'autres termes, Pie X cherche à
débarrasser l'Eglise de tout ce qui entrave le
fonctionnement régulier de ses institutions et à
placer le clergé et les fidèles sous l'influence di-
recte de ces mêmes institutions. Il n'a pas à
faire plus pour réagir efficacement contre le
Libéralisme. Il attaque le Catholicisme libéral
dans ses sources.
Il obtient un autre résultat. Les citoyens, en-
fants de l'Eglise, retrouvent une liberté politique,
qui était sans cesse gênée par les organisations
artificielles auxquelles je faisais allusion tout à
l'heure. Elles dépendaient généralement d'hom-
mes ou d'écoles poursuivant un but politique.
Ils s'en servaient pour utiliser les catholiques,
électeurs ou non, que l'indifférentisme a déso-
rientés. Cela est fini. Il ne faudrait pas en con-
clure que chacun a en politique et en sociologie
- 238 -
la licence de faire et de dire ce qui lui passe
par la tête.
Ce champ de l'activité humaine n'est pas in-
dépendant de la morale catholique. Ses lois obli-
gent dans la vie privée comme dans la vie pu-
blique. Les Etats leur doivent respect et sou-
mission tout comme les individus. Le catholique
qui étudie la science et l'art de gouverner les
peuples, est tenu de mettre leur constitution et
leurs institutions d'accord avec les enseigne-
ments de l'Eglise. C'est un devoir qui le suit dans
toutes les manifestations de son activité politi-
que. Dès qu'il l'a rempli, il ne lui reste qu'à se
conformer aux exigences de l'intérêt national.
La hiérarchie ecclésiastique n'a point à inter-
venir ici. Ses sujets relèvent d'eux-mêmes et des
autorités politiques légitimes. Ils ont le droit
de se liguer entre eux et d'exercer l'action qu'ils
jugent nécessaire. C'en est assez pour qu'ils re-
viennent peu à peu aux groupes politiques pro-
prement dits où l'on s'inspire d'une doctrine.
DIXIÈME LEÇON
La réaction contre le Catholicisme
libéral
Sommaire : Les erreurs modernes et le milieu politique. La
réaction nécessaire dans l'Eglise. L'attitude du Saint-
Siège. La tradition cathoLique. L'intransigeance sage.
Nécessité d'une doctrine politique.
Deux éléments concourent à la formation du
Catholicisme libéral. C'est d'abord la tendance
naturelle de l'homme à s'adapter au milieu dans
lequel il se trouve. Il en prend les idées et il en
contracte les habitudes. Quelques individus sont
capables de réagir contre ces influences exté-
rieures. Mais cela suppose de leur part une gran-
de énergie. Le second élément est dans l'organi-
sation de la société contemporaine. Sa constitu-
tion politique et ses institutions sociales lui vien-
nent de la Révolution. Les erreurs philosophi-
ques du dix-huitième siècle en sont la source
directe. La Déclaration des droits de l'homme,
qui tient lieu de décalogue à ce système, est en-
trée par elles dans les mœurs publiques. C'est
la négation des droits de Dieu sur la société et
sur les citoyens. Ce qui équivaut à la négation
du Dieu Créateur et de sa Providence. La Fran-
ce est, de ce fait, en plein athéisme politique et
- 210 -
social. Tout Tordre surnaturel s'en va. La reli-
gion naturelle, qui lui sert de base, disparaît
aussi. Il ne reste plus que les hommes et la na-
ture visible. On a créé un mot pour désigner
cette déchéance morale; c'est le naturalisme ou
le naturisme.
Mais, quoi qu'ils fassent et quoi qu'ils disent,
les hommes ne peuvent se passer de la Divinité.
Après avoir expulsé de l'organisation politique
le Dieu véritable, ils ont dû pourvoir à son rem-
placement. La nation a d'abord été déifiée par
eux. Ils ont ensuite conféré les attributs divins
à la société elle-même. La voilà qui peut créer
le droit; elle le fait en légiférant. Elle crée la vé-
rité, en prenant l'opinion pour règle de la pen-
sée. Des philosophes mettent au service de ces
erreurs une science prétentieuse et une termino-
logie obscure. Des théories, qui répugnent au
bon sens, prennent ainsi l'air de quelque chose.
Elles varient avec ceux qui les professent. Ils
prétendent cependant les imposer à la foule de
leurs contemporains. Ils s'arrogent volontiers la
mission de penser pour la collectivité. Les ci-
toyens n'ont à recevoir dans leurs intelligences
que le rayonnement de ces esprits supérieurs.
Ce sont les membres de cette oligarchie, que
l'on rencontre dans les Démocraties. Une Démo-
cratie est incapable de s'en passer. Elle reçoit
ses idées et son impulsion d'un groupe de pen-
seurs, qui prétendent avoir une âme d'élite. Ils
pensent bien mal et bien faux dans notre Démo-
cratie française.
241
Le public n'aperçoit guère ces conducteurs
secrets du peuple souverain. 11 connaît les gou-
vernants et les croit maîtres de tout. C'est une
illusion. Il devine la puissance des détenteurs de
grosses fortunes. Ces financiers peuvent beau-
coup; ils dominent les gouvernants. Mais gou-
vernants et financiers se contentent d'appliquer
les doctrines des penseurs à l'âme d'élite. Ils
obéissent à une oligarchie intellectuelle. C'est là
qu'il convient de chercher les vrais souverains
d'une Démocratie. Ceux qui répandent la pensée
sur les foules par la parole et par la plume ne
possèdent pas l'autorité suprême. Elle appar-
tient aux esprits supérieurs, aux créateurs de
systèmes et d'idées. Ils siègent dans les chai-
res de nos principales Universités. Beaucoup
portent, en ce moment, des noms qui n'ont rien
de français. Ils sont juifs et on les écoute.
Les doctrines qu'ils enseignent ont changé au
cours du dix-neuvième siècle. Toutes tendent à
une même fin, éloigner les hommes de la foi
en Jésus-Christ et en son Eglise et de la morale
évangélique. Elles sont des variantes du Libéra-
lisme. On ne compte plus les Français d'aujour-
d'hui qui acceptent toutes ces erreurs sans exa-
men. Elles leur arrivent par les canaux de la
transmission publique de la pensée. Ce sont eux
qui forment la majorité avec laquelle la Répu-
blique existe et fonctionne.
Les Catholiques, qui ont une foi éclairée et
une conscience en éveil, restent étrangers à ce
courant. Il leur faut pour cela résister aux ten-
Le Catholicisme libéral 16
- 242 -
dances qui sollicitent les hommes vers leur mi-
lieu politique et social. L'éducation qu'ils ont
reçue et les pratiques du Catholicisme leur ren-
dent cette attitude facile. Mais il en est à qui ces
efforts coûtent. Ils se résignent malaisément à
ce qui leur semble un exil de la vie moderne.
Ils voudraient comme les autres penser et agir
en fonction de leur époque, suivre le courant
de l'opinion et prendre les habitudes de tout
le monde. À force de vouloir, ils finissent par
faire. Les uns s'abandonnent à la loi du moin-
dre effort; ce sont des faibles; on aurait dit, au
temps de saint François de Sales, des imbéci-
les. Les autres sont des prudents; ils vont au
monde moderne pour le rendre chrétien et le
conquérir à l'Eglise. S'aperçoivent-ils que ce
monde moderne conquiert leurs intelligences, en
leur imposant ses idées?
Quoi qu'il en soit des mobiles qui les détermi-
nent les uns et les autres, les deux éléments, dont
est fait le Catholicisme libéral, se sont rejoints.
Des catholiques acceptent quelques erreurs con-
temporaines. Ils ont cru s'en tenir à des institu-
tions, s'accommoder de faits existants. Mais il
leur a fallu passer du fait des institutions aux
idées qui les soutiennent.
Cette genèse du Catholicisme libéral vous en
révèle les dangers. Il est le produit du milieu
politique et social. Les Français de notre époque
sont plongés dans une atmosphère intellectuelle
chargée des germes insaisissables de cette er-
- 243 -
reur. Comment l'en débarrasser? Il n'y a qu'un
moyen : supprimer la cause du mal, sablata cau-
sa, tollitnr effectué. Celte opération ne regarde
point l'Eglise; elle relève de la politique. Aussi
qu'on ne lui demande ni intervention, ni con-
seils. Une fois la chose faite, ou la verra s'en
accommoder aisément. Elle saura témoigner une
indulgence très large à ceux qui auraient pu,
sous la force des circonstances, user d'actes vio-
lents, dont le souvenir serait troublant pour eux.
L'Eglise est une reine et une mère; sa pré-
sence dans les exercices de la politique violente
gênerait autant et plus que celle d'une femme
vénérée sur un champ de bataille. Le simple
bon sens le fait pressentir. Je ne m'occuperai
donc pas de cette question.
L'Eglise a des devoirs à remplir envers elle-
même et envers ses fidèles, que les circonstan-
ces placent au milieu d'un monde où circulent
en toute liberté les erreurs les plus dangereuses
pour leur foi. Les papes, les évêques et les
théologiens sont tenus de dénoncer ces doctrines
fausses, les écoles où on les enseigne et les li-
vres qui les propagent. Ils ont à prendre les
mesures nécessaires pour empêcher leur diffu-
sion dans les familles catholiques. La presse, qui
fait profession de servir l'Eglise, doit de son
côté travailler à les prémunir. Il faut, en som-
me, user de tous les moyens d'agir sur l'opi-
nion. Ce n'est pas de trop, quand l'erreur a
pour elle toutes les ressources de l'enseignement
public, de vastes organisations scientifiques et
- 244 -
littéraires, et les puissances officielles. Peut-on
dire que les hommes d'Eglise aient rempli tout
leur devoir? Non. Car leur action énergique,
soutenue et concertée, aurait suffi à préserver
de la contagion intellectuelle la plupart des ca-
tholiques. Il faudrait tenir les yeux clos à l'évi-
dence pour ne point constater les progrès des
fausses doctrines dans nos rangs. Ceux-là même
qui devraient par leur enseignement et leur ac-
tion mettre les laïques en défiance contre les
organes de l'erreur, les étonnent trop souvent
par des hardiesses déconcertantes et des rela-
tions téméraires. Ils se croient tout permis.
Ils fréquentent des maîtres dont renseigne-
ment fait scandale; ils lisent des ouvrages et
des périodiques qui contaminent leurs intelli-
gences. Quelques-uns vont jusqu'à les faire lire
autour d'eux. D'autres se compromettent avec
les politiciens qui combattent ouvertement la
religion. Ils prennent leurs avances pour des pro-
positions de paix; ce qu'elles ne sont pas. Jamais
on n'a vu de notre côté autant de dupes et de
complices. Et, circonstance aggravante, nous
sommes en un temps où il est moralement im-
possible d'être dupe sans devenir aussitôt com-
plice. Dans ces conditions, le catholicisme li-
béral se propage avec une rapidité effrayante.
On le constate partout.
Rien n'aide à sa diffusion plus que le con-
cours de l'organisation politique et sociale elle-
même. Et c'est ce dont on se préoccupe le moins.
Rome dénonce, signale avec instance les pièges
- 245 -
que cache ce catholicisme déformé. Les écri-
vains qui mettent leur science et leur talent au
service de sa doctrine, développent sa pensée.
Mais combien en est-il qui osent s'attaquer à
l'organisation politique et sociale et à son fonc-
tionnement pour engager les catholiques à se
prémunir? La pudeur constitutionnelle les re-
tient. Cependant l'action contre les dangers du
catholicisme libéral sera inefficace aussi long-
temps que les défenseurs du vrai n'auront pas
eu raison de ces timidités inexplicables.
L'Eglise romaine a frappé toutes les grandes
manifestations du Catholicisme libéral. Vous
vous rappelez comment Grégoire XVI condam-
na Lamennais. Les résistances de Pie IX sont
présentes à vos mémoires. On parle moins de
Léon XIII. Les catholiques libéraux résument
toute son action dans la politique du ralliement.
Ils se trompent eux-mêmes et ils égarent l'opi-
nion. Qui voudra se donner la peine de lire trou-
vera dans les encycliques de ce pape une véri-
table Somme contre les erreurs libérales. On a
réussi au moyen d'une très habile exploitation
du ralliement, à priver ces enseignements lumi-
neux de leur application chez nous. Cette cons-
piration s'est tramée en France et c'est en Fran-
ce qu'elle s'est développée. Je ne reviens pas
sur ce qui a été dit. Mais tenez pour certain que
Léon XIII s'en rendit exactement compte avant
la fin de son pontificat. Que pouvait-il faire pour
déjouer ces intrigues à son âge et dans les con-
246
ditions où il se trouvait? Pie X, mieux servi par
les événements, et malgré les facilités que donne
un changement de règne, ne s'en tire qu'à grand' -
peine. Il se heurte à des embarras de toutes
sortes. Le Libéralisme lui oppose l'inertie de ses
chefs. C'est une tactique très habile. Ses actes et
ses enseignements sont altérés par le silence
et les commentaires tendancieux. Cette expé-
rience fait apprécier avec plus de justesse tels
ou tels actes qui ont eu lieu sous le gouverne-
ment de son prédécesseur.
Léon XIII ne se contenta point d'enseigner
par ses encycliques. Il y eut de son temps des
condamnations retentissantes. Celle de l'améri-
canisme et des projets de la Mère Marie du Sa-
cré-Cœur causèrent un certain désarroi dans les
groupes libéraux et démocratiques. Son succes-
seur n'eut qu'à continuer. Ses encycliques oppo-
sent au naturalisme, qui sévit sous le couvert
du catholicisme libéral, la saine tradition du
catholicisme intégral. Il ramène la vie et l'ac-
tion des prêtres et des chrétiens à la direction
surnaturelle, dont on les a détournés. Son gou-
vernement, je vous l'ai déjà dit, est une réaction
voulue et énergique contre le libéralisme. Je
n'énumérerai pas tout ce qui s'est fait à Rome
avant et depuis la condamnation de l'hérésie
moderniste. C'a été le coup le plus fort qu'ait
reçu le Catholicisme libéral. Ses partisans re-
courent à tous les moyens pour en atténuer la
portée. On dirait qu'ils réussissent. Pie X ne
perdra point courage. Et sa mort ne pourrait
217
interrompre celle réaction de la vérité contré
Perreur, Elle continuera; car elle est pour L'E-
glise une condition de vie.
II importe de suivre avec une curiosité in-
telligente ce qui se fait à Rome. Les intrigues,
qui se jouent autour du Vatican, n'ont aucun in-
térêt Il faut ne prêter qu'une attention distraite
à une multitude de paroles et d'actes auxquels
la renommée donne de l'ampleur. Ce sont des
riens, qui captivent les amateurs d'actualité. Ils
ne laissent aucune trace dans la vie de l'Eglise.
Ceux d'aujourd'hui font oublier ceux d'hier. Et
ainsi de suite. Les nouvelles communiquées aux
journaux par leurs correspondants romains ne
peuvent être admises sans un contrôle sérieux.
Les feuilles qui se réclament d'un monopole
catholique, ne méritent pas plus de confiance
que les autres. Tenez-vous-en aux actes officiels
du Saint-Siège. Ne leur accordez pas à tous une
égale importance. Car, en fait, ils ne sauraient
l'avoir. Allez à ceux qui ont un caractère doc-
trinal. Ne les isolez pas les uns des autres. Il y
a dans le gouvernement de l'Eglise romaine et
dans son enseignement une continuité, à laquel-
le on ne peut rien soustraire. Les actes et les
paroles, que nous apprenons aujourd'hui, se rat-
tachent ainsi à ceux et à celles des années pré-
cédentes. Le lien qui les unit en donne le sens
véritable. On risque de ne point les compren-
dre, en négligeant les applications de cette loi
de la continuité.
L'histoire des dogmes et de la discipline de
- 248 —
l'Eglise permet de vérifier la sagesse de ces
indications. Celui qui en tient compte se trou-
ve dans une situation avantageuse. Son esprit est
orienté par les jugements antérieurs du Siège
apostolique. Il s'habitue à ce qu'on pourrait ap-
peler sa jurisprudence doctrinale. Le sens ca-
tholique devient en lui très affiné. Les actes
en apparence les plus simples, tels qu'une lettre
du pape, un arrêt de congrégation, une mise
à l'index, deviennent des indices, qui n'égarent
jamais l'observateur. Il peut prévoir quel ju-
gement sera prononcé sur telle question. Cela
donne une grande supériorité morale. On re-
connaît aisément ceux qui la possèdent. Les dé-
cisions romaines et l'adhésion des autorités théo-
logiques sont venues, en maintes circonstances,
des appréciations qu'ils avaient portées d'abord.
Ils ont, en d'autres termes, dénoncé l'erreur
avant sa condamnation et enseigné la vérité,
avant qu'elle ne soit constatée officiellement.
Tout autre est la condition des écrivains et des
maîtres qui écrivent et qui parlent comme si
la condamnation transformait une idée de vérité
en erreur. Les jugements de l'autorité doctri-
nale ne changent rien aux idées; ils constatent
leur vérité ou l'erreur. Les catholiques doivent
leur confiance à ceux qui n'ont pas eu à modi-
fier leur attitude après les décisions de l'Eglise.
Ce sont les maîtres qui possèdent le sens de l'or-
thodoxie. On peut les croire.
Pour réagir utilement contre le Catholicisme
— 249 -
libéral, les hommes, qui ont l'honneur de tenir
une plume et de parler en public, doivent s'éle-
ver au-dessus du christianisme individuel. Les
dogmes et la morale, que l'Eglise enseigne, sont
applicables à la société. Il faut pour cela qu'il
y ait une harmonie possible entre les vérités
chrétiennes et son organisation sociale ou poli-
tique. Qu'il s'agisse des individus ou de la so-
ciété, les principes restent les mêmes. Leur ap-
plication se fait dans des conditions différentes;
voilà tout. La connaissance de la nature des ac-
tes humains est nécessaire dans le premier cas :
il faut dans le second connaître la nature des ac-
tes sociaux; ce qui suppose la science des lois
naturelles qui régissent les sociétés.
Il n'est pas question, vous le comprenez, des
devoirs du citoyen envers la société. Je songe
plutôt aux devoirs de la société envers lui et
envers Dieu. Ces devoirs ne sont pas une fiction.
Ils sont de rigueur. La société ne saurait préten-
dre au droit de les nier ou de les abroger. Elle
n'y peut rien. Un certain nombre d'hommes se
trouvent appelés par leur situation et leurs ap-
titudes à jouer un rôle dans le gouvernement
du pays. Les théologiens, qui ont la compétence
requise pour le faire, s'adressent à eux quand
ils veulent enseigner les obligations naturelles
de la société. Cela ne concerne point directement
la multitude. Elle est inapte à comprendre leur
langage. Ceux qui détiennent le pouvoir ou qui
gravitent autour ont les moyens de faire appli-
quer les lois de la morale sociale et politique.
- 250 -
Ces lois sont incompatibles avec les licences
du Catholicisme libéral, qui ramène tout au droit
individuel.
Il y a dans l'Eglise catholique toute une tra-
dition qui va de la Bible au Pape régnant. On
y rencontre les Pères de l'Eglise, les Maîtres de
la Scolastique, Suarez, Bellarmin et Bossuet avec
les grands penseurs, de Bonald et de Maistre. La
société démocratique se déclare indépendante de
ces lois. Cette prétention est inadmissible. Dans
tous les cas, nous ne pouvons en tenir compte.
Ce serait plutôt un motif d'affirmer avec plus
d'insistance le droit qu'elle conteste. Les prêtres
et les laïques, qui assument cette tâche, rendent
des services éminents. On ne saurait trop les en-
courager. La génération qui court à la vieillesse
feint de ne pas les entendre, parce que leur doc-
trine la gêne et l'humilie, en révélant les causes
de ses défaites. Mais celle qui grandit ne tardera
point à les prendre pour maîtres. Leurs ensei-
gnements lui montrent les écueils où ont échoué
les hommes d'hier et il jalonne la route qui
conduit aux succès de demain.
Je l'avoue, ceux qui distribuent ces vérités
sont bien rares. La raison en est peut-être dans
la rareté des citoyens disposés à les suivre. Il
vous appartient d'augmenter leur nombre. Soyez
assurés alors que ces bienfaiteurs intellectuels
ne vous manqueront pas. Pour le moment, vous
avez toujours à votre portée les principaux re-
présentants de la doctrine de l'Eglise en ma-
tière politique et sociale.
- 251 -
Je viens au traitement que chacun doit sui-
vre s'il veut ne point s'abandonner à la fai-
blesse conciliante qu'il porte en lui-même. C'est
une triste conséquence du péché originel. On
réagit contre elle en fortifiant par des actes réi-
térés la vertu contraire, qui est la force. Il faut
pour cela l'exercer au service du droit et de
la vérité. La méthode tracée par l'Evangile res-
te la bonne; elle consiste dans la franchise qui
n'admet aucune transaction entre le vrai et le
faux, le droit et l'injuste, £sf, est; non, non.
Nous n'avons pas à discuter Terreur et la vé-
rité, dès qu'elles sont connues. L'Eglise a plein
pouvoir pour nous dire où est la vérité, où est
l'erreur, où est le droit, où est l'injustice dans
les questions religieuses et morales. Ses déci-
sions ont force de loi ; nous leur devrons une sou-
mission entière de l'esprit et de la volonté. Cette
simplicité chrétienne répugne aux intelligences,
qui ont le tort de reconnaître à l'erreur des
droits incommunicables de la vérité, et aux ca-
ractères pour lesquels la licence se confond avec
la liberté. Ces intelligences et ces caractères ont
la faiblesse de trouver le joug de l'autorité in-
supportable.
L'intransigeance, qui développe dans l'hom-
me le respect effectif de toute autorité légitime,
ne va pas sans une certaine force. L'âme sent
ses énergies croître à la mesure où elle discipli-
ne ses facultés. Il lui suffti de chercher sa dis-
cipline dans l'ordre, que l'Eglise conserve par
ses enseignements. Le faux libéralisme, dont les
- 252 -
esprits contemporains se sont fait une habitude,
détourne ses adeptes de cette méthode. Ils pro-
clament l'indépendance de leurs raisons de toute
autorité. Ce qui les éloigne de la liberté sage
pour les égarer dans la licence. Le seul moyen
de résister à ces systèmes séduisants consiste
à remettre l'autorité à sa place. Au lieu d'entra-
ver l'exercice de la liberté, elle la préserve des
excès qui la compromettent. Elle n'opprime pas
la raison. Il lui suffit d'assurer son fonctionne-
ment, en la garantissant contre l'erreur. Par le
respecl de l'autorité, l'individu sort de sa fai-
blesse personnelle; il s'approprie l'expérience
de ceux qui l'ont précédé et de ceux qui le do-
minent. C'est autant de gagné sur l'ignorance et
sur l'erreur. On ne saurait trop faire pour se
donner les avantages dont elle est la source.
Les hommes quand ils rendent à ses dépositai-
res ce qui leur est dû, se servent eux-mêmes
beaucoup plus qu'ils ne les servent. Ils lui doi-
vent respect et soumission partout où elle se
présente à eux, dans l'Eglise, dans l'Etat, dans
la famille. Cette soumission ne saurait être aveu-
gle; elle peut, elle doit être intelligente. Sans
quoi, elle serait stérile.
Mais pour cela, un travail préalable est né-
cessaire. Ceux qui nous ont précédés allaient à
l'autorité de confiance, comme à une bienfaitri-
ce, qui depuis longtemps a fait ses preuves. Le
scepticisme moderne et le libéralisme, qui en
est la conséquence, ont vidé les âmes de cette
disposition bienfaisante. Elles ont besoin de la
253
retrouver. 11 Tant qu'elles découvrant aupara-
vant les motifs, qui la légitiment Leur confiance
doit être raisonnée. Il ne s'agit pas d'une raison
qui discute pour diminuer l'obéissance, mais
d'une raison qui s'éclaire pour mieux obéir.
Il y aurait beaucoup à dire, si je voulais don-
ner à ces affirmations les développements qu'el-
les comportent. Ce serait, je crois, inutile. Car
une fois posées franchement, elles se dévelop-
pent d'elles-mêmes devant les esprits, qui dési-
rent voir et qui veulent réduire à la pratique
les vérités aperçues.
Je ne puis mieux terminer ces leçons, qu'en
vous disant les services que rend la doctrine
monarchique aux enfants de l'Eglise, soucieux
de se prémunir contre les erreurs et les tendan-
ces du catholicisme libéral. La société, au mi-
lieu de laquelle ils vivent, est empoisonnée par
le libéralisme révolutionnaire. C'est une erreur
extraordinairement contagieuse. Elle est propa-
gée par le fonctionnement de l'organisme social
et politique. Cela se fait automatiquement. Il
n'y a qu'à se laisser faire pour être contaminé.
Et on se laisse faire toutes les fois que l'on s'a-
bandonne d'esprit et de cœur à l'influence de la
constitution et des institutions de la France dé-
mocratique. Elles créent dans le citoyen une
mentalité politique libérale, qui s'accorde mal
avec le sentiment de l'autorité inculqué par l'E-
glise à ses fidèles. Le Catholicisme libéral naît
251
et grandit dans les intelligences et les caractères
à la faveur du malaise qui en résulte.
Le Catholique français, qui accepte la doctrine
politique et sociale de la monarchie tradition-
nelle, provoque en lui la formation et le déve-
loppement d'un état d'esprit tout contraire. Il
se met en réaction. C'est justement ce qui le
préserve de la contagion. Anti-libéral en politi-
que, il l'est forcément en tout ce qui touche à
la pensée et à la vie religieuse. Le Catholicisme
libéral n'a aucune prise sur lui. Il y voit une
injure au bon sens. Cette erreur a beau se mo-
difier à l'infini avec l'évolution que subit le sys-
tème révolutionnaire, il reste toujours indemne.
Aussi importe-t-il de cultiver dans les familles
catholiques les convictions monarchistes. Elles
forment, dans une société que le libéralisme
désole, des oasis, où l'on retrouve avec joie un
catholicisme pur de tout alliage. L'Eglise y trou-
ve des refuges, où la foi et les pratiques chré-
tiennes sont en sûreté.
Je ne dirai qu'un mot des services que le cler-
gé reçoit de ces doctrines politiques et sociales.
Elles entretiennent chez ses membres le senti-
ment de la tradition. Vous savez de quelle uti-
lité il peut être, en un temps et dans des circons-
tances où les hommes ne reculent devant au-
cune témérité. Il fait si bon rester soi-même,
quand tous se dispersent à l'aventure. Un fait
confirme ces réflexions. Où se sont recrutés les
modernistes de tout calibre? Où trouve- t-on de
nos jours les adeptes du Catholicisme libéral?
Ge n'est guère dans les milieux monarchistes.
La fidélité à la tradition n'en fait pas cependant
les ennemis du progrès scientifique et social.
La forée du passé les pousse vers le vrai, en
les retenant sur les voies qui aboutissent à Ter-
reur. Ils gardent pures et fécondes les vérités,
nécessaires à l'ordre politique et social. Les hom-
mes seront ramenés à eux par l'expérience dé-
cevante des erreurs libérales. Ils apparaîtront
alors comme les gardiens avisés du progrès pa-
cifique et raisonnable.
Il me faut terminer cet enseignement. Je vais
le faire eu vous rappelant deux textes de nos
Saints Livres : Veritas liberabit vos, et Odio per-
fecto oderam illos.
La vérité est seule capable d'assurer la liberté
des individus et des peuples. C'est la vérité re-
ligieuse, la vérité sociale, la vérité politique. Il
n'y a pas à les disjoindre. Leur union fait les
sociétés chrétiennes et prospères. Ces vérités
sont la source du bien et de l'ordre.
Les erreurs contraires produisent le désordre
et le mal. Il faut les combattre et pour cela les
haïr, comme on hait le mal. Cette haine ne dif-
fère pas de l'amour du bien. Elle procède du
même sentiment. Cette haine serait inutile si elle
ne se fixait pas sur un objet réel. Cet objet est
l'agent qui propage le mal et les moyens dont
il use. Il ne s'agit pas d'une haine folle, qui
s'en prend aux personnes et aux choses, heur-
tant nos intérêts et nos passions; mais de la
haine sage, qui poursuit dans les personnes et
- 256 -
dans les choses le mal et le vice dont elles sont
les réceptacles dangereux. Les Saints ont expé-
rimenté cette haine parfaite, qui est un hom-
mage nécessaire à la vérité et à la vertu.
APPENDICE
La Contre Révolution dans la littérature
en France (1)
Quelques-uns de nos écrivains les plus goû-
tés du public ont trouvé dans la vie parlemen-
taire des sujets de livres. Ils en ont tiré bon
parti. Maurice Barrés eut, avec Leurs figures,
un succès énorme. Il est au Palais-Bourbon pour
la deuxième fois. Les types y sont variés et cu-
rieux. Il peut les observer tout à son aise. Nous
les verrons sans doute figurer dans une œuvre,
qui ne se fera pas trop attendre. Quels qu'en
soient le titre et le contenu, ce sera une critique
du parlementarisme français.
La vie parlementaire a une mauvaise littéra-
ture. Il suffit, pour en faire une critique sai-
sie de tous, de l'exhiber telle qu'elle fonction-
ne. M. le Comte de Vogue en a, mieux que M.
Barrés peut-être, deviné les caractères dans Les
morts qui parlent. Son titre, à lui seul, tourne
les intelligences vers les réalités profondes qu'il
entreprend de faire vivre. Il n'en faut pas da-
vantage pour m'autoriser à l'inscrire sur la lis-
1. Conférence faite à Bruxelles, en février 1908.
Le Catholicisme libéral i 7
- 258 -
te des œuvres où est fait le procès de la révo-
lution. Un autre motif me détermine à en parler
au début de cette conférence. Il place dans le
meilleur jour les hommes et les institutions qui
ont provoqué la renaissance de la littérature
contre-révolutionnaire, à laquelle je me propo-
se de vous faire assister.
Ceux qui parlent et agissent sur le théâtre
de la vie politique exécutent des rôles. Ce sont
des vivants, mais les idées qui tombent de leurs
lèvres et les actions qu'ils produisent sont ins-
pirées par des êtres que vous ne voyez pas. Ce
sont des morts qui discourent et gesticulent par
le moyen des vivants.
Observez attentivement la situation du pays;
prêtez l'oreille aux discours prononcés à la
Chambre, au Sénat, dans les réunions électora-
les; lisez les journaux, les revues, les livres, où
se reflètent les opinions politiques. Des discours
et des votes, passez aux idées; comparez-les entre
elles et classez-les avec un soin intelligent. De-
mandez-vous alors d'où elles viennent.
Pendant ce travail vous aurez assisté aux di-
visions passionnées des citoyens d'un même
pays. Ce sont bien des Français qui luttent ainsi
les uns contre les autres par la plume, par la
parole, par l'intérêt. Ils parlent et ils écrivent
la même langue; ils se réclament du même pa-
triotisme. Le spectacle qu'ils vous offrent a tous
les caractères de la vie. Mais, à mesure que
vous analysez les idées, saisies dans les discours
et dans les gestes, un doute s'élève dans votre
- 259 -
esprit. Sont-ce des vivants qui crient et s'imi-
tent sous vos yeux? Vous continuez votre ana-
lyse; vous classez les idées; vous cherchez leurs
origines. Et le cloute, peu à peu, fait place à une
certitude à laquelle vous ne songiez guère. Ceux
dont vous recueillez les paroles, dont vous ob-
servez les actes, n'expriment pas les pensées
et les sentiments de leurs contemporains. Ils
répercutent les sentiments et les pensées de maî-
tres qui ne vivent plus.
* *
Vous n'en êtes certainement pas à croire que
Ton parvienne jamais à extraire la pensée gé-
nérale d'un peuple au moyen des opérations
qui se déroulent devant les urnes électorales
et qui ont pour terme les votes du Parlement.
S'il en était ainsi, ce sont des vivants que vous
pourriez entendre et voir. Mais non; la men-
talité d'une nation est chose trop complexe pour
qu'on puisse la saisir par ces procédés. On peut
la discerner, en examinant les lectures qui plai-
sent à ses citoyens. Les livres à succès et les
revues qui ont des lecteurs nombreux n'ont rien
de commun avec les idées politiques auxquel-
les la France obéit. Prenez les journaux qui ont
les gros tirages, ils gardent une certaine réserve.
Il leur faut, pour servir impunément les hom-
mes au pouvoir, user d'une prudence extrême.
L'opinion n'est pas avec eux. Avec qui donc
est-elle? Avec personne. Elle se moque des hom-
- 260 -
mes et des choses. D'instinct, elle est conser-
vatrice de tout ce qui a la chance d'exister. Le
Souverain Peuple ne demande que la sécurité
pour ses affaires et pour ses plaisirs. Celui
qui saura le satisfaire et l'amuser le conduira
sans peine. Il n'a pas d'idée générale. C'est un
sceptique. L'intérêt personnel absorbe toute son
attention. Il vit pour l'heure présente. Que lui
importe le passé? Il ne l'a point connu. Que lui
importe l'avenir? Il n'y sera point.
La presse, la littérature et le théâtre culti-
vent soigneusement ce scepticisme maladif.
Leurs professionnels spéculent sur son dévelop-
pement. L'art est refoulé par eux à F arrière-plan.
Le théâtre, la littérature et la presse ne sont
plus qu'une industrie. Chacun cherche les af-
faires où l'on gagne de l'argent. Les hommes
oublient leur mission et, en amusant qui les
écoute et qui les lit, ils détournent l'attention
publique des événements qui devraient la solli-
citer. Du même coup, ils préparent le peuple
aux duperies des charlatans. Ils le rendent in-
différent à tout ce qui n'est pas son intérêt ou
son plaisir immédiat. Il ne veut pas de la per-
sécution, croyez-le bien; mais il la laisse faire,
les yeux fermés. On réussit aisément à la lui
cacher.
Le politicien n'exprime pas toujours, dans sa
vie publique, sa pensée propre. Il y a souvent
deux hommes en lui : l'homme politique et
l'homme privé. Sauf de rares exceptions, ils ne
s'accordent pas. Le dernier subit l'influence de
- 2G1 -
la famille; il n'a pas rompu avec toutes tes ha-
bitudes chrétiennes; on les respecte dans son en-
tourage. L'anticléricalisme n>sl pas de mise A
son foyer. Ce dédoublement de la personne hu-
maine se renouvelle parfois dans les diverses
phases de la vie publique. Il en est de même
des simples citoyens.
Vous avez de la peine à vous rendre compte
de cet état d'esprit. Il est pourtant réel; Vous
ne devez jamais l'oublier, quand il s'agit d'ap-
précier ce qui se passe en France.
C'est par leur dédoublement politique que les
élus et les électeurs sont dominés par les morts.
On les voit, à ce titre, prendre rang dans une
école, dont ils suivent les doctrines et les ten-
dances. Cette école est une secte impérieuse.
On ne perd rien à y entrer. Elle détient la puis-
sance de monnayer les idées. Ses membres sont
ainsi liés les uns aux autres par l'intérêt et par
la doctrine. La doctrine se transforme pour eux
en situation. La logique des collectivités s'em-
pare de leurs personnes et ne leur laisse aucun
moyen de lui échapper. Elle les pousse en avant.
Tant pis pour qui refuse de marcher. Le grou-
pe et l'opinion l'abandonnent. Il aura beau con-
server le vocabulaire de la secte et se gargariser
avec ses formules; on le laisse en marge; il
ne compte plus.
Voilà longtemps que cette marche a commen-
cé. Ceux qui la mènent continuent les oeuvres de
la grande révolution, de la révolution de Juil-
let, de la révolution de 1848, de la révolution
- 262 -
de 1870. C'est un même idéal qui les sollicite;
ils procèdent des philosophes et des encyclo-
pédistes du XVIIIe siècle. Ils veulent l'Etat laï-
que, c'est-à-dire, sans Dieu et aussi, qu'ils le
veuillent ou non, sans morale. Leur marche se
fait en arrière; elle aboutit à un nouveau paga-
nisme. Nous l'entrevoyons déjà sous la forme
du panthéisme collectiviste.
Je n'ai en vue, dans ce tableau, que les poli-
ticiens d'un anticléricalisme avéré. Il en est beau-
coup, même de gauche, qui n'y trouveraient
point leur figure. Mais aussi n'appartiennent-
ils pas au groupe qui préside aux destinées du
pays. Connaissant leur majorité, les ennemis
de l'Eglise ne lui livrent jamais le dessein qu'ils
exécutent. C'en serait assez pour perdre leur con-
fiance. L'électeur ne comprend rien aux grands
intérêts qui se trouvent engagés dans les lut-
tes politiques. Tout se rapetisse au niveau de
l'intérêt personnel ou local. Les adversaires se
laissent eux-mêmes prendre au jeu. Ils adop-
tent ainsi le terrain de combat qui leur est pré-
paré par l'ennemi. Cette étrange tactique est
le prélude de défaites inévitables. Et des échecs
répétés, la lumière ne jaillit point.
Ce spectacle douloureux vous fait monter aux
lèvres une question à laquelle il n'est pas tou-
jours facile de répondre. Que faites-vous donc en
France? On fait beaucoup. Les efforts se mul-
tiplient; les œuvres sont Innombrables ei il y en
a pour tous les besoins; on donne L'argent siins
mpter; on paie de sa personne plus enc
que de sa bourse. Il est des Français qui ré-
criminent sans ersse contre leurs coreligionnai-
res et compatriotes. Rien n'est plus contraire
à la vérité et à la justice. Les catholiques de
France dignes de ce nom, et il y en a beau-
coup, sont admirables de générosité et de dé-
vouement. On pourrait, à meilleur compte, sau-
ver le pays cent fois pour une. Je crains fort
que cela ne continue. Comment ne pas crain-
dre en voyant le crédit obstiné dont jouissent
les organisateurs inlassables de nos défaites? Et
alors, tout espoir serait-il perdu?
*
Quand il s'agit de la destinée des peuples, ne
prenez pas au tragique ce qui se passe sous vos
yeux. Les peuples durent. Ils ont eu un passé et
ils auront un avenir. Le présent dont nous som-
mes les témoins n'est que le lien de l'avenir et
du passé. On ne comprend rien aux événements
actuels, lorsqu'on les isole de ce qui les a pré-
cédés et de ce qu'ils préparent à leur tour. La
multitude des hommes qui s'agitent et la va-
nité de leurs actes obscurcissent, il est vrai,
l'horizon. Cette poussière n'interrompt point l'u-
nité de la vie nationale. Par sa continuité, elle
amène aux générations présentes les pensées
qu'ont élaborées les générations antérieures.
264
C'est ainsi que s'exerce la poussée des morts sur
les vivants.
Il est de ces pensées dont l'action est irrésisti-
ble. Ceux qui les ont émises sont au premier
rang des bienfaiteurs d'un pays. Ils sont ses
éducateurs. On peut quelquefois reléguer dans
l'oubli leur nom et leur doctrine. Mais ils fi-
nissent, un jour ou l'autre, par forcer l'attention.
Des esprits vigoureux s'emparent de leurs idées;
ils les humanisent de nouveau et ils les met-
tent en circulation avec une vigueur qui a rai-
son de tous les obstacles. Ce ne sont pas seule-
ment des penseurs et des écrivains. Leur succès
tient à ce qu'ils se montrent avant tout hommes
d'action. Ils ambitionnent de transporter leurs
idées dans l'ordre pratique des institutions et
des faits.
Les disciples de la révolution ont agi de la
sorte pendant tout le cours du dix-neuvième
siècle; voilà pourquoi ils ont fini par mettre les
événements à leur service. Cette méthode, qui
est la bonne, peut réussir à d'autres. L'expé-
rience a fait entrer cette conviction dans quel-
ques âmes généreuses. Déjà nous les voyons à
l'œuvre. Elles ont puisé les doctrines nécessaires
à la santé morale et même à l'existence du pays
aux pures sources de la tradition. Leurs intelli-
gences en vivent. Cette vie se communique inten-
se autour d'eux. C'a été le point de départ d'une
littérature saine et exubérante. Cette littérature
est déjà par elle-même une action. Elle a une
influence considérable. Nous ne sommes ce-
- 265 -
pendant qu'au débat. Le nom que cette école
s'est donné indique bien son caractère. Elle est
une Action française.
La Révolution s'était faite contre les doctrines
religieuses, sociales et politiques, dont la France
avait vécu. Durant les années qui suivirent cette
crise, deux écrivains furent les interprètes auto-
risés des vérités traditionnelles, Joseph de Mais-
tre et de Bonald. Les ruines accumulées de tou-
tes parts et les difficultés, au milieu desquelles
se faisait la reconstruction nationale, auraient dû
prédisposer la France entière à écouter leurs en-
seignements. On ne les entendit guère. Parmi
ceux qui leur donnèrent quelque attention, beau-
coup les prirent pour des exagérés. C'étaient
cependant des prophètes. Les événements se sont
chargés de ratifier leurs paroles. Cette vérifica-
tion n'est pas encore terminée, A mesure qu'elle
s'effectue, les écrits de de Maistre et de de Bonald
sollicitent les esprits, capables de suivre les le-
çons qui guérissent les peuples.
Ces deux illustres penseurs ne furent cepen-
dant pas oubliés complètement. Ils ont eu des
fidèles qui méditaient avec eux les enseignements
de l'histoire et ceux de l'heure présente. Leurs
sentiments furent quelquefois partagés par des
hommes que tout semblait éloigner d'eux. Un
des écrivains de Y Action française, M. Louis
Dimier, a présenté au public, dans un curieux
volume, plusieurs de ceux qu'il appelle Les maî-
tres de la Contre-Révolution. On enrichirait sans
peine cette galerie de figures intéressantes. Elles
— 266 —
s'élèvent toutes, avec un ensemble parfait, contre
les erreurs des encyclopédistes et leurs consé-
quences sociales et politiques.
Malgré le discrédit où ses idées parurent de-
voir sombrer, une partie du programme de Jo-
seph de Maistre eut sa réalisation. Des hommes
d'église et des laïques éminents s'inspirèrent de
la tradition théologique, dont il s'était fait le
vigoureux interprète. On leur dut la renaissance
catholique, qui aboutit au Concile du Vatican et
à la définition de l'Infaillibilité pontificale. Il
y eut parmi eux des écrivains de haute valeur.
Je n'en citerai que deux: Louis Veuillot et le
cardinal Pie. Quelques-uns s'imposèrent à la re-
nommée. Mais, il faut l'avouer, les circonstances
les soumirent à une rude épreuve. Ils en sorti-
rent fortement amoindris. La restauration de la
monarchie, à laquelle ils travaillèrent de toutes
leurs forces, échoua entre leurs mains. Ce fut un
désastre pour leur école. Ses chefs disparurent
les uns après les autres. Personne n'hérita de
leur talent ni de leur autorité. Leurs continua-
teurs furent tenus à l'écart.
Ceux qui jouirent alors de la confiance des
catholiques et les guidèrent dans la défense reli-
gieuse et sociale n'avaient plus le même idéal.
Ils étaient les disciples d'hommes à qui des ser-
vices éclatants et une haute valeur méritaient
l'estime et la reconnaissance. L'ultramontanisme
les effrayait. L'origine divine du pouvoir, théo-
riquement vraie, leur semblait inopportune à
soutenir. L'alliance du Christianisme et des prin-
267
ripes inaugurés par la révolution leur parut
nécessaire. Ces défenseurs, souvent admirables,
de la vérité religieuse et des droits des catholi-
ques, ont laissé des œuvres littéraires, dont le
succès est loin d'être épuisé.
Quel que soit leur enthousiasme pour l'Eglise
et sa mission politique et sociale dans l'histoire,
il ne viendra à l'idée de personne d'en faire des
maîtres de la Contre-Révolution. Ils cherchèrent
plutôt à la christianiser. Ce fut en vain; car, pour
devenir chrétienne, il lui faudrait tout d'abord
cesser d'être ce qu'elle est, c'est-à-dire, la Révo-
lution, et se faire autre chose.
Ils n'avaient pas ménagé les reproches aux
disciples de de Maistre et de de Bonald. A les
entendre, leurs exagérations étaient la cause des
haines soulevées contre l'Eglise.
Après une expérience longue d'un quart de siè-
cle, que dire de leur tactique? Ont-ils apaisé
une haine, évité une persécution?
Les faits répondent d'eux-mêmes.
*
Mais voilà que les doctrines de Joseph de
Maistre et de de Bonald n'ont pas attendu la
faillite du libéralisme catholique pour s'affir-
mer dans des conditions que rien ne faisait pré-
voir. Elles nous reviennent plus fortes et rajeu-
nies par des maîtres qui n'étaient pas de chez
nous. Déjà l'incomparable écrivain que fut Bal-
zac leur avait dû quelques-unes de ses inspira-
- 268 -
tions les plus heureuses. Avec eux et par eux.
il écrivit en prophète du passé et en prophète de
l'avenir. Il eut, pour apprécier les événements
du passé, une sagacité d'historien rompu aux
meilleures méthodes, sans avoir jamais fait un
travail d'histoire. L'avenir lui révéla plusieurs
de ses secrets. Autant que nul autre, Balzac eut
la fortune de penser avant ses compatriotes.
Ses écrits, auxquels va la faveur d'un public
nombreux, font dans les intelligences une œuvre
puissante de Contre-Révolution. J'ignore s'il faut
leur attribuer des conversions. Ils y coopèrent
néanmoins. Leur lecture achemine vers la véri-
té. L'engouement dont ils sont l'objet est donc
un heureux symptôme.
Auguste Comte a travaillé à la Contre-Révo-
lution. On ne s'en doutait guère parmi les catho-
liques, ses contemporains. Les négations radi-
cales de son positivisme les effrayaient, et il y
avait de quoi. Son système philosophique est
incompatible avec le christianisme. Mais il en
va tout autrement de sa méthode appliquée aux
faits que l'histoire ou la connaissance du présent
livrent aux observateurs. Comte ne travaillait
pas en face du public, comme il sied à un homme
de lettres. La solitude de son laboratoire lui
convenait mieux. Il ne se préoccupait pas de la
multitude dont il était inconnu. Quelques dis-
ciples et collaborateurs lui suffisaient. Avec
eux, cependant, il accumulait des pensées, qui,
tôt ou tard, devaient ravonner. Les hommes de
2159
lettres les ont prises, afin de les communiquer
à la foule des lecteurs. Ils les ont populari-
sées,
L'Auguste Comte qu'ils ont servi n'est pas le
véritable, paraît-il. Ils ont modifié su doctrine so-
ciale et politique au point de lui attribuer juste
le contraire de ce qu'il a écrit et pensé. M. Léon
de Montesquiou en a fourni la preuve mani-
feste dans ses brillantes leçons sur Le système
politique d'Auguste Comte, données à l'Institut
d'Action Française. On ne peut donner ce sys-
tème comme étant catholique. Ce n'est, du res-
te, pas la peine. Le catholicisme n'a pas de
système politique qui lui soit propre. Mahomet
en a fait entrer un dans son organisation reli-
gieuse. Au temps du paganisme, les cultes se
confondaient avec la politique. Jésus-Christ a
rompu avec cette coutume abusive. Vous cher-
cheriez vainement dans son Evangile de quoi
dresser un système politique et social. Il ne se
désintéresse pas cependant de l'organisation et
de la conduite de la cité humaine. Sa morale
domine les hommes dans leur vie publique, com-
me dans leur vie privée. Elle a les caractères du
levain de la parabole. Un système politique et
social n'a qu'à recevoir ses maximes pour deve-
nir chrétien sous leur action mystérieuse et
toute-puissante. Celui que Comte propose ne ré-
pugne à aucune des transformations qu'elle est
capable d'opérer. On peut même dire qu'il la
réclame. Examiné de près, il ressemble singuliè-
— 270 —
rement au système traditionnel professé par de
Maistre et de Bonald. Son auteur n'a guère fait
que le laïciser.
Le fondateur du positivisme n'a pas poussé la
méthode d'observation aussi loin que Le Play.
Ce dernier a été moins préoccupé que lui par la
la constitution politique des peuples. Les con-
ditions qui doivent régir les relations des hom-
mes entre eux et avec la société au milieu de
laquelle ils vivent, ont été de sa part l'objet de
patientes observations. Il a vécu parmi les peu-
ples les plus divers. Tous lui ont fourni des élé-
ments sur lesquels son esprit vigoureusement
synthétique a pris de quoi former une doctrine
sociale. Aucune idée préconçue ne le guidait.
Il se comporte en savant impartial qui obéit
au désir de connaître toute la vérité. Sa méthode
d'observation est rigoureusement scientifique.
Les conclusions auxquelles il aboutit méritent,
à cause de cela, l'attention respectueuse de toute
intelligence droite.
Je ne vous rappellerai pas ses admirables en-
seignements sur la famille et sur le décalogue
éternel, Ses doctrines sont celles de vos hommes
d'Etat En les appliquant à la nation, ils lui ga-
rantissent les biens les plus précieux que son
gouvernement est capable de lui procurer, la
prospérité publique et la paix sociale.
Le Play aboutit, par ses recherches scienti-
fiques, aux vérités que nos maîtres es sciences
sociales puisaient directement dans le dépôt de
- 271 -
notre tradition chrétienne. Il pense el il parle
comme Blanc de Saint-Bonnet. L'ami le plus
intime qu'il eût dans ses vieux jours, Emma-
nuel de Curzon, lui donna tout son cœur, après
avoir constaté l'harmonie parfaite qui existait
entre sa doctrine et les idées qu'il avait lui-même
reçues par son éducation familiale. Ce fut le
cas d'un disciple qui lui voua la plus affectueuse
admiration, M. René de la Tour du Pin. Les
siècles d'éducation qu'il avait dans les veines
le prédisposaient à comprendre cette méthode
et cet enseignement. Il a depuis lors travaillé
dans le même esprit. Ceux qui ont le bonheur
de profiter de sa longue expérience savent en
quelle estime il tient l'œuvre de Le Play.
Auguste Comte et Le Play avaient la Révo-
lution en horreur. Ce dernier a caractérisé les
erreurs au nom desquelles on l'a faite, d'un mot
qui restera, les faux dogmes de quatre- vingt neuf.
Le public ignora longtemps les travaux qu'ils
poursuivaient l'un et l'autre. Les résultats de
leurs recherches, du moins tels qu'ils les for-
mulaient, n'auraient eu pour lui aucun intérêt.
Mais la vérité ne pouvait rester prisonnière dans
leurs laboratoires. C'est pourtant ainsi que dé-
butent la plupart des enseignements destinés à
avoir sur les peuples une action profonde et
durable. Quelques rares génies ont la mission
de les penser d'abord pour les autres et long-
temps avant eux. Quand l'heure est venue, d'au-
tres ouvriers de l'intelligence se rencontrent à
leur école. Le penseur chez eux est doublé d'un
272
artiste. Ils possèdent l'art d'écrire. Les vérités
fortes et nécessaires sont arrachées par eux des
récipients scientifiques. Ils les versent toutes vi-
ves dans les œuvres qui forcent, violemment s'il
le faut, l'attention du public. C'est ainsi qu'elles
sont livrées à la circulation. De Bonald, de Mais-
tre, Le Play et Comte ont eu cette fortune.
*
* *
Ceux d'entre vous qui ont trente années de
lecture gardent, sans aucun doute, le souvenir
de l'impression produite par le premier volu-
me des Origines de la France contemporaine.
C'était l'œuvre d'un maître. On le connaissait
depuis longtemps. Mais rien dans ses antécé-
dents littéraires ne faisait soupçonner l'orien-
tation d'esprit que ce livre manifestait. Cette
circonstance augmentait l'intérêt d'un sujet, qui
en avait tant par lui-même et auquel le talent
de l'auteur en ajoutait beaucoup. Taine n'était
ni Monarchiste, ni Catholique. Il était penseur
indépendant et il présentait avec art toute sa
pensée. Il fit donc œuvre de philosophe et d'ar-
tiste. Ces œuvres ne s'excluent pas, elles se com-
plètent.
Les Origines de la France contemporaine ne
sont pas le fruit de quelques mois de travail.
C'est l'œuvre de toute une vie et le résultat
d'observations maintes fois renouvelées. L'état
d'esprit dans lequel Taine les commença s'est
précisé peu à peu. Quand l'heure fut venue de
273
les abandonner au public, il exprima dans les
premières lignes de sa préface4 le jugement qui
s'était formé lentement chez lui.
« En 1849, ayant vingt -et un ans, j'étais élec-
teur et fort embarrassé; car, j'avais à nommer
quinze ou vingt députés, et, de plus, selon l'usa-
ge français, je devais, non seulement choisir des
hommes, mais opter entre des théories. On me
proposait d'être royaliste ou républicain, dé-
mocrate ou conservateur, socialiste ou bonapar-
tiste; je n'étais rien de tout cela, ni même rien
du tout, et parfois j'enviais tant de gens con-
vaincus qui avaient le bonheur d'être quelque
chose. Après avoir écouté les diverses doctri-
nes, je reconnus qu'il y avait sans doute une
lacune dans mon esprit. Des motifs valables pour
d'autres ne l'étaient pas pour moi; je ne com-
prenais pas que, en politique, on pût se décider
d'après ses préférences. Des gens affirmatifs
construisaient une constitution comme on cons-
truit une maison, d'après le plan le plus beau,
le plus neuf et le plus simple. Chacun construit
à faux après avoir raisonné à vide. C'est que
les peuples n'ont pas à choisir eux-mêmes leurs
constitutions. Leurs préférences seraient vaines.
La nature et l'histoire ont choisi pour eux. La
forme sociale et politique dans laquelle un peu-
ple peut entrer et rester n'est pas à son ar-
bitraire, mais déterminée par son caractère et
son passé. Il faut que, jusque dans ses moin-
dres traits, elle se moule sur des traits vivants
auxqjuels on l'applique; sinon, elle crèvera et
Le Catholicisme libéral 18
- 274 -
tombera en morceaux. » Vous croiriez enten-
dre de Bonald.
Après avoir consacré un volume à l'ancien
régime et trois à la Révolution, Taine aborda
l'œuvre de Napoléon Ier} qui a consolidé et com-
plété Tordre social révolutionnaire dans la Fran-
ce contemporaine. Ecoutez son appréciation; elle
serait ratifiée par de Bonald et par de Maistre:
« A force de vivre dans cette forme sociale,
nous nous y sommes accoutumés; elle ne nous
étonne plus; si artificielle qu'elle soit, elle nous
paraît naturelle; nous avons peine à en conce-
voir une autre, plus saine; bien pis, nous y répu-
gnons; car une telle conception nous condui-
rait vite à une comparaison, par suite, à un
jugement, et sur beaucoup de points, à un juge-
ment défavorable, à une désapprobation moti-
vée, non seulement de nos institutions, mais
aussi de nous-mêmes. Appliquée sur nous pen-
dant trois générations, la machine de l'an VIII
nous a façonnés, en bien comme en mal, à de-
meure; si, depuis un siècle, elle nous comprime,
et nous avons contracté les infirmités qu'elle
comporte, arrêts de développement, troubles de
la sensibilité, instabilité de l'équilibre interne,
travers de l'intelligence et de la volonté, idées
fixes et idées fausses. Ce sont nos idées; à ce
titre, nous y tenons et elles nous tiennent ».
Voilà les fruits; vous n'avez qu'à juger l'ar-
bre. Prenez le dernier volume de Taine, allez
au chapitre où sont examinés les défauts et
les effets du système; lisez et réfléchissez. Re-
- 275 -
venez alors aux volumes qui précèdent. Laissez
les enseignements qui s'en dégagent se grouper
dans leur harmonie naturelle. L'élat d'esprit dé-
veloppé en vous par les Origines de la France
contemporaine vous aura conduit à de Bonald
et à de Maistre.
Taine cherchait la vérité pour lui et pour les
autres. S'il éclaire les esprits, il ne cherche pas
à diriger les volontés sur l'action. Ses disciples
et ses émules, soit dans la littérature indépen-
dante, soit dans l'enseignement officiel, n'ont
généralement pas tiré les conséquences prati-
ques de leurs Œuvres. Par calcul ou par goût,
ils ont évité de paraître hommes d'action. Ne
nous plaignons pas trop de cette attitude réser-
vée. Il est bon que la vérité s'infiltre lentement,
comme d'elle-même, dans les âmes qu'elle illu-
mine. Elle fait son travail bienfaisant; rien ne
peut l'en empêcher. Elle ne demande que du
temps. Ce concours lui est indispensable.
Mais il en est qui s'accommodent mal de cette
réserve. Sa tenue scientifique ne leur va pas.
Ce sont en même temps que des penseurs et des
écrivains, des hommes d'action. S'ils s'adressent
d'abord à l'intelligence, c'est pour atteindre avec
plus de sûreté et de force la volonté. M. Paul
Bourget et M. Maurice Barrés sont au premier
rang de ces écrivains éducateurs. Ils vous gui-
dent sur le chemin de la vérité et de l'action.
Ils se rattachent, l'un et l'autre, à Taine et aux
maîtres de la Contre-Révolution qui l'ont pré-
cédé. Barrés n'a pas encore dit son dernier mot.
— 276 -
Il lui reste à sonder quelques-unes des plaies
que la Révolution a faites à la France, avant
d'affirmer très haut une doctrine qui est latente
dans toute son œuvre. En attendant, chacun
de ses livres concourt à l'éducation Contre-Ré-
volutionnaire du public, qui sait lire. Il dispose
les intelligences et les cœurs, en créant un état
d'esprit favorable.
Paul Bourget Ta devancé; c'était bien naturel.
Le voilà depuis plusieurs années en pleine vé-
rité. L'esprit de de Bonald et de de Maistre vit
dans son Œuvre. De tous nos écrivains, il est
celui qui possède le mieux notre doctrine tradi-
tionnelle. Cette doctrine reçoit de son travail
et de son expérience un développement qui ac-
croît ses chances de succès. Trois livres de lui
surtout demandent à être lus: h' Etape, le Di-
vorce, YEmigré. Il y met à nu quelques-uns des
vices constitutionnels de la France contempo-
raine. On trouve sous sa plume les vérités les
plus saines, les plus fortes, les plus opportunes.
Symptôme consolant, les œuvres de Paul Bourget
sont très lues et très goûtées.
Nous avons en France un groupe d'hommes
de lettres, à qui les succès de M. Bourget répu-
gnent. Ils étaient jeunes, il y a quelques années.
On eût dit alors que l'avenir leur appartenait.
Plusieurs trouvèrent chez nous une sympathie,
qui alla jusqu'à la confiance. Ils excellaient dans
l'art de faire à l'étranger l'opinion sur les hom-
mes et les choses de chez nous. Paul Bourget
n'a pas évolué dans le sens qui était le leur. C'est
— 277 -
une faute irrémissible, une erreur. Ils le lui
font sentir. Certaines revues ecclésiastiques, qui
courent de l'avant, quelquefois à tort et à tra-
vers, gardent un écho de leurs critiques. Ce
n'est pas trop méchant; jugez plutôt.
Après avoir fait observer que la théorie aris-
tocratique de Paul Bourget se précise et s'affirme
dans Y Emigré, M. Ducrocq ajoute: « Ce n'est
pas pour le rendre moins déplaisant à ceux qui
ne l'aimaient pas. Il s'isole, lui aussi, et perd
contact avec le peuple qui lisait ses romans et
sur qui il avait une action. C'est une raison
sérieuse de regretter qu'il se soit engagé dans
cette voie. Voilà un critique bien informé; il
a découvert que Paul Bourget était, par sa
littérature, en contact avec le peuple, que le
peuple lisait ses romans!
M. Bourget fait de la Contre-Révolution; il
la fait vivante, efficace. C'est ce qu'on ne peut
lui pardonner. Et on essaie son exécution en le
traitant de réactionnaire. II l'est. Sa réaction
est celle de la santé contre la maladie, de la
vie contre la mort; la réaction de la vérité contre
l'erreur, qui sévit sur les peuples comme une
épidémie. « Nous sommes des cliniciens, disait-
il un jour; notre devoir est de dire aux hommes
le mal dont ils souffrent, de leur en signaler les
causes et de leur en offrir le remède. Nous
n'avons pas le droit de les tromper par notre
silence ou d'entretenir leur mal par des com-
plaisances coupables. »
Son exemple a été suivi. Les idées qui lui
- 278 -
sont chères sont courantes en littérature. Les
évolutions d'hommes de lettres, pour ne pas
dire conversions, commencent par devenir nom-
breuses. Toutes ne l'affirment pas, il est vrai,
comme celle de Léon Daudet, par des œuvres de
grande valeur et par des attitudes courageuses.
Ce n'est pas un motif de les contester ou de
les croire inutiles. Quiconque prête l'oreille à ce
qui se dit et prend la peine de lire les œuvres
symptomatiques, sait bien que la vérité fait son
chemin. Les livres qui l'affirment trouvent des
lecteurs, et les conférenciers qui le proclament
font salle comble. Vous n'avez pas oublié le
succès de Jules Lemaître, il y a un an, lors-
qu'il entreprit de déboulonner la statue de Rous-
seau. Le Panthéon révolutionnaire s'en émut.
J'arrive à un écrivain qui est dans toute la
force de l'âge et la maturité de son talent. Paul
Bourget le traite avec égard. Maurice Barrés et
Léon Daudet voient en lui un maître. Ceux qui
subissent la fascination des idées traditionnelles,
surtout après les avoir ignorées ou oubliées, l'en-
tourent comme un chef. Il est très sympathi-
que. On le voit, sans préoccupation mesquine,
tout entier au service d'idées vraies et de sen-
timents généreux. Il pouvait légitimement at-
tendre tous les succès littéraires. La renommée
le caressait avec complaisance. Il a sacrifié le
succès, la renommée, pour le rôle modeste, mais
glorieux, du chevalier de la plume. La vérité
pour laquelle il travaille et il écrit absorbe tou-
te sa vie. C'est sa meilleure satisfaction. Une
- 279 -
infirmité sans remède la lui l'ail apprécier com-
me elle le mérite. Il ne peu! guère se mêler aux
hommes que par la vie des idées. Rien d'autre
ne le sollicite. Sa surdité, en l'isolant, concentre
toutes ses forces sur le but qu'il poursuit. Les
objections et les obstacles n'existent pas pour
lui.
Charles Maurras, c'est lui dont il est question,
ne se laissa pas retenir à mi-route par les na-
tionalistes, ses amis. Sa logique impeccable ne
put s'accommoder de cette situation fausse. Il
bondit droit au nationalisme intégral. Son en-
quête sur la Monarchie ne laissa aucun doute.
Les hommes qui conservaient avec un soin reli-
gieux l'idéal social et politique de leurs pères,
ne l'entendirent pas sans surprise émettre leurs
pensées et formuler leurs revendications. Il y
eut quelque chose d'autre sous la plume de
Maurras. La doctrine restait la même; mais son
expression recevait une jeunesse à laquelle on
ne s'attendait guère. C'en fut assez pour faire
ressortir son harmonie avec les besoins perma-
nents de la société. Elle répondait aux néces-
sités les plus impérieuses de l'heure présente.
Elle était actuelle.
Maurras eut, dans la Gazette de France et dans
V Action française, une tribune. Il put écrire,
au jour le jour, avec la plus entière franchise,
toute sa pensée. Un public se forma pour le lire
et le suivre. Ses qualités littéraires lui conqui-
rent les intelligences. On subit la séduction de
sa langue claire et expressive, de sa dialecti-
- 280 -
que vigoureuse et souple, de son esprit d'une
inépuisable fécondité. Il a fait école. Son école
est devenue un foyer d'action. On rencontre au-
près de lui des croyants pieux et des hommes, ne
partageant pas une foi religieuse, qu'ils savent
néanmoins admirer et respecter chez les au-
tres. Cet accord de catholiques et de citoyens
honnêtes, demandé avec tant d'instances par tous
ceux que préoccupe l'avenir du pays, méritait
un accueil sympathique. Il n'en fut rien. Ceux-
là même qui passent leur temps à préparer et
à seconder les compromissions d'où l'Eglise est
toujours sortie diminuée, crièrent au scandale.
Ce n'est pas encore fini.
Les catholiques n'ont rien perdu, rien risqué
dans cette marche parallèle. Maurras vous don-
nera lui-même les raisons de cette confiance
réciproque. Que pense-t-il de l'Eglise et de ses
enseignements?
« Nous vénérons de tout notre cœur le sym-
bole catholique. Quiconque le profère est qua-
lifié par nous d'ami. Nous ne pouvons l'enten-
dre sans nous rappeler les grands jours de la
civilisation, une forme splendide donnée à l'u-
nivers et la puissante discipline donnée aux
âmes. Rien d'individualiste, rien de libéral là-
dedans. Les plus violentes passions du catho-
licisme, comme la charité, sont justement nom-
mées vertus, à cause du rythme secret qui les
mesure et les défend ainsi de déviation ou d'ex-
cès. Le mysticisme catholique est ainsi lui-mê-
me régi, policé, soumis à des lois. L'Eglise con-
- 281 -
trôlc les visions et les extases de ses héros : sa
discipline condescend aux dernières moelles de
L'être. Elle forme, proprement, la cité de l'or-
dre, dont tous les mouvements peuvent être dils
des progrès. » Ecoutez ceci: « Elle est une so-
ciété de sociétés, dans laquelle la solitude même
se hérisse de saintes fortifications tutélaires. Je
ne sais pas d'enchantement comparable à ce-
lui de la considérer en moraliste, en politique,
en critique et en historien. (1) » C'est bien de
l'Eglise actuelle qu'il parle.
Il écrit ailleurs: c II faut définir les lois de
la conscience pour poser la question des rapports
de l'homme et de la société; pour la résoudre
il faut constituer des autorités vivantes char-
gées d'interpréter les cas conformément aux lois.
Ces deux conditions ne se trouvent réunies que
dans le catholicisme. Là et là seulement l'hom-
me obtient ses garanties, mais la société con-
serve les siennes; l'homme n'ignore pas à quel
tribunal ouvrir son cœur sur un scrupule ou
se plaindre d'un froissement, et la société trouve
devant elle un grand corps, une société com-
plète avec qui régler les litiges survenus entre
deux juridictions, semblablement quoique inéga-
lement compétentes. L'Eglise incarne, représente
l'homme intérieur tout entier; l'unité des per-
sonnes est rassemblée magiquement dans son
unité organique. L'Etat, un lui aussi, peut con-
férer, traiter, discuter et négocier avec elle (2). »
1. Le DUemme de Marc Sangnier, 29-21.
2. Ibid., XVIII-XIX.
282
Vous ne vous étonnerez pas de l'entendre ré-
clamer pour l'Eglise de l'ordre la plus entière
liberté. Elle n'en a usé et elle n'en usera jamais
que pour le grand bien de la société et de l'huma-
nité elle-même. Il ne demandera pas à un autre
qu'à elle les conditions de cette liberté. Quand
il fallut organiser YInstitut d'action française,
la politique chrétienne eut l'une des premières
chaires. C'est Maurras lui-même qui proposa
son titre de chaire du syllabus. Il devait écrire
sur cet acte pontifical un article que peuvent
lui envier les apologistes les plus en renom. De
Maistre ne rougirait pas de son disciple. Et ce-
pendant cette admiration pour le « catholicisme
historique, qui le fait se tenir devant sa vieille
et sainte image maternelle les mains jointes,
les genoux tout à fait ployés », ne va pas jusqu'à
l'acte de foi. L'Eglise ne lui apparaît que dehors.
Mais il la voit telle qu'elle est et il ne ferme les
yeux sur aucun de ses bienfaits, sur aucune de
ses grandeurs.
Sans se désintéresser du merveilleux specta-
cle que l'Eglise offre à ceux qui la contemplent
ainsi dans l'histoire et dans le présent, le catholi-
que va plus loin. L'Eglise n'est pas seulement à
ses yeux un fait historique et social de la plus
grande importance; ce fait repose lui-même sur
des vérités que l'homme est tenu de croire.
Le Catholique et le Positiviste, tel que Maur-
ras et plusieurs de ses amis, peuvent-ils colla-
borer à une même œuvre historique, littérai-
re, voire même politique? Certainement. J'en
- 283 -
ai pour preuve le fait de cette collaboration.
L'attitude des uns et des autres est fort bien dé-
finie par Maurras en personne :
« Les doctrines de constatations qui recen-
sent les faits et dégagent les lois, (c'est tout le
travail de l'historien, du politique ou du socio-
logue) jefont une véritable unité mentale (ou
morale entre les esprits sensés. Le Positivisme
est une doctrine de constatation. La pensée po-
litique d'un Monarchiste peut être « chrétien-
ne avant tout. » Cela veut dire que, avant toute
autre justification de la Monarchie, il fera va-
loir la volonté et les desseins de Dieu ou parlera
du droit divin », sans négliger les intérêts de
l'Eglise, qui sont les intérêts même de Dieu sur
terre ». En quoi ce Monarchiste, persuadé du
droit divin, peut-il être gêné d'entendre dire à
tel autre Royaliste, qui ne croit pas en Dieu, que
le droit des Rois vient de la nature ou de l'his-
toire? Il lui suffira de gémir de l'irréligion de
son frère. En quoi ce dernier Monarchiste, ce
Monarchiste libertin, peut-il être offusqué de voir
un ami politique, qui croit en Dieu, rattacher
à Dieu l'institution, la loi qu'il nomme natu-
relle? L'un dit : Voici la loi de la nature... L'au-
tre : Voici la loi de Celui qui a fait la nature.
Divisés sur l'origine des choses, ils conviennent
du texte de la loi qu'elles ont reçue (1). »
Les Catholiques ne perdent rien à cette coopé-
ration. Les auxiliaires venus à eux évitent dans
1. Ibid., 8.
- 284 -
leurs écrits et dans leurs discours tout ce qui
décèlerait la moindre arrière-pensée. A les en-
tendre, à les lire, on les croirait enfants de l'E-
glise. Ils n'en sfont pour le moment que les ser-
viteurs courageux et désintéressés. Avec leurs
compagnons de travail et de luttes, ils la défen-
dent pour elle-même, comme un élément néces-
saire de l'ordre dans la cité. Ceux qui soutien-
nent le contraire ne les connaissent pas; ils
les jugent sans les lire.
L'Action française n'a pas perdu son temps.
Elle a quelques années à peine; et, pour m'en
tenir à son œuvre littéraire, elle a une revue bi-
mensuelle, un institut dont les cours sont fré-
quentés par des hommes mûrs et des étudiants
inscrits aux diverses facultés de la capitale; elle
a sa littérature et une maison d'édition, la Nou-
velle Librairie nationale, pour la centraliser. Des
groupes se constituent dans nos villes de pro-
vince. Surtout, elle fait des conquêtes. Je tiens
à vous en présenter deux : M. Pierre Lasserre
et M. Georges Valois.
Le premier soutint, en Sorbonne, il y a un
an, une thèse qui mit en émoi Y Aima mater. Ce
fut une de ces thèses sensationnelles, qui brisent
les idées et les formules convenues et forcent
l'attention publique. Les revues littéraires et les
journaux en parlèrent. La librairie du Mercure
de France la publia, ce qui est encore un symp-
tôme. Chose étonnante, ce fut un succès de li-
brairie.
Pierre Lasserre a choisi pour sujet de sa thèse
285
le Romantisme français. Il cherche le Roman-
tisme par delà la jeune littérature de 1830, « l'une
de ses manifestations déjà tardives, la plus re-
tentissante, il est vrai, non pas, tant s'en faut,
la plus riche de son essence profonde (1) ». Le
Romantisme est, pour lui, une renaissance géné-
rale de l'âme. Il sort tout entier de l'œuvre de
Rousseau. Rousseau est le Romantisme intégral. Il
le définit l'« affranchissement des règles et des tra-
ditions », « la spontanéité absolue dans la créa-
lion artistique, l'artiste se mettant en présence
de lui-même et de la nature, en ignorant qu'il
y ait eu un art et des hommes avant lui ». C'est,
en un mot, « le système de sentir, de penser et
d'agir conformément à la prétendue nature pri-
mitive de l'humanité (2). » On lui doit « une
esthétique du laid, une philosophie de l'obscur,
une morale de la passion et une politique de
l'instinct. » Ce virus a reçu de Rousseau ce que
l'auteur appelle « sa formation organique ». De
toute sa thèse, la partie la plus curieuse et la
plus forte est celle où il étudie le Romantisme
dans ses rapports avec la Révolution. La Ré-
volution française est une sorte de Messianisme
romantique. Michelet, Victor Hugo, Lamartine,
tous les grands romantiques, ont coloré, des res-
sentiments et des vœux de leur âme, cette vaste
hallucination, suivant leur tour propre d'ima-
gination, leur mode de pathétique et d'em-
phase (3).
1. Le Romantisme français, p. 15.
2. Ibid., 15-16.
3. Ibid., 324.
- 286 -
Ce Messianisme leur a imposé le dénigrement
systématique de toute une civilisation passée et
l'idolâtrie de l'avenir. « Par eux, la religion du
progrès est devenue populaire et menace de rem-
placer la religion du Christ. »
La soutenance de M. Lasserre a été un mas-
sacre d'idoles; il n'en a épargné aucune. Les
idoles-pensées sont immolées par lui au bon sens
comme les idoles-écrivains. Son œuvre n'est pas
toute négative. Il sait construire. On trouve dans
son livre l'affirmation nette et habilement il-
lustrée des vérités politiques, sociales et religieu-
ses sur lesquelles reposait l'édifice de la France
chrétienne, ruiné par la Révolution. C'est, sous
une autre forme, du de Bonald et du de Maistre.
Après un tel acte, M. Lasserre ne pouvait que
difficilement occuper un poste dans l'Université.
Il ne lui continuera plus ses services. Il ensei-
gnera toujours, mais dans un autre milieu. Les
étudiants de Y Institut d'Action française suivent,
avec une curiosité légitime, ses cours sur La
doctrine officielle de l'Université. Voici le som-
maire de son enseignement :
LA DOCTRINE OFFICIELLE DE L'UNIVERSITÉ
CRITIQUE DU HAUT ENSEIGNEMENT
SOMMAIRE.
Introduction. — Il existe une doctrine officielle de la haute
Université, gouvernant l'ensemble des sciences commu-
nément appelées morales, c'est-à-dire la Philosophie, la Po-
litique, l'Histoire et l'étude de la Littérature. Définition
générale de cette doctrine ou philosophie de l'Université.
287
La Doctrine officielle m "Politique, — ï. La bocîo1< gie oniver
sitaire. — II. Le socialisme universitaire. — III. L'apO
logétique démocratique dans l'Université.
La Doctrine officielle en Histoire. — Conception univ
taire de la méthode historique. Les formes « scienti-
fiques » du messianisme révolutionnaire.
La Doctrine officielle appliquée à V étude des Littératures
et des Œuvres d'Art. — Conception universitaire de la
critique. Fins assignées par l'Université à la culture lit-
téraire et esthétique de l'esprit.
On dit que M. Lasserre n'est pas croyant. Je
l'ignore, mais un critique aura de la peine à
trouver dans son volume de quoi le taxer d'in-
croyance. Il n'en est pas de même de M. Georges
Valois. Avec lui le doute est impossible. Son
livre, L'homme qui vient, se termine par cette
prière :
« Seigneur, vous êtes le Fils de Dieu, je viens
à Vous avec toute ma raison et toute ma science,
comme une humble offrande, des ténèbres où
j'ai cherché la trace de vos pas. Je remets ma
force entre vos mains, parce qu'elle me vient de
Votre Père, et parce que je sais qu'il n'y a
point de salut hors de Votre loi et de Votre
amour.
» Seigneur, j'ai cru que vous étiez venu pour
les hommes d'un autre âge et que vous aviez
quitté notre monde. L'homme dans le clair ma-
tin se lève avec l'espérance de la vie, « il se
ceint lui-même et s'en va où il veut aller » ;
mais lorsque vient le soir ou le jour des dou-
leurs, sombre comme la nuit, « il étend les
mains », regarde le ciel avec lassitude et le dé-
288
sespoir dans les yeux. Alors vous venez vers lui,
les mains étendues, et vous lui dites, avec Votre
douceur et Votre amour impitoyables : « Crois
et espère! et travaille! Car c'est la volonté de
mon Père. Et tu sais bien que mon Père et
moi nous t'aimons ». Ainsi parle le Père à ses
enfants. Et l'homme sent renaître son courage et
sa force, et il rentre dans sa maison, auprès de
sa femme et de ses petits, avec la paix et l'espoir
dans son cœur...
» Seigneur, celui qui Vous a trouvé écrit :
« Joie, joie, pleurs et joie », car Vous nous don-
nez l'équilibre, la paix, la lumière et l'amour.
Vous nous libérez de l'antique esclavage. Le fort
et le faible se rencontrent à vos pieds, et, lors-
qu'ils se relèvent marqués de Votre sang, ils
se connaissent tous deux » non pas comme un
maître et un esclave, mais comme deux hommes
indispensables l'un à l'autre, tous deux, faibles
créatures devant Vous, et tous deux serviteurs de
Dieu,
Ave Crux, Spes unica ».
Georges Valois est un père de famille, très
lié par ses fonctions à l'existence des syndicats
réunis dans la confédération générale du travail.
Il appartient à cette génération qui s'inclina de-
vant le prestige ^des « maîtres de la petite scien-
ce », des Primaires. Avec eux, comme beaucoup
d'autres, il pataugea dans le « marécage démo-
cratique et humanitaire ». Il fut athée et collec-
tiviste. Le bonheur inamissible lui apparaissait
— 289 —
au terme de L'évolutiof humaine el sociale.
Nietzsche l'arracha à son rêve. IL n'en resta
point là. De lectures en lectures, do méditations
en méditations, il constata quelques nécessités
auxquelles les hommes ne peuvent se soustrai-
re. Ce fut un retour réfléchi et scientifique à la
tradition, aux enseignements de de Maistre et de
de Bonald. Les vérités qui se sont imposées à
son intelligence durant les étapes de cette mar-
che à reculons, lui ont fourni la matière d'un
beau livre, que l'Académie française a couronné.
L'homme qui vient, tel en est le titre. L'explica-
tion qu'en donne l'auteur, est à lire : « Mais
pourquoi, dira-ton-, tant d'efforts pour arriver à
suivre une loi que suivaient nos pères, et à pra-
tiquer une sagesse qui était celle des plus simples
parmi nos/ancêtres? — Oui, mais il y a quelque
chose de changé; la solidité de cet édifice moral
est accrue. Notre père, U homme qui a vécu, agis-
sait par tradition; et sa foi, son acceptation de la
loi du travail, son respect de l'autorité pouvaient
être entamés, même détruits par des sophismes;
notre enfant, U homme qui vient, agira de même,
mais sans craindre aucune attaque de la demi-
raison, car il aura détruit, avec sa raison, tous les
obstacles que la demi-raison avait dressés devant
notre foi; conscient, il ne pourra être détourné,
par aucune tentative de la fausse science, de la
voie de son salut. »
Je tiens d'un converti cette parole inoubliable :
« L'Eglise a besoin de défenseurs ayant passé
par l'incroyance ». Ils peuvent écrire et parler
Le Catholicisme libéral 19
290
des préjugés qui lui aliènent les hommes en
connaissance de causes. Ayant eu la mentalité
qui les tient éloignés d'elle, ils savent les idées
capables de les éclairer et la langue qui a chance
d'être entendue. Les raisons de notre foi qu'ils
présentent ont l'immense avantage d'avoir été
d'abord vécues par eux.
Parmi les écrivains dont je vous ai entretenus,
il en est qui cheminent encore sur les routes me-
nant de l'incroyance à Dieu. Leur sincérité per-
sonnelle et l'admiration qu'ils vouent à l'Eglise
et à ses œuvres, sont des titres nouveaux à une
sympathie, qu'ils méritent déjà par leur talent
littéraire. L'accueil fait par nous à leurs ser-
vices désintéressés est le meilleur moyen de rap-
procher le terme d'une évolution, dont ils seront
les premiers à se réjouir.
TABLE DES MATIERES
AVANT-IMKMMtS
PREMIÈRE LEÇON,
LES OKK.IM S.
Sommaire : Regard en arrière. Lettre du Cardinal Pitra.
A la recherche de l'union. Programme du cours. In-
fluence du caractère sur les idées libérales. Le catholi-
cisme libéral est une erreur. Ses origines. Le fait révo- \,
talion n aire" La restauration. Caractère irréligieux clu X.
Libéralisme. Lamennais. Première manifestation du
Catholicisme libéral 7
DEUXIÈME LEÇON.
LA PREMIÈRE CONDAMNATION.
Sommaire : La chute de Charles X. L'attitude de Lamen-
nais. Dieu et liberté. Les disciples de Lamennais. Leur
organisation. Entrée en scène. Lamennais et les Libé-
raux. Une évolution de l'Eglise. Séparation de l'Eglise
et de l'Etat La condamnation 40
TROISIÈME LEÇON.
AUTOUR DE 1848.
Sommaire : Une renaissance chrétienne. L'union reli-
gieuse. Le parti catholique. L'apparition de la Démo-
cratie. Les socialistes Le ralliement à la République.
Les abbés démocrates. L'Ère nouvelle 64
QUATRIÈME LEÇON.
DEUXIÈME CONDAMNATION DU CATHOLICISME LIBÉRAL.
Sommaire : La révolution romaine. Après les événements
de juin. La liberté d'enseignement. Monseigneur Dupan-
loup. Les ultramontains. Veuillot. Autour d'un journal.
L'école du Correspondant. Montalembert. Les succès lit-
téraires du Catholicisme libéral. Système des conces-
sions. Condamnation par le Syllabus 88
CINQUIÈME LEÇON.
LE CONCILE DU VATICAN.
Sommaire : Libéraux et ultramontains. L'amour du Pape.
Libéralisme international. Préparation au Concile. L'in-
faillibilité pontificale. Partisans de la définition. Ses
adversaires. Les débuts du Concile. L'opposition. La
définition de l'Infaillibilité H5
K
— 292 —
SIXIEME LEÇON.
l'échec de la restauration monarchique.
Sommaire : Les chances dune restauration. Légitimistes
et Orléanistes. Les Catholiques libéraux. La question
du drapeau. La lettre de Salzbourg. Sagesse d'Henri V.
Conduite de Pie IX à Rome. Les élections et les catho-
lique» romains • . 142
SEPTIÈME LEÇON.
LA POLITIQUE CONSTITUTIONNELLE.
Sommaire : Pie IX et le Libéralisme français. Faillite du
pouvoir personnel. Les chances du Libéralisme. Renais-
sance religieuse. L'œuvre des cercles. René de la Tour
du Pin. L'action électorale. L'erreur de la souveraineté
du peuple 174
HUITIÈME LEÇON.
LE RALLIEMENT.
Sommaire ; Ultramontains et Libéraux. L'avènement de
Léon XIII. L' Anticléricalisme politique. Les pièges du
Libéralisme. L'Esprit nouveau. Le rôle de la Presse . . 197
NEUVIÈME LEÇON.
CONSÉQUENCES DU RALLIEMENT.
Sommaire : La Pacification religieuse et ses conséquences.
Catholiques de droite et Catholique de gauche. Les mo-
dernistes. Les Sillonistes. Catholiques électoraux. La
Loi de Séparation. Le gouvernement de Pie X. . . . 216
DIXIÈME LEÇON.
LA RÉACTION CONTRE LE CATHOLICISME LIRÉRAL.
Sommaire : Les erreurs modernes et le milieu politique.
La réaction nécessaire dans l'Eglise. L'attitude du Saint-
Siège. La tradition catholique. L'intransigeance sage.
Nécessité d'une; doctrine politique 239
APPENDICE
LA CONTRE-RÉVOLUTION DANS LA LITTÉRATURE 257
Imp. Desclée, De Brouwer et Cie, Lille. — 8.516
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
The Library
Univers! ty of Ottawa
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